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Full text of "Le 19e Dix-neuvième siècle par les textes; morceaux choisis"

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LE     XIX*    SIÈCLE 

PAR    LES    TEXTES 


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■'©O  l-'*^U^^ 


LECTURES  CLASSIQUES 


LE  xir  SW^%E 

PAR   LES   TEXTES 


MORCEAUX  CHOISIS 

gî'^Pellissier 


«K-^o:"./ 


*«k^l5^t^C. 


PARIS 
LIBRAIRIE    CH.     DELAGRAVE 

l5,     RUE     SOUFFLOT,      l5 


Notre  troisième  volume  de  Lectures  classiques  est  conçu 
d'après  le  plan  des  deux  volumes  précédents,  et  surtout  du 
second  ;  la  préface  du  XVIIP  siècle  par  les  textes  donne,  rela- 
tivement à  ce  plan,  des  explications  qu'il  est  inutile  de  répéter. 

Je  remercie  les  éditeurs  d'avoir  bien  voulu  m'autoriser  à 
publier  les  extraits  des  écrivains  dont  les  ouvrages  ne  sont 
pas  encore  tombés  dans  le  domaine  public  :  —  et.  tout  parti- 
culièrement, pour  ceux  de  Victor  Hugo,  M.  Gustave  Simon, 
à   la    libéralité    duquel  je    rends    ici   un    très    reconnaissant 

bommage. 

G.  P. 


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LE  Xir  SIÈCLE  PAR  LES  TEXTES 

CHAPITRE   PREMLKR  (i) 
MADAME  DE  STAËL 

OBJET    DE   l.\     UTTÊItMlltE 

Je  me  suis  proposé  d'examiner  quelle  est  l'influence  de  la 
religion,  des  mœurs  et  des  lois  sur  la  littérature,  et  quelle  est 
l'influence  de  la  littérature  sur  la  religion,  les  mœurs  et  les 
lois.  Il  existe  dans  la  langue  française,  sur  l'art  d'écrire  et 
sur  les  principes  du  goût,  des  traités  qui  ne  laissent  rien  à 
désirer  \  Mais  il  me  semble  que  l'on  n'a  pas  suffisamment 
analysé  les  causes  morales  et  politiques  qui  modifient  l'es- 
prit de  la  littérature.  Il  me  semble  que  l'on  n'a  pas  encore 
considéré  comment  les  facultés  humaines  se  sont  graduelle- 
ment développées  par  les  ouvrages  illustres,  en  tout  genre, 
qui  ont  été  composés  depuis  Homère  jusqu'à  nos  jours. 

J'ai  essayé  de  rendre  compte  de  la  marche  lente,  mais 
continuelle,  de  l'esprit  humain  dans  la  philosophie,  et  de  ses 
succès  rapides,  mais  interrompus,  dans  les  arts.  Les  ouvrages 
anciens  et  modernes  qui  traitent  des  sujets  de  morale,  de 
politique  ou  de  science,  prouvent  évidemment  les  progrès 
successifs  de  la  pensée,  depuis  que  son  histoire  nous  est 
connue.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  beautés  poétiques  qui 
appartiennent  uniquement  à  l'imagination.  En  observant  les 
différences  caractéristiques  qui  se  trouvent  entre  les  écrits 
des  Italiens,  des  Anglais,  des  Allemands  et  des  Français,  j'ai 
cru  pouvoir  démontrer  que  les  institutions  politiques  et 
religieuses  avaient  la  plus  grande  part  à  ces  diversités  cons- 
tantes. Enfin,  en  contemplant  et  les  ruines  et  les  espérances 

1.  «  Les  ouvrages  de  Voltaire,  Harpe.  »  (Note  de  M"*  de  Staël.) 
ceux     de     Marmontel     et     de     La 

(i)  Voir  noire  Précis  de  l'Histoire  de  la  Lillératwe  française,  p.  SSg-^oa. 

LE  XIX*   SIÈCLE   PAR   LES  TEXTES.  —   1 


2  LE    XIX'    SIECLE    PAU    LES    TEXTES 

que  la  révolution  française  a,  pour  ainsi  dire  confondues 
ensemble,  j'ai  pensé  qu'il  importait  de  connaître  quelle  était 
la  puissance  que  cette  révolution  a  exercée  sur  les  lumières, 
et  quels  effets  il  pourrait  en  résulter  un  jour  si  l'ordre  et  la 
liberté,  la  morale  et  l'indépendance  républicaine  étaient 
sagement  et  politiquement  combinés. 

{De  la  Littérature,  Discours  préliminaire.) 


PREFACE  DE  LA  SECONDE  ÉDITION  DE  L\  UTTÉn.MUIiE 

...  Je  me  bornerai,  dans  cette  préface,  à  quelques  réflexions 
générales  sur  les  deux  manières  de  voir  en  littérature  qui 
forment  aujourd'hui  comme  deux  partis  différents  et  sur 
l'éloignement  qu'inspire  à  quelques  personnes  le  système  de 
la  perfectibilité  de  l'espèce  humaine. 

L'on  m'a  reproché  d'avoir  donné  la  préférence  à  la  Ht- 
térature  du  Nord  siu:  celle  du  Midi  \  et  l'on  a  appelé  cette 
opinion  une  poétique  nouvelle.  C'est  mal  connaître  mon 
ouvrage  que  de  supposer  que  j'ai  eu  pour  but  de  faire  une 
poétique. 

J'ai  dit,  dès  la  première  page,  que  Voltaire,  Marmontel  et 
La  Harpe  ne  laissaient  rien  à  désirer  à  cet  égard^  ;  mais  je 
voulais  montrer  le  rapport  qui  existe  entre  la  littérature  et  les 
institutions  sociales  de  chaque  siècle  et  de  chaque  pays  ;  et  ce 
travail  n'avait  encore  été  fait  dans  aucun  livre  connu.  Je 
voulais  prouver  aussi  que  la  raison  et-  la  philosophie  ont 
toujours  acquis  de  nouvelles  forces  à  travers  les  malheurs 
sans  nombre  de  l'espèce  humaine.  Mon  goût  en  poésie  est 
peu  de  chose  à  côté  de  ces  grands  résultats.  Les  vers  de 
Thomson  '  me  touchent  plus  que  les  sonnets  de  Pétrarque. 
J'aime  mieux  les  poésies  de  Gray  *  que  les  chansons  d'Ana- 
créon.  Mais  cette  manière  d'être  affectée  n'a  que  des  rapports 
très  indirects  avec  le  plan  général  de  mon  ouvrage  ;  et  celui 
qui  aurait  des  opinions  tout  à  fait  contraires  aux  miennes 

1.  Cf.,  p.  6,  le  morceau  intitulé  4.  Poète  anglais,  1716-1771,  au- 
De  la  Littérature  du  Nord.  teur  de  l'Ode  au  printemps,  de  VElé- 

2.  VA.,  p.  1,  n.  1.  gie  écrite  dans  un  cimetière  de  cam- 

3.  Poète  anglais,   1700-1748,  au-  pagne,    etc. 
teur  des  Saisons. 


MADAME  DE  STAËL  'i 

sur  les  plaisirs  de  l'imagination,  pourrait  être  entièrement  de 
mon  avis  sur  les  rapprochements  que  j'ai  faits  entre  l'état 
politique  des  peuples  et  leur  littérature  ;  il  pourrait  être 
entièrement  de  mon  avis  sur  les  observations  philosophiques 
et  renehaînement  des  idées  qui  m'ont  servi  à  tracer  l'histoire 
des  progrès  de  la  pensée  depuis  Homère  jusqu'à  nos  jours. 

L'on  peut  remarquer  aujourd'hui  parmi  les  littérateurs 
français  deux  opinions  opposées,  qui  pourraient  conduire 
toutes  deux,  par  leur  exagération,  à  la  perte  du  goût  ou  du 
génie  littéraire.  Les  uns  croient  ajouter  à  l'énergie  du  style 
en  le  remplissant  d'images  incohérentes,  de  mots  nouveaux, 
d'expressions  gigantesques.  Ces  écrivains  nuisent  à  .l'art, 
sans  rien  ajouter  à  l'éloquence  ni  à  la  pensée  ;  de  tels  efforts 
étouffent  les  dons  de  la  nature,  au  lieu  de  les  perfectionner. 
D'autres  littérateurs  veulent  nous  persuader  que  le  bon  goût 
consiste  dans  un  style  exact,  mais  commun,  servant  à  revêtir 
des  idées  plus  communes  encore. 

Ce  second  système  expose  beaucoup  moins  à  la  critique.  Ces 
phrases  connues  depuis  si  longtemps  sont  comme  les  habitués 
de  la  maison  ;  on  les  laisse  passer  sans  leur  rien  demander. 
Mais  il  n'existe  pas  un  écrivain  éloquent  ou  penseur  dont  le 
style  ne  contienne  des  expressions  qui  ont  étonné  ceux  qui 
les  ont  lues  pour  la  première  fois,  ceux  du  moins  que  la  hau- 
teur des  idées  ou  la  chaleur  de  l'âme  n'avaient  point  entraînés. 

Lorsque  Bossuet  dit  cette  superbe  plirase  :  «  Averti  par 
mes  cheveux  blancs  de  consacrer  au  troupeau  que  je  dois 
nourrir  de  la  parole  de  vie  les  restes  d'une  voix  qui  tombe  et 
d'une  ardeur  qui  s'éteint  »  »,  il  s'est  trouvé  sûrement  quelques 
malheureux  critiques  qui  ont  demandé  ce  que  c'était  que 
«  les  restes  d'une  voix  et  d'une  ardeur  »,  ce  que  c'était  que 
«  des  cheveux  qui  avertissent  ».  Lorsque  le  même  orateur 
s'écrie,  en  parlant  de  Madame  Henriette  :  «  La  voilà  telle  que 
la  mort  nous  l'a  faite  »  -,  nul  doute  qu'un  littérateur  d'alors 
n'eût  pu  blâmer  cette  superbe  expression,  et  la  défigurer 
en  changeant  le  moindre  mot.  Lorsque  Pascal  a  écrit  : 
«  L'homme  est  un  roseau,  le  plus  faible  de  la  nature,  mais 
c'est  un  roseau  pensant  »  ',  un  critique,  séparant  la  première 

1.  Oraison  funèbre  de  Condé,  tout  2.  Oraison     funèbre    d'Henriette 

à  la  fin.  d'Angleterre. 

3.  Pensées,  édit.  Havet,  I,  §  6. 


4  LE    XIX'  SIECLE     PAR    LES     TEXTES 

phrase  de  la  seconde,  aurait  pu  dire  :  savez- vous  que  Pascal 
appelle  l'homme  un  roseau  pensant  ?  )>  Le  plus  parfait  de 
nos  poètes,  Racine,  est  celui  dont  les  expressions  hardies 
ont  excité  le  plus  de  censures  ;  et  le  plus  éloquent  de  nos 
écrivains,  l'auteur  d'Emile  et  dCHéloîse,  est  celui  de  tous  sur 
lequel  un  esprit  insensible  au  charme  de  l'éloquence  pourrait 
exercer  le  plus  facilement  sa  critique.  Qui  reconnaîtrait, 
en  effet,  le  style  de  Rousseau  si  l'on  partageait  en  deux  ses 
phrases,  si  l'on  les  séparait  de  leur  progression,  de  leur  inté- 
rêt, de  leur  mouvement,  et  si  l'on  détachait  de  ses  écrits 
quelques  mots,  bizarres  lorsqu'ils  sont  isolés,  tout  puissants 
lorsqu'on  les  met  à  leur  place  ? 

Je  le  répète,  un  style  commun  n'a  rien  à  craindre  de  ces 
attaques.  Subdivisez  les  phrases  de  ce  style  autant  que 
vous  le  voudrez,  les  mots  qui  le  composent  se  rejoindront 
d'eux-mêmes,  accoutumés  qu'ils  sont  à  se  trouver  ensemble  ; 
mais  jamais  un  écrivain  n'exprima  le  sentiment  qu'il  éprou- 
vait, jamais  il  ne  développa  les  pensées  qui  lui  appartenaient 
réellement  sans  porter  dans  son  style  ce  caractère  d'origi- 
nahté  qui  seul  attache  et  captive  l'intérêt  et  l'imagination 
des  lecteurs. 

Les  paradoxes  sans  doute  sont  des  idées  communes.  Il 
suffit  presque  toujours  de  retourner  une  vérité  banale  pour 
en  faire  un  paradoxe.  Il  en  est  de  même  d'une  manière  d'é- 
crire exagérée;  ce  sont  des  expressions  froides  dont  on  fait 
des  expressions  fausses.  Mais  il  ne  faut  pas  tracer  autour 
de  la  pensée  de  l'homme  un  cercle  dont  il  lui  soit  défendu  de 
sortir  ;  car  il  n'y  a  pas  de  talent  là  où  il  n'existe  pas  de  créa- 
tion, soit  dans  les  pensées,  soit  dans  le  style. 

Voltaire  qui  succédait  au  siècle  de  Louis  XIV,  chercha 
dans  la  littérture  anglaise  quelques  beautés  nouvelles  qu'il 
pût  adapter  au  goût  français.  Presque  tous  nos  poètes  de  ce 
siècle  ont  imité  les  Anglais  ;  Saint-Lambert  ^  s'est  enrichi 
des  images  de  Thomson  ^,  DeUUe  a  emprunté  du  genre 
anglais  quelques-unes  de  ses  beautés  descriptives  ;  le  Cime- 
tière, de  Gray  ^  ne  lui  fut  point  inconnu  ;  il  a  servi  de  modèle, 
80US   quelques  rapports,  à  Fontanes  dans    une  de  ses  meil- 

1.  Auteur     des     Saisons,     1716-  ?.  Cf.  p.  2,  n.  3. 

1803.  3.  Cf.  ibid.,  n.  4. 


MADAME  DE  STAËL  5 

leures  pièces,  le  Jour  des  Morts  dans  une  campagne.  Pourquoi 
donc  désavouerions-nous  le  mérite  des  ouvrages  que  nos 
bons  auteurs  ont  souvent  imités  ? 

Sans  doute,  je  n'ai  cessé  de  le  répéter  dans  ce  livre,  aucune 
beauté  littéraire  n'est  durable,  si  elle  n'est  soumise  au  goût 
le  plus  parfait.  J'ai  employé  la  première  un  mot  nouveau, 
la  vulgarité  ^  trouvant  qu'il  n'existait  pas  encore  assez  de 
ternies  ])0ur  proscrire  à  jamais  toutes  les  formes  qui  sup- 
posent peu  d'élégance  dans  les  images  et  peu  de  délicatesse 
dans  l'expression. 

Mais  le  talent  consiste  à  savoir  respecter  les  vrais  pré- 
ceptes du  goût  en  introduisant  dans  notre  littérature  tout 
ce  qu'il  y  a  de  beau,  de  sublime,  de  touchant  dans  la  nature 
sombre  que  les  écrivains  du  Nord  ont  su  peindre  ;  et,  si  c'est 
ignorer  l'art  que  de  vouloir  faire  adopter  en  France  toutes  les 
incohérences  des  tragiques  anglais  et  allemands,  il  faut 
être  insensible  au  génie  de  l'éloquence,  il  faut  être  à  jamais 
privé  du  talent  d'émouvoir  fortement  les  âmes,  pour  ne  pas 
admirer  ce  qu'il  y  a  de  passionné  dans  les  affections,  ce  qu'il 
y  a  de  profond  dans  les  pensées  que  ces  habitants  du  Nord 
savent  éprouver  et  transmettre. 

Il  est  impossible  d'être  un  bon  littérateur  sans  avoir  étudié 
les  auteurs  anciens,  sans  connaître  parfaitement  les  auteurs 
classiques  de  Louis  XIV.  Mais  l'on  renoncerait  à  posséder 
désormais  en  France  de  grands  hommes  dans  la  carrière  de 
la  littérature,  si  l'on  blâmait  d'avance  tout  ce  qui  peut  con- 
duire à  un  nouveau  genre,  ouvrir  une  route  nouvelle  à  l'es- 
prit humain,  offrir  enfin  un  avenir  à  la  pensée  ;  elle  perdrait 
bientôt  toute  émulation,  si  on  lui  présentait  toujours  le 
siècle  de  Louis  XIV  comme  un  modèle  de  perfection  au- 
delà  duquel  un  écrivain  éloquent  ni  penseur  ne  pourra 
jamais  s'élever. 

J'ai  distingué  avec  soin,  dans  mon  ouvrage,  ce  qui  appar- 
tient aux  arts  d'imagination  de  ce  qui  a  rapport  à  la  philo- 
sophie ;  j'ai  dit  que  ces  arts  n'étaient  point  susceptibles 
d'une  perfection  ^  indéfinie,  tandis  qu'on  ne  pouvait  prévoir 

1.  Vulgarité.  On  rencontre  ce  mot       mais     il     était     depuis     longtemps 
dans  nos  écrivains  du  moyen  âge  ;       tombé  en  désuétude. 
2.  Perfection.  Au  sens  de  perfectionnement. 


6  LE    XIX'    SIECLE     PAR    LES    TEXTES 

le  terme  où  s'arrêterait  la  pensée.  L'on  m'a  reproché  de 
n'avoir  pas  rendu  un  juste  hommage  aux  anciens.  J'ai 
répété  néanmoins  de  diverses  manières  que  la  plupart  des 
inventions  poétiques  nous  venaient  des  Grecs,  que  la  poésie 
des  Grecs  n'avait  été  ni  surpassée,  ni  même  égalée  par  les 
modernes  ;  mais  je  n'ai  pas  dit,  il  est  vrai,  que,  depuis  près 
de  trois  mille  ans,  les  hommes  n'avaient  pas  acquis  une 
pensée  de  plus  ;  et  c'est  un  grand  tort  dans  l'esprit  de  ceux 
qui  condamnent  l'espèce  humaine  au  supplice  de  Sisyphe,  à 
retomber  toujours  après  s'être  élevée. 

D'où  vient  donc  que  ce  système  de  la  perfectibilité  de 
l'espèce  humaine  déchaîne  maintenant  toutes  les  passions 
pohtiques  ?  Quel  rapport  peut-il  avoir  avec  elles  ?.... 

Ce  que  je  crois,  c'est  que  les  détracteurs  du  système  de  la 
perfectibilité  de  l'espèce  humaine  n'ont  pas  médité  sur  les 
véritables  bases  de  cette  opinion.  En  effet,  ils  conviennent 
que  les  sciences  font  des  progrès  continuels,  et  ils  veulent  que 
la  raison  n'en  fasse  pas.  Mais  les  sciences  ont  une  connexion 
intime  avec  toutes  les  idées  dont  se  compose  l'état  moral  et 
politique  des  nations.  En  découvrant  la  boussole,  on  a  décou- 
vert le  Nouveau-Monde,  et  l'Europe  morale  et  politique  a, 
depuis  ce  temps,  éprouvé  des  changements  considérables. 
L'imprimerie  est  une  découverte  des  sciences.  Si  l'on  diri- 
geait un  jour  la  navigation  aérienne,  combien  les  rapports 
de  la  société  ne  seraient-ils  pas  différents  !... 


DE    LA    LITTERATURE    DU    NORD 

Il  existe,  ce  me  semble,  deux  littératures  tout  à  fait  dis- 
tinctes, celle  qui  vient  du  Midi  et  celle  qui  descend  du  Nord  ; 
celle  dont  Homère  est  la  première  source,  celle  dont  Ossian  ^ 
est  l'origine.  Les  Grecs,  les  Latins,  les  Italiens,  les  Espagnols 
et  les  Français  du  siècle  de  Louis  XIV  appartiennent  au 
genre  de  littérature  que  j'appellerai  la  littérature  du  Midi. 
Les  ouvrages  anglais,  les  ouvrages  allemands,  et  quelques 

1.  Barde  écossais  du  IIP  siècle.  -  donnait  pour  traduits  d'Ossian, 
Quarante  années  auparavant,  Mac-  mais  qui  n'étaient  que  des  pasti- 
pherson  avait  publié  deux  poèmes  ches.  Ils  eurent  un  immense  suc- 
épiques,    Fingal    et     2'emora,   qu'il  ces. 


MADAME  DE  STAËL  7 

éctits  des  Danois  et  des  Suédois,  doivent  être  classés  dans  la 
littérature  du  Nord,  dans  celle  qui  a  commencé  par  les 
bardes  écossais,  les  fables  islandaises  et  les  poésies  Scan- 
dinaves. Avant  de  caractériser  les  écrivains  anglais  et  les 
écrivains  allemands,  il  me  paraît  nécessaire  de  considérer 
d'une  manière  générale  les  principales  différences  des  deux 
hémisphères  de  la  littérature.   . 

Les  Anglais  et  les  Allemands  ont  sans  doute  souvent 
imité  les  anciens.  Ils  ont  retiré  d'utiles  leçons  de  cette  étude 
féconde  ;  mais  leurs  beautés  originales  portant  l'empreinte 
de  la  mythologie  du  Nord  ont  une  sorte  de  ressemblance, 
une  certaine  grandeur  poétique  dont  Ossian  est  le  premier 
type.  Les  poètes  anglais,  pourra-t-on  dire,  sont  remar- 
quables par  leur  esprit  philosophique  ;  il  se  peint  dans  tous 
leurs  ouvrages  ;  mais  Ossian  n'a  presque  jamais  d'idées 
réfléchies  ;  il  raconte  une  suite  d'événements  et  d'impres- 
sions. Je  réponds  à  cette  objection  que  les  images  et  les  pen- 
sées les  plus  habituelles  dans  Ossian  sont  celles  qui  rap- 
pellent la  brièveté  de  la  vie,  le  respect  pour  les  morts,  l'il- 
lustration de  leur  mémoire,  le  culte  de  ceux  qui  restent 
envers  ceux  qui  ne  sont  plus. 

Si  le  poète  n'a  réuni  à  ces  sentiments  ni  des  maximes  de 
morale  ni  des  réflexions  philosophiques,  c'est  qu'à  cette 
époque  l'esprit  humain  n'était  point  encore  susceptible  de 
l'abstraction  nécessaire  pour  concevoir  beaucoup  de  résul- 
tats. Mais  l'ébranlement  que  les  chants  ossianiques  causent  à 
l'imagination  dispose  la  pensée  aux  méditations  les  plus 
profondes. 

La  poésie  mélancolique  est  la  poésie  la  plus  d'accord  avec 
la  philosophie.  La  tristesse  fait  pénétrer  bien  plus  avant 
dans  le  caractère  et  la  destinée  de  l'homme  que  toute  autre 
disposition  de  l'âme. 

Les  poètes  anglais  qui  ont  succédé  aux  bardes  écossais  ont 
ajouté  à  leurs  tableaux  les  réflexions  et  les  idées  que  ces 
tableaux  mêmes  devaient  faire  naître  ;  mais  ils  ont  conservé 
l'imagination  du  Nord,  celle  qui  plaît  sur  le  bord  de  la  mer, 
au  bruit  des  vents,  dans  les  bruyères  sauvages,  celle  enfin 
qui  porte  vers  l'avenir,  vers  un  autre  monde,  l'âme  fatiguée 
de  sa  destinée.  L'imagination  des  hommes  du  Nord  s'élance 


8  LE    XI X'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

au-delà  de  cette  terre  dont  ils  habitent  les  confins  ;  elle 
s'élance  à  travers  les  nuages  qui  bordent  leur  horizon  et 
semblent  représenter  l'obscur  passage  de  la  vie  à  l'éternité. 

L'on  ne  peut  décider  d'une  manière  générale  entre  les 
deux  genres  de  poésie  dont  Homère  et  Ossian  sont  comme  les 
premiers  modèles.  Toutes  mes  impressions,  toutes  mes 
idées  me  portent  de  préférence  vers  la  littérature  du  Nord. 

{De  la  Littérature.) 


OBSERVATIONS    GENERALES 

On  peut  rapporter  l'origine  des  principales  nations  de 
l'Europe  à  trois  races  différentes  :  la  race  latine,  la  race  ger- 
manique et  la  race  esclavonne  ^.  Les  Italiens,  les  Français,  les 
Espagnols  et  les  Portugais  ont  reçu  des  Romains  leur  civili- 
sation et  leur  langage  ;  les  Allemands,  les  Suisses,  les  Anglais, 
les  Suédois,  les  Danois  et  les  Hollandais  sont  des  peuples 
teutoniques  ;  enfin,  parmi  les  Esclavons,  les  Polonais  et  les 
Russes  occupent  le  premier  rang.  Les  nations  dont  la  culture 
intellectuelle  est  d'origine  latine  sont  plus  anciennement 
civilisées  que  les  autres  ;  elles  ont  pour  la  plupart  hérité  de 
l'habile  sagacité  des  Romains  dans  le  maniement  des  affaires 
de  ce  monde.  Des  institutions  sociales,  fondées  sur  la  religion 
païenne,  ont  précédé  chez  elles  l'établissement  du  christia- 
nisme ;  et,  quand  les  peuples  du  Nord  sont  venus  les  conqué- 
rir, ces  peuples  ont  adopté,  à  beaucoup  d'égards,  les  mœurs 
du  pays  dont  ils  étaient  les  vainqueurs. 

Ces  observations  doivent  sans  doute  être  modifiées  d'après 
les  climats,  les  gouvernements  et  les  faits  de  chaque  histoire. 
La  puissance  ecclésiastique  a  laissé  des  traces  ineffaçables  en 
Italie.  Les  longues  guerres  avec  les  Arabes  ont  fortifié  les 
habitudes  militaires  et  l'esprit  entreprenant  des  Espagnols  ; 
mais,  en  général,  cette  partie  de  l'Europe  dont  les  langues 
dérivent  du  latin,  et  qui  a  été  initiée  de  bonne  heure  dans  la 
politique  de  Rome,  porte  le  caractère  d'une  vieille  civilisation, 
qui,  dans  l'origine,  était  païenne.  On  y  trouve  moins  de  pen- 

1.  Esclavonne.  Synonyme  de  slave. 


MADAME  DE  STAËL  9 

oliant  pour  les  idées  abstraites  que  chez  les  nations  germa- 
niques ;  on  s'y  entend  mieux  aux  plaisirs  et  aux  intérêts 
terrestres,  et  ces  peuples,  comme  leurs  instituteurs,  les 
Romains,  savent  seuls  pratiquer  l'art  de  la  domination. 

Les  nations  germaniques  ont  presque  toujours  résisté  au 
joug  des  Romains  ;  elles  ont  été  civilisées  plus  tard,  et  seu- 
lement par  le  christianisme  ;  elles  ont  passé  immédiatement 
d'une  sorte  do  barbarie  à  la  société  chrétienne  ;  les  temps  de 
la  chevalerie,  l'esprit  du  moyen  âge  sont  leurs  souvenirs  les 
plus  vifs  ;  et,  quoique  les  savants  de  ces  pays  aient  étudié  les 
auteurs  grecs  et  latins,  plus  même  que  ne  l'ont  fait  les  nations 
latines,  le  génie  naturel  aux  écrivains  allemands  est,  d'une 
couleur  ancienne  plutôt  qu'antique  ^  ;  leur  imagination  se 
plaît  dans  les  vieilles  tours,  dans  les  créneaux,  au  milieu  des 
guerriers,  des  sorcières  et  des  revenants  ;  et  les  mystères  d'une 
nature  rêveuse  et  solitaire  forment  le  principal  charme  de 
leurs  poésies. 

L'analogie  qui  existe  entre  les  nations  teutoniques  ne 
saurait  être  méconnue.  La  dignité  sociale  que  les  Anglais 
doivent  à  leur  constitution  leur  assure,  il  est  vrai,  parmi  ces 
nations,  une  supériorité  décidée  ;  néanmoins  les  mêmes  traits 
de  caractère  se  retrouvent  constamment  ^  parmi  les  divers 
peuples  d'origine  germanique.  L'indépendance  et  la  loyauté 
signalèrent  de  tout  temps  ces  peuples  ;  ils  ont  été  toujours 
bons  et  fidèles,  et  c'est  à  cause  de  cela  même  peut-être  que 
leurs  écrits  portent  une  empreinte  de  mélancolie  ;  car  il 
arrive  souvent  aux  nations,  comme  aux  individus,  de  souffrir 
pour  leurs  vertus. 

La  civilisation  des  Esclavons  ^  ayant  été  plus  moderne  et 
plus  précipitée  que  celle  des  autres  peuples,  on  voit  plutôt 
en  eux  jusqu'à  présent  l'imitation  que  l'originalité  :  ce  qu'ils 
ont  d'européen  est  français  ;  ce  qu'ils  ont  d'asiatique  est  trop 
peu  développé  pour  que  leurs  écrivains  puissent  encore  mani- 
fester le  véritable  caractère  qui  leur  serait  naturel.  Il  n'y  a 
donc  dans  l'Europe  littéraire  que  deux  grandes  divisions  très 
marquées  :  la  littérature  imitée  des  anciens,  et  celle  qui  doit 
sa  naissance  à  l'esprit  du  moyen  âge  ;  la  littérature  qui,  dans 

1.  Antique.  Dans  le  sens  de  clos-  2.  ConslammenL  'Invariablement 

sique.  '  3.  Esclavons.  Cf.  p.  S,  n.  1. 


iO  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

son  origine,  a  reçu  du  paganisme  sa  couleur  et  son  charme,  et 
la  littératiu-e  dont  l'impulsion  et  le  développement  appartien- 
nent à  une  religion  essentiellement  spiritualiste. 

On  pourrait  dire  avec  raison  que  les  Français  et  les  Alle- 
mands sont  aux  deux  extrémités  de  la  chaîne  morale,  puisque 
les  uns  considèrent  les  objets  extérieurs  comme  le  mobile  de 
toutes  les  idées,  et  les  autres,  les  idées  comme  le  mobile  de 
toutes  les  impressions.  Ces  deux  nations  cependant  s'accor- 
dent assez  bien  sous  les  rapports  sociaux  ;  mais  il  n'en  est 
point  de  plus  opposées  dans  leur  système  littéraire  et  philoso- 
phique. L'Allemagne  intellectuelle  n'est  presque  pas  connue 
de  la  France  ;  bien  peu  d'hommes  de  lettres  parmi  nous  s'en 
sont  occupés.  Il  est  vrai  qu'un  beaucoup  plus  grand  nombre 
la  juge.  Cette  agréable  légèreté  qui  fait  prononcer  sur  ce 
qu'on  ignore  peut  avoir  de  l'élégance  quand  on  parle,  mais 
non  quand  on  écrit.  Les  Allemands  ont  le  tort  de  mettre 
souvent  dans  la  conversation  ce  qui  ne  convient  qu'aux 
livres  ;  les  Français  ont  quelquefois  aussi  celui  de  mettre  dans 
les  livres  ce  qui  ne  convient  qu'à  la  conversation  ;  et  nous 
avons  tellement  épuisé  tout  ce  qui  est  superficiel,  que,  même 
pour  la  grâce,  et  surtout  pour  la  variété,  il  faudrait,  ce  me 
semble,  essayer  d'un  peu  plus  de  profondeur. 

J'ai  donc  cru  qu'il  pouvait  y  avoir  quelques  avantages  à 
faire  connaître  le  pays  de  l'Europe  où  l'étude  et  la  méditation 
ont  été  portées  si  loin,  qu'on  peut  le  considérer  comme  la 
patrie  de  la  pensée.  Les  réflexions  que  le  pays  et  les  livres 
m'ont  suggérées  seront  partagées  en  quatre  sections  :  la  pre- 
mière traitera  de  l'Allemagne  et  des  mœurs  des  Allemands  ; 
la  seconde,  de  la  littérature  et  des  arts  ;  la  troisième,  de  la 
philosophie  et  de  la  morale  ;  la  quatrième,  de  la  religion  et  de 
l'enthousiasme.  Ces  divers  sujets  se  mêlent  nécessairement 
les  uns  avec  les  autres.  Le  caractère  national  influe  sur  la 
littérature  ;  la  littérature  et  la  philosophie  sur  la  religion  ; 
et  l'ensemble  seul  peut  faire  connaître  en  entier  chaque 
partie  ;  mais  il  fallait  cependant  se  soumettre  à  une  division 
apparente,  pour  rassembler  à  la  fin  tous  les  rayons  dans  le 
même  foyer. 

Je  ne  me  dissimule  point  que  je  vais  exposer,  en  littérature 
comme  en  philosophie,  des  opinions  étrangères  à  celles  qui 


MADAME  DE  STAËL  11 

régnent  en  France  ;  mais  soit  qu'elles  paraissent  justes  ou 
non,  soit  qu'on  les  adopte  ou  qu'on  les  combatte,  elles  don- 
nent toujours  à  penser.  «  Car  nous  n'en  sommes  pas,  j'ima- 
»  gine,  à  vouloir  élever  autour  de  la  France  littéraire  la 
»  grande  muraille  de  la  Chine  pour  empêcher  les  idées  du 
»   dehors  d'y  pénétrer  '.  » 

Il  est  impossble  que  les  écrivains  allemands,  ces  hommes 
les  plus  instruits  et  les  plus  méditatifs  de  l'Europe,  ne  méri- 
tent pas  qu'on  accorde  un  moment  d'attention  à  leur  littéra- 
ture et  à  leur  philosoplùe.  On  oppose  à  l'une  qu'elle  n'est  pas 
de  bon  goût,  et  à  l'autre  qu'elle  est  pleine  de  folies.  Il  se 
pourrait  qu'une  littérature  ne  fût  pas  conforme  à  notre 
législation  du  bon  goût  et  qu'elle  contînt  des  idées  nouvelles 
dont  nous  puissions  nous  enrichir,  en  les  modifiant  à  notre 
manière.  C'est  ainsi  que  les  Grecs  nous  ont  valu  Racine,  et 
Shakespeare  plusieurs  des  tragédies  de  Voltaire.  La  stérilité 
dont  notre  littérature  est  menacée  ferait  croire  que  l'esprit 
français  lui-même  a  besoin  maintenant  d'être  renouvelé  par 
une  sève  plus  vigoureuse';  et,  comme  l'élégance  de  la  société  . 
nous  préservera  toujours  de  certaines  fautes,  il  importe  sur- 
tout de  retrouver  la  source  des  grandes  beautés. 

Après  avoir  repoussé  la  littérature  des  Allemands  au  nom 
du  bon  goût,  on  croit  pouvoir  aussi  se  débarrasser  de  leur 
philosophie  au  nom  de  la  raison.  Le  bon  goût  et  la  raison  sont 
des  paroles  qu'il  est  toujours  agréable  de  prononcer,  même  au 
hasard  ;  mais  peut-on  de  bonne  foi  se  persuader  que  des 
écrivains  d'une  érudition  immense,  et  qui  connaissent  toas 
les  livres  français  aussi  bien  que  nous-mêmes,  s'occupent 
depuis  vingt  années  de  pures  absurdités  ? 

Les  siècles  superstitieux  accusent  facilement  les  opinions 
nouvelles  d'impiété,  et  les  siècles  incrédules  les  accusent  non 
moins  facilement  de  folie.  Dans  le  seizième  siècle,  Galilée  a 
été  livré  à  l'inquisition  pour  avoir  dit  que  la  terre  tournait  ; 
et,  dans  le  dix-huitième,  quelques-uns  ont  voulu  faire  passer 
J.-J.  Rousseau  pour  un  dévot  fanatique.  Les  opinions  qui 
diffèrent  de  l'esprit  dominant,  quel  qu'il  soit,  scandalisent 
toujours   le   vulgaire   :   l'étude  et   l'examen  peuvent   seuls 

1.  Les   guillemets  indiquent  que       cette  phrase  avait  été  supprimée  par 

les  censeurs. 


12  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR   LES     TEXTES 

donner  cette  libéralité  de  jugement,  sans  laquelle  il  est  impos- 
sible d'acquérir  des  lumières  nouvelles,  ou  de  conserver  même 
celles  qu'on  a  ;  car  on  se  soumet  à  de  certaines  idées  reçues, 
non  comme  à  des  vérités,  mais  comme  au  pouvoir  ;  et  c'est 
ainsi  que  la  raison  humaine  s'habitue  à  la  servitude  dans  le 
champ  même  de  la  littérature  et  de  la  philosophie. 

{L'Allemagne,  Observations  générales.) 


DE  LA  POESIE  CLASSIQUE  ET  DE  LA  POESIE  ROMANTIQUE 

Le  nom  de  romantique  a  été  introduit  nouvellement  en 
Allemagne  pour  désigner  la  poésie  dont  les  chants  des  trou- 
dadours  ont  été  l'origine,  celle  qui  est  née  de  la  chevalerie  et 
du  christianisme.  Si  l'on  n'admet  pas  que  le  paganisme  et  le 
christianisme,  le  Nord  et  le  Midi,  l'antiquité  et  le  moyen  âge, 
la  chevalerie  et  les  institutions  grecques  et  romaines,  se  sont 
partagé  l'empire  de  la  littérature,  l'on  ne  parviendra  jamais  à 
juger  sous  un  point  de  pue  philosophique  le  goût  antique  et  le 
goût  moderne. 

On  prend  quelquefois  le  mot  classique  comme  synonyme 
de  perfection.  Je  m'en  sers  ici  dans  une  autre  acception,  en 
considérant  la  poésie  classique  comme  celle  des  anciens,  et  la 
poésie  romantique  comme  celle  qui  tient  de  quelque  manière 
aux  traditions  chevaleresques.  Cette  division  se  rapporte 
également  aux  deux  ères  du  monde  :  celle  qui  a  précédé 
l'établissement  du  christianisme  et  celle  qui  l'a  suivi... 

La  nation  française,  la  plus  cultivée  des  nations  latines, 
penche  vers  la  poésie  classique,  imitée  des  Grecs  et  des 
Romains.  La  nation  anglaise,  la  plus  illustre  des  nations  ger- 
maniques, aime  la  poésie  romantique  et  chevaleresque,  et  se 
glorifie  des  chefs-d'œuvre  qu'elle  possède  en  ce  genre.  Je 
n'examinerai  point  ici  lequel  de  ces  deux  genres  de  poésie 
mérite  la  préférence  :  il  suffit  de  montrer  que  la  diversité  des 
goûts,  à  cet  égard,  dérive  non  seulement  de  causes  acciden- 
telles, mais  aussi  des  sources  primitives  de  l'imagination  et 
de  la  pensée. 

Il  y  a  dans  les  poëmes  épiques  et  dans  les  tragédies  des 
anciens  un  genre  de  simplicité  qui  tient  à  ce  que  les  hommes 


MADAME  DE  STAËL  Vi 

étaient  identifiés  à  cette  époque  avec  la  nature,  et  croyaient 
dépendre  du  destin,  comme  elle  dépend  de  la  nécessité. 
L'homme,  réfléchissant  peu,  portait  toujours  l'action  de  son 
âme  au  dehors  ;  la  conscience  elle-même  était  figurée  par  des 
objets  extérieurs,  et  les  flambeaux  des  Furies  secouaient  les 
remords  sur  la  tête  des  coupables.  L'événement  était  tout 
dans  l'antiquité  ;  le  caractère  tient  plus  de  place  dans  les 
temps  modernes  ;  et  cette  réflexion  inquiète,  qui  nous  dévore 
souvent  comme  le  vautour  de  Prométhée,  n'eût  semblé  que 
de  la  folie  au  milieu  des  rapports  clairs  et  prononcés  qui 
existaient  dans  l'état  civil  et  social  des  anciens. 

On  ne  faisait  en  Grèce,  dans  le  commencement  de  l'art,  que 
des  statues  isolées  ;  les  groupes  ont  été  composés  plus  tard. 
On  pourrait  dire  de  même,  avec  vérité,  que  dans  tous  les  arts 
il  n'y  avait  point  de  groupes  :  les  objets  représentés  se  suc- 
cédaient comme  dans  les  bas-reliefs,  sans  combinaison,  sans 
complication  d'aucun  genre.  L'homme  personnifiait  la 
nature  ;  des  nymphes  habitaient  les  eaux,  des  hamadryades 
les  forêts  ;  mais  la  nature,  à  son  tour,  s'emparait  de  l'homme, 
et  l'on  eût  dit  qu'il  ressemblait  au  torrent,  à  la  foudre,  au 
volcan,  tant  il  agissait  par  une  impulsion  involontaire,  et 
sans  que  la  réflexion  pût  en  rien  altérer  les  motifs  ni  les  suites 
de  ses  actions.  Les  anciens  avaient,  pour  ainsi  dire,  une  âme 
corporelle,  dont  tous  les  mouvements  étaient  forts,  directs 
et  conséquents  :  il  n'en  est  pas  de  même  du  cœur  humain 
développé  par  le  christianisme  :  les  modernes  ont  puisé  dans 
le  repentir  chrétien  l'habitude  de  se  replier  continuellement 
sur  eux-mêmes. 

Mais,  pour  manifester  cette  existence  tout  intérieure,  il 
faut  qu'une  grande  variété  dans  les  faits  présente  sous  toutes 
les  formes  les  nuances  infinies  de  ce  qui  se  passe  dans  l'âme. 
Si  de  nos  jours  les  beaux-arts  étaient  astreints  à  la  simplicité 
des  anciens,  nous  n'atteindrions  pas  à  la  force  primitive  qui 
les  distingue,  et  nous  perdrions  les  émotions  intimes  et  mul- 
tipliées dont  notre  âme  est  susceptible.  La  simplicité  de  l'art, 
chez  les  modernes,  tournerait  facilement  à  la  froideur  et  à 
l'abstraction,  tandis  que  celle  des  anciens  était  pleine  de  vie. 
L'honneur  et  l'amour,  la  bravoure  et  la  pitié  sont  les  senti- 
ments qui  signalent  le  christianisme  chevaleresque  ;  et  ces 


14  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

dispositions  de  l'âme  ne  peuvent  se  faire  voir  que  par  les  dan- 
gers, les  exploits,  les  amours,  les  malheurs,  l'intérêt  roman- 
tique enfin,  qui  varie  sans  cesse  les  tableaux.  Les  sources  des 
effets  de  l'art  sont  donc  différentes,  à  beaucoup  d'égards,  dans 
la  poésie  romantique  :  dans  l'une,  c'est  le  sort  qui  règne  ; 
dans  l'autre,  c'est  la  Providence  ;  le  sort  ne  compte  pour  rien 
les  sentiments  des  hommes,  la  Providence  ne  juge  les  actions 
que  d'après  les  sentiments.  Comment  la  poésie  ne  créerait- 
elle  pas  un  monde  d'une  tout  autre  nature,  quand  il  faut 
peindre  l'œuvre  d'un  destin  aveugle  et  sourd,  toujours  en 
lutte  avec  les  mortels,  ou  cet  ordre  intelligent  auquel  préside 
un  Etre  suprême  que  notre  cœur  interroge  et  qui  répond  à 
notre  cœur  ? 

La  poésie  païetine  doit  être  simple  et  saillante  comme  les 
objets  extérieurs  ;  la  poésie  chrétienne  a  besoin  des  mille 
couleurs  de  l'arc-en-ciel  pour  ne  pas  se  perdre  dans  les  nuages. 
La  poésie  des  anciens  est  plus  pure  comme  art,  celle  des 
modernes  fait  verser  plus  de  larmes.  Mais  la  question  pour 
nous  n'est  pas  entre  la  poésie  classique  et  la  poésie  roman- 
tique, mais  entre  l'imitation  de  l'une  et  l'inspiration  de  l'autre. 
La  littérature  des  anciens  est  chez  les  modernes  une  littéra- 
ture transplantée  ;  la  littérature  romantique  ou  chevaleres- 
que est  chez  nous  indigène,  et  c'est  notre  religion  et  nos  insti- 
tutions qui  l'ont  fait  éclore.  Les  écrivains  imitateurs  des 
anciens  se  sont  soumis  aux  règles  du  goût  les  plus  sévères  ; 
car,  ne  pouvant  consulter  ni  leur  propre  natmre,  ni  leurs 
propres  souvenirs,  il  a  fallu  qu'ils  se  conformassent  aux  lois 
d'après  lesquelles  les  chefs-d'œuvre  des  anciens  peuvent  être 
adaptés  à  notre  goût,  bien  que  toutes  les  circonstances  poU- 
tiques  et  religieuses  qui  ont  donné  le  jour  à  ces  chefs-d'œuvre 
soient  changées.  Mais  ces  poésies  d'après  l'antique,  quelque 
parfaites  qu'elles  soient,  sont  rarement  populaires,  parce 
qu'elles  ne  tiennent,  dans  le  temps  actuel,  à  rien  de  national. 

La  poésie  française,  étant  la  plus  classique  de  toutes  les 
poésies  modernes,  est  la  seule  qui  ne  soit  pas  répandue  parmi 
le  peuple.  Les  stances  du  Tasse  sont  chantées  par  les  gondo- 
liers de  Venise  ;  les  Espagnols  et  les  Portugais  de  toutes  les 
classes  savent  par  cœur  les  vers  de  Calderon  et  de  Camoëns  ; 
Shakespeare  est  autant  admiré  par  le  peuple  en  Angleterre 


MADAME  DE  STAËL  \b 

que  par  la  classe  supérieure.  Des  poèmes  de  Gtcthe  et  de 
Burger  ^  sont  mis  en  nuisicjue,  et  vous  les  entendez  répéter 
des  bords  du  Rhin  jusqu'à  la  Baltique.  Nos  poètes  français 
sont  admirés  par  tout  ce  qu'il  y  a  d'esprits  cultivés  chez  noua 
et  dans  le  reste  de  l'Europe  ;  mais  ils  sont  tout  à  fait  inconnus 
aux  gens  du  peuple  et  aux  bourgeois  même  des  villes,  parce 
que  les  arts  en  France  ne  sont  pas,  comme  ailleurs,  natifs  du 
pays  même  où  leurs  beautés  se  développent. 

Quelques  critiques  français  ont  prétendu  que  la  littérature 
des  peuples  germaniques  était  encore  dans  l'enfance  de  l'art. 
Cette  opinion  est  tout  à  fait  fausse  ;  les  hommes  les  plus  ins- 
truits dans  la  connaissance  des  langues  et  des  ouvrages  des 
anciens  n'ignorent  certainement  pas  les  inconvénients  et  les 
avantages  du  genre  qu'ils  adoptent,  ou  de  celui  qu'ils  rejet- 
tent ;  mais  leur  caractère,  leurs  habitudes  et  leurs  raisonne- 
ments les  ont  conduits  à  préférer  la  littérature  fondée  sur 
les  souvenirs  de  la  chevalerie,  sur  le  merveilleux  du  moyen 
âge,  à  celle  dont  la  mythologie  des  Grecs  est  la  base.  La  litté- 
rature romantique  est  la  seule  qui  soit  susceptible  encore 
d'être  perfectionnée,  parce  qu'ayant  ses  racines  dans  notre 
propre  sol,  elle  est  la  seule  qui  puisse  croître  et  se  vivifier  de 
nouveau  ;  elle  exprime  notre  religion  ;  elle  rappelle  notre 
histoire  ;  son  origine  est  ancienne,  mais  non  antique  ^. 

La  poésie  classique  doit  passer  par  les  souvenirs  du  paga- 
nisme pour  arriver  jusqu'à  nous  ;  la  poésie  des  Germains  est 
l'ère  chrétienne  des  beaux-arts  ;  elle  se  sert  de  nos  impressions 
personnelles  pour  nous  émouvoir  ;  le  génie  qui  l'inspire 
s'adresse  immédiatement  à  notre  cœur,  et  semble  évoquer 
notre  vie  elle-même  comme  un  fantôme,  le  plus  puissant  et  le 
plus  terrible  de  tous. 

{De  r Allemagne.) 

DU  GOUT» 

Ceux  qui  se  croient  du  goût  en  sont  plus  orgueilleux  que 
ceux  qui  se  croient  du  génie.  Le  goût  est  en  littérature  comme 

1.  Le     poète     allemand     Bûrger  2.  Antique,  Cf.  p.  9,  n.  1. 

(1747-1794)  est  surtout  connu  par  3.  Cf.    l'article    de    Voltaire    cité 

des  ballades,  Lénore,  le  Férpce  chas-  dans  Le  XVIII'  siècle  par  les  textes, 

seur,  etc.  p.   130. 


16  LE    XIX'     SIÈCLE    l'Ali    LES    TEXTES 

le  bon  ton  en  société  ;  on  le  considère  comme  une  preuv^e  de 
la  fortune,  de  la  naissance,  ou  du  moins  des  habitudes  qui 
tiennent  à  toutes  les  deux,  tandis  que  le  génie  peut  naître 
dans  la  tête  d'un  artisan  qui  n'aurait  jamais  eu  de  rapport 
avec  la  bonne  compagnie.  Dans  tout  pays  où  il  y  aura  de  la 
vanité,  le  goût  sera  mis  au  premier  rang,  parce  qu'il  sépare 
les  classes,  et  qu'il  est  un  signe  de  ralliement  entre  tous  les 
individus  de  la  première.  Dans  tous  les  pays  où  s'exercera  la 
puissance  du  ridicule,  le  goût  sera  compté  comme  l'un  des 
premiers  avantages,  car  il  sert  surtout  à  connaître  ce  qu'il 
faut  éviter.  Le  tact  des  convenances  est  une  partie  du  goût, 
et  c'est  une  arme  excellente  pour  parer  les  coups,  entre  les 
divers  amours-propres  ;  enfin,  il  peut  arriver  qu'une  nation 
entière  se  place  en  aristocratie  de  bon  goût,  par  rapport  aux 
autres,  et  qu'elle  soit  ou  qu'elle  se  croie  la  seule  bonne  com- 
pagnie de  l'Europe  ;  et  c'est  ce  qui  peut  s'appliquer  à  la 
France,  où  l'esprit  de  société  régnait  si  éminemment,  qu'elle 
avait  quelque  excuse  pour  cette  prétention. 

Mais  le  goût,  dans  son  application  aux  beaux-arts,  diffère 
singulièrement  du  goût  dans  son  application  aux  convenances 
sociales  :  lorsqu'il  s'agit  de  forcer  les  hommes  à  nous  accorder 
une  considération  éphémère  comme  notre  vie,  ce  qu'on  ne 
fait  pas  est  au  moins  aussi  nécessaire  que  ce  qu'on  fait  ;  car 
le  grand  monde  est  si  facilement  hostile,  qu'il  faut  des  agré- 
ments bien  extraordinaires  pour  qu'ils  compensent  l'avantage 
de  ne  donner  prise  sur  soi  à  personne  ;  mais  le  goût  en  poésie 
tient  à  la  nature,  et  doit  être  créateur  comme  elle;  les  prin- 
cipes de  ce  goût  sont  donc  autres  que  ceux  qui  dépendent 
des  relations  de  la  société. 

C'est  la  confusion  de  ces  deux  genres  qui  est  la  cause  des 
jugements  si  opposés  en  littérature  ;  les  Français  jugent  les 
beaux-arts  comme  des  convenances,  et  les  Allemands  les 
convenances  comme  des  beaux-arts.  Dans  les  rapports  avec 
la  société,  il  faut  se  défendre  ;  dans  les  rapports  avec  la  poésie, 
il  faut  se  livrer.  Si  vous  considérez  tout  en  homme  du  monde, 
vous  ne  sentirez  point  la  nature  ;  si  vous  considérez  tout  en 
artiste,  vous  manquerez  du  tact  que  la  société  seule  peut 
donner.  S'il  ne  faut  transporter  dans  les  arts  que  l'imitation 
de  la  bonne  compagnie,  les  Français  seuls  en  sont  vraiment 


MADAME  DE  STAËL  17 

capables  ;  mais  plus  de  latitude  dans  la  composition  est  néces- 
saire pour  remuer  fortement  l'imagination  et  l'âme.  Je  sais 
qu'on  peut  m'object«r  avec  raison  que  nos  trois  grands  tragi- 
ques S  sans  manquer  aux  règles  établies,  se  sont  élevés  à  la 
plus  sublime  hauteur.  Quelques  hommes  de  génie,  ayant  à 
moissonner  dans  un  ciiamp  tout  nouveau,  ont  su  se  rendre 
illustres  malgré  les  difficultés  qu'ils  avaient  à  vaincre  ;  mais 
la  cessation  des  progrès  de  l'art,  depuis  eux,  n'est-elle  pas 
une  preuve  qu'il  y  a  trop  de  barrières  dans  la  route  qu'ils  ont 
suivie  ? 

«  Le  bon  goût  en  littérature  est,  à  quelques  égards,  comme 
«  l'ordre  sous  le  despotisme  :  il  importe  d'examiner  à'  quel 
«  prix  on  l'achète  -.  »  En  politique,  disait  M.  Necker,  il  faut 
toute  la  liberté  qui  est  conciliable  avec  Vordre.  Je  retournerais 
la  maxime  en  disant  :  Il  faut,  en  littérature  tout  le  goût  qui 
est  conciliable  avec  le  génie  :  car,  si  l'important  dans  l'état 
social,  c'est  le  repos,  l'important  dans  la  littérature,  au  con- 
traire, c'est  l'intérêt,  le  mouvement,  l'émotion,  dont  le  goût 
à  lui  tout  seul  est  souvent  l'ennemi. 

{De  V Allemagne.) 

LA   RELIGION   ET    LE    SENTIMENT  DE  L'INFINI 

C'est  au  sentiment  de  l'infini  que  la  plupart  des  écri- 
vains allemands  rapportent  toutes  les  idées  religieuses.  L'on 
demande  s'il  est  possible  de  concevoir  l'infini  ;  cependant,  ne 
le  conçoit-on  pas,  au  moins  d'une  manière  négative,  lorsque, 
dans  les  mathématiques,  on  ne  peut  supposer  aucun  terme 
à  la  durée  ni  à  l'étendue  ?  Cet  infini  consiste  dans  l'absence 
des  bornes  ;  mais  le  sentiment  de  l'infini,  tel  que  l'imagination 
et  le  cœur  l'éprouvent,  est  positif  et  créateur. 

L'enthousiasme  que  le  beau  idéal  nous  fait  éprouver,  cette 
émotion  pleine  de  trouble  et  de  pureté  tout  ensemble,  c'est  le 
sentiment  de  l'infini  qui  l'excite.  Nous  nous  sentons  comme 
dégagés,  par  l'admiiation,  des  entraves  de  la  destinée  hu- 
maine, et  il  nous  semble  qu'on  nous  révèle  des  secrets  mer- 

W  1.   Voltaire   était   encore   mis  au  2.  Pour  les  guillemets,  cL  p.  Il, 

même   rang,  ou   peu  s'en  faut,  que       n.  1. 
Corneille  et  de  Racine. 

I.E  XIX*  SIÈCLE   PAR    LES  TEXTES.  —  1 


18  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

veilleux  pour  affranchir  l'âme  à  jamais  de  la  langueur  et  du 
déclin.  Quand  nous  contemplons  le  ciel  étoile,  où  des  étin- 
celles de  lumière  sont  des  univers  comme  le  nôtre,  où  la 
poussière  brillante  de  la  voie  lactée  trace  avec  des  mondes  une 
route  dans  le  firmament,  notre  pensée  se  perd  dans  l'infini, 
notre  cœur  bat  pour  l'inconnu,  pour  l'immense  ^  et  nous 
sentons  que  ce  n'est  qu'au  delà  des  expériences  terrestres  que 
notre  véritable  vie  doit  commencer.  Enfin,  les  émotions  reli- 
gieuses, plus  que  toutes  les  autres  encore,  réveillent  en  nous 
le  sentiment  de  l'infini;  mais,  en  le  réveillant,  elles  le  satisfont. 

En  effet,  quand  nous  nous  livrons  en  entier  aux  réflexions, 
aux  images,  aux  désirs  qui  dépassent  les  limites  de  l'expé- 
rience, c'est  alors  seulement  que  nous  respirons.  Quand  on 
peut  s'en  tenir  aux  intérêts,  aux  convenances,  aux  lois  de  ce 
monde,  le  génie,  la  sensibilité,  l'enthousiasme,  agitent  péni- 
blement notre  âme  ;  mais  ils  l'inondent  de  délices  quand  on 
les  consacre  à  ce  souvenir,  à  cette  attente  de  l'infini  qui  se 
présente,  dans  la  métaphysique,  sous  la  forme  des  disposi- 
tions innées,  dans  la  vertu,  sous  celle  du  dévouement,  dans 
les  arts,  sous  celle  de  l'idéal,  et  dans  la  religion  elle-même, 
sous  celle  de  l'amour  divin. 

Le  sentiment  de  l'infini  est  le  véritable  attribut  de  l'âme  ; 
tout  ce  qui  est  beau  dans  tous  les  genres  excite  en  nous 
l'espoir  et  le  désir  d'un  avenir  éternel  et  d'une  existence 
sublime  ;  on  ne  peut  entendre  ni  le  vent  dans  la  forêt,  ni  les 
accords  délicieux  des  voix  humaines,  on  ne  peut  éprouver 
l'enchantement  de  l'éloquence  ou  de  la  poésie,  enfin,  surtout, 
on  ne  peut  aimer  avec  innocence ,  avec  profondeur,  sans  être 
pénétré  de  religion  et  d'immortalité. 

Tous  les  sacrifices  de  l'intérêt  personnel  viennent  du  besoin 
de  se  mettre  en  harmonie  avec  ce  sentiment  de  l'infini  dont 
on  éprouve  tout  le  charme,  quoiqu'on  ne  puisse  l'exprimer. 
Si  la  puissance  du  devoir  était  renfermée  dans  le  court  espace 
de  cette  vie,  comment  aurait-elle  plus  d'empire  que  les 
passions  sur  notre  âme  ?  qui  sacrifierait  des  bornes  à  des 
bornes  ^  ?  Tout  ce  qui  finit  est  si  court  !  dit  saint  Augustin  ; 

1.  L'immense.  Dans  le  sens  éty-  plaisirs  bornés  à  d'autres  plaisirs  qui 
molo^que  :  ce  qui  est  sans  mesure.       le  sont  aussi. 

2.  Des  bornes  à  des  bornes.   Des 


MADAME  DE  STAËL  19 

les  instants  de  jouissance  que  peuvent  valoir  les  penchants 
terrestres  et  les  jours  de  paix  qu'assure  une  conduite  morale 
différeraient  de  bien  peu,  si  des  émotions  sans  limite  et  sans 
terme  ne  s'élevaient  pas  au  fond  du  cœur  de  l'homme  qui  se 
dévoue  à  la  vertu. 

Beaucoup  de  gens  nieront  ce  sentiment  de  l'infini  ;  et, 
certes,  ils  sont  sur  un  excellent  terrain  pour  le  nier,  car  il 
est  impossible  de  le  leur  expliquer  ;  ce  n'est  pas  quelques  mots 
de  plus  qui  réussiront  à  leur  faire  comprendre  ce  que  l'univers 
ne  leur  a  pas  dit.  La  nature  a  revêtu  l'infini  des  divers  sym- 
boles qui  peuvent  le  faire  arriver  jusqu'à  nous  :  la  lumière  et 
les  ténèbres,  l'orage  et  le  silence,  le  plaisir  et  la  douleur,  tout 
inspire  à  l'homme  cette  religion  universelle  dont  son  cœur 
est  le  sanctuaire... 

Il  est  difficile  d'être  religieux  à  la  manière  introduite  par 
les  esprits  secs,  ou  par  les  hommes  de  bonne  volonté  qui  vou- 
draient faire  arriver  la  religion  aux  lionneurs  de  la  démons- 
tration scientifique.  Ce  qui  touche  si  intimement  au  mystère 
de  l'existence  ne  peut  être  exprimé  par  les  formes  régulières 
de  la  parole.  Le  raisonnement  dans  de  tels  sujets  sert  à  mon- 
trer où  finit  le  raisonnement,  et  là  où  il  finit  commence  la 
véritable  certitude  ;  car  les  vérités  de  sentiment  ont  une  force 
d'intensité  qui  appelle  tout  notre  être  à  leur  appui  ^  L'infini 
agit  sur  l'âme  pour  l'élever  et  la  dégager  du  temps.  L'œuvre 
de  la  vie,  c'est  de  sacrifier  les  intérêts  de  notre  existence 
passagère  à  cette  immortalité  qui  commence  pour  nous  dès  à 
présent,  si  nous  en  sommes  déjà  dignes  ;  et  non  seulement  la 
plupart  des  religions  ont  ce  même  but,  mais  les  beaux-arts, 
la  poésie,  la  gloire  et  l'amour  sont  des  religions  dans  lesquelles 
il  entre  plus  ou  moins  d'alliage, 

{De  V  Allemagne.) 

1.  Cf.  le  mot  de  Pascal  :  «  Le  connaît  point.  «(Pensëes^édit.Havet, 
cœur  a  ses  raisons  que  la  raison  ne       XXIV,  §  5.) 


CHATEAUBRIAND 

OBJET  DU  [GÉME    DU  CHIUSTIA.MSME 

Ce  n'étaient  pas  les  sophistes  ^  qu'il  fallait  réconcilier  à  - 
la  religion,  c'était  le  monde  qu'ils  égaraient.  On  l'avait 
séduit  ^  en  lui  disant  que  le  christianisme  était  un  culte  né 
du  sein  de  la  barbarie,  absurde  dans  ses  dogmes,  ridicule 
dans  ses  cérémonies,  ennemi  des  arts  et  des  lettres,  de  la 
raison  et  de  la  beauté  ;  un  culte  qui  n'avait  fait  que  verser 
le  sang,  enchaîner  les  hommes  et  retarder  le  bonheur  et  les 
lumières  du  genre  humain  *  :  on  devait  donc  chercher  à 
prouver  au  contraire  que,  de  toutes  les  religions  qui  ont 
jamais  existé,  la  religion  chrétienne  est  la  plus  poétique,  la 
plus  humaine,  la  plus  favorable  à  la  liberté,  aux  arts  et  aux 
lettres,  que  le  monde  moderne  lui  doit  tout,  depuis  l'agri- 
culture jusqu'aux  sciences  abstraites,  depuis  les  hospices 
pour  les  malheureux  jusqu'aux  temples  bâtis  par  Michel- 
Ange  et  décorés  par  Raphaël.  On  devait  montrer  qu'il  n'y  a 
rien  de  plus  divin  que  sa  morale,  rien  de  plus  aimable,  de 
plus  pompeux  ^  que  ses  dogmes,  sa  doctrine  et  son  culte  ;  on 
devait  dire  qu'elle  favorise  le  génie,  épure  le  goût,  développe 
les  passions  vertueuses,  donne  de  la  vigueur  à  la  pensée, 
offre  des  formes  nobles  à  l'écrivain  et  des  moules  parfaits  à 
l'artiste  ;  qu'il  n'y  a  point  de  honte  à  croire  avec  Newton  et 
Bossuet,  Pascal  et  Racine  ;  enfin  il  fallait  appeler  tous  les 
enchantements  de  l'imagitiation  et  tous  les  intérêts  '  du 
cœur  au  secours  de  cette  même  religion  contre  laquelle  on 
les  avait  armés. 

Ici  le  lecteur  voit  notre  ouvrage.  Les  autres  genres  d'apo- 
logie sont  épuisés,  et  peut-être  seraient-ils  inutiles  aujour- 

1.  I.er  sophistes.  Chateaubriand  4.  Cf.  notre  Précis  de  Littérature, 
appelle    ainsi    les    philosophes    du       p.  331. 

XVIIl»  siècle.  5.  Pompeux.  Ce  mot,  dans  l'usage 

2.  Réconcilier  à.  Dans  l'usage  classique,  avait  toujours  un  sens 
moderne,  on  dit  plutôt  avec.  favorable. 

3.  Séduit.  Au  sens  étymologique  :  6.  Tous  les  intérêts  du  cœur. 
le  même  que,  précédemment,  éga-  Toutes  les  choses  auxquelles  le 
raient.  cœur  s'intéresse. 


CHATEAUBRIAND  21 

d'hui.  Qui  est-ce  qui  lirait  maintenant  un  ouvrage  de  théo- 
logie ?  Quelques  hommes  pieux  qui  n'ont  pas  besoin  d'être 
convaincus,  quelques  vrais  chrétiens  déjà  persuadés.  Mais 
n'y  a-t-il  pas  de  danger  à  envisager  la  religion  sous  un  jour 
purement  humain  i  Et  pourquoi  ?  Notre  religion  craint-elle 
la  lumière  ?  Une  grande  preuve  de  sa  céleste  origine,  c'est 
qu'elle  souffre  l'examen  le  plus  sévère  et  le  plus  minutieux  de 
la  raison.  Veut-on  qu'on  nous  fasse  éternellement  le  reproche 
de  cacher  nos  dogmes  dans  une  nuit  sainte,  de  peur  qu'o.n 
n'en  découvre  la  fausseté  ?  Le  christianisme  sera-t-il  moins 
vrai  quand  il  paraîtra  plus  beau  ?  Bannissons  une  frayeur 
pusillanime  ;  par  excès  de  religion  ne  laissons  pas  la  religion 
jjérir.  Nous  ne  sommes  plus  dans  le  temps  où  il  était  bon  de 
dire  :  Croyez  et  n'examinez  pas  ;  on  examinera  malgré  nous  ; 
et  notre  silence  timide,  en  augmentant  le  triomphe  des  incré- 
dules, diminuera  le  nombre  des  fidèles. 

Il  est  temps  qu'on  sache  enfin  à  quoi  se  réduisent  ces 
reproches  d'absurdité,  de  grossièreté,  de  petitesse,  qu'on 
fait  tous  les  jours  au  christianisme  ;  il  est  temps  de  montrer 
que,  loin  de  rapetisser  la  pensée,  il  se  prête  merveilleusement 
aux  élans  de  l'âme,  et  peut  enchanter  l'esprit  aussi  divine- 
ment que  les  dieux  de  Virgile  et  d'Homère.  Nos  raisons  auront 
du  moins  cet  avantage  qu'elles  seront  à  la  portée  de 
tout  le  monde,  et  qu'il  ne  faudra  qu'un  bon  sens  ^  pour 
en  juger.  On  néglige  peut-être  un  peu  trop,  dans  les 
ouvrages  de  ce  genre,  de  parler  la  langue  de  ses  lecteurs  : 
il  faut  être  docteur  avec  le  docteur,  et  poète  avec  le  poète. 
Dieu  ne  défend  pas  les  routes  fleuries  quand  elles  servent  à 
revenir  à  lui,  et  ce  n'est  pas  toujours  par  les  sentiers  rudes 
et  sublimes  de  la  montagne  que  la  brebis  égarée  retourne  au 
bercail. 

Nous  osons  croire  que  cette  manière  d'envisager  le  chris- 
tianisme présente  des  rapports  peu  connus  :  sublime  par 
l'antiquité  de  ses  souvenirs,  qui  remontent  au  berceau  du 
monde,  ineffable  dans  ses  mystères,  adorable  dans  ses  sacre- 
ments, intéressant  dans  son  histoire,  céleste  dans  sa  morale, 


1.  Un    bon    sens.    Un    jugement       et  le  nom  ne  feraient  pour  ainsi  dire 
droit.  Avec  du  bon  sens,  l'adjectif       qu'un  seul  mot. 


22  LE    XIX'    SIÈCLE     PAU    LES     TEXTES 

riche  et  charmant  dans  ses  pompes,  il  réclame  toutes  les 
sortes  de  tableaux.  Voulez-vous  le  suivre  dans  la  poésie  ? 
le  Tasse,  Milton,  Corneille,  Racine,  Voltaire  \  vous  retracent 
ses  miracles.  Dans  les  belles -lettres,  l'éloquence,  l'histoire, 
la  philosophie  ?  que  n'ont  point  fait  par  son  inspiration, 
Bossuet,  Fénelon,  Massillon,  Bourdaloue,  Bacon,  Pascal, 
Euler  2,  Newton,  Leibnitz  !  Dans  les  arts  ?  que  de  chefs- 
d'œuvre  !  Si  vous  l'examinez  dans  son  culte,  que  de  choses 
ne  vous  disent  point  et  ses  vieilles  églises  gothiques  ^,  et  ses 
prières  admirables,  et  ses  superbes  cérémonies  !  Parmi  son 
clergé,  voyez  tous  ces  hommes  qui  vous  ont  transmis  la 
langue  et  les  ouvrages  de  Rome  et  de  la  Grèce,  tous  ces  soli- 
taires de  la  Thébaïde  *,  tous  ces  lieux  de  refuge  pour  les 
infortunés,  tous  ces  missionnaires  à  la  Chine,  au  Canada,  au 
Paraguay,  sans  oublier  les  ordres  militaires,  d'où  va  naître 
la  Chevalerie  !  Mœurs  de  nos  aïeux,  peinture  des  anciens 
jours,  poésie,  romans  même,  choses  secrètes  de  la  vie,  nous 
avons  tout  fait  servir  à  notre  cause.  Nous  demandons  des 
sourires  au  berceau  et  des  pleurs  à  la  tombe  ;  tantôt,  avec  le 
moine  maronite  %  nous  habitons  les  sommets  du  Carmel  et 
du  Liban,  tantôt,  avec  la  fille  de  la  Charité,  nous  veillons  au 
lit  du  malade  ;  ici  deux  époux  américains  nous  appellent  au 
fond  de  leurs  déserts  *  ;  là  nous  entendons  gémir  la  vierge 
dans  les  profondeurs  du  cloître  ;  Homère  vient  se  placer 
auprès  de  Milton,  Virgile  à  côté  du  Tasse  ;  les  ruines  de  Mem- 
phis  et  d'Athènes  contrastent  avec  les  ruines  des  monuments 
chrétiens  ^,  les  tombeaux  d'Ossian  *  avec  nos  cimetières  de 
campagne  ^  ;  à  Saint-Denis  nous  visitons  la  cendre  des  rois  ; 
et,  quand  notre  sujet  nous  force  de  parler  du  dogme  de  l'exis- 
tence de  Dieu,  nous  cherchons  nos  preuves  dans  les  mer- 
veilles de  la  nature  ^".  Enfin  nous  essayons  de  frapper  au 
cœur  de  l'incrédule  de  toutes  les  manières  ;  mais  nous  n'osons 

1.  Il  est  assez  piquant  d'appeler  des  chrétiens  de  Syrie  ;  leur 
ici  Voltaire  en  témoignage.  Mais  secte  avait  eu  pour  fondateur,  au 
l'auteur  de  Zaïre  et  d'Alzire  s'est  Vil"  siècle,  Jean  Maroun  ou  Maron. 
plus  d'une  fois  proclamé  chrétien,  6.  Il  s'agit  d'Atala,  qui  n'était 
plus  chrétien  que  les  fanatiques.  primitivement     qu'un     épisode     du 

2.  Mathématicien     suisse,     1707-  Génie  du  Chrislianisme. 
178.3.  7.  Cf.  p.  .31. 

3.  Cf.  p.  2<.).  8.  Cf.  p.  (i,  n.  1. 

4.  Kn   Egypte.  9.  Cf.  p.  .33. 

5.  Maronite.   Les    Maronites  sont  10.  Cf.  p.  23. 


CHA  TEA  UBRIA  ND  '2^ 


nous  flatter  de  posséder  cette  verge  miraculeuse  de  la  reli- 
gion, qui  fait  jaillir  du  rocher  les  sources  d'eau  vive  K 

{Le  Génie  du  Christianisme.) 


SPECTACLE    GENERAL    DE    L'UNIVERS 

Il  est  un  Dieu  :  les  herbes  de  la  vallée  et  les  cèdres  de  la 
montagne  le  bénissent,  l'insecte  bourdonne  ses  louanges, 
l'éléphant  le  salue  au  lever  du  jour,  l'oiseau  le  chante  dans  le 
feuillage,  la  foudre  fait  éclater  sa  puissance,  et  l'Océan 
déclare  ^  son  immensité.  L'homme  seul  a  dit  :  il  n'y  a  point 
de  Dieu. 

Il  n'a  donc  jamais,  celui-là,  dans  ses  infortunes,  levé  les 
yeux  vers  le  ciel,  ou,  dans  son  bonheur,  abaissé  ses  regards 
vers  la  terre  ?  La  nature  est-elle  si  loin  de  lui  qu'il  ne  l'ait  pu 
contempler,  ou  la  croit-il  le  simple  résultat  du  hasard  ?  Mais 
quel  hasard  a  pu  contraindre  une  matière  désordonnée  et 
rebelle  à  s'arranger  dans  un  ordre  si  parfait  ^  ? 

On  pourrait  dire  que  l'homme  est  la  pensée  manifestée  de 
Dieu,  et  que  l'univers  est  son  imagination  rendue  sensible. 
Ceux  qui  ont  admis  la  beauté  de  la  nature  comme  preuve 
d'une  intelligence  supérieure  auraient  dû  faire  remarquer 
une  chose  qui  agrandit  prodigieusement  la  sphère  des  mer- 
veilles :  c'est  que  le  mouvement  et  le  repos,  les  ténèbres  et  la 
lumière,  les  saisons,  la  marche  des  astres,  qui  varient  les 
décorations  du  monde,  ne  sont  pourtant  successifs  qu'en 
apparence,  et  sont  permanents  en  réalité.  La  scène  qui  s'ef- 
face pour  nous  se  colore  pour  un  autre  peuple  ;  ce  n'est  pas 
le  spectacle,  c'est  le  spectateur  qui  change.  Ainsi  Dieu  a  su 
réunir  dans  son  ouvrage  la  durée  absolue  et  la  durée  pro- 
gressive. La  première  est  placée  dans  le  temps,  la  seconde  dans 
Vétendue.  Par  celle-là,  les  grâces  de  l'univers  sont  unes, 
infinies,  toujours  les  mêmes  ;  par  celle-ci,  elles  sont  mul- 
tiples, finies  et  renouvelées.  Sans  l'une,  il  n'y  eût  point  eu  de 

1.  Allusion  à  Moïse.  preuve   physique  de   l'existence  de 

2.  Uéc/are.  Fait  clairement  connaî-  Dieu.  Même  ù  la  supposer  valable. 
Ire.  elle  ne  démontre  pas   la   vérité  du 

3.  C'est     ce     qu'on     appelle     la  christianisme. 


24  LE     XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

grandeur  dans  la  création  ;  sans  l'autre,  il  y  eût  eu  mono- 
tonie. 

Ici  le  temps  se  montre  à  nous  sous  un  rapport  nouveau  ;  la 
moindre  de  ses  fractions  devient  un  tout  œmplet,  qui  com- 
prend tout,  et  dans  lequel  toutes  choses  se  modifient,  depuis 
la  mort  d'un  insecte  jusqu'à  la  naissance  d'un  monde  :  chaque 
minute  est  en  soi  une  petite  éternité.  Réunissez  donc  en  un 
même  moment,  par  la  pensée,  les  plus  beaux  accidents  ^  de  la 
nature  ;  supposez  que  vous  voyez  à  la  fois  toutes  les  heures  du 
jour  et  toutes  les  saisons,  un  matin  de  printemps  et  un  matin 
d'automne,  une  nuit  semée  d'étoiles  et  une  nuit  couverte  de 
nuages,  des  prairies  émaillées  de  fleurs,  des  forêts  dépouillées 
par  les  frimas,  des  champs  dorés  par  les  moissons.  Vous  aurez 
alors  une  idée  juste  du  spectacle  de  l'univers.  Tandis  que  vous 
admirez  ce  soleil  qui  se  plonge  sous  les  voûtes  de  l'occident, 
un  autre  observateur  le  regarde  sortir  des  régions  de  l'aurore. 
Par  quelle  inconcevable  magie  ce  vieil  astre,  qui  s'endort 
fatigué  et  brûlant  dans  la  poudre  du  soir,  est-il  en  ce  moment 
même  ce  jeune  astre  qui  s'éveille  humide  de  rosée  dans  les 
voiles  blanchissants  de  l'aube  ?  A  chaque  moment  de  la  jour- 
née le  soleil  se  lève,  brille  à  son  zénith,  et  se  couche  sur  le 
monde  ;  ou  plutôt  nos  sens  nous  abusent,  et  il  n'y  a  ni  orient, 
ni  midi,  ni  occident  vrai.  Tout  se  réduit  à  un  point  fixe  d'où 
le  flambeau  du  jour  fait  éclater  à  la  fois  trois  lumières  en  une 
seule  substance.  Cette  triple  splendeur  est  peut-être  ce  que  la 
nature  a  de  plus  beau  ;  car,  en  nous  donnant  l'idée  de  la 
perpétuelle  magnificence  et  de  la  toute-puissance  de  Dieu, 
elle  nous  montre  aussi  une  image  éclatante  de  sa  glorieuse 
Trinité. 

Conçoit-on  bien  ce  que  serait  une  scène  de  la  nature,  si  elle 
était  abandonnée  au  seul  mouvement  de  la  matière  ?  Les 
nuages,  obéissant  aux  lois  de  la  pesanteur,  tomberaient  per- 
pendiculairement sur  la  terre,  ou  monteraient  en  pyramides 
dans  les  airs  ;  l'instant  d'après,  l'atmosphère  serait  trop 
épaisse  ou  trop  raréfiée  pour  les  organes  de  la  respiration. 
La  lune,  trop  près  ou  trop  loin  de  nous,  tour  à  tour  serait 
invisible,  tour  à  tour  se  montrerait  sanglante,  couverte  de 

1.  Accidents.  Phénomènes. 


CHATEAUBRIAND  2^ 

taclies  énormes,  ou  remplissant  seule  de  son  orbe  démesuré  le 
dôme  céleste.  Saisie  comme  d'une  étrange  folie,  elle  mar- 
cherait d'éclipsés  en  éclipses,  ou,  se  roulant  d'un  flanc  sur 
l'autre,  elle  découvrirait  enfin  cette  autre  face  que  la  terre 
ne  connaît  pas.  Les  étoiles  sembleraient  frappées  du  même 
vertige  ;  ce  ne  serait  plus  qu'une  suite  de  conjonctions  * 
effrayantes  :  tout  à  coup  un  signe  ^  d'été  serait  atteint  par  un 
signe  d'hiver  ;  le  Bouvier  conduirait  les  Pléiades,  et  le  Lion 
rugirait  dans  le  Verseau  ;  là  des  astres  passeraient  avec  la 
rapidité  de  l'éclair,  ici  ils  pendraient  immobiles  ;  quelque- 
fois, se  pressant  en  groupes,  ils  formeraient  une  nouvelle  voie 
lactée  ;  puis,  disparaissant  tous  ensemble,  et  déchirant  le 
rideau  des  mondes,  selon  l'expression  de  TertuUien,  ils  lais- 
seraient apercevoir  les  abîmes  de  l'éternité. 

Mais  de  pareils  spectacles  n'épouvanteront  point  les 
hommes  avant  le  jour  où  Dieu,  lâchant  les  rênes  de  l'univers, 
n'aura  besoin,  pour  le  détruire,  que  de  l'abandonner. 

{Le  Génie  du  Christianisme.) 


NIDS    DES    OISEAUX 

Une  admirable  providence  se  fait  remarquer  dans  les  nids 
des  oiseaux.  On  ne  peut  contempler  sans  être  attendri  cette 
bonté  divine  qui  donne  l'industrie  au  faible  et  la  prévoyance 
à  l'insouciant. 

Aussitôt  que  les  arbres  ont  développé  leurs  fleurs,  mille 
ouvriers  commencent  leurs  travaux.  Ceux-ci  portent  de 
longues  pailles  dans  le  trou  d'un  vieux  mur,  ceux-là  maçon- 
nent des  bâtiments  aux  fenêtres  d'une  église  ;  d'autres  déro- 
bent un  crin  à  une  cavale,  ou  le  brin  de  laine  que  la  brebis  a 
laissé  suspendu  à  la  ronce.  Il  y  a  des  bûclierons  qui  croisent 
des  branches  dans  la  cime  d'un  arbre  ;  il  y  a  des  filandières 
qui  recueillent  la  soie  sur  un  chardon.  Mille  palais  s'élèvent, 
et  chaque  palais  est  un  nid  ;  cliaque  nid  voit  des  métamor- 
phoses charmantes  :  un  œuf  brillant,  ensuite  un  petit  couvert 
de  duvet.  Ce   nourrisson  prend  des  plumes  ;  sa  mère  lui 

1.  Conjonclions.  Terme  technique.  les  étoiles  se  heurteraientTune  con- 
M;us  Chatcaut)riaacl  veut  dire  que        tre  l'autre. 

2.  Signe.  Il  s'agit  des  signes  du  zodiaque. 


26  LE    XIX'    SIECLE     PAR    LES     TEXTES 

apprend  à  se  soulever  sur  sa  couche.  Bientôt  il  va  jusqu'à  se 
percher  sur  le  bord  de  son  berceau,  d'où  il  jette  un  premier 
coup  d'œil  sur  la  nature.  Effrayé  et  ravi,  il  se  précipite  parmi 
ses  frères,  qui  n'ont  point  encore  vu  ce  spectacle  ;  mais, 
rappelé  par  la  voix  de  ses  parents,  il  sort  une  seconde  fois  de 
sa  couche,  et  ce  jeune  roi  des  airs,  qui  porte  encore  la  cou- 
ronne de  l'enfance  autour  de  sa  tête  \  ose  déjà  contempler 
le  vaste  ciel,  la  cime  ondoyante  des  pins  et  les  abîmes  de 
verdure  au-dessous  du  chêne  paternel.  Et  cependant,  tandis 
que  les  forêts  se  réjouissent  en  recevant  leur  nouvel  hôte,  un 
vieil  oiseau,  qui  se  sent  abandonné  de  ses  ailes,  vient  s'abattre 
auprès  d'un  courant  d'eau  ;  là,  résigné  et  solitaire,  il  attend 
tranquillement  la  mort  au  bord  du  même  fleuve  où  il  chanta 
ses  amours,  et  dont  les  arbres  portent  encore  son  nid  et  sa 
postérité  harmonieuse. 

C'est  ici  le  lieu  de  remarquer  une  autre  loi  de  la  nature. 
Dans  la  classe  des  petits  oiseaux,  les  œufs  sont  ordinaire- 
ment peints  d'une  des  couleurs  dominantes  du  mâle.  Le  bou- 
vreuil niche  dans  les  aubépines,  dans  les  groseilliers  et  dans  les 
buissons  de  nos  jardins  ;  ses  œufs  sont  ardoisés  comme  la 
chape  de  son  dos.  Nous  nous  rappelons  avoir  trouvé  une  fois 
un  de  ses  nids  dans  un  rosier  ;  il  ressemblait  à  une  conque  de 
nacre,  contenant  quatre  perles  bleues  ;  une  rose  pendait 
au-dessus,  tout  humide  ;  le  bouvreuil  mâle  se  tenait  immobile 
sur  un  arbuste  voisin,  comme  une  fleur  de  pourpre  et  d'azur. 
Ces  objets  étaient  répétés  dans  l'eau  d'un  étang  avec  l'om- 
brage d'un  noyer,  qui  servait  de  fond  à  la  scène,  et  derrière 
lequel  on  voyait  se  lever  l'aurore.  Dieu  nous  donne  dans  ce 
petit  tableau  une  idée  des  grâces  dont  il  a  paré  la  nature  ^. 

(Le  Génie  du  Christianisme.) 


CARACTERES  NATURELS  DANS  L'ANTIQUITE 
ET  CHEZ  LES  MODERNES. 
LA  MÈREi  —  ANDROMAQUE 

Le  culte  de  la  Vierge  et  l'amour  de  Jésus-Christ  pour  les 
enfants  prouvent  assez  que  l'esprit  du  christianisme  a  une 

1.  Cette  couronne  est   faite  d'un       a    quelque    chose    d'arrangé    et    de 
léger  duvet.  concerté. 

2.  Peinture  ciiarmante,  mais  qui 


CHA  TE  A  UBRIA  ND  27 

tendre  sympathie  avec  le  génie  des  mères.  Ici  nous  proposons 
d'ouvrir  un  nouveau  sentier  à  la  critique  ;  nous  chercherons 
dans  les  sentiments  d'une  mère  païenne,  peinte  par  un  auteur 
moderne,  les  traits  chrétiens  que  cet  auteur  a  pu  répandre  dans 
son  tableau,  sans  s'en  apercevoir  lui-même.  Pour  démontrer 
l'influence  d'une  institution  morale  ou  religieuse  sur  le  cœur 
de  l'homme,  il  n'est  pas  nécessaire  que  l'exemple  rapporté 
soit  pris  à  la  racine  même  de  cette  institution  ;  il  suffit  qu'il 
en  décèle  le  génie  :  c'est  ainsi  que  V Elysée  *,  dans  le  Télémaque, 
est  visiblement  un  paradis  chrétien. 

Or,  les  sentiments  les  plus  touchants  de  l'Andromaque  de 
Racine  émanent  pour  la  plupart  d'un  poète  chrétien.  L'Andro- 
maque de  V Iliade  est  plus  épouse  que  mère  ;  celle  d'Euri- 
pide "  a  un  caractère  à  la  fois  rampant  et  ambitieux,  qui 
détruit  le  caractère  maternel  ;  celle  de  Virgile  est  tendre  et 
triste,  mais  c'est  moins  encore  la  mère  que  l'épouse  :  la  veuve 
d'Hector  ne  dit  pas  :  Astyanax  ubi  est  ?  mais  :  Hector  ubi 
est  3  ? 

L'Andromaque  de  Racine  est  plus  sensible,  plus  intéres- 
sante que  l'Andromaque  antique.  Ce  vers  si  simple  et  si 
aimable  : 

Je  ne  l'ai  point  encore  embrassé  d'aujourd'hui  *, 

est  le  mot  d'une  femme  chrétienne  :  cela  n'est  point  dans  le 
goût  des  Grecs,  et  encore  moins  des  Romains.  L'Andromaque 
d'Homère  gémit  sur  les  malheurs  futurs  d' Astyanax,  mais  elle 
songe  à  peine  à  lui  dans  le  présent  ;  la  mère,  sous  notre  culte, 
plus  tendre,  sans  être  moins  prévoyante,  oublie  quelquefois 
ses  chagrins  en  donnant  un  baiser  à  son  fils.  Les  anciens 
n'arrêtaient  pas  longtemps  les  yeux  sur  l'enfance  ;  il  semble 
qu'ils  trouvaient  quelque  chose  de  trop  naïf  dans  le  langage 
du  berceau  ^.  Il  n'y  a  que  le  Dieu  de  l'Evangile  qui  ait  osé 

1.  Le  tableau  que  Fénelon  nous  dans  l'Andromaque  de  Racine,  As- 
fait  des  Champs  Klysées.  tyanax  ne  parait  pas.    Et.  si  Joas 

2.  Dans  la  pièce  intitulée  Andro-  paraît  dans  Athalie,  c'est  Dieu  lui- 
muque.  même  qui  parle  par  sa  bouche.  Au 

3.  Cf.  Enéide,  III,  312.  Où  est  contraire,  Euripide,  pour  nous  en 
Hector  ?  tenir  ù  lui,  nous  montre  dans  son 

4.  Acte  I,  scène  iv.  Iphigénie  à  Aulide  le  petit  Oreste,  et, 

5.  Quoi  qu'en  dise  Cliateaubriand,  dans  son  Alceste,  il  fait  parler  le 
l'art  classique,  au  contraire,  exclut  petit  Eumélos. 

généralement  l'enfance  du  théâtre  ; 


28  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

nommer  sans  rougir  les  petits  enfants  (parviUi),  et  qui  les  ait 
offerts  en  exemple  aux  hommes... 

Lorsque  la  veuve  d'Hector  dit  à  Céphise  S  dans  Racine  : 

Qu'il  ait  de  ses  aïeux  un  souvenir  modeste  ; 
Il  est  du  sang  d'Hector,  mais  il  en  est  le  reste  ^, 

qui  ne  reconnaît  la  chrétienne  ?  C'est  le  deposuit  patentes  de 
sede  '.  L'antiquité  ne  parle  pas  de  la  sorte,  car  elle  n'imite 
que  les  sentiments  naturels  ;  or,  les  sentiments  exprimés  dans 
ces  vers  de  Racine  ne  sont  point  purement  dans  la  nature  ;  ils 
contredisent  au  contraire  la  voix  du  cœur... 

A  la  vérité,  l'Andromaque  moderne  s'exprime  à  peu  près 
comme  Virgile  sur  les  aïeux  d'Astyanax.  Mais,  après  ce  vers  : 

Dis-lui  par  quels  exploits  leurs  noms  ont  éclaté, 

elle  ajoute  : 

Plutôt  ce  qu'ils  ont  fait  ce  que  qu'ils  ont  été. 

Or,  de  tels  préceptes  sont  directement  opposés  au  cri  de 
l'orgueil  :  on  y  voit  la  nature  corrigée,  la  nature  plus  belle, 
la  nature  évangélique.  Cette  humilité  que  le  christianisme  a 
répandue  dans  les  sentiments,  et  qui  a  changé  pour  nous  le 
rapport  des  passions,  comme  nous  le  dirons  bientôt,  perce  à 
travers  tout  le  rôle  de  la  moderne  Andromaque.  Quand  la 
veuve  d'Hector,  dans  V Iliade,  se  représente  la  destinée  qui 
attend  son  fils,  la  peinture  qu'elle  fait  de  la  future  misère 
d'Astyanax  a  quelque  chose  de  bas  et  de  honteux  ;  l'humihté, 
dans  notre  religion,  est  bien  loin  d'avoir  un  pareil  langage  : 
elle  est  aussi  noble  qu'elle  est  touchante.  Le  chrétien  se  sou- 
met aux  conditions  les  plus  dures  de  la  vie  ;  mais  on  sent 
qu'il  ne  cède  que  par  un  principe  de  vertu,  qu'il  ne  s'abaisse 
que  sous  la  main  de  Dieu,  et  non  sous  celle  des  hommes  ;  il 
conserve  sa  dignité  dans  les  fers  :  fidèle  à  son  maître  sans 
lâcheté,  il  méprise  des  chaînes  qu'il  ne  doit  porter  qu'un 
moment,  et  dont  la  mort  viendra  bientôt  le  délivrer  ;  il  n'es- 
time les  choses  de  la  vie  que  comme  des  songes,  et  supporte  sa 

1.  Sa  confidente.  renversé  les  puissants  de  leurs  trônes. 

2.  Acte  IV,  scène  I.  lEuangile  selon  saint  Luc,  1,52,  dans 

3.  Déposait  polentes  de  sede.  11  a       ce  qu'on  appelle  le  maffni/îca/). 


CHATEAUBRIAND  29 

condition  sans  se  plaindre,  parce  que  la  liberté  et  la  servitude, 
la  prospérité  et  le  malheur,  le  diadème  et  le  bonnet  de  l'es- 
clave sont  peu  différents  à  ses  yeux. 

{Le  Génie  du  Christianisme.) 


DES    EGLISES    GOTHIQUES 

Chaque  chose  doit  être  mise  en  son  lieu,  vérité  triviale  à  force 
d'être  répétée,  mais  sans  laquelle,  après  tout,  il  ne  peut  y 
avoir  rien  de  parfait.  Les  Grecs  n'auraient  pas  plus  aimé  un 
temple  égyptien  à  Athènes  que  les  Egyptiens  un  temple  grec  à 
Memphis.  Ces  deux  monuments  changés  de  place  aur;aient 
perdu  leur  principale  beauté,  c'est-à-dire  leurs  rapports  avec 
les  institutions  et  les  habitudes  des  peuples.  Cette  réflexion 
s'applique  pour  nous  aux  anciens  monuments  du  christia- 
nisme. Il  est  même  curieux  de  remarquer  que,  dans  ce  siècle 
incrédule,  les  poètes  et  les  romanciers,  par  un  retour  naturel 
vers  les  mœurs  de  nos  aïeux,  se  plaisent  à  introduire  dans 
leurs  fictions  des  souterrains,  des  fantômes,  des  châteaux,  des 
temples  gothiques  :  tant  ont  de  charmes  les  souvenirs  qui  se 
lient  à  la  religion  et  à  l'histoire  de  la  patrie  !  Les  nations  ne 
jettent  pas  à  l'écart  leurs  antiques  mœurs  comme  on  se 
dépouille  d'un  vieil  habit.  On  leur  en  peut  arracher  quelques 
parties,  mais  il  en  reste  des  lambeaux  qui  forment  avec  les 
nouveaux  vêtements  une  effroyable  bigarrure. 

On  aura  beau  bâtir  des  temples  grecs  bien  élégants,  bien 
éclairés,  pour  rassembler  le  bon  peuple  de  saint  Louis,  et  lui 
faire  adorer  un  Dieu  métaphysique,  il  regrettera  toujours  ces 
Notre-Dame  de  Reims  et  de  Paris,  ces  basiliques  toutes  mous- 
sues, toutes  remplies  des  générations  des  décédés  et  des  âmes 
de  ses  pères  ;  il  regrettera  toujours  la  tombe  de  quelques 
messieurs  de  Montmorency,  sur  laquelle  il  souloit  '  de  se 
mettre  à  genoux  durant  la  messe,  sans  oublier  les  sacrées 
fontaines  -  où  il  fut  porté  à  sa  naissance.  C'est  que  tout  cela 
est  essentiellement  lié  à  nos  mœurs  ;  c'est  qu'un  monument 
n'est  vénérable  qu'autant  qu'une  longue  histoire  du  passé  est, 
pour  ainsi  dire,  empreinte  sous  ces  voûtes  toutes  noires  de 

1.  Souloit.  Mot  de  la  vieille  lan-  2.  Les  sacrées  fontaines.  Les  fonts 

gue  ;  avait  coutume.  baptismaux. 


30  LE   XLX'    SIÈCLE     PAR    LES     TEXTES 

siècles  '.  Voilà  pourquoi  il  n'y  a  rien  de  merveilleux  dans  un 
temple  qu'on  a  vu  bâtir,  et  dont  les  échos  et  les  dômes  se 
sont  formés  sous  nos  yeux.  Dieu  est  la  loi  éternelle  ;  son 
origine  et  tout  ce  qui  tient  à  son  culte  doit  se  perdre  dans  la 
nuit  des  temps. 

On  ne  pouvait  entrer  dans  une  église  gothique  sans 
éprouver  une  sorte  de  frissonnement  et  un  sentiment  vague 
de  la  Divinité.  On  se  trouvait  tout  d'un  coup  reporté  à  ces 
temps  où  des  cénobites,  après  avoir  médité  dans  les  bois  de 
leurs  monastères,  venaient  se  prosterner  à  l'autel,  et  chanter 
les  louanges  du  Seigneur  dans  le  calme  et  le  silence  de  la  nuit. 
L'ancienne  France  semblait  revivre  :  on  croyait  voir  ces  cos- 
tumes singuliers,  ce  peuple  si  différent  de  ce  qu'il  est  aujour- 
d'hui ;  on  se  rappelait  et  les  révolutions  de  ce  peuple,  et  ses 
travaux,  et  ses  arts.  Plus  ces  temps  étaient  éloignés  de  nous, 
plus  ils  nous  paraissaient  magiques,  plus  ils  nous  remplis- 
saient de  ces  pensées  qui  finissent  toujours  par  une  réflexion 
sur  le  néant  de  l'homme  et  la  rapidité  de  la  vie. 

L'ordre  gothique,  au  milieu  de  ces  proportions  barbares,  a 
toutefois  une  beauté  qui  lui  est  particulière  ^. 

Les  forêts  ont  été  les  premiers  temples  de  la  Divinité,  et  les 
hommes  ont  pris  dans  les  forêts  la  première  idée  de  l'architec- 
ture. Cet  art  a  donc  dû  varier  selon  les  climats.  Les  Grecs  ont 
tourné  l'élégante  colonne  corinthienne  avec  son  chapiteau  de 
feuilles  sur  le  modèle  du  palmier  ^.  Les  énormes  piliers  du 
vieux  style  égyptien  représentent  le  sycomore,  le  figuier 
oriental,  le  bananier  et  la  plupart  des  arbres  gigantesques  de 
l'Afrique  et  de  l'Asie. 

Les  forêts  des  Gaules  ont  passé  à  leur  tour  dans  les  temples 
de  nos  pères,  et  nos  bois  de  chênes  ont  ainsi  maintenu  leur 
origine  sacrée  *.  Ces  voûtes  ciselées  en  feuillages,  ces  jambages 
qui  appuient  les  murs  et  finissent  brusquement  comme  des 
troncs  brisés,  la  fraîcheur  des  voûtes,  les  ténèbres  du  sanc- 

1.  Victor  Hugo  a  développé  ce  trement  l'invention  du  chapiteau 
thème  en  beaux  vers  dans  la  pièce  corinthien,  modelé,  selon  lui,  sur  des 
des  Voix  intérieures,  intitulée  A  l'Arc      feuilles  d'acanthe. 

de  triomphe.  4.  Allusion   à   la   religion   druidi- 

2.  Chateaubriand  a  été  un  des  que.  Le  mot  druide  se  rattache  vrai- 
premiers  à  la  sentir.  semblablement  au  nom  et  au  culte 

3.  Vitruve,  comme    le    remarque  du  chêne, 
en  note  Chateaubriand,  raconte  au- 


CHATEAU  BRI  AS  D  31 

tuaire,  les  ailes  obscures,  les  passages  secrets,  les  portes 
abaissées,  tout  retrace  les  labyrinthes  des  bois  dans  l'église 
gothique  ;  tout  en  fait  sentir  la  religieuse  horreur,  les  mys- 
tères et  la  divinité.  Les  deux  tours  hautaines  plantées  à 
l'entrée  de  l'édifice  surmontent  les  ormes  et  les  ifs  du  cime- 
tière, et  font  un  effet  pittoresque  sur  l'azur  du  ciel.  Tantôt  le 
jour  naissant  illumine  leurs  têtes  jumelles  ;  tantôt  elles  parais- 
sent couronnées  d'un  chapeau  de.  nuages,  ou  grossies  dans 
une  atmosphère  vaporeuse.  Les  oiseaux  eux-mêmes  semblent 
s'y  méprendre  et  les  adopter  pour  les  arbres  de  leurs  forêts  : 
des  corneilles  voltigent  autour  de  leurs  faîtes  et  se  perchent 
sur  leurs  galeries.  Mais  tout  à  coup  des  rumeurs  confuses 
s'échappent  de  la  cime  de  ces  tours  et  en  chassent  les  oiseaux 
effrayés.  L'architecte  chrétien,  non  content  de  bâtir  des 
forêts,  a  voulu,  pour  ainsi  dire,  en  imiter  les  murmures  ;  et, 
au  moyen  de  l'orgue  et  du  bronze  suspendu  ',  il  a  attaché  au 
temple  gothique  jusqu'au  bruit  des  vents  et  du  tonnerre,  qui 
roule  dans  la  profondeur  des  bois.  Les  siècles,  évoqués  par 
ces  sons  religieux,  font  sortir  leurs  antiques  voix  du  sein  des 
pierres,  et  soupirent  dans  la  vaste  basilique  :  le  sanctuaire 
mugit  comme  l'antre  de  l'ancienne  Sibylle  ^  ;  et,  tandis  que 
l'airain  se  balance  avec  fracas  sur  votre  tête,  les  souterrains 
voûtés  de  la  mort  se  taisent  profondément  sous  vos  pieds. 

{Le  Génie  du  Christianisme.) 


RUINES    DES   MONU.MENTS   CHRETIENS 

Les  ruines  des  monuments  chrétiens  n'ont  pas  la  même 
élégance  que  les  ruines  des  monuments  de  Rome  et  de  la 
Grèce  ;  mais,  sous  d'autre  rapports,  elles  peuvent  supporter 
le  parallèle.  Les  plus  belles  que  l'on  connaisse  dans  ce  genre 
sont  celles  que  l'on  voit  en  Angleterre,  au  bord  des  lacs  de 
Cumberland,  dans  les  montagnes  d'Ecosse  et  jusque  dans  les 
Orcades.  Les  bas  côtés  du  chœur,  les  arcs  des  fenêtres,  les 
ouvrages  ciselés  des  voussures,  les  pilastres  des  cloîtres  et 

1.  Bronze  suspendu.  Périphrase  qui  a  ici  sa  signification  particulière, 
dans  le  goût  pseudo-classique,  mais  2.  Cf.  Virale,  Enéide,  VI,  41-155. 


32  LE   XIX'    SIÈCLE     PAR    LES    TEXTES 

quelques  pans  de  la  tour  des  cloches  sont  en  général  les  parties 
qui  ont  résisté  aux  efforts  du  temps. 

Dans  les  ordres  grecs,  les  voûtes  et  les  cintres  suivent 
parallèlement  les  arcs  du  ciel  ;  de  sorte  que,  sur  la  tenture 
grise  des  nuages  ou  sur  un  paysage  obscur,  ils  se  perdent  dans 
les  fonds  ;  dans  l'ordre  gothique,  au  contraire,  les  pointes  con- 
trastent avec  les  arrondissements  des  cieux  et  les  courbures 
de  l'horizon.  Le  gothique,  étant  tout  composé  de  vides,  se 
décore  ensuite  plus  aisément  d'herbes  et  de  fleurs  que  les 
pleins  des  ordres  grecs.  Les  filets  redoublés  des  pilastres,  les 
dômes  découpés  en  feuillage  ou  creusés  en  forme  de  cueilloir, 
deviennent  autant  de  corbeilles  où  les  vents  portent,  avec  la 
poussière,  les  semences  des  végétaux.  La  joubarbe  se  cram- 
ponne dans  le  ciment,  les  mousses  emballent  d'inégaux 
décombres  dans  leur  bourre  élastique,  la  ronce  fait  sortir  ses 
cercles  bruns  de  l'embrasure  d'une  fenêtre,  et  le  lierre,  se 
traînant  le  long  des  cloîtres  septentrionaux,  retombe  en  fes- 
tons dans  les  arcades. 

Il  n'est  aucune  ruine  d'un  effet  plus  pittoresque  que  ces 
débris  :  sous  un  ciel  nébuleux,  au  milieu  des  vents  et  des  tem- 
pêtes, au  bord  de  cette  mer  dont  Ossian^  a  chanté  les  orages, 
leur  architecture  gothique  a  quelque  chose  de  grand  et  de 
sombre  comme  le  Dieu  de  Sinaï,  dont  elle  perpétue  le  sou- 
venir. Assis  sur  un  autel  brisé,  dans  les  Orcades,  le  voyageur 
s'étonne  de  la  tristesse  de  ces  lieux  ;  un  océan  sauvage,  des 
syrtes  '^  embrumées,  des  vallées  où  s'élève  la  pierre  d'un 
tombeau,  des  torrents  qui  coulent  à  travers  la  bruyère,  quel- 
ques pins  rougeatres  jetés  sur  la  nudité  d'un  morne  ^  flanqué 
de  couches  de  neige,  c'est  tout  ce  qui  s'offre  aux  regards.  Le 
vent  circule  dans  les  ruines,  et  leurs  innombrables  jours 
deviennent  autant  de  tuyaux  d'où  s'échappent  des  plaintes  ; 
l'orgue  avait  jadis  moins  de  soupirs  sous  ces  voûtes  reli- 
gieuses. De  longues  herbes  tremblent  aux  ouvertures  des 
dômes.  Derrière  ces  ouvertures  on  voit  fuir  la  nue  et  planer 
l'oiseau  des  terres  boréales.  Quelquefois,  égaré  dans  sa  route, 
Un  vaisseau  caché  sous  ses  toiles  arrondies,  comme  un  Esprit 

1.  Cf.  p.  6,  n.  1.  3.  Mor/je.  Petite  montagne  arrou- 

2.  Syrtes.   Bancs   de   sable  mou-       die  (généralement  aux  Antilles), 
vants. 


CHATEAUBRIAND  83 

de8  eaux  voilé  de  ses  ailes,  sillonne  les  vagues  désertes  ;  sous 
le  souffle  de  l'aquilon,  il  semble  se  prosterner  à  chaque  pas, 
et  saluer  les  mers  qui  baignent  les  débris  du  temple  de  Dieu... 
Sacrés  débris  des  monuments  chrétiens,  vous  ne  rappelez 
point,  connne  tant  d'autres  ruines,  du  sang,  des  injustices  et 
des  violences  !  vous  ne  racontez  qu'une  histoire  paisible,  ou 
tout  au  plus  que  les  souffrances  mystérieuses  du  Fils  de 
l'homme  !  Et  vous,  saints  ermites,  qui,  pour  arriver  à  des 
retraites  plus  fortunées,  vous  étiez  exilés  sous  les  glaces  du 
pôle,  vous  jouissez  maintenant  du  fruit  de  vos  sacrifices  !  S'il 
est  parmi  les  anges,  comme  parmi  les  hommes,  des  campagnes 
habitées  et  des  lieux  déserts,  de  même  que  vous  ensevelîtes 
vos  vertus  dans  les  solitudes  de  la  terre,  vous  aurez  sans  doute 
choisi  les  solitudes  célestes  pour  y  cacher  votre  bonheur  ! 

{Le  Génie  du  Christianisme.) 


CIMETIERES   DE   CAMPAGNE 

Les  anciens  n'ont  point  eu  de  lieux  de  sépulture  plus  agréa- 
bles que  nos  cimetières  de  campagne  :  des  prairies,  des 
champs,  des  eaux,  des  bois,  une  riante  perspective,  mariaient 
leurs  simples  images  avec  les  tombeaux  des  laboureurs.  On 
aimait  à  voir  le  gros  if  qui  ne  végétait  plus  que  par  son  écorce, 
les  pommiers  du  presbytère,  le  haut  gazon,  les  peupliers, 
l'ormeau  des  morts,  et  les  buis,  et  les  petites  croix  de  conso- 
lation et  de  grâce.  Au  milieu  des  paisibles  monuments,  le 
temple  villageois  élevait  sa  tour  surmontée  de  l'emblème 
rustique  de  la  vigilance  ^  On  n'entendait  dans  ces  lieux  que 
le  chant  du  rouge-gorge,  et  le  bruit  des  brebis  qui  broutaient 
l'herbe  de  la  tombe  de  leur  ancien  pasteur. 

Les  sentiers  qui  traversaient  l'enclos  bénit  aboutissaient  à 
l'église  ou  à  la  maison  du  curé  :  ils  étaient  tracés  par  le  pauvre 
et  le  pèlerin,  qui  allaient  prier  le  Dieu  des  miracles,  ou  deman- 
der le  pain  de  l'aumône  à  l'homme  de  l'Evangile  :  l'indiffé- 
rent ou  le  riche  ne  passait  point  sur  ces  tombeaux. 

On  y  lisait  pour  toute  éphitaphe  :  Guillaume  ou  Paul,  né  en 
telle  année,  mort  en  telle  autre.  Sur  quelques-uns  il  n'y  avait  pas 

1.  Le  coq. 

LK  XIX*   SIÈCLE   PAR    LES  TEXTES.   —  S 


34  LE    A/A'-'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

même  de  nom.  Le  laboureur  chrétien  repose  oublié  dans  la 
mort,  comme  ces  végétaux  utiles  au  milieu  desquels  il  a  vécu  : 
la  nature  ne  grave  pas  le  nom  des  chênes  sur  leurs  troncs 
abattus  dans  les  forêts. 

Cependant,  en  errant  un  jour  dans  un  cimetière  de  cam- 
pagne, nous  aperçûmes  une  épitaphe  latine  sur  une  pierre 
qui  annonçait  le  tombeau  d'un  enfant.  Surpris  de  cette 
magnificence,  nous  nous  approchâmes,  pour  connaître  l'érudi- 
tion du  curé  du  village  ;  nous  lûmes  ces  mots  de  l'Evangile  : 

«  Sinite  parvulos  ventre  ad  me.  » 

«  Laissez  les  petits  enfants  venir  à  moi.  » 

Les  cimetières  de  la  Suisse  sont  quelquefois  placés  sur  des 
rochers,  d'où  ils  commandent  les  lacs,  les  précipices  et  les 
vallées.  Le  chamois  et  l'aigle  y  fixent  leur  demeure,  et  la  mort 
croît  sur  ces  sites  escarpés,  comme  ces  plantes  alpines  dont 
la  racine  est  plongée  dans  des  glaces  éternelles.  Après  son 
trépas,  le  paysan  de  Glaris  ou  de  Saint-Gall  est  transporté  sur 
ces  hauts  lieux  par  son  pasteur.  Le  convoi  a  pour  pompe 
funèbre  la  pompe  de  la  nature,  et  pour  musique,  sur  les 
croupes  des  Alpes,  ces  airs  bucoliques  qui  rappellent  au 
Suisse  exilé  son  père,  sa  mère,  ses  sœurs,  et  les  bêlements  des 
troupeaux  de  sa  montagne. 

(Le  Génie  du  Christianisme.) 


DEMODOCUS   ET   CYMODOCEE    CHEZ    LASTHE.^ES  ' 

Comme  Lasthénès  achevait  de  prononcer  ces  paroles,  le 
soleil  descendit  sur  les  sommets  du  Pholoë  -,  vers  l'horizon 
éclatant  d'Olympie  ;  l'astre  agrandi  parut  un  moment  immo- 
bile, suspendu  au-dessus  de  la  montagne,  comme  un  large 
bouclier  d'or.  Les  bois  de  l'Alphée  ^  et  du  Ladon  *,  les  neiges 
lointaines  du  Telphusse  *  et  du  Lycée  "  se  couvrirent  de  roses  ; 

1.  Cymodocée,   fille  de    Démodo-  Démodocus  est  prêtre  d'Homère,  et 

eus,  s'est  égarée  en  revenant  d'une  11  a  consacré  Cymodocée  au   culte 

fête.   Eudore,  fils  de  Lasthénès,  l'a  des  Muses, 

rencontrée  et  reconduite  chez  elle.  2.  Montagne  de  l'Arcadie. 

Quelques  jours   après,    Démodocus,  .1.  Fleuve  de  l'Elide. 

accompagné  de  sa  fille,   va  rendre  4.  Fleuve  de  l'Arcadie. 

visite  à  Lasthénès,  qu'il  trouve  fai-  5.  Montagne  de  l'Arcadie. 

sant  la  moisson  avec  sa  famille  et  6.   Id. 
ses  gens.  —  Lasthénès  est  chrétien 


CHATEAUBRIAND  35 

IcH  vents  tombèrent,  et  les  vallées  de  l'Arcadie  demeurèrent 
dans  un  repos  universel.  Les  moissonneurs  quittèrent  alors 
leur  ouvrage  ;  la  famille,  accompagnée  des  étrangers,  reprit 
le  chemin  de  la  maison.  Les  maîtres  et  les  serviteurs  mar- 
chaient pêle-mêle,  portant  les  divers  instruments  du  labou- 
rage ;  ils  étaient  suivis  de  mulets  au  pied  sûr,  chargés  de  bois 
coupé  sur  les  hauteurs,  et  de  bœufs  traînant  lentement  les 
équipages  champêtres  renversés  *;  ou  les  chariots  tremblant 
sous  le  poids  des  gerbes. 

En  arrivant  à  la  maison,  on  entendit  le  son  d'une  cloche. 

«  Nous  allons  faire  la  prière  du  soir,  dit  Lasthénès  àDémo- 
docus  ;  nous  f)ermettrez-vous  de  vous  quitter  un  moment, 
ou  préférez- vous  noas  suivre  ?  » 

«  Me  préservent  les  dieux  de  mépriser  les  prières,  s'écria 
Démodocus,  ces  filles  boiteuses  de  Jupiter,  qui  peuvent  seules 
apaiser  la  colère  d'Até  -  !  » 

On  s'assemble  aussitôt  dans  une  cour  entourée  de  granges 
et  des  étables  des  troupeaux.  Quelques  ruches  d'abeilles  y 
répandaient  une  agréable  odeur  mêlée  au  parfum  du  lait  des 
génisses  qui  revenaient  des  pâturages.  Au  milieu  de  cette 
cour,  on  voyait  un  puits  dont  les  deux  poteaux,  couverts  de 
lierre,  étaient  surmontés  de  deux  aloès  qui  croissaient  dans 
des  corbeilles.  Un  noyer,  planté  par  l'aïeule  de  Lasthénès, 
couvrait  le  puits  de  son  ombre.  Lasthénès,  la  tête  nue  et  le 
visage  tourné  vers  l'Orient,  se  plaça  debout  sous  l'arbre 
domestique.  Les  bergers  et  les  moissonneurs  se  mirent  à 
genoux  sur  du  chaume  nouveau,  autour  de  leur  maître.  Le 
père  de  famille  prononça  à  haute  voix  cette  prière,  qui  fut 
répétée  par  ses  enfants  et  par  ses  serviteurs  : 

«  Seigneur,  daignez  visiter  cette  demeure  pendant  la  nuit, 
et  en  écarter  les  vains  songes.  Nous  allons  quitter  les  vête- 
ments du  jour,  couvrez-nous  de  la  robe  d'innocence  et  d'im- 
mortalité que  nous  avons  perdue  par  la  désobéissance  de  nos 
premiers  pères.  Lorsque  nous  serons  endormis  dans  le  sépul- 
cre,'ô  Seigneur,  faites  que  nos  âmes  reposent  avec  vous  dans 
le  ciel  !  » 

1.  Renversés.  Pour  qu'ils  ne  pus-  de  rc^garement  qui  perd  les  hommes, 
sent  pas  blesser  ceux  qui  suivaient.        — Cf., Homère,  Iliade,  IX,  503,  sqq. 

2.  Personnification    du    maliieur, 


36  LE    XIX'    SIÈCLE     PAR    LES     TEXTES 

Quand  cela  fut  fait,  on  entra  dans  la  maison,  où  se  pré- 
parait le  repas  de  l'hospitalité.  Un  homme  et  une  femme 
parurent,  portant  deux  grands  vases  d'airain  pleins  d'une 
eau  échaufifée  par  la  flamme.  Le  serviteur  lava  les  pieds  de 
Démodocus  ;  la  servante,  ceux  de  la  fille  de  Démodocus  ;  et, 
après  les  avoir  oints  d'une  huile  de  parfums  d'un  grand  prix, 
elle  les  essuya  avec  un  lin  blanc.  La  fille  aînée  de  Lasthénès, 
du  même  âge  que  Cymodocée,  descendit  dans  un  souterrain 
frais  et  voûté.  On  conservait  dans  ce  lieu  toutes  sortes  de 
choses  pour  la  vie  de  l'homme.  Sur  des  planches  de  chêne 
attachées  aux  parois  du  mur,  on  voyait  des  outres  remplies 
d'une  huile  aussi  douce  que  celle  de  l' Attique  ;  des  mesures 
de  pierre  en  forme  d'autel,  ornées  de  têtes  de  lion,  et  qui 
contenaient  la  fine  fleur  du  froment  ;  des  vases  de  miel  de 
Crète,  moins  blanc,  mais  plus  parfumé  que  celui  d'Hybla  ^, 
et  des  amphores  pleines  d'un  vin  de  Chio  devenu  comme  un 
baume  par  le  long  travail  des  ans.  La  fille  de  Lasthénès 
remplit  une  urne  de  cette  liqueur  bienfaisante,  propre  à 
réjouir  le  cœur  de  l'homme  ^  dans  l'aimable  familiarité  d'un 
repas. 

Cependant  les  serviteurs  ne  savaient  s'ils  devaient  apprêter 
le  festin  sous  la  vigne  ou  sous  le  figuier  comme  dans  un  jour 
de  réjouissance.  Ils  vont  consulter  leur  maître  :  Lasthénès 
leur  ordonne  de  dresser  dans  la  salle  des  Agapes  ^  une  table 
d'un  buis  éclatant.  Ils  la  lavent  avec  une  éponge,  et  la  cou- 
vrent de  corbeilles  d'osier,  pleines  d'un  pain  sans  levain, 
cuit  sous  la  cendre.  Ils  apportent  ensuite,  dans  des  plats 
d'une  simple  argile,  des  racines,  quelques  volatiles  et  des 
poissons  du  lac  Stymphale  *,  nourriture  destinée  à  la  famille  ; 
mais  on  servit  pour  les  étrangers  un  chevreau  qui  avait  à 
peine  goûté  l'arbousier  du  mont  Aliphère  et  le  cytise  du 
vallon  de  Mélénée  ^ 

{Les  Martyrs.) 

1.  Ville  de  Sicile.  3.  Agapes.  Repas  en  commun  des 

2.  Souvenir  de  la  Bible  :    bonum       premiers  chrétiens. 
viniim  lœtiflcai  cor  hominis  ;    le  bon  4.  En  Arcadie. 

vin  réjouit  le  cœur  de  l'homme.  5.  Ce  mont  et  ce  vallon  étaient  tout 

près  de  l'habitation  de  Lasthénès. 


CHATEAU  BRI  AS  D  87 

COMBAT    DES   FRANCS    ET    DES    ROMAINS' 

((  Parés  de  la  dépouille  des  ours,  des  veaux  marins,  des 
urochs  et  des  sangliers,  les  Francs  se  montraient  de  loin 
comme  un  troupeau  de  bêtes  féroces.  Une  tunique  courte  et 
serrée  laissait  voir  toute  la  hauteur  de  leur  taille,  et  ne  leur 
cachait  pas  le  genou.  Les  yeux  de  ces  Barbares  ont  la  cou- 
leur d'une  mer  orageuse  ;  leur  chevelure  blonde,  ramenée  en 
avant  sur  leur  poitrine,  et  teinte  d'une  liqueur  rouge,  est 
semblable  à  du  sang  et  à  du  feu.  La  plupart  ne  laissent 
croître  leur  barbe  qu'au-dessus  de  la  bouche,  afin  de  donner 
à  leurs  lèvres  plus  de  ressemblance  avec  le  mufle  des  dogues 
et  des  loups.  Les  uns  chargent  leur  main  droite  d'une  longue 
framée  -,  et  leur  main  gauche  d'un  bouclier  qu'ils  tournent 
comme  une  roue  rapide  ;  d'autres,  au  lieu  de  ce  bouclier, 
tiennent  une  espèce  de  javelot,  nommé  angon,  où  s'enfoncent 
deux  fers  recourbés  ;  mais  tous  ont  à  la  ceinture  la  redoutable 
francisque,  espèce  de  hache  à  deux  tranchants,  dont  le  man- 
che est  recouvert  d'un  dur  acier  :  arme  funeste  que  le  Franc 
jette  en  poussant  un  cri  de  mort,  et  qui  manque  rarement 
de  frapper  le  but  qu'un  œil  intrépide  a  marqué. 

«  Ces  Barbares,  fidèles  aux  usages  des  anciens  Germains, 
s'étaient  formés  en  coin,  leur  ordre  accoutumé  de  bataille.  La 
formidable  triangle,  où  l'on  ne  distinguait  qu'une  forêt  de 
framées,  des  peaux  de  bêtes  et  des  corps  demi-nus,  s'avançait 
avec  impétuosité,  mais  d'un  mouvement  égal,  pour  percer  la 
ligne  romaine.  A  la  pointe  de  ce  triangle  étaient  placés  des 
braves  qui  conservaient  une  barbe  longue  et  hérissée,  et  qui 
portaient  au  bras  un  anneau  de  fer.  Ils  avaient  juré  de  ne 
quitter  ces  marques  de  servitude  qu'après  avoir  sacrifié  ^  un 
Romain.  Chaque  chef  dans  ce  vaste  corps  était  environné  des 
guerriers  de  sa  famille,  afin  que,  plus  ferme  dans  le  choc,  il 

I.  Ce  morceau  se  trouve  dans  le  lieux,    la    physionomie   des     races, 

récit  fait  par  Eudore  h   Démodocus  Augustin  Tiiierr      raconte    dans    la 

et  Cymodocée  des  aventures  de  sa  préface  des  Récils  mérmnngienscom- 

jeunessc.  Envoyé  de  l\ome  en  exil  ment  la  lecture  de  ces  pages,  quand 

ù   l'armée   de    Constance,    le   jeune  il  était  encor.-  au  collège.  «  fut  peut- 

liomnic  l'a  trouvée  dans  la  Batavie,  être  décisive    pour   s»    vocation    A 

toute   prête  A    marcher   contre   les  venir  ». 

Francs.  — ■  Le  combat  des  Franks  et  2.  Framée.  Lance  dont  le  fer  est 

des  Romains  est  le  premier  modèle  court  et  étroit, 

d'une  narration  historique  qui  rende  3.  Sacrifié.    Immolé, 
le  caractère  des  temps,  la  couleur  des 


38  LE    A7A'--    SIECLE  PAR  LES  TEXTES 

remportât  la  victoire  ou  mourût  avec  ses  amis.  Chaque  tribu 
se  ralliait  sous  un  symbole  :  la  plus  noble  d'entre  elles  se 
distinguait  par  des  abeilles  ou  trois  fers  de  lance  K  Le  vieux 
roi  des  Sicambres,  Pliaramond  ^,  conduisait  l'armée  entière, 
et  laissait  une  partie  du  commandement  à  son  petit-fife 
Mérovée.  Les  cavaliers  francs,  en  face  de  la  cavalerie  romaine, 
couvraient  les  deux  côtés  de  leur  infanterie  :  à  leurs  casques 
en  forme  de  gueules  ouvertes,  ombragés  de  deux  ailes  de 
vautour,  à  leurs  corselets  de  fer,  à  leurs  boucliers  blancs,  on 
les  eût  pris  pour  des  fantômes  ou  pour  ces  figures  bizarres 
que  l'on  aperçoit  au  milieu  des  nuages  pendant  une  tempête. 
Clodion,  fils  de  Pharamond  et  père  de  Mérovée,  brillait  à  la 
tête  de  ces  cavaliers  menaçants. 

»  Sur  une  grève,  derrière  cet  essaim  d'ennemis,  on  aperce- 
vait leur  camp  semblable  à  un  marché  de  laboureurs  et  de 
pêcheurs  ;  il  était  rempli  de  femmes  et  d'enfants,  et  retranché 
avec  des  bateaux  de  cuir  et  des  chariots  attelés  de  grands 
boeufs.  Non  loin  de  ce  camp  champêtre,  trois  sorcières  en 
lambeaux  faisaient  sortir  de  jeunes  poulains  d'un  bois  sacré  ^, 
afin  de  découvrir  par  leur  course  à  quel  parti  Tuiston  *  pro- 
mettait la  victoire.  La  mer  d'un  côté,  des  forêts  de  l'autre, 
formaient  le  cadre  de  ce  grand  tableau. 

»  Le  soleil  du  matin,  s'échappant  des  replis  d'un  nuage 
d'or,  verse  tout  à  coup  sa  lumière  sur  les  bois,  l'océan  et  les 
armées.  La  terre  paraît  embrasée  du  feu  des  casques  et  des 
lances.  Les  instruments  guerriers  sonnent  l'air  antique  de 
Jules  César  partant  pour  les  Gaules.  La  rage  s'empare  de 
tous  les  cœurs,  les  yeux  roulent  du  sang,  la  main  frémit  sur 
l'épée.  Les  chevaux  se  cabrent,  creusent  l'arène,  secouent 
leur  crinière,  frappent  de  leur  bouche  écumante  leur  poitrine 
enflammée,  ou  lèvent  vers  le  ciel  leurs  naseaux  brûlants,  pour 
respirer  les  sons  belliqueux.  Les  Romains  commencent  le 
chant  de  Probus  ^  : 


1.  «    Je    place    ici    l'origine    des  dans  la  suite,  pour  Clodion  et  Méro- 
armes  de  la  monarchie.    »  (Note  de  vée. 

Chateaubriand).    —    C'est    par    de  3.  Tous  ces  détails  ont  été  em- 

tels  procédés,  très  fréquents  dans  les  pruntés  à  Tacite. 

Martyrs,  que  Chateaubriand  a  pré-  4.  Dieu  des  Germains. 

tendu  rendre  son  poème  national.  5.  L'empereur  Probus  avait  rem- 

2.  Un     ancêtre     du     Pharamond  porté   une   grande   victoire   sur   les 
«  historique    ".   Même  observation,  Franks. 


C  HA  TE  A  UBRIA  ND  3'J 

»  Quand  nous  aurons  vaincu  mille  guerriers  francs,  com- 
bien ne  vaincrons- nous  pas  de  millions  de  Perses  !  » 

Les  Grecs  répètent  en  chœur  le  Paean  ',  et  les  Gaulois 
•  l'hymne  des  Druides.  Les  Francs  répondent  à  ces  cantiques 
de  mort  :  ils  serrent  leurs  boucliers  contre  leur  bouche  -,  et 
font  entendre  un  gémissement  semblable  au  bruit  de  la  mer 
que  le  vent  brise  contre  un  rocher  ;  puis  tout  à  coup,  poussant 
un  cri  aigu,  ils  entonnent  le  bardit  '^  à  la  louange  de  leurs 
héros  : 

»  Pharamond  !  Pharamond  !  Nous  avons  combattu  avec 
l'épée. 

»  Nous  avons  lancé  la  francisque  *  à  deux  tranchants  ;  la 
)'  sueur  tombait  du  front  des  guerriers  et  ruisselait  le  long  de 
»  leurs  bras.  Les  aigles  et  les  oiseaux  aux  pieds  jaunes  ^  pous- 
»  saient  des  cris  de  joie  ;  le  corbeau  nageait  dans  le  sang  des 
»  morts  ;  tout  l'océan  n'était  qu'une  plaie  :  les  vierges  ont 
)>  pleuré  longtemps  ! 

»  Pharamond  !  Pharamond  !  Nous  avons  combattu  avec 
l'épée. 

»  Nos  pères  sont  morts  dans  les  batailles,  tous  les  vautours 
))  en  ont  gémi  :  nos  pères  les  rassasiaient  de  carnage  !  Choi- 
»  sissons  des  épouses  dont  le  lait  soit  du  sang,  et  qui  remplis- 
»  sent  de  valeur  le  cœur  de  nos  fils.  Pharamond,  le  bardit  est 
«  achevé  ;  les  heures  de  la  vie  s'écoulent,  nous  sourirons 
))  quand  il  faudra  mourir  !  » 

«  Ainsi  chantaient  quarante  mille  Barbares.  Leurs  cavaliers 
haussaient  et  baissaient  leur  boucliers  blancs  en  cadence  ; 
et  à  chaque  refrain,  ils  frappaient  du  fer  d'un  javelot  leur 
poitrine  couverte  de  fer. 

»  Déjà  les  Francs  sont  à  la  portée  du  trait  de  nos  troupes 
légères.  Les  deux  armées  s'arrêtent.  Il  se  fait  un  profond 
silence  :  César,  du  milieu  de  la  légion  chrétienne  ",  ordonne 
d'élever  la  cotte  d'armes  de  pourpre,  signal  du  combat  ;  les 
archers    tendent    leurs   arcs,    les    fantassins    baissent   leurs 

1.  Pa?an.  Généralement  hymne  en       mot    se    rattache    probablement    à 
l'honneur    d'Apollon  ;    mais    c'était       barde. 

aussi  un  chant  do  guerre.  4.  Francisque.  Cf.  p.  ."57. 

2.  Cf.  Tacite.  De  Moribus  Germa-  5.  Sorte  de  mouettes. 

norum,  III.  6.  La    Pudique,    cjui    formait    le 

3.  Bardit.    Chant    guerrier    :    ce       corps  de  réserve  et  la  garde  de  l'em- 

pereur. 


40  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES   ' 

piques,  les  cavaliers  tirent  tous  à  la  fois  leurs  épées,  dont  les 
éclairs  se  croisent  dans  les  airs.  Un  cri  s'élève  du  fond  des 
légions  :  «  Victoire  à  l'Empereur  !  «  Les  Barbares  repoussent 
ce  cri  par  un  affreux  mugissement  :  la  foudre  éclate  avec 
moins  de  rage  sur  les  sommets  de  l'Apennin,  l'Etna  gronde 
avec  moins  de  violence  lorsqu'il  verse  au  sein  des  mers  des 
torrents  de  feu,  l'Océan  bat  ses  rivages  avec  moins  de  fracas 
quand  un  tourbillon,  descendu  par  l'ordre  de  l'Eternel,  a 
déchaîné  les  cataractes  de  l'abîme  ^  » 

(Les  Martyrs.) 


LA     TEMPETE' 


Par  un  signe  au  milieu  de  la  nue,  Emmanuel  fait  connaître 
à  l'Ange  des  mers  la  volonté  du  Très-Haut.  Aussitôt  le  vent, 
qui  jusqu'alors  avait  été  favorable  au  vaisseau  de  Cymodocée, 
expire  :  un  calme  profond  règne  dans  les  airs  ;  à  peine  des 
brises  incertaines  se  lèvent  tour  à  tour  de  divers  côtés,  rident 
la  surface  unie  des  flots,  et  viennent  agiter  les  voiles  sans  avoir 
la  force  de  les  soulever.  Le  soleil  pâlit  au  milieu  de  son  cours, 
et  l'azur  du  ciel,  traversé  de  bandes  verdâtres,  semble  se 
décomposer  dans  une  lumière  louche  et  troublée.  Des  sillons 
plombés  s'étendent  sans  fin  dans  une  mer  pesante  et  morte  ; 
le  pilote,  levant  les  mains,  s'écrie  : 

«  0  Neptune  !  que  nous  présagez-vous  ?  Si  mon  art  n'est 
pas  trompeur,  jamais  plus  horrible  tempête  n'aura  bouleversé 
les  flots.  » 

A  l'instant  il  ordonne  d'abattre  les  voiles,  et  chacun  se  pré- 
pare au  danger. 

Les  nuages  s'amoncellent  entre  le  midi  et  l'orient  ;  leurs 
bataillons  funèbres  paraissaient  à  l'horizon  comme  une  noire 
armée,  ou  comme  de  lointains  écueils.  Le  soleil,  descendant 

1.  Les  cataractes  de  Fabime.  encore  bien  des  traces  du  goût 
Expression  biblique.  pseudo-classique.  Mais    on  y  trouve 

2.  Cymodocée  est  devenue  chré-  aussi  par  endroits  une  précision  pit- 
tienne.  EUle  a  quitté  la  Grèce  pour  toresque  bien  étrangère  au  pseudo- 
échapper  aux  persécutions  du  pro-  classicisme  ;  Chateaubriand  remar- 
consul  Hiéroclès  ;  quand  elle  y  ren-  que  en  note  qu'il  «  peint  ici  d'après 
tre,  une  tempête  suscitée  par  Dieu  nature».  —  Cf.,  dans  le  chapitre  YII, 
la  fait  aborder  en  Italie.  —  Dans  la  la  tempête  décrite  par  Michelet. 
description  de  cette  tempête,  il  y  a 


CHATEAUBRIAXU  41 

derrière  ces  nuages,  les  perce  d'un  rayon  livide,  et  découvre 
dans  ces  vapeurs  entassées  des  profondeurs  menaçantes.  La 
nuit  vient  :  d'épaisses  ténèbres  enveloppent  le  vaisseau  ;  le 
matelot  ne  peut  distinguer  le  matelot  tremblant  auprès  de 
lui. 

Tout  à  coup  un  mouvement  parti  des  régions  de  l'aurore 
annonce  que  Dieu  vient  d'ouvrir  le  trésor  des  orages  ^  La 
barrière  qui  retenait  le  tourbillon  est  brisée,  et  les  quatre 
Vents  du  ciel  paraissent  devant  le  Dominateur  des  mers.  Le 
vaisseau  fuit  et  présente  sa  poupe  bruyante  au  souffle  impé- 
tueux de  l'orient  ;  toute  la  nuit  il  sillonne  les  vagues  étin- 
celantes.  Le  jour  renaît  et  ne  verse  de  clarté  que  pour  laisser 
voir  la  tempête  :  les  flots  se  déroulaient  avec  uniformité  *. 
Sans  les  mâts  et  le  corps  de  la  galère  que  le  vent  rencontrait 
dans  sa  course,  on  n'aurait  entendu  aucun  bruit  sur  les  eaux. 
Rien  n'était  plus  menaçant  que  ce  silence  dans  le  tumulte, 
cet  ordre  dans  le  désordre.  Comment  se  sauver  d'une  tem- 
pête qui  semble  avoir  un  but  et  des  fureurs  préméditées  ? 

(Les  Martyrs.) 

CHANT   DE  CYMODOCÉE* 

Demeurée  seule  avec  le  vêtement  de  gloire,  Çymodocée  le 
considère,  et  le  prend  dans  ses  mains  charmantes. 

«  On  m'ordonne,  dit-elle,  de  me  parer  pour  mon  époux  ;  il 
faut  obéir.  » 

Aussitôt  elle  revêt  la  tunique,  qu'elle  rattache  avec  la  cein- 
ture :  les  brodequins  couvrent  ses  pieds  plus  blancs  que  le 
marbre  de  Paros  ;  elle  jette  le  voile  sur  sa  tête,  et  suspend  à 
son  épaule  le  manteau  :  telle  la  Muse  des  mensonges  nous 
peint  la  Nuit,  mère  de  l'Amour,  enveloppée  de  ses  voiles 
d'azur  et  de  ses  crêpes  funèbres  ;  telle  Marcie  (moins  jeune, 

1.  Le  trésor  des  orages.  Expression      que  je   décris  ici  ;  et  il  n'y   a  peut- 
biblique.  être  rien  de  plus  effrayant.    »  (Note 

2.  •  Il  faut  Favouer,  au  milieu  des      de  Chateaubriand  I. 

plus  furieuses  tempêtes,  je  n'ai  point  3.  Çymodocée,  dans  la  prison  où 

remarqué  ce  chaos,  ces  montagnes  elle   a    été   enfermée    comme    chré- 

d'eau.  ces  abimes,  ce  fracas  qu'on  tienne,   vient   de   recevoir    le   vête- 

voit   dans   les  orages    des  poètes...  ment    des    mart>Ts.    qu'elle    prend 

J'ai  bien  remarqué  au  contraire  ce  pour  sa  rob?  nuptiale, 
silence  et  cette  espèce  de  régularité 


42  LE    XIXe    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

moins  belle,  moins  vertueuse)  se  montra  aux  yeux  du  dernier 
Caton,  quand  elle  le  réclama  pour  époux  au  milieu  des  mal- 
heurs de  Rome,  et  qu'elle  parut  à  l'autel  de  l'Hymen  avec 
l'habit  d'une  veuve  éplorée  ^  Cymodocée  ne  sait  pas  qu'elle 
porte  la  robe  de  la  mort  !  Elle  se  regarde  dans  ce  triste  appa- 
reil, qui  la  rend  cent  fois  plus  touchante  ;  elle  se  rappelle  le 
jour  où  elle  se  couvrit  des  ornements  des  Muses  pour  aller 
avec  son  père  remercier  la  famille  de  Lasthénès  '^. 

«  Ma  robe  nuptiale,  disait-elle,  n'est  pas  aussi  éclatante  ; 
mais  elle  plaira  peut-être  davantage  à  mon  époux,  parce  que 
c'est  une  robe  chrétienne.   » 

Le  souvenir  de  son  premier  bonheur  et  du  doux  pays  de  la 
Grèce  inspira  la  fille  d'Homère  ^.  Elle  s'assit  devant  la  fenêtre 
de  la  prison  ;  et,  reposant  sur  sa  main  sa  tête  embelhe  du 
voile  des  martyres,  elle  soupira  ces  paroles  harmonieuses  : 

«  Légers  vaisseaux  de  l'Ausonie  *,  fendez  la  mer  calme  et 
brillante  !  Esclave  de  Neptune,  abandonnez  la  voile  au  souf- 
fle amoureux  des  vents  !  Courbez- vous  sur  la  rame  agile. 
Reportez-moi,  sous  la  garde  de  mon  époux  et  de  mon  père, 
aux  rives  fortunées  du  Pamisus  ^. 

»  Volez,  oiseaux  de  Libye,  dont  le  cou  flexible  se  courbe 
avec  grâce,  volez  au  sommet  de  l'Ithome  '^,  et  dites  que  la 
fille  d'Homère  va  revoir  les  lauriers  de  la  Messénie  ! 

))  Quand  retrouverai- je  mon  lit  d'ivoire,  la  lumière  du 
jour  si  chère  aux  mortels,  les  prairies  émaillées  de  fleurs 
qu'une  eau  pure  arrose,  que  la  pudeur  embellit  de  son  souffle  ! 

»  J'étais  semblable  à  la  tendre  génisse  sortie  du  fond  d'une 
grotte,  errante  sur  les  montagnes,  et  nourrie  au  son  des  ins- 
truments champêtres.  Aujourd'hui  dans  une  prison  solitaire, 
sur  la  couche  indigente  de  Cérès  '  !... 

»  Mais  d'où  vient  qu'en  voulant  chanter  comme  la  fau- 
vette, je  soupire  comme  la  flûte  consacrée  aux  morts  ?  Je 
suis  pourtant  revêtue  de  la  robe  nuptiale  ;  mon  cœur  sentira 
les  joies  et  les  inquiétudes  maternelles  ;  je  verrai  mon  fils 
s'attacher  à  ma  robe,  comme  l'oiseau  timide  qui  se  réfugie 

1.  Cf.    Lucaiii,    la    Pharsale,    II,  4.  L'Italie. 

365,  sqq.  5.  Fleuve  de  Messénie. 

2.  Cf.  p.  34.  6.  Montagne  de  Thessalie. 

3.  Démodocus  était     le    dernier           7.  Périphrase  pseudo-classique. 
des  Homérides. 


CHATEAUBRIAND  43 

SOUS  l'aile  de  sa  mère  *.  Eh  !  ne  suis- je  pas  moi-même  un  jeune 
oiseau  ravi  au  sein  partenel  i 

»  Que  mon  père  et  mon  époux  tardent  à  paraître  !  Ah  !  s'il 
m'étais  ])ermi.s  d'im})lorer  encore  les  Grâces  et  les  Muses"  !  Si 
je  pouvais  interroger  le  Ciel  dans  les  entrailles  de  la  victime! 
Mais  j'offense  un  Dieu  que  je  connais  à  peine  *  :  reposons- 
nous  sur  la  Croix  *.  » 

{Tas  Martyrs.) 

LA   MER    MORTE    ET    LE    JOURDAIN 

Nous  quittâmes  le  couvent  à  trois  heures  de  l'après-midi  ; 
nous  remontâmes  le  torrent  de  Cédron  ;  ensuite,  traversant 
la  ravine,  nous  reprîmes  notre  route  au  levant.  Nous  décou- 
vrîmes Jérusalem  par  une  ouverture  des  montagnes.  Je  ne 
savais  trop  ce  que  j'apercevais  ;  je  croyais  voir  un  amas  de 
rochers  brisés  :  l'apparition  subite  de  cette  Cité  des  désola- 
tions au  milieu  d'une  solitude  désolée  avait  quelque  chose 
d'effrayant  ;  c'était  véritablement  la  Reine  du  désert. 

Nous  avancions  :  l'aspect  des  montagnes  était  toujours  le 
même,  c'est-à-dire  blanc  poudreux,  sans  ombre,  sans  arbres, 
sans  herbe  et  sans  mousse.  A  quatre  heures  et  demie,  nous 
descendîmes  de  la  haute  chaîne  de  ces  montagnes  sur  une 
chaîne  moins  élevée.  Nous  cheminâmes  pendant  cinquante 
minutes  sur  un  plateau  assez  égal.  Nous  parvînmes  enfin  au 
dernier  rang  des  monts  qui  bordent  à  l'occident  la  vallée  du 
Jourdain  et  les  eaux  de  la  mer  Morte.  Le  soleil  était  près  de 
se  coucher  ;  nous  mîmes  pied  à  terre  pour  laisser  reposer  les 
chevaux,  et  je  contemplai  à  loisir  le  lac,  la  vallée  et  le  fleuve. 

Quand  on  parle  d'une  vallée,  on  se  représente  une  vallée 
cultivée  ou  inculte  :  cultivée,  elle  est  couverte  de  moissons, 

1.  Souvenir  des  Troyennes  d'Eu-  miére  éducation,  mais  s'aperçoit 
ripide.  Androniaque  y  dit  au  petit  pourtant  qu'elle  pèche  et  se  repro- 
Astyanax  :  «  Pourquoi  tes  mains  che  innocemment  un  langage  que 
s'attaclient-elles  à  ma  robe,  pauvre  son  ignorance  excuse  ». 

petit  poussin  qui  te  réfugies  sous  les  4.    «    Ce    chant    est    peut-être    le 

ailes  de  ta  mère  ?  •  morceau  que  j'ai  le  plus  soigné  de 

2.  Les  Muses.  Cymodocée  leur  tout  l'ouvrage.  On  peut  remarquer 
avait  été  consacrée.  qu'il  ne  s'y  trouve  qu'un  seul  hiatus; 

3.  La  jeune  llUe,  comme  Château-  encore  glisse-t-il  assez  facilement 
briand  le  fait  observer,  «  porte  dans  sur  l'oreille.  •  (Note  de  Chateau- 
ses  sentiments  les  erreurs  de  sa  pre-  briand.) 


44  LE    XIX*    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

de  vignes,  de  villages,  de  troupeaux  ;  inculte,  elle  offre  des 
herbages  ou  des  forêts  ;  si  elle  est  arrosée  par  un  fleuve,  ce 
fleuve  a  des  replis  ;  les  collines  qui  forment  cette  vallée  ont 
elles-mêmes  des  sinuosités  dont  les  perspectives  attirent 
agréablement  les  regards. 

Ici,  rien  de  tout  cela  :  qu'on  se  figure  deux  longues  chaînes 
de  montagnes,  courant  parallèlement  du  septentrion  au  midi, 
sans  détours,  sans  sinuosités.  La  chaîne  du  levant,  appelée 
Montagne  d'Arabie,  est  la  plus  élevée  ;  vue  à  la  distance  de 
huit  à  dix  lieues,  on  dirait  un  grand  mur  perpendiculaire, 
tout  à  fait  semblable  au  Jura  par  sa  forme  et  par  sa  couleur 
azurée  ;  on  ne  distingue  pas  un  sommet,  pas  la  moindre  cime  ; 
seulement  on  aperçoit  çà  et  là  de  légères  inflexions,  comme 
si  la  main  du  peintre  qui  a  tracé  cette  ligne  horizontale  sur 
le  ciel  eût  tremblé  dans  quelques  endroits. 

La  chaîne  du  couchant  appartient  aux  montagnes  de  Judée. 
Moins  élevée  et  plus  inégale  que  la  chaîne  de  l'est,  elle  en 
diffère  encore  par  sa  nature  :  elle  présente  de  grands  mon- 
ceaux de  craie  et  de  sable  qui  imitent  la  forme  des  faisceaux 
d'armes,  de  drapeaux  ployés,  ou  de  tentes  d'un  camp  assis  au 
bord  d'une  plaine.  Du  côté  de  l'Arabie,  ce  sont  au  contraire 
de  noirs  rochers  à  pic  qui  répandent  au  loin  leur  ombre  sur 
les  eaux  de  la  mer  Morte.  Le  plus  petit  oiseau  du  ciel  ne  trou- 
verait pas  dans  ces  rochers  un  brin  d'herbe  pour  se  nourrir  ; 
tout  y  annonce  la  patrie  d'un  peuple  réprouvé... 

La  vallée  comprise  entre  ces  deux  chaînes  de  montagnes 
offre  un  sol  semblable  au  fond  d'une  mer  depuis  longtemps 
retirée  :  des  plages  de  sel,  une  vase  desséchée,  des  sables 
mouvants  et  comme  sillonnés  par  les  flots.  Cà  et  là  des 
arbustes  chétifs  croissent  péniblement  sur  cette  terre  privée 
de  vie  ;  leurs  feuilles  sont  couvertes  du  sel  qui  les  a  nourries, 
et  leur  écorce  a  le  goût  et  l'odeur  de  la  fumée.  Au  lieu  de  vil- 
lages, on  aperçoit  les  ruines  de  quelques  tours.  Au  milieu  de 
la  vallée,  passe  un  fleuve  décoloré  ;  il  se  traîne  à  regret  vers  le 
lac  empesté  qui  l'engloutit.  On  ne  distingue  son  cours  au 
milieu  de  l'arène  que  par  les  saules  et  les  roseaux  qui  le 
bordent  :  l'Arabe  se  cache  dans  ces  roseaux  pour  attaquer  le 
voyageur  et  dépouiller  le  pèlerin. 

Tels  sont  ces  lieux  fameux  par  les  bénédictions  et  par  les 


CHATEAUBRIAND  45 

malédictions  du  ciel  :  ce  fleuve  est  le  Jourdain  ;  ce  lac  est  la 
mer  Morte  ;  elle  paraît  brillante,  mais  les  villes  coupables  ' 
qu'elle  cache  dans  son  sein  semblent  avoir  empoisonné  ses 
flots.  Ses  abîmes  solitaires  ne  peuvent  nourrir  aucun  être 
vivant  -,  jamais  vaisseau  n'a  pressé  ses  ondes;  ses  grèves  sont 
sans  oiseaux,  sans  arbres,  sans  verdure  ;  et  son  eau,  d'une 
amertume  affreuse,  est  si  pesante  que  les  vents  les  plus  impé- 
tueux peuvent  à  peine  la  soulever. 

Quand  on  voyage  dans  la  Judée,  d'abord  un  grand  ennui 
saisit  le  cœur  ;  mais  lorsque,  passant  de  solitude  en  solitude, 
l'espace  s'étend  sans  bornes  devant  vous,  peu  à  peu  l'ennui 
se  dissipe,  on  éprouve  une  terreur  secrète,  qui,  loin  d'abaisser 
l'âme,  donne  du  courage  et  élève  le  génie.  Des  aspects  extraor- 
dinaires décèlent  de  toutes  parts  une  terre  travaillée  par  des 
miracles  :  le  soleil  brûlant,  l'aigle  impétueux,  le  figuier  stérile, 
toute  la  poésie,  tous  les  tableaux  de  l'Ecriture  sont  là.  Chaque 
nom  renferme  un  mystère  ;  chaque  grotte  déclare  ^  l'avenir  ; 
chaque  sommet  retentit  des  accents  d'un  prophète.  Dieu 
même  a  parlé  sur  ces  bords  :  les  torrents  desséchés,  les  rochers 
fendus,  les  tombeaux  entr'ouverts  attestent  le  prodige  ;  le 
désert  paraît  encore  muet  de  terreur,  et  l'on  dirait  qu'il  n'a 
osé  rompre  le  silence  depuis  qu'il  a  entendu  la  voix  de 
l'Etemel. 

{Itinéraire  de  Paris  à  Jérusalem.) 

1.  Sodome  et  Gomorrhc.  cède  à  la  tentation  d'ajouter  un  trait 

2.  Chateaubriand  dit  en  note.  de  plus  en  accord  avec  la  désolation 
qu'il  suit  l'opinion  générale,  et,  plus       des  lieux. 

loin,  il  montrera  que  cette  opinion  3.  Déclare.  Fait  connaître  claire- 

n'est   peut-être   pas    fondée.    Ici,   il       ment,  annonce.  Cf.  p.  23.   n.  2. 


CHAPITRE    II    (i) 
BÉRANGER 

LES   SOUVENIRS  DU    PEUPLE 

On  parlera  de  sa  gloire 
Sous  le  chaume  bien  longtemps  ; 
L'humble  toit,  dans  cinquante  ans, 
Ne  connaîtra  plus  d'autre  histoire. 
Là  viendront  les  villageois 
Dire  alors  à  quelque  vieille  : 
«  Par  des  récits  d'autrefois. 
Mère,  abrégez  notre  veille; 
Bien,  dit-on,  qu'il  nous  ait  nui, 
Le  peuple  encor  le  révère. 

Oui,  le  révère. 
Parlez-nous  de  lui,  grand' mère, 

Parlez- nous  de  lui. 

—  Mes  enfants,  dans  ce  village. 
Suivi  de  rois  il  passa. 

Voilà  bien  longtemps  de  ça  : 
Je  venais  d'entrer  en  ménage. 
A  pied  grimpant  le  coteau 
Où  pour  voir  je  m'étais  mise. 
Il  avait  petit  chapeau 
Avec  redingote  grise. 
Près  de  lui  je  me  troublai  ; 
Il  me  dit  :  «  Bonjour,  ma  chère, 
»  Bonjour,  ma  chère.  » 

—  Il  vous  a  parlé,  grand'mère  ! 

Il  vous  a  parlé  ! 

1.  Béranger  fut  un  des.poètes  qui       contribuèrent  le  plus  à  •  la  légende 

napolitaino  ». 

(i)  Voir  notre  Précis  de  l'Histoire  de  la  Lilléialure  française,  p.  ioa-iiaa. 


BÉRANGEti  il 

«  L'ail  d'après,  moi,  pauvre  femme, 
A  Paris  étant  un  jour, 
Je  le  vis  avec  sa  cour  : 
Il  se  rendait  à  Notre-Dame  *. 
Tous  les  cœurs  étaient  contents  ; 
On  admirait  son  cortège. 
Chacun  disait  :  «  Quel  beau  temps  ! 
»  Le  Ciel  toujours  le  prqtège.  » 
Son  sourire  était  bien  doux  ; 
D'un  fils  Dieu  le  rendait  père, 
Le  rendait  père. 

—  Quel  beau  joui*  pour  vous,  grand'mère  ! 
Quel  beau  jour  pour  vous  ! 

«  Mais,  quand  la  pauvre  Champagne 
Fut  en  proie  aux  étrangers  -, 
Lui,  bravant  tous  les  dangers. 
Semblait  seul  tenir  la  campagne. 
Un  soir,  tout  comme  aujourd'hui. 
J'entends  frapper  à  la  porte  ; 
J'ouvre.  Bon  Dieu  !  c'était  lui. 
Suivi  d'une  faible  escorte. 
Il  s'assoit  où  me  voilà, 
S'écriant  :  «  Oh  !  quelle  guerre  ! 
»  Oh  !  quelle  guerre  ! 

—  Il  s'est  assis  là,  grand'mère  ! 
Il  s'est  assis  là  ! 

«  J'ai  faim,  »  dit-il,  et  bien  vite 
Je  sers  piquette  et  pain  bis  ; 
Puis  il  sèche  ses  habits  ; 
Même  à  dormir  le  feu  l'invite. 
Au  réveil,  voyant  mes  pleurs. 
Il  me  dit  :  «  Bonne  espérance  ! 
»  Je  cours  de  tous  ses  malheurs 
»  Sous  Paris  venger  la  France.  » 

1.  Pour    le    baptême    du    roi    de  2.  Dans  la  campagne  de  1813. 

Rome. 


LE    XIX'    SIECLE    PAR     LES     TEXTES 

Il  part  ;  et,  comme  un  trésor, 
J'ai  depuis  gardé  son  verre, 
Gardé  son  verre. 

—  Vous  l'avez  encor,  grand'mère  ! 
Vous  l'avez  encor  ! 

«  Le  voici.  Mais  à  sa  perte 
Le  héros  fut  entraîné. 
Lui,  qu'un  pape  a  couronné, 
Est  mort  dans  une  île  déserte. 
Longtemps  aucun  ^  ne  l'a  cru  ^. 
On  disait  :  «  Il  va  paraître. 
»  Par  mer  il  est  accouru  ; 
))  L'étranger  va  voir  son  maître.  » 
Quand  d'erreur  on  nous  tira, 
Ma  douleur  fut  bien  amère  ! 
Fut  bien  amère  ! 

—  Dieu  vous  bénira,  grand'mère, 
Dieu  vous  bénira.  » 


MON  HABIT 


Sois-moi  fidèle,   ô  pauvre  habit  que  j'aime  ! 

Ensemble  nous  devenons  vieux. 
Depuis  dix  ans  je  te  brosse  moi-même. 

Et  Socrate  n'eût  pas  fait  mieux. 

Quand  le  sort  à  ta  mince  étoffe 

Livrerait  de  nouveaux  combats, 
Imite-moi,  résiste  en  philosophe  : 
Mon  vieil  ami,  ne  nou^  séparons  pas. 

Je  me  souviens,  car  j'ai  bonne  mémoire. 

Du  premier  jour  où  je  te  mis. 
C'était  ma  fête,  et,  pour  comble  de  gloire. 

Tu  fus  chanté  par  mes  amis. 

1.  Aucun,  Employé  comme  pro-  2.  Ne  Va  cru.  N'a  cru  qu'il  fût 

nom  ;  archaïsme.  mort. 


BÈRANGER  49 

Ton  indigence,  qui  m'honore, 

Ne  m'a  point  banni  de  leurs  bras  ; 

Tous  ils  sont  prêts  à  nous  fêter  encore  : 

Mon  vieil  ami,  ne  nous  séparons  pas. 

A  ton  revers  j'admire  une  reprise  : 

C'est  encore  un  doux  souvenir. 
Feignant  ce  soir  de  fuir  la  tendre  Lise, 

Je  sens  sa  main  me  retenir. 

On  te  déchire,  et  cet  outrage 

Auprès  d'elle  enchaîne  mes  pas. 
Lisette  a  mis  deux  jours  à  tant  d'ouvrage  :  , 

Mon  vieil  ami,  ne  nous  séparons  pas. 

T'ai-je  imprégné  des  flots  de  musc  et  d'ambre 

Qu'un  fat  exhale  en  se  mirant  ? 
M'a-t-on  jamais  vu  dans  une  antichambre 

T'exposer  au  mépris  d'un  grand  ? 

Pour  des  rubans  la  France  entière 

Fut  en  proie  à  de  longs  débats. 
La  fleur  des  champs  brille  à  ta  boutonnière  : 
Mon  vieil  ami,  ne  nous  séparons  pas. 

Ne  crains  plus  tant  ces  jours  de  courses  vaines 

Où  notre  destin  fut  pareil. 
Ces  jours  mêlés  de  plaisirs  et  de  peines, 

Mêlés  de  pluie  et  de  soleil. 

Je  dois  bientôt,  il  me  le  semble. 

Mettre  pour  jamais  habit  bas. 
Attends  un  peu,  nous  finirons  ensemble  : 
Mon  vieil  ami,  ne  nous  séparons  pas  '. 

1,  t    Mon  habil  est  une  des  clian-  heureux   d'expression.   VA   pourtant 

sons  qu'on  aime  le  plus  A  citer.  On  je    ne    puis    ni'empécher    de    noter 

en   a   retenu   le   retrain   et   des   vers  quelques  mauvais  vers,  des  expres- 

charmants.  C'est  trt^s  joli  de  motif.  sions  vagues  et  communes.  •  (Sainte- 

trùs  spirituel  d'idées,  quelquefois  très  Heuve,  Lundis,  t.  II.) 


LE   XIX*  SIECLE   PAR   LES   TEXTES. 


LAMARTINE  ' 


LE   VALLON 


Mon  cœur,  lassé  de  tout,  même  de  l'espérance, 
N'ira  plus  de  ses  vœux  importuner  le  sort  ; 
Prêtez-moi  seulement,  vallon  de  mon  enfance, 
Un  asile  d'un  jour  pour  attendre  la  mort. 

Voici  l'étroit  sentier  de  l'obscure  vallée  ; 
Du  flanc  de  ces  coteaux  pendent  des  bois  épais. 
Qui,  courbant  sur  mon  front  leur  ombre  entremêlée. 
Me  couvrent  tout  entier  de  silence  et  de  paix. 

Là,  deux  ruisseaux,  cachés  sous  des  ponts  de  verdure, 
Tracent  en  serpentant  les  contours  du  vallon  ; 
Ils  mêlent  un  moment  leur  onde  et  leur  murmure, 
Et  non  loin  de  leur  source  ils  se  perdent  sans  nom. 

La  source  de  mes  jours,  comme  eux  s'est  écoulée  ; 
Elle  a  passé  sans  bruit,  sans  nom  et  sans  retour. 
Mais  leur  onde  est  limpide,  et  mon  âme  troublée 
N'aura  pas  réfléchi  les  clartés  d'un  beau  jour. 

La  fraîcheur  de  leurs  lits,  l'ombre  qui  les  couronne. 
M'enchaînent  tout  le  jour  sur  les  bords  des  ruisseaux  ; 
Comme  un  enfant  bercé  par  un  chant  monotone, 
Mon  âme  s'assoupit  au  murmure  des  eaux. 

Ah  !  c'est  là  qu'entouré  d'un  rempart  de  verdure. 
D'un  horizon  borné  qui  suffit  à  mes  yeux, 
J'aime  à  fixer  mes  pas,  et,  seul  dans  la  nature, 
A  n'entendre  que  l'onde,  à  ne  voir  que  les  cieux. 

1.  La  place  de  Lamartine  dans  ce        nous  ont  accordé  leur  autorisation 
recueil  devrait  être  beaucoup  plus       que  pour  une  dizaine  de  pages, 
considérable  ;  mais  les   éditeurs  ne 


LAMARTINE  51 

J'ai  trop  vu,  trop  senti,  trop  aimé  dans  ma  vie  ; 
Je  viens  chercher  vivant  le  calme  du  Léthé  ^ 
Beaux  lieux,  soyez  pour  moi  ces  bords  où  l'on  oublie  : 
L'oubli  seul  désormais  est  ma  félicité. 

Mon  cœur  est  en  repos,  mon  âme  est  en  silence  ; 
Le  bruit  lointain  du  monde  expire  en  arrivant, 
Comme  un  son  éloigné  qu'affaiblit  la  distance, 
A  l'oreille  incertaine  apporté  par  le  vent. 

D'ici  je  vois  la  vie,  à  travers  un  nuage, 
S'évanouir  pour  moi  dans  l'ombre  du  passé  ; 
L'amour  seul  est  resté,  comme  une  grande  image 
Survit  seule  au  réveil  dans  un  songe  effacé. 

Repose-toi,  mon  âme,  en  ce  dernier  asile, 
Ainsi  qu'un  voyageur  qui,  le  cœur  plein  d'espoir, 
S'assied,  avant  d'entrer,  aux  portes  de  la  ville. 
Et  respire  un  moment  l'air  embaumé  du  soir. 

Comme  lui,  de  nos  pieds  secouons  la  poussière  ; 
L'homme  par  ce  chemin  ne  repasse  jamais  ; 
Comme  lui,  respirons  au  bout  de  la  carrière 
Ce  calme  avant-coureur  de  l'éternelle  paix. 

Tes  jours,  sombres  et  courts  (îomme  les  jours  d'automne. 
Déclinent  comme  l'ombre  au  penchant  des  coteaux. 
L'amitié  te  trahit,  la  pitié  t'abandonne. 
Et,  seule,  tu  descends  le  sentier  des  tombeaux. 

Mais  la  nature  est  là  qui  t'invite  et  qui  t'aime  ; 
Plonge-toi  dans  son  sein  qu'elle  t'ouvre  toujours  ; 
Quand  tout  change  pour  toi,  la  nature  est  la  même, 
Et  le  même  soleil  se  lève  sur  tes  jours  ^. 


1.  Fleuve  des  enfers  où  les  ombres  trice,  d'autres  poètes  l'ont  souvent 
des  morts  buvaient  l'oubli.  accusée    d'indilTérence.   Cf.  notam- 

2.  Cette    nature,   que   Lamartine  ment  la  Tristesse  (TOlympio,  p.  80. 
représente  ici   comme  une  consola- 


52  LE    A7AV    SIECLE    FAR   LES    TEXTES 

De  lumière  et  d'ombrage  elle  t'entoure  encore. 
Détache  ton  amour  des  faux  biens  que  tu  perds  ; 
Adore  ici  l'écho  qu'adorait  Pythagore, 
Prête  avec  lui  l'oreille  aux  célestes  concerts  ^ 

Suis  le  jour  dans  le  ciel,  suis  l'ombre  sur  la  terre; 
Dans  les  plaines  de  l'air  vole  avec  l'aquilon  ; 
Avec  les  doux  rayons  de  l'astre  du  mystère 
Glisse  à  travers  les  bois  dans  l'ombre  du  vallon. 

Dieu,  pour  le  concevoir,  a  fait  l'intelligence  : 
Sous  la  nature  enfin  découvre  son  auteur  ! 
Une  voix  à  l'esprit  parle  dans  son  silence  ; 
Qui  n'a  pas  entendu  cette  voix  dans  son  cœur  ? 

(Hachette  et  C*®,  éditeurs.) 


LE    LAC' 


Ainsi,  toujours  poussés  vers  de  nouveaux  rivages, 
Dans  la  nuit  éternelle  emportés  sans  retour. 
Ne  pourrons- nous  jamais  sur  l'océan  des  âges 
Jeter  l'ancre  un  seul  jour  ? 

O  lac  !  l'année  à  peine  a  fini  sa  carrière, 
Et  près  des  flots  chéris  qu'elle  ^  devait  revoir. 
Regarde  !  je  viens  seul  m'asseoir  sur  cette  pierre 
Où  tu  la  vis  s'asseojr  ! 

Tu  mugissais  ainsi  sous  ces  roches  profondes  ; 
Ainsi  tu  te  brisais  sur  leurs  flancs  déchirés  ; 
Ainsi  le  vent  jetait  l'écume  de  tes  ondes 
Sur  ses  pieds  adorés. 

1.  Aux  célestes  concerts.  A  l'har-  je  sentis  augmenter  la  mélancolie 
monie  des  sphères  célestes,  que  dont  j'étais  accablé.  Lin  ciel  serein, 
croyait  entendre  Pythagore.  la  fraîcheur  de  l'air,  les  doux  rayons 

2.  C'est  le  lac  du  Bourget.  —  Il  de  la  lune,  le  frémissement  argenté 
faut  citer  ici  la  lettre  de  Saint-  dont  l'eau  brillait  autour  de  nous. 
Preux  ù  Héloïse  où  il  évoque  un  rien  ne  put  débarrasser  mon  cœur 
souvenir  tout  semblable  de  leurs  de  mille  réflexions  douloureuses... 
amours; Lamartine  s'en  est  peut-être  «  C'en  est  fait,  disais-je  en  moi-même, 
inspiré.  ces  temps,  ces  temps  heureux,   ne 

«    Nous     gardions     un     profond       sont    plus  !    Ils    ont    disparu    pour 
silence.  Le  bruit  égal  et  mesuré  des       jamais.  »  {Im.  Noiii>elle  Héloïse.) 
rames  m'excitait  à  rêver.  Peu  ii  peu,  3.  Elvire. 


I,\  MARTINE  5:i 

Un  soir,  t'en  souvient-il  ?  nous  voguions  en  silence  ; 
On  n'entendait  au  loin,  sur  l'onde  et  sous  les  cieux, 
Que  le  bruit  des  rameurs  (jui  frappaient  en  cadence 
Tes  flots  harmonieux. 

Tout  à  coup  des  accents  inconnus  à  la  terre 
Du  rivage  charmé  frappèrent  les  échos. 
Le  flot  fut  attentif,  et  la  voix  qui  m'est  chère 
Laissa  tomber  ces  mots  : 

«  O  temps  !  suspends  ton  vol  ;  et  vous,  heures  propices, 
Suspendez  votre  cours  ;  < 

Laissez-nous  savourer  les  rapides  délices 
Des  plus  beaux  de  nos  jours  ! 

«  Assez  de  malheureux  ici-bas  vous  implorent  ; 

Coulez,  coulez  pour  eux  ;v, 
Prenez  avec  leurs  jours  les  soins  ^  qui  les  dévorent  ; 

Oubliez  les  heureux  '^. 

«  Mais  je  demande  en  vain  quelques  moments  encore  : 

Le  temps  m'échappe  et  fuit  ; 
Je  dis  à  cette  nuit  :  «  Sois  plus  lente  ;  «  et  l'aurore 

Va  dissiper  la  nuit. 

«  Aimons  donc,  aimons  donc  !  de  l'heure  fugitive. 

Hâtons-nous,  jouissons  ! 
L'homme  n'a  point  de  port,  le  temps  n'a  point  de  rive  ; 

Il  coule,  et  nous  passons  !  » 

Temps  jaloux,  se  peut-il  que  ces  moments  d'ivresse 
Où  l'amour  à  longs  flots  nous  verse  le  bonheur 
S'envolent  loin  de  nous  de  la  même  vitesse 
Que  les  jours  de  malheur  ? 

1.  Soins.     Dans     l'acception     ar-  2.  André  Chénier  avait  fait  dire 

chaïque  de  soucis.  î\  sa  •  jeune  captive  •  : 

O  mort,  tu  peux  attendre  ;  éloigne,  éloigne-toi  ; 
Va  consoler  les  cœurs  que  la  honte,  l'effroi. 

Le  pâle  désespoir  dévore  ! 
Pour  moi  Paies  encore  a  des  asiles  verts. 
Les  amours  des  baisers,  les  Muses  des  concerts  ! 

Je  ne  veux  pas  mourir  encore. 


54  LE    XIX"    SIECLE    l'AR    LES    TEXTES 

Eh  quoi  !  n'en  pourrons-nous  fixer  au  moins  la  trace  ? 
Quoi  !  passés  pour  jamais  !  quoi  !  tout  entiers  perdus  ! 
Ce  temps  qui  les  donna,  ce  temps  qui  les  efface, 
Ne  nous  les  rendra  plus  ! 

Eternité,  néant,  passé,  sombres  abîmes, 
Que  faites-vous  des  jours  que  vous  engloutissez  ? 
Parlez  :  nous  rendrez- vous  ces  extases  sublimes 
Que  vous  nous  ravissez  ? 

0  lac  !  rochers  muets  !  grottes  !  forêt  obscure  ! 
Vous  que  le  temps  épargne  ou  qu'il  peut  rajeunir. 
Gardez  de  cette  nuit,  gardez,  belle  nature, 
Au  moins  le  souvenir  ! 

Qu'il  soit  dans  ton  repos,  qu'il  soit  dans  tes  orages, 
Beau  lac,  et  dans  l'aspect  de  tes  riants  coteaux, 
Et  dans  ces  noirs  sapins,  et  dans  ces  rocs  sauvages 
Qui  pendent  sur  tes  eaux  ! 

Qu'il  soit  dans  le  zéphir  qui  frémit  et  qui  passe. 
Dans  les  bruits  de  tes  bords  par  tes  bords  répétés. 
Dans  l'astre  au  front  d'argent  qui  blanchit  ta  surface 
De  ses  molles  clartés  ! 

Que  le  vent  qui  gémit,  le  roseau  qui  soupire, 
Que  les  parfums  légers  de  ton  air  embaumé, 
Que  tout  ce  qu'on  entend,  l'on  voit  ou  l'on  respire, 
Tout  dise  :  «  Ils  ont  aimé  !  » 

(Hachette  et  C*^,  éditeurs.) 


L»lNFmi  DANS  LES  CIEUX 


Hélas  !  pourquoi  si  haut  mes  yeux  ont-ils  monté  ? 
J'étais  heureux  en  bas  dans  mon  obscurité  ; 
Mon  coin  dans  l'étendue  et  mon  éclair  de  vie 
Me  paraissaient  un  sort  presque  digne  d'envie  ; 


LAMARTINE  55 

Je  regardais  d'en  haut  cette  herbe  ;  en  comparant, 

Je  méprisais  l'insecte,  et  je  me  trouvais  grand. 

Et  maintenant,  noyé  dans  l'abîme  de  l'être, 

Je  doute  qu'un  regard  du  Dieu  qui  nous  fit  naître 

Puisse  me  démêler  d'avec  lui,  vil,  rampant, 

Si  bas,  si  loin  de  lui,  si  voisin  du  néant  ! 

Et  je  me  laisse  aller  à  ma  douleur  profonde, 

Comme  une  pierre  au  fond  des  abîmes  de  l'onde  ; 

Et  mon  propre  regard,  comme  honteux  de  soi, 

Avec  un  vil  dédain,  se  détourne  de  moi, 

Et  je  dis  en  moi-même  à  mon  âme  qui  doute  : 

«  Va,  ton  sort  ne  vaut  pas  le  coup  d'oeil  qu'il  te  coûte  !  » 

Et  mes  yeux  desséchés  retombent  ici-bas. 

Et  je  vois  le  gazon  qui  fleurit  sous  mes  pas, 

Et  j'entends  bourdonner  sous  l'herbe  que  je  foule 

Ces  flots  d'êtres  vivants  que  chaque  sillon  roule. 

Atomes  animés  par  le  souffle  divin, 

Chaque  rayon  du  jour  en  élève  sans  fin  ; 

La  minute  suffit  pour  compléter  leur  être, 

Leurs   tourbillons   flottants   retombent  pour  renaître  ; 

Le  sable  en  est  vivant,  l'éther  en  est  semé. 

Et  l'air  que  je  respire  est  lui-même  animé  ! 

Et  d'où  vient  cette  vie,  et  d'où  peut-elle  éclore 

Si  ce  n'est  du  regard  où  s'allume  l'aurore  ? 

Qui  ferait  germer  l'herbe  et  fleurir  le  gazon. 

Si  ce  regard  divin  n'y  portait  son  rayon  ? 

Cet  œil  s'abaisse  donc  sur  toute  la  nature  ! 

Il  n'a  donc  ni  mépris,  ni  faveur,  ni  mesure  ! 

Et  devant  l'Infini,  pour  qui  tout  est  pareil. 

Il  est  donc  aussi  grand  d'être  homme  que  soleil  ! 

Et  je  sens  ce  rayon  m'échauffer  de  sa  flamme. 

Et  mon  cœur  se  console,  et  je  dis  à  mon  âme  : 

«  Homme  ou  monde,  à  ses  pieds,  tout  est  indifférent. 

Mais  réjouissons-nous,  car  notre  maître  est  grand  !  » 

Flottez,  soleils  des  nuits,  illuminez  les  sphères  ; 
Bourdonnez  sous  votre  herbe,  insectes  éphémères  ! 


56  LE    MX'     SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

Rendons  gloire,  là-haut  et  dans  nos  profondeurs, 
Vous  par  votre  néant,  et  vous  par  vos  grandeurs, 
Et  toi  par  ta  pensée,  homme,  grandeur  suprême. 
Miroir  qu'il  a  créé  pour  s'admirer  lui-même, 
Echo  que  dans  son  œuvre  il  a  si  loin  jeté 
Afin  que  son  saint  nom  fût  partout  répété  ! 
Que  cette  humilité  qui  devant  lui  m'abaisse 
Soit  un  sublime  hommage,  et  non  une  tristesse  ; 
Et  que  sa  volonté,  trop  haute  pour  nos  yeux. 
Soit  faite  sur  la  terre  ainsi  que  dans  les  cieux  ! 

{Harmonies  poétiques  ;  Hachette  et  C'^,  éditeurs). 


UNE    MATINEE  DE   DIMANCHE  AU    VILLAGE 

Que  ce  jour  s'est  levé  serein  sur  le  vallon  ! 

Chaque  toit  semblait  vivre  à  son  premier  rayon. 

Chaque  volet  ouvert  à  l'aube  près  d'éclore 

Semblait  comme  un  ami  solliciter  l'aurore  ; 

On  voyait  la  fumée,  en  colonnes  d'azur, 

De  chaque  humble  foyer  monter  dans  un  ciel  pur  ; 

Du  pieux  carillon  les  légères  volées 

Couraient  en  bondissant  à  travers  les  vallées. 

Les  filles  du  village,  à  ce  refrain  joyeux, 

Entr'ouvraient  leur  fenêtre  en  se  frottant  les  yeux. 

Se  saluaient  de  loin  du  sourire  ou  du  geste. 

Et  sur  les  hauts  balcons  penchant  leur  front  modeste. 

Peignaient  leurs  longs  cheveux  qui  pendaient  en  dehors, 

Comme  des  écheveaux  dont  on  lisse  les  bords  ; 

Puis  elles  descendaient  nu-pieds,  demi-vêtues 

De  ces  plis  transparents  qui  collent  aux  statues, 

Et  cueillaient  sur  la  haie  ou  dans  l'étroit  jardin 

L'œillet  ou  le  lilas,  tout  baignés  du  matin  ; 

Et  les  gouttes  des  fleurs,  sur  leurs  seins  découlées, 

Y  roulaient  comme  autant  de  perles  défilées. 

Tous  les  sentiers  fleuris  qui  descendent  des  bois 

Retentissaient  de  pas,  de  murmures,  de  voix  ; 

On  y  voyait  courir  les  blonds  chapeaux  de  paille. 

Et  les  corsets  de  pourpre  enlacés  à  la  taille. 


LAMARTJXE  57 

Tous  ces  sentiers  versaient  d'heure  en  heure  au  hameau 

Les  groupes  variés  confondus  sous  l'ormeau  : 

Là,  les  embrassements,  les  scènes  de  familles, 

Les  cheveux  blancs  toucliant  des  fronts  de  jeunes  filles, 

Des  amis  retrouvés,  des  souvenirs  lointains. 

Des  hôtes  entraînés  aux  rustiques  festins. 

Des  vierges  à  genoux  autour  de  la  chapelle. 

Et  les  groupes  pieux  que  la  cloche  rappelle, 

Leur  cliapelet  en  main  et  le  front  incliné, 

Allant  offrir  à  Dieu  le  jour  qu'il  a  donné. 

{Jocelyn  ;  Hachette  et  C®,  éditeurs.) 


JOCELYN    ET    L'EVEQUE  ' 

((  Eh  bien  !  puisqu'à  mes  pleurs  vous  restez  insensible, 

Puis([ue  la  charité  pour  un  père  expirant 

Ne  peut  en  rallumer  en  vous  le  feu  mourant  ; 

Pufsque  entre  le  salut  que  le  vieillard  implore 

Et  votre  infâme  amour  vous  hésitez  encore. 

Vous  n'êtes  plus  chrétien  ni  prêtre  de  Jésus  : 

Retirez-vous  de  moi...  je  ne  vous  connais  plus  ! 

Sortez  de  ce  Calvaire  où  votre  maître  expire  ; 

Vous  n'êtes  qu'un  bourreau  de  plus  qui  l'y  déchire  ; 

Vous  n'êtes  qu'un  témoin  lâche,  indigne  de  voir 

Comment  le  chrétien  souffre  et  meurt  pour  le  devoir. 

Mais  digne  seulement  de  garder  dans  la  rue 

L'habit  ensanglanté  du  licteur  qui  le  tue  ! 

Oui,  sortez  de  mon  ombre  et  de  ce  lieu  sacré  ; 

Sortez,  mais  non  pas  tel  que  vous  êtes  entré  ; 

Sortez,  en  emportant  la  divine  colère 

Sur  vous  et  sur  l'objet  2....  —  N'achevez  pas,  mon  père  ; 

Ne  la  maudissez  pas,  arrêtez  !  tout  sur  moi  !  » 

Il  lut  d'un  seul  coup  d'œil  sa  force  en  mon  effroi. 

Comme  le  bûcheron  voit  l'arbre  qui  chancelle. 

«  Ecoutez,  )>  me  dit-il  d'une  voix  solennelle, 

1 .  .Appelé  dans  la  prison  de  Gre-  Jocelyn  allègue  vainement  son  amour 

noble  par  son   ancien  évoque,  qui,  pour   I^aurcnce  :  le  vieil  évêque  le 

A  la  veille  du  martyre,  veut  le  con-  rappelle  aux  devoirs  de  la  vocation 

sacrer    prêtre    afin    qu'il    puisse    lui  ecclésiastique, 

donner  la  confession  et  l'aosolution,  2.   Laurence. 


58  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

Comme  s'il  eût  parlé  d'au  delà  du  trépas 

A  des  hommes  de  chair  qui  l'écoutaient  en  bas  : 

«  Il  est  dans  notre  vie  une  heure  de  lumière, 

Entre  ce  monde  et  l'autre  indécise  frontière, 

Où  l'âme  des  chrétiens,  prête  à  quitter  le  corps, 

De  l'abîme  des  temps  voit  déjà  les  deux  bords. 

Où  de  l'éternité  l'atmosphère  divine 

D'un  jour  surnaturel  dans  sa  nuit  l'illumine 

Et,  des  choses  d'en  bas  lui  découvrant  le  sens, 

Donne  un  son  prophétique  à  ses  derniers  accents. 

Sans  crainte  alors  on  parle,  et  l'on  entend  sans  doute  : 

Dans  la  voix  du  mourant  c'est  Dieu  que  l'on  écoute. 

Je  suis  à  cet  instant,  et  je  sens  dans  mon  cœur 

Ce  Verbe  du  Très-Haut  qui  parle  sans  erreur. 

Il  me  dit  d'arracher,  d'une  main  surhumaine. 

Un  de  ses  fils  au  piège  où  le  monde  l'entraîne  ; 

Il  donne  à  mes  accents  l'autorité  du  sort. 

Je  prends  sur  moi  l'arrêt  qui  de  mes  lèvres  sort. 

Je  prends  sur  mon  salut  la  sainte  violence 

Qui  vous  jette  à  mes  pieds  sans  plus  de  résistance  : 

Obéissez  à  Dieu,  qui  tonne  dans  ma  voix  !  » 

De  sa  main,  de  ses  fers  mon  front  sentit  le  poids  ; 

Je  crus  sentir  de  Dieu  la  main  et  le  tonnerre 

Qui  m'écrasaient  du  bruit  et  du  coup  sur  la  terre. 

Pétrifié  d'horreur,  tous  les  sens  foudroyés. 

Je  tombai  sans  parole  et  sans  souffle  à  ses  pieds. 

Un  changement  divin  se  fit  dans  tout  mon  être  ; 

Quand  il  me  releva  de  terre,  j'étais  prêtre  !.... 

(Jocelyn  ;  Hachette  et  C'^,  éditeurs.) 


CONCEPTION  QUE  SE  FAIT  LAMARTINE  DE    LA   POESIE 

^uand  les  longs  loisirs  et  le  vide  des  attachements  perdus 
me  rendirent  cette  espèce  de  chant  intérieur  qu'on  appelle 
poésie,  ma  voix  était  changée,  et  ce  chant  était  triste  comme 
la  vie  réelle.  Toutes  mes  fibres  attendries  de  larmes  pleuraient 
ou  priaient  au  lieu  de  chanter.    Je  n'imitais  plus  personne  \ 

1.  Lamartine  avait  commencé  par  imiter  les  Bertin  et  les  Parny. 


LAMARTINE  59 

je  m'exprimais  moi-même  pour  moi-même.  Ce  n'était  pas  un 
art,  c'était  un  soulagement  de  mon  propre  cœur  qui  se  berçait 
de  ses  propres  sanglots  ^  Je  ne  pensais  à  personne  en  écrivant 
çà  et  là  ces  vers,  si  ce  n'est  à  une  ombre  ^  et  à  Dieu.  Ces  vers 
étaient  un  gémissement  ou  un  cri  de  l'âme.  Je  cadençais  ce 
cri  ou  ce  gémissement  dans  la  solitude,  dans  les  bois,  sur  la 
mer  ;  voilà  tout. 

Je  n'étais  pas  devenu  plus  poète,  j'étais  devenu  plus  sen- 
sible, plus  sérieux  et  plus  vrai.  C'est  là  le  véritable  art  :  être 
touché  ;  oublier  tout  art  pour  atteindre  le  souverain  art,  la 
nature  : 

Si  vis  me  flere,  dolendum  est 
Primum  ipsi  tibi  ^... 

Ce  fut  tout  le  secret  du  succès  si  inattendu  pour  moi  de  ces 
Méditations,  quand  elles  me  furent  arrachées,  presque  malgré 
moi,  par  des  amis  à  qui  j'en  avais  lu  quelques  fragments  à 
Paris.  Le  public  entendit  une  âme  sans  la  voir,  et  vit  un 
homme  au  lieu  d'un  livre.  Depuis  J.-J.  Rousseau,  Bernardin 
de  Saint-Pierre  et  Chateaubriand,  c'était  le  poète  qu'il  atten- 
dait. Ce  poète  était  jeune,  malhabile,  médiocre  ;  mais  il  était 
sincère.  Il  alla  droit  au  cœur,  il  eut  des  soupirs  pour  échos  et 
des  larmes  pour  applaudissements... 

(Première  préface  des  Méditations  *  ; 
Hachette  et  C®,  éditeurs.) 

1.  Cf.  le  Poète  mourant  : 

Je  chantais,  mes  amis,  comme  l'homme  respire, 
Comme  l'oiseau  gémit,  comme  le  vent  soupire, 
Comme  l'eau  murmure  en  coulant. 

2.  Elvire.  .i.  Horace,  Art  poétique.  Boileau 

a  dit  de  même  : 
Pour  me  tirer  des  pleurs  il  faut  que  vous  pleuriez. 

{Art.  poét.,  III.) 
4.  Ecrite  en  1849. 


VICTOR  HUGO 

L'ORDRE  ET  LA  LIBERTÉ  DANS  L'ART 

...  Il  ne  faut  pas  croire  pourtant  que  cette  liberté  doive 
produire  le  désordre  ;  bien  au  contraire.  Développons  notre 
idée.  Comparez  un  moment  un  jardin  royal  de  Versailles, 
bien  nivelé,  bien  taillé,  bien  nettoyé,  bien  ratissé,  bien  sablé  ; 
tout  plein  de  petites  cascades,  de  petits  bassins,  de  petits 
bosquets,  de  tritons  de  bronze  folâtrant  en  cérémonie  sur  des 
océans  pompés  à  grands  frais  dans  la  Seine,  de  faunes  de 
marbre  courtisant  les  dryades  allégoriquement  renfermées 
dans  une  multitude  d'ifs  coniques,  de  lauriers  cylindriques, 
d'orangers  sphériques,  de  myrtes  elliptiques  et  d'autres 
arbres  dont  la  forme  naturelle,  trop  triviale  sans  doute,  a 
été  gracieusement  corrigée  par  la  serpette  du  jardinier  ; 
comparez  ce  jardin  si  vanté  à  une  forêt  primitive  du  Nou- 
veau-Monde, avec  ses  arbres  géants,  ses  hautes  herbes,  sa 
végétation  profonde,  ses  mille  oiseaux  de  mille  couleurs,  ses 
larges  avenues  où  l'ombre  et  la  lumière  ne  se  jouent  que  sur 
la  verdure,  ses  sauvages  harmonies,  ses  grands  fleuves  qui 
charrient  des  îles  de  fleurs,  ses  immenses  cataractes  qui 
balancent  des  arcs-en-ciel  !  Nous  ne  dirons  pas  :  Où  est  la 
magnificence  ?  Où  est  la  grandeur  ?  Où  est  la  beauté  ?  mais 
simplement  :  Où  est  l'ordre  ?  Où  est  le  désordre  ?  Là,  des 
eaux  captives  ou  détournées  de  leurs  cours,  ne  jaillissant  que 
pour  croupir,  des  dieux  pétrifiés,  des  arbres  transplantés 
de  leur  sol  natal,  arrachés  de  leur  climat,  privés  même  de 
leur  forme,  de  leurs  fruits,  et  forcés  de  subir  les  grotesques 
caprices  de  la  serpe  et  du  cordeau  ;  partout  enfin  l'ordre 
naturel  contrarié,  interverti,  bouleversé,  détruit.  Ici,  au 
contraire,  tout  obéit  à  une  loi  invariable  ;  un  dieu  semble 
vivre  en  tout.  Les  gouttes  d'eau  suivent  leur  pente  et  font 
des  fleuves  qui  feront  des  mers  ;  les  semences  c  hoisissent 
leur  terrain  et  produisent  une  forêt.  Chaque  plante,  chaque 
arbuste,  chaque  arbre,  naît  dans  sa  saison,  croît  en  son  lieu, 


VICTOR  HUGO  fil 

produit  son  fruit,  meurt  à  son  temps.  La  ronce  même  y  est 
belle.  Nous  le  demandons  encore  :  Où  est  l'ordre  ? 

Choisissez  donc  du  chef-d'œuvre  du  jardinage  ou  de  l'œu- 
vre de  la  nature,  de  ce  qui  est  beau  de  convention  ou  de  ce 
qui  est  beau  sans  les  règles,  d'une  littérature  artificielle  ou 
d'une  poésie  originale  ! 

On  nous  objectera  que  la  forêt  vierge  cache  dans  ses  magni- 
fiques solitudes  mille  animaux  dangereux,  et  que  les  bassins 
marécageux  du  jardin  français  recèlent  tout  au  plus  quelques 
bêtes  insipides.  C'est  un  malheur,  sans  doute  ;  mais  à  tout 
prendre,  nous  aimons  mieux  un  crocodile  qu'un  crapaud  ; 
nous  préférons  une  barbarie  de  Shakspeare  à  une  ineptie  de 
Campistron  *.  ' 

Ce  qu'il  est  important  de  fixer,  c'est  qu'en  littérature, 
comme  en  politique,  l'ordre  se  concilie  merveilleusement 
avec  la  liberté;  il  en  est  même  le  résultat.  Au  reste,  il  faut  bien 
se  garder  de  confondre  l'ordre  avec  la  régularité.  La  régula- 
rité ne  s'attache  qu'à  la  forme  extérieure  ;  l'ordre  résulte  du 
fond  même  des  choses,  de  la  disposition  intelligente  des 
éléments  intimes  d'un  sujet.  La  régularité  est  une  combi- 
naison matérielle  et  purement  humaine  ;  l'ordre  est  pour 
ainsi  dire  divin.  Ces  deux  qualités  si  diverses  dans  leur 
■essence  marchent  fréquemment  l'une  sans  l'autre.  Une 
catliédrale  gothique  présente  un  ordre  admirable  dans  sa 
naïve  irrégularité  ;  nos  édifices  français  modernes,  auxquels 
on  a  si  gauchement  appliqué  l'architecture  grecque  ou  ro- 
maine, n'offrent  qu'un  désordre  régulier.  Un  homme  ordinaire 
pourra  toujours  faire  un  ouvrage  régulier  ;  il  n'y  a  que  les 
grands  esprits  qui  sachent  ordonner  une  composition.  Le 
créateur,  qui  voit  de  haut,  ordonne  :  l'imitateur,  qui  regarde 
de  près,  régularise  :  le  premier  procède  selon  la  loi  de  sa  nature, 
le  dernier  suivant  les  règles  de  son  école.  L'art  est  une  inspi- 
ration pour  l'un  ;  il  n'est  qu'une  science  pour  l'autre.  En 
deux  mots,  et  nous  ne  nous  opposons  pas  à  ce  qu'on  juge 
d'après  cette  observation  les  deux  littératures  dites  classique 


1.  ï'oéte     tragique     (1656-1723).      nie,     eurent,     grâce    au     comédien 
Imitateur  de  Racine;  ses  deux  prin-       Baron,  un  très  grand  succès. 
cipaU's    pièces,    Tiridate    et    Andro- 


62  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

et  romantique,  la  régularité  est  le  goût  de  la  médiocrité, 
l'ordre  est  le  goût  du  génie. 

Il  est  bien  entendu  que  la  liberté  ne  doit  jamais  être  l'anar- 
chie, que  l'originalité  ne  peut  en  aucun  cas  servir  de  prétexte 
à  l'incorrection.  Dans  une  œuvre  littéraire,  l'exécution  doit 
être  d'autant  plus  irréprochable  que  la  conception  est  plus 
hardie.  Si  vous  voulez  avoir  raison  autrement  que  les  autres, 
vous  devez  avoir  dix  fois  raison.  Plus  on  dédaigne  la  rhéto- 
rique, plus  il  sied  de  respecter  la  grammaire  ^.  On  ne  doit 
détrôner  Aristote  que  pour  faire  régner  Vaugelas  ;  et  il  faut 
aimer  l'art  poétique  de  Boileau,  sinon  pour  les  principes,  du 
moins  pour  le  style.  Un  écrivain  qui  a  quelque  souci  de  la 
postérité,  cherchera  sans  cesse  à  purifier  sa  diction,  sans 
effacer  toutefois  le  caractère  particulier  par  lequel  son  expres- 
sion révèle  l'individualité  de  son  esprit.  Le  néologisme  n'est 
d'ailleurs  qu'une  triste  ressource  pour  l'impuissance.  Des 
fautes  de  langue  ne  rendront  jamaië  une  pensée  ;  et  le  style 
est  comme  le  cristal  :  sa  pureté  fait  son  éclat. 

L'auteur  de  ce  recueil  développera  peut-être  ailleurs  tout 
ce  qui  n'est  ici  qu'indiqué  ^.  Qu'il  lui  soit  permis  de  déclarer, 
avant  de  terminer,  que  l'esprit  d'imitation,  recommandé  par 
d'autres  comme  le  salut  des  écoles,  lui  a  toujours  paru  le 
fléau  de  l'art  ;  et  il  ne  condamnerait  pas  moins  l'imitation 
qui  s'attache  aux  écrivains  dits  romantiques  que  celle  dont 
on  poursuit  les  auteurs  dits  classiques.  Celui  qui  imite  un 
poète  romantique  devient  nécessairement  un  classique, 
puisqu'il  imite.  Que  vous  soyez  l'écho  de  Racine  ou  le  reflet 
de  Shakspeare,  vous  n'êtes  toujours  qu'un  écho  et  qu'un 
reflet.  Quand  vous  viendrez  à  bout  de  calquer  exactement  un 
homme  de  génie,  il  vous  manquera  toujours  son  originalité, 
c'est-à-dire  son  génie.  Admirons  les  grands  maîtres  ;  ne  les 
imitons  pas.  Faisons  autrement.  Si  nous  réussissons,  tant 
mieux  ;  si  nous  échouons,  qu'importe  ? 

Il  existe  certaines  eaux  qui,  si  vous  y  plongez  une  fleur, 
un  fruit,  un  oiseau,  ne  vous  le  rendent,  au  bout  de  quelque 

1.  C'est  ce  que  Victor  Hugo  dira       encore  dans  sa  Réponse  à  un  acte 

d'accusation  : 
Guerre  à  la  rhétorique  et  paix  à  la  syntaxe  ! 

(Contemplations ,  t.  I,  i,  vu.) 

2.  Cf.  la  préface  de  CromweU. 


VICTOR  HUGO  «3— 

temps,  que  revêtus  d'une  épaisse  croûte  de  pierre  sous 
laquelle  on  devine  encore,  il  est  vrai,  leur  forme  primitive  ; 
mais  le  parfum,  la  saveur,  la  vie,  ont  disparu.  Les  pédantes- 
(jues  enseignements,  les  préjugés  scolastiqu&s,  la  contagion 
(le  la  routine,  la  manie  d'imitation,  produisent  le  même  effet. 
Si  vous  y  ensevelissez  vos  facultés  natives,  votre  imagination, 
votre  pensée,  elles  n'en  sortiront  pas.  Ce  que  vous  en  retirerez 
conservera  bien  peut-être  quelque  apparence  d'esprit,  de 
talent,  de  génie,  mais  ce  sera  pétrifié. 

A  entendre  des  écrivains  qui  se  proclament  classiques, 
celui-là  s'écarte  de  la  route  du  vrai  et  du  beau  qui  ne  suit  pas 
servilement  les  vestiges  que  d'autres  y  ont  imprimés  avant 
lui.  Erreur  !  ces  écrivains  confondent  la  routine  avec  l'art  ; 
ils  prennent  l'ornière  pour  le  chemin. 

Le  poète  ne  doit  avoir  qu'un  modèle,  la  nature,  qu'un 
guide,  la  vérité  ^  Il  ne  doit  pas  écrire  avec  ce  qui  a  été  écrit, 
mais  avec  son  âme  et  avec  son  cœur.  De  tous  les  livres  qui 
circulent  entre  les  mains  des  hommes,  deux  seuls  doivent 
être  étudiés  par  lui,  Homère  et  la  Bible.  C'est  que  ces  deux 
livres  vénérables,  les  premiers  de  tous  par  leur  date  et  par 
leur  valeur,  presque  aussi  anciens  que  le  monde,  sont  eux- 
mêmes  deux  mondes  pour  la  pensée.  On  y  retrouve,  en  quel- 
que sorte,  la  création  tout  entière  considérée  sous  son  double 
aspect  :  dans  Homère,  par  le  génie  de  l'homme  ;  dans  la 
Bible,  par  l'esprit  de  Dieu. 

Octobre  1826.         {Préface  des  Odes  ;  Hetzel,  éditeur.) 


LE  ROMANTISME    X'EST    QUE   LE    LIBERALISME  EN  LITTERATURE 

...  Dans  ce  moment  de  mêlée  et  de  tourmente  littéraire, 
que  faut-il  plaindre,  ceux  qui  meurent  ^  ou  ceux  qui  combat- 
tent ?  Sans  doute  il  est  triste  de  voir  un  poète  de  vingt  ans 
qui  s'en  va,  une  lyre  qui  se  brise,  un  avenir  qui  s'évanouit  ; 

1.  La  7ia/nre  e/ /«  i»<'ri7^,  telle  avait  jugés  et  aux  conventions  du  temps, 
été  déjà  la  devise  des  classiques  ;  2.  Ces  pages  furent  d'abord  pu- 
mais  ils  captivaient  l'une  sous  «  le  bliées  comme  préface  en  tête  des 
joug  de  la  raison  »,  et  n'admettaient  Poésies  de  Charles  DovaJle,  tué  en 
l'autre  qu'en  la  conformant  i»  duel  à  l'âge  de  vingt-deux  ans 
leur  idéalisme    exclusif,    aux    pré-  (1829). 


64  LE    XI X"    SIECLE   PAR   LES    TEXTES 

mais  n'est-ce  pas  quelque  chose  aussi  que  le  repos  ?  N'est-il 
pas  permis  à  ceux  autour  desquels  s'amassent  incessamment 
calomnies,  injures,  haines,  jalousies,  sourdes  menées,  basses 
trahisons  ;  hommes  loyaux  auxquels  on  fait  une  guerre 
déloyale  ;  hommes  dévoués  qui  ne  voudraient  enfin  que  doter 
le  pays  d'une  liberté  de  plus,  celle  de  l'art,  celle  de  l'intelli- 
gence ;  hommes  laborieux  qui  poursuivent  paisiblement  leur 
oeuvre  de  conscience,  en  proie  d'un  côté  à  de  viles  machina- 
tions de  censure  et  de  police,  en  butte,  de  l'autre,  trop  souvent 
à  l'ingratitude  des  esprits  mêmes  pour  lesquels  ils  travaillent  ; 
ne  leur  est-il  pas  permis  de  retourner  quelquefois  la  tête  avec 
envie  vers  ceux  qui  sont  tombés  derrière  eux  et  qui  dorment 
dans  le  tombeau  ?  Invideo,  disait  Luther  dans  le  cimetière 
de  Worms,  invideo,  quia  quiescunt  ^ 

Qu'importe,  toutefois  ?  Jeunes  gens,  ayons  bon  courage  ! 
Si  rude  qu'on  nous  veuille  faire  le  présent,  l'avenir  sera  beau. 
Le  romantisme,  tant  de  fois  mal  défini  n'est,  à  tout  prendre, 
et  c'est  là  sa  définition  réelle,  si  l'on  ne  l'envisage  que  sous 
son  côté  militant,  que  le  libéralisme  en  littérature.  Cette 
vérité  est  déjà  comprise  à  peu  près  de  tous  les  bons  esprits, 
et  le  nombre  en  est  grand  ;  et  bientôt,  car  l'œuvre  est  déjà 
bien  avancée,  le  libéralisme  littéraire  ne  sera  pas  moins 
populaire  que  le  libéralisme  politique.  La  liberté  dans  l'art, 
la  liberté  dans  la  société,  voilà  le  double  but  auquel  doivent 
tendre  d'un  même  pas  tous  les  esprits  conséquents  et  logi- 
ques ;  voilà  la  double  lumière  qui  rallie,  à  bien  peu  d'intelli- 
gences près  (lesquelles  s'éclaireront),  toute  la  jeunesse  si  forte 
et  si  patiente  d'aujourd'hui  ;  puis,  avec  la  jeunesse,  et,  à  sa 
tête,  l'élite  de  la  génération  qui  nous  a  précédés,  tous  ces 
sages  vieillards  qui,  après  le  premier  moment  de  défiance  et 
d'examen,  ont  reconnu  que  ce  que  font  leurs  fils  est  une  con- 
séquence de  ce  qu'ils  ont  fait  eux-mêmes,  et  que  la  liberté 
littéraire  est  fille  de  la  liberté  politique.  Ce  principe  est  celui 
du  siècle,  et  prévaudra.  Les  Ultras  -  de  tout  genre,  classiques 
ou  monarchiques,  auront  beau  se  prêter  secours  pour  refaire 
l'ancien  régime  de  toutes  pièces,  société  et  littérature  ;  cha- 

1.  «  Je  les  envie,  parce  quils  se      sigtiine  en  latin  au-delà)   les  roya- 
reposent.  »  listesjd' extrême  droite. 

2.  Ultras.  On  appelait  ainsi  (nllra 


VICTOR  HUGO  65 

que  progrès  du  pays,  chaque  développement  des  intelligences, 
chaque  pas  de  la  liberté  fera  crouler  tout  ce  qu'ils  auront 
échafaudé.  Et,  en  définitive,  leurs  efforts  de  réaction  auront 
été  utiles.  En  révolution,  tout  mouvement  fait  avancer.  La 
vérité  et  la  liberté  ont  cela  d'excellent  que  tout  ce  qu'on  fait 
pour  elles  et  tout  ce  qu'on  fait  contre  elles  les  sert  également. 
Or,  après  tant  de  grandes  choses  que  nos  pères  ont  faites  et 
que  nous  avons  vues,  nous  voilà  sortis  de  la  vieille  forme 
sociale  ;  comment  ne  sortirions-nous  pas  de  la  vieille  forme 
poétique  ?  A  peuple  nouveau,  art  nouveau. 

{Lettre  aux  éditeurs  des  Poésies  de  Dovalle,  citée  dans  la 
préface  d^Hemani  ;  Hetzel,  éditeur.)  , 


GRENADE' 


Soit  lointaine,  soit  voisine, 
Espagnole  ou  sarrazine 
Il  n'est  pas  une  cité 
Qui  dispute,  sans  folie, 
A  Grenade  la  jolie 
La  pomme  de  la  beauté. 
Et  qui,  gracieuse,  étale 
Plus  de  pompe  orientale 
Sous  un  ciel  plus  enchanté. 

Cadix  a  les  palmiers  ;  Murcie  a  les  oranges  ; 
Jaën,  son  palais  goth  aux  tourelles  étranges  ; 
Agreda,  son  couvent  bâti  par  saint  Edmond  ; 
Ségovie  a  l'autel  dont  on  baise  les  marches, 

Et  l'aqueduc  aux  trois  rangs  d'arches 
Qui  lui  porte  un  torrent  pris  au  sommet  d'un  mont. 

Llers  a  des  tours  ;  Barcelone 
Au  faîte  d'une  colonne 

1.  Maintes   pièces   des   Orientales      pendant  plusieurs  siècles  et  implan- 
ont  trait  à  l'Espagne,  où  les  Arabes,      tèrcnt  leur  civilisation, 
venus    d'Orient,    restèrent    établis 

LE  XVUl»  SIÈCLE  PAR   LES  TEXTES.  —  5 


66  LE    XlXe     SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

Lève  un  phare  sur  la  mer  ; 

Aux  rois  d'Aragon  fidèle, 

Dans  leurs  vieux  tombeaux  Tudèle 

Garde  leur  sceptre  de  fer  ; 

Tolose  a  des  forges  sombres 

Qui  semblent,  au  sein  des  ombres, 

Des  soupiraux  de  l'enfer. 

Le  poisson  qui  rouvrit  l'œil  mort  du  vieux  Tobie  ^ 
Se  joue  au  fond  du  golfe  où  dort  Fontarabie  ; 
Alicante  aux  clochers  mêle  les  minarets  ^  ; 
Compostelle  a  son  saint  ;  Cordoue  aux  maisons  vieilles 
A  sa  mosquée  où  l'œil  se  perd  dans  les  merveilles  ; 
Madrid  a  le  Mançanarès  ^. 

Bilbao  des  flots  couverte, 

Jette  une  pelouse  verte  * 

Sur  ses  murs  noirs  et  caducs  ; 

Médina  la  chevalière. 

Cachant  sa  pauvreté  fîère 

Sous  le  manteau  de  ses  ducs, 

N'a  rien  que  ses  sycomores. 

Car  ses  beaux  ponts  sont  aux  Maures, 

Aux  Romains  ses  aqueducs. 

Valence  a  les  clochers  de  ses  trois  cents  églises  ; 
L'austère  Alcantara  ^  livre  au  souffle  des  brises 
Les  drapeaux  turcs,  pendus  en  foule  à  ses  piliers. 
Salamanque  en  riant  s'assied  sur  trois  collines, 

S'endort  au  son  des  mandolines. 
Et  s'éveille  en  sursaut  aux  cris  des  écoliers  '. 

Tortose  est  chère  à  saint   Pierre  '  ; 
Le  marbre  est  comme  la  pierre 

1.  Le  Juif  Tobie,  devenu  aveugle,      de  l'ordre  militaire  qui  porte  son 
guérit  de  sa  cécité  en  se  frottant  les      nom. 

yeux  avec  le  fiel  d'un  poisson.  6.  Salamanque  est  le  siège  d'une 

2.  Minarets.  Tours  des  mosquées.  célèbre  université. 

3.  Torrent.  7.  La  cathédrale  de  Tortose  porte 

4.  Un  «  manteau  »  de  lierre.  le  nom  de  ce  saint . 

5.  Ville  forte,  autrefois  chef-lieu 


VICTOR  HUGO  67 

Dans  la  riche  Puycerda  ; 
De  sa  bastille  octogone 
Tuy  se  vante,  et  Tarragone 
De  ses  murs  qu'un  roi  fonda  *  ; 
Le  Douro  coule  à  Zamore; 
Tolède  a  l'alcazar  ^  maure, 
Séville  a  la  giralda  ^. 

Burgos  de  son  chapitre  *  étale  la  richesse  ; 
Penaflor  est  marquise,  et  Girone  est  duchesse  '^  ; 
Bivar  est  une  nonne  aux  sévères  atours  ; 
Toujours  prête  au  combat,  la  sombre  Pampelune, 
Avant  de  s'endormir  aux  rayons  de  la  lune, 
Ferme  sa  ceinture  de  tours. 

Toutes  ces  villes  d'Espagne 
S'épandent  dans  la  campagne 
Ou  hérissent  la  Sierra  *', 
Toutes  ont  des  citadelles 
Dont  sous  les  mains  infidèles 
Aucun  beffroi  ne  vibra  ; 
Toutes  sur  leurs  cathédrales 
Ont  des  clochers  en  spirales  ; 
Mais    Grenade    a    l'Alhambra  ^ 

L'Alhambra  !  l'Alhambra  !  palais  que  les  Gré  nies 
Ont  doré  comme  un  rêve  et  rempli  d'harmonies, 
Forteresse  aux  créneaux  festonnés  et  croulants, 
Oii  l'on  entend  la  nuit  de  magiques  syllabes, 
Quand  la  lune,  à  travers  les  mille  arceaux  arabes. 
Sème  les  murs  de  trèfles»  blancs  "  ! 

{Les  Orientales  :  Hetzel,  éditeur.) 

1.  On  ne  voit  pas  bien  quel  serait  6.  Sierra.  Chaîne  de  montagnes 
ce  roi.  (proprement,    en   espagnol,    scie,   à 

2.  Mot  arabe  :  al's'  le,  Kazar  =  cause  des  pics  et  des  dentelures), 
palais.  7.   Palais    des    rois    Maures  ;    en 

3.  Tour  carrée,  ancien  minaret  arabe,  le  rouge,  parce  qu'il  est  cons- 
d'une  mosquée  détruite.  truit  en  briques  de  cette  couleur. 

4.  Chapitre.  Lieu  où  les  chanoi-  8.  Ces  arceaux  arabes  s'appellent 
nés  d'une  église  cathédrale  ou  collé-  eux-mêmes  trèfles.  Ils  sont  faits  de 
giale  tiennent  leur  assemblée.  trois  cercles  qui  se  coupent  et  qui  ont 

5.  Il  y  avait  les  marquis  de  Pefta-  leurs  centres  respectifs  à  chacun  des 
flor  et  les  ducs  de  Girone.  sommets  d'un  triangle  équilatéral. 


68  LE     XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

MON    AME,   ÉCHO   SONORE 


Maintenant,  jeune  encore  ^  et  souvent  éprouvé, 
J'ai  plus  d'un  souvenir  profondément  gravé. 
Et  l'on  peut  distinguer  bien  des  choses  passées 
Dans  ces  plis  de  mon  front  que  creusent  mes  pensées. 
Certes,  plus  d'un  vieillard  sans  flamme  et  sans  cheveux. 
Tombé  de  lassitude  au  bout  de  tous  ses  vœux, 
Pâlirait,  s'il  voyait,  comme  un  gouffre  dans  l'onde, 
Mon  âme  où  ma  pensée  habite  comme  un  monde, 
Tout  ce  que  j'ai  souffert,  tout  ce  que  j'ai  tenté. 
Tout  ce  qui  m'a  menti  comme  un  fruit  avorté. 
Mon  plus  beau  temps  passé  sans  espoir  qu'il  renaisse. 
Les  amours,  les  travaux,  les  deuils  de  ma  jeunesse, 
Et,  quoique  encore  à  l'âge  où  l'avenir  sourit, 
Le  livre  de  mon  cœur  à  toute  page  écrit  ! 

Si  parfois  de  mon  sein  s'envolent  mes  pensées, 
Mes  chansons  par  le  monde  en  lambeaux  dispersées, 
S'il  me  plaît  de  cacher  l'amour  et  la  douleur 
Dans  le  coin  d'un  roman  ironique  et  railleur  ^  ; 
Si  j'ébranle  la  scène  avec  ma  fantaisie  ; 
Si  j'entre-choque  aux  yeux  d'une  foule  choisie 
D'autres  hommes  comme  eux  ^,  vivant  tous  à  la  fois 
De  mon  souffle  et  parlant  au  peuple  avec  ma  voix  ; 
Si  ma  tête,  fournaise  où  mon  esprit  s'allume, 
Jette  le  vers  d'airain  qui  bouillonne  et  qui  fume 
Dans  le  rythme  profond,  moule  mystérieux 
D'où  sort  la  strophe  cfuvrant  ses  ailes  dans  les  cieux  ; 
C  est  que  l'amour,  la  tombe,  et  la  gloire,  et  la  vie. 
L'onde  qui  fuit,  par  l'onde  incessamment  suivie, 

1.  La  pièce  d'où  ce  morceau  est  Mais,  dans  les  alentours,  et  le  monu- 
tiré  porte  la  date  de  1830.  ment  excepté,  t'est  l'ironie  qui  joue, 

2.  Cf.  Sainte-Beuve  :  «  Le  poète  qui  circule,  qui  déconcerte,  qui 
songeait  à  sa  Notre-Dame  lorsqu'il  raille  et  qui  fouille  ; ...  en  un  mot, 
disait  dans  le  prologue  des  Feuilles  c'est  Gringoire  qui  tient  le  dé  de  la 
d'automne  :  moralité.  »  (Portr.  contemp.,  t.  I.) 

S'il    me    plait    de    cacher,    etc.  3.  Eux.    Accord    avec    l'idée    du 

L'idée  première,  vitale,  l'inspira-  pluriel,  contenue  dans  foule  ;  c'est 

tion  de  l'œuvre  est  sans  contredit  ce  qu'on  noname  une  syllepse.  Cf. 

l'art,  l'architecture,  la  cathédrale...  p.  83,  n.  1. 


VICTOR  HUGO  69 

Tout  souffle,  tout  rayon,  ou  propice  ou  fatal, 
Fait  reluire  et  vibrer  mon  âme  de  cristal. 
Mon  âme  aux  mille  voix,  que  le  Dieu  que  j'adore 
Mit  au  centre  de  tout  comme  un  écho  sonore  ! 

(Feuilles  d'automne  ;  Hetzel,  éditeur.) 


ou  DOXC   EST   LE  BOXHEUR? 

Où  donc  est  le  bonheur  ?  disais-je.  —  Infortuné  ! 
Le  bonheur,  ô  mon  Dieu,  vous  me  l'avez  donné  ! 

Naître,  et  ne  pas  savoir  que  l'enfance  éphémère, 
Ruisseau  de  lait  qui  fuit  sans  une  goutte  amère, 
Est  l'âge  du  bonheur  et  le  plus  beau  moment 
Que  l'homme,  ombre  qui  passe,  ait  sous  le  firmament  ! 
Plus  tard,  aimer,  garder  dans  son  cœur  de  jeune  homme 
Un  nom  mystérieux  que  jamais  on  ne  nomme  ; 
Glisser  un  mot  furtif  daas  une  tendre  main. 
Aspirer  aux  douceurs  d'un  ineffable  hymen, 
Envier  l'eau  qui  fuit,  le  nuage  qui  vole. 
Sentir  son  cœur  se  fondre  au  son  d'une  parole. 
Connaître  un  pas  qu'on  aime  et  que  jaloux  on  suit  ; 
Rêver  le  jour,  brûler  et  se  tordre  la  nuit. 
Pleurer  surtout  cet  âge  où  sommeillent  les  âmes, 
Toujours  souffrir  ;  parmi  tous  les  regards  de  femmes, 
Tous  les  buissons  d'avril,  les  feux  du  ciel  vermeil. 
Ne  chercher  qu'un  regard,  qu'une  fleur,  qu'un  soleil  ! 

Puis  effeuiller  en  hâte  et  d'une  main  jalouse 
Les  boutons  d'oranger  sur  le  front  de  l'épouse  ; 
Tout  sentir,  être  heureux,  et  pourtant,  insensé  ! 
Se  tourner  presque  en  pleurs  vers  le  malheur  passé  ; 
Voir  aux  feux  du  midi,  sans  espoir  qu'il  renaisse, 
Se  faner  son  printemps,  son  matin,  sa  jeunesse. 
Perdre  l'illusion,  l'espérance,  et  sentir 
Qu'on  vieillit  au  fardeau  croissant  du  repentir  ! 


70  LE    XIX'   SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

Effacer  de  son  front  des  taches  et  des  rides, 
S'éprendre  d'art,  de  vers,  de  voyages  arides, 
De  cieux  lointains,  de  mers  où  s'égarent  nos  pas  ; 
Redemander  cet  âge  où  l'on  ne  dormait  pas  ; 
Se  dire  qu'on  était  bien  malheureux,  bien  triste, 
Bien  fou,  que  maintenant  on  respire,  on  existe, 
Et,  plus  vieux  de  dix  ans,  s'enfermer  tout  un  jour 
Pour  relire  avec  pleurs  quelques  lettres  d'amour  ! 

Vieillir  enfin,  vieillir  !  comme  des  fleurs  fanées 
Voir  blanchir  nos  cheveux  et  tomber  nos  années. 
Rappeler  notre  enfance  et  nos  beaux  jours  flétris, 
Boire  le  reste  amer  de  ces  parfums  aigris  ! 
Etre  sage,  et  railler  l'amant  et  le  poète. 
Et,  lorsque  nous  touchons  à  la  tombe  muette. 
Suivre  en  les  rappelant  d'un  œil  mouillé  de  pleurs 
Nos  enfants  qui  déjà  sont  tournés  vers  les  leurs  ! 

Ainsi  l'homme,  ô  mon  Dieu  !  marche  toujours  plus  sombre 

Du  berceau  qui  rayonne  au  sépulcre  plein  d'ombre. 

C'est  donc  avoir  vécu  !  c'est  donc  avoir  été  ! 

Dans  l'amour  et  la  joie  et  la  félicité 

C'est  avoir  eu  sa  part  !  et  se  plaindre  est  folie. 

Voilà  de  quel  nectar  la  coupe  était  remplie  ! 

Hélas  !  naître  pour  vivre  en  désirant  la  mort  ! 

Grandir  en  regrettant  l'enfance  où  le  cœur  dort, 

Vieillir  en  regrettant  la  jeunesse  ravie, 

Mourir  en  regrettant  la  vieillesse  et  la  vie. 

Où  donc  est  le  bonheur,  disais-je  ?  —  Infortuné  ! 
Le  bonheur,  ô  mon  Dieu,  vous  me  l'avez  donné  ! 

{Feuilles  d'automne  ;  Hetzel,  éditeur.) 


L'ENFANÏ 


Lorsque  l'enfant  paraît,  le  cercle  de  famille 
Applaudit  à  grands  cris  ;  son  doux  regard  qui  brille 


VICTOR  HUGO  71 

Frai  briller  tous  les  yeux, 
Et  les  plus  tristes  fronts,  les  plus  souillés  jjeut-être, 
Se  dérident  soudain  à  voir  l'enfant  paraître, 

Innocent  et  joyeux. 

Soit  que  juin  ait  verdi  mon  seuil,  ou  que  novembre 
Fasse  autour  d'un  grand  feu  vacillant  dans  la  chambre 

Les  chaises  se  toucher, 
Quand  l'enfant  vient,  la  joie  arrive  et  nous  éclaire. 
On  rit,  on  se  récrie,  on  l'appelle,  et  sa  mère 

Tremble  à  le  voir  marcher. 

Quelquefois  nous  parlons,  en  remuant  la  flamme. 
De  patrie  et  de  Dieu,  des  poètes,  de  l'âme 

Qui  s'élève  en.  priant  ; 
L'enfant  paraît,  adieu  le  ciel  et  la  patrie 
Et  les  poètes  saints  !  La  grave  causerie 

S'arrête  en  souriant. 

La  nuit,  quand  l'homme  dort,  quand  l'esprit  rêve,'  à  l'heure 
Où  l'on  entend  gémir,  comme  une  voix  qui  pleure. 

L'onde  entre  les  roseaux. 
Si  l'aube  tout  à  coup  là-bas  luit  comme  un  phare. 
Sa  clarté  dans  les  champs  éveille  une  fanfare 

De  cloches  et  d'oiseaux  ! 

Enfant,  vous  êtes  l'aube  et  mon  âme  est  la  plaine 
Qui  des  plus  douces  fleurs  embaume  son  haleine 

Quand  vous  la  respirez  ; 
Mon  âme  est  la  forêt  dont  les  sombres  ramures 
S'emplissent  vour  vous  seul  de  suaves  murmures 

Et  de  rayons  dorés  ! 

Car  vos  beaux  yeux  sont  pleins  de  douceurs  infinies, 
Car  vos  petites  mains,  joyeuses  et  bénies. 

N'ont  point  mal  fait  encor  ; 
Jamais  vos  jeunes  pas  n'ont  touché  notre  fange. 
Tête  sacrée  !  enfant  aux  cheveux  blonds  !  bel  ange 

A  l'auréole  d'or  ! 


72    .  LE    XIX'    SIÈCLE     PAR    LES    TEXTES 

Vous  êtes  parmi  nous  la  colombe  de  l'arche  ^ 

Vos  pieds  tendres  et  purs  n'ont  point  l'âge  où  l'on  marche  ; 

Vos  ailes  sont  d'azur. 
Sans  le  comprendre  encor,  vous  regardez  le  monde. 
Double  virignité  !  corps  où  rien  n'est  immonde, 

Ame  où  rien  n'est  impur  ! 

Il  est  si  beau,  l'enfant,  avec  son  doux  sourire. 
Sa  douce  bonne  foi,  sa  voix  qui  veut  tout  dire, 

Ses  pleurs  vite  apaisés. 
Laissant  errer  sa  vue  étonnée  et  ravie 
Offrant  de  toutes  parts  sa  jeune  âme  à  la  vie 

Et  sa  bouche  aux  baisers  ! 

Seigneur  !  préservez -moi,  préservez  ceux  que  j'aime. 
Frères,  parents,  amis,  et  mes  ennemis  même 

Dans  le  mal  triomphants, 
De  jamais  voir,  Seigneur  !  l'été  sans  fleurs  vermeilles, 
La  cage  sans  oiseaux,  la  ruche  sans  abeilles, 

La  maison  sans  enfants  ! 

(Feuilles  d'automne;  Hetzel,  éditeur.) 


SOLEILS    COUCHANTS 

Le  soleil  s'est  couché  ce  soir  dans  les  nuées  ; 

Demain  viendra  l'orage,  et  le  soir,  et  la  nuit  ; 

Puis  l'aube,  et  ses  clartés  de  vapeurs  obstruées, 

Puis  les  nuits,  puis  les  jours,  pas  du  temps  qui  s'enfuit  ! 

Tous  ces  jours  passeront  ;  ils  passeront  en  foule 
Sur  la  face  des  mers,  sur  la  face  des  monts, 
Sur  les  fleuves  d'argent,  sur  les  forêts  où  roule 
Comme  un  hymne  confus  des  morts  que  nous  aimons. 

Et  la  face  des  eaux,  et  le  front  des  montagnes, 
Ridés  et  non  vieillis,  et  les  bois  toujours  verts 
S'iront  rajeunissant  ;  le  fleuve  des  campagnes 
Prendra  sans  cesse  aux  monts  le  flot  qu'il  donne  aux  mers. 

1.  La  colombe,  qui  rapporta  dans      bolise   la    paix,   l'union  des  cœurs, 
son  bec  un  rameau  d'olivier,  sym- 


VICTOR  HUGO  73 

Mais  moi,  sous  chaque  jour  courbant  plus  bas  ma  tête, 

Je  passe,  et,  refroidi  sous  ce  soleil  joyeux, 

Je  m'en  irai  bientôt,  au  milieu  de  la  fête. 

Sans  que  rien  manque  au  monde  immense  et  radieux  ! 

{Feuilles  d'automne  ;  Hetzel,  éditeur.) 


NAPOLEON     II 

I. 


Mil  huit  cent  onze  !  O  temps  où  des  peuples  sans  nombre 
Attendaient,  prosternés  sous  un  nuage  sombre 

Que  le  ciel  eût  dit  oui, 
Sentaient  trembler  sous  eux  les  Etats  centenaires 
Et  regardaient  le  Louvre,  entouré  de  tonnerres, 

Comme  un  mont  Sinaï  ! 

Courbés  comme  un  cheval  qui  sent  venir  son  maître, 

Ils  se  disaient  entre  eux  :  «  Quelqu'un  de  grand  va  naître  î 

L'immense  empire  attend  un  héritier  demain. 

Qu'est-ce  que  le  Seigneur  va  donner  à  cet  homme 

Qui,  plus  grand  que  César,  plus  grand  même  que  Rome 

Absorbe  dans  son  sort  le  sort  du  genre  humain  ?  » 

Comme  ils  parlaient,  la  nue  éclatante  et  profonde 
S'entr'ouvrit,  et  l'on  vit  se  dresser  sur  le  monde 

L'homme  prédestiné, 
Et  les  peuples  béants  ne  purent  que  se  taire, 
Car  ses  deux  bras  levés  présentaient  à  la  terre 

Un  enfant  nouveau-né  ! 

Au  souffle  de  l'enfant,  dôme  des  Invalides, 
Les  drapeaux  prisonniers  sous  tes  voûtes  splendides 
Frémirent,  comme  au  vent  frémissent  les  épis  ; 
Et  son  cri,  ce  doux  cri  qu'une  nourrice  apaise. 
Fit,  nous  l'avons  tous  vu,  bondir  et  hurler  d'aise 
Les  canons  monstrueux  à  ta  porte  accroupis  ! 


74  LE  XIX'    SIECLE    PAR   LES    TEXTES 

Et  lui  !  l'orgueil  gonflait  sa  puissante  narine  ; 
Ses  deux  bras,  jusqu'alors  croisés  sur  sa  poitrine, 

S'étaient  enfin  ouverts  ! 
Et  l'enfant  soutenu  dans  sa  main  paternelle. 
Inondé  des  éclairs  de  sa  fauve  prunelle, 

Rayonnait  au  travers. 

Quand  il  eut  bien  fait  voir  l'héritier  de  ses  trônes 
Aux  vieilles  nations  comme  aux  vieilles  couronnes. 
Eperdu,  l'œil  fixé  sur  quiconque  était  roi, 
Comme  un  aigle  arrivé  sur  une  haute  cime. 
Il  cria  tout  joyeux  avec  un  air  sublime  : 
«  L'avenir  !  l'avenir  !  l'avenir  est  à  moi  ! 


II 


Non,  l'avenir  n'est  à  personne  ! 

Sire  !  l'avenir  est  à  Dieu  ! 

A  chaque  fois  que  l'heure  sonne, 

Tout  ici-bas  nous  dit  adieu. 

L'avenir  !  l'avenir  !  mystère  ! 

Toutes  les  choses  de  la  terre. 

Gloire,  fortune  militaire. 

Couronne  éclatante  des  rois, 

Victoire  aux  ailes  embrasées, 

Ambitions  réahsées, 

Ne  sont  jamais  sur  nous  posées 

Que  comme  l'oiseau  sur  nos  toits  ^  ! 

Non,  si  puissant  qu'on  soit,  non,  qu'on  rie  ou  qu'on  pleure, 
Nul  ne  te  fait  parler,  nul  ne  peut  avant  l'heure 

Ouvrir  ta  froide  main, 
O  fantôme  muet,  ô  notre  ombre,  ô  notre  hôte. 
Spectre  toujours  masqué  qui  nous  suis  côte  à  côte. 

Et  qu'on  nomme  demain  ! 

1.    Cette  forme  de  strophe  a  été  inventée  par  Victor  Hugo. 


VICTOR  HUOO  73 

Oh  !  demain,  c'est  la  grande  chose  ! 

De  quoi  demain  sera-t-il  fait  ? 

L'homme  aujourd'hui  sème  la  cause, 

Demain  Dieu  fait  mûrir  l'efifet. 

Demain,  c'est  l'éclair  dans  la  voile, 

C'est  le  nuage  sur  l'étoile, 

C'est  un  traître  qui  se  dévoile. 

C'est  le  bélier  qui  bat  les  tours. 

C'est  l'astre  qui  change  de  zone, 

C'est  Paris  qui  suit  Babylone  ; 

Demain,  c'est  le  sapin  du  trône. 

Aujourd'hui,  c'en  est  le  velours  ^  !  ' 

Demain,  c'est  le  cheval  qui  s'abat  blanc  d'écume. 
Demain,  ô  conquérant,  c'est  Moscou  qui  s'allume, 

La  nuit,  comme  un  flambeau  ; 
C'est  votre  vieille  garde  au  loin  jonchant  la  plaine  ; 
Demain,  c'est  Waterloo  !  demain,  c'est  Sainte-Hélène  ! 

Demain,  c'est  le  tombeau  ! 

Vous  pouvez  entrer  dans  les  villes 
Au  galop  de  votre  coursier. 
Dénouer  les  guerres  civiles 
Avec  le  tranchant  de  l'acier  ; 
Vous  pouvez,  ô  mon  capitaine, 
Barrer  la  Tamise  hautaine  ^, 
Rendre  la  victoire  incertaine 
Amoureuse  de  vos  clairons. 
Briser  toutes  portes  fermées, 
Dépasser  toutes  renommées. 
Donner  pour  astre  à  des  armées 
L'étoile  de  vos  éperons  ! 

Dieu  garde  la  durée  et  vous  laisse  l'espace  ; 
Vous  pouvez  sur  la  terre  avoir  toute  la  place, 

1.  Le    poète    se    rappelait    sans  bois  revêtus  d'un  morceau  de  ve- 

doute    ce    mot    de    Napoléon    lui-  lours.  Tout  dépend  de  celui  qui  s'y 

même,  s'adressant  au  Corps  légis-  assied.   » 

latif,  le  1"  janvier  1814  :   •  Qu'est-  2.  Allusion  au  blocus  continental, 
ce  que  le  trône?  Quatre  morceaux  de 


76  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

Etre  aussi  grand  qu'un  front  peut  l'être  sous  le  ciel  ; 
Sire,  vous  pouvez  prendre,  à  votre  fantaisie, 
L'Europe  à  Charlemagne,  à  Mahomet  l'Asie  ; 
Mais  tu  ^  ne  prendras  pas  demain  à  l'Eternel  ! 

{Chants  du  crépuscule;  Hetzel,  éditeur.) 


HYMNE 


Ceux  qui  pieusement  sont  morts  pour  la  patrie 
Ont  droit  qu'à  leur  cercueil  la  foule  vienne  et  prie. 
Entre  les  plus  beaux  noms  leur  nom  est  le  plus  beau  ; 
Toute  gloire  près  d'eux  passe  et  tombe  éphémère  ; 

Et,  comme  ferait  une  mère, 
La  voix  d'un  peuple  entier  les  berce  en  leur  tombeau  ! 

Gloire  à  notre  France  éternelle  ! 
Gloire  à  ceux  qui  sont  morts  pour  elle  ! 
Aux  martyrs  !  aux  vaillants  !  aux  forts  ! 
A  ceux  qu'enflamme  leur  exemple. 
Qui  veulent  place  dans  le  temple  ^, 
Et  qui  mourront  comme  ils  sont  morts  ! 

C'est  pour  les  morts,  dont  l'ombre  est  ici  bienvenue, 
Que  le  haut  Panthéon  élève  dans  la  nue. 
Au-dessus  de  Paris,  la  ville  aux  mille  tours, 
La  reine  de  nos  Tyrs  et  de  nos  Babylones, 

Cette  couronne  de  colonnes 
Que  le  soleil  levant  redore  tous  les  jours  ! 

Gloire  à  notre  France  éternelle  ! 
Gloire  à  ceux  qui  sont  morts  pour  elle  ! 
Aux  martyrs  !  aux  vaillants  !  aux  forts  ! 
A  ceux  qu'enflamme  leur  exemple. 
Qui  veulent  place  dans  le  temple. 
Et  qui  mourront  comme  ils  sont  morts  ! 

1.  Ce  tu,  après   le  vous,  rappelle  2.  Le   Panthéon.    Cf.   la   strophe 

au    grand    empereur    sa    petitesse      suivante, 
devant  Dieu. 


VICTOR  HUGO  n 

Ainsi,  quand  de  tels  morts  sont  couchés  dans  la  tombe, 
En  vain  l'oubli,  nuit  sombre  où  va  tout  ce  qui  tombe. 
Passe  sur  leur  sépulcre  où  nous  nous  inclinons. 
Chaque  jour,  pour  eux  seuls  se  levant  plus  fidèle, 

La  gloire,  aube  toujours  nouvelle, 
Fait  luire  leur  mémoire  et  redore  leurs  noms  ! 

Gloire  à  notre  France  éternelle  ! 
Gloire  à  ceux  qui  sont  morts  pour  elle  ! 
Aux  martyrs,  aux  vaillants,  aux  forts  ! 
A  ceux  qu'enflamme  leur  exemple. 
Qui  veulent  place  dans  le  temple. 
Et  qui  mourront  comme  ils  sont  morts  !        ' 
{Chants  du  crépuscule;  Hetzel,  éditeur.) 


LA  VACHE 


Devant  la  blanche  ferme  où  parfois,  vers  midi. 

Un  vieillard  vient  s'asseoir  sur  le  sol  attiédi, 

Où  cent  poules  gaîment  mêlent  leurs  crêtes  rouges. 

Où,  gardiens  du  sommeil,  les  dogues  dans  leurs  bouges 

Ecoutent  les  chansons  du  gardien  du  réveil, 

Du  beau  coq  vernissé  qui  reluit  au  soleil, 

Une  vache  était  là  tout  à  l'heure  arrêtée. 

Superbe,  énorme,  rousse  et  de  blanc  tachetée. 

Douce  comme  une  biche  avec  ses  jeunes  faons, 

Elle  avait  sous  le  ventre  un  beau  groupe  d'enfants. 

D'enfants  aux  dents  de  marbre,  aux  cheveux  en  broussailles, 

Frais,  et  plus  charbonnés  que  de  vieilles  murailles, 

Qui,  bruyants,  tous  ensemble,  à  grands  cris  appelant 

D'autres  qui,  tout  petits,  se  hâtaient  en  tremblant. 

Dérobant  sans  pitié  quelque  laitière  absente. 

Sous  leur  bouche  joyeuse  et  peut-être  blessante 

Et  tous  leurs  doigts  pressant  le  lait  par  mille  trous. 

Tiraient  le  pis  fécond  de  la  mère  au  poil  roux. 

Elle,  bonne  et  puissante,  et  de  son  trésor  pleine, 

Sous  leurs  mains  par  moments  faisant  frémir  à  peine 

Son  beau  flanc  plus  ombré  qu'un  flanc  de  léopard. 

Distraite,  regardait  vaguement  quelque  part. 


/»  LE    XIX'  SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

Ainsi,  Nature,  abri  de  toute  créature  ! 
0  mère  universelle,  indulgente  Nature  ! 
Ainsi,  tous  à  la  fois,  mystiques  et  charnels, 
Cherchant  l'ombre  et  le  lait  sous  tes  flancs  éternels, 
Nous  sommes  là,  savants,  poètes,  pêle-mêle. 
Pendus  de  toutes  parts  à  ta  forte  mamelle  ! 
Et,  tandis  qu'affamés,  avec  des  cris  vainqueurs, 
A  tes  sources  sans  fin  désaltérant  nos  coeurs, 
Pour  en  faire  plus  tard  notre  sang  et  notre  âme. 
Nous  aspirons  à  flots  ta  lumière  et  ta  flamme. 
Les  feuillages,  les  monts,  les  prés  verts,  le  ciel  bleu. 
Toi,  sans  te  déranger,  tu  rêves  à  ton  Dieu. 

{Voix  intérieures  ;  Hetzel,  éditeur.) 


FONCTION    DU   POETE 


Hélas  !  hélas  !  dit  le  poète, 

J'ai  l'amour  des  eaux  et  des  bois  ; 

Ma  meilleure  pensée  est  faite 

De  ce  que  murmure  leur  voix. 

La  création  est  sans  haine  : 

Là,  point  d'obstacle  et  point  de  chaîne  ; 

Les  prés,  les  monts  sont  bienfaisants  ; 

Les  soleils  m'expliquent  les  roses  ; 

Dans  la  sérénité  des  choses 

Mon  âme  rayonne  en  tous  sens. 

Je  vous  aime,  ô  sainte  nature. 
Je  voudrais  m'absorber  en  vous  ! 
Mais,  dans  ce  siècle  d'aventure. 
Chacun,  hélas  !  se  doit  à  tous. 
Toute  pensée  est  une  force. 
Dieu  fit  la  sève  pour  l'écorce. 
Pour  l'oiseau  les  rameaux  fleuris. 
Le  ruisseau  pour  l'herbe  des  plaines, 
Pour  les  bouches  les  coupes  pleines. 
Et  le  penseur  pour  les  esprits  ! 


VICTOR  HUGO  79 

Dieu  le  veut,  dans  les  temps  contraires, 
Chacun  travaille  et  chacun  sert. 
Malheur  à  qui  dit  à  ses  frères  : 
«  Je  retourne  dans  le  désert  !  » 
Malheur  à  qui  prend  ses  sandales 
Quand  les  haines  et  les  scandales 
Tourmentent  le  peuple  agité  ! 
Honte  au  penseur  qui  se  mutile, 
Et  s'en  va,  chanteur  inutile. 
Par  la  porte  de  la  cité  ^  ! 

Le  poète  en  nos  jours  impies 

Vient  préparer  des  jours  meilleurs  ;  > 

Il  est  l'homme  des  utopies, 

Les  pieds  ici,  les  yeux  ailleurs. 

C'est  lui  qui  sur  toutes  les  têtes, 

En  tout  temps,  pareil  aux  prophètes, 

Dans  sa  main  où  tout  peut  tenir. 

Doit,  qu'on  l'insulte  ou-  qu'on  le  loue, 

Comme  une  torche  qu'il  secoue. 

Faire  flamboyer  l'avenir  ! 

Il  vit  quand  les  peuples  végètent. 
Ses  rêves,  toujoiurs  pleins  d'amour. 
Sont  faits  des  ombres  que  lui  jettent 
Les  choses  qui  seront  un  jour. 
On  le  raille  :  qu'importe  ?  Il  pense. 
Plus  d'une  âme  inscrit  en  silence 
Ce  que  la  foule  n'entend  pas. 
Il  plaint  ses  contempteurs  frivoles, 
Et  maint  faux  sage  à  ses  paroles 
Rit  tout  haut  et  songe  tout  bas. 

{Les  Rayons  et  les  Ombres  ;  Hetzel,  éditeur.) 

1.  Cf.,  dans  le  chapitre  III,  la  pré-       explique.à  propos  du  théâtre, comme 
face  de  Marie  Tudor.  Victor  Hugo  y       quoi  le  poète  a  charge  d'âmes. 


80  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

TRISTESSE    D'OLYMPIO 


O  douleur  !  j'ai  voulu,  moi,  dont  l'âme  est  troublée, 
Savoir  si  l'urne  encor  conservait  la  liqueur, 
Et  voir  ce  qu'avait  fait  cette  heureuse  vallée 
De  tout  ce  que  j'avais  laissé  là  de  mon  cœur  ! 

Que  peu  de  temps  sufiFt  pour  changer  toutes  choses  ! 
Nature  au  front  serein,  comme  vous  oubliez  ! 
Et  comme  vous  brisez  dans  vos  métamorphoses, 
Les  fils  mystérieux  où  nos  cœurs  sont  liés...  ! 

D'autres  vont  maintenant  passer  où  nous  passâmes  ; 
Nous  y  sommes  venus,  d'autres  vont  y  venir  ; 
Et  le  songe  qu'avaient  ébauché  nos  deux  âmes, 
Ils  le  continueront  sans  pouvoir  le  finir  ! 

Car  personne  ici-bas  ne  termine  et  n'achève. 
Les  pires  des  humains  sont  comme  les  meilleurs  ; 
Nous  nous  réveillons  tous  au  même  endroit  du  rêve  ; 
Tout  commence  en  ce  monde,  et  tout  finit  ailleurs. 

Oui,  d'autres  à  leur  tour  viendront,  couples  sans  tache, 
Puiser  dans  cet  asile  heureux,  calme,  enchanté. 
Tout  ce  que  la  nature  à  l'amour  qui  se  cache 
Mêle  de  rêverie  et  de  solennité  ! 

D'autres  auront  nos  champs,  nos  sentiers,  nos  retraites  ; 
Ton  bois,  ma  bien  aimée,  est  à  des  inconnus  ; 
D'autres  femmes  viendront,  baigneuses  indiscrètes, 
Troubler  le  flot  sacré  qu'ont  touché  tes  pieds  nus. 

Quoi  donc  !  c'est  vainement  qu'ici  nous  nous  aimâmes  ! 
Rien  ne  nous  restera  de  ces  coteaux  fleuris 
Où  nous  fondions  notre  être  en  y  mêlant  nos  flammes  ! 
L'impassible  natm-e  a  déjà  tout  repris. 


VICTOR  HUGO  81 

Oh  !  dites-moi,  ravins,  frais  ruisseaux,  treilles  mûres, 
Rameaux  chargés  de  nids,  grottes,  forêts,  buissons. 
Est-ce  que  vous  ferez  pour  d'autres  vos  murmures  ? 
Est-ce  que  vous  direz  à  d'autres  vos  chansons  ? 

Nous  vous  comprenions  tant  !  Doux,  attentifs,  austères. 
Tous  nos  échos  s'ouvraient  si  bien  à  votre  voix  ! 
Et  nous  prêtions  si  bien,  sans  troubler  vos  mystères. 
L'oreille  aux  mots  profonds  que  vous  dites  parfois  ! 

Répondez,  vallon  pur,  répondez,  solitude, 

0  nature  abritée  en  ce  désert  si  beau, 

Loi-sque  nous  dormirons  tous  deux  dans  l'attitude     , 

Que  donne  aux  morts  pensifs  la  forme  du  tombeau, 

Est-ce  que  vous  serez  à  ce  point  insensible 

De  nous  savoir  couchés,  morts  avec  nos  amours, 

Et  de  continuer  votre  fête  paisible, 

Et  de  toujours  sourire  et  de  chanter  toujours  ? 

Eii  bien  !  oubliez-nous,  maison,  jardin,  ombrages  ! 
Herbe,  use  notre  seuil  !  ronce,  cache  nos  pas  ! 
Chantez,   oiseaux  !   ruisseaux,   coulez  !   croissez,   feuillages  ! 
Ceux  que  vous  oubliez  ne  vous  oublieront  pas. 

Car  vous  êtes  pour  nous  l'ombre  de  l'amour  même  ! 
Vous  êtes  l'oasis  qu'on  rencontre  en  chemin  ! 
Vous  êtes,  ô  vallon,  la  retraite  suprême 
Où  nous  avons  pleuré  nous  tenant  par  la  main  ^ 

{Les  Rayons  à  les  Ombres  :  Hetzel,  éditeur.) 


RliPO.VSt:    A  U.V    ACTE    D'ACCUSATION' 


La  langue  était  lEtat  avant  quatre-vingt-neuf  ; 
Les  mots,  bien  ou  mal  nés,  vivaient  parqués  en  castes  ; 
Les  uns,  nobles,  hantant  les  Phèdres,*les  Jocastes, 

1.  On  a  souvent  comparé  cette  (cf.  p.  113).  Chez  Victor  Hugo, 
pièce  au  Lac  de  Lamartine  (cl.  p.  52)  l'émotion  est  à  la  fois  plus  contenue 
et   à   Souvenir  d'Alfred  de   Musset      et  plus  profonde. 

LE   XIX-    SIÈCLE  PAR  LIS    TEXTES.  —  0 


S2  LE    XIXe    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

Les  Méropes,  ayant  le  décorum  pour  loi, 

Et  montant  à  Versaille  ^  aux  carrosses  du  roi  ; 

Les  autres,  tas  de  gueux,  drôles  patibulaires, 

Habitant  les  patois  ;  quelques-uns  aux  galères 

Dans  l'argot  ;  dévoués  ^  à  tous  les  genres  bas, 

Déchirés  en  haillons  dans  les  halles  ;  sans  bas, 

Sans  perruque  ;  créés  pour  la  prose  et  la  farce  ; 

Populace  du  style  au  fond  de  l'ombre  éparse  ; 

Vilains  ^,  rustres,  croquants  *,  que  Vaugelas  leur  chef 

Dans  le  bagne  Lexique  avait  marqué  d'une  F  ^  ; 

N'exprimant  que  la  vie  abjecte  et  familière, 

Vils,  dégradés,  flétris,  bourgeois,  bons  pour  Molière, 

Racine  regardait  ces  marauds  de  travers  ; 

Si  Corneille  en  trouvait  un  blotti  dans  son  vers. 

Il  le  gardait,  trop  grand  pour  dire  :  «  Qu'il  s'en  aille  «  ;  » 

Et  Voltaire  criait  :  «  Corneille  s'encanaille  !  » 

Le  bonhomme  Corneille,  humble,  se  tenait  coi. 

Alors,  brigand,  je  vins  ;  je  m'écriai  :  «  Pourquoi 

Ceux-ci  toujours  devant,  ceux-là  toujours  derrière  ?  » 

Et  sur  l'Académie,  aïeule  et  douairière. 

Cachant  sous  ses  jupons  les  tropes  '  effarés. 

Et  sur  les  bataillons  d'alexandrins  carrés  *, 

Je  fis  souffler  un  vent  révolutionnaire. 

Je  mis  un  bonnet  rouge  au  vieux  dictionnaire. 

Plus  de  mot  sénateur  !  plus  de  mot  roturier  ! 

Je  fis  une  tempête  au  fond  de  l'encrier, 

Et  je  mêlai,  parmi  les  ombres  débordées  **, 

Au  peuple  noir  des  mots  l'essaim  blanc  des  idées  ; 

1.  Versatile.  Licence  poétique.  croquent  le  peuple)  !  On  les  appela 

2.  Dévoués.  Dans  un  sens  défavo-  eux-mêmes  croquants  et  ce  nom 
rable.  On  dit  encore  dévouer  quel-  s'appliquait  à  tous  les  paysans  avec 
qu'un    ou  quelque   chose   à  la  haine,  une  acception  méprisante. 

au  mépris,  etc.  5.  F.  Première  lettre  de  forçat. 

3.  Vilains.   Paysans,   roturiers.  6.   Dans  la  préface  de  Cromwell, 

4.  Croquants.  Les  paysans  de  Victor  Hugo  cite  quelques  vers  de 
Guyenne  se  révoltèrent  en  1594  au  Corneille,  soulignés  par  les  puristes 
cri  de  Sus  aux  croquants  (à  ceux  qui  classiques  : 

Un  tas  d'hommes,  perdus  de  dettes  et  de  crimes. 

(Cinna,  V,  i.) 
Ah  !  ne  me  brouillez  pa$  avec  la  république  ! 

(Nicomède,  II,  m.) 

7.  Tropes.  Figures  de  rhétorique.       ombres   sont   sans   doute   les  mots, 

8.  Carrés.  Allusion  à  l'uniformité  qualifiés  au  vers  suivant  de  peuple 
du  rythme  classique.  noir  ;    le   poète   les    compare   à    un 

9.  Les      ombres      débordées.      Ces       fleuve  sorti  de  son  lit. 


VICTOR  HUGO  83 

Et  je  dis  :  «  Pas  de  mot  où  l'idée  au  vol  pur 

Ne  puisse  se  poser,  tout  humide  d'azur  !  » 

Discours  affreux  !  —  Syllepse  *,  liypallage  ^,  litote  ', 

Frémirent  ;  je  montai  sur  la  borne  Aristote, 

Et  déclarai  les  mots  égaux  *,  libres,  majeurs. 

Tous  les  envahisseurs  et  tous  les  ravageurs, 

Tous  ces  tigres,  les  Huns,  les  Scythes  et  les  Daces, 

N'étaient  que  des  toutous  auprès  de  mes  audaces  ; 

Je  bondis  hors  du  cercle  et  brisai  le  compas. 

Je  nommai  le  cochon  par  son  nom  ;  pourquoi  pas  ? 

1f^x«*v^<.t£  (V  i«.c*-\  >A<v\j^*v^<-  ^^&^<v^.'^  ,     .        

Oui,  je  suis  ce  Danton  !  je  suis  ce  Robespierre  ! 
J'ai  contre  le  mot  noble  à  la  longue  rapière, 
Insurgé  le  vocable  ignoble,  son  valet, 
Et  j'ai,  sur  Dangeau  ^  mort,  égorgé  Richelet  ^ 


1.  Syllepse.  Figure  par  laquelle  on  les  conventions  du  classicisme  en  fait 
fait  accorder  nn  mot  avec  l'idée,  de  vocabulaire,  il  a  tort  de  prétendre 
sans  égard  ù  l'accord  grammatical.  que  les  mots  soient  égaux.  Deux 
Cf.  p.  08,  n.  3.  termes   dont    la    signincation    pure- 

2.  Hiipallage.  l'igure  ■•  par  laquelle  ment  logique  est  la  même  ne  s'em- 
on  attribue  ù  tel  mot  une  qualité  ploieront  pourtant  pas  de  la  même 
convenant  ù  un  autre  mot  de  la  façon.  Quelques  vers  plus  loin,  le 
même  phrase  ».  Ainsi  Boileau  (jua-  poète  rappelle  qu'il  a  nommé  le 
lifte  d'e/Jronté  le  lit  d'une  femme  qui  cochon.  Il  le  nomme  dans  certains 
feint  d'être  malade  pour  rester  cou-  cas;  mais  ailleurs  il  dit  pourceau.  Cf. 
chée.  (Satire  X).  par  exemple  la  pièce  intitulée  Sultan 

.3.  Litote.  Figure  par  laquelle  on  \lourud  (Légende  des  siècles).  Mou- 
dit  moins  que  ce  qu'on  veut  faire  rad  a  commis  toute  sorte  de  cruau- 
entendre.  C'est  le  contraire  de  l'hy-  tés  ;  mais  un  jour,  trouvant  sur  sa 
berbole.  Tous  les  traités  de  rhéto-  route  un  cochon  à  moitié  mort  que 
rique  citent  comme  exemple  le  mot  tourmentent  des  mouches,  il  le 
de  Chiméne  à  Hodrigue  :  pousse  du  pied  pour  l'en  clélivrer. 
Va,  je  ne  te  hais  point.  (^e  geste  suffira  pour  faire  contre- 
(/.c  Cid,  m.  IV).  poids  ù  tous  les  crimes  du  monstre 

4.  Si  Victor  Hugo  a  eu  bien  rai-  dans  la  balance  qui  pèse  les  actes 
son   de   combattre   les    préjugés    et  des  hommes  : 

On  vit,  dans  le  brouillard  où  rien  n'a  plus  de  forme. 

Vaguement  apparaître  une  balance  énorme  ; 

Cette  balance  vint  d'elle-même,  i\  travers 

Tous  les  enfers  béants,  tous  les  cieux  entr'ouverts. 

Se  placer  sous  la  foule  immense  des  victimes  ; 

Au-dessus  du  silence  horrible  des  abimes. 

Sous  l'œil  du  seul  vivant,  du  seul  vrai,  du  seul  grand. 

Terrible,  elle  oscillait,  et  portait,  s'édairant 

D'un  jour  mystérieux  plus  profond  que  le  nôtre. 

Dans  un  plateau  le  monde  et  le  pourceau  dans  l'autre. 

5.  Ce  modèle  du  courtisan  (1638-  fi.  Grammairien  (1631-1698)  ;  il 
17'20),  est  considéré  ici  comme  le  publia  un  Dictionnaire  plusieurs  fois 
parangon  de  la  «  noblesse   •>.                     réimprimé. 


84 


LE    XIX''    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 


Oui,  c'est  vrai,  ce  sont  là  quelques-uns  de  mes  crimes. 

J'ai  pris  et  démoli  la  bastille  des  rimes  ^ 

J'ai  fait  plus  :  j'ai  brisé  tous  les  carcans  de  fer 

Qui  liaient  le  mot  peuple,  et  tiré  de  l'enfer 

Tous  les  vieux  mots  damnés,  légions  sépulcrales  ; 

J'ai  de  la  périphrase  écrasé  les  spirales  ^ 

Et  mêlé,  confondu,  nivelé  sous  le  ciel 

L'alphabet,  sombre  tour  qui  naquit  de  Babel  ^  ; 

Et  je  n'ignorais  pas  que  la  main  courroucée 

Qui  délivre  le  mot,  délivre  la  pensée. 

{Les  Contemplations*:  Hetzel,  éditeur.) 


'~  1.  La  rims,  ch2z  les  romantiques 
est  plus  riche  que  chez  les  poètes  du 
XVIP  siècle,  sauf  Malherbe.  Mais 
c'est  en  réintégrant  dans  l'usage 
littéraire  un  grand  nombre  de  mots 
considérés  comme  trop  bas  que 
Victor  Hugo  a  pu  la  régénérer  ;  et 
voilà  sans  doute  le  sens  où  il  faut 
entendre  ce  vers.  Les  préjugés  clas- 
siques relatifs  aux  mots  captivaient 
la  rime  dans  une  sorte  de  bastille, 
qui  fut  prise  et  démolie  par  le  poète. 
2.  Les  spirales  de  la  périphrase 
sont  les  ingénieuses  arabesques  où 
s'évertuaient    les    pseudo-classiques 


ou  même  les  classiques,  au  lieu  d'em- 
ployer directement  le  mot  propre. 

3.  On  se  rappelle  que  les  enfants 
de  Noé  voulurent,  après  le  déluge, 
élever  une  tour,  la  tpur  dite  de  Ba- 
bel, assez  haute  pour  les  protéger 
contre  tout  déluge  nouveau.  Dieu 
les  punit  en   «  confondant  leur  lan- 


4.  Nous  n'avons  cité  dans  ce  vo- 
lume que  des  pièces  de  Victor  Hugo 
prises  dans  ses  recueils  d'avant  l'exil. 
Celle-ci  fait  seule  exception.  Mais 
d'ailleurs   elle  porte  la  date  de  1834. 


ALFRED    DE   VIGNY 

REGRETS   DE   SATAN 


Sur  la  neige  des  monts,  couronne  des  hameaux, 

L'Espagnol  a  blessé  l'aigle  des  Asturies, 

Dont  le  vol  menaçait  ses  blanches  bergeries  ; 

Hérissé,  l'oiseau  part  et  fait  pleuvoir  le  sang. 

Monte  aussi  vite  au  ciel  que  l'éclair  en  descend  *, 

Regarde  son  soleil  ^,  d'un  bec  ouvert  l'aspire, 

Croit  reprendre  la  vie  au  flamboyant  empire  ; 

Dans  un  fluide  d'or  il  nage  puissamment, 

Et  parmi  les  rayons  se  balance  un  moment. 

Mais  l'homme  l'a  frappé  d'une  atteinte  trop  sûre  ; 

Il  sent  le  plomb  chasseur  fondre  dans  sa  blessure. 

Son  aile  se  dépouille,  et  son  royal  manteau 

Vole  comme  un  duvet  qu'arrache  le  couteau  ; 

Dépossédé  des  airs,  son  poids  le  précipite  ; 

Dans  la  neige  du  mont  il  s'enfonce  et  palpite, 

Et  la  glace  terrestre  a  d'un  pesant  sommeil 

Fermé  cet  œil  puissant  respecté  du  soleil  ^. 

Tel,  retrouvant  ses  maux  au  fond  de  sa  mémoire, 

L'Ange  maudit  *  pencha  sa  chevelure  noire, 

Et  se  dit,  pénétré  d'un  chagrin  infernal  »  : 

«  Triste  amour  du  péché  !  sombres  désirs  du  mal  ! 

De  l'orgueil,  du  savoir  gigantesques  pensées  ! 

Comment  ai-je  connu  vos  ardeurs  insensées  ? 

Maudit  soit  le  moment  où  j'ai  mesuré  Dieu  ! 

Simplicité  du  cœur,  à  qui  j'ai  dit  adieu, 

1.  Dans  son  article  des   Portraits       encore  pour  l'aigle  quand  les  nuages 
contemporains  sur  Alfred  de  Vigny       le  cachent  h  la  terre. 

(t.  II),  Sainte-Beuve  signale  chez  lui  3.   On  dit  que  l'aigle  peut  regarder 

«  des  mouvements   prodigieux   qui  le  soleil  en  face. 

mesurent  deux  fois  l'infini,  comme  4.  Satan,   qu'Eloa   voudrait   sau- 

dans  ce  vers  sur  l'aigle  blessé  ».  ver. 

2.  Son    soleil.     Le     soleil     brille  5.   Infernal.    Dans  le  sens  propre 

du  mot. 


86  LE    XIXe    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

Je  tremble  devant  toi,  mais  pourtant  je  t'adore. 
Je  suis  moins  criminel,  puisque  je  t'aime  encore  ; 
Mais  dans  mon  sein  flétri  tu  ne  reviendras  pas  ! 
Loin  de  ce  que  j'étais,  quoi  !  j'ai  fait  tant  de  pas  ! 
Et  de  moi-même  à  moi  si  grande  est  la  distance 
Que  je  ne  comprends  plus  ce  que  dit  l'innocence  ; 
Je  souffre,  et  mon  esprit  par  le  mal  abattu 
Ne  peut  plus  remonter  jusqu'à  tant  de  vertu  ». 

{Eloa,  Œuvres  complètes  ;  Ch.  Delagrave,  éditeur.) 


MOÏSE 

Le  soleil  prolongeait  sur  la  cime  des  tentes 

Ces  obliques  rayons,  ces  flammes  éclatantes. 

Ces  larges  traces  d'or  qu'il  laisse  dans  les  airs, 

Lorsqu'en  un  lit  de  sable  il  se  couche  aux  déserts. 

La  pourpre  et  l'or  semblaient  revêtir  la  campagne. 

Du  stérile  Nébo  ^  gravissant  la  montagne. 

Moïse,  homme  de  Dieu,  s'arrête,  et,  sans  orgueil, 

Sur  le  vaste  horizon  promène  un  long  coup  d'œil. 

Il  voit  d'abord  Phasga  ^,  que  des  figuiers  entourent  ; 

Puis,  au-delà  des  monts  que  ses  regards  parcourent. 

S'étend  tout  Galaad  ^,  Ephraïm,  Manassé  *, 

Dont  le  pays  fertile  à  sa  droite  est  placé  ; 

Vers  le  Midi,  Juda,  grand  et  stérile,  étale 

Ses  sables  où  s'endort  la  mer  occidentale  ^  ; 

Plus  loin,  dans  un  vallon  que  le  soir  a  pâli. 

Couronné  d'oliviers,  se  montre  Nephtali  ; 

Dans  des  plaines  de  fleurs  magnifiques  et  calmes, 

Jéricho  s'aperçoit  :  c'est  la  ville  des  palmes  ; 

Et,  prolongeant  ses  bois,  des  plaines  de  Phogor 

Le  lentisque  touffu  s'étend  jusqu'à  Ségor  *. 

1.  Montagne  voisine  de  la  Terre  et  Nephtali  désignent  les  pays  qu'oc- 
promise,  dans  le  pays  de  Moab.  cupèrent  dans  la  suite  les  tribus  de 

2.  Bourg  situé  sur  une  hauteur.  ce  nom. 

3.  Le    pays   de    Galaad,    où    de-  5.   La   mer   Morte,    à    l'ouest    du 
valent  s'établir  la  tribu  de  Gad  et  Nébo. 

celle  de  Ruben.  6.   Phogor  et  Ségor  sont  à  l'est  de 

4.  Ephraïm,  Manassé,  puis  Juda       la  mer  Morte. 


à 


ALFRED    DE    VIGXY  87 

Il  voit  tout  Chanaan,  et  la  Terre  promise  *, 
Où  sa  tombe,  il  le  sait,  ne  sera  iwint  admise. 
Il  voit,  sur  les  Hébreux  étend  sa  grande  main, 
Puis  vers  le  haut  du  mont  il  reprend  son  chemin. 

Or,  des  champs  de  Moab  couvrant  la  vaste  enceinte, 

Pressés  au  large  pied  de  la  montagne  sainte, 

Les  enfants  d'Israël  s'agitaient  au  vallon 

Comme  les  blés  épais  qu'agite  l'aquilon. 

Dès  l'heure  où  la  rosée  humecte  l'or  des  sables 

Et  balance  sa  perle  au  sommet  des  érables. 

Prophète  centenaire,  environné  d'honneur. 

Moïse  était  parti  pour  trouver  le  Seigneur.',,  ' 

On  le  suivait  des  yeux  aux  flammes  de  sa  iét€  *  ; 

Et,  lorsque  du  grand  mont  il  atteignit  le  faîte, 

Lorsque  son  front  perça  le  nuage  de  Dieu 

Qui  couronnait  d'éclairs  la  cime  du  haut  lieu. 

L'encens  brûla  partout  sur  les  autels  de  pierre, 

Et  six  cent  mille  Hébreux,  courbés  dans  la  poussière, 

A  l'ombre  du  parfum  par  le  soleil  doré. 

Chantèrent  d'une  voix  le  cantique  sacré  ; 

Et  les  fils  de  Lévi,"s'élevant  sur  la  foule, 

Tels  qu'un  bois  de  cyprès  sur  le  sable  qui  roule. 

Du  peuple  avec  la  liarpe  accompagnant  les  voix. 

Dirigeaient  vers  le  ciel  l'hymne  du  Roi  des  rois  '. 

Et,  debout  devant  Dieu,  Moïse  ayant  pris  place, 
Dans  le  nuage  obscur  lui  parlait  face  à  face. 
Il  disait  au  Seigneur  :  «  Ne  finirai-je  pas  ? 
Où  voulez- vous  encor  que  je  porte  mes  pas  l 
Je  vivrai  donc  toujours  puissant  et  solitaire  ? 
Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre.  — 
Que  vous  ai-je  donc  fait  pour  être  votre  élu  ? 
J'ai  conduit  votre  peuple  où  vous  avez  voulu. 
Voilà  que  son  pied  touche  à  la  terre  promise. 
De  vous  à  lui  qu'un  autre  accepte  l'entremise, 

1.  En  réalité,  le  pays  de  Chanaan  Moïso  descend  du  Sinal,  «  parce  qu'il 
et  la  Terre  promise  ne   font  qu'un.  avait  parlé  avec  l'Etemel  •. 

2.  «  La  peau  de  son  visage  rayon-  3.   I.'hunme     du     Roi     des     rois. 
nait    "   lit-on   dans   l'tlxodr.   quand  F/hymne  chantée  en  son  honneur. 


88  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

Au  coursier  d'Israël  qu'il  attache  le  frein  ; 
Je  lui  lègue  mon  livre  ^  et  la  verge  d'airain  ^. 

»  Pourquoi  vous  fallut-il  tarir  mes  espérances  ^, 
Ne  pas  me  laisser  homme  avec  mes  ignorances, 
Puisque,  du  mont  Horeb  *  jusques  au  mont  Nébo  \ 
Je  n'ai  pas  pu  trouver  le  lieu  de  mon  tombeau  ®  ? 
Hélas  !  vous  m'avez  fait  sage  parmi  les  sages  ! 
Mon  doigt  du  peuple  errant  a  guidé  les  passages  ; 
J'ai  fait  pleuvoir  le  feu  sur  la  tête  des  rois  '  ; 
L'avenir  à  genoux  adorera  mes  lois  ; 
Des  tombes  des  humains  j'ouvre  la  plus  antique  ^  ; 
La  mort  trouve  à  ma  voix  une  voix  prophétique  "  ; 
Je  suis  très  grand  ;  mes  pieds  sont  sur  les  nations, 
Ma  main  fait  et  défait  les  générations.  — 
Hélas  !  je  suis,  Seigneur,  puissant  et  solitaire  ; 
Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre  ! 

»  Hélas  !  je  sais  aussi  tous  les  secrets  des  cieux, 
Et  vous  m'avez  prêté  la  force  de  vos  yeux. 
Je  commande  à  la  nuit  de  déchirer  ses  voiles  ; 
Ma  bouche  par  leur  nom  a  compté  les  étoiles. 
Et,  dès  qu'au  firmament  mon  geste  l'appela. 
Chacune  s'est  hâtée  en  disant  :  «  Me  voilà.  » 
J'impose  mes  deux  mains  sur  le  front  des  nuages 
Pour  tarir  dans  leurs  flancs  la  source  des  orages  ^°  ; 

1.  Le  Pentateuque.  dans  le  désert,  fait  jaillir  une  source 

2.  La  verge  avec  laquelle  Moïse       d'un  rocher. 

avait  mis  à  sec  la   mer   Rouge,  et,  3.  Mes  espérancei.  Toutes  celles  que 

peut  nourrir  un  homme.  Cf.  plus  bas  : 
J'ai  vu  l'amour  s'éteindre  et  l'amitié  tarir. 

4.  C'est  sur  le  mont  Horcb  que  alors,  «  la  terre  ouvrit  sa  bouche  et 
Moïse  fut  appelé  par  l'Eternel,  du  les  engloutit  ».  (Cf.  le  livre  des  I\'om- 
milieu  d'un  buisson  ardent.  bres,  XVI,  25-35.)    «  La  plus  antique 

5.  Cf.  p.  86,  n.  1 .  des  tombes»,  c'est  la  terre. 

6.  Moïse  veut  dire  que  Dieu,  ne  9.  Dans  le  chapitre  XXXIII  du 
le  laissant  pas  homme,  devait  le  Deutéronome,  Moïse,  peu  de  temps 
retirer  aussi  de  dessus  la  terre.  avant    sa   mort,    bénit   les   enfants 

7.  Une  grêle  mêlée  de  feu;  c'est  d'Israël  en  prédisant  à  chaque  tribu 
«  la  septième  plaie  d'Egypte.  «  ses  destinées. 

8.  Dathan  et  Abiram  s'étant  ré-  10.  Après  avoir  fait  pleuvoir  la 
voltés  contre  Moïse,  celui-ci  les  fit  grêle  (n.  7),  Moïse  «  tarit  la  source 
mettre  devant  leurs  tentes  en  recom-  des  orages  »  en  levant  ses  mains  vers 
mandant  au  peuple  de  s'écarter  ;  et  l'Eternel. 


ALFRED    DE     VIGXY  89 

J'engloutis  les  cités  sous  les  sables  mouvants  ; 

Je  renverse  les  monts  sous  les  ailes  des  vents  ; 

Mon  pied  infatigable  est  plus  fort  que  l'espace  ; 

Le  fleuve  aux  grandes  eaux  se  range  quand  je  passe  \ 

Et  la  voix  de  la  mer  se  tait  devant  ma  voix. 

Lorsque  mon  peuple  souffre,  ou  qu'il  lui  faut  des  lois, 

J'élève  mes  regards,  votre  esprit  me  visite  ; 

La  terre  alors  chancelle  et  le  soleil  liésite  ^, 

Vos  anges  sont  jaloux  et  m'admirent  entre  eux.  — 

Et  cependant,  Seigneur,  je  ne  suis  pas  heureux. 

Vous  m'avez  fait  vieillir  puissant  et  solitaire  ; 

Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre  !         , 

»  Sitôt  que  votre  souffle  a  rempli  le  berger  ^, 

Les  hommes  se  sont  dit  :  «  Il  nous  est  étranger  ;  » 

Et  les  yeux  se  baissaient  devant  mes  yeux  de  flamme, 

Car  ils  venaient,  hélas  !  d'y  voir  plus  que  mon  âme. 

J'ai  vu  l'amour  s'éteindre  et  l'amitié  tarir  ; 

Les  vierges  se  voilaient  et  craignaient  de  mourir  *. 

M'enveloppant  alors  de  la  coloime  noire  *, 

J'ai  marché  devant  tous,  triste  et  seul  dans  ma  gloire, 

Et  j'ai  dit  dans  mon  cœur  :  «  Que  vouloir  à  présent  ?  » 

Pour  dormir  sur  un  sein  mon  front  est  trop  pesant, 

Ma  main  laisse  l'effroi  dans  la  main  qu'elle  touche, 

L'orage  est  dans  ma  voix,  l'éclair  efrfeur  ma  bouche  ; 

Aussi,  loin  de  m'aimer,  voilà  qu'ils  tremblent  tous, 

Et,  quand  j'ouvre  les  bras,  on  tombe  à  mes  genoux.  — 

0  Seigneur  !  j'ai  vécu  puissant  et  solitaire  ; 

Laissez- moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre  !  » 

Or,  le  peuple  attendait,  et,  craignant  son  courroux  •, 
Priait  sans  regarder  le  mont  du  Dieu  jaloux  ; 

1.  Allusion  au  passage  du  Jour-  4.  X>n  était  frappé  de  mort  en 
dain  ;  mais  c'est  Josué  qui  fit  ce  voyant  Dieu  face  ù  face,  et  les 
miracle.  vierges    craignaient    de    l'être    en 

2.  Ici  encore,  Vigny  semble  attri-  vojant  face  A  face  son  élu. 

buer  à  Moïse  ce  que  les  Livres  saints  o.  L'Exode  nous  dit  que  l'Eternel 

rapportent  de  Josué.  s'enveloppa  d'une  colonne  de  nuées 

3.  Moïse  faisait  pattre  le  troupeau  pour  guider  les  enfants  d'Israël  dans 
de   son   beau-père,   Jéthro,    lorsque  le  désert. 

l'Eternel  l'appela  pour  la  première  6.  Son  courroux.  Le  courroux  du 

fois.  Cf.  p.  88,  n.  4.  Dieu  jaloux. 


DO  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

Car,  s'il  levait  les  yeux,  les  flancs  noirs  du  nuage 
Roulaient  et  redoublaient  les  foudres  de  l'orage. 
Et  le  feu  des  éclairs,  aveuglant  les  regards, 
Enchaînait  tous  les  fronts  courbés  de  toutes  parts> 
Bientôt  le  haut  du  mont  reparut  sans  Moïse.  — 
Il  fut  pleuré.  —  Marchant  vers  la  Terre  promise, 
Josué  s'avançait  pensif  et  pâlissant. 
Car  il  était  déjà  l'élu  du  Tout-Puissant. 

{Pop.mes  antiques  et  modernes, 
Œuvres  complètes  ;  Ch.  Delagrave,  éditeur. 


LA    FILLE  DE  JEPHTE 

"  Et  de  là  vient  la  coutume  qui 
s'est  toujours  observée  depuis  en 
Israël, 

»  Que  toutes  les  filles  d'Israël 
s'assemblent  une  fois  l'année  pour 
pleurer  la  fille  de  Jephté  de  Galaad 
pendant  quatre  jours.  » 

{Juges,  ch.  xi,  v.  39  et  40.) 

Voilà  ce  qu'ont  chanté  les  filles  d'Israël, 

Et  leurs  pleurs  ont  coulé  sur  l'herbe  du  Carmel  ^  : 

—  Jephté  de  Galaad  ^  a  ravagé  trois  villes  ^  ; 
Abel  !  la  flamme  a  lui  sur  tes  vignes  fertiles  ! 
Aroër  sous  la  cendre  éteignit  ses  chansons. 
Et  Mennith  s'est  assise  en  pleurant  ses  moissons  ! 

Tous  les  guerriers  d'Aramon  *  sont  détruits,  et  leur  terre 
Du  Seigneur  notre  Dieu  reste  la  tributaire. 
Israël  est  vainqueur,  et  par  ses  cris  perçants 
Reconnaît  du  Très-Haut  les  secours  tout-puissants. 

A  l'hymne  universel  que  le  désert  répète 

Se  mêle  en  longs  éclats  le  son  de  la  trompette. 

Et  l'armée,  en  marchant  vers  les  tours  de  Maspha  *, 

I.ieur  raconte  de  loin  que  Jephté  triompha. 

1.  Montagne  de  Palestine.  Aroër  jusque  vers  Mennith...  et  jus- 

2.  Cf.  p.  86,  n.  3.  qu'à  Abel-Keramim  ». 

3.  Ces  trois  villes  sont  nommées  4.  Les  Ammomites,  issus  d'un  fils 
dans  la  suite.  —  Cf.  Juges,  XI,  33  :  de  Loth,  Ammon,  étaient  établis  sur 

«  Il  leur  fit  éprouver  (aux  fils  d'Am-       des  plateaux  à  l'est  du  Jourdain  in- 
mon)  une  très  grande  défaite,  depuis       férieur. 

5.  Ville  proche  de  Jérusalem. 


Al.tkEl)    DE    VH.SY  91 

Le  peuple  tout  entier  tressaille  de  la  fête. 

—  Mais  le  sombre  vainqueur  marche  en  baissant  la  têt€  ; 

Sourd  à  ce  bruit  de  gloire,  et  seul,  silencieux, 

Tout  à  coup  il  s'arrête,  il  a  fermé  ses  yeux  ^ 

Il  a  fermé  ses  yeux,  car  au  loin,  de  la  ville, 

Les  vierges,  en  chantant,  d'un  pas  lent  et  tranquille. 

Venaient  ;  il  entrevoit  le  chœUr  religieux  ; 

C'est  pourquoi,  plein  de  crainte,  il  a  fermé  ses  yeux. 

Il  entend  le  concert  qui  s'approche  et  l'honore  : 
La  harpe  harmonieuse  et  le  tambour  sonore,  . 

Et  la  lyre  aux  dix  voix,  et  le  Kinnor  léger. 
Et  les  sons  argentins  du  Nebel  étranger  2, 

Puis,  de  plus  près,  les  chants,  leurs  paroles  pieuses, 
Et  les  pas  mesurés  en  des  danses  joyeuses, 
Et  par  des  bruits  flatteurs  les  mains  frappant  les  mains 
Et  de  rameaux  fleuris  parfumant  les  chemins. 

Ses  genoux  ont  tremblé  sous  le  poids  de  ses  armes  ; 
Sa  paupière  s'entr'ouvre  à  ses  premières  larmes  : 
C'est  que,  parmi  les  voix,  le  père  a  reconnu 
La  voix  la  plus  aimée  à  ce  chant  ingénu  : 

t(  O  vierges  d'Israël  !  ma  couronne  s'apprête 
La  première  à  parer  les  cheveux  de  sa  tête  ; 
C'est  mon  père,  et  jamais  un  autre  enfant  que  moi 
N'augmenta  la  famille  heureuse  sous  sa  loi.  » 

Et  ses  bras  à  Jephté  donnés  ^  avec  tendresse, 
Suspendant  à  son  col  leur  pieuse  caresse  : 
«  Mon  père,  embrassez- moi  !  D'où  naissent  vos  retards  ? 
Je  ne  vois  que  vos  pleurs  et  non  pas  vos  regards  *. 

1.  «  Jephté  avait  fait  un  voeu  A  était  un  instrument  de  musique  en 
l'Etomt'l  et  lui  avait  dit  :  «  Si  tu  usage  ciiez  les  Hébreux,  et  qui 
livres  entre  mes  mains  les  fils  d'Am-      n'avait  rien  d'étranger. 

mon,  quiconque  sortira  des  portes  3.  Donnés.  Sorte  d'ablatif  absolu, 

de  ma  maison  au  devant  de  moi.  i"»  Il  faut  suppléer,  après  le  second  vers 

mon    heureux    retour,    je    l'offrirai  de  la  strophe,  elle  dit. 

on  holocauste  «.  (Jtiges.  XI, '.iO, 'M).  4.  Cf.      VIphigénie     de      Racine, 

2.  Le  Nebel,  comme  le   Kinnor,  acte  II,  scène  n. 


92  LE     XIX''     SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

»  Je  n'ai  point  oublié  l'encens  du  sacrifice  : 
J'offrais  pour  vous  hier  la  naissante  génisse. 
Qui  peut  vous  affliger  ?  Le  Seigneur  n'a-t-il  pas 
Renversé  les  cités  au  seul  bruit  de  vos  pas  ? 

—  C'est  vous,  hélas  !  c'est  vous,  ma  fille  bien-aimée  t 
Dit  le  père  en  rouvrant  sa  paupière  enflammée  ; 
Faut-il  que  ce  soit  vous  !  ô  douleur  des  douleurs  ! 
Que  vos  embrassements  feront  couler  de  pleurs  ! 

»  Seigneur,  vous  êtes  bien  le  Dieu  de  la  vengeance  ; 
En  échange  du  crime  il  vous  faut  l'innocence. 
.  C'est  la  vapeur  du  sang  qui  plaît  au  Dieu  jaloux  ! 
Je  lui  donne  une  hostie  ^  ô  ma  fille  !  et  c'est  vous  ! 

—  Moi  !  »  dit-elle.  Et  ses  yeux  se  remplirent  de  larmes. 
Elle  était  jeune  et  belle,  et  la  vie  a  des  charmes. 

Puis  elle  répondit  :  «  Oh  !  si  votre  serment 
Dispose  de  mes  jours,  permettez  seulement 

))  Qu'emmenant  avec  moi  les  vierges,  mes  compagnes. 
J'aille,  deux  mois  entiers,  sur  le  haut  des  montagnes. 
Pour  la  dernière  fois  errante  en  liberté, 
Pleurer  sur  ma  jeunesse  et  ma  virginité  ! 

»  Car  je  n'aurai  jamais,  de  mes  mains  orgueilleuses, 
Purifié  mon  fils  sous  les  eaux  merveilleuses  ^  ; 
Vous  n'aurez  pas  béni  sa  venue,  et  mes  pleurs 
Et  mes  chants  n'auront  pas  endormi  ses  douleurs  ; 

»  Et,  le  jour  de  ma  mort,  nulle  vierge  jalouse 
Ne  viendra  demander  de  qui  je  fus  l'épouse. 
Quel  guerrier  prend  pour  moi  le  cilice  et  le  deuil  ; 
Et  seul  vous  pleurerez  autour  ^  de  mon  cercueil.  » 


1.  Hostie.  Au  sens  originel  ;  vie-  3.  SeuL..  autour.  Le  second  de  ces 
time.                                                            deux  mots  est  mis  à  dessein  pour 

2.  C'était  une  sorte  de  baptême.      faire  ressortir  le  premier. 


ALFRED    DE    VIGSY  93 

Après  ces  mots,  l'armée  assise  tout  entière 
Pleurait,  et  sur  son  front  répandait  la  poussière  ^ 
Jephté  sous  un  manteau  tenait  ses  pleurs  voilé3  ; 
Mais,  parmi  les  sanglots,  on  entendit  :  «  Allez.  » 

Elle  inclina  la  tête  et  partit.  Ses  compagnes. 
Comme  nous  la  pleurons,  pleuraient  sur  les  montagnes. 
Puis  elle  vint  s'offrir  au  couteau  paternel. 
—  Voilà  ce  qu'ont  chanté  les  filles  d'Israël. 

[Poèmes  antiques  et  modernes, 
Œuvres  complètes;  Ch.  Dalagrave,  éditeur.) 


LA   MORT  DU    LOUP 

•• ) 

Le  loup  vient  et  s'assied,  les  deux  jambes  dressées. 

Par  leurs  ongles  crochus  dans  le  sable  enfoncées. 

Il  s'est  jugé  perdu,  puisqu'il  était  surpris, 

Sa  retraite  coupée  et  tous  ses  chemins  pris  -  ; 

Alors  il  a  saisi,  dans  sa  gueule  brûlante, 

Du  chien  le  plus  hardi  la  gorge  pantelante. 

Et  n'a  pas  desserré  sa  mâchoire  de  fer. 

Malgré  nos  coups  de  feu  ({ui  traversaient  sa  chair, 

Et  nos  couteaux  aigus  qui,  comme  des  tenailles. 

Se  croisaient  en  plongeant  dans  ses  larges  entrailles. 

Jusqu'au  dernier  moment  où  le  chien  étranglé. 

Mort  longtemps  avant  lui,  sous  ses  pieds  a  roulé. 

Le  loup  le  quitte  alors,  et  puis  il  nous  regarde. 

Les  couteaux  lui  restaient  au  flanc  jusqu'à  la  garde, 

Le  clouaient  au  gazon  tout  baigné  de  son  sang  ; 

Nos  fusils  l'entouraient  en  sinistre  croissant. 

Il  nous  regarde  encore,  ensuite  il  se  recouche, 

Tout  en  léchant  le  sang  répandu  sur  sa  bouche, 

Et,  sans  daigner  savoir  comment  il  a  péri. 

Refermant  ses  grands  yeux,  meurt  sans  jeter  un  cri... 

Hélas  !  ai-je  pensé,  malgré  ce  grand  nom  d'hommes, 
Que  j'ai  honte  de  nous,  débiles  que  nous  sommes  ! 

1.  En  signe  de  deuil.  2.   Pris.   Inh'rccptés. 


94  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

Comment  on  doit  quitter  la  vie  et  tous  ses  maux, 
C'est  vous  qui  le  savez,  sublimes  animaux  1 
A  voir  ce  que  l'on  fut  sur  terre  et  ce  qu'on  laisse, 
Seul,  le  silence  est  grand  ;  tout  le  reste  est  faiblesse. 
—  Ah  !  je  t'ai  bien  compris,  sauvage  voyageur  ^, 
Et  ton  dernier  regard  m'est  allé  jusqu'au  cœur  ! 

Il  disait  :  «  Si  tu  peux,  fais  que  ton  âme  arrive, 
A  force  de  rester  studieuse  ^  et  pensive. 
Jusqu'à  ce  haut  degré  de  stoïque  fierté 
Où,  naissant  dans  les  bois,  j'ai  tout  d'abord  monté. 
Gémir,  pleurer,  prier,  est  également  lâche. 
Fais  énergiquement  ta  longue  et  lourde  tâche 
Dans  la  voie  où  le  sort  a  voulu  t'appeler. 
Puis  après,  comme  moi,  souffre  et  meurs  sans  parler  ^.  » 
{Les  Destinées,  Œuvres  complètes  ;  Ch.  Delagrave,  éditeur.) 


LA    MAISON   DU   BERGER 


La  Nature  t'attend  ^  dans  un  silence  austère  ; 
L'herbe  élève  à  tes  pieds  son  nuage  des  soirs. 
Et  le  soupir  d'adieu  du  soleil  à  la  terre 
Balance  les  beaux  lis  comme  des  encensoirs. 
La  forêt  a  voilé  ses  colonnes  profondes, 
La  montagne  se  cache,  et  sur  les  pâles  ondes 
Le  saule  a  suspendu  ses  chastes  reposoirs. 

Le  crépuscule  ami  s'endort  dans  la  vallée 
Sur  l'herbe  d'émeraude  et  sur  l'or  du  gazon, 
Sous  les  timides  joncs  de  la  source  isolée 
Et  sous  le  bois  rêveur  qui  tremble  à  l'horizon. 
Se  balance  en  fuyant  dans  les  grappes  sauvages. 
Jette  son  manteau  gris  sur  le  bord  des  rivages. 
Et  des  fleurs  de  la  nuit  entr'ouvre  la  prison. 

1.  Voyageur.    Allusion    à    la    vie  désespoir  paisible  sans  convulsions 
errante  du  loup.  de  colère  et  sans  reproches  au  ciel 

2.  Studieuse.    Absorbée    dans    la  est  la  sagesse  même.  » 
méditation.  4.  Le  poète  s'adresse  à  Eva,  la 

3.  Cf.  Journal  d'un  poète  :    «  Un  femme  aimée. 


ALFRED    DE    VIGNY  9& 

Il  est  sur  ma  montagne  une  épaisse  bruyère 
Où  les  pas  du  chasseur  ont  peine  à  se  plonger, 
Qui  plus  haut  cjue  nos  fronts  lève  sa  tête  altière, 
Et  garde  dans  la  nuit  le  pâtre  et  l'étranger. 
Viens  y  cacher  l'amour  et  ta  divine  faute  ; 
Si  l'herbe  est  agitée  ou  n'est  pas  assez  haute, 
J'y  roulerai  pour  toi  la  Maison  du  Berger... 


Viens  donc  !  le  ciel  pour  moi  n'est  plus  qu'une  auréole 

Qui  t'entoure  d'azur,  t'éclaire  et  te  défend  ; 

La  montagne  est  ton  temple  et  le  bois  sa  coupole  ; 

L'oiseau  n'est  sur  la  fleur  balancé  par  le  vent, 

Et  la  fleur  ne  parfume  et  l'oiseau  ne  soupire 

Que  pour  mieux  enchanter  l'air  que  ton  sein  respire  ; 

La  terre  est  le  tapis  de  tes  beaux  pieds  d'enfant. 

Eva,  j'aimerai  tout  dans  les  choses  créées. 

Je  les  contemplerai  dans  ton  regard  rêveur 

Qui  partout  répandra  ses  flammes  colorées, 

Son  repos  gracieux,  sa  magique  saveur. 

Sur  mon  cœur  déchiré  viens  poser  ta  main  pure  ; 

Ne  me  laisse  jamais  seul  avec  la  Nature, 

Car  je  la  connais  trop  pour  n'en  avoir  pas  peur. 

Elle  me  dit  :  «  Je  suis  l'impassible  théâtre 

Que  ne  peut  remuer  le  pied  de  ses  acteurs  ; 

Mes  marches  d'émeraude  et  mes  parvis  d'albâtre, 

Mes  colonnes  de  marbre  ont  les  dieux  pour  sculpteurs. 

Je  n'entends  ni  vos  cris  ni  vos  soupirs  ;  à  peine 

Je  sens  passer  sur  moi  la  comédie  humaine 

Qui  cherche  en  vain  au  ciel  ses  muets  spectateurs. 

«  Je  roule  avec  dédain,  sans  voir  et  sans  entendre, 

A  côté  des  fourmis  les  populations  ; 

Je  ne  distingue  pas  leur  terrier  de  leur  cendre, 

J'ignore  en  les  portant  les  noms  des  nations. 

On  me  dit  une  mère,  et  je  suis  une  tombe  ; 

Mon  hiver  prend  vos  morts  comme  son  hécatombe, 

Mon  printemps  ne  sent  pas  vos  adorations. 


D6  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR     LES     TEXTES 

»  Avant  vous,  j'étais  belle  et  toujours  parfumée, 
J'abandonnais  au  vent  mes  cheveux  tout  entiers  ; 
Je  suivais  dans  les  cieux  ma  route  accoutumée, 
Sur  l'axe  harmonieux  des  divins  balanciers. 
Après  vous,  traversant  l'espace  où  tout  s'élance. 
J'irai  seule  et  sereine  ;  en  un  chaste  silence 
Je  fendrai  l'air  du  front  et  de  mes  seins  altiers.  » 

C'est  là  ce  que  me  dit  sa  voix  triste  et  superbe  ; 

Et  dans  mon  cœur  alors  je  la  hais,  et  je  vois 

Notre  sang  dans  son  onde  et  nos  morts  sous  son  herbe 

Nourrissant  de  leurs  sucs  la  racine  des  bois. 

Et  je  dis  à  mes  yeux  qui  lui  trouvaient  des  charmes  : 

«  Ailleurs  tous  vos  regards,  ailleurs  toutes  vos  larmes  ; 

Aimez  ce  que  jamais  on  ne  verra  deux  fois  ^  )> 

Oh  !  qui  verra  deux  fois  ta  grâce  et  ta  tendresse, 
Ange  doux  et  plaintif  qui  parle  en  soupirant  ? 
Qui  naîtra  comme  toi  portant  une  caresse 
Dans  chaque  éclair  tombé  de  ton  regard  mourant, 
Dans  les  balancements  de  ta  tête  penchée, 
Dans  ta  taille  dolente  et  mollement  couchée. 
Et  dans  ton  pur  sourire  amoureux  et  souffrant  ? 

Vivez,  froide  Nature,  et  revivez  sans  cesse 

Sur  nos  pieds,  sur  nos  fronts,  puisque  c'est  votre  loi  : 

Vivez,  et  dédaignez,  si  vous  êtes  déesse. 

L'homme,  humble  passager  qui  dut  -  vous  être  un  roi  ; 

Plus  que  tout  votre  règne  et  que  ses  splendeurs  vaines, 

J'aime  la  majesté  des  souffrances  humaines  ^  ; 

Vous  ne  recevrez  pas  un  cri  d'amour  de  moi. 

Mais  toi,  ne  veux-tu  pas,  voyageuse  indolente, 
Rêver  sur  mon  épaule,  en  y  posant  ton  front  ? 
Viens  du  paisible  seuil  dé  la  maison  roulante 
Voir  ceux  qui  sont  passés  et  ceux  qui  passeront. 

1.  Cf.  plus  loin  :  L'homme,  humble  »  J'aime  l'humanité,  j'ai  pitié  d'elle; 
passager,  et  la  suite.  la  nature  est  pour  moi  une  décora- 

2.  Dut.    Latinisme  ;    aurait     dû,  tion  dont  la  durée  est  insolente,  et 
devrait.  sur  laquelle  est  jetée  cette  passagère 

3.  Cf.  Journal  d'un  poète  :    <    Ce  et     sublime     marionnette     appelée 
vers  est  le  sens  de  tous  mes  poèmes  l'homme.   » 

philosophiques.     >    —    Et    encore    : 


AI.FHFA)    DE    VIGSY  f7 

Tous  les  tableaux  humains  qu'un  Esprit  pur  m'apporte 
S'animeront  pour  toi  quand  devant  notre  porte 
Les  grands  pays  muets  longuement  s'étendront  '. 

Nous  marcherons  ainsi,  ne  laissant  que  notre  ombre 

Sur  cette  terre  ingrate  où  les  morts  ont  passé  ; 

Nous  nous  parlerons  d'eux  à  l'heure  où  tout  est  sombre, 

Où  tu  te  plais  à  suivre  un  chemin  effacé, 

A  rêver,  appuyée  aux  branches  incertaines. 

Pleurant,  comme  Diane  au  bord  de  ses  fontaines. 

Ton  amour  taciturne  et  toujours  menacé. 

(Œuvres  complètes  ;  Ch.  Delagrave,  éditeur.) 


LA   COLERE  DE   SAMSON 


«  Eternel  !  Dieu  des  forts  !  vous  savez  que  mon  âme 
N'avait  pour  aliment  que  l'amour  d'une  femme, 
Puisant  dans  l'amour  seul  plus  de  sainte  vigueur 
Que  mes  cheveux  divins  n'en  donnaient  à  mon  cœur  ^. 
—  Jugez-nous.  —  La  voilà  sur  mes  pieds  endormie. 
Trois  fois  elle  a  vendu  mes  secrets  et  ma  vie. 
Et  trois  fois  a  versé  des  pleurs  fallacieux 
Qui  n'ont  pu  me  cacher  la  rage  de  ses  yeux  ; 
Honteuse  qu'elle  était  plus  encor  qu'étonnée 
De  se  voir  découverte  ensemble  et  pardonnée  ; 
Car  la  bonté  de  l'Homme  est  forte,  et  sa  douceur 
Ecrase,  en  l'absolvant,  l'être  faible  et  menteur. 

«  Mais  enfin  je  suis  las.  J'ai  l'âme  si  pesante, 
Que  mon  corps  gigantesque  et  ma  tête  puissante 
Qui  soutiennent  le  poids  des  colonnes  d'airain  ' 
Ne  la  peuvent  porter  avec  tout  son  chagrin... 

1.  •  Il  promet  à  Eva  de  lui  dire       ses  propres  poèmes,  assis  tous  deux 

au  seuil  de  la  maison  roulante  : 
Tous  les  tableaux,  etc. 

Les  grands  pays  muets  longuement  s'étendront. 
Voilà  un  vers  i\  joindre  au  I^on-      Dieu    dès    sa    naissance     >.    (Juges, 
tuni  adspectabanl  (tentes  de  Virgile,      XVI.  17).   Il  devait,  si  ses  cheveux 
un    vers   presque   égal    lui-même   ù      étaient  rasés,  perdre  toute  sa  force, 
l'immensité.    »  (Sainte-Beuve,  Sou-  3.  Le  poids  des  colonnes  d'airtiin. 

veaux  lundis,  t.  VI.)  Le  poids  que  des  colonnes  d'airain 

2.  •  Le  rasoir  n'avait  jamais  passé      peuvent  seules  supporter, 
sur  la  tête  de  Samson    consacré  ii 

tE  XIX"   SIÈCLE   PAR  LES  TEXTES.  —  1 


98  LE    XIX'    SIÈCLE    PAU    LES     TEXTES 

C'est  trop  !  Dieu,  s'il  le  veut,  peut  balayer  ma  cendre. 
J'ai  donné  mon  secret  ^,  Dalila  va  le  vendre. 
Qu'ils  seront  beaux  les  pieds  de  celui  qui  viendra  "^ 
Pour  m'annoncer  la  mort  !  —  Ce  qui  sera,  sera  !  » 

Il  dit  et  s'endormit  près  d'elle  jusqu'à  l'heure 

Où  les  guerriers,  tremblant  d'être  dans  sa  demeure, 

Payant  au  poids  de  l'or  chacun  de  ses  cheveux, 

Attachèrent  ses  mains  et  brûlèrent  ses  yeux, 

Le  traînèrent  sanglant  et  chargé  d'une  chaîne 

Que  douze  grands  taureaux  ne  tiraient  qu'avec  peine, 

Le  placèrent  debout,  silencieusement. 

Devant  Dagon,  leur  Dieu,  qui  gémit  sourdement 

Et  deux  fois,  en  tournant,  recula  sur  sa  base 

Et  fit  pâlir  deux  fois  ses  prêtres  en  extase, 

Allumèrent  l'encens,  di'essèrent  un  festin 

Dont  le  bruit  s'entendait  du  mont  le  plus  lointain, 

Et  près  de  la  génisse  aux  pieds  du  Dieu  tuée 

Placèrent  Dalila,  pâle  prostituée, 

Couronnée,  adorée  et  reine  du  repas. 

Mais  tremblante,  et  disant  :  Il  ne  me  verra  pas  ! 

Terre  et  ciel  !  avez- vous  tressailli  d'allégresse 
Lorsque  vous  avez  vu  la  menteuse  maîtresse 
Suivre  d'un  œil  hagard  les  yeux  tachés  de  sang 
Qui  cherchaient  le  soleil  d'un  regard  impuissant  ? 
Et  quand  enfin  Samson,  secouant  les  colonnes 
Qui  faisaient  le  soutien  des  immenses  pylônes, 
Ecrasa  d'un  seul  coup,  sous  les  débris  mortels. 
Ses  trois  mille  ennemis,  leurs  dieux  et  leurs  autels  ? 

Terre  et  ciel  !  punissez  par  de  telles  justices 
La  trahison  ourdie  en  des  amours  factices. 
Et  la  délation  du  secret  de  nos  cœurs 
Arraché  dans  nos  bras  par  des  baisers  menteurs. 

(Œuvres  complètes  ;  Ch.  Delagrave,  éditeur,) 

1.  Samson  a  dit  à  Dalila  que,  ses       drait     «    faible    comme    un    autre 
cheveux  une  fois  coupéss  il  devien-       homme.    » 

2.   Expression  biblique. 


ALFRED    DE     IJGXY  99 

FRAGMENTS    DU   JOIHI.WI.   I)-I!.\  l'OKTR 

Il  faut  surtout  anéantir  l'espérance  dans  le  cœur  de 
l'homme. 

Un  désespoir  paisible,  sans  convulsions  de  colère  et  sans 
reproches  au  ciel  est  la  sagesse  même. 

Dès  lors,  j'accepte  avec  reconnaissance  tous  les  jours  de 
plaisir,  tous  les  jours  même  qui  ne  m'apportent  pas  un 
malheur  ou  un  chagrin. 

La  pensée  est  semblable  au  compas  qui  perce  le  point  sur 
lequel  il  tourne,  quoique  sa  seconde  branche  décrive  un  ôercle 
éloigné. 

L'homme  succombe  sous  son  travail  et  est  percé  par  le 
compas. 

Le  noble  et  Vignoble  sont  les  deux  noms  qui  distinguent 
le  mieux,  à  mes  yeux,  les  deux  races  d'hommes  qui  vivent  sur 
terre. 

Ce  sont  réellement  deux  races  qui  ne  peuvent  s'entendre 
en  rien  et  ne  sauraient  vivre  ensemble. 

Je  crois,  ma  foi,  que  je  ne  suis  qu'une  sorte  de  moraliste 
épique.  C'est  bien  peu  de  chose. 

Le  mot  de  la  langue  le  plus  difficie  à  prononcer  et  à  placer 
convenablement,  c'est  nun. 

J'ai  reçu  une  éducation  très  forte.  L'habitude  de  l'appli- 
'cation  et  d'un  travail  perpétuel  m'a  rendu  si  attentif  à  me» 
idées,  que  le  travail  du  soir  ou  de  la  nuit  se  continue  en  moi 
à  travers  le  sommeil  et  recommence  au  réveil.  —  Puis  vient 
la  vie  de  la  journée,  qui  n'est  pour  moi  que  ce  qu'était  la 
récréation  du  collège,  et,  le  soir,  revient  le  travail  du  matia 
dans  sa  continuation  vigoureuse  et  toujours  la  même. 

L'Idée.  —  Lorsqu'une  idée  neuve,  juste,  poétique,  est 
tombée  de  je  ne  sais  où  dans  mon  âme,  rien  ne  peut  l'en 
arracher  ;  elle  y  germe  comme  le  grain  dans  une  terre  labourée 
sans  cesse  par  l'imagination.  En  vain  je  parle,  j'agis,  j'écris. 


100  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

je  pense  même  sur  d'autres  choses  :  je  la  sens  pousser  en  moi, 
l'épi  mûrit  et  s'élève,  et  bientôt  il  faut  que  je  moissonne  ce 
froment  et  que  j'en  forme,  autant  que  je  puis,  un  pain  salu- 
taire. 

Poème.  —  Les  animaux  lâches  vont  en  troupes. 
Le  lion  marche  seul  dans  le  désert. 
Qu'ainsi  marche  toujours  le  poète. 

L'Hyène,  poème  philosophique.  —  Les  bêtes  fauves 
suivent  le  voyageur  dans  le  désert.  Tant  qu'il  marche  et  se 
tient  debout,  elles  se  tiennent  à  distance  et  lèchent  sa  trace 
comme  des  chiens  fidèles  ;  mais,  s'il  bronche,  s'il  tombe,  elles 
se  précipitent  sur  lui  et  le  déchirent.  Quand  il  est  mort  et 
déchiré  par  pièces,  elles  lèchent  son  sang  sur  le  sable,  ses  os 
jusqu'à  ce  qu'il  ne  reste  plus  que  son  squelette,  et,  lors  même 
qu'il  ne  reste  plus  que  les  longues  côtes  vides  et  arrondies 
comme  la  carène  d'un  vaisseau  naufragé,  l'hyène  et  le  tigre 
dévorent  son  ombre.  —  Ainsi  fait  la  multitude  sur  l'homme 
célèbre  et,  moins  que  cela,  sur  tout  homme  éminent. 

Le  Cygne.  —  Si  un  serpent  s'attache  à  un  cygne,  le  cygne 
s'envole,  son  ennemi  roiilé  à  son  col  et  sous  son  aile. 

Le  reptile  boit  son  sang,  le  mord  et  lui  darde  son  venin 
dans  les  veines. 

Il  est  soutenu  dans  l'air  par  le  cygne,  et,  de  loin,  à  ses 
écailles  vertes,  à  ses  faux  reflets  d'or,  on  le  prendrait  pour  un 
briUant  collier. 

Non,  il  n'est  rien  que  fiel  et  destruction,  et  il  ramperait 
sur  terre  ou  sous  terre,  il  se  noierait  dans  les  bourbiers,  s'il 
n'était  soutenu  dans  les  hautes  régions  par  l'oiseau  pur  et 
divin  qu'il  dévore. 

Ainsi  l'impuissant  zoïle  est  porté  dans  l'azur  du  ciel  et 
dans  la  lumière  par  le  poète  créateur  qu'il  déchire  en  s'atta- 
chant  à  ses  flancs  pour  laisser,  fût-ce  en  lettres  de  sang,  son 
nom  empreint  sur  le  cœur  du  pur  immortel. 

(Œuvres  complètes  ;  Ch.  Delagrave,  éditeur.) 


ALFRED    DE    MUSSET 

A  LA  MAMBRAN' 

Sans  doute  il  est  trop  tard  pour,  parler  encor  d'elle. 
Depuis  qu'elle  n'est  plus,  quinze  jours  sont  passés, 
Et,  dans  ce  pays-ci,  quinze  jours,  je  le  sais. 
Font  d'une  mort  récente  une  vieille  nouvelle. 
De  quelque  nom  d'ailleurs  que  le  regret  s'appelle, 
L'homme,  par  tout  pays,  en  a  bien  vite  assez. 

0  Maria-Félicia  !  le  peintre  et  le  poète 
Laissent,  en  expirant,  d'immortels  héritiers  ; 
Jamais  l'affreuse  nuit  ne  les  prend  tout  entiers. 
A  défaut  d'action  '\  leur  grande  âme  inquiète 
De  la  mort  et  du  temps  entreprend  la  conquête. 
Et,  frappés  dans  la  lutte,  ils  tombent  en  guerriers. 

Celui-là  sur  l'airain  a  gravé  sa  pensée  ; 
Dans  un  rythme  doré  l'autre  l'a  cadencée  ; 
Du  moment  qu'on  l'écoute,  on  lui  devient  ami. 
Sur  sa  toile,  en  mourant,  Raphaël  l'a  laissée  ; 
Et,  pour  que  le  néant  ne  touche  point  à  lui. 
C'est  assez  d'un  enfant  sur  sa  mère  endormi. 

Comme  dans  une  lampe  une  flamme  fidèle, 

Au  fond  du  Parthénon  le  marbre  inhabité 

Garde  de  Phidias  la  mémoire  éternelle, 

Et  la  jeune  Vénus,  fille  de  Praxitèle, 

Sourit  encor,  debout  dans  sa  divinité, 

Aux  siècles  impuissants  qu'a  vaincus  sa  beauté. 

icz.' 

1.   MarloFélicité    Garcia,    illustre  2.  D'action.    Il   s'agit   do   l'action 

cantatrice  (1808-1836);  elle  avait  politique  ou  militaire.  Cf.,  dans  une 
épousé  un  bancpiier  français  du  nom  autre  pièce  de  Musset,  les  vers  sui- 
de Malibran.  vants  : 

Heureux,  trois  fois  heureux,  l'homme  dont  la  pensée 
Peut  s'écrire  au  tranchant  du  sabre  ou  de  l'épée  !... 
Qu'est  la  pensée,  hélas  !  quand  l'action  commence  ?  etc. 

{Les  Va'iijr  stériles,  premières  Poésies.) 


i02  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

Recevant  d'âge  en  âge  une  nouvelle  vie, 
Ainsi  s'en  vont  à  Dieu  les  gloires  d'autrefois  ; 
Ainsi  le  vaste  écho  de  la  voix  du  génie 
Devient  du  genre  humain  l'universelle  voix... 
Et  de  toi,  morte  hier,  de  toi,  pauvre  Marie, 
Au  fond  d'une  chapelle  il  nous  reste  une  croix. 

Une  croix  !  et  l'oubli,  la  nuit  et  le  silence  ! 
Ecoutez  !  c'est  le  vent,  c'est  l'Océan  immense  ; 
C'est  un  pêcheur  qui  chante  au  bord  du  grand  chemin. 
Et  de  tant  de  beauté,  de  gloire  et  d'espérance. 
De  tant  d'accords  si  doux  d'un  instrument  divin, 
Pas  un  faible  soupir,  pas  un  écho  lointain. 

Une  croix  !  et  ton  nom  écrit  sur  une  pierre, 
Non  pas  même  le  tien,  mais  celui  d'un  époux. 
Voilà  ce  qu'après  toi  tu  laisses  sur  la  terre  ; 
Et  ceux  qui  t'iront  voir  à  ta  maison  dernière. 
N'y  trouvant  pas  ce  nom  qui  fut  aimé  de  nous, 
Ne  sauront  pour  prier  où  poser  les  genoux.... 

N'était-ce  pas  hier  qu'enivrée  et  bénie 
Tu  traînais  à  ton  char  un  peuple  transporté. 
Et  que  Londre  ^  et  Madrid,  la  France  et  l'Italie, 
Apportaient  à  tes  pieds  cet  or  tant  convoité, 
Cet  or  deux  fois  sacré  qui  payait  ton  génie, 
Et  qu'à  tes  pieds  souvent  laissa  ta  charité  ?.... 

Ne  suffit-il  donc  pas  à  l'ange  des  ténèbres 

Qu'à  peine  de  ce  temps  il  nous  reste  un  grand  nom  ; 

Que  Géricault,  Cuvier,  Schiller,  Gœthe  et  Byron, 

Soient  endormis  d'hier  sous  les  dalles  funèbres, 

Et  que  nous  ayons  vu  tant  d'autres  morts  célèbres 

Dans  l'abîme  entr'ouvert  suivre  Napoléon  ? 

Nous  faut-il  perdre  encor  nos  têtes  les  plus  chères, 
Et  venir  en  pleurant  leur  fermer  les  paupières, 

1.  Londre.  Licence  poétique. 


ALFRED    DE    MUSSET  lOH 

Dès  qu'un  rayon  d'espoir  a  brillé  dans  leurs  yeux  ? 
Le  Ciel  de  ses  élus  devient-il  envieux  ? 
Ou  faut-il  croire,  hélas  !  ce  que  disaient  nos  pères, 
Que,  lorsqu'on  meurt  si  jeune,  on  est  aimé  des  dieux  ? 

Ah  !  combien,  depuis  peu,  sont  partis  pleins  de  vie  ! 

Sous  les  cyprès  anciens  que  de  saules  nouveaux  ! 

La  cendre  de  Robert  '  à  peine  refroidie, 

Bellini  ^  tombe  et  meurt  !  Une  lente  agonie 

Traîne  Carrel  ^  sanglant  à  l'éternel  repos. 

Le  seuil  de  notre  siècle  est  pavé  de  tombeaux. 

Que  nous  restera-t-il,  si  l'ombre  insatiable. 

Dès  que  nous  bâtissons,  vient  tout  ensevelir  ? 

Nous  qui  sentons  déjà  le  sol  si  variable. 

Et  sur  tant  de  débris  marchons  vers  l'avenir, 

Si  le  vent,  sous  nos  pas,  balaie  ainsi  le  sable. 

De  quel  deuil  le  Seigneur  veut-il  donc  nous  vêtir  ? 

Hélas  !  Marietta,  tu  nous  restais  encore. 
Lorsque,  sur  le  sillon,  l'oiseau  chante  à  l'aurore, 
Le  laboureur  s'arrête,  et,  le  front  en  sueur. 
Aspire  dans  l'air  pur  un  souffle  de  bonheur  : 
Ainsi  nous  consolait  ta  voix  fraîche  et  sonore. 
Et  tes  chants  dans  les  cieux  emportaient  la  douleur. 

Ce  qu'il  nous  faut  pleurer  sur  ta  tombe  hâtive. 
Ce  n'est  pas  l'art  divin,  ni  ses  savants  secrets  ; 
Quelque  autre  étudiera  cet  art  que  tu  créais  ; 
C'est  ton  âme,  Ninette,  et  ta  grandeur  naïve. 
C'est  cette  voix  du  cœur  qui  seule  au  cœur  arrive. 
Que  nul  autre  après  toi  ne  nous  rendra  jamais. 

Ah  !  tu  vivrais  encor  sans  cette  âme  indomptable. 

Ce  fut  là  ton  seul  mal  et  le  secret  fardeau 

Sous  lequel  ton  beau  corps  plia  comme  un  roseau. 

1.  Léopold    Robert,    peintre    ce-  1835)  ;  ses  deux  principales  œuvres 
lèbre   (1794-1835),    auteur   des    Pê-  sont  /a  Sotnnanihule  et  la  S'orma. 
cheurs  et  de  la  Atoisson.  '.\.  Armand      Carrel.      journaliste 

2.  Compositeur  de  musique  (1802-  (1800-1834),  tué  en  duel    par  I\niile 

de  Girardin. 


104  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

Il  en  soutint  longtemps  la  lutte  inexorable. 

C'est  le  dieu  tout-puissant,  c'est  la  muse  implacable, 

Qui,  dans  ses  bras  en  feu,  t'a  portée  au  tombeau. 

Que  ne  l'étouffais-tu,  cette  flamme  brûlante 
Que  ton  sein  palpitant  ne  pouvait  contenir  ! 
Tu  vivrais,  tu  verrais  te  suivre  et  t'applaudir 
De  ce  public  blasé  la  foule  indifl^érente, 
Qui  prodigue  aujourd'hui  sa  faveur  inconstante 
A  des  gens  dont  pas  un,  certes,  n'en  doit  mourir. 

Connaissais-tu  si  peu  l'ingratitude  humaine  ? 
Quel  rêve  as-tu  donc  fait  de  te  tuer  pour  eux  ? 
Quelques  bouquets  de  fleurs  te  rendaient-ils  si  vaine, 
Pour  venir  nous  verser  de  vrais  pleurs  sur  la  scène, 
Lorsque  tant  d'histrions  et  d'artistes  fameux, 
Couronnés  mille  fois,  n'en  ont  pas  dans  les  yeux  ? 

Ne  savais-tu  donc  pas,  comédienne  imprudente, 
Que  ces  cris  insensés  qui  te  sortaient  du  cœur 
De  ta  joue  amaigrie  augmentaient  la  pâleur  1 
Ne  savais-tu  donc  pas  que  sur  ta  tempe  ardente 
Ta  main  de  jour  en  jour  se  posait  plus  tremblante. 
Et  que  c'est  tenter  Dieu  que  d'aimer  la  douleur  ? 

Ne  sentais-tu  donc  pas  que  ta  belle  jeunesse 
De  tes  yeux  fatigués  s'écoulait  en  ruisseaux 
Et  de  ton  noble  cœur  s'exhalait  en  sanglots  ? 
Quand  de  ceux  qui  t'aimaient  tu  voyais  la  tristesse, 
Ne  sentais-tu  donc  pas  qu'une  fatale  ivresse 
Berçait  ta  vie  errante  à  ses  derniers  rameaux  ? 

Oui,  oui,  tu  le  savais,  qu'au  sortir  du  théâtre 
Un  soir  dans  ton  linceul  il  faudrait  te  coucher. 
Lorsqu'on  te  rapportait  plus  froide  que  l'albâtre, 
Lorsque  le  médecin,  de  ta  veine  bleuâtre. 
Regardait  goutte  à  goutte  un  sang  noir  s'épancher, 
Tu  savais  quelle  main  venait  de  te  toucher. 


ALFRED    DE    MUSSET  10r> 

Oui,  oui,  tu  le  savais,  et  que,  dans  cette  vie, 

Rien  n'est  bon  que  d'aimer,  n'est  vrai  que  de  souffrir  *. 

Chaque  soir  dans  tes  cliants  tu  te  sentais  pâlir. 

Tu  connaissais  le  monde,  et  la  foule  et  l'envie. 

Et,  dans  ce  corps  brisé  concentrant  ton  génie, 

Tu  regardais  aussi  la  Malibran  mourir. 

Meurs  donc  !  ta  mort  est  douce  et  ta  tâche  est  remplie. 

Ce  que  l'homme  ici-bas  appelle  le  génie, 

C'est  le  besoin  d'aimer  ;  hors  de  là  tout  est  vain. 

Et,  puisque  tôt  ou  tard  l'amour  humain  s'oublie, 

Il  est  d'une  grande  âme  et  d'un  heureux  destin  ' 

D'expirer  comme  toi  pour  un  amour  divin  ! 

(Poésies  nouvelles.) 


MOLIERE 


J'étais  seul,  l'autre  soir,  au  Théâtre-Français, 

Ou  presque  seul  ;  l'auteur  n'avait  pas  grand  succès. 

Ce  n'était  que  Molière,  et  nous  savons  de  reste 

Que  ce  grand  maladroit,  qui  fit  un  jour  Alceste, 

Ignora  le  bel  art  de  chatouiller  l'esprit 

Et  de  servir  à  point  un  dénoûment  bien  cuit. 

Grâce  à  Dieu,  nos  auteurs  ont  changé  de  méthode, 

Et  nous  aimons  bien  mieux  quelque  drame  à  la  mode 

Où  l'intrigue,  enlacée  et  roulée  en  feston. 

Tourne  comme  un  rébus  autour  d'un  mirliton. 

J'écoutais  cependant  cette  simple  harmonie, 
Et  comme  le  bon  sens  fait  parler  le  génie. 
J'admirais  quel  amour  pour  l'âpre  vérité 
Eut  cet  homme  si  fier  en  sa  naïveté. 
Quel  grand  et  vrai  savoir  des  choses  de  ce  monde, 
Quelle  mâle  gaîté,  si  triste  et  si  profonde. 


1.  Ce  que   Musset   dit   ici   de  la       môme.  Cf.,  dans  la  Nuit  de  mai,  le 
Malibran,  il  aurait  pu  le  dire  de  lui-       couplet  sur  le  pélican  (p.  110). 


106  LE    AVA'-    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

Que,  lorsqu'on  vient  d'en  rire,  on  devrait  en  pleurer  ^. 

Et  je  me  demandais  :  Est-ce  assez  d'admirer  ? 

Est-ce  assez  de  venir,  un  soir,  par  aventure, 

D'entendre  au  fond  de  l'âme  un  cri  de  la  nature. 

D'essuyer  une  larme,  et  de  partir  ainsi, 

Quoi  qu'on  fasse  d'ailleurs,  sans  en  prendre  souci  ?... 

Puis  je  songeais  encore  (ainsi  va  la  pensée) 

Que  l'antique  franchise  à  ce  point  délaissée  ^, 

Avec  notre  finesse  et  notre  esprit  moqueur. 

Ferait  croire,  après  tout,  que  nous  manquons  de  cœur  ; 

Que  c'était  une  triste  et  honteuse  misère 

Que  cette  solitude  à  l'entour  de  Molière, 

Et  qu'il  est  pourtant  temps,  comme  dit  la  chanson, 

De  sortir  de  ce  siècle  ou  d'en  avoir  raison.... 


Ah  !  j'oserais  parler,  si  je  croyais  bien  dire. 
J'oserais  ramasser  le  fouet  de  la  satire. 
Et  l'habiller  de  noir,  cet  homme  aux  rubans  verts  ^, 
Qui  se  fâchait  jadis  pour  quelques  mauvais  vers. 
S'il  rentrait  aujourd'hui  dans  Paris,  la  grand'ville  *, 
Il  y  trouverait  mieux,  pour  émouvoir  sa  bile, 
Qu'une  méchante  femme  et  qu'un  méchant  sonnet  °; 
Nous  avons  autre  chose  à  mettre  au  cabinet  ®. 


O  notre  maître  à  tous  !  si  ta  tombe  est  fermée. 
Laisse-moi  dans  ta  cendre,  un  instant  ranimée. 
Trouver  une  étincelle,  et  je  vais  t'imiter  ! 
J'en  aurai  fait  assez,  si  je  peux  le  tenter. 


1.  «  La  comédie,  a  écrit  Vinet,  est  3.  C'est  le  nom  par  lequel  Céli- 
peut-être  plus  triste  au  fond  que  la  mène  désigne  Alceste  dans  le  billet 
tragédie.  »  Ce  mot,  qui  ne  saurait,  que  lit  Acaste,  scène  IV  du  dernier 
bien  entendu,  s'appliquer  à  des  co-  acte. 

miques  tels  que  Regnard,  s'applique  4.  Paris,    la   grand'  ville.    Cf.     la 

tout  particulièrement  à  Molière.  chanson  que  débite  Alceste  dans  la 

2.  L'antique  franchise...  délaissée.  scène  II  du  premier  acte. 

Le  «  délaissement  »  de  l'antique  fran-  5.  Le     sonnet     d'Oronte,     même 

chise.    Construction   plus   fréquente  scène. 

dans  la  langue  classique.  6.  On     se     rappelle     que     c'est 

l'expression  d' Alceste  : 

Franchement,  il  est  bon  ù  mettre  au  cabinet. 


ALFRED    DE     MUSSET  107 


Apprends-moi  de  quel  ton,  dans  ta  bouclie  hardie, 
Parlait  la  vérité,  ta  seule  passion, 
Et,  pour  me  faire  entendre,  à  défaut  du  génie. 
J'en  ^  aurai  le  courage  et  l'indignation  !... 

{Poésies  nouvelles.  Une  Soirée  perdue.) 


LA   NUIT   DE   MAI 


LA   MUSE, 

Poète,  prends  ton  luth,  et  me  donne  un  baiser  ;  , 

La  fleur  de  l'églantier  sent  ses  bourgeons  éclore. 

Le  printemps  naît  ce  soir  ;  les  vents  vont  s'embraser  ; 

Et  la  bergeronnette,  en  attendant  l'aurore, 

Aux  premiers  buissons  verts  commence  à  se  poser. 

Poète,  prends  ton  luth,  et  me  donne  un  baiser. 

LE   POÈTE. 

Est-ce  toi  dont  la  voix  m'appelle, 
0  ma  pauvre  Muse,  est-ce  toi  ? 
0  ma  fleur  !  ô  mon  immortelle  ! 
Seul  être  pudique  et  fidèle 
Où  vive  encor  l'amour  de  moi  ! 
Oui,  te  voilà,  c'est  toi,  ma  blonde. 
C'est  toi,  ma  maîtresse  et  ma  sœur  ! 
Et  je  sens  dans  la  nuit  profonde. 
De  ta  robe  d'or  qui  m'inonde 
Les  rayons  gUsser  dans  mon  cœur. 

LA   MUSE. 

Poète,  prends  ton  luth  ;  c'est  moi,  ton  immortelle, 
Qui  t'ai  vu  cette  nuit  triste  et  silencieux. 
Et  qui,  comme  un  oiseau  que  sa  couvée  appelle. 
Pour  pleurer  avec  toi  descends  du  haut  des  cieux. 
Viens  ;  tu  souffres,  ami.  Quelque  ennui  solitaire 
Te  ronge  ;  quelque  chose  a  gémi  dans  ton  cœur  ; 
Quelque  amour  t'est  venu,  comme  on  en  voit  sur  terre, 
Une  ombre  de  plaisir,  un  semblant  de  bonheur. 

1.  En.  De  le  tenter. 


10»  LE    A7A'«    SIÈCLE     PAR    LES     TEXTES 

Viens,  chantons  devant  Dieu  ;  cKantons  dans  tes  pensées. 

Dans  tes  plaisirs  perdus,  dans  tes  peines  passées  ; 

Partons,  dans  un  baiser,  poui"  un  monde  inconnu. 

Eveillons  au  hasard  les  échos  de  ta  vie, 

Parlons-^nous  de  bonheur,  de  gloire  et  de  folie. 

Et  que  ce  soit  un  rêve,  et  le  premier  venu. 

Inventons  quelque  part  des  lieux  où  l'on  oublie  ; 

Partons,  nous  sommes  seuls,  l'univers  est  à  nous. 

Voici  la  verte  Ecosse,  et  la  brune  Italie, 

Et  la  Grèce,  ma  mère,  où  le  miel  est  si  doux  ^, 

Argos  et  Ptéléon  ^,  ville  des  hécatombes, 

Et  Messa  ^  la  divine,  agréable  aux  colombes, 

Et  le  front  chevelu  du  Pélion  *  changeant  ; 

Et  le  bleu  Titarèse  ^,  et  le  golfe  d'argent 

Qui  montre  dans  ses  eaux,  où  le  cygne  se  mire, 

La  blanche  Oloossone  à  la  blanche  Camyre  ®. 

Dis-moi,  quel  songe  d'or  nos  chants  vont-ils  bercer  ? 

D'où  vont  venir  les  pleurs  que  nous  allons  verser  ? 

Ce  matin,  quand  le  jour  a  frappé  ta  paupière, 

Quel  séraphin  pensif,  courbé  sur  ton  chevet. 

Secouait  des  lilas  dans  sa  robe  légère. 

Et  te  contait  tous  bas  les  amours  qu'il  rêvait  ? 

Chanterons-nous  l'espoir,  la  tristesse  ou  la  joie  ? 

Tremperons-nous  de  sang  les  bataillons  d'acier  ? 

Suspendrons-nous  l'amant  sur  l'échelle  de  soie  ? 

Jetterons-nous  au  vent  l'écume  du  coursier  ? 

1.  Cf.,  dans  les  Vœux  stériles  : 

Grèce,  ô  mère  des  arts,  terre  d'idolâtrie. 

De  mes  vœux  insensés  éternelle  patrie. 

J'étais  né  pour  ces  temps  où  les  fleurs  de  ton  front 

Couronnaient  dans  les  mers  l'azur  de  l'Hellespont. 

Je  suis  un  citoyen  de  tes  siècles  antiques  ; 

Mon  âme,  avec  l'abeille,  erre  sous  tes  portiques,  etc. 

(Premières  Poésies.) 

2.  En  Thessalie.  barrière  de  l'Olympe  ;   quant   à   la 

3.  En  Laconie.  blanche  Camyre,  j'ai  en  elTet  rencon- 

4.  Montagne  de  Thessalie.  tré  une  fois  une  gracieuse  bourgade 

5.  Fleuve  de  Thessalie.  de  ce  nom,  mais  c'était   dans  l'île 

6.  «  Le  bleu  Tilarèse  est  un  fllet       de  Rhodes. 

d'eau  boueuse... /.e  ffo//e  d'argren/ est  O  poètes!   que  vous    importe    ce 

à  deux  journées  de  marche  ;  la  blan-  cri  chagrin,  quand  le  génie  a  sacré 

che  Oloossone  est  le  pauvre   village  vos  rêves  harmonieux?  Ils  sont  vrais 

grisâtre  d'Elassone,  séparé  du  ruis-  puisqu'ils  vivent.  » 
seau  et  du  golfe  par  la  respectable  (La  Thessalie,  M.  de  Vogué.) 


ALFRED    DE    MUSSET  i(»9 

Dirons-nous  quelle  main,  dans  les  lampes  sans  nombre 
De  la  maison  céleste,  allume  nuit  et  jour 
L'huile  sainte  de  vie  et  d'éternel  amour  i 
Crierons-nous  à  Tarquin  :  «  Il  est.  temps  voici  l'ombre  '  »! 
Descendrons- nous  cueillir  la  perle  au  fond  des  mers  ? 
Mènerons-nous  la  chèvre  aux  ébéniers  amers  ? 
Montrerons-nous  le  ciel  à  la  Mélancolie  ? 
Suivrons-nous  le  chasseur  sur  les  monts  escarpés  ? 
La  biche  le  regarde  ;  elle  pleure  et  supplie  ; 
Sa  bruyère  l'attend,  ses  faons  sont  nouveau-nés  : 
Il  se  baisse,  il  l'égorgé,  et  jette  à  la  curée 
Sur  les  chiens  en  sueur  son  cœur  encore  vivant. 
Peindrons-nous  une  vierge  à  la  joue  empourprée 
S'en  allant  à  la  messe,  un  page  la  suivant. 
Et,  d'un  regard  distrait,  à  côté  de  sa  mère. 
Sur  son  livre  entr'ouvert  oubliant  sa  prière  ? 
Elle  écoute,  en  tremblant,  dans  l'écho  des  piliers 
Résonner  l'éperon  d'un  hardi  cavalier. 
Dirons-nous  aux  héros  des  vieux  temps  de  la  France 
De  monter  tout  armés  aux  créneaux  de  leurs  tours. 
Et  de  ressusciter  la  naïve  romance 
Que  leur  gloire  oubliée  apprit  aux  troubadours  ? 
Vêtirons-nous  de  blanc  une  molle  élégie  ? 
L'homme  de  Waterloo  nous  dira-t-il  sa  vie. 
Et  ce  qu'il  a  fauché  du  troupeau  des  humains, 
Avant  que  l'envoyé  de  la  nuit  éternelle 
Vint  sur  son  tertre  vert  l'abattre  d'un  coup  d'aile, 
Et  sur  son  cœur  de  fer  lui  croiser  les  deux  mains  ? 
Clouerons-nous  au  poteau  d'une  satire  altière 
Le  nom  sept  fois  vendu  d'un  pâle  pamphlétaire, 
Qui,  poussé  par  la  faim,  du  fond  dé  son  oubli. 
S'en  vient,  tout  grelottant  d'envie  et  d'impuissance. 
Sur  le  front  du  génie  insulter  l'espérance. 
Et  mordre  le  laurier  que  son  souffle  a  sali  ? 
Prends  ton  luth  !  prends  ton  luth  !  je  ne  peux  plus  me  taire; 
Mon  aile  me  soulève  au  souffle  du  printemps  ; 
Le  vent  va  m'emporter,  je  vais  quitter  la  terre. 
Une  larme  de  toi  !  Dieu  m'écoute  ;  il  est  temps. 
l.Tarquin  le  Superbe  s'emparadutrône  en  tuant  Servius  Tullius,sonbeau-père. 


110  LE    XIX'    SIÈCLE     PAR    LES    TEXTES 

LE   POÈTE. 

S'il  ne  te  faut,  ma  sœur  chérie, 
Qu'un  baiser  d'une  lèvre  amie, 
Et  qu'une  larme  de  mes  yeux, 
Je  te  les  donnerai  sans  peine  ; 
De  nos  amours  qu'il  te  souvienne, 
Si  tu  remontes  dans  les  cieux. 
Je  ne  chante  ni  l'espérance. 
Ni  la  gloire,  ni  le  bonheur. 
Hélas  !  pas  même  la  souffrance. 
La  bouche  garde  le  silence 
Pour  écouter  parler  le  cœur. 

LA   MUSE. 

Quel  que  soit  le  souci  que  ta  jeunesse  endure. 

Laisse-la  s'élargir,  cette  sainte  blessure 

Que  les  noirs  séraphins  t'ont  faite  au  fond  du  cœur  ; 

Rien  ne  nous  rend  si  grands  qu'une  grande  douleur. 

Mais,  pour  en  être  atteint,  ne  crois  pas,  ô  poète, 

Que  ta  voix  ici-bas  doive  rester  muette. 

Les  plus  désespérés  sont  les  chants  les  plus  beaux, 

Et  j'en  sais  d'immortels  qui  sont  de  purs  sanglots. 

Lorsque  le  pélican,  lassé  d'un  long  voyage. 

Dans  les  brouillards  du  soir  retourne  à  ses  roseaux. 

Ses  petits  affamés  courent  sur  le  rivage. 

En  le  voyant  au  loin  s'abattre  sur  les  eaux. 

Déjà,  croyant  saisir  et  partager  leur  proie, 

Ils  courent  à  leur  père  avec  des  cris  de  joie, 

En  secouant  leurs  becs  sur  leurs  goitres  hideux. 

Lui,  gagnant  à  pas  lents  une  roche  élevée. 

De  son  aile  pendante  abritant  sa  couvée. 

Pêcheur  mélancolique,  il  regarde  les  cieux. 

Le  sang  coule  à  longs  flots  de  sa  poitrine  ouverte  : 

En  vain  il  a  des  mers  fouillé  la  profondeur, 

L'Océan  était  vide  et  la  plage  déserte  ; 

Pour  toute  nourriture  il  apporte  son  cœur. 

Sombre  et  silencieux,  étendu  sur  la  pierre. 

Partageant  à  ses  fils  ses  entrailles  de  père, 

Dans  son  amour  sublime  il  berce  sa  douleur, 


ALFRED   DE    MUSSET  111 

Et,  regardant  couler  sa  sanglante  mamelle  ', 
Sur  son  festin  de  mort  il  s'affaisse  et  chancelle, 
Ivre  de  volupté,  de  tendresse  et  d'horreur. 
Mais  parfois,  au  milieu  du  divin  sacrifice, 
Fatigué  de  mourir  dans  un  trop  long  supplice. 
Il  craint  que  ses  enfants  ne  le  laissent  vivant  ; 
Alors,  il  se  soulève,  ouvre  son  aile  au  vent. 
Et,  se  frappant  le  cœur  avec  un  cri  sauvage, 
Il  pousse  dans  la  nuit  un  si  funèbre  adieu. 
Que  les  oiseaux  des  mers  désertent  le  rivage, 
Et  que  le  voyageur  attardé  sur  la  plage, 
Sentant  passer  la  mort,  se  recommande  à  Dieu  ! , 
Poète,  c'est  ainsi  que  font  les  grands  poètes. 
Ils  laissent  s'égayer  ceux  qui  vivent  un  temps  -  ; 
Mais  les  festins  humains  ^  qu'ils  servent  à  leurs  fêtes 
Ressemblent  la  plupart  à  ceux  des  pélicans. 
Quand  ils  parlent  ainsi  d'espérances  trompées. 
De  tristesse  et  d'oubli,  d'amour  et  de  malheur, 
Ce  n'est  pas  un  concert  à  dilater  le  cœur. 
Leurs  déclamations  sont  comme  des  épées  ; 
Elles  tracent  dans  l'air  un  cercle  éblouissant  : 
Mais  il  y  pend  toujours  quelque  goutte  de  sang. 

LE   POÈTE. 

O  Muse,  spectre  insatiable. 
Ne  m'en  demande  pas  si  long. 
L'homme  n'écrit  rien  sur  le  sable. 
A  l'heure  où  passe  l'aquilon. 
J'ai  vu  le  temps  où  ma  jeunesse 
Sur  mes  lèvres  était  sans  cesse 
Prête  à  chanter  comme  un  oiseau. 
Mais  j'ai  souffert  un  dur  martyre, 
Et  le  moins  que  j'en  pourrais  dire, 
Si  je  l'essayais  sur  ma  lyre, 
La  briserait  comme  un  roseau. 

(Poésies  nouvelles.) 

1.  Sa  samjlanle  nutmeUe.  Son  ccpuT,  '.i.  Festins  humains.  Dans  le  sens, 
avec  lequel  il  nourrit  ses  lUs.  où  l'on  dit  sacrifices  humains  :  des 

2.  Qhi    uii>enl   un   temps.    Qui   ne  festins   où    ils    servent    leur   propre 
songent  qu'à  l'heure  présente.  cœur. 


112  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

ADIEU 

Adieu  !  je  crois  qu'en  cette  vie 
Je  ne  te  re verrai  jamais. 
Dieu  passe,  il  t'appelle  et  m'oublie  ; 
En  te  perdant,  je  sens  que  je  t'aimais. 

Pas  de  pleurs,  pas  de  plainte  vaine. 
Je  sais  respecter  l'avenir. 
Vienne  la  voile  qui  t'emmène. 
En  souriant  je  la  verrai  partir. 

Tu  t'en  vas  pleine  d'espérance, 
Avec  orgueil  tu  reviendras  ; 
Mais  ceux  qui  vont  souffrir  de  ton  absence. 
Tu  ne  les  reconnaîtras  pas. 

Adieu  !  tu  vas  faire  un  beau  rêve, 
Et  t'enivrer  d'un  plaisir  dangereux  ; 
Sur  ton  chemin  l'étoile  qui  se  lève 
Longtemps  encore  éblouira  tes  yeux. 

Un  jour  tu  sentiras  peut-être 
Le  prix  d'un  cœur  qui  nous  comprend, 
Le  bien  qu'on  trouve  à  le  connaître, 
Et  ce  qu'on  souffre  en  le  perdant. 

{Poésies  nouvelles. 

TRISTESSE 

J'ai    perdu    ma   force    et    ma    \\e, 
Et  mes  amis  et  ma  gaîté  ; 
J'ai  perdu  jusqu'à  la  fierté 
Qui  faisait  croire  à  mon  génie. 

Quand  j'ai  connu  la  Vérité, 
J'ai  cru  que  c'était  une  amie  ; 
Quand  je  l'ai  comprise  et  sentie. 
J'en  étais  déjà  dégoûté. 


ALFRED    DE    MUSSET  113 

Et  pourtant  elle  est  éternelle, 

Et   ceux    qui    se   sont    passés   d'elle 

Ici-bas  ont  tout  ignoré. 

Dieu  parle,  il  faut  qu'on  lui  réponde. 

Le  seul  bien  qui  me  reste  au  monde 

Est  d'avoir  quelquefois  pleuré. 

(Poésies  nouvelles.) 


SOUVENIR 

J'ai  vu  sous  le  soleil  tomber  bien  d'autres  choses        , 
Que  les  feuilles  des  bois  et  l'écume  des  eaux, 
Bien  d'autres  s'en  aller  que  le  parfum  des  roses 
Et  le  chant  des  oiseaux. 

Mes  yeux  ont  contemplé  des  objets  plus  funèbres 
Que  Juliette  morte  au  fond  de  son  tombeau, 
Plus  affreux  que  le  toast  à  l'ange  des  ténèbres 
Porté  par  Roméo. 

J'ai  vu  ma  seule  amie,  à  jamais  la  plus  chère, 
Devenue  elle-même  un  sépulcre  blanchi  *, 
Une  tombe  vivante  où  flottait  la  poussière 
De  notre  mort  chéri, 

De  notre  pauvre  amour,  que,  dans  la  nuit  profonde, 
Nous  avions  sur  nos  cœurs  si  doucement  bercé  ! 
C'était  plus  qu'une  vie,  hélas  !  c'était  un  monde 
Qui  s'était  effacé  ! 

Oui,  jeune  et  belle  encor,  plus  belle,  osait-on  dire. 
Je  l'ai  vue,  et  ses  yeux  brillaient  comme  autrefois. 
Ses  lèvres  s'entr'ouvraient,  et  c'était  un  sourire, 
Et  c'était  une  voix  ; 

1.   L'n  sépulcre  blanchi.  CL,  Eoan-  au  dehors,  paraissent   beaux,  mais 

gile  selon  saint  Mathieu  :  «  Malheur  sont,  au  dedans,  pleins  d'ossements 

à   vous,   parce  que  vous  êtes   sem-  et  de  corruption.  ■  (XXIII.  27.) 
blables  ù  des  sépulcres  blanchis,  qui, 

LC  XIX*  islECLE  PAR    LLS  TEXTES.   —  6 


m  LE    XIX*     SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

Mais  non  plus  cette  voix,  non  plus  ce  doux  langage, 
Ces  regards  adorés  dans  les  miens  confondus  ; 
Mon  cœur,  encor  plein  d'elle,  errait  sur  son  visage, 
Et  ne  la  trouvait  plus. 

Et  pourtant  j'aurais  pu  marcher  alors  vers  elle, 
Entourer  de  mes  bras  ce  sein  vide  et  glacé, 
Et  j'aurais  pu  crier  :  «  Qu'as-tu  fait,  infidèle, 
Qu'as-tu  fait  du  passé  1  » 

Mais  non  :  il  me  semblait  qu'une  femme  inconnue 
Avait  pris  par  hasard  cette  voix  et  ces  yeux  ; 
Et  je  laissai  passer  cette  froide  statue 
En  regardant  les  cieux. 

Eh  bien  !  ce  fut  sans  doute  une  horrible  misère 
Que  ce  riant  adieu  d'un  être  inanimé. 
Eh  bien  !  qu'importe  encore  ?  0  nature  !  ô  ma  mère  ! 
En  ai-je  moins  aimé  ? 

La  foudre  maintenant  peut  tomber  sur  ma  tête  ; 
Jamais  ce  souvenir  ne  peut  m'être  arraché  ! 
Comme  le  matelot  brisé  par  la  tempête, 
Je  m'y  tiens  attaché. 

Je  ne  veux  rien  savoir,  ni  si  les  champs  fleurissent, 
Ni  ce  qu'il  adviendra  du  simulacre  humain. 
Ni  si  ces  vastes  cieux  éclaireront  demain 
Ce  qu'ils  ensevelissent. 

Je  me  dis  seulement  :  «  A  cette  heure,  en  ce  lieu, 
Un  jour,  je  fus  aimé,  j'aimais,  elle  était  belle. 
J'enfouis  ce  trésor  dans  mon  âme  immortelle, 
Et  je  l'emporte  à  Dieu  !  » 

{Poésies  nouvelles.) 


ALFRED    DE    MUSSET  115 

A  MADAME  M"* 

SONNKT 

Non,  quand  bien  même  une  amère  souffrance 
Dans  ce  cœur  mort  pourrait  se  ranimer  ; 
Non,  quand  bien  même  une  fleur  d'espérance 
Sur  mon  chemin  pourrait  encor  germer  ; 

j 
Quand  la  pudeur,  la  grâce  et  l'innocence 

Viendraient  en  toi  me  plaindre  et  me  charmer  ; 

Non,  chère  enfant,  si  belle  d'ignorance, 

Je  ne  saurais,  je  n'oserais  t'aimer. 

Un  jour  pourtant  il  faudra  qu'il  te  vienne. 
L'instant  suprême  où  l'univers  n'est  rien. 
De  mon  respect  alors  qu'il  te  souvienne  ! 

Tu  trouveras,  dans  la  joie  ou  la  peine, 
Ma  triste  main  pour  soutenir  la  tienne. 
Mon  triste  cœur  pour  écouter  le  tien. 

{Poésies  nowvelles.) 


THEOPHILE   GAUTIER 

LE    POT    DE    FLEURS 

Parfois  un  enfant  trouve  une  petite  graine, 
Et  tout  d'abord,  charmé  de  ses  vives  couleurs, 
Pour  la  planter  il  prend  un  pot  de  porcelaine 
Orné  de  dragons  bleus  et  de  bizarres  fleurs. 

Il  s'en  va.  La  racine  en  couleuvres  s'allonge, 
Sort  de  terre,  fleurit  et  devient  arbrisseau  ; 
Chaque  jour,  plus  avant  son  pied  chevelu  plonge 
Tant  qu'il  fasse  éclater  le  ventre  du  vaisseau. 

L'enfant  revient  ;  surpris,  il  voit  la  plante  grasse 
Sur  les  débris  du  pot  brandir  ses  verts  poignards  ; 
Il  la  veut  arracher,  mais  la  tige  est  tenace  ; 
Il  s'obstine,  et  ses  doigts  s'ensanglantent  aux  dards. 

Ainsi  germa  l'amour  dans  mon  âme  surprise  ; 
Je  croyais  ne  semer  qu'une  fleur  de  printemps  : 
C'est  un  grand  aloès  dont  la  racine  brise 
Le  pot  de  porcelaine  aux  dessins  éclatants. 

[Poésies  diverses  ;  Fasquelle,  édit.) 


LAMENTO 


Connaissez-vous  la  blanche  tombe 
Où  flotte  avec  un  son  plaintif 

L'ombre  d'un  if  ? 
Sur  l'if,  une  pâle  colombe, 
Triste  et  seule,  au  soleil  couchant. 

Chante  son  chant  ; 


THÉOl'HILE     CALTIEK  H7 

Un  air  maladivement  tendre, 
A  la  fois  charmant  et  fatal, 

Qui  vous  fait  mal. 
Et  qu'on  voudrait  toujours  entendre  ; 
Un  air,  comme  en  soupire  aux  cieux 

L'ange  amoureux. 

On  dirait  que  l'âme  éveillée 
Pleure  sous  terre  à  l'unisson 

De  la  chanson, 
Et  du  malheur  d'être  oubliée 
Se  plaint  dans  un  roucoulement 

Bien  doucement. 

Sur  les  ailes  de  la  musique 
On  sent  lentement  revenir 

Un  Souvenir  ; 
Une  ombre  de  forme  angélique 
Passe  dans  un  rayon  tremblant, 

En  voile  blanc. 

Les  belles-de-nuit,  demi-closes, 
Jettent  leur  parfum  faible  et  doux 

Autour  de  vous. 
Et  le  fantôme  aux  molles  poses 
Murmure  en  vous  tendant  les  bras  : 

Tu  reviendras  ? 

Oh  !  jamais  plus,  près  de  la  tombe 
Je  n'irai,  quand  descend  le  soir 

Au  manteau  noir. 
Ecouter  la  pâle  colombe 
Chanter  sur  la  branche  de  l'if 

Son  chant  plaintif  ! 

{Poésies  diverses  :  Fasquelle,  éditeur.) 


11)8  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

A  ZURBARAN' 

Moines  de  Zurbaran,  blancs  chartreux  qui,  dans  l'ombre, 
Glissez  silencieux  sur  les  dalles  des  morts, 
Murmurant  des  Pater  et  des  Ave  sans  nombre, 

Quel  crime  expiez- vous  par  de  si  grands  remords  ? 
Fantômes  tonsurés,  bourreaux  à  face  blême, 
Pour  le  traiter  ainsi,  qu'a  donc  fait  votre  corps  ? 

Votre  corps,  modelé  par  le  doigt  de  Dieu  même, 
Que  Jésus-Christ,  son  fils,  a  daigné  revêtir. 
Vous  n'avez  pas  le  droit  de  lui  dire  :  Anathème  ! 

Je  conçois  les  tourments  et  la  foi  du  martyr, 

Les  jets  du  plomb  fondu,  les  bains  de  poix  liquide, 

La  gueule  des  lions  prête  à  vous  engloutir. 

Sur  un  rouet  de  fer  les  boyaux  qu'on  dévide. 
Toutes  les  cruautés  des  empereurs  romains  ; 
Mais  je  ne  comprends  pas  ce  morne  suicide  ! 

Pourquoi  donc,  chaque  nuit,  pour  vous  seuls  inhumains, 
Déchirer  votre  épaule  à  coups  de  discipUne, 
Jusqu'à  ce  que  le  sang  ruisselle  sur  vos  reins  ? 

Pourquoi  ceindre  toujours  la  couronne  d'épine. 
Que  Jésus  sur  son  front  ne  mit  que  pour  mourir. 
Et  frapper  à  plein  poing  votre  maigre  poitrine  ? 

Croyez- vous  donc  que  Dieu  s'amuse  à  voir  souffrir, 
Et  que  ce  meurtre  lent,  cette  froide  agonie, 
Fasse  pour  vous  le  ciel  plus  facile  à  s'ouvrir  ? 

Cette  tête  de  mort  entre  vos  doigts  jaunie. 

Pour  ne  plus  en  sortir,  qu'elle  rentre  au  charnier  ; 

Que  votre  fosse  soit  par  un  autre  finie. 

1.  Peintre  espagnol  (1598-1662). 


IHF.OI'HILE    GAUTIER  119 

L'esprit  est  immortel,  on  ne  peut  le  nier  ; 

Mais  dire,  comme  vous,  que  la  chair  est  infâme. 

Statuaire  divin,  c'est  te  calomnier  ! 

Pourtant  quelle  énergie  et  quelle  force  d'âme 
Ils  avaient,  ces  chartreux,  sous  leur  pâle  linceul, 
Pour  vivre  sans  amis,  sans  famille  et  sans  femme. 

Tout  jeunes,  et  déjà  plus  glacés  qu'un  aïeul, 
N'ayant  pour  horizon  qu'un  long  cloître  en  arcades, 
Avec  une  pensée  en  face  de  Dieu  seul  !  , 

Tes  moines,  Lesueur  \  près  de  ceux-là  sont  fades. 

Zurbaran  de  Séville  a  mieux  rendu  que  toi 

Leurs  yeux  plombés  d'extase  et  leurs  têtes  maladas. 

Le  vertige  divin,  l'enivrement  de  foi 

Qui  les  fait  rayonner  d'une  clarté  fiévreuse. 

Et  leur  aspect  étrange,  à  vous  donner  l'effroi. 

Comme  son  dur  pinceau  les  laboure  et  les  creuse  ! 
Aux  pleurs  du  repentir  comme  il  ouvre  des  lits 
Dans  les  rides  sans  fond  de  leur  face  terreuse  ! 

Comme  du  froc  sinistre  il  allonge  les  plis  ! 
Comme  il  sait  lui  donner  les  pâleurs  du  suaire, 
Si  bien  que  l'on  dirait  des  morts  ensevelis  ! 

Qu'il  vous  peigne  en  extase  au  fond  du  sanctuaire, 
Du  cadavre  divin  baisant  les  pieds  sanglants. 
Fouettant  votre  dos  bleu  comme  un  fléau  bat  l'aire, 

Vous  promenant  rêveurs  le  long  des  cloîtres  blancs, 
Par  file  assis  à  table  au  frugal  réfectoire. 
Toujours  il  fait  de  vous  des  portraits  ressemblants. 

1.  Eustache  Lesueur  (1616-1655):       Bruno,  série  de  composlUons  qui  se 
son  oeuvre  capitale  est  la  Vie  de  saint       trouve  au  Louvre. 


120  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

Deux  teintes  seulement,  clair  livide,  ombre  noire, 
Deux  poses,  l'une  droite  et  l'autre  à  deux  genoux, 
A  l'artiste  ont  suffi  pour  peindre  votre  histoire. 

Forme,  rayon,  couleur,  rien  n'existe  pour  vous  ; 

A  tout  objet  réel  vous  êtes  insensibles. 

Car  le  ciel  vous  enivre,  et  la  croix  vous  rend  fous. 

Et  vous  vivez  muets,  inclinés  sur  vos  Bibles, 
Croyant  toujours  entendre  aux  plafonds  entr' ouverts 
Eclater  brusquement  les  trompettes  ^  terribles  ! 

0  moines  !  maintenant,  en  tapis  frais  et  verts. 

Sur  les  fosses  par  vous  à  vous-mêmes  creusées, 

L'herbe  s'étend  :  —  Eh  bien  !  que  dites-vous  aux  vers  ? 

Quels  rêves  faites- vous  ?  quelles  sont  vos  pensées  ? 
Ne  regrettez- vous  pas  d'avoir  usé  vos  jours 
Entre  ces  murs  étroits,  sous  ces  voûtes  glacées  ? 

Ce  que  vous  avez  fait,  le  feriez- vous  toujours  ?... 

(Poésies  diverses  ;  Fasquelle,  éditeur.) 


PROMENADE  AUX  CHAMPS 

L'herbe  courbe  sa  pointe  où  tremble  un  diamant. 
Devant  vos  pieds  verdis  et  mouillés,  par  moment, 
Du  milieu  d'un  buisson,  d'un  arbre,  ou  d'une  haie, 
Part  un  oiseau  caché  que  votre  pas  effraie  ; 
Un  papillon  peureux,  dans  son  fantasque  vol, 
Comme  un  écrin  ailé,  rase,  en  fuyant,  le  sol. 
Une  abeille  surprise,  humide  de  rosée. 
Déserte  en  bourdonnant  sa  fleur  demi -brisée. 
Plus  loin  c'est  une  source  entre  les  coudriers 
Qui  coule  babillarde,  et  sur  les  blonds  graviers 
Eparpille  au  hasard  comme  une  chevelure 
Les  résilles  d'argent  de  son  eau  fraîche  et  pure  ; 

1.  Les  trompettes  du  Jugement. 


THÉOPHILE     GAUTIER  121 

Des  joncs  croissent  auprès,  que  plie  un  léger  vent  ; 
Le  blême  nénuphar,  tel  qu'un  rideau  mouvant, 
Ondule  sur  les  flots  où  plonge  la  grenouille 
Parmi  les  fruits  noyés  et  les  feuilles  de  rouille, 
Et  dans  un  tourbillon  d'or,  de  gaze  et  d'azur. 
De  lumière  inondée  aux  feux  d'un  soleil  pur, 
Danse  la  demoiselle  avec  sa  longue  queue. 
De  ses  ailes  de  crêpe  égratignant  l'eau  bleue. 

{Poésies  diverses,  le  Retour  ;  Fasquelle,  éditeur.) 


.  PREMIER  SOURIRE  DE  PRINTEMPS 

Tandis  qu'à  leurs  œuvres  perverses 
Les  hommes  courent  haletants. 
Mars,  qui  rit,  malgré  les  averses. 
Prépare  en  secret  le  printemps. 

Pour  les  petites  pâquerettes. 
Sournoisement,  lorsque  tout  dort. 
Il  repasse  les  collerettes 
Et  cisèle  les  boutons  d'or. 

Dans  le  verger  et  dans  la  vigne 
Il  s'en  va,  furtif  perruquier, 
Avec  une  houppe  de  cygne. 
Poudrer  à  frimas  l'amandier  '. 

La  nature  au  lit  se  repose  ; 
Lui,  descend  au  jardin  désert 
Et  lace  les  boutons  de  rose 
Dans  leur  corset  de  velours  vert. 

Tout  en  composant  des  solfèges 
Qu'aux  merles  il  siffle  à  mi-voix, 
Il  sème  aux  prés  les  perce-neiges 
Et  les  violettes  aux  bois. 

Cf.  Victor  Hugo  : 

Le  beau  pommier,  tout  Jier  de  ses  fleurs  étoilées. 
Neige  odorante  du  printemps. 

{Orientales,  Fantômes.) 


122  LE    XIX'   SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

Sur  le  cresson  de  la  fontaine 
Où  le  cerf  boit,  l'oreille  au  guet, 
De  sa  main  cachée  il  égrène 
Les  grelots  d'argent  du  muguet. 

Sous  l'herbe,  pour  que  tu  la  cueilles, 
Il  met  la  fraise  au  teint  vermeil, 
Et  te  tresse  un  chapeau  de  feuilles 
Pour  te  garantir  du  soleil. 

Puis,  lorsque  sa  besogne  est  faite 

Et  que  son  règne  va  finir. 

Au  seuil  d'avril  tournant  la  tête, 

Il  dit  :  «  Printemps,  tu  peux  venir  !  » 

{Emaux  et  Camées;  Fasquelle,  éditeur. 


L'ART 

Oui,  l'œuvre  sort  plus  belle 
D'une  forme  au  travail 

Rebelle, 
Vers,  marbre,  onyx,  émail. 

Point  de  contraintes  fausses  ! 
Mais  que  pour  marcher  droit 

Tu  chausses, 
Muse,  un  cothurne  étroit. 

Fi  du  rythme  commode, 
Comme  un  soulier  trop  grand. 

Du  mode 
Que  tout  pied  quitte  et  prend  ! 

Statuaire,  repousse 
L'argile  que  pétrit 

Le  pouce 
Quand  flotte  ailleurs  l'esprit. 


THÉOPHILE    GAUTIER  123 

Lutte  avec  le  Carrare, 
Avec  le  Paros  dur  ^ 

Et  rare, 
Gardiens  du  contour  pur  ; 

Emprunte  à  Syracuse 
Son  bronze  où  fermement 

S'accuse 
Le  trait  fier  et  charmant  ; 

D'une  main  délicate  , 

Poursuis  dans  un  filon 

D'agate 
Le  profil  d'Apollon. 

Peintre,  fuis  l'aquarelle, 
Et  fixe  la  couleur 
Trop  frêle 
Au  four  de  l'émailleur. 

Fais  les  sirènes  bleues, 
Tordant  de  cent  façons 

Leurs  queues, 
Les  monstres  des  blasons. 

Dans  son  nimbe  trilobé 
La  Vierge  et  son  Jésus 

Le  globe  '^ 
Avec  la  croix  dessus. 

Tout  passe.  —  L'art  robuste 
Seul    a    l'éternité  ; 

Le  buste 
Survit  à  la  cité  ; 


1.  Le  Carrare  ...    le   Paros.  Mar-  2    Le  globe.  Attribut  de  la  souvc- 

bres  renommés.  Carrare  est  une  ville  raineté  '.  celui  des  monarques  chré- 

d' Italie,  dans  la  province  de  Massa  ;  tiens  était  surmonté  d'une  croix. 
Paros,  une  des  Cyclades. 


124  LE    XIXe    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

Et  la  médaille  austère 
Que  trouve  un  laboureur 

Sous  terre 
Révèle  un  empereur. 

Les  dieux  eux-mêmes  meurent  ; 
Mais  les  vers  souverains 

Demeurent 
Plus  forts  que  les  airains. 

Sculpte,  lime,  cisèle  ; 
Que  ton  rêve  flottant 

Se  scelle 
Dans  le  bloc  résistant  ! 

{Poésies  diverses;  Fasquelle,  éditeur. 


BRIZEUX 

MARIE 

Un  jour  que  nous  étions  assis  au  pont  Kerlô, 

Laissant  pendre,  en  riant,  nos  piecjs  au  fil  de  l'eau, 

Joyeux  de  la  troubler,  ou  bien,  à  son  passage, 

D'arrêter  un  rameau,  quelque  flottant  herbage, 

Ou  sous  les  saules  verts  d'effrayer  le  poisson 

Qui  venait  au  soleil  dormir  près  du  gazon  ; 

Seuls  en  ce  lieu  sauvage,  et  nul  bruit,  nulle  haleine 

N'éveillant  la  vallée  immobile  et  sereine, 

Hors  nos  ris  enfantins,  et  l'écho  de  nos  voix 

Qui  partait  par  volée  et  courait  dans  les  bois. 

Car  entre  deux  forêts  la  rivière  encaissée 

Coulait  jusqu'à  la  mer,  lente,  claire  et  glacée  ; 

Seuls,  dis-je,  en  ce  désert,  et  libres  tout  le  jour, 

Nous  sentions  en  jouant  nos  cœurs  remplis  d'amour. 

C'était  plaisir  de  voir  sous  l'eau  limpide  et  bleue 

Mille  petits  poissons  faisant  frémir  leur  queue, 

Se  mordre,  se  poursuivre,  ou,  par  bandes  nageant, 

Ouvrir  et  refermer  leurs  nageoires  d'argent  ; 

Puis  les  saumons  bruyants  ;  et,  sous  son  lit  de  pierre, 

L'anguille  qui  se  caclie  au  bord  de  la  rivière  ; 

Des  insectes  sans  nombre,  ailés  ou  transparents, 

Occupés  tout  le  jour  à  monter  les  courants. 

Abeilles,  moucherons,  alertes  demoiselles. 

Se  sauvant  sous  les  joncs  du  bec  des  hirondelles. 

Sur  la  main  de  Marie  une  vint  se  poser, 

Si  bizarre  d'aspect  qu'afin  de  l'écraser 

J'accourus  ;  mais  déjà  ma  jeune  paysanne 

Par  l'aile  avait  saisi  la  mouche  diaphane. 

Et,  voyant  la  pauvrette  en  ses  doigts  remuer  : 

«  Mon  Dieu,  comme  elle  tremble  !  oh  !  pourquoi  la  tuer  ? 

Dit-elle.  Et  dans  les  airs  sa  bouche  ronde  et  pure 

Souffla  légèrement  la  frêle  créature. 


l'26  LE   XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

Qui,  déployant  soudain  ses  deux  ailes  de  feu, 
Partit,  et  s'éleva  joyeuse  et  louant  Dieu. 

Bien  des  jours  ont  passé  depuis  cette  journée, 
Hélas  !  et  bien  des  ans  !  Dans  ma  quinzième  année, 
Enfant,  j'entrais  alors  ;  mais  les  jours  et  les  ans 
Ont  passé  sans  ternir  ces  souvenirs  d'enfants  ; 
Et  d'autres  jours  viendront,  et  des  amours  nouvelles  ; 
Et  mes  jeunes  amours,  mes  amours  les  plus  belles, 
Dans  l'ombre  de  mon  cœur  mes  plus  fraîches  amours. 
Mes  amours  de  quinze  ans  refleuriront  toujours  ^ 

(Marie.) 


MARIE 


A  l'âge  qui  pour  moi  fut  si  plein  de  douceurs. 
J'avais  pour  être  aimé  trois  cousines  (trois  sœurs)  ; 
Elles  venaient  souvent  me  voir  au  presbytère  ; 
Le  nom  qu'elles  portaient  alors,  je  dois  le  taire  : 
Toutes  trois  aujourd'hui  marchent  le  front  voilé, 
Une  près  de  Morlaix  et  deux  à  Kemperlé. 
Mais  je  sais  qu'en  leur  cloître  elles  me  sont  fidèles  ; 
Elles  ont  prié  Dieu  pour  moi  qui  parle  d'elles. 

Chez  mon  ancien  curé,  l'été,  d'un  lieu  voisin 
Elles  venaient  donc  voir  l'écolier  leur  cousin. 
Prenaient,  en  me  parlant,  un  langage  de  mères, 
Ou  bien,  selon  leur  âge  et  le  mien,  moins  sévères, 
S'informaient  de  Marie,  objet  de  mes  amours, 
Et  si,  pour  l'embrasser,  je  la  suivais  toujours  ; 
Et,  comme  ma  rougeur  montrait  assez  ma  flamme. 
Ces  sœurs  qui  sans  pitié  jouaient  avec  mon  âme. 
Curieuses  aussi,  résolurent  de  voir 
Celle  qui  me  tenait  si  jeune  en  son  pouvoir. 

1,    «  L'élégie  du  pont  Kerlô  me       à  Bion.    »    (Sainte-Beuve,  Portraits 
reporte  involontairement  à  Moschus,       coniemp.,  t.  II.) 


BKIZEUX  127 

A  l'heure  de  midi,  lorsque  de  leur  village, 

Les  enfants  accouraient  au  bourg,  selon  l'usage, 

Les  voilà  de  s'asseoir,  en  riant,  toutes  trois, 

Devant  le  cimetière,  au-dessus  de  la  croix  ; 

Et.  quand  au  catéchisme  arrivait  une  fille, 

Rouge  sous  la  chaleur  et  qui  semblait  gentille. 

Comme  il  en  venait  tant  de  Ker-barz,  Ker-halvé. 

Et  par  tous  les  sentiers  qui  vont  à  Ti-néné, 

Elles  barraient  sa  route,  et  par  plaisanterie 

Disaient  en  soulevant  sa  coiffe  :  «  Es-tu  Marie  ?  » 

Or  celle-ci  passait  avec  Joseph  Daniel  ; 

Elle  entendit  son  nom,  et  vite,  grâce  au  ciel  ! 

Se  sauvait,  quand  Daniel,  comme  une  biche  fauve,    ' 

La  poursuivit,  criant  :  «  Voici  Mai  ^  qui  se  sauve  !  » 

Et,  sautant  par  dessus  les  tombes  et  leurs  morts. 

Au  détour  du  clocher  la  prit  à  bras  le  corps. 

Elle  se  débattait,  se  cachait  la  figure  ; 

Mais  chacun  écarta  ses  mains  et  sa  coiffure  ; 

Et  les  yeux  des  trois  sœurs  s'ouvrirent  pour  bien  voir 

Cette  grappe  du  Scorf  *,  cette  fleur  de  blé  noir. 

(Marie.) 

CAMÉE 

J'ai  vu  tes  quatre  enfants,  tes  quatres  filles  blondes, 

S'en  aller  à  l'école  avec  leiu-s  têtes  rondes. 

Leurs  cheveux  blonds  et  courts  ;  et  toi,  dans  le  chemin. 

Comme  leur  grande  sœur  tu  leur  donnais  la  main  ; 

L'ouvrage  terminé,  lé  soir,  à  la  même  heure. 

J'ai  vu  tes  quatre  enfants  regagner  leur  demeure. 

Leurs  livres  avec  ordre  attachés  sous  leurs  bras, 

Songeant  à  leurs  leçons  qu'elles  disaient  tout  bas  ; 

Et  toi,  les  retrouvant  si  fraîches,  si  légères. 

Tu  revenais  joyeuse  avec  tes  écolières. 

C'était,  soir  et  matin,  durant  ce  bel  été. 

Comme  un  chœur  gracieux  égayant  la  cité. 

{Marie.) 

1.  Mai.    Pour    Marie  ;    monosyl-  2.  Rivière  de  la  Bretagne, 

labiquc. 


128  LE   XIX"    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

CHANT  DES  PÊCHEURS 
I. 

Ah  !  quel  bonheur  d'aller  en  mer  ! 
Par  un  ciel  chaud,  par  un  ciel  clair, 

La  mer  vaut  la  campagne  ; 
Si  le  ciel  bleu  devient  tout  noir. 
Dans  nos  cœurs  brille  encor  l'espoir, 

Car  Dieu  nous  accompagne. 

Le  bon  Jésus  marchait  sur  l'eau  ; 
Va  sans  peur,  mon  petit  bateau. 

II. 

Saint  Pierre,  André,  Jacque  et  saint  Jean, 
Fêtés  tous  quatre  une  fois  l'an. 

Etaient  ce  que  nous  sommes. 
Et  ces  grands  pêcheurs  de  poissons 
A  leurs  filets,  leurs  hameçons. 

Prirent  aussi  les  hommes  ^. 

Le  bon  Jésus  marchait  sur  l'eau  ; 
Va  sans  peur,  mon  petit  bateau. 

III. 

Sur  les  flots  ils  l'ont  vu,  léger. 
Vers  eux  tous  venir  sans  danger, 

Aussi  léger  qu'une  ombre  ; 
Mais  Pierre  à  le  suivre  eut  grand'peur. 
Il  cria  :  a  Sauvez-moi,  Seigneur  ! 

Sauvez-moi,  car  je  sombre  !  » 

Le  bon  Jésus  marchait  sur  l'eau  ; 
Va  sans  peur,  mon  petit  bateau. 

1.  Souvenir  des  livres  saints.  leur  dit  :  «  Venez  avec  moi,  je  vous 
Jésus,  rencontrant  Simon  et  André,  ferai  pêcheurs  d'hommes.  »  {Evang. 
qui  jetaient  leurs  filets  dans  la  mer,       selon  saint  Marc,  I,  16.) 


uni /.EUX  ijy 

IV 


Sur  ton  bateau,  J'ierre-Simon  ', 
Que  Jésus  fit  un  beau  sermon 

A  la  foule  pieuse  ! 
Puis  dans  les  filets  tout  cassés. 
Combien  de  poissons  amassés  !.. 

Pêche  miraculeuse  ^  ! 

Le  bon  Jéus  marchait  sur  l'eau  ; 
Va  sans  peur,  mon  petit  bateau. 


Dans  ta  barque  il  dormait  un  jour  ; 
Te  souvient-il  comme  à  l'entour 

S'élevait  la  tempête  ? 
Lui,  réveillé  par  ton  effroi. 
Dit  à  la  vague.  «  Apaise-toi  !  » 

Elle  baissa  la  tête  ^. 

Le  bon  Jésus  marchait  sur  l'eau  ; 
Va  sans  peur,  mon  petit  bateau. 

VI 

Aussi  la  barque  du  pêcheur 
Où  s'est  assis  notre  Sauveur 

A  toujours  vent  arrière  ; 
Sans  craindre  la  mer  ni  le  vent, 
Elle  va  toujours  en  avant, 

La  barque  de  saint  Pierre. 

Le  bon  Jésus  marchait  sur  l'eau  ; 
Va  sans  peur,  mon  petit  bateau. 


1.   Le  nom  de  saint  Pierre  était       église.    »  (Evangile  selon  saint  Ma- 
Simon.     C'est     Jésus    qui    l'appela       thieu,  XVI,  18.) 
Pierre.    «  Tu  es  Merre,  lui  dit-il,  et  2.  Cf.  Evangile  selon  saint  Luc,  V, 

sur    cette    pierre    je    bâtirai    mon       1  sqq. 

3.  Cf.    Evangile  selon  saint  Mathieu,  VIII,  23  sqq. 

:.E   XIX*  SIÈCLE  PAR  LES   TFXTE-*.    —  9 


i^)  LE    A7.Y-    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

VII 

0  Jésus  !  des  pêcheurs  l'ami, 
Avec  nous  venez  aujourd'hui 

Dans  cette  humble  coquille  ; 
Allons  !  prenez  le  gouvernail, 
Et  bénissez  notre  travail  : 

Il  nourrit  la  famille. 

Jésus  nous  conduira  sur  l'eau  ; 
Va  sans  peur,  mon  petit  bateau.  » 

(Histoires  poétiques.)    \ 


AUGUSTE  BARBIER 

LA     CURÉE 
I 

Oh  !  lorsqu'un  lourd  soleil  chauffait  les  grandes  dalles 

Des  ponts  et  de  nos  quais  déserts, 
Que  les  cloches  hurlaient,  que  la  grêle  des  balles 

Sifflait  et  pleuvait  par  les  airs  \  < 

Que  dans  Paris  entier,  comme  la  mer  qui  monte, 

Le  peuple  soulevé  grondait. 
Et  qu'au  lugubre  accent  des  vieux  canons  de  fonte 

La  Marseillaise  répondait, 
Certe,  on  ne  voyait  pas,  comme  au  jour  où  nous  sommes, 

Tant  d'uniformes  à  la  fois  ; 
C'était  sous  des  haillons  que  battaient  les  cœurs  d'hommes  ; 

C'étaient  alors  de  sales  doigts 
Qui  chargeaient  les  mousquets  et  renvoyaient  la  foudre  ; 

C'était  la  bouche  aux  vils  jurons 
Qui  mâchait  la  cartouche,  et  qui,  noire  de  poudre, 

Criait  aux  citoyens  .  «  Mourons  !  » 


Mais,  ô  honte  !  Paris,  si  beau  dans  sa  colère, 

Paris,  si  plein  de  majesté 
Dans  ce  jour  de  tempête  où  le  vent  populaire 

Déracina  la  royauté, 
Paris,  si  magnifique  avec  ses  funérailles. 

Ses  débris  d'hommes,  ses  tombeaux, 
Ses  chemins  dépavés,  et  ses  pans  de  murailles 

Troués  comme  de  vieux  drapeaux, 
Paris,  cette  cité  de  lauriers  toute  ceinte, 

Dont  le  monde  entier  est  jaloux  ; 
Que  les  peuples  énms  appellent  tous  la  sainte, 

Et  qu'ils  ne  nomment  qu'à  genoux, 

1.  Il  s'agit  des  journées  de  1830,   •  les  trois  glorieuses  >, 


132  LE   XIX'    SIECLE    PAR   LES     TEXTES 

Paris  n'est  maintenant  qu'une  sentine  impure, 

Un  égout  sordide  et  boueux, 
Où  mille  noirs  courants  de  limon  et  d'ordure 

Viennent  traîner  leurs  flots  honteux  ; 
Un  taudis  regorgeant  de  faquins  sans  courage, 

D'effrontés  coureurs  de  salons, 
Qui  vont  de  porte  en  porte  et  d'étage  en  étage 

Gueusant  quelque  bout  de  galons  ; 
Une  halle  cynique  aux  clameurs  insolentes. 

Où  chacun  cherche  à  déchirer 
Un  misérable  coin  de  guenilles  sanglantes 

Du  pouvoir  qui  vient  d'expirer. 

VI 

Ainsi,  quand  dans  sa  bauge  aride  et  solitaire, 

Le  sanglier,  frappé  de  mort. 
Est  là,  tout  palpitant,  étendu  sur  la  terre, 

Et  sous  le  soleil  qui  le  mord  ; 
Lorsque,  blanchi  de  bave  et  la  langue  tirée. 

Ne  bougeant  plus  en  ses  liens, 
Il  meurt,  et  que  la  trompe  a  sonné  la  curée, 

A  toute  la  meute  des  chiens. 
Toute  la  meute,  alors,  comme  une  vague  immense, 

Bondit  ;  alors  chaque  mâtin 
Hurle  en  signe  de  joie,  et  prépare  d'avance 

Ses  larges  crocs  pour  le  festin  ; 
Et  puis  vient  la  cohue,  et  les  abois  féroces 

Roulent  de  vallons  en  vallons  ; 
Chiens  courants  et  limiers,  et  dogues,  et  molosses, 

Tout  se  lance,  et  tout  crie  :  «  Allons  ! 
Quand  le  sanglier  tombe  et  roule  sur  l'arène, 

Allons  !  allons  !  les  chiens  sont  rois  ! 
Le  cadavre  est  à  nous  ;  payons- nous  notre  peine, 

Nos  coups  de  dents  et  nos  abois. 
Allons  !  nous  n'avons  plus  de  valet  qui  nous  fouaille 

Et  qui  se  pende  à  notre  cou  : 
Du  sang  chaud,  de  la  cliair^i  allons,  faisons  ripaille, 

Et  gorgeons-nous  tout  notre  soûl  !   » 


ACCUSTE    BAR  HIER  1:« 

Et  tous,  comme  ouvriers  que  l'on  met  à  la  tâche, 

Fouillent  ces  flancs  à  plein  museau, 
Et  de  l'ongle  et  des  dents  travaillent  sans  relâche, 

Car  chacun  en  veut  un  morceau  ; 
(^ar  il  faut  au  chenil  que  chacun  d'eux  revienne 

Avec  un  os  demi-rongé, 
Et  (jue,  trouvant  au  seuil  son  orgueilleuse  chienne. 

Jalouse  et  le  poil  allongé. 
Il  lui  montre  sa  gueule  encor  rouge,  et  qui  grogne, 

Son  os  dans  les  dents  arrêté, 
Et  lui  crie,  en  jetant  son  quartier  de  charogne  : 

«  Voici  ma  part  de  royauté  !  »  ' 

{ïambes  :  Lemerre,  éditeur.) 


LA  CAVALE 


0  Corse  à  cheveux  plats  S  que  ta  France  était  belle. 

Au  grand  soleil  de  messidor  -  ! 
C'était  une  cavale  indomptable  et  rebelle. 

Sans  frein  d'acier  ni  rênes  d'or  ; 
Une  jument  sauvage  à  la  croupe  rustique. 

Fumante  encor  du  sang  des  rois,. 
Mais  fière,  et  d'un  pied  fort  heurtant  le  sol  antique. 

Libre  pour  la  première  fois. 
Jamais  aucune  main  n'avait  passé  sur  elle 

Pour  la  flétrir  et  l'outrager  ; 
Jamais  ses  larges  flancs  n'avaient  porté  la  selle 

Et  le  harnais  de  l'étranger  ; 
Tout  son  poil  était  vierge  ;  et,  belle  vagabonde, 

L'œil  haut,  la  croupe  en  mouvement. 
Sur  ses  jarrets  dressée,  elle  effrayait  le  monde 

Du  bruit  de  son  hennissement. 
Tu  parus  ;  et,  sitôt  que  tu  vis  son  allure, 

Ses  reins  si  souples  et  dispos, 
Centaure  impétueux,  tu  pris  sa  chevelure, 

Tu  montas  botté  sur  son  dos. 

1.  Bonaparle.  19  ou  le  20  juin  jusqu'au  19  ou  au 

2.  Dixième  mois  de  l'année  dans       20  juillet, 
ie  calendrier  républicain  ;  depuis  le 


134  LE    XIX'   SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

Alors,  comme  elle  aimait  les  rumeurs  de  la  guerre, 

La  poudre  et  les  tambours  battants, 
Pour  champ  de  course,  alors,  tu  lui  donnas  la  terre, 

Et  des   combats  pour  passe-temps  ; 
Alors,  plus  de  repos,  plus  de  nuits,  plus  de  sommes. 

Toujours  l'air,  toujours  le  travail. 
Toujours  comme  du  sable  écraser  des  corps  d'hommes. 

Toujours  du  sang  jusqu'au  poitrail. 
Quinze  ans  son  dur  sabot,  dans  sa  course  rapide, 

Broj'^a  les  générations  ; 
Quinze  ans  elle  passa  fumante,  à  toute  bride. 

Sur  le  ventre  des  nations. 
Enfin,  lasse  d'aller  sans  finir  sa  carrière. 

D'aller  sans  user  son  chemin. 
De  pétrir  l'univers,  et  comme  une  poussière 

De  soulever  le  genre  humain  ; 
Les  jarrets  épuisés,  haletante  et  sans  force. 

Prête  à  fléchir  à  chaque  pas. 
Elle  demanda  grâce  à  son  cavalier  corse  ; 

Mais,  bourreau,  tu  n'écoutas  pas  !  ' 

Tu  la  pressas  plus  fort  de  ta  cuisse  nerveuse. 

Pour  étouffer  ses  cris  ardents  ; 
Tu  retournas  le  mors  dans  sa  bouche  baveuse, 

De  fureur  tu  brisas  ses  dents. 
Elle  se  releva  :  mais,  un  jour  de  bataille. 

Ne  pouvant  plus  mordre  ses  freins, 
Mourante,  elle  tomba  sur  un  lit  de  mitraille, 

Et  du  coup  te  cassa  les  reins  ! 

{ïambes  :  Lemerre,  éditeur.) 


JULIETTE» 


Divine  Juliette  au  cercueil  étendue. 

Toi  qui  n'es  qu'endormie  et  que  l'on  croit  perdue, 

Italie,  ô  beauté  !  si,  malgré  ta  pâleur, 

Tes  membres  ont  encor  gardé  de  la  chaleur, 

1.  Dans  ce  morceau.  Barbier  com-       parc.  Cf.  Roméo  et   Juliette,  acte  V, 
pare  l'Italie  à  la  .Iiilictte  de   Shakes- 


AUGUSTE    BARBIER  135 

Si  du  sang  généreux  coule  encor  dans  ta  veine, 

Si  le  monstre  qui  semble  avoir  bu  ton  haleine, 

La  mort,  planant  sur  toi  comme  un  heureux  amant, 

Pour  toujours  ne  t'a  pas  clouée  au  monument  *, 

Si  tu  n'es  pas  enfin  son  entière  conquête, 

Alors  quelque  beau  jour  tu  lèveras  la  tête. 

Et,  privés  bien  longtemps  du  soleil,  tes  grands  yeux 

S'ouvriront  pour  revoir  le  pur  éclat  des  cieux. 

Puis  ton  corps,  ranimé  par  la  chaude  lumière. 

Se  dressera  tout  droit  sur  la  funèbre  pierre. 

Alors,  être  plaintif,  ne  pouvant  marcher  seul. 

Et  tout  embarrassé  des  longs  plis  du  linceul,  , 

Tu  chercheras  dans  l'ombre  une  épaule  adorée  ; 

Et,  les  deux  pieds  sortis  de  ta  tombe  sacrée. 

Tu  voudras  un  soutien  pour  faire  quelques  pas. 

Alors  à  l'étranger,  oh  !  ne  tends  point  les  bras  : 

Car  ce  qui  n'est  pas  toi,  ni  la  Grèce  ta  mère. 

Ce  qui  ne  parle  point  ton  langage  sur  terre 

Et  ne  respire  pas  sous  ton  ciel  enchanteur, 

Bien  souvent  est  barbare  et  frappé  de  laideur. 

L'étranger  ne  viendrait  sur  ta  couche  de  lave 

Que  pour  te  garrotter  comme  une  blanche  esclave  ; 

L'étranger  corrompu,  s'il  te  donnait  la  main. 

Avilirait  ton  front  et  flétrirait  ton  sein. 

Belle  ressuscitée,  ô  princesse  chérie, 

N'arrête  tes  yeux  noirs  qu'au  sol  de  la  patrie, 

Dans  tes  fils  réunis  cherche  ton  Roméo, 

Noble  et  douce  Italie,  ô  mère  du  vrai  beau  ! 

{Il  Pianto  ^,  V Adieu  ;  Lemerre,  éditeur.) 

1.  Momimenl.  Tombeau.  aux  fers,  sa  noble  nianielle  que  l'oi- 

2.  '■  Oe  poterne  a  tHé  conçu  par  sivelé  llélrit  ou  que  souille  l'étran- 
l'auteur  des  '  ïambes  durant  un  ger,  — •  c'est  tout  ce  spectacle,  aniè- 
voyage  qu'il  a  fait  r<^cemnient  en  renient  beau,  qui  a  inspiré  le  poète  ; 
Italie.  C'est  l'Italie  tout  entière,  sa  de  la  blessure  qu'une  telle  vue  lui 
tristesse  de  servitude  et  de  tom-  a  causée  sont  nés  à  l'instant,  et, 
beau,  la  niagniticence  de  ses  pein-  p«)ur  ainsi  dire,  ont  ruisselé  des  vers.  • 
tures  aux  miu'ailles  des  palais  et  des  (Sainle-Heuve.  Portraits  contemp., 
temples  que  rien  autre  de  grand  ne  t.  II.) 

remplit,  sa  foi  en  ruine,  ses  mains 


CHAPITRE    III  (!) 
VICTOR  HUGO 

PRÉFACE     D'E     CliOMWELL 

...  Disons-le  hardiment.  Le  temps  en  est  venu,  et  il  serait 
étrange  qu'à  cette  époque,  la  liberté,  comme  la  lumière, 
pénétrât  partout,  excepté  dans  ce  qu'il  y  a  de  plus  native- 
ment  libre  au  monde,  les  choses  de  la  pensée.  Mettons  le 
marteau  dans  les  théories,  les  poétiques  et  les  systèmes. 
Jetons  bas  ce  vieux  plâtrage  qui  masque  la  façade  de  l'art  ! 
Il  n'y  a  ni  règles,  ni  modèles  ;  ou  plutôt  il  n'y  a  d'autres 
règles  que  les  lois  générales  de  la  nature,  qui  planent  sur 
l'art  tout  entier,  et  les  lois  spéciales  qui,  pour  chaque  com- 
position, résultent  des  conditions  d'existence  propres  à 
chaque  sujet.  Les  unes  sont  éternelles,  intérieures  et  restent  ; 
les  autres  variables,  extérieures,  et  ne  servent  qu'une  fois. 
Les  premières  sont  la  charpente  qui  soutient  la  maison  ;  les 
secondes  l'échaufaudage  qui  sert  à  la  bâtir  et  qu'on  refait  à 
chaque  édifice.  Celles-ci  enfin  sont  l'ossement,  celles-là  le 
vêtement  du  drame.  Du  reste,  ces  règles-là  ne  s'écrivent  pas 
dans  les  poétiques.  Richelet  ^  ne  s'en  doute  pas.  Le  génie,  qui 
devine  plutôt  qu'il  n'apprend,  extrait,  pour  chaque  ouvrage, 
les  premières  de  l'ordre  général  des  choses,  les  secondes  de 
l'ensemble,  isolé  du  sujet  qu'il  traite  :  non  pas  à  la  façon  du 
chimiste  qui  allume  son  fourneau,  souffle  son  feu,  chauffe  son 
creuset,  analyse  et  détruit  ;  mais  à  la  manière  de  l'abeille, 
qui  vole  sur  ses  ailes  d'or,  se  pose  sur  chaque  fleur,  et  en  tire 
son  miel  sans  que  le  calice  perde  rien  de  son  éclat,  la  corolle 
rien  de  son  parfum. 

Le  poète,  insistons  sur  ce  point,  ne  doit  donc  prendre 
conseil  que  de  la  nature,  de  la  vérité,  et  de  l'inspiration  qui 

1,  Cf.  p.  83,    n.  6.    —    Dans  le       Richelet,  il  y  avait  un  traité  sur  les 
Dictionnaire    de   Rimes  publié    par       règles  des  divers  genres. 

(i)  Voir  notre  Précis  de  V IHsloire  de  la  LiUcnUure  française,  p.  iiaa-iaS. 


VICTOR  HUGO  {.M 

est  aussi  une  vérité  et  une  nature.  Quando  he,  dit  Lope  de 

Vega. 

Quando  he  de  escrivir  una  comedia, 
Encierro  los  préceptes  con  seis  llaves  '. 

Pour  enfermer  les  préceptes,  en  effet,  ce  n'est  pas  trop  de 
six  clefs.  Que  le  poète  se  garde  surtout  de  copier  qui  que  ce 
soit,  pas  plus  Shakespeare  que  Molière,  pas  plus  Schiller 
que  Corneille.  Si  le  vrai  talent  pouvait  abdiquer  à  ce  point 
sa  propre  nature,  et  laisser  ainsi  de  côté  son  originalité  per- 
sonnelle pour  se  transformer  en  autrui,  il  perdi'ait  tout  à 
jouer  ce  rôle  de  Sosie.  C'est  le  dieu  qui  se  fait  valet.  Il  faut 
puiser  aux  sources  primitives.  C'est  la  même  sève,  répandue 
dans  le  sol,  qui  produit  tous  les  arbres  de  la  forêt,  si  divers  de 
port,  de  fruits,  de  feuillage.  C'est  la  même  nature  qui  féconde 
et  nourrit  les  génies  les  plus  différents.  Le  poète  est  un  arbre 
qui  peut  être  battu  de  tous  les  vents  et  abreuvé  de  tout«s  les 
rosées,  qui  porte  ses  ouvrages  comme  ses  fruits,  comme  le 
fablier  portait  ses  fables  -.  A  quoi  bon  s'attacher  à  un  maître  \ 
se  greffer  sur  un  modèle  ?  Il  vaut  mieux  encore  être  ronce  ou 
chardon,  nourri  de  la  même  terre  que  le  cèdre  et  le  palmier, 
(jue  d'être  le  fungus  ou  le  lichen  de  ces  grands  arbres.  La 
ronce  vit,  le  fungus  végète.  D'ailleurs,  quelque  grands  qu'ils 
soient,  ce  cèdre  et  ce  palmier,  ce  n'est  pas  avec  le  suc  qu'on 
en  tire  qu'on  peut  devenir  grand  soi-même.  Le  parasite  d'un 
géant  sera  tout  au  plus  un  nain.  Le  chêne,  tout  colosse 
qu'il  est,  ne  peut  produire  et  nourrir  que  le  gui. 

Qu'on  ne  s'y  méprenne  pas,  si  quelques-uns  de  nos  poètes 
ont  pu  être  grands,  même  en  imitant,  c'est  que  tout  en  se 
modelant  sur  la  forme  antique,  ils  ont  souvent  encore  écouté 
la  nature  et  leur  génie,  c'est  qu'ils  ont  été  eux-mêmes  par  un 
côté.  Leurs  rameaux  se  cramponnaient  à  l'arbre  voisin,  mais 
leur  racine  plongeait  dans  le  sol  de  l'art.  Ils  étaient  le  lierre, 
et  non  le  gui.  Puis  sont  venus  les  imitateurs  en  sous-ordre, 
qui.  n'ayant  ni  racine  en  terre,  ni  génie  dans  l'âme,  ont  dû  se 

1.    "   Lorsque   je   dois   écrire   uns  de    Vega    enfermait    les    préceptes, 

ci>m6rtie,    j'enferms    Ici    préceptes  c'était,  comm?  lui-même  le  dit  au- 

suiis  six  clefs.   <•  Ci»*  verï  S3  trouvent  paravant,  on  vue  de  réussir  auprès 

dans  un?  sorte  d'.-lr/  poétique  publié  du  vulg.iire. 

en  160'J.  Mais  ils  n'ont  pas  le  sens  2.  Allusion  i\  un  mot  de   M"'  de 

im?  leur  prête  Victor  Hugo.  Si  Lop3  BDUillon  sur  La  Fontaine. 


138  LE     XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

borner  à  l'imitation.  Comme  dit  Charles  Nodier  ^  après  l'école 
d'Athènes,  l'école  d'Alexandrie.  Alors  la  médiocrité  a  fait 
déluge  ;  alors  ont  pullulé  ces  poétiques,  si  gênantes  pour  le 
talent,  si  commodes  pour  elle.  On  a  dit  que  tout  était  fait,  on 
a  défendu  à  Dieu  de  créer  d'autres  Molières,  d'autres  Cor- 
neilles. On  a  mis  la  mémoire  à  la  place  de  l'imagination.  La 
chose  même  a  été  réglée  souverainement  :  il  y  a  des  apho- 
rismes  pour  cela  :  «  Imaginer,  dit  La  Harpe  avec  son  assu- 
rance naïve,  ce  n'est  au  fond  que  se  ressouvenir  ^.  « 

La  nature  donc  !  La  nature  et  la  vérité  ^.  —  Et  ici,  afin  de 
montrer  que,  loin  de  démolir  l'art,  les  idées  nouvelles,  ne  veu- 
lent que  le  reconstruire  plus  solide  et  mieux  fondé,  essayons 
d'indiquer  quelle  est  la  limite  infranchissable  qui,  à  notre 
avis,  sépare  la  réalité  selon  l'art  de  la  réalité  selon  la  nature. 
Il  y  a  étourderie  à  les  confondre,  comme  le  font  quelques 
partisans  peu  avancés  du  romantisme.  La  vérité  de  l'art  ne 
saurait  jamais  être,  ainsi  que  l'ont  dit  plusieurs,  la  réahté 
absolue.  L'art  ne  peut  donner  la  chose  même.  Supposons  en 
effet  un  de  ces  promoteurs  irréfléchis  de  la  nature  absolue, 
de  la  nature  vue  hors  de  l'art,  à  la  représentation  d'une 
pièce  romantique  *,  du  Cid^,  par  exemple.  «  Qu'est  cela  ? 
dira-t-il  au  premier  mot.  Le  Cid  parle  en  vers  !  Il  n'est  pas 
naturel  de  parler  en  vers.  —  Comment  voulez-vous  donc 
qu'il  parle  ?  —  En  prose.  —  Soit.  »  Un  instant  après  :  «  Quoi, 
reprendra-t-il  s'il  est  conséquent,  le  Cid  parle  français  ? 
—  Hé  bien  ?  — La  nature  veut  qu'il  parle  sa  langue,  il  ne  peut 
parler  qu'espagnol.  —  Nous  n'y  comprendrons  rien  ;  mais 
soit  encore.  »  Vous  croyez  que  c'est  tout  ?  Non  pas  ;  avant 
la  dixième  phrase  castillane,  il  doit  se  lever  et  demander  si 
ce  Cid  qui  parle  est  le  véritable  Cid,  en  chair  et  en  os.  De 
quel  droit  cet  acteur,  qui  s'appelle  Pierre  ou  Jacques,  prend- 
il  le  nom  de  Cid  ?  Cela  est  faux.  —  Il  n'y  a  aucune  raison 


1.  Poète  et  conteur  (1780-1844),  nature  et  de  la  vérité,  ne  les  voyaient 
chez  lequel  se  réunissaient  souvent  qu'à  travers  les  modèles,  et,  d'autre 
les   premiers   romantiques.  part,  ils  s'imposaient  des  règles  plus 

2.  Le  mot  serait  vrai,  si  on  l'en-  ou  moins  arbitraires. 

tendait  dans  un  certain   sens.  Mais  4,  5.  Si  Victor  Hugo  qualifle  le  Cid 

La  Harpe  voulait  dire  par  là  :   se  de    romantique,    c'est    sans    doute 

ressouvenir  des  modèles.  parce  que  le  sujet  en  est  emprunté 

3.  Cf.  p.  63,  n.  1.  —  Les  classi-  au  moyen  âge. 
ques,  qui  se  réclamaient  aussi  de  la 


VICTOR   HUGO  139 

\K>uT  qu'il  n'exige  pas  ensuite  qu'on  substitue  le  soleil  à  cette 
rampe,  des  arbres  réels,  des  maisons  réelles  à  ces  menteuses 
coulisses.  Car  une  fois  dans  cette  voie,  la  logique  nous  tient 
au  collet,  on  ne  [)eut  plus  s'arrêter. 

On  doit  donc  reconnaître,  sous  peine  de  l'absurde,  que  le 
domaine  de  l'art  et  celui  de  la  nature  sont  parfaitement 
distincts.  La  nature  et  l'art  sont  deux  choses,  sans  quoi  l'une 
ou  l'autre  n'existerait  pas.  L'art,  outre  sa  partie  idéale,  a 
une  partie  terrestre  et  positive.  Quoi  qu'il  fasse,  il  est  encadré 
entre  la  grammaire  et  la  prosodie,  entre  Vaugelas  et  Riche- 
let  ^  Il  a,  pour  ses  créations  les  plus  capricieuses,  des  formes, 
des  moyens  d'exécution,  tout  un  matériel  à  remuer.  I^our  le 
génie,  ce  sont  des  instruments  ;  pour  la  médiocrité,  des 
outils. 

D'autres,  ce  nous  semble,  l'ont  déjà  dit  :  le  drame  est  un 
miroir  où  se  réfléchit  la  nature  -.  Mais,  si  ce  miroir  est  un 
miroir  ordinaire,  une  surface  plane  et  unie,  il  ne  renverra 
des  objets  qu'une  image  terne  et  sans  relief,  fidèle,  mais 
décolorée  :  on  sait  ce  que  la  couleur  et  la  lumière  perdent  à  la 
réflexion  simple.  Il  faut  donc  que  le  drame  soit  un  miroir  de 
concentration  qui,  loin  de  les  affaiblir,  ramasse  et  condense 
les  rayons  colorants,  qui  fasse  d'une  lueur  une  lumière, 
d'une  lumière  une  flamme.  Alors  seulement  le  drame  est 
avoué  de  l'art. 

Le  théâtre  est  un  point  d'optique.  Tout  ce  qui  existe  dans 
le  monde,  dans  l'histoire,  dans  la  vie,  dans  l'homme,  tout 
doit  et  peut  s'y  réfléchir,  mais  sous  la  baguette  magique  de 
l'art.  L'art  feuillette  les  siècles,  feuillette  la  nature,  interroge 
les  chroniques,  s'étudie  à  reproduire  la  réalité  des  faits,  sur- 
tout celles  des  mœurs  et  des  caractères,  bien  moins  léguée 
au  doute  et  à  la  contradiction  que  les  faits,  restaure  ce  que 
les  annalistes  ont  tronqué,  harmonise  ce  qu'ils  ont  dépouillé, 
devine  leurs  omissions  et  les  répare,  comble  leurs  lacunes 
l)ar  des  imaginations  qui  aient  la  couleur  du  temps,  groupe  ce 
qu'ils  ont  laissé  épars,  rétablit  le  jeu  des  fils  de  la  Providence 
sous  les  marionnettes  humaines,  revêt  le  tout  d'une  forme 
poétique  et  naturelle  à  la  fois,  et  lui  donne  cette  vie  de  vérité 

1.  Sur   Richelet,  et.  p.  83,  n.  ti  et  2.  Cette    comparaison  se    trouve 

p.  136,  n.  1.  dans  Shakespeare.  Cf.  Hamlet,lll,u. 


149  LE    XIX'    SIECLE     PAR    LES     TEXTES 

et  de  saillie  qui  enfante  l'illusion,  ce  prestige  de  réalité  qui 
passionne  le  spectateur,  et  le  poète  le  premier,  car  le  poète 
est  de  bonne  foi.  Aussi  le  but  de  l'art  est  presque  divin  : 
ressusciter  ^,  s'il  fait  de  l'histoire  ;  créer,  s'il  fait  de  la  poésie. 

C'est  une  grande  et  belle  chose  que  de  voir  se  déployer 
avec  cette  largeur  un  drame  où  l'art  développe  puissamment 
la  nature  ;  un  drame  où  l'action  marche  à  la  conclusion  d'une 
allure  ferme  et  facile,  sans  diffusion  et  sans  étranglement  ; 
un  drame  enfin  où  le  poète  remplisse  pleinement  le  but  mul- 
tiple de  l'art,  qui  est  d'ouvrir  au  spectateur  un  double  hori- 
zon, d'illuminer  à  la  fois  l'intérieur  et  l'extérieur  des  hommes  : 
l'extérieur,  par  leurs  discours  et  leurs  actions,  l'intérieur,  par 
les  a  parte  et  les  monologues  ;  de  croiser,  en  un  mot,  dans  le 
même  tableau,  le  drame  de  la  vie  et  le  drame  de  la  conscience. 

On  conçoit  que,  pour  une  œuvre  de  ce  genre,  si  le  poète 
doit  choisir  dans  les  choses  (et  il  le  doit),  ce  n'est  pas  le  beau, 
mais  le  caractéristique  -.  Non  qu'il  convienne  de  faire,  comme 
on  dit  aujourd'hui,  de  la  couleur  locale,  c'est-à-dire  d'ajouter 
après  coup  quelques  touches  criardes  çà  et  là  sur  un  ensemble 
du  reste  parfaitement  faux  et  conventionnel.  Ce  n'est  point 
à  la  surface  du  drame  que  doit  être  la  couleur  locale,  mais  au 
fond,  dans  le  cœur  même  de  l'œuvre,  d'où  elle  se  répand  au 
dehors,  d'elle-même,  naturellement,  également,  et,  pour 
ainsi  parler,  dans  tous  les  coins  du  drame,  comme  la  sève 
qui  monte  de  la  racine  à  la  dernière  feuille  de  l'arbre.  Le 
drame  doit  être  radicalement  imprégné  de  cette  couleur  des 
temps  ;  elle  doit  en  quelque  sorte  y  être  dans  l'air,  de  façon 
qu'on  ne  s'aperçoive  qu'en  y  entrant  et  qu'en  en  sortant 
qu'on  a  changé  de  siècle  et  d'atmosphère.  Il  faut  quelque 
étude,  quelque  labeur  pour  en  venir  là  ;  tant  mieux.  Il  est 
bon  que  les  avenues  de  l'art  soient  obstruées  de  ces  ronces 
devant  lesquelles  tout  recule,  excepté  les  volontés  fortes. 
C'est  d'ailleurs  cette  étude,  soutenue  d'une  ardente  inspi- 
ration, qui  garantira  le  drame  d'un  vice  qui  le  tue,  le  com- 
mun. Le  commun  est  le  défaut  des  poètes  à  courte  vue  et  à 
courte  haleine.  Il  faut  qu'à  cette  optique  de  la  scène,  toute 

1.  Michelet  définira  l'histoire  face  de  1869  à  Vllistoire  de  France. 
comme  une  «  résurrection  de  la  vie  2.  Point  essentiel  par  où  le  roman- 

intégrale   ».    Cf.,  plus   loin,  la    pré-       tisme  s'oppose  au  classicisme. 


VICTOR   HUGO  141 

figure  soit  ramenée  à  son  trait  le  plus  saillant,  le  plus  indi- 
viduel, le  plus  précis.  Le  vulgaire  et  le  trivial  même  doit 
avoir  un  accent.  Rien  ne  doit  être  abandonné.  Comme 
Dieu,  le  vrai  poète  est  présent  partout  à  la  fois  dans  son 
œuvre.  Le  génie  ressemble  au  balancier  qui  imprime  l'ef- 
figie royale  aux  pièces  de  cuivre  comme  aux  écus  d'or. 

{Çromwell ,  Hetzel,  éditeur.) 


HERNANI    ET   DONA   SOL'  . 

{Hernani  considère  avec  un  regard  froid  et  comme  inattentif 
récrin  nuptial  placé  sur  la  table  ;  puis  il  hoche  la  tête  et  ses 
yeux  s'allument.) 

HERNANI. 

Je  vous  fais  compliment  !  —  Plus  que  je  ne  puis  dire 
La  parure  me  charme,  et  m'enchante,  —  et  j'admire  ! 

{Il  s'approche  de  Vécrin.) 
La  bague  est  de  bon  goût,  —  la  couronne  me  plaît,  — 
Le  collier  est  d'un  beau  travail,  —  le  bracelet 
Est  rare,  —  mais  cent  fois,  cent  fois  moins  que  la  femme 
Qui  sous  un  front  si  pur  cache  ce  cœur  infâme  ! 

{Examinant  de  nouveau  le  coffret.) 
Et  qu'avez- vous  donné  pour  tout  cela  ?  —  Fort  bien  î 
Un  peu  de  votre  amour  ?    mais  vraiment,  c'est  pour  rien  ! 
Grand  Dieu  !  trahir  ainsi  !■  n'avoir  pas  honte,  et  vivre  ! 

{Examinant  Vécrin.) 
Mais  peut-être  après  tout  c'est  perle  fausse,  et  cuivre 
Au  lieu  d'or,  verre  et  plomb,  diamants  déloyaux, 
Faux  saphirs,  faux  bijoux,  faux  brillants,  faux  joyaux. 

1.  Hornani   aime  dorta  Sol  et  en  mariage,    suivie     dé    deux    femmes 

est  aimé  ;  chef  de  bande,  sa  tête  a  portant  sur  un    coussin   de    velours 

été  mise  i\  prix  par  le  roi,  don  Carlos,  un    coffret    d'argent    qui    renferme 

et  il  s'est  réfugié  dans  la  montagne,  des  bijoux.  Alors,  Ilernani  se  nomme. 

Au    troisième    acte,   le    vieux    Kuy  Mais  Huy  Oomcz.  dont  il  est  l'hôte. 

<"iomez,  qui  aime  aussi  dorta  Sol,  l'a  le  protégera  même  contre  le  roi.  Le 

enmienée  dans    son    château    pour  vieillard  sort  afin  de  veiller  in  ce  que 

l'épouser.  Ilernani, traqué  parles  sol-  son    château    soit    mis    en     état   de 

<lals  de  don  Carlos  s'y   présente  sous  défense.  DoitaSol  fait  alors  quelques 

un    costume  tie   pèlerin  au  moment  pas   comme  si  clic  voulait  le  suivre, 

où  la  jeune  tille  parait    en   robe  de  îiuis  s'arrête,  et  revient  vers  Hernani. 


14-2  LE    XIX*    SIÈCLE    PAR     LES     TEXTES 

Ah  !  s'il  en  est  ainsi,  comme  cette  parure, 

Ton  cœur  est  faux,  duchesse  ^,  et  tu  n'es  que  dorure  ! 

(Il  revient  au  œffret.) 
Mais  non,  non.  Tout  est  vrai,  tout  est  bon,  tout  est  beau. 
Il  n'oserait  tromper,  lui  qui  touche  au  tombeau  ! 
Rien  n'y  manque. 

{Il  prend  Vune  après  Vautre  toutes  les  pièces  de  Vécrin.) 
Collier,  brillants,  pendants  d'oreille, 
Couronne  de  duchesse,  anneau  d'or...  —  à  merveille  ! 
Grand  merci  de  l'amour  sûr,  fidèle  et  profond  ! 
Le  précieux  écrin  ! 

DONA      SOL 

{Elle  va  au  œffret,  y  fouille,  et  en  tire  un  poignard.) 
Vous  n'allez  pas  au  fond.  — 
C'est  le  poignard  qu'avec  l'aide  de  ma  patronne 
Je  pris  au  roi  Carlos,  lorsqu'il  m'offrit  un  trône 
Et  que  je  refusai  pour  vous  qui  m'outragez  -  ! 

HERNANi,    tombant   à   ses   pieds. 
Oh  !  laisse  qu'à  genoux  dans  tes  yeux  affligés 
J'efface  tous  ces  pleurs  amers  et  pleins  de  charmes  ! 
Et  tu  prendras  après  tout  mon  sang  pour  tes  larmes  ! 

DONA  SOL,  attendrie. 

Hernani  !  je  vous  aime  et  vous  pardonne,  et  n'ai 
Que  de  l'amour  pour  vous. 

HERNANI. 

Elle  m'a  pardonné, 
Et  m'aime  !  —  Qui  pourra  faire  aussi  que  moi-mêmC; 
Après  ce  que  j'ai  dit,  je  me  pardonne  et  m'aime  ? 
Oh  !  je  voudrais  savoir,  ange  au  ciel  réservé, 
Où  vous  avez  marché,  pour  baiser  le  pavé  ! 

DONA    SOL. 

Ami  ! 

1.  Ruy   Gomez   est   duc  de   Pas-       dofla    Sol,    puis    s'emparer    d'elle, 
trana.  Mais  la  jeune  fllle,  lui  arrachant  son 

2.  Don    Carlos    a    voulu    séduire       poignard,  s'est  écriée  : 

Pour  un  pas,  je  vous  tue  et  me  tue  !... 
et,  comme  don  Carlos  allait  l'enlever,       Hernani  est    survenu.    Cf.  acte  IJ, 

scène  ii. 


VICTOR    HUGO  143 

HERNANI. 

Non  !  je  dois  t'être  odieux  !  mais,  écoute, 
Dis- moi  :  «  Je  t'aime  !  »  —  Hélas  !  rassure  un  cœur  qui  doute  ; 
Dis-le-moi  !  car  souvent  avec  ce  peu  de  mots 
La  bouche  d'une  femme  a  guéri  bien  des  maux  ! 

DONA  SOL,  absorbée  et  sans  Ventendre. 

Croire  (\\xe  mon  amour  eût  si  peu  de  mémoire  ! 
Que  jamais  ils  pourraient,  tous  ces  hommes  sans  gloire. 
Jusqu'à  d'autres  amours,  plus  nobles  à  leur  gré. 
Rapetisser  un  cœur  où  son  nom  est  entré  ! 

HERNANI. 

Hélas  !  j'ai  blasphémé  !  si  j'étais  à  ta  place, 
Doiia  Sol,  j'en  aurais  assez,  je  serais  lasse 
De  ce  fou  furieux,  de  ce  sombre  insensé 
Qui  ne  sait  caresser  qu'après  qu'il  a  blessé. 
Je  lui  dirais  :  «  Va-  t'en  !  »  Repousse-moi,  repousse  ! 
Et  je  te  bénirai,  car  tu  fus  bonne  et  douce. 
Car  tu  m'as  supporté  trop  longtemps,  car  je  suis 
Mauvais,  je  noircirais  tes  jours  avec  mes  nuits  *  ! 
Car  c'en  est  trop  enfin,  ton  âme  est  belle  et  haute 
Et  pure,  et  si  je  suis  méchant,  est-ce  ta  faute  ? 
Epouse  le  vieux  duc  !  il  est  bon,  noble,  il  a 
Par  sa  mère  Olmedo  -,  par  son  père  Alcala  '. 
Encore  un  coup,  sois  riche  avec  lui,  sois  heureuse  ! 
Mais,  sais-tu  ce  que  peut  cette  main  généreuse 
T'oflfrir  de  magnifique  ?  une  dot  de  douleurs. 
Tu  pourras  y  choisir  ou  du  sang  ou  des  pleurs  *. 
L'exil,  les  fers,  la  mort,  l'effroi  qui  m'environne, 
C'est  là  ton  collier  d'or,  c'est  ta  belle  couronne, 
Et  jamais  à  l'épouse  un  époux  plein  d'orgueil 
N'offrit  plus  riche  écrin  de  misère  et  de  deuil  ! 

1.  C.f.  dans  Marion  Delorme,  les  vers  de  Didier  : 

Ai-je  droit  d'accepter  ce  don  de  -son  amour 
Kt  de  mêler  ma  brume  et  ma  nuit  A  son  jour  ? 

(Acte  I,  scène  m.) 

2.  Petite   ville  de   la   Vieille  Qis-        Madrid,  une  dans  celle  de  Jaen,  etja 
tille.  troisième  près  de  Sèville.  f 

3.  Il  y  a  en  Iv>pagne  trois  villes  4.    V    choisir  ou   du   sang  oulites 
de  ce  nom,  une  dans  la  province  de        pleurs.    Y  faire  choix  entre   l'un  et 

l'autre. 


iU  LE     XIXe     SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

Epouse  le  vieillard,  te  dis-je,  il  te  mérite  ! 

Eh  !  qui  jamais  croira  que  ma  tête  proscrite 

Aille  avec  ton  front  pur  ?  qui,  nous  voyant  tous  deux, 

Toi,  calme  et  belle,  moi,  violent,  hasardeux, 

Toi,  paisible  et  croissant  comme  une  fleur  à  l'ombre, 

Moi,  heurté  dans  l'orage  à  des  écueils  sans  nombre. 

Qui  dira  que  nos  sorts  suivent  la  même  loi  ? 

Non,  Dieu  qui  fait  tout  bien  ne  te  fit  pas  pour  moi. 

Je  n'ai  nul  droit  d'en  haut  sur  toi,  je  me  résigne  ! 

J'ai  ton  cœur,  c'est  un  vol  !  je  le  rends  au  plus  digne. 

Jamais  à  nos  amours  le  Ciel  n'a  consenti. 

Si  j'ai  dit  que  c'était  ton  destin,  j'ai  menti  ! 

D'ailleurs,  vengeance  \  amour,  adieu  !  mon  jour  s'achève, 

Je  m'en  vais,  inutile,  avec  mon  double  rêve. 

Honteux  de  n'avoir  pu  ni  punir,  ni  charmer  ^, 

Qu'on  m'ait  fait  pour  haïr,  moi  qui  n'ai  su  qu'aimer  ! 

Pardonne-moi,  fuis-moi  !  ce  sont  mes  deux  prières. 

Ne  les  rejette  pas,  car  se  sont  les  dernières  ! 

Tu  vis,  et  je  suis  mort.  Je  ne  vois  pas  pourquoi 

Tu  te  ferais  murer  dans  ma  tombe  avec  moi  ! 

DONA    SOL. 

Ingrat  ! 

HERNANI. 

Monts  d'Aragon  !  Galice  !  Estramadoure  ! 
Oh  !  je  porte  malheur  à  tout  ce  qui  m'entoure  !  — 
J'ai  pris  vos  meilleurs  fils  ;  pour  mes  droits,  sans  remords, 
Je  les  ai  fait  combattre,  et  voilà  qu'ils  sont  morts. 
C'étaient  les  plus  vaillants  de  la  vaillante  Espagne  ! 
Ils  sont  morts  !  Ils  sont  tous  tombés  dans  la  montagne, 
Tous  sur  le  dos  couchés,  en  braves,  devant  Dieu, 
Et,  si  leurs  yeux  s'ouvraient,  ils  verraient  le  ciel  bleu  ! 
Voilà  ce  que  je  fais  de  tout  ce  qui  m'épouse  ^  ! 
Est-ce  une  destinée  à  te  rendre  jalouse  ? 

1.  Le  bandit  Hernani  est  en  a  été  envoyé  à  i'échataud  par  celui 
réalité  don  Juan  d'Aragon;  son  père       de  don  Carlos.  Cf.  acte  l,  scène  iv  ; 

Un  poignard  à  la  main,  l'œil  fixé  sur  ta  trace, 
Je  vais  !  Ma  race  en  moi  poursuit  en  toi  ta  race! 

2.  Hernani  a  su  charmer.  Mais  il  3.  M'épouse.  Ce  mot  qu'Her- 
est  maintenant  dans  un  accès  de  nani  emploi  dans  le  sens  figuré, 
sombre  exaltation,  et  dona  Sol  va  s'applique  dans  le  sens  propre  à  dofia 
lui   reprocher  justement   son   ingra-       Sol. 

lUude. 


VICTOK  HUGO  Uj 

I)(tna  Sol,  j)ronds  le  duc,  prends  l'enfer,  prends  le  roi  ! 

C'est  bien.  Tout  ce  qui  n'est  pas  moi,  vaut  mieux  que  moi  ! 

Je  n'ai  plus  un  ami  qui  de  moi  se  souvienne, 

Tout  me  quitte  ;  il  est  temps  qu'à  la  fin  ton  tour  vienne, 

Car  je  dois  être  seul.  Fuis  ma  contagion. 

Ne  te  fais  pas  d'aimer  une  religion  ! 

Oh  !  par  pitié  pour  toi,  fuis  !  —  Tu  me  crois  peut-être 

Un  homme  comme  sont  tous  les  autres,  un  être 

Intelligent,  qui  court  droit  au  but  qu'il  rêva. 

Détrompe-toi.  Je  suis  une  force  qui  va  ! 

Agent  aveugle  et  sourd  de  mystères  funèbres  ! 

Une  âme  de  malheur  faite  avec  des  ténèbres  ! 

Où  vais-je  ?  je  ne  sais  K  Mais  je  me  sens  poussé 

D'un  souffle  impétueux,  d'un  destin  insensé. 

Je  descends,  je  descends,  et  jamais  ne  m'arrête. 

Si  parfois,  haletant,  j'ose  tourner  la  tête, 

Vue  voix  me  dit  :  «  Marche  !  »  et  l'abîme  est  profond. 

Et  de  flamme  ou  de  sang  je  le  vois  rouge  au  fond  ! 

Ce|>endant,  à  l'entour  de  ma  course  farouche. 

Tout  se  brise,  tout  meurt.  Malheur  à  qui  me  touche  ! 

Oh  !  fuis  !  détourne-toi  de  mon  chemin  fatal. 

Hélas  !  sans  le  vouloir,  je  te  ferais  du  mal  ^  ! 

DONA   SOL. 

Grand  Dieu  ! 

HERNANI. 

C'est  un  démon  ^  redoutable,  te  dis-je, 
Que  le  mien.  Mon  bonheur,  voilà  le  seul  prodige 
Qui  lui  soit  impossible.  Et  toi,  c'est  le  bonheur  î 
Tu  n'es  donc  pas  pour  moi  !  cherche  un  autre  seigneur  ! 

1.  Cf.,  dans  Marion  Delorme,  le  vers  de  Didier  : 

J'ignore  d'où  je  viens  et  j'ignore  où  je  vais. 

(Acte  III,  scène  vi.) 

2.  Pour  tout  ce  couplet,  cf.,  dans  Andromaque,  les  vers  d'Orcste  : 

(Irâce  aux  <lieux.  mon  malheur  passe  mon  espérance. 
Oui,  je  te  loue,  ô  ciel,  de  ta  persévérance. 
.Appliqué  sans  relâche  au  soin  de  nie  punir, 
Au  comble  des  douleurs  tu  m'as  fait  parvenir. 
Ta  haine  a  pris  plaisir  à  former  ma  misère,  etc. 

(Acte  V,  scène  v.) 

,3.  Démon.  Génie  qui  préside  aux       il  y  a  aussi  quelque  chose  d'infernal 
destinées  de  chaque  homme  ;  mais       dans  le  sort  d'Memani.  Cf.  la  suite. 

LE  XIX*  SIÈCLE   PAR    LES   TEXTES.  —    10 


146  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

Va,  si  jamais  le  ciel  à  mon  sort  qu'il  renie  ^ 
Souriait...  n'y  crois  pas  !  ce  serait  ironie. 
Epouse  le  duc  ! 

DONA    SOL. 

Donc  ce  n'était  pas  assez  ! 
Vous  aviez  déchiré  mon  cœur,  vous  le  brisez. 
Ah  !  vous  ne  m  aimez  plus  ! 

HERNANI. 

Oh  !  mon  cœur  et  mon  âme, 
C'est  toi  !  l'ardent  foyer  d'où  me  vient  toute  flamme, 
C'est  toi  !  ne  m'en  veux  pas  de  fuir,  être  adoré  ! 

DONA    SOL. 

Je  ne  vous  en  veux  pas.  Seulement,  j'en  mourrai. 

HERNANI. 

Mourir  !  pour  qui  ?  pour  moi  ?  se  peut-il  que  tu  meures 
Pour  si  peu  ? 

DONA  SOL,  laissant  éclater  ses  larmes. 

Voilà  tout. 
{Elle  tombe  sur  un  fauteuil.) 

HERNANI,  s'' asseyant  prés  décile.) 

Oh  !  tu  pleures  !  tu  pleures  ! 
Et  c'est  encor  ma  faute  !  et  qui  me  punira  ? 
Car  tu  pardonneras  encor  !  Qui  te  dira 
Ce  que  je  souffre  au  moins,  lorsqu'une  larme  noie 
La  flamme  de  tes  yeux  dont  l'éclair  est  ma  joie  . 
Oh  !  mes  amis  sont  morts  !  Oh  !  je  suis  insensé  ! 
Pardonne.  Je  voudrais  aimer,  je  ne  le  sai  -  ! 
Hélas  !  j'aime  pourtant  d'une  amour  ^  bien  profonde  !  — 
Ne  pleure  pas,  mourons  plutôt  !  —  Que  n'ai-je  un  monde  ? 
Je  te  le  donnerais  !  Je  suis  bien  malheureux  ! 


1.  Renie.  Cf.  la  note  précédente.  3.  D'une  amour.  Archaïsme  ;  en- 
C'est  l'enfer,  non  le  ciel  qui  lui  a  core  au  XVII«  siècle,  le  mot  s'em- 
fait  son  sort  et  le  ciel  ne  reconnaît  ployait  très  souvent  comme  fémi- 
pas  ce  sort  pour  son  œuvre.  nin  ;    il  est    resté    de    ce  genre    au 

2.  Sai.  Vieille  orthographe,  con-  pluriel, 
servée  par  «  licence  poétique  ». 


VICTOR  nuc.o  U7 

DONA  SOL  8e  jettant,  à  son  cou. 

Vous  êtes  mon  lion  superbe  et  généreux  '  ! 
Je  vous  aime. 

HERNANI. 

Oh  !  l'amour  serait  un  bien  suprême, 
Si  l'on  pouvait  mourir  de  trop  aimer  ! 

DONA    SOL 

Je  t'aime  ! 
Monseigneur,  je  vous  aime  et  je  suis  toute  à  vous. 

HERNANI,  laissant  tomber  sa  tête  sur  son  épavZé. 
Oli  !  qu'un  coup  de  poignard  de  toi  me  serait  doux  ! 

DONA    SOL,    suppliante. 

Ah  !  ne  craignez- vous  pas  que  Dieu  ne  vous  punisse 
De  parler  de  la  sorte  ? 

HERNANI,   toujours  appuyé  sur  son  sein. 

Eh  bien  !  qu'il  nous  unisse  ! 
Tu  le  veux.  Qu'il  en  soit  ainsi  !  —  J'ai  résisté  ! 

{Tous  deu^,  dans  les  bras  Vun  de  Vavire,  se  regardent  avec 
extase,  sans  voir,  sans  entendre  et  comme  absorbés  dans  leur 
regard.  —  Entre  Don  Ruy  Gomez  par  la  porte  du  fond.  Il 
regarde,  et  s'arrête  comme  pétrifié  sur  le  seuil.) 

{Hemani,  acte  III,  scène  IV;  Hetzel,  éditeur.) 


1.   /,«•«  A/t'rnoire.s  d'Alexandre  Du-  vers?   —   Si   fait.    Madame;   seule- 

nias.    cités    d'ailleurs    dans     Victor  ment,  mon  lion  relève  le  vers  et  mon 

}Iiigo  raconté   par  un   témoin  de  sa  seigneur  l'aplatit.  — -  C'est  bien,  c'est 

iiir,    nous    apprennent    quelles    dif-  bien...    Ne   nous   fâchons   pas...    On 

llcultés  M"'  Mars  lit  au  poète  pour  dira  votre  vers  sans  y  rien  changer  ! 

ce  vers.   «  ICn  vérité,  tlisnit-elle,  cela  —  Allons,   Firniin,   mon   ami,   con- 

me  semble  si  drôle  d'appeler  M.  l'Ir-  tinuons... 

nnn    (^l'auteur   qui   jouait    Hernani)  Le    jour    de    la    représentation, 

mon  lion  I  »  Et  elle  proposait  de  rem-  M'"  Mars  n'en  substitua  pas  raoin& 

placer  lion  par  seigneur.  —  «  Est-ce  seigneur  à  lion. 
que    mon    seigneur    ne    fuit    pas    le 


148  LE    XIX'    SIECLE    PAR     LES     TEXTES 

MÈRE    ET    FILS' 

DONA   LUCREZI/^. 

Gennaro  !  —  vous  êtes  empoisonné  ! 

GENNARO. 

Empoisonné,  madame  ! 

DONA   LUCREZIA. 

Empoisonné  ! 

GENNARO. 

J'aurais  dû  m'en  doutev,  le  vin  était  versé  par  vous. 

DONA   LUCREZIA. 

Oh  !  ne  m'accablez  pas,  Gennaro.  Ne  m'ôtez  pas  le  peu  de 
force  qui  me  reste  et  dont  j'ai  besoin  encore  quelques  instants. 
Ecoutez-moi.  Le  duc  est  jaloux  de  vous.  Le  duc  ne  m'a  laissé 
d'autre  alternative  que  de  vous  voir  poignarder  devant  moi 
par  Rustighello  "^  ou  de  vous  verser  moi-même  le  poison.  Un 
poison  redoutable,  Gennaro,  un  poison  dont  la  seule  idée 
fait  pâlir  tout  Italien  qui  sait  l'histoire  de  ces  vingt  dernières 
années. 

GENNARO. 

Oui,  le  poison  des  Borgia  ! 

DONA   LUCREZIA. 

Vous  en  avez  bu.  Personne  au  monde  ne  connaît  le  contre- 
poison à  cette  composition  terrible,  excepté  le  pape,  monsieur 
de  Valentinois  ^  et  moi.  Tenez,  voyez  cette  fiole  que  je  porte 
toujours  cachée  dans  ma  ceinture.  Cette  fiole,  Gennaro,  c'est 
la  vie,  c'est  la  santé,  c'est  le  salut.  Une  seule  goutte  sur  vos 
lèvres  et  vous  êtes  sauvé  ! 

{Elle  veut  approcher  la  fiole  des  lèvres  de  Gennaro  ;  il  recule.) 

1.  Gennaro,    qui    ignore   sa    nais-  que    c'est    Gennaro,    elle    demande 

sance,  est  le  fils  de    Lucrèce  Borgia.  grâce  pour  lui.  Mais  le  duc,  qui  la 

Envoyé  avec    quelques  gentilshom-  croit  son  amante,  l'oblige  i'i  lui  verser 

mes  en  ambassade  auprès  du  duc  de  du  poison,  après  quoi,  il  les  laisse  en 

Ferrare,    Alphonse   d'Est,    mari   de  tête  à  tête. 

Lucrèce,  il  insulte  publiquement  les  2.  Serviteur  d'Alphonse  d'Est. 
Borgia,  et  le  duc  le  fait  arrêter.  Sa  3.  Le    Valentinois,    pays   de   Va- 
mère,  ne  sachant  pas  encore  le  nom  lence,  dans  le  Dauphinél  avait  été 
du    coupable,    exige    un    châtiment  érige  par  Louis  XII,  en  duché-pairie 
exemplaire.  Puis,  quand  elle  apprend  et  donné  à  tiésar  Borgia. 


VICTOR    HUOO  ^^9 

GENNARO,  la  regardant  fixement. 

Madame,  qui  est-ce  qui  me  dit  que  ce  n'est  pas  cela  qui  est 
du  poison  ? 

DON  A  LUCREZIA,  tombant  anéantie  sur  le  fauteuil. 
0  mon  Dieu  !  mon  Dieu  ! 

GENNARO. 

Ne  vous  appelez-vous  pas  Lucrèce  Borgia  !  Est-ce  que  vous 
iroyez  que  je  ne  me  souviens  pas  du  frère  de  Bajazet  ^  ?  Oui, 
je  sais  un  peu  d'histoire.  On  lui  fit  accroire,  à  lui  aussi,  qu'il 
était  empoisonné  par  Charles  VIII,  et  on  lui  donna  un  contre- 
poison dont  il  mourut.  Et  la  main  qui  lui  présenta  le  contre- 
j>oison,  la  voilà,  elle  tient  cette  fiole.  Et  la  bouche  qui  lui  dit 
de  le  boire,  la  voici,  elle  me  parle  ! 

DONA    LUCREZIA. 

Misérable  femme  que  je  suis  ! 

GENNARO. 

Ecoutez,  madame,  je  ne  me  méprends  pas  à  vos  semblants 
d'amour.  Vous  avez  quelque  sinistre  dessein  sur  moi.  Cela  est 
visible.  Vous  devez  savoir  qui  je  suis.  Tenez,  dans  ce  moment- 
ci,  cela  se  lit  sur  votre  visage,  que  vous  le  savez,  et  il  est  aisé  de 
voir  que  vous  avez  quelque  insurmontable  raison  pour  ne  me 
le  dire  jamais.  Votre  famille  doit  connaître  la  mienne,  et 
})eut-être  à  cette  heure  ce  n'est  pas  de  moi  que  vous  vous 
vengeriez  en  m 'empoisonnant,  mais,  qui  sait  ?  de  ma  mère. 

DONA  LUCREZIA. 

Votre  mère,  Gennaro  !  vous  la  voyez  peut-être  autrement 
qu'elle  n'est.  Que  diriez- vous  si  ce  n'était  qu'une  femme  cri- 
minelle comme  moi  ? 

GENNARO. 

Ne  la  calomniez  pas.  Oh  non  !  ma  mère  n'est  pas  une  femme 
Comme  vous,  madame  Lucrèce  !  Oh  !  je  la  sens  dans  mon 
cœur  et  je  la  rêve  dans  mon  âme  t^fle  qu'elle  est  ;  j'ai  son 
image  là,  née  avec  moi  ;  je  ne  l'aimerais  pas  comme  je  l'aime 
si  elle  n'était  pas  digne  de  moi  ;  le  cœur  d'un  fils  ne  se  trompe 

1.  njom  ou  Djim. 


150  LE     XIX'    SIECLE    PAR     LES     TEXTES 

pas  sur  sa  mère.  Je  la  haïrais  si  elle  pouvait  vous  ressembler. 
Mais  non,  non.  Il  y  a  quelque  chose  en  moi  qui  me  dit  bien 
haut  que  ma  mère  n'est  pas  un  de  ces  démons  d'inceste,  de 
luxure  et  d'empoisonnement  comme  vous  autres,  les  belles 
femmes  d'à  présent.  Oh  Dieu  !  j'en  suis  bien  sûr,  s'il  y  a  sous 
le  ciel  une  femme  innocente,  une  femme  vertueuse,  une 
femme  sainte,  c'est  ma  mère  !  Oh  !  elle  est  ainsi  et  pas  autre- 
ment !  Vous  la  connaissez,  sans  doute,  madame  Lucrèce,  et 
vous  ne  me  démentirez  point  ! 

DONA   LUCBEZIA. 

Non,  cette  femme-là,  Gennaro,  cette  mère-là,  je  ne  la 
connais  pas  ! 

GENNARO. 

Mais  devant  qui  est-ce  que  je  parle  ainsi  ?  Qu'est-ce  que 
cela  vous  fait  à  vous,  Lucrèce  Borgia.  les  joies  ou  les  douleurs 
d'une  mère  ?  Vous  n'avez  jamais  eu  d'enfants,  à  ce  qu'on 
dit,  et  vous  êtes  bien  heureuse.  Car  vos  enfants,  si  vous  en 
aviez,  savez-vous  bien  qu'ils  vous  renieraient,  madame  ? 
Quel  malheureux  assez  abandonné  du  ciel  voudrait  d'une 
pareille  mère  ?  Etre  le  fils  de  Lucrèce  Borgia  !  dire  :  ma  mère, 
à  Lucrèce  Borgia  !  Oh  !... 

DONA   LUCREZIA. 

Gennaro  !  vous  êtes  empoisonné,  le  duc  qui  vous  croit 
mort  peut  revenir  à  tout  moment,  je  ne  devrais  songer  qu'à 
votre  salut  et  à  votre  évasion,  mais  vous  me  dites  des 
choses  si  terribles  que  je  ne  puis  faire  autrement  que  de 
rester  là,  pétrifiée,  à  les  enteildre. 

GENNARO. 

Madame... 

DONA  LUCREZIA. 

Voyons  !  il  faut  en  finir.  Accablez-moi,  écrasez-moi  sous 
votre  mépris  ;  mais  vous  êtes  empoisonné,  buvez  ceci  sur-le- 
champ  ! 

GENNARO. 

Que  dois- je  croire,  madame  ?  Le  duc  est  loyal  et  j'ai  sauvé 
la  vie  à  son  père.  Vous,  je  vous  ai  offensée.  Vous  avez  à  vous 
venger  de  moi. 


VICTOR     HUiiO  151 

DONA   LUCREZIA. 

Me  venger  de  toi,  Gennaro  !  —  Il  faudrait  donner  toute  ma 
vie  pour  ajouter  une  heure  à  la  tienne,  il  faudrait  verser  tout 
mon  sang  pour  t 'empêcher  de  verser  une  larme,  il  faudrait 
m'asseoir  au  pilori  pour  te  mettre  sur  un  trône,  il  faudrait 
j)ayer  d'une  torture  de  l'enfer  chacun  de  tes  moindres  plaisirs, 
que  je  n'hésiterais  pas,  que  je  ne  murmuierais  pas,  que  je 
serais  heureuse,  (jue  je  baiserais  tes  pieds,  mon  Gennaro  ! 
Oh  !  tu  ne  sauras  jamais  rien  de  mon  pauvre  misérable  cœur, 
sinon  (ju'il  est  plein  de  toi  !  Gennaro,  le  temps  presse,  le 
poison  marche,  tout  à  l'heure  tu  le  sentirais,  vois-tu  !  encore 
un  peu,  il  ne  serait  plus  temps.  La  vie  ouvre  en  ce  moment 
deux  espaces  obscurs  devant  toi,  mais  l'un  a  moins  de 
minutes  que  l'autre  n'a  d'années.  Il  faut  te  déterminer  pour 
l'un  des  deux.  Le  choix  est  terrible.  Laisse-toi  guider  par 
moi.  Aie  pitié  de  toi  et  de  moi,  Gennaro.  Bois  vite,  au  nom  du 
ciel  ! 

GENNARO. 

Allons,  c'est  bien.  S'il  y  a  un  crime  en  ceci,  qu'il  retombe 
sur  votre  tête.  Après  tout,  que  vous  disiez  vrai  ou  non,  ma  vie 
ne  vaut  pas  la  peine  d'être  tant  disputée.  Donnez. 

(//  prend  la  fiole  et  boit.) 

DONA   LUCREZIA. 

Sauvé  !  —  Maintenant  il  faut  partir  pour  Venise  de  toute 
la  vitesse  de  ton  cheval.  Tu  as  de  l'argent  ? 

GENNARO. 
J'en  ai. 

DONA   LUCREZIA. 

Le  duc  te  croit  mort.  Il  sera  aisé  de  lui  cacher  ta  fuite. 
Attends  !  Garde  cette  fiole  et  porte-la  toujours  sur  toi.  Dans 
des  temps  comme  ceux  où  nous  vivons,  le  poison  est  de  tous 
les  repas.  Toi  surtout,  tu  es  expOvSé.  Maintenant,  pars  vite. 
{Lui  montrant  la  porte  masquée  qu'elle  entr' ouvre.) 

Descends  par  cet  escalier.  Il  donne  dans  une  des  cours  du 
palais  Négroni.  Il  te  sera  aisé  de  t'évader  par  là.  N'attends 
pas  ju.squ'à  demain  matin,  n'attends  pas  jusqu'au  coucher 
du  soleil,  n'attends  pas  une  heure,  n'attends  pas  une  demi- 


152  LE    XIX*    SIÈCLE     FAR    LES     TEXTES 

heure  !  Quitte  Ferrare  sur-le-champ,  quitte  Ferrare  comme 
si  c'était  Sodome  qui  brûle,  et  ne  regarde  pas  derrière  toi  ! 
Adieu  !  —  Attends  encore  un  instant.  J'ai  un  dernier  mot  à 
te  dire,  mon  Gennaro  ! 

GENNARO. 

Parlez,  madame. 

DONA   LUCREZIA. 

Je  te  dis  adieu  en  ce  moment,  Gennaro,  pour  ne  plus  te 
revoir  jamais.  Il  ne  faut  plus  songer  maintenant  à  te  ren- 
contrer quelquefois  sur  mon  chemin.  C'était  le  seul  bonheur 
que  j'eusse  au  monde.  Mais  ce  serait  risquer  ta  tête.  Nous 
voilà  donc  pour  toujours  séparés  dans  cette  vie  ;  hélas  !  je  ne 
suis  que  trop  sûre  que  nous  serons  séparés  aussi  dans  l'autre. 
Gennaro  !  est-ce  que  tu  ne  me  diras  pas  quelque  douce 
parole  avant  de  me  quitter  ainsi  pour  l'éternité  ? 

GENNARO,  baissant  les  yeux. 
Madame... 

DONA   LUCREZIA. 

Je  viens  de  te  sauver  la  vie,  enfin  ! 

GENNARO. 

Vous  me  le  dites.  Tout  ceci  est  plein  de  ténèbres.  Je  ne  sais 
que  penser.  Tenez,  madame,  je  puis  tout  vous  pardonner, 
une  chose  exceptée. 

DONA   LUCREZIA. 

Laquelle  ? 

GENNARO. 

Jurez-moi  par  tout  ce  qui  vous  est  cher,  par  ma  propre  tête, 
puisque  vous  m'aimez,  par  le  salut  éternel  de  mon  âme,  jurez- 
moi  que  vos  crimes  ne  sont  pour  rien  dans  les  malheurs  de 
ma  mère. 

DONA   LUCREZIA. 

Toutes  les  paroles  sont  sérieuses  avec  vous,  Gennaro.  Je 
ne  puis  vous  jurer  cela. 

GENNARO. 

0  ma  mère  !  ma  mère  !  la  voilà  donc,  l'épouvantable 
femme  qui  a  fait  ton  malheur  ! 


VICTOR    HUGO  153 

DONA   LUCRBZIA. 
(lennaro  ! 

GENNARO. 

Vous  l'avez  avoué,  madame  !  Adieu  !  Soyez  maudite  ! 

DONA   LUCREZIA. 

Et  toi,  Gennaro,  sois  béni  ! 

(//  sort.  —  Elle  tombe  évanouie  sur  le  fauteuil.) 

{Lucrèce  Borgia,  acte  II,  partie  i,  scène  vi;  Hetzel,  éditeur.) 


LE    BUT    DU   POETE   AU    THEATRE 

...  Dégager  perpétuellement  le  grand  à  travers  le  vrai,  le 
vrai  à  travers  le  grand,  tel  est  donc,  selon  l'auteur  de  ce 
drame,  et  en  maintenant,  du  reste,  toutes  les  autres  idée.s 
qu'il  a  pu  développer  ailleurs  sur  ces  matières,  tel  est  le  but 
du  poète  au  théâtre.  Et  ces  deux  mots,  grand  et  vrai,  ren- 
ferment tout.  La  vérité  contient  la  moralité,  le  grand  con- 
tient le  beau. 

Ce  but,  on  ne  lui  supposera  pas  la  présomption  de  croire 
(ju'il  Ta  jamais  atteint,  ou  même  qu'il  pourra  jamais  l'at- 
teindre ;  mais  on  lui  permettra  de  se  rendre  à  lui-même  publi- 
(juement  ce  témoignage,  qu'il  n'en  a  jamais  cherché  d'autre 
au  théâtre  jusqu'à  ce  jour.  Le  nouveau  drame  qu'il  vient  de 
faire  représenter  est  un  effort  de  plus  vers  ce  but  rayonnant. 
Quelle  est,  en  effet,  la  pensée  qu'il  a  tenté  de  réaliser  dans 
Marie  Tudor  ?  La  voici.  Une  reine  qui  soit  femme.  Grande 
comme  reine.  Vraie  comme  femme. 

Il  l'a  déjà  dit  ailleurs,  le  drame  comme  il  le  sent,  le  drame 
comme  il  voudrait  le  voir  créer  par  un  homme  de  génie,  le 
drame  selon  le  dix-neuvième  siècle,  ce  n'est  pas  la  tragi- 
comédie  hautaine,  démesurée,  espagnole  et  sublime  de  Cor- 
neille ;  ce  n'est  pas  la  tragédie  abstraite,  amoureuse,  idéale 
et  divinement  élégiaque  de  Racine  ;  ce  n'est  pas  la  comédie 
profonde,  sagace,  pénétrante,  mais  trop  impitoyablement 
ironique,  de  Molière  ;  ce  n'est  pas  la  tragédie  à  intention 
philosophique  de  Voltaire  ;  ce  n'est  pas  la  comédie  à  action 


154  LE    XI.V   SIECLE    PAR     LES    TEXTES 

révolutionnaire  de  Beaumarchais  ;  ce  n'est  pas  plus  que  tout 
cela,  mais  c'est  tout  cela  à  la  fois  ;  ou,  pour  mieux  dire,  ce 
n'est  rien  de  tout  cela.  Ce  n'est  pas,  comme  chez  ces  grands 
hommes,  un  seul  côté  de  choses  systématiquement  et  per- 
pétuellement mis  en  lumière,  c'est  tout  regardé  à  la  fois  sous 
toutes  les  faces.  S'il  y  avait  un  homme  aujourd'hui  qui  pût 
réaliser  le  dramç  comme  nous  le  comprenons,  ce  drame,  ce 
serait  le  cœur  humain,  la  tête  humaine,  la  passion  humaine, 
la  volonté  humaine  ;  ce  serait  le  passé  ressuscité  au  profit  du 
présent  ;  ce  serait  l'histoire  que  nos  pères  ont  faite,  confrontée 
avec  l'histoire  que  nous  faisons  ;  ce  serait  le  mélange  sur  la 
scène  de  tout  ce  qui  est  mêlé  dans  la  vie  ;  ce  serait  une 
émeute  là  et  une  causerie  d'amour  ici,  et  dans  la  causerie 
d'amour  une  leçon  pour  le  peuple,  et  dans  l'émeute  un  cri 
pour  le  cœur  ;  ce  serait  le  rire  ;  ce  serait  les  larmes  ;  ce  serait 
le  bien,  le  mal,  le  haut,  le  bas,  la  fatalité,  la  providence,  le 
génie,  le  hasard,  la  société,  le  monde,  la  nature,  la  vie  ;  et 
au-dessus  de  tout  cela  on  sentirait  planer  quelque  chose  de 
grand  ! 

A  ce  drame,  qui  serait  pour  la  foule  un  perpétuel  enseigne- 
ment, tout  serait  permis,  parce  qu'il  serait  dans  son  essence 
de  n'abuser  de  rien.  Il  aurait  pour  lui  une  telle  notoriété  de 
loyauté,  d'élévation,  d'utilité  et  de  bonne  conscience,  qu'on 
ne  l'accuserait  jamais  de  chercher  l'effet  et  le  fracas,  là  où  il 
n'aurait  cherché  qu'une  moralité  et  une  leçon.  Il  pourrait 
mener  François  I®^  chez  Maguelonne  sans  être  suspect  ^  ; 
il  pourrait,  sans  alarmer  les  plus  sévères,  faire  jaillir  du  cœur 
de  Didier  la  pitié  pour  Marion  ^  ;  il  pourrait,  sans  qu'on  le 
taxât  d'emphase  et  d'exagération  comme  l'auteur  de  Marie 
Tudor,  poser  largement  sur  la  scène,  dans  toute  sa  réalité 
terrible,  ce  formidable. triangle,  qui  apparaît  si  souvent  dans 
l'histoire  :  une  reine,  un  favori,  un  bourreau. 

A  l'homme  qui  créera  ce  drame  il  faudra  deux  quahtés  : 
conscience  et  génie.  L'auteur  qui  parle  ici  n'a  que  la  première, 
il  le  sait.  Il  n'en  continuera  pas  moins  ce  qu'il  a  commencé, 
en  désirant  que  d'autres  fassent  mieux  que  lui.  Aujourd'hui 

1.  Allusion   à   une   scène  du    Roi       pièce  fut  interdite  le  lendemain  de 
s'amuse  (acte  IV,  scène  ii).  qui  avait        la  première  représentation, 
été  taxée  d'imorale.  On  sait  que  la  2.  Allusion  au  drame  de  Mnriun 

Delorme. 


VICTOR    HUGO  155 

un  immense  public,  de  plus  en  plus  intelligent,  sympathise 
avec  toutes  les  tentatives  sérieuses  de  l'art  ;  aujourd'hui, 
tout  ce  qu'il  y  a  d'élevé  dans  la  critique  aide  et  encourage 
le  poète.  Que  le  poète  vienne  donc.  Quant  à  l'auteur  de  ce 
drame,  sûr  de  l'avenir,  qui  est  au  progrès,  certain  qu'à  défaut 
de  talent  sa  persévérance  lui  sera  comptée  un  jour,  il  attaciie 
un  regard  serein,  confiant  et  tranquille  sur  la  foule  qui, 
chaque  soir,  entoure  cette  œuvre  si  incomplète  de  tant  de 
curiosité,  d'anxiété  et  d'attention.  En  présence  de  cette 
foule,  il  sent  la  responsabilité  qui  pèse  sur  lui  et  il  l'accepte 
avec  calme.  Jamais,  dans  .ses  travaux,  il  ne  perd  un  seul  ins- 
tant de  vue  le  peuple  que  le  théâtre  civilise,  l'histoire  que  le 
théâtre  explique,  le  cœur  humain  que  le  théâtre  conseille. 
Demain  il  quittera  l'œuvre  faite  pour  l'œuvre  à  faire  ;  il 
sortira  de  cette  foule  pour  rentrer  dans  sa  solitude  ;  solitude 
profonde  où  ne  parvient  aucune  mauvaise  influence  du 
monde  extérieur,  où  la  jeunesse,  son  amie,  vient  quelquefois 
lui  serrer  la  main,  où  il  est  seul  avec  sa  pensée,  son  indépen- 
dance et  sa  volonté.  Plus  que  jamais,  la  solitude  lui  sera 
chère  ;  car  ce  n'est  que  dans  la  solitude  qu'on  peut  travailler 
pour  la  foule.  Plus  que  jamais,  il  tiendra  son  esprit,  son 
œuvre  et  sa  pensée  éloignés  de  toute  coterie  ;  car  il  connaît 
quelque  chose  de  plus  grand  que  les  coteries,  ce  sont  les 
partis  ;  quelque  chose  de  plus  grand  que  les  partis,  c'est  le 
peuple  ;  quelque  chose  de  plus  grand  que  le  peuple,  c'est 
l'humanité. 

(Préface  de  Marie  Tudor  ;  Hetzel,  éditeur.) 


ALFRED  DE  VIGNY 

LE  THÉÂTRE  TEL  QUE  LE   CONÇOIT    ALFRED    DE   VIGNY 

...  Or,  voici  le  fond  de  ce  que  j'avais  à  dire  aux  intelligences, 
le  24  octobre  1829  \ 

«  Une  simple  question  à  résoudre.  La  voici. 

))  La  scène  française  s'ouvrira-t-elle,  ou  non,  à  une  tragédie 
moderne  produisant  ;  —  dans  sa  conception,  un  tableau 
large  de  la  vie,  au  lieu  du  tableau  resserré  de  la  catastrophe 
d'une  intrigue  ;  — -  dans  sa  composition,  des  caractères,  non 
des  rôles,  des  scènes  paisibles  sans  drame,  mêlées  à  des  scènes 
comiques  et  tragiques  ;  —  dans  son  exécution,  un  style 
familier,  comique,  tragique  et  parfois  épique  ? 

»  Pour  résoudre  cette  triple  question,  une  tragédie 
inventée  serait  insuffisante,  parce  que,  dans  une  première 
représentation,  le  public,  cherchant  toujours  à  porter  son 
examen  sur  l'action,  marche  à  la  découverte,  et,  ignorant 
l'ensemble  de  l'œuvre,  ne  comprend  pas  ce  qui  motive  les 
variations  du  style  -. 

»  Une  fable  neuve  ne  serait  pas  une  autorité  capable  de 
consacrer  une  exécution  neuve  comme  elle,  et  succomberait 
nécessairement  sous  une  double  critique;  des  essais  honorables 
l'ont  prouvé. 

»  Une  œuvre  nouvelle  prouverait  seulement  que  j'ai 
inventé  une  tragédie  bonne  ou  mauvaise  ;  mais  les  contesta- 
tions s'élèveraient  infailliblement  pour  savoir  si  elle  est  un 
exemple  satisfaisant  du  système  à  établir,  et  ces  contestations 
seraient  interminables  pour  vous,  le  seul  arbitre  étant  la 
postérité. 

))  Or  la  postérité  a  prononcé  sur  la  mort  de  Shakespeare 
les  paroles  qui  font  le  grand  homme  ;  donc,  une  de  ses  œuvres 
faite  dans  le  système  auquel  j'ai  foi  est  le  seul  exemple  suf- 
fisant. 

1.  Date  de  la  première  représen-  Vigny  déclare  que,  pour  ce  premier 
tation  du  More  de  Venise.  Cette  essai  dramatique,  c'est  uniquement 
lettre  fut  écrite  le  1"  novembre.  <  la  question  du  style  »  qui  le  préoc- 

2.  Quelques      lignes      plus      bas,  cupe. 


ALFRED    DE     VIG.W  Vu 

»  Ne  m'attachaiit,  pour  cette  première  fois,  qu'à  la  ques- 
tion du  style,  j'ai  voulu  choisir  une  composition  consacrée 
l)ar  plusieurs  siècles  et  chez  tous  les  peuples. 

»  Je  la  donne,  non  comme  un  modèle  pour  notre  temps, 
mais  comme  la  représentation  d'un  monument  étranger, 
élevé  autrefois  par  la  main  la  plus  puissante  qui  ait  jamais 
créé  pour  la  scène,  et  selon  le  système  que  je  crois  convenable 
à  notre  époque,  à  cela  près  des  différences  que  les  progrès  do 
l'esprit  général  ont  apportées  dans  la  philosophie  et  les 
sciences  de  notre  âge,  dans  quelques  usages  de  la  scène  et 
dans  la  ciiasteté  du  discours. 

Ecoutez  ce  soir  le  langage  que  je  pense  devoir  être  celui  de 
la  tragédie  moderne  ;  dans  lequel  chaque  personnage  parlera 
selon  son  caractère,  et.  dans  l'art  comme  dans  la  vie,  passera 
de  la  simplicité  habituelle  à  l'exaltation  passionnée,  du 
récitatif  au  chant...  » 

...  Grâce  au  ciel,  le  vieux  trépied  des  unités  sur  lequel 
s'asseyait  Melpomène  *,  assez  gauchement  quelquefois,  n'a 
plus  aujourd'hui  que  la  seule  base  solide  que  l'on  ne  puisse 
lui  ôter  :  l'unité  d'intérêt  dans  l'action.  On  sourit  de  pitié 
quand  on  lit  dans  un  nos  écrivains  :  Le  spectateur  n'est  que 
trois  heures  à  la  comédie  ;  il  ne  faut  donc  pas  que  faction  dure 
plus  de  trois  heures  ^  Car  autant  eût  valu  dire  «  Le  lecteur 
ne  met  que  quatre  heures  à  lire  tel  poème  ou  tel  roman  ;  il 
ne  faut  donc  pas  que  son  action  dure  plus  de  quatre  heures  '.  » 

Cette  phrase  résume  toutes  les  erreurs  qui  naquirent  de  la 
première.  Mais  il  ne  suffit  pas  de  s'être  affranchi  de  ces  entraves 
pesantes;  il  faut  encore  effacer  l'esprit  étroit  qui  les  a  créées. 

Venez  et  qu'un  sang  pur,  par  mes  mains  épanché. 
Lave  jusques  au  marbre  où  ses  pas  ont  touché  *. 

1.  La  Mu  se  de  la  tragédie.  les     portraits     sont     d'autant     plus 

2.  Tous  les  défenseurs  des  unités  excellents  qu'ils  resseml)lent  mieux 
ont  fait  valoir  cet  argument.  C^or-  h  l'original.  Le  représentation  dure 
neille  lui-même,  qui  demandait  à  deux  lieures,  et  ressemblerait  par- 
l'occasion  plus  de  latitude  que  les  faitement  si  l'action  qu'elle  repré- 
vingt-quatre  heures  réglementaires,  sente  n'en  demandait  pas  davan- 
dit,  dans  son   Discours  sur  les  trois  tage  pour  sa  réalité.  " 

unités  :    «  Le  poème  dramatique  est  .1.   Il  y  a  pourtant  cette  différence, 

une  imitation,    ou,  pour  en   mieux  que, dans  une  pièce, l'action  se  passe 

parler,  un  portrait  des  actions  des  sous  nos  yeux, 
hommes  ;  et  il  est  hors  de  doute  que  4.  .Xlltàlie,  acte  H,  scène  viii. 


158  LE    A7A'«    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

Considérez  d'abord  que,  dans  le  système  qui  vient  de 
s'éteindre,  toute  tragédie  était  une  catastrophe  et  un  dénoue- 
ment d'une  action  déjà  mûre  au  lever  du  rideau,  qui  ne  tenait 
plus  qu'à  un  fil  et  n'avait  plus  qu'à  tomber.  De  là  est  venu  ce 
défaut  qui  vous  frappe,  ainsi  que  tous  les  étrangers,  dans  les 
tragédies  françaises  :  cette  parcimonie  de  scènes  et  de  déve- 
loppements, ces  faux  retardements,  et  puis  tout  à  coup  cette 
hâte  d'en  finir,  mêlée  à  cette  crainte  que  l'on  sent  presque 
partout  de  manquer  d'étoffe  pour  remplir  le  cadre  de  cinq 
actes.  Loin  de  diminuer  mon  estime  pour  tous  les  hommes 
qui  ont  suivi  ce  système,  cette  considération  l'augmente  ; 
car  il  a  fallu,  à  chaque  tragédie,  une  sorte  de  tour  d'adresse 
prodigieux  et  une  foule  de  ruses  pour  déguiser  la  misère  à 
laquelle  ils  se  condamnaient  ;  c'était  chercher  à  employer  et 
à  étendre  pour  se  couvrir  le  dernier  lambeau  d'une  pourpre 
gaspillée  et  perdue. 

Ce  ne  sera  pas  ainsi  qu'à  l'avenir  procédera  le  poète  dra- 
matique. D'abord  il  prendra  dans  sa  large  main  beaucoup 
de  temps  et  y  fera  mouvoir  des  existences  entières  ;  il  créera 
l'homme,  non  comme  espèce,  mais,  comme  individu  ^  seul 
moyen  d'intéresser  à  l'humanité  ;  il  laissera  ses  créatures 
vivre  de  leur  propre  vie,  et  jettera  seulement  dans  leur  cœur 
ces  germes  de  passions  par  où  se  préparent  les  grands  événe- 
ments; puis,  lorsque  l'heure  en  sera  venue  et  seulement 
alors,  sans  que  l'on  sente  que  son  doigt  la  hâte,  il  montrera 
la  destinée  enveloppant  ses  victimes  dans  des  nœuds  inextri- 
cables et  multipliés.  Alors,  bien  loin  de  trouver  ses  person- 
nages trop  petits  pour  l'espace,  il  gémira,  il  s'écriera  qu'il 
manque  d'air  et  d'espace  ;  car  l'art  sera  tout  semblable  à  la 
vie,  et  dans  la  vie  une  action  principale  entraîne  autour  d'elle 
un  tourbillon  de  faits  nécessaires  et  innombrables.  Alors,  le 
créateur  trouvera  dans  ses  personnages  assez  de  têtes  pour 
répandre  toutes  ses  idées,  assez  de  cœurs  à  faire  battre  de 
tous  ses  sentiments,  et  partout  on  sentira  son  âme  entière 
agitant  la  masse.  Mens  agitât  molem  ^. 

Je  suis  juste,  tout  était  bien  en  harmonie  dans  l'ex-sys- 

1.  Un    des    caractères    essentiels       particulier   au   général,   et,   notam- 
par   où   peut   se  définir   le   roman-       ment,  de  l'individu  au  type, 
tisme  est  en  effet  la  substitution  du  2.   Virgile,  Enéide,   VI. 


ALFRED    DE    VIGNY  159 

tème  de  tragédie  ;  mais  tout  était  d'accord  aussi  dans  le 
système  féodal  et  théocratique,  et  pourtant  il  fut  '.  Pour 
exécuter  une  longue  catastrophe  qui  n'avait  de  corps  que 
parce  (qu'elle  était  enflée,  il  fallait  substituer  des  rôles  aux 
caractères,  des  abstractions  de  passions  personnifiées  à  des 
hommes  ;  or,  la  nature  n'a  jamais  produit  une  famille 
d'hommes,  une  maison  entière,  dans  le  sens  des  anciens 
(domus)  où  père  et  enfants,  maîtres  et  serviteurs  se  soient 
trouvés  également  sensibles,  agités  au  même  degré  par  le 
même  événement,  s'y  jetant  à  corps  perdu,  prenant  au 
sérieux  et  de  bonne  foi  toutes  les  surprises  et  les  pièges  les 
plus  grossiers,  et  en  éprouvant  une  satisfaction  solennelle, 
une  douleur  solennelle  ou  une  fureur  solennelle  ;  conservant 
précieusement  le  sentiment  unique  qui  les  anime  depuis  la 
première  phase  de  l'événement  jusqu'à  son  accomplissement, 
sans  permettre  à  leur  imagination  de  s'en  écarter  d'un  pas,  et 
«'occupant  enfin  d'une  affaire  unique,  celle  de  commencer 
un  dénouement  et  de  le  retarder  sans  pourtant  cesser  d'en 
parler. 

Donc,  il  fallait  dans  des  vestibules  qui  ne  menaient  à  rien, 
des  personnages  n'allant  nulle  part,  parlant  de  peu  de  chose 
avec  des  idées  indécises  et  des  paroles  vagues,  un  peu  agités 
par  des  sentiments  mitigés,  des  passions  paisibles,  et  arrivant 
ainsi  à  une  mort  glorieuse  où  à  un  soupir  faux.  0  vaine 
fantasmagorie  !  ombre  d'hommes  dans  une  ombre  de  nature  ! 
vides  royaumes  !...  Inania  régna  ^  ! 

Aussi  n'est-ce  qu'à  force  de  génie  ou  de  talent  que  les 
premiers  de  chaque  époque  sont  parvenus  à  jeter  de  grandes 
lueurs  dans  ces  ombres,  à  arrêter  de  belles  formes  dans  ce 
chaos  ;  leurs  œuvres  furent  de  magnifiques  exceptions,  on 
les  prit  pour  des  règles.  Le  reste  est  tombé  dans  l'ornière 
commune  de  cette  fausse  route. 

{Lettre  à  lord  ***  ^,  Œuvres  complètes, 
édition  définitive  ;  Ch.  Delagrave,  éditeur.) 

1.  7/ /«/.  C*est-î\-diro  :  il  n'est  plus.  .3.  Cette  lettre  sert  d?  préface  au 

2.  Virgile,  iifK'ide,  VI.  .A/ore  de  Venise. 


KiU  LE     XIX'    SIECLE     l'Ali    LES    TEXTES 

CHATTERTON    ET    LE    QUAKER' 

LE  QUAKER,  jetant  les  yeux  sur  la  fiole. 
Ah! 

CHATTERTON. 

Eh  bien  ? 

LE    QUAKER. 

Je  connais  cette  liqueur.  —  Il  y  a  là  au  moins  soixante 
grains  d'opium  -.  Cela  te  donnerait  une  certaine  exaltation 
qui  te  plairait  d'abord  assez  comme  poète,  et  puis  un  peu  de 
délire,  et  puis  un  bon  sommeil  bien  lourd  et  sans  rêve,  je 
t'assure.  —  Tu  es    resté  bien  longtemps  seul,  Chatterton. 

{Le  quaker  pose  le  flacon  sur  la  table,  Chatterton  le  reprend 
à  la  dérobée.) 

CHATTERTON. 

Et  si  je  veux  rester  seul  pour  toujours,  n'en  ai-je  pas  le 
droit  ? 

LE    QUAKER. 

{Il  s'assied  sur  le  lit  ;  Chatterton  reste  debout,  les  yeux  fixes 
et  hagards.  ) 

Les  païens  disaient  cela. 

CHATTERTON. 

Qu'on  me  donne  une  heure  de  bonheur,  et  je  redeviendrai 
un  excellent  chrétien.  Ce  que...  ce  que  vous  craignez,  les 
stoïciens  l'appelaient  sortie  raisonnable. 

LE  QUAKER. 

C'est  vrai  ;  et  ils  disaient  même  que,  les  causes  qui  nous 
retiennent  à  la  vie  n'étant  guère  fortes,  on  pouvait  bien  en 
sortir  pour  des  causes  légères.  Mais  il  faut  considérer,  ami, 
que  la  fortune  change  souvent  et  peut  beaucoup,  et  que,  si  elle 
peut  faire  quelque  chose  pour  quelqu'un,  c'est  pour  un  vivant. 

1.    Le  poète  Chatterton,  réduit  à  prison,  il  va  boire  une  fiole  d'opium 

la  misère,  a,  sous  un  faux  nom,  loué  lorsqu'on  frappe  ii  la  porte.  Entre  I2 

une  chambre  chez  John  Bell,  dont  la  quaker,  ami  de   la   maison   et  que, 

femme,    Kitty,   lui    inspire   bientôt,  depuis  longtemps,  Kitty  Bell  a  pris 

par  sa  sympathie  discrète,  un  amour  pour  confident,  pour   «  directeur  de 

encore    inavoué.    Dans    l'acte    IH,  son  âme  et  de  sa  vie  ». 

après  avoir  essayé  de  terminer  un  2.  Le  quaker,    tout    en    parlant, 

poème  qu'il  doit  le  lendemain  livrer  prend  la  fiole.   Cf.   l'indication  sui- 

à  l'éditeur  sous  peine    d'être  pour-  vante, 
suivi  par  ses  créanciers  et  jeté  eu 


MAKEl)    DE     VIGXr  161 

CHATTERTON. 

Mais  aussi  elle  ne  peut  rien  contre  un  mort.  Moi,  je  dis 
qu'elle  fait  plus  de  mal  que  de  bien,  et  qu'il  n'est  pas  mau- 
vais de  la  fuir. 

LE  QUAKER. 

Tu  as  bien  raison  ;  mais  seulement  c'est  un  peu  poltron.  — 
S'aller  cacher  sous  une  grosse  pierre  dans  un  grand  trou,  par 
frayeur  d'elle,  c'est  de  la  lâcheté. 

CHATTERTOX. 

Connaissez- vous  beaucoup  de  lâches  qui  se  soient  tués  ? 

LE   QUAKER. 

Quand  ce  ne  serait  que  Néron. 

CHATTERTON. 

Aussi,  sa  lâcheté,  je  n'y  crois  pas.  Les  nations  n'aiment 
pas  les  lâches,  et  c'est  le  seul  nom  d'empereur  populaire  en 
Italie. 

LE   QUAKER. 

Cela  fait  bien  l'éloge  de  la  popularité.  —  Mais,  du  reste,  je 
ne  te  contredis  nullement.  Tu  fais  bien  de  suivre  ton  projet, 
parce  que  cela  va  faire  la  joie  de  tes  rivaux.  Il  s'en  trouvera 
d'assez  impies  pour  égayer  le  public  par  d'agréables  bouffon- 
neries sur  le  récit  de  ta  mort,  et  ce  qu'ils  n'auraient  jamais 
pu  accomplir,  tu  le  fais  pour  eux  ;  tu  t'effaces.  Tu  fais  bien 
de  leur  laisser  ta  part  de  cet  os  vide  de  la  gloire  que  vous 
rongez  tous.  C'est  généreux. 

CHATTERTON. 

Vous  me  donnez  plus  d'importance  que  je  n'en  ai.  Qui  sait 
mon  nom  ? 

LE    QUAKER,    à    fart. 

Cette  corde  vibre  encore.  Voyons  ce  que  j'en  tirerai. 

{A  Chatterton.) 

On  sait  d'autant  mieux  ton  nom  que  tu  l'as  voulu  cacher. 

CHATTERTON. 

Vraiment  ?  Je  suis  bien  aise  de  savoir  cela.  —  Eh  bien, 
on  le  prononcera  plus  librement  après  moi. 

LE   XIX»  SIÈCLE   PAR    LES   TEXTES.  —   11 


162  LE    .YIXe    SIÈCLE    PAR     LES     TEXTES 

LE  QUAKER,  à  part. 

Toutes  les  routes  le  ramènent  à  son  idée  fixe. 
(Haut.) 

Mais  il  m'avait  semblé,  ce  matin,  que  tu  espérais  quelque 
chose  d'une  lettre  ? 

CHATTERTON. 

Oui,  j'avais  écrit  au  lord-maire,  M.  Beckford,  qui  a  connu 
mon  père  assez  intimement.  On  m'avait  souvent  offert  sa 
protection,  je  l'avais  toujours  refusée,  parce  que  je  n'aime 
pas  être  protégé.  —  Je  comptais  sur  des  idées  pour  vivre. 
Quelle  folie  !  —  Hier,  elles  m'ont  manqué  toutes  ;  il  ne  m'en 
est  resté  qu'une,  celle  d'essayer  du  protecteur, 

LE    QUAKER. 

M.  Beckford  passe  pour  le  plus  honnête  homme  et  l'un 
des  plus  éclairés  de  Londres.  Tu  as  bien  fait.  Pourquoi  y 
as-tu  renoncé  depuis  ?... 

CHATTERTON. 

Eh  !  pourquoi  ces  retards  ?  Les  hommes  d'imagination 
sont  éternellement  crucifiés  ;  le  sarcasme  et  la  misère  sont  les 
clous  de  leur  croix.  Pourquoi  voulez-vous  qu'un  autre  soit 
enfoncé  dans  ma  chair  :  le  remords  de  s'être  inutilement 
abaissé  ?  —  Je  veux  sortir  raisonnablement.  J'y  suis  forcé. 

LE  QUAKER  se  lève. 

Que  le  Seigneur  me  pardonne  ce  que  je  vais  faire.  Ecoute, 
Chatterton  !  je  suis  très  vieux,  je  suis  chrétien  et  de  la  secte 
la  plus  pure  de  la  république  universelle  du  Christ.  J'ai  passé 
tous  mes  jours  avec  mes  frères  dans  la  méditation,  la  charité 
et  la  prière.  Je  vais  te  dire,  au  nom  de  Dieu,  une  chose  vraie, 
et,  en  la  disant,  je  vais,  pour  te  sauver,  jeter  une  tache  sur 
mes  cheveux  blancs. 

Chatterton  !  Chatterton  !  tu  peux  perdre  ton  âme,  mais 
tu  n'as  pas  le  droit  d'en  perdre  deux.  —  Or,  il  y  en  a  une  qui 
s'est  attachée  à  la  tienne  et  que  ton  infortune  vient  d'attirer 
comme  les  Ecossais  disent  que  la  paille  attire  le  diamant 
radieux.  Si  tu  t'en  vas,  elle  s'en  ira  ;  et  cela,  comme  toi,  sans 
être  en  état  de  grâce,  et  indigne  pour  l'éternité  de  paraître 
devant  Dieu. 


I 


ALFRF.l)    DE    VIGSY  UM 

Chatterton  !  Chatterton  !  tu  peux  douter  de  l'éternité, 
mais  elle  n'en  doute  pas  ;  tu  seras  jugé  selon  tes  malheurs  et 
ton  désespoir,  et  tu  peux  espérer  miséricorde  ;  mais  non  pas 
elle,  qui  était  heureuse  et  toute  chrétienne.  Jeune  homme, 
je  te  demande  grâce  pour  elle,  à  genoux,  parce  qu'elle  est 
pour  moi  sur  la  terre  comme  mon  enfant. 

CHATTERTON. 

Mon  Dieu  !  mon  ami,  mon  père,  que  voulez-vous  dire  ?... 
Serait-ce  donc...  ?  Levez- vous  !...  vous  me  faites  honte... 
Serait-ce...  ? 

LE   QUAKER. 

Grâce  !  car  si  tu  meurs,  elle  mourra... 

CHATTERTON. 

Mais  qui  donc  ? 

LE   QUAKER. 

Parce  qu'elle  est  faible  de  corps  et  d'âme,  forte  de  cœur 
seulement. 

CHATTERTON. 

Nommez-la  !  Aurais- je  osé  croire  !... 

LE   QUAKER. 

(Use  rdève.) 

Si  jamais  tu  lui  dis  ce  secret,  malheureux  !  tu  es  un  traître, 
et  tu  n'auras  pas  besoin  de  suicide  ;  ce  sera  moi  qui  te  tuerai. 

CHATTERTON. 

Est-ce  donc...  ? 

LE   QUAKER. 

Oui,  la  femme  de  mon  vieil  ami,  de  ton  hôte...  la  mère  des 
beaux  enfants. 

CHATTERTON. 

Kitty  Bell  ! 

LE   QUAKER. 

Elle  t'aime,  jeune  homme.  Veux-tu  te  tuer  encore  ? 
CHATTERTON,  tombant  dans  les  bras  du  quaker. 
Hélas  !  je  ne  puis  donc  plus  vivre  ni  mourir  ? 

LE  QUAKER,   fortement. 
Il  faut  vivre,  te  taire,  et  prier  Dieu  ! 

{Chatterton,  acte  III,  scène  ii.) 
(Œuvres  complètes,  édition  définitive  ;  Ch.  Delagrave,  éditeur.) 


ALEXANDRE    DUMAS 

LE   GANTELET    DE   FER 
LE  DUC  DE  GUISE  ^. 

...  Voulez- VOUS  bien  me  servir  de  secrétaire  ? 

LA   DUCHESSE   DE   GUISE. 

Moi,  monsieur  !  Et  pour  écrire  à  qui  ? 

LE    DUC   DE   GUISE. 

Que  vous  importe  !  C'est  moi  qui  dicterai.  {En  approchant 
une  plume  et  du  papier.)  Voilà  ce  qu'il  vous  faut. 

LA   DUCHESSE   DE   GUISE. 

Je  crains  de  ne  pouvoir  former  un  seul  mot  ;  ma  main 
tremble  ^  ;  ne  pourriez- vous  par  une  autre  personne  ?... 

LE    DUC   DE   GUISE. 

Non,  madame,  il  est  indispensable  que  ce  soit  vous. 

LA   DUCHESSE    DE    GUISE. 

Mais,  au  moins,  remettez  à  plus  tard... 

LE   DUC    DE    GUISE. 

Cela  ne  peut  se  remettre,  madame  ;  d'ailleurs,  il  suffira  que 
votre  écriture  soit  lisible...  Ecrivez  donc. 

LA   DUCHESSE    DE   GUISE. 

Je  suis  prête... 

LE  DUC  DE  GUISE,  dictant. 

«  Plusieurs  membres  de  la  Sainte-Union  ^  se  rassemblent 
))  cette  nuit  à  l'hôtel  de  Guise  ;  les  portes  en  resteront 
»  ouvertes  jusqu'à  une  heure  du  matin  ;  vous  pouvez,  à 
»  l'aide  d'un  costume  de  ligueur,  passer  sans  être  aperçu... 

1.  Le  duc  de  Guise,  soupçonnant  2.  Le  ton  du  duc  au  début  de  la 
sa  femme  d'aimer  Saint-Mégrin,  la  scène,  et  le  soin  qu'il  a  pris  de  ren- 
force de  lui  donner  par  écrit  un  ren-  voyer  le  petit   page  de  sa  femme, 
dez-vous  dans  son  appartement,  où  expliquent  assez  cet  émoi, 
il  le  fera  tuer.  3.  La  Ligue. 


ALEXIXDRE   DUMAS  16') 

»  L'appartement  de  madame  la  duchesse  de  Guise  est  au 
»  deuxième  étage...   » 

LA   DUCHESSE    DE   GUISE. 

Je  n'écrirai  pas  davantage,  que  je  ne  sache  à  qui  est  des- 
tiné ce  billet... 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Vous  Te  verrez,  madams,  en  rasttant  l'adresse. 

LA   DUCHESSE    DE    GUISE. 

Elle  ne  peut  être  pour  vous,  monsieur  ;  et  à  tout  autre,  elle 
compromet  mon  honneur... 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Votre  honneur...  Vive  Dieu  !  madame  ;  et  qui  doit  en  être 
plus  jaloux  que  moi  ?...  Laissez-m'en  juge,  et  suivez  mon 
désir.... 

LA   DUCHESSE   DE   GUISE. 

Votre  désir  ?...  Je  dois  m'y  refuser. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Obéissez  à  mes  ordres,  alors.... 

LA   DUCHESSE   DE   GUISE. 

A  VOS  ordres  ?...  Peut-être  ai- je  le  droit  d'en  demander  la 
cause... 

LE   DUC   DE   GUISE. 

La  cause,  madame  ?  Tous  ces  retardements  me  prouvent 
que  vous  la  connaissez.... 

LA   DUCHESSE    DE   GUISE. 

Moi  !  et  comment  ? 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Peu  m'importe  !...  écrivez... 

LA   DUCHESSE    DE   GUISE. 

Permettez  que  je  me  retire... 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Vous  ne  sortirez  pas... 

LA   DUCHESSE    DE   GUISE. 

Vous  n'obtiendrez  rien  de  moi  en  me  contraignant  à  rester. 


160  LE    XIX'    SIÈCLE     l'Ali -LES    TEXTES 

LE  DUC  DE  GUISE,  la  forçant  à  s'asseoir. 

Peut-être  ;  vous  réfléchirez,  madame.  Mes  ordres,  méprisés 
par  vous,  ne  le  sont  point  encore  par  tout  le  monde...  et, 
d'un  mot,  je  puis  substituer  à  l'oratoire  élégant  de  l'hôtel  de 
Guise  l'humble  cellule  d'un  cloître. 

LA   DUCHESSE    DE   GUISE. 

Désignez- moi  le  couvent  où  je  dois  me  retirer,  monsieur  le 
duc  ;  les  biens  que  je  vous  ai  apportés  comme  princesse  de 
Porcian  y  payeront  la  dot  de  la  duchesse  de  Guise. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Oui,  madame  ;  sans  doute,  vous  jugez  en  vous-même  que 
ce  ne  serait  qu'une  faible  expiation.  D'ailleurs,  l'espoir  vous 
suivrait  au-delà  de  la  grille  ;  il  n'est  point  de  murs  si  élevés 
qu'on  ne  puisse  franchir  si  on  y  est  aidé  par  un  chevalier 
adroit,  puissant  et  dévoué...  Non,  madame,  non,  je  ne  vous 
laisserai  pas  cette  chance.  Mais  revenons  à  notre  lettre  ;  il 
fa,ut  qu'elle  s'achève. 

LA   DUCHESSE   DE   GUISE. 

Jamais,  monsieur,  jamais. 

LE    DUC    DE    GUISE. 

Ne  me  poussez  pas  à  bout,  madame  ;  c'est  déjà  beaucoup 
que  j'aie  consenti  à  vous  menacer  deux  fois. 

LA   DUCHESSE   DE   GUISE. 

Eh  bien,  je  préfère  une  réclusion  éternelle. 

LE    DUC    DE    GUISE. 

Mort  et  damnation  !  croyez-vous  donc  que  je  n'aie  que  ce 
moyen  ? 

LA   DUCHESSE   DE   GUISE. 

Et  quel  autre  ?...  {Le  duc  verse  le  contenu  d'un  flacon  dans 
une  petite  coupe.)  Ah  !  vous  ne  voudriez  pas  m'assassiner... 
Que  faites- vous,  monsieur  de  Guise  ?  que  faites- vous  ? 

LE   DUC   DE    GUISE. 

Rien...  J'espère  seulement  que  la  vue  de  ce  breuvage  aura 
une  vertu  que  n'ont  point  mes  paroles. 


ALEX AX DUE    DUMAS  167 

LA    DUCHESSE   DE   GUISE. 

Eli  quoi  !...  vous  pourriez  ?...  Ah  ! 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Ecrivez,  madame,  écrivez. 

LA    DUCHESSE   DE   GUISE. 

Non,  non.  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  ! 

LE  DUC  DE  GUISE,  saisissatit  la  œupe. 
Eh  bien  ?.... 

LA    DUCHESSE    DE   GUISE. 

Henri,  au  nom  du  ciel  !  Je  suis  innocente,  je  vous  le  jure..- 
Que  la  mort  d'une  faible  femme  ne  souille  pas  votre  nom. 
Henri,  ce  serait  un  crime  affreux,  car  je  ne  suis  pas  coupable  î 
j'embrasse  vos  genoux  ;  que  voulez- vous  de  plus  ?  Oui,  oui, 
je  crains  la  mort. 

LE    DUC   DE   GUISE. 

Il  y  a  un  moyen  de  vous  y  soustraire. 

LA   DUCHESSE    DE   GUISE. 

Il  est  plus  affreux  qu'elle  encore...  Mais  non,  tout  cela 
n'est  qu'un  jeu  pour  m'épouvanter.  Vous  n'avez  pas  pu 
avoir,  vous  n'avez  pas  eu  cette  exécrable  idée. 

LE  DUC  DE  GUISE,  riant. 
Un  jeu,  madame  ! 

LA   DUCHESSE   DE   GUISE. 

Non...  Votre  sourire  m'a  tout  dit...  Laissez-moi  un  instant 
pour  me  recueillir. 

(Elle  abaisse  la  tête  entre  ses  mains  et  prie.) 

LE    DUC   DE   GUISE. 

Un  instant,  madame,  rien  qu'un  instant. 

La  DUCHESSE  DE   GUISE,   après  s'être  recueillie. 
Et  maintenant,  ô  mon  Dieu  !  aie  pitié  de  moi  ! 

LE    DUC   DE   GUISE. 

Etes- vous  décidée  ? 

LA  DUCHESSE  DE  GUISE,  SB  relevant  toute  seule. 
Je  le  suis. 


168  LE    A7A'«    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

LE   DUC   DE   GUISE. 

A  l'obéissance  ? 

LA  DUCHESSE  DE  GUISE,  prenant  la  œupe. 

A  la  mort  ! 
LE  DUO  DE  GUISE,  lui  arrachant  la  coupe  et  la  jetant  à  terre. 

Vous  l'aimez  bien,  madame  !...  Elle  a  préféré...  Malédic- 
tion !  malédiction  sur  vous  et  sur  lui  !...  sur  lui  surtout,  qui 
est  tant  aimé  !  Ecrivez. 

LA   DUCHESSE   DE   GUISE. 

Malheur  !  malheur  à  moi  ! 

LE   DUC   DE    GUISE. 

Oui,  malheur  !  car  il  est  plus  facile  à  une  femme  d'expirer 
que  de  souffrir.  {Lui  saisissant  le  bras  avec  son  gant  de  fer.) 
Ecrivez. 

LA   DUCHESSE   DE   GUISE. 

Oh  !  laissez-moi. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Ecrivez. 

LA  DUCHESSE  DE  GUISE,  essayant  de  dégager  son  bras. 
Vous  me  faites  mal,  Henri. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Ecrivez,  vous  dis-je  ? 

LA   DUCHESSE   DE   GUISE. 

Vous  me  faites  bien  mal,  Henri  ;  vous  me  faites  horrible- 
ment mal...  Grâce  !  grâce  !  ah  ! 

LE   DUC   DE    GUISE. 

Ecrivez  donc. 

LA    DUCHESSE   DE    GUISE. 

Le  puis- je  ?  Ma  vue  se  trouble...  Une  sueur  froide...  0  mon 
Dieu  !  mon  Dieu  !  je  te  remercie,  je  vais  mourir. 

{Elle  s'évanouit.) 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Eh  !  non,  madame. 

LA  DUCHESSE  DE  GUISE,  revenant  à  elle. 
Qu'exigez-vous  de  moi  ? 


ALEXANDRE    DUMAS  169 

LE   DUC  DE  GUISE. 

Que  VOUS  m'obéissiez. 

LA   DUCHESSE   DE   GUISE,   OCCOblée. 

Oui  !  oui  !  j'obéis.  Mon  Dieu  !  tu  le  sais,  j'ai  bravé  la  mort... 
la  douleur  seule  m'a  vaincue...  elle  a  été  au-delà  de  mes 
forces.  Tu  l'as  permis,  ô  mon  Dieu  !  le  reste  est  entre  tes 
mains... 

LE  DUC  DE  GUISE,  dictant. 

«  L'appartement  de  madame  la  duchesse  de  Guise  est  au 
deuxième  étage,  et  cette  clef  ouvre  la  porte.  »  L'adresse, 
maintenant. 

{Pendant  quHl  plie  la  lettre,  madame  de  Guise  relève  sa 
manche,  et  Von  voit  sur  son  bras  des  traces  bleuâtres.) 

LA   DUCHESSE   DE   GUISE. 

Que  dirait  la  noblesse  de  France,  si  elle  savait  que  le  duc 
de  Guise  a  meurtri  un  bras  de  femme  avec  un  gantelet  de 
chevalier  ? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

La  noblesse  de  France  ?...  On  lui  en  rendra  raison  !... 
Achevez  :  «  A  Monsieur  le  comte  de  Saint-Mégrin.  » 

LA   DUCHESSE   DE   GUISE. 

C'était  donc  bien  à  lui  ? 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Ne  l'aviez- vous  pas  deviné  ? 

LA  DUCHESSE  DE  GUISE. 

Monsieur  le  duc,  ma  conscience  me  permettait  d'en  douter, 
du  moins. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Assez,  assez.  Appelez  un  de  vos  pages,  et  remettez-lui 
cette  lettre  {allant  à  la  porte  du  salon  et  ôtant  la  clef)  et  cette 
clef. 

{Henri  III  et  sa  cour,  acte  III,  scène  v  ; 
Calmann-Lévy.  éditeur.) 


CASIMIR    DELAVIGNE 


LES    REMORDS    DE    LOUIS    XI' 


FRANÇOIS   DE   PAULE. 

Ah  !  puisqu'il  est  des  maux  que  tu  peux  réparer, 
Viens  ! 

LOUIS,  debout. 
Où  donc;? 

FRANÇOIS   DE   PAULE, 

Ces  captifs,  allons  les  délivrer. 

LOUIS. 

L'intérêt  le  défend. 

FRANÇOIS  DE  PAULE.  aux  pîeds  du  roi. 

La  charité  l'ordonne. 
Viens,  viens  sauver  ton  âme. 

LOUIS. 

En  risquant  ma  couronne  ! 
Roi,  je  ne  le  peux  pas. 

FRANÇOIS    DE   PAULE. 

Mais  tu  le  dois,  chrétien. 

LOUIS. 

Je  me  suis  repenti,  c'est  assez. 

FRANÇOIS  DE  PAULE,  se  relevant. 
Ce  n'est  rien. 

LOUIS. 

N'ai-je  pas  de  mes  torts  fait  un  aveu  sincère  ? 

1.  Louis  XI,  se  sentant  près  de  sa  la   confession   de  tous   ses   crimes  ; 

fin,     a    fait     appeler    François    de  puis  il  l'invite  à  réparer  du  moins 

Paule,    dans     l'espérance    que    les  ceux  qui  sont  réparables,  à  mettre  en 

prières  du  saint  homme  pourraient  liberté  les  prisonniers  qui  gémissent 

le  guérir.  Celui-ci  lui  arrache  d'abord  dans  les  cachots  de  son  palais. 


CASIMIR    DZI.AVIGXE  171 

FRANÇOIS   DE   PAULE. 

Ils  ne  s'effacent  pas  tant  qu'on  y  persévère. 

LOUIS. 

L'Eglise  a  des  pardons  qu'un  roi  peut  acheter. 

FRANÇOIS   DE   PAULE. 

Dieu  ne  vend  pas  les  siens  :  il  faut  les  mériter. 

LOUIS,  avec  désespoir. 

Ils  me  sont  dévolus,  et  par  droit  de  misère  ! 

Ah  !  si  dans  mes  tourments  vous  descendiez,  mon  père. 

Je  vous  arracherais  des  larmes  de  pitié  ! 

Les  angoisses  du  corps  n'en  sont  qu'une  moitié, 

Poignante,  intolérable,  et  la  moindre  peut-être. 

Je  ne  me  plais  qu'aux  lieux  où  je  ne  puis  pas  être. 

En  vain  je  sors  de  moi  :  fils  rebelle  jadis. 

Je  me  vois  dans  mon  père  et  me  crains  dans  mon  fils. 

Je  n'ai  pas  un  ami  :  je  hais  ou  je  méprise  ; 

L'effroi  me  tord  le  cœur  sans  jamais  lâcher  prise. 

Il  n'est  point  de  retraite  où  j'échappe  aux  remords  ; 

Je  veux  fuir  les  vivants,  je  suis  avec  les  morts. 

Ce  sont  des  jours  affreux  ;  j'ai  des  nuits  plus  terribles  : 

L'ombre  pour  m'abuser  prend  des  formes  visibles  ; 

IjC  silence  me  parle,  et  mon  Sauveur  me  dit. 

Quand  je  viens  le  prier  :  Que  me  veux-tu,  maudit  ? 

Un  démon,  si  je  dors,  s'assied  sur  ma  poitrine  ; 

Je  l'écarté  :  un  fer  nu  s'y  plonge  et  m'assassine  ; 

Je  me  lève  éperdu  :  des  flots  de  sang  humain 

Viennent  battre  ma  couche  ;  elle  y  nage,  et  ma  main. 

Que  penche  sur  leur  gouffre  une  main  qui  la  glace, 

Sent  des  lambeaux  hideux  monter  à  leur  surface... 

FRANÇOIS   DE   PAULE. 

Malheureux,  que  dis-tu  ? 

LOUIS. 

Vous  frémissez  :  eh  bien  ! 
Mes  veilles,  les  voilà  !  ce  sommeil,  c'est  le  mien  ; 
C'est  ma  vie  ;  et  mourant,  j'en  ai  soif,  je  veux  vivre  ; 
Et  ce  calice  amer,  dont  le  poison  m'enivre, 


17-2  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR     LES     TEXTES 

De  toutes  mes  douleurs  cet  horrible  aliment, 

La  peur  de  l'épuiser  est  mon  plus  grand  tourment  ! 

FRANÇOIS   DE  PATJLE. 

Viens  donc,  en  essayant  du  pardon  des  injures, 
Viens  de  ton  agonie  apaiser  les  tortures. 
Un  acte  de  bonté  te  rendra  le  sommeil, 
Et  quelques  voix  du  moins  béniront  ton  réveil. 
N'hésite  pas. 

LOUIS. 

Plus  tard  ! 

FRANÇOIS   DE   PATJLE. 

Dieu  voudra-t-il  attendre  ? 


Demain  ! 


LOUIS. 


FRANÇOIS   DE  PAULE. 

Mais  dès  demain  la  mort  peut  te  surprendre, 
Ce  soir,  dans  un  instant. 


LOUIS. 

Je  suis  bien  enfermé. 


Bien  défendu. 


FRANÇOIS   DE   PAULE. 

L'est-on  quand  on  n'est  pas  aimé  ? 
{En  r entraînant.) 
Ah  !  viens. 

LOUIS,  qui  le  repousse. 

Non,  laissez-moi  du  temps  pour  m'y  résoudre. 

FRANÇOIS   DE   PAULE. 

Adieu  donc,  meurtrier,  je  ne  saurais  t'absoudre. 

LOUIS,  avec  terreur. 
Quoi  !  me  condamnez- vous  ? 

FRANÇOIS   DE   PAULE. 

Dieu  peut  tout  pardonner  : 
Lorsqu'il  hésite  encor,  dois-je  te  condamner  ? 


CASIMIR    DELAVIGSE  173 

Mais  profite,  ô  mon  fils,  du  répit  qu'il  t'accorde  : 
Pleure,  conjure,  obtiens  de  sa  miséricorde 
Qu'enfin  ton  cœur  brisé  s'ouvre  à  ces  malheureux. 
Pardonne,  et  que  le  jour  recommence  pour  eux. 
Quand  tu  voulais  fléchir  la  céleste  vengeance. 
Du  sein  de  leurs  cachots,  du  fond  de  leur  souffrance, 
A  ta  voix  qu'ils  couvraient  leurs  cris  ont  répondu  ; 
Fais-les  taire,  et  de  Dieu  tu  seras  entendu. 

{Louis  XI,  acte  IV,  scène  vi  ; 
Calmann-Lévy,  éditeur.) 


RONSARD 

LA     MATRONE    ROMAINE 

{Au  lever  du  rideau,  Lucrèce,  une  quenouille  à  la  main,  est 
assise  près  d'une  table  placée  entre  elle  et  sa  nourrice.  Plusieurs 
esclaves,  groupées  autour  de  Lucrèce,  sont  occupées  de  divers 
travaux.  Une  lampe  sur  la  table.  ) 

LUCRÈCE,  à  une  des  esclaves. 

Lève-toi,  Laodice,  et  va  puiser  dans  l'urne 
L'huile  qui  doit  brûler  dans  la  lampe  nocturne. 
Les  heures  du  repos  viendront  un  psu  plus  tard  ; 
La  nuit  n'a  pas  encor  fourni  son  premier  quart. 
Et  je  veux  achever  de  filer  cette  laine 
Avant  d'éteindre  enfin  la  lampe  deux  fois  pleine. 
{Laodice  se  lève  et  va  chercher  de  l'huile  qu'elle  verse  dans  la 
lampe.) 

LA    NOURRICE. 

Lucrèce,  écoutez-moi  ;  car  vous  n'oubliez  pas 

Que  je  vous  ai  longtemps  portée  entre  mes  bras. 

C'est  pourquoi  laissez-moi  parler.  —  Que  vos  esclaves 

Filent  pour  votre  époux  les  amples  laticlaves  ^  ; 

Je  les  ferai  veiller  jusqu'au  chant  de  l'oiseau 

De  qui  la  voix  sacrée  annonce  un  jour  nouveau. 

Mais  vous,  ma  chère  enfant,  suspendez  votre  tâche  ; 

Vous  la  reprendrez  mieux  après  quelque  relâche. 

Faut-il  donc  que  vos  yeux  s'usent,  toujours  baissés, 

A  suivre  dans  vos  doigts  le  fil  que  vous  tressez  ? 

Pourquoi  vous  imposer  tant  de  pénibles  veilles  ? 

Cherchez  à  vous  distraire,  imitez  vos  pareilles  ; 

Et  que,  de  temps  en  temps,  des  danses,  des  concerts, 

Ramènent  la  gaieté  dans  vos  foyers  déserts. 

1.  Tuniques  bordées  d'une  bande  de  pourpre. 


POXSARD  175 

LUCRÈCE. 

Quaiul  mon  mari  combat  en  bon  soldat  de  Rome, 

Je  dois  agir  en  femme  ainsi  qu'il  fait  ^  en  homme. 

Nourrice,  nous  avons  tous  les  deux  notre  emploi  : 

Lui,  les  armes  en  main,  doit  défendre  son  roi, 

Il  doit  montrer  l'exemple  aux  soldats  qu'il  commande  ; 

Mon  devoir  est  égal,  si  ma  tâche  est  moins  grande. 

Moi,  je  commande  ici,  comme  lui  dans  son  camp, 

Et  ma  vertu  doit  être  au  niveau  de  mon  rang. 

La  vertu  que  choisit  la  mère  de  famille. 

C'est  d'être  la  première  à  manier  l'aiguille, 

La  plus  industrieuse  à  filer  la  toison, 

A  préparer  l'habit  propre  à  chaque  saison. 

Afin  qu'en  revenant  au  foyer  domestique. 

Le  guerrier  puisse  mettre  une  blanche  tunique, 

Et  rendre  grâce  aux  dieux  de  trouver  sur  le  seuil. 

Une  femme  soigneuse  et  qui  lui  fasse  accueil. 

: —  Laisse  à  d'autres  que  nous  les  concerts  et  la  danse. 

Ton  langage,  nourrice,  a  manqué  de  prudence. 

La  maison  d'une  épouse  est  un  temple  sacré 

Où  même  le  soupçon  ne  soit  jamais  entré  ^, 

Et  son  époux  absent  ^  est  une  loi  plus  forte 

Pour  que  toute  rumeur  se  taise  vers  sa  porte... 

LA  NOURRICE. 

Eh  bien,  soit.  Prolongez  cette  retraite  austère, 
Défendez  aux  plaisirs  votre  seuil  solitaire  ; 
Mais,  cessant  d'ajouter  la  fatigue  aux  ennuis. 
Que  le  travail  au  moins  n'abrège  pas  vos  nuits. 
'Le  sommeil  entretient  la  beauté  du  visage  ; 
L'insomnie,  au  contraire,  y  marque  son  passage. 
Gardez  que  votre  époux,  de  son  premier  regard, 
Ne  vous  trouve  moins  belle  au  retour  qu'au  départ. 

LUCRÈCE. 

Tu  me  presses  en  vain  ;  je  veux  rester  fidèle, 

Par  mon  aïeule  instruite,  aux  mœurs  que  je  tiens  d'elle. 

1.  Fait.  Substitut  d'agir.  temple  tel  que  le  soupçon  n'y  soit, 

2.  A"e  SOI/...  entré.  Latinisme  ;  la        etc. 

maison  d'une  épouse  doit  être  un  3.  Son  époux  absent.   Autre    lati- 

visme  ;  l'absence  de  son  époux. 


176  LE    XIX'    SIÈCLE     PAR    LES     TEXTES 

Les  femmes  de  son  temps  mettaient  tout  leur  souci 

A  surveiller  l'ouvrage,  à  mériter  ainsi 

Qu'on  lût  sur  leur  tombeau,  digne  d'une  Romaine  : 

«  Elle  vécut  chez  elle,  et  fila  de  la  laine.  » 

Les  doigts  laborieux  rendent  l'esprit  plus  fort, 

Tandis  que  la  vertu  dans  les  loisirs  s'endort. 

Aussi,  celle  qui  prend  l'aiguille  de  Minerve. 

Minerve,  applaudissant,  l'appuie  et  la  préserve. 

Le  travail,  il  est  vrai,  peut  ternir  ma  beauté  ; 

Mais  rien  ne  ternira  mon  honneur  respecté  ; 

Et,  si  je  dois  choisir  injure  pour  injure, 

La  ride  au  front  sied  mieux  qu'au  nom  la  flétrissure. 

—  C'est  assez  :  le  temps  passe  à  tenir  ces  propos  ; 

Quand  la  langue  se  meut,  la  main  reste  en  repos. 

Poursuivons  notre  tâche.  —  Allons  ! 

{Lucrèce,  acte  I,  se.  i;  Calmann-Lévy,  éditeur.) 


ALFRED    DE    MUSSET 


FAUX     BOUFFON* 
FANTASIO,   seul. 

Je  ne  sais  s'il  y  a  une  Providence,  mais  c'est  amusant  d'y 
croire.  Voilà  pourtant  une  pauvre  petite  princesse  qui  allait 
épouser  à  son  corps  défendant  un  animal  immonde,  un 
cuistre  de  province,  à  qui  le  hasard  a  laissé  tomber  une 
couronne  sur  la  tête,  comme  l'aigle  d'Eschyle  sa  tortue  -. 
Tout  était  préparé  ;  les  chandelles  allumées,  le  prétendu 
poudré,  la  pauvre  petite  confessée.  Elle  avait  essuyé  les  deux 
charmantes  larmes  que  j'ai  vues  couler  ce  matin.  Rien  ne 
manquait  que  deux  ou  trois  capucinades  pour  que  le  malheur 
de  sa  vie  fût  en  règle.  Il  y  avait  dans  tout  cela  la  fortune  de 
deux  royaumes,  la  tranquillité  de  deux  peuples  ;  et  il  faut 
que  j'imagine  de  me  déguiser  en  bossu  ^  pour  venir  me  griser 
derechef  dans  l'office  de  notre  bon  roi,  et  pour  pêcher  au 
bout  d'une  ficelle  la  perruque  de  son  cher  allié  !  En  vérité, 
lorsque  je  suis  gris,  je  crois  que  j'ai  quelque  chose  de  surlm- 
main.  Voilà  le  mariage  manqué  et  tout  remis  en  question. 
Le  prince  de  Mantoue  a  demandé  ma  tête  en  échange  de  sa 
I^erruque.  Le  roi  de  Bavière  a  trouvé  la  peine  un  peu  forte, 
et  n'a  consenti  qu'à  la  prison.  Le  prince  de  Mantoue,  grâce 
à  Dieu,  est  si  bête,  qu'il  se  ferait  plutôt  couper  en  mor- 
ceaux que  d'en  démordre  ;  ainsi  la  princesse  reste  fille,  du 
moins  pour  cette  fois.  S'il  n'y  a  pas  là  ^le  sujet  d'un  poème 

1.  Fantasio,  que  poursuivent  ses  sot,  quittera  Munich  en  proférant 

créanciers,  a  pris  la  place  de  Saint-  des    menaces.    Quant    à    Fantasio. 

Jean,  le  bouffon  du  roi  de  Bavière.  nous  le  retrouvons  en  prison  où  il 

Or,    la   jeune   princesse   royale   Els-  expie   son  méfait,  et  Elsbeth,  avant 

betli     doit     épouser   le     prince   de  d'avoir  appris  ce  qui  vient  de  se 

Mantoue,  qui  se  présente  à  Munich  passer,  y  viendra  lui  rendre  visite, 

incognito  en  chargeant  un  aide-de-  croyant   que,    sous   le   costume   du 

camp  de  remplir  son  rôle.  Ce  ma-  bouffon,  se  cache  celui  dont  elle  doit 

riage,   tout   politique,   attriste   fort  être  la  femme. 

Elsbeth,  et  le  nouveau  bouffon  sur-  2.  Légende  rapportée  par  Valére- 

prend  ses  larmes.  Alors,  au  moyen  Maxime. 

d'une  canne  et  d'un  hameçon,  il  3.  Beaucoup  de  bouffons,  et  no- 
pêche  la  perruque  du  faux  prince.  tamment  celui  dont  Fantasio  a  pris 
Le  vrai  prince,  qui  d'ailleurs  est  un  la  place,   portaient  une  bosse. 

LE  XIX»  SIÈCLE  PAR  LES  TEXTES.  —   H 


178  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR     LES     TEXTES 

épique  en  douze  chants,  je  ne  m'y  connais  pas.  Pope  et 
Boileau  ont  fait  des  vers  admirables  sur  des  sujets  bien 
moins  importants  ^  Ah  !  si  j'étais  poète,  comme  je  peindrais 
la  scène  de  cette  perruque  voltigeant  dans  les  airs  !  Mais 
celui  qui  est  capable  de  faire  de  pareilles  choses  dédaigne 
de  les  écrire.  Ainsi  la  postérité  s'en  passera. 

{Il  s'endort.  —  Entrent  Elsbeth  et  sa  gouvernante,  une 
lampe  à  la  main.) 

ELSBETH. 

Il  dort  ;  ferme  la  porte  doucement. 

LA    GOUVERNANTE. 

Voyez  ;  cela  n'est  pas  douteux.  Il  a  ôté  sa  perruque  pos- 
tiche, sa  difformité  a  disparu  en  même  temps  ;  le  voilà  tel  qu'il 
est,  tel  que  ses  peuples  le  voient  sur  son  char  de  triomphe  ; 
c'est  le  noble  prince  de  Mantoue. 

ELSBETH. 

Oui,  c'est  lui  ;  voilà  ma  curiosité  satisfaite  ;  je  voulais 
voir  son  visage,  et  rien  de  plus  ;  laisse-moi  me  pencher  sur 
lui. 

[Elle  prend  la  lampe.) 

Psyché,  prends  garde  à  la  goutte  d'huile  ^. 

LA   GOUVERNANTE. 

Il  est  beau  comme  un  vrai  Jésus. 

ELSBETH. 

Pourquoi  m'as-tu  donné  à  lire  tant  de  romans  et  de  contes 
de  fées  ?  Pourquoi  as-tu  semé  dans  ma  pauvre  pensée  tant 
de  fleurs  étranges  et  mystérieuses  ? 

LA   GOUVERNANTE. 

Comme  vous  voilà  émue  sur  la  pointe  de  vos  petits  pieds  ? 


1.  Im  Boucle  de  cheveux  enlevée  et  visage  du  dieu.  Mais  les  sœurs  de  la 
le  Lutrin.  jeune   fille  la  persuadent   que    son 

2.  C'est  à  elle-même  que  s'adresse  amant  est  un  monstre.  Pendant  le 
Elsbeth.  —  Psyché  a  été  transportée  sommeil  de  Cupidon,  elle  allume  une 
par  Cupidon  dans  un  palais  mer-  lampe,  et  laisse  tomber  sur  lui  une 
veilleux  où  il  vient  passer  chaque  goutte  d'huile  :  aussitôt  Cupidon 
nuit  ;  son  bonheur  doit  durer  tant  disparaît  à  ses  yeux  pour  ne  plus 
qu'elle  ne  cherchera  pas  à  voir  le  revenir. 


ALFRED   DE    MUSSET  179 

ELSBETH. 

Il  s'éveille  ;  allons-nous-en. 

FANTASio,  S* éveillant. 
Est-ce  un  rêve  ?  Je  tiens  le  coin  d'une  robe  blanche. 

ELSBETH. 

Lâchez-moi  ;  laissez-moi  partie. 

FANTASIO. 

C'est  vous,  princesse  !  Si  c'est  la  grâce  du  bouffon  du  roi 
que  vous  m'apportez  si  divinement,  laissez-moi  remettre 
ma  bosse  et  ma  perruque  ;  ce  sera  fait  dans  un  instant. 

LA  GOUVERNANTE. 

Ah  !  prince,  qu'il  vous  sied  mal  de  nous  tromper  ainsi  ! 
Ne  reprenez  pas  ce  costume  ;  nous  savons  tout. 

FANTASIO. 

Prince  ?  Où  en  voyez- vous  un  ? 

LA   GOUVERNANTE. 

A  quoi  sert-il  de  dissimuler  ? 

FANTASIO. 

Je  ne  dissimule  pas  le  moins  du  monde  ;  par  quel  hasard 
m'appelez-vous  prince  ? 

LA   GOUVERNANTE. 

Je  connais  mes  devoirs  envers  Votre  Altesse. 

FANTASIO. 

Madame,  je  vous  supplie  de  m'expliquer  les  paroles  de 
cette  honnête  dame.  Y  a-t-il  réellement  quelque  méprise 
extravagante,  ou  suis-je  l'objet  d'une  raillerie  ? 

ELSBETH. 

Pourquoi  le  demander,  lorsque  c'est  vous-même  qui 
raillez  ? 

FANTASIO, 

Suis-je  donc  un  prince,  par  hasard  ?  Concevrait-on  quelque 
soupçon  sur  l'honneur  de  ma  mère  ? 


180  LE    XIX'    SIECLE     PAR    LES     TEXTES 

ELSBETH. 

Qui  êtes- VOUS,  si  vous  n'êtes  pas  le  prince  de  Mantoue  ? 

FANTASIO. 

Mon  nom  est  Fantasio  ;  je  suis  un  bourgeois  de  Munich. 
{Il  lui  montre  une  lettre). 

ELSBETH. 

Un  bourgeois  de  Munich  ?  Et  pourquoi  êtes-vous  déguisé  ? 
Que  faites- vous  ici  ? 

FANTASIO. 

Madame,  je  vous  supplie  de  me  pardonner. 
{Il  se  jette  à  genoux.  ) 

ELSBETH. 

Que  veut  dire  cela  ?  Relevez-vous,  homme,  et  sortez  d'ici  ! 
Je  vous  fais  grâce  d'une  punition  que  vous  mériteriez  peut- 
être.  Qui  vous  a  poussé  à  cette  action  ? 

FANTASIO. 

Je  ne  puis  dire  le  motif  qui  m'a  conduit  ici. 

ELSBETH. 

Vous  ne  pouvez  le  dire  ?  et  cependant  je  veux  le  savoir. 

FANTASIO. 

Excusez-moi,  je  n'ose  l'avouer. 

LA   GOUVERNANTE. 

Sortons,  Elsbeth  ;  ne  vous  exposez  pas  à  entendre  des 
discours  indignes  de  vous.  Cet  homme  est  un  voleur,  ou  un 
insolent  qui  va  vous  parler  d'amour. 

ELSBETH. 

Je  veux  savoir  la  raison  qui  vous  a  fait  prendre  ce  costume. 

FANTASIO. 

Je  vous  supplie,  épargnez-moi. 

ELSBETH. 

Non,  non  !  parlez,  ou  je  ferme  cette  porte  sur  vous  pour 
dix  ans. 


ALFRED    DE    MUSSET  181 

FANTASIO. 

Madame,  je  suis  criblé  de  dettes  ;  mes  créanciers  ont 
obtenu  un  arrêt  contre  moi  ;  à  l'heure  où  je  vous  parle,  mes 
meubles  sont  vendus,  et,  si  je  n'étais  dans  cette  prison,  je 
serais  dans  une  autre.  On  a  dû  venir  m'arrêter  hier  au  soir  ; 
ne  sachant  où  passer  la  nuit,  ni  comment  me  soustraire  aux 
pom'suites  des  huissiers,  j'ai  imaginé  de  prendre  ce  costume 
et  de  venir  me  réfugier  aux  pieds  du  roi  ;  si  vous  me  rendez 
la  liberté,  on  va  me  prendre  au  collet  ;  mon  oncle  est  un 
avare  qui  vit  de  pommes  de  terres  et  de  radis,  et  qui  me 
laisse  mourir  de  faim  dans  tous  les  cabarets  du  royaume. 
Puisque  vous  voulez  le  savoir,  je  dois  vingt  mille  écus. 

ELSBETH. 

Tout  cela  est-il  vrai  ? 

FANTASIO. 

Si  je  mens,  je  consens  à  les  payer. 
(On  entend  un  bruit  de  chevaux.) 

LA   GOUVERNANTE. 

Voilà  des  chevaux  qui  passent  ;  c'est  le  roi  en  personne. 
Si  je  pouvais  faire  signe  à  un  page  ! 
{Elle  appelle  par  la  fenêtre.) 
Holà  !  Flamel,  où  allez- vous  donc  ? 

LE  PAGE,  en  dehors. 
lue  prince  de  Mantoue  va  partir. 

LA   GOUVERNANTE. 

Le  prince  de  Mantoue  ! 

LE   PAGE. 

Oui,  la  guerre  est  déclarée.  Il  y  a  eu  entre  lui  et  le  roi  une 
scène  épouvantable  devant  toute  la  cour  ;  le  mariage  de  la 
princesse  est  rompu. 

ELSBETH. 

Entendez-vous  cela,  monsieur  Fantasio  ?  vous  avez  fait 
manquer  mon  mariage. 

LA   GOUVERNANTE. 

Seigneur  mon  Dieu  !  le  prince  de  Mantoue  s'en  va,  et  je  ne 
l'aurai  pas  vu  ! 


182  LE    A7A>    SIECLE    FAR    LES     TEXTES 

ELSBETH. 

Si  la  guerre  est  déclarée,  quel  malheur  ! 

FANTASIO. 

Vous  appelez  cela  un  malheur,  Altesse  ?  Aimeriez-vous 
mieux  un  mari  qui  prend  fait  et  cause  pour  sa  perruque  ? 
Eh  !  Madame,  si  la  guerre  est  déclarée,  nous  Saurons  quoi 
faire  de  nos  bras  ;  les  oisifs  de  nos  promenades  mettront 
leurs  uniformes  ;  moi-même,  je  prendrai  mon  fusil  de  chasse, 
s'il  n'est  pas  encore  vendu.  Nous  irons  faire  un  tour  d'Italie, 
et,  si  vous  entrez  jamais  à  Mantoue,  ce  sera  comme  une 
véritable  reine,  sans  qu'il  y  ait  besoin  pour  cela  d'autres 
cierges  que  nos  épées. 

ELSBETH. 

Fantasio,  veux-tu  rester  bouffon  de  mon  père  ?  Je  te  paie 
tes  vingt  mille  écus.., 

FANTASIO. 

Je  le  voudrais  de  grand  cœur,  mais  en  vérité,  si  j'y  étais 
forcé,  je  sauterais  par  la  fenêtre  pour  me  sauver  un  de  ces 
jours. 

ELSBETH. 

Pourquoi  ?  tu  vois  que  Saint-Jean  est  mort  ;  il  nous  faut 
absolument  un  bouffon. 

FANTASIO. 

J'aime  ce  métier  plus  que  tout  autre  ;  mais  je  ne  puis  faire 
aucun  métier.  Si  vous  trouvez  que  cela  vaille  vingt  mille  écus 
de  vous  avoir  débarrassé  du  prince  de  Mantoue,  donnez-les- 
moi  et  ne  payez  pas  mes  dettes.  Un  gentilhomme  sans 
dettes  ne  saurait  où  se  présenter.  Il  ne  m'est  jamais  venu  à 
l'esprit  de  me  trouver  sans  dettes. 

ELSBETH. 

Eh  bien  !  je  te  les  donne  ;  mais  prends  les  clefs  de  mon 
jardin  :  le  jour  où  tu  t'ennuieras  d'être  poursuivi  par  tes 
créanciers,  viens  te  cacher  dans  les  bluets  où  je  t'ai  trouvé 
ce  matin  ;  aie  soin  de  prendre  ta  perruque  et  ton  habit 
bariolé  ;  ne  parais  jamais  devant  moi  sans  cette  taille  con- 


ALFRED   DE    MUSSET  183 

t refaite  et  ces  grelots  d'argent,  car  c'est  ainsi  que  tu  m'as  plu  : 
tu  redeviendras  mon  bouffon  pour  le  temps  qu'il  te  plaira 
de  l'être,  et  puis  tu  iras  à  tes  affaires.  Maintenant  tu  peux 
t'en  aller,  la  porte  est  ouverte. 

LA   GOUVERNANTE. 

Est-il  possible  que  le  prince  de  Mantoue  soit  parti  sans 
que  je  l'aie  vu  ! 

{Fantasio,  acte  II,  scène  vu.) 


VA    DIRE,   AMOUR,   CE    QUI  CAUSE  MA     PEINE' 
LE   ROI. 

Récite  d'abord  ta  chanson  ;  tu  nous  diras  ensuite  quel 
est  l'auteur.  On  porte  ainsi  un  meilleur  jugement. 

MINUCCIO. 

Votre  Majesté  se  rit  des  principes.  Que  deviendrait  la  jus- 
tice littéraire,  si  on  lui  mettait  un  bandeau  comme  à  l'autre  ? 
L'auteur  de  ma  romance  est  une  jeune  fille. 

LA   REINE. 

En  vérité  ! 

MINUCCIO. 

Une  jeune  fille  charmante,  belle  et  sage,  aimable  et 
modeste  ;  et  ma  romance  est  une  plainte  amoureuse. 

LA   REINE. 

Tout  aimable  qu'elle  est,  elle  n'est  donc  pas  aimée  ? 

MINUCCIO. 

Non,  Madame,  et  elle  aime  jusqu'à  en  mourir.  Le  ciel  lui  a 
donné  tout  ce  qu'il  faut  pour  plaire,  et  en  même  temps  pour 
être  heureuse  ;  son  père,  homme  riche  et  savant,  la  chérit 

1.  Carmosine,  fille  de  maître  Ber-  le  roi  ;  c'est  la  scène  ^'on  va  lire. — 

nard,  le  médecin,  s'est  éprise  du  roi  Celui-ci,   dans    la    suite,    se   rendra 

de  Sicile,  en  le  voyant  dans  un  tour-  chez  maître  Bernard,  et,  par  d'affec- 

nol  ;  et,  depuis,  elle  languit  et  se  con-  tueuses  paroles,  guérira  le  cœur  de 

sume.   Le  troubadour   MInuccio,   à  la  jeune  flile. 
qui  elle  a  confié  son  secret,  avertit 


184  LE    XIXe    SIÈCLE    PAR     LES    TEXTES 

de  toute  son  âme,  ou  plutôt  l'idolâtre,  et  sacrifierait  tout  ce 
qu'il  possède  pour  contenter  le  moindre  des  désirs  de  sa  fille  ; 
elle  n'a  qu'à  dire  un  mot  pour  voir  à  ses  pieds  une  foule 
d'adorateurs  empressés,  jeunes,  beaux,  brillants,  gen- 
tilshommes même,  bien  qu'elle  ne  soit  pas  noble.  Cependant, 
jusqu'à  dix-huit  ans,  son  cœur  n'avait  pas  encore  parlé.  De 
tous  ceux  qu'attiraient  ses  charmes,  un  seul,  fils  d'un  ami  ^, 
n'avait  pas  été  repoussé.  Dans  l'espoir  de  faire  fortune  et 
de  voir  agréer  ses  soins,  il  s'était  exilé  volontairement,  et, 
durant  de  longues  années,  il  avait  étudié  pour  être  avocat. 

LE   ROI. 

Encore  un  avocat  ! 

MINUCCIO. 

Oui,  Sire  ;  et  maintenant  il  est  revenu  plus  heureux  encore 
qu'il  n'est  fier  d'avoir  conquis  son  nouveau  titre,  comptant 
d'ailleurs  sur  la  parole  du  père,  et  demandant  pour  toute 
réponse  qu'il  lui  soit  permis  d'espérer  ;  mais,  pendant  qu'il 
était  absent,  l'indifférente  et  cruelle  beauté  a  rencontré,  pour 
son  malheur,  celui  qui  devait  venger  l'Amour.  Un  jour,  étant 
à  sa  fenêtre  avec  quelques-unes  de  ses  amies,  elle  vit  passer 
un  cavalier  qui  allait  aux  fêtes  de  la  reine.  Elle  le  suivit,  ce 
cavalier  ;  elle  le  vit  au  tournoi  où  il  fut  le  vainqueur...  Un 
regard  décida  de  sa  vie. 

LE   ROI. 

Voilà  un  singulier  roman. 

MINUCCIO. 

Depuis  ce  jour,  elle  est  tombée  dans  une  mélancolie  pro- 
fonde, car  celui  qu'elle  aime  ne  peut  lui  appartenir.  Il  est 
marié  à  une  femme...  la  plus  belle,  la  meilleure,  la  plus  sédui- 
sante qui  soit  peut-être  dans  ce  royaume,  et  il  trouve  une 
amante  dans  une  épouse  fidèle.  La  pauvre  dédaignée  ne 
s'abuse  pas,  elle  sait  que  sa  folle  passion  doit  rester  cachée 
dans  son  cœur  ;  elle  s'étudie  incessamment  ^  à  ce  que  personne 
n'en  pénètre  le  secret  ;  elle  évite  toute  occasion  de  revoir 

2.  Elle  l'épousera  à  la  fln  sur  la  mot,  dans  Tiisage  actuel,  signifié 
demande  du  roi.  sans  délai. 

1.   Incessamment.    Sans    cesse.  Le 


ALFRED    DE    MLSSEl'  185 

l'objet  de  son  amour  ;  elle  se  défend  même  de  prononcer  son 
nom  ;  mais  l'infortunée  a  perdu  le  sommeil,  sa  raison  s'af- 
faiblit, une  langueur  mortelle  la  fait  pâlir  de  jour  en  jour  ; 
elle  ne  veut  pas  parler  de  ce  qu'elle  aime  ',  et  elle  ne  peut 
penser  à  autre  chose  ;  elle  refuse  toute  consolation,  toute  dis- 
traction ;  elle  repousse  les  remèdes  que  lui  offre  un  père 
désolé,  elle  se  consume,  elle  se  fond  comme  la  neige  au  soleil. 
Enfin,  sur  le  bord  de  la  tombe,  la  douleur  l'oblige  à  rompre 
le  silence.  Son  amant  ne  la  connaît  pas,  il  ne  lui  a  jainais 
adressé  la  parole,  peut-être  même  ne  l'a-t-il  jamais  vue  ;  elle 
ne  veut  pas  mourir  sans  qu'il  sache  pourquoi,  et  elle  se  décide 
à  lui  écrire  ainsi  : 

{Il  lit.) 

Va  dire,  Amour,  ce  qui  cause  ma  peine 

A  mon  Seigneur  ;  que  je  m'en  vais  mourir, 

Et,  par  pitié  venant  me  secourir, 

Qu'il  m'eût  rendu  la  mort  moins  inhumaine. 

A  deux  genoux  je  demande  merci. 

Par  grâce,  Amour,  va-t-en  vers  sa  demeure, 

Dis-lui  comment  je  prie  et  pleure  ici. 

Tant  et  si  bien  qu'il  faudra  que  je  meure 

Tout  enflammée  et  ne  sachant  point  l'heure 

Où  finira  mon  adoré  souci. 

La  mort  m'attend,  et,  s'il  ne  me  relève 
De  ce  tombeau  prêt  à  me  recevoir. 
J'y  vais  dormir,  emportant  mon  doux  rêve. 
Hélas  !  Amour,  fais-lui  mon  mal  savoir. 

Depuis  le  jour  où,  le  voyant  vainqueur, 
D'être  amoureuse.  Amour,  tu  m'as  forcée, 
Fût-ce  un  instant,  je  n'ai  pas  eu  le  cœur 
De  lui  montrer  ma  craintive  pensée, 
Dont  je  me  sens  à  tel  point  oppressée, 
Mourant  ainsi,  que  la  mort  me  fait  peur. 

1.   Ce  qu'elle' aime JS-eluiJIiqu' elle      aime.     Expression    plus     fréquente 

dans  la  langue  classique. 


186  LE    XIX'^    SIÈCLE     PAR    LES    TEXTES 

Qui  sait  pourtant,  sur  mon  pâle  visage, 
Si  ma  douleur  lui  déplairait  à  voir  ? 
De  l'avouer  je  n'ai  pas  le  courage. 
Hélas  !  Amour,  fais-lui  mon  mal  savoir. 

Puis  donc.  Amour,  que  ^  tu  n'as  pas  voulu 

A  ma  tristesse  accorder  cette  joie 

Que  dans  mon  cœur  mon  doux  Seigneur  ait  lu. 

Ni  vu  les  pleurs  où  mon  chagrin  se  noie. 

Dis-lui,  du  moins,  et  tâche  qu'il  le  croie. 

Que  je  vivrais  si  je  ne  l'avais  vu. 

Dis-lui  qu'un  jour  une  Sicilienne 

Le  vit  combattre  et  faire  son  devoir. 

Dans  son  pays  ^,  dis-lui  qu'il  s'en  souvienne 

Et  que  j'en  meurs,  faisant  mon  mal  savoir  ^. 

LA  REINE. 

Tu  dis  que  cette  romance  est  d'une  jeune  fille  1 

MEsruccio. 
Oui,  Madame. 

LA   REINE. 

Si  cela  est  vrai,  tu  lui  diras  qu'elle  a  une  amie,  et  tu  lui 
donneras  cette  bague. 

{Elle  ôte  une  bague  de  son  doigt.) 

LE   ROI. 

Mais  pour  qui  cette  chanson  a-t-elle  été  faite  ?  Il  semble, 
d'après  les  derniers  mots,  que  ce  doive  être  pour  un  étranger. 
Le  connais-tu  ?  quel  est  son  nom  ? 

MINUCCIO. 

Je  puis  le  dire  à  Votre  Majesté,  mais  à  elle  seule. 

LE   ROI. 

Bon  !  quel  mystère  ! 

MINUCCIO. 

Sire,  j'ai  engagé  ma  parole. 

1.  Puis  donc...  que.  Puisque  donc.  3.  Il  y  a  dans  la  romance  de  Car- 

2.  Le  roi  de  Sicile  est  Pierre  d'Ara-  mosine  quelques  archaïsmes  qui  lui 
gon.  prêtent  une  naïveté  plus  touchante. 


ALFRED   DE    MUSSET  187 

LE   ROI. 

Eloignez-vous  donc,  mesdemoiselles.  Je  suis  curieux  de 
savoir  ce  secret.  Quant  à  la  reine,  tu  sais  que  je  suis  seul 
quand  il  n'y  a  qu'elle  près  de  moi. 

{Les  demoiselles  se  retirent  au  fond  du  théâtre.) 

MINUCCIO. 

Sire,  je  le  sais  et  je  suis  prêt.... 

LA   REINE. 

Non,  Minuccio.  Je  te  remercie  d'avoir  assez  bonne  opinion 
de  moi  pour  me  confier  ton  honneur  ;  mais,  puisque  tu  l'as 
engagé,  je  ne  suis  plus  ta  reine  en  ce  moment,  je  ne  suis 
qu'une  femme  qui  ne  veut  pas  être  cause  qu'un  galant 
homme  puisse  se  faire  un  reproche. 

{Elle  sort.) 

LE  ROI. 

Eh  bien  !  à  qui  s'adressent  ces  vers  ? 

MINUCCIO. 

Votre  Majesté  a-t-elle  oublié  qui  fut  vainqueur  au  dernier 
tournoi  ? 

LE   ROI. 

Hé,  par  la  croix-Dieu  !  c'est  moi-même. 

MINUCCIO. 

C'est  à  vous-même  aussi  que  ces  vers  sont  adressés. 

LE   ROI. 

A  moi,  dis-tu  ? 

MINUCCIO. 

Oui,  Sire.  Dans  ce  que  j'ai  raconté,  je  n'ai  rien  dit  qui  ne  fût 
véritable.  Cette  jeune  fille  que  je  vous  ai  dépeinte  belle,  jeune, 
charmante,  et  mourante  d'amour,  elle  existe,  elle  demeure  là, 
à  deux  pas  de  votre  palais  ;  qu'un  de  vos  officiers  m'accom- 
pagne, et  qu'il  vous  rende  compte  de  ce  qu'il  aura  vu.  Cette 
pauvre  enfant  attend  la  mort,  c'est  à  sa  prière  que  je  vous 
parle  ;  sa  beauté,  sa  souffrance,  sa  résignation,  sont  aussi 
vraies  que  son  amour.  —  Carmosine  est  son  nom. 


188  LE    XlXf    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

LE   ROI. 

Cela  est  étrange. 

MINUCCIO. 

Et  ce  jeune  homme  à  qui  son  père  l'avait  promise,  qui  est 
allé  étudier  à  Padoue,  et  qui  comptait  l'épouser  au  retour, 
Votre  Majesté  l'a  vu  ce  matin  même  ;  c'est  lui  qui  est  venu 
demander  du  service  à  l'armée  de  Naples  :  celui-là  mourra 
aussi,  j'en  réponds,  et  plus  tôt  qu'elle,  car  il  se  fera  tuer. 

LE   ROI. 

Je  m'en  suis  douté.  Cela  ne  doit  pas  être  ;  cela  ne  sera  pas. 
Je  veux  voir  cette  jeune  fille. 

MINUCCIO. 

L'extrême  faiblesse  où  elle  est... 

LE    ROI. 

J'irai.  Cela  semble  te  surprendre  ? 

MINUCCIO. 

Sire,  je  crains  que  votre  présence... 

LE   ROI. 

Ne  disais-tu  pas,  tout  à  l'heure,  que  tu  aurais  parlé  devant 
la  reine  ? 

MINUCCIO. 

Oui,  Sire. 

LE   ROI. 

Viens  chez  elle  avec  moi. 

{Carmosine,  acte  II,  scène  vn.) 


SCRIBE 

LA    CAMARADERIE' 

BERNARDET;    CESARINE,    allant    s'asseoir    sur    un 
fauteuil  à.  droite. 

CÉSARINE. 

Eh  bien  !  oui,  docteur...  nous  étions  liier  soir  chez  le 
ministre  ;  il  est  plus  en  faveur  que  jamais  ;  aussi  il  y  avait 
un  monde  à  sa  réception...  impossible  de  l'avoir  à  soi  un 
instant.  A  peine  a-t-il  eu  le  temps  de  me  dire  :  «  Allez-vous 
demain  au  concert  ?  ma  loge  est  à  vos  ordres.  »  Puis  il  a 
ajouté  à  demi- voix  :  «  N'y  manquez  pas  ;  j'ai  à  vous  parler.  » 

BERNARDET. 

Et  sur  quoi  ? 

CÉSARINE. 

Je  l'ignore...  probablement  sur  la  loi  que  l'on  doit  voter 
demain. 

BERNARDET. 

On  dit  qu'elle  ne  passera  pas. 

CÉSARINE. 

Il  lui  manque  quatre  voix...  Il  faut  que  nous  les  lui  trou- 
vions. 

BERNARDET. 

Comment  cela  ? 

CÉSARINE. 

Nous  verrons...  !  Attendons  d'abord  que  je  lui  aie  parlé. 

BERNARDET. 

Vous  aurez  le  temps  ;  le  concert  sera  long.  Il  y  aura  bien 
du  malheur  si  entre  deux  morceaux  vous  ne  lui  dites  pas  un 
mot  pour  moi. 

1.  Césarinc,  ancienne  sous-maî-  assistance  pour  parvenir  i\  la  répu- 
tresse  dans  une  pension,  a  épousé  le  tation  et  aux  honneurs.  Le  médecin 
comte  de  Miremont,  pair  de  France.  Bernardet.  son  «  bras  droit  »,  lui 
Elle  diri(;c  toute  une  société  de  est  re  ievable  d'une  riche  clientèle, 
jeunes  «  arrivistes  »,  comme  nous  et  elle  prétend  le  faire  nommer  pro- 
disons  aujourd'hui,  qui  se  prêtent  fesseur  :\  la  Faculté. 


190  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

CÉSAKINE. 

Cette  place  à  l'Ecole  de  médecine  ?... 

BERNARDET. 

Tout  le  monde  m'y  désigne,  vous  le  savez  !  et  il  est  dans 
l'intérêt  du  pouvoir  d'avoir  là  un  professeur  qui  lui  soit 
dévoué...  qui  prenne  de  l'influence  sur  cette  jeunesse  turbu- 
lente... c'est  excellent  les  jours  d'émeute...  Avec  quelques 
phrases...  «  Jeunes  gens,  jeunes  étudiants,  mes  jeunes 
amis...  »  on  se  rend  populaire...  ils  cassent  les  vitres  au  cours 
de  vos  collègues  et  vous  portent  en  triomphe,  ce  qui  vous 
lance...  et  vous  fait  arriver  de  plain-pied...  à  tout  ce  qu'il  y  a 
de  plus  élevé...  Sic  itur  ad  astra  ^...  Pardon  de  vous  parler 
latin...  la  force  de  l'habitude. 

cÉSARiNE,  souriant. 

Je  comprends  très  bien,  .docteur  ;  je  connais  votre  génie 
et  votre  activité  pour  vos  intérêts. 

BERNARDET. 

Et  ceux  de  mes  amis:..  Je  vous  dois  une  belle  clientèle, 
c'est  vrai...  vous  m'avez  mis  en  vogue  par  vos  migraines  et 
vos  spasmes  nerveux...  ils  ont  fait  ma  fortune,  j'en  conviens, 
je  ne  suis  pas  ingrat.  Mais  vous  conviendrez  qu'à  mon  tour, 
gazette  ambulante  et  bulletin  à  domicile,  je  ne  parle  dans  mes 
ordonnances  ou  mes  consultations  que  de  vous,  de  vos  soirées, 
de  vos  succès...  et,  s'il  est  quelqu'un  de  ces  secret?  qu'on 
n'imprime  pas,  mais  qu'on  a  besoin  de  faire  connaître  mysté- 
rieusement à  tout  Paris...  ne  suis- je  pas  là  !...  En  vingt- 
quatre  heures  1  )  coup  est  porté,  l'effet  est  produit  et  mes 
chevaux  sont  rendus...  Voilà  du  dévouement... 

CÉSARINE,  se  levant  et  lui  tendant  la  main. 

Je  le  sais,  docteur,  et  vous  pouvez  compter  sur  moi. 

BERNARDET. 

Vous  parlerez  au  ministre  ! 

CÉSARINE. 

Ce  matin  même. 

1.  Sic  itur  ad  aslra.   On  va  ainsi       jusqu'aux  astres.   C'est  la  fin  d'un 

vers  de  Virgile. 


SCRIBE  191 

BERNARDET. 

C'est  comme  si  j'étais  nommé...  Vous  avez  manqué  votre 
vocation  ;  vous  étiez  faite  pour  gouverner  un  empire  ! 

CÊSARINE,  souriant. 

On  ne  peut  plus  maintenant...  ils  se  gouvernent  tout  seuls, 
et  il  ne  nous  reste  plus,  à  nous  autres  femmes,  que  la  diplo- 
matie du  ménage,  la  politique  du  salon...  et  les  intrigues 
secondaires.  C'est  toujours  cela  ;  il  faut  se  faire  une  raison  et 
se  contenter  de  ce  qu'on  a...  faute  de  mieux  !...  (Gaîment.) 
De  quoi  s'agit-il  aujourd'hui,  et  pourquoi  ce  déjeuner  ? 

BERNARDET. 

Tous  nos  jeunes  amis,  qui  vous  sont  dévoués  et  qui  ne 
jurent  que  par  vous,  viennent  ce  matin  (excepté  votre  cousin 
Oscar,  qui  ne  sait  pas  encore  de  quoi  il  est  question),  viennent 
ce  matin  délibérer  avec  du  Champagne  sur  une  affaire  assez 
importante.  Nous  avons  parmi  nous  de  grands  talents,  de 
grands  génies  ;  nous  n'avons  pas  de  députés...  et  un  député 
qui  serait  des  nôtres...  qui  serait  à  nous...  ça  ferait  bien. 

CÉSARINE. 

Certainement  !...  ou  du  moins,  si  ça  ne  fait  pas  de  bien, 
ça  ne  peut... 

BERNARDET. 

N'est-ce  pas  ?  c'est  ce  que  je  dis.  Or,  la  députation  de 
Saint-Denis  est  vacante,  et  avant  de  travailler  les  électeurs... 
il  faudrait  savoir  au  juste  quel  est  celui  d'entre  nous  que  nous 
porterons,  que  nous  pousserons  d'un  commun  accord. 

CÉSARINE. 

C'est  une  élection  préparatoire  ;  et  avez- vous  quelques 
idées  ? 

BERNARDET. 

J'attends  les  vôtres  ! 

CÉSARINE,    après   un   instant   de   silence. 
Vous,  par  exemple  ! 

BERNARDET,  après  avoir  réfléchi. 
Non  !  j'aime  mieux  ce  que  je  vous  disais  tout  à  l'heure... 


19'2  LE   XIX"    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

(Lentement.)  Je  ne  me  ferais  député...  comme  tout  le  monde... 
que  pour... 

CÉSARINE,  de  même. 

Pour  avoir  la  place  !... 

BERNAKDET,  de  même. 

Et  si  je  l'ai  tout  de  suite... 

CÉSARINE. 

La  députation  est  inutile. 

BERNARDET. 

C'est  toujours  ça  de  sauvé.  On  perd  aux  affaires  du  pays 
un  temps  qu'on  peut  employer  pour  les  siennes...  Ah  !  je  ne 
dis  pas,  un  jour...  si  d'autres  idées...  que  vous  ne  pouvez 
deviner... 

CÉSARINE,  souriant  en  le  regardant. 

Peut-être  !...  en  fait  d'idées  d'ambition  ou  de  fortune,  on 
devine  toujours  aisément...  en  allant  au  plus  haut...  c'est  là 
que  vous  visez...  et  dans  notre  famille  encore  ^... 

BERNARDET,  un  peu  troubU. 

Moi...  madame  ! 

CÉSARINE. 

Si  je  me  trompe,  tant  mieux...  Revenons  à  la  députation... 
qui  prendrons-nous  ? 

BERNARDET. 

Il  y  a  quelqu'un  qui  en  a  bien  envie...  M.  de  Montlucar  ; 
mais,  vu  ses  opinions,  il  demande  avec  instance...  à  être 
nommé  malgré  lui...  C'est  possible  ! 

CÉSARINE. 

Oui,  mais  pas  encore.  Use  met  en  même  temps  sur  les  rangs 
pour  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques  ;  il  faut 
que  tout  le  monde  arrive. 

BERNARDET. 

C'est  juste. 

1.  Bernardet  a  des  vues  sur  Aga-      the,  fille  du  comte  de  Miremont,  née 

d'un  premier  mariage. 


SCRIBE  \'Ji 

CÉSARINE. 

J'ai  quelqu'un  pour  qui  je  voudrais  vous  voir,  vous,  nom 
cher  Bernardet,  ainsi  que  vos  amis,  employer  toute  votre 
influence  ;  bien  entendu  qu'en  même  temps  je  vous  secon- 
derais du  côté  de  mon  mari  et  du  ministère. 

BERNARDET. 

Eh  !  qui  donc  ? 

CÉSARINE. 

Mon  cousin  Oscar  Rigaut. 

BERNARDET. 

En  vérité,  vous  avez  déjà  fait  beaucoup  pour  lui,  et,  après 
tout,  ce  ne  sera  jamais  qu'un...  un  bien  bon  enfant,  pas  autre 
chose. 

CÉSARINE. 

Je  le  connais  mieux  que  vous,  mais  c'est  mon  parent,  et  je 
dois  pousser  ma  famille...  non  pour  elle,  mais  pour  moi.  Je 
ne  veux  pas  qu'on  dise  :  C'est  la  cousine  d'un  marchand  de 
bois,  mais  :  C'est  la  cousine  d'un  député,  d'un  conseiller,  que 
sais-je  ?  C'est  moi  que  j'élève  et  que  j'honore  en  lui. 

BERNARDET. 

Soit  !...  mais  il  est  bien  heureux,  car  il  n'est  pas  fort. 

CÉSARINE. 

Tant  mieux  !...  ce  sera  un  homme  à  nous  ;  ce  seront  trois 
ou  quatre  emplois  dont  il  aura  le  titre  et  que  nous  exercerons 
à  sa  place.  C'est  comme  son  père,  qui  ne  peut  pas  rester  à 
Villeneuve-sur- Yonne,  où  il  est  ;  c'est  un  imbécile,  mais  c'est 
mon  oncle,  et  il  faut  absolument  pour  moi  que  nous  le  met- 
tions quelque  part. 

BERNARDET. 


Que  sait-il  faire  ? 
Il  ne  sait  rien. 


CÉSARINE. 


BERNARDET. 

Mettez-le  dans  l'instruction  publique;  une  inspection,  une 
sinécure. 

LE  XIX'  SIÈCLE   PAR    LES  TEXTES.  —  13 


194  LE    XIX^    SIECLE    PAU    LES     TEXTES 

CÉSARINE. 

Son  fils  est  déjà  maître  des  requêtes,  et  son  unique  occu- 
pation est  de  ne  rien  faire. 

BERNARDET. 

Il  aidera  son  fils. 

CÉSARINE. 

J'y  penserai  ;  mais,  pour  Oscar,  c'est  convenu,  n'est-il  pas 
vrai  ?  Je  compte  sur  vous  et  sur  nos  amis. 

BERNARDET. 

Je  les  pousserai  dans  cette  direction. 
UN  DOMESTIQUE,  entrant. 
La  voiture  de  Madame. 

CÉSARINE. 

Ah  !  mon  Dieu,  le  concert  sera  commencé,  et  je  n'entendrai 
pas  la  symphonie  en  ré  mineur.  Adieu,  docteur,  vous  avez 
ma  parole. 

BERNARDET. 

Vous  avez  la  mienne  ;  et  pour  la  réponse  ? 

CÉSARINE. 

Chez  moi,  tantôt. 

BERNARDET. 

Et  à  vous,  toujours  !  attachement  éternel  ! 

{Il  la  reconduit  jusqu^à  la  porte  et  la  salue.) 
{La  Camaraderie,  acte  II,  scène  m  ;  Calmann-Lévy,  éditeur.) 


I 


CHAPITRE   IV  (i) 
MADAME   DE  STAËL 

L'OPINION    DU    MONDE  ' 

Depuis  la  dernière  scène  qui  s'était  passée  entre  Léonce 
et  moi,  nous  continuions,  par  une  terreur  secrète,  par  un 
accord  singulier,  à  ne  nous  point  parler  de  nos  projets  à 
venir,  et  l'on  aurait  dit,  à  nos  entretiens,  que  nous  n'avions 
aucun  parti  à  prendre,  aucun  plan  à  former,  mais  seulement 
une  situation  douce  et  mélancolique. 

Nous  avions  ainsi  passé  la  matinée,  tous  les  deux  rêveurs, 
tous  les  deux  craignant  de  mettre  un  terme  à  ces  jours  où, 
nous  tenant  par  la  main,  nous  nous  promenions  encore 
appuyés  l'un  sur  l'autre.  J'avais  remarqué  que  Léonce 
prenait  constamment  un  détour  pour  éviter  de  traverser 
la  ville  en  me  ramenant  à  ma  maison  ;  je  m'attendais  ce 
matin  qu'il  ferait  ce  même  détour,  lorsque  nous  vîmes  quel- 
ques personnes  qui  se  hâtaient  d'aller  à  la  poste,  parce  qu'on 
y  racontait,  disaient-elles,  de  très  mauvaises  nouvelles  de 
France  ^.  Un  mouvement  irréfléchi  nous  engagea  à  les 
suivre,  Léonce  et  moi  ;  mais,  lorsque  nous  fûmes  au  milieu  du 
groupe  qui  environnait  la  maison  de  la  poste,  j'entendis  des 
voix  autour  de  moi  qui  murmuraient  :  Voyez-vous  cette  reli- 
gieuse, qui  fuit  de  son  couvent  pour  épouser  ce  jeune  homme  ? 
Des  femmes  d'une  figure  aigre  et  désagréable  disaient  : 
Cest  avec  ces  beaux  principes  qu'on  assassine  en  France  ^  f 
Comment  souffre-t-on  un  tel  scandale  ici  ?  Léonce  fit  un 
geste  menaçant  :  je  l'arrêtai.  «  Que  voulez-vous  ?  lui  dis-je. 

1.  Delphine,     après     avoir     vécu  celui-ci,  trop  (aible  pour  braver  •  les 

dans  le  monde  sans  souci  des  pré-  jugements  des  hommes  »,  finira  par 

jugés  sociaux,  s'est  faite  religieuse,  l'abandonner, 
puis  s'est   enfuie   du   couvent   et   a  2.  La  scène  se  passe  en  Suisse, 

suivi   Léonce   de    Mondoville.    Mais  3.  Allusion  à  la  Révolution. 

(i)  Voir  noire  Précis  de  l'Histoire  de  la  Littérature  fi ançaisf,  p.  ttnj-ikS. 


196  LE    XIX''    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

Redoutez  un  éclat  qui  serait  plus  funeste  encore  :  éloignons- 
nous.  »  Il  m'obéit,  mais  je  vis  des  gouttes  de  sueur  tomber 
en  abondance  de  son  front  pendant  le  chemin  qui  nous  res- 
tait à  faire,  et  tour  à  tour  la  pâleur  et  la  rougeur  couvraient 
son  visage. 

Quand  nous  fûmes  montés  dans  ma  chambre,  il  se  jeta 
sur  un  canapé,  et,  se  parlant  à  lui-même,  en  oubliant  que 
j'étais  là,  il  s'écria  :  «  Non,  la  vie  ne  peut  se  supporter  sans 
l'honneur  !  et  l'honneur  ce  sont  les  jugernents  des  hommes 
qui  le  dispensent,  il  faut  les  fuir  dans  le  tombeau  !  »  Ces 
paroles,  la  violence  de  l'émotion  qu'il  éprouvait  en  les  pro- 
nonçant, ce  que  je  venais  d'entendre  au  milieu  de  la  foule, 
tout  enfin  m'éclaira  sur  ma  faute  ;  je  vis  la  vérité,  comme 
si  je  l'apercevais  pour  la  première  fois... 

«  Léonce,  lui  dis-je,  demain  je  retourne  à  mon  couvent  ; 
je  renonce  pour  jamais  à  la  folle  espérance  qui  avait  rempli 
mon  âme  ;  demain  je  vous  quitte,  adieu  !  —  Adieu  ?  répéta- 
t-il.  Juste  ciel  !  qu'ai-je  donc  dit  ?  »  Il  se  leva  comme  égaré, 
et  retomba  l'instant  d'après  dans  l'accablement  de  la  dou- 
leur ;  je  me  plaçai  près  de  lui,  et,  avec  plus  de  courage 
que  je  ne  me  flattais  d'en  avoir,  je  lui  dis  :  «  Léonce,  ne  vous 
faites  point  de  reproches  ;  nous  nous  sommes  abusés  l'un 
et  l'autre  ;  non  seulement  un  caractère  aussi  délicat  que  le 
vôtre  ne  devait  pas  maintenant  supporter  l'idée  de  notre 
union,  mais  elle  eût  fait  souffrir  tout  homme  que  ses  habi- 
tudes et  ses  réflexions  n'ont  pas  affranchi  du  monde  ;  elle 
attirera  sur  vous  le  blâme  universel  ;  il  faut  y  renoncer.  — 
Misérable  que  je  suis  !  dit-il.  Oui,  je  l'avouerai  ;  aujourd'hui 
j'ai  souffert.  La  honte  m'aurait-elle  atteint  ?  La  honte 
avec  toi  !  Quoi  !  prêt  à  te  posséder,  je  te  perdrais  !  Mon 
indomptable  caractère  nous  séparerait  encore  une  fois  !  Si 
tu  n'avais  pas  consenti  à  me  suivre,  si  tu  l'avais  regardé 
comme  impossible,  je  serais  mort  avec  une  idée  douce  ;  je 
serais  mort  sans  me  détester  moi-même  ;  mais,  à  présent, 
tu  te  donnes  à  moi,  je  puis  être  ton  époux,  et  cette  infer- 
nale puissance  qu'on  appelle  l'opinion  des  hommes  s'élève' 
entre  nous  deux  pour  nous  désunir  !  Exécrable  fantôme  ! 
s'écria-t-il  dans  un  véritable  accès  de  délire  ;  que  veux-tu  de 
moi,  en  me  représentant  sans  cesse  sous  les  plus  noires  cou- 


MADAME    DE    STAEl.  1U7 

leurs  le  mépris  ?  Le  mépris  !  Qui  a  pu  prononcer  ce  nom  ? 
Qui  oserait  en  témoigner  pour  moi  ?  pour  elle  ?  Ne  puis-je 
pas  poignarder  tous  ceux  qui  auraient  l'audace  de  nous 
blâmer  ?  Mais  il  en  renaîtra  de  leur  sang,  pour  nous  insulter 
encore.  Où  trouver  l'opinion  ^  comment  l'enchaîner  ?  où  la 
saisir  ?  O  Dieu  !  je  veux  déchirer  ce  cœur,  qui  ne  sait  tout 
immoler  à  l'amour,  ni  sacrifier  l'amour  à  l'honneur  ;  j'ai 
soif  de  la  mort  !  » 

(Delphine.) 


CORI.WE   AU  CHATEAU   DE   LADY    EDGERMOND» 

Lady  Edgermond  ^  était  depuis  deux  jours  à  sa  terre,  et  ce 
soir-là  même  il  y  avait  un  grand  bal  chez  elle.  Tous  ses  voi- 
sins, tous  ses  vassaux  lui  avaient  demandé  de  se  réunir  pour 
célébrer  son  arrivée  ;  Lucile  l'avait  aussi  désiré,  peut-être 
dans  l'espoir  qu'Oswald  y  viendrait  ;  en  effet,  il  y  était 
lorsque  Corinne  arriva.  Elle  vit  beaucoup  de  voitures  dans 
l'avenue,  et  fit  arrêter  la  sienne  à  quelques  pas  ;  elle  des- 
C3ndit... 

Corinne  fit  demander  pourquoi  le  château  était  illuminé,  et 
quelles  étaient  les  personnes  qui  s'y  trouvaient  dans  ce 
moment.  Le  hasard  fit  que  le  domestique  de  Corinne  inter- 
rogea l'un  de  ceux  que  lord  Nelvil  avait  pris  à  son  service  en 
Angleterre,  et  qui  se  trouvait  là  dans  ce  moment.  Corinne 
entendit  sa  réponse.  C^est  un  bal,  dit-il,  que  donne  aujour- 
d'hui lady  Edgermond  ;  et  lord  Nelvil,  mon  maître,  ajouta- 
t-il,  a  ouvert  ce  bal  avec  miss  Lucile  Edgermond,  V héritière  de  ce 
château.  A  ces  mots,  Corinne  frémit;  mais  elle  ne  changea 
point  de  résolution.  Une  âpre  curiosité  l'entraînait  à  se  rap- 
procher des  lieux  où  tant  de  douleurs  la  menaçaient  ;  elle  fit 
signe  à  ses  gens  de  s'éloigner,  et  elle  entra  seule  dans  le  parc, 
qui  se  trouvait  ouvert,  et  dans  lequel,  à  cette  heure,  l'obscu- 

1.  Corinne,  qu'Oswald  (lord  Nel-  la  mère  de  Lucile  que  le  retrouve 

vil)  a  délaissée,  est  partie  pour  l'An-  Corinne. 

gleterre  où  elle  veut  rejoindre  l'in-  2.  Seconde  femme  de  lord  Edger- 

fldéle.   Celui-ci   doit   épouser   Lucile  mond  et  mérc  de  Lucile. 
Edgermond,  et  c'est  justement  chez 


198  LE    XIX'    SIECLE     PAR    LES    TEXTES 

rite  permettait  de  se  promener  longtemps  sans  être  vu.  Il 
était  dix  heures  ;  et,  depuis  que  le  bal  avait  commencé, 
Oswald  dansait  avec  Lucile  ces  contredanses  anglaises  que 
l'on  recommence  cinq  ou  six  fois  dans  la  soirée  ;  mais  tou- 
jours le  même  homme  danse  avec  la  même  femme,  et  la  plus 
grande  gravité  règne  quelquefois  dans  cette  partie  de 
plaisir. 

Lucile  dansait  noblement,  mais  sans  vivacité  ;  le  sentiment 
même  qui  l'occupait  ajoutait  à  son  sérieux  naturel.  Comme 
on  était  curieux  dans  le  canton  de  savoir  si  elle  aimait  lord 
Nelvil,  tout  le  monde  la  regardait  avec  plus  d'attention 
encore  que  de  coutume,  ce  qui  l'empêchait  de  lever  les  yeux 
sur  Oswald  ;  et  sa  timidité  était  telle,  qu'elle  ne  voyait  ni 
n'entendait  rien.  Ce  trouble  et  cette  réserve  touchèrent  beau- 
coup lord  Nelvil  dans  le  premier  moment  ;  mais,  comme  cette 
situation  ne  variait  pas,  il  commençait  un  peu  à  s'en  fatiguer, 
et  comparait  cette  longue  rangée  d'hommes  et  de  femmes,  et 
cette  musique  monotone,  avec  la  grâce  animée  des  airs  et  des 
danses  d'Italie.  Cette  réflexion  le  fit  tomber  dans  une  pro- 
fonde rêverie,  et  Corinne  eût  encore  goûté  quelques  instants 
de  bonheur  si  elle  avait  pu  connaître  alors  les  sentiments  de 
lord  Nelvil.  Mais  l'infortunée,  qui  se  sentait  étrangère  sur  le 
sol  paternel  \  isolée  près  de  celui  qu'elle  avait  espéré  pour 
époux,  parcourait  au  hasard  les  sombres  allées  d'une  demeure 
qu'elle  pouvait  autrefois  considérer  comme  la  sienne.  La 
terre  manquait  sous  ses  pas,  et  l'agitation  de  la  douleur  lui 
tenait  seule  lieu  de  force  :  peut-être  pensait-elle  qu'elle  ren- 
contrerait Oswald  dans  le  jardin  ;  mais  elle  ne  savait  pas 
elle-même  ce  qu'elle  désirait. 

Le  château  était  placé  sur  une  hauteur,  au  pied  de  laquelle 
coulait  une  rivière.  Il  y  avait  beaucoup  d'arbres  sur  l'un  des 
bords,  mais  l'autre  n'offrait  que  des  rochers  arides  et  couverts 
de  bruyère.  Corinne,  en  marchant,  se  trouva  près  de  la 
rivière  ;  elle  entendit  là  tout  à  la  fois  la  musique  de  la  fête  et 
le  murmure  des  eaux.  La  lueur  des  lampions  du  bal  se  réflé- 
chissait d'en  haut  jusqu'au  milieu  des  ondes,  tandis  que  le 
pâle  reflet  de  la  lune  éclairait  seul  les  campagnes  désertes  de 

1.  Corinne    est    la    fille    de    lord       Edgermond  et  de  sa  première  femme, 

une  Romaine 


MADAME    DE   STAËL  IV'i 

l'autre  rive.  On  eût  dit  que  dans  ces  lieux,  comme  dans  la 
tragédie  de  Hamlet,  les  ombres  erraient  autour  du  palais  où 
se  donnaient  les  festins. 

L'infortunée  Corinne,  seule,  abandonnée,  n'avait  qu'un  pas 
à  faire  pour  se  plonger  dans  l'éternel  oubli.  «  Ah  !  s'écria- 
t-elle,  si,  demain,  lorsqu'il  se  promènera  sur  ces  bords  avec  la 
troujje  joyeuse  de  ses  amis,  ses  pas  triomphants  heurtaient 
contre  les  restes  de  celle  qu'une  fois  pourtant  il  a  aimée, 
n'aurait-il  pas  une  émotion  qui  me  vengerait,  une  douleur  qui 
ressemblerait  à  ce  que  je  souffre  ?  Non,  non,  reprit-elle,  ce 
n'est  pas  la  vengeance  qu'il  faut  chercher  dans  la  mort,  mais 
le  repos.  »  Elle  se  tut,  et  contempla  de  nouveau  cette  rivière 
qui  coulait  si  vite  et  néanmoins  si  régulièrement,  cette  nature 
si  bien  ordonnée,  quand  l'âme  humaine  est  toute  en  tumulte  ; 
elle  se  rappela  le  jour  où  lord  Nelvil  se  précipita  dans  la  mer 
pour  sauver  un  vieillard  ^  «  Qu'il  était  bon  alors  !  s'écria 
Corinne.  Hélas^!  dit-elle  en  pleurant,  peut-être  l'e^t-il  encore  ! 
Pourquoi  le  blâmer  parce  que  je  souffre  ?  peut-être  ne  le  sait- 
il  pas  ;  peut-être,  s'il  me  voyait...  »  Et  tout  à  coup  elle  prit  la 
résolution  de  faire  demander  lord  Nelvil  au  milieu  de  cette 
fête,  et  de  lui  parler  à  l'instant.  Elle  remonta  vers  le  château, 
avec  l'espèce  de  mouvement  que  donne  une  décision  nouvelle- 
ment prise,  une  décision  qui  succède  à  de  longues  incerti- 
tudes ;  mais,  en  approchant,  elle  fut  saisie  d'un  tel  tremble- 
ment, qu'elle  fut  obligée  de  s'asseoir  sur  un  banc  de  pierre 
qui  était  devant  les  fenêtres.  La  foule  des  paysans  rassemblés 
pour  voir  danser  empêcha  qu'elle  ne  fût  remarquée. 

Lord  Nelvil,  dans  ce  moment,  s'avança  sur  le  balcon  ;  il 
respira  l'air  frais  du  soir  ;  quelques  rosiers  qui  se  trouvaient 
là  lui  rappelèrent  le  parfum  que  portait  habituellement 
Corinne,  et  l'impression  qu'il  en  ressentit  le  fit  tressaillir. 
Cette  fête  longue  et  ennuyeuse  le  fatiguait  ;  il  se  souvint  du 
bon  goût  de  Corinne  dans  l'arrangement  d'une  fête,  de  son 
inteUigence  dans  tout  ce  qui  tenait  aux  beaux-arts,  et  il 
sentit  que  c'était  seulement  dans  la  vie  régulière  et  domes- 
tique qu'il  se  représentait  avec  plaisir  Lucile  pour  com- 
pagne. Tout  ce  qui  appartenait  le  moins  du  monde  à  l'ima- 

1.  et.  livre  XIII,  chap.  vi. 


'200  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR     LES    TEXTES 

gination,  à  la  poésie,  lui  retraçait  le  souvenir  de  Corinne,  et 
renouvelait  ses  regrets.  Pendant  qu'il  était  dans  cette  dispo- 
sition, un  de  ses  amis  s'approcha  de  lui,  et  ils  s'entretinrent 
quelques  moments  ensemble.  Corinne  alors  entendit  la  voix 
d'Oswald. 

Inexprimable  émotion  que  la  voix  de  ce  qu'on  aime  ^  ! 
Mélange  confus  d'attendrissement  et  de  terreur  !  car  il  est  des 
impressions  si  vives,  que  notre  pauvre  et  faible  nature  se 
craint  elle-même  en  les  éprouvant. 

Un  des  amis  d'Oswald  lui  dit  :  «  Ne  trouvez-vous  pas  ce 
bal  charmant  ?  —  Oui,  répondit-il  avec  distraction  ;  oui,  en 
vérité  »,  répéta-t-il  en  soupirant.  Ce  soupir  et  l'accent  mélan- 
colique de  sa  voix  causèrent  à  Corinne  une  vive  joie  :  elle  se 
crut  certaine  de  retrouver  le  cœur  d'Oswald,  de  se  faire  encore 
entendre  de  lui  ;  et,  se  levant  avec  précipitation,  elle  s'avança 
vers  un  des  domestiques  de  la  maison  pour  le  charger  de 
demander  lord  Nelvil.  Si  elle  avait  suivi  ce  mouvement,  com- 
bien sa  destinée  et   celle  d'Oswald  eussent  été  différentes  ! 

Dans  cet  instant,  Lucile  s'approcha  de  la  fenêtre;  et, 
voyant  passer  dans  le  jardin,  à  travers  l'obscurité,  une  femme 
vêtue  de  blanc,  mais  sans  aucun  ornement  de  fête,  sa  curiosité 
fut  excitée.  Elle  avança  la  tête,  et,  regardant  attentivement, 
elle  crut  reconnaître  les  traits  de  sa  sœur  ;  mais,  comme  elle 
ne  doutait  pas  qu'elle  ne  fût  morte  depuis  sept  années,  la 
frayeur  que  lui  causa  cette  vue  la  fit  tomber  évanouie.  Tout 
le  monde  courut  à  son  secours.  Corinne  ne  trouva  plus  le 
domestique  auquel  elle  voulait  parler,  et  se  retira  plus  avant 
dans  l'allée,  afin  de  ne  pas  être  remarquée. 

(Corinne.) 

1.  Ce  qu'on  aime.    Cf.  p.  185,  n.  1. 


CHATEAUBRIAND 


FUNERAILLES    D'ATALA  ' 

((  Vers  le  soir,  nous  transportâmes  ses  précieux  restes  à  une 
ouverture  de  la  grotte  qui  donnait  vers  le  nord  -.  L'ermite  ^  les 
avait  roulés  dans  mie  pièce  de  lin  d'Europe,  filé  par  sa  mère  : 
c'était  le  seul  bien  qui  lui  restât  de  sa  patrie,  et  depuis  long- 
temps il  le  destinait  à  son  propre  tombeau.  Atala  était 
coucliée  sur  un  gazon  de  sensitives  de  montagnes;  ses  pieds, 
sa  tête,  ses  épaules  et  une  partie  de  son  sein  étaient  décou- 
verts. On  voyait  dans  ses  cheveux  une  fleur  de  magnolia 
fanée,  celle-là  même  que  j'avais  déposée  sur  le  lit  de  la 
vierge,  pour  la  rendre  féconde.  Ses  lèvres,  comme  un  bouton 
de  rose  cueilli  depuis  deux  matins,  semblaient  languir  et 
sourire.  Dans  ses  joues  d'une  blancheur  éclatante,  on  dis- 
tinguait quelques  veines  bleues.  Ses  beaux  yeux  étaient 
fermés,  ses  pieds  modestes  étaient  joints,  et  ses  mains  d'al- 
bâtre pressaient  sur  son  coeiu'  un  crucifix  d'ébène  ;  le  sca- 
pulaire  de  ses  vœux  ^  était  passé  à  son  cou.  Elle  paraissait 
enchantée  par  l'Ange  de  la  mélancolie,  et  par  le  double  som- 
meil de  l'innocence  et  de  la  tombe.  Je  n'ai  rien  vu  de  plus 
céleste.  Quiconque  eût  ignoré  que  cette  jeune  fille  avait  joui 
de  la  lumière  aurait  pu  la  prendre  pour  la  statue  de  la  Vir- 
ginité endormie. 

»  Le  religieux  ne  cessa  de  prier  toute  la  nuit.  J'étais  assis 
en  silence  au  chevet  du  lit  funèbre  de  mon  Atala.  Que  de  fois, 
durant  son  sommeil,  j'avais  supporté  sur  mes  genoux  cette 
tête  charmante  !  Que  de  fois  je  m'étais  penché  sur  elle  pour 

1.  .l/((/(«  est  le  récit  fait  par  Chac-  vierges   %  elle  s'empoisonne  pour  ne 

tas  (l'une  aventure  de  sa  jeunesse.  pas  faillir  i\  ce  vœu. 

(lluietas,     tombé    au    pouvoir    des  2.  Otle    scène   a    été    reproduite 

Muscojîulges    est    délivré    par    une  par    Girodet  dans   un   tableau  bien 

jeune     sauvagesse     d'origine     chré-  connu. 

tienne,  Atala,  qui  fuit  avec  lui  dans  3.   I>e  père  Aubry,  qui  a  recueilli 

le  désert.  Atala  aime  Chactas  ;  mais,  dans  leur  fuite  les  deux  amants, 

ayant  juré  au  lit  de  mort  de  sa  mère  4.   Le  scapulaire  donné  ù  la  jeune 

qu'elle     ■<    acceptera    le    voile    des  fille  par  le  prêtre  en  présence  duquel 

elle  avait  fait  vœu  de  prendre  le  voile. 


202  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

entendre  et  pour  respirer  son  souffle  !  Mais  à  présent  aucun 
bruit  ne  sortait  de  ce  sein  immobile,  et  c'était  en  vain  que 
j'attendais  le  réveil  de  la  beauté  ! 

))  La  lune  prêta  son  pâle  flambeau  à  cette  veillée  funèbre. 
Elle  se  leva  au  milieu  de  la  nuit,  comme  une  blanche  vestale 
qui  vient  pleurer  sur  le  cercueil  d'une  compagne.  Bientôt  elle 
répandit  dans  le  bois  ce  grand  secret  de  mélancolie  qu'elle 
aime  à  raconter  aux  vieux  chênes  et  aux  rivages  antiques  des 
mers  ^.  De  temps  en  temps,  le  religieux  plongeait  un  rameau 
fleuri  dans  une  eau  consacrée  ;  puis,  secouant  la  branche 
humide,  il  parfumait  la  nuit  des  baumes  du  ciel.  Parfois  il 
répétait  sur  un  air  antique  quelques  vers  d'un  vieux  poète 
nommé  Job,  il  disait  : 

»  J'ai  passé  comme  une  fleur  ;  j'ai  séché  comme  l'herbe  des 
champs. 

»  Pourquoi  la  lumière  a-t-elle  été  donnée  à  un  misérable,  et 
la  vie  à  ceux  qui  sont  dans  l'amertume  du  cœur  ?  » 

»  Ainsi  chantait  l'ancien  des  hommes  ^.  Sa  voix  grave  et  un 
peu  cadencée  allait  roulant  dans  le  silence  des  déserts.  Le 
nom  de  Dieu  et  du  tombeau  sortait  de  tous  les  échos,  de  tous 
les  torrents,  de  toutes  les  forêts.  Les  roucoulements  de  la 
colombe  de  Virginie,  la  chute  d'un  torrent  dans  la  montagne, 
les  tintements  de  la  cloche  qui  appelait  les  voyageurs,  se 
mêlaient  à  ces  chants  funèbres,  et  l'on  croyait  entendre  dans 
les  bocages  de  la  mort  le  chœur  lointain  des  décédés,  qui 
répondait  à  la  voix  solitaire. 

»  Cependant  une  barre  d'or  se  forma  dans  l'Orient.  Les 
éperviers  criaient  sur  les  rochers,  et  les  martres  rentraient 
dans  le  creux  des  ormes  :  c'était  le  signal  du  convoi  d'Atala  ^. 
Je  chargeai  le  corps  sur  mes  épaules  ;  l'ermite  marchait 
devant  moi,  une  bêche  à  la  main.  Nous  commençâmes  à  des- 
cendre de  rochers  en  rochers  ;  la  vieillesse  et  la  mort  ralen- 
tissaient également  nos  pas.  A  la  vue  du  chien  qui  nous  avait 

f.    «  Admirons  ici  le  génie  de  Clia-  3.    «    Ct  tte    barre   d'or,   ces    mar- 

teaubriand    dans    toute    son    origi-  très,  ces  éperviers  donnant  le  signal 

nalité  et  sa  beauté.  Il  trouve  moyen  de  l'aurore  sont  de  ces  traits  qui  ne 

d'ajouter     encore     quelque     chose  se   trouvent    point    si   on    ne    les   a 

aux   clairs   de   lune   si   délicieux   et  observés.  C'est  ce  qui  met  i\  l'idéal 

si  élyséens  de  Bernardin  de  Saint-  même     le     sceau    de    la    réalité.    » 

Pierre.     »    (Sainte-Beuve,    Château-  (Sainte-Beuve,  Cliateaiibriand  et  son 

briand  et  son  groupe  littéraire.)  groupe  littéraire.) 

2.  Expression  biblique. 


I 


CHATEAUBRIAND  203 

trouvés  dans  la  forêt,  et  qui  maintenant,  bondissant  de  joie, 
nous  traçait  une  autre  route,  je  nie  mis  à  fondre  en  larmes. 
Souvent  la  longue  chevelure  d'Atala,  jouet  des  brises  mati- 
nales, étendait  son  voile  d'or  sur  mes  yeux  ;  souvent,  pliant 
sous  le  fardeau,  j'étais  obligé  de  le  déposer  sur  la  mousse  et 
de  m'asseoir  auprès,  pour  reprendre  des  forces.  Enfin,  nous 
arrivâmes  au  lieu  marqué  par  ma  douleur  ;  nous  descendîmes 
sous  l'arche  du  pont.  0  mon  fils  '  !  Il  eût  fallu  voir  un  jeune 
sauvage  et  un  vieil  ermite  à  genoux  l'un  vis-à-vis  de  l'autre 
dans  un  désert,  creusant  avec  leurs  mains  un  tombeau  pour 
une  pauvre  fille  dont  le  corps  était  étendu  près  de  là,  dans  la 
ravine  desséchée  d'un  torrent  ! 

«  Quand  mon  ouvrage  fut  achevé,  nous  transportâmes  la 
beauté  dans  son  lit  d'argile.  Hélas  !  j'avais  espéré  de  préparer 
une  autre  couche  pour  elle  !  Prenant  alors  un  peu  de  pous- 
sière dans  ma  main,  et  gardant  un  silence  effroyable,  j'atta- 
chai pour  la  dernière  fois  mes  yeux  sur  le  visage  d'Atala. 
Ensuite  je  répandis  la  terre  du  sommeil  sur  un  front  de  dix- 
huit  printemps  ;  je  vis  graduellement  disparaître  les  traits  de 
ma  sœur,  et  ses  grâces  se  cacher  sous  le  rideau  de  l'éternité  ; 
son  sein  surmonta  quelque  temps  le  sol  noirci,  comme  un  lis 
blanc  s'élève  au  milieu  d'une  sombre  argile  :  «  Lopez  *, 
m'écriai-je  alors,  vois  ton  fils  inhumer  ta  fille  !  »  et  j'achevai 
de  couvrir  Atala  de  la  terre  du  sommeil  ^. 

«  Nous  retournâmes  à  la  grotte,  et  je  fis  part  au  mission- 
naire du  projet  que  j'avais  formé  de  me  fixer  près  de  lui.  Le 
saint,  qui  connaissait  merveilleusement  le  cœur  de  l'homme, 
découvrit  ma  pensée  et  la  ruse  de  ma  douleur.  Il  me  dit  : 
«  Chactas,  fils  d'Outalissi,  tandis  qu'Atala  a  vécu,  je  vous  ai 
sollicité  moi-même  de  demeurer  auprès  de  moi  ;  mais  à  pré- 
sent votre  sort  est  changé,  vous  vous  devez  à  votre  patrie. 
Croyez-moi,  mon  fils,  les  douleurs  ne  sont  point  éternelles  ;  il 
faut  tôt  ou  tard  qu'elles  finissent,  parce  que  le  cœur  de 
l'homme  est  fini  ;  c'est  une  de  nos  grandes  misères  *  :  nous  ne 
sommes  pas  même  capables  d'être  longtemps  malheureux. 

1.  Chactas  fait  ce  récit  à  René.  que   par    Morcllet  ;    c;hateaubriand. 

2.  Le  père  d'Atala.  dans  l'édition  de  1805.  fait   remar- 

3.  Cf.  la  mort  de  Manon  Lescaut,  quer  qu'il  a  dit  misvrex  et  non  pas 
XVIII'  siècle  par  les  textes,  p.  347.  infortunes. 

4.  Misères.   Ce  passage  fut   criti- 


'2i'J4  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

Retournez  au  Meschacebé  :  allez  consoler  votre  mère,  qui 
vous  pleure  tous  les  jours,  et  qui  a  besoin  de  votre  appui. 
Faites- vous  instruire  dans  la  religion  de  votre  Atala,  lorsque 
vous  en  trouverez  l'occasion,  et  souvenez-vous  que  vous  lui 
avez  promis  d'être  vertueux  et  chrétien.  Moi,  je  veillerai  ici' 
sur  son  tombeau.  Partez,  mon  fils  ;  Dieu,  l'âme  de  votre 
sœur  et  le  cœur  de  votre  vieil  ami  vous  suivront.  » 

«  Telles  furent  les  paroles  de  l'homme  du  rocher  ;  son  auto- 
rité était  trop  grande,  sa  sagesse  trop  profonde,  pour  ne  lui 
obéir  pas.  Dès  le  lendemain,je  quittai  mon  vénérable  hôte  qui, 
me  pressant  sur  son  cœur,  me  donna  ses  derniers  conseils,  sa 
dernière  bénédiction  et  ses  dernières  larmes.  Je  passai  au 
tombeau  ;  je  fus  surpris  d'y  trouver  une  petite  croix  qui  se 
montrait  au-des&u5  de  la  mort,  comme  on  aperçoit  encore  le 
mât  d'un  vaisseau  qui  a  fait  naufrage.  Je  jugeai  que  le  soli- 
taire était  venu  prier  au  tombeau  pendant  la  nuit;  cette 
marque  d'amitié  et  de  religion  fit  couler  mes  pleurs  en  abon- 
dance. Je  fus  tenté  de  rouvrir  la  fosse,  et  de  voir  encore  une 
fois  ma  bien-aimée  ;  une  crainte  religieuse  me  retint.  Je 
m'assis  sur  la  terre  fraîchement  remuée.  Un  coude  appuyé 
sur  mes  genoux,  et  la  tête  soutenue  dans  ma  main,  je  demeu- 
rai enseveli  dans  la  plus  amère  rêverie.  0  René  !  c'est  là  que 
je  fis  pour  la  première  fois  des  réflexions  sérieuses  sur  la 
vanité  de  nos  jours  et  la  plus  grande  vanité  de  nos  projets  ! 
Eh,  mon  enfant  !  qui  ne  les  a  point  faites  ces  réflexions  ?  Je 
ne  suis  plus  qu'un  vieux  cerf  blanchi  par  les  hivers  ;  mes  ans 
le  disputent  à  ceux  de  la  corneille  ;  eh  bien  !  malgré  tant  de 
jours  accumulés  sur  ma  tête,  malgré  une  si  longue  expérience 
de  la  vie,  je  n'ai  point  encore  rencontré  d'homme  qui  n'eût 
été  trompé  dans  ses  rêves  de  félicité,  point  de  cœur  qui  n'en- 
tretînt une  plaie  cachée.  Le  cœur  le  plus  serein  en  apparence 
ressemble  au  puits  naturel  de  la  savane  Alachua  :  la  surface 
en  paraît  calme  et  pure  ;  mais,  quand  vous  regardez  au  fond 
du  bassin,  vous  apercevez  un  large  crocodile,  que  le  puits 
nourrit  dans  ses  eaux. 

))  Ayant  ainsi  vu  le  soleil  se  lever  et  se  coucher  sur  ce  lieu 
de  douleur,  le  lendemain,  au  premier  cri  de  la  cigogne,  je  me 
préparai  à  quitter  la  sépulture  sacrée.  J'en  partis  comme  de 
la  borne  d'où  je  voulais  m'élancer  dans  la  carrière  de  la  vertu. 


CHATEAUBRIAND  ii)5 

Trois  fois  j'évocjuai  l'âme  d'Atala  ;  trois  fois  le  Génie  du 
désert  répondit  à  mes  cris  sous  l'arche  funèbre.  Je  saluai 
ensuite  l'Orient,  et  je  découvris  au  loin,  dans  les  sentiers  de 
la  montagne,  l'ermite  qui  se  rendait  à  la  cabane  de  quelque 
infortuné.  Tombant  à  genoux  et  embrassant  étroitement  la 
fosse,  je  m'écriai  :  '<  Dors  en  paix,  dans  cette  terre  étrangère, 
fille  trop  malheureuse  !  Pour  prix  de  ton  amour,  de  ton  exil 
et  de  la  mort,  tu  vas  être  abandonnée,  même  de  Chactas  !  » 
Alors,  versant  des  flots  de  larmes,  je  me  séparai  de  la  fille  de 
Lopez,  alors  je  m'arrachai  de  ces  lieux,  laissant  au  pied  du 
monument  de  la  nature  un  monument  plus  auguste  :  l'humble 
tombeau  de  la  vertu.  » 

{Atala.) 

LE    MAL   DE    RENÉ 

...  «  Je  partis  précipitamment  pour  m'ensevelir  dans  une 
chaumière,  comme  j'étais  parti  autrefois  pour  faire  le  tour 
du  monde. 

«  On  m'accuse  d'avoir  des  goûts  inconstants,  de  ne  pou- 
voir jouir  longtemps  de  la  même  chimère,  d'être  la  proie 
d'une  imagination  qui  se  hâte  d'arriver  au  fond  de  mes  plai- 
sirs, comme  si  elle  était  accablée  de  leur  durée  ;  on  m'accuse 
de  passer  toujours  le  but  que  je  puis  atteindre  :  hélas  !  je 
cherche  seulement  un  bien  inconnu  dont  l'instinct  me  pour- 
suit. 

»  Est-ce  ma  faute,  si  je  trouve  partout  des  bornes,  si  ce 
qui  est  fini  n'a  pour  moi  aucune  valeur  ?  Cependant  je  sens 
que  j'aime  la  monotonie  des  sentiments  de  la  vie,  et,  si  j'avais 
encore  la  folie  de  croire  au  bonheur,  je  le  chercherais  dans 
l'habitude. 

))  La  solitude  absolue,  le  spectacle  de  la  nature,  me  plon- 
gèrent bientôt  dans  un  état  presque  impossible  à  décrire. 
Sans  parents,  sans  amis,  pour  ainsi  dire,  sur  la  terre,  n'ayant 
point  encore  aimé,  j'étais  accablé  d'une  surabondance  de  vie. 
Quelquefois  je  rougissais  subitement,  et  je  sentais  couler  dans 
mon  cœur  comme  des  ruisseaux  d'une  lave  ardente  ;  quelque- 
fois je  poussais  des  cris  involontaires,  et  la  nuit  était  égale- 
ment troublée  de  mes  songes  et  de  mes  veilles.  Il  me  man- 


206  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

quait  quelque  chose  pour  remplir  l'abîme  de  mon  existence  : 
je  descendais  dans  la  vallée,  je  m'élevais  sur  la  montagne, 
appelant  de  toute  la  force  de  mes  désirs  l'idéal  objet  d'une 
flamme  future  ;  je  l'embrassais  dans  les  vents  ;  je  croyais 
l'entendre  dans  les  gémissements  du  fleuve  ;  tout  était  ce 
fantôme  imaginaire,  et  les  astres  dans  les  cieux,  et  le  principe 
même  de  vie  dans  l'univers  ^ 

»  Toutefois  cet  état  de  calme  et  de  trouble,  d'indigence  et 
de  richesse,  n'était  pas  sans  quelques  charmes  :  un  jour  je 
m'étais  amusé  à  effeuiller  une  branche  de  saule  sur  un  ruis- 
seau, et  à  attacher  une  idée  à  chaque  feuille  que  le  courant 
entraînait.  Un  roi  qui  craint  de  perdre  sa  couronne  par  une 
révolution  subite,  ne  ressent  pas  des  angoisses  plus  vives  que 
les  miennes  à  chaque  accident  qui  menaçait  les  débris  de 
mon  rameau.  0  faiblesse  des  mortels  !  0  enfance  du  cœur 
humain  qui  ne  vieillit  jamais  !  Voilà  donc  à  quel  degré  de 
puérilité  notre  superbe  raison  peut  descendre  !  Et  encore 
est-il  vrai  que  bien  des  hommes  attachent  leur  destinée  à  des 
choses  d'aussi  peu  de  valeur  que  mes  feuilles  de  saule. 

))  Mais  comment  exprimer  cette  foule  de  sensations  fugi- 
tives que  j'éprouvais  dans  mes  promenades  ?  Les  sons  que 
rendent  les  passions  dans  le  vids  d'un  cœur  solitaire  ressem- 
blent au  murmure  que  les  vents  et  les  eaux  font  entendre 
dans  le  silence  d'un  désert  :  on  en  jouit,  mais  on  ne  peut  les 
peindre. 

»  L'automne  me  surprit  au  milieu  de  ces  incertitudes  : 
j'entrai  avec  ravissement  dans  les  mois  des  tempêtes.  Tantôt 
j'aurai  voulu  être  un  de  ces  guerriers  errant  au  milieu  des 
vents,  des  nuages  et  des  fantômes  ^  ;  tantôt  j'enviais  jusqu'au 
sort  du  pâtre  que  je  voyais  réchauffer  ses  mains  à  l'humble 
feu  de  broussailles  qu'il  avait  allumé  au  coin  d'un  bois. 
J'écoutais  ses  chants  mélancoliques,  qui  me  rappelaient  que 
dans  tout  pays  le  chant  naturel  de  l'homme  est  triste,  lors 
même  qu'il  exprime  le  bonheur.  Notre  cœur  est  un  instru- 
ment incomplet,  une  lyre  où  il  manque  des  cordes,  et  où  nous 
sommes  forcés  de  rendre  les  accents  de  la  joie  sur  le  ton 
consacré  aux  soupirs. 

1.  Cf.  U  Isolement  de  Lamartine.  2.  Souvenir  d'Ossian. 


CHATEAUBRIAND  tiOT 

')  Le  jour,  je  m'égarais  sur  de  grandes  bruyères  terminées 
j)ar  des  forêts.  Qu'il  fallait  {)eu  de  chose  à  ma  rêverie  !  une 
feuille  séchée  ({ue  le  vent  chassait  devant  moi,  une  cabane 
dont  la  fumée  s'élevait  dans  la  cime  dépouillée  des  arbres,  la 
mousse  (jui  tremblait  au  souffle  du  nord  sur  le  tronc  d'un 
chêne,  une  roche  écartée,  un  étang  désert  où  le  jonc  flétri 
murmurait  !  Le  clocher  solitaire  s'élevant  au  loin  dans  la 
vallée  a  souvent  attiré  mes  regards  ;  souvent  j'ai  suivi  des 
yeux  les  oiseaux  de  passage  qui  volaient  au-dessus  de  ma 
tête.  Je  me  figurais  les  bords  ignorés,  les  climats  lointains  où 
ils  se  rendent  ;  j'aurais  voulu  être  sur  leurs  ailes.  L^n  secret 
instinct  me  tourmentait  ;  je  sentais  que  je  n'étais  moi-même 
(pi'un  voyageur  ;  mais  une  voix  du  ciel  semblait  me  dire  : 
«  Homme,  la  saison  de  la  migration  n'est  pas  encore  venue  ; 
n  attends  que  le  vent  de  la  mort  se  lève,  alors  tu  déploieras 
»  ton  vol  vers  ces  régions  inconnues  que  ton  cœur  demande.  » 

>)  Levez- vous  vite,  orages  désirés,  qui  devez  emporter  René 
dans  les  espaces  d'une  autre  vie  ^  !  Ainsi  disant,  je  marchais  à 
grands  pas,  le  visage  enflammé,  le  vent  sifflant  dans  ma  che- 
velure, ne  sentant  ni  pluie,  ni  frimas,  enchanté,  tourmenté, 
et  comme  possédé  par  le  démon  de  mon  cœur. 

')  La  nuit,  lorsque  l'aquilon  ébranlait  ma  chaumière,  que 
les  pluies  tombaient  en  torrent  sur  mon  toit,  qu'à  travers  ma 
fenêtre  je  voyais  la  lune  sillonner  les  nuages  amoncelés 
comme  un  pâle  vaisseau  qui  laboure  les  vagues,  il  me  semblait 
que  la  vie  redoublait  au  fond  de  mon  cœur,  que  j'aurais  la 
puissance  de  créer  des  mondes... 

>)  Hélas  !  j'étais  seul,  seul  sur  la  terre  !  Une  langueur 
secrète  s'emparait  de  mon  corps.  Ce  dégoût  de  la  vie  que 
j'avais  ressenti  dès  mon  enfance  revenait  avec  une  force 
nouvelle.  Bientôt  mon  cœur  ne  fournit  plus  d'aliment  à  ma 
pensée,  et  je  ne  m'apercevais  de  mon  existence  que  par  un 
profond  sentiment  d'ennui. 

»  Je  luttai  quelque  temps  contre  mon  mal,  mais  avec  indif- 

1.  Cf.  la  dernière  strophe  de  risolement  : 

Quand  la  feuille  des  bois  tombe  dans  la  prairie. 
Le  vent  du  soir  s>léve  et  l'arrache  aux  vallons. 
Et  moi,  je  suis  semblable  à  la  feuille  ilétrie  : 
Emportez-moi  comme  elle,  orageux  aquilons  ! 


208  LE    XIX'     SIECLE    PAR    LES     TEXJES 

férence  et  sans  avoir  la  ferme  résolution  de  le  vaincre.  Enfin, 
ne  pouvant  trouv^er  de  remède  à  cette  étrange  blessure  de 
mon  cœur  qui  n'était  nulle  part  et  qui  était  partout,  je 
résolus  de  quitter  la  vie  ^..  » 

(Bené.) 

1.  On  sait  que  René  ne  se  tue  pas,       qu'il  va  demander  la  paix  aux  soli- 
tudes du  Nouveau-Monde. 


SÉNANCOUR 


DANS   r,A   FORET    DE    FONTAINEBLEAU 

Hier,  en  consultant  VEncydo'pédie,  j'ouvris  le  volume  à  un 
endroit  que  je  ne  cherchais  pas,  et  je  ne  me  rappelle  pas  quel 
était  cet  article  ;  mais  il  s'agissait  d'un  homme  qui,  fatigué 
d'agitations  et  de  revers,  se  jeta  dans  une  solitude  absolue 
par  une  de  ces  résolutions  victorieuses  des  obstacles,  et  qui 
font  qu'on  s'applaudit  tous  les  jours  d'en  avoir  eu  une  de 
volonté  forte.  L'idée  de  cette  vie  indépendante  n'a  rappelé 
à  mon  imagination  ni  les  libres  solitudes  de  l'Imaiis  S  ni  les 
îles  faciles  de  la  Pacifique,  ni  les  Alpes  plus  accessibles  et 
déjà  tant  regrettées  -.  Mais  un  souvenir  distinct  m'a  présenté 
d'une  manière  frappante,  et  avec  une  sorte  de  surprise  et 
d'inspiration,  les  rochers  stériles  et  les  bois  de  Fontainebleau. 

Il  faut  que  je  vous  parle  davantage  de  ce  lieu  un  peu 
étranger  au  milieu  de  nos  campagnes.  Vous  comprendrez 
mieux  alors  comment  je  m'y  suis  fortement  attaché. 

Vous  savez  que,  jeune  encore,  je  demeurai  quelques 
années  à  Paris.  Les  parents  avec  qui  j'étais,  malgré  leur  goût 
pour  la  ville,  passèrent  plusieurs  fois  le  mois  de  septembre  à 
la  campagne  chez  des  amis.  Une  année,  ce  fut  à  Fontainebleau, 
et,  deux  autres  fois  depuis,  nous  allâmes  chez  ces  mêmes  per- 
sonnes, qui  demeuraient  alors  au  pied  de  la  forêt,  vers  la 
rivière.  J'avais,  je  crois,  quatorze,  quinze  et  dix-sept  ans, 
lorsque  je  vis  Fontainebleau. 

Après  une  enfance  casanière,  inactive  et  ennuyée,  si  je 
sentais  en  homme  à  certains  égards,  j'étais  enfant  à  beaucoup 
d'autres.  Embarrassé,  incertain,  pressentant  tout  peut-être, 
mais  ne  connaissant  rien,  étranger  à  ce  qui  m'environnait, 
je  n'avais  d'autre  caractère  décidé  que  d'être  inquiet  et  mal. 
heureux.  La  première  fois,  je  n'allai  point  seul  dans  la  forêt  • 

1.  Chaîne  de  montagnes  (^ans  les  2.  Obermann  y  avait  pass6  plu- 

'  Indes.  sieurs  mois. 

LE  XIX'   5.liuLe  PAR   LES   TiXTES.   —   It 


'210  LE    XIX'     SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

je  me  rappelle  peu  ce  que  j'y  éprouvai,  je  sais  seulement  que 
je  préférai  ce  lieu  à  tous  ceux  que  j'avais  vus,  et  qu'il  fut  le 
seul  où  je  désirai  de  retourner. 

L'année  suivante,  je  parcourus  avidement  ces  solitudes  ; 
je  m'y  égarais  à  dessein,  content  lorsque  j'avais  perdu  toute 
trace  de  ma  route,  et  que  je  n'apercevais  aucun  chemin 
fréquenté.  Quand  j'atteignais  l'extrémité  de  la  forêt,  je 
voyais  avec  peine  ces  vastes  plaines  nues  et  ces  clochers  dans 
l'éloignement.  Je  me  retournais  aussitôt,  je  m'enfonçais 
dans  le  plus  épais  du  bois  ;  et,  quand  je  trouvais  un  endroit 
découvert  et  fermé  de  toutes  parts,  où  je  ne  voyais  que  des 
sables  et  des  genièvres,  j'éprouvais  un  sentiment  de  paix, 
de  liberté,  de  joie  sauvage,  pouvoir  de  la  nature  sentie  pour 
la  première  fois  dans  l'âge  facilement  heureux.  Je  n'étais 
pas  gai  pourtant  :  presque  heureux,  je  n'avais  que  l'agitation 
du  bien-être.  Je  m'ennuyais  en  jouissant,  et  je  rentrais 
toujours  triste.  Plusieurs  fois  j'étais  dans  les  bois  avant  que 
le  soleil  parût.  Je  gravissais  les  sommets  encore  dans  l'ombre, 
je  me  mouillais  dans  la  bruyère  pleine  de  rosée  et,  quand  le 
soleil  paraissait,  je  regrettais  la  clarté  incertaine  qui  précède 
l'aurore.  J'aimais  les  fondrières,  les  vallons  obscurs,  les  bois 
épais  ;  j'aimais  les  collines  couvertes  de  bruyères,  j^ aimais 
beaucoup  les  grés  renversés  et  les  rocs  ruineux,  j'aimais  bien 
plus  ces  sables  mobiles  dont  nul  pas  d'homme  ne  marquait 
l'aride  surface  sillonnée  ça  et  là  par  la  trace  inquiète  de  la 
biche  ou  du  lièvre  en  fuite.  Quand  j'entendais  un  écureuil, 
quand  je  faisais  partir  un  daim,  je  m'arrêtais,  j'étais  mieux, 
et  pour  un  moment  je  ne  cherchais  plus  rien.  C'est  à  cette 
époque  que  je  remarquai  le  bouleau,  arbre  solitaire  qui  m'at- 
tristait déjà,  et  que  depuis  je  ne  rencontre  jamais  sans  plaisir. 
J'aime  le  bouleau  ;  j'aime  cette  écorce  blanche,  lisse  et  cre- 
vassée, cette  tige  agreste,  ces  branches  qui  s'inclinent  vers 
la  terre,  la  mobilité  des  feuilles,  et  tout  cet  abandon,  simpli- 
cité de  la  nature,  attitude  des  déserts. 

Temps  perdus,  et  qu'on  ne  saurait  oublier  !  Illusion  trop 
vaine  d'une  sensibilité  expansive  !  Que  l'homme  est  grand 
dans  son  inexpérience  !  qu'il  serait  fécond,  si  le  regard  froid 
de  son  semblable,  si  le  souffle  aride  de  l'injustice  ne  venait 
pas  dessécher  son  cœur  !  J'avais  besoin  de  bonheur,  j'étais 


SèffANCOUR  211 

lié  poui-  souffrir.  Vous  connaissez  ces  jours  sombres,  voisins 
des  frimas,  dont  l'aurore  elle-même,  épaississant  les  brumes, 
ne  commence  la  lumière  que  par  des  traits  sinistres  d'une 
couleur  ardente  sur  les  nues  amoncelées.  Ce  voile  ténébreux, 
ces  rafal&s  orageuses,  ces  lueurs  pâles,  ces  sifflements  à 
travers  les  arbres  qui  plient  et  frémissent,  ces  déchirements 
prolongés  semblables  à  des  gémissements  funèbres,  voilà  lo 
matin  de  la  vie  ;  à  midi,  des  tempêtes  plus  froides  et  plus 
continues  ;  le  soir,  des  ténèbres  plus  épaisses  ;  et  la  journée 
de  l'homme  est  achevée. 

(Obermann.) 


BENJAMIN  CONSTANT 

COMPLICATIONS    SENTIMENTALES  ' 

Une  singulière  révolution  s'opéra  tout  à  coup  dans  la 
conduite  et  les  manières  d'Ellénore  :  jusqu'à  cette  époque, 
eUe  n'avait  paru  occupée  que  de  moi  ;  soudain  je  la  vis 
recevoir  et  rechercher  les  hommages  des  hommes  qui  l'en- 
touraient. Cette  femme  si  réservée,  si  froide,  si  ombrageuse, 
sembla  subitement  changer  de  caractère.  Elle  encourageait 
les  sentiments  et  même  les  espérances  d'une  foule  de  jeunes 
gens,  dont  les  uns  étaient  séduits  par  sa  figure,  et  dont  quel- 
ques autres,  malgré  ses  erreurs  passées,  aspiraient  sérieuse- 
ment à  sa  main  ;  elle  leur  accordait  de  longs  tête-à-tête  ; 
elle  avait  avec  eux  ces  formes  douteuses,  mais  attrayantes, 
qui  ne  repoussent  mollement  que  pour  retenir,  parce  qu'elles 
annoncent  plutôt  l'indécision  que  l'indifférence,  et  des 
retards  que  des  refus.  J'ai  su  par  elle  dans  la  suite,  et  les  faits 
me  l'ont  démontré,  qu'elle  agissait  ainsi  par  un  calcul  faux 
et  déplorable.  Elle  croyait  ranimer  mon  amour  en  excitant 
ma  jalousie  ;  mais  c'était  agiter  des  cendres  que  rien  ne  pou- 
vait réchauffer.  Peut-être  aussi  se  mêlait-il  à  ce  calcul,  sans 
qu'elle  s'en  rendît  compte,  quelque  vanité  de  femme.  Elle 
était  blessée  de  ma  froideur,  elle  voulait  se  prouver  à  elle- 
même  qu'elle  avait  encore  des  moyens  de  plaire.  Peut-être 
enfin,  dans  l'isolement  où  je  laissais  son  cœur,  trouvait-elle 
une  sorte  de  consolation  à  s'entendre  répéter  des  expressions 
d'amour  que  depuis  longtemps  je  ne  prononçais  plus. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  me  trompai  quelque  temps  sur  ses 
motifs.  J'entrevis  l'aurore  de  ma  liberté  future  ;  je  m'en 
félicitai.  Tremblant  d'interrompre  par  quelque  mouvement 
inconsidéré  cette  grande  crise  à  laquelle  j'attachais  ma 
délivrance,  je  devins  plus  doux,  je  parus  plus  content. 
EUénore  prit  ma  douceur  pour  de  la  tendresse,  mon  espoir 
de  la  voir  enfin  heureuse  sans  moi  pour  le  désir  de  la  rendre 

1.  CL,   pour  le   sujet   d'Adolphe,  Précis  de  littérature,  p.  431. 


BENJAMIN   COXSl'ANT  Hi 

heureuse.  Elle  s'applaudit  de  son  stratagème.  Quelquefois 
pourtant  elle  s'alarmait  de  ne  me  voir  aucune  inquiétude  ; 
elle  me  reprochait  de  ne  mettre  aucun  obstacle  à  ces  liaisons 
qui,  en  apparence,  menaçaient  de  me  l'enlever.  Je  repoussais 
.ses  accusations  par  des  plaisanteries,  mais  je  ne  parvenais 
pas  toujours  à  l'apaiser  ;  son  caractère  se  faisait  jour  à  tra- 
vers la  dissimulation  qu'elle  s'était  imposée.  Les  scènes 
recommençaient  sur  un  autre  terrain,  mais  non  moins  ora- 
geuses. EUénore  m'imputait  ses  propres  torts,  elle  m'insinuait 
qu'un  seul  mot  la  ramènerait  à  moi  tout  entière  ;  puis, 
offensée  de  mon  silence,  elle  se  précipitait  de  nouveau  dans 
la  coquetterie  avec  une  espèce  de  fureur. 

C'est  ici  surtout,  je  le  sens,  que  l'on  m'accusera  de  faiblesse. 
Je  voulais  être  libre,  et  je  le  pouvais  avec  l'approbation 
générale  ;  je  le  devais  peut-être  :  la  conduite  d'Ellénore  m'y 
autorisait  et  semblait  m'y  contraindre.  Mais  ne  savais- je  pas 
que  cette  conduite  était  mon  ouvrage  ?  ne  savais-je  pas 
qu'EUénore,  au  fond  de  son  coeur,  n'avait  pas  ce3.se  de  m'ai- 
mer  ?  Pouvais-je  la  punir  d'une  imprudence  que  je  lui 
faisais  commettre,  et,  froidement  hypocrite,  chercher  un 
prétexte  dans  ces  imprudences,  pour  l'abandonner  sans 
pitié  ? 

Certes,  je  ne  veux  point  m'excuser,  je  me  condamne  plus 
sévèrement  qu'un  autre  peut-être  ne  le  ferait  à  ma  place  ;  mais 
je  puis  au  moins  me  rendre  ici  ce  solennel  témoignage,  que 
je  n'ai  jamais  agi  par  calcul,  et  que  j'ai  toujours  été  dirigé 
par  des  sentiments  vrais  et  naturels.  Comment  se  fait-il 
qu'avec  ces  sentiments  je  n'aie  fait  si  longtemps  que  mon 
malheur  et  celui  des  autres  ? 

La  société  cependant  m'observait  avec  surprise.  Mon  séjour 
chez  Ellénore  ne  pouvait  s'expliquer  que  par  un  extrême 
attachement  pour  elle,  et  mon  indifférence  sur  les  liens  qu'elle 
semblait  toujours  prête  à  contracter  démentait  cet  attache- 
ment. L'on  attribua  ma  tolérance  inexplicable  à  une  légèreté 
de  principes,  à  une  insouciance  pour  la  morale,  qui  annon- 
çaient, disait-on,  un  homme  profondément  égoïste  et  que  le 
monde  avait  corrompu.  Ces  conjectures,  d'autant  plus  pro- 
pres à  faire  impression  qu'elles  étaient  plus  proportionnées 
aux  âmes  qui  les  concevaient,  furent  accueillies  et  répétées. 


214  LE    XIX'     SIECLE    PAR     LES    TEXTES 

Le  bruit  en  parvint  enfin  jusqu'à  moi  ;  je  fus  indigné  de  cette 
découverte  inattendue  :  j'étais  méconnu,  calomnié  ;  j'avais, 
pour  une  femme,  oublié  tous  les  intérêts  et  repoussé  tous 
les  plaisirs  de  la  vie,  et  c'était  moi  que  l'on  condamnait. 

Je  m'expliquai  vivement  avec  Ellénore  :  un  mot  fit  dispa- 
raître cette  tourbe  d'adorateurs  qu'elle  n'avait  appelés  que 
pour  me  faire  craindre  sa  perte.  Elle  restreignit  sa  société  à 
quelques  femmes  et  à  un  petit  nombre  d'hommes  âgés.  Tout 
reprit  autour  de  nous  une  apparence  régulière  ;  mais  nous 
n'en  fûmes  que  plus  malheureux  :  Ellénore  se  croyait  de 
nouveaux  droits  ;  je  me  sentais  chargé  de  nouvelles  chaînes. 

Je  ne  saurais  peindre  quelles  amertumes  et  quelles  fureurs 
résultèrent  de  nos  rapports  ainsi  compliqués.  Notre  vie  ne 
fut  qu'un  perpétuel  orage  ;  l'intimité  perdit  tous  ses  charmes, 
et  l'amour  toute  sa  douceur  ;  il  n'y  eut  plus  même  entre  nous 
ces  retours  passagers  qui  semblent  guérir  pour  quelques 
instants  d'incurables  blessures.  La  vérité  se  fit  jour  de  toutes 
parts,  et  j'empruntai,  pour  me  faire  entendre,  les  expressions 
les  plus  dures  et  les  plus  impitoyables.  Je  ne  m'arrêtais  que 
losrque  je  voyais  Ellénore  dans  les  larmes,  et  ces  larmes 
mêmes  n'étaient  qu'une  lave  brûlante  qui,  tombant  goutte  à 
goutte  sur  mon  cœur,  m'arrachait  des  cris,  sans  pouvoir 
m'arracher  un  désaveu.  Ce  fut  alors  que,  plus  d'une  fois,  je  la 
vis  se  lever  pâle  et  prophétique.  «  Adolphe,  s'écriait-elle, 
vous  ne  savez  pas  le  mal  que  vous  faites  ;  vous  l'apprendrez 
un  jour,  vous  l'apprendrez  par  moi,  quand  vous  m'aurez 
précipitée  dans  la  tombe.  »  —  Malheureux  !  lorsqu'elle  parlait 
ainsi,  que  ne  m'y  suis-je  jeté  moi-même  avant  elle  ! 

(Adolphe.) 

PRÈS   DE    LA    MORT» 

Je  voulus  parler  ;  elle  m'interrompit.  «  Que  je  n'entende 
de  vous,  dit-elle,  aucun  mot  cruel.  Je  ne  réclame  plus,  je  ne 
m'oppose  à  rien;  mais  que  cette  voix  que  j'ai  tant  aimée,  que 

1.  Ellénore     déjà     mortellement  de  rester  plus  longtemps  prés  d'elle^ 

atteinte,  a  surpris  une  lettre  dans  malgré  les  objurgations  de  sa  famille; 

laquelle  son  amant  annonce  qu'il  va  mais  la  malheureuse  femme  croit  y 

la  quitter.    Cette    promesse    «  a  été  lire  «  un  arrêt  irrévocable  ».  Adolphe 

dictée  au  jeune  homme  par  le  désir  va  chez  elle  pour  se  justifier. 


BENJAMIN    CONSTANT  iJI5 

cette  voix  qui  retentissait  au  fond  de  mon  cœur  n'y  pénètre 
pa«  pour  le  déchirer.  Adolphe,  Adolphe,  j'ai  été  violente,  j'ai 
pu  vous  offenser  ;  mais  vous  ne  savez  pas  ce  que  j'ai  souffert. 
Dieu  veuille  que  jamais  vous  ne  le  sachiez  »  ! 

Son  agitation  devint  extrême.  Elle  posa  son  front  sur  ma 
main  ;  il  était  brûlant  ;  une  contraction  terrible  défigurait  ses 
traits. 

«  Au  nom  du  ciel,  m'écriai- je,  chère  EUénore,  écoutez-moi. 
Oui,  je  suis  coupable  :  cette  lettre...»  Elle  frémit  et  voulut 
s'éloigner.  Je  la  retins.  «  Faible,  tourmenté,  continuai-je, 
j'ai  pu  céder  un  moment  à  une  instance  cruelle;  mais  n'avez- 
vous  pas  vous-même  mille  preuves  que  je  ne  puis  vouloir  ce 
qui  nous  sépare  ?  J'ai  été  mécontent,  malheureux,  injuste  ; 
mais  pouvez-vous  douter  de  mon  affection  profonde  ?  nos 
âmes  ne  sont-elles  pas  enchaînées  l'une  à  l'autre  par  mille 
liens  que  rien  ne  peut  rompre  ?  tout  le  passé  ne  nous  est-il 
pas  commun  ?  pouvons-nous  jeter  un  regard  sur  les  trois 
années  qui  viennent  de  finir  sans  nous  retracer  des  impres- 
sions que  nous  avons  partagées,  des  plaisirs  que  nous  avons 
goûtés,  des  peines  que  nous  avons  supportées  ensemble  ? 
Ellénore,  commençons  en  ce  jour  une  nouvelle  époque, 
rapjjelons  les  heures  du  bonheur  et  de  l'amour.  » 

Elle  me  regarda  quelque  temps  avec  l'air  du  doute.  «  Votre 
père,  reprit-elle  enfin,  vos  devoirs,  votre  famille,  ce  qu'on 
attend  de  vous  !...  —  Sans  doute,  répondis- je,  une  fois,  un 
jour,  peut-être  »  Elle  remarqua  que  j'hésitais.  «  Mon  Dieu, 
s'écria-t-elle,  pourquoi  m'avait-il  rendu  l'espérance  pour  me 
la  ravir  aussitôt  !  Adolphe,  je  vous  remercie  de  vos  efforts  ; 
ils  m'ont  fait  du  bien,  d'autant  plus  de  bien  qu'ils  ne  vous 
coûteront,  je  l'espère,  aucun  sacrifice  ;  mais,  je  vous  en  con- 
jure, ne  parlons  plus  de  l'avenir...  Ne  vous  reprochez  rien, 
quoi  qu'il  arrive.  Vous  avez  été  bon  pour  moi.  J'ai  voulu  ce 
qui  n'était  pas  possible.  L'amour  était  toute  ma  vie  :  il  ne 
pouvait  être  la  vôtre.  Soignez-moi  maintenant  quelques 
jours  encore.  » 

Des  lai  mes  coulèrent  abondamment  de  ses  yeux  ;  sa 
respiration  fut  moins  oppressée  ;  elle  appuya  sa  tête  sur  mon 
épaule.  «  C'est  ici,  dit-elle,  que  j'ai  toujours  désiré 
mourir.  » 


216  LE     AVA'e    SIÈCLE     PAR    LES     TESTES 

Je  la  serrai  contre  mon  cœur,  j'abjurai  de  nouveau  mes 
projets,  je  désavouai  mes  fureurs  cruelles. 

((  Non,  reprit-elle,  il  faut  que  vous  soyez  libre  et  content.  — 
Puis- je  l'être  si  vous  êtes  malheureuse  ?  —  Je  ne  serai  pas 
longtemps  malheureuse;  vous  n'aurez  pas  longtemps  à  me 
plaindre.  » 

Je  rejetai  loin  de  moi  des  craintes  que  je  voulais  croire 
chimériques. 

«  Non,  non,  cher  Adolphe,  me  dit-elle,  quand  on  a  long- 
temps invoqué  la  mort,  le  ciel  vous  envoie  à  la  fin  je  ne  sais 
quel  pressentiment  infaillible  qui  nous  avertit  que  notre 
prière  est  exaucée.  » 

Je  lui  jurai  de  ne  jamais  la  quitter. 

((  Je  l'ai  toujours  espéré,  maintenant  j'en  suis  sûre.  » 

C'était  une  de  ces  journées  d'hiver  où  le  soleil  semble 
éclairer  tristement  la  campagne  grisâtre,  comme  s'il  regardait 
en  pitié  la  terre  qu'il  a  cessé  de  réchauffer.  Ellénore  me  pro- 
posa de  sortir.  «  Il  fait  bien  froid,  lui  dis-je.  —  N'importe, 
je  voudrais  me  promener  avec  vous.  »  Elle  prit  mon  bras  ; 
nous  marchâmes  longtemps  sans  rien  dire  ;  elle  avançait 
avec  .peine,  et  se  penchait  sur  moi  presque  tout  entière. 
«  Arrêtons-nous  un  instant.  —  Non,  me  répondit-elle,  j'ai 
du  plaisir  à  me  sentir  encore  soutenue  par  vous,  »  Nous 
retombâmes  dans  le  silence.  Le  ciel  était  serein  ;  mais  les 
arbres  étaient  sans  feuilles  ;  aucun  souffle  n'agitait  l'air, 
aucun  oiseau  ne  le  traversait  :  tout  était  immobile,  et  le  seul 
bruit  qui  se  fît  entendre  était  celui  de  l'herbe  glacée  qui  se 
brisait  sous  nos  pas.  «  Comme  tout  cela  est  calme  !  me  dit 
Ellénore  ;  comme  la  nature  se  résigne  !  Le  cœur  aussi  ne  doit-il 
pas  apprendre  à  se  résigner  »  ?  Elle  s'assit  sur  une  pierre  ;  tout 
à  coup  elle  se  mit  à  genoux,  et,  baissant  la  tête,  elle  l'appuya 
sur  ses  deux  mains.  J'entendis  quelques  mots  prononcés  à 
voix  basse.  Je  m'aperçus  qu'elle  priait.  Se  relevant  enfin  : 
«  Rentrons,  dit-elle,  le  froid  m'a  saisie.  J'ai  peur  de  me  trou- 
ver mal.  Ne  me  dites  rien  ;  je  ne  suis  pas  en  état  de  vous 
entendre.  » 

(Adolphe.) 


ALFRED  DE  VIGNY 

LE    ROMAV   ET   L'HISTOIRE 

A  quoi  bon  les  Arts,  s'ils  n'étaient  que  le  redoublement  et 
la  contre-épreuve  de  l'existence  ?  Eh  !  bon  Dieu,  nous  ne 
voyons  que  trop  autour  de  nous  la  triste  et  désenchanteresse 
réalité  :  la  tiédeur  insupportable  des  demi-caractères,  des 
ébauches  de  vertus  et  de  vices,  des  amours  irrésolus,  des 
liaines  mitigées,  des  amitiés  tremblotantes,  des  doctrines 
variables,  des  fidélités  qui  ont  leur  liausse  et  leur  baisse,  des 
opinions  qui  s'évaporent  ;  laissez-nous  rêver  que  parfois  ont 
paru  des  hommes  plus  forts  et  plus  grands,  qui  furent  des 
bons  ou  des  méchants  plus  résolus  ;  cela  fait  du  bien.  Si  la 
pâleur  de  votre  Vrai  nous  poursuit  dans  l'Art,  nous  ferme- 
rons ensemble  le  théâtre  et  le  livre  pour  ne  pas  le  rencontrer 
deux  fois.  Ce  que  l'on  veut  des  œuvres  qui  font  mouvoir  des 
fantômes  d'hommes,  c'est,  je  le  répète,  le  spectacle  philoso- 
phique de  l'homme  profondément  travaillé  par  les  passions 
de  son  caractère  et  de  son  temps  c'est  donc  la  Vérité  de 
cet  homme  et  de  ce  temps,  mais  tous  deux  élevés  à  une 
puissance  supérieure  et  idéale  qui  en  concentre  toutes  les 
forces.  On  la  reconnait,  cette  Vérité,  dans  les  œuvres  de  la 
pensée,  comme  l'on  se  récrie  sur  la  ressemblance  d'un  por- 
trait dont  on  n'a  jamais  vu  l'original  ;  car  un  beau  talent 
peint  la  vie  plus  encore  que  le  vivant. 

Pour  achever  de  dissiper  sur  ce  point  les  scrupules  de  quel- 
ques consciences  littérairement  timorées  que  j'ai  vues  saisies 
d'un  trouble  tout  particulier  en  considérant  la  hardiesse  avec 
laquelle  l'imagination  se  jouait  des  personnages  les  plus 
graves  qui  aient  jamais  eu  vie,  je  me  hasarderai  jusqu'à 
avancer  que,  non  dans  son  entier,  je  ne  l'oserais  dire,  mais 
dans  beaucoup  de  ses  pages,  et  qui  ne  sont  peut-être  pas  les 
moins  belles,  I'Histoike  est  un  roman  dont  le  peuple 
EST  l'auteur.  L'esprit  humain  ne  me  semble  se  soucier  du 
VRAI  que  dans  le  caractère  général  d'une  époque  ;  ce  qui  lui 
importe  surtout,  c'est  la  masse  des  événements  et  les  grands 
pas  de  l'humanité  qui  emportent  les  individus  ;  mais,  indi- 


218  LE    XIX'    SIECLE     PAR    LES    TEXTES 

fférent  sur  les   détails,  il  les  aime  moins  réels  que  beaux, 
ou  plutôt  grands  et  complets... 

Le  fait  adopté  est  toujours  mieux  composé  que  le  vrai,  et 
n'est  même  adopté  que  parce  qu'il  est  plus  beau  que  lui  ; 
c'est  que  I'Humanité  entière  a  besoin  que  ses  destinées 
soient,  pour  elle-même,  une  suite  de  leçons  ;  plus  indifférente 
qu'on  ne  le  pense  sur  la  réalité  des  faits,  elle  cherche  à 
perfectionner  l'événement  pour  lui  donner  une  grande  signi- 
fication morale,  sentant  bien  que  la  succession  des  scènes 
qu'elle  joue  sur  la  terre  n'est  pas  une  comédie,  et  que,  puis- 
qu'elle avance,  elle  marche  à  un  but  dont  il  faut  chercher 
l'explication  au  delà  de  ce  qui  se  voit. 

Quant  à  moi,  j'avoue  que  je  sais  bon  gré  à  la  voix  publique 
d'en  agir  ainsi,  car  souvent  sur  la  plus  belle  vie  se  trouvent 
des  taches  bizarres  et  des  défauts  d'accord  qui  me  font  peine 
lorsque  je  les  aperçois.  Si  un  homme  me  paraît  un  modèle 
parfait  d'une  grande  et  noble  faculté  de  l'âme,  et  que  l'on 
vienne  m'apprendre  quelque  ignoble  trait  qui  le  défigure,  je 
m'en  attriste,  sans  le  connaître,  comme  d'un  malheur  qui 
me  serait  personnel,  et  je  voudrais  presque  qu'il  fût  mort 
avant  l'altération  de  son  caractère. 

Aussi,  lorsque  la  Muse  (et  j'appelle  ainsi  l'Art  tout  entier, 
tout  ce  qui  est  du  domaine  de  l'imagination,  à  peu  près 
comme  les  anciens  nommaient  Musique  l'éducation  entière), 
lorsque  la  Muse  vient  raconter,  dans  ses  formes  passionnées, 
les  aventures  d'un  personnage  que  je  sais  avoir  vécu,  et 
qu'elle  recompose  ses  événements,  selon  le  plus  grande  idée 
de  vice  ou  de  vertu  que  l'on  puisse  concevoir  de  lui,  réparant 
les  vides,  voilant  les  disparates  de  sa  vie  et  lui  rendant  cette 
unité  parfaite  de  conduite  que  nous  aimons  à  voir  représentée' 
même  dans  le  mal  ;  si  elle  conserve  d'ailleurs  la  seule  chose 
essentielle  à  l'instruction  du  monde,  le  génie  de  l'époque,  je 
ne  sais  pourquoi  l'on  serait  plus  difficile  avec  elle  qu'avec 
cette  voix  des  peuples  qui  fait  subir  chaque  jour  à  chaque  fait 
de  si  grandes  mutations  ^. 

Cette  liberté,  les  anciens  la  portaient  dans  l'histoire  même  ; 

1.  La  théorie  tout  idéaliste  de"  Alors,  où  elle  a  d'ailleurs  faussé 
Vigny  a  sa  grandeur  et  sa  beauté  ;  non  seulement  les  caractères,  mais 
on  en  reconnaît  le  péril  dans  Cinq-       aussi  la  couleur  et  le  ton. 


AURED    DE     \U.SY  219 

ils  n'y  voulaient  voir  que  la  marche  générale  et  le  large  mou* 
vement  des  sociétéV  et  des  nations,  et,  sur  ces  grands  fleuves 
déroulés  dans  un  coins  bien  distinct  et  bien  pur,  ils  jetaient 
quelques  figures  colossales,  symboles  d'un  grand  caractère 
et  d'une  haute  pensée.  On  pourrait  presque  calculer  géomé- 
triquement que,  soumise  à  la  double  compasition  de  l'opinion 
et  de  l'écrivain,  leur  histoire  nous  arrive  de  troisième  main 
et  éloignée  de  deux  degrés  de  la  vérité  du  fait. 

C'est  qu'à  leurs  yeux,  l'Histoire  était  une  œuvre  de  l'Art  ; 
et,  pour  avoir  méconnu  que  c'est  là  sa  nature,  le  monde 
chrétien  tout  entier  a  encore  à  désirer  un  monument  histo- 
rique pareil  à  ceux  qui  dominent  l'ancien  monde  et  consacrent 
la  mémoire  de  ses  destinées,  comme  ses  pyramides,  ses 
obélisques,  ses  pylônes  et  ses  portiques  dominent  encore  la 
terre  qui  lui  fut  connue,  et  y  consacrent  la  grandeur  antique. 

Si  donc  nous  trouvons  partout  les  traces  de  ce  penchant 
à  déserter  le  positif,  pour  apporter  I'idéal  jusque  dans  les 
annales,  je  crois  qu'à  plus  forte  raison  l'on  doit  s'abandonner 
à  une  grande  indifférence  de  la  réalité  historique  pour  juger 
les  œuvres  dramatiques,  poèmes,  romans  ou  tragédies,  qui 
empruntent  à  l'iiistoire  des  personnages  mémorables.  L'Art 
ne  doit  jamais  être  considéré  que  dans  ses  rapports  avec  la 
BEAUTÉ  IDÉALE.  Il  faut  le  dire,  ce  qu'il  y  a  de  vrai  n'est  que 
secondaire,  c'est  seulement  une  illusion  de  plus  dont  il 
s'embelht,  un  de  nos  penchants  qu'il  caresse.  Il  pourrait  s'en 
passer,  car  la  vérité  dont  il  doit  se  nourrir  est  la  vérité 
d'observation  sur  la  nature  humaine,  et  non  V authenticité  du 
fait.  Les  noms  des  personnages  ne  font  rien  à  la  chose. 

L'Idée  est  tout.  Le  nom  propre  n'est  rien  que  l'exemple  et 
la  preuve  de  l'idée.  {Préface  de  Cinq-Mars, 

Édition  définitive;  Ch.  Delagrave,  éditeur.) 


LE  ROI  et    le  CARDI.VAL» 

... —  Ecoutez-moi,  dit  tout  à  coup  Richelieu  d'une  voix  ton- 
nante, il  faut  que  tout  finisse  aujourd'hui.  Votre  favori  est  à 

1.  Richelieu,  ayant  surpris  la  con-      Louis    XIII,   qui   hésite   entre   soo 
juration  tramée  contre  lui  par  Cinq-      favori  et  son  ministre. 
Mars,    vient     de    s'en    phiindre    ù 


t2ô  LE    MX"    SIECLE  PAR    LES    TEXTES 

cheval  à  la  tête  de  son  parti  ;  choisissez  entre  lui  et  moi. 
Livrez  l'enfant  ^  à  l'homme  ou  l'homme  à  l'enfant,  il  n'y  a 
pas  de  milieu. 

—  Eh  !  que  voulez- vous  donc,  si  je  vous  favorise  4  dit  le  roi. 

—  Sa  tête  et  celle  de  son  confident  ^. 

—  Jamais...  c'est  impossible  !  reprit  le  roi  avec  horreur  et 
tombant  dans  la  même  irrésolution  où  il  était  avec  Cinq- 
Mars  contre  Richelieu.  Il  est  mon  ami  aussi  bien  que  vous  ; 
mon  cœur  souffre  de  l'idée  de  sa  mort.  Pourquoi  aussi  n'étiez- 
vous  pas  d'accord  tous  les  deux  ?  pourquoi  cette  division  ? 
C'est  ce  qui  l'a  amené  jusque-là.  Vous  avez  fait  mon  déses- 
poir :  vous  et  lui,  vous  me  rendez  le  plus  malheureux  des 
hommes  ! 

Louis  cachait  sa  tête  dans  ses  deux  mains  en  parlant,  et 
peut-être  versait-il  des  larmes;  mais  l'inflexible  ministre  le 
suivait  des  yeux  comme  on  regarde  sa  proie,  et,  sans  pitié, 
sans  lui  accorder  un  moment  pour  respirer,  profita  au  con- 
traire de  ce  trouble  pour  parler  plus  longtemps. 

—  Est-ce  ainsi,  disait-il  avec  une  parole  dure  et  froide,  que 
vous  vous  rappelez  les  commandements  que  Dieu  même  vous 
a  faits  par  la  bouche  de  votre  confesseur  ?  Vous  me  dîtes  un 
jour  que  l'Eglise  vous  ordonnait  expressément  de  révéler  à 
votre  premier  ministre  tout  ce  que  vous  entendriez  contre  lui, 
et  je  n'ai  jamais  rien  su  par  vous  de  ma  mort  prochaine.  Il  a 
fallu  que  des  amis  plus  fidèles  vinssent  m'apprendre  la  con- 
juration, que  les  coupables  eux-mêmes,  par  un  coup  de  la 
Providence,  se  livrassent  à  moi  pour  me  faire  l'aveu  de  leurs 
fautes.  Un  seul,  le  plus  endurci,  le  moindre  de  tous,  résiste 
encore  ;  et  c'est  lui  qui  a  tout  conduit,  c'est  lui  qui  livre  la 
France  à  l'étranger  ^,  qui  renverse  en  un  jour  l'ouvrage  de 
mes  vingt  années,  soulève  les  huguenots  du  Midi,  appelle  aux 
armes  tous  les  ordres  de  l'Etat,  ressuscite  des  prétentions 
écrasées,  et  rallume  enfin  la  Ligue  éteinte  par  votre  père  ; 
car  c'est  elle,  ne  vous  y  trompez  pas,  c'est  elle  qui  relève 
toutes  ses  têtes  contre  vous.  Etes-vous  prêt  au  combat  ? 
où  donc  est  votre  massue  *  ? 

1.  Cinq-Mars  était  dans  sa  vingt-  4.  Toutes  ses  têtes...  votre  massue. 
deuxième  année.  I.a  Ligue  est  une   sorte   d'hydre  ;  il 

2.  Son  confident.   De  Tliou.  faudrait,  pour  l'abattre,   la  massue 

3.  Un  traité  avec  l'Espagne  avait  d'Hercule, 
été  signé  par  Cinq-Mars. 


ALFRED    DE    VIGXV  221 

Le  roi,  anéanti,  ne  répondait  pas,  et  cachait  toujours  sa 
tête  dans  ses  mains.  Le  cardinal,  inexorable,  croisa  les  bras 
et  poursuivit  : 

—  Je  crains  qu'il  ne  vous  vienne  à  l'esprit  que  c'est  pour 
moi  que  je  parle.  Croyez-vous  vraiment  que  je  ne  me  juge 
pas,  et  qu'un  tel  adversaire  m'importe  beaucoup  ?  En  vérité, 
je  ne  sais  à  quoi  il  tient  que  je  ne  vous  laisse  faire,  et  mettre 
cet  immense  fardeau  de  l'Etat  dans  la  main  de  ce  jouvenceau. 
Vous  pensez  bien  que,  depuis  vingt  ans  que  je  connais  votre 
cour,  je  ne  suis  pas  sans  m'être  assuré  quelque  retraite  où, 
malgré  vous-même,  je  pourrais  aller,  de  ce  pas,  achever  les 
six  mois  peut-être  qu'il  me  reste  de  vie.  Ce  serait  un  curieux 
spectacle  pour  moi  que  celui  d'un  tel  règne  !  Que  répondrez- 
vous,  par  exemple,  lorsque  tous  ces  petits  potentats,  se  rele- 
vant dès  que  je  ne  pèserai  plus  sur  eux,  viendront  à  la  suite 
de  votre  frère  vous  dire,  comme  ils  l'ont  fait  à  Henri  IV 
sur  son  trône  :  «  Partagez-nous  tous  les  grands  gouverne- 
ments à  titres  héréditaires  et  souveraineté,  nous  serons  con- 
tents ».  Vous  le  ferez,  je  n'en  doute  pas,  et  c'est  la  moindre 
chose  que  vous  puissiez  accorder  à  ceux  qui  vous  auront 
déUvré  de  Richelieu  ;  et  ce  sera  plus  heureux  peut-être,  car, 
pour  gouverner  l'Ile-de-France,  qu'ils  vous  laisseront  sans 
doute  comme  domaine  originaire,  votre  nouveau  ministre 
n'aura  pas  besoin  de  tant  de  papiers  ! 

En  parlant  il  poussa  avec  colère  la  vaste  table  qui  remplis- 
sait presque  la  chambre,  et  que  surchargeaient  des  papiers 
et  des  portefeuilles  sans  nombre. 

Louis  fut  tiré  de  son  apathique  méditation  par  l'excès 
d'audace  de  ce  discours  ;  il  leva  la  tête  et  sembla  un  instant 
avoir  pris  une  résolution  par  crainte  d'en  prendre  une  autre. 

—  Eh  bien  !  Monsieur,  dit-il,  je  répondrai  que  je  veux 
régner  par  moi  seul. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  Richelieu  ;  mais  je  dois  vous  pré- 
venir que  les  affaires  du  moment  sont  difficiles.  Voici  l'heure 
où  l'on  m'apporte  mon  travail  ordinaire. 

—  Je  m'en  charge,  reprit  Louis,  j'ouvrirai  les  portefeuilles, 
je  donnerai  mes  ordres. 

—  Essayez  donc,  dit  Richelieu,  je  me  retire,  et,  si  quelque 
chose  vous  arrête,  vous  m'appellerez. 


222  LE    A7A'«    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

Il  sonna  ;  à  l'instant  même  et  comme  s'ils  eussent  attendu 
le  signal,  quatre  valets  de  pied  entrèrent  et  emportèrent  son 
fauteuil  et  sa  personne  dans  un  autre  appartement  ;  car,  nous 
l'avons  dit,  il  ne  pouvait  plus  marcher.  En  passant  dans  la 
chambre  où  travaillaient  les  secrétaires,  il  dit  à  haute  voix  : 

—  Qu'on  prenne  les  ordres  de  Sa  Majesté...  ^ 


—  Richelieu  !  cria-t-il  d'une  voix  étouffée,  en  agitant  une 
sonnette  ;  qu'on  appelle  le  Cardinal  ! 

Et  il  tomba  évanoui  dans  un  fauteuil. 

Lorsque  le  roi  rouvrit  les  yeux,  ranimé  par  les  odeurs 
fortes  et  les  sels  qu'on  lui  avait  mis  sur  les  lèvres  et  les 
tempes,  il  vit  un  instant  des  pages,  qui  se  retirèrent  sitôt 
qu'il  eut  entr'ouvert  ses  paupières,  et  se  retrouva  seul  avec 
le  Cardinal.  L'impassible  ministre  avait  fait  poser  sa  chaise 
longue  contre  le  fauteuil  du  roi,  comme  le  siège  d'un  médecin 
près  du  lit  de  son  malade,  et  fixait  ses  yeux  étincelants  et 
scrutateurs  sur  le  visage  pâle  de  Louis.  Sitôt  qu'il  put  l'en- 
tendre, il  reprit  d'une  voix  sombre  son  terrible  dialogue. 

—  Vous  m'avez  rappelé,  dit-il,  que  me  voulez-vous  ? 
Louis,  renversé  sur  son  oreiller,  entr'ouvrit  les  yeux  et 

regarda,  puis  se  hâta  de  les  refermer.  Cette  tête  décharnée, 
armée  de  deux  yeux  flamboyants  et  terminée  par  une  barbe 
aiguë  et  blanchâtre,  cette  calotte  et  ces  vêtements  de  la 
couleur  du  sang  et  des  flammes,  tout  lui  représentait  un 
esprit  infernal. 

—  Régnez,  dit-il  d'une  voix  faible. 

—  Mais...  me  livrez- vous  Cinq-Mars  et  de  Thou  ?  pour- 
suivit l'implacable  ministre  en  s'approchant  pour  lire  dans  les 
yeux  éteints  du  prince,  comme  un  avide  héritier  poursuit 
jusque  dans  la  tombe  les  dernières  lueurs  de  la  volonté  d'un 
mourant. 

—  Régnez,  répéta  le  roi  en  détournant  la  tête. 

{Cinq-Mars,  Œuvres  complètes,  édition  définitive; 
Ch.  Delagrave,  éditeur.) 

1.  Le  roi,  resté  seul,  ouvre  quel-      de  diriger  par  lui-même  les  affaires, 
ques-uns  des  portefeuilles  placés  sur      Alors,  il  rappelle  son  ministre, 
la  table,  et  sent  qu'il  est  incapable 


ALFRED    DE    VIGXY  223 

LA  CAXXE  DE  JOMC 

...  Je  m'en  allai  ',  avec  mon  lieutenant  en  second,  préparer 
un  peu  notre  soirée.  L'essentiel,  comme  vous  le  voyez,  était 
(le  ne  pas  faire  de  bruit.  Je  passai  l'inspection  des  armes  et  je 
Hs  enlever,  avec  le  tire-bourre,  les  cartouches  de  toutes  celles 
qui  étaient  chargées.  Ensuite,  je  me  promenai  quelque  temps 
avec  mes  sergents,  en  attendant  l'heure.  A  dix  heures  et 
demie,  je  leur  fis  mettre  leur  capote  sur  l'habit  et  le  fusil 
cache  sous  la  capote  ;  car,  quelque  chose  qu'on  fasse,  la 
baïoiinette  se  voit  toujours,  et,  quoiqu'il  fît  autrement  sombre 
qu'à  présent,  je  ne  m'y  fiais  pas.  J'avais  observé  les  petits 
sentiers  bordés  de  haies  qui  conduisaient  au  corps  de  garde 
russe,  et  j'y  fis  monter  les  plus  déterminés  gaillards  que  j'aie 
jamais  commandés.  Ils  avaient  l'habitude  des  Russes,  et 
savaient  comment  les  prendre.  Les  factionnaires  que  nous 
rencontrâmes  en  montant  disparurent  sans  bruit,  comme  des 
roseaux  que  l'on  couche  par  terre  avec  la  main.  Celui  qui 
était  devant  les  armes  demandait  plus  de  soins.  Il  était 
immobile,  l'arme  au  pied  et  le  menton  sur  le  fusil  ;  le  pauvre 
diable  se  balançait  comme  un  homme  qui  s'endort  de  fatigue 
et  va  tomber.  L^'^n  de  mes  grenadiers  le  prit  dans  ses  bras  en 
le  serrant  à  l'étouffer,  et  deux  autres,  l'ayant  bâillonné,  le 
jetèrent  dans  les  broussailles.  J'arrivai  lentement  et  je  ne  pus 
me  défendre,  je  l'avoue,  d'une  certaine  émotion  que  je 
n'avais  jamais  éprouvée  au  moment  des  autres  combats. 
C'était  la  honte  d'attaquer  des  gens  couchés.  Je  les  voyais 
roulés  dans  leurs  manteaux,  éclairés  par  une  lanterne  sourde, 
et  le  cœur  me  battit  violemment.  Mais,  tout  à  coup,  au 
moment  d'agir,  je  craignis  que  ce  ne  fût  une  faiblesse  qui 
ressemblât  à  celle  des  lâches,  j'eus  peur  d'avoir  senti  la  peur 
une  fois,  et,  prenant  mon  sabre  caché  sous  mon  bras,  j'entrai 
le  premier,  brusquement,  donnant  l'exemple  à  mes  grena- 
diers. Je  leur  fis  un  geste  qu'ils  comprirent  ;  ils  se  jetèrent 
d'abord  sur  les  armes,  puis  sur  les  hommes,  comme  des  loups 
sur  un  troupeau.  Oh  !  ce  fut  une  boucherie  sourde  et  hor- 

1 .  C'est  le  capitaine  Renaud  qui      lever  aux  Russes  une  grange  qui  est 
fiiit  ce  lécit.  Son  colonel,  pendant  la       '  la  clef  de  Reims  % 
campagne  de  1814,  l'a  chargé  d'en- 


'2U  LE    XIX'    SIECLE     PAR    LES    TEXTES 

rible  !  la  baïonnette  perçait,  la  crosse  assommait,  le  genou 
étouffait,  la  main  étranglait.  Tous  les  cris  à  peine  poussés 
étaient  éteints  sous  les  pieds  de  nos  soldats,  et  nulle  tête  ne  se 
soulevait  sans  recevoir  le  coup  mortel.  En  entrant,  j'avais 
frappé  au  hasard  un  coup  terrible,  devant  moi,  sur  quelque 
chose  de  noir  que  j'avais  traversé  d'outre  en  outre  :  un  vieux 
officier,  homme  grand  et  fort,  la  tête  chargée  de  cheveux 
blancs,  se  leva  comme  un  fantôme,  jeta  un  cri  affreux  en 
voyant  ce  que  j'avais  fait,  me  frappa  à  la  figure  d'un  coup 
d'épée  violent,  et  tomba  mort  à  l'instant  sous  les  baïon- 
nettes. Moi,  je  tombai  assis  à  côté  de  lui,  étourdi  du  coup 
porté  entre  les  yeux,  et  j'entendis  sous  moi  la  voix  mourante 
et  tendre  d'un  enfant  qui  disait  :  papa... 

Je  compris  alors  mon  œuvre,  et  j'y  regardai  avec  un 
empressement  frénétique.  Je  vis  un  de  ces  officiers  de  qua- 
torze ans,  si  nombreux  dans  les  armées  russes  qui  nous  enva- 
hirent à  cette  époque,  et  que  l'on  traînait  à  cette  terrible 
•école.  Ses  longs  cheveux  bouclés  tombaient  sur  sa  poitrine, 
aussi  blonds,  aussi  soyeux  que  ceux  d'une  femme,  et  sa  tête 
s'était  penchée  comme  s'il  n'eût  fait  que  s'endormir  une 
seconde  fois.  Ses  lèvres  roses,  épanouies  comme  celles  d'un 
nouveau-né,  semblaient  encore  engraissées  par  le  lait  de  la 
nourrice,  et  ses  grands  yeux  bleus  entr'ouverts  avaient  une 
beauté  de  forme  candide,  féminine  et  caressante.  Je  le  sou- 
levai sur  un  bras,  et  sa  joue  tomba  sur  ma  joue  ensanglantée, 
comme  s'il  allait  cacher  sa  tête  entre  le  menton  et  l'épaule  de 
sa  mère  pour  se  réchauffer.  Il  semblait  se  blottir  sous  ma 
poitrine  pour  fuir  ses  meurtriers.  La  tendresse  filiale,  la  con- 
fiance et  le  repos  d'un  sommeil  délicieux  reposaient  sur  sa 
figure  morte,  et  il  paraissait  me  dire  :  dormons  en  paix. 

Etait-ce  là  un  ennemi  ?  m'écriai-je.  —  Et  ce  que  Dieu  a 
mis  de  paternel  dans  les  entrailles  de  tout  homme  s'émut  et 
tressaillit  en  moi  ;  je  le  serrais  contre  ma  poitrine,  lorsque  je 
sentis  que  j'appuyais  sur  moi  la  garde  de  mon  sabre  qui  tra- 
versait son  cœur  et  qui  avait  tué  cet  ange  endormi.  Je  voulus 
pencher  ma  tête  sur  sa  tête,  mais  mon  sang  le  couvrit  de 
larges  taches  ;  je  sentis  la  blessure  de  mon  front,  et  je  me 
souvins  qu'elle  m'avait  été  faite  par  son  père.  Je  regardai 
honteusement  de  côté,  et  je  ne  vis  qu'un  amas  de  corps  que 


ALFRED    DE     IHjXY  225 

mes  grenadiers  tiraient  par  les  pieds  et  jetaient  dehors,  ne 
leur  prenant  que  des  cartouches.  En  ce  moment,  le  colonel 
entra  suivi  de  la  colonne,  dont  j'entendis  le  pas  et  les  armes. 

—  Bravo  !  mon  cher,  me  dit-il,  vous  avez  enlevé  ça  leste- 
ment. Mais  vous  êtes  blessé  ? 

—  Regardez  cela,  dis-je  ;  quelle  différence  y  a-t-il  entre 
moi  et  un  assassin  ? 

—  Eh  !  sacredié,  mon  cher,  que  voulez- vous  ?  c'est  le  métier. 

—  C'est  juste  répondis-je,  et  je  me  levai  pour  aller  repren- 
dre mon  commandement. 

L'enfant  retomba  dans  les  plis  de  son  manteau  dont  je 
l'enveloppai,  et  sa  petite  main  ornée  de  grosses  bagues  laissa 
échapper  une  canne  de  jonc,  qui  tomba  sur  ma  main  comme 
s'il  me  l'eût  donnée.  Je  la  pris,  je  résolus,  quels  que  fussent 
mes  périls  à  venir,  de  n'avoir  plus  d'autre  arme,  et  je  n'eus 
pas  l'audace  de  retirer  de  sa  poitrine  mon  sabre  d'égorgeur. 

{La  Canne  de  jonc,  Œuvres  complètes,  édition  définitive  ; 
Ch.  Delagrave,  éditeur.) 


LE  XIXe  SIÈCLE    PAR   LES  TEXTE».    —   15 


MÉRIMÉE 


MERGY  CHEZ   L'HOTELIER  DU   LION  D'OR^ 

Le  porteur  d'arquebuse  avait  son  arme  haute  et  soufflait 
sa  mèche  allumée.  L'hôte,  tout  couvert  de  sang,  car  son  nez 
avait  été  violemment  meurtri  dans  sa  chute  ^,  se  tenait 
derrière  ses  amis,  tel  que  Ménélas  blessé  derrière  les  rangs  des 
Grecs.  Au  lieu  de  Machaon  ou  de  Podalire  ^,  sa  femme,  les 
cheveux  en  désordre  et  sa  coifife  dénouée,  lui  essuyait  la 
figure  avec  une  serviette  sale. 

Mergy  prit  son  parti  sans  balancer.  Il  marcha  droit  à  celui 
qui  tenait  l'arquebuse  et  lui  présenta  la  bouche  de  son  pistolet 
à  la  poitrine. 

—  Jette  ta  mèche  ou  tu  es  mort  !  s'écria-t-il. 

La  mèche  tomba  à  terre,  et  Mergy,  appuyant  sa  botte  sur 
le  bout  de  corde  enflammé,  l'éteignit.  Aussitôt  tous  les  confé- 
dérés mirent  bas  les  armes  en  même  temps. 

—  Pour  vous,  dit  Mergy,  en  s'adressant  à  l'hôte,  la  petite 
correction  que  vous  avez  reçue  de  moi  vous  apprendra  sans 
doute  à  traiter  les  gens  avec  plus  de  politesse  ;  si  je  voulais, 
je  vous  ferais  retirer  votre  enseigne  par  le  bailli  du  lieu  ; 
mais  je  ne  suis  pas  méchant.  Voyons,  combien  vous  dois-je 
pour  mon  écot  1 

Maître  Eustache,  remarquant  qu'il  avait  désarmé  son 
redoutable  pistolet  et  qu'en  parlant  il  le  remettait  à  sa  cein- 
ture, reprit  un  peu  courage,  et,  tout  en  s'essuyant,  il  mur- 
mura tristement  : 

—  Briser  les  plats,  battre  les  gens,  casser  le  nez  aux  bons 

1.  Bernard  de  Mergy,  jeune  gen-  mais  bientôt  les  gens  de  l'auberge, 

tilhomme,  a  soupe,  dans  l'auberge  maître  Eustache  à  leur  tête,  vien- 

du  Lion  d'Or,  près  d'Etampes,  avec  nent  assiéger  sa  chambre.  Pistolets 

une  troupe  de  reîtres.  Le  lendemain,  en  main,  il  leur  fait  dégringoler  l'es- 

au  réveil  il  constate  que  les  reîtres,  calier,  puis  les  poursuit  jusque  dans 

plus  matinaux,  l'ont  allégé  de  près-  la  cuisine. 

que  tout  son  argent  ;  et  d'autre  part  2.   Il  était  tombé  en  descendant 

maître  Eustache,  l'aubergiste,  veut  l'escalier  à  la  hâte, 

être  dédommagé  des  dégâts  commis  3.  Fils  d'Esculape,  célèbres  méde- 

]a  veille  par  le  jeune  homme  et  ses  cins. 
oreligionnaires.  Mergy  le  repousse  ; 


MERIMEE  '227 

chrétiens,  faire  un  vacarme  d'enfer...  je  ne  sais  comment, 
après  cela,  on  peut  dédommager  un  honnête  homme. 

—  Voyons,  reprit  Mergy  en  souriant.  Votre  nez  cassé,  je 
vous  le  paierai  ce  qu'il  vaut  selon  moi.  Pour  vos  plats  brisés, 
adressez-vous  aux  reîtres,  c'est  leur  affaire.  Reste  à  savoir 
ce  que  je  vous  dois  pour  mon  souper  d'hier. 

L'hôte  regardait  sa  femme,  ses  marmitons  et  son  voisin, 
comme  s'il  eût  voulu  leur  demander  à  la  fois  aide  et  pro- 
tection. 

—  Les  reîtres,  les  reîtres  !  dit-il,  voir  de  leur  argent,  ce 
n'est  pas  chose  aisée  ;  leur  capitaine  m'a  donné  trois  livres, 
et  le  cornette  ^  un  coup  de  pied. 

Mergy  prit  un  des  écus  d'or  qui  lui  restaient. 

—  Allons,  dit-il,  séparons-nous  bons  amis. 

Et  il  le  jeta  à  maître  Eustache  qui,  au  lieu  de  tendre  la 
main,  le  laissa  dédaigneusement  tomber  sur  le  plancher. 

—  Un  écu  !  s'écria-t-il,  un  écu  pour  cent  bouteilles  cassées  ; 
un  écu  pour  ruiner  une  maison  ;  un  écu  pour  battre  les 
gens  ! 

—  Un  écu,  rien  qu'un  écu  !  reprit  la  femme  sur  un  ton 
aussi  lamentable.  Il  vient  ici  des  gentilshommes  catholiques 
qui  parfois  font  un  peu  de  tapage,  mais  au  moins  ils  savent 
le  prix  des  choses. 

Si  Mergy  avait  été  plus  en  fonds,  il  aurait  sans  doute  sou- 
tenu la  réputation  de  libéralité  de  son  parti. 

—  A  la  bonne  heure,  répondit-il  sèchement,  mais  ces 
gentilshommes  catholiques  n'ont  pas  été  volés.  Décidez- vous, 
ajouta-t-il  ;  prenez  cet  écu,  ou  vous  n'aurez  rien.  Et  il  fit 
un  pas  comme  pour  le  reprendre.  L'hôtesse  le  ramassa  sur- 
le-champ. 

—  Allons  !  qu'on  m'amène  mon  cheval  ;  et  toi,  quitte  cette 
broche  ^  et  porte  ma  valise. 

—  Votre  cheval,  mon  gentilhomme  !  dit  l'un  des  valets  de 
maître  Eustache  en  faisant  une  grimace. 

L'hôte,  malgré  son  chagrin,  releva  la  tête  et  ses  yeux 
brillèrent  un  instant  d'une  expression  maligne. 

1.  Cornette.  O.Tlîler  de  cavalerie  mitons  qui  avaient  pris  des  broches 
qui  portait  l'éteadard.  en  guise  d'armes. 

2:  Mergy  s'adresse  à  un  dss  mar- 


228  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

—  Je  vais  vous  l'amener  moi-même,  mon  bon  seigneur  ; 
je  vais  vous  amener  votre  bon  cheval. 

Et  il  sortit,  tenant  toujours  la  serviette  devant  son  nez. 
Mergy  le  suivit.  Quelle  fut  sa  surprise  quand,  au  lieu  du  beau 
cheval  alezan  qui  l'avait  amené,  il  vit  un  petit  cheval  pie  \ 
vieux,  couronné,  et  défiguré  encore  par  une  large  cicatrice 
à  la  tête.  Au  lieu  de  sa  selle  de  fin  velours  de  Flandre,  il 
voyait  une  selle  de  cuir  garnie  de  fer,  telle  enfin  qu'en  avaient 
les  soldats. 

—  Que  signifie  ceci  ?  où  est  mon  cheval  ? 

—  Que  votre  seigneurie  prenne  la  peine  d'aller  le  demander 
à  messieurs  les  reîtres  protestants,  répondit  l'hôte  avec  une 
feinte  humilité  ;  ces  dignes  étrangers  l'ont  emmené  avec  eux  : 
il  faut  qu'ils  se  soient  trompés  à  cause  de  la  ressemblance. 

—  Beau  cheval  !  dit  un  des  marmitons  ;  je  parierais  qu'il 
n'a  pas  plus  de  vingt  ans. 

—  On  ne  pourra  nier  que  ce  soit  un  cheval  de  bataille, 
dit  un  autre  ;  voyez  quel  coup  de  sabre  il  a  reçu  sur  le  front. 

—  Quelle  superbe  robe  !  ajouta  un  autre  ;  c'est  comme  la 
robe  d'un  ministre,  noir  et  blanc. 

Mergy  entra  dans  l'écurie,  qu'il  trouva  vide. 

—  Et  pourquoi  avez-vous  souffert  qu'on  emmenât  mon 
cheval  ?  s'écria-t-il  avec  fureur. 

—  Dame  !  mon  gentilhomme,  dit  celui  des  valets  qui  avait 
soin  de  l'écurie,  c'est  le  trompette  qui  l'a  emmené,  et  il  m'a 
dit  que  c'était  un  troc  arrangé  entre  vous  deux. 

La  colère  suffoquait  Mergy  et,  dans  son  malheur,  il  ne 
savait  à  qui  s'en  prendre. 

—  J'irai  trouver  le  capitaine,  murmura-t-il  entre  ses  dents, 
et  il  me  fera  justice  du  coquin  qui  m'a  volé. 

—  Certainement,  dit  l'hôte,  votre  seigneurie  fera  bien,  car 
ce  capitaine...  comment  s'appelait-il  ?...  il  avait  toujours  la 
mine  d'un  bien  honnête  homme. 

Et  Mergy  avait  déjà  fait  intérieurement  la  réflexion  que  le 
capitaine  avait  favorisé,  sinon  commandé  le  vol... 

—  Attacherai-je  la  valise  de  votre  seigneurie  sur  le  cheval 
de  votre  seigneurie  ?  demande  le  garçon  d'écurie  du  ton  le 
plus  respectueux  et  le  plus  désespérant. 

1.  Pie.  A  robe  blanche  tachée  de  noir. 


MÉRIMÉE  229 

Mergy  comprit  que,  plus  il  resterait,  plus  il  aurait  à  souffrir 
des  plaisanteries  de  cette  canaille.  La  valise  attachée,  il 
s'élança  sur  la  mauvaise  selle  ;  mais  le  ciieval,  se  sentant  un 
maître  nouveau,  conçut  le  désir  malin  d'éprouver  ses  connais- 
sances dans  l'art  de  l'équitation.  Il  ne  tarda  pas  beaucoup  à 
s'apercevoir  qu'il  avait  affaire  à  un  excellent  cavalier,  moins 
que  jamais  disposé  à  souffrir  ses  gentillesses  ;  aussi,  après 
quelques  ruades  bien  payées  par  de  grands  coups  d'éperons 
fort  pointus,  il  prit  le  sage  parti  d'obéir  et  de  prendre  un 
grand  trot  de  voyage.  Mais  il  avait  épuisé  une  partie  de  sa 
vigueur  dans  sa  lutte  avec  son  cavalier,  et  il  lui  arriv^a  ce  qui 
arrive  toujours  aux  rosses  en  pareil  cas;  il  tomba,  comme  l'on 
dit,  en  manquant  des  quatre  pieds.  Notre  héros  se  releva 
aussitôt,  légèrement  moulu,  mais  encore  plus  furieux  à  cause 
des  huées  qui  s'élevèrent  aussitôt  contre  lui.  Il  balança  même 
un  instant  s'il  n'irait  pas  en  tirer  vengeance  à  grands  coups 
de  plat  d'épée  ;  cependant,  par  réflexion,  il  se  contenta  de 
faire  comme  s'il  n'entendait  pas  les  injures  qu'on  lui  adressait 
de  loin,  et  plus  lentement  il  reprit  le  chemin  d'Orléans, 
poursuivi  à  distance  par  une  bande  d'enfants,  dont  les  plus 
âgés  chantaient  la  chanson  de  Jehan  Petaquin  S  tandis  que 
les  plus  petits  criaient  de  toutes  leurs  forces  :  «  Au  huguenot  I 
au  huguenot  !  les  fagots  ^  !  » 

Après  avoir  chevauché  assez  tristement  pendant  près 
d'une  demi-lieue,  il  réfléchit  qu'il  n'attraperait  probable- 
ment pas  les  reîtres  ce  jour-là,  que  son  cheval  était  sans  doute 
vendu,  qu'enfin  il  était  plus  que  douteux  que  ces  messieurs 
consentissent  à  le  lui  rendre.  Peu  à  peu  il  s'accoutuma  à 
l'idée  que  son  cheval  était  perdu  sans  retour  ;  et  comme,  dans 
cette  supposition,  il  n'avait  rien  à  faire  sur  la  route  d'Orléans, 
il  reprit  celle  de  Paris,  ou  plutôt  une  traverse,  pour  éviter  de 
passer  devant  la  malencontreuse  auberge,  témoin  de  ses 
désastres.  Insensiblement,  et  comme  il  s'était  habitué  de 
bonne  heure  à  chercher  le  bon  côté  de  tous  les  événements 
de  cette  vie,  il  considéra  qu'il  était  fort  heureux,  à  tout  pren- 
dre, d'en  être  quitte  à  si  bon  compte  ;  il  aurait  pu  être  entiè- 

1.    «    Personnage    ridicule    d'une  2.  Les^  fagots.    Pour  faire  un  bù- 

chanson  populaire  ».  (Note  de  Méri-       cher, 
niée.) 


230  LE    XIX'   SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

rement  volé,  peut-être  assassiné,  tandis  qu'il  lui  restait 
encore  un  écu  d'or,  à  peu  près  toutes  ses  hardes,  et  un  cheval 
qui,  pour  être  laid,  pouvait  cependant  le  porter. 

Il  arriva  le  soir  à  Paris,  peu  de  temps  avant  la  fermeture 
des  portes,  et  il  se  logea  dans  une  hôtellerie  de  la  rue  Saint- 
Jacques. 

{La  Chronique  de  Charles  IX  ;  Calmann-Lévy,  éditeur.) 


VICTOR   HUGO 

CECI  TUERA   CELA  ' 

...  —  A  quoi  croyez- vous  donc  ?  s'écria  le  compère  Tou- 
rangeau. 

L'archidiacre  resta  un  moment  indécis,  puis  il  laissa  échap- 
per un  sombre  sourire  qui  semblait  démentir  sa  réponse  : 
—  Credo  in  Deum. 

—  Dominus  nostrum,  ajouta  le  compère  Tourangeau  avec 
un  signe  de  croix. 

—  Amen,  dit  Coictier.  • 

—  Révérend  maître,  reprit  le  compère,  je  suis  charmé  dans 
l'âme  de  vous  voir  en  si  bonne  religion.  Mais,  grand  savant 
que  vous  êtes,  l'êtes-vous  donc  à  ce  point  de  ne  plus  croire 
à  la  science  ? 

—  Non,  dit  l'archidiacre  en  saisissant  le  bras  du  compère 
Tourangeau,  et  un  éclair  d'enthousiasme  se  ralluma  dans  sa 
terne  prunelle,  non,  je  ne  nie  pas  la  science.  Je  n'ai  pas  rampé 
si  longtemps  à  plat  ventre  et  les  ongles  dans  la  terre  à  travers 
les  innombrables  embranchements  de  la  caverne  sans  aper- 
cevoir, au  loin  devant  moi,  au  bout  de  l'obscure  galerie,  une 
lumière,  une  flamme,  quelque  chose,  le  reflet  sans  doute  de 
l'éblouissant  laboratoire  central  où  les  patients  et  les  sages 
ont  surpris  Dieu. 

—  Et  enfin,  interrompit  le  Tourangeau,  quelle  chose  tenez- 
vous  vraie  et  certaine  ? 

—  L'alchimie. 

Coictier  se  récria. —  Pardieu,  dom  -  Claude,  l'alchimie  a  sa 
raison  sans  doute  ;  mais  pourquoi  blasphémer  la  médecine  et 
l'astrologie  ? 

—  Néant,  votre  science  de  l'homme  !  néant,  votre  science 
du  ciel  !  dit  l'archidiacre  avec  empire. 

1.  Louis    XI,    sous    le    nom    du  2.  Dom.    Seigneur  ;    titre   honori- 

»  compère  Tourangeau  •'.  fait   visite,  tique   qu'on   donne  à   certains  reli- 

avec   son  médecin,  Jacques  Coictier,  gieux. 
à  l'archidiacre   Claude  Frollo. 


'232  LE    A7AV    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

—  C'est  mener  grand  train  ^  Epidaurus  ^  et  la  Chaldée  ^, 
répliqua  le  médecin  en  ricanant. 

—  Ecoutez,  messire  Jacques.  Ceci  est  dit  de  bonne  foi... 
Quelle  vérité  avez-vous  tirée,  je  ne  dis  pas  de  la  médecine, 
qui  est  chose  par  trop  folle,  mais  de  l'astrologie  ? 

—  Nierez- vous,  dit  Coictier,  la  force  sympathique  de  la  cla- 
vicule *  et  que  la  cabalistique  ^  en  dérive  ? 

— Erreur,  messire  Jacques  !  aucune  de  vos  formules  n'abou- 
tit à  la  réalité,  tandis  que  l'alchimie  a  ses  découvertes.  Con- 
testerez-vous  des  résultats  comme  ceux-ci  ? 

La  glace  enfermée  sous  terre  pendant  mille  ans  se  trans- 
forme en  cristal  de  roche.  Le  plomb  est  l'aïeul  de  tous  les 
métaux.  (Car  l'or  n'est  pas  un  métal,  l'or  est  la  lumière.) 
Il  ne  faut  au  plomb  que  quatre  périodes  de  deux  cents  ans 
chacune  pour  passer  successivement  de  l'état  de  plomb  à 
l'état  d'arsenic  rouge,  de  l'arsenic  rouge  à  l'étain,  de  l'étain 
à  l'argent.  Sont-ce  là  des  faits  ?  Mais  croire  à  la  clavicule 
et  aux  étoiles,  c'est  aussi  ridicule  que  de  croire,  avec  les 
habitants  du  Grand-Cathay  ^  que  le  loriot  se  change  en  taupe 
et  les  grains  de  blé  en  poissons  du  genre  cyprin  ^  ! 

—  J'ai  étudié  l'hermétique  *,  s'écria  Coictier,  et  j'affirme... 
Le  fougueux  archidiacre  ne  le  laissa  pas  achever.  —  Et  moi, 
j'ai  étudié  la  médecine,  l'astrologie  et  l'hermétique.  Ici  seu- 
lement est  la  vérité  (en  parlant  ainsi  il  avait  pris  sur  le  bahut 
une  fiole  pleine  de  cette  poudre  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut),  ici  seulement  est  la  lumière  !  Hippocratès  ^,  c'est  un 
rêve;  Urania  ^•',  c'est  un  rêve;  Hermès  ",  c'est  une  pensée. 
L'or,  c'est  le  soleil  ;  faire  de  l'or,  c'est  être  Dieu.  Voilà  l'uni- 
que science. 

J'ai  sondé  la  médecine  et  l'astrologie,  vous  dis-je  !  néant, 

1.  Mener  grand  train.  Ne  pas  théosophie  juive,  qui  comprend  en 
ménager.  particulier  l'art  de  commercer  avec 

2.  Dans   la    ville   d'Epidaure    se  les   êtres   surnaturels.; 
trouvait  le  temple  d'Esculape,  oii  les  C.  Ancien  nom  de  la  Chine, 
malades  accouraient  de  toute  part  7.  Autrement  dit,  le  genre  carpe, 
et  obtenaient  souvent  la  guérison.  8.  L'hermétique.  Synonyme   d'al- 

3.  C'est  de  la  Chaldée  qu'est  ori-  chimie  ;  on  attribuait  l'invention  de 
ginaire  l'astronomie.  l'alchimie   à    Hermès    Trismégiste, 

4.  La  clavicule.  Un  ouvrage  de  personnage  légendaire  de  l'Egypte, 
magie.attribué  à  Salomon, portait  co  9.  Considéré  ici  comme  symboli- 
titre,  clavicule,  au  sens  de  petite  clef.  sant  la  médecine. 

5.  La  cabalistique.   Science  de  la  10.  Muse  de  l'astronomie, 
cabale  ;  la  cabale  est  une  sorte  de  11.  Cf.  n.  8. 


VICTOR    HUGO  28a 

néant.  Le  corps  humain,  ténèbres  ;  les  astres,  ténèbres  ! 
Et  il  retomba  sur  son  fauteuil  dans  une  attitude  puissante 
et  inspirée.  Le  compère  Tourangeau  l'observait  en  silence. 
Coictier  s'efforçait  de  ricaner,  haussait  imperceptiblement 
les  épaules,  et  répétait  à  voix  basse  :  un  fou  ! 

—  Et,  dit  tout  à  coup  le  Tourangeau,  le  but  mirifique,  l'avez- 
vous  touché  ?  avez- vous  fait  de  l'or  ? 

—  Si  j'en  avais  fait,  répondit  l'archidiacre  en  articulant 
lentement  ses  paroles  comme  un  homme  qui  réfléchit,  le  roi 
de  France  s'appellerait  Claude  et  non  Louis. 

Le  compère  fronça  le  sourcil. 

—  Qu'est-ce  que  je  dis  là?  reprit  dom Claude  avec  un  sourire 
de  dédain.  Que  me  ferait  le  trône  de  France  quand  je  pourrais 
rebâtir  l'empire  d'Orient  ! 

—  A  la  bonne  heure  !  dit  le  compère. 

—  Oh  !  le  pauvre  fou  !  murmura  Coictier. 
L'archidiacre  poursuivit,  ne  paraissant  plus  répondre  qu'à 

ses  pensées  : 

—  Mais  non,  je  rampe  encore  ;  je  m'écorche  la  face  et  les 
genoux  aux  cailloux  de  la  voie  souterraine.  J'entrevois,  je 
ne  contemple  pas  !  je  ne  lis  pas,  j'épèle  ! 

Et,  quand  vous  saurez  lire,  demanda  le  compère,  ferez- vous 
de  l'or  ? 

—  Qui  en  doute  ?  dit  l'archidiacre. 

—  En  ce  cas,  Notre-Dame*  sait  que  j'ai  grande  nécessité 
d'argent,  et  je  voudrais  bien  apprendre  à  lire  dans  vos  livres. 
Dites- moi,  révérend  maître,  votre  science  n'est-elle  pas 
ennemie  ou  déplaisante  à  Notre-Dame  ? 

A  cette  question  du  compère,  dom  Claude  se  contenta  de 
répondre  avec  une  tranquille  hauteur  :  —  De  qui  suis-je 
archidiacre  ? 

—  Cela  est  vrai,  mon  maître.  Eh  bien,  vous  plairait-il 
m'initier  ?  Faites-moi  épeler  avec  vous. 

Claude  prit  l'attitude  majestueuse  et  pontificale  d'un 
Samuel  2. 

—  Vieillard,  il  faut  de  plus  longues  années  qu'il  ne  vous 
en  reste  pour  entreprendre  ce  voyage  à  travers  les  choses 

1.  On  sait  le  culte  superstitieux  2.  Prophète  et  dernier    t  juge    » 

que  Louis  XI  lui  avait  voué.  des  Hébreux. 


234  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

mystérieuses.  Votre  tête  est  bien  grise  !  On  ne  sort  de  la 
caverne  qu'avec  des  cheveux  blancs,  mais  on  n'y  entre 
qu'avec  des  cheveux  noirs.  La  science  sait  bien  toute  seule 
creuser,  flétrir  et  dessécher  les  faces  humaines;  elle  n'a  pas 
besoin  que  la  vieillesse  lui  apporte  des  visages  tout  ridés. 
Si  cependant  l'envie  vous  possède  de  vous  mettre  en  disci- 
pline ^  à  votre  âge  et  de  déchiffrer  l'alphabet  redoutable  des 
sages,  venez  à  moi,  j'essayerai.  Je  ne  vous  dirai  pas,  à  vous, 
pauvre  vieux,  d'aller  visiter  les  chambres  sépulcrales  des 
pyramides  dont  parle  l'ancien  Hérodotus,  ni  la  tour  de 
brique  de  Babylone,  Nous  nous  contenterons  des  fragments 
du  livre  d'Hermès  ^  que  nous  avons  ici.  Je  vous  expliquerai 
la  statue  de  saint  Christophe,  le  symbole  du  semeur,  et  celui 
des  deux  anges  qui  sont  au  portail  de  la  Sainte-Chapelle,  et 
dont  l'un  a  sa  main  dans  un  vase  et  l'autre  dans  une  nuée... 

Ici,  Jacques  Coictier,  que  les  répliques  fougueuses  de 
l'archidiacre  avaient  désarçonné,  se  remit  en  selle,  et  l'inter- 
rompit du  ton  triomphant  d'un  savant  qui  en  redresse  un 
autre  :  —  Efras,  amice  Claudi  ^.  Le  symbole  n'est  pas  le 
nombre.  Vous  prenez  Orpheus  *  pour  Hermès. 

—  C'est  vous  qui  errez,  répliqua  gravement  l'archidiacre. 
Dédalus  ^,  c'est  le  soubassement  ;  Orpheus  c'est  la  muraille  ; 
Hermès,  c'est  l'édifice,  c'est  le  tout.  —  Vous  viendrez  quand 
vous  voudrez,  poursuivit-il  en  se  tournant  vers  le  Tourangeau, 
je  vous  montrerai  les  parcelles  d'or  restées  au  fond  du  creuset 
de  Nicolas  Flamel  ®,  Mais,  avant  tout,  je  vous  ferai  lire  l'une 
après  l'autre  les  lettres  de  marbre  de  l'alphabet,  les  pages  de 
granit  du  livre.  Nous  irons  du  portail  de  l'évêque  Guillaume 
et  de  Saint-Jean  le  Rond  à  la  Sainte-Chapelle,  puis  à  la 
maison  de  Nicolas  Flamel,  rue  Marivault,  à  son  tombeau, 
qui  est  aux  Saints-Innocents,  à  ses  deux  hôpitaux,  rue  de 
Montmorency.  Je  vous  ferai  lire  les  hiéroglyphes  dont  sont 


1.  DiscipZjne.  Apprentissage.  4.  Considéré    comme    l'inventeur 

2.  On    attribuait    à    Hermès   (cf.  du  symbole. 

p.  232,  n.  8)   plusieurs    milliers  de  5.  Célèbre  ingénieur  grec  des  temps 

livres  sur  toutes  les  sciences,  et  en  fabuleux. 

particulier  sur  l'alchimie.  Les  frag-  6.  Richissime  bourgeois,  qui  passa 

ments  qui  restaient  de  ces  livres  fu-  longtemps  pour  avoir  découvert  le 

rent   recueillis  et  traduits  en  latin  moyen  de  faire  de  l'or.  Il  était  mort 

par  Marsile  Ficin,  en  1471.  en  1418. 

3.  «  Tu  te  trompes,  ami  Claude  ». 


VICTOR    HUGO  233 

couverts  les  quatre  gros  chenets  de  fer  du  portail  de  l'hôpital 
Saint-Gervais  et  de  la  rue  de  la  Ferronnerie,  Nous  épèlerons 
encore  ensemble  les  façades  de  Saint-Côme,  de  Saint-Martin, 
de  Saint- Jacques-de-la- Boucherie... 

Il  y  avait  déjà  longtemps  que  le  Tourangeau,  si  intelligent 
que  fût  son  regard,  paraissait  ne  plus  comprendre  dora 
Claude.  Il  l'interrompit. 

—  Pasquedieu  !  qu'est-ce  que  c'est  donc  que  vos  livres  ? 

—  En  voici  un,  dit  l'archidiacre. 

Et,  ouvrant  la  fenêtre  de  la  cellule,  il  désigna  du  doigt 
l'immense  église  de  Notre-Dame,  qui,  découpant  sur  un  ciel 
étoile  la  silhouette  noire  de  ses  deux  tours,  de  ses  côtes  de 
pierre  et  de  sa  croupe  monstrueuse,  semblait  un  énorme 
sphinx  à  deux  têtes  assis  au  milieu  de  la  ville. 

L'archidiacre  considéra  quelque  temps  en  silence  le  gigan- 
tesque édifice,  puis,  étendant  avec  un  soupir  sa  main  droite 
vers  le  livre  imprimé  qui  était  ouvert  sur  sa  table  et  sa  main 
gauche  vers  Notre-Dame,  et  promenant  un  triste  regard  du 
livre  à  l'église  : 

—  Hélas  !  dit-il,  ceci  tuera  cela. 

Coictier,  qui  s'était  approché  du  livre  avec  empressement, 
ne  put  s'empêcher  de  s'écrier  :  —  Hé  mais  !  qu'y  a-t-il  donc 
de  si  redoutable  en  ceci  ?  Ce  n'est  pas  nouveau.  C'est  un 
livre  de  Pierre  Lombard  \  le  maître  des  Sentences  "^  Est-ce 
parce  qu'il  est  imprimé  ? 

—  Vous  l'avez  dit,  répondit  Claude,  qui  semblait  absorbé 
dans  une  profonde  méditation  et  se  tenait  debout,  appuyant 
son  index  reployé  sur  l'in-folio  sorti  des  presses  fameuses  de 
Nuremberg.  Puis  il  ajouta  ces  paroles  mystérieuses  :  — 
Hélas  !  hélas  !  les  petites  choses  viennent  à  bout  des  grandes. 
Le  rat  du  Nil  tue  le  ciocodile,  l'espadon  ^  tue  la  baleine,  le 
livre  tuera  l'édifice  ! 

Le  couvre-feu  du  cloître  sonna  au  moment  où  le  docteur 
Jacques  répétait  tout  bas  à  son  compagnon  son  éternel 
refrain  :  il  est  fou.  A  quoi  le  compagnon  répondit  cette  fois  : 
—  Je  crois  que  oui. 

1.  Evêque  de  Paris,  1100-1160.  3.  Poisson    de    mer    à    mfichoire 

2.  Pierre  Lombard  avait  reçu  ce  supérieure  prolongée  en  lame  osseuse 
-surnom.  plate. 


236  LE    XI.X'    SIECLE     FAR     LES     TEXTES 

C'était  l'heure  où  aucun  étranger  ne  pouvait  rester  dans 
le  cloître.  Les  deux  visiteurs  se  retirèrent.  —  Maître,  dit  le 
compère  Tourangeau  en  prenant  congé  de  l'archidiacre, 
j'aime  les  savants  et  les  grands  esprits,  et  je  vous  tiens  en 
estime  singulière.  Venez  demain  au  palais  des  Tournelles, 
et  demandez  l'abbé  de  Saint-Martin  de  Tours. 

L'archidiacre  rentra  chez  lui  stupéfait,  comprenant  enfin 
quel  personnage  c'était  que  le  compère  Tourangeau  ^ 

{Notre-Dame  de  Paris  ;  Hetzel,  éditeur.) 


LE  POETE  GRINGOIRE  A  LA  COUR  DES  MIRACLES 

A  peine  avait-il  fait  quelques  pas  dans  la  longue  ruelle, 
laquelle  était  en  pente,  non  pavée,  et  de  plus  en  plus  boueuse 
et  inclinée,  qu'il  remarqua  quelque  chose  d'assez  singulier. 
Elle  n'était  pas  déserte  ;  çà  et  là,  dans  sa  longueur,  ram- 
paient je  ne  sais  quelles  masses  vagues  et  informes,  se  diri- 
geant toutes  vers  la  lueur  qui  vacillait  au  bout  de  la  rue, 
comme  ces  lourds  insectes  qui  se  traînent  là  nuit  de  brin 
d'herbe  en  brin  d'herbe  vers  un  feu  de  pâtre. 

Rien  ne  rend  aventureux  comme  de  ne  pas  sentir  la  place 
de  son  gousset.  Gringoire  continua  de  s'avancer,  et  eut  bien- 
tôt rejoint  celle  de  ces  larves  qui  se  traînait  le  plus  pares- 
seusement à  la  suite  des  autres.  En  s'en  approchant,  il  vit 
que  ce  n'était  rien  autre  chose  qu'un  misérable  cul-de-jatte 
qui  sautelait  sur  ses  deux  mains,  comme  un  faucheux  blessé 
qui  n'a  plus  que  deux  pattes.  Au  moment  où  il  passa  près  de 
cette  espèce  d'araignée  à  face  humaine,  elle  éleva  vers  lui 
une  voix  lamentable  :  —  La  huona  mancia,  signor  !  la  buona 
manda  "  ! 

—  Que  le  diable  t'emporte,  dit  Gringoire,  et  moi  avec,  si  je 
sais  ce  que  tu  veux  dire  ! 

Et  il  passa  outre. 

Il  rejoignit  une  autre  de  ces  masses  ambulantes,  et  l'exa- 
mina. C'était  un  perclus,  à  la  fois  boiteux  et  manchot,  et  si 

1.  L'abbé     de     Saint-Martin     de  2.  C'est  de  l'italien.  En  français 

Tours  était  le  roi  de  France.  la  charité,  messire,  la  charité  ! 


VICTOR    HUGO  237 

manchot  et  si  boiteux,  que  le  système  compliqué  de  béquilles 
et  de  jambes  de  bois  qui  le  soutenait  lui  donnait  l'air  d'un 
échafaudage  de  maçons  en  marche.  Gringoire  qui  aimait  les 
comparaisons  nobles  et  classiques,  le  compara,  dans  sa 
pensée,  au  trépied  vivant  de  Vulcain  '.  Ce  trépied  vivant  le 
salua  au  passage,  mais  en  arrêtant  son  chapeau  à  la  hauteur 
du  menton  de  Gringoire,  comme  un  plat  à  barbe,  et  en  lui 
criant  aux  oreilles  :  —  Senor  caballero,  para  comprar  un 
pedaso  de  pan  -  ! 

—  Il  paraît,  dit  Gringoire,  que  celui-là  parle  aussi  ;  mais 
c'est  une  rude  langue,  et  il  est  plus  heureux  que  moi  s'il  la 
comprend... 

Il  voulut  doubler  le  pas,  mais  pour  la  troisième  fois  quelque 
chose  lui  barra  le  chemin.  Ce  quelque  chose  ou  plutôt  ce  quel- 
qu'un, était  un  aveugle,  un  petit  aveugle  à  face  juive  et 
barbue,  qui,  ramant  dans  l'espace  autour  de  lui  avec  un  bâton, 
et  remorqué  par  un  gros  chien,  lui  nasilla  avec  un  accent 
hongrois  :  Facitote  caritatem  ^  ! 

—  A  la  bonne  heure,  dit  Pierre  Gringoire,  en  voilà  un  enfin 
qui  parle  un  langage  chrétien.  Il  faut  que  j'aie  la  mine  bien 
aumônière  pour  qu'on  me  demande  ainsi  la  charité  dans 
l'état  de  maigreur  où  est  ma  bourse.  —  Mon  ami  (et  il  se 
tournait  vers  l'aveugle),  j'ai  vendu  la  semaine  passée  ma 
dernière  chemise  ;  c'est-à-dire,  puisque  vous  ne  comprenez 
que  la  langue  de  Cicero  :  Vendidi  hebdomade  nuper  transita 
îdtimam  chemisam. 

Cela  dit,  il  tourna  le  dos  à  l'aveugle,  et  poursuivit  son  che- 
min. Mais  l'aveugle  .««e  mit  à  allonger  le  pas  en  même  temps 
que  lui,  et  voilà  que  le  perclus,  voilà  que  le  cul-dc-jatte  sur- 
vinrent de  leur  côté  avec  grande  hâte  et  grand  bruit  d'é- 
cuelles  et  de  béquilles  sur  le  pavé.  Puis,  tous  trois,  s'entre- 
culbutant  aux  trousses  du  pauvre  Gringoire,  se  mirent  à  lui 
chanter  leur  chanson. 

1.  Cf.     Iliade,      chant      XVIII.  d'eux-mêmes  à  l'assemblée  des  dieux 

Quand  Th^tis  arrive  dans  le  palais  et  s'en  retourner  ». 

de   Vulcain    pour   lui   demander  de  2.  C'est   de   l'espagnol.    En   fran- 

fabriquer    une    nouvelle    armure    i\  çais  :  Seigneur  cheintlier,  fyour  ache- 

Achille,    elle    le    trouve    en    train  ter  un  morceau  de  pain  ! 

d'achever  vingt  trépiids   «  assis  sur  3.  C'est  du  latin,  ou  du  moins  ce 

des   roues   d'or,    qui   devaient   aller  sont  des  mots  latins.  Kn  français  : 

/ai7es(-moi)  /«  charité  ! 


238  LE     XLXe    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

—  Cariiatem  !  chantait  l'aveugle. 

—  La  biiona  mancia  !  chantait  le  cul-de- jatte. 

Et  le  boiteux  relevait  la  phrase  musicale  en  répétant  :  Un 
pedaso  de  pan  ! 

Gringoire  se  boucha  les  oreilles.  —  0  tour  de  Babel  ! 
s'écria-t-il. 

Il  se  mit  à  courir.  li'aveugle  courut.  Le  boiteux  courut.  Le 
cul-de-jatte  courut.  Et  puis,  à  mesure  qu'il  s'enfonçait  dans 
la  rue,  culs-de-jattes,  aveugles,  boiteux  pullulaient  autour 
de  lui  ;  et  des  manchots,  et  des  borgnes,  et  des  lépreux  avec 
leurs  plaies,  qui  sortant  des  maisons,  qui  des  petites  rues 
adjacentes,  qui  des  soupiraux  des  caves,  hurlant,  beuglant, 
glapissant,  tous  clopin-clopant,  cahin-caha,  se  ruant  vers  la 
lumière  et  vautrés  dans  la  fange  comme  des  limaces  après  la 
pluie. 

Gringoire,  toujours  suivi  par  ses  trois  persécuteurs,  et  ne 
sachant  trop  ce  que  cela  allait  devenir,  marchait  effaré  au 
milieu  des  autres,  tournant  les  boiteux,  enjambant  les  culs- 
de- jatte,  les  pieds  empêtrés  dans  cette  fourmilière  d'éclopés, 
comme  ce  capitaine  anglais  qui  s'enlisa  dans  un  troupeau 
de  crabes. 

L'idée  lui  vint  d'essayer  de  retourner  sur  ses  pas.  Mais  il 
était  trop  tard.  Toute  cette  légion  s'était  refermée  derrière 
lui,  et  ses  trois  mendiants  le  tenaient.  Il  continua  donc, 
poussé  à  la  fois  par  ce  flot  irrésistible,  par  la  peur  et  par  un 
vertige  qui  lui  faisait  de  tout  cela  une  sorte  de  rêve  horrible. 
Enfin,  il  atteignit  l'extrémité  de  la  rue.  Elle  débouchait  sur 
une  place  immense,  où  mille  lumières  éparses  vacillaient 
dans  le  brouillard  confus  de  la  nuit.  Gringoire  s'y  jeta,  espé- 
rant échapper  par  la  vitesse  de  ses  jambes  aux  trois  spectres 
infirmes  qui  s'étaient  cramponnés  à  lui. 

—  Onde  vas,  hombre  ^  ?  cria  le  perclus  jetant  là  ses  béquilles 
et  courant  après  lui  avec  les  deux  meilleures  jambes  qui 
eussent  jamais  tracé  un  pas  géométrique  ^  sur  le  pavé  de 
Paris. 

Cependant  le  cul-de- jatte,  debout  sur  ses  pieds,  coiffait 

1.  C'est  de  l'espagnol.  En  fran-  mesure  de  terrain  double  du  pas  or- 
çais  :  Où.  vas-lu,  homme  ?  dinaire. 

2.  Le   pas   géométrique   est   une 


VICTOR    HUGO  389 

Oringoire  de  sa  lourde  jatte  '  ferrée  et  l'aveugle  le  regardait 
en  face  avec  des  yeux  flamboyants. 

—  Où  suis- je  ?  dit  le  poète  terrifié. 

—  Dans  la  Cour  des  Miracles,  répondit  un  quatrième 
spectre  qui  les  avait  accostés. 

—  Sur  mon  âme,  reprit  Gringoire,  je  vois  bien  les  aveugles 
(jui  regardent  et  les  boiteux  qui  courent  :  mais  où  est  le 
Sauveur  ? 

Ils  répondirent  par  un  éclat  de  rire  sinistre.  Le  pauvre 
poète  jeta  les  yeux  autour  de  lui.  Il  était  en  effet  dans  cette 
redoutable  Cour  des  Miracles,  où  jamais  honnête  homme 
n'avait  pénétré  à  pareille  heure  ;  cercle  magique  où  les  offi- 
ciers du  Châtelet  ^  et  les  sergents  de  la  prévôté  qui  s'y  aven- 
turaient disparaissaient  en  miettes  :  cité  des  voleurs,  hideuse 
verrue  à  la  face  de  Paris,  égout  d'où  s'échappait  chaque 
matin,  et  où  revenait  croupir  chaque  nuit  ce  ruisseau  de 
vices,  de  mendicité  et  de  vagabondage,  toujours  débordé 
dans  les  rues  des  capitales  ;  ruche  monstrueuse  où  rentraient 
le  soir  avec  leur  butin  tous  les  frelons  de  l'ordre  social  ; 
hôpital  menteur  où  le  bohémien,  le  moine  défroqué,  l'écolier 
jierdu,  les  vauriens  de  toutes  les  nations,  espagnols,  italiens, 
allemands,  de  toutes  les  religions,  juifs,  chrétiens,  mahomé- 
tans,  idolâtres,  couverts  de  plaies  fardées,  mendiant  le  jour, 
se  transfiguraient  la  nuit  en  brigands  ;  immense  vestiaire,  en 
un  mot,  où  s'habillaient  et  se  désabillaient  à  cette  époque 
tous  les  acteurs  de  cette  comédie  éternelle  que  le  vol,  la  pros- 
titution et  le  meurtre  jouent  sur  le  pavé  de  Paris. 

C'était  une  vaste  place,  irréguHère  et  mal  pavée,  comme 
toutes  les  places  de  Paris  alors.  Des  feux  autour  desquels 
fourmillaient  des  groupes  étranges  y  brillaient  çà  et  là.  Tout 
oela  allait,  venait,  criait.  On  entendait  des  rires  aigus,  des 
vagissements  d'enfants,  des  voix  de  femmes.  Les  mains,  les 
têtes  de  cette  foule,  noire  sur  le  fond  lumineux,  y  décou- 
paient mille  gestes  bizarres.  Par  moments,  sur  le  sol,  où  trem- 
blait la  clarté  des  feux,  mêlée  à  de  grandes  ombres  indéfinies, 
on  pouvait  voir  passer  un  chien  qui  ressemblait  à  un  homme, 

1.  La  jatte  sur  laquelle  les  culs-de-  2.  .\ncien  château,  où  se  rendait 

jatte,  ainsi  nommés  pour  cette  rai-      la  justice, 
son,  appuient  leur  derrière. 


240  LE    XIXe    SIÈCLE    FAR    LES    TEXTES 

un  homme  qui  ressemblait  à  un  chien.  Les  Hmites  des  races 
et  des  espèces  semblaient  s'effacer  dans  cette  cité  comme 
dans  un  pandémonium.  Hommes,  femmes,  bêtes,  âge,  sexe^ 
santé,  maladies,  tout  semblait  être  en  commun  parmi  ce 
peuple,  tout  allait  ensemble,  mêlé,  confondu,  superposé  : 
chacun  y  participait  de  tout. 

Le  rayonnement  chancelant  et  pauvre  des  feux  permettait 
à  Gringoire  de  distinguer,  à  travers  son  trouble,  tout  à  l'en- 
tour  de  l'immense  place,  un  hideux  encadrement  de  vieilles 
maisons  dont  les  faces  vermoulues,  ratatinées,  rabougries, 
percées  chacune  d'une  ou  deux  lucarnes  éclairées,  lui  sem- 
blaient dans  l'ombre  d'énormes  têtes  de  vieilles  femmes, 
rangées  en  cercle,  monstrueuses  et  rechignées,  qui  regar- 
daient le  sabbat  en  clignant  des  yeux. 

C'était  comme  un  nouveau  monde,  inconnu,  inouï,  dif- 
forme, reptile  ^  fourmillant,  fantastique.  Gringoire,  de  plus 
en  plus  effaré,  pris  par  les  trois  mendiants  comme  par  trois 
tenailles,  assourdi  d'une  foule  d'autres  visages  qui  mouton- 
naient et  aboyaient  autour  de  lui,  le  malencontreux  Grin- 
goire tâchait  de  ralher  ^  sa  présence  d'esprit  pour  se  rap- 
peler si  l'on  était  à  un  samedi  ^.  Mais  ses  efforts  étaient  vains  ; 
le  fil  de  sa  mémoire  et  de  sa  pensée  était  rompu  ;  et,  doutant 
de  tout,  flottant  de  ce  qu'il  voyait  à  ce  qu'il  sentait,  il  se 
posait  cette  insoluble  question  :  —  Si  je  suis,  cela  est-il  ?  Si 
cela  est,  suis- je  ? 

{Notre-Dame  de  Paris  ;  Hetzel,  éditeur.) 

1.   Reptile.  Ce  mot  est  originaire-  2.  fJaZ/ier.  Emploi  rare  en  ce  sens  ; 

ment  adjectif  mais  ne  s'emploie  rassembler,  recueillir,  rappeler  à  soi. 
guère  plus  comme  tel.  3.  Jour  du  sabbat. 


ALEXANDRE   DUMAS 

L'ÉPAULE   D'ATHOS    ET   LE  BAUDRIER  DE   PORTHOS» 

D'Artagnan,  furieux,  avait  traversé  l'antichambre  en  trois 
bonds  et  s'élançait  sur  l'escalier,  dont  il  comptait  descendre 
les  degrés  quatre  à  quatre,  lorsque,  emporté  dans  sa  course, 
il  alla  donner  tête  baissée  dans  un  mousquetaire  qui  sortait 
de  chez  M.  de  Tréville  par  une  porte  de  dégagement,  et,  le 
heurtant  du  front  à  l'épaule,  lui  fit  pousser  un  cri  ou  plutôt 
un  hurlement  -. 

—  Excusez-moi,  dit  d'Artagnan  essayant  de  reprendre  sa 
course,  excusez- moi,  mais  je  suis  pressé. 

A  peine  avait-il  descendu  le  premier  escalier,  qu'un  poi- 
gnet de  fer  le  saisit  par  son  écharpe  et  l'arrêta. 

—  Vous  êtes  pressé  !  s'écria  le  mousquetaire,  pâle  comme 
un  linceul  ;  sous  ce  prétexte,  vous  me  heurtez,  vous  dites  : 
«  Excusez-moi,  »  et  vous  croyez  que  cela  suffit  ?  Pas  tout  à 
fait,  mon  jeune  homme.  Croyez-vous,  parce  que  vous  avez 
entendu  M.  de  Tréville  nous  parler  un  peu  cavalièrement 
aujourd'hui  ^,  que  l'on  peut  nous  traiter  comme  il  nous  parle  ? 
Détrompez- vous,  compagnon  ;  vous  n'êtes  pas  M.  de  Tré- 
ville, vous. 

—  Ma  foi,  répliqua  d'Artagnan,  qui  reconnut  Athos,  lequel, 
après  le  pansement  opéré  par  le  docteur  *,  regagnait  son 
appartement  ;  ma  foi,  je  ne  l'ai  pas  fait  exprès,  et,  ne  l'ayant 
pas  fait  exprès,  j'ai  dit  :  «  Excusez-moi.  »  Il  me  semble  donc 
que  c'est  assez.  Je  vous  répète  cependant,  et  cette  fois  c'est 
trop  peut-être,  parole  d'honneur,  je  suis  pressé,  très  pressé. 
Lâchez-moi  donc,  je  vous  prie,  et  laissez-moi  aller  où  j'ai 
affaire. 


1.   D'Artagnan,    jeune    cadet    de  2.  Ce  mousquetaire,  Athos,  s'est 

Gascogne,    nouvellement    arrivé    à  tout     récemment     battu     avec    un 

Paris,  est  sorti  précipitamment  de  garde  du  Cardinal,  qui  l'a  blessé, 

chez  son  protecteur,  >L  de  Tréville,  3.  M.  de  Tréville  a,  devant  d*.\r- 

capitaine  des  mousquetaires,  en  aper-  tagnan.    reproché    à    ses    mousque- 

cevant  par  la  fenêtre  celui  qui  lui  taires  de  s  être    laissé    arrêter  par 

a  volé  des  lettres  de  recommanda-  les  gardes  de  Richelieu, 

tions  dans  une  auberge  de  Meung.  4.  Chez  M.  de  Tréville. 

LE   XI\»  SIÈCLE  PAK  I  ES  TEXTES.    —   16 


242  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

—  Monsieur,  dit  Athos  en  le  lâchant,  vous  n'êtes  pas  poli. 
On  voit  que  vous  venez  de  loin. 

D'Artagnan  avait  déjà  enjambé  trois  ou  quatre  degrés, 
mais  à  la  remarque  d' Athos  il  s'arrêta  court. 

—  Morbleu,  monsieur  !  dit-il,  de  si  loin  que  je  vienne,  ce 
n'est  pas  vous  qui  me  donnerez  une  leçon  de  belles  manières, 
je  vous  préviens. 

—  Peut-être,  dit  Athos. 

—  Ah  !  si  je  n'étais  pas  si  pressé,  s'écria  d'Artagnan,  et 
si  je  ne  courais  pas  après  quelqu'un... 

—  Monsieur  l'homme  pressé,  vous  me  trouverez  sans 
courir,  moi,  entendez- vous  ? 

—  Et  où  cela,  s'il  vous  plaît  ? 

—  Près  des  Carmes-Deschaux. 

—  A  quelle  heure  ? 

—  Vers  midi. 

—  Vers  midi,  c'est  bien,  j'y  serai. 

—  Tâchez  de  ne  pas  me  faire  attendre,  car  à  midi  un  quart 
je  vous  couperai  les  oreilles  à  la  course. 

—  Bon  !  lui  cria  d'Artagnan  ;  on  y  sera  à  midi  moins  dix 
minutes. 

Et  il  se  mit  à  courir  comme  si  le  diable  l'emportait,  espé- 
rant retrouver  encore  son  inconnu,  que  son  pas  tranquille 
ne  devait  pas  avoir  conduit  bien  loin. 

Mais  à  la  porte  de  la  rue  causait  Porthos  ^  avec  un  soldat 
aux  gardes.  Entre  les  deux  causeurs  il  y  avait  juste  l'espace 
d'un  homme.  D'Artagnan  crut  que  cet  espace  lui  suffirait, 
et  il  s'élança  pour  passer  comme  une  flèche  entre  eux  deux. 
Mais  d'Artagnan  avait  compté  sans  le  vent.  Comme  il  allait 
passer,  le  vent  s'engouffra  dans  le  long  manteau  de  Porthos, 
et  d'Artagnan  vint  donner  droit  dans  le  manteau.  Sans 
doute  Porthos  avait  des  raisons  de  ne  pas  abandonner  cette 
partie  essentielle  de  son  vêtement,  car,  au  lieu  de  laisser 
aller  le  pan  qu'il  tenait,  il  tira  à  lui,  de  sorte  que  d'Artagnan 
s'enroula  dans  le  velours  par  un  mouvement  de  rotation 
qu'explique  la  résistance  de  l'obstiné  Porthos. 

D'Artagnan,    entendant    jurer    le    mousquetaire,    voulut 

1.  Autre  mousquetaire. 


AI.EXAMJKE    DUMAS  •J4'} 

sortir  de  dessous  le  manteau  qui  l'aveuglait  et  chercha  son 
chemin  dans  le  pli.  Il  redoutait  surtout  d'avoir  porté  atteinte 
à  la  fraîcheur  du  magnifique  baudrier  que  nous  connaissons  *  ; 
mais,  en  ouvrant  timidement  les  yeux,  il  se  trouva  le  nez 
collé  entre  les  deux  épaules  de  Porthos,  c'est-à-dire  précisé- 
ment sur  le  baudrier. 

Hélas  !  comme  la  plupart  des  choses  de  ce  monde,  qui 
n'ont  pour  elles  que  l'apparence,  le  baudrier  était  d'or  par 
devant  et  de  simple  buffle  par  derrière.  Porthos,  en  vrai  glo- 
rieux qu'il  était,  ne  pouvant  avoir  un  baudrier  d'or  tout 
entier,  en  avait  au  moins  la  moitié... 

—  Vertubleu  !  cria  Porthos  faisant  tous  ses  efforts  pour  se 
débarrasser  de  d'Artagnan  qui  lui  grouillait  dans  le  dos, 
vous  êtes  donc  enragé  de  vous  jeter  comme  cela  sur  les 
gens  ! 

—  Excusez-moi,  dit  d'Artagnan  reparaissant  sous  l'épaule 
du  géant,  mais  je  suis  très  pressé,  je  cours  après  quelqu'un, 
et... 

—  Est-ce  que  vous  oubliez  vos  yeux  quand  vous  courez, 
par  hasard  ?  demanda  Porthos. 

—  Non,  répondit  d'Artagnan  piqué,  non,  et,  grâce  à  mes 
yeux,  je  vois  même  ce  que  ne  voient  pas  les  autres. 

Porthos  comprit  ou  ne  comprit  pas  ^,  toujours  est-il  que, 
se  laissant  aller  à  sa  colère  : 

—  Monsieur,  dit-il,  vous  vous  ferez  étriller,  je  vous 
en  préviens,  si  vous  vous  frottez  ainsi  aux  mousque- 
taires. 

—  Etriller,  monsieur  !  dit  d'Artagnan,  le  mot  est  dur. 

—  C'est  celui  qui  convient  à  un  homme  habitué  à  regarder 
en  face  ses  ennemis. 

—  Ah  !  pardieu  !  je  sais  bien  que  vous  ne  tournez  pas  le 
dos  aux  vôtres,  vous. 

Et  le  jeune  homme,  enchanté  de  son  espièglerie,  s'éloigna 
en  riant  à  gorge  déployée. 

Porthos  écuma  de  rage  et  fit  un  mouvement  pour  se  pré- 
cipiter sur  d'Artagnan. 

1.  Porthos  s'était  vanté  de  l'avoir  2.  Le   géant   Porthos  a    plus    de 

payé  douze  pistoles.  vigueur  corporelle  que  d'esprit. 


244  LE    XIX'    SIÈCLE     PAR    LES     TEXTES 

—  Plus  tard,  plus  tard,  lui  cria  celui-ci,  quand  vous  n'au- 
rez plus  votre  manteau. 

—  A  une  heure  donc,  derrière  le  Luxembourg. 

—  Très  bien,  à  une  heure,  répondit  d'Artagnan  en  tour- 
nant l'angle  de  la  rue. 

{Les  Trois  Mousquetaires  ;  Calmarm-Lévy,  éditeur.) 


GEORGE    SAND 

UNE   «  TRAINE  » 

Ils  suivaient  l'un  de  ces  petits  chemins  verts  qu'on  appelle, 
en  langage  villageois  *,  traînes  ;  chemin  si  étroit,  que  l'étroite 
voiture  touchait  de  chaque  côté  les  branches  des  arbres  qui 
le  bordaient,  et  qu'Athénaïs  put  se  cueillir  un  gros  bouquet 
d'aubépine  en  passant  son  bras,  couvert  d'un  gant  blanc,  par 
la  lucarne  latérale  de  la  carriole.  Rien  ne  saurait  exprimer  la 
fraîcheur  et  la  grâce  de  ces  petites  allées  sinueuses  qui  s'en 
vont  serpentant  capricieusement  sous  leurs  perpétuels  ber- 
ceaux de  feuillage,  découvrant,  à  chaque  détour,  une  nou- 
velle profondeur  toujours  plus  mystérieuse  et  plus  verte. 
Quand  le  soleil  de  midi  embrase  jusqu'à  la  tige  l'herbe  pro- 
fonde et  serrée  des  prairies,  quand  les  insectes  bruissent  avec 
force  et  que  la  caille  glousse  avec  amour  dans  les  sillons,  la 
fraîcheur  et  le  silence  semblent  se  réfugier  dans  les  traînes. 
Vous  y  pouvez  marcher  une  heure  sans  entendre  d'autre 
bruit  que  le  vol  d'un  merle  effarouché  à  votre  approche,  ou 
le  saut  d'une  petite  grenouille  verte  et  brillante  comme  une 
émeraude,  qui  dormait  dans  son  hamac  de  joncs  entrelacés. 
Ce  fossé  lui-même  renferme  t-out  un  monde  d'habitants, 
toute  une  forêt  de  végétations  ;  son  eau  limpide  court  sans 
bruit  en  s'épurant  sur  la  glaise,  et  caresse  mollement  des  bor- 
dures de  cresson,  de  baume  et  d'hépatique  ;  les  fontinales, 
les  longues  herbes  appelées  rubans  d'eau,  les  mousses  aqua- 
tiques pendantes  et  chevelues,  tremblent  incessamment 
dans  ses  petits  remous  silencigux  ;  la  bergeronnette  jaune  y 
trotta  sur  le  sable  d'un  air  à  la  fois  espiègle  et  peureux  ;  la 
clématite  et  le  chèvrefeuille  l'ombragent  de  berceaux  où  le 
rossignol  cache  son  nid. 

Au  printemps,  ce  ne  sont  que  fleurs  et  parfums  ;  à  l'au- 
tomne, les  prunelles  violettes  couvèrent  ces  rameaux  qui, 
en  avril,  blanchiront  les  premiers  ;  la  cénelle  rouge,  dont  les 

1.  DansleBerry. 


24G  LE     XIX"    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

grives  sont  friandes,  remplace  la  fleur  d'aubépine,  et  les 
ronces,  toutes  chargées  des  flocons  de  laine  qu'y  ont  laissés 
les  brebis  en  passant,  s'empourprent  de  petites  mûres  sau- 
vages d'une  agréable  saveur. 

{Valeniine;  Calmann-Lévy,  éditeur.) 


UNE  VOIX  QUI  CHANTE  DANS  LA  NUIT 

A  mesure  que  l'on  avançait  dans  la  vallée,  la  route  deve- 
nait plus  étroite.  Bientôt  il  fut  impossible  à  Valentine  de  la 
côtoyer  parallèlement  à  la  voiture.  Elle  se  tint  quelque 
temps  par  derrière  ;  mais,  comme  les  inégalités  du  terrain 
forçaient  souvent  le  cocher  à  retenir  brusquement  ses  che- 
vaux, celui  de  Valentine  s'effarouchait  chaque  fois  que  la 
voiture  s'arrêtait  presque  sur  son  poitrail.  Elle  profita  donc 
d'un  endroit  où  le  fossé  disparaissait  pour  passer  devant,  et 
alors  elle  galopa  beaucoup  plus  agréablement,  n'étant 
gênée  par  aucune  appréhension,  et  laissant  à  son  vigoureux 
et  noble  cheval  toute  la  liberté  de  ses  mouvements. 

Le  temps  était  délicieux  ;  la  lune,  n'étant  pas  levée,  laissait 
encore  le  chemin  enseveli  sous  ses  obscurs  ombrages  ;  de 
temps  en  temps,  un  ver  luisant  chatoyait  dans  l'herbe,  un 
lézard  rampait  dans  le  buisson,  un  sphinx  bourdonnait 
sur  une  fleur  humide.  Une  brise  tiède  s'était  levée  toute 
chargée  de  l'odeur  de  vanille  qui  s'exhale  des  champs  de 
fèves  en  fleur... 

...  M"®  de  Raimbault  \  légèrement  emportée  par  son 
cheval,  qu'elle  ne  songeait  point  à  ralentir,  avait  pris  une 
avance  assez  considérable  sur  la  calèche.  Lorsque  la  pensée 
lui  en  vint,  elle  s'arrêta,  et,  ne  pouvant  rien  distinguer  dans 
l'obscurité,  elle  se  pencha  pour  écouter  ;  mais,  soit  que  le 
bruit  des  roues  fût  amorti  par  l'herbe  longue  et  humide  qui 
croissait  dans  le  chemin,  soit  que  la  respiration  haute  et 
pressée  de  son  cheval,  impatient  de  cette  pause,  empêchât 
un  son  lointain  de  parvenir  jusqu'à  elle,  son  oreille  ne  put 
rien  saisir  dans  le  silence  solennel  de  la  nuit.  Elle  retourna 

1.  Valentine. 


GEORGE    SAXD  Ul 

aussitôt  sur  ses  pas,  jugeant  qu'elle  s'était  fort  éloignée,  et 
s'arrêta  de  nouveau  pour  écouter,  après  avoir  fait  un  temps 
de  galop  sans  rencontrer  personne. 

Elle  n'entendit  encore  cette  fois  que  le  chant  du  grillon 
qui  s'éveillait  au  lever  de  la  lune,  et  les  aboiements  lointains 
de  quelques  chiens. 

Elle  poussa  de  nouveau  son  cheval  jusqu'à  l'embranche- 
ment de  deux  chemins  qui  formaient  comme  une  fourche 
devant  elle.  Elle  essaya  de  reconnaître  celui  par  lequel  elle 
était  venue  ;  mais  l'obscurité  rendait  toute  observation  impos- 
sible. Le  plus  sage  eût  été  d'attendre  en  cet  endroit  l'arrivée 
de  la  calèche,  qui  ne  pouvait  manquer  de  s'y  rendre  par  l'un 
ou  l'autre  côté.  Mais  la  peur  commençait  à  troubler  la  raison 
de  la  jeune  fille  ;  rester  en  place  dans  cet  état  d'inquiétude 
lui  semblait  la  pire  situation.  Elle  s'imagina  que  son  cheval 
aurait  l'instinct  de  se  diriger  vers  ceux  de  la  voiture,  et  que 
l'odorat  le  guiderait  à  défaut  de  mémoire.  Le  cheval,  livré  à 
sa  propre  décision,  prit  à  gauche.  Après  une  course  inutile 
et  de  plus  en  plus  incertaine,  Valentine  crut  reconnaître  un 
gros  arbre  qu'elle  avait  remarqué  dans  la  matinée.  Cette 
circonstance  lui  rendit  un  peu  de  courage  ;  elle  sourit  même  de 
sa  poltronnerie  et  pressa  le  pas  de  son  cheval. 

Mais  elle  vit  bientôt  que  le  chemin  descendait  de  plus  en 
plus  rapidement  vers  le  fond  de  la  vallée. 

Elle  ne  connaissait  point  le  pays,  qu'elle  avait  à  peu  près 
abandonné  depuis  son  enfance,  et  pourtant  il  lui  sembla  que, 
dans  la  matinée,  elle  avait  côtoyé  la  partie  la  plus  élevée  du 
terrain.  L'aspect  du  paysage  avait  changé  ;  la  lune,  qui 
s'élevait  lentement  à  l'horizon,  jetait  des  lueurs  transversales 
dans  les  interstices  des  branches,  et  Valentine  pouvait  dis- 
tinguer des  objets  qui  ne  l'avaient  pas  frappée  précédemment. 
Le  chemin  était  plus  large,  plus  découvert,  plus  défoncé  par 
les  pieds  des  bestiaux  et  les  roues  des  chariots  ;  de  gros  saules 
ébranchés  se  dressaient  aux  deux  côtés  de  la  haie,  et,  dessi- 
nant sur  le  ciel  leurs  mutilations  bizarres,  semblaient  autant 
de  créatures  hideuses  prêtés  à  mouvoir  leurs  têtes  mons- 
trueuses et  leurs  corps  privés  de  bras. 

Tout  à  coup  Valentine  entendit  un  bruit  sourd  et  prolongé 
semblable  au  roulement  d'une  voiture.  Elle  quitta  le  che- 


■2i8  LE    A7A>    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

min,  et  se  dirigea,  à  travers  un  sentier,  vers  le  lieu  d'où 
partait  ce  bruit,  qui  augmentait  toujours,  mais  changeait  de 
nature.  Si  Valentine  eût  pu  percer  le  dôme  de  pommiers  en 
fleur  où  se  glissaient  les  rayons  de  la  lune,  elle  eût  vu  la  ligne 
blanche  et  brillante  de  la  rivière  s'élançant  dans  une  écluse 
à  quelque  distance.  Cependant  la  fraîcheur  croissante  de 
l'atmosphère  et  une  douce  odeur  de  menthe  lui  révélèrent 
le  rivage  de  l'Indre.  Elle  jugea  qu'elle  s'était  écartée  consi- 
dérablement de  son  chemin  ;  mais  elle  se  décida  à  descendre 
le  cours  de  l'eau,  espérant  trouver  bientôt  un  moulin  ou  une 
chaumière  où  elle  pût  demander  des  renseignements.  En 
effet,  elle  s'arrêta  devant  une  vieille  grange  isolée  et  sans 
lumière,  que  les  aboiements  d'un  chien  enfermé  dans  le  clos 
lui  firent  supposer  habitée. 

Elle  appela  en  vain,  personne  ne  bougea.  Elle  fit  approcher 
son  cheval  de  la  porte  et  frappa  avec  le  pommeau  d'acier  de 
sa  cravache.  Un  bêlement  plaintif  lui  répondit  :  c'était  une 
bergerie.  Et,  dans  ce  pays-là,  comme  il  n'y  a  ni  loups  ni 
voleurs,  il  n'y  a  point  non  plus  de  bergers.  Valentine  con- 
tinua son  chemin. 

Son  cheval,  comme  s'il  eût  partagé  le  sentiment  de  décou- 
ragement qui  s'était  emparé  d'elle,  se  mit  à  marcher  lente- 
ment et  avec  négligence.  De  temps  en  temps,  il  heurtait  son 
sabot  retentissant  contre  un  caillou  d'où  jaillissait  un  éclair, 
ou  il  allongeait  sa  bouche  altérée  vers  les  petites  pousses 
tendres  des  ormilles. 

Tout  à  coup,  dans  ce  silence,  dans  cette  campagne  déserte, 
sur  ces  prairies  qui  n'avaient  jamais  ouï  d'autre  mélodie  que 
le  pipeau  de  quelque  enfant  désœuvré  ou  la  chanson  rauque 
et  graveleuse  d'un  meunier  attardé  ;  tout  à  coup,  au  mur- 
mure de  l'eau  et  aux  soupirs  de  la  brise,  vint  se  joindre  une 
voix  pure,  suave,  enchanteresse,  une  voix  d'homme,  jeune  et 
vibrante  comme  celle  d'un  hautbois.  Elle  chantait  un  air  du 
pays  bien  simple,  bien  lent,  bien  triste  comme  ils  le  sont  tous. 
Mais  comme  elle  le  chantait  !  Certes,  ce  n'était  pas  un  vil- 
lageois qui  savait  ainsi  poser  et  moduler  les  sons.  Ce  n'était 
pas  non  plus  un  chanteur  de  profession  qui  s'abandonnait 
ainsi  à  la  pureté  du  rythme,  sans  ornement  et  sans  système. 
C'était  quelqu'un  qui  sentait  la  musique  et  qui  ne  la  savait 


GEORGE    SAXD  249 

pas  ;  ou,  s'il  la  savait,  c'était  le  premier  chanteur  du  monde, 
car  il  paraissait  ne  pas  la  savoir,  et  sa  mélodie,  comme  une 
voix  des  éléments,  s'élevait  vers  les  cieux  sans  autre  poésie 
que  celle  du  sentiment. 

Si,  dans  une  forêt  vierge,  loin  des  œuvres  de  l'art,  loin  des 
quincpiets  de  l'orchestre  et  des  réminiscences  de  Rossini, 
parmi  ces  sapins  alpestres  où  janiais  le  pied  de  l'homme  n'a 
laissé  d'empreint€s,le8  créations  idéales  de  Manfred  ^  venaient 
à  se  réveiller,  c'est  ainsi  qu'elles  chanteraient,  pensa  Valen- 
tine. 

Elle  avait  laissé  tomber  les  rênes,  son  cheval  broutait  les 
marges  du  sentier  ;  Valentine  n'avait  plus  peur,  elle  était 
sous  le  charme  de  ce  chant  mystérieux,  et  son  émotion  était 
si  douce,  qu'elle  ne  songeait  point  à  s'étonner  de  l'entendre 
en  ce  lieu  et  à  cette  heure. 

{Valentine:  Calmann-Lévy,  éditeur.) 


M»'  DE  BLANCHEMONT  INVITE  LE  MEUNIER  AU  CHATEAU  • 

—  Je  suis  bien  aise  d'avoir  eu  l'occasion  de  vous  obliger, 
foi  d'homme  ! 

—  En  ce  cas,  vous  me  permettrez  de  vous  recevoir  à  mon 
tour  quand  vous  viendrez  à  Blanchemont  ? 

—  Ah  !  cela,  pardon  !  mais  je  n'irai  pas  chez  vous.  J'irai 
chez  vos  fermiers,  comme  j'y  vas  souvent,  porter  du  blé  ;  et 
je  vous  saluerai  avec  plaisir,  voilà  tout. 

—  Ah  !  ah  !  Monsieur  Louis,  vous  ne  voulez  pas  déjeuner 
chez  moi  ? 

—  Oui  et  non.  Je  mange  souvent  chez  vos  fermiers  ;  mais, 
si  vous  êtes  là,  ça  sera  changé.  Vous  êtes  une  dame  noble, 
suffit. 

—  Expliquez- vous,  je  ne  comprends  pas. 

—  Voyons,  est-ce  que  nous  n'avez  pas  conservé  les  usages 
des  anciens  seigneurs  ?  N'enverriez- vous  pas  votre  meunier 
manger  à  la  cuisine  avec  vos  valets,  et  sans  vous,  bien  sûr  ? 
Moi,  ça  ne  me  fâcherait  pas  de  manger  avec  eux,  puisque 

1.  Poème  dramatique  de  Byron.      BlanchemDat  égarée  dans   la  cam- 

2.  Le  meunier  Grand-Louis,  ren-  pagne.  Ta  conduite  au  moulin  pour 
contrant,  la  veille  au  soir.  M"*  de      y  passer  la  nuit. 


^50  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

je  l'ai  bien  fait  aujourd'hui  chez  moi  ;  mais  ça  me  paraîtrait 
drôle  de  vous  avoir  fait  asseoir  chez  moi,  et  de  ne  pouvoir  pas 
m'asseoir  chez  vous,  au  coin  du  feu,  et  votre  chaise  à  côté  de 
la  mienne.  Voilà,  je  suis  un  peu  fier.  Je  ne  vous  blâmerais 
pas,  chacun  suit  ses  idées  et  ses  usages  ;  c'est  pourquoi  je 
n'ai  pas  besoin  d'aller  me  soumettre  à  ceux  des  autres  quand 
je  n'y  suis  pas  forcé, 

Marcelle  fut  très  frappée  du  bon  sens  et  de  la  sincère 
hardiesse  du  meunier.  Elle  sentit  qu'il  lui  donnait  une  leçon 
et  elle  se  réjouit  d'avoir  adopté  des  projets  qui  lui  permet- 
taient de  le  recevoir  sans  rougir. 

—  Monsieur  Louis,  lui  dit-elle,  vous  vous  trompez  sur 
mon  compte.  Ce  n'est  pas  ma  faute,  si  j'appartiens  à  la  no- 
blesse; mais  il  se  trouve  que,  par  bonheur  ou  par  hasard,  je  ne 
veux  plus  me  conformer  à  ses  usages.  Si  vous  venez  chez  moi, 
je  n'oublierai  pas  que  vous  m'avez  reçue  comme  votre  égale, 
que  vous  m'avez  servie  comme  votre  prochain,  et,  pour  vous 
prouver  que  je  ne  suis  pas  ingrate,  je  mettrai,  s'il  le  faut,  votre 
couvert  et  celui  de  votre  mère  moi-même  à  ma  table,  comme 
vous  avez  mis  le  mien  à  la  vôtre. 

—  Vrai,  vous  feriez  cela  ?  dit  le  meunier  en  regardant 
Marcelle  avec  un  mélange  de  surprise,  de  doute  respectueux 
et  de  sympathie  familière.  En  ce  cas,  j'irai...  ou  plutôt  non, 
je  n'irai  pas  ;  car  je  vois  bien  que  vous  êtes  une  honnête 
personne. 

—  Je  ne  comprends  pas  non  plus  à  quel  propos  cette 
réflexion. 

—  Ah  !  dame  !  si  vous  ne  comprenez  pas...  je  suis  un  peu 
en  peine  de  m'expliquer  mieux. 

—  Allons,  Louis,  je  crois  que  tu  es  fou,  dit  la  vieille  Marie  S 
qui  tricotait  d'un  air  grave  en  écoutant  toute  cette  conver- 
sation. Je  ne  sais  pas  où  tu  prends  tout  ce  que  tu  dis  à  notre 
dame.  Excusez,  Madame,  ce  garçon  est  un  sans-souci  qui  a 
toujours  dit  à  tout  le  monde,  petits  et  grands,  tout  ce  qui 
lui  passait  par  la  tête.  Il  ne  faut  pas  que  cela  vous  fâche.  Au 
fond,  il  a  bon  cœur,  croj^ez-moi,  et  je  vois  bien  à  sa  mine  qu'il 
se  jetterait  dans  le  feu  pour  vous  à  cette  heure. 

1.  La  mère  du  meunier. 


GEORGE    SAXD  251 

—  Dans  le  feu,  pas  sûr,  dit  le  meunier  en  riant  ;  mais  dans 
l'eau,  c'est  mon  élément.  Vous  voyez  bien,  mère,  que  Madame 
est  une  femme  d'esprit,  et  qu'on  peut  lui  dire  tout  ce  qu'on 
pense.  Je  le  dis  bien  à  M.  Bricolin,  son  fermier,  qui  est  cer- 
tainement plus  à  craindre  qu'elle,  ici  ! 

—  Dites  donc,  maître  Louis,  parlez  !  je  suis  très-dispasée 
à  m'instruire.  Pourquoi,  parce  que  je  suis  une  honnête 
personne,  ne  viendiiez-vous  pas  chez  moi  ? 

—  Parce  que  nous  aurions  tort  de  nous  familiariser  avec 
vous,  et  que  vous  auriez  tort  de  nous  traiter  en  égaux.  Ça 
vous  attirerait  des  désagréments.  Vos  pareils  vous  blâme- 
raient ;  ils  diraient  que  vous  oubliez  votre  rang,  et  je  sais  que 
cela  passe  pour  très  mal  à  leurs  yeux.  Et  puis,  la  bonté  que 
vous  auriez  avec  nous,  il  faudrait  donc  l'avoir  avec  tous  les 
autres,  ou  cela  ferait  des  jaloux  et  nous  attirerait  des  enne- 
mis. Il  faut  que  chacun  suive  sa  route.  On  dit  que  le  monde 
est  grandement  changé  depuis  cinquante  ans  ;  moi,  je  dis 
qu'il  n'y  a  rien  de  changé  que  nos  idées  à  nous  autres.  Nous 
ne  voulons  plus  nous  soumettre,  et  ma  mère  que  voilà,  et  que 
j'aime  pourtant  bien,  la  brave  femme,  voit  autrement  que 
moi  sur  bien  des  choses.  Mais  les  idées  des  riches  et  des  nobles 
sont  ce  qu'elles  ont  toujours  été.  Si  vous  ne  les  avez  pas,  ces 
idées-là,  si  vous  ne  méprisez  pas  un  peu  les  pauvres  gens,  si 
vous  leur  faites  autant  d'honneur  qu'à  vos  pareils,  ce  sera 
peut-être  tant  pis  pour  vous.  J'ai  vu  souvent  votre  mari, 
défunt  M.  de  Blanchemont,  que  quelques-uns  appelaient 
encore  le  seigneur  de  Blanchemont.  Il  venait  tous  les  ans  au 
pays  et  restait  deux  ou  trois  jours.  Il  nous  tutoyait.  Si  c'avait 
été  par  amitié,  passe  ;  mais  c'était  par  mépris  ;  il  fallait  lui 
parler  debout  et  toujours  chapeau  bas.  Moi,  cela  ne  m'allait 
guère.  Un  jour,  il  me  rencontra  dans  le  chemin  et  me  com- 
manda de  tenir  son  cheval.  Je  fis  la  sourde  oreille,  il  m'appela 
butor,  je  le  regardai  de  travers  ;  s'il  n'avait  pas  été  si  faible, 
si  mince,  je  lui  aurais  dit  deux  mots.  Mais  c'aurait  été  lâche 
de  ma  part,  et  je  passai  mon  chemin  en  chantant.  Si  cet 
homme-là  était  vivant  et  qu'il  vous  entendît  me  parler 
comme  vous  faites,  il  ne  pourrait  pas  être  content.  Tenez!  rien 
qu'à  la  figure  de  vos  domestiques,  j'ai  bien  vu  aujourd'hui 
qu'ils  vous  trouvaient  trop  sans  façon  avec  nous  autres  et 


252  LE    XIX'    SIÈCLE     PAR    LES     TEXTES 

même  avec  eux.  Allons,  Madame,  c'est  à  vous  de  revenir 
vous  promener  au  moulin,  et  à  nous,  qui  vous  aimons,  de  ne 
pas  aller  nous  attabler  au  château. 

—  Pour  le  mot  que  vous  venez  de  dire,  je  vous  pardonne 
tout  le  reste,  et  je  me  promets  de  vous  convaincre,  dit  Mar- 
celle en  lui  tendant  la  main  avec  une  expression  de  visage 
dont  la  noble  chasteté  commandait  le  respect,  en  même 
temps  que  ses  manières  entraînaient  l'affection.  Le  meunier 
rougit  en  recevant  cette  main  délicate  dans  sa  main  énorme, 
et,  pour  la  première  fois,  il  devint  timide  devant  Marcelle, 
comme  un  enfant  audacieux  et  bon  dont  l'orgueil  est  tout  à 
coup  vaincu  par  l'émotion. 

—  Je  vas  vous  servir  de  guide  jusqu'à  Blanchemont,  dit-il 
après  un  instant  de  silence  embarrassé  ;  ce  patachon  de  mal- 
heur vous  égarerait  encore,  quoiqu'il  n'y  ait  pas  loin. 

—  Eh  bien  !  j'accepte,  dit  Marcelle  ;  direz- vous  encore 
que  je  suis  fière  ? 

—  Je  dirai,  je  dirai,  s'écria  le  Grand-Louis  en  sortant 
avec  précipitation,  que,  si  toutes  les  femmes  riches  étaient 
comme  vous... 

On  n'entendit  pas  la  fin  de  la  phrase. 

{Le  Meunier  Cf  Angihault ;  Calmann-Lévy,  éditeur.) 


DANS    l,A    FORET' 

—  Ah  çà,  petite  Marie,  nous  allons  souper  ensemble  !  je 
veux  boire  à  ta  santé  et  te  souhaiter  un  bon  mari...  là, 
comme  tu  le  souhaiterais  toi-même.  Dis-moi  un  peu  cela  ! 

—  J'en  serais  fort  empêchée,  Germain,  car  je  n'y  ai  pas 
encore  songé. 

—  Comment?  pas  du  tout?  jamais?  dit  Germain,  en  com- 
mençant à  manger  avec  un  appétit  de  laboureur,  mais  cou- 
pant les  meilleurs  morceaux  pour  les  offrir  à  sa  compagne, 

1.  Germain,  jeune  laboureur,  veut  les  surprend  en  pleine  forêt  ;  il  faut 

se  remarier.  Il  va  rendre  visite  à  une  y  passer  la  nuit.  Marie  s'occupe  du 

riche  fermière  dont  on  lui  a  parlé,  petit  Pierre,  prépare  le  repas,  veille 

emmenant  avec  soi  son  fils  et  une  à  tout  ;  et  elle  se  montre  si  avisée 

jeune  fills  de  seize  ans,  Marie,  qui  et  si  bonne,  que  Germain  est  déjà 

doit  se  louer  dans  une  ferme  voisine.  tenté  de  ne  pas  chercher  une  autre 

Ayant  perdu  leur  chemin,  l'obscurité  femme. 


GEORGE    SAXD  J53 

qui   refusa  obstinément  et  se  contenta  de  quelques  châ- 
taignes. 

Dis-moi  donc,  petite  Marie,  reprit-il,  voyant  qu'elle  ne 
songeait  pas  à  lui  répondre,  tu  n'as  pas  encore  eu  l'idée  du 
mariage  ?  tu  es  en  âge  pourtant  ! 

—  Peut-être,  dit-elle,  mais  je  suis  trop  pauvre.  Il  faut  au 
moins  cent  écus  pour  entrer  en  ménage,  et  je  dois  travailler 
cinq  ou  six  ans  pour  les  ramasser. 

—  Pauvre  fille  !  je  voudrais  que  le  père  Maurice  *  voulût 
bien  me  donner  cent  écus  pour  t'en  faire  cadeau. 

—  Grand  merci,  Germain.  Eh  bien  !  qu'est-ce  qu'on 
dirait  de  moi  ? 

—  Que  veux-tu  qu'on  dise  ?  on  sait  bien  que  je  suis  vieux  - 
et  que  je  ne  peux  pas  t'épouser.  Alors  on  ne  supposerait  pas 
que...  que  tu... 

—  Dites  donc,  laboureur  !  voilà  votre  enfant  qui  se 
réveille,  dit  la  petite  Marie. 

Petit-Pierre  s'était  soulevé  et  regardait  autour  de  lui  d'un 
air  tout  pensif. 

—  Ali  !  il  n'en  fait  jamais  d'autres,  quand  il  entend 
manger,  celui-là  !  dit  Germain.  Le  bruit  du  canon  ne  le  réveil- 
lerait pas  ;  mais,  quand  on  remue  les  mâchoires  auprès  de 
lui,  il  ouvre  les  yeux  tout  de  suite. 

—  Vous  avez  dû  être  comme  ça  à  son  âge,  dit  la  petite 
Marie  avec  un  sourire  malin.  Allons,  mon  Petit-Pierre,  tu 
cherches  ton  ciel  de  lit  ?  Il  est  fait  de  verdure,  ce  soir,  mon 
enfant  ;  mais  ton  père  n'en  soupe  pas  nioins.  Veux-tu  souper 
avec  lui  ?  Je  n'ai  pas  mangé  ta  part  ;  je  me  doutais  bien  que 
tu  la  réclamerais  ! 

—  Marie,  je  veux  que  tu  manges,  s'écria  le  laboureur,  je 
ne  mangerai  plus.  Je  suis  un  vorace,  un  grossier  ;  toi,  tu  te 
prives  pour  nous,  ce  n'est  pas  juste,  j'en  ai  honte.  Tiens,  ça 
m'ôte  la  faim  ;  je  ne  veux  pas  que  mon  fils  soupe,  si  tu  ne 
soupes  pas. 

—  Laissez-nous  tranquilles,  répondit  la  petite  Marie, 
vous  n'avez  pas  la  clé  de  nos  appétits.  Le  mien  est  fermé 
aujourd'hui,  mais  celui  de  votre  Pierre  est  ouvert  comme 

1.  Beau-père  de  Germain.  2.  Germain  approche  de  la  tren- 

taine. 


254  LE    A7A'«     SIÈCLE    PAR     LES    TEXTES 

celui  d'un  petit  loup.  Tenez,  voyez  comme  il  s'y  prend  !  Oh  î 
ce  sera  un  rude  laboureur  ! 

En  effet,  Petit- Pierre  montra  bientôt  de  qui  il  était  le  fils, 
et,  à  peine  éveillé,  ne  comprenant  ni  où  il  était,  ni  comment 
il  y  était  venu,  il  se  mit  à  dévorer.  Puis,  quand  il  n'eut  plus 
faim,  se  trouvant  excité  comme  il  arrive  aux  enfants  qui 
rompent  leurs  habitudes,  il  eut  plus  d'esprit,  plus  de  curiosité 
et  plus  de  raisonnement  qu'à  l'ordinaire.  Il  se  fit  expliquer 
oii  il  était,  et  quand  il  sut  que  c'était  au  milieu  d'un  bois,  il 
eut  un  peu  peur. 

—  Y  a-t-il  des  méchantes  bêtes  dans  ce  bois  ?  demanda- 
t-il  à  son  père. 

—  Non,  fit  le  père,  il  n'y  en  a  point.  Ne  crains  rien. 

—  Tu  as  donc  menti  quand  tu  m'as  dit  que,  si  j'allais  avec 
toi  dans  les  grands  bois,  les  loups  m'emporteraient  ? 

—  Voyez-vous  ce  raisonneur  ?  dit  Germain  embarrassé. 

—  Il  a  raison,  reprit  la  petite  Marie,  vous  lui  avez  dit 
cela  ;  il  a  bonne  mémoire,  il  s'en  souvient.  Mais  apprends, 
mon  Petit-Pierre,  que  ton  père  ne  ment  jamais.  Nous  avons 
passé  les  grands  bois  pendant  que  tu  dormais,  et  nous 
sommes  à  présent  dans  les  petits  bois,  où  il  n'y  a  pas  de 
méchantes  bêtes. 

—  Les  petits  bois  sont-ils  bien  loin  des  grands  ? 

—  Assez  loin  ;  d'ailleurs  les  loups  ne  sortent  pas  des 
grands  bois.  Et  puis,  s'il  en  venait  par  ici,  ton  père  les  tuerait. 

—  Et  toi  aussi,  petite  Marie  ? 

—  Et  nous  aussi,  car  tu  nous  aiderais  bien,  mon  Pierre  ? 
Tu  n'as  pas  peur,  toi  ?  Tu  taperais  bien  dessus  ! 

—  Oui,  oui,  dit  l'enfant  enorgueilli,  en  prenant  une  pose 
héroïque,  nous  les  tuerions  ! 

—  Il  n'y  a  personne  comme  toi  pour  parler  aux  enfants, 
dit  Germain  à  la  petite  Marie,  et  pour  leur  faire  entendre 
raison.  Il  est  vrai  qu'il  n'y  a  pas  longtemps  que  tu  étais  toi- 
même  un  petit  enfant,  et  tu  te  souviens  de  ce  que  te  disait 
ta  mère.  Je  crois  bien  que,  plus  on  est  jeune,  mieux  on  s'en- 
tend avec  ceux  qui  le  sont.  J'ai  grand'peur  qu'une  femme  de 
trente  ans  qui  ne  sait  pas  encore  ce  que  c'est  d'être  mère  ^, 

1.  C'est  à  la  fermière  chez  laquelle      il  va  se  présenter  que  Germain  fait 

ici  allusion. 


GEORGE    SAXD  25& 

n'apprenne  avec  peine  à  babiller  et  à  raisonner  avec  des 
marmots. 

—  Pourquoi  donc  pas,  Germain  ?  Je  ne  sais  pas  pour- 
quoi vous  avez  une  mauvaise  idée  touchant  cette  femme  ; 
vous  en  reviendrez  ! 

—  Au  diable  la  femme  !  dit  Germain.  Je  voudrais  en  être 
revenu  pour  n'y  plus  retourner.  Qu'ai-je  besoin  d'une  femme 
que  je  ne  connais  pas  ? 

—  Mon  petit  père,  dit  l'enfant,  pourquoi  donc  est-ce  que 
tu  parles  toujours  de  ta  femme  aujourd'liui  ?  Puisqu'elle  est 
morte  ?,.. 

—  Hélas  !  tu  ne  l'as  donc  pas  oubliée,  toi,  ta  pauvre 
chère  mère  ? 

—  Non,  puisque  je  l'ai  vu  mettre  dans  une  belle  boîte  de 
bois  blanc,  et  que  ma  grand' mère  m'a  conduit  auprès  pour 
l'embrasser  et  lui  dire  adieu  !...  Elle  était  toute  blanche  et 
toute  froide,  et  tous  les  soirs  ma  tante  me  fait  prier  le  bon 
Dieu  pour  qu'elle  aille  se  réchauffer  avec  lui  dans  le  ciel. 
Crois-tu  qu'elle  y  soit  à  présent  ? 

—  Je  l'espère,  mon  enfant  ;  mais  il  faut  toujours  prier, 
ça  fait  voir  à  ta  mère  que  tu  l'aimes. 

—  Je  vas  dire  ma  prière,  reprit  l'enfant,  je  n'ai  pas  pensé 
à  la  dire  ce  soir.  Mais  je  ne  peux  pas  la  dire  tout  seul  ;  j'en 
oublie  toujours  un  peu.  Il  faut  que  la  petite  Marie  m'aide. 

—  Oui,  mon  Pierre,  je  vas  t'aider,  dit  la  jeune  fille.  Viens 
là,  te  mettre  à  genoux  sur  moi. 

L'enfant  s'agenouilla  sur  la  jupe  de  la  jeune  fille,  joignit 
ses  petites  mains,  et  se  mit  à  réciter  sa  prière,  d'abord  avec 
attention  et  ferveur,  car  il  savait  très  bien  le  commence- 
ment, puis  avec  plus  de  lenteur  et  d'hésitation,  et  enfin 
répétant  mot  à  mot  ce  que  lui  dictait  la  petite  Marie,  lorsqu'il 
arriva  à  cet  endroit  de  son  oraison,  où,  le  sommeil  le  gagnant 
chaque  soir,  il  n'avait  jamais  pu  l'apprendre  jusqu'au  bout. 

Cette  fois  encore  le  travail  de  l'attention  et  la  monotonie 
de  son  propre  accent  produisirent  leur  effet  accoutumé  ;  il 
ne  prononça  plus  qu'avec  effort  les  dernières  syllabes,  et 
encore  après  se  les  être  fait  répéter  trois  fois  ;  sa  tête  s'appe- 
santit et  se  pencha  sur  la  poitrine  de  Marie  ;  ses  mains  se 
détendirent,  se  séparèrent  et  retombèrent  ouvertes  sur  ses 


256  LE    A7.Y«    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

genoux.  A  la  lueur  du  feu  de  bivouac,  Germain  regarda  son 
petit  ange  assoupi  sur  le  cœur  de  la  jeune  fille,  qui,  le  sou- 
tenant dans  ses  bras  et  réchauffant  ses  cheveux  blonds  de  sa 
pure  haleine,  s'était  laissé  aller  aussi  à  une  rêverie  pieuse,  et 
priait  mentalement  pour  l'âme  de  Catherine  ^. 

Germain  fut  attendri,  chercha  ce  qu'il  pourrait  dire  à  la 
petite  Marie  pour  lui  exprimer  ce  qu'elle  lui  inspirait  d'es- 
time et  de  reconnaissance,  mais  ne  trouva  rien  qui  pût  rendre 
sa  pensée.  Il  s'approcha  d'elle  pour  embrasser  son  fils  qu'elle 
tenait  toujours  pressé  contre  son  sein  et  il  eut  peine  à  déta- 
cher ses  lèvres  du  front  de  Petit-Pierre. 

—  Vous  l'embrassez  trop  fort,  lui  dit  Marie  en  repoussant 
doucement  la  tête  du  laboureur,  vous  allez  le  réveiller. 
Laissez-moi  le  recoucher,  puisque  le  voilà  reparti  pour  les 
rêves  du  paradis. 

L'enfant  se  laissa  coucher;  mais,  en  s'étendant  sur  la  peau 
de  chèvre  du  bât,  il  demanda  s'il  était  sur  la  Grise  '^.  Puis, 
ouvrant  ses  grands  yeux  bleus,  et  les  tenant  fixés  vers  les 
branches  pendant  une  minute,  il  parut  rêver  tout  éveillé,  ou 
être  frappé  d'une  idée  qui  avait  glissé  dans  son  esprit  durant 
le  jour,  et  qui  s'y  formulait  à  l'approche  du  sommeil.  «  Mon 
petit  père,  dit-il,  si  tu  veux  me  donner  une  autre  mère,  je 
veux  que  ce  soit  la  petite  Marie.  » 

Et,  sans  attendre  de  réponse,  il  ferma  les  yeux  et  s'en- 
dormit. 

{La  Mare  au  Diable;  Calmann-Lévy,  éditeur.) 


CAROLINE  DE  SAINT-GENEIX  CHEZ  SA  NOURRICE  » 

Au  point  du  jour.  Mademoiselle  de  Saint-Geneix  fut 
réveillée  *  par  les  poules  qui  gloussaient  et  grattaient  autour 

1 .  La  mère  du  petit  Pierre.  nourrice,   qui  habite  un  petit  vil- 

2.  La  jument  de  Germain.  lage  du  Velay. 

3.  Caroline  de  Saint-Geneix,  ai-  4.  Arrivée  un  peu  avant  l'aube, 
mée  par  Urbain  de  Villemer,  chez  M"«  de  Saint-Geneix  a  dormi  quel- 
la  mère  duquel  elle  est  demoiselle  ques  instants  sous  l'auvent  de  la 
de  compagnie ,  et  sachant  que  première  maison  venue  ;  elle  ne  con- 
Mme  de  Villemer  ne  consentirait  naît  pas  celle  de  sa  nourrice,  et 
point  à  leur  mariage,  vient  chercher  «  veut  s'y  glisser  sans  faire  événe- 
un  refuge  dans  la  maison  de  sa  vieille  ment  et  s'entendre  avec  la  famille 

pour  n'être  pas  nommée  ». 


GEORGE    SAXD  237 

d'elle.  Elle  se  leva  et  se  mit  à  marcher,  regardant  s'ouvrir 
une  à  une  les  jjortes  des  maisons,  et  se  disant  avec  raison  que, 
dans  un  hameau  si  jxîtit  et  si  entassé  dans  le  rocher,  elle  ne 
])ouvait  errer  longtemps  sans  reconnaître  la  figure  qu'elle 
cherchait. 

Mais  ici  un  embarras  se  présenta.  Etait-elle  sûre  de  recon- 
naître cette  nourrice  qu'elle  n'avait  pas  revue  depuis  l'âge  de 
dix  ans  i  Elle  avait  sa  voix  et  son  accent  bien  plus  présents 
à  la  mémoire  que  sa  figure.  Elle  monta  et  redescendit  jusqu'à 
la  dernière  maison,  au  revers  du  rocher,  et  là  elle  vit 
écrit  sur  la  porte  :  Peyraque  Lanion  '.  Un  fer  de  cheval 
cloué  sur  l'écriteau  indiquait  la  profession  de  maréchal 
ferrant. 

Justine  était  levée  la  première  selon  la  coutume,  tandis 
que  les  rideaux  fermés  d'un  lit  d'indienne  abritaient  le  dernier 
somme  de  M.  Peyraque.  La  pièce  principale  de  ce  rez-de- 
chaussée  annonçait  le  confort  d'un  ménage  aisé,  et  l'indice 
de  ce  bien-être  consistait  particulièrement  dans  la  garniture 
du  plafond  treillage  de  lattes  sur  lesquelles  reposaient  de 
monumentales  provisions  de  légumes  et  diverses  denrées 
agricoles  ;  mais  une  propreté  rigide,  exception  rare  aux 
habitudes  du  pays,  en  retranchait  tout  ce  qui  pouvait  cho- 
quer l'odorat  ou  la  vue. 

Justine  allumait  son  feu  et  s'apprêtait  à  faire  la  soupe,  que 
son  mari  devait  trouver  fumante  à  son  réveil,  lorsqu'elle  vit 
entrer  M"®  de  Saint-Geneix  avec  son  capuchon  relevé  et 
portant  son  paquet.  Elle  jeta  sur  cette  étrangère  un  regard 
distrait  en  lui  disant  : 

—  Qu'est-ce  que  vous  vendez  ? 

Caroline,  qui  entendait  ronfler  Peyraque  derrière  sa  cour- 
tine, mit  un  doigt  sur  ses  lèvres  et  rejeta  son  capuchon  sur 
ses  épaules.  Justine  resta  immobile  un  instant,  contint  un 
cri  de  joie  et  ouvrit  ses  bras  replets  avec  transport.  Elle  avait 
reconnu  son  enfant.  —  Venez  !  venez  !  dit-elle  en  la  condui- 
sant vers  un  petit  escalier  en  casse-cou  qui  donnait  au  fond 
de  la  salle,  votre  chambre  est  prête  !  il  y  a  un  an  qu'on  vous 
espère  tous  les  jours  !  —  Et  elle  cria  à  son  mari  :  —  Lève-toi, 

1.  Lanton  est  le  nom  de  Justine,       la  nourrice  et  Peyraque  le  nom  de 

son  mari. 

LK  XIX<  SIÈCLE   PAR    LES  TEXTES.   —   i' 


?58  LE    A7A'«    SIÈCLE     PAR    LES     TEXTES 

Peyraque,  tout  de  suite,  et  ferme  la  porte.  Il  y  a  du  nouveau, 
oh  !  mais  du  bon  ! 

La  petite  chambre,  blanchie  à  la  chaux  et  rustiquement 
meublée,  était,  comme  le  rez-de-chaussée,  d'une  propreté 
irréprochable.  La  vue  était  magnifique  ;  des  arbres  fruitiers 
en  fleurs  montaient  jusqu'au  niveau  de  la  fenêtre.  —  C'est 
un  paradis  !  dit  Caroline  à  la  bonne  femme.  Il  n'y  manque 
qu'un  peu  de  feu,  que  tu  vas  me  faire.  J'ai  froid  et  faim,  mais 
je  suis  heureuse  de  te  voir  et  d'être  chez  toi.  J'ai  à  te  parler 
avant  tout.  Je  ne  veux  pas  être  connue  ici  pour  ce  que  je 
suis.  Mes  raisons  sont  bonnes  ;  tu  les  sauras  et  tu  les  approu- 
veras. Commençons  par  convenir  de  nos  faits  :  tu  as  demeuré 
à  Brioude  ? 

—  Oui,  j'y  étais  servante  avant  mon  mariage. 

—  Brioude  est  loin  d'ici.  Y  a-t-il  quelqu'un  de  ce  pays  à 
Lantriac  ^  ? 

—  Personne,  et  il  n'y  vient  jamais  d'étrangers.  Ce  n'est 
qu'une  route  pour  les  chars  à  bœufs. 

—  J'ai  bien  vu  cela.  Alors  tu  me  fais  passer  pour  une 
personne  que  tu  as  connue  à  Brioude  ? 

—  Très  bien  ;  la  fille  de  mon  ancienne  maîtresse  ? 

—  Non,  je  ne  suis  pas  une  demoiselle. 

—  Oh  !  ce  n'était  pas  une  demoiselle  ;  c'était  une  petite 
marchande. 

—  C'est  cela  ;  mais  il  me  faut  un  état. 

—  Tiens  !  c'est  facile.  Colporteuse  de  mercerie,  comme 
était  celle  dont  je  vous  parle. 

—  Mais  il  faudra  donc  vendre  quelque  chose  ? 

—  Je  me  charge  de  ça.  D'ailleurs  votre  tournée  sera 
censée  faite,  et  je  vous  aurai  retenue  chez  moi  par  amitié  ; 
car  vous  allez  rester. 

—  Un  mois  tout  au  moins. 

—  Il  faut  rester  toujours.  On  vous  trouvera  de  l'occupa- 
tion, allez  !  Ah  çà  !  vous  vous  appelez  ? 

—  La  Charlette  ;  tu  m'appelais  ainsi  quand  j'étais  petite. 
Cela  ne  te  coûtera  pas.  Je  suis  censée  veuve,  et  tu  me  tutoies. 

—  Comme  autrefois.  Bon,  c'est  convenu  ;  mais  comment 
seras-tu  habillée,  ma  Charlette  ? 

1.  Le  village  où  habite  Justine. 


GEORGE    SAXD  259 

—  Comme  je  suis,  tu  vois  que  ce  n'est  pas  luxueux. 

—  Ce  n'est  pas  bien  cossu,  et  cela  peut  passer  ;  mais  ces 
beaux  cheveux  blonds,  ça  tirera  l'œil,  et  un  chapeau  de  ville 
étonnera  beaucoup. 

—  J'y  ai  bien  pensé  ;  aussi  ai-je  acheté  à  Brioude  la 
coiffure  du  pays.  Je  l'ai  là  dans  mon  sac  de  voyage,  et  je  vais 
m'arranger  tout  de  suite  en  cas  de  surprise. 

—  Alors  je  vais  vite  faire  ton  déjeuner.  Tu  mangeras  bien 
avec  Peyraque  ? 

—  Et  avec  toi,  j'espère.  Demain  je  compte  t'aider  au 
ménage  et  à  la  cuisine. 

—  Oh  !  tu  feras  semblant  !  je  n'ai  pas  envie  que  tu  gâtes 
ces  petites  mains  dont  j'ai  eu  tant  de  soin. 

Allons,  je  vais  voir  si  Peyraque  est  levé  et  l'avertir  de  tout 
ce  qui  est  convenu,  après  quoi  tu  nous  diras  pourquoi  tout 
ce  mystère. 

Tout  en  parlant  Justine  avait  allumé  le  bois  déjà  placé 
dans  la  cheminée.  Elle  avait  rempli  les  vases  d'une  belle  eau 
froide  qui,  suintant  du  rocher,  entrait  par  un  goulet  de  terre 
cuite  dans  la  toilette  de  la  petite  chambre,  et  plus  bas  dans 
le  lavoir  de  la  cuisine. 

C'était  une  invention  de  Peyraque,  qui  se  vantait  d'avoir 
des  idées. 

Une  demi-heure  après,  Caroline,  dont  le  simple  vêtement 
n'indiquait  aucune  classe  particulière,  releva  ses  beaux 
cheveux  sous  le  petit  chapeau  brioudais,  moins  étriqué  et 
plus  joli  que  le  couvercle  de  marmite,  également  en  feutre 
noir  cerclé  de  velours,  dont  se  coiffent  les  Velaisiennes.  Elle 
eut  beau  faire,  elle  était  encore  charmante  malgré  la  fatigue 
qui  éteignait  un  peu  ses  grands  yeux  vert  de  mer,  autrefois 
si  vantés  par  la  marquise. 

La  soupe  au  riz  et  aux  pommes  de  terre  fut  vite  servie 
dans  une  petite  pièce  où  Peyraque  faisait,  à  ses  moments 
perdus,  un  peu  de  menuiserie.  Le  bonhomme  ne  trouvait  pas 
la  réception  convenable  et  voulait  balayer  les  copeaux.  — 
Au  contraire,  lui  dit  sa  femme  en  étendant  les  rubans  et  la 
sciure  de  bois  sur  le  carreau,  tu  n'y  entends  rien  !  Elle  trou- 
vera que  c'est  un  joli  tapis.  Oh  !  tu  ne  la  connais  pas,  toi  !  > 
C'est  la  fille  au  bon  Dieu,  celle-là  ! 


260  LE    À7Z«     SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

Caroline  fit  connaissance  avec  Peyraque  en  l'embrassant. 
C'était  un  homme  d'une  soixantaine  d'années,  encore  des 
plus  robustes,  maigre,  de  taille  moyenne  et  laid  comme  la 
plupart  des  montagnards  de  cette  région  ;  mais  sa  figure 
austère  et  même  dure  avait  un  cachet  de  probité  qui  se  révé- 
lait à  première  vue.  Son  rare  sourire  était  extraordinaire- 
ment  bon.  On  y  sentait  un  fond  d'affection  et  de  sincérité 
qui,  pour  ne  pas  se  prodiguer  en  démonstrations,  n'en  offrait 
que  plus  de  garanties. 

Justine  aussi  avait  les  traits  rigides  et  la  parole  brusque. 
C'était  un  mâle  et  généreux  caractère. 

Ardente  catholique,  elle  respectait  le  silence  de  son  mari, 
protestant  de  race,  converti  en  apparence,  mais  libre  penseur 
s'il  en  fut.  Caroline  savait  ces  détails  et  voyait  avec  atten- 
drissement le  respect  délicat  que  cette  femme  exaltée  savait 
porter  dans  son  amour  pour  son  mari.  Il  faut  rappeler  ici 
que  M^^^  de  Saint-Geneix,  fille  d'un  homme  très  faible  et  sœur 
d'une  femme  sans  énergie,  devait  le  grand  courage  dont  elle 
était  pourvue  au  sang  de  sa  mère  d'abord,  qui  était  d'origine 
cévenole,  et  ensuite  aux  premières  notions  de  la  vie  que 
Justine  lui  avait  données.  Elle  le  sentit  très  clairement  en  se 
trouvant  assise  entre  ces  vieux  époux  dont  la  précision  de 
langage  et  d'idées  ne  lui  causait  ni  crainte  ni  étonnement. 
Il  lui  semblait  que  le  lait  de  la  montagnarde  avait  passé  en 
elle  jusqu'aux  os,  et  qu'elle  se  retrouvait  là  comme  avec  des 
types  déjà  connus  dans  quelque  antérieure  existence. 

—  Mes  amis,  leur  dit-elle  lorsque  Justine  lui  apporta  la 
crème  du  dessert,pendant  que  Peyraque  arrosait  sa  soupe  d'un 
bol  de  vin  chaud,  bientôt  suivi  d'un  bol  de  café  noir,  je  vous 
ai  promis  de  vous  dire  mon  histoire,  et  la  voici  en  deux  mots  : 
Un  des  fils  de  ma  vieille  dame  a  eu  l'idée  de  m'épouser. 

—  Ah  !  pardi  !  ça  devait  être  !  dit  Justine. 

—  Tu  as  raison,  parce  que  nos  caractères  et  nos  idées  se 
ressemblaient.  Tout  le  monde  aurait  dû  prévoir  cela,  et  moi 
la  première. 

—  Et  la  mère  aussi  !  dit  Peyraque. 

—  Eh  bien  !  personne  ne  s'est  méfié,  et  le  fils  a  beaucoup 
étonné  et  beaucoup  fâché  la  mère  quand  il  lui  a  dit  qu'il 
m'aimait. 


CfEORGE     SAXD  2*51 

—  Et  VOUS  ?  dit  Justine. 

—  Moi,  il  ne  m'avait  jamais  dit  cela,  et,  comme  je  savais 
que  je  n'étais  ni  assez  noble  ni  assez  riche  pour  lui,  je  ne  lui 
aurais  jamais  permis  d'y  penser. 

—  Ça,  c'est  bien  !  reprit  Peyraque. 

—  Et  c'est  vrai  !  ajouta  Justine. 

—  Donc  j'ai  vu  que  je  ne  pouvais  rester  un  jour  de  plus, 
et,  dès  les  premières  paroles  fâchées  de  la  mère,  je  suis  partie 
sans  revoir  le  fils  ;  mais  le  fils  aurait  couru  après  moi,  si 
j'avais  été  demeurer  chez  ma  sœur.  La  marquise  voulait  me 
faire  rester  un  peu  pour  m'expliquer  avec  lui,  pour  lui  dire 
que  je  ne  l'aimais  pas... 

—  C'est  peut-être  cela  qu'il  aurait  fallu  faire  !  dit  Peyraque. 
Caroline  fut  frappée  de  l'austère  logique  du  paysan. 

—  Oui  sans  doute,  pensa-t-elle,  c'est  jusque-là  qu'il 
aurait  fallu  pousser  le  courage. 

Et,  comme  elle  gardait  le  silence,  la  nourrice,  éclairée  par 
la  pénétration  du  cœur,  dit  à  son  mari  brusquement  :  — • 
Attends  donc,  toi  !  Comme  tu  y  vas  !  Sais-tu  si  elle  ne  l'ai- 
mait pas,  cette  pauvre  enfant  ? 

—  Ah  !  cela,  c'est  différent,  reprit  Peyraque,  inclinant  sa 
tête  sérieuse  et  pensive  qu'ennoblit  un  sentiment  de  pitié 
délicate. 

Caroline  se  sentit  remuée  jusqu'au  fond  de  l'âme  par  la 
droiture  de  cette  amitié  naïve  qui  d'un  mot  touchait  le  vif  de 
sa  blessure.  Ce  qu'elle  n'avait  pas  senti  la  force  et  la  confiance 
de  dire  à  sa  sœur,  elle  éprouva  le  besoin  de  ne  pas  le  cacher 
à  ce*  cœurs  profondément  vrais  qui  lisaient  dans  le  sien.  — 
Eh  bien  !  mes  amis,  vous  avez  raison,  dit-elle  en  leur  prenant 
les  mains  ;  je  n'aurais  peut-être  pas  eu  la  force  de  mentir, 
puisque,  malgré  moi,...  je  l'aime  ! 

A  peine  eut-elle  prononcé  ce  mot,  qu'elle  fut  saisie  d'effroi 
et  regarda  autour  d'elle  comme  si  Urbain  eût  pu  être  là  pour 
l'entendre,  et  puis  elle  fondit  en  larmes  à  la  pensée  qu'il  ne 
l'entendrait  jamais. 

—  Courage,  ma  fille,  Dieu  vous  aidera  !  dit  Peyraque  en 
se  levant. 

{Le  Marquis  de  Villemer  :  Calmann-Lévy,  éditeur.) 


262  LE    XlX<r    SIÈCLE    PAR    LES   TEXTES 

IDÉALISME  ET  RÉALISME 

Je  n'avais  pas  la  moindre  théorie  quand  je  commençai  à 
écrire,  et  je  ne  crois  pas  en  avoir  jamais  eu  quand  une  envie 
de  roman  m'a  mis  la  plume  à  la  main.  Cela  n'empêche  pas  que 
mes  instincts  ne  m'aient  fait,  à  mon  insu,  la  théorie  que  je 
vais  établir,  que  j'ai  généralement  suivie  sans  m'en  rendre 
compte  et  qui,  à  l'heure  où  j'écris,  est  encore  en  discussion. 

Selon  cette  théorie,  le  roman  serait  une  œuvre  de  poésie 
autant  que  d'analyse.  Il  y  faudrait  des  situations  vraies  et 
des  caractères  vrais,  réels  même,  se  groupant  autour  d'un 
type  destiné  à  résumer  le  sentiment  ou  l'idée  principale  du 
livre.  Ce  type  représente  généralement  la  passion  de  l'amour, 
puisque  presque  tous  les  romans  sont  des  histoires  d'amour. 
Selon  la  théorie  annoncée  (et  c'est  là  qu'elle  commence),  il 
faut  idéaliser  cet  amour,  ce  type,  par  conséquent,  et  ne  pas 
craindre  de  lui  donner  toutes  les  puissances  dont  on  a  l'aspi- 
ration en  soi-même,  ou  toutes  les  douleurs  dont  on  a  vu  ou 
senti  la  blessure.  Mais,  en  aucun  cas,  il  ne  faut  l'avilir  dans 
le  hasard  des  événements  ;  il  faut  qu'il  meure  ou  triomphe, 
et  on  ne  doit  pas  craindre  de  lui  donner  une  importance 
exceptionnelle  dans  la  vie,  des  forces  au-dessus  du  vulgaire, 
des  charmes  ou  des  souffrances  qui  dépassent  tout  à  fait 
l'habitude  des  choses  humaines,  et  même  un  peu  le  vraisem- 
blable admis  par  la  plupart  des  intelligences. 

En  résumé,  idéalisation  du  sentiment  qui  fait  le  sujet,  en 
laissant  à  l'art  du  conteur  le  soin  de  placer  ce  sujet  dans  des 
conditions  et  dans  un  cadre  de  réalité  assez  sensible  pour  le 
faire  ressortir  si,  toutefois,  c'est  bien  un  roman  qu'il  veut 
faire. 

Cette  théorie  est-elle  vraie  ?  Je  crois  que  oui  ;  mais  elle 
n'est  pas,  elle  ne  doit  pas  être  absolue.  Balzac,  avec  le  temps, 
m'a  fait  comprendre,  par  la  variété  et  la  force  de  ses  concep- 
tions, que  l'on  pouvait  sacrifier  l'idéalisation  du  sujet  à  la 
vérité  de  la  peinture,  à  la  critique  de  la  société  et  de  l'huma- 
nité même. 

Balzac  résumait  complètement  ceci  quand  il  me  disait 
dans  la  suite  : 


GEORGE    SAKD  263 

—  Vous  cherchez  l'homme  tel  qu'il  devrait  être,  moi,  je  le 
prends  tel  qu'il  est.  Croyez-moi,  nous  avons  raison  tous  deux 
Ces  deux  chemins  conduisent  au  même  but.  J'aime  aussi 
les  êtres  exceptionnels  ;  j'en  suis  un.  Il  m'en  faut  d'ailleurs 
pour  faire  resssortir  mes  êtres  vulgaires,  et  je  ne  les  sacrifie 
jamais  sans  nécessité.  Mais  ces  êtres  vulgaires  m'intéressent 
plus  qu'ils  ne  vous  intéressent.  Je  les  grandis,  je  les  idéalise, 
en  sens  inverse,  dans  leur  laideur  ou  leur  bêtise.  Je  donne  à 
leurs  difformités  des  proportions  effrayantes  ou  grotesques. 
Vous,  vous  ne  sauriez  pas  ;  vous  faites  bien  de  ne  pas  vouloir 
regarder  des  êtres  et  des  choses  qui  vous  donneraient  le 
cauchemar.  Idéalisez  dans  le  joli  et  dans  le  beau,  c'est  un 
ouvrage  de  femme. 

Balzac,  esprit  vaste,  non  pas  infini  et  sans  défauts,  mais 
le  plus  étendu  et  le  plus  pourvu  de  qualités  diverses  qui  dans 
le  roman  se  soit  produit  de  notre  temps,  Balzac,  maître 
sans  égal  dans  l'art  de  peindre  la  société  moderne  et  l'huma- 
nité actuelle,  avait  mille  fois  raison  de  ne  pas  admettre  un 
système  absolu. 

{Histoire  de  ma  vie  :  Calmann-Lévy,  éditeur.) 


STENDHAL 


JUL[EN  SE  DEMANDE  SI  MATHILDE  SE  MOQUE  DE  LUI  OU  L'AIME» 

A  moins  d'un  mois  de  là,  Julien  se  promenait  pensif  dans  le 
jardin  de  l'hôtel  de  La  Mole  ;  mais  sa  figure  n'avait  plus  la 
dureté  et  la  roguerie  philosophe  qu'y  imprimait  le  sentiment 
continu  de  son  infériorité.  Il  venait  de  reconduire  jusqu'à  la 
porte  du  salon  M^^^  de  La  Mole,  qui  prétendait  s'être  fait 
mal  au  pied  en  courant  avec  son  frère. 

—  Elle  s'est  appuyée  sur  mon  bras  d'une  façon  bien  singu- 
lière! se  disait  Julien.  Suis-je  un  fat,  ou  serait-il  vrai  qu'elle 
a  du  goût  pour  moi  ?  Elle  m'écoute  d'un  air  si  doux,  môme 
quand  je  lui  avoue  toutes  les  souffrances  de  mon  orgueil  !  Elle 
qui  a  tant  de  fierté  avec  tout  le  monde  !  On  serait  bien  étonné 
au  salon  si  on  lui  voyait  cette  physionomie.  Très  certaine- 
ment, cet  air  doux  et  bon,  elle  ne  l'a  avec  personne. 

Julien  cherchait  à  ne  pas  s'exagérer  cette  singulière  amitié. 
Il  la  comparait  lui-même  à  un  commerce  armé.  Chaque  jour 
en  se  retrouvant,  avant  de  reprendre  le  ton  presque  intime 
de  la  veille,  on  se  demandait  presque  :  Serons-nous  aujour- 
d'hui amis  ou  ennemis  ?  Julien  avait  compris  que  se  laisser 
offenser  impunément  une  seule  fois  par  cette  fille  si  hautaine, 
c'était  tout  perdre.  Si  je  dois  me  brouiller,  ne  vaut-il  pas 
mieux  que  ce  soit  de  prime  abord,  en  défendant  les  justes 
droits  de  mon  orgueil,  qu'en  repoussant  les  marques  de 
mépris  dont  serait  bientôt  suivi  le  moindre  abandon  de  ce  que 
je  dois  à  ma  dignité  personnelle  ? 

Plusieurs  fois,  en  des  jours  de  mauvaise  humeur,  Mathilde 
essaya  de  prendre  avec  lui  le  ton  d'une  grande  dame  ;  elle 
mettait  une  rare  finesse  à  ces  tentatives,  mais  Julien  les 
repoussait  rudement. 

Un  jour  il  l'interrompit  brusquement. —  Mademoiselle  de  La 

1.  Fils  d'un  menuisier  de  village,  la  Mole,  et  bientôt  il  croit  s'aperce- 
Julien  Sorel,  après  avoir  été  précep-  voir  qu'il  n'est  pas  indifférent  à  la 
teur   chez   M.   de  Rénal,  est   entré  fille  du  comte,  Mathilde. 
comme  secrétaire  chez  le  comte  de 


STESDUAL  2f»r> 

Mole  a-t-elle  quelque  ordre  à  donner  au  secrétaire  de  son 
père  ?  lui  dit-il,  il  doit  écouter  ses  ordres,  et  les  exécuter  avec 
res])ect  ;  mais,  du  reste,  il  n'a  pas  un  mot  à  lui  adresser.  Il 
n'est  point  payé  pour  lui  communiquer  ses  pensées. 

Cette  manière  d'être  et  les  singuliers  doutes  qu'avait  Julien 
firent  disparaître  l'ennui  qu'il  trouvait  régulièrement  dans  ce 
salon  si  magnifique,  mais  où  l'on  avait  peur  de  tout,  et  où  il 
n'était  convenable  de  plaisanter  de  rien. 

Il  serait  plaisant  qu'elle  m'aimât  !  Qu'elle  m'aime  ou  non, 
continuait  Julien,  j'ai  pour  confidente  intime  une  fille  d'esprit 
devant  laquelle  je  vois  trembler  toute  la  maison,  et,  plus  que 
tous  les  autres,  le  marquis  de  Croisenois.  Ce  jeune  homme  si 
poli,  si  doux,  si  brave,  et  qui  réunit  tous  les  avantages  de  nais- 
sance et  de  fortune  dont  un  seul  me  mettrait  le  cœur  si  à 
l'aise  !  Il  en  est  amoureux  fou,  il  doit  l'épouser.  Que  de  lettres 
M.  de  la  Mole  m'a  fait  écrire  aux  deux  notaires  pour  arranger 
le  contrat  !  Et  moi  qui  me  vois  si  subalterne  la  plume  à  la 
main,  deux  heures  après,  ici,  dans  le  jardin,  je  triomphe  de  ce 
jeune  homme  si  aimable  :  car  enfin,  les  préférences  sont 
frappantes,  directes.  Peut-être  aussi  elle  hait  en  lui  un  mari 
futur.  Elle  a  assez  de  hauteur  pour  cela.  Et  les  bontés  qu'elle 
a  pour  moi,  je  les  obtiens  à  titre  de  confident  subalterne  ! 

Mais  non,  ou  je  suis  fou,  ou  elle  me  fait  la  cour  ;  plus  je  me 
montre  froid  et  respectueux  avec  elle,  plus  elle  me  recherche. 
Ceci  pourrait  être  un  parti  pris,  une  affectation  ;  mais  je  vois 
ses  yeux  s'animer  quand  je  parais  à  l'improviste.  Les  femmes 
de  Paris  savent-elles  feindre  à  ce  point  ?  Que  m'importe  !  j'ai 
l'apparence  pour  moi,  jouissons  des  apparences.  Mon  Dieu, 
qu'elle  est  belle  !  Que  ses  grands  yeux  bleus  me  plaisent,  vus 
de  près,  et  me  regardant  comme  ils  le  font  souvent  !  Quelle 
différence  de  ce  printemps-ci  à  celui  de  l'année  passée,  quand 
je  vivais  malheureux  et  me  soutenant  à  force  de  caractère, 
au  milieu  de  ces  trois  cents  hypocrites  méchants  et  sales  '  ! 
J'étais  presque  aussi  méchant  qu'eux. 

Dans  les  jours  de  méfiance  :  Cette  jeune  fille  se  moque  de 
moi,  pensait  Julien.  Elle  est  d'accord  avec  son  frère  pour  me 
mystifier.  Mais  elle  a  l'air  de  tellement  mépriser  le  manque 

1.  Dans  son  village  de  Verrières. 


'266  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

d'énergie  de  ce  frère  !  —  Il  est  brave,  et  puis  c'est  tout,  me 
dit-elle  ;  il  n'a  pas  une  pensée  qui  ose  s'écarter  de  la  mode.  — 
C'est  toujours  moi  qui  suis  obligé  de  prendre  sa  défense.  Une 
jeune  fille  de  dix-neuf  ans  !  A  cet  âge  peut-on  être  fidèle, 
chaque  instant  de  la  journée,  à  l'hypocrisie  qu'on  s'est  pres- 
crite ? 

D'un  autre  côté,  quand  M}^^  de  la  Mole  fixe  sur  moi  ses 
grands  yeux  bleus  avec  une  certaine  expression  singulière, 
toujours  le  comte  Norbert  s'éloigne.  Ceci  m'est  suspect  ; 
ne  devrait-il  pas  s'indigner  de  ce  que  sa  sœur  distingue  un 
domestique  de  leur  maison  ?  car  j'ai  entendu  le  duc  de  Chaul- 
nes  parler  ainsi  de  moi.  (A  ce  souvenir,  la  colère  remplaçait 
tout  autre  sentiment.)  Est-ce  amour  du  vieux  langage  chez 
ce  duc  maniaque  ?... 

A  chaque  instant,  cherchant  à  s'occuper  de  quelque  affaire 
sérieuse,  sa  pensée  abandonnait  tout,  et  il  se  réveillait  un 
quart  d'heure  après,  le  cœur  palpitant,  la  tête  troublée,  et 
rêvant  à  cette  idée  :  M'aime-t-elle  ? 

(Le  Bouge  et  le  Noir.) 


EPISODE  DE  LA  BATAILLE    DE    WATERLOO' 

La  cantinière  tourna  à  droite  et  prit  un  chemin  de  traverse 
au  milieu  des  prairies  ;  il  y  avait  un  pied  de  boue  ;  la  petite 
charrette  fut  sur  le  point  d'y  rester  :  Fabrice  poussa  à  la  roue. 
Son  cheval  tomba  deux  fois  ;  bientôt  le  chemin,  moins  rempli 
d'eau,  ne  fut  plus  qu'un  sentier  au  milieu  du  gazon.  Fabrice 
n'avait  pas  fait  cinq  cents  pas  que  sa  rosse  s'arrêta  tout 
court  :  c'était  un  cadavre,  posé  en  travers  du  sentier,  qui 
faisait  horreur  au  cheval  et  au  cavalier. 

La  figure  de  Fabrice,  très  pâle  naturellement,  prit  une 
teinte  verte  fort  prononcée  ;  la  cantinière,  après  avoir  regardé 
le  mort,  dit,  comme  se  parlant  à  elle-même  :  «  Ça  n'est  pas  de 
notre  division.  »  Puis,  levant  les  yeux  sur  notre  héros,  elle 
éclata  de  rire. 

1.  Le  jeune  Italien  Fabrice,  épris  Napoléon  ;  il  la  trouve  en  pleine 
de  gloire,  a  quitté  la  maison  pa-  bataille  près  de  Waterloo  ;  une  can- 
ternelle  pour  aller  joindre  l'armée  de        tinière  lui  sert  de  guide. 


STENDHAL  267 

«  —  Ha  !  ha  !  mon  petit  !  s'écria-t-elle,  en  voilà  du 
nanan  '  !  »  Fabrice  restait  glacé.  Ce  qui  le  frappait  surtout, 
c'était  la  saleté  des  pieds  de  ce  cadavre  qui  déjà  était  dépouillé 
de  ses  souliers,  et  auquel  on  n'avait  laissé  qu'un  mauvais 
pantalon  tout  souillé  de  sang. 

—  Approche,  lui  dit  la  cantinière,  descends  de  cheval  ;  il 
faut  que  tu  t'y  accoutumes.  Tiens,  s'écria-t-elle,  il  en  a  eu 
par  la  tête. 

Une  balle,  entrée  à  côté  du  nez,  était  sortie  par  la  tempe 
opposée,  et  défigurait  ce  cadavre  d'une  façon  hideuse  ;  il 
était  resté  avec  un  œil  ouvert. 

—  Descends  donc  de  cheval,  petit,  dit  la  cantinière,  et 
donne-lui  une  poignée  de  main  pour  voir  s'il  te  la  rendra. 

Sans  hésiter,  quoique  près  de  rendre  l'âme  de  dégoût, 
Fabrice  se  jeta  à  bas  de  cheval  et  prit  la  main  du  cadavre 
qu'il  secoua  ferme  ;  puis  il  resta  comme  anéanti  :  il  sentait 
qu'il  n'avait  pas  la  force  de  remonter  à  cheval.  Ce  qui  lui 
faisait  horreur  surtout,  c'était  cet  œil  ouvert. 

La  vivandière  va  me  croire  un  lâche,  se  disait-il  avec 
amertume.  Mais  il  sentait  l'impossibilité  de  faire  un  mouve- 
ment :  il  serait  tombé.  Ce  moment  fut  affreux  ;  Fabrice  fut 
sur  le  point  de  se  trouver  mal  tout  à  fait.  La  vivandière  s'en 
aperçut,  sauta  lestement  à  bas  de  sa  petite  voiture,  et  lui 
présenta,  sans  mot  dire,  un  verre  d'eau-de-vie  qu'il  avala  d'un 
trait  ;  il  put  remonter  sur  sa  rosse,  et  continua  la  route  sans 
dire  une  parole.  La  vivandière  le  regardait  de  temps  à  autre 
du  coin  de  l'œil. 

—  Tu  te  battras  demain,  mon  petit,  lui  dit-elle  enfin  ; 
aujourd'hui,  tu  resteras  avec  moi.  Tu  vois  bien  qu'il  faut  que 
tu  apprennes  le  métier  de  soldat. 

—  Au  contraire,  je  veux  me  battre  tout  de  suite,  s'écria 
notre  héros,  d'un  air  sombre,  qui  sembla  de  bon  augure  à  la 
vivandière. 

Le  bruit  du  canon  redoublait  et  semblait  s'approcher.  Les 
coups  commençaient  à  former  comme  une  basse  continue  ;  un 
coup  n'était  séparé  du  coup  voisin  par  aucun  intervalle,  et  sur 

1.  Nanan.  Dans  le  langage  en-  ce  qui  peut  plaire.  Fabrice  est  très 
fantin,  chose  bonne  ù  manger.  Irian-  jeune,  et  la  cantinière  lui  parle 
dise,  et,  d'une  façon  générale,  tout      comme  ù  un  enfant. 


268  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

cette  basse  continue,   qui  rappelait  le  bruit  d'un  torrent 
lointain,  on  distinguait  fort  bien  les  feux  de  peloton. 

Dans  ce  moment  la  route  s'enfonçait  au  milieu  d'un  bou- 
quet de  bois.  La  vivandière  vit  trois  ou  quatre  soldats  des 
nôtres  qui  venaient  à  elle  courant  à  toutes  jambes  ;  elle  sauta 
lestement  à  bas  de  sa  voiture  et  courut  se  cacher  à  quinze 
ou  vingt  pas  du  chemin.  Elle  se  blottit  dans  un  trou 
qui  était  resté  au  lieu  où  l'on  venait  d'arracher  un  grand 
arbre.  Donc,  se  dit  Fabrice,  je  vais  voir  si  je  suis  un  lâche  ! 
Il  s'arrêta  auprès  de  la  petite  voiture  abandonnée  par  la  can- 
tinière  et  tira  son  sabre.  Les  soldats  ne  firent  pas  attention  à 
lui  et  passèrent  en  courant  le  long  du  bois,  à  gauche  de  la 
route. 

—  Ce  sont  des  nôtres,  dit  tranquillement  la  vivandière  en 
revenant  tout  essoufflée  vers  sa  petite  voiture...  Si  ton  cheval 
était  capable  de  galoper,  je  te  dirais  :  Pousse  en  avant  jus- 
qu'au bout  du  bois,  vois  s'il  y  a  quelqu'un  dans  la  plaine. 
Fabrice  ne  se  le  fit  pas  dire  deux  fois,  il  arracha  une  branche 
à  un  peuplier,  l'effeuilla  et  se  mit  à  battre  son  cheval  à  tour 
de  bras  ;  la  rosse  prit  le  galop  un  instant,  puis  revint  à  son 
petit  trot  accoutumé.  La  vivandière  avait  mis  son  cheval  au 
galop. —  Arrête-toi  donc,  arrête  !  criait-elle  à  Fabrice.  Bien- 
tôt tous  les  deux  furent  hors  du  bois.  En  arrivant  au  bord  de 
la  plaine,  ils  entendirent  un  tapage  effroyable  ;  le  canon  et 
la  mousqueterie  tonnaient  de  tous  les  côtés,  à  droite,  à  gauche, 
derrière.  Et,  comme  le  bouquet  de  bois  d'où  ils  sortaient 
occupait  un  tertre  élevé  de  huit  ou  dix  pieds  au-dessus  de  la 
plaine,  ils  aperçurent  assez  bien  un  coin  de  la  bataille  ;  mais 
enfin  il  n'y  avait  personne  dans  le  pré  au  delà  du  bois.  Ce  pré 
était  bordé,  à  mille  pas  de  distance,  par  une  longue  rangée 
de  saules,  très  touffus  ;  au-dessus  des  saules  paraissait  une 
fumée  blanche  qui  quelquefois  s'élevait  dans  le  ciel  en  tour- 
noyant. 

—  Si  je  savais  seulement  où  est  le  régiment  !  disait  la  can- 
tinière  embarrassée.  Il  ne  faut  pas  traverser  ce  grand  pré 
tout  droit.  A  propos,  toi,  dit-elle  à  Fabrice,  si  tu  vois  un 
soldat  ennemi,  pique-le  avec  la  pointe  de  ton  sabre,  ne  va 
pas  t'amuser  à  le  sabrer. 

A  ce  moment,  la  cantinière  aperçut  les  quatre  soldats  dont 


STENDHAL  269 

nous  venons  de  parler  :  ils  déboucliaient  du  bois  dans  la 
plaine  à  gauche  de  la  route.  L'un  d'eux  était  à  cheval. 

—  Voilà  ton  affaire,  dit-elle  à  Fabrice.  Holà,  ho  !  cria-t-elle 
à  celui  qui  était  à  cheval,  viens  donc  ici  boire  le  verre  d'eau- 
de-vie.  Les  soldats  s'approchèrent. 

—  Où  est  le  Q^  léger  ?  cria-t-elle. 

—  Là-bas,  à  cinq  minutes  d'ici,  en  avant  de  ce  canal  qui 
est  le  long  des  saules  ;  même  que  le  colonel  Maçon  vient 
d'être  tué. 

—  Veux -tu  cinq  francs  de  ton  cheval,  toi  ? 

—  Cinq  francs  !  tu  ne  plaisantes  pas  mal,  petite  mère  ;  un 
cheval  d'officier,  que  je  vais  vendre  cinq  napoléons  avant  un 
quart  d'heure  ! 

—  Donne-m'en  un  de  tes  napoléons,  dit  la  vivandière  à 
Fabrice.  Puis,  s'approchant  du  soldat  à  cheval  :  Descends 
vivement,  lui  dit-elle,  voilà  ton  napoléon. 

Le  soldat  descendit,  Fabrice  sauta  en  selle  gaiement  ;  la 
vivandière  détachait  le  petit  porte-manteau  qui  était  sur 
la  rosse. 

—  Aidez-moi  donc,  vous  autres  !  dit-elle  aux  soldats  : 
c'est  comme  cela  que  vous  laissez  travailler  une  dame  ! 

Mais  à  peine  le  cheval  de  prise  sentit  le  porte-manteau, 
qu'il  se  mit  à  se  cabrer,  et  Fabrice,  qui  montait  fort  bien,  eut 
besoin  de  toute  sa  force  pour  le  contenir. 

—  Bon  signe  !  dit  la  vivandière  ;  le  monsieur  n'est  pas 
accoutumé  au  chatouillement  du  porte-manteau. 

—  Un  cheval  de  général,  s'écriait  le  soldat  qui  l'avait 
vendu,  un  cheval  qui  vaut  dix  napoléons  comme  un  liard. 

—  Voilà  vingt  francs,  lui  dit  Fabrice,  qui  ne  se  sentait  pas 
de  joie  de  se  trouver  entre  les  jambes  un  cheval  qui  eût  du 
mouvement. 

A  ce  moment,  un  boulet  donna  dans  une  ligne  de  saules, 
qu'il  prit  de  biais,  et  Fabrice  eut  le  curieux  spectacle  de  toutes 
ces  petites  branches  volant  de  côté  et  d'autre  comme  rasées 
par  un  coup  de  faux. 

—  Tiens,  voilà  le  brutal  *  qui  s'avance,  lui  dit  le  soldat,  en 
prenant  ses  vingt  francs.  Il  pouvait  être  deux  heures. 

1.  Le  brutal.  En  langage  de  soldat,  le  canon. 


270  LE    XIX'   SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

Fabrice  était  encore  dans  l'enchantement  de  ce  spectacle 
curieux,  lorsqu'une  troupe  de  généraux,  suivis  d'une  ving- 
taine de  hussards,  traversèrent  au  galop  un  des  angles  de  la 
vaste  prairie  au  bord  de  laquelle  il  était  arrêté  :  son  cheval 
hennit,  se  cabra  deux  ou  trois  fois  de  suite,  puis  donna  des 
coups  de  tête  violents  contre  la  bride  qui  le  retenait.  —  Eh 
bien,  soit  !  se  dit  Fabrice. 

Le  cheval,  laissé  à  lui-même,  partit  ventre  à  terre  et  alla 
rejoindre  l'escorte  qui  suivait  les  généraux.  Fabrice  compta 
quatre  chapeaux  bordés  ^.  Un  quart  d'heure  après,  par  quel- 
ques mots  que  dit  un  hussard  son  voisin,  Fabrice  comprit 
qu'un  de  ces  généraux  était  le  célèbre  maréchal  Ney.  Son 
bonheur  fut  au  comble  ;  toutefois  il  ne  put  deviner  lequel  des 
quatre  généraux  était  le  maréchal  Ney  ;  il  eût  donné  tout  au 
monde  pour  le  savoir.  L'escorte  s'arrêta  pour  passer  un 
large  fossé  rempli  d'eau  par  la  pluie  de  la  veille  ;  il  était  bordé 
de  grands  arbres  et  terminait  sur  la  gauche  la  pi  airie  à  l'entrée 
de  laquelle  Fabrice  avait  acheté  le  cheval.  Presque  tous  les 
hussards  avaient  mis  pied  à  terre  ;  le  bord  du  fossé  était  à  pic 
et  fort  glissant,  et  l'eau  se  trouvait  bien  à  trois  ou  quatre 
pieds  en  contre-bas  au-dessous  de  la  prairie.  Fabrice,  distrait 
par  sa  joie,  songeait  plus  au  maréchal  Ney  et  à  la  gloire  qu'à 
son  cheval,  lequel,  étant  fort  animé,  sauta  dans  le  canal,  ce 
qui  fit  rejaillir  l'eau  à  une  hauteur  considérable.  Un  des  géné- 
raux fut  entièrement  mouillé  par  la  nappe  d'eau,  et  s'écria 
en  jurant  :  Au  diable  la  f bête  !  Fabrice  se  sentit  profon- 
dément blessé  de  cette  injure.  Puis-je  en  demander  raison  ? 
se  dit-il.  En  attendant,  pour  prouver  qu'il  n'était  pas  si 
gauche,  il  entreprit  de  faire  monter  à  son  cheval  la  rive  oppo- 
sée du  fossé  ;  mais  elle  était  à  pic  et  haute  de  cinq  à  six  pieds. 
Il  fallut  y  renoncer  ;  alors  il  remonta  le  courant,  son  cheval 
ayant  de  l'eau  jusqu'à  la  tête,  et  enfin  trouva  une  sorte 
d'abreuvoir  ;  par  cette  pente  douce  il  gagna  facilement  le 
champ  de  l'autre  côté  du  canal.  Il  fut  le  premier  homme  de 
l'escorte  qui  y  parut  ;  il  se  mit  à  trotter  fièrement  le  long  du 
bord  :  au  fond  du  canal  les  hussards  se  démenaient,  assez 
embarrassés  de  leur  position,  car  en  beaucoup  d'endroits 

Les  chapeaux  des  généraux  étaient  bordés  de  plume. 


STENDHAL  'J71 

l'eau  avait  cinq  pieds  de  profondeur.  Deux  ou  trois  chevaux 
prirent  peur  et  voulurent  nager,  ce  qui  fit  un  barbote- 
ment  épouvantable.  Un  maréclial  des  logis  s'aperçut  do  la 
manœuvre  que  venait  de  faire  ce  blanc-bec,  qui  avait  l'air 
si  peu  militaire. 

—  Remontez  !  il  y  a  un  abreuvoir  à  gauche  !  s'écria-t-il. 
Et  peu  à  peu  tous  passèrent. 

En  arrivant  sur  l'autre  rive,  Fabrice  y  avait  trouvé  les 
généraux  tout  seuls  ;  le  bruit  du  canon  lui  sembla  redoubler  ; 
ce  fut  à  peine  s'il  entendit  le  général  par  lui  si  bien  mouillé 
qui  criait  à  son  oreille. 

—  Où  as-tu  pris  ce  cheval  ? 

Fabrice  était  tellement  troublé,  qu'il  répondit  en  italien  : 

—  Uho  comprato  poco  fa.  (Je  viens  de  l'acheter  à  l'ins- 
tant.) 

—  Que  dis-tu  ?  lui  cria  le  général. 

Mais  le  tapage  devint  tellement  fort  en  ce  moment,  que 
Fabrice  ne  put  lui  répondre.  Nous  avouerons  que  notre  héros 
était  fort  peu  héros  en  ce  moment.  Toutefois,  la  peur  ne 
venait  chez  lui  qu'en  seconde  ligne  ;  il  était  surtout  scan- 
dalisé de  ce  bruit  qui  lui  faisait  mal  aux  oreilles.  L'escorte 
prit  le  galop  ;  on  traversait  une  grande  pièce  de  terre  labourée, 
située  au  delà  du  canal,  et  ce  champ  était  jonché  de  cadavres. 

—  Les  habits  rouges  !  les  habits  rouges  ^  !  criaient  avec 
joie  les  hussards  de  l'escorte.  Et  d'abord  Fabrice  ne  com- 
prenait pas  ;  enfin  il  remarqua  qu'en  effet  presque  tous  les 
cadavres  étaient  vêtus  de  rouge.  Une  circonstance  lui  donna 
un  frisson  d'horreur  :  il  remarqua  que  beaucoup  de  ces  mal- 
heureux habits  rouges  vivaient  encore  ;  ils  criaient  évidem- 
ment pour  demander  du  secours,  et  personne  ne  s'arrêtait 
pour  leur  en  donner.  Notre  héros,  fort  humain,  se  donnait 
toutes  les  peines  du  monde  pour  que  son  cheval  ne  mît  les 
pieds  sur  aucun  habit  rouge.  L'escorte  s'arrêta  :  Fabrice,  qui 
ne  faisait  pas  assez  d'attention  à  son  devoir  de  soldat,  galo- 
pait toujours  en  regardant  un  malheureux  blessé. 

—  Veux-tu  bien  t'arrêter,  blanc-bec  !  lui  cria  le  maréchal 
des  logis.  Fabrice  s'aperçut  qu'il  était  à  vingt  pas  sur  la 

1.  Les  soldats  anglais,  habillés  de  rouge,  étaient  désignés  sous  ce  nom. 


27-2  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

droite  en  avant  des  généraux,  et  précisément  du  côté  où  ils 
regardaient  avec  leurs  lorgnettes.  En  revenant  se  ranger  à  la 
queue  des  autres  hussards  restés  à  quelques  pas  en  arrière,  il 
vit  le  plus  gros  de  ces  généraux  qui  parlait  à  son  voisin, 
général  aussi,  d'un  air  d'autorité  et  presque  de  réprimande  ; 
il  jurait.  Fabrice  ne  put  retenir  sa  curiosité  ;  il  arrangea  une 
petite  phrase  bien  française,  bien  correcte,  et  dit  à  son  voisin  : 

—  Quel  est-il,  ce  général  qui  gourmande  son  voisin  ? 

—  Pardi,  c'est  le  maréchal. 

—  Quel  maréchal  ? 

—  Le  maréchal  Ney,  bêta  !  Ah  çà  !  où  as-tu  servi  jus- 
qu'ici ?  Fabrice,  quoique  fort  susceptible,  ne  songea  point  à  se 
fâcher  de  l'injure  ;  il  contemplait,  perdu  dans  une  admiration 
enfantine,  ce  fameux  prince  de  la  Moskowa,  le  brave  des 
braves. 

Tout  à  coup  on  partit  au  grand  galop.  Quelques  instants 
après,  Fabrice  vit,  à  vingt  pas  en  avant,  une  terre  labourée 
qui  était  remuée  d'une  façon  singulière.  Le  fond  des  sillons 
était  plein  d'eau,  et  la  terre  fort  humide  qui  formait  la  crête 
de  ces  sillons,  volait  en  petits  fragments  noirs  lancés  à  trois 
ou  quatre  pieds  de  haut.  Fabrice  remarqua  en  passant  cet 
effet  singulier  ;  puis  sa  pensée  se  remit  à  songer  à  la  gloire  du 
maréchal.  Tl  entendit  un  cri  sec  auprès  de  lui  :  c'étaient  deux 
hussards  qui  tombaient  atteints  par  des  boulets  ;  et,  lorsqu'il 
les  regarda,  ils  étaient  déjà  à  vingt  pas  de  l'escorte.  Ce  qui  lui 
sembla  horrible,  ce  fut  un  cheval  tout  sanglant  qui  se  débat- 
tait sur  la  terre  labourée,  en  engageant  ses  pieds  dans  ses 
propres  entrailles  :  il  voulait  suivre  les  autres.  Le  sang  cou- 
lait dans  la  boue. 

Ah  !  m'y  voilà  donc  enfin  au  feu  !  se  dit-il.  J'ai  vu  le  feu  !  se 
répétait-il  avec  satisfaction.  Me  voici  un  vrai  militaire.  A  ce 
moment  l'escorte  allait  ventre  à  terre,  et  notre  héros  comprit 
que  c'étaient  des  boulets  qui  faisaient  voler  la  terre  de  toutes 
parts. 

{La  Chartreuse  de  Parme.) 


MERIMEE 

MATEO    FALCONE ' 

—  Bonjour,  frère  -. 

—  J'étais  venu  pour  te  dire,  bonjour  en  passant,  et  à  ma 
cousine  Pepa  •'.  Nous  avons  fait  une  longue  traite  aujour- 
d'hui ;  mais  il  ne  faut  pas  plaindre  notre  fatigue,  car  nous 
avons  fait  une  fameuse  prise.  Nous  venons  d'empoigner 
Cianetto  Sanpiero. 

—  Dieu  soit  loué  !  s'écria  Giuseppa,  il  nous  a  volé  une 
chèvre  laitière  la  semaine  passée. 

Ces  mots  réjouirent  Camba. 

—  Pauvre  diable  !  dit  Mateo,  il  avait  faim. 

—  Le  drôle  s'est  défendu  comme  un  lion,  poursuivit 
l'adjudant  un  peu  mortifié  ;  il  m'a  tué  un  de  mes  voltigeurs, 
et,  non  content  de  cela,  il  a  cassé  le  bras  au  caporal  Chardon  ; 
mais  il  n'y  a  pas  grand  mal,  ce  n'était  qu'un  Français... 
Ensuite,  il  s'était  si  bien  caché,  que  le  diable  ne  l'aurait  pu 
découvrir.  Sans  mon  petit  cousin  Fortunato,  je  ne  l'aurais 
jamais  pu  trouver. 

—  Fortunato  !  s'écria  Mateo. 

—  Fortunato  !  répéta  Giuseppa. 

—  Oui,  le  Gianetto  *  s'était  caché  sous  ce  tas  de  foin  là- 
bas  ;  mais  mon  petit  cousin  m'a  montré  la  malice.  Aussi  je 
le  dirai  à  son  oncle  le  caporal  *,  afin  qu'il  lui  envoie  un  beau 
cadeau  pour  sa  peine.  Et  son  nom  et  le  tien  seront  dans  le 
rapport  que  j'enverrai  à  M.  l'avocat  général. 

1.  Pendant   l'absence  de  ses   pa-  3.  Abréviation  de  Giuseppa. 
rcnts,  Mateo   I-alcone  et   Giuseppa,  4.  Le  Gianelto.   L'article,  en  ita- 
le  petit  l'orlunalo  a  livré  ù  l'adju-  lien,  se  met  souvent  avec  les  noms 
nant    Gamba    un    bandit,    Gianetto  de  personne. 

Sanpiero,    qui   était    venu    chercher  5.    «  Les  caporaux  furent  autrefois 

un    asile    dans    leur    maison.    Voici  les  chefs  que  se  donnèrent  les  com- 

Mateo    et    sa    femme    qui    rentrent.  niunes    corses    quand  elles  s'insur- 

2.  C'est  l'adjudant  Gamba  qui  gèrent  contre  les  seigneurs  féodaux, 
-salue  le  premier.  Il  ne  sait  trop  Aujourd'hui,  on  donne  encore  quel- 
quelle  mine  fera  Mateo  en  apprenant  quefois  ce  nom  ù  un  hontme  qui.  par 
que  Gianetto  a  été  pris  dans  sa  ses  propriétés,  ses  alliances  et  sa 
maison.  —  •  Biion  giorno,  fratcUo,  clientèle,  exerce  une  influence  et  une 
salut  ordinaire  des  Corses  (note  de  sorte  de  magistrature  attentive 
Mérimée).  sur  un  canton.  •  (Note  de  Mérimée.) 

LE   XIXi  SIÈCLE  PAR  LES  TKXTE3.  —    18 


274  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

—  Malédiction  !  dit  tout  bas  Mateo. 

Ils  avaient  rejoint  le  détachement.  Gianetto  était  déjà 
couché  sur  la  litière  ^  et  prêt  à  partir.  Quand  il  vit  Mateo 
en  la  compagnie  de  Gamba,  il  sourit  d'un  sourire  étrange, 
puis,  se  tournant  vers  la  porte  de  la  maison,  il  cracha  sur  le 
seuil  en  disant  : 

—  Maison  d'un  traître  ! 

Il  n'y  avait  qu'un  homme  décidé  à  mourir  qui  eût  osé 
prononcer  le  mot  de  traître  en  l'appliquant  à  Falcone.  Un 
bon  coup  de  stylet,  qui  n'aurait  pas  eu  besoin  d'être  répété, 
aurait  immédiatement  payé  l'insulte.  Cependant  Mateo  ne 
fit  pas  d'autre  geste  que  celui  de  porter  sa  main  à  son  front 
comme  un  homme  accablé. 

Fortunato  était  entré  dans  la  maison,  en  voyant  arriver 
son  père.  Il  reparut  bientôt  avec  une  jatte  de  lait,  qu'il  pré- 
senta les  yeux  baissés  à  Gianetto. 

—  Loin  de  moi  !  lui  cria  le  proscrit  d'une  voix  fou- 
droyante. 

Puis  se  tournant  vers  un  des  voltigeurs  : 

—  Camarade,  donne-moi  à  boire,  dit-il. 

Le  soldat  remit  sa  gourde  entre  ses  mains,  et  le  bandit  but 
l'eau  que  lui  donnait  un  homme  avec  qui  il  venait  d'échanger 
des  coups  de  fusil.  Ensuite  il  demanda  qu'on  lui  attachât  les 
mains  de  manière  qu'il  les  eût  croisées  sur  sa  poitrine,  au  lieu 
de  les  avoir  liées  derrière  le  dos. 

—  J'aime,  disait-il,  à  être  couché  à  mon  aise. 

On  s'empressa  de  le  satisfaire  ;  puis  l'adjudant  donna  le 
signal  du  départ,  dit  adieu  à  Mateo,  qui  ne  lui  répondit  pas, 
et  descendit  au  pas  accéléré  vers  la  plaine. 

Il  se  passa  près  de  dix  minutes  avant  que  Mateo  ouvrit  la 
bouche.  L'enfant  regardait  d'un  œil  inquiet  tantôt  sa  mère 
et  tantôt  son  père,  qui,  s'appuyant  sur  son  fusil,  le  considé- 
rait avec  une  expression  de  colère  concentrée. 

—  Tu  commences  bien  !  dit  enfin  Mateo  d'une  voix  calme, 
mais  effrayante  pour  qui  connaissait  l'homme. 

—  Mon  père  !  s'écria  l'enfant  en  s'avançant  les  larmes  aux 
yeux  comme  pour  se  jeter  à  ses  genoux. 

1.  Gianetto,  blessé,  a  été  mis  par       les  soldats  de  Ganiba  sur  une  litière 

de  paille. 


MÉRIMÉE  275 

Mais  Mateo  lui  cria  : 

—  Arrière  de  moi  ! 

Et  l'enfant  s'arrêta  et  sanglota,  immobile  à  quelques  pas 
de  son  père. 

Giuseppa  s'approcha.  Elle  venait  d'apercevoir  la  chaîne 
de  la  montre,  dont  un  bout  sortait  de  la  chemise  de  For- 
tunato  *. 

—  Qui  t'a  donné  cette  montre  ?  demanda-t-elle  d'un  ton 
sévère. 

—  Mon  cousin  l'adjudant. 

Falcone  saisit  la  montre,  et,  la  jetant  avec  force  contre  une 
pierre,  il  la  mit  en  mille  pièces. 

—  Femme,  dit-il,  cet  enfant  est-il  de  moi  ? 

Les  joues  brunes  de  Giuseppa  devinrent  d'un  rouge  de 
brique. 

—  Que  dis-tu,  Mateo  ?  et  sais-tu  bien  à  qui  tu  parles  ? 

—  P^h  bien,  cet  enfant  est  le  premier  de  sa  race  qui  ait  fait 
une  trahison. 

Les  sanglots  et  les  hoquets  de  Fortunato  redoublèrent,  et 
Falcone  tenait  ses  yeux  de  lynx  toujours  attachés  sur  lui. 
Enfin  il  frappa  la  terre  de  la  crosse  de  son  fusil,  puis  le  jeta 
sur  son  épaule  et  reprit  le  chemin  du  maquis  en  criant  à 
Fortunato  de  le  suivre.  L'enfant  obéit. 

Giuseppa  courut  après  Mateo  et  lui  saisit  le  bras. 

—  C'est  ton  fils,  lui  dit-elle  d'une  voix  tremblante  en 
attachant  ses  yeux  noirs  sur  ceux  de  son  mari,  comme  pour 
lire  ce  qui  se  passait  dans  son  âme. 

—  Laisse- moi,  répondit  Mateo,  je  suis  son  père. 
Giuseppa  embrassa  son  fils  et  entra  en  pleurant  dans  sa 

cabane.  Elle  se  jeta  à  genoux  devant  une  image  de  la  Vierge 
et  pria  avec  ferveur.  Cependant  Falcone  marcha  quelque 
deux  cents  pas  dans  le  sentier  et  ne  s'arrêta  que  dans  \m 
petit  ravin  où  il  descendit.  Il  sonda  la  terre  avec  la  crosse  de 
son  fusil  et  la  trouva  molle  et  facile  à  creuser.  L'endroit  lui 
parut  convenable  pour  son  dessein. 

—  Fortunato,  va  auprès  de  cette  grosse  pierre. 
L'enfant  fit  ce  qu'il  lui  commandait,  puis  il  s'agenouilla. 

1.  Gamba  avait  donné  sa  montre  lui  indiquât  la  cachette  du  bandit. 
i\    l'enfant    pour    en    obtenir    qu'il 


276  LE    XIX'    SIECLE     PAR     LES    TEXTES 

—  Dis  tes  prières. 

—  Mon  père,  mon  père,  ne  me  tuez  pas. 

—  Dis  tes  prières  !  répéta  Mateo  d'une  voix  terrible. 
L'enfant,  tout  en  balbutiant  et  sanglotant,  récita  le  Pater 

et  le  Credo.  Le  père,  d'une  voix  forte,  répondait  Amen  !  à  la 
fin  de  chaque  prière. 

—  -  Sont -ce  là  toutes  les  prières  que  tu  sais  ? 

—  Mon  père,  je  sais  encore  VAve  Maria  et  la  litanie  que 
ma  tante  m'a  apprise. 

—  Elle  est  bien  longue,  n'importe. 
L'enfant  acheva  la  litanie  d'une  voix  éteinte. 

—  i\s-tu  fini  ? 

—  Oh  !  mon  père,  grâce  !  pardonnez-moi  !  Je  ne  le  ferai 
plus  !  Je  prierai  tant  mon  cousin  le  caporal  qu'on  fera  grâce 
au  Gianetto  ! 

Il  parlait  encore  ;  Mateo  avait  aimé  son  fusil  et  le  couchait 
'en  joue  en  lui  disant  : 

—  Que  Dieu  te  pardonne  î 

L'enfant  fit  un  effort  désespéré  pour  se  relever  et  embrasser 
les  genoux  de  son  père  ;  mais  il  n'en  eut  pas  le  temps.  Mateo 
fit  feu,  et  Fortunato  tomba  roide  mort. 

Sans  jeter  un  coup  d'œil  sur  le  cadavre,  Mateo  reprit  le 
chemin  de  sa  maison  pour  aller  chercher  une  bêche  afin 
d'enterrer  son  fils.  II  avait  fait  à  peine  quelques  pas  qu'il 
rencontra  Giuseppa,  qui  accourait  alarmée  du  coup  de  feu. 

—  Qu'as-tu  fait  ?  s'écria-t-elle. 

—  Justice. 

—  Où  est-il  ? 

—  Dans  le  ravin.  Je  vais  l'enterrer.  Il  est  mort  en  chré- 
tien ;  je  lui  ferai  chanter  une  messe.  Qu'on  dise  à  mon  gendre 
Tiodoro  Blanchi  de  venir  demeurer  avec  nous. 

{Mateo  Falcone;  Calmarn-Lévy,  éditeur.) 


«  TU    LE  VENGERAS.)» 


Un  matin,  après  déjeuner,  Colomba  sortit  un  instant,  et, 
au  lieu  de  revenir  avec  un  livre  et  du  papier,  parut  avec  son 

1.  Colomba,  sœur  d'Orso,  le  mène  à  l'endroit  où  leur  père  a  été  tué. 


MÉRIMÉE  277 

inezzaro  '  sur  latête.  Son  air  était  plus  sérieux  encore  que  de 
coutume. 

—  Mon  frère,  dit-elle,  je  vous  prierai  do  sortir  avec  moi. 

—  Où  veux-tu  que  je  t'accompagne  ?  dit  Orso  en  lui 
offrant  son  bras. 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  votre  bras,  mon  frère,  mais  prenez 
votre  fusil  et  votre  boîte  à  cartouche?.  Un  homme  ne  doit 
jamais  sortir  sans  ses  armes. 

—  A  la  bonne  heure  !  Il  faut  se  conformer  à  la  mode  *. 
Où  allons-nous  ? 

Colomba,  sans  répondre,  serra  le  mezzaro  autour  de  sa  tête, 
appela  le  chien  de  garde,  et  sortit  siiivie  de  son  frère.  S'éloi- 
gnant  à  grands  pas  du  village,  elle  prit  un  ciiemin  creux  qui 
serpentait  daas  les  vignes,  après  avoir  envoyé  devant  elle  le 
chien,  à  qui  elle  fit  un  signe  qu'il  semblait  bien  connaître  ; 
car  aussitôt  il  se  mit  à  courir  en  zigzag,  passant  dans  les 
vignes,  tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  l'autre,  toujours  à  cin- 
quante pas  de  sa  maîtresse,  et  quelquefois  s'arrêtant  au  milieu 
du  chemin  pour  la  regarder  en  remuant  la  queue.  Il  paraissait 
s'acquitter  parfaitement  de  ses  fonctions  d'éclaireur. 

—  Si  Muschetto  aboie,  dit  Colomba,  armez  votre  fusil  ', 
mon  frère,  et  tenez- vous  immobile. 

A  un  demi-mille  du  village,  après  bien  des  détours,  Colomba 
s'arrêta  tout  à  coup  dans  un  endroit  où  le  chemin  faisait  un 
coude.  Là  s'élevait  une  petite  pyramide  de  branchages,  lea 
uns  verts,  les  autres  desséchés,  amoncelés  à  la  hauteur  de 
trois  pieds  environ.  Du  sommet  on  voyait  percer  l'extrémité 
d'une  croix  de  bois  peinte  en  noir.  Dans  plusieurs  cantons  de 
la  Corse,  surtout  dans  les  montagnes,  un  usage  extrêmement 
ancien,  et  qui  se  rattache  peut-être  à  des  superstitions  du 
paganisme,  oblige  les  passants  à  jeter  une  pierre  ou  un  rameau 
d'arbre  sur  le  lieu  où  un  homme  a  péri  de  mort  violente. 
Pendant  de  longues  années,  aussi  longtemps  que  le  souvenir 
de  sa  fin  tragique  demeure  dans  la  mémoire  des  hommes, 
cette  offrande  singulière  s'accumule  ainsi  de  jour  en  jour. 
On  appelle  cela  Vamas,  le  mucchio  d'un  tel. 

1.  'Mezzaro.  Voile  de  soie  noire.  3.  Colomba  prévoit  quelque  atta- 

2.  Il  y  a  bien  des  années  qu'Orso       nue    des    Barracini    qu'elle    accuse 
a  quitté  la  Corse.  d'avoir  assasiné  son  pière. 


278  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

Colomba  s'arrêta  devant' ce  tas  de  feuillage,  et,  arrachant 
une  branche  d'arbousier,  l'ajouta  à  la  pyramide. 

—  Orso,  dit-elle,  c'est  ici  que  notre  père  est  mort.  Prions 
pour  son  âme,  mon  frère  ! 

Et  elle  se  mit  à  genoux.  Orso  l'imita  aussitôt.  En  ce 
moment  la  cloche  du  village  tinta  lentement,  car  un  homme 
était  mort  dans  la  nuit.  Orso  fondit  en  larmes. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  Colomba  se  leva,  l'œil  sec, 
mais  la  figure  animée.  Elle  fit  du  pouce  à  la  hâte  le  signe  de 
croix  familier  à  ses  compatriotes  et  qui  accompagne  d'ordi- 
naire leurs  serments  solennels  ;  puis,  entraînant  son  frère, 
elle  reprit  le  chemin  du  village.  Ils  rentrèrent  en  silence  dans 
leur  maison.  Orso  monta  dans  sa  chambre.  Un  instant  après, 
Colomba  l'y  suivit,  portant  une  petite  cassette  qu'elle  posa 
sur  la  table.  Elle  l'ouvrit  et  en  tira  une  chemise  couverte  de 
larges  taches  de  sang. 

—  Voici  la  chemise  de  votre  père,  Orso. 
Et  elle  la  jeta  sur  ses  genoux. 

—  Voici  le  plomb  qui  l'a  frappé. 

Et  elle  posa  sur  la  chemise  deux  balles  oxydées. 

—  Orso,  mon  frère  !  cria-t-elle  en  se  précipitant  dans  ses 
bras  et  l'étreignant  avec  force,  Orso  !  tu  le  vengeras  ! 

Elle  l'embrassa  avec  une  espèce  de  fureur,  baisa  les  balles 
et  la  chemise,  et  sortit  de  la  chambre,  laissant  son  frère 
comme  pétrifié  sur  sa  chaise. 

{Colomba  ;  Calmann-Lévy,  éditeur.) 


BALZAC 

AVANT-PROPOS   DE    LA   COMÉDIE  HUMAINE 

...  L'idée  première  de  la  Comédie  humaine  fut  d'abord  chez 
moi  comme  un  rêve,  comme  un  de  ces  projets  impossibles 
que  l'on  caresse  et  qu'on  laisse  s'envoler  ;  une  Chimère  '  qui 
sourit,  qui  montre  son  visage  de  femme  et  qui  déploie  aus- 
sitôt ses  ailes  en  remontant  dans  un  ciel  fantastique.  Mais  la 
chimère,  comme  beaucoup  de  chimères,  se  change  en  réalité, 
elle  a  ses  commandements  et  ses  tyrannies  auxquels  il  faut 
céder. 

Cette  idée  vint  d'une  comparaison  entre  l'Humanité  et 
l'Animalité. 

Ce  serait  une  erreur  de  croire  que  la  grande  querelle  qui, 
dans  ces  temps  derniers,  s'est  émue  entre  Cuvier  et  Greof- 
froi  Saint-Hilaire,  reposait  sur  une  innovation  scienti- 
fique. L'unité  de  com'position  occupait  déjà  sous  d'autres 
termes  les  plus  grands  esprits  des  deux  siècles  précédents... 

Il  n'y  a  qu'un  animal.  Le  créateur  ne  s'est  servi  que  d'un 
seul  et  même  patron  pour  tous  les  êtres  organisés.  L'animal 
est  un  principe  qui  prend  sa  forme  extérieure,  ou,  pour  parler 
plus  exactement,  les  différences  de  sa  forme,  dans  les  milieux 
où  il  est  appelé  à  se  développer 

Les  espèces  zoologiques  résultent  de  ces  différences.  La 
proclamation  et  le  soutien  ^  de  ce  système,  en  harmonie 
d'ailleurs  avec  les  idées  que  nous  nous  faisons  de  la  puis- 
sance divine,  sera  l'éternel  honneur  de  Geoffroi  Saint-Hilaire, 
le  vainqueur  de  Cuvier  sur  ce  point  de  la  haute  science,  et 
dont  le  triomphe  a  été  salué  par  le  dernier  article  qu'écrivit 
le  grand  Goethe. 

Pénétré  de  ce  système  bien  avant  les  débats  auxquels  il 
a  donné  heu,  je  vis,  que  sous  ce  rapport,  la  société  ressemblait 
à  la  nature.  La  société  ne  fait-elle  pas  de  l'homme,  suivant 
les  milieux  où  son  action  se  déploie,  autant  d'hommes  diffé- 

1.  Monstre  de  la  Fable.  acception.    Le   mot  'équivaut   ici  à 

2.  Soutien.  Peu  français  dans  cette       quelgue  cliose  comme  défense. 


280  LE    XIXe    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

rents  qu'il  y  a  de  variétés  en  zoologie  ?  Les  différences  entre 
un  soldat,  un  ouvrier,  un  administrateur,  un  avocat,  un  oisif, 
un  savant,  un  homme  d'Etat,  un  commerçant,  un  marin,  un 
poète,  un  pauvre,  un  prêtre,  sont,  quoique  plus  difficiles  à 
saisir,  aussi  considérables  que  celles  qui  distinguent  le  loup, 
le  lion,' l'âne,  le  corbeau,  le  requin,  le  veau  marin,  la  brebis,  etc. 
Il  a  donc  existé,  il  existera  donc  de  tout  temps  des  Espèces 
sociales,  comme  il  y  a  des  Espèces  zoologiques.  Si  Buffon  a 
fait  un  magnifique  ouvrage,  en  essayant  de  représenter  dans 
un  livre  l'ensemble  de  la  zoologie,  n'y  avait-il  pas  une  œuvre 
de  ce  genre  à  faire  pour  la  société  ? 

Mais  la  nature  a  posé,  pour  les  variétés  animales,  des 
bornes  entre  lesquelles  la  société  ne  devait  pas  se  tenir. 
Quand  Buffon  peignait  le  lion,  il  achevait  la  lionne  en  quel- 
ques phrases  ;  tandis  que  dans  la  société  la  femme  ne  se 
trouve  pas  toujours  être  la  femelle  du  mâle.  Il  peut  y  avoir 
deux  êtres  parfaitement  dissemblables  dans  un  ménage.  La 
femme  d'un  marchand  est  quelquefois  digne  d'être  celle  d'un 
prince,  et  souvent  celle  d'un  prince  ne  vaut  pas  celle  d'un 
artiste.  L'état  social  a  des  hasards  que  ne  se  permet  pas  la 
nature,  car  il  est  la  nature  plus  la  société.  La  description 
de  ces  espèces  sociales  était  donc  au  moins  double  de  celle 
des  espèces  animales,  à  ne  considérer  que  les  deux  sexes. 

Enfin,  entre  les  animaux,  il  y  a  peu  de  drames,  la  confu- 
sion ne  s'y  met  guère  ;  ils  courent  sus  les  uns  aux  autres, 
voilà  tout.  Les  hommes  courent  aussi  les  uns  sur  les  autres  ; 
mais  leur  plus  ou  moins  d'intelligence  rend  le  combat  autre- 
ment compliqué.  Si  quelques  savants  n'admettent  pas  encore 
que  l'animalité  se  transborde  dans  l'humanité  par  un  cou- 
rant de  vie,  l'épicier  devient  certainement  pair  de  France  et 
le  noble  descend  parfois  au  dernier  rang    social. 

Puis,  Buffon  a  trouvé  la  vie  excessivement  simple  chez 
les  animaux.  L'animal  a  peu  de  mobilier,  il  n'a  ni  art,  ni 
sciences,  tandis  que  l'homme,  par  une  loi  qui  est  à  rechercher, 
tend  à  représenter  ses  mœurs,  sa  pensée  et  sa  vie  dans  tout 
ce  qu'il  approprie  à  ses  besoins  ^  Quoique  Swammerdam, 
Spallanzani,  Réaumur,    Charles    Bonnet,  Muller,   Haller  et 

1.   De  là  l'importance  que  Balzac  attache  t\  la  description  des  milieux. 


UAI.ZAC  281 

autres  patients  zoographes  aient  démontré  combien  les 
mœurs  des  animaux  étaient  intéressantes,  les  habitudes  de 
chaque  animal  sont,  à  nos  yeux  du  moins,  constamment 
semblables  en  tout  temps,  tandis  que  les  habitudes,  les 
vêtements,  les  paroles,  les  demeures  d'un  prince,  d'un  ban- 
quier, d'un  artiste,  d'un  bourgeois,  d'un  prêtre  et  d'un 
pauvre  sont  entièrement  dissemblables  et  changent  au  gré 
des  civilisations. 

Ainsi  l'œuvre  à  faire  devait  avoir  une  triple  forme  :  les 
hommes,  les  femmes  et  les  choses,  c'est-à-dire  les  personnes 
et  la  représentation  matérielle  qu'ils  donnent  de  leur  pensée, 
enfin  l'homme  et  la  vie... 

La  société  française  allait  être  l'historien,  je  ne  devais  être 
que  le  secrétaire.  En  dressant  l'inventaire  des  vices  et  des 
vertus,  en  rassemblant  les  principaux  faits  des  passions,  en 
peignant  les  caractères,  en  choisissant  les  événements  prin- 
cipaux de  la  société,  en  composant  des  types  par  la  réunion 
des  traits  de  plusieurs  caractères  homogènes,  peut-être 
pouvais-je  arriver  à  écrire  l'histoire  oubliée  par  tant  d'his- 
toriens, celle  des  mœurs... 

L'immensité  d'un  plan  qui  embrasse  à  la  fois  l'histoire  et 
la  critique  de  la  société,  l'analyse  de  ses  maux  et  la  discussion 
de  ses  principes,  m'autorise,  je  crois,  à  donner  à  mon  ouvrage 
le  titre  sous  lequel  il  paraît  aujourd'hui  :  la  Comédie  humaine. 
Est-ce  ambitieux  ?  N'est-ce  que  juste  ?  C'est  ce  que,  l'ou- 
vrage terminé,  le  public  décidera. 


UN   AVARE 


Le  lendemain  de  cette  mort  \  Eugénie  trouva  de  nouveaux 
motifs  de  s'attacher  à  cette  maison  où  elle  était  née,  où  elle 
avait  tant  souffert,  où  sa  mère  venait  de  mourir.  Elle  ne 
pouvait  contempler  la  croisée  et  la  chaise  à  patins  dans  la 
salle  sans  verser  des  pleurs.  Elle  crut  avoir  méconnu  l'âme 
de  son  vieux  père  en  se  voyant  l'objet  de  ses  soins  les  plus 
tendres  ;   il   venait  lui  donner  le  bras  pour  descendre  au 

1.  La  mort  de  M"«  Grandet,  mère  d'Eugénie. 


282  LE    A7A'«     SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

déjeuner  ;  il  la  regardait  d'un  œil  presque  bon  pendant  des 
heures  entières  ;  enfin  il  la  couvait  comme  si  elle  eût  été  d'or. 
Le  vieux  tonnelier  se  ressemblait  si  peu  à  lui-même,  il  trem- 
blait tellement  devant  sa  fille,  que  Nanon  ^  et  les  Cruchotins  ^, 
témoins  de  sa  faiblesse,  l'attribuèrent  à  son  grand  âge,  et 
craignirent  ainsi  quelque  affaiblissement  dans  ses  facultés  ; 
mais,  le  jour  où  la  famille  prit  le  deuil,  après  le  dîner,  où  fut 
convié  maître  Cruchot,  qui  seul  connaissait  le  secret  de  son 
client,  la  conduite  du  bonhomme  s'expliqua. 

—  Ma  chère  enfant,  dit-il  à  Eugénie  lorsque  la  table  fut 
ôtée  et  les  portes  soigneusement  closes,  te  voilà  héritière  de 
ta  mère,  et  nous  avons  de  petites  affaires  à  régler  entre  nous 
deux.  Pas  vrai,  Cruchot  ? 

—  Oui. 

—  Est-il  donc  si  nécessaire  de  s'en  occuper  aujourd'hui, 
mon  père  ? 

—  Oui,  oui,  fifille.  Je  ne  pourrais  pas  durer  dans  l'incer- 
titude où  je  suis.  Je  ne  crois  pas  que  tu  veuilles  me  faire  de 
la  peine. 

—  Oh  !  mon  père... 

—  Eh  bien  !  il  faut  arranger  tout  cela  ce  soir. 

—  Que  voulez-vous  donc  que  je  fasse  ? 

—  Mais,  fifille,  ça  ne  me  regarde  pas.  Dites-lui  donc, 
Cruchot. 

—  Mademoiselle,  monsieur  votre  père  ne  voudrait  ni  par- 
tager, ni  vendre  ses  biens,  ni  payer  des  droits  énormes  pour 
l'argent  comptant  qu'il  peut  posséder.  Donc,  pour  cela,  il 
faudrait  se  dispenser  de  faire  l'inventaire  de  toute  la  fortune 
qui  aujourd'hui  se  trouve  indivise  entre  vous  et  monsieur 
votre  père... 

—  Cruchot,  êtes-vous  bien  sûr  de  cela,  pour  en  parler 
ainsi  devant  un  enfant  ? 

—  Laissez-moi  dire,  Grandet. 

—  Oui,  oui,  mon  ami.  Ni  vous  ni  ma  fille  ne  voulez  me 
dépouiller.  N'est-ce  pas,  fifille  ? 

1.  La  servante,  cune  dans  Saumur  leurs  adhérents, 

2.  Deux  familles,  celle  de  M«  Cru-  qu'on  appelait  les  Cruchotins  et  les 
chot,  le  notaire,  et  celle  de  M.  des       Grassinistes. 

Grassins,  le  banquier,  avaient  cha- 


BALZAC  '283 

—  Mais,  monsieur  Cruchot,  que  faut-il  que  je  fasse  ? 
demanda  Eugénie  impatientée. 

—  Eh  bien,  dit  le  notaire,  il  faudrait  signer  cet  acte,  par 
lequel  vous  renonceriez  à  la  succession  de  madame  votre 
mère,  et  laisseriez  à  votre  père  l'usufruit  de  tous  les  biens 
indivis  entre  vous,  et  dont  il  vous  assure  la  nue  propriété. 

—  Je  ne  comprends  rien  à  tout  ce  que  vous  me  dites, 
répondit  Eugénie  ;  donnez-moi  l'acte,  et  montrez-moi  la 
place  où  je  dois  signer. 

^  Le  père  Grandet  regardait  alternativement  l'acte  et  sa 
fille,  sa  fille  et  l'acte,  en  éprouvant  de  si  violentes  émotions 
qu'il  s'essuya  quelques  gouttes  de  sueur  venues  sur  son  front. 

—  Fifille,  dit -il,  au  lieu  de  signer  cet  acte  qui  coûtera  gros 
à  faire  enregistrer,  si  tu  voulais  renoncer  purement  et  sim- 
plement à  la  succession  de  ta  pauvre  chère  mère  défunte,  et 
t'en  rapporter  à  moi  pour  l'avenir,  j'aimerais  mieux  ça.  Je 
te  ferais  alors  tous  les  mois  une  bonne  grosse  rente  de  cent 
francs.  Vois,  tu  pourrais  payer  autant  de  messes  que  tu 
voudrais  à  ceux  pour  lesquels  tu  en  fais  dire...  Hein  !  cent 
francs  par  mois,  en  livres  ^  ? 

—  Je  ferai  tout  ce  qu'il  vous  plaira,  mon  père. 

—  Mademoiselle,  dit  le  notaire,  il  est  de  mon  devoir  de 
vous  faire  observer  que  vous  vous  dépouillez... 

—  Eh  !  mon  Dieu,  dit-elle,  qu'est-ce  que  cela  me  fait  ? 

—  Tais-toi,  Cruchot.  C'est  dit,  c'est  dit,  s'écria  Grandet  en 
prenant  la  main  de  sa  fille  et  y  frappant  avec  la  sienne.  Eugé- 
nie, tu  ne  te  dédiras  point,  tu  es  une  honnête  fille,  hein  ? 

—  Oh  !  mon  père... 

Il  l'embrassa  avec  effusion,  la  serra  dans  ses  bras  à  l'é- 
toufîer. 

—  Va,  mon  enfant,  tu  donnes  la  vie  à  ton  père  ;  mais  tu 
lui  rends  ce  qu'il  t'a  donné  :  nous  sommes  quittes.  Voilà 
comment  doivent  se  faire  les  affaires.  La  vie  est  une  affaire. 
Je  te  bénis  !  Tu  es  une  vertueuse  fille,  qui  aime  bien  son 
papa.  Fais  ce  que  tu  voudras  maintenant.  A  demain  donc, 
Cruchot,  dit-il  en  regardant  le  notaire  épouvanté.  Vous  verrez 

1.  En  livres.  C'est-à-dire,  comme      six    livres    devaient    être    acceptés 
Balzac  l'explique  dans  un  autre  pas-      sans  déduction  >. 
sage  du  roman,  que    «  les  écus  de 


284  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

à  bien  préparer  l'acte  de  renonciation  au  greffe  du  tribunal. 

Le  lendemain,  vers  midi,  fut  signée  la  déclaration  par 
laquelle  Eugénie  accomplissait  elle-même  sa  spoliation. 

Cependant,  malgré  sa  parole,  à  la  fin  de  la  première  année, 
le  vieux  tonnelier  n'avait  pas  encore  donné  un  sou  des  cent 
francs  par  mois  si  solennellement  promis  à  sa  fille.  Aussi, 
quand  Eugénie  lui  en  parla  plaisamment,  ne  put-il  s'empêcher 
de  rougir  :  il  monta  vivement  à  son  cabinet,  revint,  et  lui 
présenta  environ  le  tiers  des  bijoux  qu'il  avait  pris  à  son 
neveu  ^. 

—  Tiens,  petite,  dit-il  d'un  accent  plein  d'ironie,  veux-tu 
ça  pour  tes  douze  cents  francs  ? 

—  Oh  !  mon  père  !  vrai,  me  les  donnez- vous  ? 

—  Je  t'en  rendrai  autant  l'année  prochaine,  dit-il  en  les 
lui  jetant  dans  son  tablier.  Ainsi  en  peu  de  temps  tu  auras 
toutes  ces  breloques,  ajouta-t-il  en  se  frottant  les  mains, 
heureux  de  pouvoir  spéculer  sur  le  sentiment  de  sa  fille  ^. 

Néanmoins  le  vieillard,  quoique  robuste  encore,  sentit  la 
nécessité  d'initier  sa  fille  aux  secrets  du  ménage.  Pendant 
deux  années  consécutives  il  lui  fit  ordonner  en  sa  présence 
le  menu  de  la  maison,  et  recevoir  les  redevances.  Il  lui  apprit 
lentement  et  successivement  les  noms,  la  contenance  de  ses 
clos,  de  ses  fermes.  Vers  la  troisième  année,  il  l'avait  si  bien 
accoutumée  à  toutes  ses  façons  d'avarice,  il  les  avait  si 
véritablement  tournées  chez  elle  en  habitude,  qu'il  lui  laissa 
sans  crainte  les  clefs  de  la  dépense  et  l'institua  la  maîtresse 
au  logis. 

Cinq  ans  se  passèrent  sans  qu'aucun  événement  marquât 
dans  l'existence  monotone  d'Eugénie  et  de  son  père.  Ce  furent 
les  mêmes  actes  constamment  accomplis  avec  la  régularité 
chronométrique  des  mouvements  de  la  vieille  pendule.  La 
profonde  mélancolie  de  M}^-  Grandet  n'était  un  secret  pour 
personne  ;  mais,  si  chacun  put  en  pressentir  la  cause,  jamais 
un  mot  prononcé  par  elle  ne  justifia  les  soupçons  que  toutes 
les  sociétés  de  Saumur  formaient  sur  l'état  du  cœur  de  la 
riche  héritière.  Sa  seule  compagnie  se  composait  des  trois 

1.   Son    neveu.  Charles  Grandet  ;  les   bijoux  du    jeune  homme  pour 

après  la  ruine  de  son  père,   Charles  une  somme   dérisoire, 

avait  passé  quelque  temps  chez  son  2.  Eugénie  aimait  son  cousin, 
oncle,  et  celui-ci  s'était  fait  remettre 


BALZAC  285 

Cruchot  et  de  quel(j[ues-uns  de  leurs  amis,  qu'ils  avaient 
insensiblement  introduits  au  logis.  Ils  avaient  appris  à  jouer 
au  whist,  et  venaient  tous  les  soirs  faire  la  partie.  Dans 
l'année  1827,  son  père,  sentant  le  poids  des  infirmités,  fut 
forcé  de  l'initier  aux  secrets  de  sa  fortune  territoriale,  et  lui 
disait,  en  cas  de  difficultés,  de  s'en  rapporter  à  Cruchot,  le 
notaire,  dont  la  probité  lui  était  connue.  Puis,  vers  la  fin  de 
cette  année,  le  bonhomme  fut  enfin,  à  l'âge  de  quatre-vingt- 
deux  ans,  pris  par  une  paralysie  qui  fit  de  rapides  progrès... 
En  pensant  qu'elle  allait  bientôt  se  trouver  seule  dans  le 
monde,  Eugénie  se  tint,  pour  ainsi  dire,  plus  près  de  son  père, 
et  serra  plus  fortement  ce  dernier  anneau  d'affection.  Dans 
sa  pensée,  comme  dans  celle  de  toutes  les  femmes  aimantes, 
l'amour  était  le  monde  entier,  et  Charles  n'était  pas  là.  Elle 
fut  sublime  de  soins  et  d'attentions  pour  son  vieux  père,  dont 
les  facultés  commençaient  à  baisser,  mais  dont  l'avarice  se 
soutenait  instinctivement.  Aussi  la  mort  de  cet  homme  ne 
contrasta- t-el le  point  avec  sa  vie.  Dès  le  matin  il  se  faisait 
rouler  entre  la  cheminée  de  sa  chambre  et  la  porte  de  son 
cabinet,  sans  doute  plein  d'or.  Il  restait  là  sans  mouvement, 
mais  il  regardait  tour  à  tour  avec  anxiété  ceux  qui  venaient 
le  voir  et  la  porte  doublée  de  fer.  Il  se  faisait  rendre  compte 
des  moindres  bruits  qu'il  entendait,  et,  au  grand  étonnement 
du  notaire,  il  entendait  le  bâillement  de  son  chien  dans  la 
cour.  Il  se  réveillait  de  sa  stupeur  *  apparente  au  jour  et  à 
l'heure  où  il  fallait  recevoir  des  fermages,  faire  des  comptes 
avec  les  closiers  -,  ou  donner  des  quittances.  Il  agitait  alors 
son  fauteuil  à  roulettes  jusqu'à  ce  qu'il  se  trouvât  en  face 
de  la  porte  de  son  cabinet.  Il  le  faisait  ouvrir  par  sa  fille,  et 
veillait  à  ce  qu'elle  plaçât  en  secret  elle-même  les  sacs  d'ar- 
gent les  uns  sur  les  autres,  à  ce  qu'elle  fermât  la  porte.  Puis 
elle  revenait  à  sa  place  silencieusement,  aussitôt  qu'elle  lui 
avait  rendu  la  précieuse  clef,  toujours  placée  dans  la  poche 
de  son  gilet,  et  qu'il  tâtait  de  temps  en  temps.  D'ailleurs  son 
vieil  ami  le  notaire,  sentant  que  la  riche  héritière  épouserait 
nécessairement  son  neveu  le  président  si  Charles  Grandet  ne 

1.  stupeur.  Engourdissement,  hé-      dans  certains  pays  le  fermier  d'une 
bétude.  closerie,  petite  ferme  avec  enclos. 

2.  Closiers.  On  appelle  de  ce  nom 


'286  LE    XIX^    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

revenait  pas,  redoubla  de  soins  et  d'attentions  :  il  venait 
tous  les  jours  se  mettre  aux  ordres  de  Grandet,  allait  à  son 
commandement  à  Froidfond  \  aux  terres,  aux  prés,  aux 
vignes,  vendait  les  récoltes  et  transmutait  -  tout  en  or  et  en 
argent  qui  venaient  se  réunir  secrètement  aux  sacs  empilés 
dans  le  cabinet.  Enfin  arrivèrent  les  jours  d'agonie,  pendant 
lesquels  la  forte  charpente  du  bonhomme  fut  aux  prises  avec 
la  destruction.  Il  voulut  rester  assis  au  coin  de  son  feu, 
devant  la  porte  de  son  cabinet.  Il  attirait  à  lui  et  roulait 
toutes  les  couvertures  que  l'on  mettait  sur  lui,  et  disait  à 
Nanon  :  —  Serre,  serre  ça,  pour  qu'on  ne  me  vole  pas.  Quand 
il  pouvait  ouvrir  les  yeux,  oii  toute  sa  vie  s'était  réfugiée,  il 
les  tournait  aussitôt  vers  la  porte  du  cabinet  où  gisaient  ses 
trésors,  en  disant  à  sa  fille  :  —  Y  sont-ils  ?  y  sont-ils  ?  d'un 
son  de  voix  qui  dénotait  une  sorte  de  peur  panique. 

—  Oui,  mon  père. 

—  Veille  à  l'or...  mets  l'or  devant  moi  ! 

Eugénie  lui  étendait  des  louis  sur  une  table,  et  il  demeurait 
des  heures  entières  les  yeux  attachés  sur  les  louis,  comme  un 
enfant  qui,  au  moment  où  il  commence  à  voir,  contemple 
stupidement  le  même  objet  ;  et,  comme  à  un  enfant,  il  lui 
échappait  un  sourire  pénible. 

—  Ça  me  réchauffe  !  disait-il  quelquefois  en  laissant 
paraître  sur  sa  figure  une  expression  de  béatitude. 

Lorsque  le  curé  de  la  paroisse  vint  l'administrer,  ses  yeux, 
morts  en  apparence  depuis  quelques  heures,  se  ranimèrent 
à  la  vue  de  la  croix,  des  chandeliers,  du  bénitier  d'argent  qu'il 
regarda  fixement,  et  sa  loupe  ^  remua  pour  la  dernière  fois. 
Lorsque  le  prêtre  lui  approcha  des  lèvres  le  crucifix  en  ver- 
meil pour  lui  faire  baiser  le  Christ,  il  fit  un  épouvantable 
geste  pour  le  saisir,  et  ce  dernier  effort  lui  coûta  la  vie  ;  il 
appela  Eugénie,  qu'il  ne  voyait  pas,  quoiqu'elle  fût  age- 
nouillée devant  lui  et  qu'elle  baignât  de  ses  larmes  une  main 
déjà  froide. 

—  Mon  père,  bénissez-moi  !  demanda-t-elle. 

1.  Domaine  du  vieil  avare.  3.  «  Son  nez,  gros  par  le  bout,sup- 

2.  Transmutait.  Balzac  emploie  portait  une  loupe  veinée,  que  le  vul- 
exprès  un  mot  que  l'alchimie  appli-  gaire  disait,  non  sans  raison,  pleine 
que    au    changement     des    métaux  de  malic     » 

vils  en  or  ou  en  argent. 


BALZAC  287 

—  Aie  bien  soin  de  tout.  Tu  me  rendras  compte  de  ça 
là-bas. 

(Eîigénie  Grandet.) 


I/AMBITION    D'U.V   PARFUMEUR  ' 

—  Voyons,  Bimtteau,  parle  donc.  Qu'as-tu  ? 

—  Nous  pouvons  donner  le  bal. 

—  Donner  un  bal  !  nous  ?  Foi  d'honnête  femme,  tu  rêves, 
mon  cher  ami. 

—  Je  ne  rêve  point,  ma  belle  biche  blanche.  Ecoute,  il 
faut  toujours  faire  ce  qu'on  doit  relativement  à  la  position 
où  l'on  se  trouve.  Le  gouvernement  m'a  mis  en  évidence  ^, 
j'appartiens  au  gouvernement  ;  nous  sommes  obligés  d'en 
étudier  l'esprit  et  d'en  favoriser  les  intentions  en  les  déve- 
loppant. Le  duc  de  Richelieu  vient  de  faire  cesser  l'occupa- 
tion de  la  France.  Selon  M.  de  La  Billardière  ^,  les  fonction- 
naires qui  représentent  la  ville  de  Paris  doivent  se  faire  un 
devoir,  chacun  dans  la  sphère  de  ses  influences,  de  célébrer 
la  libération  du  territoire.  Témoignons  un  vrai  patriotisme 
qui  fera  rougir  celui  des  soi-disant  libéraux,  ces  damnés 
intrigants,  hein  ?  Crois-tu  que  je  n'aime  pas  mon  pays  ?  Je 
veux  montrer  aux  libéraux,  à  mes  ennemis,  qu'aimer  le  roi, 
c'est  aimer  la  France  ! 

—  Tu  crois  donc  avoir  des  ennemis,  mon  pauvre  Birot- 
teau  ? 

—  Mais  oui,  ma  femme,  nous  avons  des  ennemis.  Et  la 
moitié  de  nos  amis  dans  le  quartier  sont  nos  ennemis.  Ils 
disent  tous  :  Birotteau  a  de  la  chance,  Birotteau  est  un  homme 
de  rien,  le  voilà  cependant  adjoint,  tout  lui  réussit.  Eh  bien  ! 
ils  vont  être  encore  joliment  attrapés.  Apprends  la  première 
que  je  suis  chevalier  de  la  Légion  d'honneur  :  le  roi  a  signé 
hier  l'ordonnance. 

—  Oh  !  alors,  dit  M™«  Birotteau  tout  émue,  il  faut  donner 

1.  Réveillée  en  sursaut  et  voyant  2.   Birotteau  vient  d'être  nommé 

que  son  mari  n'est  pas  auprès  d'elle,  adjoint  au  maire. 

M""    Birotteau    est    passée   dans    la  3.   Le   maire   dont    Birotteau   est 

pièce  voisine  et  l'y  a  trouvé,  une  aune  l'adjoint, 
à  la  main,  qui  «  mesure  l'air  ». 


288  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

le  bal,  mon  bon  ami.  Mais  qu'as-tu  donc  tant  fait  pour  avoir 
la  croix  ? 

—  Quand,  hier,  M.  de  La  Billardière  m'a  dit  cette  nou- 
velle, reprit  Birotteau  embarrassé,  je  me  suis  aussi  demandé, 
comme  toi,  quels  étaient  mes  titres  ;  mais  en  revenant  j'ai 
fini  par  les  reconnaître  et  par  approuver  le  gouvernement. 
D'abord,  je  suis  royaliste,  j'ai  été  blessé  à  Saint-Rocli  en 
vendémiaire  ;  n'est-ce  pas  quelque  chose  que  d'avoir  porté 
les  armes  dans  ce  temps-là  pour  la  bonne  cause  ?  Puis,  selon 
quelques  négociants,  je  me  suis  acquitté  de  mes  fonctions 
consulaires  ^  à  la  satisfaction  générale.  Enfin,  je  suis  adjoint, 
le  roi  accorde  quatre  croix  au  corps  municipal  de  la  ville  de 
Paris.  Examen  fait  des  personnes  qui,  parmi  les  adjoints, 
pouvaient  être  décorées,  le  préfet  m'a  porté  le  premier  sur 
la  liste.  Le  roi  doit  d'ailleurs  me  connaître  :  je  lui  fournis  la 
seule  poudre  dont  il  veut  faire  usage  ;  nous  possédons  seuls 
la  recette  de  la  poudre  de  la  feue  reine,  pauvre  chère  auguste 
victime  !  Le  maire  m'a  violemment  appuyé.  Que  veux-tu  ? 
Si  le  roi  me  donne  la  croix  sans  que  je  la  lui  demande,  il  me 
semble  que  je  ne  peux  la  refuser  sans  lui  manquer  à  tous 
égards.  Ai-je  voulu  être  adjoint  ?  Aussi,  ma  femme,  puisque 
nous  avons  le  vent  en  poupe,  comme  dit  ton  oncle  Pillerault 
quand  il  est  dans  ses  gaietés,  suis-je  décidé  à  mettre  chez 
nous  tout  d'accord  avec  notre  haute  fortune.  Si  je  puis  être 
quelque  chose,  je  me  risquerai  à  devenir  ce  que  le  bon  Dieu 
voudra  que  je  sois,  sous-préfet,  si  tel  est  mon  destin.  Ma 
femme,  tu  commets  une  grande  erreur  en  croyant  qu'un 
citoyen  a  payé  sa  dette  à  son  pays  après  avoir  débité  pen- 
dant vingt  ans  des  parfumeries  à  ceux  qui  venaient  en  cher- 
cher. Si  l'Etat  réclame  le  concours  de  nos  lumières,  nous 
les  lui  devons,  comme  nous  lui  devons  l'impôt  mobilier,  les 
portes  et  fenêtres,  et  caetera.  As-tu  donc  envie  de  toujours 
rester  dans  ton  comptoir  ?  Il  y  a.  Dieu  merci,  bien  assez 
longtemps  que  tu  y  séjournes.  Le  bal  sera  notre  fête  à  nous. 
Adieu  le  détail,  pour  toi  s'entend.  Je  brûle  notre  enseigne  de 
LA  Reine  des  Roses,  j'efface  sur  notre  tableau  César 
Birotteau,  marchand  parfumeur,  successeur  de  Ragon, 

1.  Fondions  consulaires.  Fonctions  de  juge  au  tribunal  de  commerce. 


BALZAC  -2S'i 

et  mets  tout  bonnement  Parfumeries  en  grosses  lettres  d'or. 
Je  place  à  l'entresol  le  bureau,  la  caisse  et  un  joli  cabinet 
pour  toi.  Je  fais  mon  magasin  de  l'arrière-boutique,  de  la 
salle  à  manger  et  de  la  cuisine  actuelles.  Je  loue  le  premier 
étage  de  la  maison  voisine,  où  j'ouvre  une  porte  dans  le 
mur.  Je  retourne  l'escalier,  afin  d'aller  de  plain-pied  d'une 
maison  à  l'autre.  Nous  aurons  alors  un  grand  appartement 
meublé  aux  oiseaux  ^  !  Oui,  je  renouvelle  ta  chambre,  je  te 
ménage  un  boudoir,  et  donne  une  jolie  chambre  à  Césarine  *. 
La  demoiselle  de  comptoir  que  tu  prendras,  notre  premier 
commis  et  ta  femme  de  chambre  (oui,  madame,  vous  en 
aurez  une  !)  logeront  au  second.  Au  troisième  il  y  aura  la 
cuisine,  la  cuisinière  et  le  garçon  de  peine.  Le  quatrième  sera 
notre  magasin  général  de  bouteilles,  cristaux  et  porcelaines. 
L'atelier  de  nos  ouvrières  dans  le  grenier  !  Les  passants  ne 
verront  plus  coller  les  étiquettes,  faire  les  sacs,  trier  les  fla- 
cons, boucher  les  fioles.  Bon  pour  la  rue  Saint-Denis  ;  mais 
rue  Saint-Honoré,  fi  donc  !  mauvais  genre.  Notre  magasin 
doit  être  cossu  comme  un  salon.  Dis  donc,  sommes-nous  les 
seuls  parfumeurs  qui  soient  dans  les  honneurs  ?  N'y  a-t-il  pas 
des  vinaigriers,  des  marchands  de  moutarde  qui  comman- 
dent la  garde  nationale,  et  qui  sont  très  bien  vus  au  châ- 
teau ^  ?  Imitons-les,  étendons  notre  commerce,  et  en  même 
temps  poussons-nous  dans  les  hautes  sociétés. 

—  Tiens,  Birotteau,  sais-tu  ce  que  je  pense  en  t'écoutant  ? 
Eh  bien  !  tu  me  fais  l'effet  d'un  homme  qui  cherche  midi  à 
quatorze  heures.  Souviens-toi  de  ce  que  je  t'ai  conseillé 
quand  il  a  été  question  de  te  nommer  maire  ;  ta  tranquillité 
avant  tout  !  «  Tu  es  fait,  t'ai-je  dit,  pour  être  en  évidence, 
comme  mon  bras  pour  faire  une  aile  de  moulin.  Les  gran- 
deurs seraient  ta  perte.  »  Tu  ne  m'as  pas  écoutée,  la  voilà 
venue,  notre  perte.  Pour  jouer  un  rôle  politique,  il  faut  de 
l'argent,  en  avons-nous  ?  Comment  !  tu  veux  brûler  ton 
enseigne  qui  a  coûté  six  cents  francs,  et  renoncer  à  la  Reine 
des  Roses,  à  ta  vraie  gloire  ?  Laisse  donc  les  autres  être  des 
ambitieux.  Qui  met  la  main  à  un  bûcher  en  retire  de  la 
flamme,  est-ce  vrai  ?  La  politique  brûle  aujourd'hui.  Nous 

1.  Aux  oiseaux  !  Expression  popu-  2.  Leur  fille, 

laire  ;  ici,  richement.  3.  Aux  Tuileries. 

LE  XIX*  SIÈCLE   PAR    LES   TEXTES.    —   19 


290  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

avons  cent  bons  mille  francs,  placés  en  dehors  de  notre 
commerce,  de  notre  fabrique  et  de  nos  marchandises.  Si  tu 
veux  augmenter  ta  fortune,  agis  aujourd'hui  comme  en  1793  ; 
les  rentes  sont  à  soixante-douze  francs,  achète  des  rentes. 
Tu  auras  dix  mille  livres  de  revenus,  sans  que  ce  placement 
nuise  à  nos  affaires.  Profite  de  ce  revirement  pour  marier 
notre  fille,  vends  notre  fonds  et  allons  dans  ton  pays.  Com- 
ment !  pendant  quinze  ans,  tu  n'as  parlé  que  d'acheter  les 
Trésorier  es,  ce  joli  petit  bien  près  de  Chinon,  où  il  y  a  des 
eaux,  des  près,  des  bois,  des  vignes,  deux  métairies,  qui 
rapportent  mille  écus,  dont  l'habitation  nous  plaît  à  tous 
deux,  que  nous  pouvons  avoir  encore  pour  soixante  mille 
francs,  et  monsieur  veut  aujourd'hui  devenir  quelque  chose 
dans  le  gouvernement  !  Souviens-toi  donc  de  ce  que  nous 
sommes,  des  parfumeurs.  Il  y  a  seize  ans,  avant  que  tu 
n'eusses  inventé  la  Double  Pâte  des  Sultanes  et  l'Eau 
Carmenative,  si  l'on  était  venu  te  dire  :  «  Vous  allez  avoir 
l'argent  nécessaire  pour  acheter  les  Trésorières,  »  ne  te 
serais-tu  pas  trouvé  mal  de  joie  1  Eh  bien  !  tu  peux  acquérir 
cette  propriété,  dont  tu  avais  tant  envie  que  tu  n'ouvrais  la 
bouche  que  de  ça  ;  maintenant  tu  parles  de  dépenser  en 
bêtises  un  argent  gagné  à  la  sueur  de  notre  front,  je  peux 
dire  le  nôtre,  j'ai  toujours  été  assise  dans  ce  comptoir  par 
tous  les  temps  comme  un  pauvre  chien  dans  sa  niche.  Ne 
vaut-il  pas  mieux  avoir  un  pied-à-terre  chez  ta  fille,  devenue 
la  femme  d'un  notaire  de  Paris,  et  vivre  huit  mois  de  l'année 
à  Chinon,  que  de  commencer  ici  à  faire  de  cinq  sous  six  blancs, 
et  de  six  blancs  rien  ^  ?  Attends  la  hausse  des  fonds  publics, 
tu  donneras  huit  mille  livres  de  rente  à  ta  fille,  nous  en  gar- 
derons deux  mille  pour  nous,  le  produit  de  notre  fonds  nous 
permettra  d'avoir  les  Trésorières.  Là,  dans  ton  pays,  mon 
bon  petit  chat,  en  emportant  notre  mobilier  qui  vaut  gros, 
nous  serons  comme  des  princes,  tandis  qu'ici  faut  ^  au  moins 
un  million  pour  faire  figure. 
—  Voilà  où  je  t'attendais,  ma  femme,  dit  César  Birot- 


1.  Faire  de  cinq  sous  six  blancs  et     cienncment  une  petite  monnaie  qui 
de  six  blancs  rien.  Expression  popu-      valait  cinq  deniers, 
laire  ;    se  ruiner.  Le  blanc  était  an-  2.  Faut.  Four    i7    faut  :    langage 

familier. 


BALZAC  'i'Jl 

teau.  Je  ne  suis  pas  assez  bête  encore  (quoique  tu  me  croies 
bien  bête,  toi  !)  pour  ne  pas  avoir  pensé  à  tout.  Ecoute- 
moi  bien,  Alexandre  Crottat  nous  va  comme  un  gant  pour 
gendre,  et  il  aura  l'étude  de  Roguin  ;  mais  crois-tu  qu'il  se 
contente  de  cent  mille  francs  de  dot  (une  supposition  que 
nous  donnions  tout  notre  avoir  liquide  pour  établir  notre 
fille,  et  c'est  mon  avis.  J'aimerais  mieux  n'avoir  que  du 
pain  sec  pour  le  reste  de  mes  jours,  et  la  voir  heureuse  comme 
une  reine,  enfin  la  femme  d'un  notaire  de  Paris,  comme  tu 
dis)"  ?  Eh  bien  !  cent  mille  francs  ou  même  huit  mille  livres 
de  rente  ne  sont  rien  pour  acheter  l'étude  à  Roguin.  Ce  petit 
Xandrot,  comme  nous  l'appelons,  nous  croit,  ainsi  que  tout 
le  monde,  bien  plus  riches  que  nous  ne  le  sommes.  Si  son  père, 
ce  gros  fermier  qui  est  avare  comme  un  colimaçon,  ne  vend 
pas  pour  cent  mille  frarfcs  de  terres,  Xandrot  ne  sera  pas 
notaire,  car  l'étude  à  Roguin  vaut  quatre  ou  cinq  cent  mille 
francs.  Si  Crottat  n'en  donne  pas  moitié  comptant,  comment 
se  tirerait-il  d'affaire  ?  Césarine  doit  avoir  deux  cent  mille 
francs  de  dot  ;  et  je  veux  nous  retirer  bons  bourgeois  de  Paris 
avec  quinze  mille  livres  de  rente.  Hein  !  Si  je  te  faisais  voir  ça 
clair  comme  le  jour,  n'aurais-tu  pas  la  margoulette  ^  fermée  ? 

—  Ah  !  si  tu  as  le  Pérou... 

—  Oui,  j'ai,  ma  biche.  Oui,  dit-il  en  prenant  sa  femme 
par  la  taille  et  la  frappant  à  petits  coups,  ému  par  une  joie 
qui  anima  tous  ses  traits.  Je  n'ai  point  voulu  te  parler  de 
cette  affaire  avant  qu'elle  ne  fût  cuite  -  ;  mais,  ma  foi,  demain 
je  la  terminerai,  peut-être.  Voici  :  Roguin  m'a  proposé  une 
spéculation  si  sûre  qu'il  s'y  met  avec  Ragon,  avec  ton  oncle 
Pillerault  et  deux  autres  de  ses  clients.  Nous  allons  acheter 
aux  environs  de  la  Madeleine  des  terrains  que,  suivant  les 
calculs  de  Roguin,  nous  aurons  pour  le  quart  de  la  valeur  à 
laquelle  ils  doivent  arriver  d'ici  à  trois  ans,  époque  à  laquelle, 
les  baux  étant  expirés,  nous  deviendrons  maîtres  d'exploi- 
ter ^...  Mais  ce  serait  trop  long  à  t'expliquer.  Les  terrains 
payés,  nous  n'aurons  qu'à  nous  croiser  les  bras,  et  dans  trois 
ans  d'ici  nous  serons  riches  d'un  milUon,  Césarine  aura  vingt 

1.  Margouleile.     Mot    populaire  ;  2.  Cuite.    Expression    populaire!: 

mâchoire,  bouche.  à  point. 

3.  Ici  Birotteau  entre  dans  quelques  détails  sur  l'opération. 


292  /.£_  XlXe    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

ans,  notre  fonds  sera  vendu,  nous  irons  alors  à  la  grâce  de 
Dieu  modestement  vers  les  grandeurs. 

—  Eh  bien  !  où  prendras-tu  donc  ces  trois  cent  mille 
francs  ?  dit  M^e  Birotteau. 

—  Tu  n'entends  rien  aux  affaires,  ma  chatte  aimée.  Je 
donnerai  les  cent  mille  francs  qui  sont  chez  Roguin,  j'em- 
prunterai quarante  mille  francs  sur  les  bâtiments  et  les  jar- 
dins où  sont  nos  fabriques  dans  le  faubourg  du  Temple  ;  nous 
avons  vingt  mille  francs  en  portefeuille  ;  en  tout,  cent 
soixante  mille  francs.  Reste  cent  quarante  mille  autres, 
pour  lesquels  je  souscrirai  des  effets  à  l'ordre  de  M.  Charles 
Claparon,  banquier  ;  il  en  donnera  la  valeur,  moins  l'es- 
compte. Voilà  nos  cent  mille  écus  payés  :  qui  a  terme  ne 
doit  rien  ^  Quand  les  effets  arriveront  à  échéance,  nous  les 
acquitterons  avec  nos  gains.  Si  nous  ne  pouvions  plus  les 
solder,  Roguin  me  remettrait  des  fonds  à  cinq  pour  cent, 
hjrpothéqués  sur  ma  part  de  terrain.  Mais  les  emprunts 
seront  inutiles  :  j'ai  découvert  une  essence  pour  faire  pousser 
les  cheveux,  une  huile  comagène  !  Livingston  m'a  posé  là-bas 
une  presse  hydraulique  pour  fabriquer  mon  huile  avec  des 
noisettes  qui,  sous  cette  forte  pression,  rendront  aussitôt 
toute  leur  huile.  Dans  un  an,  suivant  mes  probabilités,  j'aurai 
gagné  cent  mille  francs,  au  moins.  Je  médite  une  affiche  qui 
commencera  par  :  A  bas  les  perruques  !  dont  l'effet  sera  pro- 
digieux. Tu  ne  t'aperçois  pas  de  mes  insomnies,  toi.  Voilà 
trois  mois  que  le  succès  de  I'Huii.e  de  Macassar  m'empêche 
de  dormir.  Je  veux  couler  Macassar  /. 

—  Voilà  donc  les  beaux  projets  que  tu  roules  dans  ta 
caboche  depuis  deux  mois,  sans  vouloir  m'en  rien  dire.  Je 
viens  de  me  voir  en  mendiante  ^  à  ma  propre  porte  ;  quel 
avis  du  ciel  !  Dans  quelque  temps,  il  ne  nous  restera  que 
les  yeux  pour  pleurer.  Jamais  tu  ne  feras  ça,  moi  vivante, 
entends-tu,  César  ?  Il  se  trouve  là-dessous  quelques  mani- 
gances que  tu  n'aperçois  pas  ;  tu  es  trop  probe  et  trop  loyal 
pour  soupçonner  des  friponneries  chez  les  autres.  Pourquoi 
vient-on  t'offrir  des  millions  ?  Tu  te  dépouilles  de  toutes 

1.  Qui  a  terme  ne  doit  rien.  Pro-  2.  M"»*  Birotteau  avait  été  éveil- 
verbe  ;  on  ne  peut  pas  contraindre  lée  par  un  rêve  où  elle  s'apparaissait 
au  paiement  d'une  dette  qui  n'est  à  elle-même  en  haillons  et  se  deman- 
pas  échue.  dant  l'aumône. 


BALZAC  21»3 

tes  valeurs,  tu  t'avances  au-delà  de  tea  moyens,  et,  si  ton 
huile  ne  prend  pas,  si  l'on  ne  trouve  pas  d'argent,  si  la 
valeur  des  terrains  ne  se  réalise  pas,  avec  quoi  payeraa-tu 
tes  billets  ?  est-ce  avec  les  coques  de  tes  noisettea  ?  Pour  te 
placer  plus  haut  dans  la  société,  tu  ne  veux  plus  être  en 
nom,  tu  veux  ôter  l'enseigner  de  la  Reine  des  Roses,  et  tu 
vas  faire  encore  tes  salamalecs  ^  d'affiches  et  de  prospsctus 
qui  montreront  César  Birotteau  au  coin  de  toutea  les  bornes 
et  au-dessus  de  toutes  les  planches,  aux  endroits  où  l'on 
bâtit. 

—  Oh  !  tu  n'y  es  pas.  J'aurai  une  succursale,  sous  le  nom 
de  Popinot,  dans  quelque  maison  autour  de  la  rue  des  Lom- 
bards, où  je  mettrai  le  petit  Anselme.  J'acquitterai  ainsi  la 
dette  de  la  reconnaissance  envers  M.  et  M*"*^  Ragon,  en  éta- 
blissant leur  neveu,  qui  pourra  faire  fortune.  Ces  pauvres 
Ragonnins  m'ont  l'air  d'avoir  bien  grêlés  depuis  quelque 
temps. 

—  Tiens,  ces  gens-là  veulent  ton  argent. 

—  Mais  quelles  gens  donc,  ma  belle  ?  Est-ce  ton  oncle 
Pillerault  qui  nous  aime  comme  ses  petits  boyaux  -  et  dîne 
avec  nous  tous  les  dimanches  ?  Est-ce  ce  bon  vieux  Ragon, 
notre  prédécesseur,  qui  voit  quarante  ans  de  probité  devant 
lui,  avec  qui  nous  faisons  notre  boston^  ?  Enfin  serait-ce 
Roguin,  un  notaire  de  Paris,  un  homme  de  cinquante-sept 
ans,  qui  a  vingt-cinq  ans  de  notariat  !  Un  notaire  de  Paris, 
ce  serait  la  fleur  des  pois  *,  si  les  honnêtes  gens  ne  valaient 
pas  tous  le  même  prix.  Au  besoin,  mes  associés  m'aideraient  ! 
Où  donc  est  le  complot,  ma  biche  blanche  !  Tiens,  il  faut  que 
je  te  dise  ton  fait  !  Foi  d'honnête  homme,  je  l'ai  sur  le 
cœur.  Tu  as  toujours  été  défiante  comme  une  chatte  ! 
Aussitôt  que  nous  avons  eu  pour  deux  sous  à  nous  dans  la 
boutique,  tu  croyais  que  les  chalands  étaient  des  voleurs. 
Il  faut  se  mettre  à  tes  genoux  afin  de  te  supplier  de  te  laisser 
enrichir  !  Pour  une  fille  de  Paris,  tu  n'as  guère  d'ambition  ! 
Sans  tes  craintes  perpétuelles,  il  n'y  aurait  pas  eu  d'homme 

1.  Salamalecs.  Salutations   exagé-  2.   Qui  nous  aime  comme  ses  petits 

rées.    Faire  les  salamalecs  d'afjiches       boi/anx.  Expression  populaire, 
veut  dire  faire  tes  embarras  auec  ces  3.    Boston.  Jeu  de  «irtes. 

affiches.  4.   La  fleur  des  pois.  Tout  ce  qu'il 

y  a  de  mieux. 


294  LE     XIX''    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

plus  heureux  que  moi  !  —  Si  je  t'avais  écoutée,  je  n'aurais 
jamais  fait  ni  la  Pâte  des  Sultanes,  ni  VEau  Carminative. 
Notre  boutique  nous  a  fait  vivre,  mais  ces  deux  découvertes 
et  nos  savons  nous  ont  donné  cent  soixante  mille  francs  que 
nous  possédons  clair  et  net  !  Sans  mon  génie,  car  j'ai  du 
talent  comme  parfumeur,  nous  serions  de  petits  détaillants, 
nous  tirerions  le  diable  par  la  queue  pour  joindre  les  deux 
bouts,  et  je  ne  serais  pas  un  des  notables  négociants  qui  con- 
courent à  l'élection  des  juges  au  tribunal  de  commerce,  je 
n'aurais  été  ni  juge  ni  adjoint.  Sais-tu  ce  que  je  serais  ?  un 
boutiquier  comme  a  été  le  père  Ragon,  soit  dit  sans  l'ofFenser, 
car  je  respecte  les  boutiques,  le  plus  beau  de  notre  nez  en  est 
fait  ^  !  Après  avoir  vendu  de  la  parfumerie  pendant  qua- 
rante ans,  nous  posséderions,  comme  lui,  trois  mille  livres  de 
rente;  et,  au  prix  où  sont  les  choses,  dont  la  valeur  a  doublé, 
nous  aurions,  comme  eux,  à  peine  de  quoi  vivre.  (De  jour  en 
jour,  ce  vieux  ménage-là  me  serre  le  cœur  davantage.  Il 
faudra  que  j'y  voie  clair,  et  je  saurai  le  fin  mot  par  Popinot, 
demain  !)  Si  j'avais  suivi  tes  conseils,  toi  qui  as  le  bonheur 
inquiet  et  qui  te  demandes  si  tu  auras  demain  ce  que  tu  tiens 
aujourd'hui,  je  n'aurais  pas  de  crédit,  je  n'aurais  pas  la  croix 
de  la  Légion  d'honneur,  et  je  ne  serais  pas  en  passe  d'être  un 
homme  politique.  Oui,  tu  as  beau  branler  la  tête,  si  notre 
affaire  se  réalise,  je  puis  devenir  député  de  Paris.  Ali  !  je  ne 
me  nomme  pas  César  pour  rien,  tout  m'a  réussi.  C'est 
inimaginable,  au  dehors  chacun  m'accorde  de  la  capacité, 
mais  ici,  la  seule  personne  à  laquelle  je  veux  tant  plaire  que  je 
sue  sang  et  eau  pour  la  rendre  heureuse,  est  précisément  celle 
qui  me  prend  pour  une  bête. 

Ces  phrases,  quoique  scindées  par  des  repos  éloquents  et 
lancées  comme  des  balles,  ainsi  que  font  tous  ceux  qui  se 
posent  dans  une  attitude  récriminatoire,  exprimaient  un 
attachement  si  profond,  si  soutenu,  que  M"^^  Birotteau  fut 
intérieurement  attendrie  ;  mais  elle  se  servit,  comme  toutes 
les  femmes,  de  l'amour  qu'elle  inspirait  pour  avoir  gain  de 
cause. 
—     Eh  bien  !  Birotteau,  dit-elle,  si  tu  m'aimes,  laisse-moi 

1.  Le  plus  beau  de  notre  nez  en  est      quoi  nous   devons  surtout   ce  que 
fait.  Expression  populaire  ;  c'est  ù       nous  sommes. 


BALZAC  i'J") 

donc  être  heureuse  à  mon  goût.  Ni  toi,  ni  moi,  nous  n'avons 
reçu  d'éducation,  nous  ne  savons  point  parler,  ni  faire  un 
serviteur  ^  à  la  manière  des  gens  du  monde  ;  comment  veux- 
tu  que  nous  réussissions  dans  les  places  du  gouvernement  ? 
Je  serai  heureuse  aux  Trésorières,  moi  !  J'ai  toujours  aimé 
les  bêtes  et  les  petits  oiseaux,  je  passerai  très  bien  ma  vie 
à  prendre  soin  des  poulets,  à  faire  la  fermière.  Vendons 
notre  fonds,  marions  Césarine,  iet  laisse  ton  Imogène  ^.  Nous 
viendrons  passer  les  hivers  à  Paris,  chez  notre  gendre,  nous 
serons  heureux,  rien  dans  la  politique  ni  dans  le  commerce 
ne  pourra  changer  notre  manière  d'être.  Pourquoi  vouloir 
écraser  les  autres  ?  Notre  fortune  actuelle  ne  nous  suffit-elle 
pas  ?  Quand  tu  seras  millionnaire,  dîneras-tu  deux  fois  ? 
aa-tu  besoin  d'une  autre  femme  que  moi  ?  Vois  mon  oncle 
Pillerault  !  il  s'est  sagement  contenté  de  son  petit  avoir,  et 
sa  vie  s'emploie  à  de  bonnes  œuvres.  A-t-il  besoin  de  beaux 
meubles,  lui  ?  Je  suis  sûre  que  tu  m'as  commandé  le  mobi- 
lier :  j'ai  vu  venir  Braschon  ^  ici,  ce  n'était  pas  pour  acheter 
de  la  parfumerie. 

—  Eh  bien  !  oui,  ma  belle,  tes  meubles  sont  ordonnés, 
nos  travaux  vont  être  commencés  demain  et  dirigés  par  un 
architecte  que  m'a  recommandé  M.  de  la  Billardière. 

—  Mon  Dieu,  s'écria-t-elle,  ayez  pitié  de  nous  ! 

(César  Birotteau.) 


UN  COUSIX  PAUVRE 

Arrivé  rue  Choiseul  et  sur  le  point  de  tourner  la  rue  de 
Hanovre,  Pons  éprouva  cette  inexplicable  émotion  qui  tour- 
mente les  consciences  pures,  qui  leur  inflige  les  supphces 
ressentis  par  les  plus  grands  scélérats  à  l'aspect  d'un  gen- 
darme, et  causée  uniquement  par  la  question  de  savoir  com- 
ment le  recevrait  la  présidente  *.  Ce  grain  de  sable,  qui  lui 
déchirait  les  fibres  du  cœur,  ne  s'était  jamais  arrondi  ;  les 

1.  Faire  lin  serviteur.  De  l'exprès-  2.  /mogéne.'M""^  Birotteau  écor- 

sion  je  suis  voire  serviteur  ;  faire  la      che  le  mot. 

révérence.  3.  Le  tapissier.  _ 

4.  Sa  cousine,  M""  Camusot,  femme  d'un  président  de  chambre. 


296  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

angles  en  devenaient  de  plus  en  plus  aigus  et  les  gens  de  cette 
maison  en  ravivaient  incessamment  les  arêtes.  En  effet,  le 
peu  de  cas  que  les  Camusot  faisaient  de  leur  cousin  Pons,  sa 
démonétisation  au  sein  de  la  famille,  agissait  sur  les  domes- 
tiques, qui,  sans  manquer  d'égards  envers  lui,  le  considéraient 
comme  une  variété  du  Pauvre. 

L'ennemi  capital  de  Pons  était  une  certaine  Madeleine 
Vivet,  vieille  fille  sèche  et  mince,  la  femme  de  chambre  de 
M^ie  0,  de  Marville  ^  et  de  sa  fille.  Madeleine  s'écriait  très 
bien  :  «  Ah  !  voilà  le  pique-assiette  !  »  en  entendant  le  bon- 
homme dans  l'escalier,  et  en  tâchant  d'être  entendue  par  lui. 
Si  elle  servait  à  table,  en  l'absence  du  valet  de  chambre,  elle 
versait  peu  de  vin  et  beaucoup  d'eau  dans  le  verre  de  sa  vic- 
time, en  lui  donnant  la  tâche  difficile  de  conduire  à  sa  bouche, 
sans  en  rien  verser,  un  verre  près  de  déborder.  Elle  oubhait 
de  servir  le  bonhomme,  et  se  le  faisait  dire  par  la  présidente 
(de  quel  ton  !...  le  cousin  en  rougissait),  ou  elle  lui  renversait 
de  la  sauce  sur  ses  habits.  C'était  enfin  la  guerre  de  l'inférieur 
qui  se  sait  impuni  contre  un  supérieur  malheureux... 

—  Madame,  voilà  votre  M.  Pons,  et  en  spencer  ^  encore  ! 
vint  dire  Madeleine  à  la  présidente.  Il  devrait  bien  me  dire 
par  quel  procédé  il  le  conserve  depuis  vingt-cinq  ans  ! 

En  entendant  un  pas  d'homme  dans  le  petit  salon  qui  se 
trouvait  entre  son  grand  salon  et  sa  chambre  à  coucher, 
M™^  Camusot  regarda  sa  fille  et  haussa  les  épaules. 

—  Vous  me  prévenez  toujours  avec  tant  d'intelligence, 
Madeleine,  que  je  n'ai  plus  le  temps  de  prendre  un  parti, 
dit  la  présidente. 

—  Madame,  Jean  est  sorti,  j'étais  seule,  M.  Pons  a  sonné, 
je  lui  ai  ouvert  la  porte,  et,  comme  il  est  presque  de  la  maison, 
je  ne  pouvais  pas  l'empêcher  de  me  suivre  ;  il  est  là  qui  se 
débarrasse  de  son  spencer. 

—  Ma  pauvre  Minette,  dit  la  présidente  à  sa  fille,  nous 
sommes  prises  ;  nous  devons  maintenant  dîner  ici. 

—  Voyons,  reprit-elle  en  voyant  à  sa  chère  Minette  une 
figure  piteuse,  faut-il  nous  débarrasser  de  lui  pour  toujours  ? 

1.  M.  Camusot  avait  ajouté  à  son       nom  celui  d'une  terre  et  signait  C. 

de  Marville. 
2.  Spencer.   Habit   sans  basques. 


BALZAC  297 

—  Oh  !  pauvre  homme  !  répondit  M"^  Camusot,  le  priver 
d'un  de  ses  dîners  ! 

Le  petit  salon  retentit  de  la  fausse  tousserie  d'un  homme 
qui  voulait  dire  ainsi  :  Je  vous  entends. 

—  Eii  bien,  qu'il  entre  !  dit  M"^^  Camusot  à  Madeleine 
en  faisant  un  geste  d'épaules. 

—  Vous  êtes  venu  de  si  bonne  heure,  mon  cousin,  dit 
Cécile  Camusot  en  prenant  un  petit  air  câlin,  que  vous  nous 
avez  surprises  au  moment  où  ma  mère  allait  s'habiller. 

Le  cousin  Pons,  à  qui  le  mouvement  d'épaules  de  la  pré- 
sidente n'avait  pas  échappé,  fut  si  cruellement  atteint,  qu'il 
ne  trouva  pas  un  compliment  à  dire,  et  il  se  contenta  de  ce 
mot  profond  : 

—  Vous  êtes  toujours  charmante,  ma  petite  cousine  ! 
Puis,  se  tournant  vers  la  mère  et  la  saluant  : 

—  Chère  cousine,  reprit-il,  vous  ne  sauriez  m'en  vouloir 
de  venir  un  peu  plus  tôt  que  de  coutume  ;  je  vous  apporte 
ce  que  vous  m'avez  fait  le  plaisir  de  me  demander... 

Et  le  pauvre  Pons,  qui  sciait  en  deux  le  président,  la  pré- 
sidents et  Cécile  chaque  fois  qu'il  les  appelait  cousin  ou  œu- 
sine,  tira  de  la  poche  de  côté  de  son  habit  une  ravissante 
petite  boîte  oblongue  en  bois  de  Sainte-Lucie  ^  divinement 
sculptée. 

—  Ah  !  je  l'avais  oublié  !  dit  sèchement  la  présidente. 
Cette  exclamation  n'était-elle  pas  atroce  ?  n'ôtait-elle  pas 

tout  mérite  au  soin  du  parent  dont  le  seul  tort  était  d'être 
un  parent  pauvre  ? 

—  Mais,  reprit-elle,  vous  êtes  bien  bon,  mon  cousin.  Vous 
dois-je  beaucoup  d'argent  pour  cette  petite  bêtise  ? 

Cette  demande  causa  comme  un  tressaillement  intérieur 
au  cousin  ;  il  avait  la  prétention  de  solder  tous  ses  dîners  par 
l'offrande  de  ce  bijou. 

—  J'ai  cru  que  vous  me  permettiez  de  vous  l'offrir,  dit-il 
d'une  voix  émue. 

—  Comment  !  comment  !  reprit  la  présidente  ;  mais, 
entre  nous,  pas  de  cérémonies,  nous  nous  connaissons  assez 
pour  laver  notre  linge  ensemble.  Je  sais  que  vous  n'êtes  pas 

1.   Une  des  petites  Antilles. 


298  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

assez  riche  pour  faire  la  guerre  à  vos  dépens.  N'est-ce  pas 
déjà  beaucoup  que  vous  ayez  pris  la  peine  de  perdre  votre 
temps  à  courir  chez  les  marchands  ?... 

—  Vous  ne  voudriez  pas  de  cet  éventail,  ma  chère  cou- 
sine, si  vous  deviez  en  donner  la  valeur,  répliqua  le  pauvre 
homme,  offensé,  car  c'est  un  chef-d'œuvre  de  Watteau,  qui 
l'a  peint  des  deux  côtés  ;  mais,  soyez  tranquille,  ma  cousine, 
je  n'ai  pas  payé  la  centième  partie  du  prix  d'art. 

Dire  à  un  riche  :  «  Vous  êtes  pauvre  !  »  c'est  dire  à  l'ar- 
chevêque de  Grenade  que  ses  homéhes  ne  valent  rien  ^. 
M™®  la  Présidente  était  beaucoup  trop  orgueilleuse  de  la 
position  de  son  mari,  de  la  possession  de  la  terre  de  Marville 
et  de  ses  invitations  aux  bals  de  la  cour  pour  ne  pas  être 
atteinte  au  vif  par  une  semblable  observation,  surtout  par- 
tant d'un  misérable  musicien  ^  vis-à-vis  de  qui  elle  se  posait 
en  bienfaitrice. 

—  Ils  sont  donc  bien  bêtes,  les  gens  à  qui  vous  achetez 
ces  choses-là  ?...  dit  vivement  la  présidente. 

—  On  ne  connaît  pas  à  Paris  de  marchands  bêtes,  répliqua 
Pons  presque  sèchement. 

• —  C'est  alors  vous  qui  avez  beaucoup  d'esprit,  dit  Cécile 
pour  calmer  le  débat, 

—  Ma  petite  cousine,  j'ai  l'esprit  de  connaître  Lancret, 
Pater,  Watteau,  Greuze  ^  ;  mais  j'avais  surtout  le  désir  de 
plaire  à  votre  chère  maman. 

Ignorante  et  vaniteuse,  M.^^  de  Marville  ne  voulait  pas 
avoir  l'air  de  recevoir  la  moindre  chose  de  son  pique-assiette, 
et  son  ignorance  la  servait  admirablement,  elle  ne  connaissait 
pas  le  nom  de  Watteau.  Si  quelque  chose  peut  exprimer 
jusqu'où  va  l'amour-propre  des  collectionneurs,  qui,  certes, 
est  un  des  plus  vifs,  car  il  rivahse  avec  l'amour-propre  d'au- 
teur, c'est  l'audace  que  Pons  venait  d'avoir  en  tenant  tête  à 
sa  cousine  pour  la  première  fois  depuis  vingt  ans.  Stupéfait 
de  sa  hardiesse,  Pons  reprit  une  contenance  pacifique  en 
détaillant  à  Cécile  les  beautés  de  la  fine  sculpture  des  bran- 
ches de  ce  merveilleux  éventail... 

1.  Allusion  à  un  épisode  de  Gil  2.  Pons  était  compositeur  de  musi- 

Blas.  CL  Le  XV III' siècle  par  les  que  et  avait  eu  le  grand  prix  de  Rome. 
textes,  p.  328.  3.  Peintres  du  XVIII'  siècle.i 


BALZAC  209 

—  Où  donc  avez-vous  trouvé  cela  ?  demanda  Cécile,  en 
examinant  le  bijou. 

—  Rue  de  Lappe,  chez  un  brocanteur  qui  venait  de  le 
rapporter  d'un  château  qu'on  a  dépecé  près  de  Dreux, 
Aulnay,  un  château  que  M™^  de  Pompadour  habitait  quel- 
quefois, avant  de  bâtir  Ménars  ;  on  en  a  sauvé  les  plus  splen- 
dides  boiseries  que  l'on  connaisse  ;  elles  sont  si  belles  que 
Liénard,  notre  célèbre  sculpteur  en  bois,  en  a  gardé,  comme 
nec  plus  ultra  de  l'art,  deux  cadres  ovales  pour  modèles...  Il  y 
avait  là  des  trésors.  Mon  brocanteur  a  trouvé  cet  éventail 
dans  un  bonheur -du- jour  ^  en  marqueterie  que  j'aurais  acheté, 
si  je  faisais  collection  de  ces  œuvres-là  ;  mais  c'est  inabor- 
dable !  un  meuble  de  Riesener  ^  vaut  de  trois  à  quatre  mille 
francs...  Vous  comprenez  que  je  me  suis  mis  en  chasse,  dès 
que  votre  chère  maman  m'a  fait  l'honneur  de  me  demander 
un  éventail,  reprit  Pons.  J'ai  vu  tous  les  marchés  de  Paris, 
sans  y  rien  trouver  de  beau  ;  car,  pour  la  chère  présidente,  je 
voulais  un  chef-d'œuvre,  et  je  pensais  à  lui  donner  l'éventail 
de  Marie- Antoinette,  le  plus  beau  de  tous  les  éventails.  Mais 
hier,  je  fus  ébloui  par  ce  divin  chef-d'œuvre,  que  Louis  XV  a 
bien  certainement  commandé.  Pourquoi  suis-je  allé  chercher 
un  éventail  rue  de  Lappe  ?  chez  un  Auvergnat  !  qui  vend  des 
cuivres,  des  ferrailles,  des  meubles  dorés  !  Moi,  je  crois  à 
l'intelligence  des  objets  d'art  ;  ils  connaissent  les  amateurs,  ils 
les  appellent,  ils  leur  font  :  Chit  !  chit  !... 

La  présidente  haussa  les  épaules  en  regardant  sa  fille,  sans 
que  Pons  pût  voir  cette  mimique  rapide. 

—  Je  les  coimais  tous,  ces  rapiats  ^-là  !  «  Qu'avez-vous 
de  nouveau,  papa  Monistrol  ?  Avez-vous  des  dessus  de 
porte  ?  »  ai- je  demandé  à  ce  marchand,  qui  me  permet  de 
jeter  les  yeux  sur  ses  acquisitions  avant  les  grands  marchands. 
A  cette  question,  Monistrol  me  raconte  comment  Liénard, 
qui  sculptait  dans  la  chapelle  de  Dreux  de  fort  belles  choses 
pour  la  liste  civile  *,  avait  sauvé  à  la  vente  d' Aulnay  les  boi- 

1.  Bonheur  du  jour.  Petit  secré-  aux  Auvergnats  ce  nom,  qui  signifie, 
taire  fermé  ù  la  parUe  supérieure  par  comme  adjectif,  avide,  cupide. 
deux  battants  ù  glaces.  4.  Liste  civile.  Budget  alloué  au 

2.  Célèbre  ébéniste  du  XVIII'  siè-  souverain,  considéré  comme  citoyen, 
cle.  pour  ses  dépenses  privées. 

3.  Bapiats.  Populaire  ;  on  donne 


301)  LE  XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

séries  sculptées  des  mains  des  marchands  de  Paris,  occupés 
de  porcelaines  et  de  meubles  incrustés.  «  Je  n'ai  pas  eu 
grand'chose,  me  dit-il,  mais  je  pourrai  gagner  mon  voyage 
avec  cela.  »  Et  il  me  montra  le  bonheur-du-jour,  une  mer- 
veille !  c'est  ^  des  dessins  de  Boucher  ^,  exécutés  en  marque- 
terie avec  art...  C'est  à  se  mettre  à  genoux  devant  !  «  Tenez, 
monsieur,  me  dit-il,  je  viens  de  trouver  dans  un  petit  tiroir 
fermé,  dont  la  clef  manquait,  et  que  j'ai  forcé,  cet  éventail  ! 
vous  devriez  bien  me  dire  à  qui  je  peux  le  vendre...  »  Et  il  me 
tire  cette  petite  boîte  en  bois  de  Sainte-Lucie  sculpté. 
«  Voyez  !  c'est  de  ce  Pompadour  ^  qui  ressemble  au  gothique 
fleuri.  —  Oh  !  lui  ai-je  répondu,  la  boîte  est  jolie,  elle  pour- 
rait m'aller,  la  boîte  !  car  l'éventail,  mon  vieux  Monistrol,  je 
n'ai  point  de  M'"^  Pons  à  qui  donner  ce  vieux  bijou  ;  d'ail- 
leurs, on  en  fait  de  neufs  bien  jolis.  On  peint  aujourd'hui 
ces  vélins-là  d'une  manière  miraculeuse  et  assez  bon  marché. 
Savez-vous  qu'il  y  a  deux  mille  peintres  à  Paris  !  >;  Et  je 
dépliais  négligemment  l'éventail,  contenant  mon  admiration, 
regardant  froidement  ces  deux  petits  tableaux,  d'un  laisser- 
aller,  d'une  exécution  à  ravir.  Je  tenais  l'éventail  de  M™^  de 
Pompadour  !  Watteau  s'est  exterminé  à  composer  cela  ! 
«  Combien  voulez-vous  du  meuble  ?  —  Oh  !  mille  francs,  on 
me  les  donne  déjà  !  »  Je  lui  dis  un  prix  de  l'éventail,  qui 
correspondait  aux  frais  présumés  de  son  voyage.  Nous  nous 
regardons  alors  dans  le  blanc  des  yeux,  et  je  vois  que  je  tiens 
mon  homme.  Aussitôt  je  remets  l'éventail  dans  sa  boîte, 
afin  que  l'Auvergnat  ne  se  mette  pas  à  l'examiner,  et  je 
m'extasie  sur  le  travail  de  cette  boîte,  qui,  certes,  est  un  vrai 
bijou.  «  Si  je  l'achète,  dis-je  à  Monistrol,  c'est  à  cause  de  cela, 
voyez-vous,  il  n'y  a  que  la  boîte  qui  me  tente.  Quant  à  ce 
bonhe\ir-du-jour,  vous  en  aurez  plus  de  mille  francs,  voyez 
donc  comme  ces  cuivres  sont  ciselés  !  c'est  *  des  modèles...  On 
peut  exploiter  cela...  ça  n'a  pas  été  reproduit,  on  faisait  tout 
unique  pour  M™^  de  Pompadour...  »  Et  mon  homme,  allumé 
pour  son  bonheur-du-jour,  oublie  l'éventail  ;  il  me  le  laisse  à 
rien  pour  prix  de  la  révélation  que  je  lui  fais  de  la  beauté  de 

1.  C'est.    Dans  l'usage  moderne.  3.  De  ce  Pompadour.  De  ce  style 
ce  sont  :  mais  Balzac  emploie  gêné-       Pompadour. 

ralement  c'est  de  préférence.  4.  C'est.  Cf.  n.  1. 

2.  Peintre  du  XVIIP  siècle. 


BALZAC  301 

ce  meuble  de  Riesener.  Et  voilà  !  Mais  il  faut  bien  de  la  pra- 
tique pour  conclure  de  pareils  marchés  !  C'est  '  des  combats 
d'œil  à  œil,  et  quel  œil  que  celui  d'un  juif  ou  d'un  Auvergnat  ! 
L'admirable  pantomime,  la  verve  du  vieil  artiste  qui 
faisaient  de  lui,  racontant  le  triomphe  de  sa  finesse  sur 
l'ignorance  du  brocanteur,  un  modèle  digne  du  pinceau  hol- 
landais, tout  fut  perdu  pour  la  présidente  et  pour  sa  fille  qui 
se  dirent,  en  échangeant  des  regards  froids  et  dédaigneux  : 
«  Quel  original  !..,  » 

—  Ça  vous  amuse  donc  ?  demanda  la  présidente. 

Pons,  glacé  par  cette  question,  éprouva  l'envie  de  battre 
la  présidente. 

—  Mais,  ma  chère  cousine,  reprit-il,  c'est  la  chasse  aux 
chefs-d'œuvre  !  Et  on  se  trouve  face  à  face  avec  des  adver- 
saires qui  défendent  le  gibier  !  c'est  ruse  contre  ruse  !  Un 
chef-d'œuvre  doublé  d'un  Normand,  d'un  Juif  ou  d'un  Auver- 
gnat, mais  c'est  comme  dans  les  contes  de  fées,  une  prin- 
cesse gardée  par  des  enchanteurs  ! 

—  Et  comment  savez-vous  que  c'est  de  Wat...  comment 
dites-vous  ? 

—  Watteau  !  ma  cousine,  un  des  plus  grands  peintres 
français  du  XVIIP  siècle  !  Tenez,  ne  voyez- vous  pas  la  signa- 
ture ?  dit-il  en  montrant  une  des  bergeries  qui  représentait 
une  ronde  dansée  par  de  fausses  paysannes  et  par  des  ber- 
gers grands  seigneurs.  C'est  d'un  entrain  !  Quelle  verve  ! 
quel  coloris  !  Et  c'est  fait  !  tout  d'un  trait  !  comme  un 
paraphe  de  maître  d'écriture  ;  on  ne  sent  plus  le  travail  !  Et 
de  l'autre  côté,  tenez  !  un  bal  dans  un  salon  !  C'est  l'hiver  et 
l'été  !  Quels  ornements  !  et  comme  c'est  conservé  !  Vous 
voyez,  la  virole  est  en  or,  et  elle  est  terminée  de  chaque  côté 
par  un  tout  petit  rubis  que  j'ai  décrassé  ! 

—  S'il  en  est  ainsi,  je  ne  pourrais  pas,  mon  cousin,  accepter 
de  vous  un  objet  d'un  si  grand  prix.  Il  vaut  mieux  vous  en 
faire  des  rentes,  dit  la  présidente,  qui  ne  demandait  cepen- 
dant pas  mieux  que  de  garder  ce  magnifique  éventail. 

—  Il  est  temps  que  ce  qui  a  servi  au  Vice  soit  aux  mains 
de  la  Vertu  !  dit  le  bonhomme  en  retrouvant  de  l'assurance. 

1.  C'est.  Cf.  p.  300,  n.  1. 


302  LE    A7A'«    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

Il  aura  fallu  cent  ans  pour  opérer  ce  miracle.  Soyez  sûre  qu'à 
la  cour  aucune  princesse  n'aura  rien  de  comparable  à  ce  chef- 
d'œuvre  ;  car  il  est  malheureusement  dans  la  nature  humaine 
de  faire  plus  pour  une  Pompadour  que  pour  une  vertueuse 
reine  ! 

—  Eh  bien,  je  l'accepte  !  dit  en  riant  la  présidente.  Cécile, 
mon  petit  ange,  va  donc  voir  avec  Madeleine  à  ce  que  le 
dîner  soit  digne  de  notre  cousin... 

La  présidente  voulait  balancer  le  compte.  Cette  recom- 
mandation faite  à  haute  voix,  contrairement  aux  règles  du 
bon  goût,  ressemblait  si  bien  à  l'appoint  d'un  payement,  que 
Pons  rougit  comme  une  jeune  fille  prise  en  faute. 

{Le  Cousin  Pons.) 


LE   REVE   DE    L'ABBE  BIROTTEAU 

Cet  appartement,  desservi  par  un  escalier  en  pierre,  se 
trouvait  dans  un  corps  de  logis  à  l'exposition  du  midi.  L'abbé 
Troubert  occupait  le  rez-de-chaussée,  et  M"^  Gamard  ^  le 
premier  étage  du  principal  bâtiment  situé  sur  la  rue.  Lorsque 
Chapeloud  entra  dans  son  logement,  les  pièces  étaient  nues 
et  les  plafonds  noircis  par  la  fumée.  Les  chambranles  des  che- 
minées en  pierre  assez  mal  sculptée  n'avaient  jamais  été 
peints.  Pour  tout  mobilier,  le  pauvre  chanoine  y  mit  d'abord 
un  lit,  une  table,  quelques  chaises,  et  le  peu  de  livres  qu'il 
possédait.  L'appartement  ressemblait  à  une  belle  femme  en 
haillons.  Mais,  deux  ou  trois  ans  après,  une  vieille  dame 
ayant  laissé  deux  mille  francs  à  l'abbé  Chapeloud,  il  employa 
cette  somme  à  l'emplette  d'une  bibliothèque  en  chêne,  pro- 
venant de  la  démolition  d'un  château  dépecé  par  la  bande 
noire  2,  et  remarquable  par  des  sculptures  dignes  de  l'admi- 
ration des  artistes.  L'abbé  fit  cette  acquisition,  séduit  moins 
par  le  bon  marché  que  par  la  parfaite  concordance  qui  existait 
entre  les  dimensions  de  ce  meuble  et  celles  de  la  galerie.  Ses 
économies  lui  permirent  alors  de  restaurer  entièrement  la 

1.  La  propriétaire.  domaines  pour  les  morceler  et  les 

2.  Association     de     spéculateurs      vendre  en  détail, 
qui  achetaient  à  bas  prix  les  grands 


BALZAC  3<)3 

galerie  jusque-là  pauvre  et  délaissée.  Le  parquet  fut  soigneu- 
sement frotté,  le  plafond  blanchi  ;  et  les  boiseries  furent 
peintes  de  manière  à  figurer  les  teintes  et  les  nœuds  du  chêne. 
Une  cheminée  de  marbre  remplaça  l'ancienne.  Le  chanoine 
eut  assez  do  goût  pour  chercher  et  pour  trouver  de  vieux 
fauteuils  en  bois  de  noyer  sculpté.  Puis  une  longue  table  en 
ébène  et  deux  meubles  de  BouUe  ^  achevèrent  de  donner  à 
cette  galerie  une  physionomie  pleine  de  caractère.  Dans 
l'espace  de  deux  ans,  les  libéraUtés  de  plusieurs  personnes 
dévotes,  et  des  legs  de  ses  pieuses  pénitentes,  quoique  légers, 
remplirent  de  livres  les  rayons  de  la  bibliothèque  alors  vide. 
Enfin,  un  oncle  de  Chapeloud,  un  ancien  oratorien,  lui  légua 
sa  collection  in-folio  des  Pères  de  l'Eglise,  et  plusieurs  autres 
grands  ouvrages  précieux  pour  un  ecclésiastique. 

Birotteau,  surpris  de  plus  en  plus  par  les  transformations 
successives  de  cette  galerie  jadis  nue,  arriva  par  degrés  à  une 
involontaireconvoitise.il  souhaita  posséder  ce  cabinet,  si  bien 
en  rapport  avec  la  gravité  des  mœurs  ecclésiastiques.  Cette 
passion  s'accrut  de  jour  en  jour.  Pendant  les  années  suivantes, 
l'abbé  Chapeloud  fit  de  la  cellule  un  oratoire  que  ses  dévotes 
amies  se  plurent  à  embellir.  Plus  tard  encore,  une  dame  offrit 
au  chanoine  pour  sa  chambre  un  meuble  en  tapisserie  qu'elle 
avait  fait  elle-même  pendant  longtemps  sous  les  yeux  de  cet 
homme  aimable  sans  qu'il  en  soupçonnât  la  destination.  H  en 
fut  alors  de  la  chambre  à  coucher  comme  de  la  galerie,  elle 
éblouit  le  vicaire.  Enfin,  trois  ans  avant  sa  mort,  l'abbé 
Chapeloud  avait  complété  le  confortable  de  son  appartement 
en  en  décorant  le  salon.  Quoique  simplement  garni  de  velours 
d'Utrecht  rouge,  le  meuble  avait  séduit  Birotteau.  Depuis  le 
jour  où  le  camarade  du  chanoine  vit  les  rideaux  de  lampas 
rouge,  les  meubles  d'acajou,  le  tapis  d'Aubusson  qui  ornaient 
cette  vaste  pièce  peinte  à  neuf,  l'appartement  de  Chapeloud 
devint  pour  lui  l'objet  d'une  monomanie  secrète.  Y  demeurer, 
se  coucher  dans  le  lit  à  grands  rideaux  de  soie  où  couchait  le 
chanoine,  et  trouver  toutes  ses  aises  autour  de  lui,  comme  les 
trouvait  Chapeloud,  fut  pour  Birotteau  le  bonheur  complet  : 
il  ne  voyait  rien  au  delà.  Tout  ce  que  les  choses  du  monde 

1.  Célèbre  ébéniste  (1642-1732). 


304  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

font  naître  d'envie  et  d'ambition  dans  le  cœur  des  autres 
hommes  se  concentra  chez  l'abbé  Birotteau  dans  le  sentiment 
secret  et  profond  avec  lequel  il  désirait  un  intérieur  sem- 
blable à  celui  que  s'était  créé  l'abbé  Chapeloud.  Quand  son 
ami  tombait  malade,  il  venait  certes  chez  lui  conduit  par 
une  sincère  affection  ;  mais,  en  apprenant  l'indisposition  du 
chanoine,  ou  en  lui  tenant  compagnie,  il  s'élevait,  malgré  lui, 
dans  le  fond  de  son  âme  mille  pensées  dont  la  formule  la  plus 
simple  était  toujours  :  «  Si  Chapeloud  mourait,  je  pourrais 
avoir  son  logement.  »  Cependant,  comme  Birotteau  avait  un 
cœur  excellent,  des  idées  étroites  et  une  intelligence  bornée, 
il  n'allait  pas  jusqu'à  concevoir  les  moyens  de  se  faire  léguer 
la  bibliothèque  et  les  meubles  de  son  ami. 

L'abbé  Chapeloud,  égoïste  aimable  et  indulgent,  devina  la 
passion  de  son  ami,  ce  qui  n'était  pas  difficile,  et  la  lui  par- 
donna, ce  qui  peut  sembler  moins  facile  chez  un  prêtre.  Mais 
aussi  le  vicaire,  dont  l'amitié  resta  toujours  la  môme,  ne  cessa- 
t-il  pas  de  se  promener  avec  son  ami  tous  les  jours  dans  la 
même  allée  du  Mail  de  Tours,  sans  lui  faire  tort  un  seul 
moment  du  temps  consacré  depuis  vingt  années  à  cette 
promenade.  Birotteau,  qui  considérait  ses  vœux  involon- 
taires comme  des  fautes,  eût  été  capable,  par  contrition,  du 
plus  grand  dévouement  pour  l'abbé  Chapeloud.  Celui-ci 
paya  sa  dette  envers  une  fraternité  si  naïvement  sincère  en 
disant,  quelques  jours  avant  sa  mort,  au  vicaire,  qui  lui  lisait 
la  Quotidienne  ^  :  k  Pour  cette  fois,  tu  auras  l'appartement.  Je 
sens  que  tout  est  fini  pour  moi.  »  En  effet,  par  son  testament, 
l'abbé  Chapeloud  légua  sa  bibliothèque  et  son  mobilier  à 
Birotteau.  La  possession  de  ces  choses,  si  vivement  désirées, 
et  la  perspective  d'être  pris  en  pension  par  M^^^  Gamard, 
adoucirent  beaucoup  la  douleur  que  causait  à  Birotteau  la 
perte  de  son  ami  le  chanoine  ;  il  ne  l'aurait  peut-être  pas 
ressuscité,  mais  il  le  pleura.  Pendant  quelques  jours,  il  fut 
comme  Gargantua,  qui,  sa  femme  étant  morte  en  accouchant 
de  Pantagruel,  ne  savait  s'il  devait  se  réjouir  de  la  naissance 
de  son  fils,  ou  se  chagriner  d'avoir  enterré  sa  bonne  Badbec, 
■et  qui  se  trompait  en  se  réjouissant  de  la  mort  de  sa  femme 

1.  Journal  catholique  et  royaliste. 


BALXAC  305 

et  déplorant  la  naissance  de  Pantagruel  ^  L'abbé  Birotteau 
passa  les  premiers  jours  de  son  deuil  à  vérifier  les  ouvrages 
de  sa  bibliothèque,  à  se  servir  de  ses  meubles,  à  les  examiner, 
en  disant  d'un  ton  qui,  malheureusement,  n'a  pu  être  noté  : 
«  Pauvre  Chapeloud  !  »  Enfin  sa  joie  et  sa  douleur  l'occu- 
paient tant,  qu'il  ne  ressentait  aucune  peine  de  voir  donner 
à  un  autre  la  j)lace  de  chanoine,  dans  laquelle  feu  Chapeloud 
espérait  avoir  Birotteau  pour  successeur,  M"°  Gamard  ayant 
pris  avec  plaisir  le  vicaire  en  pension,  celui-ci  participa  dès 
lors  à  toutes  les  félicités  de  la  vie  matérielle  que  lui  vantait  le 
défunt  chanoine.  Incalculables  avantages  !  A  entendre  feu 
l'abbé  Chapeloud,  aucun  de  tous  les  prêtres  qui  habitaient  la 
ville  de  Tours  ne  pouvait  être,  sans  en  excepter  l'archevêque, 
l'objet  de  soins  aussi  délicats,  aussi  minutieux  que  ceux  pro- 
digués ^  par  M'**'  Gamard  à  ses  deux  pensionnaires.  Les  pre- 
miers mots  que  disait  le  chanoine  à  son  ami,  en  se  promenant 
sur  le  Mail,  avaient  presque  toujours  trait  au  succulent  dîner 
qu'il  venait  de  faire,  et  il  était  bien  rare  que,  pendant  les 
sept  promenades  de  la  semaine,  il  ne  lui  arrivât  pas  de  dire 
au  moins  quatorze  fois  :  «  Cette  excellente  fille  a  certes  pour 
vocation  le  service  ecclésiastique  .  » 

—  Pensez  donc,  disait  l'abbé  Chapeloud  à  Birotteau,  que, 
pendant  douze  années  consécutives,  linge  blanc,  aubes,  sur- 
plis, rabats,  rien  ne  m'a  jamais  manqué.  Je  trouve  toujours 
chaque  chose  en  place,  en  nombre  suffisant,  et  sentant  l'iris. 
Mes  meubles  sont  frottés,  et  toujours  si  bien  essuyés  que, 
depuis  longtemps,  je  ne  connais  plus  la  poussière.  En  avez- 
vous  vu  un  seul  grain  chez  moi  ?  Puis  le  bois  de  chauffage  est 
bien  choisi,  les  moindres  choses  sont  excellentes  ;  bref,  il 
semble  que  M"^  Gamard  ait  sans  cesse  un  œil  dans  ma  cham- 
bre. Je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  sonné  deux  fois,  en  dix  ans, 
pour  demander  quoi  que  ce  fût.  Voilà  vivre  !  N'avoir  rien  à 
chercher,  pas  même  ses  pantoufles.  Trouver  toujours  bon 
feu,  bonne  table.  Enfin,  mon  soufflet  m'impatientait,  il 
avait  le  larynx  embarrassé,  je  ne  m'en  suis  pas  plaint  deux 
fois.  Bast  ',  le  lendemain  mademoiselle  m'a  donné  un  très 

1.  Cf.  Rabelais, Gargantua, livre  II.  3.    Bast    ou    baste.     Interjection 

2.  Ceux     prodigués.     Expression      qui  vient   du   verbe  baster,   sutHre. 
incorrecte.  Ici,  i7  n'en  fallut  pas  plus. 

LE  XIX*   SIÈCLE   PAR    LES  TEXTES.  —  20 


306  LE    XIXe    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

joli  soufflet,  et  cette  paire  de  badines  ^  avec  lesquelles  vous 
me  voyez  tisonnant. 

Birotteau,  pour  toute  réponse,  disait  :  «  Sentant  l'iris  !  » 
Ce  sentant  F  iris  le  frappait  toujours.  Les  paroles  du  chanoine 
accusaient  un  bonheur  fantastique  pour  le  pauvre  vicaire,  à 
qui  ses  rabats  et  ses  aubes  faisaient  tourner  la  tête  ;  car  il 
n'avait  aucun  ordre,  et  oubliait  assez  fréquemment  de  com- 
mander son  dîner.  Aussi,  soit  en  quêtant,  soit  en  disant  la 
messe,  quand  il  apercevait  M^^^  Gamard  à  Saint-Gatien  ^,  ne 
manquait-il  jamais  de  lui  jeter  un  regard  doux  et  bienveil- 
lant, comme  sainte  Thérèse  pouvait  en  jeter  au  ciel. 

{Le  Curé  de  Tours.) 

1.  Badines.  Petites  pincettes.  2.  Eglise  de  Tours. 


CHAPITRE  V  (i) 
JOSEPH    DE    MAISTRE 

I/ÉGLISE  VICTORIEUSE    DE   TOUS    SES    ENNEMIS 

Toute  attaque  sur  le  catholicisme  portant  nécessairement 
sur  le  christianisme  même,  ceux  que  notre  siècle  a  nommés 
philosophes  ne  firent  que  saisir  les  armes  que  leur  avait  pré- 
parées le  protestantisme,  et  ils  les  tournèrent  contre  l'Eglise 
en  se  moquant  de  leur  allié,  qui  ne  valait  pas  la  peine  d'une 
attaque,  ou  qui  peut-être  l'attendait.  Qu'on  se  rappelle  tous 
les  livres  impies  écrits  pendant  le  XVIIP  siècle.  Tous  sont 
dirigés  contre  Rome,  comme  s'il  n'y  avait  pas  de  véritables 
chrétiens  hors  de  l'enceinte  romaine  ;  ce  qui  est  très  vrai  si 
l'on  veut  s'exprimer  rigoureusement.  On  ne  l'aura  jamais 
assez  répété,  il  n'y  a  rien  de  si  infaillible  que  l'instinct  de 
l'impiété.  Voyez  ce  qu'elle  hait,  ce  qui  la  met  en  colère,  et 
ce  qu'elle  attaque  toujours,  partout  et  avec  fureur  ;  c'est 
la  vérité.  Dans  la  séance  infernale  de  la  Convention  nationale 
(qui  frappera  la  postérité  bien  plus  qu'elle  n'a  frappé  nos 
légers  contemporains),  où  l'on  célébra,  s'il  est  permis  de 
s'exprimer  ainsi,  l'abnégation  ^  du  culte,  Robespierre,  après 
son  immortel  discours,  se  fit-il  apporter  les  livres,  les  habits, 
les  coupes  du  culte  protestant  pour  les  profaner  ^  ?  Appela-t-il 
à  la  barre,  chercha- t-il  à  séduire  ou  à  effrayer  quelque  ministre 
de  ce  culte  pour  en  obtenir  un  serment  d'apostasie  ?  Se  ser- 
vit-il au  moins  pour  cette  horrible  scène  des  scélérats  de  cet 
ordre,  comme  il  avait  employé  ceux  de  l'ordre  catholique  ? 

1.  Abnégation.  Au  sens  de  renie-  celle  ilii  30  brumaire,  an  II,  (cf. 
ment.  Aulard,  Culte  de    la  Raison,  p.  62), 

2.  Ce  passage  semblerait  indiquer  où  des  pétitionnaires,  paraissant  à  la 
que  Robespierre  se  fit  apporter  les  barre  avec  des  ornements  saccrdo- 
livres,  etc.,  du  culte  catholique.  Or,  taux,  parodièrent  les  cérémonies  reli- 
il  y  eut  à  la  Convention  plusieurs  gieuscs.  Mais  Robespierre  n'y  joua 
séances  que  J.  de  Maistre  pouvait  aucun  rôle,  et  l'on  sait  qu'il  était 
qualifier    d'infernales,     notamment  tiostile  s\  la  «  déchristianisation.» 

I.  Voir  noire  Précis  de  VHistoire  de  la  Litléralure  française,  p.  445-453. 


308  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

Il  n'y  pensa  seulement  pas.  Rien  ne  le  gênait,  rien  ne  l'ir- 
ritait, rien  ne  lui  faisait  ombrage  de  ce  côté  ;  aucun  ennemi 
de  Rome  ne  pouvait  être  odieux  à  un  autre,  quelles  que  soient 
leurs  différences  sous  d'autres  rapports.  C'est  par  ce  principe 
que  s'expliqua  l'affinité,  différemment  inexplicable,  des 
églises  protestantes  avec  les  églises  photinienne  ^  nesto- 
rienne  ^,  etc.,  plus  anciennement  séparées.  Partout  où  elleS 
se  rencontrent,  elles  s'embrassent  et  se  complimentent  avec 
une  tendresse  qui  surprend  au  premier  coup  d'œil,  puisque 
leurs  dogmes  capitaux  sont  directement  contraires  ;  mais 
bientôt  on  a  deviné  leur  secret.  Tous  les  ennemis  de  Rome 
sont  amis,  et,  comme  il  ne  peut  y  avoir  de  foi  proprement 
dite  hors  de  l'église  catholique,  passé  cet  acte  de  chaleur 
fiévreuse  qui  accompagne  la  naissance  de  toutes  les  sectes, 
on  cesse  de  se  brouiller  pour  des  dogmes  auxquels  on  ne  tient 
plus  qu'extérieurement,  et  que  chacun  voit  s'échapper  l'un 
après  l'autre  du  symbole  national,  à  mesure  qu'il  plaît  à  ce 
juge  capricieux  qu'on  appelle  raison  particulière  de  les  citer  à 
son  tribunal  pour  les  déclarer  nuls. 

Un  fanatique  anglais,  au  commencement  du  dernier 
siècle,  fit  écrire  sur  le  fronton  d'un  temple  qui  ornait  ses 
jardins  ces  deux  vers  de  Corneille  : 

Je  rends  grâces  aux  dieux  de  n'être  pas  Romain, 
Pour  conserver  encor  quelque  chose  d'humain  ^. 

Et  nous  avons  entendu  un  fou  du  dernier  siècle  s'écrier 
dans  un  livre  tout  à  fait  digne  de  lui  :  0  Rome  !  que  je  te 
HAIS*  !  Il  parlait  pour  tous  les  ennemis  du  christianisme,  mais 
surtout  pour  tous  ceux  de  son  siècle  ;  car  jamais  la  haine  de 
Rome  ne  fut  plus  universelle  et  plus  marquée  que  dans  ce 
siècle  où  les  grands  conjurés  eurent  l'art  de  s'élever  jusqu'à 
l'oreille  de  la  souveraineté  orthodoxe  ^,  et  d'y  faire  couler  des 
poisons    qu'elle    a    chèrement    payés.    La    persécution    du 

1.  Secte  du  IV«  siècle,  qui  pré-  pas  Jésus  comme  étant  par  lui- 
tendait  que  le  Saint-Esprit  n'était  même  personne  divine,  mais  comme 
pas  une  personne  divine  et  que  Jésus        «  porte-Dieu  ». 

était  le  fils  de  Joseph  ;  Photin,  évê-  3.  Horace,  acte  II,  scène  m. 

que  de  Pannonie,  en  fut  le  chef.  4.  Mercier,  dans  un  ouvrage  inti- 

2.  Les     nestoriens,     disciples     de       tulé  l'An  2240. 

Nestorius,  patriarche  de  Constanti-  5.   Du    roi    de    France,    fils    aîné 

nople  au  V«  siècle,  ne  reconnaissaient       de  l'Eglise. 


JOSEPH   DE    MAlSTIiE  309 

XVIIP  siècle  surpasse  infiniment  toutes  les  autres,  parce 
qu'elle  y  a  beaucoup  ajouté,  et  ne  ressemble  aux  persécutions 
anciennes  que  par  les  torrents  de  sang  qu'elle  a  versés  en 
finissant.  Mais  combien  ses  commencements  furent  plus  dan- 
gereux !  L'arche  sainte  ^  fut  soumise  de  nos  jours  à  deux 
attaques  inconnues  jusqu'alors  :  elle  essuya  à  la  fois  les  coups 
de  la  science  et  ceux  du  ridicule.  La  chronologie,  l'histoire 
naturelle,  l'astronomie,  la  physique,  furent,  pour  ainsi  dire, 
ameutées  contre  la  religion.  Une  honteuse  coalition  réunit 
contre  elle  tous  les  talents,  toutes  les  connaissances,  toutes 
les  forces  de  l'esprit  humain.  Les  femmes,  qui  peuvent  tout 
pour  le  mal  comme  pour  le  bien,  lui  prêtèrent  leur  influence  ; 
et,  tandis  que  les  talents  et  les  passions  se  réunissaient  pour 
faire  en  sa  faveur  le  plus  grand  effort  imaginable,  une  puis- 
sance d'un  nouvel  ordre  s'armait  contre  la  foi  antique  : 
c'était  le  ridicule.  Un  homme  unique  *  à  qui  l'enfer  avait 
remis  ses  pouvoirs  se  présenta  dans  cette  nouvelle  arène  et 
combla  les  vœux  de  l'impiété.  Jamais  l'arme  de  la  plaisan- 
terie n'avait  été  maniée  d'une  manière  aussi  redoutable,  et 
jamais  on  ne  l'employa  contre  la  vérité  avec  autant  d'ef- 
fronterie et  de  succès.  Jusqu'à  lui,  le  blasphème,  circonscrit 
par  le  dégoût,  ne  tuait  que  le  blasphémateur  ;  dans  la  bouche 
du  plus  coupable  des  hommes  il  devint  contagieux  en  deve- 
nant charmant.  Encore  aujourd'hui  l'homme  sage  qui  par- 
court les  écrits  de  ce  bouffon  sacrilège  pleure  souvent  d'avoir 
ri.  Une  vie  d'un  siècle  lui  fut  donnée,  afin  que  l'église  sortît 
victorieuse  de  trois  épreuves  auxquelles  nulle  institution 
fausse  ne  résistera  jamais  :  le  syllogisme,  l'échafaud  et  l'é- 
pigramme. 

Les  coups  désespérés  portés,  dans  les  dernières  années  du 
dernier  siècle,  contre  le  sacerdoce  catholique  et  contre  le  chef 
suprême  de  la  religion,  avaient  ranimé  les  espérances  des 
ennemis  de  la  cfiaire  éternelle  ^.  On  sait  qu'une  maladie  du 
protestantisme,  aussi  ancienne  que  lui,  fut  la  manie  de  pré- 
dire la  chute  de  la  puissance  pontificale.  Les  erreurs,  les 
bévues  les  plus  énormes,  le  ridicule  le  plus  solennel,  rien  n'a 

1.  Proprement,  le  coffre  qui,  chez  2.  Voltaire, 

les  Hébreux,  renfermait  les  livres  de  3.  Le    siège    apostolique,    la    pa- 

la  loi.  pauté. 


310  LE    XIX'    SIECLE     PAR    LES    TEXTES 

pu  le  corriger  :  toujours  il  est  revenu  à  la  charge  ;  mais  jamais 
ses  prophètes  n'ont  été  plus  hardis  à  prédire  la  chute  du  Saint- 
Siège  que  lorsqu'ils  ont  cru  voir  qu'elle  était  arrivée. 

Les  docteurs  anglais  se  sont  distingués  dans  ce  genre  de 
délire  par  des  livres  fort  utiles,  précisément  parce  qu'ils  sont 
la  honte  de  l'esprit  humain,  et  qu'ils  doivent  nécessairement 
faire  rentrer  en  eux-mêmes  tous  les  esprits  qu'un  ministère 
coupable  n'a  pas  condamnés  à  un  aveuglement  final.  A  l'as- 
pect du  Souverain  Pontife  chassé,  exilé,  emprisonné,  outragé, , 
privé  de  ses  Etats  par  une  puissance  prépondérante  et 
presque  surnaturelle  ^  devant  qui  la  terre  se  taisait  ^,  il  n'était 
pas  malaisé  à  ces  prophètes  de  prédire  que  c'en  était  fait  de 
la  suprématie  spirituelle  et  de  la  souveraineté  temporelle 
du  Pape.  Plongés  dans  les  plus  profondes  ténèbres,  et  juste- 
ment condamnés  au  double  châtiment  de  voir  dans  les  saintes 
Ecritures  ce  qui  n'y  est  pas,  et  de  n'y  pas  voir  ce  qu'elles 
contiennent  de  plus  clair,  ils  entreprirent  de  nous  prouver, 
par  ces  mêmes  Ecritures,  que  cette  suprématie  à  qui  il  a  été 
divinement  et  littéralement  prédit  qu'elle  durerait  autant 
que  le  monde  ^  était  sur  le  point  de  disparaître  pour  toujours. 
Ils  trouvaient  l'heure  et  la  minute  dans  V Apocalypse  ;  car  ce 
livre  est  fatal  pour  les  docteurs  protestants  ;  et,  sans  excepter 
même  le  grand  Newton,  ils  ne  s'en  occupent  guère  sans  perdre 
l'esprit.  Nous  n'avons,  contre  les  sophismes  les  plus  grossiers, 
d'autres  armes  que  le  raisonnement  ;  mais  Dieu,  lorsque  sa 
sagesse  l'exige,  les  réfute  par  des  miracles.  Pendant  que  les 
faux  prophètes  parlaient  avec  le  plus  d'assurance,  et  qu'une 
foule,  comme  eux  ivre  d'erreur,  leur  prêtait  l'oreiUe,  un  pro- 
dige visible  de  la  Toute-Puissance,  manifesté  par  l'înexpU- 
cable  accord  *  des  pouvoirs  les  plus  discordants,  reportait 
le  Pontife  au  Vatican  ;  et  sa  main,  qui  ne  s'étend  que  pour 
bénir,  appelait  déjà  la  miséricorde  et  les  lumières  célestes  sur 
les  auteurs  de  ces  livres  insensés. 

Qu'attendent  donc  nos  frères,  si  malheureusement  séparés, 


1.  Celle  de  la  Révolution.  Arrêté  cette  pierre  je  bâtirai  mon  Eglise, 
par  Berthier,  Pie  VI  fut  emmené  en  et  les  portes  de  la  demeure  des 
France,  où  il  mourut.  morts    ne  prévaudront  point  contre 

2.  Expression  biblique.  elle.  » 

3.  Cf.   Evangile  selon  saint    Ma-  4.  Le  Concordat. 
thieu,  XVI,  18.  «  Tu  es  Pierre,  et  sur 


JOSEPH   DE    MAISTRK  311 

pour  marcher  au  Capitole  en  nous  donnant  la  main  ?  Et 
qu'entendent-ils  par  miracle,  s'ils  ne  veulent  pas  reconnaî-- 
tre  le  plus  grand,  le  plus  manifeste,  le  plus  incontestable  de 
tous  dans  la  conservation,  et,  de  nos  jours  surtout,  dans  la 
résurrection,  qu'on  me  permette  ce  mot,  dans  la  résurrec- 
tion du  trône  pontifical,  opérée  contre  toutes  les  lois  de  la 
probabilité  humaine  ? 

{Du  Pape.) 

LE   BOURREAU 

Dieu,  ayant  voulu  faire  gouverner  les  hommes  par  des 
hommes,  du  moins  extérieurement,  a  remis  aux  souverains 
l'éminente  prérogative  de  la  punition  des  crimes,  et  c'est  en 
cela  surtout  qu'ils  sont  ses  représentants... 

De  cette  prérogative  redoutable  résulte  l'existence  néces- 
saire d'un  homme  destiné  à  infliger  aux  crimes  les  châtiments 
décernés  par  la  justice  humaine  ;  et  cet  homme,  en  effet,  se 
trouve  partout,  sans  qu'il  y  ait  aucun  moyen  d'expliquer 
comment  ;  car  la  raison  ne  découvre  dans  la  nature  de 
l'homme  aucun  motif  capable  de  déterminer  le  choix  de  cette 
profession.  Je  vous  crois  trop  accoutumés  à  réfléchir,  mes- 
sieurs ^,  pour  qu'il  ne  vous  soit  pas  arrivé  souvent  de  méditer 
sur  le  bourreau.  Qu'est-ce  donc  que  cet  être  inexplicable  qui 
a  préféré  à  tous  les  métiers  agréables,  lucratifs,  honnêtes  et 
même  honorables  qui  se  présentent  en  foule  à  la  force  ou  à  la 
dextérité  humaine,  celui  de  tourmenter  et  de  mettre  à  mort 
ses  semblables  ?  Cette  tête,  ce  cœur  sont-ils  faits  comme  les 
nôtres  ?  ne  contiennent-ils  rien  de  particulier  et  d'étranger 
à  notre  nature  ?  Pour  moi,  je  n'en  sais  pas  douter.  Il  est  fait 
comme  nous  extérieurement,  il  naît  comme  nous  ;  mais 
c'est  un  être  extraordinaire,  et,  pour  qu'il  existe  dans  la 
famille  humaine  il  faut  un  décret  particulier,  un  Fiat  -  de  la 
puissance  créatrice.  Il  est  créé  comme  un  monde.  Voyez  ce 

1.  Dans  les  Soirées  de  Sainl-  même  s'exprime.  C'est  ici  le  comte 
Pétersbourg,  Joseph  de  Maistre  fait       qui  parle. 

causer  entre  eux  un  émigré  français  2.  Traduction  latine  du  mot  pro- 

(le  chevalier),  un  sénateur  russe,  et      nonce   par   Dieu   quand  il   crée   la 
un  comte,  par  la  bouche  duquel  lui-     /  umiére  ;    fiât   lux,,  que   la   lumière 

se  fasse. 


312  LE    XIX'    SIÈCLE     PAR    LES    TEXTES 

qu'il  est  dans  l'opinion  des  hommes,  et  comprenez,  si  vous 
pouvez,  comment  il  peut  ignorer  cette  opinion  ou  l'affronter  ! 
A  peine  l'autorité  a-t-elle  désigné  sa  demeure,  à  peine  en 
a-t-il  pris  possession,  que  les  autres  habitations  reculent 
jusqu'à  ce  qu'elles  ne  voient  plus  la  sienne.  C'est  au  milieu 
de  cette  solitude  et  de  cette  espèce  de  vide  formé  autour  de 
lui  qu'il  vit  seul  avec  sa  femelle  et  ses  petits,  qui  lui  font 
connaître  la  voix  de  "l'homme  :  sans  eux  il  n'en  connaîtrait 
que  les  gémissements...  Un  signal  lugubre  est  donné  ;  un 
ministre  abject  ^  de  la  justice  vient  frapper  à  sa  porte  et 
l'avertir  qu'on  a  besoin  de  lui  :  il  part  ;  il  arrive  sur  une  place 
publique  couverte  d'une  foule  pressée  et  palpitante.  On  lui 
jette  un  empoisonneur,  un  parricide,  un  sacrilège  :  il  le  saisit, 
il  l'étend,  il  le  lie  sur  une  croix  horizontale,  il  lève  le  bras  ^  : 
alors  il  se  fait  un  silence  horrible,  et  l'on  n'entend  plus  que 
le  cri  des  os  qui  éclatent  sous  la  barre,  et  les  hurlements  de  la 
victime.  Il  la  détache  ;  il  la  porte  sur  une  roue  :  les  membres 
fracassés  s'enlacent  dans  les  rayons  ;  la  tête  pend  ;  les  che- 
veux se  hérissent,  et  la  bouche,  ouverte  comme  une  fournaise, 
n'envoie  plus  par  intervalle  qu'un  petit  nombre  de  paroles 
sanglantes  qui  appellent  la  mort.  Il  a  fini  :  le  cœur  lui  bat, 
mais  c'est  de  joie  ;  il  s'applaudit,  il  dit  dans  son  cœur  :  Nul  ne 
roue  mieux  que  moi.  Il  descend  :  il  tend  sa  main  souillée  de 
sang,  et  la  justice  y  jette  de  loin  quelque  pièces  d'or  qu'il 
emporte  à  travers  une  double  haie  d'hommes  écartés  par 
l'horreur.  Il  se  met  à  table,  et  il  mange  ;  au  lit  ensuite,  et  il 
dort.  Et  le  lendemain,  en  s'éveillant,  il  songe  à  tout  autre 
chose  qu'à  ce  qu'il  a  fait  la  veille.  Est-ce  un  homme  ?  Oui  : 
Dieu  le  reçoit  dans  ses  temples  et  lui  permet  de  prier.  Il  n'est 
pas  criminel  ;  cependant  aucune  langue  ne  consent  à  dire,  par 
exemple,  qu'il  est  vertueux,  qu'il  est  honnête  homme,  qu'il  est 
estimable,  etc.  Nul  éloge  moral  ne  peut  lui  convenir  ;  car  tous 
supposent  des  rapports  avec  les  hommes  ^,  et  il  n'en  a  point. 
Et  cependant  toute  grandeur,  toute  puissance,  toute 
subordination  *  repose  sur  l'exécuteur  :  il  est  l'horreur  et  le 

1.  Minisire  abject.   Infime  agent.      Voltaire,  fait  dériver  la  morale  de  la 

2.  Ce  bras  est  armé  d'une  barre  de      société. 

fer.  4.  Tout  ordre  social  ;  car  l'ordre 

3.  Ici  l'on  dirait  vraiment  que  social  a  pour  fondement,  selon  Joseph 
Joseph  de  Maistre,  comme  les  philo-  de  Maistre,  la  hiérarchie  des  classes 
sophes    du    XVIIP    siècle,    comme  et  des  individus. 


JOSEPH    DE    M.IISTRE  313 

lien  de  l'association  humaine.  Otez  du  monde  cet  agent 
incompréhensible  ;  dans  l'instant  même,  l'ordre  fait  place 
au  chaos,  les  trônes  s'abîment  et  la  société  disparaît. 

(Soirées  de  Saint-Pétersbourg.) 


LA    GUERRE   EST   DIVINE' 

Les  fonctions  du  soldat  sont  terribles  ;  mais  il  faut  qu'elles 
tiennent  à  une  grande  loi  du  monde  spirituel,  et  l'on  ne  doit 
pas  s'étonner  que  toutes  les  nations  de  l'univers  se  soient 
accordées  à  voir  dans  ce  fléau  quelque  chose  de  plus  par- 
ticulièrement divin  que  dans  les  autres  ;  croyez  que  ce  n'est 
pas  sans  une  grande  et  profonde  raison  que  le  titre  de  dieu 
DE.S  ARMÉES  brille  à  toutes  les  pages  de  l'Ecriture  sainte. 
Coupables  mortels,  et  malheureux,  parce  que  nous  sommes 
coupables  !  c'est  nous  qui  rendons  nécessaires  tous  les  maux 
physiques,  mais  surtout  la  guerre.  Les  hommes  s'en  prennent 
ordinairement  aux  souverains,  et  rien  n'est  plus  naturel. 
Horace  disait  en  se  jouant  : 

«  Du  délire  des  rois  les  peuples  sont  punis.  ^  » 

Mais  J.-B.  Rousseau  a  dit  avec  plus  de  gravité  et  de  véri- 
table philosophie  : 

«  C'est  le  courroux  des  rois  qui  fait  armer  la  terre, 
«  C'est  le  courroux  du  Ciel  qui  fait  armer  les  rois  ^.  » 

Observez  de  plus  que  cette  loi  déjà  si  terrible  de  la  guerre 
n'est  cependant  qu'un  chapitre  de  la  loi  générale  qui  pèse  sur 
l'univers. 

Dans  le  vaste  domaine  de  la  nature  vivante,  il  règne  une 
violence  manifeste,  une  espèce  de  rage  prescrite  qui  arme 
tous  les  êtres  in  mutua  funera  *  ;  dès  que  vous  sortez  du  règne 
insensible  *,  vous  trouvez  le  décret  de  la  mort  violente  écrit 


1.  C'est  ici  le  sénateur  russe  qui  3.  Odes,  IV,  viii. 

a  la  parole.  Cf.  p.  311,  n.  1.  4.  Mot    à    mot,   pour    des    morls 

2.Quidquid  délirant  regesplectunturAchivi.  réciproques 

{Efitres,  I,  ii  )  5.  Le  règne  minéral. 


314  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

sur  les  frontières  mêmes  de  la  vie.  Déjà,  dans  le  règne  végétal, 
on  commence  à  sentir  la  loi  :  depuis  l'immense  catalpa  ^ 
jusqu'à  la  plus  humble  graminée,  combien  de  plantes  meu- 
rent, et  combien  sont  tuées  !  mais,  dès  que  vous  entrez  dans 
le  règne  animal,  la  loi  prend  tout  à  coup  une  épouvantable 
évidence.  Une  force,  à  la  fois  cachée  et  palpable,  se  montre 
continuellement  occupée  à  mettre  à  découvert  le  principe 
de  la  vie  par  des  moyens  violents.  Dans  chaque  grande 
division  de  l'espèce  animale,  elle  a  choisi  un  certain  nombre 
d'animaux  qu'elle  a  chargés  de  dévorer  les  autres  :  ainsi  il  y  a 
des  insectes  de  proie,  des  reptiles  de  proie,  des  oiseaux  de 
proie  et  des  quadrupèdes  de  proie.  Il  n'y  a  pas  un  instant  de 
la  durée  où  l'être  vivant  ne  soit  dévoré  par  un  autre. 

Au-dessus  de  ces  nombreuses  races  d'animaux  est  placé 
l'homme,  dont  la  main  destructive  n'épargne  rien  de  ce  qui 
vit  ;  il  tue  pour  se  nourrir,  il  tue  pour  se  vêtir,  il  tue  pour  se 
parer,  il  tue  pour  attaquer,  il  tue  pour  se  défendre,  il  tue  pour 
s'instruire,  il  tue  pour  s'amuser,  il  tue  pour  tuer  :  roi  superbe 
et  terrible,  il  a  besoin  de  tout,  et  rien  ne  lui  résiste.  Il  sait 
combien  la  tête  du  requin  et  du  cachalot  lui  fournira  de  bar- 
riques d'huile  ;  son  épingle  déliée  pique  sur  le  carton  des 
musées  l'élégant  papillon  qu'il  a  saisi  au  vol  sur  le  sommet  du 
Mont-Blanc  ou  du  Chimboraço  ^  ;  il  empaille  le  crocodile  ;  il 
embaume  le  cohbri  ;  à  son  ordre,  le  serpent  à  sonnettes  vient 
mourir  dans  la  liqueur  conservatrice  qui  doit  le  montrer 
intact  aux  yeux  d'une  longue  suite  d'observateurs.  Le  cheval 
qui  porte  son  maître  à  la  chasse  du  tigre  se  pavane  sous  la 
peau  de  ce  même  animal  ;  l'homme  demande  tout  à  la  fois, 
à  l'agneau  ses  entrailles  pour  faire  résonner  une  harpe,  à  la 
baleine  ses  fanons  pour  soutenir  le  corset  de  la  jeune  vierge, 
au  loup  sa  dent  la  plus  meurtrière  pour  polir  les  ouvrages 
légers  de  l'art  ^,  à  l'éléphant  ses  défenses  pour  façonner  le 
jouet  d'un  enfant  ;  ses  tables  sont  couvertes  de  cadavres. 
Le  philosophe  peut  même  découvrir  comment  le  carnage 
permanent  est  prévu  et  ordonné  dans  le  grand  tout. 

Mais  cette  loi  s'arrêtera-t-elle  à  l'homme  1  non  sans  doute. 

1 .  Arbre  originaire  de  la  Caro-  3.  La  dent  de  loup,  en  usage  dans 
line.  l'orfèvrerie,   est   généralement   faite 

2.  Montagne    de    la    chaîne    des  de  métal. 
Andes. 


JOSEPH   DE   MAISTHE  315 

Cependant  quel  être  exterminera  celui  qui  les  exterminera 
tous?  Lui.  C'est  l'homme  qui  est  chargé  d'égorger  l'homme. 
Mais  comment  pourra-t-il  accomplir  la  loi,  lui  qui  est  un  être 
moral  et  miséricordieux,  lui  qui  est  né  pour  aimer,  lui  qui 
pleure  sur  les  autres  comme  sur  lui-même,  qui  trouve  du 
plaisir  à  pleurer,  et  qui  finit  par  inventer  des  fictions  ^  pour 
se  faire  pleurer,  lui  enfin  à  qui  il  a  été  déclaré  qu'on  rede- 
mandera pisqu'à  la  dernière  goutte  du  sang  quHl  aura  versé 
injustement  *  ?  C'est  la  guerre  qui  accomplira  le  décret.  N'en- 
tendez-vous pas  la  terre  qui  crie  et  demande  du  sang  ?  Le 
sang  des  animaux  ne  lui  sufiit  pas,  ni  même  celui  des  cou- 
pables versé  par  le  glaive  des  lois.  Si  la  justice  humaine  les 
frappait  tous,  il  n'y  aurait  point  de  guerre  ;  mais  elle  ne 
saurait  en  atteindre  qu'un  petit  nombre,  et  souvent  même 
elle  les  épargne,  sans  se  douter  que  sa  féroce  humanité  con- 
tribue à  nécessiter  la  guerre,  si,  dans  le  même  temps  surtout, 
un  autre  aveuglement,  non  moins  stupide  et  non  moins 
funeste,  travaillait  à  éteindre  l'expiation  dans  le  monde  '. 
La  terre  n'a  pas  crié  en  vain  :  la  guerre  s'allume.  L'homme, 
saisi  tout  à  coup  d'une  fureur  divine,  étrangère  à  la  haine  et 
à  la  colère,  s'avance  sur  le  champ  de  bataille  sans  savoir  ce 
qu'il  veut  ni  même  ce  qu'il  fait.  Qu'est-ce  donc  que  cette 
horrible  énigme  ?  Rien  n'est  plus  contraire  à  sa  nature,  et 
rien  ne  lui  répugne  moins  :  il  fait  avec  enthousiasme  ce  qu'il 
a  en  horreur.  N'avez- vous  jamais  remarqué  que,  sur  le  champ 
de  mort,  l'homme  ne  désobéit  jamais  ?  il  pourra  bien  mas- 
sacrer Nerva  ou  Henri  IV  *  ;  mais  le  plus  abominable  tyran,  le 
plus  insolent  boucher  de  chair  humaine  n'entendra  jamais  là  : 
Nov^  ne  voulons  plus  vou^  servir.  Une  révolte  sur  le  champ 
de  bataille,  un  accord  pour  s'embrasser  en  reniant  un  tyran, 
est  un  phénomène  qui  ne  se  présente  pas  à  ma  mémoire. 
Rien  ne  résiste,  rien  ne  peut  résister  à  la  force  qui  traîne 
l'homme  au  combat  ;  innocent  meurtrier,  instrument  passif 
d'une  main  redoutable,  il  se  plonge  tête  baissée  dans  Vabîme 

1.  Romans,      pièces      de      théâ  péché  originel,  qui  rend  l'expiation 
tre,  etc.  nécessaire. 

2.  Genèse,  IX,  5.  4.  Ni  Henri  IV,  ni  Xcrva  ne  mou- 

3.  En    s'attaquant   à   la   religion  rurent  sur  un  champ  de  bataille  ; 
chrétienne,  fondée  sur  le  dogme  du  mais  Joseph  de  Maistrc  sj-mbolise 

en  eux  les  bons  princes. 


316  LE    XIX'    SIECLE     PAR    LES    TEXTES 

qu'il  a  creusé  lui-même  ;  il  donne,  il  reçoit  la  mort  sans  se 
douter  que  c'est  lui  qui  a  fait  la  mort  ^ 

Ainsi  s'accomplit  sans  cesse,  depuis  le  ciron  jusqu'à 
l'homme,  la  grande  loi  de  la  destruction  violente  des  êtres 
vivants.  La  terre  entière,  continuellement  imbibée  de  sang, 
n'est  qu'un  autel  immense  où  tout  ce  qui  vit  doit  être  immolé 
sans  fin,  sans  mesure,  sans  relâche,  jusqu'à  la  consommation 
des  choses,  jusqu'à  l'extinction  du  mal,  jusqu'à  la  mort  de  la 
mort  2. 

Mais  l'anathème  doit  frapper  plus  directement  et  plus 
visiblement  sur  l'homme.  L'ange  exterminateur  tourne 
comme  le  soleil  autour  de  ce  malheureux  globe,  et  ne  laisse 
respirer  une  nation  que  pour  en  frapper  d'autres.  Mais, 
lorsque  les  crimes,  et  surtout  les  crimes  d'un  certain  genre,  se 
sont  accumulés  jusqu'à  un  point  marqué,  l'ange  presse  sans 
mesure  son  vol  infatigable.  Pareil  à  la  torche  ardente  tournée 
rapidement,  l'immense  vitesse  de  son  mouvement  le  rend 
présent  à  la  fois  sur  tous  les  points  de  sa  redoutable  orbite. 
Il  frappe  au  même  instant  tous  les  peuples  de  la  terre. 
D'autres  fois,  ministre  d'une  vengeance  précise  et  infaillible, 
il  s'acharne  sur  certaines  nations  et  les  baigne  dans  le  sang  ^. 
N'attendez  pas  qu'elles  fassent  aucun  effort  pour  échapper 
à  leur  jugement  ou  pour  l'abréger  ;  on  croit  voir  ces  grands 
coupables,  éclairés  par  leur  conscience,  qui  demandent  le 
supplice  et  l'acceptent  pour  y  trouver  l'expiation.  Tant  qu'il 
leur  restera  du  sang,  elles  viendront  l'offrir  ;  et  bientôt  une 
rare  jeunesse  *  se  fera  raconter  ces  guerres  désolatrices  pro- 
duites par  les  crimes  de  ses  pères. 

La  guerre  est  donc  divine  en  elle-même,  puisque  c'est  une 
loi  du  monde. 

{Soirées  de  Saint-Pétersbourg.) 

1.  Psaumes,  IX,  16.  3.  Allusion   à   la   France    révolu- 

2.  «  Le  dernier  ennemi  qui  doit      tionnaire. 

être  détruit,  c'est  la  mort.  »  {Pre-  4.  Expression     d'Horace;     Odes, 

mière  Epître  aux  Corinih.,   XV,  26.)       I,  ii. 


JOSEl'II    DE    MAISTKE  317 


LETTRE  FAMILIERE  » 

...  Je  ne  suis  pas  étonné  que  vous  n'ayez  pu  tirer  ni  pied 
ni  aile  de  M'"^  Prudence  ^,  à  Turin,  même  à  côté  d'elle  ;  il 
n'y  a  pas  moyen  je  ne  dis  pas  de  la  faire  parler  sur  moi,  mais 
pas  seulement  de  la  faire  convenir  qu'elle  a  reçu  une  lettre 
de  moi.  Le  contraste  entre  nous  deux  est  ce  qu'on  peut 
imaginer  de  plus  original.  Moi,  je  suis,  comme  vous  avez 
pu  vous  en  apercevoir  aisément,  le  sénateur  Pococurante  ^, 
et  surtout  je  me  gêne  fort  peu  pour  dire  ma  pensée.  Elle, 
au  contraire,  n'affirmera  jamais  avant  midi  que  le  soleil  est 
levé,  de  peur  de  se  compromettre.  Elle  sait  ce  qu'il  faut  faire, 
ou  ne  pas  faire,  le  10  octobre  1808,  à  dix  heures  du  matin, 
pour  éviter  un  inconvénient  qui  arriverait  autrement  dans 
la  nuit  du  15  au  16  mars  1810.  «  Mais,  mon  cher  ami,  tu  ne 
fais  attention  à  rien,  tu  crois  que  personne  ne  pense  à  mal. 
Moi,  je  sais  ;  on  m'a  dit  ;  j'ai  deviné  ;  je  prévois  ;  je  t'aver- 
tis, etc.  —  Mais,  ma  chère  enfant,  laisse-moi  donc  tranquille. 
Tu  perds  ta  peine,  je  prévois  que  je  ne  prévoirai  jamais  ; 
c'est  ton  affaire.  »  Elle  est  mon  supplément,  et  il  arrive  de  là 
que,  lorsque  je  suis  garçon,  comme  à  présent  *,  je  souffre 
ridiculement  de  me  voir  obligé  à  penser  à  mes  affaires  ; 
j'aimerais  mieux  couper  du  bois.  Au  surplus.  Madame,  j'en- 
tends avec  un  extrême  plaisir  les  louanges  qu'on  lui  donne,  et 
qui  me  sont  revenues  de  plusieurs  côtés,  sur  la  manière  dont 
elle  s'acquitte  des  devoirs  de  la  maternité.  Mes  enfants  doi- 
vent baiser  ses  pas  ;  car  pour  moi  je  n'ai  point  le  talent  de 
l'éducation.  Elle  en  a  un  que  je  regarde  comme  le  huitième 
don  du  Saint-Esprit  "  :  c'est  celui  d'une  certaine  persécution 
amoureuse,  au  moyen  de  laquelle  il  lui  est  donné  de  tour- 
menter ses  enfants  du  matin  au  soir,  pour  faire,  s'abstenir 
et  apprendre,  sans  cesser  d'en  être  tendrement  aimée.  Com- 
ment  fait-elle  ?   je   l'ai   toujours   vu  sans  le  comprendre  ; 

1.  Cette  lettre  est  adressée  à  une  4.  J.  de  Maistrc  se  trouvait  alors 
vieille  amie  de  Genève,  M"»  Auber  ;  à  Saint-Pétersbourg  en  qualité  de 
26  septembre  1806.  ministre  plénipotentiaire  du  roi  de 

2.  M""    J.    de    Maistrc  ;   la   suite  Sardaigne. 

explique  cette  qualification.  5.  Allusion    aux    sept     «  grâces  • 

3.  Personnage  de  Candide  ;  poco-  qu'accorde  le  Saint-Esprit  dans  la 
curante  veut  dire  en  italien   insou-       «  conlirmation  ». 

ciant. 


318  LE   XIXo    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

pour  moi,  je  n'y  entends  rien.  Je  suis  charmé  que  vous  ayez 
été  si  contente  de  la  lettre  de  mon  Adèle  ^.  C'est  une  enfant 
que  j'aime  par  delà  toute  expression  ;  elle  a  commencé  de 
la  manière  la  plus  extraordinaire.  Longtemps  elle  n'a  rien 
annoncé  du  tout  ;  elle  dormait,  au  pied  de  la  lettre,  comme 
un  ver  à  soie  ;  elle  commença  à  filer  en  Sardaigne  et  devint 
papillon  à  Turin.  J'en  suis  fou  ;  elle  aime  passionnément 
les  belles  choses  dans  tous  les  genres  ;  elle  récite  également 
Racine  et  le  Tasse  ;  elle  dessine,  elle  joue  du  piano,  et  elle 
chante  fort  joliment;  et,  comme  elle  a  dans  la  voix  des  cordes 
basses  qui  sortent  du  diapason  féminin,  elle  a  de  même  dans 
le  caractère  certaines  qualités  graves  et  fondamentales,  qui 
appartiennent  à  votre  sexe,  quand  il  s'en  mêle,  et  qui 
régentent  fort  bien  tout  le  reste.  Un  des  plus  grands  chagrins 
de  ma  position  ^,  qui  en  suppose  bien  quelques  autres,  c'est 
d'être  privé  de  cette  enfant...  Cette  séparation  devient  tout 
à  fait  contre  nature... 

J'éprouve  beaucoup  de  bontés  dans  le  monde  et  à  la  cour  ; 
mais  je  me  tiens  chez  moi  autant  que  me  le  permettent  ma 
position  et  la  nécessité  de  promener  raisonnablement  mon 
jeune  compagnon  ^.  J'ai  force  bons  livres  et  j'étudie  de  toutes 
mes  forces  ;  car  enfin  il  faut  bien  apprendre  quelque  chose. 
Quant  aux  plaisirs  suprêmes  de  l'amitié  et  de  la  confiance, 
néant.  On  vous  a  parlé  souvent  de  l'hospitalité  de  ce  pays, 
et  rien  n'est  plus  vrai,  dans  un  sens  :  partout  l'on  dîne  et  l'on 
soupe  ;  mais  l'étranger  n'arrive  jamais  jusqu'au  cœur.  Jamais 
je  ne  me  vois  en  grande  parure  au  milieu  de  toute  la  pompe 
asiatique,  sans  songer  à  mes  bas  gris  de  Lausanne,  et  à  cette 
lanterne  avec  laquelle  j'allais  vous  voir  à  Cour.  Délicieux 
salon  de  Cour  !  c'est  cela  qui  me  manque  ici  !  Après  que  j'ai 
bien  fatigué  mes  chevaux  le  long  de  ces  belles  rues,  si  je 
pouvais  trouver  l'amitié  en  pantoufles,  et  raisonner  pan- 
toufle *  avec  elle,  il  ne  me  manquerait  rien.  Quand  vous  avez 
la  bonté  de  dire  :  «  Quels  souvenirs,  quels  regrets  !  »  prêtez 
l'oreille,  vous  entendrez  l'écho  de  la  Neva  ^  qui  répète  : 

1.  Fille  de  Joseph' de  Maistre.  comme  une  pantoufle.   Il  y  a  là  un 

2.  Cf.  p.  317  n.  4.  jeu  de  mots  sur  raisonner  et  réson- 

3.  Son  fils  aîné.  ner,  la  pantoufle  ne  résonnant  pas. 

4.  Raisonner  pantoufle.  Dire  des  5.  Fleuve  passant  à  Saint-Péters- 
riens.     Abréviation     de     raisonner  bourg. 


JOSEPH   DE    MAISTRE  319 

((  Quels  souvenirs  !  quels  regrets  !  »  Je  ne  sais  si  vous  avez 
entendu  parler  d'un  fameux  écho  qui  ne  peut  être  que  dans 
le  département  du  Mont-Blanc  ;  lorsqu'on  lui  demande  : 
Comment  te  portes-tu  ?  »  il  répond  :  Tris  bien  !  Le  mien  n'est 
pas  si  habile  ;  il  ne  change  rien  à  ce  que  vous  dites,  surtout 
à  l'accent. 


SUR  L'INSTRUCTION  DES  FEMMES" 


Voltaire  a  dit,  à  ce  que  tu  me  dis  (car,  pour  moi,  je  n'en 
sais  rien  ;  jamais  je  ne  l'ai  tout  lu,  et  il  y  a  trente  ans  que  je 
n'en  ai  pas  lu  une  ligne),  que  les  femmes  sont  capables  de  faire 
tout  ce  que  font  les  hommes,  etc.  ;  c'est  un  compliment  fait  à 
quelque  jolie  femme,  ou  bien  c'est  une  des  cent  mille  et  mille 
sottises  qu'il  a  dites  dans  sa  vie.  La  vérité  est  précisément  le 
contraire.  Les  femmes  n'ont  fait  aucun  chef-d'œuvre  dans 
aucun  genre.  Elles  n'ont  fait  ni  Vlliade,  ni  VEnéide,  ni  la 
Jérusalem  délivrée,  ni  Phèdre,  ni  Athalie,  ni  Rodogune,  ni  le 
Misanthrope,  ni  Tartufe,  ni  le  Joueur,  ni  le  Panthéon  ^,  ni 
l'église  de  Saint-Pierre  *,  ni  la  Vénu^  de  Médicis  *,  ni  V Apollon 
du  Belvédère  ^,  ni  le  Persée  ",  ni  le  Livre  des  Principes  ',  ni 
le  Discours  sur  Vhistoire  universelle,  ni  Télémaque.  Elles 
n'ont  inventé  ni  l'algèbre,  ni  les  télescopes,  ni  les  lunettes 
achromatiques  ^,  ni  la  pompe  à  feu,  ni  le  métier  à  bas,  etc.  ; 
mais  elles  font  quelque  chose  de  plus  grand  que  tout  cela  : 
c'est  sur  leurs  genoux  que  se  forme  ce  qu'il  y  a  de  plus  excel- 
lent dans  le  monde  :  un  honnête  homme  et  une  lumnête  femme. 
Si  une  demoiselle  s'est  laissé  bien  élever,  si  elle  est  docile, 
modeste  et  pieuse,  elle  élève  des  enfants  qui  lui  ressemblent, 
et  c'est  le  plus  grand  chef-d'œuvre  du  monde.  Si  elle  ne  se 
marie  pas,  son  mérite  intrinsèque,  qui  est  toujours  le  même, 
ne  laisse  pas  aussi  que  d'être  ®  utile  autour  d'elle  d'une 

1.  Lettres  adressées  à  Constance  7.  Les  Principes  ■  de  philosophie, 
deMaistre  ;  1808.  ouvrage  de  Descartes. 

2.  Temple  de  la  Rome  ancienne.  8.  Qui  font  voir  les  objets  sans 

3.  La  basilique  Vaticane,  à  Rome.  franges  irisées. 

4.  Statue  antique.  9.  Ne  laisse  pas  que  de.  L,e  diction- 

5.  Id.  naire  de  l'Académie  française  admit 

6.  Id.  —  Il  y  a  aussi  un  Persée  de  cette  construction  dans  son  édition 
Benvenuto  Celïini.  de  1835. 


320  LE    XIX'    SIECLE     PAR    LES     TEXTES 

manière  ou  d'une  autre.  Quant  à  la  science,  c'est  une  chose 
très  dangereuse  pour  les  femmes.  On  ne  connaît  presque  pas 
de  femmes  savantes  qui  n'aient  été  ou  malheureuses  ou 
ridicules  par  la  science.  Elle  les  expose  habituellement  au 
'petit  danger  de  déplaire  aux  hommes  et  aux  femmes  (pas 
davantage)  :  aux  hommes,  qui  ne  veulent  pas  être  égalés 
par  les  femmes,  et  aux  femmes  qui  ne  veulent  pas  être  sur- 
passées. La  science,  de  sa  nature,  aime  à  paraître,  car  nous 
sommes  tous  orgueilleux.  Or,  voilà  le  danger,  car  la  femme 
ne  peut  être  savante  impunément  qu'à  la  charge  de  cacher 
ce  qu'elle  sait  avec  plus  d'attention  que  l'autre  sexe  n'en 
met  à  le  montrer.  Sur  ce  point,  ma  chère  enfant,  je  ne  te 
crois  pas  forte  ;  ta  tête  est  vive,  ton  caractère  décidé  ;  je  ne 
te  crois  pas  capable  de  te  mordre  les  lèvres  lorsque  tu  es 
tentée  de  faire  une  petite  parade  littéraire.  Tu  ne  saurais 
croire  combien  je  me  suis  fait  d'ennemis  jadis  pour  avoir 
voulu  en  savoir  plus  que  mes  bons  AUobroges  ^.  Juge  de  ce 
qu'il  en  est  d'une  petite  demoiselle  qui  s'avise  de  monter  sur 
le  trépied  pour  rendre  des  oracles  !  Une  coquette  est  plus 
aisée  à  marier  qu'une  savante  ;  car  pour  épouser  une  savante, 
il  faut  être  sans  orgueil,  ce  qui  est  très  rare  ;  au  lieu  que  pour 
épouser  une  coquette,  il  ne  faut  qu'être  fou,  ce  qui  est  très 
commun. 

II 

Tu  me  demandes  donc,  ma  chère  enfant,  après  avoir  lu 
mon  sermon  sur  la  science  des  femmes,  d'où  vient  qu'elles 
sont  condamnées  à  la  médiocrité  ?  Tu  me  demandes  en 
cela  la  raison  d'une  chose  qui  n'existe  pas  et  que  je  n'ai 
jamais  dite.  Les  femmes  ne  sont  nullement  condamnées 
à  la  médiocrité  ;  elles  peuvent  même  prétendre  au  sublime, 
mais  au  sublime  féminin.  Chaque  être  doit  se  tenir  à  sa 
place,  et  ne  pas  affecter  d'autres  perfections  que  celles 
qui  lui  appartiennent.  Je  possède  ici  un  chien  nommé 
Biribi,  qui  fait  notre  joie  :  si  la  fantaisie  lui  prenait  de  se 
faire  seller  et  brider  pour  me  porter  à  la  campagne,  je  serais 
aussi  peu  content  de  lui  que  je  le  serais  du  cheval  anglais  de 
ton  frère,  s'il  imaginait  de  sauter  sur  mes  genoux  ou  de  pren- 

1.  Ancien  nom  des .  habitants  de  la  Savoie,  où  naquit  J.  de  Maistre. 


JOSEPH    DE    MU  S  T  RE  :f2i 

dre  le  café  avec  moi.  L'erreur  de  certaines  femmes  est  d'ima- 
giner que,  pour  être  distinguées,  elles  doivent  l'être  à  la 
manière  des  hoinrnes.  Il  n'y  a  rien  de  plus  faux.  C'est  le  chien 
et  le  cheval. 

Si  une  belle  dame  m'avait  demandé,  il  y  a  vingt  ans  : 
«  Ne  croyez-vous  pas,  monsieur,  qu'une  femme  pourrait 
être  un  grand  général  comme  un  homme  ?  »  je  n'aurais  pas 
manqué  de  lui  répondre  :  «  Sans  doute,  madame.  Si  vous 
commandiez  une  armée,  l'ennemi  se  jetterait  à  vos  genoux, 
comme  j'y  suis  moi-même  ;  personne  n'oserait  tirer,  et  vous 
entreriez  dans  la  capitale  ennemie  au  son  des  violons  et  des 
tambourins.  »  Si  elle  m'avait  dit  :  «  Qui  m'empêche  d'en 
savoir  en  astronomie  autant  que  Newton  ?  »  je  lui  aurais 
répondu  tout  aussi  sincèrement  :  «  Rien  du  tout,  ma  divine 
beauté.  Prenez  le  télescope,  les  astres  tiendront  à  grand 
honneur  d'être  lorgnés  par  vos  beaux  yeux,  et  ils  s'empres- 
seront de  vous  dire  tous  leurs  secrets.  ;>  Voilà  comment  on 
parle  aux  femmes  en  vers  et  même  en  prose.  Mais  celle  qui 
prend  cela  pour  argent  comptant  est  bien  sotte... 

Le  mérite  de  la  femme  est  de  régler  sa  maison,  de  rendre 
son  mari  heureux,  de  le  consoler,  de  l'encourager  et  d'élever 
ses  enfants,  c'est-à-dire  de  faire  des  hommes.  Au  reste,  ma 
chère  enfant,  il  ne  faut  rien  exagérer  :  je  crois  que  les  femmes, 
en  général,  ne  doivent  point  se  livrer  à  des  connaissances  qui 
contrarient  leurs  devoirs  ;  mais  je  suis  fort  éloigné  de  croire 
qu'elles  doivent  être  parfaitement  ignorantes.  Je  ne  veux 
pas  qu'elles  croient  que  Pékin  est  en  France,  ni  qu'Alexandre 
le  Grand  demanda  en  mariage  une  fille  de  Louis  XIV.  La 
belle  littérature,  les  moralistes,  les  grands  orateurs,  etc., 
suffisent  pour  donner  aux  femmes  toute  la  culture  dont  elles 
ont  besoin. 


LE  XIX»  SiÈt.LE   PAR   tES  TEXTES.  —  il 


LAMENNAIS 

LA  PARABOLE  DES  SEPT  TYRANS 

C'était  dans  une  nuit  sombre  ;  un  ciel  sans  astre  pesait 
sur  la  terre,  comme  un  couvercle  de  marbre  noir  sur  un 
tombeau. 

Et  rien  ne  troublait  le  silence  de  cette  nuit,  si  ce  n'est  un 
bruit  étrange,  comme  d'un  léger  battement  d'ailes,  que,  de 
fois  à  autre,  on  entendait  au-dessus  des  campagnes  et  des 
cités. 

Et  alors  les  ténèbres  s'épaississaient,  et  chacun  sentait  son 
âme  se  serrer,  et  le  frisson  courir  dans  ses  veines. 

Et,  dans  une  salle  tendue  de  noir  et  éclairée  d'une  lampe 
rougeâtre,  sept  hommes  vêtus  de  pourpre,  et  la  tête  ceinte 
d'une  couronne,  étaient  assis  sur  sept  sièges  de  fer. 

Et,  au  milieu  de  la  salle,  s'élevait  un  trône  composé  d'os- 
sements, et,  au  pied  du  trône,  en  guise  d'escabeau,  était  un 
crucifix  renversé;  et,  devant  le  trône,  une  table  d'ébène,  et,  sur 
la  table,  un  vase  plein  de  sang  rouge  et  écumeux,  et  un  crâne 
humain. 

Et  les  sept  hommes  couronnés  paraissaient  pensifs  et 
tristes,  et,  du  fond  de  son  orbite  creux,  leur  œil  de  temps  en 
temps  laissait  échapper  des  étincelles  d'un  feu  livide. 

Et  l'un  d'eux,  s'étant  levé,  s'approcha  du  trône  en  chance- 
lant, et  mit  le  pied  sur  le  crucifix. 

En  ce  moment  ses  membres  tremblèrent,  et  il  sembla  près 
de  défaillir.  Les  autres  regardaient  immobiles  ;  ils  ne  firent 
point  le  moindre  mouvement,  mais  je  ne  sais  quoi  passa  sur 
leur  front,  et  un  sourire  qui  n'est  pas  de  l'homme  contracta 
leurs  lèvres. 

Et  celui  qui  avait  semblé  près  de  défaillir  étendit  la  main, 
saisit  le  vase  plein  de  sang,  en  versa  dans  le  crâne,  et  le  but. 

Et  cette  boisson  parut  le  fortifier. 

Et,  dressant  la  tête,  ce  cri  ^  sortit  de  sa  poitrine  comme 
un  sourd  râlement  : 

1.  Dressant  la  tête,  ce  cri.  Cons-  quentc,  lorsqu'il  ne  peut  y  avoir 
truction    irrégulière,    mais   très  fré-       d'équivoque. 


LAMENNAIS  323 

«  Maudit  soit  le  Christ,  qui  a  ramené  sur  la  terre  la  Li- 
berté !  » 

Et  les  six  autres  hommes  couronnés  se  levèrent  tous 
ensemble,  et  tous  ensemble  poussèrent  le  même  cri  : 

a  Maudit  soit  le  Christ,  qui  a  ramené  sur  la  terre  la  Li- 
berté !  » 

Après  quoi,  s' étant  rassis  sur  leurs  sièges  de  fer,  le  pre- 
mier *  dit  : 

«  Mes  frères,  que  ferons-nous  pour  étouffer  la  Liberté  ? 
Car  notre  règne  est  fini  si  le  sien  commence.  Notre  cause  est 
la  même  :  que  chacun  propose  ce  qui  lui  semble  bon. 

»  Voici,  pour  moi,  le  conseil  que  je  donne.  Avant  que  le 
Christ  vînt,  qui  se  tenait  debout  devant  nous  ?  C'est  sa  reli- 
gion qui  nous  a  perdus  :  abolissons  la  religion  du  Christ.  » 

Et  tous  répondirent  :  «  Il  est  vrai.  Abolissons  la  religion 
du  Christ.  » 

Et  un  second  s'avança  vers  le  trône,  prit  le  crâne  humain, 
y  versa  du  sang,  le  but,  et  dit  ensuite  : 

«  Ce  n'est  pas  la  religion  seulement  qu'il  faut  abolir,  mais 
encore  la  science  et  la  pensée  ;  car  la  science  veut  connaître 
ce  qu'il  n'est  pas  bon  pour  nous  que  l'homme  sache  ;  et  la 
pensée  est  toujours  prête  à  regimber  contre  la  force.  » 

Et  tous  répondirent  :  «  Il  est  vrai.  Abolissons  la  science 
et  la  pensée.  » 

Et,  ayant  fait  ce  qu'avaient  fait  les  deux  premiers,  un  troi- 
sième dit  : 

«  Lorsque  nous  aurons  replongé  les  hommes  dans  l'abru- 
tissement en  leur  ôtant  et  la  religion,  et  la  science,  et  la 
pensée,  nous  aurons  fait  beaucoup,  mais  il  nous  restera 
quelque   chose  à  faire. 

»  La  brute  a  des  instincts  et  des  sympathies  dangereuses. 
Il  faut  qu'aucun  peuple  n'entende  la  voix  d'un  autre  peuple, 
de  peur  que,  si  celui-là  se  plaint  et  se  remue,  celui-ci  ne  soit 
tenté  de  l'imiter.  Qu'aucun  bruit  du  dehors  ne  pénètre  chez 
nous.  » 

Et  tous  répondirent  :  «  Il  est  vrai.  Qu'aucun  bruit  du 
dehors  ne  pénètre  cJiez  nous,  a 

1.  S'élant  rassis  sur  leurs.,.,,  le  premier  dit.  Cf.  p.  322,  n.  1. 


324  LE   XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

Et  un  quatrième  dit  :  «  Nous  avons  notre  intérêt,  et  les 
peuples  ont  aussi  leur  intérêt  opposé  au  nôtre.  S'ils  s'unissent 
pour  défendre  contre  nous  cet  intérêt,  comment  leur  résis- 
terons-nous ? 

»  Divisons  pour  régner.  Créons  à  chaque  province,  à 
chaque  ville,  à  chaque  hameau,  un  intérêt  contraire  à  celui 
des  autres  hameaux,  des  autres  villes,  des  autres  provinces. 

»  De  cette  manière,  tous  se  haïront,  et  ils  ne  songeront  pas 
à  s'unir  contre  nous.  » 

Et  tous  répondirent  :  «  Il  est  vrai.  Divisons  pour  régner  : 
la  concorde  nous  tuerait.  » 

Et  un  cinquième,  ayant  deux  fois  rempli  de  sang  et  vidé 
deux  fois  le  crâne  humain,  dit  : 

«J'approuve  tous  ces  moyens  ;  ils  sont  bons,  mais  insuf- 
fisants. Faites  des  brutes,  c'est  bien  ;  mais  effraj^ez  ces 
brutes  ;  frappez-les  de  terreur  par  une  justice  inexorable  et 
par  des  supplices  atroces,  si  vous  ne  voulez  pas  tôt  ou  tard 
en  être  dévorés.  Le  bourreau  est  le  premier  ministre  d'un 
bon  prince  ^.  » 

Et  tous  répondirent  :  «  Il  est  vrai.  Le  bourreau  est  le 
premier  ministre  d'un  bon  prince.  » 

Et  un  sixième  dit  : 

<(  Je  reconnais  l'avantage  des  supplices  prompts,  terribles, 
inévitables.  Cependant  il  y  a  des  âmes  fortes  et  des  âmes 
désespérées  qui  bravent  les  supplices. 

»  Voulez-vous  gouverner  aisément  les  hommes  ?  amollissez- 
les  par  la  volupté.  La  vertu  ne  nous  vaut  rien  ;  elle  nourrit 
la  force  :  épuisons-la  plutôt  par  la  corruption.  » 

Et  tous  répondirent  :  «  Il  est  vrai.  Epuisons  la  force  et 
l'énergie  et  le  courage  par  la  corruption.  » 

Alors  le  septième,  ayant  comme  les  autres  bu  dans  le  crâne 
humain,  parla  de  la  sorte,  les  pieds  sur  le  crucifix  : 

«  Plus  de  Christ  ;  il  y  a  guerre  à  mort,  guerre  éternelle 
entre  lui  et  nous. 

»  Mais  comment  détacher  de  lui  les  peuples  ?  C'est  une 
tentative  vaine.  Que  faire  donc  ?  Ecoutez-moi  :  il  faut 
gagner  les  prêtres  du  Christ  avec  des  biens,  des  honneurs  et  de 
la  puissance. 

1.  Cf.  Joseph  de  Maistre,  p.  311. 


L.l  M  j:\.\AI  s  325 

»  Et  ils  commanderont  au  peuple,  de  la  part  du  Christ, 
de  nous  être  soumis  en  tout,  quoi  que  nous  fassions,  quoi  que 
nous  ordonnions. 

»  Et  le  ])euple  les  croira,  et  il  obéira  par  conscience,  et 
notre  pouvoir  sera  plus  affermi  qu'auparavant.  » 

Et  tous  répondirent  :  «  11  est  vrai.  Gagnons  les  prêtres  du 
Christ.  » 

Et  tout  à  coup  la  lampe  qui  éclairait  la  salle  s'éteignit,  et 
les  sept  hommes  se  séparèrent  dans  les  ténèbres. 

P^t  il  fut  dit  à  un  juste,  qui,  en  ce  moment,  veillait  et  priait 
devant  la  croix  :  «  Mon  jour  approche,  adore  et  ne  crains 
rien.  » 

{Paroles  d'un  croyant.) 


.     LES  HOMMES  DOIVENT  S'AIDER 

Lorsqu'un  arbre  est  seul,  il  est  battu  des  vents  et  dépouillé 
de  ses  feuilles  ;  et  ses  branches,  au  lieu  de  s'élever,  s'abaissent 
comme  si  elles  cherchaient  la  terre. 

Lorsqu'une  plante  est  seule,  ne  trouvant  point  d'abri 
contre  l'ardeur  du  soleil,  elle  languit  et  se  dessèche,  et  meurt. 

Lorsqu'un  homme  est  seul,  le  vent  de  la  puissance  le  courbe 
vers  la  terre,  et  l'ardeur  de  la  convoitise  absorbe  la  sève  qui 
le  nourrit. 

Tant  que  vous  serez  désunis,  et  que  chacun  ne  songera 
qu'à  soi,  vous  n'aurez  rien  à  espérer,  que  souffrance,  et 
malheur,  et  oppression. 

Qu'y  a-t-il  de  plus  faible  que  le  passereau,  et  de  plus 
désarmé  que  l'hirondelle  ?  Cependant,  quand  paraît  l'oiseau 
de  proie,  les  hirondelles  et  les  passereaux  parviennent  à  le 
chasser,  en  se  rassemblant  autour  de  lui,  et  le  poursuivant 
tous  ensemble. 

Prenez  exemple  sur  le  passereau  et  sur  l'hirondelle. 

Celui  qui  se  sépare  de  ses  frères,  la  crainte  le  suit  quand 
il  marche,  s'assied  près  de  lui  quand  il  repose,  et  ne  le  quitte 
pas  même  durant  son  sommeil. 

Donc,  si  l'on  vous  demande  :   «  Combien  êtes-vous  ?   » 


32f)  LE    XIX''     SIÈCLE    PAR   LES    TEXTES 

répondez  :  «  Nous  sommes  un,  car  nos  frères,  c'est  nous,  et 
nous,  c'est  nos  frères.  » 

Dieu  n'a  fait  ni  petits  ni  grands,  ni  maîtres  ni  esclaves  : 
il  a  fait  tous  les  hommes  égaux. 

Mais,  entre  les  hommes,  quelques-uns  ont  plus  de  force 
ou  de  corps,  ou  d'esprit,  ou  de  volonté,  et  ce  sont  ceux-là  qui 
cherchent  à  assujettir  les  autres,  lorsque  l'orgueil  ou  la  con- 
voitise étouffe  en  eux  l'amour  de  leurs  frères. 

Et  Dieu  savait  qu'il  en  serait  ainsi,  et  c'est  pourquoi  il  a 
commandé  aux  hommes  de  s'aimer,  afin  qu'ils  fussent  unis, 
et  que  les  faibles  ne  tombassent  point  sous  l'oppression  des 
forts. 

Car  celui  qui  est  plus  fort  qu'un  seul  sera  moins  fort  que 
deux,  et  celui  qui  est  plus  fort  que  deux  sera  moins  fort  que 
quatre  ;  et  ainsi  les  faibles  ne  craindront  rien  lorsque,  s'ai- 
mant  les  uns  les  autres,  ils  seront  unis  véritablement. 

Un  homme  voyageait  dans  la  montagne,  et,  il  arriva  en 
un  lieu  où  un  gros  rocher,  ayant  roulé  sur  le  chemin,  le  rem- 
plissait tout  entier,  et,  hors  du  chemin,  il  n'y  avait  point 
d'autre  issue,  ni  à  gauche  à  ni  droite. 

Or,  cet  homme,  voyant  qu'il  ne  pouvait  continuer  son 
voyage  à  cause  du  rocher,  essaya  de  le  mouvoir  pour  se  faire 
un  passage,  et  il  se  fatigua  beaucoup  à  ce  travail,  et  tous  ses 
efforts  furent  vains. 

Ce  que  voyant,  il  s'assit  plein  de  tristesse  et  dit  :  «  Que 
sera-ce  de  moi  lorsque  la  nuit  viendra  et  me  surprendra 
dans  cette  solitude,  sans  nourriture,  sans  abri,  sans  défense  ?  » 

Et,  comme  il  était  absorbé  dans  cette  pensée,  un  autre 
voyageur  survint,  et  celui-ci,  aj'-ant  fait  ce  qu'avait  fait  le 
premier  et  s'étant  trouvé  aussi  impuissant  à  remuer  le  rocher, 
s'assit  en  silence  et  baissa  la  tête. 

Et,  après  celui-ci,  il  en  vint  plusieurs  autres,  et  aucun  ne 
put  mouvoir  le  rocher,  et  leur  crainte  à  tous  était  grande. 

Enfin  l'un  d'eux  dit  aux  autres  :  «  Mes  frères,  prions  notre 
Père  qui  est  dans  les  cieux  ;  peut-être  qu'il  aura  pitié  de  nous 
dans  cette  détresse.  » 

Et  cette  parole  fut  écoutée,  et  ils  prièrent  de  cœur  le  Père 
qui  est  dans  les  cieux. 

Et,  quand  ils  eurent  prié,  celui  qui  avait  dit:  «  Prions,  » 


LAMEWAIS  3-27 

dit  encore  :  «  Mes  frères,  ce  qu'aucun  de  nous  n'a  pu  faire 
seul,  qui  sait  si  nous  ne  le  ferons  pas  tous  ensemble  ?  » 

Et  ils  se  levèrent,  et  tous  ensemble  ils  poussèrent  le  rocher, 
et  le  rocher  céda,  et  ils  poursuivirent  la  route  en  paix. 

Le  voyageur  c'est  l'homme,  le  voyage  c'est  la  vie,  le  rocher, 
ce  sont  les  misères  qu'il  rencontre  à  chaque  pas  sur  sa  route. 

Aucun  homme  ne  saurait  soulever  seul  ce  rocher  ;  mais 
Dieu  en  a  mesuré  le  poids  de  manière  qu'il  n'arrête  jamais 
ceux  qui  voyagent  ensemble. 

{Paroles  d'un  croyant.) 


QU'EST-CE  QUE  LE  PEUPLE  ? 

Vous  êtes  peuple  :  sachez  d'abord  ce  que  c'est  que  le  peuple. 
Il  y  a  des  hommes  qui,  sous  le  poids  du  jour,  sans  cesse 
exposés  au  soleil,  à  la  pluie,  au  vent,  à  toutes  les  intempéries 
des  saisons,  labourent  la  terre,  déposent  dans  son  sein,  avec 
la  semence  qui  fructifiera,  une  portion  de  leur  force  et  de  leur 
vie,  en  obtiennent  ainsi,  à  la  sueur  de  leur  front,  la  nourriture 
nécessaire  à  tous. 

Ces  hommes-là  sont  des  hommes  du  peuple. 

D'autres  exploitent  les  forêts,  les  carrières,  les  mines, 
descendent  à  d'immenses  profondeurs  daas  les  entrailles  du 
sol,  afin  d'en  extraire  le  sel,  la  houille,  le  minerai,  tous  les 
matériaux  indispensables  aux  métiers,  aux  arts.  Ceux-ci, 
comme  les  premiers,  vieillissent  dans  un  dur  labeur,  pour 
procurer  à  tous  les  choses  dont  tous  ont  besoin. 

Ce  sont  encore  des  hommes  du  peuple. 

D'autres  fondent  les  métaux,  les  façonnent,  leur  donnent 
les  formes  qui  les  rendent  propres  à  mille  usages  variés  ; 
d'autres  travaillent  le  bois  ;  d'autres  tissent  la  laine,  le  lin, 
la  soie,  fabriquent  les  étoffes  diverses  ;  d'autres  pourvoient 
de  la  même  manière  aux  différentes  nécessités  qui  dérivent 
ou  de  la  nature  directement  ou  de  l'état  social. 

Ce  sont  encore  des  hommes  du  peuple. 

Plusieurs,  au  milieu  de  périls  continuels,  parcourent  les 
mers  pour  transporter  d'une  contrée  à  l'autre  ce  qui  est 
propre  à  chacune  d'elles,  ou  luttent  contre  les  flots  et  les 


328  LE    XIX''    SIÈCLE    PAR     LES    TEXTES 

tempêtes,  sous  les  feux  des  tropiques  comme  au  milieu  des 
glaces  polaires,  soit  pour  augmenter  par  la  pêche  la  masse 
commune  des  subsistances,  soit  pour  arracher  à  l'Océan  une 
multitude  de  productions  utiles  à  la  vie  humaine. 

Ce  sont  encore  des  hommes  du  peuple. 

Et  qui  prend  les  armes  pour  la  patrie,  qui  la  défend  ?  qui 
donne  pour  elle  ses  plus  belles  années,  et  ses  veilles,  et  son 
sang  ?  Qui  se  dévoue  et  meurt  pour  la  sécurité  des  autres, 
pour  leur  assurer  la  tranquille  jouissance  du  foyer  domes- 
tique, si  ce  n'est  les  enfants  du  peuple  ^  ?  Quelques-uns  aussi, 
à  travers  mille  obstacles,  poussés,  soutenus  par  leur  génie, 
développent  et  perfectionnent  les  arts,  les  lettres,  les  sciences, 
qui  adoucissent  les  mœurs,  civilisent  les  nations,  les  environ- 
nent de  cette  splendeur  éclatante  qu'on  appelle  la  gloire, 
forment  enfin  une  des  sources,  et  la  plus  féconde,  de  la  pros- 
périté publique. 

Ainsi,  en  chaque  pays,  tous  ceux  qui  fatiguent  et  qui 
peinent  pour  produire  et  répandre  les  productions,  tous  ceux 
dont  l'action  tourne  au  profit  de  la  communauté  entière,  les 
classes  les  plus  utiles  à  son  bien-être,  les  plus  indispensables 
à  sa  conservation,  voilà  le  peuple.  Otez  un  petit  nombre  de 
privilégiés  ensevelis  dans  la  pure  jouissance,  le  peuple,  c'est 
le  genre  humain. 

Sans  le  peuple,  nulle  prospérité,  nul  développement, 
nulle  vie  ;  car  point  de  vie  sans  travail,-  et  le  travail  est 
partout  la  destinée  du  peuple. 

{Le  Livre  du  peuple.) 


I.E    RIRE 


Qu'est-ce  que  le  rire  ?  On  a  bien  observé  qu'aucun  animal 
ne  rit,  que  le  rire  appartient  exclusivement  à  l'homme, 
qu'il  est  par  conséquent  un  attribut  de  l'intelligence.  Mais 
quel  en  est  le  caractère  primitif,  radical  ?  A  quel  principe 
constitutif  de  la  nature  humaine  correspond-il  originaire- 
ment ? 

1.   Au  temps  où  Lamennais  écri-       vait,   l'armée  ne  se   recrutait  guère 

que  dans  «  le  peuple  -, 


LAMENS'AIS  320 

Par  son  essence,  il  nous  paraît  être  l'instinctive  manifes- 
tation du  sentiment  de  l'individualité  :  d'où  l'innombrable 
multitude  des  modifications  qu'il  présente,  suivant  les  modi- 
fications également  innombrables  que  peut  éprouver  l'indi- 
vidualité elle-même,  soumise  à  des  impressions  si  variées. 
Le  rire  apparaît  chez  l'enfant  avec  la  cla  re  conscience  de 
lui-même,  lorsqu'il  commence  è\t  se  sentir  distinct  d'autrui  ; 
il  est  l'expression  de  ce  sentiment  et  de  la  jouissance  intime 
qui  naturellement  y  est  attachée,  de  la  joie  d'être  et  d'être 
à  soi  ;  et,  dans  le  développement  ultérieur  de  l'individu,  il 
continue  d'être  l'expression  de  ce  même  sentiment  diversifié 
à  l'infini  par  les  sentiments  secondaires  qui  s'y  joignent. 
Mais  toujours  il  implique  un  mouvement  vers  soi  et  qui  se 
termine  à  soi,  depuis  le  rire  terrible  de  l'amère  ironie,  le  rire 
effrayant  du  désespoir,  le  rire  de  Satan  vaincu  et  résistant 
encore  et  s'affermissant  dans  son  inflexible  orgueil,  jusqu'au 
rire  dégradé  de  l'idiot  et  du  fou,  et  jusqu'à  celui  qu'excite 
une  naïveté  inattendue,  une  niaise  balourdise,  une  bizarre 
disparate. 

Toute  violation  de  l'ordre,  des  lois  naturelles  et  même 
conventionnelles  qui  règlent  les  choses,  choque  l'intelligence, 
et,  selon  la  gravité  de  cette  violation  et  de  ses  conséquences 
par  rapport  à  nous  ou  à  la  société,  nous  nous  indignons  ou 
nous  rions.  Entre  le  ridicule  et  l'odieux  il  y  a  la  distance  du 
mépris  à  la  haine  ;  et  le  ridicule,  en  effet,  enfante  toujours 
à  quelque  degré  le  mépris,  lié  lui-même,  en  ce  cas,  à  la  cons- 
cience d'une  infirmité  dont  on  est  exempt.  Une  disconvenanee 
aperçue,  un  contraste  entre  ce  qui  est  et  ce  qui  devrait  être, 
une  opposition  ou  un  rapprochement  singulier,  étrange,  font 
naître  le  rire.  Mais,  quelle  que  soit  la  cause  qui  le  provoque, 
allez  au  fond,  vous  le  trouverez  constamment  accompagné, 
qu'on  se  l'avoue  ou  non,  d'une  secrète  satisfaction  d'amour- 
propre,  de  je  ne  sais  quel  plaisir  malin  ^  Quiconque  rit  d'un 
autre  se  croit  en  ce  moment  supérieur  à  lui  par  le  côté  où  il 
l'envisage  et  qui  excite  son  rire,  et  le  rire  est  surtout  l'expres- 
sion du  contentement  qu'inspire  cette  supériorité  réelle,  ou 

1.   Il  y  a  pourtant   une  sorte  de  procède  d'une  joie   tout   expansive 

rire  qui  semble  bien  n'impliquer  au-  et  qui  peut  même  dénoter  l'ouver- 

cun  retour  égoïste  sur  soi,  qui  n'a  ture  du  cœur,  la  sympathie, 
rien  de  satirique,  de   «  malin   >■,  qui 


33J  LE     XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

imaginaire.  On  rit  de  soi-même,  il  est  vrai  :  c'est  qu'alors  le 
moi  qui  découvre  le  ridicule  en  quelqu'une  des  régions 
inférieures  de  l'être  se  sépare  de  ce  dont  il  rit,  s'en  distingue, 
et  jouit  intérieurement  d'une  sagacité  qui  l'élève  dans  sa 
propre  estime.  Ainsi  l'orgueil  se  nourrit  de  la  vue  même  de 
certaines  faiblesses  cachées  dans  les  replis  du  cœur,  et  qu'il 
a  su  discerner.  On  n'est  pas  dupe  de  soi,  comme  on  le  dit, 
et  on  s'admire  en  cela  même. 

Jamais  le  rire  ne  donne  à  la  physionomie  une  expression 
de  sympathie  et  de  bienveillance  :  tout  au  contraire,  il  fait 
grimacer  les  visages  les  plus  harmonieux,  il  efface  la  beauté, 
il  est  une  des  images  du  mal,  non  qu'il  l'exprime  directement, 
mais  il  en  indique  le  siège  ^.  Aussi  est-il  incompatible  avec 
l'idée  qu'on  se  fait  des  personnages  qui  ont  offert  les  types 
les  plus  parfaits  de  la  grandeur  morale,  de  l'amour  pur, 
universel.  Qui  pourrait  se  figurer  le  Christ  riant  ? 

{Esquisse  d'une  philosophie.) 

1.  Le  siège.  Notre  égoïsme. 


VICTOR  COUSIN 


LA  PERSONNE  MORALE 


De  tous  les  êtres  que  nous  connaissons,  il  n'y  en  a  pas  avec 
qui  nous  soyons  plus  constamment  en  rapport  qu'avec  nous- 
mêmes.  Les  actions  dont  l'homme  est  à  la  fois  l'auteur  et 
l'objet  ont  leurs  règles  comme  toutes  les  autres.  De  là  cette 
première  classe  de  devoirs  qu'on  a  appelés  devoirs  de  l'homme 
envers  lui-même. 

Au  premier  abord,  il  est  étrange  que  l'homme  ait  des 
devoirs  envers  lui-même.  L'homme,  étant  libre,  s'appartient. 
Ce  qui  est  le  plus  à  moi,  c'est  moi-même  :  voilà  la  première 
propriété  et  le  fondement  de  toutes  les  autres.  Or,  l'essence 
de  la  propriété  n'est-elle  pas  d'être  à  la  libre  disposition  du 
propriétaire,  et  par  conséquent  ne  puis-je  faire  de  moi  ce 
qu'il  me  plaît  ? 

Non  ;  de  ce  que  l'homme  est  libre,  de  ce  qu'il  n'appartient 
qu'à  lui-même,  il  ne  faut  pas  conclure  qu'il  a  sur  lui-même 
tout  pouvoir.  Bien  au  contraire,  de  cela  seul  qu'il  est  doué 
de  liberté,  comme  aussi  d'intelligence,  je  conclus  qu'il  ne 
peut,  sans  faillir,  dégrader  sa  liberté  plus  que  son  intelligence. 
C'est  un  coupable  usage  de  la  liberté  que  de  l'abdiquer. 

Nous  l'avons  dit  :  la  liberté  n'est  pas  seulement  sacrée  aux 
autres,  elle  l'est  à  elle-même.  La  soumettre  au  joug  de  la 
passion  au  lieu  de  l'accroître  sous  la  libérale  discipline  du 
.devoir,  c'est  avilir  en  nous  ce  qui  mérite  notre  respect 
autant  que  celui  des  autres.  L'homme  n'est  pas  une  chose, 
il  ne  lui  est  donc  pas  i^ermis  de  se  traiter  comme  une  chose. 

Si  j'ai  des  devoirs  envers  moi-même,  ce  n'est  pas  envers 
moi  comme  individu,  c'est  envers  la  liberté  et  l'intelligence 
qui  font  de  moi  une  personne  morale.  Il  faut  bien  distinguer 
en  nous  ce  qui  nous  est  propre  de  ce  qui  appartient  à  l'hu- 
manité. Chacun  de  nous  contient  en  soi  la  nature  humaine 
avec  tous  ses  éléments  essentiels,  et  de  plus  tous  ces  éléments 
y  sont  d'une  certaine  manière  qui  n'est  pas  la  même  dans 
deux  hommes  différents.  Ces  particularités  font  l'individu. 


332  LE    A7.V^-    SIÈCLE     PAR    LES     TEXTES 

mais  non  pas  la  personne  ;  et  la  personne  seule  en  nous  est 
respectable  et  sacrée,  parce  qu'elle  seule  représente  l'huma- 
nité. Tout  ce  qui  n'intéresse  pas  la  personne  morale  est 
indifférent.  Dans  ces  limites,  je  puis  consulter  mes  goûts,_ 
même  un  peu  mes  fantaisies,  parce  qu'il  n'y  a  rien  là  que 
d'arbitraire,  et  que  le  bien  et  le  mal  n'y  sont  nullement 
engagés.  Mais,  dès  qu'un  acte  touche  à  la  personne  morale, 
ma  liberté  est  soumise  à  sa  loi,  à  la  raison,  qui  ne  permet  pas 
à  la  liberté  de  se  tourner  contre  elle-même.  Par  exemple,  si, 
par  caprice,  ou  par  mélancolie,  ou  par  tout  autre  motif,  je 
me  condamne  à  des  abstinences  excessives,  si  je  m'impose 
des  insomnies  trop  prolongées  et  au-dessus  de  mes  forces,  si 
je  renonce  absolument  à  tout  plaisir,  et  que,  par  ces  priva- 
tions outrées,  je  compromette  ma  santé,  ma  vie,  ma  raison, 
ce  ne  sont  plus  là  des  actions  indifférentes.  La  maladie,  la 
mort,  la  folie  peuvent  devenir  des  crimes,  si  c'est  nous  qui 
volontairement  les  produisons. 

Cette  obligation  imposée  à  la  personne  morale  de  se  res- 
pecter elle-même,  ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai  établie,  je  ne  puis 
donc  pas  la  détruire.  Le  respect  de  moi-même  est-il  fondé 
sur  une  de  ces  conventions  arbitraires  qui  cessent  d'être 
quand  les  deux  parties  y  renoncent  librement  ?  Les  deux 
contractants  sont-ils  ici  moi  et  moi-même  ?  Nullement  ;  il  y 
a  un  des  contractants  qui  n'est  pas  moi,  à  savoir  l'humanité, 
la  personne  morale.  Et  il  n'y  a  ici  ni  convention  ni  contrat. 
Par  cela  seul  que  la  personne  morale  est  en  nous,  nous  sommes 
obligés  envers  elle,  sans  convention  d'aucune  sorte,  sans  con- 
trat qui  se  puisse  résilier,  et  par  la  nature  même  des  choses. 
De  là  vient  que  l'obligation  est  absolue. 

Le  respect  de  la  personne  morale  en  nous,  tel  est  le  lirincipe 
général  d'où  dérivent  tous  les  devoirs  individuels. 

Nous  en  citerons  quelques-uns. 

Le  plus  important,  celui  qui  domine  tous  les  autres  est  le 
devoir  de  rester  maître  de  soi.  On  peut  perdre  la  possession 
de  soi-même  de  deux  façons,  soit  en  se  laissant  emporter, 
soit  en  se  laissant  abattre,  en  cédant  aux  passions  enivrantes 
ou  aux  passions  énervantes,  à  la  colère  ou  à  la  mélancolie.  De 
part  et  d'autre,  égale  faiblesse.  Et  je  ne  parle  pas  des  con- 
séquences de  ces  deux  vices  pour  la  société  et  pour  nous  : 


VICTOR    COUSIX  833 

assurément  ils  sont  très  nuisibles  ;  mais  ils  sont  bien  pis  que 
cela,  ils  sont  déjà  mauvais  en  eux-mêmes  parce  qu'en  eux- 
mêmes  ils  portent  atteinte  à  la  dignité  morale,  parce  qu'ils 
diminuent  la  liberté  et  troublent  l'intelligence. 

La  prudence  est  une  vertu  éminente.  Je  parle  de  cette 
noble  prudence  qui  est  la  mesure  en  toutes  choses,  la  pré- 
voyance, l'à-propos,  et  nous  préserve  de  la  témérité  qui  se 
décore  du  nom  d'héroïsme,  comme  quelquefois  la  lâcheté  et 
l'égoïsme  usurpent  le  nom  de  prudence.  L'héroïsme,  sans  être 
raisonné,  doit  toujours  être  raisonnable.  On  peut  être  un 
héros  par  intervalle  ;  mais,  dans  la  vie  de  tous  les  jours,  il 
suffit  d'être  un  homme  sage.  Il  faut  tenir  soi-même  les  rênes 
de  sa  vie,  ne  pas  se  préparer  des  difficultés  par  insouciance 
ou  par  bravade,  ni  se  créer  des  périls  inutiles.  Sans  doute,  il 
faut  savoir  oser,  mais  c'est  encore  la  prudence  qui  est,  sinon 
le  principe,  aii  moins  la  règle  du  courage,  car  le  vrai  courage 
n'est  pas  un  emportement  aveugle,  c'est  avant  tout  le  sang- 
froid  et  la  possession  de  soi-même  dans  le  danger.  La  prudence 
enseigne  aussi  la  tempérance  ;  elle  maintient  l'âme  dans  cette 
assiette  modérée  sans  laquelle  l'homme  est  incapable  de 
reconnaître  et  de  pratiquer  la  justice.  Voilà  pourquoi  les 
anciens  disaient  que  la  prudence  est  la  mère  et  la  gardienne 
de  toutes  les  vertus.  La  prudence  est  le  gouvernement  de  la 
liberté  par  la  raison,  comme  l'imprudence  est  la  liberté  échap- 
pée à  la  raison  ;  d'un  côté,  l'ordre,  la  subordination  légitime 
de  nas  facultés  entre  elles  ;  de  l'autre,  l'anarchie  et  la  révolte. 

La  véracité  est  encore  une  grande  vertu.  Le  mensonge,  en 
rompant  l'alliance  naturelle  de  l'homme  avec  la  vérité,  lui 
ôte  ce  qui  fait  sa  dignité.  Voilà  pourquoi  il  n'est  pas  d'in- 
sulte plus  grave  qu'un  démenti,  et  pourquoi  les  vertus  les  plus 
honorées  sont  la  sincérité  et  la  droiture. 

On  peut  attenter  à  la  personne  morale  en  la  blessant  dans 
ses  instruments.  A  ce  titre  le  cori>s  est  pour  l'homme  l'objet 
de  devoirs  impérieux.  Le  corps  peut  devenir  un  obstacle  ou 
un  moyen.  Si  vous  lui  refusez  ce  qui  le  soutient  et  le  fortifie, 
ou  si  vous  lui  demandez  trop  en  l'excitant  outre  mesure,  vous 
l'épuisez,  et,  en  abusant  de  lui,  vous  vous  en  privez.  C'est 
encore  pis  si  vous  le  flattez,  si  vous  accordez  tout  à  ses  désirs 
effrénés,  si  vous  vous  faites  son  esclave.  C'est  manquer  à 


834  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

l'âme  que  d'afïaiblir  son  serviteur  ;  c'est  lui  manquer  bien 
plus  encore  que  de  l'y  asservir  elle-même. 

Mais  ce  n'est  pas  assez  de  respecter  la  personne  morale, 
il  faut  encore  la  perfectionner,  il  faut  travailler  à  rendre  un 
jour  à  Dieu  notre  âme  meilleure  que  nous  ne  l'avons  reçue  ; 
et  elle  ne  le  peut  devenir  que  par  un  constant  et  courageux 
exercice.  Partout,  dans  la  nature,  les  êtres  se  développent 
spontanément  sans  le  vouloir  et  sans  le  savoir.  Chez  l'homme, 
si  la  volonté  s'endort,  les  autres  facultés  se  corrompent  dans 
la  langueur  et  l'inertie,  ou,  entraînées  par  le  mouvement 
aveugle  de  la  passion,  elles  se  précipitent  et  s'égarent.  C'est 
par  le  gouvernement  et  par  l'éducation  de  lui-même  que 
l'homme  est  grand. 

{Du  Vrai,  du  Beau,  du  Bien:  Perrin  et  C*^,  éditeurs.) 


JOUFFROY 

LA    VIE' 

...  Votre  âge  se  trompe  encore  d'une  autre  façon  sur  la  vie  : 
il  y  rêve  le  bonheur,  et  ce  qu'il  y  rêve  n'y  est  pas.  Ce  qui 
rend  la  jeunesse  si  belle  et  qui  fait  qu'on  la  regrette  quand 
elle  est  passée,  c'est  cette  double  illusion  qui  recule  l'horizon 
de  la  vie  et  qui  la  dore.  Ces  nobles  instincts  qui  parlent  en 
vous,  et  qui  vont  à  des  buts  si  hauts,  ces  puissants  désirs 
qui  vous  agitent  et  qui  vous  appellent,  comment  ne  pas  croire 
que  Dieu  les  a  mis  en  vous  pour  les  contenter,  et  que  cette 
promesse,  la  vie  la  tiendra  ?  Oui,  c'est  une  promesse,  c'est 
la  promesse  d'une  grande  et  heureuse  destinée,  et  toute 
l'attente  qu'elle  excite  en  votre  âme  sera  remplie  ;  mais,  si 
vous  comptez  qu'elle  le  sera  en  ce  monde,  vous  vous  mépre- 
nez. Ce  monde  est  borné,  et  les  désirs  de  votre  nature  sont 
infinis.  Quand  chacun  de  vous  saisirait  à  lui  seul  tous  les 
biens  qu'il  contient,  ces  biens  jetés  dans  cet  abîme  ne  le 
combleraient  pas  ;  et  ces  biens  sont  disputés,  on  n'en  obtient 
une  part  qu'au  prix  d'une  lutte  ardsnte,  et  la  fortune  n'ac- 
corde pas  toujours  la  meilleure  au  plus  digne.  Voilà  ce  que 
la  vie  nous  apprend  ;  voilà  ce  qui  l'attriste  et  la  décourage  ; 
voilà  ce  qui  fait  qu'on  l'accuse,  et  avec  elle  la  Providence  qui 
nous  l'a  donnée. 

Aucune  autre  époque  ne  fut  plus  heureuse  que  la  nôtre, 
aucune  n'a  ouvert  plus  libéralement  à  tous  l'accès  aux 
bonheurs  de  la  vie  ;  et  cependant  elle  retentit  de  cette  accu- 
sation ;  on  s'en  prend  à  tout  de  n'être  pas  heureux,  à  Dieu 
et  aux  hommes,  à  la  société  et  à  ceux  qui  la  gouvernent. 
Que  votre  voix  ne  se  mêle  pas  un  jour  à  cette  folle  accu- 
sation ;  que  votre  âme  ne  tombe  point  à  son  tour  dans  ce 
misérable  découragement  ;  et,  pour  cela,  apprenez  de  bonne 
heure  à  voir  la  vie  comme  elle  est,  et  à  ne  point  lui  demander 
ce  qu'elle  ne  renferme  pas.  Ce  n'est  ni  la  Providence,  ni  elle 
qui  vous  trompent  ;  c'est  nous  qui  nous  trompoas  sur  les 

1.  Discours  prononcé  i\  la  distribution  des  prix  du  Collège  Charlemagne. 


336  LB    A7A'«    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

desseins  de  l'une  et  sur  le  but  de  l'autre.  C'est  en  méconnais- 
sant ce  but  qu'on  blasphème,  et  qu'on  est  malheureux  ;  c'est 
en   le   comprenant   ou   en   l'acceptant   qu'on   est   homme. 

Ecoutez-moi,  et  laissez-moi  vous  dire  la  vérité. 

Vous  allez  entrer  dans  le  monde  ;  des  mille  routes  qu'il 
ouvre  à  l'activité  humaine,  chacun  de  vous  en  prendra  une. 
La  carrière  des  uns  sera  brillante,  celle  des  autres  obscure 
et  cachée.  La  condition  et  la  fortune  de  vos  parents  en  déci- 
deront en  grande  partie.  Que  ceux  qui  auront  la  plus 
modeste  part  n'en  murmurent  point.  D'un  côté,  la  Provi- 
dence est  juste,  et  ce  qui  ne  dépend  point  de  nous  ne  saurait 
être  un  véritable  bien  ;  de  l'autre,  la  patrie  vit  du  concours 
et  du  travail  de  tous  ses  enfants,  et,  dans  la  mécanique  de  la 
société,  il  n'y  a  point  de  ressort  inutile.  Entre  le  ministre  qui 
gouverne  l'Etat  et  l'artisan  qui  contribue  à  sa  prospérité 
par  le  travail  de  ses  mains,  il  n'y  a  qu'une  différence,  c'est 
que  la  fonction  de  l'un  est  plus  importante  que  celle  de 
l'autre  ;  mais,  à  les  bien  remplir,  le  mérite  moral  est  le  même. 

Que  chacun  de  vous  se  contente  donc  de  la  part  qui  lui  sera 
échue.  Quelle  que  soit  sa  carrière,  elle  lui  donnera  des  devoirs, 
une  certaine  somme  de  bien  à  produire.  Ce  sera  là  sa  tâche  ; 
qu'il  la  remplisse  avec  courage  et  énergie,  honnêtement  et 
fidèlement,  et  il  aura  fait  dans  sa  position  tout  ce  qu'il  est 
donné  à  l'homme  de  faire.  Qu'il  la  remplisse  aussi  sans  envie 
contre  ses  émules.  Vous  ne  serez  pas  seuls  dans  votre  che- 
min ;  vous  y  marcherez  avec  d'autres,  appelés  par  la  Pro- 
vidence à  poursuivre  le  même  but.  Dans  ce  concours  de  la 
vie,  ils  pourront  vous  surpasser  par  le  talent  ou  devoir  à  la 
fortune  un  succès  qui  vous  échappera.  Ne  leur  en  voulez  pas, 
et,  si  vous  avez  fait  de  votre  mieux,  ne  vous  en  voulez  pas 
à  vous-mêmes.  Le  succès  n'est  pas  ce  qui  importe  ;  ce  qui 
importe,  c'est  l'effort  :  c'est  là  ce  qui  dépend  de  l'homme, 
ce  qui  l'élève,  ce  qui  le  rend  content  de  lui-même. 

L'accomplissement  du  devoir,  voilà,  jeunes  élèves,  et  le 
véritable  but  de  la  vie  et  le  véritable  bien.  Vous  le  recon- 
naissez à  ce  signe,  qu'il  dépend  uniquement  de  votre  volonté 
de  l'atteindre,  et  à  cet  autre,  qu'il  est  également  à  la  portée 
de  tous,  du  pauvre  comme  du  riche,  de  l'ignorant  comme  du 
savant,  du  pâtre  comme  du  roi,  et  qu'il  permet  à  Dieu  de 


JÛUFFKOY  337 

nous  jeter  tous  tant  que  nous  sommes  dans  la  même  balance, 
et  de  nous  peser  avec  les  mêmes  poids.  C'est  à  sa  suite  que 
se  produit  dans  l'âme  le  seul  vrai  bonheur  de  ce  monde,  et 
le  seul  aussi  qui  soit  également  accessible  à  tous  et  propor- 
tionné pour  chacun  à  son  mérite,  le  contentement  de  soi- 
même.  Ainsi  tout  est  juste,  tout  est  conséquent,  tout  est 
bien  ordonné  dans  la  vie,  quand  on  la  comprend  telle  que 
Dieu  l'a  faite,  quand  on  la  restitue  à  sa  vraie  destination. 


LE  XIX*  SIÈCLE    PAR    LES  TEXTES.  —  SI 


PAUL-LOUIS    COURIER 

LETTRE  A  M.  CHLEWASKI 

Tarante,  le  8  juin  lf06. 

Monsieur,  j'apprends  que  vous  êtes  encore  à  Toulouse,  et 
je  m'en  félicite,  dans  l'espoir  de  vous  y  revoir  quelque  jour  ; 
car  j'irai  à  Toulouse,  si  je  retourne  en  France.  Deux  amis, 
dans  le  même  pays,  m'attireront  par  une  force  que  rien  ne 
pourra  balancer  ^.  Mais  en  attendant,  j'espère  que  vous  vou- 
drez bien  m'écrire,  et  renouveler  un  commerce  trop  long- 
temps interrompu  ;  commerce  dont  tout  le  profit,  à  vous  dire 
vrai,  sera  pour  moi  ;  car  vous  vivez  en  sage,  et  cultivez  les 
arts  ;  sachant  unir,  selon  le  précepte,  l'utile  avec  l'agréable, 
toutes  vos  pensées  sont  comme  infuses  '^  de  l'un  et  de  l'autre. 
Mais  moi,  qui  mène  depuis  longtemps  la  vie  de  Don  Qui- 
chotte, je  n'ai  pas  même  comme  lui  des  intervalles  lucides  ; 
mes  idées  sont  toujours  plus  ou  moins  obscurcies  par  la  fumée 
de  mes  canons  ;  vous,  observateur  tranquille,  vous  saisissez 
et  notez  tout,  tandis  que  je  suis  emporté  dans  un  tourbillon 
qui  me  laisse  à  peine  discerner  les  objets.  Vous  me  parlerez 
de  vos  travaux,  de  vos  amusements  littéraires,  de  vos  efforts 
unis  à  ceux  d'une  société  savante  pour  hâter  les  progrès  des 
lumières,  et  ralentir  la  chute  du  goût.  Moi,  de  quoi  pourrai-je 
vous  entretenir  ?  de  folies,  tantôt  barbares,  tantôt  ridicules, 
auxquelles  je  prends  part  sans  savoir  pourquoi  ;  tristes  farces, 
qui  ne  sauraient  vous  faire  qu'horreur  et  pitié,  et  dans  les- 
quelles je  figure  comme  acteur  du  dernier  ordre  ^. 

Toutefois,  il  n'est  rien  dont  on  ne  puisse  faire  un  bon 
usage.  C'est  à  la  faveur  de  mon  harnais  *  que  j'ai  parcouru 

1.  Balancer.  Contre-balancer.neu-  non  la  ferveur  et  la  flamme...  Sa 
traliser.  passion   est    ailleurs  ;    l'idéal    de   la 

2.  Infuses.  Pénétrées  ;  rare  dans  Grèce,  de  bonne  heure,  lui  a  souri, 
ce  sens.  Aussi,  dans  ces  armées  qui  portent 

3.  On  sait  que  Courier  prit  part  à  travers  l'Europe  nos  idées  et  des 
aux  guerres  de  la  Révolution  et  de  germes  féconds  jusqu'au  sein  du 
l'Empire.  En  1806,  il  était  comman-  désordre,  il  ne  voit,  lui,  que  le  désor- 
dant  d'artillerie.  —  «  Courier  n'a  pas  dre  même.  »  (Sainte-Beuve,  Lundis, 
l'ardeur  de  la  guerre  ni  l'amour  de  t.  VI.) 

son  métier  :  homme  de  la  Révolu-  4.  Harnais.    Au    sens   propre   du 

tion  et  de  la  génération  de  89,  il  en       mot  ;  équipage  de  guerre, 
a  tout  naturellement  les  idées,  mais 


PAUL- LOUIS    COURIER  339 

l'Italie,  et  notamment  ces  provinces-ci,  où  l'on  ne  pouvait 
voyager  ({u'avec  une  armée.  Je  dois  à  ces  courses  des  obser- 
vations, des  connaissances,  des  idées  que  je  n'eusse  jamais 
acquises  autrement  ;  et,  ne  fût-ce  que  pour  la  langue,  aurai-je 
perdu  mon  temps  en  apprenant  un  idiome  composé  des  plus 
laeaux  sons  que  j'aie  jamais  entendu  articuler  !  Il  me  manque 
à  présent  d'avoir  vu  la  Sicile  ;  mais  j'espère  y  passer  bientôt, 
et  aller  même  au  delà,  car  ma  curiosité,  entée  sur  l'ambition 
des  conquérants,  devient  insatiable  comme  elle.  Ou  plutôt 
c'est  une  sorte  de  libertinage  ^  qui,  satisfait  sur  un  objet,  vole 
aussitôt  vers  un  autre.  J'étais  épris  de  la  Calabre  ;  et,  quand 
tout  le  monde  fuyait  cette  expédition,  moi  seul  j'ai  demandé 
à  en  être.  Maintenant  je  lorgne  la  Sicile,  je  ne  rêve  que  les 
prairies  d'Enna  -  et  les  marbres  d'Agrigente,  car  il  faut  vous 
dire  que  je  suis  antiquaire,  non  des  plus  habiles,  mais  pourtant 
de  ceux  qu'on  attrape  le  moins.  Je  n'achète  rien,  j'imite  le 
comte  de  Haga,  che  tutto  vede,  poco  œmpra  e  meno  paga  '.  Cette 
épigranmie  ou  cette  rime  *  fut  faite  par  les  Romains,  Je  plus 
malin  peuple  du  monde,  contre  le  roi  de  Suède,  qui  passait 
chez  eux  sous  le  nom  du  comte  de  Haga.  Je  n'emporterai  de 
l'Italie  que  des  souvenirs  et  quelques  inscriptions. 

C'est  tout  ce  que  l'on  trouve  ici.  Tarente  a  disparu;  il  n'en 
reste  que  le  nom,  et  l'on  ne  saurait  même  où  elle  fut,  sans  les 
marmites  dont  les  débris,  à  quelque  distance  de  la  ville 
actuelle,  indiquent  la  place  de  l'ancienne.  Vous  rappelez- 
vous  à  Rome  Monte  l'estaccio  (qui  vaut  bien  Montmartre), 
formé  en  entier  de  ces  morceaux  de  vases  de  terre,  qu'on 
appelait  en  latin  testa,  ce  que  je  puis  vous  certifier,  ayant  été 
dessus  et  dessous.  Eh  bien,  monsieur,  on  voit  ici,  non  pas  un 
Monte  Testaccio,  mais  un  rivage  composé  das  mêmes  élé- 
ments, un  terrain  fort  étendu,  sous  lequel  en  fouillant  on  ren- 
contre, au  lieu  de  tuf,  des  fragments  de  poteries,  dont  la 
plage  est  toute  rouge.  La  côte  qui  s'éboule  en  découvre  des 
lits  immenses  ;  j'y  **  trouvé  une  jolie  lampe  ;  rien  n'empêche 
que  ce  ne  soit  celle  de  Pythagore.  Mais  dites-moi,  de  grâce, 


1.  Libertinage.    Humeur    aventu-  3.  Qui  voit  tout,  achète  peu  et 
rière  et  capricieuse.                                    paie  moins  encore. 

2.  Aujourd'hui   ,Castro-Giovanni.  4.  Celte  rime.  L'épigramme  faisait 

rimer  paga  avec  Ilaga. 


340  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

qu'était-ce  donc  que  ces  villes  dont  les  pots  cassés  formaient 
des  montagnes  ?  Ex  ungue  lœnem  ^.  Je  juge  des  anciens  par 
leurs  cruches,  et  ne  vois  chez  nous  rien  d'approchant. 

Prenez  garde  cependant  qu'on  ne  connaissait  point  alors 
nos  tonneaux.  Les  cruches  en  tenaient  lieu  ;  partout  où  vos 
traducteurs  disent  un  tonneau,  entendez  une  cruche.  C'était 
une  cruche  qu'habitait  Diogène,  et  le  cuvier  de  La  Fontaine  ^ 
est  une  cruche  dans  Apulée  ^.  Dans  les  villes  comme  Rome  et 
Tarente,  il  s'en  faisait  chaque  jour  un  dégât  prodigieux  ;  et 
leurs  débris,  entassés  avec  les  autres  immondices,  ont  sans 
doute  produit  ces  amas  que  nous  voyons.  Que  vous  semble, 
monsieur,  de  mon  érudition  ?  Vous  seriez- vous  imaginé  qu'il 
y  eût  tant  de  cruches  autrefois,  et  que  le  nombre  en  fût 
diminué  *  ? 

Je  vois  tous  les  jours  le  Galèse,  qui  n'a  rien  de  plus  mer- 
veilleux que  notre  rivière  des  Gobelins,  et  mérite  bien  moins 
l'épithète  de  noir,  que  lui  donne  Virgile  : 

■Qua  niger  humectât  flaventia  culta  Galesus  ^. 

Il  fallait  dire  plutôt  : 

Qua  piger  humectans  arentia  culta  Galesus  ^. 

Au  reste,  les  moissons  sur  ses  bords  ne  sont  plus  blondes, 
mais  blanches  ;  car  c'est  du  coton  qu'on  y  recueille.  Je  crois 
que  le  nom  de  ce  fleuve  a  fait  sa  fortune  chez  les  poètes,  qui 
ne  se  piquent  pas  d'exactitude,  et  pour  un  nom  harmonieux 
donneraient  bien  d'autres  soufflets  à  la  vérité.  Il  est  probable 
que  Blanduse,  à  quelques  milles  d'ici,  doit  aux  mômes  titres 
sa  célébrité,  et,  sans  le  témoignage  de  Tite-Live,  je  serais 
tenté  de  croire  que  le  grand  mérite  de  Tempe  '  fut  d'enrichir 
les  vers  de  syllabes  sonores.  On  a  remarqué,  il  y  a  longtemps, 
que  les  poètes  vantent  partout  Sophocle,  rarement  Euripide, 

1.  Proverbe  latin  ;  (on  reconnaît)  5.  Géorgiques,  IV.  «  Là  où  le  Galèse 
le  lion  à  sa  grille.                                       tout  noir    arrose  les  blondes  mois- 

2.  Allusion  à   un   conte   que  La      sons  ». 

Fontaine  a  mis  en  vers.  6.«Làoù(coulc)leGalèseparesseux, 

3.  Ecrivain    latin    du    II«    siècle,  arrosant  les  moissons  desséchées.  » 
auteur  de  l'Ane  d'or.  Mais  piger  (paresseux)  signifie  qu'il 

4.  Jeu    de    mot    sur    cruche,  qui  les  arrose  insufïisamment. 
s'emploie  au  sens  de  personne  igno-  7.  Vallée  de  Thessalie. 
Tante  et  stupide. 


PAUL-LOUIS    COURIER  341 

dont  le  nom  n'entrait  guère  dans  les  vers  sans  rompre  la 
mesure  *.  Toile  est  leur  bonne  foi  entre  eux.  Quand  Horace 
nous  dit  qu'il  faut  à  tout  héros,  pour  devenir  immortel,  un 
poète,  il  devrait  ajouter  :  et  un  nom  poétique  ;  car,  à  moins  de 
cela,  on  n'est  inscrit  qu'en  prose  au  temple  de  Mémoire.  Et 
c'est  le  seul  tort  qu'ait  eu  Childebrand  2. 


LE  PAMPHLET 


Ce  fut  un  mouvement  oratoire  des  plus  beaux,  quand, 
se  tournant  vers  moi,  qui,  foi  de  paysan  ^,  ne  songeais  à 
rien  moins,  M.  de  Broë  *  m'apostropha  de  la  sorte  :  Vil  pam- 
fhlétaire,  etc.  ;  coup  de  foudre,  non,  de  massue,  vu  le  style 
de  l'orateur,  dont  il  m'assomma  "  sans  remède.  Ce  mot,  sou- 
levant contre  moi  les  juges,  les  témoins,  les  jurés,  l'assemblée 
(mon  avocat  lui-même  en  parut  ébranlé),  ce  mot  décida  tout. 
Je  fus  condamné  dès  l'heure  dans  l'esprit  de  Messieurs  *,  dès 
que  l'homme  du  roi  '  m'eut  appelé  pamphlétaire,  à  quoi  je  ne 
sus  que  répondre.  Car  il  me  semblait  bien  en  mon  âme  avoir 
fait  ce  qu'on  nomme  un  pamphlet  ;  je  ne  l'eusse  osé  nier. 
J'étais  donc  pamphlétaire  à  mon  propre  jugement  ;  et, 
voyant  l'horreur  qu'un  tel  nom  inspirait  à  tout  l'auditoire, 
je  demeurai  confus. 

Sorti  de  là,  je  me  trouvai  sur  le  grand  degré*  avec 
M.  Arthus  Bertrand,  libraire,  un  de  mes  jurés,  qui  s'en 
allait  dîner,  m'ayant  déclaré  coupable.  Je  le  saluai  ;  il  m'ac- 
cueillit, car  c'est  le  meilleur  homme  du  monde  ;  et,  chemin 

1 .  A  cause  de  la  quantité  des  syl-  2.  CI.  Boileau  : 

labes  qui  le  composent. 

O  le  plaisant  projet  d'un  poète  ignorant 

Qui  de  tant  de  héros  va  choisir  Childebrand  ! 

(Art.  poét.,  III.) 
Ce    poète    est    Carel    de    Sainte-      Bordeaux,   «  l'enfant  du  miracle   ». 
Garde,  auteur  des  Sarrasins  chassés.  5.  M'assomma.   Courier  joue  sur 

3.  On  sait  que  Courier  se  donnait       les  deux  sens  du  terme, 
pour  un  vigneron.  6.  Les  jurés. 

4.  L'avocat  général.  Courier  avait  7.  L'avocat  général,  substitut 
été  traduit  en  cour  d'assises  comme  du  procureur  général  et  qui  repré- 
auteur   du    Simple   discours   sur   la      sente  le  souverain. 

souscription  nationale  pour  l'acqui-  8.  Le  grand  escalier  du  Palais  de 

sition    du    château    de    Chambord,      justice, 
qui   devait   être   offert  au  duc   de 


342  LE    A7A'«    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

faisant,  je  le  priai  de  me  vouloir  dire  ce  qui  lui  semblait  à 
reprendre  dans  le  Simple  discours  condamné.  «  Je  ne  l'ai 
point  lu,  me  dit-il  ;  mais  c'est  un  pamphlet,  cela  me  suffit.  » 
Alors  je  lui  demandai  ce  que  c'était  ^qu'un  pamphlet,  et  le 
sens  de  ce  mot,  qui,  sans  m'être  nouveau,  avait  besoin  pour 
moi  de  quelque  explication.  «  C'est,  répondit-il,  un  écrit  de 
peu  de  pages  comme  le  vôtre,  d'une  feuille  ^  ou  deux  sim- 
plement. —  De  trois  feuilles,  repris-je,  serait-ce  encore  un 
pamphlet  ?  —  Peut-être,  me  dit-il,  dans  l'acception  com- 
mune ;  mais,  proprement  parlant,  le  pamplilet  n'a  qu'une 
feuille  seule  ;  deux  ou  plus  font  une  brochure.  —  Et  dix 
feuilles  ?  quinze  feuilles  ?  vingt  feuilles  ?  —  Font  un  volume, 
dit-il,  un  ouvrage.  » 

Moi,  là-dessus  :  «  Monsieur,  je  m'en  rapporte  à  vous, 
qui  devez  savoir  ces  choses  ;  mais,  hélas  !  j'ai  bien  peur  d'avoir 
fait  en  effet  un  pamphlet,  comme  dit  le  procureur  du  roi. 
Sur  votre  honneur  et  conscience  ^,  puisque  vous  êtes  juré, 
monsieur  Arthus  Bertrand,  mon  écrit  d'une  feuille  et  demie, 
est-ce  pamphlet  ou  brochure  ?  —  Pamphlet,  me  dit-il, 
pamphlet,  sans  nulle  difficulté.  —  Je  suis  donc  pamphlé- 
taire ?  —  Je  ne  vous  l'eusse  pas  dit  par  égard,  ménagement, 
compassion  du  malheur  ;  mais  c'est  la  vérité.  Au  reste, 
ajouta-t-il,  si  vous  vous  repentez,  Dieu  vous  pardonnera 
(tant  sa  miséricorde  est  grande  !)  dans  l'autre  monde.  Allez, 
mon  bon  monsieur,  et  ne  péchez  plus  ;  allez  à  Sainte-Péla- 
gie ^.  » 

Voilà  comme  il  me  consolait.  «  Monsieur,  lui  dis-je,  de 
grâce,  encore  une  question.  —  Deux,  me  dit-il,  et  plus,  et 
tant  qu'il  vous  plaira,  jusqu'à  quatre  heures  et  demie,  qui, 
je  crois,  vont  sonner.  —  Bien  ;  voici  ma  question.  Si,  au  lieu 
de  ce  pamphlet  sur  la  souscription  de  Chambord  *,  j'eusse  fait 
un  volume,  un  ouvrage,  l'auriez-vous  condamné  ?  —  Selon. 
—  J'entends  :  vous  l'eussiez  lu  d'abord,  pour  voir  s'il  était 
condamnable.  —  Oui,  je  l'aurais  examiné.  —  Mais  le  pam- 

1.  On  appelle  feuille  en  langage  quand  il  prononce  sur  la  culpabilité 
d'imprimerie  un   nombre   de  pages       d'un  accusé. 

déterminé  suivant  la  différence  de  3.  Prison  de  Paris,  où  l'on  enfer- 
format  ;  par  exemple  la  feuille  mait  notamment  ceux  qui  avaient 
in-dix-huit  en  a  trente-six.  été  condamnés  pour  délit  de  presse. 

2.  Formule    consacrée    du    jury  4.  Cf.Jp.  311,  n.  4. 


PAUL-LOUIS    COURIER  343 

phlet,  VOUS  ne  le  lisez  pas  ?  —  Non,  parce  que  le  pamphlet  ne 
saurait  être  bon.  Qui  dit  pamphlet,  dit  un  écrit  tout  plein  de 
poison.  —  De  poison  ?  —  Oui,  monsieur,  et  du  plus  détes- 
table :  sans  quoi,  on  ne  le  lirait  pas.  —  S'il  n'y  avait  du  poi- 
son ?  —  Non,  le  monde  est  ainsi  fait  ;  on  aime  le  poison  dans 
tout  ce  qui  s'imprime.  Votre  pamphlet  que  nous  venons  de 
condamner,  par  exemple,  je  ne  le  connais  point  ;  je  ne  sais 
en  vérité,  ni  ne  veux  savoir  ce  que  c'est  :  mais  on  le  lit  ;  il  y 
a  du  poison.  M.  le  procureur  du  roi  nous  l'a  dit,  et  je  n'en 
doutais  pas.  C'est  le  poison,  voyez-vous,  que  poursuit  la 
justice  dans  ces  sortes  d'écrits.  Car  autrement  la  presse  est 
libre  ^  ;  imprimez,  publiez  tout  ce  que  vous  voudrez,  mais  non 
pas  du  poison.  Vous  avez  beau  dire,  messieurs,  on  ne  vous 
laissera  pas  distribuer  le  poison.  Cela  ne  se  peut  en  bonne 
police  -,et  le  gouvernement  est  là,  qui  vous  en  empêchera  bien.  » 

Dieu,  dis-je  en  moi-même  tout  bas,  Dieu,  délivre-nous 
du  malin  ^  et  du  langage  figuré  !  Les  médecins  m'ont  pensé  * 
tuer,  voulant  me  rafraîchir  le  sang  ;  celui-ci  m'emprisonne, 
de  peur  que  je  n'écrive  du  poison  ;  d'autres  laissent  reposer 
leur  champ,  et  nous  manquons  de  blé  au  marché.  Mon  Dieu, 
sauvez- nous  de  la  métaphore  ! 

Après  cette  courte  oraison  mentale,  je  repris  :  «  En  effet, 
monsieur,  le  poison  ne  vaut  rien  du  tout,  et  l'on  fait  à  mer- 
veille d'en  arrêter  le  débit.  Mais  je  m'étonne  comment  *  le 
monde,  à  ce  que  vous  dites,  l'aime  tant.  C'est  sans  doute 
(ju'avec  ce  ix)ison  il  y  a  dans  les  pamphlets  quelque  chose...  — 
Oui,  des  sottises,  des  calembours,  de  méchantes  plaisanteries. 
Que  voulez- vous,  mon  cher  monsieur,  que  voulez- vous  mettre 
de  bon  sens  en  une  misérable  feuille  ?  Quelles  idées  s'y  peu- 
vent développer  ?  Dans  les  ouvrages  raisonnes,  au  sixième 
volume  à  peine  entrevoit-on  où  l'auteur  en  veut  venir.  —  Une 
feuille,  dis-jc,  il  est  vrai,  ne  saurait  contenir  grand'chose.  — 
Rien  qui  vaille,  me  dit-il  ;  et  je  n'en  lis  aucune.  —  Vous  ne 
lisez  donc  pas  les  mandements  de  M.  l'évêque  de  Troyes  ' 

1.  Cf.   le   passage  du   monologue  3.  Du  malin.  Du  diable. 

de  Figaro  sur  la  liberté  de  la  presse.  4.PeHS«'.  Ausensarchaïquede/a//Zi. 

(/.e     XV'///«    siècle    par   les    textes,  5.  Je    m'étonne  comment.   Encore 

p.  31(i.  )  une  expression  archaïque. 

2.  Police.  Dans  un  sens  que  le  G.  Il  s'appelait  Boulogne  ;  il  fut, 
mot  na  guère  plus;  organisation  ou  quelcjue  temps  plus  tard,  archevêque 
administration  politique.  de  Vienne. 


344  LE    XIX^    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

pour  le  carême  et  pour  l'avent  ?  —  Ah  !  vraiment,  ceci 
diffère  fort.  —  Ni  les  pastorales  de  Toulouse  ^  sur  la  supré- 
matie papale  ?  —  Ah  !  c'est  autre  chose,  cela.  —  Donc,  à 
votre  avis,  quelquefois  une  brochure,  une  simple  feuille...  — 
Fi  !  ne  m'en  parlez  pas,  opprobre  de  la  littérature,  honte  du 
siècle  et  de  la  nation,  qu'il  se  puisse  trouver  des  auteurs,  des 
imprimeurs    et  des    lecteurs  de    semblables  impertinences. 

—  Monsieur,  lui  dis- je,  les  Lettres  provinciales  de  Pascal...  — 
Oh  !  livre  admirable,  divin,  le  chef-d'œuvre  de  notre  langue  ! 

—  Eh  bien  !  ce  chef-d'œuvre  divin,  ce  sont  pourtant  des 
pamphlets,  des  feuilles  qui  parurent.  —  Non  ;  tenez,  j'ai  là- 
dessus  mes  principes,  mes  idées.  Autant  j'honore  les  grands 
ouvrages  faits  pour  durer  et  vivre  dans  la  postérité,  autant 
je  méprise  et  déteste  ces  petits  écrits  éphémères,  ces  papiers 
qui  vont  de  main  en  main,  et  parlent  aux  gens  d'à  présent 
des  faits,  des  choses  d'aujourd'hui  ;  je  ne  puis  souffrir  les 
pamphlets.  —  Et  vous  aimez  les  Provinciales,  petites  lettres, 
comme  alors  on  les  appelait,  quand  elles  allaient  de  main  en 
main  ?  —  Vrai,  continua-t-il  sans  m'entendre,  c'est  un  de 
mes  étonnements,  que  vous,  monsieur,  qui,  à  voir,  semblez 
homme  bien  né,  homme  éduqué  ^,  fait  pour  être  quelque 
chose  dans  le  monde  ^  ;  car  enfin  qui  vous  empêchait  de  devenir 
baron  comme  un  autre  ?  Honorablement  emploj^é  dans  la 
police,  les  douanes,  geôlier  ou  gendarme,  vous  tiendriez  un 
rang,  feriez  une  figure.  Non,  je  n'en  reviens  pas,  un  homme 
comme  vous  s'avilir,  s'abaisser  jusqu'à  faire  des  pamphlets  ! 
Ne  rougissez- vous  point  ?  —  Biaise,  lui  répondis-je.  Biaise 
Pascal  n'était  ni  geôlier,  ni  gendarme,  ni  employé  de  M.  Fran- 
chet  *.  —  Chut  !  paix  !  Parlez  plus  bas,  car  il  peut  nous  enten- 
dre. —  Qui  donc  ?  —  L'abbé  Franchet  ^.  —  Serait-il  si  près 
de  nous  ?  —  Monsieur,  il  est  partout.  —  Voilà  quatre  heures 
et  demie  ;  votre  humble  serviteur. —  Moi  le  vôtre.  »  Il  me 
quitta  et  s'en  alla  courant. 

Ceci,  mes  chers  amis,  mérite  considération  ;   trois  si  hon- 

1.  Les  lettres  pastorales  du  car-  continuera  plus  loin  sous  une  autre 
dinal  de  Clermont-Tonnerre,  arche-  forme:  Aon,...  un  homme  comme 
vêque  de   Toulouse,  dans  lesquelles       vous  s'avilir,  etc. 

il  attaquait  le  gallicanisme.  4.  Directeur  général  de  la  police. 

2.  Eduqué.  Le  mot  est  souligné  5.  Courier  le  fait  appeler  abbé  pour 
comme  étant  d'un  mauvais  usage.  marquer  son  accointance  avec   "  le 

3.  La   phrase,  interrompue  ici,  se  parti  prêtre  ». 


PAUL-LOUIS    COURIER  31") 

nêtes  gens  :  M.  Arthus  Bertrand,  ce  monsieur  de  la  po- 
lice \et  M.  deBroë^,  personnage  éminent  en  science,  en  dignité; 
voilà  trois  hommes  de  bien  ennemis  des  pamphlets.  Vous  en 
verrez  d'autres  assez,  et  de  la  meilleure  compagnie,  qui 
tromiient  un  ami,  mentent  à  tout  venant,  trahissent,  man- 
quent de  foi,  et  tiendraient  à  grand  déshonneur  d'avoir  dit 
vrai  dans  un  écrit  de  quinze  ou  seize  pages  ;  car  tout  le  mal 
est  dans  ce  peu.  Seize  pages,  vous  êtes  pamphlétaire,  et  gare 
Sainte- Pélagie  ^.  Faites-en  seize  cent,  vous  serez  présenté  au 
roi. 

{Pamphlet  des  pamphlets.) 

1.  Il  avait  été  question  plus  haut      moins  les  pamphlets  et  les  pamphlé- 
d'un  policier  qui  ne  méprisait  pas      taires. 

2.  Cf.  p.  3 il,  n.  4. 
3.   Cf.  p.  342,  n.  3. 


TOCQUEVILLE 

GENÈSE  ET  PROGRÈS  DE  LA  DÉMOCRATIE 

Une  grande  révolution  démocratique  s'opère  parmi  nous  ; 
tous  la  voient,  mais  tous  ne  la  jugent  point  de  la  même 
manière.  Les  uns  la  considèrent  comme  une  chose  nouvelle, 
et,  la  prenant  pour  un  accident,  ils  espèrent  pouvoir  encore 
l'arrêter,  tandis  que  d'autres  la  jugent  irrésistible,  parce 
qu'elle  leur  semble  le  fait  le  plus  continu,  le  plus  ancien  et  le 
plus  permanent  que  l'on  connaisse  dans  l'histoire. 

Je  me  reporte  pour  un  moment  à  ce  qu'était  la  France  il 
y  a  sept  cents  ans  :  je  la  trouve  partagée  entre  un  petit 
nombre  de  familles  qui  possèdent  la  terre  et  gouvernent  les 
habitants  ;  le  droit  de  commander  descend  alors  de  généra- 
tions en  générations  avec  les  héritages  ;  les  hommes  n'ont 
qu'un  seul  moyen  d'agir  les  uns  sur  les  autres,  la  force  ;  on  ne 
découvre  qu'une  seule  origine  de  la  puissance,  la  propriété 
foncière. 

Mais  voici  le  pouvoir  politique  du  clergé  qui  vient  à  se 
fonder  et  bientôt  à  s'étendre.  Le  clergé  ouvre  ses  rangs  à 
tous,  au  pauvre  et  au  riche,  au  roturier  et  au  seigneur  ; 
l'égalité  commence  à  pénétrer  par  l'Eglise  au  sein  du  gouver- 
nement, et  celui  qui  eût  végété  comme  serf  dans  un  éternel 
esclavage,  se  place  comme  prêtre  au  milieu  des  nobles,  et  va 
souvent  s'asseoir  au-dessus  des  rois  ^. 

La  société  devenant  avec  le  temps  plus  civilisée  et  plus 
stable,  les  différents  rapports  entre  les  hommes  deviennent 
plus  compliqués  et  plus  nombreux.  Le  besoin  des  lois  civiles 
se  fait  vivement  sentir.  Alors  naissent  les  légistes  ;  ils  sortent 
de  l'enceinte  obscure  des  tribunaux  et  du  réduit  poudreux 
des  greffes,  et  ils  vont  siéger  dans  la  cour  du  prince,  à  côté 
des  barons  féodaux  couverts  d'hermine  et  de  fer. 

Les  rois  se  ruinent  dans  les  grandes  entreprises  ;  les  nobles 

1.  Comme  pape.  Les  exemples  notamment,  garda  les  porcs  dans 
sont   assez  nombreux  :  Sixte-Quint       son  enfance. 


TOCQUEVILLE  347 

s'épuisent  dans  les  guerres  privées,  les  roturiers  s'enrichissent 
dans  le  commerce.  L'influence  de  l'argent  commence  à  se 
faire  sentir  sur  les  affaires  de  l'EItat.  Le  négoce  est  une  source 
nouvelle  qui  s'ouvre  à  la  puissance,  et  les  financiers  devien- 
nent un  pouvoir  politique  qu'on  méprise  et  qu'on  flatte. 

Peu  à  peu,  les  lumières  se  répandent  ;  on  voit  se  réveiller 
le  goût  de  la  littérature  et  des  arts  ;  l'esprit  devient  alors  un 
élément  de  succès  ;  la  science  est  un  moyen  de  gouvernement, 
l'intelligence  une  force  sociale  ;  les  lettrés  arrivent  aux 
affaires. 

A  mesure  cependant  *  qu'il  se  découvre  des  routes  nouvelles 
pour  parvenir  au  pouvoir,  on  voit  baisser  la  valeur  de  la  nais- 
sance. Au  XP  siècle,  la  noblesse  était  d'un  prix  inestimable  ; 
on  l'achète  au  XIIP  ;  le  premier  anoblissement  a  lieu  en 
1270,  et  l'égalité  s'introduit  enfin  dans  le  gouvernement  par 
l'aristocratie  elle-même. 

Durant  les  sept  cents  ans  qui  viennent  de  s'écouler,  il  est 
arrivé  quelquefois  que,  pour  lutter  contre  l'autorité  royale 
ou  pour  enlever  le  pouvoir  à  leurs  rivaux,  les  nobles  ont  donné 
une  puissance  politique  au  peuple. 

Plus  souvent  encore,  on  a  vu  les  rois  -  faire  participer  au 
gouvernement  les  classes  inférieures  de  l'Etat,  afin  d'abaisser 
l'aristocratie. 

En  France,  les  rois  se  sont  montrés  les  plus  actifs  et  les 
plus  constants  des  niveleurs.  Quand  ils  ont  été  ambitieux  et 
forts,  ils  ont  travaillé  à  élever  le  peuple  au  niveau  des  nobles  ; 
et,  quand  ils  ont  été  modérés  et  faibles,  ils  ont  permis  que 
le  peuple  se  plaçât  au-dessus  d'eux-mêmes.  Les  uns  ont  aidé 
la  démocratie  par  leurs  talents,  les  autres  par  leurs  vices. 
Louis  XI  et  Louis  XIV  ont  pris  soin  de  tout  égaliser  au-des- 
sous du  trône,  et  Louis  XV  est  enfin  descendu  lui-même  avec 
sa  cour  dans  la  poussière  '. 

Dès  que  les  citoyens  commencèrent  à  posséder  la  terre 
autrement  que  suivant  la  tenure  *  féodale,  et  que  la  richesse 
mobilière,  étant  connue,  put  à  son  tour  créer  l'influence  et 


1.  Cependant.  Pondant  ce  temps.  mot  sii^iilie  un  état  d'abaissement  et 

2.  Par  exemple,  Louis   XI,  dont  de  dégradation. 

il  va  être  question  plus  bas.  4.   Tenure.  Mode  de  propriété. 

3.  Poussière.  En  ce  sens  flguré,  le 


348  LE     XIX'  SÎÈCLE    PAR     LES    TEXTES 

donner  le  pouvoir,  on  ne  fît  point  de  découvertes  dans  les 
arts,  on  n'introduisit  plus  de  perfectionnements  dans  le 
commerce  et  l'industrie  sans  créer  comme  autant  de  nou- 
veaux éléments  d'égalité  paimi  les  hommes.  A  partir  de  ce 
moment,  tous  les  procédés  qui  se  découvrent,  tous  les  besoins 
qui  viennent  à  naître,  tous  les  désirs  qui  demandent  à  se 
satisfaire,  sont  des  progrès  vers  le  nivellement  universel. 
Le  goût  du  luxe,  l'amour  de  la  guerre,  l'empire  de  la  mode, 
les  passions  les  plus  superficielles  du  cœur  humain  comme  les 
plus  profondes,  semblent  travailler  de  concert  à  appauvrir 
les  riches  et  à  enrichir  les  pauvres. 

Depuis  que  les  travaux  de  l'intelligence  furent  devenus 
des  sources  de  force  et  de  richesse,  on  dut  considérer  chaque 
développement  de  la  science,  chaque  connaissance  nouvelle, 
chaque  idée  neuve,  comme  un  germe  de  puissance  mis  à  la 
portée  du  peuple.  La  poésie,  l'éloquence,  la  mémoire,  les 
grâces  de  l'esprit,  les  feux  de  l'imagination,  la  profondeur 
de  la  pensée,  tous  ces  dons  que  le  ciel  répartit  au  hasard, 
profitèrent  à  la  démocratie,  et,  lors  même  qu'ils  se  trouvèrent 
dans  la  possession  de  ses  adversaires,  ils  servirent  encore  sa 
cause  en  mettant  en  relief  la  grandeur  naturelle  de  l'homme  ; 
ses  conquêtes  s'étendirent  donc  avec  celles  de  la  civilisation 
et  des  lumières,  et  la  littérature  fut  un  arsenal  ouvert  à  tous, 
où  les  faibles  et  les  pauvres  vinrent  chaque  jour  chercher 
des  armes. 

Lorsqu'on  parcourt  les  pages  de  notre  histoire,  on  ne  ren- 
contre pour  ainsi  dire  pas  de  grands  événements  qui,  depuis 
sept  cents  ans,  n'aient  tourné  au  profit  de  l'égalité. 

Les  croisades  et  les  guerres  des  Anglais  déciment  les  nobles 
et  divisent  leurs  terres  ;  l'institution  des  communes  introduit 
la  liberté  démocratique  au  sein  de  la  monarchie  féodale  ; 
la  découverte  des  armes  à  feu  égalise  le  vilain  et  le  noble  sur 
le  champ  de  bataille  ;  l'imprimerie  offre  d'égales  ressources 
à  leur  intelligence  ;  la  poste  ^  vient  déposer  la  lumière  sur  le 
seuil  de  la  cabane  du  pauvre  comme  à  la  porte  des  palais  ; 
le  protestantisme  soutient  que  tous  les  hommes  sont  égale- 
ment en  état  de  trouver  le  chemin  du  ciel.  L'Amérique,  qui 

1.  La  poste.  C'est  Louis  XI  qvl       organisa    un     service    régulier    de 

courriers. 


TOCQUEVILLE  349 

se  découvre,  présente  à  la  fortune  mille  routes  nouvelles,  et 
livre  à  l'obscur  aventurier  les  richesses  et  le  pouvoir. 

Si,  à  partir  du  XI°  siècle,  vous  examinez  ce  qui  se  passe 
en  France  de  cinquante  en  cinquante  années,  au  bout  de 
chacune  de  ces  périodes,  vous  ne  manquerez  point  d'aperce- 
voir qu'une  double  révolution  s'est  opérée  dans  l'état  de  la 
société.  Le  noble  aura  baissé  dans  l'échelle  sociale,  le  roturier 
s'y  sera  élevé  ;  l'un  descend,  l'autre  monte.  Chaque  demi- 
siècle  les  rapproche,  et  bientôt  ils  vont  se  toucher. 

Et  ceci  n'est  pas  seulement  particulier  à  la  France.  De 
quelque  côté  que  nous  jetions  nos  regards,  nous  apercevons  la 
même  révolution  qui  se  continue  dans  tout  l'univers  chrétien. 

Partout  on  a  vu  les  divers  incidents  de  la  vie  des  peuples 
tourner  au  profit  de  la  démocratie  ;  tous  les  hommes  l'ont 
aidée  de  leurs  efforts  :  ceux  qui  avaient  en  vue  de  concourir 
à  ses  succès  et  ceux  qui  ne  songeaient  point  à  la  servir,  ceux 
qui  ont  combattu  pour  elle,  et  ceux  même  qui  se  sont 
déclarés  ses  ennemis  ;  tous  ont  été  poussés  pêle-mêle  dans  la 
même  voie,  et  tous  ont  travaillé  en  commun,  les  uns  malgré 
eux,  les  autres  à  leur  insu,  aveugles  instruments  dans  les 
mains  de  Dieu. 

Le  développement  graduel  de  l'égalité  des  conditions  est 
donc  un  fait  providentiel  ;  il  en  a  les  principaux  caractères  : 
il  est  universel,  il  est  durable,  il  échappe  chaque  jour  à  la 
puissance  humaine  ;  tous  les  événements,  comme  tous  les 
hommes,  servent  à  son  développement. 

Serait-il  sage  de  croire  qu'un  mouvement  social  qui  vient 
de  si  loin  pourra  être  suspendu  par  les  efforts  d'une  généra- 
tion ?  Pense-t-on  qu'après  avoir  détruit  la  féodalité  et  vaincu 
les  rois,  la  démocratie  reculera  devant  les  bourgeois  et  les 
riches  ?  S'arrêtera-t-elle  maintenant  qu'elle  est  devenue  si 
forte  et  ses  adversaires  si  faibles  ? 

Où  allons-nous  donc  ?  Nul  ne  saurait  le  dire  ;  car'  déjà 
les  termes  de  comparaison  nous  manquent  :  les  conditions 
sont  plus  égales  de  nos  jours,  parmi  les  chrétiens,  qu'elles  ne 
l'ont  jamais  été  dans  aucun  temps  ni  dans  aucun  pays  du 
monde  :  ainsi  la  grandeur  de  ce  qui  est  déjà  fait  empêche  de 
prévoir  ce  qui  peut  se  faire  encore. 

{La  Démocratie  en  Amérique.) 


PROUDHON 


LA   JUSTICE 


La  Justice  expliquée  dans  sa  cause,  séparée  de  la  religion, 
distinguée  de  l'amour,  reste  à  voir  comment  elle  intervient 
pour  la  constitution  de  la  société. 

La  Révolution  seule  a  conçu  et  défini  le    contrat  social. 

A  ce  mot,  on  se  récrie  :  l'association  est  spontanée  ;  il  n'y 
a  jamais  eu  de  contrat  social.  —  Non,  pas  plus  qu'il  n'y  a  eu 
de  contrat  grammatical.  Cela  empêche-t-il  que  la  grammaire 
ne  soit  donnée  a  priori  comme  charte  de  la  parole  par  la 
nature  même  de  l'esprit  ? 

Il  existe  donc  un  contrat  ou  constitution  de  la  société, 
donné  a  priori  par  les  formes  de  la  conscience,  qui  sont  la 
liberté,  la  dignité,  la  raison,  la  Justice,  et  par  les  rapports  de 
voisinage  et  d'échange  que  soutiennent  fatalement  entre  eux 
les  individus.  C'est  l'acte  par  lequel  des  hommes,  se  formant 
en  groupe,  déclarent,  ipso  facto,  l'identité  et  la  solidarité  de 
leurs  dignités  respectives,  se  reconnaissent  réciproquement 
et  au  même  titre  souverains  et  se  portent  l'un  pour  l'autre 
garants. 

Ainsi  la  Justice,  cette  haute  prérogative  de  l'homme  que 
la  Rome  païenne  avait  placée  sous  la  garde  de  ses  dieux,  que 
la  Rome  chrétienne  a  fait  disparaître  dans  la  sainteté  de  sa 
triade  \  la  Justice  a  pour  garantie  et  sanction  la  Justice.  De 
sorte  que  les  membres  de  la  société  nouvelle,  se  garantissant 
les  uns  les  autres,  se  servent  réciproquement  de  dieux 
tutélaires  et  de  Providence  :  conception  qui  efface  tout  ce 
que  la  raison  des  peuples  avait  produit  jusqu'alors  de  plus 
profond.  Jamais  pareille  glorification  n'avait  été  faite  de 
notre  nature,  jamais  aussi  les  doctrines  de  transcendance  - 
ne  furent  plus  près  de  leur  fin. 

D'après  les  transcendantalistes  ^,  l'homme  étant  incapable 

1.  Triade.  Autrement  dit.  Tri-  Doctrines  de  haute  métaphysique, 
nité.  3.   Transcendantalistes.    Métaphy- 

2.  Doctrines      de      transcendance.       siciens  (ou  théologiens). 


PROUDHOy  351 

par  lui-inêiiu'  dOln'ir  à  la  loi  et  de  sacrifier  à  la  Justice  son 
intérêt  propre,  la  religion  intervient  pour  le  contraindre  au 
nom  de  la  majesté  divine. 

Le  devoir  dans  ce  système  préexiste  donc  au  droit  ;  pour 
mieux  dire,  le  devoir,  étant  la  condition  de  l'homme,  ne  lui 
laisse  pas  de  droit. 

Le  contrat  social  met  à  néant  cette  théologie.  Suivant  le 
principe  révolutioimaire,  l'homme  constitué  en  état  de  société 
par  la  Justice,  (lui  lui  est  immanente  S  n'est  plus  le  même 
qu'à  l'état  d'isolement.  Sa  conscience  est  autre,  son  moi  est 
changé.  Sans  qu'il  abandonne  la  règle  du  bien-être,  il  la 
subordonne  à  celle  du  juste,  d'autant  mieux  qu'il  découvre 
dans  le  respect  du  contrat  une  félicité  supérieure,  et  que,  par 
le  laps  de  temps,  il  s'en  est  fait  une  habitude,  un  besoin,  une 
seconde  nature.  La  Justice  devient  ainsi  un  autre  égoïsme. 
C'est  cet  égoïsme,  antithèse  du  premier,  qui  constitue  la 
probité. 

L"^n  ami  me  remet  en  dépôt  une  somme  considérable,  puis 
vient  à  mourir.  Personne  n'a  connaissance  du  dépôt,  dont 
le  propriétaire  n'a  pas  même  exigé  de  reçu.  R«ndrai-je  la 
somme  ? 

Ce  serait  ne  pas  connaître  le  cœur  humain,  de  nier  que  le 
premier  mouvement  ne  fût  de  la  garder.  Le  défunt  n'a  que 
des  parents  éloignés,  riches  eux-mêmes,  indignes,  qu'il 
n'aimait  pas.  J'ai  lieu  de  croire  que,  s'il  eût  prévu  sa  fin,  il 
m'aurait  institué  son  légataire  ;  sa  confiance  même  m'en  est 
un  témoignage.  Qui  frustrerai-je,  d'ailleurs  ?  des  étrangers, 
à  qui  cette  fortune  du  hasard  arrivera  comme  tombée  du 
ciel.  Pourquoi  ne  tomberait-elle  pas  plutôt  sur  moi  l  Qui 
m'en  demandera  compte  ?  Qui  en  saura  rien  ?... 

Je  réfléchis,  il  est  vrai,  que  la  loi  établie  n'est  nullement 
d'accord  avec  ma  convoitise,  qu'une  circonstance  inattendue 
peut  faire  découvrir  le  secret,  qu'alors  je  suis  déshonoré,  que 
ce  ne  serait  même  pas  un  petit  embarras  d'expliquer  une  telle 
richesse,  etc. 

Tout  cela  me  tient  fort  perplexe.  Enfin  ma  conscience  se 
soulève  :  je  me  dis  qu'une  semblable  méditation  est  déjà  une 

1.  Qui  lui  est  immanente.  Qui  est  inhérente  à  sa  nature. 


352  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

honte  ;  que,  si  la  loi  est  imparfaite,  si  la  prudence  humaine 
est  fautive,  si  le  hasard  qui  enrichit  les  uns  et  frustre  les  autres 
est  absurde,  si  ce  concours  de  circonstances  est  immoral, 
en  résultat  ^  je  n'ai  pas  droit  ^,  et  que  toutes  les  jouissances 
de  la  richesse  mal  acquise  ne  valent  pas  un  quart  d'heure  de 
ma  propre  estime. 

Bref,  je  restitue  l'argent. 

Vous  voyez,  s'écrie  La  Rochefoucauld,  que  vous  avez  été 
honnête  homme  par  égoïsme  !... 

Entendons-nous  :  oui,  par  égoïsme  de  Justice,  ce  qui  est 
une  contradiction  dans  les  termes,  et  renverse  de  fond  en 
comble  votre  inculpation. 

Comment  ne  pas  voir  qu'il  existe  ici  un  être  que  la  considé- 
ration de  la  Justice,  le  sentiment  de  sa  dignité  dans  les 
autres,  a  dénaturé  ^  au  point  de  lui  faire  prendre  parti  pour 
les  autres  contre  lui-même  ;  que,,  sous  cette  obsession  du 
droit,  il  s'est  formé  en  lui-même,  au-dessus  de  sa  volonté 
première,  une  volonté  juridique,  que  j'appellerai  même 
sur -naturelle,  non  que  je  la  rapporte  à  une  cause  transcen- 
dante *  ou  divine,  mais  parce  qu'elle  exprime  un  état  nouveau 
supérieur  à  Vétat  de  nature,  et  qui  tend  de  plus  en  plus  à 
l'effacer. 

Que  l'égoïsme  se  développe  donc  dans  cette  sphère  tant 
qu'il  voudxa  :  loin  que  je  me  l'impute  à  crime,  je  prétends 
en  faire  le  titre  de  ma  sainteté.  Oui,  je  reculerai  devant  la 
dégradation  publique,  je  ferai  par  respect  humain  une  bonne 
action  ;  je  pousserai  l'hypocrisie  jusqu'à  recommencer  ce 
rôle,  si  je  puis,  tous  les  jours  ;  je  mettrai  mon  égoïsme  à  me 
créer  sans  cesse  des  droits  nouveaux  à  la  considération  de 
mes  frères  ;  à  force  de  me  livrer  à  cette  égoïste  habitude,  je 
m'en  ferai  une  seconde  nature  ;  je  me  complairai  dans  mon 
honorabilité  ;  je  finirai  par  montrer  autant  d'allégresse  à 
suivre  les  suggestions  de  mon  amour-propre  sociétaire  ^  que 
je  mettais  jadis  d'emportement  à  assouvir  mes  passions 

1.  En  résultat.  En  somme.  4.  Transcendante,  Qui  dépasse  le 

2.  Je  n'ai  pas  droit.  On  dit  avoir      monde  réel. 

droit  d'une  façon  absolue,  comme  5.  Sociétaire.  Nous  dirions  plutôt 

faire  droit,  social  ;  il  s'agit  d'un  amour-propre 

3.  Dénaturé.    Cf.    plus    bas    sur-  qui  a  pour  objet  l'individu  consi- 
naiurelle.  déré   comme   faisant   partie   de   la 

société. 


PROUDHOX  8r»3 

privées.  C'est  précisément  en  cela,  et  rien  qu'en  cela,  que 
consiste  désormais  ma  vertu. 

Dites  à  présent  que  mes  motifs  ne  sont  pas  jmrs,  puisqu'il 
s'y  trouve  un  intérêt  :  ce  n'est  plus  qu'une  misérable  équivo- 
que, indigne  d'un  homme  de  sens.  La  bonne  action  qui  dans 
le  système  de  la  Justice  transcendantale  '  devait  se  rapporter 
à  Dieu,  par  consé(]uent  à  l'égoïsme,  vous  êtes  forcé  à  cette 
heure  de  la  ra})porter  à  la  pure  justice,  immanente  ^  dans 
tous  les  hommes.  Certes,  il  est  pour  les  œuvres  de  la  Justice 
une  délectation  de  conscience  comme  il  est  une  volupté  pour 
la  jouissance  des  sens.  Je  ne  serais  plus  moral  si  je  ne  ressen- 
tais cette  délectation.  Les  théologiens  enseignent  que  l'amour 
de  Dieu  dans  le  ciel  est  inséparable  de  la  béatitude,  qu'il  est 
la  béatitude  elle-même.  C'est  justement  ce  que  dit  la  théorie 
de  l'immanence  ^.  Le  sacri^fice  de  Justice  est  inséparable  de  la 
félicité  ;  il  est  la  félicité  même,  non  plus  cette  félicité  égoïste 
dont  la  justice  exige  le  sacrifice,  mais  une  félicité  supérieure, 
telle  (pie  la  suppose  l'élévation  du  sujet  à  la  dignité  sociale. 
Que  peuvent  exiger  de  plus  La  Rochefoucauld,  Pascal,  La 
Bruyère,  Port-Royal  et  toute  l'Eglise  ? 

Nous  pouvons  maintenant  donner  la  définition  de  la  Jus- 
tice ;  plus  tard,  nous  en  constaterons  la  réalité. 

\.  L'homme,  en  vertu  de  la  raison  dont  il  est  doué,  a  la 
faculté  de  sentir  sa  dignité  dans  la  personne  de  son  semblable 
comme  dans  sa  propre  personne,  et  d'affirmer,  sous  ce  rapport, 
son  identité  avec  lui. 

2.  La  Justice  est  le  produit  de  cette  faculté  :  c'est  le  respect, 
spontanément  éprouvé  et  réciproquement  garanti,  de  la  dignité 
humaine,  en  quelque  personne  et  dans  quelque  circonstance 
qu'elle  se  trouve  compromise,  et  à  quelque  risque  que  nous 
expose  sa  défense. 

3.  Ce  respect  est  au  plus  bas  degré  chez  le  barbare,  qui  y 
supplée  par  la  religion  ;  il  se  fortifie  et  se  développe  chez  le 
civilisé,  qui  pratique  la  Justice  pour  elle-même  et  s'affranchit 
incessamment  *  de  tout  intérêt  personnel  et  de  toute  consi- 
dération divine. 


1.  Transcendantale.    Cf.    p.    350,  immanence.      Cf.    p.    351,      n.      1. 
n.  2  et  3.  4.   Incessamment.  Par  un  progrès 

2.  3..   Immanente,   et,   plus  bas,  continu. 

I.E  JH\r  SIÈCLK  PAR  LES  TEXTES.    —  23 


35i  LE    MX-'    SIÈCLE    PAR    LÇS    TEXTES 

4.  Ainsi  conçue,  la  Justice  est  adéquate  à  la  béatitude, 
principe  et  fin  de  la  Destinée  de  l'homme. 

5.  De  la  définition  de  la  Justice  se  déduit  celle  du  droit  et 
du  devoir. 

Le  droit  est  pour  chacun  la  faculté  d'exiger  des  autres 
le  respect  de  la  dignité  humaine  dans  sa  personne  ;  le 
devoir,  l'obligation  pour  chacun  de  respecter  cette  dignité 
en  autrui. 

Au  fond,  droit  et  devoir  sont  termes  identiques,  puisqu'ils 
sont  toujours  l'expression  du  respect,  exigible  ou  dû  ;  exi- 
gible parce  qu'il  est  dû,  dû  parce  qu'il  est  exigible  :  ils  ne 
diffèrent  que  par  le  sujet,  moi  ou  toi,  en  qui  la  dignité  est 
compromise. 

6.  De  l'identité  de  la  raison  chez  tous  les  hommes  et  du 
sentiment  de  respect  qui  les  porte  à  maintenir  à  tout  prix 
leur  dignité  mutuelle,  résulte  Végcdité  devant  la  Justice. 

{De  la  Justice  dans  la  Révolution  et  dans  V Eglise  ; 
Garnier  frères,  éditeurs.) 


EDGAR    QUINET 

LA  CONVENTION  :  UBIQUITÉ,  UNIVERSALITÉ 

...  La  Révolution  française  a  voulu  achever  l'homme  d'un 
seul  coup,  en  un  moment.  C'est  là  sa  gloire  ;  ce  sera  notre 
honte  d'être  retombés  de  si  haut. 

En  se  soumettant  à  la  foule,  la  Convention  avait  perdu 
le  respect  ;  elle  le  regagna  par  la  crainte,  surtout  par  ses 
travaux.  Elle  combat,  elle  délibère,  elle  menace,  elle  médite, 
elle  frappe  au  même  moment.  C'est  elle  qui  tient  la  truelle  et 
l'épée.  Toute  au  présent,  elle  est  aussi  toute  à  l'avenir,  qu'elle 
fonde  ;  elle  est  même  dans  le  passé,  qu'elle  extermine.  Rien, 
dans  aucune  histoire,  ne  donne  l'idée  de  cette  omniscience 
et  de  cette  omniprésence  ;  l'âme  entière  d'une  nation  four- 
mille de  vie  dans  la  fournaise. 

Les  événements  y  viennent  retentir  comme  sur  une 
enclume,  mêlés  aux  motions,  aux  projets  de  lois,  aux  décrets 
de  chaque  heure  ;  atelier  gigantesque  où  tout  se  forge  à  la 
fois,  les  armées,  les  codes,  la  terreur,  les  écoles,  la  science, 
les  idées,  les  actions,  la  guerre,  et,  qui  le  croirait  ?  même  la 
paix.  Les  incidents  se  succèdent  avec  le  pêle-mêle  de  la  nature 
déchaînée.  Danton  préside.  Au  froncement  de  sourcil  de  ce 
Jupiter,  l'uniformité  des  poids  et  mesures  est  proclamée.  Le 
15  août  ^  Cambon  apporte  le  grand  Livre,  «  pour  inscrire 
et  consohder  la  dette  publique  ».  Monument  de  sagesse, 
d'économie,  de  probité,  qui  survivra  à  tout  ;  en  garantissant 
les  dettes  des  émigrés,  il  enrichit  ceux  qu'il  dépouille.  —  Sur- 
viennent des  lettres  de  Saint-Just  et  de  Lebas  à  Robespierre. 
Ecoutez  :  «  Les  aristocrates  ont  été  guillotinés,  à  commencer 
par  les  banquiers  du  roi  de  Prusse.  »  Lettres  de  Fouché  et  de 
CoUot-d'Herbois  ;  ils  parlent  de  Lyon  :  «  L'explosion  de  la 
mine  sera  seule  capable  de  renverser  assez  tôt  l'infâme  cité  ; 
son  nom  lui  sera  enlevé.  »  Maintenant,  à  d'autres  soins  :  un 
opéra  sera  décrété  sur  la  Révolution  du   10  août.   Voici 

1.  1793. 


356  LE    XIXe    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

Chénier  ^  qui,  au  nom  du  comité,  lit  le  projet  de  substituer 
Marat  à  Mirabeau  dans  le  Panthéon.  Accepté  sans  délibérer. 
Danton  propose  un  plan  de  nouveaux  jeux  olympiques  ;  on 
y  donnera  l'instruction  publique,  «  le  pain  de  la  raison  ». 
Place  à  Merlin  de  Douai  !  Il  fait  son  rapport  sur  la  loi  des 
suspects.  Les  ordonnances  de  Louis  XIV,  pour  les  dragon- 
nades, servent  de  modèle.  Admis  sans  discussion.  N'oubliez 
pas  le  dessèchement  des  étangs.  Rien  de  plus  urgent  que  de 
délivrer  le  peuple  de  la  fièvre  des  marais.  Mais  silence  !  Robes- 
pierre est  à  la  tribune  ;  il  lit  la  réponse  de  la  Convention 
(c  aux  rois  ligués  contre  la  République  ».  Cette  réponse  est 
digne  et  fière  ;  elle  est  dans  le  cœur  de  tous.  Qui  d'ailleurs 
oserait  contredire  un  pareil  orateur  ?  Mercier,  l'auteur  du 
Tableau  de  Paris,  l'a  osé  !  Il  a  été  écrasé,  perdu,  anéanti  sous 
l'indignation  publique,  sa  voix  ne  s'entendra  plus.  Exemple 
de  docilité  pour  les  autres. 

On  revient  à  l'instruction  publique.  Romme,  Fourcroy, 
Bouquier,  Chénier  se  succèdent.  Les  enfants  préoccupent 
la  Convention  plus  que  les  hommes  ;  seul  point  qu'elle  ne  se 
lasse  pas  de  corriger,  de  revoir,  de  refaire  ;  sa  patience,  à  ce 
sujet,  est  infinie.  Spectacle  unique  que  l'enfant  ainsi  protégé 
par  les  rudes  mains  qui  s'appuient  à  l'échafaud.  L'évêque 
Grégoire  est  le  Fénelon  de  ce  nouveau  Télémaque. 

Mais  que  dit-on  de  la  guerre  ?  Voici  justement  des  lettres 
de  Masséna,  de  Hoche,  de  Pichegru,  de  Moncey.  Qu'on  les 
lise  :  victoires  sur  le  Rhin,  combats  incertains  aux  Pyrénées, 
marche  en  avant  sur  les  Alpes,  massacres,  incendies  en 
Vendée.  Alternatives  accoutumées  ;  on  fera  face  de  toutes 
parts.  Carnot  arrive  du  Comité  ;  on  lit  sur  son  front  la  vic- 
toire. Dépêches  de  Carrier  :  il  fusille,  il  brûle,  il  noie  ;  et  ceux 
qui  tout  à  l'heure  avaient  le  ton  de  Télémaque,  approuvent 
d'un  signe  de  tête  ;  ils  ont  pris  le  cœur  de  Carrier.  Ecoutez  ! 
voici  Barère  ;  il  faut  entendre  sa  carmagnole  ^  à  l'armée 
de  la  République,  sous  les  murs  de  Toulon  :  «  Soldats, 
vous   êtes  Français,   vous   êtes  libres.  Voilà  des  Espagnols 

1.  Marie-Joseph.  chantant.  —  On  donnait  ce  nom  aux 

2.  Carmagnole.  Sorte  de  vêtement  rapports  de  Barère,  pour  marquer 
qu'on  portait  beaucoup  à  cette  épo-  l'esprit  démocratique  dont  ils  étaient 
que  ;  puis,  par  extension,  ronde  que  animés. 

les    révolutionnaires    dansaient    en 


EDGAR    QUIXET  357 

et  des  Anglais,  des  esclaves  !  La  liberté  vous  observe.  »  Un 
long  aj)plaudissement  a  suivi. 

La  guerre  fera-t-olle  oublier  les  beaux-arts  ?  Tant  s'en 
faut.  Aussi  bien,  la  Commission  pour  la  conservation  des 
monuments  des  arts  est  prête  depuis  plusieurs  jours.  Qu'elle 
fasse  son  rapport.  On  prend  pitié  des  statues  et  des  tableaux  ; 
ils  seront  mis  en  sûreté,  quand  les  hommes  ne  savent  plus  ou 
reposer  leur  tête.  Sergent,  de  la  même  main  qui  a  signé  les 
circulaires  du  2  septembre,  trace  le  plan  du  musée.  Merlin 
de  Tliionville,  au  retour  des  armées  de  Mayence  et  de  Vendée, 
organise  l'artillerie  légère  et  fait  des  projets  de  musique 
populaire.  David  a  juré  qu'il  immortaliserait  de  son  pinceau 
Barra,  le  jeune  soldat  de  l'armée  de  l'Ouest.  Après  les  accla- 
mations, les  gémissements,  les  sanglots.  Des  citoyennes  en 
pleurs  «  viennent  en  foule  à  la  barre  »  demander  la  mise  en 
liberté  de  leurs  parents  détenus  et  menacés  de  mort.  Que 
va-t-il  arriver  ?  Les  cœurs  de  bronze  s'amolliront-ils  à  ces 
cris  de  suppliantes  ?  Le  président  leur  oppose  les  lois  de 
Solon,  l'exemple  de  Cicéron.  Elles  répliquent  par  leurs 
larmes.  Robespierre  se  lève.  Il  repousse  «  ces  femmes  mépri- 
sables, que  l'aristocratie  lâche  devant  nous  ».  Il  a  parlé,  elles 
se  taisent.  Qu'elles  aillent  enterrer  leurs  morts  ! 

A  cette  scène  succède  le  travail  du  Code  Civil  dont  j'ai 
parlé  plus  haut.  Les  têtes  sont  calmes.  C'est  le  moment, 
d'écouter  l'exposition  d'un  nouveau  système  sur  les  assignats. 
N'est-ce  pas  de  nouveau  Camboa,  toujours  infatigable  ?  Oui 
c'est  lui  ;  il  propose  de  démonétiser  les  assignats  à  l'effigie 
royale,  qui  offusque  les  patriotes.  Les  chiffres  sont  pesés, 
confrontés  ;  les  opérations  étudiées,  vérifiées  comme  dans  le 
cabinet  retiré  d'un  financier.  —  Nouvel  incident  qui  appelle 
l'attention.  Un  orateur  de  Lyon  apporte  à  la  barre  la  tête 
de  Châlier  \  qu'une  femme  a  déterrée  de  ses  mains  pieuses 
dans  la  nuit.  Il  fait  hommage  à  la  Convention  de  cette  tête 
coupée  du  tribun.  Il  raconte  les  vertus  de  cet  émule  de 
Marat  ;  Châlier  les  possédait  toutes,  excepté  la  divine  fureur. 
La  Convention  regarde  cette  tête  de  mort  ;  elle  accepte  l'au- 
gure, et  reprend  son  ouvrage  :  télégraphes,  instructions  sur  le 

1.  Chef  du  parti  révolutionnaire  ù  Lyon. 


358  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

salpêtre  \  écoles  primaires,  écoles  normales,  école  centrale, 
d'où  sortira  l'école  polytechnique,  liberté  des  cultes,  Lyon 
remplacé  par  Commune- Affranchie,  Toulon  par  Port-de-la- 
Montagne,  savants  en  réquisition  pour  les  calculs  sur  la 
théorie  des  projectiles.  Musée,  Muséum  d'Histoire  naturelle, 
victoire  de  Hondschoote,  victoire  de  Wattignies,  remportée 
en  personne  par  Carnot,  victoire  de  Savenay,  liberté  des 
nègres,  nouveau  maximum  -,  nouvelle  ère  universelle,  tout 
sort  à  la  fois  de  la  tête  de  la  Convention,  par  une  explosion 
de  la  nature,  sous  les  coups  redoublés  de  la  nécessité. 

A  quoi  comparerai-je  cette  création  furieuse  et  calculée 
où  tous  les  contrastes  se  réunissent  ?  Y  a-t-il  dans  la  nature 
un  objet  qui  y  ressemble  ?  On  dit  qu'Eschyle  avait  fait  une 
trajédie  d'Etna.  Je  m'imagine  qu'on  entendait  au  faîte  le 
travail  régulier  des  cyclopes  qui  forgeaient  avec  un  bruit 
d'airain,  sous  leurs  marteaux  innombrables,  les  armes,  les 
glaives,  les  flèches,  les  boucliers  des  dieux.  On  devait  aussi 
y  surprendre  la  longue  respiration  haletante,  immense, 
entrecoupée,  du  géant  Encelade  ^,  qui  s'exhalait  à  travers 
les  gorges  embrasées  de  la  montagne.  Sur  les  flancs  croissaient 
de  vastes  forêts  de  chênes  ;  au  sommet  la  neig? ,  au  pied  les 
oliviers.  Des  enfants  jouaient  sur  les  genoux  du  Cyclope,  à 
l'extrémité  du  promontoire.  Le  roi  des  morts,  Pluton,  appa- 
raissait échevelé,  sur  son  char  d'ébène,  dans  les  gouffres 
ouverts.  Il  remplissait  les  champs  de  terreur.  Tout  tremblait 
au  loin,  les  villes,  les  tours,  les  peuples,  les  rois,  les  hommes, 
les  dieux.  Mais  qu'est-ce  que  cette  image  en  comparaison 
de  la  terreur  attachée  à  la  Convention  aux  sept  cents  têtes  ? 
La  nature  est  ici  dépassée  de  beaucoup  par  les  hommes. 

{La  Révolution;  Hachette  etC®,  éditeurs.) 

1.  Pour  servir  à  la  fabrication  de  3.  Un   des    géants    qui   firent    la 
la  poudre.  guerre  aux  dieux  ;  il  fut  emprisonné 

2.  Relatif   aux   marchandises   de  par  Jupiter  sous  l'Etna, 
première  nécessité. 


LACORDAiRE 

L'AMOUR      DIVIX 

Poursuivant  l'amour  toute  notre  vie,  nous  ne  l'obtenons 
jamais  que  d'une  manière  imparfaite,  qui  fait  saigner 
notre  cœur.  Et  l'eussions-nous  obtenu  vivants,  que  nous 
en  restera-t-il  après  la  mort  ?  Je  le  veux  :  une  prière  amie 
nous  suit  au  delà  de  ce  monde  ;  un  souvenir  pieux  prononce 
encore  notre  nom  ;  mais  bientôt  le  ciel  et  la  terre  ont  fait 
un  pas,  l'oubli  descend,  le  silence  nous  couvre  ;  aucun  rivage 
n'envoie  plus  sur  notre  tombe  la  brise  éthérée  de  l'amour. 
C'est  fini,  c'est  à  jamais  fini,  et  telle  est  l'histoire  de  l'homme 
dans  l'amour. 

Je  me  trompe,  Messieurs,  il  y  a  un  homme  dont  l'amour 
garde  la  tombe  ;  il  y  a  un  homme  dont  le  sépulcre  n'est 
pas  seulement  glorieux,  comme  l'a  dit  un  prophète,  mais 
dont  le  sépulcre  est  aimé.  Il  y  a  un  homme  dont  la  cendre, 
après  dix-huit  siècles,  n'est  pas  refroidie  ;  qui,  chaque  jour, 
renaît  dans  la  j)ensée  d'une  nmltitude  innombrable  d'hom- 
mes ;  qui  est  visité  dans  son  berceau  par  les  bergers  et  par 
les  rois,  lui  aj)portaiit  à  l'envi  et  l'or,  et  l'enceas,  et  la 
myrrhe.  Il  y  a  un  homme  dont  une  portion  considérable  de 
l'humanité  reprend  les  pas  sans  se  lasser  jamais,  et  qui,  tout 
disparu  qu'il  est,  se  voit  suivi  par  cette  foule  dans  tous  les 
lieux  de  son  antique  pèlerinage,  sur  les  genoux  de  sa  mère,  au 
bord  des  lacs,  au  bord  des  montagnes,  dans  les  sentiers  des 
vallées,  sous  l'ombre  des  oliviers,  dans  le  secret  des  déserts. 
Il  y  a  un  homme  mort  et  enseveli,  dont  on  épie  le  sommeil  et 
le  réveil  ;  dont  chaque  mot  qu'il  a  dit,  vibre  encore,  et  pro- 
duit plus  que  l'amour,  produit  des  vertus  fructifiant  dans 
l'amom*.  Il  y  a  un  homme  attaché  depuis  des  siècles  à  un 
gibet,  et  cet  homme,  des  milliers  d'adorateurs  le  détachent 
chaque  jour  du  trône  de  son  supplice,  se  mettent  à  genoux 
devant  lui,  se  prosternant  au  plus  bas  qu'ils  peuvent,  sans 
en  rougir,  et  là,  par  terre,  lui  baisent  avec  une  indicible 


360  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

ardeur  les  pieds  sanglants.  Il  y  a  un  homme  flagellé,  tué,  cru- 
cifié, qu'une  inénarrable  passion  ressuscite  de  la  mort  et 
de  l'infamie  pour  le  placer  dans  la  gloire  d'un  amour  qui  ne 
défaille  jamais,  qui  trouve  en  lui  l'honneur,  la  paix,  la  joie 
et  jusqu'à  l'extase.  Il  y  a  un  homme  poursuivi  dans  son  sup- 
plice et  sa  tombe  par  une  inextinguible  haine,  et  qui,  deman- 
dant des  apôtres  et  des  martyrs  à  toute  postérité  qui  se  lève, 
trouve  des  apôtres  et  des  martyrs  au  seuil  de  toutes  les  géné- 
rations. Il  y  a  un  homme  enfin,  et  le  seul,  qui  a  fondé  son 
amour  sur  la  terre,  et  cet  homme,  c'est  vous,  ô  Jésus  ;  vous 
qui  avez  bien  voulu  me  baptiser,  m' oindre,  me  sacrer  dans 
votre  amour,  et  dont  le  nom  seul,  en  ce  moment,  ouvre  mes 
entrailles  et  en  arrache  cet  accent  qui  me  trouble  moi-même 
et  que  je  ne  me  connaissais  pas  ! 

{XXXIX^  Conférence  ;  Poussielgue  frères,  éditeurs.) 


PERORAISON  DE  L'ORALSON  FUNEBRE  DU  GENERAL  DROUOT  » 

Et  maintenant.  Messieurs,  que  nous  avons  achevé  l'éloge 
du  général  Drouot  en  rendant  grâce  à  Dieu  qui  nous  l'avait 
donné,  que  reste-t-il,  sinon  de  lui  dire  cette  parole  suprême, 
par  où  doivent  se  clore  ici-bas  toute  vie,  toute  amitié,  toute 
admiration  ?  Recevez-la,  général  ;  recevez  ce  second  adieu 
que  nous  avons  voulu  vous  faire  en  présence  des  autels  du 
Dieu  véritable,  devant  les  images  et  les  réalités  d'une  foi  qui 
vous  fut  commune  avec  nous.  Il  nous  eût  été  facile  d'appeler 
autour  de  votre  tombeau  les  mânes  chrétiens  de  vos  anciens 
frères  d'armes,  et  de  mêler  votre  gloire  avec  la  leur  dans  un 
spectacle  solennel  ^.  Même,  nous  eussions  appelé  le  héros  dont 
vous  fûtes  l'ami  ;  il  n'eût  pas  dédaigné  de  venir  à  vos  funé- 
railles comme  vous  étiez  venu  à  ses  malheurs  ^.  Mais  tant  de 
pompe  eût  alarmé  la  chaste  modestie  de  votre  âme  ;  vous 
nous  eussiez  reproché  de  troubler  pour  vous  la  paix  des  morts 
et  des  grands  souvenirs.  Nous  ne  le  ferons  pas  ;  nous  voulons 
obéir  à  vos  vertus  jusque  dans  la  tombe  qui  les  recouvre,  et 

1.  Général  du  premier  Empire,  funèbre  de  Condé  par  Bossuet. 
1774-1847.  3.   Drouot  avait  accompagné  Na- 

2.  Cf.  la  péroraison  de  l'oraisoa      poléon  à  l'île  d'Elbe. 


LACORDAIRE  361 

nous  ne  laisserons  approcher  de  vous,  dans  cette  heure 
sacrée,  que  les  pauvres  qui  survivent  à  vos  bienfaits,  et  que 
nous-mêmes  qui  survivons  aux  leçons  de  votre  vie. 

Puissent  ces  leçons  nous  servir  !  Puisse  notre  génération, 
incertaine  encore  dans  ses  voies,  apprendre  de  vous  la  simpli- 
cité, la  pauvreté,  le  désintéressement  !  Puisse-t-elle,  sur  vos 
traces,  demander  très  peu  au  monde  pour  son  bonheur,  et  beau- 
coup à  Dieu  !  Et  vous  qui  avez  nourri  ce  grand  homme,  vieille 
terre  de  France  et  de  Lorraine  ^,  conservez-en  avec  respect 
tout  ce  que  l'éternité  n'a  pu  vous  ravir  encore,  jusqu'au  jour  ^ 
où  votre  poudre,  sanctifiée  par  la  sienne,  entendra  la  voix  de 
Dieu,  et  où  le  général  Drouot  nous  apparaîtra  tel  que  nous 
le  connûmes,  soldat  sans  tache,  capitaine  habile  et  intrépide, 
ami  fidèle  de  son  prince,  serviteur  ardent  et  désintéressé  de 
la  patrie,  solitaire  stoïque,  chrétien  sincère,  humble,  chaste, 
aimant  les  pauvres  jusqu'à  se  faire  pauvre  lui-même  ; 
l'homme  enfin  le  plus  rare,  sinon  le  plus  accompli,  que  le  dix- 
neuvième  siècle  ait  présenté  au  monde  dans  la  première 
moitié  de  son  âge  et  de  sa  vocation. 

{Eloge  junèhre  du  général  Drouot  :  Poussielgue  frères, 
éditeurs.) 

1.  C'est    à    Nancy    que    Drouot  2.  Le  jour  du  Jugement, 

était  né. 


GUIZOT 


LA   BOURGEOISIE 


...  Je  sers  de  tout  mon  pouvoir  la  prépondérance  politique 
des  classes  moyennes  en  France,  l'organisation  définitive 
et  régulière  de  cette  grande  victoire  qu'elles  ont  remportée 
sur  le  privilège  et  sur  le  pouvoir  absolu  de  1789  à  1830.  Voilà 
le  but  vers  lequel  je  marche  aujourd'hui. 

Mais  je  veux  que  cette  prépondérance  soit  stable  et 
honorable,  et  pour  cela  il  faut  que  les  classes  moyennes  ne 
soient  ni  violentes  et  anarchiques,  ni  envieuses  et  subal- 
ternes ^. 

On  parle  beaucoup  depuis  quelque  temps  de  bourgeoisie, 
de  démocratie,  de  France  nouvelle...  On  s'en  fait,  à  mon  avis, 
une  fausse  idée.  Ne  croyez  pas  que  la  classe  moyenne  actuelle 
ressemble  à  la  bourgeoisie  du  moyen  âge,  à  cette  bourgeoisie 
récemment  affranchie,  qui  doutait,  et  doutait  avec  raison, 
de  sa  dignité  comme  de  sa  force,  étroite,  envieuse,  inquiète, 
tracassière,  voulant  tout  abaisser  à  son  niveau.  La  France 
nouvelle,  la  démocratie  nouvelle  a  la  pensée  plus  haute  et  le 
cœur  plus  fier  ;  elle  se  confie  en  elle-même,  elle  ne  doute  point 
de  sa  destinée  et  de  ses  droits  ;  elle  n'est  jalouse  de  personne, 
elle  ne  conteste  à  personne  sa  place  dans  l'organisation 
sociale,  bien  sûre  qu'on  ne  viendra  pas  lui  disputer  la  sienne. 
C'est  lui  faire  injure  et  dommage  que  de  lui  supposer  et  de 
travailler  à  lui  rendre  les  inquiétudes,  les  jalousies,  les  sus- 
ceptibilités, les  ombrages  qui  la  travaillaient  autrefois. 
Quiconque  l'honore  et  veut  la  servir  véritablement  doit  au 
contraire  travailler  sans  cesse  à  lui  élever  le  cœur,  à  lui  ins- 
pirer confiance  en  elle-même,  à  l'affranchir  de  toutes  les  jalou- 
sies, à  lui  persuader  qu'elle  ouvre  sans  cesse  ses  rangs, 
qu'elle  se  montre  prête  à  accueillir  toutes  les  supériorités, 
quels  que  soient  leur  nom  et  leur  caractère  ;  qu'en  dehors 

1.  Subalternes.  Animées  d'un  esprit  mesquin. 


GUIZÛT  363 

d'elle  ces  supériorités  deviennent  '  à  charge  à  elles-mêmes  et 
inutiles  au  payf<.  Voilà  le  langage  qu'il  faut  tenir  aux  classes' 
moyennes.  La  mission  des  gouvernements  n'est  pas  laissée 
à  leur  ciioix,  elle  est  réglée  en  haut. 

...  Comment  •  quelqu'un  dans  cette  chambre  a-t-il  pu 
croire  qu'il  me  fût  entré  dans  l'esprit  de  constituer  la  classe 
moyenne  d'une  manière  étroite,  privilégiée,  d'en  faire  quel- 
que chose  qui  ressemblât  aux  anciennes  aristocraties  ?  Per- 
mettez-moi de  le  dire,  j'aurais  abdiqué  les  opinions  que  j'ai 
soutenues  toute  ma  vie. 

Quand  je  me  suis  appliqué  à  répandre  dans  le  pays  les 
lumières  de  tout  genre  ^,  quand  j'ai  cherché  à  élever  les 
classes  laborieuses,  les  classes  qui  vivent  de  salaires,  à  la 
dignité  de  l'homme,  à  leur  donner  la  lumière  dont  elles 
avaient  besoin,  c'était  une  provocation  continuelle  de  ma 
part  à  acquérir  des  lumières  plus  grandes,  à  monter  plus 
haut  !  C'était  le  commencement  de  cette  œuvre  de  civilisa- 
tion, de  ce  mouvement  ascendant  universel  qu'il  est  dans  la 
nature  de  l'homme  de  souhaiter  avec  ardeur. 

Ne  dites  pas  que  je  refuse  à  la  nation  française,  que  je  lui 
conteste  le  prix  de  sa  victoire,  le  prix  de  son  sang  versé  dans 
nos  cinquante  années  de  révolutions  !  A  Dieu  ne  plaise  !  Elle 
a  gagné  un  noble  prix,  et  aucun  événement  ne  pourra  le  lui 
ravir. 

Mais  je  suis  de  ceux  qui  combattront  le  nivellement  sous 
quelque  forme  qu'il  se  présente  ;  je  suis  de  ceux  qui  aver- 
tiront à  chaque  instant  la  démocratie  que  tout  le  monde  ne 
s'élève  j)as,  que  l'élévation  a  ses  conditions,  qu'il  y  faut  la 
capacité,  l'intelligence,  le  travail.  Je  veux  que,  partout  où  ces 
qualités  se  rencontreront,  la  démocratie  puisse  s'élever  aux 
plus  hautes  fonctions  de  l'Etat,  qu'elle  puisse  monter  à  cett€ 
tribune,  y  faire  entendre  sa  voix,  parler  au  pays  tout  entier. 


1.  A  lui  persuader  qu'elle  ouvre,...  la  parole  pour  répondre  à  Odiioii 
qu'en  dehors  d'elle,  ces  supériorités  Barrot  qui  lui  avait  reproché  de 
deviennent.  Construction  peu  régu-  vouloir  la  foniiation  d'une  sorte 
lière  :  Ouvre  et  se  montre  sont  au  d'aristocratie  bourgeoise, 
subjonctif  et  deviennent  à  l'indi-  3.  Allusion  ù  la  loi  de  1833,  par 
catif.  laquelle   Guizot   organisa    l'instruc- 

2.  Le    lendemain,    Guizot    reprit  tion  primaire. 


364  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

Vous  êtes  des  ingrats  '  :  vous  méconnaissez  sans  cesse  les 
biens  dont  vous  êtes  en  possession  !  Vous  vivez  au  milieu  de 
la  société  la  plus  libre  qu'on  ait  jamais  vue  et  où  le  principe 
de  l'égalité  sociale  est  le  plus  consacré.  Jamais  vous  n'avez 
vu  un  pareil  concours  d'individus  élevés  au  plus  haut  rang 
dans  toutes  les  carrières.  Nous  avons  tous,  ou  presque  tous, 
conquis  nos  grades  à  la  sueur  de  notre  front  et  sur  le  champ 
de  bataille. 

Je  ne  veux  pas  que  mon  pays  recommence  ce  qu'il  a  fait. 
J'accepte  1791  et  1792  ;  les  années  suivantes  même,  je  les 
accepte  dans  l'histoire,  mais  je  ne  les  veux  pas  dans  l'avenir  ; 
et  je  me  fais  un  devoir,  un  devoir  de  conscience,  d'avertir 
mon  pays  toutes  les  fois  que  je  le  vois  pencher  de  ce  côté.  On 
ne  tombe  jamais  que  du  côté  où  l'on  penche. 

Voilà  dans  quel  sens  j'entends  les  mots  :  classes  moyennes, 
démocratie,  liberté  et  égalité.  Rien  ne  me  fera  dévier  du  sens 
que  j'y  attache.  J'y  ai  lisqué  ce  que  l'on  peut  avoir  de  plus 
cher  dans  la  vie  politique,  j'y  ai  risqué  la  popularité. 

{Disœurs  prononcé  à  la  Chambre  les  3  et  4:  mai  1837  ; 
Calmann-Lévy,  éditeur.) 

1.'  L'orateur  s'adresse  ici  aux   «  classes  laborieuses  ». 


THIERS 


LA  CONQUETE  DE  L'ALGERIE 

...  Il  faut  voir,  messieurs,  comment  nous  nous  trouvons  à 
Alger.  Certainement,  si  aujourd'hui  Alger  était  à  conquérir,  si 
c'était  un  caprice  français,  si  Ton  nous  disait  aujourd'hui  : 
Armez  vos  vaisseaux,  embarquez  vos  soldats  pour  aller  con- 
quérir l'Afrique,  oh  !  je  ne  le  conseillerais  pas  à  la  France  ;  car 
je  crois  qu'il  serait  peut-être  plus  utile  d'achever  beaucoup 
d'améliorations  intérieures  que  d'aller  porter  nos  armes  au 
loin.  Mais  enfin  nous  y  sommes  ;  et  pourquoi  y  sommes-nous  ? 

Lorsque  l'expédition  d'Alger  fut  résolue  sous  la  Restaura- 
tion, je  fus  du  nombre  de  ceux  qui  la  blâmèrent,  et  je  crois  que 
je  rendrai  le  véritable  sentiment  de  la  France  à  cette  époque, 
lorsque  je  dirai  que  tout  le  monde  y  vit  avec  effroi  l'intention 
d'aller  y  forger  des  armes  pour  les  reporter  sur  le  continent 
français  et  attenter  à  nos  institutions.  Voilà  le  sentiment  qui 
nous  animait  tous  alors  contre  l'expédition  d'Alger. 

Je  le  dois  dire,  pour  mon  compte,  je  blâmai  l'expédition 
d'Alger  ;  je  l'attaquai  avec  force,  et  cependant,  lorsque  j'ap- 
pris que  ce  merveilleux  débarquement  opéré  par  un  illustre 
amiral  que  nous  avons  l'honneur  de  compter  parmi  nos  col- 
lègues, M.  l'amiral  Duperré,  avait  porté  notre  armée  sur  ces 
côtes  ;  que,  sous  un  général  dont  le  nom  ne  rapi^elle  pour  nous 
que  de  malheureux  souvenirs  *,  l'expédition  avait  réussi  et 
que  notre  armée  avait  promptement  vengé  l'insulte  faite  à 
la  France  '',  je  fus  saisi  d'une  joie  involontaire.  Moi,  l'ennemi 
déclaré  de  ce  gouvernement,  je  m'associai  à  son  triomphe 
avec  une  joie  entière,  et  j'applaudis  au  résultat,  quoique 
j'eusse  blâmé  l'entreprise. 

Messieurs,  les  sentiments  que  j'éprouvai  étaient  ceux  de 
toute  la  France  et  le  sont  encore.  Il  y  a  un  instinct  profond 
que  je  défie  les  ennemis  les  plus  acharnés  de  l'occupation  de 

1.  BourmoaL  2.  Notre  consul  avait  été  frappé 

au  visage  par  le  dey  d'Alger. 


365  LE    AVA'"    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

venir  braver  à  la  tribune  ;  je  les  défie  de  venir  dire  :  «  Aban- 
donnez Alger  !  »  et,  s'ils  étaient  ministres,  d'oser  signer 
l'abandon  de  cette  occupation.  Or,  s'il  y  a  un  sentiment  invin- 
cible qui  nous  attache  à  Alger,  c'est  que  ce  sentiment  a  des 
causes  réelles  profondes  ;  ce  n'est  pas  un  préjugé  national, 
c'est  quelque  chose  de  vrai,  c'est  un  instinct  plus  éclairé. 

Messieurs,  il  y  a  une  première  réflexion  à  faire.  Si  vous 
abandonniez  Alger,  si  vous  abandonniez  la  côte  d'Afrique, 
que  deviendrait-elle  ?  Posez  cette  première  question  aux 
ennemis  de  l'occupation.  Ce  qu'elle  deviendrait,  je  vais  vous 
le  dire. 

La  côte  d'Afrique  serait  occupée  ou  par  une  grande  nation 
maritime,  comme  l'Angleterre,  les  Etats-Unis,  la  Russie,  ou 
bien  elle  serait  de  nouveau  livrée  aux  pirates. 

Je  vous  le  demande,  verriez-vous  avec  indifférence,  avec 
satisfaction  même,  car  il  y  a  des  personnes  qui  désireraient 
abandonner  Alger,  verriez-vous  avec  satisfaction  des  nations 
rivales  de  notre  marine  s'établir  sur  les  côtes  d'Afrique  ? 
Et  verriez-vous  avec  indifférence  encore  la  piraterie  que 
vous  avez  chassée  se  rétablir  sur  ces  côtes  pour  infester  le 
commerce  de  la  Méditerranée  ? 

On  a  souvent  parlé,  messieurs,  de  l'importance  pour  nous 
d'occuper  la  côte  du  nord  de  l'Afrique  ;  je  ne  veux  pas  pré- 
tendre qu'en  nous  plaçant  sur  cette  côte,  nous  devions  aller 
de  là  conquérir  toutes  les  régences,  peut-être  l'Egypte,  et 
nous  rendre  maîtres  de  tous  les  rivages  de  la  Méditerranée. 
Je  ne  veux  pas  exagérer  ;  mais  je  vous  prie  de  me  permettre 
d'insister  sur  un  fait  qui  est  souvent  révélé,  sans  assez  de 
précision  toutefois,  et  peut-être  sans  assez  de  connaissance 
de  cause... 

Le  mouvement  du  commerce,  le  goût  des  communications 
promptes  et  rapides,  les  grandes  rivalités  nationales,  tout 
porte  aujourd'hui  le  monde  vers  la  Méditerranée.  Je  ne  dis 
pas  que  ce  phénomène  doive  s'opérer  bien  vite.  Ce  que  les 
hommes  généralement  ne  mettent  pas  assez  dans  leurs  pro- 
jets, l'élément  qu'ils  n'y  font  pas  assez  entrer,  c'est  le  temps. 
Il  ne  faut  pas  se  figurer  que  ce  mouvement  soit  tellement 
rapide  que  nous  devions  nous-mêmes  en  voir  le  plus  grand 
développement  ;    mais    il    est    certain,    incontestable.    Or, 


THIERS  867 

messieurs,  c'est  là  une  des  causes  qui  ont  rendu  nécessaire 
l'expédition  de  la  France  contre  Alger. 

Remarquez  que,  tandis  que  sous  la  Restauration,  sous 
l'influence  heureuse  de  la  paix,  le  commerce  se  développait 
avec  prospérité,  d'odieuses  pirateries  ravageaient,  non  seu- 
lement notre  marine  marcliande,  mais  encore  celle  de  toutes 
les  nations.  Vous  avez  vu  l'Angleterre,  en  1814,  faire  contre 
Alger  une  expédition  glorieuse,  mais  malheureusement  sans 
résultat,  parce  qu'elle  se  borna  à  un  bombardement  ;  nous- 
mêmes,  nous  avons  été  amenés  à  faire  la  nôtre,  et,  depuis 
deux  ou  trois  siècles,  vous  avez  vu  toutes  les  nations  obligées 
de  donner  à  Alger  de  ces  corrections  malheureusement  pas- 


Tout  le  monde  sait  que  Charles-Quint,  Louis  XIV,  l'Es- 
pagne, nous-mêmes  avons  été  obligés  de  porter  nos  armes  sur 
la  côte  d'Alger,  pour  en  faciliter  le  parcours  à  toutes  les 
nations.  C'est  ce  mouvement  général,  et  non  un  caprice,  qui 
nous  a  entraînés,  qui  nous  a  contraints  à  rendre  sûr  et  facile  le 
parcours  d'une  route  qui  est  aujourd'hui  celle  de  tous  les 
peuples.  Remarquez  que  nous  avons  aujourd'hui,  par  les 
côtes  de  France,  une  portion  du  bassin  de  la  Méditerranée  ; 
l'Espagne,  quand  elle  sera  revenue  à  sa  politique  naturelle 
et  au  calme,  l'Espagne,  je  puis  le  dire,  sera  toujours  pour  la 
France  une  alliée  solide.  Nous  aurons  donc,  outre  la  portion 
du  rivage  espagnol  par  alliance,  nous  aurons  sur  la  côte 
d'Afrique  la  portion  qui  nous  appartient  ;  par  notre  influence 
naturelle  nous  aurons  un  certain  empire  incontestable  sur 
les  régences  barbaresques  de  Tripoli  et  de  Tunis.  Ainsi,  vous 
voyez  que,  grâce  à  notre  situation,  nous  aurons,  par  notre 
possession  ou  par  alliance,  une  influence  de  propriété  ou 
une  influence  de  politique  sur  une  grande  partie  du  littoral 
de  la  Méditerranée. 

Cela  posé,  je  dis  qu'un  grand  jîeuple,  qu'un  gouvernement 
à  vues  étendues,  ne  renonce  pas  volontairement,  légère- 
ment, à  un  pareil  avenir,  lorsque  surtout  il  a  l'avantage 
incomparable  de  ne  blesser  aucune  nation,  et,  au  contraire, 
de  les  satisfaire  toutes  ;  car  aujourd'hui  personne  ne  nous 
demande  d'abandonner  Alger,  personne  ne  nous  l'a  demandé, 
personne  n'eût  été  écouté  si  l'on  nous  eût  fait  une  pareille 


368  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

demande,  personne  ;  et  parmi  les  hommes  de  tous  les  pays 
qui  souhaitent  avec  un  sentiment  national  le  bien  de  leur 
patrie  et  celui  de  l'humanité  entière,  il  n'y  en  a  pas  un,  il 
n'y  a  pas  en  Europe  un  homme  éclairé  qui  ne  désire  que 
la  France  conserve  sa  possession  d'Afrique,  pour  que  la  des- 
tinée du  monde  entier  ne  soit  pas  arrêtée  de  ce  côté. 

{Discours  prononcé  à  la  Chambre  le  9  juin  1836; 
Calmann-Lévy,  éditeur.) 


LAMARTINE 


LA     REVOLUTION 


Je  me  suis  dit  dès  l'âge  de  raison  politique,  c'est-à-dire  dès 
l'âge  où  nous  nous  faisons  à  nous-mêmes  nos  opinions  après 
avoir  balbutié,  en  enfants,  les  opinions  ou  les  préjugés  de 
nos  nourrices  :  Qu'est-ce  donc  que  la  Révolution  française  ? 

La  Révolution  française  est-elle,  comme  le  disent  les 
adorateurs  du  passé,  une  grande  sédition  du  peuple,  qui 
s'agite  pour  rien,  et  qui  brise,  dans  ses  convulsions  insensées, 
son  Eglise,  sa  monarchie,  ses  castes,  ses  institutions,  sa  natio- 
nalité, et  déchire  la  carte  même  de  l'Euroiie  ?  Mais,  à  ce 
titre,  la  révolution  opérée  par  le  christianisme  quand  il  se 
leva  sur  le  monde  ne  serait  donc  qu'une  grande  sédition 
aussi  ;  car  il  a  produit  pour  se  faire  place  une  grande  commo- 
tion dans  le  monde  !  Non  !  la  Révolution  n'a  pas  été  une 
misérable  sédition  de  la  France  ;  car  une  sédition  s'apaise 
comme  elle  se  soulève,  et  ne  laisse  après  elle  que  des  ruines  et 
des  cadavres.  La  Révolution  a  laissé  des  échafauds  et  des 
ruines,  il  est  vrai,  c'est  son  remords  et  son  malheur  ;  mais  elle 
a  laissé  une  doctrine,  elle  a  laissé  un  esprit  qui  durera  et  qui 
se  }>erpétuera  autant  que  vivra  la  raison  humaine.  Je  me 
suis  dit  encore  :  la  Révolution,  comme  le  prétendent  les  soi- 
disant  politiques  du  fait  *,  n'a-t-elle  été  que  le  résultat  d'un 
embarras  de  finances  dans  le  trésor  public,  embarras  que  les 
résistances  d'une  cour  avide  ont  empêché  M.  Necker  de 
pallier,  et  sous  lequel  s'est  écroulée,  dans  le  gouffre  d'un 
jxîtit  déficit  d'impôts,  une  monarchie  de  quatorze  siècles  ? 
Quoi  !  c'est  pour  un  misérable  déficit  de  cinquante  à  soixante 
millions  dans  un  empire  aussi  riche  que  la  France,  que  la 
monarchie  a  été  détruite,  que  la  féodalité  a  été  déracinée, 
que  l'Eglise  a  été  dépossédée,  que  l'aristocratie  a  été  nivelée, 

1.   Les    iwliliqiies    du    fait.    Ceux       qui    n'accordent    aucune    influence 

aux  idées. 

LE  XIX*  SIÈCLE  PAR    LES  TEXTES.   —  H 


370  LE    XIX^    SIECLE     PAR    LES     TEXTES 

que  la  France  a  dépensé  des  milliards  de  son  capital  et  des 
millions  de  vies  de  ses  enfants  !  Quelle  cause  pour  un  pareil 
effet  !  et  quelle  proportion  entre  l'effet  et  la  cause  !  Et  quelle 
petitesse  les  calomniateurs  d'un  des  plus  immenses  événe- 
ments de  l'histoire  moderne  attribuent  au  principe  de  la 
Révolution,  afin  d'atténuer  la  grandeur  et  l'importance  de 
l'événement  par  l'insignifiance  et  la  vileté  du  motif  !  Laissons 
cette  puérilité  aux  hommes  de  finances  qui,  accoutumés  à 
tout  chiffrer  dans  leurs  calculs,  ont  voulu  aussi  chiffrer  la 
chute  d'un  vieux  monde  et  la  naissance  d'un  monde  nouveau. 

Enfin  je  me  suis  dit  :  La  Révolution  française  est-elle 
un  accès  de  frénésie  d'un  peuple  ne  comprenant  pas  lui- 
même  ce  qu'il  veut,  ce  qu'il  cherche,  ce  qu'il  poursuit  par 
delà  les  démolitions  et  les  flots  de  sang  qu'il  traverse  pour 
arriver  par  la  lassitude  au  même  point  d'où  il  est  parti  ? 
Mais  cinquante  ans  ont  passé  depuis  le  jour  où  ce  prétendu 
accès  de  démence  a  saisi  une  nation  tout  entière,  roi,  cour, 
noblesse,  clergé,  peuple.  Les  générations,  abrégées  par 
l'échafaud  et  par  la  guerre,  ont  été  deux  fois  renouvelées. 
La  France  est  rassise  ;  l'Europe  est  de  sang-froid,  les  hommes 
ne  sont  plus  les  mêmes,  et  cependant  le  même  esprit  anime 
encore  le  monde  pensant  !  et  les  mêmes  mots,  prononcés  ou 
écrits  par  les  plus  faibles  organes,  font  encore  palpiter  les 
mêmes  fibres  dans  tous  les  cœurs,  dans  toutes  les  poitrines 
des  enfants  même  de  ceux  qui  sont  morts  dans  ce  choc  con- 
traire de  deux  idées  !  Ah  !  si  c'est  là  une  démence  nationale, 
convenez  du  moins  que  l'accès  en  est  long  et  que  l'idée  en  est 
fixe  !  et  qu'une  pareille  folie  de  la  Révolution  pourrait  bien 
ressembler  un  jour  à  cette  folie  de  la  croix  ^  qui  dura  deux 
mille  ans,  qui  sapa  le  vieux  monde,  qui  apprit  aux  maîtres 
et  aux  esclaves  le  nom  nouveau  de  frères,  et  qui  renouvela  les 
autels,  les  empires,  les  lois  et  les  institutions  de  l'univers  ! 

Non,  la  Révolution  française  fut  autre  chose  :  il  n'est  pas 
donné  à  de  vils  intérêts  matériels  de  produire  de  pareils 
effets.  Le  genre  humain  est  spiritualiste  malgré  ses  calom- 
niateurs ;  il  se  meut  quelquefois  pour  des  intérêts,  mais  c'est 

1.  Folie  de   la  croix.   Expression       siècle,  et  qui  en  fait  cependant  le 
consacrée  ;  ce  qui,  dans  le  christia-       sens  profond, 
nisme,  paraît  insensé  aux  sages  du 


I.AMAKTl\E  371 

quand  les  idées  lui  manquent,  ou  quand  il  manque  lui-même, 
comme  nous  en  ce  moment,  aux  idées.  Le  genre  humain  est 
spiritualiste,  et  c'est  là  sa  gloire  ;  et  les  religions,  les  révo- 
lutions, les  martyres,  ne  sont  que  le  spiritualisme  dos  idées 
protestant  contre  le  matérialisme  des  faits  ! 

J-.a  Révolution  fut  l'avènement  d'une  idée  ou  d'un  groupe 
d'idées  nouvelles  dans  le  monde. 

[Discours  prononcé  le  18  juillet  1847  au  banquet  offert  à 
Vauieur  des  Oirondins  ;  Hachette  et  C®,  éditeur3.) 


CHAPITRE  M  (0 
VILLEMAfN 


LA  CRITIQUE  FRANÇAISE  DU  XVIII'  SIECLE 
ET  LA  LITTÉRATURE  ANGLAISE  :  VOLTAIRE  ET  SHAKESPEARE 

...  Je  viens  donc,  sans  plus  différer,  au  jugement  que  la 
critique  française  du  XVIIP  siècle  portait  des  ^  littératures 
étrangères.  Je  cherche  quelles  idées  la  France  recevait  du 
reste  de  l'Europe,  comment  elle  concevait,  imitait  ou  cor- 
rigeait le  génie  des  autres  nations.  Là,  comme  ailleurs,  il  faut 
s'attendre  ou  se  résigner  à  voir  d'abord  Voltaire  :  sa  figure 
prédomine  sur  toute  l'époque  ;  il  en  a  été  le  premier  poète, 
le  premier  critique,  le  premier  historien,  le  premier  pam- 
phlétaire ;  c'était  sa  fatalité,  c'était  le  droit  de  son  infatigable 
talent.  Ce  fut  Voltaire  qui  remua  les  esprits  en  tous  sens  et 
sur  toutes  les  questions  ;  ce  fut  lui  qui  les  avertit  de  regarder 
autour  d'eux  et  de  s'enquérir  au  dehors.  Cette  revue  des 
autres  nations,  l'a-t-il  faite  avec  une  impartialité  bien  dif- 
ficile pour  un  sujet  ^  si  vif  ?  l'a-t-il  faite  avec  une  patience  que 
ses  propres,  inspirations  ne  lui  laissaient  pas  le  temps  d'avoir 
et  qui  serait  une  condition  trop  dure  pour  ces  esprits  mêlés 
d'air  et  de  feu,  suivant  l'expression  d'Arioste  ? 

Il  nous  a  laissé  le  soin  de  cette  lente  et  curieuse  investiga- 
tion, de  ces  exactes  recherches  ;  c'est  une  besogne  inférieure 
qu'il  nous  a  renvoyée.  Pour  lui,  il  a  le  premier  jeté  beaucoup 
de  vues  neuves  et  de  vives  clartés  sur  le  génie  des  littéra- 
tures étrangères  ;  mais  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  les  ait  véri- 
tablement appréciées.  Son  œuvre  dans  ce  genre,  le  modèle 
qu'il  a  donné,  c'est  la  perfection  du  style  critique  :  sans  beau- 
coup approfondir  les  questions,  il  a  écrit  sur  la  littérature 

1.  Des.   Sur  les.  fréquemment   ce  mot  avec  le    sens 

2.  Pour  un  sujet.  Non  pas  dans  de  personne,  relativement  à  l'esprit, 
une  matière,  mais  pour  une  personne.  au  caractère,  etc.  Cf,  plus  loin,  pour 
Le  XVIP  et  le  XV''III°  employaient  ces  esprits,  etc. 

1.  Voir  notre  Précis  de  l'Histoire  de  U  Liltcrature  française,  p.  453-403. 


VILLE  MAIN  873 

avec  plus  d'aisance  et  de  grâce  que  ne  l'avait  jamais  fait 
personne,  avec  plus  de  vivacité,  de  sens,  de  justesse,  lors 
même  qu'il  se  trompait...  Cette  expression  hyperbolique  et 
contradictoire  m'échappe  ;  mais  vous  la  corrigez,  Vou? 
entendez  bien  ce  que  j'ai  mal  dit.  C'est  que,  lors  même  qu'il 
est  emporté  par  un  caprice  d'iuimeur,  par  une  saillie,  et  qu'il 
juge  trop  légèrement  une  littérature,  une  époque,  un  homme 
de  génie,  il  y  a  cej)endant  un  fond  de  vérité  fine  et  moqueuse 
qui  subsiste  dans  son  erreur. 

Le  XVIP  siècle,  uniquement  occui)é  de  lui-même  et  des 
anciens,  s'était  fort  peu  inquiété  de  ce  qui  se  passait  dans  la 
littérature  du  reste  de  rEuroi)e.  La  domination  politique  et 
sociale  dont  jouissait  la  France  lui  donnait,  à  cet  égard,  une 
insouciante  et  orgueilleuse  sécurité.  Comme  presque  toutes 
les  nations  imitaient  la  France,  elle  ne  songeait  pas  elle- 
même  à  les  imiter.  La  mode  de  la  littérature  espagnole  et 
italienne,  qui  avait  régné  sous  Louis  XIII  et  sous  la  régence 
d'Anne  d'Autriche,  était  tombée  par  l'influence  du  goût  plus 
sévère  que  consacraient  les  hommes  de  génie. 

L'Angleterre  faisait  horreur,  faisait  peur  ;  c'était  un  pays 
d'hérétiques,  qui  venait  d'être  agité  par  une  épouvantable 
révolution.  Bien  que  les  intérêts  politiques  aient  souvent 
rapproché  le  cabinet  de  Versailles  de  celui  de  Londres,  bien 
que  le  mariage  de  la  sœur  de  Charles  II  '  avec  le  frère  de 
Louis  XIV,  et  plus  tard  le  long  exil  du  roi  Jacques,  aient  dû 
amener  en  France  des  idées  anglaises,  on  n'en  trouve  aucune 
trace  dans  notre  littérature.  C'est  que  la  communication  était 
entre  les  deux  cours,  et  non  pas  entre  les  deux  pays.  Les 
beaux  esprits  de  France  semblaient  se  garder  de  l'Angleterre 
comme  d'une  contrée  barbare,  L'Anglais  Hamilton  -  écrivait 
en  français,  d'une  manière  plus  spirituelle,  plus  légère,  plus 
française,  qu'aucun  Français  peut-être.  Mais  Saint-Evre- 
mond,  réfugié  en  Angleterre  pendant  vingt  ans,  n'apprit 
pas  même  à  lire  la  langue  anglaise.  Parmi  nos  grands  écri- 
vains du  XVIP  siècle,  il  n'en  est  aucun,  je  crois,  où  l'on  puisse 
reconnaître  un  souvenir,  une  impression  de  l'esprit  anglais. 
Corneille  n'entendit  jamais  parler  de  Shakespeare,  et  j'en  ai 

1.  Henriette  d'Angleterre.  2,  1646-1720  ;  il  est  surtout  connu 

par  les  Mémoires  de  Gramont. 


374  LE    XIX^'     SIÈCLE    PAR     LES    TEXTES 

bien  du  regret.  Quant  à  Molière,  j'imagine,  et  c'est  une 
curiosité  philologique  dont  vous  ne  vous  inquiéterez  pas 
beaucoup,  qu'il  a  mis  à  profit  deux  ou  trois  plaisanteries  de 
Shakespeare,  qu'on  lui  avait  contées  sans  doute,  et  que  je 
retrouve  dans  une  des  moindres  pièces  de  notre  grand  poète 
comique  ;  mais  elles  ne  valent  guère  la  peine  d'être  citées  ^ 

Du  reste,  le  voisinage  des  deux  nations,  et  les  intérêts 
des  deux  politiques  qui  s'entremêlaient  ou  se  heurtaient 
souvent,  n'avaient  produit  aucune  analogie,  aucune  com- 
munication entre  les  deux  littératures.  Aussi,  lorsque  le 
grand  novateur.  Voltaire,  parut,  son  premier  emploi  fut 
d'aller  en  Angleterre,  d'y  ramasser  à  pleines  mains  des  idées 
nouvelles  et  de  les  rapporter  en  France.  Cette  importation 
fit  beaucoup  de  bruit  et  agrandit  la  renommée  de  l'auteur 
d'Œdipe.  Les  Lettres  philosophiques  sur  les  Anglais  furent  un 
de  ses  ouvrages  les  plus  célèbres,  les  plus  poursuivis  ^  et  les 
plus  puissants.  En  même  temps  que  Voltaire  introduisait 
les  libres  opinions  et  le  scepticisme  des  Anglais,  il  imitait 
leur  poésie,  d'abord  leur  poésie  philosophique,  qu'il  voulait 
naturaliser  en  France,  et  qu'il  savait  faite  pour  lui,  puis 
leur  poésie  dramatique,  à  laquelle  il  faisait  quelques  emprunts 
timides  ^  et  déguisés  sous  la  parure  de  son  langage.  Dans  sa 
pensée  de  critique,  il  regarda  l'Angleterre  comme  une  mine 
à  exploiter,  qui  devait  lui  fournir  de  la  philosophie  et  de  la 
tragédie.  Le  premier,  il  prononça  parmi  nous,  avec  éloge,  le 
nom  de  Shakespeare,  qui  plus  tard  lui  donnait  tant  d'humeur. 
En  vérité,  on  croirait  qu'il  y  a  dans  la  littérature  des  pro- 
gressions et  des  fatalités  comme  dans  la  politique  ;  et  Vol- 
taire, annonçant  en  1730  la  gloire  de  Shakespeare,  ressemble 
à  un  noble  qui  aurait  demandé  les  Etats  généraux  en  1788,  et 
aurait  émigré  deux  ans  après,  avec  horreur,  avec  effroi.  Vol- 
taire ne  ménageait  pas  d'abord  son  admiration  en  parlant 
de  Shakespeare  ;  car  il  le  comparait  à  Homère,  qu'à  la  vérité 
il  traitait  assez  légèrement.  Le  passage  est  curieux  : 

«  J'ai  trouvé  chez  les  Anglais  ce  que  je  cherchais  ;  et  le 

1.  A  quelles  plaisanteries  Ville-  feu  ;  l'auteur  fut  décrété  de  prise  de 
main  fait-il  ici  allusion  ?  Son  h^-po-  corps  et  le  libraire  mis  à  la  Bastille, 
thèse  est  bien  peu  vraisemblable.  3.  Dans  Briiliis,  la  Mort  de  César, 

2.  Le  Parlement  les  condamna  au  Zaïre,  etc. 


VILLEMAIS  37.") 

paradoxe  de  la  réputation  d'Homère  m'a  été  développé  '. 
ShakesjTcare,  leur  jireinicr  poète  tragique,  n'a  guère,  en  Angle- 
terre, d'autre  épithète  que  celle  de  divin  "^  Je  n'ai  jamais  vu  à 
Londres  la  salle  de  comédie  aussi  remplie  à  VAndromaque  de 
Racine,  toute  bien  traduite  qu'elle  est  par  Philips,  ou 
au  CaUm  d'Addison,  qu'aux  anciennes  pièces  de  Shakes- 
])eare,  etc.,  etc.  Quand  j'eus  une  assez  grande  connaissance 
de  la  langue  anglaise,  je  m'aperçus  que  les  Anglais  avaient 
raison,  et  qu'il  est  impossible  que  toute  une  nation  se 
trompe  en  fait  de  sentiment,  et  ait  tort  d'avoir  du  plaisir.  » 
Voilà  donc  un  jugement  admirât  if,  malgré  les  expressions 
sévères  qui  s'y  mêlent.  Pendant  vingt  ans,  ce  jugement  fut 
la  règle  du  goût  en  France.  Pompignan  3,  littérateur  instruit, 
Racine  le  fils,  poète  plein  d'élégance  et  de  goût,  redisaient 
le  nom  de  Shakespeare,  comme  celui  d'une  espèce  d'Eschyle 
moderne.  Voltaire  faisait  un  pas  de  plus  en  sa  faveur  ;  il 
traduisit  en  vers  élégants  le  monologue  d'Hamlet.  Un  écri- 
vain qu'on  accusait  de  paradoxes  littéraires,  Marmontel,  sans 
savoir  l'anglais,  vanta  quelques  intentions  tragiqu&s,  quel- 
ques grands  traits  de  Shakespeare,  et  félicita  le  comédien 
Garrick  d'avoir  corrigé  et  épuré,  pour  la  scène  moderne,  les 
ouvrages  de  ce  vieux  poète  irrégulier,  mais  sublime... 

...  Toute  la  controverse  de  littérature  étrangère,  au 
XVIII^  siècle,  toute  l'innovation  qui  se  manifesta  dès  lors, 
est  dans  Shakespeare.  La  question  de  savoir  ce  qu'il  est,  à 
quel  point  on  doit  l'admirer,  comment  on  doit  l'imiter,  est 
toute  la  question  de  critique  moderne  que  le  XVIII*^  siècle 
nous  ait  laissée.  De  plus,  ce  que  nous  cherchons,  la  théorie 
d'abord,  puis  la  tentative  de  création,  le  conseil  et  l'œuvre, 
nous  le  trouvons  à  l'occasion  de  Shakespeare.  Originairement 
annoncé  par  Voltaire,  traduit  par  Letourneur,  ce  qui  était 
un  grand  malheur  pour  lui,  critiqué  avec  une  vive  prévention 
par  la  Harpe,  il  a  été  remanié,  retraduit,  refait  par  un  poète, 
par  Ducis  ;  ainsi  tous  les  accidents  que  peut  éprouver  une 
gloire,  un  génie,  toutes  les  transformations  que  la  critique, 

1.  Dévelopfié.  Expliqué.  3.  Le   Franc  de  Pompigitan.   Cf. 

2.  Divin.  C'est  le  mot  qui  s'ap-       Le    XVI II*    siècle    par    les    textes, 
pliquait  couramment  A  Homère.  p.  479,h.  1 


376  LE    XIX'-    SIÈCLE   PAR    LES     TEXTES 

la  traduction,  l'analyse  et  la  recomposition,  si  l'on  peut  parler 
ainsi,  peuvent  faire  éprouver  aux  pensées  d'un  homme, 
Shakespeare  les  a  subis  parmi  nous.  Voilà  donc  un  heureux 
modèle  d'expérience  littéraire. 

{Tahleaude  la  littérature  française  au  X  VII I^  siècle  ;  Perrin,  éd.  ) 


LE  STYLE  DE  MONTAIGNE 

Si  Montaigne  n'avait  que  le  mérite  assez  rare  de  dire  sou- 
vent la  vérité,  il  aurait,  on  peut  le  croire,  comme  Charron  son 
imitateur,  obtenu  plus  d'estime  que  de  succès,  et  plus  d'é- 
loges que  de  lecteurs.  Ceux  mêmes  qui  se  piquent  d'aimer 
avant  tout  la  raison,  veulent  encore  qu'elle  soit  assez  ornée 
pour  être  agréable  ;  et  l'on  ne  cherche  pas  l'instruction  dans 
un  livre  où  l'on  craint  de  trouver  l'ennui.  Montaigne  plaît, 
amuse,  intéresse  par  la  naïveté,  l'énergie,  la  richesse  de  son 
style  et  les  vives  images  dont  il  colore  sa  pensée.  Ce  charme 
se  fait  sentir  aux  hommes  qui  n'ont  jamais  réfléchi  sur  les 
secrets  de  l'art  d'écrire;  mais  il  mérite  d'être  particulière- 
ment analysé  par  tous  ceux  qui  font  leur  étude  de  cet  art  si 
difficile,  même  pour  le  génie. 

Je  sais  que  l'on  pourrait  attribuer  une  partie  du  plaisir 
que  donne  le  style  de  Montaigne  à  l'ancienneté  de  son  lan- 
gage. L'élégant  Fénelon  lui-même  regrettait  quelquefois 
l'idiome  de  nos  pères.  Il  y  trouvait  je  ne  sais  quoi  de  court,  de 
naïf,  de  hardi,  de  vif  et  de  passiomié  ^  On  doit  avouer  en 
effet  que  les  privilèges,  ou  plutôt  les  licences  du  vieux  fran- 
çais, le  retranchement  des  articles,  l'usage  des  inversions,  la 
hardiesse  habituelle  des  tours,  le  grand  nombre  d'expressions 
proverbiales  que  les  livres  empruntaient  à  la  conversation, 
l'abondance  des  termes  et  la  facilité  de  les  emploj-^er  tous 
sans  blesser  la  bienséance,  tant  d'autres  libertés  que  nous 
avons  remplacées  par  des  entraves,  favorisaient  l'écrivain, 
et  donnaient  au  style  un  air  d'aisance  et  d'enjouement  qui 
charme  dans  les  sujets  badins  et  pouvait  offrir  un  amusant 

1.  Lettre  à  l'Académie,  chap.   IIL 


VILLEMAIX  377 

contraste  dans  les  sujets  sérieux.  C-ependant  la  langue  fran- 
çaise n'avait  encore  réussi  que  dans  les  joyetisetés  folâtres. 
Ronsard  égarait  son  talent  par  une  imitation  maladroite  des 
langues  anciennes,  et  Amyot  n'avait  pu  rendre  que  par  une 
iieureuse  naïveté  la  précision  énergique  et  l'élégance  auda- 
cieuse de  Plutarque.  Il  nous  est  donc  permis  de  dire  avec 
Voltaire  :  ce  n'est  pas  le  langage  de  Montaigne,  c'est  son 
imagination  qu'il  faut  regretter.  Je  ne  dissimulerai  pas  cepen- 
dant que  ces  expressions  d'un  autre  siècle,  ces  formes  anti- 
ques, et,  pour  ainsi  dire,  ce  premier  débrouillement  d'une 
langue,  aujourd'iiui  perfectionnée  peut-être  jusqu'au  point 
d'être  affaiblie,  présentent  un  intérêt  de  curiosité  qui  peut 
inviter  à  la  lecture.  Mais  l'emploi  si  naturel,  les  alliances  si 
liardies,  les  effets  si  pittoresques  de  ces  termes  surannés, 
ces  coupes  savantes,  ces  mots  pleins  d'idées,  ces  phrases  où, 
par  la  force  du  sens,  l'auteur  a  trouvé  l'expression  qui  ne 
jieut  vieillir  et  deviné  la  langue  de  nos  jours,  voilà  ce  que  l'on 
admire  dans  Montaigne,  voilà  ce  qu'il  n'a  pas  reçu  de  son 
idiome  encore  rude  et  grossier,  mais  ce  qu'il  lui  a  donné  par 
son  génie. 

L'imagination  est  la  qualité  dominante  du  style  de  Mon- 
taigne. Cet  homme  n'a  point  de  su})érieur  dans  l'art  de  pein- 
dre par  la  parole.  Ce  qu'il  pense,  il  le  voit  ;  et,  par  la  vivacité 
de  ses  expressions,  il  le  fait  briller  à  tous  les  yeux.  Telle  était 
la  prompte  sensibilité  de  ses  organes  et  l'activité  de  son  âme. 
Il  rendait  les  impressions  aussi  fortement  qu'il  les  recevait. 

Le  philosojihe  Malebranche,  tout  ennemi  qu'il  était  de 
l'imagination  ',  admire  celle  de  Montaigne  et  l'admirp  trop 
peut-être  ;  il  veut  qu'elle  fasse  seule  le  mérite  des  Essais, 
et  qu'elle  y  domine  au  préjudice  de  la  raison.  Nous  n'ac- 
cepterons pas  un  pareil  éloge.  Montaigne  se  sert  de  l'imagi- 
nation pour  produire  au  dehors  ses  sentiments  tels  qu'ils 
sont  empreints  dans  son  âme.  Sa  chaleur  vient  de  sa  convic- 
tion, et  ses  paroles  animées  sont  nécessaires  pour  conserver 
toute  sa  i)ensée  et  pour  exprimer  tous  les  mouvements  de 
son  esprit.  {Essai  sur  Montaigne;  Perrin.  éditeur). 

1.   Il  l'appelait  la  folle  du  logis. 


SAINT-MARC  GIRARDIN 

L'AMOUR    DE   LA   VIE    CHEZ    ANTIGONF, 
IPHIGÉNIE  ET   POLYXÈNE 

Chaque  sentiment  a  son  histoire,  et  cette  histoire  est 
curieuse,  parce  qu'elle  est,  pour  ainsi  dire,  un  abrégé  de  l'his- 
toire de  l'humanité.  Quoique  les  sentiments  du  cœur  humain 
ne  changent  pas,  cependant  ils  ressentent  aussi  l'effet  des 
révolutions  religieuses  et  poHtiques  qui  se  font  dans  le 
monde.  Ils  gardent  leur  nature,  mais  ils  changent  d'expres- 
sion ;  et  c'est  en  étudiant  ces  changements  d'expression  que 
la  critique  littéraire  fait,  sans  le  vouloir,  l'histoire  du  monde. 
L'amour  de  la  vie  est  le  sentiment  le  plus  constant  et  le 
plus  universel  du  cœur  humain. 

Mieux  vaut  goujat  debout  qu'empereur  enterré,  dit  le 
fabuhste  ^  ;  et,  en  parlant  ainsi,  il  ne  faisait  que  traduire 
l'entretien  d'Achille  et  d'Ulysse  dans  les  enfers  :  «  Achille, 
»  dit  Ulysse,  tu  étais  autrefois  honoré  comme  un  Dieu  chez 
))  les  vivants  ;  mais  maintenant,  ici  encore,  tu  commandes 
»  aux  morts  :  tu  ne  dois  pas  regretter  la  vie.  —  Ulysse, 
))  répondit  Achille,  ne  cherche  pas  à  me  consoler  de  la  mort  ; 
»  j'aimerais  mieux  être  un  pauvre  laboureur  et  gagner  ma 
»  vie  près  de  quelque  pauvre  maître  qui  n'aurait  pas  toujours 
»  de  quoi  me  nourrir,  que  de  commander  ici  à  ces  ombres 
»  sans  vie  ^.  »  Tant  la  vie  est  une  douce  chose  !  et  les  anciens 
ne  craignaient  pas  d'en  regretter  la  douceur.  Ce  regret  de 
la  vie  que  les  poètes  prêtaient  sans  scrupule  à  leurs  héros 
mourants,  n'avaient  rien  de  timide,  ni  de  faible  :  ils  étaient 
touchants  sans  être  lâches... 

Il  y  a,  dans  le  théâtre  grec,  trois  jeunes  filles  immolées  à  la 
fleur  de  leur  âge,  l'Antigone  de  Sophocle,  l'Iphigénie  et  la 
Polyxène  d'Euripide.  Aucune  d'elles,  en  mourant,  n'affecte 
le  courage  et  la  fermeté,  aucune  d'elles  ne  fait  bon  marché 

1.  Ce  n'est  pas  dans  une  fable  taine,  mais  dans  un  conte,  7a  i\/a- 
que  se  trouve  ce  vers  de  La  Fon-       trône  cTEphèse. 

2.  Odyssée,  chant  XL 


SAINT-MAKC    dlRARDIW  379 

de  sa  jeunesse  et  de  ses  espérances  ;  toutes  trois  pleurent 
sans  rougir,  et  toutes  trois  cependant  se  résignent.  C'est  là, 
j'ai  hâte  de  le  dire,  le  triomphe  de  l'art  grec  :  il  excite  la  pitié, 
mais  il  ne  l'épuisé  pas  ;  il  mêle,  dans  le  langage  de  ses  vic- 
times, la  plainte  et  la  résignation,  afin  qu'elles  inspirent  à  la 
fois  l'attendrissement  et  le  rest)ect,  et  que  ces  deux  senti- 
ments se  tempèrent  l'un  par  l'autre  dans  l'âme  du  specta- 
teur. L'art  grec  cherche  toujours  à  maintenir  un  juste  équi- 
libre entre  ces  deux  émotions. 

Ainsi,  comme  Antigone,  en  désobéissant  hardiment  à  la 
loi  de  Créon  qui  défendait  d'ensevelir  le  corps  de  Poly- 
nice,  a  montré  plus  de  fermeté  qu'il  n'appartient  à  une 
jeune  fille,  Sophocle,  craignant  que  nous  ne  la  plaignions 
moins,  la  voyant  si  courageuse,  a  donné  à  .ses  regrets  de 
la  vie  quelque  chose  de  vif  et  de  déchirant.  Antigone  est 
presque  une  martyre,  puisqu'elle  a  mieux  aimé  obéir  à  la 
loi  divine  qu'à  la  loi  humaine  ;  mais  elle  n'a  pas  la  résigna- 
tion du  martyr  :  tantôt  elle  pleure,  parce  qu'elle  n'aura 
ni  chants  nuptiaux,  ni  doux  mariage,  ni  enfants  chéris  ; 
tantôt  elle  accuse  la  lâcheté  des  Thébains  et  l'indifférence  des 
dieux.  Aussi  le  chœur,  qui,  dans  la  tragédie  antique,  exprime 
les  sentiments  que  le  poète  veut  donner  aux  spectateurs, 
remarque  avec  effroi  l'affreuse  tempête  qui  agite  son  âme. 
Sophocle  n'a  prolongé  si  longtemps  l'agonie  d' Antigone  que 
pour  tempérer,  par  la  pitié,  l'admiration  qu'avait  inspirée 
son  courage. 

Polyxène  est  plus  résignée  qu' Antigone,  car  elle  a  perdu 
son  père  et  sa  patrie  S  et,  si  elle  vivait,  ce  serait  pour  être 
esclave  ;  point  d'époux  pour  elle,  sinon  un  esclave  comme 
elle.  Elle  n'a  donc  point  peur  de  la  mort,  elle  s'y  résigne,  mais 
sans  faste,  sans  arrogance,  sans  stoïcisme  ;  elle  ne  regrette 
de  la  vie  que  les  soins  qu'elle  aurait  donnés  à  ^écube  *  ; 
vierge  timide  et  chaste,  qui  meurt  sans  se  plaindre  et  ne 
songe,  en  tombant,  qu'à 

ranger  ses  vêtements 
Dernier  trait  de  pudeur  à  ses  derniers  moments  ^. 

1.  Priain  et  Troie.  3.  La     Fontaine,  les     Filles     de 

2.  Sa  mére.  Minée. 


38a  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

Bans  Sénèque,  au  contraire  Polyxène  devient  intrépide 
et  farouche,  elle  court  au  devant  de  la  mort  ;  sa  magnanimité 
touche  à  la  fureur,  et  elle  épouvante  Pyrrhus,  qui  doit  l'im- 
moler. 

Moins  fîère  et  moins  hardie  qu'Antigone,  moins  résignée 
que  Polyxène,  l'Iphigénie  d'Euripide  a  besoin  de  moins 
d'efforts  pour  nous  attendrir.  Aussi  n'y  a-t-il  dans  ses 
plaintes  rien  de  violent  ni  d'agité  :  elle  regrette  la  vie,  elle 
ne  craint  pas  d'exprimer  sa  peur  de  la  mort,  elle  pleure  aussi 
sa  jeunesse  qui  croissait  dans  d'autres  espérances.  Le  dis- 
cours qu'elle  adresse  à  son  père  est  plein  de  naïveté  et  de 
grâce,  et  d'une  naïveté  qui,  rapprochée  de  l'idée  de  la  mort 
que  cherche  à  repousser  cette  jeune  fille,  émeut  profondé- 
ment les  cœurs... 

Tels  sont,  dans  le  théâtre  grec,  les  adieux  que  font  à  la  vie 
Antigone,  Iphigénie  et  Polyxène.  Toutes  trois  pleurent  leur 
mort  prématurée,  toutes  trois  regrettent  la  vie,  et  toutes 
trois  aussi  finissent  par  se  résigner  avec  un  effort  plus  ou 
moins  grand,  selon  que  le  poète  sent  qu'il  a  plus  ou  moins 
besoin  de  nous  attendrir.  Ainsi  se  mêlent  le  sentiment  de 
l'amour  de  la  vie,  naturel  à  l'homme,  et  les  sentiments  de 
la  résignation  et  de  la  fermeté  ;  ainsi  s'exprime,  dans  ces 
personnages  du  théâtre  grec,  le  cœur  humain  tout  entier, 
qui  est  à  la  fois  faible  et  fort,  timide  et  hardi. 

{Cours  de  Littérature  dramatique  ;  Yasquelle,  éditeur.) 


NISARD 

BOILEAU 

La  raison  est  l'âme  des  écrits,  le  vrai  en  est  l'unique  objet  ; 
telle  fut  la  doctrine  fondamentale  de  Boileau  ;  c'est  la  loi 
mère  de  toutes  les  autres,  lesquelles  ne  sont  que  des  manières 
diverses  d'appliquer  la  raison  à  la  diversité  des  genres,  et  de 
rechercher  le  vrai  qui  convient  à  chacun.  Il  l'a  gravée  dans 
des  vers  devenus  proverbes  : 

Aimez  donc  la  raison  ;  que  toujours  vos  écrits 
Empruntent  d'elle  seule  et  leur  lustre  et  leur  prix  "... 

Rien  n'est  beau  que  le  vrai,  le  vrai  seul  est  aimable  -. 

Le  mot  seul  est  à  la  fois  la  limite  et  la  sanction  du  précepte. 
Hors  de  la  raison,  il  n'y  a  ni  lustre  ni  prix,  c'est-à-dire  ni 
forme,  ni  fond  ;  hors  du  vrai,  il  n'y  a  pas  de  beau.  Ces  vers, 
que  chacun  de  nous  sait  par  cœur,  que  l'usage  a  rendus 
communs  sans  les  rendre  vulgaires,  paraissaient  inouïs  aux 
contemporains  de  Boileau  et  aux  poètes  qui  ne  se  sentaient 
pas  en  règle  sur  ce  point.  Pradon,  qui  qualifiait  Boileau 
d'Attila  badaud,  ne  lui  reproche-t-il  pas  de  parler  toujours 
«  à  tort  et  à  travers  de  bon  sens  et  de  raison,  refrain  de  sa 
morale  de  campagne  ^  »  ?  C'étaient  en  effet  des  maximes 
inconnues  jusque-là.  Malherbe  les  avait  pressenties,  et  il 
paraît  bien,  par  ses  critiques  de  détail  *,  que  ce  qu'il  avait  en 
vue,  c'est  la  raison  sous  la  forme  du  vrai.  Mais  il  n'en  eut  pas 
d'images  aussi  claires  que  Boileau.  Xi  la  chose  ni  le  mot  ne 
s'en  trouvent  dans  ses  notes  critiques.  Outre  la  difficulté, 
même  pour  un  esprit  supérieur,  de  voir  toute  la  portée  de  ses 
pensées,  et,  pour  un  réformateur,  de  connaître  et  d'exprimer 
toutes  les  conséquences  de  sa  réforme,  Malherbe  n'était -il 

1.  Art  f)(H-liqiie,c\mnt  I.  4.  Hn   particulier  dans   les  C-om- 

2.  Kpître  IX.  inentaires     sur     Desportes.     Cf.    I.e 

3.  Dans  le  Triomphe  de  Pradon  sur  XVII'-  siMe  par  les  textes,  p.  '.i7. 
les  satires  du  sieur  Despréaux,  1676. 


382  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

pas  sous  l'empire  de  l'ancien  préjugé  qui  faisait  de  la  poésie 
un  art  agréable  plutôt  qu'utile  ?  Il  lui  est  arrivé  de  dire  qu'un 
bon  poète  n'est  pas  plus  nécessaire  à  la  république  ^  qu'un 
bon  joueur  de  flûte. 

En  quoi  donc  la  poésie  est-elle  moins  utile  aux  hommes 
que  la  morale  et  la  philosophie  ?  A  quel  titre  l'empêche- 
rait-on  de  chercher,  comme  la  morale  et  la  philosophie,  le 
vrai  par  la  raison  ?  Après  avoir  été  dans  notre  pays  un  art 
frivole,  dont  les  difficultés  donnaient  un  prix  de  convention 
à  des  galanteries ,  à  un  vain  badinage  d'esprit,  n'était-il 
pas  temps  qu'elle  prît  enfin  son  rang  parmi  les  productions 
de  l'esprit  qui  prétendent  à  l'empire  des  âmes  et  qu'elle 
demandât  cet  empire  aux  seules  choses  qui  le  donnent, 
la  raison  et  le  vrai  ?  Voilà  ce  qu'avait  pu  soupçonner  Mal- 
herbe et  ce  que  consacra  Boileau.  Il  est  juste  d'y  reconnaître 
l'influence  de  Descartes,  le  père  de  l'art  de  penser,  qui  n'est 
que  l'art  de  choisir,  parmi  ses  pensées,  celles  qui  ont  la  mar- 
que du  vrai,  reconnue  par  la  raison  ;  mais  il  fut  glorieux  pour 
Boileau  d'introduire  dans  la  poésie  l'esprit  du  Discours  de  la 
méthode.  Ce  jour-là,  il  n'y  eut  plus  d'un  côté  des  penseurs,  et 
de  l'autre  des  poètes  :  le  poète  fut  le  plus  divin  des  penseurs... 

...  Quoi  donc  ?  est-ce  que  la  raison  dans  Boileau  serait 
d'une  autre  sorte  que  la  raison  générale  ?  Est-elle  assujettie 
à  quelque  système,  ou  circonscrite  à  de  certains  genres  d'é- 
crire? Lequel  a-t-elle  exclu?  Boileau  a-t-il  seulement  exprimé 
une  préférence  pour  le  genre  dans  lequel  il  excellait  ?  Quelle 
est  la  poésie  si  haute,  si  passionnée  ou  si  rare,  qu'ait  proscrite 
cette  libre  raison  ? 

Est-il  vrai  que  Boileau  ait  parlé  froidement  de  la  passion  ? 
Voici  des  vers  où  il  la  recommande  au  poète,  en  même  temps 
qu'il  en  peint  avec  une  brièveté  admirable  les  principaux 
effets  : 

Que  dans  tous  vos  discours  la  passion  émue 
Aille  chercher  le  cœur,  l'échaufïe  et  le  remue  ^. 

A-t-il  interdit  au  poète  les  inspirations  de  l'amour,  lui  qui 

1.  République.  Etat.  2.  Arl  poétique,  chant  III. 


XISAKD  383 

admet  l'amour  le  moins  honnête,  pourvu  qu'il  soit  exprimé 
chastement  '  ;  lui  qui  en  conseille  la  peinture  comme  la 
route  la  plus  sûre  pour  aller  au  cœur  -  ;  lui  qui  décide  qu'il 
faut  être  amoureux  pour  bien  exprimer  l'amour  '  ?  Le  con- 
seil qui  suit  vous  paraît-il  d'un  moraliste  étroit  ? 

Aux  grands  cœurs  donnez  quelques  faiblesses  *. 


Si  l'on  regarde  la  variété  des  genres,  Boileau  en  a-t-il 
borné  le  nombre,  lui  qui  admet  quelques  genres  morts  avec 
le  vieil  esprit  gaulois  ?  Le  rondeau,  la  ballade,  le  madrigal 
n'existent  plus  que  dans  VArt  poétique  ^.  Aurait-il  du  moins 
exclu  le  roman  ?  Loin  de  là,  il  lui  donne  des  privilèges  '■. 

Il  convie  les  auteurs  à  l'invention,  cet  homme  qu'on  a 
accusé  d'avoir  voulu  borner  la  puissance  de  l'esprit  humain  "  ; 
il  leur  ouvre  tous  les  trésors  et  toutes  les  libertés  du  style  *,  ce 
poète  dont  on  fait  un  grammairien  timide,  blâmant  en 
autrui  les  hardiesses  où  son  esprit  ne  pouvait  s'élever.  A  la 
vérité,  genres,  style,  il  veut  que  tout  se  subordonne  à  la  raison. 

Mais  qu'est-ce  donc  que  la  raison  ?  Boileau  s'est  bien 
gardé  de  la  définir.  Il  ne  l'eût  pas  définie  assez  clairement 
pour  les  gens  qui  en  manquent,  et  il  savait  que  les  bons 
esprits  la  sentent  assez  pour  n'avoir  pas  besoin  qu'on  la  leur 
définisse. 

Quand  je  fais  apjîel  à  la  raison  d'un  homme  de  bonne  foi 
qui  s'est  trompé,  ou  qui  a  fait  une  faute,  je  ne  la  lui  définis 
pas,  car  je  sais  qu'elle  lui  parle  en  même  temps  que  moi,  et 
qu'elle  s'est  déjà  mise  de  mon  côté.  J'offenserais  mêms  cet 

1,  Art  poétique,  chant  IV.  3.   Ibid.,  chant  IL 

2.  Ibid.,  chant  III. 

C'est  peu  d'être  poète,  il  faut  être  amoureux. 

(Art.  poél.,  chant  II.) 

4.  Ibid.,  chant  III. 

5.  Pourtant,  o:i  en  faisait  encore  au  XVII' siècle. 

6.  Dans  un   roman   frivole  aisément   tout   s'excuse. 
C'est  assez  qu'en  courant  la  tiction  amuse. 

(.-IW.  (met.,  chant  II.) 
Un  ne  peut  pas  dire  que  Boileau,        liberté    que    comme     à    un     genre 
dans  ces  vers,  donne  au  roman  des        frivole. 
priKitèges  ;  il   ne   lui   laisse  plus  de 

7.  Auteurs,  prêtez  l'oreille  ù  mes  instructions  : 
Voulez-vous  faire  aimer  vos  riches  Actions  ? 

(.4r/ po^(.  chant  III.) 

8.  De  figures  sans  nombre  égayez  votre  ouvrage. 

(Ibid.) 


384  LE    XIX'     SIECLE    PAR  LES     TEXTES 

homme,  au  lieu  de  le  ramener,  si  je  prétendais  découvrir  en 
lui  sa  raison.  Tout  ce  qu'il  peut  supporter  de  moi,  c'est  que 
je  l'aide  à  voir  ce  qui  n'y  est  pas  conforme.  A  cela  se  borne 
Boileau.  Par  tout  ce  qu'il  défend  au  nom  de  la  raison,  on 
reconnaît  qu'il  s'agit  toujours  de  ce  sens  de  l'humain  par 
lequel  non  seulement  rien  de  ce  qui  est  de  l'homme  ne  nous 
est  étranger,  mais  tout  ce  qui  n'est  pas  de  l'homme  nous 
choque. 

Quelque  chose  donc  que  vous  écriviez,  il  faut  que  ma 
raison  en  soit  d'accord.  Si,  dans  la  peinture  des  passions, 
vous  allez  au-delà,  non  de  celles  que  j'ai  pu  connaître,  car  je 
ne  réduis  pas  le  vrai  à  mon  expérience  personnelle,  mais  de 
celles  que  je  puis  concevoir,  ma  raison  ne  vous  suivra  pas. 
Elle  résistera  à  vos  fictions,  si  vous  y  excédez  la  vraisem- 
blance ;  elle  sera  offensée  de  votre  langage,  si  vous  sortez, 
non  du  mien,  qui  est  sans  doute  trop  humble  pour  exprimer 
les  conceptions  de  l'art,  mais  de  celui  que  je  tiens  pour  bon 
et  pour  mien,  parce  qu'il  exprime  en  perfection  des  choses 
conformes  à  ma  raison. 

L'objet  de  la  raison,  comme  l'entend  Boileau,  n'est  point 
une  sorte  de  vrai  ;  c'est  tout  ce  qui  est  vrai.  C'est  à  la  fois 
le  vrai  du  devoir  et  le  vrai  du  fait  ;  le  vrai  de  Pascal,  comme 
celui  de  Montaigne. 

Seulement  Boileau  veut,  et  qui  l'en  blâmerait  ?  que  ce  que 
nous  connaissons  serve  à  nous  conduire,  et  que  de  la  peinture 
de  ce  qui  se  fait  il  sorte  toujours  quelque  enseignement  sur 
ce  qui  doit  se  faire.  Il  invite  le  poète  à  chercher  la  passion  au 
fond  du  cœur  ;  il  fait  plus,  il  veut  que,  pour  la  bien  exprimer, 
on  l'éprouve  ;  mais  c'est  sous  la  réserve  qu'en  s'y  intéressant, 
le  lecteur  ou  l'auditeur  la  condamne. 

Didon  a  beau  gémir  et  m'étaler  ses  charmes. 

Je  condamne  sa  faute  en  partageant  ses  larmes  ^ 

S'il  conseille  la  peinture  de  l'amour,  c'est  à  la  condition 
que  cette  passion,  souvent  combattue  de  remords. 

Paraisse    une    faiblesse    et    non    une    vertu  -. 

Mais  cette  condition,  loin  de  borner  le  vrai,  n'en  fait-elle 

1.  Ar/ poé/igj/e,  chant  IV,  2.  /bid.,  chant  III. 


NISAkD  385 

pas  elle-même  partie  ?  Quand  nous  sommes  témoins  des 
effets  d'une  passion  violente,  le  jugement  que  nous  en  por- 
tons n'est-il  pas  mêlé  de  blâme  et  de  pitié  ?  Que  dis-je  ? 
quand  nous  sonmies  nous-mêmes  sous  le  joug  de  la  passion, 
ne  nous  jugeons-nous  pas  tour  à  tour  avec  complaisance  et 
sévérité,  et  ne  sommes- nous  pas  tout  aussi  près  de  nous  la 
reprocher  comme  une  faiblesse  que  de  nous  en  faire  honneur 
comme  d'une  vertu  ? 

Ces  principes  de  la  raison  et  du  vrai,  Boileau  les  applique 
aux  genres  dont  les  règles  particulières  ne  sont  que  les  con- 
ditions imposées  à  chaque  genre  pour  être  conforme  à  la 
raison.  Boileau  n'a  raffiné  sur  aucun  ;  il  les  caractérise  som- 
mairement, tantôt  par  leurs  limites,  tantôt  par  la  disposition 
d'esprit  à  laquelle  ils  répondent,  faisant  voir  par  là  qu'ils 
sont  moins  des  cadres  arbitraires,  consacrés  par  leur  anti- 
quité, que  les  convenances  mêmes  de  notre  esprit.  Quand  le 
poète  mêle  les  genres  et  confond  leurs  limites,  il  fait  pis  que 
violer  une  règle  de  la  poétique,  il  contrarie  notre  nature,  qui 
n'a  jamais  au  même  moment  deux  dispositions  contradic- 
toires, et  qui  ne  supporte  pas  l'écrivain  qui  veut  lui  faire  cette 
violence.  La  raison,  pour  chaque  genre,  consiste  à  se  confor- 
mer à  la  disposition  d'esprit  particulière  qui  y  répond  ;  le 
vrai,  c'est  tout  ce  qui  est  conforme  à  cette  disposition.  On 
l'a  si  bien  senti,  qu'il  est  d'usage  de  dire  :  la  vérité  des  genres. 
Or,  qu'entend-on  par  là,  sinon  la  conformité  de  ces  genres, 
ou  de  la  manière  dont  ils  sont  traités,  avec  la  disposition 
que  nous  y  apportons  ?  Quand  je  vois  ou  lis  un  poème  dra- 
matique, ce  que  j'y  veux  trouver,  c'est  la  ressemblance  avec 
la  vie  ^  ;  tout  ce  qui  n'y  est  pas  marqué  de  cette  ressemblance, 
je  le  juge  hors  de  la  vérité  du  genre.  Qu'on  me  donne  à  lire 
une  ode,  je  m'attends  à  quelque  chant  sublime  ou  gracieux  ; 
si  l'inhabileté  du  poète  me  jette  dans  quelque  récit,  ou  me 
détourne  vers  des  idées  satiriques  ^,  il  mécontent©  ma  dis- 
position lyrique,  sans  contenter  la  disposition  que  je  prête 
soit  à  l'épopée,  soit  à  la  satire.  Le  poète  n'est  pas  si  maître 

1.  Par  là  justement  s'autorise  le  Victor   Hugo,   ont   fait   des   satires 
mélange  du  comique  et  du  tragique.  I>Tiqucs  assez  belles  pour  infirmer 

2.  Mais   pourquoi   exclure   le   ly-  l'étroite    poétique    dont    Nisard    se 
rismc     de    la     satire?     D'Aubigné,  fait  ici  le  défenseur. 

André    Chcnier,    Auguste    Barbier, 

tE  XIX*   SIÈCLE   PAR   LES  TKXTCS.  —  3Ô 


386  LE    XIX'   SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

de  nos  âmes  que  le  lui  disent  ses  flatteurs  :  l'empire  appar-" 
tient  à  celui  qui  connaît  toutes  les  avenues  de  notre  esprit, 
non  à  celui  qui  les  évite  ou  qui  les  confond  ^ 

Boileau  n'entre  pas  dans  cette  métaphysique  des  genres  : 
ce  n'était  ni  dans  son  plan,  ni  propice  aux  développements 
poétiques,  ni  nécessaire  à  une  époque  où  l'on  avait  foi  aux 
grands  exemples  de  l'esprit  humain  dans  les  lettres,  comme 
à  la  tradition  en  matière  de  foi.  Mais  quiconque  n'interprète 
pas  de  cette  façon  ses  préceptes  sur  les  genres,  les  vives  des- 
criptions qu'il  en  fait  et  les  limites  qu'il  leur  a  tracées,  n'a 
pas  compris  Boileau... 

Il  n'est  pas  une  des  prescriptions  de  Boileau  où  l'on  ne 
trouve  la  raison  pour  principe  de  l'inspiration,  et  le  vrai  pour 
objet.  Que  dis-je  ?  il  n'en  est  pas  une  qui  n'assure  la  liberté 
du  poète  par  la  manière  même  dont  elle  la  règle.  Une  doc- 
trine littéraire  qui  m'impose  la  raison  et  le  vrai,  a  plus  de 
souci  de  ma  liberté  que  celle  qui  autorise  mes  caprices.  C'est 
ainsi  que  la  loi  morale,  qui  m'impose  l'honnête,  me  veut  voir 
plus  véritablement  libre  qu'une  certaine  philosophie  qui  s'en 
fie  à  ma  sagesse  du  soin  de  me  conduire  et  qui  se  rend  ainsi 
complice  de  mes  erreurs  et  de  mes  défaillances.  Car  que  veu- 
lent toutes  ces  prescriptions,  sinon  nous  exciter  à  nous 
connaître  ?  Où  est  la  liberté  véritable,  sinon  dans  la  connais- 
sance de  soi-même  ?  Il  est  vrai  que  nous  ne  le  croyons  pas 
d'abord  ;  nous  goûtons  plus  les  doctrines  qui  flattent  cette 
autre  liberté  fausse,  qui  vient  de  l'humeur  et  des  sens,  et  qui 
nous  trompe  sur  ce  que  nous  sommes... 

En  même  temps  qu'il  opposait  à  la  poésie  contemporaine 
la  raison  et  le  vrai,  réintégrés  pour  ainsi  dire  dans  la  langue 
poétique,  d'où  la  mode  les  avait  bannis,  il  opposait  aux 
mœurs  des  poètes  un  idéal  formé  de  toutes  les  qualités  de 
l'homme  de  bien.  Le  poète,  selon  Boileau,  doit  se  défendre 
contre  les  éloges,  et  ne  jamais  dédaigner  les  critiques,  fût-ce 

1.  Cette    rigoureuse    démarcation  complexe    et    la    concevoir    comme 

des    genres    peut    être    rationnelle  ;  divisée  en  je  ne  sais  quelles  cases 

mais  il  ne  faut  pourtant  pas  mécon-  dont   chacune   rendrait,   pour   ainsi 

naître  ce  que  l'âme  humaine  a  de  dire,  des  chants  spéciaux. 


mSARD  387 

même  celles  d'un  sot,  qui  peut  quelquefois  donner  un  bon 
avis  ;  chercher  un  véritable  ami  qui  l'éclairé  sur  ses  fautes  ; 
faire  reluire  dans  ses  vers  la  pureté  de  sa  vie  ;  fuir  la  jalousie 
et  les  intrigues  ;  travailler  pour  la  gloire  et  non  pour  le 
gain  ^  Beau  type  de  poète,  surtout  si  l'on  songe  que  Boileau 
en  avait  pris  les  traits  dans  sa  propre  vie,  et  qu'il  se  donnait 
lui-même  en  exemple  à  des  poètes  pour  lesquels  chacun  de 
ces  traits  était  un  reproche.  C'était  trop  peu  de  dire  : 

Aimez  donc  la  raison  ^  ; 

ce  précepte  voulait  un  corollaire.  Boileau  le  trouva  dans  sa 
conscience  : 

Aimez  donc  la  vertu  :  nourrissez-en  votre  âme  '. 

Voilà  l'idéal  au  complet  :  car,  si  la  vertu  n'est  que  la  raison 
dans  la  conduite  do  la  vie,  quel  poète  pourra  donner  une 
image  plus  sensible  de  la  raison,  que  celui  qui,  sous  le  nom 
de  vertu,  la  prendra  pour  guide  de  sa  propre  vie  ? 

{Histoire  de  la  Littérature  francise:  Firmin-Didot,  éditeurs.) 

1.  Art  poétique,  chant  IV. 

Ne  vous  enivrez  point  des  éloges  flatteurs,  etc. 

Ecoutez  tout  le  monde,  assidu  consultant. 
Un  fat  quelquefois  ouvre  un  avis  important. 

Faites  choix  d'un  censeur  solide  et  salutaire,  etc. 

Que  votre  âme  et  vos  mœurs  peintes  dans  vos  ouvrages. 
N'offrent  jamais  de  vous  que  de  nobles  images. 

Fuyez  surtout,  fuyez  ces  basses  jalousies,  etc. 

Travaillez  pour  la  gloire  et  qu'un  sordide  gain 
Ne  soit  jamais  l'objet  d'un  illustre  écrivain. 

2.  Art  poétique,  chant  I.  3.  Ibid,,  chant  IV. 


SAINTE-BEUVE 

VOITURE 

...  A  la  différence  de  tant  d'hommes  distingués  et  d'écri- 
vains de  renom  qui,  ayant  eu  une  partie  de  leur  fortune 
viagère,  en  ont  une  autre  partie  durable  et  immortelle, 
Voiture  a  tout  mis  en  viager  :  il  n'a  été  qu'un  charme  et  une 
merveille  de  la  société  ;  il  a  voulu  plaire  et  il  y  a  réussi,  mais 
il  s'y  est  consumé  tout  entier;  et  aujourd'hui,  lorsqu'on  veut 
ressaisir  en  lui  l'écrivain  ou  le  poète,  on  a  besoin  d'un  effort 
pour  être  juste,  pour  ne  pas  lui  appliquer  notre  propre  goût, 
nos  propres  idées  d'agrément,  et  pour  remettre  en  jeu  et  dans 
leur  à-propos  ces  choses  légères. 

Voiture  était  né  l'esprit  le  plus  fin  et  le  plus  délicat,  formé 
par  la  nature  pour  la  compagnie  la  plus  choisie,  pour  en  être 
l'enfant  gâté  et  les  délices.  Il  fut  quelque  temps  avant  de 
rencontrer  ce  doux  chmat  auquel  il  était  destiné.  Il  naquit 
à  Amiens  en  1598,  aux  hmites  des  deux  siècles.  Son  père,  qui 
était  un  marchand  de  vin  en  gros  suivant  la  Cour,  et  fort 
connu  des  grands,  lui  fit  donner  la  meilleure  éducation.  Voi- 
ture étudia  à  Paris,  au  collège  de  Boncourt,  et  de  là  il  alla 
faire  son  droit  à  l'université  d'Orléans.  De  bonne  heure  on 
parla  de  lui  pour  ses  vers,  pour  ses  lettres  ;  une  lettre  surtout 
qu'il  adressa  à  M"^^  de  Saintot  en  lui  envoyant  le  Roland 
furieux  traduit  par  Rosset  (a  Madame,  voici  sans  doute  la 
plus  belle  aventure  que  Roland  ait  jamais  eue,  etc.  »)  courut 
et  commença  à  le  mettre  en  réputation.  Malgré  l'amitié  de 
M.  d'Avaux  ^,  son  ancien  condisciple,  avec  qui  il  avait 
renoué  un  commerce  familier,  il  ne  brillait  encore  que  dans 
les  cercles  bourgeois,  lorsque  M.  de  Chaudebonne,  l'aj^ant 
un  jour  rencontré  dans  une  maison,  lui  dit  :  «  Monsieur,  vous 
êtes  un  trop  galant  homme  pour  demeurer  dans  la  bour- 
geoisie ;  il  faut  que  je  vous  en  tire.  «  Par  lui  Voiture  fut  pré- 
senté chez  la  marquise  de  Rambouillet,  l'oracle  du  mérite  et 

1.   Illustre   diplomate,    qui    négo-       cia  les   traités  de   Westphalie.  Plus 

tard,  il  fut  surintendant  des  finances. 


SAINTE-BEUVE  389 

de  la  ])olitesse,  et,  dès  ce  moment,  il  entra  dans  sa  vraie 
sphère  ;  il  n'eut  plus  qu'à  suivre  sa  voiation,  qui  était  d'être 
le  bel  esprit  à  la  mode  dans  uns  société  d'élite.  Il  n'avait  qu3 
vingt-sept  ans  (1625).  Il  s'e^t  peint  à  nous  patit,  «la  taille  de 
deux  ou  trois  doigts  au-dessous  de  la  médiocre,  la  tête  assez 
belle,  (ses  portraits  nous  la  montrent  mêm?  très  belle),  les 
yeux  doux,  mais  un  peu  égarés,  et  le  visage  assez  niais  »\ 
Ailleurs  il  parle  encore  de  cette  mine  entre  douce  et  niaise,  et 
de  ses  sourcils  joints.  Il  eut  de  bonne  heure  les  cheveux 
grisonnants,  et  sa  complexion  résista  peu  à  cette  continuelle 
fatigue  de  plaire.  Il  n'y  eut  que  trop  de  succès.  L'esprit  et 
la  grâce  qui  animaient  ce  petit  corps,  l'étincelle  qui  en  jail- 
lissait à  la  première  rencontre,  la  hardiesse  et  l'aisance,  le 
don  de  l'à-propos,  un  soin  vif  entrecoupé  parfois  d'un  air  de 
rêverie  et  rehaussé  d'un  grain  de  caprice,  faisaient  de  lui  la 
personne  la  plus  agréable  et  la  mieux  accueillie,  et  en  par- 
ticulier auprès  des  femmes  et  des  grands. 

C'était  le  moment  où  Balzac,  de  quatre  ans  plus  âgé  que 
Voiture,  atteignait  par  la  publication  de  ses  Lettres  (1624)  à 
cette  haute  réputation  d'éloquence  et  de  beau  style  qu'il 
conserva  et  maintint  pendant  toute  sa  vie.  Voiture,  en 
homme  d'esprit  (et  il  avait  bien  autrement  d'esprit  propre- 
ment dit  que  Balzac,  qui  avait  principalement  du  talent),  ne 
songea  point  à  lutter  avec  lui  :  il  laissa  ce  provincial  superbe 
et  solennel  croire  qu'il  régnait  de  sa  maison  d'Angoulême  sur 
l'empire  des  Lettres  ;  il  lui  rendit  même  hommage  :  quant  à 
lui,  il  ne  se  piqua  que  de  bien  vivre,  de  vivre  le  plus  agréable- 
ment, de  conquérir  la  faveur  des  plus  grands  et  des  plus  belles, 
et,  tout  en  s'amusant  à  tous  les  étages,  de  s'épanouir  par  son 
côté  précieux  au  centre  de  la  vraie  urbanité  dans  la  plus  douce 
lumière.  Il  ne  publia  rien  de  son  vivant  ;  il  ne  disposa  rien 
pour  l'avenir  ;  heureux  de  jouir  à  l'instant  même,  il  mit  une 
négligence  de  galant  homme  à  assurer  le  sort  futur  de  ses 
œuvres,  et  il  sembla  ne  viser  qu'à  une  gloire,  à  faire  que  ceux 
qui  l'avaient  connu  et  goûté  dissent  après  lui  :  «  Il  n'y  a  eu, 
il  n'y  aura  jamais  qu'un  Voiture.  » 

La  liv^rée  qu'avait  l'esprit  en  son  temps,  il  la  prit,  il  la 
donna  aux  autres  en  renchérissant,  et  se  contentant  de  la 
marquer  d'un  tour  unique  qui  était  le  sien.  Il  n'essaya  pas  de 


390  LE    XIX'    SIECLE    FAR    LES    TEXTES 

lutter  contre  les  abus  du  goût  ;  il  n'avait  rien  en  lui  du  réfor- 
mateur ni  du  critique  :  ce  n'était  qu'un  courtisan  enjoué  et 
sans  fadeur.  Il  naviguait  à  fleur  d'eau  sur  les  courants  du 
jour,  s'amusant  à  y  suivre  ou  à  y  précéder  les  autres,  et  à  y 
faire  mille  jeux,  déroulant  ses  flatteries,  dérobant  ses  malices. 
Ce  ne  sont  chez  lui  que  plaisanteries  de  société  et  de  coterie, 
tours  de  force  subtils  dont  on  ne  sait  d'abord  que  dire  quand 
on  le  lit  aujourd'hui,  et  qu'on  n'est  pas  très  sûr  d'entendre  à 
moins  d'être  initié... 

Il  n'y  a  rien  de  plus  particulier,  de  plus  approprié  à  l'heure 
et  à  la  minute  présente  que  la  conversation  et  le  genre  de 
plaisanterie  qui  y  ^  circule.  Cela  ne  se  transmet  pas  et  ne 
s'écrit  jamais  que  très  imparfaitement.  Ce  qu'on  a  à  faire  en 
lisant  aujourd'hui  Voiture,  ce  n'est  donc  pas  tant  de  chercher 
si  ce  qu'il  dit  est  pour  nous  réellement  plaisant,  c'est  plutôt 
de  se  figurer  par  lui  quel  pouvait  être  le  tour  d'esprit  et  d'a- 
musement en  vogue  dans  cette  société  ingénieuse,  recherchée 
et  souverainement  élégante,  de  qui  date  chez  nous  l'établis- 
sement continu  de  la  société  polie.  On  le  devine  très  bien  en 
s'y  prêtant  un  peu.  Cet  esprit  de  Voiture  et  de  son  monde 
n'était  pas  seulement  un  esprit  de  riposte  et  de  trait,  c'était 
aussi  un  esprit  inventif,  et  qui  se  mettait  en  frais  d'imagi- 
nation pour  divertir  et  pour  plaire  avec  abondance  et  réci- 
dive. On  entrevoit  des  parties  montées,  improvisées,  de  vraies 
petites  scènes,  qui  variaient  à  l'infini  cette  vie  de  loisir,  ces 
journées  de  promenade  et  d'entretiens.  On  jouait  aux  muses, 
on  jouait  aux  grâces  et  aux  nymphes.  On  avait  des  plaisan- 
teries qui  duraient  des  années,  on  en  avait  qui  ne  servaient 
qu'un  jour.  On  inventait  des  motifs  à  aimables  querelles,  on  se 
créait  des  tournois.  L'esprit  de  Voiture  était  toujours  en 
action  et  en  mouvement  comme  pour  un  théâtre  de  société. 
M"^  de  Rambouillet  avait-elle  témoigné  son  admiration  pour 
le  roi  de  Suède  Gustave- Adolphe,  on  se  mettait  à  lui  faire 
la  guerre  de  ce  qu'elle  était  éprise  de  lui,  et  Voiture,  saisissant 
ce  beau  prétexte  du  roi  de  Suède,  faisait  travestir  cinq  ou 
six  hommes  en  Suédois,  lesquels  arrivaient  un  jour  en  carrosse 
à  la  porte  de  l'hôtel  de  Rambouillet  et  présentaient  à  M^'®  de 

1 .  Dans  ses  lettres. 


SAIS'TE'BEUVE  391 

Rambouillet,  comme  de  la  part  du  conquérant,  son  portrait 
avec  une  lettre  :  «  Mademoiselle,  voici  le  lion  du  Nord  et  ce 
conquérant  dont  le  nom  a  fait  tant  de  bruit  dans  le  monde 
qui  vient  mettre  à  vos  pieds  les  trophées  de  l'Allemagne,  et 
qui,  après  avoir  défait  Tilly  *,  etc.,  etc.  »  Une  autre  fois.  Voi- 
ture, alors  en  voyage,  écrivait  de  Nancy  à  M'"''  de  Rambouil- 
let sous  le  nom  de  Callot,  en  lui  envoyant  un  recueil  de  ce 
graveur  *.  Une  autre  fois,  jouant  sur  le  nom  de  lionne  qu'on 
donnait  à  M^^^  Paulet  ^  à  cause  de  la  couleur  de  ses  cheveux, 
il  écrivait  de  Ceuta  en  Afrique  (où  réellement  il  était  alors),  et 
signait  Léonard,  gouverneur  des  lions  du  roi  de  Maroc.  Au  duc 
d'Enghien,  après  le  passage  du  Rhin,  il  écrit  la  fameuse 
lettre  de  la  Carpe  à  son  compère  le  Brochet.  Sarazin  *,  dans 
sa  jolie  pièce  de  la  Pompe  funèbre,  a  pu  présenter  les  exploits 
d'esprit  de  Voiture  en  une  suite  d'épisodes  et  de  chapitres 
distincts  comme  ceux  d'un  roman.  En  tout  cela  on  trouve  le 
même  art,  le  même  talent  de  société  déguisé,  métamorphosé 
en  cent  façons,  et  jaloux  de  tirer  d'un  rien  tout  ce  qui  peut 
donner  à  une  familiarité  d'habitude  le  piquant  de  la  diversité 
et  de  l'imprévu.  Cette  vie  oisive  eût  paru  trop  longue  et  trop 
monotone  si  le  travestissement  ne  l'avait  sans  cesse  renou- 
velée. On  brodait  ingénieusement  tous  les  thèmes  ;  on  filait 
en  mille  nuances  le  bel  esprit.  Voiture  suffisait  à  tout,  mais 
il  n'allait  pas  au-delà  et  ne  pensait  guère  à  nous  autres  gens 
du  lendemain,  ni  à  la  postérité... 

On  a  comparé  Voiture,  et  de  son  temps  et  depuis,  à  bien 
des  écrivains  et  des  poètes  célèbres,  à  Horace,  à  Catulle,  à 
Lucien,  à  Voltaire,  à  Delille,  à  d'autres  encore.  Essayons 
un  peu  de  quelques-uns  de  ces  divers  noms  comme  de  pierres 
de  touche  pour  éprouver  ses  qualités  et  pour  achever  de  nous 
le  définir. 

Horace  !  il  faut  courir  vite  sur  ce  nom  quand  on  parle  de 
Voiture,  de  peur  d'être  trop  sévère  à  celui-ci.  Pourtant  on  ne 
peut  s'empêcher  de  remarquer  que,  si  Boileau  avait  ajouté 
à  ses  talents  de  poète  et  à  sa  finesse  de  critique  les  grâces  et 

1.  Général  des  Impériaux  pcn-  bourgeoise,  que  M"»  de  Rambouillet 
dant  la  guerre  de  Trente  ans.  avait  cependant  admise  au  nombre 

2.  Callot    (1592-1635)  était    né   s"!  de  ses  amies  les  plus  intimes. 
Nancy.  4.  Poète  de  société,  qui  avait  de 

3.  Angélique   Paulet,   de    famille  l'esprit  et  de  l'agrément,  1605-1654. 


392  LE    XIX"    SIECLE     PAR    LES    TEXTES 

le  monde  ^  de  Voiture,  son  art  de  vivre  sur  un  pied  de  fami- 
liarité avec  les  plus  grands  et  de  jouer  sans  cesse  avec  eux 
sans  s'oublier,  il  eût  mieux  ressemblé  à  Horace.  D'ailleurs 
Voiture  n'avait  d'Horace  ni  la  justesse  mofale,  ni  l'élévation, 
ni  le  noble  souci  de  l'immortalité  et  ce  qui  fait  qu'on  a  droit 
à  chanter  son  Exegi  monumentum  ^,  rien  de  solide,  ni  même 
cette  libéralité  ^  d'âme  qui  achève  le  goût  et  qui  fait  qu'Ho- 
race, par  exemple,  en  toute  occasion,  a  parlé  si  honorable- 
ment de  son  père  :  Voiture,  on  le  sait,  était  embarrassé  du 
sien  *. 

Avec  Catulle,  on  est  plus  à  l'aise  pour  lui  comparer  Voi- 
ture, qui  évidemment  a  songé  quelquefois  à  l'imiter.  Mais 
quelle  distance  encore  !  Catulle,  au  milieu  de  ses  jolis  hendé- 
casyllabes  et  de  ses  mordants  badinages,  est  un  poète  pro- 
fond, un  poète  sérieux,  ayant  le  culte  de  son  art.  Il  a  eu,  en 
parlant  de  Lesbie,  des  accents  d'une  simphcité  brûlante  et 
passionnée,  et  il  est  au  œmble  de  la  perfection  (Fénelon  l'a 
dit)  quand  il  fait  parler  son  désespoir.  Il  a  sur  la  mort  d'un 
frère  des  accents  d'une  sensibilité  tendre  et  douloureuse. 
Peintre  d'Ariane  ^,  il  a  trouvé  de  grandes  images  et  des  jets 
d'antique  et  immortelle  beauté.  Voiture  n'avait  rien  de 
passionné  ;  il  en  contait  à  toutes  les  femmes,  mais  on  doute 
qu'il  ait  jamais  aimé  une  seule  fois  avec  ardeur  et  avec 
flamme.  Sa  poésie  passait  presque  toute  en  compliments  et 
en  dragées  de  société.  M^i^  de  Rambouillet  disait  des  douceurs 
que  répandait  Voiture  en  conservant  ou  en  écrivant  des 
lettres  :  «  C'est  toute  poésie.  »  Il  était  trop  paresseux,  trop 
insoucieux  de  l'avenir,  pour  travailler  ses  vers  :  ayant  eu  à 
copier  je  ne  sais  quelle  de  ses  pièces  qu'on  lui  avait  demandée 
en  Angleterre,  il  dit  «  que  ce  sont  les  seuls  vers  que  jamais 
il  ait  écrits  deux  fois.  »  J'admets  qu'il  se  vante  un  peu,  mais 
cette  affectation  de  négligence  équivaut  à  la  négligence 
même.  Après  cela,  il  faut  dire  de  Voiture  ce  qu'a  dit  Vol- 

1.  Le  monde.  L*usage  du  monde,  l'esclave  ;  ici,  la  noblesse  et  la  déli- 
et  tout  ce  qu'il  suppose  d'aisance,       catesse  morales. 

de  tact,  d'agrément.  4.  «  C'est  ce  qu'ont  dit  les  contem- 

2.  Odes,  III,  XXX.  «  J'ai  achevé  porains  de  Voiture,  et  je  m'en  tiens 
un  monument  plus  durable  que  là-dessus  à  l'impression  qu'ils  nous 
l'airain.    »  ont   transmise.    »  (Note  de  Sainte- 

3.  Libéralité.    Ce    qui    caractérise  Beuve.) 

l'homme  libre  par  opposition  avec  5.  Dans  VEpUhilame      de    Thétis 

et  de  Pelée. 


SAIXTE'BEUVE  393 

taire  :  «  On  a  de  lui  de  très  jolis  vers,  mais  en  petit  nombre.  » 
Ces  jolis  vers,  c'est  d'abord  son  fameux  sonnet  :  Il  faut  finir 
mes  jours  en  V amour  d'Uranie  ^..  On  y  sent  une  certaine 
tendresse  passagère  et  voluptueuse.  Ce  sont  les  vers  impro- 
visés à  la  reine  Anne  d'Autriche  dans  une  promenade  à 
Rueil  : 

Je  pensais  que  la  destinée 

Après   tant  d'injustes   malheurs  •^... 

C'est  surtout  l'Epître  à  M.  le  Prince,  après  son  retour 
d'Allemagne  où  il  avait  failli  mourir  de  maladie  (1645), 
pièce  charmante,  philosophique  et  de  la  plus  douce  veine. 
Joignez-y  quelques  chansons  et  rondeaux.  Voiture  a  cela 
d'original  comme  poète,  qu'il  rompt  la  lignée  majestueuse 
de  Malherbe  et  s'en  revient  au  seizième  siècle,  au  premier 
seizième  siècle,  à  celui  des  Marot,  des  Brodeau  ^.  Entre  l'ode 
et  le  genre  burlesque  alors  en  vogue,  il  tient  sa  route  aisée  et 
il  continue  en  français  la  poésie  véritablement  légère. 

Il  devance  donc  à  quelques  égards  Voltaire,  et  leurs  nom^ 
se  peuvent  rapprocher  ;  mais  ce  n'est  qu'en  un  ou  deux  points 
qu'est  leur  rencontre.  Voltaire,  sérieux  sous  ses  badinages, 
ou  du  moins  passionné  pour  ou  contre  certaines  idées  et 
certaines  institutions  sociales,  y  mettant  à  tout  instant  la 
main  comme  l'enfant  imprudent  et  terrible,  mais  parfois 
aussi  comme  l'ami  de  l'humanité,  ne  saurait  être  ramené  et 
diminué  jusqu'à  Voiture,  qui  n'a  jamais  épousé  dans  sa  vie 
aucune  cause,  et  qui  n'a  été  que  le  héros  de  la  bagatelle. 
Voiture  avait  dans  la  volupté,  pratiquée  comme  il  l'çntendait, 
un  principe  de  sagesse  relative  et  d'indifférence.  Son  ambi- 
tion était  du  côté  des  femmes  ;  celle  de  Voltaire  était  partout 
ailleurs.  Avec  les  princes  et  les  grands,  bien  que  d'abord 
excellent  à  s'y  produire  et  à  gagner  une  faveur  brillante. 
Voltaire  excédait  tôt  ou  tard  la  mesure  et  s'attirait  de  fâcheux 
retours  ;  ce  que  Voiture  eut  le  tact  d'éviter.  Toutefois  on  sait 
que  ce  dernier  avait  aussi  ses  saillies  et  ses  velléités  d'éman- 
cipation et  d'incartades.  Le  prince  de  Condé  disait  de  lui  : 


1.  Cf.    Le    XVII'    siècle   par   les         3.  Victor  Brodeau,  contemporein 

>.  122.  - 

id.,  p.  124. 


textes,  p.  122.  de  Marot,  mort  en  1540. 

2.  Ibi  ' 


394  LE   XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

«  Si  Voiture  était  de  notre  condition,  on  ne  le  pourrait 
souffrir.  »  Si  Voiture  était  venu  un  siècle  plus  tard  on  ne 
peut  trop  dire  ce  qu'il  aurait  fait,  et  de  quel  côté  se  serait 
tournée  cette  vocation  décidée  de  réussir  et  de  plaire.  Nos 
passions  et  nos  désirs  taillent  en  nous,  selon  le  temps  et 
l'occurrence,  plus  d'une  figure  et  d'un  personnage.  Qu'aurait 
été  Voiture  venu  au  dix-huitième  siècle,  et  à  qui  eût-il  res- 
semblé ?  c'est  là  une  question  sur  laquelle  la  conjecture  est 
ouverte,  et  où  il  y  a  de  quoi  rêver. . .  Mais  je  ne  puis  même  alors, 
et  même  les  conditions  sociales,  les  excitations  d'alentour 
étant  si  changées,  me  décider  à  faire  de  lui  un  autre  Vol- 
taire. Seulement,  le  bruit  de  ses  succès  charmants  eût  quel- 
quefois de  loin  alarmé  Voltaire. 

{Causeries  du  Lundi,  t.  XII;  Garnier  frères,  éditeurs.) 


LA    METHODE    DE   SAINTE-BEUVE 

Il  me  prend  l'idée  d'exposer  une  fois  pour  toutes  quelques- 
uns  des  principes,  quelques-unes  des  habitudes  de  méthode 
qui  me  dirigent  dans  cette  étude,  déjà  si  ancienne,  que  je  fais 
des  personnages  littéraires.  J'ai  souvent  entendu  reprocher 
à  la  critique  moderne,  à  la  mienne  en  particulier,  de  n'avoir 
point  de  théorie,  d'être  tout  historique,  tout  individuelle  ^ 
Ceux  qui  me  traitent  avec  le  plus  de  faveur  ont  bien  voulu 
dire  que  j'étais  un  assez  bon  juge,  mais  qui  n'avait  pas  de 
Code.  J'ai  une  méthode  pourtant,  et,  quoiqu'elle  n'ait  point 
préexisté  et  ne  se  soit  point  produite  d'abord  à  l'état  de 
théorie,  elle  s'est  formée  chez  moi  de  la  pratique  même  ^,  et 
une  longue  suite  d'applications  n'a  fait  que  la  confirmer  à 
mes  yeux. 

Eh  bien,  c'est  cette  méthode  ou  plutôt  cette  pratique,  qui 
m'a  été  de  bonne  heure  comme  naturelle  et  que  j'ai  instinc- 
tivement trouvée  dès  mes  premiers  essais  de  critique  ',  que 

1.  Ce  sont  là  deux  reproches  bien  n'ait  point  préexisté,  etc.,  c'est 
différents  ou  même,  en  un  certain  pourtant  une  méttiode,  et  elle  s'est 
sens,  contraires.  Mais  l'un  et  l'autre       formée,  etc. 

reviennent   à   dire   que   la   critique  3.  Cf.   par   exemple   le  début   de 

moderne  n'est  pas  dogmatique.  l'article  sur  Corneille  dans  le  tome  I" 

2.  Quoiqu'elle...  de  la  pratique  des  Portraits  littéraires  ;  cet  article 
même.    Ce    quoique    s'explique    par  est  daté  de  1828. 

une  ellipse  :  quoique  cette  méthode 


SAINTE-BEUVE  395 

je  n'ai  cessé  de  suivre  et  de  varier  selon  les  sujets  durant  des 
années  ;  dont  je  n'ai  jamais  songé,  d'ailleurs,  à  faire  un  secret 
ni  une  découverte  *  ;  qui  se  rapporte  sans  doute  par  quelquas 
points  à  la  méthode  de  M.  Taine,  mais  qui  en  diffère  à  d'autres 
égards  ;  qui  a  été  constamment  méconnue  dans  mes  écrits 
par  des  contradicteurs  qui  me  traitaient  comme  le  plus  scep- 
tique et  le  plus  indécis  des  critiques  et  en  simple  amuseur  ; 
que  jamais  ni  les  Génin  -  ni  les  Rigault  '',  ni  aucun  de  ceux 
qui  me  faisaient  l'honneur  de  me  sacrifier  à  M.  Villemain  et 
aux  autres  maîtres  antérieurs  n'ont  daigné  soupçonner,  c'est 
cet  ensemble  d'observations  et  de  directions  positives  que  je 
vais  tâcher  d'indiquer  brièvement.  Il  vient  un  moment  dans 
la  vie  où  il  faut  éviter  autant  que  possible  aux  autres  l'em- 
barras de  tâtonner  à  notre  sujet,  et  où  c'est  l'heure  ou  jamais 
de  se  développer  tout  entier. 

La  littérature,  la  production  littéraire,  n'est  point  pour 
moi  distincte  ou  du  moins  séparable  du  reste  de  l'homme  et 
de  l'organisation  ;  je  puis  goûter  une  œuvre,  mais  il  m'est 
difficile  de  la  juger  indépendamment  de  la  connaissance  de 
l'homme  même  *  ;  et  je  dirais  volontiers  :  tel  arbre,  tel  fruit. 
L'étude  littéraire  me  mène  ainsi  tout  naturellement  à  l'étude 
morale  *. 

Avec  les  Anciens,  on  n'a  pas  les  moyens  suffisants  d'obser- 
vation. Revenir  à  l'homme,  l'œuvre  à  la  main,  est  impos- 
sible dans  la  plupart  des  cas  avec  les  véritables  Anciens  ®, 
avec  ceux  dont  nous  n'avons  la  statue  qu'à  demi  brisée.  On 
est  donc  réduit  à  commenter  l'œuvre,  à  l'admirer,  à  rêver 
l'auteur  et  le  poète  à  travers.  On  peut  refaire  ainsi  des  figures 
de  poètes  ou  de  philosophes,  des  bustes  de  Platon,  de  Sopho- 
cle ou  de  Virgile,  avec  un  sentiment  d'idéal  élevé  ;  c'est  tout 
ce  que  permet  l'état  des  connaissances  incomplètes,  la  disette 

1.  Allusion  à  Tainc.  tion  delà  critique    littéraire.    Elle 

2.  Philologue  plutôt  que  critique  sera  bien  plus  sensible  chez  Taine  et 
littéraire,  1803-1856.  ses  disciples  :  Sainte-Beuve,  tout  en 

3.  Critique  contemporain,  auteur  introduisant  la  psychologie  et  la 
d'une  étude  sur  la  Querelle  des  an-  physiologie  dans  l'étude  des  œuvres, 
viens  et  des  modernes.  ne  cessa  jamais  d'y  faire  leur  place 

4.  On  ne  voit  pas  très  bien  com-  au  goût,  i\  Varl  ;  Il  va  le  dire  plus 
ment   la   connaissance   de   l'homme  loin. 

est    nécessaire  pour  juger   l'œuvre,  6.  Ceux  de  la  Grèce,  et  de  Rome, 

pour  en  apprécier  le  mérite  intrin-  Les  écrivains  du  XVII'  siècle  sont 

séque.  aussi  en  quelque  sorte  des  anciens. 

5.  En  réalité,  c'est  là  une  dévia- 


39t)  LE    XI Xe    SIÈCLE    PAR   LES     TEXTES 

des  sources  et  le  manque  de  moyens  d'information  et  de 
retour  ^  Un  grand  fleuve,  et  non  guéable  dans  la  plupart  des 
cas,  nous  sépare  des  grands  hommes  de  l'Antiquité.  Saluons- 
les  d'un  rivage  à  l'autre. 

Avec  les  modernes,  c'est  tout  différent  ;  et  la  critique,  qui 
règle  sa  méthode  sur  les  moyens,  a  ici  d'autres  devoirs. 
Connaître,  et  bien  connaître,  un  homme  de  plus,  surtout  si 
cet  homme  est  un  individu  marquant  et  célèbre,  c'est  une 
grande  chose  et  qui  ne  saurait  être  à  dédaigner  ^. 

L'observation  morale  des  caractères  en  est  encore  au  détail, 
aux  éléments,  à  la  description  des  individus  et  tout  au  plus 
de  quelques  espèces  :  Théophraste  et  La  Bruyère  ne  vont  pas 
au  delà.  Un  jour  viendra,  que  je  crois  avoir  entrevu  dan>  le 
cours  de  mes  observations,  un  jour  où  la  science  sera  cons- 
tituée, où  les  grandes  familles  d'esprits  et  leurs  principales 
divisions  seront  déterminées  et  connues.  Alors,  le  principal 
caractère  d'un  esprit  étant  donné,  on  pourra  en  déduire 
plusieurs  autres  ^.  Pour  l'homme,  sans  doute,  on  ne  pourra 
jamais  faire  exactement  comme  pour  les  animaux  ou  pour  les 
plantes  ;  l'homme  moral  est  plus  complexe  ;  il  a  ce  qu'on 
nomme  liberté  et  qui,  dans  tous  les  cas,  suppose  une  grande 
mobilité  de  combinaisons  possibles.  Quoi  qu'il  en  soit,  on 
arrivera  avec  le  temps,  j'imagine,  à  constituer  plus  large- 
ment la  science  du  moraUste  ;  elle  en  est  aujourd'hui  au 
point  où  la  botanique  en  était  avant  Jussieu,  et  l'anatomie 
comparée  avant  Cuvier,  à  l'état,  pour  ainsi  dire,  anecdo- 
tique.  Nous  faisons  pour  notre  compte  de  simples  mono- 
graphies, nous  amassons  des  observations  de  détail  ;  mais 
j'entrevois  des  liens,  des  rapports,  et  un  esprit  plus  étendu, 
plus  lumineux,  et  resté  fin  dans  le  détail,  pourra  découvrir 
un  jour  les  grandes  divisions  naturelles  qui  répondent  aux 
familles  d'esprits. 

Mais,  même  quand  la  science  des  esprits  serait  organisée 
comme  on  peut  de  loin  le  concevoir,  elle  serait  toujours  si 

1.  Retour,  et.  plus  haut  revenir.  entraîne   tels   traits    secondaires.    » 

2.  Sans  doute  ;  mais  on  ne  voit  (Gœthe,  Conversations  avec  Ecker- 
rien  là  qui  soit  proprement  l'alïaire  mann  ;  note  de  Sainte-Beuve.)  — 
de  la  critique.  C'est  la  théorie  de  la  faculté  niaî- 

3.  1  11  y  a  dans  les  caractères  tresse,  que  d'ailleurs  Sainte-Beuve 
une  certaine  nécessité,  certains  rap-  lui-même  avait  déjù  indiquée  dans 
ports  qui  font  que  tel  trait  principal  Port-Royal. 


SAINTE-BEUVE  397 

délicate  et  si  mobile  qu'elle  n'existerait  que  pour  ceux  qui 
ont  une  vocation  naturelle  et  un  talent  d'observer  :  ce  serait 
toujours  un  art  qui  demanderait  un  artiste  habile,  comme  la 
médecine  exige  le  tact  médical  dans  celui  qui  l'exerce,  comme 
la  philosophie  devrait  exiger  le  tact  philosophique  chez 
ceux  qui  se  prétendent  philosophes,  comme  la  poésfe  ne 
veut  être  touchée  que  par  un  poète. 

Je  suppose  donc  quelqu'un  qui  ait  ce  genre  de  talent  et  de 
facilité  pour  entendre  les  groupes,  les  familles  littéraires 
(puisqu'il  s'agit  dans  ce  moment  de  littérature)  ;  qui  les  dis- 
tingue presque  à  première  vue  ;  qui  en  saisisse  l'esprit  et  la 
vie  ;  dont  ce  soit  véritablement  la  vocation  ;  quelqu'un  de 
propre  à  être  un  bon  naturaliste  dans  ce  champ  si  vaste  des 
esprits. 

S'agit -il  d'étudier  un  homme  supérieur  ou  simplement 
distingué  par  ses  productions,  un  écrivain  dont  on  a  lu  les 
ouvrages  et  qui  vaille  la  peine  d'un  examen  approfondi  ? 
Comment  s'y  prendre,  si  l'on  veut  ne  rien  omettre  d'impor- 
tant et  d'es?entiel  à  son  sujet,  si  l'on  veut  sortir  des  juge- 
ments de  l'ancienne  rhétorique,  être  le  moins  dupe  possible 
des  phrases,  des  mots,  des  beaux  sentiments  convenus,  et 
atteindre  au  vrai  comme  dans  une  étude  naturelle  *  ? 

Il  est  très  utile  d'abord  de  commencer  par  le  commence 
ment,  et,  quand  on  en  a  les  moyens,  de  prendre  l'écrivain 
supérieur  ou*  distingué  dans  son  pays  natal,  dans  sa  race.  Si 
l'on  connaissait  bien  la  race  physiologiquement,  les  ascen- 
dants et  ancêtres,  on  aurait  un  grand  jour  sur  la  qualité 
secrète  et  essentielle  des  esprits  ;  mais  le  plus  souvent  cette 
racine  profonde  reste  obscure  et  se  dérobe.  Dans  les  cas  où 
elle  ne  se  dérobe  pas  tout  entière,  on  gagne  beaucoup  à 
l'observer. 

On  reconnaît,  on  retrouve  à  coup  sûr  l'homme  supérieur, 
au  moins  en  partie,  dans  ses  parents,  dans  sa  mère  surtout, 
cette  parente  la  plus  directe  et  la  plus  certaine  ;  dans  ses 
sœurs  aussi,  dans  ses  frères,  dans  ses  enfants  mêmes.  Il  s'y 
rencontre  des  linéaments  essentiels  qui  sont  souvent  masqués , 


1.  Naturelle.    Positive  ;  celle  qte       fait  un   naturaliste,  comme  Sainte- 
Beuve  a  dit  plus  haut. 


398  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

pour  être  ^  trop  condensés  ou  trop  joints  ensemble,  dans  le 
grand  individu  ;  le  fond  se  retrouve,  chez  les  autres  de  son 
sang,  plus  à  nu  et  à  l'état  simple  :  la  nature  toute  seule  a  fait 
les  frais  de  l'analyse... 

Quand  on  s'est  bien  édifié  autant  qu'on  le  peut  sur  les 
origines,  sur  la  parenté  immédiate  et  prochaine  d'un  écrivain 
éminent,  un  point  essentiel  est  à  déterminer,  après  le  cha- 
pitre de  ses  études  et  de  son  éducation  ;  c'est  le  premier 
milieu,  le  premier  groupe  d'amis  et  de  contemporains  dans 
lequel  il  s'est  trouvé  au  moment  où  son  talent  a  éclaté,  a  pris 
corps  et  est  devenu  adulte.  Le  talent,  en  effet,  en  demeure 
marqué,  et,  quoi  qu'il  fasse  ensuite,  il  s'en  ressent  toujours... 

Les  très  grands  individus  se  passent  de  groupe  :  ils  font 
centre  eux-mêmes,  et  l'on  se  rassemble  autour  d'eux.  Mais 
c'est  le  groupe,  l'association,  l'alliance  et  l'échange  actif  des 
idées,  une  émulation  perpétuelle  en  vue  de  ses  égaux  et  de 
ses  pairs,  qui  donne  à  l'homme  de  talent  toute  sa  mise  en 
dehors,  tout  son  développement  et  toute  sa  valeur.  Il  y  a  des 
talents  qui  participent  de  plusieurs  groupes  à  la  fois  et  qui 
ne  cessent  de  voyager  à  travers  des  milieux  successifs,  en  se 
perfectionnant,  en  se  transformant  ou  en  se  déformant.  Il 
importe  alors  de  noter,  jusque  dans  ces  variations  et  ces  con- 
versions lentes  ou  brusques,  le  ressort  caché  et  toujours  le 
même,  le  mobile  persistant. 

Chaque  ouvrage  d'un  auteur  vu,  examiné  de  la  sorte,  à  son 
point,  après  qu'on  l'a  replacé  dans  son  cadre  et  entouré  de 
toutes  les  circonstances  qui  l'ont  vu  naître,  acquiert  tout  son 
sens  —  son  sens  historique,  son  sens  littéraire  —  reprend  son 
degré  juste  d'originalité,  de  nouveauté  ou  d'imitation,  et 
l'on  ne  court  pas  risque,  en  le  jugeant,  d'inventer  des  beautés 
à  faux  et  d'admirer  à  côté,  comme  cela  est  inévitable  quand 
on  s'en  tient  à  la  pure  rhétorique. 

Sous  ce  nom  de  rhétorique,  qui  n'implique  pas  dans  ma 
pensée  une  défaveur  absolue,  je  suis  bien  loin  de  blâmer 
d'ailleurs  et  d'exclure  les  jugements  du  goût,  les  impressions 
immédiates  et  vives  ;  je  ne  renonce  pas  à  Quintilien,  je  le 
circonscris.  Etre  en  histoire  littéraire  et  en  critique  un  dis- 
ciple de  Bacon,  me  paraît  le  besoin  du  temps  et  une  excsUente 

1.  Pour  être.  Parce  qu'ils  sont. 


SAIXTE-BEUVE  399 

condition  première  pour  juger  et  goûter  ensuite  avec  plus  de 
sûreté... 

{Nouveaux  Lundis,  t.  III,  article  sur  Chateaubriand; 
Calmann-Lévy,  éditeurs.) 


«  RECOMMENÇONS   TOUJOURS  » 

Assez  de  Racine  fils  comme  cela.  C'est  autre  part  qu'est 
la  vie,  c'est  autre  part  qu'est  l'encouragement  et  l'espérance. 
Quand  la  propriété  et  l'hérédité  littéraires  seront  établies 
et  constituées,  il  y  aura,  si  tout  marche  à  souhait,  je  vois  cela 
d'ici,  des  races  rentées  de  grands  et  petits  dauphins  litté- 
raires, des  Racine  fils  à  perpétuité  ;  mais  c'est  dans  les  ter- 
rains toujours  vierges  qu'il  faudra  chercher  du  neuf  et  que 
les  sources  imprévues  se  rouvriront.  Je  crois  comprendre 
autant  qu'un  autre  les  douceurs  de  la  stabilité  littéraire,  et  je 
ne  les  contesterai  pas.  Il  est  doux  en  effet  et  commode  de  se 
dire  de  bonne  heure  :  Tout  ce  qui  est  grand  est  fait  ;  tous  les 
beaux  vers  sont  faits  ;  tous  les  discours  subUmes  sont  sortis  ; 
il  n'y  a  plus,  à  qui  vient  trop  tard  et  le  lendemain,  qu'à  lire, 
à  relire,  à  admirer,  à  goûter  et  déguster,  à  se  tenir  tranquille 
et  coi  en  présence  des  modèles,  à  mettre  sa  supériorité  à  les 
trouver  supérieurs  à  tout  ce  qui  s'est  tenté  depuis,  à  tout  ce 
qui  se  tentera  désormais.  On  a  sur  ses  rayons  un  petit  nombre 
d'auteurs  choisis  ;  on  n'en  sort  peis,  et,  quand  on  a  fini  de  l'un, 
on  recommence  de  l'autre.  On  y  trouve  à  chaque  fois  de  nou- 
velles beautés,  sur  lesquelles  l'éloge  repasse  et  renchérit  ;  on 
en  cause  avec  quelques  amis  du  même  temps  que  nous,  avec 
quelque  camarade  de  collège  resté  comme  nous  fidèle  à  la 
tradition  ;  l'on  se  fait  l'un  à  l'autre  pour  la  centième  fois  les 
mêmes  citations  de  certains  beaux  passages,  les  mêmes  allu- 
sions fines  auxquelles  on  répond  par  un  coup  d'œil  de  satis- 
faction et  d'intelligence,  en  secouant  la  tête.  On  se  délecte 
enfin  et  l'on  se  repose.  Mais,  après  des  années  de  ce  régime, 
où  cela  mène-t-il  ?  où  arrive-t-on  ?  A  rester  distingué  sans 
doute,  mais  immobile,  mais  borné,  fermé  et  tout  à  fait 
étranger  à  la  vraie  activité  intellectuelle  toujours  renais- 
sante —  à  avoir  divinisé  sa  paresse  sous  le  nom  de  goût.  Ces 
anciens,  ces  devanciers  qu'on  admire  étaient  des  classiques  en 


4C0  LE    XlXe    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

action,  debout  et  militants  :  on  est,  soi,  des  classiques  assis, 
éternellement  assis.  Que  si  l'on  se  risque  à  écrire  quelque 
chose  à  grand'peine  (car  enfin  il  faut  bien  quelquefois 
employer  son  encre),  que  de  scrupules,  que  de  précautions 
et  de  craintes  en  présence  de  ces  anciens  qui  ont  tout  trouvé  ! 
Malheur  et  honte  si  on  allait  risquer  par  mégarde  un  mot 
qu'ils  n'auraient  pas  mis  !  Aussi  ne  marche-t-on  qu'avec  eux, 
en  s'appuyant  sur  eux,  sur  ce  qu'ils  ont  dit  ;  on  a  dans  la 
mémoire  toutes  sortes  de  belles  ou  jolies  sentences,  recueil- 
lies à  loisir  et  qu'on  tient  à  placer  ;  on  dirige  tout  son  dis- 
cours, on  incline  tout  son  raisonnement  pour  amener  une 
phrase  de  Quintilien,  pour  insinuer  une  pensée  de  Cicéron, 
et  l'on  est  tout  content  d'avoir  échappé  ainsi  à  penser  par 
soi-même  et  en  son  propre  nom.  Triomphe  et  modestie  ! 
tout  est  sauvé  ;  on  a  pensé  avec  l'esprit  d'un  autre  et  parlé 
avec  ses  paroles. 

Il  y  a  un  autre  système,  un  autre  parti  à  prendre,  celui  des 
chercheurs  de  vérité  et  de  nouveauté,  des  remueurs  d'idées, 
des  Staël,  des  Lessing,  des  Diderot,  des  Hegel  comme  des 
Voltaire  :  ici  le  mot  d'ordre,  c'est  que  le  mouvement,  quel 
qu'il  soit  et  tant  qu'on  peut  se  le  donner,  est  le  plus  grand 
bien  de  l'esprit  comme  du  corps.  L'esprit  humain  ne  compte 
que  sous  un  perpétuel  aiguillon.  Le  plus  grand  danger 
pour  lui  est  de  devenir  stagnant  et  de  croupir.  Mieux  vaut 
s'user  que  se  rouiller.  Nous  sommes  des  machines,  d'admi- 
rables machines  :  ne  laissons  pas  s'épaissir  et  se  figer  en  nous 
les  huiles  des  rouages.  Certaines  idées  sont  belles,  mais,  si 
vous  les  répétez  trop,  elles  deviennent  des  lieux  communs  : 
t(  L?  premier  qui  les  emploie  avec  succès  est  un  maître,  et  un 
grand  maître  ;  mais,  quand  elles  sont  usées,  celui  qui  les 
emploie  encore  court  risque  de  passer  pour  un  écolier  décla- 
mateur  ^  m  C'est  Voltaire,  l'excellent  critique  littéraire,  qui 
a  dit  cela,  et  à  propos  de  Racine  fils.  Les  choses  justes  elles- 
mêmes  ont  besoin  d'être  rafraîchies  de  temps  à  autre,  d'être 
renouvelées  et  retournées  ;  c'est  la  loi,  c'est  la  marche.  Un 
souverain  qui  monte  sur  le  trône  n'est  pas  plus  jaloux  de 
refondre  toute  la  monnaie  de  ses  prédécesseurs  et  de  la  mar- 

1.  Déclamaleur.     Dans    un     sens       thème  plus  ou  moins  banal  en  s'exer- 
archaïque  :  celui  .qui  développe  un       çant  à  l'éloquence. 


SAINTE-BEUVE  401 

quer  à  son  effigie,  que  les  critiques  nouveaux  venus,  pour  peu 
qu'ils  se  sentent  de  la  valeur,  ne  sont  portés  en  général  à 
casser  et  à  frapper  à  neuf  les  jugements  littéraires  émis  par 
leurs  devanciers.  Il  y  a  quelque  abus  peut-être,  mais  cela  ne 
vaut-il  pas  mieux  pourtant  que  d'avoir  de  ces  jugements 
comme  des  monnaies  usées,  effacées,  qui  glissent  entre  les 
doigts  et  qu'on  ne  distingue  plus  1  Art,  critique,  recommen- 
çons donc  toujours,  et  ne  nous  endormons  pas.  Il  est  des  sai- 
sons plus  ou  moins  fécondes  pour  l'esprit  humain,  des  siècles 
plus  ou  moins  heureux  par  des  conjonctions  d'astres  et  des 
apparitions  inespérées  ;  mais  ne  proclamons  jamais  que  le 
Messie  est  venu  en  littérature  et  qu'il  n'y  a  plus  personne  à 
attendre  ;  au  lieu  de  nous  asseoir  pour  toujours,  faisons  notre 
Pâque  debout  comme  les  Hébreux  et  le  bâton  à  la  main.  Ce 
que  Virgile  a  remarqué  des  semences  est  vrai  des  hommes  :  il 
faut  les  trier,  les  épurer,  les  agiter  sans  cesse  ;  autrement 
tout  dégénère.  Tous  les  genres  sont  bons,  hors  le  genre 
ennuyeux  ^  ;  tous  les  défauts  peuvent  servir  le  talent,  hormis 
la  faiblesse.  On  se  trompe  sur  les  généalogies  littéraires,  si  on 
les  prend  de  trop  près  et  comme  à  bout  portant,  dans  le  sens 
apparent  et  superficiel.  Le  vrai  successeur  direct  d'un  grand 
honmie,  c'est  son  égal  et  son  pareil  dans  l'âge  suivant.  Le 
vrai  continuateur  de  Louis  XIV  au  point  de  vue  de  la 
France,  ce  n'est  pas  Louis  XV  ni  le  faible  Louis  XVI  :  c'est 
la  Révolution  armée  et  imposant  à  l'Europe  ^  ;  c'est  Sieyès 
la  représentant  à  Berlin  ^,  Bonaparte  à  Campo-Formio  *  et 
ailleurs.  De  même,  au  point  de  vue  de  l'esprit  humain,  le 
digne  successeur  de  Racine,  c'est  Voltaire,  qui  adorait  Racine 
et  le  proclamait  poète  naturel  et  divin,  une  merveille  de 
goût.  Le  vrai  successeur  de  Voltaire,  c'a  été  cette  pléiade 
d'historiens  et  de  critiques,  honneur  de  notre  temps  (Thiers, 
Thierry,  Guizot,  Fauriel  *,  etc.,  a,ujourd'hui  Renan).  Après 
le  siècle  du  génie  et  du  goût,  on  a  eu  le  siècle  de  l'esprit  et  de 
la  philosophie  ;  après  le  siècle  de  l'Encyclopédie,  aboutissant 

1.  Celte  phrase  est  de   Voltaire,  1.  Bourg     de     Vénétie,     où     fut 
préface  de  VEn/ant  prodigue.                     signé,  eu  1797,  le  traité  qui  suivit 

2.  Imposant   à    l'Europe.    Tenant        la  campagne  d'Italie. 

l'Europe  en  respect.  5.  Erudit  et  critique    littéraires, 

3.  Il  y  resta  un  an  comme  ambas-       1772-1844. 
sadeur. 

LE  XIX*   ^'lÈCLE   PAR   LES  TEXTES.  —  46 


402  LE  XIX'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

à  la  plus  terrible  des  Révolutions  qui  a  remis  les  fondements 
de  la  société  à  nu,  on  a  le  siècle  de  la  critique  historique,  du 
passé  admirablement  compris  sous  toutes  ses  formes,  de 
l'art  réfléchi  et  intelligent  :  voilà  les  vraies  successions,  les 
vraies  suites,  les  grandes  routes  et  les  larges  voies. 

Ceux  qui,  comme  Racine  fils,  se  croient  dans  la  continua- 
tion directe,  ne  sont  que  dans  un  embranchement  étroit, 
stérile,  et  qui  aboutit  à  quelque  bourg  sans  issue,  à  une  villa 
endormie. 

{Nouveaux  Lundis,  t.  III;  Calmann-Lévy,  éditeur.) 


CHAPITRE  VII  (i) 
AUGUSTIN    THIERRY 

HISTOIRE    VÉRITABLE    DE    JACQUES    BONHOMME» 

Jacques  était  encore  bien  jeune,  lorsque  des  étrangers  ^, 
v^enus  du  midi,  envahirent  la  terre  de  ses  ancêtres  :  c'était  un 
beau  domaine  baigné  par  deux  grands  lacs,  et  capable  de 
produire  abondamment  du  blé,  du  vin  et  de  l'huile.  Jacques 
avait  l'esprit  vif,  mais  peu  constant  ;  en  grandissant  sur  sa 
terre  usurpée,  il  oublia  ses  aïeux,  et  les  usurpateurs  lui  plu- 
rent. Il  apprit  leur  langue,  il  s'enchaîna  à  leur  fortune.  Cette 
fortune  d'envahissement  et  de  conquêtes  fut  pendant  quel- 
que temps  heureuse  ;  mais  un  jour  la  chance  devint  contraire, 
et  le  flot  de  la  guerre  amena  l'invasion  sur  les  terres  des  enva- 
hi.sseurs.  Le  domaine  de  Jacques,  sur  lequel  flottaient  leurs 
enseignes,  fut  un  des  premiers  menacé.  Des  troupes  d'hommes 
émigrés  du  nord  ^  l'assiégèrent  de  toutes  parts.  Jacques  fut 
triste,  mais,  sentant  qu'il  n'y  avait  plus  de  remède,  il  tâcha 
de  prendre  cœur  de  sa  fortune  *.  Il  regarda  patiemment  les 
voleurs  ;  et,  quand  leur  chef  vint  à  passer,  il  le  salua  du  cri 
de  vivat  rex  '=  !  A  quoi  le  chef  ne  comprit  rien  ".  Les  étrangers 
se  distribuaient  le  butin,  s'établissaient  dans  leurs  parts  de 
terre,  faisaient  la  revue  de  leurs  forces,  s'exerçaient  aux 
armes,  s'assemblaient  au  conseil,  se  décrétaient  des  lois  de 
police  et  de  guerre,  sans  plus  songer  à  Jacques  que  si  Jacques 
n'eût  pas  existé.  Pour  lui,  il  se  tenait  à  l'écart,  attendant 
qu'on  lui  notifiât  officiellement  sa  destinée,  et  s'exerçant 
avec  beaucoup  de  peine  à  prononcer  les  noms  barbares  des 

1.  Personnification  de  l'iiomme  même  faire  contre  mauvaise  fortune 
du  peuple.  bon  cœur. 

2.  Les  Romains.  5.    Vivat  rex  !   Vive  le  roi  ! 

3.  Les  Germains.  6.  Ne  comprit  rien.  Il  n'entendait 

4.  Prendre    cœur    de    sa    fortune.  point  la  langue  latine. 
Cœur  au  sens  de  courage  ;  on  dit  de 

I.  Voir  notre  Précis  de  l'Histoire  di  la  Littérature  française,  p.  4G3-475. 


404  LE    A7A'''    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

hommes  en  dignité  parmi  ses  nouveaux  maîtres.  Plusieurs 
de  ces  noms,  défigurés  par  euphonie,  peuvent  être  rétabhs  de 
la  manière  suivante  :  Mérowig,  Chlodowig,  Hildérick, 
Hildeberg,  Karl,  etc. 

Jacques  reçut  enfin  son  arrêt  :  c'était  un  acte  formel,  rédigé 
dans  sa  propre  langue.  Jacques,  que  jusqu'à  ce  jour  on  avait 
appelé  Romanus,  du  nom  de  ses  premiers  maîtres,  se  vit  qua- 
lifié, dans  ce  nouveau  diplôme,  du  titre  de  litiLS  ^,.  et  sommé, 
sous  peine  du  fouet  et  de  la  corde,  de  labourer  lui-même  sa 
terre  pour  le  profit  des  étrangers.  Le  nom  de  litiis  était  nou- 
veau pour  ses  oreilles  :  il  se  le  fit  expliquer,  et  on  lui  apprit 
que  ce  mot  signifiait  proprement  qu'on  lui  faisait  la  grâce  de 
le  laisser  vivre.  Cette  grâce  lui  parut  un  peu  mince,  et  il 
lui  prit  envie  d'en  aller  solliciter  d'autres  auprès  de  l'assem- 
blée des  possesseurs  de  son  domaine,  laquelle  se  tenait,  à 
jour  fixe,  en  plein  air,  dans  un  vaste  champ.  Les  chefs  étaient 
debout  au  milieu,  et  la  multitude  les  entourait.  Jacques  se 
rendit  à  cet  auguste  conseil  ;  mais,  à  son  approche,  un  mur- 
mure de  mépris  s'éleva,  et  les  gardes  lui  défendirent  d'avan- 
cer, en  le  menaçant  du  bois  de  leurs  lances.  Un  des  étrangers, 
plus  poli  que  les  autres,  et  qui  savait  parler  bon  latin,  lui 
apprit  la  cause  de  ce  traitement  :  «  L'assemblée  des  maîtres 
de  cette  terre,  lui  dit-il,  est  interdite  aux  gens  de  votre 
espèce.  » 

Jacques  se  mit  tristement  au  travail  :  il  lui  fallait  nourrir, 
vêtir,  chausser,  loger  ses  maîtres.  Il  travailla  bien  des  années, 
pendant  lesquelles  son  sort  ne  changea  guère,  mais  pendant 
lesquelles,  en  revanche,  il  vit  s'accroître  prodigieusement  le 
vocabulaire  par  lequel  on  désignait  sa  condition  misérable. 
Dans  plusieurs  inventaires  qui  furent  dressés  en  différents 
temps,  il  se  vit  igriominieusement  confondu  avec  les  arbres 
et  les  troupeaux  du  domaine,  sous  le  nom  commun  de  vête- 
ment du  fonds  de  terre  :  on  l'appela  monnaie  vivante,  serf  de 
corps,  homme  de  fatigue,  homme  de  possession,  homme  lié  à  la 
terre.  Dans  les  temps  de  clémence  et  de  grâce,  on  n'exigeait 
de  lui  que  six  jours  sur  sept.  Jacques  était  sobre  :  il  vivait 
de  peu  et  tâchait  de  se  faire  des  épargnes  ;  mais  plus  d'une 

1.  LHus.  En  vieux  français,  lète  ou        lide  ;  cultivateur  astreint  à  une  rede- 
vance. 


AUGUSTIN   THIERRY  403 

fois  ses  minces  épargnes  lui  furent  ravies,  en  vertu  de  cet 
axiome  incontestable  :  ce  que  po3sède  le  serf  est  le  bien  du 
maître. 

Pendant  que  Jacques  travaillait  et  souffrait,  ses  maîtres 
se  querellaient  entre  eux,  par  vanité  ou  par  intérêt.  Plus 
d'une  fois  ils  déposèrent  leurs  chefs  ;  plus  d'une  fois  leurs 
chefs  les  opprimèrent  ;  plus  d'une  fois  des  factions  opposéss 
se  livrèrent  une  guerre  intestine.  Jacques  porta  toujours  le 
poids  de  ces  disputes  ;  aucun  parti  ne  le  ménageait,  c'était  lui 
qui  devait  essuyer  les  accès  de  colère  des  vaincus  et  les  accès 
d'orgueil  des  vainqueurs.  Il  arriva  que  le  chef  de  la  commu- 
nauté des  conquérants  prétendit  avoir  seul  des  droits  véri- 
tables sur  la  terre,  sur  le  travail,  sur  le  corps  et  l'âme  du 
pauvre  Jacques.  Jacques,  crédule  et  confiant  à  l'excès,  parce 
que  ses  maux  étaient  sans  mesure,  se  laissa  persuader  de 
donner  son  aveu  à  ces  prétentions,  et  d'accepter  lé  titre  de 
subjugué  du  chef,  dans  le  jargon  moderne,  siibjet  du  roi. 
Mais,  quoique  devenu  nominalement  la  propriété  du  chef, 
il  ne  fut  point  soustrait  pour  cela  aux  exactions  des  subal- 
ternes. Jacques  payait  d'un  côté  et  payait  de  l'autre  :  la 
fatigue  le  consumait.  Il  demanda  du  repos  ;  on  lui  répondit 
en  riant  :  «  Bonhomme  crie,  mais  bonhomme  payera.  » 
Jacques  supportait  l'infortune  ;  il  ne  put  tolérer  l'outrage. 
Il  oublia  sa  faiblesse,  il  oublia  sa  nudité,  et  se  précipita 
contre  ses  oppresseurs  armés  jusqu'aux  dents  et  retranchés 
dans  des  forteresses  ^  Alors,  chefs  et  subalternes,  amis  et 
ennemis,  tout  se  réunit  pour  l'écraser.  Il  fut  parce  à  coups  de 
lance,  taillé  à  coups  d'épée,  meurtri  sous  les  pieds  des  ch3- 
vaux  ;  on  ne  lui  laissa  de  souffle  que  ce  qu'il  en  fallait  pour 
ne  pas  expirer  sur  la  place,  attendu  qu'on  avait  basoin  de  lui. 

Jacques,  qui,  depuis  cette  guerre,  porta  le  surnom  de 
Jaques  Bonhomme,  se  rétablit  de  ses  blessures,  et  paya 
comme  ci-devant.  Il  paya  la  taille,  les  aides,  la  gabelle  *  les 
droits  de  marchés,  de  péage,  de  douanes,  de  capitation  ',  les 
vingtièmes  *,  etc.  A  ce  prix  exorbitant,  il  fut  un  peu  protégé 
par  le  roi  contre  l'avidité  des  autres  seigneurs  :  cet  état  plus 

1.  C'est  la  Jacquerie,  1358.  faisait  recevoir  ses  (lis  chevaliers. 

2.  Impôt  (lu  sel.  4.    Impôt     égal    à    la    vingtième 

3.  Droits  payés  par  le  serf  lorsque  partie  du  revenu, 
le  seigneur  mariait  ses  enfants  ou 


406  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

fixe  et  plus  paisible  lui  plut  :  il  s'attacha  au  nouveau  joug 
qui  le  lui  procurait  ;  il  se  persuada  même  que  ce  joug  lui 
était  naturel  et  nécessaire,  qu'il  avait  besoin  de  fatigue 
pour  ne  pas  crever  de  santé,  et  que  sa  bourse  ressemblait  aux 
arbres,  qui  grandissaient  quand  on  les  émonde.  On  se  garda 
bien  d'éclater  de  rire  à  ces  saillies  de  son  imagination  ;  on  les 
encouragea  au  contraire  ;  et  c'est  quand  il  s'y  livrait  pleine- 
ment qu'on  lui  donnait  les  noms  d'homme  loyal  ^  et  d'homme 
très  avisé. 

«  De  ce  que  c'est  pour  mon  bien  que  je  paie,  dit  un  jour 
Jacques  en  lui-même,  il  suit  de  là  que  ceux  à  qui  je  paie  ont 
pour  premier  devoir  de  faire  mon  bien,  et  qu'ils  ne  sont,  à 
proprement  parler,  que  les  intendants  de  mes  affaires.  De  ce 
qu'ils  sont  les  intendants  de  mes  affaires,  il  s'ensuit  que  j'ai 
droit  de  régler  leurs  comptes  et  de  leur  donner  mes  avis.  » 
Cette  suite  d'inductions  lui  parut  lumineuse  ;  il  ne  douta  pas 
qu'elle  ne  fît  le  plus  grand  honneur  à  sa  sagacité  ;  il  en  fit  le 
sujet  d'un  gros  livre  qu'il  imprima  en  beaux  caractères  -.  Le 
livre  fut  saisi,  lacéré  et  brûlé  ;  au  lieu  des  louanges  que 
l'auteur  espérait,  on  lui  proposa  les  galères.  On  s'empara  de 
ses  presses  :  on  institua  un  lazaret  où  ses  pensées  devaient 
séjourner  en  quarantaine  avant  de  passer  à  l'impression. 
Jacques  n'imprima  plus,  mais  n'en  pensa  pas  moins. 

La  lutte  de  sa  pensée  contre  la  force  fut  longtemps  sourde 
et  silencieuse  ;  longtemps  son  esprit  médita  cette  grande  idée, 
qu'en  droit  naturel  il  était  libre  et  maître  chez  lui,  avant 
qu'il  fît  aucune  tentative  pour  la  réaliser.  L^n  jour  enfin, 
qu'un  grand  embarras  d'argent  contraignit  le  pouvoir  que 
Jacques  nourrissait  de  ses  deniers  à  l'appeler  en  conseil  ' 
pour 'obtenir  de  lui  un  subside  qu'il  n'osait  exiger,  Jacques 
se  leva,  prit  un  ton  fier,  et  déclara  nettement  son  droit  absolu 
et  imprescriptible  de  propriété  et  de  liberté. 

Le  pouvoir  capitula,  puis  il  se  rétracta  ;  il  y  eut  guerre,  et 
Jacques  fut  vainqueur,  parce  que  plusieurs  amis  de  ses  ci- 
devant  maîtres  désertèrent  pour  embrasser  sa  cause.  Il  fut 
cruel  dans  sa  victoire,  parce  qu'une  longue  misère  l'avait 

1.  Loyal.    Fidèle    à    ses    engage-       littérature     démocratique,    notam- 
ments.  ment  celle  du  XVIII°  siècle. 

2.  Ce    livre    symbolise    toute    la  3.  Les  Etats  généraux  de  1789. 


AUGUSTIX    THIERRY  4t)7 

aigri.  Il  ne  sut  pas  se  conduire  étant  libre,  parce  qu'il  avait 
encore  les  mœurs  de  la  servitude.  Ceux  qu'il  prit  pour  inten- 
dants l'asservirent  de  nouveau  en  proclamant  sa  souveraineté 
absolue.  «  Hélas  !  disait  Jacques,  j'ai  subi  deux  conquêtes  ; 
on  m'a  appelé  serf,  tributaire,  roturier,  sujet  ;  jamais  on  ne 
m'a  fait  l'affront  de  me  dire  que  c'était  en  vertu  de  mes 
droits  que  j'étais  esclave  et  dépouillé.  » 

Un  de  ses  officiers,  grand  homme  de  guerre  S  l'entendit  se 
plaindre  et  murmurer.  «  Je  vois  ce  qu'il  vous  faut,  lui  dit-il, 
et  je  prends  sur  moi  de  vous  le  donner.  Je  mélangerai  les 
traditions  des  deux  conquêtes  que  vous  regrettez  à  si  juste 
titre  ;  je  vous  rendrai  les  guerriers  franks  dans  la  personne  de 
mes  soldats  :  ils  seront,  comme  eux,  barons  et  nobles.  Quant 
à  moi,  je  vous  reproduirai  le  grand  César,  votre  premier 
maître  :  je  m'appellerai  imperator  ;  vous  aurez  place  dans 
mes  légions  ;  je  vous  y  promets  de  l'avancement.  »  Jacques 
ouvrait  la  bouche  pour  répondre,  quand  tout  à  coup  les 
trompettes  sonnèrent,  les  tambours  battirent,  les  aigles 
furent  déployées.  Jacques  s'était  battu  autrefois  sous  les 
aigles  :  sa  première  jeunesse  s'était  passée  à  les  suivre  machi- 
nalement :  dès  qu'il  les  revit,  il  ne  pensa  plus,  il  marcha... 


LA   REFORME    HISTORIQUE 

Une  grande  cause  d'erreur,  pour  les  écrivains  et  pour  les 
lecteurs  de  notre  histoire,  est  son  titre  même,  le  nom  d'his- 
toire de  France,  dont  il  conviendrait  avant  tout  de  bien  se 
rendre  compte.  L'histoire  de  France,  du  cinquième  siècle  au 
dix-huitième,  est-elle  l'histoire  d'un  même  peuple,  ayant  une 
origine  commune,  les  mêmes  mœurs,  le  même  langage,  les 
mêmes  intérêts  civils  et  politiques  ?  Il  n'en  est  rien  ;  et  la 
simple  dénomination  de  Français,  reportée,  je  ne  dis  pas 
au  delà  du  Rhin,  mais  seulement  au  temps  de  la  première 
race,  produit  un  véritable  anachronisme. 

On  peut  pardoîiner  au  célèbre  bénédictin  dom  Bouquet  * 
d'écrire   par   négligence,    dans   ses    Tables   chronologiques  ^, 

1.  Bonaparte.  Recueil  des  Hisloriens  des  Gaules  et 

2.  1685-1754.  de  la  France. 

3.  Ces     Tables    font     partie    du 


408  LE    XIXe    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

des  phrases  telles  que  celles-ci  :  les  Français  pillent  les  Oavles, 
ils  sont  repousses  par  V empereur  Julien.  Son  livre  ne  s'adresse 
qu'à  des  savants,  et  le  texte  latin,  placé  en  regard,  corrige  à 
l'instant  l'erreur.  Mais  cette  erreur  est  d'une  bien  autre  con- 
séquence dans  un  ouvrage  écrit  pour  le  public  et  destiné  à 
ceux  qui  veulent  apprendre  les  premiers  éléments  de  l'his- 
toire nationale.  Quel  moyen  un  pauvre  étudiant  a-t-il  de  ne 
pas  se  créer  les  idées  les  plus  fausses,  quand  il  lit  :  Clodion  le 
Chevelu,  roi  de  France  ;  conversion  de  Clovis  et  des  Fran- 
çais, etc.  ?  Le  Germain  Chlodio  n'a  pas  régné  sur  un  seul 
département  de  la  France  actuelle,  et,  au  temps  de  Chlo- 
dowig,  que  nous  appelons  Clovis,  tous  les  habitants  de  notre 
territoire,  moins  quelques  milliers  de  nouveaux  venus,  étaient 
chrétiens  et  bons  chrétiens. 

Si  notre  histoire  se  termine  par  l'unité  la  plus  complète 
de  nation  et  de  gouvernement,  elle  est  loin  de  commencer 
de  môme.  Il  ne  s'agit  pas  de  réduire  nos  ancêtres  à  une  seule 
race,  ni  même  à  deux,  les  Franks  et  les  Gaulois  :  il  y  a  bien 
d'autres  choses  à  distinguer.  Le  nom  de  Gaulois  est  vague  ; 
il  comprenait  plusieurs  populations  différentes  d'origine  et 
de  langage  ;  et,  quant  aux  Franks,  ils  ne  sont  pas  la  seule 
tribu  germanique  qui  soit  venue  joindre  à  ces  éléments  divers 
un  élément  étranger.  Avant  qu'ils  eussent  conquis  le  nord  de 
la  Gaule,  les  Visigoths  et  les  Burgondes  en  occupaient  le  sud 
et  l'est.  L'envahissement  progressif  des  conquérants  septen- 
trionaux renversa  le  gouvernement  romain  et  les  autres 
gouvernements  qui  se  partageaient  le  pays  au  V  siècle  ;  mais 
il  ne  détruisit  pas  les  races  d'hommes,  et  ne  les  fondit  pas  en 
une  seule.  Cette  fusion  fut  lente  ;  elle  fut  l'œuvre  des  siècles  ; 
elle  commença,  non  à  l'établissement,  mais  à  la  chute  de  la 
domination  franke  ^ 

Ainsi,  il  est  absurde  de  donner  pour  base  à  une  histoire 
de  France  la  seule  histoire  du  peuple  frank.  C'est  mettre 
en  oubli  la  mémoire  du  plus  grand  nombre  de  nos  ancêtres, 
de  ceux  qui  mériteraient  peut-être  à  un  plus  juste  titre  notre 
vénération  fihale.  Le  premier  mérite  d'une  histoire  nationale 
écrite  pour  un  grand  peuple  serait  de  n'oubUer  personne,  de 

1.  On   sait   qu'Augustin   Thierry       corrigea  plus  tard  ses  vues  sur  la 

persistance  indéfinie  des  races. 


AUGUSTIN    THIERRY  409 

ne  sacrifier  personne,  de  présenter  sur  chaque  portion  du 
territoire  les  hommes  et  les  faits  qui  lui  appartiennent.  L'his- 
toire de  la  contrée,  de  la  province,  de  la  ville,  est  la  seule  où 
notre  âme  s'attache  par  un  intérêt  patriotique  ;  les  autres 
peuvent  nous  sembler  curieuses,  instructives,  dignes  d'ad- 
miration ;  mais  elles  ne  nous  touchent  point  de  cette  manière. 
Or,  comment  veut-on  qu'un  Languedocien  ou  qu'un  Pro- 
vençal aime  l'histoire  des  Franks  et  l'accepte  comme  histoire 
de  son  pays  ?  Les  Franks  n'eurent  d'établissements  fixes 
qu'au  bord  de  la  Loire  ;  et,  lorsqu'ils  passaient  leurs  limites 
et  descendaient  vers  le  sud,  ce  n'était  guère  que  pour  piller 
et  rançonner  les  habitants,  auxquels  ils  donnaient  le  nom  de 
Romains.  Est-ce  de  l'histoire  nationale  pour  un  Breton  que 
la  biographie  des  descendants  de  Clovis  ou  de  Charlemagne, 
lui  dont  les  ancêtres,  à  l'époque  de  la  première  et  de  la  seconde 
race,  traitaient  avec  les  Franks  de  peuple  à  peuple  ?  Du 
VI®  au  X*^  siècle,  et  même  dans  les  temps  postérieurs,  les 
héros  du  nord  de  la  France  furent  des  fléaux  pour  le  midi. 
Le  C'iiarles  Martel  de  nos  histoires,  Karl  le  Marteau,  comme 
l'appelaient  les  siens,  d'un  surnom  emprunté  au  culte  aboli 
du  dieu  Thor  ^  fut  le  dévastateur,  non  le  sauveur  de  l'Aqui- 
taine et  de  la  Provence... 

Le  grand  précepte  qu'il  faut  donner  aux  historiens,  c'est 
de  distinguer  au  lieu  de  confondre  -  ;  car,  à  moins  d'être  varié, 
l'on  n'est  point  vrai.  Malheureusement  les  esprits  médiocres 
ont  le  goût  de  l'uniformité  ;  l'uniformité  est  si  commode  ! 
Si  elle  fausse  tout,  du  moins  elle  tranche  tout,  et  avec  elle 
aucun  chemin  n'est  rude.  De  là  vient  que  nos  annalistes 
visent  à  l'unité  historique  ;  il  leur  en  faut  une  à  tout  prix  ; 
ils  s'attachent  à  un  seul  nom  de  peuple,  ils  le  suivent  à  tra- 
vers les  temps,  et  voilà  pour  eux  le  fil  d'Ariane^.  Francia, 
ce  mot,  dans  les  cartes  géographiques  de  l'Europe,  au  IV^  siè- 
cle, est  inscrit  au  nord  des  embouchures  du  Rhin,  et  l'on 
s'autorise  de  cela  pour  placer  en  premier  lieu  tous  les  Fran- 

1.  Dieu  du  tonnerre,  dans  la  science  historique  n'est  autre  chose 
mj'thologle  Scandinave.  que  celle  des  changements  qui  se  pro- 

2.  Ce  mot  résume  l'idée  essentielle  duisent  sans  cesse  chez  tous  les  peu- 
qui  présida  à  la  rénovation  des  étu-  pies  du  monde. 

des  nistoriques.   Déjà,  Montesquieu  3.  Le  fil  donné  par  Ariane  à  Thésée 

et  Voltaire  avaient,  sur  ce  point,  pour  qu'il  ne  se  perdit  pas  dans  le 
devancé  Thierry.  Pour  Voltaire,  la       labyrinthe. 


410  LE    XIX<    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

çais  au  delà  du  Rhin.  Cette  France  d'outre-Rhin  se  remue, 
elle  avance  ;  on  marche  avec  elle.  En  460,  elle  parvient  au 
bord  de  la  Somme  ;  en  493,  elle  touche  à  la  Seine  ;  en  507,  le 
chef  ^  de  cette  France  germanique  pénètre  dans  la  Gaule 
méridionale  jusqu'au  pied  des  Pyrénées,  non  pour  y  fixer 
sa  nation,  mais  pour  enlever  beaucoup  de  butin  et  installer 
quelques  évêques.  Après  cette  expédition,  l'on  a  soin  d'ap- 
pliquer le  nom  de  France  à  toute  l'étendue  de  la  Gaule,  et 
ainsi  se  trouvent  construites  d'un  seul  coup  la  France  actuelle 
et  la  monarchie  française.  Etablie  sur  cette  base,  notre  his- 
toire se  continue  avec  une  simplicité  parfaite,  par  un  cata- 
logue biographique  de  rois  ingénieusement  numérotés,  lors- 
qu'ils portent  des  noms  semblables... 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  l'unité  d'empire  semble  encore 
vague  et  douteuse  ;  il  faut  l'unité  absolue,  la  monarchie 
administrative  ;  et,  quand  on  ne  la  rencontre  pas  (ce  qui  est 
fort  commun),  on  la  suppose  ;  car  en  elle  se  trouve  le  dernier 
degré  de  la  commodité  historique.  Ainsi,  par  une  fausse 
assimilation  des  conquêtes  des  rois  franks  au  gouvernement 
des  rois  de  France,  dès  qu'on  rencontre  la  même  limite  géo- 
graphique, on  croit  voir  la  même  existence  nationale  et  la 
même  forme  de  régime...  Et  cependant  entre  l'époque  de  la 
fameuse  cession  de  la  Provence,  confirmée  par  Justinien,  et 
celle  ou  les  galères  de  Marseille  arborèrent  pour  la  première 
fois  le  pavillon  aux  trois  fleurs  de  lis  et  prirent  le  nom  de 
galères  du  roi,  que  de  révolutions  territoriales  entre  la  Meuse 
et  les  deux  mers  !  Combien  de  fois  la  conquête  n'a-t-elle  pas 
rétrogadé  du  sud  au  nord  et  de  l'ouest  à  l'est  !  Combien  de 
dominations  locales  se  sont  élevées  et  ont  grandi,  pour  retom- 
ber ensuite  dans  le  néant  ! 

Ce  serait  une  grave  erreur  de  croire  que  tout  le  secret  de  ce 
grand  mouvement  fût  dans  les  simples  variations  du  système 
social  et  de  la  politique  intérieure,  et  que,  pour  le  bien  décrire, 
il  suffit  d'avoir  des  notions  justes  sur  les  éléments  constitutifs 
de  la  société  civile  et  de  l'administration  des  Etats.  Dans  la 
même  enceinte  territoriale,  où  une  seule  société  vit  aujour- 
d'hui, s'agitaient,  durant  les  siècles  du  moyen  âge,  plusieurs 

1.  Clovis.  » 


AUGUSTIN    THIERRY  411 

sociétés  rivales  ou  ennemies  l'une  de  l'autre.  De  tout  autres 
lois  que  celles  de  nos  révolutions  modernes  ont  régi  les  révo- 
lutions qui  changèrent  l'état  de  la  Gaule,  du  VI®  au  XV®  siè- 
cle. Durant  cette  longue  période  où  la  division  par  provinces 
fut  une  séparation  politique  plus  ou  moins  complète,  il  s'est 
agi  pour  le  territoire  qu'aujourd'hui  nous  apjielons  français 
de  ce  dont  il  s'agit  pour  l'Europe  entière,  d'équilibre  et  de 
conquêtes,  de  guerre  et  de  diplomatie.  L'administration 
intérieure  du  royaume  de  France  proprement  dit  n'est  qu'un 
coin  de  ce  vaste  tableau. 

Ces  accessions  territoriales,  ces  réunions  à  la  couronne, 
comme  on  les  appelle  ordinairement,  qui,  depuis  le  XII®  siècle 
jusqu'au  XVI®,  sont  les  grands  événements  de  notre  histoire, 
il  faut  leur  rendre  leur  véritable  caractère,  celui  de  conquête 
plus  ou  moins  violente,  plus  ou  moins  habile,  plus  ou  moins 
masquée  par  des  raisons  diplomatiques.  Il  ne  faut  pas  que 
l'idée  d'un  droit  universel  préexistant,  puisée  dans  des 
époques  postérieures,  leur  donne  un  faux  air  de  légalité  ; 
on  ne  doit  pas  laisser  croire  que  les  habitants  des  provinces 
de  l'Ouest  et  du  Sud,  comme  Français  de  vieille  date,  sou- 
piraient au  XII®  siècle  après  le  gouvernement  du  roi  de 
France,  ou  simplement  reconnaissaient  dans  leurs  gouverne- 
ments seigneuriaux  la  tache  de  l'usurpation.  Ces  gouverne- 
ments étaient  nationaux  pour  eux  ;  et  tout  étranger  qui 
s'avançait  pour  les  renverser  leur  faisait  violence  à  eux- 
mêmes  ;  quel  que  fût  son  titre  et  le  prétexte  de  son  entre- 
prise, il  se  constituait  leur  ennemi  *. 

Le  temps  a  d'abord  adouci,  puis  effacé  les  traces  de  cette 
hcstilité  primitive  ;  mais  il  faut  la  saisir  au  moment  où  elle 
existe,  sous  peine  d'anéantir  tout  ce  qu'il  y  a  de  vivant  et  de 
pittoresque  dans  l'histoire.  Il  faut  que  les  bourgeois  de  Rouen, 
après  la  conquête,  ou,  si  l'on  veut,  la  confiscation  de  la  Nor- 
mandie par  Philippe  Auguste,  témoignent  pour  le  roi  de 
France  cette  haine  implacable  dont  se  plaignent  les  auteurs 
du  temps,  et  que  les  Provençaux  du  XIII®  siècle  soient  joyeux 
de  la  captivité  de  saint  Louis  et  de  son  frère,  le  duc  d'Anjou  ; 
car  c'est  un  fait  qu'à  cette  nouvelle,  si  accablante  pour  les 

1.  Plus  tard,  Augustin  Thierry  à  la  conquête  dans  l'évolution  histo- 
donna  une  place  moins  importante      rique. 


412  LE    XIX'     SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

vieux  sujets  du  royaume,  les  Marseillais  chantaient  des  Te 
Deum  et  remerciaient  Dieu  de  les  avoir  délivrés  du  gouver- 
nement des  sires.  Ils  employaient  comme  un  terme  de  dérision 
contre  les  princes  français  ce  mot  étranger  à  leur  langue. 

Si  l'on  veut  que  les  habitants  de  la  France  entière,  et  non 
pas  seulement  ceux  de  l'Ile-de-France,  retrouvent  dans  le 
passé  leur  histoire  domestique,  il  faut  qu3  nos  annales  perdent 
leur  unité  factice  et  qu'elles  embrassent  dans  leur  variété 
les  souvenirs  de  toutes  les  provinces  de  ce  vaste  pays,  réuni 
seulement  depuis  deux  siècles  en  un  tout  compact  et  homo- 
gène. 

{Lettres  sur  V Histoire  de  France.) 


BATAILLE    DE    VIASTINGS  » 

L'armée  se  trouva  bientôt  en  vue  du  camp  saxon,  au 
nord-ouest  de  Hastings.  Les  prêtres  et  les  moines  qui  l'ac- 
compagnaient se  détaclièrent,  et  montèrent  sur  une  hauteur 
voisine,  pour  prier  et  regarder  le  combat.  Un  Normand,  appelé 
Taillefer,  poussa  son  cheval  en  avant  du  front  de  bataille, 
et  entonna  le  chant,  fameux  dans  toute  la  Gaule,  de  Charle- 
magne  et  de  Roland  ^.  En  chantant,  il  jouait  de  son  épée,  la 
lançait  en  l'air  avec  force,  et  la  recevait  dans  sa  main  droite  ; 
les  Normands  répétaient  ses  refrains  ou  criaient  :  «  Dieu 
aide  !  Dieu  aide  !  » 

A  portée  de  trait,  les  archers  commencèrent  à  lancer  leurs 
flèches,  et  les  arbalétriers  leurs  carreaux  ^  ;  mais  la  plupart 
des  coups  furent  amortis  par  le  haut  parapet  des  redoutes 
saxonnes.  Les  fantassins  armés  de  lances  et  la  cavalerie 
s'avancèrent  jusqu'aux  portes  des  retranchements,  et  ten- 
tèrent de  les  forcer.  Les  Anglo-Saxons,  tous  à  pied  autour  de 
leur  étendard  planté  en  terre,  et  formant  derrière  leurs  palis- 

1.  Gagnée  par  les  Normands  sur  2.  Cf.  Wace,  le  Roman  de  Rou  : 

les  Anglo-Saxons,  en  1066. 

Taillefer,  qui  mult  bien  cantoit 
Sur  un  cheval  qui  tost  alloit 
Devant  le  duc  alloit  cantant 
De  Karlemaine  et  de  Rollant. 
3.  Carreaux,  Gros  traits  à  quatre  pans. 


AUGUSTIN    THIERRY  413 

sades  une  masse  compacte  et  solide,  reçurent  les  assaillants 
à  grands  coups  de  hache,  qui,  d'un  revers,  brisaient  les  lances 
et  coui)aient  les  armures  de  mailles.  Les  Normands,  ne  ix)u- 
vant  pénétrer  dans  les  redoutes  ni  en  arrachfer  les  pieux,  se 
replièrent,  fatigués  d'une  attaque  inutile,  vers  la  division  que 
commandait  Guillaume. 

Le  duc  alors  fit  avancer  de  nouveau  tous  ses  archers,  et 
leur  ordonna  de  ne  plus  tirer  droit  devant  eux,  mais  de 
lancer  leurs  traits  en  haut,  pour  qu'ils  tombassent  par-des- 
sus le  rempart  du  camp  ennemi.  Beaucoup  d'Anglais  furent 
blessés,  la  plupart  au  visage,  par  suite  de  cette  manœuvre  ; 
Harold  ^  lui-même  eut  l'œil  crevé  d'une  flèche,  mais  il  n'en 
continua  pas  moins  de  commander  et  de  combattre.  L'at- 
taque des  gens  de  pied  et  de  cheval  recommença  de  près,  aux 
cris  de  :  «  Notre-Dame  !  Dieu  aide  !  Dieu  aide  !  »  Mais  les 
Normands  furent  repoussés,  à  l'une  des  portes  du  camp, 
jusqu'à  un  grand  ravin  recouvert  de  broussailles  et  d'herbes, 
où  leurs  chevaux  trébuchèrent  et  où  ils  tombèrent  pêle- 
mêle,  et  périrent  en  grand  nombre.  Il  y  eut  un  moment  de 
terreur  dans  l'armée  d'outre-mer.  Le  bruit  courut  que  le  duc 
avait  été  tué,  et,  à  cette  nouvelle,  la  fuite  commença.  Guil- 
laume se  jeta  lui-même  au-devant  des  fuyards  et  leur  barra 
le  passage,  les  menaçant  et  les  frappant  de  sa  lance,  puis  se 
découvrant  la  tête  :  «  Me  voilà  »,  leur  cria-t-il,  «  regardez- 
moi,  je  vis  encore,  et  je  vaincrai  avec  l'aide  de  Dieu.  » 

Les  cavahers  retournèrent  aux  redoutes  ;  mais  ils  ne 
purent  davantage  en  forcer  les  portes  ni  faire  brèche  :  alors 
le  duc  s'avisa  d'un  stratagème,  pour  faire  quitter  aux 
Anglais  leur  position  et  leurs  rangs  ;  il  donna  l'ordre  à  mille 
cavahers  de  s'avancer  et  de  fuir  aussitôt.  La  vue  de  cette 
déroute  simulée  fit  perdre  aux  Saxons  leur  sang-froid  ;  ils 
coururent  tous  à  la  poiursuite,  la  hache  suspendue  au  cou. 
A  une  certaine  distance,  un  corps  posté  à  dessein  joignit  les 
fuyards,  qui  tournèrent  bride  ;  et  les  Anglais,  surpris  dans 
leur  désordre,  furent  assaillis  de  tous  côtés  à  coups  de  lances 
et  d'épées  dont  ils  ne  pouvaient  se  garantir,  ayant  les  deux 
mains  occupés  à  manier  leurs  grandes  haches.  Quand  ils 

1.  Le  roi  des  Anglo-SaxoDS. 


414  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

eurent  perdu  leurs  rangs,  les  clôtures  des  redoutes  furent 
enfoncées  ;  cavaliers  et  fantassins  y  pénétrèrent  ;  mais  le 
combat  fut  encore  vif,  pêle-mêle  et  corps  à  corps.  Guillaume 
eut  son  cheval  tué  sous  lui  ;  le  roi  Harold  et  ses  deux  frères 
tombèrent  morts,  au  pied  de  leur  étendard.  Les  débris  de 
l'armée  anglaise,  sans  chef  et  sans  drapeau,  prolongèrent  la 
lutte  jusqu'à  la  fin  du  jour,  tellement  que  les  combattants  des 
deux  partis  ne  se  reconnaissaient  plus  qu'au  langage. 

{La  Conquête  de  V Angleterre  par  les  Normands.) 


DEPART  ET  VOYAGE  DE  GALESWINTHE' 

A  travers  tous  les  incidents  de  cette  longue  négociation, 
Gales winthe  n'avait  cessé  d'éprouver  une  grande  répugnance 
pour  l'homme  auquel  on  la  destinait,  et  de  vagues  inquiétudes 
sur  l'avenir.  Les  promesses  faites  au  nom  du  roi  Hilperik  par 
les  ambassadeurs  franks  n'avaient  pu  la  rassurer.  Dès  qu'elle 
apprit  que  son  sort  venait  d'être  fixé  d'une  manière  irrévo- 
cable, saisie  d'un  mouvement  de  terreur,  elle  courut  vers  sa 
mère,  et,  jetant  ses  bras  autour  d'elle,  comme  un  enfant  qui 
cherche  du  secours,  elle  la  tint  embrassée  plus  d'une  heure  en 
pleurant,  et  sans  dire  un  mot.  Les  ambassadeurs  franks  se 
présentèrent  pour  saluer  la  fiancée  de  leur  roi,  et  prendre  ses 
ordres  pour  le  départ;  mais,  à  la  vue  de  ces  deux  femmes  san- 
glotant sur  le  sein  l'une  de  l'autre  et  se  serrant  si  étroitement 
qu'elles  paraissaient  liées  ensemble,  tout  rudes  qu'ils  étaient, 
ils  furent  émus  et  n'osèrent  parler  de  voyage.  Ils  laissèrent 
passer  deux  jours,  et,  le  troisième,  ils  vinrent  de  nouveau  se 
présenter  devant  la  reine,  en  lui  annonçant  cette  fois  qu'ils 
avaient  hâte  de  partir,  lui  parlant  de  l'impatience  de  leur 
roi  et  de  la  longueur  du  chemin,  La  reine  pleura,  et  demanda 
pour  sa  fille  encore  un  jour  de  délai.  Mais,  le  lendemain,  quand 
on  vint  lui  dire  que  tout  était  prêt  pour  le  départ  :  «  Un  seul 
jour  encore  »,  répondit-elle,  «  et  je  ne  demanderai  plus  rien  ; 
savez-vous  que  là  où  vous  emmenez  ma  fille,  il  n'y  a  plus  de 
mère  pour  elle  ?   »  Mais  tous  les  retards  possibles  étaient 

1.  Fille  d'Athanagild,  roi  des  mariage  ;  elle  devait  périr  étranglée 
Visigoths  d'Espagne.  Chilpéric,  roi  par  Frédégonde,  qui  épousa  aussi- 
de   Neustrie,   l'avait   demandée   en       tôt  après  Chilpéric.  , 


AUGUSTIN     THIERRY  415 

épuisés  ;  Athanaghild  interposa  son  autorité  de  roi  et  de 
père  ;  et,  malgré  les  larmes  de  la  reine,  Galeswinthe  fut 
remise  entre  les  mains  de  ceux  qui  avaient  mission  de  la  con- 
duire auprès  de  son  futur  époux. 

Une  longue  file  de  cavaliers,  de  voitures  et  de  chariots  de 
bagage  traversa  les  rues  de  Tolède,  et  se  dirigea  vers  la  porte 
du  Nord.  Le  roi  suivit  à  cheval  le  cortège  de  sa  fille  jusqu'à 
un  pont  jeté  sur  le  Tage,  à  quelque  distance  de  la  ville  ;  mais 
la  reine  ne  put  se  résoudre  à  retourner  si  vite,  et  voulut  aller 
au  delà.  Quittant  son  propre  char,  elle  s'assit  auprès  de  Gales- 
winthe, et,  d'étape  en  étape,  de  journée  en  journée,  elle  se 
laissa  entraîner  à  plus  de  cent  milles  de  distance.  Chaque 
jour,  elle  disait  :  «  C'est  jusque-là  que  je  veux  aller  »,  et,  par- 
venue à  ce  terme,  elle  passait  outre.  A  l'approche  des  mon- 
tagnes, les  chemins  devinrent  difficiles  ;  elle  ne  s'en  aperçut 
pas,  et  voulut  encore  aller  plus  loin.  Mais,  comme  les  gens  qui 
la  suivaient,  grossissant  beaucoup  le  cortège,  augmentaient 
les  embarras  et  les  dangers  du  voyage,  les  seigneurs  goths 
résolurent  de  ne  pas  permettre  que  leur  reine  fît  un  mille  de 
plus.  Il  fallut  se  résigner  à  une  séparation  inévitable,  et  de 
nouvelles  scènes  de  tendresse,  mais  plus  calmes,  eurent  lieu 
entre  la  mère  et  la  fille.  La  reine  exprima,  en  paroles  douces, 
sa  tristesse  et  ses  craintes  maternelles  :  «  Sois  heureuse  », 
dit-elle  ;  «  mais  j'ai  peur  pour  toi  ;  prends  garde,  ma  fille, 
prends  bien  garde...  »  A  ces  mots,  qui  s'accordaient  trop  bien 
avec  ses  propres  pressentiments,  Galeswinthe  pleura  et 
répondit  :  «  Dieu  le  veut,  il  faut  que  je  me  soumette  »  ;  et 
la  triste  séparation  s'accomplit. 

Un  partage  se  fit  dans  ce  nombreux  cortège  ;  cavaliers 
et  chariots  se  divisèrent,  les  uns  continuant  à  marcher  en 
avant,  les  autres  retournant  vers  Tolède.  Avant  de  monter 
sur  le  char  qui  devait  la  ramener  en  arrière,  la  reine  des  Goths 
s'arrêta  au  bord  de  la  route,  et,  fixant  ses  yeux  vers  le  chariot 
de  sa  fille,  elle  ne  cessa  de  le  regarder,  debout  et  immobile, 
jusqu'à  ce  qu'il  disparût  dans  l'éloignement  et  dans  les 
détours  du  chemin.  Galeswinthe,  triste  mais  résignée,  con- 
tinua sa  route  vers  le  Nord. 

{Récits  mérovingiens.) 


BARANTE 

L'HISTOIRE    NARRATIVE 

...  Charmé  des  récits  contemporains,  j'ai  cru  qu'il  n'était 
pas  impossible  de  reproduire  les  impressions  que  j'en  avais 
reçues  et  la  signification  que  je  leur  avais  trouvée.  J'ai  tenté 
de  restituer  à  l'histoire  elle-même  l'attrait  que  le  roman  his- 
torique lui  a  emprunté.  Elle  doit  être,  avant  tout,  exacte  et 
sérieuse  ;  mais  il  m'a  semblé  qu'elle  pouvait  être  en  même 
temps  vraie  et  vivante.  De  ces  chroniques  naïves,  de  ces 
documents  originaux,  j'ai  tâché  de  composer  une  narration 
suivie,  complète,  exacte,  qui  leur  empruntât  l'intérêt  dont 
ils  sont  animés,  et  suppléât  à  ce  qui  leur  manque.  Je  n'ai 
point  tâché  d'imiter  leur  langage  ;  c'eut  été  une  affectation  et 
une  recherche  de  mauvais  goût  ;  mais,  pénétrant  dans  leur 
esprit,  je  me  suis  efforcé  de  reproduire  leur  couleur.  Ce  qui 
pouvait  le  plus  y  contribuer,  c'était  de  faire  disparaître 
entièrement  la  trace  de  mon  propre  travail,  de  ne  montrer  en 
rien  l'écrivain  de  notre  temps.  Je  n'ai  donc  mêlé  d'aucune 
réflexion,  d'aucun  jugement  les  événements  que  je  raconte. 
Ainsi  que  je  l'ai  dit  plus  haut,  le  dégoût  du  public  pour  les 
opinions  calculées,  sa  méfiance  pour  toute  tendance  vers  un 
but,  m'ont  encouragé  à  ne  point  faire  des  événements  le 
support  de  mes  pensées.  Ce  sont  les  jugements,  ce  sont  les 
expressions  des  contemporains  -  qu'il  fallait  exprimer;  c'est 
en  apercevant  l'effet  que  les  actions  produisaient  sur  leur 
propre  théâtre,  qu'on  peut  se  faire  une  idée  juste  du  temps 
passé. 

(Préface  de  V Histoire  des  Ducs  de  Bourgogne.) 


MICHELET 

DE  QUELLE  FAÇOX   MICHELET  A  FAIT  SOX  HISTOIRE     DE  FRANCE 

Cette  œuvre  laborieuse  d'environ  quarante  ans  fut  conçue 
d'un  moment,  de  l'éclair  de  Juillet  *.  Dans  ces  jours  mémo- 
rables, une  grande  lumière  se  fit,  et  j'aperçus  la  France. 

Elle  avait  des  annales,  et  non  point  une  histoire.  Des 
hommes  éniinents  l'avaient  étudiée  surtout  au  point  de 
vue  politique.  Nul  n'avait  pénétré  dans  l'infini  détail  des 
développements  divers  de  son  activité  (religieuse,  écono- 
mique, artistique,  etc.).  Nul  ne  l'avait  encore  embrassée 
du  regard  dans  l'unité  vivante  des  éléments  naturels  et 
géographiques  qui  l'ont  constituée.  Le  premier  je  la  vis 
comme  une  âme  et  une  personne. 

L'illustre  Sismondi  ^,  ce  persévérant  travailleur,  honnête 
et  judicieux  dans  ses  annales  politiques,  s'élève  rarement 
aux  vues  d'ensemble.  Et,  d'autre  part,  il  n'entre  guère  dans 
les  recherches  érudites.  Lui-même  avoue  loyalement  qu'écri- 
vant à  Genève  il  n'avait  sous  la  main  ni  les  actes  ni  les 
manuscrits. 

Au  reste,  jusqu'en  1830  (même  jusqu'en  1836),  aucun 
des  historiens  remarquables  de  cette  époque  n'avait  senti 
encore  le  besoin  de  chercher  les  faits  hors  des  livres  imprimés, 
aux  sources  primitives,  la  plupart  inédites  alors,  aux  manus- 
crits de  nos  bibliothèques,  aux  documents  de  nos  archives. 

Cette  noble  pléiade  historique  qui,  de  1820  à  1830,  jette 
un  si  grand  éclat,  MM.  de  Barante,  Guizot,  Mignet,  Thiers, 
Augustin  Thierry,  envisagea  l'histoire  par  des  points  de  vue 
spéciaux  et  divers.  Tel  fut  préoccupé  de  l'élément  de  race  ',  tel 
des  institutions  *,  etc.,  sans  voir  peut-être  assez  combien  ces 
choses  s'isolent  difficilement,  combien  chacune  d'elles  réagit 
sur  les  autres.  La  race,  par  exemple,  reste-t-elle  identique 
sans  subir  l'influence  des  mœurs  changeantes  ?  Les  institu- 

1.  Juillel.  La  Révolution  de  1830.  .1.  Thierry. 

2.  Né  et  mort  i\Clenève,  1773-1842;  4.  Guizot. 
auteur  d'une  Histoire  des  Français. 

LE  XIX'  SIÈCLE    PAR   LES   TEXTES.  —  J7 


418  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

tions  peuvent-elles  s'étudier  suffisamment  sans  tenir  compte 
de  l'histoire  des  idées,  de  mille  circonstances  sociales  dont 
elles  surgissent  ?  Ces  spécialités  ont  toujours  quelque  chose 
d'un  peu  artificiel,  qui  prétend  éclaircir,  et  pourtant  peut 
donner  de  faux  profils  ^,  nous  tromper  sur  l'ensemble,  en 
dérober  l'harmonie  supérieure. 

La  vie  a  une  condition  souveraine  et  bien  exigeante.  Elle 
n'est  véritablement  la  vie  qu'autant  qu'elle  est  complète. 
Ses  organes  sont  tous  solidaires  et  ils  n'agissent  que  d'en- 
semble. Nos  fonctions  se  lient,  se  supposent  l'une  l'autre. 
Qu'une  seule  manque,  et  rien  ne  vit  plus.  On  croyait  autre- 
fois pouvoir  par  le  scalpel  isoler,  suivre  à  part  chacun  de  nos 
systèmes  ;  cela  ne  se  peut  pas,  car  tout  influe  sur  tout. 

Ainsi,  ou  tout,  ou  rien.  Pour  retrouver  la  vie  historique, 
il  faudrait  patiemment  la  suivre  en  toutes  ses  voies,  toutes 
ses  formes,  tous  ses  éléments.  Mais  il  faudrait  aussi,  d'une 
passion  plus  grande  encore  ^,  refaire  et  rétablir  le  jeu  de 
tout  cela,  l'action  réciproque  de  ces  forces  diverses  dans  un 
puissant  mouvement  qui  redeviendrait  la  vie  même. 

Un  maître  dont  j'ai  eu,  non  le  génie  sans  doute,  mais  la 
violente  volonté,  Géricault  ^,  entrant  dans  le  Louvre  (dans 
le  Louvre  d'alors  où  tout  l'art  de  l'Europe  se  trouvait  réuni  *), 
ne  parut  pas  troublé.  Il  dit  :  «  C'est  bien  !  je  m'en  vais  le 
refaire.  »  En  rapides  ébauches  qu'il  n'a  jamais  signées,  il 
allait  saisissant  et  s'appropriant  tout.  Et,  sans  1815,  il  eût 
tenu  parole.  Telles  sont  les  passions,  les  furies  du  bel  âge. 

Plus  compliqué  encore,  plus  effrayant  était  mon  problème 
historique  posé  comme  résurrection  de  la  vie  intégrale  ^,  non 
pas  dans  ses  surfaces,  mais  dans  ses  organismes  intérieurs  et 
profonds.  Nul  homme  sage  n'y  eût  songé.  Par  bonheur,  je  ne 
l'étais  pas. 

Dans  le  brillant  matin  de  Juillet,  sa  vaste  espérance,  sa 


1.  Profils.  Le  mot  s'emploie  pour  4.  En  1815,  les  alliés  reprirent 
signifier  la  représentation  d'un  au  Louvre  un  grand  nombre  d'œu- 
objet  vu  seulement  par  Un  côté.  vres    d'art    que    des    traités    nous 

2.  Michelet  avait  dit,  patiemment  ;  avaient  récemment  acquises.  Cf. 
mais   la   patience  n'exclut    pas    la  plus  bas,  sans /^/ô. 

passion.  5.  Formule  saisissante  ;  elle  carac- 

3.  Illustre  peintre,  1791-1824  ;  térise  admirablement  la  conception 
un  de  ses  tableaux  les  plus  célèbres  que  Michelet  s'est  faite  de  l'histoire, 
est  le  Radeau  de  la  Méduse. 


MICHELET  il  9 

puissante  électricité,  cette  entreprise  surhumaine  n'effraya 
pas  un  jeune  cœur.  Nul  obstacle  à  certaines  heures.  Tout  se 
simplifie  par  la  flamme.  Mille  choses  embrouillées  s'y  résol- 
vent, y  retrouvent  leurs  vrais  rapports,  et  (s' harmonisant) 
s'illuminent.  Bien  des  ressorts,  inertes  et  lourds  s'ils  gisent 
à  part,  roulent  d'eux-mêmes,  s'ils  sont  replacés  dans  l'en- 
semble. 

Telle  fut  ma  foi  du  moins,  et  cet  acte  de  foi,  quelle  que 
fût  ma  faiblesse,  agit.  Ce  mouveinent  immense  s'ébranla  sous 
mes  yeux.  Ces  forces  variées,  et  de  nature  et  d'art,  se  cher- 
chèrent, s'arrangèrent,  malaisément  d'abord.  Les  membres 
du  grand  corps,  peuples,  races,  contrées,  s'agencèrent  de  la 
mer  au  Rhin,  au  Rhône,  aux  Alpes,  et  les  siècles  marchèrent 
de  la  Gaule  à  la  France. 

Tous,  amis,  ennemis,  dirent  que  «  c'était  vivant  ».  Mais 
quels  sont  les  vrais  signes  bien  certains  de  la  vie  ?  Par  cer- 
taine dextérité,  on  obtient  de  l'animation,  une  sorte  de 
chaleur.  Parfois  le  galvanisme  semble  dépasser  la  vie  môme 
par  ses  bonds,  ses  efforts,  des  contrastes  heurtés,  des  sur- 
prises, de  petits  miracles.  La  vraie  vie  a  un  signe  tout  dif- 
férent, sa  continuité.  Née  d'un  jet,  elle  dure,  et  croit  placide- 
ment, lentement,  uno  tenore  ^  Son  unité  n'est  pas  celle  d'une 
petite  pièce  en  cinq  actes,  mais  (dans  un  développement 
souvent  immense)  l'harmonique  identité  d'âme. 

La  plus  sévère  critique,  si  elle  juge  l'ensemble  de  mon 
livre,  n'y  méconnaîtra  pas  ces  hautes  conditions  de  la  vie. 
Il  n'a  été  nullement  précipité,  brusqué  ;  il  a  eu,  tout  au 
moins,  le  mérite  de  la  lenteur.  Du  premier  au  dernier  volume, 
la  méthode  est  la  môme  ;  telle  elle  est  au  début  dans  ma 
Géographie  -,  telle  en  mon  Louis  XV,  et  telle  en  ma  Révo- 
lution. Ce  qui  n'est  pas  moins  rare  dans  un  travail  de  tant 
d'années,  c'est  que  la  forme  et  la  couleur  s'y  soutiennent. 
Mêmes  qualités,  mêmes  défauts.  Si  ceux-ci  avaient  disparu, 
r œuvre  serait  hétérogène,,  discolore  ^,  elle  aurait  perdu  sa 
personnalité.  Telle  quelle,  il  vaut  mieux  qu'elle  reste  har- 
monique et  un  tout  vivant. 

t.  D' une  seule  teneur.  3.  Discolore,  Ne  s'emploie  guère 

2.   Le     Tableau    de     la     France,      que  dans  la  langue  scientinquc. 
tome  II. 


420  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR     LES    TEXTES 

Lorsque  je  commençai,  un  livre  de  génie  existait,  celui  de 
Thierry  ^  Sagace  et  pénétrant,  délicat  interprète,  grand 
ciseleur,  admirable  ouvrier,  mais  trop  asservi  à  un  maître. 
Ce  maître,  ce  tyran,  c'est  le  point  de  vue  exclusif,  systéma- 
tique, de  la  perpétuité  des  races.  Ce  qui  fait,  au  total,  la 
beauté  de  ce  grand  livre,  c'est  qu'avec  ce  système,  qu'on 
croirait  fataliste,  partout  on  sent  respirer  en  dessous  un  cœur 
ému  contre  la  force  fatale,  l'invasion,  tout  plein  de  l'âme 
nationale  et  du  droit  de  la  liberté. 

Je  l'ai  aimé  beaucoup  et  admiré.  Cependant,  le  dirai-je  ? 
ni  le  matériel,  ni  le  spirituel,  ne  me  suffisait  dans  son  livre. 

Le  matériel,  la  race,  le  peuple  qui  la  continue,  me  parais- 
saient avoir  besoin  qu'on  mît  dessous  une  bonne  forte  base, 
la  terre,  qui  les  portât  et  les  nourrît.  Sans  une  base  géogra- 
j)hique,  le  peuple,  l'acteur  historique,  semble  marcher  en 
l'air  comme  dans  les  peintures  chinoises  où  le  sol  manque.  Et 
notez  que  ce  sol  n'est  pas  seulement  le  théâtre  de  l'action.  Par 
la  nourriture,  le  climat,  etc.,  il  y  influe  de  cent  manières.  Tel 
le  nid,  tel  l'oiseau.  Telle  la  patrie,  tel  l'homme. 

La  race,  élément  fort  et  dominant  aux  temps  barbares, 
avant  le  grand  travail  des  nations,  est  moins  sensible,  est 
faible,  effacée  presque,  à  mesure  que  chacune  s'élabore,  se 
personnifie.  L'illustre  M.  Mill  ^  dit  fort  bien  :  «  Pour  se  dis- 
penser de  l'étude  des  influences  morales  et  sociales,  ce  serait 
un  moyen  trop  aisé  que  d'attribuer  les  différences  de  carac- 
tère, de  conduite,  à  des  différences  naturelles  indestruc- 
tibles. » 

Contre  ceux  qui  poursuivent  cet  élément  de  race  et  l'exa- 
gèrent aux  temps  modernes,  je  dégageai  de  l'histoire  elle- 
même  un  fait  moral  énorme  et  trop  peu  remarqué.  C'est  le 
puissant  travail  de  soi  sur  soi,  où  la  France,  par  son  progrès 
propre,  va  transformant  tous  ses  éléments  bruts.  De  l'élé- 
ment romain  municipal,  des  tribus  allemandes,  du  clan  cel- 
tique, annulés,  disparus,  nous  avons  tiré  à  la  longue  des  résul- 
tats tout  autres,  et  contraires  même,  en  grande  partie,  à  tout 
ce  qui  les  précéda. 

La  vie  a  sur  elle-même  une  action  de  personnel  enfante- 

1.  La  Conquête  de  l'Angleterre  par  2.  John  Stuart  Mill,  philosophe 
les  is'ormands.  et  économiste  anglais,  1806-1873. 


MICHELET  iJI 

ment',  qui,  de  matériaux  préexistants,  nous  crée  des  choses 
absolument  nouvelles.  Du  pain,  des  fruits,  que  j'ai  mangés, 
je  fais  du  sang  louge  et  salé  qui  ne  rappelle  en  rien  ces  ali- 
ments d'où  je  les  tire.  Ainsi  va  la  vie  historique,  ainsi  va 
chaque  peuple,  se  faisant,  s'engendrant,  broyant,  amalga- 
mant des  éléments,  qui  y  restent  sans  doute  à  l'état  obscur  et 
confus,  mais  sont  bien  peu  de  chose  relativement  à  ce  que  fit 
le  long  travail  de  la  grande  âme.' 

La  France  a  fait  la  France,  et  l'élément  fatal  de  race  m'y 
semble  secondaire.  Elle  est  fille  de  sa  liberté.  Dans  le  progrès 
humain,  la  part  essentielle  est  à  la  force  vive,  qu'on  appelle 
homme.  Uh-name  est  son  propre  Prométhée  ^. 

En  résumé,  l'histoire,  telle  que  je  la  voyais  en  ces  hommes 
éminents  (et  plusieurs  admirables)  qui  la  représentaient,  me 
paraissait  encore  faible  en  ses  deux  méthodes  : 

Trop  peu  matérielle,  tenant  compte  des  races,  non  du  sol, 
du  climat,  des  aUments,  de  tant  de  circonstances  physiques 
et  physiologiques. 

Trop  peu  spirituelle,  parlant  des  lois,  des  actes  politiques, 
non  des  idées,  des  mœurs,  non  du  grand  mouvement  pro- 
gressif intérieur  de  l'âme  nationale. 

Surtout  peu  curieuse  du  menu  détail  érudit,  où  le  meilleur 
peut-être  restait  enfoui  aux  sources  inédites. 

Ma  vie  fut  en  ce  livre,  elle  a  passé  en  lui.  Il  a  été  mon  seul 
événement.  Mais  cette  identité  du  livre  et  de  l'auteur  n'a- 
t-elle  pas  un  danger  ?  L'œuvre  n'est-elle  pas  colorée  des  sen- 
timents, du  temps,  de  celui  qui  l'a  faite  ? 

C'est  ce  qu'on  voit  toujours.  Nul  portrait  si  exact,  si  con- 
forme au  modèle,  que  l'artiste  n'y  mette  un  peu  de  lui.  Nos 
maîtres  en  histoire  ne  se  sont  pas  soustraits  à  cette  loi.  Tacite, 
en  son  Tibère,  se  peint  aussi  avec  l'étouffement  de  son  temps, 
les  quinzes  longues  années  de  silence.  Thierry,  en  nous 
contant  Klodowig,  Guillaume  et  sa  conquête,  a  le  souffle 
intérieur,  l'émotion  de  la  France  envahie  récemment,  et  son 
opposition  au  règne  qui  semblait  celui  de  l'étranger. 

Si  c'est  là  un  défaut,  il  nous  faut  avouer  qu'il  nous  rend 

1.  On  sait  que  Prométhée.  d'aprt^s       donner  la  vie,  une  étincelle  du  feu 

In  légende  greeque,  façonna  l'Itonune       céleste, 
nvec  de  l'argile  et  (lén)l)a,  pour  lui 


422  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

bien  service.  L'historien  qui  en  est  dépourvu,  qui  entreprend 
de  s'efifacer  en  écrivant,  de  ne  pas  être,  de  suivre  par  der- 
rière la  clu"onique  contemporaine  (comme  Barante  a  fait 
pour  Froissart),  n'est  point  du  tout  historien.  Le  vieux  chro- 
niqueur, très  charmant,  est  absohxment  incapable  de  dire  à 
son  pauvre  valet  qui  va  sur  ses  talons,  ce  que  c'est  que  le 
grand,  le  sombre,  le  terrible  XIV^  siècle.  Pour  le  savoir,  il 
faut  toutes  nos  forces  d'analyse  et  d'érudition,  il  faut  un 
grand  engin  qui  perce  les  mystères  inaccessibles  à  ce  conteur. 
Quel  engin,  quel  moyen  ?  La  personnalité  moderne,  si  puis- 
sante et  tant  agrandie. 

En  pénétrant  l'objet  de  plus  en  plus,  on  l'aime,  et  dès 
lors  on  regarde  avec  un  intérêt  croissant.  Le  cœur  ému  a  la 
seconde  vue,  voit  mille  choses  invisibles  au  peuple  indiffé- 
rent. L'histoire,  l'historien  se  mêlent,  en  ce  regard.  Est-ce  un 
bien  ?  Est-ce  un  mal  ?  Là  s'opère  une  chose  que  l'on  n'a 
point  décrite  et  que  nous  devons  révéler  : 

C'est  que  l'histoire,  dans  le  progrès  du  temps,  fait  l'his- 
torien bien  plus  qu'elle  n'est  faite  par  lui.  Mon  livre  m'a 
créé.  C'est  moi  qui  fus  son  œuvre.  Ce  fils  a  fait  son  père.  S'il 
est  sorti  de  moi  d'abord,  de  mon  orage  (trouble  encore)  de 
jeunesse,  il  m'a  rendu  bien  plus  en  force  et  en  lumière,  même 
en  chaleur  féconde,  en  puissance  réelle  de  ressusciter  le 
passé.  Si  nous  nous  ressemblons,  c'est  bien.  Les  traits  qu'il 
a  de  moi  sont  en  grande  partie  ceux  que  je  lui  devais,  que  j'ai 
tenus  de  lui. 

(Préface  de  1869  à  V Histoire jie  France;  Flammarion,  édit.) 


LA     FRANCE 


La  voilà,  cette  France,  assise  par  terre,  comme  Job  ^,  entre 
ses  amies,  les  nations,  qui  viennent  la  consoler,  l'interroger, 
l'améliorer,  si  elles  peuvent,  travailler  à  son  salut. 

«  Où  sont  tes  vaisseaux,  tes  machines  ?  »,  dit  l'Angleterre. 
—  Et  l'Allemagne  :  «  Où  sont  tes  systèmes  ^  ?  —  N'auras-tu 

1.  Personnage     biblique  ;     après      avoir  été  riche  efpuissant,  il  tomba 

dans  une  extrême  misère. 
2.  Tes  systèmes  philosophiques. 


MICHELET  423 

donc  pas  au  moins,  comme  l'Italie,  des  œuvres  d'art  à  mon- 
tier  ?  » 

Bonnes  sœurs,  qui  venez  consoler  ainsi  la  France,  per- 
mettez que  je  vous  réponde.  Elle  est  malade,  voyez-vous  ;  je 
lui  vois  la  tête  basse,  elle  ne  veut  pas  parler. 

Si  l'on  voulait  entasser  ce  que  chaque  nation  a  dépensé  de 
sang  et  d'or,  et  d'efforts  de  toute  sorte,  pour  les  choses  désin- 
téressées qui  ne  devaient  profiter  qu'au  monde,  la  pyra- 
mide de  la  France  irait  montant  jusqu'au  ciel.  Et  la  vôtre, 
ô  nations,  toutes  tant  que  vous  êtes  ici,  ah  !  la  vôtre,  l'en- 
tassement de  vos  sacrifices  irait  au  genou  d'un  enfant. 

Ne  venez  donc  pas  me  dire  :  «  Comme  elle  est  pâle,  cette 
France  !  )>  Elle  a  versé  son  sang  pour  vous...  —  «  Qu'elle  est 
pauvre  !  »  —  Pour  votre  cause  elle  a  donné  sans  compter... 
Et,  n'ayant  plus  rien,  elle  a  dit  :  «  Je  n'ai  ni  or,  ni  argent  ; 
mais  ce  que  j'ai,  je  vous  le  donne...  »  Alors  elle  a  donné  son 
âme,  et  c'est  de  quoi  vous  vivez. 

«  Ce  qui  lui  reste,  c'est  ce  qu'elle  a  donné...  »  Mais,  écoutez 
bien,  nations,  apprenez  ce  que  sans  nous  vous  n'auriez  appris 
jamais  :  «  Plus  on  donne,  et  plus  on  garde  !  »  Son  esprit  peut 
dormir  en  elle  ;  mais  il  est  toujours  entier,  toujours  près  d'un 
puissant  réveil. 

Il  y  a  bien  longtemps  que  je  suis  la  France,  vivant  jour 
par  jour  avec  elle,  et  j'ai  acquis  cette  foi  que  ce  pays  est 
celui  de  l'invincible  espérance.  Il  faut  bien  que  Dieu  l'éclairé 
plus  qu'une  autre  nation,  puisqu'en  pleine  nuit  elle  v^oit 
quand  nulle  autre  ne  voit  plus  ;  dans  ces  affreuses  ténèbres 
qui  se  faisaient  souvent  au  moyen  âge  et  depuis,  personne 
ne  distinguait  le  ciel  :  la  France  seule  voyait. 

Voilà  ce  que  c'est  que  la  France.  Avec  elle  rien  n'est  fini  ; 
toujours  à  recommencer. 

Quand  nos  paysans  gaulois  chassèrent  un  moment  les 
Romains  et  firent  un  empire  des  Gaules  S  ils  mirent  sur  leur 
monnaie  le  premier  mot  de  ce  pays,  et  le  dernier  :  Espérance. 

{Le  Peuple:  Flammarion,  éditeur.) 

1.  Les  paysans  gaulois  (bagaudes)  au  1II«  siècle  et  nommèrent  eux- 
se  soulevèrent  contre  les  Romains      mômes  un  empereur. 


424  LE    XIX"    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

MORT    DE    JEANNE    D'ARC 

Le  terme  du  triste  voyage  était  le  Vieux-Marché,  le  marché 
au  poisson.  Trois  échafauds  avaient  été  dressés.  Sur  l'un  était 
la  chaire  épiscopale  et  royale,  le  trône  du  cardinal  d'Angle- 
terre, parmi  les  sièges  de  ses  prélats.  Sur  l'autre  devaient 
figurer  les  personnages  du  lugubre  drame,  le  prédicateur,  les 
juges  et  le  bailli,  enfin  la  condamnée.  On  voyait  à  part  un 
grand  échafaud  de  plâtre,  chargé  et  surchargé  de  bois  ;  on 
n'avait  rien  plaint  au  bûcher,  il  effrayait  par  sa  hauteur.  Ce 
n'était  pas  seulement  pour  rendre  l'exécution  plus  solen- 
nelle ;  il  y  avait  une  intention  ^  :  c'était  afin  que,  le  bûcher 
étant  si  haut  échafaudé,  le  bourreau  n'y  atteignît  que  par  en 
bas,  pour  allumer  seulement,  qu'ainsi  il  ne  pût  abréger  le 
supplice,  ni  expédier  la  patiente,  comme  il  faisait  des  autres, 
leur  faisant  grâce  de  la  flamme.  Ici,  il  ne  s'agissait  pas  de 
frauder  la  justice,  de  donner  au  feu  un  corps  mort  ;  on  voulait 
qu'elle  fût  bien  réellement  brûlée  vive  ;  que,  placée  au  som- 
met de  cette  montagne  de  bois  et  dominant  le  cercle  des 
lances  et  des  épées,  elle  pût  être  observée  de  toute  la  place. 
Lentement,  longuement  brûlée  sous  les  yeux  d'une  foule 
curieuse,  il  y  avait  lieu  de  croire  qu'à  la  fin  elle  laisserait 
surprendre  quelque  faiblesse,  qu'il  lui  échapperait  quelque 
chose  qu'on  pût  donner  pour  un  désaveu,  tout  au  moins  des 
mots  confus  qu'on  pourrait  interprêter,  peut-être  de  basses 
prières,  d'humiliants  cris  de  grâce,  comme  d'une  femme 
éperdue... 

L'effroyable  cérémonie  commença  par  un  sermon.  Maître 
Nicolas  Midy,  une  des  lumières  de  l'Université  de  Paris, 
prêcha  sur  ce  texte  édifiant  :  «  Quand  un  membre  de  l'Eglise 
est  malade,  toute  l'Eglise  est  malade.  «  Cette  pauvre  Eglise 
ne  pouvait  guérir  qu'en  se  coupant  un  membre.  Il  concluait 
par  la  formule  :  «  Jehanne,  allez  en  paix,  l'Eglise  ne  peut 
plus  te  défendre.  » 

Alors  le  juge  d'église,  l'évêque  de  Beauvais,  l'exhorta 
bénignement  à  s'occuper  de  son  âme  et  à  se  rappeler  tous  ses 

1.  «  Ce  détail  et  la  plupart  de  ceux  sitions  des  témoins  oculaires.  »  (Note 
qui  vont  suivre,  sont  tirés  des  dépo-       de  Miclielet.) 


MICHEl.ET  4i5 

méfaits  pour  s'exciter  à  la  contrition.  Les  assesseurs  avaient 
jugé  qu'il  était  de  droit  de  lui  relire  son  abjuration  ;  l'évêque 
n'en  fit  rien.  Il  craignait  des  démentis,  des  réclamations.  Mais 
la  pauvre  fille  ne  songeait  guère  à  chicaner  ainsi  sa  vie,  elle 
avait  bien  d'autres  pensées.  Avant  même  qu'on  l'eût  exhorté 
à  la  contrition,  elle  s'était  mise  à  genoux,  invoquant  Dieu,  la 
Vierge,  saint  Michel  et  sainte  Catherine  S  pardonnant  à 
tous  et  demandant  pardon,  disant  aux  assistants  :  «  Priez 
pour  moi  !...  »  Elle  requérait  surtout  les  prêtres  de  dire 
cliacun  une  messe  pour  son  âme...  Tout  cela  de  façon  si 
dévote,  si  humble  et  si  touchante,  que,  l'émotion  gagnant, 
personne  ne  put  plus  se  contenir  ;  l'évêque  de  Beauvais  se 
mit  à  pleurer,  celui  de  Boulogne  sanglotait,  et  voilà  que  les 
Anglais  eux-mêmes  pleuraient  et  larmoyaient  aussi,  Win- 
chester -  comme  les  autres. 

Serait-ce  dans  ce  moment  d'attendrissement  universel,  de 
larmes,  de  contagieuse  faiblesse  que  l'infortunée,  amoUie  et 
redevenue  simple  femme,  aurait  avoué  qu'elle  voyait  bien 
qu'elle  avait  tort,  qu'on  l'avait  trompée  apparemment  en 
lui  promettant  délivrance  ?  Nous  n'en  pouvons  croire  là- 
dessus  le  témoignage  intéressé  des  Anglais.  Toutefois,  il  fau- 
drait bien  peu  connaître  la  nature  humaine  pour  douter 
qu'ainsi  trompée  dans  son  espoir,  elle  n'ait  vacillée  dans  sa 
foi...  A-t-elle  dit  le  mot,  c'est  chose  incertaine  ;  j'affirme 
qu'elle  l'a  pen.sé. 

Cependant,  les  juges,  un  moment  décontenancés,  s'étaient 
remis  et  raffermis.  L'évêque  de  Beauvais,  s'essuyant  les  yeux, 
se  mit  à  lire  la  condamnation.  Il  remémora  à  la  coupable 
tous  ses  crimes,  schisme,  idolâtrie,  invocation  de  démons, 
comment  elle  avait  été  admise  à  la  pénitence,  et  comment, 
((  séduite  par  le  prince  du  mensonge,  elle  était  retombée,  ô 
douleur  !  comme  le  chien  qui  retourne  à  son  vomissement  '... 
Donc,  nous  prononçons  que  vous  êtes  un  membre  pourri,  et, 
comme  tel,  retranché  de  l'Eglise.  Nous  vous  livrons  à  la  puis- 
sance séculière,  la  priant,  toutefois,  de  modérer  son  juge- 
ment en  vous  évitant  la  mort  et  la  mutilation  des  membres.  » 


1.  C'est    saint    Michel    qui    était       mettant   l'aide  de  sainte  Catherine, 
apparu  à  Jeanne  et  lui  avait  enjoint  2.   Le  cardinal, 

de   délivrer  la   France  en   lui  pro-  3.  Expression  biblique. 


426  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

Délaissée  ainsi  de  l'Eglise,  elle  se  remit  en  toute  confiance  à 
Dieu.  Elle  demanda  la  croix.  Un  Anglais  lui  passa  une  croix 
de  bois,  qu'il  fit  d'un  bâton  ;  elle  ne  la  reçut  pas  moins  dévo- 
tement, elle  la  baisa  et  la  mit,  cette  rude  croix,  sous  ses  vête- 
ments et  sur  sa  chair...  Mais  elle  aurait  voulu  la  croix  de 
l'Eglise,  pour  la  tenir  devant  ses  yeux  jusqu'à  la  mort.  Le  bon 
huissier  Massieu  et  frère  Isambart  firent  tant  qu'on  la  lui 
apporta  de  la  paroisse  Saint-Sauveur.  Comme  elle  embrassait 
cette  croix,  et  qu'Isambart  l'encourageait,  les  Anglais  com- 
mencèrent à  trouver  tout  cela  bien  long  ;  il  devait  être  au 
moins  midi  ;  les  soldats  grondaient,  les  capitaines  disaient  : 
«  Comment  !  prêtre,  nous  ferez-vous  dîner  ici  ?...  »  Alors, 
perdant  patience  et  n'attendant  pas  l'ordre  du  bailli,  qui 
seul  pourtant  avait  autorité  pour  l'envoyer  à  la  mort,  ils 
firent  monter  deux  sergents  pour  la  tirer  des  mains  des 
prêtres.  Au  pied  du  tribunal,  elle  fut  saisie  par  les  hommes 
d'armes  qui  la  traînèrent  au  bourreau,  lui  disant  :  «  Fais  ton 
office....  »  Cette  furie  des  soldats  fit  horreur  ;  plusieurs  des 
assistants,  des  juges  même,  s'enfuirent,  pour  n'en  pas  voir 
davantage. 

Quand  elle  se  trouva  en  bas  dans  la  place,  entre  ces 
Anglais  qui  portaient  les  mains  sur  elle,  la  nature  pâlit  et  la 
chair  se  troubla  ;  elle  cria  de  nouveau  :  «  0  Rouen,  tu  seras 
ma  dernière  demeure  !...  »  Elle  n'en  dit  pas  plus,  et  ne  pécha 
pas  par  ses  lèvres  \  dans  ce  moment  même  d'effroi  et  de 
trouble... 

Elle  n'accusa  ni  son  roi,  ni  ses  saintes  -.  Mais,  parvenue  au 
haut  du  bûcher,  voyant  cette  grande  ville,  cette  foule  immo- 
bile et  silencieuse,  elle  ne  put  s'empêcher  de  dire  :  «  Ah  ! 
Rouen,  Rouen,  j'ai  grand'peur  que  tu  n'aies  à  souffrir  de  ma 
mort  !  »  Celle  qui  avait  sauvé  le  peuple  et  que  le  peuple 
abandonnait  n'exprima  en  mourant  (admirable  douceur 
d'âme  !)  que  de  la  compassion  pour  lui... 

Elle  fut  liée  sous  l'écriteau  infâme,  mitrée  d'une  mitre  où 
on  lisait  :  «  Hérétique,  relapse,  apostate,  ydolastre  »...  Et 
alors  le  bourreau  mit  le  feu...  Elle  le  vit  d'en  haut  et  poussa 
un  cri...  Puis,  comme  le  frère  qui  l'exhortait  ne  faisait  pas 

1.  Mot  du  livre  de  Job.  2.  Les  saintes  dont  elle  avait  en- 

te.idu  les  voix. 


MICHELET  iïl 

attention  à  la  flamme,  elle  eut  peur  pour  lui  ;  s'oubliant  elle- 
même,  elle  le  fit  descendre. 

Ce  qui  prouve  bien  que,  jusque-là,  elle  n'avait  rien  rétracté 
expressément,  c'est  que  ce  malheureux  Cauchon  ^  fut  obligé 
(sans  doute  par  la  haute  volonté  satanique  qui  présidait)  à 
venir  au  pied  du  bûcher,  obligé  à  affronter  de  près  la  face  de 
sa  victime,  pour  essayer  d'en  tirer  quelque  parole...  Il  n'en 
obtint  qu'une,  désespérante.  Elle  lui  dit  avec  douceur  ce 
qu'elle  avait  déjà  dit  :  «  Evoque,  je  meurs  par  vous...  Si  vous 
m'aviez  mise  aux  prisons  d'église  -,  ceci  ne  fût  pas  advenu.  » 
On  avait  espéré  sans  doute  que,  se  croyant  abandonnée  de 
son  roi,  elle  l'accuserait  enfin  et  parlerait  contre  lui.  Elle  le 
défendit  encore  :  «  Que  j'aie  bien  fait,  que  j'aie  mal  fait,  mon 
roi  n'y  est  pour  rien  ;  ce  n'est  pas  lui  qui  m'a  conseillée.  » 

Cependant  la  flamme  montait...  Au  moment  où  elle  toucha, 
la  malheureuse  frémit  et  demanda  de  Veau  bénite  ;  de  Veau, 
c'était  apparemment  le  cri  de  la  frayeur...  Mais,  se  relevant 
aussitôt,  elle  ne  nomma  plus  que  Dieu,  que  ses  anges  et  que 
ses  saintes  ^.  Elle  leur  rendit  témoignage  :  «  Oui,  mes  voix  * 
étaient  de  Dieu,  mes  voix  ne  m'ont  pas  trompée...  »  Que 
toute  incertitude  ait  cessé  dans  les  flammes,  cela  nous  doit 
faire  croire  qu'elle  accepta  la  mort  pour  la  délivrance  promise, 
qu'elle  n'entendit  plus  le  salut  au  sens  judaïque  ^  et  matériel, 
comme  elle  l'avait  fait  jusque-là,  qu'elle  vit  clair  enfin,  et  que, 
sortant  des  ombres,  elle  obtint  ce  qui  lui  manquait  encore  de 
lumière  et  de  sainteté.  ^ 

Cette  grande  parole  est  attestée  par  le  témoin  obligé  et 
juré  "  de  la  mort,  par  le  dominicain  qui  monta  avec  elle  sur 
le  bûcher,  qu'elle  en  fit  descendre,  mais  qui  d'en  bas  lui  par- 
lait, l'écoutait  et  lui  tenait  la  croix. 

Nous  avons  encore  un  autre  témoin  de  cette  mort  sainte, 
un  témoin  bien  grave,  qui  lui-même  fut  sans  doute  un  saint. 
Cet  homme,  dont  l'histoire  doit  conserver  le  nom,  était  le 
moine  augustin,  déjà  mentionné,  frère  Isambart  de  la  Pierre  ; 

1.  L'évêquc  de'Beaiivais.l  4.  Les  voix  des  saintes  et  de  saint 

2.  Les    procédures    de    l'inquisi-       Michel. 

lioa   n'étaient   pas   les   mêmes   que  5.  Judaïque,  Littéral. 

celles    des     tribunaux    proprement  6.  Juré.  Qui  a  prêté  serment  (de 

ecclésiastiques.  remplir  ses  fonctions  en  conscience). 

3.  Cf.  p.  42G,  n.  2. 


428  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

-dans  le  procès,  il  avait  failli  périr  pour  avoir  conseillé  la 
Pucelle,  et  néanmoins,  quoique  si  bien  désigné  à  la  haine  des 
Anglais,  il  voulut  monter  avec  elle  dans  la  charrette,  lui  fit 
venir  la  croix  de  la  paroisse,  l'assista  parmi  cette  foule 
furieuse,  et  sur  l'échafaud  et  au  bûcher.  Vingt  ans  après,  les 
deux  vénérables  religieux,  simples  moines,  voués  à  la  pau- 
vreté et  n'ayant  rien  à  gagner  ni  à  craindre  en  ce  monde, 
déposent  ce  qu'on  vient  de  lire.  «  Nous  l'entendions,  disent- 
ils,  dans  le  feu,  invoquer  ses  saintes  ^,  son  archange  ^  ;  elle 
répétait  le  nom  du  Sauveur...  Enfin,  laissant  tomber  sa  tête, 
•elle  poussa  un  grand  cri  :  «  Jésus  !  » 

Dix  mille  hommes  pleuraient...  »  Quelques  Anglais  seuls 
riaient  ou  tâchaient  de  rire.  Un  d'eux,  des  plus  furieux,  avait 
juré  de  mettre  un  fagot  au  bûcher  :  elle  expirait  au  moment 
où  il  le  mit,  il  se  trouva  mal  ;  ses  camarades  le  menèrent  à  une 
taverne  pour  le  faire  boire  et  reprendre  ses  esprits  ;  mais  il  ne 
pouvait  se  remettre  :  a  J'ai  vu,  disait-il  hors  de  lui-même,  j'ai 
vu  de  sa  bouche,  avec  le  dernier  soupir,  s'envoler  une 
colombe.  »  D'autres  avaient  lu  dans  les  flammes  le  mot  qu'elle 
répétait  :  «  Jésus  !  »  Le  bourreau  alla  le  soir  trouver  frère 
Isambart  ;  il  était  tout  épouvanté  ;  il  se  confessa,  mais  il  ne 
pouvait  croire  que  Dieu  lui  pardonnât  jamais...  Un  secrétaire 
du  roi  d'Angleterre  disait  tout  haut  en  revenant  :  «  Nous 
sommes  perdus,  nous  avons  brûlé  une  sainte  !  » 

Cette  parole,  échappée  à  un  ennemi,  n'en  est  pas  moins 
grave.  Elle  restera.  L'avenir  n'y  contredira  pas.  Oui,  selon 
la  Religion,  selon  la  Patrie,  Jeanne  d'Arc  fut  une  sainte. 

Quelle  légende  plus  belle  que  cette  incontestable  histoire  ? 
Mais  il  faut  se  garder  bien  d'en  faire  une  légende  ;  on  doit 
en  conserver  pieusement  tous  les  traits,  même  les  plus 
humains,  en  respecter  la  réalité  touchante  et  terrible... 

Que  l'esprit  romanesque  y  touche,  s'il  ose  ;  la  poésie  ne  le 
fera  jamais  ^.  Eh  !  que  saurait-elle  ajouter  ?...  L'idée  qu'elle 
avait,  pendant  tout  le  moyen  âge,  poursuivie  de  légende  en 
légende,  cette  idée  se  trouva  à  la  fin  être  une  personne  ;  ce 
rêve,  on  le  toucha.  La  Vierge  secourable  des  batailles  que  les 

1.  Cf.  p..  426  n.  2.  est  plus  «  romanesque  »  à  vrai  dire 

2.  Saint  Michel,  Cf.  p.  425,  n.  1.  que  poétique. 

3.  La    Jeanne   d'Arc   de    Schiller 


MICHELE!  4'2î> 

clievaliers  appelaient,  attendaient  d'en-haut,  elle  fut  ici-bas... 
En  qui  i  c'est  la  merveille.  Dans  ce  qu'on  méprisait,  dans  ce 
qui  semblait  le  plus  humble,  dans  une  enfant,  dans  la  simple 
fille  des  campagnes,  du  pauvre  peuple  de  France...  Car  il  y 
eut  un  peuple,  il  y  eut  une  France.  Cette  dernière  figure  du 
passé  fut  aussi  la  première  du  temps  qui  commençait.  En  elle 
apparurent  à  la  fois  la  Vierge....  et  déjà  la  Patrie. 

Telle  est  la  poésie  de  ce  grand  fait,  telle  en  est  la  philosophie, 
la  liante  vérité.  Mais  la  réalité  historique  n'en  est  pas  moins 
certaine  ;  elle  ne  fut  que  trop  positive  et  trop  cruellement 
constatée...  Cette  vivante  énigme,  cette  mystérieuse  créa- 
ture, que  tous  jugèrent  surnaturelle,  cet  ange  ou  démon,  qui, 
selon  quelques-uns,  devait  s'envoler  un  matin,  il  se  trouva 
que  c'était  une  jeune  femme,  une  jeune  fille,  qu'elle  n'avait 
])oint  d'ailes,  qu'attachée  comme  nous  à  un  corps  mortel, 
elle  devait  souffrir,  mourir,  et  de  quelle  affreuse  mort  ! 

Mais  c'est  justement  dans  cette  réalité  qui  semble  dégra- 
dante, dans  cette  triste  épreuve  de  la  nature,  que  l'idéal 
se  retrouve  et  rayonne.  Les  contemporains  eux-mêmes  y 
reconnurent  le  Christ  parmi  les  Pharisiens  ^..  Toutefois,  nous 
devons  y  voir  encore  autre  chose,  la  Passion  de  la  Vierge,  le 
martyre  de  la  pureté. 

Il  y  a  eu  bien  des  martyrs  :  l'histoire  en  cite  d'innom- 
brables, plus  ou  moins  purs,  plus  ou  moins  glorieux.  L'or- 
gueil a  eu  les  siens,  et  la  haine  et  l'esprit  de  dispute.  Aucun 
siècle  n'a  manqué  de  martyrs  batailleurs,  qui  sans  doute 
mouraient  de  bonne  grâce  quand  ils  n'avaient  pu  tuer...  Ces 
fanatiques  n'ont  rien  à  voir  ici.  La  sainte  fille  n'est  point  des 
leurs,  elle  eut  un  signe  à  part  :  bonté,  charité,  douceur  d'âme. 
Elle  eut  la  douceur  des  anciens  martyrs,  mais  avec  une  dif- 
férence. Les  premiers  chrétiens  ne  restaient  doux  et  purs 
qu'en  fuyant  l'action,  en  s'épargnant  la  lutte  et  l'épreuve  du 
monde.  Celle-ci  fut  douce  dans  la  plus  âpre  lutte,  bonne  parmi 
les  mauvais,  pacifique  dans  la  guerre  même  ;  la  guerre,  ce 
triomphe  du  Diable,  elle  y  porta  l'esprit  de  Dieu.  Elle  prit 


1.    «  L'évêque  de  Bcauvais  et  sa  scribes  et  pharisiens  se  montrèrent 

compagnie    ne    se    montrt^rent    pas  aftectés   à    faire   mourir    Notre-Scl- 

moins    aHectés    à    faire    mourir    la  gncur.    ■  (Chronique  de  la  Pucetle  ; 

Pucelie  que  Cayphe  et  Anne,  et  les  note  de  Michelet.) 


430  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

les  armes  quand  elle  sut  «  la  pitié  ^  qu'il  y  avait  au  royaume 
de  France  ».  Elle  ne  pouvait  voir  «  couler  le  sang  français  ». 
Cette  tendresse  de  cœur,  elle  l'eut  pour  tous  les  hommes  ; 
elle  pleurait  après  les  victoires  et  soignait  les  Anglais  blessés. 

Pureté,  douceur,  bonté  héroïque,  que  cette  suprême  beauté 
de  l'âme  se  soit  rencontrée  en  une  fille  de  France,  cela  peut 
surprendre  les  étrangers  qui  n'aiment  à  juger  notre  nation  que 
par  la  légèreté  des  mœurs.  Disons-leur  (et  sans  partialité, 
aujourd'hui  que  tout  cela  est  si  loin  de  nous)  que,  sous  cette 
légèreté,  parmi  ses  folies  et  ses  vices,  la  vieille  France  n'en  fut 
pas  moins  le  peuple  de  l'amour  et  de  la  grâce.  Le  sauveur  de  la 
France  devait  être  une  femme.  La  France  était  femme  elle- 
même.  Elle  en  avait  la  mobilité,  mais  aussi  l'aimable  douceur, 
la  piété  facile  et  charmante,  l'excellence  au  moins  du  pre- 
mier mouvement.  Lors  même  qu'elle  se  complaisait  aux 
vaines  élégances  et  aux  raffinements  extérieurs,  elle  restait 
au  fond  plus  près  de  la  nature.  Le  Français,  même  vicieux, 
gardait  plus  qu'aucun  autre  le  bon  sens  et  le  bon  cœur... 

Puisse  la  nouvelle  France  ne  pas  oublier  le  mot  de  l'an- 
cienne :  «  Il  n'y  a  que  les  grands  cœurs  qui  sachent  combien 
il  y  a  de  gloire  à  être  bon  -  !  »  L'être  et  rester  tel  entre  les 
injustices  des  hommes  et  les  sévérités  de  la  Providence,  ce 
n'est  pas  seulement  le  don  d'une  heureuse  nature,  c'est  de  la 
force  et  de  l'héroïsme...  Garder  la  douceur  et  la  bienveillance 
parmi  tant  d'aigres  disputes,  traverser  l'expérience  sans  lui 
permettre  de  toucher  à  ce  trésor  intérieur,  cela  est  divin. 
Ceux  qui  persistent  et  vont  ainsi  jusqu'au  bout  sont  les  vrais 
élus.  Et,  quand  même  ils  auraient  quelquefois  heurté^  dans 
le  sentier  difficile  du  monde,  parmi  leurs  chutes,  leurs  fai- 
blesses et  leurs  enfances  *,  ils  n'en  resteront  pas  moins  les 
enfants  de  Dieu  ! 

{Histoire  de  France;  Flammarion,  éditeur.) 

■1.  Pitié.  Chose  digne  de  pitié,  et,  3.  Hewrtë;  Le  mot-heMr/er,  employé 

par  suite,  misère.  absolument,  signifie  recevoir  un  choc. 

2.  C'est  le  mot  de  Philoctète  dans  4.  lin/antes.  Enfantillages,  fautes 

le  Télémaque  de  Fénelon,  livre  XII.  plus  ou  moins  légères. 


MICHELET  481 

LES    VOLONTAIRES    DE    92 

Détournez  les  yeux  de  Paris,  et  contemplez,  je  vous  prie, 
si  votre  regard  })eut  l'embrasser,  l'immense,  l'inconcevable 
grandeur  du  mouvement.  Six  cent  mille  volontaires  inscrits 
veulent  marcher  à  la  frontière.  Il  ne  manque  que  des  fusils, 
des  souliers,  du  pain.  Les  cadres  sont  tout  préparés  ;  les  fédé- 
rations pacifiques  de  90  sont  les  bataillons  frémissants  de  92. 
Les  mêmes  chefs  souvent  y  commandent  ;  ceux  qui  menèrent 
le  peujile  aux  fêtes  vont  le  guider  aux  combats. 

C^s  innombrables  volontaires  ont  gardé  tous  un  caractère 
de  l'époque  vraiment  unique  qui  les  enfanta  à  la  gloire.  Et 
maintenant,  où  qu'ils  soient,  dans  la  mort  ou  dans  la  vie, 
morts  immortels,  savants  illustres,  vieux  et  glorieux  soldats, 
ils  restent  tous  marqués  d'un  signe  qui  les  met  à  part  dans 
l'histoire.  Ce  signe,  cette  formule,  ce  mot  qui  fit  trembler 
toute  la  terre,  n'est  autre  que  leur  simple  nom  :  Volontaires 
de  92. 

Leurs  maîtres,  qui  les  instruisirent  et  disciplinèrent  leur 
enthousiasme,  qui  marchèrent  devant  eux  comme  une 
colonne  de  feu  ^  c'étaient  les  sous-officiers  ou  soldats  de 
l'ancienne  armée,  que  la  Révolution  venait  de  jeter  en  avant, 
ses  fils  qui  n'étaient  rien  sans  elle,  qui  par  elle  avaient  déjà 
gagné  leur  plus  grande  bataille,  la  victoire  de  la  liberté. 
Génération  admirable,  qui  vit  en  un  même  rayon  la  liberté 
et  la  gloire,  et  vola  le  feu  du  ciel. 

C'était  le  jeune,  l'héroïque,  le  sublime  Hoche,  qui  devait 
vivre  si  peu,  celui  que  personne  ne  put  voir  sans  l'adorer,  — 
C'était  la  pureté  même,  cette  noble  figure  virginale  et  guer- 
rière, Marceau,  pleuré  de  l'ennemi.  —  C'était  l'ouragan  des 
batailles,  le  colérique  Kléber,  qui,  sous  cet  aspect  terrible, 
eut  le  cœur  humain  et  bon,  qui,  dans  ses  notes  secrètes,  plaint 
la  nuit  les  campagnes  vendéennes  qu'il  lui  faut  ravager  le 
jour.  —  C'était  l'homme  de  sacrifice  qui  voulut  toujours  le 
devoir,  et  la  gloire  pour  lui  jamais,  qui  la  donna  souvent  aux 
autres,  et  même  aux  dépens  de  sa  vie,  un  juste,  un  héros,  un 
saint,  l'irréprochable  Desaix. 

.  1.  Allusion  à  la  colonne  de  feu  qui  conduisait  les  Hébreux  dans  le  désert. 


432  LE    XIX'    SIÈCLE  PAR    LES    TEXTES 

Et  puis,  après  ces  héros,  arrivent  les  ambitieux,  les  avides, 
les  politiques,  les  redoutés  capitaines,  qui  plus  tard  ont 
cherché  fortune  avec  ou  contre  César.  L'épée  la  plus  acérée, 
l'âpre  Piémontais,  Masséna,  avec  son  profil  de  loup.  Des  rois, 
ou  gens  propres  à  l'être,  des  Bernadotte  ^  et  des  Soult.  Le 
grand  sabre  de  Murât  ^ 

Et  puis  une  glorieuse  foule,  où  chaque  homme  en  d'autres 
pays,  d'autres  temps,  eût  illustré  un  empire.  En  France,  il  y  a 
tout  un  peuple. 

Grands  maîtres,  qui  enseignaient  d'exemple.  Il  ne  faudrait 
pas  croire  néanmoins  que  ces  rudes  et  vaillants  soldats, 
comme  beaucoup  de  ceux-ci,  les  Augereau,  les  Lefebvre, 
représentassent  l'esprit,  le  grand  souffle  du  moment  sacré. 
Ah  !  ce  qui  le  rendait  sublime,  c'est  qu'à  proprement  parler, 
ce  mouvement  n'était  pas  militaire.  Il  fut  héroïque.  Par- 
dessus l'élan  de  la  guerre,  sa  fureur  et  sa  violence,  planait 
toujours  la  grande  pensée,  vraiment  sainte,  de  la  Révolution, 
l'affranchissement  du  monde. 

En  récompense,  il  fut  donné  à  la  grande  âme  de  la  France, 
en  son  moment  désintéressé  et  sacré,  de  trouver  un  chant,  — 
un  chant  qui,  répété  de  proche  en  proche,  a  gagné  toute  la 
terre.  Cela  est  divin  et  rare  d'ajouter  un  chant  éternel  à  la 
voix  des  nations. 

Il  fut  trouvé  à  Strasbourg,  à  deux  pas  de  l'ennemi.  Le 
nom  que  lui  donna  l'auteur  ^  est  le  Chant  de  Varmèe  du  Rhin. 
Trouvé  en  mars  ou  avril,  du  premier  moment  de  la  guerre,  il 
ne  lui  fallut  pas  deux  mois  pour  pénétrer  toute  la  France.  II 
alla  frapper  au  fond  du  Midi,  comme  par  un  violent  écho,  et 
Marseille  répondit  au  Rhin.  Sublime  destinée  de  ce  chant  ! 
il  est  chanté  des  Marseillais  à  l'assaut  des  Tuileries,  il  brise 
le  trône  au  10  août.  On  l'appelle  la  Marseillaise.  Il  est  chanté 
à  Valmy  *,  affermit  nos  lignes  flottantes,  effraye  l'aigle  noir 
de  Prusse.  Et  c'est  encore  avec  ce  chant  que  nos  jeunes  sol- 
dats novices  gravirent  le  coteau  de  Jemmapes  ^,  franchirent 
les  redoutes  autrichiennes,  frappèrent  les  vieilles  bandes 
hongroises,  endurcies  aux  guerres  des  Turcs.  Le  fer  ni  le  feu 

1.  Plus  tard  roi  de  Suède.  vait  alors  à  Strasbourg  en  garnison. 

2.  Plus  tard  roi  de  Naples.  4.  Le  20  septembre  1792. 

3.  Rouget  de  Lisle,  qui  se  trou-  5.  Le  5  novembre  de  la  même  année. 


MlCHtLET  m 

n'y  pouvaient  ;  il  fallut,  pour  briser  leur  courage,  le  chant  de 
la  liberté. 

(Histoire  de  France;  Flammarion,  éditeur.) 


UNE    TEMPETE 


Chaque  fois  que  j'allais  à  Royan  S  je  pouvais  attendre 
qu'en  ce  petit  voyage,  qui  n'est  que  de  quelques  heures, 
l'orage  me  surprendrait  sur  la  route  sans  abri  '^.  11  i>esait  sur 
moi  dans  les  vignes  de  Saint-Georges  et  la  lande  du  pro- 
montoire que  je  gravissais  d'abord.  Il  pesait,  plus  lourd 
encore,  dans  la  grande  plage  circulaire  de  Royan  que  je  sui- 
vais. La  lande,  quoiqu'en  octobre,  avait  tous  ses  parfums 
sauvages,  et  ils  me  semblaient  par  moment»  plus  pénétrants 
que  jamais.  Sur  la  plage,  encore  paisible,  le  vent  me  soufflait 
au  visage,  tiède  et  doux,  et,  non  moins  douce,  de  ses  caresses 
suspectes  la  mer  venait  lécher  mes  pieds.  Je  ne  m'y  laissais 
pas  j)rendre,  et  je  me  doutais  assez  de  ce  que  tous  deux 
jiréparaient. 

Pour  prélude,  après  des  soirées  fort  belles,  éclataient  dans 
la  nuit  d'effroyables  coups  de  vent.  Cela  revint  plusieurs 
fois,  et  spécialement  le  26.  Cette  nuit-là,  je  ne  doutai  pas  qu'il 
n'y  eût  de  grands  sinistres.  Nos  marins  étaient  sortis.  Dans 
ces  longues  fluctuations  de  la  crise  équinoxiale,  on  attend 
d'abord  un  peu  ;  puis,  les  choses  se  prolongeant,  le  devoir, 
le  métier  parlent  ;  on  passe  outre  et  l'on  se  hasarde,  au  risque 
d'un  coup  subit.  J'en  eus  l'impression  très  forte.  Je  me  dis  : 
((  Quelqu'un  périt.  » 

Cela  n'était  que  trop  vrai. 

Sur  une  barque  de  pilote  qui  allait,  malgré  le  gros  temps, 
tirer  un  vaisseau  du  danger  de  la  passe,  un  malheureux  fut 
enlevé,  et  la  barque,  près  de  périr  elle-même,  ne  put  jamais 
le  reprendre.  Il  laissait  trois  enfants  et  une  femme  enceinte. 
Ce  (jui  le  rendait  encore  particulièrement  regrettable,  c'est 

1.   Dans    lu    Charente-Inférieure.  peut     comparer     cette     description 

La  tempOte  que  décrit  ici  Miciielet  avec  celle  de  (Ihuteaubriand.  p.  40. 

eut  lieu  en  octobre  1859  ;  il  venait  de  2.  C'était  aux  environs  de  la   crise 

passer   cinq   mois   ù    Saint-Georges,  équinoxiale". 
petit  port  proche  de  Koyan.  —  On 

1  E  XIX*  SIÈCLE  PAR    LES  TEXTtS.  —   tS 


434  LE    XIX'    SIECLE    FAR    LES     TEXTES 

que  cet  homme  excellent,  par  un  amour  généreux  qui  n'est 
pas  rare  chez  les  marins,  avait  justement  épousé  une  pauvre 
fille  incapable  de  travail,  qui  par  accident  avait  perdu  plu- 
sieurs phalanges  des  doigts.  Terrible  situation  :  elle  est  infirme, 
enceinte  et  veuve. 

On  faisait  une  collecte,  et  j'allai  porter  à  Royan  ma  petite 
offrande.  Un  pilote  que  je  rencontrai  parla  de  l'événement 
avec  une  vraie  douleur  :  <(  Tel  est  notre  métier,  monsieur, 
c'est  surtout  quand  la  mer  est  mauvaise  que  nous  devons 
sortir.  »  Le  commissaire  de  la  marine,  qui  a  en  main  les  regis- 
tres des  vivants  et  des  morts,  et  connaît  mieux  que  personne 
la  destinée  de  ces  familles,  me  parut  aussi  triste  et  inquiet.  On 
sentait  bien  que  ceci  n'était  qu'un  commencement. 

Je  me  remis  en  route  par  la  plage,  et  j'eus  le  loisir,  dans  ce 
trajet  assez  long,  d'observer,  d'étudier,  dans  une  zone  de 
nuages  qui,  je  crois,  pouvait  s'étendre  en  tous  sens,  à  huit 
ou  dix  lieues.  A  ma  gauche,  la  Saintonge,  dont  je  suivais  le 
rivage,  attendait  morne  et  passive.  A  ma  droite,  le  Médoc, 
dont  le  fleuve  me  séparait,  était  dans  un  calme  sombre. 
Derrière  moi,  venant  de  l'Ouest,  de  l'Océan,  montait  un 
monde  de  nuages  noirs.  Mais,  devant  moi,  un  vent  de  terre 
soufflait  contre  eux  (de  Bordeaux).  Ce  vent  descendait  la 
Gironde,  et  l'on  eût  pu  espérer  que  la  puissante  rivière,  par 
ce  grand  courant  protecteur,  repousserait  le  rideau  lugubre 
que  l'Océan  élevait. 

Encore  dans  l'incertitude,  je  regardai  derrière  moi,  et 
consultai  Cordouan  ^  Il  me  parut,  sur  son  écueil,  d'une  pâleur 
fantastique.  Sa  tour  semblait  un  fantôme  qui  disait  :  «  Mal- 
heur !  malheur  !» 

Je  calculai  mieux  la  situation.  Je  vis  très  bien  que  le  vent 
de  terre  non  seulement  serait  vaincu,  mais  qu'il  était  l'auxi- 
liaire de  son  ennemi.  Ce  vent  de  terre  soufflait  très  bas  sur  la 
Gironde,  enfonçait,  abattait  tout  obstacle  inférieur,  apla- 
nissait par-dessous  la  voie  aux  hauts  nuages  sombres  qui 
partaient  de  l'Océan  ;  il  leur  faisait  comme  un  rail  glissant, 
sur  lequel  montés  ils  venaient  ^  d'autant  plus  vite.  En  peu  de 

1.  Phare  construit  sur  un  rocher  Latinisme  en  usage  dans  l'ancienne 
à  l'embouchure  de  la  Gironde.  langue  et  dont  la  perte  est  regret- 

2,  Sur  lequel  montés  ils  .venaient.       table. 


MICHELET  43S 

temps,  tout  fut  fini  du  côté  de  la  terre,  tout  souffle  cessa,  tout 
s'éteignit  en  teintes  grises  ;  sans  obstacle  régnèrent  les  vents 
su{)érieurs. 

Quand  j'ariivai  dans  IcvS  vignes  de  Vallière,  près  de  Saint- 
Ceorges,  beaucoup  de  gens  étaient  aux  champs,  achevant  en 
hâte  ce  qu'ils  avaient  à  faire,  et  pensant  que  de  longtemps 
on  ne  pourrait  travailler.  Les  premières  gouttes  de  pluie  tom- 
baient, mais  en  un  moment  il  fallut  fuir  à  la  maison. 

J'avais  vu  bien  des  orages.  J'avais  lu  mille  descriptions 
de  tempête,  et  je  m'attendais  à  tout.  Mais  rien  ne  faisait 
prévoir  l'effet  que  celle-ci  eut  par  sa  longue  durée,  sa  violence 
soutenue,  par  son  implacable  uniformité.  Dès  qu'il  y  a  du 
plus  ou  du  moins,  une  halte,  un  crescendo  même,  enfin  une 
variation,  l'âme  et  les  sens  y  trouvent  (juelque  chose  qui 
détend,  distrait,  qui  répond  à  ses  besoins  impérieux  de  chan- 
gement. Mais  ici,  cinq  jours  et  cinq  nuits,  sans  trêve,  sans 
augmentation  ni  diminution,  ce  fut  la  même  fureur  et  rien 
ne  changea  dans  l'horrible.  Point  de  tonnerre,  point  ds  com- 
bats de  nuages,  point  de  déchirement  de  la  mer.  Du  premier 
coup,  une  grande  tente  grise  ferma  l'horizon  en  tous  sens  ; 
on  se  trouva  enseveli  dans  ce  linceul  d'un  morne  gris  de 
cendre,  qui  n'ôtait  pas  toute  lumière,  et  laissait  découvrir 
une  mer  de  plomb  et  de  plâtre,  odieuse  et  désolante  de  mono- 
tonie furieuse.  Elle  ne  savait  qu'une  note.  C'était  toujours 
le  hurlement  d'une  grande  chaudière  qui  bout.  Aucune  poésie 
de  terreur  n'eût  agi  comme  cette  prose.  Toujours  le  même 
son  :  Heu  !  heu  !  heu  !  ou  Uh  !  hu  !  hu  ! 

Nous  habitions  sur  la  plage.  Nous  étions  plus  que  spec- 
tateurs de  cette  scène  ;  nous  y  étions  mêlés.  La  mer  par 
moments  venait  à  vingt  pas.  Elle  ne  frappait  pas  un  coup 
que  la  maison  ne  tremblât.  Nos  fenêtres  recevaient  (heureu- 
sement un  peu  de  côté)  l'immense  vent  du  sud-ouest  qui 
apportait  un  torrent,  non,  mais  un  déluge,  l'océan  soulevé 
en  pluie.  Du  premier  jour,  en  grande  hâte,  et  non  sans  beau- 
coup de  peine,  il  fallut  fermer  les  volets,  allumer  les  bougies 
si  l'on  voulait  voir  en  plein  jour.  Dans  les  pièces  qui  regar- 
daient la  campagne,  le  bruit,  la  commotion,  étaient  tout  aussi 
sensibles.  Je  persistais  à  travailler,  curieux  de  voir  si  cette 
force  sauvage  réussirait  à  opprimer,  à  entraver  un  libre 


436  LE    XIX'    SIECLE     PAR    LES    TEXTES 

esprit.  Je  maintins  ma  pensée  active,  maîtresse  d'elle- 
même.  J'écrivais  et  je  m'observais.  A  la  longue  seulement,  la 
fatigue  et  la  privation  de  sommeil  blessaient  en  moi  une 
puissance,  la  plus  délicate  de  l'écrivain,  je  crois,  le  sens  du 
rythme  '.  Ma  phrase  venait  inharmonique.  Cette  corde,  dans 
mon  instrument,  la  première  se  trouva  cassée. 

Le  grand  hurlement  n'avait  de  variante  que  les  voix 
bizarres,  fantasques,  du  vent  acharné  sur  nous.  Cette  maison 
lui  faisait  obstacle  ;  elle  était  pour  lui  un  but  qu'il  assaillait 
de  cent  manières.  C'était  parfois  le  coup  brusque  d'un  maître 
qui  frappe  à  la  porte  ;  des  secousses,  comme  d'une  main 
forte  pour  arracher  le  volet  ;  c'étaient  des  plaintes  aiguës 
par  la  cheminée,  des  désolations  de  ne  pas  entrer,  des 
menaces  si  l'on  n'ouvrait  pas,  enfin  des  emportements, 
d'effrayantes  tentatives  d'enlever  le  toit.  Tous  ces  bruits 
étaient  couverts  pourtant  par  le  grand  heu  !  heu  !  tant  celui- 
ci  était  immense,  puissant,  épouvantable  !  Le  vent  nous 
semblait  secondaire.  Cependant  il  réussissait  à  faire  péné- 
trer la  pluie.  Notre  maison  (j'allais  dire  notre  vaisseau) 
faisait  eau.  Le  grenier,  percé  par  places,  versait  des 
ondées. 

Chose  plus  sérieuse  !  la  furie  de  l'ouragan,  par  un  effort 
désespéré,  réussit  à  desceller  le  gond  d'un  volet,  qui,  dès  lors, 
quoique  fermé  encore,  frémit,  branla,  s'agita.  Il  fallut  le 
consolider  en  le  liant  fortement  par  ses  ferrures  à  celui  qui 
tenait  mieux,  et  pour  cela  on  dut  hasarder  d'ouvrir  la  fenêtre. 
Au  moment  où  je  l'ouvris,  quoique  abrité  par  les  volets,  je 
me  sentis  comme  dans  un  tourbillon,  demi-sourd  par  l'hor- 
rible force  d'un  bruit  égal  au  canon,  d'un  coup  de  canon 
permanent  qu'on  m'eût,  sans  interruption,  tiré  sous  l'oreille. 
J'apercevais,  par  les  fentes,  une  chose  qui  donnait  la  mesure 
de  ces  forces  incalculables.  C'est  que  les  vagues,  croisées  et 
brisées  contre  elles-mêmes,  souvent  ne  pouvaient  retomber. 
La  rafale,  par  dessous,  les  enlevait  comme  une  plume,  ces 
pesantes  masses,  les  faisait  fuir  par  la  campagne.  Qu'eût-ce 
été  si,  nos  volets  s'arrachant,  la  fenêtre  s'enfonçant,  le  vent 
eût  embarqué  chez  nous  ces  grosses  lames  qu'il  soutenait, 

1.  Ce  sens  tout-à-fait  essentiel  chez'un  Michelet. 


MICHELE r  Ml 

poussait  avec  la  roideur  d'une  trombe,  qu'il  portait  à  travers 
champs,  terribles  et  toutes  brandies  ?... 

Nous  avions  la  chance  bizarre  de  faire  naufrage  sur  terre. 
Notre  maison,  si  avancée,  pouvait  voir  son  toit  emporté,  ou 
tout  un  étage  peut-être.  C'était  l'inquiétude  des  gens  du 
village,  comme  ils  nous  le  dirent,  leur  pensée  de  chaque  nuit. 
On  nous  conseillait  de  quitter.  Mais  nous  supposions  toujours 
que  cette  tempête  si  longue  aurait  une  fin  pourtant,  et  nous 
disions  toujours  :  «  Demain.  » 

Les  nouvelles  qui  venaient  par  terre  ne  nous  apprenaient 
que  naufrages.  Tout  près  de  nous,  le  30  octobre,  un  navire 
qui  venait  de  la  mer  du  Sud  avec  une  trentaine  d'hommes 
périt  à  la  passe  même.  Après  avoir  évité  les  rocs,  les  écueils, 
il  était  venu  en  face  d'une  petite  plage  de  fin  sable,  où  les 
femmes  se  baignent.  Eh  bien,  sur  cette  douce  plage,  enlevé 
par  le  tourbillon  et  sans  doute  à  grande  hauteur,  il  retomba 
d'un  poids  épouvantable,  fut  assommé,  éreinté,  disloqué.  Il 
resta  là  comme  un  corps  mort.  Qu'étaient  devenus  les 
hommes  ?  on  n'en  trouva  aucune  trace.  On  supposa  que 
peut-être  tous  avaient  été  balayés  du  pont. 

Ce  tragique  événement  en  faisait  supposer  bien  d'autres, 
et  l'on  ne  rêvait  que  malheurs.  Mais  la  mer  n'avait  pas  l'air 
d'en  avoir  assez.  Tout  le  monde  était  à  bout  ;  elle,  non.  Je 
voyais  nos  pilotes  se  hasarder  derrière  un  mur  qui  les  cou- 
vrait du  sud- ouest,  observer  soucieusement,  secouer  la  tête. 
Nul  vaisseau,  par  bonheur  pour  eux,  n'osa  entreprendre 
d'entrer  et  ne  réclama  leur  secours.  Autrement,  ils  étaient  là, 
prêts  à  donner  leur  vie. 

Moi  aussi,  je  regardais  insatiablement  cette  mer,  je  la 
regardais  avec  haine.  N'étant  pas  en  danger  réel,  je  n'en  avais 
que  davantage  l'ennui  et  la  désolation.  Elle  était  laide, 
d'affreuse  mine.  Rien  ne  rappelait  les  vains  tableaux  des 
poètes.  Seulement,  par  un  contraste  étrange,  moins  je  me 
sentais  bien  vivant,  plus,  elle,  elle  avait  l'air  de  vivre.  Toutes 
ces  vagues  électrisées  par  un  si  furieux  mouvement  avaient 
pris  une  animation,  et  comme  une  âme  fantastique.  Dans  la 
fureur  générale,  chacune  avait  sa  fureur.  Dans  l'uniformité 
totale  (chose  vraie,  quoique  contradictoire),  il  y  avait  un 
diabolique  fourmillement.  Etait-ce  la  faute  de  mes  yeux  et 


438  LE   XIX'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

de  mon  cerveau  fatigué  ?  ou  bien  en  était-il  ainsi  ?  Elles  me 
faisaient  l'effet  d'un  épouvantable  niob  \  d'une  horrible  popu- 
lace, non  d'hommes,  mais  de  chiens  aboyants,  un  million,  un 
milliard  de  dogues  acharnés,  ou  plutôt  fous...  Mais  que  dis- 
je  ?  des  chiens,  des  dogues  ?  ce  n'était  pas  cela  encore. 
C'étaient  des  apparitions  exécrables  et  innomées,  des 
bêtes  sans  yeux  ni  oreilles,  n'ayant  que  des  gueules  écu- 
mantes.  Monstres,  que  voulez-vous  donc  ?  n'êtes-vous  pas 
soûls  des  naufrages  que  j'apprends  de  tous  côtés  ?  que 
demandez- vous  ?  —  «  Ta  mort  et  la  mort  universelle,  la 
suppression  de  la  terre,  et  le  retour  au  chaos...  « 

{La  Mer;  Flammarion,  éditeur.) 

1 .  Mob.  Mot  anglais  ;  populace,  qui  suit,  en  est  la  traduction. 


GUIZOT 

ENSEIGNEMENTS  A   TIRER    DE  NOTRE    HISTOIRE 

En  revoyant  aujourd'luii  ces  leçons  ^  j'ai  retrouvé  le 
même  sentiment  qui  m'animait,  il  y  a  bientôt  trente  ans  *, 
en  les  donnant  :  le  sévère  mais  profond  plaisir  d'assister  au 
développement  laborieux,  mais  puissant,  de  ma  patrie,  et 
de  la  voir  grandir  et  briller  à  travers  les  obstacles,  les  efforts 
et  les  douleurs.  Il  en  coûte  cher  pour  devenir  la  France.  Nous 
nous  plaignons,  et  non  sans  droit,  de  nos  épreuves  et  de  nos 
mécomptes.  Nos  pères  n'ont  pas  vécu  plus  doucement  que 
nous,  ni  recueilli  plus  tôt,  et  à  meilleur  marché,  les  fruits  de 
leurs  travaux.  Il  y  a,  dans  le  spectacle  de  leurs  destinées,  de 
quoi  s'attrister  et  se  fortifier  à  la  fois.  L'histoire  abat  les  pré- 
tentions impatientes  et  soutient  les  longues  espérances. 

C'est  le  caractère  particulier  de  la  France  que,  pour  con- 
quérir un  bon  et  libre  gouvernement,  elle  a  beaucoup  tenté, 
peu  réussi  et  jamais  succombé  sous  ses  fautes,  même  quand 
elle  n'en  a  pas  su  profiter.  Nation  pleine  de  force  intelligente 
et  vitale,  qui  s'emporte,  s'égare,  le  reconnaît,  change  brus- 
quement de  route,  ou  bien  s'arrête  immobile,  lasse  en  appa- 
rence et  dégoûtée  de  chercher  en  vain,  mais  qui  ne  se  résigne 
point  à  l'impuissance,  et  se  distrait  de  ses  revers  politiques 
par  d'autres  travaux  et  d'autres  gloires,  en  attendant  qu'elle 
reprenne  sa  course  vers  son  grand  but.  La  France  a  subi, 
depuis  quatorze  siècles,  les  plus  éclatantes  alternatives  d'a- 
narchie et  de  despotisme,  d'illusion  et  de  mécompte  ;  elle 
n'a  jamais  renoncé  longtemps  ni  à  l'ordre,  ni  à  la  liberté,  ces 
deux  conditions  de  l'honneur  comme  du  bien-être  durable  des 
nations. 

C'est  par  là  que  notre  histoire,  souvent  triste,  demeure 
pourtant  rassurante.  Elle  nous  apprend  que,  malgré  les 
erreurs  et  les  crimes  de  nos  jours,  nous  ne  sommes  pas  des 

1.'  Faites  à  la  Sorbonne,  de  1828  à  2.   La  préface  à  laquelle  est  em- 

1835.  prunté  cet  extrait  date  de  1855. 


440  LE    XIX"    SIÈCLE    PAR     LES     TEXTES 

novateurs  aussi  inouïs,  ni  des  rêveurs  aussi  chimériques  qu'on 
nous  en  accuse.  Le  but  que  nous  poursuivons  est,  au  fond,  le 
même  qu'ont  poursuivi  nos  pères  ;  comme  nous,  ils  ont  tra- 
vaillé à  émanciper  et  à  élever,  moralement  et  matériellement, 
les  diverses  classes  de  notre  société  ;  comme  nous,  ils  ont 
aspiré  à  garantir,  par  des  institutions  libres  et  par  l'inter- 
vention efficace  de  la  nation  dans  son  gouvernement,  la 
bonne  gestion  des  affaires  publiques,  les  droits  et  les  libertés 
des  personnes.  Et  s'ils  ont,  à  plusieurs  reprises,  échoué  dans 
ce  généreux  dessein,  toujours  de  grands  et  fermes  esprits, 
nobles  ou  bourgeois,  magistrats  ou  simples  citoyens,  sont 
restés  debout  au  milieu  de  la  défaillance  générale,  mainte- 
nant les  bons  principes,  les  hautes  espérances,  et  ne  souffrant 
pas  que  le  feu  sacré  s'éteignît  parce  qu'on  n'avait  pas  encore 
réussi  à  élever  le  temple.  Et  la  confiance  de  ces  persévérants 
défenseurs  de  la  bonne  cause  malheureuse  n'a  point  été 
trompée  :  non  seulement  elle  a  survécu  à  ses  malheurs,  mais, 
le  jour  venu,  elle  a  reparu  plus  exigeante  et  plus  forte.  Le 
temps  grandit  ce  qu'il  ne  tue  pas. 

Nous  savons  donc  certainement  qu'en  aspirant  à  fonder 
un  régime  libre,  loin  de  renier  la  France  des  siècles,  nous  la 
continuons,  et  que  les  échecs  ne  nous  interdisent  point 
l'espoir  du  succès. 

A  cette  encourageante  certitude,  notre  histoire  ajoute 
deux  enseignements,  les  plus  essentiels  à  mon  sens,  entre 
beaucoup  d'autres,  et  que  je  tiens  particulièrement  à  mettre 
en  lumière. 

C'est  la  rivalité  aveugle  des  hautes  classes  sociales  qui  a 
fait  échouer,  parmi  nous,  les  essais  de  gouvernement  libre. 
Au  lieu  de  s'unir,  soit  pour  se  défendre  du  despotisme,  soit 
pour  fonder  et  pratiquer  la  liberté,  la  noblesse  et  la  bour- 
geoisie sont  restées  séparées,  ardentes  à  s'exclure  ou  à  se 
supplanter,  et  ne  voulant  accepter,  l'une  aucune  égalité, 
l'autre  aucune  supériorité.  Prétentions  iniques  en  droit  et 
vaines  en  fait.  Les  hauteurs  un  peu  frivoles  de  la  noblesse 
n'ont  pas  empêché  la  bourgeoisie  française  de  s'élever  et  de 
prendre  place  au  niveau  supérieur  de  l'Etat.  Les  jalousies 
un  peu  puériles  de  la  bourgeoisie  n'ont  pas  empêché  la 
noblesse  de  conserver  les  avantages  que  donnent  la  notoriété 


GUIZOT  44 1 

des  familles  et  la  longue  possession  des  situations.  Dans 
toute  société  qui  vit  et  grandit,  il  y  a  un  mouvement  inté- 
rieur d'ascension  et  de  conquête.  Dans  toute  société  qui  dure, 
une  certaine  hiérarchie  des  conditions  et  des  rangs  s'établit 
et  se  perpétue.  I^a  justice,  le  bon  sens,  l'intérêt  public,  l'in- 
térêt personnel  bien  entendu  veulent  que,  de  part  et  d'autre, 
on  accepte  ces  faits  naturels  de  l'ordre  social.  Les  classes 
diverses  n'ont  pas  su  avoir,  en  France,  cette  équit<i  habile. 
Aussi  ont-elles,  les  unes  et  les  autres,  porté  pour  elles-mêmes, 
et  fait  porter  à  leur  commune  patrie  la  peine  de  leur  inintel- 
ligent égoïsme.  Pour  le  vulgaire  plaisir  de  rester,  les  uns 
impertinents,  les  autres  envieux,  nobles  et  bourgeois  ont  été 
infiniment  moins  libres,  moins  grands,  moins  assurés  dans 
leurs  biens  sociaux  qu'ils  n'auraient  pu  l'être  avec  un  peu 
plus  de  justice,  de  prévoyance  et  de  soumission  aux  lois 
divines  des  sociétés  humaines.  Ils  n'ont  pas  su  agir  de  concert 
pour  être  libres  et  puissants  ensemble  ;  ils  se  sont  livrés  et 
ils  ont  livré  la  France  aux  révolutions. 

Voici  le  second  grand  enseignement  que  nous  donne  notre 
histoire. 

Elle  nous  montre  livrés  en  politique  à  la  même  disposition 
qui  nous  caractérise,  dit-on,  dans  la  guerre,  à  la  furia  fran- 
cese  >.  Quand  un  principe,  un  intérêt,  un  sentiment  nous 
préoccupe,  il  nous  domine  absolument,  exclusivement  ;  nous 
récoutons  et  le  suivons  jusqu'au  bout,  en  logiciens  passionnés, 
sans  tenir  compte  d'aucune  autre  considération,  d'aucun  autre 
fait.  Sommes-nous  dans  un  accès  d'ambition  de  liberté  ? 
Nous  lui  sacrifions  tout,  les  plus  pressantes  conditions  de 
l'ordre,  les  plus  évidentes  nécessités  du  pouvoir,  le  repos  du 
présent,  la  sécurité  de  l'avenir.  Que  les  conséquences  de  la 
faute  éclatent,  que  l'anarchie  apparai.sse,  que  le  besoin  d'un 
pouvoir  efficace  devienne  incontestable,  nous  nous  préci- 
piterons sous  sa  main  ;  nous  lui  livrerons  toutes  nos  places 
de  sûreté  ^  ;  nous  irons  au  devant  et  au  delà  de  ses  exigences. 
Pour  avoir  été  libéraux  sans  mesure,  nous  oublierons  que 
nous  voulions  être  libres.  De  tels  emportements  et  de  tels 

1,  Fiiria  francese.   La  furie  fran-  2.  Places  de  sûreté.    Proprement, 

çaise  ;   c'est   ainsi    que   les    Italiens  places  de  guerre  accordées  en  garan- 

qualiftèrent  t\  la  bataille  de  Fornoue  tie  ;  ici,  gages  de  la  liberté  publique. 
1  impétuosité  de  nos  soldats. 


44"2  LE    XIX'    SIÈCLE     PAR    LES     TEXTES 

oublis  ont  leurs  conséquences  inévitables.  La  mesure,  la  pré- 
voyance, prendre  soin  des  intérêts  divers  qui  coexistent  dans 
la  société,  tenir  compte  des  principes  contraires  qui  s'y  com- 
binent en  s'y  combattant,  faire  aux  uns  et  aux  autres  leur 
part  et  seulement  leur  part,  s'arrêter  à  temps,  transiger  à 
propos,  faire  aujourd'hui  des  sacrifices  dans  la  vue  du  len- 
demain, c'est  la  sagesse,  c'est  l'habileté,  c'est  la  nécessité 
en  politique  ;  c'est  la  politique  même.  Aux  peuples  dans  leur 
longue  destinée,  comme  aux  individus  dans  leur  court  pas- 
sage. Dieu  ne  donne  le  succès  politique  qu'à  ces  conditions. 

Les  peuples  ont  sur  les  individus  cet  avantage  que  le 
temps  ne  leur  manque  pas  pour  apprendre  à  réussir.  Et  la 
France  est  certainement  capable  de  l'apprendre,  car,  à  toutes 
les  époques  et  en  dépit  de  toutes  ses  fautes,  elle  est  restée 
grande,  intelligente  et  forte.  Elle  a  souvent  échoué  sans 
jamais  dépérir.  Ses  succès  ont  surmonté  ses  revers.  Elle  est 
jeune,  malgré  ses  quatorze  siècles.  Elle  ne  renoncera  point  à 
ce  qu'au  fond  elle  a  toujours  désiré  et  cherché.  Je  suis  de 
ceux  qui  persistent  à  croire  que,  lorsqu'elle  aura  bien  vu 
pourquoi  elle  n'a  pas  réussi,  elle  obtiendra,  en  le  méritant,  le 
succès  qui  lui  a  manqué. 

(Histoire  de  la  Civilisation  en  France,  préface  de  1855; 
Perrin  et  C*®,  éditeurs.) 


LES    CROISADES 

Le  premier  grand  événement  qui  se  présente  à  nous,  qui 
ouvre  pour  ainsi  dire  l'époque  dont  nous  parlons,  ce  sont  les 
croisades.  Elles  commencent  à  la  fin  du  XP  siècle,  et  rem- 
plissent le  XIP  et  le  XIIP.  Grand  événement  à  coup  sûr,  car, 
depuis  qu'il  est  consommé,  il  n'a  cessé  d'occuper  les  histo- 
riens philosophes  ;  tous,  même  avant  de  s'en  rendre  compte, 
ont  pressenti  qu'il  y  avait  là  une  de  ces  influences  qui  chan- 
gent la  condition  des  peuples,  et  qu'il  faut  absolument 
étudier  pour  comprendre  le  cours  général  des  faits. 

Le  premier  caractère  des  croisades,  c'est  leur  universa- 
lité ;  l'Europe  entière  y  a  concouru  ;  elles  ont  été  le  premier 
événement  européen.  Avant  les  croisades,  on  n'avait  jamais 
vu  l'Europe  s'émouvoir  d'un  même  sentiment,  agir  dans  une 


GUIZOT  443 

même  cause  ;  il  n'y  avait  pas  d'Europe.  Les  croisades  ont 
révélé  l'Europe  chrétienne.  Les  Français  faisaient  le  fond 
de  la  première  armée  de  croisés  ;  mais  il  y  avait  aussi  des 
Allemands,  des  Italiens,  des  Espagnols,  des  Anglais.  Suivez 
la  seconde,  la  troisième  croisade  ;  tous  les  peuples  chrétiens 
s'y  engagent.  Rien  de  pareil  ne  s'était  encore  vu.  Ce  n'est 
pas  tout  :  de  même  que  les  croisades  sont  un  événement 
européen,  de  môme  dans  chaque  pays  elles  sont  un  événement 
national  ;  dans  chaque  pays,  toutes  les  classes  de  la  société 
s'animent  de  la  même  impression,  obéissent  à  la  même  idée, 
s'abandonnent  au  même  élan.  Rois,  seigneurs,  prêtres,  bour- 
geois, i^euple  des  campagnes,  tous  prennent  aux  croisades  le 
même  intérêt,  la  même  part.  L'unité  morale  des  nations 
éclate,  fait  aussi  nouveau  que  l'unité  européenne. 

Quand  de  pareils  événements  se  rencontrent  dans  la  jeu- 
nesse des  peuples,  dans  ces  temps  où  ils  agissent  spontané- 
ment, librement,  sans  préméditation,  sans  intention  poli- 
tique, sans  combinaison  de  gouvernement,  on  y  reconnaît 
ce  que  l'histoire  appelle  des  événements  héroïques,  l'âge 
héroïque  des  nations.  Les  croisades  sont,  en  effet,  l'événement 
héroïque  de  l'Europe  moderne,  mouvement  individuel  et 
général  à  la  fois,  national  et  pourtant  non  dirigé. 

Que  tel  soit  vraiment  leur  caractère  primitif,  tous  les  docu- 
ments le  disent,  tous  les  faits  le  prouvent.  Quels  sont  les  pre- 
miers croisés  qui  se  mettent  en  mouvement  l  des  bandes 
populaires  ;  elles  partent  sous  la  conduite  de  Pierre  l'Ermite, 
sans  préparatifs,  sans  guides,  sans  chefs,  suivies  plutôt  que 
conduites  par  quelques  chevaliers  obscurs  ;  elles  traversent 
l'Allemagne,  l'empire  grec,  et  vont  se  disperser  ou  périr  dans 
l'Asie  mineure. 

La  classe  supérieure,  la  noblesse  féodale,  s'ébranle  à  son 
tour  pour  la  croisade.  Sous  le  commandement  de  Godef  roi  de 
Bouillon,  les  seigneurs  et  leurs  hommes  partent  pleins  d'ar- 
deur. Lorsqu'ils  ont  traversé  l'Asie  mineure,  il  prend  aux 
chefs  des  croisés  un  accès  de  tiédeur  et  de  fatigue  ;  ib  ne  se 
soucient  pas  de  continuer  leur  rout€  :  ils  voudraient  s'oc- 
cuper d'eux-mêmes,  faire  des  conquêtes,  s'y  établir.  Le  peuple 
de  l'armée  se  soulève  ;  il  veut  aller  à  Jérusalem  :  la  délivrance 
de  Jérusalem  est  le  but  de  la  croisade  ;  ce  n'est  pas  pour 


444  LE    XIX'^    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

gagner  des  principautés  à  Raimond  de  Toulouse,  ni  à  Boé- 
mond,  ni  à  aucun  autre  que  les  croisés  sont  venus.  L'impul- 
sion populaire,  nationale,  européenne,  l'emporte  sur  toutes 
les  intentions  individuelles  ;  les  chefs  n'ont  point  sur  les 
masses  assez  d'ascendant  pour  les  soumettre  à  leurs  intérêts. 
Les  souverains,  qui  étaient  restés  étrangers  à  la  première 
croisade,  sont  enfin  emportés  dans  le  mouvement  comme  les 
peuples.  Les  grandes  croisades  du  XIP  siècle  sont  comman- 
dées par  des  rois. 

Je  passe  tout  à  coup  à  la  fin  du  XIIP  siècle.  On  parle 
encore  en  Europe  des  croisades,  on  les  prêche  même  avec 
ardeur.  Les  papes  excitent  les  souverains  et  les  peuples  ;  on 
tient  des  conciles  pour  recommander  la  Terre  Sainte  ;  mais 
personne  n'y  va  plus,  personne  ne  s'en  soucie  plus.  Il  s'est 
passé  dans  l'esprit  européen,  dans  la  société  européenne, 
quelque  chose  qui  a  mis  fin  aux  croisades.  Il  y  a  bien  encore 
quelques  expéditions  particulières  ;  on  voit  bien  quelques 
seigneurs,  quelques  bandes  partir  encore  pour  Jérusalem  ; 
mais  le  mouvement  général  est  évidemment  arrêté.  Cepen- 
dant il  semble  que  ni  la  nécessité,  ni  la  facilité  de  le  continuer 
n'ont  disparu.  Les  Musulmans  triomphent  de  plus  en  plus  en 
Asie.  Le  royaume  chrétien  fondé  à  Jérusalem  est  tombé  entre 
leurs  mains.  Il  faut  le  reconquérir  ;  on  a,  pour  y  réussir,  bien 
plus  de  moyens  qu'on  n'en  avait  au  moment  où  les  croisades 
ont  commencé  ;  un  grand  nombre  de  chrétiens  sont  établis 
et  encore  puissants  dans  l'Asie  mineure,  la  Syrie,  la  Pales- 
tine. On  connaît  mieux  les  moyens  de  voyage  et  d'action. 
Cependant  rien  ne  peut  ranimer  les  croisades.  Il  est  clair  que 
les  deux  grandes  forces  de  la  société,  les  souverains  d'une 
part,  les  peuples  de  l'autre,  n'en  veulent  plus. 

On  a  beaucoup  dit  que  c'était  lassitude,  que  l'Europe  était 
fatiguée  de  se  ruer  ainsi  sur  l'Asie.  Il  faut  s'entendre  sur  ce 
mot  lassitude  dont  on  se  sert  souvent  en  pareille  occasion  ;  il 
est  étrangement  inexact.  Il  n'est  pas  vrai  que  les  générations 
humaines  soient  lasses  de  ce  qu'elles  n'ont  pas  fait,  lasses  des 
fatigues  de  leurs  pères.  La  lassitude  est  personnelle,  elle  ne  se 
transmet  pas  comme  un  héritage.  Les  hommes  du  XIIP  siè- 
cle n'étaient  point  fatigués  des  croisades  du  XIP  ;  une  autre 
cause  agissait  sur  eux.  Un  grand  changement  s'était  opéré 


GUIXOT  445 

dans  les  idées,  dans  les  sentiments,  dans  les  situations  sociales. 
On  n'avait  j)lus  les  mêmes  besoins,  les  mêmes  désirs.  On  ne- 
croyait  plus,  on  ne  voulait  plus  les  mêmes  choses.  C'est  par  de 
telles  métamorphoses  politiques  ou  morales,  et  non  par  la 
fatigue,  que  s'explique  la  conduite  différente  des  générations 
successives.  La  prétendue  lassitude  qu'on  leur  attribue  est 
une  métaphore  sans  vérité. 

Deux  grandes  causes,  l'une  mort^le,  l'autre  sociale,  avaient 
lancé  l'Europe  dans  les  croisades. 

La  cause  morale,  vous  le  savez,  c'était  l'impulsion  des 
sentiments  et  des  croyances  religieuses.  Depuis  la  fin  du 
VIP  siècle,  le  christianisme  luttait  contre  le  mahométisme  ; 
il  l'avait  vaincu  en  Europe  après  en  avoir  été  dangereusement 
menacé  ;  il  était  parvenu  à  le  confiner  en  Espagne.  Là  encore, 
il  travaillait  constamment  à  l'expulser.  On  a  présenté  les 
croisades  comme  une  espèce  d'accident,  comme  un  événe- 
ment imprévu,  inouï,  né  des  récits  que  faisaient  les  pèlerins 
au  retour  de  Jérusalem,  et  des  prédications  de  Pierre  l'Er- 
mite. Il  n'en  est  rien.  Les  croisades  ont  été  la  continuation, 
le  zénith  ^  de  la  grande  lutte  engagée  depuis  quatre  siècles 
entre  le  christianisme  et  le  mahométisme.  Le  théâtre  de 
cette  lutte  avait  été  jusque-là  en  Europe  ;  il  fut  transporté 
en  Asie.  Si  je  mettais  quelque  prix  à  ces  comparaisons,  à  ces 
parallélismes  dans  lesquels  on  se  plaît  quelquefois  à  faire 
entrer,  de  gré  ou  de  force,  les  faits  historiques,  je  pourrais 
vous  montrer  le  christianisme  fournissant  exactement  en 
Asie  la  même  carrière,  subissant  la  même  destinée  que  le 
mahométisme  en  Europe.  Le  mahométisme  s'est  établi  en 
Espagne,  il  y  a  conquis  et  fondé  un  royaume  et  des  princi- 
pautés. Les  chrétiens  ont  fait  cela  en  Asie.  Ils  s'y  sont  trouvés, 
à  l'égard  des  Mahométans,  dans  la  même  situation  que  ceux- 
ci  en  Espagne  à  l'égard  des  chrétiens.  Le  royaume  de  Jéru- 
salem et  le  royaume  de  Grenade  se  correspondent.  Peu 
importent,  du  reste,  ces  similitudes.  Le  grand  fait,  c'est  la 
lutte  des  deux  systèmes  religieux  et  sociaux.  Les  croi- 
sades en  ont  été  la  principale  crise.  C'est  là  leur  caractère 
historique,  le  lien  qui  les  rattache  à  l'ensemble  des  faits. 

Une  autre  cause,  l'état  social  de  l'Europe  au  XP  siècle,  ne 

1.  Zénith.  Point  culminant. 


446  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

contribua  pas  moins  à  les  faire  éclater.  J'ai  pris  soin  de  bien 
expliquer  pourquoi,  du  V^  au  XP  siècle,  rien  de  général 
n'avait  pu  s'établir  en  Europe  ;  j'ai  cherché  à  montrer  com- 
ment tout  était  devenu  local,  comment  les  Etats,  les  exis- 
tences, les  esprits  s'étaient  renfermés  dans  un  horizon  fort 
étroit.  Ainsi  le  régime  féodal  avait  prévalu.  Au  bout  de  quel- 
que temps,  un  horizon  si  borné  ne  suffit  plus  ;  la  pensée  et 
l'activité  humaine  aspirèrent  à  dépasser  la  sphère  où  elles 
étaient  renfermées.  La  vie  errante  avait  cessé,  mais  non  le 
goût  de  son  mouvement,  de  ses  aventures.  Les  peuples  se 
précipitèrent  dans  les  croisades  comme  dans  une  nouvelle 
existence  plus  large,  plus  variée,  qui  tantôt  rappelait  l'an- 
cienne liberté  de  la  barbarie,  tantôt  ouvrait  les  perspectives 
d'un  vaste  avenir. 

Telles  furent,  je  crois,  au  XII^  siècle  les  deux  causes  déter- 
minantes des  croisades.  A  la  fin  du  XIP  siècle,  ni  l'une  ni 
l'autre  de  ces  causes  n'existait  plus.  L'homme  et  la  société 
étaient  tellement  changés,  que  ni  l'impulsion  morale,  ni  le 
besoin  social  qui  avait  précipité  l'Europe  sur  l'Asie,  ne  se 
faisaient  plus  sentir.  Je  ne  sais  si  beaucoup  d'entre  vous  ont  lu 
les  historiens  originaux  des  croisades,  et  s'ils  vous  est  quel- 
quefois venu  à  l'esprit  de  comparer  les  chroniqueurs  contem- 
porains des  premières  croisades,  avec  ceux  de  la  fin  du  XIP 
et  du  XIIP  siècle  ;  par  exemple,  Albert  d'Aix,  Robert  le 
Moine  et  Raymond  d'Agiles,  qui  assistaient  à  la  première 
croisade,  avec  Guillaume  de  Tyr  et  Jacques  de  Vitry.  Quand 
on  rapproche  ces  deux  classes  d'écriv^ains,  il  est  impossible 
de  n'être  pas  frappé  de  la  distance  qui  les  sépare.  Les  pre- 
miers sont  des  chroniqueurs  animés,  d'une  imagination 
émue,  et  qui  racontent  les  événements  de  la  croisade  avec 
passion.  Mais  ce  sont  des  esprits  prodigieusement  étroits, 
sans  aucune  idée  hors  de  la  petite  sphère  dans  laquelle  ils 
ont  vécu,  étrangers  à  toute  science,  remplis  de  préjugés, 
incapables  de  porter  un  jugement  quelconque  sur  ce  qui  se 
passe  autour  d'eux  et  sur  les  événements  qu'ils  racontent. 
Ouvrez  au  contraire  l'histoire  des  croisades  de  Guillaume 
de  Tyr  ;  vous  serez  étonnés  de  trouver  presque  un  historien 
des  temps  modernes,  un  esprit  développé,  étendu,  libre,  une 
rare  intelligence  politique  des  événements,  des  vues  d'en- 


GUIZOT  447 

semble,  un  jugement  porté  sur  les  causes  et  sur  les  effets. 
Jacciues  de  Vitry  otïre  l'exemple  d'un  autre  genre  de  déve- 
loppement ;  c'est  un  savant  qui  ne  s'enquiert  pas  seulement 
de  ce  qui  se  rapporte  aux  croisades,  mais  s'occui^e  de  l'état 
(les  moMUH,  de  géographie,  d'ethnograpiiie,  d'histoire  natu- 
relle, (pli  observe  et  décrit  le  monde.  En  un  mot,  il  y  a  entre 
les  chroniqueurs  des  premières  croisades  et  les  historiens  des 
dernières  un  intervalle  immense. et  qui  révèle  dans  l'état 
des  esprits  une  révolution  véritable. 

Cette  révolution  éclate  surtout  dans  la  manière  dont  le» 
uns  et  les  autres  parlent  des  Mahométans.  Pour  les  premiers 
chroniqueurs,  et  par  conséquent  pour  les  premiers  croisés,^ 
dont  les  premiers  chroniqueurs  ne  sont  que  l'expression,  les 
Mahométans  ne  sont  qu'un  objet  de  haine  ;  il  est  clair  que 
ceux  qui  en  parlent  ne  les  connaissent  point,  ne  les  jugent 
point,  ne  les  considèrent  que  sous  le  point  de  vue  de  l'hosti- 
lité religieuse  qui  existe  entre  eux  ^  ;  on  ne  découvre  la  trace 
d'aucune  relation  sociale  ;  ils  les  détestant  et  les  combattent, 
rien  de  plus.  Guillaume  de  Tyr,  Jacques  de  Vitry,  Bernard 
le  Trésorier,  parlent  des  Musulmans  tout  autrement  ;  on 
sent  que,  tout  en  les  combattant,  ils  ne  les  voient  plus  comme 
des  monstres,  qu'ils  sont  entrés  jusqu'à  un  certain  point 
dans  leurs  idées,  qu'ils  ont  vécu  avec  eux,  qu'il  s'est  établi 
entre  eux  ^  des  relations  et  même  une  sorte  de  sympathie. 
Guillaume  de  Tyr  fait  un  bel  éloge  de  Noureddin  *  et  Ber- 
nard le  Trésorier,  de  Saladin  *.  Ils  vont  même  quelquefois 
jusqu'à  opposer  les  mœurs  et  la  conduite  des  Musulmans 
aux  mœurs  et  à  la  conduite  des  chrétiens  ;  ils  adoptent  les 
Musulmans  pour  faire  la  satire  des  chrétiens,  comme  Tacite 
peignait  les  mœurs  des  Germains  en  constraste  avec  les 
mœurs  de  Rome.  Vous  voyez  quel  changement  immense  a 
dû  s'opérer  entre  les  deux  époques,  puisque  vous  trouvez 
dans  la  dernière,  sur  les  ennemis  mêmes  des  chrétiens,  sur 
ceux  contre  lesquels  les  croisades  étaient  dirigées,  une 
liberté,  une  impartialité  d'esprit  qui  eût  saisi  les  premiers 
croisés  de  surprise  et  de  colère. 

1,  2.  £n/rc  eux.  fiiio-doitici  reprè-  I.  Sultan  d'I':g>-ptc  ot  de   Syrie, 

scnter   d'une   part   les   mahométans  En  1187,  il  tailla  en  pièces  l'armée 

et  d'autre  part  les  chrétiens.  chrétienne  i\  Tlbériade  et  s'empara 

3.  Souverain  de  Syrie.  -  de  Jérusalem. 


448  LE    XIX'    SIÈCLE     PAR    LES     TEXTES 

C'est  là  le  premier,  le  principal  effet  des  croisades,  un  grand 
pas  vers  l'affranchissement  de  l'esprit,  un  grand  progrès  vers 
des  idées  plus  étendues,  plus  libres.  Commencées  au  nom  et 
sous  l'influence  des  croyances  religieuses,  les  croisades  ont 
enlevé  aux  idées  religieuses,  je  ne  dirai  pas  leur  part  légitime 
d'influence,  mais  la  possession   exclusive  et  despotique  de 
l'esprit  humain.  Ce  résultat,  bien  imprévu  sans  doute,  est 
né  de  plusieurs  causes.  La  première,  c'est  évidemment  la 
nouveauté,  l'étendue,  la  variété  du  spectacle  qui  s'est  offert 
aux  yeux  des  croisés.  Il  leur  est  arrivé  ce  qui  arrive  aux 
voyageurs.  C'est  un  lieu  commun  que  de  dire  que  l'esprit  des 
voyageurs  s'affranchit,  que  l'habitude  d'observer  des  peuples 
divers,  des  mœurs,  des  opinions  différentes,  étend  les  idées, 
dégage  le  jugement  des  anciens  préjugés.  Le  même  fait  s'est 
accompli  chez  ces  peuples  voyageurs  qu'on  a  appelés  les 
croisés  ;  leur  esprit  s'est  ouvert  et  élevé  par  cela  seul  qu'ils 
ont  vu  une  multitude  de  choses  différentes,  qu'ils  ont  connu 
d'autres  mœurs  que  les  leurs.  Ils  se  sont  trouvés  d'ailleurs 
en  relation  avec  deux  civilisations,  non  seulement  différentes, 
mais  plus  avancées  :  la  société  grecque  d'une  part,  la  société 
musulmane   de  l'autre.  Nul  doute  que  la  société  grecque, 
quoique  sa  civilisation  fût  énervée,  pervertie,  mourante,  ne 
fît  sur  les  croisés  l'effet  d'une  société  plus  avancée,  plus  polie, 
plus  éclairée  que  la  leur.  La  société  musulmane  leur  fut  un 
spectacle  de  même  nature.  Il  est  curieux  de  voir  dans  les 
chroniques  l'impression  que  produisirent  les  croisés  sur  les 
Musulmans  ;  ceux-ci  les  regardèrent  au  premier  abord  comme 
des  barbares,  comme  les  hommes  les  plus  grossiers,  les  plus 
féroces,  les  plus  stupides  qu'ils  eussent  jamais  vus.  Les  croisés 
de  leur  côté,  furent  frappés  de  ce  qu'il  y  avait  de  richesse, 
d'élégance  de  mœurs  chez  les  Musulmans.  A  cette  première 
impression  succédèrent  bientôt  entre  les  deux  peuples  de 
fréquentes  relations.   Elles  s'étendirent  et  devinrent  beau- 
coup plus  importantes  qu'on  ne  le  croit  communément.  Non 
seulement  les  chrétiens  d'Orient  avaient  avec  les  Musulmans 
des  rapports  habituels,  mais  l'Occident  et  l'Orient  se  con- 
nurent, se  visitèrent,  se  mêlèrent. 

(Histoire  de  la  Civilisation  en  France;  Perrin  et  C'^,  éditsurs.) 


GUI /.or  449 

CONDAMNATIOX   DE  STRAFFORD  « 

Ce  n'est  pas  tout  qu'une  condamnation  soit  juste  -,  il  faut 
être  juste  envers  le  condamné.  Il  monte  sur  l'échafaud.  il 
y  meurt,  justement,  je  le  veux.  Est-ce  fini  ?  Non  :  l'histoire 
est  là  qui  a  aussi  à  le  juger,  et  la  justice  de  l'échafaud  n'est 
pas  celle  de  l'histoire.  Incurable  paresse  de  l'esprit  humain, 
qui  veut  toujours  se  croire  au  terme  et  s'y  reposer  !  Il  écrit 
des  lois  pour  prévoir  et  punir  les  crimes,  et,  quand  il  les  a 
écrites,  il  s'y  confie,  il  promet  de  s'y  assujettir.  Un  coupable 
.survient  dont  les  crimes  ont  échappé  à  la  prévoyance  et  ne 
tombent  point  sous  l'atteinte  des  lois.  La  conscience  humaine 
s'étonne,  hésite  ;  puis  enfin  elle  fait  un  effort  ;  elle  va  recon- 
naître et  saisir  le  crime  hors  de  la  sphère  légale  ^.  Là  elle 
s'arrête,  elle  triomphe,  elle  est  fière  de  son  audace  ;  et  parce 
qu'elle  a  su  s'élever  au-dessus  de  ce  qu'elle  avait  écrit,  parce 
qu'elle  a  considéré  et  jugé  une  action  en  elle-même,  indéjien- 
damment  des  définitions  de  la  .science  *,  elle  .se  tient  pour 
satisfaite  et  en  pos.session  de  la  vérité  ;  elle  se  hâte  d'appliquer 
à  l'homme  tout  entier  le  jugement  qu'elle  a  porté  sur  l'action  ; 
et,  déjà  lasse  d'un  travail  inattendu,  elle  ne  veut  voir  en  lui 
que  l'auteur  du  crime  qu'elle  a  eu  tant  de  peine  à  saisir. 

Vaine  prétention  !  Rien  n'est  dit,  rien  n'est  jugé  ;  il  faut 
recommencer  ;  il  faut  aller  au  delà  du  crime  comme  il  a  fallu 
aller  au  delà  de  la  loi  ;  il  faut  étudier  l'homme  lui-même, 
tout  l'homme  ;  il  est  bien  plus  vaste,  bien  plus  complexe  que 
son  action  ;  en  lui  se  rencontrent  je  ne  sais  combien  de  dis- 
positions, de  facultés,  d'idées,  de  sentiments  dont  elle  ne 
donne  pas  la  clef,  qui  n'en  font  pas  moins  partie  de  sa  nature 
morale,  et  qu'il  faut  bien  connaître,  dont  il  faut  bien  tenir 
compte  si  on  veut  le  juger  d'après  ce  qu'il  est  réellement,  et 
prononcer  sur  son  caractère,  sur  sa  i>ersonne,  sur  lui-même 
enfin  avec  équité.  Il  est  vrai,  Straflford,  qui  n'était  pas  cou- 
pable de  trahison  selon  la  loi,  en  était  coupable  selon  la 
morale  ;  et  pourtant  Strafïord  était  bien  autre  chose  qu'un 

1.  Ministre    du    roi    d'Angleterre  signalé    pendant    son    ministère    le 
<'.harles  1»'.  Le  Parlement  le  mit  en  règne  de  Charles  I". 
accusation,   et   Charles    I""'   le  laissa  3.  C'est      en      vertu     d'une  ,  loi 
exécuter.  d'exception  que  StrafTord  avait  été 

2.  Sfrafford     était    coupable    de  condamné. 

tous  les  actes  criminels  qui  avaient  4.  La  science  Juridique. 

LE   XI\*  SIÈCLE   PaB  les  TCXTSS.   —  t9 


450  LE    .Y/A-"    SIECLE    PAR     LES    TEXTES 

traître  et  un  coupable.  Comme  il  y  avait  dans  sa  conduite 
des  crimes  que  les  lois  n'atteignent  point,  de  même  il  y  avait 
dans  son  caractère  des  qualités  que  n'atteignent  ^  point  ses 
crimes.  Fier  et  passionné,  il  s'égara  sans  jamais  s'abaisser  ; 
infidèle  à  la  cause  de  son  pays,  il  se  dévoua  sans  réserve,  quel 
que  fût  le  péril,  à  la  cause  de  son  maître  ;  ambitieux,  capri- 
cieux, déréglé,  il  savait  pourtant  aimer,  estimer,  résister,  et 
servir  le  roi  contre  la  cour,  et,  tout  en  poussant  avec  ardeur 
sa  fortune,  braver  de  puissantes  défaveurs.  Sans  doute,  il 
portait  sur  les  droits  et  les  intérêts  de  l'Angleterre  un  juge- 
ment bien  moins  pur,  bien  moins  juste  que  Falkland  et 
Hampden  ^  ;  cependant  il  ne  faut  pas  croire  que  tout  fût 
erreur  dans  sa  pensée  politique  :  bien  des  choses,  et  de  très 
importantes,  le  frappaient,  qui  échappaient  à  ses  rivaux  ; 
il  connaissait  des  besoins  publics,  des  conditions  de  liberté 
publique  dont  Hollis  et  Pym  ^  avaient  tort  de  ne  point  tenir 
compte  ;  il  prévoyait,  au  train  de  la  révolution,  mille  con- 
séquences dont  ils  ne  voulaient  pas  plus  que  lui,  mais  qu'ils 
ne  savaient  point  démêler. 

Enfin  c'était  non  seulement  un  esprit  supérieur,  mais  une 
âme  élevée,  en  proie,  il  est  vrai,  au  tumulte  des  passions 
mondaines,  dépourvue  de  moralité  patriotique,  et  pourtant 
capable  de  conviction,  d'affection,  de  désintéressement.  Je 
comprends  que  Hampden  l'ait  condamné  ;  je  ne  comprends 
pas  que  l'histoire,  en  le  chargeant  de  ce  qui  fit  sa  ruine,  ne 
prenne  pas  plaisir  à  lui  rendre  ce  qui  faisait  sa  grandeur  ;  et, 
pour  mon  compte,  je  suis  sûr  qu'en  assistant  à  sa  glorieuse 
défense,  à  son  tranquille  départ  pour  l'échafaud,  en  le 
voyant  ne  baisser  la  tête  que  pour  recevoir  sur  son  passage 
la  bénédiction  d'un  vieil  ami  de  prison,  j'aurais  senti  le 
besoin  de  lui  tendre  la  main,  de  serrer  la  sienne,  et,  au  dernier 
moment,  de  sympathiser  avec  ce  grand  cœur. 

{Histoire  de  la  Révolution  d: Angleterre  ;  Didier,  édit.) 

1 .  Le  mot  atteignent  a  ici  un  autre  second  fut  un  des  plus  redoutables 
sens  que  dans  la  première  partie  de  adversaires  du  roi,  mais  il  ne  coni- 
la  phrase  ;  les  crimes  de  StralTord  ne  battait  que  son  absolutisme  et  n'a- 
sauraient  porter  atteinte  à  ses  qua-  vait  en  vue  que  «  les  droits  et  les 
lités,  y  faire  tort,  les  eflacer.  intérêts  de  IWngleterre  ». 

2.  Le  premier,  ministre  après  3.  Membres  du  Parlement  hos- 
Strafford,  voulut    concilier  la  cause  tiles  au  roi. 

royale    et    la    cause     populaire  ;    le 


MIGNET 

AVANT  LA. PRISE  DE  LA  BASTILLE 

Pendant  cette  soirée,  le  peuple  s'était  transporté  à  rHôt<»l 
de  Ville,  et  avait  demandé  qu^on  sonnât  le  tocsin,  que  les 
districts  fussent  réunis  et  les  citoyens  armés.  Quelques  élec- 
teurs s'assemblèrent  à  l'Hôtel  de  Ville,  et  ils  prirent  l'au- 
torité en  main.  Ils  rendirent,  pendant  ces  jours  d'insurrection, 
les  plus  grands  services  à  leurs  concitoyens  et  à  la  cause  de 
la  liberté  par  leur  courage,  leur  prudence  et  leur  activité  ; 
mais,  dans  la  première  confusion  du  soulèvement,  il  ne  leur 
fut  guère  facile  d'être  écoutés.  Le  tumulte  était  à  son  comble, 
chacun  ne  recevait  d'ordre  que  de  sa  passion.  A  côté  des 
citoyens  bien  intentionnés  étaient  des  hommes  suspects  qui 
ne  cherchaient  dans  l'insurrection  qu'un  moyen  de  désordre 
et  de  pillage.  Des  troupes  d'ouvriers,  employés  par  le  gou- 
vernement à  des  travaux  publics,  la  plupart  sans  domicile, 
sans  aveu,  brûlèrent  les  barrières,  infestèrent  les  rues,  pil- 
lèrent quelques  maisons  ;  ce  furent  eux  qu'on  appela  les  bri- 
gands. La  nuit  du  12  au  13  se  passa  dans  le  tumulte  et  dans 
les  alarmes... 

A  Paris,  l'insurrection  prit  le  13  un  caractère  plus  régulier. 
Dès  le  matin,  le  peuple  se  présenta  à  l'Hôtel  de  Ville  ;  on 
sonna  le  tocsin  de  la  maison  commune  et  celui  de  toutes  les 
églises;  des  tambours  parcoururent  les  rues  en  convoquant 
les  citoyens.  On  se  rassembla  sur  les  places  publiques  ;  des 
troupes  se  formèrent  sous  le  nom  de  volontaires  du  Palais- 
Royal,  volontaires  des  Tuileries,  de  la  Basoche,  de  l'Arque- 
buse. Les  districts  se  réunirent  ;  chacun  d'eux  votfl,  deux 
cents  hommes  pour  sa  défense.  Il  ne  manquait  que  des  armes  ; 
on  en  chercha  partout  oii  l'on  espéra  pouvoir  en  trouver  ;  on 
s'empara  de  celles  qui  étaient  chez  les  armuriers  et  les  four- 
bisseurs  \  en  leur  expédiant  des  reçus.  On  vint  en  demander 

1.   Les    fourbisseurs    ne    fourbis-       salent  pas  seulement  les  armes,  mate 

aussi  les  •  montaient  •. 


452  LE    XIX^    SIECLE     PAR    LES     TEXTES 

à  l'Hôtel  de  Ville  ;  les  électeurs,  toujours  assemblés,  répon- 
dirent vainement  qu'ils  n'en  avaient  point  ;  on  en  voulait 
à  toute  force.  Les  électeurs  mandèrent  alors  le  chef  de  la 
ville,  M.  de  Flesselles,  prévôt  des  marchands,  qui  seul  con- 
naissait l'état  militaire  de  la  capitale  et  dont  l'autorité 
populaire  pouvait  être  d'un  grand  secours  dans  de  si  difficiles 
conjonctures.  Il  arriva  au  milieu  des  applaudissements  de 
la  multitude  :  Mes  amis,  dit-il,  je  suis  votre  père  :  vous  serez 
contents.  Un  comité  permanent  se  forma  à  l'Hôtel  de  Ville 
pour  prendre  des  mesures  touchant  le  salut  commun. 

Vers  le  même  temps,  on  vint  annoncer  que  la  maison  des 
lazaristes  \  qui  contenait  beaucoup  de  grains,  avait  été 
dévastée,  qu'on  avait  forcé  le  Garde-Meuble  pour  y  prendre 
de  vieilles  armes,  et  que  les  boutiques  des  armuriers  étaient 
pillées.  On  craignit  les  plus  grands  excès  de  la  part  de  la 
multitude  ;  elle  était  déchaînée  et  il  paraissait  difficile  de 
maîtriser  sa  fougue.  Mais  elle  était  dans  un  moment  d'en- 
thousiasme et  de  désintéressement.  Elle  désarma  elle- 
même  les  gens  suspects  ;  le  blé  trouvé  chez  les  lazaristes  fut 
porté  à  la  halle  ;  on  ne  pilla  aucune  maison  ;  les  voitures,  les 
chariots,  remplis  de  provisions,  de  meubles,  de  vaisselle, 
arrêtés  aux  portes  de  la  ville,  furent  conduits  à  la  place  de 
Grève  ^,  devenue  un  vaste  entrepôt.  La  foule  s'y  amoncelait 
d'un  moment  à  l'autre  en  faisant  toujours  entendre  le  cri  : 
Des  armes  !  Il  était  alors  près  d'une  heure.  Le  prévôt  des 
marchands  annonça  l'arrivée  procliaine  de  douze  mille  fusils 
de  la  manufacture  de  Charle ville,  qui  seraient  bientôt  suivis 
de  trente  mille  autres.  Cette  assurance  apaisa  pour  quelque 
temps  le  peuple,  et  le  comité  se  livra  avec  un  peu  plus  de 
calme  à  l'organisation  de  la  milice  bourgeoise.  En  moins  de 
quatre  heures  le  plan  fut  rédigé,  discuté,  adopté,  imprimé  et 
affiché.  On  décida  que  la  garde  parisienne  serait  portée  jusqu'à 
nouvel  ordre  à  quarante-huit  mille  hommes.  Tous  les  citoyens 
furent  invités  à  se  faire  inscrire  pour  y  être  incorporés  ; 
chaque  district  eut  son  bataillon,  chaque  bataillon  ses  chefs  ; 
on  offrit  le  commandement  de  cette  armée  bourgeoise  au  duc 
d'Aumont,  qui  demanda  vingt-quatre  heures  pour  se  décider. 

1.  Membres    d'une    congrégation  2.  Aujourd'hui  place  de  l'Hôtel- 

îondée  par  Vincent  de  Paul.  de- Ville. 


MIGNET  458 

En  attendant,  le  marquis  de  la  Salle  fut  nommé  commandant 
en  second.  La  cocarde  verte  fut  ensuite  remplacée  par  la 
cocarde  rouge  et  bleue  ;  c'étaient  les  couleurs  de  la  ville. 
Tout  cela  fut  le  travail  de  (juclques  heures.  Les  districts 
apportaient  leur  adhésion  aux  mesures  que  le  comité  i)erma- 
nent  venait  de  prendre.  Les  clercs  du  Châtelet,  ceux  du 
])alais,  les  élèves  en  chirurgie,  les  soldats  du  guet,  et,  ce  qui 
valait  mieux  encore,  les  gardes  françaises  '  offraient  leurs 
services  à  l'assemblée.  Des  patrouilles  commençaient  à  se 
former  et  à  parcourir  les  rues. 

Le  peuple  attendait  impatiemment  l'effet  des  promesses 
du  prévôt  des  marchands  ;  les  fusils  n'arrivaient  pas,  le  soir 
approchait,  on  craignait  pour  la  nuit  une  attaque  de  la  part 
des  troujies.  On  se  crut  trahi  en  apprenant  que  cinq  milliers  ^ 
de  poudre  sortaient  secrètemer^  de  Paris,  et  que  le  peuple 
des  barrières  venait  de  les  arrêt-er.  Mais  bientôt  les  caisses 
arrivèrent,  portant  pour  étiquette  artillerie.  Leur  vue  calma 
l'effervescence  ;  on  les  escorta  à  l'Hôtel  de  Ville  ;  on  crut 
qu'elles  contenaient  les  fusils  attendus  de  Charleville  :  on  les 
ouvrit,  et  on  les  trouva  remplies  de  vieux  linge  et.de  mor- 
ceaux de  bois.  Alors  le  peuple  cria  à  la  trahison,  il  éclata  en 
murmures  et  en  menaces  contre  le  comité  et  contre  le  prévôt 
des  marchands.  Celui-ci  s'excusa,  dit  qu'il  avait  été  trompé, 
et,  pour  gagner  du  temps,  ou  pour  se  débarrasser  de  la  foule,  il 
l'envoya  aux  Chartreux,  afin  d'y  chercher  des  armes.  Mais 
il  n'y  en  avait  point,  et  elle  en  revint  plus  défiante  et  plus 
furieuse.  Le  comité  vit  alors  qu'il  n'avait  point  d'autres 
ressources  pour  armer  Paris  et  |X)ur  guérir  le  peuple  de  ses 
soupçons  que  de  faire  forger  des  piques  ;  il  ordonna  d'en 
fabriquer  cinquante  mille,  et  sur  le  champ  on  se  mit  à  l'œuvre. 
Pour  éviter  les  excès  de  la  nuit  précédente,  la  ville  fut  illu- 
minée, et  des  patrouilles  la  parcoururent  dans  tous  les  sens. 

Le  lendemain,  le  peuple,  qui  n'avait  pas  pu  trouver  des 
armes  la  veille,  vint  en  demander  de  très  grand  matin  au 
comité,  en  lui  reprochant  les  refus  et  les  défaites  de  la  veille. 


1.  Le  régiment  des  gardes  fran-  2.   Milliers.  Le  mot  millier  sVm- 

çaiscs  avait  déjù  manifesté  ses  sen-  ploie  absolument   pour  signifler  un 

timents    populaires    dans    maintes  millier  de  livres, 
journées  précédentes. 


454  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

lie  comité  en  avait  fait  chercher  vainement  ;  il  n'en  était 
point  venu  de  Charleville  ;  on  n'en  avait  point  trouvé  aux 
Chartreux  ;  l'arsenal  même  était  vide. 

Le  peuple,  qui  ne  se  contentait  ce  jour-là  d'aucune  excuse 
et  qui  se  croyait  de  plus  en  plus  trahi,  se  porta  en  masse  vers 
l'Hôtel  des  Invalides,  qui  contenait  un  dépôt  d'armes  con- 
sidérable. Il  ne  montra  aucune  crainte  des  troupes  établies 
au  Champ  de  Mars,  pénétra  dans  l'hôtel  malgré  les  instances 
du  gouverneur,  M.  de  Sombreuil,  trouva  vingt-huit  mille 
fusils  cachés  dans  les  caves,  s'en  empara,  prit  les  sabres,  les 
épées,  les  canons,  et  emporta  toutes  ces  armes  en  triomphe. 
Les  canons  furent  placés  à'I'entrée  des  faubourgs,  au  château 
des  Tuileries,  sur  les  quais,  sur  les  ponts,  pour  la  défense  de 
la  capitale  contre  l'invasion  des  troupes,  à  laquelle  on  s'at- 
tendait d'un  moment  à  l'autre. 

Pendant  cette  matinée  même  on  donna  l'alarme  en  annon- 
çant que  les  régiments  postés  à  Saint-Denis  étaient  en  marche 
et  que  les  canons  de  la  Bastille  étaient  braqués  sur  la  rue 
Saint-Antoine.  Le  comité  envoya  de  suite  à  la  découverte, 
plaça  des  citoyens  pour  défendre  ce  côté  de  la  ville,  et  députa  ^ 
au  gouverneur  de  la  Bastille  pour  l'engager  à  retirer  ses 
canons  et  à  ne  commettre  aucune  hostilité.  Cette  alerte,  la 
crainte  qu'inspirait  la  forteresse,  la  haine  des  abus  qu'elle 
protégeait,  la  nécessité  d'occuper  un  point  si  important  et 
de  ne  plus  le  laisser  à  ses  ennemis  dans  un  moment  d'insur- 
rection dirigèrent  de  ce  côté  l'attention  du  peuple.  Depuis 
neuf  heures  du  matin  jusqu'à  deux  heures,  il  n'y  eut  qu'un 
mot  d'ordre  d'un  bout  de  Paris  à  l'autre  :  A  la  Bastille  f  à  la 
Bastille  !  Les  citoyens  s'y  rendaient  de  tous  les  quartiers 
par  pelotons,  armés  de  fusils,  de  piques,  de  sabres.  La  foule 
qui  l'environnait  était  déjà  considérable  ;  les  sentinelles  de 
la  place  étaient  postées,  et  les  ponts  levés  comme  dans  un 
moment  de  guerre. 

{Histoire  de  la  Révolution  française;  Firmin  Didot,  éditeur.) 

1.  Députa.  Emploi  absolu  ;  envoya  une  députation. 


MIGSET  4K} 

MORT    DE   MARIE    STUART 

L'échafaud  avait  été  dressé  dans  la  salle  basse  du  châ- 
teau de  Fotlicringay.  Il  avait  deux  pieds  et  demi  de  hauteur 
et  douze  pieds  carrés  d'étendue.  11  était  couvert  de  frise  * 
noire  d'Angleterre,  ainsi  que  le  siège,  le  coussin  et  le  billot  où 
Marie  devait  s'asseoir,  s'agenouiller  et  recevoir  le  coup 
fatal.  Elle  prit  place  sur  ce  siège  lugubre  sans  changer  de 
couleur  et  sans  rien  perdre  de  sa  grâce  et  de  sa  majesté 
accoutumées,  ayant  à  sa  droite  les  comtes  de  Shrewsbury  et 
de  Kent  assis,  à  sa  gauciie  le  shérif  -  debout,  en  face  les  deux 
bourreaux,  vêtus  de  velours  noir  ;  à  peu  de  distance,  le  long 
du  mur,  ses  serviteurs  ;  et,  dans  le  reste  de  la  salle,  retenus 
par  une  barrière  que  Paulet  '  gardait  avec  ses  soldats,  environ 
deux  cents  gentlemen  et  habitants  du  voisinage,  admis  dans 
le  château,  dont  on  avait  fermé  les  jK)rtea.  Robert  Beale  * 
lut  alors  la  sentence,  que  Marie  écouta  en  silence,  et  si  pro- 
fondément recueillie  en  elle-même,  qu'elle  semblait  étran- 
gère à  ce  qui  se  passait.  Lorsque  Beale  eut  achevé  de  lire,  elle 
fit  le  signe  de  la  croix  et  dit  d'une  voix  ferme  : 

0  Milords,  je  suis  née  reine,  princesse  souveraine  et  non 
sujette  aux  lois,  proche  parente  de  la  reine  d'Angleterre  et 
sa  légitime  héritière.  Après  avoir  été  longuement  et  injuste- 
ment détenue  prisonnière  en  ce  pays,  où  j'ai  beaucoup  enduré 
de  peine  et  de  mal,  sans  iju'on  eût  aucun  droit  sur  moi,  main- 
tenant, par  la  force  et  sous  la  puissance  des  hommes  prête 
à  finir  ma  vie,  je  remercie  mon  Dieu  d'avoir  iiermis  que  je 
meure  pour  ma  religion  et  devant  une  compagnie  qui  sera 
témoin  que,  bien  près  de  ma  mort,  j'ai  protesté  comme  je  l'ai 
toujours  fait,  soit  en  particulier,  soit  en  public,  de  n'avoir 
jamais  rien  inventé  pour  faire  |)érir  la  reine,  ni  consenti  à  rien 
contre  sa  personne.  »  Elle  .se  défendit  ensuite  de  lui  avoir 
porté  aucun  sentiment  de  haine,  et  rappela  qu'elle  avait 
offert,  pour  obtenir  sa  liberté,  les  conditions  les  plus  propres 
à  la  rassurer  et  à  prévenir  des  troubles  en  Angleterre. 

1.  Frise.  EtolTe  en  Inine  à  poil  3.  Officier  d'Elisabeth,  mmmis 
frisé.  par  elle  A  la  garde  de  Marie  Stuart. 

2.  Magistrat   chargé  de   veiller  s\  4.  Clerc  des  Conseils, 
l'exécution  des  sentences  capitales. 


450  LE    XIX''     SIÈCLE    PAR     LES     TEXTES 

Après  ces  paroles  données  à  sa  justification,  elle  se  mit  à 
prier.  Alors  le  docteur  Fletcher,  doyen  protestant  de  Peter- 
boroug,  que  les  deux  comtes  ^  avaient  amené  avec  eux, 
s'approcha  d'elle,  et  voulut  l'exhorter  à  mourir.  «  Madame,  ^> 
lui  dit-il,  <(  la  reine,  mon  excellente  souveraine,  m'a  envoyé 
par  devers  vous...  »  Marie,  l'interrompant  à  ces  mots,  lui 
répondit  :  «  Monsieur  le  doyen,  je  suis  ferme  dans  l'ancienne 
religion  catholique  romaine,  et  j'entends  verser  mon  sang 
pour  elle.  »  Comme  le  doyen  insistait  avec  un  fanatisme 
indiscret,  et  l'engageait  à  renoncer  à  sa  croyance,  à  se  repentir, 
à  ne  mettre  sa  confiance  qu'en  Jésus-Christ  seul,  parce  que 
seul  il  pouvait  la  sauver,  elle  le  repoussa  d'un  accent  résolu, 
lui  déclara  qu'elle  ne  voulait  pas  l'entendre,  et  lui  ordonna 
de  se  taire.  Les  comtes  de  Shrewsbury  et  de  Kent  lui  dirent 
alors  :  «  Nous  désirons  prier  pour  Votre  Grâce,  afin  que  Dieu 
éclaire  votre  cœur  à  votre  dernière  heure,  et  que  vous  mouriez 
ainsi  dans  la  vraie  connaissance  de  Dieu  ».  —  «  Milords  >\ 
répondit  Marie,  a  si  vous  voulez  prier  pour  moi,  je  vous  en 
remercie,  mais  je  ne  saurais  m'unir  à  vos  prières,  parce  que 
nous  ne  sommes  pas  de  la  même  religion.  »  La  lutte  entre  les 
deux  cultes,  qui  avait  duré  toute  sa  vie,  se  prolongea  jusque 
sur  son  échafaud. 

Le  docteur  Fletcher  se  mit  à  lire  la  prière  des  morts  selon 
le  rit  anglican,  tandis  que  Marie  récitait  en  latin  les  psaumes 
de  la  pénitence  et  de  la  miséricorde,  et  embrassait  avec  fer- 
veur son  crucifix.  «  Madame  »,  lui  dit  durement  le  comte  de 
Kent,  «  il  vous  sert  peu  d'avoir  en  la  main  cette  image  du 
Christ,  si  vous  ne  l'avez  gravée  dans  le  cœur.  »  —  «  Il  est 
malaisé  »,  lui  répondit-elle,  «  de  l'avoir  en  la  main  sans  que 
le  cœur  en  soit  touché,  et  rien  ne  sied  mieux  au  chrétien  qui 
va  mourir  que  l'image  de  son  Rédempteur.  » 

Lorsqu'elle  eut  achevé,  à  genoux,  les  trois  psaumes 
Miserere  mei,  Deus,  etc.,  In  te,  Domine,  speravi,  etc.,  Qui 
habitat  in  adjutorio,  etc.,  elle  s'adressa  à  Dieu  en  anglais,  et 
le  supplia  de  donner  la  paix  au  monde,  la  vraie  religion  à 
l'Angleterre,  la  constance  à  tous  les  persécutés,  et  de  lui 
accordera  elle-même  l'assistance  de  sa  grâce  et  les  clartés  de 

1.  Les  comtes  de  Shrewsbury  et  de  Kent. 


M 10. \  ET  457 

l'Esprit-Saint  à  cette  heure  suprême.  Elle  pria  pour  le  Pape, 
])our  l'Eglise,  j)our  les  monarques  et  les  princes  catholique:;, 
pour  le  roi  son  fils  '.  pour  la  reine  d'Angleterre,  pour  ses 
ennemis  ;  et,  se  recommandant  elle-même  au  Sauveur  du 
monde,  elle  finit  par  ces  paroles  :  «  Comme  tes  bras.  Seigneur 
Jésus-Christ,  étaient  étendus  sur  la  croix,  reçois-moi  de 
même  entre  les  bras  étendus  de  ta  miséricorde  !  »  Sa  piété 
était  si  vive,  son  effusion  si  touchante,  son  courage  si  admi- 
rable, qu'elle  avait  arraché  des  larmes  à  presque  tous  les 
assistants. 

La  prière  finie,  elle  se  releva.  Le  terrible  moment  était 
arrivé,  et  le  bourreau  s'approcha  d'elle  pour  l'aider  à  se 
dépouiller  d'une  partie  de  ses  vêtements  ;  mais  elle  l'écarta 
et  dit  en  souriant  ([u'elle  n'avait  jamais  eu  de  pareils  valets 
de  chambre.  Elle  appela  Jeanne  Kennedy  et  Elisabeth 
Curie  *,  qui  étaient  restées  pendant  tout  ce  temps  à  genoux 
au  pied  de  l'échafaud,  et  elle  commença  à  se  déshabiller  avec 
leur  aide,  ajoutant  qu'elle  n'avait  })as  coutume  de  le  faire 
devant  tant  de  monde.  Les  deux  désolées  jeunes  filUes  lui 
rendaient  ce  triste  et  dernier  office  en  pleurant.  Pour  arrêter 
l'explosion  de  leur  douleur,  elle  mettait  son  doigt  sur  leur 
bouche,  et  leur  rappelait  qu'elle  avait  promis  en  leur  nom 
(ju'elles  montreraient  plus  de  force.  «  Loin  de  pleurer, 
réjouissez- vous  »,  leur  disait-elle  ;  «  je  suis  heureuse  de  sortir 
de  ce  monde  et  pour  une  aussi  bonne  cause.  »  Elle  déposa  son 
manteau,  ôta  son  voile,  et  ne  conserva  qu'une  jui»ede  taf- 
fetas velouté  rouge.  Elle  s'assit  alors  sur  son  siège  et  donna  sa 
bénédiction  à  tous  ses  serviteurs  qui  pleuraient.  Le  bourreau 
lui  demanda  pardon.  Elle  répondit  qu'elle  l'accordait  à  tout 
le  monde.  Elle  embrassa  Elisabeth  Curie  et  Jeanne  Kennedy, 
les  bénit  en  faisant  le  signe  de  la  croix  sur  elles,  et,  après  que 
Jeanne  Kennedy  lui  eut  bandé  les  yeux,  elle  leur  ordonna  de 
s'éloigner,  ce  qu'elles  firent  en  sanglotant. 

En  même  temps,  elle  se  jeta  à  genoux  d'un  grand  courage, 
et,  tenant  toujours  le  crucifix  entre  ses  mains,  elle  tendit  le 
cou  au  bourreau.  Elle  disait  à  haute  voix  et  avec  le  sentiment 

1.  Jacques  VI,  roi  d'Ecosse,  plus       tard  roi  d'Angleterre  sous  le  nom 

de  .Jacques  I". 
2.  Ses  suivantes. 


458  LE    A7A'«    SIÈCLE    PAR    LES     TEXTES 

de  la  plus  ardente  confiance  :  «  Mon  Dieu,  j'ai  espéré  en  vous, 
je  remets  mon  âme  entre  vos  mains.  «  Elle  croyait  qu'on  la 
frapperait  comme  en  France  dans  une  attitude  droite  et 
avec  le  glaive.  Les  deux  maîtres  des  hautes  œuvres  l'aver- 
tirent de  son  erreur  et  l'aidèrent  à  poser  sa  tête  sur  le  billot, 
sans  qu'elle  cessât  de  prier.  L'attendrissement  était  universel 
à  la  vue  de  cette  lamentable  infortune,  de  cet  héroïque  cou- 
rage, de  cette  admirable  douceur.  Le  bourreau  lui-même 
était  ému  et  la  frappa  d'une  main  mal  assurée.  La  hache, 
au  lieu  d'atteindre  le  cou,  tomba  sur  le  derrière  de  la  tête  et 
la  blessa,  sans  qu'elle  fît  un  mouvement,  sans  qu'elle  pro- 
férât une  plainte.  Au  second  coup  seulement,  le  bourreau  lui 
abattit  la  tête,  qu'il  montra  en  disant  :  «  Dieu  sauve  la  reine 
Elisabeth  !  »  —  «  Ainsi  périssent  tous  ses  ennemis  !  »  ajouta 
le  docteur  Fletcher.  Une  seule  voix  se  fit  entendi'e  après  la 
sienne,  et  dit  :  Amen  I  C'était  celle  du  sombre  comte  de 
Kent. 

(Marie  Stuart  ;  Perrin  et  C®,  éditeurs.) 


TOCQUEVILLE 

LA  (.KNTHALIsATin.V   AU.MIMSTKATIVE  SOUS  LA  MONARCHIE 

J'ai  entendu  jadis  un  orateur,  dans  le  temps  où  nous 
avions  des  assemblées  politiques  en  France  •,  qui  disait, 
en  parlant  de  la  centralisation  administrative  :  «  Cette  belle 
concjuète  de  la  Révolution,  que  l'Europe  nous  envie.  »  Je 
veux  bien  (jue  la  centralisation  soit  une  belle  conquête,  je 
consens  à  ce  que  l'Europe  nous  l'envie  ;  mais  je  soutiens*que 
ce  n'est  point  une  conquête  de  la  Révolution.  C'est,  au  con- 
traire, un  produit  de  l'ancien  régime,  et  j'ajouterai  :  la  seule 
portion  de  la  constitution  politique  de  l'ancien  régime  qui  ait 
survécu  à  la  Révolution,  parce  que  c'était  la  seule  qui  pût 
s'accommoder  de  l'état  social  nouveau  que  cette  révolution  a 
créé.  Le  lecteur  qui  aura  la  patience  de  lire  attentivement 
le  présent  chapitre  trouvera  peut-être  que  j'ai  surabondam- 
ment prouvé  ma  thèse. 

Quand  on  jette  un  premier  regard  sur  l'ancienne  adminis- 
tration du  royaume,  tout  y  paraît  d'abord  diversité  de  règles 
et  d'autorité,  enchevêtrement  de  pouvoirs.  La  France  est 
couverte  de  corps  administratifs  ou  de  fonctioimaires  isolés 
qui  ne  dépendent  pas  les  uns  des  autres,  et  qui  prennent  part 
au  gouvernement  en  vertu  d'un  droit  qu'ils  ont  acheté  et 
qu'on  ne  peut  leur  reprendre.  Souvent  leurs  attributions 
sont  si  entremêlées  et  si  contiguës,  qu'ils  se  pressent  et 
s'entre-choquent  dans  le  cercle  des  mêmes  affaires. 

Des  cours  de  justice  *  prennent  part  indirectement  à  la 
puissance  législative  ;  elles  ont  le  droit  de  faire  des  règlements 
administratifs  (jui  obligent  dans  les  limites  de  leur  ressort. 
Quelquefois  elles  tiennent  tête  à  l'administration  propre- 
ment dite,  blâment  bruyamment  ses  mesures  et  décrètent 
ses  agents  '.  Desimpies  juges  font  des  ordonnances  de  police 
dans  les  villes  et  dans  les  bourgs  de  leur  résidence. 

1.  Tocqueville  publiu  V Ancien  ments  étnirnt  en  droit  purement 
Régime    et    la    RéooUilion     sous     le       jiKlicinires. 

second   I^nipire,  en   18r>(>.  '.\.   UécrHenI   ses   agents.    Lnnccnt 

2.  Les     attributions     des     Purle-      un  il<'<-ri-i  i-ontn' mx. 


460  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES      , 

Les  villes  ont  des  constitutions  très  diverses.  Leurs  magis- 
trats portent  des  noms  différents,  ou  puisent  leurs  pouvoirs 
à  différentes  sources  :  ici  un  maire,  là  des  consuls,  ailleurs  des 
syndics.  Quelques-uns  sont  choisis  par  le  roi,  quelques  autres 
par  l'ancien  seigneur  ou  le  prince  apanagiste  ^  ;  il  y  en  a  qui 
sont  élus  pour  un  an  par  leurs  concitoyens,  et  d'autres  qui  ont 
acheté  le  droit  de  gouverner  ceux-ci  à  perpétuité. 

Ce  sont  là  les  débris  des  anciens  pouvoirs  ;  mais  il  s'est 
établi  peu  à  peu  au  milieu  d'eux  une  chose  comparativement 
nouvelle  ou  transformée,  qui  me  reste  à  peindre. 

Au  centre  du  royaume  et  près  du  trône,  s'est  formé  un 
corps  administratif  d'une  puissance  singulière,  et  dans  le 
sein  duquel  tous  les  pouvoirs  se  réunissent  d'une  façon  nou- 
velle, le  Conseil  du  Roi. 

Son  origine  est  antique,  mais  la  plupart  de  ses  fonctions 
sont  de  date  récente.  Il  est  tout  à  la  fois  :  cour  suprême  de 
justice,  car  il  a  le  droit  de  casser  les  arrêts  de  tous  les  tri- 
bunaux ordinaires  ;  tribunal  supérieur  administratif  :  c'est 
à  lui  que  ressortissent  en  dernier  ressort  toutes  les  juridic- 
tions spéciales.  Comme  conseil  du  gouvernement,  il  possède 
en. outre,  sous  le  bon  plaisir  du  roi,  la  puissance  législative, 
discute  et  propose  la  plupart  des  lois,  fixe  et  répartit  les 
impôts.  Comme  conseil  supérieur  d'administration,  c'est  à 
lui  d'établir  les  règles  générales  qui  doivent  diriger  les  agents 
du  gouvernement.  Lui-même  décide  toutes  les  affaires  impor- 
tantes et  surveille  les  pouvoirs  secondaires.  Tout  finit  jDar 
aboutir  à  lui,  et  de  lui  part  le  mouvement  qui  se  communique 
à  tout.  Cependant  il  n'a  point  de  juridiction  propre.  C'est  le 
roi  qui  seul  décide,  alors  même  que  le  Conseil  semble  pro- 
noncer. Même  en  ayant  l'air  de  rendre  la  justice,  celui-ci 
n'est  composé  que  de  simples  donneurs  d'avis,  ainsi  que  le  dit 
le  Parlement  dans  une  de  ses  remontrances. 

Ce  Conseil  n'est  point  composé  de  grands  seigneurs,  mais 
de  personnages  de  médiocre  ou  de  basse  naissance,  d'anciens 
intendants  et  autres  gens  consommés  dans  la  pratique  des 
affaires,  tous  révocables. 

Il  agit  d'ordinaire  discrètement  et  sans  bruit,  montrant 

1.  Apanagiste.   Qui  tient    du   roi   un   domaine. 


TOCQUEVILLE  461 

toujours  moins  de  prétentions  (jue  de  i)ouvoir.  Aussi  n'a-t-il 
par  lui-même  aucun  éclat  ;  ou  plutôt  il  se  jjerd  dans  la  splen- 
deur du  trône  dont  il  est  proche,  si  puissant  qu'il  touche  h 
tout,  et  en  même  temps  si  obscur  que  c'est  à  peine  si  l'his- 
toire le  remar<iue. 

De  même  que  toute  l'administration  du  pays  est  dirigée 
par  un  corps  unique,  i)resque  tout  le  maniement  des  affaires 
intérieures  est  confié  aux  soins  dîun  seul  agent,  le  contrôleur 
général. 

Si  vous  ouvrez  un  almanach  de  l'ancien  régime,  vous  y 
trouverez  que  ciiaque  province  avait  son  ministre  particulier  ; 
mais,  quand  on  étudie  l'administration  dans  les  dossiers, 
on  aperçoit  bientôt  que  le  ministre  de  la  province  n'a  que 
quelques  occasions  }>eu  importantes  d'agir.  Le  train  ordinaire 
des  affaires  est  mené  par  le  contrôleur  général  ;  celui-ci  a 
attiré  iieu  à  peu  à  lui  toutes  les  affaires  qui  donnent  lieu  à  des 
questions  d'argent,  c'est-à-dire  l'administration  j)ublique 
presque  tout  entière.  On  le  voit  agir  successivement  comme 
ministre  des  finances,  ministre  de  l'infi'-iicnr  miîiistre  d«'s 
travaux  publics,  ministre  du  commerc» 

De  même  que  l'administration  n'a.  à  viai  dire,  cpiun  seul 
agent  à  Paris,  elle  n'a  qu'un  seul  agent  dans  cha([ue  pro- 
vince. On  trouve  encore  au  XVII*^  siècle  de  grands  seigneurs 
qui  portent  le  nom  de  gouverneur  de  province.  Ce  .sont  les 
anciens  représentants,  souvent  héréditaires,  de  la  royauté 
féodale.  On  leur  accorde  encore  des  honneurs,  mais  ils  n'ont 
plus  aucun  pouvoir.  L'intendant  possède  toute  la  réalité  du 
gouvernement. 

Celui-ci  est  un  homme  de  naissance  commune,  toujours 
étranger  à  la  province,  jeune,  qui  a  sa  fortune  à  faire.  Il 
n'exerce  point  ses  pouvoirs  par  droit  d'élection,  de  naissance 
ou  d'office  acheté  ;  il  est  choisi  par  le  gouvernement  parmi 
les  membres  inférieurs  du  Conseil  d'Etat  et  toujours  révo- 
cable. Séparé  de  ce  corjïs,  il  le  représente,  et  c'est  pour  cela 
que,  dans  la  langue  administrative  du  temps,  on  le  nomme 
le  commissaire  départi  '.  Dans  ses  mains  sont  accumulés 
presque  tous  les  pouvoirs  que  le  Conseil  lui-même  possède  ; 

1.  Départi.  Séparé. 


462  LE    XIX'    SIÈCLE    PAR    LES    TEXTES 

il  les  exerce  tous  en  premier  ressort.  Comme  ce  Conseil,  il  est 
tout  à  la  fois  administrateur  et  juge.  L'intendant  correspond 
avec  tous  les  ministres  ;  il  est  l'agent  unique,  dans  la  pro- 
vince, de  toutes  les  volontés  du  gouvernement. 

Au-dessous  de  lui,  et  nommé  par  lui,  est  placé  dans  chaque 
canton  un  fonctionnaire  révocable  à  volonté,  le  suhdélégué. 
L'intendant  est  d'ordinaire  un  nouvel  anobli  ;  le  subdélégué 
est  toujours  un  roturier.  Néanmoins  il  représente  le  gou- 
vernement tout  entier  dans  la  petite  circonscription  qui  lui 
est  assignée,  comme  l'intendant  dans  la  généralité  ^  entière. 
Il  est  soumis  à  l'intendant,  comme  celui-ci  au  ministre. 

Le  marquis  d'Argenson  ^  raconte,  dans  ses  Mémoires, 
qu'un  jour  Law  ^  lui  dit  :  «  Jamais  je  n'aurais  cru  ce  que  j'ai  vu 
quand  j'étais  contrôleur  des  finances.  Sachez  que  ce  royaume 
de  France  est  gouverné  par  trente  intendants.  Vous  n'avez 
ni  Parlement,  ni  Etats,  ni  gouverneurs  ;  ce  sont  trente 
maîtres  des  requêtes  commis  aux  provinces  de  qui  dépen- 
dent le  malheur  ou  le  bonheur  de  ces  provinces,  leur  abon- 
dance ou  leur  stérilité.  » 

Ces  fonctionnaires  si  puissants  étaient  pourtant  éclipsés 
par  les  restes  de  l'ancienne  aristocratie  féodale,  et  comme 
perdus  au  milieu  de  l'éclat  qu'elle  jetait  encore  :  c'est  ce  qui 
fait  que,  de  leur  temps  même,  on  les  voyait  à  peine,  quoique 
leur  main  fût  déjà  partout.  Dans  la  société,  les  nobles 
avaient  sur  eux  l'avantage  du  rang,  de  la  richesse,  et  de  la 
considération  qui  s'attache  toujours  aux  choses  anciennes. 
Dans  le  gouvernement,  la  noblesse  entourait  le  prince  et 
formait  sa  cour  ;  elle  commandait  les  flottes,  dirigeait  les 
armées  :  elle  faisait,  en  un  mot,  ce  qui  frappe  le  plus  les  yeux 
des  contemporains  et  arrête  trop  souvent  les  regards  de  la 
postérité.  On  eût  insulté  un  grand  seigneur  en  lui  proposant 
de  le  nommer  intendant.  Le  plus  pauvre  gentilhonime  de 
race  aurait  le  plus  souvent  dédaigné  de  l'être.  Les  inten- 
dants étaient  à  ses  yeux  les  représentants  d'un  pouvoir 
intrus,  des  hommes  nouveaux,  préposés  au  gouvernement 
des  bourgeois  et  des  paysans,  et,  au  demeurant,   de  fort 

1.  Généralité.  [Circonscription    de      affaires  étrangères  de  1744  ù  1747. 
l'intendant.  >  3.  Le  fameux  financier. 

2.  1694-1757  ;  il  fut  ministre  des 


rOCQUEVlLLE  463 

petits  compagnons.  Ces  hommeH  gouvernaient  cependant  la 
France,  comme  avait  dit  Law  et  comme  nous  allons  le  voir. 

C'Ommençons  d'abord  par  le  droit  d'impôt,  qui  contient 
en  quelque  façon  en  lui  tous  les  autres. 

On  sait  qu'une  partie  des  impôts  était  en  ferme  *  :  iK)ur 
ceux-là,  c'était  le  Conseil  du  Roi  qui  traitait  avec  les  com- 
pagnies financières,  fixait  les  conditions  du  contrat  et  réglait 
le  mode  de  la  perception.  Toutes  les  autres  taxes,  comme  la 
taille  -,  la  capitation  '  et  les  vingtièmes  *,  étaient  établies  et 
levées  directement  par  les  agents  de  l'administration  centrale 
ou  sous  leur  contrôle  tout-puissant. 

C'était  le  Con.seil  qui  fixait  chaque  année,  par  une  décision 
secrète,  le  montant  de  la  taille  et  de  ses  nombreux  accessoires, 
et  aussi  sa  répartition  entre  les  provinces.  La  taille  avait 
ainsi  grandi  d'année  en  année,  sans  que  personne  en  fût 
averti  d'avance  par  aucun  bruit. 

Comme  la  taille  était  un  vieil  impôt,  l'assiette  et  la  levée 
en  avaient  été  confiées  jadis  à  des  agents  locaux,  qui  tous 
étaient  plus  ou  moins  indépendants  du  gouvernement, 
puisqu'ils  exerçaient  leurs  pouvoirs  par  droit  de  naissance 
ou  d'élection,  ou  en  vertu  de  charges  achetées.  C'étaient  le 
seigneur,  le  collecteur  paroissial,  les  trésoriers  de  France,  les 
élus.  Ces  autorités  existaient  encore  au  XVIIP  siècle  ;  mais 
les  unes  avaient  cessé  absolument  de  s'occuper  de  la  taille, 
les  autres  ne  le  faisaient  plus  que  d'une  façon  très  secondaire 
et  entièrement  subordonnée.  Là  même,  la  puissance  entière 
était  dans  les  mains  de  l'intendant  et  de  ses  agents  :  lui  seul, 
en  réalité,  répartissait  la  taille  entre  les  parois.'^es.  guidait 
et  surveillait  les  collecteurs,  accordait  des  sursis  ou  des 
décharges. 

D'autres  impôts,  comme  la  capitation,  étant  de  date 
récente,  le  gouvernement  n'y  était  plus  gêné  par  les  débris 
des  vieux  pouvoirs  :  il  y  agissait  seul,  sans  aucune  interven- 
tion des  gouvernés.  Le  contrôleur  général,  l'intendant  et  le 
Conseil  fixaient  le  montant  de  chaque  cote. 

Passons  de  l'argent  aux  hommes. 

1.  En  terme.    Donnée  à  bail.  3.  Capilalion.  Ct.  p.  403,  n.  3. 

2.  TaiUe.  Imp6t  levé  sur  les  per-  4.    Vingtièmes,  VA.  p.  405,  n.  4. 
sonnes  ou  les  terres. 


464  LE   XIX'    SIÈCLE   PAR    LES    TEXTES 

On  s'étonne  quelquefois  que  les  Français  aient  supporté 
si  patiemment  le  joug  de  la  conscription  militaire  à  l'époque 
de  la  Révolution  et  depuis  ;  mais  il  faut  bien  considérer  qu'ils 
y  étaient  tous  plies  depuis  longtemps.  La  conscription  avait 
été  précédée  par  la  milice,  charge  plus  lourde,  bien  que  les 
contingents  demandés  fussent  moins  grands.  De  temps  à 
autre,  on  faisait  tirer  au  sort  la  jeunesse  des  campagnes,  et 
on  prenait  dans  son  sein  un  certain  nombre  de  soldats  dont 
on  formait  des  régiments  de  milice  où  l'on  servait  pendant 
six  ans. 

Comme  la  milice  était  une  institution  comparativement 
moderne,  aucun  des  anciens  pouvoirs  féodaux  ne  s'en  occu- 
pait ;  toute  l'opération  était  confiée  aux  seuls  agents  du 
gouvernement  central.  Le  Conseil  fixait  le  contingent  général 
et  la  part  de  la  province.  L'intendant  réglait  le  nombre 
d'hommes  à  lever  dans  chaque  paroisse  ;  son  subdélégué 
présidait  au  tirage,  jugeait  les  cas  d'exemption,  désignait 
les  miliciens  qui  pouvaient  résider  dans  leurs  foyers,  ceux  qui 
devaient  partir,  et  livrait  enfin  ceux-ci  à  l'autorité  militaire. 
Il  n'y  avait  de  recours  qu'à  l'intendant  et  au  Conseil. 

On  peut  dire  également  qu'en  dehors  des  pays  d'Etat  * 
tous  les  travaux  publics,  même  ceux  qui  avaient  la  destina- 
tion la  plus  particulière,  étaient  décidés  et  conduits  par  les 
seuls  agents  du  pouvoir  central. 

Il  existait  bien  encore  des  autorités  locales  et  indépen- 
dantes, qui,  comme  le  seigneur,  les  bureaux  de  finances,  les 
grands  voyers,  pouvaient  concourir  à  cette  partie  de  l'admi- 
nistration publique.  Presque  partout  ces  vieux  pouvoirs 
agissaient  peu  ou  n'agissaient  plus  du  tout  :  le  plus  léger 
examen  des  pièces  administratives  du  temps  nous  le  démontre. 
Toutes  les  grandes  routes,  et  même  les  chemins  qui  condui- 
saient d'une  ville  à  une  autre,  étaient  couverts  et  entretenus 
sur  le  produit  des  contributions  générales.  C'était  le  Conseil 
qui  arrêtait  le  plan  et  fixait  l'adjudication.  L'intendant 
dirigeait  les  travaux  des  ingénieurs,  le  subdélégué  réunissait 
la  corvée  ^  qui  devait  les  exécuter.  On  n'abandonnait  aux 

1.  Pays  d'Etat.  Pays  où  se  réunis-  2.  Corvée,  Le  mot  s'emploie  aussi 

«aient    périodiquement    des    assem-        pour    désigner     ceux    auxquels    la 
biées  régionales.  corvée   est  imposée. 


rOCQ  LE  VILLE  4B5 

anciens  pouvoirs  locaux  <iue  le  soin  des  chemins  vicinaux, 
qui  demeuraient  dès  lors  impraticables. 

Le  grand  agent  du  gouvernement  central  en  matière  de 
travaux  puVilics  était,  comme  de  nas  jours,  le  corps  des  ponts 
et  chausmefi.  Ici  tout  se  ressemble  d'une  manière  singulière, 
malgré  la  différence  des  temps.  L'administration  des  ponts 
et  chaussées  a  un  conseil  et  une  école  ;  des  inspecteurs  qui 
parcourent  annuellement  toute  la  France  ,  des  ingénieurs 
qui  résident  sur  les  lieux  et  sont  chargés,  sous  les  ordres  de 
l'intendant,  d'y  diriger  tous  les  travaux.  Les  institutions  de 
l'ancien  régime,  qui,  en  bien  plus  grand  nombre  qu'on  ne  le 
suppose,  ont  été  transportées  dans  la  société  nouvelle,  ont 
perdu  d'ordinaire  dans  le  passage  leurs  noms,  alors  même 
qu'elles  conservaient  leurs  formes  ;  mais  celle-ci  a  gardé  l'un 
et  l'autre  :  fait  rare. 

Le  gouvernement  central  se  chargeait  seul,  à  l'aide  de  ses 
agents,  de  maintenir  l'ordre  public  dans  les  provinces.  La 
maréchaussée  était  répandue  sur  toute  la  surface  du  royaume 
en  petites  brigades,  et  placée  partout  sous  la  direction  des 
intendants.  C'est  à  l'aide  de  ces  soldats,  et,  au  besoin,  de  l'ar- 
mée, que  l'intendant  parait  à  tous  les  dangers  imprévus, 
arrêtait  les  vagabonds,  réprimait  la  mendicité  et  étouffait  les 
émeutes  que  le  prix  des  grains  faisait  naître  .sans  cesse.  Jamais 
il  n'arrivait,  comme  autrefois,  que  les  gouvernés  fussent 
appelés  à  aider  le  gouvernement  dans  cette  partie  de  sa 
tâche,  excepté  dans  les  villes,  où  il  existait  d'ordinaire  une 
garde  urbaine  dont  l'intendant  choisissait  les  soldats  et 
nommait  les  officiers. 

Les  corps  de  justice  avaient  conservé  le  droit  de  faire  des 
règlements  de  police  et  en  usaient  souvent  ;  mais  ces  règle- 
ments n'étaient  applicables  que  sur  une  partie  du  territoire, 
et,  le  plus  souvent,  dans  un  seul  lieu.  Le  Conseil  pouvait 
toujours  les  casser,  et  il  les  cassait  sans  cesse,  quand  il  s'agis- 
sait des  juridictions  inférieures.  De  son  côté,  il  faisait  tous 
les  jours  des  règlements  généraux,  applicables  également  à 
tout  le  royaume,  soit  sur  des  matières  différentes  de  celles 
que  les  tribunaux  avaient  réglementées,  soit  sur  les  mêmes 
matières  qu'ils  réglaient  autrement.  Le  nombre  de  cses 
règlements,  ou,  comme  on  disait  alors,  de  ces  arrêts  du  Conseil, 

LE  XIX     SIÈCLE   PAR  ht»  TEXTES.   —    90 


466  LE    XIX*    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

est  immense,  et  il  s'accroît  sans  cesse  à  mesure  qu'on  appro- 
che de  la  Révolution.  Il  n'y  a  presque  aucune  partie  de  l'éco- 
nomie sociale  ou  de  l'organisation  politique  qui  n'ait  été 
remaniée  par  des  arrêts  du  Conseil  pendant  les  quarante  ans 
qui  la  précédèrent. 

Dans  l'ancienne  société  féodale,  si  le  seigneur  possédait 
de  grands  droits,  il  avait  aussi  de  grandes  charges.  C'était  à 
lui  à  secourir  les  indigents  dans  l'intérieur  de  ses  domaines. 
Nous  trouvons  une  dernière  trace  de  cette  vieille  législation 
de  l'Europe  dans  le  Code  prussien  de  1795,  où  il  est  dit  : 
«  Le  seigneur  doit  veiller  à  ce  que  les  paysans  pauvres  reçoi- 
vent l'éducation.  Il  doit,  autant  que  possible,  procurer  des 
moyens  de  vivre  à  ceux  de  ses  vassaux  qui  n'ont  pas  de  terre. 
Si  quelques-uns  d'entre  eux  tombent  dans  l'indigence,  il  est 
obligé  de  venir  à  leur  secours.  » 

Aucune  loi  semblable  n'existait  plus  en  France  depuis 
longtemps.  Comme  on  avait  ôté  au  seigneur  ses  anciens 
pouvoirs,  il  s'était  soustrait  à  ses  anciennes  obligations. 
Aucune  autorité  locale,  aucun  conseil,  aucune  association 
provinciale  ou  paroissiale  n'avait  pris  sa  place.  Nul  n'était 
plus  obligé  par  la  loi  à  s'occuper  des  pauvres  des  campagnes  ; 
le  gouvernement  central  avait  entrepris  hardiment  de  pour- 
voir seul  à  leurs  besoins. 

{L'Ancien  Régime  et  la  Révolution.) 


THIERS 

ROLE  DE  L'INTELLIGENCE    DANS    I   HISTOIRE 

L'observation  assidue  des  hommes  et  des  événements,  ou, 
comme  disent  le.s  peintres,  l'observation  de  la  nature,  ne 
suffit  pas,  il  faut  un  certain  don  pour  bien  écrire  l'histoire. 
Quel  est-il  ?  Est-ce  l'esprit,  l'imagination,  la  critique,  l'art 
de  composer,  le  talent  de  peindre  ?  Je  répondrai  qu'il  serait 
bien  désirable  d'avoir  de  tous  ces  dons  à  la  fois,  et  que  toute 
iiistoire  où  se  montre  une  seule  de  ces  qualités  rares  est  une 
œuvre  appréciable,  et  hautement  appréciée  des  générations 
futures.  Je  dirai  qu'il  y  a  non  pas  une,  mais  vingt  manières 
d'écrire  l'histoire,  qu'on  peut  l'écrire  comme  Thucydide, 
Xénophon,  Polybe,  Tite-Live,  Salluste,  César,  Tacite,  Com- 
mines,  Guichardin,  Machiavel,  Saint-Simon,  Frédéric  le 
Grand,  Napoléon,  et  qu'elle  est  aussi  supérieurement  écrite, 
quoique  très  diversement.  Je  ne  demanderais  au  ciel  que 
d'avoir  fait  comme  le  moins  éminent  de  ces  historiens, 
pour  être  assuré  d'avoir  bien  fait,  et  de  laisser  après  moi  un 
souvenir  de  mon  éphémère  existence.  Chacun  d'eux  a  sa 
qualité  particulière  et  saillante  :  tel  •  narre  avec  une  abon- 
dance qui  entraîne,  tel  autre  -  narre  sans  suite,  va  par  saillies 
et  par  bonds,  mais,  en  passant,  trace  en  quelques  traits  des 
figures  qui  ne  s'effacent  jamais  de  la  mémoire  des  hommes  ; 
tel  autre  '  enfin,  moins  abondant  ou  moins  habile  à  peindre, 
mais  plus  calme,  plus  discret,  pénètre  d'un  œil  auquel  rien 
n'échappe  dans  la  profondeur  des  événements  humains,  et 
les  éclaire  d'une  éternelle  clarté.  De  quelque  manière  qu'ils 
fassent,  je  le  répète,  ils  ont  bien  fait.  Et  pourtant  n'y  a-t-il 
pas  une  qualité  essentielle,  préférable  à  toutes  les  autres 
qui  doit  distinguer  l'historien,  et  qui  constitue  sa  véritable 
supériorité  ?  Je  le  crois,  et  je  dis  tout  de  suite  que,  dans 
mon  opinion,  cette  quaUté,  c'est  l'intelligence  *. 

1.  Tite-Live.  l'historien    A    l'intelligence.   Thiers. 

2.  Tacite.  |>our  rappeler  le  mot  de  .>!■•  de 
;s.  Ouicliardin.  Staél.  "  se  fait  la  poétique  de  son 
4.  En    réduisant  tout    l'art    de       talent   >. 


468  LE    AVA'^-    SIÈCLE   PAR     LES     TEXTES 

Je  prends  ici  ce  mot  dans  son  acception  vulgaire,  et,  l'ap- 
pliquant seulement  aux  sujets  les  plus  divers,  je  vais  tâcher 
de  me  faire  entendre.  On  remarque  souvent  chez  un  enfant, 
un  ouvrier,  un  homme  d'Etat,  quelque  chose  qu'on  ne  qua- 
lifie pas  d'abord  du  nom  d'esprit,  parce  que  le  brillant  y 
manque,  mais  qu'on  appelle  l'intelligence,  parce  que  celui 
qui  en  paraît  doué  saisit  sur-le-champ  ce  qu'on  lui  dit,  voit, 
entend  à  demi-mot,  comprend,  s'il  est  enfant,  ce  qu'on  lui 
enseigne,  s'il  est  ouvrier,  l'œuvre  qu'on  lui  donne  à  exécuter, 
s'il  est  homme  d'Etat,  les  événements,  leurs  causes,  leurs 
conséquences,  devine  les  caractères,  leurs  penchants,  la 
conduite  qu'il  faut  en  attendre,  et  n'est  surpris,  embarrassé 
de  rien,  quoique  souvent  affligé  de  tout  '.  C'est  là  ce  qui  s'ap- 
pelle l'intelligence,  et  bientôt,  à  la  pratique,  cette  simple 
qualité,  qui  ne  vise  pas  à  l'effet,  est  de  plus  grande  utilité 
dans  la  vie  que  tous  les  dons  de  l'esprit,  le  génie  excepté, 
parce  qu'il  n'est,  après  tout,  que  l'intelligence  elle-même, 
avec  l'éclat,  la  force,  l'étendue,  la  promptitude. 

C'est  cette  qualité,  appliquée  aux  grands  objets  de  l'his- 
toire, qui,  à  mon  avis,  est  la  qualité  essentielle  du  narrateur, 
et  qui,  lorsqu'elle  existe,  amène  bientôt  à  sa  suite  toutes 
les  autres,  pourvu  qu'au  don  de  la  nature  on  joigne  l'expé- 
rience, née  de  la  pratique  ^  En  effet,  avec  ce  que  je  nomme 
l'intelligence,  on  démêle  bien  le  vrai  du  faux,  on  ne  se  laisse 
pas  tromper  par  les  vaines  traditions  ou  les  faux  bruits  de 
l'histoire,  on  a  de  la  critique  ;  on  saisit  bien  le  caractère  des 
hommes  et  des  temps,  on  n'exagère  rien,  on  ne  fait  rien  trop 
grand  ou  trop  petit,  on  donne  à  chaque  personnage  ses  traits 
véritables,  on  écarte  le  fard,  de  tous  les  ornements  le  plus 
malséant  en  histoire  ;  on  peint  juste  ;  on  entre  dans  les  secrets 
ressorts  des  choses,  on  comprend  et  on  fait  comprendre 
comment  elles  se  sont  accomplies  ;  diplomatie,  adminis- 
tration, guerre,  marine,  on  met  ces  objets  si  divers  à  la 
portée  de  la  plupart  des  esprits,  parce  qu'on  a  su  les  saisir 
dans  leur  génération  intelligible  à  tous  ;  et,  quand  on  est 
arrivé  ainsi  à  s'emparer  des  nombreux  éléments  dont  un 

1.    Quoique  souvent  affligé  de  tout.       Ceci    semble   bien    se    rapporter    à 

Thiers  lui-même. 
2.    Id. 


THIEKS  469 

vaste  récit  doit  se  composer,  l'ordre  dans  lequel  il  faut  les 
présenter,  on  le  trouve  dans  l'enchaînement  même  des 
événements,  car  celui  <iui  a  su  saisir  le  lien  mystérieux  qui 
les  unit,  la  manière  dont  ils  se  sont  engendrés  les  uns  les 
autres,  a  découvert  l'ordre  de  narration  le  plus  beau,  parce 
que  c'est  le  plus  naturel  ;  et  si,  de  plus,  il  n'est  pas  de  glace 
devant  les  grandes  scènes  de  la  vie  des  nations,  il  mêle  for- 
tement le  tout  ensemble,  le  fait  succéder  avec  aisance  et 
vivacité  ;  il  laisse  au  fleuve  du  temps  sa  fluidité,  sa  puissance, 
sa  grâce  même,  en  ne  forçant  aucun  de  ses  mouvements, 
en  n'altérant  aucun  de  ses  heureux  contours  ;  enfin,  dernière 
et  suprême  condition,  il  est  équitable,  parce  que  rien  ne 
calme,  n'abat  les  passions  comme  la  connaissance  profonde 
des  hommes.  Je  ne  dirai  pas  qu'elle  fait  tomber  toute  sévé- 
rité, car  ce  serait  un  malheur  ;  mais,  quand  on  connaît 
l'humanité  et  ses  faiblesses,  quand  on  sait  ce  qui  la  domine 
et  l'entraîne,  sans  haïr  moins  le  mal,  sans  aimer  moins  le 
bien,  on  a  plus  d'indulgence  pour  l'homme  qui  s'est  laissé 
aller  au  mal  par  les  mille  entraînements  de  l'âme  humaine, 
et  on  n'adore  pas  moins  celui  qui,  malgré  toutes  les  basses 
attractions,  a  su  tenir  son  cœur  au  niveau  du  bon,  du  beau 
et  du  grand. 

L'intelligence  est  donc,  selon  moi,  la  faculté  heureuse  qui, 
en  histoire,  enseigne  à  démêler  le  vrai  du  faux,  à  peindre 
les  hommes  avec  justesse,  à  éclaircir  les  secrets  de  la  poli- 
tique et  de  la  guerre,  à  narrer  avec  un  ordre  lumineux,  à 
être  équitable  enfin,  en  un  mot  à  être  un  véritable  narra- 
teur. L'oserai-je  dire  ?  presque  sans  art,  l'esprit  clairvoyant 
X  que  j'imagine  n'a  qu'à  céder  à  ce  besoin  de  conter  qui  sou- 
vent s'empare  de  nous  et  nous  entraîne  à  rapporter  aux 
autres  les  événements  qui  nous  ont  touchés,  et  il  pourra 
enfanter  des  chefs-d'œuvre... 

Mais,  m'objectera-t-on,  l'art  n'est  donc  rien,  l'intelligence 
à  elle  seule  suffit  donc  à  tout  !  Le  premier  venu,  doué  seule- 
ment de  cette  compréhension,  saura  composer,  j^eindre, 
narrer  enfin,  avec  toutes  les  conditions  de  la  véritable  his- 
toire !  Je  répondrais  volontiers  que  oui,  s'il  ne  convenait 
cependant  de  mettre  quelque  restriction  à  cette  assertion 
trop  absolue.  Comprendre  est  presque  tout,  et  pourtant  n'est 


470  LE    XIXe    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

pas  tout  ;  il  faut  encore  un  certain  art  de  composer,  de 
peindre,  de  ménager  les  couleiirs,  de  distribuer  la  lumière, 
un  certain  talent  d'écrire  aussi.  Et,  j'en  conviens,  il  faut  à 
l'intelligence  joindre  l'expérience,  le  calcul,  c'est-à-dire 
l'art... 

Mais,  en  avouant  que  l'art  doit  s'ajouter  à  l'intelligence,  je 
vais  dire  pourquoi  l'intelligence,  telle  que  je  l'ai  définie, 
arrivera  plus  qu'aucune  autre  faculté  à  cet  art  si  compliqué. 
De  toutes  les  productions  de  l'esprit,  la  plus  pure,  la  plus 
chaste,  la  plus  sévère,  la  plus  haute  et  la  plus  humble  à  la 
>^^fois,  c'est  l'histoire.  Cette  Muse  fière,  clairvoyante  et  modeste, 
a  besoin  surtout  d'être  vêtue  sans  apprêt. 

L'intelligence  complète  des  choses  en  fait  sentir  la  beauté 
naturelle,  et  les  fait  aimer  au  point  de  n'y  vouloir  rien 
ajouter,  rien  retrancher,  et  de  chercher  exclusivement  la 
perfection  de  l'art  dans  leur  exacte  reproduction. 

{Histoire  du  Consulat  et  de  V Empire;  Boivin  et  O^,  édit.) 


INCENDIE  DE   MOSCOU  • 

On  espérait  donc  jouir  de  Moscou,  y  trouver  la  paix,  et, 
en  tous  cas,  de  bons  cantonnements  d'hiver,  si  la  guerre  se 
prolongeait.  Cependant  le  lendemain  du  jour  où  l'on  y  était 
entré,  quelques  colonnes  de  flammes  s'élevèrent  au-dessus 
d'un  bâtiment  fort  vaste,  qui  renfermait  les  spiritueux  que 
le  gouvernement  débitait  pour  son  compte  au  peuple  de  la 
capitale.  On  y  courut,  sans  étonnement  ni  effroi,  car  on 
attribuait  à  la  nature  des  matières  contenues  dans  ce  bâti- 
ment, ou  à  quelque  imprudence  commise  par  nos  soldats, 
la  cause  de  cet  incendie  partiel.  En  effet  on  se  rendit  maître 
du  feu,  et  on  eut  lieu  de  se  rassurer. 

Mais  tout  à  coup,  et  presque  au  même  instant ,  le  feu  éclata 
avec  une  extrême  violence  dans  un  ensemble  de  bâtiments 
qu'on  appelait  le  Bazar.  Ce  bazar,  situé  au  nord-est  du  Krem- 
lin 2,  comprenait  les  magasins  les  plus  riches  du  commerce, 

1.  1812.  renfermant     des     églises,     des     pa- 

2.  Quartier    central    de    Moscou,       lais,  etc. 


THIEkS  471 

ceux  où  l'on  vendait  les  beaux  ti88U8  de  Tlnde  et  de  la  Perse, 
les  raretés  de  l'Europe,  les  denrées  coloniales,  le  sucre,  le  café, 
le  thé,  et  enfin  les  vins  précieux.  En  peu  d'instants  l'incendie 
fut  général  dans  ce  bazar,  et  les  soldats  de  la  garde  accourus 
en  foule  firent  les  plus  grands  efforts  pour  l'arrêter.  Mal- 
heureusement ils  n'y  purent  réussir,  et  bientôt  les  richesses 
immenses  de  cet  établissement  devinrent  la  proie  des 
flammes.  Pressés  de  disputer  au  feu,  et  pour  eux-mêmes,  ces 
richesses  désormais  sans  ])os8e8seurs,  nos  soldats,  n'ayant  pu 
les  sauver,  essayèrent  d'en  retirer  quelques  débris.  On  les 
vit  sortir  du  bazar  emportant  des  fourrures,  des  soieries, 
des  vins  de  grande  valeur,  sans  qu'on  songeât  à  leur  adresser 
aucun  reproche,  car  ils  ne  faisaient  tort  qu'au  feu,  seul 
maître  de  ces  trésors.  On  pouvait  le  regretter  pour  leur  dis- 
cipline, on  n'avait  pas  à  le  reprocher  à  leur  honneur.  D'ail- 
leurs, ce  qui  restait  de  peuple  leur  donnait  l'exemple,  et 
prenait  sa  large  part  de  ces  dépouilles  du  commerce  de 
Moscou.  Toutefois  ce  n'était  qu'un  vaste  bâtiment,  extrême- 
ment riche,  il  est  vrai,  mais  un  seul,  qui  était  atteint  par  les 
flammes,  et  on  n'avait  aucune  crainte  pour  la  ville  elle- 
même.  On  attribuait  à  un  accident  très  naturel  et  très 
ordinaire,  plus  explicable  encore  dans  le  tumulte  d'une 
évacuation,  ces  premiers  sinistres  jusqu'ici  fort  limités. 

Dans  la  nuit  du  15  au  16  septembre,  la  scène  changea  subi- 
tement. Comme  si  tous  les  malheurs  avaient  dû  fondre  à  la 
fois  sm"  la  vieille  capitale  moscovite,  le  vent  d'équinoxe 
s'éleva  tout  à  coup  avec  la  double  violence  propre  à  la  saison, 
et  aux  pays  de  plaine,  où  rien  n'arrête  l'ouragan.  Ce  vent, 
soufflant  d'abord  de  l'est,  porta  l'incendie  à  l'ouest,  dans  les 
rues  comprises  entre  les  routes  de  Tver  et  de  Smolensk,  et 
qui  sont  connues  pour  les  plus  belles,  les  plus  riches  de 
Moscou,  celles  de  Tverskaia,  de  Nikitskaia,  de  Povorskaia. 
En  quelques  heures  le  feu,  violemment  propagé  au  milieu  de 
ces  constructions  en  bois,  se  communiqua  des  unes  aux 
autres  avec  une  rapidité  effrayante^.  On  le  vit,  s'élançant  en 
longues  flèches  de  flammes,  envahir  les  autres  quartiers 
situés  à  l'ouest.  On  aperçut  aussi  des  fusées  en  l'air,  et  bien- 
tôt on  saisit  des  misérables  portant  des  matières  inflammables 
au  bout  de  grandes  perches.  On  les  arrêta,  ou  les  interrogea 


472  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES     TEXTES 

en  les  menaçant  de  mort,  et  ils  révélèrent  l'affreux  secret, 
l'ordre  donné  par  le  comte  de  Rostopcliin  \  de  mettre  le  feu  à 
la  ville  de  Moscou,  comme  au  plus  simple  village  de  la  route 
de  Smolensk. 

Cette  nouvelle  répandit  en  un  instant  la  consternation  dans 
l'armée.  Douter  n'était  plus  possible,  après  les  arrestations 
faites,  et  les  dépositions  recueillies  sur  plusieurs  points  de  la 
ville.  Napoléon  ordonna  que,  dans  chaque  quartier,  les  corps 
qui  s'y  trouvaient  cantonnés  formassent  des  commissions  mili- 
taires, pour  juger  sur-le-champ,  fusiller  et  pendre  à  des  gibets 
les  incendiaires  pris  en  flagrant  délit.  Il  ordonna  également 
d'employer  tout  ce  qu'il  y  avait  de  troupes  en  ville  pour 
éteindre  le  feu.  On  courut  aux  pompes,  mais  on  n'en  trouva 
aucune.  Cette  dernière  circonstance  n'aurait  plus  laissé  de 
doute,  s'il  en  était  resté  encore,  sur  l'effroyable  combinaison 
qui  livrait  Moscou  aux  flammes. 

Outre  que  les  moyens  pour  éteindre  le  feu  manquaient,  le 
vent,  qui  à  chaque  minute  augmentait  de  violence,  aurait 
défié  les  efforts  de  toute  l'armée.  Avec  la  brusquerie  de  l'équi- 
noxe,  de  l'est  il  passa  au  nord-ouest,  et  le  torrent  de  l'in- 
cendie, changeant  aussitôt  de  direction,  alla  étendre  ses 
ravages  là  où  la  main  des  incendiaires  n'avait  pu  le  porter 
encore.  Cette  immense  colonne  de  feu,  rabattue  par  le  vent 
sur  le  toit  des  édifices,  les  embrasait  dès  qu'elle  les  avait 
touchés,  s'augmentait  à  chaque  instant  des  conquêtes  qu'elle 
avait  faites,  répandait  avec  la  flamme  d'affreux  mugisse- 
ments, interrompus  par  d'effrayantes  explosions,  et  lançait 
au  loin  des  poutres  brûlantes,  qui  allaient  semer  le  fléau  ou 
il  n'était  pas,  ou  tombaient  comme  des  bombes  au  milieu  des 
rues.  Après  avoir  soufflé  quelques  heures  du  nord-ouest,  le 
vent,  se  déplaçant  encore  et  soufflant  du  sud-ouest,  porta 
l'incendie  dans  de  nouvelles  directions,  comme  si  la  nature  se 
fût  fait  un  cruel  plaisir  de  secouer  tour  à  tour  dans  tous  les 
sens  la  ruine  et  la  mort  sur  cette  cité  malheureuse,  ou  plutôt 
sur  notre  armée,  qui  n'était  coupable,  hélas  !  que  d'héroïsme  ; 
à  moins  que  la  Providence  ne  voulût  punir  sur  elle  les  des- 
seins désordonnés  dont  elle  était  l'instrument  involontaire  ! 

1.  Gouverneur  de  la  ville. 


THJEKS  478 

Sous  cette  nouvelle  impulsion  partie  du  sud-ouest,  le  Krem- 
lin, jusque-là  ménagé,  fut  tout  à  coup  mis  en  péril.  Des  flam- 
mèches brûlantes,  tombant  au  milieu  des  étoupes  *  de  l'ar- 
tillerie répandues  à  terre,  menaçaient  d'y  mettre  le  feu.  Plus 
de  quatre  cents  caissons  de  munitions  étaient  dans  la  cour  du 
Kremlin,  et  l'arsenal  contenait  quelque  cent  mille  livres  de 
poudre.  Un  désastre  était  imminent,  et  Napoléon  pouvait 
avec  sa  garde  et  le  palais  des  czars  être  emporté  dans  les  airs. 

Les  officiers  qui  accompagnaient  sa  personne,  les  soldats 
de  l'artillerie,  sachant  que  sa  mort  serait  la  leur,  l'entou- 
rèrent, et  le  pressèrent  avec  des  crLs  de  s'éloigner  de  ce  cra- 
tère enflammé.  Le  péril  était  des  plus  menaçants  :  les  vieux 
artilleurs  de  la  garde,  quoique  habitués  à  des  canonnades 
comme  celle  de  Borodino  *,  perdaient  presque  leur  sang-froid. 
Le  général  Lariboisière,  s'approchant  de  Napoléon,  lui 
montra  le  trouble  dont  il  était  la  cause,  et,  avec  l'autorité  de 
son  âge  et  de  son  dévouement,  lui  fit  un  devoir  de  les  laisser 
se  sauver  seuls,  sans  augmenter  leur  embarras  par  l'inquié- 
tude qu'excitait  sa  présence.  D'ailleurs,  plusieurs  officiers 
envoyés  dans  les  quartiers  adjacents  rapportaient  que  l'in- 
cendie, toujours  plus  intense,  permettait  à  peine  de  parcourir 
les  rues  et  d'y  respirer,  qu'il  fallait  donc  partir,  si  on  ne  vou- 
lait pas  être  enseveli  dans  les  ruines  de  cette  ville  frappée  de 
malédiction. 

Napoléon,  suivi  de  quelques-uns  de  ses  lieutenants,  sortit 
de  ce  Kremlin,  dont  l'armée  russe  n'avait  pu  lui  interdire 
l'accès,  mais  d'où  le  feu  l'expulsait  après  vingt-quatre  heures 
de  possession,  descendit  sur  le  quai  de  la  Moskowa,  y  trouva 
ses  chevaux  préparés,  et  eut  beaucoup  de  difficulté  à  tra- 
verser la  ville,  qui  vers  le  nord-ouest,  où  il  se  dirigeait,  était 
déjà  tout  en  flammes.  Le  vent,  dont  la  violence  croissait  sans 
cesse,  faisait  quelquefois  ployer  jusqu'à  terre  les  colonnes 
de  feu,  et  poussait  devant  lui  des  torrents  d'étincelles,  do 
fumée,  de  cendres  étouffantes.  Au  spectacle  horrible  du  ciel 
répondait  sur  la  terre  un  spectacle  non  moins  horrible. 
L'armée  épouvantée  sortait  de  Moscou.  Les  divisions  du 

1.  Les  étoupes  avec  lesquelles  on  2.  La  bataille  de  Borodino  ou  de 

garnissait  les  intervalles  entre  les  la  Moskova  avait  été  gagnée  par 
projectiles  entassés.  Napoléon  le  7  septembre. 


474  LE    XIX'    SIECLE    PAR    LES    TEXTES 

prince  Eugène  et  du  maréchal  Ney,  entrées  de  la  veille, 
s'étaient  repliées  sur  les  routes  de  Zwenigorod  et  de  Saint- 
Pétersbourg  ;  celles  du  maréchal  Davout  s'étaient  repliées 
sur  la  route  de  Smolensk,  et,  sauf  la  garde,  laissée  autour  du 
Kremhn  pour  le  disputer  aux  flammes,  nos  troupes  se  reje- 
taient en  arrière,  saisies  d'horreur  devant  ce  feu,  qui,  après 
s'être  élancé  vers  le  ciel,  semblait  se  reployer  sur  elles,  comme 
s'il  avait  voulu  les  dévorer.  Les  habitants  restés  en  petit 
nombre  à  Moscou,  cachés  d'abord  dans  leurs  maisons  sans 
oser  en  sortir,  s'en  échappaient  maintenant,  emportant  ce 
qu'ils  avaient  de  plus  cher,  les  femmes  leurs  enfants,  les 
hommes  leurs  parents  infirmes,  sauvant  ce  qu'ils  pouvaient 
de  leurs  hardes,  poussant  des  gémissements  douloureux,  et 
souvent  arrêtés  par  les  bandits  que  Rostopchin  avait  déchaî- 
nés sur  eux,  en  croyant  les  déchaîner  sur  nous,  et  qui  s'ébat- 
taient au  milieu  de  cet  incendie  comme  le  génie  du  mal  au 
milieu  du  chaos. 

Nos  soldats  consternés  se  retiraient,  secourant  quelquefois, 
quand  ils  en  avaient  le  temps,  les  malheureux  ruinés  à  cause 
d'eux,  mais  plus  ordinairement  se  hâtant  de  suivre  leurs  régi- 
ments hors  de  cette  ville,  où  ils  s'étaient  vainement  flattés  de 
trouver  le  repos  et  l'abondance. 

Napoléon  alla  s'établir  au  château  de  Pétrowskoié,  à  une 
lieue  de  Moscou,  sur  la  route  de  Saint-Pétersbourg,  au  centre 
des  cantonnements  du  prince  Eugène.  Il  attendit  là  qu'il  plût 
au  fléau  de  suspendre  sa  fureur,  car  les  hommes  n'y  pou- 
vaient plus  rien,  ni  pour  l'exciter  ni  pour  l'éteindre.  On 
avait  pris  et  fusillé  quelques-uns  de  ces  misérables  incen- 
diaires qui  subissaient  leur  suppUce  sans  mot  dire,  et  n'étaient, 
sur  les  gibets  auxquels  on  les  suspendait,  qu'un  avertissement 
inutile,  car  leurs  comphces  n'avaient  plus  de  mal  à  faire.  Le 
vent  suffisait,  et  devançait  toutes  les  mains  avec  son  haleine 
infernale. 

Par  un  dernier  et  fatal  soubresaut,  le  vent  passa  le  lende- 
main du  sud-ouest  à  l'ouest  pur,  et  alors  les  torrents  de 
flammes  furent  portés  vers  les  quartiers  de  l'est,  vers  les  rues 
de  Messnitskaia  et  de  Basmanaia,  et  vers  le  palais  d'été.  Les 
restes  de  la  population  se  réfugièrent  dans  les  champs  décou- 
verts qui  se  rencontrent  de  ce  côté.  L'incendie  approchant  de 


THIF.RS  475 

son  affreuse  maturité,  on  entendait  à  chaque  minute  des 
écroulements  épouvantables.  Les  toits  des  édifices,  dont  les 
appuis  étaient  consumés,  s'affaissaient  sur  eux-mêmes,  et 
s'abîmaient  avec  fracas  en  faisant  jaillir  des  torrents  de 
flammes  sous  la  pression  produite  par  leur  chute.  Les  façades 
élégantes,  composées  d'ornements  appliqués  sur  des  cons- 
tructions en  charpente,  s'écroulaient,  et  remplissaient  les 
rues  de  leurs  décombres.  Les  tôles  rouges,  emportées  par  le 
vent,  allaient  tomber  çà  et  là  encore  toutes  brûlantes.  Le 
ciel,  recouvert  d'un  épais  nuage  de  fumée,  apparaissait 
difficilement  à  travers  ce  voile,  et  chaque  jour  le  soleil  se 
montrait  à  peine  comme  un  globe  d'un  rouge  sanglant.  Pas 
un  instant,  dans  ces  trois  journées  des  16,  17,  18  septembre, 
la  nature  ne  cessa  d'être  aussi  effroyabble  dans  ses  aspects 
que  dans  ses  effets. 

Enfin,  les  quatre  cinquièmes  de  la  ville  étant  dévorés,  l'in- 
cendie s'arrêta  presque  sans  cause,  car,  dans  notre  monde  fini, 
le  mal,  même  excessif,  ne  s'achève  pas  plus  que  le  bien.  La 
pluie,  qui,  dans  l'équinoxe,  succède  ordinairement  aux  vio- 
lences du  vent,  tomba  tout  à  coup  sur  ce  volcan,  et,  sans 
l'éteindre,  parvint  à  l'amortir.  D'ouragan  qu'il  était,  le  feu  se 
convertit  en  un  affreux  brasier,  dont  la  pluie,  heureusement 
persistante,  calma  peu  à  peu  les  ardeurs.  On  ne  voyait  debout 
que  quelques  murs  en  brique,  quelques  hautes  cheminées 
échappées  au  feu,  et  se  présentant  comme  les  spectres  de 
cette  magnifique  cité.  Le  KremUn  était  sauvé,  et  avec  le 
Kremlin  un  cinquième  à  peu  près  de  la  ville. 

{Histoire  du  Consulat  et  de  V Empire:  Boivin  et  C*®,  édit.) 


TABLE 


CHAPITRE    PREMIER 

MADAME  DE  STAËL.  —  Objet  de  Ln  UUérature I 

Préface  de  la  seconde  édition  de' La  Littérature 1 

De  la  littérature  du  Nord 6 

Observations  générales  à  propos  de  V Allemagne 8 

De  la  poésie  classique  et  de  la  poésie  romantique.     ...  12 

Du  goCit 15 

La  religion  et  le  sentiment  de  l'iniini 17 

CHATEAUBIUAND.  —  Objet  du  Génie  du  Christianisme.     ...  20 

Spectacle  général  de  l'univers 23 

Nids  des  oiseaux .      .  25 

Caractères  naturels  dans  l'antiquité  et  chez    les  modernes. 

La  Mère.  —  Androniaque 26 

i*]glises  gothi(|iies 29 

Huines  des  monuments  chrétiens 31 

Cimetières  de  campagne 33 

Démodocus  et  Cymodocée  chez  Lasthënès 34 

Combat  des  Francs  et  des  Romains 37 

La  tempête 40 

Chant  de  Cymodocée 41 

La  mer  Morte  et  le  Jourdain ...  43 

CHAPITRE    II 

HKHANiillU.   —  Les  souvenirs  du  peuple 46 

Mon  habit 48 

LAMAIITINE.  —  Le  vallon 50 

Le  lac 52 

L'infini  dans  lescieu.x.      .                                         54 

Une  matinée  de  dimanche  au  village 56 

Jocelyn  et  l'évêque 57 

Conception  que  se  Tait  Lamartine  do  la   poésie 58 

VICTOR  HUr.O.  —  L'ordre  et  la  liberté  dans  lart 60 

Le  romantisme  n'est  que  le  libéralisme  en  Httérature     .  63 

Grenade t>5 

Mon  âme,  écho  sonore 68 

Où  donc  est  le  bonheur  ? 69 

L'enfunt 70 

Soleils  couchants 72 

Napoléon  II 73 

Hymne 76 

La  vache 77 

Fonction  du  poète 78 

Tristesse  d'Olympio 8i> 

Réponse  à  un  acte  d'accusation  81 


478  TABLE 

ALFRED  DE  VIGNY.  —  Regrets  de  Satan 85 

Moïse 86 

La  fille  de  Jephlé 90 

La  mort  du  loup    .      .      , 93 

La  maison  du  berger ...  94 

La  colère  de  Samson .      -  97 

Fragments  du  Journal  d'un  Poêle 99 

ALFRED  DE  MUSSET,  —  A  la  Malibran 101 

Molière 105 

La  nuit  de  Mai 107 

Adieu 112 

Tristesse 112 

Souvenir 113 

A  Madame  M*** 115 

THÉOPHILE  GAUTIER.  —  Le  pot  de  fleurs 116 

Lamento 116 

A  Zurbaran 118 

P/omenade  aux  champs 120 

Premier  sourire  do  printemps 121 

L'art 122 

BRIZEUX.  —  Marie 125 

Marie 126 

Camée 127 

Chant  des  pêcheurs 128 

AUGUSTE  BARBIER    —  La  curée 131 

La  cavale 133 

Juliette 134 

CHAPITRE    III 

VICTOR  HUGO.  —  Préface  de  Cromwell 130 

Hernani  et  Doua  Sol 141 

Mère  et  iils 148 

Le  but  du  poète  au  théâtre 153 

ALFRED  DE  VIGNY.  —  Le  théâtre  tel  que  le  conçoit  Alfred  de 

Vigny 156 

Chatterton  et  le  Quaker 160 

ALEXANDRE  DUMAS.  —  Le  gantelet  de  fer 164 

CASIVHR  DELAVIGNE.  —  Les  remords  de  Louis  XI 170 

PONSARD.  — La  matrone  romaine 174 

ALFRED  DE  MUSSET.  —  Faux  bouffon 177 

Va  dire,  amour,  ce  qui  cause  ma  peine 183 

SCRIBE.  —  La  camaraderie 189 

CHAPITRE    IIV 

MADAME  DE  STAËL.  —  L'opinion  du  monde 195 

Corinne  au  château  de  lady  Edgermond 197 

CHATEAUBRIAND.  —  Funérailles  d'Atala 201 

Le  mal  de  René 205 


TABLE  47» 

SÉNANCOUU.  —  Dans  la  forêt  do  Pontaineblemi JOd 

BENJAMIN  CONSTANT.  —  Complications  sentimentale*     .     .      .  '1\1 

Près  tic  la  mort "^14 

ALFIŒI)  DE  VIGNY.  —  Le  Uoman  ot  l'Histoire 217 

I,»'  roi  ot  le  cardinal  . 219 

La  canne  do  jonc 223 

MÉIUMÈE.  —  Mergy  chez  Ihôtelier  du  Lion  dOr  .....  226 

VICTOU  HUGO.  —  Ceci  tuera  cela 231 

Le  poète  Gringoirc  à  la  (;our  des  Miracles 235 

ALEXANDRE    DUMAS.   —   L'épaule   d'Alhos  et    le    haudrier    de 

Porlhos 241 

GEORGE  SAND.  —  Une   «  Iraliic  » 245 

Une  voix  qui  chante  dans  la  nuit  .  246 

M'»e  do  Ulancliomont  invite  le  meunier  an  chàtonu  249 

Dans  la   fortH ."....  252 

Caroline  de  Saint-Goneix  chez  sa  nourrice 2.56 

Idéalisme  et  réalisme 262 

STENDHAL.  —  Julien   se  demande  si  Mathiido  se  moque  de  lui 

ou    l'aime 264 

Épisode  de  la  bataille  do  Waterloo 266 

MÉRIMÉE.  —  Matco  Falcone 273 

«Tu  le  vengeras» 276 

B.\LZAC.  —  .\vant-propos  de  la  comédie  humaine 279 

Un  avare 28! 

L'ambition  d'un  parfumeur 287 

Un  cousin  pauvre 295 

Le  rêve  de  l'abbé  Biroiteau 3(Ji 

CHAPITRE    V 

JOSEPH  DE  MAISTRE.  —  L'Église  victorieuse  de  tous  ses  ennemis  307 

Lj  bourreau 311 

La  guerre  est  divine 313 

Lettre  familière 317 

Sur  l'instruction  des  femmes 319 

LAMENNAIS.  —  La  parabole  des  sept  tyrans 322 

Les  hommes  doivent  s'aider 325 

Qu'est-ce  que  le  peuple  ?.     .      .  327 

Le  rire 328 

VICTOR  COUSIN.  —  La  personne  morale 33! 

JOUFFROY.  —  La  vie 335 

PAUL  LOUIS  COURIER.  —  Lettre  à  M.  Chlewaski 3:J8 

Le  pamphlet 34! 

TOCQUEVILLE.  —  Genèse  et  progrès  do  la  démocratie     ...  346 

PROUDHON.  —  La  justice ^ 350 

EDGAR  QUINET.  —  La  Convention  :  Ubiquité,  Universalité  .     .  355 

LACORDAIRE.  —  L'amour  divin.     ...    y 359 

Péroraison  de  l'oraison  funèbre  du  général  Drouot    .     .     .  360 


480  TABLE 

GUIZOT.  —  La  bourgeoisie 362 

THIERS.  —  La  conquête  de  l'Algérie 365 

LAMARTINE.  —  La  Révolution 369 

CHAPITRE    VI 

VILLEMAIN.  —  La  critique  française  du  XVIll'^  siècle  et  la  litté- 
rature anglaise  :  Voltaire  et  Shakespeare 372 

Le  style  de  Montaigne 376 

SALNT-MARC  GIRARDIN.   —    L'amour  de  la   vie  chez  Antigone, 

Iphigénie  et  Polyxène 378 

NISARD.  —  Boileau 381 

SAINTE-BEUVE.  —  Voiture 388 

La  méthode  de  Sainte-Beuve 394 

«  Recommençons  toujours  » 399 

CHAPITRE    VII 

AUGUSTIN  THIERRY.  —  Histoire  véritable  de  Jacques  Bonhomme  403 

La  réforme   historique 407 

Bataille  de  Hastings 412 

Départ  et  voyage  de  Galeswinthe 414 

BARANTE.  —  L'histoire  narrative 416 

MICHELET.   —   De   quelle  façon  Michelet  a  fait  son    histoire  de 

France 417 

La  France 422 

Mort  de  Jeanne  d'Arc. 424 

Les  volontaires  de  92 431 

Une  tempête 433 

GUIZOT.  —  Enseignements  à  tirer  de  notre  histoire     ....  439 

Les  croisades 442 

Condamnation  de  Strafford 449 

MIGNET.  —  Avant  la  prise  de  la  Bastille 451 

Mort  de  Marie  Stuart 455 

TOGQUEVILLE.  —  La  centralisation  administrative    sous  la  mo- 
narchie    459 

THIERS.  —  Rôle  de  l'intelligence  dans  l'histoire 467 

Incendie  de  Moscou 470 


Paris,  Imp.  ch.  Delagrave.    (T.  L.  12-111.) 


fm 


PQ  Pellissier,  Georges  Jacques 

1136        Maurice 

P4  Le  XIXe  çi.e.   Dix-neuvième  3 

siècle 


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