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LECTURES CLASSIQUES
LE xir SW^%E
PAR LES TEXTES
MORCEAUX CHOISIS
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Notre troisième volume de Lectures classiques est conçu
d'après le plan des deux volumes précédents, et surtout du
second ; la préface du XVIIP siècle par les textes donne, rela-
tivement à ce plan, des explications qu'il est inutile de répéter.
Je remercie les éditeurs d'avoir bien voulu m'autoriser à
publier les extraits des écrivains dont les ouvrages ne sont
pas encore tombés dans le domaine public : — et. tout parti-
culièrement, pour ceux de Victor Hugo, M. Gustave Simon,
à la libéralité duquel je rends ici un très reconnaissant
bommage.
G. P.
'h
LE Xir SIÈCLE PAR LES TEXTES
CHAPITRE PREMLKR (i)
MADAME DE STAËL
OBJET DE l.\ UTTÊItMlltE
Je me suis proposé d'examiner quelle est l'influence de la
religion, des mœurs et des lois sur la littérature, et quelle est
l'influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les
lois. Il existe dans la langue française, sur l'art d'écrire et
sur les principes du goût, des traités qui ne laissent rien à
désirer \ Mais il me semble que l'on n'a pas suffisamment
analysé les causes morales et politiques qui modifient l'es-
prit de la littérature. Il me semble que l'on n'a pas encore
considéré comment les facultés humaines se sont graduelle-
ment développées par les ouvrages illustres, en tout genre,
qui ont été composés depuis Homère jusqu'à nos jours.
J'ai essayé de rendre compte de la marche lente, mais
continuelle, de l'esprit humain dans la philosophie, et de ses
succès rapides, mais interrompus, dans les arts. Les ouvrages
anciens et modernes qui traitent des sujets de morale, de
politique ou de science, prouvent évidemment les progrès
successifs de la pensée, depuis que son histoire nous est
connue. Il n'en est pas de même des beautés poétiques qui
appartiennent uniquement à l'imagination. En observant les
différences caractéristiques qui se trouvent entre les écrits
des Italiens, des Anglais, des Allemands et des Français, j'ai
cru pouvoir démontrer que les institutions politiques et
religieuses avaient la plus grande part à ces diversités cons-
tantes. Enfin, en contemplant et les ruines et les espérances
1. « Les ouvrages de Voltaire, Harpe. » (Note de M"* de Staël.)
ceux de Marmontel et de La
(i) Voir noire Précis de l'Histoire de la Lillératwe française, p. SSg-^oa.
LE XIX* SIÈCLE PAR LES TEXTES. — 1
2 LE XIX' SIECLE PAU LES TEXTES
que la révolution française a, pour ainsi dire confondues
ensemble, j'ai pensé qu'il importait de connaître quelle était
la puissance que cette révolution a exercée sur les lumières,
et quels effets il pourrait en résulter un jour si l'ordre et la
liberté, la morale et l'indépendance républicaine étaient
sagement et politiquement combinés.
{De la Littérature, Discours préliminaire.)
PREFACE DE LA SECONDE ÉDITION DE L\ UTTÉn.MUIiE
... Je me bornerai, dans cette préface, à quelques réflexions
générales sur les deux manières de voir en littérature qui
forment aujourd'hui comme deux partis différents et sur
l'éloignement qu'inspire à quelques personnes le système de
la perfectibilité de l'espèce humaine.
L'on m'a reproché d'avoir donné la préférence à la Ht-
térature du Nord siu: celle du Midi \ et l'on a appelé cette
opinion une poétique nouvelle. C'est mal connaître mon
ouvrage que de supposer que j'ai eu pour but de faire une
poétique.
J'ai dit, dès la première page, que Voltaire, Marmontel et
La Harpe ne laissaient rien à désirer à cet égard^ ; mais je
voulais montrer le rapport qui existe entre la littérature et les
institutions sociales de chaque siècle et de chaque pays ; et ce
travail n'avait encore été fait dans aucun livre connu. Je
voulais prouver aussi que la raison et- la philosophie ont
toujours acquis de nouvelles forces à travers les malheurs
sans nombre de l'espèce humaine. Mon goût en poésie est
peu de chose à côté de ces grands résultats. Les vers de
Thomson ' me touchent plus que les sonnets de Pétrarque.
J'aime mieux les poésies de Gray * que les chansons d'Ana-
créon. Mais cette manière d'être affectée n'a que des rapports
très indirects avec le plan général de mon ouvrage ; et celui
qui aurait des opinions tout à fait contraires aux miennes
1. Cf., p. 6, le morceau intitulé 4. Poète anglais, 1716-1771, au-
De la Littérature du Nord. teur de l'Ode au printemps, de VElé-
2. VA., p. 1, n. 1. gie écrite dans un cimetière de cam-
3. Poète anglais, 1700-1748, au- pagne, etc.
teur des Saisons.
MADAME DE STAËL 'i
sur les plaisirs de l'imagination, pourrait être entièrement de
mon avis sur les rapprochements que j'ai faits entre l'état
politique des peuples et leur littérature ; il pourrait être
entièrement de mon avis sur les observations philosophiques
et renehaînement des idées qui m'ont servi à tracer l'histoire
des progrès de la pensée depuis Homère jusqu'à nos jours.
L'on peut remarquer aujourd'hui parmi les littérateurs
français deux opinions opposées, qui pourraient conduire
toutes deux, par leur exagération, à la perte du goût ou du
génie littéraire. Les uns croient ajouter à l'énergie du style
en le remplissant d'images incohérentes, de mots nouveaux,
d'expressions gigantesques. Ces écrivains nuisent à .l'art,
sans rien ajouter à l'éloquence ni à la pensée ; de tels efforts
étouffent les dons de la nature, au lieu de les perfectionner.
D'autres littérateurs veulent nous persuader que le bon goût
consiste dans un style exact, mais commun, servant à revêtir
des idées plus communes encore.
Ce second système expose beaucoup moins à la critique. Ces
phrases connues depuis si longtemps sont comme les habitués
de la maison ; on les laisse passer sans leur rien demander.
Mais il n'existe pas un écrivain éloquent ou penseur dont le
style ne contienne des expressions qui ont étonné ceux qui
les ont lues pour la première fois, ceux du moins que la hau-
teur des idées ou la chaleur de l'âme n'avaient point entraînés.
Lorsque Bossuet dit cette superbe plirase : « Averti par
mes cheveux blancs de consacrer au troupeau que je dois
nourrir de la parole de vie les restes d'une voix qui tombe et
d'une ardeur qui s'éteint » », il s'est trouvé sûrement quelques
malheureux critiques qui ont demandé ce que c'était que
« les restes d'une voix et d'une ardeur », ce que c'était que
« des cheveux qui avertissent ». Lorsque le même orateur
s'écrie, en parlant de Madame Henriette : « La voilà telle que
la mort nous l'a faite » -, nul doute qu'un littérateur d'alors
n'eût pu blâmer cette superbe expression, et la défigurer
en changeant le moindre mot. Lorsque Pascal a écrit :
« L'homme est un roseau, le plus faible de la nature, mais
c'est un roseau pensant » ', un critique, séparant la première
1. Oraison funèbre de Condé, tout 2. Oraison funèbre d'Henriette
à la fin. d'Angleterre.
3. Pensées, édit. Havet, I, § 6.
4 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
phrase de la seconde, aurait pu dire : savez- vous que Pascal
appelle l'homme un roseau pensant ? )> Le plus parfait de
nos poètes, Racine, est celui dont les expressions hardies
ont excité le plus de censures ; et le plus éloquent de nos
écrivains, l'auteur d'Emile et dCHéloîse, est celui de tous sur
lequel un esprit insensible au charme de l'éloquence pourrait
exercer le plus facilement sa critique. Qui reconnaîtrait,
en effet, le style de Rousseau si l'on partageait en deux ses
phrases, si l'on les séparait de leur progression, de leur inté-
rêt, de leur mouvement, et si l'on détachait de ses écrits
quelques mots, bizarres lorsqu'ils sont isolés, tout puissants
lorsqu'on les met à leur place ?
Je le répète, un style commun n'a rien à craindre de ces
attaques. Subdivisez les phrases de ce style autant que
vous le voudrez, les mots qui le composent se rejoindront
d'eux-mêmes, accoutumés qu'ils sont à se trouver ensemble ;
mais jamais un écrivain n'exprima le sentiment qu'il éprou-
vait, jamais il ne développa les pensées qui lui appartenaient
réellement sans porter dans son style ce caractère d'origi-
nahté qui seul attache et captive l'intérêt et l'imagination
des lecteurs.
Les paradoxes sans doute sont des idées communes. Il
suffit presque toujours de retourner une vérité banale pour
en faire un paradoxe. Il en est de même d'une manière d'é-
crire exagérée; ce sont des expressions froides dont on fait
des expressions fausses. Mais il ne faut pas tracer autour
de la pensée de l'homme un cercle dont il lui soit défendu de
sortir ; car il n'y a pas de talent là où il n'existe pas de créa-
tion, soit dans les pensées, soit dans le style.
Voltaire qui succédait au siècle de Louis XIV, chercha
dans la littérture anglaise quelques beautés nouvelles qu'il
pût adapter au goût français. Presque tous nos poètes de ce
siècle ont imité les Anglais ; Saint-Lambert ^ s'est enrichi
des images de Thomson ^, DeUUe a emprunté du genre
anglais quelques-unes de ses beautés descriptives ; le Cime-
tière, de Gray ^ ne lui fut point inconnu ; il a servi de modèle,
80US quelques rapports, à Fontanes dans une de ses meil-
1. Auteur des Saisons, 1716- ?. Cf. p. 2, n. 3.
1803. 3. Cf. ibid., n. 4.
MADAME DE STAËL 5
leures pièces, le Jour des Morts dans une campagne. Pourquoi
donc désavouerions-nous le mérite des ouvrages que nos
bons auteurs ont souvent imités ?
Sans doute, je n'ai cessé de le répéter dans ce livre, aucune
beauté littéraire n'est durable, si elle n'est soumise au goût
le plus parfait. J'ai employé la première un mot nouveau,
la vulgarité ^ trouvant qu'il n'existait pas encore assez de
ternies ])0ur proscrire à jamais toutes les formes qui sup-
posent peu d'élégance dans les images et peu de délicatesse
dans l'expression.
Mais le talent consiste à savoir respecter les vrais pré-
ceptes du goût en introduisant dans notre littérature tout
ce qu'il y a de beau, de sublime, de touchant dans la nature
sombre que les écrivains du Nord ont su peindre ; et, si c'est
ignorer l'art que de vouloir faire adopter en France toutes les
incohérences des tragiques anglais et allemands, il faut
être insensible au génie de l'éloquence, il faut être à jamais
privé du talent d'émouvoir fortement les âmes, pour ne pas
admirer ce qu'il y a de passionné dans les affections, ce qu'il
y a de profond dans les pensées que ces habitants du Nord
savent éprouver et transmettre.
Il est impossible d'être un bon littérateur sans avoir étudié
les auteurs anciens, sans connaître parfaitement les auteurs
classiques de Louis XIV. Mais l'on renoncerait à posséder
désormais en France de grands hommes dans la carrière de
la littérature, si l'on blâmait d'avance tout ce qui peut con-
duire à un nouveau genre, ouvrir une route nouvelle à l'es-
prit humain, offrir enfin un avenir à la pensée ; elle perdrait
bientôt toute émulation, si on lui présentait toujours le
siècle de Louis XIV comme un modèle de perfection au-
delà duquel un écrivain éloquent ni penseur ne pourra
jamais s'élever.
J'ai distingué avec soin, dans mon ouvrage, ce qui appar-
tient aux arts d'imagination de ce qui a rapport à la philo-
sophie ; j'ai dit que ces arts n'étaient point susceptibles
d'une perfection ^ indéfinie, tandis qu'on ne pouvait prévoir
1. Vulgarité. On rencontre ce mot mais il était depuis longtemps
dans nos écrivains du moyen âge ; tombé en désuétude.
2. Perfection. Au sens de perfectionnement.
6 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
le terme où s'arrêterait la pensée. L'on m'a reproché de
n'avoir pas rendu un juste hommage aux anciens. J'ai
répété néanmoins de diverses manières que la plupart des
inventions poétiques nous venaient des Grecs, que la poésie
des Grecs n'avait été ni surpassée, ni même égalée par les
modernes ; mais je n'ai pas dit, il est vrai, que, depuis près
de trois mille ans, les hommes n'avaient pas acquis une
pensée de plus ; et c'est un grand tort dans l'esprit de ceux
qui condamnent l'espèce humaine au supplice de Sisyphe, à
retomber toujours après s'être élevée.
D'où vient donc que ce système de la perfectibilité de
l'espèce humaine déchaîne maintenant toutes les passions
pohtiques ? Quel rapport peut-il avoir avec elles ?....
Ce que je crois, c'est que les détracteurs du système de la
perfectibilité de l'espèce humaine n'ont pas médité sur les
véritables bases de cette opinion. En effet, ils conviennent
que les sciences font des progrès continuels, et ils veulent que
la raison n'en fasse pas. Mais les sciences ont une connexion
intime avec toutes les idées dont se compose l'état moral et
politique des nations. En découvrant la boussole, on a décou-
vert le Nouveau-Monde, et l'Europe morale et politique a,
depuis ce temps, éprouvé des changements considérables.
L'imprimerie est une découverte des sciences. Si l'on diri-
geait un jour la navigation aérienne, combien les rapports
de la société ne seraient-ils pas différents !...
DE LA LITTERATURE DU NORD
Il existe, ce me semble, deux littératures tout à fait dis-
tinctes, celle qui vient du Midi et celle qui descend du Nord ;
celle dont Homère est la première source, celle dont Ossian ^
est l'origine. Les Grecs, les Latins, les Italiens, les Espagnols
et les Français du siècle de Louis XIV appartiennent au
genre de littérature que j'appellerai la littérature du Midi.
Les ouvrages anglais, les ouvrages allemands, et quelques
1. Barde écossais du IIP siècle. - donnait pour traduits d'Ossian,
Quarante années auparavant, Mac- mais qui n'étaient que des pasti-
pherson avait publié deux poèmes ches. Ils eurent un immense suc-
épiques, Fingal et 2'emora, qu'il ces.
MADAME DE STAËL 7
éctits des Danois et des Suédois, doivent être classés dans la
littérature du Nord, dans celle qui a commencé par les
bardes écossais, les fables islandaises et les poésies Scan-
dinaves. Avant de caractériser les écrivains anglais et les
écrivains allemands, il me paraît nécessaire de considérer
d'une manière générale les principales différences des deux
hémisphères de la littérature. .
Les Anglais et les Allemands ont sans doute souvent
imité les anciens. Ils ont retiré d'utiles leçons de cette étude
féconde ; mais leurs beautés originales portant l'empreinte
de la mythologie du Nord ont une sorte de ressemblance,
une certaine grandeur poétique dont Ossian est le premier
type. Les poètes anglais, pourra-t-on dire, sont remar-
quables par leur esprit philosophique ; il se peint dans tous
leurs ouvrages ; mais Ossian n'a presque jamais d'idées
réfléchies ; il raconte une suite d'événements et d'impres-
sions. Je réponds à cette objection que les images et les pen-
sées les plus habituelles dans Ossian sont celles qui rap-
pellent la brièveté de la vie, le respect pour les morts, l'il-
lustration de leur mémoire, le culte de ceux qui restent
envers ceux qui ne sont plus.
Si le poète n'a réuni à ces sentiments ni des maximes de
morale ni des réflexions philosophiques, c'est qu'à cette
époque l'esprit humain n'était point encore susceptible de
l'abstraction nécessaire pour concevoir beaucoup de résul-
tats. Mais l'ébranlement que les chants ossianiques causent à
l'imagination dispose la pensée aux méditations les plus
profondes.
La poésie mélancolique est la poésie la plus d'accord avec
la philosophie. La tristesse fait pénétrer bien plus avant
dans le caractère et la destinée de l'homme que toute autre
disposition de l'âme.
Les poètes anglais qui ont succédé aux bardes écossais ont
ajouté à leurs tableaux les réflexions et les idées que ces
tableaux mêmes devaient faire naître ; mais ils ont conservé
l'imagination du Nord, celle qui plaît sur le bord de la mer,
au bruit des vents, dans les bruyères sauvages, celle enfin
qui porte vers l'avenir, vers un autre monde, l'âme fatiguée
de sa destinée. L'imagination des hommes du Nord s'élance
8 LE XI X' SIECLE PAR LES TEXTES
au-delà de cette terre dont ils habitent les confins ; elle
s'élance à travers les nuages qui bordent leur horizon et
semblent représenter l'obscur passage de la vie à l'éternité.
L'on ne peut décider d'une manière générale entre les
deux genres de poésie dont Homère et Ossian sont comme les
premiers modèles. Toutes mes impressions, toutes mes
idées me portent de préférence vers la littérature du Nord.
{De la Littérature.)
OBSERVATIONS GENERALES
On peut rapporter l'origine des principales nations de
l'Europe à trois races différentes : la race latine, la race ger-
manique et la race esclavonne ^. Les Italiens, les Français, les
Espagnols et les Portugais ont reçu des Romains leur civili-
sation et leur langage ; les Allemands, les Suisses, les Anglais,
les Suédois, les Danois et les Hollandais sont des peuples
teutoniques ; enfin, parmi les Esclavons, les Polonais et les
Russes occupent le premier rang. Les nations dont la culture
intellectuelle est d'origine latine sont plus anciennement
civilisées que les autres ; elles ont pour la plupart hérité de
l'habile sagacité des Romains dans le maniement des affaires
de ce monde. Des institutions sociales, fondées sur la religion
païenne, ont précédé chez elles l'établissement du christia-
nisme ; et, quand les peuples du Nord sont venus les conqué-
rir, ces peuples ont adopté, à beaucoup d'égards, les mœurs
du pays dont ils étaient les vainqueurs.
Ces observations doivent sans doute être modifiées d'après
les climats, les gouvernements et les faits de chaque histoire.
La puissance ecclésiastique a laissé des traces ineffaçables en
Italie. Les longues guerres avec les Arabes ont fortifié les
habitudes militaires et l'esprit entreprenant des Espagnols ;
mais, en général, cette partie de l'Europe dont les langues
dérivent du latin, et qui a été initiée de bonne heure dans la
politique de Rome, porte le caractère d'une vieille civilisation,
qui, dans l'origine, était païenne. On y trouve moins de pen-
1. Esclavonne. Synonyme de slave.
MADAME DE STAËL 9
oliant pour les idées abstraites que chez les nations germa-
niques ; on s'y entend mieux aux plaisirs et aux intérêts
terrestres, et ces peuples, comme leurs instituteurs, les
Romains, savent seuls pratiquer l'art de la domination.
Les nations germaniques ont presque toujours résisté au
joug des Romains ; elles ont été civilisées plus tard, et seu-
lement par le christianisme ; elles ont passé immédiatement
d'une sorte do barbarie à la société chrétienne ; les temps de
la chevalerie, l'esprit du moyen âge sont leurs souvenirs les
plus vifs ; et, quoique les savants de ces pays aient étudié les
auteurs grecs et latins, plus même que ne l'ont fait les nations
latines, le génie naturel aux écrivains allemands est, d'une
couleur ancienne plutôt qu'antique ^ ; leur imagination se
plaît dans les vieilles tours, dans les créneaux, au milieu des
guerriers, des sorcières et des revenants ; et les mystères d'une
nature rêveuse et solitaire forment le principal charme de
leurs poésies.
L'analogie qui existe entre les nations teutoniques ne
saurait être méconnue. La dignité sociale que les Anglais
doivent à leur constitution leur assure, il est vrai, parmi ces
nations, une supériorité décidée ; néanmoins les mêmes traits
de caractère se retrouvent constamment ^ parmi les divers
peuples d'origine germanique. L'indépendance et la loyauté
signalèrent de tout temps ces peuples ; ils ont été toujours
bons et fidèles, et c'est à cause de cela même peut-être que
leurs écrits portent une empreinte de mélancolie ; car il
arrive souvent aux nations, comme aux individus, de souffrir
pour leurs vertus.
La civilisation des Esclavons ^ ayant été plus moderne et
plus précipitée que celle des autres peuples, on voit plutôt
en eux jusqu'à présent l'imitation que l'originalité : ce qu'ils
ont d'européen est français ; ce qu'ils ont d'asiatique est trop
peu développé pour que leurs écrivains puissent encore mani-
fester le véritable caractère qui leur serait naturel. Il n'y a
donc dans l'Europe littéraire que deux grandes divisions très
marquées : la littérature imitée des anciens, et celle qui doit
sa naissance à l'esprit du moyen âge ; la littérature qui, dans
1. Antique. Dans le sens de clos- 2. ConslammenL 'Invariablement
sique. ' 3. Esclavons. Cf. p. S, n. 1.
iO LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
son origine, a reçu du paganisme sa couleur et son charme, et
la littératiu-e dont l'impulsion et le développement appartien-
nent à une religion essentiellement spiritualiste.
On pourrait dire avec raison que les Français et les Alle-
mands sont aux deux extrémités de la chaîne morale, puisque
les uns considèrent les objets extérieurs comme le mobile de
toutes les idées, et les autres, les idées comme le mobile de
toutes les impressions. Ces deux nations cependant s'accor-
dent assez bien sous les rapports sociaux ; mais il n'en est
point de plus opposées dans leur système littéraire et philoso-
phique. L'Allemagne intellectuelle n'est presque pas connue
de la France ; bien peu d'hommes de lettres parmi nous s'en
sont occupés. Il est vrai qu'un beaucoup plus grand nombre
la juge. Cette agréable légèreté qui fait prononcer sur ce
qu'on ignore peut avoir de l'élégance quand on parle, mais
non quand on écrit. Les Allemands ont le tort de mettre
souvent dans la conversation ce qui ne convient qu'aux
livres ; les Français ont quelquefois aussi celui de mettre dans
les livres ce qui ne convient qu'à la conversation ; et nous
avons tellement épuisé tout ce qui est superficiel, que, même
pour la grâce, et surtout pour la variété, il faudrait, ce me
semble, essayer d'un peu plus de profondeur.
J'ai donc cru qu'il pouvait y avoir quelques avantages à
faire connaître le pays de l'Europe où l'étude et la méditation
ont été portées si loin, qu'on peut le considérer comme la
patrie de la pensée. Les réflexions que le pays et les livres
m'ont suggérées seront partagées en quatre sections : la pre-
mière traitera de l'Allemagne et des mœurs des Allemands ;
la seconde, de la littérature et des arts ; la troisième, de la
philosophie et de la morale ; la quatrième, de la religion et de
l'enthousiasme. Ces divers sujets se mêlent nécessairement
les uns avec les autres. Le caractère national influe sur la
littérature ; la littérature et la philosophie sur la religion ;
et l'ensemble seul peut faire connaître en entier chaque
partie ; mais il fallait cependant se soumettre à une division
apparente, pour rassembler à la fin tous les rayons dans le
même foyer.
Je ne me dissimule point que je vais exposer, en littérature
comme en philosophie, des opinions étrangères à celles qui
MADAME DE STAËL 11
régnent en France ; mais soit qu'elles paraissent justes ou
non, soit qu'on les adopte ou qu'on les combatte, elles don-
nent toujours à penser. « Car nous n'en sommes pas, j'ima-
» gine, à vouloir élever autour de la France littéraire la
» grande muraille de la Chine pour empêcher les idées du
» dehors d'y pénétrer '. »
Il est impossble que les écrivains allemands, ces hommes
les plus instruits et les plus méditatifs de l'Europe, ne méri-
tent pas qu'on accorde un moment d'attention à leur littéra-
ture et à leur philosoplùe. On oppose à l'une qu'elle n'est pas
de bon goût, et à l'autre qu'elle est pleine de folies. Il se
pourrait qu'une littérature ne fût pas conforme à notre
législation du bon goût et qu'elle contînt des idées nouvelles
dont nous puissions nous enrichir, en les modifiant à notre
manière. C'est ainsi que les Grecs nous ont valu Racine, et
Shakespeare plusieurs des tragédies de Voltaire. La stérilité
dont notre littérature est menacée ferait croire que l'esprit
français lui-même a besoin maintenant d'être renouvelé par
une sève plus vigoureuse'; et, comme l'élégance de la société .
nous préservera toujours de certaines fautes, il importe sur-
tout de retrouver la source des grandes beautés.
Après avoir repoussé la littérature des Allemands au nom
du bon goût, on croit pouvoir aussi se débarrasser de leur
philosophie au nom de la raison. Le bon goût et la raison sont
des paroles qu'il est toujours agréable de prononcer, même au
hasard ; mais peut-on de bonne foi se persuader que des
écrivains d'une érudition immense, et qui connaissent toas
les livres français aussi bien que nous-mêmes, s'occupent
depuis vingt années de pures absurdités ?
Les siècles superstitieux accusent facilement les opinions
nouvelles d'impiété, et les siècles incrédules les accusent non
moins facilement de folie. Dans le seizième siècle, Galilée a
été livré à l'inquisition pour avoir dit que la terre tournait ;
et, dans le dix-huitième, quelques-uns ont voulu faire passer
J.-J. Rousseau pour un dévot fanatique. Les opinions qui
diffèrent de l'esprit dominant, quel qu'il soit, scandalisent
toujours le vulgaire : l'étude et l'examen peuvent seuls
1. Les guillemets indiquent que cette phrase avait été supprimée par
les censeurs.
12 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
donner cette libéralité de jugement, sans laquelle il est impos-
sible d'acquérir des lumières nouvelles, ou de conserver même
celles qu'on a ; car on se soumet à de certaines idées reçues,
non comme à des vérités, mais comme au pouvoir ; et c'est
ainsi que la raison humaine s'habitue à la servitude dans le
champ même de la littérature et de la philosophie.
{L'Allemagne, Observations générales.)
DE LA POESIE CLASSIQUE ET DE LA POESIE ROMANTIQUE
Le nom de romantique a été introduit nouvellement en
Allemagne pour désigner la poésie dont les chants des trou-
dadours ont été l'origine, celle qui est née de la chevalerie et
du christianisme. Si l'on n'admet pas que le paganisme et le
christianisme, le Nord et le Midi, l'antiquité et le moyen âge,
la chevalerie et les institutions grecques et romaines, se sont
partagé l'empire de la littérature, l'on ne parviendra jamais à
juger sous un point de pue philosophique le goût antique et le
goût moderne.
On prend quelquefois le mot classique comme synonyme
de perfection. Je m'en sers ici dans une autre acception, en
considérant la poésie classique comme celle des anciens, et la
poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière
aux traditions chevaleresques. Cette division se rapporte
également aux deux ères du monde : celle qui a précédé
l'établissement du christianisme et celle qui l'a suivi...
La nation française, la plus cultivée des nations latines,
penche vers la poésie classique, imitée des Grecs et des
Romains. La nation anglaise, la plus illustre des nations ger-
maniques, aime la poésie romantique et chevaleresque, et se
glorifie des chefs-d'œuvre qu'elle possède en ce genre. Je
n'examinerai point ici lequel de ces deux genres de poésie
mérite la préférence : il suffit de montrer que la diversité des
goûts, à cet égard, dérive non seulement de causes acciden-
telles, mais aussi des sources primitives de l'imagination et
de la pensée.
Il y a dans les poëmes épiques et dans les tragédies des
anciens un genre de simplicité qui tient à ce que les hommes
MADAME DE STAËL Vi
étaient identifiés à cette époque avec la nature, et croyaient
dépendre du destin, comme elle dépend de la nécessité.
L'homme, réfléchissant peu, portait toujours l'action de son
âme au dehors ; la conscience elle-même était figurée par des
objets extérieurs, et les flambeaux des Furies secouaient les
remords sur la tête des coupables. L'événement était tout
dans l'antiquité ; le caractère tient plus de place dans les
temps modernes ; et cette réflexion inquiète, qui nous dévore
souvent comme le vautour de Prométhée, n'eût semblé que
de la folie au milieu des rapports clairs et prononcés qui
existaient dans l'état civil et social des anciens.
On ne faisait en Grèce, dans le commencement de l'art, que
des statues isolées ; les groupes ont été composés plus tard.
On pourrait dire de même, avec vérité, que dans tous les arts
il n'y avait point de groupes : les objets représentés se suc-
cédaient comme dans les bas-reliefs, sans combinaison, sans
complication d'aucun genre. L'homme personnifiait la
nature ; des nymphes habitaient les eaux, des hamadryades
les forêts ; mais la nature, à son tour, s'emparait de l'homme,
et l'on eût dit qu'il ressemblait au torrent, à la foudre, au
volcan, tant il agissait par une impulsion involontaire, et
sans que la réflexion pût en rien altérer les motifs ni les suites
de ses actions. Les anciens avaient, pour ainsi dire, une âme
corporelle, dont tous les mouvements étaient forts, directs
et conséquents : il n'en est pas de même du cœur humain
développé par le christianisme : les modernes ont puisé dans
le repentir chrétien l'habitude de se replier continuellement
sur eux-mêmes.
Mais, pour manifester cette existence tout intérieure, il
faut qu'une grande variété dans les faits présente sous toutes
les formes les nuances infinies de ce qui se passe dans l'âme.
Si de nos jours les beaux-arts étaient astreints à la simplicité
des anciens, nous n'atteindrions pas à la force primitive qui
les distingue, et nous perdrions les émotions intimes et mul-
tipliées dont notre âme est susceptible. La simplicité de l'art,
chez les modernes, tournerait facilement à la froideur et à
l'abstraction, tandis que celle des anciens était pleine de vie.
L'honneur et l'amour, la bravoure et la pitié sont les senti-
ments qui signalent le christianisme chevaleresque ; et ces
14 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
dispositions de l'âme ne peuvent se faire voir que par les dan-
gers, les exploits, les amours, les malheurs, l'intérêt roman-
tique enfin, qui varie sans cesse les tableaux. Les sources des
effets de l'art sont donc différentes, à beaucoup d'égards, dans
la poésie romantique : dans l'une, c'est le sort qui règne ;
dans l'autre, c'est la Providence ; le sort ne compte pour rien
les sentiments des hommes, la Providence ne juge les actions
que d'après les sentiments. Comment la poésie ne créerait-
elle pas un monde d'une tout autre nature, quand il faut
peindre l'œuvre d'un destin aveugle et sourd, toujours en
lutte avec les mortels, ou cet ordre intelligent auquel préside
un Etre suprême que notre cœur interroge et qui répond à
notre cœur ?
La poésie païetine doit être simple et saillante comme les
objets extérieurs ; la poésie chrétienne a besoin des mille
couleurs de l'arc-en-ciel pour ne pas se perdre dans les nuages.
La poésie des anciens est plus pure comme art, celle des
modernes fait verser plus de larmes. Mais la question pour
nous n'est pas entre la poésie classique et la poésie roman-
tique, mais entre l'imitation de l'une et l'inspiration de l'autre.
La littérature des anciens est chez les modernes une littéra-
ture transplantée ; la littérature romantique ou chevaleres-
que est chez nous indigène, et c'est notre religion et nos insti-
tutions qui l'ont fait éclore. Les écrivains imitateurs des
anciens se sont soumis aux règles du goût les plus sévères ;
car, ne pouvant consulter ni leur propre natmre, ni leurs
propres souvenirs, il a fallu qu'ils se conformassent aux lois
d'après lesquelles les chefs-d'œuvre des anciens peuvent être
adaptés à notre goût, bien que toutes les circonstances poU-
tiques et religieuses qui ont donné le jour à ces chefs-d'œuvre
soient changées. Mais ces poésies d'après l'antique, quelque
parfaites qu'elles soient, sont rarement populaires, parce
qu'elles ne tiennent, dans le temps actuel, à rien de national.
La poésie française, étant la plus classique de toutes les
poésies modernes, est la seule qui ne soit pas répandue parmi
le peuple. Les stances du Tasse sont chantées par les gondo-
liers de Venise ; les Espagnols et les Portugais de toutes les
classes savent par cœur les vers de Calderon et de Camoëns ;
Shakespeare est autant admiré par le peuple en Angleterre
MADAME DE STAËL \b
que par la classe supérieure. Des poèmes de Gtcthe et de
Burger ^ sont mis en nuisicjue, et vous les entendez répéter
des bords du Rhin jusqu'à la Baltique. Nos poètes français
sont admirés par tout ce qu'il y a d'esprits cultivés chez noua
et dans le reste de l'Europe ; mais ils sont tout à fait inconnus
aux gens du peuple et aux bourgeois même des villes, parce
que les arts en France ne sont pas, comme ailleurs, natifs du
pays même où leurs beautés se développent.
Quelques critiques français ont prétendu que la littérature
des peuples germaniques était encore dans l'enfance de l'art.
Cette opinion est tout à fait fausse ; les hommes les plus ins-
truits dans la connaissance des langues et des ouvrages des
anciens n'ignorent certainement pas les inconvénients et les
avantages du genre qu'ils adoptent, ou de celui qu'ils rejet-
tent ; mais leur caractère, leurs habitudes et leurs raisonne-
ments les ont conduits à préférer la littérature fondée sur
les souvenirs de la chevalerie, sur le merveilleux du moyen
âge, à celle dont la mythologie des Grecs est la base. La litté-
rature romantique est la seule qui soit susceptible encore
d'être perfectionnée, parce qu'ayant ses racines dans notre
propre sol, elle est la seule qui puisse croître et se vivifier de
nouveau ; elle exprime notre religion ; elle rappelle notre
histoire ; son origine est ancienne, mais non antique ^.
La poésie classique doit passer par les souvenirs du paga-
nisme pour arriver jusqu'à nous ; la poésie des Germains est
l'ère chrétienne des beaux-arts ; elle se sert de nos impressions
personnelles pour nous émouvoir ; le génie qui l'inspire
s'adresse immédiatement à notre cœur, et semble évoquer
notre vie elle-même comme un fantôme, le plus puissant et le
plus terrible de tous.
{De r Allemagne.)
DU GOUT»
Ceux qui se croient du goût en sont plus orgueilleux que
ceux qui se croient du génie. Le goût est en littérature comme
1. Le poète allemand Bûrger 2. Antique, Cf. p. 9, n. 1.
(1747-1794) est surtout connu par 3. Cf. l'article de Voltaire cité
des ballades, Lénore, le Férpce chas- dans Le XVIII' siècle par les textes,
seur, etc. p. 130.
16 LE XIX' SIÈCLE l'Ali LES TEXTES
le bon ton en société ; on le considère comme une preuv^e de
la fortune, de la naissance, ou du moins des habitudes qui
tiennent à toutes les deux, tandis que le génie peut naître
dans la tête d'un artisan qui n'aurait jamais eu de rapport
avec la bonne compagnie. Dans tout pays où il y aura de la
vanité, le goût sera mis au premier rang, parce qu'il sépare
les classes, et qu'il est un signe de ralliement entre tous les
individus de la première. Dans tous les pays où s'exercera la
puissance du ridicule, le goût sera compté comme l'un des
premiers avantages, car il sert surtout à connaître ce qu'il
faut éviter. Le tact des convenances est une partie du goût,
et c'est une arme excellente pour parer les coups, entre les
divers amours-propres ; enfin, il peut arriver qu'une nation
entière se place en aristocratie de bon goût, par rapport aux
autres, et qu'elle soit ou qu'elle se croie la seule bonne com-
pagnie de l'Europe ; et c'est ce qui peut s'appliquer à la
France, où l'esprit de société régnait si éminemment, qu'elle
avait quelque excuse pour cette prétention.
Mais le goût, dans son application aux beaux-arts, diffère
singulièrement du goût dans son application aux convenances
sociales : lorsqu'il s'agit de forcer les hommes à nous accorder
une considération éphémère comme notre vie, ce qu'on ne
fait pas est au moins aussi nécessaire que ce qu'on fait ; car
le grand monde est si facilement hostile, qu'il faut des agré-
ments bien extraordinaires pour qu'ils compensent l'avantage
de ne donner prise sur soi à personne ; mais le goût en poésie
tient à la nature, et doit être créateur comme elle; les prin-
cipes de ce goût sont donc autres que ceux qui dépendent
des relations de la société.
C'est la confusion de ces deux genres qui est la cause des
jugements si opposés en littérature ; les Français jugent les
beaux-arts comme des convenances, et les Allemands les
convenances comme des beaux-arts. Dans les rapports avec
la société, il faut se défendre ; dans les rapports avec la poésie,
il faut se livrer. Si vous considérez tout en homme du monde,
vous ne sentirez point la nature ; si vous considérez tout en
artiste, vous manquerez du tact que la société seule peut
donner. S'il ne faut transporter dans les arts que l'imitation
de la bonne compagnie, les Français seuls en sont vraiment
MADAME DE STAËL 17
capables ; mais plus de latitude dans la composition est néces-
saire pour remuer fortement l'imagination et l'âme. Je sais
qu'on peut m'object«r avec raison que nos trois grands tragi-
ques S sans manquer aux règles établies, se sont élevés à la
plus sublime hauteur. Quelques hommes de génie, ayant à
moissonner dans un ciiamp tout nouveau, ont su se rendre
illustres malgré les difficultés qu'ils avaient à vaincre ; mais
la cessation des progrès de l'art, depuis eux, n'est-elle pas
une preuve qu'il y a trop de barrières dans la route qu'ils ont
suivie ?
« Le bon goût en littérature est, à quelques égards, comme
« l'ordre sous le despotisme : il importe d'examiner à' quel
« prix on l'achète -. » En politique, disait M. Necker, il faut
toute la liberté qui est conciliable avec Vordre. Je retournerais
la maxime en disant : Il faut, en littérature tout le goût qui
est conciliable avec le génie : car, si l'important dans l'état
social, c'est le repos, l'important dans la littérature, au con-
traire, c'est l'intérêt, le mouvement, l'émotion, dont le goût
à lui tout seul est souvent l'ennemi.
{De V Allemagne.)
LA RELIGION ET LE SENTIMENT DE L'INFINI
C'est au sentiment de l'infini que la plupart des écri-
vains allemands rapportent toutes les idées religieuses. L'on
demande s'il est possible de concevoir l'infini ; cependant, ne
le conçoit-on pas, au moins d'une manière négative, lorsque,
dans les mathématiques, on ne peut supposer aucun terme
à la durée ni à l'étendue ? Cet infini consiste dans l'absence
des bornes ; mais le sentiment de l'infini, tel que l'imagination
et le cœur l'éprouvent, est positif et créateur.
L'enthousiasme que le beau idéal nous fait éprouver, cette
émotion pleine de trouble et de pureté tout ensemble, c'est le
sentiment de l'infini qui l'excite. Nous nous sentons comme
dégagés, par l'admiiation, des entraves de la destinée hu-
maine, et il nous semble qu'on nous révèle des secrets mer-
W 1. Voltaire était encore mis au 2. Pour les guillemets, cL p. Il,
même rang, ou peu s'en faut, que n. 1.
Corneille et de Racine.
I.E XIX* SIÈCLE PAR LES TEXTES. — 1
18 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
veilleux pour affranchir l'âme à jamais de la langueur et du
déclin. Quand nous contemplons le ciel étoile, où des étin-
celles de lumière sont des univers comme le nôtre, où la
poussière brillante de la voie lactée trace avec des mondes une
route dans le firmament, notre pensée se perd dans l'infini,
notre cœur bat pour l'inconnu, pour l'immense ^ et nous
sentons que ce n'est qu'au delà des expériences terrestres que
notre véritable vie doit commencer. Enfin, les émotions reli-
gieuses, plus que toutes les autres encore, réveillent en nous
le sentiment de l'infini; mais, en le réveillant, elles le satisfont.
En effet, quand nous nous livrons en entier aux réflexions,
aux images, aux désirs qui dépassent les limites de l'expé-
rience, c'est alors seulement que nous respirons. Quand on
peut s'en tenir aux intérêts, aux convenances, aux lois de ce
monde, le génie, la sensibilité, l'enthousiasme, agitent péni-
blement notre âme ; mais ils l'inondent de délices quand on
les consacre à ce souvenir, à cette attente de l'infini qui se
présente, dans la métaphysique, sous la forme des disposi-
tions innées, dans la vertu, sous celle du dévouement, dans
les arts, sous celle de l'idéal, et dans la religion elle-même,
sous celle de l'amour divin.
Le sentiment de l'infini est le véritable attribut de l'âme ;
tout ce qui est beau dans tous les genres excite en nous
l'espoir et le désir d'un avenir éternel et d'une existence
sublime ; on ne peut entendre ni le vent dans la forêt, ni les
accords délicieux des voix humaines, on ne peut éprouver
l'enchantement de l'éloquence ou de la poésie, enfin, surtout,
on ne peut aimer avec innocence , avec profondeur, sans être
pénétré de religion et d'immortalité.
Tous les sacrifices de l'intérêt personnel viennent du besoin
de se mettre en harmonie avec ce sentiment de l'infini dont
on éprouve tout le charme, quoiqu'on ne puisse l'exprimer.
Si la puissance du devoir était renfermée dans le court espace
de cette vie, comment aurait-elle plus d'empire que les
passions sur notre âme ? qui sacrifierait des bornes à des
bornes ^ ? Tout ce qui finit est si court ! dit saint Augustin ;
1. L'immense. Dans le sens éty- plaisirs bornés à d'autres plaisirs qui
molo^que : ce qui est sans mesure. le sont aussi.
2. Des bornes à des bornes. Des
MADAME DE STAËL 19
les instants de jouissance que peuvent valoir les penchants
terrestres et les jours de paix qu'assure une conduite morale
différeraient de bien peu, si des émotions sans limite et sans
terme ne s'élevaient pas au fond du cœur de l'homme qui se
dévoue à la vertu.
Beaucoup de gens nieront ce sentiment de l'infini ; et,
certes, ils sont sur un excellent terrain pour le nier, car il
est impossible de le leur expliquer ; ce n'est pas quelques mots
de plus qui réussiront à leur faire comprendre ce que l'univers
ne leur a pas dit. La nature a revêtu l'infini des divers sym-
boles qui peuvent le faire arriver jusqu'à nous : la lumière et
les ténèbres, l'orage et le silence, le plaisir et la douleur, tout
inspire à l'homme cette religion universelle dont son cœur
est le sanctuaire...
Il est difficile d'être religieux à la manière introduite par
les esprits secs, ou par les hommes de bonne volonté qui vou-
draient faire arriver la religion aux lionneurs de la démons-
tration scientifique. Ce qui touche si intimement au mystère
de l'existence ne peut être exprimé par les formes régulières
de la parole. Le raisonnement dans de tels sujets sert à mon-
trer où finit le raisonnement, et là où il finit commence la
véritable certitude ; car les vérités de sentiment ont une force
d'intensité qui appelle tout notre être à leur appui ^ L'infini
agit sur l'âme pour l'élever et la dégager du temps. L'œuvre
de la vie, c'est de sacrifier les intérêts de notre existence
passagère à cette immortalité qui commence pour nous dès à
présent, si nous en sommes déjà dignes ; et non seulement la
plupart des religions ont ce même but, mais les beaux-arts,
la poésie, la gloire et l'amour sont des religions dans lesquelles
il entre plus ou moins d'alliage,
{De V Allemagne.)
1. Cf. le mot de Pascal : « Le connaît point. «(Pensëes^édit.Havet,
cœur a ses raisons que la raison ne XXIV, § 5.)
CHATEAUBRIAND
OBJET DU [GÉME DU CHIUSTIA.MSME
Ce n'étaient pas les sophistes ^ qu'il fallait réconcilier à -
la religion, c'était le monde qu'ils égaraient. On l'avait
séduit ^ en lui disant que le christianisme était un culte né
du sein de la barbarie, absurde dans ses dogmes, ridicule
dans ses cérémonies, ennemi des arts et des lettres, de la
raison et de la beauté ; un culte qui n'avait fait que verser
le sang, enchaîner les hommes et retarder le bonheur et les
lumières du genre humain * : on devait donc chercher à
prouver au contraire que, de toutes les religions qui ont
jamais existé, la religion chrétienne est la plus poétique, la
plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux
lettres, que le monde moderne lui doit tout, depuis l'agri-
culture jusqu'aux sciences abstraites, depuis les hospices
pour les malheureux jusqu'aux temples bâtis par Michel-
Ange et décorés par Raphaël. On devait montrer qu'il n'y a
rien de plus divin que sa morale, rien de plus aimable, de
plus pompeux ^ que ses dogmes, sa doctrine et son culte ; on
devait dire qu'elle favorise le génie, épure le goût, développe
les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée,
offre des formes nobles à l'écrivain et des moules parfaits à
l'artiste ; qu'il n'y a point de honte à croire avec Newton et
Bossuet, Pascal et Racine ; enfin il fallait appeler tous les
enchantements de l'imagitiation et tous les intérêts ' du
cœur au secours de cette même religion contre laquelle on
les avait armés.
Ici le lecteur voit notre ouvrage. Les autres genres d'apo-
logie sont épuisés, et peut-être seraient-ils inutiles aujour-
1. I.er sophistes. Chateaubriand 4. Cf. notre Précis de Littérature,
appelle ainsi les philosophes du p. 331.
XVIIl» siècle. 5. Pompeux. Ce mot, dans l'usage
2. Réconcilier à. Dans l'usage classique, avait toujours un sens
moderne, on dit plutôt avec. favorable.
3. Séduit. Au sens étymologique : 6. Tous les intérêts du cœur.
le même que, précédemment, éga- Toutes les choses auxquelles le
raient. cœur s'intéresse.
CHATEAUBRIAND 21
d'hui. Qui est-ce qui lirait maintenant un ouvrage de théo-
logie ? Quelques hommes pieux qui n'ont pas besoin d'être
convaincus, quelques vrais chrétiens déjà persuadés. Mais
n'y a-t-il pas de danger à envisager la religion sous un jour
purement humain i Et pourquoi ? Notre religion craint-elle
la lumière ? Une grande preuve de sa céleste origine, c'est
qu'elle souffre l'examen le plus sévère et le plus minutieux de
la raison. Veut-on qu'on nous fasse éternellement le reproche
de cacher nos dogmes dans une nuit sainte, de peur qu'o.n
n'en découvre la fausseté ? Le christianisme sera-t-il moins
vrai quand il paraîtra plus beau ? Bannissons une frayeur
pusillanime ; par excès de religion ne laissons pas la religion
jjérir. Nous ne sommes plus dans le temps où il était bon de
dire : Croyez et n'examinez pas ; on examinera malgré nous ;
et notre silence timide, en augmentant le triomphe des incré-
dules, diminuera le nombre des fidèles.
Il est temps qu'on sache enfin à quoi se réduisent ces
reproches d'absurdité, de grossièreté, de petitesse, qu'on
fait tous les jours au christianisme ; il est temps de montrer
que, loin de rapetisser la pensée, il se prête merveilleusement
aux élans de l'âme, et peut enchanter l'esprit aussi divine-
ment que les dieux de Virgile et d'Homère. Nos raisons auront
du moins cet avantage qu'elles seront à la portée de
tout le monde, et qu'il ne faudra qu'un bon sens ^ pour
en juger. On néglige peut-être un peu trop, dans les
ouvrages de ce genre, de parler la langue de ses lecteurs :
il faut être docteur avec le docteur, et poète avec le poète.
Dieu ne défend pas les routes fleuries quand elles servent à
revenir à lui, et ce n'est pas toujours par les sentiers rudes
et sublimes de la montagne que la brebis égarée retourne au
bercail.
Nous osons croire que cette manière d'envisager le chris-
tianisme présente des rapports peu connus : sublime par
l'antiquité de ses souvenirs, qui remontent au berceau du
monde, ineffable dans ses mystères, adorable dans ses sacre-
ments, intéressant dans son histoire, céleste dans sa morale,
1. Un bon sens. Un jugement et le nom ne feraient pour ainsi dire
droit. Avec du bon sens, l'adjectif qu'un seul mot.
22 LE XIX' SIÈCLE PAU LES TEXTES
riche et charmant dans ses pompes, il réclame toutes les
sortes de tableaux. Voulez-vous le suivre dans la poésie ?
le Tasse, Milton, Corneille, Racine, Voltaire \ vous retracent
ses miracles. Dans les belles -lettres, l'éloquence, l'histoire,
la philosophie ? que n'ont point fait par son inspiration,
Bossuet, Fénelon, Massillon, Bourdaloue, Bacon, Pascal,
Euler 2, Newton, Leibnitz ! Dans les arts ? que de chefs-
d'œuvre ! Si vous l'examinez dans son culte, que de choses
ne vous disent point et ses vieilles églises gothiques ^, et ses
prières admirables, et ses superbes cérémonies ! Parmi son
clergé, voyez tous ces hommes qui vous ont transmis la
langue et les ouvrages de Rome et de la Grèce, tous ces soli-
taires de la Thébaïde *, tous ces lieux de refuge pour les
infortunés, tous ces missionnaires à la Chine, au Canada, au
Paraguay, sans oublier les ordres militaires, d'où va naître
la Chevalerie ! Mœurs de nos aïeux, peinture des anciens
jours, poésie, romans même, choses secrètes de la vie, nous
avons tout fait servir à notre cause. Nous demandons des
sourires au berceau et des pleurs à la tombe ; tantôt, avec le
moine maronite % nous habitons les sommets du Carmel et
du Liban, tantôt, avec la fille de la Charité, nous veillons au
lit du malade ; ici deux époux américains nous appellent au
fond de leurs déserts * ; là nous entendons gémir la vierge
dans les profondeurs du cloître ; Homère vient se placer
auprès de Milton, Virgile à côté du Tasse ; les ruines de Mem-
phis et d'Athènes contrastent avec les ruines des monuments
chrétiens ^, les tombeaux d'Ossian * avec nos cimetières de
campagne ^ ; à Saint-Denis nous visitons la cendre des rois ;
et, quand notre sujet nous force de parler du dogme de l'exis-
tence de Dieu, nous cherchons nos preuves dans les mer-
veilles de la nature ^". Enfin nous essayons de frapper au
cœur de l'incrédule de toutes les manières ; mais nous n'osons
1. Il est assez piquant d'appeler des chrétiens de Syrie ; leur
ici Voltaire en témoignage. Mais secte avait eu pour fondateur, au
l'auteur de Zaïre et d'Alzire s'est Vil" siècle, Jean Maroun ou Maron.
plus d'une fois proclamé chrétien, 6. Il s'agit d'Atala, qui n'était
plus chrétien que les fanatiques. primitivement qu'un épisode du
2. Mathématicien suisse, 1707- Génie du Chrislianisme.
178.3. 7. Cf. p. .31.
3. Cf. p. 2<.). 8. Cf. p. (i, n. 1.
4. Kn Egypte. 9. Cf. p. .33.
5. Maronite. Les Maronites sont 10. Cf. p. 23.
CHA TEA UBRIA ND '2^
nous flatter de posséder cette verge miraculeuse de la reli-
gion, qui fait jaillir du rocher les sources d'eau vive K
{Le Génie du Christianisme.)
SPECTACLE GENERAL DE L'UNIVERS
Il est un Dieu : les herbes de la vallée et les cèdres de la
montagne le bénissent, l'insecte bourdonne ses louanges,
l'éléphant le salue au lever du jour, l'oiseau le chante dans le
feuillage, la foudre fait éclater sa puissance, et l'Océan
déclare ^ son immensité. L'homme seul a dit : il n'y a point
de Dieu.
Il n'a donc jamais, celui-là, dans ses infortunes, levé les
yeux vers le ciel, ou, dans son bonheur, abaissé ses regards
vers la terre ? La nature est-elle si loin de lui qu'il ne l'ait pu
contempler, ou la croit-il le simple résultat du hasard ? Mais
quel hasard a pu contraindre une matière désordonnée et
rebelle à s'arranger dans un ordre si parfait ^ ?
On pourrait dire que l'homme est la pensée manifestée de
Dieu, et que l'univers est son imagination rendue sensible.
Ceux qui ont admis la beauté de la nature comme preuve
d'une intelligence supérieure auraient dû faire remarquer
une chose qui agrandit prodigieusement la sphère des mer-
veilles : c'est que le mouvement et le repos, les ténèbres et la
lumière, les saisons, la marche des astres, qui varient les
décorations du monde, ne sont pourtant successifs qu'en
apparence, et sont permanents en réalité. La scène qui s'ef-
face pour nous se colore pour un autre peuple ; ce n'est pas
le spectacle, c'est le spectateur qui change. Ainsi Dieu a su
réunir dans son ouvrage la durée absolue et la durée pro-
gressive. La première est placée dans le temps, la seconde dans
Vétendue. Par celle-là, les grâces de l'univers sont unes,
infinies, toujours les mêmes ; par celle-ci, elles sont mul-
tiples, finies et renouvelées. Sans l'une, il n'y eût point eu de
1. Allusion à Moïse. preuve physique de l'existence de
2. Uéc/are. Fait clairement connaî- Dieu. Même ù la supposer valable.
Ire. elle ne démontre pas la vérité du
3. C'est ce qu'on appelle la christianisme.
24 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
grandeur dans la création ; sans l'autre, il y eût eu mono-
tonie.
Ici le temps se montre à nous sous un rapport nouveau ; la
moindre de ses fractions devient un tout œmplet, qui com-
prend tout, et dans lequel toutes choses se modifient, depuis
la mort d'un insecte jusqu'à la naissance d'un monde : chaque
minute est en soi une petite éternité. Réunissez donc en un
même moment, par la pensée, les plus beaux accidents ^ de la
nature ; supposez que vous voyez à la fois toutes les heures du
jour et toutes les saisons, un matin de printemps et un matin
d'automne, une nuit semée d'étoiles et une nuit couverte de
nuages, des prairies émaillées de fleurs, des forêts dépouillées
par les frimas, des champs dorés par les moissons. Vous aurez
alors une idée juste du spectacle de l'univers. Tandis que vous
admirez ce soleil qui se plonge sous les voûtes de l'occident,
un autre observateur le regarde sortir des régions de l'aurore.
Par quelle inconcevable magie ce vieil astre, qui s'endort
fatigué et brûlant dans la poudre du soir, est-il en ce moment
même ce jeune astre qui s'éveille humide de rosée dans les
voiles blanchissants de l'aube ? A chaque moment de la jour-
née le soleil se lève, brille à son zénith, et se couche sur le
monde ; ou plutôt nos sens nous abusent, et il n'y a ni orient,
ni midi, ni occident vrai. Tout se réduit à un point fixe d'où
le flambeau du jour fait éclater à la fois trois lumières en une
seule substance. Cette triple splendeur est peut-être ce que la
nature a de plus beau ; car, en nous donnant l'idée de la
perpétuelle magnificence et de la toute-puissance de Dieu,
elle nous montre aussi une image éclatante de sa glorieuse
Trinité.
Conçoit-on bien ce que serait une scène de la nature, si elle
était abandonnée au seul mouvement de la matière ? Les
nuages, obéissant aux lois de la pesanteur, tomberaient per-
pendiculairement sur la terre, ou monteraient en pyramides
dans les airs ; l'instant d'après, l'atmosphère serait trop
épaisse ou trop raréfiée pour les organes de la respiration.
La lune, trop près ou trop loin de nous, tour à tour serait
invisible, tour à tour se montrerait sanglante, couverte de
1. Accidents. Phénomènes.
CHATEAUBRIAND 2^
taclies énormes, ou remplissant seule de son orbe démesuré le
dôme céleste. Saisie comme d'une étrange folie, elle mar-
cherait d'éclipsés en éclipses, ou, se roulant d'un flanc sur
l'autre, elle découvrirait enfin cette autre face que la terre
ne connaît pas. Les étoiles sembleraient frappées du même
vertige ; ce ne serait plus qu'une suite de conjonctions *
effrayantes : tout à coup un signe ^ d'été serait atteint par un
signe d'hiver ; le Bouvier conduirait les Pléiades, et le Lion
rugirait dans le Verseau ; là des astres passeraient avec la
rapidité de l'éclair, ici ils pendraient immobiles ; quelque-
fois, se pressant en groupes, ils formeraient une nouvelle voie
lactée ; puis, disparaissant tous ensemble, et déchirant le
rideau des mondes, selon l'expression de TertuUien, ils lais-
seraient apercevoir les abîmes de l'éternité.
Mais de pareils spectacles n'épouvanteront point les
hommes avant le jour où Dieu, lâchant les rênes de l'univers,
n'aura besoin, pour le détruire, que de l'abandonner.
{Le Génie du Christianisme.)
NIDS DES OISEAUX
Une admirable providence se fait remarquer dans les nids
des oiseaux. On ne peut contempler sans être attendri cette
bonté divine qui donne l'industrie au faible et la prévoyance
à l'insouciant.
Aussitôt que les arbres ont développé leurs fleurs, mille
ouvriers commencent leurs travaux. Ceux-ci portent de
longues pailles dans le trou d'un vieux mur, ceux-là maçon-
nent des bâtiments aux fenêtres d'une église ; d'autres déro-
bent un crin à une cavale, ou le brin de laine que la brebis a
laissé suspendu à la ronce. Il y a des bûclierons qui croisent
des branches dans la cime d'un arbre ; il y a des filandières
qui recueillent la soie sur un chardon. Mille palais s'élèvent,
et chaque palais est un nid ; cliaque nid voit des métamor-
phoses charmantes : un œuf brillant, ensuite un petit couvert
de duvet. Ce nourrisson prend des plumes ; sa mère lui
1. Conjonclions. Terme technique. les étoiles se heurteraientTune con-
M;us Chatcaut)riaacl veut dire que tre l'autre.
2. Signe. Il s'agit des signes du zodiaque.
26 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
apprend à se soulever sur sa couche. Bientôt il va jusqu'à se
percher sur le bord de son berceau, d'où il jette un premier
coup d'œil sur la nature. Effrayé et ravi, il se précipite parmi
ses frères, qui n'ont point encore vu ce spectacle ; mais,
rappelé par la voix de ses parents, il sort une seconde fois de
sa couche, et ce jeune roi des airs, qui porte encore la cou-
ronne de l'enfance autour de sa tête \ ose déjà contempler
le vaste ciel, la cime ondoyante des pins et les abîmes de
verdure au-dessous du chêne paternel. Et cependant, tandis
que les forêts se réjouissent en recevant leur nouvel hôte, un
vieil oiseau, qui se sent abandonné de ses ailes, vient s'abattre
auprès d'un courant d'eau ; là, résigné et solitaire, il attend
tranquillement la mort au bord du même fleuve où il chanta
ses amours, et dont les arbres portent encore son nid et sa
postérité harmonieuse.
C'est ici le lieu de remarquer une autre loi de la nature.
Dans la classe des petits oiseaux, les œufs sont ordinaire-
ment peints d'une des couleurs dominantes du mâle. Le bou-
vreuil niche dans les aubépines, dans les groseilliers et dans les
buissons de nos jardins ; ses œufs sont ardoisés comme la
chape de son dos. Nous nous rappelons avoir trouvé une fois
un de ses nids dans un rosier ; il ressemblait à une conque de
nacre, contenant quatre perles bleues ; une rose pendait
au-dessus, tout humide ; le bouvreuil mâle se tenait immobile
sur un arbuste voisin, comme une fleur de pourpre et d'azur.
Ces objets étaient répétés dans l'eau d'un étang avec l'om-
brage d'un noyer, qui servait de fond à la scène, et derrière
lequel on voyait se lever l'aurore. Dieu nous donne dans ce
petit tableau une idée des grâces dont il a paré la nature ^.
(Le Génie du Christianisme.)
CARACTERES NATURELS DANS L'ANTIQUITE
ET CHEZ LES MODERNES.
LA MÈREi — ANDROMAQUE
Le culte de la Vierge et l'amour de Jésus-Christ pour les
enfants prouvent assez que l'esprit du christianisme a une
1. Cette couronne est faite d'un a quelque chose d'arrangé et de
léger duvet. concerté.
2. Peinture ciiarmante, mais qui
CHA TE A UBRIA ND 27
tendre sympathie avec le génie des mères. Ici nous proposons
d'ouvrir un nouveau sentier à la critique ; nous chercherons
dans les sentiments d'une mère païenne, peinte par un auteur
moderne, les traits chrétiens que cet auteur a pu répandre dans
son tableau, sans s'en apercevoir lui-même. Pour démontrer
l'influence d'une institution morale ou religieuse sur le cœur
de l'homme, il n'est pas nécessaire que l'exemple rapporté
soit pris à la racine même de cette institution ; il suffit qu'il
en décèle le génie : c'est ainsi que V Elysée *, dans le Télémaque,
est visiblement un paradis chrétien.
Or, les sentiments les plus touchants de l'Andromaque de
Racine émanent pour la plupart d'un poète chrétien. L'Andro-
maque de V Iliade est plus épouse que mère ; celle d'Euri-
pide " a un caractère à la fois rampant et ambitieux, qui
détruit le caractère maternel ; celle de Virgile est tendre et
triste, mais c'est moins encore la mère que l'épouse : la veuve
d'Hector ne dit pas : Astyanax ubi est ? mais : Hector ubi
est 3 ?
L'Andromaque de Racine est plus sensible, plus intéres-
sante que l'Andromaque antique. Ce vers si simple et si
aimable :
Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui *,
est le mot d'une femme chrétienne : cela n'est point dans le
goût des Grecs, et encore moins des Romains. L'Andromaque
d'Homère gémit sur les malheurs futurs d' Astyanax, mais elle
songe à peine à lui dans le présent ; la mère, sous notre culte,
plus tendre, sans être moins prévoyante, oublie quelquefois
ses chagrins en donnant un baiser à son fils. Les anciens
n'arrêtaient pas longtemps les yeux sur l'enfance ; il semble
qu'ils trouvaient quelque chose de trop naïf dans le langage
du berceau ^. Il n'y a que le Dieu de l'Evangile qui ait osé
1. Le tableau que Fénelon nous dans l'Andromaque de Racine, As-
fait des Champs Klysées. tyanax ne parait pas. Et. si Joas
2. Dans la pièce intitulée Andro- paraît dans Athalie, c'est Dieu lui-
muque. même qui parle par sa bouche. Au
3. Cf. Enéide, III, 312. Où est contraire, Euripide, pour nous en
Hector ? tenir ù lui, nous montre dans son
4. Acte I, scène iv. Iphigénie à Aulide le petit Oreste, et,
5. Quoi qu'en dise Cliateaubriand, dans son Alceste, il fait parler le
l'art classique, au contraire, exclut petit Eumélos.
généralement l'enfance du théâtre ;
28 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
nommer sans rougir les petits enfants (parviUi), et qui les ait
offerts en exemple aux hommes...
Lorsque la veuve d'Hector dit à Céphise S dans Racine :
Qu'il ait de ses aïeux un souvenir modeste ;
Il est du sang d'Hector, mais il en est le reste ^,
qui ne reconnaît la chrétienne ? C'est le deposuit patentes de
sede '. L'antiquité ne parle pas de la sorte, car elle n'imite
que les sentiments naturels ; or, les sentiments exprimés dans
ces vers de Racine ne sont point purement dans la nature ; ils
contredisent au contraire la voix du cœur...
A la vérité, l'Andromaque moderne s'exprime à peu près
comme Virgile sur les aïeux d'Astyanax. Mais, après ce vers :
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
elle ajoute :
Plutôt ce qu'ils ont fait ce que qu'ils ont été.
Or, de tels préceptes sont directement opposés au cri de
l'orgueil : on y voit la nature corrigée, la nature plus belle,
la nature évangélique. Cette humilité que le christianisme a
répandue dans les sentiments, et qui a changé pour nous le
rapport des passions, comme nous le dirons bientôt, perce à
travers tout le rôle de la moderne Andromaque. Quand la
veuve d'Hector, dans V Iliade, se représente la destinée qui
attend son fils, la peinture qu'elle fait de la future misère
d'Astyanax a quelque chose de bas et de honteux ; l'humihté,
dans notre religion, est bien loin d'avoir un pareil langage :
elle est aussi noble qu'elle est touchante. Le chrétien se sou-
met aux conditions les plus dures de la vie ; mais on sent
qu'il ne cède que par un principe de vertu, qu'il ne s'abaisse
que sous la main de Dieu, et non sous celle des hommes ; il
conserve sa dignité dans les fers : fidèle à son maître sans
lâcheté, il méprise des chaînes qu'il ne doit porter qu'un
moment, et dont la mort viendra bientôt le délivrer ; il n'es-
time les choses de la vie que comme des songes, et supporte sa
1. Sa confidente. renversé les puissants de leurs trônes.
2. Acte IV, scène I. lEuangile selon saint Luc, 1,52, dans
3. Déposait polentes de sede. 11 a ce qu'on appelle le maffni/îca/).
CHATEAUBRIAND 29
condition sans se plaindre, parce que la liberté et la servitude,
la prospérité et le malheur, le diadème et le bonnet de l'es-
clave sont peu différents à ses yeux.
{Le Génie du Christianisme.)
DES EGLISES GOTHIQUES
Chaque chose doit être mise en son lieu, vérité triviale à force
d'être répétée, mais sans laquelle, après tout, il ne peut y
avoir rien de parfait. Les Grecs n'auraient pas plus aimé un
temple égyptien à Athènes que les Egyptiens un temple grec à
Memphis. Ces deux monuments changés de place aur;aient
perdu leur principale beauté, c'est-à-dire leurs rapports avec
les institutions et les habitudes des peuples. Cette réflexion
s'applique pour nous aux anciens monuments du christia-
nisme. Il est même curieux de remarquer que, dans ce siècle
incrédule, les poètes et les romanciers, par un retour naturel
vers les mœurs de nos aïeux, se plaisent à introduire dans
leurs fictions des souterrains, des fantômes, des châteaux, des
temples gothiques : tant ont de charmes les souvenirs qui se
lient à la religion et à l'histoire de la patrie ! Les nations ne
jettent pas à l'écart leurs antiques mœurs comme on se
dépouille d'un vieil habit. On leur en peut arracher quelques
parties, mais il en reste des lambeaux qui forment avec les
nouveaux vêtements une effroyable bigarrure.
On aura beau bâtir des temples grecs bien élégants, bien
éclairés, pour rassembler le bon peuple de saint Louis, et lui
faire adorer un Dieu métaphysique, il regrettera toujours ces
Notre-Dame de Reims et de Paris, ces basiliques toutes mous-
sues, toutes remplies des générations des décédés et des âmes
de ses pères ; il regrettera toujours la tombe de quelques
messieurs de Montmorency, sur laquelle il souloit ' de se
mettre à genoux durant la messe, sans oublier les sacrées
fontaines - où il fut porté à sa naissance. C'est que tout cela
est essentiellement lié à nos mœurs ; c'est qu'un monument
n'est vénérable qu'autant qu'une longue histoire du passé est,
pour ainsi dire, empreinte sous ces voûtes toutes noires de
1. Souloit. Mot de la vieille lan- 2. Les sacrées fontaines. Les fonts
gue ; avait coutume. baptismaux.
30 LE XLX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
siècles '. Voilà pourquoi il n'y a rien de merveilleux dans un
temple qu'on a vu bâtir, et dont les échos et les dômes se
sont formés sous nos yeux. Dieu est la loi éternelle ; son
origine et tout ce qui tient à son culte doit se perdre dans la
nuit des temps.
On ne pouvait entrer dans une église gothique sans
éprouver une sorte de frissonnement et un sentiment vague
de la Divinité. On se trouvait tout d'un coup reporté à ces
temps où des cénobites, après avoir médité dans les bois de
leurs monastères, venaient se prosterner à l'autel, et chanter
les louanges du Seigneur dans le calme et le silence de la nuit.
L'ancienne France semblait revivre : on croyait voir ces cos-
tumes singuliers, ce peuple si différent de ce qu'il est aujour-
d'hui ; on se rappelait et les révolutions de ce peuple, et ses
travaux, et ses arts. Plus ces temps étaient éloignés de nous,
plus ils nous paraissaient magiques, plus ils nous remplis-
saient de ces pensées qui finissent toujours par une réflexion
sur le néant de l'homme et la rapidité de la vie.
L'ordre gothique, au milieu de ces proportions barbares, a
toutefois une beauté qui lui est particulière ^.
Les forêts ont été les premiers temples de la Divinité, et les
hommes ont pris dans les forêts la première idée de l'architec-
ture. Cet art a donc dû varier selon les climats. Les Grecs ont
tourné l'élégante colonne corinthienne avec son chapiteau de
feuilles sur le modèle du palmier ^. Les énormes piliers du
vieux style égyptien représentent le sycomore, le figuier
oriental, le bananier et la plupart des arbres gigantesques de
l'Afrique et de l'Asie.
Les forêts des Gaules ont passé à leur tour dans les temples
de nos pères, et nos bois de chênes ont ainsi maintenu leur
origine sacrée *. Ces voûtes ciselées en feuillages, ces jambages
qui appuient les murs et finissent brusquement comme des
troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du sanc-
1. Victor Hugo a développé ce trement l'invention du chapiteau
thème en beaux vers dans la pièce corinthien, modelé, selon lui, sur des
des Voix intérieures, intitulée A l'Arc feuilles d'acanthe.
de triomphe. 4. Allusion à la religion druidi-
2. Chateaubriand a été un des que. Le mot druide se rattache vrai-
premiers à la sentir. semblablement au nom et au culte
3. Vitruve, comme le remarque du chêne,
en note Chateaubriand, raconte au-
CHATEAU BRI AS D 31
tuaire, les ailes obscures, les passages secrets, les portes
abaissées, tout retrace les labyrinthes des bois dans l'église
gothique ; tout en fait sentir la religieuse horreur, les mys-
tères et la divinité. Les deux tours hautaines plantées à
l'entrée de l'édifice surmontent les ormes et les ifs du cime-
tière, et font un effet pittoresque sur l'azur du ciel. Tantôt le
jour naissant illumine leurs têtes jumelles ; tantôt elles parais-
sent couronnées d'un chapeau de. nuages, ou grossies dans
une atmosphère vaporeuse. Les oiseaux eux-mêmes semblent
s'y méprendre et les adopter pour les arbres de leurs forêts :
des corneilles voltigent autour de leurs faîtes et se perchent
sur leurs galeries. Mais tout à coup des rumeurs confuses
s'échappent de la cime de ces tours et en chassent les oiseaux
effrayés. L'architecte chrétien, non content de bâtir des
forêts, a voulu, pour ainsi dire, en imiter les murmures ; et,
au moyen de l'orgue et du bronze suspendu ', il a attaché au
temple gothique jusqu'au bruit des vents et du tonnerre, qui
roule dans la profondeur des bois. Les siècles, évoqués par
ces sons religieux, font sortir leurs antiques voix du sein des
pierres, et soupirent dans la vaste basilique : le sanctuaire
mugit comme l'antre de l'ancienne Sibylle ^ ; et, tandis que
l'airain se balance avec fracas sur votre tête, les souterrains
voûtés de la mort se taisent profondément sous vos pieds.
{Le Génie du Christianisme.)
RUINES DES MONU.MENTS CHRETIENS
Les ruines des monuments chrétiens n'ont pas la même
élégance que les ruines des monuments de Rome et de la
Grèce ; mais, sous d'autre rapports, elles peuvent supporter
le parallèle. Les plus belles que l'on connaisse dans ce genre
sont celles que l'on voit en Angleterre, au bord des lacs de
Cumberland, dans les montagnes d'Ecosse et jusque dans les
Orcades. Les bas côtés du chœur, les arcs des fenêtres, les
ouvrages ciselés des voussures, les pilastres des cloîtres et
1. Bronze suspendu. Périphrase qui a ici sa signification particulière,
dans le goût pseudo-classique, mais 2. Cf. Virale, Enéide, VI, 41-155.
32 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
quelques pans de la tour des cloches sont en général les parties
qui ont résisté aux efforts du temps.
Dans les ordres grecs, les voûtes et les cintres suivent
parallèlement les arcs du ciel ; de sorte que, sur la tenture
grise des nuages ou sur un paysage obscur, ils se perdent dans
les fonds ; dans l'ordre gothique, au contraire, les pointes con-
trastent avec les arrondissements des cieux et les courbures
de l'horizon. Le gothique, étant tout composé de vides, se
décore ensuite plus aisément d'herbes et de fleurs que les
pleins des ordres grecs. Les filets redoublés des pilastres, les
dômes découpés en feuillage ou creusés en forme de cueilloir,
deviennent autant de corbeilles où les vents portent, avec la
poussière, les semences des végétaux. La joubarbe se cram-
ponne dans le ciment, les mousses emballent d'inégaux
décombres dans leur bourre élastique, la ronce fait sortir ses
cercles bruns de l'embrasure d'une fenêtre, et le lierre, se
traînant le long des cloîtres septentrionaux, retombe en fes-
tons dans les arcades.
Il n'est aucune ruine d'un effet plus pittoresque que ces
débris : sous un ciel nébuleux, au milieu des vents et des tem-
pêtes, au bord de cette mer dont Ossian^ a chanté les orages,
leur architecture gothique a quelque chose de grand et de
sombre comme le Dieu de Sinaï, dont elle perpétue le sou-
venir. Assis sur un autel brisé, dans les Orcades, le voyageur
s'étonne de la tristesse de ces lieux ; un océan sauvage, des
syrtes '^ embrumées, des vallées où s'élève la pierre d'un
tombeau, des torrents qui coulent à travers la bruyère, quel-
ques pins rougeatres jetés sur la nudité d'un morne ^ flanqué
de couches de neige, c'est tout ce qui s'offre aux regards. Le
vent circule dans les ruines, et leurs innombrables jours
deviennent autant de tuyaux d'où s'échappent des plaintes ;
l'orgue avait jadis moins de soupirs sous ces voûtes reli-
gieuses. De longues herbes tremblent aux ouvertures des
dômes. Derrière ces ouvertures on voit fuir la nue et planer
l'oiseau des terres boréales. Quelquefois, égaré dans sa route,
Un vaisseau caché sous ses toiles arrondies, comme un Esprit
1. Cf. p. 6, n. 1. 3. Mor/je. Petite montagne arrou-
2. Syrtes. Bancs de sable mou- die (généralement aux Antilles),
vants.
CHATEAUBRIAND 83
de8 eaux voilé de ses ailes, sillonne les vagues désertes ; sous
le souffle de l'aquilon, il semble se prosterner à chaque pas,
et saluer les mers qui baignent les débris du temple de Dieu...
Sacrés débris des monuments chrétiens, vous ne rappelez
point, connne tant d'autres ruines, du sang, des injustices et
des violences ! vous ne racontez qu'une histoire paisible, ou
tout au plus que les souffrances mystérieuses du Fils de
l'homme ! Et vous, saints ermites, qui, pour arriver à des
retraites plus fortunées, vous étiez exilés sous les glaces du
pôle, vous jouissez maintenant du fruit de vos sacrifices ! S'il
est parmi les anges, comme parmi les hommes, des campagnes
habitées et des lieux déserts, de même que vous ensevelîtes
vos vertus dans les solitudes de la terre, vous aurez sans doute
choisi les solitudes célestes pour y cacher votre bonheur !
{Le Génie du Christianisme.)
CIMETIERES DE CAMPAGNE
Les anciens n'ont point eu de lieux de sépulture plus agréa-
bles que nos cimetières de campagne : des prairies, des
champs, des eaux, des bois, une riante perspective, mariaient
leurs simples images avec les tombeaux des laboureurs. On
aimait à voir le gros if qui ne végétait plus que par son écorce,
les pommiers du presbytère, le haut gazon, les peupliers,
l'ormeau des morts, et les buis, et les petites croix de conso-
lation et de grâce. Au milieu des paisibles monuments, le
temple villageois élevait sa tour surmontée de l'emblème
rustique de la vigilance ^ On n'entendait dans ces lieux que
le chant du rouge-gorge, et le bruit des brebis qui broutaient
l'herbe de la tombe de leur ancien pasteur.
Les sentiers qui traversaient l'enclos bénit aboutissaient à
l'église ou à la maison du curé : ils étaient tracés par le pauvre
et le pèlerin, qui allaient prier le Dieu des miracles, ou deman-
der le pain de l'aumône à l'homme de l'Evangile : l'indiffé-
rent ou le riche ne passait point sur ces tombeaux.
On y lisait pour toute éphitaphe : Guillaume ou Paul, né en
telle année, mort en telle autre. Sur quelques-uns il n'y avait pas
1. Le coq.
LK XIX* SIÈCLE PAR LES TEXTES. — S
34 LE A/A'-' SIÈCLE PAR LES TEXTES
même de nom. Le laboureur chrétien repose oublié dans la
mort, comme ces végétaux utiles au milieu desquels il a vécu :
la nature ne grave pas le nom des chênes sur leurs troncs
abattus dans les forêts.
Cependant, en errant un jour dans un cimetière de cam-
pagne, nous aperçûmes une épitaphe latine sur une pierre
qui annonçait le tombeau d'un enfant. Surpris de cette
magnificence, nous nous approchâmes, pour connaître l'érudi-
tion du curé du village ; nous lûmes ces mots de l'Evangile :
« Sinite parvulos ventre ad me. »
« Laissez les petits enfants venir à moi. »
Les cimetières de la Suisse sont quelquefois placés sur des
rochers, d'où ils commandent les lacs, les précipices et les
vallées. Le chamois et l'aigle y fixent leur demeure, et la mort
croît sur ces sites escarpés, comme ces plantes alpines dont
la racine est plongée dans des glaces éternelles. Après son
trépas, le paysan de Glaris ou de Saint-Gall est transporté sur
ces hauts lieux par son pasteur. Le convoi a pour pompe
funèbre la pompe de la nature, et pour musique, sur les
croupes des Alpes, ces airs bucoliques qui rappellent au
Suisse exilé son père, sa mère, ses sœurs, et les bêlements des
troupeaux de sa montagne.
(Le Génie du Christianisme.)
DEMODOCUS ET CYMODOCEE CHEZ LASTHE.^ES '
Comme Lasthénès achevait de prononcer ces paroles, le
soleil descendit sur les sommets du Pholoë -, vers l'horizon
éclatant d'Olympie ; l'astre agrandi parut un moment immo-
bile, suspendu au-dessus de la montagne, comme un large
bouclier d'or. Les bois de l'Alphée ^ et du Ladon *, les neiges
lointaines du Telphusse * et du Lycée " se couvrirent de roses ;
1. Cymodocée, fille de Démodo- Démodocus est prêtre d'Homère, et
eus, s'est égarée en revenant d'une 11 a consacré Cymodocée au culte
fête. Eudore, fils de Lasthénès, l'a des Muses,
rencontrée et reconduite chez elle. 2. Montagne de l'Arcadie.
Quelques jours après, Démodocus, .1. Fleuve de l'Elide.
accompagné de sa fille, va rendre 4. Fleuve de l'Arcadie.
visite à Lasthénès, qu'il trouve fai- 5. Montagne de l'Arcadie.
sant la moisson avec sa famille et 6. Id.
ses gens. — Lasthénès est chrétien
CHATEAUBRIAND 35
IcH vents tombèrent, et les vallées de l'Arcadie demeurèrent
dans un repos universel. Les moissonneurs quittèrent alors
leur ouvrage ; la famille, accompagnée des étrangers, reprit
le chemin de la maison. Les maîtres et les serviteurs mar-
chaient pêle-mêle, portant les divers instruments du labou-
rage ; ils étaient suivis de mulets au pied sûr, chargés de bois
coupé sur les hauteurs, et de bœufs traînant lentement les
équipages champêtres renversés *; ou les chariots tremblant
sous le poids des gerbes.
En arrivant à la maison, on entendit le son d'une cloche.
« Nous allons faire la prière du soir, dit Lasthénès àDémo-
docus ; nous f)ermettrez-vous de vous quitter un moment,
ou préférez- vous noas suivre ? »
« Me préservent les dieux de mépriser les prières, s'écria
Démodocus, ces filles boiteuses de Jupiter, qui peuvent seules
apaiser la colère d'Até - ! »
On s'assemble aussitôt dans une cour entourée de granges
et des étables des troupeaux. Quelques ruches d'abeilles y
répandaient une agréable odeur mêlée au parfum du lait des
génisses qui revenaient des pâturages. Au milieu de cette
cour, on voyait un puits dont les deux poteaux, couverts de
lierre, étaient surmontés de deux aloès qui croissaient dans
des corbeilles. Un noyer, planté par l'aïeule de Lasthénès,
couvrait le puits de son ombre. Lasthénès, la tête nue et le
visage tourné vers l'Orient, se plaça debout sous l'arbre
domestique. Les bergers et les moissonneurs se mirent à
genoux sur du chaume nouveau, autour de leur maître. Le
père de famille prononça à haute voix cette prière, qui fut
répétée par ses enfants et par ses serviteurs :
« Seigneur, daignez visiter cette demeure pendant la nuit,
et en écarter les vains songes. Nous allons quitter les vête-
ments du jour, couvrez-nous de la robe d'innocence et d'im-
mortalité que nous avons perdue par la désobéissance de nos
premiers pères. Lorsque nous serons endormis dans le sépul-
cre,'ô Seigneur, faites que nos âmes reposent avec vous dans
le ciel ! »
1. Renversés. Pour qu'ils ne pus- de rc^garement qui perd les hommes,
sent pas blesser ceux qui suivaient. — Cf., Homère, Iliade, IX, 503, sqq.
2. Personnification du maliieur,
36 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Quand cela fut fait, on entra dans la maison, où se pré-
parait le repas de l'hospitalité. Un homme et une femme
parurent, portant deux grands vases d'airain pleins d'une
eau échaufifée par la flamme. Le serviteur lava les pieds de
Démodocus ; la servante, ceux de la fille de Démodocus ; et,
après les avoir oints d'une huile de parfums d'un grand prix,
elle les essuya avec un lin blanc. La fille aînée de Lasthénès,
du même âge que Cymodocée, descendit dans un souterrain
frais et voûté. On conservait dans ce lieu toutes sortes de
choses pour la vie de l'homme. Sur des planches de chêne
attachées aux parois du mur, on voyait des outres remplies
d'une huile aussi douce que celle de l' Attique ; des mesures
de pierre en forme d'autel, ornées de têtes de lion, et qui
contenaient la fine fleur du froment ; des vases de miel de
Crète, moins blanc, mais plus parfumé que celui d'Hybla ^,
et des amphores pleines d'un vin de Chio devenu comme un
baume par le long travail des ans. La fille de Lasthénès
remplit une urne de cette liqueur bienfaisante, propre à
réjouir le cœur de l'homme ^ dans l'aimable familiarité d'un
repas.
Cependant les serviteurs ne savaient s'ils devaient apprêter
le festin sous la vigne ou sous le figuier comme dans un jour
de réjouissance. Ils vont consulter leur maître : Lasthénès
leur ordonne de dresser dans la salle des Agapes ^ une table
d'un buis éclatant. Ils la lavent avec une éponge, et la cou-
vrent de corbeilles d'osier, pleines d'un pain sans levain,
cuit sous la cendre. Ils apportent ensuite, dans des plats
d'une simple argile, des racines, quelques volatiles et des
poissons du lac Stymphale *, nourriture destinée à la famille ;
mais on servit pour les étrangers un chevreau qui avait à
peine goûté l'arbousier du mont Aliphère et le cytise du
vallon de Mélénée ^
{Les Martyrs.)
1. Ville de Sicile. 3. Agapes. Repas en commun des
2. Souvenir de la Bible : bonum premiers chrétiens.
viniim lœtiflcai cor hominis ; le bon 4. En Arcadie.
vin réjouit le cœur de l'homme. 5. Ce mont et ce vallon étaient tout
près de l'habitation de Lasthénès.
CHATEAU BRI AS D 87
COMBAT DES FRANCS ET DES ROMAINS'
(( Parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des
urochs et des sangliers, les Francs se montraient de loin
comme un troupeau de bêtes féroces. Une tunique courte et
serrée laissait voir toute la hauteur de leur taille, et ne leur
cachait pas le genou. Les yeux de ces Barbares ont la cou-
leur d'une mer orageuse ; leur chevelure blonde, ramenée en
avant sur leur poitrine, et teinte d'une liqueur rouge, est
semblable à du sang et à du feu. La plupart ne laissent
croître leur barbe qu'au-dessus de la bouche, afin de donner
à leurs lèvres plus de ressemblance avec le mufle des dogues
et des loups. Les uns chargent leur main droite d'une longue
framée -, et leur main gauche d'un bouclier qu'ils tournent
comme une roue rapide ; d'autres, au lieu de ce bouclier,
tiennent une espèce de javelot, nommé angon, où s'enfoncent
deux fers recourbés ; mais tous ont à la ceinture la redoutable
francisque, espèce de hache à deux tranchants, dont le man-
che est recouvert d'un dur acier : arme funeste que le Franc
jette en poussant un cri de mort, et qui manque rarement
de frapper le but qu'un œil intrépide a marqué.
« Ces Barbares, fidèles aux usages des anciens Germains,
s'étaient formés en coin, leur ordre accoutumé de bataille. La
formidable triangle, où l'on ne distinguait qu'une forêt de
framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus, s'avançait
avec impétuosité, mais d'un mouvement égal, pour percer la
ligne romaine. A la pointe de ce triangle étaient placés des
braves qui conservaient une barbe longue et hérissée, et qui
portaient au bras un anneau de fer. Ils avaient juré de ne
quitter ces marques de servitude qu'après avoir sacrifié ^ un
Romain. Chaque chef dans ce vaste corps était environné des
guerriers de sa famille, afin que, plus ferme dans le choc, il
I. Ce morceau se trouve dans le lieux, la physionomie des races,
récit fait par Eudore h Démodocus Augustin Tiiierr raconte dans la
et Cymodocée des aventures de sa préface des Récils mérmnngienscom-
jeunessc. Envoyé de l\ome en exil ment la lecture de ces pages, quand
ù l'armée de Constance, le jeune il était encor.- au collège. « fut peut-
liomnic l'a trouvée dans la Batavie, être décisive pour s» vocation A
toute prête A marcher contre les venir ».
Francs. — ■ Le combat des Franks et 2. Framée. Lance dont le fer est
des Romains est le premier modèle court et étroit,
d'une narration historique qui rende 3. Sacrifié. Immolé,
le caractère des temps, la couleur des
38 LE A7A'-- SIECLE PAR LES TEXTES
remportât la victoire ou mourût avec ses amis. Chaque tribu
se ralliait sous un symbole : la plus noble d'entre elles se
distinguait par des abeilles ou trois fers de lance K Le vieux
roi des Sicambres, Pliaramond ^, conduisait l'armée entière,
et laissait une partie du commandement à son petit-fife
Mérovée. Les cavaliers francs, en face de la cavalerie romaine,
couvraient les deux côtés de leur infanterie : à leurs casques
en forme de gueules ouvertes, ombragés de deux ailes de
vautour, à leurs corselets de fer, à leurs boucliers blancs, on
les eût pris pour des fantômes ou pour ces figures bizarres
que l'on aperçoit au milieu des nuages pendant une tempête.
Clodion, fils de Pharamond et père de Mérovée, brillait à la
tête de ces cavaliers menaçants.
» Sur une grève, derrière cet essaim d'ennemis, on aperce-
vait leur camp semblable à un marché de laboureurs et de
pêcheurs ; il était rempli de femmes et d'enfants, et retranché
avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands
boeufs. Non loin de ce camp champêtre, trois sorcières en
lambeaux faisaient sortir de jeunes poulains d'un bois sacré ^,
afin de découvrir par leur course à quel parti Tuiston * pro-
mettait la victoire. La mer d'un côté, des forêts de l'autre,
formaient le cadre de ce grand tableau.
» Le soleil du matin, s'échappant des replis d'un nuage
d'or, verse tout à coup sa lumière sur les bois, l'océan et les
armées. La terre paraît embrasée du feu des casques et des
lances. Les instruments guerriers sonnent l'air antique de
Jules César partant pour les Gaules. La rage s'empare de
tous les cœurs, les yeux roulent du sang, la main frémit sur
l'épée. Les chevaux se cabrent, creusent l'arène, secouent
leur crinière, frappent de leur bouche écumante leur poitrine
enflammée, ou lèvent vers le ciel leurs naseaux brûlants, pour
respirer les sons belliqueux. Les Romains commencent le
chant de Probus ^ :
1. « Je place ici l'origine des dans la suite, pour Clodion et Méro-
armes de la monarchie. » (Note de vée.
Chateaubriand). — C'est par de 3. Tous ces détails ont été em-
tels procédés, très fréquents dans les pruntés à Tacite.
Martyrs, que Chateaubriand a pré- 4. Dieu des Germains.
tendu rendre son poème national. 5. L'empereur Probus avait rem-
2. Un ancêtre du Pharamond porté une grande victoire sur les
« historique ". Même observation, Franks.
C HA TE A UBRIA ND 3'J
» Quand nous aurons vaincu mille guerriers francs, com-
bien ne vaincrons- nous pas de millions de Perses ! »
Les Grecs répètent en chœur le Paean ', et les Gaulois
• l'hymne des Druides. Les Francs répondent à ces cantiques
de mort : ils serrent leurs boucliers contre leur bouche -, et
font entendre un gémissement semblable au bruit de la mer
que le vent brise contre un rocher ; puis tout à coup, poussant
un cri aigu, ils entonnent le bardit '^ à la louange de leurs
héros :
» Pharamond ! Pharamond ! Nous avons combattu avec
l'épée.
» Nous avons lancé la francisque * à deux tranchants ; la
)' sueur tombait du front des guerriers et ruisselait le long de
» leurs bras. Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes ^ pous-
» saient des cris de joie ; le corbeau nageait dans le sang des
» morts ; tout l'océan n'était qu'une plaie : les vierges ont
)> pleuré longtemps !
» Pharamond ! Pharamond ! Nous avons combattu avec
l'épée.
» Nos pères sont morts dans les batailles, tous les vautours
)) en ont gémi : nos pères les rassasiaient de carnage ! Choi-
» sissons des épouses dont le lait soit du sang, et qui remplis-
» sent de valeur le cœur de nos fils. Pharamond, le bardit est
« achevé ; les heures de la vie s'écoulent, nous sourirons
)) quand il faudra mourir ! »
« Ainsi chantaient quarante mille Barbares. Leurs cavaliers
haussaient et baissaient leur boucliers blancs en cadence ;
et à chaque refrain, ils frappaient du fer d'un javelot leur
poitrine couverte de fer.
» Déjà les Francs sont à la portée du trait de nos troupes
légères. Les deux armées s'arrêtent. Il se fait un profond
silence : César, du milieu de la légion chrétienne ", ordonne
d'élever la cotte d'armes de pourpre, signal du combat ; les
archers tendent leurs arcs, les fantassins baissent leurs
1. Pa?an. Généralement hymne en mot se rattache probablement à
l'honneur d'Apollon ; mais c'était barde.
aussi un chant do guerre. 4. Francisque. Cf. p. ."57.
2. Cf. Tacite. De Moribus Germa- 5. Sorte de mouettes.
norum, III. 6. La Pudique, cjui formait le
3. Bardit. Chant guerrier : ce corps de réserve et la garde de l'em-
pereur.
40 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES '
piques, les cavaliers tirent tous à la fois leurs épées, dont les
éclairs se croisent dans les airs. Un cri s'élève du fond des
légions : « Victoire à l'Empereur ! « Les Barbares repoussent
ce cri par un affreux mugissement : la foudre éclate avec
moins de rage sur les sommets de l'Apennin, l'Etna gronde
avec moins de violence lorsqu'il verse au sein des mers des
torrents de feu, l'Océan bat ses rivages avec moins de fracas
quand un tourbillon, descendu par l'ordre de l'Eternel, a
déchaîné les cataractes de l'abîme ^ »
(Les Martyrs.)
LA TEMPETE'
Par un signe au milieu de la nue, Emmanuel fait connaître
à l'Ange des mers la volonté du Très-Haut. Aussitôt le vent,
qui jusqu'alors avait été favorable au vaisseau de Cymodocée,
expire : un calme profond règne dans les airs ; à peine des
brises incertaines se lèvent tour à tour de divers côtés, rident
la surface unie des flots, et viennent agiter les voiles sans avoir
la force de les soulever. Le soleil pâlit au milieu de son cours,
et l'azur du ciel, traversé de bandes verdâtres, semble se
décomposer dans une lumière louche et troublée. Des sillons
plombés s'étendent sans fin dans une mer pesante et morte ;
le pilote, levant les mains, s'écrie :
« 0 Neptune ! que nous présagez-vous ? Si mon art n'est
pas trompeur, jamais plus horrible tempête n'aura bouleversé
les flots. »
A l'instant il ordonne d'abattre les voiles, et chacun se pré-
pare au danger.
Les nuages s'amoncellent entre le midi et l'orient ; leurs
bataillons funèbres paraissaient à l'horizon comme une noire
armée, ou comme de lointains écueils. Le soleil, descendant
1. Les cataractes de Fabime. encore bien des traces du goût
Expression biblique. pseudo-classique. Mais on y trouve
2. Cymodocée est devenue chré- aussi par endroits une précision pit-
tienne. EUle a quitté la Grèce pour toresque bien étrangère au pseudo-
échapper aux persécutions du pro- classicisme ; Chateaubriand remar-
consul Hiéroclès ; quand elle y ren- que en note qu'il « peint ici d'après
tre, une tempête suscitée par Dieu nature». — Cf., dans le chapitre YII,
la fait aborder en Italie. — Dans la la tempête décrite par Michelet.
description de cette tempête, il y a
CHATEAUBRIAXU 41
derrière ces nuages, les perce d'un rayon livide, et découvre
dans ces vapeurs entassées des profondeurs menaçantes. La
nuit vient : d'épaisses ténèbres enveloppent le vaisseau ; le
matelot ne peut distinguer le matelot tremblant auprès de
lui.
Tout à coup un mouvement parti des régions de l'aurore
annonce que Dieu vient d'ouvrir le trésor des orages ^ La
barrière qui retenait le tourbillon est brisée, et les quatre
Vents du ciel paraissent devant le Dominateur des mers. Le
vaisseau fuit et présente sa poupe bruyante au souffle impé-
tueux de l'orient ; toute la nuit il sillonne les vagues étin-
celantes. Le jour renaît et ne verse de clarté que pour laisser
voir la tempête : les flots se déroulaient avec uniformité *.
Sans les mâts et le corps de la galère que le vent rencontrait
dans sa course, on n'aurait entendu aucun bruit sur les eaux.
Rien n'était plus menaçant que ce silence dans le tumulte,
cet ordre dans le désordre. Comment se sauver d'une tem-
pête qui semble avoir un but et des fureurs préméditées ?
(Les Martyrs.)
CHANT DE CYMODOCÉE*
Demeurée seule avec le vêtement de gloire, Çymodocée le
considère, et le prend dans ses mains charmantes.
« On m'ordonne, dit-elle, de me parer pour mon époux ; il
faut obéir. »
Aussitôt elle revêt la tunique, qu'elle rattache avec la cein-
ture : les brodequins couvrent ses pieds plus blancs que le
marbre de Paros ; elle jette le voile sur sa tête, et suspend à
son épaule le manteau : telle la Muse des mensonges nous
peint la Nuit, mère de l'Amour, enveloppée de ses voiles
d'azur et de ses crêpes funèbres ; telle Marcie (moins jeune,
1. Le trésor des orages. Expression que je décris ici ; et il n'y a peut-
biblique. être rien de plus effrayant. » (Note
2. • Il faut Favouer, au milieu des de Chateaubriand I.
plus furieuses tempêtes, je n'ai point 3. Çymodocée, dans la prison où
remarqué ce chaos, ces montagnes elle a été enfermée comme chré-
d'eau. ces abimes, ce fracas qu'on tienne, vient de recevoir le vête-
voit dans les orages des poètes... ment des mart>Ts. qu'elle prend
J'ai bien remarqué au contraire ce pour sa rob? nuptiale,
silence et cette espèce de régularité
42 LE XIXe SIÈCLE PAR LES TEXTES
moins belle, moins vertueuse) se montra aux yeux du dernier
Caton, quand elle le réclama pour époux au milieu des mal-
heurs de Rome, et qu'elle parut à l'autel de l'Hymen avec
l'habit d'une veuve éplorée ^ Cymodocée ne sait pas qu'elle
porte la robe de la mort ! Elle se regarde dans ce triste appa-
reil, qui la rend cent fois plus touchante ; elle se rappelle le
jour où elle se couvrit des ornements des Muses pour aller
avec son père remercier la famille de Lasthénès '^.
« Ma robe nuptiale, disait-elle, n'est pas aussi éclatante ;
mais elle plaira peut-être davantage à mon époux, parce que
c'est une robe chrétienne. »
Le souvenir de son premier bonheur et du doux pays de la
Grèce inspira la fille d'Homère ^. Elle s'assit devant la fenêtre
de la prison ; et, reposant sur sa main sa tête embelhe du
voile des martyres, elle soupira ces paroles harmonieuses :
« Légers vaisseaux de l'Ausonie *, fendez la mer calme et
brillante ! Esclave de Neptune, abandonnez la voile au souf-
fle amoureux des vents ! Courbez- vous sur la rame agile.
Reportez-moi, sous la garde de mon époux et de mon père,
aux rives fortunées du Pamisus ^.
» Volez, oiseaux de Libye, dont le cou flexible se courbe
avec grâce, volez au sommet de l'Ithome '^, et dites que la
fille d'Homère va revoir les lauriers de la Messénie !
)) Quand retrouverai- je mon lit d'ivoire, la lumière du
jour si chère aux mortels, les prairies émaillées de fleurs
qu'une eau pure arrose, que la pudeur embellit de son souffle !
» J'étais semblable à la tendre génisse sortie du fond d'une
grotte, errante sur les montagnes, et nourrie au son des ins-
truments champêtres. Aujourd'hui dans une prison solitaire,
sur la couche indigente de Cérès ' !...
» Mais d'où vient qu'en voulant chanter comme la fau-
vette, je soupire comme la flûte consacrée aux morts ? Je
suis pourtant revêtue de la robe nuptiale ; mon cœur sentira
les joies et les inquiétudes maternelles ; je verrai mon fils
s'attacher à ma robe, comme l'oiseau timide qui se réfugie
1. Cf. Lucaiii, la Pharsale, II, 4. L'Italie.
365, sqq. 5. Fleuve de Messénie.
2. Cf. p. 34. 6. Montagne de Thessalie.
3. Démodocus était le dernier 7. Périphrase pseudo-classique.
des Homérides.
CHATEAUBRIAND 43
SOUS l'aile de sa mère *. Eh ! ne suis- je pas moi-même un jeune
oiseau ravi au sein partenel i
» Que mon père et mon époux tardent à paraître ! Ah ! s'il
m'étais ])ermi.s d'im})lorer encore les Grâces et les Muses" ! Si
je pouvais interroger le Ciel dans les entrailles de la victime!
Mais j'offense un Dieu que je connais à peine * : reposons-
nous sur la Croix *. »
{Tas Martyrs.)
LA MER MORTE ET LE JOURDAIN
Nous quittâmes le couvent à trois heures de l'après-midi ;
nous remontâmes le torrent de Cédron ; ensuite, traversant
la ravine, nous reprîmes notre route au levant. Nous décou-
vrîmes Jérusalem par une ouverture des montagnes. Je ne
savais trop ce que j'apercevais ; je croyais voir un amas de
rochers brisés : l'apparition subite de cette Cité des désola-
tions au milieu d'une solitude désolée avait quelque chose
d'effrayant ; c'était véritablement la Reine du désert.
Nous avancions : l'aspect des montagnes était toujours le
même, c'est-à-dire blanc poudreux, sans ombre, sans arbres,
sans herbe et sans mousse. A quatre heures et demie, nous
descendîmes de la haute chaîne de ces montagnes sur une
chaîne moins élevée. Nous cheminâmes pendant cinquante
minutes sur un plateau assez égal. Nous parvînmes enfin au
dernier rang des monts qui bordent à l'occident la vallée du
Jourdain et les eaux de la mer Morte. Le soleil était près de
se coucher ; nous mîmes pied à terre pour laisser reposer les
chevaux, et je contemplai à loisir le lac, la vallée et le fleuve.
Quand on parle d'une vallée, on se représente une vallée
cultivée ou inculte : cultivée, elle est couverte de moissons,
1. Souvenir des Troyennes d'Eu- miére éducation, mais s'aperçoit
ripide. Androniaque y dit au petit pourtant qu'elle pèche et se repro-
Astyanax : « Pourquoi tes mains che innocemment un langage que
s'attaclient-elles à ma robe, pauvre son ignorance excuse ».
petit poussin qui te réfugies sous les 4. « Ce chant est peut-être le
ailes de ta mère ? • morceau que j'ai le plus soigné de
2. Les Muses. Cymodocée leur tout l'ouvrage. On peut remarquer
avait été consacrée. qu'il ne s'y trouve qu'un seul hiatus;
3. La jeune llUe, comme Château- encore glisse-t-il assez facilement
briand le fait observer, « porte dans sur l'oreille. • (Note de Chateau-
ses sentiments les erreurs de sa pre- briand.)
44 LE XIX* SIÈCLE PAR LES TEXTES
de vignes, de villages, de troupeaux ; inculte, elle offre des
herbages ou des forêts ; si elle est arrosée par un fleuve, ce
fleuve a des replis ; les collines qui forment cette vallée ont
elles-mêmes des sinuosités dont les perspectives attirent
agréablement les regards.
Ici, rien de tout cela : qu'on se figure deux longues chaînes
de montagnes, courant parallèlement du septentrion au midi,
sans détours, sans sinuosités. La chaîne du levant, appelée
Montagne d'Arabie, est la plus élevée ; vue à la distance de
huit à dix lieues, on dirait un grand mur perpendiculaire,
tout à fait semblable au Jura par sa forme et par sa couleur
azurée ; on ne distingue pas un sommet, pas la moindre cime ;
seulement on aperçoit çà et là de légères inflexions, comme
si la main du peintre qui a tracé cette ligne horizontale sur
le ciel eût tremblé dans quelques endroits.
La chaîne du couchant appartient aux montagnes de Judée.
Moins élevée et plus inégale que la chaîne de l'est, elle en
diffère encore par sa nature : elle présente de grands mon-
ceaux de craie et de sable qui imitent la forme des faisceaux
d'armes, de drapeaux ployés, ou de tentes d'un camp assis au
bord d'une plaine. Du côté de l'Arabie, ce sont au contraire
de noirs rochers à pic qui répandent au loin leur ombre sur
les eaux de la mer Morte. Le plus petit oiseau du ciel ne trou-
verait pas dans ces rochers un brin d'herbe pour se nourrir ;
tout y annonce la patrie d'un peuple réprouvé...
La vallée comprise entre ces deux chaînes de montagnes
offre un sol semblable au fond d'une mer depuis longtemps
retirée : des plages de sel, une vase desséchée, des sables
mouvants et comme sillonnés par les flots. Cà et là des
arbustes chétifs croissent péniblement sur cette terre privée
de vie ; leurs feuilles sont couvertes du sel qui les a nourries,
et leur écorce a le goût et l'odeur de la fumée. Au lieu de vil-
lages, on aperçoit les ruines de quelques tours. Au milieu de
la vallée, passe un fleuve décoloré ; il se traîne à regret vers le
lac empesté qui l'engloutit. On ne distingue son cours au
milieu de l'arène que par les saules et les roseaux qui le
bordent : l'Arabe se cache dans ces roseaux pour attaquer le
voyageur et dépouiller le pèlerin.
Tels sont ces lieux fameux par les bénédictions et par les
CHATEAUBRIAND 45
malédictions du ciel : ce fleuve est le Jourdain ; ce lac est la
mer Morte ; elle paraît brillante, mais les villes coupables '
qu'elle cache dans son sein semblent avoir empoisonné ses
flots. Ses abîmes solitaires ne peuvent nourrir aucun être
vivant -, jamais vaisseau n'a pressé ses ondes; ses grèves sont
sans oiseaux, sans arbres, sans verdure ; et son eau, d'une
amertume affreuse, est si pesante que les vents les plus impé-
tueux peuvent à peine la soulever.
Quand on voyage dans la Judée, d'abord un grand ennui
saisit le cœur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude,
l'espace s'étend sans bornes devant vous, peu à peu l'ennui
se dissipe, on éprouve une terreur secrète, qui, loin d'abaisser
l'âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraor-
dinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des
miracles : le soleil brûlant, l'aigle impétueux, le figuier stérile,
toute la poésie, tous les tableaux de l'Ecriture sont là. Chaque
nom renferme un mystère ; chaque grotte déclare ^ l'avenir ;
chaque sommet retentit des accents d'un prophète. Dieu
même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers
fendus, les tombeaux entr'ouverts attestent le prodige ; le
désert paraît encore muet de terreur, et l'on dirait qu'il n'a
osé rompre le silence depuis qu'il a entendu la voix de
l'Etemel.
{Itinéraire de Paris à Jérusalem.)
1. Sodome et Gomorrhc. cède à la tentation d'ajouter un trait
2. Chateaubriand dit en note. de plus en accord avec la désolation
qu'il suit l'opinion générale, et, plus des lieux.
loin, il montrera que cette opinion 3. Déclare. Fait connaître claire-
n'est peut-être pas fondée. Ici, il ment, annonce. Cf. p. 23. n. 2.
CHAPITRE II (i)
BÉRANGER
LES SOUVENIRS DU PEUPLE
On parlera de sa gloire
Sous le chaume bien longtemps ;
L'humble toit, dans cinquante ans,
Ne connaîtra plus d'autre histoire.
Là viendront les villageois
Dire alors à quelque vieille :
« Par des récits d'autrefois.
Mère, abrégez notre veille;
Bien, dit-on, qu'il nous ait nui,
Le peuple encor le révère.
Oui, le révère.
Parlez-nous de lui, grand' mère,
Parlez- nous de lui.
— Mes enfants, dans ce village.
Suivi de rois il passa.
Voilà bien longtemps de ça :
Je venais d'entrer en ménage.
A pied grimpant le coteau
Où pour voir je m'étais mise.
Il avait petit chapeau
Avec redingote grise.
Près de lui je me troublai ;
Il me dit : « Bonjour, ma chère,
» Bonjour, ma chère. »
— Il vous a parlé, grand'mère !
Il vous a parlé !
1. Béranger fut un des.poètes qui contribuèrent le plus à • la légende
napolitaino ».
(i) Voir notre Précis de l'Histoire de la Lilléialure française, p. ioa-iiaa.
BÉRANGEti il
« L'ail d'après, moi, pauvre femme,
A Paris étant un jour,
Je le vis avec sa cour :
Il se rendait à Notre-Dame *.
Tous les cœurs étaient contents ;
On admirait son cortège.
Chacun disait : « Quel beau temps !
» Le Ciel toujours le prqtège. »
Son sourire était bien doux ;
D'un fils Dieu le rendait père,
Le rendait père.
— Quel beau joui* pour vous, grand'mère !
Quel beau jour pour vous !
« Mais, quand la pauvre Champagne
Fut en proie aux étrangers -,
Lui, bravant tous les dangers.
Semblait seul tenir la campagne.
Un soir, tout comme aujourd'hui.
J'entends frapper à la porte ;
J'ouvre. Bon Dieu ! c'était lui.
Suivi d'une faible escorte.
Il s'assoit où me voilà,
S'écriant : « Oh ! quelle guerre !
» Oh ! quelle guerre !
— Il s'est assis là, grand'mère !
Il s'est assis là !
« J'ai faim, » dit-il, et bien vite
Je sers piquette et pain bis ;
Puis il sèche ses habits ;
Même à dormir le feu l'invite.
Au réveil, voyant mes pleurs.
Il me dit : « Bonne espérance !
» Je cours de tous ses malheurs
» Sous Paris venger la France. »
1. Pour le baptême du roi de 2. Dans la campagne de 1813.
Rome.
LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
Il part ; et, comme un trésor,
J'ai depuis gardé son verre,
Gardé son verre.
— Vous l'avez encor, grand'mère !
Vous l'avez encor !
« Le voici. Mais à sa perte
Le héros fut entraîné.
Lui, qu'un pape a couronné,
Est mort dans une île déserte.
Longtemps aucun ^ ne l'a cru ^.
On disait : « Il va paraître.
» Par mer il est accouru ;
)) L'étranger va voir son maître. »
Quand d'erreur on nous tira,
Ma douleur fut bien amère !
Fut bien amère !
— Dieu vous bénira, grand'mère,
Dieu vous bénira. »
MON HABIT
Sois-moi fidèle, ô pauvre habit que j'aime !
Ensemble nous devenons vieux.
Depuis dix ans je te brosse moi-même.
Et Socrate n'eût pas fait mieux.
Quand le sort à ta mince étoffe
Livrerait de nouveaux combats,
Imite-moi, résiste en philosophe :
Mon vieil ami, ne nou^ séparons pas.
Je me souviens, car j'ai bonne mémoire.
Du premier jour où je te mis.
C'était ma fête, et, pour comble de gloire.
Tu fus chanté par mes amis.
1. Aucun, Employé comme pro- 2. Ne Va cru. N'a cru qu'il fût
nom ; archaïsme. mort.
BÈRANGER 49
Ton indigence, qui m'honore,
Ne m'a point banni de leurs bras ;
Tous ils sont prêts à nous fêter encore :
Mon vieil ami, ne nous séparons pas.
A ton revers j'admire une reprise :
C'est encore un doux souvenir.
Feignant ce soir de fuir la tendre Lise,
Je sens sa main me retenir.
On te déchire, et cet outrage
Auprès d'elle enchaîne mes pas.
Lisette a mis deux jours à tant d'ouvrage : ,
Mon vieil ami, ne nous séparons pas.
T'ai-je imprégné des flots de musc et d'ambre
Qu'un fat exhale en se mirant ?
M'a-t-on jamais vu dans une antichambre
T'exposer au mépris d'un grand ?
Pour des rubans la France entière
Fut en proie à de longs débats.
La fleur des champs brille à ta boutonnière :
Mon vieil ami, ne nous séparons pas.
Ne crains plus tant ces jours de courses vaines
Où notre destin fut pareil.
Ces jours mêlés de plaisirs et de peines,
Mêlés de pluie et de soleil.
Je dois bientôt, il me le semble.
Mettre pour jamais habit bas.
Attends un peu, nous finirons ensemble :
Mon vieil ami, ne nous séparons pas '.
1, t Mon habil est une des clian- heureux d'expression. VA pourtant
sons qu'on aime le plus A citer. On je ne puis ni'empécher de noter
en a retenu le retrain et des vers quelques mauvais vers, des expres-
charmants. C'est trt^s joli de motif. sions vagues et communes. • (Sainte-
trùs spirituel d'idées, quelquefois très Heuve, Lundis, t. II.)
LE XIX* SIECLE PAR LES TEXTES.
LAMARTINE '
LE VALLON
Mon cœur, lassé de tout, même de l'espérance,
N'ira plus de ses vœux importuner le sort ;
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d'un jour pour attendre la mort.
Voici l'étroit sentier de l'obscure vallée ;
Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais.
Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée.
Me couvrent tout entier de silence et de paix.
Là, deux ruisseaux, cachés sous des ponts de verdure,
Tracent en serpentant les contours du vallon ;
Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure,
Et non loin de leur source ils se perdent sans nom.
La source de mes jours, comme eux s'est écoulée ;
Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour.
Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée
N'aura pas réfléchi les clartés d'un beau jour.
La fraîcheur de leurs lits, l'ombre qui les couronne.
M'enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux ;
Comme un enfant bercé par un chant monotone,
Mon âme s'assoupit au murmure des eaux.
Ah ! c'est là qu'entouré d'un rempart de verdure.
D'un horizon borné qui suffit à mes yeux,
J'aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature,
A n'entendre que l'onde, à ne voir que les cieux.
1. La place de Lamartine dans ce nous ont accordé leur autorisation
recueil devrait être beaucoup plus que pour une dizaine de pages,
considérable ; mais les éditeurs ne
LAMARTINE 51
J'ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie ;
Je viens chercher vivant le calme du Léthé ^
Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l'on oublie :
L'oubli seul désormais est ma félicité.
Mon cœur est en repos, mon âme est en silence ;
Le bruit lointain du monde expire en arrivant,
Comme un son éloigné qu'affaiblit la distance,
A l'oreille incertaine apporté par le vent.
D'ici je vois la vie, à travers un nuage,
S'évanouir pour moi dans l'ombre du passé ;
L'amour seul est resté, comme une grande image
Survit seule au réveil dans un songe effacé.
Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
Ainsi qu'un voyageur qui, le cœur plein d'espoir,
S'assied, avant d'entrer, aux portes de la ville.
Et respire un moment l'air embaumé du soir.
Comme lui, de nos pieds secouons la poussière ;
L'homme par ce chemin ne repasse jamais ;
Comme lui, respirons au bout de la carrière
Ce calme avant-coureur de l'éternelle paix.
Tes jours, sombres et courts (îomme les jours d'automne.
Déclinent comme l'ombre au penchant des coteaux.
L'amitié te trahit, la pitié t'abandonne.
Et, seule, tu descends le sentier des tombeaux.
Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime ;
Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours ;
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours ^.
1. Fleuve des enfers où les ombres trice, d'autres poètes l'ont souvent
des morts buvaient l'oubli. accusée d'indilTérence. Cf. notam-
2. Cette nature, que Lamartine ment la Tristesse (TOlympio, p. 80.
représente ici comme une consola-
52 LE A7AV SIECLE FAR LES TEXTES
De lumière et d'ombrage elle t'entoure encore.
Détache ton amour des faux biens que tu perds ;
Adore ici l'écho qu'adorait Pythagore,
Prête avec lui l'oreille aux célestes concerts ^
Suis le jour dans le ciel, suis l'ombre sur la terre;
Dans les plaines de l'air vole avec l'aquilon ;
Avec les doux rayons de l'astre du mystère
Glisse à travers les bois dans l'ombre du vallon.
Dieu, pour le concevoir, a fait l'intelligence :
Sous la nature enfin découvre son auteur !
Une voix à l'esprit parle dans son silence ;
Qui n'a pas entendu cette voix dans son cœur ?
(Hachette et C*®, éditeurs.)
LE LAC'
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour.
Ne pourrons- nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?
O lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle ^ devait revoir.
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseojr !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes ;
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés ;
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
1. Aux célestes concerts. A l'har- je sentis augmenter la mélancolie
monie des sphères célestes, que dont j'étais accablé. Lin ciel serein,
croyait entendre Pythagore. la fraîcheur de l'air, les doux rayons
2. C'est le lac du Bourget. — Il de la lune, le frémissement argenté
faut citer ici la lettre de Saint- dont l'eau brillait autour de nous.
Preux ù Héloïse où il évoque un rien ne put débarrasser mon cœur
souvenir tout semblable de leurs de mille réflexions douloureuses...
amours; Lamartine s'en est peut-être « C'en est fait, disais-je en moi-même,
inspiré. ces temps, ces temps heureux, ne
« Nous gardions un profond sont plus ! Ils ont disparu pour
silence. Le bruit égal et mesuré des jamais. » {Im. Noiii>elle Héloïse.)
rames m'excitait à rêver. Peu ii peu, 3. Elvire.
I,\ MARTINE 5:i
Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs (jui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos.
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :
« O temps ! suspends ton vol ; et vous, heures propices,
Suspendez votre cours ; <
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
« Assez de malheureux ici-bas vous implorent ;
Coulez, coulez pour eux ;v,
Prenez avec leurs jours les soins ^ qui les dévorent ;
Oubliez les heureux '^.
« Mais je demande en vain quelques moments encore :
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : « Sois plus lente ; « et l'aurore
Va dissiper la nuit.
« Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive.
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! »
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?
1. Soins. Dans l'acception ar- 2. André Chénier avait fait dire
chaïque de soucis. î\ sa • jeune captive • :
O mort, tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi ;
Va consoler les cœurs que la honte, l'effroi.
Le pâle désespoir dévore !
Pour moi Paies encore a des asiles verts.
Les amours des baisers, les Muses des concerts !
Je ne veux pas mourir encore.
54 LE XIX" SIECLE l'AR LES TEXTES
Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus !
Eternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez- vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
0 lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir.
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux !
Qu'il soit dans le zéphir qui frémit et qui passe.
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés.
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés !
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : « Ils ont aimé ! »
(Hachette et C*^, éditeurs.)
L»lNFmi DANS LES CIEUX
Hélas ! pourquoi si haut mes yeux ont-ils monté ?
J'étais heureux en bas dans mon obscurité ;
Mon coin dans l'étendue et mon éclair de vie
Me paraissaient un sort presque digne d'envie ;
LAMARTINE 55
Je regardais d'en haut cette herbe ; en comparant,
Je méprisais l'insecte, et je me trouvais grand.
Et maintenant, noyé dans l'abîme de l'être,
Je doute qu'un regard du Dieu qui nous fit naître
Puisse me démêler d'avec lui, vil, rampant,
Si bas, si loin de lui, si voisin du néant !
Et je me laisse aller à ma douleur profonde,
Comme une pierre au fond des abîmes de l'onde ;
Et mon propre regard, comme honteux de soi,
Avec un vil dédain, se détourne de moi,
Et je dis en moi-même à mon âme qui doute :
« Va, ton sort ne vaut pas le coup d'oeil qu'il te coûte ! »
Et mes yeux desséchés retombent ici-bas.
Et je vois le gazon qui fleurit sous mes pas,
Et j'entends bourdonner sous l'herbe que je foule
Ces flots d'êtres vivants que chaque sillon roule.
Atomes animés par le souffle divin,
Chaque rayon du jour en élève sans fin ;
La minute suffit pour compléter leur être,
Leurs tourbillons flottants retombent pour renaître ;
Le sable en est vivant, l'éther en est semé.
Et l'air que je respire est lui-même animé !
Et d'où vient cette vie, et d'où peut-elle éclore
Si ce n'est du regard où s'allume l'aurore ?
Qui ferait germer l'herbe et fleurir le gazon.
Si ce regard divin n'y portait son rayon ?
Cet œil s'abaisse donc sur toute la nature !
Il n'a donc ni mépris, ni faveur, ni mesure !
Et devant l'Infini, pour qui tout est pareil.
Il est donc aussi grand d'être homme que soleil !
Et je sens ce rayon m'échauffer de sa flamme.
Et mon cœur se console, et je dis à mon âme :
« Homme ou monde, à ses pieds, tout est indifférent.
Mais réjouissons-nous, car notre maître est grand ! »
Flottez, soleils des nuits, illuminez les sphères ;
Bourdonnez sous votre herbe, insectes éphémères !
56 LE MX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Rendons gloire, là-haut et dans nos profondeurs,
Vous par votre néant, et vous par vos grandeurs,
Et toi par ta pensée, homme, grandeur suprême.
Miroir qu'il a créé pour s'admirer lui-même,
Echo que dans son œuvre il a si loin jeté
Afin que son saint nom fût partout répété !
Que cette humilité qui devant lui m'abaisse
Soit un sublime hommage, et non une tristesse ;
Et que sa volonté, trop haute pour nos yeux.
Soit faite sur la terre ainsi que dans les cieux !
{Harmonies poétiques ; Hachette et C'^, éditeurs).
UNE MATINEE DE DIMANCHE AU VILLAGE
Que ce jour s'est levé serein sur le vallon !
Chaque toit semblait vivre à son premier rayon.
Chaque volet ouvert à l'aube près d'éclore
Semblait comme un ami solliciter l'aurore ;
On voyait la fumée, en colonnes d'azur,
De chaque humble foyer monter dans un ciel pur ;
Du pieux carillon les légères volées
Couraient en bondissant à travers les vallées.
Les filles du village, à ce refrain joyeux,
Entr'ouvraient leur fenêtre en se frottant les yeux.
Se saluaient de loin du sourire ou du geste.
Et sur les hauts balcons penchant leur front modeste.
Peignaient leurs longs cheveux qui pendaient en dehors,
Comme des écheveaux dont on lisse les bords ;
Puis elles descendaient nu-pieds, demi-vêtues
De ces plis transparents qui collent aux statues,
Et cueillaient sur la haie ou dans l'étroit jardin
L'œillet ou le lilas, tout baignés du matin ;
Et les gouttes des fleurs, sur leurs seins découlées,
Y roulaient comme autant de perles défilées.
Tous les sentiers fleuris qui descendent des bois
Retentissaient de pas, de murmures, de voix ;
On y voyait courir les blonds chapeaux de paille.
Et les corsets de pourpre enlacés à la taille.
LAMARTJXE 57
Tous ces sentiers versaient d'heure en heure au hameau
Les groupes variés confondus sous l'ormeau :
Là, les embrassements, les scènes de familles,
Les cheveux blancs toucliant des fronts de jeunes filles,
Des amis retrouvés, des souvenirs lointains.
Des hôtes entraînés aux rustiques festins.
Des vierges à genoux autour de la chapelle.
Et les groupes pieux que la cloche rappelle,
Leur cliapelet en main et le front incliné,
Allant offrir à Dieu le jour qu'il a donné.
{Jocelyn ; Hachette et C®, éditeurs.)
JOCELYN ET L'EVEQUE '
(( Eh bien ! puisqu'à mes pleurs vous restez insensible,
Puis([ue la charité pour un père expirant
Ne peut en rallumer en vous le feu mourant ;
Pufsque entre le salut que le vieillard implore
Et votre infâme amour vous hésitez encore.
Vous n'êtes plus chrétien ni prêtre de Jésus :
Retirez-vous de moi... je ne vous connais plus !
Sortez de ce Calvaire où votre maître expire ;
Vous n'êtes qu'un bourreau de plus qui l'y déchire ;
Vous n'êtes qu'un témoin lâche, indigne de voir
Comment le chrétien souffre et meurt pour le devoir.
Mais digne seulement de garder dans la rue
L'habit ensanglanté du licteur qui le tue !
Oui, sortez de mon ombre et de ce lieu sacré ;
Sortez, mais non pas tel que vous êtes entré ;
Sortez, en emportant la divine colère
Sur vous et sur l'objet 2.... — N'achevez pas, mon père ;
Ne la maudissez pas, arrêtez ! tout sur moi ! »
Il lut d'un seul coup d'œil sa force en mon effroi.
Comme le bûcheron voit l'arbre qui chancelle.
« Ecoutez, )> me dit-il d'une voix solennelle,
1 . .Appelé dans la prison de Gre- Jocelyn allègue vainement son amour
noble par son ancien évoque, qui, pour I^aurcnce : le vieil évêque le
A la veille du martyre, veut le con- rappelle aux devoirs de la vocation
sacrer prêtre afin qu'il puisse lui ecclésiastique,
donner la confession et l'aosolution, 2. Laurence.
58 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Comme s'il eût parlé d'au delà du trépas
A des hommes de chair qui l'écoutaient en bas :
« Il est dans notre vie une heure de lumière,
Entre ce monde et l'autre indécise frontière,
Où l'âme des chrétiens, prête à quitter le corps,
De l'abîme des temps voit déjà les deux bords.
Où de l'éternité l'atmosphère divine
D'un jour surnaturel dans sa nuit l'illumine
Et, des choses d'en bas lui découvrant le sens,
Donne un son prophétique à ses derniers accents.
Sans crainte alors on parle, et l'on entend sans doute :
Dans la voix du mourant c'est Dieu que l'on écoute.
Je suis à cet instant, et je sens dans mon cœur
Ce Verbe du Très-Haut qui parle sans erreur.
Il me dit d'arracher, d'une main surhumaine.
Un de ses fils au piège où le monde l'entraîne ;
Il donne à mes accents l'autorité du sort.
Je prends sur moi l'arrêt qui de mes lèvres sort.
Je prends sur mon salut la sainte violence
Qui vous jette à mes pieds sans plus de résistance :
Obéissez à Dieu, qui tonne dans ma voix ! »
De sa main, de ses fers mon front sentit le poids ;
Je crus sentir de Dieu la main et le tonnerre
Qui m'écrasaient du bruit et du coup sur la terre.
Pétrifié d'horreur, tous les sens foudroyés.
Je tombai sans parole et sans souffle à ses pieds.
Un changement divin se fit dans tout mon être ;
Quand il me releva de terre, j'étais prêtre !....
(Jocelyn ; Hachette et C'^, éditeurs.)
CONCEPTION QUE SE FAIT LAMARTINE DE LA POESIE
^uand les longs loisirs et le vide des attachements perdus
me rendirent cette espèce de chant intérieur qu'on appelle
poésie, ma voix était changée, et ce chant était triste comme
la vie réelle. Toutes mes fibres attendries de larmes pleuraient
ou priaient au lieu de chanter. Je n'imitais plus personne \
1. Lamartine avait commencé par imiter les Bertin et les Parny.
LAMARTINE 59
je m'exprimais moi-même pour moi-même. Ce n'était pas un
art, c'était un soulagement de mon propre cœur qui se berçait
de ses propres sanglots ^ Je ne pensais à personne en écrivant
çà et là ces vers, si ce n'est à une ombre ^ et à Dieu. Ces vers
étaient un gémissement ou un cri de l'âme. Je cadençais ce
cri ou ce gémissement dans la solitude, dans les bois, sur la
mer ; voilà tout.
Je n'étais pas devenu plus poète, j'étais devenu plus sen-
sible, plus sérieux et plus vrai. C'est là le véritable art : être
touché ; oublier tout art pour atteindre le souverain art, la
nature :
Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi ^...
Ce fut tout le secret du succès si inattendu pour moi de ces
Méditations, quand elles me furent arrachées, presque malgré
moi, par des amis à qui j'en avais lu quelques fragments à
Paris. Le public entendit une âme sans la voir, et vit un
homme au lieu d'un livre. Depuis J.-J. Rousseau, Bernardin
de Saint-Pierre et Chateaubriand, c'était le poète qu'il atten-
dait. Ce poète était jeune, malhabile, médiocre ; mais il était
sincère. Il alla droit au cœur, il eut des soupirs pour échos et
des larmes pour applaudissements...
(Première préface des Méditations * ;
Hachette et C®, éditeurs.)
1. Cf. le Poète mourant :
Je chantais, mes amis, comme l'homme respire,
Comme l'oiseau gémit, comme le vent soupire,
Comme l'eau murmure en coulant.
2. Elvire. .i. Horace, Art poétique. Boileau
a dit de même :
Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez.
{Art. poét., III.)
4. Ecrite en 1849.
VICTOR HUGO
L'ORDRE ET LA LIBERTÉ DANS L'ART
... Il ne faut pas croire pourtant que cette liberté doive
produire le désordre ; bien au contraire. Développons notre
idée. Comparez un moment un jardin royal de Versailles,
bien nivelé, bien taillé, bien nettoyé, bien ratissé, bien sablé ;
tout plein de petites cascades, de petits bassins, de petits
bosquets, de tritons de bronze folâtrant en cérémonie sur des
océans pompés à grands frais dans la Seine, de faunes de
marbre courtisant les dryades allégoriquement renfermées
dans une multitude d'ifs coniques, de lauriers cylindriques,
d'orangers sphériques, de myrtes elliptiques et d'autres
arbres dont la forme naturelle, trop triviale sans doute, a
été gracieusement corrigée par la serpette du jardinier ;
comparez ce jardin si vanté à une forêt primitive du Nou-
veau-Monde, avec ses arbres géants, ses hautes herbes, sa
végétation profonde, ses mille oiseaux de mille couleurs, ses
larges avenues où l'ombre et la lumière ne se jouent que sur
la verdure, ses sauvages harmonies, ses grands fleuves qui
charrient des îles de fleurs, ses immenses cataractes qui
balancent des arcs-en-ciel ! Nous ne dirons pas : Où est la
magnificence ? Où est la grandeur ? Où est la beauté ? mais
simplement : Où est l'ordre ? Où est le désordre ? Là, des
eaux captives ou détournées de leurs cours, ne jaillissant que
pour croupir, des dieux pétrifiés, des arbres transplantés
de leur sol natal, arrachés de leur climat, privés même de
leur forme, de leurs fruits, et forcés de subir les grotesques
caprices de la serpe et du cordeau ; partout enfin l'ordre
naturel contrarié, interverti, bouleversé, détruit. Ici, au
contraire, tout obéit à une loi invariable ; un dieu semble
vivre en tout. Les gouttes d'eau suivent leur pente et font
des fleuves qui feront des mers ; les semences c hoisissent
leur terrain et produisent une forêt. Chaque plante, chaque
arbuste, chaque arbre, naît dans sa saison, croît en son lieu,
VICTOR HUGO fil
produit son fruit, meurt à son temps. La ronce même y est
belle. Nous le demandons encore : Où est l'ordre ?
Choisissez donc du chef-d'œuvre du jardinage ou de l'œu-
vre de la nature, de ce qui est beau de convention ou de ce
qui est beau sans les règles, d'une littérature artificielle ou
d'une poésie originale !
On nous objectera que la forêt vierge cache dans ses magni-
fiques solitudes mille animaux dangereux, et que les bassins
marécageux du jardin français recèlent tout au plus quelques
bêtes insipides. C'est un malheur, sans doute ; mais à tout
prendre, nous aimons mieux un crocodile qu'un crapaud ;
nous préférons une barbarie de Shakspeare à une ineptie de
Campistron *. '
Ce qu'il est important de fixer, c'est qu'en littérature,
comme en politique, l'ordre se concilie merveilleusement
avec la liberté; il en est même le résultat. Au reste, il faut bien
se garder de confondre l'ordre avec la régularité. La régula-
rité ne s'attache qu'à la forme extérieure ; l'ordre résulte du
fond même des choses, de la disposition intelligente des
éléments intimes d'un sujet. La régularité est une combi-
naison matérielle et purement humaine ; l'ordre est pour
ainsi dire divin. Ces deux qualités si diverses dans leur
■essence marchent fréquemment l'une sans l'autre. Une
catliédrale gothique présente un ordre admirable dans sa
naïve irrégularité ; nos édifices français modernes, auxquels
on a si gauchement appliqué l'architecture grecque ou ro-
maine, n'offrent qu'un désordre régulier. Un homme ordinaire
pourra toujours faire un ouvrage régulier ; il n'y a que les
grands esprits qui sachent ordonner une composition. Le
créateur, qui voit de haut, ordonne : l'imitateur, qui regarde
de près, régularise : le premier procède selon la loi de sa nature,
le dernier suivant les règles de son école. L'art est une inspi-
ration pour l'un ; il n'est qu'une science pour l'autre. En
deux mots, et nous ne nous opposons pas à ce qu'on juge
d'après cette observation les deux littératures dites classique
1. ï'oéte tragique (1656-1723). nie, eurent, grâce au comédien
Imitateur de Racine; ses deux prin- Baron, un très grand succès.
cipaU's pièces, Tiridate et Andro-
62 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
et romantique, la régularité est le goût de la médiocrité,
l'ordre est le goût du génie.
Il est bien entendu que la liberté ne doit jamais être l'anar-
chie, que l'originalité ne peut en aucun cas servir de prétexte
à l'incorrection. Dans une œuvre littéraire, l'exécution doit
être d'autant plus irréprochable que la conception est plus
hardie. Si vous voulez avoir raison autrement que les autres,
vous devez avoir dix fois raison. Plus on dédaigne la rhéto-
rique, plus il sied de respecter la grammaire ^. On ne doit
détrôner Aristote que pour faire régner Vaugelas ; et il faut
aimer l'art poétique de Boileau, sinon pour les principes, du
moins pour le style. Un écrivain qui a quelque souci de la
postérité, cherchera sans cesse à purifier sa diction, sans
effacer toutefois le caractère particulier par lequel son expres-
sion révèle l'individualité de son esprit. Le néologisme n'est
d'ailleurs qu'une triste ressource pour l'impuissance. Des
fautes de langue ne rendront jamaië une pensée ; et le style
est comme le cristal : sa pureté fait son éclat.
L'auteur de ce recueil développera peut-être ailleurs tout
ce qui n'est ici qu'indiqué ^. Qu'il lui soit permis de déclarer,
avant de terminer, que l'esprit d'imitation, recommandé par
d'autres comme le salut des écoles, lui a toujours paru le
fléau de l'art ; et il ne condamnerait pas moins l'imitation
qui s'attache aux écrivains dits romantiques que celle dont
on poursuit les auteurs dits classiques. Celui qui imite un
poète romantique devient nécessairement un classique,
puisqu'il imite. Que vous soyez l'écho de Racine ou le reflet
de Shakspeare, vous n'êtes toujours qu'un écho et qu'un
reflet. Quand vous viendrez à bout de calquer exactement un
homme de génie, il vous manquera toujours son originalité,
c'est-à-dire son génie. Admirons les grands maîtres ; ne les
imitons pas. Faisons autrement. Si nous réussissons, tant
mieux ; si nous échouons, qu'importe ?
Il existe certaines eaux qui, si vous y plongez une fleur,
un fruit, un oiseau, ne vous le rendent, au bout de quelque
1. C'est ce que Victor Hugo dira encore dans sa Réponse à un acte
d'accusation :
Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe !
(Contemplations , t. I, i, vu.)
2. Cf. la préface de CromweU.
VICTOR HUGO «3—
temps, que revêtus d'une épaisse croûte de pierre sous
laquelle on devine encore, il est vrai, leur forme primitive ;
mais le parfum, la saveur, la vie, ont disparu. Les pédantes-
(jues enseignements, les préjugés scolastiqu&s, la contagion
(le la routine, la manie d'imitation, produisent le même effet.
Si vous y ensevelissez vos facultés natives, votre imagination,
votre pensée, elles n'en sortiront pas. Ce que vous en retirerez
conservera bien peut-être quelque apparence d'esprit, de
talent, de génie, mais ce sera pétrifié.
A entendre des écrivains qui se proclament classiques,
celui-là s'écarte de la route du vrai et du beau qui ne suit pas
servilement les vestiges que d'autres y ont imprimés avant
lui. Erreur ! ces écrivains confondent la routine avec l'art ;
ils prennent l'ornière pour le chemin.
Le poète ne doit avoir qu'un modèle, la nature, qu'un
guide, la vérité ^ Il ne doit pas écrire avec ce qui a été écrit,
mais avec son âme et avec son cœur. De tous les livres qui
circulent entre les mains des hommes, deux seuls doivent
être étudiés par lui, Homère et la Bible. C'est que ces deux
livres vénérables, les premiers de tous par leur date et par
leur valeur, presque aussi anciens que le monde, sont eux-
mêmes deux mondes pour la pensée. On y retrouve, en quel-
que sorte, la création tout entière considérée sous son double
aspect : dans Homère, par le génie de l'homme ; dans la
Bible, par l'esprit de Dieu.
Octobre 1826. {Préface des Odes ; Hetzel, éditeur.)
LE ROMANTISME X'EST QUE LE LIBERALISME EN LITTERATURE
... Dans ce moment de mêlée et de tourmente littéraire,
que faut-il plaindre, ceux qui meurent ^ ou ceux qui combat-
tent ? Sans doute il est triste de voir un poète de vingt ans
qui s'en va, une lyre qui se brise, un avenir qui s'évanouit ;
1. La 7ia/nre e/ /« i»<'ri7^, telle avait jugés et aux conventions du temps,
été déjà la devise des classiques ; 2. Ces pages furent d'abord pu-
mais ils captivaient l'une sous « le bliées comme préface en tête des
joug de la raison », et n'admettaient Poésies de Charles DovaJle, tué en
l'autre qu'en la conformant i» duel à l'âge de vingt-deux ans
leur idéalisme exclusif, aux pré- (1829).
64 LE XI X" SIECLE PAR LES TEXTES
mais n'est-ce pas quelque chose aussi que le repos ? N'est-il
pas permis à ceux autour desquels s'amassent incessamment
calomnies, injures, haines, jalousies, sourdes menées, basses
trahisons ; hommes loyaux auxquels on fait une guerre
déloyale ; hommes dévoués qui ne voudraient enfin que doter
le pays d'une liberté de plus, celle de l'art, celle de l'intelli-
gence ; hommes laborieux qui poursuivent paisiblement leur
oeuvre de conscience, en proie d'un côté à de viles machina-
tions de censure et de police, en butte, de l'autre, trop souvent
à l'ingratitude des esprits mêmes pour lesquels ils travaillent ;
ne leur est-il pas permis de retourner quelquefois la tête avec
envie vers ceux qui sont tombés derrière eux et qui dorment
dans le tombeau ? Invideo, disait Luther dans le cimetière
de Worms, invideo, quia quiescunt ^
Qu'importe, toutefois ? Jeunes gens, ayons bon courage !
Si rude qu'on nous veuille faire le présent, l'avenir sera beau.
Le romantisme, tant de fois mal défini n'est, à tout prendre,
et c'est là sa définition réelle, si l'on ne l'envisage que sous
son côté militant, que le libéralisme en littérature. Cette
vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits,
et le nombre en est grand ; et bientôt, car l'œuvre est déjà
bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins
populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l'art,
la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent
tendre d'un même pas tous les esprits conséquents et logi-
ques ; voilà la double lumière qui rallie, à bien peu d'intelli-
gences près (lesquelles s'éclaireront), toute la jeunesse si forte
et si patiente d'aujourd'hui ; puis, avec la jeunesse, et, à sa
tête, l'élite de la génération qui nous a précédés, tous ces
sages vieillards qui, après le premier moment de défiance et
d'examen, ont reconnu que ce que font leurs fils est une con-
séquence de ce qu'ils ont fait eux-mêmes, et que la liberté
littéraire est fille de la liberté politique. Ce principe est celui
du siècle, et prévaudra. Les Ultras - de tout genre, classiques
ou monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire
l'ancien régime de toutes pièces, société et littérature ; cha-
1. « Je les envie, parce quils se sigtiine en latin au-delà) les roya-
reposent. » listesjd' extrême droite.
2. Ultras. On appelait ainsi (nllra
VICTOR HUGO 65
que progrès du pays, chaque développement des intelligences,
chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu'ils auront
échafaudé. Et, en définitive, leurs efforts de réaction auront
été utiles. En révolution, tout mouvement fait avancer. La
vérité et la liberté ont cela d'excellent que tout ce qu'on fait
pour elles et tout ce qu'on fait contre elles les sert également.
Or, après tant de grandes choses que nos pères ont faites et
que nous avons vues, nous voilà sortis de la vieille forme
sociale ; comment ne sortirions-nous pas de la vieille forme
poétique ? A peuple nouveau, art nouveau.
{Lettre aux éditeurs des Poésies de Dovalle, citée dans la
préface d^Hemani ; Hetzel, éditeur.) ,
GRENADE'
Soit lointaine, soit voisine,
Espagnole ou sarrazine
Il n'est pas une cité
Qui dispute, sans folie,
A Grenade la jolie
La pomme de la beauté.
Et qui, gracieuse, étale
Plus de pompe orientale
Sous un ciel plus enchanté.
Cadix a les palmiers ; Murcie a les oranges ;
Jaën, son palais goth aux tourelles étranges ;
Agreda, son couvent bâti par saint Edmond ;
Ségovie a l'autel dont on baise les marches,
Et l'aqueduc aux trois rangs d'arches
Qui lui porte un torrent pris au sommet d'un mont.
Llers a des tours ; Barcelone
Au faîte d'une colonne
1. Maintes pièces des Orientales pendant plusieurs siècles et implan-
ont trait à l'Espagne, où les Arabes, tèrcnt leur civilisation,
venus d'Orient, restèrent établis
LE XVUl» SIÈCLE PAR LES TEXTES. — 5
66 LE XlXe SIÈCLE PAR LES TEXTES
Lève un phare sur la mer ;
Aux rois d'Aragon fidèle,
Dans leurs vieux tombeaux Tudèle
Garde leur sceptre de fer ;
Tolose a des forges sombres
Qui semblent, au sein des ombres,
Des soupiraux de l'enfer.
Le poisson qui rouvrit l'œil mort du vieux Tobie ^
Se joue au fond du golfe où dort Fontarabie ;
Alicante aux clochers mêle les minarets ^ ;
Compostelle a son saint ; Cordoue aux maisons vieilles
A sa mosquée où l'œil se perd dans les merveilles ;
Madrid a le Mançanarès ^.
Bilbao des flots couverte,
Jette une pelouse verte *
Sur ses murs noirs et caducs ;
Médina la chevalière.
Cachant sa pauvreté fîère
Sous le manteau de ses ducs,
N'a rien que ses sycomores.
Car ses beaux ponts sont aux Maures,
Aux Romains ses aqueducs.
Valence a les clochers de ses trois cents églises ;
L'austère Alcantara ^ livre au souffle des brises
Les drapeaux turcs, pendus en foule à ses piliers.
Salamanque en riant s'assied sur trois collines,
S'endort au son des mandolines.
Et s'éveille en sursaut aux cris des écoliers '.
Tortose est chère à saint Pierre ' ;
Le marbre est comme la pierre
1. Le Juif Tobie, devenu aveugle, de l'ordre militaire qui porte son
guérit de sa cécité en se frottant les nom.
yeux avec le fiel d'un poisson. 6. Salamanque est le siège d'une
2. Minarets. Tours des mosquées. célèbre université.
3. Torrent. 7. La cathédrale de Tortose porte
4. Un « manteau » de lierre. le nom de ce saint .
5. Ville forte, autrefois chef-lieu
VICTOR HUGO 67
Dans la riche Puycerda ;
De sa bastille octogone
Tuy se vante, et Tarragone
De ses murs qu'un roi fonda * ;
Le Douro coule à Zamore;
Tolède a l'alcazar ^ maure,
Séville a la giralda ^.
Burgos de son chapitre * étale la richesse ;
Penaflor est marquise, et Girone est duchesse '^ ;
Bivar est une nonne aux sévères atours ;
Toujours prête au combat, la sombre Pampelune,
Avant de s'endormir aux rayons de la lune,
Ferme sa ceinture de tours.
Toutes ces villes d'Espagne
S'épandent dans la campagne
Ou hérissent la Sierra *',
Toutes ont des citadelles
Dont sous les mains infidèles
Aucun beffroi ne vibra ;
Toutes sur leurs cathédrales
Ont des clochers en spirales ;
Mais Grenade a l'Alhambra ^
L'Alhambra ! l'Alhambra ! palais que les Gré nies
Ont doré comme un rêve et rempli d'harmonies,
Forteresse aux créneaux festonnés et croulants,
Oii l'on entend la nuit de magiques syllabes,
Quand la lune, à travers les mille arceaux arabes.
Sème les murs de trèfles» blancs " !
{Les Orientales : Hetzel, éditeur.)
1. On ne voit pas bien quel serait 6. Sierra. Chaîne de montagnes
ce roi. (proprement, en espagnol, scie, à
2. Mot arabe : al's' le, Kazar = cause des pics et des dentelures),
palais. 7. Palais des rois Maures ; en
3. Tour carrée, ancien minaret arabe, le rouge, parce qu'il est cons-
d'une mosquée détruite. truit en briques de cette couleur.
4. Chapitre. Lieu où les chanoi- 8. Ces arceaux arabes s'appellent
nés d'une église cathédrale ou collé- eux-mêmes trèfles. Ils sont faits de
giale tiennent leur assemblée. trois cercles qui se coupent et qui ont
5. Il y avait les marquis de Pefta- leurs centres respectifs à chacun des
flor et les ducs de Girone. sommets d'un triangle équilatéral.
68 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
MON AME, ÉCHO SONORE
Maintenant, jeune encore ^ et souvent éprouvé,
J'ai plus d'un souvenir profondément gravé.
Et l'on peut distinguer bien des choses passées
Dans ces plis de mon front que creusent mes pensées.
Certes, plus d'un vieillard sans flamme et sans cheveux.
Tombé de lassitude au bout de tous ses vœux,
Pâlirait, s'il voyait, comme un gouffre dans l'onde,
Mon âme où ma pensée habite comme un monde,
Tout ce que j'ai souffert, tout ce que j'ai tenté.
Tout ce qui m'a menti comme un fruit avorté.
Mon plus beau temps passé sans espoir qu'il renaisse.
Les amours, les travaux, les deuils de ma jeunesse,
Et, quoique encore à l'âge où l'avenir sourit,
Le livre de mon cœur à toute page écrit !
Si parfois de mon sein s'envolent mes pensées,
Mes chansons par le monde en lambeaux dispersées,
S'il me plaît de cacher l'amour et la douleur
Dans le coin d'un roman ironique et railleur ^ ;
Si j'ébranle la scène avec ma fantaisie ;
Si j'entre-choque aux yeux d'une foule choisie
D'autres hommes comme eux ^, vivant tous à la fois
De mon souffle et parlant au peuple avec ma voix ;
Si ma tête, fournaise où mon esprit s'allume,
Jette le vers d'airain qui bouillonne et qui fume
Dans le rythme profond, moule mystérieux
D'où sort la strophe cfuvrant ses ailes dans les cieux ;
C est que l'amour, la tombe, et la gloire, et la vie.
L'onde qui fuit, par l'onde incessamment suivie,
1. La pièce d'où ce morceau est Mais, dans les alentours, et le monu-
tiré porte la date de 1830. ment excepté, t'est l'ironie qui joue,
2. Cf. Sainte-Beuve : « Le poète qui circule, qui déconcerte, qui
songeait à sa Notre-Dame lorsqu'il raille et qui fouille ; ... en un mot,
disait dans le prologue des Feuilles c'est Gringoire qui tient le dé de la
d'automne : moralité. » (Portr. contemp., t. I.)
S'il me plait de cacher, etc. 3. Eux. Accord avec l'idée du
L'idée première, vitale, l'inspira- pluriel, contenue dans foule ; c'est
tion de l'œuvre est sans contredit ce qu'on noname une syllepse. Cf.
l'art, l'architecture, la cathédrale... p. 83, n. 1.
VICTOR HUGO 69
Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal.
Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j'adore
Mit au centre de tout comme un écho sonore !
(Feuilles d'automne ; Hetzel, éditeur.)
ou DOXC EST LE BOXHEUR?
Où donc est le bonheur ? disais-je. — Infortuné !
Le bonheur, ô mon Dieu, vous me l'avez donné !
Naître, et ne pas savoir que l'enfance éphémère,
Ruisseau de lait qui fuit sans une goutte amère,
Est l'âge du bonheur et le plus beau moment
Que l'homme, ombre qui passe, ait sous le firmament !
Plus tard, aimer, garder dans son cœur de jeune homme
Un nom mystérieux que jamais on ne nomme ;
Glisser un mot furtif daas une tendre main.
Aspirer aux douceurs d'un ineffable hymen,
Envier l'eau qui fuit, le nuage qui vole.
Sentir son cœur se fondre au son d'une parole.
Connaître un pas qu'on aime et que jaloux on suit ;
Rêver le jour, brûler et se tordre la nuit.
Pleurer surtout cet âge où sommeillent les âmes,
Toujours souffrir ; parmi tous les regards de femmes,
Tous les buissons d'avril, les feux du ciel vermeil.
Ne chercher qu'un regard, qu'une fleur, qu'un soleil !
Puis effeuiller en hâte et d'une main jalouse
Les boutons d'oranger sur le front de l'épouse ;
Tout sentir, être heureux, et pourtant, insensé !
Se tourner presque en pleurs vers le malheur passé ;
Voir aux feux du midi, sans espoir qu'il renaisse,
Se faner son printemps, son matin, sa jeunesse.
Perdre l'illusion, l'espérance, et sentir
Qu'on vieillit au fardeau croissant du repentir !
70 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
Effacer de son front des taches et des rides,
S'éprendre d'art, de vers, de voyages arides,
De cieux lointains, de mers où s'égarent nos pas ;
Redemander cet âge où l'on ne dormait pas ;
Se dire qu'on était bien malheureux, bien triste,
Bien fou, que maintenant on respire, on existe,
Et, plus vieux de dix ans, s'enfermer tout un jour
Pour relire avec pleurs quelques lettres d'amour !
Vieillir enfin, vieillir ! comme des fleurs fanées
Voir blanchir nos cheveux et tomber nos années.
Rappeler notre enfance et nos beaux jours flétris,
Boire le reste amer de ces parfums aigris !
Etre sage, et railler l'amant et le poète.
Et, lorsque nous touchons à la tombe muette.
Suivre en les rappelant d'un œil mouillé de pleurs
Nos enfants qui déjà sont tournés vers les leurs !
Ainsi l'homme, ô mon Dieu ! marche toujours plus sombre
Du berceau qui rayonne au sépulcre plein d'ombre.
C'est donc avoir vécu ! c'est donc avoir été !
Dans l'amour et la joie et la félicité
C'est avoir eu sa part ! et se plaindre est folie.
Voilà de quel nectar la coupe était remplie !
Hélas ! naître pour vivre en désirant la mort !
Grandir en regrettant l'enfance où le cœur dort,
Vieillir en regrettant la jeunesse ravie,
Mourir en regrettant la vieillesse et la vie.
Où donc est le bonheur, disais-je ? — Infortuné !
Le bonheur, ô mon Dieu, vous me l'avez donné !
{Feuilles d'automne ; Hetzel, éditeur.)
L'ENFANÏ
Lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris ; son doux regard qui brille
VICTOR HUGO 71
Frai briller tous les yeux,
Et les plus tristes fronts, les plus souillés jjeut-être,
Se dérident soudain à voir l'enfant paraître,
Innocent et joyeux.
Soit que juin ait verdi mon seuil, ou que novembre
Fasse autour d'un grand feu vacillant dans la chambre
Les chaises se toucher,
Quand l'enfant vient, la joie arrive et nous éclaire.
On rit, on se récrie, on l'appelle, et sa mère
Tremble à le voir marcher.
Quelquefois nous parlons, en remuant la flamme.
De patrie et de Dieu, des poètes, de l'âme
Qui s'élève en. priant ;
L'enfant paraît, adieu le ciel et la patrie
Et les poètes saints ! La grave causerie
S'arrête en souriant.
La nuit, quand l'homme dort, quand l'esprit rêve,' à l'heure
Où l'on entend gémir, comme une voix qui pleure.
L'onde entre les roseaux.
Si l'aube tout à coup là-bas luit comme un phare.
Sa clarté dans les champs éveille une fanfare
De cloches et d'oiseaux !
Enfant, vous êtes l'aube et mon âme est la plaine
Qui des plus douces fleurs embaume son haleine
Quand vous la respirez ;
Mon âme est la forêt dont les sombres ramures
S'emplissent vour vous seul de suaves murmures
Et de rayons dorés !
Car vos beaux yeux sont pleins de douceurs infinies,
Car vos petites mains, joyeuses et bénies.
N'ont point mal fait encor ;
Jamais vos jeunes pas n'ont touché notre fange.
Tête sacrée ! enfant aux cheveux blonds ! bel ange
A l'auréole d'or !
72 . LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Vous êtes parmi nous la colombe de l'arche ^
Vos pieds tendres et purs n'ont point l'âge où l'on marche ;
Vos ailes sont d'azur.
Sans le comprendre encor, vous regardez le monde.
Double virignité ! corps où rien n'est immonde,
Ame où rien n'est impur !
Il est si beau, l'enfant, avec son doux sourire.
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
Ses pleurs vite apaisés.
Laissant errer sa vue étonnée et ravie
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
Et sa bouche aux baisers !
Seigneur ! préservez -moi, préservez ceux que j'aime.
Frères, parents, amis, et mes ennemis même
Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur ! l'été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
La maison sans enfants !
(Feuilles d'automne; Hetzel, éditeur.)
SOLEILS COUCHANTS
Le soleil s'est couché ce soir dans les nuées ;
Demain viendra l'orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l'aube, et ses clartés de vapeurs obstruées,
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s'enfuit !
Tous ces jours passeront ; ils passeront en foule
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d'argent, sur les forêts où roule
Comme un hymne confus des morts que nous aimons.
Et la face des eaux, et le front des montagnes,
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
S'iront rajeunissant ; le fleuve des campagnes
Prendra sans cesse aux monts le flot qu'il donne aux mers.
1. La colombe, qui rapporta dans bolise la paix, l'union des cœurs,
son bec un rameau d'olivier, sym-
VICTOR HUGO 73
Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,
Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m'en irai bientôt, au milieu de la fête.
Sans que rien manque au monde immense et radieux !
{Feuilles d'automne ; Hetzel, éditeur.)
NAPOLEON II
I.
Mil huit cent onze ! O temps où des peuples sans nombre
Attendaient, prosternés sous un nuage sombre
Que le ciel eût dit oui,
Sentaient trembler sous eux les Etats centenaires
Et regardaient le Louvre, entouré de tonnerres,
Comme un mont Sinaï !
Courbés comme un cheval qui sent venir son maître,
Ils se disaient entre eux : « Quelqu'un de grand va naître î
L'immense empire attend un héritier demain.
Qu'est-ce que le Seigneur va donner à cet homme
Qui, plus grand que César, plus grand même que Rome
Absorbe dans son sort le sort du genre humain ? »
Comme ils parlaient, la nue éclatante et profonde
S'entr'ouvrit, et l'on vit se dresser sur le monde
L'homme prédestiné,
Et les peuples béants ne purent que se taire,
Car ses deux bras levés présentaient à la terre
Un enfant nouveau-né !
Au souffle de l'enfant, dôme des Invalides,
Les drapeaux prisonniers sous tes voûtes splendides
Frémirent, comme au vent frémissent les épis ;
Et son cri, ce doux cri qu'une nourrice apaise.
Fit, nous l'avons tous vu, bondir et hurler d'aise
Les canons monstrueux à ta porte accroupis !
74 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
Et lui ! l'orgueil gonflait sa puissante narine ;
Ses deux bras, jusqu'alors croisés sur sa poitrine,
S'étaient enfin ouverts !
Et l'enfant soutenu dans sa main paternelle.
Inondé des éclairs de sa fauve prunelle,
Rayonnait au travers.
Quand il eut bien fait voir l'héritier de ses trônes
Aux vieilles nations comme aux vieilles couronnes.
Eperdu, l'œil fixé sur quiconque était roi,
Comme un aigle arrivé sur une haute cime.
Il cria tout joyeux avec un air sublime :
« L'avenir ! l'avenir ! l'avenir est à moi !
II
Non, l'avenir n'est à personne !
Sire ! l'avenir est à Dieu !
A chaque fois que l'heure sonne,
Tout ici-bas nous dit adieu.
L'avenir ! l'avenir ! mystère !
Toutes les choses de la terre.
Gloire, fortune militaire.
Couronne éclatante des rois,
Victoire aux ailes embrasées,
Ambitions réahsées,
Ne sont jamais sur nous posées
Que comme l'oiseau sur nos toits ^ !
Non, si puissant qu'on soit, non, qu'on rie ou qu'on pleure,
Nul ne te fait parler, nul ne peut avant l'heure
Ouvrir ta froide main,
O fantôme muet, ô notre ombre, ô notre hôte.
Spectre toujours masqué qui nous suis côte à côte.
Et qu'on nomme demain !
1. Cette forme de strophe a été inventée par Victor Hugo.
VICTOR HUOO 73
Oh ! demain, c'est la grande chose !
De quoi demain sera-t-il fait ?
L'homme aujourd'hui sème la cause,
Demain Dieu fait mûrir l'efifet.
Demain, c'est l'éclair dans la voile,
C'est le nuage sur l'étoile,
C'est un traître qui se dévoile.
C'est le bélier qui bat les tours.
C'est l'astre qui change de zone,
C'est Paris qui suit Babylone ;
Demain, c'est le sapin du trône.
Aujourd'hui, c'en est le velours ^ ! '
Demain, c'est le cheval qui s'abat blanc d'écume.
Demain, ô conquérant, c'est Moscou qui s'allume,
La nuit, comme un flambeau ;
C'est votre vieille garde au loin jonchant la plaine ;
Demain, c'est Waterloo ! demain, c'est Sainte-Hélène !
Demain, c'est le tombeau !
Vous pouvez entrer dans les villes
Au galop de votre coursier.
Dénouer les guerres civiles
Avec le tranchant de l'acier ;
Vous pouvez, ô mon capitaine,
Barrer la Tamise hautaine ^,
Rendre la victoire incertaine
Amoureuse de vos clairons.
Briser toutes portes fermées,
Dépasser toutes renommées.
Donner pour astre à des armées
L'étoile de vos éperons !
Dieu garde la durée et vous laisse l'espace ;
Vous pouvez sur la terre avoir toute la place,
1. Le poète se rappelait sans bois revêtus d'un morceau de ve-
doute ce mot de Napoléon lui- lours. Tout dépend de celui qui s'y
même, s'adressant au Corps légis- assied. »
latif, le 1" janvier 1814 : • Qu'est- 2. Allusion au blocus continental,
ce que le trône? Quatre morceaux de
76 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Etre aussi grand qu'un front peut l'être sous le ciel ;
Sire, vous pouvez prendre, à votre fantaisie,
L'Europe à Charlemagne, à Mahomet l'Asie ;
Mais tu ^ ne prendras pas demain à l'Eternel !
{Chants du crépuscule; Hetzel, éditeur.)
HYMNE
Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau ;
Toute gloire près d'eux passe et tombe éphémère ;
Et, comme ferait une mère,
La voix d'un peuple entier les berce en leur tombeau !
Gloire à notre France éternelle !
Gloire à ceux qui sont morts pour elle !
Aux martyrs ! aux vaillants ! aux forts !
A ceux qu'enflamme leur exemple.
Qui veulent place dans le temple ^,
Et qui mourront comme ils sont morts !
C'est pour les morts, dont l'ombre est ici bienvenue,
Que le haut Panthéon élève dans la nue.
Au-dessus de Paris, la ville aux mille tours,
La reine de nos Tyrs et de nos Babylones,
Cette couronne de colonnes
Que le soleil levant redore tous les jours !
Gloire à notre France éternelle !
Gloire à ceux qui sont morts pour elle !
Aux martyrs ! aux vaillants ! aux forts !
A ceux qu'enflamme leur exemple.
Qui veulent place dans le temple.
Et qui mourront comme ils sont morts !
1. Ce tu, après le vous, rappelle 2. Le Panthéon. Cf. la strophe
au grand empereur sa petitesse suivante,
devant Dieu.
VICTOR HUGO n
Ainsi, quand de tels morts sont couchés dans la tombe,
En vain l'oubli, nuit sombre où va tout ce qui tombe.
Passe sur leur sépulcre où nous nous inclinons.
Chaque jour, pour eux seuls se levant plus fidèle,
La gloire, aube toujours nouvelle,
Fait luire leur mémoire et redore leurs noms !
Gloire à notre France éternelle !
Gloire à ceux qui sont morts pour elle !
Aux martyrs, aux vaillants, aux forts !
A ceux qu'enflamme leur exemple.
Qui veulent place dans le temple.
Et qui mourront comme ils sont morts ! '
{Chants du crépuscule; Hetzel, éditeur.)
LA VACHE
Devant la blanche ferme où parfois, vers midi.
Un vieillard vient s'asseoir sur le sol attiédi,
Où cent poules gaîment mêlent leurs crêtes rouges.
Où, gardiens du sommeil, les dogues dans leurs bouges
Ecoutent les chansons du gardien du réveil,
Du beau coq vernissé qui reluit au soleil,
Une vache était là tout à l'heure arrêtée.
Superbe, énorme, rousse et de blanc tachetée.
Douce comme une biche avec ses jeunes faons,
Elle avait sous le ventre un beau groupe d'enfants.
D'enfants aux dents de marbre, aux cheveux en broussailles,
Frais, et plus charbonnés que de vieilles murailles,
Qui, bruyants, tous ensemble, à grands cris appelant
D'autres qui, tout petits, se hâtaient en tremblant.
Dérobant sans pitié quelque laitière absente.
Sous leur bouche joyeuse et peut-être blessante
Et tous leurs doigts pressant le lait par mille trous.
Tiraient le pis fécond de la mère au poil roux.
Elle, bonne et puissante, et de son trésor pleine,
Sous leurs mains par moments faisant frémir à peine
Son beau flanc plus ombré qu'un flanc de léopard.
Distraite, regardait vaguement quelque part.
/» LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
Ainsi, Nature, abri de toute créature !
0 mère universelle, indulgente Nature !
Ainsi, tous à la fois, mystiques et charnels,
Cherchant l'ombre et le lait sous tes flancs éternels,
Nous sommes là, savants, poètes, pêle-mêle.
Pendus de toutes parts à ta forte mamelle !
Et, tandis qu'affamés, avec des cris vainqueurs,
A tes sources sans fin désaltérant nos coeurs,
Pour en faire plus tard notre sang et notre âme.
Nous aspirons à flots ta lumière et ta flamme.
Les feuillages, les monts, les prés verts, le ciel bleu.
Toi, sans te déranger, tu rêves à ton Dieu.
{Voix intérieures ; Hetzel, éditeur.)
FONCTION DU POETE
Hélas ! hélas ! dit le poète,
J'ai l'amour des eaux et des bois ;
Ma meilleure pensée est faite
De ce que murmure leur voix.
La création est sans haine :
Là, point d'obstacle et point de chaîne ;
Les prés, les monts sont bienfaisants ;
Les soleils m'expliquent les roses ;
Dans la sérénité des choses
Mon âme rayonne en tous sens.
Je vous aime, ô sainte nature.
Je voudrais m'absorber en vous !
Mais, dans ce siècle d'aventure.
Chacun, hélas ! se doit à tous.
Toute pensée est une force.
Dieu fit la sève pour l'écorce.
Pour l'oiseau les rameaux fleuris.
Le ruisseau pour l'herbe des plaines,
Pour les bouches les coupes pleines.
Et le penseur pour les esprits !
VICTOR HUGO 79
Dieu le veut, dans les temps contraires,
Chacun travaille et chacun sert.
Malheur à qui dit à ses frères :
« Je retourne dans le désert ! »
Malheur à qui prend ses sandales
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité !
Honte au penseur qui se mutile,
Et s'en va, chanteur inutile.
Par la porte de la cité ^ !
Le poète en nos jours impies
Vient préparer des jours meilleurs ; >
Il est l'homme des utopies,
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C'est lui qui sur toutes les têtes,
En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans sa main où tout peut tenir.
Doit, qu'on l'insulte ou- qu'on le loue,
Comme une torche qu'il secoue.
Faire flamboyer l'avenir !
Il vit quand les peuples végètent.
Ses rêves, toujoiurs pleins d'amour.
Sont faits des ombres que lui jettent
Les choses qui seront un jour.
On le raille : qu'importe ? Il pense.
Plus d'une âme inscrit en silence
Ce que la foule n'entend pas.
Il plaint ses contempteurs frivoles,
Et maint faux sage à ses paroles
Rit tout haut et songe tout bas.
{Les Rayons et les Ombres ; Hetzel, éditeur.)
1. Cf., dans le chapitre III, la pré- explique.à propos du théâtre, comme
face de Marie Tudor. Victor Hugo y quoi le poète a charge d'âmes.
80 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
TRISTESSE D'OLYMPIO
O douleur ! j'ai voulu, moi, dont l'âme est troublée,
Savoir si l'urne encor conservait la liqueur,
Et voir ce qu'avait fait cette heureuse vallée
De tout ce que j'avais laissé là de mon cœur !
Que peu de temps sufiFt pour changer toutes choses !
Nature au front serein, comme vous oubliez !
Et comme vous brisez dans vos métamorphoses,
Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés... !
D'autres vont maintenant passer où nous passâmes ;
Nous y sommes venus, d'autres vont y venir ;
Et le songe qu'avaient ébauché nos deux âmes,
Ils le continueront sans pouvoir le finir !
Car personne ici-bas ne termine et n'achève.
Les pires des humains sont comme les meilleurs ;
Nous nous réveillons tous au même endroit du rêve ;
Tout commence en ce monde, et tout finit ailleurs.
Oui, d'autres à leur tour viendront, couples sans tache,
Puiser dans cet asile heureux, calme, enchanté.
Tout ce que la nature à l'amour qui se cache
Mêle de rêverie et de solennité !
D'autres auront nos champs, nos sentiers, nos retraites ;
Ton bois, ma bien aimée, est à des inconnus ;
D'autres femmes viendront, baigneuses indiscrètes,
Troubler le flot sacré qu'ont touché tes pieds nus.
Quoi donc ! c'est vainement qu'ici nous nous aimâmes !
Rien ne nous restera de ces coteaux fleuris
Où nous fondions notre être en y mêlant nos flammes !
L'impassible natm-e a déjà tout repris.
VICTOR HUGO 81
Oh ! dites-moi, ravins, frais ruisseaux, treilles mûres,
Rameaux chargés de nids, grottes, forêts, buissons.
Est-ce que vous ferez pour d'autres vos murmures ?
Est-ce que vous direz à d'autres vos chansons ?
Nous vous comprenions tant ! Doux, attentifs, austères.
Tous nos échos s'ouvraient si bien à votre voix !
Et nous prêtions si bien, sans troubler vos mystères.
L'oreille aux mots profonds que vous dites parfois !
Répondez, vallon pur, répondez, solitude,
0 nature abritée en ce désert si beau,
Loi-sque nous dormirons tous deux dans l'attitude ,
Que donne aux morts pensifs la forme du tombeau,
Est-ce que vous serez à ce point insensible
De nous savoir couchés, morts avec nos amours,
Et de continuer votre fête paisible,
Et de toujours sourire et de chanter toujours ?
Eii bien ! oubliez-nous, maison, jardin, ombrages !
Herbe, use notre seuil ! ronce, cache nos pas !
Chantez, oiseaux ! ruisseaux, coulez ! croissez, feuillages !
Ceux que vous oubliez ne vous oublieront pas.
Car vous êtes pour nous l'ombre de l'amour même !
Vous êtes l'oasis qu'on rencontre en chemin !
Vous êtes, ô vallon, la retraite suprême
Où nous avons pleuré nous tenant par la main ^
{Les Rayons à les Ombres : Hetzel, éditeur.)
RliPO.VSt: A U.V ACTE D'ACCUSATION'
La langue était lEtat avant quatre-vingt-neuf ;
Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes ;
Les uns, nobles, hantant les Phèdres,*les Jocastes,
1. On a souvent comparé cette (cf. p. 113). Chez Victor Hugo,
pièce au Lac de Lamartine (cl. p. 52) l'émotion est à la fois plus contenue
et à Souvenir d'Alfred de Musset et plus profonde.
LE XIX- SIÈCLE PAR LIS TEXTES. — 0
S2 LE XIXe SIÈCLE PAR LES TEXTES
Les Méropes, ayant le décorum pour loi,
Et montant à Versaille ^ aux carrosses du roi ;
Les autres, tas de gueux, drôles patibulaires,
Habitant les patois ; quelques-uns aux galères
Dans l'argot ; dévoués ^ à tous les genres bas,
Déchirés en haillons dans les halles ; sans bas,
Sans perruque ; créés pour la prose et la farce ;
Populace du style au fond de l'ombre éparse ;
Vilains ^, rustres, croquants *, que Vaugelas leur chef
Dans le bagne Lexique avait marqué d'une F ^ ;
N'exprimant que la vie abjecte et familière,
Vils, dégradés, flétris, bourgeois, bons pour Molière,
Racine regardait ces marauds de travers ;
Si Corneille en trouvait un blotti dans son vers.
Il le gardait, trop grand pour dire : « Qu'il s'en aille « ; »
Et Voltaire criait : « Corneille s'encanaille ! »
Le bonhomme Corneille, humble, se tenait coi.
Alors, brigand, je vins ; je m'écriai : « Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ? »
Et sur l'Académie, aïeule et douairière.
Cachant sous ses jupons les tropes ' effarés.
Et sur les bataillons d'alexandrins carrés *,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !
Je fis une tempête au fond de l'encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées **,
Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées ;
1. Versatile. Licence poétique. croquent le peuple) ! On les appela
2. Dévoués. Dans un sens défavo- eux-mêmes croquants et ce nom
rable. On dit encore dévouer quel- s'appliquait à tous les paysans avec
qu'un ou quelque chose à la haine, une acception méprisante.
au mépris, etc. 5. F. Première lettre de forçat.
3. Vilains. Paysans, roturiers. 6. Dans la préface de Cromwell,
4. Croquants. Les paysans de Victor Hugo cite quelques vers de
Guyenne se révoltèrent en 1594 au Corneille, soulignés par les puristes
cri de Sus aux croquants (à ceux qui classiques :
Un tas d'hommes, perdus de dettes et de crimes.
(Cinna, V, i.)
Ah ! ne me brouillez pa$ avec la république !
(Nicomède, II, m.)
7. Tropes. Figures de rhétorique. ombres sont sans doute les mots,
8. Carrés. Allusion à l'uniformité qualifiés au vers suivant de peuple
du rythme classique. noir ; le poète les compare à un
9. Les ombres débordées. Ces fleuve sorti de son lit.
VICTOR HUGO 83
Et je dis : « Pas de mot où l'idée au vol pur
Ne puisse se poser, tout humide d'azur ! »
Discours affreux ! — Syllepse *, liypallage ^, litote ',
Frémirent ; je montai sur la borne Aristote,
Et déclarai les mots égaux *, libres, majeurs.
Tous les envahisseurs et tous les ravageurs,
Tous ces tigres, les Huns, les Scythes et les Daces,
N'étaient que des toutous auprès de mes audaces ;
Je bondis hors du cercle et brisai le compas.
Je nommai le cochon par son nom ; pourquoi pas ?
1f^x«*v^<.t£ (V i«.c*-\ >A<v\j^*v^<- ^^&^<v^.'^ , .
Oui, je suis ce Danton ! je suis ce Robespierre !
J'ai contre le mot noble à la longue rapière,
Insurgé le vocable ignoble, son valet,
Et j'ai, sur Dangeau ^ mort, égorgé Richelet ^
1. Syllepse. Figure par laquelle on les conventions du classicisme en fait
fait accorder nn mot avec l'idée, de vocabulaire, il a tort de prétendre
sans égard ù l'accord grammatical. que les mots soient égaux. Deux
Cf. p. 08, n. 3. termes dont la signincation pure-
2. Hiipallage. l'igure ■• par laquelle ment logique est la même ne s'em-
on attribue ù tel mot une qualité ploieront pourtant pas de la même
convenant ù un autre mot de la façon. Quelques vers plus loin, le
même phrase ». Ainsi Boileau (jua- poète rappelle qu'il a nommé le
lifte d'e/Jronté le lit d'une femme qui cochon. Il le nomme dans certains
feint d'être malade pour rester cou- cas; mais ailleurs il dit pourceau. Cf.
chée. (Satire X). par exemple la pièce intitulée Sultan
.3. Litote. Figure par laquelle on \lourud (Légende des siècles). Mou-
dit moins que ce qu'on veut faire rad a commis toute sorte de cruau-
entendre. C'est le contraire de l'hy- tés ; mais un jour, trouvant sur sa
berbole. Tous les traités de rhéto- route un cochon à moitié mort que
rique citent comme exemple le mot tourmentent des mouches, il le
de Chiméne à Hodrigue : pousse du pied pour l'en clélivrer.
Va, je ne te hais point. (^e geste suffira pour faire contre-
(/.c Cid, m. IV). poids ù tous les crimes du monstre
4. Si Victor Hugo a eu bien rai- dans la balance qui pèse les actes
son de combattre les préjugés et des hommes :
On vit, dans le brouillard où rien n'a plus de forme.
Vaguement apparaître une balance énorme ;
Cette balance vint d'elle-même, i\ travers
Tous les enfers béants, tous les cieux entr'ouverts.
Se placer sous la foule immense des victimes ;
Au-dessus du silence horrible des abimes.
Sous l'œil du seul vivant, du seul vrai, du seul grand.
Terrible, elle oscillait, et portait, s'édairant
D'un jour mystérieux plus profond que le nôtre.
Dans un plateau le monde et le pourceau dans l'autre.
5. Ce modèle du courtisan (1638- fi. Grammairien (1631-1698) ; il
17'20), est considéré ici comme le publia un Dictionnaire plusieurs fois
parangon de la « noblesse •>. réimprimé.
84
LE XIX'' SIECLE PAR LES TEXTES
Oui, c'est vrai, ce sont là quelques-uns de mes crimes.
J'ai pris et démoli la bastille des rimes ^
J'ai fait plus : j'ai brisé tous les carcans de fer
Qui liaient le mot peuple, et tiré de l'enfer
Tous les vieux mots damnés, légions sépulcrales ;
J'ai de la périphrase écrasé les spirales ^
Et mêlé, confondu, nivelé sous le ciel
L'alphabet, sombre tour qui naquit de Babel ^ ;
Et je n'ignorais pas que la main courroucée
Qui délivre le mot, délivre la pensée.
{Les Contemplations*: Hetzel, éditeur.)
'~ 1. La rims, ch2z les romantiques
est plus riche que chez les poètes du
XVIP siècle, sauf Malherbe. Mais
c'est en réintégrant dans l'usage
littéraire un grand nombre de mots
considérés comme trop bas que
Victor Hugo a pu la régénérer ; et
voilà sans doute le sens où il faut
entendre ce vers. Les préjugés clas-
siques relatifs aux mots captivaient
la rime dans une sorte de bastille,
qui fut prise et démolie par le poète.
2. Les spirales de la périphrase
sont les ingénieuses arabesques où
s'évertuaient les pseudo-classiques
ou même les classiques, au lieu d'em-
ployer directement le mot propre.
3. On se rappelle que les enfants
de Noé voulurent, après le déluge,
élever une tour, la tpur dite de Ba-
bel, assez haute pour les protéger
contre tout déluge nouveau. Dieu
les punit en « confondant leur lan-
4. Nous n'avons cité dans ce vo-
lume que des pièces de Victor Hugo
prises dans ses recueils d'avant l'exil.
Celle-ci fait seule exception. Mais
d'ailleurs elle porte la date de 1834.
ALFRED DE VIGNY
REGRETS DE SATAN
Sur la neige des monts, couronne des hameaux,
L'Espagnol a blessé l'aigle des Asturies,
Dont le vol menaçait ses blanches bergeries ;
Hérissé, l'oiseau part et fait pleuvoir le sang.
Monte aussi vite au ciel que l'éclair en descend *,
Regarde son soleil ^, d'un bec ouvert l'aspire,
Croit reprendre la vie au flamboyant empire ;
Dans un fluide d'or il nage puissamment,
Et parmi les rayons se balance un moment.
Mais l'homme l'a frappé d'une atteinte trop sûre ;
Il sent le plomb chasseur fondre dans sa blessure.
Son aile se dépouille, et son royal manteau
Vole comme un duvet qu'arrache le couteau ;
Dépossédé des airs, son poids le précipite ;
Dans la neige du mont il s'enfonce et palpite,
Et la glace terrestre a d'un pesant sommeil
Fermé cet œil puissant respecté du soleil ^.
Tel, retrouvant ses maux au fond de sa mémoire,
L'Ange maudit * pencha sa chevelure noire,
Et se dit, pénétré d'un chagrin infernal » :
« Triste amour du péché ! sombres désirs du mal !
De l'orgueil, du savoir gigantesques pensées !
Comment ai-je connu vos ardeurs insensées ?
Maudit soit le moment où j'ai mesuré Dieu !
Simplicité du cœur, à qui j'ai dit adieu,
1. Dans son article des Portraits encore pour l'aigle quand les nuages
contemporains sur Alfred de Vigny le cachent h la terre.
(t. II), Sainte-Beuve signale chez lui 3. On dit que l'aigle peut regarder
« des mouvements prodigieux qui le soleil en face.
mesurent deux fois l'infini, comme 4. Satan, qu'Eloa voudrait sau-
dans ce vers sur l'aigle blessé ». ver.
2. Son soleil. Le soleil brille 5. Infernal. Dans le sens propre
du mot.
86 LE XIXe SIÈCLE PAR LES TEXTES
Je tremble devant toi, mais pourtant je t'adore.
Je suis moins criminel, puisque je t'aime encore ;
Mais dans mon sein flétri tu ne reviendras pas !
Loin de ce que j'étais, quoi ! j'ai fait tant de pas !
Et de moi-même à moi si grande est la distance
Que je ne comprends plus ce que dit l'innocence ;
Je souffre, et mon esprit par le mal abattu
Ne peut plus remonter jusqu'à tant de vertu ».
{Eloa, Œuvres complètes ; Ch. Delagrave, éditeur.)
MOÏSE
Le soleil prolongeait sur la cime des tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes.
Ces larges traces d'or qu'il laisse dans les airs,
Lorsqu'en un lit de sable il se couche aux déserts.
La pourpre et l'or semblaient revêtir la campagne.
Du stérile Nébo ^ gravissant la montagne.
Moïse, homme de Dieu, s'arrête, et, sans orgueil,
Sur le vaste horizon promène un long coup d'œil.
Il voit d'abord Phasga ^, que des figuiers entourent ;
Puis, au-delà des monts que ses regards parcourent.
S'étend tout Galaad ^, Ephraïm, Manassé *,
Dont le pays fertile à sa droite est placé ;
Vers le Midi, Juda, grand et stérile, étale
Ses sables où s'endort la mer occidentale ^ ;
Plus loin, dans un vallon que le soir a pâli.
Couronné d'oliviers, se montre Nephtali ;
Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes,
Jéricho s'aperçoit : c'est la ville des palmes ;
Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phogor
Le lentisque touffu s'étend jusqu'à Ségor *.
1. Montagne voisine de la Terre et Nephtali désignent les pays qu'oc-
promise, dans le pays de Moab. cupèrent dans la suite les tribus de
2. Bourg situé sur une hauteur. ce nom.
3. Le pays de Galaad, où de- 5. La mer Morte, à l'ouest du
valent s'établir la tribu de Gad et Nébo.
celle de Ruben. 6. Phogor et Ségor sont à l'est de
4. Ephraïm, Manassé, puis Juda la mer Morte.
à
ALFRED DE VIGXY 87
Il voit tout Chanaan, et la Terre promise *,
Où sa tombe, il le sait, ne sera iwint admise.
Il voit, sur les Hébreux étend sa grande main,
Puis vers le haut du mont il reprend son chemin.
Or, des champs de Moab couvrant la vaste enceinte,
Pressés au large pied de la montagne sainte,
Les enfants d'Israël s'agitaient au vallon
Comme les blés épais qu'agite l'aquilon.
Dès l'heure où la rosée humecte l'or des sables
Et balance sa perle au sommet des érables.
Prophète centenaire, environné d'honneur.
Moïse était parti pour trouver le Seigneur.',, '
On le suivait des yeux aux flammes de sa iét€ * ;
Et, lorsque du grand mont il atteignit le faîte,
Lorsque son front perça le nuage de Dieu
Qui couronnait d'éclairs la cime du haut lieu.
L'encens brûla partout sur les autels de pierre,
Et six cent mille Hébreux, courbés dans la poussière,
A l'ombre du parfum par le soleil doré.
Chantèrent d'une voix le cantique sacré ;
Et les fils de Lévi,"s'élevant sur la foule,
Tels qu'un bois de cyprès sur le sable qui roule.
Du peuple avec la liarpe accompagnant les voix.
Dirigeaient vers le ciel l'hymne du Roi des rois '.
Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris place,
Dans le nuage obscur lui parlait face à face.
Il disait au Seigneur : « Ne finirai-je pas ?
Où voulez- vous encor que je porte mes pas l
Je vivrai donc toujours puissant et solitaire ?
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre. —
Que vous ai-je donc fait pour être votre élu ?
J'ai conduit votre peuple où vous avez voulu.
Voilà que son pied touche à la terre promise.
De vous à lui qu'un autre accepte l'entremise,
1. En réalité, le pays de Chanaan Moïso descend du Sinal, « parce qu'il
et la Terre promise ne font qu'un. avait parlé avec l'Etemel •.
2. « La peau de son visage rayon- 3. I.'hunme du Roi des rois.
nait " lit-on dans l'tlxodr. quand F/hymne chantée en son honneur.
88 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
Au coursier d'Israël qu'il attache le frein ;
Je lui lègue mon livre ^ et la verge d'airain ^.
» Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances ^,
Ne pas me laisser homme avec mes ignorances,
Puisque, du mont Horeb * jusques au mont Nébo \
Je n'ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau ® ?
Hélas ! vous m'avez fait sage parmi les sages !
Mon doigt du peuple errant a guidé les passages ;
J'ai fait pleuvoir le feu sur la tête des rois ' ;
L'avenir à genoux adorera mes lois ;
Des tombes des humains j'ouvre la plus antique ^ ;
La mort trouve à ma voix une voix prophétique " ;
Je suis très grand ; mes pieds sont sur les nations,
Ma main fait et défait les générations. —
Hélas ! je suis, Seigneur, puissant et solitaire ;
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre !
» Hélas ! je sais aussi tous les secrets des cieux,
Et vous m'avez prêté la force de vos yeux.
Je commande à la nuit de déchirer ses voiles ;
Ma bouche par leur nom a compté les étoiles.
Et, dès qu'au firmament mon geste l'appela.
Chacune s'est hâtée en disant : « Me voilà. »
J'impose mes deux mains sur le front des nuages
Pour tarir dans leurs flancs la source des orages ^° ;
1. Le Pentateuque. dans le désert, fait jaillir une source
2. La verge avec laquelle Moïse d'un rocher.
avait mis à sec la mer Rouge, et, 3. Mes espérancei. Toutes celles que
peut nourrir un homme. Cf. plus bas :
J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir.
4. C'est sur le mont Horcb que alors, « la terre ouvrit sa bouche et
Moïse fut appelé par l'Eternel, du les engloutit ». (Cf. le livre des I\'om-
milieu d'un buisson ardent. bres, XVI, 25-35.) « La plus antique
5. Cf. p. 86, n. 1 . des tombes», c'est la terre.
6. Moïse veut dire que Dieu, ne 9. Dans le chapitre XXXIII du
le laissant pas homme, devait le Deutéronome, Moïse, peu de temps
retirer aussi de dessus la terre. avant sa mort, bénit les enfants
7. Une grêle mêlée de feu; c'est d'Israël en prédisant à chaque tribu
« la septième plaie d'Egypte. « ses destinées.
8. Dathan et Abiram s'étant ré- 10. Après avoir fait pleuvoir la
voltés contre Moïse, celui-ci les fit grêle (n. 7), Moïse « tarit la source
mettre devant leurs tentes en recom- des orages » en levant ses mains vers
mandant au peuple de s'écarter ; et l'Eternel.
ALFRED DE VIGXY 89
J'engloutis les cités sous les sables mouvants ;
Je renverse les monts sous les ailes des vents ;
Mon pied infatigable est plus fort que l'espace ;
Le fleuve aux grandes eaux se range quand je passe \
Et la voix de la mer se tait devant ma voix.
Lorsque mon peuple souffre, ou qu'il lui faut des lois,
J'élève mes regards, votre esprit me visite ;
La terre alors chancelle et le soleil liésite ^,
Vos anges sont jaloux et m'admirent entre eux. —
Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux.
Vous m'avez fait vieillir puissant et solitaire ;
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre ! ,
» Sitôt que votre souffle a rempli le berger ^,
Les hommes se sont dit : « Il nous est étranger ; »
Et les yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient, hélas ! d'y voir plus que mon âme.
J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir ;
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir *.
M'enveloppant alors de la coloime noire *,
J'ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j'ai dit dans mon cœur : « Que vouloir à présent ? »
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l'effroi dans la main qu'elle touche,
L'orage est dans ma voix, l'éclair efrfeur ma bouche ;
Aussi, loin de m'aimer, voilà qu'ils tremblent tous,
Et, quand j'ouvre les bras, on tombe à mes genoux. —
0 Seigneur ! j'ai vécu puissant et solitaire ;
Laissez- moi m'endormir du sommeil de la terre ! »
Or, le peuple attendait, et, craignant son courroux •,
Priait sans regarder le mont du Dieu jaloux ;
1. Allusion au passage du Jour- 4. X>n était frappé de mort en
dain ; mais c'est Josué qui fit ce voyant Dieu face ù face, et les
miracle. vierges craignaient de l'être en
2. Ici encore, Vigny semble attri- vojant face A face son élu.
buer à Moïse ce que les Livres saints o. L'Exode nous dit que l'Eternel
rapportent de Josué. s'enveloppa d'une colonne de nuées
3. Moïse faisait pattre le troupeau pour guider les enfants d'Israël dans
de son beau-père, Jéthro, lorsque le désert.
l'Eternel l'appela pour la première 6. Son courroux. Le courroux du
fois. Cf. p. 88, n. 4. Dieu jaloux.
DO LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
Car, s'il levait les yeux, les flancs noirs du nuage
Roulaient et redoublaient les foudres de l'orage.
Et le feu des éclairs, aveuglant les regards,
Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts>
Bientôt le haut du mont reparut sans Moïse. —
Il fut pleuré. — Marchant vers la Terre promise,
Josué s'avançait pensif et pâlissant.
Car il était déjà l'élu du Tout-Puissant.
{Pop.mes antiques et modernes,
Œuvres complètes ; Ch. Delagrave, éditeur.
LA FILLE DE JEPHTE
" Et de là vient la coutume qui
s'est toujours observée depuis en
Israël,
» Que toutes les filles d'Israël
s'assemblent une fois l'année pour
pleurer la fille de Jephté de Galaad
pendant quatre jours. »
{Juges, ch. xi, v. 39 et 40.)
Voilà ce qu'ont chanté les filles d'Israël,
Et leurs pleurs ont coulé sur l'herbe du Carmel ^ :
— Jephté de Galaad ^ a ravagé trois villes ^ ;
Abel ! la flamme a lui sur tes vignes fertiles !
Aroër sous la cendre éteignit ses chansons.
Et Mennith s'est assise en pleurant ses moissons !
Tous les guerriers d'Aramon * sont détruits, et leur terre
Du Seigneur notre Dieu reste la tributaire.
Israël est vainqueur, et par ses cris perçants
Reconnaît du Très-Haut les secours tout-puissants.
A l'hymne universel que le désert répète
Se mêle en longs éclats le son de la trompette.
Et l'armée, en marchant vers les tours de Maspha *,
I.ieur raconte de loin que Jephté triompha.
1. Montagne de Palestine. Aroër jusque vers Mennith... et jus-
2. Cf. p. 86, n. 3. qu'à Abel-Keramim ».
3. Ces trois villes sont nommées 4. Les Ammomites, issus d'un fils
dans la suite. — Cf. Juges, XI, 33 : de Loth, Ammon, étaient établis sur
« Il leur fit éprouver (aux fils d'Am- des plateaux à l'est du Jourdain in-
mon) une très grande défaite, depuis férieur.
5. Ville proche de Jérusalem.
Al.tkEl) DE VH.SY 91
Le peuple tout entier tressaille de la fête.
— Mais le sombre vainqueur marche en baissant la têt€ ;
Sourd à ce bruit de gloire, et seul, silencieux,
Tout à coup il s'arrête, il a fermé ses yeux ^
Il a fermé ses yeux, car au loin, de la ville,
Les vierges, en chantant, d'un pas lent et tranquille.
Venaient ; il entrevoit le chœUr religieux ;
C'est pourquoi, plein de crainte, il a fermé ses yeux.
Il entend le concert qui s'approche et l'honore :
La harpe harmonieuse et le tambour sonore, .
Et la lyre aux dix voix, et le Kinnor léger.
Et les sons argentins du Nebel étranger 2,
Puis, de plus près, les chants, leurs paroles pieuses,
Et les pas mesurés en des danses joyeuses,
Et par des bruits flatteurs les mains frappant les mains
Et de rameaux fleuris parfumant les chemins.
Ses genoux ont tremblé sous le poids de ses armes ;
Sa paupière s'entr'ouvre à ses premières larmes :
C'est que, parmi les voix, le père a reconnu
La voix la plus aimée à ce chant ingénu :
t( O vierges d'Israël ! ma couronne s'apprête
La première à parer les cheveux de sa tête ;
C'est mon père, et jamais un autre enfant que moi
N'augmenta la famille heureuse sous sa loi. »
Et ses bras à Jephté donnés ^ avec tendresse,
Suspendant à son col leur pieuse caresse :
« Mon père, embrassez- moi ! D'où naissent vos retards ?
Je ne vois que vos pleurs et non pas vos regards *.
1. « Jephté avait fait un voeu A était un instrument de musique en
l'Etomt'l et lui avait dit : « Si tu usage ciiez les Hébreux, et qui
livres entre mes mains les fils d'Am- n'avait rien d'étranger.
mon, quiconque sortira des portes 3. Donnés. Sorte d'ablatif absolu,
de ma maison au devant de moi. i"» Il faut suppléer, après le second vers
mon heureux retour, je l'offrirai de la strophe, elle dit.
on holocauste «. (Jtiges. XI, '.iO, 'M). 4. Cf. VIphigénie de Racine,
2. Le Nebel, comme le Kinnor, acte II, scène n.
92 LE XIX'' SIÈCLE PAR LES TEXTES
» Je n'ai point oublié l'encens du sacrifice :
J'offrais pour vous hier la naissante génisse.
Qui peut vous affliger ? Le Seigneur n'a-t-il pas
Renversé les cités au seul bruit de vos pas ?
— C'est vous, hélas ! c'est vous, ma fille bien-aimée t
Dit le père en rouvrant sa paupière enflammée ;
Faut-il que ce soit vous ! ô douleur des douleurs !
Que vos embrassements feront couler de pleurs !
» Seigneur, vous êtes bien le Dieu de la vengeance ;
En échange du crime il vous faut l'innocence.
. C'est la vapeur du sang qui plaît au Dieu jaloux !
Je lui donne une hostie ^ ô ma fille ! et c'est vous !
— Moi ! » dit-elle. Et ses yeux se remplirent de larmes.
Elle était jeune et belle, et la vie a des charmes.
Puis elle répondit : « Oh ! si votre serment
Dispose de mes jours, permettez seulement
)) Qu'emmenant avec moi les vierges, mes compagnes.
J'aille, deux mois entiers, sur le haut des montagnes.
Pour la dernière fois errante en liberté,
Pleurer sur ma jeunesse et ma virginité !
» Car je n'aurai jamais, de mes mains orgueilleuses,
Purifié mon fils sous les eaux merveilleuses ^ ;
Vous n'aurez pas béni sa venue, et mes pleurs
Et mes chants n'auront pas endormi ses douleurs ;
» Et, le jour de ma mort, nulle vierge jalouse
Ne viendra demander de qui je fus l'épouse.
Quel guerrier prend pour moi le cilice et le deuil ;
Et seul vous pleurerez autour ^ de mon cercueil. »
1. Hostie. Au sens originel ; vie- 3. SeuL.. autour. Le second de ces
time. deux mots est mis à dessein pour
2. C'était une sorte de baptême. faire ressortir le premier.
ALFRED DE VIGSY 93
Après ces mots, l'armée assise tout entière
Pleurait, et sur son front répandait la poussière ^
Jephté sous un manteau tenait ses pleurs voilé3 ;
Mais, parmi les sanglots, on entendit : « Allez. »
Elle inclina la tête et partit. Ses compagnes.
Comme nous la pleurons, pleuraient sur les montagnes.
Puis elle vint s'offrir au couteau paternel.
— Voilà ce qu'ont chanté les filles d'Israël.
[Poèmes antiques et modernes,
Œuvres complètes; Ch. Dalagrave, éditeur.)
LA MORT DU LOUP
•• )
Le loup vient et s'assied, les deux jambes dressées.
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris - ;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante.
Et n'a pas desserré sa mâchoire de fer.
Malgré nos coups de feu ({ui traversaient sa chair,
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles.
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles.
Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé.
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le loup le quitte alors, et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné de son sang ;
Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri.
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri...
Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'hommes,
Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes !
1. En signe de deuil. 2. Pris. Inh'rccptés.
94 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C'est vous qui le savez, sublimes animaux 1
A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse,
Seul, le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
— Ah ! je t'ai bien compris, sauvage voyageur ^,
Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au cœur !
Il disait : « Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse ^ et pensive.
Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.
Gémir, pleurer, prier, est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t'appeler.
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler ^. »
{Les Destinées, Œuvres complètes ; Ch. Delagrave, éditeur.)
LA MAISON DU BERGER
La Nature t'attend ^ dans un silence austère ;
L'herbe élève à tes pieds son nuage des soirs.
Et le soupir d'adieu du soleil à la terre
Balance les beaux lis comme des encensoirs.
La forêt a voilé ses colonnes profondes,
La montagne se cache, et sur les pâles ondes
Le saule a suspendu ses chastes reposoirs.
Le crépuscule ami s'endort dans la vallée
Sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon,
Sous les timides joncs de la source isolée
Et sous le bois rêveur qui tremble à l'horizon.
Se balance en fuyant dans les grappes sauvages.
Jette son manteau gris sur le bord des rivages.
Et des fleurs de la nuit entr'ouvre la prison.
1. Voyageur. Allusion à la vie désespoir paisible sans convulsions
errante du loup. de colère et sans reproches au ciel
2. Studieuse. Absorbée dans la est la sagesse même. »
méditation. 4. Le poète s'adresse à Eva, la
3. Cf. Journal d'un poète : « Un femme aimée.
ALFRED DE VIGNY 9&
Il est sur ma montagne une épaisse bruyère
Où les pas du chasseur ont peine à se plonger,
Qui plus haut cjue nos fronts lève sa tête altière,
Et garde dans la nuit le pâtre et l'étranger.
Viens y cacher l'amour et ta divine faute ;
Si l'herbe est agitée ou n'est pas assez haute,
J'y roulerai pour toi la Maison du Berger...
Viens donc ! le ciel pour moi n'est plus qu'une auréole
Qui t'entoure d'azur, t'éclaire et te défend ;
La montagne est ton temple et le bois sa coupole ;
L'oiseau n'est sur la fleur balancé par le vent,
Et la fleur ne parfume et l'oiseau ne soupire
Que pour mieux enchanter l'air que ton sein respire ;
La terre est le tapis de tes beaux pieds d'enfant.
Eva, j'aimerai tout dans les choses créées.
Je les contemplerai dans ton regard rêveur
Qui partout répandra ses flammes colorées,
Son repos gracieux, sa magique saveur.
Sur mon cœur déchiré viens poser ta main pure ;
Ne me laisse jamais seul avec la Nature,
Car je la connais trop pour n'en avoir pas peur.
Elle me dit : « Je suis l'impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs ;
Mes marches d'émeraude et mes parvis d'albâtre,
Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs.
Je n'entends ni vos cris ni vos soupirs ; à peine
Je sens passer sur moi la comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.
« Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
A côté des fourmis les populations ;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J'ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère, et je suis une tombe ;
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations.
D6 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
» Avant vous, j'étais belle et toujours parfumée,
J'abandonnais au vent mes cheveux tout entiers ;
Je suivais dans les cieux ma route accoutumée,
Sur l'axe harmonieux des divins balanciers.
Après vous, traversant l'espace où tout s'élance.
J'irai seule et sereine ; en un chaste silence
Je fendrai l'air du front et de mes seins altiers. »
C'est là ce que me dit sa voix triste et superbe ;
Et dans mon cœur alors je la hais, et je vois
Notre sang dans son onde et nos morts sous son herbe
Nourrissant de leurs sucs la racine des bois.
Et je dis à mes yeux qui lui trouvaient des charmes :
« Ailleurs tous vos regards, ailleurs toutes vos larmes ;
Aimez ce que jamais on ne verra deux fois ^ )>
Oh ! qui verra deux fois ta grâce et ta tendresse,
Ange doux et plaintif qui parle en soupirant ?
Qui naîtra comme toi portant une caresse
Dans chaque éclair tombé de ton regard mourant,
Dans les balancements de ta tête penchée,
Dans ta taille dolente et mollement couchée.
Et dans ton pur sourire amoureux et souffrant ?
Vivez, froide Nature, et revivez sans cesse
Sur nos pieds, sur nos fronts, puisque c'est votre loi :
Vivez, et dédaignez, si vous êtes déesse.
L'homme, humble passager qui dut - vous être un roi ;
Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaines,
J'aime la majesté des souffrances humaines ^ ;
Vous ne recevrez pas un cri d'amour de moi.
Mais toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente,
Rêver sur mon épaule, en y posant ton front ?
Viens du paisible seuil dé la maison roulante
Voir ceux qui sont passés et ceux qui passeront.
1. Cf. plus loin : L'homme, humble » J'aime l'humanité, j'ai pitié d'elle;
passager, et la suite. la nature est pour moi une décora-
2. Dut. Latinisme ; aurait dû, tion dont la durée est insolente, et
devrait. sur laquelle est jetée cette passagère
3. Cf. Journal d'un poète : < Ce et sublime marionnette appelée
vers est le sens de tous mes poèmes l'homme. »
philosophiques. > — Et encore :
AI.FHFA) DE VIGSY f7
Tous les tableaux humains qu'un Esprit pur m'apporte
S'animeront pour toi quand devant notre porte
Les grands pays muets longuement s'étendront '.
Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre
Sur cette terre ingrate où les morts ont passé ;
Nous nous parlerons d'eux à l'heure où tout est sombre,
Où tu te plais à suivre un chemin effacé,
A rêver, appuyée aux branches incertaines.
Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines.
Ton amour taciturne et toujours menacé.
(Œuvres complètes ; Ch. Delagrave, éditeur.)
LA COLERE DE SAMSON
« Eternel ! Dieu des forts ! vous savez que mon âme
N'avait pour aliment que l'amour d'une femme,
Puisant dans l'amour seul plus de sainte vigueur
Que mes cheveux divins n'en donnaient à mon cœur ^.
— Jugez-nous. — La voilà sur mes pieds endormie.
Trois fois elle a vendu mes secrets et ma vie.
Et trois fois a versé des pleurs fallacieux
Qui n'ont pu me cacher la rage de ses yeux ;
Honteuse qu'elle était plus encor qu'étonnée
De se voir découverte ensemble et pardonnée ;
Car la bonté de l'Homme est forte, et sa douceur
Ecrase, en l'absolvant, l'être faible et menteur.
« Mais enfin je suis las. J'ai l'âme si pesante,
Que mon corps gigantesque et ma tête puissante
Qui soutiennent le poids des colonnes d'airain '
Ne la peuvent porter avec tout son chagrin...
1. • Il promet à Eva de lui dire ses propres poèmes, assis tous deux
au seuil de la maison roulante :
Tous les tableaux, etc.
Les grands pays muets longuement s'étendront.
Voilà un vers i\ joindre au I^on- Dieu dès sa naissance >. (Juges,
tuni adspectabanl (tentes de Virgile, XVI. 17). Il devait, si ses cheveux
un vers presque égal lui-même ù étaient rasés, perdre toute sa force,
l'immensité. » (Sainte-Beuve, Sou- 3. Le poids des colonnes d'airtiin.
veaux lundis, t. VI.) Le poids que des colonnes d'airain
2. • Le rasoir n'avait jamais passé peuvent seules supporter,
sur la tête de Samson consacré ii
tE XIX" SIÈCLE PAR LES TEXTES. — 1
98 LE XIX' SIÈCLE PAU LES TEXTES
C'est trop ! Dieu, s'il le veut, peut balayer ma cendre.
J'ai donné mon secret ^, Dalila va le vendre.
Qu'ils seront beaux les pieds de celui qui viendra "^
Pour m'annoncer la mort ! — Ce qui sera, sera ! »
Il dit et s'endormit près d'elle jusqu'à l'heure
Où les guerriers, tremblant d'être dans sa demeure,
Payant au poids de l'or chacun de ses cheveux,
Attachèrent ses mains et brûlèrent ses yeux,
Le traînèrent sanglant et chargé d'une chaîne
Que douze grands taureaux ne tiraient qu'avec peine,
Le placèrent debout, silencieusement.
Devant Dagon, leur Dieu, qui gémit sourdement
Et deux fois, en tournant, recula sur sa base
Et fit pâlir deux fois ses prêtres en extase,
Allumèrent l'encens, di'essèrent un festin
Dont le bruit s'entendait du mont le plus lointain,
Et près de la génisse aux pieds du Dieu tuée
Placèrent Dalila, pâle prostituée,
Couronnée, adorée et reine du repas.
Mais tremblante, et disant : Il ne me verra pas !
Terre et ciel ! avez- vous tressailli d'allégresse
Lorsque vous avez vu la menteuse maîtresse
Suivre d'un œil hagard les yeux tachés de sang
Qui cherchaient le soleil d'un regard impuissant ?
Et quand enfin Samson, secouant les colonnes
Qui faisaient le soutien des immenses pylônes,
Ecrasa d'un seul coup, sous les débris mortels.
Ses trois mille ennemis, leurs dieux et leurs autels ?
Terre et ciel ! punissez par de telles justices
La trahison ourdie en des amours factices.
Et la délation du secret de nos cœurs
Arraché dans nos bras par des baisers menteurs.
(Œuvres complètes ; Ch. Delagrave, éditeur,)
1. Samson a dit à Dalila que, ses drait « faible comme un autre
cheveux une fois coupéss il devien- homme. »
2. Expression biblique.
ALFRED DE IJGXY 99
FRAGMENTS DU JOIHI.WI. I)-I!.\ l'OKTR
Il faut surtout anéantir l'espérance dans le cœur de
l'homme.
Un désespoir paisible, sans convulsions de colère et sans
reproches au ciel est la sagesse même.
Dès lors, j'accepte avec reconnaissance tous les jours de
plaisir, tous les jours même qui ne m'apportent pas un
malheur ou un chagrin.
La pensée est semblable au compas qui perce le point sur
lequel il tourne, quoique sa seconde branche décrive un ôercle
éloigné.
L'homme succombe sous son travail et est percé par le
compas.
Le noble et Vignoble sont les deux noms qui distinguent
le mieux, à mes yeux, les deux races d'hommes qui vivent sur
terre.
Ce sont réellement deux races qui ne peuvent s'entendre
en rien et ne sauraient vivre ensemble.
Je crois, ma foi, que je ne suis qu'une sorte de moraliste
épique. C'est bien peu de chose.
Le mot de la langue le plus difficie à prononcer et à placer
convenablement, c'est nun.
J'ai reçu une éducation très forte. L'habitude de l'appli-
'cation et d'un travail perpétuel m'a rendu si attentif à me»
idées, que le travail du soir ou de la nuit se continue en moi
à travers le sommeil et recommence au réveil. — Puis vient
la vie de la journée, qui n'est pour moi que ce qu'était la
récréation du collège, et, le soir, revient le travail du matia
dans sa continuation vigoureuse et toujours la même.
L'Idée. — Lorsqu'une idée neuve, juste, poétique, est
tombée de je ne sais où dans mon âme, rien ne peut l'en
arracher ; elle y germe comme le grain dans une terre labourée
sans cesse par l'imagination. En vain je parle, j'agis, j'écris.
100 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
je pense même sur d'autres choses : je la sens pousser en moi,
l'épi mûrit et s'élève, et bientôt il faut que je moissonne ce
froment et que j'en forme, autant que je puis, un pain salu-
taire.
Poème. — Les animaux lâches vont en troupes.
Le lion marche seul dans le désert.
Qu'ainsi marche toujours le poète.
L'Hyène, poème philosophique. — Les bêtes fauves
suivent le voyageur dans le désert. Tant qu'il marche et se
tient debout, elles se tiennent à distance et lèchent sa trace
comme des chiens fidèles ; mais, s'il bronche, s'il tombe, elles
se précipitent sur lui et le déchirent. Quand il est mort et
déchiré par pièces, elles lèchent son sang sur le sable, ses os
jusqu'à ce qu'il ne reste plus que son squelette, et, lors même
qu'il ne reste plus que les longues côtes vides et arrondies
comme la carène d'un vaisseau naufragé, l'hyène et le tigre
dévorent son ombre. — Ainsi fait la multitude sur l'homme
célèbre et, moins que cela, sur tout homme éminent.
Le Cygne. — Si un serpent s'attache à un cygne, le cygne
s'envole, son ennemi roiilé à son col et sous son aile.
Le reptile boit son sang, le mord et lui darde son venin
dans les veines.
Il est soutenu dans l'air par le cygne, et, de loin, à ses
écailles vertes, à ses faux reflets d'or, on le prendrait pour un
briUant collier.
Non, il n'est rien que fiel et destruction, et il ramperait
sur terre ou sous terre, il se noierait dans les bourbiers, s'il
n'était soutenu dans les hautes régions par l'oiseau pur et
divin qu'il dévore.
Ainsi l'impuissant zoïle est porté dans l'azur du ciel et
dans la lumière par le poète créateur qu'il déchire en s'atta-
chant à ses flancs pour laisser, fût-ce en lettres de sang, son
nom empreint sur le cœur du pur immortel.
(Œuvres complètes ; Ch. Delagrave, éditeur.)
ALFRED DE MUSSET
A LA MAMBRAN'
Sans doute il est trop tard pour, parler encor d'elle.
Depuis qu'elle n'est plus, quinze jours sont passés,
Et, dans ce pays-ci, quinze jours, je le sais.
Font d'une mort récente une vieille nouvelle.
De quelque nom d'ailleurs que le regret s'appelle,
L'homme, par tout pays, en a bien vite assez.
0 Maria-Félicia ! le peintre et le poète
Laissent, en expirant, d'immortels héritiers ;
Jamais l'affreuse nuit ne les prend tout entiers.
A défaut d'action '\ leur grande âme inquiète
De la mort et du temps entreprend la conquête.
Et, frappés dans la lutte, ils tombent en guerriers.
Celui-là sur l'airain a gravé sa pensée ;
Dans un rythme doré l'autre l'a cadencée ;
Du moment qu'on l'écoute, on lui devient ami.
Sur sa toile, en mourant, Raphaël l'a laissée ;
Et, pour que le néant ne touche point à lui.
C'est assez d'un enfant sur sa mère endormi.
Comme dans une lampe une flamme fidèle,
Au fond du Parthénon le marbre inhabité
Garde de Phidias la mémoire éternelle,
Et la jeune Vénus, fille de Praxitèle,
Sourit encor, debout dans sa divinité,
Aux siècles impuissants qu'a vaincus sa beauté.
icz.'
1. MarloFélicité Garcia, illustre 2. D'action. Il s'agit do l'action
cantatrice (1808-1836); elle avait politique ou militaire. Cf., dans une
épousé un bancpiier français du nom autre pièce de Musset, les vers sui-
de Malibran. vants :
Heureux, trois fois heureux, l'homme dont la pensée
Peut s'écrire au tranchant du sabre ou de l'épée !...
Qu'est la pensée, hélas ! quand l'action commence ? etc.
{Les Va'iijr stériles, premières Poésies.)
i02 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Recevant d'âge en âge une nouvelle vie,
Ainsi s'en vont à Dieu les gloires d'autrefois ;
Ainsi le vaste écho de la voix du génie
Devient du genre humain l'universelle voix...
Et de toi, morte hier, de toi, pauvre Marie,
Au fond d'une chapelle il nous reste une croix.
Une croix ! et l'oubli, la nuit et le silence !
Ecoutez ! c'est le vent, c'est l'Océan immense ;
C'est un pêcheur qui chante au bord du grand chemin.
Et de tant de beauté, de gloire et d'espérance.
De tant d'accords si doux d'un instrument divin,
Pas un faible soupir, pas un écho lointain.
Une croix ! et ton nom écrit sur une pierre,
Non pas même le tien, mais celui d'un époux.
Voilà ce qu'après toi tu laisses sur la terre ;
Et ceux qui t'iront voir à ta maison dernière.
N'y trouvant pas ce nom qui fut aimé de nous,
Ne sauront pour prier où poser les genoux....
N'était-ce pas hier qu'enivrée et bénie
Tu traînais à ton char un peuple transporté.
Et que Londre ^ et Madrid, la France et l'Italie,
Apportaient à tes pieds cet or tant convoité,
Cet or deux fois sacré qui payait ton génie,
Et qu'à tes pieds souvent laissa ta charité ?....
Ne suffit-il donc pas à l'ange des ténèbres
Qu'à peine de ce temps il nous reste un grand nom ;
Que Géricault, Cuvier, Schiller, Gœthe et Byron,
Soient endormis d'hier sous les dalles funèbres,
Et que nous ayons vu tant d'autres morts célèbres
Dans l'abîme entr'ouvert suivre Napoléon ?
Nous faut-il perdre encor nos têtes les plus chères,
Et venir en pleurant leur fermer les paupières,
1. Londre. Licence poétique.
ALFRED DE MUSSET lOH
Dès qu'un rayon d'espoir a brillé dans leurs yeux ?
Le Ciel de ses élus devient-il envieux ?
Ou faut-il croire, hélas ! ce que disaient nos pères,
Que, lorsqu'on meurt si jeune, on est aimé des dieux ?
Ah ! combien, depuis peu, sont partis pleins de vie !
Sous les cyprès anciens que de saules nouveaux !
La cendre de Robert ' à peine refroidie,
Bellini ^ tombe et meurt ! Une lente agonie
Traîne Carrel ^ sanglant à l'éternel repos.
Le seuil de notre siècle est pavé de tombeaux.
Que nous restera-t-il, si l'ombre insatiable.
Dès que nous bâtissons, vient tout ensevelir ?
Nous qui sentons déjà le sol si variable.
Et sur tant de débris marchons vers l'avenir,
Si le vent, sous nos pas, balaie ainsi le sable.
De quel deuil le Seigneur veut-il donc nous vêtir ?
Hélas ! Marietta, tu nous restais encore.
Lorsque, sur le sillon, l'oiseau chante à l'aurore,
Le laboureur s'arrête, et, le front en sueur.
Aspire dans l'air pur un souffle de bonheur :
Ainsi nous consolait ta voix fraîche et sonore.
Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur.
Ce qu'il nous faut pleurer sur ta tombe hâtive.
Ce n'est pas l'art divin, ni ses savants secrets ;
Quelque autre étudiera cet art que tu créais ;
C'est ton âme, Ninette, et ta grandeur naïve.
C'est cette voix du cœur qui seule au cœur arrive.
Que nul autre après toi ne nous rendra jamais.
Ah ! tu vivrais encor sans cette âme indomptable.
Ce fut là ton seul mal et le secret fardeau
Sous lequel ton beau corps plia comme un roseau.
1. Léopold Robert, peintre ce- 1835) ; ses deux principales œuvres
lèbre (1794-1835), auteur des Pê- sont /a Sotnnanihule et la S'orma.
cheurs et de la Atoisson. '.\. Armand Carrel. journaliste
2. Compositeur de musique (1802- (1800-1834), tué en duel par I\niile
de Girardin.
104 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Il en soutint longtemps la lutte inexorable.
C'est le dieu tout-puissant, c'est la muse implacable,
Qui, dans ses bras en feu, t'a portée au tombeau.
Que ne l'étouffais-tu, cette flamme brûlante
Que ton sein palpitant ne pouvait contenir !
Tu vivrais, tu verrais te suivre et t'applaudir
De ce public blasé la foule indifl^érente,
Qui prodigue aujourd'hui sa faveur inconstante
A des gens dont pas un, certes, n'en doit mourir.
Connaissais-tu si peu l'ingratitude humaine ?
Quel rêve as-tu donc fait de te tuer pour eux ?
Quelques bouquets de fleurs te rendaient-ils si vaine,
Pour venir nous verser de vrais pleurs sur la scène,
Lorsque tant d'histrions et d'artistes fameux,
Couronnés mille fois, n'en ont pas dans les yeux ?
Ne savais-tu donc pas, comédienne imprudente,
Que ces cris insensés qui te sortaient du cœur
De ta joue amaigrie augmentaient la pâleur 1
Ne savais-tu donc pas que sur ta tempe ardente
Ta main de jour en jour se posait plus tremblante.
Et que c'est tenter Dieu que d'aimer la douleur ?
Ne sentais-tu donc pas que ta belle jeunesse
De tes yeux fatigués s'écoulait en ruisseaux
Et de ton noble cœur s'exhalait en sanglots ?
Quand de ceux qui t'aimaient tu voyais la tristesse,
Ne sentais-tu donc pas qu'une fatale ivresse
Berçait ta vie errante à ses derniers rameaux ?
Oui, oui, tu le savais, qu'au sortir du théâtre
Un soir dans ton linceul il faudrait te coucher.
Lorsqu'on te rapportait plus froide que l'albâtre,
Lorsque le médecin, de ta veine bleuâtre.
Regardait goutte à goutte un sang noir s'épancher,
Tu savais quelle main venait de te toucher.
ALFRED DE MUSSET 10r>
Oui, oui, tu le savais, et que, dans cette vie,
Rien n'est bon que d'aimer, n'est vrai que de souffrir *.
Chaque soir dans tes cliants tu te sentais pâlir.
Tu connaissais le monde, et la foule et l'envie.
Et, dans ce corps brisé concentrant ton génie,
Tu regardais aussi la Malibran mourir.
Meurs donc ! ta mort est douce et ta tâche est remplie.
Ce que l'homme ici-bas appelle le génie,
C'est le besoin d'aimer ; hors de là tout est vain.
Et, puisque tôt ou tard l'amour humain s'oublie,
Il est d'une grande âme et d'un heureux destin '
D'expirer comme toi pour un amour divin !
(Poésies nouvelles.)
MOLIERE
J'étais seul, l'autre soir, au Théâtre-Français,
Ou presque seul ; l'auteur n'avait pas grand succès.
Ce n'était que Molière, et nous savons de reste
Que ce grand maladroit, qui fit un jour Alceste,
Ignora le bel art de chatouiller l'esprit
Et de servir à point un dénoûment bien cuit.
Grâce à Dieu, nos auteurs ont changé de méthode,
Et nous aimons bien mieux quelque drame à la mode
Où l'intrigue, enlacée et roulée en feston.
Tourne comme un rébus autour d'un mirliton.
J'écoutais cependant cette simple harmonie,
Et comme le bon sens fait parler le génie.
J'admirais quel amour pour l'âpre vérité
Eut cet homme si fier en sa naïveté.
Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde,
Quelle mâle gaîté, si triste et si profonde.
1. Ce que Musset dit ici de la môme. Cf., dans la Nuit de mai, le
Malibran, il aurait pu le dire de lui- couplet sur le pélican (p. 110).
106 LE AVA'- SIECLE PAR LES TEXTES
Que, lorsqu'on vient d'en rire, on devrait en pleurer ^.
Et je me demandais : Est-ce assez d'admirer ?
Est-ce assez de venir, un soir, par aventure,
D'entendre au fond de l'âme un cri de la nature.
D'essuyer une larme, et de partir ainsi,
Quoi qu'on fasse d'ailleurs, sans en prendre souci ?...
Puis je songeais encore (ainsi va la pensée)
Que l'antique franchise à ce point délaissée ^,
Avec notre finesse et notre esprit moqueur.
Ferait croire, après tout, que nous manquons de cœur ;
Que c'était une triste et honteuse misère
Que cette solitude à l'entour de Molière,
Et qu'il est pourtant temps, comme dit la chanson,
De sortir de ce siècle ou d'en avoir raison....
Ah ! j'oserais parler, si je croyais bien dire.
J'oserais ramasser le fouet de la satire.
Et l'habiller de noir, cet homme aux rubans verts ^,
Qui se fâchait jadis pour quelques mauvais vers.
S'il rentrait aujourd'hui dans Paris, la grand'ville *,
Il y trouverait mieux, pour émouvoir sa bile,
Qu'une méchante femme et qu'un méchant sonnet °;
Nous avons autre chose à mettre au cabinet ®.
O notre maître à tous ! si ta tombe est fermée.
Laisse-moi dans ta cendre, un instant ranimée.
Trouver une étincelle, et je vais t'imiter !
J'en aurai fait assez, si je peux le tenter.
1. « La comédie, a écrit Vinet, est 3. C'est le nom par lequel Céli-
peut-être plus triste au fond que la mène désigne Alceste dans le billet
tragédie. » Ce mot, qui ne saurait, que lit Acaste, scène IV du dernier
bien entendu, s'appliquer à des co- acte.
miques tels que Regnard, s'applique 4. Paris, la grand' ville. Cf. la
tout particulièrement à Molière. chanson que débite Alceste dans la
2. L'antique franchise... délaissée. scène II du premier acte.
Le « délaissement » de l'antique fran- 5. Le sonnet d'Oronte, même
chise. Construction plus fréquente scène.
dans la langue classique. 6. On se rappelle que c'est
l'expression d' Alceste :
Franchement, il est bon ù mettre au cabinet.
ALFRED DE MUSSET 107
Apprends-moi de quel ton, dans ta bouclie hardie,
Parlait la vérité, ta seule passion,
Et, pour me faire entendre, à défaut du génie.
J'en ^ aurai le courage et l'indignation !...
{Poésies nouvelles. Une Soirée perdue.)
LA NUIT DE MAI
LA MUSE,
Poète, prends ton luth, et me donne un baiser ; ,
La fleur de l'églantier sent ses bourgeons éclore.
Le printemps naît ce soir ; les vents vont s'embraser ;
Et la bergeronnette, en attendant l'aurore,
Aux premiers buissons verts commence à se poser.
Poète, prends ton luth, et me donne un baiser.
LE POÈTE.
Est-ce toi dont la voix m'appelle,
0 ma pauvre Muse, est-ce toi ?
0 ma fleur ! ô mon immortelle !
Seul être pudique et fidèle
Où vive encor l'amour de moi !
Oui, te voilà, c'est toi, ma blonde.
C'est toi, ma maîtresse et ma sœur !
Et je sens dans la nuit profonde.
De ta robe d'or qui m'inonde
Les rayons gUsser dans mon cœur.
LA MUSE.
Poète, prends ton luth ; c'est moi, ton immortelle,
Qui t'ai vu cette nuit triste et silencieux.
Et qui, comme un oiseau que sa couvée appelle.
Pour pleurer avec toi descends du haut des cieux.
Viens ; tu souffres, ami. Quelque ennui solitaire
Te ronge ; quelque chose a gémi dans ton cœur ;
Quelque amour t'est venu, comme on en voit sur terre,
Une ombre de plaisir, un semblant de bonheur.
1. En. De le tenter.
10» LE A7A'« SIÈCLE PAR LES TEXTES
Viens, chantons devant Dieu ; cKantons dans tes pensées.
Dans tes plaisirs perdus, dans tes peines passées ;
Partons, dans un baiser, poui" un monde inconnu.
Eveillons au hasard les échos de ta vie,
Parlons-^nous de bonheur, de gloire et de folie.
Et que ce soit un rêve, et le premier venu.
Inventons quelque part des lieux où l'on oublie ;
Partons, nous sommes seuls, l'univers est à nous.
Voici la verte Ecosse, et la brune Italie,
Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux ^,
Argos et Ptéléon ^, ville des hécatombes,
Et Messa ^ la divine, agréable aux colombes,
Et le front chevelu du Pélion * changeant ;
Et le bleu Titarèse ^, et le golfe d'argent
Qui montre dans ses eaux, où le cygne se mire,
La blanche Oloossone à la blanche Camyre ®.
Dis-moi, quel songe d'or nos chants vont-ils bercer ?
D'où vont venir les pleurs que nous allons verser ?
Ce matin, quand le jour a frappé ta paupière,
Quel séraphin pensif, courbé sur ton chevet.
Secouait des lilas dans sa robe légère.
Et te contait tous bas les amours qu'il rêvait ?
Chanterons-nous l'espoir, la tristesse ou la joie ?
Tremperons-nous de sang les bataillons d'acier ?
Suspendrons-nous l'amant sur l'échelle de soie ?
Jetterons-nous au vent l'écume du coursier ?
1. Cf., dans les Vœux stériles :
Grèce, ô mère des arts, terre d'idolâtrie.
De mes vœux insensés éternelle patrie.
J'étais né pour ces temps où les fleurs de ton front
Couronnaient dans les mers l'azur de l'Hellespont.
Je suis un citoyen de tes siècles antiques ;
Mon âme, avec l'abeille, erre sous tes portiques, etc.
(Premières Poésies.)
2. En Thessalie. barrière de l'Olympe ; quant à la
3. En Laconie. blanche Camyre, j'ai en elTet rencon-
4. Montagne de Thessalie. tré une fois une gracieuse bourgade
5. Fleuve de Thessalie. de ce nom, mais c'était dans l'île
6. « Le bleu Tilarèse est un fllet de Rhodes.
d'eau boueuse... /.e ffo//e d'argren/ est O poètes! que vous importe ce
à deux journées de marche ; la blan- cri chagrin, quand le génie a sacré
che Oloossone est le pauvre village vos rêves harmonieux? Ils sont vrais
grisâtre d'Elassone, séparé du ruis- puisqu'ils vivent. »
seau et du golfe par la respectable (La Thessalie, M. de Vogué.)
ALFRED DE MUSSET i(»9
Dirons-nous quelle main, dans les lampes sans nombre
De la maison céleste, allume nuit et jour
L'huile sainte de vie et d'éternel amour i
Crierons-nous à Tarquin : « Il est. temps voici l'ombre ' »!
Descendrons- nous cueillir la perle au fond des mers ?
Mènerons-nous la chèvre aux ébéniers amers ?
Montrerons-nous le ciel à la Mélancolie ?
Suivrons-nous le chasseur sur les monts escarpés ?
La biche le regarde ; elle pleure et supplie ;
Sa bruyère l'attend, ses faons sont nouveau-nés :
Il se baisse, il l'égorgé, et jette à la curée
Sur les chiens en sueur son cœur encore vivant.
Peindrons-nous une vierge à la joue empourprée
S'en allant à la messe, un page la suivant.
Et, d'un regard distrait, à côté de sa mère.
Sur son livre entr'ouvert oubliant sa prière ?
Elle écoute, en tremblant, dans l'écho des piliers
Résonner l'éperon d'un hardi cavalier.
Dirons-nous aux héros des vieux temps de la France
De monter tout armés aux créneaux de leurs tours.
Et de ressusciter la naïve romance
Que leur gloire oubliée apprit aux troubadours ?
Vêtirons-nous de blanc une molle élégie ?
L'homme de Waterloo nous dira-t-il sa vie.
Et ce qu'il a fauché du troupeau des humains,
Avant que l'envoyé de la nuit éternelle
Vint sur son tertre vert l'abattre d'un coup d'aile,
Et sur son cœur de fer lui croiser les deux mains ?
Clouerons-nous au poteau d'une satire altière
Le nom sept fois vendu d'un pâle pamphlétaire,
Qui, poussé par la faim, du fond dé son oubli.
S'en vient, tout grelottant d'envie et d'impuissance.
Sur le front du génie insulter l'espérance.
Et mordre le laurier que son souffle a sali ?
Prends ton luth ! prends ton luth ! je ne peux plus me taire;
Mon aile me soulève au souffle du printemps ;
Le vent va m'emporter, je vais quitter la terre.
Une larme de toi ! Dieu m'écoute ; il est temps.
l.Tarquin le Superbe s'emparadutrône en tuant Servius Tullius,sonbeau-père.
110 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
LE POÈTE.
S'il ne te faut, ma sœur chérie,
Qu'un baiser d'une lèvre amie,
Et qu'une larme de mes yeux,
Je te les donnerai sans peine ;
De nos amours qu'il te souvienne,
Si tu remontes dans les cieux.
Je ne chante ni l'espérance.
Ni la gloire, ni le bonheur.
Hélas ! pas même la souffrance.
La bouche garde le silence
Pour écouter parler le cœur.
LA MUSE.
Quel que soit le souci que ta jeunesse endure.
Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure
Que les noirs séraphins t'ont faite au fond du cœur ;
Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage.
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux.
Ses petits affamés courent sur le rivage.
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
Ils courent à leur père avec des cris de joie,
En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.
Lui, gagnant à pas lents une roche élevée.
De son aile pendante abritant sa couvée.
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte :
En vain il a des mers fouillé la profondeur,
L'Océan était vide et la plage déserte ;
Pour toute nourriture il apporte son cœur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre.
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son amour sublime il berce sa douleur,
ALFRED DE MUSSET 111
Et, regardant couler sa sanglante mamelle ',
Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.
Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,
Fatigué de mourir dans un trop long supplice.
Il craint que ses enfants ne le laissent vivant ;
Alors, il se soulève, ouvre son aile au vent.
Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage,
Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu.
Que les oiseaux des mers désertent le rivage,
Et que le voyageur attardé sur la plage,
Sentant passer la mort, se recommande à Dieu ! ,
Poète, c'est ainsi que font les grands poètes.
Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps - ;
Mais les festins humains ^ qu'ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées.
De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
Ce n'est pas un concert à dilater le cœur.
Leurs déclamations sont comme des épées ;
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant :
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.
LE POÈTE.
O Muse, spectre insatiable.
Ne m'en demande pas si long.
L'homme n'écrit rien sur le sable.
A l'heure où passe l'aquilon.
J'ai vu le temps où ma jeunesse
Sur mes lèvres était sans cesse
Prête à chanter comme un oiseau.
Mais j'ai souffert un dur martyre,
Et le moins que j'en pourrais dire,
Si je l'essayais sur ma lyre,
La briserait comme un roseau.
(Poésies nouvelles.)
1. Sa samjlanle nutmeUe. Son ccpuT, '.i. Festins humains. Dans le sens,
avec lequel il nourrit ses lUs. où l'on dit sacrifices humains : des
2. Qhi uii>enl un temps. Qui ne festins où ils servent leur propre
songent qu'à l'heure présente. cœur.
112 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
ADIEU
Adieu ! je crois qu'en cette vie
Je ne te re verrai jamais.
Dieu passe, il t'appelle et m'oublie ;
En te perdant, je sens que je t'aimais.
Pas de pleurs, pas de plainte vaine.
Je sais respecter l'avenir.
Vienne la voile qui t'emmène.
En souriant je la verrai partir.
Tu t'en vas pleine d'espérance,
Avec orgueil tu reviendras ;
Mais ceux qui vont souffrir de ton absence.
Tu ne les reconnaîtras pas.
Adieu ! tu vas faire un beau rêve,
Et t'enivrer d'un plaisir dangereux ;
Sur ton chemin l'étoile qui se lève
Longtemps encore éblouira tes yeux.
Un jour tu sentiras peut-être
Le prix d'un cœur qui nous comprend,
Le bien qu'on trouve à le connaître,
Et ce qu'on souffre en le perdant.
{Poésies nouvelles.
TRISTESSE
J'ai perdu ma force et ma \\e,
Et mes amis et ma gaîté ;
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.
Quand j'ai connu la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie ;
Quand je l'ai comprise et sentie.
J'en étais déjà dégoûté.
ALFRED DE MUSSET 113
Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré.
Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré.
(Poésies nouvelles.)
SOUVENIR
J'ai vu sous le soleil tomber bien d'autres choses ,
Que les feuilles des bois et l'écume des eaux,
Bien d'autres s'en aller que le parfum des roses
Et le chant des oiseaux.
Mes yeux ont contemplé des objets plus funèbres
Que Juliette morte au fond de son tombeau,
Plus affreux que le toast à l'ange des ténèbres
Porté par Roméo.
J'ai vu ma seule amie, à jamais la plus chère,
Devenue elle-même un sépulcre blanchi *,
Une tombe vivante où flottait la poussière
De notre mort chéri,
De notre pauvre amour, que, dans la nuit profonde,
Nous avions sur nos cœurs si doucement bercé !
C'était plus qu'une vie, hélas ! c'était un monde
Qui s'était effacé !
Oui, jeune et belle encor, plus belle, osait-on dire.
Je l'ai vue, et ses yeux brillaient comme autrefois.
Ses lèvres s'entr'ouvraient, et c'était un sourire,
Et c'était une voix ;
1. L'n sépulcre blanchi. CL, Eoan- au dehors, paraissent beaux, mais
gile selon saint Mathieu : « Malheur sont, au dedans, pleins d'ossements
à vous, parce que vous êtes sem- et de corruption. ■ (XXIII. 27.)
blables ù des sépulcres blanchis, qui,
LC XIX* islECLE PAR LLS TEXTES. — 6
m LE XIX* SIÈCLE PAR LES TEXTES
Mais non plus cette voix, non plus ce doux langage,
Ces regards adorés dans les miens confondus ;
Mon cœur, encor plein d'elle, errait sur son visage,
Et ne la trouvait plus.
Et pourtant j'aurais pu marcher alors vers elle,
Entourer de mes bras ce sein vide et glacé,
Et j'aurais pu crier : « Qu'as-tu fait, infidèle,
Qu'as-tu fait du passé 1 »
Mais non : il me semblait qu'une femme inconnue
Avait pris par hasard cette voix et ces yeux ;
Et je laissai passer cette froide statue
En regardant les cieux.
Eh bien ! ce fut sans doute une horrible misère
Que ce riant adieu d'un être inanimé.
Eh bien ! qu'importe encore ? 0 nature ! ô ma mère !
En ai-je moins aimé ?
La foudre maintenant peut tomber sur ma tête ;
Jamais ce souvenir ne peut m'être arraché !
Comme le matelot brisé par la tempête,
Je m'y tiens attaché.
Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent,
Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain.
Ni si ces vastes cieux éclaireront demain
Ce qu'ils ensevelissent.
Je me dis seulement : « A cette heure, en ce lieu,
Un jour, je fus aimé, j'aimais, elle était belle.
J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle,
Et je l'emporte à Dieu ! »
{Poésies nouvelles.)
ALFRED DE MUSSET 115
A MADAME M"*
SONNKT
Non, quand bien même une amère souffrance
Dans ce cœur mort pourrait se ranimer ;
Non, quand bien même une fleur d'espérance
Sur mon chemin pourrait encor germer ;
j
Quand la pudeur, la grâce et l'innocence
Viendraient en toi me plaindre et me charmer ;
Non, chère enfant, si belle d'ignorance,
Je ne saurais, je n'oserais t'aimer.
Un jour pourtant il faudra qu'il te vienne.
L'instant suprême où l'univers n'est rien.
De mon respect alors qu'il te souvienne !
Tu trouveras, dans la joie ou la peine,
Ma triste main pour soutenir la tienne.
Mon triste cœur pour écouter le tien.
{Poésies nowvelles.)
THEOPHILE GAUTIER
LE POT DE FLEURS
Parfois un enfant trouve une petite graine,
Et tout d'abord, charmé de ses vives couleurs,
Pour la planter il prend un pot de porcelaine
Orné de dragons bleus et de bizarres fleurs.
Il s'en va. La racine en couleuvres s'allonge,
Sort de terre, fleurit et devient arbrisseau ;
Chaque jour, plus avant son pied chevelu plonge
Tant qu'il fasse éclater le ventre du vaisseau.
L'enfant revient ; surpris, il voit la plante grasse
Sur les débris du pot brandir ses verts poignards ;
Il la veut arracher, mais la tige est tenace ;
Il s'obstine, et ses doigts s'ensanglantent aux dards.
Ainsi germa l'amour dans mon âme surprise ;
Je croyais ne semer qu'une fleur de printemps :
C'est un grand aloès dont la racine brise
Le pot de porcelaine aux dessins éclatants.
[Poésies diverses ; Fasquelle, édit.)
LAMENTO
Connaissez-vous la blanche tombe
Où flotte avec un son plaintif
L'ombre d'un if ?
Sur l'if, une pâle colombe,
Triste et seule, au soleil couchant.
Chante son chant ;
THÉOl'HILE CALTIEK H7
Un air maladivement tendre,
A la fois charmant et fatal,
Qui vous fait mal.
Et qu'on voudrait toujours entendre ;
Un air, comme en soupire aux cieux
L'ange amoureux.
On dirait que l'âme éveillée
Pleure sous terre à l'unisson
De la chanson,
Et du malheur d'être oubliée
Se plaint dans un roucoulement
Bien doucement.
Sur les ailes de la musique
On sent lentement revenir
Un Souvenir ;
Une ombre de forme angélique
Passe dans un rayon tremblant,
En voile blanc.
Les belles-de-nuit, demi-closes,
Jettent leur parfum faible et doux
Autour de vous.
Et le fantôme aux molles poses
Murmure en vous tendant les bras :
Tu reviendras ?
Oh ! jamais plus, près de la tombe
Je n'irai, quand descend le soir
Au manteau noir.
Ecouter la pâle colombe
Chanter sur la branche de l'if
Son chant plaintif !
{Poésies diverses : Fasquelle, éditeur.)
11)8 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
A ZURBARAN'
Moines de Zurbaran, blancs chartreux qui, dans l'ombre,
Glissez silencieux sur les dalles des morts,
Murmurant des Pater et des Ave sans nombre,
Quel crime expiez- vous par de si grands remords ?
Fantômes tonsurés, bourreaux à face blême,
Pour le traiter ainsi, qu'a donc fait votre corps ?
Votre corps, modelé par le doigt de Dieu même,
Que Jésus-Christ, son fils, a daigné revêtir.
Vous n'avez pas le droit de lui dire : Anathème !
Je conçois les tourments et la foi du martyr,
Les jets du plomb fondu, les bains de poix liquide,
La gueule des lions prête à vous engloutir.
Sur un rouet de fer les boyaux qu'on dévide.
Toutes les cruautés des empereurs romains ;
Mais je ne comprends pas ce morne suicide !
Pourquoi donc, chaque nuit, pour vous seuls inhumains,
Déchirer votre épaule à coups de discipUne,
Jusqu'à ce que le sang ruisselle sur vos reins ?
Pourquoi ceindre toujours la couronne d'épine.
Que Jésus sur son front ne mit que pour mourir.
Et frapper à plein poing votre maigre poitrine ?
Croyez- vous donc que Dieu s'amuse à voir souffrir,
Et que ce meurtre lent, cette froide agonie,
Fasse pour vous le ciel plus facile à s'ouvrir ?
Cette tête de mort entre vos doigts jaunie.
Pour ne plus en sortir, qu'elle rentre au charnier ;
Que votre fosse soit par un autre finie.
1. Peintre espagnol (1598-1662).
IHF.OI'HILE GAUTIER 119
L'esprit est immortel, on ne peut le nier ;
Mais dire, comme vous, que la chair est infâme.
Statuaire divin, c'est te calomnier !
Pourtant quelle énergie et quelle force d'âme
Ils avaient, ces chartreux, sous leur pâle linceul,
Pour vivre sans amis, sans famille et sans femme.
Tout jeunes, et déjà plus glacés qu'un aïeul,
N'ayant pour horizon qu'un long cloître en arcades,
Avec une pensée en face de Dieu seul ! ,
Tes moines, Lesueur \ près de ceux-là sont fades.
Zurbaran de Séville a mieux rendu que toi
Leurs yeux plombés d'extase et leurs têtes maladas.
Le vertige divin, l'enivrement de foi
Qui les fait rayonner d'une clarté fiévreuse.
Et leur aspect étrange, à vous donner l'effroi.
Comme son dur pinceau les laboure et les creuse !
Aux pleurs du repentir comme il ouvre des lits
Dans les rides sans fond de leur face terreuse !
Comme du froc sinistre il allonge les plis !
Comme il sait lui donner les pâleurs du suaire,
Si bien que l'on dirait des morts ensevelis !
Qu'il vous peigne en extase au fond du sanctuaire,
Du cadavre divin baisant les pieds sanglants.
Fouettant votre dos bleu comme un fléau bat l'aire,
Vous promenant rêveurs le long des cloîtres blancs,
Par file assis à table au frugal réfectoire.
Toujours il fait de vous des portraits ressemblants.
1. Eustache Lesueur (1616-1655): Bruno, série de composlUons qui se
son oeuvre capitale est la Vie de saint trouve au Louvre.
120 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Deux teintes seulement, clair livide, ombre noire,
Deux poses, l'une droite et l'autre à deux genoux,
A l'artiste ont suffi pour peindre votre histoire.
Forme, rayon, couleur, rien n'existe pour vous ;
A tout objet réel vous êtes insensibles.
Car le ciel vous enivre, et la croix vous rend fous.
Et vous vivez muets, inclinés sur vos Bibles,
Croyant toujours entendre aux plafonds entr' ouverts
Eclater brusquement les trompettes ^ terribles !
0 moines ! maintenant, en tapis frais et verts.
Sur les fosses par vous à vous-mêmes creusées,
L'herbe s'étend : — Eh bien ! que dites-vous aux vers ?
Quels rêves faites- vous ? quelles sont vos pensées ?
Ne regrettez- vous pas d'avoir usé vos jours
Entre ces murs étroits, sous ces voûtes glacées ?
Ce que vous avez fait, le feriez- vous toujours ?...
(Poésies diverses ; Fasquelle, éditeur.)
PROMENADE AUX CHAMPS
L'herbe courbe sa pointe où tremble un diamant.
Devant vos pieds verdis et mouillés, par moment,
Du milieu d'un buisson, d'un arbre, ou d'une haie,
Part un oiseau caché que votre pas effraie ;
Un papillon peureux, dans son fantasque vol,
Comme un écrin ailé, rase, en fuyant, le sol.
Une abeille surprise, humide de rosée.
Déserte en bourdonnant sa fleur demi -brisée.
Plus loin c'est une source entre les coudriers
Qui coule babillarde, et sur les blonds graviers
Eparpille au hasard comme une chevelure
Les résilles d'argent de son eau fraîche et pure ;
1. Les trompettes du Jugement.
THÉOPHILE GAUTIER 121
Des joncs croissent auprès, que plie un léger vent ;
Le blême nénuphar, tel qu'un rideau mouvant,
Ondule sur les flots où plonge la grenouille
Parmi les fruits noyés et les feuilles de rouille,
Et dans un tourbillon d'or, de gaze et d'azur.
De lumière inondée aux feux d'un soleil pur,
Danse la demoiselle avec sa longue queue.
De ses ailes de crêpe égratignant l'eau bleue.
{Poésies diverses, le Retour ; Fasquelle, éditeur.)
. PREMIER SOURIRE DE PRINTEMPS
Tandis qu'à leurs œuvres perverses
Les hommes courent haletants.
Mars, qui rit, malgré les averses.
Prépare en secret le printemps.
Pour les petites pâquerettes.
Sournoisement, lorsque tout dort.
Il repasse les collerettes
Et cisèle les boutons d'or.
Dans le verger et dans la vigne
Il s'en va, furtif perruquier,
Avec une houppe de cygne.
Poudrer à frimas l'amandier '.
La nature au lit se repose ;
Lui, descend au jardin désert
Et lace les boutons de rose
Dans leur corset de velours vert.
Tout en composant des solfèges
Qu'aux merles il siffle à mi-voix,
Il sème aux prés les perce-neiges
Et les violettes aux bois.
Cf. Victor Hugo :
Le beau pommier, tout Jier de ses fleurs étoilées.
Neige odorante du printemps.
{Orientales, Fantômes.)
122 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Sur le cresson de la fontaine
Où le cerf boit, l'oreille au guet,
De sa main cachée il égrène
Les grelots d'argent du muguet.
Sous l'herbe, pour que tu la cueilles,
Il met la fraise au teint vermeil,
Et te tresse un chapeau de feuilles
Pour te garantir du soleil.
Puis, lorsque sa besogne est faite
Et que son règne va finir.
Au seuil d'avril tournant la tête,
Il dit : « Printemps, tu peux venir ! »
{Emaux et Camées; Fasquelle, éditeur.
L'ART
Oui, l'œuvre sort plus belle
D'une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.
Point de contraintes fausses !
Mais que pour marcher droit
Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit.
Fi du rythme commode,
Comme un soulier trop grand.
Du mode
Que tout pied quitte et prend !
Statuaire, repousse
L'argile que pétrit
Le pouce
Quand flotte ailleurs l'esprit.
THÉOPHILE GAUTIER 123
Lutte avec le Carrare,
Avec le Paros dur ^
Et rare,
Gardiens du contour pur ;
Emprunte à Syracuse
Son bronze où fermement
S'accuse
Le trait fier et charmant ;
D'une main délicate ,
Poursuis dans un filon
D'agate
Le profil d'Apollon.
Peintre, fuis l'aquarelle,
Et fixe la couleur
Trop frêle
Au four de l'émailleur.
Fais les sirènes bleues,
Tordant de cent façons
Leurs queues,
Les monstres des blasons.
Dans son nimbe trilobé
La Vierge et son Jésus
Le globe '^
Avec la croix dessus.
Tout passe. — L'art robuste
Seul a l'éternité ;
Le buste
Survit à la cité ;
1. Le Carrare ... le Paros. Mar- 2 Le globe. Attribut de la souvc-
bres renommés. Carrare est une ville raineté '. celui des monarques chré-
d' Italie, dans la province de Massa ; tiens était surmonté d'une croix.
Paros, une des Cyclades.
124 LE XIXe SIÈCLE PAR LES TEXTES
Et la médaille austère
Que trouve un laboureur
Sous terre
Révèle un empereur.
Les dieux eux-mêmes meurent ;
Mais les vers souverains
Demeurent
Plus forts que les airains.
Sculpte, lime, cisèle ;
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc résistant !
{Poésies diverses; Fasquelle, éditeur.
BRIZEUX
MARIE
Un jour que nous étions assis au pont Kerlô,
Laissant pendre, en riant, nos piecjs au fil de l'eau,
Joyeux de la troubler, ou bien, à son passage,
D'arrêter un rameau, quelque flottant herbage,
Ou sous les saules verts d'effrayer le poisson
Qui venait au soleil dormir près du gazon ;
Seuls en ce lieu sauvage, et nul bruit, nulle haleine
N'éveillant la vallée immobile et sereine,
Hors nos ris enfantins, et l'écho de nos voix
Qui partait par volée et courait dans les bois.
Car entre deux forêts la rivière encaissée
Coulait jusqu'à la mer, lente, claire et glacée ;
Seuls, dis-je, en ce désert, et libres tout le jour,
Nous sentions en jouant nos cœurs remplis d'amour.
C'était plaisir de voir sous l'eau limpide et bleue
Mille petits poissons faisant frémir leur queue,
Se mordre, se poursuivre, ou, par bandes nageant,
Ouvrir et refermer leurs nageoires d'argent ;
Puis les saumons bruyants ; et, sous son lit de pierre,
L'anguille qui se caclie au bord de la rivière ;
Des insectes sans nombre, ailés ou transparents,
Occupés tout le jour à monter les courants.
Abeilles, moucherons, alertes demoiselles.
Se sauvant sous les joncs du bec des hirondelles.
Sur la main de Marie une vint se poser,
Si bizarre d'aspect qu'afin de l'écraser
J'accourus ; mais déjà ma jeune paysanne
Par l'aile avait saisi la mouche diaphane.
Et, voyant la pauvrette en ses doigts remuer :
« Mon Dieu, comme elle tremble ! oh ! pourquoi la tuer ?
Dit-elle. Et dans les airs sa bouche ronde et pure
Souffla légèrement la frêle créature.
l'26 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Qui, déployant soudain ses deux ailes de feu,
Partit, et s'éleva joyeuse et louant Dieu.
Bien des jours ont passé depuis cette journée,
Hélas ! et bien des ans ! Dans ma quinzième année,
Enfant, j'entrais alors ; mais les jours et les ans
Ont passé sans ternir ces souvenirs d'enfants ;
Et d'autres jours viendront, et des amours nouvelles ;
Et mes jeunes amours, mes amours les plus belles,
Dans l'ombre de mon cœur mes plus fraîches amours.
Mes amours de quinze ans refleuriront toujours ^
(Marie.)
MARIE
A l'âge qui pour moi fut si plein de douceurs.
J'avais pour être aimé trois cousines (trois sœurs) ;
Elles venaient souvent me voir au presbytère ;
Le nom qu'elles portaient alors, je dois le taire :
Toutes trois aujourd'hui marchent le front voilé,
Une près de Morlaix et deux à Kemperlé.
Mais je sais qu'en leur cloître elles me sont fidèles ;
Elles ont prié Dieu pour moi qui parle d'elles.
Chez mon ancien curé, l'été, d'un lieu voisin
Elles venaient donc voir l'écolier leur cousin.
Prenaient, en me parlant, un langage de mères,
Ou bien, selon leur âge et le mien, moins sévères,
S'informaient de Marie, objet de mes amours,
Et si, pour l'embrasser, je la suivais toujours ;
Et, comme ma rougeur montrait assez ma flamme.
Ces sœurs qui sans pitié jouaient avec mon âme.
Curieuses aussi, résolurent de voir
Celle qui me tenait si jeune en son pouvoir.
1, « L'élégie du pont Kerlô me à Bion. » (Sainte-Beuve, Portraits
reporte involontairement à Moschus, coniemp., t. II.)
BKIZEUX 127
A l'heure de midi, lorsque de leur village,
Les enfants accouraient au bourg, selon l'usage,
Les voilà de s'asseoir, en riant, toutes trois,
Devant le cimetière, au-dessus de la croix ;
Et. quand au catéchisme arrivait une fille,
Rouge sous la chaleur et qui semblait gentille.
Comme il en venait tant de Ker-barz, Ker-halvé.
Et par tous les sentiers qui vont à Ti-néné,
Elles barraient sa route, et par plaisanterie
Disaient en soulevant sa coiffe : « Es-tu Marie ? »
Or celle-ci passait avec Joseph Daniel ;
Elle entendit son nom, et vite, grâce au ciel !
Se sauvait, quand Daniel, comme une biche fauve, '
La poursuivit, criant : « Voici Mai ^ qui se sauve ! »
Et, sautant par dessus les tombes et leurs morts.
Au détour du clocher la prit à bras le corps.
Elle se débattait, se cachait la figure ;
Mais chacun écarta ses mains et sa coiffure ;
Et les yeux des trois sœurs s'ouvrirent pour bien voir
Cette grappe du Scorf *, cette fleur de blé noir.
(Marie.)
CAMÉE
J'ai vu tes quatre enfants, tes quatres filles blondes,
S'en aller à l'école avec leiu-s têtes rondes.
Leurs cheveux blonds et courts ; et toi, dans le chemin.
Comme leur grande sœur tu leur donnais la main ;
L'ouvrage terminé, lé soir, à la même heure.
J'ai vu tes quatre enfants regagner leur demeure.
Leurs livres avec ordre attachés sous leurs bras,
Songeant à leurs leçons qu'elles disaient tout bas ;
Et toi, les retrouvant si fraîches, si légères.
Tu revenais joyeuse avec tes écolières.
C'était, soir et matin, durant ce bel été.
Comme un chœur gracieux égayant la cité.
{Marie.)
1. Mai. Pour Marie ; monosyl- 2. Rivière de la Bretagne,
labiquc.
128 LE XIX" SIÈCLE PAR LES TEXTES
CHANT DES PÊCHEURS
I.
Ah ! quel bonheur d'aller en mer !
Par un ciel chaud, par un ciel clair,
La mer vaut la campagne ;
Si le ciel bleu devient tout noir.
Dans nos cœurs brille encor l'espoir,
Car Dieu nous accompagne.
Le bon Jésus marchait sur l'eau ;
Va sans peur, mon petit bateau.
II.
Saint Pierre, André, Jacque et saint Jean,
Fêtés tous quatre une fois l'an.
Etaient ce que nous sommes.
Et ces grands pêcheurs de poissons
A leurs filets, leurs hameçons.
Prirent aussi les hommes ^.
Le bon Jésus marchait sur l'eau ;
Va sans peur, mon petit bateau.
III.
Sur les flots ils l'ont vu, léger.
Vers eux tous venir sans danger,
Aussi léger qu'une ombre ;
Mais Pierre à le suivre eut grand'peur.
Il cria : a Sauvez-moi, Seigneur !
Sauvez-moi, car je sombre ! »
Le bon Jésus marchait sur l'eau ;
Va sans peur, mon petit bateau.
1. Souvenir des livres saints. leur dit : « Venez avec moi, je vous
Jésus, rencontrant Simon et André, ferai pêcheurs d'hommes. » {Evang.
qui jetaient leurs filets dans la mer, selon saint Marc, I, 16.)
uni /.EUX ijy
IV
Sur ton bateau, J'ierre-Simon ',
Que Jésus fit un beau sermon
A la foule pieuse !
Puis dans les filets tout cassés.
Combien de poissons amassés !..
Pêche miraculeuse ^ !
Le bon Jéus marchait sur l'eau ;
Va sans peur, mon petit bateau.
Dans ta barque il dormait un jour ;
Te souvient-il comme à l'entour
S'élevait la tempête ?
Lui, réveillé par ton effroi.
Dit à la vague. « Apaise-toi ! »
Elle baissa la tête ^.
Le bon Jésus marchait sur l'eau ;
Va sans peur, mon petit bateau.
VI
Aussi la barque du pêcheur
Où s'est assis notre Sauveur
A toujours vent arrière ;
Sans craindre la mer ni le vent,
Elle va toujours en avant,
La barque de saint Pierre.
Le bon Jésus marchait sur l'eau ;
Va sans peur, mon petit bateau.
1. Le nom de saint Pierre était église. » (Evangile selon saint Ma-
Simon. C'est Jésus qui l'appela thieu, XVI, 18.)
Pierre. « Tu es Merre, lui dit-il, et 2. Cf. Evangile selon saint Luc, V,
sur cette pierre je bâtirai mon 1 sqq.
3. Cf. Evangile selon saint Mathieu, VIII, 23 sqq.
:.E XIX* SIÈCLE PAR LES TFXTE-*. — 9
i^) LE A7.Y- SIÈCLE PAR LES TEXTES
VII
0 Jésus ! des pêcheurs l'ami,
Avec nous venez aujourd'hui
Dans cette humble coquille ;
Allons ! prenez le gouvernail,
Et bénissez notre travail :
Il nourrit la famille.
Jésus nous conduira sur l'eau ;
Va sans peur, mon petit bateau. »
(Histoires poétiques.) \
AUGUSTE BARBIER
LA CURÉE
I
Oh ! lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles
Des ponts et de nos quais déserts,
Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles
Sifflait et pleuvait par les airs \ <
Que dans Paris entier, comme la mer qui monte,
Le peuple soulevé grondait.
Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte
La Marseillaise répondait,
Certe, on ne voyait pas, comme au jour où nous sommes,
Tant d'uniformes à la fois ;
C'était sous des haillons que battaient les cœurs d'hommes ;
C'étaient alors de sales doigts
Qui chargeaient les mousquets et renvoyaient la foudre ;
C'était la bouche aux vils jurons
Qui mâchait la cartouche, et qui, noire de poudre,
Criait aux citoyens . « Mourons ! »
Mais, ô honte ! Paris, si beau dans sa colère,
Paris, si plein de majesté
Dans ce jour de tempête où le vent populaire
Déracina la royauté,
Paris, si magnifique avec ses funérailles.
Ses débris d'hommes, ses tombeaux,
Ses chemins dépavés, et ses pans de murailles
Troués comme de vieux drapeaux,
Paris, cette cité de lauriers toute ceinte,
Dont le monde entier est jaloux ;
Que les peuples énms appellent tous la sainte,
Et qu'ils ne nomment qu'à genoux,
1. Il s'agit des journées de 1830, • les trois glorieuses >,
132 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
Paris n'est maintenant qu'une sentine impure,
Un égout sordide et boueux,
Où mille noirs courants de limon et d'ordure
Viennent traîner leurs flots honteux ;
Un taudis regorgeant de faquins sans courage,
D'effrontés coureurs de salons,
Qui vont de porte en porte et d'étage en étage
Gueusant quelque bout de galons ;
Une halle cynique aux clameurs insolentes.
Où chacun cherche à déchirer
Un misérable coin de guenilles sanglantes
Du pouvoir qui vient d'expirer.
VI
Ainsi, quand dans sa bauge aride et solitaire,
Le sanglier, frappé de mort.
Est là, tout palpitant, étendu sur la terre,
Et sous le soleil qui le mord ;
Lorsque, blanchi de bave et la langue tirée.
Ne bougeant plus en ses liens,
Il meurt, et que la trompe a sonné la curée,
A toute la meute des chiens.
Toute la meute, alors, comme une vague immense,
Bondit ; alors chaque mâtin
Hurle en signe de joie, et prépare d'avance
Ses larges crocs pour le festin ;
Et puis vient la cohue, et les abois féroces
Roulent de vallons en vallons ;
Chiens courants et limiers, et dogues, et molosses,
Tout se lance, et tout crie : « Allons !
Quand le sanglier tombe et roule sur l'arène,
Allons ! allons ! les chiens sont rois !
Le cadavre est à nous ; payons- nous notre peine,
Nos coups de dents et nos abois.
Allons ! nous n'avons plus de valet qui nous fouaille
Et qui se pende à notre cou :
Du sang chaud, de la cliair^i allons, faisons ripaille,
Et gorgeons-nous tout notre soûl ! »
ACCUSTE BAR HIER 1:«
Et tous, comme ouvriers que l'on met à la tâche,
Fouillent ces flancs à plein museau,
Et de l'ongle et des dents travaillent sans relâche,
Car chacun en veut un morceau ;
(^ar il faut au chenil que chacun d'eux revienne
Avec un os demi-rongé,
Et (jue, trouvant au seuil son orgueilleuse chienne.
Jalouse et le poil allongé.
Il lui montre sa gueule encor rouge, et qui grogne,
Son os dans les dents arrêté,
Et lui crie, en jetant son quartier de charogne :
« Voici ma part de royauté ! » '
{ïambes : Lemerre, éditeur.)
LA CAVALE
0 Corse à cheveux plats S que ta France était belle.
Au grand soleil de messidor - !
C'était une cavale indomptable et rebelle.
Sans frein d'acier ni rênes d'or ;
Une jument sauvage à la croupe rustique.
Fumante encor du sang des rois,.
Mais fière, et d'un pied fort heurtant le sol antique.
Libre pour la première fois.
Jamais aucune main n'avait passé sur elle
Pour la flétrir et l'outrager ;
Jamais ses larges flancs n'avaient porté la selle
Et le harnais de l'étranger ;
Tout son poil était vierge ; et, belle vagabonde,
L'œil haut, la croupe en mouvement.
Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde
Du bruit de son hennissement.
Tu parus ; et, sitôt que tu vis son allure,
Ses reins si souples et dispos,
Centaure impétueux, tu pris sa chevelure,
Tu montas botté sur son dos.
1. Bonaparle. 19 ou le 20 juin jusqu'au 19 ou au
2. Dixième mois de l'année dans 20 juillet,
ie calendrier républicain ; depuis le
134 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre,
La poudre et les tambours battants,
Pour champ de course, alors, tu lui donnas la terre,
Et des combats pour passe-temps ;
Alors, plus de repos, plus de nuits, plus de sommes.
Toujours l'air, toujours le travail.
Toujours comme du sable écraser des corps d'hommes.
Toujours du sang jusqu'au poitrail.
Quinze ans son dur sabot, dans sa course rapide,
Broj'^a les générations ;
Quinze ans elle passa fumante, à toute bride.
Sur le ventre des nations.
Enfin, lasse d'aller sans finir sa carrière.
D'aller sans user son chemin.
De pétrir l'univers, et comme une poussière
De soulever le genre humain ;
Les jarrets épuisés, haletante et sans force.
Prête à fléchir à chaque pas.
Elle demanda grâce à son cavalier corse ;
Mais, bourreau, tu n'écoutas pas ! '
Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse.
Pour étouffer ses cris ardents ;
Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse,
De fureur tu brisas ses dents.
Elle se releva : mais, un jour de bataille.
Ne pouvant plus mordre ses freins,
Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille,
Et du coup te cassa les reins !
{ïambes : Lemerre, éditeur.)
JULIETTE»
Divine Juliette au cercueil étendue.
Toi qui n'es qu'endormie et que l'on croit perdue,
Italie, ô beauté ! si, malgré ta pâleur,
Tes membres ont encor gardé de la chaleur,
1. Dans ce morceau. Barbier com- parc. Cf. Roméo et Juliette, acte V,
pare l'Italie à la .Iiilictte de Shakes-
AUGUSTE BARBIER 135
Si du sang généreux coule encor dans ta veine,
Si le monstre qui semble avoir bu ton haleine,
La mort, planant sur toi comme un heureux amant,
Pour toujours ne t'a pas clouée au monument *,
Si tu n'es pas enfin son entière conquête,
Alors quelque beau jour tu lèveras la tête.
Et, privés bien longtemps du soleil, tes grands yeux
S'ouvriront pour revoir le pur éclat des cieux.
Puis ton corps, ranimé par la chaude lumière.
Se dressera tout droit sur la funèbre pierre.
Alors, être plaintif, ne pouvant marcher seul.
Et tout embarrassé des longs plis du linceul, ,
Tu chercheras dans l'ombre une épaule adorée ;
Et, les deux pieds sortis de ta tombe sacrée.
Tu voudras un soutien pour faire quelques pas.
Alors à l'étranger, oh ! ne tends point les bras :
Car ce qui n'est pas toi, ni la Grèce ta mère.
Ce qui ne parle point ton langage sur terre
Et ne respire pas sous ton ciel enchanteur,
Bien souvent est barbare et frappé de laideur.
L'étranger ne viendrait sur ta couche de lave
Que pour te garrotter comme une blanche esclave ;
L'étranger corrompu, s'il te donnait la main.
Avilirait ton front et flétrirait ton sein.
Belle ressuscitée, ô princesse chérie,
N'arrête tes yeux noirs qu'au sol de la patrie,
Dans tes fils réunis cherche ton Roméo,
Noble et douce Italie, ô mère du vrai beau !
{Il Pianto ^, V Adieu ; Lemerre, éditeur.)
1. Momimenl. Tombeau. aux fers, sa noble nianielle que l'oi-
2. '■ Oe poterne a tHé conçu par sivelé llélrit ou que souille l'étran-
l'auteur des ' ïambes durant un ger, — • c'est tout ce spectacle, aniè-
voyage qu'il a fait r<^cemnient en renient beau, qui a inspiré le poète ;
Italie. C'est l'Italie tout entière, sa de la blessure qu'une telle vue lui
tristesse de servitude et de tom- a causée sont nés à l'instant, et,
beau, la niagniticence de ses pein- p«)ur ainsi dire, ont ruisselé des vers. •
tures aux miu'ailles des palais et des (Sainle-Heuve. Portraits contemp.,
temples que rien autre de grand ne t. II.)
remplit, sa foi en ruine, ses mains
CHAPITRE III (!)
VICTOR HUGO
PRÉFACE D'E CliOMWELL
... Disons-le hardiment. Le temps en est venu, et il serait
étrange qu'à cette époque, la liberté, comme la lumière,
pénétrât partout, excepté dans ce qu'il y a de plus native-
ment libre au monde, les choses de la pensée. Mettons le
marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes.
Jetons bas ce vieux plâtrage qui masque la façade de l'art !
Il n'y a ni règles, ni modèles ; ou plutôt il n'y a d'autres
règles que les lois générales de la nature, qui planent sur
l'art tout entier, et les lois spéciales qui, pour chaque com-
position, résultent des conditions d'existence propres à
chaque sujet. Les unes sont éternelles, intérieures et restent ;
les autres variables, extérieures, et ne servent qu'une fois.
Les premières sont la charpente qui soutient la maison ; les
secondes l'échaufaudage qui sert à la bâtir et qu'on refait à
chaque édifice. Celles-ci enfin sont l'ossement, celles-là le
vêtement du drame. Du reste, ces règles-là ne s'écrivent pas
dans les poétiques. Richelet ^ ne s'en doute pas. Le génie, qui
devine plutôt qu'il n'apprend, extrait, pour chaque ouvrage,
les premières de l'ordre général des choses, les secondes de
l'ensemble, isolé du sujet qu'il traite : non pas à la façon du
chimiste qui allume son fourneau, souffle son feu, chauffe son
creuset, analyse et détruit ; mais à la manière de l'abeille,
qui vole sur ses ailes d'or, se pose sur chaque fleur, et en tire
son miel sans que le calice perde rien de son éclat, la corolle
rien de son parfum.
Le poète, insistons sur ce point, ne doit donc prendre
conseil que de la nature, de la vérité, et de l'inspiration qui
1, Cf. p. 83, n. 6. — Dans le Richelet, il y avait un traité sur les
Dictionnaire de Rimes publié par règles des divers genres.
(i) Voir notre Précis de V IHsloire de la LiUcnUure française, p. iiaa-iaS.
VICTOR HUGO {.M
est aussi une vérité et une nature. Quando he, dit Lope de
Vega.
Quando he de escrivir una comedia,
Encierro los préceptes con seis llaves '.
Pour enfermer les préceptes, en effet, ce n'est pas trop de
six clefs. Que le poète se garde surtout de copier qui que ce
soit, pas plus Shakespeare que Molière, pas plus Schiller
que Corneille. Si le vrai talent pouvait abdiquer à ce point
sa propre nature, et laisser ainsi de côté son originalité per-
sonnelle pour se transformer en autrui, il perdi'ait tout à
jouer ce rôle de Sosie. C'est le dieu qui se fait valet. Il faut
puiser aux sources primitives. C'est la même sève, répandue
dans le sol, qui produit tous les arbres de la forêt, si divers de
port, de fruits, de feuillage. C'est la même nature qui féconde
et nourrit les génies les plus différents. Le poète est un arbre
qui peut être battu de tous les vents et abreuvé de tout«s les
rosées, qui porte ses ouvrages comme ses fruits, comme le
fablier portait ses fables -. A quoi bon s'attacher à un maître \
se greffer sur un modèle ? Il vaut mieux encore être ronce ou
chardon, nourri de la même terre que le cèdre et le palmier,
(jue d'être le fungus ou le lichen de ces grands arbres. La
ronce vit, le fungus végète. D'ailleurs, quelque grands qu'ils
soient, ce cèdre et ce palmier, ce n'est pas avec le suc qu'on
en tire qu'on peut devenir grand soi-même. Le parasite d'un
géant sera tout au plus un nain. Le chêne, tout colosse
qu'il est, ne peut produire et nourrir que le gui.
Qu'on ne s'y méprenne pas, si quelques-uns de nos poètes
ont pu être grands, même en imitant, c'est que tout en se
modelant sur la forme antique, ils ont souvent encore écouté
la nature et leur génie, c'est qu'ils ont été eux-mêmes par un
côté. Leurs rameaux se cramponnaient à l'arbre voisin, mais
leur racine plongeait dans le sol de l'art. Ils étaient le lierre,
et non le gui. Puis sont venus les imitateurs en sous-ordre,
qui. n'ayant ni racine en terre, ni génie dans l'âme, ont dû se
1. " Lorsque je dois écrire uns de Vega enfermait les préceptes,
ci>m6rtie, j'enferms Ici préceptes c'était, comm? lui-même le dit au-
suiis six clefs. <• Ci»* verï S3 trouvent paravant, on vue de réussir auprès
dans un? sorte d'.-lr/ poétique publié du vulg.iire.
en 160'J. Mais ils n'ont pas le sens 2. Allusion i\ un mot de M"' de
im? leur prête Victor Hugo. Si Lop3 BDUillon sur La Fontaine.
138 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
borner à l'imitation. Comme dit Charles Nodier ^ après l'école
d'Athènes, l'école d'Alexandrie. Alors la médiocrité a fait
déluge ; alors ont pullulé ces poétiques, si gênantes pour le
talent, si commodes pour elle. On a dit que tout était fait, on
a défendu à Dieu de créer d'autres Molières, d'autres Cor-
neilles. On a mis la mémoire à la place de l'imagination. La
chose même a été réglée souverainement : il y a des apho-
rismes pour cela : « Imaginer, dit La Harpe avec son assu-
rance naïve, ce n'est au fond que se ressouvenir ^. «
La nature donc ! La nature et la vérité ^. — Et ici, afin de
montrer que, loin de démolir l'art, les idées nouvelles, ne veu-
lent que le reconstruire plus solide et mieux fondé, essayons
d'indiquer quelle est la limite infranchissable qui, à notre
avis, sépare la réalité selon l'art de la réalité selon la nature.
Il y a étourderie à les confondre, comme le font quelques
partisans peu avancés du romantisme. La vérité de l'art ne
saurait jamais être, ainsi que l'ont dit plusieurs, la réahté
absolue. L'art ne peut donner la chose même. Supposons en
effet un de ces promoteurs irréfléchis de la nature absolue,
de la nature vue hors de l'art, à la représentation d'une
pièce romantique *, du Cid^, par exemple. « Qu'est cela ?
dira-t-il au premier mot. Le Cid parle en vers ! Il n'est pas
naturel de parler en vers. — Comment voulez-vous donc
qu'il parle ? — En prose. — Soit. » Un instant après : « Quoi,
reprendra-t-il s'il est conséquent, le Cid parle français ?
— Hé bien ? — La nature veut qu'il parle sa langue, il ne peut
parler qu'espagnol. — Nous n'y comprendrons rien ; mais
soit encore. » Vous croyez que c'est tout ? Non pas ; avant
la dixième phrase castillane, il doit se lever et demander si
ce Cid qui parle est le véritable Cid, en chair et en os. De
quel droit cet acteur, qui s'appelle Pierre ou Jacques, prend-
il le nom de Cid ? Cela est faux. — Il n'y a aucune raison
1. Poète et conteur (1780-1844), nature et de la vérité, ne les voyaient
chez lequel se réunissaient souvent qu'à travers les modèles, et, d'autre
les premiers romantiques. part, ils s'imposaient des règles plus
2. Le mot serait vrai, si on l'en- ou moins arbitraires.
tendait dans un certain sens. Mais 4, 5. Si Victor Hugo qualifle le Cid
La Harpe voulait dire par là : se de romantique, c'est sans doute
ressouvenir des modèles. parce que le sujet en est emprunté
3. Cf. p. 63, n. 1. — Les classi- au moyen âge.
ques, qui se réclamaient aussi de la
VICTOR HUGO 139
\K>uT qu'il n'exige pas ensuite qu'on substitue le soleil à cette
rampe, des arbres réels, des maisons réelles à ces menteuses
coulisses. Car une fois dans cette voie, la logique nous tient
au collet, on ne [)eut plus s'arrêter.
On doit donc reconnaître, sous peine de l'absurde, que le
domaine de l'art et celui de la nature sont parfaitement
distincts. La nature et l'art sont deux choses, sans quoi l'une
ou l'autre n'existerait pas. L'art, outre sa partie idéale, a
une partie terrestre et positive. Quoi qu'il fasse, il est encadré
entre la grammaire et la prosodie, entre Vaugelas et Riche-
let ^ Il a, pour ses créations les plus capricieuses, des formes,
des moyens d'exécution, tout un matériel à remuer. I^our le
génie, ce sont des instruments ; pour la médiocrité, des
outils.
D'autres, ce nous semble, l'ont déjà dit : le drame est un
miroir où se réfléchit la nature -. Mais, si ce miroir est un
miroir ordinaire, une surface plane et unie, il ne renverra
des objets qu'une image terne et sans relief, fidèle, mais
décolorée : on sait ce que la couleur et la lumière perdent à la
réflexion simple. Il faut donc que le drame soit un miroir de
concentration qui, loin de les affaiblir, ramasse et condense
les rayons colorants, qui fasse d'une lueur une lumière,
d'une lumière une flamme. Alors seulement le drame est
avoué de l'art.
Le théâtre est un point d'optique. Tout ce qui existe dans
le monde, dans l'histoire, dans la vie, dans l'homme, tout
doit et peut s'y réfléchir, mais sous la baguette magique de
l'art. L'art feuillette les siècles, feuillette la nature, interroge
les chroniques, s'étudie à reproduire la réalité des faits, sur-
tout celles des mœurs et des caractères, bien moins léguée
au doute et à la contradiction que les faits, restaure ce que
les annalistes ont tronqué, harmonise ce qu'ils ont dépouillé,
devine leurs omissions et les répare, comble leurs lacunes
l)ar des imaginations qui aient la couleur du temps, groupe ce
qu'ils ont laissé épars, rétablit le jeu des fils de la Providence
sous les marionnettes humaines, revêt le tout d'une forme
poétique et naturelle à la fois, et lui donne cette vie de vérité
1. Sur Richelet, et. p. 83, n. ti et 2. Cette comparaison se trouve
p. 136, n. 1. dans Shakespeare. Cf. Hamlet,lll,u.
149 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
et de saillie qui enfante l'illusion, ce prestige de réalité qui
passionne le spectateur, et le poète le premier, car le poète
est de bonne foi. Aussi le but de l'art est presque divin :
ressusciter ^, s'il fait de l'histoire ; créer, s'il fait de la poésie.
C'est une grande et belle chose que de voir se déployer
avec cette largeur un drame où l'art développe puissamment
la nature ; un drame où l'action marche à la conclusion d'une
allure ferme et facile, sans diffusion et sans étranglement ;
un drame enfin où le poète remplisse pleinement le but mul-
tiple de l'art, qui est d'ouvrir au spectateur un double hori-
zon, d'illuminer à la fois l'intérieur et l'extérieur des hommes :
l'extérieur, par leurs discours et leurs actions, l'intérieur, par
les a parte et les monologues ; de croiser, en un mot, dans le
même tableau, le drame de la vie et le drame de la conscience.
On conçoit que, pour une œuvre de ce genre, si le poète
doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n'est pas le beau,
mais le caractéristique -. Non qu'il convienne de faire, comme
on dit aujourd'hui, de la couleur locale, c'est-à-dire d'ajouter
après coup quelques touches criardes çà et là sur un ensemble
du reste parfaitement faux et conventionnel. Ce n'est point
à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au
fond, dans le cœur même de l'œuvre, d'où elle se répand au
dehors, d'elle-même, naturellement, également, et, pour
ainsi parler, dans tous les coins du drame, comme la sève
qui monte de la racine à la dernière feuille de l'arbre. Le
drame doit être radicalement imprégné de cette couleur des
temps ; elle doit en quelque sorte y être dans l'air, de façon
qu'on ne s'aperçoive qu'en y entrant et qu'en en sortant
qu'on a changé de siècle et d'atmosphère. Il faut quelque
étude, quelque labeur pour en venir là ; tant mieux. Il est
bon que les avenues de l'art soient obstruées de ces ronces
devant lesquelles tout recule, excepté les volontés fortes.
C'est d'ailleurs cette étude, soutenue d'une ardente inspi-
ration, qui garantira le drame d'un vice qui le tue, le com-
mun. Le commun est le défaut des poètes à courte vue et à
courte haleine. Il faut qu'à cette optique de la scène, toute
1. Michelet définira l'histoire face de 1869 à Vllistoire de France.
comme une « résurrection de la vie 2. Point essentiel par où le roman-
intégrale ». Cf., plus loin, la pré- tisme s'oppose au classicisme.
VICTOR HUGO 141
figure soit ramenée à son trait le plus saillant, le plus indi-
viduel, le plus précis. Le vulgaire et le trivial même doit
avoir un accent. Rien ne doit être abandonné. Comme
Dieu, le vrai poète est présent partout à la fois dans son
œuvre. Le génie ressemble au balancier qui imprime l'ef-
figie royale aux pièces de cuivre comme aux écus d'or.
{Çromwell , Hetzel, éditeur.)
HERNANI ET DONA SOL' .
{Hernani considère avec un regard froid et comme inattentif
récrin nuptial placé sur la table ; puis il hoche la tête et ses
yeux s'allument.)
HERNANI.
Je vous fais compliment ! — Plus que je ne puis dire
La parure me charme, et m'enchante, — et j'admire !
{Il s'approche de Vécrin.)
La bague est de bon goût, — la couronne me plaît, —
Le collier est d'un beau travail, — le bracelet
Est rare, — mais cent fois, cent fois moins que la femme
Qui sous un front si pur cache ce cœur infâme !
{Examinant de nouveau le coffret.)
Et qu'avez- vous donné pour tout cela ? — Fort bien î
Un peu de votre amour ? mais vraiment, c'est pour rien !
Grand Dieu ! trahir ainsi !■ n'avoir pas honte, et vivre !
{Examinant Vécrin.)
Mais peut-être après tout c'est perle fausse, et cuivre
Au lieu d'or, verre et plomb, diamants déloyaux,
Faux saphirs, faux bijoux, faux brillants, faux joyaux.
1. Hornani aime dorta Sol et en mariage, suivie dé deux femmes
est aimé ; chef de bande, sa tête a portant sur un coussin de velours
été mise i\ prix par le roi, don Carlos, un coffret d'argent qui renferme
et il s'est réfugié dans la montagne, des bijoux. Alors, Ilernani se nomme.
Au troisième acte, le vieux Kuy Mais Huy Oomcz. dont il est l'hôte.
<"iomez, qui aime aussi dorta Sol, l'a le protégera même contre le roi. Le
enmienée dans son château pour vieillard sort afin de veiller in ce que
l'épouser. Ilernani, traqué parles sol- son château soit mis en état de
<lals de don Carlos s'y présente sous défense. DoitaSol fait alors quelques
un costume tie pèlerin au moment pas comme si clic voulait le suivre,
où la jeune tille parait en robe de îiuis s'arrête, et revient vers Hernani.
14-2 LE XIX* SIÈCLE PAR LES TEXTES
Ah ! s'il en est ainsi, comme cette parure,
Ton cœur est faux, duchesse ^, et tu n'es que dorure !
(Il revient au œffret.)
Mais non, non. Tout est vrai, tout est bon, tout est beau.
Il n'oserait tromper, lui qui touche au tombeau !
Rien n'y manque.
{Il prend Vune après Vautre toutes les pièces de Vécrin.)
Collier, brillants, pendants d'oreille,
Couronne de duchesse, anneau d'or... — à merveille !
Grand merci de l'amour sûr, fidèle et profond !
Le précieux écrin !
DONA SOL
{Elle va au œffret, y fouille, et en tire un poignard.)
Vous n'allez pas au fond. —
C'est le poignard qu'avec l'aide de ma patronne
Je pris au roi Carlos, lorsqu'il m'offrit un trône
Et que je refusai pour vous qui m'outragez - !
HERNANi, tombant à ses pieds.
Oh ! laisse qu'à genoux dans tes yeux affligés
J'efface tous ces pleurs amers et pleins de charmes !
Et tu prendras après tout mon sang pour tes larmes !
DONA SOL, attendrie.
Hernani ! je vous aime et vous pardonne, et n'ai
Que de l'amour pour vous.
HERNANI.
Elle m'a pardonné,
Et m'aime ! — Qui pourra faire aussi que moi-mêmC;
Après ce que j'ai dit, je me pardonne et m'aime ?
Oh ! je voudrais savoir, ange au ciel réservé,
Où vous avez marché, pour baiser le pavé !
DONA SOL.
Ami !
1. Ruy Gomez est duc de Pas- dofla Sol, puis s'emparer d'elle,
trana. Mais la jeune fllle, lui arrachant son
2. Don Carlos a voulu séduire poignard, s'est écriée :
Pour un pas, je vous tue et me tue !...
et, comme don Carlos allait l'enlever, Hernani est survenu. Cf. acte IJ,
scène ii.
VICTOR HUGO 143
HERNANI.
Non ! je dois t'être odieux ! mais, écoute,
Dis- moi : « Je t'aime ! » — Hélas ! rassure un cœur qui doute ;
Dis-le-moi ! car souvent avec ce peu de mots
La bouche d'une femme a guéri bien des maux !
DONA SOL, absorbée et sans Ventendre.
Croire (\\xe mon amour eût si peu de mémoire !
Que jamais ils pourraient, tous ces hommes sans gloire.
Jusqu'à d'autres amours, plus nobles à leur gré.
Rapetisser un cœur où son nom est entré !
HERNANI.
Hélas ! j'ai blasphémé ! si j'étais à ta place,
Doiia Sol, j'en aurais assez, je serais lasse
De ce fou furieux, de ce sombre insensé
Qui ne sait caresser qu'après qu'il a blessé.
Je lui dirais : « Va- t'en ! » Repousse-moi, repousse !
Et je te bénirai, car tu fus bonne et douce.
Car tu m'as supporté trop longtemps, car je suis
Mauvais, je noircirais tes jours avec mes nuits * !
Car c'en est trop enfin, ton âme est belle et haute
Et pure, et si je suis méchant, est-ce ta faute ?
Epouse le vieux duc ! il est bon, noble, il a
Par sa mère Olmedo -, par son père Alcala '.
Encore un coup, sois riche avec lui, sois heureuse !
Mais, sais-tu ce que peut cette main généreuse
T'oflfrir de magnifique ? une dot de douleurs.
Tu pourras y choisir ou du sang ou des pleurs *.
L'exil, les fers, la mort, l'effroi qui m'environne,
C'est là ton collier d'or, c'est ta belle couronne,
Et jamais à l'épouse un époux plein d'orgueil
N'offrit plus riche écrin de misère et de deuil !
1. C.f. dans Marion Delorme, les vers de Didier :
Ai-je droit d'accepter ce don de -son amour
Kt de mêler ma brume et ma nuit A son jour ?
(Acte I, scène m.)
2. Petite ville de la Vieille Qis- Madrid, une dans celle de Jaen, etja
tille. troisième près de Sèville. f
3. Il y a en Iv>pagne trois villes 4. V choisir ou du sang oulites
de ce nom, une dans la province de pleurs. Y faire choix entre l'un et
l'autre.
iU LE XIXe SIÈCLE PAR LES TEXTES
Epouse le vieillard, te dis-je, il te mérite !
Eh ! qui jamais croira que ma tête proscrite
Aille avec ton front pur ? qui, nous voyant tous deux,
Toi, calme et belle, moi, violent, hasardeux,
Toi, paisible et croissant comme une fleur à l'ombre,
Moi, heurté dans l'orage à des écueils sans nombre.
Qui dira que nos sorts suivent la même loi ?
Non, Dieu qui fait tout bien ne te fit pas pour moi.
Je n'ai nul droit d'en haut sur toi, je me résigne !
J'ai ton cœur, c'est un vol ! je le rends au plus digne.
Jamais à nos amours le Ciel n'a consenti.
Si j'ai dit que c'était ton destin, j'ai menti !
D'ailleurs, vengeance \ amour, adieu ! mon jour s'achève,
Je m'en vais, inutile, avec mon double rêve.
Honteux de n'avoir pu ni punir, ni charmer ^,
Qu'on m'ait fait pour haïr, moi qui n'ai su qu'aimer !
Pardonne-moi, fuis-moi ! ce sont mes deux prières.
Ne les rejette pas, car se sont les dernières !
Tu vis, et je suis mort. Je ne vois pas pourquoi
Tu te ferais murer dans ma tombe avec moi !
DONA SOL.
Ingrat !
HERNANI.
Monts d'Aragon ! Galice ! Estramadoure !
Oh ! je porte malheur à tout ce qui m'entoure ! —
J'ai pris vos meilleurs fils ; pour mes droits, sans remords,
Je les ai fait combattre, et voilà qu'ils sont morts.
C'étaient les plus vaillants de la vaillante Espagne !
Ils sont morts ! Ils sont tous tombés dans la montagne,
Tous sur le dos couchés, en braves, devant Dieu,
Et, si leurs yeux s'ouvraient, ils verraient le ciel bleu !
Voilà ce que je fais de tout ce qui m'épouse ^ !
Est-ce une destinée à te rendre jalouse ?
1. Le bandit Hernani est en a été envoyé à i'échataud par celui
réalité don Juan d'Aragon; son père de don Carlos. Cf. acte l, scène iv ;
Un poignard à la main, l'œil fixé sur ta trace,
Je vais ! Ma race en moi poursuit en toi ta race!
2. Hernani a su charmer. Mais il 3. M'épouse. Ce mot qu'Her-
est maintenant dans un accès de nani emploi dans le sens figuré,
sombre exaltation, et dona Sol va s'applique dans le sens propre à dofia
lui reprocher justement son ingra- Sol.
lUude.
VICTOK HUGO Uj
I)(tna Sol, j)ronds le duc, prends l'enfer, prends le roi !
C'est bien. Tout ce qui n'est pas moi, vaut mieux que moi !
Je n'ai plus un ami qui de moi se souvienne,
Tout me quitte ; il est temps qu'à la fin ton tour vienne,
Car je dois être seul. Fuis ma contagion.
Ne te fais pas d'aimer une religion !
Oh ! par pitié pour toi, fuis ! — Tu me crois peut-être
Un homme comme sont tous les autres, un être
Intelligent, qui court droit au but qu'il rêva.
Détrompe-toi. Je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !
Une âme de malheur faite avec des ténèbres !
Où vais-je ? je ne sais K Mais je me sens poussé
D'un souffle impétueux, d'un destin insensé.
Je descends, je descends, et jamais ne m'arrête.
Si parfois, haletant, j'ose tourner la tête,
Vue voix me dit : « Marche ! » et l'abîme est profond.
Et de flamme ou de sang je le vois rouge au fond !
Ce|>endant, à l'entour de ma course farouche.
Tout se brise, tout meurt. Malheur à qui me touche !
Oh ! fuis ! détourne-toi de mon chemin fatal.
Hélas ! sans le vouloir, je te ferais du mal ^ !
DONA SOL.
Grand Dieu !
HERNANI.
C'est un démon ^ redoutable, te dis-je,
Que le mien. Mon bonheur, voilà le seul prodige
Qui lui soit impossible. Et toi, c'est le bonheur î
Tu n'es donc pas pour moi ! cherche un autre seigneur !
1. Cf., dans Marion Delorme, le vers de Didier :
J'ignore d'où je viens et j'ignore où je vais.
(Acte III, scène vi.)
2. Pour tout ce couplet, cf., dans Andromaque, les vers d'Orcste :
(Irâce aux <lieux. mon malheur passe mon espérance.
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance.
.Appliqué sans relâche au soin de nie punir,
Au comble des douleurs tu m'as fait parvenir.
Ta haine a pris plaisir à former ma misère, etc.
(Acte V, scène v.)
,3. Démon. Génie qui préside aux il y a aussi quelque chose d'infernal
destinées de chaque homme ; mais dans le sort d'Memani. Cf. la suite.
LE XIX* SIÈCLE PAR LES TEXTES. — 10
146 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Va, si jamais le ciel à mon sort qu'il renie ^
Souriait... n'y crois pas ! ce serait ironie.
Epouse le duc !
DONA SOL.
Donc ce n'était pas assez !
Vous aviez déchiré mon cœur, vous le brisez.
Ah ! vous ne m aimez plus !
HERNANI.
Oh ! mon cœur et mon âme,
C'est toi ! l'ardent foyer d'où me vient toute flamme,
C'est toi ! ne m'en veux pas de fuir, être adoré !
DONA SOL.
Je ne vous en veux pas. Seulement, j'en mourrai.
HERNANI.
Mourir ! pour qui ? pour moi ? se peut-il que tu meures
Pour si peu ?
DONA SOL, laissant éclater ses larmes.
Voilà tout.
{Elle tombe sur un fauteuil.)
HERNANI, s'' asseyant prés décile.)
Oh ! tu pleures ! tu pleures !
Et c'est encor ma faute ! et qui me punira ?
Car tu pardonneras encor ! Qui te dira
Ce que je souffre au moins, lorsqu'une larme noie
La flamme de tes yeux dont l'éclair est ma joie .
Oh ! mes amis sont morts ! Oh ! je suis insensé !
Pardonne. Je voudrais aimer, je ne le sai - !
Hélas ! j'aime pourtant d'une amour ^ bien profonde ! —
Ne pleure pas, mourons plutôt ! — Que n'ai-je un monde ?
Je te le donnerais ! Je suis bien malheureux !
1. Renie. Cf. la note précédente. 3. D'une amour. Archaïsme ; en-
C'est l'enfer, non le ciel qui lui a core au XVII« siècle, le mot s'em-
fait son sort et le ciel ne reconnaît ployait très souvent comme fémi-
pas ce sort pour son œuvre. nin ; il est resté de ce genre au
2. Sai. Vieille orthographe, con- pluriel,
servée par « licence poétique ».
VICTOR nuc.o U7
DONA SOL 8e jettant, à son cou.
Vous êtes mon lion superbe et généreux ' !
Je vous aime.
HERNANI.
Oh ! l'amour serait un bien suprême,
Si l'on pouvait mourir de trop aimer !
DONA SOL
Je t'aime !
Monseigneur, je vous aime et je suis toute à vous.
HERNANI, laissant tomber sa tête sur son épavZé.
Oli ! qu'un coup de poignard de toi me serait doux !
DONA SOL, suppliante.
Ah ! ne craignez- vous pas que Dieu ne vous punisse
De parler de la sorte ?
HERNANI, toujours appuyé sur son sein.
Eh bien ! qu'il nous unisse !
Tu le veux. Qu'il en soit ainsi ! — J'ai résisté !
{Tous deu^, dans les bras Vun de Vavire, se regardent avec
extase, sans voir, sans entendre et comme absorbés dans leur
regard. — Entre Don Ruy Gomez par la porte du fond. Il
regarde, et s'arrête comme pétrifié sur le seuil.)
{Hemani, acte III, scène IV; Hetzel, éditeur.)
1. /,«•« A/t'rnoire.s d'Alexandre Du- vers? — Si fait. Madame; seule-
nias. cités d'ailleurs dans Victor ment, mon lion relève le vers et mon
}Iiigo raconté par un témoin de sa seigneur l'aplatit. — - C'est bien, c'est
iiir, nous apprennent quelles dif- bien... Ne nous fâchons pas... On
llcultés M"' Mars lit au poète pour dira votre vers sans y rien changer !
ce vers. « ICn vérité, tlisnit-elle, cela — Allons, Firniin, mon ami, con-
me semble si drôle d'appeler M. l'Ir- tinuons...
nnn (^l'auteur qui jouait Hernani) Le jour de la représentation,
mon lion I » Et elle proposait de rem- M'" Mars n'en substitua pas raoin&
placer lion par seigneur. — « Est-ce seigneur à lion.
que mon seigneur ne fuit pas le
148 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
MÈRE ET FILS'
DONA LUCREZI/^.
Gennaro ! — vous êtes empoisonné !
GENNARO.
Empoisonné, madame !
DONA LUCREZIA.
Empoisonné !
GENNARO.
J'aurais dû m'en doutev, le vin était versé par vous.
DONA LUCREZIA.
Oh ! ne m'accablez pas, Gennaro. Ne m'ôtez pas le peu de
force qui me reste et dont j'ai besoin encore quelques instants.
Ecoutez-moi. Le duc est jaloux de vous. Le duc ne m'a laissé
d'autre alternative que de vous voir poignarder devant moi
par Rustighello "^ ou de vous verser moi-même le poison. Un
poison redoutable, Gennaro, un poison dont la seule idée
fait pâlir tout Italien qui sait l'histoire de ces vingt dernières
années.
GENNARO.
Oui, le poison des Borgia !
DONA LUCREZIA.
Vous en avez bu. Personne au monde ne connaît le contre-
poison à cette composition terrible, excepté le pape, monsieur
de Valentinois ^ et moi. Tenez, voyez cette fiole que je porte
toujours cachée dans ma ceinture. Cette fiole, Gennaro, c'est
la vie, c'est la santé, c'est le salut. Une seule goutte sur vos
lèvres et vous êtes sauvé !
{Elle veut approcher la fiole des lèvres de Gennaro ; il recule.)
1. Gennaro, qui ignore sa nais- que c'est Gennaro, elle demande
sance, est le fils de Lucrèce Borgia. grâce pour lui. Mais le duc, qui la
Envoyé avec quelques gentilshom- croit son amante, l'oblige i'i lui verser
mes en ambassade auprès du duc de du poison, après quoi, il les laisse en
Ferrare, Alphonse d'Est, mari de tête à tête.
Lucrèce, il insulte publiquement les 2. Serviteur d'Alphonse d'Est.
Borgia, et le duc le fait arrêter. Sa 3. Le Valentinois, pays de Va-
mère, ne sachant pas encore le nom lence, dans le Dauphinél avait été
du coupable, exige un châtiment érige par Louis XII, en duché-pairie
exemplaire. Puis, quand elle apprend et donné à tiésar Borgia.
VICTOR HUOO ^^9
GENNARO, la regardant fixement.
Madame, qui est-ce qui me dit que ce n'est pas cela qui est
du poison ?
DON A LUCREZIA, tombant anéantie sur le fauteuil.
0 mon Dieu ! mon Dieu !
GENNARO.
Ne vous appelez-vous pas Lucrèce Borgia ! Est-ce que vous
iroyez que je ne me souviens pas du frère de Bajazet ^ ? Oui,
je sais un peu d'histoire. On lui fit accroire, à lui aussi, qu'il
était empoisonné par Charles VIII, et on lui donna un contre-
poison dont il mourut. Et la main qui lui présenta le contre-
j>oison, la voilà, elle tient cette fiole. Et la bouche qui lui dit
de le boire, la voici, elle me parle !
DONA LUCREZIA.
Misérable femme que je suis !
GENNARO.
Ecoutez, madame, je ne me méprends pas à vos semblants
d'amour. Vous avez quelque sinistre dessein sur moi. Cela est
visible. Vous devez savoir qui je suis. Tenez, dans ce moment-
ci, cela se lit sur votre visage, que vous le savez, et il est aisé de
voir que vous avez quelque insurmontable raison pour ne me
le dire jamais. Votre famille doit connaître la mienne, et
})eut-être à cette heure ce n'est pas de moi que vous vous
vengeriez en m 'empoisonnant, mais, qui sait ? de ma mère.
DONA LUCREZIA.
Votre mère, Gennaro ! vous la voyez peut-être autrement
qu'elle n'est. Que diriez- vous si ce n'était qu'une femme cri-
minelle comme moi ?
GENNARO.
Ne la calomniez pas. Oh non ! ma mère n'est pas une femme
Comme vous, madame Lucrèce ! Oh ! je la sens dans mon
cœur et je la rêve dans mon âme t^fle qu'elle est ; j'ai son
image là, née avec moi ; je ne l'aimerais pas comme je l'aime
si elle n'était pas digne de moi ; le cœur d'un fils ne se trompe
1. njom ou Djim.
150 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
pas sur sa mère. Je la haïrais si elle pouvait vous ressembler.
Mais non, non. Il y a quelque chose en moi qui me dit bien
haut que ma mère n'est pas un de ces démons d'inceste, de
luxure et d'empoisonnement comme vous autres, les belles
femmes d'à présent. Oh Dieu ! j'en suis bien sûr, s'il y a sous
le ciel une femme innocente, une femme vertueuse, une
femme sainte, c'est ma mère ! Oh ! elle est ainsi et pas autre-
ment ! Vous la connaissez, sans doute, madame Lucrèce, et
vous ne me démentirez point !
DONA LUCBEZIA.
Non, cette femme-là, Gennaro, cette mère-là, je ne la
connais pas !
GENNARO.
Mais devant qui est-ce que je parle ainsi ? Qu'est-ce que
cela vous fait à vous, Lucrèce Borgia. les joies ou les douleurs
d'une mère ? Vous n'avez jamais eu d'enfants, à ce qu'on
dit, et vous êtes bien heureuse. Car vos enfants, si vous en
aviez, savez-vous bien qu'ils vous renieraient, madame ?
Quel malheureux assez abandonné du ciel voudrait d'une
pareille mère ? Etre le fils de Lucrèce Borgia ! dire : ma mère,
à Lucrèce Borgia ! Oh !...
DONA LUCREZIA.
Gennaro ! vous êtes empoisonné, le duc qui vous croit
mort peut revenir à tout moment, je ne devrais songer qu'à
votre salut et à votre évasion, mais vous me dites des
choses si terribles que je ne puis faire autrement que de
rester là, pétrifiée, à les enteildre.
GENNARO.
Madame...
DONA LUCREZIA.
Voyons ! il faut en finir. Accablez-moi, écrasez-moi sous
votre mépris ; mais vous êtes empoisonné, buvez ceci sur-le-
champ !
GENNARO.
Que dois- je croire, madame ? Le duc est loyal et j'ai sauvé
la vie à son père. Vous, je vous ai offensée. Vous avez à vous
venger de moi.
VICTOR HUiiO 151
DONA LUCREZIA.
Me venger de toi, Gennaro ! — Il faudrait donner toute ma
vie pour ajouter une heure à la tienne, il faudrait verser tout
mon sang pour t 'empêcher de verser une larme, il faudrait
m'asseoir au pilori pour te mettre sur un trône, il faudrait
j)ayer d'une torture de l'enfer chacun de tes moindres plaisirs,
que je n'hésiterais pas, que je ne murmuierais pas, que je
serais heureuse, (jue je baiserais tes pieds, mon Gennaro !
Oh ! tu ne sauras jamais rien de mon pauvre misérable cœur,
sinon (ju'il est plein de toi ! Gennaro, le temps presse, le
poison marche, tout à l'heure tu le sentirais, vois-tu ! encore
un peu, il ne serait plus temps. La vie ouvre en ce moment
deux espaces obscurs devant toi, mais l'un a moins de
minutes que l'autre n'a d'années. Il faut te déterminer pour
l'un des deux. Le choix est terrible. Laisse-toi guider par
moi. Aie pitié de toi et de moi, Gennaro. Bois vite, au nom du
ciel !
GENNARO.
Allons, c'est bien. S'il y a un crime en ceci, qu'il retombe
sur votre tête. Après tout, que vous disiez vrai ou non, ma vie
ne vaut pas la peine d'être tant disputée. Donnez.
(// prend la fiole et boit.)
DONA LUCREZIA.
Sauvé ! — Maintenant il faut partir pour Venise de toute
la vitesse de ton cheval. Tu as de l'argent ?
GENNARO.
J'en ai.
DONA LUCREZIA.
Le duc te croit mort. Il sera aisé de lui cacher ta fuite.
Attends ! Garde cette fiole et porte-la toujours sur toi. Dans
des temps comme ceux où nous vivons, le poison est de tous
les repas. Toi surtout, tu es expOvSé. Maintenant, pars vite.
{Lui montrant la porte masquée qu'elle entr' ouvre.)
Descends par cet escalier. Il donne dans une des cours du
palais Négroni. Il te sera aisé de t'évader par là. N'attends
pas ju.squ'à demain matin, n'attends pas jusqu'au coucher
du soleil, n'attends pas une heure, n'attends pas une demi-
152 LE XIX* SIÈCLE FAR LES TEXTES
heure ! Quitte Ferrare sur-le-champ, quitte Ferrare comme
si c'était Sodome qui brûle, et ne regarde pas derrière toi !
Adieu ! — Attends encore un instant. J'ai un dernier mot à
te dire, mon Gennaro !
GENNARO.
Parlez, madame.
DONA LUCREZIA.
Je te dis adieu en ce moment, Gennaro, pour ne plus te
revoir jamais. Il ne faut plus songer maintenant à te ren-
contrer quelquefois sur mon chemin. C'était le seul bonheur
que j'eusse au monde. Mais ce serait risquer ta tête. Nous
voilà donc pour toujours séparés dans cette vie ; hélas ! je ne
suis que trop sûre que nous serons séparés aussi dans l'autre.
Gennaro ! est-ce que tu ne me diras pas quelque douce
parole avant de me quitter ainsi pour l'éternité ?
GENNARO, baissant les yeux.
Madame...
DONA LUCREZIA.
Je viens de te sauver la vie, enfin !
GENNARO.
Vous me le dites. Tout ceci est plein de ténèbres. Je ne sais
que penser. Tenez, madame, je puis tout vous pardonner,
une chose exceptée.
DONA LUCREZIA.
Laquelle ?
GENNARO.
Jurez-moi par tout ce qui vous est cher, par ma propre tête,
puisque vous m'aimez, par le salut éternel de mon âme, jurez-
moi que vos crimes ne sont pour rien dans les malheurs de
ma mère.
DONA LUCREZIA.
Toutes les paroles sont sérieuses avec vous, Gennaro. Je
ne puis vous jurer cela.
GENNARO.
0 ma mère ! ma mère ! la voilà donc, l'épouvantable
femme qui a fait ton malheur !
VICTOR HUGO 153
DONA LUCRBZIA.
(lennaro !
GENNARO.
Vous l'avez avoué, madame ! Adieu ! Soyez maudite !
DONA LUCREZIA.
Et toi, Gennaro, sois béni !
(// sort. — Elle tombe évanouie sur le fauteuil.)
{Lucrèce Borgia, acte II, partie i, scène vi; Hetzel, éditeur.)
LE BUT DU POETE AU THEATRE
... Dégager perpétuellement le grand à travers le vrai, le
vrai à travers le grand, tel est donc, selon l'auteur de ce
drame, et en maintenant, du reste, toutes les autres idée.s
qu'il a pu développer ailleurs sur ces matières, tel est le but
du poète au théâtre. Et ces deux mots, grand et vrai, ren-
ferment tout. La vérité contient la moralité, le grand con-
tient le beau.
Ce but, on ne lui supposera pas la présomption de croire
(ju'il Ta jamais atteint, ou même qu'il pourra jamais l'at-
teindre ; mais on lui permettra de se rendre à lui-même publi-
(juement ce témoignage, qu'il n'en a jamais cherché d'autre
au théâtre jusqu'à ce jour. Le nouveau drame qu'il vient de
faire représenter est un effort de plus vers ce but rayonnant.
Quelle est, en effet, la pensée qu'il a tenté de réaliser dans
Marie Tudor ? La voici. Une reine qui soit femme. Grande
comme reine. Vraie comme femme.
Il l'a déjà dit ailleurs, le drame comme il le sent, le drame
comme il voudrait le voir créer par un homme de génie, le
drame selon le dix-neuvième siècle, ce n'est pas la tragi-
comédie hautaine, démesurée, espagnole et sublime de Cor-
neille ; ce n'est pas la tragédie abstraite, amoureuse, idéale
et divinement élégiaque de Racine ; ce n'est pas la comédie
profonde, sagace, pénétrante, mais trop impitoyablement
ironique, de Molière ; ce n'est pas la tragédie à intention
philosophique de Voltaire ; ce n'est pas la comédie à action
154 LE XI.V SIECLE PAR LES TEXTES
révolutionnaire de Beaumarchais ; ce n'est pas plus que tout
cela, mais c'est tout cela à la fois ; ou, pour mieux dire, ce
n'est rien de tout cela. Ce n'est pas, comme chez ces grands
hommes, un seul côté de choses systématiquement et per-
pétuellement mis en lumière, c'est tout regardé à la fois sous
toutes les faces. S'il y avait un homme aujourd'hui qui pût
réaliser le dramç comme nous le comprenons, ce drame, ce
serait le cœur humain, la tête humaine, la passion humaine,
la volonté humaine ; ce serait le passé ressuscité au profit du
présent ; ce serait l'histoire que nos pères ont faite, confrontée
avec l'histoire que nous faisons ; ce serait le mélange sur la
scène de tout ce qui est mêlé dans la vie ; ce serait une
émeute là et une causerie d'amour ici, et dans la causerie
d'amour une leçon pour le peuple, et dans l'émeute un cri
pour le cœur ; ce serait le rire ; ce serait les larmes ; ce serait
le bien, le mal, le haut, le bas, la fatalité, la providence, le
génie, le hasard, la société, le monde, la nature, la vie ; et
au-dessus de tout cela on sentirait planer quelque chose de
grand !
A ce drame, qui serait pour la foule un perpétuel enseigne-
ment, tout serait permis, parce qu'il serait dans son essence
de n'abuser de rien. Il aurait pour lui une telle notoriété de
loyauté, d'élévation, d'utilité et de bonne conscience, qu'on
ne l'accuserait jamais de chercher l'effet et le fracas, là où il
n'aurait cherché qu'une moralité et une leçon. Il pourrait
mener François I®^ chez Maguelonne sans être suspect ^ ;
il pourrait, sans alarmer les plus sévères, faire jaillir du cœur
de Didier la pitié pour Marion ^ ; il pourrait, sans qu'on le
taxât d'emphase et d'exagération comme l'auteur de Marie
Tudor, poser largement sur la scène, dans toute sa réalité
terrible, ce formidable. triangle, qui apparaît si souvent dans
l'histoire : une reine, un favori, un bourreau.
A l'homme qui créera ce drame il faudra deux quahtés :
conscience et génie. L'auteur qui parle ici n'a que la première,
il le sait. Il n'en continuera pas moins ce qu'il a commencé,
en désirant que d'autres fassent mieux que lui. Aujourd'hui
1. Allusion à une scène du Roi pièce fut interdite le lendemain de
s'amuse (acte IV, scène ii). qui avait la première représentation,
été taxée d'imorale. On sait que la 2. Allusion au drame de Mnriun
Delorme.
VICTOR HUGO 155
un immense public, de plus en plus intelligent, sympathise
avec toutes les tentatives sérieuses de l'art ; aujourd'hui,
tout ce qu'il y a d'élevé dans la critique aide et encourage
le poète. Que le poète vienne donc. Quant à l'auteur de ce
drame, sûr de l'avenir, qui est au progrès, certain qu'à défaut
de talent sa persévérance lui sera comptée un jour, il attaciie
un regard serein, confiant et tranquille sur la foule qui,
chaque soir, entoure cette œuvre si incomplète de tant de
curiosité, d'anxiété et d'attention. En présence de cette
foule, il sent la responsabilité qui pèse sur lui et il l'accepte
avec calme. Jamais, dans .ses travaux, il ne perd un seul ins-
tant de vue le peuple que le théâtre civilise, l'histoire que le
théâtre explique, le cœur humain que le théâtre conseille.
Demain il quittera l'œuvre faite pour l'œuvre à faire ; il
sortira de cette foule pour rentrer dans sa solitude ; solitude
profonde où ne parvient aucune mauvaise influence du
monde extérieur, où la jeunesse, son amie, vient quelquefois
lui serrer la main, où il est seul avec sa pensée, son indépen-
dance et sa volonté. Plus que jamais, la solitude lui sera
chère ; car ce n'est que dans la solitude qu'on peut travailler
pour la foule. Plus que jamais, il tiendra son esprit, son
œuvre et sa pensée éloignés de toute coterie ; car il connaît
quelque chose de plus grand que les coteries, ce sont les
partis ; quelque chose de plus grand que les partis, c'est le
peuple ; quelque chose de plus grand que le peuple, c'est
l'humanité.
(Préface de Marie Tudor ; Hetzel, éditeur.)
ALFRED DE VIGNY
LE THÉÂTRE TEL QUE LE CONÇOIT ALFRED DE VIGNY
... Or, voici le fond de ce que j'avais à dire aux intelligences,
le 24 octobre 1829 \
« Une simple question à résoudre. La voici.
)) La scène française s'ouvrira-t-elle, ou non, à une tragédie
moderne produisant ; — dans sa conception, un tableau
large de la vie, au lieu du tableau resserré de la catastrophe
d'une intrigue ; — - dans sa composition, des caractères, non
des rôles, des scènes paisibles sans drame, mêlées à des scènes
comiques et tragiques ; — dans son exécution, un style
familier, comique, tragique et parfois épique ?
» Pour résoudre cette triple question, une tragédie
inventée serait insuffisante, parce que, dans une première
représentation, le public, cherchant toujours à porter son
examen sur l'action, marche à la découverte, et, ignorant
l'ensemble de l'œuvre, ne comprend pas ce qui motive les
variations du style -.
» Une fable neuve ne serait pas une autorité capable de
consacrer une exécution neuve comme elle, et succomberait
nécessairement sous une double critique; des essais honorables
l'ont prouvé.
» Une œuvre nouvelle prouverait seulement que j'ai
inventé une tragédie bonne ou mauvaise ; mais les contesta-
tions s'élèveraient infailliblement pour savoir si elle est un
exemple satisfaisant du système à établir, et ces contestations
seraient interminables pour vous, le seul arbitre étant la
postérité.
)) Or la postérité a prononcé sur la mort de Shakespeare
les paroles qui font le grand homme ; donc, une de ses œuvres
faite dans le système auquel j'ai foi est le seul exemple suf-
fisant.
1. Date de la première représen- Vigny déclare que, pour ce premier
tation du More de Venise. Cette essai dramatique, c'est uniquement
lettre fut écrite le 1" novembre. < la question du style » qui le préoc-
2. Quelques lignes plus bas, cupe.
ALFRED DE VIG.W Vu
» Ne m'attachaiit, pour cette première fois, qu'à la ques-
tion du style, j'ai voulu choisir une composition consacrée
l)ar plusieurs siècles et chez tous les peuples.
» Je la donne, non comme un modèle pour notre temps,
mais comme la représentation d'un monument étranger,
élevé autrefois par la main la plus puissante qui ait jamais
créé pour la scène, et selon le système que je crois convenable
à notre époque, à cela près des différences que les progrès do
l'esprit général ont apportées dans la philosophie et les
sciences de notre âge, dans quelques usages de la scène et
dans la ciiasteté du discours.
Ecoutez ce soir le langage que je pense devoir être celui de
la tragédie moderne ; dans lequel chaque personnage parlera
selon son caractère, et. dans l'art comme dans la vie, passera
de la simplicité habituelle à l'exaltation passionnée, du
récitatif au chant... »
... Grâce au ciel, le vieux trépied des unités sur lequel
s'asseyait Melpomène *, assez gauchement quelquefois, n'a
plus aujourd'hui que la seule base solide que l'on ne puisse
lui ôter : l'unité d'intérêt dans l'action. On sourit de pitié
quand on lit dans un nos écrivains : Le spectateur n'est que
trois heures à la comédie ; il ne faut donc pas que faction dure
plus de trois heures ^ Car autant eût valu dire « Le lecteur
ne met que quatre heures à lire tel poème ou tel roman ; il
ne faut donc pas que son action dure plus de quatre heures '. »
Cette phrase résume toutes les erreurs qui naquirent de la
première. Mais il ne suffit pas de s'être affranchi de ces entraves
pesantes; il faut encore effacer l'esprit étroit qui les a créées.
Venez et qu'un sang pur, par mes mains épanché.
Lave jusques au marbre où ses pas ont touché *.
1. La Mu se de la tragédie. les portraits sont d'autant plus
2. Tous les défenseurs des unités excellents qu'ils resseml)lent mieux
ont fait valoir cet argument. C^or- h l'original. Le représentation dure
neille lui-même, qui demandait à deux lieures, et ressemblerait par-
l'occasion plus de latitude que les faitement si l'action qu'elle repré-
vingt-quatre heures réglementaires, sente n'en demandait pas davan-
dit, dans son Discours sur les trois tage pour sa réalité. "
unités : « Le poème dramatique est .1. Il y a pourtant cette différence,
une imitation, ou, pour en mieux que, dans une pièce, l'action se passe
parler, un portrait des actions des sous nos yeux,
hommes ; et il est hors de doute que 4. .Xlltàlie, acte H, scène viii.
158 LE A7A'« SIÈCLE PAR LES TEXTES
Considérez d'abord que, dans le système qui vient de
s'éteindre, toute tragédie était une catastrophe et un dénoue-
ment d'une action déjà mûre au lever du rideau, qui ne tenait
plus qu'à un fil et n'avait plus qu'à tomber. De là est venu ce
défaut qui vous frappe, ainsi que tous les étrangers, dans les
tragédies françaises : cette parcimonie de scènes et de déve-
loppements, ces faux retardements, et puis tout à coup cette
hâte d'en finir, mêlée à cette crainte que l'on sent presque
partout de manquer d'étoffe pour remplir le cadre de cinq
actes. Loin de diminuer mon estime pour tous les hommes
qui ont suivi ce système, cette considération l'augmente ;
car il a fallu, à chaque tragédie, une sorte de tour d'adresse
prodigieux et une foule de ruses pour déguiser la misère à
laquelle ils se condamnaient ; c'était chercher à employer et
à étendre pour se couvrir le dernier lambeau d'une pourpre
gaspillée et perdue.
Ce ne sera pas ainsi qu'à l'avenir procédera le poète dra-
matique. D'abord il prendra dans sa large main beaucoup
de temps et y fera mouvoir des existences entières ; il créera
l'homme, non comme espèce, mais, comme individu ^ seul
moyen d'intéresser à l'humanité ; il laissera ses créatures
vivre de leur propre vie, et jettera seulement dans leur cœur
ces germes de passions par où se préparent les grands événe-
ments; puis, lorsque l'heure en sera venue et seulement
alors, sans que l'on sente que son doigt la hâte, il montrera
la destinée enveloppant ses victimes dans des nœuds inextri-
cables et multipliés. Alors, bien loin de trouver ses person-
nages trop petits pour l'espace, il gémira, il s'écriera qu'il
manque d'air et d'espace ; car l'art sera tout semblable à la
vie, et dans la vie une action principale entraîne autour d'elle
un tourbillon de faits nécessaires et innombrables. Alors, le
créateur trouvera dans ses personnages assez de têtes pour
répandre toutes ses idées, assez de cœurs à faire battre de
tous ses sentiments, et partout on sentira son âme entière
agitant la masse. Mens agitât molem ^.
Je suis juste, tout était bien en harmonie dans l'ex-sys-
1. Un des caractères essentiels particulier au général, et, notam-
par où peut se définir le roman- ment, de l'individu au type,
tisme est en effet la substitution du 2. Virgile, Enéide, VI.
ALFRED DE VIGNY 159
tème de tragédie ; mais tout était d'accord aussi dans le
système féodal et théocratique, et pourtant il fut '. Pour
exécuter une longue catastrophe qui n'avait de corps que
parce (qu'elle était enflée, il fallait substituer des rôles aux
caractères, des abstractions de passions personnifiées à des
hommes ; or, la nature n'a jamais produit une famille
d'hommes, une maison entière, dans le sens des anciens
(domus) où père et enfants, maîtres et serviteurs se soient
trouvés également sensibles, agités au même degré par le
même événement, s'y jetant à corps perdu, prenant au
sérieux et de bonne foi toutes les surprises et les pièges les
plus grossiers, et en éprouvant une satisfaction solennelle,
une douleur solennelle ou une fureur solennelle ; conservant
précieusement le sentiment unique qui les anime depuis la
première phase de l'événement jusqu'à son accomplissement,
sans permettre à leur imagination de s'en écarter d'un pas, et
«'occupant enfin d'une affaire unique, celle de commencer
un dénouement et de le retarder sans pourtant cesser d'en
parler.
Donc, il fallait dans des vestibules qui ne menaient à rien,
des personnages n'allant nulle part, parlant de peu de chose
avec des idées indécises et des paroles vagues, un peu agités
par des sentiments mitigés, des passions paisibles, et arrivant
ainsi à une mort glorieuse où à un soupir faux. 0 vaine
fantasmagorie ! ombre d'hommes dans une ombre de nature !
vides royaumes !... Inania régna ^ !
Aussi n'est-ce qu'à force de génie ou de talent que les
premiers de chaque époque sont parvenus à jeter de grandes
lueurs dans ces ombres, à arrêter de belles formes dans ce
chaos ; leurs œuvres furent de magnifiques exceptions, on
les prit pour des règles. Le reste est tombé dans l'ornière
commune de cette fausse route.
{Lettre à lord *** ^, Œuvres complètes,
édition définitive ; Ch. Delagrave, éditeur.)
1. 7/ /«/. C*est-î\-diro : il n'est plus. .3. Cette lettre sert d? préface au
2. Virgile, iifK'ide, VI. .A/ore de Venise.
KiU LE XIX' SIECLE l'Ali LES TEXTES
CHATTERTON ET LE QUAKER'
LE QUAKER, jetant les yeux sur la fiole.
Ah!
CHATTERTON.
Eh bien ?
LE QUAKER.
Je connais cette liqueur. — Il y a là au moins soixante
grains d'opium -. Cela te donnerait une certaine exaltation
qui te plairait d'abord assez comme poète, et puis un peu de
délire, et puis un bon sommeil bien lourd et sans rêve, je
t'assure. — Tu es resté bien longtemps seul, Chatterton.
{Le quaker pose le flacon sur la table, Chatterton le reprend
à la dérobée.)
CHATTERTON.
Et si je veux rester seul pour toujours, n'en ai-je pas le
droit ?
LE QUAKER.
{Il s'assied sur le lit ; Chatterton reste debout, les yeux fixes
et hagards. )
Les païens disaient cela.
CHATTERTON.
Qu'on me donne une heure de bonheur, et je redeviendrai
un excellent chrétien. Ce que... ce que vous craignez, les
stoïciens l'appelaient sortie raisonnable.
LE QUAKER.
C'est vrai ; et ils disaient même que, les causes qui nous
retiennent à la vie n'étant guère fortes, on pouvait bien en
sortir pour des causes légères. Mais il faut considérer, ami,
que la fortune change souvent et peut beaucoup, et que, si elle
peut faire quelque chose pour quelqu'un, c'est pour un vivant.
1. Le poète Chatterton, réduit à prison, il va boire une fiole d'opium
la misère, a, sous un faux nom, loué lorsqu'on frappe ii la porte. Entre I2
une chambre chez John Bell, dont la quaker, ami de la maison et que,
femme, Kitty, lui inspire bientôt, depuis longtemps, Kitty Bell a pris
par sa sympathie discrète, un amour pour confident, pour « directeur de
encore inavoué. Dans l'acte IH, son âme et de sa vie ».
après avoir essayé de terminer un 2. Le quaker, tout en parlant,
poème qu'il doit le lendemain livrer prend la fiole. Cf. l'indication sui-
à l'éditeur sous peine d'être pour- vante,
suivi par ses créanciers et jeté eu
MAKEl) DE VIGXr 161
CHATTERTON.
Mais aussi elle ne peut rien contre un mort. Moi, je dis
qu'elle fait plus de mal que de bien, et qu'il n'est pas mau-
vais de la fuir.
LE QUAKER.
Tu as bien raison ; mais seulement c'est un peu poltron. —
S'aller cacher sous une grosse pierre dans un grand trou, par
frayeur d'elle, c'est de la lâcheté.
CHATTERTOX.
Connaissez- vous beaucoup de lâches qui se soient tués ?
LE QUAKER.
Quand ce ne serait que Néron.
CHATTERTON.
Aussi, sa lâcheté, je n'y crois pas. Les nations n'aiment
pas les lâches, et c'est le seul nom d'empereur populaire en
Italie.
LE QUAKER.
Cela fait bien l'éloge de la popularité. — Mais, du reste, je
ne te contredis nullement. Tu fais bien de suivre ton projet,
parce que cela va faire la joie de tes rivaux. Il s'en trouvera
d'assez impies pour égayer le public par d'agréables bouffon-
neries sur le récit de ta mort, et ce qu'ils n'auraient jamais
pu accomplir, tu le fais pour eux ; tu t'effaces. Tu fais bien
de leur laisser ta part de cet os vide de la gloire que vous
rongez tous. C'est généreux.
CHATTERTON.
Vous me donnez plus d'importance que je n'en ai. Qui sait
mon nom ?
LE QUAKER, à fart.
Cette corde vibre encore. Voyons ce que j'en tirerai.
{A Chatterton.)
On sait d'autant mieux ton nom que tu l'as voulu cacher.
CHATTERTON.
Vraiment ? Je suis bien aise de savoir cela. — Eh bien,
on le prononcera plus librement après moi.
LE XIX» SIÈCLE PAR LES TEXTES. — 11
162 LE .YIXe SIÈCLE PAR LES TEXTES
LE QUAKER, à part.
Toutes les routes le ramènent à son idée fixe.
(Haut.)
Mais il m'avait semblé, ce matin, que tu espérais quelque
chose d'une lettre ?
CHATTERTON.
Oui, j'avais écrit au lord-maire, M. Beckford, qui a connu
mon père assez intimement. On m'avait souvent offert sa
protection, je l'avais toujours refusée, parce que je n'aime
pas être protégé. — Je comptais sur des idées pour vivre.
Quelle folie ! — Hier, elles m'ont manqué toutes ; il ne m'en
est resté qu'une, celle d'essayer du protecteur,
LE QUAKER.
M. Beckford passe pour le plus honnête homme et l'un
des plus éclairés de Londres. Tu as bien fait. Pourquoi y
as-tu renoncé depuis ?...
CHATTERTON.
Eh ! pourquoi ces retards ? Les hommes d'imagination
sont éternellement crucifiés ; le sarcasme et la misère sont les
clous de leur croix. Pourquoi voulez-vous qu'un autre soit
enfoncé dans ma chair : le remords de s'être inutilement
abaissé ? — Je veux sortir raisonnablement. J'y suis forcé.
LE QUAKER se lève.
Que le Seigneur me pardonne ce que je vais faire. Ecoute,
Chatterton ! je suis très vieux, je suis chrétien et de la secte
la plus pure de la république universelle du Christ. J'ai passé
tous mes jours avec mes frères dans la méditation, la charité
et la prière. Je vais te dire, au nom de Dieu, une chose vraie,
et, en la disant, je vais, pour te sauver, jeter une tache sur
mes cheveux blancs.
Chatterton ! Chatterton ! tu peux perdre ton âme, mais
tu n'as pas le droit d'en perdre deux. — Or, il y en a une qui
s'est attachée à la tienne et que ton infortune vient d'attirer
comme les Ecossais disent que la paille attire le diamant
radieux. Si tu t'en vas, elle s'en ira ; et cela, comme toi, sans
être en état de grâce, et indigne pour l'éternité de paraître
devant Dieu.
I
ALFRF.l) DE VIGSY UM
Chatterton ! Chatterton ! tu peux douter de l'éternité,
mais elle n'en doute pas ; tu seras jugé selon tes malheurs et
ton désespoir, et tu peux espérer miséricorde ; mais non pas
elle, qui était heureuse et toute chrétienne. Jeune homme,
je te demande grâce pour elle, à genoux, parce qu'elle est
pour moi sur la terre comme mon enfant.
CHATTERTON.
Mon Dieu ! mon ami, mon père, que voulez-vous dire ?...
Serait-ce donc... ? Levez- vous !... vous me faites honte...
Serait-ce... ?
LE QUAKER.
Grâce ! car si tu meurs, elle mourra...
CHATTERTON.
Mais qui donc ?
LE QUAKER.
Parce qu'elle est faible de corps et d'âme, forte de cœur
seulement.
CHATTERTON.
Nommez-la ! Aurais- je osé croire !...
LE QUAKER.
(Use rdève.)
Si jamais tu lui dis ce secret, malheureux ! tu es un traître,
et tu n'auras pas besoin de suicide ; ce sera moi qui te tuerai.
CHATTERTON.
Est-ce donc... ?
LE QUAKER.
Oui, la femme de mon vieil ami, de ton hôte... la mère des
beaux enfants.
CHATTERTON.
Kitty Bell !
LE QUAKER.
Elle t'aime, jeune homme. Veux-tu te tuer encore ?
CHATTERTON, tombant dans les bras du quaker.
Hélas ! je ne puis donc plus vivre ni mourir ?
LE QUAKER, fortement.
Il faut vivre, te taire, et prier Dieu !
{Chatterton, acte III, scène ii.)
(Œuvres complètes, édition définitive ; Ch. Delagrave, éditeur.)
ALEXANDRE DUMAS
LE GANTELET DE FER
LE DUC DE GUISE ^.
... Voulez- VOUS bien me servir de secrétaire ?
LA DUCHESSE DE GUISE.
Moi, monsieur ! Et pour écrire à qui ?
LE DUC DE GUISE.
Que vous importe ! C'est moi qui dicterai. {En approchant
une plume et du papier.) Voilà ce qu'il vous faut.
LA DUCHESSE DE GUISE.
Je crains de ne pouvoir former un seul mot ; ma main
tremble ^ ; ne pourriez- vous par une autre personne ?...
LE DUC DE GUISE.
Non, madame, il est indispensable que ce soit vous.
LA DUCHESSE DE GUISE.
Mais, au moins, remettez à plus tard...
LE DUC DE GUISE.
Cela ne peut se remettre, madame ; d'ailleurs, il suffira que
votre écriture soit lisible... Ecrivez donc.
LA DUCHESSE DE GUISE.
Je suis prête...
LE DUC DE GUISE, dictant.
« Plusieurs membres de la Sainte-Union ^ se rassemblent
)) cette nuit à l'hôtel de Guise ; les portes en resteront
» ouvertes jusqu'à une heure du matin ; vous pouvez, à
» l'aide d'un costume de ligueur, passer sans être aperçu...
1. Le duc de Guise, soupçonnant 2. Le ton du duc au début de la
sa femme d'aimer Saint-Mégrin, la scène, et le soin qu'il a pris de ren-
force de lui donner par écrit un ren- voyer le petit page de sa femme,
dez-vous dans son appartement, où expliquent assez cet émoi,
il le fera tuer. 3. La Ligue.
ALEXIXDRE DUMAS 16')
» L'appartement de madame la duchesse de Guise est au
» deuxième étage... »
LA DUCHESSE DE GUISE.
Je n'écrirai pas davantage, que je ne sache à qui est des-
tiné ce billet...
LE DUC DE GUISE.
Vous Te verrez, madams, en rasttant l'adresse.
LA DUCHESSE DE GUISE.
Elle ne peut être pour vous, monsieur ; et à tout autre, elle
compromet mon honneur...
LE DUC DE GUISE.
Votre honneur... Vive Dieu ! madame ; et qui doit en être
plus jaloux que moi ?... Laissez-m'en juge, et suivez mon
désir....
LA DUCHESSE DE GUISE.
Votre désir ?... Je dois m'y refuser.
LE DUC DE GUISE.
Obéissez à mes ordres, alors....
LA DUCHESSE DE GUISE.
A VOS ordres ?... Peut-être ai- je le droit d'en demander la
cause...
LE DUC DE GUISE.
La cause, madame ? Tous ces retardements me prouvent
que vous la connaissez....
LA DUCHESSE DE GUISE.
Moi ! et comment ?
LE DUC DE GUISE.
Peu m'importe !... écrivez...
LA DUCHESSE DE GUISE.
Permettez que je me retire...
LE DUC DE GUISE.
Vous ne sortirez pas...
LA DUCHESSE DE GUISE.
Vous n'obtiendrez rien de moi en me contraignant à rester.
160 LE XIX' SIÈCLE l'Ali -LES TEXTES
LE DUC DE GUISE, la forçant à s'asseoir.
Peut-être ; vous réfléchirez, madame. Mes ordres, méprisés
par vous, ne le sont point encore par tout le monde... et,
d'un mot, je puis substituer à l'oratoire élégant de l'hôtel de
Guise l'humble cellule d'un cloître.
LA DUCHESSE DE GUISE.
Désignez- moi le couvent où je dois me retirer, monsieur le
duc ; les biens que je vous ai apportés comme princesse de
Porcian y payeront la dot de la duchesse de Guise.
LE DUC DE GUISE.
Oui, madame ; sans doute, vous jugez en vous-même que
ce ne serait qu'une faible expiation. D'ailleurs, l'espoir vous
suivrait au-delà de la grille ; il n'est point de murs si élevés
qu'on ne puisse franchir si on y est aidé par un chevalier
adroit, puissant et dévoué... Non, madame, non, je ne vous
laisserai pas cette chance. Mais revenons à notre lettre ; il
fa,ut qu'elle s'achève.
LA DUCHESSE DE GUISE.
Jamais, monsieur, jamais.
LE DUC DE GUISE.
Ne me poussez pas à bout, madame ; c'est déjà beaucoup
que j'aie consenti à vous menacer deux fois.
LA DUCHESSE DE GUISE.
Eh bien, je préfère une réclusion éternelle.
LE DUC DE GUISE.
Mort et damnation ! croyez-vous donc que je n'aie que ce
moyen ?
LA DUCHESSE DE GUISE.
Et quel autre ?... {Le duc verse le contenu d'un flacon dans
une petite coupe.) Ah ! vous ne voudriez pas m'assassiner...
Que faites- vous, monsieur de Guise ? que faites- vous ?
LE DUC DE GUISE.
Rien... J'espère seulement que la vue de ce breuvage aura
une vertu que n'ont point mes paroles.
ALEX AX DUE DUMAS 167
LA DUCHESSE DE GUISE.
Eli quoi !... vous pourriez ?... Ah !
LE DUC DE GUISE.
Ecrivez, madame, écrivez.
LA DUCHESSE DE GUISE.
Non, non. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !
LE DUC DE GUISE, saisissatit la œupe.
Eh bien ?....
LA DUCHESSE DE GUISE.
Henri, au nom du ciel ! Je suis innocente, je vous le jure..-
Que la mort d'une faible femme ne souille pas votre nom.
Henri, ce serait un crime affreux, car je ne suis pas coupable î
j'embrasse vos genoux ; que voulez- vous de plus ? Oui, oui,
je crains la mort.
LE DUC DE GUISE.
Il y a un moyen de vous y soustraire.
LA DUCHESSE DE GUISE.
Il est plus affreux qu'elle encore... Mais non, tout cela
n'est qu'un jeu pour m'épouvanter. Vous n'avez pas pu
avoir, vous n'avez pas eu cette exécrable idée.
LE DUC DE GUISE, riant.
Un jeu, madame !
LA DUCHESSE DE GUISE.
Non... Votre sourire m'a tout dit... Laissez-moi un instant
pour me recueillir.
(Elle abaisse la tête entre ses mains et prie.)
LE DUC DE GUISE.
Un instant, madame, rien qu'un instant.
La DUCHESSE DE GUISE, après s'être recueillie.
Et maintenant, ô mon Dieu ! aie pitié de moi !
LE DUC DE GUISE.
Etes- vous décidée ?
LA DUCHESSE DE GUISE, SB relevant toute seule.
Je le suis.
168 LE A7A'« SIÈCLE PAR LES TEXTES
LE DUC DE GUISE.
A l'obéissance ?
LA DUCHESSE DE GUISE, prenant la œupe.
A la mort !
LE DUO DE GUISE, lui arrachant la coupe et la jetant à terre.
Vous l'aimez bien, madame !... Elle a préféré... Malédic-
tion ! malédiction sur vous et sur lui !... sur lui surtout, qui
est tant aimé ! Ecrivez.
LA DUCHESSE DE GUISE.
Malheur ! malheur à moi !
LE DUC DE GUISE.
Oui, malheur ! car il est plus facile à une femme d'expirer
que de souffrir. {Lui saisissant le bras avec son gant de fer.)
Ecrivez.
LA DUCHESSE DE GUISE.
Oh ! laissez-moi.
LE DUC DE GUISE.
Ecrivez.
LA DUCHESSE DE GUISE, essayant de dégager son bras.
Vous me faites mal, Henri.
LE DUC DE GUISE.
Ecrivez, vous dis-je ?
LA DUCHESSE DE GUISE.
Vous me faites bien mal, Henri ; vous me faites horrible-
ment mal... Grâce ! grâce ! ah !
LE DUC DE GUISE.
Ecrivez donc.
LA DUCHESSE DE GUISE.
Le puis- je ? Ma vue se trouble... Une sueur froide... 0 mon
Dieu ! mon Dieu ! je te remercie, je vais mourir.
{Elle s'évanouit.)
LE DUC DE GUISE.
Eh ! non, madame.
LA DUCHESSE DE GUISE, revenant à elle.
Qu'exigez-vous de moi ?
ALEXANDRE DUMAS 169
LE DUC DE GUISE.
Que VOUS m'obéissiez.
LA DUCHESSE DE GUISE, OCCOblée.
Oui ! oui ! j'obéis. Mon Dieu ! tu le sais, j'ai bravé la mort...
la douleur seule m'a vaincue... elle a été au-delà de mes
forces. Tu l'as permis, ô mon Dieu ! le reste est entre tes
mains...
LE DUC DE GUISE, dictant.
« L'appartement de madame la duchesse de Guise est au
deuxième étage, et cette clef ouvre la porte. » L'adresse,
maintenant.
{Pendant quHl plie la lettre, madame de Guise relève sa
manche, et Von voit sur son bras des traces bleuâtres.)
LA DUCHESSE DE GUISE.
Que dirait la noblesse de France, si elle savait que le duc
de Guise a meurtri un bras de femme avec un gantelet de
chevalier ?
LE DUC DE GUISE.
La noblesse de France ?... On lui en rendra raison !...
Achevez : « A Monsieur le comte de Saint-Mégrin. »
LA DUCHESSE DE GUISE.
C'était donc bien à lui ?
LE DUC DE GUISE.
Ne l'aviez- vous pas deviné ?
LA DUCHESSE DE GUISE.
Monsieur le duc, ma conscience me permettait d'en douter,
du moins.
LE DUC DE GUISE.
Assez, assez. Appelez un de vos pages, et remettez-lui
cette lettre {allant à la porte du salon et ôtant la clef) et cette
clef.
{Henri III et sa cour, acte III, scène v ;
Calmann-Lévy. éditeur.)
CASIMIR DELAVIGNE
LES REMORDS DE LOUIS XI'
FRANÇOIS DE PAULE.
Ah ! puisqu'il est des maux que tu peux réparer,
Viens !
LOUIS, debout.
Où donc;?
FRANÇOIS DE PAULE,
Ces captifs, allons les délivrer.
LOUIS.
L'intérêt le défend.
FRANÇOIS DE PAULE. aux pîeds du roi.
La charité l'ordonne.
Viens, viens sauver ton âme.
LOUIS.
En risquant ma couronne !
Roi, je ne le peux pas.
FRANÇOIS DE PAULE.
Mais tu le dois, chrétien.
LOUIS.
Je me suis repenti, c'est assez.
FRANÇOIS DE PAULE, se relevant.
Ce n'est rien.
LOUIS.
N'ai-je pas de mes torts fait un aveu sincère ?
1. Louis XI, se sentant près de sa la confession de tous ses crimes ;
fin, a fait appeler François de puis il l'invite à réparer du moins
Paule, dans l'espérance que les ceux qui sont réparables, à mettre en
prières du saint homme pourraient liberté les prisonniers qui gémissent
le guérir. Celui-ci lui arrache d'abord dans les cachots de son palais.
CASIMIR DZI.AVIGXE 171
FRANÇOIS DE PAULE.
Ils ne s'effacent pas tant qu'on y persévère.
LOUIS.
L'Eglise a des pardons qu'un roi peut acheter.
FRANÇOIS DE PAULE.
Dieu ne vend pas les siens : il faut les mériter.
LOUIS, avec désespoir.
Ils me sont dévolus, et par droit de misère !
Ah ! si dans mes tourments vous descendiez, mon père.
Je vous arracherais des larmes de pitié !
Les angoisses du corps n'en sont qu'une moitié,
Poignante, intolérable, et la moindre peut-être.
Je ne me plais qu'aux lieux où je ne puis pas être.
En vain je sors de moi : fils rebelle jadis.
Je me vois dans mon père et me crains dans mon fils.
Je n'ai pas un ami : je hais ou je méprise ;
L'effroi me tord le cœur sans jamais lâcher prise.
Il n'est point de retraite où j'échappe aux remords ;
Je veux fuir les vivants, je suis avec les morts.
Ce sont des jours affreux ; j'ai des nuits plus terribles :
L'ombre pour m'abuser prend des formes visibles ;
IjC silence me parle, et mon Sauveur me dit.
Quand je viens le prier : Que me veux-tu, maudit ?
Un démon, si je dors, s'assied sur ma poitrine ;
Je l'écarté : un fer nu s'y plonge et m'assassine ;
Je me lève éperdu : des flots de sang humain
Viennent battre ma couche ; elle y nage, et ma main.
Que penche sur leur gouffre une main qui la glace,
Sent des lambeaux hideux monter à leur surface...
FRANÇOIS DE PAULE.
Malheureux, que dis-tu ?
LOUIS.
Vous frémissez : eh bien !
Mes veilles, les voilà ! ce sommeil, c'est le mien ;
C'est ma vie ; et mourant, j'en ai soif, je veux vivre ;
Et ce calice amer, dont le poison m'enivre,
17-2 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
De toutes mes douleurs cet horrible aliment,
La peur de l'épuiser est mon plus grand tourment !
FRANÇOIS DE PATJLE.
Viens donc, en essayant du pardon des injures,
Viens de ton agonie apaiser les tortures.
Un acte de bonté te rendra le sommeil,
Et quelques voix du moins béniront ton réveil.
N'hésite pas.
LOUIS.
Plus tard !
FRANÇOIS DE PATJLE.
Dieu voudra-t-il attendre ?
Demain !
LOUIS.
FRANÇOIS DE PAULE.
Mais dès demain la mort peut te surprendre,
Ce soir, dans un instant.
LOUIS.
Je suis bien enfermé.
Bien défendu.
FRANÇOIS DE PAULE.
L'est-on quand on n'est pas aimé ?
{En r entraînant.)
Ah ! viens.
LOUIS, qui le repousse.
Non, laissez-moi du temps pour m'y résoudre.
FRANÇOIS DE PAULE.
Adieu donc, meurtrier, je ne saurais t'absoudre.
LOUIS, avec terreur.
Quoi ! me condamnez- vous ?
FRANÇOIS DE PAULE.
Dieu peut tout pardonner :
Lorsqu'il hésite encor, dois-je te condamner ?
CASIMIR DELAVIGSE 173
Mais profite, ô mon fils, du répit qu'il t'accorde :
Pleure, conjure, obtiens de sa miséricorde
Qu'enfin ton cœur brisé s'ouvre à ces malheureux.
Pardonne, et que le jour recommence pour eux.
Quand tu voulais fléchir la céleste vengeance.
Du sein de leurs cachots, du fond de leur souffrance,
A ta voix qu'ils couvraient leurs cris ont répondu ;
Fais-les taire, et de Dieu tu seras entendu.
{Louis XI, acte IV, scène vi ;
Calmann-Lévy, éditeur.)
RONSARD
LA MATRONE ROMAINE
{Au lever du rideau, Lucrèce, une quenouille à la main, est
assise près d'une table placée entre elle et sa nourrice. Plusieurs
esclaves, groupées autour de Lucrèce, sont occupées de divers
travaux. Une lampe sur la table. )
LUCRÈCE, à une des esclaves.
Lève-toi, Laodice, et va puiser dans l'urne
L'huile qui doit brûler dans la lampe nocturne.
Les heures du repos viendront un psu plus tard ;
La nuit n'a pas encor fourni son premier quart.
Et je veux achever de filer cette laine
Avant d'éteindre enfin la lampe deux fois pleine.
{Laodice se lève et va chercher de l'huile qu'elle verse dans la
lampe.)
LA NOURRICE.
Lucrèce, écoutez-moi ; car vous n'oubliez pas
Que je vous ai longtemps portée entre mes bras.
C'est pourquoi laissez-moi parler. — Que vos esclaves
Filent pour votre époux les amples laticlaves ^ ;
Je les ferai veiller jusqu'au chant de l'oiseau
De qui la voix sacrée annonce un jour nouveau.
Mais vous, ma chère enfant, suspendez votre tâche ;
Vous la reprendrez mieux après quelque relâche.
Faut-il donc que vos yeux s'usent, toujours baissés,
A suivre dans vos doigts le fil que vous tressez ?
Pourquoi vous imposer tant de pénibles veilles ?
Cherchez à vous distraire, imitez vos pareilles ;
Et que, de temps en temps, des danses, des concerts,
Ramènent la gaieté dans vos foyers déserts.
1. Tuniques bordées d'une bande de pourpre.
POXSARD 175
LUCRÈCE.
Quaiul mon mari combat en bon soldat de Rome,
Je dois agir en femme ainsi qu'il fait ^ en homme.
Nourrice, nous avons tous les deux notre emploi :
Lui, les armes en main, doit défendre son roi,
Il doit montrer l'exemple aux soldats qu'il commande ;
Mon devoir est égal, si ma tâche est moins grande.
Moi, je commande ici, comme lui dans son camp,
Et ma vertu doit être au niveau de mon rang.
La vertu que choisit la mère de famille.
C'est d'être la première à manier l'aiguille,
La plus industrieuse à filer la toison,
A préparer l'habit propre à chaque saison.
Afin qu'en revenant au foyer domestique.
Le guerrier puisse mettre une blanche tunique,
Et rendre grâce aux dieux de trouver sur le seuil.
Une femme soigneuse et qui lui fasse accueil.
: — Laisse à d'autres que nous les concerts et la danse.
Ton langage, nourrice, a manqué de prudence.
La maison d'une épouse est un temple sacré
Où même le soupçon ne soit jamais entré ^,
Et son époux absent ^ est une loi plus forte
Pour que toute rumeur se taise vers sa porte...
LA NOURRICE.
Eh bien, soit. Prolongez cette retraite austère,
Défendez aux plaisirs votre seuil solitaire ;
Mais, cessant d'ajouter la fatigue aux ennuis.
Que le travail au moins n'abrège pas vos nuits.
'Le sommeil entretient la beauté du visage ;
L'insomnie, au contraire, y marque son passage.
Gardez que votre époux, de son premier regard,
Ne vous trouve moins belle au retour qu'au départ.
LUCRÈCE.
Tu me presses en vain ; je veux rester fidèle,
Par mon aïeule instruite, aux mœurs que je tiens d'elle.
1. Fait. Substitut d'agir. temple tel que le soupçon n'y soit,
2. A"e SOI/... entré. Latinisme ; la etc.
maison d'une épouse doit être un 3. Son époux absent. Autre lati-
visme ; l'absence de son époux.
176 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Les femmes de son temps mettaient tout leur souci
A surveiller l'ouvrage, à mériter ainsi
Qu'on lût sur leur tombeau, digne d'une Romaine :
« Elle vécut chez elle, et fila de la laine. »
Les doigts laborieux rendent l'esprit plus fort,
Tandis que la vertu dans les loisirs s'endort.
Aussi, celle qui prend l'aiguille de Minerve.
Minerve, applaudissant, l'appuie et la préserve.
Le travail, il est vrai, peut ternir ma beauté ;
Mais rien ne ternira mon honneur respecté ;
Et, si je dois choisir injure pour injure,
La ride au front sied mieux qu'au nom la flétrissure.
— C'est assez : le temps passe à tenir ces propos ;
Quand la langue se meut, la main reste en repos.
Poursuivons notre tâche. — Allons !
{Lucrèce, acte I, se. i; Calmann-Lévy, éditeur.)
ALFRED DE MUSSET
FAUX BOUFFON*
FANTASIO, seul.
Je ne sais s'il y a une Providence, mais c'est amusant d'y
croire. Voilà pourtant une pauvre petite princesse qui allait
épouser à son corps défendant un animal immonde, un
cuistre de province, à qui le hasard a laissé tomber une
couronne sur la tête, comme l'aigle d'Eschyle sa tortue -.
Tout était préparé ; les chandelles allumées, le prétendu
poudré, la pauvre petite confessée. Elle avait essuyé les deux
charmantes larmes que j'ai vues couler ce matin. Rien ne
manquait que deux ou trois capucinades pour que le malheur
de sa vie fût en règle. Il y avait dans tout cela la fortune de
deux royaumes, la tranquillité de deux peuples ; et il faut
que j'imagine de me déguiser en bossu ^ pour venir me griser
derechef dans l'office de notre bon roi, et pour pêcher au
bout d'une ficelle la perruque de son cher allié ! En vérité,
lorsque je suis gris, je crois que j'ai quelque chose de surlm-
main. Voilà le mariage manqué et tout remis en question.
Le prince de Mantoue a demandé ma tête en échange de sa
I^erruque. Le roi de Bavière a trouvé la peine un peu forte,
et n'a consenti qu'à la prison. Le prince de Mantoue, grâce
à Dieu, est si bête, qu'il se ferait plutôt couper en mor-
ceaux que d'en démordre ; ainsi la princesse reste fille, du
moins pour cette fois. S'il n'y a pas là ^le sujet d'un poème
1. Fantasio, que poursuivent ses sot, quittera Munich en proférant
créanciers, a pris la place de Saint- des menaces. Quant à Fantasio.
Jean, le bouffon du roi de Bavière. nous le retrouvons en prison où il
Or, la jeune princesse royale Els- expie son méfait, et Elsbeth, avant
betli doit épouser le prince de d'avoir appris ce qui vient de se
Mantoue, qui se présente à Munich passer, y viendra lui rendre visite,
incognito en chargeant un aide-de- croyant que, sous le costume du
camp de remplir son rôle. Ce ma- bouffon, se cache celui dont elle doit
riage, tout politique, attriste fort être la femme.
Elsbeth, et le nouveau bouffon sur- 2. Légende rapportée par Valére-
prend ses larmes. Alors, au moyen Maxime.
d'une canne et d'un hameçon, il 3. Beaucoup de bouffons, et no-
pêche la perruque du faux prince. tamment celui dont Fantasio a pris
Le vrai prince, qui d'ailleurs est un la place, portaient une bosse.
LE XIX» SIÈCLE PAR LES TEXTES. — H
178 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
épique en douze chants, je ne m'y connais pas. Pope et
Boileau ont fait des vers admirables sur des sujets bien
moins importants ^ Ah ! si j'étais poète, comme je peindrais
la scène de cette perruque voltigeant dans les airs ! Mais
celui qui est capable de faire de pareilles choses dédaigne
de les écrire. Ainsi la postérité s'en passera.
{Il s'endort. — Entrent Elsbeth et sa gouvernante, une
lampe à la main.)
ELSBETH.
Il dort ; ferme la porte doucement.
LA GOUVERNANTE.
Voyez ; cela n'est pas douteux. Il a ôté sa perruque pos-
tiche, sa difformité a disparu en même temps ; le voilà tel qu'il
est, tel que ses peuples le voient sur son char de triomphe ;
c'est le noble prince de Mantoue.
ELSBETH.
Oui, c'est lui ; voilà ma curiosité satisfaite ; je voulais
voir son visage, et rien de plus ; laisse-moi me pencher sur
lui.
[Elle prend la lampe.)
Psyché, prends garde à la goutte d'huile ^.
LA GOUVERNANTE.
Il est beau comme un vrai Jésus.
ELSBETH.
Pourquoi m'as-tu donné à lire tant de romans et de contes
de fées ? Pourquoi as-tu semé dans ma pauvre pensée tant
de fleurs étranges et mystérieuses ?
LA GOUVERNANTE.
Comme vous voilà émue sur la pointe de vos petits pieds ?
1. Im Boucle de cheveux enlevée et visage du dieu. Mais les sœurs de la
le Lutrin. jeune fille la persuadent que son
2. C'est à elle-même que s'adresse amant est un monstre. Pendant le
Elsbeth. — Psyché a été transportée sommeil de Cupidon, elle allume une
par Cupidon dans un palais mer- lampe, et laisse tomber sur lui une
veilleux où il vient passer chaque goutte d'huile : aussitôt Cupidon
nuit ; son bonheur doit durer tant disparaît à ses yeux pour ne plus
qu'elle ne cherchera pas à voir le revenir.
ALFRED DE MUSSET 179
ELSBETH.
Il s'éveille ; allons-nous-en.
FANTASio, S* éveillant.
Est-ce un rêve ? Je tiens le coin d'une robe blanche.
ELSBETH.
Lâchez-moi ; laissez-moi partie.
FANTASIO.
C'est vous, princesse ! Si c'est la grâce du bouffon du roi
que vous m'apportez si divinement, laissez-moi remettre
ma bosse et ma perruque ; ce sera fait dans un instant.
LA GOUVERNANTE.
Ah ! prince, qu'il vous sied mal de nous tromper ainsi !
Ne reprenez pas ce costume ; nous savons tout.
FANTASIO.
Prince ? Où en voyez- vous un ?
LA GOUVERNANTE.
A quoi sert-il de dissimuler ?
FANTASIO.
Je ne dissimule pas le moins du monde ; par quel hasard
m'appelez-vous prince ?
LA GOUVERNANTE.
Je connais mes devoirs envers Votre Altesse.
FANTASIO.
Madame, je vous supplie de m'expliquer les paroles de
cette honnête dame. Y a-t-il réellement quelque méprise
extravagante, ou suis-je l'objet d'une raillerie ?
ELSBETH.
Pourquoi le demander, lorsque c'est vous-même qui
raillez ?
FANTASIO,
Suis-je donc un prince, par hasard ? Concevrait-on quelque
soupçon sur l'honneur de ma mère ?
180 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
ELSBETH.
Qui êtes- VOUS, si vous n'êtes pas le prince de Mantoue ?
FANTASIO.
Mon nom est Fantasio ; je suis un bourgeois de Munich.
{Il lui montre une lettre).
ELSBETH.
Un bourgeois de Munich ? Et pourquoi êtes-vous déguisé ?
Que faites- vous ici ?
FANTASIO.
Madame, je vous supplie de me pardonner.
{Il se jette à genoux. )
ELSBETH.
Que veut dire cela ? Relevez-vous, homme, et sortez d'ici !
Je vous fais grâce d'une punition que vous mériteriez peut-
être. Qui vous a poussé à cette action ?
FANTASIO.
Je ne puis dire le motif qui m'a conduit ici.
ELSBETH.
Vous ne pouvez le dire ? et cependant je veux le savoir.
FANTASIO.
Excusez-moi, je n'ose l'avouer.
LA GOUVERNANTE.
Sortons, Elsbeth ; ne vous exposez pas à entendre des
discours indignes de vous. Cet homme est un voleur, ou un
insolent qui va vous parler d'amour.
ELSBETH.
Je veux savoir la raison qui vous a fait prendre ce costume.
FANTASIO.
Je vous supplie, épargnez-moi.
ELSBETH.
Non, non ! parlez, ou je ferme cette porte sur vous pour
dix ans.
ALFRED DE MUSSET 181
FANTASIO.
Madame, je suis criblé de dettes ; mes créanciers ont
obtenu un arrêt contre moi ; à l'heure où je vous parle, mes
meubles sont vendus, et, si je n'étais dans cette prison, je
serais dans une autre. On a dû venir m'arrêter hier au soir ;
ne sachant où passer la nuit, ni comment me soustraire aux
pom'suites des huissiers, j'ai imaginé de prendre ce costume
et de venir me réfugier aux pieds du roi ; si vous me rendez
la liberté, on va me prendre au collet ; mon oncle est un
avare qui vit de pommes de terres et de radis, et qui me
laisse mourir de faim dans tous les cabarets du royaume.
Puisque vous voulez le savoir, je dois vingt mille écus.
ELSBETH.
Tout cela est-il vrai ?
FANTASIO.
Si je mens, je consens à les payer.
(On entend un bruit de chevaux.)
LA GOUVERNANTE.
Voilà des chevaux qui passent ; c'est le roi en personne.
Si je pouvais faire signe à un page !
{Elle appelle par la fenêtre.)
Holà ! Flamel, où allez- vous donc ?
LE PAGE, en dehors.
lue prince de Mantoue va partir.
LA GOUVERNANTE.
Le prince de Mantoue !
LE PAGE.
Oui, la guerre est déclarée. Il y a eu entre lui et le roi une
scène épouvantable devant toute la cour ; le mariage de la
princesse est rompu.
ELSBETH.
Entendez-vous cela, monsieur Fantasio ? vous avez fait
manquer mon mariage.
LA GOUVERNANTE.
Seigneur mon Dieu ! le prince de Mantoue s'en va, et je ne
l'aurai pas vu !
182 LE A7A> SIECLE FAR LES TEXTES
ELSBETH.
Si la guerre est déclarée, quel malheur !
FANTASIO.
Vous appelez cela un malheur, Altesse ? Aimeriez-vous
mieux un mari qui prend fait et cause pour sa perruque ?
Eh ! Madame, si la guerre est déclarée, nous Saurons quoi
faire de nos bras ; les oisifs de nos promenades mettront
leurs uniformes ; moi-même, je prendrai mon fusil de chasse,
s'il n'est pas encore vendu. Nous irons faire un tour d'Italie,
et, si vous entrez jamais à Mantoue, ce sera comme une
véritable reine, sans qu'il y ait besoin pour cela d'autres
cierges que nos épées.
ELSBETH.
Fantasio, veux-tu rester bouffon de mon père ? Je te paie
tes vingt mille écus..,
FANTASIO.
Je le voudrais de grand cœur, mais en vérité, si j'y étais
forcé, je sauterais par la fenêtre pour me sauver un de ces
jours.
ELSBETH.
Pourquoi ? tu vois que Saint-Jean est mort ; il nous faut
absolument un bouffon.
FANTASIO.
J'aime ce métier plus que tout autre ; mais je ne puis faire
aucun métier. Si vous trouvez que cela vaille vingt mille écus
de vous avoir débarrassé du prince de Mantoue, donnez-les-
moi et ne payez pas mes dettes. Un gentilhomme sans
dettes ne saurait où se présenter. Il ne m'est jamais venu à
l'esprit de me trouver sans dettes.
ELSBETH.
Eh bien ! je te les donne ; mais prends les clefs de mon
jardin : le jour où tu t'ennuieras d'être poursuivi par tes
créanciers, viens te cacher dans les bluets où je t'ai trouvé
ce matin ; aie soin de prendre ta perruque et ton habit
bariolé ; ne parais jamais devant moi sans cette taille con-
ALFRED DE MUSSET 183
t refaite et ces grelots d'argent, car c'est ainsi que tu m'as plu :
tu redeviendras mon bouffon pour le temps qu'il te plaira
de l'être, et puis tu iras à tes affaires. Maintenant tu peux
t'en aller, la porte est ouverte.
LA GOUVERNANTE.
Est-il possible que le prince de Mantoue soit parti sans
que je l'aie vu !
{Fantasio, acte II, scène vu.)
VA DIRE, AMOUR, CE QUI CAUSE MA PEINE'
LE ROI.
Récite d'abord ta chanson ; tu nous diras ensuite quel
est l'auteur. On porte ainsi un meilleur jugement.
MINUCCIO.
Votre Majesté se rit des principes. Que deviendrait la jus-
tice littéraire, si on lui mettait un bandeau comme à l'autre ?
L'auteur de ma romance est une jeune fille.
LA REINE.
En vérité !
MINUCCIO.
Une jeune fille charmante, belle et sage, aimable et
modeste ; et ma romance est une plainte amoureuse.
LA REINE.
Tout aimable qu'elle est, elle n'est donc pas aimée ?
MINUCCIO.
Non, Madame, et elle aime jusqu'à en mourir. Le ciel lui a
donné tout ce qu'il faut pour plaire, et en même temps pour
être heureuse ; son père, homme riche et savant, la chérit
1. Carmosine, fille de maître Ber- le roi ; c'est la scène ^'on va lire. —
nard, le médecin, s'est éprise du roi Celui-ci, dans la suite, se rendra
de Sicile, en le voyant dans un tour- chez maître Bernard, et, par d'affec-
nol ; et, depuis, elle languit et se con- tueuses paroles, guérira le cœur de
sume. Le troubadour MInuccio, à la jeune flile.
qui elle a confié son secret, avertit
184 LE XIXe SIÈCLE PAR LES TEXTES
de toute son âme, ou plutôt l'idolâtre, et sacrifierait tout ce
qu'il possède pour contenter le moindre des désirs de sa fille ;
elle n'a qu'à dire un mot pour voir à ses pieds une foule
d'adorateurs empressés, jeunes, beaux, brillants, gen-
tilshommes même, bien qu'elle ne soit pas noble. Cependant,
jusqu'à dix-huit ans, son cœur n'avait pas encore parlé. De
tous ceux qu'attiraient ses charmes, un seul, fils d'un ami ^,
n'avait pas été repoussé. Dans l'espoir de faire fortune et
de voir agréer ses soins, il s'était exilé volontairement, et,
durant de longues années, il avait étudié pour être avocat.
LE ROI.
Encore un avocat !
MINUCCIO.
Oui, Sire ; et maintenant il est revenu plus heureux encore
qu'il n'est fier d'avoir conquis son nouveau titre, comptant
d'ailleurs sur la parole du père, et demandant pour toute
réponse qu'il lui soit permis d'espérer ; mais, pendant qu'il
était absent, l'indifférente et cruelle beauté a rencontré, pour
son malheur, celui qui devait venger l'Amour. Un jour, étant
à sa fenêtre avec quelques-unes de ses amies, elle vit passer
un cavalier qui allait aux fêtes de la reine. Elle le suivit, ce
cavalier ; elle le vit au tournoi où il fut le vainqueur... Un
regard décida de sa vie.
LE ROI.
Voilà un singulier roman.
MINUCCIO.
Depuis ce jour, elle est tombée dans une mélancolie pro-
fonde, car celui qu'elle aime ne peut lui appartenir. Il est
marié à une femme... la plus belle, la meilleure, la plus sédui-
sante qui soit peut-être dans ce royaume, et il trouve une
amante dans une épouse fidèle. La pauvre dédaignée ne
s'abuse pas, elle sait que sa folle passion doit rester cachée
dans son cœur ; elle s'étudie incessamment ^ à ce que personne
n'en pénètre le secret ; elle évite toute occasion de revoir
2. Elle l'épousera à la fln sur la mot, dans Tiisage actuel, signifié
demande du roi. sans délai.
1. Incessamment. Sans cesse. Le
ALFRED DE MLSSEl' 185
l'objet de son amour ; elle se défend même de prononcer son
nom ; mais l'infortunée a perdu le sommeil, sa raison s'af-
faiblit, une langueur mortelle la fait pâlir de jour en jour ;
elle ne veut pas parler de ce qu'elle aime ', et elle ne peut
penser à autre chose ; elle refuse toute consolation, toute dis-
traction ; elle repousse les remèdes que lui offre un père
désolé, elle se consume, elle se fond comme la neige au soleil.
Enfin, sur le bord de la tombe, la douleur l'oblige à rompre
le silence. Son amant ne la connaît pas, il ne lui a jainais
adressé la parole, peut-être même ne l'a-t-il jamais vue ; elle
ne veut pas mourir sans qu'il sache pourquoi, et elle se décide
à lui écrire ainsi :
{Il lit.)
Va dire, Amour, ce qui cause ma peine
A mon Seigneur ; que je m'en vais mourir,
Et, par pitié venant me secourir,
Qu'il m'eût rendu la mort moins inhumaine.
A deux genoux je demande merci.
Par grâce, Amour, va-t-en vers sa demeure,
Dis-lui comment je prie et pleure ici.
Tant et si bien qu'il faudra que je meure
Tout enflammée et ne sachant point l'heure
Où finira mon adoré souci.
La mort m'attend, et, s'il ne me relève
De ce tombeau prêt à me recevoir.
J'y vais dormir, emportant mon doux rêve.
Hélas ! Amour, fais-lui mon mal savoir.
Depuis le jour où, le voyant vainqueur,
D'être amoureuse. Amour, tu m'as forcée,
Fût-ce un instant, je n'ai pas eu le cœur
De lui montrer ma craintive pensée,
Dont je me sens à tel point oppressée,
Mourant ainsi, que la mort me fait peur.
1. Ce qu'elle' aime JS-eluiJIiqu' elle aime. Expression plus fréquente
dans la langue classique.
186 LE XIX'^ SIÈCLE PAR LES TEXTES
Qui sait pourtant, sur mon pâle visage,
Si ma douleur lui déplairait à voir ?
De l'avouer je n'ai pas le courage.
Hélas ! Amour, fais-lui mon mal savoir.
Puis donc. Amour, que ^ tu n'as pas voulu
A ma tristesse accorder cette joie
Que dans mon cœur mon doux Seigneur ait lu.
Ni vu les pleurs où mon chagrin se noie.
Dis-lui, du moins, et tâche qu'il le croie.
Que je vivrais si je ne l'avais vu.
Dis-lui qu'un jour une Sicilienne
Le vit combattre et faire son devoir.
Dans son pays ^, dis-lui qu'il s'en souvienne
Et que j'en meurs, faisant mon mal savoir ^.
LA REINE.
Tu dis que cette romance est d'une jeune fille 1
MEsruccio.
Oui, Madame.
LA REINE.
Si cela est vrai, tu lui diras qu'elle a une amie, et tu lui
donneras cette bague.
{Elle ôte une bague de son doigt.)
LE ROI.
Mais pour qui cette chanson a-t-elle été faite ? Il semble,
d'après les derniers mots, que ce doive être pour un étranger.
Le connais-tu ? quel est son nom ?
MINUCCIO.
Je puis le dire à Votre Majesté, mais à elle seule.
LE ROI.
Bon ! quel mystère !
MINUCCIO.
Sire, j'ai engagé ma parole.
1. Puis donc... que. Puisque donc. 3. Il y a dans la romance de Car-
2. Le roi de Sicile est Pierre d'Ara- mosine quelques archaïsmes qui lui
gon. prêtent une naïveté plus touchante.
ALFRED DE MUSSET 187
LE ROI.
Eloignez-vous donc, mesdemoiselles. Je suis curieux de
savoir ce secret. Quant à la reine, tu sais que je suis seul
quand il n'y a qu'elle près de moi.
{Les demoiselles se retirent au fond du théâtre.)
MINUCCIO.
Sire, je le sais et je suis prêt....
LA REINE.
Non, Minuccio. Je te remercie d'avoir assez bonne opinion
de moi pour me confier ton honneur ; mais, puisque tu l'as
engagé, je ne suis plus ta reine en ce moment, je ne suis
qu'une femme qui ne veut pas être cause qu'un galant
homme puisse se faire un reproche.
{Elle sort.)
LE ROI.
Eh bien ! à qui s'adressent ces vers ?
MINUCCIO.
Votre Majesté a-t-elle oublié qui fut vainqueur au dernier
tournoi ?
LE ROI.
Hé, par la croix-Dieu ! c'est moi-même.
MINUCCIO.
C'est à vous-même aussi que ces vers sont adressés.
LE ROI.
A moi, dis-tu ?
MINUCCIO.
Oui, Sire. Dans ce que j'ai raconté, je n'ai rien dit qui ne fût
véritable. Cette jeune fille que je vous ai dépeinte belle, jeune,
charmante, et mourante d'amour, elle existe, elle demeure là,
à deux pas de votre palais ; qu'un de vos officiers m'accom-
pagne, et qu'il vous rende compte de ce qu'il aura vu. Cette
pauvre enfant attend la mort, c'est à sa prière que je vous
parle ; sa beauté, sa souffrance, sa résignation, sont aussi
vraies que son amour. — Carmosine est son nom.
188 LE XlXf SIECLE PAR LES TEXTES
LE ROI.
Cela est étrange.
MINUCCIO.
Et ce jeune homme à qui son père l'avait promise, qui est
allé étudier à Padoue, et qui comptait l'épouser au retour,
Votre Majesté l'a vu ce matin même ; c'est lui qui est venu
demander du service à l'armée de Naples : celui-là mourra
aussi, j'en réponds, et plus tôt qu'elle, car il se fera tuer.
LE ROI.
Je m'en suis douté. Cela ne doit pas être ; cela ne sera pas.
Je veux voir cette jeune fille.
MINUCCIO.
L'extrême faiblesse où elle est...
LE ROI.
J'irai. Cela semble te surprendre ?
MINUCCIO.
Sire, je crains que votre présence...
LE ROI.
Ne disais-tu pas, tout à l'heure, que tu aurais parlé devant
la reine ?
MINUCCIO.
Oui, Sire.
LE ROI.
Viens chez elle avec moi.
{Carmosine, acte II, scène vn.)
SCRIBE
LA CAMARADERIE'
BERNARDET; CESARINE, allant s'asseoir sur un
fauteuil à. droite.
CÉSARINE.
Eh bien ! oui, docteur... nous étions liier soir chez le
ministre ; il est plus en faveur que jamais ; aussi il y avait
un monde à sa réception... impossible de l'avoir à soi un
instant. A peine a-t-il eu le temps de me dire : « Allez-vous
demain au concert ? ma loge est à vos ordres. » Puis il a
ajouté à demi- voix : « N'y manquez pas ; j'ai à vous parler. »
BERNARDET.
Et sur quoi ?
CÉSARINE.
Je l'ignore... probablement sur la loi que l'on doit voter
demain.
BERNARDET.
On dit qu'elle ne passera pas.
CÉSARINE.
Il lui manque quatre voix... Il faut que nous les lui trou-
vions.
BERNARDET.
Comment cela ?
CÉSARINE.
Nous verrons... ! Attendons d'abord que je lui aie parlé.
BERNARDET.
Vous aurez le temps ; le concert sera long. Il y aura bien
du malheur si entre deux morceaux vous ne lui dites pas un
mot pour moi.
1. Césarinc, ancienne sous-maî- assistance pour parvenir i\ la répu-
tresse dans une pension, a épousé le tation et aux honneurs. Le médecin
comte de Miremont, pair de France. Bernardet. son « bras droit », lui
Elle diri(;c toute une société de est re ievable d'une riche clientèle,
jeunes « arrivistes », comme nous et elle prétend le faire nommer pro-
disons aujourd'hui, qui se prêtent fesseur :\ la Faculté.
190 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
CÉSAKINE.
Cette place à l'Ecole de médecine ?...
BERNARDET.
Tout le monde m'y désigne, vous le savez ! et il est dans
l'intérêt du pouvoir d'avoir là un professeur qui lui soit
dévoué... qui prenne de l'influence sur cette jeunesse turbu-
lente... c'est excellent les jours d'émeute... Avec quelques
phrases... « Jeunes gens, jeunes étudiants, mes jeunes
amis... » on se rend populaire... ils cassent les vitres au cours
de vos collègues et vous portent en triomphe, ce qui vous
lance... et vous fait arriver de plain-pied... à tout ce qu'il y a
de plus élevé... Sic itur ad astra ^... Pardon de vous parler
latin... la force de l'habitude.
cÉSARiNE, souriant.
Je comprends très bien, .docteur ; je connais votre génie
et votre activité pour vos intérêts.
BERNARDET.
Et ceux de mes amis:.. Je vous dois une belle clientèle,
c'est vrai... vous m'avez mis en vogue par vos migraines et
vos spasmes nerveux... ils ont fait ma fortune, j'en conviens,
je ne suis pas ingrat. Mais vous conviendrez qu'à mon tour,
gazette ambulante et bulletin à domicile, je ne parle dans mes
ordonnances ou mes consultations que de vous, de vos soirées,
de vos succès... et, s'il est quelqu'un de ces secret? qu'on
n'imprime pas, mais qu'on a besoin de faire connaître mysté-
rieusement à tout Paris... ne suis- je pas là !... En vingt-
quatre heures 1 ) coup est porté, l'effet est produit et mes
chevaux sont rendus... Voilà du dévouement...
CÉSARINE, se levant et lui tendant la main.
Je le sais, docteur, et vous pouvez compter sur moi.
BERNARDET.
Vous parlerez au ministre !
CÉSARINE.
Ce matin même.
1. Sic itur ad aslra. On va ainsi jusqu'aux astres. C'est la fin d'un
vers de Virgile.
SCRIBE 191
BERNARDET.
C'est comme si j'étais nommé... Vous avez manqué votre
vocation ; vous étiez faite pour gouverner un empire !
CÊSARINE, souriant.
On ne peut plus maintenant... ils se gouvernent tout seuls,
et il ne nous reste plus, à nous autres femmes, que la diplo-
matie du ménage, la politique du salon... et les intrigues
secondaires. C'est toujours cela ; il faut se faire une raison et
se contenter de ce qu'on a... faute de mieux !... (Gaîment.)
De quoi s'agit-il aujourd'hui, et pourquoi ce déjeuner ?
BERNARDET.
Tous nos jeunes amis, qui vous sont dévoués et qui ne
jurent que par vous, viennent ce matin (excepté votre cousin
Oscar, qui ne sait pas encore de quoi il est question), viennent
ce matin délibérer avec du Champagne sur une affaire assez
importante. Nous avons parmi nous de grands talents, de
grands génies ; nous n'avons pas de députés... et un député
qui serait des nôtres... qui serait à nous... ça ferait bien.
CÉSARINE.
Certainement !... ou du moins, si ça ne fait pas de bien,
ça ne peut...
BERNARDET.
N'est-ce pas ? c'est ce que je dis. Or, la députation de
Saint-Denis est vacante, et avant de travailler les électeurs...
il faudrait savoir au juste quel est celui d'entre nous que nous
porterons, que nous pousserons d'un commun accord.
CÉSARINE.
C'est une élection préparatoire ; et avez- vous quelques
idées ?
BERNARDET.
J'attends les vôtres !
CÉSARINE, après un instant de silence.
Vous, par exemple !
BERNARDET, après avoir réfléchi.
Non ! j'aime mieux ce que je vous disais tout à l'heure...
19'2 LE XIX" SIECLE PAR LES TEXTES
(Lentement.) Je ne me ferais député... comme tout le monde...
que pour...
CÉSARINE, de même.
Pour avoir la place !...
BERNAKDET, de même.
Et si je l'ai tout de suite...
CÉSARINE.
La députation est inutile.
BERNARDET.
C'est toujours ça de sauvé. On perd aux affaires du pays
un temps qu'on peut employer pour les siennes... Ah ! je ne
dis pas, un jour... si d'autres idées... que vous ne pouvez
deviner...
CÉSARINE, souriant en le regardant.
Peut-être !... en fait d'idées d'ambition ou de fortune, on
devine toujours aisément... en allant au plus haut... c'est là
que vous visez... et dans notre famille encore ^...
BERNARDET, un peu troubU.
Moi... madame !
CÉSARINE.
Si je me trompe, tant mieux... Revenons à la députation...
qui prendrons-nous ?
BERNARDET.
Il y a quelqu'un qui en a bien envie... M. de Montlucar ;
mais, vu ses opinions, il demande avec instance... à être
nommé malgré lui... C'est possible !
CÉSARINE.
Oui, mais pas encore. Use met en même temps sur les rangs
pour l'Académie des sciences morales et politiques ; il faut
que tout le monde arrive.
BERNARDET.
C'est juste.
1. Bernardet a des vues sur Aga- the, fille du comte de Miremont, née
d'un premier mariage.
SCRIBE \'Ji
CÉSARINE.
J'ai quelqu'un pour qui je voudrais vous voir, vous, nom
cher Bernardet, ainsi que vos amis, employer toute votre
influence ; bien entendu qu'en même temps je vous secon-
derais du côté de mon mari et du ministère.
BERNARDET.
Eh ! qui donc ?
CÉSARINE.
Mon cousin Oscar Rigaut.
BERNARDET.
En vérité, vous avez déjà fait beaucoup pour lui, et, après
tout, ce ne sera jamais qu'un... un bien bon enfant, pas autre
chose.
CÉSARINE.
Je le connais mieux que vous, mais c'est mon parent, et je
dois pousser ma famille... non pour elle, mais pour moi. Je
ne veux pas qu'on dise : C'est la cousine d'un marchand de
bois, mais : C'est la cousine d'un député, d'un conseiller, que
sais-je ? C'est moi que j'élève et que j'honore en lui.
BERNARDET.
Soit !... mais il est bien heureux, car il n'est pas fort.
CÉSARINE.
Tant mieux !... ce sera un homme à nous ; ce seront trois
ou quatre emplois dont il aura le titre et que nous exercerons
à sa place. C'est comme son père, qui ne peut pas rester à
Villeneuve-sur- Yonne, où il est ; c'est un imbécile, mais c'est
mon oncle, et il faut absolument pour moi que nous le met-
tions quelque part.
BERNARDET.
Que sait-il faire ?
Il ne sait rien.
CÉSARINE.
BERNARDET.
Mettez-le dans l'instruction publique; une inspection, une
sinécure.
LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES. — 13
194 LE XIX^ SIECLE PAU LES TEXTES
CÉSARINE.
Son fils est déjà maître des requêtes, et son unique occu-
pation est de ne rien faire.
BERNARDET.
Il aidera son fils.
CÉSARINE.
J'y penserai ; mais, pour Oscar, c'est convenu, n'est-il pas
vrai ? Je compte sur vous et sur nos amis.
BERNARDET.
Je les pousserai dans cette direction.
UN DOMESTIQUE, entrant.
La voiture de Madame.
CÉSARINE.
Ah ! mon Dieu, le concert sera commencé, et je n'entendrai
pas la symphonie en ré mineur. Adieu, docteur, vous avez
ma parole.
BERNARDET.
Vous avez la mienne ; et pour la réponse ?
CÉSARINE.
Chez moi, tantôt.
BERNARDET.
Et à vous, toujours ! attachement éternel !
{Il la reconduit jusqu^à la porte et la salue.)
{La Camaraderie, acte II, scène m ; Calmann-Lévy, éditeur.)
I
CHAPITRE IV (i)
MADAME DE STAËL
L'OPINION DU MONDE '
Depuis la dernière scène qui s'était passée entre Léonce
et moi, nous continuions, par une terreur secrète, par un
accord singulier, à ne nous point parler de nos projets à
venir, et l'on aurait dit, à nos entretiens, que nous n'avions
aucun parti à prendre, aucun plan à former, mais seulement
une situation douce et mélancolique.
Nous avions ainsi passé la matinée, tous les deux rêveurs,
tous les deux craignant de mettre un terme à ces jours où,
nous tenant par la main, nous nous promenions encore
appuyés l'un sur l'autre. J'avais remarqué que Léonce
prenait constamment un détour pour éviter de traverser
la ville en me ramenant à ma maison ; je m'attendais ce
matin qu'il ferait ce même détour, lorsque nous vîmes quel-
ques personnes qui se hâtaient d'aller à la poste, parce qu'on
y racontait, disaient-elles, de très mauvaises nouvelles de
France ^. Un mouvement irréfléchi nous engagea à les
suivre, Léonce et moi ; mais, lorsque nous fûmes au milieu du
groupe qui environnait la maison de la poste, j'entendis des
voix autour de moi qui murmuraient : Voyez-vous cette reli-
gieuse, qui fuit de son couvent pour épouser ce jeune homme ?
Des femmes d'une figure aigre et désagréable disaient :
Cest avec ces beaux principes qu'on assassine en France ^ f
Comment souffre-t-on un tel scandale ici ? Léonce fit un
geste menaçant : je l'arrêtai. « Que voulez-vous ? lui dis-je.
1. Delphine, après avoir vécu celui-ci, trop (aible pour braver • les
dans le monde sans souci des pré- jugements des hommes », finira par
jugés sociaux, s'est faite religieuse, l'abandonner,
puis s'est enfuie du couvent et a 2. La scène se passe en Suisse,
suivi Léonce de Mondoville. Mais 3. Allusion à la Révolution.
(i) Voir noire Précis de l'Histoire de la Littérature fi ançaisf, p. ttnj-ikS.
196 LE XIX'' SIECLE PAR LES TEXTES
Redoutez un éclat qui serait plus funeste encore : éloignons-
nous. » Il m'obéit, mais je vis des gouttes de sueur tomber
en abondance de son front pendant le chemin qui nous res-
tait à faire, et tour à tour la pâleur et la rougeur couvraient
son visage.
Quand nous fûmes montés dans ma chambre, il se jeta
sur un canapé, et, se parlant à lui-même, en oubliant que
j'étais là, il s'écria : « Non, la vie ne peut se supporter sans
l'honneur ! et l'honneur ce sont les jugernents des hommes
qui le dispensent, il faut les fuir dans le tombeau ! » Ces
paroles, la violence de l'émotion qu'il éprouvait en les pro-
nonçant, ce que je venais d'entendre au milieu de la foule,
tout enfin m'éclaira sur ma faute ; je vis la vérité, comme
si je l'apercevais pour la première fois...
« Léonce, lui dis-je, demain je retourne à mon couvent ;
je renonce pour jamais à la folle espérance qui avait rempli
mon âme ; demain je vous quitte, adieu ! — Adieu ? répéta-
t-il. Juste ciel ! qu'ai-je donc dit ? » Il se leva comme égaré,
et retomba l'instant d'après dans l'accablement de la dou-
leur ; je me plaçai près de lui, et, avec plus de courage
que je ne me flattais d'en avoir, je lui dis : « Léonce, ne vous
faites point de reproches ; nous nous sommes abusés l'un
et l'autre ; non seulement un caractère aussi délicat que le
vôtre ne devait pas maintenant supporter l'idée de notre
union, mais elle eût fait souffrir tout homme que ses habi-
tudes et ses réflexions n'ont pas affranchi du monde ; elle
attirera sur vous le blâme universel ; il faut y renoncer. —
Misérable que je suis ! dit-il. Oui, je l'avouerai ; aujourd'hui
j'ai souffert. La honte m'aurait-elle atteint ? La honte
avec toi ! Quoi ! prêt à te posséder, je te perdrais ! Mon
indomptable caractère nous séparerait encore une fois ! Si
tu n'avais pas consenti à me suivre, si tu l'avais regardé
comme impossible, je serais mort avec une idée douce ; je
serais mort sans me détester moi-même ; mais, à présent,
tu te donnes à moi, je puis être ton époux, et cette infer-
nale puissance qu'on appelle l'opinion des hommes s'élève'
entre nous deux pour nous désunir ! Exécrable fantôme !
s'écria-t-il dans un véritable accès de délire ; que veux-tu de
moi, en me représentant sans cesse sous les plus noires cou-
MADAME DE STAEl. 1U7
leurs le mépris ? Le mépris ! Qui a pu prononcer ce nom ?
Qui oserait en témoigner pour moi ? pour elle ? Ne puis-je
pas poignarder tous ceux qui auraient l'audace de nous
blâmer ? Mais il en renaîtra de leur sang, pour nous insulter
encore. Où trouver l'opinion ^ comment l'enchaîner ? où la
saisir ? O Dieu ! je veux déchirer ce cœur, qui ne sait tout
immoler à l'amour, ni sacrifier l'amour à l'honneur ; j'ai
soif de la mort ! »
(Delphine.)
CORI.WE AU CHATEAU DE LADY EDGERMOND»
Lady Edgermond ^ était depuis deux jours à sa terre, et ce
soir-là même il y avait un grand bal chez elle. Tous ses voi-
sins, tous ses vassaux lui avaient demandé de se réunir pour
célébrer son arrivée ; Lucile l'avait aussi désiré, peut-être
dans l'espoir qu'Oswald y viendrait ; en effet, il y était
lorsque Corinne arriva. Elle vit beaucoup de voitures dans
l'avenue, et fit arrêter la sienne à quelques pas ; elle des-
C3ndit...
Corinne fit demander pourquoi le château était illuminé, et
quelles étaient les personnes qui s'y trouvaient dans ce
moment. Le hasard fit que le domestique de Corinne inter-
rogea l'un de ceux que lord Nelvil avait pris à son service en
Angleterre, et qui se trouvait là dans ce moment. Corinne
entendit sa réponse. C^est un bal, dit-il, que donne aujour-
d'hui lady Edgermond ; et lord Nelvil, mon maître, ajouta-
t-il, a ouvert ce bal avec miss Lucile Edgermond, V héritière de ce
château. A ces mots, Corinne frémit; mais elle ne changea
point de résolution. Une âpre curiosité l'entraînait à se rap-
procher des lieux où tant de douleurs la menaçaient ; elle fit
signe à ses gens de s'éloigner, et elle entra seule dans le parc,
qui se trouvait ouvert, et dans lequel, à cette heure, l'obscu-
1. Corinne, qu'Oswald (lord Nel- la mère de Lucile que le retrouve
vil) a délaissée, est partie pour l'An- Corinne.
gleterre où elle veut rejoindre l'in- 2. Seconde femme de lord Edger-
fldéle. Celui-ci doit épouser Lucile mond et mérc de Lucile.
Edgermond, et c'est justement chez
198 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
rite permettait de se promener longtemps sans être vu. Il
était dix heures ; et, depuis que le bal avait commencé,
Oswald dansait avec Lucile ces contredanses anglaises que
l'on recommence cinq ou six fois dans la soirée ; mais tou-
jours le même homme danse avec la même femme, et la plus
grande gravité règne quelquefois dans cette partie de
plaisir.
Lucile dansait noblement, mais sans vivacité ; le sentiment
même qui l'occupait ajoutait à son sérieux naturel. Comme
on était curieux dans le canton de savoir si elle aimait lord
Nelvil, tout le monde la regardait avec plus d'attention
encore que de coutume, ce qui l'empêchait de lever les yeux
sur Oswald ; et sa timidité était telle, qu'elle ne voyait ni
n'entendait rien. Ce trouble et cette réserve touchèrent beau-
coup lord Nelvil dans le premier moment ; mais, comme cette
situation ne variait pas, il commençait un peu à s'en fatiguer,
et comparait cette longue rangée d'hommes et de femmes, et
cette musique monotone, avec la grâce animée des airs et des
danses d'Italie. Cette réflexion le fit tomber dans une pro-
fonde rêverie, et Corinne eût encore goûté quelques instants
de bonheur si elle avait pu connaître alors les sentiments de
lord Nelvil. Mais l'infortunée, qui se sentait étrangère sur le
sol paternel \ isolée près de celui qu'elle avait espéré pour
époux, parcourait au hasard les sombres allées d'une demeure
qu'elle pouvait autrefois considérer comme la sienne. La
terre manquait sous ses pas, et l'agitation de la douleur lui
tenait seule lieu de force : peut-être pensait-elle qu'elle ren-
contrerait Oswald dans le jardin ; mais elle ne savait pas
elle-même ce qu'elle désirait.
Le château était placé sur une hauteur, au pied de laquelle
coulait une rivière. Il y avait beaucoup d'arbres sur l'un des
bords, mais l'autre n'offrait que des rochers arides et couverts
de bruyère. Corinne, en marchant, se trouva près de la
rivière ; elle entendit là tout à la fois la musique de la fête et
le murmure des eaux. La lueur des lampions du bal se réflé-
chissait d'en haut jusqu'au milieu des ondes, tandis que le
pâle reflet de la lune éclairait seul les campagnes désertes de
1. Corinne est la fille de lord Edgermond et de sa première femme,
une Romaine
MADAME DE STAËL IV'i
l'autre rive. On eût dit que dans ces lieux, comme dans la
tragédie de Hamlet, les ombres erraient autour du palais où
se donnaient les festins.
L'infortunée Corinne, seule, abandonnée, n'avait qu'un pas
à faire pour se plonger dans l'éternel oubli. « Ah ! s'écria-
t-elle, si, demain, lorsqu'il se promènera sur ces bords avec la
troujje joyeuse de ses amis, ses pas triomphants heurtaient
contre les restes de celle qu'une fois pourtant il a aimée,
n'aurait-il pas une émotion qui me vengerait, une douleur qui
ressemblerait à ce que je souffre ? Non, non, reprit-elle, ce
n'est pas la vengeance qu'il faut chercher dans la mort, mais
le repos. » Elle se tut, et contempla de nouveau cette rivière
qui coulait si vite et néanmoins si régulièrement, cette nature
si bien ordonnée, quand l'âme humaine est toute en tumulte ;
elle se rappela le jour où lord Nelvil se précipita dans la mer
pour sauver un vieillard ^ « Qu'il était bon alors ! s'écria
Corinne. Hélas^! dit-elle en pleurant, peut-être l'e^t-il encore !
Pourquoi le blâmer parce que je souffre ? peut-être ne le sait-
il pas ; peut-être, s'il me voyait... » Et tout à coup elle prit la
résolution de faire demander lord Nelvil au milieu de cette
fête, et de lui parler à l'instant. Elle remonta vers le château,
avec l'espèce de mouvement que donne une décision nouvelle-
ment prise, une décision qui succède à de longues incerti-
tudes ; mais, en approchant, elle fut saisie d'un tel tremble-
ment, qu'elle fut obligée de s'asseoir sur un banc de pierre
qui était devant les fenêtres. La foule des paysans rassemblés
pour voir danser empêcha qu'elle ne fût remarquée.
Lord Nelvil, dans ce moment, s'avança sur le balcon ; il
respira l'air frais du soir ; quelques rosiers qui se trouvaient
là lui rappelèrent le parfum que portait habituellement
Corinne, et l'impression qu'il en ressentit le fit tressaillir.
Cette fête longue et ennuyeuse le fatiguait ; il se souvint du
bon goût de Corinne dans l'arrangement d'une fête, de son
inteUigence dans tout ce qui tenait aux beaux-arts, et il
sentit que c'était seulement dans la vie régulière et domes-
tique qu'il se représentait avec plaisir Lucile pour com-
pagne. Tout ce qui appartenait le moins du monde à l'ima-
1. et. livre XIII, chap. vi.
'200 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
gination, à la poésie, lui retraçait le souvenir de Corinne, et
renouvelait ses regrets. Pendant qu'il était dans cette dispo-
sition, un de ses amis s'approcha de lui, et ils s'entretinrent
quelques moments ensemble. Corinne alors entendit la voix
d'Oswald.
Inexprimable émotion que la voix de ce qu'on aime ^ !
Mélange confus d'attendrissement et de terreur ! car il est des
impressions si vives, que notre pauvre et faible nature se
craint elle-même en les éprouvant.
Un des amis d'Oswald lui dit : « Ne trouvez-vous pas ce
bal charmant ? — Oui, répondit-il avec distraction ; oui, en
vérité », répéta-t-il en soupirant. Ce soupir et l'accent mélan-
colique de sa voix causèrent à Corinne une vive joie : elle se
crut certaine de retrouver le cœur d'Oswald, de se faire encore
entendre de lui ; et, se levant avec précipitation, elle s'avança
vers un des domestiques de la maison pour le charger de
demander lord Nelvil. Si elle avait suivi ce mouvement, com-
bien sa destinée et celle d'Oswald eussent été différentes !
Dans cet instant, Lucile s'approcha de la fenêtre; et,
voyant passer dans le jardin, à travers l'obscurité, une femme
vêtue de blanc, mais sans aucun ornement de fête, sa curiosité
fut excitée. Elle avança la tête, et, regardant attentivement,
elle crut reconnaître les traits de sa sœur ; mais, comme elle
ne doutait pas qu'elle ne fût morte depuis sept années, la
frayeur que lui causa cette vue la fit tomber évanouie. Tout
le monde courut à son secours. Corinne ne trouva plus le
domestique auquel elle voulait parler, et se retira plus avant
dans l'allée, afin de ne pas être remarquée.
(Corinne.)
1. Ce qu'on aime. Cf. p. 185, n. 1.
CHATEAUBRIAND
FUNERAILLES D'ATALA '
(( Vers le soir, nous transportâmes ses précieux restes à une
ouverture de la grotte qui donnait vers le nord -. L'ermite ^ les
avait roulés dans mie pièce de lin d'Europe, filé par sa mère :
c'était le seul bien qui lui restât de sa patrie, et depuis long-
temps il le destinait à son propre tombeau. Atala était
coucliée sur un gazon de sensitives de montagnes; ses pieds,
sa tête, ses épaules et une partie de son sein étaient décou-
verts. On voyait dans ses cheveux une fleur de magnolia
fanée, celle-là même que j'avais déposée sur le lit de la
vierge, pour la rendre féconde. Ses lèvres, comme un bouton
de rose cueilli depuis deux matins, semblaient languir et
sourire. Dans ses joues d'une blancheur éclatante, on dis-
tinguait quelques veines bleues. Ses beaux yeux étaient
fermés, ses pieds modestes étaient joints, et ses mains d'al-
bâtre pressaient sur son coeiu' un crucifix d'ébène ; le sca-
pulaire de ses vœux ^ était passé à son cou. Elle paraissait
enchantée par l'Ange de la mélancolie, et par le double som-
meil de l'innocence et de la tombe. Je n'ai rien vu de plus
céleste. Quiconque eût ignoré que cette jeune fille avait joui
de la lumière aurait pu la prendre pour la statue de la Vir-
ginité endormie.
» Le religieux ne cessa de prier toute la nuit. J'étais assis
en silence au chevet du lit funèbre de mon Atala. Que de fois,
durant son sommeil, j'avais supporté sur mes genoux cette
tête charmante ! Que de fois je m'étais penché sur elle pour
1. .l/((/(« est le récit fait par Chac- vierges % elle s'empoisonne pour ne
tas (l'une aventure de sa jeunesse. pas faillir i\ ce vœu.
(lluietas, tombé au pouvoir des 2. Otle scène a été reproduite
Muscojîulges est délivré par une par Girodet dans un tableau bien
jeune sauvagesse d'origine chré- connu.
tienne, Atala, qui fuit avec lui dans 3. I>e père Aubry, qui a recueilli
le désert. Atala aime Chactas ; mais, dans leur fuite les deux amants,
ayant juré au lit de mort de sa mère 4. Le scapulaire donné ù la jeune
qu'elle ■< acceptera le voile des fille par le prêtre en présence duquel
elle avait fait vœu de prendre le voile.
202 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
entendre et pour respirer son souffle ! Mais à présent aucun
bruit ne sortait de ce sein immobile, et c'était en vain que
j'attendais le réveil de la beauté !
)) La lune prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre.
Elle se leva au milieu de la nuit, comme une blanche vestale
qui vient pleurer sur le cercueil d'une compagne. Bientôt elle
répandit dans le bois ce grand secret de mélancolie qu'elle
aime à raconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des
mers ^. De temps en temps, le religieux plongeait un rameau
fleuri dans une eau consacrée ; puis, secouant la branche
humide, il parfumait la nuit des baumes du ciel. Parfois il
répétait sur un air antique quelques vers d'un vieux poète
nommé Job, il disait :
» J'ai passé comme une fleur ; j'ai séché comme l'herbe des
champs.
» Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable, et
la vie à ceux qui sont dans l'amertume du cœur ? »
» Ainsi chantait l'ancien des hommes ^. Sa voix grave et un
peu cadencée allait roulant dans le silence des déserts. Le
nom de Dieu et du tombeau sortait de tous les échos, de tous
les torrents, de toutes les forêts. Les roucoulements de la
colombe de Virginie, la chute d'un torrent dans la montagne,
les tintements de la cloche qui appelait les voyageurs, se
mêlaient à ces chants funèbres, et l'on croyait entendre dans
les bocages de la mort le chœur lointain des décédés, qui
répondait à la voix solitaire.
» Cependant une barre d'or se forma dans l'Orient. Les
éperviers criaient sur les rochers, et les martres rentraient
dans le creux des ormes : c'était le signal du convoi d'Atala ^.
Je chargeai le corps sur mes épaules ; l'ermite marchait
devant moi, une bêche à la main. Nous commençâmes à des-
cendre de rochers en rochers ; la vieillesse et la mort ralen-
tissaient également nos pas. A la vue du chien qui nous avait
f. « Admirons ici le génie de Clia- 3. « Ct tte barre d'or, ces mar-
teaubriand dans toute son origi- très, ces éperviers donnant le signal
nalité et sa beauté. Il trouve moyen de l'aurore sont de ces traits qui ne
d'ajouter encore quelque chose se trouvent point si on ne les a
aux clairs de lune si délicieux et observés. C'est ce qui met i\ l'idéal
si élyséens de Bernardin de Saint- même le sceau de la réalité. »
Pierre. » (Sainte-Beuve, Château- (Sainte-Beuve, Cliateaiibriand et son
briand et son groupe littéraire.) groupe littéraire.)
2. Expression biblique.
I
CHATEAUBRIAND 203
trouvés dans la forêt, et qui maintenant, bondissant de joie,
nous traçait une autre route, je nie mis à fondre en larmes.
Souvent la longue chevelure d'Atala, jouet des brises mati-
nales, étendait son voile d'or sur mes yeux ; souvent, pliant
sous le fardeau, j'étais obligé de le déposer sur la mousse et
de m'asseoir auprès, pour reprendre des forces. Enfin, nous
arrivâmes au lieu marqué par ma douleur ; nous descendîmes
sous l'arche du pont. 0 mon fils ' ! Il eût fallu voir un jeune
sauvage et un vieil ermite à genoux l'un vis-à-vis de l'autre
dans un désert, creusant avec leurs mains un tombeau pour
une pauvre fille dont le corps était étendu près de là, dans la
ravine desséchée d'un torrent !
« Quand mon ouvrage fut achevé, nous transportâmes la
beauté dans son lit d'argile. Hélas ! j'avais espéré de préparer
une autre couche pour elle ! Prenant alors un peu de pous-
sière dans ma main, et gardant un silence effroyable, j'atta-
chai pour la dernière fois mes yeux sur le visage d'Atala.
Ensuite je répandis la terre du sommeil sur un front de dix-
huit printemps ; je vis graduellement disparaître les traits de
ma sœur, et ses grâces se cacher sous le rideau de l'éternité ;
son sein surmonta quelque temps le sol noirci, comme un lis
blanc s'élève au milieu d'une sombre argile : « Lopez *,
m'écriai-je alors, vois ton fils inhumer ta fille ! » et j'achevai
de couvrir Atala de la terre du sommeil ^.
« Nous retournâmes à la grotte, et je fis part au mission-
naire du projet que j'avais formé de me fixer près de lui. Le
saint, qui connaissait merveilleusement le cœur de l'homme,
découvrit ma pensée et la ruse de ma douleur. Il me dit :
« Chactas, fils d'Outalissi, tandis qu'Atala a vécu, je vous ai
sollicité moi-même de demeurer auprès de moi ; mais à pré-
sent votre sort est changé, vous vous devez à votre patrie.
Croyez-moi, mon fils, les douleurs ne sont point éternelles ; il
faut tôt ou tard qu'elles finissent, parce que le cœur de
l'homme est fini ; c'est une de nos grandes misères * : nous ne
sommes pas même capables d'être longtemps malheureux.
1. Chactas fait ce récit à René. que par Morcllet ; c;hateaubriand.
2. Le père d'Atala. dans l'édition de 1805. fait remar-
3. Cf. la mort de Manon Lescaut, quer qu'il a dit misvrex et non pas
XVIII' siècle par les textes, p. 347. infortunes.
4. Misères. Ce passage fut criti-
'2i'J4 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Retournez au Meschacebé : allez consoler votre mère, qui
vous pleure tous les jours, et qui a besoin de votre appui.
Faites- vous instruire dans la religion de votre Atala, lorsque
vous en trouverez l'occasion, et souvenez-vous que vous lui
avez promis d'être vertueux et chrétien. Moi, je veillerai ici'
sur son tombeau. Partez, mon fils ; Dieu, l'âme de votre
sœur et le cœur de votre vieil ami vous suivront. »
« Telles furent les paroles de l'homme du rocher ; son auto-
rité était trop grande, sa sagesse trop profonde, pour ne lui
obéir pas. Dès le lendemain,je quittai mon vénérable hôte qui,
me pressant sur son cœur, me donna ses derniers conseils, sa
dernière bénédiction et ses dernières larmes. Je passai au
tombeau ; je fus surpris d'y trouver une petite croix qui se
montrait au-des&u5 de la mort, comme on aperçoit encore le
mât d'un vaisseau qui a fait naufrage. Je jugeai que le soli-
taire était venu prier au tombeau pendant la nuit; cette
marque d'amitié et de religion fit couler mes pleurs en abon-
dance. Je fus tenté de rouvrir la fosse, et de voir encore une
fois ma bien-aimée ; une crainte religieuse me retint. Je
m'assis sur la terre fraîchement remuée. Un coude appuyé
sur mes genoux, et la tête soutenue dans ma main, je demeu-
rai enseveli dans la plus amère rêverie. 0 René ! c'est là que
je fis pour la première fois des réflexions sérieuses sur la
vanité de nos jours et la plus grande vanité de nos projets !
Eh, mon enfant ! qui ne les a point faites ces réflexions ? Je
ne suis plus qu'un vieux cerf blanchi par les hivers ; mes ans
le disputent à ceux de la corneille ; eh bien ! malgré tant de
jours accumulés sur ma tête, malgré une si longue expérience
de la vie, je n'ai point encore rencontré d'homme qui n'eût
été trompé dans ses rêves de félicité, point de cœur qui n'en-
tretînt une plaie cachée. Le cœur le plus serein en apparence
ressemble au puits naturel de la savane Alachua : la surface
en paraît calme et pure ; mais, quand vous regardez au fond
du bassin, vous apercevez un large crocodile, que le puits
nourrit dans ses eaux.
)) Ayant ainsi vu le soleil se lever et se coucher sur ce lieu
de douleur, le lendemain, au premier cri de la cigogne, je me
préparai à quitter la sépulture sacrée. J'en partis comme de
la borne d'où je voulais m'élancer dans la carrière de la vertu.
CHATEAUBRIAND ii)5
Trois fois j'évocjuai l'âme d'Atala ; trois fois le Génie du
désert répondit à mes cris sous l'arche funèbre. Je saluai
ensuite l'Orient, et je découvris au loin, dans les sentiers de
la montagne, l'ermite qui se rendait à la cabane de quelque
infortuné. Tombant à genoux et embrassant étroitement la
fosse, je m'écriai : '< Dors en paix, dans cette terre étrangère,
fille trop malheureuse ! Pour prix de ton amour, de ton exil
et de la mort, tu vas être abandonnée, même de Chactas ! »
Alors, versant des flots de larmes, je me séparai de la fille de
Lopez, alors je m'arrachai de ces lieux, laissant au pied du
monument de la nature un monument plus auguste : l'humble
tombeau de la vertu. »
{Atala.)
LE MAL DE RENÉ
... « Je partis précipitamment pour m'ensevelir dans une
chaumière, comme j'étais parti autrefois pour faire le tour
du monde.
« On m'accuse d'avoir des goûts inconstants, de ne pou-
voir jouir longtemps de la même chimère, d'être la proie
d'une imagination qui se hâte d'arriver au fond de mes plai-
sirs, comme si elle était accablée de leur durée ; on m'accuse
de passer toujours le but que je puis atteindre : hélas ! je
cherche seulement un bien inconnu dont l'instinct me pour-
suit.
» Est-ce ma faute, si je trouve partout des bornes, si ce
qui est fini n'a pour moi aucune valeur ? Cependant je sens
que j'aime la monotonie des sentiments de la vie, et, si j'avais
encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans
l'habitude.
)) La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plon-
gèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire.
Sans parents, sans amis, pour ainsi dire, sur la terre, n'ayant
point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie.
Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans
mon cœur comme des ruisseaux d'une lave ardente ; quelque-
fois je poussais des cris involontaires, et la nuit était égale-
ment troublée de mes songes et de mes veilles. Il me man-
206 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
quait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence :
je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne,
appelant de toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une
flamme future ; je l'embrassais dans les vents ; je croyais
l'entendre dans les gémissements du fleuve ; tout était ce
fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe
même de vie dans l'univers ^
» Toutefois cet état de calme et de trouble, d'indigence et
de richesse, n'était pas sans quelques charmes : un jour je
m'étais amusé à effeuiller une branche de saule sur un ruis-
seau, et à attacher une idée à chaque feuille que le courant
entraînait. Un roi qui craint de perdre sa couronne par une
révolution subite, ne ressent pas des angoisses plus vives que
les miennes à chaque accident qui menaçait les débris de
mon rameau. 0 faiblesse des mortels ! 0 enfance du cœur
humain qui ne vieillit jamais ! Voilà donc à quel degré de
puérilité notre superbe raison peut descendre ! Et encore
est-il vrai que bien des hommes attachent leur destinée à des
choses d'aussi peu de valeur que mes feuilles de saule.
)) Mais comment exprimer cette foule de sensations fugi-
tives que j'éprouvais dans mes promenades ? Les sons que
rendent les passions dans le vids d'un cœur solitaire ressem-
blent au murmure que les vents et les eaux font entendre
dans le silence d'un désert : on en jouit, mais on ne peut les
peindre.
» L'automne me surprit au milieu de ces incertitudes :
j'entrai avec ravissement dans les mois des tempêtes. Tantôt
j'aurai voulu être un de ces guerriers errant au milieu des
vents, des nuages et des fantômes ^ ; tantôt j'enviais jusqu'au
sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l'humble
feu de broussailles qu'il avait allumé au coin d'un bois.
J'écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que
dans tout pays le chant naturel de l'homme est triste, lors
même qu'il exprime le bonheur. Notre cœur est un instru-
ment incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous
sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton
consacré aux soupirs.
1. Cf. U Isolement de Lamartine. 2. Souvenir d'Ossian.
CHATEAUBRIAND tiOT
') Le jour, je m'égarais sur de grandes bruyères terminées
j)ar des forêts. Qu'il fallait {)eu de chose à ma rêverie ! une
feuille séchée ({ue le vent chassait devant moi, une cabane
dont la fumée s'élevait dans la cime dépouillée des arbres, la
mousse (jui tremblait au souffle du nord sur le tronc d'un
chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri
murmurait ! Le clocher solitaire s'élevant au loin dans la
vallée a souvent attiré mes regards ; souvent j'ai suivi des
yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma
tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où
ils se rendent ; j'aurais voulu être sur leurs ailes. L^n secret
instinct me tourmentait ; je sentais que je n'étais moi-même
(pi'un voyageur ; mais une voix du ciel semblait me dire :
« Homme, la saison de la migration n'est pas encore venue ;
n attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras
» ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande. »
>) Levez- vous vite, orages désirés, qui devez emporter René
dans les espaces d'une autre vie ^ ! Ainsi disant, je marchais à
grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma che-
velure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté,
et comme possédé par le démon de mon cœur.
') La nuit, lorsque l'aquilon ébranlait ma chaumière, que
les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu'à travers ma
fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés
comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait
que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j'aurais la
puissance de créer des mondes...
>) Hélas ! j'étais seul, seul sur la terre ! Une langueur
secrète s'emparait de mon corps. Ce dégoût de la vie que
j'avais ressenti dès mon enfance revenait avec une force
nouvelle. Bientôt mon cœur ne fournit plus d'aliment à ma
pensée, et je ne m'apercevais de mon existence que par un
profond sentiment d'ennui.
» Je luttai quelque temps contre mon mal, mais avec indif-
1. Cf. la dernière strophe de risolement :
Quand la feuille des bois tombe dans la prairie.
Le vent du soir s>léve et l'arrache aux vallons.
Et moi, je suis semblable à la feuille ilétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !
208 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXJES
férence et sans avoir la ferme résolution de le vaincre. Enfin,
ne pouvant trouv^er de remède à cette étrange blessure de
mon cœur qui n'était nulle part et qui était partout, je
résolus de quitter la vie ^.. »
(Bené.)
1. On sait que René ne se tue pas, qu'il va demander la paix aux soli-
tudes du Nouveau-Monde.
SÉNANCOUR
DANS r,A FORET DE FONTAINEBLEAU
Hier, en consultant VEncydo'pédie, j'ouvris le volume à un
endroit que je ne cherchais pas, et je ne me rappelle pas quel
était cet article ; mais il s'agissait d'un homme qui, fatigué
d'agitations et de revers, se jeta dans une solitude absolue
par une de ces résolutions victorieuses des obstacles, et qui
font qu'on s'applaudit tous les jours d'en avoir eu une de
volonté forte. L'idée de cette vie indépendante n'a rappelé
à mon imagination ni les libres solitudes de l'Imaiis S ni les
îles faciles de la Pacifique, ni les Alpes plus accessibles et
déjà tant regrettées -. Mais un souvenir distinct m'a présenté
d'une manière frappante, et avec une sorte de surprise et
d'inspiration, les rochers stériles et les bois de Fontainebleau.
Il faut que je vous parle davantage de ce lieu un peu
étranger au milieu de nos campagnes. Vous comprendrez
mieux alors comment je m'y suis fortement attaché.
Vous savez que, jeune encore, je demeurai quelques
années à Paris. Les parents avec qui j'étais, malgré leur goût
pour la ville, passèrent plusieurs fois le mois de septembre à
la campagne chez des amis. Une année, ce fut à Fontainebleau,
et, deux autres fois depuis, nous allâmes chez ces mêmes per-
sonnes, qui demeuraient alors au pied de la forêt, vers la
rivière. J'avais, je crois, quatorze, quinze et dix-sept ans,
lorsque je vis Fontainebleau.
Après une enfance casanière, inactive et ennuyée, si je
sentais en homme à certains égards, j'étais enfant à beaucoup
d'autres. Embarrassé, incertain, pressentant tout peut-être,
mais ne connaissant rien, étranger à ce qui m'environnait,
je n'avais d'autre caractère décidé que d'être inquiet et mal.
heureux. La première fois, je n'allai point seul dans la forêt •
1. Chaîne de montagnes (^ans les 2. Obermann y avait pass6 plu-
' Indes. sieurs mois.
LE XIX' 5.liuLe PAR LES TiXTES. — It
'210 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
je me rappelle peu ce que j'y éprouvai, je sais seulement que
je préférai ce lieu à tous ceux que j'avais vus, et qu'il fut le
seul où je désirai de retourner.
L'année suivante, je parcourus avidement ces solitudes ;
je m'y égarais à dessein, content lorsque j'avais perdu toute
trace de ma route, et que je n'apercevais aucun chemin
fréquenté. Quand j'atteignais l'extrémité de la forêt, je
voyais avec peine ces vastes plaines nues et ces clochers dans
l'éloignement. Je me retournais aussitôt, je m'enfonçais
dans le plus épais du bois ; et, quand je trouvais un endroit
découvert et fermé de toutes parts, où je ne voyais que des
sables et des genièvres, j'éprouvais un sentiment de paix,
de liberté, de joie sauvage, pouvoir de la nature sentie pour
la première fois dans l'âge facilement heureux. Je n'étais
pas gai pourtant : presque heureux, je n'avais que l'agitation
du bien-être. Je m'ennuyais en jouissant, et je rentrais
toujours triste. Plusieurs fois j'étais dans les bois avant que
le soleil parût. Je gravissais les sommets encore dans l'ombre,
je me mouillais dans la bruyère pleine de rosée et, quand le
soleil paraissait, je regrettais la clarté incertaine qui précède
l'aurore. J'aimais les fondrières, les vallons obscurs, les bois
épais ; j'aimais les collines couvertes de bruyères, j^ aimais
beaucoup les grés renversés et les rocs ruineux, j'aimais bien
plus ces sables mobiles dont nul pas d'homme ne marquait
l'aride surface sillonnée ça et là par la trace inquiète de la
biche ou du lièvre en fuite. Quand j'entendais un écureuil,
quand je faisais partir un daim, je m'arrêtais, j'étais mieux,
et pour un moment je ne cherchais plus rien. C'est à cette
époque que je remarquai le bouleau, arbre solitaire qui m'at-
tristait déjà, et que depuis je ne rencontre jamais sans plaisir.
J'aime le bouleau ; j'aime cette écorce blanche, lisse et cre-
vassée, cette tige agreste, ces branches qui s'inclinent vers
la terre, la mobilité des feuilles, et tout cet abandon, simpli-
cité de la nature, attitude des déserts.
Temps perdus, et qu'on ne saurait oublier ! Illusion trop
vaine d'une sensibilité expansive ! Que l'homme est grand
dans son inexpérience ! qu'il serait fécond, si le regard froid
de son semblable, si le souffle aride de l'injustice ne venait
pas dessécher son cœur ! J'avais besoin de bonheur, j'étais
SèffANCOUR 211
lié poui- souffrir. Vous connaissez ces jours sombres, voisins
des frimas, dont l'aurore elle-même, épaississant les brumes,
ne commence la lumière que par des traits sinistres d'une
couleur ardente sur les nues amoncelées. Ce voile ténébreux,
ces rafal&s orageuses, ces lueurs pâles, ces sifflements à
travers les arbres qui plient et frémissent, ces déchirements
prolongés semblables à des gémissements funèbres, voilà lo
matin de la vie ; à midi, des tempêtes plus froides et plus
continues ; le soir, des ténèbres plus épaisses ; et la journée
de l'homme est achevée.
(Obermann.)
BENJAMIN CONSTANT
COMPLICATIONS SENTIMENTALES '
Une singulière révolution s'opéra tout à coup dans la
conduite et les manières d'Ellénore : jusqu'à cette époque,
eUe n'avait paru occupée que de moi ; soudain je la vis
recevoir et rechercher les hommages des hommes qui l'en-
touraient. Cette femme si réservée, si froide, si ombrageuse,
sembla subitement changer de caractère. Elle encourageait
les sentiments et même les espérances d'une foule de jeunes
gens, dont les uns étaient séduits par sa figure, et dont quel-
ques autres, malgré ses erreurs passées, aspiraient sérieuse-
ment à sa main ; elle leur accordait de longs tête-à-tête ;
elle avait avec eux ces formes douteuses, mais attrayantes,
qui ne repoussent mollement que pour retenir, parce qu'elles
annoncent plutôt l'indécision que l'indifférence, et des
retards que des refus. J'ai su par elle dans la suite, et les faits
me l'ont démontré, qu'elle agissait ainsi par un calcul faux
et déplorable. Elle croyait ranimer mon amour en excitant
ma jalousie ; mais c'était agiter des cendres que rien ne pou-
vait réchauffer. Peut-être aussi se mêlait-il à ce calcul, sans
qu'elle s'en rendît compte, quelque vanité de femme. Elle
était blessée de ma froideur, elle voulait se prouver à elle-
même qu'elle avait encore des moyens de plaire. Peut-être
enfin, dans l'isolement où je laissais son cœur, trouvait-elle
une sorte de consolation à s'entendre répéter des expressions
d'amour que depuis longtemps je ne prononçais plus.
Quoi qu'il en soit, je me trompai quelque temps sur ses
motifs. J'entrevis l'aurore de ma liberté future ; je m'en
félicitai. Tremblant d'interrompre par quelque mouvement
inconsidéré cette grande crise à laquelle j'attachais ma
délivrance, je devins plus doux, je parus plus content.
EUénore prit ma douceur pour de la tendresse, mon espoir
de la voir enfin heureuse sans moi pour le désir de la rendre
1. CL, pour le sujet d'Adolphe, Précis de littérature, p. 431.
BENJAMIN COXSl'ANT Hi
heureuse. Elle s'applaudit de son stratagème. Quelquefois
pourtant elle s'alarmait de ne me voir aucune inquiétude ;
elle me reprochait de ne mettre aucun obstacle à ces liaisons
qui, en apparence, menaçaient de me l'enlever. Je repoussais
.ses accusations par des plaisanteries, mais je ne parvenais
pas toujours à l'apaiser ; son caractère se faisait jour à tra-
vers la dissimulation qu'elle s'était imposée. Les scènes
recommençaient sur un autre terrain, mais non moins ora-
geuses. EUénore m'imputait ses propres torts, elle m'insinuait
qu'un seul mot la ramènerait à moi tout entière ; puis,
offensée de mon silence, elle se précipitait de nouveau dans
la coquetterie avec une espèce de fureur.
C'est ici surtout, je le sens, que l'on m'accusera de faiblesse.
Je voulais être libre, et je le pouvais avec l'approbation
générale ; je le devais peut-être : la conduite d'Ellénore m'y
autorisait et semblait m'y contraindre. Mais ne savais- je pas
que cette conduite était mon ouvrage ? ne savais-je pas
qu'EUénore, au fond de son coeur, n'avait pas ce3.se de m'ai-
mer ? Pouvais-je la punir d'une imprudence que je lui
faisais commettre, et, froidement hypocrite, chercher un
prétexte dans ces imprudences, pour l'abandonner sans
pitié ?
Certes, je ne veux point m'excuser, je me condamne plus
sévèrement qu'un autre peut-être ne le ferait à ma place ; mais
je puis au moins me rendre ici ce solennel témoignage, que
je n'ai jamais agi par calcul, et que j'ai toujours été dirigé
par des sentiments vrais et naturels. Comment se fait-il
qu'avec ces sentiments je n'aie fait si longtemps que mon
malheur et celui des autres ?
La société cependant m'observait avec surprise. Mon séjour
chez Ellénore ne pouvait s'expliquer que par un extrême
attachement pour elle, et mon indifférence sur les liens qu'elle
semblait toujours prête à contracter démentait cet attache-
ment. L'on attribua ma tolérance inexplicable à une légèreté
de principes, à une insouciance pour la morale, qui annon-
çaient, disait-on, un homme profondément égoïste et que le
monde avait corrompu. Ces conjectures, d'autant plus pro-
pres à faire impression qu'elles étaient plus proportionnées
aux âmes qui les concevaient, furent accueillies et répétées.
214 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
Le bruit en parvint enfin jusqu'à moi ; je fus indigné de cette
découverte inattendue : j'étais méconnu, calomnié ; j'avais,
pour une femme, oublié tous les intérêts et repoussé tous
les plaisirs de la vie, et c'était moi que l'on condamnait.
Je m'expliquai vivement avec Ellénore : un mot fit dispa-
raître cette tourbe d'adorateurs qu'elle n'avait appelés que
pour me faire craindre sa perte. Elle restreignit sa société à
quelques femmes et à un petit nombre d'hommes âgés. Tout
reprit autour de nous une apparence régulière ; mais nous
n'en fûmes que plus malheureux : Ellénore se croyait de
nouveaux droits ; je me sentais chargé de nouvelles chaînes.
Je ne saurais peindre quelles amertumes et quelles fureurs
résultèrent de nos rapports ainsi compliqués. Notre vie ne
fut qu'un perpétuel orage ; l'intimité perdit tous ses charmes,
et l'amour toute sa douceur ; il n'y eut plus même entre nous
ces retours passagers qui semblent guérir pour quelques
instants d'incurables blessures. La vérité se fit jour de toutes
parts, et j'empruntai, pour me faire entendre, les expressions
les plus dures et les plus impitoyables. Je ne m'arrêtais que
losrque je voyais Ellénore dans les larmes, et ces larmes
mêmes n'étaient qu'une lave brûlante qui, tombant goutte à
goutte sur mon cœur, m'arrachait des cris, sans pouvoir
m'arracher un désaveu. Ce fut alors que, plus d'une fois, je la
vis se lever pâle et prophétique. « Adolphe, s'écriait-elle,
vous ne savez pas le mal que vous faites ; vous l'apprendrez
un jour, vous l'apprendrez par moi, quand vous m'aurez
précipitée dans la tombe. » — Malheureux ! lorsqu'elle parlait
ainsi, que ne m'y suis-je jeté moi-même avant elle !
(Adolphe.)
PRÈS DE LA MORT»
Je voulus parler ; elle m'interrompit. « Que je n'entende
de vous, dit-elle, aucun mot cruel. Je ne réclame plus, je ne
m'oppose à rien; mais que cette voix que j'ai tant aimée, que
1. Ellénore déjà mortellement de rester plus longtemps prés d'elle^
atteinte, a surpris une lettre dans malgré les objurgations de sa famille;
laquelle son amant annonce qu'il va mais la malheureuse femme croit y
la quitter. Cette promesse « a été lire « un arrêt irrévocable ». Adolphe
dictée au jeune homme par le désir va chez elle pour se justifier.
BENJAMIN CONSTANT iJI5
cette voix qui retentissait au fond de mon cœur n'y pénètre
pa« pour le déchirer. Adolphe, Adolphe, j'ai été violente, j'ai
pu vous offenser ; mais vous ne savez pas ce que j'ai souffert.
Dieu veuille que jamais vous ne le sachiez » !
Son agitation devint extrême. Elle posa son front sur ma
main ; il était brûlant ; une contraction terrible défigurait ses
traits.
« Au nom du ciel, m'écriai- je, chère EUénore, écoutez-moi.
Oui, je suis coupable : cette lettre...» Elle frémit et voulut
s'éloigner. Je la retins. « Faible, tourmenté, continuai-je,
j'ai pu céder un moment à une instance cruelle; mais n'avez-
vous pas vous-même mille preuves que je ne puis vouloir ce
qui nous sépare ? J'ai été mécontent, malheureux, injuste ;
mais pouvez-vous douter de mon affection profonde ? nos
âmes ne sont-elles pas enchaînées l'une à l'autre par mille
liens que rien ne peut rompre ? tout le passé ne nous est-il
pas commun ? pouvons-nous jeter un regard sur les trois
années qui viennent de finir sans nous retracer des impres-
sions que nous avons partagées, des plaisirs que nous avons
goûtés, des peines que nous avons supportées ensemble ?
Ellénore, commençons en ce jour une nouvelle époque,
rapjjelons les heures du bonheur et de l'amour. »
Elle me regarda quelque temps avec l'air du doute. « Votre
père, reprit-elle enfin, vos devoirs, votre famille, ce qu'on
attend de vous !... — Sans doute, répondis- je, une fois, un
jour, peut-être » Elle remarqua que j'hésitais. « Mon Dieu,
s'écria-t-elle, pourquoi m'avait-il rendu l'espérance pour me
la ravir aussitôt ! Adolphe, je vous remercie de vos efforts ;
ils m'ont fait du bien, d'autant plus de bien qu'ils ne vous
coûteront, je l'espère, aucun sacrifice ; mais, je vous en con-
jure, ne parlons plus de l'avenir... Ne vous reprochez rien,
quoi qu'il arrive. Vous avez été bon pour moi. J'ai voulu ce
qui n'était pas possible. L'amour était toute ma vie : il ne
pouvait être la vôtre. Soignez-moi maintenant quelques
jours encore. »
Des lai mes coulèrent abondamment de ses yeux ; sa
respiration fut moins oppressée ; elle appuya sa tête sur mon
épaule. « C'est ici, dit-elle, que j'ai toujours désiré
mourir. »
216 LE AVA'e SIÈCLE PAR LES TESTES
Je la serrai contre mon cœur, j'abjurai de nouveau mes
projets, je désavouai mes fureurs cruelles.
(( Non, reprit-elle, il faut que vous soyez libre et content. —
Puis- je l'être si vous êtes malheureuse ? — Je ne serai pas
longtemps malheureuse; vous n'aurez pas longtemps à me
plaindre. »
Je rejetai loin de moi des craintes que je voulais croire
chimériques.
« Non, non, cher Adolphe, me dit-elle, quand on a long-
temps invoqué la mort, le ciel vous envoie à la fin je ne sais
quel pressentiment infaillible qui nous avertit que notre
prière est exaucée. »
Je lui jurai de ne jamais la quitter.
(( Je l'ai toujours espéré, maintenant j'en suis sûre. »
C'était une de ces journées d'hiver où le soleil semble
éclairer tristement la campagne grisâtre, comme s'il regardait
en pitié la terre qu'il a cessé de réchauffer. Ellénore me pro-
posa de sortir. « Il fait bien froid, lui dis-je. — N'importe,
je voudrais me promener avec vous. » Elle prit mon bras ;
nous marchâmes longtemps sans rien dire ; elle avançait
avec .peine, et se penchait sur moi presque tout entière.
« Arrêtons-nous un instant. — Non, me répondit-elle, j'ai
du plaisir à me sentir encore soutenue par vous, » Nous
retombâmes dans le silence. Le ciel était serein ; mais les
arbres étaient sans feuilles ; aucun souffle n'agitait l'air,
aucun oiseau ne le traversait : tout était immobile, et le seul
bruit qui se fît entendre était celui de l'herbe glacée qui se
brisait sous nos pas. « Comme tout cela est calme ! me dit
Ellénore ; comme la nature se résigne ! Le cœur aussi ne doit-il
pas apprendre à se résigner » ? Elle s'assit sur une pierre ; tout
à coup elle se mit à genoux, et, baissant la tête, elle l'appuya
sur ses deux mains. J'entendis quelques mots prononcés à
voix basse. Je m'aperçus qu'elle priait. Se relevant enfin :
« Rentrons, dit-elle, le froid m'a saisie. J'ai peur de me trou-
ver mal. Ne me dites rien ; je ne suis pas en état de vous
entendre. »
(Adolphe.)
ALFRED DE VIGNY
LE ROMAV ET L'HISTOIRE
A quoi bon les Arts, s'ils n'étaient que le redoublement et
la contre-épreuve de l'existence ? Eh ! bon Dieu, nous ne
voyons que trop autour de nous la triste et désenchanteresse
réalité : la tiédeur insupportable des demi-caractères, des
ébauches de vertus et de vices, des amours irrésolus, des
liaines mitigées, des amitiés tremblotantes, des doctrines
variables, des fidélités qui ont leur liausse et leur baisse, des
opinions qui s'évaporent ; laissez-nous rêver que parfois ont
paru des hommes plus forts et plus grands, qui furent des
bons ou des méchants plus résolus ; cela fait du bien. Si la
pâleur de votre Vrai nous poursuit dans l'Art, nous ferme-
rons ensemble le théâtre et le livre pour ne pas le rencontrer
deux fois. Ce que l'on veut des œuvres qui font mouvoir des
fantômes d'hommes, c'est, je le répète, le spectacle philoso-
phique de l'homme profondément travaillé par les passions
de son caractère et de son temps c'est donc la Vérité de
cet homme et de ce temps, mais tous deux élevés à une
puissance supérieure et idéale qui en concentre toutes les
forces. On la reconnait, cette Vérité, dans les œuvres de la
pensée, comme l'on se récrie sur la ressemblance d'un por-
trait dont on n'a jamais vu l'original ; car un beau talent
peint la vie plus encore que le vivant.
Pour achever de dissiper sur ce point les scrupules de quel-
ques consciences littérairement timorées que j'ai vues saisies
d'un trouble tout particulier en considérant la hardiesse avec
laquelle l'imagination se jouait des personnages les plus
graves qui aient jamais eu vie, je me hasarderai jusqu'à
avancer que, non dans son entier, je ne l'oserais dire, mais
dans beaucoup de ses pages, et qui ne sont peut-être pas les
moins belles, I'Histoike est un roman dont le peuple
EST l'auteur. L'esprit humain ne me semble se soucier du
VRAI que dans le caractère général d'une époque ; ce qui lui
importe surtout, c'est la masse des événements et les grands
pas de l'humanité qui emportent les individus ; mais, indi-
218 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
fférent sur les détails, il les aime moins réels que beaux,
ou plutôt grands et complets...
Le fait adopté est toujours mieux composé que le vrai, et
n'est même adopté que parce qu'il est plus beau que lui ;
c'est que I'Humanité entière a besoin que ses destinées
soient, pour elle-même, une suite de leçons ; plus indifférente
qu'on ne le pense sur la réalité des faits, elle cherche à
perfectionner l'événement pour lui donner une grande signi-
fication morale, sentant bien que la succession des scènes
qu'elle joue sur la terre n'est pas une comédie, et que, puis-
qu'elle avance, elle marche à un but dont il faut chercher
l'explication au delà de ce qui se voit.
Quant à moi, j'avoue que je sais bon gré à la voix publique
d'en agir ainsi, car souvent sur la plus belle vie se trouvent
des taches bizarres et des défauts d'accord qui me font peine
lorsque je les aperçois. Si un homme me paraît un modèle
parfait d'une grande et noble faculté de l'âme, et que l'on
vienne m'apprendre quelque ignoble trait qui le défigure, je
m'en attriste, sans le connaître, comme d'un malheur qui
me serait personnel, et je voudrais presque qu'il fût mort
avant l'altération de son caractère.
Aussi, lorsque la Muse (et j'appelle ainsi l'Art tout entier,
tout ce qui est du domaine de l'imagination, à peu près
comme les anciens nommaient Musique l'éducation entière),
lorsque la Muse vient raconter, dans ses formes passionnées,
les aventures d'un personnage que je sais avoir vécu, et
qu'elle recompose ses événements, selon le plus grande idée
de vice ou de vertu que l'on puisse concevoir de lui, réparant
les vides, voilant les disparates de sa vie et lui rendant cette
unité parfaite de conduite que nous aimons à voir représentée'
même dans le mal ; si elle conserve d'ailleurs la seule chose
essentielle à l'instruction du monde, le génie de l'époque, je
ne sais pourquoi l'on serait plus difficile avec elle qu'avec
cette voix des peuples qui fait subir chaque jour à chaque fait
de si grandes mutations ^.
Cette liberté, les anciens la portaient dans l'histoire même ;
1. La théorie tout idéaliste de" Alors, où elle a d'ailleurs faussé
Vigny a sa grandeur et sa beauté ; non seulement les caractères, mais
on en reconnaît le péril dans Cinq- aussi la couleur et le ton.
AURED DE \U.SY 219
ils n'y voulaient voir que la marche générale et le large mou*
vement des sociétéV et des nations, et, sur ces grands fleuves
déroulés dans un coins bien distinct et bien pur, ils jetaient
quelques figures colossales, symboles d'un grand caractère
et d'une haute pensée. On pourrait presque calculer géomé-
triquement que, soumise à la double compasition de l'opinion
et de l'écrivain, leur histoire nous arrive de troisième main
et éloignée de deux degrés de la vérité du fait.
C'est qu'à leurs yeux, l'Histoire était une œuvre de l'Art ;
et, pour avoir méconnu que c'est là sa nature, le monde
chrétien tout entier a encore à désirer un monument histo-
rique pareil à ceux qui dominent l'ancien monde et consacrent
la mémoire de ses destinées, comme ses pyramides, ses
obélisques, ses pylônes et ses portiques dominent encore la
terre qui lui fut connue, et y consacrent la grandeur antique.
Si donc nous trouvons partout les traces de ce penchant
à déserter le positif, pour apporter I'idéal jusque dans les
annales, je crois qu'à plus forte raison l'on doit s'abandonner
à une grande indifférence de la réalité historique pour juger
les œuvres dramatiques, poèmes, romans ou tragédies, qui
empruntent à l'iiistoire des personnages mémorables. L'Art
ne doit jamais être considéré que dans ses rapports avec la
BEAUTÉ IDÉALE. Il faut le dire, ce qu'il y a de vrai n'est que
secondaire, c'est seulement une illusion de plus dont il
s'embelht, un de nos penchants qu'il caresse. Il pourrait s'en
passer, car la vérité dont il doit se nourrir est la vérité
d'observation sur la nature humaine, et non V authenticité du
fait. Les noms des personnages ne font rien à la chose.
L'Idée est tout. Le nom propre n'est rien que l'exemple et
la preuve de l'idée. {Préface de Cinq-Mars,
Édition définitive; Ch. Delagrave, éditeur.)
LE ROI et le CARDI.VAL»
... — Ecoutez-moi, dit tout à coup Richelieu d'une voix ton-
nante, il faut que tout finisse aujourd'hui. Votre favori est à
1. Richelieu, ayant surpris la con- Louis XIII, qui hésite entre soo
juration tramée contre lui par Cinq- favori et son ministre.
Mars, vient de s'en phiindre ù
t2ô LE MX" SIECLE PAR LES TEXTES
cheval à la tête de son parti ; choisissez entre lui et moi.
Livrez l'enfant ^ à l'homme ou l'homme à l'enfant, il n'y a
pas de milieu.
— Eh ! que voulez- vous donc, si je vous favorise 4 dit le roi.
— Sa tête et celle de son confident ^.
— Jamais... c'est impossible ! reprit le roi avec horreur et
tombant dans la même irrésolution où il était avec Cinq-
Mars contre Richelieu. Il est mon ami aussi bien que vous ;
mon cœur souffre de l'idée de sa mort. Pourquoi aussi n'étiez-
vous pas d'accord tous les deux ? pourquoi cette division ?
C'est ce qui l'a amené jusque-là. Vous avez fait mon déses-
poir : vous et lui, vous me rendez le plus malheureux des
hommes !
Louis cachait sa tête dans ses deux mains en parlant, et
peut-être versait-il des larmes; mais l'inflexible ministre le
suivait des yeux comme on regarde sa proie, et, sans pitié,
sans lui accorder un moment pour respirer, profita au con-
traire de ce trouble pour parler plus longtemps.
— Est-ce ainsi, disait-il avec une parole dure et froide, que
vous vous rappelez les commandements que Dieu même vous
a faits par la bouche de votre confesseur ? Vous me dîtes un
jour que l'Eglise vous ordonnait expressément de révéler à
votre premier ministre tout ce que vous entendriez contre lui,
et je n'ai jamais rien su par vous de ma mort prochaine. Il a
fallu que des amis plus fidèles vinssent m'apprendre la con-
juration, que les coupables eux-mêmes, par un coup de la
Providence, se livrassent à moi pour me faire l'aveu de leurs
fautes. Un seul, le plus endurci, le moindre de tous, résiste
encore ; et c'est lui qui a tout conduit, c'est lui qui livre la
France à l'étranger ^, qui renverse en un jour l'ouvrage de
mes vingt années, soulève les huguenots du Midi, appelle aux
armes tous les ordres de l'Etat, ressuscite des prétentions
écrasées, et rallume enfin la Ligue éteinte par votre père ;
car c'est elle, ne vous y trompez pas, c'est elle qui relève
toutes ses têtes contre vous. Etes-vous prêt au combat ?
où donc est votre massue * ?
1. Cinq-Mars était dans sa vingt- 4. Toutes ses têtes... votre massue.
deuxième année. I.a Ligue est une sorte d'hydre ; il
2. Son confident. De Tliou. faudrait, pour l'abattre, la massue
3. Un traité avec l'Espagne avait d'Hercule,
été signé par Cinq-Mars.
ALFRED DE VIGXV 221
Le roi, anéanti, ne répondait pas, et cachait toujours sa
tête dans ses mains. Le cardinal, inexorable, croisa les bras
et poursuivit :
— Je crains qu'il ne vous vienne à l'esprit que c'est pour
moi que je parle. Croyez-vous vraiment que je ne me juge
pas, et qu'un tel adversaire m'importe beaucoup ? En vérité,
je ne sais à quoi il tient que je ne vous laisse faire, et mettre
cet immense fardeau de l'Etat dans la main de ce jouvenceau.
Vous pensez bien que, depuis vingt ans que je connais votre
cour, je ne suis pas sans m'être assuré quelque retraite où,
malgré vous-même, je pourrais aller, de ce pas, achever les
six mois peut-être qu'il me reste de vie. Ce serait un curieux
spectacle pour moi que celui d'un tel règne ! Que répondrez-
vous, par exemple, lorsque tous ces petits potentats, se rele-
vant dès que je ne pèserai plus sur eux, viendront à la suite
de votre frère vous dire, comme ils l'ont fait à Henri IV
sur son trône : « Partagez-nous tous les grands gouverne-
ments à titres héréditaires et souveraineté, nous serons con-
tents ». Vous le ferez, je n'en doute pas, et c'est la moindre
chose que vous puissiez accorder à ceux qui vous auront
déUvré de Richelieu ; et ce sera plus heureux peut-être, car,
pour gouverner l'Ile-de-France, qu'ils vous laisseront sans
doute comme domaine originaire, votre nouveau ministre
n'aura pas besoin de tant de papiers !
En parlant il poussa avec colère la vaste table qui remplis-
sait presque la chambre, et que surchargeaient des papiers
et des portefeuilles sans nombre.
Louis fut tiré de son apathique méditation par l'excès
d'audace de ce discours ; il leva la tête et sembla un instant
avoir pris une résolution par crainte d'en prendre une autre.
— Eh bien ! Monsieur, dit-il, je répondrai que je veux
régner par moi seul.
— A la bonne heure, dit Richelieu ; mais je dois vous pré-
venir que les affaires du moment sont difficiles. Voici l'heure
où l'on m'apporte mon travail ordinaire.
— Je m'en charge, reprit Louis, j'ouvrirai les portefeuilles,
je donnerai mes ordres.
— Essayez donc, dit Richelieu, je me retire, et, si quelque
chose vous arrête, vous m'appellerez.
222 LE A7A'« SIÈCLE PAR LES TEXTES
Il sonna ; à l'instant même et comme s'ils eussent attendu
le signal, quatre valets de pied entrèrent et emportèrent son
fauteuil et sa personne dans un autre appartement ; car, nous
l'avons dit, il ne pouvait plus marcher. En passant dans la
chambre où travaillaient les secrétaires, il dit à haute voix :
— Qu'on prenne les ordres de Sa Majesté... ^
— Richelieu ! cria-t-il d'une voix étouffée, en agitant une
sonnette ; qu'on appelle le Cardinal !
Et il tomba évanoui dans un fauteuil.
Lorsque le roi rouvrit les yeux, ranimé par les odeurs
fortes et les sels qu'on lui avait mis sur les lèvres et les
tempes, il vit un instant des pages, qui se retirèrent sitôt
qu'il eut entr'ouvert ses paupières, et se retrouva seul avec
le Cardinal. L'impassible ministre avait fait poser sa chaise
longue contre le fauteuil du roi, comme le siège d'un médecin
près du lit de son malade, et fixait ses yeux étincelants et
scrutateurs sur le visage pâle de Louis. Sitôt qu'il put l'en-
tendre, il reprit d'une voix sombre son terrible dialogue.
— Vous m'avez rappelé, dit-il, que me voulez-vous ?
Louis, renversé sur son oreiller, entr'ouvrit les yeux et
regarda, puis se hâta de les refermer. Cette tête décharnée,
armée de deux yeux flamboyants et terminée par une barbe
aiguë et blanchâtre, cette calotte et ces vêtements de la
couleur du sang et des flammes, tout lui représentait un
esprit infernal.
— Régnez, dit-il d'une voix faible.
— Mais... me livrez- vous Cinq-Mars et de Thou ? pour-
suivit l'implacable ministre en s'approchant pour lire dans les
yeux éteints du prince, comme un avide héritier poursuit
jusque dans la tombe les dernières lueurs de la volonté d'un
mourant.
— Régnez, répéta le roi en détournant la tête.
{Cinq-Mars, Œuvres complètes, édition définitive;
Ch. Delagrave, éditeur.)
1. Le roi, resté seul, ouvre quel- de diriger par lui-même les affaires,
ques-uns des portefeuilles placés sur Alors, il rappelle son ministre,
la table, et sent qu'il est incapable
ALFRED DE VIGXY 223
LA CAXXE DE JOMC
... Je m'en allai ', avec mon lieutenant en second, préparer
un peu notre soirée. L'essentiel, comme vous le voyez, était
(le ne pas faire de bruit. Je passai l'inspection des armes et je
Hs enlever, avec le tire-bourre, les cartouches de toutes celles
qui étaient chargées. Ensuite, je me promenai quelque temps
avec mes sergents, en attendant l'heure. A dix heures et
demie, je leur fis mettre leur capote sur l'habit et le fusil
cache sous la capote ; car, quelque chose qu'on fasse, la
baïoiinette se voit toujours, et, quoiqu'il fît autrement sombre
qu'à présent, je ne m'y fiais pas. J'avais observé les petits
sentiers bordés de haies qui conduisaient au corps de garde
russe, et j'y fis monter les plus déterminés gaillards que j'aie
jamais commandés. Ils avaient l'habitude des Russes, et
savaient comment les prendre. Les factionnaires que nous
rencontrâmes en montant disparurent sans bruit, comme des
roseaux que l'on couche par terre avec la main. Celui qui
était devant les armes demandait plus de soins. Il était
immobile, l'arme au pied et le menton sur le fusil ; le pauvre
diable se balançait comme un homme qui s'endort de fatigue
et va tomber. L^'^n de mes grenadiers le prit dans ses bras en
le serrant à l'étouffer, et deux autres, l'ayant bâillonné, le
jetèrent dans les broussailles. J'arrivai lentement et je ne pus
me défendre, je l'avoue, d'une certaine émotion que je
n'avais jamais éprouvée au moment des autres combats.
C'était la honte d'attaquer des gens couchés. Je les voyais
roulés dans leurs manteaux, éclairés par une lanterne sourde,
et le cœur me battit violemment. Mais, tout à coup, au
moment d'agir, je craignis que ce ne fût une faiblesse qui
ressemblât à celle des lâches, j'eus peur d'avoir senti la peur
une fois, et, prenant mon sabre caché sous mon bras, j'entrai
le premier, brusquement, donnant l'exemple à mes grena-
diers. Je leur fis un geste qu'ils comprirent ; ils se jetèrent
d'abord sur les armes, puis sur les hommes, comme des loups
sur un troupeau. Oh ! ce fut une boucherie sourde et hor-
1 . C'est le capitaine Renaud qui lever aux Russes une grange qui est
fiiit ce lécit. Son colonel, pendant la ' la clef de Reims %
campagne de 1814, l'a chargé d'en-
'2U LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
rible ! la baïonnette perçait, la crosse assommait, le genou
étouffait, la main étranglait. Tous les cris à peine poussés
étaient éteints sous les pieds de nos soldats, et nulle tête ne se
soulevait sans recevoir le coup mortel. En entrant, j'avais
frappé au hasard un coup terrible, devant moi, sur quelque
chose de noir que j'avais traversé d'outre en outre : un vieux
officier, homme grand et fort, la tête chargée de cheveux
blancs, se leva comme un fantôme, jeta un cri affreux en
voyant ce que j'avais fait, me frappa à la figure d'un coup
d'épée violent, et tomba mort à l'instant sous les baïon-
nettes. Moi, je tombai assis à côté de lui, étourdi du coup
porté entre les yeux, et j'entendis sous moi la voix mourante
et tendre d'un enfant qui disait : papa...
Je compris alors mon œuvre, et j'y regardai avec un
empressement frénétique. Je vis un de ces officiers de qua-
torze ans, si nombreux dans les armées russes qui nous enva-
hirent à cette époque, et que l'on traînait à cette terrible
•école. Ses longs cheveux bouclés tombaient sur sa poitrine,
aussi blonds, aussi soyeux que ceux d'une femme, et sa tête
s'était penchée comme s'il n'eût fait que s'endormir une
seconde fois. Ses lèvres roses, épanouies comme celles d'un
nouveau-né, semblaient encore engraissées par le lait de la
nourrice, et ses grands yeux bleus entr'ouverts avaient une
beauté de forme candide, féminine et caressante. Je le sou-
levai sur un bras, et sa joue tomba sur ma joue ensanglantée,
comme s'il allait cacher sa tête entre le menton et l'épaule de
sa mère pour se réchauffer. Il semblait se blottir sous ma
poitrine pour fuir ses meurtriers. La tendresse filiale, la con-
fiance et le repos d'un sommeil délicieux reposaient sur sa
figure morte, et il paraissait me dire : dormons en paix.
Etait-ce là un ennemi ? m'écriai-je. — Et ce que Dieu a
mis de paternel dans les entrailles de tout homme s'émut et
tressaillit en moi ; je le serrais contre ma poitrine, lorsque je
sentis que j'appuyais sur moi la garde de mon sabre qui tra-
versait son cœur et qui avait tué cet ange endormi. Je voulus
pencher ma tête sur sa tête, mais mon sang le couvrit de
larges taches ; je sentis la blessure de mon front, et je me
souvins qu'elle m'avait été faite par son père. Je regardai
honteusement de côté, et je ne vis qu'un amas de corps que
ALFRED DE IHjXY 225
mes grenadiers tiraient par les pieds et jetaient dehors, ne
leur prenant que des cartouches. En ce moment, le colonel
entra suivi de la colonne, dont j'entendis le pas et les armes.
— Bravo ! mon cher, me dit-il, vous avez enlevé ça leste-
ment. Mais vous êtes blessé ?
— Regardez cela, dis-je ; quelle différence y a-t-il entre
moi et un assassin ?
— Eh ! sacredié, mon cher, que voulez- vous ? c'est le métier.
— C'est juste répondis-je, et je me levai pour aller repren-
dre mon commandement.
L'enfant retomba dans les plis de son manteau dont je
l'enveloppai, et sa petite main ornée de grosses bagues laissa
échapper une canne de jonc, qui tomba sur ma main comme
s'il me l'eût donnée. Je la pris, je résolus, quels que fussent
mes périls à venir, de n'avoir plus d'autre arme, et je n'eus
pas l'audace de retirer de sa poitrine mon sabre d'égorgeur.
{La Canne de jonc, Œuvres complètes, édition définitive ;
Ch. Delagrave, éditeur.)
LE XIXe SIÈCLE PAR LES TEXTE». — 15
MÉRIMÉE
MERGY CHEZ L'HOTELIER DU LION D'OR^
Le porteur d'arquebuse avait son arme haute et soufflait
sa mèche allumée. L'hôte, tout couvert de sang, car son nez
avait été violemment meurtri dans sa chute ^, se tenait
derrière ses amis, tel que Ménélas blessé derrière les rangs des
Grecs. Au lieu de Machaon ou de Podalire ^, sa femme, les
cheveux en désordre et sa coifife dénouée, lui essuyait la
figure avec une serviette sale.
Mergy prit son parti sans balancer. Il marcha droit à celui
qui tenait l'arquebuse et lui présenta la bouche de son pistolet
à la poitrine.
— Jette ta mèche ou tu es mort ! s'écria-t-il.
La mèche tomba à terre, et Mergy, appuyant sa botte sur
le bout de corde enflammé, l'éteignit. Aussitôt tous les confé-
dérés mirent bas les armes en même temps.
— Pour vous, dit Mergy, en s'adressant à l'hôte, la petite
correction que vous avez reçue de moi vous apprendra sans
doute à traiter les gens avec plus de politesse ; si je voulais,
je vous ferais retirer votre enseigne par le bailli du lieu ;
mais je ne suis pas méchant. Voyons, combien vous dois-je
pour mon écot 1
Maître Eustache, remarquant qu'il avait désarmé son
redoutable pistolet et qu'en parlant il le remettait à sa cein-
ture, reprit un peu courage, et, tout en s'essuyant, il mur-
mura tristement :
— Briser les plats, battre les gens, casser le nez aux bons
1. Bernard de Mergy, jeune gen- mais bientôt les gens de l'auberge,
tilhomme, a soupe, dans l'auberge maître Eustache à leur tête, vien-
du Lion d'Or, près d'Etampes, avec nent assiéger sa chambre. Pistolets
une troupe de reîtres. Le lendemain, en main, il leur fait dégringoler l'es-
au réveil il constate que les reîtres, calier, puis les poursuit jusque dans
plus matinaux, l'ont allégé de près- la cuisine.
que tout son argent ; et d'autre part 2. Il était tombé en descendant
maître Eustache, l'aubergiste, veut l'escalier à la hâte,
être dédommagé des dégâts commis 3. Fils d'Esculape, célèbres méde-
]a veille par le jeune homme et ses cins.
oreligionnaires. Mergy le repousse ;
MERIMEE '227
chrétiens, faire un vacarme d'enfer... je ne sais comment,
après cela, on peut dédommager un honnête homme.
— Voyons, reprit Mergy en souriant. Votre nez cassé, je
vous le paierai ce qu'il vaut selon moi. Pour vos plats brisés,
adressez-vous aux reîtres, c'est leur affaire. Reste à savoir
ce que je vous dois pour mon souper d'hier.
L'hôte regardait sa femme, ses marmitons et son voisin,
comme s'il eût voulu leur demander à la fois aide et pro-
tection.
— Les reîtres, les reîtres ! dit-il, voir de leur argent, ce
n'est pas chose aisée ; leur capitaine m'a donné trois livres,
et le cornette ^ un coup de pied.
Mergy prit un des écus d'or qui lui restaient.
— Allons, dit-il, séparons-nous bons amis.
Et il le jeta à maître Eustache qui, au lieu de tendre la
main, le laissa dédaigneusement tomber sur le plancher.
— Un écu ! s'écria-t-il, un écu pour cent bouteilles cassées ;
un écu pour ruiner une maison ; un écu pour battre les
gens !
— Un écu, rien qu'un écu ! reprit la femme sur un ton
aussi lamentable. Il vient ici des gentilshommes catholiques
qui parfois font un peu de tapage, mais au moins ils savent
le prix des choses.
Si Mergy avait été plus en fonds, il aurait sans doute sou-
tenu la réputation de libéralité de son parti.
— A la bonne heure, répondit-il sèchement, mais ces
gentilshommes catholiques n'ont pas été volés. Décidez- vous,
ajouta-t-il ; prenez cet écu, ou vous n'aurez rien. Et il fit
un pas comme pour le reprendre. L'hôtesse le ramassa sur-
le-champ.
— Allons ! qu'on m'amène mon cheval ; et toi, quitte cette
broche ^ et porte ma valise.
— Votre cheval, mon gentilhomme ! dit l'un des valets de
maître Eustache en faisant une grimace.
L'hôte, malgré son chagrin, releva la tête et ses yeux
brillèrent un instant d'une expression maligne.
1. Cornette. O.Tlîler de cavalerie mitons qui avaient pris des broches
qui portait l'éteadard. en guise d'armes.
2: Mergy s'adresse à un dss mar-
228 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
— Je vais vous l'amener moi-même, mon bon seigneur ;
je vais vous amener votre bon cheval.
Et il sortit, tenant toujours la serviette devant son nez.
Mergy le suivit. Quelle fut sa surprise quand, au lieu du beau
cheval alezan qui l'avait amené, il vit un petit cheval pie \
vieux, couronné, et défiguré encore par une large cicatrice
à la tête. Au lieu de sa selle de fin velours de Flandre, il
voyait une selle de cuir garnie de fer, telle enfin qu'en avaient
les soldats.
— Que signifie ceci ? où est mon cheval ?
— Que votre seigneurie prenne la peine d'aller le demander
à messieurs les reîtres protestants, répondit l'hôte avec une
feinte humilité ; ces dignes étrangers l'ont emmené avec eux :
il faut qu'ils se soient trompés à cause de la ressemblance.
— Beau cheval ! dit un des marmitons ; je parierais qu'il
n'a pas plus de vingt ans.
— On ne pourra nier que ce soit un cheval de bataille,
dit un autre ; voyez quel coup de sabre il a reçu sur le front.
— Quelle superbe robe ! ajouta un autre ; c'est comme la
robe d'un ministre, noir et blanc.
Mergy entra dans l'écurie, qu'il trouva vide.
— Et pourquoi avez-vous souffert qu'on emmenât mon
cheval ? s'écria-t-il avec fureur.
— Dame ! mon gentilhomme, dit celui des valets qui avait
soin de l'écurie, c'est le trompette qui l'a emmené, et il m'a
dit que c'était un troc arrangé entre vous deux.
La colère suffoquait Mergy et, dans son malheur, il ne
savait à qui s'en prendre.
— J'irai trouver le capitaine, murmura-t-il entre ses dents,
et il me fera justice du coquin qui m'a volé.
— Certainement, dit l'hôte, votre seigneurie fera bien, car
ce capitaine... comment s'appelait-il ?... il avait toujours la
mine d'un bien honnête homme.
Et Mergy avait déjà fait intérieurement la réflexion que le
capitaine avait favorisé, sinon commandé le vol...
— Attacherai-je la valise de votre seigneurie sur le cheval
de votre seigneurie ? demande le garçon d'écurie du ton le
plus respectueux et le plus désespérant.
1. Pie. A robe blanche tachée de noir.
MÉRIMÉE 229
Mergy comprit que, plus il resterait, plus il aurait à souffrir
des plaisanteries de cette canaille. La valise attachée, il
s'élança sur la mauvaise selle ; mais le ciieval, se sentant un
maître nouveau, conçut le désir malin d'éprouver ses connais-
sances dans l'art de l'équitation. Il ne tarda pas beaucoup à
s'apercevoir qu'il avait affaire à un excellent cavalier, moins
que jamais disposé à souffrir ses gentillesses ; aussi, après
quelques ruades bien payées par de grands coups d'éperons
fort pointus, il prit le sage parti d'obéir et de prendre un
grand trot de voyage. Mais il avait épuisé une partie de sa
vigueur dans sa lutte avec son cavalier, et il lui arriv^a ce qui
arrive toujours aux rosses en pareil cas; il tomba, comme l'on
dit, en manquant des quatre pieds. Notre héros se releva
aussitôt, légèrement moulu, mais encore plus furieux à cause
des huées qui s'élevèrent aussitôt contre lui. Il balança même
un instant s'il n'irait pas en tirer vengeance à grands coups
de plat d'épée ; cependant, par réflexion, il se contenta de
faire comme s'il n'entendait pas les injures qu'on lui adressait
de loin, et plus lentement il reprit le chemin d'Orléans,
poursuivi à distance par une bande d'enfants, dont les plus
âgés chantaient la chanson de Jehan Petaquin S tandis que
les plus petits criaient de toutes leurs forces : « Au huguenot I
au huguenot ! les fagots ^ ! »
Après avoir chevauché assez tristement pendant près
d'une demi-lieue, il réfléchit qu'il n'attraperait probable-
ment pas les reîtres ce jour-là, que son cheval était sans doute
vendu, qu'enfin il était plus que douteux que ces messieurs
consentissent à le lui rendre. Peu à peu il s'accoutuma à
l'idée que son cheval était perdu sans retour ; et comme, dans
cette supposition, il n'avait rien à faire sur la route d'Orléans,
il reprit celle de Paris, ou plutôt une traverse, pour éviter de
passer devant la malencontreuse auberge, témoin de ses
désastres. Insensiblement, et comme il s'était habitué de
bonne heure à chercher le bon côté de tous les événements
de cette vie, il considéra qu'il était fort heureux, à tout pren-
dre, d'en être quitte à si bon compte ; il aurait pu être entiè-
1. « Personnage ridicule d'une 2. Les^ fagots. Pour faire un bù-
chanson populaire ». (Note de Méri- cher,
niée.)
230 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
rement volé, peut-être assassiné, tandis qu'il lui restait
encore un écu d'or, à peu près toutes ses hardes, et un cheval
qui, pour être laid, pouvait cependant le porter.
Il arriva le soir à Paris, peu de temps avant la fermeture
des portes, et il se logea dans une hôtellerie de la rue Saint-
Jacques.
{La Chronique de Charles IX ; Calmann-Lévy, éditeur.)
VICTOR HUGO
CECI TUERA CELA '
... — A quoi croyez- vous donc ? s'écria le compère Tou-
rangeau.
L'archidiacre resta un moment indécis, puis il laissa échap-
per un sombre sourire qui semblait démentir sa réponse :
— Credo in Deum.
— Dominus nostrum, ajouta le compère Tourangeau avec
un signe de croix.
— Amen, dit Coictier. •
— Révérend maître, reprit le compère, je suis charmé dans
l'âme de vous voir en si bonne religion. Mais, grand savant
que vous êtes, l'êtes-vous donc à ce point de ne plus croire
à la science ?
— Non, dit l'archidiacre en saisissant le bras du compère
Tourangeau, et un éclair d'enthousiasme se ralluma dans sa
terne prunelle, non, je ne nie pas la science. Je n'ai pas rampé
si longtemps à plat ventre et les ongles dans la terre à travers
les innombrables embranchements de la caverne sans aper-
cevoir, au loin devant moi, au bout de l'obscure galerie, une
lumière, une flamme, quelque chose, le reflet sans doute de
l'éblouissant laboratoire central où les patients et les sages
ont surpris Dieu.
— Et enfin, interrompit le Tourangeau, quelle chose tenez-
vous vraie et certaine ?
— L'alchimie.
Coictier se récria. — Pardieu, dom - Claude, l'alchimie a sa
raison sans doute ; mais pourquoi blasphémer la médecine et
l'astrologie ?
— Néant, votre science de l'homme ! néant, votre science
du ciel ! dit l'archidiacre avec empire.
1. Louis XI, sous le nom du 2. Dom. Seigneur ; titre honori-
» compère Tourangeau •'. fait visite, tique qu'on donne à certains reli-
avec son médecin, Jacques Coictier, gieux.
à l'archidiacre Claude Frollo.
'232 LE A7AV SIÈCLE PAR LES TEXTES
— C'est mener grand train ^ Epidaurus ^ et la Chaldée ^,
répliqua le médecin en ricanant.
— Ecoutez, messire Jacques. Ceci est dit de bonne foi...
Quelle vérité avez-vous tirée, je ne dis pas de la médecine,
qui est chose par trop folle, mais de l'astrologie ?
— Nierez- vous, dit Coictier, la force sympathique de la cla-
vicule * et que la cabalistique ^ en dérive ?
— Erreur, messire Jacques ! aucune de vos formules n'abou-
tit à la réalité, tandis que l'alchimie a ses découvertes. Con-
testerez-vous des résultats comme ceux-ci ?
La glace enfermée sous terre pendant mille ans se trans-
forme en cristal de roche. Le plomb est l'aïeul de tous les
métaux. (Car l'or n'est pas un métal, l'or est la lumière.)
Il ne faut au plomb que quatre périodes de deux cents ans
chacune pour passer successivement de l'état de plomb à
l'état d'arsenic rouge, de l'arsenic rouge à l'étain, de l'étain
à l'argent. Sont-ce là des faits ? Mais croire à la clavicule
et aux étoiles, c'est aussi ridicule que de croire, avec les
habitants du Grand-Cathay ^ que le loriot se change en taupe
et les grains de blé en poissons du genre cyprin ^ !
— J'ai étudié l'hermétique *, s'écria Coictier, et j'affirme...
Le fougueux archidiacre ne le laissa pas achever. — Et moi,
j'ai étudié la médecine, l'astrologie et l'hermétique. Ici seu-
lement est la vérité (en parlant ainsi il avait pris sur le bahut
une fiole pleine de cette poudre dont nous avons parlé plus
haut), ici seulement est la lumière ! Hippocratès ^, c'est un
rêve; Urania ^•', c'est un rêve; Hermès ", c'est une pensée.
L'or, c'est le soleil ; faire de l'or, c'est être Dieu. Voilà l'uni-
que science.
J'ai sondé la médecine et l'astrologie, vous dis-je ! néant,
1. Mener grand train. Ne pas théosophie juive, qui comprend en
ménager. particulier l'art de commercer avec
2. Dans la ville d'Epidaure se les êtres surnaturels.;
trouvait le temple d'Esculape, oii les C. Ancien nom de la Chine,
malades accouraient de toute part 7. Autrement dit, le genre carpe,
et obtenaient souvent la guérison. 8. L'hermétique. Synonyme d'al-
3. C'est de la Chaldée qu'est ori- chimie ; on attribuait l'invention de
ginaire l'astronomie. l'alchimie à Hermès Trismégiste,
4. La clavicule. Un ouvrage de personnage légendaire de l'Egypte,
magie.attribué à Salomon, portait co 9. Considéré ici comme symboli-
titre, clavicule, au sens de petite clef. sant la médecine.
5. La cabalistique. Science de la 10. Muse de l'astronomie,
cabale ; la cabale est une sorte de 11. Cf. n. 8.
VICTOR HUGO 28a
néant. Le corps humain, ténèbres ; les astres, ténèbres !
Et il retomba sur son fauteuil dans une attitude puissante
et inspirée. Le compère Tourangeau l'observait en silence.
Coictier s'efforçait de ricaner, haussait imperceptiblement
les épaules, et répétait à voix basse : un fou !
— Et, dit tout à coup le Tourangeau, le but mirifique, l'avez-
vous touché ? avez- vous fait de l'or ?
— Si j'en avais fait, répondit l'archidiacre en articulant
lentement ses paroles comme un homme qui réfléchit, le roi
de France s'appellerait Claude et non Louis.
Le compère fronça le sourcil.
— Qu'est-ce que je dis là? reprit dom Claude avec un sourire
de dédain. Que me ferait le trône de France quand je pourrais
rebâtir l'empire d'Orient !
— A la bonne heure ! dit le compère.
— Oh ! le pauvre fou ! murmura Coictier.
L'archidiacre poursuivit, ne paraissant plus répondre qu'à
ses pensées :
— Mais non, je rampe encore ; je m'écorche la face et les
genoux aux cailloux de la voie souterraine. J'entrevois, je
ne contemple pas ! je ne lis pas, j'épèle !
Et, quand vous saurez lire, demanda le compère, ferez- vous
de l'or ?
— Qui en doute ? dit l'archidiacre.
— En ce cas, Notre-Dame* sait que j'ai grande nécessité
d'argent, et je voudrais bien apprendre à lire dans vos livres.
Dites- moi, révérend maître, votre science n'est-elle pas
ennemie ou déplaisante à Notre-Dame ?
A cette question du compère, dom Claude se contenta de
répondre avec une tranquille hauteur : — De qui suis-je
archidiacre ?
— Cela est vrai, mon maître. Eh bien, vous plairait-il
m'initier ? Faites-moi épeler avec vous.
Claude prit l'attitude majestueuse et pontificale d'un
Samuel 2.
— Vieillard, il faut de plus longues années qu'il ne vous
en reste pour entreprendre ce voyage à travers les choses
1. On sait le culte superstitieux 2. Prophète et dernier t juge »
que Louis XI lui avait voué. des Hébreux.
234 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
mystérieuses. Votre tête est bien grise ! On ne sort de la
caverne qu'avec des cheveux blancs, mais on n'y entre
qu'avec des cheveux noirs. La science sait bien toute seule
creuser, flétrir et dessécher les faces humaines; elle n'a pas
besoin que la vieillesse lui apporte des visages tout ridés.
Si cependant l'envie vous possède de vous mettre en disci-
pline ^ à votre âge et de déchiffrer l'alphabet redoutable des
sages, venez à moi, j'essayerai. Je ne vous dirai pas, à vous,
pauvre vieux, d'aller visiter les chambres sépulcrales des
pyramides dont parle l'ancien Hérodotus, ni la tour de
brique de Babylone, Nous nous contenterons des fragments
du livre d'Hermès ^ que nous avons ici. Je vous expliquerai
la statue de saint Christophe, le symbole du semeur, et celui
des deux anges qui sont au portail de la Sainte-Chapelle, et
dont l'un a sa main dans un vase et l'autre dans une nuée...
Ici, Jacques Coictier, que les répliques fougueuses de
l'archidiacre avaient désarçonné, se remit en selle, et l'inter-
rompit du ton triomphant d'un savant qui en redresse un
autre : — Efras, amice Claudi ^. Le symbole n'est pas le
nombre. Vous prenez Orpheus * pour Hermès.
— C'est vous qui errez, répliqua gravement l'archidiacre.
Dédalus ^, c'est le soubassement ; Orpheus c'est la muraille ;
Hermès, c'est l'édifice, c'est le tout. — Vous viendrez quand
vous voudrez, poursuivit-il en se tournant vers le Tourangeau,
je vous montrerai les parcelles d'or restées au fond du creuset
de Nicolas Flamel ®, Mais, avant tout, je vous ferai lire l'une
après l'autre les lettres de marbre de l'alphabet, les pages de
granit du livre. Nous irons du portail de l'évêque Guillaume
et de Saint-Jean le Rond à la Sainte-Chapelle, puis à la
maison de Nicolas Flamel, rue Marivault, à son tombeau,
qui est aux Saints-Innocents, à ses deux hôpitaux, rue de
Montmorency. Je vous ferai lire les hiéroglyphes dont sont
1. DiscipZjne. Apprentissage. 4. Considéré comme l'inventeur
2. On attribuait à Hermès (cf. du symbole.
p. 232, n. 8) plusieurs milliers de 5. Célèbre ingénieur grec des temps
livres sur toutes les sciences, et en fabuleux.
particulier sur l'alchimie. Les frag- 6. Richissime bourgeois, qui passa
ments qui restaient de ces livres fu- longtemps pour avoir découvert le
rent recueillis et traduits en latin moyen de faire de l'or. Il était mort
par Marsile Ficin, en 1471. en 1418.
3. « Tu te trompes, ami Claude ».
VICTOR HUGO 233
couverts les quatre gros chenets de fer du portail de l'hôpital
Saint-Gervais et de la rue de la Ferronnerie, Nous épèlerons
encore ensemble les façades de Saint-Côme, de Saint-Martin,
de Saint- Jacques-de-la- Boucherie...
Il y avait déjà longtemps que le Tourangeau, si intelligent
que fût son regard, paraissait ne plus comprendre dora
Claude. Il l'interrompit.
— Pasquedieu ! qu'est-ce que c'est donc que vos livres ?
— En voici un, dit l'archidiacre.
Et, ouvrant la fenêtre de la cellule, il désigna du doigt
l'immense église de Notre-Dame, qui, découpant sur un ciel
étoile la silhouette noire de ses deux tours, de ses côtes de
pierre et de sa croupe monstrueuse, semblait un énorme
sphinx à deux têtes assis au milieu de la ville.
L'archidiacre considéra quelque temps en silence le gigan-
tesque édifice, puis, étendant avec un soupir sa main droite
vers le livre imprimé qui était ouvert sur sa table et sa main
gauche vers Notre-Dame, et promenant un triste regard du
livre à l'église :
— Hélas ! dit-il, ceci tuera cela.
Coictier, qui s'était approché du livre avec empressement,
ne put s'empêcher de s'écrier : — Hé mais ! qu'y a-t-il donc
de si redoutable en ceci ? Ce n'est pas nouveau. C'est un
livre de Pierre Lombard \ le maître des Sentences "^ Est-ce
parce qu'il est imprimé ?
— Vous l'avez dit, répondit Claude, qui semblait absorbé
dans une profonde méditation et se tenait debout, appuyant
son index reployé sur l'in-folio sorti des presses fameuses de
Nuremberg. Puis il ajouta ces paroles mystérieuses : —
Hélas ! hélas ! les petites choses viennent à bout des grandes.
Le rat du Nil tue le ciocodile, l'espadon ^ tue la baleine, le
livre tuera l'édifice !
Le couvre-feu du cloître sonna au moment où le docteur
Jacques répétait tout bas à son compagnon son éternel
refrain : il est fou. A quoi le compagnon répondit cette fois :
— Je crois que oui.
1. Evêque de Paris, 1100-1160. 3. Poisson de mer à mfichoire
2. Pierre Lombard avait reçu ce supérieure prolongée en lame osseuse
-surnom. plate.
236 LE XI.X' SIECLE FAR LES TEXTES
C'était l'heure où aucun étranger ne pouvait rester dans
le cloître. Les deux visiteurs se retirèrent. — Maître, dit le
compère Tourangeau en prenant congé de l'archidiacre,
j'aime les savants et les grands esprits, et je vous tiens en
estime singulière. Venez demain au palais des Tournelles,
et demandez l'abbé de Saint-Martin de Tours.
L'archidiacre rentra chez lui stupéfait, comprenant enfin
quel personnage c'était que le compère Tourangeau ^
{Notre-Dame de Paris ; Hetzel, éditeur.)
LE POETE GRINGOIRE A LA COUR DES MIRACLES
A peine avait-il fait quelques pas dans la longue ruelle,
laquelle était en pente, non pavée, et de plus en plus boueuse
et inclinée, qu'il remarqua quelque chose d'assez singulier.
Elle n'était pas déserte ; çà et là, dans sa longueur, ram-
paient je ne sais quelles masses vagues et informes, se diri-
geant toutes vers la lueur qui vacillait au bout de la rue,
comme ces lourds insectes qui se traînent là nuit de brin
d'herbe en brin d'herbe vers un feu de pâtre.
Rien ne rend aventureux comme de ne pas sentir la place
de son gousset. Gringoire continua de s'avancer, et eut bien-
tôt rejoint celle de ces larves qui se traînait le plus pares-
seusement à la suite des autres. En s'en approchant, il vit
que ce n'était rien autre chose qu'un misérable cul-de-jatte
qui sautelait sur ses deux mains, comme un faucheux blessé
qui n'a plus que deux pattes. Au moment où il passa près de
cette espèce d'araignée à face humaine, elle éleva vers lui
une voix lamentable : — La huona mancia, signor ! la buona
manda " !
— Que le diable t'emporte, dit Gringoire, et moi avec, si je
sais ce que tu veux dire !
Et il passa outre.
Il rejoignit une autre de ces masses ambulantes, et l'exa-
mina. C'était un perclus, à la fois boiteux et manchot, et si
1. L'abbé de Saint-Martin de 2. C'est de l'italien. En français
Tours était le roi de France. la charité, messire, la charité !
VICTOR HUGO 237
manchot et si boiteux, que le système compliqué de béquilles
et de jambes de bois qui le soutenait lui donnait l'air d'un
échafaudage de maçons en marche. Gringoire qui aimait les
comparaisons nobles et classiques, le compara, dans sa
pensée, au trépied vivant de Vulcain '. Ce trépied vivant le
salua au passage, mais en arrêtant son chapeau à la hauteur
du menton de Gringoire, comme un plat à barbe, et en lui
criant aux oreilles : — Senor caballero, para comprar un
pedaso de pan - !
— Il paraît, dit Gringoire, que celui-là parle aussi ; mais
c'est une rude langue, et il est plus heureux que moi s'il la
comprend...
Il voulut doubler le pas, mais pour la troisième fois quelque
chose lui barra le chemin. Ce quelque chose ou plutôt ce quel-
qu'un, était un aveugle, un petit aveugle à face juive et
barbue, qui, ramant dans l'espace autour de lui avec un bâton,
et remorqué par un gros chien, lui nasilla avec un accent
hongrois : Facitote caritatem ^ !
— A la bonne heure, dit Pierre Gringoire, en voilà un enfin
qui parle un langage chrétien. Il faut que j'aie la mine bien
aumônière pour qu'on me demande ainsi la charité dans
l'état de maigreur où est ma bourse. — Mon ami (et il se
tournait vers l'aveugle), j'ai vendu la semaine passée ma
dernière chemise ; c'est-à-dire, puisque vous ne comprenez
que la langue de Cicero : Vendidi hebdomade nuper transita
îdtimam chemisam.
Cela dit, il tourna le dos à l'aveugle, et poursuivit son che-
min. Mais l'aveugle .««e mit à allonger le pas en même temps
que lui, et voilà que le perclus, voilà que le cul-dc-jatte sur-
vinrent de leur côté avec grande hâte et grand bruit d'é-
cuelles et de béquilles sur le pavé. Puis, tous trois, s'entre-
culbutant aux trousses du pauvre Gringoire, se mirent à lui
chanter leur chanson.
1. Cf. Iliade, chant XVIII. d'eux-mêmes à l'assemblée des dieux
Quand Th^tis arrive dans le palais et s'en retourner ».
de Vulcain pour lui demander de 2. C'est de l'espagnol. En fran-
fabriquer une nouvelle armure i\ çais : Seigneur cheintlier, fyour ache-
Achille, elle le trouve en train ter un morceau de pain !
d'achever vingt trépiids « assis sur 3. C'est du latin, ou du moins ce
des roues d'or, qui devaient aller sont des mots latins. Kn français :
/ai7es(-moi) /« charité !
238 LE XLXe SIECLE PAR LES TEXTES
— Cariiatem ! chantait l'aveugle.
— La biiona mancia ! chantait le cul-de- jatte.
Et le boiteux relevait la phrase musicale en répétant : Un
pedaso de pan !
Gringoire se boucha les oreilles. — 0 tour de Babel !
s'écria-t-il.
Il se mit à courir. li'aveugle courut. Le boiteux courut. Le
cul-de-jatte courut. Et puis, à mesure qu'il s'enfonçait dans
la rue, culs-de-jattes, aveugles, boiteux pullulaient autour
de lui ; et des manchots, et des borgnes, et des lépreux avec
leurs plaies, qui sortant des maisons, qui des petites rues
adjacentes, qui des soupiraux des caves, hurlant, beuglant,
glapissant, tous clopin-clopant, cahin-caha, se ruant vers la
lumière et vautrés dans la fange comme des limaces après la
pluie.
Gringoire, toujours suivi par ses trois persécuteurs, et ne
sachant trop ce que cela allait devenir, marchait effaré au
milieu des autres, tournant les boiteux, enjambant les culs-
de- jatte, les pieds empêtrés dans cette fourmilière d'éclopés,
comme ce capitaine anglais qui s'enlisa dans un troupeau
de crabes.
L'idée lui vint d'essayer de retourner sur ses pas. Mais il
était trop tard. Toute cette légion s'était refermée derrière
lui, et ses trois mendiants le tenaient. Il continua donc,
poussé à la fois par ce flot irrésistible, par la peur et par un
vertige qui lui faisait de tout cela une sorte de rêve horrible.
Enfin, il atteignit l'extrémité de la rue. Elle débouchait sur
une place immense, où mille lumières éparses vacillaient
dans le brouillard confus de la nuit. Gringoire s'y jeta, espé-
rant échapper par la vitesse de ses jambes aux trois spectres
infirmes qui s'étaient cramponnés à lui.
— Onde vas, hombre ^ ? cria le perclus jetant là ses béquilles
et courant après lui avec les deux meilleures jambes qui
eussent jamais tracé un pas géométrique ^ sur le pavé de
Paris.
Cependant le cul-de- jatte, debout sur ses pieds, coiffait
1. C'est de l'espagnol. En fran- mesure de terrain double du pas or-
çais : Où. vas-lu, homme ? dinaire.
2. Le pas géométrique est une
VICTOR HUGO 389
Oringoire de sa lourde jatte ' ferrée et l'aveugle le regardait
en face avec des yeux flamboyants.
— Où suis- je ? dit le poète terrifié.
— Dans la Cour des Miracles, répondit un quatrième
spectre qui les avait accostés.
— Sur mon âme, reprit Gringoire, je vois bien les aveugles
(jui regardent et les boiteux qui courent : mais où est le
Sauveur ?
Ils répondirent par un éclat de rire sinistre. Le pauvre
poète jeta les yeux autour de lui. Il était en effet dans cette
redoutable Cour des Miracles, où jamais honnête homme
n'avait pénétré à pareille heure ; cercle magique où les offi-
ciers du Châtelet ^ et les sergents de la prévôté qui s'y aven-
turaient disparaissaient en miettes : cité des voleurs, hideuse
verrue à la face de Paris, égout d'où s'échappait chaque
matin, et où revenait croupir chaque nuit ce ruisseau de
vices, de mendicité et de vagabondage, toujours débordé
dans les rues des capitales ; ruche monstrueuse où rentraient
le soir avec leur butin tous les frelons de l'ordre social ;
hôpital menteur où le bohémien, le moine défroqué, l'écolier
jierdu, les vauriens de toutes les nations, espagnols, italiens,
allemands, de toutes les religions, juifs, chrétiens, mahomé-
tans, idolâtres, couverts de plaies fardées, mendiant le jour,
se transfiguraient la nuit en brigands ; immense vestiaire, en
un mot, où s'habillaient et se désabillaient à cette époque
tous les acteurs de cette comédie éternelle que le vol, la pros-
titution et le meurtre jouent sur le pavé de Paris.
C'était une vaste place, irréguHère et mal pavée, comme
toutes les places de Paris alors. Des feux autour desquels
fourmillaient des groupes étranges y brillaient çà et là. Tout
oela allait, venait, criait. On entendait des rires aigus, des
vagissements d'enfants, des voix de femmes. Les mains, les
têtes de cette foule, noire sur le fond lumineux, y décou-
paient mille gestes bizarres. Par moments, sur le sol, où trem-
blait la clarté des feux, mêlée à de grandes ombres indéfinies,
on pouvait voir passer un chien qui ressemblait à un homme,
1. La jatte sur laquelle les culs-de- 2. .\ncien château, où se rendait
jatte, ainsi nommés pour cette rai- la justice,
son, appuient leur derrière.
240 LE XIXe SIÈCLE FAR LES TEXTES
un homme qui ressemblait à un chien. Les Hmites des races
et des espèces semblaient s'effacer dans cette cité comme
dans un pandémonium. Hommes, femmes, bêtes, âge, sexe^
santé, maladies, tout semblait être en commun parmi ce
peuple, tout allait ensemble, mêlé, confondu, superposé :
chacun y participait de tout.
Le rayonnement chancelant et pauvre des feux permettait
à Gringoire de distinguer, à travers son trouble, tout à l'en-
tour de l'immense place, un hideux encadrement de vieilles
maisons dont les faces vermoulues, ratatinées, rabougries,
percées chacune d'une ou deux lucarnes éclairées, lui sem-
blaient dans l'ombre d'énormes têtes de vieilles femmes,
rangées en cercle, monstrueuses et rechignées, qui regar-
daient le sabbat en clignant des yeux.
C'était comme un nouveau monde, inconnu, inouï, dif-
forme, reptile ^ fourmillant, fantastique. Gringoire, de plus
en plus effaré, pris par les trois mendiants comme par trois
tenailles, assourdi d'une foule d'autres visages qui mouton-
naient et aboyaient autour de lui, le malencontreux Grin-
goire tâchait de ralher ^ sa présence d'esprit pour se rap-
peler si l'on était à un samedi ^. Mais ses efforts étaient vains ;
le fil de sa mémoire et de sa pensée était rompu ; et, doutant
de tout, flottant de ce qu'il voyait à ce qu'il sentait, il se
posait cette insoluble question : — Si je suis, cela est-il ? Si
cela est, suis- je ?
{Notre-Dame de Paris ; Hetzel, éditeur.)
1. Reptile. Ce mot est originaire- 2. fJaZ/ier. Emploi rare en ce sens ;
ment adjectif mais ne s'emploie rassembler, recueillir, rappeler à soi.
guère plus comme tel. 3. Jour du sabbat.
ALEXANDRE DUMAS
L'ÉPAULE D'ATHOS ET LE BAUDRIER DE PORTHOS»
D'Artagnan, furieux, avait traversé l'antichambre en trois
bonds et s'élançait sur l'escalier, dont il comptait descendre
les degrés quatre à quatre, lorsque, emporté dans sa course,
il alla donner tête baissée dans un mousquetaire qui sortait
de chez M. de Tréville par une porte de dégagement, et, le
heurtant du front à l'épaule, lui fit pousser un cri ou plutôt
un hurlement -.
— Excusez-moi, dit d'Artagnan essayant de reprendre sa
course, excusez- moi, mais je suis pressé.
A peine avait-il descendu le premier escalier, qu'un poi-
gnet de fer le saisit par son écharpe et l'arrêta.
— Vous êtes pressé ! s'écria le mousquetaire, pâle comme
un linceul ; sous ce prétexte, vous me heurtez, vous dites :
« Excusez-moi, » et vous croyez que cela suffit ? Pas tout à
fait, mon jeune homme. Croyez-vous, parce que vous avez
entendu M. de Tréville nous parler un peu cavalièrement
aujourd'hui ^, que l'on peut nous traiter comme il nous parle ?
Détrompez- vous, compagnon ; vous n'êtes pas M. de Tré-
ville, vous.
— Ma foi, répliqua d'Artagnan, qui reconnut Athos, lequel,
après le pansement opéré par le docteur *, regagnait son
appartement ; ma foi, je ne l'ai pas fait exprès, et, ne l'ayant
pas fait exprès, j'ai dit : « Excusez-moi. » Il me semble donc
que c'est assez. Je vous répète cependant, et cette fois c'est
trop peut-être, parole d'honneur, je suis pressé, très pressé.
Lâchez-moi donc, je vous prie, et laissez-moi aller où j'ai
affaire.
1. D'Artagnan, jeune cadet de 2. Ce mousquetaire, Athos, s'est
Gascogne, nouvellement arrivé à tout récemment battu avec un
Paris, est sorti précipitamment de garde du Cardinal, qui l'a blessé,
chez son protecteur, >L de Tréville, 3. M. de Tréville a, devant d*.\r-
capitaine des mousquetaires, en aper- tagnan. reproché à ses mousque-
cevant par la fenêtre celui qui lui taires de s être laissé arrêter par
a volé des lettres de recommanda- les gardes de Richelieu,
tions dans une auberge de Meung. 4. Chez M. de Tréville.
LE XI\» SIÈCLE PAK I ES TEXTES. — 16
242 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
— Monsieur, dit Athos en le lâchant, vous n'êtes pas poli.
On voit que vous venez de loin.
D'Artagnan avait déjà enjambé trois ou quatre degrés,
mais à la remarque d' Athos il s'arrêta court.
— Morbleu, monsieur ! dit-il, de si loin que je vienne, ce
n'est pas vous qui me donnerez une leçon de belles manières,
je vous préviens.
— Peut-être, dit Athos.
— Ah ! si je n'étais pas si pressé, s'écria d'Artagnan, et
si je ne courais pas après quelqu'un...
— Monsieur l'homme pressé, vous me trouverez sans
courir, moi, entendez- vous ?
— Et où cela, s'il vous plaît ?
— Près des Carmes-Deschaux.
— A quelle heure ?
— Vers midi.
— Vers midi, c'est bien, j'y serai.
— Tâchez de ne pas me faire attendre, car à midi un quart
je vous couperai les oreilles à la course.
— Bon ! lui cria d'Artagnan ; on y sera à midi moins dix
minutes.
Et il se mit à courir comme si le diable l'emportait, espé-
rant retrouver encore son inconnu, que son pas tranquille
ne devait pas avoir conduit bien loin.
Mais à la porte de la rue causait Porthos ^ avec un soldat
aux gardes. Entre les deux causeurs il y avait juste l'espace
d'un homme. D'Artagnan crut que cet espace lui suffirait,
et il s'élança pour passer comme une flèche entre eux deux.
Mais d'Artagnan avait compté sans le vent. Comme il allait
passer, le vent s'engouffra dans le long manteau de Porthos,
et d'Artagnan vint donner droit dans le manteau. Sans
doute Porthos avait des raisons de ne pas abandonner cette
partie essentielle de son vêtement, car, au lieu de laisser
aller le pan qu'il tenait, il tira à lui, de sorte que d'Artagnan
s'enroula dans le velours par un mouvement de rotation
qu'explique la résistance de l'obstiné Porthos.
D'Artagnan, entendant jurer le mousquetaire, voulut
1. Autre mousquetaire.
AI.EXAMJKE DUMAS •J4'}
sortir de dessous le manteau qui l'aveuglait et chercha son
chemin dans le pli. Il redoutait surtout d'avoir porté atteinte
à la fraîcheur du magnifique baudrier que nous connaissons * ;
mais, en ouvrant timidement les yeux, il se trouva le nez
collé entre les deux épaules de Porthos, c'est-à-dire précisé-
ment sur le baudrier.
Hélas ! comme la plupart des choses de ce monde, qui
n'ont pour elles que l'apparence, le baudrier était d'or par
devant et de simple buffle par derrière. Porthos, en vrai glo-
rieux qu'il était, ne pouvant avoir un baudrier d'or tout
entier, en avait au moins la moitié...
— Vertubleu ! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se
débarrasser de d'Artagnan qui lui grouillait dans le dos,
vous êtes donc enragé de vous jeter comme cela sur les
gens !
— Excusez-moi, dit d'Artagnan reparaissant sous l'épaule
du géant, mais je suis très pressé, je cours après quelqu'un,
et...
— Est-ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez,
par hasard ? demanda Porthos.
— Non, répondit d'Artagnan piqué, non, et, grâce à mes
yeux, je vois même ce que ne voient pas les autres.
Porthos comprit ou ne comprit pas ^, toujours est-il que,
se laissant aller à sa colère :
— Monsieur, dit-il, vous vous ferez étriller, je vous
en préviens, si vous vous frottez ainsi aux mousque-
taires.
— Etriller, monsieur ! dit d'Artagnan, le mot est dur.
— C'est celui qui convient à un homme habitué à regarder
en face ses ennemis.
— Ah ! pardieu ! je sais bien que vous ne tournez pas le
dos aux vôtres, vous.
Et le jeune homme, enchanté de son espièglerie, s'éloigna
en riant à gorge déployée.
Porthos écuma de rage et fit un mouvement pour se pré-
cipiter sur d'Artagnan.
1. Porthos s'était vanté de l'avoir 2. Le géant Porthos a plus de
payé douze pistoles. vigueur corporelle que d'esprit.
244 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
— Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand vous n'au-
rez plus votre manteau.
— A une heure donc, derrière le Luxembourg.
— Très bien, à une heure, répondit d'Artagnan en tour-
nant l'angle de la rue.
{Les Trois Mousquetaires ; Calmarm-Lévy, éditeur.)
GEORGE SAND
UNE « TRAINE »
Ils suivaient l'un de ces petits chemins verts qu'on appelle,
en langage villageois *, traînes ; chemin si étroit, que l'étroite
voiture touchait de chaque côté les branches des arbres qui
le bordaient, et qu'Athénaïs put se cueillir un gros bouquet
d'aubépine en passant son bras, couvert d'un gant blanc, par
la lucarne latérale de la carriole. Rien ne saurait exprimer la
fraîcheur et la grâce de ces petites allées sinueuses qui s'en
vont serpentant capricieusement sous leurs perpétuels ber-
ceaux de feuillage, découvrant, à chaque détour, une nou-
velle profondeur toujours plus mystérieuse et plus verte.
Quand le soleil de midi embrase jusqu'à la tige l'herbe pro-
fonde et serrée des prairies, quand les insectes bruissent avec
force et que la caille glousse avec amour dans les sillons, la
fraîcheur et le silence semblent se réfugier dans les traînes.
Vous y pouvez marcher une heure sans entendre d'autre
bruit que le vol d'un merle effarouché à votre approche, ou
le saut d'une petite grenouille verte et brillante comme une
émeraude, qui dormait dans son hamac de joncs entrelacés.
Ce fossé lui-même renferme t-out un monde d'habitants,
toute une forêt de végétations ; son eau limpide court sans
bruit en s'épurant sur la glaise, et caresse mollement des bor-
dures de cresson, de baume et d'hépatique ; les fontinales,
les longues herbes appelées rubans d'eau, les mousses aqua-
tiques pendantes et chevelues, tremblent incessamment
dans ses petits remous silencigux ; la bergeronnette jaune y
trotta sur le sable d'un air à la fois espiègle et peureux ; la
clématite et le chèvrefeuille l'ombragent de berceaux où le
rossignol cache son nid.
Au printemps, ce ne sont que fleurs et parfums ; à l'au-
tomne, les prunelles violettes couvèrent ces rameaux qui,
en avril, blanchiront les premiers ; la cénelle rouge, dont les
1. DansleBerry.
24G LE XIX" SIECLE PAR LES TEXTES
grives sont friandes, remplace la fleur d'aubépine, et les
ronces, toutes chargées des flocons de laine qu'y ont laissés
les brebis en passant, s'empourprent de petites mûres sau-
vages d'une agréable saveur.
{Valeniine; Calmann-Lévy, éditeur.)
UNE VOIX QUI CHANTE DANS LA NUIT
A mesure que l'on avançait dans la vallée, la route deve-
nait plus étroite. Bientôt il fut impossible à Valentine de la
côtoyer parallèlement à la voiture. Elle se tint quelque
temps par derrière ; mais, comme les inégalités du terrain
forçaient souvent le cocher à retenir brusquement ses che-
vaux, celui de Valentine s'effarouchait chaque fois que la
voiture s'arrêtait presque sur son poitrail. Elle profita donc
d'un endroit où le fossé disparaissait pour passer devant, et
alors elle galopa beaucoup plus agréablement, n'étant
gênée par aucune appréhension, et laissant à son vigoureux
et noble cheval toute la liberté de ses mouvements.
Le temps était délicieux ; la lune, n'étant pas levée, laissait
encore le chemin enseveli sous ses obscurs ombrages ; de
temps en temps, un ver luisant chatoyait dans l'herbe, un
lézard rampait dans le buisson, un sphinx bourdonnait
sur une fleur humide. Une brise tiède s'était levée toute
chargée de l'odeur de vanille qui s'exhale des champs de
fèves en fleur...
... M"® de Raimbault \ légèrement emportée par son
cheval, qu'elle ne songeait point à ralentir, avait pris une
avance assez considérable sur la calèche. Lorsque la pensée
lui en vint, elle s'arrêta, et, ne pouvant rien distinguer dans
l'obscurité, elle se pencha pour écouter ; mais, soit que le
bruit des roues fût amorti par l'herbe longue et humide qui
croissait dans le chemin, soit que la respiration haute et
pressée de son cheval, impatient de cette pause, empêchât
un son lointain de parvenir jusqu'à elle, son oreille ne put
rien saisir dans le silence solennel de la nuit. Elle retourna
1. Valentine.
GEORGE SAXD Ul
aussitôt sur ses pas, jugeant qu'elle s'était fort éloignée, et
s'arrêta de nouveau pour écouter, après avoir fait un temps
de galop sans rencontrer personne.
Elle n'entendit encore cette fois que le chant du grillon
qui s'éveillait au lever de la lune, et les aboiements lointains
de quelques chiens.
Elle poussa de nouveau son cheval jusqu'à l'embranche-
ment de deux chemins qui formaient comme une fourche
devant elle. Elle essaya de reconnaître celui par lequel elle
était venue ; mais l'obscurité rendait toute observation impos-
sible. Le plus sage eût été d'attendre en cet endroit l'arrivée
de la calèche, qui ne pouvait manquer de s'y rendre par l'un
ou l'autre côté. Mais la peur commençait à troubler la raison
de la jeune fille ; rester en place dans cet état d'inquiétude
lui semblait la pire situation. Elle s'imagina que son cheval
aurait l'instinct de se diriger vers ceux de la voiture, et que
l'odorat le guiderait à défaut de mémoire. Le cheval, livré à
sa propre décision, prit à gauche. Après une course inutile
et de plus en plus incertaine, Valentine crut reconnaître un
gros arbre qu'elle avait remarqué dans la matinée. Cette
circonstance lui rendit un peu de courage ; elle sourit même de
sa poltronnerie et pressa le pas de son cheval.
Mais elle vit bientôt que le chemin descendait de plus en
plus rapidement vers le fond de la vallée.
Elle ne connaissait point le pays, qu'elle avait à peu près
abandonné depuis son enfance, et pourtant il lui sembla que,
dans la matinée, elle avait côtoyé la partie la plus élevée du
terrain. L'aspect du paysage avait changé ; la lune, qui
s'élevait lentement à l'horizon, jetait des lueurs transversales
dans les interstices des branches, et Valentine pouvait dis-
tinguer des objets qui ne l'avaient pas frappée précédemment.
Le chemin était plus large, plus découvert, plus défoncé par
les pieds des bestiaux et les roues des chariots ; de gros saules
ébranchés se dressaient aux deux côtés de la haie, et, dessi-
nant sur le ciel leurs mutilations bizarres, semblaient autant
de créatures hideuses prêtés à mouvoir leurs têtes mons-
trueuses et leurs corps privés de bras.
Tout à coup Valentine entendit un bruit sourd et prolongé
semblable au roulement d'une voiture. Elle quitta le che-
■2i8 LE A7A> SIÈCLE PAR LES TEXTES
min, et se dirigea, à travers un sentier, vers le lieu d'où
partait ce bruit, qui augmentait toujours, mais changeait de
nature. Si Valentine eût pu percer le dôme de pommiers en
fleur où se glissaient les rayons de la lune, elle eût vu la ligne
blanche et brillante de la rivière s'élançant dans une écluse
à quelque distance. Cependant la fraîcheur croissante de
l'atmosphère et une douce odeur de menthe lui révélèrent
le rivage de l'Indre. Elle jugea qu'elle s'était écartée consi-
dérablement de son chemin ; mais elle se décida à descendre
le cours de l'eau, espérant trouver bientôt un moulin ou une
chaumière où elle pût demander des renseignements. En
effet, elle s'arrêta devant une vieille grange isolée et sans
lumière, que les aboiements d'un chien enfermé dans le clos
lui firent supposer habitée.
Elle appela en vain, personne ne bougea. Elle fit approcher
son cheval de la porte et frappa avec le pommeau d'acier de
sa cravache. Un bêlement plaintif lui répondit : c'était une
bergerie. Et, dans ce pays-là, comme il n'y a ni loups ni
voleurs, il n'y a point non plus de bergers. Valentine con-
tinua son chemin.
Son cheval, comme s'il eût partagé le sentiment de décou-
ragement qui s'était emparé d'elle, se mit à marcher lente-
ment et avec négligence. De temps en temps, il heurtait son
sabot retentissant contre un caillou d'où jaillissait un éclair,
ou il allongeait sa bouche altérée vers les petites pousses
tendres des ormilles.
Tout à coup, dans ce silence, dans cette campagne déserte,
sur ces prairies qui n'avaient jamais ouï d'autre mélodie que
le pipeau de quelque enfant désœuvré ou la chanson rauque
et graveleuse d'un meunier attardé ; tout à coup, au mur-
mure de l'eau et aux soupirs de la brise, vint se joindre une
voix pure, suave, enchanteresse, une voix d'homme, jeune et
vibrante comme celle d'un hautbois. Elle chantait un air du
pays bien simple, bien lent, bien triste comme ils le sont tous.
Mais comme elle le chantait ! Certes, ce n'était pas un vil-
lageois qui savait ainsi poser et moduler les sons. Ce n'était
pas non plus un chanteur de profession qui s'abandonnait
ainsi à la pureté du rythme, sans ornement et sans système.
C'était quelqu'un qui sentait la musique et qui ne la savait
GEORGE SAXD 249
pas ; ou, s'il la savait, c'était le premier chanteur du monde,
car il paraissait ne pas la savoir, et sa mélodie, comme une
voix des éléments, s'élevait vers les cieux sans autre poésie
que celle du sentiment.
Si, dans une forêt vierge, loin des œuvres de l'art, loin des
quincpiets de l'orchestre et des réminiscences de Rossini,
parmi ces sapins alpestres où janiais le pied de l'homme n'a
laissé d'empreint€s,le8 créations idéales de Manfred ^ venaient
à se réveiller, c'est ainsi qu'elles chanteraient, pensa Valen-
tine.
Elle avait laissé tomber les rênes, son cheval broutait les
marges du sentier ; Valentine n'avait plus peur, elle était
sous le charme de ce chant mystérieux, et son émotion était
si douce, qu'elle ne songeait point à s'étonner de l'entendre
en ce lieu et à cette heure.
{Valentine: Calmann-Lévy, éditeur.)
M»' DE BLANCHEMONT INVITE LE MEUNIER AU CHATEAU •
— Je suis bien aise d'avoir eu l'occasion de vous obliger,
foi d'homme !
— En ce cas, vous me permettrez de vous recevoir à mon
tour quand vous viendrez à Blanchemont ?
— Ah ! cela, pardon ! mais je n'irai pas chez vous. J'irai
chez vos fermiers, comme j'y vas souvent, porter du blé ; et
je vous saluerai avec plaisir, voilà tout.
— Ah ! ah ! Monsieur Louis, vous ne voulez pas déjeuner
chez moi ?
— Oui et non. Je mange souvent chez vos fermiers ; mais,
si vous êtes là, ça sera changé. Vous êtes une dame noble,
suffit.
— Expliquez- vous, je ne comprends pas.
— Voyons, est-ce que nous n'avez pas conservé les usages
des anciens seigneurs ? N'enverriez- vous pas votre meunier
manger à la cuisine avec vos valets, et sans vous, bien sûr ?
Moi, ça ne me fâcherait pas de manger avec eux, puisque
1. Poème dramatique de Byron. BlanchemDat égarée dans la cam-
2. Le meunier Grand-Louis, ren- pagne. Ta conduite au moulin pour
contrant, la veille au soir. M"* de y passer la nuit.
^50 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
je l'ai bien fait aujourd'hui chez moi ; mais ça me paraîtrait
drôle de vous avoir fait asseoir chez moi, et de ne pouvoir pas
m'asseoir chez vous, au coin du feu, et votre chaise à côté de
la mienne. Voilà, je suis un peu fier. Je ne vous blâmerais
pas, chacun suit ses idées et ses usages ; c'est pourquoi je
n'ai pas besoin d'aller me soumettre à ceux des autres quand
je n'y suis pas forcé,
Marcelle fut très frappée du bon sens et de la sincère
hardiesse du meunier. Elle sentit qu'il lui donnait une leçon
et elle se réjouit d'avoir adopté des projets qui lui permet-
taient de le recevoir sans rougir.
— Monsieur Louis, lui dit-elle, vous vous trompez sur
mon compte. Ce n'est pas ma faute, si j'appartiens à la no-
blesse; mais il se trouve que, par bonheur ou par hasard, je ne
veux plus me conformer à ses usages. Si vous venez chez moi,
je n'oublierai pas que vous m'avez reçue comme votre égale,
que vous m'avez servie comme votre prochain, et, pour vous
prouver que je ne suis pas ingrate, je mettrai, s'il le faut, votre
couvert et celui de votre mère moi-même à ma table, comme
vous avez mis le mien à la vôtre.
— Vrai, vous feriez cela ? dit le meunier en regardant
Marcelle avec un mélange de surprise, de doute respectueux
et de sympathie familière. En ce cas, j'irai... ou plutôt non,
je n'irai pas ; car je vois bien que vous êtes une honnête
personne.
— Je ne comprends pas non plus à quel propos cette
réflexion.
— Ah ! dame ! si vous ne comprenez pas... je suis un peu
en peine de m'expliquer mieux.
— Allons, Louis, je crois que tu es fou, dit la vieille Marie S
qui tricotait d'un air grave en écoutant toute cette conver-
sation. Je ne sais pas où tu prends tout ce que tu dis à notre
dame. Excusez, Madame, ce garçon est un sans-souci qui a
toujours dit à tout le monde, petits et grands, tout ce qui
lui passait par la tête. Il ne faut pas que cela vous fâche. Au
fond, il a bon cœur, croj^ez-moi, et je vois bien à sa mine qu'il
se jetterait dans le feu pour vous à cette heure.
1. La mère du meunier.
GEORGE SAXD 251
— Dans le feu, pas sûr, dit le meunier en riant ; mais dans
l'eau, c'est mon élément. Vous voyez bien, mère, que Madame
est une femme d'esprit, et qu'on peut lui dire tout ce qu'on
pense. Je le dis bien à M. Bricolin, son fermier, qui est cer-
tainement plus à craindre qu'elle, ici !
— Dites donc, maître Louis, parlez ! je suis très-dispasée
à m'instruire. Pourquoi, parce que je suis une honnête
personne, ne viendiiez-vous pas chez moi ?
— Parce que nous aurions tort de nous familiariser avec
vous, et que vous auriez tort de nous traiter en égaux. Ça
vous attirerait des désagréments. Vos pareils vous blâme-
raient ; ils diraient que vous oubliez votre rang, et je sais que
cela passe pour très mal à leurs yeux. Et puis, la bonté que
vous auriez avec nous, il faudrait donc l'avoir avec tous les
autres, ou cela ferait des jaloux et nous attirerait des enne-
mis. Il faut que chacun suive sa route. On dit que le monde
est grandement changé depuis cinquante ans ; moi, je dis
qu'il n'y a rien de changé que nos idées à nous autres. Nous
ne voulons plus nous soumettre, et ma mère que voilà, et que
j'aime pourtant bien, la brave femme, voit autrement que
moi sur bien des choses. Mais les idées des riches et des nobles
sont ce qu'elles ont toujours été. Si vous ne les avez pas, ces
idées-là, si vous ne méprisez pas un peu les pauvres gens, si
vous leur faites autant d'honneur qu'à vos pareils, ce sera
peut-être tant pis pour vous. J'ai vu souvent votre mari,
défunt M. de Blanchemont, que quelques-uns appelaient
encore le seigneur de Blanchemont. Il venait tous les ans au
pays et restait deux ou trois jours. Il nous tutoyait. Si c'avait
été par amitié, passe ; mais c'était par mépris ; il fallait lui
parler debout et toujours chapeau bas. Moi, cela ne m'allait
guère. Un jour, il me rencontra dans le chemin et me com-
manda de tenir son cheval. Je fis la sourde oreille, il m'appela
butor, je le regardai de travers ; s'il n'avait pas été si faible,
si mince, je lui aurais dit deux mots. Mais c'aurait été lâche
de ma part, et je passai mon chemin en chantant. Si cet
homme-là était vivant et qu'il vous entendît me parler
comme vous faites, il ne pourrait pas être content. Tenez! rien
qu'à la figure de vos domestiques, j'ai bien vu aujourd'hui
qu'ils vous trouvaient trop sans façon avec nous autres et
252 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
même avec eux. Allons, Madame, c'est à vous de revenir
vous promener au moulin, et à nous, qui vous aimons, de ne
pas aller nous attabler au château.
— Pour le mot que vous venez de dire, je vous pardonne
tout le reste, et je me promets de vous convaincre, dit Mar-
celle en lui tendant la main avec une expression de visage
dont la noble chasteté commandait le respect, en même
temps que ses manières entraînaient l'affection. Le meunier
rougit en recevant cette main délicate dans sa main énorme,
et, pour la première fois, il devint timide devant Marcelle,
comme un enfant audacieux et bon dont l'orgueil est tout à
coup vaincu par l'émotion.
— Je vas vous servir de guide jusqu'à Blanchemont, dit-il
après un instant de silence embarrassé ; ce patachon de mal-
heur vous égarerait encore, quoiqu'il n'y ait pas loin.
— Eh bien ! j'accepte, dit Marcelle ; direz- vous encore
que je suis fière ?
— Je dirai, je dirai, s'écria le Grand-Louis en sortant
avec précipitation, que, si toutes les femmes riches étaient
comme vous...
On n'entendit pas la fin de la phrase.
{Le Meunier Cf Angihault ; Calmann-Lévy, éditeur.)
DANS l,A FORET'
— Ah çà, petite Marie, nous allons souper ensemble ! je
veux boire à ta santé et te souhaiter un bon mari... là,
comme tu le souhaiterais toi-même. Dis-moi un peu cela !
— J'en serais fort empêchée, Germain, car je n'y ai pas
encore songé.
— Comment? pas du tout? jamais? dit Germain, en com-
mençant à manger avec un appétit de laboureur, mais cou-
pant les meilleurs morceaux pour les offrir à sa compagne,
1. Germain, jeune laboureur, veut les surprend en pleine forêt ; il faut
se remarier. Il va rendre visite à une y passer la nuit. Marie s'occupe du
riche fermière dont on lui a parlé, petit Pierre, prépare le repas, veille
emmenant avec soi son fils et une à tout ; et elle se montre si avisée
jeune fills de seize ans, Marie, qui et si bonne, que Germain est déjà
doit se louer dans une ferme voisine. tenté de ne pas chercher une autre
Ayant perdu leur chemin, l'obscurité femme.
GEORGE SAXD J53
qui refusa obstinément et se contenta de quelques châ-
taignes.
Dis-moi donc, petite Marie, reprit-il, voyant qu'elle ne
songeait pas à lui répondre, tu n'as pas encore eu l'idée du
mariage ? tu es en âge pourtant !
— Peut-être, dit-elle, mais je suis trop pauvre. Il faut au
moins cent écus pour entrer en ménage, et je dois travailler
cinq ou six ans pour les ramasser.
— Pauvre fille ! je voudrais que le père Maurice * voulût
bien me donner cent écus pour t'en faire cadeau.
— Grand merci, Germain. Eh bien ! qu'est-ce qu'on
dirait de moi ?
— Que veux-tu qu'on dise ? on sait bien que je suis vieux -
et que je ne peux pas t'épouser. Alors on ne supposerait pas
que... que tu...
— Dites donc, laboureur ! voilà votre enfant qui se
réveille, dit la petite Marie.
Petit-Pierre s'était soulevé et regardait autour de lui d'un
air tout pensif.
— Ali ! il n'en fait jamais d'autres, quand il entend
manger, celui-là ! dit Germain. Le bruit du canon ne le réveil-
lerait pas ; mais, quand on remue les mâchoires auprès de
lui, il ouvre les yeux tout de suite.
— Vous avez dû être comme ça à son âge, dit la petite
Marie avec un sourire malin. Allons, mon Petit-Pierre, tu
cherches ton ciel de lit ? Il est fait de verdure, ce soir, mon
enfant ; mais ton père n'en soupe pas nioins. Veux-tu souper
avec lui ? Je n'ai pas mangé ta part ; je me doutais bien que
tu la réclamerais !
— Marie, je veux que tu manges, s'écria le laboureur, je
ne mangerai plus. Je suis un vorace, un grossier ; toi, tu te
prives pour nous, ce n'est pas juste, j'en ai honte. Tiens, ça
m'ôte la faim ; je ne veux pas que mon fils soupe, si tu ne
soupes pas.
— Laissez-nous tranquilles, répondit la petite Marie,
vous n'avez pas la clé de nos appétits. Le mien est fermé
aujourd'hui, mais celui de votre Pierre est ouvert comme
1. Beau-père de Germain. 2. Germain approche de la tren-
taine.
254 LE A7A'« SIÈCLE PAR LES TEXTES
celui d'un petit loup. Tenez, voyez comme il s'y prend ! Oh î
ce sera un rude laboureur !
En effet, Petit- Pierre montra bientôt de qui il était le fils,
et, à peine éveillé, ne comprenant ni où il était, ni comment
il y était venu, il se mit à dévorer. Puis, quand il n'eut plus
faim, se trouvant excité comme il arrive aux enfants qui
rompent leurs habitudes, il eut plus d'esprit, plus de curiosité
et plus de raisonnement qu'à l'ordinaire. Il se fit expliquer
oii il était, et quand il sut que c'était au milieu d'un bois, il
eut un peu peur.
— Y a-t-il des méchantes bêtes dans ce bois ? demanda-
t-il à son père.
— Non, fit le père, il n'y en a point. Ne crains rien.
— Tu as donc menti quand tu m'as dit que, si j'allais avec
toi dans les grands bois, les loups m'emporteraient ?
— Voyez-vous ce raisonneur ? dit Germain embarrassé.
— Il a raison, reprit la petite Marie, vous lui avez dit
cela ; il a bonne mémoire, il s'en souvient. Mais apprends,
mon Petit-Pierre, que ton père ne ment jamais. Nous avons
passé les grands bois pendant que tu dormais, et nous
sommes à présent dans les petits bois, où il n'y a pas de
méchantes bêtes.
— Les petits bois sont-ils bien loin des grands ?
— Assez loin ; d'ailleurs les loups ne sortent pas des
grands bois. Et puis, s'il en venait par ici, ton père les tuerait.
— Et toi aussi, petite Marie ?
— Et nous aussi, car tu nous aiderais bien, mon Pierre ?
Tu n'as pas peur, toi ? Tu taperais bien dessus !
— Oui, oui, dit l'enfant enorgueilli, en prenant une pose
héroïque, nous les tuerions !
— Il n'y a personne comme toi pour parler aux enfants,
dit Germain à la petite Marie, et pour leur faire entendre
raison. Il est vrai qu'il n'y a pas longtemps que tu étais toi-
même un petit enfant, et tu te souviens de ce que te disait
ta mère. Je crois bien que, plus on est jeune, mieux on s'en-
tend avec ceux qui le sont. J'ai grand'peur qu'une femme de
trente ans qui ne sait pas encore ce que c'est d'être mère ^,
1. C'est à la fermière chez laquelle il va se présenter que Germain fait
ici allusion.
GEORGE SAXD 25&
n'apprenne avec peine à babiller et à raisonner avec des
marmots.
— Pourquoi donc pas, Germain ? Je ne sais pas pour-
quoi vous avez une mauvaise idée touchant cette femme ;
vous en reviendrez !
— Au diable la femme ! dit Germain. Je voudrais en être
revenu pour n'y plus retourner. Qu'ai-je besoin d'une femme
que je ne connais pas ?
— Mon petit père, dit l'enfant, pourquoi donc est-ce que
tu parles toujours de ta femme aujourd'liui ? Puisqu'elle est
morte ?,..
— Hélas ! tu ne l'as donc pas oubliée, toi, ta pauvre
chère mère ?
— Non, puisque je l'ai vu mettre dans une belle boîte de
bois blanc, et que ma grand' mère m'a conduit auprès pour
l'embrasser et lui dire adieu !... Elle était toute blanche et
toute froide, et tous les soirs ma tante me fait prier le bon
Dieu pour qu'elle aille se réchauffer avec lui dans le ciel.
Crois-tu qu'elle y soit à présent ?
— Je l'espère, mon enfant ; mais il faut toujours prier,
ça fait voir à ta mère que tu l'aimes.
— Je vas dire ma prière, reprit l'enfant, je n'ai pas pensé
à la dire ce soir. Mais je ne peux pas la dire tout seul ; j'en
oublie toujours un peu. Il faut que la petite Marie m'aide.
— Oui, mon Pierre, je vas t'aider, dit la jeune fille. Viens
là, te mettre à genoux sur moi.
L'enfant s'agenouilla sur la jupe de la jeune fille, joignit
ses petites mains, et se mit à réciter sa prière, d'abord avec
attention et ferveur, car il savait très bien le commence-
ment, puis avec plus de lenteur et d'hésitation, et enfin
répétant mot à mot ce que lui dictait la petite Marie, lorsqu'il
arriva à cet endroit de son oraison, où, le sommeil le gagnant
chaque soir, il n'avait jamais pu l'apprendre jusqu'au bout.
Cette fois encore le travail de l'attention et la monotonie
de son propre accent produisirent leur effet accoutumé ; il
ne prononça plus qu'avec effort les dernières syllabes, et
encore après se les être fait répéter trois fois ; sa tête s'appe-
santit et se pencha sur la poitrine de Marie ; ses mains se
détendirent, se séparèrent et retombèrent ouvertes sur ses
256 LE A7.Y« SIÈCLE PAR LES TEXTES
genoux. A la lueur du feu de bivouac, Germain regarda son
petit ange assoupi sur le cœur de la jeune fille, qui, le sou-
tenant dans ses bras et réchauffant ses cheveux blonds de sa
pure haleine, s'était laissé aller aussi à une rêverie pieuse, et
priait mentalement pour l'âme de Catherine ^.
Germain fut attendri, chercha ce qu'il pourrait dire à la
petite Marie pour lui exprimer ce qu'elle lui inspirait d'es-
time et de reconnaissance, mais ne trouva rien qui pût rendre
sa pensée. Il s'approcha d'elle pour embrasser son fils qu'elle
tenait toujours pressé contre son sein et il eut peine à déta-
cher ses lèvres du front de Petit-Pierre.
— Vous l'embrassez trop fort, lui dit Marie en repoussant
doucement la tête du laboureur, vous allez le réveiller.
Laissez-moi le recoucher, puisque le voilà reparti pour les
rêves du paradis.
L'enfant se laissa coucher; mais, en s'étendant sur la peau
de chèvre du bât, il demanda s'il était sur la Grise '^. Puis,
ouvrant ses grands yeux bleus, et les tenant fixés vers les
branches pendant une minute, il parut rêver tout éveillé, ou
être frappé d'une idée qui avait glissé dans son esprit durant
le jour, et qui s'y formulait à l'approche du sommeil. « Mon
petit père, dit-il, si tu veux me donner une autre mère, je
veux que ce soit la petite Marie. »
Et, sans attendre de réponse, il ferma les yeux et s'en-
dormit.
{La Mare au Diable; Calmann-Lévy, éditeur.)
CAROLINE DE SAINT-GENEIX CHEZ SA NOURRICE »
Au point du jour. Mademoiselle de Saint-Geneix fut
réveillée * par les poules qui gloussaient et grattaient autour
1 . La mère du petit Pierre. nourrice, qui habite un petit vil-
2. La jument de Germain. lage du Velay.
3. Caroline de Saint-Geneix, ai- 4. Arrivée un peu avant l'aube,
mée par Urbain de Villemer, chez M"« de Saint-Geneix a dormi quel-
la mère duquel elle est demoiselle ques instants sous l'auvent de la
de compagnie , et sachant que première maison venue ; elle ne con-
Mme de Villemer ne consentirait naît pas celle de sa nourrice, et
point à leur mariage, vient chercher « veut s'y glisser sans faire événe-
un refuge dans la maison de sa vieille ment et s'entendre avec la famille
pour n'être pas nommée ».
GEORGE SAXD 237
d'elle. Elle se leva et se mit à marcher, regardant s'ouvrir
une à une les jjortes des maisons, et se disant avec raison que,
dans un hameau si jxîtit et si entassé dans le rocher, elle ne
])ouvait errer longtemps sans reconnaître la figure qu'elle
cherchait.
Mais ici un embarras se présenta. Etait-elle sûre de recon-
naître cette nourrice qu'elle n'avait pas revue depuis l'âge de
dix ans i Elle avait sa voix et son accent bien plus présents
à la mémoire que sa figure. Elle monta et redescendit jusqu'à
la dernière maison, au revers du rocher, et là elle vit
écrit sur la porte : Peyraque Lanion '. Un fer de cheval
cloué sur l'écriteau indiquait la profession de maréchal
ferrant.
Justine était levée la première selon la coutume, tandis
que les rideaux fermés d'un lit d'indienne abritaient le dernier
somme de M. Peyraque. La pièce principale de ce rez-de-
chaussée annonçait le confort d'un ménage aisé, et l'indice
de ce bien-être consistait particulièrement dans la garniture
du plafond treillage de lattes sur lesquelles reposaient de
monumentales provisions de légumes et diverses denrées
agricoles ; mais une propreté rigide, exception rare aux
habitudes du pays, en retranchait tout ce qui pouvait cho-
quer l'odorat ou la vue.
Justine allumait son feu et s'apprêtait à faire la soupe, que
son mari devait trouver fumante à son réveil, lorsqu'elle vit
entrer M"® de Saint-Geneix avec son capuchon relevé et
portant son paquet. Elle jeta sur cette étrangère un regard
distrait en lui disant :
— Qu'est-ce que vous vendez ?
Caroline, qui entendait ronfler Peyraque derrière sa cour-
tine, mit un doigt sur ses lèvres et rejeta son capuchon sur
ses épaules. Justine resta immobile un instant, contint un
cri de joie et ouvrit ses bras replets avec transport. Elle avait
reconnu son enfant. — Venez ! venez ! dit-elle en la condui-
sant vers un petit escalier en casse-cou qui donnait au fond
de la salle, votre chambre est prête ! il y a un an qu'on vous
espère tous les jours ! — Et elle cria à son mari : — Lève-toi,
1. Lanton est le nom de Justine, la nourrice et Peyraque le nom de
son mari.
LK XIX< SIÈCLE PAR LES TEXTES. — i'
?58 LE A7A'« SIÈCLE PAR LES TEXTES
Peyraque, tout de suite, et ferme la porte. Il y a du nouveau,
oh ! mais du bon !
La petite chambre, blanchie à la chaux et rustiquement
meublée, était, comme le rez-de-chaussée, d'une propreté
irréprochable. La vue était magnifique ; des arbres fruitiers
en fleurs montaient jusqu'au niveau de la fenêtre. — C'est
un paradis ! dit Caroline à la bonne femme. Il n'y manque
qu'un peu de feu, que tu vas me faire. J'ai froid et faim, mais
je suis heureuse de te voir et d'être chez toi. J'ai à te parler
avant tout. Je ne veux pas être connue ici pour ce que je
suis. Mes raisons sont bonnes ; tu les sauras et tu les approu-
veras. Commençons par convenir de nos faits : tu as demeuré
à Brioude ?
— Oui, j'y étais servante avant mon mariage.
— Brioude est loin d'ici. Y a-t-il quelqu'un de ce pays à
Lantriac ^ ?
— Personne, et il n'y vient jamais d'étrangers. Ce n'est
qu'une route pour les chars à bœufs.
— J'ai bien vu cela. Alors tu me fais passer pour une
personne que tu as connue à Brioude ?
— Très bien ; la fille de mon ancienne maîtresse ?
— Non, je ne suis pas une demoiselle.
— Oh ! ce n'était pas une demoiselle ; c'était une petite
marchande.
— C'est cela ; mais il me faut un état.
— Tiens ! c'est facile. Colporteuse de mercerie, comme
était celle dont je vous parle.
— Mais il faudra donc vendre quelque chose ?
— Je me charge de ça. D'ailleurs votre tournée sera
censée faite, et je vous aurai retenue chez moi par amitié ;
car vous allez rester.
— Un mois tout au moins.
— Il faut rester toujours. On vous trouvera de l'occupa-
tion, allez ! Ah çà ! vous vous appelez ?
— La Charlette ; tu m'appelais ainsi quand j'étais petite.
Cela ne te coûtera pas. Je suis censée veuve, et tu me tutoies.
— Comme autrefois. Bon, c'est convenu ; mais comment
seras-tu habillée, ma Charlette ?
1. Le village où habite Justine.
GEORGE SAXD 259
— Comme je suis, tu vois que ce n'est pas luxueux.
— Ce n'est pas bien cossu, et cela peut passer ; mais ces
beaux cheveux blonds, ça tirera l'œil, et un chapeau de ville
étonnera beaucoup.
— J'y ai bien pensé ; aussi ai-je acheté à Brioude la
coiffure du pays. Je l'ai là dans mon sac de voyage, et je vais
m'arranger tout de suite en cas de surprise.
— Alors je vais vite faire ton déjeuner. Tu mangeras bien
avec Peyraque ?
— Et avec toi, j'espère. Demain je compte t'aider au
ménage et à la cuisine.
— Oh ! tu feras semblant ! je n'ai pas envie que tu gâtes
ces petites mains dont j'ai eu tant de soin.
Allons, je vais voir si Peyraque est levé et l'avertir de tout
ce qui est convenu, après quoi tu nous diras pourquoi tout
ce mystère.
Tout en parlant Justine avait allumé le bois déjà placé
dans la cheminée. Elle avait rempli les vases d'une belle eau
froide qui, suintant du rocher, entrait par un goulet de terre
cuite dans la toilette de la petite chambre, et plus bas dans
le lavoir de la cuisine.
C'était une invention de Peyraque, qui se vantait d'avoir
des idées.
Une demi-heure après, Caroline, dont le simple vêtement
n'indiquait aucune classe particulière, releva ses beaux
cheveux sous le petit chapeau brioudais, moins étriqué et
plus joli que le couvercle de marmite, également en feutre
noir cerclé de velours, dont se coiffent les Velaisiennes. Elle
eut beau faire, elle était encore charmante malgré la fatigue
qui éteignait un peu ses grands yeux vert de mer, autrefois
si vantés par la marquise.
La soupe au riz et aux pommes de terre fut vite servie
dans une petite pièce où Peyraque faisait, à ses moments
perdus, un peu de menuiserie. Le bonhomme ne trouvait pas
la réception convenable et voulait balayer les copeaux. —
Au contraire, lui dit sa femme en étendant les rubans et la
sciure de bois sur le carreau, tu n'y entends rien ! Elle trou-
vera que c'est un joli tapis. Oh ! tu ne la connais pas, toi ! >
C'est la fille au bon Dieu, celle-là !
260 LE À7Z« SIÈCLE PAR LES TEXTES
Caroline fit connaissance avec Peyraque en l'embrassant.
C'était un homme d'une soixantaine d'années, encore des
plus robustes, maigre, de taille moyenne et laid comme la
plupart des montagnards de cette région ; mais sa figure
austère et même dure avait un cachet de probité qui se révé-
lait à première vue. Son rare sourire était extraordinaire-
ment bon. On y sentait un fond d'affection et de sincérité
qui, pour ne pas se prodiguer en démonstrations, n'en offrait
que plus de garanties.
Justine aussi avait les traits rigides et la parole brusque.
C'était un mâle et généreux caractère.
Ardente catholique, elle respectait le silence de son mari,
protestant de race, converti en apparence, mais libre penseur
s'il en fut. Caroline savait ces détails et voyait avec atten-
drissement le respect délicat que cette femme exaltée savait
porter dans son amour pour son mari. Il faut rappeler ici
que M^^^ de Saint-Geneix, fille d'un homme très faible et sœur
d'une femme sans énergie, devait le grand courage dont elle
était pourvue au sang de sa mère d'abord, qui était d'origine
cévenole, et ensuite aux premières notions de la vie que
Justine lui avait données. Elle le sentit très clairement en se
trouvant assise entre ces vieux époux dont la précision de
langage et d'idées ne lui causait ni crainte ni étonnement.
Il lui semblait que le lait de la montagnarde avait passé en
elle jusqu'aux os, et qu'elle se retrouvait là comme avec des
types déjà connus dans quelque antérieure existence.
— Mes amis, leur dit-elle lorsque Justine lui apporta la
crème du dessert,pendant que Peyraque arrosait sa soupe d'un
bol de vin chaud, bientôt suivi d'un bol de café noir, je vous
ai promis de vous dire mon histoire, et la voici en deux mots :
Un des fils de ma vieille dame a eu l'idée de m'épouser.
— Ah ! pardi ! ça devait être ! dit Justine.
— Tu as raison, parce que nos caractères et nos idées se
ressemblaient. Tout le monde aurait dû prévoir cela, et moi
la première.
— Et la mère aussi ! dit Peyraque.
— Eh bien ! personne ne s'est méfié, et le fils a beaucoup
étonné et beaucoup fâché la mère quand il lui a dit qu'il
m'aimait.
CfEORGE SAXD 2*51
— Et VOUS ? dit Justine.
— Moi, il ne m'avait jamais dit cela, et, comme je savais
que je n'étais ni assez noble ni assez riche pour lui, je ne lui
aurais jamais permis d'y penser.
— Ça, c'est bien ! reprit Peyraque.
— Et c'est vrai ! ajouta Justine.
— Donc j'ai vu que je ne pouvais rester un jour de plus,
et, dès les premières paroles fâchées de la mère, je suis partie
sans revoir le fils ; mais le fils aurait couru après moi, si
j'avais été demeurer chez ma sœur. La marquise voulait me
faire rester un peu pour m'expliquer avec lui, pour lui dire
que je ne l'aimais pas...
— C'est peut-être cela qu'il aurait fallu faire ! dit Peyraque.
Caroline fut frappée de l'austère logique du paysan.
— Oui sans doute, pensa-t-elle, c'est jusque-là qu'il
aurait fallu pousser le courage.
Et, comme elle gardait le silence, la nourrice, éclairée par
la pénétration du cœur, dit à son mari brusquement : — •
Attends donc, toi ! Comme tu y vas ! Sais-tu si elle ne l'ai-
mait pas, cette pauvre enfant ?
— Ah ! cela, c'est différent, reprit Peyraque, inclinant sa
tête sérieuse et pensive qu'ennoblit un sentiment de pitié
délicate.
Caroline se sentit remuée jusqu'au fond de l'âme par la
droiture de cette amitié naïve qui d'un mot touchait le vif de
sa blessure. Ce qu'elle n'avait pas senti la force et la confiance
de dire à sa sœur, elle éprouva le besoin de ne pas le cacher
à ce* cœurs profondément vrais qui lisaient dans le sien. —
Eh bien ! mes amis, vous avez raison, dit-elle en leur prenant
les mains ; je n'aurais peut-être pas eu la force de mentir,
puisque, malgré moi,... je l'aime !
A peine eut-elle prononcé ce mot, qu'elle fut saisie d'effroi
et regarda autour d'elle comme si Urbain eût pu être là pour
l'entendre, et puis elle fondit en larmes à la pensée qu'il ne
l'entendrait jamais.
— Courage, ma fille, Dieu vous aidera ! dit Peyraque en
se levant.
{Le Marquis de Villemer : Calmann-Lévy, éditeur.)
262 LE XlX<r SIÈCLE PAR LES TEXTES
IDÉALISME ET RÉALISME
Je n'avais pas la moindre théorie quand je commençai à
écrire, et je ne crois pas en avoir jamais eu quand une envie
de roman m'a mis la plume à la main. Cela n'empêche pas que
mes instincts ne m'aient fait, à mon insu, la théorie que je
vais établir, que j'ai généralement suivie sans m'en rendre
compte et qui, à l'heure où j'écris, est encore en discussion.
Selon cette théorie, le roman serait une œuvre de poésie
autant que d'analyse. Il y faudrait des situations vraies et
des caractères vrais, réels même, se groupant autour d'un
type destiné à résumer le sentiment ou l'idée principale du
livre. Ce type représente généralement la passion de l'amour,
puisque presque tous les romans sont des histoires d'amour.
Selon la théorie annoncée (et c'est là qu'elle commence), il
faut idéaliser cet amour, ce type, par conséquent, et ne pas
craindre de lui donner toutes les puissances dont on a l'aspi-
ration en soi-même, ou toutes les douleurs dont on a vu ou
senti la blessure. Mais, en aucun cas, il ne faut l'avilir dans
le hasard des événements ; il faut qu'il meure ou triomphe,
et on ne doit pas craindre de lui donner une importance
exceptionnelle dans la vie, des forces au-dessus du vulgaire,
des charmes ou des souffrances qui dépassent tout à fait
l'habitude des choses humaines, et même un peu le vraisem-
blable admis par la plupart des intelligences.
En résumé, idéalisation du sentiment qui fait le sujet, en
laissant à l'art du conteur le soin de placer ce sujet dans des
conditions et dans un cadre de réalité assez sensible pour le
faire ressortir si, toutefois, c'est bien un roman qu'il veut
faire.
Cette théorie est-elle vraie ? Je crois que oui ; mais elle
n'est pas, elle ne doit pas être absolue. Balzac, avec le temps,
m'a fait comprendre, par la variété et la force de ses concep-
tions, que l'on pouvait sacrifier l'idéalisation du sujet à la
vérité de la peinture, à la critique de la société et de l'huma-
nité même.
Balzac résumait complètement ceci quand il me disait
dans la suite :
GEORGE SAKD 263
— Vous cherchez l'homme tel qu'il devrait être, moi, je le
prends tel qu'il est. Croyez-moi, nous avons raison tous deux
Ces deux chemins conduisent au même but. J'aime aussi
les êtres exceptionnels ; j'en suis un. Il m'en faut d'ailleurs
pour faire resssortir mes êtres vulgaires, et je ne les sacrifie
jamais sans nécessité. Mais ces êtres vulgaires m'intéressent
plus qu'ils ne vous intéressent. Je les grandis, je les idéalise,
en sens inverse, dans leur laideur ou leur bêtise. Je donne à
leurs difformités des proportions effrayantes ou grotesques.
Vous, vous ne sauriez pas ; vous faites bien de ne pas vouloir
regarder des êtres et des choses qui vous donneraient le
cauchemar. Idéalisez dans le joli et dans le beau, c'est un
ouvrage de femme.
Balzac, esprit vaste, non pas infini et sans défauts, mais
le plus étendu et le plus pourvu de qualités diverses qui dans
le roman se soit produit de notre temps, Balzac, maître
sans égal dans l'art de peindre la société moderne et l'huma-
nité actuelle, avait mille fois raison de ne pas admettre un
système absolu.
{Histoire de ma vie : Calmann-Lévy, éditeur.)
STENDHAL
JUL[EN SE DEMANDE SI MATHILDE SE MOQUE DE LUI OU L'AIME»
A moins d'un mois de là, Julien se promenait pensif dans le
jardin de l'hôtel de La Mole ; mais sa figure n'avait plus la
dureté et la roguerie philosophe qu'y imprimait le sentiment
continu de son infériorité. Il venait de reconduire jusqu'à la
porte du salon M^^^ de La Mole, qui prétendait s'être fait
mal au pied en courant avec son frère.
— Elle s'est appuyée sur mon bras d'une façon bien singu-
lière! se disait Julien. Suis-je un fat, ou serait-il vrai qu'elle
a du goût pour moi ? Elle m'écoute d'un air si doux, môme
quand je lui avoue toutes les souffrances de mon orgueil ! Elle
qui a tant de fierté avec tout le monde ! On serait bien étonné
au salon si on lui voyait cette physionomie. Très certaine-
ment, cet air doux et bon, elle ne l'a avec personne.
Julien cherchait à ne pas s'exagérer cette singulière amitié.
Il la comparait lui-même à un commerce armé. Chaque jour
en se retrouvant, avant de reprendre le ton presque intime
de la veille, on se demandait presque : Serons-nous aujour-
d'hui amis ou ennemis ? Julien avait compris que se laisser
offenser impunément une seule fois par cette fille si hautaine,
c'était tout perdre. Si je dois me brouiller, ne vaut-il pas
mieux que ce soit de prime abord, en défendant les justes
droits de mon orgueil, qu'en repoussant les marques de
mépris dont serait bientôt suivi le moindre abandon de ce que
je dois à ma dignité personnelle ?
Plusieurs fois, en des jours de mauvaise humeur, Mathilde
essaya de prendre avec lui le ton d'une grande dame ; elle
mettait une rare finesse à ces tentatives, mais Julien les
repoussait rudement.
Un jour il l'interrompit brusquement. — Mademoiselle de La
1. Fils d'un menuisier de village, la Mole, et bientôt il croit s'aperce-
Julien Sorel, après avoir été précep- voir qu'il n'est pas indifférent à la
teur chez M. de Rénal, est entré fille du comte, Mathilde.
comme secrétaire chez le comte de
STESDUAL 2f»r>
Mole a-t-elle quelque ordre à donner au secrétaire de son
père ? lui dit-il, il doit écouter ses ordres, et les exécuter avec
res])ect ; mais, du reste, il n'a pas un mot à lui adresser. Il
n'est point payé pour lui communiquer ses pensées.
Cette manière d'être et les singuliers doutes qu'avait Julien
firent disparaître l'ennui qu'il trouvait régulièrement dans ce
salon si magnifique, mais où l'on avait peur de tout, et où il
n'était convenable de plaisanter de rien.
Il serait plaisant qu'elle m'aimât ! Qu'elle m'aime ou non,
continuait Julien, j'ai pour confidente intime une fille d'esprit
devant laquelle je vois trembler toute la maison, et, plus que
tous les autres, le marquis de Croisenois. Ce jeune homme si
poli, si doux, si brave, et qui réunit tous les avantages de nais-
sance et de fortune dont un seul me mettrait le cœur si à
l'aise ! Il en est amoureux fou, il doit l'épouser. Que de lettres
M. de la Mole m'a fait écrire aux deux notaires pour arranger
le contrat ! Et moi qui me vois si subalterne la plume à la
main, deux heures après, ici, dans le jardin, je triomphe de ce
jeune homme si aimable : car enfin, les préférences sont
frappantes, directes. Peut-être aussi elle hait en lui un mari
futur. Elle a assez de hauteur pour cela. Et les bontés qu'elle
a pour moi, je les obtiens à titre de confident subalterne !
Mais non, ou je suis fou, ou elle me fait la cour ; plus je me
montre froid et respectueux avec elle, plus elle me recherche.
Ceci pourrait être un parti pris, une affectation ; mais je vois
ses yeux s'animer quand je parais à l'improviste. Les femmes
de Paris savent-elles feindre à ce point ? Que m'importe ! j'ai
l'apparence pour moi, jouissons des apparences. Mon Dieu,
qu'elle est belle ! Que ses grands yeux bleus me plaisent, vus
de près, et me regardant comme ils le font souvent ! Quelle
différence de ce printemps-ci à celui de l'année passée, quand
je vivais malheureux et me soutenant à force de caractère,
au milieu de ces trois cents hypocrites méchants et sales ' !
J'étais presque aussi méchant qu'eux.
Dans les jours de méfiance : Cette jeune fille se moque de
moi, pensait Julien. Elle est d'accord avec son frère pour me
mystifier. Mais elle a l'air de tellement mépriser le manque
1. Dans son village de Verrières.
'266 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
d'énergie de ce frère ! — Il est brave, et puis c'est tout, me
dit-elle ; il n'a pas une pensée qui ose s'écarter de la mode. —
C'est toujours moi qui suis obligé de prendre sa défense. Une
jeune fille de dix-neuf ans ! A cet âge peut-on être fidèle,
chaque instant de la journée, à l'hypocrisie qu'on s'est pres-
crite ?
D'un autre côté, quand M}^^ de la Mole fixe sur moi ses
grands yeux bleus avec une certaine expression singulière,
toujours le comte Norbert s'éloigne. Ceci m'est suspect ;
ne devrait-il pas s'indigner de ce que sa sœur distingue un
domestique de leur maison ? car j'ai entendu le duc de Chaul-
nes parler ainsi de moi. (A ce souvenir, la colère remplaçait
tout autre sentiment.) Est-ce amour du vieux langage chez
ce duc maniaque ?...
A chaque instant, cherchant à s'occuper de quelque affaire
sérieuse, sa pensée abandonnait tout, et il se réveillait un
quart d'heure après, le cœur palpitant, la tête troublée, et
rêvant à cette idée : M'aime-t-elle ?
(Le Bouge et le Noir.)
EPISODE DE LA BATAILLE DE WATERLOO'
La cantinière tourna à droite et prit un chemin de traverse
au milieu des prairies ; il y avait un pied de boue ; la petite
charrette fut sur le point d'y rester : Fabrice poussa à la roue.
Son cheval tomba deux fois ; bientôt le chemin, moins rempli
d'eau, ne fut plus qu'un sentier au milieu du gazon. Fabrice
n'avait pas fait cinq cents pas que sa rosse s'arrêta tout
court : c'était un cadavre, posé en travers du sentier, qui
faisait horreur au cheval et au cavalier.
La figure de Fabrice, très pâle naturellement, prit une
teinte verte fort prononcée ; la cantinière, après avoir regardé
le mort, dit, comme se parlant à elle-même : « Ça n'est pas de
notre division. » Puis, levant les yeux sur notre héros, elle
éclata de rire.
1. Le jeune Italien Fabrice, épris Napoléon ; il la trouve en pleine
de gloire, a quitté la maison pa- bataille près de Waterloo ; une can-
ternelle pour aller joindre l'armée de tinière lui sert de guide.
STENDHAL 267
« — Ha ! ha ! mon petit ! s'écria-t-elle, en voilà du
nanan ' ! » Fabrice restait glacé. Ce qui le frappait surtout,
c'était la saleté des pieds de ce cadavre qui déjà était dépouillé
de ses souliers, et auquel on n'avait laissé qu'un mauvais
pantalon tout souillé de sang.
— Approche, lui dit la cantinière, descends de cheval ; il
faut que tu t'y accoutumes. Tiens, s'écria-t-elle, il en a eu
par la tête.
Une balle, entrée à côté du nez, était sortie par la tempe
opposée, et défigurait ce cadavre d'une façon hideuse ; il
était resté avec un œil ouvert.
— Descends donc de cheval, petit, dit la cantinière, et
donne-lui une poignée de main pour voir s'il te la rendra.
Sans hésiter, quoique près de rendre l'âme de dégoût,
Fabrice se jeta à bas de cheval et prit la main du cadavre
qu'il secoua ferme ; puis il resta comme anéanti : il sentait
qu'il n'avait pas la force de remonter à cheval. Ce qui lui
faisait horreur surtout, c'était cet œil ouvert.
La vivandière va me croire un lâche, se disait-il avec
amertume. Mais il sentait l'impossibilité de faire un mouve-
ment : il serait tombé. Ce moment fut affreux ; Fabrice fut
sur le point de se trouver mal tout à fait. La vivandière s'en
aperçut, sauta lestement à bas de sa petite voiture, et lui
présenta, sans mot dire, un verre d'eau-de-vie qu'il avala d'un
trait ; il put remonter sur sa rosse, et continua la route sans
dire une parole. La vivandière le regardait de temps à autre
du coin de l'œil.
— Tu te battras demain, mon petit, lui dit-elle enfin ;
aujourd'hui, tu resteras avec moi. Tu vois bien qu'il faut que
tu apprennes le métier de soldat.
— Au contraire, je veux me battre tout de suite, s'écria
notre héros, d'un air sombre, qui sembla de bon augure à la
vivandière.
Le bruit du canon redoublait et semblait s'approcher. Les
coups commençaient à former comme une basse continue ; un
coup n'était séparé du coup voisin par aucun intervalle, et sur
1. Nanan. Dans le langage en- ce qui peut plaire. Fabrice est très
fantin, chose bonne ù manger. Irian- jeune, et la cantinière lui parle
dise, et, d'une façon générale, tout comme ù un enfant.
268 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
cette basse continue, qui rappelait le bruit d'un torrent
lointain, on distinguait fort bien les feux de peloton.
Dans ce moment la route s'enfonçait au milieu d'un bou-
quet de bois. La vivandière vit trois ou quatre soldats des
nôtres qui venaient à elle courant à toutes jambes ; elle sauta
lestement à bas de sa voiture et courut se cacher à quinze
ou vingt pas du chemin. Elle se blottit dans un trou
qui était resté au lieu où l'on venait d'arracher un grand
arbre. Donc, se dit Fabrice, je vais voir si je suis un lâche !
Il s'arrêta auprès de la petite voiture abandonnée par la can-
tinière et tira son sabre. Les soldats ne firent pas attention à
lui et passèrent en courant le long du bois, à gauche de la
route.
— Ce sont des nôtres, dit tranquillement la vivandière en
revenant tout essoufflée vers sa petite voiture... Si ton cheval
était capable de galoper, je te dirais : Pousse en avant jus-
qu'au bout du bois, vois s'il y a quelqu'un dans la plaine.
Fabrice ne se le fit pas dire deux fois, il arracha une branche
à un peuplier, l'effeuilla et se mit à battre son cheval à tour
de bras ; la rosse prit le galop un instant, puis revint à son
petit trot accoutumé. La vivandière avait mis son cheval au
galop. — Arrête-toi donc, arrête ! criait-elle à Fabrice. Bien-
tôt tous les deux furent hors du bois. En arrivant au bord de
la plaine, ils entendirent un tapage effroyable ; le canon et
la mousqueterie tonnaient de tous les côtés, à droite, à gauche,
derrière. Et, comme le bouquet de bois d'où ils sortaient
occupait un tertre élevé de huit ou dix pieds au-dessus de la
plaine, ils aperçurent assez bien un coin de la bataille ; mais
enfin il n'y avait personne dans le pré au delà du bois. Ce pré
était bordé, à mille pas de distance, par une longue rangée
de saules, très touffus ; au-dessus des saules paraissait une
fumée blanche qui quelquefois s'élevait dans le ciel en tour-
noyant.
— Si je savais seulement où est le régiment ! disait la can-
tinière embarrassée. Il ne faut pas traverser ce grand pré
tout droit. A propos, toi, dit-elle à Fabrice, si tu vois un
soldat ennemi, pique-le avec la pointe de ton sabre, ne va
pas t'amuser à le sabrer.
A ce moment, la cantinière aperçut les quatre soldats dont
STENDHAL 269
nous venons de parler : ils déboucliaient du bois dans la
plaine à gauche de la route. L'un d'eux était à cheval.
— Voilà ton affaire, dit-elle à Fabrice. Holà, ho ! cria-t-elle
à celui qui était à cheval, viens donc ici boire le verre d'eau-
de-vie. Les soldats s'approchèrent.
— Où est le Q^ léger ? cria-t-elle.
— Là-bas, à cinq minutes d'ici, en avant de ce canal qui
est le long des saules ; même que le colonel Maçon vient
d'être tué.
— Veux -tu cinq francs de ton cheval, toi ?
— Cinq francs ! tu ne plaisantes pas mal, petite mère ; un
cheval d'officier, que je vais vendre cinq napoléons avant un
quart d'heure !
— Donne-m'en un de tes napoléons, dit la vivandière à
Fabrice. Puis, s'approchant du soldat à cheval : Descends
vivement, lui dit-elle, voilà ton napoléon.
Le soldat descendit, Fabrice sauta en selle gaiement ; la
vivandière détachait le petit porte-manteau qui était sur
la rosse.
— Aidez-moi donc, vous autres ! dit-elle aux soldats :
c'est comme cela que vous laissez travailler une dame !
Mais à peine le cheval de prise sentit le porte-manteau,
qu'il se mit à se cabrer, et Fabrice, qui montait fort bien, eut
besoin de toute sa force pour le contenir.
— Bon signe ! dit la vivandière ; le monsieur n'est pas
accoutumé au chatouillement du porte-manteau.
— Un cheval de général, s'écriait le soldat qui l'avait
vendu, un cheval qui vaut dix napoléons comme un liard.
— Voilà vingt francs, lui dit Fabrice, qui ne se sentait pas
de joie de se trouver entre les jambes un cheval qui eût du
mouvement.
A ce moment, un boulet donna dans une ligne de saules,
qu'il prit de biais, et Fabrice eut le curieux spectacle de toutes
ces petites branches volant de côté et d'autre comme rasées
par un coup de faux.
— Tiens, voilà le brutal * qui s'avance, lui dit le soldat, en
prenant ses vingt francs. Il pouvait être deux heures.
1. Le brutal. En langage de soldat, le canon.
270 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Fabrice était encore dans l'enchantement de ce spectacle
curieux, lorsqu'une troupe de généraux, suivis d'une ving-
taine de hussards, traversèrent au galop un des angles de la
vaste prairie au bord de laquelle il était arrêté : son cheval
hennit, se cabra deux ou trois fois de suite, puis donna des
coups de tête violents contre la bride qui le retenait. — Eh
bien, soit ! se dit Fabrice.
Le cheval, laissé à lui-même, partit ventre à terre et alla
rejoindre l'escorte qui suivait les généraux. Fabrice compta
quatre chapeaux bordés ^. Un quart d'heure après, par quel-
ques mots que dit un hussard son voisin, Fabrice comprit
qu'un de ces généraux était le célèbre maréchal Ney. Son
bonheur fut au comble ; toutefois il ne put deviner lequel des
quatre généraux était le maréchal Ney ; il eût donné tout au
monde pour le savoir. L'escorte s'arrêta pour passer un
large fossé rempli d'eau par la pluie de la veille ; il était bordé
de grands arbres et terminait sur la gauche la pi airie à l'entrée
de laquelle Fabrice avait acheté le cheval. Presque tous les
hussards avaient mis pied à terre ; le bord du fossé était à pic
et fort glissant, et l'eau se trouvait bien à trois ou quatre
pieds en contre-bas au-dessous de la prairie. Fabrice, distrait
par sa joie, songeait plus au maréchal Ney et à la gloire qu'à
son cheval, lequel, étant fort animé, sauta dans le canal, ce
qui fit rejaillir l'eau à une hauteur considérable. Un des géné-
raux fut entièrement mouillé par la nappe d'eau, et s'écria
en jurant : Au diable la f bête ! Fabrice se sentit profon-
dément blessé de cette injure. Puis-je en demander raison ?
se dit-il. En attendant, pour prouver qu'il n'était pas si
gauche, il entreprit de faire monter à son cheval la rive oppo-
sée du fossé ; mais elle était à pic et haute de cinq à six pieds.
Il fallut y renoncer ; alors il remonta le courant, son cheval
ayant de l'eau jusqu'à la tête, et enfin trouva une sorte
d'abreuvoir ; par cette pente douce il gagna facilement le
champ de l'autre côté du canal. Il fut le premier homme de
l'escorte qui y parut ; il se mit à trotter fièrement le long du
bord : au fond du canal les hussards se démenaient, assez
embarrassés de leur position, car en beaucoup d'endroits
Les chapeaux des généraux étaient bordés de plume.
STENDHAL 'J71
l'eau avait cinq pieds de profondeur. Deux ou trois chevaux
prirent peur et voulurent nager, ce qui fit un barbote-
ment épouvantable. Un maréclial des logis s'aperçut do la
manœuvre que venait de faire ce blanc-bec, qui avait l'air
si peu militaire.
— Remontez ! il y a un abreuvoir à gauche ! s'écria-t-il.
Et peu à peu tous passèrent.
En arrivant sur l'autre rive, Fabrice y avait trouvé les
généraux tout seuls ; le bruit du canon lui sembla redoubler ;
ce fut à peine s'il entendit le général par lui si bien mouillé
qui criait à son oreille.
— Où as-tu pris ce cheval ?
Fabrice était tellement troublé, qu'il répondit en italien :
— Uho comprato poco fa. (Je viens de l'acheter à l'ins-
tant.)
— Que dis-tu ? lui cria le général.
Mais le tapage devint tellement fort en ce moment, que
Fabrice ne put lui répondre. Nous avouerons que notre héros
était fort peu héros en ce moment. Toutefois, la peur ne
venait chez lui qu'en seconde ligne ; il était surtout scan-
dalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L'escorte
prit le galop ; on traversait une grande pièce de terre labourée,
située au delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.
— Les habits rouges ! les habits rouges ^ ! criaient avec
joie les hussards de l'escorte. Et d'abord Fabrice ne com-
prenait pas ; enfin il remarqua qu'en effet presque tous les
cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna
un frisson d'horreur : il remarqua que beaucoup de ces mal-
heureux habits rouges vivaient encore ; ils criaient évidem-
ment pour demander du secours, et personne ne s'arrêtait
pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait
toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les
pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arrêta : Fabrice, qui
ne faisait pas assez d'attention à son devoir de soldat, galo-
pait toujours en regardant un malheureux blessé.
— Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal
des logis. Fabrice s'aperçut qu'il était à vingt pas sur la
1. Les soldats anglais, habillés de rouge, étaient désignés sous ce nom.
27-2 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils
regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la
queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il
vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin,
général aussi, d'un air d'autorité et presque de réprimande ;
il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité ; il arrangea une
petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin :
— Quel est-il, ce général qui gourmande son voisin ?
— Pardi, c'est le maréchal.
— Quel maréchal ?
— Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jus-
qu'ici ? Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se
fâcher de l'injure ; il contemplait, perdu dans une admiration
enfantine, ce fameux prince de la Moskowa, le brave des
braves.
Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants
après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée
qui était remuée d'une façon singulière. Le fond des sillons
était plein d'eau, et la terre fort humide qui formait la crête
de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois
ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet
effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du
maréchal. Tl entendit un cri sec auprès de lui : c'étaient deux
hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu'il
les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l'escorte. Ce qui lui
sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débat-
tait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses
propres entrailles : il voulait suivre les autres. Le sang cou-
lait dans la boue.
Ah ! m'y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J'ai vu le feu ! se
répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. A ce
moment l'escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit
que c'étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes
parts.
{La Chartreuse de Parme.)
MERIMEE
MATEO FALCONE '
— Bonjour, frère -.
— J'étais venu pour te dire, bonjour en passant, et à ma
cousine Pepa •'. Nous avons fait une longue traite aujour-
d'hui ; mais il ne faut pas plaindre notre fatigue, car nous
avons fait une fameuse prise. Nous venons d'empoigner
Cianetto Sanpiero.
— Dieu soit loué ! s'écria Giuseppa, il nous a volé une
chèvre laitière la semaine passée.
Ces mots réjouirent Camba.
— Pauvre diable ! dit Mateo, il avait faim.
— Le drôle s'est défendu comme un lion, poursuivit
l'adjudant un peu mortifié ; il m'a tué un de mes voltigeurs,
et, non content de cela, il a cassé le bras au caporal Chardon ;
mais il n'y a pas grand mal, ce n'était qu'un Français...
Ensuite, il s'était si bien caché, que le diable ne l'aurait pu
découvrir. Sans mon petit cousin Fortunato, je ne l'aurais
jamais pu trouver.
— Fortunato ! s'écria Mateo.
— Fortunato ! répéta Giuseppa.
— Oui, le Gianetto * s'était caché sous ce tas de foin là-
bas ; mais mon petit cousin m'a montré la malice. Aussi je
le dirai à son oncle le caporal *, afin qu'il lui envoie un beau
cadeau pour sa peine. Et son nom et le tien seront dans le
rapport que j'enverrai à M. l'avocat général.
1. Pendant l'absence de ses pa- 3. Abréviation de Giuseppa.
rcnts, Mateo I-alcone et Giuseppa, 4. Le Gianelto. L'article, en ita-
le petit l'orlunalo a livré ù l'adju- lien, se met souvent avec les noms
nant Gamba un bandit, Gianetto de personne.
Sanpiero, qui était venu chercher 5. « Les caporaux furent autrefois
un asile dans leur maison. Voici les chefs que se donnèrent les com-
Mateo et sa femme qui rentrent. niunes corses quand elles s'insur-
2. C'est l'adjudant Gamba qui gèrent contre les seigneurs féodaux,
-salue le premier. Il ne sait trop Aujourd'hui, on donne encore quel-
quelle mine fera Mateo en apprenant quefois ce nom ù un hontme qui. par
que Gianetto a été pris dans sa ses propriétés, ses alliances et sa
maison. — • Biion giorno, fratcUo, clientèle, exerce une influence et une
salut ordinaire des Corses (note de sorte de magistrature attentive
Mérimée). sur un canton. • (Note de Mérimée.)
LE XIXi SIÈCLE PAR LES TKXTE3. — 18
274 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
— Malédiction ! dit tout bas Mateo.
Ils avaient rejoint le détachement. Gianetto était déjà
couché sur la litière ^ et prêt à partir. Quand il vit Mateo
en la compagnie de Gamba, il sourit d'un sourire étrange,
puis, se tournant vers la porte de la maison, il cracha sur le
seuil en disant :
— Maison d'un traître !
Il n'y avait qu'un homme décidé à mourir qui eût osé
prononcer le mot de traître en l'appliquant à Falcone. Un
bon coup de stylet, qui n'aurait pas eu besoin d'être répété,
aurait immédiatement payé l'insulte. Cependant Mateo ne
fit pas d'autre geste que celui de porter sa main à son front
comme un homme accablé.
Fortunato était entré dans la maison, en voyant arriver
son père. Il reparut bientôt avec une jatte de lait, qu'il pré-
senta les yeux baissés à Gianetto.
— Loin de moi ! lui cria le proscrit d'une voix fou-
droyante.
Puis se tournant vers un des voltigeurs :
— Camarade, donne-moi à boire, dit-il.
Le soldat remit sa gourde entre ses mains, et le bandit but
l'eau que lui donnait un homme avec qui il venait d'échanger
des coups de fusil. Ensuite il demanda qu'on lui attachât les
mains de manière qu'il les eût croisées sur sa poitrine, au lieu
de les avoir liées derrière le dos.
— J'aime, disait-il, à être couché à mon aise.
On s'empressa de le satisfaire ; puis l'adjudant donna le
signal du départ, dit adieu à Mateo, qui ne lui répondit pas,
et descendit au pas accéléré vers la plaine.
Il se passa près de dix minutes avant que Mateo ouvrit la
bouche. L'enfant regardait d'un œil inquiet tantôt sa mère
et tantôt son père, qui, s'appuyant sur son fusil, le considé-
rait avec une expression de colère concentrée.
— Tu commences bien ! dit enfin Mateo d'une voix calme,
mais effrayante pour qui connaissait l'homme.
— Mon père ! s'écria l'enfant en s'avançant les larmes aux
yeux comme pour se jeter à ses genoux.
1. Gianetto, blessé, a été mis par les soldats de Ganiba sur une litière
de paille.
MÉRIMÉE 275
Mais Mateo lui cria :
— Arrière de moi !
Et l'enfant s'arrêta et sanglota, immobile à quelques pas
de son père.
Giuseppa s'approcha. Elle venait d'apercevoir la chaîne
de la montre, dont un bout sortait de la chemise de For-
tunato *.
— Qui t'a donné cette montre ? demanda-t-elle d'un ton
sévère.
— Mon cousin l'adjudant.
Falcone saisit la montre, et, la jetant avec force contre une
pierre, il la mit en mille pièces.
— Femme, dit-il, cet enfant est-il de moi ?
Les joues brunes de Giuseppa devinrent d'un rouge de
brique.
— Que dis-tu, Mateo ? et sais-tu bien à qui tu parles ?
— P^h bien, cet enfant est le premier de sa race qui ait fait
une trahison.
Les sanglots et les hoquets de Fortunato redoublèrent, et
Falcone tenait ses yeux de lynx toujours attachés sur lui.
Enfin il frappa la terre de la crosse de son fusil, puis le jeta
sur son épaule et reprit le chemin du maquis en criant à
Fortunato de le suivre. L'enfant obéit.
Giuseppa courut après Mateo et lui saisit le bras.
— C'est ton fils, lui dit-elle d'une voix tremblante en
attachant ses yeux noirs sur ceux de son mari, comme pour
lire ce qui se passait dans son âme.
— Laisse- moi, répondit Mateo, je suis son père.
Giuseppa embrassa son fils et entra en pleurant dans sa
cabane. Elle se jeta à genoux devant une image de la Vierge
et pria avec ferveur. Cependant Falcone marcha quelque
deux cents pas dans le sentier et ne s'arrêta que dans \m
petit ravin où il descendit. Il sonda la terre avec la crosse de
son fusil et la trouva molle et facile à creuser. L'endroit lui
parut convenable pour son dessein.
— Fortunato, va auprès de cette grosse pierre.
L'enfant fit ce qu'il lui commandait, puis il s'agenouilla.
1. Gamba avait donné sa montre lui indiquât la cachette du bandit.
i\ l'enfant pour en obtenir qu'il
276 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
— Dis tes prières.
— Mon père, mon père, ne me tuez pas.
— Dis tes prières ! répéta Mateo d'une voix terrible.
L'enfant, tout en balbutiant et sanglotant, récita le Pater
et le Credo. Le père, d'une voix forte, répondait Amen ! à la
fin de chaque prière.
— - Sont -ce là toutes les prières que tu sais ?
— Mon père, je sais encore VAve Maria et la litanie que
ma tante m'a apprise.
— Elle est bien longue, n'importe.
L'enfant acheva la litanie d'une voix éteinte.
— i\s-tu fini ?
— Oh ! mon père, grâce ! pardonnez-moi ! Je ne le ferai
plus ! Je prierai tant mon cousin le caporal qu'on fera grâce
au Gianetto !
Il parlait encore ; Mateo avait aimé son fusil et le couchait
'en joue en lui disant :
— Que Dieu te pardonne î
L'enfant fit un effort désespéré pour se relever et embrasser
les genoux de son père ; mais il n'en eut pas le temps. Mateo
fit feu, et Fortunato tomba roide mort.
Sans jeter un coup d'œil sur le cadavre, Mateo reprit le
chemin de sa maison pour aller chercher une bêche afin
d'enterrer son fils. II avait fait à peine quelques pas qu'il
rencontra Giuseppa, qui accourait alarmée du coup de feu.
— Qu'as-tu fait ? s'écria-t-elle.
— Justice.
— Où est-il ?
— Dans le ravin. Je vais l'enterrer. Il est mort en chré-
tien ; je lui ferai chanter une messe. Qu'on dise à mon gendre
Tiodoro Blanchi de venir demeurer avec nous.
{Mateo Falcone; Calmarn-Lévy, éditeur.)
« TU LE VENGERAS.)»
Un matin, après déjeuner, Colomba sortit un instant, et,
au lieu de revenir avec un livre et du papier, parut avec son
1. Colomba, sœur d'Orso, le mène à l'endroit où leur père a été tué.
MÉRIMÉE 277
inezzaro ' sur latête. Son air était plus sérieux encore que de
coutume.
— Mon frère, dit-elle, je vous prierai do sortir avec moi.
— Où veux-tu que je t'accompagne ? dit Orso en lui
offrant son bras.
— Je n'ai pas besoin de votre bras, mon frère, mais prenez
votre fusil et votre boîte à cartouche?. Un homme ne doit
jamais sortir sans ses armes.
— A la bonne heure ! Il faut se conformer à la mode *.
Où allons-nous ?
Colomba, sans répondre, serra le mezzaro autour de sa tête,
appela le chien de garde, et sortit siiivie de son frère. S'éloi-
gnant à grands pas du village, elle prit un ciiemin creux qui
serpentait daas les vignes, après avoir envoyé devant elle le
chien, à qui elle fit un signe qu'il semblait bien connaître ;
car aussitôt il se mit à courir en zigzag, passant dans les
vignes, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, toujours à cin-
quante pas de sa maîtresse, et quelquefois s'arrêtant au milieu
du chemin pour la regarder en remuant la queue. Il paraissait
s'acquitter parfaitement de ses fonctions d'éclaireur.
— Si Muschetto aboie, dit Colomba, armez votre fusil ',
mon frère, et tenez- vous immobile.
A un demi-mille du village, après bien des détours, Colomba
s'arrêta tout à coup dans un endroit où le chemin faisait un
coude. Là s'élevait une petite pyramide de branchages, lea
uns verts, les autres desséchés, amoncelés à la hauteur de
trois pieds environ. Du sommet on voyait percer l'extrémité
d'une croix de bois peinte en noir. Dans plusieurs cantons de
la Corse, surtout dans les montagnes, un usage extrêmement
ancien, et qui se rattache peut-être à des superstitions du
paganisme, oblige les passants à jeter une pierre ou un rameau
d'arbre sur le lieu où un homme a péri de mort violente.
Pendant de longues années, aussi longtemps que le souvenir
de sa fin tragique demeure dans la mémoire des hommes,
cette offrande singulière s'accumule ainsi de jour en jour.
On appelle cela Vamas, le mucchio d'un tel.
1. 'Mezzaro. Voile de soie noire. 3. Colomba prévoit quelque atta-
2. Il y a bien des années qu'Orso nue des Barracini qu'elle accuse
a quitté la Corse. d'avoir assasiné son pière.
278 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Colomba s'arrêta devant' ce tas de feuillage, et, arrachant
une branche d'arbousier, l'ajouta à la pyramide.
— Orso, dit-elle, c'est ici que notre père est mort. Prions
pour son âme, mon frère !
Et elle se mit à genoux. Orso l'imita aussitôt. En ce
moment la cloche du village tinta lentement, car un homme
était mort dans la nuit. Orso fondit en larmes.
Au bout de quelques minutes, Colomba se leva, l'œil sec,
mais la figure animée. Elle fit du pouce à la hâte le signe de
croix familier à ses compatriotes et qui accompagne d'ordi-
naire leurs serments solennels ; puis, entraînant son frère,
elle reprit le chemin du village. Ils rentrèrent en silence dans
leur maison. Orso monta dans sa chambre. Un instant après,
Colomba l'y suivit, portant une petite cassette qu'elle posa
sur la table. Elle l'ouvrit et en tira une chemise couverte de
larges taches de sang.
— Voici la chemise de votre père, Orso.
Et elle la jeta sur ses genoux.
— Voici le plomb qui l'a frappé.
Et elle posa sur la chemise deux balles oxydées.
— Orso, mon frère ! cria-t-elle en se précipitant dans ses
bras et l'étreignant avec force, Orso ! tu le vengeras !
Elle l'embrassa avec une espèce de fureur, baisa les balles
et la chemise, et sortit de la chambre, laissant son frère
comme pétrifié sur sa chaise.
{Colomba ; Calmann-Lévy, éditeur.)
BALZAC
AVANT-PROPOS DE LA COMÉDIE HUMAINE
... L'idée première de la Comédie humaine fut d'abord chez
moi comme un rêve, comme un de ces projets impossibles
que l'on caresse et qu'on laisse s'envoler ; une Chimère ' qui
sourit, qui montre son visage de femme et qui déploie aus-
sitôt ses ailes en remontant dans un ciel fantastique. Mais la
chimère, comme beaucoup de chimères, se change en réalité,
elle a ses commandements et ses tyrannies auxquels il faut
céder.
Cette idée vint d'une comparaison entre l'Humanité et
l'Animalité.
Ce serait une erreur de croire que la grande querelle qui,
dans ces temps derniers, s'est émue entre Cuvier et Greof-
froi Saint-Hilaire, reposait sur une innovation scienti-
fique. L'unité de com'position occupait déjà sous d'autres
termes les plus grands esprits des deux siècles précédents...
Il n'y a qu'un animal. Le créateur ne s'est servi que d'un
seul et même patron pour tous les êtres organisés. L'animal
est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler
plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux
où il est appelé à se développer
Les espèces zoologiques résultent de ces différences. La
proclamation et le soutien ^ de ce système, en harmonie
d'ailleurs avec les idées que nous nous faisons de la puis-
sance divine, sera l'éternel honneur de Geoffroi Saint-Hilaire,
le vainqueur de Cuvier sur ce point de la haute science, et
dont le triomphe a été salué par le dernier article qu'écrivit
le grand Goethe.
Pénétré de ce système bien avant les débats auxquels il
a donné heu, je vis, que sous ce rapport, la société ressemblait
à la nature. La société ne fait-elle pas de l'homme, suivant
les milieux où son action se déploie, autant d'hommes diffé-
1. Monstre de la Fable. acception. Le mot 'équivaut ici à
2. Soutien. Peu français dans cette quelgue cliose comme défense.
280 LE XIXe SIECLE PAR LES TEXTES
rents qu'il y a de variétés en zoologie ? Les différences entre
un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif,
un savant, un homme d'Etat, un commerçant, un marin, un
poète, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à
saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup,
le lion,' l'âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc.
Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces
sociales, comme il y a des Espèces zoologiques. Si Buffon a
fait un magnifique ouvrage, en essayant de représenter dans
un livre l'ensemble de la zoologie, n'y avait-il pas une œuvre
de ce genre à faire pour la société ?
Mais la nature a posé, pour les variétés animales, des
bornes entre lesquelles la société ne devait pas se tenir.
Quand Buffon peignait le lion, il achevait la lionne en quel-
ques phrases ; tandis que dans la société la femme ne se
trouve pas toujours être la femelle du mâle. Il peut y avoir
deux êtres parfaitement dissemblables dans un ménage. La
femme d'un marchand est quelquefois digne d'être celle d'un
prince, et souvent celle d'un prince ne vaut pas celle d'un
artiste. L'état social a des hasards que ne se permet pas la
nature, car il est la nature plus la société. La description
de ces espèces sociales était donc au moins double de celle
des espèces animales, à ne considérer que les deux sexes.
Enfin, entre les animaux, il y a peu de drames, la confu-
sion ne s'y met guère ; ils courent sus les uns aux autres,
voilà tout. Les hommes courent aussi les uns sur les autres ;
mais leur plus ou moins d'intelligence rend le combat autre-
ment compliqué. Si quelques savants n'admettent pas encore
que l'animalité se transborde dans l'humanité par un cou-
rant de vie, l'épicier devient certainement pair de France et
le noble descend parfois au dernier rang social.
Puis, Buffon a trouvé la vie excessivement simple chez
les animaux. L'animal a peu de mobilier, il n'a ni art, ni
sciences, tandis que l'homme, par une loi qui est à rechercher,
tend à représenter ses mœurs, sa pensée et sa vie dans tout
ce qu'il approprie à ses besoins ^ Quoique Swammerdam,
Spallanzani, Réaumur, Charles Bonnet, Muller, Haller et
1. De là l'importance que Balzac attache t\ la description des milieux.
UAI.ZAC 281
autres patients zoographes aient démontré combien les
mœurs des animaux étaient intéressantes, les habitudes de
chaque animal sont, à nos yeux du moins, constamment
semblables en tout temps, tandis que les habitudes, les
vêtements, les paroles, les demeures d'un prince, d'un ban-
quier, d'un artiste, d'un bourgeois, d'un prêtre et d'un
pauvre sont entièrement dissemblables et changent au gré
des civilisations.
Ainsi l'œuvre à faire devait avoir une triple forme : les
hommes, les femmes et les choses, c'est-à-dire les personnes
et la représentation matérielle qu'ils donnent de leur pensée,
enfin l'homme et la vie...
La société française allait être l'historien, je ne devais être
que le secrétaire. En dressant l'inventaire des vices et des
vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en
peignant les caractères, en choisissant les événements prin-
cipaux de la société, en composant des types par la réunion
des traits de plusieurs caractères homogènes, peut-être
pouvais-je arriver à écrire l'histoire oubliée par tant d'his-
toriens, celle des mœurs...
L'immensité d'un plan qui embrasse à la fois l'histoire et
la critique de la société, l'analyse de ses maux et la discussion
de ses principes, m'autorise, je crois, à donner à mon ouvrage
le titre sous lequel il paraît aujourd'hui : la Comédie humaine.
Est-ce ambitieux ? N'est-ce que juste ? C'est ce que, l'ou-
vrage terminé, le public décidera.
UN AVARE
Le lendemain de cette mort \ Eugénie trouva de nouveaux
motifs de s'attacher à cette maison où elle était née, où elle
avait tant souffert, où sa mère venait de mourir. Elle ne
pouvait contempler la croisée et la chaise à patins dans la
salle sans verser des pleurs. Elle crut avoir méconnu l'âme
de son vieux père en se voyant l'objet de ses soins les plus
tendres ; il venait lui donner le bras pour descendre au
1. La mort de M"« Grandet, mère d'Eugénie.
282 LE A7A'« SIECLE PAR LES TEXTES
déjeuner ; il la regardait d'un œil presque bon pendant des
heures entières ; enfin il la couvait comme si elle eût été d'or.
Le vieux tonnelier se ressemblait si peu à lui-même, il trem-
blait tellement devant sa fille, que Nanon ^ et les Cruchotins ^,
témoins de sa faiblesse, l'attribuèrent à son grand âge, et
craignirent ainsi quelque affaiblissement dans ses facultés ;
mais, le jour où la famille prit le deuil, après le dîner, où fut
convié maître Cruchot, qui seul connaissait le secret de son
client, la conduite du bonhomme s'expliqua.
— Ma chère enfant, dit-il à Eugénie lorsque la table fut
ôtée et les portes soigneusement closes, te voilà héritière de
ta mère, et nous avons de petites affaires à régler entre nous
deux. Pas vrai, Cruchot ?
— Oui.
— Est-il donc si nécessaire de s'en occuper aujourd'hui,
mon père ?
— Oui, oui, fifille. Je ne pourrais pas durer dans l'incer-
titude où je suis. Je ne crois pas que tu veuilles me faire de
la peine.
— Oh ! mon père...
— Eh bien ! il faut arranger tout cela ce soir.
— Que voulez-vous donc que je fasse ?
— Mais, fifille, ça ne me regarde pas. Dites-lui donc,
Cruchot.
— Mademoiselle, monsieur votre père ne voudrait ni par-
tager, ni vendre ses biens, ni payer des droits énormes pour
l'argent comptant qu'il peut posséder. Donc, pour cela, il
faudrait se dispenser de faire l'inventaire de toute la fortune
qui aujourd'hui se trouve indivise entre vous et monsieur
votre père...
— Cruchot, êtes-vous bien sûr de cela, pour en parler
ainsi devant un enfant ?
— Laissez-moi dire, Grandet.
— Oui, oui, mon ami. Ni vous ni ma fille ne voulez me
dépouiller. N'est-ce pas, fifille ?
1. La servante, cune dans Saumur leurs adhérents,
2. Deux familles, celle de M« Cru- qu'on appelait les Cruchotins et les
chot, le notaire, et celle de M. des Grassinistes.
Grassins, le banquier, avaient cha-
BALZAC '283
— Mais, monsieur Cruchot, que faut-il que je fasse ?
demanda Eugénie impatientée.
— Eh bien, dit le notaire, il faudrait signer cet acte, par
lequel vous renonceriez à la succession de madame votre
mère, et laisseriez à votre père l'usufruit de tous les biens
indivis entre vous, et dont il vous assure la nue propriété.
— Je ne comprends rien à tout ce que vous me dites,
répondit Eugénie ; donnez-moi l'acte, et montrez-moi la
place où je dois signer.
^ Le père Grandet regardait alternativement l'acte et sa
fille, sa fille et l'acte, en éprouvant de si violentes émotions
qu'il s'essuya quelques gouttes de sueur venues sur son front.
— Fifille, dit -il, au lieu de signer cet acte qui coûtera gros
à faire enregistrer, si tu voulais renoncer purement et sim-
plement à la succession de ta pauvre chère mère défunte, et
t'en rapporter à moi pour l'avenir, j'aimerais mieux ça. Je
te ferais alors tous les mois une bonne grosse rente de cent
francs. Vois, tu pourrais payer autant de messes que tu
voudrais à ceux pour lesquels tu en fais dire... Hein ! cent
francs par mois, en livres ^ ?
— Je ferai tout ce qu'il vous plaira, mon père.
— Mademoiselle, dit le notaire, il est de mon devoir de
vous faire observer que vous vous dépouillez...
— Eh ! mon Dieu, dit-elle, qu'est-ce que cela me fait ?
— Tais-toi, Cruchot. C'est dit, c'est dit, s'écria Grandet en
prenant la main de sa fille et y frappant avec la sienne. Eugé-
nie, tu ne te dédiras point, tu es une honnête fille, hein ?
— Oh ! mon père...
Il l'embrassa avec effusion, la serra dans ses bras à l'é-
toufîer.
— Va, mon enfant, tu donnes la vie à ton père ; mais tu
lui rends ce qu'il t'a donné : nous sommes quittes. Voilà
comment doivent se faire les affaires. La vie est une affaire.
Je te bénis ! Tu es une vertueuse fille, qui aime bien son
papa. Fais ce que tu voudras maintenant. A demain donc,
Cruchot, dit-il en regardant le notaire épouvanté. Vous verrez
1. En livres. C'est-à-dire, comme six livres devaient être acceptés
Balzac l'explique dans un autre pas- sans déduction >.
sage du roman, que « les écus de
284 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
à bien préparer l'acte de renonciation au greffe du tribunal.
Le lendemain, vers midi, fut signée la déclaration par
laquelle Eugénie accomplissait elle-même sa spoliation.
Cependant, malgré sa parole, à la fin de la première année,
le vieux tonnelier n'avait pas encore donné un sou des cent
francs par mois si solennellement promis à sa fille. Aussi,
quand Eugénie lui en parla plaisamment, ne put-il s'empêcher
de rougir : il monta vivement à son cabinet, revint, et lui
présenta environ le tiers des bijoux qu'il avait pris à son
neveu ^.
— Tiens, petite, dit-il d'un accent plein d'ironie, veux-tu
ça pour tes douze cents francs ?
— Oh ! mon père ! vrai, me les donnez- vous ?
— Je t'en rendrai autant l'année prochaine, dit-il en les
lui jetant dans son tablier. Ainsi en peu de temps tu auras
toutes ces breloques, ajouta-t-il en se frottant les mains,
heureux de pouvoir spéculer sur le sentiment de sa fille ^.
Néanmoins le vieillard, quoique robuste encore, sentit la
nécessité d'initier sa fille aux secrets du ménage. Pendant
deux années consécutives il lui fit ordonner en sa présence
le menu de la maison, et recevoir les redevances. Il lui apprit
lentement et successivement les noms, la contenance de ses
clos, de ses fermes. Vers la troisième année, il l'avait si bien
accoutumée à toutes ses façons d'avarice, il les avait si
véritablement tournées chez elle en habitude, qu'il lui laissa
sans crainte les clefs de la dépense et l'institua la maîtresse
au logis.
Cinq ans se passèrent sans qu'aucun événement marquât
dans l'existence monotone d'Eugénie et de son père. Ce furent
les mêmes actes constamment accomplis avec la régularité
chronométrique des mouvements de la vieille pendule. La
profonde mélancolie de M}^- Grandet n'était un secret pour
personne ; mais, si chacun put en pressentir la cause, jamais
un mot prononcé par elle ne justifia les soupçons que toutes
les sociétés de Saumur formaient sur l'état du cœur de la
riche héritière. Sa seule compagnie se composait des trois
1. Son neveu. Charles Grandet ; les bijoux du jeune homme pour
après la ruine de son père, Charles une somme dérisoire,
avait passé quelque temps chez son 2. Eugénie aimait son cousin,
oncle, et celui-ci s'était fait remettre
BALZAC 285
Cruchot et de quel(j[ues-uns de leurs amis, qu'ils avaient
insensiblement introduits au logis. Ils avaient appris à jouer
au whist, et venaient tous les soirs faire la partie. Dans
l'année 1827, son père, sentant le poids des infirmités, fut
forcé de l'initier aux secrets de sa fortune territoriale, et lui
disait, en cas de difficultés, de s'en rapporter à Cruchot, le
notaire, dont la probité lui était connue. Puis, vers la fin de
cette année, le bonhomme fut enfin, à l'âge de quatre-vingt-
deux ans, pris par une paralysie qui fit de rapides progrès...
En pensant qu'elle allait bientôt se trouver seule dans le
monde, Eugénie se tint, pour ainsi dire, plus près de son père,
et serra plus fortement ce dernier anneau d'affection. Dans
sa pensée, comme dans celle de toutes les femmes aimantes,
l'amour était le monde entier, et Charles n'était pas là. Elle
fut sublime de soins et d'attentions pour son vieux père, dont
les facultés commençaient à baisser, mais dont l'avarice se
soutenait instinctivement. Aussi la mort de cet homme ne
contrasta- t-el le point avec sa vie. Dès le matin il se faisait
rouler entre la cheminée de sa chambre et la porte de son
cabinet, sans doute plein d'or. Il restait là sans mouvement,
mais il regardait tour à tour avec anxiété ceux qui venaient
le voir et la porte doublée de fer. Il se faisait rendre compte
des moindres bruits qu'il entendait, et, au grand étonnement
du notaire, il entendait le bâillement de son chien dans la
cour. Il se réveillait de sa stupeur * apparente au jour et à
l'heure où il fallait recevoir des fermages, faire des comptes
avec les closiers -, ou donner des quittances. Il agitait alors
son fauteuil à roulettes jusqu'à ce qu'il se trouvât en face
de la porte de son cabinet. Il le faisait ouvrir par sa fille, et
veillait à ce qu'elle plaçât en secret elle-même les sacs d'ar-
gent les uns sur les autres, à ce qu'elle fermât la porte. Puis
elle revenait à sa place silencieusement, aussitôt qu'elle lui
avait rendu la précieuse clef, toujours placée dans la poche
de son gilet, et qu'il tâtait de temps en temps. D'ailleurs son
vieil ami le notaire, sentant que la riche héritière épouserait
nécessairement son neveu le président si Charles Grandet ne
1. stupeur. Engourdissement, hé- dans certains pays le fermier d'une
bétude. closerie, petite ferme avec enclos.
2. Closiers. On appelle de ce nom
'286 LE XIX^ SIECLE PAR LES TEXTES
revenait pas, redoubla de soins et d'attentions : il venait
tous les jours se mettre aux ordres de Grandet, allait à son
commandement à Froidfond \ aux terres, aux prés, aux
vignes, vendait les récoltes et transmutait - tout en or et en
argent qui venaient se réunir secrètement aux sacs empilés
dans le cabinet. Enfin arrivèrent les jours d'agonie, pendant
lesquels la forte charpente du bonhomme fut aux prises avec
la destruction. Il voulut rester assis au coin de son feu,
devant la porte de son cabinet. Il attirait à lui et roulait
toutes les couvertures que l'on mettait sur lui, et disait à
Nanon : — Serre, serre ça, pour qu'on ne me vole pas. Quand
il pouvait ouvrir les yeux, oii toute sa vie s'était réfugiée, il
les tournait aussitôt vers la porte du cabinet où gisaient ses
trésors, en disant à sa fille : — Y sont-ils ? y sont-ils ? d'un
son de voix qui dénotait une sorte de peur panique.
— Oui, mon père.
— Veille à l'or... mets l'or devant moi !
Eugénie lui étendait des louis sur une table, et il demeurait
des heures entières les yeux attachés sur les louis, comme un
enfant qui, au moment où il commence à voir, contemple
stupidement le même objet ; et, comme à un enfant, il lui
échappait un sourire pénible.
— Ça me réchauffe ! disait-il quelquefois en laissant
paraître sur sa figure une expression de béatitude.
Lorsque le curé de la paroisse vint l'administrer, ses yeux,
morts en apparence depuis quelques heures, se ranimèrent
à la vue de la croix, des chandeliers, du bénitier d'argent qu'il
regarda fixement, et sa loupe ^ remua pour la dernière fois.
Lorsque le prêtre lui approcha des lèvres le crucifix en ver-
meil pour lui faire baiser le Christ, il fit un épouvantable
geste pour le saisir, et ce dernier effort lui coûta la vie ; il
appela Eugénie, qu'il ne voyait pas, quoiqu'elle fût age-
nouillée devant lui et qu'elle baignât de ses larmes une main
déjà froide.
— Mon père, bénissez-moi ! demanda-t-elle.
1. Domaine du vieil avare. 3. « Son nez, gros par le bout,sup-
2. Transmutait. Balzac emploie portait une loupe veinée, que le vul-
exprès un mot que l'alchimie appli- gaire disait, non sans raison, pleine
que au changement des métaux de malic »
vils en or ou en argent.
BALZAC 287
— Aie bien soin de tout. Tu me rendras compte de ça
là-bas.
(Eîigénie Grandet.)
I/AMBITION D'U.V PARFUMEUR '
— Voyons, Bimtteau, parle donc. Qu'as-tu ?
— Nous pouvons donner le bal.
— Donner un bal ! nous ? Foi d'honnête femme, tu rêves,
mon cher ami.
— Je ne rêve point, ma belle biche blanche. Ecoute, il
faut toujours faire ce qu'on doit relativement à la position
où l'on se trouve. Le gouvernement m'a mis en évidence ^,
j'appartiens au gouvernement ; nous sommes obligés d'en
étudier l'esprit et d'en favoriser les intentions en les déve-
loppant. Le duc de Richelieu vient de faire cesser l'occupa-
tion de la France. Selon M. de La Billardière ^, les fonction-
naires qui représentent la ville de Paris doivent se faire un
devoir, chacun dans la sphère de ses influences, de célébrer
la libération du territoire. Témoignons un vrai patriotisme
qui fera rougir celui des soi-disant libéraux, ces damnés
intrigants, hein ? Crois-tu que je n'aime pas mon pays ? Je
veux montrer aux libéraux, à mes ennemis, qu'aimer le roi,
c'est aimer la France !
— Tu crois donc avoir des ennemis, mon pauvre Birot-
teau ?
— Mais oui, ma femme, nous avons des ennemis. Et la
moitié de nos amis dans le quartier sont nos ennemis. Ils
disent tous : Birotteau a de la chance, Birotteau est un homme
de rien, le voilà cependant adjoint, tout lui réussit. Eh bien !
ils vont être encore joliment attrapés. Apprends la première
que je suis chevalier de la Légion d'honneur : le roi a signé
hier l'ordonnance.
— Oh ! alors, dit M™« Birotteau tout émue, il faut donner
1. Réveillée en sursaut et voyant 2. Birotteau vient d'être nommé
que son mari n'est pas auprès d'elle, adjoint au maire.
M"" Birotteau est passée dans la 3. Le maire dont Birotteau est
pièce voisine et l'y a trouvé, une aune l'adjoint,
à la main, qui « mesure l'air ».
288 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
le bal, mon bon ami. Mais qu'as-tu donc tant fait pour avoir
la croix ?
— Quand, hier, M. de La Billardière m'a dit cette nou-
velle, reprit Birotteau embarrassé, je me suis aussi demandé,
comme toi, quels étaient mes titres ; mais en revenant j'ai
fini par les reconnaître et par approuver le gouvernement.
D'abord, je suis royaliste, j'ai été blessé à Saint-Rocli en
vendémiaire ; n'est-ce pas quelque chose que d'avoir porté
les armes dans ce temps-là pour la bonne cause ? Puis, selon
quelques négociants, je me suis acquitté de mes fonctions
consulaires ^ à la satisfaction générale. Enfin, je suis adjoint,
le roi accorde quatre croix au corps municipal de la ville de
Paris. Examen fait des personnes qui, parmi les adjoints,
pouvaient être décorées, le préfet m'a porté le premier sur
la liste. Le roi doit d'ailleurs me connaître : je lui fournis la
seule poudre dont il veut faire usage ; nous possédons seuls
la recette de la poudre de la feue reine, pauvre chère auguste
victime ! Le maire m'a violemment appuyé. Que veux-tu ?
Si le roi me donne la croix sans que je la lui demande, il me
semble que je ne peux la refuser sans lui manquer à tous
égards. Ai-je voulu être adjoint ? Aussi, ma femme, puisque
nous avons le vent en poupe, comme dit ton oncle Pillerault
quand il est dans ses gaietés, suis-je décidé à mettre chez
nous tout d'accord avec notre haute fortune. Si je puis être
quelque chose, je me risquerai à devenir ce que le bon Dieu
voudra que je sois, sous-préfet, si tel est mon destin. Ma
femme, tu commets une grande erreur en croyant qu'un
citoyen a payé sa dette à son pays après avoir débité pen-
dant vingt ans des parfumeries à ceux qui venaient en cher-
cher. Si l'Etat réclame le concours de nos lumières, nous
les lui devons, comme nous lui devons l'impôt mobilier, les
portes et fenêtres, et caetera. As-tu donc envie de toujours
rester dans ton comptoir ? Il y a. Dieu merci, bien assez
longtemps que tu y séjournes. Le bal sera notre fête à nous.
Adieu le détail, pour toi s'entend. Je brûle notre enseigne de
LA Reine des Roses, j'efface sur notre tableau César
Birotteau, marchand parfumeur, successeur de Ragon,
1. Fondions consulaires. Fonctions de juge au tribunal de commerce.
BALZAC -2S'i
et mets tout bonnement Parfumeries en grosses lettres d'or.
Je place à l'entresol le bureau, la caisse et un joli cabinet
pour toi. Je fais mon magasin de l'arrière-boutique, de la
salle à manger et de la cuisine actuelles. Je loue le premier
étage de la maison voisine, où j'ouvre une porte dans le
mur. Je retourne l'escalier, afin d'aller de plain-pied d'une
maison à l'autre. Nous aurons alors un grand appartement
meublé aux oiseaux ^ ! Oui, je renouvelle ta chambre, je te
ménage un boudoir, et donne une jolie chambre à Césarine *.
La demoiselle de comptoir que tu prendras, notre premier
commis et ta femme de chambre (oui, madame, vous en
aurez une !) logeront au second. Au troisième il y aura la
cuisine, la cuisinière et le garçon de peine. Le quatrième sera
notre magasin général de bouteilles, cristaux et porcelaines.
L'atelier de nos ouvrières dans le grenier ! Les passants ne
verront plus coller les étiquettes, faire les sacs, trier les fla-
cons, boucher les fioles. Bon pour la rue Saint-Denis ; mais
rue Saint-Honoré, fi donc ! mauvais genre. Notre magasin
doit être cossu comme un salon. Dis donc, sommes-nous les
seuls parfumeurs qui soient dans les honneurs ? N'y a-t-il pas
des vinaigriers, des marchands de moutarde qui comman-
dent la garde nationale, et qui sont très bien vus au châ-
teau ^ ? Imitons-les, étendons notre commerce, et en même
temps poussons-nous dans les hautes sociétés.
— Tiens, Birotteau, sais-tu ce que je pense en t'écoutant ?
Eh bien ! tu me fais l'effet d'un homme qui cherche midi à
quatorze heures. Souviens-toi de ce que je t'ai conseillé
quand il a été question de te nommer maire ; ta tranquillité
avant tout ! « Tu es fait, t'ai-je dit, pour être en évidence,
comme mon bras pour faire une aile de moulin. Les gran-
deurs seraient ta perte. » Tu ne m'as pas écoutée, la voilà
venue, notre perte. Pour jouer un rôle politique, il faut de
l'argent, en avons-nous ? Comment ! tu veux brûler ton
enseigne qui a coûté six cents francs, et renoncer à la Reine
des Roses, à ta vraie gloire ? Laisse donc les autres être des
ambitieux. Qui met la main à un bûcher en retire de la
flamme, est-ce vrai ? La politique brûle aujourd'hui. Nous
1. Aux oiseaux ! Expression popu- 2. Leur fille,
laire ; ici, richement. 3. Aux Tuileries.
LE XIX* SIÈCLE PAR LES TEXTES. — 19
290 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
avons cent bons mille francs, placés en dehors de notre
commerce, de notre fabrique et de nos marchandises. Si tu
veux augmenter ta fortune, agis aujourd'hui comme en 1793 ;
les rentes sont à soixante-douze francs, achète des rentes.
Tu auras dix mille livres de revenus, sans que ce placement
nuise à nos affaires. Profite de ce revirement pour marier
notre fille, vends notre fonds et allons dans ton pays. Com-
ment ! pendant quinze ans, tu n'as parlé que d'acheter les
Trésorier es, ce joli petit bien près de Chinon, où il y a des
eaux, des près, des bois, des vignes, deux métairies, qui
rapportent mille écus, dont l'habitation nous plaît à tous
deux, que nous pouvons avoir encore pour soixante mille
francs, et monsieur veut aujourd'hui devenir quelque chose
dans le gouvernement ! Souviens-toi donc de ce que nous
sommes, des parfumeurs. Il y a seize ans, avant que tu
n'eusses inventé la Double Pâte des Sultanes et l'Eau
Carmenative, si l'on était venu te dire : « Vous allez avoir
l'argent nécessaire pour acheter les Trésorières, » ne te
serais-tu pas trouvé mal de joie 1 Eh bien ! tu peux acquérir
cette propriété, dont tu avais tant envie que tu n'ouvrais la
bouche que de ça ; maintenant tu parles de dépenser en
bêtises un argent gagné à la sueur de notre front, je peux
dire le nôtre, j'ai toujours été assise dans ce comptoir par
tous les temps comme un pauvre chien dans sa niche. Ne
vaut-il pas mieux avoir un pied-à-terre chez ta fille, devenue
la femme d'un notaire de Paris, et vivre huit mois de l'année
à Chinon, que de commencer ici à faire de cinq sous six blancs,
et de six blancs rien ^ ? Attends la hausse des fonds publics,
tu donneras huit mille livres de rente à ta fille, nous en gar-
derons deux mille pour nous, le produit de notre fonds nous
permettra d'avoir les Trésorières. Là, dans ton pays, mon
bon petit chat, en emportant notre mobilier qui vaut gros,
nous serons comme des princes, tandis qu'ici faut ^ au moins
un million pour faire figure.
— Voilà où je t'attendais, ma femme, dit César Birot-
1. Faire de cinq sous six blancs et cienncment une petite monnaie qui
de six blancs rien. Expression popu- valait cinq deniers,
laire ; se ruiner. Le blanc était an- 2. Faut. Four i7 faut : langage
familier.
BALZAC 'i'Jl
teau. Je ne suis pas assez bête encore (quoique tu me croies
bien bête, toi !) pour ne pas avoir pensé à tout. Ecoute-
moi bien, Alexandre Crottat nous va comme un gant pour
gendre, et il aura l'étude de Roguin ; mais crois-tu qu'il se
contente de cent mille francs de dot (une supposition que
nous donnions tout notre avoir liquide pour établir notre
fille, et c'est mon avis. J'aimerais mieux n'avoir que du
pain sec pour le reste de mes jours, et la voir heureuse comme
une reine, enfin la femme d'un notaire de Paris, comme tu
dis)" ? Eh bien ! cent mille francs ou même huit mille livres
de rente ne sont rien pour acheter l'étude à Roguin. Ce petit
Xandrot, comme nous l'appelons, nous croit, ainsi que tout
le monde, bien plus riches que nous ne le sommes. Si son père,
ce gros fermier qui est avare comme un colimaçon, ne vend
pas pour cent mille frarfcs de terres, Xandrot ne sera pas
notaire, car l'étude à Roguin vaut quatre ou cinq cent mille
francs. Si Crottat n'en donne pas moitié comptant, comment
se tirerait-il d'affaire ? Césarine doit avoir deux cent mille
francs de dot ; et je veux nous retirer bons bourgeois de Paris
avec quinze mille livres de rente. Hein ! Si je te faisais voir ça
clair comme le jour, n'aurais-tu pas la margoulette ^ fermée ?
— Ah ! si tu as le Pérou...
— Oui, j'ai, ma biche. Oui, dit-il en prenant sa femme
par la taille et la frappant à petits coups, ému par une joie
qui anima tous ses traits. Je n'ai point voulu te parler de
cette affaire avant qu'elle ne fût cuite - ; mais, ma foi, demain
je la terminerai, peut-être. Voici : Roguin m'a proposé une
spéculation si sûre qu'il s'y met avec Ragon, avec ton oncle
Pillerault et deux autres de ses clients. Nous allons acheter
aux environs de la Madeleine des terrains que, suivant les
calculs de Roguin, nous aurons pour le quart de la valeur à
laquelle ils doivent arriver d'ici à trois ans, époque à laquelle,
les baux étant expirés, nous deviendrons maîtres d'exploi-
ter ^... Mais ce serait trop long à t'expliquer. Les terrains
payés, nous n'aurons qu'à nous croiser les bras, et dans trois
ans d'ici nous serons riches d'un milUon, Césarine aura vingt
1. Margouleile. Mot populaire ; 2. Cuite. Expression populaire!:
mâchoire, bouche. à point.
3. Ici Birotteau entre dans quelques détails sur l'opération.
292 /.£_ XlXe SIÈCLE PAR LES TEXTES
ans, notre fonds sera vendu, nous irons alors à la grâce de
Dieu modestement vers les grandeurs.
— Eh bien ! où prendras-tu donc ces trois cent mille
francs ? dit M^e Birotteau.
— Tu n'entends rien aux affaires, ma chatte aimée. Je
donnerai les cent mille francs qui sont chez Roguin, j'em-
prunterai quarante mille francs sur les bâtiments et les jar-
dins où sont nos fabriques dans le faubourg du Temple ; nous
avons vingt mille francs en portefeuille ; en tout, cent
soixante mille francs. Reste cent quarante mille autres,
pour lesquels je souscrirai des effets à l'ordre de M. Charles
Claparon, banquier ; il en donnera la valeur, moins l'es-
compte. Voilà nos cent mille écus payés : qui a terme ne
doit rien ^ Quand les effets arriveront à échéance, nous les
acquitterons avec nos gains. Si nous ne pouvions plus les
solder, Roguin me remettrait des fonds à cinq pour cent,
hjrpothéqués sur ma part de terrain. Mais les emprunts
seront inutiles : j'ai découvert une essence pour faire pousser
les cheveux, une huile comagène ! Livingston m'a posé là-bas
une presse hydraulique pour fabriquer mon huile avec des
noisettes qui, sous cette forte pression, rendront aussitôt
toute leur huile. Dans un an, suivant mes probabilités, j'aurai
gagné cent mille francs, au moins. Je médite une affiche qui
commencera par : A bas les perruques ! dont l'effet sera pro-
digieux. Tu ne t'aperçois pas de mes insomnies, toi. Voilà
trois mois que le succès de I'Huii.e de Macassar m'empêche
de dormir. Je veux couler Macassar /.
— Voilà donc les beaux projets que tu roules dans ta
caboche depuis deux mois, sans vouloir m'en rien dire. Je
viens de me voir en mendiante ^ à ma propre porte ; quel
avis du ciel ! Dans quelque temps, il ne nous restera que
les yeux pour pleurer. Jamais tu ne feras ça, moi vivante,
entends-tu, César ? Il se trouve là-dessous quelques mani-
gances que tu n'aperçois pas ; tu es trop probe et trop loyal
pour soupçonner des friponneries chez les autres. Pourquoi
vient-on t'offrir des millions ? Tu te dépouilles de toutes
1. Qui a terme ne doit rien. Pro- 2. M"»* Birotteau avait été éveil-
verbe ; on ne peut pas contraindre lée par un rêve où elle s'apparaissait
au paiement d'une dette qui n'est à elle-même en haillons et se deman-
pas échue. dant l'aumône.
BALZAC 21»3
tes valeurs, tu t'avances au-delà de tea moyens, et, si ton
huile ne prend pas, si l'on ne trouve pas d'argent, si la
valeur des terrains ne se réalise pas, avec quoi payeraa-tu
tes billets ? est-ce avec les coques de tes noisettea ? Pour te
placer plus haut dans la société, tu ne veux plus être en
nom, tu veux ôter l'enseigner de la Reine des Roses, et tu
vas faire encore tes salamalecs ^ d'affiches et de prospsctus
qui montreront César Birotteau au coin de toutea les bornes
et au-dessus de toutes les planches, aux endroits où l'on
bâtit.
— Oh ! tu n'y es pas. J'aurai une succursale, sous le nom
de Popinot, dans quelque maison autour de la rue des Lom-
bards, où je mettrai le petit Anselme. J'acquitterai ainsi la
dette de la reconnaissance envers M. et M*"*^ Ragon, en éta-
blissant leur neveu, qui pourra faire fortune. Ces pauvres
Ragonnins m'ont l'air d'avoir bien grêlés depuis quelque
temps.
— Tiens, ces gens-là veulent ton argent.
— Mais quelles gens donc, ma belle ? Est-ce ton oncle
Pillerault qui nous aime comme ses petits boyaux - et dîne
avec nous tous les dimanches ? Est-ce ce bon vieux Ragon,
notre prédécesseur, qui voit quarante ans de probité devant
lui, avec qui nous faisons notre boston^ ? Enfin serait-ce
Roguin, un notaire de Paris, un homme de cinquante-sept
ans, qui a vingt-cinq ans de notariat ! Un notaire de Paris,
ce serait la fleur des pois *, si les honnêtes gens ne valaient
pas tous le même prix. Au besoin, mes associés m'aideraient !
Où donc est le complot, ma biche blanche ! Tiens, il faut que
je te dise ton fait ! Foi d'honnête homme, je l'ai sur le
cœur. Tu as toujours été défiante comme une chatte !
Aussitôt que nous avons eu pour deux sous à nous dans la
boutique, tu croyais que les chalands étaient des voleurs.
Il faut se mettre à tes genoux afin de te supplier de te laisser
enrichir ! Pour une fille de Paris, tu n'as guère d'ambition !
Sans tes craintes perpétuelles, il n'y aurait pas eu d'homme
1. Salamalecs. Salutations exagé- 2. Qui nous aime comme ses petits
rées. Faire les salamalecs d'afjiches boi/anx. Expression populaire,
veut dire faire tes embarras auec ces 3. Boston. Jeu de «irtes.
affiches. 4. La fleur des pois. Tout ce qu'il
y a de mieux.
294 LE XIX'' SIECLE PAR LES TEXTES
plus heureux que moi ! — Si je t'avais écoutée, je n'aurais
jamais fait ni la Pâte des Sultanes, ni VEau Carminative.
Notre boutique nous a fait vivre, mais ces deux découvertes
et nos savons nous ont donné cent soixante mille francs que
nous possédons clair et net ! Sans mon génie, car j'ai du
talent comme parfumeur, nous serions de petits détaillants,
nous tirerions le diable par la queue pour joindre les deux
bouts, et je ne serais pas un des notables négociants qui con-
courent à l'élection des juges au tribunal de commerce, je
n'aurais été ni juge ni adjoint. Sais-tu ce que je serais ? un
boutiquier comme a été le père Ragon, soit dit sans l'ofFenser,
car je respecte les boutiques, le plus beau de notre nez en est
fait ^ ! Après avoir vendu de la parfumerie pendant qua-
rante ans, nous posséderions, comme lui, trois mille livres de
rente; et, au prix où sont les choses, dont la valeur a doublé,
nous aurions, comme eux, à peine de quoi vivre. (De jour en
jour, ce vieux ménage-là me serre le cœur davantage. Il
faudra que j'y voie clair, et je saurai le fin mot par Popinot,
demain !) Si j'avais suivi tes conseils, toi qui as le bonheur
inquiet et qui te demandes si tu auras demain ce que tu tiens
aujourd'hui, je n'aurais pas de crédit, je n'aurais pas la croix
de la Légion d'honneur, et je ne serais pas en passe d'être un
homme politique. Oui, tu as beau branler la tête, si notre
affaire se réalise, je puis devenir député de Paris. Ali ! je ne
me nomme pas César pour rien, tout m'a réussi. C'est
inimaginable, au dehors chacun m'accorde de la capacité,
mais ici, la seule personne à laquelle je veux tant plaire que je
sue sang et eau pour la rendre heureuse, est précisément celle
qui me prend pour une bête.
Ces phrases, quoique scindées par des repos éloquents et
lancées comme des balles, ainsi que font tous ceux qui se
posent dans une attitude récriminatoire, exprimaient un
attachement si profond, si soutenu, que M"^^ Birotteau fut
intérieurement attendrie ; mais elle se servit, comme toutes
les femmes, de l'amour qu'elle inspirait pour avoir gain de
cause.
— Eh bien ! Birotteau, dit-elle, si tu m'aimes, laisse-moi
1. Le plus beau de notre nez en est quoi nous devons surtout ce que
fait. Expression populaire ; c'est ù nous sommes.
BALZAC i'J")
donc être heureuse à mon goût. Ni toi, ni moi, nous n'avons
reçu d'éducation, nous ne savons point parler, ni faire un
serviteur ^ à la manière des gens du monde ; comment veux-
tu que nous réussissions dans les places du gouvernement ?
Je serai heureuse aux Trésorières, moi ! J'ai toujours aimé
les bêtes et les petits oiseaux, je passerai très bien ma vie
à prendre soin des poulets, à faire la fermière. Vendons
notre fonds, marions Césarine, iet laisse ton Imogène ^. Nous
viendrons passer les hivers à Paris, chez notre gendre, nous
serons heureux, rien dans la politique ni dans le commerce
ne pourra changer notre manière d'être. Pourquoi vouloir
écraser les autres ? Notre fortune actuelle ne nous suffit-elle
pas ? Quand tu seras millionnaire, dîneras-tu deux fois ?
aa-tu besoin d'une autre femme que moi ? Vois mon oncle
Pillerault ! il s'est sagement contenté de son petit avoir, et
sa vie s'emploie à de bonnes œuvres. A-t-il besoin de beaux
meubles, lui ? Je suis sûre que tu m'as commandé le mobi-
lier : j'ai vu venir Braschon ^ ici, ce n'était pas pour acheter
de la parfumerie.
— Eh bien ! oui, ma belle, tes meubles sont ordonnés,
nos travaux vont être commencés demain et dirigés par un
architecte que m'a recommandé M. de la Billardière.
— Mon Dieu, s'écria-t-elle, ayez pitié de nous !
(César Birotteau.)
UN COUSIX PAUVRE
Arrivé rue Choiseul et sur le point de tourner la rue de
Hanovre, Pons éprouva cette inexplicable émotion qui tour-
mente les consciences pures, qui leur inflige les supphces
ressentis par les plus grands scélérats à l'aspect d'un gen-
darme, et causée uniquement par la question de savoir com-
ment le recevrait la présidente *. Ce grain de sable, qui lui
déchirait les fibres du cœur, ne s'était jamais arrondi ; les
1. Faire lin serviteur. De l'exprès- 2. /mogéne.'M""^ Birotteau écor-
sion je suis voire serviteur ; faire la che le mot.
révérence. 3. Le tapissier. _
4. Sa cousine, M"" Camusot, femme d'un président de chambre.
296 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
angles en devenaient de plus en plus aigus et les gens de cette
maison en ravivaient incessamment les arêtes. En effet, le
peu de cas que les Camusot faisaient de leur cousin Pons, sa
démonétisation au sein de la famille, agissait sur les domes-
tiques, qui, sans manquer d'égards envers lui, le considéraient
comme une variété du Pauvre.
L'ennemi capital de Pons était une certaine Madeleine
Vivet, vieille fille sèche et mince, la femme de chambre de
M^ie 0, de Marville ^ et de sa fille. Madeleine s'écriait très
bien : « Ah ! voilà le pique-assiette ! » en entendant le bon-
homme dans l'escalier, et en tâchant d'être entendue par lui.
Si elle servait à table, en l'absence du valet de chambre, elle
versait peu de vin et beaucoup d'eau dans le verre de sa vic-
time, en lui donnant la tâche difficile de conduire à sa bouche,
sans en rien verser, un verre près de déborder. Elle oubhait
de servir le bonhomme, et se le faisait dire par la présidente
(de quel ton !... le cousin en rougissait), ou elle lui renversait
de la sauce sur ses habits. C'était enfin la guerre de l'inférieur
qui se sait impuni contre un supérieur malheureux...
— Madame, voilà votre M. Pons, et en spencer ^ encore !
vint dire Madeleine à la présidente. Il devrait bien me dire
par quel procédé il le conserve depuis vingt-cinq ans !
En entendant un pas d'homme dans le petit salon qui se
trouvait entre son grand salon et sa chambre à coucher,
M™^ Camusot regarda sa fille et haussa les épaules.
— Vous me prévenez toujours avec tant d'intelligence,
Madeleine, que je n'ai plus le temps de prendre un parti,
dit la présidente.
— Madame, Jean est sorti, j'étais seule, M. Pons a sonné,
je lui ai ouvert la porte, et, comme il est presque de la maison,
je ne pouvais pas l'empêcher de me suivre ; il est là qui se
débarrasse de son spencer.
— Ma pauvre Minette, dit la présidente à sa fille, nous
sommes prises ; nous devons maintenant dîner ici.
— Voyons, reprit-elle en voyant à sa chère Minette une
figure piteuse, faut-il nous débarrasser de lui pour toujours ?
1. M. Camusot avait ajouté à son nom celui d'une terre et signait C.
de Marville.
2. Spencer. Habit sans basques.
BALZAC 297
— Oh ! pauvre homme ! répondit M"^ Camusot, le priver
d'un de ses dîners !
Le petit salon retentit de la fausse tousserie d'un homme
qui voulait dire ainsi : Je vous entends.
— Eii bien, qu'il entre ! dit M"^^ Camusot à Madeleine
en faisant un geste d'épaules.
— Vous êtes venu de si bonne heure, mon cousin, dit
Cécile Camusot en prenant un petit air câlin, que vous nous
avez surprises au moment où ma mère allait s'habiller.
Le cousin Pons, à qui le mouvement d'épaules de la pré-
sidente n'avait pas échappé, fut si cruellement atteint, qu'il
ne trouva pas un compliment à dire, et il se contenta de ce
mot profond :
— Vous êtes toujours charmante, ma petite cousine !
Puis, se tournant vers la mère et la saluant :
— Chère cousine, reprit-il, vous ne sauriez m'en vouloir
de venir un peu plus tôt que de coutume ; je vous apporte
ce que vous m'avez fait le plaisir de me demander...
Et le pauvre Pons, qui sciait en deux le président, la pré-
sidents et Cécile chaque fois qu'il les appelait cousin ou œu-
sine, tira de la poche de côté de son habit une ravissante
petite boîte oblongue en bois de Sainte-Lucie ^ divinement
sculptée.
— Ah ! je l'avais oublié ! dit sèchement la présidente.
Cette exclamation n'était-elle pas atroce ? n'ôtait-elle pas
tout mérite au soin du parent dont le seul tort était d'être
un parent pauvre ?
— Mais, reprit-elle, vous êtes bien bon, mon cousin. Vous
dois-je beaucoup d'argent pour cette petite bêtise ?
Cette demande causa comme un tressaillement intérieur
au cousin ; il avait la prétention de solder tous ses dîners par
l'offrande de ce bijou.
— J'ai cru que vous me permettiez de vous l'offrir, dit-il
d'une voix émue.
— Comment ! comment ! reprit la présidente ; mais,
entre nous, pas de cérémonies, nous nous connaissons assez
pour laver notre linge ensemble. Je sais que vous n'êtes pas
1. Une des petites Antilles.
298 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
assez riche pour faire la guerre à vos dépens. N'est-ce pas
déjà beaucoup que vous ayez pris la peine de perdre votre
temps à courir chez les marchands ?...
— Vous ne voudriez pas de cet éventail, ma chère cou-
sine, si vous deviez en donner la valeur, répliqua le pauvre
homme, offensé, car c'est un chef-d'œuvre de Watteau, qui
l'a peint des deux côtés ; mais, soyez tranquille, ma cousine,
je n'ai pas payé la centième partie du prix d'art.
Dire à un riche : « Vous êtes pauvre ! » c'est dire à l'ar-
chevêque de Grenade que ses homéhes ne valent rien ^.
M™® la Présidente était beaucoup trop orgueilleuse de la
position de son mari, de la possession de la terre de Marville
et de ses invitations aux bals de la cour pour ne pas être
atteinte au vif par une semblable observation, surtout par-
tant d'un misérable musicien ^ vis-à-vis de qui elle se posait
en bienfaitrice.
— Ils sont donc bien bêtes, les gens à qui vous achetez
ces choses-là ?... dit vivement la présidente.
— On ne connaît pas à Paris de marchands bêtes, répliqua
Pons presque sèchement.
• — C'est alors vous qui avez beaucoup d'esprit, dit Cécile
pour calmer le débat,
— Ma petite cousine, j'ai l'esprit de connaître Lancret,
Pater, Watteau, Greuze ^ ; mais j'avais surtout le désir de
plaire à votre chère maman.
Ignorante et vaniteuse, M.^^ de Marville ne voulait pas
avoir l'air de recevoir la moindre chose de son pique-assiette,
et son ignorance la servait admirablement, elle ne connaissait
pas le nom de Watteau. Si quelque chose peut exprimer
jusqu'où va l'amour-propre des collectionneurs, qui, certes,
est un des plus vifs, car il rivahse avec l'amour-propre d'au-
teur, c'est l'audace que Pons venait d'avoir en tenant tête à
sa cousine pour la première fois depuis vingt ans. Stupéfait
de sa hardiesse, Pons reprit une contenance pacifique en
détaillant à Cécile les beautés de la fine sculpture des bran-
ches de ce merveilleux éventail...
1. Allusion à un épisode de Gil 2. Pons était compositeur de musi-
Blas. CL Le XV III' siècle par les que et avait eu le grand prix de Rome.
textes, p. 328. 3. Peintres du XVIII' siècle.i
BALZAC 209
— Où donc avez-vous trouvé cela ? demanda Cécile, en
examinant le bijou.
— Rue de Lappe, chez un brocanteur qui venait de le
rapporter d'un château qu'on a dépecé près de Dreux,
Aulnay, un château que M™^ de Pompadour habitait quel-
quefois, avant de bâtir Ménars ; on en a sauvé les plus splen-
dides boiseries que l'on connaisse ; elles sont si belles que
Liénard, notre célèbre sculpteur en bois, en a gardé, comme
nec plus ultra de l'art, deux cadres ovales pour modèles... Il y
avait là des trésors. Mon brocanteur a trouvé cet éventail
dans un bonheur -du- jour ^ en marqueterie que j'aurais acheté,
si je faisais collection de ces œuvres-là ; mais c'est inabor-
dable ! un meuble de Riesener ^ vaut de trois à quatre mille
francs... Vous comprenez que je me suis mis en chasse, dès
que votre chère maman m'a fait l'honneur de me demander
un éventail, reprit Pons. J'ai vu tous les marchés de Paris,
sans y rien trouver de beau ; car, pour la chère présidente, je
voulais un chef-d'œuvre, et je pensais à lui donner l'éventail
de Marie- Antoinette, le plus beau de tous les éventails. Mais
hier, je fus ébloui par ce divin chef-d'œuvre, que Louis XV a
bien certainement commandé. Pourquoi suis-je allé chercher
un éventail rue de Lappe ? chez un Auvergnat ! qui vend des
cuivres, des ferrailles, des meubles dorés ! Moi, je crois à
l'intelligence des objets d'art ; ils connaissent les amateurs, ils
les appellent, ils leur font : Chit ! chit !...
La présidente haussa les épaules en regardant sa fille, sans
que Pons pût voir cette mimique rapide.
— Je les coimais tous, ces rapiats ^-là ! « Qu'avez-vous
de nouveau, papa Monistrol ? Avez-vous des dessus de
porte ? » ai- je demandé à ce marchand, qui me permet de
jeter les yeux sur ses acquisitions avant les grands marchands.
A cette question, Monistrol me raconte comment Liénard,
qui sculptait dans la chapelle de Dreux de fort belles choses
pour la liste civile *, avait sauvé à la vente d' Aulnay les boi-
1. Bonheur du jour. Petit secré- aux Auvergnats ce nom, qui signifie,
taire fermé ù la parUe supérieure par comme adjectif, avide, cupide.
deux battants ù glaces. 4. Liste civile. Budget alloué au
2. Célèbre ébéniste du XVIII' siè- souverain, considéré comme citoyen,
cle. pour ses dépenses privées.
3. Bapiats. Populaire ; on donne
301) LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
séries sculptées des mains des marchands de Paris, occupés
de porcelaines et de meubles incrustés. « Je n'ai pas eu
grand'chose, me dit-il, mais je pourrai gagner mon voyage
avec cela. » Et il me montra le bonheur-du-jour, une mer-
veille ! c'est ^ des dessins de Boucher ^, exécutés en marque-
terie avec art... C'est à se mettre à genoux devant ! « Tenez,
monsieur, me dit-il, je viens de trouver dans un petit tiroir
fermé, dont la clef manquait, et que j'ai forcé, cet éventail !
vous devriez bien me dire à qui je peux le vendre... » Et il me
tire cette petite boîte en bois de Sainte-Lucie sculpté.
« Voyez ! c'est de ce Pompadour ^ qui ressemble au gothique
fleuri. — Oh ! lui ai-je répondu, la boîte est jolie, elle pour-
rait m'aller, la boîte ! car l'éventail, mon vieux Monistrol, je
n'ai point de M'"^ Pons à qui donner ce vieux bijou ; d'ail-
leurs, on en fait de neufs bien jolis. On peint aujourd'hui
ces vélins-là d'une manière miraculeuse et assez bon marché.
Savez-vous qu'il y a deux mille peintres à Paris ! >; Et je
dépliais négligemment l'éventail, contenant mon admiration,
regardant froidement ces deux petits tableaux, d'un laisser-
aller, d'une exécution à ravir. Je tenais l'éventail de M™^ de
Pompadour ! Watteau s'est exterminé à composer cela !
« Combien voulez-vous du meuble ? — Oh ! mille francs, on
me les donne déjà ! » Je lui dis un prix de l'éventail, qui
correspondait aux frais présumés de son voyage. Nous nous
regardons alors dans le blanc des yeux, et je vois que je tiens
mon homme. Aussitôt je remets l'éventail dans sa boîte,
afin que l'Auvergnat ne se mette pas à l'examiner, et je
m'extasie sur le travail de cette boîte, qui, certes, est un vrai
bijou. « Si je l'achète, dis-je à Monistrol, c'est à cause de cela,
voyez-vous, il n'y a que la boîte qui me tente. Quant à ce
bonhe\ir-du-jour, vous en aurez plus de mille francs, voyez
donc comme ces cuivres sont ciselés ! c'est * des modèles... On
peut exploiter cela... ça n'a pas été reproduit, on faisait tout
unique pour M™^ de Pompadour... » Et mon homme, allumé
pour son bonheur-du-jour, oublie l'éventail ; il me le laisse à
rien pour prix de la révélation que je lui fais de la beauté de
1. C'est. Dans l'usage moderne. 3. De ce Pompadour. De ce style
ce sont : mais Balzac emploie gêné- Pompadour.
ralement c'est de préférence. 4. C'est. Cf. n. 1.
2. Peintre du XVIIP siècle.
BALZAC 301
ce meuble de Riesener. Et voilà ! Mais il faut bien de la pra-
tique pour conclure de pareils marchés ! C'est ' des combats
d'œil à œil, et quel œil que celui d'un juif ou d'un Auvergnat !
L'admirable pantomime, la verve du vieil artiste qui
faisaient de lui, racontant le triomphe de sa finesse sur
l'ignorance du brocanteur, un modèle digne du pinceau hol-
landais, tout fut perdu pour la présidente et pour sa fille qui
se dirent, en échangeant des regards froids et dédaigneux :
« Quel original !.., »
— Ça vous amuse donc ? demanda la présidente.
Pons, glacé par cette question, éprouva l'envie de battre
la présidente.
— Mais, ma chère cousine, reprit-il, c'est la chasse aux
chefs-d'œuvre ! Et on se trouve face à face avec des adver-
saires qui défendent le gibier ! c'est ruse contre ruse ! Un
chef-d'œuvre doublé d'un Normand, d'un Juif ou d'un Auver-
gnat, mais c'est comme dans les contes de fées, une prin-
cesse gardée par des enchanteurs !
— Et comment savez-vous que c'est de Wat... comment
dites-vous ?
— Watteau ! ma cousine, un des plus grands peintres
français du XVIIP siècle ! Tenez, ne voyez- vous pas la signa-
ture ? dit-il en montrant une des bergeries qui représentait
une ronde dansée par de fausses paysannes et par des ber-
gers grands seigneurs. C'est d'un entrain ! Quelle verve !
quel coloris ! Et c'est fait ! tout d'un trait ! comme un
paraphe de maître d'écriture ; on ne sent plus le travail ! Et
de l'autre côté, tenez ! un bal dans un salon ! C'est l'hiver et
l'été ! Quels ornements ! et comme c'est conservé ! Vous
voyez, la virole est en or, et elle est terminée de chaque côté
par un tout petit rubis que j'ai décrassé !
— S'il en est ainsi, je ne pourrais pas, mon cousin, accepter
de vous un objet d'un si grand prix. Il vaut mieux vous en
faire des rentes, dit la présidente, qui ne demandait cepen-
dant pas mieux que de garder ce magnifique éventail.
— Il est temps que ce qui a servi au Vice soit aux mains
de la Vertu ! dit le bonhomme en retrouvant de l'assurance.
1. C'est. Cf. p. 300, n. 1.
302 LE A7A'« SIÈCLE PAR LES TEXTES
Il aura fallu cent ans pour opérer ce miracle. Soyez sûre qu'à
la cour aucune princesse n'aura rien de comparable à ce chef-
d'œuvre ; car il est malheureusement dans la nature humaine
de faire plus pour une Pompadour que pour une vertueuse
reine !
— Eh bien, je l'accepte ! dit en riant la présidente. Cécile,
mon petit ange, va donc voir avec Madeleine à ce que le
dîner soit digne de notre cousin...
La présidente voulait balancer le compte. Cette recom-
mandation faite à haute voix, contrairement aux règles du
bon goût, ressemblait si bien à l'appoint d'un payement, que
Pons rougit comme une jeune fille prise en faute.
{Le Cousin Pons.)
LE REVE DE L'ABBE BIROTTEAU
Cet appartement, desservi par un escalier en pierre, se
trouvait dans un corps de logis à l'exposition du midi. L'abbé
Troubert occupait le rez-de-chaussée, et M"^ Gamard ^ le
premier étage du principal bâtiment situé sur la rue. Lorsque
Chapeloud entra dans son logement, les pièces étaient nues
et les plafonds noircis par la fumée. Les chambranles des che-
minées en pierre assez mal sculptée n'avaient jamais été
peints. Pour tout mobilier, le pauvre chanoine y mit d'abord
un lit, une table, quelques chaises, et le peu de livres qu'il
possédait. L'appartement ressemblait à une belle femme en
haillons. Mais, deux ou trois ans après, une vieille dame
ayant laissé deux mille francs à l'abbé Chapeloud, il employa
cette somme à l'emplette d'une bibliothèque en chêne, pro-
venant de la démolition d'un château dépecé par la bande
noire 2, et remarquable par des sculptures dignes de l'admi-
ration des artistes. L'abbé fit cette acquisition, séduit moins
par le bon marché que par la parfaite concordance qui existait
entre les dimensions de ce meuble et celles de la galerie. Ses
économies lui permirent alors de restaurer entièrement la
1. La propriétaire. domaines pour les morceler et les
2. Association de spéculateurs vendre en détail,
qui achetaient à bas prix les grands
BALZAC 3<)3
galerie jusque-là pauvre et délaissée. Le parquet fut soigneu-
sement frotté, le plafond blanchi ; et les boiseries furent
peintes de manière à figurer les teintes et les nœuds du chêne.
Une cheminée de marbre remplaça l'ancienne. Le chanoine
eut assez do goût pour chercher et pour trouver de vieux
fauteuils en bois de noyer sculpté. Puis une longue table en
ébène et deux meubles de BouUe ^ achevèrent de donner à
cette galerie une physionomie pleine de caractère. Dans
l'espace de deux ans, les libéraUtés de plusieurs personnes
dévotes, et des legs de ses pieuses pénitentes, quoique légers,
remplirent de livres les rayons de la bibliothèque alors vide.
Enfin, un oncle de Chapeloud, un ancien oratorien, lui légua
sa collection in-folio des Pères de l'Eglise, et plusieurs autres
grands ouvrages précieux pour un ecclésiastique.
Birotteau, surpris de plus en plus par les transformations
successives de cette galerie jadis nue, arriva par degrés à une
involontaireconvoitise.il souhaita posséder ce cabinet, si bien
en rapport avec la gravité des mœurs ecclésiastiques. Cette
passion s'accrut de jour en jour. Pendant les années suivantes,
l'abbé Chapeloud fit de la cellule un oratoire que ses dévotes
amies se plurent à embellir. Plus tard encore, une dame offrit
au chanoine pour sa chambre un meuble en tapisserie qu'elle
avait fait elle-même pendant longtemps sous les yeux de cet
homme aimable sans qu'il en soupçonnât la destination. H en
fut alors de la chambre à coucher comme de la galerie, elle
éblouit le vicaire. Enfin, trois ans avant sa mort, l'abbé
Chapeloud avait complété le confortable de son appartement
en en décorant le salon. Quoique simplement garni de velours
d'Utrecht rouge, le meuble avait séduit Birotteau. Depuis le
jour où le camarade du chanoine vit les rideaux de lampas
rouge, les meubles d'acajou, le tapis d'Aubusson qui ornaient
cette vaste pièce peinte à neuf, l'appartement de Chapeloud
devint pour lui l'objet d'une monomanie secrète. Y demeurer,
se coucher dans le lit à grands rideaux de soie où couchait le
chanoine, et trouver toutes ses aises autour de lui, comme les
trouvait Chapeloud, fut pour Birotteau le bonheur complet :
il ne voyait rien au delà. Tout ce que les choses du monde
1. Célèbre ébéniste (1642-1732).
304 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
font naître d'envie et d'ambition dans le cœur des autres
hommes se concentra chez l'abbé Birotteau dans le sentiment
secret et profond avec lequel il désirait un intérieur sem-
blable à celui que s'était créé l'abbé Chapeloud. Quand son
ami tombait malade, il venait certes chez lui conduit par
une sincère affection ; mais, en apprenant l'indisposition du
chanoine, ou en lui tenant compagnie, il s'élevait, malgré lui,
dans le fond de son âme mille pensées dont la formule la plus
simple était toujours : « Si Chapeloud mourait, je pourrais
avoir son logement. » Cependant, comme Birotteau avait un
cœur excellent, des idées étroites et une intelligence bornée,
il n'allait pas jusqu'à concevoir les moyens de se faire léguer
la bibliothèque et les meubles de son ami.
L'abbé Chapeloud, égoïste aimable et indulgent, devina la
passion de son ami, ce qui n'était pas difficile, et la lui par-
donna, ce qui peut sembler moins facile chez un prêtre. Mais
aussi le vicaire, dont l'amitié resta toujours la môme, ne cessa-
t-il pas de se promener avec son ami tous les jours dans la
même allée du Mail de Tours, sans lui faire tort un seul
moment du temps consacré depuis vingt années à cette
promenade. Birotteau, qui considérait ses vœux involon-
taires comme des fautes, eût été capable, par contrition, du
plus grand dévouement pour l'abbé Chapeloud. Celui-ci
paya sa dette envers une fraternité si naïvement sincère en
disant, quelques jours avant sa mort, au vicaire, qui lui lisait
la Quotidienne ^ : k Pour cette fois, tu auras l'appartement. Je
sens que tout est fini pour moi. » En effet, par son testament,
l'abbé Chapeloud légua sa bibliothèque et son mobilier à
Birotteau. La possession de ces choses, si vivement désirées,
et la perspective d'être pris en pension par M^^^ Gamard,
adoucirent beaucoup la douleur que causait à Birotteau la
perte de son ami le chanoine ; il ne l'aurait peut-être pas
ressuscité, mais il le pleura. Pendant quelques jours, il fut
comme Gargantua, qui, sa femme étant morte en accouchant
de Pantagruel, ne savait s'il devait se réjouir de la naissance
de son fils, ou se chagriner d'avoir enterré sa bonne Badbec,
■et qui se trompait en se réjouissant de la mort de sa femme
1. Journal catholique et royaliste.
BALXAC 305
et déplorant la naissance de Pantagruel ^ L'abbé Birotteau
passa les premiers jours de son deuil à vérifier les ouvrages
de sa bibliothèque, à se servir de ses meubles, à les examiner,
en disant d'un ton qui, malheureusement, n'a pu être noté :
« Pauvre Chapeloud ! » Enfin sa joie et sa douleur l'occu-
paient tant, qu'il ne ressentait aucune peine de voir donner
à un autre la j)lace de chanoine, dans laquelle feu Chapeloud
espérait avoir Birotteau pour successeur, M"° Gamard ayant
pris avec plaisir le vicaire en pension, celui-ci participa dès
lors à toutes les félicités de la vie matérielle que lui vantait le
défunt chanoine. Incalculables avantages ! A entendre feu
l'abbé Chapeloud, aucun de tous les prêtres qui habitaient la
ville de Tours ne pouvait être, sans en excepter l'archevêque,
l'objet de soins aussi délicats, aussi minutieux que ceux pro-
digués ^ par M'**' Gamard à ses deux pensionnaires. Les pre-
miers mots que disait le chanoine à son ami, en se promenant
sur le Mail, avaient presque toujours trait au succulent dîner
qu'il venait de faire, et il était bien rare que, pendant les
sept promenades de la semaine, il ne lui arrivât pas de dire
au moins quatorze fois : « Cette excellente fille a certes pour
vocation le service ecclésiastique . »
— Pensez donc, disait l'abbé Chapeloud à Birotteau, que,
pendant douze années consécutives, linge blanc, aubes, sur-
plis, rabats, rien ne m'a jamais manqué. Je trouve toujours
chaque chose en place, en nombre suffisant, et sentant l'iris.
Mes meubles sont frottés, et toujours si bien essuyés que,
depuis longtemps, je ne connais plus la poussière. En avez-
vous vu un seul grain chez moi ? Puis le bois de chauffage est
bien choisi, les moindres choses sont excellentes ; bref, il
semble que M"^ Gamard ait sans cesse un œil dans ma cham-
bre. Je ne me souviens pas d'avoir sonné deux fois, en dix ans,
pour demander quoi que ce fût. Voilà vivre ! N'avoir rien à
chercher, pas même ses pantoufles. Trouver toujours bon
feu, bonne table. Enfin, mon soufflet m'impatientait, il
avait le larynx embarrassé, je ne m'en suis pas plaint deux
fois. Bast ', le lendemain mademoiselle m'a donné un très
1. Cf. Rabelais, Gargantua, livre II. 3. Bast ou baste. Interjection
2. Ceux prodigués. Expression qui vient du verbe baster, sutHre.
incorrecte. Ici, i7 n'en fallut pas plus.
LE XIX* SIÈCLE PAR LES TEXTES. — 20
306 LE XIXe SIECLE PAR LES TEXTES
joli soufflet, et cette paire de badines ^ avec lesquelles vous
me voyez tisonnant.
Birotteau, pour toute réponse, disait : « Sentant l'iris ! »
Ce sentant F iris le frappait toujours. Les paroles du chanoine
accusaient un bonheur fantastique pour le pauvre vicaire, à
qui ses rabats et ses aubes faisaient tourner la tête ; car il
n'avait aucun ordre, et oubliait assez fréquemment de com-
mander son dîner. Aussi, soit en quêtant, soit en disant la
messe, quand il apercevait M^^^ Gamard à Saint-Gatien ^, ne
manquait-il jamais de lui jeter un regard doux et bienveil-
lant, comme sainte Thérèse pouvait en jeter au ciel.
{Le Curé de Tours.)
1. Badines. Petites pincettes. 2. Eglise de Tours.
CHAPITRE V (i)
JOSEPH DE MAISTRE
I/ÉGLISE VICTORIEUSE DE TOUS SES ENNEMIS
Toute attaque sur le catholicisme portant nécessairement
sur le christianisme même, ceux que notre siècle a nommés
philosophes ne firent que saisir les armes que leur avait pré-
parées le protestantisme, et ils les tournèrent contre l'Eglise
en se moquant de leur allié, qui ne valait pas la peine d'une
attaque, ou qui peut-être l'attendait. Qu'on se rappelle tous
les livres impies écrits pendant le XVIIP siècle. Tous sont
dirigés contre Rome, comme s'il n'y avait pas de véritables
chrétiens hors de l'enceinte romaine ; ce qui est très vrai si
l'on veut s'exprimer rigoureusement. On ne l'aura jamais
assez répété, il n'y a rien de si infaillible que l'instinct de
l'impiété. Voyez ce qu'elle hait, ce qui la met en colère, et
ce qu'elle attaque toujours, partout et avec fureur ; c'est
la vérité. Dans la séance infernale de la Convention nationale
(qui frappera la postérité bien plus qu'elle n'a frappé nos
légers contemporains), où l'on célébra, s'il est permis de
s'exprimer ainsi, l'abnégation ^ du culte, Robespierre, après
son immortel discours, se fit-il apporter les livres, les habits,
les coupes du culte protestant pour les profaner ^ ? Appela-t-il
à la barre, chercha- t-il à séduire ou à effrayer quelque ministre
de ce culte pour en obtenir un serment d'apostasie ? Se ser-
vit-il au moins pour cette horrible scène des scélérats de cet
ordre, comme il avait employé ceux de l'ordre catholique ?
1. Abnégation. Au sens de renie- celle ilii 30 brumaire, an II, (cf.
ment. Aulard, Culte de la Raison, p. 62),
2. Ce passage semblerait indiquer où des pétitionnaires, paraissant à la
que Robespierre se fit apporter les barre avec des ornements saccrdo-
livres, etc., du culte catholique. Or, taux, parodièrent les cérémonies reli-
il y eut à la Convention plusieurs gieuscs. Mais Robespierre n'y joua
séances que J. de Maistre pouvait aucun rôle, et l'on sait qu'il était
qualifier d'infernales, notamment tiostile s\ la « déchristianisation.»
I. Voir noire Précis de VHistoire de la Litléralure française, p. 445-453.
308 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
Il n'y pensa seulement pas. Rien ne le gênait, rien ne l'ir-
ritait, rien ne lui faisait ombrage de ce côté ; aucun ennemi
de Rome ne pouvait être odieux à un autre, quelles que soient
leurs différences sous d'autres rapports. C'est par ce principe
que s'expliqua l'affinité, différemment inexplicable, des
églises protestantes avec les églises photinienne ^ nesto-
rienne ^, etc., plus anciennement séparées. Partout où elleS
se rencontrent, elles s'embrassent et se complimentent avec
une tendresse qui surprend au premier coup d'œil, puisque
leurs dogmes capitaux sont directement contraires ; mais
bientôt on a deviné leur secret. Tous les ennemis de Rome
sont amis, et, comme il ne peut y avoir de foi proprement
dite hors de l'église catholique, passé cet acte de chaleur
fiévreuse qui accompagne la naissance de toutes les sectes,
on cesse de se brouiller pour des dogmes auxquels on ne tient
plus qu'extérieurement, et que chacun voit s'échapper l'un
après l'autre du symbole national, à mesure qu'il plaît à ce
juge capricieux qu'on appelle raison particulière de les citer à
son tribunal pour les déclarer nuls.
Un fanatique anglais, au commencement du dernier
siècle, fit écrire sur le fronton d'un temple qui ornait ses
jardins ces deux vers de Corneille :
Je rends grâces aux dieux de n'être pas Romain,
Pour conserver encor quelque chose d'humain ^.
Et nous avons entendu un fou du dernier siècle s'écrier
dans un livre tout à fait digne de lui : 0 Rome ! que je te
HAIS* ! Il parlait pour tous les ennemis du christianisme, mais
surtout pour tous ceux de son siècle ; car jamais la haine de
Rome ne fut plus universelle et plus marquée que dans ce
siècle où les grands conjurés eurent l'art de s'élever jusqu'à
l'oreille de la souveraineté orthodoxe ^, et d'y faire couler des
poisons qu'elle a chèrement payés. La persécution du
1. Secte du IV« siècle, qui pré- pas Jésus comme étant par lui-
tendait que le Saint-Esprit n'était même personne divine, mais comme
pas une personne divine et que Jésus « porte-Dieu ».
était le fils de Joseph ; Photin, évê- 3. Horace, acte II, scène m.
que de Pannonie, en fut le chef. 4. Mercier, dans un ouvrage inti-
2. Les nestoriens, disciples de tulé l'An 2240.
Nestorius, patriarche de Constanti- 5. Du roi de France, fils aîné
nople au V« siècle, ne reconnaissaient de l'Eglise.
JOSEPH DE MAlSTIiE 309
XVIIP siècle surpasse infiniment toutes les autres, parce
qu'elle y a beaucoup ajouté, et ne ressemble aux persécutions
anciennes que par les torrents de sang qu'elle a versés en
finissant. Mais combien ses commencements furent plus dan-
gereux ! L'arche sainte ^ fut soumise de nos jours à deux
attaques inconnues jusqu'alors : elle essuya à la fois les coups
de la science et ceux du ridicule. La chronologie, l'histoire
naturelle, l'astronomie, la physique, furent, pour ainsi dire,
ameutées contre la religion. Une honteuse coalition réunit
contre elle tous les talents, toutes les connaissances, toutes
les forces de l'esprit humain. Les femmes, qui peuvent tout
pour le mal comme pour le bien, lui prêtèrent leur influence ;
et, tandis que les talents et les passions se réunissaient pour
faire en sa faveur le plus grand effort imaginable, une puis-
sance d'un nouvel ordre s'armait contre la foi antique :
c'était le ridicule. Un homme unique * à qui l'enfer avait
remis ses pouvoirs se présenta dans cette nouvelle arène et
combla les vœux de l'impiété. Jamais l'arme de la plaisan-
terie n'avait été maniée d'une manière aussi redoutable, et
jamais on ne l'employa contre la vérité avec autant d'ef-
fronterie et de succès. Jusqu'à lui, le blasphème, circonscrit
par le dégoût, ne tuait que le blasphémateur ; dans la bouche
du plus coupable des hommes il devint contagieux en deve-
nant charmant. Encore aujourd'hui l'homme sage qui par-
court les écrits de ce bouffon sacrilège pleure souvent d'avoir
ri. Une vie d'un siècle lui fut donnée, afin que l'église sortît
victorieuse de trois épreuves auxquelles nulle institution
fausse ne résistera jamais : le syllogisme, l'échafaud et l'é-
pigramme.
Les coups désespérés portés, dans les dernières années du
dernier siècle, contre le sacerdoce catholique et contre le chef
suprême de la religion, avaient ranimé les espérances des
ennemis de la cfiaire éternelle ^. On sait qu'une maladie du
protestantisme, aussi ancienne que lui, fut la manie de pré-
dire la chute de la puissance pontificale. Les erreurs, les
bévues les plus énormes, le ridicule le plus solennel, rien n'a
1. Proprement, le coffre qui, chez 2. Voltaire,
les Hébreux, renfermait les livres de 3. Le siège apostolique, la pa-
la loi. pauté.
310 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
pu le corriger : toujours il est revenu à la charge ; mais jamais
ses prophètes n'ont été plus hardis à prédire la chute du Saint-
Siège que lorsqu'ils ont cru voir qu'elle était arrivée.
Les docteurs anglais se sont distingués dans ce genre de
délire par des livres fort utiles, précisément parce qu'ils sont
la honte de l'esprit humain, et qu'ils doivent nécessairement
faire rentrer en eux-mêmes tous les esprits qu'un ministère
coupable n'a pas condamnés à un aveuglement final. A l'as-
pect du Souverain Pontife chassé, exilé, emprisonné, outragé, ,
privé de ses Etats par une puissance prépondérante et
presque surnaturelle ^ devant qui la terre se taisait ^, il n'était
pas malaisé à ces prophètes de prédire que c'en était fait de
la suprématie spirituelle et de la souveraineté temporelle
du Pape. Plongés dans les plus profondes ténèbres, et juste-
ment condamnés au double châtiment de voir dans les saintes
Ecritures ce qui n'y est pas, et de n'y pas voir ce qu'elles
contiennent de plus clair, ils entreprirent de nous prouver,
par ces mêmes Ecritures, que cette suprématie à qui il a été
divinement et littéralement prédit qu'elle durerait autant
que le monde ^ était sur le point de disparaître pour toujours.
Ils trouvaient l'heure et la minute dans V Apocalypse ; car ce
livre est fatal pour les docteurs protestants ; et, sans excepter
même le grand Newton, ils ne s'en occupent guère sans perdre
l'esprit. Nous n'avons, contre les sophismes les plus grossiers,
d'autres armes que le raisonnement ; mais Dieu, lorsque sa
sagesse l'exige, les réfute par des miracles. Pendant que les
faux prophètes parlaient avec le plus d'assurance, et qu'une
foule, comme eux ivre d'erreur, leur prêtait l'oreiUe, un pro-
dige visible de la Toute-Puissance, manifesté par l'înexpU-
cable accord * des pouvoirs les plus discordants, reportait
le Pontife au Vatican ; et sa main, qui ne s'étend que pour
bénir, appelait déjà la miséricorde et les lumières célestes sur
les auteurs de ces livres insensés.
Qu'attendent donc nos frères, si malheureusement séparés,
1. Celle de la Révolution. Arrêté cette pierre je bâtirai mon Eglise,
par Berthier, Pie VI fut emmené en et les portes de la demeure des
France, où il mourut. morts ne prévaudront point contre
2. Expression biblique. elle. »
3. Cf. Evangile selon saint Ma- 4. Le Concordat.
thieu, XVI, 18. « Tu es Pierre, et sur
JOSEPH DE MAISTRK 311
pour marcher au Capitole en nous donnant la main ? Et
qu'entendent-ils par miracle, s'ils ne veulent pas reconnaî--
tre le plus grand, le plus manifeste, le plus incontestable de
tous dans la conservation, et, de nos jours surtout, dans la
résurrection, qu'on me permette ce mot, dans la résurrec-
tion du trône pontifical, opérée contre toutes les lois de la
probabilité humaine ?
{Du Pape.)
LE BOURREAU
Dieu, ayant voulu faire gouverner les hommes par des
hommes, du moins extérieurement, a remis aux souverains
l'éminente prérogative de la punition des crimes, et c'est en
cela surtout qu'ils sont ses représentants...
De cette prérogative redoutable résulte l'existence néces-
saire d'un homme destiné à infliger aux crimes les châtiments
décernés par la justice humaine ; et cet homme, en effet, se
trouve partout, sans qu'il y ait aucun moyen d'expliquer
comment ; car la raison ne découvre dans la nature de
l'homme aucun motif capable de déterminer le choix de cette
profession. Je vous crois trop accoutumés à réfléchir, mes-
sieurs ^, pour qu'il ne vous soit pas arrivé souvent de méditer
sur le bourreau. Qu'est-ce donc que cet être inexplicable qui
a préféré à tous les métiers agréables, lucratifs, honnêtes et
même honorables qui se présentent en foule à la force ou à la
dextérité humaine, celui de tourmenter et de mettre à mort
ses semblables ? Cette tête, ce cœur sont-ils faits comme les
nôtres ? ne contiennent-ils rien de particulier et d'étranger
à notre nature ? Pour moi, je n'en sais pas douter. Il est fait
comme nous extérieurement, il naît comme nous ; mais
c'est un être extraordinaire, et, pour qu'il existe dans la
famille humaine il faut un décret particulier, un Fiat - de la
puissance créatrice. Il est créé comme un monde. Voyez ce
1. Dans les Soirées de Sainl- même s'exprime. C'est ici le comte
Pétersbourg, Joseph de Maistre fait qui parle.
causer entre eux un émigré français 2. Traduction latine du mot pro-
(le chevalier), un sénateur russe, et nonce par Dieu quand il crée la
un comte, par la bouche duquel lui- / umiére ; fiât lux,, que la lumière
se fasse.
312 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
qu'il est dans l'opinion des hommes, et comprenez, si vous
pouvez, comment il peut ignorer cette opinion ou l'affronter !
A peine l'autorité a-t-elle désigné sa demeure, à peine en
a-t-il pris possession, que les autres habitations reculent
jusqu'à ce qu'elles ne voient plus la sienne. C'est au milieu
de cette solitude et de cette espèce de vide formé autour de
lui qu'il vit seul avec sa femelle et ses petits, qui lui font
connaître la voix de "l'homme : sans eux il n'en connaîtrait
que les gémissements... Un signal lugubre est donné ; un
ministre abject ^ de la justice vient frapper à sa porte et
l'avertir qu'on a besoin de lui : il part ; il arrive sur une place
publique couverte d'une foule pressée et palpitante. On lui
jette un empoisonneur, un parricide, un sacrilège : il le saisit,
il l'étend, il le lie sur une croix horizontale, il lève le bras ^ :
alors il se fait un silence horrible, et l'on n'entend plus que
le cri des os qui éclatent sous la barre, et les hurlements de la
victime. Il la détache ; il la porte sur une roue : les membres
fracassés s'enlacent dans les rayons ; la tête pend ; les che-
veux se hérissent, et la bouche, ouverte comme une fournaise,
n'envoie plus par intervalle qu'un petit nombre de paroles
sanglantes qui appellent la mort. Il a fini : le cœur lui bat,
mais c'est de joie ; il s'applaudit, il dit dans son cœur : Nul ne
roue mieux que moi. Il descend : il tend sa main souillée de
sang, et la justice y jette de loin quelque pièces d'or qu'il
emporte à travers une double haie d'hommes écartés par
l'horreur. Il se met à table, et il mange ; au lit ensuite, et il
dort. Et le lendemain, en s'éveillant, il songe à tout autre
chose qu'à ce qu'il a fait la veille. Est-ce un homme ? Oui :
Dieu le reçoit dans ses temples et lui permet de prier. Il n'est
pas criminel ; cependant aucune langue ne consent à dire, par
exemple, qu'il est vertueux, qu'il est honnête homme, qu'il est
estimable, etc. Nul éloge moral ne peut lui convenir ; car tous
supposent des rapports avec les hommes ^, et il n'en a point.
Et cependant toute grandeur, toute puissance, toute
subordination * repose sur l'exécuteur : il est l'horreur et le
1. Minisire abject. Infime agent. Voltaire, fait dériver la morale de la
2. Ce bras est armé d'une barre de société.
fer. 4. Tout ordre social ; car l'ordre
3. Ici l'on dirait vraiment que social a pour fondement, selon Joseph
Joseph de Maistre, comme les philo- de Maistre, la hiérarchie des classes
sophes du XVIIP siècle, comme et des individus.
JOSEPH DE M.IISTRE 313
lien de l'association humaine. Otez du monde cet agent
incompréhensible ; dans l'instant même, l'ordre fait place
au chaos, les trônes s'abîment et la société disparaît.
(Soirées de Saint-Pétersbourg.)
LA GUERRE EST DIVINE'
Les fonctions du soldat sont terribles ; mais il faut qu'elles
tiennent à une grande loi du monde spirituel, et l'on ne doit
pas s'étonner que toutes les nations de l'univers se soient
accordées à voir dans ce fléau quelque chose de plus par-
ticulièrement divin que dans les autres ; croyez que ce n'est
pas sans une grande et profonde raison que le titre de dieu
DE.S ARMÉES brille à toutes les pages de l'Ecriture sainte.
Coupables mortels, et malheureux, parce que nous sommes
coupables ! c'est nous qui rendons nécessaires tous les maux
physiques, mais surtout la guerre. Les hommes s'en prennent
ordinairement aux souverains, et rien n'est plus naturel.
Horace disait en se jouant :
« Du délire des rois les peuples sont punis. ^ »
Mais J.-B. Rousseau a dit avec plus de gravité et de véri-
table philosophie :
« C'est le courroux des rois qui fait armer la terre,
« C'est le courroux du Ciel qui fait armer les rois ^. »
Observez de plus que cette loi déjà si terrible de la guerre
n'est cependant qu'un chapitre de la loi générale qui pèse sur
l'univers.
Dans le vaste domaine de la nature vivante, il règne une
violence manifeste, une espèce de rage prescrite qui arme
tous les êtres in mutua funera * ; dès que vous sortez du règne
insensible *, vous trouvez le décret de la mort violente écrit
1. C'est ici le sénateur russe qui 3. Odes, IV, viii.
a la parole. Cf. p. 311, n. 1. 4. Mot à mot, pour des morls
2.Quidquid délirant regesplectunturAchivi. réciproques
{Efitres, I, ii ) 5. Le règne minéral.
314 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
sur les frontières mêmes de la vie. Déjà, dans le règne végétal,
on commence à sentir la loi : depuis l'immense catalpa ^
jusqu'à la plus humble graminée, combien de plantes meu-
rent, et combien sont tuées ! mais, dès que vous entrez dans
le règne animal, la loi prend tout à coup une épouvantable
évidence. Une force, à la fois cachée et palpable, se montre
continuellement occupée à mettre à découvert le principe
de la vie par des moyens violents. Dans chaque grande
division de l'espèce animale, elle a choisi un certain nombre
d'animaux qu'elle a chargés de dévorer les autres : ainsi il y a
des insectes de proie, des reptiles de proie, des oiseaux de
proie et des quadrupèdes de proie. Il n'y a pas un instant de
la durée où l'être vivant ne soit dévoré par un autre.
Au-dessus de ces nombreuses races d'animaux est placé
l'homme, dont la main destructive n'épargne rien de ce qui
vit ; il tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour se
parer, il tue pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue pour
s'instruire, il tue pour s'amuser, il tue pour tuer : roi superbe
et terrible, il a besoin de tout, et rien ne lui résiste. Il sait
combien la tête du requin et du cachalot lui fournira de bar-
riques d'huile ; son épingle déliée pique sur le carton des
musées l'élégant papillon qu'il a saisi au vol sur le sommet du
Mont-Blanc ou du Chimboraço ^ ; il empaille le crocodile ; il
embaume le cohbri ; à son ordre, le serpent à sonnettes vient
mourir dans la liqueur conservatrice qui doit le montrer
intact aux yeux d'une longue suite d'observateurs. Le cheval
qui porte son maître à la chasse du tigre se pavane sous la
peau de ce même animal ; l'homme demande tout à la fois,
à l'agneau ses entrailles pour faire résonner une harpe, à la
baleine ses fanons pour soutenir le corset de la jeune vierge,
au loup sa dent la plus meurtrière pour polir les ouvrages
légers de l'art ^, à l'éléphant ses défenses pour façonner le
jouet d'un enfant ; ses tables sont couvertes de cadavres.
Le philosophe peut même découvrir comment le carnage
permanent est prévu et ordonné dans le grand tout.
Mais cette loi s'arrêtera-t-elle à l'homme 1 non sans doute.
1 . Arbre originaire de la Caro- 3. La dent de loup, en usage dans
line. l'orfèvrerie, est généralement faite
2. Montagne de la chaîne des de métal.
Andes.
JOSEPH DE MAISTHE 315
Cependant quel être exterminera celui qui les exterminera
tous? Lui. C'est l'homme qui est chargé d'égorger l'homme.
Mais comment pourra-t-il accomplir la loi, lui qui est un être
moral et miséricordieux, lui qui est né pour aimer, lui qui
pleure sur les autres comme sur lui-même, qui trouve du
plaisir à pleurer, et qui finit par inventer des fictions ^ pour
se faire pleurer, lui enfin à qui il a été déclaré qu'on rede-
mandera pisqu'à la dernière goutte du sang quHl aura versé
injustement * ? C'est la guerre qui accomplira le décret. N'en-
tendez-vous pas la terre qui crie et demande du sang ? Le
sang des animaux ne lui sufiit pas, ni même celui des cou-
pables versé par le glaive des lois. Si la justice humaine les
frappait tous, il n'y aurait point de guerre ; mais elle ne
saurait en atteindre qu'un petit nombre, et souvent même
elle les épargne, sans se douter que sa féroce humanité con-
tribue à nécessiter la guerre, si, dans le même temps surtout,
un autre aveuglement, non moins stupide et non moins
funeste, travaillait à éteindre l'expiation dans le monde '.
La terre n'a pas crié en vain : la guerre s'allume. L'homme,
saisi tout à coup d'une fureur divine, étrangère à la haine et
à la colère, s'avance sur le champ de bataille sans savoir ce
qu'il veut ni même ce qu'il fait. Qu'est-ce donc que cette
horrible énigme ? Rien n'est plus contraire à sa nature, et
rien ne lui répugne moins : il fait avec enthousiasme ce qu'il
a en horreur. N'avez- vous jamais remarqué que, sur le champ
de mort, l'homme ne désobéit jamais ? il pourra bien mas-
sacrer Nerva ou Henri IV * ; mais le plus abominable tyran, le
plus insolent boucher de chair humaine n'entendra jamais là :
Nov^ ne voulons plus vou^ servir. Une révolte sur le champ
de bataille, un accord pour s'embrasser en reniant un tyran,
est un phénomène qui ne se présente pas à ma mémoire.
Rien ne résiste, rien ne peut résister à la force qui traîne
l'homme au combat ; innocent meurtrier, instrument passif
d'une main redoutable, il se plonge tête baissée dans Vabîme
1. Romans, pièces de théâ péché originel, qui rend l'expiation
tre, etc. nécessaire.
2. Genèse, IX, 5. 4. Ni Henri IV, ni Xcrva ne mou-
3. En s'attaquant à la religion rurent sur un champ de bataille ;
chrétienne, fondée sur le dogme du mais Joseph de Maistrc sj-mbolise
en eux les bons princes.
316 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
qu'il a creusé lui-même ; il donne, il reçoit la mort sans se
douter que c'est lui qui a fait la mort ^
Ainsi s'accomplit sans cesse, depuis le ciron jusqu'à
l'homme, la grande loi de la destruction violente des êtres
vivants. La terre entière, continuellement imbibée de sang,
n'est qu'un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé
sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu'à la consommation
des choses, jusqu'à l'extinction du mal, jusqu'à la mort de la
mort 2.
Mais l'anathème doit frapper plus directement et plus
visiblement sur l'homme. L'ange exterminateur tourne
comme le soleil autour de ce malheureux globe, et ne laisse
respirer une nation que pour en frapper d'autres. Mais,
lorsque les crimes, et surtout les crimes d'un certain genre, se
sont accumulés jusqu'à un point marqué, l'ange presse sans
mesure son vol infatigable. Pareil à la torche ardente tournée
rapidement, l'immense vitesse de son mouvement le rend
présent à la fois sur tous les points de sa redoutable orbite.
Il frappe au même instant tous les peuples de la terre.
D'autres fois, ministre d'une vengeance précise et infaillible,
il s'acharne sur certaines nations et les baigne dans le sang ^.
N'attendez pas qu'elles fassent aucun effort pour échapper
à leur jugement ou pour l'abréger ; on croit voir ces grands
coupables, éclairés par leur conscience, qui demandent le
supplice et l'acceptent pour y trouver l'expiation. Tant qu'il
leur restera du sang, elles viendront l'offrir ; et bientôt une
rare jeunesse * se fera raconter ces guerres désolatrices pro-
duites par les crimes de ses pères.
La guerre est donc divine en elle-même, puisque c'est une
loi du monde.
{Soirées de Saint-Pétersbourg.)
1. Psaumes, IX, 16. 3. Allusion à la France révolu-
2. « Le dernier ennemi qui doit tionnaire.
être détruit, c'est la mort. » {Pre- 4. Expression d'Horace; Odes,
mière Epître aux Corinih., XV, 26.) I, ii.
JOSEl'II DE MAISTKE 317
LETTRE FAMILIERE »
... Je ne suis pas étonné que vous n'ayez pu tirer ni pied
ni aile de M'"^ Prudence ^, à Turin, même à côté d'elle ; il
n'y a pas moyen je ne dis pas de la faire parler sur moi, mais
pas seulement de la faire convenir qu'elle a reçu une lettre
de moi. Le contraste entre nous deux est ce qu'on peut
imaginer de plus original. Moi, je suis, comme vous avez
pu vous en apercevoir aisément, le sénateur Pococurante ^,
et surtout je me gêne fort peu pour dire ma pensée. Elle,
au contraire, n'affirmera jamais avant midi que le soleil est
levé, de peur de se compromettre. Elle sait ce qu'il faut faire,
ou ne pas faire, le 10 octobre 1808, à dix heures du matin,
pour éviter un inconvénient qui arriverait autrement dans
la nuit du 15 au 16 mars 1810. « Mais, mon cher ami, tu ne
fais attention à rien, tu crois que personne ne pense à mal.
Moi, je sais ; on m'a dit ; j'ai deviné ; je prévois ; je t'aver-
tis, etc. — Mais, ma chère enfant, laisse-moi donc tranquille.
Tu perds ta peine, je prévois que je ne prévoirai jamais ;
c'est ton affaire. » Elle est mon supplément, et il arrive de là
que, lorsque je suis garçon, comme à présent *, je souffre
ridiculement de me voir obligé à penser à mes affaires ;
j'aimerais mieux couper du bois. Au surplus. Madame, j'en-
tends avec un extrême plaisir les louanges qu'on lui donne, et
qui me sont revenues de plusieurs côtés, sur la manière dont
elle s'acquitte des devoirs de la maternité. Mes enfants doi-
vent baiser ses pas ; car pour moi je n'ai point le talent de
l'éducation. Elle en a un que je regarde comme le huitième
don du Saint-Esprit " : c'est celui d'une certaine persécution
amoureuse, au moyen de laquelle il lui est donné de tour-
menter ses enfants du matin au soir, pour faire, s'abstenir
et apprendre, sans cesser d'en être tendrement aimée. Com-
ment fait-elle ? je l'ai toujours vu sans le comprendre ;
1. Cette lettre est adressée à une 4. J. de Maistrc se trouvait alors
vieille amie de Genève, M"» Auber ; à Saint-Pétersbourg en qualité de
26 septembre 1806. ministre plénipotentiaire du roi de
2. M"" J. de Maistrc ; la suite Sardaigne.
explique cette qualification. 5. Allusion aux sept « grâces •
3. Personnage de Candide ; poco- qu'accorde le Saint-Esprit dans la
curante veut dire en italien insou- « conlirmation ».
ciant.
318 LE XIXo SIECLE PAR LES TEXTES
pour moi, je n'y entends rien. Je suis charmé que vous ayez
été si contente de la lettre de mon Adèle ^. C'est une enfant
que j'aime par delà toute expression ; elle a commencé de
la manière la plus extraordinaire. Longtemps elle n'a rien
annoncé du tout ; elle dormait, au pied de la lettre, comme
un ver à soie ; elle commença à filer en Sardaigne et devint
papillon à Turin. J'en suis fou ; elle aime passionnément
les belles choses dans tous les genres ; elle récite également
Racine et le Tasse ; elle dessine, elle joue du piano, et elle
chante fort joliment; et, comme elle a dans la voix des cordes
basses qui sortent du diapason féminin, elle a de même dans
le caractère certaines qualités graves et fondamentales, qui
appartiennent à votre sexe, quand il s'en mêle, et qui
régentent fort bien tout le reste. Un des plus grands chagrins
de ma position ^, qui en suppose bien quelques autres, c'est
d'être privé de cette enfant... Cette séparation devient tout
à fait contre nature...
J'éprouve beaucoup de bontés dans le monde et à la cour ;
mais je me tiens chez moi autant que me le permettent ma
position et la nécessité de promener raisonnablement mon
jeune compagnon ^. J'ai force bons livres et j'étudie de toutes
mes forces ; car enfin il faut bien apprendre quelque chose.
Quant aux plaisirs suprêmes de l'amitié et de la confiance,
néant. On vous a parlé souvent de l'hospitalité de ce pays,
et rien n'est plus vrai, dans un sens : partout l'on dîne et l'on
soupe ; mais l'étranger n'arrive jamais jusqu'au cœur. Jamais
je ne me vois en grande parure au milieu de toute la pompe
asiatique, sans songer à mes bas gris de Lausanne, et à cette
lanterne avec laquelle j'allais vous voir à Cour. Délicieux
salon de Cour ! c'est cela qui me manque ici ! Après que j'ai
bien fatigué mes chevaux le long de ces belles rues, si je
pouvais trouver l'amitié en pantoufles, et raisonner pan-
toufle * avec elle, il ne me manquerait rien. Quand vous avez
la bonté de dire : « Quels souvenirs, quels regrets ! » prêtez
l'oreille, vous entendrez l'écho de la Neva ^ qui répète :
1. Fille de Joseph' de Maistre. comme une pantoufle. Il y a là un
2. Cf. p. 317 n. 4. jeu de mots sur raisonner et réson-
3. Son fils aîné. ner, la pantoufle ne résonnant pas.
4. Raisonner pantoufle. Dire des 5. Fleuve passant à Saint-Péters-
riens. Abréviation de raisonner bourg.
JOSEPH DE MAISTRE 319
(( Quels souvenirs ! quels regrets ! » Je ne sais si vous avez
entendu parler d'un fameux écho qui ne peut être que dans
le département du Mont-Blanc ; lorsqu'on lui demande :
Comment te portes-tu ? » il répond : Tris bien ! Le mien n'est
pas si habile ; il ne change rien à ce que vous dites, surtout
à l'accent.
SUR L'INSTRUCTION DES FEMMES"
Voltaire a dit, à ce que tu me dis (car, pour moi, je n'en
sais rien ; jamais je ne l'ai tout lu, et il y a trente ans que je
n'en ai pas lu une ligne), que les femmes sont capables de faire
tout ce que font les hommes, etc. ; c'est un compliment fait à
quelque jolie femme, ou bien c'est une des cent mille et mille
sottises qu'il a dites dans sa vie. La vérité est précisément le
contraire. Les femmes n'ont fait aucun chef-d'œuvre dans
aucun genre. Elles n'ont fait ni Vlliade, ni VEnéide, ni la
Jérusalem délivrée, ni Phèdre, ni Athalie, ni Rodogune, ni le
Misanthrope, ni Tartufe, ni le Joueur, ni le Panthéon ^, ni
l'église de Saint-Pierre *, ni la Vénu^ de Médicis *, ni V Apollon
du Belvédère ^, ni le Persée ", ni le Livre des Principes ', ni
le Discours sur Vhistoire universelle, ni Télémaque. Elles
n'ont inventé ni l'algèbre, ni les télescopes, ni les lunettes
achromatiques ^, ni la pompe à feu, ni le métier à bas, etc. ;
mais elles font quelque chose de plus grand que tout cela :
c'est sur leurs genoux que se forme ce qu'il y a de plus excel-
lent dans le monde : un honnête homme et une lumnête femme.
Si une demoiselle s'est laissé bien élever, si elle est docile,
modeste et pieuse, elle élève des enfants qui lui ressemblent,
et c'est le plus grand chef-d'œuvre du monde. Si elle ne se
marie pas, son mérite intrinsèque, qui est toujours le même,
ne laisse pas aussi que d'être ® utile autour d'elle d'une
1. Lettres adressées à Constance 7. Les Principes ■ de philosophie,
deMaistre ; 1808. ouvrage de Descartes.
2. Temple de la Rome ancienne. 8. Qui font voir les objets sans
3. La basilique Vaticane, à Rome. franges irisées.
4. Statue antique. 9. Ne laisse pas que de. L,e diction-
5. Id. naire de l'Académie française admit
6. Id. — Il y a aussi un Persée de cette construction dans son édition
Benvenuto Celïini. de 1835.
320 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
manière ou d'une autre. Quant à la science, c'est une chose
très dangereuse pour les femmes. On ne connaît presque pas
de femmes savantes qui n'aient été ou malheureuses ou
ridicules par la science. Elle les expose habituellement au
'petit danger de déplaire aux hommes et aux femmes (pas
davantage) : aux hommes, qui ne veulent pas être égalés
par les femmes, et aux femmes qui ne veulent pas être sur-
passées. La science, de sa nature, aime à paraître, car nous
sommes tous orgueilleux. Or, voilà le danger, car la femme
ne peut être savante impunément qu'à la charge de cacher
ce qu'elle sait avec plus d'attention que l'autre sexe n'en
met à le montrer. Sur ce point, ma chère enfant, je ne te
crois pas forte ; ta tête est vive, ton caractère décidé ; je ne
te crois pas capable de te mordre les lèvres lorsque tu es
tentée de faire une petite parade littéraire. Tu ne saurais
croire combien je me suis fait d'ennemis jadis pour avoir
voulu en savoir plus que mes bons AUobroges ^. Juge de ce
qu'il en est d'une petite demoiselle qui s'avise de monter sur
le trépied pour rendre des oracles ! Une coquette est plus
aisée à marier qu'une savante ; car pour épouser une savante,
il faut être sans orgueil, ce qui est très rare ; au lieu que pour
épouser une coquette, il ne faut qu'être fou, ce qui est très
commun.
II
Tu me demandes donc, ma chère enfant, après avoir lu
mon sermon sur la science des femmes, d'où vient qu'elles
sont condamnées à la médiocrité ? Tu me demandes en
cela la raison d'une chose qui n'existe pas et que je n'ai
jamais dite. Les femmes ne sont nullement condamnées
à la médiocrité ; elles peuvent même prétendre au sublime,
mais au sublime féminin. Chaque être doit se tenir à sa
place, et ne pas affecter d'autres perfections que celles
qui lui appartiennent. Je possède ici un chien nommé
Biribi, qui fait notre joie : si la fantaisie lui prenait de se
faire seller et brider pour me porter à la campagne, je serais
aussi peu content de lui que je le serais du cheval anglais de
ton frère, s'il imaginait de sauter sur mes genoux ou de pren-
1. Ancien nom des . habitants de la Savoie, où naquit J. de Maistre.
JOSEPH DE MU S T RE :f2i
dre le café avec moi. L'erreur de certaines femmes est d'ima-
giner que, pour être distinguées, elles doivent l'être à la
manière des hoinrnes. Il n'y a rien de plus faux. C'est le chien
et le cheval.
Si une belle dame m'avait demandé, il y a vingt ans :
« Ne croyez-vous pas, monsieur, qu'une femme pourrait
être un grand général comme un homme ? » je n'aurais pas
manqué de lui répondre : « Sans doute, madame. Si vous
commandiez une armée, l'ennemi se jetterait à vos genoux,
comme j'y suis moi-même ; personne n'oserait tirer, et vous
entreriez dans la capitale ennemie au son des violons et des
tambourins. » Si elle m'avait dit : « Qui m'empêche d'en
savoir en astronomie autant que Newton ? » je lui aurais
répondu tout aussi sincèrement : « Rien du tout, ma divine
beauté. Prenez le télescope, les astres tiendront à grand
honneur d'être lorgnés par vos beaux yeux, et ils s'empres-
seront de vous dire tous leurs secrets. ;> Voilà comment on
parle aux femmes en vers et même en prose. Mais celle qui
prend cela pour argent comptant est bien sotte...
Le mérite de la femme est de régler sa maison, de rendre
son mari heureux, de le consoler, de l'encourager et d'élever
ses enfants, c'est-à-dire de faire des hommes. Au reste, ma
chère enfant, il ne faut rien exagérer : je crois que les femmes,
en général, ne doivent point se livrer à des connaissances qui
contrarient leurs devoirs ; mais je suis fort éloigné de croire
qu'elles doivent être parfaitement ignorantes. Je ne veux
pas qu'elles croient que Pékin est en France, ni qu'Alexandre
le Grand demanda en mariage une fille de Louis XIV. La
belle littérature, les moralistes, les grands orateurs, etc.,
suffisent pour donner aux femmes toute la culture dont elles
ont besoin.
LE XIX» SiÈt.LE PAR tES TEXTES. — il
LAMENNAIS
LA PARABOLE DES SEPT TYRANS
C'était dans une nuit sombre ; un ciel sans astre pesait
sur la terre, comme un couvercle de marbre noir sur un
tombeau.
Et rien ne troublait le silence de cette nuit, si ce n'est un
bruit étrange, comme d'un léger battement d'ailes, que, de
fois à autre, on entendait au-dessus des campagnes et des
cités.
Et alors les ténèbres s'épaississaient, et chacun sentait son
âme se serrer, et le frisson courir dans ses veines.
Et, dans une salle tendue de noir et éclairée d'une lampe
rougeâtre, sept hommes vêtus de pourpre, et la tête ceinte
d'une couronne, étaient assis sur sept sièges de fer.
Et, au milieu de la salle, s'élevait un trône composé d'os-
sements, et, au pied du trône, en guise d'escabeau, était un
crucifix renversé; et, devant le trône, une table d'ébène, et, sur
la table, un vase plein de sang rouge et écumeux, et un crâne
humain.
Et les sept hommes couronnés paraissaient pensifs et
tristes, et, du fond de son orbite creux, leur œil de temps en
temps laissait échapper des étincelles d'un feu livide.
Et l'un d'eux, s'étant levé, s'approcha du trône en chance-
lant, et mit le pied sur le crucifix.
En ce moment ses membres tremblèrent, et il sembla près
de défaillir. Les autres regardaient immobiles ; ils ne firent
point le moindre mouvement, mais je ne sais quoi passa sur
leur front, et un sourire qui n'est pas de l'homme contracta
leurs lèvres.
Et celui qui avait semblé près de défaillir étendit la main,
saisit le vase plein de sang, en versa dans le crâne, et le but.
Et cette boisson parut le fortifier.
Et, dressant la tête, ce cri ^ sortit de sa poitrine comme
un sourd râlement :
1. Dressant la tête, ce cri. Cons- quentc, lorsqu'il ne peut y avoir
truction irrégulière, mais très fré- d'équivoque.
LAMENNAIS 323
« Maudit soit le Christ, qui a ramené sur la terre la Li-
berté ! »
Et les six autres hommes couronnés se levèrent tous
ensemble, et tous ensemble poussèrent le même cri :
a Maudit soit le Christ, qui a ramené sur la terre la Li-
berté ! »
Après quoi, s' étant rassis sur leurs sièges de fer, le pre-
mier * dit :
« Mes frères, que ferons-nous pour étouffer la Liberté ?
Car notre règne est fini si le sien commence. Notre cause est
la même : que chacun propose ce qui lui semble bon.
» Voici, pour moi, le conseil que je donne. Avant que le
Christ vînt, qui se tenait debout devant nous ? C'est sa reli-
gion qui nous a perdus : abolissons la religion du Christ. »
Et tous répondirent : « Il est vrai. Abolissons la religion
du Christ. »
Et un second s'avança vers le trône, prit le crâne humain,
y versa du sang, le but, et dit ensuite :
« Ce n'est pas la religion seulement qu'il faut abolir, mais
encore la science et la pensée ; car la science veut connaître
ce qu'il n'est pas bon pour nous que l'homme sache ; et la
pensée est toujours prête à regimber contre la force. »
Et tous répondirent : « Il est vrai. Abolissons la science
et la pensée. »
Et, ayant fait ce qu'avaient fait les deux premiers, un troi-
sième dit :
« Lorsque nous aurons replongé les hommes dans l'abru-
tissement en leur ôtant et la religion, et la science, et la
pensée, nous aurons fait beaucoup, mais il nous restera
quelque chose à faire.
» La brute a des instincts et des sympathies dangereuses.
Il faut qu'aucun peuple n'entende la voix d'un autre peuple,
de peur que, si celui-là se plaint et se remue, celui-ci ne soit
tenté de l'imiter. Qu'aucun bruit du dehors ne pénètre chez
nous. »
Et tous répondirent : « Il est vrai. Qu'aucun bruit du
dehors ne pénètre cJiez nous, a
1. S'élant rassis sur leurs.,.,, le premier dit. Cf. p. 322, n. 1.
324 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
Et un quatrième dit : « Nous avons notre intérêt, et les
peuples ont aussi leur intérêt opposé au nôtre. S'ils s'unissent
pour défendre contre nous cet intérêt, comment leur résis-
terons-nous ?
» Divisons pour régner. Créons à chaque province, à
chaque ville, à chaque hameau, un intérêt contraire à celui
des autres hameaux, des autres villes, des autres provinces.
» De cette manière, tous se haïront, et ils ne songeront pas
à s'unir contre nous. »
Et tous répondirent : « Il est vrai. Divisons pour régner :
la concorde nous tuerait. »
Et un cinquième, ayant deux fois rempli de sang et vidé
deux fois le crâne humain, dit :
«J'approuve tous ces moyens ; ils sont bons, mais insuf-
fisants. Faites des brutes, c'est bien ; mais effraj^ez ces
brutes ; frappez-les de terreur par une justice inexorable et
par des supplices atroces, si vous ne voulez pas tôt ou tard
en être dévorés. Le bourreau est le premier ministre d'un
bon prince ^. »
Et tous répondirent : « Il est vrai. Le bourreau est le
premier ministre d'un bon prince. »
Et un sixième dit :
<( Je reconnais l'avantage des supplices prompts, terribles,
inévitables. Cependant il y a des âmes fortes et des âmes
désespérées qui bravent les supplices.
» Voulez-vous gouverner aisément les hommes ? amollissez-
les par la volupté. La vertu ne nous vaut rien ; elle nourrit
la force : épuisons-la plutôt par la corruption. »
Et tous répondirent : « Il est vrai. Epuisons la force et
l'énergie et le courage par la corruption. »
Alors le septième, ayant comme les autres bu dans le crâne
humain, parla de la sorte, les pieds sur le crucifix :
« Plus de Christ ; il y a guerre à mort, guerre éternelle
entre lui et nous.
» Mais comment détacher de lui les peuples ? C'est une
tentative vaine. Que faire donc ? Ecoutez-moi : il faut
gagner les prêtres du Christ avec des biens, des honneurs et de
la puissance.
1. Cf. Joseph de Maistre, p. 311.
L.l M j:\.\AI s 325
» Et ils commanderont au peuple, de la part du Christ,
de nous être soumis en tout, quoi que nous fassions, quoi que
nous ordonnions.
» Et le ])euple les croira, et il obéira par conscience, et
notre pouvoir sera plus affermi qu'auparavant. »
Et tous répondirent : « 11 est vrai. Gagnons les prêtres du
Christ. »
Et tout à coup la lampe qui éclairait la salle s'éteignit, et
les sept hommes se séparèrent dans les ténèbres.
P^t il fut dit à un juste, qui, en ce moment, veillait et priait
devant la croix : « Mon jour approche, adore et ne crains
rien. »
{Paroles d'un croyant.)
. LES HOMMES DOIVENT S'AIDER
Lorsqu'un arbre est seul, il est battu des vents et dépouillé
de ses feuilles ; et ses branches, au lieu de s'élever, s'abaissent
comme si elles cherchaient la terre.
Lorsqu'une plante est seule, ne trouvant point d'abri
contre l'ardeur du soleil, elle languit et se dessèche, et meurt.
Lorsqu'un homme est seul, le vent de la puissance le courbe
vers la terre, et l'ardeur de la convoitise absorbe la sève qui
le nourrit.
Tant que vous serez désunis, et que chacun ne songera
qu'à soi, vous n'aurez rien à espérer, que souffrance, et
malheur, et oppression.
Qu'y a-t-il de plus faible que le passereau, et de plus
désarmé que l'hirondelle ? Cependant, quand paraît l'oiseau
de proie, les hirondelles et les passereaux parviennent à le
chasser, en se rassemblant autour de lui, et le poursuivant
tous ensemble.
Prenez exemple sur le passereau et sur l'hirondelle.
Celui qui se sépare de ses frères, la crainte le suit quand
il marche, s'assied près de lui quand il repose, et ne le quitte
pas même durant son sommeil.
Donc, si l'on vous demande : « Combien êtes-vous ? »
32f) LE XIX'' SIÈCLE PAR LES TEXTES
répondez : « Nous sommes un, car nos frères, c'est nous, et
nous, c'est nos frères. »
Dieu n'a fait ni petits ni grands, ni maîtres ni esclaves :
il a fait tous les hommes égaux.
Mais, entre les hommes, quelques-uns ont plus de force
ou de corps, ou d'esprit, ou de volonté, et ce sont ceux-là qui
cherchent à assujettir les autres, lorsque l'orgueil ou la con-
voitise étouffe en eux l'amour de leurs frères.
Et Dieu savait qu'il en serait ainsi, et c'est pourquoi il a
commandé aux hommes de s'aimer, afin qu'ils fussent unis,
et que les faibles ne tombassent point sous l'oppression des
forts.
Car celui qui est plus fort qu'un seul sera moins fort que
deux, et celui qui est plus fort que deux sera moins fort que
quatre ; et ainsi les faibles ne craindront rien lorsque, s'ai-
mant les uns les autres, ils seront unis véritablement.
Un homme voyageait dans la montagne, et, il arriva en
un lieu où un gros rocher, ayant roulé sur le chemin, le rem-
plissait tout entier, et, hors du chemin, il n'y avait point
d'autre issue, ni à gauche à ni droite.
Or, cet homme, voyant qu'il ne pouvait continuer son
voyage à cause du rocher, essaya de le mouvoir pour se faire
un passage, et il se fatigua beaucoup à ce travail, et tous ses
efforts furent vains.
Ce que voyant, il s'assit plein de tristesse et dit : « Que
sera-ce de moi lorsque la nuit viendra et me surprendra
dans cette solitude, sans nourriture, sans abri, sans défense ? »
Et, comme il était absorbé dans cette pensée, un autre
voyageur survint, et celui-ci, aj'-ant fait ce qu'avait fait le
premier et s'étant trouvé aussi impuissant à remuer le rocher,
s'assit en silence et baissa la tête.
Et, après celui-ci, il en vint plusieurs autres, et aucun ne
put mouvoir le rocher, et leur crainte à tous était grande.
Enfin l'un d'eux dit aux autres : « Mes frères, prions notre
Père qui est dans les cieux ; peut-être qu'il aura pitié de nous
dans cette détresse. »
Et cette parole fut écoutée, et ils prièrent de cœur le Père
qui est dans les cieux.
Et, quand ils eurent prié, celui qui avait dit: « Prions, »
LAMEWAIS 3-27
dit encore : « Mes frères, ce qu'aucun de nous n'a pu faire
seul, qui sait si nous ne le ferons pas tous ensemble ? »
Et ils se levèrent, et tous ensemble ils poussèrent le rocher,
et le rocher céda, et ils poursuivirent la route en paix.
Le voyageur c'est l'homme, le voyage c'est la vie, le rocher,
ce sont les misères qu'il rencontre à chaque pas sur sa route.
Aucun homme ne saurait soulever seul ce rocher ; mais
Dieu en a mesuré le poids de manière qu'il n'arrête jamais
ceux qui voyagent ensemble.
{Paroles d'un croyant.)
QU'EST-CE QUE LE PEUPLE ?
Vous êtes peuple : sachez d'abord ce que c'est que le peuple.
Il y a des hommes qui, sous le poids du jour, sans cesse
exposés au soleil, à la pluie, au vent, à toutes les intempéries
des saisons, labourent la terre, déposent dans son sein, avec
la semence qui fructifiera, une portion de leur force et de leur
vie, en obtiennent ainsi, à la sueur de leur front, la nourriture
nécessaire à tous.
Ces hommes-là sont des hommes du peuple.
D'autres exploitent les forêts, les carrières, les mines,
descendent à d'immenses profondeurs daas les entrailles du
sol, afin d'en extraire le sel, la houille, le minerai, tous les
matériaux indispensables aux métiers, aux arts. Ceux-ci,
comme les premiers, vieillissent dans un dur labeur, pour
procurer à tous les choses dont tous ont besoin.
Ce sont encore des hommes du peuple.
D'autres fondent les métaux, les façonnent, leur donnent
les formes qui les rendent propres à mille usages variés ;
d'autres travaillent le bois ; d'autres tissent la laine, le lin,
la soie, fabriquent les étoffes diverses ; d'autres pourvoient
de la même manière aux différentes nécessités qui dérivent
ou de la nature directement ou de l'état social.
Ce sont encore des hommes du peuple.
Plusieurs, au milieu de périls continuels, parcourent les
mers pour transporter d'une contrée à l'autre ce qui est
propre à chacune d'elles, ou luttent contre les flots et les
328 LE XIX'' SIÈCLE PAR LES TEXTES
tempêtes, sous les feux des tropiques comme au milieu des
glaces polaires, soit pour augmenter par la pêche la masse
commune des subsistances, soit pour arracher à l'Océan une
multitude de productions utiles à la vie humaine.
Ce sont encore des hommes du peuple.
Et qui prend les armes pour la patrie, qui la défend ? qui
donne pour elle ses plus belles années, et ses veilles, et son
sang ? Qui se dévoue et meurt pour la sécurité des autres,
pour leur assurer la tranquille jouissance du foyer domes-
tique, si ce n'est les enfants du peuple ^ ? Quelques-uns aussi,
à travers mille obstacles, poussés, soutenus par leur génie,
développent et perfectionnent les arts, les lettres, les sciences,
qui adoucissent les mœurs, civilisent les nations, les environ-
nent de cette splendeur éclatante qu'on appelle la gloire,
forment enfin une des sources, et la plus féconde, de la pros-
périté publique.
Ainsi, en chaque pays, tous ceux qui fatiguent et qui
peinent pour produire et répandre les productions, tous ceux
dont l'action tourne au profit de la communauté entière, les
classes les plus utiles à son bien-être, les plus indispensables
à sa conservation, voilà le peuple. Otez un petit nombre de
privilégiés ensevelis dans la pure jouissance, le peuple, c'est
le genre humain.
Sans le peuple, nulle prospérité, nul développement,
nulle vie ; car point de vie sans travail,- et le travail est
partout la destinée du peuple.
{Le Livre du peuple.)
I.E RIRE
Qu'est-ce que le rire ? On a bien observé qu'aucun animal
ne rit, que le rire appartient exclusivement à l'homme,
qu'il est par conséquent un attribut de l'intelligence. Mais
quel en est le caractère primitif, radical ? A quel principe
constitutif de la nature humaine correspond-il originaire-
ment ?
1. Au temps où Lamennais écri- vait, l'armée ne se recrutait guère
que dans « le peuple -,
LAMENS'AIS 320
Par son essence, il nous paraît être l'instinctive manifes-
tation du sentiment de l'individualité : d'où l'innombrable
multitude des modifications qu'il présente, suivant les modi-
fications également innombrables que peut éprouver l'indi-
vidualité elle-même, soumise à des impressions si variées.
Le rire apparaît chez l'enfant avec la cla re conscience de
lui-même, lorsqu'il commence è\t se sentir distinct d'autrui ;
il est l'expression de ce sentiment et de la jouissance intime
qui naturellement y est attachée, de la joie d'être et d'être
à soi ; et, dans le développement ultérieur de l'individu, il
continue d'être l'expression de ce même sentiment diversifié
à l'infini par les sentiments secondaires qui s'y joignent.
Mais toujours il implique un mouvement vers soi et qui se
termine à soi, depuis le rire terrible de l'amère ironie, le rire
effrayant du désespoir, le rire de Satan vaincu et résistant
encore et s'affermissant dans son inflexible orgueil, jusqu'au
rire dégradé de l'idiot et du fou, et jusqu'à celui qu'excite
une naïveté inattendue, une niaise balourdise, une bizarre
disparate.
Toute violation de l'ordre, des lois naturelles et même
conventionnelles qui règlent les choses, choque l'intelligence,
et, selon la gravité de cette violation et de ses conséquences
par rapport à nous ou à la société, nous nous indignons ou
nous rions. Entre le ridicule et l'odieux il y a la distance du
mépris à la haine ; et le ridicule, en effet, enfante toujours
à quelque degré le mépris, lié lui-même, en ce cas, à la cons-
cience d'une infirmité dont on est exempt. Une disconvenanee
aperçue, un contraste entre ce qui est et ce qui devrait être,
une opposition ou un rapprochement singulier, étrange, font
naître le rire. Mais, quelle que soit la cause qui le provoque,
allez au fond, vous le trouverez constamment accompagné,
qu'on se l'avoue ou non, d'une secrète satisfaction d'amour-
propre, de je ne sais quel plaisir malin ^ Quiconque rit d'un
autre se croit en ce moment supérieur à lui par le côté où il
l'envisage et qui excite son rire, et le rire est surtout l'expres-
sion du contentement qu'inspire cette supériorité réelle, ou
1. Il y a pourtant une sorte de procède d'une joie tout expansive
rire qui semble bien n'impliquer au- et qui peut même dénoter l'ouver-
cun retour égoïste sur soi, qui n'a ture du cœur, la sympathie,
rien de satirique, de « malin >■, qui
33J LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
imaginaire. On rit de soi-même, il est vrai : c'est qu'alors le
moi qui découvre le ridicule en quelqu'une des régions
inférieures de l'être se sépare de ce dont il rit, s'en distingue,
et jouit intérieurement d'une sagacité qui l'élève dans sa
propre estime. Ainsi l'orgueil se nourrit de la vue même de
certaines faiblesses cachées dans les replis du cœur, et qu'il
a su discerner. On n'est pas dupe de soi, comme on le dit,
et on s'admire en cela même.
Jamais le rire ne donne à la physionomie une expression
de sympathie et de bienveillance : tout au contraire, il fait
grimacer les visages les plus harmonieux, il efface la beauté,
il est une des images du mal, non qu'il l'exprime directement,
mais il en indique le siège ^. Aussi est-il incompatible avec
l'idée qu'on se fait des personnages qui ont offert les types
les plus parfaits de la grandeur morale, de l'amour pur,
universel. Qui pourrait se figurer le Christ riant ?
{Esquisse d'une philosophie.)
1. Le siège. Notre égoïsme.
VICTOR COUSIN
LA PERSONNE MORALE
De tous les êtres que nous connaissons, il n'y en a pas avec
qui nous soyons plus constamment en rapport qu'avec nous-
mêmes. Les actions dont l'homme est à la fois l'auteur et
l'objet ont leurs règles comme toutes les autres. De là cette
première classe de devoirs qu'on a appelés devoirs de l'homme
envers lui-même.
Au premier abord, il est étrange que l'homme ait des
devoirs envers lui-même. L'homme, étant libre, s'appartient.
Ce qui est le plus à moi, c'est moi-même : voilà la première
propriété et le fondement de toutes les autres. Or, l'essence
de la propriété n'est-elle pas d'être à la libre disposition du
propriétaire, et par conséquent ne puis-je faire de moi ce
qu'il me plaît ?
Non ; de ce que l'homme est libre, de ce qu'il n'appartient
qu'à lui-même, il ne faut pas conclure qu'il a sur lui-même
tout pouvoir. Bien au contraire, de cela seul qu'il est doué
de liberté, comme aussi d'intelligence, je conclus qu'il ne
peut, sans faillir, dégrader sa liberté plus que son intelligence.
C'est un coupable usage de la liberté que de l'abdiquer.
Nous l'avons dit : la liberté n'est pas seulement sacrée aux
autres, elle l'est à elle-même. La soumettre au joug de la
passion au lieu de l'accroître sous la libérale discipline du
.devoir, c'est avilir en nous ce qui mérite notre respect
autant que celui des autres. L'homme n'est pas une chose,
il ne lui est donc pas i^ermis de se traiter comme une chose.
Si j'ai des devoirs envers moi-même, ce n'est pas envers
moi comme individu, c'est envers la liberté et l'intelligence
qui font de moi une personne morale. Il faut bien distinguer
en nous ce qui nous est propre de ce qui appartient à l'hu-
manité. Chacun de nous contient en soi la nature humaine
avec tous ses éléments essentiels, et de plus tous ces éléments
y sont d'une certaine manière qui n'est pas la même dans
deux hommes différents. Ces particularités font l'individu.
332 LE A7.V^- SIÈCLE PAR LES TEXTES
mais non pas la personne ; et la personne seule en nous est
respectable et sacrée, parce qu'elle seule représente l'huma-
nité. Tout ce qui n'intéresse pas la personne morale est
indifférent. Dans ces limites, je puis consulter mes goûts,_
même un peu mes fantaisies, parce qu'il n'y a rien là que
d'arbitraire, et que le bien et le mal n'y sont nullement
engagés. Mais, dès qu'un acte touche à la personne morale,
ma liberté est soumise à sa loi, à la raison, qui ne permet pas
à la liberté de se tourner contre elle-même. Par exemple, si,
par caprice, ou par mélancolie, ou par tout autre motif, je
me condamne à des abstinences excessives, si je m'impose
des insomnies trop prolongées et au-dessus de mes forces, si
je renonce absolument à tout plaisir, et que, par ces priva-
tions outrées, je compromette ma santé, ma vie, ma raison,
ce ne sont plus là des actions indifférentes. La maladie, la
mort, la folie peuvent devenir des crimes, si c'est nous qui
volontairement les produisons.
Cette obligation imposée à la personne morale de se res-
pecter elle-même, ce n'est pas moi qui l'ai établie, je ne puis
donc pas la détruire. Le respect de moi-même est-il fondé
sur une de ces conventions arbitraires qui cessent d'être
quand les deux parties y renoncent librement ? Les deux
contractants sont-ils ici moi et moi-même ? Nullement ; il y
a un des contractants qui n'est pas moi, à savoir l'humanité,
la personne morale. Et il n'y a ici ni convention ni contrat.
Par cela seul que la personne morale est en nous, nous sommes
obligés envers elle, sans convention d'aucune sorte, sans con-
trat qui se puisse résilier, et par la nature même des choses.
De là vient que l'obligation est absolue.
Le respect de la personne morale en nous, tel est le lirincipe
général d'où dérivent tous les devoirs individuels.
Nous en citerons quelques-uns.
Le plus important, celui qui domine tous les autres est le
devoir de rester maître de soi. On peut perdre la possession
de soi-même de deux façons, soit en se laissant emporter,
soit en se laissant abattre, en cédant aux passions enivrantes
ou aux passions énervantes, à la colère ou à la mélancolie. De
part et d'autre, égale faiblesse. Et je ne parle pas des con-
séquences de ces deux vices pour la société et pour nous :
VICTOR COUSIX 833
assurément ils sont très nuisibles ; mais ils sont bien pis que
cela, ils sont déjà mauvais en eux-mêmes parce qu'en eux-
mêmes ils portent atteinte à la dignité morale, parce qu'ils
diminuent la liberté et troublent l'intelligence.
La prudence est une vertu éminente. Je parle de cette
noble prudence qui est la mesure en toutes choses, la pré-
voyance, l'à-propos, et nous préserve de la témérité qui se
décore du nom d'héroïsme, comme quelquefois la lâcheté et
l'égoïsme usurpent le nom de prudence. L'héroïsme, sans être
raisonné, doit toujours être raisonnable. On peut être un
héros par intervalle ; mais, dans la vie de tous les jours, il
suffit d'être un homme sage. Il faut tenir soi-même les rênes
de sa vie, ne pas se préparer des difficultés par insouciance
ou par bravade, ni se créer des périls inutiles. Sans doute, il
faut savoir oser, mais c'est encore la prudence qui est, sinon
le principe, aii moins la règle du courage, car le vrai courage
n'est pas un emportement aveugle, c'est avant tout le sang-
froid et la possession de soi-même dans le danger. La prudence
enseigne aussi la tempérance ; elle maintient l'âme dans cette
assiette modérée sans laquelle l'homme est incapable de
reconnaître et de pratiquer la justice. Voilà pourquoi les
anciens disaient que la prudence est la mère et la gardienne
de toutes les vertus. La prudence est le gouvernement de la
liberté par la raison, comme l'imprudence est la liberté échap-
pée à la raison ; d'un côté, l'ordre, la subordination légitime
de nas facultés entre elles ; de l'autre, l'anarchie et la révolte.
La véracité est encore une grande vertu. Le mensonge, en
rompant l'alliance naturelle de l'homme avec la vérité, lui
ôte ce qui fait sa dignité. Voilà pourquoi il n'est pas d'in-
sulte plus grave qu'un démenti, et pourquoi les vertus les plus
honorées sont la sincérité et la droiture.
On peut attenter à la personne morale en la blessant dans
ses instruments. A ce titre le cori>s est pour l'homme l'objet
de devoirs impérieux. Le corps peut devenir un obstacle ou
un moyen. Si vous lui refusez ce qui le soutient et le fortifie,
ou si vous lui demandez trop en l'excitant outre mesure, vous
l'épuisez, et, en abusant de lui, vous vous en privez. C'est
encore pis si vous le flattez, si vous accordez tout à ses désirs
effrénés, si vous vous faites son esclave. C'est manquer à
834 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
l'âme que d'afïaiblir son serviteur ; c'est lui manquer bien
plus encore que de l'y asservir elle-même.
Mais ce n'est pas assez de respecter la personne morale,
il faut encore la perfectionner, il faut travailler à rendre un
jour à Dieu notre âme meilleure que nous ne l'avons reçue ;
et elle ne le peut devenir que par un constant et courageux
exercice. Partout, dans la nature, les êtres se développent
spontanément sans le vouloir et sans le savoir. Chez l'homme,
si la volonté s'endort, les autres facultés se corrompent dans
la langueur et l'inertie, ou, entraînées par le mouvement
aveugle de la passion, elles se précipitent et s'égarent. C'est
par le gouvernement et par l'éducation de lui-même que
l'homme est grand.
{Du Vrai, du Beau, du Bien: Perrin et C*^, éditeurs.)
JOUFFROY
LA VIE'
... Votre âge se trompe encore d'une autre façon sur la vie :
il y rêve le bonheur, et ce qu'il y rêve n'y est pas. Ce qui
rend la jeunesse si belle et qui fait qu'on la regrette quand
elle est passée, c'est cette double illusion qui recule l'horizon
de la vie et qui la dore. Ces nobles instincts qui parlent en
vous, et qui vont à des buts si hauts, ces puissants désirs
qui vous agitent et qui vous appellent, comment ne pas croire
que Dieu les a mis en vous pour les contenter, et que cette
promesse, la vie la tiendra ? Oui, c'est une promesse, c'est
la promesse d'une grande et heureuse destinée, et toute
l'attente qu'elle excite en votre âme sera remplie ; mais, si
vous comptez qu'elle le sera en ce monde, vous vous mépre-
nez. Ce monde est borné, et les désirs de votre nature sont
infinis. Quand chacun de vous saisirait à lui seul tous les
biens qu'il contient, ces biens jetés dans cet abîme ne le
combleraient pas ; et ces biens sont disputés, on n'en obtient
une part qu'au prix d'une lutte ardsnte, et la fortune n'ac-
corde pas toujours la meilleure au plus digne. Voilà ce que
la vie nous apprend ; voilà ce qui l'attriste et la décourage ;
voilà ce qui fait qu'on l'accuse, et avec elle la Providence qui
nous l'a donnée.
Aucune autre époque ne fut plus heureuse que la nôtre,
aucune n'a ouvert plus libéralement à tous l'accès aux
bonheurs de la vie ; et cependant elle retentit de cette accu-
sation ; on s'en prend à tout de n'être pas heureux, à Dieu
et aux hommes, à la société et à ceux qui la gouvernent.
Que votre voix ne se mêle pas un jour à cette folle accu-
sation ; que votre âme ne tombe point à son tour dans ce
misérable découragement ; et, pour cela, apprenez de bonne
heure à voir la vie comme elle est, et à ne point lui demander
ce qu'elle ne renferme pas. Ce n'est ni la Providence, ni elle
qui vous trompent ; c'est nous qui nous trompoas sur les
1. Discours prononcé i\ la distribution des prix du Collège Charlemagne.
336 LB A7A'« SIÈCLE PAR LES TEXTES
desseins de l'une et sur le but de l'autre. C'est en méconnais-
sant ce but qu'on blasphème, et qu'on est malheureux ; c'est
en le comprenant ou en l'acceptant qu'on est homme.
Ecoutez-moi, et laissez-moi vous dire la vérité.
Vous allez entrer dans le monde ; des mille routes qu'il
ouvre à l'activité humaine, chacun de vous en prendra une.
La carrière des uns sera brillante, celle des autres obscure
et cachée. La condition et la fortune de vos parents en déci-
deront en grande partie. Que ceux qui auront la plus
modeste part n'en murmurent point. D'un côté, la Provi-
dence est juste, et ce qui ne dépend point de nous ne saurait
être un véritable bien ; de l'autre, la patrie vit du concours
et du travail de tous ses enfants, et, dans la mécanique de la
société, il n'y a point de ressort inutile. Entre le ministre qui
gouverne l'Etat et l'artisan qui contribue à sa prospérité
par le travail de ses mains, il n'y a qu'une différence, c'est
que la fonction de l'un est plus importante que celle de
l'autre ; mais, à les bien remplir, le mérite moral est le même.
Que chacun de vous se contente donc de la part qui lui sera
échue. Quelle que soit sa carrière, elle lui donnera des devoirs,
une certaine somme de bien à produire. Ce sera là sa tâche ;
qu'il la remplisse avec courage et énergie, honnêtement et
fidèlement, et il aura fait dans sa position tout ce qu'il est
donné à l'homme de faire. Qu'il la remplisse aussi sans envie
contre ses émules. Vous ne serez pas seuls dans votre che-
min ; vous y marcherez avec d'autres, appelés par la Pro-
vidence à poursuivre le même but. Dans ce concours de la
vie, ils pourront vous surpasser par le talent ou devoir à la
fortune un succès qui vous échappera. Ne leur en voulez pas,
et, si vous avez fait de votre mieux, ne vous en voulez pas
à vous-mêmes. Le succès n'est pas ce qui importe ; ce qui
importe, c'est l'effort : c'est là ce qui dépend de l'homme,
ce qui l'élève, ce qui le rend content de lui-même.
L'accomplissement du devoir, voilà, jeunes élèves, et le
véritable but de la vie et le véritable bien. Vous le recon-
naissez à ce signe, qu'il dépend uniquement de votre volonté
de l'atteindre, et à cet autre, qu'il est également à la portée
de tous, du pauvre comme du riche, de l'ignorant comme du
savant, du pâtre comme du roi, et qu'il permet à Dieu de
JÛUFFKOY 337
nous jeter tous tant que nous sommes dans la même balance,
et de nous peser avec les mêmes poids. C'est à sa suite que
se produit dans l'âme le seul vrai bonheur de ce monde, et
le seul aussi qui soit également accessible à tous et propor-
tionné pour chacun à son mérite, le contentement de soi-
même. Ainsi tout est juste, tout est conséquent, tout est
bien ordonné dans la vie, quand on la comprend telle que
Dieu l'a faite, quand on la restitue à sa vraie destination.
LE XIX* SIÈCLE PAR LES TEXTES. — SI
PAUL-LOUIS COURIER
LETTRE A M. CHLEWASKI
Tarante, le 8 juin lf06.
Monsieur, j'apprends que vous êtes encore à Toulouse, et
je m'en félicite, dans l'espoir de vous y revoir quelque jour ;
car j'irai à Toulouse, si je retourne en France. Deux amis,
dans le même pays, m'attireront par une force que rien ne
pourra balancer ^. Mais en attendant, j'espère que vous vou-
drez bien m'écrire, et renouveler un commerce trop long-
temps interrompu ; commerce dont tout le profit, à vous dire
vrai, sera pour moi ; car vous vivez en sage, et cultivez les
arts ; sachant unir, selon le précepte, l'utile avec l'agréable,
toutes vos pensées sont comme infuses '^ de l'un et de l'autre.
Mais moi, qui mène depuis longtemps la vie de Don Qui-
chotte, je n'ai pas même comme lui des intervalles lucides ;
mes idées sont toujours plus ou moins obscurcies par la fumée
de mes canons ; vous, observateur tranquille, vous saisissez
et notez tout, tandis que je suis emporté dans un tourbillon
qui me laisse à peine discerner les objets. Vous me parlerez
de vos travaux, de vos amusements littéraires, de vos efforts
unis à ceux d'une société savante pour hâter les progrès des
lumières, et ralentir la chute du goût. Moi, de quoi pourrai-je
vous entretenir ? de folies, tantôt barbares, tantôt ridicules,
auxquelles je prends part sans savoir pourquoi ; tristes farces,
qui ne sauraient vous faire qu'horreur et pitié, et dans les-
quelles je figure comme acteur du dernier ordre ^.
Toutefois, il n'est rien dont on ne puisse faire un bon
usage. C'est à la faveur de mon harnais * que j'ai parcouru
1. Balancer. Contre-balancer.neu- non la ferveur et la flamme... Sa
traliser. passion est ailleurs ; l'idéal de la
2. Infuses. Pénétrées ; rare dans Grèce, de bonne heure, lui a souri,
ce sens. Aussi, dans ces armées qui portent
3. On sait que Courier prit part à travers l'Europe nos idées et des
aux guerres de la Révolution et de germes féconds jusqu'au sein du
l'Empire. En 1806, il était comman- désordre, il ne voit, lui, que le désor-
dant d'artillerie. — « Courier n'a pas dre même. » (Sainte-Beuve, Lundis,
l'ardeur de la guerre ni l'amour de t. VI.)
son métier : homme de la Révolu- 4. Harnais. Au sens propre du
tion et de la génération de 89, il en mot ; équipage de guerre,
a tout naturellement les idées, mais
PAUL- LOUIS COURIER 339
l'Italie, et notamment ces provinces-ci, où l'on ne pouvait
voyager ({u'avec une armée. Je dois à ces courses des obser-
vations, des connaissances, des idées que je n'eusse jamais
acquises autrement ; et, ne fût-ce que pour la langue, aurai-je
perdu mon temps en apprenant un idiome composé des plus
laeaux sons que j'aie jamais entendu articuler ! Il me manque
à présent d'avoir vu la Sicile ; mais j'espère y passer bientôt,
et aller même au delà, car ma curiosité, entée sur l'ambition
des conquérants, devient insatiable comme elle. Ou plutôt
c'est une sorte de libertinage ^ qui, satisfait sur un objet, vole
aussitôt vers un autre. J'étais épris de la Calabre ; et, quand
tout le monde fuyait cette expédition, moi seul j'ai demandé
à en être. Maintenant je lorgne la Sicile, je ne rêve que les
prairies d'Enna - et les marbres d'Agrigente, car il faut vous
dire que je suis antiquaire, non des plus habiles, mais pourtant
de ceux qu'on attrape le moins. Je n'achète rien, j'imite le
comte de Haga, che tutto vede, poco œmpra e meno paga '. Cette
épigranmie ou cette rime * fut faite par les Romains, Je plus
malin peuple du monde, contre le roi de Suède, qui passait
chez eux sous le nom du comte de Haga. Je n'emporterai de
l'Italie que des souvenirs et quelques inscriptions.
C'est tout ce que l'on trouve ici. Tarente a disparu; il n'en
reste que le nom, et l'on ne saurait même où elle fut, sans les
marmites dont les débris, à quelque distance de la ville
actuelle, indiquent la place de l'ancienne. Vous rappelez-
vous à Rome Monte l'estaccio (qui vaut bien Montmartre),
formé en entier de ces morceaux de vases de terre, qu'on
appelait en latin testa, ce que je puis vous certifier, ayant été
dessus et dessous. Eh bien, monsieur, on voit ici, non pas un
Monte Testaccio, mais un rivage composé das mêmes élé-
ments, un terrain fort étendu, sous lequel en fouillant on ren-
contre, au lieu de tuf, des fragments de poteries, dont la
plage est toute rouge. La côte qui s'éboule en découvre des
lits immenses ; j'y ** trouvé une jolie lampe ; rien n'empêche
que ce ne soit celle de Pythagore. Mais dites-moi, de grâce,
1. Libertinage. Humeur aventu- 3. Qui voit tout, achète peu et
rière et capricieuse. paie moins encore.
2. Aujourd'hui ,Castro-Giovanni. 4. Celte rime. L'épigramme faisait
rimer paga avec Ilaga.
340 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
qu'était-ce donc que ces villes dont les pots cassés formaient
des montagnes ? Ex ungue lœnem ^. Je juge des anciens par
leurs cruches, et ne vois chez nous rien d'approchant.
Prenez garde cependant qu'on ne connaissait point alors
nos tonneaux. Les cruches en tenaient lieu ; partout où vos
traducteurs disent un tonneau, entendez une cruche. C'était
une cruche qu'habitait Diogène, et le cuvier de La Fontaine ^
est une cruche dans Apulée ^. Dans les villes comme Rome et
Tarente, il s'en faisait chaque jour un dégât prodigieux ; et
leurs débris, entassés avec les autres immondices, ont sans
doute produit ces amas que nous voyons. Que vous semble,
monsieur, de mon érudition ? Vous seriez- vous imaginé qu'il
y eût tant de cruches autrefois, et que le nombre en fût
diminué * ?
Je vois tous les jours le Galèse, qui n'a rien de plus mer-
veilleux que notre rivière des Gobelins, et mérite bien moins
l'épithète de noir, que lui donne Virgile :
■Qua niger humectât flaventia culta Galesus ^.
Il fallait dire plutôt :
Qua piger humectans arentia culta Galesus ^.
Au reste, les moissons sur ses bords ne sont plus blondes,
mais blanches ; car c'est du coton qu'on y recueille. Je crois
que le nom de ce fleuve a fait sa fortune chez les poètes, qui
ne se piquent pas d'exactitude, et pour un nom harmonieux
donneraient bien d'autres soufflets à la vérité. Il est probable
que Blanduse, à quelques milles d'ici, doit aux mômes titres
sa célébrité, et, sans le témoignage de Tite-Live, je serais
tenté de croire que le grand mérite de Tempe ' fut d'enrichir
les vers de syllabes sonores. On a remarqué, il y a longtemps,
que les poètes vantent partout Sophocle, rarement Euripide,
1. Proverbe latin ; (on reconnaît) 5. Géorgiques, IV. « Là où le Galèse
le lion à sa grille. tout noir arrose les blondes mois-
2. Allusion à un conte que La sons ».
Fontaine a mis en vers. 6.«Làoù(coulc)leGalèseparesseux,
3. Ecrivain latin du II« siècle, arrosant les moissons desséchées. »
auteur de l'Ane d'or. Mais piger (paresseux) signifie qu'il
4. Jeu de mot sur cruche, qui les arrose insufïisamment.
s'emploie au sens de personne igno- 7. Vallée de Thessalie.
Tante et stupide.
PAUL-LOUIS COURIER 341
dont le nom n'entrait guère dans les vers sans rompre la
mesure *. Toile est leur bonne foi entre eux. Quand Horace
nous dit qu'il faut à tout héros, pour devenir immortel, un
poète, il devrait ajouter : et un nom poétique ; car, à moins de
cela, on n'est inscrit qu'en prose au temple de Mémoire. Et
c'est le seul tort qu'ait eu Childebrand 2.
LE PAMPHLET
Ce fut un mouvement oratoire des plus beaux, quand,
se tournant vers moi, qui, foi de paysan ^, ne songeais à
rien moins, M. de Broë * m'apostropha de la sorte : Vil pam-
fhlétaire, etc. ; coup de foudre, non, de massue, vu le style
de l'orateur, dont il m'assomma " sans remède. Ce mot, sou-
levant contre moi les juges, les témoins, les jurés, l'assemblée
(mon avocat lui-même en parut ébranlé), ce mot décida tout.
Je fus condamné dès l'heure dans l'esprit de Messieurs *, dès
que l'homme du roi ' m'eut appelé pamphlétaire, à quoi je ne
sus que répondre. Car il me semblait bien en mon âme avoir
fait ce qu'on nomme un pamphlet ; je ne l'eusse osé nier.
J'étais donc pamphlétaire à mon propre jugement ; et,
voyant l'horreur qu'un tel nom inspirait à tout l'auditoire,
je demeurai confus.
Sorti de là, je me trouvai sur le grand degré* avec
M. Arthus Bertrand, libraire, un de mes jurés, qui s'en
allait dîner, m'ayant déclaré coupable. Je le saluai ; il m'ac-
cueillit, car c'est le meilleur homme du monde ; et, chemin
1 . A cause de la quantité des syl- 2. CI. Boileau :
labes qui le composent.
O le plaisant projet d'un poète ignorant
Qui de tant de héros va choisir Childebrand !
(Art. poét., III.)
Ce poète est Carel de Sainte- Bordeaux, « l'enfant du miracle ».
Garde, auteur des Sarrasins chassés. 5. M'assomma. Courier joue sur
3. On sait que Courier se donnait les deux sens du terme,
pour un vigneron. 6. Les jurés.
4. L'avocat général. Courier avait 7. L'avocat général, substitut
été traduit en cour d'assises comme du procureur général et qui repré-
auteur du Simple discours sur la sente le souverain.
souscription nationale pour l'acqui- 8. Le grand escalier du Palais de
sition du château de Chambord, justice,
qui devait être offert au duc de
342 LE A7A'« SIÈCLE PAR LES TEXTES
faisant, je le priai de me vouloir dire ce qui lui semblait à
reprendre dans le Simple discours condamné. « Je ne l'ai
point lu, me dit-il ; mais c'est un pamphlet, cela me suffit. »
Alors je lui demandai ce que c'était ^qu'un pamphlet, et le
sens de ce mot, qui, sans m'être nouveau, avait besoin pour
moi de quelque explication. « C'est, répondit-il, un écrit de
peu de pages comme le vôtre, d'une feuille ^ ou deux sim-
plement. — De trois feuilles, repris-je, serait-ce encore un
pamphlet ? — Peut-être, me dit-il, dans l'acception com-
mune ; mais, proprement parlant, le pamplilet n'a qu'une
feuille seule ; deux ou plus font une brochure. — Et dix
feuilles ? quinze feuilles ? vingt feuilles ? — Font un volume,
dit-il, un ouvrage. »
Moi, là-dessus : « Monsieur, je m'en rapporte à vous,
qui devez savoir ces choses ; mais, hélas ! j'ai bien peur d'avoir
fait en effet un pamphlet, comme dit le procureur du roi.
Sur votre honneur et conscience ^, puisque vous êtes juré,
monsieur Arthus Bertrand, mon écrit d'une feuille et demie,
est-ce pamphlet ou brochure ? — Pamphlet, me dit-il,
pamphlet, sans nulle difficulté. — Je suis donc pamphlé-
taire ? — Je ne vous l'eusse pas dit par égard, ménagement,
compassion du malheur ; mais c'est la vérité. Au reste,
ajouta-t-il, si vous vous repentez, Dieu vous pardonnera
(tant sa miséricorde est grande !) dans l'autre monde. Allez,
mon bon monsieur, et ne péchez plus ; allez à Sainte-Péla-
gie ^. »
Voilà comme il me consolait. « Monsieur, lui dis-je, de
grâce, encore une question. — Deux, me dit-il, et plus, et
tant qu'il vous plaira, jusqu'à quatre heures et demie, qui,
je crois, vont sonner. — Bien ; voici ma question. Si, au lieu
de ce pamphlet sur la souscription de Chambord *, j'eusse fait
un volume, un ouvrage, l'auriez-vous condamné ? — Selon.
— J'entends : vous l'eussiez lu d'abord, pour voir s'il était
condamnable. — Oui, je l'aurais examiné. — Mais le pam-
1. On appelle feuille en langage quand il prononce sur la culpabilité
d'imprimerie un nombre de pages d'un accusé.
déterminé suivant la différence de 3. Prison de Paris, où l'on enfer-
format ; par exemple la feuille mait notamment ceux qui avaient
in-dix-huit en a trente-six. été condamnés pour délit de presse.
2. Formule consacrée du jury 4. Cf.Jp. 311, n. 4.
PAUL-LOUIS COURIER 343
phlet, VOUS ne le lisez pas ? — Non, parce que le pamphlet ne
saurait être bon. Qui dit pamphlet, dit un écrit tout plein de
poison. — De poison ? — Oui, monsieur, et du plus détes-
table : sans quoi, on ne le lirait pas. — S'il n'y avait du poi-
son ? — Non, le monde est ainsi fait ; on aime le poison dans
tout ce qui s'imprime. Votre pamphlet que nous venons de
condamner, par exemple, je ne le connais point ; je ne sais
en vérité, ni ne veux savoir ce que c'est : mais on le lit ; il y
a du poison. M. le procureur du roi nous l'a dit, et je n'en
doutais pas. C'est le poison, voyez-vous, que poursuit la
justice dans ces sortes d'écrits. Car autrement la presse est
libre ^ ; imprimez, publiez tout ce que vous voudrez, mais non
pas du poison. Vous avez beau dire, messieurs, on ne vous
laissera pas distribuer le poison. Cela ne se peut en bonne
police -,et le gouvernement est là, qui vous en empêchera bien. »
Dieu, dis-je en moi-même tout bas, Dieu, délivre-nous
du malin ^ et du langage figuré ! Les médecins m'ont pensé *
tuer, voulant me rafraîchir le sang ; celui-ci m'emprisonne,
de peur que je n'écrive du poison ; d'autres laissent reposer
leur champ, et nous manquons de blé au marché. Mon Dieu,
sauvez- nous de la métaphore !
Après cette courte oraison mentale, je repris : « En effet,
monsieur, le poison ne vaut rien du tout, et l'on fait à mer-
veille d'en arrêter le débit. Mais je m'étonne comment * le
monde, à ce que vous dites, l'aime tant. C'est sans doute
(ju'avec ce ix)ison il y a dans les pamphlets quelque chose... —
Oui, des sottises, des calembours, de méchantes plaisanteries.
Que voulez- vous, mon cher monsieur, que voulez- vous mettre
de bon sens en une misérable feuille ? Quelles idées s'y peu-
vent développer ? Dans les ouvrages raisonnes, au sixième
volume à peine entrevoit-on où l'auteur en veut venir. — Une
feuille, dis-jc, il est vrai, ne saurait contenir grand'chose. —
Rien qui vaille, me dit-il ; et je n'en lis aucune. — Vous ne
lisez donc pas les mandements de M. l'évêque de Troyes '
1. Cf. le passage du monologue 3. Du malin. Du diable.
de Figaro sur la liberté de la presse. 4.PeHS«'. Ausensarchaïquede/a//Zi.
(/.e XV'///« siècle par les textes, 5. Je m'étonne comment. Encore
p. 31(i. ) une expression archaïque.
2. Police. Dans un sens que le G. Il s'appelait Boulogne ; il fut,
mot na guère plus; organisation ou quelcjue temps plus tard, archevêque
administration politique. de Vienne.
344 LE XIX^ SIECLE PAR LES TEXTES
pour le carême et pour l'avent ? — Ah ! vraiment, ceci
diffère fort. — Ni les pastorales de Toulouse ^ sur la supré-
matie papale ? — Ah ! c'est autre chose, cela. — Donc, à
votre avis, quelquefois une brochure, une simple feuille... —
Fi ! ne m'en parlez pas, opprobre de la littérature, honte du
siècle et de la nation, qu'il se puisse trouver des auteurs, des
imprimeurs et des lecteurs de semblables impertinences.
— Monsieur, lui dis- je, les Lettres provinciales de Pascal... —
Oh ! livre admirable, divin, le chef-d'œuvre de notre langue !
— Eh bien ! ce chef-d'œuvre divin, ce sont pourtant des
pamphlets, des feuilles qui parurent. — Non ; tenez, j'ai là-
dessus mes principes, mes idées. Autant j'honore les grands
ouvrages faits pour durer et vivre dans la postérité, autant
je méprise et déteste ces petits écrits éphémères, ces papiers
qui vont de main en main, et parlent aux gens d'à présent
des faits, des choses d'aujourd'hui ; je ne puis souffrir les
pamphlets. — Et vous aimez les Provinciales, petites lettres,
comme alors on les appelait, quand elles allaient de main en
main ? — Vrai, continua-t-il sans m'entendre, c'est un de
mes étonnements, que vous, monsieur, qui, à voir, semblez
homme bien né, homme éduqué ^, fait pour être quelque
chose dans le monde ^ ; car enfin qui vous empêchait de devenir
baron comme un autre ? Honorablement emploj^é dans la
police, les douanes, geôlier ou gendarme, vous tiendriez un
rang, feriez une figure. Non, je n'en reviens pas, un homme
comme vous s'avilir, s'abaisser jusqu'à faire des pamphlets !
Ne rougissez- vous point ? — Biaise, lui répondis-je. Biaise
Pascal n'était ni geôlier, ni gendarme, ni employé de M. Fran-
chet *. — Chut ! paix ! Parlez plus bas, car il peut nous enten-
dre. — Qui donc ? — L'abbé Franchet ^. — Serait-il si près
de nous ? — Monsieur, il est partout. — Voilà quatre heures
et demie ; votre humble serviteur. — Moi le vôtre. » Il me
quitta et s'en alla courant.
Ceci, mes chers amis, mérite considération ; trois si hon-
1. Les lettres pastorales du car- continuera plus loin sous une autre
dinal de Clermont-Tonnerre, arche- forme: Aon,... un homme comme
vêque de Toulouse, dans lesquelles vous s'avilir, etc.
il attaquait le gallicanisme. 4. Directeur général de la police.
2. Eduqué. Le mot est souligné 5. Courier le fait appeler abbé pour
comme étant d'un mauvais usage. marquer son accointance avec " le
3. La phrase, interrompue ici, se parti prêtre ».
PAUL-LOUIS COURIER 31")
nêtes gens : M. Arthus Bertrand, ce monsieur de la po-
lice \et M. deBroë^, personnage éminent en science, en dignité;
voilà trois hommes de bien ennemis des pamphlets. Vous en
verrez d'autres assez, et de la meilleure compagnie, qui
tromiient un ami, mentent à tout venant, trahissent, man-
quent de foi, et tiendraient à grand déshonneur d'avoir dit
vrai dans un écrit de quinze ou seize pages ; car tout le mal
est dans ce peu. Seize pages, vous êtes pamphlétaire, et gare
Sainte- Pélagie ^. Faites-en seize cent, vous serez présenté au
roi.
{Pamphlet des pamphlets.)
1. Il avait été question plus haut moins les pamphlets et les pamphlé-
d'un policier qui ne méprisait pas taires.
2. Cf. p. 3 il, n. 4.
3. Cf. p. 342, n. 3.
TOCQUEVILLE
GENÈSE ET PROGRÈS DE LA DÉMOCRATIE
Une grande révolution démocratique s'opère parmi nous ;
tous la voient, mais tous ne la jugent point de la même
manière. Les uns la considèrent comme une chose nouvelle,
et, la prenant pour un accident, ils espèrent pouvoir encore
l'arrêter, tandis que d'autres la jugent irrésistible, parce
qu'elle leur semble le fait le plus continu, le plus ancien et le
plus permanent que l'on connaisse dans l'histoire.
Je me reporte pour un moment à ce qu'était la France il
y a sept cents ans : je la trouve partagée entre un petit
nombre de familles qui possèdent la terre et gouvernent les
habitants ; le droit de commander descend alors de généra-
tions en générations avec les héritages ; les hommes n'ont
qu'un seul moyen d'agir les uns sur les autres, la force ; on ne
découvre qu'une seule origine de la puissance, la propriété
foncière.
Mais voici le pouvoir politique du clergé qui vient à se
fonder et bientôt à s'étendre. Le clergé ouvre ses rangs à
tous, au pauvre et au riche, au roturier et au seigneur ;
l'égalité commence à pénétrer par l'Eglise au sein du gouver-
nement, et celui qui eût végété comme serf dans un éternel
esclavage, se place comme prêtre au milieu des nobles, et va
souvent s'asseoir au-dessus des rois ^.
La société devenant avec le temps plus civilisée et plus
stable, les différents rapports entre les hommes deviennent
plus compliqués et plus nombreux. Le besoin des lois civiles
se fait vivement sentir. Alors naissent les légistes ; ils sortent
de l'enceinte obscure des tribunaux et du réduit poudreux
des greffes, et ils vont siéger dans la cour du prince, à côté
des barons féodaux couverts d'hermine et de fer.
Les rois se ruinent dans les grandes entreprises ; les nobles
1. Comme pape. Les exemples notamment, garda les porcs dans
sont assez nombreux : Sixte-Quint son enfance.
TOCQUEVILLE 347
s'épuisent dans les guerres privées, les roturiers s'enrichissent
dans le commerce. L'influence de l'argent commence à se
faire sentir sur les affaires de l'EItat. Le négoce est une source
nouvelle qui s'ouvre à la puissance, et les financiers devien-
nent un pouvoir politique qu'on méprise et qu'on flatte.
Peu à peu, les lumières se répandent ; on voit se réveiller
le goût de la littérature et des arts ; l'esprit devient alors un
élément de succès ; la science est un moyen de gouvernement,
l'intelligence une force sociale ; les lettrés arrivent aux
affaires.
A mesure cependant * qu'il se découvre des routes nouvelles
pour parvenir au pouvoir, on voit baisser la valeur de la nais-
sance. Au XP siècle, la noblesse était d'un prix inestimable ;
on l'achète au XIIP ; le premier anoblissement a lieu en
1270, et l'égalité s'introduit enfin dans le gouvernement par
l'aristocratie elle-même.
Durant les sept cents ans qui viennent de s'écouler, il est
arrivé quelquefois que, pour lutter contre l'autorité royale
ou pour enlever le pouvoir à leurs rivaux, les nobles ont donné
une puissance politique au peuple.
Plus souvent encore, on a vu les rois - faire participer au
gouvernement les classes inférieures de l'Etat, afin d'abaisser
l'aristocratie.
En France, les rois se sont montrés les plus actifs et les
plus constants des niveleurs. Quand ils ont été ambitieux et
forts, ils ont travaillé à élever le peuple au niveau des nobles ;
et, quand ils ont été modérés et faibles, ils ont permis que
le peuple se plaçât au-dessus d'eux-mêmes. Les uns ont aidé
la démocratie par leurs talents, les autres par leurs vices.
Louis XI et Louis XIV ont pris soin de tout égaliser au-des-
sous du trône, et Louis XV est enfin descendu lui-même avec
sa cour dans la poussière '.
Dès que les citoyens commencèrent à posséder la terre
autrement que suivant la tenure * féodale, et que la richesse
mobilière, étant connue, put à son tour créer l'influence et
1. Cependant. Pondant ce temps. mot sii^iilie un état d'abaissement et
2. Par exemple, Louis XI, dont de dégradation.
il va être question plus bas. 4. Tenure. Mode de propriété.
3. Poussière. En ce sens flguré, le
348 LE XIX' SÎÈCLE PAR LES TEXTES
donner le pouvoir, on ne fît point de découvertes dans les
arts, on n'introduisit plus de perfectionnements dans le
commerce et l'industrie sans créer comme autant de nou-
veaux éléments d'égalité paimi les hommes. A partir de ce
moment, tous les procédés qui se découvrent, tous les besoins
qui viennent à naître, tous les désirs qui demandent à se
satisfaire, sont des progrès vers le nivellement universel.
Le goût du luxe, l'amour de la guerre, l'empire de la mode,
les passions les plus superficielles du cœur humain comme les
plus profondes, semblent travailler de concert à appauvrir
les riches et à enrichir les pauvres.
Depuis que les travaux de l'intelligence furent devenus
des sources de force et de richesse, on dut considérer chaque
développement de la science, chaque connaissance nouvelle,
chaque idée neuve, comme un germe de puissance mis à la
portée du peuple. La poésie, l'éloquence, la mémoire, les
grâces de l'esprit, les feux de l'imagination, la profondeur
de la pensée, tous ces dons que le ciel répartit au hasard,
profitèrent à la démocratie, et, lors même qu'ils se trouvèrent
dans la possession de ses adversaires, ils servirent encore sa
cause en mettant en relief la grandeur naturelle de l'homme ;
ses conquêtes s'étendirent donc avec celles de la civilisation
et des lumières, et la littérature fut un arsenal ouvert à tous,
où les faibles et les pauvres vinrent chaque jour chercher
des armes.
Lorsqu'on parcourt les pages de notre histoire, on ne ren-
contre pour ainsi dire pas de grands événements qui, depuis
sept cents ans, n'aient tourné au profit de l'égalité.
Les croisades et les guerres des Anglais déciment les nobles
et divisent leurs terres ; l'institution des communes introduit
la liberté démocratique au sein de la monarchie féodale ;
la découverte des armes à feu égalise le vilain et le noble sur
le champ de bataille ; l'imprimerie offre d'égales ressources
à leur intelligence ; la poste ^ vient déposer la lumière sur le
seuil de la cabane du pauvre comme à la porte des palais ;
le protestantisme soutient que tous les hommes sont égale-
ment en état de trouver le chemin du ciel. L'Amérique, qui
1. La poste. C'est Louis XI qvl organisa un service régulier de
courriers.
TOCQUEVILLE 349
se découvre, présente à la fortune mille routes nouvelles, et
livre à l'obscur aventurier les richesses et le pouvoir.
Si, à partir du XI° siècle, vous examinez ce qui se passe
en France de cinquante en cinquante années, au bout de
chacune de ces périodes, vous ne manquerez point d'aperce-
voir qu'une double révolution s'est opérée dans l'état de la
société. Le noble aura baissé dans l'échelle sociale, le roturier
s'y sera élevé ; l'un descend, l'autre monte. Chaque demi-
siècle les rapproche, et bientôt ils vont se toucher.
Et ceci n'est pas seulement particulier à la France. De
quelque côté que nous jetions nos regards, nous apercevons la
même révolution qui se continue dans tout l'univers chrétien.
Partout on a vu les divers incidents de la vie des peuples
tourner au profit de la démocratie ; tous les hommes l'ont
aidée de leurs efforts : ceux qui avaient en vue de concourir
à ses succès et ceux qui ne songeaient point à la servir, ceux
qui ont combattu pour elle, et ceux même qui se sont
déclarés ses ennemis ; tous ont été poussés pêle-mêle dans la
même voie, et tous ont travaillé en commun, les uns malgré
eux, les autres à leur insu, aveugles instruments dans les
mains de Dieu.
Le développement graduel de l'égalité des conditions est
donc un fait providentiel ; il en a les principaux caractères :
il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la
puissance humaine ; tous les événements, comme tous les
hommes, servent à son développement.
Serait-il sage de croire qu'un mouvement social qui vient
de si loin pourra être suspendu par les efforts d'une généra-
tion ? Pense-t-on qu'après avoir détruit la féodalité et vaincu
les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les
riches ? S'arrêtera-t-elle maintenant qu'elle est devenue si
forte et ses adversaires si faibles ?
Où allons-nous donc ? Nul ne saurait le dire ; car' déjà
les termes de comparaison nous manquent : les conditions
sont plus égales de nos jours, parmi les chrétiens, qu'elles ne
l'ont jamais été dans aucun temps ni dans aucun pays du
monde : ainsi la grandeur de ce qui est déjà fait empêche de
prévoir ce qui peut se faire encore.
{La Démocratie en Amérique.)
PROUDHON
LA JUSTICE
La Justice expliquée dans sa cause, séparée de la religion,
distinguée de l'amour, reste à voir comment elle intervient
pour la constitution de la société.
La Révolution seule a conçu et défini le contrat social.
A ce mot, on se récrie : l'association est spontanée ; il n'y
a jamais eu de contrat social. — Non, pas plus qu'il n'y a eu
de contrat grammatical. Cela empêche-t-il que la grammaire
ne soit donnée a priori comme charte de la parole par la
nature même de l'esprit ?
Il existe donc un contrat ou constitution de la société,
donné a priori par les formes de la conscience, qui sont la
liberté, la dignité, la raison, la Justice, et par les rapports de
voisinage et d'échange que soutiennent fatalement entre eux
les individus. C'est l'acte par lequel des hommes, se formant
en groupe, déclarent, ipso facto, l'identité et la solidarité de
leurs dignités respectives, se reconnaissent réciproquement
et au même titre souverains et se portent l'un pour l'autre
garants.
Ainsi la Justice, cette haute prérogative de l'homme que
la Rome païenne avait placée sous la garde de ses dieux, que
la Rome chrétienne a fait disparaître dans la sainteté de sa
triade \ la Justice a pour garantie et sanction la Justice. De
sorte que les membres de la société nouvelle, se garantissant
les uns les autres, se servent réciproquement de dieux
tutélaires et de Providence : conception qui efface tout ce
que la raison des peuples avait produit jusqu'alors de plus
profond. Jamais pareille glorification n'avait été faite de
notre nature, jamais aussi les doctrines de transcendance -
ne furent plus près de leur fin.
D'après les transcendantalistes ^, l'homme étant incapable
1. Triade. Autrement dit. Tri- Doctrines de haute métaphysique,
nité. 3. Transcendantalistes. Métaphy-
2. Doctrines de transcendance. siciens (ou théologiens).
PROUDHOy 351
par lui-inêiiu' dOln'ir à la loi et de sacrifier à la Justice son
intérêt propre, la religion intervient pour le contraindre au
nom de la majesté divine.
Le devoir dans ce système préexiste donc au droit ; pour
mieux dire, le devoir, étant la condition de l'homme, ne lui
laisse pas de droit.
Le contrat social met à néant cette théologie. Suivant le
principe révolutioimaire, l'homme constitué en état de société
par la Justice, (lui lui est immanente S n'est plus le même
qu'à l'état d'isolement. Sa conscience est autre, son moi est
changé. Sans qu'il abandonne la règle du bien-être, il la
subordonne à celle du juste, d'autant mieux qu'il découvre
dans le respect du contrat une félicité supérieure, et que, par
le laps de temps, il s'en est fait une habitude, un besoin, une
seconde nature. La Justice devient ainsi un autre égoïsme.
C'est cet égoïsme, antithèse du premier, qui constitue la
probité.
L"^n ami me remet en dépôt une somme considérable, puis
vient à mourir. Personne n'a connaissance du dépôt, dont
le propriétaire n'a pas même exigé de reçu. R«ndrai-je la
somme ?
Ce serait ne pas connaître le cœur humain, de nier que le
premier mouvement ne fût de la garder. Le défunt n'a que
des parents éloignés, riches eux-mêmes, indignes, qu'il
n'aimait pas. J'ai lieu de croire que, s'il eût prévu sa fin, il
m'aurait institué son légataire ; sa confiance même m'en est
un témoignage. Qui frustrerai-je, d'ailleurs ? des étrangers,
à qui cette fortune du hasard arrivera comme tombée du
ciel. Pourquoi ne tomberait-elle pas plutôt sur moi l Qui
m'en demandera compte ? Qui en saura rien ?...
Je réfléchis, il est vrai, que la loi établie n'est nullement
d'accord avec ma convoitise, qu'une circonstance inattendue
peut faire découvrir le secret, qu'alors je suis déshonoré, que
ce ne serait même pas un petit embarras d'expliquer une telle
richesse, etc.
Tout cela me tient fort perplexe. Enfin ma conscience se
soulève : je me dis qu'une semblable méditation est déjà une
1. Qui lui est immanente. Qui est inhérente à sa nature.
352 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
honte ; que, si la loi est imparfaite, si la prudence humaine
est fautive, si le hasard qui enrichit les uns et frustre les autres
est absurde, si ce concours de circonstances est immoral,
en résultat ^ je n'ai pas droit ^, et que toutes les jouissances
de la richesse mal acquise ne valent pas un quart d'heure de
ma propre estime.
Bref, je restitue l'argent.
Vous voyez, s'écrie La Rochefoucauld, que vous avez été
honnête homme par égoïsme !...
Entendons-nous : oui, par égoïsme de Justice, ce qui est
une contradiction dans les termes, et renverse de fond en
comble votre inculpation.
Comment ne pas voir qu'il existe ici un être que la considé-
ration de la Justice, le sentiment de sa dignité dans les
autres, a dénaturé ^ au point de lui faire prendre parti pour
les autres contre lui-même ; que,, sous cette obsession du
droit, il s'est formé en lui-même, au-dessus de sa volonté
première, une volonté juridique, que j'appellerai même
sur -naturelle, non que je la rapporte à une cause transcen-
dante * ou divine, mais parce qu'elle exprime un état nouveau
supérieur à Vétat de nature, et qui tend de plus en plus à
l'effacer.
Que l'égoïsme se développe donc dans cette sphère tant
qu'il voudxa : loin que je me l'impute à crime, je prétends
en faire le titre de ma sainteté. Oui, je reculerai devant la
dégradation publique, je ferai par respect humain une bonne
action ; je pousserai l'hypocrisie jusqu'à recommencer ce
rôle, si je puis, tous les jours ; je mettrai mon égoïsme à me
créer sans cesse des droits nouveaux à la considération de
mes frères ; à force de me livrer à cette égoïste habitude, je
m'en ferai une seconde nature ; je me complairai dans mon
honorabilité ; je finirai par montrer autant d'allégresse à
suivre les suggestions de mon amour-propre sociétaire ^ que
je mettais jadis d'emportement à assouvir mes passions
1. En résultat. En somme. 4. Transcendante, Qui dépasse le
2. Je n'ai pas droit. On dit avoir monde réel.
droit d'une façon absolue, comme 5. Sociétaire. Nous dirions plutôt
faire droit, social ; il s'agit d'un amour-propre
3. Dénaturé. Cf. plus bas sur- qui a pour objet l'individu consi-
naiurelle. déré comme faisant partie de la
société.
PROUDHOX 8r»3
privées. C'est précisément en cela, et rien qu'en cela, que
consiste désormais ma vertu.
Dites à présent que mes motifs ne sont pas jmrs, puisqu'il
s'y trouve un intérêt : ce n'est plus qu'une misérable équivo-
que, indigne d'un homme de sens. La bonne action qui dans
le système de la Justice transcendantale ' devait se rapporter
à Dieu, par consé(]uent à l'égoïsme, vous êtes forcé à cette
heure de la ra})porter à la pure justice, immanente ^ dans
tous les hommes. Certes, il est pour les œuvres de la Justice
une délectation de conscience comme il est une volupté pour
la jouissance des sens. Je ne serais plus moral si je ne ressen-
tais cette délectation. Les théologiens enseignent que l'amour
de Dieu dans le ciel est inséparable de la béatitude, qu'il est
la béatitude elle-même. C'est justement ce que dit la théorie
de l'immanence ^. Le sacri^fice de Justice est inséparable de la
félicité ; il est la félicité même, non plus cette félicité égoïste
dont la justice exige le sacrifice, mais une félicité supérieure,
telle (pie la suppose l'élévation du sujet à la dignité sociale.
Que peuvent exiger de plus La Rochefoucauld, Pascal, La
Bruyère, Port-Royal et toute l'Eglise ?
Nous pouvons maintenant donner la définition de la Jus-
tice ; plus tard, nous en constaterons la réalité.
\. L'homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la
faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable
comme dans sa propre personne, et d'affirmer, sous ce rapport,
son identité avec lui.
2. La Justice est le produit de cette faculté : c'est le respect,
spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité
humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance
qu'elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous
expose sa défense.
3. Ce respect est au plus bas degré chez le barbare, qui y
supplée par la religion ; il se fortifie et se développe chez le
civilisé, qui pratique la Justice pour elle-même et s'affranchit
incessamment * de tout intérêt personnel et de toute consi-
dération divine.
1. Transcendantale. Cf. p. 350, immanence. Cf. p. 351, n. 1.
n. 2 et 3. 4. Incessamment. Par un progrès
2. 3.. Immanente, et, plus bas, continu.
I.E JH\r SIÈCLK PAR LES TEXTES. — 23
35i LE MX-' SIÈCLE PAR LÇS TEXTES
4. Ainsi conçue, la Justice est adéquate à la béatitude,
principe et fin de la Destinée de l'homme.
5. De la définition de la Justice se déduit celle du droit et
du devoir.
Le droit est pour chacun la faculté d'exiger des autres
le respect de la dignité humaine dans sa personne ; le
devoir, l'obligation pour chacun de respecter cette dignité
en autrui.
Au fond, droit et devoir sont termes identiques, puisqu'ils
sont toujours l'expression du respect, exigible ou dû ; exi-
gible parce qu'il est dû, dû parce qu'il est exigible : ils ne
diffèrent que par le sujet, moi ou toi, en qui la dignité est
compromise.
6. De l'identité de la raison chez tous les hommes et du
sentiment de respect qui les porte à maintenir à tout prix
leur dignité mutuelle, résulte Végcdité devant la Justice.
{De la Justice dans la Révolution et dans V Eglise ;
Garnier frères, éditeurs.)
EDGAR QUINET
LA CONVENTION : UBIQUITÉ, UNIVERSALITÉ
... La Révolution française a voulu achever l'homme d'un
seul coup, en un moment. C'est là sa gloire ; ce sera notre
honte d'être retombés de si haut.
En se soumettant à la foule, la Convention avait perdu
le respect ; elle le regagna par la crainte, surtout par ses
travaux. Elle combat, elle délibère, elle menace, elle médite,
elle frappe au même moment. C'est elle qui tient la truelle et
l'épée. Toute au présent, elle est aussi toute à l'avenir, qu'elle
fonde ; elle est même dans le passé, qu'elle extermine. Rien,
dans aucune histoire, ne donne l'idée de cette omniscience
et de cette omniprésence ; l'âme entière d'une nation four-
mille de vie dans la fournaise.
Les événements y viennent retentir comme sur une
enclume, mêlés aux motions, aux projets de lois, aux décrets
de chaque heure ; atelier gigantesque où tout se forge à la
fois, les armées, les codes, la terreur, les écoles, la science,
les idées, les actions, la guerre, et, qui le croirait ? même la
paix. Les incidents se succèdent avec le pêle-mêle de la nature
déchaînée. Danton préside. Au froncement de sourcil de ce
Jupiter, l'uniformité des poids et mesures est proclamée. Le
15 août ^ Cambon apporte le grand Livre, « pour inscrire
et consohder la dette publique ». Monument de sagesse,
d'économie, de probité, qui survivra à tout ; en garantissant
les dettes des émigrés, il enrichit ceux qu'il dépouille. — Sur-
viennent des lettres de Saint-Just et de Lebas à Robespierre.
Ecoutez : « Les aristocrates ont été guillotinés, à commencer
par les banquiers du roi de Prusse. » Lettres de Fouché et de
CoUot-d'Herbois ; ils parlent de Lyon : « L'explosion de la
mine sera seule capable de renverser assez tôt l'infâme cité ;
son nom lui sera enlevé. » Maintenant, à d'autres soins : un
opéra sera décrété sur la Révolution du 10 août. Voici
1. 1793.
356 LE XIXe SIÈCLE PAR LES TEXTES
Chénier ^ qui, au nom du comité, lit le projet de substituer
Marat à Mirabeau dans le Panthéon. Accepté sans délibérer.
Danton propose un plan de nouveaux jeux olympiques ; on
y donnera l'instruction publique, « le pain de la raison ».
Place à Merlin de Douai ! Il fait son rapport sur la loi des
suspects. Les ordonnances de Louis XIV, pour les dragon-
nades, servent de modèle. Admis sans discussion. N'oubliez
pas le dessèchement des étangs. Rien de plus urgent que de
délivrer le peuple de la fièvre des marais. Mais silence ! Robes-
pierre est à la tribune ; il lit la réponse de la Convention
(c aux rois ligués contre la République ». Cette réponse est
digne et fière ; elle est dans le cœur de tous. Qui d'ailleurs
oserait contredire un pareil orateur ? Mercier, l'auteur du
Tableau de Paris, l'a osé ! Il a été écrasé, perdu, anéanti sous
l'indignation publique, sa voix ne s'entendra plus. Exemple
de docilité pour les autres.
On revient à l'instruction publique. Romme, Fourcroy,
Bouquier, Chénier se succèdent. Les enfants préoccupent
la Convention plus que les hommes ; seul point qu'elle ne se
lasse pas de corriger, de revoir, de refaire ; sa patience, à ce
sujet, est infinie. Spectacle unique que l'enfant ainsi protégé
par les rudes mains qui s'appuient à l'échafaud. L'évêque
Grégoire est le Fénelon de ce nouveau Télémaque.
Mais que dit-on de la guerre ? Voici justement des lettres
de Masséna, de Hoche, de Pichegru, de Moncey. Qu'on les
lise : victoires sur le Rhin, combats incertains aux Pyrénées,
marche en avant sur les Alpes, massacres, incendies en
Vendée. Alternatives accoutumées ; on fera face de toutes
parts. Carnot arrive du Comité ; on lit sur son front la vic-
toire. Dépêches de Carrier : il fusille, il brûle, il noie ; et ceux
qui tout à l'heure avaient le ton de Télémaque, approuvent
d'un signe de tête ; ils ont pris le cœur de Carrier. Ecoutez !
voici Barère ; il faut entendre sa carmagnole ^ à l'armée
de la République, sous les murs de Toulon : « Soldats,
vous êtes Français, vous êtes libres. Voilà des Espagnols
1. Marie-Joseph. chantant. — On donnait ce nom aux
2. Carmagnole. Sorte de vêtement rapports de Barère, pour marquer
qu'on portait beaucoup à cette épo- l'esprit démocratique dont ils étaient
que ; puis, par extension, ronde que animés.
les révolutionnaires dansaient en
EDGAR QUIXET 357
et des Anglais, des esclaves ! La liberté vous observe. » Un
long aj)plaudissement a suivi.
La guerre fera-t-olle oublier les beaux-arts ? Tant s'en
faut. Aussi bien, la Commission pour la conservation des
monuments des arts est prête depuis plusieurs jours. Qu'elle
fasse son rapport. On prend pitié des statues et des tableaux ;
ils seront mis en sûreté, quand les hommes ne savent plus ou
reposer leur tête. Sergent, de la même main qui a signé les
circulaires du 2 septembre, trace le plan du musée. Merlin
de Tliionville, au retour des armées de Mayence et de Vendée,
organise l'artillerie légère et fait des projets de musique
populaire. David a juré qu'il immortaliserait de son pinceau
Barra, le jeune soldat de l'armée de l'Ouest. Après les accla-
mations, les gémissements, les sanglots. Des citoyennes en
pleurs « viennent en foule à la barre » demander la mise en
liberté de leurs parents détenus et menacés de mort. Que
va-t-il arriver ? Les cœurs de bronze s'amolliront-ils à ces
cris de suppliantes ? Le président leur oppose les lois de
Solon, l'exemple de Cicéron. Elles répliquent par leurs
larmes. Robespierre se lève. Il repousse « ces femmes mépri-
sables, que l'aristocratie lâche devant nous ». Il a parlé, elles
se taisent. Qu'elles aillent enterrer leurs morts !
A cette scène succède le travail du Code Civil dont j'ai
parlé plus haut. Les têtes sont calmes. C'est le moment,
d'écouter l'exposition d'un nouveau système sur les assignats.
N'est-ce pas de nouveau Camboa, toujours infatigable ? Oui
c'est lui ; il propose de démonétiser les assignats à l'effigie
royale, qui offusque les patriotes. Les chiffres sont pesés,
confrontés ; les opérations étudiées, vérifiées comme dans le
cabinet retiré d'un financier. — Nouvel incident qui appelle
l'attention. Un orateur de Lyon apporte à la barre la tête
de Châlier \ qu'une femme a déterrée de ses mains pieuses
dans la nuit. Il fait hommage à la Convention de cette tête
coupée du tribun. Il raconte les vertus de cet émule de
Marat ; Châlier les possédait toutes, excepté la divine fureur.
La Convention regarde cette tête de mort ; elle accepte l'au-
gure, et reprend son ouvrage : télégraphes, instructions sur le
1. Chef du parti révolutionnaire ù Lyon.
358 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
salpêtre \ écoles primaires, écoles normales, école centrale,
d'où sortira l'école polytechnique, liberté des cultes, Lyon
remplacé par Commune- Affranchie, Toulon par Port-de-la-
Montagne, savants en réquisition pour les calculs sur la
théorie des projectiles. Musée, Muséum d'Histoire naturelle,
victoire de Hondschoote, victoire de Wattignies, remportée
en personne par Carnot, victoire de Savenay, liberté des
nègres, nouveau maximum -, nouvelle ère universelle, tout
sort à la fois de la tête de la Convention, par une explosion
de la nature, sous les coups redoublés de la nécessité.
A quoi comparerai-je cette création furieuse et calculée
où tous les contrastes se réunissent ? Y a-t-il dans la nature
un objet qui y ressemble ? On dit qu'Eschyle avait fait une
trajédie d'Etna. Je m'imagine qu'on entendait au faîte le
travail régulier des cyclopes qui forgeaient avec un bruit
d'airain, sous leurs marteaux innombrables, les armes, les
glaives, les flèches, les boucliers des dieux. On devait aussi
y surprendre la longue respiration haletante, immense,
entrecoupée, du géant Encelade ^, qui s'exhalait à travers
les gorges embrasées de la montagne. Sur les flancs croissaient
de vastes forêts de chênes ; au sommet la neig? , au pied les
oliviers. Des enfants jouaient sur les genoux du Cyclope, à
l'extrémité du promontoire. Le roi des morts, Pluton, appa-
raissait échevelé, sur son char d'ébène, dans les gouffres
ouverts. Il remplissait les champs de terreur. Tout tremblait
au loin, les villes, les tours, les peuples, les rois, les hommes,
les dieux. Mais qu'est-ce que cette image en comparaison
de la terreur attachée à la Convention aux sept cents têtes ?
La nature est ici dépassée de beaucoup par les hommes.
{La Révolution; Hachette etC®, éditeurs.)
1. Pour servir à la fabrication de 3. Un des géants qui firent la
la poudre. guerre aux dieux ; il fut emprisonné
2. Relatif aux marchandises de par Jupiter sous l'Etna,
première nécessité.
LACORDAiRE
L'AMOUR DIVIX
Poursuivant l'amour toute notre vie, nous ne l'obtenons
jamais que d'une manière imparfaite, qui fait saigner
notre cœur. Et l'eussions-nous obtenu vivants, que nous
en restera-t-il après la mort ? Je le veux : une prière amie
nous suit au delà de ce monde ; un souvenir pieux prononce
encore notre nom ; mais bientôt le ciel et la terre ont fait
un pas, l'oubli descend, le silence nous couvre ; aucun rivage
n'envoie plus sur notre tombe la brise éthérée de l'amour.
C'est fini, c'est à jamais fini, et telle est l'histoire de l'homme
dans l'amour.
Je me trompe, Messieurs, il y a un homme dont l'amour
garde la tombe ; il y a un homme dont le sépulcre n'est
pas seulement glorieux, comme l'a dit un prophète, mais
dont le sépulcre est aimé. Il y a un homme dont la cendre,
après dix-huit siècles, n'est pas refroidie ; qui, chaque jour,
renaît dans la j)ensée d'une nmltitude innombrable d'hom-
mes ; qui est visité dans son berceau par les bergers et par
les rois, lui aj)portaiit à l'envi et l'or, et l'enceas, et la
myrrhe. Il y a un homme dont une portion considérable de
l'humanité reprend les pas sans se lasser jamais, et qui, tout
disparu qu'il est, se voit suivi par cette foule dans tous les
lieux de son antique pèlerinage, sur les genoux de sa mère, au
bord des lacs, au bord des montagnes, dans les sentiers des
vallées, sous l'ombre des oliviers, dans le secret des déserts.
Il y a un homme mort et enseveli, dont on épie le sommeil et
le réveil ; dont chaque mot qu'il a dit, vibre encore, et pro-
duit plus que l'amour, produit des vertus fructifiant dans
l'amom*. Il y a un homme attaché depuis des siècles à un
gibet, et cet homme, des milliers d'adorateurs le détachent
chaque jour du trône de son supplice, se mettent à genoux
devant lui, se prosternant au plus bas qu'ils peuvent, sans
en rougir, et là, par terre, lui baisent avec une indicible
360 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
ardeur les pieds sanglants. Il y a un homme flagellé, tué, cru-
cifié, qu'une inénarrable passion ressuscite de la mort et
de l'infamie pour le placer dans la gloire d'un amour qui ne
défaille jamais, qui trouve en lui l'honneur, la paix, la joie
et jusqu'à l'extase. Il y a un homme poursuivi dans son sup-
plice et sa tombe par une inextinguible haine, et qui, deman-
dant des apôtres et des martyrs à toute postérité qui se lève,
trouve des apôtres et des martyrs au seuil de toutes les géné-
rations. Il y a un homme enfin, et le seul, qui a fondé son
amour sur la terre, et cet homme, c'est vous, ô Jésus ; vous
qui avez bien voulu me baptiser, m' oindre, me sacrer dans
votre amour, et dont le nom seul, en ce moment, ouvre mes
entrailles et en arrache cet accent qui me trouble moi-même
et que je ne me connaissais pas !
{XXXIX^ Conférence ; Poussielgue frères, éditeurs.)
PERORAISON DE L'ORALSON FUNEBRE DU GENERAL DROUOT »
Et maintenant. Messieurs, que nous avons achevé l'éloge
du général Drouot en rendant grâce à Dieu qui nous l'avait
donné, que reste-t-il, sinon de lui dire cette parole suprême,
par où doivent se clore ici-bas toute vie, toute amitié, toute
admiration ? Recevez-la, général ; recevez ce second adieu
que nous avons voulu vous faire en présence des autels du
Dieu véritable, devant les images et les réalités d'une foi qui
vous fut commune avec nous. Il nous eût été facile d'appeler
autour de votre tombeau les mânes chrétiens de vos anciens
frères d'armes, et de mêler votre gloire avec la leur dans un
spectacle solennel ^. Même, nous eussions appelé le héros dont
vous fûtes l'ami ; il n'eût pas dédaigné de venir à vos funé-
railles comme vous étiez venu à ses malheurs ^. Mais tant de
pompe eût alarmé la chaste modestie de votre âme ; vous
nous eussiez reproché de troubler pour vous la paix des morts
et des grands souvenirs. Nous ne le ferons pas ; nous voulons
obéir à vos vertus jusque dans la tombe qui les recouvre, et
1. Général du premier Empire, funèbre de Condé par Bossuet.
1774-1847. 3. Drouot avait accompagné Na-
2. Cf. la péroraison de l'oraisoa poléon à l'île d'Elbe.
LACORDAIRE 361
nous ne laisserons approcher de vous, dans cette heure
sacrée, que les pauvres qui survivent à vos bienfaits, et que
nous-mêmes qui survivons aux leçons de votre vie.
Puissent ces leçons nous servir ! Puisse notre génération,
incertaine encore dans ses voies, apprendre de vous la simpli-
cité, la pauvreté, le désintéressement ! Puisse-t-elle, sur vos
traces, demander très peu au monde pour son bonheur, et beau-
coup à Dieu ! Et vous qui avez nourri ce grand homme, vieille
terre de France et de Lorraine ^, conservez-en avec respect
tout ce que l'éternité n'a pu vous ravir encore, jusqu'au jour ^
où votre poudre, sanctifiée par la sienne, entendra la voix de
Dieu, et où le général Drouot nous apparaîtra tel que nous
le connûmes, soldat sans tache, capitaine habile et intrépide,
ami fidèle de son prince, serviteur ardent et désintéressé de
la patrie, solitaire stoïque, chrétien sincère, humble, chaste,
aimant les pauvres jusqu'à se faire pauvre lui-même ;
l'homme enfin le plus rare, sinon le plus accompli, que le dix-
neuvième siècle ait présenté au monde dans la première
moitié de son âge et de sa vocation.
{Eloge junèhre du général Drouot : Poussielgue frères,
éditeurs.)
1. C'est à Nancy que Drouot 2. Le jour du Jugement,
était né.
GUIZOT
LA BOURGEOISIE
... Je sers de tout mon pouvoir la prépondérance politique
des classes moyennes en France, l'organisation définitive
et régulière de cette grande victoire qu'elles ont remportée
sur le privilège et sur le pouvoir absolu de 1789 à 1830. Voilà
le but vers lequel je marche aujourd'hui.
Mais je veux que cette prépondérance soit stable et
honorable, et pour cela il faut que les classes moyennes ne
soient ni violentes et anarchiques, ni envieuses et subal-
ternes ^.
On parle beaucoup depuis quelque temps de bourgeoisie,
de démocratie, de France nouvelle... On s'en fait, à mon avis,
une fausse idée. Ne croyez pas que la classe moyenne actuelle
ressemble à la bourgeoisie du moyen âge, à cette bourgeoisie
récemment affranchie, qui doutait, et doutait avec raison,
de sa dignité comme de sa force, étroite, envieuse, inquiète,
tracassière, voulant tout abaisser à son niveau. La France
nouvelle, la démocratie nouvelle a la pensée plus haute et le
cœur plus fier ; elle se confie en elle-même, elle ne doute point
de sa destinée et de ses droits ; elle n'est jalouse de personne,
elle ne conteste à personne sa place dans l'organisation
sociale, bien sûre qu'on ne viendra pas lui disputer la sienne.
C'est lui faire injure et dommage que de lui supposer et de
travailler à lui rendre les inquiétudes, les jalousies, les sus-
ceptibilités, les ombrages qui la travaillaient autrefois.
Quiconque l'honore et veut la servir véritablement doit au
contraire travailler sans cesse à lui élever le cœur, à lui ins-
pirer confiance en elle-même, à l'affranchir de toutes les jalou-
sies, à lui persuader qu'elle ouvre sans cesse ses rangs,
qu'elle se montre prête à accueillir toutes les supériorités,
quels que soient leur nom et leur caractère ; qu'en dehors
1. Subalternes. Animées d'un esprit mesquin.
GUIZÛT 363
d'elle ces supériorités deviennent ' à charge à elles-mêmes et
inutiles au payf<. Voilà le langage qu'il faut tenir aux classes'
moyennes. La mission des gouvernements n'est pas laissée
à leur ciioix, elle est réglée en haut.
... Comment • quelqu'un dans cette chambre a-t-il pu
croire qu'il me fût entré dans l'esprit de constituer la classe
moyenne d'une manière étroite, privilégiée, d'en faire quel-
que chose qui ressemblât aux anciennes aristocraties ? Per-
mettez-moi de le dire, j'aurais abdiqué les opinions que j'ai
soutenues toute ma vie.
Quand je me suis appliqué à répandre dans le pays les
lumières de tout genre ^, quand j'ai cherché à élever les
classes laborieuses, les classes qui vivent de salaires, à la
dignité de l'homme, à leur donner la lumière dont elles
avaient besoin, c'était une provocation continuelle de ma
part à acquérir des lumières plus grandes, à monter plus
haut ! C'était le commencement de cette œuvre de civilisa-
tion, de ce mouvement ascendant universel qu'il est dans la
nature de l'homme de souhaiter avec ardeur.
Ne dites pas que je refuse à la nation française, que je lui
conteste le prix de sa victoire, le prix de son sang versé dans
nos cinquante années de révolutions ! A Dieu ne plaise ! Elle
a gagné un noble prix, et aucun événement ne pourra le lui
ravir.
Mais je suis de ceux qui combattront le nivellement sous
quelque forme qu'il se présente ; je suis de ceux qui aver-
tiront à chaque instant la démocratie que tout le monde ne
s'élève j)as, que l'élévation a ses conditions, qu'il y faut la
capacité, l'intelligence, le travail. Je veux que, partout où ces
qualités se rencontreront, la démocratie puisse s'élever aux
plus hautes fonctions de l'Etat, qu'elle puisse monter à cett€
tribune, y faire entendre sa voix, parler au pays tout entier.
1. A lui persuader qu'elle ouvre,... la parole pour répondre à Odiioii
qu'en dehors d'elle, ces supériorités Barrot qui lui avait reproché de
deviennent. Construction peu régu- vouloir la foniiation d'une sorte
lière : Ouvre et se montre sont au d'aristocratie bourgeoise,
subjonctif et deviennent à l'indi- 3. Allusion ù la loi de 1833, par
catif. laquelle Guizot organisa l'instruc-
2. Le lendemain, Guizot reprit tion primaire.
364 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
Vous êtes des ingrats ' : vous méconnaissez sans cesse les
biens dont vous êtes en possession ! Vous vivez au milieu de
la société la plus libre qu'on ait jamais vue et où le principe
de l'égalité sociale est le plus consacré. Jamais vous n'avez
vu un pareil concours d'individus élevés au plus haut rang
dans toutes les carrières. Nous avons tous, ou presque tous,
conquis nos grades à la sueur de notre front et sur le champ
de bataille.
Je ne veux pas que mon pays recommence ce qu'il a fait.
J'accepte 1791 et 1792 ; les années suivantes même, je les
accepte dans l'histoire, mais je ne les veux pas dans l'avenir ;
et je me fais un devoir, un devoir de conscience, d'avertir
mon pays toutes les fois que je le vois pencher de ce côté. On
ne tombe jamais que du côté où l'on penche.
Voilà dans quel sens j'entends les mots : classes moyennes,
démocratie, liberté et égalité. Rien ne me fera dévier du sens
que j'y attache. J'y ai lisqué ce que l'on peut avoir de plus
cher dans la vie politique, j'y ai risqué la popularité.
{Disœurs prononcé à la Chambre les 3 et 4: mai 1837 ;
Calmann-Lévy, éditeur.)
1.' L'orateur s'adresse ici aux « classes laborieuses ».
THIERS
LA CONQUETE DE L'ALGERIE
... Il faut voir, messieurs, comment nous nous trouvons à
Alger. Certainement, si aujourd'hui Alger était à conquérir, si
c'était un caprice français, si Ton nous disait aujourd'hui :
Armez vos vaisseaux, embarquez vos soldats pour aller con-
quérir l'Afrique, oh ! je ne le conseillerais pas à la France ; car
je crois qu'il serait peut-être plus utile d'achever beaucoup
d'améliorations intérieures que d'aller porter nos armes au
loin. Mais enfin nous y sommes ; et pourquoi y sommes-nous ?
Lorsque l'expédition d'Alger fut résolue sous la Restaura-
tion, je fus du nombre de ceux qui la blâmèrent, et je crois que
je rendrai le véritable sentiment de la France à cette époque,
lorsque je dirai que tout le monde y vit avec effroi l'intention
d'aller y forger des armes pour les reporter sur le continent
français et attenter à nos institutions. Voilà le sentiment qui
nous animait tous alors contre l'expédition d'Alger.
Je le dois dire, pour mon compte, je blâmai l'expédition
d'Alger ; je l'attaquai avec force, et cependant, lorsque j'ap-
pris que ce merveilleux débarquement opéré par un illustre
amiral que nous avons l'honneur de compter parmi nos col-
lègues, M. l'amiral Duperré, avait porté notre armée sur ces
côtes ; que, sous un général dont le nom ne rapi^elle pour nous
que de malheureux souvenirs *, l'expédition avait réussi et
que notre armée avait promptement vengé l'insulte faite à
la France '', je fus saisi d'une joie involontaire. Moi, l'ennemi
déclaré de ce gouvernement, je m'associai à son triomphe
avec une joie entière, et j'applaudis au résultat, quoique
j'eusse blâmé l'entreprise.
Messieurs, les sentiments que j'éprouvai étaient ceux de
toute la France et le sont encore. Il y a un instinct profond
que je défie les ennemis les plus acharnés de l'occupation de
1. BourmoaL 2. Notre consul avait été frappé
au visage par le dey d'Alger.
365 LE AVA'" SIÈCLE PAR LES TEXTES
venir braver à la tribune ; je les défie de venir dire : « Aban-
donnez Alger ! » et, s'ils étaient ministres, d'oser signer
l'abandon de cette occupation. Or, s'il y a un sentiment invin-
cible qui nous attache à Alger, c'est que ce sentiment a des
causes réelles profondes ; ce n'est pas un préjugé national,
c'est quelque chose de vrai, c'est un instinct plus éclairé.
Messieurs, il y a une première réflexion à faire. Si vous
abandonniez Alger, si vous abandonniez la côte d'Afrique,
que deviendrait-elle ? Posez cette première question aux
ennemis de l'occupation. Ce qu'elle deviendrait, je vais vous
le dire.
La côte d'Afrique serait occupée ou par une grande nation
maritime, comme l'Angleterre, les Etats-Unis, la Russie, ou
bien elle serait de nouveau livrée aux pirates.
Je vous le demande, verriez-vous avec indifférence, avec
satisfaction même, car il y a des personnes qui désireraient
abandonner Alger, verriez-vous avec satisfaction des nations
rivales de notre marine s'établir sur les côtes d'Afrique ?
Et verriez-vous avec indifférence encore la piraterie que
vous avez chassée se rétablir sur ces côtes pour infester le
commerce de la Méditerranée ?
On a souvent parlé, messieurs, de l'importance pour nous
d'occuper la côte du nord de l'Afrique ; je ne veux pas pré-
tendre qu'en nous plaçant sur cette côte, nous devions aller
de là conquérir toutes les régences, peut-être l'Egypte, et
nous rendre maîtres de tous les rivages de la Méditerranée.
Je ne veux pas exagérer ; mais je vous prie de me permettre
d'insister sur un fait qui est souvent révélé, sans assez de
précision toutefois, et peut-être sans assez de connaissance
de cause...
Le mouvement du commerce, le goût des communications
promptes et rapides, les grandes rivalités nationales, tout
porte aujourd'hui le monde vers la Méditerranée. Je ne dis
pas que ce phénomène doive s'opérer bien vite. Ce que les
hommes généralement ne mettent pas assez dans leurs pro-
jets, l'élément qu'ils n'y font pas assez entrer, c'est le temps.
Il ne faut pas se figurer que ce mouvement soit tellement
rapide que nous devions nous-mêmes en voir le plus grand
développement ; mais il est certain, incontestable. Or,
THIERS 867
messieurs, c'est là une des causes qui ont rendu nécessaire
l'expédition de la France contre Alger.
Remarquez que, tandis que sous la Restauration, sous
l'influence heureuse de la paix, le commerce se développait
avec prospérité, d'odieuses pirateries ravageaient, non seu-
lement notre marine marcliande, mais encore celle de toutes
les nations. Vous avez vu l'Angleterre, en 1814, faire contre
Alger une expédition glorieuse, mais malheureusement sans
résultat, parce qu'elle se borna à un bombardement ; nous-
mêmes, nous avons été amenés à faire la nôtre, et, depuis
deux ou trois siècles, vous avez vu toutes les nations obligées
de donner à Alger de ces corrections malheureusement pas-
Tout le monde sait que Charles-Quint, Louis XIV, l'Es-
pagne, nous-mêmes avons été obligés de porter nos armes sur
la côte d'Alger, pour en faciliter le parcours à toutes les
nations. C'est ce mouvement général, et non un caprice, qui
nous a entraînés, qui nous a contraints à rendre sûr et facile le
parcours d'une route qui est aujourd'hui celle de tous les
peuples. Remarquez que nous avons aujourd'hui, par les
côtes de France, une portion du bassin de la Méditerranée ;
l'Espagne, quand elle sera revenue à sa politique naturelle
et au calme, l'Espagne, je puis le dire, sera toujours pour la
France une alliée solide. Nous aurons donc, outre la portion
du rivage espagnol par alliance, nous aurons sur la côte
d'Afrique la portion qui nous appartient ; par notre influence
naturelle nous aurons un certain empire incontestable sur
les régences barbaresques de Tripoli et de Tunis. Ainsi, vous
voyez que, grâce à notre situation, nous aurons, par notre
possession ou par alliance, une influence de propriété ou
une influence de politique sur une grande partie du littoral
de la Méditerranée.
Cela posé, je dis qu'un grand jîeuple, qu'un gouvernement
à vues étendues, ne renonce pas volontairement, légère-
ment, à un pareil avenir, lorsque surtout il a l'avantage
incomparable de ne blesser aucune nation, et, au contraire,
de les satisfaire toutes ; car aujourd'hui personne ne nous
demande d'abandonner Alger, personne ne nous l'a demandé,
personne n'eût été écouté si l'on nous eût fait une pareille
368 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
demande, personne ; et parmi les hommes de tous les pays
qui souhaitent avec un sentiment national le bien de leur
patrie et celui de l'humanité entière, il n'y en a pas un, il
n'y a pas en Europe un homme éclairé qui ne désire que
la France conserve sa possession d'Afrique, pour que la des-
tinée du monde entier ne soit pas arrêtée de ce côté.
{Discours prononcé à la Chambre le 9 juin 1836;
Calmann-Lévy, éditeur.)
LAMARTINE
LA REVOLUTION
Je me suis dit dès l'âge de raison politique, c'est-à-dire dès
l'âge où nous nous faisons à nous-mêmes nos opinions après
avoir balbutié, en enfants, les opinions ou les préjugés de
nos nourrices : Qu'est-ce donc que la Révolution française ?
La Révolution française est-elle, comme le disent les
adorateurs du passé, une grande sédition du peuple, qui
s'agite pour rien, et qui brise, dans ses convulsions insensées,
son Eglise, sa monarchie, ses castes, ses institutions, sa natio-
nalité, et déchire la carte même de l'Euroiie ? Mais, à ce
titre, la révolution opérée par le christianisme quand il se
leva sur le monde ne serait donc qu'une grande sédition
aussi ; car il a produit pour se faire place une grande commo-
tion dans le monde ! Non ! la Révolution n'a pas été une
misérable sédition de la France ; car une sédition s'apaise
comme elle se soulève, et ne laisse après elle que des ruines et
des cadavres. La Révolution a laissé des échafauds et des
ruines, il est vrai, c'est son remords et son malheur ; mais elle
a laissé une doctrine, elle a laissé un esprit qui durera et qui
se }>erpétuera autant que vivra la raison humaine. Je me
suis dit encore : la Révolution, comme le prétendent les soi-
disant politiques du fait *, n'a-t-elle été que le résultat d'un
embarras de finances dans le trésor public, embarras que les
résistances d'une cour avide ont empêché M. Necker de
pallier, et sous lequel s'est écroulée, dans le gouffre d'un
jxîtit déficit d'impôts, une monarchie de quatorze siècles ?
Quoi ! c'est pour un misérable déficit de cinquante à soixante
millions dans un empire aussi riche que la France, que la
monarchie a été détruite, que la féodalité a été déracinée,
que l'Eglise a été dépossédée, que l'aristocratie a été nivelée,
1. Les iwliliqiies du fait. Ceux qui n'accordent aucune influence
aux idées.
LE XIX* SIÈCLE PAR LES TEXTES. — H
370 LE XIX^ SIECLE PAR LES TEXTES
que la France a dépensé des milliards de son capital et des
millions de vies de ses enfants ! Quelle cause pour un pareil
effet ! et quelle proportion entre l'effet et la cause ! Et quelle
petitesse les calomniateurs d'un des plus immenses événe-
ments de l'histoire moderne attribuent au principe de la
Révolution, afin d'atténuer la grandeur et l'importance de
l'événement par l'insignifiance et la vileté du motif ! Laissons
cette puérilité aux hommes de finances qui, accoutumés à
tout chiffrer dans leurs calculs, ont voulu aussi chiffrer la
chute d'un vieux monde et la naissance d'un monde nouveau.
Enfin je me suis dit : La Révolution française est-elle
un accès de frénésie d'un peuple ne comprenant pas lui-
même ce qu'il veut, ce qu'il cherche, ce qu'il poursuit par
delà les démolitions et les flots de sang qu'il traverse pour
arriver par la lassitude au même point d'où il est parti ?
Mais cinquante ans ont passé depuis le jour où ce prétendu
accès de démence a saisi une nation tout entière, roi, cour,
noblesse, clergé, peuple. Les générations, abrégées par
l'échafaud et par la guerre, ont été deux fois renouvelées.
La France est rassise ; l'Europe est de sang-froid, les hommes
ne sont plus les mêmes, et cependant le même esprit anime
encore le monde pensant ! et les mêmes mots, prononcés ou
écrits par les plus faibles organes, font encore palpiter les
mêmes fibres dans tous les cœurs, dans toutes les poitrines
des enfants même de ceux qui sont morts dans ce choc con-
traire de deux idées ! Ah ! si c'est là une démence nationale,
convenez du moins que l'accès en est long et que l'idée en est
fixe ! et qu'une pareille folie de la Révolution pourrait bien
ressembler un jour à cette folie de la croix ^ qui dura deux
mille ans, qui sapa le vieux monde, qui apprit aux maîtres
et aux esclaves le nom nouveau de frères, et qui renouvela les
autels, les empires, les lois et les institutions de l'univers !
Non, la Révolution française fut autre chose : il n'est pas
donné à de vils intérêts matériels de produire de pareils
effets. Le genre humain est spiritualiste malgré ses calom-
niateurs ; il se meut quelquefois pour des intérêts, mais c'est
1. Folie de la croix. Expression siècle, et qui en fait cependant le
consacrée ; ce qui, dans le christia- sens profond,
nisme, paraît insensé aux sages du
I.AMAKTl\E 371
quand les idées lui manquent, ou quand il manque lui-même,
comme nous en ce moment, aux idées. Le genre humain est
spiritualiste, et c'est là sa gloire ; et les religions, les révo-
lutions, les martyres, ne sont que le spiritualisme dos idées
protestant contre le matérialisme des faits !
J-.a Révolution fut l'avènement d'une idée ou d'un groupe
d'idées nouvelles dans le monde.
[Discours prononcé le 18 juillet 1847 au banquet offert à
Vauieur des Oirondins ; Hachette et C®, éditeur3.)
CHAPITRE M (0
VILLEMAfN
LA CRITIQUE FRANÇAISE DU XVIII' SIECLE
ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE : VOLTAIRE ET SHAKESPEARE
... Je viens donc, sans plus différer, au jugement que la
critique française du XVIIP siècle portait des ^ littératures
étrangères. Je cherche quelles idées la France recevait du
reste de l'Europe, comment elle concevait, imitait ou cor-
rigeait le génie des autres nations. Là, comme ailleurs, il faut
s'attendre ou se résigner à voir d'abord Voltaire : sa figure
prédomine sur toute l'époque ; il en a été le premier poète,
le premier critique, le premier historien, le premier pam-
phlétaire ; c'était sa fatalité, c'était le droit de son infatigable
talent. Ce fut Voltaire qui remua les esprits en tous sens et
sur toutes les questions ; ce fut lui qui les avertit de regarder
autour d'eux et de s'enquérir au dehors. Cette revue des
autres nations, l'a-t-il faite avec une impartialité bien dif-
ficile pour un sujet ^ si vif ? l'a-t-il faite avec une patience que
ses propres, inspirations ne lui laissaient pas le temps d'avoir
et qui serait une condition trop dure pour ces esprits mêlés
d'air et de feu, suivant l'expression d'Arioste ?
Il nous a laissé le soin de cette lente et curieuse investiga-
tion, de ces exactes recherches ; c'est une besogne inférieure
qu'il nous a renvoyée. Pour lui, il a le premier jeté beaucoup
de vues neuves et de vives clartés sur le génie des littéra-
tures étrangères ; mais on ne peut pas dire qu'il les ait véri-
tablement appréciées. Son œuvre dans ce genre, le modèle
qu'il a donné, c'est la perfection du style critique : sans beau-
coup approfondir les questions, il a écrit sur la littérature
1. Des. Sur les. fréquemment ce mot avec le sens
2. Pour un sujet. Non pas dans de personne, relativement à l'esprit,
une matière, mais pour une personne. au caractère, etc. Cf, plus loin, pour
Le XVIP et le XV''III° employaient ces esprits, etc.
1. Voir notre Précis de l'Histoire de U Liltcrature française, p. 453-403.
VILLE MAIN 873
avec plus d'aisance et de grâce que ne l'avait jamais fait
personne, avec plus de vivacité, de sens, de justesse, lors
même qu'il se trompait... Cette expression hyperbolique et
contradictoire m'échappe ; mais vous la corrigez, Vou?
entendez bien ce que j'ai mal dit. C'est que, lors même qu'il
est emporté par un caprice d'iuimeur, par une saillie, et qu'il
juge trop légèrement une littérature, une époque, un homme
de génie, il y a cej)endant un fond de vérité fine et moqueuse
qui subsiste dans son erreur.
Le XVIP siècle, uniquement occui)é de lui-même et des
anciens, s'était fort peu inquiété de ce qui se passait dans la
littérature du reste de rEuroi)e. La domination politique et
sociale dont jouissait la France lui donnait, à cet égard, une
insouciante et orgueilleuse sécurité. Comme presque toutes
les nations imitaient la France, elle ne songeait pas elle-
même à les imiter. La mode de la littérature espagnole et
italienne, qui avait régné sous Louis XIII et sous la régence
d'Anne d'Autriche, était tombée par l'influence du goût plus
sévère que consacraient les hommes de génie.
L'Angleterre faisait horreur, faisait peur ; c'était un pays
d'hérétiques, qui venait d'être agité par une épouvantable
révolution. Bien que les intérêts politiques aient souvent
rapproché le cabinet de Versailles de celui de Londres, bien
que le mariage de la sœur de Charles II ' avec le frère de
Louis XIV, et plus tard le long exil du roi Jacques, aient dû
amener en France des idées anglaises, on n'en trouve aucune
trace dans notre littérature. C'est que la communication était
entre les deux cours, et non pas entre les deux pays. Les
beaux esprits de France semblaient se garder de l'Angleterre
comme d'une contrée barbare, L'Anglais Hamilton - écrivait
en français, d'une manière plus spirituelle, plus légère, plus
française, qu'aucun Français peut-être. Mais Saint-Evre-
mond, réfugié en Angleterre pendant vingt ans, n'apprit
pas même à lire la langue anglaise. Parmi nos grands écri-
vains du XVIP siècle, il n'en est aucun, je crois, où l'on puisse
reconnaître un souvenir, une impression de l'esprit anglais.
Corneille n'entendit jamais parler de Shakespeare, et j'en ai
1. Henriette d'Angleterre. 2, 1646-1720 ; il est surtout connu
par les Mémoires de Gramont.
374 LE XIX^' SIÈCLE PAR LES TEXTES
bien du regret. Quant à Molière, j'imagine, et c'est une
curiosité philologique dont vous ne vous inquiéterez pas
beaucoup, qu'il a mis à profit deux ou trois plaisanteries de
Shakespeare, qu'on lui avait contées sans doute, et que je
retrouve dans une des moindres pièces de notre grand poète
comique ; mais elles ne valent guère la peine d'être citées ^
Du reste, le voisinage des deux nations, et les intérêts
des deux politiques qui s'entremêlaient ou se heurtaient
souvent, n'avaient produit aucune analogie, aucune com-
munication entre les deux littératures. Aussi, lorsque le
grand novateur. Voltaire, parut, son premier emploi fut
d'aller en Angleterre, d'y ramasser à pleines mains des idées
nouvelles et de les rapporter en France. Cette importation
fit beaucoup de bruit et agrandit la renommée de l'auteur
d'Œdipe. Les Lettres philosophiques sur les Anglais furent un
de ses ouvrages les plus célèbres, les plus poursuivis ^ et les
plus puissants. En même temps que Voltaire introduisait
les libres opinions et le scepticisme des Anglais, il imitait
leur poésie, d'abord leur poésie philosophique, qu'il voulait
naturaliser en France, et qu'il savait faite pour lui, puis
leur poésie dramatique, à laquelle il faisait quelques emprunts
timides ^ et déguisés sous la parure de son langage. Dans sa
pensée de critique, il regarda l'Angleterre comme une mine
à exploiter, qui devait lui fournir de la philosophie et de la
tragédie. Le premier, il prononça parmi nous, avec éloge, le
nom de Shakespeare, qui plus tard lui donnait tant d'humeur.
En vérité, on croirait qu'il y a dans la littérature des pro-
gressions et des fatalités comme dans la politique ; et Vol-
taire, annonçant en 1730 la gloire de Shakespeare, ressemble
à un noble qui aurait demandé les Etats généraux en 1788, et
aurait émigré deux ans après, avec horreur, avec effroi. Vol-
taire ne ménageait pas d'abord son admiration en parlant
de Shakespeare ; car il le comparait à Homère, qu'à la vérité
il traitait assez légèrement. Le passage est curieux :
« J'ai trouvé chez les Anglais ce que je cherchais ; et le
1. A quelles plaisanteries Ville- feu ; l'auteur fut décrété de prise de
main fait-il ici allusion ? Son h^-po- corps et le libraire mis à la Bastille,
thèse est bien peu vraisemblable. 3. Dans Briiliis, la Mort de César,
2. Le Parlement les condamna au Zaïre, etc.
VILLEMAIS 37.")
paradoxe de la réputation d'Homère m'a été développé '.
ShakesjTcare, leur jireinicr poète tragique, n'a guère, en Angle-
terre, d'autre épithète que celle de divin "^ Je n'ai jamais vu à
Londres la salle de comédie aussi remplie à VAndromaque de
Racine, toute bien traduite qu'elle est par Philips, ou
au CaUm d'Addison, qu'aux anciennes pièces de Shakes-
])eare, etc., etc. Quand j'eus une assez grande connaissance
de la langue anglaise, je m'aperçus que les Anglais avaient
raison, et qu'il est impossible que toute une nation se
trompe en fait de sentiment, et ait tort d'avoir du plaisir. »
Voilà donc un jugement admirât if, malgré les expressions
sévères qui s'y mêlent. Pendant vingt ans, ce jugement fut
la règle du goût en France. Pompignan 3, littérateur instruit,
Racine le fils, poète plein d'élégance et de goût, redisaient
le nom de Shakespeare, comme celui d'une espèce d'Eschyle
moderne. Voltaire faisait un pas de plus en sa faveur ; il
traduisit en vers élégants le monologue d'Hamlet. Un écri-
vain qu'on accusait de paradoxes littéraires, Marmontel, sans
savoir l'anglais, vanta quelques intentions tragiqu&s, quel-
ques grands traits de Shakespeare, et félicita le comédien
Garrick d'avoir corrigé et épuré, pour la scène moderne, les
ouvrages de ce vieux poète irrégulier, mais sublime...
... Toute la controverse de littérature étrangère, au
XVIII^ siècle, toute l'innovation qui se manifesta dès lors,
est dans Shakespeare. La question de savoir ce qu'il est, à
quel point on doit l'admirer, comment on doit l'imiter, est
toute la question de critique moderne que le XVIII*^ siècle
nous ait laissée. De plus, ce que nous cherchons, la théorie
d'abord, puis la tentative de création, le conseil et l'œuvre,
nous le trouvons à l'occasion de Shakespeare. Originairement
annoncé par Voltaire, traduit par Letourneur, ce qui était
un grand malheur pour lui, critiqué avec une vive prévention
par la Harpe, il a été remanié, retraduit, refait par un poète,
par Ducis ; ainsi tous les accidents que peut éprouver une
gloire, un génie, toutes les transformations que la critique,
1. Dévelopfié. Expliqué. 3. Le Franc de Pompigitan. Cf.
2. Divin. C'est le mot qui s'ap- Le XVI II* siècle par les textes,
pliquait couramment A Homère. p. 479,h. 1
376 LE XIX'- SIÈCLE PAR LES TEXTES
la traduction, l'analyse et la recomposition, si l'on peut parler
ainsi, peuvent faire éprouver aux pensées d'un homme,
Shakespeare les a subis parmi nous. Voilà donc un heureux
modèle d'expérience littéraire.
{Tahleaude la littérature française au X VII I^ siècle ; Perrin, éd. )
LE STYLE DE MONTAIGNE
Si Montaigne n'avait que le mérite assez rare de dire sou-
vent la vérité, il aurait, on peut le croire, comme Charron son
imitateur, obtenu plus d'estime que de succès, et plus d'é-
loges que de lecteurs. Ceux mêmes qui se piquent d'aimer
avant tout la raison, veulent encore qu'elle soit assez ornée
pour être agréable ; et l'on ne cherche pas l'instruction dans
un livre où l'on craint de trouver l'ennui. Montaigne plaît,
amuse, intéresse par la naïveté, l'énergie, la richesse de son
style et les vives images dont il colore sa pensée. Ce charme
se fait sentir aux hommes qui n'ont jamais réfléchi sur les
secrets de l'art d'écrire; mais il mérite d'être particulière-
ment analysé par tous ceux qui font leur étude de cet art si
difficile, même pour le génie.
Je sais que l'on pourrait attribuer une partie du plaisir
que donne le style de Montaigne à l'ancienneté de son lan-
gage. L'élégant Fénelon lui-même regrettait quelquefois
l'idiome de nos pères. Il y trouvait je ne sais quoi de court, de
naïf, de hardi, de vif et de passiomié ^ On doit avouer en
effet que les privilèges, ou plutôt les licences du vieux fran-
çais, le retranchement des articles, l'usage des inversions, la
hardiesse habituelle des tours, le grand nombre d'expressions
proverbiales que les livres empruntaient à la conversation,
l'abondance des termes et la facilité de les emploj-^er tous
sans blesser la bienséance, tant d'autres libertés que nous
avons remplacées par des entraves, favorisaient l'écrivain,
et donnaient au style un air d'aisance et d'enjouement qui
charme dans les sujets badins et pouvait offrir un amusant
1. Lettre à l'Académie, chap. IIL
VILLEMAIX 377
contraste dans les sujets sérieux. C-ependant la langue fran-
çaise n'avait encore réussi que dans les joyetisetés folâtres.
Ronsard égarait son talent par une imitation maladroite des
langues anciennes, et Amyot n'avait pu rendre que par une
iieureuse naïveté la précision énergique et l'élégance auda-
cieuse de Plutarque. Il nous est donc permis de dire avec
Voltaire : ce n'est pas le langage de Montaigne, c'est son
imagination qu'il faut regretter. Je ne dissimulerai pas cepen-
dant que ces expressions d'un autre siècle, ces formes anti-
ques, et, pour ainsi dire, ce premier débrouillement d'une
langue, aujourd'iiui perfectionnée peut-être jusqu'au point
d'être affaiblie, présentent un intérêt de curiosité qui peut
inviter à la lecture. Mais l'emploi si naturel, les alliances si
liardies, les effets si pittoresques de ces termes surannés,
ces coupes savantes, ces mots pleins d'idées, ces phrases où,
par la force du sens, l'auteur a trouvé l'expression qui ne
jieut vieillir et deviné la langue de nos jours, voilà ce que l'on
admire dans Montaigne, voilà ce qu'il n'a pas reçu de son
idiome encore rude et grossier, mais ce qu'il lui a donné par
son génie.
L'imagination est la qualité dominante du style de Mon-
taigne. Cet homme n'a point de su})érieur dans l'art de pein-
dre par la parole. Ce qu'il pense, il le voit ; et, par la vivacité
de ses expressions, il le fait briller à tous les yeux. Telle était
la prompte sensibilité de ses organes et l'activité de son âme.
Il rendait les impressions aussi fortement qu'il les recevait.
Le philosojihe Malebranche, tout ennemi qu'il était de
l'imagination ', admire celle de Montaigne et l'admirp trop
peut-être ; il veut qu'elle fasse seule le mérite des Essais,
et qu'elle y domine au préjudice de la raison. Nous n'ac-
cepterons pas un pareil éloge. Montaigne se sert de l'imagi-
nation pour produire au dehors ses sentiments tels qu'ils
sont empreints dans son âme. Sa chaleur vient de sa convic-
tion, et ses paroles animées sont nécessaires pour conserver
toute sa i)ensée et pour exprimer tous les mouvements de
son esprit. {Essai sur Montaigne; Perrin. éditeur).
1. Il l'appelait la folle du logis.
SAINT-MARC GIRARDIN
L'AMOUR DE LA VIE CHEZ ANTIGONF,
IPHIGÉNIE ET POLYXÈNE
Chaque sentiment a son histoire, et cette histoire est
curieuse, parce qu'elle est, pour ainsi dire, un abrégé de l'his-
toire de l'humanité. Quoique les sentiments du cœur humain
ne changent pas, cependant ils ressentent aussi l'effet des
révolutions religieuses et poHtiques qui se font dans le
monde. Ils gardent leur nature, mais ils changent d'expres-
sion ; et c'est en étudiant ces changements d'expression que
la critique littéraire fait, sans le vouloir, l'histoire du monde.
L'amour de la vie est le sentiment le plus constant et le
plus universel du cœur humain.
Mieux vaut goujat debout qu'empereur enterré, dit le
fabuhste ^ ; et, en parlant ainsi, il ne faisait que traduire
l'entretien d'Achille et d'Ulysse dans les enfers : « Achille,
» dit Ulysse, tu étais autrefois honoré comme un Dieu chez
)) les vivants ; mais maintenant, ici encore, tu commandes
» aux morts : tu ne dois pas regretter la vie. — Ulysse,
)) répondit Achille, ne cherche pas à me consoler de la mort ;
» j'aimerais mieux être un pauvre laboureur et gagner ma
» vie près de quelque pauvre maître qui n'aurait pas toujours
» de quoi me nourrir, que de commander ici à ces ombres
» sans vie ^. » Tant la vie est une douce chose ! et les anciens
ne craignaient pas d'en regretter la douceur. Ce regret de
la vie que les poètes prêtaient sans scrupule à leurs héros
mourants, n'avaient rien de timide, ni de faible : ils étaient
touchants sans être lâches...
Il y a, dans le théâtre grec, trois jeunes filles immolées à la
fleur de leur âge, l'Antigone de Sophocle, l'Iphigénie et la
Polyxène d'Euripide. Aucune d'elles, en mourant, n'affecte
le courage et la fermeté, aucune d'elles ne fait bon marché
1. Ce n'est pas dans une fable taine, mais dans un conte, 7a i\/a-
que se trouve ce vers de La Fon- trône cTEphèse.
2. Odyssée, chant XL
SAINT-MAKC dlRARDIW 379
de sa jeunesse et de ses espérances ; toutes trois pleurent
sans rougir, et toutes trois cependant se résignent. C'est là,
j'ai hâte de le dire, le triomphe de l'art grec : il excite la pitié,
mais il ne l'épuisé pas ; il mêle, dans le langage de ses vic-
times, la plainte et la résignation, afin qu'elles inspirent à la
fois l'attendrissement et le rest)ect, et que ces deux senti-
ments se tempèrent l'un par l'autre dans l'âme du specta-
teur. L'art grec cherche toujours à maintenir un juste équi-
libre entre ces deux émotions.
Ainsi, comme Antigone, en désobéissant hardiment à la
loi de Créon qui défendait d'ensevelir le corps de Poly-
nice, a montré plus de fermeté qu'il n'appartient à une
jeune fille, Sophocle, craignant que nous ne la plaignions
moins, la voyant si courageuse, a donné à .ses regrets de
la vie quelque chose de vif et de déchirant. Antigone est
presque une martyre, puisqu'elle a mieux aimé obéir à la
loi divine qu'à la loi humaine ; mais elle n'a pas la résigna-
tion du martyr : tantôt elle pleure, parce qu'elle n'aura
ni chants nuptiaux, ni doux mariage, ni enfants chéris ;
tantôt elle accuse la lâcheté des Thébains et l'indifférence des
dieux. Aussi le chœur, qui, dans la tragédie antique, exprime
les sentiments que le poète veut donner aux spectateurs,
remarque avec effroi l'affreuse tempête qui agite son âme.
Sophocle n'a prolongé si longtemps l'agonie d' Antigone que
pour tempérer, par la pitié, l'admiration qu'avait inspirée
son courage.
Polyxène est plus résignée qu' Antigone, car elle a perdu
son père et sa patrie S et, si elle vivait, ce serait pour être
esclave ; point d'époux pour elle, sinon un esclave comme
elle. Elle n'a donc point peur de la mort, elle s'y résigne, mais
sans faste, sans arrogance, sans stoïcisme ; elle ne regrette
de la vie que les soins qu'elle aurait donnés à ^écube * ;
vierge timide et chaste, qui meurt sans se plaindre et ne
songe, en tombant, qu'à
ranger ses vêtements
Dernier trait de pudeur à ses derniers moments ^.
1. Priain et Troie. 3. La Fontaine, les Filles de
2. Sa mére. Minée.
38a LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
Bans Sénèque, au contraire Polyxène devient intrépide
et farouche, elle court au devant de la mort ; sa magnanimité
touche à la fureur, et elle épouvante Pyrrhus, qui doit l'im-
moler.
Moins fîère et moins hardie qu'Antigone, moins résignée
que Polyxène, l'Iphigénie d'Euripide a besoin de moins
d'efforts pour nous attendrir. Aussi n'y a-t-il dans ses
plaintes rien de violent ni d'agité : elle regrette la vie, elle
ne craint pas d'exprimer sa peur de la mort, elle pleure aussi
sa jeunesse qui croissait dans d'autres espérances. Le dis-
cours qu'elle adresse à son père est plein de naïveté et de
grâce, et d'une naïveté qui, rapprochée de l'idée de la mort
que cherche à repousser cette jeune fille, émeut profondé-
ment les cœurs...
Tels sont, dans le théâtre grec, les adieux que font à la vie
Antigone, Iphigénie et Polyxène. Toutes trois pleurent leur
mort prématurée, toutes trois regrettent la vie, et toutes
trois aussi finissent par se résigner avec un effort plus ou
moins grand, selon que le poète sent qu'il a plus ou moins
besoin de nous attendrir. Ainsi se mêlent le sentiment de
l'amour de la vie, naturel à l'homme, et les sentiments de
la résignation et de la fermeté ; ainsi s'exprime, dans ces
personnages du théâtre grec, le cœur humain tout entier,
qui est à la fois faible et fort, timide et hardi.
{Cours de Littérature dramatique ; Yasquelle, éditeur.)
NISARD
BOILEAU
La raison est l'âme des écrits, le vrai en est l'unique objet ;
telle fut la doctrine fondamentale de Boileau ; c'est la loi
mère de toutes les autres, lesquelles ne sont que des manières
diverses d'appliquer la raison à la diversité des genres, et de
rechercher le vrai qui convient à chacun. Il l'a gravée dans
des vers devenus proverbes :
Aimez donc la raison ; que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix "...
Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable -.
Le mot seul est à la fois la limite et la sanction du précepte.
Hors de la raison, il n'y a ni lustre ni prix, c'est-à-dire ni
forme, ni fond ; hors du vrai, il n'y a pas de beau. Ces vers,
que chacun de nous sait par cœur, que l'usage a rendus
communs sans les rendre vulgaires, paraissaient inouïs aux
contemporains de Boileau et aux poètes qui ne se sentaient
pas en règle sur ce point. Pradon, qui qualifiait Boileau
d'Attila badaud, ne lui reproche-t-il pas de parler toujours
« à tort et à travers de bon sens et de raison, refrain de sa
morale de campagne ^ » ? C'étaient en effet des maximes
inconnues jusque-là. Malherbe les avait pressenties, et il
paraît bien, par ses critiques de détail *, que ce qu'il avait en
vue, c'est la raison sous la forme du vrai. Mais il n'en eut pas
d'images aussi claires que Boileau. Xi la chose ni le mot ne
s'en trouvent dans ses notes critiques. Outre la difficulté,
même pour un esprit supérieur, de voir toute la portée de ses
pensées, et, pour un réformateur, de connaître et d'exprimer
toutes les conséquences de sa réforme, Malherbe n'était -il
1. Art f)(H-liqiie,c\mnt I. 4. Hn particulier dans les C-om-
2. Kpître IX. inentaires sur Desportes. Cf. I.e
3. Dans le Triomphe de Pradon sur XVII'- siMe par les textes, p. '.i7.
les satires du sieur Despréaux, 1676.
382 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
pas sous l'empire de l'ancien préjugé qui faisait de la poésie
un art agréable plutôt qu'utile ? Il lui est arrivé de dire qu'un
bon poète n'est pas plus nécessaire à la république ^ qu'un
bon joueur de flûte.
En quoi donc la poésie est-elle moins utile aux hommes
que la morale et la philosophie ? A quel titre l'empêche-
rait-on de chercher, comme la morale et la philosophie, le
vrai par la raison ? Après avoir été dans notre pays un art
frivole, dont les difficultés donnaient un prix de convention
à des galanteries , à un vain badinage d'esprit, n'était-il
pas temps qu'elle prît enfin son rang parmi les productions
de l'esprit qui prétendent à l'empire des âmes et qu'elle
demandât cet empire aux seules choses qui le donnent,
la raison et le vrai ? Voilà ce qu'avait pu soupçonner Mal-
herbe et ce que consacra Boileau. Il est juste d'y reconnaître
l'influence de Descartes, le père de l'art de penser, qui n'est
que l'art de choisir, parmi ses pensées, celles qui ont la mar-
que du vrai, reconnue par la raison ; mais il fut glorieux pour
Boileau d'introduire dans la poésie l'esprit du Discours de la
méthode. Ce jour-là, il n'y eut plus d'un côté des penseurs, et
de l'autre des poètes : le poète fut le plus divin des penseurs...
... Quoi donc ? est-ce que la raison dans Boileau serait
d'une autre sorte que la raison générale ? Est-elle assujettie
à quelque système, ou circonscrite à de certains genres d'é-
crire? Lequel a-t-elle exclu? Boileau a-t-il seulement exprimé
une préférence pour le genre dans lequel il excellait ? Quelle
est la poésie si haute, si passionnée ou si rare, qu'ait proscrite
cette libre raison ?
Est-il vrai que Boileau ait parlé froidement de la passion ?
Voici des vers où il la recommande au poète, en même temps
qu'il en peint avec une brièveté admirable les principaux
effets :
Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l'échaufïe et le remue ^.
A-t-il interdit au poète les inspirations de l'amour, lui qui
1. République. Etat. 2. Arl poétique, chant III.
XISAKD 383
admet l'amour le moins honnête, pourvu qu'il soit exprimé
chastement ' ; lui qui en conseille la peinture comme la
route la plus sûre pour aller au cœur - ; lui qui décide qu'il
faut être amoureux pour bien exprimer l'amour ' ? Le con-
seil qui suit vous paraît-il d'un moraliste étroit ?
Aux grands cœurs donnez quelques faiblesses *.
Si l'on regarde la variété des genres, Boileau en a-t-il
borné le nombre, lui qui admet quelques genres morts avec
le vieil esprit gaulois ? Le rondeau, la ballade, le madrigal
n'existent plus que dans VArt poétique ^. Aurait-il du moins
exclu le roman ? Loin de là, il lui donne des privilèges '■.
Il convie les auteurs à l'invention, cet homme qu'on a
accusé d'avoir voulu borner la puissance de l'esprit humain " ;
il leur ouvre tous les trésors et toutes les libertés du style *, ce
poète dont on fait un grammairien timide, blâmant en
autrui les hardiesses où son esprit ne pouvait s'élever. A la
vérité, genres, style, il veut que tout se subordonne à la raison.
Mais qu'est-ce donc que la raison ? Boileau s'est bien
gardé de la définir. Il ne l'eût pas définie assez clairement
pour les gens qui en manquent, et il savait que les bons
esprits la sentent assez pour n'avoir pas besoin qu'on la leur
définisse.
Quand je fais apjîel à la raison d'un homme de bonne foi
qui s'est trompé, ou qui a fait une faute, je ne la lui définis
pas, car je sais qu'elle lui parle en même temps que moi, et
qu'elle s'est déjà mise de mon côté. J'offenserais mêms cet
1, Art poétique, chant IV. 3. Ibid., chant IL
2. Ibid., chant III.
C'est peu d'être poète, il faut être amoureux.
(Art. poél., chant II.)
4. Ibid., chant III.
5. Pourtant, o:i en faisait encore au XVII' siècle.
6. Dans un roman frivole aisément tout s'excuse.
C'est assez qu'en courant la tiction amuse.
(.-IW. (met., chant II.)
Un ne peut pas dire que Boileau, liberté que comme à un genre
dans ces vers, donne au roman des frivole.
priKitèges ; il ne lui laisse plus de
7. Auteurs, prêtez l'oreille ù mes instructions :
Voulez-vous faire aimer vos riches Actions ?
(.4r/ po^(. chant III.)
8. De figures sans nombre égayez votre ouvrage.
(Ibid.)
384 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
homme, au lieu de le ramener, si je prétendais découvrir en
lui sa raison. Tout ce qu'il peut supporter de moi, c'est que
je l'aide à voir ce qui n'y est pas conforme. A cela se borne
Boileau. Par tout ce qu'il défend au nom de la raison, on
reconnaît qu'il s'agit toujours de ce sens de l'humain par
lequel non seulement rien de ce qui est de l'homme ne nous
est étranger, mais tout ce qui n'est pas de l'homme nous
choque.
Quelque chose donc que vous écriviez, il faut que ma
raison en soit d'accord. Si, dans la peinture des passions,
vous allez au-delà, non de celles que j'ai pu connaître, car je
ne réduis pas le vrai à mon expérience personnelle, mais de
celles que je puis concevoir, ma raison ne vous suivra pas.
Elle résistera à vos fictions, si vous y excédez la vraisem-
blance ; elle sera offensée de votre langage, si vous sortez,
non du mien, qui est sans doute trop humble pour exprimer
les conceptions de l'art, mais de celui que je tiens pour bon
et pour mien, parce qu'il exprime en perfection des choses
conformes à ma raison.
L'objet de la raison, comme l'entend Boileau, n'est point
une sorte de vrai ; c'est tout ce qui est vrai. C'est à la fois
le vrai du devoir et le vrai du fait ; le vrai de Pascal, comme
celui de Montaigne.
Seulement Boileau veut, et qui l'en blâmerait ? que ce que
nous connaissons serve à nous conduire, et que de la peinture
de ce qui se fait il sorte toujours quelque enseignement sur
ce qui doit se faire. Il invite le poète à chercher la passion au
fond du cœur ; il fait plus, il veut que, pour la bien exprimer,
on l'éprouve ; mais c'est sous la réserve qu'en s'y intéressant,
le lecteur ou l'auditeur la condamne.
Didon a beau gémir et m'étaler ses charmes.
Je condamne sa faute en partageant ses larmes ^
S'il conseille la peinture de l'amour, c'est à la condition
que cette passion, souvent combattue de remords.
Paraisse une faiblesse et non une vertu -.
Mais cette condition, loin de borner le vrai, n'en fait-elle
1. Ar/ poé/igj/e, chant IV, 2. /bid., chant III.
NISAkD 385
pas elle-même partie ? Quand nous sommes témoins des
effets d'une passion violente, le jugement que nous en por-
tons n'est-il pas mêlé de blâme et de pitié ? Que dis-je ?
quand nous sonmies nous-mêmes sous le joug de la passion,
ne nous jugeons-nous pas tour à tour avec complaisance et
sévérité, et ne sommes- nous pas tout aussi près de nous la
reprocher comme une faiblesse que de nous en faire honneur
comme d'une vertu ?
Ces principes de la raison et du vrai, Boileau les applique
aux genres dont les règles particulières ne sont que les con-
ditions imposées à chaque genre pour être conforme à la
raison. Boileau n'a raffiné sur aucun ; il les caractérise som-
mairement, tantôt par leurs limites, tantôt par la disposition
d'esprit à laquelle ils répondent, faisant voir par là qu'ils
sont moins des cadres arbitraires, consacrés par leur anti-
quité, que les convenances mêmes de notre esprit. Quand le
poète mêle les genres et confond leurs limites, il fait pis que
violer une règle de la poétique, il contrarie notre nature, qui
n'a jamais au même moment deux dispositions contradic-
toires, et qui ne supporte pas l'écrivain qui veut lui faire cette
violence. La raison, pour chaque genre, consiste à se confor-
mer à la disposition d'esprit particulière qui y répond ; le
vrai, c'est tout ce qui est conforme à cette disposition. On
l'a si bien senti, qu'il est d'usage de dire : la vérité des genres.
Or, qu'entend-on par là, sinon la conformité de ces genres,
ou de la manière dont ils sont traités, avec la disposition
que nous y apportons ? Quand je vois ou lis un poème dra-
matique, ce que j'y veux trouver, c'est la ressemblance avec
la vie ^ ; tout ce qui n'y est pas marqué de cette ressemblance,
je le juge hors de la vérité du genre. Qu'on me donne à lire
une ode, je m'attends à quelque chant sublime ou gracieux ;
si l'inhabileté du poète me jette dans quelque récit, ou me
détourne vers des idées satiriques ^, il mécontent© ma dis-
position lyrique, sans contenter la disposition que je prête
soit à l'épopée, soit à la satire. Le poète n'est pas si maître
1. Par là justement s'autorise le Victor Hugo, ont fait des satires
mélange du comique et du tragique. I>Tiqucs assez belles pour infirmer
2. Mais pourquoi exclure le ly- l'étroite poétique dont Nisard se
rismc de la satire? D'Aubigné, fait ici le défenseur.
André Chcnier, Auguste Barbier,
tE XIX* SIÈCLE PAR LES TKXTCS. — 3Ô
386 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
de nos âmes que le lui disent ses flatteurs : l'empire appar-"
tient à celui qui connaît toutes les avenues de notre esprit,
non à celui qui les évite ou qui les confond ^
Boileau n'entre pas dans cette métaphysique des genres :
ce n'était ni dans son plan, ni propice aux développements
poétiques, ni nécessaire à une époque où l'on avait foi aux
grands exemples de l'esprit humain dans les lettres, comme
à la tradition en matière de foi. Mais quiconque n'interprète
pas de cette façon ses préceptes sur les genres, les vives des-
criptions qu'il en fait et les limites qu'il leur a tracées, n'a
pas compris Boileau...
Il n'est pas une des prescriptions de Boileau où l'on ne
trouve la raison pour principe de l'inspiration, et le vrai pour
objet. Que dis-je ? il n'en est pas une qui n'assure la liberté
du poète par la manière même dont elle la règle. Une doc-
trine littéraire qui m'impose la raison et le vrai, a plus de
souci de ma liberté que celle qui autorise mes caprices. C'est
ainsi que la loi morale, qui m'impose l'honnête, me veut voir
plus véritablement libre qu'une certaine philosophie qui s'en
fie à ma sagesse du soin de me conduire et qui se rend ainsi
complice de mes erreurs et de mes défaillances. Car que veu-
lent toutes ces prescriptions, sinon nous exciter à nous
connaître ? Où est la liberté véritable, sinon dans la connais-
sance de soi-même ? Il est vrai que nous ne le croyons pas
d'abord ; nous goûtons plus les doctrines qui flattent cette
autre liberté fausse, qui vient de l'humeur et des sens, et qui
nous trompe sur ce que nous sommes...
En même temps qu'il opposait à la poésie contemporaine
la raison et le vrai, réintégrés pour ainsi dire dans la langue
poétique, d'où la mode les avait bannis, il opposait aux
mœurs des poètes un idéal formé de toutes les qualités de
l'homme de bien. Le poète, selon Boileau, doit se défendre
contre les éloges, et ne jamais dédaigner les critiques, fût-ce
1. Cette rigoureuse démarcation complexe et la concevoir comme
des genres peut être rationnelle ; divisée en je ne sais quelles cases
mais il ne faut pourtant pas mécon- dont chacune rendrait, pour ainsi
naître ce que l'âme humaine a de dire, des chants spéciaux.
mSARD 387
même celles d'un sot, qui peut quelquefois donner un bon
avis ; chercher un véritable ami qui l'éclairé sur ses fautes ;
faire reluire dans ses vers la pureté de sa vie ; fuir la jalousie
et les intrigues ; travailler pour la gloire et non pour le
gain ^ Beau type de poète, surtout si l'on songe que Boileau
en avait pris les traits dans sa propre vie, et qu'il se donnait
lui-même en exemple à des poètes pour lesquels chacun de
ces traits était un reproche. C'était trop peu de dire :
Aimez donc la raison ^ ;
ce précepte voulait un corollaire. Boileau le trouva dans sa
conscience :
Aimez donc la vertu : nourrissez-en votre âme '.
Voilà l'idéal au complet : car, si la vertu n'est que la raison
dans la conduite do la vie, quel poète pourra donner une
image plus sensible de la raison, que celui qui, sous le nom
de vertu, la prendra pour guide de sa propre vie ?
{Histoire de la Littérature francise: Firmin-Didot, éditeurs.)
1. Art poétique, chant IV.
Ne vous enivrez point des éloges flatteurs, etc.
Ecoutez tout le monde, assidu consultant.
Un fat quelquefois ouvre un avis important.
Faites choix d'un censeur solide et salutaire, etc.
Que votre âme et vos mœurs peintes dans vos ouvrages.
N'offrent jamais de vous que de nobles images.
Fuyez surtout, fuyez ces basses jalousies, etc.
Travaillez pour la gloire et qu'un sordide gain
Ne soit jamais l'objet d'un illustre écrivain.
2. Art poétique, chant I. 3. Ibid,, chant IV.
SAINTE-BEUVE
VOITURE
... A la différence de tant d'hommes distingués et d'écri-
vains de renom qui, ayant eu une partie de leur fortune
viagère, en ont une autre partie durable et immortelle,
Voiture a tout mis en viager : il n'a été qu'un charme et une
merveille de la société ; il a voulu plaire et il y a réussi, mais
il s'y est consumé tout entier; et aujourd'hui, lorsqu'on veut
ressaisir en lui l'écrivain ou le poète, on a besoin d'un effort
pour être juste, pour ne pas lui appliquer notre propre goût,
nos propres idées d'agrément, et pour remettre en jeu et dans
leur à-propos ces choses légères.
Voiture était né l'esprit le plus fin et le plus délicat, formé
par la nature pour la compagnie la plus choisie, pour en être
l'enfant gâté et les délices. Il fut quelque temps avant de
rencontrer ce doux chmat auquel il était destiné. Il naquit
à Amiens en 1598, aux hmites des deux siècles. Son père, qui
était un marchand de vin en gros suivant la Cour, et fort
connu des grands, lui fit donner la meilleure éducation. Voi-
ture étudia à Paris, au collège de Boncourt, et de là il alla
faire son droit à l'université d'Orléans. De bonne heure on
parla de lui pour ses vers, pour ses lettres ; une lettre surtout
qu'il adressa à M"^^ de Saintot en lui envoyant le Roland
furieux traduit par Rosset (a Madame, voici sans doute la
plus belle aventure que Roland ait jamais eue, etc. ») courut
et commença à le mettre en réputation. Malgré l'amitié de
M. d'Avaux ^, son ancien condisciple, avec qui il avait
renoué un commerce familier, il ne brillait encore que dans
les cercles bourgeois, lorsque M. de Chaudebonne, l'aj^ant
un jour rencontré dans une maison, lui dit : « Monsieur, vous
êtes un trop galant homme pour demeurer dans la bour-
geoisie ; il faut que je vous en tire. « Par lui Voiture fut pré-
senté chez la marquise de Rambouillet, l'oracle du mérite et
1. Illustre diplomate, qui négo- cia les traités de Westphalie. Plus
tard, il fut surintendant des finances.
SAINTE-BEUVE 389
de la ])olitesse, et, dès ce moment, il entra dans sa vraie
sphère ; il n'eut plus qu'à suivre sa voiation, qui était d'être
le bel esprit à la mode dans uns société d'élite. Il n'avait qu3
vingt-sept ans (1625). Il s'e^t peint à nous patit, «la taille de
deux ou trois doigts au-dessous de la médiocre, la tête assez
belle, (ses portraits nous la montrent mêm? très belle), les
yeux doux, mais un peu égarés, et le visage assez niais »\
Ailleurs il parle encore de cette mine entre douce et niaise, et
de ses sourcils joints. Il eut de bonne heure les cheveux
grisonnants, et sa complexion résista peu à cette continuelle
fatigue de plaire. Il n'y eut que trop de succès. L'esprit et
la grâce qui animaient ce petit corps, l'étincelle qui en jail-
lissait à la première rencontre, la hardiesse et l'aisance, le
don de l'à-propos, un soin vif entrecoupé parfois d'un air de
rêverie et rehaussé d'un grain de caprice, faisaient de lui la
personne la plus agréable et la mieux accueillie, et en par-
ticulier auprès des femmes et des grands.
C'était le moment où Balzac, de quatre ans plus âgé que
Voiture, atteignait par la publication de ses Lettres (1624) à
cette haute réputation d'éloquence et de beau style qu'il
conserva et maintint pendant toute sa vie. Voiture, en
homme d'esprit (et il avait bien autrement d'esprit propre-
ment dit que Balzac, qui avait principalement du talent), ne
songea point à lutter avec lui : il laissa ce provincial superbe
et solennel croire qu'il régnait de sa maison d'Angoulême sur
l'empire des Lettres ; il lui rendit même hommage : quant à
lui, il ne se piqua que de bien vivre, de vivre le plus agréable-
ment, de conquérir la faveur des plus grands et des plus belles,
et, tout en s'amusant à tous les étages, de s'épanouir par son
côté précieux au centre de la vraie urbanité dans la plus douce
lumière. Il ne publia rien de son vivant ; il ne disposa rien
pour l'avenir ; heureux de jouir à l'instant même, il mit une
négligence de galant homme à assurer le sort futur de ses
œuvres, et il sembla ne viser qu'à une gloire, à faire que ceux
qui l'avaient connu et goûté dissent après lui : « Il n'y a eu,
il n'y aura jamais qu'un Voiture. »
La liv^rée qu'avait l'esprit en son temps, il la prit, il la
donna aux autres en renchérissant, et se contentant de la
marquer d'un tour unique qui était le sien. Il n'essaya pas de
390 LE XIX' SIECLE FAR LES TEXTES
lutter contre les abus du goût ; il n'avait rien en lui du réfor-
mateur ni du critique : ce n'était qu'un courtisan enjoué et
sans fadeur. Il naviguait à fleur d'eau sur les courants du
jour, s'amusant à y suivre ou à y précéder les autres, et à y
faire mille jeux, déroulant ses flatteries, dérobant ses malices.
Ce ne sont chez lui que plaisanteries de société et de coterie,
tours de force subtils dont on ne sait d'abord que dire quand
on le lit aujourd'hui, et qu'on n'est pas très sûr d'entendre à
moins d'être initié...
Il n'y a rien de plus particulier, de plus approprié à l'heure
et à la minute présente que la conversation et le genre de
plaisanterie qui y ^ circule. Cela ne se transmet pas et ne
s'écrit jamais que très imparfaitement. Ce qu'on a à faire en
lisant aujourd'hui Voiture, ce n'est donc pas tant de chercher
si ce qu'il dit est pour nous réellement plaisant, c'est plutôt
de se figurer par lui quel pouvait être le tour d'esprit et d'a-
musement en vogue dans cette société ingénieuse, recherchée
et souverainement élégante, de qui date chez nous l'établis-
sement continu de la société polie. On le devine très bien en
s'y prêtant un peu. Cet esprit de Voiture et de son monde
n'était pas seulement un esprit de riposte et de trait, c'était
aussi un esprit inventif, et qui se mettait en frais d'imagi-
nation pour divertir et pour plaire avec abondance et réci-
dive. On entrevoit des parties montées, improvisées, de vraies
petites scènes, qui variaient à l'infini cette vie de loisir, ces
journées de promenade et d'entretiens. On jouait aux muses,
on jouait aux grâces et aux nymphes. On avait des plaisan-
teries qui duraient des années, on en avait qui ne servaient
qu'un jour. On inventait des motifs à aimables querelles, on se
créait des tournois. L'esprit de Voiture était toujours en
action et en mouvement comme pour un théâtre de société.
M"^ de Rambouillet avait-elle témoigné son admiration pour
le roi de Suède Gustave- Adolphe, on se mettait à lui faire
la guerre de ce qu'elle était éprise de lui, et Voiture, saisissant
ce beau prétexte du roi de Suède, faisait travestir cinq ou
six hommes en Suédois, lesquels arrivaient un jour en carrosse
à la porte de l'hôtel de Rambouillet et présentaient à M^'® de
1 . Dans ses lettres.
SAIS'TE'BEUVE 391
Rambouillet, comme de la part du conquérant, son portrait
avec une lettre : « Mademoiselle, voici le lion du Nord et ce
conquérant dont le nom a fait tant de bruit dans le monde
qui vient mettre à vos pieds les trophées de l'Allemagne, et
qui, après avoir défait Tilly *, etc., etc. » Une autre fois. Voi-
ture, alors en voyage, écrivait de Nancy à M'"'' de Rambouil-
let sous le nom de Callot, en lui envoyant un recueil de ce
graveur *. Une autre fois, jouant sur le nom de lionne qu'on
donnait à M^^^ Paulet ^ à cause de la couleur de ses cheveux,
il écrivait de Ceuta en Afrique (où réellement il était alors), et
signait Léonard, gouverneur des lions du roi de Maroc. Au duc
d'Enghien, après le passage du Rhin, il écrit la fameuse
lettre de la Carpe à son compère le Brochet. Sarazin *, dans
sa jolie pièce de la Pompe funèbre, a pu présenter les exploits
d'esprit de Voiture en une suite d'épisodes et de chapitres
distincts comme ceux d'un roman. En tout cela on trouve le
même art, le même talent de société déguisé, métamorphosé
en cent façons, et jaloux de tirer d'un rien tout ce qui peut
donner à une familiarité d'habitude le piquant de la diversité
et de l'imprévu. Cette vie oisive eût paru trop longue et trop
monotone si le travestissement ne l'avait sans cesse renou-
velée. On brodait ingénieusement tous les thèmes ; on filait
en mille nuances le bel esprit. Voiture suffisait à tout, mais
il n'allait pas au-delà et ne pensait guère à nous autres gens
du lendemain, ni à la postérité...
On a comparé Voiture, et de son temps et depuis, à bien
des écrivains et des poètes célèbres, à Horace, à Catulle, à
Lucien, à Voltaire, à Delille, à d'autres encore. Essayons
un peu de quelques-uns de ces divers noms comme de pierres
de touche pour éprouver ses qualités et pour achever de nous
le définir.
Horace ! il faut courir vite sur ce nom quand on parle de
Voiture, de peur d'être trop sévère à celui-ci. Pourtant on ne
peut s'empêcher de remarquer que, si Boileau avait ajouté
à ses talents de poète et à sa finesse de critique les grâces et
1. Général des Impériaux pcn- bourgeoise, que M"» de Rambouillet
dant la guerre de Trente ans. avait cependant admise au nombre
2. Callot (1592-1635) était né s"! de ses amies les plus intimes.
Nancy. 4. Poète de société, qui avait de
3. Angélique Paulet, de famille l'esprit et de l'agrément, 1605-1654.
392 LE XIX" SIECLE PAR LES TEXTES
le monde ^ de Voiture, son art de vivre sur un pied de fami-
liarité avec les plus grands et de jouer sans cesse avec eux
sans s'oublier, il eût mieux ressemblé à Horace. D'ailleurs
Voiture n'avait d'Horace ni la justesse mofale, ni l'élévation,
ni le noble souci de l'immortalité et ce qui fait qu'on a droit
à chanter son Exegi monumentum ^, rien de solide, ni même
cette libéralité ^ d'âme qui achève le goût et qui fait qu'Ho-
race, par exemple, en toute occasion, a parlé si honorable-
ment de son père : Voiture, on le sait, était embarrassé du
sien *.
Avec Catulle, on est plus à l'aise pour lui comparer Voi-
ture, qui évidemment a songé quelquefois à l'imiter. Mais
quelle distance encore ! Catulle, au milieu de ses jolis hendé-
casyllabes et de ses mordants badinages, est un poète pro-
fond, un poète sérieux, ayant le culte de son art. Il a eu, en
parlant de Lesbie, des accents d'une simphcité brûlante et
passionnée, et il est au œmble de la perfection (Fénelon l'a
dit) quand il fait parler son désespoir. Il a sur la mort d'un
frère des accents d'une sensibilité tendre et douloureuse.
Peintre d'Ariane ^, il a trouvé de grandes images et des jets
d'antique et immortelle beauté. Voiture n'avait rien de
passionné ; il en contait à toutes les femmes, mais on doute
qu'il ait jamais aimé une seule fois avec ardeur et avec
flamme. Sa poésie passait presque toute en compliments et
en dragées de société. M^i^ de Rambouillet disait des douceurs
que répandait Voiture en conservant ou en écrivant des
lettres : « C'est toute poésie. » Il était trop paresseux, trop
insoucieux de l'avenir, pour travailler ses vers : ayant eu à
copier je ne sais quelle de ses pièces qu'on lui avait demandée
en Angleterre, il dit « que ce sont les seuls vers que jamais
il ait écrits deux fois. » J'admets qu'il se vante un peu, mais
cette affectation de négligence équivaut à la négligence
même. Après cela, il faut dire de Voiture ce qu'a dit Vol-
1. Le monde. L*usage du monde, l'esclave ; ici, la noblesse et la déli-
et tout ce qu'il suppose d'aisance, catesse morales.
de tact, d'agrément. 4. « C'est ce qu'ont dit les contem-
2. Odes, III, XXX. « J'ai achevé porains de Voiture, et je m'en tiens
un monument plus durable que là-dessus à l'impression qu'ils nous
l'airain. » ont transmise. » (Note de Sainte-
3. Libéralité. Ce qui caractérise Beuve.)
l'homme libre par opposition avec 5. Dans VEpUhilame de Thétis
et de Pelée.
SAIXTE'BEUVE 393
taire : « On a de lui de très jolis vers, mais en petit nombre. »
Ces jolis vers, c'est d'abord son fameux sonnet : Il faut finir
mes jours en V amour d'Uranie ^.. On y sent une certaine
tendresse passagère et voluptueuse. Ce sont les vers impro-
visés à la reine Anne d'Autriche dans une promenade à
Rueil :
Je pensais que la destinée
Après tant d'injustes malheurs •^...
C'est surtout l'Epître à M. le Prince, après son retour
d'Allemagne où il avait failli mourir de maladie (1645),
pièce charmante, philosophique et de la plus douce veine.
Joignez-y quelques chansons et rondeaux. Voiture a cela
d'original comme poète, qu'il rompt la lignée majestueuse
de Malherbe et s'en revient au seizième siècle, au premier
seizième siècle, à celui des Marot, des Brodeau ^. Entre l'ode
et le genre burlesque alors en vogue, il tient sa route aisée et
il continue en français la poésie véritablement légère.
Il devance donc à quelques égards Voltaire, et leurs nom^
se peuvent rapprocher ; mais ce n'est qu'en un ou deux points
qu'est leur rencontre. Voltaire, sérieux sous ses badinages,
ou du moins passionné pour ou contre certaines idées et
certaines institutions sociales, y mettant à tout instant la
main comme l'enfant imprudent et terrible, mais parfois
aussi comme l'ami de l'humanité, ne saurait être ramené et
diminué jusqu'à Voiture, qui n'a jamais épousé dans sa vie
aucune cause, et qui n'a été que le héros de la bagatelle.
Voiture avait dans la volupté, pratiquée comme il l'çntendait,
un principe de sagesse relative et d'indifférence. Son ambi-
tion était du côté des femmes ; celle de Voltaire était partout
ailleurs. Avec les princes et les grands, bien que d'abord
excellent à s'y produire et à gagner une faveur brillante.
Voltaire excédait tôt ou tard la mesure et s'attirait de fâcheux
retours ; ce que Voiture eut le tact d'éviter. Toutefois on sait
que ce dernier avait aussi ses saillies et ses velléités d'éman-
cipation et d'incartades. Le prince de Condé disait de lui :
1. Cf. Le XVII' siècle par les 3. Victor Brodeau, contemporein
>. 122. -
id., p. 124.
textes, p. 122. de Marot, mort en 1540.
2. Ibi '
394 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
« Si Voiture était de notre condition, on ne le pourrait
souffrir. » Si Voiture était venu un siècle plus tard on ne
peut trop dire ce qu'il aurait fait, et de quel côté se serait
tournée cette vocation décidée de réussir et de plaire. Nos
passions et nos désirs taillent en nous, selon le temps et
l'occurrence, plus d'une figure et d'un personnage. Qu'aurait
été Voiture venu au dix-huitième siècle, et à qui eût-il res-
semblé ? c'est là une question sur laquelle la conjecture est
ouverte, et où il y a de quoi rêver. . . Mais je ne puis même alors,
et même les conditions sociales, les excitations d'alentour
étant si changées, me décider à faire de lui un autre Vol-
taire. Seulement, le bruit de ses succès charmants eût quel-
quefois de loin alarmé Voltaire.
{Causeries du Lundi, t. XII; Garnier frères, éditeurs.)
LA METHODE DE SAINTE-BEUVE
Il me prend l'idée d'exposer une fois pour toutes quelques-
uns des principes, quelques-unes des habitudes de méthode
qui me dirigent dans cette étude, déjà si ancienne, que je fais
des personnages littéraires. J'ai souvent entendu reprocher
à la critique moderne, à la mienne en particulier, de n'avoir
point de théorie, d'être tout historique, tout individuelle ^
Ceux qui me traitent avec le plus de faveur ont bien voulu
dire que j'étais un assez bon juge, mais qui n'avait pas de
Code. J'ai une méthode pourtant, et, quoiqu'elle n'ait point
préexisté et ne se soit point produite d'abord à l'état de
théorie, elle s'est formée chez moi de la pratique même ^, et
une longue suite d'applications n'a fait que la confirmer à
mes yeux.
Eh bien, c'est cette méthode ou plutôt cette pratique, qui
m'a été de bonne heure comme naturelle et que j'ai instinc-
tivement trouvée dès mes premiers essais de critique ', que
1. Ce sont là deux reproches bien n'ait point préexisté, etc., c'est
différents ou même, en un certain pourtant une méttiode, et elle s'est
sens, contraires. Mais l'un et l'autre formée, etc.
reviennent à dire que la critique 3. Cf. par exemple le début de
moderne n'est pas dogmatique. l'article sur Corneille dans le tome I"
2. Quoiqu'elle... de la pratique des Portraits littéraires ; cet article
même. Ce quoique s'explique par est daté de 1828.
une ellipse : quoique cette méthode
SAINTE-BEUVE 395
je n'ai cessé de suivre et de varier selon les sujets durant des
années ; dont je n'ai jamais songé, d'ailleurs, à faire un secret
ni une découverte * ; qui se rapporte sans doute par quelquas
points à la méthode de M. Taine, mais qui en diffère à d'autres
égards ; qui a été constamment méconnue dans mes écrits
par des contradicteurs qui me traitaient comme le plus scep-
tique et le plus indécis des critiques et en simple amuseur ;
que jamais ni les Génin - ni les Rigault '', ni aucun de ceux
qui me faisaient l'honneur de me sacrifier à M. Villemain et
aux autres maîtres antérieurs n'ont daigné soupçonner, c'est
cet ensemble d'observations et de directions positives que je
vais tâcher d'indiquer brièvement. Il vient un moment dans
la vie où il faut éviter autant que possible aux autres l'em-
barras de tâtonner à notre sujet, et où c'est l'heure ou jamais
de se développer tout entier.
La littérature, la production littéraire, n'est point pour
moi distincte ou du moins séparable du reste de l'homme et
de l'organisation ; je puis goûter une œuvre, mais il m'est
difficile de la juger indépendamment de la connaissance de
l'homme même * ; et je dirais volontiers : tel arbre, tel fruit.
L'étude littéraire me mène ainsi tout naturellement à l'étude
morale *.
Avec les Anciens, on n'a pas les moyens suffisants d'obser-
vation. Revenir à l'homme, l'œuvre à la main, est impos-
sible dans la plupart des cas avec les véritables Anciens ®,
avec ceux dont nous n'avons la statue qu'à demi brisée. On
est donc réduit à commenter l'œuvre, à l'admirer, à rêver
l'auteur et le poète à travers. On peut refaire ainsi des figures
de poètes ou de philosophes, des bustes de Platon, de Sopho-
cle ou de Virgile, avec un sentiment d'idéal élevé ; c'est tout
ce que permet l'état des connaissances incomplètes, la disette
1. Allusion à Tainc. tion delà critique littéraire. Elle
2. Philologue plutôt que critique sera bien plus sensible chez Taine et
littéraire, 1803-1856. ses disciples : Sainte-Beuve, tout en
3. Critique contemporain, auteur introduisant la psychologie et la
d'une étude sur la Querelle des an- physiologie dans l'étude des œuvres,
viens et des modernes. ne cessa jamais d'y faire leur place
4. On ne voit pas très bien com- au goût, i\ Varl ; Il va le dire plus
ment la connaissance de l'homme loin.
est nécessaire pour juger l'œuvre, 6. Ceux de la Grèce, et de Rome,
pour en apprécier le mérite intrin- Les écrivains du XVII' siècle sont
séque. aussi en quelque sorte des anciens.
5. En réalité, c'est là une dévia-
39t) LE XI Xe SIÈCLE PAR LES TEXTES
des sources et le manque de moyens d'information et de
retour ^ Un grand fleuve, et non guéable dans la plupart des
cas, nous sépare des grands hommes de l'Antiquité. Saluons-
les d'un rivage à l'autre.
Avec les modernes, c'est tout différent ; et la critique, qui
règle sa méthode sur les moyens, a ici d'autres devoirs.
Connaître, et bien connaître, un homme de plus, surtout si
cet homme est un individu marquant et célèbre, c'est une
grande chose et qui ne saurait être à dédaigner ^.
L'observation morale des caractères en est encore au détail,
aux éléments, à la description des individus et tout au plus
de quelques espèces : Théophraste et La Bruyère ne vont pas
au delà. Un jour viendra, que je crois avoir entrevu dan> le
cours de mes observations, un jour où la science sera cons-
tituée, où les grandes familles d'esprits et leurs principales
divisions seront déterminées et connues. Alors, le principal
caractère d'un esprit étant donné, on pourra en déduire
plusieurs autres ^. Pour l'homme, sans doute, on ne pourra
jamais faire exactement comme pour les animaux ou pour les
plantes ; l'homme moral est plus complexe ; il a ce qu'on
nomme liberté et qui, dans tous les cas, suppose une grande
mobilité de combinaisons possibles. Quoi qu'il en soit, on
arrivera avec le temps, j'imagine, à constituer plus large-
ment la science du moraUste ; elle en est aujourd'hui au
point où la botanique en était avant Jussieu, et l'anatomie
comparée avant Cuvier, à l'état, pour ainsi dire, anecdo-
tique. Nous faisons pour notre compte de simples mono-
graphies, nous amassons des observations de détail ; mais
j'entrevois des liens, des rapports, et un esprit plus étendu,
plus lumineux, et resté fin dans le détail, pourra découvrir
un jour les grandes divisions naturelles qui répondent aux
familles d'esprits.
Mais, même quand la science des esprits serait organisée
comme on peut de loin le concevoir, elle serait toujours si
1. Retour, et. plus haut revenir. entraîne tels traits secondaires. »
2. Sans doute ; mais on ne voit (Gœthe, Conversations avec Ecker-
rien là qui soit proprement l'alïaire mann ; note de Sainte-Beuve.) —
de la critique. C'est la théorie de la faculté niaî-
3. 1 11 y a dans les caractères tresse, que d'ailleurs Sainte-Beuve
une certaine nécessité, certains rap- lui-même avait déjù indiquée dans
ports qui font que tel trait principal Port-Royal.
SAINTE-BEUVE 397
délicate et si mobile qu'elle n'existerait que pour ceux qui
ont une vocation naturelle et un talent d'observer : ce serait
toujours un art qui demanderait un artiste habile, comme la
médecine exige le tact médical dans celui qui l'exerce, comme
la philosophie devrait exiger le tact philosophique chez
ceux qui se prétendent philosophes, comme la poésfe ne
veut être touchée que par un poète.
Je suppose donc quelqu'un qui ait ce genre de talent et de
facilité pour entendre les groupes, les familles littéraires
(puisqu'il s'agit dans ce moment de littérature) ; qui les dis-
tingue presque à première vue ; qui en saisisse l'esprit et la
vie ; dont ce soit véritablement la vocation ; quelqu'un de
propre à être un bon naturaliste dans ce champ si vaste des
esprits.
S'agit -il d'étudier un homme supérieur ou simplement
distingué par ses productions, un écrivain dont on a lu les
ouvrages et qui vaille la peine d'un examen approfondi ?
Comment s'y prendre, si l'on veut ne rien omettre d'impor-
tant et d'es?entiel à son sujet, si l'on veut sortir des juge-
ments de l'ancienne rhétorique, être le moins dupe possible
des phrases, des mots, des beaux sentiments convenus, et
atteindre au vrai comme dans une étude naturelle * ?
Il est très utile d'abord de commencer par le commence
ment, et, quand on en a les moyens, de prendre l'écrivain
supérieur ou* distingué dans son pays natal, dans sa race. Si
l'on connaissait bien la race physiologiquement, les ascen-
dants et ancêtres, on aurait un grand jour sur la qualité
secrète et essentielle des esprits ; mais le plus souvent cette
racine profonde reste obscure et se dérobe. Dans les cas où
elle ne se dérobe pas tout entière, on gagne beaucoup à
l'observer.
On reconnaît, on retrouve à coup sûr l'homme supérieur,
au moins en partie, dans ses parents, dans sa mère surtout,
cette parente la plus directe et la plus certaine ; dans ses
sœurs aussi, dans ses frères, dans ses enfants mêmes. Il s'y
rencontre des linéaments essentiels qui sont souvent masqués ,
1. Naturelle. Positive ; celle qte fait un naturaliste, comme Sainte-
Beuve a dit plus haut.
398 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
pour être ^ trop condensés ou trop joints ensemble, dans le
grand individu ; le fond se retrouve, chez les autres de son
sang, plus à nu et à l'état simple : la nature toute seule a fait
les frais de l'analyse...
Quand on s'est bien édifié autant qu'on le peut sur les
origines, sur la parenté immédiate et prochaine d'un écrivain
éminent, un point essentiel est à déterminer, après le cha-
pitre de ses études et de son éducation ; c'est le premier
milieu, le premier groupe d'amis et de contemporains dans
lequel il s'est trouvé au moment où son talent a éclaté, a pris
corps et est devenu adulte. Le talent, en effet, en demeure
marqué, et, quoi qu'il fasse ensuite, il s'en ressent toujours...
Les très grands individus se passent de groupe : ils font
centre eux-mêmes, et l'on se rassemble autour d'eux. Mais
c'est le groupe, l'association, l'alliance et l'échange actif des
idées, une émulation perpétuelle en vue de ses égaux et de
ses pairs, qui donne à l'homme de talent toute sa mise en
dehors, tout son développement et toute sa valeur. Il y a des
talents qui participent de plusieurs groupes à la fois et qui
ne cessent de voyager à travers des milieux successifs, en se
perfectionnant, en se transformant ou en se déformant. Il
importe alors de noter, jusque dans ces variations et ces con-
versions lentes ou brusques, le ressort caché et toujours le
même, le mobile persistant.
Chaque ouvrage d'un auteur vu, examiné de la sorte, à son
point, après qu'on l'a replacé dans son cadre et entouré de
toutes les circonstances qui l'ont vu naître, acquiert tout son
sens — son sens historique, son sens littéraire — reprend son
degré juste d'originalité, de nouveauté ou d'imitation, et
l'on ne court pas risque, en le jugeant, d'inventer des beautés
à faux et d'admirer à côté, comme cela est inévitable quand
on s'en tient à la pure rhétorique.
Sous ce nom de rhétorique, qui n'implique pas dans ma
pensée une défaveur absolue, je suis bien loin de blâmer
d'ailleurs et d'exclure les jugements du goût, les impressions
immédiates et vives ; je ne renonce pas à Quintilien, je le
circonscris. Etre en histoire littéraire et en critique un dis-
ciple de Bacon, me paraît le besoin du temps et une excsUente
1. Pour être. Parce qu'ils sont.
SAIXTE-BEUVE 399
condition première pour juger et goûter ensuite avec plus de
sûreté...
{Nouveaux Lundis, t. III, article sur Chateaubriand;
Calmann-Lévy, éditeurs.)
« RECOMMENÇONS TOUJOURS »
Assez de Racine fils comme cela. C'est autre part qu'est
la vie, c'est autre part qu'est l'encouragement et l'espérance.
Quand la propriété et l'hérédité littéraires seront établies
et constituées, il y aura, si tout marche à souhait, je vois cela
d'ici, des races rentées de grands et petits dauphins litté-
raires, des Racine fils à perpétuité ; mais c'est dans les ter-
rains toujours vierges qu'il faudra chercher du neuf et que
les sources imprévues se rouvriront. Je crois comprendre
autant qu'un autre les douceurs de la stabilité littéraire, et je
ne les contesterai pas. Il est doux en effet et commode de se
dire de bonne heure : Tout ce qui est grand est fait ; tous les
beaux vers sont faits ; tous les discours subUmes sont sortis ;
il n'y a plus, à qui vient trop tard et le lendemain, qu'à lire,
à relire, à admirer, à goûter et déguster, à se tenir tranquille
et coi en présence des modèles, à mettre sa supériorité à les
trouver supérieurs à tout ce qui s'est tenté depuis, à tout ce
qui se tentera désormais. On a sur ses rayons un petit nombre
d'auteurs choisis ; on n'en sort peis, et, quand on a fini de l'un,
on recommence de l'autre. On y trouve à chaque fois de nou-
velles beautés, sur lesquelles l'éloge repasse et renchérit ; on
en cause avec quelques amis du même temps que nous, avec
quelque camarade de collège resté comme nous fidèle à la
tradition ; l'on se fait l'un à l'autre pour la centième fois les
mêmes citations de certains beaux passages, les mêmes allu-
sions fines auxquelles on répond par un coup d'œil de satis-
faction et d'intelligence, en secouant la tête. On se délecte
enfin et l'on se repose. Mais, après des années de ce régime,
où cela mène-t-il ? où arrive-t-on ? A rester distingué sans
doute, mais immobile, mais borné, fermé et tout à fait
étranger à la vraie activité intellectuelle toujours renais-
sante — à avoir divinisé sa paresse sous le nom de goût. Ces
anciens, ces devanciers qu'on admire étaient des classiques en
4C0 LE XlXe SIÈCLE PAR LES TEXTES
action, debout et militants : on est, soi, des classiques assis,
éternellement assis. Que si l'on se risque à écrire quelque
chose à grand'peine (car enfin il faut bien quelquefois
employer son encre), que de scrupules, que de précautions
et de craintes en présence de ces anciens qui ont tout trouvé !
Malheur et honte si on allait risquer par mégarde un mot
qu'ils n'auraient pas mis ! Aussi ne marche-t-on qu'avec eux,
en s'appuyant sur eux, sur ce qu'ils ont dit ; on a dans la
mémoire toutes sortes de belles ou jolies sentences, recueil-
lies à loisir et qu'on tient à placer ; on dirige tout son dis-
cours, on incline tout son raisonnement pour amener une
phrase de Quintilien, pour insinuer une pensée de Cicéron,
et l'on est tout content d'avoir échappé ainsi à penser par
soi-même et en son propre nom. Triomphe et modestie !
tout est sauvé ; on a pensé avec l'esprit d'un autre et parlé
avec ses paroles.
Il y a un autre système, un autre parti à prendre, celui des
chercheurs de vérité et de nouveauté, des remueurs d'idées,
des Staël, des Lessing, des Diderot, des Hegel comme des
Voltaire : ici le mot d'ordre, c'est que le mouvement, quel
qu'il soit et tant qu'on peut se le donner, est le plus grand
bien de l'esprit comme du corps. L'esprit humain ne compte
que sous un perpétuel aiguillon. Le plus grand danger
pour lui est de devenir stagnant et de croupir. Mieux vaut
s'user que se rouiller. Nous sommes des machines, d'admi-
rables machines : ne laissons pas s'épaissir et se figer en nous
les huiles des rouages. Certaines idées sont belles, mais, si
vous les répétez trop, elles deviennent des lieux communs :
t( L? premier qui les emploie avec succès est un maître, et un
grand maître ; mais, quand elles sont usées, celui qui les
emploie encore court risque de passer pour un écolier décla-
mateur ^ m C'est Voltaire, l'excellent critique littéraire, qui
a dit cela, et à propos de Racine fils. Les choses justes elles-
mêmes ont besoin d'être rafraîchies de temps à autre, d'être
renouvelées et retournées ; c'est la loi, c'est la marche. Un
souverain qui monte sur le trône n'est pas plus jaloux de
refondre toute la monnaie de ses prédécesseurs et de la mar-
1. Déclamaleur. Dans un sens thème plus ou moins banal en s'exer-
archaïque : celui .qui développe un çant à l'éloquence.
SAINTE-BEUVE 401
quer à son effigie, que les critiques nouveaux venus, pour peu
qu'ils se sentent de la valeur, ne sont portés en général à
casser et à frapper à neuf les jugements littéraires émis par
leurs devanciers. Il y a quelque abus peut-être, mais cela ne
vaut-il pas mieux pourtant que d'avoir de ces jugements
comme des monnaies usées, effacées, qui glissent entre les
doigts et qu'on ne distingue plus 1 Art, critique, recommen-
çons donc toujours, et ne nous endormons pas. Il est des sai-
sons plus ou moins fécondes pour l'esprit humain, des siècles
plus ou moins heureux par des conjonctions d'astres et des
apparitions inespérées ; mais ne proclamons jamais que le
Messie est venu en littérature et qu'il n'y a plus personne à
attendre ; au lieu de nous asseoir pour toujours, faisons notre
Pâque debout comme les Hébreux et le bâton à la main. Ce
que Virgile a remarqué des semences est vrai des hommes : il
faut les trier, les épurer, les agiter sans cesse ; autrement
tout dégénère. Tous les genres sont bons, hors le genre
ennuyeux ^ ; tous les défauts peuvent servir le talent, hormis
la faiblesse. On se trompe sur les généalogies littéraires, si on
les prend de trop près et comme à bout portant, dans le sens
apparent et superficiel. Le vrai successeur direct d'un grand
honmie, c'est son égal et son pareil dans l'âge suivant. Le
vrai continuateur de Louis XIV au point de vue de la
France, ce n'est pas Louis XV ni le faible Louis XVI : c'est
la Révolution armée et imposant à l'Europe ^ ; c'est Sieyès
la représentant à Berlin ^, Bonaparte à Campo-Formio * et
ailleurs. De même, au point de vue de l'esprit humain, le
digne successeur de Racine, c'est Voltaire, qui adorait Racine
et le proclamait poète naturel et divin, une merveille de
goût. Le vrai successeur de Voltaire, c'a été cette pléiade
d'historiens et de critiques, honneur de notre temps (Thiers,
Thierry, Guizot, Fauriel *, etc., a,ujourd'hui Renan). Après
le siècle du génie et du goût, on a eu le siècle de l'esprit et de
la philosophie ; après le siècle de l'Encyclopédie, aboutissant
1. Celte phrase est de Voltaire, 1. Bourg de Vénétie, où fut
préface de VEn/ant prodigue. signé, eu 1797, le traité qui suivit
2. Imposant à l'Europe. Tenant la campagne d'Italie.
l'Europe en respect. 5. Erudit et critique littéraires,
3. Il y resta un an comme ambas- 1772-1844.
sadeur.
LE XIX* ^'lÈCLE PAR LES TEXTES. — 46
402 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
à la plus terrible des Révolutions qui a remis les fondements
de la société à nu, on a le siècle de la critique historique, du
passé admirablement compris sous toutes ses formes, de
l'art réfléchi et intelligent : voilà les vraies successions, les
vraies suites, les grandes routes et les larges voies.
Ceux qui, comme Racine fils, se croient dans la continua-
tion directe, ne sont que dans un embranchement étroit,
stérile, et qui aboutit à quelque bourg sans issue, à une villa
endormie.
{Nouveaux Lundis, t. III; Calmann-Lévy, éditeur.)
CHAPITRE VII (i)
AUGUSTIN THIERRY
HISTOIRE VÉRITABLE DE JACQUES BONHOMME»
Jacques était encore bien jeune, lorsque des étrangers ^,
v^enus du midi, envahirent la terre de ses ancêtres : c'était un
beau domaine baigné par deux grands lacs, et capable de
produire abondamment du blé, du vin et de l'huile. Jacques
avait l'esprit vif, mais peu constant ; en grandissant sur sa
terre usurpée, il oublia ses aïeux, et les usurpateurs lui plu-
rent. Il apprit leur langue, il s'enchaîna à leur fortune. Cette
fortune d'envahissement et de conquêtes fut pendant quel-
que temps heureuse ; mais un jour la chance devint contraire,
et le flot de la guerre amena l'invasion sur les terres des enva-
hi.sseurs. Le domaine de Jacques, sur lequel flottaient leurs
enseignes, fut un des premiers menacé. Des troupes d'hommes
émigrés du nord ^ l'assiégèrent de toutes parts. Jacques fut
triste, mais, sentant qu'il n'y avait plus de remède, il tâcha
de prendre cœur de sa fortune *. Il regarda patiemment les
voleurs ; et, quand leur chef vint à passer, il le salua du cri
de vivat rex '= ! A quoi le chef ne comprit rien ". Les étrangers
se distribuaient le butin, s'établissaient dans leurs parts de
terre, faisaient la revue de leurs forces, s'exerçaient aux
armes, s'assemblaient au conseil, se décrétaient des lois de
police et de guerre, sans plus songer à Jacques que si Jacques
n'eût pas existé. Pour lui, il se tenait à l'écart, attendant
qu'on lui notifiât officiellement sa destinée, et s'exerçant
avec beaucoup de peine à prononcer les noms barbares des
1. Personnification de l'iiomme même faire contre mauvaise fortune
du peuple. bon cœur.
2. Les Romains. 5. Vivat rex ! Vive le roi !
3. Les Germains. 6. Ne comprit rien. Il n'entendait
4. Prendre cœur de sa fortune. point la langue latine.
Cœur au sens de courage ; on dit de
I. Voir notre Précis de l'Histoire di la Littérature française, p. 4G3-475.
404 LE A7A''' SIECLE PAR LES TEXTES
hommes en dignité parmi ses nouveaux maîtres. Plusieurs
de ces noms, défigurés par euphonie, peuvent être rétabhs de
la manière suivante : Mérowig, Chlodowig, Hildérick,
Hildeberg, Karl, etc.
Jacques reçut enfin son arrêt : c'était un acte formel, rédigé
dans sa propre langue. Jacques, que jusqu'à ce jour on avait
appelé Romanus, du nom de ses premiers maîtres, se vit qua-
lifié, dans ce nouveau diplôme, du titre de litiLS ^,. et sommé,
sous peine du fouet et de la corde, de labourer lui-même sa
terre pour le profit des étrangers. Le nom de litiis était nou-
veau pour ses oreilles : il se le fit expliquer, et on lui apprit
que ce mot signifiait proprement qu'on lui faisait la grâce de
le laisser vivre. Cette grâce lui parut un peu mince, et il
lui prit envie d'en aller solliciter d'autres auprès de l'assem-
blée des possesseurs de son domaine, laquelle se tenait, à
jour fixe, en plein air, dans un vaste champ. Les chefs étaient
debout au milieu, et la multitude les entourait. Jacques se
rendit à cet auguste conseil ; mais, à son approche, un mur-
mure de mépris s'éleva, et les gardes lui défendirent d'avan-
cer, en le menaçant du bois de leurs lances. Un des étrangers,
plus poli que les autres, et qui savait parler bon latin, lui
apprit la cause de ce traitement : « L'assemblée des maîtres
de cette terre, lui dit-il, est interdite aux gens de votre
espèce. »
Jacques se mit tristement au travail : il lui fallait nourrir,
vêtir, chausser, loger ses maîtres. Il travailla bien des années,
pendant lesquelles son sort ne changea guère, mais pendant
lesquelles, en revanche, il vit s'accroître prodigieusement le
vocabulaire par lequel on désignait sa condition misérable.
Dans plusieurs inventaires qui furent dressés en différents
temps, il se vit igriominieusement confondu avec les arbres
et les troupeaux du domaine, sous le nom commun de vête-
ment du fonds de terre : on l'appela monnaie vivante, serf de
corps, homme de fatigue, homme de possession, homme lié à la
terre. Dans les temps de clémence et de grâce, on n'exigeait
de lui que six jours sur sept. Jacques était sobre : il vivait
de peu et tâchait de se faire des épargnes ; mais plus d'une
1. LHus. En vieux français, lète ou lide ; cultivateur astreint à une rede-
vance.
AUGUSTIN THIERRY 403
fois ses minces épargnes lui furent ravies, en vertu de cet
axiome incontestable : ce que po3sède le serf est le bien du
maître.
Pendant que Jacques travaillait et souffrait, ses maîtres
se querellaient entre eux, par vanité ou par intérêt. Plus
d'une fois ils déposèrent leurs chefs ; plus d'une fois leurs
chefs les opprimèrent ; plus d'une fois des factions opposéss
se livrèrent une guerre intestine. Jacques porta toujours le
poids de ces disputes ; aucun parti ne le ménageait, c'était lui
qui devait essuyer les accès de colère des vaincus et les accès
d'orgueil des vainqueurs. Il arriva que le chef de la commu-
nauté des conquérants prétendit avoir seul des droits véri-
tables sur la terre, sur le travail, sur le corps et l'âme du
pauvre Jacques. Jacques, crédule et confiant à l'excès, parce
que ses maux étaient sans mesure, se laissa persuader de
donner son aveu à ces prétentions, et d'accepter lé titre de
subjugué du chef, dans le jargon moderne, siibjet du roi.
Mais, quoique devenu nominalement la propriété du chef,
il ne fut point soustrait pour cela aux exactions des subal-
ternes. Jacques payait d'un côté et payait de l'autre : la
fatigue le consumait. Il demanda du repos ; on lui répondit
en riant : « Bonhomme crie, mais bonhomme payera. »
Jacques supportait l'infortune ; il ne put tolérer l'outrage.
Il oublia sa faiblesse, il oublia sa nudité, et se précipita
contre ses oppresseurs armés jusqu'aux dents et retranchés
dans des forteresses ^ Alors, chefs et subalternes, amis et
ennemis, tout se réunit pour l'écraser. Il fut parce à coups de
lance, taillé à coups d'épée, meurtri sous les pieds des ch3-
vaux ; on ne lui laissa de souffle que ce qu'il en fallait pour
ne pas expirer sur la place, attendu qu'on avait basoin de lui.
Jacques, qui, depuis cette guerre, porta le surnom de
Jaques Bonhomme, se rétablit de ses blessures, et paya
comme ci-devant. Il paya la taille, les aides, la gabelle * les
droits de marchés, de péage, de douanes, de capitation ', les
vingtièmes *, etc. A ce prix exorbitant, il fut un peu protégé
par le roi contre l'avidité des autres seigneurs : cet état plus
1. C'est la Jacquerie, 1358. faisait recevoir ses (lis chevaliers.
2. Impôt (lu sel. 4. Impôt égal à la vingtième
3. Droits payés par le serf lorsque partie du revenu,
le seigneur mariait ses enfants ou
406 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
fixe et plus paisible lui plut : il s'attacha au nouveau joug
qui le lui procurait ; il se persuada même que ce joug lui
était naturel et nécessaire, qu'il avait besoin de fatigue
pour ne pas crever de santé, et que sa bourse ressemblait aux
arbres, qui grandissaient quand on les émonde. On se garda
bien d'éclater de rire à ces saillies de son imagination ; on les
encouragea au contraire ; et c'est quand il s'y livrait pleine-
ment qu'on lui donnait les noms d'homme loyal ^ et d'homme
très avisé.
« De ce que c'est pour mon bien que je paie, dit un jour
Jacques en lui-même, il suit de là que ceux à qui je paie ont
pour premier devoir de faire mon bien, et qu'ils ne sont, à
proprement parler, que les intendants de mes affaires. De ce
qu'ils sont les intendants de mes affaires, il s'ensuit que j'ai
droit de régler leurs comptes et de leur donner mes avis. »
Cette suite d'inductions lui parut lumineuse ; il ne douta pas
qu'elle ne fît le plus grand honneur à sa sagacité ; il en fit le
sujet d'un gros livre qu'il imprima en beaux caractères -. Le
livre fut saisi, lacéré et brûlé ; au lieu des louanges que
l'auteur espérait, on lui proposa les galères. On s'empara de
ses presses : on institua un lazaret où ses pensées devaient
séjourner en quarantaine avant de passer à l'impression.
Jacques n'imprima plus, mais n'en pensa pas moins.
La lutte de sa pensée contre la force fut longtemps sourde
et silencieuse ; longtemps son esprit médita cette grande idée,
qu'en droit naturel il était libre et maître chez lui, avant
qu'il fît aucune tentative pour la réaliser. L^n jour enfin,
qu'un grand embarras d'argent contraignit le pouvoir que
Jacques nourrissait de ses deniers à l'appeler en conseil '
pour 'obtenir de lui un subside qu'il n'osait exiger, Jacques
se leva, prit un ton fier, et déclara nettement son droit absolu
et imprescriptible de propriété et de liberté.
Le pouvoir capitula, puis il se rétracta ; il y eut guerre, et
Jacques fut vainqueur, parce que plusieurs amis de ses ci-
devant maîtres désertèrent pour embrasser sa cause. Il fut
cruel dans sa victoire, parce qu'une longue misère l'avait
1. Loyal. Fidèle à ses engage- littérature démocratique, notam-
ments. ment celle du XVIII° siècle.
2. Ce livre symbolise toute la 3. Les Etats généraux de 1789.
AUGUSTIX THIERRY 4t)7
aigri. Il ne sut pas se conduire étant libre, parce qu'il avait
encore les mœurs de la servitude. Ceux qu'il prit pour inten-
dants l'asservirent de nouveau en proclamant sa souveraineté
absolue. « Hélas ! disait Jacques, j'ai subi deux conquêtes ;
on m'a appelé serf, tributaire, roturier, sujet ; jamais on ne
m'a fait l'affront de me dire que c'était en vertu de mes
droits que j'étais esclave et dépouillé. »
Un de ses officiers, grand homme de guerre S l'entendit se
plaindre et murmurer. « Je vois ce qu'il vous faut, lui dit-il,
et je prends sur moi de vous le donner. Je mélangerai les
traditions des deux conquêtes que vous regrettez à si juste
titre ; je vous rendrai les guerriers franks dans la personne de
mes soldats : ils seront, comme eux, barons et nobles. Quant
à moi, je vous reproduirai le grand César, votre premier
maître : je m'appellerai imperator ; vous aurez place dans
mes légions ; je vous y promets de l'avancement. » Jacques
ouvrait la bouche pour répondre, quand tout à coup les
trompettes sonnèrent, les tambours battirent, les aigles
furent déployées. Jacques s'était battu autrefois sous les
aigles : sa première jeunesse s'était passée à les suivre machi-
nalement : dès qu'il les revit, il ne pensa plus, il marcha...
LA REFORME HISTORIQUE
Une grande cause d'erreur, pour les écrivains et pour les
lecteurs de notre histoire, est son titre même, le nom d'his-
toire de France, dont il conviendrait avant tout de bien se
rendre compte. L'histoire de France, du cinquième siècle au
dix-huitième, est-elle l'histoire d'un même peuple, ayant une
origine commune, les mêmes mœurs, le même langage, les
mêmes intérêts civils et politiques ? Il n'en est rien ; et la
simple dénomination de Français, reportée, je ne dis pas
au delà du Rhin, mais seulement au temps de la première
race, produit un véritable anachronisme.
On peut pardoîiner au célèbre bénédictin dom Bouquet *
d'écrire par négligence, dans ses Tables chronologiques ^,
1. Bonaparte. Recueil des Hisloriens des Gaules et
2. 1685-1754. de la France.
3. Ces Tables font partie du
408 LE XIXe SIECLE PAR LES TEXTES
des phrases telles que celles-ci : les Français pillent les Oavles,
ils sont repousses par V empereur Julien. Son livre ne s'adresse
qu'à des savants, et le texte latin, placé en regard, corrige à
l'instant l'erreur. Mais cette erreur est d'une bien autre con-
séquence dans un ouvrage écrit pour le public et destiné à
ceux qui veulent apprendre les premiers éléments de l'his-
toire nationale. Quel moyen un pauvre étudiant a-t-il de ne
pas se créer les idées les plus fausses, quand il lit : Clodion le
Chevelu, roi de France ; conversion de Clovis et des Fran-
çais, etc. ? Le Germain Chlodio n'a pas régné sur un seul
département de la France actuelle, et, au temps de Chlo-
dowig, que nous appelons Clovis, tous les habitants de notre
territoire, moins quelques milliers de nouveaux venus, étaient
chrétiens et bons chrétiens.
Si notre histoire se termine par l'unité la plus complète
de nation et de gouvernement, elle est loin de commencer
de môme. Il ne s'agit pas de réduire nos ancêtres à une seule
race, ni même à deux, les Franks et les Gaulois : il y a bien
d'autres choses à distinguer. Le nom de Gaulois est vague ;
il comprenait plusieurs populations différentes d'origine et
de langage ; et, quant aux Franks, ils ne sont pas la seule
tribu germanique qui soit venue joindre à ces éléments divers
un élément étranger. Avant qu'ils eussent conquis le nord de
la Gaule, les Visigoths et les Burgondes en occupaient le sud
et l'est. L'envahissement progressif des conquérants septen-
trionaux renversa le gouvernement romain et les autres
gouvernements qui se partageaient le pays au V siècle ; mais
il ne détruisit pas les races d'hommes, et ne les fondit pas en
une seule. Cette fusion fut lente ; elle fut l'œuvre des siècles ;
elle commença, non à l'établissement, mais à la chute de la
domination franke ^
Ainsi, il est absurde de donner pour base à une histoire
de France la seule histoire du peuple frank. C'est mettre
en oubli la mémoire du plus grand nombre de nos ancêtres,
de ceux qui mériteraient peut-être à un plus juste titre notre
vénération fihale. Le premier mérite d'une histoire nationale
écrite pour un grand peuple serait de n'oubUer personne, de
1. On sait qu'Augustin Thierry corrigea plus tard ses vues sur la
persistance indéfinie des races.
AUGUSTIN THIERRY 409
ne sacrifier personne, de présenter sur chaque portion du
territoire les hommes et les faits qui lui appartiennent. L'his-
toire de la contrée, de la province, de la ville, est la seule où
notre âme s'attache par un intérêt patriotique ; les autres
peuvent nous sembler curieuses, instructives, dignes d'ad-
miration ; mais elles ne nous touchent point de cette manière.
Or, comment veut-on qu'un Languedocien ou qu'un Pro-
vençal aime l'histoire des Franks et l'accepte comme histoire
de son pays ? Les Franks n'eurent d'établissements fixes
qu'au bord de la Loire ; et, lorsqu'ils passaient leurs limites
et descendaient vers le sud, ce n'était guère que pour piller
et rançonner les habitants, auxquels ils donnaient le nom de
Romains. Est-ce de l'histoire nationale pour un Breton que
la biographie des descendants de Clovis ou de Charlemagne,
lui dont les ancêtres, à l'époque de la première et de la seconde
race, traitaient avec les Franks de peuple à peuple ? Du
VI® au X*^ siècle, et même dans les temps postérieurs, les
héros du nord de la France furent des fléaux pour le midi.
Le C'iiarles Martel de nos histoires, Karl le Marteau, comme
l'appelaient les siens, d'un surnom emprunté au culte aboli
du dieu Thor ^ fut le dévastateur, non le sauveur de l'Aqui-
taine et de la Provence...
Le grand précepte qu'il faut donner aux historiens, c'est
de distinguer au lieu de confondre - ; car, à moins d'être varié,
l'on n'est point vrai. Malheureusement les esprits médiocres
ont le goût de l'uniformité ; l'uniformité est si commode !
Si elle fausse tout, du moins elle tranche tout, et avec elle
aucun chemin n'est rude. De là vient que nos annalistes
visent à l'unité historique ; il leur en faut une à tout prix ;
ils s'attachent à un seul nom de peuple, ils le suivent à tra-
vers les temps, et voilà pour eux le fil d'Ariane^. Francia,
ce mot, dans les cartes géographiques de l'Europe, au IV^ siè-
cle, est inscrit au nord des embouchures du Rhin, et l'on
s'autorise de cela pour placer en premier lieu tous les Fran-
1. Dieu du tonnerre, dans la science historique n'est autre chose
mj'thologle Scandinave. que celle des changements qui se pro-
2. Ce mot résume l'idée essentielle duisent sans cesse chez tous les peu-
qui présida à la rénovation des étu- pies du monde.
des nistoriques. Déjà, Montesquieu 3. Le fil donné par Ariane à Thésée
et Voltaire avaient, sur ce point, pour qu'il ne se perdit pas dans le
devancé Thierry. Pour Voltaire, la labyrinthe.
410 LE XIX< SIECLE PAR LES TEXTES
çais au delà du Rhin. Cette France d'outre-Rhin se remue,
elle avance ; on marche avec elle. En 460, elle parvient au
bord de la Somme ; en 493, elle touche à la Seine ; en 507, le
chef ^ de cette France germanique pénètre dans la Gaule
méridionale jusqu'au pied des Pyrénées, non pour y fixer
sa nation, mais pour enlever beaucoup de butin et installer
quelques évêques. Après cette expédition, l'on a soin d'ap-
pliquer le nom de France à toute l'étendue de la Gaule, et
ainsi se trouvent construites d'un seul coup la France actuelle
et la monarchie française. Etablie sur cette base, notre his-
toire se continue avec une simplicité parfaite, par un cata-
logue biographique de rois ingénieusement numérotés, lors-
qu'ils portent des noms semblables...
Mais ce n'est pas tout : l'unité d'empire semble encore
vague et douteuse ; il faut l'unité absolue, la monarchie
administrative ; et, quand on ne la rencontre pas (ce qui est
fort commun), on la suppose ; car en elle se trouve le dernier
degré de la commodité historique. Ainsi, par une fausse
assimilation des conquêtes des rois franks au gouvernement
des rois de France, dès qu'on rencontre la même limite géo-
graphique, on croit voir la même existence nationale et la
même forme de régime... Et cependant entre l'époque de la
fameuse cession de la Provence, confirmée par Justinien, et
celle ou les galères de Marseille arborèrent pour la première
fois le pavillon aux trois fleurs de lis et prirent le nom de
galères du roi, que de révolutions territoriales entre la Meuse
et les deux mers ! Combien de fois la conquête n'a-t-elle pas
rétrogadé du sud au nord et de l'ouest à l'est ! Combien de
dominations locales se sont élevées et ont grandi, pour retom-
ber ensuite dans le néant !
Ce serait une grave erreur de croire que tout le secret de ce
grand mouvement fût dans les simples variations du système
social et de la politique intérieure, et que, pour le bien décrire,
il suffit d'avoir des notions justes sur les éléments constitutifs
de la société civile et de l'administration des Etats. Dans la
même enceinte territoriale, où une seule société vit aujour-
d'hui, s'agitaient, durant les siècles du moyen âge, plusieurs
1. Clovis. »
AUGUSTIN THIERRY 411
sociétés rivales ou ennemies l'une de l'autre. De tout autres
lois que celles de nos révolutions modernes ont régi les révo-
lutions qui changèrent l'état de la Gaule, du VI® au XV® siè-
cle. Durant cette longue période où la division par provinces
fut une séparation politique plus ou moins complète, il s'est
agi pour le territoire qu'aujourd'hui nous apjielons français
de ce dont il s'agit pour l'Europe entière, d'équilibre et de
conquêtes, de guerre et de diplomatie. L'administration
intérieure du royaume de France proprement dit n'est qu'un
coin de ce vaste tableau.
Ces accessions territoriales, ces réunions à la couronne,
comme on les appelle ordinairement, qui, depuis le XII® siècle
jusqu'au XVI®, sont les grands événements de notre histoire,
il faut leur rendre leur véritable caractère, celui de conquête
plus ou moins violente, plus ou moins habile, plus ou moins
masquée par des raisons diplomatiques. Il ne faut pas que
l'idée d'un droit universel préexistant, puisée dans des
époques postérieures, leur donne un faux air de légalité ;
on ne doit pas laisser croire que les habitants des provinces
de l'Ouest et du Sud, comme Français de vieille date, sou-
piraient au XII® siècle après le gouvernement du roi de
France, ou simplement reconnaissaient dans leurs gouverne-
ments seigneuriaux la tache de l'usurpation. Ces gouverne-
ments étaient nationaux pour eux ; et tout étranger qui
s'avançait pour les renverser leur faisait violence à eux-
mêmes ; quel que fût son titre et le prétexte de son entre-
prise, il se constituait leur ennemi *.
Le temps a d'abord adouci, puis effacé les traces de cette
hcstilité primitive ; mais il faut la saisir au moment où elle
existe, sous peine d'anéantir tout ce qu'il y a de vivant et de
pittoresque dans l'histoire. Il faut que les bourgeois de Rouen,
après la conquête, ou, si l'on veut, la confiscation de la Nor-
mandie par Philippe Auguste, témoignent pour le roi de
France cette haine implacable dont se plaignent les auteurs
du temps, et que les Provençaux du XIII® siècle soient joyeux
de la captivité de saint Louis et de son frère, le duc d'Anjou ;
car c'est un fait qu'à cette nouvelle, si accablante pour les
1. Plus tard, Augustin Thierry à la conquête dans l'évolution histo-
donna une place moins importante rique.
412 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
vieux sujets du royaume, les Marseillais chantaient des Te
Deum et remerciaient Dieu de les avoir délivrés du gouver-
nement des sires. Ils employaient comme un terme de dérision
contre les princes français ce mot étranger à leur langue.
Si l'on veut que les habitants de la France entière, et non
pas seulement ceux de l'Ile-de-France, retrouvent dans le
passé leur histoire domestique, il faut qu3 nos annales perdent
leur unité factice et qu'elles embrassent dans leur variété
les souvenirs de toutes les provinces de ce vaste pays, réuni
seulement depuis deux siècles en un tout compact et homo-
gène.
{Lettres sur V Histoire de France.)
BATAILLE DE VIASTINGS »
L'armée se trouva bientôt en vue du camp saxon, au
nord-ouest de Hastings. Les prêtres et les moines qui l'ac-
compagnaient se détaclièrent, et montèrent sur une hauteur
voisine, pour prier et regarder le combat. Un Normand, appelé
Taillefer, poussa son cheval en avant du front de bataille,
et entonna le chant, fameux dans toute la Gaule, de Charle-
magne et de Roland ^. En chantant, il jouait de son épée, la
lançait en l'air avec force, et la recevait dans sa main droite ;
les Normands répétaient ses refrains ou criaient : « Dieu
aide ! Dieu aide ! »
A portée de trait, les archers commencèrent à lancer leurs
flèches, et les arbalétriers leurs carreaux ^ ; mais la plupart
des coups furent amortis par le haut parapet des redoutes
saxonnes. Les fantassins armés de lances et la cavalerie
s'avancèrent jusqu'aux portes des retranchements, et ten-
tèrent de les forcer. Les Anglo-Saxons, tous à pied autour de
leur étendard planté en terre, et formant derrière leurs palis-
1. Gagnée par les Normands sur 2. Cf. Wace, le Roman de Rou :
les Anglo-Saxons, en 1066.
Taillefer, qui mult bien cantoit
Sur un cheval qui tost alloit
Devant le duc alloit cantant
De Karlemaine et de Rollant.
3. Carreaux, Gros traits à quatre pans.
AUGUSTIN THIERRY 413
sades une masse compacte et solide, reçurent les assaillants
à grands coups de hache, qui, d'un revers, brisaient les lances
et coui)aient les armures de mailles. Les Normands, ne ix)u-
vant pénétrer dans les redoutes ni en arrachfer les pieux, se
replièrent, fatigués d'une attaque inutile, vers la division que
commandait Guillaume.
Le duc alors fit avancer de nouveau tous ses archers, et
leur ordonna de ne plus tirer droit devant eux, mais de
lancer leurs traits en haut, pour qu'ils tombassent par-des-
sus le rempart du camp ennemi. Beaucoup d'Anglais furent
blessés, la plupart au visage, par suite de cette manœuvre ;
Harold ^ lui-même eut l'œil crevé d'une flèche, mais il n'en
continua pas moins de commander et de combattre. L'at-
taque des gens de pied et de cheval recommença de près, aux
cris de : « Notre-Dame ! Dieu aide ! Dieu aide ! » Mais les
Normands furent repoussés, à l'une des portes du camp,
jusqu'à un grand ravin recouvert de broussailles et d'herbes,
où leurs chevaux trébuchèrent et où ils tombèrent pêle-
mêle, et périrent en grand nombre. Il y eut un moment de
terreur dans l'armée d'outre-mer. Le bruit courut que le duc
avait été tué, et, à cette nouvelle, la fuite commença. Guil-
laume se jeta lui-même au-devant des fuyards et leur barra
le passage, les menaçant et les frappant de sa lance, puis se
découvrant la tête : « Me voilà », leur cria-t-il, « regardez-
moi, je vis encore, et je vaincrai avec l'aide de Dieu. »
Les cavahers retournèrent aux redoutes ; mais ils ne
purent davantage en forcer les portes ni faire brèche : alors
le duc s'avisa d'un stratagème, pour faire quitter aux
Anglais leur position et leurs rangs ; il donna l'ordre à mille
cavahers de s'avancer et de fuir aussitôt. La vue de cette
déroute simulée fit perdre aux Saxons leur sang-froid ; ils
coururent tous à la poiursuite, la hache suspendue au cou.
A une certaine distance, un corps posté à dessein joignit les
fuyards, qui tournèrent bride ; et les Anglais, surpris dans
leur désordre, furent assaillis de tous côtés à coups de lances
et d'épées dont ils ne pouvaient se garantir, ayant les deux
mains occupés à manier leurs grandes haches. Quand ils
1. Le roi des Anglo-SaxoDS.
414 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
eurent perdu leurs rangs, les clôtures des redoutes furent
enfoncées ; cavaliers et fantassins y pénétrèrent ; mais le
combat fut encore vif, pêle-mêle et corps à corps. Guillaume
eut son cheval tué sous lui ; le roi Harold et ses deux frères
tombèrent morts, au pied de leur étendard. Les débris de
l'armée anglaise, sans chef et sans drapeau, prolongèrent la
lutte jusqu'à la fin du jour, tellement que les combattants des
deux partis ne se reconnaissaient plus qu'au langage.
{La Conquête de V Angleterre par les Normands.)
DEPART ET VOYAGE DE GALESWINTHE'
A travers tous les incidents de cette longue négociation,
Gales winthe n'avait cessé d'éprouver une grande répugnance
pour l'homme auquel on la destinait, et de vagues inquiétudes
sur l'avenir. Les promesses faites au nom du roi Hilperik par
les ambassadeurs franks n'avaient pu la rassurer. Dès qu'elle
apprit que son sort venait d'être fixé d'une manière irrévo-
cable, saisie d'un mouvement de terreur, elle courut vers sa
mère, et, jetant ses bras autour d'elle, comme un enfant qui
cherche du secours, elle la tint embrassée plus d'une heure en
pleurant, et sans dire un mot. Les ambassadeurs franks se
présentèrent pour saluer la fiancée de leur roi, et prendre ses
ordres pour le départ; mais, à la vue de ces deux femmes san-
glotant sur le sein l'une de l'autre et se serrant si étroitement
qu'elles paraissaient liées ensemble, tout rudes qu'ils étaient,
ils furent émus et n'osèrent parler de voyage. Ils laissèrent
passer deux jours, et, le troisième, ils vinrent de nouveau se
présenter devant la reine, en lui annonçant cette fois qu'ils
avaient hâte de partir, lui parlant de l'impatience de leur
roi et de la longueur du chemin, La reine pleura, et demanda
pour sa fille encore un jour de délai. Mais, le lendemain, quand
on vint lui dire que tout était prêt pour le départ : « Un seul
jour encore », répondit-elle, « et je ne demanderai plus rien ;
savez-vous que là où vous emmenez ma fille, il n'y a plus de
mère pour elle ? » Mais tous les retards possibles étaient
1. Fille d'Athanagild, roi des mariage ; elle devait périr étranglée
Visigoths d'Espagne. Chilpéric, roi par Frédégonde, qui épousa aussi-
de Neustrie, l'avait demandée en tôt après Chilpéric. ,
AUGUSTIN THIERRY 415
épuisés ; Athanaghild interposa son autorité de roi et de
père ; et, malgré les larmes de la reine, Galeswinthe fut
remise entre les mains de ceux qui avaient mission de la con-
duire auprès de son futur époux.
Une longue file de cavaliers, de voitures et de chariots de
bagage traversa les rues de Tolède, et se dirigea vers la porte
du Nord. Le roi suivit à cheval le cortège de sa fille jusqu'à
un pont jeté sur le Tage, à quelque distance de la ville ; mais
la reine ne put se résoudre à retourner si vite, et voulut aller
au delà. Quittant son propre char, elle s'assit auprès de Gales-
winthe, et, d'étape en étape, de journée en journée, elle se
laissa entraîner à plus de cent milles de distance. Chaque
jour, elle disait : « C'est jusque-là que je veux aller », et, par-
venue à ce terme, elle passait outre. A l'approche des mon-
tagnes, les chemins devinrent difficiles ; elle ne s'en aperçut
pas, et voulut encore aller plus loin. Mais, comme les gens qui
la suivaient, grossissant beaucoup le cortège, augmentaient
les embarras et les dangers du voyage, les seigneurs goths
résolurent de ne pas permettre que leur reine fît un mille de
plus. Il fallut se résigner à une séparation inévitable, et de
nouvelles scènes de tendresse, mais plus calmes, eurent lieu
entre la mère et la fille. La reine exprima, en paroles douces,
sa tristesse et ses craintes maternelles : « Sois heureuse »,
dit-elle ; « mais j'ai peur pour toi ; prends garde, ma fille,
prends bien garde... » A ces mots, qui s'accordaient trop bien
avec ses propres pressentiments, Galeswinthe pleura et
répondit : « Dieu le veut, il faut que je me soumette » ; et
la triste séparation s'accomplit.
Un partage se fit dans ce nombreux cortège ; cavaliers
et chariots se divisèrent, les uns continuant à marcher en
avant, les autres retournant vers Tolède. Avant de monter
sur le char qui devait la ramener en arrière, la reine des Goths
s'arrêta au bord de la route, et, fixant ses yeux vers le chariot
de sa fille, elle ne cessa de le regarder, debout et immobile,
jusqu'à ce qu'il disparût dans l'éloignement et dans les
détours du chemin. Galeswinthe, triste mais résignée, con-
tinua sa route vers le Nord.
{Récits mérovingiens.)
BARANTE
L'HISTOIRE NARRATIVE
... Charmé des récits contemporains, j'ai cru qu'il n'était
pas impossible de reproduire les impressions que j'en avais
reçues et la signification que je leur avais trouvée. J'ai tenté
de restituer à l'histoire elle-même l'attrait que le roman his-
torique lui a emprunté. Elle doit être, avant tout, exacte et
sérieuse ; mais il m'a semblé qu'elle pouvait être en même
temps vraie et vivante. De ces chroniques naïves, de ces
documents originaux, j'ai tâché de composer une narration
suivie, complète, exacte, qui leur empruntât l'intérêt dont
ils sont animés, et suppléât à ce qui leur manque. Je n'ai
point tâché d'imiter leur langage ; c'eut été une affectation et
une recherche de mauvais goût ; mais, pénétrant dans leur
esprit, je me suis efforcé de reproduire leur couleur. Ce qui
pouvait le plus y contribuer, c'était de faire disparaître
entièrement la trace de mon propre travail, de ne montrer en
rien l'écrivain de notre temps. Je n'ai donc mêlé d'aucune
réflexion, d'aucun jugement les événements que je raconte.
Ainsi que je l'ai dit plus haut, le dégoût du public pour les
opinions calculées, sa méfiance pour toute tendance vers un
but, m'ont encouragé à ne point faire des événements le
support de mes pensées. Ce sont les jugements, ce sont les
expressions des contemporains - qu'il fallait exprimer; c'est
en apercevant l'effet que les actions produisaient sur leur
propre théâtre, qu'on peut se faire une idée juste du temps
passé.
(Préface de V Histoire des Ducs de Bourgogne.)
MICHELET
DE QUELLE FAÇOX MICHELET A FAIT SOX HISTOIRE DE FRANCE
Cette œuvre laborieuse d'environ quarante ans fut conçue
d'un moment, de l'éclair de Juillet *. Dans ces jours mémo-
rables, une grande lumière se fit, et j'aperçus la France.
Elle avait des annales, et non point une histoire. Des
hommes éniinents l'avaient étudiée surtout au point de
vue politique. Nul n'avait pénétré dans l'infini détail des
développements divers de son activité (religieuse, écono-
mique, artistique, etc.). Nul ne l'avait encore embrassée
du regard dans l'unité vivante des éléments naturels et
géographiques qui l'ont constituée. Le premier je la vis
comme une âme et une personne.
L'illustre Sismondi ^, ce persévérant travailleur, honnête
et judicieux dans ses annales politiques, s'élève rarement
aux vues d'ensemble. Et, d'autre part, il n'entre guère dans
les recherches érudites. Lui-même avoue loyalement qu'écri-
vant à Genève il n'avait sous la main ni les actes ni les
manuscrits.
Au reste, jusqu'en 1830 (même jusqu'en 1836), aucun
des historiens remarquables de cette époque n'avait senti
encore le besoin de chercher les faits hors des livres imprimés,
aux sources primitives, la plupart inédites alors, aux manus-
crits de nos bibliothèques, aux documents de nos archives.
Cette noble pléiade historique qui, de 1820 à 1830, jette
un si grand éclat, MM. de Barante, Guizot, Mignet, Thiers,
Augustin Thierry, envisagea l'histoire par des points de vue
spéciaux et divers. Tel fut préoccupé de l'élément de race ', tel
des institutions *, etc., sans voir peut-être assez combien ces
choses s'isolent difficilement, combien chacune d'elles réagit
sur les autres. La race, par exemple, reste-t-elle identique
sans subir l'influence des mœurs changeantes ? Les institu-
1. Juillel. La Révolution de 1830. .1. Thierry.
2. Né et mort i\Clenève, 1773-1842; 4. Guizot.
auteur d'une Histoire des Français.
LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES. — J7
418 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
tions peuvent-elles s'étudier suffisamment sans tenir compte
de l'histoire des idées, de mille circonstances sociales dont
elles surgissent ? Ces spécialités ont toujours quelque chose
d'un peu artificiel, qui prétend éclaircir, et pourtant peut
donner de faux profils ^, nous tromper sur l'ensemble, en
dérober l'harmonie supérieure.
La vie a une condition souveraine et bien exigeante. Elle
n'est véritablement la vie qu'autant qu'elle est complète.
Ses organes sont tous solidaires et ils n'agissent que d'en-
semble. Nos fonctions se lient, se supposent l'une l'autre.
Qu'une seule manque, et rien ne vit plus. On croyait autre-
fois pouvoir par le scalpel isoler, suivre à part chacun de nos
systèmes ; cela ne se peut pas, car tout influe sur tout.
Ainsi, ou tout, ou rien. Pour retrouver la vie historique,
il faudrait patiemment la suivre en toutes ses voies, toutes
ses formes, tous ses éléments. Mais il faudrait aussi, d'une
passion plus grande encore ^, refaire et rétablir le jeu de
tout cela, l'action réciproque de ces forces diverses dans un
puissant mouvement qui redeviendrait la vie même.
Un maître dont j'ai eu, non le génie sans doute, mais la
violente volonté, Géricault ^, entrant dans le Louvre (dans
le Louvre d'alors où tout l'art de l'Europe se trouvait réuni *),
ne parut pas troublé. Il dit : « C'est bien ! je m'en vais le
refaire. » En rapides ébauches qu'il n'a jamais signées, il
allait saisissant et s'appropriant tout. Et, sans 1815, il eût
tenu parole. Telles sont les passions, les furies du bel âge.
Plus compliqué encore, plus effrayant était mon problème
historique posé comme résurrection de la vie intégrale ^, non
pas dans ses surfaces, mais dans ses organismes intérieurs et
profonds. Nul homme sage n'y eût songé. Par bonheur, je ne
l'étais pas.
Dans le brillant matin de Juillet, sa vaste espérance, sa
1. Profils. Le mot s'emploie pour 4. En 1815, les alliés reprirent
signifier la représentation d'un au Louvre un grand nombre d'œu-
objet vu seulement par Un côté. vres d'art que des traités nous
2. Michelet avait dit, patiemment ; avaient récemment acquises. Cf.
mais la patience n'exclut pas la plus bas, sans /^/ô.
passion. 5. Formule saisissante ; elle carac-
3. Illustre peintre, 1791-1824 ; térise admirablement la conception
un de ses tableaux les plus célèbres que Michelet s'est faite de l'histoire,
est le Radeau de la Méduse.
MICHELET il 9
puissante électricité, cette entreprise surhumaine n'effraya
pas un jeune cœur. Nul obstacle à certaines heures. Tout se
simplifie par la flamme. Mille choses embrouillées s'y résol-
vent, y retrouvent leurs vrais rapports, et (s' harmonisant)
s'illuminent. Bien des ressorts, inertes et lourds s'ils gisent
à part, roulent d'eux-mêmes, s'ils sont replacés dans l'en-
semble.
Telle fut ma foi du moins, et cet acte de foi, quelle que
fût ma faiblesse, agit. Ce mouveinent immense s'ébranla sous
mes yeux. Ces forces variées, et de nature et d'art, se cher-
chèrent, s'arrangèrent, malaisément d'abord. Les membres
du grand corps, peuples, races, contrées, s'agencèrent de la
mer au Rhin, au Rhône, aux Alpes, et les siècles marchèrent
de la Gaule à la France.
Tous, amis, ennemis, dirent que « c'était vivant ». Mais
quels sont les vrais signes bien certains de la vie ? Par cer-
taine dextérité, on obtient de l'animation, une sorte de
chaleur. Parfois le galvanisme semble dépasser la vie môme
par ses bonds, ses efforts, des contrastes heurtés, des sur-
prises, de petits miracles. La vraie vie a un signe tout dif-
férent, sa continuité. Née d'un jet, elle dure, et croit placide-
ment, lentement, uno tenore ^ Son unité n'est pas celle d'une
petite pièce en cinq actes, mais (dans un développement
souvent immense) l'harmonique identité d'âme.
La plus sévère critique, si elle juge l'ensemble de mon
livre, n'y méconnaîtra pas ces hautes conditions de la vie.
Il n'a été nullement précipité, brusqué ; il a eu, tout au
moins, le mérite de la lenteur. Du premier au dernier volume,
la méthode est la môme ; telle elle est au début dans ma
Géographie -, telle en mon Louis XV, et telle en ma Révo-
lution. Ce qui n'est pas moins rare dans un travail de tant
d'années, c'est que la forme et la couleur s'y soutiennent.
Mêmes qualités, mêmes défauts. Si ceux-ci avaient disparu,
r œuvre serait hétérogène,, discolore ^, elle aurait perdu sa
personnalité. Telle quelle, il vaut mieux qu'elle reste har-
monique et un tout vivant.
t. D' une seule teneur. 3. Discolore, Ne s'emploie guère
2. Le Tableau de la France, que dans la langue scientinquc.
tome II.
420 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Lorsque je commençai, un livre de génie existait, celui de
Thierry ^ Sagace et pénétrant, délicat interprète, grand
ciseleur, admirable ouvrier, mais trop asservi à un maître.
Ce maître, ce tyran, c'est le point de vue exclusif, systéma-
tique, de la perpétuité des races. Ce qui fait, au total, la
beauté de ce grand livre, c'est qu'avec ce système, qu'on
croirait fataliste, partout on sent respirer en dessous un cœur
ému contre la force fatale, l'invasion, tout plein de l'âme
nationale et du droit de la liberté.
Je l'ai aimé beaucoup et admiré. Cependant, le dirai-je ?
ni le matériel, ni le spirituel, ne me suffisait dans son livre.
Le matériel, la race, le peuple qui la continue, me parais-
saient avoir besoin qu'on mît dessous une bonne forte base,
la terre, qui les portât et les nourrît. Sans une base géogra-
j)hique, le peuple, l'acteur historique, semble marcher en
l'air comme dans les peintures chinoises où le sol manque. Et
notez que ce sol n'est pas seulement le théâtre de l'action. Par
la nourriture, le climat, etc., il y influe de cent manières. Tel
le nid, tel l'oiseau. Telle la patrie, tel l'homme.
La race, élément fort et dominant aux temps barbares,
avant le grand travail des nations, est moins sensible, est
faible, effacée presque, à mesure que chacune s'élabore, se
personnifie. L'illustre M. Mill ^ dit fort bien : « Pour se dis-
penser de l'étude des influences morales et sociales, ce serait
un moyen trop aisé que d'attribuer les différences de carac-
tère, de conduite, à des différences naturelles indestruc-
tibles. »
Contre ceux qui poursuivent cet élément de race et l'exa-
gèrent aux temps modernes, je dégageai de l'histoire elle-
même un fait moral énorme et trop peu remarqué. C'est le
puissant travail de soi sur soi, où la France, par son progrès
propre, va transformant tous ses éléments bruts. De l'élé-
ment romain municipal, des tribus allemandes, du clan cel-
tique, annulés, disparus, nous avons tiré à la longue des résul-
tats tout autres, et contraires même, en grande partie, à tout
ce qui les précéda.
La vie a sur elle-même une action de personnel enfante-
1. La Conquête de l'Angleterre par 2. John Stuart Mill, philosophe
les is'ormands. et économiste anglais, 1806-1873.
MICHELET iJI
ment', qui, de matériaux préexistants, nous crée des choses
absolument nouvelles. Du pain, des fruits, que j'ai mangés,
je fais du sang louge et salé qui ne rappelle en rien ces ali-
ments d'où je les tire. Ainsi va la vie historique, ainsi va
chaque peuple, se faisant, s'engendrant, broyant, amalga-
mant des éléments, qui y restent sans doute à l'état obscur et
confus, mais sont bien peu de chose relativement à ce que fit
le long travail de la grande âme.'
La France a fait la France, et l'élément fatal de race m'y
semble secondaire. Elle est fille de sa liberté. Dans le progrès
humain, la part essentielle est à la force vive, qu'on appelle
homme. Uh-name est son propre Prométhée ^.
En résumé, l'histoire, telle que je la voyais en ces hommes
éminents (et plusieurs admirables) qui la représentaient, me
paraissait encore faible en ses deux méthodes :
Trop peu matérielle, tenant compte des races, non du sol,
du climat, des aUments, de tant de circonstances physiques
et physiologiques.
Trop peu spirituelle, parlant des lois, des actes politiques,
non des idées, des mœurs, non du grand mouvement pro-
gressif intérieur de l'âme nationale.
Surtout peu curieuse du menu détail érudit, où le meilleur
peut-être restait enfoui aux sources inédites.
Ma vie fut en ce livre, elle a passé en lui. Il a été mon seul
événement. Mais cette identité du livre et de l'auteur n'a-
t-elle pas un danger ? L'œuvre n'est-elle pas colorée des sen-
timents, du temps, de celui qui l'a faite ?
C'est ce qu'on voit toujours. Nul portrait si exact, si con-
forme au modèle, que l'artiste n'y mette un peu de lui. Nos
maîtres en histoire ne se sont pas soustraits à cette loi. Tacite,
en son Tibère, se peint aussi avec l'étouffement de son temps,
les quinzes longues années de silence. Thierry, en nous
contant Klodowig, Guillaume et sa conquête, a le souffle
intérieur, l'émotion de la France envahie récemment, et son
opposition au règne qui semblait celui de l'étranger.
Si c'est là un défaut, il nous faut avouer qu'il nous rend
1. On sait que Prométhée. d'aprt^s donner la vie, une étincelle du feu
In légende greeque, façonna l'Itonune céleste,
nvec de l'argile et (lén)l)a, pour lui
422 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
bien service. L'historien qui en est dépourvu, qui entreprend
de s'efifacer en écrivant, de ne pas être, de suivre par der-
rière la clu"onique contemporaine (comme Barante a fait
pour Froissart), n'est point du tout historien. Le vieux chro-
niqueur, très charmant, est absohxment incapable de dire à
son pauvre valet qui va sur ses talons, ce que c'est que le
grand, le sombre, le terrible XIV^ siècle. Pour le savoir, il
faut toutes nos forces d'analyse et d'érudition, il faut un
grand engin qui perce les mystères inaccessibles à ce conteur.
Quel engin, quel moyen ? La personnalité moderne, si puis-
sante et tant agrandie.
En pénétrant l'objet de plus en plus, on l'aime, et dès
lors on regarde avec un intérêt croissant. Le cœur ému a la
seconde vue, voit mille choses invisibles au peuple indiffé-
rent. L'histoire, l'historien se mêlent, en ce regard. Est-ce un
bien ? Est-ce un mal ? Là s'opère une chose que l'on n'a
point décrite et que nous devons révéler :
C'est que l'histoire, dans le progrès du temps, fait l'his-
torien bien plus qu'elle n'est faite par lui. Mon livre m'a
créé. C'est moi qui fus son œuvre. Ce fils a fait son père. S'il
est sorti de moi d'abord, de mon orage (trouble encore) de
jeunesse, il m'a rendu bien plus en force et en lumière, même
en chaleur féconde, en puissance réelle de ressusciter le
passé. Si nous nous ressemblons, c'est bien. Les traits qu'il
a de moi sont en grande partie ceux que je lui devais, que j'ai
tenus de lui.
(Préface de 1869 à V Histoire jie France; Flammarion, édit.)
LA FRANCE
La voilà, cette France, assise par terre, comme Job ^, entre
ses amies, les nations, qui viennent la consoler, l'interroger,
l'améliorer, si elles peuvent, travailler à son salut.
« Où sont tes vaisseaux, tes machines ? », dit l'Angleterre.
— Et l'Allemagne : « Où sont tes systèmes ^ ? — N'auras-tu
1. Personnage biblique ; après avoir été riche efpuissant, il tomba
dans une extrême misère.
2. Tes systèmes philosophiques.
MICHELET 423
donc pas au moins, comme l'Italie, des œuvres d'art à mon-
tier ? »
Bonnes sœurs, qui venez consoler ainsi la France, per-
mettez que je vous réponde. Elle est malade, voyez-vous ; je
lui vois la tête basse, elle ne veut pas parler.
Si l'on voulait entasser ce que chaque nation a dépensé de
sang et d'or, et d'efforts de toute sorte, pour les choses désin-
téressées qui ne devaient profiter qu'au monde, la pyra-
mide de la France irait montant jusqu'au ciel. Et la vôtre,
ô nations, toutes tant que vous êtes ici, ah ! la vôtre, l'en-
tassement de vos sacrifices irait au genou d'un enfant.
Ne venez donc pas me dire : « Comme elle est pâle, cette
France ! )> Elle a versé son sang pour vous... — « Qu'elle est
pauvre ! » — Pour votre cause elle a donné sans compter...
Et, n'ayant plus rien, elle a dit : « Je n'ai ni or, ni argent ;
mais ce que j'ai, je vous le donne... » Alors elle a donné son
âme, et c'est de quoi vous vivez.
« Ce qui lui reste, c'est ce qu'elle a donné... » Mais, écoutez
bien, nations, apprenez ce que sans nous vous n'auriez appris
jamais : « Plus on donne, et plus on garde ! » Son esprit peut
dormir en elle ; mais il est toujours entier, toujours près d'un
puissant réveil.
Il y a bien longtemps que je suis la France, vivant jour
par jour avec elle, et j'ai acquis cette foi que ce pays est
celui de l'invincible espérance. Il faut bien que Dieu l'éclairé
plus qu'une autre nation, puisqu'en pleine nuit elle v^oit
quand nulle autre ne voit plus ; dans ces affreuses ténèbres
qui se faisaient souvent au moyen âge et depuis, personne
ne distinguait le ciel : la France seule voyait.
Voilà ce que c'est que la France. Avec elle rien n'est fini ;
toujours à recommencer.
Quand nos paysans gaulois chassèrent un moment les
Romains et firent un empire des Gaules S ils mirent sur leur
monnaie le premier mot de ce pays, et le dernier : Espérance.
{Le Peuple: Flammarion, éditeur.)
1. Les paysans gaulois (bagaudes) au 1II« siècle et nommèrent eux-
se soulevèrent contre les Romains mômes un empereur.
424 LE XIX" SIECLE PAR LES TEXTES
MORT DE JEANNE D'ARC
Le terme du triste voyage était le Vieux-Marché, le marché
au poisson. Trois échafauds avaient été dressés. Sur l'un était
la chaire épiscopale et royale, le trône du cardinal d'Angle-
terre, parmi les sièges de ses prélats. Sur l'autre devaient
figurer les personnages du lugubre drame, le prédicateur, les
juges et le bailli, enfin la condamnée. On voyait à part un
grand échafaud de plâtre, chargé et surchargé de bois ; on
n'avait rien plaint au bûcher, il effrayait par sa hauteur. Ce
n'était pas seulement pour rendre l'exécution plus solen-
nelle ; il y avait une intention ^ : c'était afin que, le bûcher
étant si haut échafaudé, le bourreau n'y atteignît que par en
bas, pour allumer seulement, qu'ainsi il ne pût abréger le
supplice, ni expédier la patiente, comme il faisait des autres,
leur faisant grâce de la flamme. Ici, il ne s'agissait pas de
frauder la justice, de donner au feu un corps mort ; on voulait
qu'elle fût bien réellement brûlée vive ; que, placée au som-
met de cette montagne de bois et dominant le cercle des
lances et des épées, elle pût être observée de toute la place.
Lentement, longuement brûlée sous les yeux d'une foule
curieuse, il y avait lieu de croire qu'à la fin elle laisserait
surprendre quelque faiblesse, qu'il lui échapperait quelque
chose qu'on pût donner pour un désaveu, tout au moins des
mots confus qu'on pourrait interprêter, peut-être de basses
prières, d'humiliants cris de grâce, comme d'une femme
éperdue...
L'effroyable cérémonie commença par un sermon. Maître
Nicolas Midy, une des lumières de l'Université de Paris,
prêcha sur ce texte édifiant : « Quand un membre de l'Eglise
est malade, toute l'Eglise est malade. « Cette pauvre Eglise
ne pouvait guérir qu'en se coupant un membre. Il concluait
par la formule : « Jehanne, allez en paix, l'Eglise ne peut
plus te défendre. »
Alors le juge d'église, l'évêque de Beauvais, l'exhorta
bénignement à s'occuper de son âme et à se rappeler tous ses
1. « Ce détail et la plupart de ceux sitions des témoins oculaires. » (Note
qui vont suivre, sont tirés des dépo- de Miclielet.)
MICHEl.ET 4i5
méfaits pour s'exciter à la contrition. Les assesseurs avaient
jugé qu'il était de droit de lui relire son abjuration ; l'évêque
n'en fit rien. Il craignait des démentis, des réclamations. Mais
la pauvre fille ne songeait guère à chicaner ainsi sa vie, elle
avait bien d'autres pensées. Avant même qu'on l'eût exhorté
à la contrition, elle s'était mise à genoux, invoquant Dieu, la
Vierge, saint Michel et sainte Catherine S pardonnant à
tous et demandant pardon, disant aux assistants : « Priez
pour moi !... » Elle requérait surtout les prêtres de dire
cliacun une messe pour son âme... Tout cela de façon si
dévote, si humble et si touchante, que, l'émotion gagnant,
personne ne put plus se contenir ; l'évêque de Beauvais se
mit à pleurer, celui de Boulogne sanglotait, et voilà que les
Anglais eux-mêmes pleuraient et larmoyaient aussi, Win-
chester - comme les autres.
Serait-ce dans ce moment d'attendrissement universel, de
larmes, de contagieuse faiblesse que l'infortunée, amoUie et
redevenue simple femme, aurait avoué qu'elle voyait bien
qu'elle avait tort, qu'on l'avait trompée apparemment en
lui promettant délivrance ? Nous n'en pouvons croire là-
dessus le témoignage intéressé des Anglais. Toutefois, il fau-
drait bien peu connaître la nature humaine pour douter
qu'ainsi trompée dans son espoir, elle n'ait vacillée dans sa
foi... A-t-elle dit le mot, c'est chose incertaine ; j'affirme
qu'elle l'a pen.sé.
Cependant, les juges, un moment décontenancés, s'étaient
remis et raffermis. L'évêque de Beauvais, s'essuyant les yeux,
se mit à lire la condamnation. Il remémora à la coupable
tous ses crimes, schisme, idolâtrie, invocation de démons,
comment elle avait été admise à la pénitence, et comment,
(( séduite par le prince du mensonge, elle était retombée, ô
douleur ! comme le chien qui retourne à son vomissement '...
Donc, nous prononçons que vous êtes un membre pourri, et,
comme tel, retranché de l'Eglise. Nous vous livrons à la puis-
sance séculière, la priant, toutefois, de modérer son juge-
ment en vous évitant la mort et la mutilation des membres. »
1. C'est saint Michel qui était mettant l'aide de sainte Catherine,
apparu à Jeanne et lui avait enjoint 2. Le cardinal,
de délivrer la France en lui pro- 3. Expression biblique.
426 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
Délaissée ainsi de l'Eglise, elle se remit en toute confiance à
Dieu. Elle demanda la croix. Un Anglais lui passa une croix
de bois, qu'il fit d'un bâton ; elle ne la reçut pas moins dévo-
tement, elle la baisa et la mit, cette rude croix, sous ses vête-
ments et sur sa chair... Mais elle aurait voulu la croix de
l'Eglise, pour la tenir devant ses yeux jusqu'à la mort. Le bon
huissier Massieu et frère Isambart firent tant qu'on la lui
apporta de la paroisse Saint-Sauveur. Comme elle embrassait
cette croix, et qu'Isambart l'encourageait, les Anglais com-
mencèrent à trouver tout cela bien long ; il devait être au
moins midi ; les soldats grondaient, les capitaines disaient :
« Comment ! prêtre, nous ferez-vous dîner ici ?... » Alors,
perdant patience et n'attendant pas l'ordre du bailli, qui
seul pourtant avait autorité pour l'envoyer à la mort, ils
firent monter deux sergents pour la tirer des mains des
prêtres. Au pied du tribunal, elle fut saisie par les hommes
d'armes qui la traînèrent au bourreau, lui disant : « Fais ton
office.... » Cette furie des soldats fit horreur ; plusieurs des
assistants, des juges même, s'enfuirent, pour n'en pas voir
davantage.
Quand elle se trouva en bas dans la place, entre ces
Anglais qui portaient les mains sur elle, la nature pâlit et la
chair se troubla ; elle cria de nouveau : « 0 Rouen, tu seras
ma dernière demeure !... » Elle n'en dit pas plus, et ne pécha
pas par ses lèvres \ dans ce moment même d'effroi et de
trouble...
Elle n'accusa ni son roi, ni ses saintes -. Mais, parvenue au
haut du bûcher, voyant cette grande ville, cette foule immo-
bile et silencieuse, elle ne put s'empêcher de dire : « Ah !
Rouen, Rouen, j'ai grand'peur que tu n'aies à souffrir de ma
mort ! » Celle qui avait sauvé le peuple et que le peuple
abandonnait n'exprima en mourant (admirable douceur
d'âme !) que de la compassion pour lui...
Elle fut liée sous l'écriteau infâme, mitrée d'une mitre où
on lisait : « Hérétique, relapse, apostate, ydolastre »... Et
alors le bourreau mit le feu... Elle le vit d'en haut et poussa
un cri... Puis, comme le frère qui l'exhortait ne faisait pas
1. Mot du livre de Job. 2. Les saintes dont elle avait en-
te.idu les voix.
MICHELET iïl
attention à la flamme, elle eut peur pour lui ; s'oubliant elle-
même, elle le fit descendre.
Ce qui prouve bien que, jusque-là, elle n'avait rien rétracté
expressément, c'est que ce malheureux Cauchon ^ fut obligé
(sans doute par la haute volonté satanique qui présidait) à
venir au pied du bûcher, obligé à affronter de près la face de
sa victime, pour essayer d'en tirer quelque parole... Il n'en
obtint qu'une, désespérante. Elle lui dit avec douceur ce
qu'elle avait déjà dit : « Evoque, je meurs par vous... Si vous
m'aviez mise aux prisons d'église -, ceci ne fût pas advenu. »
On avait espéré sans doute que, se croyant abandonnée de
son roi, elle l'accuserait enfin et parlerait contre lui. Elle le
défendit encore : « Que j'aie bien fait, que j'aie mal fait, mon
roi n'y est pour rien ; ce n'est pas lui qui m'a conseillée. »
Cependant la flamme montait... Au moment où elle toucha,
la malheureuse frémit et demanda de Veau bénite ; de Veau,
c'était apparemment le cri de la frayeur... Mais, se relevant
aussitôt, elle ne nomma plus que Dieu, que ses anges et que
ses saintes ^. Elle leur rendit témoignage : « Oui, mes voix *
étaient de Dieu, mes voix ne m'ont pas trompée... » Que
toute incertitude ait cessé dans les flammes, cela nous doit
faire croire qu'elle accepta la mort pour la délivrance promise,
qu'elle n'entendit plus le salut au sens judaïque ^ et matériel,
comme elle l'avait fait jusque-là, qu'elle vit clair enfin, et que,
sortant des ombres, elle obtint ce qui lui manquait encore de
lumière et de sainteté. ^
Cette grande parole est attestée par le témoin obligé et
juré " de la mort, par le dominicain qui monta avec elle sur
le bûcher, qu'elle en fit descendre, mais qui d'en bas lui par-
lait, l'écoutait et lui tenait la croix.
Nous avons encore un autre témoin de cette mort sainte,
un témoin bien grave, qui lui-même fut sans doute un saint.
Cet homme, dont l'histoire doit conserver le nom, était le
moine augustin, déjà mentionné, frère Isambart de la Pierre ;
1. L'évêquc de'Beaiivais.l 4. Les voix des saintes et de saint
2. Les procédures de l'inquisi- Michel.
lioa n'étaient pas les mêmes que 5. Judaïque, Littéral.
celles des tribunaux proprement 6. Juré. Qui a prêté serment (de
ecclésiastiques. remplir ses fonctions en conscience).
3. Cf. p. 42G, n. 2.
428 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
-dans le procès, il avait failli périr pour avoir conseillé la
Pucelle, et néanmoins, quoique si bien désigné à la haine des
Anglais, il voulut monter avec elle dans la charrette, lui fit
venir la croix de la paroisse, l'assista parmi cette foule
furieuse, et sur l'échafaud et au bûcher. Vingt ans après, les
deux vénérables religieux, simples moines, voués à la pau-
vreté et n'ayant rien à gagner ni à craindre en ce monde,
déposent ce qu'on vient de lire. « Nous l'entendions, disent-
ils, dans le feu, invoquer ses saintes ^, son archange ^ ; elle
répétait le nom du Sauveur... Enfin, laissant tomber sa tête,
•elle poussa un grand cri : « Jésus ! »
Dix mille hommes pleuraient... » Quelques Anglais seuls
riaient ou tâchaient de rire. Un d'eux, des plus furieux, avait
juré de mettre un fagot au bûcher : elle expirait au moment
où il le mit, il se trouva mal ; ses camarades le menèrent à une
taverne pour le faire boire et reprendre ses esprits ; mais il ne
pouvait se remettre : a J'ai vu, disait-il hors de lui-même, j'ai
vu de sa bouche, avec le dernier soupir, s'envoler une
colombe. » D'autres avaient lu dans les flammes le mot qu'elle
répétait : « Jésus ! » Le bourreau alla le soir trouver frère
Isambart ; il était tout épouvanté ; il se confessa, mais il ne
pouvait croire que Dieu lui pardonnât jamais... Un secrétaire
du roi d'Angleterre disait tout haut en revenant : « Nous
sommes perdus, nous avons brûlé une sainte ! »
Cette parole, échappée à un ennemi, n'en est pas moins
grave. Elle restera. L'avenir n'y contredira pas. Oui, selon
la Religion, selon la Patrie, Jeanne d'Arc fut une sainte.
Quelle légende plus belle que cette incontestable histoire ?
Mais il faut se garder bien d'en faire une légende ; on doit
en conserver pieusement tous les traits, même les plus
humains, en respecter la réalité touchante et terrible...
Que l'esprit romanesque y touche, s'il ose ; la poésie ne le
fera jamais ^. Eh ! que saurait-elle ajouter ?... L'idée qu'elle
avait, pendant tout le moyen âge, poursuivie de légende en
légende, cette idée se trouva à la fin être une personne ; ce
rêve, on le toucha. La Vierge secourable des batailles que les
1. Cf. p.. 426 n. 2. est plus « romanesque » à vrai dire
2. Saint Michel, Cf. p. 425, n. 1. que poétique.
3. La Jeanne d'Arc de Schiller
MICHELE! 4'2î>
clievaliers appelaient, attendaient d'en-haut, elle fut ici-bas...
En qui i c'est la merveille. Dans ce qu'on méprisait, dans ce
qui semblait le plus humble, dans une enfant, dans la simple
fille des campagnes, du pauvre peuple de France... Car il y
eut un peuple, il y eut une France. Cette dernière figure du
passé fut aussi la première du temps qui commençait. En elle
apparurent à la fois la Vierge.... et déjà la Patrie.
Telle est la poésie de ce grand fait, telle en est la philosophie,
la liante vérité. Mais la réalité historique n'en est pas moins
certaine ; elle ne fut que trop positive et trop cruellement
constatée... Cette vivante énigme, cette mystérieuse créa-
ture, que tous jugèrent surnaturelle, cet ange ou démon, qui,
selon quelques-uns, devait s'envoler un matin, il se trouva
que c'était une jeune femme, une jeune fille, qu'elle n'avait
])oint d'ailes, qu'attachée comme nous à un corps mortel,
elle devait souffrir, mourir, et de quelle affreuse mort !
Mais c'est justement dans cette réalité qui semble dégra-
dante, dans cette triste épreuve de la nature, que l'idéal
se retrouve et rayonne. Les contemporains eux-mêmes y
reconnurent le Christ parmi les Pharisiens ^.. Toutefois, nous
devons y voir encore autre chose, la Passion de la Vierge, le
martyre de la pureté.
Il y a eu bien des martyrs : l'histoire en cite d'innom-
brables, plus ou moins purs, plus ou moins glorieux. L'or-
gueil a eu les siens, et la haine et l'esprit de dispute. Aucun
siècle n'a manqué de martyrs batailleurs, qui sans doute
mouraient de bonne grâce quand ils n'avaient pu tuer... Ces
fanatiques n'ont rien à voir ici. La sainte fille n'est point des
leurs, elle eut un signe à part : bonté, charité, douceur d'âme.
Elle eut la douceur des anciens martyrs, mais avec une dif-
férence. Les premiers chrétiens ne restaient doux et purs
qu'en fuyant l'action, en s'épargnant la lutte et l'épreuve du
monde. Celle-ci fut douce dans la plus âpre lutte, bonne parmi
les mauvais, pacifique dans la guerre même ; la guerre, ce
triomphe du Diable, elle y porta l'esprit de Dieu. Elle prit
1. « L'évêque de Bcauvais et sa scribes et pharisiens se montrèrent
compagnie ne se montrt^rent pas aftectés à faire mourir Notre-Scl-
moins aHectés à faire mourir la gncur. ■ (Chronique de la Pucetle ;
Pucelie que Cayphe et Anne, et les note de Michelet.)
430 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
les armes quand elle sut « la pitié ^ qu'il y avait au royaume
de France ». Elle ne pouvait voir « couler le sang français ».
Cette tendresse de cœur, elle l'eut pour tous les hommes ;
elle pleurait après les victoires et soignait les Anglais blessés.
Pureté, douceur, bonté héroïque, que cette suprême beauté
de l'âme se soit rencontrée en une fille de France, cela peut
surprendre les étrangers qui n'aiment à juger notre nation que
par la légèreté des mœurs. Disons-leur (et sans partialité,
aujourd'hui que tout cela est si loin de nous) que, sous cette
légèreté, parmi ses folies et ses vices, la vieille France n'en fut
pas moins le peuple de l'amour et de la grâce. Le sauveur de la
France devait être une femme. La France était femme elle-
même. Elle en avait la mobilité, mais aussi l'aimable douceur,
la piété facile et charmante, l'excellence au moins du pre-
mier mouvement. Lors même qu'elle se complaisait aux
vaines élégances et aux raffinements extérieurs, elle restait
au fond plus près de la nature. Le Français, même vicieux,
gardait plus qu'aucun autre le bon sens et le bon cœur...
Puisse la nouvelle France ne pas oublier le mot de l'an-
cienne : « Il n'y a que les grands cœurs qui sachent combien
il y a de gloire à être bon - ! » L'être et rester tel entre les
injustices des hommes et les sévérités de la Providence, ce
n'est pas seulement le don d'une heureuse nature, c'est de la
force et de l'héroïsme... Garder la douceur et la bienveillance
parmi tant d'aigres disputes, traverser l'expérience sans lui
permettre de toucher à ce trésor intérieur, cela est divin.
Ceux qui persistent et vont ainsi jusqu'au bout sont les vrais
élus. Et, quand même ils auraient quelquefois heurté^ dans
le sentier difficile du monde, parmi leurs chutes, leurs fai-
blesses et leurs enfances *, ils n'en resteront pas moins les
enfants de Dieu !
{Histoire de France; Flammarion, éditeur.)
■1. Pitié. Chose digne de pitié, et, 3. Hewrtë; Le mot-heMr/er, employé
par suite, misère. absolument, signifie recevoir un choc.
2. C'est le mot de Philoctète dans 4. lin/antes. Enfantillages, fautes
le Télémaque de Fénelon, livre XII. plus ou moins légères.
MICHELET 481
LES VOLONTAIRES DE 92
Détournez les yeux de Paris, et contemplez, je vous prie,
si votre regard })eut l'embrasser, l'immense, l'inconcevable
grandeur du mouvement. Six cent mille volontaires inscrits
veulent marcher à la frontière. Il ne manque que des fusils,
des souliers, du pain. Les cadres sont tout préparés ; les fédé-
rations pacifiques de 90 sont les bataillons frémissants de 92.
Les mêmes chefs souvent y commandent ; ceux qui menèrent
le peujile aux fêtes vont le guider aux combats.
C^s innombrables volontaires ont gardé tous un caractère
de l'époque vraiment unique qui les enfanta à la gloire. Et
maintenant, où qu'ils soient, dans la mort ou dans la vie,
morts immortels, savants illustres, vieux et glorieux soldats,
ils restent tous marqués d'un signe qui les met à part dans
l'histoire. Ce signe, cette formule, ce mot qui fit trembler
toute la terre, n'est autre que leur simple nom : Volontaires
de 92.
Leurs maîtres, qui les instruisirent et disciplinèrent leur
enthousiasme, qui marchèrent devant eux comme une
colonne de feu ^ c'étaient les sous-officiers ou soldats de
l'ancienne armée, que la Révolution venait de jeter en avant,
ses fils qui n'étaient rien sans elle, qui par elle avaient déjà
gagné leur plus grande bataille, la victoire de la liberté.
Génération admirable, qui vit en un même rayon la liberté
et la gloire, et vola le feu du ciel.
C'était le jeune, l'héroïque, le sublime Hoche, qui devait
vivre si peu, celui que personne ne put voir sans l'adorer, —
C'était la pureté même, cette noble figure virginale et guer-
rière, Marceau, pleuré de l'ennemi. — C'était l'ouragan des
batailles, le colérique Kléber, qui, sous cet aspect terrible,
eut le cœur humain et bon, qui, dans ses notes secrètes, plaint
la nuit les campagnes vendéennes qu'il lui faut ravager le
jour. — C'était l'homme de sacrifice qui voulut toujours le
devoir, et la gloire pour lui jamais, qui la donna souvent aux
autres, et même aux dépens de sa vie, un juste, un héros, un
saint, l'irréprochable Desaix.
. 1. Allusion à la colonne de feu qui conduisait les Hébreux dans le désert.
432 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Et puis, après ces héros, arrivent les ambitieux, les avides,
les politiques, les redoutés capitaines, qui plus tard ont
cherché fortune avec ou contre César. L'épée la plus acérée,
l'âpre Piémontais, Masséna, avec son profil de loup. Des rois,
ou gens propres à l'être, des Bernadotte ^ et des Soult. Le
grand sabre de Murât ^
Et puis une glorieuse foule, où chaque homme en d'autres
pays, d'autres temps, eût illustré un empire. En France, il y a
tout un peuple.
Grands maîtres, qui enseignaient d'exemple. Il ne faudrait
pas croire néanmoins que ces rudes et vaillants soldats,
comme beaucoup de ceux-ci, les Augereau, les Lefebvre,
représentassent l'esprit, le grand souffle du moment sacré.
Ah ! ce qui le rendait sublime, c'est qu'à proprement parler,
ce mouvement n'était pas militaire. Il fut héroïque. Par-
dessus l'élan de la guerre, sa fureur et sa violence, planait
toujours la grande pensée, vraiment sainte, de la Révolution,
l'affranchissement du monde.
En récompense, il fut donné à la grande âme de la France,
en son moment désintéressé et sacré, de trouver un chant, —
un chant qui, répété de proche en proche, a gagné toute la
terre. Cela est divin et rare d'ajouter un chant éternel à la
voix des nations.
Il fut trouvé à Strasbourg, à deux pas de l'ennemi. Le
nom que lui donna l'auteur ^ est le Chant de Varmèe du Rhin.
Trouvé en mars ou avril, du premier moment de la guerre, il
ne lui fallut pas deux mois pour pénétrer toute la France. II
alla frapper au fond du Midi, comme par un violent écho, et
Marseille répondit au Rhin. Sublime destinée de ce chant !
il est chanté des Marseillais à l'assaut des Tuileries, il brise
le trône au 10 août. On l'appelle la Marseillaise. Il est chanté
à Valmy *, affermit nos lignes flottantes, effraye l'aigle noir
de Prusse. Et c'est encore avec ce chant que nos jeunes sol-
dats novices gravirent le coteau de Jemmapes ^, franchirent
les redoutes autrichiennes, frappèrent les vieilles bandes
hongroises, endurcies aux guerres des Turcs. Le fer ni le feu
1. Plus tard roi de Suède. vait alors à Strasbourg en garnison.
2. Plus tard roi de Naples. 4. Le 20 septembre 1792.
3. Rouget de Lisle, qui se trou- 5. Le 5 novembre de la même année.
MlCHtLET m
n'y pouvaient ; il fallut, pour briser leur courage, le chant de
la liberté.
(Histoire de France; Flammarion, éditeur.)
UNE TEMPETE
Chaque fois que j'allais à Royan S je pouvais attendre
qu'en ce petit voyage, qui n'est que de quelques heures,
l'orage me surprendrait sur la route sans abri '^. 11 i>esait sur
moi dans les vignes de Saint-Georges et la lande du pro-
montoire que je gravissais d'abord. Il pesait, plus lourd
encore, dans la grande plage circulaire de Royan que je sui-
vais. La lande, quoiqu'en octobre, avait tous ses parfums
sauvages, et ils me semblaient par moment» plus pénétrants
que jamais. Sur la plage, encore paisible, le vent me soufflait
au visage, tiède et doux, et, non moins douce, de ses caresses
suspectes la mer venait lécher mes pieds. Je ne m'y laissais
pas j)rendre, et je me doutais assez de ce que tous deux
jiréparaient.
Pour prélude, après des soirées fort belles, éclataient dans
la nuit d'effroyables coups de vent. Cela revint plusieurs
fois, et spécialement le 26. Cette nuit-là, je ne doutai pas qu'il
n'y eût de grands sinistres. Nos marins étaient sortis. Dans
ces longues fluctuations de la crise équinoxiale, on attend
d'abord un peu ; puis, les choses se prolongeant, le devoir,
le métier parlent ; on passe outre et l'on se hasarde, au risque
d'un coup subit. J'en eus l'impression très forte. Je me dis :
(( Quelqu'un périt. »
Cela n'était que trop vrai.
Sur une barque de pilote qui allait, malgré le gros temps,
tirer un vaisseau du danger de la passe, un malheureux fut
enlevé, et la barque, près de périr elle-même, ne put jamais
le reprendre. Il laissait trois enfants et une femme enceinte.
Ce (jui le rendait encore particulièrement regrettable, c'est
1. Dans lu Charente-Inférieure. peut comparer cette description
La tempOte que décrit ici Miciielet avec celle de (Ihuteaubriand. p. 40.
eut lieu en octobre 1859 ; il venait de 2. C'était aux environs de la crise
passer cinq mois ù Saint-Georges, équinoxiale".
petit port proche de Koyan. — On
1 E XIX* SIÈCLE PAR LES TEXTtS. — tS
434 LE XIX' SIECLE FAR LES TEXTES
que cet homme excellent, par un amour généreux qui n'est
pas rare chez les marins, avait justement épousé une pauvre
fille incapable de travail, qui par accident avait perdu plu-
sieurs phalanges des doigts. Terrible situation : elle est infirme,
enceinte et veuve.
On faisait une collecte, et j'allai porter à Royan ma petite
offrande. Un pilote que je rencontrai parla de l'événement
avec une vraie douleur : <( Tel est notre métier, monsieur,
c'est surtout quand la mer est mauvaise que nous devons
sortir. » Le commissaire de la marine, qui a en main les regis-
tres des vivants et des morts, et connaît mieux que personne
la destinée de ces familles, me parut aussi triste et inquiet. On
sentait bien que ceci n'était qu'un commencement.
Je me remis en route par la plage, et j'eus le loisir, dans ce
trajet assez long, d'observer, d'étudier, dans une zone de
nuages qui, je crois, pouvait s'étendre en tous sens, à huit
ou dix lieues. A ma gauche, la Saintonge, dont je suivais le
rivage, attendait morne et passive. A ma droite, le Médoc,
dont le fleuve me séparait, était dans un calme sombre.
Derrière moi, venant de l'Ouest, de l'Océan, montait un
monde de nuages noirs. Mais, devant moi, un vent de terre
soufflait contre eux (de Bordeaux). Ce vent descendait la
Gironde, et l'on eût pu espérer que la puissante rivière, par
ce grand courant protecteur, repousserait le rideau lugubre
que l'Océan élevait.
Encore dans l'incertitude, je regardai derrière moi, et
consultai Cordouan ^ Il me parut, sur son écueil, d'une pâleur
fantastique. Sa tour semblait un fantôme qui disait : « Mal-
heur ! malheur !»
Je calculai mieux la situation. Je vis très bien que le vent
de terre non seulement serait vaincu, mais qu'il était l'auxi-
liaire de son ennemi. Ce vent de terre soufflait très bas sur la
Gironde, enfonçait, abattait tout obstacle inférieur, apla-
nissait par-dessous la voie aux hauts nuages sombres qui
partaient de l'Océan ; il leur faisait comme un rail glissant,
sur lequel montés ils venaient ^ d'autant plus vite. En peu de
1. Phare construit sur un rocher Latinisme en usage dans l'ancienne
à l'embouchure de la Gironde. langue et dont la perte est regret-
2, Sur lequel montés ils .venaient. table.
MICHELET 43S
temps, tout fut fini du côté de la terre, tout souffle cessa, tout
s'éteignit en teintes grises ; sans obstacle régnèrent les vents
su{)érieurs.
Quand j'ariivai dans IcvS vignes de Vallière, près de Saint-
Ceorges, beaucoup de gens étaient aux champs, achevant en
hâte ce qu'ils avaient à faire, et pensant que de longtemps
on ne pourrait travailler. Les premières gouttes de pluie tom-
baient, mais en un moment il fallut fuir à la maison.
J'avais vu bien des orages. J'avais lu mille descriptions
de tempête, et je m'attendais à tout. Mais rien ne faisait
prévoir l'effet que celle-ci eut par sa longue durée, sa violence
soutenue, par son implacable uniformité. Dès qu'il y a du
plus ou du moins, une halte, un crescendo même, enfin une
variation, l'âme et les sens y trouvent (juelque chose qui
détend, distrait, qui répond à ses besoins impérieux de chan-
gement. Mais ici, cinq jours et cinq nuits, sans trêve, sans
augmentation ni diminution, ce fut la même fureur et rien
ne changea dans l'horrible. Point de tonnerre, point ds com-
bats de nuages, point de déchirement de la mer. Du premier
coup, une grande tente grise ferma l'horizon en tous sens ;
on se trouva enseveli dans ce linceul d'un morne gris de
cendre, qui n'ôtait pas toute lumière, et laissait découvrir
une mer de plomb et de plâtre, odieuse et désolante de mono-
tonie furieuse. Elle ne savait qu'une note. C'était toujours
le hurlement d'une grande chaudière qui bout. Aucune poésie
de terreur n'eût agi comme cette prose. Toujours le même
son : Heu ! heu ! heu ! ou Uh ! hu ! hu !
Nous habitions sur la plage. Nous étions plus que spec-
tateurs de cette scène ; nous y étions mêlés. La mer par
moments venait à vingt pas. Elle ne frappait pas un coup
que la maison ne tremblât. Nos fenêtres recevaient (heureu-
sement un peu de côté) l'immense vent du sud-ouest qui
apportait un torrent, non, mais un déluge, l'océan soulevé
en pluie. Du premier jour, en grande hâte, et non sans beau-
coup de peine, il fallut fermer les volets, allumer les bougies
si l'on voulait voir en plein jour. Dans les pièces qui regar-
daient la campagne, le bruit, la commotion, étaient tout aussi
sensibles. Je persistais à travailler, curieux de voir si cette
force sauvage réussirait à opprimer, à entraver un libre
436 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
esprit. Je maintins ma pensée active, maîtresse d'elle-
même. J'écrivais et je m'observais. A la longue seulement, la
fatigue et la privation de sommeil blessaient en moi une
puissance, la plus délicate de l'écrivain, je crois, le sens du
rythme '. Ma phrase venait inharmonique. Cette corde, dans
mon instrument, la première se trouva cassée.
Le grand hurlement n'avait de variante que les voix
bizarres, fantasques, du vent acharné sur nous. Cette maison
lui faisait obstacle ; elle était pour lui un but qu'il assaillait
de cent manières. C'était parfois le coup brusque d'un maître
qui frappe à la porte ; des secousses, comme d'une main
forte pour arracher le volet ; c'étaient des plaintes aiguës
par la cheminée, des désolations de ne pas entrer, des
menaces si l'on n'ouvrait pas, enfin des emportements,
d'effrayantes tentatives d'enlever le toit. Tous ces bruits
étaient couverts pourtant par le grand heu ! heu ! tant celui-
ci était immense, puissant, épouvantable ! Le vent nous
semblait secondaire. Cependant il réussissait à faire péné-
trer la pluie. Notre maison (j'allais dire notre vaisseau)
faisait eau. Le grenier, percé par places, versait des
ondées.
Chose plus sérieuse ! la furie de l'ouragan, par un effort
désespéré, réussit à desceller le gond d'un volet, qui, dès lors,
quoique fermé encore, frémit, branla, s'agita. Il fallut le
consolider en le liant fortement par ses ferrures à celui qui
tenait mieux, et pour cela on dut hasarder d'ouvrir la fenêtre.
Au moment où je l'ouvris, quoique abrité par les volets, je
me sentis comme dans un tourbillon, demi-sourd par l'hor-
rible force d'un bruit égal au canon, d'un coup de canon
permanent qu'on m'eût, sans interruption, tiré sous l'oreille.
J'apercevais, par les fentes, une chose qui donnait la mesure
de ces forces incalculables. C'est que les vagues, croisées et
brisées contre elles-mêmes, souvent ne pouvaient retomber.
La rafale, par dessous, les enlevait comme une plume, ces
pesantes masses, les faisait fuir par la campagne. Qu'eût-ce
été si, nos volets s'arrachant, la fenêtre s'enfonçant, le vent
eût embarqué chez nous ces grosses lames qu'il soutenait,
1. Ce sens tout-à-fait essentiel chez'un Michelet.
MICHELE r Ml
poussait avec la roideur d'une trombe, qu'il portait à travers
champs, terribles et toutes brandies ?...
Nous avions la chance bizarre de faire naufrage sur terre.
Notre maison, si avancée, pouvait voir son toit emporté, ou
tout un étage peut-être. C'était l'inquiétude des gens du
village, comme ils nous le dirent, leur pensée de chaque nuit.
On nous conseillait de quitter. Mais nous supposions toujours
que cette tempête si longue aurait une fin pourtant, et nous
disions toujours : « Demain. »
Les nouvelles qui venaient par terre ne nous apprenaient
que naufrages. Tout près de nous, le 30 octobre, un navire
qui venait de la mer du Sud avec une trentaine d'hommes
périt à la passe même. Après avoir évité les rocs, les écueils,
il était venu en face d'une petite plage de fin sable, où les
femmes se baignent. Eh bien, sur cette douce plage, enlevé
par le tourbillon et sans doute à grande hauteur, il retomba
d'un poids épouvantable, fut assommé, éreinté, disloqué. Il
resta là comme un corps mort. Qu'étaient devenus les
hommes ? on n'en trouva aucune trace. On supposa que
peut-être tous avaient été balayés du pont.
Ce tragique événement en faisait supposer bien d'autres,
et l'on ne rêvait que malheurs. Mais la mer n'avait pas l'air
d'en avoir assez. Tout le monde était à bout ; elle, non. Je
voyais nos pilotes se hasarder derrière un mur qui les cou-
vrait du sud- ouest, observer soucieusement, secouer la tête.
Nul vaisseau, par bonheur pour eux, n'osa entreprendre
d'entrer et ne réclama leur secours. Autrement, ils étaient là,
prêts à donner leur vie.
Moi aussi, je regardais insatiablement cette mer, je la
regardais avec haine. N'étant pas en danger réel, je n'en avais
que davantage l'ennui et la désolation. Elle était laide,
d'affreuse mine. Rien ne rappelait les vains tableaux des
poètes. Seulement, par un contraste étrange, moins je me
sentais bien vivant, plus, elle, elle avait l'air de vivre. Toutes
ces vagues électrisées par un si furieux mouvement avaient
pris une animation, et comme une âme fantastique. Dans la
fureur générale, chacune avait sa fureur. Dans l'uniformité
totale (chose vraie, quoique contradictoire), il y avait un
diabolique fourmillement. Etait-ce la faute de mes yeux et
438 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
de mon cerveau fatigué ? ou bien en était-il ainsi ? Elles me
faisaient l'effet d'un épouvantable niob \ d'une horrible popu-
lace, non d'hommes, mais de chiens aboyants, un million, un
milliard de dogues acharnés, ou plutôt fous... Mais que dis-
je ? des chiens, des dogues ? ce n'était pas cela encore.
C'étaient des apparitions exécrables et innomées, des
bêtes sans yeux ni oreilles, n'ayant que des gueules écu-
mantes. Monstres, que voulez-vous donc ? n'êtes-vous pas
soûls des naufrages que j'apprends de tous côtés ? que
demandez- vous ? — « Ta mort et la mort universelle, la
suppression de la terre, et le retour au chaos... «
{La Mer; Flammarion, éditeur.)
1 . Mob. Mot anglais ; populace, qui suit, en est la traduction.
GUIZOT
ENSEIGNEMENTS A TIRER DE NOTRE HISTOIRE
En revoyant aujourd'luii ces leçons ^ j'ai retrouvé le
même sentiment qui m'animait, il y a bientôt trente ans *,
en les donnant : le sévère mais profond plaisir d'assister au
développement laborieux, mais puissant, de ma patrie, et
de la voir grandir et briller à travers les obstacles, les efforts
et les douleurs. Il en coûte cher pour devenir la France. Nous
nous plaignons, et non sans droit, de nos épreuves et de nos
mécomptes. Nos pères n'ont pas vécu plus doucement que
nous, ni recueilli plus tôt, et à meilleur marché, les fruits de
leurs travaux. Il y a, dans le spectacle de leurs destinées, de
quoi s'attrister et se fortifier à la fois. L'histoire abat les pré-
tentions impatientes et soutient les longues espérances.
C'est le caractère particulier de la France que, pour con-
quérir un bon et libre gouvernement, elle a beaucoup tenté,
peu réussi et jamais succombé sous ses fautes, même quand
elle n'en a pas su profiter. Nation pleine de force intelligente
et vitale, qui s'emporte, s'égare, le reconnaît, change brus-
quement de route, ou bien s'arrête immobile, lasse en appa-
rence et dégoûtée de chercher en vain, mais qui ne se résigne
point à l'impuissance, et se distrait de ses revers politiques
par d'autres travaux et d'autres gloires, en attendant qu'elle
reprenne sa course vers son grand but. La France a subi,
depuis quatorze siècles, les plus éclatantes alternatives d'a-
narchie et de despotisme, d'illusion et de mécompte ; elle
n'a jamais renoncé longtemps ni à l'ordre, ni à la liberté, ces
deux conditions de l'honneur comme du bien-être durable des
nations.
C'est par là que notre histoire, souvent triste, demeure
pourtant rassurante. Elle nous apprend que, malgré les
erreurs et les crimes de nos jours, nous ne sommes pas des
1.' Faites à la Sorbonne, de 1828 à 2. La préface à laquelle est em-
1835. prunté cet extrait date de 1855.
440 LE XIX" SIÈCLE PAR LES TEXTES
novateurs aussi inouïs, ni des rêveurs aussi chimériques qu'on
nous en accuse. Le but que nous poursuivons est, au fond, le
même qu'ont poursuivi nos pères ; comme nous, ils ont tra-
vaillé à émanciper et à élever, moralement et matériellement,
les diverses classes de notre société ; comme nous, ils ont
aspiré à garantir, par des institutions libres et par l'inter-
vention efficace de la nation dans son gouvernement, la
bonne gestion des affaires publiques, les droits et les libertés
des personnes. Et s'ils ont, à plusieurs reprises, échoué dans
ce généreux dessein, toujours de grands et fermes esprits,
nobles ou bourgeois, magistrats ou simples citoyens, sont
restés debout au milieu de la défaillance générale, mainte-
nant les bons principes, les hautes espérances, et ne souffrant
pas que le feu sacré s'éteignît parce qu'on n'avait pas encore
réussi à élever le temple. Et la confiance de ces persévérants
défenseurs de la bonne cause malheureuse n'a point été
trompée : non seulement elle a survécu à ses malheurs, mais,
le jour venu, elle a reparu plus exigeante et plus forte. Le
temps grandit ce qu'il ne tue pas.
Nous savons donc certainement qu'en aspirant à fonder
un régime libre, loin de renier la France des siècles, nous la
continuons, et que les échecs ne nous interdisent point
l'espoir du succès.
A cette encourageante certitude, notre histoire ajoute
deux enseignements, les plus essentiels à mon sens, entre
beaucoup d'autres, et que je tiens particulièrement à mettre
en lumière.
C'est la rivalité aveugle des hautes classes sociales qui a
fait échouer, parmi nous, les essais de gouvernement libre.
Au lieu de s'unir, soit pour se défendre du despotisme, soit
pour fonder et pratiquer la liberté, la noblesse et la bour-
geoisie sont restées séparées, ardentes à s'exclure ou à se
supplanter, et ne voulant accepter, l'une aucune égalité,
l'autre aucune supériorité. Prétentions iniques en droit et
vaines en fait. Les hauteurs un peu frivoles de la noblesse
n'ont pas empêché la bourgeoisie française de s'élever et de
prendre place au niveau supérieur de l'Etat. Les jalousies
un peu puériles de la bourgeoisie n'ont pas empêché la
noblesse de conserver les avantages que donnent la notoriété
GUIZOT 44 1
des familles et la longue possession des situations. Dans
toute société qui vit et grandit, il y a un mouvement inté-
rieur d'ascension et de conquête. Dans toute société qui dure,
une certaine hiérarchie des conditions et des rangs s'établit
et se perpétue. I^a justice, le bon sens, l'intérêt public, l'in-
térêt personnel bien entendu veulent que, de part et d'autre,
on accepte ces faits naturels de l'ordre social. Les classes
diverses n'ont pas su avoir, en France, cette équit<i habile.
Aussi ont-elles, les unes et les autres, porté pour elles-mêmes,
et fait porter à leur commune patrie la peine de leur inintel-
ligent égoïsme. Pour le vulgaire plaisir de rester, les uns
impertinents, les autres envieux, nobles et bourgeois ont été
infiniment moins libres, moins grands, moins assurés dans
leurs biens sociaux qu'ils n'auraient pu l'être avec un peu
plus de justice, de prévoyance et de soumission aux lois
divines des sociétés humaines. Ils n'ont pas su agir de concert
pour être libres et puissants ensemble ; ils se sont livrés et
ils ont livré la France aux révolutions.
Voici le second grand enseignement que nous donne notre
histoire.
Elle nous montre livrés en politique à la même disposition
qui nous caractérise, dit-on, dans la guerre, à la furia fran-
cese >. Quand un principe, un intérêt, un sentiment nous
préoccupe, il nous domine absolument, exclusivement ; nous
récoutons et le suivons jusqu'au bout, en logiciens passionnés,
sans tenir compte d'aucune autre considération, d'aucun autre
fait. Sommes-nous dans un accès d'ambition de liberté ?
Nous lui sacrifions tout, les plus pressantes conditions de
l'ordre, les plus évidentes nécessités du pouvoir, le repos du
présent, la sécurité de l'avenir. Que les conséquences de la
faute éclatent, que l'anarchie apparai.sse, que le besoin d'un
pouvoir efficace devienne incontestable, nous nous préci-
piterons sous sa main ; nous lui livrerons toutes nos places
de sûreté ^ ; nous irons au devant et au delà de ses exigences.
Pour avoir été libéraux sans mesure, nous oublierons que
nous voulions être libres. De tels emportements et de tels
1, Fiiria francese. La furie fran- 2. Places de sûreté. Proprement,
çaise ; c'est ainsi que les Italiens places de guerre accordées en garan-
qualiftèrent t\ la bataille de Fornoue tie ; ici, gages de la liberté publique.
1 impétuosité de nos soldats.
44"2 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
oublis ont leurs conséquences inévitables. La mesure, la pré-
voyance, prendre soin des intérêts divers qui coexistent dans
la société, tenir compte des principes contraires qui s'y com-
binent en s'y combattant, faire aux uns et aux autres leur
part et seulement leur part, s'arrêter à temps, transiger à
propos, faire aujourd'hui des sacrifices dans la vue du len-
demain, c'est la sagesse, c'est l'habileté, c'est la nécessité
en politique ; c'est la politique même. Aux peuples dans leur
longue destinée, comme aux individus dans leur court pas-
sage. Dieu ne donne le succès politique qu'à ces conditions.
Les peuples ont sur les individus cet avantage que le
temps ne leur manque pas pour apprendre à réussir. Et la
France est certainement capable de l'apprendre, car, à toutes
les époques et en dépit de toutes ses fautes, elle est restée
grande, intelligente et forte. Elle a souvent échoué sans
jamais dépérir. Ses succès ont surmonté ses revers. Elle est
jeune, malgré ses quatorze siècles. Elle ne renoncera point à
ce qu'au fond elle a toujours désiré et cherché. Je suis de
ceux qui persistent à croire que, lorsqu'elle aura bien vu
pourquoi elle n'a pas réussi, elle obtiendra, en le méritant, le
succès qui lui a manqué.
(Histoire de la Civilisation en France, préface de 1855;
Perrin et C*®, éditeurs.)
LES CROISADES
Le premier grand événement qui se présente à nous, qui
ouvre pour ainsi dire l'époque dont nous parlons, ce sont les
croisades. Elles commencent à la fin du XP siècle, et rem-
plissent le XIP et le XIIP. Grand événement à coup sûr, car,
depuis qu'il est consommé, il n'a cessé d'occuper les histo-
riens philosophes ; tous, même avant de s'en rendre compte,
ont pressenti qu'il y avait là une de ces influences qui chan-
gent la condition des peuples, et qu'il faut absolument
étudier pour comprendre le cours général des faits.
Le premier caractère des croisades, c'est leur universa-
lité ; l'Europe entière y a concouru ; elles ont été le premier
événement européen. Avant les croisades, on n'avait jamais
vu l'Europe s'émouvoir d'un même sentiment, agir dans une
GUIZOT 443
même cause ; il n'y avait pas d'Europe. Les croisades ont
révélé l'Europe chrétienne. Les Français faisaient le fond
de la première armée de croisés ; mais il y avait aussi des
Allemands, des Italiens, des Espagnols, des Anglais. Suivez
la seconde, la troisième croisade ; tous les peuples chrétiens
s'y engagent. Rien de pareil ne s'était encore vu. Ce n'est
pas tout : de même que les croisades sont un événement
européen, de môme dans chaque pays elles sont un événement
national ; dans chaque pays, toutes les classes de la société
s'animent de la même impression, obéissent à la même idée,
s'abandonnent au même élan. Rois, seigneurs, prêtres, bour-
geois, i^euple des campagnes, tous prennent aux croisades le
même intérêt, la même part. L'unité morale des nations
éclate, fait aussi nouveau que l'unité européenne.
Quand de pareils événements se rencontrent dans la jeu-
nesse des peuples, dans ces temps où ils agissent spontané-
ment, librement, sans préméditation, sans intention poli-
tique, sans combinaison de gouvernement, on y reconnaît
ce que l'histoire appelle des événements héroïques, l'âge
héroïque des nations. Les croisades sont, en effet, l'événement
héroïque de l'Europe moderne, mouvement individuel et
général à la fois, national et pourtant non dirigé.
Que tel soit vraiment leur caractère primitif, tous les docu-
ments le disent, tous les faits le prouvent. Quels sont les pre-
miers croisés qui se mettent en mouvement l des bandes
populaires ; elles partent sous la conduite de Pierre l'Ermite,
sans préparatifs, sans guides, sans chefs, suivies plutôt que
conduites par quelques chevaliers obscurs ; elles traversent
l'Allemagne, l'empire grec, et vont se disperser ou périr dans
l'Asie mineure.
La classe supérieure, la noblesse féodale, s'ébranle à son
tour pour la croisade. Sous le commandement de Godef roi de
Bouillon, les seigneurs et leurs hommes partent pleins d'ar-
deur. Lorsqu'ils ont traversé l'Asie mineure, il prend aux
chefs des croisés un accès de tiédeur et de fatigue ; ib ne se
soucient pas de continuer leur rout€ : ils voudraient s'oc-
cuper d'eux-mêmes, faire des conquêtes, s'y établir. Le peuple
de l'armée se soulève ; il veut aller à Jérusalem : la délivrance
de Jérusalem est le but de la croisade ; ce n'est pas pour
444 LE XIX'^ SIECLE PAR LES TEXTES
gagner des principautés à Raimond de Toulouse, ni à Boé-
mond, ni à aucun autre que les croisés sont venus. L'impul-
sion populaire, nationale, européenne, l'emporte sur toutes
les intentions individuelles ; les chefs n'ont point sur les
masses assez d'ascendant pour les soumettre à leurs intérêts.
Les souverains, qui étaient restés étrangers à la première
croisade, sont enfin emportés dans le mouvement comme les
peuples. Les grandes croisades du XIP siècle sont comman-
dées par des rois.
Je passe tout à coup à la fin du XIIP siècle. On parle
encore en Europe des croisades, on les prêche même avec
ardeur. Les papes excitent les souverains et les peuples ; on
tient des conciles pour recommander la Terre Sainte ; mais
personne n'y va plus, personne ne s'en soucie plus. Il s'est
passé dans l'esprit européen, dans la société européenne,
quelque chose qui a mis fin aux croisades. Il y a bien encore
quelques expéditions particulières ; on voit bien quelques
seigneurs, quelques bandes partir encore pour Jérusalem ;
mais le mouvement général est évidemment arrêté. Cepen-
dant il semble que ni la nécessité, ni la facilité de le continuer
n'ont disparu. Les Musulmans triomphent de plus en plus en
Asie. Le royaume chrétien fondé à Jérusalem est tombé entre
leurs mains. Il faut le reconquérir ; on a, pour y réussir, bien
plus de moyens qu'on n'en avait au moment où les croisades
ont commencé ; un grand nombre de chrétiens sont établis
et encore puissants dans l'Asie mineure, la Syrie, la Pales-
tine. On connaît mieux les moyens de voyage et d'action.
Cependant rien ne peut ranimer les croisades. Il est clair que
les deux grandes forces de la société, les souverains d'une
part, les peuples de l'autre, n'en veulent plus.
On a beaucoup dit que c'était lassitude, que l'Europe était
fatiguée de se ruer ainsi sur l'Asie. Il faut s'entendre sur ce
mot lassitude dont on se sert souvent en pareille occasion ; il
est étrangement inexact. Il n'est pas vrai que les générations
humaines soient lasses de ce qu'elles n'ont pas fait, lasses des
fatigues de leurs pères. La lassitude est personnelle, elle ne se
transmet pas comme un héritage. Les hommes du XIIP siè-
cle n'étaient point fatigués des croisades du XIP ; une autre
cause agissait sur eux. Un grand changement s'était opéré
GUIXOT 445
dans les idées, dans les sentiments, dans les situations sociales.
On n'avait j)lus les mêmes besoins, les mêmes désirs. On ne-
croyait plus, on ne voulait plus les mêmes choses. C'est par de
telles métamorphoses politiques ou morales, et non par la
fatigue, que s'explique la conduite différente des générations
successives. La prétendue lassitude qu'on leur attribue est
une métaphore sans vérité.
Deux grandes causes, l'une mort^le, l'autre sociale, avaient
lancé l'Europe dans les croisades.
La cause morale, vous le savez, c'était l'impulsion des
sentiments et des croyances religieuses. Depuis la fin du
VIP siècle, le christianisme luttait contre le mahométisme ;
il l'avait vaincu en Europe après en avoir été dangereusement
menacé ; il était parvenu à le confiner en Espagne. Là encore,
il travaillait constamment à l'expulser. On a présenté les
croisades comme une espèce d'accident, comme un événe-
ment imprévu, inouï, né des récits que faisaient les pèlerins
au retour de Jérusalem, et des prédications de Pierre l'Er-
mite. Il n'en est rien. Les croisades ont été la continuation,
le zénith ^ de la grande lutte engagée depuis quatre siècles
entre le christianisme et le mahométisme. Le théâtre de
cette lutte avait été jusque-là en Europe ; il fut transporté
en Asie. Si je mettais quelque prix à ces comparaisons, à ces
parallélismes dans lesquels on se plaît quelquefois à faire
entrer, de gré ou de force, les faits historiques, je pourrais
vous montrer le christianisme fournissant exactement en
Asie la même carrière, subissant la même destinée que le
mahométisme en Europe. Le mahométisme s'est établi en
Espagne, il y a conquis et fondé un royaume et des princi-
pautés. Les chrétiens ont fait cela en Asie. Ils s'y sont trouvés,
à l'égard des Mahométans, dans la même situation que ceux-
ci en Espagne à l'égard des chrétiens. Le royaume de Jéru-
salem et le royaume de Grenade se correspondent. Peu
importent, du reste, ces similitudes. Le grand fait, c'est la
lutte des deux systèmes religieux et sociaux. Les croi-
sades en ont été la principale crise. C'est là leur caractère
historique, le lien qui les rattache à l'ensemble des faits.
Une autre cause, l'état social de l'Europe au XP siècle, ne
1. Zénith. Point culminant.
446 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
contribua pas moins à les faire éclater. J'ai pris soin de bien
expliquer pourquoi, du V^ au XP siècle, rien de général
n'avait pu s'établir en Europe ; j'ai cherché à montrer com-
ment tout était devenu local, comment les Etats, les exis-
tences, les esprits s'étaient renfermés dans un horizon fort
étroit. Ainsi le régime féodal avait prévalu. Au bout de quel-
que temps, un horizon si borné ne suffit plus ; la pensée et
l'activité humaine aspirèrent à dépasser la sphère où elles
étaient renfermées. La vie errante avait cessé, mais non le
goût de son mouvement, de ses aventures. Les peuples se
précipitèrent dans les croisades comme dans une nouvelle
existence plus large, plus variée, qui tantôt rappelait l'an-
cienne liberté de la barbarie, tantôt ouvrait les perspectives
d'un vaste avenir.
Telles furent, je crois, au XII^ siècle les deux causes déter-
minantes des croisades. A la fin du XIP siècle, ni l'une ni
l'autre de ces causes n'existait plus. L'homme et la société
étaient tellement changés, que ni l'impulsion morale, ni le
besoin social qui avait précipité l'Europe sur l'Asie, ne se
faisaient plus sentir. Je ne sais si beaucoup d'entre vous ont lu
les historiens originaux des croisades, et s'ils vous est quel-
quefois venu à l'esprit de comparer les chroniqueurs contem-
porains des premières croisades, avec ceux de la fin du XIP
et du XIIP siècle ; par exemple, Albert d'Aix, Robert le
Moine et Raymond d'Agiles, qui assistaient à la première
croisade, avec Guillaume de Tyr et Jacques de Vitry. Quand
on rapproche ces deux classes d'écriv^ains, il est impossible
de n'être pas frappé de la distance qui les sépare. Les pre-
miers sont des chroniqueurs animés, d'une imagination
émue, et qui racontent les événements de la croisade avec
passion. Mais ce sont des esprits prodigieusement étroits,
sans aucune idée hors de la petite sphère dans laquelle ils
ont vécu, étrangers à toute science, remplis de préjugés,
incapables de porter un jugement quelconque sur ce qui se
passe autour d'eux et sur les événements qu'ils racontent.
Ouvrez au contraire l'histoire des croisades de Guillaume
de Tyr ; vous serez étonnés de trouver presque un historien
des temps modernes, un esprit développé, étendu, libre, une
rare intelligence politique des événements, des vues d'en-
GUIZOT 447
semble, un jugement porté sur les causes et sur les effets.
Jacciues de Vitry otïre l'exemple d'un autre genre de déve-
loppement ; c'est un savant qui ne s'enquiert pas seulement
de ce qui se rapporte aux croisades, mais s'occui^e de l'état
(les moMUH, de géographie, d'ethnograpiiie, d'histoire natu-
relle, (pli observe et décrit le monde. En un mot, il y a entre
les chroniqueurs des premières croisades et les historiens des
dernières un intervalle immense. et qui révèle dans l'état
des esprits une révolution véritable.
Cette révolution éclate surtout dans la manière dont le»
uns et les autres parlent des Mahométans. Pour les premiers
chroniqueurs, et par conséquent pour les premiers croisés,^
dont les premiers chroniqueurs ne sont que l'expression, les
Mahométans ne sont qu'un objet de haine ; il est clair que
ceux qui en parlent ne les connaissent point, ne les jugent
point, ne les considèrent que sous le point de vue de l'hosti-
lité religieuse qui existe entre eux ^ ; on ne découvre la trace
d'aucune relation sociale ; ils les détestant et les combattent,
rien de plus. Guillaume de Tyr, Jacques de Vitry, Bernard
le Trésorier, parlent des Musulmans tout autrement ; on
sent que, tout en les combattant, ils ne les voient plus comme
des monstres, qu'ils sont entrés jusqu'à un certain point
dans leurs idées, qu'ils ont vécu avec eux, qu'il s'est établi
entre eux ^ des relations et même une sorte de sympathie.
Guillaume de Tyr fait un bel éloge de Noureddin * et Ber-
nard le Trésorier, de Saladin *. Ils vont même quelquefois
jusqu'à opposer les mœurs et la conduite des Musulmans
aux mœurs et à la conduite des chrétiens ; ils adoptent les
Musulmans pour faire la satire des chrétiens, comme Tacite
peignait les mœurs des Germains en constraste avec les
mœurs de Rome. Vous voyez quel changement immense a
dû s'opérer entre les deux époques, puisque vous trouvez
dans la dernière, sur les ennemis mêmes des chrétiens, sur
ceux contre lesquels les croisades étaient dirigées, une
liberté, une impartialité d'esprit qui eût saisi les premiers
croisés de surprise et de colère.
1, 2. £n/rc eux. fiiio-doitici reprè- I. Sultan d'I':g>-ptc ot de Syrie,
scnter d'une part les mahométans En 1187, il tailla en pièces l'armée
et d'autre part les chrétiens. chrétienne i\ Tlbériade et s'empara
3. Souverain de Syrie. - de Jérusalem.
448 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
C'est là le premier, le principal effet des croisades, un grand
pas vers l'affranchissement de l'esprit, un grand progrès vers
des idées plus étendues, plus libres. Commencées au nom et
sous l'influence des croyances religieuses, les croisades ont
enlevé aux idées religieuses, je ne dirai pas leur part légitime
d'influence, mais la possession exclusive et despotique de
l'esprit humain. Ce résultat, bien imprévu sans doute, est
né de plusieurs causes. La première, c'est évidemment la
nouveauté, l'étendue, la variété du spectacle qui s'est offert
aux yeux des croisés. Il leur est arrivé ce qui arrive aux
voyageurs. C'est un lieu commun que de dire que l'esprit des
voyageurs s'affranchit, que l'habitude d'observer des peuples
divers, des mœurs, des opinions différentes, étend les idées,
dégage le jugement des anciens préjugés. Le même fait s'est
accompli chez ces peuples voyageurs qu'on a appelés les
croisés ; leur esprit s'est ouvert et élevé par cela seul qu'ils
ont vu une multitude de choses différentes, qu'ils ont connu
d'autres mœurs que les leurs. Ils se sont trouvés d'ailleurs
en relation avec deux civilisations, non seulement différentes,
mais plus avancées : la société grecque d'une part, la société
musulmane de l'autre. Nul doute que la société grecque,
quoique sa civilisation fût énervée, pervertie, mourante, ne
fît sur les croisés l'effet d'une société plus avancée, plus polie,
plus éclairée que la leur. La société musulmane leur fut un
spectacle de même nature. Il est curieux de voir dans les
chroniques l'impression que produisirent les croisés sur les
Musulmans ; ceux-ci les regardèrent au premier abord comme
des barbares, comme les hommes les plus grossiers, les plus
féroces, les plus stupides qu'ils eussent jamais vus. Les croisés
de leur côté, furent frappés de ce qu'il y avait de richesse,
d'élégance de mœurs chez les Musulmans. A cette première
impression succédèrent bientôt entre les deux peuples de
fréquentes relations. Elles s'étendirent et devinrent beau-
coup plus importantes qu'on ne le croit communément. Non
seulement les chrétiens d'Orient avaient avec les Musulmans
des rapports habituels, mais l'Occident et l'Orient se con-
nurent, se visitèrent, se mêlèrent.
(Histoire de la Civilisation en France; Perrin et C'^, éditsurs.)
GUI /.or 449
CONDAMNATIOX DE STRAFFORD «
Ce n'est pas tout qu'une condamnation soit juste -, il faut
être juste envers le condamné. Il monte sur l'échafaud. il
y meurt, justement, je le veux. Est-ce fini ? Non : l'histoire
est là qui a aussi à le juger, et la justice de l'échafaud n'est
pas celle de l'histoire. Incurable paresse de l'esprit humain,
qui veut toujours se croire au terme et s'y reposer ! Il écrit
des lois pour prévoir et punir les crimes, et, quand il les a
écrites, il s'y confie, il promet de s'y assujettir. Un coupable
.survient dont les crimes ont échappé à la prévoyance et ne
tombent point sous l'atteinte des lois. La conscience humaine
s'étonne, hésite ; puis enfin elle fait un effort ; elle va recon-
naître et saisir le crime hors de la sphère légale ^. Là elle
s'arrête, elle triomphe, elle est fière de son audace ; et parce
qu'elle a su s'élever au-dessus de ce qu'elle avait écrit, parce
qu'elle a considéré et jugé une action en elle-même, indéjien-
damment des définitions de la .science *, elle .se tient pour
satisfaite et en pos.session de la vérité ; elle se hâte d'appliquer
à l'homme tout entier le jugement qu'elle a porté sur l'action ;
et, déjà lasse d'un travail inattendu, elle ne veut voir en lui
que l'auteur du crime qu'elle a eu tant de peine à saisir.
Vaine prétention ! Rien n'est dit, rien n'est jugé ; il faut
recommencer ; il faut aller au delà du crime comme il a fallu
aller au delà de la loi ; il faut étudier l'homme lui-même,
tout l'homme ; il est bien plus vaste, bien plus complexe que
son action ; en lui se rencontrent je ne sais combien de dis-
positions, de facultés, d'idées, de sentiments dont elle ne
donne pas la clef, qui n'en font pas moins partie de sa nature
morale, et qu'il faut bien connaître, dont il faut bien tenir
compte si on veut le juger d'après ce qu'il est réellement, et
prononcer sur son caractère, sur sa i>ersonne, sur lui-même
enfin avec équité. Il est vrai, Straflford, qui n'était pas cou-
pable de trahison selon la loi, en était coupable selon la
morale ; et pourtant Strafïord était bien autre chose qu'un
1. Ministre du roi d'Angleterre signalé pendant son ministère le
<'.harles 1»'. Le Parlement le mit en règne de Charles I".
accusation, et Charles I""' le laissa 3. C'est en vertu d'une , loi
exécuter. d'exception que StrafTord avait été
2. Sfrafford était coupable de condamné.
tous les actes criminels qui avaient 4. La science Juridique.
LE XI\* SIÈCLE PaB les TCXTSS. — t9
450 LE .Y/A-" SIECLE PAR LES TEXTES
traître et un coupable. Comme il y avait dans sa conduite
des crimes que les lois n'atteignent point, de même il y avait
dans son caractère des qualités que n'atteignent ^ point ses
crimes. Fier et passionné, il s'égara sans jamais s'abaisser ;
infidèle à la cause de son pays, il se dévoua sans réserve, quel
que fût le péril, à la cause de son maître ; ambitieux, capri-
cieux, déréglé, il savait pourtant aimer, estimer, résister, et
servir le roi contre la cour, et, tout en poussant avec ardeur
sa fortune, braver de puissantes défaveurs. Sans doute, il
portait sur les droits et les intérêts de l'Angleterre un juge-
ment bien moins pur, bien moins juste que Falkland et
Hampden ^ ; cependant il ne faut pas croire que tout fût
erreur dans sa pensée politique : bien des choses, et de très
importantes, le frappaient, qui échappaient à ses rivaux ;
il connaissait des besoins publics, des conditions de liberté
publique dont Hollis et Pym ^ avaient tort de ne point tenir
compte ; il prévoyait, au train de la révolution, mille con-
séquences dont ils ne voulaient pas plus que lui, mais qu'ils
ne savaient point démêler.
Enfin c'était non seulement un esprit supérieur, mais une
âme élevée, en proie, il est vrai, au tumulte des passions
mondaines, dépourvue de moralité patriotique, et pourtant
capable de conviction, d'affection, de désintéressement. Je
comprends que Hampden l'ait condamné ; je ne comprends
pas que l'histoire, en le chargeant de ce qui fit sa ruine, ne
prenne pas plaisir à lui rendre ce qui faisait sa grandeur ; et,
pour mon compte, je suis sûr qu'en assistant à sa glorieuse
défense, à son tranquille départ pour l'échafaud, en le
voyant ne baisser la tête que pour recevoir sur son passage
la bénédiction d'un vieil ami de prison, j'aurais senti le
besoin de lui tendre la main, de serrer la sienne, et, au dernier
moment, de sympathiser avec ce grand cœur.
{Histoire de la Révolution d: Angleterre ; Didier, édit.)
1 . Le mot atteignent a ici un autre second fut un des plus redoutables
sens que dans la première partie de adversaires du roi, mais il ne coni-
la phrase ; les crimes de StralTord ne battait que son absolutisme et n'a-
sauraient porter atteinte à ses qua- vait en vue que « les droits et les
lités, y faire tort, les eflacer. intérêts de IWngleterre ».
2. Le premier, ministre après 3. Membres du Parlement hos-
Strafford, voulut concilier la cause tiles au roi.
royale et la cause populaire ; le
MIGNET
AVANT LA. PRISE DE LA BASTILLE
Pendant cette soirée, le peuple s'était transporté à rHôt<»l
de Ville, et avait demandé qu^on sonnât le tocsin, que les
districts fussent réunis et les citoyens armés. Quelques élec-
teurs s'assemblèrent à l'Hôtel de Ville, et ils prirent l'au-
torité en main. Ils rendirent, pendant ces jours d'insurrection,
les plus grands services à leurs concitoyens et à la cause de
la liberté par leur courage, leur prudence et leur activité ;
mais, dans la première confusion du soulèvement, il ne leur
fut guère facile d'être écoutés. Le tumulte était à son comble,
chacun ne recevait d'ordre que de sa passion. A côté des
citoyens bien intentionnés étaient des hommes suspects qui
ne cherchaient dans l'insurrection qu'un moyen de désordre
et de pillage. Des troupes d'ouvriers, employés par le gou-
vernement à des travaux publics, la plupart sans domicile,
sans aveu, brûlèrent les barrières, infestèrent les rues, pil-
lèrent quelques maisons ; ce furent eux qu'on appela les bri-
gands. La nuit du 12 au 13 se passa dans le tumulte et dans
les alarmes...
A Paris, l'insurrection prit le 13 un caractère plus régulier.
Dès le matin, le peuple se présenta à l'Hôtel de Ville ; on
sonna le tocsin de la maison commune et celui de toutes les
églises; des tambours parcoururent les rues en convoquant
les citoyens. On se rassembla sur les places publiques ; des
troupes se formèrent sous le nom de volontaires du Palais-
Royal, volontaires des Tuileries, de la Basoche, de l'Arque-
buse. Les districts se réunirent ; chacun d'eux votfl, deux
cents hommes pour sa défense. Il ne manquait que des armes ;
on en chercha partout oii l'on espéra pouvoir en trouver ; on
s'empara de celles qui étaient chez les armuriers et les four-
bisseurs \ en leur expédiant des reçus. On vint en demander
1. Les fourbisseurs ne fourbis- salent pas seulement les armes, mate
aussi les • montaient •.
452 LE XIX^ SIECLE PAR LES TEXTES
à l'Hôtel de Ville ; les électeurs, toujours assemblés, répon-
dirent vainement qu'ils n'en avaient point ; on en voulait
à toute force. Les électeurs mandèrent alors le chef de la
ville, M. de Flesselles, prévôt des marchands, qui seul con-
naissait l'état militaire de la capitale et dont l'autorité
populaire pouvait être d'un grand secours dans de si difficiles
conjonctures. Il arriva au milieu des applaudissements de
la multitude : Mes amis, dit-il, je suis votre père : vous serez
contents. Un comité permanent se forma à l'Hôtel de Ville
pour prendre des mesures touchant le salut commun.
Vers le même temps, on vint annoncer que la maison des
lazaristes \ qui contenait beaucoup de grains, avait été
dévastée, qu'on avait forcé le Garde-Meuble pour y prendre
de vieilles armes, et que les boutiques des armuriers étaient
pillées. On craignit les plus grands excès de la part de la
multitude ; elle était déchaînée et il paraissait difficile de
maîtriser sa fougue. Mais elle était dans un moment d'en-
thousiasme et de désintéressement. Elle désarma elle-
même les gens suspects ; le blé trouvé chez les lazaristes fut
porté à la halle ; on ne pilla aucune maison ; les voitures, les
chariots, remplis de provisions, de meubles, de vaisselle,
arrêtés aux portes de la ville, furent conduits à la place de
Grève ^, devenue un vaste entrepôt. La foule s'y amoncelait
d'un moment à l'autre en faisant toujours entendre le cri :
Des armes ! Il était alors près d'une heure. Le prévôt des
marchands annonça l'arrivée procliaine de douze mille fusils
de la manufacture de Charle ville, qui seraient bientôt suivis
de trente mille autres. Cette assurance apaisa pour quelque
temps le peuple, et le comité se livra avec un peu plus de
calme à l'organisation de la milice bourgeoise. En moins de
quatre heures le plan fut rédigé, discuté, adopté, imprimé et
affiché. On décida que la garde parisienne serait portée jusqu'à
nouvel ordre à quarante-huit mille hommes. Tous les citoyens
furent invités à se faire inscrire pour y être incorporés ;
chaque district eut son bataillon, chaque bataillon ses chefs ;
on offrit le commandement de cette armée bourgeoise au duc
d'Aumont, qui demanda vingt-quatre heures pour se décider.
1. Membres d'une congrégation 2. Aujourd'hui place de l'Hôtel-
îondée par Vincent de Paul. de- Ville.
MIGNET 458
En attendant, le marquis de la Salle fut nommé commandant
en second. La cocarde verte fut ensuite remplacée par la
cocarde rouge et bleue ; c'étaient les couleurs de la ville.
Tout cela fut le travail de (juclques heures. Les districts
apportaient leur adhésion aux mesures que le comité i)erma-
nent venait de prendre. Les clercs du Châtelet, ceux du
])alais, les élèves en chirurgie, les soldats du guet, et, ce qui
valait mieux encore, les gardes françaises ' offraient leurs
services à l'assemblée. Des patrouilles commençaient à se
former et à parcourir les rues.
Le peuple attendait impatiemment l'effet des promesses
du prévôt des marchands ; les fusils n'arrivaient pas, le soir
approchait, on craignait pour la nuit une attaque de la part
des troujies. On se crut trahi en apprenant que cinq milliers ^
de poudre sortaient secrètemer^ de Paris, et que le peuple
des barrières venait de les arrêt-er. Mais bientôt les caisses
arrivèrent, portant pour étiquette artillerie. Leur vue calma
l'effervescence ; on les escorta à l'Hôtel de Ville ; on crut
qu'elles contenaient les fusils attendus de Charleville : on les
ouvrit, et on les trouva remplies de vieux linge et.de mor-
ceaux de bois. Alors le peuple cria à la trahison, il éclata en
murmures et en menaces contre le comité et contre le prévôt
des marchands. Celui-ci s'excusa, dit qu'il avait été trompé,
et, pour gagner du temps, ou pour se débarrasser de la foule, il
l'envoya aux Chartreux, afin d'y chercher des armes. Mais
il n'y en avait point, et elle en revint plus défiante et plus
furieuse. Le comité vit alors qu'il n'avait point d'autres
ressources pour armer Paris et |X)ur guérir le peuple de ses
soupçons que de faire forger des piques ; il ordonna d'en
fabriquer cinquante mille, et sur le champ on se mit à l'œuvre.
Pour éviter les excès de la nuit précédente, la ville fut illu-
minée, et des patrouilles la parcoururent dans tous les sens.
Le lendemain, le peuple, qui n'avait pas pu trouver des
armes la veille, vint en demander de très grand matin au
comité, en lui reprochant les refus et les défaites de la veille.
1. Le régiment des gardes fran- 2. Milliers. Le mot millier sVm-
çaiscs avait déjù manifesté ses sen- ploie absolument pour signifler un
timents populaires dans maintes millier de livres,
journées précédentes.
454 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
lie comité en avait fait chercher vainement ; il n'en était
point venu de Charleville ; on n'en avait point trouvé aux
Chartreux ; l'arsenal même était vide.
Le peuple, qui ne se contentait ce jour-là d'aucune excuse
et qui se croyait de plus en plus trahi, se porta en masse vers
l'Hôtel des Invalides, qui contenait un dépôt d'armes con-
sidérable. Il ne montra aucune crainte des troupes établies
au Champ de Mars, pénétra dans l'hôtel malgré les instances
du gouverneur, M. de Sombreuil, trouva vingt-huit mille
fusils cachés dans les caves, s'en empara, prit les sabres, les
épées, les canons, et emporta toutes ces armes en triomphe.
Les canons furent placés à'I'entrée des faubourgs, au château
des Tuileries, sur les quais, sur les ponts, pour la défense de
la capitale contre l'invasion des troupes, à laquelle on s'at-
tendait d'un moment à l'autre.
Pendant cette matinée même on donna l'alarme en annon-
çant que les régiments postés à Saint-Denis étaient en marche
et que les canons de la Bastille étaient braqués sur la rue
Saint-Antoine. Le comité envoya de suite à la découverte,
plaça des citoyens pour défendre ce côté de la ville, et députa ^
au gouverneur de la Bastille pour l'engager à retirer ses
canons et à ne commettre aucune hostilité. Cette alerte, la
crainte qu'inspirait la forteresse, la haine des abus qu'elle
protégeait, la nécessité d'occuper un point si important et
de ne plus le laisser à ses ennemis dans un moment d'insur-
rection dirigèrent de ce côté l'attention du peuple. Depuis
neuf heures du matin jusqu'à deux heures, il n'y eut qu'un
mot d'ordre d'un bout de Paris à l'autre : A la Bastille f à la
Bastille ! Les citoyens s'y rendaient de tous les quartiers
par pelotons, armés de fusils, de piques, de sabres. La foule
qui l'environnait était déjà considérable ; les sentinelles de
la place étaient postées, et les ponts levés comme dans un
moment de guerre.
{Histoire de la Révolution française; Firmin Didot, éditeur.)
1. Députa. Emploi absolu ; envoya une députation.
MIGSET 4K}
MORT DE MARIE STUART
L'échafaud avait été dressé dans la salle basse du châ-
teau de Fotlicringay. Il avait deux pieds et demi de hauteur
et douze pieds carrés d'étendue. 11 était couvert de frise *
noire d'Angleterre, ainsi que le siège, le coussin et le billot où
Marie devait s'asseoir, s'agenouiller et recevoir le coup
fatal. Elle prit place sur ce siège lugubre sans changer de
couleur et sans rien perdre de sa grâce et de sa majesté
accoutumées, ayant à sa droite les comtes de Shrewsbury et
de Kent assis, à sa gauciie le shérif - debout, en face les deux
bourreaux, vêtus de velours noir ; à peu de distance, le long
du mur, ses serviteurs ; et, dans le reste de la salle, retenus
par une barrière que Paulet ' gardait avec ses soldats, environ
deux cents gentlemen et habitants du voisinage, admis dans
le château, dont on avait fermé les jK)rtea. Robert Beale *
lut alors la sentence, que Marie écouta en silence, et si pro-
fondément recueillie en elle-même, qu'elle semblait étran-
gère à ce qui se passait. Lorsque Beale eut achevé de lire, elle
fit le signe de la croix et dit d'une voix ferme :
0 Milords, je suis née reine, princesse souveraine et non
sujette aux lois, proche parente de la reine d'Angleterre et
sa légitime héritière. Après avoir été longuement et injuste-
ment détenue prisonnière en ce pays, où j'ai beaucoup enduré
de peine et de mal, sans iju'on eût aucun droit sur moi, main-
tenant, par la force et sous la puissance des hommes prête
à finir ma vie, je remercie mon Dieu d'avoir iiermis que je
meure pour ma religion et devant une compagnie qui sera
témoin que, bien près de ma mort, j'ai protesté comme je l'ai
toujours fait, soit en particulier, soit en public, de n'avoir
jamais rien inventé pour faire |)érir la reine, ni consenti à rien
contre sa personne. » Elle .se défendit ensuite de lui avoir
porté aucun sentiment de haine, et rappela qu'elle avait
offert, pour obtenir sa liberté, les conditions les plus propres
à la rassurer et à prévenir des troubles en Angleterre.
1. Frise. EtolTe en Inine à poil 3. Officier d'Elisabeth, mmmis
frisé. par elle A la garde de Marie Stuart.
2. Magistrat chargé de veiller s\ 4. Clerc des Conseils,
l'exécution des sentences capitales.
450 LE XIX'' SIÈCLE PAR LES TEXTES
Après ces paroles données à sa justification, elle se mit à
prier. Alors le docteur Fletcher, doyen protestant de Peter-
boroug, que les deux comtes ^ avaient amené avec eux,
s'approcha d'elle, et voulut l'exhorter à mourir. « Madame, ^>
lui dit-il, <( la reine, mon excellente souveraine, m'a envoyé
par devers vous... » Marie, l'interrompant à ces mots, lui
répondit : « Monsieur le doyen, je suis ferme dans l'ancienne
religion catholique romaine, et j'entends verser mon sang
pour elle. » Comme le doyen insistait avec un fanatisme
indiscret, et l'engageait à renoncer à sa croyance, à se repentir,
à ne mettre sa confiance qu'en Jésus-Christ seul, parce que
seul il pouvait la sauver, elle le repoussa d'un accent résolu,
lui déclara qu'elle ne voulait pas l'entendre, et lui ordonna
de se taire. Les comtes de Shrewsbury et de Kent lui dirent
alors : « Nous désirons prier pour Votre Grâce, afin que Dieu
éclaire votre cœur à votre dernière heure, et que vous mouriez
ainsi dans la vraie connaissance de Dieu ». — « Milords >\
répondit Marie, a si vous voulez prier pour moi, je vous en
remercie, mais je ne saurais m'unir à vos prières, parce que
nous ne sommes pas de la même religion. » La lutte entre les
deux cultes, qui avait duré toute sa vie, se prolongea jusque
sur son échafaud.
Le docteur Fletcher se mit à lire la prière des morts selon
le rit anglican, tandis que Marie récitait en latin les psaumes
de la pénitence et de la miséricorde, et embrassait avec fer-
veur son crucifix. « Madame », lui dit durement le comte de
Kent, « il vous sert peu d'avoir en la main cette image du
Christ, si vous ne l'avez gravée dans le cœur. » — « Il est
malaisé », lui répondit-elle, « de l'avoir en la main sans que
le cœur en soit touché, et rien ne sied mieux au chrétien qui
va mourir que l'image de son Rédempteur. »
Lorsqu'elle eut achevé, à genoux, les trois psaumes
Miserere mei, Deus, etc., In te, Domine, speravi, etc., Qui
habitat in adjutorio, etc., elle s'adressa à Dieu en anglais, et
le supplia de donner la paix au monde, la vraie religion à
l'Angleterre, la constance à tous les persécutés, et de lui
accordera elle-même l'assistance de sa grâce et les clartés de
1. Les comtes de Shrewsbury et de Kent.
M 10. \ ET 457
l'Esprit-Saint à cette heure suprême. Elle pria pour le Pape,
])our l'Eglise, j)our les monarques et les princes catholique:;,
pour le roi son fils '. pour la reine d'Angleterre, pour ses
ennemis ; et, se recommandant elle-même au Sauveur du
monde, elle finit par ces paroles : « Comme tes bras. Seigneur
Jésus-Christ, étaient étendus sur la croix, reçois-moi de
même entre les bras étendus de ta miséricorde ! » Sa piété
était si vive, son effusion si touchante, son courage si admi-
rable, qu'elle avait arraché des larmes à presque tous les
assistants.
La prière finie, elle se releva. Le terrible moment était
arrivé, et le bourreau s'approcha d'elle pour l'aider à se
dépouiller d'une partie de ses vêtements ; mais elle l'écarta
et dit en souriant ([u'elle n'avait jamais eu de pareils valets
de chambre. Elle appela Jeanne Kennedy et Elisabeth
Curie *, qui étaient restées pendant tout ce temps à genoux
au pied de l'échafaud, et elle commença à se déshabiller avec
leur aide, ajoutant qu'elle n'avait })as coutume de le faire
devant tant de monde. Les deux désolées jeunes filUes lui
rendaient ce triste et dernier office en pleurant. Pour arrêter
l'explosion de leur douleur, elle mettait son doigt sur leur
bouche, et leur rappelait qu'elle avait promis en leur nom
(ju'elles montreraient plus de force. « Loin de pleurer,
réjouissez- vous », leur disait-elle ; « je suis heureuse de sortir
de ce monde et pour une aussi bonne cause. » Elle déposa son
manteau, ôta son voile, et ne conserva qu'une jui»ede taf-
fetas velouté rouge. Elle s'assit alors sur son siège et donna sa
bénédiction à tous ses serviteurs qui pleuraient. Le bourreau
lui demanda pardon. Elle répondit qu'elle l'accordait à tout
le monde. Elle embrassa Elisabeth Curie et Jeanne Kennedy,
les bénit en faisant le signe de la croix sur elles, et, après que
Jeanne Kennedy lui eut bandé les yeux, elle leur ordonna de
s'éloigner, ce qu'elles firent en sanglotant.
En même temps, elle se jeta à genoux d'un grand courage,
et, tenant toujours le crucifix entre ses mains, elle tendit le
cou au bourreau. Elle disait à haute voix et avec le sentiment
1. Jacques VI, roi d'Ecosse, plus tard roi d'Angleterre sous le nom
de .Jacques I".
2. Ses suivantes.
458 LE A7A'« SIÈCLE PAR LES TEXTES
de la plus ardente confiance : « Mon Dieu, j'ai espéré en vous,
je remets mon âme entre vos mains. « Elle croyait qu'on la
frapperait comme en France dans une attitude droite et
avec le glaive. Les deux maîtres des hautes œuvres l'aver-
tirent de son erreur et l'aidèrent à poser sa tête sur le billot,
sans qu'elle cessât de prier. L'attendrissement était universel
à la vue de cette lamentable infortune, de cet héroïque cou-
rage, de cette admirable douceur. Le bourreau lui-même
était ému et la frappa d'une main mal assurée. La hache,
au lieu d'atteindre le cou, tomba sur le derrière de la tête et
la blessa, sans qu'elle fît un mouvement, sans qu'elle pro-
férât une plainte. Au second coup seulement, le bourreau lui
abattit la tête, qu'il montra en disant : « Dieu sauve la reine
Elisabeth ! » — « Ainsi périssent tous ses ennemis ! » ajouta
le docteur Fletcher. Une seule voix se fit entendi'e après la
sienne, et dit : Amen I C'était celle du sombre comte de
Kent.
(Marie Stuart ; Perrin et C®, éditeurs.)
TOCQUEVILLE
LA (.KNTHALIsATin.V AU.MIMSTKATIVE SOUS LA MONARCHIE
J'ai entendu jadis un orateur, dans le temps où nous
avions des assemblées politiques en France •, qui disait,
en parlant de la centralisation administrative : « Cette belle
concjuète de la Révolution, que l'Europe nous envie. » Je
veux bien (jue la centralisation soit une belle conquête, je
consens à ce que l'Europe nous l'envie ; mais je soutiens*que
ce n'est point une conquête de la Révolution. C'est, au con-
traire, un produit de l'ancien régime, et j'ajouterai : la seule
portion de la constitution politique de l'ancien régime qui ait
survécu à la Révolution, parce que c'était la seule qui pût
s'accommoder de l'état social nouveau que cette révolution a
créé. Le lecteur qui aura la patience de lire attentivement
le présent chapitre trouvera peut-être que j'ai surabondam-
ment prouvé ma thèse.
Quand on jette un premier regard sur l'ancienne adminis-
tration du royaume, tout y paraît d'abord diversité de règles
et d'autorité, enchevêtrement de pouvoirs. La France est
couverte de corps administratifs ou de fonctioimaires isolés
qui ne dépendent pas les uns des autres, et qui prennent part
au gouvernement en vertu d'un droit qu'ils ont acheté et
qu'on ne peut leur reprendre. Souvent leurs attributions
sont si entremêlées et si contiguës, qu'ils se pressent et
s'entre-choquent dans le cercle des mêmes affaires.
Des cours de justice * prennent part indirectement à la
puissance législative ; elles ont le droit de faire des règlements
administratifs (jui obligent dans les limites de leur ressort.
Quelquefois elles tiennent tête à l'administration propre-
ment dite, blâment bruyamment ses mesures et décrètent
ses agents '. Desimpies juges font des ordonnances de police
dans les villes et dans les bourgs de leur résidence.
1. Tocqueville publiu V Ancien ments étnirnt en droit purement
Régime et la RéooUilion sous le jiKlicinires.
second I^nipire, en 18r>(>. '.\. UécrHenI ses agents. Lnnccnt
2. Les attributions des Purle- un il<'<-ri-i i-ontn' mx.
460 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES ,
Les villes ont des constitutions très diverses. Leurs magis-
trats portent des noms différents, ou puisent leurs pouvoirs
à différentes sources : ici un maire, là des consuls, ailleurs des
syndics. Quelques-uns sont choisis par le roi, quelques autres
par l'ancien seigneur ou le prince apanagiste ^ ; il y en a qui
sont élus pour un an par leurs concitoyens, et d'autres qui ont
acheté le droit de gouverner ceux-ci à perpétuité.
Ce sont là les débris des anciens pouvoirs ; mais il s'est
établi peu à peu au milieu d'eux une chose comparativement
nouvelle ou transformée, qui me reste à peindre.
Au centre du royaume et près du trône, s'est formé un
corps administratif d'une puissance singulière, et dans le
sein duquel tous les pouvoirs se réunissent d'une façon nou-
velle, le Conseil du Roi.
Son origine est antique, mais la plupart de ses fonctions
sont de date récente. Il est tout à la fois : cour suprême de
justice, car il a le droit de casser les arrêts de tous les tri-
bunaux ordinaires ; tribunal supérieur administratif : c'est
à lui que ressortissent en dernier ressort toutes les juridic-
tions spéciales. Comme conseil du gouvernement, il possède
en. outre, sous le bon plaisir du roi, la puissance législative,
discute et propose la plupart des lois, fixe et répartit les
impôts. Comme conseil supérieur d'administration, c'est à
lui d'établir les règles générales qui doivent diriger les agents
du gouvernement. Lui-même décide toutes les affaires impor-
tantes et surveille les pouvoirs secondaires. Tout finit jDar
aboutir à lui, et de lui part le mouvement qui se communique
à tout. Cependant il n'a point de juridiction propre. C'est le
roi qui seul décide, alors même que le Conseil semble pro-
noncer. Même en ayant l'air de rendre la justice, celui-ci
n'est composé que de simples donneurs d'avis, ainsi que le dit
le Parlement dans une de ses remontrances.
Ce Conseil n'est point composé de grands seigneurs, mais
de personnages de médiocre ou de basse naissance, d'anciens
intendants et autres gens consommés dans la pratique des
affaires, tous révocables.
Il agit d'ordinaire discrètement et sans bruit, montrant
1. Apanagiste. Qui tient du roi un domaine.
TOCQUEVILLE 461
toujours moins de prétentions (jue de i)ouvoir. Aussi n'a-t-il
par lui-même aucun éclat ; ou plutôt il se jjerd dans la splen-
deur du trône dont il est proche, si puissant qu'il touche h
tout, et en même temps si obscur que c'est à peine si l'his-
toire le remar<iue.
De même que toute l'administration du pays est dirigée
par un corps unique, i)resque tout le maniement des affaires
intérieures est confié aux soins dîun seul agent, le contrôleur
général.
Si vous ouvrez un almanach de l'ancien régime, vous y
trouverez que ciiaque province avait son ministre particulier ;
mais, quand on étudie l'administration dans les dossiers,
on aperçoit bientôt que le ministre de la province n'a que
quelques occasions }>eu importantes d'agir. Le train ordinaire
des affaires est mené par le contrôleur général ; celui-ci a
attiré iieu à peu à lui toutes les affaires qui donnent lieu à des
questions d'argent, c'est-à-dire l'administration j)ublique
presque tout entière. On le voit agir successivement comme
ministre des finances, ministre de l'infi'-iicnr miîiistre d«'s
travaux publics, ministre du commerc»
De même que l'administration n'a. à viai dire, cpiun seul
agent à Paris, elle n'a qu'un seul agent dans cha([ue pro-
vince. On trouve encore au XVII*^ siècle de grands seigneurs
qui portent le nom de gouverneur de province. Ce .sont les
anciens représentants, souvent héréditaires, de la royauté
féodale. On leur accorde encore des honneurs, mais ils n'ont
plus aucun pouvoir. L'intendant possède toute la réalité du
gouvernement.
Celui-ci est un homme de naissance commune, toujours
étranger à la province, jeune, qui a sa fortune à faire. Il
n'exerce point ses pouvoirs par droit d'élection, de naissance
ou d'office acheté ; il est choisi par le gouvernement parmi
les membres inférieurs du Conseil d'Etat et toujours révo-
cable. Séparé de ce corjïs, il le représente, et c'est pour cela
que, dans la langue administrative du temps, on le nomme
le commissaire départi '. Dans ses mains sont accumulés
presque tous les pouvoirs que le Conseil lui-même possède ;
1. Départi. Séparé.
462 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
il les exerce tous en premier ressort. Comme ce Conseil, il est
tout à la fois administrateur et juge. L'intendant correspond
avec tous les ministres ; il est l'agent unique, dans la pro-
vince, de toutes les volontés du gouvernement.
Au-dessous de lui, et nommé par lui, est placé dans chaque
canton un fonctionnaire révocable à volonté, le suhdélégué.
L'intendant est d'ordinaire un nouvel anobli ; le subdélégué
est toujours un roturier. Néanmoins il représente le gou-
vernement tout entier dans la petite circonscription qui lui
est assignée, comme l'intendant dans la généralité ^ entière.
Il est soumis à l'intendant, comme celui-ci au ministre.
Le marquis d'Argenson ^ raconte, dans ses Mémoires,
qu'un jour Law ^ lui dit : « Jamais je n'aurais cru ce que j'ai vu
quand j'étais contrôleur des finances. Sachez que ce royaume
de France est gouverné par trente intendants. Vous n'avez
ni Parlement, ni Etats, ni gouverneurs ; ce sont trente
maîtres des requêtes commis aux provinces de qui dépen-
dent le malheur ou le bonheur de ces provinces, leur abon-
dance ou leur stérilité. »
Ces fonctionnaires si puissants étaient pourtant éclipsés
par les restes de l'ancienne aristocratie féodale, et comme
perdus au milieu de l'éclat qu'elle jetait encore : c'est ce qui
fait que, de leur temps même, on les voyait à peine, quoique
leur main fût déjà partout. Dans la société, les nobles
avaient sur eux l'avantage du rang, de la richesse, et de la
considération qui s'attache toujours aux choses anciennes.
Dans le gouvernement, la noblesse entourait le prince et
formait sa cour ; elle commandait les flottes, dirigeait les
armées : elle faisait, en un mot, ce qui frappe le plus les yeux
des contemporains et arrête trop souvent les regards de la
postérité. On eût insulté un grand seigneur en lui proposant
de le nommer intendant. Le plus pauvre gentilhonime de
race aurait le plus souvent dédaigné de l'être. Les inten-
dants étaient à ses yeux les représentants d'un pouvoir
intrus, des hommes nouveaux, préposés au gouvernement
des bourgeois et des paysans, et, au demeurant, de fort
1. Généralité. [Circonscription de affaires étrangères de 1744 ù 1747.
l'intendant. > 3. Le fameux financier.
2. 1694-1757 ; il fut ministre des
rOCQUEVlLLE 463
petits compagnons. Ces hommeH gouvernaient cependant la
France, comme avait dit Law et comme nous allons le voir.
C'Ommençons d'abord par le droit d'impôt, qui contient
en quelque façon en lui tous les autres.
On sait qu'une partie des impôts était en ferme * : iK)ur
ceux-là, c'était le Conseil du Roi qui traitait avec les com-
pagnies financières, fixait les conditions du contrat et réglait
le mode de la perception. Toutes les autres taxes, comme la
taille -, la capitation ' et les vingtièmes *, étaient établies et
levées directement par les agents de l'administration centrale
ou sous leur contrôle tout-puissant.
C'était le Con.seil qui fixait chaque année, par une décision
secrète, le montant de la taille et de ses nombreux accessoires,
et aussi sa répartition entre les provinces. La taille avait
ainsi grandi d'année en année, sans que personne en fût
averti d'avance par aucun bruit.
Comme la taille était un vieil impôt, l'assiette et la levée
en avaient été confiées jadis à des agents locaux, qui tous
étaient plus ou moins indépendants du gouvernement,
puisqu'ils exerçaient leurs pouvoirs par droit de naissance
ou d'élection, ou en vertu de charges achetées. C'étaient le
seigneur, le collecteur paroissial, les trésoriers de France, les
élus. Ces autorités existaient encore au XVIIP siècle ; mais
les unes avaient cessé absolument de s'occuper de la taille,
les autres ne le faisaient plus que d'une façon très secondaire
et entièrement subordonnée. Là même, la puissance entière
était dans les mains de l'intendant et de ses agents : lui seul,
en réalité, répartissait la taille entre les parois.'^es. guidait
et surveillait les collecteurs, accordait des sursis ou des
décharges.
D'autres impôts, comme la capitation, étant de date
récente, le gouvernement n'y était plus gêné par les débris
des vieux pouvoirs : il y agissait seul, sans aucune interven-
tion des gouvernés. Le contrôleur général, l'intendant et le
Conseil fixaient le montant de chaque cote.
Passons de l'argent aux hommes.
1. En terme. Donnée à bail. 3. Capilalion. Ct. p. 403, n. 3.
2. TaiUe. Imp6t levé sur les per- 4. Vingtièmes, VA. p. 405, n. 4.
sonnes ou les terres.
464 LE XIX' SIÈCLE PAR LES TEXTES
On s'étonne quelquefois que les Français aient supporté
si patiemment le joug de la conscription militaire à l'époque
de la Révolution et depuis ; mais il faut bien considérer qu'ils
y étaient tous plies depuis longtemps. La conscription avait
été précédée par la milice, charge plus lourde, bien que les
contingents demandés fussent moins grands. De temps à
autre, on faisait tirer au sort la jeunesse des campagnes, et
on prenait dans son sein un certain nombre de soldats dont
on formait des régiments de milice où l'on servait pendant
six ans.
Comme la milice était une institution comparativement
moderne, aucun des anciens pouvoirs féodaux ne s'en occu-
pait ; toute l'opération était confiée aux seuls agents du
gouvernement central. Le Conseil fixait le contingent général
et la part de la province. L'intendant réglait le nombre
d'hommes à lever dans chaque paroisse ; son subdélégué
présidait au tirage, jugeait les cas d'exemption, désignait
les miliciens qui pouvaient résider dans leurs foyers, ceux qui
devaient partir, et livrait enfin ceux-ci à l'autorité militaire.
Il n'y avait de recours qu'à l'intendant et au Conseil.
On peut dire également qu'en dehors des pays d'Etat *
tous les travaux publics, même ceux qui avaient la destina-
tion la plus particulière, étaient décidés et conduits par les
seuls agents du pouvoir central.
Il existait bien encore des autorités locales et indépen-
dantes, qui, comme le seigneur, les bureaux de finances, les
grands voyers, pouvaient concourir à cette partie de l'admi-
nistration publique. Presque partout ces vieux pouvoirs
agissaient peu ou n'agissaient plus du tout : le plus léger
examen des pièces administratives du temps nous le démontre.
Toutes les grandes routes, et même les chemins qui condui-
saient d'une ville à une autre, étaient couverts et entretenus
sur le produit des contributions générales. C'était le Conseil
qui arrêtait le plan et fixait l'adjudication. L'intendant
dirigeait les travaux des ingénieurs, le subdélégué réunissait
la corvée ^ qui devait les exécuter. On n'abandonnait aux
1. Pays d'Etat. Pays où se réunis- 2. Corvée, Le mot s'emploie aussi
«aient périodiquement des assem- pour désigner ceux auxquels la
biées régionales. corvée est imposée.
rOCQ LE VILLE 4B5
anciens pouvoirs locaux <iue le soin des chemins vicinaux,
qui demeuraient dès lors impraticables.
Le grand agent du gouvernement central en matière de
travaux puVilics était, comme de nas jours, le corps des ponts
et chausmefi. Ici tout se ressemble d'une manière singulière,
malgré la différence des temps. L'administration des ponts
et chaussées a un conseil et une école ; des inspecteurs qui
parcourent annuellement toute la France , des ingénieurs
qui résident sur les lieux et sont chargés, sous les ordres de
l'intendant, d'y diriger tous les travaux. Les institutions de
l'ancien régime, qui, en bien plus grand nombre qu'on ne le
suppose, ont été transportées dans la société nouvelle, ont
perdu d'ordinaire dans le passage leurs noms, alors même
qu'elles conservaient leurs formes ; mais celle-ci a gardé l'un
et l'autre : fait rare.
Le gouvernement central se chargeait seul, à l'aide de ses
agents, de maintenir l'ordre public dans les provinces. La
maréchaussée était répandue sur toute la surface du royaume
en petites brigades, et placée partout sous la direction des
intendants. C'est à l'aide de ces soldats, et, au besoin, de l'ar-
mée, que l'intendant parait à tous les dangers imprévus,
arrêtait les vagabonds, réprimait la mendicité et étouffait les
émeutes que le prix des grains faisait naître .sans cesse. Jamais
il n'arrivait, comme autrefois, que les gouvernés fussent
appelés à aider le gouvernement dans cette partie de sa
tâche, excepté dans les villes, où il existait d'ordinaire une
garde urbaine dont l'intendant choisissait les soldats et
nommait les officiers.
Les corps de justice avaient conservé le droit de faire des
règlements de police et en usaient souvent ; mais ces règle-
ments n'étaient applicables que sur une partie du territoire,
et, le plus souvent, dans un seul lieu. Le Conseil pouvait
toujours les casser, et il les cassait sans cesse, quand il s'agis-
sait des juridictions inférieures. De son côté, il faisait tous
les jours des règlements généraux, applicables également à
tout le royaume, soit sur des matières différentes de celles
que les tribunaux avaient réglementées, soit sur les mêmes
matières qu'ils réglaient autrement. Le nombre de cses
règlements, ou, comme on disait alors, de ces arrêts du Conseil,
LE XIX SIÈCLE PAR ht» TEXTES. — 90
466 LE XIX* SIECLE PAR LES TEXTES
est immense, et il s'accroît sans cesse à mesure qu'on appro-
che de la Révolution. Il n'y a presque aucune partie de l'éco-
nomie sociale ou de l'organisation politique qui n'ait été
remaniée par des arrêts du Conseil pendant les quarante ans
qui la précédèrent.
Dans l'ancienne société féodale, si le seigneur possédait
de grands droits, il avait aussi de grandes charges. C'était à
lui à secourir les indigents dans l'intérieur de ses domaines.
Nous trouvons une dernière trace de cette vieille législation
de l'Europe dans le Code prussien de 1795, où il est dit :
« Le seigneur doit veiller à ce que les paysans pauvres reçoi-
vent l'éducation. Il doit, autant que possible, procurer des
moyens de vivre à ceux de ses vassaux qui n'ont pas de terre.
Si quelques-uns d'entre eux tombent dans l'indigence, il est
obligé de venir à leur secours. »
Aucune loi semblable n'existait plus en France depuis
longtemps. Comme on avait ôté au seigneur ses anciens
pouvoirs, il s'était soustrait à ses anciennes obligations.
Aucune autorité locale, aucun conseil, aucune association
provinciale ou paroissiale n'avait pris sa place. Nul n'était
plus obligé par la loi à s'occuper des pauvres des campagnes ;
le gouvernement central avait entrepris hardiment de pour-
voir seul à leurs besoins.
{L'Ancien Régime et la Révolution.)
THIERS
ROLE DE L'INTELLIGENCE DANS I HISTOIRE
L'observation assidue des hommes et des événements, ou,
comme disent le.s peintres, l'observation de la nature, ne
suffit pas, il faut un certain don pour bien écrire l'histoire.
Quel est-il ? Est-ce l'esprit, l'imagination, la critique, l'art
de composer, le talent de peindre ? Je répondrai qu'il serait
bien désirable d'avoir de tous ces dons à la fois, et que toute
iiistoire où se montre une seule de ces qualités rares est une
œuvre appréciable, et hautement appréciée des générations
futures. Je dirai qu'il y a non pas une, mais vingt manières
d'écrire l'histoire, qu'on peut l'écrire comme Thucydide,
Xénophon, Polybe, Tite-Live, Salluste, César, Tacite, Com-
mines, Guichardin, Machiavel, Saint-Simon, Frédéric le
Grand, Napoléon, et qu'elle est aussi supérieurement écrite,
quoique très diversement. Je ne demanderais au ciel que
d'avoir fait comme le moins éminent de ces historiens,
pour être assuré d'avoir bien fait, et de laisser après moi un
souvenir de mon éphémère existence. Chacun d'eux a sa
qualité particulière et saillante : tel • narre avec une abon-
dance qui entraîne, tel autre - narre sans suite, va par saillies
et par bonds, mais, en passant, trace en quelques traits des
figures qui ne s'effacent jamais de la mémoire des hommes ;
tel autre ' enfin, moins abondant ou moins habile à peindre,
mais plus calme, plus discret, pénètre d'un œil auquel rien
n'échappe dans la profondeur des événements humains, et
les éclaire d'une éternelle clarté. De quelque manière qu'ils
fassent, je le répète, ils ont bien fait. Et pourtant n'y a-t-il
pas une qualité essentielle, préférable à toutes les autres
qui doit distinguer l'historien, et qui constitue sa véritable
supériorité ? Je le crois, et je dis tout de suite que, dans
mon opinion, cette quaUté, c'est l'intelligence *.
1. Tite-Live. l'historien A l'intelligence. Thiers.
2. Tacite. |>our rappeler le mot de .>!■• de
;s. Ouicliardin. Staél. " se fait la poétique de son
4. En réduisant tout l'art de talent >.
468 LE AVA'^- SIÈCLE PAR LES TEXTES
Je prends ici ce mot dans son acception vulgaire, et, l'ap-
pliquant seulement aux sujets les plus divers, je vais tâcher
de me faire entendre. On remarque souvent chez un enfant,
un ouvrier, un homme d'Etat, quelque chose qu'on ne qua-
lifie pas d'abord du nom d'esprit, parce que le brillant y
manque, mais qu'on appelle l'intelligence, parce que celui
qui en paraît doué saisit sur-le-champ ce qu'on lui dit, voit,
entend à demi-mot, comprend, s'il est enfant, ce qu'on lui
enseigne, s'il est ouvrier, l'œuvre qu'on lui donne à exécuter,
s'il est homme d'Etat, les événements, leurs causes, leurs
conséquences, devine les caractères, leurs penchants, la
conduite qu'il faut en attendre, et n'est surpris, embarrassé
de rien, quoique souvent affligé de tout '. C'est là ce qui s'ap-
pelle l'intelligence, et bientôt, à la pratique, cette simple
qualité, qui ne vise pas à l'effet, est de plus grande utilité
dans la vie que tous les dons de l'esprit, le génie excepté,
parce qu'il n'est, après tout, que l'intelligence elle-même,
avec l'éclat, la force, l'étendue, la promptitude.
C'est cette qualité, appliquée aux grands objets de l'his-
toire, qui, à mon avis, est la qualité essentielle du narrateur,
et qui, lorsqu'elle existe, amène bientôt à sa suite toutes
les autres, pourvu qu'au don de la nature on joigne l'expé-
rience, née de la pratique ^ En effet, avec ce que je nomme
l'intelligence, on démêle bien le vrai du faux, on ne se laisse
pas tromper par les vaines traditions ou les faux bruits de
l'histoire, on a de la critique ; on saisit bien le caractère des
hommes et des temps, on n'exagère rien, on ne fait rien trop
grand ou trop petit, on donne à chaque personnage ses traits
véritables, on écarte le fard, de tous les ornements le plus
malséant en histoire ; on peint juste ; on entre dans les secrets
ressorts des choses, on comprend et on fait comprendre
comment elles se sont accomplies ; diplomatie, adminis-
tration, guerre, marine, on met ces objets si divers à la
portée de la plupart des esprits, parce qu'on a su les saisir
dans leur génération intelligible à tous ; et, quand on est
arrivé ainsi à s'emparer des nombreux éléments dont un
1. Quoique souvent affligé de tout. Ceci semble bien se rapporter à
Thiers lui-même.
2. Id.
THIEKS 469
vaste récit doit se composer, l'ordre dans lequel il faut les
présenter, on le trouve dans l'enchaînement même des
événements, car celui <iui a su saisir le lien mystérieux qui
les unit, la manière dont ils se sont engendrés les uns les
autres, a découvert l'ordre de narration le plus beau, parce
que c'est le plus naturel ; et si, de plus, il n'est pas de glace
devant les grandes scènes de la vie des nations, il mêle for-
tement le tout ensemble, le fait succéder avec aisance et
vivacité ; il laisse au fleuve du temps sa fluidité, sa puissance,
sa grâce même, en ne forçant aucun de ses mouvements,
en n'altérant aucun de ses heureux contours ; enfin, dernière
et suprême condition, il est équitable, parce que rien ne
calme, n'abat les passions comme la connaissance profonde
des hommes. Je ne dirai pas qu'elle fait tomber toute sévé-
rité, car ce serait un malheur ; mais, quand on connaît
l'humanité et ses faiblesses, quand on sait ce qui la domine
et l'entraîne, sans haïr moins le mal, sans aimer moins le
bien, on a plus d'indulgence pour l'homme qui s'est laissé
aller au mal par les mille entraînements de l'âme humaine,
et on n'adore pas moins celui qui, malgré toutes les basses
attractions, a su tenir son cœur au niveau du bon, du beau
et du grand.
L'intelligence est donc, selon moi, la faculté heureuse qui,
en histoire, enseigne à démêler le vrai du faux, à peindre
les hommes avec justesse, à éclaircir les secrets de la poli-
tique et de la guerre, à narrer avec un ordre lumineux, à
être équitable enfin, en un mot à être un véritable narra-
teur. L'oserai-je dire ? presque sans art, l'esprit clairvoyant
X que j'imagine n'a qu'à céder à ce besoin de conter qui sou-
vent s'empare de nous et nous entraîne à rapporter aux
autres les événements qui nous ont touchés, et il pourra
enfanter des chefs-d'œuvre...
Mais, m'objectera-t-on, l'art n'est donc rien, l'intelligence
à elle seule suffit donc à tout ! Le premier venu, doué seule-
ment de cette compréhension, saura composer, j^eindre,
narrer enfin, avec toutes les conditions de la véritable his-
toire ! Je répondrais volontiers que oui, s'il ne convenait
cependant de mettre quelque restriction à cette assertion
trop absolue. Comprendre est presque tout, et pourtant n'est
470 LE XIXe SIECLE PAR LES TEXTES
pas tout ; il faut encore un certain art de composer, de
peindre, de ménager les couleiirs, de distribuer la lumière,
un certain talent d'écrire aussi. Et, j'en conviens, il faut à
l'intelligence joindre l'expérience, le calcul, c'est-à-dire
l'art...
Mais, en avouant que l'art doit s'ajouter à l'intelligence, je
vais dire pourquoi l'intelligence, telle que je l'ai définie,
arrivera plus qu'aucune autre faculté à cet art si compliqué.
De toutes les productions de l'esprit, la plus pure, la plus
chaste, la plus sévère, la plus haute et la plus humble à la
>^^fois, c'est l'histoire. Cette Muse fière, clairvoyante et modeste,
a besoin surtout d'être vêtue sans apprêt.
L'intelligence complète des choses en fait sentir la beauté
naturelle, et les fait aimer au point de n'y vouloir rien
ajouter, rien retrancher, et de chercher exclusivement la
perfection de l'art dans leur exacte reproduction.
{Histoire du Consulat et de V Empire; Boivin et O^, édit.)
INCENDIE DE MOSCOU •
On espérait donc jouir de Moscou, y trouver la paix, et,
en tous cas, de bons cantonnements d'hiver, si la guerre se
prolongeait. Cependant le lendemain du jour où l'on y était
entré, quelques colonnes de flammes s'élevèrent au-dessus
d'un bâtiment fort vaste, qui renfermait les spiritueux que
le gouvernement débitait pour son compte au peuple de la
capitale. On y courut, sans étonnement ni effroi, car on
attribuait à la nature des matières contenues dans ce bâti-
ment, ou à quelque imprudence commise par nos soldats,
la cause de cet incendie partiel. En effet on se rendit maître
du feu, et on eut lieu de se rassurer.
Mais tout à coup, et presque au même instant , le feu éclata
avec une extrême violence dans un ensemble de bâtiments
qu'on appelait le Bazar. Ce bazar, situé au nord-est du Krem-
lin 2, comprenait les magasins les plus riches du commerce,
1. 1812. renfermant des églises, des pa-
2. Quartier central de Moscou, lais, etc.
THIEkS 471
ceux où l'on vendait les beaux ti88U8 de Tlnde et de la Perse,
les raretés de l'Europe, les denrées coloniales, le sucre, le café,
le thé, et enfin les vins précieux. En peu d'instants l'incendie
fut général dans ce bazar, et les soldats de la garde accourus
en foule firent les plus grands efforts pour l'arrêter. Mal-
heureusement ils n'y purent réussir, et bientôt les richesses
immenses de cet établissement devinrent la proie des
flammes. Pressés de disputer au feu, et pour eux-mêmes, ces
richesses désormais sans ])os8e8seurs, nos soldats, n'ayant pu
les sauver, essayèrent d'en retirer quelques débris. On les
vit sortir du bazar emportant des fourrures, des soieries,
des vins de grande valeur, sans qu'on songeât à leur adresser
aucun reproche, car ils ne faisaient tort qu'au feu, seul
maître de ces trésors. On pouvait le regretter pour leur dis-
cipline, on n'avait pas à le reprocher à leur honneur. D'ail-
leurs, ce qui restait de peuple leur donnait l'exemple, et
prenait sa large part de ces dépouilles du commerce de
Moscou. Toutefois ce n'était qu'un vaste bâtiment, extrême-
ment riche, il est vrai, mais un seul, qui était atteint par les
flammes, et on n'avait aucune crainte pour la ville elle-
même. On attribuait à un accident très naturel et très
ordinaire, plus explicable encore dans le tumulte d'une
évacuation, ces premiers sinistres jusqu'ici fort limités.
Dans la nuit du 15 au 16 septembre, la scène changea subi-
tement. Comme si tous les malheurs avaient dû fondre à la
fois sm" la vieille capitale moscovite, le vent d'équinoxe
s'éleva tout à coup avec la double violence propre à la saison,
et aux pays de plaine, où rien n'arrête l'ouragan. Ce vent,
soufflant d'abord de l'est, porta l'incendie à l'ouest, dans les
rues comprises entre les routes de Tver et de Smolensk, et
qui sont connues pour les plus belles, les plus riches de
Moscou, celles de Tverskaia, de Nikitskaia, de Povorskaia.
En quelques heures le feu, violemment propagé au milieu de
ces constructions en bois, se communiqua des unes aux
autres avec une rapidité effrayante^. On le vit, s'élançant en
longues flèches de flammes, envahir les autres quartiers
situés à l'ouest. On aperçut aussi des fusées en l'air, et bien-
tôt on saisit des misérables portant des matières inflammables
au bout de grandes perches. On les arrêta, ou les interrogea
472 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
en les menaçant de mort, et ils révélèrent l'affreux secret,
l'ordre donné par le comte de Rostopcliin \ de mettre le feu à
la ville de Moscou, comme au plus simple village de la route
de Smolensk.
Cette nouvelle répandit en un instant la consternation dans
l'armée. Douter n'était plus possible, après les arrestations
faites, et les dépositions recueillies sur plusieurs points de la
ville. Napoléon ordonna que, dans chaque quartier, les corps
qui s'y trouvaient cantonnés formassent des commissions mili-
taires, pour juger sur-le-champ, fusiller et pendre à des gibets
les incendiaires pris en flagrant délit. Il ordonna également
d'employer tout ce qu'il y avait de troupes en ville pour
éteindre le feu. On courut aux pompes, mais on n'en trouva
aucune. Cette dernière circonstance n'aurait plus laissé de
doute, s'il en était resté encore, sur l'effroyable combinaison
qui livrait Moscou aux flammes.
Outre que les moyens pour éteindre le feu manquaient, le
vent, qui à chaque minute augmentait de violence, aurait
défié les efforts de toute l'armée. Avec la brusquerie de l'équi-
noxe, de l'est il passa au nord-ouest, et le torrent de l'in-
cendie, changeant aussitôt de direction, alla étendre ses
ravages là où la main des incendiaires n'avait pu le porter
encore. Cette immense colonne de feu, rabattue par le vent
sur le toit des édifices, les embrasait dès qu'elle les avait
touchés, s'augmentait à chaque instant des conquêtes qu'elle
avait faites, répandait avec la flamme d'affreux mugisse-
ments, interrompus par d'effrayantes explosions, et lançait
au loin des poutres brûlantes, qui allaient semer le fléau ou
il n'était pas, ou tombaient comme des bombes au milieu des
rues. Après avoir soufflé quelques heures du nord-ouest, le
vent, se déplaçant encore et soufflant du sud-ouest, porta
l'incendie dans de nouvelles directions, comme si la nature se
fût fait un cruel plaisir de secouer tour à tour dans tous les
sens la ruine et la mort sur cette cité malheureuse, ou plutôt
sur notre armée, qui n'était coupable, hélas ! que d'héroïsme ;
à moins que la Providence ne voulût punir sur elle les des-
seins désordonnés dont elle était l'instrument involontaire !
1. Gouverneur de la ville.
THJEKS 478
Sous cette nouvelle impulsion partie du sud-ouest, le Krem-
lin, jusque-là ménagé, fut tout à coup mis en péril. Des flam-
mèches brûlantes, tombant au milieu des étoupes * de l'ar-
tillerie répandues à terre, menaçaient d'y mettre le feu. Plus
de quatre cents caissons de munitions étaient dans la cour du
Kremlin, et l'arsenal contenait quelque cent mille livres de
poudre. Un désastre était imminent, et Napoléon pouvait
avec sa garde et le palais des czars être emporté dans les airs.
Les officiers qui accompagnaient sa personne, les soldats
de l'artillerie, sachant que sa mort serait la leur, l'entou-
rèrent, et le pressèrent avec des crLs de s'éloigner de ce cra-
tère enflammé. Le péril était des plus menaçants : les vieux
artilleurs de la garde, quoique habitués à des canonnades
comme celle de Borodino *, perdaient presque leur sang-froid.
Le général Lariboisière, s'approchant de Napoléon, lui
montra le trouble dont il était la cause, et, avec l'autorité de
son âge et de son dévouement, lui fit un devoir de les laisser
se sauver seuls, sans augmenter leur embarras par l'inquié-
tude qu'excitait sa présence. D'ailleurs, plusieurs officiers
envoyés dans les quartiers adjacents rapportaient que l'in-
cendie, toujours plus intense, permettait à peine de parcourir
les rues et d'y respirer, qu'il fallait donc partir, si on ne vou-
lait pas être enseveli dans les ruines de cette ville frappée de
malédiction.
Napoléon, suivi de quelques-uns de ses lieutenants, sortit
de ce Kremlin, dont l'armée russe n'avait pu lui interdire
l'accès, mais d'où le feu l'expulsait après vingt-quatre heures
de possession, descendit sur le quai de la Moskowa, y trouva
ses chevaux préparés, et eut beaucoup de difficulté à tra-
verser la ville, qui vers le nord-ouest, où il se dirigeait, était
déjà tout en flammes. Le vent, dont la violence croissait sans
cesse, faisait quelquefois ployer jusqu'à terre les colonnes
de feu, et poussait devant lui des torrents d'étincelles, do
fumée, de cendres étouffantes. Au spectacle horrible du ciel
répondait sur la terre un spectacle non moins horrible.
L'armée épouvantée sortait de Moscou. Les divisions du
1. Les étoupes avec lesquelles on 2. La bataille de Borodino ou de
garnissait les intervalles entre les la Moskova avait été gagnée par
projectiles entassés. Napoléon le 7 septembre.
474 LE XIX' SIECLE PAR LES TEXTES
prince Eugène et du maréchal Ney, entrées de la veille,
s'étaient repliées sur les routes de Zwenigorod et de Saint-
Pétersbourg ; celles du maréchal Davout s'étaient repliées
sur la route de Smolensk, et, sauf la garde, laissée autour du
Kremhn pour le disputer aux flammes, nos troupes se reje-
taient en arrière, saisies d'horreur devant ce feu, qui, après
s'être élancé vers le ciel, semblait se reployer sur elles, comme
s'il avait voulu les dévorer. Les habitants restés en petit
nombre à Moscou, cachés d'abord dans leurs maisons sans
oser en sortir, s'en échappaient maintenant, emportant ce
qu'ils avaient de plus cher, les femmes leurs enfants, les
hommes leurs parents infirmes, sauvant ce qu'ils pouvaient
de leurs hardes, poussant des gémissements douloureux, et
souvent arrêtés par les bandits que Rostopchin avait déchaî-
nés sur eux, en croyant les déchaîner sur nous, et qui s'ébat-
taient au milieu de cet incendie comme le génie du mal au
milieu du chaos.
Nos soldats consternés se retiraient, secourant quelquefois,
quand ils en avaient le temps, les malheureux ruinés à cause
d'eux, mais plus ordinairement se hâtant de suivre leurs régi-
ments hors de cette ville, où ils s'étaient vainement flattés de
trouver le repos et l'abondance.
Napoléon alla s'établir au château de Pétrowskoié, à une
lieue de Moscou, sur la route de Saint-Pétersbourg, au centre
des cantonnements du prince Eugène. Il attendit là qu'il plût
au fléau de suspendre sa fureur, car les hommes n'y pou-
vaient plus rien, ni pour l'exciter ni pour l'éteindre. On
avait pris et fusillé quelques-uns de ces misérables incen-
diaires qui subissaient leur suppUce sans mot dire, et n'étaient,
sur les gibets auxquels on les suspendait, qu'un avertissement
inutile, car leurs comphces n'avaient plus de mal à faire. Le
vent suffisait, et devançait toutes les mains avec son haleine
infernale.
Par un dernier et fatal soubresaut, le vent passa le lende-
main du sud-ouest à l'ouest pur, et alors les torrents de
flammes furent portés vers les quartiers de l'est, vers les rues
de Messnitskaia et de Basmanaia, et vers le palais d'été. Les
restes de la population se réfugièrent dans les champs décou-
verts qui se rencontrent de ce côté. L'incendie approchant de
THIF.RS 475
son affreuse maturité, on entendait à chaque minute des
écroulements épouvantables. Les toits des édifices, dont les
appuis étaient consumés, s'affaissaient sur eux-mêmes, et
s'abîmaient avec fracas en faisant jaillir des torrents de
flammes sous la pression produite par leur chute. Les façades
élégantes, composées d'ornements appliqués sur des cons-
tructions en charpente, s'écroulaient, et remplissaient les
rues de leurs décombres. Les tôles rouges, emportées par le
vent, allaient tomber çà et là encore toutes brûlantes. Le
ciel, recouvert d'un épais nuage de fumée, apparaissait
difficilement à travers ce voile, et chaque jour le soleil se
montrait à peine comme un globe d'un rouge sanglant. Pas
un instant, dans ces trois journées des 16, 17, 18 septembre,
la nature ne cessa d'être aussi effroyabble dans ses aspects
que dans ses effets.
Enfin, les quatre cinquièmes de la ville étant dévorés, l'in-
cendie s'arrêta presque sans cause, car, dans notre monde fini,
le mal, même excessif, ne s'achève pas plus que le bien. La
pluie, qui, dans l'équinoxe, succède ordinairement aux vio-
lences du vent, tomba tout à coup sur ce volcan, et, sans
l'éteindre, parvint à l'amortir. D'ouragan qu'il était, le feu se
convertit en un affreux brasier, dont la pluie, heureusement
persistante, calma peu à peu les ardeurs. On ne voyait debout
que quelques murs en brique, quelques hautes cheminées
échappées au feu, et se présentant comme les spectres de
cette magnifique cité. Le KremUn était sauvé, et avec le
Kremlin un cinquième à peu près de la ville.
{Histoire du Consulat et de V Empire: Boivin et C*®, édit.)
TABLE
CHAPITRE PREMIER
MADAME DE STAËL. — Objet de Ln UUérature I
Préface de la seconde édition de' La Littérature 1
De la littérature du Nord 6
Observations générales à propos de V Allemagne 8
De la poésie classique et de la poésie romantique. ... 12
Du goCit 15
La religion et le sentiment de l'iniini 17
CHATEAUBIUAND. — Objet du Génie du Christianisme. ... 20
Spectacle général de l'univers 23
Nids des oiseaux . . 25
Caractères naturels dans l'antiquité et chez les modernes.
La Mère. — Androniaque 26
i*]glises gothi(|iies 29
Huines des monuments chrétiens 31
Cimetières de campagne 33
Démodocus et Cymodocée chez Lasthënès 34
Combat des Francs et des Romains 37
La tempête 40
Chant de Cymodocée 41
La mer Morte et le Jourdain ... 43
CHAPITRE II
HKHANiillU. — Les souvenirs du peuple 46
Mon habit 48
LAMAIITINE. — Le vallon 50
Le lac 52
L'infini dans lescieu.x. . 54
Une matinée de dimanche au village 56
Jocelyn et l'évêque 57
Conception que se Tait Lamartine do la poésie 58
VICTOR HUr.O. — L'ordre et la liberté dans lart 60
Le romantisme n'est que le libéralisme en Httérature . 63
Grenade t>5
Mon âme, écho sonore 68
Où donc est le bonheur ? 69
L'enfunt 70
Soleils couchants 72
Napoléon II 73
Hymne 76
La vache 77
Fonction du poète 78
Tristesse d'Olympio 8i>
Réponse à un acte d'accusation 81
478 TABLE
ALFRED DE VIGNY. — Regrets de Satan 85
Moïse 86
La fille de Jephlé 90
La mort du loup . . , 93
La maison du berger ... 94
La colère de Samson . - 97
Fragments du Journal d'un Poêle 99
ALFRED DE MUSSET, — A la Malibran 101
Molière 105
La nuit de Mai 107
Adieu 112
Tristesse 112
Souvenir 113
A Madame M*** 115
THÉOPHILE GAUTIER. — Le pot de fleurs 116
Lamento 116
A Zurbaran 118
P/omenade aux champs 120
Premier sourire do printemps 121
L'art 122
BRIZEUX. — Marie 125
Marie 126
Camée 127
Chant des pêcheurs 128
AUGUSTE BARBIER — La curée 131
La cavale 133
Juliette 134
CHAPITRE III
VICTOR HUGO. — Préface de Cromwell 130
Hernani et Doua Sol 141
Mère et iils 148
Le but du poète au théâtre 153
ALFRED DE VIGNY. — Le théâtre tel que le conçoit Alfred de
Vigny 156
Chatterton et le Quaker 160
ALEXANDRE DUMAS. — Le gantelet de fer 164
CASIVHR DELAVIGNE. — Les remords de Louis XI 170
PONSARD. — La matrone romaine 174
ALFRED DE MUSSET. — Faux bouffon 177
Va dire, amour, ce qui cause ma peine 183
SCRIBE. — La camaraderie 189
CHAPITRE IIV
MADAME DE STAËL. — L'opinion du monde 195
Corinne au château de lady Edgermond 197
CHATEAUBRIAND. — Funérailles d'Atala 201
Le mal de René 205
TABLE 47»
SÉNANCOUU. — Dans la forêt do Pontaineblemi JOd
BENJAMIN CONSTANT. — Complications sentimentale* . . . '1\1
Près tic la mort "^14
ALFIŒI) DE VIGNY. — Le Uoman ot l'Histoire 217
I,»' roi ot le cardinal . 219
La canne do jonc 223
MÉIUMÈE. — Mergy chez Ihôtelier du Lion dOr ..... 226
VICTOU HUGO. — Ceci tuera cela 231
Le poète Gringoirc à la (;our des Miracles 235
ALEXANDRE DUMAS. — L'épaule d'Alhos et le haudrier de
Porlhos 241
GEORGE SAND. — Une « Iraliic » 245
Une voix qui chante dans la nuit . 246
M'»e do Ulancliomont invite le meunier an chàtonu 249
Dans la fortH .".... 252
Caroline de Saint-Goneix chez sa nourrice 2.56
Idéalisme et réalisme 262
STENDHAL. — Julien se demande si Mathiido se moque de lui
ou l'aime 264
Épisode de la bataille do Waterloo 266
MÉRIMÉE. — Matco Falcone 273
«Tu le vengeras» 276
B.\LZAC. — .\vant-propos de la comédie humaine 279
Un avare 28!
L'ambition d'un parfumeur 287
Un cousin pauvre 295
Le rêve de l'abbé Biroiteau 3(Ji
CHAPITRE V
JOSEPH DE MAISTRE. — L'Église victorieuse de tous ses ennemis 307
Lj bourreau 311
La guerre est divine 313
Lettre familière 317
Sur l'instruction des femmes 319
LAMENNAIS. — La parabole des sept tyrans 322
Les hommes doivent s'aider 325
Qu'est-ce que le peuple ?. . . 327
Le rire 328
VICTOR COUSIN. — La personne morale 33!
JOUFFROY. — La vie 335
PAUL LOUIS COURIER. — Lettre à M. Chlewaski 3:J8
Le pamphlet 34!
TOCQUEVILLE. — Genèse et progrès do la démocratie ... 346
PROUDHON. — La justice ^ 350
EDGAR QUINET. — La Convention : Ubiquité, Universalité . . 355
LACORDAIRE. — L'amour divin. ... y 359
Péroraison de l'oraison funèbre du général Drouot . . . 360
480 TABLE
GUIZOT. — La bourgeoisie 362
THIERS. — La conquête de l'Algérie 365
LAMARTINE. — La Révolution 369
CHAPITRE VI
VILLEMAIN. — La critique française du XVIll'^ siècle et la litté-
rature anglaise : Voltaire et Shakespeare 372
Le style de Montaigne 376
SALNT-MARC GIRARDIN. — L'amour de la vie chez Antigone,
Iphigénie et Polyxène 378
NISARD. — Boileau 381
SAINTE-BEUVE. — Voiture 388
La méthode de Sainte-Beuve 394
« Recommençons toujours » 399
CHAPITRE VII
AUGUSTIN THIERRY. — Histoire véritable de Jacques Bonhomme 403
La réforme historique 407
Bataille de Hastings 412
Départ et voyage de Galeswinthe 414
BARANTE. — L'histoire narrative 416
MICHELET. — De quelle façon Michelet a fait son histoire de
France 417
La France 422
Mort de Jeanne d'Arc. 424
Les volontaires de 92 431
Une tempête 433
GUIZOT. — Enseignements à tirer de notre histoire .... 439
Les croisades 442
Condamnation de Strafford 449
MIGNET. — Avant la prise de la Bastille 451
Mort de Marie Stuart 455
TOGQUEVILLE. — La centralisation administrative sous la mo-
narchie 459
THIERS. — Rôle de l'intelligence dans l'histoire 467
Incendie de Moscou 470
Paris, Imp. ch. Delagrave. (T. L. 12-111.)
fm
PQ Pellissier, Georges Jacques
1136 Maurice
P4 Le XIXe çi.e. Dix-neuvième 3
siècle
PLEASE DO NOT REMOVE
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