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Full text of "Le bourgmestre de Stilmonde; suivie de Le sel de la vie"

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LE 

BOURGMESTRE  DE  STILMONDE 


SUIVI    DE 


LE  SEL  DE  LA  VIE 

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OUVRAGES     DE    MAURICE    MAETERLINCK 


DANS  LA   BIBLIOTHEQUE-CHARPENTIER 

EUGÈNE   FASQUlîLLE,  ÉDiTrxK 

La  Sagesse  et  la  Destinée  (12 ■  mille) 1  vol. 

La  Vie  des  Abeilles   8'i-   mille) 1  vol. 

Le  Temple  Enseveli  i,30    mi  le 1  vol. 

Le  Double  Jardin    25'  mille 1  vol. 

L'Intelligence  des  Fleurs  (40'  mille; 1  vol. 

La  Mort    53-  nulle' 1  vol. 

Les  Débris  de  la  Guerre  [IT  mille) 1  vol. 

L'Hôte  Inconnu  (24'  millet 1  vol. 

L<?s  Sentiers  dans  la  Montagne  ilT"  mille)  ....  1  vol. 

THEATRE 
Théâtre,  Tome  I.  —  La  Princesse  Madeleine,  Lln- 

tiuse,  Les  Aveugles 1  vol. 

Tome  II.  —  Pelle'as  et  Me'li  ande  (1892),    Alla- 

dine  et  Palomides  (1894),  Intérieur  (1894),   La  Morl 

de  Tintar/iles  (1894) 1  vol. 

Tome  III.  -  Afflavaine  et  Sélysette  (1896),  Ariane 

et  Barbe-bleue  (190r,  ^œur  Béatrice  (1901) 1  vol. 

Joyzelle,  pièce  en  5  a  t  s  ^13'  mille)      .......      1  vol. 

L'Oiseau    Bleu,   féerie   en   6   actes  et   12    tableaux      1  vol. 

(48'  mille) 1  vol. 

La  Tragédie    de   Macbeth,   de    W.    Shakespeare. 

Tradi.ction  nouvelle  avec  une  Introduction  et  des 

Koles  (fl"  mille) 1  vol. 

Marie-Magdeleine,  drame  in  3  actes  (6«  mille).  .   .      1  vol. 

Monna  Vanna,  pièce  en  3  actes  (44''  mille) 1  vol. 

Monna  Vanna,  drame  1\  riqiie  en  4  actes  et  5  tableaux, 

li  rel  (musiq   e  de  Henry  Février,  (11«  mille).   .    .   .    1  broch. 
Pelléas  et  Mélisande,   drame    lyrique   en  5   actes 

ffi"  mille) 1  broch. 

Intérieur,  pièc  en  1  acte   (4»  milieu 1  broch. 

La  Mort  de  Tintagiles,  lirame  lyrique  en  5  actes  .    1  broch. 

Ariane  et  Barbo-BUjue,  conte  en  3  actes 1  broch. 

Le  Miracle  de  Saint  Antoine,  farce  eu  2  act.s  .  .    1  broch. 

CHEZ  DIVERS  EDlTiaiRS 

Le  Trt'sor  d  s  Humbles  (Mercure  de  France).   .   .      1  vol. 

Serres  Chaudes    [loi'sics).  —  (Lacimblez".  .....       1  vol. 

L'Ornement  des  Noces  spirituelles,  de  Uuysbroeck 
1  Adiiiirabli-,  traduit  di  flamand  et  précédé  d'une 
Introduiiion    (l.acomble/)     .        1  vol. 

Les  Disciples  à  Sais  et  les  Fr  igments  de  Nova- 
lis,  Iraduil.s  de  l'allemand  et  précédés  d'une  Intro- 
duction. (i.acoml)lez)     .       .        .    . 1   vol. 

Album  de  douze  Chansons.  ^Slockj Epuisé. 


MAURICE   MAETERLINCK 


LE  BOURGMESTRE 

DE  STILMONDE 


SUIVI     DE 


LE    SEL    DE    LA   VIE 


U^5'7S' 


PABIS 
BlBLïOTHLiQUE- CHARPENTIER 

EUGÈNE   FASQJELLE,  ÉOlTEU.-^ 
11,    RUE    DE    GRENELLE,    11 

1920 

Tous  droits   de   rajiroduclion,   de   traduction   et  de  reprcscntalioa 

réservés  pour  tous  pays. 

Copyright  in  tlie  United  States  of  Am  ri  a  by   Dodd,  Mead  &  C'   1919 

and  Eugène  Fasquellj   1920.  AU  rights  reserved. 


IL   A    KTE   TIRE    DE    CET    OUVRAGE    : 

3^  exemplaires  numérotes  sur  papier  de  [fullande. 


AVERTISSEMENT 


Ce  drame,  qui  n'est  qu'un  drame  de  guerre  et  de  "pro- 
pagande, écrit  en  19  17  et  traduit  en  espagnol,  en  an- 
glais et  en  suédois,  fut  représenté  pour  la  première 
fois  en  i948,  à  Buenos-Ayres,  où  il  tint  longtemps 
l'affiche,  à  la  grande  colère  des  germanophiles,  lient 
ensuite  en  Espagne,  en  Angleterre  et  aux  Étals- 
Unis,  de  nombreuses  représentations,  et  fut  appelé, 
avec  une  bienveillance  excessive,  par  la  presse  anglo- 
américaine,  «  The  great  War  play  ». 

La  censure  en  interdit  la  représentation  en  France. 

Je  le  publie  tel  qu'il  fut  écrit,  le  hasard  ayant  si 
bien  confirmé  mes  prévisions  au  sujet  de  V attitude  de 
mes  compatriotes  et  de  l'envahisseur,  que  si  j'avais  à 
le  refaire  aujourd'hui,  je  n'aurais  pas  à  y  changer 
un  mot. 

Pour  compléter  ce  «  Théâtre  de  Guerre  »,  je  donne 


viîi  AVERTISSEMENT. 

à  la  suite  du  Bourgmestre  de  Stilmoiide  U7ie  sorte 
de  ((  sketch  »  en  deux  actes  :  Le  Sel  de  la  Vie,  écrit 
durant  la  même  année,  à  la  demande  d'un  ami  et  à 
Voccasion  d'une  fête  de  charité  qui  du  reste  fut  con- 
tremandée.  Bien  que  la  petite  pièce  soit  beaucoup 
inoins  intéressante  au  point  de  vue  de  la  propagande 
anti-germanique,. il'.est  probable  que  la  censure  fran- 
çaise l'cid  également  iîiterdite. 


LE 

BOURGMESTRE  DE  STILMONDE 


DRAME    EN   TROIS   ACTES 


PERSONNAGES 


CYRILLE   VAN    BELLE,    Bourgmestre   de  Stilmonde, 

GO  ans. 
BELLA  (ISABELLE],  sa  fille,  28  ans. 
FLORIS,  son  fils,  14  ans. 

Le  Commandant  BARON  von  ROGHOW,  45  ans. 
Le  Lieutenant  OTTO  HILMER,  gendre  du  bourgmestre, 

32  ans. 
Le  Lieutenant  KARL  von  SCHAUNBERG,  28  ans. 
CLAUS,  6.3  ans. 
JEAN  GILSON,  30  ans. 
Le  Secrétaire  communal,  45  ans. 
Un  Valet  de  Chambre. 
Un  Sergent  et  un  Soldat  allemands. 

La  scène  à  Stilmonde,  petite  ville  des  Flandres  belges. 

Le  premier  acte  commence  à  10  heures  et  finit  à  midi  ;  le 
deuxième  à  2  heures  et  finit  à  4  ;  le  troisième  à  5  h.  1/2  et 
fiuil  à,  7  heures  de  la  même  journée. 

Fin  Août  4914. 


LE 

BOURGMESTRE  DE  STILMONDE 


ACTE   PREMIER 

Le  cabinet  de  travail  du  Bourgmestre,  vaste  pièce  située 
au  premier  étage  de  la  maison,  mi-biireau,  mi-laboratoire 
horticole,  très  conforlablement  meublée;  fauteuils  de  cuir, 
bibliothèque  vitrée,  grande  table  encombrée  de  papiers,  de 
corbeilles,  de  coupes  et  de  vases  pleins  de  fleurs  et  de  fruits  : 
orchidées;  pêches,  prunes  et  superbes  grappes  de  raisins. 
Dans  un  coin,  une  grande  horloge  à  gaine,  outils  de  jardi- 
nage, pulvérisateurs,  alambics,  éprouvettes,  ruches,  etc.  Au 
fond,  portes-fenêtres  s'ouvrant  sur  un  balcon.  A  droite, 
porte  massive. 


SCENE  PREMIERE 

JEAN  GILSON,  LE  SEGRÉTAmE. 

Au  lever  du  rideau,  lé  secrétaire  communal  écrit  sur  un 
coin  de  la  table.  Entre  à  droite,  Jean  Uilson.  11  porte  des 
vêtements  de  paysan  qui  lui  vont  assez  mal.  11  a  le  bras 
droit  en  éoharpe. 

JEAN     GILSON. 

Bonjour,  monsieur  le  secréuire. 


4  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

LE    SECRÉTAIRE,    sans  lever  la  tête. 

Bonjour.  Que  désirez-vous  ? 

JEAN    GILSON,   s'approchant. 

Tu  ne  me  reconnais  pas?... 

LE    SECRE'tAIRE. 

Tiens,  c'est  toi  Jeanl...  D'où  viens-tu?  Mais 
tu  es  blessé?... 

JEAN    GILSON. 

Oui  une  balle  dans  le  coude.  J'ai  reçu  ça 
aux  environs  d'Aerschot.  On  m'a  évacué  sur 
Bovecapelle,  mais  hier  les  Allemands  sont  en- 
trés dans  le  bourg.  Alors,  comme  je  pouvais 
marcher,  je  n'ai  pas  attendu  mon  reste.  On 
m'a  donné  cette  défroque  de  paysan,  je  me 
suis  délilé,  j'ai  passé  une  partie  de  la  nuit  dans 
un  fossé,  j'ai  marché  trois  heures  à  travers 
champs  et  me  voici  à  Stilmonde  d'où  je  compte 
repartir  à   l'instant  pour    tâcher  de  rejoindre 


ACTE  PREMIER. 


mes  carabiniers  qui  doivent  être  là-bas,  quel- 
que part,  du  côté  d'Overloop... 


LE    SECRETAIRE. 


Tu  as  l'air   fatigué.  Ton  bras  te   fait  souf- 
frir?... Et  puis  tu  es  trempé... 


JEAN    G ILS ON. 


Oui.  Ce  n'est  rien,  ou  plutôt,  ce  n'était  rien  ; 
mais  aujourd'hui,  on  dirait  qu'il  veut  faire  du 
vilain... 


LE    SECRETAIRE. 


C'est  la  fatigue.  Il  faut  te  reposer  et  te  faire 
panser.  On  te  trouvera  bien  un  lit  quelque 
part,  soit  chez  moi,  soit  ici,  qui  est  la  maison 
du  bon  Dieu... 


JEAN    GILSON. 


Il  ne  s'agit  pas  de  repos  ni  de  lit;  ils  seront 
ici  dans  la  matinée. 


0  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

LE    SECRÉTAIRE. 

Qui? 

JEAN    GILSON. 

Les  Allemands  !  toutes  les  routes  sont  déjà 
infestées  de  uhlans,  et  je  dois  précéder  de  fort 
peu  le  gros  de  la  troupe. 

LE    SECRE'taIRE. 

Pas  possible  !...  Nous  ne  savons  rien  ;  toutes 
les  communications  sont  coupées... 

JEAN    GILSON. 

Ofi  est  le  bourgmestre? 

LE    SECRE'tAIRE. 

.le  l'attends.  Il  est  dans  l'une  des  serres.  Il 
paraît  que  l'orage  de  cette  nuit  y  a  fait  des 
dégâts.  II  sera  ici  dans  un  instant;  le  valet  de 
chambre  est  allé  le  chercher.  Tu  as  à  lui 
parler? 


ACTE  PREMIER. 


JEAN    GILSO-V. 


Je  voulais  simplement  lui  recommander,  de 
la  part  du  bourgmestre  de  Bovecapelle,  d'être 
très  prudent  et  surtout  de  veiller  à  ce  qu'on 
ne  trouve  pas  d'armes  dans  la  ville. 


LE    SECRETAIRE. 


Toutes  les  précautions  sont  déjà  prises  et 
toutes  les  armes,  jusqu'aux  objets  de  panoplie, 
déposés  dans  une  salle  de  l'Hôtel-de- Ville, 
dont  j'ai  la  clef.  Alors,  ils  sont  à  Boveca- 
pelle?... 


JEAN    GILSON. 


Oui,  il  y  en  a  trois  ou  quatre  cents...  Il  pa- 
raît qu'ils  sont  commandés  par  le  beau-iils  du 
patron... 


LE    SECRETAIRE. 


Quel  patron?., 


8  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

JEAX    GILSON. 

Ton  patron,  le  bourgmestre  de  Stilmonde. 

LE    SECRETAIRE. 

Otto  Hilmer?  Pas  possible?... 

JEAN    GILSOX. 

Oui,  je  crois  que  c'est  ce  nom-là  :  lieutenant 
Hilmer...  C'est  donc  vrai  ?  Je  ne  voulais 
pas  y  croire.  Sa  lille  a  donc  épousé  un  Alle- 
mand ? 

LE    SEGRE'TAIRE. 

Mais  oui,  pourquoi  pas?  On  n'aimait  pas 
beaucoup  les  Allemands  par  ici,  mais  après 
tout,  ils  ne  nous  faisaient  aucun  mal,  au  con- 
traire... Cela  s'est  fait  avant  la  guerre,  quand 
on  ne  savait  pas...  Heureusement  que  la 
pauvre  madame  Van  Belle,  la  femme  du  pa- 
tron, est  morte  un  an  avant  le  mariage.   De 


ACTE  PREMIER,  9 

son  vivant  il  ne  se  serait  jamais  fait,  car  elle 
détestait  les  Prussiens  ;  et  si  elle  voyait  ce 
qu'ils  font  aujourd'hui  !...  Mais  c'est  le  patron 
qui  sera  stupéfait!...  Il  est  probable  que  le  lieu- 
tenant Otto  compte  venir  ici?... 

JEAN    GILSON. 

En  effet,  il  paraît  qu'il  l'a  dit  au  bourgmestre 
de  Bovecapelle.  Mais  comment  ce  mariage 
s'est-il  fait?... 

LE    SECRE'tAIRE. 

Le  plus  naturellement  du  monde.  Que  veux- 
tu,  on  ne  pouvait  prévoir  que  les  Allemands 
allaient  nous  massacrer  et  commettre  toutes 
les  horreurs  qu'ils  commettent,  si  ce  qu'on  dit 
est  vrai... 

JEAN    GILSON. 

C'est  vrai  ;  on  en  dit  beaucoup  moins  qu'ils 
n'en  font... 


10  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

LE    SECRETAIRE. 

C'est  possible,  mais  personne  ne  se  serait 
douté...  II  faut  savoir  que  monsieur  Van  Belle, 
notre  bourgmestre,  allait  souvent  en  Alle- 
magne pour  ses  affaires.  Il  y  était  très  choyé, 
très  fêté.  A  Cologne,  on  l'avait  même  nommé 
président  de  toutes  les  fédérations  horticoles 
de  la  région.  Il  connaissait  depuis  longtemps 
la  famille  Hilmer  et  descendait  chez  les  parents 
d'Otto,  chaque  fois  qu'il  passait  par  Cologne. 

JEAN    G  IL  s  ON. 

Ils  sont  riches  les  111...  Comment  dis-tu 
déjà?... 

LE    SEGRE'tAIRE. 

Les  Hilmer?  Ils  sont  propriétaires  de  la  plus 
grande  fabrique  d'appareils  et  de  machines 
électriques  delà  Prusse  Rhénane.  Alors  comme 
le  lils  Hilmer,  le  lieutenant  Otto  dont  nous 
parlons,  désirait  se  mettre  au  courant  de   la 


ACTE  PREMIER.  11 

culture  des  orchidées  et  du  raisin  de  serre, 
spécialités  de  la  vieille  maison  Van  Belle  et 
(?-  ;  et  comme  de  son  côté  le  tils  de  monsieur 
Van  Belle  ne  s'intéresse  qu'à  l'électricité,  on  a 
échangé  les  deux  jeunes  gens  ;  le  fils  Van  Belle 
est  allé  là-bas  et  Otto  est  venu  ici. 

JEAN    GILSON. 

Il  y  était  depuis  longtemps  ? 

LE    SECRE'tAIRE. 

Voici  presque  deux  ans. 

JEAN    GILSON. 


Et  le  fils  Van  Belle,  où  est-il?. 


LE    SECRETAIRE. 


•  Il  a  été  surpris  là-bas  par  la  déclaration  de 
guerre  ;  mais  le  bruit  court  qu'il  est  parvenu 
à  s'échapper.  En  attendant,  on  n'en  a  pas  de 


12  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

nouvelles   précises  et   nous   sommes  très  in- 
quiets... 

JEAN    GILSON. 

Et  l'autre,  comment  a-t-il  pu  passer  en  Alle- 
magne?... 

LE    SECRE'tAIRE. 

.Je  ne  sais  pas  comment  cela  s'est  fait.  On  a 
du  le  prévenir  mystérieusement.  Toujours  est- 
il  qu'il  nous  a  quittés  brusquement  vers  la  fin 
de  juillet,  sous  prétexte  que  sa  mère  était  souf- 
frante... 

JEAN    GILSON. 

Nouvelle  preuve  qu'ils  savaient  ce  qui  se 
préparait  et  que  le  coup  était  monté  depuis 
longtemps.  Mais  puisqu'il  était  au  courant,  il 
aurait  pu  prévenir  son  beau-père  et  surtout 
son  beau-frère... 

LE    SECRETAIRE. 

Que  veux-tu?  ces  gens-là  ne  sont  pas  faits 
comme  nous... 


ACTE  PREMIER.  13 

JEAN    GILSON. 

Ou  plutôt,  nous  ne  sommes  pas  faits  comme 
eux,  heureusement  pour  nous...  Ils  sont  ma- 
riés depuis  longtemps?... 

LE    SEGRE'tAIRE. 

Près  de  six  mois. 

JEAN    GILSON. 

Et  c'est  un  heureux  ménage?... 

LE    SEGRE'tAIRE. 

Ils  s'adoraient.  Il  faut  du  reste  rendre  jus- 
tice à  Otto.  Il  est  très  gentil,  très  bon  garçon, 
très  serviable,  pas  fier,  très  travailleur,  très 
poli,  très  intelligent,  et  somme  toute,  on  n'a 
rien  à  lui  reprocher. 

JEAN    GILSON. 

Excepté  qu'il  est  Allemand,  et  c'est  trop... 
Et  sa  femme,  comment  prend-elle  la  chose?... 


14  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

LE    SECRÉTAIRE. 

Elle  est  évidemment  très  frappée,  et  c'est 
d'autant  plus  dangereux  que  je  me  suis  laissé 
dire  qu'en  ce  moment. . .  tu  comprends  ?. . .  Enfin 
ce  n'est  pas  encore  certain...  Elle  est  très  in- 
quiète, très  triste,  mais  elle  n'en  dit  rien;  elle 
n'a  jamais  été  très  expansive... 

JEAX    GILSON. 

Mais  il  a  dû  la  prévenir,  la  préparer...  Elle 
devait  être  au  courant  de  ce  qui  se  tramait?... 

LE    SECRÉTAIRE. 

Je  n'en  sais  rien;  elle  ne  m'a  pas  fait  ses 
contidences. 

JEAN    GILSON. 

Et  le  [)alroii,  que  dit-il? 

LE    SECRÉTAIRE. 

11   est    assez    déconcerté.    11   a   d'abord    été 


ACTE  PREMIER.  15 

comme  frappé  de  la  foudre.  Il  ne  voulait  pas 
croire...  Puis  furieux,  indigné,  consterné... 
Mais  en  somme,  comme  en  toutes  choses  il  a 
toujours  été  très  optimiste,  il  s'est  un  peu  re- 
pris; il  s'est  calmé  et  commence  à  croire  que 
tout  s'arrangera  rapidement...  Mais  le  voici. 


Entre  le  bourgmestre.  11  porte  une  corbeille  qui  dé- 
borde de  magnifiques  grappes  de  raisin. 


SCENE  II 

Les  Mêmes,  LE  BOURMESTRE. 

LE  SECRÉTAIRE,    se  levant. 
Bonjour,  monsieur  le  bourgmesti-e. 

LE    BOURGMESTRE. 

Bonjour  Pierre,  comment  allez- vous 


16  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

LE    SECRÉTAIRE. 

Aussi  bien  que  possible,  quand  on  a  travaillé 
toute  la  nuit... 

LE    BOURGMESTRE. 

Tout  est  en  règle  à  l'Hôtel-de- Ville?... 

LE    SECRÉTAIRE. 

Tout  est  en  règle,  monsieur  le  bourgmestre. 
On  y  a  déposé  toutes  les  armes  que  j'ai  classées 
moi-même  et  dont  j'ai  donné  reçu.  Mais  per- 
mettez-moi de  vous  présenter  mon  vieil  ami 
Jean  Gilson,  instituteur  à  Ninove  et  blessé  à 
Aerschot.  Il  était  soigné  à  Bovecapelle,  où  les 
Allemands  sont  entrés  hier  et  d'où  il  a  pu 
s'échapper  cette  nuit. 

Les  deux  hommes  se  serrent  la  main. 
LE    BOURGMESTRE. 

Vous  étiez  donc  à  Aerschot?... 


ACTE  PREMIER.  17 


JEAN    GILSON. 


Oui,  j'étais  sergent  dans  le  bataillon  de  cara- 
biniers chargé  de  couvrir  la  retraite. 


LE    BOURGMESTRE. 

L'affaire  a  été  chaude? 

JEAN    GILSON. 

Assez  chaude.  Les  deux  tiers  du  bataillon  y 
sont  restés;  et  puis,  c'est  toujours  la  même 
chose,  nous  étions  un  contre  dix  et  sans  artil- 
lerie... On  a  tenu  tant  qu'on  a  pu,  puis  il  a 
bien  fallu  se  replier. 

LE    BOURGMESTRE. 

Mais  vous  semblez  très  fatigué  et  vous  devez 
mourir  de  faim!...  Pierre,  où  avez-vous  la  tête, 
mon  garçon?...  Attendez,  je  vais  donner  des 

ordres...  (il  sonne.  Entre  le  valet  de  chambre  )  Firmin, 

apportez  donc  tout  ce  que  vous  trouverez  de 

2 


18  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE, 

viande  froide  à  l'office  ;  et  puis  du  pain,  du 
beurre,  des  œufs,  dii  fromage,  des  confitures. 
Qu'y  a-t-il  en  fait  de  viandes  froides?... 

LE    VALET    DE    CHAMBRE. 

Il  y  a  du  veau,  dii  poiilet,  du  jambon,  de  la 
langue  fumée... 

LE    BOURGMESTRE. 

C'est  bien,  apportez  tout...  Et  puis  à  boire... 
(AJeatiGilson.)  Que  préférez-vous  ?  J'ai  un  Riides- 
heiffl  excellent;  et  puis  un  Porto  1882  dont 
voUs  n'aurez  pas  à  vous  plaindre.  Que  choisis- 
sez-vous?... Apportez  donc  les  deux,  c'est  plus 
simple  ;  vous  viendrez  à  bout  des  deux  bou- 
teilles. Au  besoin,  on  vous  donnera  un  coup 
de  main,  n'est-ce  pas,  monsieur  le  secrétaire?... 
Ce  sera  toujours  ça  qu'ils  ne  nous  boiront  pas... 
Puis  ce  n'est  pas  les  fruits  qui  manqueront. 
Vous  avez  là  des  poires,  des  prunes^  des  pêches 
de  mes  espaliers;  et  voici  des  raisins  que  je 
viens  de  cueillir.  Regardez  donc  ces  grappes. 
Elles    sont    incomparables!...    Ce    sera   mon 


ACTE  PREMIER.  19 

triomphe.  C'est  une  variété  que  j'ai  lentement 
obtenue  à  force  de  paLierice,  un  hybribe  du 
Black  Alicante,  qui  est  superbe  mais  insipide, 
d'un  muscat  d'Espagne,  chétif  mais  délicieux, 
et  d'un  Saint-Jeannet  des  environs  de  Nice.  Il 
réunit  les  qualités  des  trois  espèces  en  excluant 
tous  leurs  défauts...  Goûtez-moi  ces  grains-là, 
n'est-ce  pas  merveilleux?...  Ils  sont  en  même 
temps  fermes  et  moelleux,  ils  craquent  et  fon- 
dent sous  la  dent...  On  dirait  une  gorgée  de 
Frontignan  dans  une  ampoule  de  glace...  Dans 
cinq  ans,  je  pourrai  en  jeter  sur  le  marché  plus 
de  cinq  cents  kilos  par  semaine...  Vous  en 
avez  l'étrenne...  Alors,  ils  sont  donc  à  Bove- 
capelle?... 

JEAN    GILSON. 

Oui,  monsieur  le  bourgmestre  ;  et  ils  seront 
ici  dans  la  matinée,  je  les  précède  de  peu... 

LE    SEORE'TAIRE. 

.Jean  vient  de  me  dire  que  c'est  votrd  beau- 
fils,  monsieur  Otto,  qui  les  commande. 


20  LE  BOUHGMESTRE  DE  STILMONDE. 

LE    BOURGMESTRE. 

Comment,  Otto?...  Pas  possible!...  On  vous 
l'a  dit?...  Vous  l'avez  vu?... 

JEAN    GILSOK. 

Je  ne  l'ai  pas  vu,  mais  on  me  l'a  dit.  Il  y 
avait  trois  chefs  à  Bovecapelle  :  un  comman- 
dant et  deux  lieutenants;  Otto  Hilmer  était  l'un 
d'eux.  Il  a  dit,  paraît-il,  qu'il  viendrait  occuper 
Stilmonde  avec  un  détachement  du  62''  de 
ligne... 

LE    BOURGMESTRE. 

En  effet,  il  était  lieutenant  de  réserve... 
C'est  bizarre  qu'il  ait  osé...  Mais  non,  au  fait, 
il  a  raison.  Il  a  bien  fait,  il  arrangera  les 
choses  et  nous  n'avons  plus  rien  à  craindre... 
C'est  égal,  c'est  assez  extraordinaire...  Voilà 
mon  gendre  qui  rentre  chez  moi,  en  conqué- 
rant, botté,  casqué,  le  sabre  au  poing,  après 
avoir  violé  la   frontière   de  sa  patrie    d'adop- 


ACTE  PREMIER.  21 

tion.,.  Enfin,  c'est  la  guerre,  et  ce  n'est  pas 
sa  faute...  11  n'est  pas  responsable  et  ne  fait 
pas  ce  qu'il  veut.  Après  tout  c'est  tant  mieux 
pour  nous  ;  tant  qu'il  sera  là,  nous  n'aurons 
rien  à  redouter...  Et  quels  sont  les  deux  autres 
chefs?... 

JEAN    GILSON. 

Un  commandant  dont  je  ne  me  rappelle 
plus  le  nom  ;  pas  trop  méchant,  dit-on,  et  un 
lieutenant,  un  Prussien  authentique,  un  hobe- 
reau féroce,  paraît-il,  détesté  de  ses  hommes 
qu'il  maltraite  et  brutalise  comme  des  chiens... 

LE    BOURGMESTRE. 

Gomment  se  conduisent-ils  à  Bovecapelle? 
Ils  n'ont  pas  fait  trop  de  mal?... 

JEAN    GILSON. 

Pas  jusqu'à  mon  départ.  Ils  ont  pris  comme 
otages  le  bourgmestre,  le  curé  et  le  notaire  et 
ont  déclaré  qu'ils  les  fusilleraient  si  l'on  tirait 
un  seul  coup  de  feu  dans  le  village... 


22  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

LE    POURGMESTRE. 

Ils  n'en  feront  rieri,  grâce  h  Otto.  Otto  est 
u\\  J:|raye  garçon,  incapable  de  faire  clii  mal  à 
une  mouche.  On  a  du  reste,  j'en  suis  sur, 
beaucoup  exagéré  leurs  rnassacres  et  leurs 
atrocités  ;  après  tout,  ce  ne  sont  pas  des  sau- 
vages... 

JEAN    GILSON. 

Je  vous  demande  pardon,  monsieur  le 
bourgmestre,  on  n'a  pas  exagéré  du  tout;  on 
ne  connaît  même  qu'une  partie  de  la  vérité... 
Ge  qu'ils  ont  fait  à  Andenne,  à  Visé,  à  Dinant, 
à  Louvain,  à  Aerschot,  et  dans  toutes  les 
villes  où  ils  ont  passé,  est  épouvantable... 
Mais  je  ne  vous  parle  que  de  ce  que  je  sais  de 
source  personnelle  et  sûre,  des  massacres  de 
Dinant  et  de  Louvain  que  deux  de  mes  cama- 
rades ont  vus  de  leurs  propres  yeux  ;  à  Lou- 
vain ils  ont  exécuté  deux  cent  dix  innocents 
dont  vingt-quatre  femmes  et  quatorze  enfants; 
à  Dinant,  six  cent  six  victimes  dont  trente- 
neuf  enfants  et  soixante-et-onze  femmes  ;   à 


ACTE  PREMIER.  23 

Aerschot,  parmi  d'autres  citoyens  complète- 
ment inoffensifs,  ils  ont  fusillé  le  bourgmestre 
et  son  fils  âgé  de  quinze  ans... 

LE    BOURGMESTRE. 

C'est  donc  vrai  qu'ils  l'ont  fusillé?...  Je  ne 
le  croyais  pas.  Et  pourquoi?... 

JEAN    GILSON. 

Une  balle  perdue,  tirée  par  un  de  leurs 
bommes,  avait  tué  leur  colonel. 

LE    BOURGMESTRE, 

Diable!...  Ils  sont  dangereux...  Mais  il  fau- 
drait contrôler  tout  cela...  Entre  le  valet  de 
chambre.)  En  attendant,  voici  Firmin  qui  apporte 
les  vivres,..  Voilà  les  sandwichs  et  les  deux 

bouteilles...    (Remplissant   les   verres.)     Gecj,     c'est 

mon  Rudesheim  1895.  Qu'en  dites-vous?... 

JEAN    GILSON,    dégustant. 

Pas  ordinaire  ! . . . 


24  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

LE    BOURGMESTRE. 

En  effet...  C'est  un  lot  de  six  cents  bou- 
teilles que  j'ai  acheté  à  la  vente  après  décès 
du  notaire  Van  Hulthem,  qui  avait  la  meil- 
leure cave  du  pays.  Mais  que  comptez-vous 
faire?  Vous  n'allez  pas  vous  remettre  en  route 
dans  cet  état?...  Vous  allez  vous  reposer  ici 
quelques  jours  et  l'on  pansera  sérieusement 
votre  blessure  ;  il  ne  faut  pas  badiner  avec  ces 
choses-là... 

JEAN    GILSON. 

C'est  que  s'ils  me  découvrent  ici,  ils  m'en- 
verront en  Allemagne,  à  moins  qu'ils  ne  me 
fusillent  sur  le  champ  comme  franc-tireur... 

LE    BOURGMESTRE. 

11  n'y  a  rien  à  craindre.  Je  vous  cacherai 
dans  la  maison  ;  je  mettrai  Otto  au  courant  et 
il  arrangera  les  choses... 

JEAX    GlLSON. 

Je  ne  demanderais  pas  mieux...  Je  suis  très 


ACTE  PREMIER. 


fatigué  et  je  sens  que  je  n'aurai  pas  la  force 
d'aller  bien  loin...  Mais  j'ai  peur  de  vous  com- 
promettre si  l'on  me  trouve  chez  vous... 


LE    BOURGMESTRE. 

Je  vous  assure  qu'il  n'y  a  rien  à  craindre  ; 
j'en  fais  mon  affaire.  Otto  n'a  rien  à  me  refuser 
et  tout  cela  se  passera  en  famille,  vous  verrez. 

Entre  le  valet  de  chambre. 

LE    VALET    DE    CHAMBRE. 

Monsieur  le  bourgmestre,  ils  sont  devant  la 
grille. 


Qui? 


LE  BOURGMESTRE. 


LE  VALET  DE  CHAMBRE. 


Les  Allemands,  des  officiers  et  une  douzaine 
de  uhlans...  Faut-il  leur  ouvrir? 


26  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

LE    BOURGMESTRE, 

Assurément  ouvrez  tout  de  suite.  Priez  les 
officiers  de  vous  suivre  ;  je  les  attends  ici... 

LE    SECRE'taJRE. 

Faut-il  vous  laisser  seul,  monsieur  le 
bourgmestre?... 

LE    BOURGMESTRE. 

Non,  restez.  Mais  mettez  d'abord  en  sûreté 
votre  ami...  Passez  avec  lui  dans  la  pièce  à 
côté  ;  puis,  quand  Firmin  sera  revenu,  on  lui 
trouvera  un  lit.  Au  revoir  monsieur  Gilson, 
emportez  donc  les  vivres  et  les  bouteilles,  vous 

n'avez  rien  à  craindre...  (Jean  Gilson  passe  dans  la 

pièce  voisine.}  Et  maintenant  préparons-nous  à 
affronter  l'ennemi...  J'entends  traîner  leur 
sabre  sur  les  marches  du  perron... 


ACTE  PREMIER. 


SCÈNE  III 

Les  Mêmes,  moins  JEAN  GILSÛN.  LE  COMMANDANT 
BARON  VON  ROCHOW.  LES  LIEUTENANTS  QTTO 
HILMER  et  KARL  VON  SCflAypiBERG. 

Le  valet  de  chambre  ouvre  la  porte.  Entrent  les  trois  offi- 
ciers allemands. 


LE  BOURGMESTRE,  voyant  Otto,  il  l'ait  un  pas  au 
devant  de  lui. 

Otto!  c'est  toil... 

11  lui  tend  meichiiialemeAt  la  Qiain,  puiti  la  retii'e. 
OTTO. 

C'est  moi. 

Présentant  le  bourgmestre  au  commandant. 

Mon  commandant,   voici   le  bourgmestre   de 


28  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

Stilmonde ,  mon  beau-père.  Commandant 
Baron  von  Rochow,  le  lieutenant  Karl  von 
Schaunberg. 

LE    COMMANDANT. 

Monsieur  le  bourgmestre,  nous  occuperons 
la  ville  jusqu'à  nouvel  ordre.  Il  vous  faudra 
pourvoir  au  logement  de  deux  cent  cinquante 
hommes.  Provisoirement,  vous  n'aurez  pas 
à  les  nourrir.  Mes  deux  officiers  et  moi  vous 
demanderons  l'autorisation  de  nous  installer 
dans  votre  maison.  Je  connais  les  liens  qui 
vous  unissent  à  l'un  d'eux.  .J'espère  que  grâce 
à  ces  excellentes  relations,  aucune  difficulté  ne 
surgira  entre  nous.  Néanmoins,  selon  l'usage, 
vu  le  mauvais  esprit  que  la  population  civile  a 
jusqu'ici  manifesté  et  conformément  aux  ins- 
tructions formelles  que  j'ai  reçues,  je  suis 
obligé  de  vous  considérer  comme  otage.  Si  par 
malheur  —  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise  1  —  un 
attentat  était  dirigé  contre  un  de  mes  officiers 
ou  de  mes  hommes,  votre  vie  répondrait  de  la 
sienne.  Mais  nous  n'aurons  pas,  j'y  compte 
bien,  à  envisager  d'aussi  fâcheuses  extrémités. 


ACTE  PREMIER.  29 

Si  la  population  civile  se  comporte  décemment, 
elle  n'a  rien  à  redouter  ;  quoiqu'on  en  ait  dit, 
nous  ne  sommes  pas  des  barbares.  Nous 
sommes  justes  avant  tout,  mais  les  nécessités 
de  la  guerre  nous  obligent  parfois  à  être  sé- 
vères et  toujours  sur  nos  gardes.  Dans  une 
heure  je  vous  convoquerai  à  l'Hôtel-de- Ville, 
pour  régler  les  réquisitions  et  fixer  la  contri- 
bution de  guerre. 

LE     BOURGMESTRE. 

La  contribution  de  guerre?  Il  ne  me  semble 
pas  que  jusqu'ici  nous  ayons  rien  fait  qui  la 
justifie... 

LE    COMMANDANT. 

9 

Pardon,  je  permettrai  peut-être  d'en  discuter 
le  montant,  mais  non  point  le  principe. 

OTTO,    au  bourgmestre. 

Veuillez  donner  au  commandant  la  grande 


30  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE, 

chambre  du  premier  qui  a  un  balcon  sur  la, 
place,  et  le  salon  qui  la  précède.  Le  lieutenant 
von  Schaunberg  et  moi  prendrons  les  deux 
chambres  d'ami.  Firmin,  conduisez  le  com- 
mandant et  le  lieutenant  à  leurs  apparte- 
ments... 

LE    COMMANDANT* 

Je  suis  forcé,  monsieur  le  bourgmestre,  de 
vous  prier  d'avancer  le  déjeuner  d'une  demi- 
heure.  C'est  donc  à  midi  précis  que  nous  au- 
rons l'honneur  de  nous  asseoir  à  votre  table. 

LE    BOURGMESTRE. 

C'est  entendu,  monsieur. 

Sortent  le  commarWant  et  le  lieutenant  von  Schaun- 
bergi  précédés  par  le  valet  de  chambre. 


ACTE  PREMIER.  31 


SCENE  IV 
LE  BOURGMESTRE,  OTTO. 

LE    BOURGMESTRE. 


Mon  pauvre  Otto  !... 


OTTO. 


Où  est  Bella?... 


LE    BOURGMESTRE. 


Là-haut,  dans  sa  chambre.  Elle  ne  vous  aura 
pas  entendus... 


OTTO. 


Comment  va-t-elle?...  Elle  n'est  pas  souf- 
frante?... 


32  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

LE    BOURGMESTRE. 

Pas  précisément,  mais  très  déprimée,  très 
fatiguée,  très  affectée  par  ces  événements... 
Elle  doit  dormir  encore  et  il  est  préférable  de 
ne  pas  la  réveiller... 

OTTO. 

Comment  prend-elle  la  chose?... 

LE    BOURGMESTRE. 

Gomme  nous  la  prenons  tous,  avec  stupeur, 
indignation,  consternation...  Mais  elle  est  na- 
turellement plus  frappée  que  nous  qui  n'en 
croyons  pas  nos  yeux...  Mon  pauvre  Otto,  la 
vilaine  besogne  qu'ils  te  font  faire  là!... 

OTTO. 

Croyez  bien  que  nous  ne  la  faisons  pas  de 
gaîté  de  cœur...  Nous  n'agissons  ainsi  que 
contraints  et  forcés  par  l'attitude  invraisem- 
blable de  vos  compatriotes... 


ACTE  PREMIER.  33 


LE    BOURGMESTRE. 


C'est  évidemment  la  Belgique  qui  a  com- 
mencé... 

OTTO. 

C'est  plus  vrai  que  vous  ne  pensez...  Elle  a 
commencé  par  faire  le  jeu  de  nos  ennemis  ;  et 
si  nous  n'avions  pas  pris  les  devants,  nous 
étions  victimes  de  notre  confiance  en  sa 
loyauté... 

LE    BOURGMESTRE. 

Voyons,  Otto,  toi  dont  je  connais  l'intelli- 
gence, la  conscience  et  la  profonde  honnêteté, 
toi  qui  as  vécu  parmi  nous  et  qui  sais  à  quoi 
t'en  tenir,  comment  oses-tu  me  soutenir  sé- 
rieusement de  pareilles...  Je  ne  trouve  pas  le 
mot,  ou  il  serait  trop  dur...  Qu'on  fasse  croire 
ces  bourdes  aux  malheureux  soldats  et  à  quel- 
ques hobereaux  ivres  d'orgueil  et  de  stupidité, 
mais  à  toi!...  Tu  sais  aussi  bieiï  que  moi  la 
simple  et  terrible  vérité,  comme  tu  sais  ce  qu'il 

3 


34  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

faut  penser  des  effroyables  massacres  de  Visé, 
d'Andenne,  de  Dinanl,  d'Aerschot,  de  Louvain 
et  de  tant  d'autres  lieux... 

OTTO. 

Permettez,  ce  n'est  pas  la  même  chose... 
J'admets  que  la  violation  de  la  Belgique  soit 
regrettable  ;  à  mon  avis  c'est  une  erreur,  peut- 
être  nécessaire,  à  certains  points  de  vue,  mais 
que  nous  paierons  cher.  Mais  je  n'admets  pas 
les  massacres.  11  y  a  eu  des  exécutions  d'otages, 
et  des  représailles  nécessitées  par  de  perfides  et 
incessantes  agressions  de  la  population  civile. 
Peut-être  y  eut-il,  çà  et  là,  quelques  excès  de 
zèle;  c'est  malheureusement  inévitable.  Mais 
l'armée  allemande,  que  je  connais  mieux  que 
vous  puisque  j'en  fais  partie,  est  la  plus  disci- 
plinée qui  soit,  et  il  est  fort  rare,  pour  ne  pas 
dire  impossible  qu'elle  agisse  sans  ordre  ou  que 
l'ordre  donné  soit  outrepassé... 

LE    BOURGMESTRE. 

C'est  justement  ce  que  je  lui  reproche  ;  à  en 


ACTE  PREMIER.  35 

juger  par  les  effets,    ces   ordres  sont  abomi- 
nables !... 

OTTO. 

Il  est  heureux  que  nous  soyons  seuls.  Evitez 
les  paroles  de  ce  genre  ;  malgré  toute  ma 
bonne  volonté,  je  ne  pourrais  pas  toujours  vous 
épargner  leurs  fâcheuses  conséquences... 

LE    BOURGMESTRE. 

C'est  bien  ;  ne  discutons  pas  davantage. 
Nous  ne  nous  entendrons  jamais  sur  ces  points 
ni  sur  beaucoup  d'autres.  Je  sais  ce  que  je  sais 
et  je  m'y  tiens. 

OTTO. 

Je  sais  aussi  ce  que  je  sais  et  l'histoire  nous 
jugera.  Tâchons  plutôt  de  retrouver  ce  qui  nous 
unissait  avant  ce  cataclysme  dont  nous  ne 
sommes  pas  responsables... 

LE    BOURGMESTRE. 

C'est  encore  heureux  que  toi  du  moins,  tu 


36  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

ne  nous  rendes  pas  seuls  responsables  des  dé- 
sastres que  vous  accumulez  sur  nous.  Je  te 
remercie. 

OTTO. 

Pourquoi  me  parlez- vous  ainsi?...  Je  suis 
absolument  étranger  à  ce  qui  s'est  passé.  Je 
suis  obligé  d'obéir,  comme  les  autres,  à  une 
autorité  à  laquelle  personne  ne  peut  résister... 
Je  suis  pris  dans  l'engrenage.  Je  ne  peux  pas 
ne  pas  faire  ce  que  je  fais...  Mais  il  ne  m'est 
pas  défendu  de  garder  intacts  mes  affections  et 
mes  sentiments  d'avant  la  guerre...  J'ai  obtenu 
qu'on  m'envoyât  ici,  afin  de  vous  prouver  ma 
gratitude... 

LE    BOURGMESTRE. 

Et  parce  que  tu  connaissais  bien  le  pays... 

OTTO 

Je  VOUS  en  prie,  ne  continuez  pas  sur  ce 
ton  ;  il  est  injuste  et  m'est  extrêmement  pé- 


ACTE  PREMIER. 


37 


nible.  J'ai  voulu  simplement,  comme  je  l'ai  dit, 
vous  prouver  ma  reconnaissance  en  vous  épar- 
gnant autant  que  possible  ainsi  qu'à  la  ville 
dont  vous  êtes  le  chef,  les  désagréments  et  les 
dangers  d'une  occupation  que  je  ne  pouvais 
empêcher... 

LE    BOURGMESTRE. 

Soit,  écartons  encore  ceci...  Combien  de 
temps  comptes-tu  séjourner  ici  avec  tes 
hommes?... 

OTTO. 

Nous  n'en  savons  rien;  peut-être  deux 
heures,  peut-être  deux  mois...  Tout  dépend 
des  événements  et  des  ordres  que  nous  rece- 
vrons... 

LE    BOURGMESTRE. 


Et  le  commandant,  quel  homme  est-ce?...  Il 
n'a  pas  l'air  commode... 


38  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

OTTO. 

II  est  sévère,  un  peu  sec,  un  peu  cassant, 
un  peu  hautain,  très  strict  sur  la  discipline, 
mais  foncièrement  juste;  en  somme,  pas  mé- 
chant... Je  le  répète,  vous  n'avez  rien  à  craindre 
si  vos  gens  se  conduisent  convenablement.  Du 
reste,  en  cas  de  conflit  ou  de  malentendu,  je 
saurai  user  de  mon  influence  pour  adoucir  les 
angles...  Et  maintenant,  soyons  amis,  si  vous 
le  voulez  bien,  et  permettez-moi  de  vous  em- 
brasser comme  autrefois... 

LE  BOURGMESTRE,  reculant. 

Permettez...  Excusez-moi...  Je  ne  peux  pas 
en  ce  moment, 

OTTO. 

C'est  bizarre  et  je  ne  comprends  pas...  Car 
enfin  cette  guerre  passe  par-dessus  nos  têtes 
et  n'est  pas  notre  affaire...  Mais  je  ne  vous  en 
veux  pas  et  je  dirai  comme  Antigone  : 

((  Je  prends  part  à  l'amour  et  non  pas  à  laiiaine.  » 


ACTE  PREMIER.  39 

Mais  quelle  heure  est-il?...  Onze  heures.  On 
pourrait  peut-être  prévenir  Bella,  si  vraiment 
elle  n'est  pas  souffrante?...  Vous  comprenez 
que  j'ai  hâte  de  la  revoir  après  cette  longue 
absence  et  ce  qui  s'est  passé... 

LE   BOURGMESTRE. 

Je  vais  lui  envoyer  la  femme  de  chambre... 

11  sonne.  Entre  le  valet  de  chambre  à  qui  il  donne 
des  ordres. 

As-tu  des  nouvelles  de  mon  fils?... 

OTTO. 

D'Odilon?...  Non.  11  n'est  pas  ici?... 

LE    BOURGMESTRE. 

Non,  on  ne  nous  a  pas  prévenus  comme  toi 
du  mauvais  coup  qui  se  préparait  ;  de  sorte 
qu'il  est  resté  là-bas  à  Cologne...  nous  sommes 
assez  inquiets... 

OTTO. 

Il  n'a  rien  à  craindre,  s'il  se  tient  tranquille. 
Je  me  charge  de  prévenir  les  miens  qui  feront 


40  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

le  nécessaire  pour  qu'il  soit  bien  traité.  Tiens, 
je  vois  là,  sur  votre  table,  une  des  Cattleyas 
qui  étaient  malades  avant  mon  départ...  Gom- 
ment vont-elles?... 

LE    BOURGMESTRE. 

Je  crois  qu'elles  sont  sauvées.  J'ai  découvert 
au  microscope  la  cause  de  leur  dépérissement. 
C'est  un  petit  cryptogame  qu'on  n'avait  pas 
encore  signalé  dans  la  culture  des  orchidées  et 
qui  résiste  à  toutes  les  vaporisations  et  fumi- 
gations classiques.  J'ai  imaginé  un  nouveau 
mélange  dont  je  te  donnerai  la  formule;  et 
qui  jusqu'ici  fait  merveille...  Pourvu  que  cette 
guerre  ne  fasse  pas  de  mes  pauvres  serres 
où  j'ai  mis  toute  ma  vie  et  près  de  la  moitié 
de  mon  avoir,  un  tas  de  verre  pilé  et  de  fer- 
raille. Il  y  a  là,  tu  le  sais,  pour  plus  d'un 
demi-million  de  fleurs  précieuses;  et  ce  serait 
un  irréparable  désastre,  car  il  faudrait  une 
existence  entière  pour  reconstituer  une  collec- 
tion comparable  à  la  mienne... 

OTTO. 

Soyez  sans  crainte;  nous  n'aurons   pas  de 


ACTE  PREMIER.  41 

bataille  ni  de  bombardement  de  ce  côté  ;  et 
pendant  l'occupation,  je  saurai  protéger  ou 
faire  protéger  la  maison  de  ma  femme  et  de 
mon  beau-père... 


LE    BOURGMESTRE. 


Voici  Bella. 

Entre  Bella. 


SCENE  V 

Les  Mêmes,  BELLA. 

BELLA. 

Elle  s'arrête  un  instant  sur  le  seuil  et  s'élance  dans 
les  bras  d'Otto. 

Toi!...  Gomment,  toi  !...  Tu  étais  là  et  je  ne 
savais  pas!... 


42  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

OTTO,  l'enlaçant. 

Bella!... 

BELLA. 

Tu  n'es  pas  blessé  ?...Tun'as  pas  souffert?... 

OTTO, 

Non;  et  toi?...  On  m'a  dit  que  tu  n'allais 
pas  très  bien... 

BELLA, 

Ce  n'est  rien,  c'était  l'horreur  de  tout  ce  qui 
se  passe  et  l'inquiétude  de  te  savoir  constam- 
ment en  danger  parmi  les  ennemis... 

LE    BOURGMESTRE. 

Quels  ennemis?...  Les  ennemis  c'est  lui  et 
les  siens  ;  et  il  ne  court  aucun  danger  au  mi- 
lieu d'eux...  Mais  je  vous  laisse.  Vous  me  rap- 
pellerez quand  vous  aurez  besoin  de  moi... 

11  sort. 


ACTE  PREMIER.  43 


SCENE  VI 

OTTO,  BELLA. 


BELLA. 


C'est  vrai,  je  ne  sais  plus. . .  J'appelle  ennemis 
tous  ceux  qui  te  veulent  du  mal  et  ce  sont  tous 
ceux  que  j'aime...  C'est  trop  pour  le  cœur 
d'une  femme...  Mais  c'est  fini  j'espère,  et  le 
plus  dur  est  fait... 

OTTO. 

Non,  le  plus  dur  commence...  Mais  j'étais 
sûr  de  toi,  et  que  toi  du  moins  tu  ne  me  con- 
damnerais pas  sans  m'entendre... 

BELLA. 

Je  condame  les  autres  ;  mais  je  sais  bien  que 


44  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

lu  n'es  pas  plus  coupable  que  moi...  Et  puis 
qu'importe  tout,  puisque  je  retrouve  comme  tu 
m'avais  quittée. . .  Mais  je  vais  te  garder  quelques 
jours?...  C'est  autant  de  pris  sur  cette  horrible 
guerre... 

OTTO. 

Je  n'en  sais  rien...  Il  se  peut  que  je  sois 
obligé  de  repartir  demain. 

BELLA. 

Es-tu  en  première  ligne?... 

OTTO. 

Tout  est  en  première  ligne  en  ce  moment. 
Nous  avançons  comme  un  torrent.  Je  n'ai  pas 
osé  le  dire  à  ton  père,  mais  toute  la  Belgique 
est  envahie,  Anvers  tombera  demain  et  Paris 
dans  huit  jours... 


BELLA. 


Et  après?... 


ACTE  PREMIER.  45 


OTTO. 


Après  ce  sera  la  victoire  ;  et  nous  nous  ins- 
tallerons ici,  à  moins  que  tu  n'aimes  mieux 
me  suivre  en  Allemagne... 


BELLA. 


J'irai  où  tu  iras. 

Entre  Floris. 


SCENE  VII 

Les  Mêmes,  FLORIS. 


FLORIS. 


Papa  n'est  pas  ici?. 


46  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

OTTO. 

Bonjour,  Floris!  viens  m'embrasser., 

FLORIS,  reculant  d'horreur. 

Vous  embrasser,  vous!... 

BELLA. 

Voyons,  Floris!... 


FLORIS, 


Où  est  papa?... 


BELLA, 


Dans  la  pièce  à  côté.  Mais  tu  pourrais  du 
moins  être  poli  et  serrer  la  main  à  Otto  qui  ne 
t'a  fait  aucun  mal  et  vient  ici  pour  nous  proté- 
ger... 


ACTE  PREMIER.  47 


FLORIS. 


Je  n'ai  que  faire  de  sa  protection. 

Il  sort  en  claquant  la  porte. 


SCENE  VIII 

Les  Mêmes,  moins  FLORIS. 


OTTO. 

Tu  vois  la  haine?...  C'est  extraordinaire... 
C'est  ainsi  partout  et  toujours  et  tout  autour  de 
nous...  Ils  ne  veulent  rien  entendre,  ils  ne 
veulent  rien  comprendre;  et  je  l'ai  sentie 
bouillonner  jusque  dans  le  cœur  de  ton  père, 
l'homme  le  plas  débonnaire,  le  plus  juste,  le 
plus  pacifique  que  je  connaisse.  Que  veux-tu 
que  nous  fassions  quand  on  nous  traite  ainsi?... 


48  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

Mais  il  faudra  surveiller  ce  gamin.  Tant  que  ses 
propos  malsonnants  ne  s'adressent  qu'à  moi, 
il  n'y  a  rien  à  craindre  ;  mais  s'il  s'avisait  de 
traiter  de  la  sorte  le  commandant  ou  le  lieute- 
nant von  Schaunberg  qui  ne  sont  pas  très  pa- 
tients, cela  tournerait  mal... 

On  entend  au  loin  un  coup  de  feu. 

On  a  tiré!... 

BELLA. 

Oui.  C'est  au  bout   du  jardin,  du  côté  du 
bois... 


SCENE  IX 
Les  Mêmes,  LE  BOURGMESTRE,  FLORIS. 

LE    BOURCxMESTRE. 

Avez- VOUS  entendu?...  C'est  un  coup  de  fu- 
sil... 


ACTE  PREMIER.  49 

FLORIS,  entre  ses  dents. 
Un  de  moins. 

OTTO. 

Que  dis-tu?... 

FLORIS. 

Rien...  Ce  qui  me  plaît... 

LE  BOURGMESTRE,  inquiet. 

Mais  qui  donc  a  tiré?...  Cène  peut  être  qu'un 
de  vos  hommes.  Il  n'y  a  plus  une  arme  dans  la 
maison... 

OTTO. 

C'est  probablement  mon  collègue,  le  lieute- 
nant von  Schaunberg,  qui  est  allé  faire  un  tour 
dans  le  bois.  Il  est  grand  chasseur  et  je  lui  ai 
dit  qu'il  y  avait  du  lapin  par  là... 

4 


bO  LE  BOUllGMESTUE  DE  STILMONDE. 

LE    BOURGMESTRE      ■ 

En  effet,  le  coup  venait  de  ce  côté  ;  mais  il 
n'y  avait  plus  un  seul  fusil  de  chasse  dans  la 
maison... 

OTTO. 

Il  emporte  toujours  le  sien  dans  ses  bagages... 
En  tout  cas,  si  toutes  les  armes  sont  à  THôtel- 
de-Ville,  vous  n'avez  rien  à  craindre...  Vous 
répondez  de  vos  gens  ?  11  n'y  a  pas  de  mauvais 
esprits  ?... 

LE    BOURGMESTRE. 

Qu'appelez-vous  «  mauvais  esprit  »?,..  Ils 
sont  irrités,  outrés,  indignés,  exaspérés,  c'est 
assez  naturel  ;  mais  ils  savent  se  contenir  et  ne 
sont  pas  assez  fous  pour  tenter  un  mauvais 
coup  inutile  qui  entraînerait  la  ruine  de  la 
ville  et  la  mort  de  centaines  de  victimes  in- 
nocentes, comme  à  Dinanl,  Andennc,  Louvain, 
Aerschol.  Je  les  connais,  ils  sauront  patienter 
et  attendre  leur  heure... 


ACTE  PREMIER.  51 


OTTO, 


Quelle  heure?... 


LE  BOURGiMESTRE 


Celle  qui  viendra  plus  lard... 


OTTO. 

Je  ne  vous  reconnais  (dus.  Voilà  que  vous 
parlez  comme  nos  pires  ennemies... 

LE  BOURGMESTRE. 

Serais-je  de  vos  amis,  par  hasard,  et  me 
feriez-vous  l'injure  de  me  compter  parmi  ceux 
qui?...  Mais  c'est  vrai;  mieux  vaut  se  conte- 
nir... C'est  cet  incident  qui  m'énerve...  Vous 
savez  que  je  suis  responsable  et  que  s'il  sur- 
vient quelque  chose  de  fâcheux,  tout  retombera 
sur  moi... 


52  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

OTTO. 

Il  me  semble  qu'on  court  autour  de  la  mai- 
son... 

Allant  à  la  porte-fenêtre  qu'il  ouvre. 

C'est  toi,  sergent  Hartung?...  Qu'est-ce  que 
c'est? 

LE  SERGENT,  d'en  bas,  dans  le  jardin. 

Je  ne  sais  pas  mon  lieutenant...  J'ai  vu  le 
lieutenant  von  Schaunberg  se  diriger  de  ce 
côté... 

OTTO. 

Quand? 

LE    SERGENT. 

Il  y  a  un  quart  d'heure. 

OTTO,  au  bourgmestre. 

C'est  bien  ce  que  je  disais  ;  il  est  allé  chasser 
dans  le  bois... 


ACTE  PREMIER.  53 

LR  SERGENT. 

Pardon,  mon  lieutenant,  il  n'avait  pas 
d'armes... 

OTTO. 

Tu  en  es  sûr?...  Ceci  devient  bizarre...  Mais 
cours  donc  voir  ce  que  c'est,  au  lieu  de  rester 
là,  le  bec  ouvert,  comme  une  oie  qui  digère... 

LE   SERGENT. 

A  vos  ordres,  mon  lieutenant,  j'y  allais 
quand  vous  m'avez  arrêté...  Mais  plusieurs  de 
mes  hommes  y  sont  déjà. 

OTTO. 

J'entends  des  cris...  Il  se  passe  quelque 
chose  d'inquiétant...  Mais  voici  un  de  nos 
hommes  qui  revient  ;  nous  allons  savoir  ce  que 
c'est... 

LE    SERGENT,  toujours  dans  le  jardin. 

Allons,  plus  vite...  Qu'y  a-t-il?... 


5i  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

LE   SOLDAT,  également  invisible  dans  le  jardin. 

Le  lieutenant?  Où  est  le  lieutenant?... 

OTTO. 

Me  voici!...  Qu'y  a-t-il?...  Parle... 

LE  SOLDAT. 

Mon  lieutenant,  le  lieutenant  von  Schaun- 
berg,  ils  l'ont  assassiné!... 

OTTO. 

Quoi?...  Qui?...  Approche  donc  1...  Que  dis- 
tu?... 

LE  SOLDAT. 

Il  est  mort, 

OTTO. 

Où,  comment?...  Qu'on  appelle  un  méde- 
cin...   ,Ie  vais  voir...  Il    n'est   peut-être  que 

blessé?... 


ACTE  PREMIER.  55 

LE   SOLDAT. 

Non,  mon  lieutenant.  II  a  une  balle  dans  la 
tête...  On  l'a  trouvé  dans  un  fourré... 

OTTO. 

On  a  arrêté  l'assassin?... 

LE   SOLDAT. 

On  cherche  dans  le  bois...  On  n'a  vu  per- 
sonne... 

OTTO. 

Qu'on  place  des  sentinelles  à  toutes  les  is- 
sues de  la  propriété...  Vite!  Vite!...  et  qu'on 
abatte  quiconque  tente  de  sortir...  Il  ne  peut 
échapper...  Où  est  le  commandant?... 

LE    SERGENT. 

Je  ne  sais  pas,  mon  lieutenant... 

LE    BOURGMESTRE. 

Il   est    probablement    dans    sa  chambre,    à 


56  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

l'autre  bout  de  la  maison.  Il  n'aura  pas  en- 
tendu... 

OTTO. 

Qu'on  aille  le  prévenir. 

LE    BOURGMESTRE. 

Ceci  ne  présage  rien  de  bon... 

OTTO. 

Ne  craignez  rien...  Le  coupable  ne  saurait 
échapper;  et  quand  il  sera  pris,  on  fera  un 
exemple  qui  leur  enlèvera  le  goût  de  recom- 
mencer... Mais  il  est  heureux  que  je  sois  là... 
Restez  tous  ici.  Que  personne  ne  sorte,  sinon 
je  ne  réponds  de  rien...  C'est  grave,  c'est  très 
grave... 

Il  sort. 


ACTE   DEUXIEME 

Même  décor. 


SCENE  PREMIERE 

LE  COMMANDANT,  LE  BOURGMESTRE, 
LE   LIEUTENANT    OTTO,   LE   SECRÉTAIRE,    BELLA. 


LE    COMMANDANT. 

Monsieur  le  bourgmestre,  le  lieutenant  Karl 
von  Schaunberg  a  été  assassiné  chez  vous, 
dans  votre  propriété.  Un  de  vos  contremaîtres 
a  été  arrêté  à  proximité  du  lieu  du  crime.  Il 
est  donc  à  présumer  qu'il  est  le  coupable.  En 
tout  cas,  jusqu'à  preuve  du  contraire,  je  le 


58  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

tiens  pour  tel  et  cela  suffit.  Il  faut  faire  un 
exemple  ;  notre  sécurité  l'exige  et  le  soin  de 
cette  sécurité  l'emporte  sur  toute  autre  consi- 
dération. En  temps  de  guerre,  la  meilleure 
justice  est  la  plus  prompte.  Votre  contremaître 
sera  donc  fusillé  à  sept  heures  précises,  à 
moins  que  d'ici  là  vous  ne  m'ayez  livré  celui 
qui  selon  vous  est  le  coupable.  Vous  connaissez 
mieux  que  moi  la  valeur  et  la  moralité  de  vos 
gens,  vous  êtes  donc,  mieux  que  moi,  à  même 
de  le  découvrir.  Je  pourrais  ordonner  une  ré- 
pression terrible.  Tout  autre  à  ma  place  aurait 
livré  la  ville  au  pillage  et  à  l'incendie  et  passé 
par  les  armes  le  tiers  ou  la  moitié  de  ses  habi- 
tants. C'eût  été  plus  régulier.  Accédant  aux  dé- 
sirs de  mon  lieutenant  Otto  Hilmer,  je  mécon- 
tente d'une  seule  victime.  Ne  me  faites  pas  re- 
gretter ma  clémence  et  ma  modération. 

LE    BOURGMESTRE. 

Je  répète  ce  que  j'ai  dit  à  ceux  qui  l'ont 
arrêté  ;  il  est  tout  à  fait  impossible  que  mon 
contremaître,  le  vieux  Claus,  ait  commis  le 
crime.  Il  est  à  mon  service  depuis  plus  de  qua- 


ACTE  DEUXIÈME.  59 

rante  ans  et  j'en  réponds  comme  de  moi- 
même.  C'est  l'homme  le  plus  doux,  le  plus  pa- 
tient, le.  plus  résigné,  le  plus  inoffensif  qu'on 
puisse  rencontrer.  Si  on  l'a  arrêté  dans  le 
petit  bois  où  est  tombé  le  lieutenant,  c'est  qu'au 
milieu  de  ce  petit  bois  se  trouve  une  pépinière 
où  je  l'avais  moi-même  envoyé  ce  matin  pour 
y  écussonner  les  rosiers.  Il  n'avait  d'autre 
arme  que  son  sécateur  et  son  greffoir...  Il  n'y 
a  plus  une  arme  à  feu  dans  la  maison.  Je  suis 
du  reste  convaincu  que  de  tous  mes  ouvriers  ou 
employés,  le  vieux  Claus  est  peut-être  le  seul 
qui  de  sa  vie  n'ait  manié  un  fusil  ou  un  re- 
volver. 

LE    COMMANDANT. 

Monsieur  le  bourgmestre,  vous  ne  semblez 
pas  vous  rendre  compte  qu'en  disculpant  votre 
contremaître,  c'est  vous-même  que  vous 
accusez  et  condamnez.  Mais  je  ne  discute  pas  ; 
l'enquête  ne  me  regarde  point.  Arrangez-vous 
comme  vous  voudrez  ;  ce  que  j'ai  dit  est  dit.  II 
me  faut  un  coupable  et  il  faut  que  ce  coupable 
soit  exécuté  à  sept  heures.  Ce  sera  celui  que 
vous  désignerez  parmi  les  vôtres  ;  vous-même, 


60  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

si  vous  ne  m'en  offrez  pas  d'autre.  En  atten- 
dant, veuillez  vous  considérer  comme  prison- 
nier chez  vous.  La  maison  est  gardée;  et  toute 
tentative  d'évasion  serait  impitoyablement  ré- 
primée. Je  vous  ferai  connaître,  à  quatre  heures, 
le  montant  de  l'amende  que  la  ville,  outre  la 
contribution  de  guerre,  aura  à  me  payer  demain 
matin,  avant  midi. 

Il  sort. 


SCENE  II 

Les  Mêmes,  moins  LE  COMMANDANT. 

LE     BOURGMESTRE. 

C'est  insensé!...  Comment  1  il  faut  que  je 
désigne  moi-même  le  coupable  parmi  mes  gens, 
alors  que  je  sais  qu'il  est  matériellement  im- 
possible qu'il  s'y  trouve;  et  si  je  ne  le  livre  pas 


ACTE  DEUXIÈME.  61 

avant  ce  soir,  c'est  me  livrer  moi-même  au 
peloton  d'exécution!...  Avouez  que  votre  com- 
mandant, avec  sa  clémence  et  sa  modération, 
est  un  pince-sans-rire  assez  sinistre...  J'aime- 
rais mieux  avoir  affaire  à  une  brute  qui  fusille 
à  tort  et  à  travers  et  met  tout  à  feu  et  à  sang  ; 
au  moins  on  saurait  tout  de  suite  à  quoi  s'en 
tenir... 

OTTO. 

Que  voulez-vous?,..  Telle  que  l'affaire  se 
présente,  il  ne  lui  est  guère  possible  d'agir  au- 
trement... 

BELLA. 

Otto! 

OTTO. 

Mais  c'est  vrai,  à  la  fin!...  Vous  le  voyez, 
nous  sommes  entourés  d'ennemis  et  de  traîtres, 
nous  baignons  dans  la  haine  et  vivons  dans  un 
guet-apens  perpétuel  ;  notre  vie  tient  à  un  fil  ; 
et  à  chaque  instant,  chacun  de  nous  s'attend  à 
recevoir  une  balle  dans  la  tête...  Il  est  naturel 


62  LE  BOURGMESTllË  DE  STILMONDE. 

que  nous  nous  défendions  puisqu'on  nous 
traite  ainsi  !...  Il  me  semble  que  la  décision  de 
mon  commandant  est  très  juste,  très  raison- 
nable et  très  humaine.  Il  avait  le  droit,  il  avait 
presque  le  devoir  de  tout  massacrer  ;  il  se  con- 
tente d'une  seule  victime...  Vous  ne  pouvez 
pourtant  pas  exiger  qu'un  pareil  crime  reste 
impuni;  c'en  serait  fait  de  nous.  Il  vous  sera 
d'ailleurs  facile  de  trouver  le  coupable  ;  vous 
n'aurez  qu'iÀ  confirmer  les  circonstances  qui  le 
désignent.  Le  seul  fait  de  sa  présence  dans  ce 
bois  crée  contre  lui  une  présomption  si  grave, 
que  tous  vos  efforts  ne  parviendront  pas  à 
l'ébranler.  Vous  n'avez  qu'à  laisser  faire,  ù. 
laisser  aller  les  choses,  à  ne  pas  intervenir;  et 
si  le  commandant  se  trompe,  que  l'erreur 
retombe  sur  lui. 

LE    BOURGMESTRE. 

Je  ne  vous  reconnais  pas,  Otto,  et  la  guerre 
vous  a  complètement  transformé...  Vous  con- 
naissez le  vieux  Glaus  aussi  bien  que  moi... 
Vous  savez  que  de  tous  mes  ouvriers  c'est 
peut-être  le  seul  qui  soit  absolument  incapable 


ACTE  DEUXIÈME.  63 

d'un  acte  de  ce  genre...  Ce  serait  n'importe 
quel  autre,  je  pourrais  avoir  un  doute,  je  pour- 
rais me  dire  :  soit,  peut-être...  En  temps  de 
guerre,  on  ne  sait  plus...  Mais  lui!  C'est  aussi 
impossible  que  si  l'on  affirmait  que  l'enfant 
que  Bella  va  mettre  au  monde  a  fait  le  coup... 
Une  présomption  grave  !...  Gomment  osez- 
vous  me  dire  ça!...  Vous  savez  pourquoi  le 
pauvre  brave  homme  était  là  dans  la  pépinière. . . 
Je  l'y  avais  envoyé  moi-même,  quand  il  était 
venu  prendre  mes  ordres  à  six  heures  du  matin. . . 
Si  je  ne  fais  pas  tout  ce  qu'il  est  possible  de 
faire  pour  démontrer  son  innocence,  c'est 
comme  si  je  commandais  moi-même  le  peloton 
d'exécution... 

OTTO. 

Et  si  vous  démontrez  son  innocence,  vous 
vous  mettez  à  sa  place,  devant  le  peloton. 

LE     BOURGMESTRE. 

Tant  pis,  j'aime  mieux  ça!...  Mais  il  n'est 
pas  possible  que  nous  en  venions  là... 


64  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

OTTO. 

Et  nous  n'y  viendrons  pas,  si  vous  le  voulez 
bien...  Nous  avons  du  temps  devant  nous. 
D'ici  ce  soir,  il  est  à  peu  près  certain  que  le 
véritable  coupable  sera  découvert. 

LE    BOURGMESTRE. 

Le  véritable  coupable?...  Savez-vous  oi!i  il 
faut  le  chercher?...  Parmi  vos  hommes!... 
C'est  tout  simplement  un  de  vos  soldats  qui  a 
profité  de  l'occasion  pour  se  débarrasser  d'un 
chef  qui  le  maltraitait.  Vous  m'avez  dit  vous- 
même,  avant  l'entrée  du  commandant,  que  le 
lieutenant  von  Schaunberg  était  un  insuppor- 
table hobereau  que  tous  méprisaient  et  détes- 
taient... 

OTTO. 

C'est  possible,  et  cela  ne  m'étonnerait  nul- 
lement... 11  a  déjà,  paraît-il,  dans  un  autre  ré- 
giment, échappé  par  miracle  à  un  attentat  du 
même  genre;  mais  on  a  étouffé  l'affaire...  C'est 
donc    assez   probable  ;   mais   il  s'agira   de  le 


ACTE  DEUXIEME.  65 

prouver  et  ce  ne  sera  pas  facile...  En  tout  cas, 
je  ferai  moi-même  l'enquête  de  ce  côté;  vous, 
du  vôtre,  interrogez  Glaus  ;  peut-être  pourra- 
t-ii  nous  donner  quelques  indications  utiles... 

LE    BOURGMESTRE. 

Je  veux  bien,  mais  je  n'en  attends  pas  grand 
chose  ;  Je  pauvre  homme  ne  sait  évidemment 
rien,  sinon,  il  aurait  déjà  dit  ce  qu'il  sait... 
Mais,  entre  nous,  croyez-vous  que  le  comman- 
dant ait  parlé  sérieusement  et  qu'il  ait  réelle- 
ment l'intention  dem'écraserdansson  effroyable 
dilemme  en  me  condamnant  à  mourir  à  la 
place  de  l'innocent  que  je  me  refuse  à  livrer?... 

OTTO. 

Ne  vous  faites  pas  d'illusions  ;  ce  n'est  pas 
par  là  qu'il  nous  faut  chercher  le  salut.  Tel 
que  je  le  connais,  il  ne  revient  jamais  sur  ce 
qu'il  a  décidé.  Il  n'y  a  pas  d'espoir  de  ce  côté  ; 
mais  il  y  en  a  beaucoup  de  tous  les  autres. 
Nous  nous  y  mettrons  tous.  Interrogez 
d'abord  votre  Glaus  ;  moi  je  vais  voir  mes 
hommes... 

5 


6o  LE  BOURGMESTRE  DE  SÏILMONDE. 


BELLA, 


Et  moi,  puis-je  sortir 


Pourquoi?... 


OTTO. 


BELLA. 


Tu  comprends  que  je  ne  vais  pas  rester  tran- 
quillement dans  mon  coin  pendant  que  la  vie 
de  mon  père  est  en  jeu!...  Je  vais  descendre 
en  ville,  voir  des  gens,  parler,  interroger,  l'aire 
quelque  chose  enlin!...  Il  n'est  pas  possible 
que  tous  nos  efforts  réunis... 


OTTO. 


Bien,  viens  avec  moi,  j'obtiendrai  l'autori- 
sation... 


LE    BOURGMESTRE. 


Glaus  est-il  là?.., 


ACTE  DEUXIEME.  G7 

OTTO. 

Il  est  arrêté  et  gardé  par  mes  hommes,  je 
vais  vous  l'envoyer... 

11  sort  avec  Bella. 

LE    SECRETAI KE. 

.Je  voas  quitte  aussi,  monsieur  le  bourg- 
mestre... Je  vais  voir  les  échevins,  les  conseil- 
lers... Peut-être  qu'une  démarche  de  leur  part 
et  leur  intervention... 

LE    BOURGMESTRE. 

Allez,  mon  bon  Pierre... 

11  lui  serve  la  main. 

Il  y  a  de  mauvais  moments...  Mais  voici 
Glaus,  laissez-moi  seul  avec  lui... 

Sort  le  secrétaire.  Entre  Claus  la  lèvre  fendue  et  les 
vêtements  déciiires. 


68  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 


SCENE  m 

LE  BOURGMESTRE,  GLAUS. 

CLAUS. 

Bonjour,  monsieur  le  bourgmestre... 

LE    BOURGMESTRE. 

C'est  toi,  mon  bon  Claus...  Mais  qu'est-ce 
qu'ils  t'ont  fait?...  Tu  saignes  de  la  bouche  et 
du  front?... 

GLAUS. 

11  n'y  a  pas  grand  mal,  monsieur  le  bourg- 
mestre... Ils  m'ont  un  pou  secoué  parce  que  je 
ne  comprenais  pas  tout  de  suite  ce  qu'ils  me 
voulaient,  mais  il  n'y  a  pas  grand  mal...  lieu- 


ACTE  DEUXIÈME.  69 

reusement  que  j'avais  une  vieille  chemise  et  mon 
pantalon  numéro  trois... 

LE    BOURGMESTRE. 

Vous  savez  de  quoi  ils  vous  accusent? 

GLAUS. 

Oui,  monsieur  le  bourgmestre,  je  ne  com- 
prenais pas  d'abord  ;  mais  monsieur  Otto  m'a 
expliqué... 

LE    BOURGMESTRE. 

Voilà  plus  de  quarante  ans  que  nous  tra- 
vaillons ensemble,  mon  vieux  Glaus,  et  nous 
n'avons  rien  à  nous  reprocher.  Vous  avez  con- 
fiance en  moi?... 

GLAUS. 

Oui,  monsieur  le  bourgmestre. 

LE    BOURGMESTRE. 

Dites-moi  donc  tout  ce  que  vous  savez.  Parlez 


70  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

sans  crainte,  je  vous  donne  ma  parole  que  tout 
ce  que  vous  direz  restera  entre  nous. 

CLAUS. 

Je  ne  sais  pas  grand  chose,  monsieur  le 
bourgmestre.  J'étais  dans  la  pépinière  où  vous 
m'aviez  envoyé  ce  matin  ;  j'étais  en  train 
d'émonder  les  rosiers...  Ils  en  avaient  bien 
besoin,  monsieur  le  bourgmestre,  surtout  les 
Paul  Néron,  qui  avaient  des  gourmands  hauts 
comme  ça!...  Et  les  Malmaison  et  les  Niel 
commencent  la  rouille,  monsieur  le  bourg- 
mestre... 

LE    BOURGMESTRE. 

La  rouille?...  Ça  m'étonne,  je  n'avais  rien 
remarqué,  il  y  a  deux  jours.  Nous  reste-t-il 
encore  du  cryplol  sulfureux?... 

CLAUS. 

Deux  ou  trois  litres,  monsieur  le  bourg- 
mestre... 


ACTE  DEUXIEME. 


LE    BOURGMESTRE. 


C'est  peu...  Enfin,  j'irai  voir  ça  demain...  Et 
ensuite,  que  s'est-îl  passé  ? 


CLAUS. 


Ensuite,  monsieur  le  bourgmestre,  j'ai  en- 
tendu un  coup  de  fusil... 


LE    BOURGMESTRE. 


De  quel  côté?  A  quelle  distance?... 


CLAUS. 

Pas  très  loin,  monsieur  le  bourgmestre... 
Peut-être  à  quarante  ou  cinquante  mètres  de 
l'endroit  où  je  travaillais... 

LE    BOURGMESTRE. 

Ensuite?... 

CLAUS. 

Ensuite,  monsieur  le  bourgmestre,  j'ai  con- 


72  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

tinué  mon  travail,  en  me  disant  qu'un  coup  de 
feu  de  plus  ou  de  moins,  en  temps  de  guerre, 
ce  n'était  pas  une  raison  pour  abandonner 
mes  rosiers.  Alors  j'ai  entendu  des  cris,  je  suis 
sorti  de  la  pépinière,  pour  voir  ce  qui  se  pas- 
sait; des  soldats  allemands  m'ont  aperçu,  se 
sont  jetés  sur  moi,  m'ont  bousculé  et  distribué 
des  coups  de  poing  en  me  criant  :  «  kapout.l 
kapout  I  »  et  m'ont  entraîné  vers  la  maison  où 
monsieur  Otto  m'a  délivré  et  mis  sous  clef 
dans  la  resserre  des  semences... 


LE    BOURGMESTRE. 

Après  le  coup  de  feu,  vous  n'avez  vu  per- 
sonne à  proximité,  personne  n'a  fui  sous  bois, 
vous  n'avez  rien  entendu,  rien  remarqué?... 

CLAUS. 

Vous  savez,  monsieur  le  bourgmestre,  qu'il 
y  a  une  haie  très  épaisse  tout  autour  de  la  pé- 
pinière et  qu'on  ne  voit  rien  de  ce  qui  se  passe 
dans  le  bois... 


ACTE  DEUXIÈME.  73 

LE    BOURGMESTRE. 

Et  parmi  nos  ouvriers,  vous  ne  soupçonnez 
personne,  vous  ne  voyez  personne  à  qui  on  ait 
monté  la  tête  ou  qui  ait  tenu  des  propos  qui 
puissent  nous  mettre  sur  la  voie?...  Je  vous 
donne  une  fois  de  plus  ma  parole  que  tout  ceci 
restera  strictement  entre  nous... 

CLAUS. 

Les  jeunes  gens  sont  partis,  monsieur  le 
bourgmestre,  les  têtes  chaudes  sont  allées  re- 
joindre l'armée...  Il  ne  reste  ici  que  les  vieux 
comme  nous  qui  savent  bien  qu'on  ne  peut 
rien  contre  la  volonté  de  Dieu  et  que  la  violence 
attire  le  malheur... 

LE    BOURGMESTRE. 

Et  dans  le  pays,  dans  la  ville,  vous  ne  con- 
naissez pas  une  mauvaise  tête  qui  soit  capable 
d'avoir  fait  le  coup?... 


l't  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

GLAUS. 

C'est  plus  difficile,  monsieur  le  bourg- 
mestre... Mais  j'ai  beau  chercher,  depuis  le 
départ  des  jeunes  gens,  je  ne  vois  plus  per- 
sonne... 

LE    BOURGMESTRE. 

Vous  êtes  croyant  et  très  pieux,  mon  bon 
Glaus  ;  et  ce  n'est  pas  moi  qui  vous  le  repro- 
cherai... Vous  me  jurez  donc  que  tout  ce  que 
vous  m'avez  dit  est  l'exacte  vérité  et  que  vous 
ne  me  cachez  rien?... 

CLAUS. 

.Je  le  jure  sur  mon  salut  éternel,  monsieur 
le  bourgmestre... 

LE    BOURGMESTRE. 

.le  VOUS  crois,  mon  vieux  Claus  et  n'avais 
pas  besoin  de  ce  serment...  Mais  c'est  que  tout 


ACTE  DEUXIÈME.  75 

ceci  est  très  important  pour  moi,  car  ma  vie  en 
dépend... 

CLAUS. 

Votre  vie?...  Gomment  donc,  monsieur  le 
bourgmestre?... 

LE    BOURGMESTRE. 

Oui,  vous  savez  que  si  je  déclare  que  vous 
êtes  innocent,  et  si  je  ne  trouve  pas  le  cou- 
pable, c'est  moi  qui  serai  fusillé,  ce  soir,  à 
votre  place... 

CLAUS. 

Vous  monsieur  le  bourgmestre?...  Pour- 
quoi?... Mais  vous  n'avez  rien  fait!...  Ce  n'est 
pas  possible  et  ça  ne  s'est  jamais  fait!... 

LE    BOURGMESTRE. 

Mais  si,  mon  pauvre  Claus  ;  c'est  ce  qui  s'est 
fait  à  Aerschot,  c'est  ce  qui  se  fait  partout  et 
ça  se  fera  également  ici...  Otto  m'a  dit  lui- 
même  que  rien  ne  saurait  l'empêcher... 


76  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

CLAUS. 

Ce  n'est  pas  possible,  monsieur  le  bourg- 
mestre, ce  serait  trop  injuste!  On  trouvera  le 
coupable,  ou  bien  quand  il  saura,  il  aura  honte 
et  il  viendra  se  dénoncer...  Ou  bien  vous  pour- 
rez fuir,  M.  Otto  vous  aidera...  Il  arrivera 
quelque  chose  et  je  suis  sûr  que  le  bon  Dieu 
ne  permettra  pas... 

LE    BOURGMESTRE. 

11  permet  bien  d'autres  choses,  mon  pauvre 
Claus,  il  permet  tout  aujourd'hui...  Il  n'arri- 
vera que  ma  mort  ;  et  nous  pourrons  nous 
estimer  bien  heureux  s'il  n'arrive  rien  de 
pire...  Vous  savez  comme  moi  que  toute  fuite 
est  impossible...  Otto  pourrait  à  la  rigueur 
favoriser  la  mienne  ;  mais  alors  il  serait  fusillé 
à  ma  place;  et  ce  ne  serait  pas  juste  non  plus... 
Mais  tout  n'est  pas  perdu.  Otto,  en  ce  moment, 
fait  une  enquête  parmi  ses  hommes  ;  elle  don- 
nera peut-être  un  résultat...  Vous,  de  votre 
côté,  vous  allez  réunir    les  jardiniers.   Vous 


ACTE  DEUXIÈME.  77 

leur  parlerez.  Vous  avez  sur  eux  une  grande 
influence;  ils  vous  écouteront.  Vous  leur  expo- 
serez la  situation  telle  qu'elle  est;  et  si  l'un 
d'eux  connaît  le  coupable,  vous  vous  arran- 
gerez entre  vous...  Je  ne  demande  pas  qu'ils 
le  livrent...  Je  ne  veux  pas  m'en  mêler...  C'est 
à  eux  de  savoir  ce  qu'ils  auront  à  faire... 

GLAUS. 

Je  leur  parlerai,  monsieur  le  bourgmestre, 
et  soyez  sûr  que  si  le  coupable  se  trouve  parmi 
eux,  il  fera  son  devoir... 

LE    BOUGMESTRE. 

Réunissez-les  dans  la  serre  aux  palmiers, 
SOUS  prétexte  d'un  travail  urgent  pour  y  répa- 
rer les  dégâts  de  cette  nuit.  Je  demanderai  à 
Otto  qu'on  vous  laisse  aller  et  venir  libre- 
ment... Justement,  le  voici... 

Entre  Otto. 


7H  LE  BOURGMESÏliE  DE  STILMONDE. 


SCENE  IV 
Les  Mêmes,  OTTO. 

LE  BOURGMESTRE. 

Otto,  j'ai  interrogé  Glaus;  comme  j'en  avais 
la  certitude,  il  est  aussi  innocent  que  vous  et 
moi;  et  comme  je  l'avais  prévu,  il  n'a  pu  me 
donner  aucun  renseignement.  Pouvez-vous 
prendre  sur  vous  de  le  laisser  aller  et  venir 
librement,  alin  qu'il  puisse  faire,  parmi  mes 
jardiniers  et  employés,  l'enquête  qui  amènera 
peut-être  la  découverte  du  coupable?... 

OTTO. 

Parlaitement  ;  j'ai   pleine  conliance  en  lui. 


ACTE  DEUXIEME.  "9 

Suivez-moi,  Glaus,  je  vais  donner    les  ordres 
nécessaires. 

Il  sort  avec  Claus. 


SCENE  V 


LE  BOURGMESTRE,  OTTO. 

Resté  seul,  le  bourgmestre  tire  sa  montre  et  regarde 
l'horloge  à  gaine. 


LE  BOURGMESTRE. 

Trois   heures...  Il  n'y   a  plus  beaucoup  de 
temps  à  perdre... 

Rentre  Otto. 

Eh    bien,    qu'avez-vous    trouvé,    de    votre 
côté?... 

OTTO. 

Je   suis   un   peu  moins  inquiet  ;    mais  tout 


«0  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

dépendra  de  vous...  Voici  d'abord  le  résultat 
de  l'autopsie  sommairement  faite  par  le  docteur 
Van  Cassel  :  il  est  établi  que  la  balle,  entrée 
par  la  nuque,  a  traversé  le  cervelet  et  est  sortie 
par  le  front.  Elle  n'a  pas  été  retrouvée.  Elle 
paraît  avoir  le  calibre  d'une  arme  de  guerre... 

LE  BOURGMESTRE. 

C'est  déjà  quelque  chose,  puisque  cela  prouve 
qu'il  ne  s'agit  pas  d'un  fusil  de  chasse... 

OTTO. 

Oui,  mais  c'est  peut-être  une  balle  de  revol- 
ver... En  tout  cas,  il  me  semble  impossible  de 
prouver  qu'un  des  nôtres  a  commis  le  crime. 
Au  moment  du  coup  de  fusil,  nous  n'avions 
ici  que  cent  cinquante  hommes,  plus  une 
douzaine  de  uhlans.  Les  soldats  ont  formé  les 
faisceaux  sur  la  place  et  ne  l'ont  pas  quittée. 
Les  uhlans,  à  l'exception  de  deux  d'entre  eux 
qui  étaieat  de  planton  devant  la  maison,  pan- 
saient leurs  chevaux  dans  l'écurie  de  l'hôtel  de 
la  Licorne.  Je  n'ai  de  doutes  qu'au  sujet  de  six 


ACTE  DEUXIEME.  81 

hommes  munis  de  leurs  armes,  qui  ont  été 
placés  dans  la  petite  cour  derrière  les  com- 
muns... Ce  sont  ceux  qui  sont  accourus  au 
coup  de  feu...  Il  faudrait  que  l'un  d'eux  eût 
rôdé  dans  le  jardin  et  dans  le  bois...  C'est  pos- 
sible, mais  il  est  certain  qu'aucun  de  ses  ca- 
marades ne  le  dénoncera  ;  car  tous  avaient  à 
se  plaindre  du  lieutenant...  J'ai  moi-même 
^examiné  les  armes  des  six  hommes  en  ques- 
tion ;  il  ne  semble  pas  qu'ils  en  aient  fait 
usage  depuis  ce  matin  ;  les  canons,  en  effet, 
en  sont  brillants  et  huilés  comme  s'ils  sortaient 
de  chez  l'armurier... 

LE    BOURGMESTRE. 

11  est  facile  de  passer  une  baguette  dans  le 
canon  d'un  fusil. 

OTTO. 

Évidemment  ;  mais  disons-nous  bien  que  si 
nous  n'apportons  pas  au  commandant  une 
preuve  matérielle  et  irréfragable,  il  n'admettra 
jamais  qu'un  de  ses  hommes  ait  fait  le  coup... 

6 


82  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

Quand  je  lui  ai  parlé  de  mes  soupçons,  j'ai  cru 
qu'il  allait  m'étrangler  ;  il  s'est  mis  à  hurler 
que  j'étais  un  renégat,  que  je  ne  pensais  qu'à 
déshonorer  un  collègue  dont  j'étais  jaloux  et 
l'armée  allemande  tout  entière  dont  je  n'étais 
plus  digne  de  faire  partie...  J'ai  dû  prestement 
battre  en  retraite  et  lui  affirmer  que  mes  soup- 
çons ne  reposaient  sur  rien  ;  sinon  nous  per- 
dions tout... 

LE  BOURGMESTRE. 

De  sorte  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  espérer  de 
ce  côté?... 

0  T  T  0 . 

Je  le  crains... 

LE  ROURGMESTRE. 

Encore  une  porte  qui  se  ferme...  Et  vous 
avez  revu  le  commandant?... 

OTTO. 

Je  l'ai  revu;  j'en  rapporte  une  impression 


ACTE  DEUXIÈME.  83 

plus  favorable,  mais,  encore  une  fois,  tout  dé- 
pendra de  vous...  Mais  voici,  tout  d'abord,  une 
proclamation  qu'il  m'a  remise,  afin  que  vous 
y  apposiez  votre  signature.  Elle  est  du  reste 
déjà  imprimée  et  sera  bientôt  affichée  sur  les 
murs  de  la  ville... 

LE    BOURGMESTRE. 

Voyons  cette  proclamation... 

OTTO. 

La  voici  : 

Lisant. 

((  Un  attentat  inqualifiable  ayant  été  commis 
sur  la  personne  d'un  des  chefs  de  l'armée 
allemande,  si  le  coupable  n'est  pas  livré  avant 
sept  heures  précises  de  ce  soir,  le  bourgmestre 
de  la  ville  de  Stilmonde,  responsable,  sera 
fusillé  à  la  susdite  heure. 

«  Si  un  autre  attentat  était  commis,  la  ville 
sera  livrée  au  pillage  et  à  l'incendie;  et  le 
dixième  homme  de  tous  les  habitants  mâles 
sera  passé  par  les  armes.  » 


84  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

LE    BOURGMESTRE. 

Et  il  veut  que  je  signe  ça?... 

OTTO. 

II  le  faut...  11  a  du  reste  escompté  votre  con- 
sentementj  car  votre  signature  figure  déjà  au 
bas  de  la  feuille... 

LE  BOUGMESTRE. 

Alors  ce  n'était  pas  la  peine  de  me  la  deman- 
der... 

OTTO. 

C'est  plus  correct  et  plus  régulier... 

LE  Bi)URGMESTRE. 

Et  si  je  refuse?... 

OTTO. 

Vous  n'y  gagnerez  rien;  il  passera  outre  et 
ne  vous  pardonnera  pas  votre  refus... 


ACTE  DEUXIÈME.  85 

LE  BOURGMESTRE. 

Que  peut-il  faire  de  plus  que  me  fusiller?... 

OTTO. 

Vous  n'êtes  pas  le  seul  qu'il  puisse  fusiller... 

LE    BOURGMESTRE. 

C'est  vrai...  Après  tout,  ce  n'est  que  ma 
propre  condamnation  que  je  signe,  et  je  ne 
fais  tort  à  personne... 

Il  signe. 

Voilà  qui  est  fait...  Mais  on  pourrait  peut- 
être  améliorer  un  peu  la  syntaxe... 

OTTO. 

Gardez-vous  d'y  toucher...  Il  est  persuadé 
que  c'est  irréprochable. 

LE   BOURGMESTRE. 

Mon  pauvre  Otto,  je  crois  qu'il  ne  me  reste 


86  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

plus  qu'à  faire  mon  testament...  11  est  fait 
d'ailleurs  ;  mais  je  voudrais  bien  le  revoir,  afin 
de  retoucher  certaines  dispositions... 


OTTO. 

Ne  dites  pas  cela,  ne  perdez  pas  courage;  il 
y  a  encore  bien  des  chances  de  vous  en  tirer... 

LE    BOURGMESTRE. 

Ah?...  Moi  je  n'en  vois  plus... 

OTTO. 

11  y  a  d'abord  ceci  :  le  commandant  est  si 
bien  convaincu  que  Glaus  a  fait  le  coup  qu'il 
est  fort  capable  de  le  faire  fusiller  en  môme 
temps  que  vous.,  si  vous  vous  obstinez  à  pro- 
clamer son  innocence.  11  s'imagine  que  vous 
voulez,  à  toute  force,  le  soustraire  au  châtiment 
qu'il  mérite.  Au  fond,  je  m'en  suis  aperçu,  il 
ne  tient  pas  du  tout  à  vous  faire  fusiller;  il  n'a 
aucune  haine  contre  vous... 


ACTE  DEUXIÈME.  87 


LE  BOURGxMESTRE, 


!       n 


est  bien  bon... 


OTTO. 


Mais  il  lui  faut  son  exemple  à  tout  prix  ;  sur 
ce  point,  il  est  irréductible  et  je  ne  saurais  lui 
donner  tort...  J'ai  compris  qu'au  besoin  il 
n'exigera  plus  que  vous  affirmiez  la  culpabilité 
de  Glaus...  Il  suftiraque  vous  vous  teniez  tran- 
quille, que  vous  ne  fassiez  pas  d'esclandre  et 
ne  proclamiez  pas  son  innocence...  Vous  n'avez 
qu'à  ignorer  ce  qui  se  passe. 

LE    BOURGMESTRE. 

Ah?...  Et  VOUS,  que  feriez-vous  à  ma 
place?... 

OTTO. 

Je  n'hésiterais  pas.  Après  tout,  puisqu'il  y  a 
ici  deux  innocents,  pourquoi  serait-ce  yous, 
incontestablement  le  plus  innocent  des  deux, 
qui  seriez  seul    sacrifié  ?   Nous    sommes    en 


88  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

guerre;  il  y  a  des  chances  et  des  malchances 
qui  n'ont  plus  rien  de  commun  avec  celles  de 
la  vie  ordinaire.  Ceux  sur  qui  tombe  le  mal- 
heur n'ont  qu'à  se  résigner...  Les  autres  ne 
sont  pas  responsables  d'une  injustice  à  laquelle 
ils  n'ont  pas  plus  de  part,  à  laquelle  ils  sont 
aussi  étrangers  qu'à  l'injustice  d'un  pont  qui 
s'effondre  ou  d'une  tour  qui  s'écroule... 

LE  BOURGMESTRE. 

Tout  ceci  est  beaucoup  trop  subtil  pour  moi. 
Je  ne  vois  et  ne  comprends  qu'une  chose  :  Claus 
est  innocent.  Si  je  ne  l'affirm©  pas  hautement, 
de  par  la  volonté  même  de  votre  commandant, 
mon  silence  équivaut  à  une  accusation  for- 
melle ;  et  pour  sauver  ma  vie,  je  pousse  moi- 
même,  de  mes  propres  mains,  celui  que  je  sais 
innocent  devant  le  peloton  d'exécution.  Cet 
acte  a-t-il  un  nom  en  allemand?... 

OTTO. 

Vous  ne  voulez  pas  me  comprendre.  De  toute 
façon,  en  me  mettant  à  votre  point  de  vue,  une 


ACTE  DEUXIEME.  89 

injustice  sera  commise.  Il  s'agit  de  savoir  qui, 
de  vous  ou  de  Glaus,  en  doit  être  victime. 
Pourquoi  est-ce  vous  plutôt  que  lui  qui  devez 
mourir?... 


LE    BOURGMESTRE. 

Pourquoi  est-ce  lui  plutôt  que  moi  qui  doit 
périr?... 

OTTO. 

Parce  qu'il  a  été  désigné  par  le  sort,  le 
hasard,  le  destin  ou  ce  que  vous  voudrez... 
Vous  n'en  êtes  pas  comptable  ;  et  il  n'y  a  au- 
cune raison  de  vous  écrier,  à  peu  près  comme 
Nisus  :  (V  Moi!  c'est  moi  qui  l'ai  fait;  laissez- 
moi  mourir  à  sa  place!...  »  C'est  du  sublime 
de  théâtre  et  de  l'héroïsme  intempestif  qui 
n'ont  rien  à  faire  ici... 

LE    BOURGMESTRE. 

Evidemment,  si  j'allais  dire  au  comman- 
dant, afin  de  sauver  Glaus  :  «  Ne  cherchez  plus, 


90  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

c'est  moi  qui  ai  tué  le  lieutenant.  »  Je  ferais, 
comme  vous  dites,  de  l'héroïsme  intempestif; 
et  cet  héroïsme-là  n'est  pas  du  tout  à  ma  por- 
tée... Je  n'ai  rien  d'un  héros  ;  je  ne  suis  qu'un 
pauvre  honnête  homme,  comme  les  autres 
hommes  de  cette  ville  ;  comme  les  autres  hom- 
mes j'ai  peur  de  la  mort  et  je  tiens  à  la  vie 
autant  que  n'importe  qui;  et  peut-être  plus  que 
n'importe  qui,  car  ma  vie  jusqu'ici  fut  plus 
heureuse  que  je  ne  le  méritais...  Je  voudrais 
la  finir  aussi  tranquillement  que  possible; 
mais  encore  faut-il  la  finir  proprement...  Vous 
avez  beau  me  dire  que  Glaus,  tout  innocent 
qu'il  est,  doit  mourir  parce  qu'il  a  été  désigné 
par  le  sort  et  que  je  n'en  suis  pas  responsable... 
Mais  moi  aussi  je  suis  désigné  par  le  sort  h...  Si 
un  malheureux  hasard  a  voulu  qu'il  se  trouvât 
à  l'endroit  du  crime,  c'est  un  hasard  pareil  et 
également  malheureux  qui  veut  que  je  me 
trouve  à  la  tête  de  celte  ville  au  moment  d'une 
responsabilité  et  d'un  danger  terribles...  Notre 
situation,  au  point  de  vue  de  la  malchance  et 
de  l'excuse  que  vous  cherchez  dans  le  destin, 
est  absolument  identique...  Si  Glaus  avait  dans 
ses  mains  le  pouvoir  que  j'ai  dans  les  miennes, 


ACTE  DEUXIEME.  91 

si  ma  vie  ou  ma  mort  dépendait  de-  son  st-ul 
témoignage,  et  si,  me  sachant  innocent,  il  me 
proclamait  coupable,  vous  le  considéreriez 
comme  un  monstre  ou  le  dernier  des  lâches  ; 
or  il  ferait  exactement  ce  que  vous  voulez  que 
je  fasse.  Nous  sommes,  lui  et  moi,  tous  deux 
marqués,  au  même  point,  par  la  même  fatalité 
et  nos  chances  sont  égales;  mais  vous  vou- 
driez m'inciter  à  tricher,  à  profiter  d'injustes 
avantages,  au  détriment  d'un  brave  homme 
sans  défense,  qui  a  confiance  en  moi...  Je  ne 
demanderais  pas  mieux  que  de  me  laisser  con- 
vaincre par  tout  ce  que  vous  me  dites;  mais  ce 
n'est  pas  possible  et  je  ne  comprends  pas  que 
vous  ne  le  compreniez  pas  enfin  !.., 

OTTO. 

Soit,  ne  discutons  plus,  puisque  vous  ne 
voulez  rien  entendre...  Admettons  que  la  situa- 
tion soit  pareille  ;  mais  puisqu'il  faut  choisir 
entre  deux  existences,  mettrez-vous  en  balance 
la  vôtre,  utile  et  nécessaire  à  tous,  avec  celle 
d'un  pauvre  diable  qui  n'a  pas  de  parents,  pas 
d'enfants,  que  personne  ne  regrettera,  qui  ne 


92  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

rend  plus  aucun  service  et  qui  bientôt  sera  à 
charge  à  tout  le  monde... 

LE    BOURGMESTRE. 

L'existence  de  mon  vieux  Glaus  vaut  la 
mienne  ;  et  il  ne  serait  pas  le  brave  et  saint 
homme  qu'il  est,  mais  le  dernier  des  misé- 
rables, que  ma  réponse  serait  la  même.  Il  ne 
s'agit  pas  ici  d'estimer  la  valeur  ou  l'utilité 
d'une  vie;  mais  de  savoir  si,  oui  ou  non,  je 
veux  déshonorer  la  mienne. 

OTTO. 

Je  ne  reconnais  pas  l'homme  sage,  l'homme 
de  bon  sens  et  de  bon  conseil  qui  m'a  fait 
l'honneur  de  me  donner  sa  lille... 

LE    BOURGMESTRE. 

Et  moi  je  ne  connaissais  pas  l'homme  à  qui 
je  l'ai  donnée... 

OTTO. 

.le  serai  plus  juste  et  plus  raisonnable  que 


ACTE  DEUXIEME.  93 

VOUS,  et  ne  renonce  pas  à  l'espoir  de  vous  sau- 
ver malgré  vous.  Vous  avez  le  temps  de  réflé- 
chir, il  vous  reste  plus  de  trois  heures  et  j'ob- 
tiendrai qu'on  vous  laisse  le  choix  jusqu'à  la 
dernière  minute... 


LE    BOURGMESTRE. 

Mon  choix  est  fait.  Plus  je  réfléchirai,  _^1  us 
je  verrai  clairement  qu'il  -m'est  impossible  de 
faire  autre  chose  que  ce  que  tout  honnête 
homme  ferait  à  ma  place... 

Entre  Glaus. 

Mais  voici  le  bon  Glaus  qui  nous  apporte  des 
nouvelles...  Elles  rendront  peut-être  plus  inu- 
tile encore  toute  cette  discussion  qui  ne  pou- 
vait mener  à  rien...  Eh  bien,  Glaus,  qu'avez- 
vous  appris?... 


LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 


SCENE  VI 

Les  Mêmes,  CLAUS. 


CLAUS. 


Voilà,  monsieur  le  bourgmestre...  J'ai  donc 
réuni  les  jardiniers  dans  la  serre  aux  palmiers... 
Ils  étaient  tous  présents,  excepté  le  vieux  De- 
coster  qui  est  malade  et  les  jeunes  gens  qui 
sont  partis  depuis  quinze  jours...  Je  leur  ai  dit 
ce  qui  s'était  passé  et  ce  qui  allait  se  passer... 
lis  ont  compris...  Ils  étaient  indignés...  Et  j'ai 
bien  vu  qu'ils  ne  savaient  rien,  qu'ils  ne  pou- 
vaient rien  faire...  Mais  je  sais  aussi  que  si  le 
coupable  s'était  trouvé  parmi  eux,  ils  n'au-, 
raient  pas  eu  besoin  de  le  livrer...  Il  se  serait 
livré  lui-même...  11  y  avait  des  larmes  dans 
tous  les   yeux,   monsieur  le  bourgmestre  ;   et 


ACTE  DEUXIÈME.  9S 

dans  les  cœurs  autre  chose  que  je  ne  dirai  pas 
en  présence  de  M.  Otto... 


LE    BOURGMESTRE. 


J'en  étais  sûr... 


CLAUS. 


Maintenant,  monsieur  le  bourgmestre,  me 
permettez-vous  de  vous  dire  quelque  cliose?  Je 
le  dirai  en  présence  de  monsieur  Otto,  car  il 
n'y  a  pas  de  mal  à  ce  qu'il  le  rapporte  à  mon- 
sieur le  commandant... 

LE    BOURGMESTRE. 

Qu'est-ce  donc,  mon  bon  Glaus?... 

CLAUS. 

Voici,  monsieur  le  bourgmestre...  J'ai  ré- 
fléchi, monsieur  le  bourgmestre,  je  suis  un 
vieillard,  j'aurai  soixante-trois  ans  à  la  fin  du 
mois  prochain...  Je  suis  veuf,  je  n'ai  pas  d'en- 


96  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

fants,  monsieur  le  bourgmestre.  Personne  ne 
m'attendra  si  Je  ne  rentre  pas  à  la  maison  ce 
soir...  J'ai  des  infirmités  qui  me  font  souffrir 
et  ma  vie,  qui  est  presque  finie,  ne  vaut  plus 
grand  chose,  monsieur  le  bourgmestre...  Alors 
je  me  suis  dit  comme  ça,  monsieur  le  bourg- 
mestre :  mon  vieux  Glaus,  puisque  tu  as  été 
surpris  auprès  du  lieutenant  qu'on  a  tué,  il  se- 
rait peut-être  préférable  que  tu  ne  dises  plus 
que  ce  n'est  pas  toi  qui  l'as  tué... 

OTTO. 

Vous  reconnaissez  donc  que  vous  l'avez 
tué?... 

CLAUS. 

Non,  monsieur  Otto...  Je  ne  peux  pas  recon- 
naître que  je  l'ai  tué,  puisque  je  ne  l'ai  pas 
fait...  Je  n'ai  qu'à  ne  rien  dire  quand  on  m'ac- 
cusera encore...  Ou  bien  je  demanderai  à  mon- 
sieur le  commandant  qu'il  me  fasse  fusiller  à 
la  place  de  monsieur  le  bourgmestre.  La  vie 
de  monsieur  le  bourgmestre  est  nécessaire  à 


ACTE  DEUXIEME.  97 

tout  le  monde,  surtout  en  ce  moment  ;  au  lieu 
que  la  mienne  ne  sert  pas  à  grand  chose... 

OTTO. 

Vous  voyez?...  C'est  exactement  ce  que  je 
vous  disais...  Il  n'y  a  plus  à  hésiter...  Ce  brave 
homme  a  compris,  mieux  que  vous,  son  de- 
voir et  le  vôtre...  Permettez-moi  de  vous  ser- 
rer la  main,  mon  vieux  Claus... 

CLAUS,  retirant  sa  main. 

Non,  monsieur  Otto...  Excusez-moi,  j'ai  re- 
mué la  terre  et  je  salirais  vos  gants  blancs... 

LE    BOURGMESTRE. 

Je  ne  veux  pas  seulement  vous  serrer  les 
mains,  bien  qu'elles  soient  couvertes  de  terre, 
je  veux  vous  embrasser  comme  un  frère,  mon 
vieux  Claus. 

Il  l'embrasse. 

Et  maintenant,  qu'il  n'en  soit  plus  question... 

7 


98  LE  BOURGMESTUE  DE  STILMONDE. 

Ce  que  vous  voulez  faire  est  très  beau  ;  et,  de 
votre  part,  ne  m'étonne  pas  du  tout;  mais  ce 
n'est  pas  praticable.. r  D'abord  je  n'ai  pas  le 
droit  d'accepter  votre  sacrifice.  Autant  il  est 
beau  de  l'offrir,  autant  il  serait  odieux  d'en 
profiter...  Et  puis,  si-  je  l'acceptais,  à  moins 
que  vous  ne  vous  déclariez  formellement  cou- 
pable, il  est  à  peu  près  certain  que  le  comman- 
dant n'en  voudrait  pas  de  son  côté.  Ce  n'est 
pas  votre  vie,  mais  la  mienne  ou  celle  de  l'aâ- 
sassin  qu'il  lui  faut,  pour  l'exemple  éclatant 
qu'il  veut  faire. 

CLAUS. 

Je  dirai  tout  ce  qu'il  faudra  dire  pour  mou- 
rir à  votre  place,  monsieur  le  bourgmestre... 

OTTO.  "^ 

Dans  ce  cas  il  acceptera,  j'en  réponds,  je 
m'en  charge  et  vous  êtes  sauvé... 

LE    BOURCxMESTRE, 

Vous  ne  voyez  donc  pas  que  c'est  toujours  la 


ACTE  DEUXIÈME.  99 

même  chose,  que  c'est  toujours  livrer  un  inno- 
cent;-et  que  plus  vous  cherchez  à  l'obscurcir, 
plus  mon  devoir  s'éclaire...  Si  je  ne  permets 
pas  que  Claus  meure  volontairement  à  ma 
place  en  se  déclarant  innocent,  il  faut  que  je 
permette  encore  bien  moins  qu'il  le  fasse  eii 
se  reconnaissant  coupable,  alors  que  je  sais 
qu'il  ne  l'est  pas...  Ce  serait  commettre  deux 
lâchetés  au  lieu  d'une... 

OTTO,  cherchant  à  entraîner  Claus. 

Venez,  Claus,  sauvons-le  malgré  lui...  Allons 
trouvez  le  commandant... 

LE    BOURGMESTRE. 

Restez,  Claus...  Vous  m'aimez,  mon  vieux 
Claus,  vous  venez  de  m'en  donner  la  preuve  la 
plus  belle  et  la  plus  profonde  que  l'homme 
puisse  donner  à  l'homme...  Je  vais  vous  en  de- 
mander une  autre,  plus  pénible  peut-être,  ce 
sera  la  dernière!...  Promettez-moi  que  quoi 
qu'il  arrive,  vous  n'irez  pas  trouver  le  comman- 
dant... 


100  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

CLAUS. 

Monsieur  le  bourgmestre...  Monsieur  le 
bourgmestre,  vous  savez  mieux  que  moi  ce 
qu'il  faut  faire... 

Il  éclate  en  sanglots. 

Mais  c'était  de  bon  cœur,  monsieur  le  bourg- 
mestre... 

LE  BOURMESTRE,  l'embrassant. 

Adieu,  mon  vieux  Claus... 

CLAUS. 

Adieu,  monsieur  le  bourgmestre. 

Sort  Claus. 

OTTO. 

.le  n'y  comprends  plus  rien...  C'est  tout  sim- 
plement la  folie  du  martyre... 


ACTE  DEUXIEME.  101 

LE    BOURGMESTRE. 

Non,  mon  ami,  ce  sont  simplement  d'hon- 
nêtes gens  de  ce  pays...  Maison  frappe...  Entrez 
donc... 

Entre  le  valet  de  chambre. 

Qu'y  a-t-il? 

LE    VALET    DE  CHAMBRE. 

Monsieur  le  bourgmestre,  monsieur  le  com- 
mandant vous  prie  de  l'accompagner  à  l'Hôtel- 
de-Ville  avec  le  lieutenant  Otto. 

LE    BOURGMESTRE. 

C'est  juste;  j'oubliais  la  contribution  de 
guerre  et  l'amende...  Ladiscussion  sera  dure... 
Je  compte  sur  vous,  Otto... 

OTTO. 

Je  ferai  de  mon  mieux,  mais  je  ne  peux  rien 


102  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

promettre,   le  commandant  ne   permet  guère 
qu'on  ne  êoit  pas  de  son  avis... 

LE    BOURGMESTRE. 

Quelle  heure  est-il?...  Quatre  heures  pas- 
sées... Et  j'étais  là  à  m'occuper  tranquillement 
de  mes  petites  affaires,  comme  si  j'étais  seul 
au  monde...  11  est  temps  de  penser  aux 
autres... 


ACTE  TROISIÈME 

Même  décor. 


SCENE  PREMIERE 

LE  BOURGMESTRE,  BELLÂ,  FLORIS, 
LE  SECRÉTAIRE  COMMUNAL. 


LE    BOURGMESTRE,    au  secrétaire. 

Puisque  vous  n'avez  pu  assister  à  la  réunion, 
monsieur  le  secrétaire,  je  vais  vous  mettre  au 
courant  de  ce  qu'on  y  a  décidé.  La  question  de 
la  contribution  de  guerre  et  de  l'amende  impo- 
sée à  la  ville  pour  la  mort  du  lieutenant  von 
Schaunberg,  est  réglée.  Le  commandant  exi- 


104  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMO>)DE. 

geait  cinq  cent  mille  francs  pour  la  contribu- 
tion et  deux  millions  pour  l'amende... 

FLORIS. 

Plus  de  deux  cent  mille  fois  ce  qu'il  valait  !... 

LE    BOURGMESTRE. 

Evidemment,  évidemment...  C'est  un  peu 
cher...  J'ai  obtenu,  non  sans  peine,  qu'on  ré- 
duisît le  tout  à  un  million,  qui  devra  être  payé 
demain,  avant  midi.  J'ai  dans  mon  coffre-fort 
cinquante  mille  francs  en  espèces  que  je  mets 
à  la  disposition  de  la  commune.  La  banque  De 
Cuyper  nous  versera  deux  cent  cinquante  mille 
francs;  l'échevin  Van  den  Bulke,  cinquante 
mille  et  le  conseiller  De  Rudder,  soixante-quinze 
mille  francs...  Voilà  déjà  près  d'un  demi-mil- 
lion d'assuré...  L'échevin  Vermandel  tachera 
de  trouver  le  reste  de  la  somme  chez  les 
conseillers  communaux  et  les  notables  de 
la  place.  Vous  le  seconderez  dans  ses  dé- 
marches. Tout  est  donc  à  peu  près  en  ordre  et 
je  peux  m'en  aller  sans  trop  de  soucis...  Les 


ACTE  TROISIÈME.  105 

conditions  sont  dures,  mais,  à  tout  prendre, 
meilleures  que  je  ne  l'espérais  ;  et  Stilmonde 
n'aura  pas  trop  à  souffrir  de  l'occupation...  En 
tout  cas,  son  sort  est  presque  enviable  quand 
on  le  compare  à  celui  de  tant  d'autres  villes... 
C'est  en  grande  partie  à  la  présence  d'Otto 
qu'elle  doit  cette  faveur.  Il  a  vraiment  fait  tout 
ce  qu'il  pouvait  faire  sans  se  compromettre 
dangereusement...  Je  tiens  à  le  reconnaître 
devant  vous  et  à  lui  rendre  justice...  J'ai  fait 
mes  adieux  aux  échevins,  aux  conseillers  et  à 
tous  mes  amis  de  l'Hôtel-de-Ville...  Ils  ont  été 
touchants,  et  je  ne  savais  pas  qu'on  m'aimât  à 
ce  point...  L'échevin  Vermandel  faisait  pitié... 
Il  n'avait  plus  figure  humaine...  Il  se  cram- 
ponnait à  mon  veston  et  voulait  mourir  à  ma 
place...  J'ai  eu  toutes  les  peines  du  monde  à 
lui  faire  comprendre  que  ce  n'était  pas  son  tour 
et  que  son  sacrifice  était  impossible  et  inutile... 
L'abbé  De  Goninck,  curé  de  Saint-Jean-Bap- 
tiste, est  arrivé  à  la  fin  de  la  séance  et  a  de- 
mandé au  commandant  pourquoi  il  ne  l'avait 
pas  pris  comme  otage  avec  moi,  ajoutant  que 
c'était  un  honneur  auquel  il  avait  droit.  Il  avait 
grande  allure  en  réclamant  sa  part...  Le  com- 


106  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

mandant  lui  a  répondu  qu'il  ne  perdrait  rien 
pour  attendre...  C'est  égal,  il  y  a  encore  de 
braves  gens  en  ce  monde... 

Regardant  l'heure. 

Cinq  heures  et  demie...  Nous  avons  encore 
une  heure  et  demie...  Mais  vous  n'avez  pas  de 
temps  à  perdre,  mon.  bon  Pierre;  allez  à  vos 
affaires.  J'attendrai  ici,  avec  mes_  enfants,  le 
retour  d'Otto...  Et  votre  ami  Gilson,  notre 
soldat  blessé,  qu'est-il  devenu  dans  toute  cette 
aventure?  Nous  l'avons  un  peu  oublié... 

LE    SECRETAIRE. 

Firmin  l'a  installé  dans  la  chambre  duchaut- 
feur.  Je  suis  allé  le  voir,  il  y  a  un  instant.  Il 
dort  à  poings  fermés,  comme  un  enfant,  sans  se 
douter  de  rien... 

LE    BOURGMESTRE. 

Tant  mieux.  Je  vous  le  recommande,  veillez 
sur  lui,  quand  je  n'y  serai  plus,  car  il  pourrait 
commettre  quelque  imprudence... 


ACTE  TROISIÈME.  107 

LE    SECRETAIRE. 

Soyez  tranquille,  je  m'en  charge...  Au  re- 
voir, monsieur  le  bourgmestre. 

LE    BOURGMESTRE,  lui  serrant  la  main. 

Aa  revoir...  Oui,  peut-être  nous  reverrons- 
nous  encore... 

Sort  le  secrétaire- 
Otto  est  allé  tenter  une  dernière  démarche 
près  du  commandant,..  Je  n'en  espère  pas 
grand  chose...  Je  vais  bientôt  vous  quitter, 
mes  enfants,  et  je  veux  vous  faire  mes  der- 
nières recommandations... 

Bella  et  f  loris  se  jettent  dans  les  bi'as  de  leur  père. 
BELLA. 

Mon  père  !... 

FLORIS. 

Papa  ! . . . 


108  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE, 

LE    BOURGMESTRE,  les  caressant  tendrement. 

Ne  pleurez  pas,  mes  enfants,  ce  n'est  pas 
encore  le  moment...  Mais  il  faut  tout  prévoir... 
Mon  testament  est  déposé  chez  le  notaire  Van 
Overloop...  J'y  prends  certaines  précautions 
contre  Otto,  qui,  après  tout,  n'est  pas  de  la 
famille...  Vous  trouverez  dans  le  coffre-fort, 
outre  les  cinquante  mille  francs  réservés  au 
paiement  de  l'amende,  dix  mille  francs  d'argent 
liquide  qui  vous  permettront  de  vivre  en  atten- 
dant... Voici  la  clef  de  ce  coffre-fort  que  je 
remets  à  Bella...  Ne  parlez  pas  à  Olto  de  ces 
dix  mille  francs...  La  situation  de  Bella  sera 
très  difficile  après  la  guerre.  Les  Flamands  ont 
la  mémoire  tenace  et  la  haine  sera  telle  qu'Otto 
ne  pourra  pas  reparaître  ici... 


FLORIS. 


.J'y  compte  bien... 


LE    BOURGMESTRE. 


Tais-toi,  Floris,  aie  pitié  de  ta  sœur;  et  quoi 


ACTE  TROISIÈME.  109 

qu'il  arrive,  n'oublie  jamais  qu'elle  est  ta 
sœur...  Mais  voici  Otto,  nous  allons  savoir  à 
quoi  nous  en  tenir. 

Entre  Otto. 


SCENE  II 

Les  Mêmes,  OTTO. 

BELLà,  s'élançant  au-devant  d'Otto. 

Eh  bien?...  Tu  as  obtenu?...  Est-ce  fait?... 
Il  a  compris?... 

OTTO. 

Rien!...  J'ai  prié,  supplié,  je  me  suis  traîné 
à  ses  pieds,  j'ai  dit  et  fait  ce  qu'aucun  officier 
allemand  n'aurait  fait  à  ma  place...  Rien,  rien  ! 


HO  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

Il  a  fini  par  m'imposer  silence  d'un  tel  ton 
qu'il  n'était  plus  possible  d'insister... 

BELLA. 

Il  faut  recommencer!...  Tu  renonces  trop 
vite;  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  obtient  ce  qu'on 
veut!...  Si  tu  m'avais  permis  d'y  aller  avec  toi, 
comme  je  t'en  avais  supplié,  je  sais  bien  qu'il 
aurait  fini  par  céder!...  Après  tout,  il  a  beau 
être  Allemand,  c'est  tout  de  môme  un  homme  ! . . . 
Allons-y...  Je  veux  y  aller  avec  toi...  Si  tu  n'y 
vas  pas,  j'irai  seule... 

OTTO. 

C'est  inutile,  il  ne  nous  recevra  pas. 

BELLA. 

As-tu  dit  tout  ce  qu'il  fallait  dire?...  Tu  as 
des  influences  en  Allemagne;  ta  famille  est 
riche  et  puissante,  tu  l'as  dit  bien  des  fois... 
II  faut  l'effrayer,  l'inquiéter,  le  menacer,  que 
sais-je... 


ACTE  TROISIÈME.  111 


OTTO. 


Le  menacer!  Tu  ne  te  rends  pas  compte;  tu 
ne  sais  pas  ce  que  c'est...  J'ai  compris  que  sa 
patience  était  àbout.-.Maisjen'aipas  tout  dit... 
Il  y  a  autre  cliose...  Il  y  a  pire... 


BELLA. 

Il  y  a  pire?...  Pire  que  quoi?...  que  peut-il 
y  avoir  de  pire  que  là  mort?... 

OTTO. 

Si,  il  a  trouvé  pire  ;  et  peut-être  n'est-ce  pas 
de  sa  faute...  Il  est,  comme  nous  tous,  esclave 
de  la  discipline  et  des  règlements  militaires... 
Il  m'aime  moins  peut-être  qu'il  n'aimait  von 
Schaunberg,  car  je  ne  suis  pas  de  sa  caste... 
Mais  je  ne  crois  pas  qu'il  me  veuille  du  mal... 
Il  s'est  toujours  montré  peut-être  un  peu  dis- 
tant, mais  en  somme  assez  juste  envers  moi, 
jusqu'ici...  Il  n'est  pas  méchant  ;  c'est  un  de 
nos  chefs  les  plus  humains  ;  mais  ce  qu'il  veut 
me  faire  faire  est  épouvantable  !... 


112  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

BELLA. 

Mais  qu'est-ce  donc,  enfin?...  Nous  n'avons 
plus  rien  à  craindre...  Nous  sommes  tout  au 
fond  du  malheur...  Il  ne  va  pas  rétablir  la  tor- 
ture, je  suppose  ?. . .  Veut-il  d'autres  victimes  ?. . . 
Il  n'y  a  pas  de  vies  qui  nous  soient  plus  pré- 
cieuses que  celle  de  notre  père...  Est-ce  nous 
qu'il  demande?...  J'aime  mieux  ça...  Nous 
mourrons  tous  ensemble...  Après  tout  ce  n'est 
plus  la  peine  de  vivre  après  ce  qui  se  passe... 

OTTO. 

Il  n'exige  pas  d'autres  victimes,  mais  il 
ordonne...  Non,  je  ne  peux  pas...  Je  n'ose  pas, 
devant  toi... 

BELLA. 

Mais  qu'est-ce  donc,  qu'est-ce  donc?...  Tu 
me  fais  horreur  à  la  fin...  Après  ce  que  je  sais, 
on  peut  tout  dire  devant  moi  ;  et  si  je  perds 
mon  père,  je  n'ai  plus  rien  à  perdre... 


ACTE  TROISIÈME.  113 

LE    BOURGMESTRE. 

Rien  n'est  plus  cruel  en  effet,  que  de  jouer 
ainsi  avec  son  angoisse...  Voyez  dans  quel  état 
vous  la  mettez...  Puisque  vous  avez  com- 
mencé, dites-nous  ce  que  c'est...  Je  n'imagine 
pas  quelque  chose  de  pire  que  ce  qui  nous 
attend... 

OTTO. 

Vous  avez  raison...  Eh  bien,  il  ordonne,  il 
exige  que  ce  soit  moi  qui  commande  le  pe- 
loton... 

BELLA. 

Le  peloton,  le  peloton  qui  doit  tuer  mon 
père?... 


Oui. 


OTTO. 


FLORIS. 


Le  cochon!  le  cochon  !... 


114  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

BELLA. 

Toi,  Otlo,  toi?...  Ce  n'est  pas  vrai!...  11  n'a 
pas  osé...  Ce  n'est  pas  possible!...  Et  tu  n'as 
pas  bondi,  tu  ne  l'as  pas  cravaché,  tu  ne  l'as 
pas  sabré,  tu  n'as  rien  trouvé  dans  ton  âme 
pour  le  foudroyer  du  regard?...  Je  n'y  crois 
pas  encore,  et  dans  aucune  guerre  on  n'a  ja- 
mais rien  vu  qui  ressemble  à  ceci!...  Mais  ce 
n'est  pas  possible  et  ce  n'est  qu'une  épreuve... 
Il  a  voulu  savoir  jusqu'où  l'on  peut  aller  ;  mais 
il  sait  bien  qu'un  homme,  qu'aucun  homme  en 
ce  monde,  fût-il  un  Allemand,  ne  peut  ac- 
cepter ça?...  Mais  toi,  qu'as-tu  répondu?... 
J'espère  bien  qu'à  présent  il  sait  ce  qui  l'attend 
et  que  si  ton  malheur  t'a  fait  naître  en  Alle- 
magne, tu  n'es  pas  encore  semblable  à  ce  qulls 
y  sont  tous  !... 

OTTO. 

11  est  obligé  de  faire  ce  qu'il  fait...  Je  suis 
le  seul  oflicier  qu'il  ait  ici...  C'est  le  règlement, 
il  ne  peut  pas  faire  autrement... 


ACTE  TROISIÈME.  Hb 

BELLA. 

Il  ne  peut  pas  faire  autrement!...  Et  tu'oses 
me  dire  ça,  comme  si  tu  l'approuvais  !...  Mais 
toi,  toi,  qu'as-tu  dit,  qu'as-tu  fait  et  que 
comptes-tu  faire?... 

OTTO. 

J'ai  dit  que  c'était  impossible... 

BELLA. 

Enfin,  enfin!  voilà  un  mot...  Voilà  le  pre- 
mier mot  qui  soit  digne  de  nous  et  où  je  recon- 
naisse l'homme  que  j'avais  choisi!...  Et  qu'a- 
t-il  répondu?...  Il  n'a  pas  insisté,  je  suppose?... 

OTTO. 

Il  ni^a  dit  qu'il  me  donnait  le  temps  de  réflé- 
chir jusqu'à  sept  heures...  Si,  à  sept  heures 
précises,  je  ne  me  trouve  pas,  à  la  tête  de  mes 


H6  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

hommes,  dans  la  petite  cour,  derrière  les  com- 
muns, il  me  fait  arrêter,  placer  à  côté  de  votre 
père,  devant  le  mur,  et  commande  lui-même 
le  peloton  des  deux  exécutions... 

BELLA. 

C'est  bien,  j'irai  me  mettre  entre  vous  deux. . . 
Il  commandera  trois  salves  et  ce  sera  fini... 
Après  tout,  la  vie  n'était  plus  possible... 


FLORIS. 


J'irai  aussi.. 


BELLA. 


Et  «  l'homme  n'est  pas  méchant  »,  comme 
tu  dis!...  C'est  «  le  plus  humain  de  leurs 
chefs  »  I... 


OTTO. 


C'est  la  guerre  I... 


ACTE  TROISIÈME.  117 


BELLA. 


Qui  donc  l'a  déchaînée,  la  guerre  !... 

OTTO. 

Parmi  vous,  c'est  vous-mêmes  !...  Et  beau- 
coup d'entre  nous  avaient  la  mort  dans  l'âme, 
lorsqu'il  nous  fallut  marcher  contre  vous... 
Mais  vous  l'avez  voulu  !..^Ah  !  il  a  fait  un  joli 
coup,  votre  roi  bien  aimé,  le  jour  où  il  s'est 
mis  en  travers  d'une  armée  pacifique  qui  ne  de- 
mandait qu'à  passer  en  amie... 

LE    BOURGMESTRE. 

Taisez- VOUS  !...  Notre  roi  a  voulu  ce  que 
nous  voulions  tous;  et  s'il  fallait  demain  refaire 
ce  que  nous  avons  fait,  vous  nous  retrouveriez 
à  la  même  place,  parmi  nos  ruines,  nos  mar- 
tyrs et  nos  morts,  prêts  à  recommencer... 

F  LORIS. 

Allez  le  dire  à  votre  empereur!... 


118  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

OTTO. 

Se  roidissant  soudain,  en  une  attitude  menaçante. 

Attention  1... 

LE    BOURGMESTRE. 

Voyons,  voyons,  arrêtons  ces  folies  et 
soyons  raisonnables...  ne  perdons  pas  notre 
sang-froid...  Le  commandant  est  un  monstre, 
une  brute,  tout  ce  que  vous  voudrez;  mais,  de 
son  point  de  vue,  il  a  raison  ;  il  suit  le  règle- 
ment, et,  toujours  de  son  point  de  vue,  ne 
saurait  agir  autrement...  Je  le  demande  encore 
une  fois  à  Otto,  est-il  absolument  certain  qu'il 
ne  revienne  pas  sur  sa  décision?  La  dernière 
minute  amène  souvent  de  grands  revirements 
et  fait  réfléchir  les  plus  entêtés... 

OTTO. 

Tel  que  je  le  connais  —  et  je  le  connais  de- 
puis plus  de  dix  ans  —  il  fera  exécuter,  do 
point  en  point,  ce  qu'il  a  décidé. 


ACTE  TROISIEME.  110 

LE    BOURGMESTRE. 

Ne  peut-il  faire  commander  le  peloton  par 
un  sous-officier?... 

OTTO. 

Il  ne  le  fera  pas...  Du  reste,  en  y  réfléchis- 
sant, je  me  suis  peut-être  un  peu  trop  avancé 
tout  à  l'heure,  en  affirmant  qu'il  n'avait  aucun 
grief  contre  moi...  J'ai  parfois  remarqué  une 
certaine  malveillance,  presque  une  certaine 
animosité  à  mon  égard...  Je  ne  sais  trop  à  quoi 
l'attribuer...  Peut-être  la  richesse  roturière  de 
ma  famille  offusque-t-elle  sa  misère  patri- 
cienne... Peut-être,  m'étant  marié  dans  le 
pays,  me  soupçonne-t-il  d'en  trop  aimer  les 
habitants...  Toujours  est-il  qu'il  ne  serait  pas 
fâché  de  me  prendre  en  faute  ou  du  moins  de 
me  mettre  à  l'épreuve  et  de  tirer  de  cette 
épreuve  un  exemple  éclatant  qui  montre,  une 
fois  de  plus,  à  nos  soldats,  la  force  de  la  disci- 
pline allemande... 


120  F.E  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

LE    BOURGMESTRE. 

Et  si  je  lui  demandais  la  faveur  de  com- 
mander le  feu?... 

OTTO. 

J'y  ai  pensé...  Il  a  naturellement  et  péremp- 
toirement refusé,  disant  que  ce  n'était  pas  un 
honneur  à  faire  à  un  rebelle  et  à  un  traître... 


FLORIS. 


Un  traître?... 


LE    BOURGMESTRE. 


Mais  oui,  mon  enfant  ;  ils  appellent  traîtres 
tous  ceux  qui  ne  trahissent  pas  leur  patrie  au 
profit  de  l'Allemagne... 


OTTO. 


Il  a  ajouté  qu'au  surplus,  c'était  contraire  à 


ACTE  TROISIEME.  121 

tous  les  règlements  ;  il  était  dès  lors   inutile 
d'insister... 

LE    BOURGMESTRE. 

Bien...  Que  comptez-vous  faire?... 

OTTO. 

Ce  que  Bella  décidera... 

LE    BOURGMESTRE. 

Et  que  veux-tu  qu'il  fasse,  Bella?... 

BELLA. 


Qu'il  refuse  d'obéir. 


FLORIS. 


C'est  évident!... 


LE  BOURGMESTRE. 


Et  si  VOUS  refusez  d'obéir,  Otto,  croyez-vous 


122  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

que  votre  refus  puisse  changer  quelque  chose 
à  mon  sort?... 

OTTO. 

Je  suis  malheureusement  convaincu  que  rien 
n'y  saurait  changer  quoi  que  ce  soit... 

LE    BOURGMESTRE. 

D'autre  part,   s'il  refuse  d'obéir,   te  repré- 
sentes-tu bien,  Bella,  toutes  les  conséquences 
de  son  refus?...  11  est  immédiatement  arrêté  et 
-fusillé-à  mes  côtés.  —  C'est  bien  cela,  Otto?... 

OTTO. 

Il  n'y  a  pas  le  moindre  doule. 

LE    BOURGMESTRE. 

C'est    bien   ce    que    tu     veux,    Bella?...   Il 
mourra  donc  en  même  temps  que  moi?.., 

BELLA. 

Et  en  même  temps  que  moi... 


ACTE  TROISIÈME.  123 

LE    BOURGMESTRE. 

II  n'est  pas  certain  qu'ils  te  permettent  de 
mourir  avec  nous... 

BELLA. 

Ce  serait  bien  la  première  fois  qu'ils  feraient 
grâce  à  une  femme...  Il  n'y  a  rien  à  craindre 
sous  ce  rapport...  En  tout  cas,  ceci  me  regarde 
et  j'en  fais  mon  affaire... 

LE    BOURGMESTRE. 

Acceptez-vous,  Oito?... 

OTTO. 

J'accepte,  en  ce  qui  me  concerne  ;  c'est-à- 
dire  que  je  refuserai  d'obéir  ;  mais  je  n'admets 
pas  que  ma  mort  entraîne  celle  de  Bella... 

LE    BOURGMESTRE.  * 

Donc,  en  vous  ordonnant  de  désobéir,  Bella 


124  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

VOUS  envoie  devant  le  peloton  d'exécution. 
Elle  n'a  le  droit  de  vous  y  envoyer  que  si  elle 
est  absolument  décidée  à  ne  pas  vous  survivre. 
Si  on  n'accompagne  pas  dans  la  mort  celui 
qu'on  y  jette  volontairement  et  de  propos  déli- 
béré, comme  tu  le  fais,  Bella,  après  lui  avoir 
formellement  promis  de  l'y  suivre,  on  commet 
une  des  plus  odieuses,  une  des  plus  lâches 
trahisons  qu'on  puisse  commettre  sur  cette 
terre...  Réiléchissez  tous  deux;  il  s'agit  de 
prendre,  devant  moi,  un  engagement  solennel 
et  irrévocable... 

BELLA. 

C'est  tout  réfléchi;  l'engagement  est  pris... 

LE    BOURGMESTRE. 

Otto  mourra  donc  dans  une  heure  et  tu 
mourras  avec  lui?...  C'est  bien  ce  que  tu 
veux?... 

BELLA. 

C'est  bien  et  tout  ce  que  je  veux. 


ACTE  TROISIÈME.  125 


LE  BOURGMESTRE. 


Vous  acceptez,  OUo? 


OTTO. 


J'accepte,  puisque  Bella  le  veut. 

Un  silence. 


LE    BOURGMESTRE. 


C'est  bien  ;  vous  êtes  dignes  l'un  de  l'autre... 
Vous  m'avez  prouvé  que  vous  m'aimez  et  que 
vous  vous  aimez  plus  que  la  vie...  Maintenant 
que  la  preuve  est  faite  et  que  votre  sacrifice 
est  accompli  comme  si  la  mort  l'avait  scellé, 
nous  n'avons  plus  à  craindre  de  déchoir  et  pou- 
vons parler  librement...  Il  n'y  a  dans  tout  ce 
mauvais  rêve  qu'une  mort  nécessaire  et  inévi- 
table :  la  mienne.  Les  deux  autres  ne  dépendent 
que  de  nous  ;  c'est  dire  qu'elles  ne  doivent  pas 
avoir  lieu...  Si  j'étais  en  ce  moment  étendu  sur 
mon  lit  d'agonie,  ma  Bella,  tu  ne  me  refuse- 
rais pas  d'écouter  et  d'exécuter  mes  dernières 


d26  LE  HOURGMESÏHE  DE  STILMOiNDE. 

volontés...  Je  suis  ici,  debout  sur  mes  deux 
pieds,  mais  aussi  près  de  ma  iin  que  si  j'étais 
étendu  sur  un  lit... 

Six  heui'es  sonnent. 

Six  heures,  tu  entends?...  Tu  le  vois,  je  la 
touche  du  doigt...  J'ai,  de  plus,  ce  que  n'ont 
pas  toujours  les  mourants  dont  la  raison  est 
souvent  obscurcie,  la  pleine  possession  de  mon 
intelligence...  La  volonté  'que  je  vais  exprimer, 
la  prière  que  je  vais  vous  faire  à  tous  deux, 
doit  vous  être  d'autant  plus  sacrée...  Me  pro- 
mets-tu, Bella,  comme  on  le  promet  aux  mou- 
rants, de  faire  pieusement  ce  que  je  vais  te 
demander  ?... 

BELLA. 

Je  sais  déjà  ce  que  tu  vas  me  demander  et 
ne  peux  te  promettre  d'ordonner  à  celui  dont 
je  suis  la  femme,  de  devenir  l'assassin  de  son 
père  et  du  mien... 

LE    BOURGMESTRE. 

Ne  jouons  plus,  Bella,  en  un  pareil  moment, 


ACTE  TROISIEME.  1:>7 

avec  des  mots  qui  ne  représentent  pas  ce  qu'ils 
disent  et  masquent  odieusement  la  vérité.  Otto 
vient  de  nous  révéler  la  seule  vérité  qui 
compte,  en  nous  prouvant  qu'il  est  prêt  à 
sacrilier  sa  vie  non  seulement  pour  sauver  la 
mienne,  si  c'était  possible,  mais  même  pour 
t'épargner  simplement  la  douleur  de  le  voir 
devenir  l'instrument  involontaire  et  irrespon- 
sable de  ma  mort...  A  nous,  maintenant,  de 
nous  montrer  dignes  de  ce  sacrifice,  en  ne 
l'acceptant  pas... 

BELLA. 

Si  je  ne  l'acceptais  pas,  je  ne  serais  pas 
digne  d'être  ta  iille... 

LE    BOURGMESTRE. 

Des  mots,  encore  des  mots,  Bella,  qui  ne 
touchent  pas  la  vérité...  Nous  n'avons  plus  de 
temps  à  perdre  autour  de  phrases  qui  ne 
disent  pas  ce  qu'il  faut  dire...  Les  minutes 
s'écoulent,  il  m'en  reste  bien  peu,  et  je  ne 
voudrais  pas  mourir  avant  de  t'avoir  convain- 


128  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

eue...  Otto,  tu  le  sais  aussi  bien  que  moi,  est 
pris  dans  l'engrenage  et  ne  peut  pas  s'en 
dégager.  Il  est,  pour  ainsi  dire,  mécanique- 
ment justifié...  Il  est  aussi  peu  responsable  du 
mal  qu'il  va  me  faire,  que  le  sabre  qu'il  porte 
ou  les  douze  fusils  qui  m'enverront  leurs 
balles...  11  faut  voir  les  choses  comme  elles 
sont  et  s'élever  au-dessus  de  phrases  ou  d'im- 
pressions toutes  faites  qui  les  font  voir  comme 
elles  ne  sont  pas...  Si  son  refus  pouvait 
retarder  d'un  jour  ou  d'une  heure  mon  exécu- 
tion, je  comprendrais,  à  la  rigueur,  ta  déci- 
sion ;  mais  il  ne  la  relardera  pas  de  trois 
minutes...  Que  ce  soit  lui  ou  un  autre  qui 
commande  le  feu,  les  dix  ou  douze  balles  qui 
m'entreront  dans  le  corps  y  feront  les  mêmes 
ravages... 


BELLA. 


Assez,  assez!... 


LE    BOURGMESTRE, 


Non,    ce   n'est   pas    assez,    tu  ne  m'as   pas 
encore  promis... 


ACTE  TROISIÈME.  129 


BELLA. 


Je  ne  peux  pas  promettre... 

FLORIS. 

Bella!... 

BELLA. 

Que  veux-tu?... 

FLORIS,  se  jetant  dans  les  bras  de  sa  sœur. 

Je  ne  sais  pas... 

LE    BOURGMESTRE. 

J'ai  fait  mon  devoir,  Bella  et  tu  m'as  approu- 
vé... J'ai  fait  le  sacrifice  de  ma  vie;  et  je  l'ai 
fait  beaucoup  plus  facilement  que  je  ne  l'avais 
espéré  de  mon  courage...  Mais  je  ne  suis  pas 
un  héros  ;  je  ne  suis  qu'un  pauvre  homme  que 
rien  n'avait  préparé  à  faire  ce  que  je  dois  faire 
aujourd'hui...  Il  ne   faut  pas  m'en  demander 

9 


130  LE  LJUUHGMESTRE  DE  STILMONDË. 

trop...  Ma  force  a  des  limites...  Je  n'ai  pas 
l'habitude  de  souffrir  et  de  tenir  tête  au  mal- 
heur... Je  peux  porter  le  mien,  mais  non  celui 
des  autres;  et  je  sens  que  je  n'irai  pas  jusqu'au 
bout  sans  faiblir,  si  je  dois  entraîner  dans  ma 
perte  la  plus  précieuse  des  existences  que  je 
croyais  avoir  rachetées...  Tu  ne  m'infligeras 
pas  la  seule  douleur  intolérable  qui  puisse 
encore  m'atteindre...  Il  faudrait  le  com- 
prendre... Il  faut  m'aider  un  peu...  Mais  au 
lieu  de  m'uider,  vous  m'accablez  tous  deuxl... 
Tu  veux  donc  que  ton  père  ne  se  tienne  pas 
droit  en  face  de  l'ennemi?...  Je  n'avais  pas 
peur  de  ma  mort  ;  mais  j'ai  peur  de  la  tienne... 
Ne  brise  pas  toutes  les  forces  dont  j'aurai 
besoin  tout  à  l'heure...  J'ai  fait  le  sacrifice 
de  ma  vie,  mais  non  pas  de  vos  deux  exis- 
tences ;  c'est  redoubler  ma  mort,  et  tripler  mon 
supplice  ;  et  le  courage  que  j'ai  rassemblé  ne 
me  suffira  plus  si  je  vous  vois  tomber  à  mes 
côtés... 

BELLA,  se  jetant  en  sanglotant  dans  les  bras  de  son  père» 

Mon  père!... 


ACTE  TROISIÈME.  131 


LE    BOURGMESTRE. 


J'attendais  ces  larmes,  ma  Bella  ;  elles  me 
prouvent  que  la  raison  revient  et  que  la  mau- 
vaise volonté  va  céder... 


BELLA. 


Je  ne  peux  pas,  je  ne  peux  pas,  je  ne  pourrai 
jamais  I... 


LE    BOURGMESTRE. 


11  le  faut  cependant,  le  temps  presse  et  tu 
rends  plus  cruelles  que  la  mort  les  dernières 
minutes  de  ma  vie... 


BELLA. 


On  n'a  pas  tout  tenté...  Il  te  reste  la  fuite. 


LE    BOURGMESTRE. 


La  fuite?...  Quelle   fuite?...  Far   où,    pour 
aller  où?...  La  maison  est  gardée... 


132  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

BELLA. 

Ceux  qui  la  gardent  obéissent  à  Otto...  11  n'a 
qu'à  leur  donner  un  ordre. 

LE    BOURGMESTRE. 

Otto  répond  de  moi  ;  si  je  fuis,  il  prend  ma 
place  au  pied  du  mur... 

BELLA. 

Il  peut  fuir  avec  toi... 

LE    BOURGMESTRE. 

Pour  être  repris  tous  deux  à  deux  cents  pas 
d'ici?...  Ce  serait  le  même  drame  et  ce  serait 
moins  propre.  Et  si  je  parvenais  à  m'échapper, 
trop  d'autres  payeraient  pour  moi...  De  toutes 
les  chances  de  salut,  c'est  évidemment  la  seule 
à  ne  tenter  à  aucun  prix...  Non,  je  suis  acculé, 
je  suis  marqué,  c'est  fait  et  tenez-moi  pour 


ACTE  TROISIÈME.  133 

mort...  Je  suis  arrivé  à  la  fin  de  mes  jours  ; 
ceux  qui  valent  qu'on  les  vive  sont  passés.  Je 
ne  meurs  pas  trop  tôt,  je  n'attendais  plus 
rien...  Au  lieu  d'une  mort  lente,  inutile,  dou- 
loureuse, effrayante,  dans  un  lit,  on  m'offre 
une  fin  prompte,  honorable,  sans  pensées, 
sans  souffrances  et  qui  sauve  peut-être  la 
moitié  d'une  ville...  Il  faudrait  être  fou  pour 
hésiter  ou  regretter  le  lit...  Moi  aussi,  j'ai  eu 
peur  de  la  mort...  Si  l'on  m'avait  dit,  dans  le 
temps,  qu'un  soir  j'aurais  à  l'affronter,  comme 
je  l'affronte  ici,  je  n'aurais  plus  osé  vivre... 
Maintenant,  c'est  à  peine  si  j'y  pense...  11  faut 
que  je  m'applique,  que  je  m'efforce  et  que  je 
me  recueille,  pour  me  rendre  compte  qu'en 
somme  c'est  assez  grave  et  assez  imprévu...  De 
loin,  on  dirait  une  montagne  d'horreurs  qui 
bouche  l'horizon...  A  mesure  qu'on  approche, 
tout  s'affaisse,  s'aplanit  et  de  près  ce  n'est 
rien... 


BELLA. 


Eh  bien,  si  ce  n'est  rien,  laisse-nous  mourir 
avec  toi... 


134  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

LE  BOURGMESTRE, 

Pour  moi  ce  n'est  rien,  puisque  je  touchais  à 
ma  fin  ;  et  n'est  rien  surtout  parce  que  c'est 
nécessaire...  Mais  pour  vous  deux  c'est  tout, 
puisque  c'est  inutile  et  que  la  vie  commence... 

BELLA. 

La  vie  commence...  Ah!  elle  sera  jolie,  la 
vie  qui  commence  aujourd'hui... 

LE  BOURGMESTRE. 

Elle  sera  ce  que  tu  la  feras...  Même  après 
les  pires  catastrophes,  elle  est  toujours  ce  qu'on 
la  fait...  Mais  en  voilà  assez...  J'ai  prié,  supplié, 
raisonné...  Les  minutes  se  précipitent,  et  je 
perds  les  dernières  à  lutter  contre  toi,  au  lieu 
de  te  serrer  tendrement  dans  mes  bras...  0 ni 
ou  non,  veux-tu  faire  ce  que  je  te  demande?... 
.J'en  appelle  à  Otto,  son  silence  me  prouve 
qu'il  comprend...  Il  voit  déjà  les  choses  telles 
que  je  les  vois  et  telles  qu'il  faut  les  voir...  Un 


ACTE  TROISIÈME.  135 

jour  tu  nous  remercieras  de  ne  pas  l'avoir 
écoutée  aujourd'hui...  Mais  il  faut  en  finir,  il 
faut  agir  et  prendre  certaines  précautions  pour 
te  défendre  contre  toi-même  et  les  folies  des 
dernières  minutes...  Je  vais  t'enfermer  dans 
cette  pièce  qui  n'a  pas  d'autre  issue  que  cette 
porte...  J'en  donnerai  la  clef"  à  Otto,  qui  te 
•délivrera  quand  tout  sera  fini... 

BELLA. 

M'enfermer  ici,  pendant  que?...  Je  neveux 
pas,  je  ne  veux  pas... 

LE  BOtJRGMESTRE. 

Tu  ne  vas  pas  nous  obliger,  Otto  et  moi,  à 
te  faire  violence,  à  t'écarter  de  force,  à  nous 
débattre  contre  toi?...  Ce  serait  effroyable!... 
Tu  ne  me  vois  donc  pas?...  Tu  ne  te  rends  pas 
compte  que  j'épuise  ici  toutes  mes  forces,  les 
dernières,  et  que  je  meurs  dix  fois  pour  une, 
par  ta  faute?...  Mais  regarde-moi  donc!...  .Je 
ne  tiens  plus  debout,  je  n'en  peux  plus,  c'est 
trop,  as-tu  compris  enfin?... 


136  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

BELLA,  tombant  en  sanglotant  dans  les  bras  de  son  père. 

Je  n'en  peux  plus  non  plus...  Fais  ce  que  tu 
tu  voudras...  Je  promets  tout  ce  que  tu  de- 
mandes... 

LE    BOURGMESTRE. 

Enfin  je  te  retrouve  et  je  te  reconnais... 
Laisse-moi  t'embrasser  longuement,  sans  an- 
goisse... Vous  vivrez  donc  tous  deux...  Il  me 
semble  qu'on  me  fait  grâce...  Mais  n'oubliez 
jamais  que  c'est  à  un  mourant  que  vous  avez 
fait  cette  promesse...  Mais  je  veux  davantage... 
Je  ne  te  demande  pas  d'oublier,  ma  Bella,  cela 
ne  dépend  pas  de  toi...  Ni  de  pardonner  à 
Otto...  Il  n'y  a  rien  à  pardonner...  Je  te  de- 
mande simplement  de  ne  pas  l'écarter  de  tes 
bras.  Est-ce  promis  aussi?... 

BELLA,    faiblement. 

Oui... 

LE    BOURGMESTRE. 

Viens  l'embrasser,  Otto... 


ACTE  TROISIÈME.  137 


BELLA,    tressaillant. 

Non,  non...  Pas  maintenant... 

LE    BOURGMESTfiE. 

Il  est  plus  malheureux  que  nous...  Il  porte 
le  grand  poids  de  la  terrible  épreuve  ;  et  je  ne 
crois  pas  qu'à  sa  place  j'aurais  la  force  de 
porter  ce  poids-là...  11  faut  avoir  pitié...  Tu 
rapprendras  peu  à  peu  à  l'aimer  comme  tu  l'ai- 
mais avant  ce  jour...  Et  puis,  bientôt  sans 
doute,  tu  seras  mère...  Il  ne  faut  pas  que  l'en- 
fant qui  va  naître  devienne  la  dernière  et  la 
plus  pitoyable  victime  de  ce  drame...  Je  sais 
que  dans  les  premiers  temps,  la  vie  sera,  bien 
triste  et  bien  difficile...  Attends  patiemment... 
Ecoute  humblement  ce  qu'elle  dit. . .  Elle  a  tou- 
jours raison...  Elle  est  pleine  d'indulgence  et 
de  bonne  volonté  et  elle  oublie  très  vite  ce  qu'il 
faut  oublier... 

Sept  heures  sonnent. 

Sept  heures  1...  On  frappe  à  la  porte...  Il  est 


138  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

temps...  On  vient  nous  chercher,  Otto...  Em- 
brassons-nous une  dernière  fois,  Bella...  Viens 
dans  mes  bras,  Floris...  Tu  es  déjà  un  homme... 
Je  te  confie  ta  sœur,  nous  nous  sommes  aimés. , . 
Viens,  Otto,  il  ne  faut  pas  qu'ils  attendent... 

Il  se  dirige  vers  la  porte. 

BELLA,  s'accrochant  à  ses  vêtements. 

Non!  non!...  Pas  encore!...  Je  ne  peux 
pas!...  Je  veux  aller... 

LE    BOURGMESTRE,    se  dégageant. 

Pas  un  mot!...  Pas  un  cri...  Je  ne  pourrais 
plus  supporter...  Floris  soutiens  ta  sœur... 

Il  repousse  Bella  et  sort  avec  Otto  en  refermant  la 
porte  à  clef.  Un  silence.  Bella  est  étendue  sur  le 
parquet,  à  demi  soutenue  par  Fioris.  Elle  sanglote. 

FLORIS,    la  caressant  tendrement. 

Ne  pleure  pas,  petite  sœur,  on  aura  sa 
revanche,  on  aura  sa  revanche...  On  aura  sa 
revanche. 


ACTE  TROISIEME.  139 

BELL  A.  Elle  se  redref?se,  regarde  autour  d'elle  et  tout  à 
coup  se  lève  et  court  à  la  porte. 

Non,  non,  je  ne  veux  pas!... 

F L O R I  s ,   la  rattrapant. 

Que  fais-tu?...  Que  veux-tu?... 

BELLA. 

Je  veux,  je  veux  crier,  pleurer,  me  jeter  à 
ses  pieds,  me  tuer  devant  lui...  On  ne  sait 
pas...  On  n'a  pas  tout  tenté!... 

Elle  secoue  la  porte. 

Ils  l'ont  fermée  à  clef!... 

Elle  court  aux  fenêtres,  en  ouvre  une,  mesure  du  re- 
gard la  hauteur,  et  instinctivement  recule.  Floris, 
qui  l'a  suivie,  la  prend  à  bras-le-corps  et  la  repousse 
dans  l'appartement. 

FLORIS. 

Tu  vois,  c'est  trop  haut... 

BELLA.    Elle  retourne  à  la  porte  qu'elle  secoue 
violemment. 

On  ne  peut  pas!...  On  ne  peut  pasl...  Et 


140  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMONDE. 

cependant  si  j'étais  là!...  On  ne  sait  pas  jus- 
qu'au dernier  moment...  Il  le  faut...  Il  le 
faut  I... 

Un  feu  de  salve.  Elle  recule  terrifiée. 

C'est  fait,  c'est  fait,  c'est  fait!...  Ils  l'ont 
tué!...  Ce  qu'il  y  avait  de  meilleur  en  ce 
monde  !...  Je  ne  le  verrai  plus,  je  ne  le  verrai 
plus!... 

Elle  va,  chancelante,  soutenue  par  Floris,  tomber 
dans  un  fauteuil  où  elle  reste  écrasée,  les  yeux 
fixes,  sans  pleurer.  Floris  l'enlace  joue  contre  joue, 
et  la  berce  machinalement,  en  répétant  :  «  Petite 
sœur...  Petite  sœur...  »  —  Un  silence.  —  La  porte 
s'ouvre,  et  sur  le  seuil,  paraissent  le  commandant 
et  Otto. 


LE    COMMANDANT,    cérémonieux. 

Madame,  j'ai  fait  à  monsieur  votre  père 
l'honneur  de  commander  moi-même  le  peloton 
d'exécution.  Il  m'a  suffi  que  votre  mari  prouvât 
jusqu'au  bout  son  respect  de  la  discipline.  Je 
vous  le  rends,  vous  n'avez  plus  rien  à  lui 
reprocher.  Tout  s'est  très  bien  passé,  de  façon 
très  correcte  et  très  satisfaisante...  Monsieur 


ACTE  TROISIEME.  141 

votre  père  est  mort  en  héros.  Et  maintenant, 
lieutenant  Hilmer ,  allez  embrasser  votre 
femme... 

BELLA,    bondissant. 

Allez- vous-en  ! . . .  Allez- vous-en  tous  deux  I . . . 

OTTO. 

Quoi,  moi  aussi  Bella?...  Mais  tu  n'as  pas 
compris... 

BELLA. 

J'ai  tout  compris,  j'ai  trop  compris,  c'est 
vous  qui  ne  comprendrez  jamais  rien  !... 

OTTO,  s'approchant. 

Mais  Bella!... 

BELLA,  reculant. 

Ne  me  touche  pas  !...  Va-t-en!...  Ne  me 
touche  pas!...  C'est  fini,  c'est  fini...  pour  tou- 
jours !... 

FLORIS,    trépignant. 

Elle  a  raison  !  Elle  a  raison  !  Elle  a  raison  ! . . . 


142  LE  BOURGMESTRE  DE  STILMOxNDE. 

Embrasse-moi  1...  Je  t'embrasse,  je  t'em- 
brasse 1...  Nous  sommes  deux,  nous  sommes 
deux!... 

LE    COMMANDANT,    à  Otto. 

Laissez-les...  J'ai  besoin  de  vous...  On 
attaque  paraît-il  du  côté  d'Oost-Capelle...  Vous 
avez  fait  votre  devoir...  On  n'y  comprend 
rien...  Ils  sont  tous  plus  ou  moins  fous  dans  ce 
pays... 


UN. 


LE   SEL   DE   LA  VIE 


SKETCH     EN     DEUX    ACTES 


PERSONNAGES 


Le  Docteur  FLORIS  CAPELLE. 
LENA  (sa  femme). 
Le  Capitaine  von  GERSDORF. 
Le  Lieutenant  LAUTERBACH. 

Un  Sergent. 


La  scène  à  Selzaete,  petite  ville  de  la  frontière 
Hollando-Belge. 


Cop^Tigixt  ia,th8  Uoittfd  St.iitd»  ot  A  aiérica  by  Eugâoe Faaqueik  {%•' 
AU  xlglita  râMnrad 


LE    SEL   DE   LA  VIE 


ACTE  PREMIER 

Salon  transformé  en  bureau  dans  la  maison  de  riches 
bourgeois  de  province.  Tables  encombrées  de  papiers,  fau- 
teuils, chaises,  etc.  Dans  un  coin,  une  grande  horloge  tla- 
mande.  Fenêtres  au  fond,  portes  à  droite  et  à  gauche. 


SCENE  PREMIERE 


LE  CAPITALXE,  LE  LIEUTENANT. 

Le  lieutenant  Lauterbach  est  assis  à  une  table,  pre- 
nant des  notes  et  compulsant  des  papiers.  Entre  le 
capitaine  von  Gersdorf. 


LE    LIEUTENANT,  se  dressant  brusquement  pour  saluer 
le  capitaine. 

Capitaine!...  Excusez-moi  si  je  ne  suis  pas 

10 


146  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

allé  vous  recevoir  à  la  gare;  mais  d'après  votre 
télégramme,  je  ne  vous  attendais  pas  avant 
neuf  heures... 

LE    CAPITAINE. 

En  effet,  je  me  suis  ravisé,  j'ai  sauté  dans 
une  auto  et  suis  venu  de  Gand  par  la  route... 
Votre  dépêche  était  d'un  laconisme  terrible  : 
«  Assassinat  du  lieutenant  von  Hutten  par 
docteur  van  de  Capelle.  »  Je  n'en  crois  pas  mes 
yeux...  Que  s'est-il  donc  passé?... 

LE    LIEUTENANT. 

Une  bien  triste  chose,  mon  capitaine,  un  de 
ces  drames  qui  enveniment  la  haine  autour  de 
nous,  et  qui  par  le  dénouement  fatal  qui  s'im- 
pose... 

LE    CAPITAINE. 

Voyons,  voyons,  au  fait...  En  deux  mots 
qu'est-ce  que  c'est?... 

LE    LIEUTENANT. 

Le  lieutenant  von  Hutlen,  comme  vous  sa- 


ACTE  PREMIER.  147 

vez,  se  trouvait  logé  chez  votre  ami  le  docteur 
Capelle.  Le  docteur  et  sa  femme  étaient  des 
hôtes  très  corrects,  un  peu  froids,  un  peu  dis- 
tants, comme  le  sont  malheureusement  tous  les 
Belges  qui  ne  veulent  pas  comprendre  que 
nous  leur  apportons  l'avenir  et  qu'en  les  incor- 
porant à  l'Empire,  nous  leur  faisons  un  hon- 
neur qu'ils  devraient  s'efforcer... 

LE    CAPITAINE. 

Passons,  passons,  il  ne  s'agit  pas  de  ces  con- 
sidérations bien  connues,  abrégez... 

LE    LIEUTENANT.    ^ 

Le  lieutenant  n'avait  donc  pas  à  se  plaindre, 
et  ne  se  plaignait  point.  Tout  allait  fort  bien 
jusqu'ici;  mais  vous  connaissez  von  Hutten  ; 
excellent  garçon  quand  il  était  à  jeun;  mais 
entre  nous,  une  véritable  et  redoutable  brute 
quand  il  avait  bu  un  coup  de  trop.  Or  hier  soir, 
pour  son  malheur  et  le  nôtre,  il  avait  bu  ce 
coup  qui  le  rend  capable  de  tout.  Il  rentre 
chez  lui,  c'est-à-dire  chez  le  docteur.  La  femme 


148  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

de  celui-ci  se  trouvait  seule  dans  la  salle  à 
manger.  Que  s'est-il  passé?  Je  ne  sais  que  ce 
qu'ont  bien  voulu  me  dire  les  Capelle.  La 
femme  prétend  qu'à  peine  entré,  il  s'est  jeté 
sur  elle  et  a  voulu  la  violenter.  Elle  s'est  dé- 
battue, a  poussé  des  cris  ;  le  docteur,  qui  était 
au  premier,  est  accouru,  a  pris  le  lieutenant  à 
bras  le  corps  pour  le  maîtriser.  Le  lieutenant 
est  parvenu  à  saisir  son  revolver,  le  docteur  a 
tenté  de  s'en  emparer;  un  coup  est  parti  dans 
la  lutte,  et  la  balle  est  allée  frapper  von  Hutten 
à  la  gorge.  Le  docteur  a  essayé  d'arrêter  l'hé- 
morragie, a  soigné  de  son  mieux  sa  victime; 
mais  il  n'y  avait  rien  à  faire,  paraît-il,  la  caro- 
tide était  touchée;  et  la  mort  a  été,  pour  ainsi 
dire,  instantanée... 

LE    CAPITAINE. 

Mauvaise  affaire!...  Où  est  le  corps  du  lieu- 
tenant?... 

LE    LIEUTENANT. 

Dans  la  maison  du  docteur. 


ACTE  PREMIER.  149 


LE    CAPITAINE. 


Et  le  docteur?... 


LE    LIEUTENANT. 

Je  l'ai  naturellement  fait  arrêter  ;  du  reste  il 
reconnaît  les  faits  et  ne  cherche  pas  à  discuter... 

LE    CAPITAINE. 

II  n'y  a  rien  à  faire;  il  faudra  le  fusiller  ce 
soir... 

LE    LIEUTENANT. 

Évidemment. 

LE    CAPITAINE. 


Il  sait  ce  qui  l'attend?... 


LE    LIEUTENANT. 


Il  s'en  rend  parfaitement  compte. 


loO  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

LE    CAPITAINE. 

Et  sa  femme?... 

LE    LIEUTENANT. 

Elle  est  naturellement  atterrée  et  désespérée. 
Elle  ne  se  fait  pas  d'illusions.  Un  moment, 
pour  sauver  son  mari,  elle  a  essayé  de  soute- 
nir que  c'était  elle  qui  avait  fait  partir  le  coup; 
mais  il  l'a  priée  de  se  taire  et  elle  n'a  pas  in- 
sisté... 

LE    CAPITAINE. 

Les  malheureux!...  C'étaientdebravesgens... 
Il  n'y  a  pas  de  témoins? 

LE    LIEUTENANT. 

Aucun.  Quand  on  est  accouru,  tout  était  ter- 
miné; et  nous  devons  bien  croire  ce  qu'ils  nous 
disent... 

LE    CAPITAINE. 

Je  suis  convaincu  qu'ils  disent  la  vérité.  Les 


ACTE  PREAilEH.  151 

premiers  torts  sont  évidemment  du  côté  de  von 
Hutten  ;  et  nous  ne  serions  pas  en  guerre  et 
en  pays  ennemi,  que  devant  la  justice  civile, 
le  docteur  serait  acquitté  haut  la  main.  Mais 
ici,  c'est  tout  différent.  Il  ne  saurait  être  ques- 
tion de  grâce  ni  même  de  jugement.  La  mort 
d'un  officier  allemand  entraîne  immédiatement 
et  automatiquement  la  mort  de  son  meurtrier, 
celui-ci  fût-il  en  état  de  légitime  défense  et  eût- 
il  toutes  les  excuses  du  monde.  Il  n'y  a  pas 
moyen  d'étouffer  l'affaire.  C'est  regrettable.  Le 
docteur  et  sa  femme  sont  d'excellentes  gens 
qui  méritaient  presque  de  devenir  allemands. 
Le  docteur  a  du  reste  fait  une  partie  de  ses 
études  en  Allemagne.  Je  l'ai  connu  à  léna  oi^i 
nous  avons  suivi  ensemble  les  cours  de  Haec- 
kel.  Nous  étions  presque  des  amis  et  nous 
avons  vidé  plus  d'une  chope  en  l'honneur  de  la 
science  allemande.  La  guerre  nous  avait  sépa- 
rés. Il  me  battait  froid  et  évitait  de  me  serrer 
la  main.  Vous  connaissez  la  folie  belge,  il  n'y 
a  rien  à  en  tirer;  mais  enfin,  nos  relations 
étaient  courtoises  et  j'ai  pris  à  cœur  de  lui  épar- 
gner autant  que  possible  les  petits  inconvé- 
nients de  l'occupation.  Je  sentais  que  sans  en 


152  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

avoir  l'air,  il  m'en  savait  gré.  Et  maintenant, 
voilà!...  Ah!  ce  sacré  von  Hutten  avait  bien 
besoin  de  faire  ce  joli  coup!...  Et  remarquez 
que  tout  retombera  sur  nous!...  On  va  encore 
nous  accuser  d'être  des  barbares,  des  brutes  et 
des  monstres,  de  fusiller  à  tort  et  à  travers... 
C'est  d'autant  plus  déplorable  que  le  docteur 
a  une  grosse  situation  dans  le  pays,  il  s'était 
fait  un  nom  très  enviable  dans  le  monde  scien- 
tifique; et  ses  recherches  sur  les  maladies  de 
la  moelle  épinière,  —  et  je  m'y  connais  un 
peu,  —  sont  des  plus  remarquables...  Enfin, 
c'est  la  guerre,  il  n'y  a  rien  à  faire...  L'avez- 
vous  vu  depuis  l'arrestation?... 

LE    LIEUTENANT. 

.Je  l'ai  encore  interrogé  il  y  a  deux  heures; 
et  sa  femme  est  venue  me  demander  l'autori- 
sation de  le  voir. 

LE    CAPITAINE. 

Vous  l'avez  accordée?... 


ACTE  PREMIER.  153 


LE    LIEUTENANT. 


Je  n'ai  pas  cru  devoir  la  lui  refuser... 

LE    CAPITAINE. 

Vous  avez  bien  fait;  il  n'y  a  pas  d'inconvé- 
nient à  ce  qu'ils  se  voient,  puisqu'il  paraît  cer- 
tain qu'ils  n'ont  pas  de  complices...  Pauvre 
femme!...  Elle  est  bien  jeune  et  bien  jolie;  et 
ce  malheureux  von  Hutten,  dans  son  ivresse, 
n'avait  pas  mauvais  goût...  Gomment  va-t-elle 
supporter  ce  coup-là?...  Elle  adore  son  mari. 
C'était,  —  il  faut  bien,  hélas!  déjà  parler  au 
passé,  —  c'était  un  ménage  modèle,  malgré 
la  différence  d'âge,  car  il  aurait  pu  être  son 
père,  un  de  ces  ménages  solides,  tendres  et 
purs,  fondés  sur  l'amour,  la  confiance  et  l'admi- 
ration-, comme  on  n'en  voit  plus  qu'en  Alle- 
magne... 

On  frappe  à  la  porte.  Entre  un  sergent. 


154  LE  SEL  DE  LA  VIE. 


SCENE  II 

LE  CAPITAINE,  LE  SERGENT. 

LE    CAPITAINE. 

Qu'est-ce  que  c'est?... 

'    LE    SERGENT. 

Mon  capitaine,  la  femme  du  docteur  Gapelle 
demande  à  parler  à  votre  Honneur. 

LE    CAPITAINE. 

Je  m'y  attendais...  Où  est-elle?... 

LE    SERGENT. 

Dans  l'antichambre,  votre  Honneur... 


ACTE  PREMIER.  155 


LE    CAPITAINE. 


Elle  vient  implorer  la  grâce  de  son  mari... 
Que  voulez-vous,  on  ne  peut  pas  refuser  de 
l'entendre,  nous  lui  devons  bien  ça...  C'est  inu- 
tile et  ce  sera  pénible...  Enfin!.,.  Fais  entrer... 

Le  sergent  sort  et  reparaît,  précédant  Lena  Capelle. 


SCENE  III 
LE  CAPITAINE,  LE  LIEUTENANT,  LENA. 


LE  CAPITAINE,  se  levant  et  faisant  un  pas  au-devant 
de  Lena. 


Madame!...  Je  n'ai  point  besoin  de  vous  dire 
à  quel  point  je  compatis  au  malheur  qui  vous 
frappe...  Le  docteur  Capelle,  malgré  tout  ce 
qui    nous    séparait    depuis    cette    regrettable 


156  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

guerre,  depuis  la  rébellion  de  la  Belgique,  était 
toujours,  pour  moi,  un  camarade  de  jeunesse, 
presque  un  ami,  que  je  continuais  d'aimer 
beaucoup  plus  qu'il  ne  m'aimait...  J'ai  cons- 
cience d'avoir  fait  pour  lui  tout  ce  que  je  pou- 
vais faire...  Maintenant,  après  ce  qui  s'est 
passé,  ma  bonne  volonté  ne  peut  plus  rien  et 
son  sort  ne  dépend  plus  de  moi... 

LENA. 

Je  le  sais... 

LE    CAPITAINE. 

Je  VOUS  en  donne  ma  parole,  si  je  voyais  une 
issue,  un  moyen  quelconque  de  le  sauver,  je 
ne  me  souviendrais  que  de  mon  amitié  et  je 
n'hésiterais  pas...  Mais  le  cas  est  trop  grave  et 
je  suis  impuissant... 

LENA. 

Je  sais;  je  ne  viens  pas  vous  demander  sa 
grâce... 


ACTE  PREMIER.  457 

LE    CAPITAINE,  lui  indiquant  un  siège  et  se  rasseyant. 

En  ce  cas,  madame,  que  puis-je  faire  pour 
vous  être  agréable  ?. . . 

le'na. 

Vous  savez  sans  doute  que  la  mère  de  mon 
mari  s'est  réfugiée  en  Hollande.  Elle  est  là- 
bas,  dans  une  petite  ferme  des  environs  du 
Sas-de-Gand,  à  cinq  cents  mètres  de  la  fron- 
tière. Mon  mari  est  son  fils  unique  ;  elle  n'a 
que  lui  au  monde.  Quant  à  lui,  il  lui  doit  tout. 
Peu  après  la  naissance  de  son  fils,  elle  est  de- 
venue veuve  ;  elle  était  pauvre  ;  à  force  de  tra- 
vail, elle  l'a  élevé,  lui  a  permis  de  faire  ses 
études,  et,  en  un  mot,  en  a  fait  ce  qu'il  est  au- 
jourd'hui. C'est  vous  dire  ce  que  pour  lui  re- 
présente cette  mère.  Depuis  quelques  semaines, 
la  malheureuse  femme  est  gravement  malade. 
Le  médecin  du  pays  qui  la  soigne  n'a  pas  sa 
confiance.  Elle  s'imagine,  à  tort  ou  à  raison, 
qu'il  ne  comprend  rien  à  son  mal.  Ce  matin, 
nous  avons  appris   qu'elle  est    à  la  dernière 


158  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

extrémité  et  elle  supplie  son  fils  de  venir  la 
voir,  sinon  pour  la  soigner  ou  la  sauver,  ce  qui 
n'est  peut-être  plus  possible,  du  moins  pour 
le  revoir  avant  de  mourir.  Je  viens  donc  vous 
demander  de  permettre  à  mon  mari  de  lui 
donner  cette  consolation... 

LE    CAPITAINE. 

Madame,  en  principe,  je  ne  m'y  oppose  pas, 
et  si  sa  mère  vient  ici,  j'autoriserai  votre  mari 
à  la  voir... 

le'na. 

Il  paraît  qu'elle  n'est  pas  transportable...  Ce 
serait  sa  mort  immédiate  et  mon  mari  n'y 
consentira  jamais... 

LE    CAPITAINE. 

Dans  ce  cas,  madame,  je  regrette,  mais  que 
voulez-vous  que  j'y  fasse?... 

le'na. 

Je  viens  vous  demander  de  permettre  à  mon 
mari  de  passer  la  frontière. 


ACTE  PREMIER.  Ib9 

LE   CAPITAINE. 

Parlez- VOUS  sérieusement,  madame?... 

le'na. 

Très  sérieusement,  capitaine,  comme  on 
parle  au  chevet  d'un  mourant...  Mais  je  n'ai 
pas  tout  dit... 

LE    CAPITAINE. 

Avant  d'aller  plus  loin,  vous  me  disiez  que 
c'est  ce  matin  que  vous  avez  appris  que  la 
mère  de  votre  mari  est  au  plus  mal...  Vous 
communiquez  donc  librement  avec  elle?... 

LENA. 

Il  y  a  des  communications  qu'aucune  force 
humaine  se  saurait  entraver  et,  dans  des  cas 
comme  celui-ci,  on  trouve  toujours  les  dévoue- 
ments nécessaires... 

LE   CAPITAINE. 

Gela  prouve,  lieutenant,  que  la  frontière  e&t 


160  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

mal  gardée.  Vous  y  veillerez;  j'y  veillerai  moi- 
même...  Madame...  Je  vous  écoute,  mais  votre 
mari  est-il  au  courant  de  votre  démarche?... 

LENA. 

Oui  ;  c'est  d'accord  avec  lui  que  je  la  fais. 

LE    GAPITAIISE. 

Vous  aviez,  je  crois,  quelque  chose  à  ajouter 
à  cette  demande  si  extraordinaire  que  je  ne 
comprends  pas  bien  comment  l'idée  de  la  faire 
ait  pu  vous  venir  à  tous  deux?... 

le'na. 

Oui,  simplement  ceci  :  nous  comprenons 
parfaitement  qu'il  vous  est  impossible  de  nous 
accorder  cette  faveur  extraordinaire,  comme 
vous  le  dites  très  justement,  sans  une  garantie 
aussi  extraordinaire  que  la  faveur  même...  Je 
vous  propose  donc,  si  vous  permettez  à  mon 
mari  de  passer  la  frontière,  de  rester  ici,  entre 
vos  mains,  en  otage...  S'il  ne   revient  pas  à 


ACTE  PREMIER.  161 

l'heure  que  vous  aurez  fixée,  vous  me  ferez  fu- 
siller à  sa  place.  Personne  ne  saura  qu'il  y  a 
eu  substitution  de  coupable,  car  personne,  en 
dehors  du  lieutenant  et  de  vous,  ne  sait  qui 
a  tué  le  lieutenant  von  Hutten,  et,  en  tout 
cas,  devant  mon  aveu  qui  sera  public,  si  vous 
le  désirez,  personne  ne  gardera  le  moindre 
doute  ou  le  moindre  soupçon... 

LE   CAPITAINE. 

Vous  entendez,  lieutenant?... 

LE    LIEUTENANT. 

Oui,  mon  capitaine... 

LE    CAPITAINE. 


Qu'en  pensez-vous  ?. 


LE    LIEUTENANT. 


J'attends  votre  décision,  mon  capitaine. 

11 


162  LE  SEL  DE  LA  VIE.  ' 

LE  CAPITAINE. 

Et  moi  je  ne  m'attendais  pas  à  ceci...  Mais 
dites-moi,  madame,  votre  mari  accepte  celte 
combinaison  invraisemblable ?... 

LENA. 

Il  ne  l'a  pas  acceptée  sans  peine  ;  mais  main- 
tenant c'est  fait... 

LE  CAPITAINE. 

Cela  m'étonne...  A  sa  place  je  ne  l'aurais 
pas  fait... 

le'na. 

Pourquoi?... 

le  capitaine. 

Parce  que  c'est  trop  étrange  pour  être  hon- 
nête et  possible ...  Il  ne  faut  pas  tenter 
l'homme  à  ce  point...  Croyez-moi,  madame, 
vous  êtes  jeune,  vous  ne  connaissez  pas  la  vie 


ACTE  PREMIER.  163 

et  vous  ne  savez  pas  encore  ce  que  la  crainte 
de  la  mort,  quand  elle  est  là,  menaçante,  immi- 
nente, inévitable,  peut  faire  faire  à  l'homme  le 
meilleur  et  le  plus  courageux... 

LENA. 

Vous  ne  connaissez  pas  mon  mari  comme 
je  le  connais,  capitaine... 

LE  CAPITAIxXE. 

Il  est  de  mon  devoir,  madame,  de  dissiper 
avant  tout  une  illusion  dont  vous  seriez  l'inno- 
cente victime... 

le'xa. 

Quelle  illusion?...  Il  ne  m'en  reste  plus... 

LE  CAPITAINE. 

Je  ne  doute  pas  de  votre  bonne  foi  à  tous 
deux;  mais  votre  mari,  quand  il  sera  de  l'autre 
côté  de  la  frontière,  —  c'est  très  naturel  et  très 


164  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

humain,  —  votre  mari  se  dira  peut-être,  que 
vous  sachant  complètement  innocente,  nous 
n'aurons  jamais  le  cœur  de  vous  fusiller  à  sa 
place.  —  Eh  bien,  madame,  détrompez-vous... 
Si  par  hasard,  —  ce  qui  est  loin  de  ma  pensée, 
—  j'acceptais  cet  étrange  marché,  je  devrais 
malgré  tout,  pour  ma  propre  sûreté  et  pour  ne 
pas  payer  très  cher  l'imprudence  que  j'aurais 
commise,  vous  livrer  à  l'heure  dite  au  peloton 
d'exécution  et  aucune  puissance  au  monde  ne 
pourrait  l'empêcher... 

LENA. 

C'est  bien  ainsi  que  je  l'entends  et  je  vois  que 
nous  sommes  presque  d'accord... 

LE  CAPITAINE. 

Presque  d'accord,  c'est  beaucoup  dire... 

LENA. 

Que  risquez-vous  et  que  vous  importe, 
puisque  de  toute  façon  le  lieutenant  sera 
vengé?... 


A€TE  PREMIER.  165 

LE   CAPITAINE. 

Pour  que  justice  soit  faite  et  pour  qu'il  soit 
réellement  vengé,  il  faut  que  le  véritable  cou- 
pable périsse... 

LENA. 

Vous  savez  aussi  bien  que  moi  qu'il  n'y  a 
pas  de  coupable,  qu'il  n'y  a  ici  que  des  vic- 
times... Le  docteur  n'a  fait  que  défendre  sa  vie 
et  la  mienne  ;  et  je  vous  estime  assez  pour  être 
convaincue  qu'à  sa  place  vous  auriez  fait  ce 
qu'il  a  fait...  Il  n'a  tenu  qu'au  hasard  que  je 
ne  fisse  partir  le  coup;  et  nous  sommes  au 
fond  aussi  innocents,  aussi  irresponsables  l'un 
que  l'autre... 

LE   CAPITAINE. 

.Je  ne  conteste  pas,  madame,  mais  c'est 
jouer  avec  la  justice  telle  qu'elle  doit  s'exercer 
en  temps  de  guerre;  et  je  ne  connais  pas,  dans 
toute  l'armée  allemande,  un  seul  chef,  si  haut 


16Ô  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

placé   fût-il,   qui  oserait  prendre  sur    lui  de 
conisentir  à  ce  que  vous  demandez... 


LENA. 


Soyez  donc,  dans  l'armée  allemande,  le  seul 
chef  qui  se  montre  capable  de  comprendre  ce 
qu'un  chef  anglais,  belge  ou  français  compren- 
drait tout  de  suite... 


LE  CAPITAINE. 


Vous  ne  vous  rendez  pas  compte  de  ce  que 
je  risque,  si  la  chose  s'ébruite  ;  et  tout  finit 
par  se  savoir... 


LENA. 


Nous  sommes  quatre  dans  le  secret  et  bien- 
tôt nous  ne  serons  plus  que  trois... 


LE  CAPITAINE. 


C'est  encore  trop... 


ACTE  PREMIER.  167 

LENA. 

La  première  émotion  passée,  on  n'en  par- 
lera plus,  on  n'y  pensera  plus,  c'est  un  drame 
banal  de  la  guerre,  qui  en  soi  n'a  aucun  in- 
térêt, aucune  importance... 

LE  CAPITAINE. 

Je  vais  faire  venir  le  docteur... 

11  appuie  sur  un  bouton.  —  Entre  le  sergent.  —  Au 
sergent  : 

Amenez  le  docteur  Gapelle. 

Sort  le  sergent. 

Vous  avez  donc,  madame,  dans  la  parole 
de  votre  mari,  une  confiance  absolue  et  sans 
bornes  ?... 

LENA. 

Je  serais  plus  tranquille  et  plus  heureuse  si 
maconliance  était  moins  grande... 


168  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

LE   CAPITAINE. 

Nous   verrons    ce  qu'il   dira...  —   Mais  le 
voici... 


SCENE  IV 


Les  Mêmes,  LE  DOCTEUR. 

Entre  le  docteui-  Capelle  escorté  du  sergent,  qui,  sur   un 
signe  du  capitaine,  se  retire  en  refei'mant  la  porte. 


LE    CAPITAINE. 

Bonjour,  docteur  !...  Evitons  les  phrases  inu- 
tiles. .Je  sais  ce  qui  s'est  passé.  Votre  femme 
vient  de  me  faire  une  proposition  assez  extra- 
ordinaire. Vous  avez  accepté,  m'assure-t-elle. 
Avez-vous  réfléchi  ? 

LE    DOCTEUR. 

Au  premier  abord,  j'ai  été  surpris  et  inter- 


ACTE  PREMIER.  169 

loque,  comme  vous.  Après,  à  la  réflexion,  j'ai 
trouvéque  c'était  plus  simple  que  je  ne  croyais... 
II  n'y  a,  en  effet,  rien  à  craindre  pour  elle 
puisque  je  suis  sûr  de  revenir... 

LE  CAPITAINE. 

Une  circonstance  indépendante  de  votre  vo- 
lonté peut  surgir  qui  vous  empêche  de  rentrer 
à  l'heure  dite.  Dans  ce  cas,  je  tiens  à  répéter 
devant  vous  ce  que  j'ai  dit  à  madame  Gapelle, 
afin  de  dissiper  toute  illusion,  l'exécution  de 
votre  femme,  quelle  que  soit  la  cause  du  retard, 
aura  lieu  sans  délai,  sans  rémission  possible, 
à  l'heure  que  je  fixerai... 

LE    DOCTEUR. 

C'est  bien  ainsi  que  nous  l'entendons.  Mais 
à  moins  que  je  ne  tombe  mort  sur  la  route,  ou 
que  vos  soldats  ne  m'empêchent  de  repasser  la 
frontière,  je  n'ai  rien  à  craindre.  La  maison  de 
ma  mère  est  à  quinze  cents  mètres  d'ici.  Il  n'y  a 
somme  toute  qu'un  risque  sérieux  :  c'est  que 
je  sois  tué  par  une  de  vos  sentinelles  ou  de  vos 
patrouilles.    Cela    n'aura    pas    d'importance. 


170  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

pourvu  que  vous  soyez  prévenu  en  temps  utile. 
Je  vous  demanderai  donc  de  donner  les  ordres 
nécessaires  pour  qu'en  cas  de  mort  d'homme 
ou  d'incident  de  frontière,  dans  les  délais  que 
vous  voudrez  bien  consentir,  vous  soyez  avisé 
d'urgence  afin  de  surseoir  à  l'exécution... 

LE    CAPITAINE, 

Ce  sera  facile  grâce  au  réseau  téléphonique 
qui  nous  relie  à  chaque  poste  et  pour  ainsi  dire 
à  chaque  sentinelle.  Resterait  à  régler  votre 
évasion  de  façon  qu'elle  soit  secrète  et,  en  tout 
cas,  plausible...  Et  puis  non!...  En  voilà 
assez  !...  Je  ne  peux  pas,  je  ne  veux  pas  !...  Je 
ne  suis  pas  aussi  bête  que  vous  croyez...  J'ai 
assez  l'expérience  de  la  vie  pour  savoir  que 
tout  finit  par  se  savoir  :  si  bien  qu'en  fin  de 
compte,  tout  le  monde  s'en  tirerait  et  je  res- 
terais, moi,  la  seule  victime  de  la  petite  com- 
binaison... Eh  bien!  non,  non  et  non!  C'est 
entendu,  je  ne  veux  pus!... 

le'na. 
11  est  cependant  bien  facile  d'arranger  les 


ACTE  PREMIER.  171 

choses    de  manière   que  vous    n'y   soyez   pas 
mêlé... 

LE   CAPITAINE. 


Et  comment,  s'il  vous  plaît,  madame?... 

LE    DOCTEUR. 

Ma  femme  a  raison...  J'ai  remarqué  que  ma 
cellule,  —  le  violon  où  l'on  enfermait  les  ivro- 
gnes, —  est  très  mal  gardée  et  que  la  serrure 
de  la  porte  est  en  si  mauvais  état  que  je  me 
suis  amusé  à  en  faire  jouer  le  pêne  avec  mon 
couteau.  J'aurais  déjà  pu  m'échapper  vingt  fois 
si  j'avais  voulu... 

LE    CAPITAINE. 

Ça  ne  me  regarde  pas  ;  je  n'ai  pas  à  m'occu- 
per  de  l'état  de  la  serrure  de  la  porte  du  vio- 
lon!... Si  vous  vous  échappez,  tant  pis  pour 
vous  ;  c'est  à  vos  risques  et  périls,  je  m'en  lave 
les  mains...  Je  ne  vous  dirai  qu'une  chose, 
c'est  que  si  vous  ne  vous  trouvez  pas  dans  votre 


172  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

cellule,  à  l'heure  voulue,  votre  femme  sera  au- 
tomatiquement rendue  responsable  du  meurtre 
et  que  rien  ne  pourra  empêcher  son  exécution. 

LENA. 

C'est  bien  ainsi  que  je  l'entends. 

LE    CAPITAINE. 

Vous  voilà  prévenus  ;  et  pour  plus  de  sûreté, 
puisque  vous  avez  l'intention  de  vous  évader, 
—  ce  que  je  ne  vous  conseille  pas,  — je  tiens  ici 
votre  femme,  sous  bonne  garde,  à  la  disposi- 
tion de  la  justice.  Il  est  donc  entendu  que  l'exé- 
cution aura  lieu  ce  soir  à  l'arrivée  du  comman- 
dant von  Hutten,  le  frère  du  lieutenant  que 
vous  avez  tué.  Le  commandant,  qui  se  trouve 
en  ce  moment  à  Bruges,  a  été  prévenu  par  dé- 
pêche et  a  répondu  qu'il  arriverait  en  auto  à 
sept  heures  et  qu'il  tenait  à  commander  lui- 
même  le  peloton  d'exécution...  Je  le  connais, 
il  est  violent,  brutal,  vindicatif  et  ne  nous 
accordera  pas  une  minute.  H  faut  donc  que 
tout  soit  réglé  avant  son  arrivée  et  qu'il  n'ait 


ACTE  PREMIER.  173 

pas    le  choix  entre  deux  coupables,  sinon    il 
n'hésiterait  pas  aies  faire  fusiller  tous  deux... 

LE    LIEUTENANT. 

Mais  s'il  arrivait  avant  l'heure,  mon  capi- 
taine?... Je  le  connais  aussi,  il  jettera  feu  et 
flamme,  il  voudra  voir  le  condamné,  l'accabler 
d'injures,  précipiter  l'exécution... 

•  LE    CAPITAINE. 

Vous  lui  direz  que  l'instruction  n'est  pas  ter- 
minée, que  le  ou  les  coupables  sont  encore  au 
secret,  qu'il  y  a  peut-être  des  complices,  bref 
qu'il  n'a  pas  à  s'inquiéter  et  qu'il  trouvera  à 
l'heure  dite  une  victime  devant  son  peloton. 
C'est  tout  ce  qu'il  peut  exiger,  et  il  aura  satis- 
faction. Voyons,  il  est  quatre  hêtres  et  demie; 
si  vous  parvenez  à  vous  évader,  —  c'est  une 
simple  hypothèse,  —  combien  de  temps  vous 
faut-il  pour  aller  et  revenir,  docteur?... 

LE    DOCTEUR. 

En  temps  normal,   une  demi-heure,  en  ce 


174  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

moment  peut-être  un  peu  plus,  à  cause  des 
précautions  qu'il  faudra  prendre... 

LE    CAPITAINE. 

Mettons  une  heure,  puis  une  heure  avec  votre 
mère...  Si  à  six  heures  trois  quarts  on  ne  vous 
trouve  pas  dans  votre  cachot,  le  sort  de  votre 
femme  sera  irrévocablement  fixé...  En  tout  cas, 
si  vous  parvenez  à  vous  échapper,  —  toujours 
rhypothèse  invraisemblable,  —  vous  me  don- 
nez votre  parole  d'honneur  que  vous  reviendrez 
vous  constituer  prisonnier?... 

LE    DOCTEUR. 

Je  vous  la  donne,  mon  capitaine...  A  six 
heures  trois  quarts  je  serai  ici,  ou  bien  ,  je  se- 
rai mort... 

le'na. 

Je  donne  la  mienne  aussi;  à  six  heures  trois 
quarts,  je  déclarerai,  devant  qui  vous  voudrez, 
que  c'est  moi  seule  qui  ai  tué  le  lieutenant... 


ACTE  PREMIER.  175 

LE    DOCTEUR. 

Permettez-moi  de  vous  demander,  une  der- 
nière fois,  mon  capitaine,  que  toutes  les  pré- 
cautions soient  prises,  afin  qu'en  cas  de  malheur 
ma  mort  soit  connue  avant  que  l'innocente 
paie  pour  le  coupable;  c'est  le  seul  point  qui 
me  tourmente... 

LE    CAPITAINE. 

Elles  seront  prises. . .  Faites-vous  vos  adieux . . . 

le'na. 

C'est  trop  tôt,  capitaine,  nous  nous  ferons 
nos  adieux  quand  il  sera  revenu... 

Elle  embrasse  son  mari,  en  silence. 


rideau. 


ACTE  II 

Même  décor. 


SCÈNE  PREMIERE 
LE  CAPITAINE,  LE  LIEUTENANT. 

LE    CAPITAINE,   au  lieutenant  qui  entre. 

Aucun  incident  à  la  frontière?.,. 

LE    LIEUTENANT. 

Aucun,  mon  capitaine... 

12 


178  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

LE    CAPITAINE. 

S'est-il  évadé?... 

LE    LIEUTENANT. 

Je  viens  de  faire  ouvrir  la  cellule;  elle  est 
vide...  La  sentinelle  n'a  rien  vu...  Je  l'ai  vio- 
lemment attrapée  et  fait  arrêter;  mais  avant 
de  donner  l'alarme,  je  viens  prendre  vos  or- 
dres... 

LE    CAPITAINE. 

Pour  dégager  notre  responsabilité,  je  vais 
ordonner  une  battue...  Quelle  heure  est-il?.., 

LE    LIEUTENANT. 

Six  heures  et  demie. 

LE    CAPITAINE. 

Diable!...   Le  temps  presse...  En  tout  cas, 


ACTE  DEUXIÈME.  179 

noas  tenons  un  coupable,  ce  qui  suffit  à  la  jus- 
tice... C'est  égal,  Ce  serait  dur  d'avoir  h  fusif- 
ler  cette  pauvre  femme  victime  de  sa  confiance 
et  de  son  dévouement...  Je  suis  curieux  de  sa- 
voir comment  se  terminera  cette  aventure... 

On  entend,  sur  la  place,  une  corne  d'auto. 

Une  auto!...  Pourvu  que  ce  ne  soit  pas  le 
commandant  von  Hutten!... 

LE   LIEUTENANT,   à  la  fenêtre. 

Je  crois  bien  que  c'est  sort  auto...  Elle  s^ar- 
rête  devant  THôtel-de- Ville...  Un  officier  cfes- 
cend...  Oui,  c^est  lui,  c'est  le  commandant  von 
Hutten!... 

LE    CAPITAINE,  également  à  la  fenêtre. 

C'est  bien  lui...  Il  entre  à  l'Hôtel-de-Ville... 
Allez  vite  l'y  rejoindre  ;  tâchez  de  l'y  retenir 
jusqu'au  moment  de  l'exécution...  Dites-lui  que 
vous  ne  savez  pas  oïl  je  suis,  mais  que  j'ai  pro- 
mis de  me  trouver  à  l'Hôtel-de- Ville  à  sept 


180  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

heures,  que  je  m'occupe  encore  de  l'instruc- 
tion, que  j'attends  les  dernières  révélations, 
enfin,  amusez-le  jusqu'au  dernier  moment; 
mais  surtout  allez  vite  et  qu'il  ne  vienne  pas 
ici...  Je  compte  sur  vous... 

LE    LIEUTENANT. 

J'y  cours,  mon  capitaine... 

LE    CAPITAINE. 

En  passant,  lancez  quelques  hommes  à  la 
poursuite  du  prisonnier  évadé,  mais  sans  don- 
ner l'alarme  ;  et  faites  venir  ici  la  femme  Ca- 
pelle... 

LE    LIEUTENANT. 

Bien,  mon  capitaine. 

11  sort. 


ACTE  DEUXIEME.  181 


SCENE  11 
Les  Mêmes,  LÉNA. 


LE    CAPITAINE. 

Regardant  l'horloge. 


Sept  heures  moins  vingt-cinq...  Je  ne  peux 
pas  m'imaginer  que  le  docteur  commette  cette 
lâcheté  et  me  mette,  de  gaieté  de  cœur,  dans 
une  situation  aussi  pénible...  Tel  que  je  le  con- 
nais, ce  n'est  pas  possible...  Pourtant,  est-ce 
qu'on  sait?...  Au  dernier  moment  tout  s'ef- 
fondre... La  crainte  de  la  mort  et  l'instinct  de 
la  vie...  Quand  on  se  dit  que  douze  balles  vous 
guettent  par  douze  petits  trous  qui  vont  cra- 
cher la  fin  de  tout...  Qu'on  est  là,  plein  de 
force,  de  santé,  d'avenir,  de  bonheur  peut- 
être;  et  qu'il  suffit  d'une  pensée,  d'un  petit 
geste,  d'un  seul  pas  qu'on  fera  et  qu'on  peut 


182  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

ne  pas  faire...  Il  faut  beaucoup  de  courage, 
beaucoup  plus  qu'on  ne  croit...  Qui  de  nous 
peut  se  dire  qu'il  l'aurait?...  En  attendant,  les 
minutes  s'écoulent... 

On  frappe  à  la  porte. 

Entrez!... 


Entre  le  sergent  précédant  madame  Capelle.  Sur  un 
signe  du  capitaine,  le  sergent  se  retire  en  refer- 
mant la  porte. 


LE    CAPITAINE. 


Il  est  sept  heures  moins  vingt,  madame. 


LENA. 


Oùest-ii?... 


LE    CAPITAINE. 


H  n'est  pas  revenu... 

L^NAj  ne  pouvait  réprimer  un  mouvement  de  joie. 

Il  a'est  p^s  revenu?,.. 


ACTE  DEUXIÈME.  J83 

LE    CAPITAINE. 

Il  est  yrai  qu'il  n'est  pas  encore  sept  heures 
moins  le  quart... 

le'na. 

Vous  n'avez  pas  entendu  de  coup  de  feu?... 
On  n'a  rien  signalé  du  côté  de  la  frontière?... 

le  capitaine. 

Rien,  absolument  rien  ;  je  l'aurais  su... 

le'na. 

Il  est  arrivé  quelque  chose...  S'il  ne  revient 
pas,  c'est  qu'il  a  été  tué... 

le  capitaine. 

C'est  impossible...  Je  le  saurais  ;  on  n'a  rien 
signalé,,. 


184  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

LENA. 

Vous  êtes  sûr  qu'il  ne  peut  pas  avoir  été 
tué?... 

LE    CAPITAINE. 

C'est  la  seule  chose  dont  je  sois  absolument 
certain... 

LENA,  montrant  l'horloge. 
Il  est  presque  sept  heures  moins  le  quart... 

LE    CAPITAINE. 

Je  le  vois;  et  ce  qui  est  plus  grave,  le  com- 
mandant von  Hutten  vient  d'arriver  et  ne  per- 
mettra pas  de  retarder  l'exécution... 

le'na. 

Il  ne  faut  pas  la  retarder...  Mais,  dites-moi, 
s'il  revient,  il  n'a  plus  rien  à  craindre,  la  dette 
est  payée,  il  ne  doit  plus  rien  à  personne?... 


ACTE  DEUXIÈME.  185 

LE     CAPITAINE. 

S'il  revient  quand  il  sera  trop  tard,  la  dette 
sera  payée,  il  ne  devra  plus  rien  à  personne... 

le'na. 
Vous  le  promettez  sur  l'honneur?... 

LE    CAPITAIXE. 

Je  VOUS  le  promets  sur  l'honneur,  madame... 
Je  serai  du  reste  obligé  de  proclamer  son  inno- 
cence, sinon  je  serais  convaincu  de  mensonge 
et  de  manœuvres  équivoques... 

le'xa. 

Regardez  l'aiguille,  capitaine...  Elle  dépasse 
le  quart... 

LE    CAPITAINE. 

Je  fais  ce  que  je  peux,  je  ne  crois  pas  en- 
core... 


186  LE  SEL  DE  LA  VIE, 

LENA. 

Vous  ne  croyez  pas  encore  quoi?... 

LE    CAPITAINE. 

Qu'il  commette  de  sang-froid  pareille  lâ- 
cheté... 

LENA. 

S'il  ne  revient  pas  c'est  qu'il  ne  peut  pas  re- 
venir... 

LE    CAPITAINE. 

Qui  ou  quoi  pourrait  l'en  empêcher?... 

le'na. 

Je  n'en  sais  rien;  on  ne  prévoit  pas  tout... 
mais  c'est  quelque  chose  d'elï'rayant  et  d'irré- 
sistible... 


A€TE  PEL'XIÉME.  187 

LE    CAPITAINE. 

En  effet,  il  n'y  a  rien  de  plus  effrayant,  de 
plus  irrésistible  que  la  crainte  de  la  mort... 

le'na. 
Est-ce  que  je  la  crains?... 

hE  CAPITAINE. 

Vous  espérez  peut-être  encore... 

le'na. 

Je  n'espère  plus  qu'une  chose,  c'est  qu'il  ne 
reviendra  pas... 

LE   CAPITAINE. 

En  attendant,  il  n'est  pas  là...  Sept  heures 
vont  sonner,  le  commandant  va  perdre  patience, 
me  chercher  ici  et  je  ne  saurai  plus  comment 
m'en  tirer... 


188  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

LENA. 

Il  n'y  a  plus  de  temps  à  perdre;  faites  le  né- 
cessaire... 

LE    CAPITAINE. 

Les  ordres  sont  donnés;  tout  est  prêt...  Si 
nous  sortons  d'ici,  même  s'il  revenait  au  tout 
dernier  moment,  ce  serait  l'irréparable... 

LENA. 

Sortons... 

LE  CAPITAINE. 

Vous  ne  regrettez  rien?...  Vous  n'avez  rien 
à  lui  dire,  aucun  désir  à  exprimer?...  Je  suis 
prêt  à  faire  tout  ce  qui  est  en  mon  pouvoir... 

LENA. 

11  saura  que  j'étais  très  heureuse...  Plus  heu- 


ACTE  DEUXIEME.  189 

reuse  que  lui...  Je  regrette  seulement  de 
ne  pouvoir  revenir  le  lui  dire...  Mais  il  le 
comprendra  quand  il  saura  comment  je  suis 
morte... 

LE  CAPITAINE. 

Vous  n'espérez  donc  pas  le  revoir  ailleurs?... 
Vous  n'attendez  donc  rien  d'une  autre  vie?... 

le'na. 

Je  ne  sais  pas...  Nous  avons  été  si  heureux 
que  nous  ne  saurions  l'être  davantage  n'importe 
où... 

LE  CAPITAINE. 

Vous  pouvez  être  heureuse  encore... 


LENA. 


Pas  s'il  n'est  plus... 


LE  CAPITAINE. 


Et  lui,  si  vous  mourez  pour  lui  ?. 


190  LE  SEL  DE  LA  rfË. 


LEiNA. 


J'espère  qu'il  survivra. 


LE   CAPITAINE. 


Il  VOUS  aime   donc  moins  que  vous  ne  l'ai- 
mez?... 


LENA. 


Il  a  d'autres  raisons  de  vivre... 


LE    CAPITAINE. 


Il  ne  le  prouve  que  trop... 


LENA. 


A  quoi  bon  le  défendre?...  Vous  ne  le  con- 
naîtrez jamais... 


LE   CAPITAINE. 


Il  me  semble  au  contraire  que  nous  appre- 
nons à  le  connaître  tel  qu'il  est... 


ACTE  DEUXIEME.  191 


LENA. 


Vos  doutes  affermissent  ma  confiance. 


LE    CAPITAINE. 


Je  voudrais  voua  sauver... 


EENA.- 


Il  n'y  a  plus  moyen,  vous  le  savez  comme 
moi... 


LE   CAPITAINE. 


.Je  ne  sais  pas...  Je  cherche...  Je  suis  prêt  à 
risquer  le  tout  pour  le  tout...  Maintenant  que 
je  vous  connais,  je  ne  peux  pas  vous  faire  fu- 
siller ainsi  de  sang-froid,  à  la  suite  d'un  marché 
dont  vous  êtes  la  dupe  innocente  et  crédule... 
Je  ne  peux  pas,  je  ne  peux  pas...  Je  cherche... 
11  nous  faut  trouver  que Iqu^e  chose*,.. 

Sept  heures  sonueut. 


192  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

LENA. 

Il  est  sept  heures. 

LE  CAPITAINE. 

Je  sais,  je  sais...  Le  commandant  va  venir 
et  nous  perdrons  la  tète...  J'étais  fou...  Tout 
ce  que  je  ferai  semblera  louche  et  compro- 
mettant... .J'aurai  l'air  d'un  imbécile  ou  d'un 
complice...  Voyons,  voyons...  Essayons  de 
gagner  du  temps...  Quelques  minutes,  c'est 
beaucoup... 

le'na. 


A  quoi  bon?. 


le  capitaine. 


Vous  croyez  donc  enfin  qu'il  ne  reviendra  i 

pas?... 

LENA. 

Il  reviendra,  comme  il  l'a  dit,  s'il  est  encore  \ 

vivant. . .  l 


ACTE  DEUXIÈME.  193 


LE  CAPITAINE. 


Écoutez,  il  y  a  une  issue...  Sortez  par  la 
porte  du  jardin...  La  frontière  est  ouverte  du 
côté  du  moulin...  Vous  pouvez  la  gagner  en 
cinq  minutes,  en  vous  coulant  derrière  les 
haies...  Tant  pis!...  Je  ne  trouve  pas  autre 
chose...  Je  ferai  fusiller  au  hasard  n'importe 
qui  plutôt  que  vous...  Je  ne  peux  pas,  je  ne 
peux  pas!... 

LENA. 

N'importe  qui?...  Mais  qui?...  11  sera  inno- 
cent... 

LE   CAPITAINE. 

Moins  que  vousl...  N'importe  qui,  vous  dis- 
je  !...  J'en  ai  assez,  tant  pis  !...  Tous  les  Belges 
d'ailleurs  ne  méritent  qu'un  coup  de  fusil... 
Et  puis,  j'en  ai  un  en  vue,  je  ne  le  raterai  pas  un 
de  ces  jours,  autant  l'expédier  tout  de  suite... 

le'na. 

Je  ne  veux  pas... 

13 


194  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

LE  CAPITAINE. 

Vous  ne  voyez  donc  pas  que  c'est  désespéré, 
que  c'est  le  dernier  mot?...  Je  suis  à  bout  de 
force  et  de  patience!... 

le'na. 


Moi 

aussi... 

LE 

capitaine. 

Oui 

ou 

non?. 

•• 

LENA. 

Non 

• 

LE 

capitaine. 

Ce  n'est  plus  que  de  la  folie!...  Tant  pis  !... 
J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu...  Je  ne  suis  plus  respon- 
sable... Je  m'en  lave  les  mains...  Venez...  Pas- 
sez devant... 


ACTE  DEUXIÈME.  195 

LENA,  avec  un  sourire. 

Ne  craignez  rien,   je  ne  chercherai   pas  à 
m'échapper... 

LE    CAPITAINE,  allant  vers  la  porte,  puis  se  ravisant. 

Et  puis  non,    non  et  non  !...   Ce  n'est  pas 
possible  !... 

le'na. 

Quoi?.. 

LE  CAPITAINE. 

Je  ne  peux  pas...  Vous  refusez  de  fuir?... 

le'na. 
Je  refuse... 

LE   CAPITAINE. 

Bienl...   Sortez  ou  restez,   peu  importe,  je 
ferai  fusiller  l'autre... 


196  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

LENA. 

Qui?... 

LE  CAPITAINE. 

C'est  mon  affaire...  Celui  que  j'ai  en  vue... 
Il  est  innocent  de  ce  crime,  mais  il  en  a  com- 
mis ou  en  commettra  d'autres...  Je  le  connais 
à  fond;  son  compte  est  bon... 

le'na. 

J'irai  crier  partout  qu'il  est  innocent  et  que 
c'est  moi  qui  ai  tué!... 

LE  CAPITAINE. 

Vous  ne  crierez  rien  du  tout.  Je  vais  vous 
faire  renfermer  dans  votre  cachot  jusqu'à  ce 
que  l'autre  soit  exécuté  et  que  votre  crise  soit 
passée... 

le'na. 

Puisque  nous  en  sommes  là,  je  vais  tout 
avouer... 


ACTE  DEUXIÈME.  197 

LE  CAPITAINE. 

Quoi?...  Vous  n'avez  pas  tout  dit?...  Il  y  a 
des  complices?... 

le'î^a. 

Non,  mais  il  était  entendu,  entre  mon  mari 
et  moi,  qu'il  ne  reviendrait  pas... 

LE  capitaine. 

Et  que   vous   vous  laisseriez  fusiller  à   sa 
place?... 

LENA. 

0«i... 

LE  CAPITAINE. 

N'espérez  pas  que  je  le  croie... 

le'na. 
Pourquoi?... 


198  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

LE    CAPITAINE. 

Parce  que,  bien  qu'il  manque  à  sa  parole,  je 
l'estime  encore  trop  pour  qu'il  me  paraisse 
po  ssible  qu'une  telle  pensée  passe  par  l'esprit 
d'  un  homme  qui  ne  serait  pas  le  dernier  des 
misérables!...  Du  reste,  s'il  avait  eu  cette  pen- 
sée, vous  n'auriez  pas  le  courage  de  mourir 
pour  un  pareil  individu  !... 

le'na. 

C'est  moi  qui  l'ai  voulu!... 

LE   CAPITAINE. 

Vous  n'avez  pas  l'air  de  vous  douter  qu'en 
voulant  le  sauver  à  tout  prix,  vous  le  désho- 
norez autant  qu'il  est  possible  de  déshonorer 
un  homme!... 

LENA. 

Et  vous  n'avez  pas  l'air  de  comprendre  et 
vous  ne  comprendrez  jamais  que  s'il  a  accepté 
ce  sacrifice,  c'est  qu'un  autre  devoir  l'exigeait. . . 


ACTE  DEUXIEME.  199 


LE  CAPITAINE. 


Quel  devoir?... 


LENA. 


Vous  le  saurez  un  jour  et  comprendrez  peut- 
être... 

LE    CAPITAINE. 

Je  comprends  tout  de  suite,  ce  n'est  pas 
difficile!...  Ma  pauvre,  pauvre  femme!...  Le 
devoir  de  sauver  sa  peau  aux  dépens  de  la 
vôtre!...  Et  c'est  pour  ça  que  vous  voulez 
mourir?...  C'est  égal,  je  ne  l'aurais  pas  cru  !... 
Et  puis,  j'en  ai  par-dessus  la  tête!...  Je  fusillerai 
l'un  pour  amuser  !e  commandant  ;  et  quand 
reviendra  l'autre,  s'il  revient,  j'en  ferai  mon 
affaire!...  Il  ne  perdra  rien  pour  attendre...  Il 
me  dégoûte  trop!...  Maintenant,  au  plus 
pressé...  Vous,  madame,  je  vais  d'abord  vous 
mettre  en  lieu  sûr,  quant  à... 

Il  ouvre  la  porte  et  appelle  le  sergent.  A  ce  moment, 
on  entend,  au  dehois,  de  grands  cris  angoissés  et 
désespérés. 


200  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

LE   DOCTEUR,  dans  la  rue. 

Attendez!  Attendez!...  Arrêtez!...  Arrêtez... 
Oii  est-elle?...  Où  sont-ils?...  Lâchez-moi!... 
Lena!    Lena!    Ma    Lena,     me     voici!...    Me 


VOICI  1... 


C'est  lui!... 


LENA. 


LE    CAPITAINE. 


Oui!...  Restez  ici...  Je  vais  voir... 

Il  sort  précipitamment  en  refermant  la  porte.  Lena 
reste  seule  un  instant,  immobile,  frappée  de  stu- 
peur Puis  le  capitaine  rentre  en  poussant  devant 
lui  le  docteur. 


LE  DOCTEUR,  nu-tête,  échevelé,  les  vêtements  déchirés, 
mais  ivre  de  joie,  se  jette  comme  un  fou  dans  les  bras 
de  sa  femme. 


Lena  !  Lena  !...  C'est  toi  !...  Pas  trop  lard  !... 
Piis  trop  tard!...  11  était  temps!...  Enfin,  en- 
fin!... Sauvé!  Sauvé!...  Tout  va  bien!... 
Quelle  joie!  Quelle  joie!...  J'ai  eu  peur!... 


ACTE  DEUXIEME.  201 


LE    CAPITAINE. 


C'est  bien!...  Faites  vite!...  Il  est  sept 
heures  un  quart!.. .  Nous  n'avons  plus  à  perdre 
une  minute!...  Qae  s'est-il  passé?...  Vous 
n'avez  rien  dit?... 

LE  DOCTEUR. 

Voilà  ! . . .  Une  malechance  inouïe  ! . . .  Voilà  ! . . . 
J'avais  quitté  ma  mère  à  six  heures  un  quart... 
Je  marchais  vite  afin  d'être  en  avance,  quand  à 
cent  mètres  de  la  frontière,  j'aperçois  une 
patrouille  de  uhlans... 

LE    CAPITAINE. 

Des  uhlans?...  Que  faisaient-ils  par  là?... 

LE    DOCTEUR. 

Je  n'en  sais  rien...  Ils  étaient  quatre...  Ils  se 
trouvaient  sur  le  territoire  hollandais...  Ins- 
tinctivement, j'essaie  de  me  dissimuler  dans 
les  roseaux  d'un  fossé...  J'avais  tort...  J'au- 
rais marché  tranquillement,  qu'ils  ne  m'au- 
raient rien  dit...  Ils  m'aperçoivent,  m'arrêtent, 


202  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

me  fouillent...  Je  ne  résiste  pas,  j'explique  que 
je  suis  pressé,  qu'on  m'attend  à  Selzaete... 

LE    CAPITAINE. 

Vous  ne  leur  avez  pas  dit?... 

LE  DOCTEUR. 

Dit  quoi?... 

LE    CAPITAINE. 

Que  vous  vous  étiez  évadé? 

LE    DOCTEUR. 

Non,  non  ;  naturellement,  soyez  tranquille... 
Mais  je  tâche  de  leur  faire  comprendre  que  je 
ne  demande  pas  mieux  que  de  rentrer...  J'en- 
tends sonner  la  demie...  Je  les  supplie  de 
prendre  le  chemin  le  plus  court,  je  leur  pro- 
mets tout  ce  qu'ils  voudront...  Ils  ne  veulent 
rien  entendre...  Ils  tiennent  h  rentrer  par  le 
pont  du  canal  parce  qu'ils  se  méfient  de  la 
passerelle  à  cause  de  leurs  chevaux;  c'est  un 
détour  de  plus  d'un  quart  d'heure...  Je  deviens 


ACTE  DEUXIÈME.  203 

fou,  je  proteste,  je  me  débats;  ils  me  bous- 
culent, m'injurient,  me  maltraitent,  déchirent 
mes  vêtements,  et  l'un  d'eux  m'attache  par  la 
main  à  l'arçon  de  sa  selle.  Nous  arrivons  au 
pont...  Le  pont  était  tourné!...  11  fallait 
attendre  le  passage  de  trois  chalands  wallons 
et  d'un  lougre  hollandais!...  Je  ne  sais  pas 
comment  je  suis  encore  en  vie!...  Enfin, 
voilà,  voilà!...  J'arrive  à  temps!...  Je  suis 
sauvé,  sauvé!...  Lena,  Lena!  C'est  moi!... 
Et  puis  c'est  toi,  c'est  toi!...  Je  te  retrouve 
encore!...  Grâce  à  vous,  capitaine,  j'en  suis 
sûr!...  Vous  êtes  bon!...  Je  suis  heureux  de 
vous  serrer  la  main!...  Il  y  a  des  ennemis 
qui  sont  des  bienfaiteurs!... 

LE  CAPITAINE,  lui  serrant  la  main  avec  émotion. 

Croyez-moi,  je  n'ai  jamais  douté...  Je  suis 
plus  heureux  que  vous...  Et  votre  mère?... 

LE    DOCTEUR. 

Elle  va  mieux...  Un  peu  mieux...  Elle  est 
du  reste  très  bien  soignée...  Elle  ne  me  verra 


204  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

plus...  Heureusement  qu'elle  ne  se  doute  de 
rien... 

Reprenant  Lena  dans  ses  bras.  ^ 

i 

Et  maintenant  c'est  toi  que  je  tiens  dans  mes         1 
bras!...  Mais  tu  ne  me  dis  rien...  Tu  n'as  pas 
l'air  heureuse... 

LENA,  ne  tenant  plus  debout. 

Tu  oublies... 

LE    DOCTEUR. 

Quoi?... 

LENA. 

Que  c'est  toi,  maintenant... 

LE  DOCTEUR. 

Quoi?... 

LENA. 

Qui  va...  Qu'ils  vont... 

Dans  un  sanglot. 

Je  ne  peux  pas... 


ACTE  DEUXIÈME.  205 

LE   DOCTEUR. 

Mais  c'était  entendu!...  Ce  n'est  pas  la 
même  chose  1...  J'ai  tué,  on  me  tue;  c'est  la 
guerre,  voilà  tout...  Il  n'y  a  rien  à  dire... 

le'na. 

J'étais  morte...  C'était  fait  et  j'étais  si  heu- 
reuse... 

LE    DOCTEUR. 

Tais-toi,  tais-toi!...  Je  serais  mort  cent 
fois!...  C'eût  été  effroyable!...  Je  serais  fou 
furieux!  C'est  une  chance  inouïe!;..  Il  s'en  est 
fallu  d'une  minute!...  Je  suis  là,  tout  heureux, 
et  tu  viens  sans  raison...  Non,  non,  ce  n'est 
pas  juste...  Tu  n'es  pas  raisonnable... 

Oa  frappe  à  la  porte.  Entre  le  lieutenant  Lauterbach. 
LE    LIEUTENANT. 

Mon  capitaine  î... 

Apercevant  le  docteur. 

Il  est  ici!... 


206  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

LE    CAPITAINE. 

Gomme  vous  voyez...  J'en  étais  sûr... 

LE    LIEUTENANT. 

II  était  temps!...  Le  commandant  von  Hutten 
est  en  bas...  Il  va  monter...  II  est  furieux... 
Je  ne  peux  plus  le  retenir...  Que  faire?... 

LE  CAPITAINE. 

Rien,  rien...  Tout  s'arrange...  Tout  ya 
bien...  Nous  sommes  prêts...  Il  ne  se  doute  de 
rien?... 

LE    LIEUTENANT. 

II  ne  sait  rien  mais  se  méfie...  Je  ne  sais  pas 
ce  qu'il  soupçonne... 

LE  CAPITAINE. 

Enfin,  tout  finit    bien...    J'ai  eu   chaud... 


ACTE  DEUXIÈME.  207 

J'avais  cru  un  moment...  Je  m'en  tire  à  bon 
compte...  Docteur,  je  suis  à  vous  et  je  suis 
enchanté... 

LE    DOCTEUR. 

C'est  VOUS  qui  commandez  le  peloton?... 

LE    CAPITAINE. 

Non,  je  n'aurai  pas  l'honneur...  C'est  le 
commandant  von  Hutlen... 

LE    DOCTEUR. 

J'aime  mieux  ça...  Ma  Lena,  adieu...  Tout 
est  en  règle,  tout  va  bien.  C'est  un  rêve!... 
Mon  testament  est  fait...  Voici  les  clefs  et  les 
papiers  que  les  uhlans  m'ont  rendus...  Le  reste 
est  dans  mon  secrétaire...  Mon  mémoire  sur 
mes  expériences  se  trouve,  à  gauche,  dans  le 
premier  tiroir  du  bas...  D'autres  les  poursui- 
vront aussi  bien  que  moi...  Adieu...  Je  ne 
peux  pas  les  faire  attendre...  Nous  avons  été 
trop  heureux... 


20  3  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

LENA,  s'accrochant  à  ses  vêlements. 

Non,  non!...  Floris!...  Je  ne  peux  pas!... 

LE    DOCTEUR. 

Ma  Lena!...  Sois  digne  de  ce  que  tu  as 
fait!... 

LENA. 

Je  ne  peux  pas...  Je  ne  peux  pas  ainsi!... 
Il  faut  attendre,  attendre  et  demander  ta 
grâce  !... 

LE   DOCTEUR. 

A  qui?... 

LENA. 

Je  ne  sais  pas!...  Au  Pape,  au  roi  d'Es- 
pagne, à  l'Empereur...  Après  ce  que  tu  as 
fait!...  L'Empereur  comprendra...  Les  démons 
comprendraient  !... 

LE  CAPITAINE. 

Il  n'y  faut  pas  songer... 


ACTE  DEUXIÈME.  209 

LENA. 

Il  faudrait  essayer,  quand  il  saura  la 
vérité... 

LE    CAPITAINE. 

Personne  n'oserait... 

LE  DOCTEUR. 

C'est  dur  pour  lui,  ce  que  vous  dites  là... 

LE    CAPITAINE,    inquiet. 

Moi,  l'ai  dk  quelque  chose?... 

LE  DOCTEUR. 

Soyez  sans  crainte...  .Je  n'aurai  pas  le  temps 
de  le  lui  répéter...  Mais  assez,  ma  Lena...  C'est 
toi  qui  dois  comprendre...  J'arrivais  si  heu- 
reux et  tu  vas  tout  détruire...  Nous  avons  eu 
le  meilleur  du  bonheur...  Du  moins,  j'ai  eu  ma 
part;  mais  la  tienne  te  reste...  Je  ne  crois  pas 
que  l'on  survive,  comme  on  le  dit...  Mais  je  ne 

14 


210  LE  SEL  DE  LA  VIE. 

crois  pas  que  l'on  meure,  comme  d'autres  le 
croient...  Ne  pleure  pas,  ce  n'est  rien... 

LE   «APITAINE, 

Docteur,  je  ne  peux  plus... 

LE  DOCTEUR. 

Je  suis  à  vous...  Voilà,  c'est  fait  !... 

11  s'arrache  aux  bras  de  Lena  qui  chancelle  et  que  le 
capitaine  soutient. 

Adieu,  Lena,  adieu!...  Montre-leur   ce  que 
sont  ceux  qu'ils  tuent... 

LE   CAPITAINE,  au  docteur. 

Suivez  le  lieutenant... 

Lui  serrant  la  main. 
Vous  avez  une  femme  admirable... 

LE    DOCTEUR. 

Je  le  sais...  Veillez  sur  elle... 


ACTE  DEUXIEME.  2H 


LE    CAPITAIiVE. 


Soyez  sans  crainte...  Je  resterai  ici  jusqu'à 
ce  que... 

Au  lieutenant. 

Menez-le  le  plus  loin  possible,  afin  qu'elle 
n'entende  pas... 

Le  docteur  sort,  suivi  du  lieutenant.  Lena  demeure 
debout,  au  milieu  de  la  pièce,  droite,  immobile, 
aux  écoutes.  Le  capitaine  va  fermer  les  fenêtres,  en 
silence. 


RIDEAU. 


TABLE 


AVERTISSEMENT VII 

LE    BOURGMESTRE    DE    STILMONDE 1 

LESELDELAVIE i43 


E.   GHEVW    —    I.MPKIMEUI*   DE   LAGXT 


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Maeterlinck,   Maurice 

Le  Bourgmestre  de  Stilmondç 


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