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LE
BOURGMESTRE DE STILMONDE
SUIVI DE
LE SEL DE LA VIE
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OUVRAGES DE MAURICE MAETERLINCK
DANS LA BIBLIOTHEQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUlîLLE, ÉDiTrxK
La Sagesse et la Destinée (12 ■ mille) 1 vol.
La Vie des Abeilles 8'i- mille) 1 vol.
Le Temple Enseveli i,30 mi le 1 vol.
Le Double Jardin 25' mille 1 vol.
L'Intelligence des Fleurs (40' mille; 1 vol.
La Mort 53- nulle' 1 vol.
Les Débris de la Guerre [IT mille) 1 vol.
L'Hôte Inconnu (24' millet 1 vol.
L<?s Sentiers dans la Montagne ilT" mille) .... 1 vol.
THEATRE
Théâtre, Tome I. — La Princesse Madeleine, Lln-
tiuse, Les Aveugles 1 vol.
Tome II. — Pelle'as et Me'li ande (1892), Alla-
dine et Palomides (1894), Intérieur (1894), La Morl
de Tintar/iles (1894) 1 vol.
Tome III. - Afflavaine et Sélysette (1896), Ariane
et Barbe-bleue (190r, ^œur Béatrice (1901) 1 vol.
Joyzelle, pièce en 5 a t s ^13' mille) ....... 1 vol.
L'Oiseau Bleu, féerie en 6 actes et 12 tableaux 1 vol.
(48' mille) 1 vol.
La Tragédie de Macbeth, de W. Shakespeare.
Tradi.ction nouvelle avec une Introduction et des
Koles (fl" mille) 1 vol.
Marie-Magdeleine, drame in 3 actes (6« mille). . . 1 vol.
Monna Vanna, pièce en 3 actes (44'' mille) 1 vol.
Monna Vanna, drame 1\ riqiie en 4 actes et 5 tableaux,
li rel (musiq e de Henry Février, (11« mille). . . . 1 broch.
Pelléas et Mélisande, drame lyrique en 5 actes
ffi" mille) 1 broch.
Intérieur, pièc en 1 acte (4» milieu 1 broch.
La Mort de Tintagiles, lirame lyrique en 5 actes . 1 broch.
Ariane et Barbo-BUjue, conte en 3 actes 1 broch.
Le Miracle de Saint Antoine, farce eu 2 act.s . . 1 broch.
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Le Trt'sor d s Humbles (Mercure de France). . . 1 vol.
Serres Chaudes [loi'sics). — (Lacimblez". ..... 1 vol.
L'Ornement des Noces spirituelles, de Uuysbroeck
1 Adiiiirabli-, traduit di flamand et précédé d'une
Introduiiion (l.acomble/) . 1 vol.
Les Disciples à Sais et les Fr igments de Nova-
lis, Iraduil.s de l'allemand et précédés d'une Intro-
duction. (i.acoml)lez) . . . . 1 vol.
Album de douze Chansons. ^Slockj Epuisé.
MAURICE MAETERLINCK
LE BOURGMESTRE
DE STILMONDE
SUIVI DE
LE SEL DE LA VIE
U^5'7S'
PABIS
BlBLïOTHLiQUE- CHARPENTIER
EUGÈNE FASQJELLE, ÉOlTEU.-^
11, RUE DE GRENELLE, 11
1920
Tous droits de rajiroduclion, de traduction et de reprcscntalioa
réservés pour tous pays.
Copyright in tlie United States of Am ri a by Dodd, Mead & C' 1919
and Eugène Fasquellj 1920. AU rights reserved.
IL A KTE TIRE DE CET OUVRAGE :
3^ exemplaires numérotes sur papier de [fullande.
AVERTISSEMENT
Ce drame, qui n'est qu'un drame de guerre et de "pro-
pagande, écrit en 19 17 et traduit en espagnol, en an-
glais et en suédois, fut représenté pour la première
fois en i948, à Buenos-Ayres, où il tint longtemps
l'affiche, à la grande colère des germanophiles, lient
ensuite en Espagne, en Angleterre et aux Étals-
Unis, de nombreuses représentations, et fut appelé,
avec une bienveillance excessive, par la presse anglo-
américaine, « The great War play ».
La censure en interdit la représentation en France.
Je le publie tel qu'il fut écrit, le hasard ayant si
bien confirmé mes prévisions au sujet de V attitude de
mes compatriotes et de l'envahisseur, que si j'avais à
le refaire aujourd'hui, je n'aurais pas à y changer
un mot.
Pour compléter ce « Théâtre de Guerre », je donne
viîi AVERTISSEMENT.
à la suite du Bourgmestre de Stilmoiide U7ie sorte
de (( sketch » en deux actes : Le Sel de la Vie, écrit
durant la même année, à la demande d'un ami et à
Voccasion d'une fête de charité qui du reste fut con-
tremandée. Bien que la petite pièce soit beaucoup
inoins intéressante au point de vue de la propagande
anti-germanique,. il'.est probable que la censure fran-
çaise l'cid également iîiterdite.
LE
BOURGMESTRE DE STILMONDE
DRAME EN TROIS ACTES
PERSONNAGES
CYRILLE VAN BELLE, Bourgmestre de Stilmonde,
GO ans.
BELLA (ISABELLE], sa fille, 28 ans.
FLORIS, son fils, 14 ans.
Le Commandant BARON von ROGHOW, 45 ans.
Le Lieutenant OTTO HILMER, gendre du bourgmestre,
32 ans.
Le Lieutenant KARL von SCHAUNBERG, 28 ans.
CLAUS, 6.3 ans.
JEAN GILSON, 30 ans.
Le Secrétaire communal, 45 ans.
Un Valet de Chambre.
Un Sergent et un Soldat allemands.
La scène à Stilmonde, petite ville des Flandres belges.
Le premier acte commence à 10 heures et finit à midi ; le
deuxième à 2 heures et finit à 4 ; le troisième à 5 h. 1/2 et
fiuil à, 7 heures de la même journée.
Fin Août 4914.
LE
BOURGMESTRE DE STILMONDE
ACTE PREMIER
Le cabinet de travail du Bourgmestre, vaste pièce située
au premier étage de la maison, mi-biireau, mi-laboratoire
horticole, très conforlablement meublée; fauteuils de cuir,
bibliothèque vitrée, grande table encombrée de papiers, de
corbeilles, de coupes et de vases pleins de fleurs et de fruits :
orchidées; pêches, prunes et superbes grappes de raisins.
Dans un coin, une grande horloge à gaine, outils de jardi-
nage, pulvérisateurs, alambics, éprouvettes, ruches, etc. Au
fond, portes-fenêtres s'ouvrant sur un balcon. A droite,
porte massive.
SCENE PREMIERE
JEAN GILSON, LE SEGRÉTAmE.
Au lever du rideau, lé secrétaire communal écrit sur un
coin de la table. Entre à droite, Jean Uilson. 11 porte des
vêtements de paysan qui lui vont assez mal. 11 a le bras
droit en éoharpe.
JEAN GILSON.
Bonjour, monsieur le secréuire.
4 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
LE SECRÉTAIRE, sans lever la tête.
Bonjour. Que désirez-vous ?
JEAN GILSON, s'approchant.
Tu ne me reconnais pas?...
LE SECRE'tAIRE.
Tiens, c'est toi Jeanl... D'où viens-tu? Mais
tu es blessé?...
JEAN GILSON.
Oui une balle dans le coude. J'ai reçu ça
aux environs d'Aerschot. On m'a évacué sur
Bovecapelle, mais hier les Allemands sont en-
trés dans le bourg. Alors, comme je pouvais
marcher, je n'ai pas attendu mon reste. On
m'a donné cette défroque de paysan, je me
suis délilé, j'ai passé une partie de la nuit dans
un fossé, j'ai marché trois heures à travers
champs et me voici à Stilmonde d'où je compte
repartir à l'instant pour tâcher de rejoindre
ACTE PREMIER.
mes carabiniers qui doivent être là-bas, quel-
que part, du côté d'Overloop...
LE SECRETAIRE.
Tu as l'air fatigué. Ton bras te fait souf-
frir?... Et puis tu es trempé...
JEAN G ILS ON.
Oui. Ce n'est rien, ou plutôt, ce n'était rien ;
mais aujourd'hui, on dirait qu'il veut faire du
vilain...
LE SECRETAIRE.
C'est la fatigue. Il faut te reposer et te faire
panser. On te trouvera bien un lit quelque
part, soit chez moi, soit ici, qui est la maison
du bon Dieu...
JEAN GILSON.
Il ne s'agit pas de repos ni de lit; ils seront
ici dans la matinée.
0 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
LE SECRÉTAIRE.
Qui?
JEAN GILSON.
Les Allemands ! toutes les routes sont déjà
infestées de uhlans, et je dois précéder de fort
peu le gros de la troupe.
LE SECRE'taIRE.
Pas possible !... Nous ne savons rien ; toutes
les communications sont coupées...
JEAN GILSON.
Ofi est le bourgmestre?
LE SECRE'tAIRE.
.le l'attends. Il est dans l'une des serres. Il
paraît que l'orage de cette nuit y a fait des
dégâts. II sera ici dans un instant; le valet de
chambre est allé le chercher. Tu as à lui
parler?
ACTE PREMIER.
JEAN GILSO-V.
Je voulais simplement lui recommander, de
la part du bourgmestre de Bovecapelle, d'être
très prudent et surtout de veiller à ce qu'on
ne trouve pas d'armes dans la ville.
LE SECRETAIRE.
Toutes les précautions sont déjà prises et
toutes les armes, jusqu'aux objets de panoplie,
déposés dans une salle de l'Hôtel-de- Ville,
dont j'ai la clef. Alors, ils sont à Boveca-
pelle?...
JEAN GILSON.
Oui, il y en a trois ou quatre cents... Il pa-
raît qu'ils sont commandés par le beau-iils du
patron...
LE SECRETAIRE.
Quel patron?.,
8 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
JEAX GILSON.
Ton patron, le bourgmestre de Stilmonde.
LE SECRETAIRE.
Otto Hilmer? Pas possible?...
JEAN GILSOX.
Oui, je crois que c'est ce nom-là : lieutenant
Hilmer... C'est donc vrai ? Je ne voulais
pas y croire. Sa lille a donc épousé un Alle-
mand ?
LE SEGRE'TAIRE.
Mais oui, pourquoi pas? On n'aimait pas
beaucoup les Allemands par ici, mais après
tout, ils ne nous faisaient aucun mal, au con-
traire... Cela s'est fait avant la guerre, quand
on ne savait pas... Heureusement que la
pauvre madame Van Belle, la femme du pa-
tron, est morte un an avant le mariage. De
ACTE PREMIER, 9
son vivant il ne se serait jamais fait, car elle
détestait les Prussiens ; et si elle voyait ce
qu'ils font aujourd'hui !... Mais c'est le patron
qui sera stupéfait!... Il est probable que le lieu-
tenant Otto compte venir ici?...
JEAN GILSON.
En effet, il paraît qu'il l'a dit au bourgmestre
de Bovecapelle. Mais comment ce mariage
s'est-il fait?...
LE SECRE'tAIRE.
Le plus naturellement du monde. Que veux-
tu, on ne pouvait prévoir que les Allemands
allaient nous massacrer et commettre toutes
les horreurs qu'ils commettent, si ce qu'on dit
est vrai...
JEAN GILSON.
C'est vrai ; on en dit beaucoup moins qu'ils
n'en font...
10 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
LE SECRETAIRE.
C'est possible, mais personne ne se serait
douté... II faut savoir que monsieur Van Belle,
notre bourgmestre, allait souvent en Alle-
magne pour ses affaires. Il y était très choyé,
très fêté. A Cologne, on l'avait même nommé
président de toutes les fédérations horticoles
de la région. Il connaissait depuis longtemps
la famille Hilmer et descendait chez les parents
d'Otto, chaque fois qu'il passait par Cologne.
JEAN G IL s ON.
Ils sont riches les 111... Comment dis-tu
déjà?...
LE SEGRE'tAIRE.
Les Hilmer? Ils sont propriétaires de la plus
grande fabrique d'appareils et de machines
électriques delà Prusse Rhénane. Alors comme
le lils Hilmer, le lieutenant Otto dont nous
parlons, désirait se mettre au courant de la
ACTE PREMIER. 11
culture des orchidées et du raisin de serre,
spécialités de la vieille maison Van Belle et
(?- ; et comme de son côté le tils de monsieur
Van Belle ne s'intéresse qu'à l'électricité, on a
échangé les deux jeunes gens ; le fils Van Belle
est allé là-bas et Otto est venu ici.
JEAN GILSON.
Il y était depuis longtemps ?
LE SECRE'tAIRE.
Voici presque deux ans.
JEAN GILSON.
Et le fils Van Belle, où est-il?.
LE SECRETAIRE.
• Il a été surpris là-bas par la déclaration de
guerre ; mais le bruit court qu'il est parvenu
à s'échapper. En attendant, on n'en a pas de
12 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
nouvelles précises et nous sommes très in-
quiets...
JEAN GILSON.
Et l'autre, comment a-t-il pu passer en Alle-
magne?...
LE SECRE'tAIRE.
.Je ne sais pas comment cela s'est fait. On a
du le prévenir mystérieusement. Toujours est-
il qu'il nous a quittés brusquement vers la fin
de juillet, sous prétexte que sa mère était souf-
frante...
JEAN GILSON.
Nouvelle preuve qu'ils savaient ce qui se
préparait et que le coup était monté depuis
longtemps. Mais puisqu'il était au courant, il
aurait pu prévenir son beau-père et surtout
son beau-frère...
LE SECRETAIRE.
Que veux-tu? ces gens-là ne sont pas faits
comme nous...
ACTE PREMIER. 13
JEAN GILSON.
Ou plutôt, nous ne sommes pas faits comme
eux, heureusement pour nous... Ils sont ma-
riés depuis longtemps?...
LE SEGRE'tAIRE.
Près de six mois.
JEAN GILSON.
Et c'est un heureux ménage?...
LE SEGRE'tAIRE.
Ils s'adoraient. Il faut du reste rendre jus-
tice à Otto. Il est très gentil, très bon garçon,
très serviable, pas fier, très travailleur, très
poli, très intelligent, et somme toute, on n'a
rien à lui reprocher.
JEAN GILSON.
Excepté qu'il est Allemand, et c'est trop...
Et sa femme, comment prend-elle la chose?...
14 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
LE SECRÉTAIRE.
Elle est évidemment très frappée, et c'est
d'autant plus dangereux que je me suis laissé
dire qu'en ce moment. . . tu comprends ?. . . Enfin
ce n'est pas encore certain... Elle est très in-
quiète, très triste, mais elle n'en dit rien; elle
n'a jamais été très expansive...
JEAX GILSON.
Mais il a dû la prévenir, la préparer... Elle
devait être au courant de ce qui se tramait?...
LE SECRÉTAIRE.
Je n'en sais rien; elle ne m'a pas fait ses
contidences.
JEAN GILSON.
Et le [)alroii, que dit-il?
LE SECRÉTAIRE.
11 est assez déconcerté. 11 a d'abord été
ACTE PREMIER. 15
comme frappé de la foudre. Il ne voulait pas
croire... Puis furieux, indigné, consterné...
Mais en somme, comme en toutes choses il a
toujours été très optimiste, il s'est un peu re-
pris; il s'est calmé et commence à croire que
tout s'arrangera rapidement... Mais le voici.
Entre le bourgmestre. 11 porte une corbeille qui dé-
borde de magnifiques grappes de raisin.
SCENE II
Les Mêmes, LE BOURMESTRE.
LE SECRÉTAIRE, se levant.
Bonjour, monsieur le bourgmesti-e.
LE BOURGMESTRE.
Bonjour Pierre, comment allez- vous
16 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
LE SECRÉTAIRE.
Aussi bien que possible, quand on a travaillé
toute la nuit...
LE BOURGMESTRE.
Tout est en règle à l'Hôtel-de- Ville?...
LE SECRÉTAIRE.
Tout est en règle, monsieur le bourgmestre.
On y a déposé toutes les armes que j'ai classées
moi-même et dont j'ai donné reçu. Mais per-
mettez-moi de vous présenter mon vieil ami
Jean Gilson, instituteur à Ninove et blessé à
Aerschot. Il était soigné à Bovecapelle, où les
Allemands sont entrés hier et d'où il a pu
s'échapper cette nuit.
Les deux hommes se serrent la main.
LE BOURGMESTRE.
Vous étiez donc à Aerschot?...
ACTE PREMIER. 17
JEAN GILSON.
Oui, j'étais sergent dans le bataillon de cara-
biniers chargé de couvrir la retraite.
LE BOURGMESTRE.
L'affaire a été chaude?
JEAN GILSON.
Assez chaude. Les deux tiers du bataillon y
sont restés; et puis, c'est toujours la même
chose, nous étions un contre dix et sans artil-
lerie... On a tenu tant qu'on a pu, puis il a
bien fallu se replier.
LE BOURGMESTRE.
Mais vous semblez très fatigué et vous devez
mourir de faim!... Pierre, où avez-vous la tête,
mon garçon?... Attendez, je vais donner des
ordres... (il sonne. Entre le valet de chambre ) Firmin,
apportez donc tout ce que vous trouverez de
2
18 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE,
viande froide à l'office ; et puis du pain, du
beurre, des œufs, dii fromage, des confitures.
Qu'y a-t-il en fait de viandes froides?...
LE VALET DE CHAMBRE.
Il y a du veau, dii poiilet, du jambon, de la
langue fumée...
LE BOURGMESTRE.
C'est bien, apportez tout... Et puis à boire...
(AJeatiGilson.) Que préférez-vous ? J'ai un Riides-
heiffl excellent; et puis un Porto 1882 dont
voUs n'aurez pas à vous plaindre. Que choisis-
sez-vous?... Apportez donc les deux, c'est plus
simple ; vous viendrez à bout des deux bou-
teilles. Au besoin, on vous donnera un coup
de main, n'est-ce pas, monsieur le secrétaire?...
Ce sera toujours ça qu'ils ne nous boiront pas...
Puis ce n'est pas les fruits qui manqueront.
Vous avez là des poires, des prunes^ des pêches
de mes espaliers; et voici des raisins que je
viens de cueillir. Regardez donc ces grappes.
Elles sont incomparables!... Ce sera mon
ACTE PREMIER. 19
triomphe. C'est une variété que j'ai lentement
obtenue à force de paLierice, un hybribe du
Black Alicante, qui est superbe mais insipide,
d'un muscat d'Espagne, chétif mais délicieux,
et d'un Saint-Jeannet des environs de Nice. Il
réunit les qualités des trois espèces en excluant
tous leurs défauts... Goûtez-moi ces grains-là,
n'est-ce pas merveilleux?... Ils sont en même
temps fermes et moelleux, ils craquent et fon-
dent sous la dent... On dirait une gorgée de
Frontignan dans une ampoule de glace... Dans
cinq ans, je pourrai en jeter sur le marché plus
de cinq cents kilos par semaine... Vous en
avez l'étrenne... Alors, ils sont donc à Bove-
capelle?...
JEAN GILSON.
Oui, monsieur le bourgmestre ; et ils seront
ici dans la matinée, je les précède de peu...
LE SEORE'TAIRE.
.Jean vient de me dire que c'est votrd beau-
fils, monsieur Otto, qui les commande.
20 LE BOUHGMESTRE DE STILMONDE.
LE BOURGMESTRE.
Comment, Otto?... Pas possible!... On vous
l'a dit?... Vous l'avez vu?...
JEAN GILSOK.
Je ne l'ai pas vu, mais on me l'a dit. Il y
avait trois chefs à Bovecapelle : un comman-
dant et deux lieutenants; Otto Hilmer était l'un
d'eux. Il a dit, paraît-il, qu'il viendrait occuper
Stilmonde avec un détachement du 62'' de
ligne...
LE BOURGMESTRE.
En effet, il était lieutenant de réserve...
C'est bizarre qu'il ait osé... Mais non, au fait,
il a raison. Il a bien fait, il arrangera les
choses et nous n'avons plus rien à craindre...
C'est égal, c'est assez extraordinaire... Voilà
mon gendre qui rentre chez moi, en conqué-
rant, botté, casqué, le sabre au poing, après
avoir violé la frontière de sa patrie d'adop-
ACTE PREMIER. 21
tion.,. Enfin, c'est la guerre, et ce n'est pas
sa faute... 11 n'est pas responsable et ne fait
pas ce qu'il veut. Après tout c'est tant mieux
pour nous ; tant qu'il sera là, nous n'aurons
rien à redouter... Et quels sont les deux autres
chefs?...
JEAN GILSON.
Un commandant dont je ne me rappelle
plus le nom ; pas trop méchant, dit-on, et un
lieutenant, un Prussien authentique, un hobe-
reau féroce, paraît-il, détesté de ses hommes
qu'il maltraite et brutalise comme des chiens...
LE BOURGMESTRE.
Gomment se conduisent-ils à Bovecapelle?
Ils n'ont pas fait trop de mal?...
JEAN GILSON.
Pas jusqu'à mon départ. Ils ont pris comme
otages le bourgmestre, le curé et le notaire et
ont déclaré qu'ils les fusilleraient si l'on tirait
un seul coup de feu dans le village...
22 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
LE POURGMESTRE.
Ils n'en feront rieri, grâce h Otto. Otto est
u\\ J:|raye garçon, incapable de faire clii mal à
une mouche. On a du reste, j'en suis sur,
beaucoup exagéré leurs rnassacres et leurs
atrocités ; après tout, ce ne sont pas des sau-
vages...
JEAN GILSON.
Je vous demande pardon, monsieur le
bourgmestre, on n'a pas exagéré du tout; on
ne connaît même qu'une partie de la vérité...
Ge qu'ils ont fait à Andenne, à Visé, à Dinant,
à Louvain, à Aerschot, et dans toutes les
villes où ils ont passé, est épouvantable...
Mais je ne vous parle que de ce que je sais de
source personnelle et sûre, des massacres de
Dinant et de Louvain que deux de mes cama-
rades ont vus de leurs propres yeux ; à Lou-
vain ils ont exécuté deux cent dix innocents
dont vingt-quatre femmes et quatorze enfants;
à Dinant, six cent six victimes dont trente-
neuf enfants et soixante-et-onze femmes ; à
ACTE PREMIER. 23
Aerschot, parmi d'autres citoyens complète-
ment inoffensifs, ils ont fusillé le bourgmestre
et son fils âgé de quinze ans...
LE BOURGMESTRE.
C'est donc vrai qu'ils l'ont fusillé?... Je ne
le croyais pas. Et pourquoi?...
JEAN GILSON.
Une balle perdue, tirée par un de leurs
bommes, avait tué leur colonel.
LE BOURGMESTRE,
Diable!... Ils sont dangereux... Mais il fau-
drait contrôler tout cela... Entre le valet de
chambre.) En attendant, voici Firmin qui apporte
les vivres,.. Voilà les sandwichs et les deux
bouteilles... (Remplissant les verres.) Gecj, c'est
mon Rudesheim 1895. Qu'en dites-vous?...
JEAN GILSON, dégustant.
Pas ordinaire ! . . .
24 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
LE BOURGMESTRE.
En effet... C'est un lot de six cents bou-
teilles que j'ai acheté à la vente après décès
du notaire Van Hulthem, qui avait la meil-
leure cave du pays. Mais que comptez-vous
faire? Vous n'allez pas vous remettre en route
dans cet état?... Vous allez vous reposer ici
quelques jours et l'on pansera sérieusement
votre blessure ; il ne faut pas badiner avec ces
choses-là...
JEAN GILSON.
C'est que s'ils me découvrent ici, ils m'en-
verront en Allemagne, à moins qu'ils ne me
fusillent sur le champ comme franc-tireur...
LE BOURGMESTRE.
11 n'y a rien à craindre. Je vous cacherai
dans la maison ; je mettrai Otto au courant et
il arrangera les choses...
JEAX GlLSON.
Je ne demanderais pas mieux... Je suis très
ACTE PREMIER.
fatigué et je sens que je n'aurai pas la force
d'aller bien loin... Mais j'ai peur de vous com-
promettre si l'on me trouve chez vous...
LE BOURGMESTRE.
Je vous assure qu'il n'y a rien à craindre ;
j'en fais mon affaire. Otto n'a rien à me refuser
et tout cela se passera en famille, vous verrez.
Entre le valet de chambre.
LE VALET DE CHAMBRE.
Monsieur le bourgmestre, ils sont devant la
grille.
Qui?
LE BOURGMESTRE.
LE VALET DE CHAMBRE.
Les Allemands, des officiers et une douzaine
de uhlans... Faut-il leur ouvrir?
26 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
LE BOURGMESTRE,
Assurément ouvrez tout de suite. Priez les
officiers de vous suivre ; je les attends ici...
LE SECRE'taJRE.
Faut-il vous laisser seul, monsieur le
bourgmestre?...
LE BOURGMESTRE.
Non, restez. Mais mettez d'abord en sûreté
votre ami... Passez avec lui dans la pièce à
côté ; puis, quand Firmin sera revenu, on lui
trouvera un lit. Au revoir monsieur Gilson,
emportez donc les vivres et les bouteilles, vous
n'avez rien à craindre... (Jean Gilson passe dans la
pièce voisine.} Et maintenant préparons-nous à
affronter l'ennemi... J'entends traîner leur
sabre sur les marches du perron...
ACTE PREMIER.
SCÈNE III
Les Mêmes, moins JEAN GILSÛN. LE COMMANDANT
BARON VON ROCHOW. LES LIEUTENANTS QTTO
HILMER et KARL VON SCflAypiBERG.
Le valet de chambre ouvre la porte. Entrent les trois offi-
ciers allemands.
LE BOURGMESTRE, voyant Otto, il l'ait un pas au
devant de lui.
Otto! c'est toil...
11 lui tend meichiiialemeAt la Qiain, puiti la retii'e.
OTTO.
C'est moi.
Présentant le bourgmestre au commandant.
Mon commandant, voici le bourgmestre de
28 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
Stilmonde , mon beau-père. Commandant
Baron von Rochow, le lieutenant Karl von
Schaunberg.
LE COMMANDANT.
Monsieur le bourgmestre, nous occuperons
la ville jusqu'à nouvel ordre. Il vous faudra
pourvoir au logement de deux cent cinquante
hommes. Provisoirement, vous n'aurez pas
à les nourrir. Mes deux officiers et moi vous
demanderons l'autorisation de nous installer
dans votre maison. Je connais les liens qui
vous unissent à l'un d'eux. .J'espère que grâce
à ces excellentes relations, aucune difficulté ne
surgira entre nous. Néanmoins, selon l'usage,
vu le mauvais esprit que la population civile a
jusqu'ici manifesté et conformément aux ins-
tructions formelles que j'ai reçues, je suis
obligé de vous considérer comme otage. Si par
malheur — ce qu'à Dieu ne plaise 1 — un
attentat était dirigé contre un de mes officiers
ou de mes hommes, votre vie répondrait de la
sienne. Mais nous n'aurons pas, j'y compte
bien, à envisager d'aussi fâcheuses extrémités.
ACTE PREMIER. 29
Si la population civile se comporte décemment,
elle n'a rien à redouter ; quoiqu'on en ait dit,
nous ne sommes pas des barbares. Nous
sommes justes avant tout, mais les nécessités
de la guerre nous obligent parfois à être sé-
vères et toujours sur nos gardes. Dans une
heure je vous convoquerai à l'Hôtel-de- Ville,
pour régler les réquisitions et fixer la contri-
bution de guerre.
LE BOURGMESTRE.
La contribution de guerre? Il ne me semble
pas que jusqu'ici nous ayons rien fait qui la
justifie...
LE COMMANDANT.
9
Pardon, je permettrai peut-être d'en discuter
le montant, mais non point le principe.
OTTO, au bourgmestre.
Veuillez donner au commandant la grande
30 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE,
chambre du premier qui a un balcon sur la,
place, et le salon qui la précède. Le lieutenant
von Schaunberg et moi prendrons les deux
chambres d'ami. Firmin, conduisez le com-
mandant et le lieutenant à leurs apparte-
ments...
LE COMMANDANT*
Je suis forcé, monsieur le bourgmestre, de
vous prier d'avancer le déjeuner d'une demi-
heure. C'est donc à midi précis que nous au-
rons l'honneur de nous asseoir à votre table.
LE BOURGMESTRE.
C'est entendu, monsieur.
Sortent le commarWant et le lieutenant von Schaun-
bergi précédés par le valet de chambre.
ACTE PREMIER. 31
SCENE IV
LE BOURGMESTRE, OTTO.
LE BOURGMESTRE.
Mon pauvre Otto !...
OTTO.
Où est Bella?...
LE BOURGMESTRE.
Là-haut, dans sa chambre. Elle ne vous aura
pas entendus...
OTTO.
Comment va-t-elle?... Elle n'est pas souf-
frante?...
32 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
LE BOURGMESTRE.
Pas précisément, mais très déprimée, très
fatiguée, très affectée par ces événements...
Elle doit dormir encore et il est préférable de
ne pas la réveiller...
OTTO.
Comment prend-elle la chose?...
LE BOURGMESTRE.
Gomme nous la prenons tous, avec stupeur,
indignation, consternation... Mais elle est na-
turellement plus frappée que nous qui n'en
croyons pas nos yeux... Mon pauvre Otto, la
vilaine besogne qu'ils te font faire là!...
OTTO.
Croyez bien que nous ne la faisons pas de
gaîté de cœur... Nous n'agissons ainsi que
contraints et forcés par l'attitude invraisem-
blable de vos compatriotes...
ACTE PREMIER. 33
LE BOURGMESTRE.
C'est évidemment la Belgique qui a com-
mencé...
OTTO.
C'est plus vrai que vous ne pensez... Elle a
commencé par faire le jeu de nos ennemis ; et
si nous n'avions pas pris les devants, nous
étions victimes de notre confiance en sa
loyauté...
LE BOURGMESTRE.
Voyons, Otto, toi dont je connais l'intelli-
gence, la conscience et la profonde honnêteté,
toi qui as vécu parmi nous et qui sais à quoi
t'en tenir, comment oses-tu me soutenir sé-
rieusement de pareilles... Je ne trouve pas le
mot, ou il serait trop dur... Qu'on fasse croire
ces bourdes aux malheureux soldats et à quel-
ques hobereaux ivres d'orgueil et de stupidité,
mais à toi!... Tu sais aussi bieiï que moi la
simple et terrible vérité, comme tu sais ce qu'il
3
34 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
faut penser des effroyables massacres de Visé,
d'Andenne, de Dinanl, d'Aerschot, de Louvain
et de tant d'autres lieux...
OTTO.
Permettez, ce n'est pas la même chose...
J'admets que la violation de la Belgique soit
regrettable ; à mon avis c'est une erreur, peut-
être nécessaire, à certains points de vue, mais
que nous paierons cher. Mais je n'admets pas
les massacres. 11 y a eu des exécutions d'otages,
et des représailles nécessitées par de perfides et
incessantes agressions de la population civile.
Peut-être y eut-il, çà et là, quelques excès de
zèle; c'est malheureusement inévitable. Mais
l'armée allemande, que je connais mieux que
vous puisque j'en fais partie, est la plus disci-
plinée qui soit, et il est fort rare, pour ne pas
dire impossible qu'elle agisse sans ordre ou que
l'ordre donné soit outrepassé...
LE BOURGMESTRE.
C'est justement ce que je lui reproche ; à en
ACTE PREMIER. 35
juger par les effets, ces ordres sont abomi-
nables !...
OTTO.
Il est heureux que nous soyons seuls. Evitez
les paroles de ce genre ; malgré toute ma
bonne volonté, je ne pourrais pas toujours vous
épargner leurs fâcheuses conséquences...
LE BOURGMESTRE.
C'est bien ; ne discutons pas davantage.
Nous ne nous entendrons jamais sur ces points
ni sur beaucoup d'autres. Je sais ce que je sais
et je m'y tiens.
OTTO.
Je sais aussi ce que je sais et l'histoire nous
jugera. Tâchons plutôt de retrouver ce qui nous
unissait avant ce cataclysme dont nous ne
sommes pas responsables...
LE BOURGMESTRE.
C'est encore heureux que toi du moins, tu
36 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
ne nous rendes pas seuls responsables des dé-
sastres que vous accumulez sur nous. Je te
remercie.
OTTO.
Pourquoi me parlez- vous ainsi?... Je suis
absolument étranger à ce qui s'est passé. Je
suis obligé d'obéir, comme les autres, à une
autorité à laquelle personne ne peut résister...
Je suis pris dans l'engrenage. Je ne peux pas
ne pas faire ce que je fais... Mais il ne m'est
pas défendu de garder intacts mes affections et
mes sentiments d'avant la guerre... J'ai obtenu
qu'on m'envoyât ici, afin de vous prouver ma
gratitude...
LE BOURGMESTRE.
Et parce que tu connaissais bien le pays...
OTTO
Je VOUS en prie, ne continuez pas sur ce
ton ; il est injuste et m'est extrêmement pé-
ACTE PREMIER.
37
nible. J'ai voulu simplement, comme je l'ai dit,
vous prouver ma reconnaissance en vous épar-
gnant autant que possible ainsi qu'à la ville
dont vous êtes le chef, les désagréments et les
dangers d'une occupation que je ne pouvais
empêcher...
LE BOURGMESTRE.
Soit, écartons encore ceci... Combien de
temps comptes-tu séjourner ici avec tes
hommes?...
OTTO.
Nous n'en savons rien; peut-être deux
heures, peut-être deux mois... Tout dépend
des événements et des ordres que nous rece-
vrons...
LE BOURGMESTRE.
Et le commandant, quel homme est-ce?... Il
n'a pas l'air commode...
38 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
OTTO.
II est sévère, un peu sec, un peu cassant,
un peu hautain, très strict sur la discipline,
mais foncièrement juste; en somme, pas mé-
chant... Je le répète, vous n'avez rien à craindre
si vos gens se conduisent convenablement. Du
reste, en cas de conflit ou de malentendu, je
saurai user de mon influence pour adoucir les
angles... Et maintenant, soyons amis, si vous
le voulez bien, et permettez-moi de vous em-
brasser comme autrefois...
LE BOURGMESTRE, reculant.
Permettez... Excusez-moi... Je ne peux pas
en ce moment,
OTTO.
C'est bizarre et je ne comprends pas... Car
enfin cette guerre passe par-dessus nos têtes
et n'est pas notre affaire... Mais je ne vous en
veux pas et je dirai comme Antigone :
(( Je prends part à l'amour et non pas à laiiaine. »
ACTE PREMIER. 39
Mais quelle heure est-il?... Onze heures. On
pourrait peut-être prévenir Bella, si vraiment
elle n'est pas souffrante?... Vous comprenez
que j'ai hâte de la revoir après cette longue
absence et ce qui s'est passé...
LE BOURGMESTRE.
Je vais lui envoyer la femme de chambre...
11 sonne. Entre le valet de chambre à qui il donne
des ordres.
As-tu des nouvelles de mon fils?...
OTTO.
D'Odilon?... Non. 11 n'est pas ici?...
LE BOURGMESTRE.
Non, on ne nous a pas prévenus comme toi
du mauvais coup qui se préparait ; de sorte
qu'il est resté là-bas à Cologne... nous sommes
assez inquiets...
OTTO.
Il n'a rien à craindre, s'il se tient tranquille.
Je me charge de prévenir les miens qui feront
40 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
le nécessaire pour qu'il soit bien traité. Tiens,
je vois là, sur votre table, une des Cattleyas
qui étaient malades avant mon départ... Gom-
ment vont-elles?...
LE BOURGMESTRE.
Je crois qu'elles sont sauvées. J'ai découvert
au microscope la cause de leur dépérissement.
C'est un petit cryptogame qu'on n'avait pas
encore signalé dans la culture des orchidées et
qui résiste à toutes les vaporisations et fumi-
gations classiques. J'ai imaginé un nouveau
mélange dont je te donnerai la formule; et
qui jusqu'ici fait merveille... Pourvu que cette
guerre ne fasse pas de mes pauvres serres
où j'ai mis toute ma vie et près de la moitié
de mon avoir, un tas de verre pilé et de fer-
raille. Il y a là, tu le sais, pour plus d'un
demi-million de fleurs précieuses; et ce serait
un irréparable désastre, car il faudrait une
existence entière pour reconstituer une collec-
tion comparable à la mienne...
OTTO.
Soyez sans crainte; nous n'aurons pas de
ACTE PREMIER. 41
bataille ni de bombardement de ce côté ; et
pendant l'occupation, je saurai protéger ou
faire protéger la maison de ma femme et de
mon beau-père...
LE BOURGMESTRE.
Voici Bella.
Entre Bella.
SCENE V
Les Mêmes, BELLA.
BELLA.
Elle s'arrête un instant sur le seuil et s'élance dans
les bras d'Otto.
Toi!... Gomment, toi !... Tu étais là et je ne
savais pas!...
42 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
OTTO, l'enlaçant.
Bella!...
BELLA.
Tu n'es pas blessé ?...Tun'as pas souffert?...
OTTO,
Non; et toi?... On m'a dit que tu n'allais
pas très bien...
BELLA,
Ce n'est rien, c'était l'horreur de tout ce qui
se passe et l'inquiétude de te savoir constam-
ment en danger parmi les ennemis...
LE BOURGMESTRE.
Quels ennemis?... Les ennemis c'est lui et
les siens ; et il ne court aucun danger au mi-
lieu d'eux... Mais je vous laisse. Vous me rap-
pellerez quand vous aurez besoin de moi...
11 sort.
ACTE PREMIER. 43
SCENE VI
OTTO, BELLA.
BELLA.
C'est vrai, je ne sais plus. . . J'appelle ennemis
tous ceux qui te veulent du mal et ce sont tous
ceux que j'aime... C'est trop pour le cœur
d'une femme... Mais c'est fini j'espère, et le
plus dur est fait...
OTTO.
Non, le plus dur commence... Mais j'étais
sûr de toi, et que toi du moins tu ne me con-
damnerais pas sans m'entendre...
BELLA.
Je condame les autres ; mais je sais bien que
44 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
lu n'es pas plus coupable que moi... Et puis
qu'importe tout, puisque je retrouve comme tu
m'avais quittée. . . Mais je vais te garder quelques
jours?... C'est autant de pris sur cette horrible
guerre...
OTTO.
Je n'en sais rien... Il se peut que je sois
obligé de repartir demain.
BELLA.
Es-tu en première ligne?...
OTTO.
Tout est en première ligne en ce moment.
Nous avançons comme un torrent. Je n'ai pas
osé le dire à ton père, mais toute la Belgique
est envahie, Anvers tombera demain et Paris
dans huit jours...
BELLA.
Et après?...
ACTE PREMIER. 45
OTTO.
Après ce sera la victoire ; et nous nous ins-
tallerons ici, à moins que tu n'aimes mieux
me suivre en Allemagne...
BELLA.
J'irai où tu iras.
Entre Floris.
SCENE VII
Les Mêmes, FLORIS.
FLORIS.
Papa n'est pas ici?.
46 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
OTTO.
Bonjour, Floris! viens m'embrasser.,
FLORIS, reculant d'horreur.
Vous embrasser, vous!...
BELLA.
Voyons, Floris!...
FLORIS,
Où est papa?...
BELLA,
Dans la pièce à côté. Mais tu pourrais du
moins être poli et serrer la main à Otto qui ne
t'a fait aucun mal et vient ici pour nous proté-
ger...
ACTE PREMIER. 47
FLORIS.
Je n'ai que faire de sa protection.
Il sort en claquant la porte.
SCENE VIII
Les Mêmes, moins FLORIS.
OTTO.
Tu vois la haine?... C'est extraordinaire...
C'est ainsi partout et toujours et tout autour de
nous... Ils ne veulent rien entendre, ils ne
veulent rien comprendre; et je l'ai sentie
bouillonner jusque dans le cœur de ton père,
l'homme le plas débonnaire, le plus juste, le
plus pacifique que je connaisse. Que veux-tu
que nous fassions quand on nous traite ainsi?...
48 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
Mais il faudra surveiller ce gamin. Tant que ses
propos malsonnants ne s'adressent qu'à moi,
il n'y a rien à craindre ; mais s'il s'avisait de
traiter de la sorte le commandant ou le lieute-
nant von Schaunberg qui ne sont pas très pa-
tients, cela tournerait mal...
On entend au loin un coup de feu.
On a tiré!...
BELLA.
Oui. C'est au bout du jardin, du côté du
bois...
SCENE IX
Les Mêmes, LE BOURGMESTRE, FLORIS.
LE BOURCxMESTRE.
Avez- VOUS entendu?... C'est un coup de fu-
sil...
ACTE PREMIER. 49
FLORIS, entre ses dents.
Un de moins.
OTTO.
Que dis-tu?...
FLORIS.
Rien... Ce qui me plaît...
LE BOURGMESTRE, inquiet.
Mais qui donc a tiré?... Cène peut être qu'un
de vos hommes. Il n'y a plus une arme dans la
maison...
OTTO.
C'est probablement mon collègue, le lieute-
nant von Schaunberg, qui est allé faire un tour
dans le bois. Il est grand chasseur et je lui ai
dit qu'il y avait du lapin par là...
4
bO LE BOUllGMESTUE DE STILMONDE.
LE BOURGMESTRE ■
En effet, le coup venait de ce côté ; mais il
n'y avait plus un seul fusil de chasse dans la
maison...
OTTO.
Il emporte toujours le sien dans ses bagages...
En tout cas, si toutes les armes sont à THôtel-
de-Ville, vous n'avez rien à craindre... Vous
répondez de vos gens ? 11 n'y a pas de mauvais
esprits ?...
LE BOURGMESTRE.
Qu'appelez-vous « mauvais esprit »?,.. Ils
sont irrités, outrés, indignés, exaspérés, c'est
assez naturel ; mais ils savent se contenir et ne
sont pas assez fous pour tenter un mauvais
coup inutile qui entraînerait la ruine de la
ville et la mort de centaines de victimes in-
nocentes, comme à Dinanl, Andennc, Louvain,
Aerschol. Je les connais, ils sauront patienter
et attendre leur heure...
ACTE PREMIER. 51
OTTO,
Quelle heure?...
LE BOURGiMESTRE
Celle qui viendra plus lard...
OTTO.
Je ne vous reconnais (dus. Voilà que vous
parlez comme nos pires ennemies...
LE BOURGMESTRE.
Serais-je de vos amis, par hasard, et me
feriez-vous l'injure de me compter parmi ceux
qui?... Mais c'est vrai; mieux vaut se conte-
nir... C'est cet incident qui m'énerve... Vous
savez que je suis responsable et que s'il sur-
vient quelque chose de fâcheux, tout retombera
sur moi...
52 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
OTTO.
Il me semble qu'on court autour de la mai-
son...
Allant à la porte-fenêtre qu'il ouvre.
C'est toi, sergent Hartung?... Qu'est-ce que
c'est?
LE SERGENT, d'en bas, dans le jardin.
Je ne sais pas mon lieutenant... J'ai vu le
lieutenant von Schaunberg se diriger de ce
côté...
OTTO.
Quand?
LE SERGENT.
Il y a un quart d'heure.
OTTO, au bourgmestre.
C'est bien ce que je disais ; il est allé chasser
dans le bois...
ACTE PREMIER. 53
LR SERGENT.
Pardon, mon lieutenant, il n'avait pas
d'armes...
OTTO.
Tu en es sûr?... Ceci devient bizarre... Mais
cours donc voir ce que c'est, au lieu de rester
là, le bec ouvert, comme une oie qui digère...
LE SERGENT.
A vos ordres, mon lieutenant, j'y allais
quand vous m'avez arrêté... Mais plusieurs de
mes hommes y sont déjà.
OTTO.
J'entends des cris... Il se passe quelque
chose d'inquiétant... Mais voici un de nos
hommes qui revient ; nous allons savoir ce que
c'est...
LE SERGENT, toujours dans le jardin.
Allons, plus vite... Qu'y a-t-il?...
5i LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
LE SOLDAT, également invisible dans le jardin.
Le lieutenant? Où est le lieutenant?...
OTTO.
Me voici!... Qu'y a-t-il?... Parle...
LE SOLDAT.
Mon lieutenant, le lieutenant von Schaun-
berg, ils l'ont assassiné!...
OTTO.
Quoi?... Qui?... Approche donc 1... Que dis-
tu?...
LE SOLDAT.
Il est mort,
OTTO.
Où, comment?... Qu'on appelle un méde-
cin... ,Ie vais voir... Il n'est peut-être que
blessé?...
ACTE PREMIER. 55
LE SOLDAT.
Non, mon lieutenant. II a une balle dans la
tête... On l'a trouvé dans un fourré...
OTTO.
On a arrêté l'assassin?...
LE SOLDAT.
On cherche dans le bois... On n'a vu per-
sonne...
OTTO.
Qu'on place des sentinelles à toutes les is-
sues de la propriété... Vite! Vite!... et qu'on
abatte quiconque tente de sortir... Il ne peut
échapper... Où est le commandant?...
LE SERGENT.
Je ne sais pas, mon lieutenant...
LE BOURGMESTRE.
Il est probablement dans sa chambre, à
56 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
l'autre bout de la maison. Il n'aura pas en-
tendu...
OTTO.
Qu'on aille le prévenir.
LE BOURGMESTRE.
Ceci ne présage rien de bon...
OTTO.
Ne craignez rien... Le coupable ne saurait
échapper; et quand il sera pris, on fera un
exemple qui leur enlèvera le goût de recom-
mencer... Mais il est heureux que je sois là...
Restez tous ici. Que personne ne sorte, sinon
je ne réponds de rien... C'est grave, c'est très
grave...
Il sort.
ACTE DEUXIEME
Même décor.
SCENE PREMIERE
LE COMMANDANT, LE BOURGMESTRE,
LE LIEUTENANT OTTO, LE SECRÉTAIRE, BELLA.
LE COMMANDANT.
Monsieur le bourgmestre, le lieutenant Karl
von Schaunberg a été assassiné chez vous,
dans votre propriété. Un de vos contremaîtres
a été arrêté à proximité du lieu du crime. Il
est donc à présumer qu'il est le coupable. En
tout cas, jusqu'à preuve du contraire, je le
58 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
tiens pour tel et cela suffit. Il faut faire un
exemple ; notre sécurité l'exige et le soin de
cette sécurité l'emporte sur toute autre consi-
dération. En temps de guerre, la meilleure
justice est la plus prompte. Votre contremaître
sera donc fusillé à sept heures précises, à
moins que d'ici là vous ne m'ayez livré celui
qui selon vous est le coupable. Vous connaissez
mieux que moi la valeur et la moralité de vos
gens, vous êtes donc, mieux que moi, à même
de le découvrir. Je pourrais ordonner une ré-
pression terrible. Tout autre à ma place aurait
livré la ville au pillage et à l'incendie et passé
par les armes le tiers ou la moitié de ses habi-
tants. C'eût été plus régulier. Accédant aux dé-
sirs de mon lieutenant Otto Hilmer, je mécon-
tente d'une seule victime. Ne me faites pas re-
gretter ma clémence et ma modération.
LE BOURGMESTRE.
Je répète ce que j'ai dit à ceux qui l'ont
arrêté ; il est tout à fait impossible que mon
contremaître, le vieux Claus, ait commis le
crime. Il est à mon service depuis plus de qua-
ACTE DEUXIÈME. 59
rante ans et j'en réponds comme de moi-
même. C'est l'homme le plus doux, le plus pa-
tient, le. plus résigné, le plus inoffensif qu'on
puisse rencontrer. Si on l'a arrêté dans le
petit bois où est tombé le lieutenant, c'est qu'au
milieu de ce petit bois se trouve une pépinière
où je l'avais moi-même envoyé ce matin pour
y écussonner les rosiers. Il n'avait d'autre
arme que son sécateur et son greffoir... Il n'y
a plus une arme à feu dans la maison. Je suis
du reste convaincu que de tous mes ouvriers ou
employés, le vieux Claus est peut-être le seul
qui de sa vie n'ait manié un fusil ou un re-
volver.
LE COMMANDANT.
Monsieur le bourgmestre, vous ne semblez
pas vous rendre compte qu'en disculpant votre
contremaître, c'est vous-même que vous
accusez et condamnez. Mais je ne discute pas ;
l'enquête ne me regarde point. Arrangez-vous
comme vous voudrez ; ce que j'ai dit est dit. II
me faut un coupable et il faut que ce coupable
soit exécuté à sept heures. Ce sera celui que
vous désignerez parmi les vôtres ; vous-même,
60 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
si vous ne m'en offrez pas d'autre. En atten-
dant, veuillez vous considérer comme prison-
nier chez vous. La maison est gardée; et toute
tentative d'évasion serait impitoyablement ré-
primée. Je vous ferai connaître, à quatre heures,
le montant de l'amende que la ville, outre la
contribution de guerre, aura à me payer demain
matin, avant midi.
Il sort.
SCENE II
Les Mêmes, moins LE COMMANDANT.
LE BOURGMESTRE.
C'est insensé!... Comment 1 il faut que je
désigne moi-même le coupable parmi mes gens,
alors que je sais qu'il est matériellement im-
possible qu'il s'y trouve; et si je ne le livre pas
ACTE DEUXIÈME. 61
avant ce soir, c'est me livrer moi-même au
peloton d'exécution!... Avouez que votre com-
mandant, avec sa clémence et sa modération,
est un pince-sans-rire assez sinistre... J'aime-
rais mieux avoir affaire à une brute qui fusille
à tort et à travers et met tout à feu et à sang ;
au moins on saurait tout de suite à quoi s'en
tenir...
OTTO.
Que voulez-vous?,.. Telle que l'affaire se
présente, il ne lui est guère possible d'agir au-
trement...
BELLA.
Otto!
OTTO.
Mais c'est vrai, à la fin!... Vous le voyez,
nous sommes entourés d'ennemis et de traîtres,
nous baignons dans la haine et vivons dans un
guet-apens perpétuel ; notre vie tient à un fil ;
et à chaque instant, chacun de nous s'attend à
recevoir une balle dans la tête... Il est naturel
62 LE BOURGMESTllË DE STILMONDE.
que nous nous défendions puisqu'on nous
traite ainsi !... Il me semble que la décision de
mon commandant est très juste, très raison-
nable et très humaine. Il avait le droit, il avait
presque le devoir de tout massacrer ; il se con-
tente d'une seule victime... Vous ne pouvez
pourtant pas exiger qu'un pareil crime reste
impuni; c'en serait fait de nous. Il vous sera
d'ailleurs facile de trouver le coupable ; vous
n'aurez qu'iÀ confirmer les circonstances qui le
désignent. Le seul fait de sa présence dans ce
bois crée contre lui une présomption si grave,
que tous vos efforts ne parviendront pas à
l'ébranler. Vous n'avez qu'à laisser faire, ù.
laisser aller les choses, à ne pas intervenir; et
si le commandant se trompe, que l'erreur
retombe sur lui.
LE BOURGMESTRE.
Je ne vous reconnais pas, Otto, et la guerre
vous a complètement transformé... Vous con-
naissez le vieux Glaus aussi bien que moi...
Vous savez que de tous mes ouvriers c'est
peut-être le seul qui soit absolument incapable
ACTE DEUXIÈME. 63
d'un acte de ce genre... Ce serait n'importe
quel autre, je pourrais avoir un doute, je pour-
rais me dire : soit, peut-être... En temps de
guerre, on ne sait plus... Mais lui! C'est aussi
impossible que si l'on affirmait que l'enfant
que Bella va mettre au monde a fait le coup...
Une présomption grave !... Gomment osez-
vous me dire ça!... Vous savez pourquoi le
pauvre brave homme était là dans la pépinière. . .
Je l'y avais envoyé moi-même, quand il était
venu prendre mes ordres à six heures du matin. . .
Si je ne fais pas tout ce qu'il est possible de
faire pour démontrer son innocence, c'est
comme si je commandais moi-même le peloton
d'exécution...
OTTO.
Et si vous démontrez son innocence, vous
vous mettez à sa place, devant le peloton.
LE BOURGMESTRE.
Tant pis, j'aime mieux ça!... Mais il n'est
pas possible que nous en venions là...
64 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
OTTO.
Et nous n'y viendrons pas, si vous le voulez
bien... Nous avons du temps devant nous.
D'ici ce soir, il est à peu près certain que le
véritable coupable sera découvert.
LE BOURGMESTRE.
Le véritable coupable?... Savez-vous oi!i il
faut le chercher?... Parmi vos hommes!...
C'est tout simplement un de vos soldats qui a
profité de l'occasion pour se débarrasser d'un
chef qui le maltraitait. Vous m'avez dit vous-
même, avant l'entrée du commandant, que le
lieutenant von Schaunberg était un insuppor-
table hobereau que tous méprisaient et détes-
taient...
OTTO.
C'est possible, et cela ne m'étonnerait nul-
lement... 11 a déjà, paraît-il, dans un autre ré-
giment, échappé par miracle à un attentat du
même genre; mais on a étouffé l'affaire... C'est
donc assez probable ; mais il s'agira de le
ACTE DEUXIEME. 65
prouver et ce ne sera pas facile... En tout cas,
je ferai moi-même l'enquête de ce côté; vous,
du vôtre, interrogez Glaus ; peut-être pourra-
t-ii nous donner quelques indications utiles...
LE BOURGMESTRE.
Je veux bien, mais je n'en attends pas grand
chose ; Je pauvre homme ne sait évidemment
rien, sinon, il aurait déjà dit ce qu'il sait...
Mais, entre nous, croyez-vous que le comman-
dant ait parlé sérieusement et qu'il ait réelle-
ment l'intention dem'écraserdansson effroyable
dilemme en me condamnant à mourir à la
place de l'innocent que je me refuse à livrer?...
OTTO.
Ne vous faites pas d'illusions ; ce n'est pas
par là qu'il nous faut chercher le salut. Tel
que je le connais, il ne revient jamais sur ce
qu'il a décidé. Il n'y a pas d'espoir de ce côté ;
mais il y en a beaucoup de tous les autres.
Nous nous y mettrons tous. Interrogez
d'abord votre Glaus ; moi je vais voir mes
hommes...
5
6o LE BOURGMESTRE DE SÏILMONDE.
BELLA,
Et moi, puis-je sortir
Pourquoi?...
OTTO.
BELLA.
Tu comprends que je ne vais pas rester tran-
quillement dans mon coin pendant que la vie
de mon père est en jeu!... Je vais descendre
en ville, voir des gens, parler, interroger, l'aire
quelque chose enlin!... Il n'est pas possible
que tous nos efforts réunis...
OTTO.
Bien, viens avec moi, j'obtiendrai l'autori-
sation...
LE BOURGMESTRE.
Glaus est-il là?..,
ACTE DEUXIEME. G7
OTTO.
Il est arrêté et gardé par mes hommes, je
vais vous l'envoyer...
11 sort avec Bella.
LE SECRETAI KE.
.Je voas quitte aussi, monsieur le bourg-
mestre... Je vais voir les échevins, les conseil-
lers... Peut-être qu'une démarche de leur part
et leur intervention...
LE BOURGMESTRE.
Allez, mon bon Pierre...
11 lui serve la main.
Il y a de mauvais moments... Mais voici
Glaus, laissez-moi seul avec lui...
Sort le secrétaire. Entre Claus la lèvre fendue et les
vêtements déciiires.
68 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
SCENE m
LE BOURGMESTRE, GLAUS.
CLAUS.
Bonjour, monsieur le bourgmestre...
LE BOURGMESTRE.
C'est toi, mon bon Claus... Mais qu'est-ce
qu'ils t'ont fait?... Tu saignes de la bouche et
du front?...
GLAUS.
11 n'y a pas grand mal, monsieur le bourg-
mestre... Ils m'ont un pou secoué parce que je
ne comprenais pas tout de suite ce qu'ils me
voulaient, mais il n'y a pas grand mal... lieu-
ACTE DEUXIÈME. 69
reusement que j'avais une vieille chemise et mon
pantalon numéro trois...
LE BOURGMESTRE.
Vous savez de quoi ils vous accusent?
GLAUS.
Oui, monsieur le bourgmestre, je ne com-
prenais pas d'abord ; mais monsieur Otto m'a
expliqué...
LE BOURGMESTRE.
Voilà plus de quarante ans que nous tra-
vaillons ensemble, mon vieux Glaus, et nous
n'avons rien à nous reprocher. Vous avez con-
fiance en moi?...
GLAUS.
Oui, monsieur le bourgmestre.
LE BOURGMESTRE.
Dites-moi donc tout ce que vous savez. Parlez
70 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
sans crainte, je vous donne ma parole que tout
ce que vous direz restera entre nous.
CLAUS.
Je ne sais pas grand chose, monsieur le
bourgmestre. J'étais dans la pépinière où vous
m'aviez envoyé ce matin ; j'étais en train
d'émonder les rosiers... Ils en avaient bien
besoin, monsieur le bourgmestre, surtout les
Paul Néron, qui avaient des gourmands hauts
comme ça!... Et les Malmaison et les Niel
commencent la rouille, monsieur le bourg-
mestre...
LE BOURGMESTRE.
La rouille?... Ça m'étonne, je n'avais rien
remarqué, il y a deux jours. Nous reste-t-il
encore du cryplol sulfureux?...
CLAUS.
Deux ou trois litres, monsieur le bourg-
mestre...
ACTE DEUXIEME.
LE BOURGMESTRE.
C'est peu... Enfin, j'irai voir ça demain... Et
ensuite, que s'est-îl passé ?
CLAUS.
Ensuite, monsieur le bourgmestre, j'ai en-
tendu un coup de fusil...
LE BOURGMESTRE.
De quel côté? A quelle distance?...
CLAUS.
Pas très loin, monsieur le bourgmestre...
Peut-être à quarante ou cinquante mètres de
l'endroit où je travaillais...
LE BOURGMESTRE.
Ensuite?...
CLAUS.
Ensuite, monsieur le bourgmestre, j'ai con-
72 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
tinué mon travail, en me disant qu'un coup de
feu de plus ou de moins, en temps de guerre,
ce n'était pas une raison pour abandonner
mes rosiers. Alors j'ai entendu des cris, je suis
sorti de la pépinière, pour voir ce qui se pas-
sait; des soldats allemands m'ont aperçu, se
sont jetés sur moi, m'ont bousculé et distribué
des coups de poing en me criant : « kapout.l
kapout I » et m'ont entraîné vers la maison où
monsieur Otto m'a délivré et mis sous clef
dans la resserre des semences...
LE BOURGMESTRE.
Après le coup de feu, vous n'avez vu per-
sonne à proximité, personne n'a fui sous bois,
vous n'avez rien entendu, rien remarqué?...
CLAUS.
Vous savez, monsieur le bourgmestre, qu'il
y a une haie très épaisse tout autour de la pé-
pinière et qu'on ne voit rien de ce qui se passe
dans le bois...
ACTE DEUXIÈME. 73
LE BOURGMESTRE.
Et parmi nos ouvriers, vous ne soupçonnez
personne, vous ne voyez personne à qui on ait
monté la tête ou qui ait tenu des propos qui
puissent nous mettre sur la voie?... Je vous
donne une fois de plus ma parole que tout ceci
restera strictement entre nous...
CLAUS.
Les jeunes gens sont partis, monsieur le
bourgmestre, les têtes chaudes sont allées re-
joindre l'armée... Il ne reste ici que les vieux
comme nous qui savent bien qu'on ne peut
rien contre la volonté de Dieu et que la violence
attire le malheur...
LE BOURGMESTRE.
Et dans le pays, dans la ville, vous ne con-
naissez pas une mauvaise tête qui soit capable
d'avoir fait le coup?...
l't LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
GLAUS.
C'est plus difficile, monsieur le bourg-
mestre... Mais j'ai beau chercher, depuis le
départ des jeunes gens, je ne vois plus per-
sonne...
LE BOURGMESTRE.
Vous êtes croyant et très pieux, mon bon
Glaus ; et ce n'est pas moi qui vous le repro-
cherai... Vous me jurez donc que tout ce que
vous m'avez dit est l'exacte vérité et que vous
ne me cachez rien?...
CLAUS.
.Je le jure sur mon salut éternel, monsieur
le bourgmestre...
LE BOURGMESTRE.
.le VOUS crois, mon vieux Claus et n'avais
pas besoin de ce serment... Mais c'est que tout
ACTE DEUXIÈME. 75
ceci est très important pour moi, car ma vie en
dépend...
CLAUS.
Votre vie?... Gomment donc, monsieur le
bourgmestre?...
LE BOURGMESTRE.
Oui, vous savez que si je déclare que vous
êtes innocent, et si je ne trouve pas le cou-
pable, c'est moi qui serai fusillé, ce soir, à
votre place...
CLAUS.
Vous monsieur le bourgmestre?... Pour-
quoi?... Mais vous n'avez rien fait!... Ce n'est
pas possible et ça ne s'est jamais fait!...
LE BOURGMESTRE.
Mais si, mon pauvre Claus ; c'est ce qui s'est
fait à Aerschot, c'est ce qui se fait partout et
ça se fera également ici... Otto m'a dit lui-
même que rien ne saurait l'empêcher...
76 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
CLAUS.
Ce n'est pas possible, monsieur le bourg-
mestre, ce serait trop injuste! On trouvera le
coupable, ou bien quand il saura, il aura honte
et il viendra se dénoncer... Ou bien vous pour-
rez fuir, M. Otto vous aidera... Il arrivera
quelque chose et je suis sûr que le bon Dieu
ne permettra pas...
LE BOURGMESTRE.
11 permet bien d'autres choses, mon pauvre
Claus, il permet tout aujourd'hui... Il n'arri-
vera que ma mort ; et nous pourrons nous
estimer bien heureux s'il n'arrive rien de
pire... Vous savez comme moi que toute fuite
est impossible... Otto pourrait à la rigueur
favoriser la mienne ; mais alors il serait fusillé
à ma place; et ce ne serait pas juste non plus...
Mais tout n'est pas perdu. Otto, en ce moment,
fait une enquête parmi ses hommes ; elle don-
nera peut-être un résultat... Vous, de votre
côté, vous allez réunir les jardiniers. Vous
ACTE DEUXIÈME. 77
leur parlerez. Vous avez sur eux une grande
influence; ils vous écouteront. Vous leur expo-
serez la situation telle qu'elle est; et si l'un
d'eux connaît le coupable, vous vous arran-
gerez entre vous... Je ne demande pas qu'ils
le livrent... Je ne veux pas m'en mêler... C'est
à eux de savoir ce qu'ils auront à faire...
GLAUS.
Je leur parlerai, monsieur le bourgmestre,
et soyez sûr que si le coupable se trouve parmi
eux, il fera son devoir...
LE BOUGMESTRE.
Réunissez-les dans la serre aux palmiers,
SOUS prétexte d'un travail urgent pour y répa-
rer les dégâts de cette nuit. Je demanderai à
Otto qu'on vous laisse aller et venir libre-
ment... Justement, le voici...
Entre Otto.
7H LE BOURGMESÏliE DE STILMONDE.
SCENE IV
Les Mêmes, OTTO.
LE BOURGMESTRE.
Otto, j'ai interrogé Glaus; comme j'en avais
la certitude, il est aussi innocent que vous et
moi; et comme je l'avais prévu, il n'a pu me
donner aucun renseignement. Pouvez-vous
prendre sur vous de le laisser aller et venir
librement, alin qu'il puisse faire, parmi mes
jardiniers et employés, l'enquête qui amènera
peut-être la découverte du coupable?...
OTTO.
Parlaitement ; j'ai pleine conliance en lui.
ACTE DEUXIEME. "9
Suivez-moi, Glaus, je vais donner les ordres
nécessaires.
Il sort avec Claus.
SCENE V
LE BOURGMESTRE, OTTO.
Resté seul, le bourgmestre tire sa montre et regarde
l'horloge à gaine.
LE BOURGMESTRE.
Trois heures... Il n'y a plus beaucoup de
temps à perdre...
Rentre Otto.
Eh bien, qu'avez-vous trouvé, de votre
côté?...
OTTO.
Je suis un peu moins inquiet ; mais tout
«0 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
dépendra de vous... Voici d'abord le résultat
de l'autopsie sommairement faite par le docteur
Van Cassel : il est établi que la balle, entrée
par la nuque, a traversé le cervelet et est sortie
par le front. Elle n'a pas été retrouvée. Elle
paraît avoir le calibre d'une arme de guerre...
LE BOURGMESTRE.
C'est déjà quelque chose, puisque cela prouve
qu'il ne s'agit pas d'un fusil de chasse...
OTTO.
Oui, mais c'est peut-être une balle de revol-
ver... En tout cas, il me semble impossible de
prouver qu'un des nôtres a commis le crime.
Au moment du coup de fusil, nous n'avions
ici que cent cinquante hommes, plus une
douzaine de uhlans. Les soldats ont formé les
faisceaux sur la place et ne l'ont pas quittée.
Les uhlans, à l'exception de deux d'entre eux
qui étaieat de planton devant la maison, pan-
saient leurs chevaux dans l'écurie de l'hôtel de
la Licorne. Je n'ai de doutes qu'au sujet de six
ACTE DEUXIEME. 81
hommes munis de leurs armes, qui ont été
placés dans la petite cour derrière les com-
muns... Ce sont ceux qui sont accourus au
coup de feu... Il faudrait que l'un d'eux eût
rôdé dans le jardin et dans le bois... C'est pos-
sible, mais il est certain qu'aucun de ses ca-
marades ne le dénoncera ; car tous avaient à
se plaindre du lieutenant... J'ai moi-même
^examiné les armes des six hommes en ques-
tion ; il ne semble pas qu'ils en aient fait
usage depuis ce matin ; les canons, en effet,
en sont brillants et huilés comme s'ils sortaient
de chez l'armurier...
LE BOURGMESTRE.
11 est facile de passer une baguette dans le
canon d'un fusil.
OTTO.
Évidemment ; mais disons-nous bien que si
nous n'apportons pas au commandant une
preuve matérielle et irréfragable, il n'admettra
jamais qu'un de ses hommes ait fait le coup...
6
82 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
Quand je lui ai parlé de mes soupçons, j'ai cru
qu'il allait m'étrangler ; il s'est mis à hurler
que j'étais un renégat, que je ne pensais qu'à
déshonorer un collègue dont j'étais jaloux et
l'armée allemande tout entière dont je n'étais
plus digne de faire partie... J'ai dû prestement
battre en retraite et lui affirmer que mes soup-
çons ne reposaient sur rien ; sinon nous per-
dions tout...
LE BOURGMESTRE.
De sorte qu'il n'y a plus rien à espérer de
ce côté?...
0 T T 0 .
Je le crains...
LE ROURGMESTRE.
Encore une porte qui se ferme... Et vous
avez revu le commandant?...
OTTO.
Je l'ai revu; j'en rapporte une impression
ACTE DEUXIÈME. 83
plus favorable, mais, encore une fois, tout dé-
pendra de vous... Mais voici, tout d'abord, une
proclamation qu'il m'a remise, afin que vous
y apposiez votre signature. Elle est du reste
déjà imprimée et sera bientôt affichée sur les
murs de la ville...
LE BOURGMESTRE.
Voyons cette proclamation...
OTTO.
La voici :
Lisant.
(( Un attentat inqualifiable ayant été commis
sur la personne d'un des chefs de l'armée
allemande, si le coupable n'est pas livré avant
sept heures précises de ce soir, le bourgmestre
de la ville de Stilmonde, responsable, sera
fusillé à la susdite heure.
« Si un autre attentat était commis, la ville
sera livrée au pillage et à l'incendie; et le
dixième homme de tous les habitants mâles
sera passé par les armes. »
84 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
LE BOURGMESTRE.
Et il veut que je signe ça?...
OTTO.
II le faut... 11 a du reste escompté votre con-
sentementj car votre signature figure déjà au
bas de la feuille...
LE BOUGMESTRE.
Alors ce n'était pas la peine de me la deman-
der...
OTTO.
C'est plus correct et plus régulier...
LE Bi)URGMESTRE.
Et si je refuse?...
OTTO.
Vous n'y gagnerez rien; il passera outre et
ne vous pardonnera pas votre refus...
ACTE DEUXIÈME. 85
LE BOURGMESTRE.
Que peut-il faire de plus que me fusiller?...
OTTO.
Vous n'êtes pas le seul qu'il puisse fusiller...
LE BOURGMESTRE.
C'est vrai... Après tout, ce n'est que ma
propre condamnation que je signe, et je ne
fais tort à personne...
Il signe.
Voilà qui est fait... Mais on pourrait peut-
être améliorer un peu la syntaxe...
OTTO.
Gardez-vous d'y toucher... Il est persuadé
que c'est irréprochable.
LE BOURGMESTRE.
Mon pauvre Otto, je crois qu'il ne me reste
86 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
plus qu'à faire mon testament... 11 est fait
d'ailleurs ; mais je voudrais bien le revoir, afin
de retoucher certaines dispositions...
OTTO.
Ne dites pas cela, ne perdez pas courage; il
y a encore bien des chances de vous en tirer...
LE BOURGMESTRE.
Ah?... Moi je n'en vois plus...
OTTO.
11 y a d'abord ceci : le commandant est si
bien convaincu que Glaus a fait le coup qu'il
est fort capable de le faire fusiller en môme
temps que vous., si vous vous obstinez à pro-
clamer son innocence. 11 s'imagine que vous
voulez, à toute force, le soustraire au châtiment
qu'il mérite. Au fond, je m'en suis aperçu, il
ne tient pas du tout à vous faire fusiller; il n'a
aucune haine contre vous...
ACTE DEUXIÈME. 87
LE BOURGxMESTRE,
! n
est bien bon...
OTTO.
Mais il lui faut son exemple à tout prix ; sur
ce point, il est irréductible et je ne saurais lui
donner tort... J'ai compris qu'au besoin il
n'exigera plus que vous affirmiez la culpabilité
de Glaus... Il suftiraque vous vous teniez tran-
quille, que vous ne fassiez pas d'esclandre et
ne proclamiez pas son innocence... Vous n'avez
qu'à ignorer ce qui se passe.
LE BOURGMESTRE.
Ah?... Et VOUS, que feriez-vous à ma
place?...
OTTO.
Je n'hésiterais pas. Après tout, puisqu'il y a
ici deux innocents, pourquoi serait-ce yous,
incontestablement le plus innocent des deux,
qui seriez seul sacrifié ? Nous sommes en
88 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
guerre; il y a des chances et des malchances
qui n'ont plus rien de commun avec celles de
la vie ordinaire. Ceux sur qui tombe le mal-
heur n'ont qu'à se résigner... Les autres ne
sont pas responsables d'une injustice à laquelle
ils n'ont pas plus de part, à laquelle ils sont
aussi étrangers qu'à l'injustice d'un pont qui
s'effondre ou d'une tour qui s'écroule...
LE BOURGMESTRE.
Tout ceci est beaucoup trop subtil pour moi.
Je ne vois et ne comprends qu'une chose : Claus
est innocent. Si je ne l'affirm© pas hautement,
de par la volonté même de votre commandant,
mon silence équivaut à une accusation for-
melle ; et pour sauver ma vie, je pousse moi-
même, de mes propres mains, celui que je sais
innocent devant le peloton d'exécution. Cet
acte a-t-il un nom en allemand?...
OTTO.
Vous ne voulez pas me comprendre. De toute
façon, en me mettant à votre point de vue, une
ACTE DEUXIEME. 89
injustice sera commise. Il s'agit de savoir qui,
de vous ou de Glaus, en doit être victime.
Pourquoi est-ce vous plutôt que lui qui devez
mourir?...
LE BOURGMESTRE.
Pourquoi est-ce lui plutôt que moi qui doit
périr?...
OTTO.
Parce qu'il a été désigné par le sort, le
hasard, le destin ou ce que vous voudrez...
Vous n'en êtes pas comptable ; et il n'y a au-
cune raison de vous écrier, à peu près comme
Nisus : (V Moi! c'est moi qui l'ai fait; laissez-
moi mourir à sa place!... » C'est du sublime
de théâtre et de l'héroïsme intempestif qui
n'ont rien à faire ici...
LE BOURGMESTRE.
Evidemment, si j'allais dire au comman-
dant, afin de sauver Glaus : « Ne cherchez plus,
90 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
c'est moi qui ai tué le lieutenant. » Je ferais,
comme vous dites, de l'héroïsme intempestif;
et cet héroïsme-là n'est pas du tout à ma por-
tée... Je n'ai rien d'un héros ; je ne suis qu'un
pauvre honnête homme, comme les autres
hommes de cette ville ; comme les autres hom-
mes j'ai peur de la mort et je tiens à la vie
autant que n'importe qui; et peut-être plus que
n'importe qui, car ma vie jusqu'ici fut plus
heureuse que je ne le méritais... Je voudrais
la finir aussi tranquillement que possible;
mais encore faut-il la finir proprement... Vous
avez beau me dire que Glaus, tout innocent
qu'il est, doit mourir parce qu'il a été désigné
par le sort et que je n'en suis pas responsable...
Mais moi aussi je suis désigné par le sort h... Si
un malheureux hasard a voulu qu'il se trouvât
à l'endroit du crime, c'est un hasard pareil et
également malheureux qui veut que je me
trouve à la tête de celte ville au moment d'une
responsabilité et d'un danger terribles... Notre
situation, au point de vue de la malchance et
de l'excuse que vous cherchez dans le destin,
est absolument identique... Si Glaus avait dans
ses mains le pouvoir que j'ai dans les miennes,
ACTE DEUXIEME. 91
si ma vie ou ma mort dépendait de- son st-ul
témoignage, et si, me sachant innocent, il me
proclamait coupable, vous le considéreriez
comme un monstre ou le dernier des lâches ;
or il ferait exactement ce que vous voulez que
je fasse. Nous sommes, lui et moi, tous deux
marqués, au même point, par la même fatalité
et nos chances sont égales; mais vous vou-
driez m'inciter à tricher, à profiter d'injustes
avantages, au détriment d'un brave homme
sans défense, qui a confiance en moi... Je ne
demanderais pas mieux que de me laisser con-
vaincre par tout ce que vous me dites; mais ce
n'est pas possible et je ne comprends pas que
vous ne le compreniez pas enfin !..,
OTTO.
Soit, ne discutons plus, puisque vous ne
voulez rien entendre... Admettons que la situa-
tion soit pareille ; mais puisqu'il faut choisir
entre deux existences, mettrez-vous en balance
la vôtre, utile et nécessaire à tous, avec celle
d'un pauvre diable qui n'a pas de parents, pas
d'enfants, que personne ne regrettera, qui ne
92 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
rend plus aucun service et qui bientôt sera à
charge à tout le monde...
LE BOURGMESTRE.
L'existence de mon vieux Glaus vaut la
mienne ; et il ne serait pas le brave et saint
homme qu'il est, mais le dernier des misé-
rables, que ma réponse serait la même. Il ne
s'agit pas ici d'estimer la valeur ou l'utilité
d'une vie; mais de savoir si, oui ou non, je
veux déshonorer la mienne.
OTTO.
Je ne reconnais pas l'homme sage, l'homme
de bon sens et de bon conseil qui m'a fait
l'honneur de me donner sa lille...
LE BOURGMESTRE.
Et moi je ne connaissais pas l'homme à qui
je l'ai donnée...
OTTO.
.le serai plus juste et plus raisonnable que
ACTE DEUXIEME. 93
VOUS, et ne renonce pas à l'espoir de vous sau-
ver malgré vous. Vous avez le temps de réflé-
chir, il vous reste plus de trois heures et j'ob-
tiendrai qu'on vous laisse le choix jusqu'à la
dernière minute...
LE BOURGMESTRE.
Mon choix est fait. Plus je réfléchirai, _^1 us
je verrai clairement qu'il -m'est impossible de
faire autre chose que ce que tout honnête
homme ferait à ma place...
Entre Glaus.
Mais voici le bon Glaus qui nous apporte des
nouvelles... Elles rendront peut-être plus inu-
tile encore toute cette discussion qui ne pou-
vait mener à rien... Eh bien, Glaus, qu'avez-
vous appris?...
LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
SCENE VI
Les Mêmes, CLAUS.
CLAUS.
Voilà, monsieur le bourgmestre... J'ai donc
réuni les jardiniers dans la serre aux palmiers...
Ils étaient tous présents, excepté le vieux De-
coster qui est malade et les jeunes gens qui
sont partis depuis quinze jours... Je leur ai dit
ce qui s'était passé et ce qui allait se passer...
lis ont compris... Ils étaient indignés... Et j'ai
bien vu qu'ils ne savaient rien, qu'ils ne pou-
vaient rien faire... Mais je sais aussi que si le
coupable s'était trouvé parmi eux, ils n'au-,
raient pas eu besoin de le livrer... Il se serait
livré lui-même... 11 y avait des larmes dans
tous les yeux, monsieur le bourgmestre ; et
ACTE DEUXIÈME. 9S
dans les cœurs autre chose que je ne dirai pas
en présence de M. Otto...
LE BOURGMESTRE.
J'en étais sûr...
CLAUS.
Maintenant, monsieur le bourgmestre, me
permettez-vous de vous dire quelque cliose? Je
le dirai en présence de monsieur Otto, car il
n'y a pas de mal à ce qu'il le rapporte à mon-
sieur le commandant...
LE BOURGMESTRE.
Qu'est-ce donc, mon bon Glaus?...
CLAUS.
Voici, monsieur le bourgmestre... J'ai ré-
fléchi, monsieur le bourgmestre, je suis un
vieillard, j'aurai soixante-trois ans à la fin du
mois prochain... Je suis veuf, je n'ai pas d'en-
96 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
fants, monsieur le bourgmestre. Personne ne
m'attendra si Je ne rentre pas à la maison ce
soir... J'ai des infirmités qui me font souffrir
et ma vie, qui est presque finie, ne vaut plus
grand chose, monsieur le bourgmestre... Alors
je me suis dit comme ça, monsieur le bourg-
mestre : mon vieux Glaus, puisque tu as été
surpris auprès du lieutenant qu'on a tué, il se-
rait peut-être préférable que tu ne dises plus
que ce n'est pas toi qui l'as tué...
OTTO.
Vous reconnaissez donc que vous l'avez
tué?...
CLAUS.
Non, monsieur Otto... Je ne peux pas recon-
naître que je l'ai tué, puisque je ne l'ai pas
fait... Je n'ai qu'à ne rien dire quand on m'ac-
cusera encore... Ou bien je demanderai à mon-
sieur le commandant qu'il me fasse fusiller à
la place de monsieur le bourgmestre. La vie
de monsieur le bourgmestre est nécessaire à
ACTE DEUXIEME. 97
tout le monde, surtout en ce moment ; au lieu
que la mienne ne sert pas à grand chose...
OTTO.
Vous voyez?... C'est exactement ce que je
vous disais... Il n'y a plus à hésiter... Ce brave
homme a compris, mieux que vous, son de-
voir et le vôtre... Permettez-moi de vous ser-
rer la main, mon vieux Claus...
CLAUS, retirant sa main.
Non, monsieur Otto... Excusez-moi, j'ai re-
mué la terre et je salirais vos gants blancs...
LE BOURGMESTRE.
Je ne veux pas seulement vous serrer les
mains, bien qu'elles soient couvertes de terre,
je veux vous embrasser comme un frère, mon
vieux Claus.
Il l'embrasse.
Et maintenant, qu'il n'en soit plus question...
7
98 LE BOURGMESTUE DE STILMONDE.
Ce que vous voulez faire est très beau ; et, de
votre part, ne m'étonne pas du tout; mais ce
n'est pas praticable.. r D'abord je n'ai pas le
droit d'accepter votre sacrifice. Autant il est
beau de l'offrir, autant il serait odieux d'en
profiter... Et puis, si- je l'acceptais, à moins
que vous ne vous déclariez formellement cou-
pable, il est à peu près certain que le comman-
dant n'en voudrait pas de son côté. Ce n'est
pas votre vie, mais la mienne ou celle de l'aâ-
sassin qu'il lui faut, pour l'exemple éclatant
qu'il veut faire.
CLAUS.
Je dirai tout ce qu'il faudra dire pour mou-
rir à votre place, monsieur le bourgmestre...
OTTO. "^
Dans ce cas il acceptera, j'en réponds, je
m'en charge et vous êtes sauvé...
LE BOURCxMESTRE,
Vous ne voyez donc pas que c'est toujours la
ACTE DEUXIÈME. 99
même chose, que c'est toujours livrer un inno-
cent;-et que plus vous cherchez à l'obscurcir,
plus mon devoir s'éclaire... Si je ne permets
pas que Claus meure volontairement à ma
place en se déclarant innocent, il faut que je
permette encore bien moins qu'il le fasse eii
se reconnaissant coupable, alors que je sais
qu'il ne l'est pas... Ce serait commettre deux
lâchetés au lieu d'une...
OTTO, cherchant à entraîner Claus.
Venez, Claus, sauvons-le malgré lui... Allons
trouvez le commandant...
LE BOURGMESTRE.
Restez, Claus... Vous m'aimez, mon vieux
Claus, vous venez de m'en donner la preuve la
plus belle et la plus profonde que l'homme
puisse donner à l'homme... Je vais vous en de-
mander une autre, plus pénible peut-être, ce
sera la dernière!... Promettez-moi que quoi
qu'il arrive, vous n'irez pas trouver le comman-
dant...
100 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
CLAUS.
Monsieur le bourgmestre... Monsieur le
bourgmestre, vous savez mieux que moi ce
qu'il faut faire...
Il éclate en sanglots.
Mais c'était de bon cœur, monsieur le bourg-
mestre...
LE BOURMESTRE, l'embrassant.
Adieu, mon vieux Claus...
CLAUS.
Adieu, monsieur le bourgmestre.
Sort Claus.
OTTO.
.le n'y comprends plus rien... C'est tout sim-
plement la folie du martyre...
ACTE DEUXIEME. 101
LE BOURGMESTRE.
Non, mon ami, ce sont simplement d'hon-
nêtes gens de ce pays... Maison frappe... Entrez
donc...
Entre le valet de chambre.
Qu'y a-t-il?
LE VALET DE CHAMBRE.
Monsieur le bourgmestre, monsieur le com-
mandant vous prie de l'accompagner à l'Hôtel-
de-Ville avec le lieutenant Otto.
LE BOURGMESTRE.
C'est juste; j'oubliais la contribution de
guerre et l'amende... Ladiscussion sera dure...
Je compte sur vous, Otto...
OTTO.
Je ferai de mon mieux, mais je ne peux rien
102 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
promettre, le commandant ne permet guère
qu'on ne êoit pas de son avis...
LE BOURGMESTRE.
Quelle heure est-il?... Quatre heures pas-
sées... Et j'étais là à m'occuper tranquillement
de mes petites affaires, comme si j'étais seul
au monde... 11 est temps de penser aux
autres...
ACTE TROISIÈME
Même décor.
SCENE PREMIERE
LE BOURGMESTRE, BELLÂ, FLORIS,
LE SECRÉTAIRE COMMUNAL.
LE BOURGMESTRE, au secrétaire.
Puisque vous n'avez pu assister à la réunion,
monsieur le secrétaire, je vais vous mettre au
courant de ce qu'on y a décidé. La question de
la contribution de guerre et de l'amende impo-
sée à la ville pour la mort du lieutenant von
Schaunberg, est réglée. Le commandant exi-
104 LE BOURGMESTRE DE STILMO>)DE.
geait cinq cent mille francs pour la contribu-
tion et deux millions pour l'amende...
FLORIS.
Plus de deux cent mille fois ce qu'il valait !...
LE BOURGMESTRE.
Evidemment, évidemment... C'est un peu
cher... J'ai obtenu, non sans peine, qu'on ré-
duisît le tout à un million, qui devra être payé
demain, avant midi. J'ai dans mon coffre-fort
cinquante mille francs en espèces que je mets
à la disposition de la commune. La banque De
Cuyper nous versera deux cent cinquante mille
francs; l'échevin Van den Bulke, cinquante
mille et le conseiller De Rudder, soixante-quinze
mille francs... Voilà déjà près d'un demi-mil-
lion d'assuré... L'échevin Vermandel tachera
de trouver le reste de la somme chez les
conseillers communaux et les notables de
la place. Vous le seconderez dans ses dé-
marches. Tout est donc à peu près en ordre et
je peux m'en aller sans trop de soucis... Les
ACTE TROISIÈME. 105
conditions sont dures, mais, à tout prendre,
meilleures que je ne l'espérais ; et Stilmonde
n'aura pas trop à souffrir de l'occupation... En
tout cas, son sort est presque enviable quand
on le compare à celui de tant d'autres villes...
C'est en grande partie à la présence d'Otto
qu'elle doit cette faveur. Il a vraiment fait tout
ce qu'il pouvait faire sans se compromettre
dangereusement... Je tiens à le reconnaître
devant vous et à lui rendre justice... J'ai fait
mes adieux aux échevins, aux conseillers et à
tous mes amis de l'Hôtel-de-Ville... Ils ont été
touchants, et je ne savais pas qu'on m'aimât à
ce point... L'échevin Vermandel faisait pitié...
Il n'avait plus figure humaine... Il se cram-
ponnait à mon veston et voulait mourir à ma
place... J'ai eu toutes les peines du monde à
lui faire comprendre que ce n'était pas son tour
et que son sacrifice était impossible et inutile...
L'abbé De Goninck, curé de Saint-Jean-Bap-
tiste, est arrivé à la fin de la séance et a de-
mandé au commandant pourquoi il ne l'avait
pas pris comme otage avec moi, ajoutant que
c'était un honneur auquel il avait droit. Il avait
grande allure en réclamant sa part... Le com-
106 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
mandant lui a répondu qu'il ne perdrait rien
pour attendre... C'est égal, il y a encore de
braves gens en ce monde...
Regardant l'heure.
Cinq heures et demie... Nous avons encore
une heure et demie... Mais vous n'avez pas de
temps à perdre, mon. bon Pierre; allez à vos
affaires. J'attendrai ici, avec mes_ enfants, le
retour d'Otto... Et votre ami Gilson, notre
soldat blessé, qu'est-il devenu dans toute cette
aventure? Nous l'avons un peu oublié...
LE SECRETAIRE.
Firmin l'a installé dans la chambre duchaut-
feur. Je suis allé le voir, il y a un instant. Il
dort à poings fermés, comme un enfant, sans se
douter de rien...
LE BOURGMESTRE.
Tant mieux. Je vous le recommande, veillez
sur lui, quand je n'y serai plus, car il pourrait
commettre quelque imprudence...
ACTE TROISIÈME. 107
LE SECRETAIRE.
Soyez tranquille, je m'en charge... Au re-
voir, monsieur le bourgmestre.
LE BOURGMESTRE, lui serrant la main.
Aa revoir... Oui, peut-être nous reverrons-
nous encore...
Sort le secrétaire-
Otto est allé tenter une dernière démarche
près du commandant,.. Je n'en espère pas
grand chose... Je vais bientôt vous quitter,
mes enfants, et je veux vous faire mes der-
nières recommandations...
Bella et f loris se jettent dans les bi'as de leur père.
BELLA.
Mon père !...
FLORIS.
Papa ! . . .
108 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE,
LE BOURGMESTRE, les caressant tendrement.
Ne pleurez pas, mes enfants, ce n'est pas
encore le moment... Mais il faut tout prévoir...
Mon testament est déposé chez le notaire Van
Overloop... J'y prends certaines précautions
contre Otto, qui, après tout, n'est pas de la
famille... Vous trouverez dans le coffre-fort,
outre les cinquante mille francs réservés au
paiement de l'amende, dix mille francs d'argent
liquide qui vous permettront de vivre en atten-
dant... Voici la clef de ce coffre-fort que je
remets à Bella... Ne parlez pas à Olto de ces
dix mille francs... La situation de Bella sera
très difficile après la guerre. Les Flamands ont
la mémoire tenace et la haine sera telle qu'Otto
ne pourra pas reparaître ici...
FLORIS.
.J'y compte bien...
LE BOURGMESTRE.
Tais-toi, Floris, aie pitié de ta sœur; et quoi
ACTE TROISIÈME. 109
qu'il arrive, n'oublie jamais qu'elle est ta
sœur... Mais voici Otto, nous allons savoir à
quoi nous en tenir.
Entre Otto.
SCENE II
Les Mêmes, OTTO.
BELLà, s'élançant au-devant d'Otto.
Eh bien?... Tu as obtenu?... Est-ce fait?...
Il a compris?...
OTTO.
Rien!... J'ai prié, supplié, je me suis traîné
à ses pieds, j'ai dit et fait ce qu'aucun officier
allemand n'aurait fait à ma place... Rien, rien !
HO LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
Il a fini par m'imposer silence d'un tel ton
qu'il n'était plus possible d'insister...
BELLA.
Il faut recommencer!... Tu renonces trop
vite; ce n'est pas ainsi qu'on obtient ce qu'on
veut!... Si tu m'avais permis d'y aller avec toi,
comme je t'en avais supplié, je sais bien qu'il
aurait fini par céder!... Après tout, il a beau
être Allemand, c'est tout de môme un homme ! . . .
Allons-y... Je veux y aller avec toi... Si tu n'y
vas pas, j'irai seule...
OTTO.
C'est inutile, il ne nous recevra pas.
BELLA.
As-tu dit tout ce qu'il fallait dire?... Tu as
des influences en Allemagne; ta famille est
riche et puissante, tu l'as dit bien des fois...
II faut l'effrayer, l'inquiéter, le menacer, que
sais-je...
ACTE TROISIÈME. 111
OTTO.
Le menacer! Tu ne te rends pas compte; tu
ne sais pas ce que c'est... J'ai compris que sa
patience était àbout.-.Maisjen'aipas tout dit...
Il y a autre cliose... Il y a pire...
BELLA.
Il y a pire?... Pire que quoi?... que peut-il
y avoir de pire que là mort?...
OTTO.
Si, il a trouvé pire ; et peut-être n'est-ce pas
de sa faute... Il est, comme nous tous, esclave
de la discipline et des règlements militaires...
Il m'aime moins peut-être qu'il n'aimait von
Schaunberg, car je ne suis pas de sa caste...
Mais je ne crois pas qu'il me veuille du mal...
Il s'est toujours montré peut-être un peu dis-
tant, mais en somme assez juste envers moi,
jusqu'ici... Il n'est pas méchant ; c'est un de
nos chefs les plus humains ; mais ce qu'il veut
me faire faire est épouvantable !...
112 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
BELLA.
Mais qu'est-ce donc, enfin?... Nous n'avons
plus rien à craindre... Nous sommes tout au
fond du malheur... Il ne va pas rétablir la tor-
ture, je suppose ?. . . Veut-il d'autres victimes ?. . .
Il n'y a pas de vies qui nous soient plus pré-
cieuses que celle de notre père... Est-ce nous
qu'il demande?... J'aime mieux ça... Nous
mourrons tous ensemble... Après tout ce n'est
plus la peine de vivre après ce qui se passe...
OTTO.
Il n'exige pas d'autres victimes, mais il
ordonne... Non, je ne peux pas... Je n'ose pas,
devant toi...
BELLA.
Mais qu'est-ce donc, qu'est-ce donc?... Tu
me fais horreur à la fin... Après ce que je sais,
on peut tout dire devant moi ; et si je perds
mon père, je n'ai plus rien à perdre...
ACTE TROISIÈME. 113
LE BOURGMESTRE.
Rien n'est plus cruel en effet, que de jouer
ainsi avec son angoisse... Voyez dans quel état
vous la mettez... Puisque vous avez com-
mencé, dites-nous ce que c'est... Je n'imagine
pas quelque chose de pire que ce qui nous
attend...
OTTO.
Vous avez raison... Eh bien, il ordonne, il
exige que ce soit moi qui commande le pe-
loton...
BELLA.
Le peloton, le peloton qui doit tuer mon
père?...
Oui.
OTTO.
FLORIS.
Le cochon! le cochon !...
114 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
BELLA.
Toi, Otlo, toi?... Ce n'est pas vrai!... 11 n'a
pas osé... Ce n'est pas possible!... Et tu n'as
pas bondi, tu ne l'as pas cravaché, tu ne l'as
pas sabré, tu n'as rien trouvé dans ton âme
pour le foudroyer du regard?... Je n'y crois
pas encore, et dans aucune guerre on n'a ja-
mais rien vu qui ressemble à ceci!... Mais ce
n'est pas possible et ce n'est qu'une épreuve...
Il a voulu savoir jusqu'où l'on peut aller ; mais
il sait bien qu'un homme, qu'aucun homme en
ce monde, fût-il un Allemand, ne peut ac-
cepter ça?... Mais toi, qu'as-tu répondu?...
J'espère bien qu'à présent il sait ce qui l'attend
et que si ton malheur t'a fait naître en Alle-
magne, tu n'es pas encore semblable à ce qulls
y sont tous !...
OTTO.
11 est obligé de faire ce qu'il fait... Je suis
le seul oflicier qu'il ait ici... C'est le règlement,
il ne peut pas faire autrement...
ACTE TROISIÈME. Hb
BELLA.
Il ne peut pas faire autrement!... Et tu'oses
me dire ça, comme si tu l'approuvais !... Mais
toi, toi, qu'as-tu dit, qu'as-tu fait et que
comptes-tu faire?...
OTTO.
J'ai dit que c'était impossible...
BELLA.
Enfin, enfin! voilà un mot... Voilà le pre-
mier mot qui soit digne de nous et où je recon-
naisse l'homme que j'avais choisi!... Et qu'a-
t-il répondu?... Il n'a pas insisté, je suppose?...
OTTO.
Il ni^a dit qu'il me donnait le temps de réflé-
chir jusqu'à sept heures... Si, à sept heures
précises, je ne me trouve pas, à la tête de mes
H6 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
hommes, dans la petite cour, derrière les com-
muns, il me fait arrêter, placer à côté de votre
père, devant le mur, et commande lui-même
le peloton des deux exécutions...
BELLA.
C'est bien, j'irai me mettre entre vous deux. . .
Il commandera trois salves et ce sera fini...
Après tout, la vie n'était plus possible...
FLORIS.
J'irai aussi..
BELLA.
Et « l'homme n'est pas méchant », comme
tu dis!... C'est « le plus humain de leurs
chefs » I...
OTTO.
C'est la guerre I...
ACTE TROISIÈME. 117
BELLA.
Qui donc l'a déchaînée, la guerre !...
OTTO.
Parmi vous, c'est vous-mêmes !... Et beau-
coup d'entre nous avaient la mort dans l'âme,
lorsqu'il nous fallut marcher contre vous...
Mais vous l'avez voulu !..^Ah ! il a fait un joli
coup, votre roi bien aimé, le jour où il s'est
mis en travers d'une armée pacifique qui ne de-
mandait qu'à passer en amie...
LE BOURGMESTRE.
Taisez- VOUS !... Notre roi a voulu ce que
nous voulions tous; et s'il fallait demain refaire
ce que nous avons fait, vous nous retrouveriez
à la même place, parmi nos ruines, nos mar-
tyrs et nos morts, prêts à recommencer...
F LORIS.
Allez le dire à votre empereur!...
118 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
OTTO.
Se roidissant soudain, en une attitude menaçante.
Attention 1...
LE BOURGMESTRE.
Voyons, voyons, arrêtons ces folies et
soyons raisonnables... ne perdons pas notre
sang-froid... Le commandant est un monstre,
une brute, tout ce que vous voudrez; mais, de
son point de vue, il a raison ; il suit le règle-
ment, et, toujours de son point de vue, ne
saurait agir autrement... Je le demande encore
une fois à Otto, est-il absolument certain qu'il
ne revienne pas sur sa décision? La dernière
minute amène souvent de grands revirements
et fait réfléchir les plus entêtés...
OTTO.
Tel que je le connais — et je le connais de-
puis plus de dix ans — il fera exécuter, do
point en point, ce qu'il a décidé.
ACTE TROISIEME. 110
LE BOURGMESTRE.
Ne peut-il faire commander le peloton par
un sous-officier?...
OTTO.
Il ne le fera pas... Du reste, en y réfléchis-
sant, je me suis peut-être un peu trop avancé
tout à l'heure, en affirmant qu'il n'avait aucun
grief contre moi... J'ai parfois remarqué une
certaine malveillance, presque une certaine
animosité à mon égard... Je ne sais trop à quoi
l'attribuer... Peut-être la richesse roturière de
ma famille offusque-t-elle sa misère patri-
cienne... Peut-être, m'étant marié dans le
pays, me soupçonne-t-il d'en trop aimer les
habitants... Toujours est-il qu'il ne serait pas
fâché de me prendre en faute ou du moins de
me mettre à l'épreuve et de tirer de cette
épreuve un exemple éclatant qui montre, une
fois de plus, à nos soldats, la force de la disci-
pline allemande...
120 F.E BOURGMESTRE DE STILMONDE.
LE BOURGMESTRE.
Et si je lui demandais la faveur de com-
mander le feu?...
OTTO.
J'y ai pensé... Il a naturellement et péremp-
toirement refusé, disant que ce n'était pas un
honneur à faire à un rebelle et à un traître...
FLORIS.
Un traître?...
LE BOURGMESTRE.
Mais oui, mon enfant ; ils appellent traîtres
tous ceux qui ne trahissent pas leur patrie au
profit de l'Allemagne...
OTTO.
Il a ajouté qu'au surplus, c'était contraire à
ACTE TROISIEME. 121
tous les règlements ; il était dès lors inutile
d'insister...
LE BOURGMESTRE.
Bien... Que comptez-vous faire?...
OTTO.
Ce que Bella décidera...
LE BOURGMESTRE.
Et que veux-tu qu'il fasse, Bella?...
BELLA.
Qu'il refuse d'obéir.
FLORIS.
C'est évident!...
LE BOURGMESTRE.
Et si VOUS refusez d'obéir, Otto, croyez-vous
122 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
que votre refus puisse changer quelque chose
à mon sort?...
OTTO.
Je suis malheureusement convaincu que rien
n'y saurait changer quoi que ce soit...
LE BOURGMESTRE.
D'autre part, s'il refuse d'obéir, te repré-
sentes-tu bien, Bella, toutes les conséquences
de son refus?... 11 est immédiatement arrêté et
-fusillé-à mes côtés. — C'est bien cela, Otto?...
OTTO.
Il n'y a pas le moindre doule.
LE BOURGMESTRE.
C'est bien ce que tu veux, Bella?... Il
mourra donc en même temps que moi?..,
BELLA.
Et en même temps que moi...
ACTE TROISIÈME. 123
LE BOURGMESTRE.
II n'est pas certain qu'ils te permettent de
mourir avec nous...
BELLA.
Ce serait bien la première fois qu'ils feraient
grâce à une femme... Il n'y a rien à craindre
sous ce rapport... En tout cas, ceci me regarde
et j'en fais mon affaire...
LE BOURGMESTRE.
Acceptez-vous, Oito?...
OTTO.
J'accepte, en ce qui me concerne ; c'est-à-
dire que je refuserai d'obéir ; mais je n'admets
pas que ma mort entraîne celle de Bella...
LE BOURGMESTRE. *
Donc, en vous ordonnant de désobéir, Bella
124 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
VOUS envoie devant le peloton d'exécution.
Elle n'a le droit de vous y envoyer que si elle
est absolument décidée à ne pas vous survivre.
Si on n'accompagne pas dans la mort celui
qu'on y jette volontairement et de propos déli-
béré, comme tu le fais, Bella, après lui avoir
formellement promis de l'y suivre, on commet
une des plus odieuses, une des plus lâches
trahisons qu'on puisse commettre sur cette
terre... Réiléchissez tous deux; il s'agit de
prendre, devant moi, un engagement solennel
et irrévocable...
BELLA.
C'est tout réfléchi; l'engagement est pris...
LE BOURGMESTRE.
Otto mourra donc dans une heure et tu
mourras avec lui?... C'est bien ce que tu
veux?...
BELLA.
C'est bien et tout ce que je veux.
ACTE TROISIÈME. 125
LE BOURGMESTRE.
Vous acceptez, OUo?
OTTO.
J'accepte, puisque Bella le veut.
Un silence.
LE BOURGMESTRE.
C'est bien ; vous êtes dignes l'un de l'autre...
Vous m'avez prouvé que vous m'aimez et que
vous vous aimez plus que la vie... Maintenant
que la preuve est faite et que votre sacrifice
est accompli comme si la mort l'avait scellé,
nous n'avons plus à craindre de déchoir et pou-
vons parler librement... Il n'y a dans tout ce
mauvais rêve qu'une mort nécessaire et inévi-
table : la mienne. Les deux autres ne dépendent
que de nous ; c'est dire qu'elles ne doivent pas
avoir lieu... Si j'étais en ce moment étendu sur
mon lit d'agonie, ma Bella, tu ne me refuse-
rais pas d'écouter et d'exécuter mes dernières
d26 LE HOURGMESÏHE DE STILMOiNDE.
volontés... Je suis ici, debout sur mes deux
pieds, mais aussi près de ma iin que si j'étais
étendu sur un lit...
Six heui'es sonnent.
Six heures, tu entends?... Tu le vois, je la
touche du doigt... J'ai, de plus, ce que n'ont
pas toujours les mourants dont la raison est
souvent obscurcie, la pleine possession de mon
intelligence... La volonté 'que je vais exprimer,
la prière que je vais vous faire à tous deux,
doit vous être d'autant plus sacrée... Me pro-
mets-tu, Bella, comme on le promet aux mou-
rants, de faire pieusement ce que je vais te
demander ?...
BELLA.
Je sais déjà ce que tu vas me demander et
ne peux te promettre d'ordonner à celui dont
je suis la femme, de devenir l'assassin de son
père et du mien...
LE BOURGMESTRE.
Ne jouons plus, Bella, en un pareil moment,
ACTE TROISIEME. 1:>7
avec des mots qui ne représentent pas ce qu'ils
disent et masquent odieusement la vérité. Otto
vient de nous révéler la seule vérité qui
compte, en nous prouvant qu'il est prêt à
sacrilier sa vie non seulement pour sauver la
mienne, si c'était possible, mais même pour
t'épargner simplement la douleur de le voir
devenir l'instrument involontaire et irrespon-
sable de ma mort... A nous, maintenant, de
nous montrer dignes de ce sacrifice, en ne
l'acceptant pas...
BELLA.
Si je ne l'acceptais pas, je ne serais pas
digne d'être ta iille...
LE BOURGMESTRE.
Des mots, encore des mots, Bella, qui ne
touchent pas la vérité... Nous n'avons plus de
temps à perdre autour de phrases qui ne
disent pas ce qu'il faut dire... Les minutes
s'écoulent, il m'en reste bien peu, et je ne
voudrais pas mourir avant de t'avoir convain-
128 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
eue... Otto, tu le sais aussi bien que moi, est
pris dans l'engrenage et ne peut pas s'en
dégager. Il est, pour ainsi dire, mécanique-
ment justifié... Il est aussi peu responsable du
mal qu'il va me faire, que le sabre qu'il porte
ou les douze fusils qui m'enverront leurs
balles... 11 faut voir les choses comme elles
sont et s'élever au-dessus de phrases ou d'im-
pressions toutes faites qui les font voir comme
elles ne sont pas... Si son refus pouvait
retarder d'un jour ou d'une heure mon exécu-
tion, je comprendrais, à la rigueur, ta déci-
sion ; mais il ne la relardera pas de trois
minutes... Que ce soit lui ou un autre qui
commande le feu, les dix ou douze balles qui
m'entreront dans le corps y feront les mêmes
ravages...
BELLA.
Assez, assez!...
LE BOURGMESTRE,
Non, ce n'est pas assez, tu ne m'as pas
encore promis...
ACTE TROISIÈME. 129
BELLA.
Je ne peux pas promettre...
FLORIS.
Bella!...
BELLA.
Que veux-tu?...
FLORIS, se jetant dans les bras de sa sœur.
Je ne sais pas...
LE BOURGMESTRE.
J'ai fait mon devoir, Bella et tu m'as approu-
vé... J'ai fait le sacrifice de ma vie; et je l'ai
fait beaucoup plus facilement que je ne l'avais
espéré de mon courage... Mais je ne suis pas
un héros ; je ne suis qu'un pauvre homme que
rien n'avait préparé à faire ce que je dois faire
aujourd'hui... Il ne faut pas m'en demander
9
130 LE LJUUHGMESTRE DE STILMONDË.
trop... Ma force a des limites... Je n'ai pas
l'habitude de souffrir et de tenir tête au mal-
heur... Je peux porter le mien, mais non celui
des autres; et je sens que je n'irai pas jusqu'au
bout sans faiblir, si je dois entraîner dans ma
perte la plus précieuse des existences que je
croyais avoir rachetées... Tu ne m'infligeras
pas la seule douleur intolérable qui puisse
encore m'atteindre... Il faudrait le com-
prendre... Il faut m'aider un peu... Mais au
lieu de m'uider, vous m'accablez tous deuxl...
Tu veux donc que ton père ne se tienne pas
droit en face de l'ennemi?... Je n'avais pas
peur de ma mort ; mais j'ai peur de la tienne...
Ne brise pas toutes les forces dont j'aurai
besoin tout à l'heure... J'ai fait le sacrifice
de ma vie, mais non pas de vos deux exis-
tences ; c'est redoubler ma mort, et tripler mon
supplice ; et le courage que j'ai rassemblé ne
me suffira plus si je vous vois tomber à mes
côtés...
BELLA, se jetant en sanglotant dans les bras de son père»
Mon père!...
ACTE TROISIÈME. 131
LE BOURGMESTRE.
J'attendais ces larmes, ma Bella ; elles me
prouvent que la raison revient et que la mau-
vaise volonté va céder...
BELLA.
Je ne peux pas, je ne peux pas, je ne pourrai
jamais I...
LE BOURGMESTRE.
11 le faut cependant, le temps presse et tu
rends plus cruelles que la mort les dernières
minutes de ma vie...
BELLA.
On n'a pas tout tenté... Il te reste la fuite.
LE BOURGMESTRE.
La fuite?... Quelle fuite?... Far où, pour
aller où?... La maison est gardée...
132 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
BELLA.
Ceux qui la gardent obéissent à Otto... 11 n'a
qu'à leur donner un ordre.
LE BOURGMESTRE.
Otto répond de moi ; si je fuis, il prend ma
place au pied du mur...
BELLA.
Il peut fuir avec toi...
LE BOURGMESTRE.
Pour être repris tous deux à deux cents pas
d'ici?... Ce serait le même drame et ce serait
moins propre. Et si je parvenais à m'échapper,
trop d'autres payeraient pour moi... De toutes
les chances de salut, c'est évidemment la seule
à ne tenter à aucun prix... Non, je suis acculé,
je suis marqué, c'est fait et tenez-moi pour
ACTE TROISIÈME. 133
mort... Je suis arrivé à la fin de mes jours ;
ceux qui valent qu'on les vive sont passés. Je
ne meurs pas trop tôt, je n'attendais plus
rien... Au lieu d'une mort lente, inutile, dou-
loureuse, effrayante, dans un lit, on m'offre
une fin prompte, honorable, sans pensées,
sans souffrances et qui sauve peut-être la
moitié d'une ville... Il faudrait être fou pour
hésiter ou regretter le lit... Moi aussi, j'ai eu
peur de la mort... Si l'on m'avait dit, dans le
temps, qu'un soir j'aurais à l'affronter, comme
je l'affronte ici, je n'aurais plus osé vivre...
Maintenant, c'est à peine si j'y pense... 11 faut
que je m'applique, que je m'efforce et que je
me recueille, pour me rendre compte qu'en
somme c'est assez grave et assez imprévu... De
loin, on dirait une montagne d'horreurs qui
bouche l'horizon... A mesure qu'on approche,
tout s'affaisse, s'aplanit et de près ce n'est
rien...
BELLA.
Eh bien, si ce n'est rien, laisse-nous mourir
avec toi...
134 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
LE BOURGMESTRE,
Pour moi ce n'est rien, puisque je touchais à
ma fin ; et n'est rien surtout parce que c'est
nécessaire... Mais pour vous deux c'est tout,
puisque c'est inutile et que la vie commence...
BELLA.
La vie commence... Ah! elle sera jolie, la
vie qui commence aujourd'hui...
LE BOURGMESTRE.
Elle sera ce que tu la feras... Même après
les pires catastrophes, elle est toujours ce qu'on
la fait... Mais en voilà assez... J'ai prié, supplié,
raisonné... Les minutes se précipitent, et je
perds les dernières à lutter contre toi, au lieu
de te serrer tendrement dans mes bras... 0 ni
ou non, veux-tu faire ce que je te demande?...
.J'en appelle à Otto, son silence me prouve
qu'il comprend... Il voit déjà les choses telles
que je les vois et telles qu'il faut les voir... Un
ACTE TROISIÈME. 135
jour tu nous remercieras de ne pas l'avoir
écoutée aujourd'hui... Mais il faut en finir, il
faut agir et prendre certaines précautions pour
te défendre contre toi-même et les folies des
dernières minutes... Je vais t'enfermer dans
cette pièce qui n'a pas d'autre issue que cette
porte... J'en donnerai la clef" à Otto, qui te
•délivrera quand tout sera fini...
BELLA.
M'enfermer ici, pendant que?... Je neveux
pas, je ne veux pas...
LE BOtJRGMESTRE.
Tu ne vas pas nous obliger, Otto et moi, à
te faire violence, à t'écarter de force, à nous
débattre contre toi?... Ce serait effroyable!...
Tu ne me vois donc pas?... Tu ne te rends pas
compte que j'épuise ici toutes mes forces, les
dernières, et que je meurs dix fois pour une,
par ta faute?... Mais regarde-moi donc!... .Je
ne tiens plus debout, je n'en peux plus, c'est
trop, as-tu compris enfin?...
136 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
BELLA, tombant en sanglotant dans les bras de son père.
Je n'en peux plus non plus... Fais ce que tu
tu voudras... Je promets tout ce que tu de-
mandes...
LE BOURGMESTRE.
Enfin je te retrouve et je te reconnais...
Laisse-moi t'embrasser longuement, sans an-
goisse... Vous vivrez donc tous deux... Il me
semble qu'on me fait grâce... Mais n'oubliez
jamais que c'est à un mourant que vous avez
fait cette promesse... Mais je veux davantage...
Je ne te demande pas d'oublier, ma Bella, cela
ne dépend pas de toi... Ni de pardonner à
Otto... Il n'y a rien à pardonner... Je te de-
mande simplement de ne pas l'écarter de tes
bras. Est-ce promis aussi?...
BELLA, faiblement.
Oui...
LE BOURGMESTRE.
Viens l'embrasser, Otto...
ACTE TROISIÈME. 137
BELLA, tressaillant.
Non, non... Pas maintenant...
LE BOURGMESTfiE.
Il est plus malheureux que nous... Il porte
le grand poids de la terrible épreuve ; et je ne
crois pas qu'à sa place j'aurais la force de
porter ce poids-là... 11 faut avoir pitié... Tu
rapprendras peu à peu à l'aimer comme tu l'ai-
mais avant ce jour... Et puis, bientôt sans
doute, tu seras mère... Il ne faut pas que l'en-
fant qui va naître devienne la dernière et la
plus pitoyable victime de ce drame... Je sais
que dans les premiers temps, la vie sera, bien
triste et bien difficile... Attends patiemment...
Ecoute humblement ce qu'elle dit. . . Elle a tou-
jours raison... Elle est pleine d'indulgence et
de bonne volonté et elle oublie très vite ce qu'il
faut oublier...
Sept heures sonnent.
Sept heures 1... On frappe à la porte... Il est
138 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
temps... On vient nous chercher, Otto... Em-
brassons-nous une dernière fois, Bella... Viens
dans mes bras, Floris... Tu es déjà un homme...
Je te confie ta sœur, nous nous sommes aimés. , .
Viens, Otto, il ne faut pas qu'ils attendent...
Il se dirige vers la porte.
BELLA, s'accrochant à ses vêtements.
Non! non!... Pas encore!... Je ne peux
pas!... Je veux aller...
LE BOURGMESTRE, se dégageant.
Pas un mot!... Pas un cri... Je ne pourrais
plus supporter... Floris soutiens ta sœur...
Il repousse Bella et sort avec Otto en refermant la
porte à clef. Un silence. Bella est étendue sur le
parquet, à demi soutenue par Fioris. Elle sanglote.
FLORIS, la caressant tendrement.
Ne pleure pas, petite sœur, on aura sa
revanche, on aura sa revanche... On aura sa
revanche.
ACTE TROISIEME. 139
BELL A. Elle se redref?se, regarde autour d'elle et tout à
coup se lève et court à la porte.
Non, non, je ne veux pas!...
F L O R I s , la rattrapant.
Que fais-tu?... Que veux-tu?...
BELLA.
Je veux, je veux crier, pleurer, me jeter à
ses pieds, me tuer devant lui... On ne sait
pas... On n'a pas tout tenté!...
Elle secoue la porte.
Ils l'ont fermée à clef!...
Elle court aux fenêtres, en ouvre une, mesure du re-
gard la hauteur, et instinctivement recule. Floris,
qui l'a suivie, la prend à bras-le-corps et la repousse
dans l'appartement.
FLORIS.
Tu vois, c'est trop haut...
BELLA. Elle retourne à la porte qu'elle secoue
violemment.
On ne peut pas!... On ne peut pasl... Et
140 LE BOURGMESTRE DE STILMONDE.
cependant si j'étais là!... On ne sait pas jus-
qu'au dernier moment... Il le faut... Il le
faut I...
Un feu de salve. Elle recule terrifiée.
C'est fait, c'est fait, c'est fait!... Ils l'ont
tué!... Ce qu'il y avait de meilleur en ce
monde !... Je ne le verrai plus, je ne le verrai
plus!...
Elle va, chancelante, soutenue par Floris, tomber
dans un fauteuil où elle reste écrasée, les yeux
fixes, sans pleurer. Floris l'enlace joue contre joue,
et la berce machinalement, en répétant : « Petite
sœur... Petite sœur... » — Un silence. — La porte
s'ouvre, et sur le seuil, paraissent le commandant
et Otto.
LE COMMANDANT, cérémonieux.
Madame, j'ai fait à monsieur votre père
l'honneur de commander moi-même le peloton
d'exécution. Il m'a suffi que votre mari prouvât
jusqu'au bout son respect de la discipline. Je
vous le rends, vous n'avez plus rien à lui
reprocher. Tout s'est très bien passé, de façon
très correcte et très satisfaisante... Monsieur
ACTE TROISIEME. 141
votre père est mort en héros. Et maintenant,
lieutenant Hilmer , allez embrasser votre
femme...
BELLA, bondissant.
Allez- vous-en ! . . . Allez- vous-en tous deux I . . .
OTTO.
Quoi, moi aussi Bella?... Mais tu n'as pas
compris...
BELLA.
J'ai tout compris, j'ai trop compris, c'est
vous qui ne comprendrez jamais rien !...
OTTO, s'approchant.
Mais Bella!...
BELLA, reculant.
Ne me touche pas !... Va-t-en!... Ne me
touche pas!... C'est fini, c'est fini... pour tou-
jours !...
FLORIS, trépignant.
Elle a raison ! Elle a raison ! Elle a raison ! . . .
142 LE BOURGMESTRE DE STILMOxNDE.
Embrasse-moi 1... Je t'embrasse, je t'em-
brasse 1... Nous sommes deux, nous sommes
deux!...
LE COMMANDANT, à Otto.
Laissez-les... J'ai besoin de vous... On
attaque paraît-il du côté d'Oost-Capelle... Vous
avez fait votre devoir... On n'y comprend
rien... Ils sont tous plus ou moins fous dans ce
pays...
UN.
LE SEL DE LA VIE
SKETCH EN DEUX ACTES
PERSONNAGES
Le Docteur FLORIS CAPELLE.
LENA (sa femme).
Le Capitaine von GERSDORF.
Le Lieutenant LAUTERBACH.
Un Sergent.
La scène à Selzaete, petite ville de la frontière
Hollando-Belge.
Cop^Tigixt ia,th8 Uoittfd St.iitd» ot A aiérica by Eugâoe Faaqueik {%•'
AU xlglita râMnrad
LE SEL DE LA VIE
ACTE PREMIER
Salon transformé en bureau dans la maison de riches
bourgeois de province. Tables encombrées de papiers, fau-
teuils, chaises, etc. Dans un coin, une grande horloge tla-
mande. Fenêtres au fond, portes à droite et à gauche.
SCENE PREMIERE
LE CAPITALXE, LE LIEUTENANT.
Le lieutenant Lauterbach est assis à une table, pre-
nant des notes et compulsant des papiers. Entre le
capitaine von Gersdorf.
LE LIEUTENANT, se dressant brusquement pour saluer
le capitaine.
Capitaine!... Excusez-moi si je ne suis pas
10
146 LE SEL DE LA VIE.
allé vous recevoir à la gare; mais d'après votre
télégramme, je ne vous attendais pas avant
neuf heures...
LE CAPITAINE.
En effet, je me suis ravisé, j'ai sauté dans
une auto et suis venu de Gand par la route...
Votre dépêche était d'un laconisme terrible :
« Assassinat du lieutenant von Hutten par
docteur van de Capelle. » Je n'en crois pas mes
yeux... Que s'est-il donc passé?...
LE LIEUTENANT.
Une bien triste chose, mon capitaine, un de
ces drames qui enveniment la haine autour de
nous, et qui par le dénouement fatal qui s'im-
pose...
LE CAPITAINE.
Voyons, voyons, au fait... En deux mots
qu'est-ce que c'est?...
LE LIEUTENANT.
Le lieutenant von Hutlen, comme vous sa-
ACTE PREMIER. 147
vez, se trouvait logé chez votre ami le docteur
Capelle. Le docteur et sa femme étaient des
hôtes très corrects, un peu froids, un peu dis-
tants, comme le sont malheureusement tous les
Belges qui ne veulent pas comprendre que
nous leur apportons l'avenir et qu'en les incor-
porant à l'Empire, nous leur faisons un hon-
neur qu'ils devraient s'efforcer...
LE CAPITAINE.
Passons, passons, il ne s'agit pas de ces con-
sidérations bien connues, abrégez...
LE LIEUTENANT. ^
Le lieutenant n'avait donc pas à se plaindre,
et ne se plaignait point. Tout allait fort bien
jusqu'ici; mais vous connaissez von Hutten ;
excellent garçon quand il était à jeun; mais
entre nous, une véritable et redoutable brute
quand il avait bu un coup de trop. Or hier soir,
pour son malheur et le nôtre, il avait bu ce
coup qui le rend capable de tout. Il rentre
chez lui, c'est-à-dire chez le docteur. La femme
148 LE SEL DE LA VIE.
de celui-ci se trouvait seule dans la salle à
manger. Que s'est-il passé? Je ne sais que ce
qu'ont bien voulu me dire les Capelle. La
femme prétend qu'à peine entré, il s'est jeté
sur elle et a voulu la violenter. Elle s'est dé-
battue, a poussé des cris ; le docteur, qui était
au premier, est accouru, a pris le lieutenant à
bras le corps pour le maîtriser. Le lieutenant
est parvenu à saisir son revolver, le docteur a
tenté de s'en emparer; un coup est parti dans
la lutte, et la balle est allée frapper von Hutten
à la gorge. Le docteur a essayé d'arrêter l'hé-
morragie, a soigné de son mieux sa victime;
mais il n'y avait rien à faire, paraît-il, la caro-
tide était touchée; et la mort a été, pour ainsi
dire, instantanée...
LE CAPITAINE.
Mauvaise affaire!... Où est le corps du lieu-
tenant?...
LE LIEUTENANT.
Dans la maison du docteur.
ACTE PREMIER. 149
LE CAPITAINE.
Et le docteur?...
LE LIEUTENANT.
Je l'ai naturellement fait arrêter ; du reste il
reconnaît les faits et ne cherche pas à discuter...
LE CAPITAINE.
II n'y a rien à faire; il faudra le fusiller ce
soir...
LE LIEUTENANT.
Évidemment.
LE CAPITAINE.
Il sait ce qui l'attend?...
LE LIEUTENANT.
Il s'en rend parfaitement compte.
loO LE SEL DE LA VIE.
LE CAPITAINE.
Et sa femme?...
LE LIEUTENANT.
Elle est naturellement atterrée et désespérée.
Elle ne se fait pas d'illusions. Un moment,
pour sauver son mari, elle a essayé de soute-
nir que c'était elle qui avait fait partir le coup;
mais il l'a priée de se taire et elle n'a pas in-
sisté...
LE CAPITAINE.
Les malheureux!... C'étaientdebravesgens...
Il n'y a pas de témoins?
LE LIEUTENANT.
Aucun. Quand on est accouru, tout était ter-
miné; et nous devons bien croire ce qu'ils nous
disent...
LE CAPITAINE.
Je suis convaincu qu'ils disent la vérité. Les
ACTE PREAilEH. 151
premiers torts sont évidemment du côté de von
Hutten ; et nous ne serions pas en guerre et
en pays ennemi, que devant la justice civile,
le docteur serait acquitté haut la main. Mais
ici, c'est tout différent. Il ne saurait être ques-
tion de grâce ni même de jugement. La mort
d'un officier allemand entraîne immédiatement
et automatiquement la mort de son meurtrier,
celui-ci fût-il en état de légitime défense et eût-
il toutes les excuses du monde. Il n'y a pas
moyen d'étouffer l'affaire. C'est regrettable. Le
docteur et sa femme sont d'excellentes gens
qui méritaient presque de devenir allemands.
Le docteur a du reste fait une partie de ses
études en Allemagne. Je l'ai connu à léna oi^i
nous avons suivi ensemble les cours de Haec-
kel. Nous étions presque des amis et nous
avons vidé plus d'une chope en l'honneur de la
science allemande. La guerre nous avait sépa-
rés. Il me battait froid et évitait de me serrer
la main. Vous connaissez la folie belge, il n'y
a rien à en tirer; mais enfin, nos relations
étaient courtoises et j'ai pris à cœur de lui épar-
gner autant que possible les petits inconvé-
nients de l'occupation. Je sentais que sans en
152 LE SEL DE LA VIE.
avoir l'air, il m'en savait gré. Et maintenant,
voilà!... Ah! ce sacré von Hutten avait bien
besoin de faire ce joli coup!... Et remarquez
que tout retombera sur nous!... On va encore
nous accuser d'être des barbares, des brutes et
des monstres, de fusiller à tort et à travers...
C'est d'autant plus déplorable que le docteur
a une grosse situation dans le pays, il s'était
fait un nom très enviable dans le monde scien-
tifique; et ses recherches sur les maladies de
la moelle épinière, — et je m'y connais un
peu, — sont des plus remarquables... Enfin,
c'est la guerre, il n'y a rien à faire... L'avez-
vous vu depuis l'arrestation?...
LE LIEUTENANT.
.Je l'ai encore interrogé il y a deux heures;
et sa femme est venue me demander l'autori-
sation de le voir.
LE CAPITAINE.
Vous l'avez accordée?...
ACTE PREMIER. 153
LE LIEUTENANT.
Je n'ai pas cru devoir la lui refuser...
LE CAPITAINE.
Vous avez bien fait; il n'y a pas d'inconvé-
nient à ce qu'ils se voient, puisqu'il paraît cer-
tain qu'ils n'ont pas de complices... Pauvre
femme!... Elle est bien jeune et bien jolie; et
ce malheureux von Hutten, dans son ivresse,
n'avait pas mauvais goût... Gomment va-t-elle
supporter ce coup-là?... Elle adore son mari.
C'était, — il faut bien, hélas! déjà parler au
passé, — c'était un ménage modèle, malgré
la différence d'âge, car il aurait pu être son
père, un de ces ménages solides, tendres et
purs, fondés sur l'amour, la confiance et l'admi-
ration-, comme on n'en voit plus qu'en Alle-
magne...
On frappe à la porte. Entre un sergent.
154 LE SEL DE LA VIE.
SCENE II
LE CAPITAINE, LE SERGENT.
LE CAPITAINE.
Qu'est-ce que c'est?...
' LE SERGENT.
Mon capitaine, la femme du docteur Gapelle
demande à parler à votre Honneur.
LE CAPITAINE.
Je m'y attendais... Où est-elle?...
LE SERGENT.
Dans l'antichambre, votre Honneur...
ACTE PREMIER. 155
LE CAPITAINE.
Elle vient implorer la grâce de son mari...
Que voulez-vous, on ne peut pas refuser de
l'entendre, nous lui devons bien ça... C'est inu-
tile et ce sera pénible... Enfin!.,. Fais entrer...
Le sergent sort et reparaît, précédant Lena Capelle.
SCENE III
LE CAPITAINE, LE LIEUTENANT, LENA.
LE CAPITAINE, se levant et faisant un pas au-devant
de Lena.
Madame!... Je n'ai point besoin de vous dire
à quel point je compatis au malheur qui vous
frappe... Le docteur Capelle, malgré tout ce
qui nous séparait depuis cette regrettable
156 LE SEL DE LA VIE.
guerre, depuis la rébellion de la Belgique, était
toujours, pour moi, un camarade de jeunesse,
presque un ami, que je continuais d'aimer
beaucoup plus qu'il ne m'aimait... J'ai cons-
cience d'avoir fait pour lui tout ce que je pou-
vais faire... Maintenant, après ce qui s'est
passé, ma bonne volonté ne peut plus rien et
son sort ne dépend plus de moi...
LENA.
Je le sais...
LE CAPITAINE.
Je VOUS en donne ma parole, si je voyais une
issue, un moyen quelconque de le sauver, je
ne me souviendrais que de mon amitié et je
n'hésiterais pas... Mais le cas est trop grave et
je suis impuissant...
LENA.
Je sais; je ne viens pas vous demander sa
grâce...
ACTE PREMIER. 457
LE CAPITAINE, lui indiquant un siège et se rasseyant.
En ce cas, madame, que puis-je faire pour
vous être agréable ?. . .
le'na.
Vous savez sans doute que la mère de mon
mari s'est réfugiée en Hollande. Elle est là-
bas, dans une petite ferme des environs du
Sas-de-Gand, à cinq cents mètres de la fron-
tière. Mon mari est son fils unique ; elle n'a
que lui au monde. Quant à lui, il lui doit tout.
Peu après la naissance de son fils, elle est de-
venue veuve ; elle était pauvre ; à force de tra-
vail, elle l'a élevé, lui a permis de faire ses
études, et, en un mot, en a fait ce qu'il est au-
jourd'hui. C'est vous dire ce que pour lui re-
présente cette mère. Depuis quelques semaines,
la malheureuse femme est gravement malade.
Le médecin du pays qui la soigne n'a pas sa
confiance. Elle s'imagine, à tort ou à raison,
qu'il ne comprend rien à son mal. Ce matin,
nous avons appris qu'elle est à la dernière
158 LE SEL DE LA VIE.
extrémité et elle supplie son fils de venir la
voir, sinon pour la soigner ou la sauver, ce qui
n'est peut-être plus possible, du moins pour
le revoir avant de mourir. Je viens donc vous
demander de permettre à mon mari de lui
donner cette consolation...
LE CAPITAINE.
Madame, en principe, je ne m'y oppose pas,
et si sa mère vient ici, j'autoriserai votre mari
à la voir...
le'na.
Il paraît qu'elle n'est pas transportable... Ce
serait sa mort immédiate et mon mari n'y
consentira jamais...
LE CAPITAINE.
Dans ce cas, madame, je regrette, mais que
voulez-vous que j'y fasse?...
le'na.
Je viens vous demander de permettre à mon
mari de passer la frontière.
ACTE PREMIER. Ib9
LE CAPITAINE.
Parlez- VOUS sérieusement, madame?...
le'na.
Très sérieusement, capitaine, comme on
parle au chevet d'un mourant... Mais je n'ai
pas tout dit...
LE CAPITAINE.
Avant d'aller plus loin, vous me disiez que
c'est ce matin que vous avez appris que la
mère de votre mari est au plus mal... Vous
communiquez donc librement avec elle?...
LENA.
Il y a des communications qu'aucune force
humaine se saurait entraver et, dans des cas
comme celui-ci, on trouve toujours les dévoue-
ments nécessaires...
LE CAPITAINE.
Gela prouve, lieutenant, que la frontière e&t
160 LE SEL DE LA VIE.
mal gardée. Vous y veillerez; j'y veillerai moi-
même... Madame... Je vous écoute, mais votre
mari est-il au courant de votre démarche?...
LENA.
Oui ; c'est d'accord avec lui que je la fais.
LE GAPITAIISE.
Vous aviez, je crois, quelque chose à ajouter
à cette demande si extraordinaire que je ne
comprends pas bien comment l'idée de la faire
ait pu vous venir à tous deux?...
le'na.
Oui, simplement ceci : nous comprenons
parfaitement qu'il vous est impossible de nous
accorder cette faveur extraordinaire, comme
vous le dites très justement, sans une garantie
aussi extraordinaire que la faveur même... Je
vous propose donc, si vous permettez à mon
mari de passer la frontière, de rester ici, entre
vos mains, en otage... S'il ne revient pas à
ACTE PREMIER. 161
l'heure que vous aurez fixée, vous me ferez fu-
siller à sa place. Personne ne saura qu'il y a
eu substitution de coupable, car personne, en
dehors du lieutenant et de vous, ne sait qui
a tué le lieutenant von Hutten, et, en tout
cas, devant mon aveu qui sera public, si vous
le désirez, personne ne gardera le moindre
doute ou le moindre soupçon...
LE CAPITAINE.
Vous entendez, lieutenant?...
LE LIEUTENANT.
Oui, mon capitaine...
LE CAPITAINE.
Qu'en pensez-vous ?.
LE LIEUTENANT.
J'attends votre décision, mon capitaine.
11
162 LE SEL DE LA VIE. '
LE CAPITAINE.
Et moi je ne m'attendais pas à ceci... Mais
dites-moi, madame, votre mari accepte celte
combinaison invraisemblable ?...
LENA.
Il ne l'a pas acceptée sans peine ; mais main-
tenant c'est fait...
LE CAPITAINE.
Cela m'étonne... A sa place je ne l'aurais
pas fait...
le'na.
Pourquoi?...
le capitaine.
Parce que c'est trop étrange pour être hon-
nête et possible ... Il ne faut pas tenter
l'homme à ce point... Croyez-moi, madame,
vous êtes jeune, vous ne connaissez pas la vie
ACTE PREMIER. 163
et vous ne savez pas encore ce que la crainte
de la mort, quand elle est là, menaçante, immi-
nente, inévitable, peut faire faire à l'homme le
meilleur et le plus courageux...
LENA.
Vous ne connaissez pas mon mari comme
je le connais, capitaine...
LE CAPITAIxXE.
Il est de mon devoir, madame, de dissiper
avant tout une illusion dont vous seriez l'inno-
cente victime...
le'xa.
Quelle illusion?... Il ne m'en reste plus...
LE CAPITAINE.
Je ne doute pas de votre bonne foi à tous
deux; mais votre mari, quand il sera de l'autre
côté de la frontière, — c'est très naturel et très
164 LE SEL DE LA VIE.
humain, — votre mari se dira peut-être, que
vous sachant complètement innocente, nous
n'aurons jamais le cœur de vous fusiller à sa
place. — Eh bien, madame, détrompez-vous...
Si par hasard, — ce qui est loin de ma pensée,
— j'acceptais cet étrange marché, je devrais
malgré tout, pour ma propre sûreté et pour ne
pas payer très cher l'imprudence que j'aurais
commise, vous livrer à l'heure dite au peloton
d'exécution et aucune puissance au monde ne
pourrait l'empêcher...
LENA.
C'est bien ainsi que je l'entends et je vois que
nous sommes presque d'accord...
LE CAPITAINE.
Presque d'accord, c'est beaucoup dire...
LENA.
Que risquez-vous et que vous importe,
puisque de toute façon le lieutenant sera
vengé?...
A€TE PREMIER. 165
LE CAPITAINE.
Pour que justice soit faite et pour qu'il soit
réellement vengé, il faut que le véritable cou-
pable périsse...
LENA.
Vous savez aussi bien que moi qu'il n'y a
pas de coupable, qu'il n'y a ici que des vic-
times... Le docteur n'a fait que défendre sa vie
et la mienne ; et je vous estime assez pour être
convaincue qu'à sa place vous auriez fait ce
qu'il a fait... Il n'a tenu qu'au hasard que je
ne fisse partir le coup; et nous sommes au
fond aussi innocents, aussi irresponsables l'un
que l'autre...
LE CAPITAINE.
.Je ne conteste pas, madame, mais c'est
jouer avec la justice telle qu'elle doit s'exercer
en temps de guerre; et je ne connais pas, dans
toute l'armée allemande, un seul chef, si haut
16Ô LE SEL DE LA VIE.
placé fût-il, qui oserait prendre sur lui de
conisentir à ce que vous demandez...
LENA.
Soyez donc, dans l'armée allemande, le seul
chef qui se montre capable de comprendre ce
qu'un chef anglais, belge ou français compren-
drait tout de suite...
LE CAPITAINE.
Vous ne vous rendez pas compte de ce que
je risque, si la chose s'ébruite ; et tout finit
par se savoir...
LENA.
Nous sommes quatre dans le secret et bien-
tôt nous ne serons plus que trois...
LE CAPITAINE.
C'est encore trop...
ACTE PREMIER. 167
LENA.
La première émotion passée, on n'en par-
lera plus, on n'y pensera plus, c'est un drame
banal de la guerre, qui en soi n'a aucun in-
térêt, aucune importance...
LE CAPITAINE.
Je vais faire venir le docteur...
11 appuie sur un bouton. — Entre le sergent. — Au
sergent :
Amenez le docteur Gapelle.
Sort le sergent.
Vous avez donc, madame, dans la parole
de votre mari, une confiance absolue et sans
bornes ?...
LENA.
Je serais plus tranquille et plus heureuse si
maconliance était moins grande...
168 LE SEL DE LA VIE.
LE CAPITAINE.
Nous verrons ce qu'il dira... — Mais le
voici...
SCENE IV
Les Mêmes, LE DOCTEUR.
Entre le docteui- Capelle escorté du sergent, qui, sur un
signe du capitaine, se retire en refei'mant la porte.
LE CAPITAINE.
Bonjour, docteur !... Evitons les phrases inu-
tiles. .Je sais ce qui s'est passé. Votre femme
vient de me faire une proposition assez extra-
ordinaire. Vous avez accepté, m'assure-t-elle.
Avez-vous réfléchi ?
LE DOCTEUR.
Au premier abord, j'ai été surpris et inter-
ACTE PREMIER. 169
loque, comme vous. Après, à la réflexion, j'ai
trouvéque c'était plus simple que je ne croyais...
II n'y a, en effet, rien à craindre pour elle
puisque je suis sûr de revenir...
LE CAPITAINE.
Une circonstance indépendante de votre vo-
lonté peut surgir qui vous empêche de rentrer
à l'heure dite. Dans ce cas, je tiens à répéter
devant vous ce que j'ai dit à madame Gapelle,
afin de dissiper toute illusion, l'exécution de
votre femme, quelle que soit la cause du retard,
aura lieu sans délai, sans rémission possible,
à l'heure que je fixerai...
LE DOCTEUR.
C'est bien ainsi que nous l'entendons. Mais
à moins que je ne tombe mort sur la route, ou
que vos soldats ne m'empêchent de repasser la
frontière, je n'ai rien à craindre. La maison de
ma mère est à quinze cents mètres d'ici. Il n'y a
somme toute qu'un risque sérieux : c'est que
je sois tué par une de vos sentinelles ou de vos
patrouilles. Cela n'aura pas d'importance.
170 LE SEL DE LA VIE.
pourvu que vous soyez prévenu en temps utile.
Je vous demanderai donc de donner les ordres
nécessaires pour qu'en cas de mort d'homme
ou d'incident de frontière, dans les délais que
vous voudrez bien consentir, vous soyez avisé
d'urgence afin de surseoir à l'exécution...
LE CAPITAINE,
Ce sera facile grâce au réseau téléphonique
qui nous relie à chaque poste et pour ainsi dire
à chaque sentinelle. Resterait à régler votre
évasion de façon qu'elle soit secrète et, en tout
cas, plausible... Et puis non!... En voilà
assez !... Je ne peux pas, je ne veux pas !... Je
ne suis pas aussi bête que vous croyez... J'ai
assez l'expérience de la vie pour savoir que
tout finit par se savoir : si bien qu'en fin de
compte, tout le monde s'en tirerait et je res-
terais, moi, la seule victime de la petite com-
binaison... Eh bien! non, non et non! C'est
entendu, je ne veux pus!...
le'na.
11 est cependant bien facile d'arranger les
ACTE PREMIER. 171
choses de manière que vous n'y soyez pas
mêlé...
LE CAPITAINE.
Et comment, s'il vous plaît, madame?...
LE DOCTEUR.
Ma femme a raison... J'ai remarqué que ma
cellule, — le violon où l'on enfermait les ivro-
gnes, — est très mal gardée et que la serrure
de la porte est en si mauvais état que je me
suis amusé à en faire jouer le pêne avec mon
couteau. J'aurais déjà pu m'échapper vingt fois
si j'avais voulu...
LE CAPITAINE.
Ça ne me regarde pas ; je n'ai pas à m'occu-
per de l'état de la serrure de la porte du vio-
lon!... Si vous vous échappez, tant pis pour
vous ; c'est à vos risques et périls, je m'en lave
les mains... Je ne vous dirai qu'une chose,
c'est que si vous ne vous trouvez pas dans votre
172 LE SEL DE LA VIE.
cellule, à l'heure voulue, votre femme sera au-
tomatiquement rendue responsable du meurtre
et que rien ne pourra empêcher son exécution.
LENA.
C'est bien ainsi que je l'entends.
LE CAPITAINE.
Vous voilà prévenus ; et pour plus de sûreté,
puisque vous avez l'intention de vous évader,
— ce que je ne vous conseille pas, — je tiens ici
votre femme, sous bonne garde, à la disposi-
tion de la justice. Il est donc entendu que l'exé-
cution aura lieu ce soir à l'arrivée du comman-
dant von Hutten, le frère du lieutenant que
vous avez tué. Le commandant, qui se trouve
en ce moment à Bruges, a été prévenu par dé-
pêche et a répondu qu'il arriverait en auto à
sept heures et qu'il tenait à commander lui-
même le peloton d'exécution... Je le connais,
il est violent, brutal, vindicatif et ne nous
accordera pas une minute. H faut donc que
tout soit réglé avant son arrivée et qu'il n'ait
ACTE PREMIER. 173
pas le choix entre deux coupables, sinon il
n'hésiterait pas aies faire fusiller tous deux...
LE LIEUTENANT.
Mais s'il arrivait avant l'heure, mon capi-
taine?... Je le connais aussi, il jettera feu et
flamme, il voudra voir le condamné, l'accabler
d'injures, précipiter l'exécution...
• LE CAPITAINE.
Vous lui direz que l'instruction n'est pas ter-
minée, que le ou les coupables sont encore au
secret, qu'il y a peut-être des complices, bref
qu'il n'a pas à s'inquiéter et qu'il trouvera à
l'heure dite une victime devant son peloton.
C'est tout ce qu'il peut exiger, et il aura satis-
faction. Voyons, il est quatre hêtres et demie;
si vous parvenez à vous évader, — c'est une
simple hypothèse, — combien de temps vous
faut-il pour aller et revenir, docteur?...
LE DOCTEUR.
En temps normal, une demi-heure, en ce
174 LE SEL DE LA VIE.
moment peut-être un peu plus, à cause des
précautions qu'il faudra prendre...
LE CAPITAINE.
Mettons une heure, puis une heure avec votre
mère... Si à six heures trois quarts on ne vous
trouve pas dans votre cachot, le sort de votre
femme sera irrévocablement fixé... En tout cas,
si vous parvenez à vous échapper, — toujours
rhypothèse invraisemblable, — vous me don-
nez votre parole d'honneur que vous reviendrez
vous constituer prisonnier?...
LE DOCTEUR.
Je vous la donne, mon capitaine... A six
heures trois quarts je serai ici, ou bien , je se-
rai mort...
le'na.
Je donne la mienne aussi; à six heures trois
quarts, je déclarerai, devant qui vous voudrez,
que c'est moi seule qui ai tué le lieutenant...
ACTE PREMIER. 175
LE DOCTEUR.
Permettez-moi de vous demander, une der-
nière fois, mon capitaine, que toutes les pré-
cautions soient prises, afin qu'en cas de malheur
ma mort soit connue avant que l'innocente
paie pour le coupable; c'est le seul point qui
me tourmente...
LE CAPITAINE.
Elles seront prises. . . Faites-vous vos adieux . . .
le'na.
C'est trop tôt, capitaine, nous nous ferons
nos adieux quand il sera revenu...
Elle embrasse son mari, en silence.
rideau.
ACTE II
Même décor.
SCÈNE PREMIERE
LE CAPITAINE, LE LIEUTENANT.
LE CAPITAINE, au lieutenant qui entre.
Aucun incident à la frontière?.,.
LE LIEUTENANT.
Aucun, mon capitaine...
12
178 LE SEL DE LA VIE.
LE CAPITAINE.
S'est-il évadé?...
LE LIEUTENANT.
Je viens de faire ouvrir la cellule; elle est
vide... La sentinelle n'a rien vu... Je l'ai vio-
lemment attrapée et fait arrêter; mais avant
de donner l'alarme, je viens prendre vos or-
dres...
LE CAPITAINE.
Pour dégager notre responsabilité, je vais
ordonner une battue... Quelle heure est-il?..,
LE LIEUTENANT.
Six heures et demie.
LE CAPITAINE.
Diable!... Le temps presse... En tout cas,
ACTE DEUXIÈME. 179
noas tenons un coupable, ce qui suffit à la jus-
tice... C'est égal, Ce serait dur d'avoir h fusif-
ler cette pauvre femme victime de sa confiance
et de son dévouement... Je suis curieux de sa-
voir comment se terminera cette aventure...
On entend, sur la place, une corne d'auto.
Une auto!... Pourvu que ce ne soit pas le
commandant von Hutten!...
LE LIEUTENANT, à la fenêtre.
Je crois bien que c'est sort auto... Elle s^ar-
rête devant THôtel-de- Ville... Un officier cfes-
cend... Oui, c^est lui, c'est le commandant von
Hutten!...
LE CAPITAINE, également à la fenêtre.
C'est bien lui... Il entre à l'Hôtel-de-Ville...
Allez vite l'y rejoindre ; tâchez de l'y retenir
jusqu'au moment de l'exécution... Dites-lui que
vous ne savez pas oïl je suis, mais que j'ai pro-
mis de me trouver à l'Hôtel-de- Ville à sept
180 LE SEL DE LA VIE.
heures, que je m'occupe encore de l'instruc-
tion, que j'attends les dernières révélations,
enfin, amusez-le jusqu'au dernier moment;
mais surtout allez vite et qu'il ne vienne pas
ici... Je compte sur vous...
LE LIEUTENANT.
J'y cours, mon capitaine...
LE CAPITAINE.
En passant, lancez quelques hommes à la
poursuite du prisonnier évadé, mais sans don-
ner l'alarme ; et faites venir ici la femme Ca-
pelle...
LE LIEUTENANT.
Bien, mon capitaine.
11 sort.
ACTE DEUXIEME. 181
SCENE 11
Les Mêmes, LÉNA.
LE CAPITAINE.
Regardant l'horloge.
Sept heures moins vingt-cinq... Je ne peux
pas m'imaginer que le docteur commette cette
lâcheté et me mette, de gaieté de cœur, dans
une situation aussi pénible... Tel que je le con-
nais, ce n'est pas possible... Pourtant, est-ce
qu'on sait?... Au dernier moment tout s'ef-
fondre... La crainte de la mort et l'instinct de
la vie... Quand on se dit que douze balles vous
guettent par douze petits trous qui vont cra-
cher la fin de tout... Qu'on est là, plein de
force, de santé, d'avenir, de bonheur peut-
être; et qu'il suffit d'une pensée, d'un petit
geste, d'un seul pas qu'on fera et qu'on peut
182 LE SEL DE LA VIE.
ne pas faire... Il faut beaucoup de courage,
beaucoup plus qu'on ne croit... Qui de nous
peut se dire qu'il l'aurait?... En attendant, les
minutes s'écoulent...
On frappe à la porte.
Entrez!...
Entre le sergent précédant madame Capelle. Sur un
signe du capitaine, le sergent se retire en refer-
mant la porte.
LE CAPITAINE.
Il est sept heures moins vingt, madame.
LENA.
Oùest-ii?...
LE CAPITAINE.
H n'est pas revenu...
L^NAj ne pouvait réprimer un mouvement de joie.
Il a'est p^s revenu?,..
ACTE DEUXIÈME. J83
LE CAPITAINE.
Il est yrai qu'il n'est pas encore sept heures
moins le quart...
le'na.
Vous n'avez pas entendu de coup de feu?...
On n'a rien signalé du côté de la frontière?...
le capitaine.
Rien, absolument rien ; je l'aurais su...
le'na.
Il est arrivé quelque chose... S'il ne revient
pas, c'est qu'il a été tué...
le capitaine.
C'est impossible... Je le saurais ; on n'a rien
signalé,,.
184 LE SEL DE LA VIE.
LENA.
Vous êtes sûr qu'il ne peut pas avoir été
tué?...
LE CAPITAINE.
C'est la seule chose dont je sois absolument
certain...
LENA, montrant l'horloge.
Il est presque sept heures moins le quart...
LE CAPITAINE.
Je le vois; et ce qui est plus grave, le com-
mandant von Hutten vient d'arriver et ne per-
mettra pas de retarder l'exécution...
le'na.
Il ne faut pas la retarder... Mais, dites-moi,
s'il revient, il n'a plus rien à craindre, la dette
est payée, il ne doit plus rien à personne?...
ACTE DEUXIÈME. 185
LE CAPITAINE.
S'il revient quand il sera trop tard, la dette
sera payée, il ne devra plus rien à personne...
le'na.
Vous le promettez sur l'honneur?...
LE CAPITAIXE.
Je VOUS le promets sur l'honneur, madame...
Je serai du reste obligé de proclamer son inno-
cence, sinon je serais convaincu de mensonge
et de manœuvres équivoques...
le'xa.
Regardez l'aiguille, capitaine... Elle dépasse
le quart...
LE CAPITAINE.
Je fais ce que je peux, je ne crois pas en-
core...
186 LE SEL DE LA VIE,
LENA.
Vous ne croyez pas encore quoi?...
LE CAPITAINE.
Qu'il commette de sang-froid pareille lâ-
cheté...
LENA.
S'il ne revient pas c'est qu'il ne peut pas re-
venir...
LE CAPITAINE.
Qui ou quoi pourrait l'en empêcher?...
le'na.
Je n'en sais rien; on ne prévoit pas tout...
mais c'est quelque chose d'elï'rayant et d'irré-
sistible...
A€TE PEL'XIÉME. 187
LE CAPITAINE.
En effet, il n'y a rien de plus effrayant, de
plus irrésistible que la crainte de la mort...
le'na.
Est-ce que je la crains?...
hE CAPITAINE.
Vous espérez peut-être encore...
le'na.
Je n'espère plus qu'une chose, c'est qu'il ne
reviendra pas...
LE CAPITAINE.
En attendant, il n'est pas là... Sept heures
vont sonner, le commandant va perdre patience,
me chercher ici et je ne saurai plus comment
m'en tirer...
188 LE SEL DE LA VIE.
LENA.
Il n'y a plus de temps à perdre; faites le né-
cessaire...
LE CAPITAINE.
Les ordres sont donnés; tout est prêt... Si
nous sortons d'ici, même s'il revenait au tout
dernier moment, ce serait l'irréparable...
LENA.
Sortons...
LE CAPITAINE.
Vous ne regrettez rien?... Vous n'avez rien
à lui dire, aucun désir à exprimer?... Je suis
prêt à faire tout ce qui est en mon pouvoir...
LENA.
11 saura que j'étais très heureuse... Plus heu-
ACTE DEUXIEME. 189
reuse que lui... Je regrette seulement de
ne pouvoir revenir le lui dire... Mais il le
comprendra quand il saura comment je suis
morte...
LE CAPITAINE.
Vous n'espérez donc pas le revoir ailleurs?...
Vous n'attendez donc rien d'une autre vie?...
le'na.
Je ne sais pas... Nous avons été si heureux
que nous ne saurions l'être davantage n'importe
où...
LE CAPITAINE.
Vous pouvez être heureuse encore...
LENA.
Pas s'il n'est plus...
LE CAPITAINE.
Et lui, si vous mourez pour lui ?.
190 LE SEL DE LA rfË.
LEiNA.
J'espère qu'il survivra.
LE CAPITAINE.
Il VOUS aime donc moins que vous ne l'ai-
mez?...
LENA.
Il a d'autres raisons de vivre...
LE CAPITAINE.
Il ne le prouve que trop...
LENA.
A quoi bon le défendre?... Vous ne le con-
naîtrez jamais...
LE CAPITAINE.
Il me semble au contraire que nous appre-
nons à le connaître tel qu'il est...
ACTE DEUXIEME. 191
LENA.
Vos doutes affermissent ma confiance.
LE CAPITAINE.
Je voudrais voua sauver...
EENA.-
Il n'y a plus moyen, vous le savez comme
moi...
LE CAPITAINE.
.Je ne sais pas... Je cherche... Je suis prêt à
risquer le tout pour le tout... Maintenant que
je vous connais, je ne peux pas vous faire fu-
siller ainsi de sang-froid, à la suite d'un marché
dont vous êtes la dupe innocente et crédule...
Je ne peux pas, je ne peux pas... Je cherche...
11 nous faut trouver que Iqu^e chose*,..
Sept heures sonueut.
192 LE SEL DE LA VIE.
LENA.
Il est sept heures.
LE CAPITAINE.
Je sais, je sais... Le commandant va venir
et nous perdrons la tète... J'étais fou... Tout
ce que je ferai semblera louche et compro-
mettant... .J'aurai l'air d'un imbécile ou d'un
complice... Voyons, voyons... Essayons de
gagner du temps... Quelques minutes, c'est
beaucoup...
le'na.
A quoi bon?.
le capitaine.
Vous croyez donc enfin qu'il ne reviendra i
pas?...
LENA.
Il reviendra, comme il l'a dit, s'il est encore \
vivant. . . l
ACTE DEUXIÈME. 193
LE CAPITAINE.
Écoutez, il y a une issue... Sortez par la
porte du jardin... La frontière est ouverte du
côté du moulin... Vous pouvez la gagner en
cinq minutes, en vous coulant derrière les
haies... Tant pis!... Je ne trouve pas autre
chose... Je ferai fusiller au hasard n'importe
qui plutôt que vous... Je ne peux pas, je ne
peux pas!...
LENA.
N'importe qui?... Mais qui?... 11 sera inno-
cent...
LE CAPITAINE.
Moins que vousl... N'importe qui, vous dis-
je !... J'en ai assez, tant pis !... Tous les Belges
d'ailleurs ne méritent qu'un coup de fusil...
Et puis, j'en ai un en vue, je ne le raterai pas un
de ces jours, autant l'expédier tout de suite...
le'na.
Je ne veux pas...
13
194 LE SEL DE LA VIE.
LE CAPITAINE.
Vous ne voyez donc pas que c'est désespéré,
que c'est le dernier mot?... Je suis à bout de
force et de patience!...
le'na.
Moi
aussi...
LE
capitaine.
Oui
ou
non?.
••
LENA.
Non
•
LE
capitaine.
Ce n'est plus que de la folie!... Tant pis !...
J'ai fait ce que j'ai pu... Je ne suis plus respon-
sable... Je m'en lave les mains... Venez... Pas-
sez devant...
ACTE DEUXIÈME. 195
LENA, avec un sourire.
Ne craignez rien, je ne chercherai pas à
m'échapper...
LE CAPITAINE, allant vers la porte, puis se ravisant.
Et puis non, non et non !... Ce n'est pas
possible !...
le'na.
Quoi?..
LE CAPITAINE.
Je ne peux pas... Vous refusez de fuir?...
le'na.
Je refuse...
LE CAPITAINE.
Bienl... Sortez ou restez, peu importe, je
ferai fusiller l'autre...
196 LE SEL DE LA VIE.
LENA.
Qui?...
LE CAPITAINE.
C'est mon affaire... Celui que j'ai en vue...
Il est innocent de ce crime, mais il en a com-
mis ou en commettra d'autres... Je le connais
à fond; son compte est bon...
le'na.
J'irai crier partout qu'il est innocent et que
c'est moi qui ai tué!...
LE CAPITAINE.
Vous ne crierez rien du tout. Je vais vous
faire renfermer dans votre cachot jusqu'à ce
que l'autre soit exécuté et que votre crise soit
passée...
le'na.
Puisque nous en sommes là, je vais tout
avouer...
ACTE DEUXIÈME. 197
LE CAPITAINE.
Quoi?... Vous n'avez pas tout dit?... Il y a
des complices?...
le'î^a.
Non, mais il était entendu, entre mon mari
et moi, qu'il ne reviendrait pas...
LE capitaine.
Et que vous vous laisseriez fusiller à sa
place?...
LENA.
0«i...
LE CAPITAINE.
N'espérez pas que je le croie...
le'na.
Pourquoi?...
198 LE SEL DE LA VIE.
LE CAPITAINE.
Parce que, bien qu'il manque à sa parole, je
l'estime encore trop pour qu'il me paraisse
po ssible qu'une telle pensée passe par l'esprit
d' un homme qui ne serait pas le dernier des
misérables!... Du reste, s'il avait eu cette pen-
sée, vous n'auriez pas le courage de mourir
pour un pareil individu !...
le'na.
C'est moi qui l'ai voulu!...
LE CAPITAINE.
Vous n'avez pas l'air de vous douter qu'en
voulant le sauver à tout prix, vous le désho-
norez autant qu'il est possible de déshonorer
un homme!...
LENA.
Et vous n'avez pas l'air de comprendre et
vous ne comprendrez jamais que s'il a accepté
ce sacrifice, c'est qu'un autre devoir l'exigeait. . .
ACTE DEUXIEME. 199
LE CAPITAINE.
Quel devoir?...
LENA.
Vous le saurez un jour et comprendrez peut-
être...
LE CAPITAINE.
Je comprends tout de suite, ce n'est pas
difficile!... Ma pauvre, pauvre femme!... Le
devoir de sauver sa peau aux dépens de la
vôtre!... Et c'est pour ça que vous voulez
mourir?... C'est égal, je ne l'aurais pas cru !...
Et puis, j'en ai par-dessus la tête!... Je fusillerai
l'un pour amuser !e commandant ; et quand
reviendra l'autre, s'il revient, j'en ferai mon
affaire!... Il ne perdra rien pour attendre... Il
me dégoûte trop!... Maintenant, au plus
pressé... Vous, madame, je vais d'abord vous
mettre en lieu sûr, quant à...
Il ouvre la porte et appelle le sergent. A ce moment,
on entend, au dehois, de grands cris angoissés et
désespérés.
200 LE SEL DE LA VIE.
LE DOCTEUR, dans la rue.
Attendez! Attendez!... Arrêtez!... Arrêtez...
Oii est-elle?... Où sont-ils?... Lâchez-moi!...
Lena! Lena! Ma Lena, me voici!... Me
VOICI 1...
C'est lui!...
LENA.
LE CAPITAINE.
Oui!... Restez ici... Je vais voir...
Il sort précipitamment en refermant la porte. Lena
reste seule un instant, immobile, frappée de stu-
peur Puis le capitaine rentre en poussant devant
lui le docteur.
LE DOCTEUR, nu-tête, échevelé, les vêtements déchirés,
mais ivre de joie, se jette comme un fou dans les bras
de sa femme.
Lena ! Lena !... C'est toi !... Pas trop lard !...
Piis trop tard!... 11 était temps!... Enfin, en-
fin!... Sauvé! Sauvé!... Tout va bien!...
Quelle joie! Quelle joie!... J'ai eu peur!...
ACTE DEUXIEME. 201
LE CAPITAINE.
C'est bien!... Faites vite!... Il est sept
heures un quart!.. . Nous n'avons plus à perdre
une minute!... Qae s'est-il passé?... Vous
n'avez rien dit?...
LE DOCTEUR.
Voilà ! . . . Une malechance inouïe ! . . . Voilà ! . . .
J'avais quitté ma mère à six heures un quart...
Je marchais vite afin d'être en avance, quand à
cent mètres de la frontière, j'aperçois une
patrouille de uhlans...
LE CAPITAINE.
Des uhlans?... Que faisaient-ils par là?...
LE DOCTEUR.
Je n'en sais rien... Ils étaient quatre... Ils se
trouvaient sur le territoire hollandais... Ins-
tinctivement, j'essaie de me dissimuler dans
les roseaux d'un fossé... J'avais tort... J'au-
rais marché tranquillement, qu'ils ne m'au-
raient rien dit... Ils m'aperçoivent, m'arrêtent,
202 LE SEL DE LA VIE.
me fouillent... Je ne résiste pas, j'explique que
je suis pressé, qu'on m'attend à Selzaete...
LE CAPITAINE.
Vous ne leur avez pas dit?...
LE DOCTEUR.
Dit quoi?...
LE CAPITAINE.
Que vous vous étiez évadé?
LE DOCTEUR.
Non, non ; naturellement, soyez tranquille...
Mais je tâche de leur faire comprendre que je
ne demande pas mieux que de rentrer... J'en-
tends sonner la demie... Je les supplie de
prendre le chemin le plus court, je leur pro-
mets tout ce qu'ils voudront... Ils ne veulent
rien entendre... Ils tiennent h rentrer par le
pont du canal parce qu'ils se méfient de la
passerelle à cause de leurs chevaux; c'est un
détour de plus d'un quart d'heure... Je deviens
ACTE DEUXIÈME. 203
fou, je proteste, je me débats; ils me bous-
culent, m'injurient, me maltraitent, déchirent
mes vêtements, et l'un d'eux m'attache par la
main à l'arçon de sa selle. Nous arrivons au
pont... Le pont était tourné!... 11 fallait
attendre le passage de trois chalands wallons
et d'un lougre hollandais!... Je ne sais pas
comment je suis encore en vie!... Enfin,
voilà, voilà!... J'arrive à temps!... Je suis
sauvé, sauvé!... Lena, Lena! C'est moi!...
Et puis c'est toi, c'est toi!... Je te retrouve
encore!... Grâce à vous, capitaine, j'en suis
sûr!... Vous êtes bon!... Je suis heureux de
vous serrer la main!... Il y a des ennemis
qui sont des bienfaiteurs!...
LE CAPITAINE, lui serrant la main avec émotion.
Croyez-moi, je n'ai jamais douté... Je suis
plus heureux que vous... Et votre mère?...
LE DOCTEUR.
Elle va mieux... Un peu mieux... Elle est
du reste très bien soignée... Elle ne me verra
204 LE SEL DE LA VIE.
plus... Heureusement qu'elle ne se doute de
rien...
Reprenant Lena dans ses bras. ^
i
Et maintenant c'est toi que je tiens dans mes 1
bras!... Mais tu ne me dis rien... Tu n'as pas
l'air heureuse...
LENA, ne tenant plus debout.
Tu oublies...
LE DOCTEUR.
Quoi?...
LENA.
Que c'est toi, maintenant...
LE DOCTEUR.
Quoi?...
LENA.
Qui va... Qu'ils vont...
Dans un sanglot.
Je ne peux pas...
ACTE DEUXIÈME. 205
LE DOCTEUR.
Mais c'était entendu!... Ce n'est pas la
même chose 1... J'ai tué, on me tue; c'est la
guerre, voilà tout... Il n'y a rien à dire...
le'na.
J'étais morte... C'était fait et j'étais si heu-
reuse...
LE DOCTEUR.
Tais-toi, tais-toi!... Je serais mort cent
fois!... C'eût été effroyable!... Je serais fou
furieux! C'est une chance inouïe!;.. Il s'en est
fallu d'une minute!... Je suis là, tout heureux,
et tu viens sans raison... Non, non, ce n'est
pas juste... Tu n'es pas raisonnable...
Oa frappe à la porte. Entre le lieutenant Lauterbach.
LE LIEUTENANT.
Mon capitaine î...
Apercevant le docteur.
Il est ici!...
206 LE SEL DE LA VIE.
LE CAPITAINE.
Gomme vous voyez... J'en étais sûr...
LE LIEUTENANT.
II était temps!... Le commandant von Hutten
est en bas... Il va monter... II est furieux...
Je ne peux plus le retenir... Que faire?...
LE CAPITAINE.
Rien, rien... Tout s'arrange... Tout ya
bien... Nous sommes prêts... Il ne se doute de
rien?...
LE LIEUTENANT.
II ne sait rien mais se méfie... Je ne sais pas
ce qu'il soupçonne...
LE CAPITAINE.
Enfin, tout finit bien... J'ai eu chaud...
ACTE DEUXIÈME. 207
J'avais cru un moment... Je m'en tire à bon
compte... Docteur, je suis à vous et je suis
enchanté...
LE DOCTEUR.
C'est VOUS qui commandez le peloton?...
LE CAPITAINE.
Non, je n'aurai pas l'honneur... C'est le
commandant von Hutlen...
LE DOCTEUR.
J'aime mieux ça... Ma Lena, adieu... Tout
est en règle, tout va bien. C'est un rêve!...
Mon testament est fait... Voici les clefs et les
papiers que les uhlans m'ont rendus... Le reste
est dans mon secrétaire... Mon mémoire sur
mes expériences se trouve, à gauche, dans le
premier tiroir du bas... D'autres les poursui-
vront aussi bien que moi... Adieu... Je ne
peux pas les faire attendre... Nous avons été
trop heureux...
20 3 LE SEL DE LA VIE.
LENA, s'accrochant à ses vêlements.
Non, non!... Floris!... Je ne peux pas!...
LE DOCTEUR.
Ma Lena!... Sois digne de ce que tu as
fait!...
LENA.
Je ne peux pas... Je ne peux pas ainsi!...
Il faut attendre, attendre et demander ta
grâce !...
LE DOCTEUR.
A qui?...
LENA.
Je ne sais pas!... Au Pape, au roi d'Es-
pagne, à l'Empereur... Après ce que tu as
fait!... L'Empereur comprendra... Les démons
comprendraient !...
LE CAPITAINE.
Il n'y faut pas songer...
ACTE DEUXIÈME. 209
LENA.
Il faudrait essayer, quand il saura la
vérité...
LE CAPITAINE.
Personne n'oserait...
LE DOCTEUR.
C'est dur pour lui, ce que vous dites là...
LE CAPITAINE, inquiet.
Moi, l'ai dk quelque chose?...
LE DOCTEUR.
Soyez sans crainte... .Je n'aurai pas le temps
de le lui répéter... Mais assez, ma Lena... C'est
toi qui dois comprendre... J'arrivais si heu-
reux et tu vas tout détruire... Nous avons eu
le meilleur du bonheur... Du moins, j'ai eu ma
part; mais la tienne te reste... Je ne crois pas
que l'on survive, comme on le dit... Mais je ne
14
210 LE SEL DE LA VIE.
crois pas que l'on meure, comme d'autres le
croient... Ne pleure pas, ce n'est rien...
LE «APITAINE,
Docteur, je ne peux plus...
LE DOCTEUR.
Je suis à vous... Voilà, c'est fait !...
11 s'arrache aux bras de Lena qui chancelle et que le
capitaine soutient.
Adieu, Lena, adieu!... Montre-leur ce que
sont ceux qu'ils tuent...
LE CAPITAINE, au docteur.
Suivez le lieutenant...
Lui serrant la main.
Vous avez une femme admirable...
LE DOCTEUR.
Je le sais... Veillez sur elle...
ACTE DEUXIEME. 2H
LE CAPITAIiVE.
Soyez sans crainte... Je resterai ici jusqu'à
ce que...
Au lieutenant.
Menez-le le plus loin possible, afin qu'elle
n'entende pas...
Le docteur sort, suivi du lieutenant. Lena demeure
debout, au milieu de la pièce, droite, immobile,
aux écoutes. Le capitaine va fermer les fenêtres, en
silence.
RIDEAU.
TABLE
AVERTISSEMENT VII
LE BOURGMESTRE DE STILMONDE 1
LESELDELAVIE i43
E. GHEVW — I.MPKIMEUI* DE LAGXT
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PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
Maeterlinck, Maurice
Le Bourgmestre de Stilmondç
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