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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lecabinetdesfe08maye
L E
CABINE
DES FEES.
TOME HUITIEME.
CE VOLUME CONTIENT
Le Tome fécond des MilleetuneNuitSj,
Contes Arabes , traduits en français 7 par M.Galland»
LE CABINET
DES FEES,
o u
des contes des fées,
:t autres contes merveilleux»
TOME HUITIÈME.
> W
A GENEVE,
Chez Barde, Manget & Compagnie ?
Imprimeurs - Libraires.
& fe trouve à PARIS,
ChezCucHET, Libraire, rue & hôtel Serpente,
M, DCC„ L'XXXV.
0-:
■
.
cf
LES
MILLE ET UNE NUITS,
CONTES ARABES.
g %
L X XX V Ie. NUIT.
Suite du Jîxïhme Voyage de Sindbad
le Marin,
C>EUX qui moururent les premiers 5 pour-,
fuivit Sindbad > furent enterrés par les au-
tres ; pour moi , je rendis les derniers de-
voirs à tous mes compagnons , & il ne faut
pas s'en étonner ; car outre que f avois mieux
ménagé qu'eux les provifions qui m'étoient
tombées en partage ? j'en avois encore en
particulier d'autres dont je m'étois bien
gardé de faire part âmes camarades. Néan-
moins, lorfque j'enterrai le dernier 5 il me
reftoit fi peu de vivres , que je jugeai que je
21e pourrois pas aller loin ; de forte que je
creufai mol - même mon tombeau > réfolu
.de me jeter dedans 7 puifque perfonne ne
A iij
Les mille et une Nuits.
vivoit pour m'enterrer. Je vous avouerai
qu'en m 'occupant de ce travail ^ je ne pus
m 'empêcher de me repréfenter que j'étois la
caufe de ma perte , ck de me repentir de
m 'être engagé dans ce dernier voyage. Je
n'en demeurai pas même aux réflexions > je
m'enfanglantai les mains à belles dents -, &
peu s'en fallut que je ne hâtafTe ma mort.
Mais Dieu eut encore pitié de moi , Ôk
m'infpira 3a penfée d'aller jufqu'à la rivière
qui fe perdoit (bus la voûte de la grotte.
Là , après avoir examiné la rivière avec
beaucoup d'attention^ je dis en moi-même:
Cette rivière qui fe cache ainiî fous la
terre , en doit fortir par quelqu'endroit ; en
conftruifant un radeau , ck m'abandonnant
deflus au courant de Peau j j'arriverai à une
terre habitée , ou je périrai; fi je péris y je
n'aurai fait que changer de genre de mort ;
ii je fors au contraire de ce lieu fatal , non-
feulement j'éviterai îa trifte deflinée de mes
camarades j mais je trouverai peut-être une
nouvelle occafion de m'enrichir. Que fait-on
fi la fortune ne m'attend pas au fortir de
cet afîreux écueil y pour me dédommager de
mon naufrage avec ufure ?
Je n'héfitai pas de travailler au radeau
après ce raifonnement j je le fis de bonnes
L X X X V Ie. Nuit. 7
pièces de bois ck de gros cables , car j'en
avois à choifir ; je les liai enfemble fi forte-
ment , que j'en fis un petit bâtiment aflez
folide. Quand il fut achevé , je le chargeai
de quelques ballots de rubis, d'éineraudes^
d'ambre gris 5 de criftal de roche y & d'étof-
fes précieufes. Ayant mis toutes ces chofes
en équilibre, ck les ayant bien attachées,
je m'embarquai fur le radeau avec deux pe-
tites rames que je n'avois pas oublie de
faire ; &: me biffant aller au cours de la
rivière 9 je m'abandonnai à la volonté de
Dieu.
Sitôt que je fus fous la voûte 9 je ne vis
plus de lumière •> & le fil de l'eau m'entraîna
fans que je pufFe remarquer où il m'empor-
toit. Je voguai quelques jours dans cette
obfcurité y fans jamais appercevoir le moin-
dre rayon de lumière. Je trouvai une fois
la voûte fî baffe > qu'elle penfa me bleffer
la tête; ce qui me rendit fort attentif à évi-
ter un pareil danger. Pendant ce temps-là ,
je ne mangeois des vivres qui me refloient >
qu'autant qu'il en falloit naturellement pour
foutenir ma vie. Mais avec quelque fruga-
lité que je pufTe vivre , j'achevai de confu-
mer mes provifions. Alors , fans que je pufTe
m'en défendre ? un doux fommeil vint faifir
A iv
8 Les mille et une Nuïts.
mes fens; Je ne puis vous dire fî je dormis
long-temps ; mais en me réveillant , je me
vis avec furprife dans une vatëe campagne,
au bord d'une rivière où mon radeau étoii
attaché, & au milieu d'un grand nombre
de noirs. Je me levai dès que je les apper-
çus , & je les faluai. Ils me parlèrent , mais
je nentendois pas leur langage.
En ce moment je me fentis fi tranfporté
de joie , que je ne favois fi te devois me
croire éveillé. Etant perfuadé que je ne
dormois pas , je m'écriai , & récitai ces ver-
bes arabes : « Invoque la toute-puiiïance y
» elle viendra à ton fecours : il n'ell pas
» befoin que tu t'embarraiïes d'autre choie*
» Ferme l'oeil , ck pendant que tu dormi-
*> ras y Dieu changera ta fortune de mal en
» bien ».
Un des noirs qui entendoit l'arabe >
m*ayant ouï parler ainfi , s'avança & prit
la parole : Mon frère , me dit-il , ne ibyez
pas furpris de nous voir. Nous habitons la
campagne que vous voyez , <k nous fom-
mes venus arrofer aujourd'hui nos champs 9
de l'eau de ce fleuve qui fort de la mon-
tagne voifine, en la détournant par de petits
canaux. Nous avons remarqué que l'eau
emportoit quelque chofe , nous fommes vite
<*^C 7/Ufle. éfa&c/y?iu£
*~-*œ*
lïiiiiiil^
LXXXVK Nuit. 9
accourus pourvoir ce que c'étoit, ck nous
avons trouvé que c'étoit ce radeau j auffitôt
l'un de nous s 'eft jeté à la nage ck l'a amené.
Nous l'avons arrêté ck attaché comme vous
le voyez > ck nous attendions que vous vous
éveillaffiez. Nous vous ïupplions de nous
raconter votre hiftoire •> qui doit être fort
extraordinaire. Dites-nous comment vous
vous êtes hafardé fur cette eau > <Sc d'où
vous venez. Je leur répondis qu'ils me don-
naient premièrement à manger y ck qu'après
cela je fatisferois leur curiofité.
Ils me préfentèrent plufîeurs fortes de
mets ; ck quand j'eus contenté ma faim, je
leur fis un rapport fidelle de tout ce qui
rn'étoit arrivé ; ce qu'ils parurent écouter
avec admiration. Sitôt que j'eus fini mon
difeours : Voilà , me dirent-ils par la bou-
che de l'interprète qui leur avoit expliqué
ce que je venois de dire > voilà une hif-
toire des plus furprenantes. Il faut que vous
veniez en informer le roi vous - même : \^
chofe eft trop extraordinaire pour lui être
rapportée par un autre que par celui à qui
elle eft arrivée. Je leur repartis que j'étok
jprêt à faire ce qu'ils voudroient.
Les noirs envoyèrent auffitôt chercher un
cheval > que Ton amena peu de temps après >
A v
io Les mille et une Nuits.
Ils me firent monter deiïus ; ck pendant
qu'une partie marcha devant moi pour me
montrer le chemin , les autres 9 qui étoient
hs plus robuftes y chargèrent fur leurs épau-
les le radeau tel qu'il étoit avec les ballots ,
& commencèrent à me fuivre.
Scheherazade , à ces paroles , fut obligée
d'en demeurer là y parce que le jour parut.
Sur la fin de la nuit fuivante , elle reprit
le fil de fa narration 3 ck parla dans ces
termes :
sa
L X X X V I Ie. NUIT.
OUS marchâmes tous enfembîe , pour**
fuivit Sindhad , jufques à la ville de Se-
rendid ; car c'étoit dans cette isîe que je
me trouvois. Lés noirs me préfentèrent à
leur roi. Je m'approchai de fon trône où il
éîoit aflis, ck le faluai comme on a coutume
de faluer les rois des Indes ? c'efî-à-dire 5 que
je me proirernai à fes pieds ck baifai la
terre. Ce prince me fit relever \ ck me re-
cevant d'un air très -obligeant , il me fit avan-
cer & prendre place auprès de lui. 11 me de-
manda premièrement comment je m'appe-
lais : lui ayant répondu que je me nommois
LX XX VI le. Nuit. ii
Sindbad, furnommé le Marin, à caufe de
plufleurs voyages que j'avois faits par nier ,
j'ajoutai que j'étois citoyen de la ville de
Bagdad : mais , reprit - il 3 comment vous
trouvez-vous dans mes états, 6k par où y
êtes-vous venu ?
Je ne cachai rien au roi , je lui fis îe
même récit que vous venez d'entendre ; 6k
il en fut fi furpris 6k li charmé , qu'il com-
manda qu'on écrivit mon aventure en let-
tres d'or , pour être confervée dans les ar-
chives de fon royaume. On apporta enfuite
le radeau , 6k l'on ouvrit les ballots en fa
préfence. Il admira la quantité de bois d'a-
loës 6k d'ambre gris , mais furtout les rubis
ck les émeraudes ? car il n'en avoit point
dans fon tréfor -qui en approchât.
Remarquant qu'il confîdéroit mes pier-
reries avec plaifir ? ck qu'il examinoit les
plus fingulières les unes après les autres 5
je me profternai , 6k pris la liberté de lui
dire : Sire , ma perfonne n'efl pas feule-
ment au fervice de votre majefté , la charge
du radeau eft auffi. à elle? 6k je la fuppiie
d'en difpofer comme d'un bien qui lui appar-
tient. Il me dit en fou riant : Sindbad , je me
garderai bien d'en avoir la moindre envie ,
ni de vous ôter rien de ce que Dieu vous
A vj
i% Les mille et une Nuîts.
a donné. Loin de diminuer vos richefYes $
je prétends les augmenter; 6k je ne veux
point que vous fortiez de mes états , fans
emporter avec vous des marques de ma li-
béralité, le ne répondis à ces paroles qu'en
faifant des voeux pour la profpérité du prince-,
ck qu'en louant fa bonté ck fa généralité. Il
chargea un de fes officiers d'avoir foin de
moi , ck me fit donner des gens pour ma
fervir- à fes dépens. Cet officier exécuta
fidellement les ordres de fon maître , ck fit
îranfporter dans le logement où il me con-
cïuifit , tous les ballots dont le radeau avok
été chargé*
J'allois tous les jours à certaines heures
faire ma cour au roi^ek j'employoisle refte
du temps à voir la ville , ck ce qu'il y avoit de
plus digne de ma curiofité»
L'isle ( i ) de Serendid eft fituée juflement
fous la ligne équinoxiale ; ainfi les jours ck
les nuits y font toujours de douze heures ,
& elle a quatre-vingt ( 2 ) parafanges da
longueur ck autant de largeur* La ville ca*
( 1 ) Selon lès géographes , elle eft en-deçà de là
ligne dans le premier climat
( 2 ) Les géographes Orientaux donnent à la para*
ikiige plus d'une de nos Hcues*.
LXXXVIR N u i t. i*
pîtaîe en; fituée à l'extrémité d'une belle
vallée , formée par une montagne qui efl
au milieu de l'isle y ck qui eu bien la plus
haute qu'il y ait au monde. En effet , oa
la découvre en mer de trois journées de na-
vigation. On y trouve le- rubis , plusieurs
fortes de minéraux. ;. ck tous les rochers font 9
pour la plupart ? d'émeril , qui eil une pierre
métallique dont on fe fert pour tailler les
pierreries. On y voit toutes fortes d'arbres
ck de plantes rares , furtout le cèdre 6k le
cocos. On pêche aum* les perles le long de
fes rivages 6k aux embouchures de fes ri-
vières; 6k quelques-unes de fes vallées four-
nhTent le diamant. Je fis auffi par dévotion
un voyage à la montagne , à l'endroit où
Adam fut relégué après avoir été banni du
paradis tejreftre , ck j'eus la curiofité de
monter jufqu'au fommeU
Lorfque je fus de retour dans la ville *
]e. fuppîiai le roi de me permettre de re-
tourner en mon pays ; ce qu'il m'accorda
d'une manière très-obligeante ck très-hono*
rable. Il m'obligea de recevoir un riche pré-
fent , qu'il fit tirer de fon tréfor ; ck lorfque
j'allois prendre congé de lui ? il me chargea
d'un autre préfent bien. plus. confidérable, 6k
m même temps d'une lettre pour le cosma
14 Les mille et une Nuits.
mandeur des croyans , notre fouverain fei-
gneur , en me difant : Je vous prie de pré-
fenter de ma part ce régal & cette lettre au
calife Haroun Alrafchid , & de TarTurer de
mon amitié. Je pris le préfent & la lettre
avec refpecl: , en promettant à fa majefïé
d'exécuter ponctuellement les ordres dont
elle me faifoit l'honneur de me charger.
Avant que je m'embarquafle, ce prince en-
voya quérir le capitaine 6k les marchands
qui dévoient s'embarquer avec moi , ck
leur ordonna d'avoir pour moi tous les égards
imaginables.
La lettre du roi de Serendid étoit écrite
fur la peau d'un certain animal fort pré-
cieux à caufe de fa rareté , ck dont la cou-
leur tire fur le jaune. Les caractères de cette
lettre étoient d'azur ; ck voici ce qu'elle con«
tenoit en langue indienne :
Le roi des Indes , devant qui marchmt mille
èlèphans , qui demeure ddns un palais
dont le toit brille de t éclat de cent
mille rubis , & quipofsede en
fon tréfor vingt mille
couronnes enrichies
de diamans ; au
calife Haroun
Alrafchid*
L XXXVIIe. Nuit. iç
« Quoique le préfent que nous vous
» envoyons foit peu considérable / ne
» laifTez pas néanmoins de le recevoir en
» frère ck en ami , en considération de
♦> l'amitié que nous confervons pour vous
» dans notre cœur 5 6k dont nous fommes
» bien aifes de vous donner un témoi-
» gnage. Nous vous demandons la même
» part dans le vôtre ? attendu que nous
» croyons le mériter 9 étant du rang égal
>> à celui que vous tenez. Nous vous en
» conjurons en qualité de frère. Adieu ».
Le préfent coniîftoit premièrement en un
vafe d'un feul rubis 5 creufé ck travaillé en
coupe > d'un demi-pied de hauteur , & d'un
11 doigt d'épaiffeur , rempli de perles très-ron-
des , ck toutes du poids d'une demi- drachme;
fecondement , en une peau de ferpent qui
avoit des écailles grandes comme une pièce
ordinaire de monnoie d'or , ck dont la pro-
priété étoit de préferver de maladie ceux
qui couchoient defïus ; troifièmement , en
cinquante mille drachmes de bois d'aloës
le plus exquis 5 avec trente grains de camphre
de la groffeur d'une piflache ; ck enfin tout
cela étoit accompagné d'une efclave d'une
beauté raviffante , ck dont les habillemens
étaient couverts de pierreries,
\6 Les mille et une Nuits.
Le navire mit à la voile \ &c après une
longue ck très - Heureufe navigation , nous
abordâmes à Balfora, d'où je me rendis à
Bagdad. La première chofe que je ris après
mon arrivée , fut de m'acquitter de la corn-
miffion dont j'étois chargé.
Scheherazade n'en dit pas davantage ? à
caufe du jour qui fe faifoit voir. Le lende-
main , elle reprit ainiî Ton difcours.
L X X V I ï Ie. NUIT.
Je pris la lettre du roi de Serendid , con*-
tinua Sindbad? & j'allai me préfenter à la
porte du commandeur d^s croyans > ïiiivi
de la belle efclave , 6c des perfonnes de ma
famille qui portoientles préfens dont j'étois
chargé. Je dis le iujet qui m'amenoit , &C
auifitôt l'on me conduisît devant le trône
du calife. Je lui fis la révérence en me
profternant ; ck après lui avoir fait une ha-
rangue très-concife , je luipréfentai la lettre
&t le préfent. Lorfqu'il eut lu ce que lui
inandoit le roi de Serendid , il me demanda
s'il étoit vrai que ce prince fût auffi puif-
jfant ck auffi riche qu'il le marquoit par fa
lettre* Je me proilernaj une féconde fois,|
L XXXV IIP. Nuit. 17
ÔC après m'être relevé : Commandeur des
croyans , lui répondis - je , je puis afTurer
votre majeflé qu'il n'exagère pas Tes richef-
ies Se fa grandeur ; j'en fuis témoin. .Rien
n'en1 plus capable de caufer de l'admiration ,
que la magnificence de fon palais. Lorfque
ce prince veut paroitre en public , on lui
drefTe un trône fur un éléphant y où il s'af-
fiecl , 6c il marche au milieu de deux files
compofées de fes minières , de fes favoris ,
6c d'autres gens de fa cour. Devant lui, fur le
même éléphant , un officier tient une lance
d'or à la main y &c derrière le trône , un autre
efr. debout qui porte une colonne d'or , au
haut de laquelle en1 une émeraude longue
d'environ un demi - pied , 6c grofïe d'un
pouce. Il eft précédé d'une garde de mille
hommes habillés de drap d'or 6c de foie ,
montés fur des éléphans richement capara-
çonnés.
Pendant que le roi eu en marche 9 l'oifi-*
cier qui eft devant lui fur le même éléphant,
crie de temps en temps à haute voix :
« Voici le grand monarque , le puifTant 6c
» redoutable fultan des Indes , dont le palais
» eft couvert de cent mille rubis , 6c qui
». pofsède vingt mille couronnes de dia-*
f> mans, Voici le monarque couronné, plus
28 Les mille et une Nuits.
» grand que ne furent jamais le grand ( i )
» Solima ck le grand ( 2 ) Mihrage ».
Après qu'il a prononcé ces paroles , l'of-
ficier qui eft derrière le trône crie à fon
tour : « Ce monarque fi grand ck fi puif-
» fant , doit mourir , doit mourir •> doit
*> mourir ». L'officier de devant reprend ,
& crie enfuiîe : « Louange à celui qui vit ck
» ne meurt pas ».
D'ailleurs > le roi de Serendid efln* jufte,
qu'il n'y a pas de juges dans fa capitale >
non plus que dans le refte de fes états : fes
peuples n'en ont pas befoin. Ils favent ck
ils obfervent d'eux-mêmes exactement la
juftice 5 & ne s'écartent jamais de leur de-
voir. Ainfi les tribunaux ck les magiftrats
font inutiles chez eux. Le calife fut fort fa-
tisfait de mon difcours. La fagefTe de ce
roi , dit-il , paroît .en fa lettre ; ck après ce
que vous venez de me dire , il faut avouer
que fa fagefTe eft digne de fes peuples ,
&t fes peuples dignes d'elle. A ces mots ,
Il me congédia, ck me renvoya avec un riche
prêtent.
Ci) Salomon.
( 2 ) Ancien roi d'une grande isle de même nom
dans les Indes , très-renommé chez les Arabes par h
puifîànce & par fa fagelTe*
L XXXVI IIe. Ni/it. ï9
Sindbad acheva de parler en cet endroit j
ck Tes auditeurs fe retirèrent \ mais Hindbad
reçut auparavant cent fequins. Ils revinrent
encore le jour fuivant chez Sindbad , qui leur
raconta Ton feptième ck dernier voyage dans
ces termes :
Septième & dernier Voyage de Sindbad
le Marin,
Au retour de mon Hxième voyage , j'a-
bandonnai abfolument la penfée d'en faire
jamais d'autres. Outre que j'étois dans un
âge qui ne demandoit que du repos , je m'é-
tois bien promrs de ne plus m'expofer aux
périls que j'avois tant de fois courus. Ainfî
je ne fongeois qu'à parler doucement le relte
de ma vie. Un jour que je regalois un nom-
bre d'amis , un de mes gens me vint avertir
qu'un officier du calife me demandoit. Je
fortis de table ck allai au-devant de lui. Le
calife ) me dit-il, m'a chargé de venir vous
dire qu'il veut vous parler. Je fuivis au palais
l'officier, qui me préfentaà ce prince, que
je faluai en meprorrerna.-.. à fes pieds. Sind-
bad , me dit-il 5 j'ai befoin de vous ; il faut
que vous me rendiez un fervice ; que vous
alliez porter ma réponfe ôc mes préfens au
3lo Les mille et une Nuits.
roi de Serendid: il eft jufte que je lui rende
la civilité qu'il m'a faite.
Le commandement du calife fut un coup
de foudre pour moi. Commandeur des
croyans 5 lui dis-je, je fuis prêt à exécuter
tout ce que m'ordonnera votre majefté ;
mais je la fupplie très-humblement de fonger
que je fuis rebuté des fatigues incroyables
que j'ai fourTertes- J'ai même fait vœu de
ne fortir jamais de Bagdad. Delà je pris oc-
calion de lui faire un long détail de toutes
mes aventures , qu'il eut la patience d'écouter
jufqu'à la fin.
D'abord que j'eus cefïé de parler : J'a-
voue, dit- il ? que voilà des événemens bien
extraordinaires ; mais pourtant il ne faut pas
qu'ils vous empêchent de faire, pour l'amour
de moi, le voyage que je vous propofe. Il
ne s'agit que d'aller à l'isîe de Serendid 5
vous acquitter de la commifîion que je vous
donne. Après cela , il vous fera libre de vous
en revenir. Mais il y faut aller ; car vous
voyez bien qu'il ne feroit pas de la bien-
féance & de ma dignité d'être redevable
au roi de cette isle. Comme je vis que le
calife exigeoit cela de moi abfolument , je
lui témoignai que j'étois prêt à lui obéir. Il
en eut beaucoup de joie , ck me fit donner
LXXXVIÏK Nuit. ii
mille fequins pour les fraix de mon voyage.
Je me préparai en peu de jours à mon dé-
part ; fk fîtôt qu'on m'eut livré les préfens
du calife avec une lettre de fa propre main ,
je partis & je pris la route de Balfora , où
je m'embarquai. Ma navigation fut très-heu-
reufe ; j'arrivai à l'isle de Serendid. Là,
j'expofai aux minières la commiffion dont
jetais chargé , & les priai de me faire don-
ner audience inceffamment. Ils n'y man-
quèrent pas. On me conduifit au palais avec
honneur. J'y faluai le roi en me profternant
félon la coutume.
Ce prince me reconnut d'abord , & me té-
moigna une joie toute particulière de me
revoir. Ah ! Sindbad , me dit-il > foyez le
bien- venu. Je vous jure que j'ai fongé à
vous très-fouvent depuis votre départ. Je
bénis ce jour5 puifque nous nous voyons
encore une fois. Je lui fis mon compliment;
& après l'avoir remercié de la bonté qu'il
avoit pour moi , je lui préfentai la lettre &C
le préfent du calife ? qu'il reçut avec toutes
les marques d'une grande fatisfaétion.
Le calife lui envoyoit un lit complet de
drap d'or, eftimé mille fequins 5 cinquante
robes dune très-riche étoffe , cent autres
de toile blanche , la plus fine du Caire ? d§
5.2 Les mille et une Nuits*
Suez ( i ), de Gufa ( 2 ) & d'Alexandrie;
un autre lit cramoifi, ck un autre encore
d:une autre façon ; un vafe d'agathe plus
large que profond 5 épais d'un doigt , ck
ouvert d'un demi-pied, dont le fond repré-
fentoit en bas-relief un homme un genou
en terre qui tenoit un arc avec une flèche ^
prêt à tirer contre un lion : il lui envoyoit
enfin une riche table y que l'on croyoit , par"
tradition , venir du grand Salomon. La lettre
du calife étoit conçue en ces termes :
Salut au nom dufouverain guide du droit
chemin , aupuiffant & heureux fultan , de
la part £Abdalla Haroun Alrafchid^
que Dieu a place dans le lieu
dhonneur après fes ancêtres
dheureufe mémoire,
« Nous avons reçu votre lettre avec
*> joie, ck nous vous envoyons celle-ci»
» émanée du confeil de notre porte , le jar-
»> din des efprits fupérieurs. Nous efpérons
*> qu'en jetant les yeux defïus, vous'con-
» noîtrez notre bonne intention , ck que
» vous l'aurez pour agréable, Adieu ».
( 1 ) P°rt de *a mer rouge.
(O Ville d'Arabie.
L XXXV IIIe. Nuit. ij
Le roi de Serendid eut un grand plaifir
de voir que le calife répondoit à l'amitié
qu'il lui avoit témoignée. Peu de temps
après cette audience , je foliicitai celle de
mon congé , que je n'eus pas peu de peine
à obtenir. Je l'obtins enfin , & le roi y en
me congédiant j me fit un préient très-con-,
iidérable. Je me rembarquai auffitôt , dans
le deffein de m'en retourner à Bagdad;
mais je n'eus pas le bonheur d'y arriver
comme je l'efpérois , 6k Dieu en difpofa
autrement.
Trois ou quatre jours après notre départ ,'
nous fûmes attaqués par des corfaires , qui
eurent d'autant moins de peine à s'emparer
de notre vaifïeau , qu'on n'y étoit nullement
en état de fe défendre. Quelques perfonnes
de l'équipage voulurent faire rentrance? mais
il leur en coûta la vie ; pour moi ck tous
ceux qui eurent la prudence de ne pas s'op-
p.ofer au deffein des corfaires j nous fûmes
faits efclaves.
Le jour qui parohToit, impofa filence à
Scheherazade. Le lendemain; elle reprit la
fuite de cette hiftoire.
%4 Les mille et une Nuits.
L X X X I Xe. NUIT.
SiRE > dit-elle au fultan des Indes , Sind-
bad, continuant de raconter les aventures
de fon dernier voyage : Après que les cor-
faires, pourfuivit-il , nous eurent tous dé-
pouillés ? & qu'ils nous eurent donné de
méchans habits au lieu des nôtres , ils nous
emmenèrent dans une grande isle fort éloi-
gnée , où ils nous vendirent.
Je tombai entre les mains d'un riche mar-ï
chand 9 qui ne m'eut pas plutôt acheté >
qu'il me mena chez lui , oit il me fit bien
manger ck habiller proprement en efclave.
Quelques jours après , comme il ne s'étoit
pas encore bien informé qui j'étois* il me
demanda fi je n'a vois pas quelque métier ;
je lui répondis, fans me faire mieux con-
aïoître, que je n'étois pas un artifan , mais
un marchand de profeflion 5 & que les cor-
faires qui m'avoient vendu , m'avoient enlevé
tout ce que j'avois. Mais dites-moi , reprit-
il , ne pourriez-vous pas tirer de l'arc ? Je
lui repartis que c'était un des exercices de
ma jeunefTe, & que je ne l'avois pas oublié
depuis. Alors il me donna, un arc &: des
flèches },
LXXXIXV Nuit. 15
flèches ; ck m'ayant fait monter derrière lui
fur un éléphant., il me mena dans une forêt
éloignée de la ville de quelques heures de
chemin , ck dont l'étendue étoit très-vafie.
Nous y entrâmes fort avant ; cklorfquil jugea
à propos de s'arrêter , il me fit defcendre,
Enfuite me montrant un grand arbre : Mon-
tez fur cet arbre j me dit-il 5 ck tirez fur les
éléphans que vous verrez pafTer ; car il y en a
une quantité prodigieufe dans cette forêt*
S'il en tombe quelqu'un y venez m'en don-
ner avis. Après m' avoir dit cela > il me
laiffa des vivres , reprit le chemin de la ville *
& je demeurai fur l'arbre j à l'affût pendant
toute la nuit.
Je n'en apperçus aucun pendant tout et
temps-là^ mais le lendemain > d abord que
le foleil fut levé , j'en vis paroître un grand
nombre. Je tirai deiïus plusieurs flèches^
& enfin il en tomba un par terre. Les
autres fe retirèrent aufïitôt > 6k melaifsèrent
ïa liberté d'aller avertir mon patron de la
chafTe que je venois de faire. En faveur de
cette nouvelle > il me régala d'un bon repas ,
loua mon adrefTe , ck me carefTa fort* Puis
nous allâmes enfemble à la forêt 3 où nous
■creusâmes une foiTe dans laquelle nous en-
terrâmes l'éléphant que j'avois tué. Mon
Tome FI IL 8
%6 Lès mille et une Nuits:
patron fe propofoit de revenir lorfque l'ani-
mal feroit pourri, 6k d'enlever les dents pour
en faire commerce.
Je continuai cette chafTe pendant deux
mois , 6k il ne fe paffoit pas de jour que je
ne tuaile un éléphant. Je ne me mettois
pas toujours à l'affût fur un même arbre j
je me plaçois tantôt fur l'un , tantôt fur
l'autre. Un matin que j'attendois l'arrivée
des éléphans , je m'apperçus avecnn extrême
étonnement , qu'au lieu de palier devant
moi en traverfant la forêt comme à l'or-
dinaire , ils s'arrêtèrent y 6k vinrent à moi
avec un horrible bruit & en fi grand nom-
bre? que la terre en étoit couverte cktrem-
bloit fous leurs pas. Ils s'approchèrent de
l'arbre où j'étois monté 5 6k l'environnèrent
tous la trompe étendue 6k les veux atta-
chés fur moi. A ce fpeétacle étonnant, je
reftai immobile 5 6k faifi d'une telle frayeur 3
que mon arc 6k mes flèches me tombèrent
des mains.
Je n'étois pas agité d'une crainte vaine»
Après que les éléphans m'eurent regardé
quelque temps , un des plus gros embraiïa
l'arbre par le bas avec fa trompe y 6k fit
yn fi puhTant effort , qu'il le déracina 6k
L X X X I X*. Nuit. 17
îë renveria par terre. Je tombai avec
l'arbre; mais l'animal me prit avec fa trompe,
ck me chargea fur fon dos , où je m'aflis plus
mort que vif avec le carquois attaché à mes
épaules. Il fe mit enfuite à la tête de tous
les autres , qui le fuivoient en troupe , & me
porta jufqu'à un endroit., où m'ayant pofé à
terre , il fe retira avec tous ceux qui f ac~
compagnoient. Concevez , s'il efl poflible?
l'état où i'étois : je croyois plutôt dormir
que veiller. Enfin , après avoir été quelque
temps étendu fur la place j ne voyant plus
d'éléphans , je me levai y ck je remarquai
que j'étois fur une colline allez longue ck
affez large 5 toute couverte d'oiTemens &
de dents d'éléphans. Je vous avoue que cet
objet me fit faire une infinité de réflexions*
J'admirai l'inftincl; de ces animaux. Je ne
doutai point que ce ne fût là leur cimetière 9
ôc qu'ils ne m'y eurïent apporté exprès pour
me Penfeigner , afin que je ceffafTe de le«
perfécuter , puifque je le faifois dans la vue
feule d'avoir leurs dents. Je ne m'arrêtai pas
fur la colline 5 je tournai mes pas vers la
ville; & après avoir marché un jour 6k une
nuit , j'arrivai chez mon patron. Je ne ren-
contrai aucun éléphant fur ma route ; ce qui
me fit connoître qu'ils s'étoient éloignés plus
B ij
2# Les mille et une Nuïts.
avant dans la forêt 3 pour me laiiler la liberté
d aller fans obftacle à la colline.
Dès que mon patron m'apperçut : Ah !
pauvre Sindbad, me dit-il, j'étois dans une
grande peine de favoir ce que tu pouvois
être devenu. J'ai été à la forêt 9 j'y ai trouvé
un arbre nouvellement déraciné , un arc 6k
êes flèches par terre ; 6k après t'avoir inu-
tilement cherché , je défefpérois de te revoir
jamais. Raconte-moi^ je te prie 9 ce qui
t'eft arrivé. Par quel bonheur es-tu encore
en vie ? Je fatisfls fa curiofîté ; 6k le lende-
main étant allés tous deux à la colline y il
reconnut avec une extrême joie la vérité
de ce que je lui avois dit. Nous chargeâmes
l'éléphant fur lequel nous étions venus de
tout ce qu'il pouvoit porter de dents ; 6k
lorfque nous fûmes de retour : Mon frère ,
me dit-il , car je ne veux plus vous traiter
en efclave , après le plaifir que vous venez
de me faire par une découverte qui va m'en-
richir , Dieu vous comble de toutes for-
tes de biens 6k de profpérités. Je déclare
devant lui que je vous donne la liberté.
Je vous avois diflïmulé ce que vous allez
entendre.
Les éléphans de notre forêt nous font
périr chaque année une infinité d'efçlaves
L X X X I Xe. N u .1 t. 29
true nous envoyons chercher de l'ivoire.
Quelques confeils que nous leur donnions 9
ils perdent tôt ou tard la vie par les rufes
de ces animaux. Dieu vous a délivré de
leur furie & n'a fait cette grâce qu'à vous
feul. C'eft une marque qu'il vous chérit,
& qu'il a befoin de vous dans le monde
pour le bien que vous y devez faire. Vous
me procurez un avantage incroyable ; nous
n'avons pu avoir d'ivoire jufqu'à préfent
qu'en expofant la vie de nos efclaves; &c
voilà toute notre ville enrichie par votre
moyen. Ne croyez pas que je prétende
vous avoir arTez récompenfé par la liberté
que vous venez de recevoir ; je veux ajouter
à ce don des biens confidérables. Je pour-
rois engager toute notre ville à faire votre
fortune ; mais c'eft une gloire que je veux
avoir moi feul.
A ce difcours obligeant , je répondis: Pa-
tron , Dieu vous conferve ; la liberté que
vous m'accordez fuhit pour vous acquitter
.envers moi ; & pour toute récompenfé du
fervice que j'ai eu le bonheur de vous
rendre à vous ck à votre ville , je ne vous
demande que la permifïion de retourner en
mon pays. Hé bien, répliqua-t-il , Moçon
B iij
3o Les mille et une Nuits.
( i ) nous amènera bientôt des navires qui
viendront charger de l'ivoire. Je vous ren-
verrai alors , <k vous donnerai de quoi
vous conduire chez vous. Je le remerciai
de nouveau de la liberté qu'il venoit de me
donner ^ ck des bonnes intentions qu'il avoit
pour moi. Je demeurai chez lui en atten-
dant le Moçon ; ck pendant ce temps - là,
nous fîmes tant de voyages à la colline «>
que nous remplîmes Tes magasins d'ivoire.
Tous les marchands de la ville qui en né-
gocioient firent la même chofe ; car cela
lie leur fut pas long-temps caché.
À ces paroles , Scheherazade appercevant
la pointe du jour? cefTa de pourfuivre fou
difcours. Elle le reprit la nuit fuivante > Se
dit au fultan des Indes :
(i) Ce mot eft fort ufité dans la navigation des
Indes. C'eft un vent régulier qui règne fix mois dit
couchant au levant, & fix mois du levant au cou*
«haut
XO, Nuit. 3î
I— — —— — — ■■■» — M^— — — — ■■■■■■■ — g
XO, NUIT,
OIRE, Sindbad continuant le récit de fon
feptième voyage: Les navires , dit-il , arri-
vèrent enfin , ck mon patron ayant choiiï
lui-même celui fur lequel je devois m'em-
barquer^ le chargea d'ivoire à demi pour
mon compte. Il n'oublia pas d'y faire mettre
auffi des provifions en abondance pour mon
pafïage ; ck de plus , il m'obligea d'accepter
des régals de grands prix y des curiosités du
pays. Après que je l'eus remercié autant qu'il
me fut poflible de tous les bienfaits que j'a-
vois de lui , je m'embarquai. Nous mimes à
la voile ; ck comme l'aventure qui m'avoit
procuré la liberté étoit fort extra ordinaire 9
j'en avois toujours Pefprit occupé,
Nous nous arrêtâmes en quelques isîes
pour y prendre des rafraîchifTemens. Notre
vahTeau étant parti d'un port de terre ferme
des Indes 5 nous y allâmes aborder : 6k là ,
pour éviter les dangers de la mer jufqu'à
Balfora , je fis débarquer Ti voire qui m'appar-
tenoit , réfolu de continuer mon voyage par
terre. Je tirai de mon ivoire une groiïe fom-
me d'argent j j'en achetai plufîeurs chofes
B iv
g* Les mille et une Nuits.
rares pour en faire des préfens ; & quand
mon équipage fut prêt, je me joignis à une
grofTe caravanne de marchands* Je demeurai
long-temps en chemin y ck je fourTris beau-
coup ; mais je fourTrois avec patience > en
faifant réflexion que je n'avois plus à craindre
ni les tempêtes , ni les corfaires , ni les fer-
pens , ni tous les autres périls que j'avois
courus.
Toutes ces fatigues finirent enfin : j'arri-
vai heureufement à Bagdad. J'allai d'abord
me préfenterau calife > 6>c lui rendre compte
de mon ambafïade. Ce prince me dit que la
longueur de mon voyage lui avoit caufé de
l'inquiétude ; mais qu'il avoit pourtant tou-
jours efpéré que dieu ne m'abandonnerort
point. Quand je lui appris l'aventure des
éléphans , il en parut fort furpris ; & il auroit
refufé d'y ajouter foi y fi ma fincérité ne lui
eût pas été connue. Il trouva cette hiftoire
& les autres que je lui racontai > fi curieufes*
qu'il chargea un de {qs fecrétairesde les écrire
en caractères d'or > pour être confervées
dans fon tréior» Je me retirai très- content
de l'honneur & des préfens qu'il me fit ; puis
je me donnai tout entier à ma famille* à
mes parens &£ à mes amis.
Ce fut ainfi que Sindbad acheva le récit
X O. Nuit. 35
de fon feptième & dernier voyage ; ck s'a-
dreffant enfuite à Hindbad : Hé bien , mon
ami, ajouta-t-il , avez-vous jamais ouï dire
que quelqu'un ait fouffert autant que moi,
ou qu'aucun mortel fe {bit trouvé dans des
embarras.fi preiTans ? N'eft-il pas jufte qu'a-
près tant de travaux je jouifTe d'une vie
agréable ck tranquille ? Comme il achevoit
ces mots , Hindbad s'approcha de lui , ck dit
en lui baifant la main : 11 faut avouer , fei~
gneur, que vous avez erTuyé d'effroyables
périls ; mes peines ne font pas comparables
aux vôtres. Si elles m'affligent dans le temps
que je les iburTre5 je m'en confole par le
petit profit que j'en tire. Vous méritez non*-
feulement une vie tranquille , vous êtes digne
encore de tous les biens que vous pofTédez ;
puifque vous en faites un fi bon ufage , ck
que vous êtes fi généreux. Continuez donc de
vivre dans la joie jufqu'à l'heure de votre
mort.
Sindbad lui fit encore donner cent fequîns y
le reçut au nombre de fes amis ; lui dit de
quitter fa profefïion de porteur , ck de con-
tinuer de venir manger chez lui ; qu'il auroit
lieu de fe fouvenir toute fa vie de Sindbad
le marin.
Scheherazade 2 voyant qu'il n étoit pas
B v
34 Les mille et une Nuits.
encore jour > continua de parler > & corn*
mença une autre hiftoire.
Les trois Pommes.
Sire, dit - elle j j'ai déjà eu l'honneur
d'entretenir votre majefté d'une fortie que
le calife Haroun Alrafchid fît une nuit de Ton
palais; il faut que je vous en raconte encore
une autre. Un jour ce prince avertit le grand-
"vîfîr Giafar de fe trouver au palais la nuit
prochaine. Vifîr > lui dit-il > je veux faire le*
tour de la ville > & ni informer de ce qu'on
y dit , & particulièrement iî l'on eft content
de mes officiers de juflice. S'il y en a dont
on ait raifon de fe plaindre ? nous les dépa-
rerons pour en mettre d'autres à leur place>
qui s'acquitteront mieux de leur droit. Si au-
contraire il y en a dont on fe loue , nous
aurons pour eux les égards qu'ils méritent».
Le grand- viflr s'étant rendu au palais à l'heure
marquée > le calife , lui & Mefrour 9 chef
des eunuques , fe déguisèrent pour n'être
pas connus , ck fortirent tous trois enfemble*
ils pafsèrent par plufieurs places ck par plu*
iieurs marché* 5 ck en entrant dans une petite
rue , Ils virent au clair de la lune un bon-
kmœe à barbe blanche 9 qui. av oit la taille.
X Ce. Nuit. 35
liante , 6k qui portait des filets fur fa têtQ.
Il avoit au bras un panier pliant de feuilles
de palmier , 6k un bâton à la main. A voir ce
vieillard , dit le calife , il n'efl pas riche :
abordons-le , 6k lui demandons l'état de fa
fortune. Bon -homme, lui dit le vifir , qui
es-tu ? Seigneur y lui répondit le vieillard 5
je fuis pêcheur , mais le plus pauvre 6k le plus
rniférable de ma profefïion. Je fuis forti de
chez moi tantôt fur le midi pour aller pêcher y
& depuis ce temps -là jufqu'à préfent je n'ai
pas pris le moindre poifïbn. Cependant j'ai
une femme 6k des petits enfans , 6k je n'ai
pas de quoi les nourrir.
Le calife , touché de compafïion , dit au
pêcheur : Aurois-tu le courage de retourner
fur tes pas , ck de jeter tes filets encore une
fois feulement ? Nous te donnerons .cent
fequins de ce que tu amèneras. Le pêcheur 9
à cette propofition , oubliant toute la peine
de la journée , prit le calife au mot , ck
retourna vers le Tigre avec lui , Giafar ck
Mefrour , en difant en lui - même : Ces fei-
gneurs parohTent trop honnêtes ck trop rai»
fonnables pour ne pas me récompenfer de
ma peine ; 6k quand ils ne me donneroient
que la centième partie de ce qu'ils me pro-
mettent 5 ce feroit encore beaucoup pour moi,
h vj
$6 Les mille et itnê Nuits.
Ils arrivèrent au bord du Tigre ; le pêw
cheur y jeta Tes filets , puis les ayant tirés ,
il amena un coffre bien fermé ck fort pefant
qui s'y trouva. Le calife lui fit compter auffi-
toi cent fequins par le grand-vifir , ck le
renvoya. Mefrour chargea le coffre fur fes
épaules par l'ordre de fon maître * qui , dans,
rempreffement de favoir ce qu'il y avoit de*
dans , retourna au palais en diligence. Là 9
le coffre ayant été ouvert , on y trouva un
grand panier pliant de feuilles de palmier 9
fermé êk coufu par l'ouverture avec un. fil
de laine rouge. Pour fatisfaire l'impatience
du calife, on ne fe donna pas la peine de. le
découdre ; on coupa prornptement le fil avec
lin couteau ,. ck Ton tira du panier un paquet
enveloppé dans un méchant tapis , ck lié
av#c de la corde» La corde déliée ck le pa-
quet défait , on vit avec horreur le corps
d'une jeune dame plus blanc que de la neige.?
et coupé par morceaux,
Scheherazade , en cet endroit > remarquant
qu'il étoit jour , ceffa de parler. Le lendemaki^
rite reprit la parole de cette manière,.
XCK Nui t. 37
X C Ie. NUI T.
oire , votre majefté s'imaginera mieux elle-
même que je ne le puis faire comprendre par
mes paroles , quel fut f étonneraient du calife
à cet affreux fpeclacle. Mais de la furprife il
parTa en un inftant à la colère ; ck lançant au
vifir un regard furieux : Ah ! malheureux \ lai
dit-il ) eft-ce donc ainfi que tu veilles fur les
actions de mes peuples ? On commet impu-
nément fous ton miniftère des aifaffinats dans
ma capitale, & l'on jette mes fujets dans le
Tigre y afin qu'ils crient vengeance contre
moi au jour du jugement. Si tu ne venges
promprement le meurtre de cette femme par
la mort de fon meurtrier > je jure par le faiat
310m de dieu , que je te ferai pendre 5 toi ck
quarante de ta parenté. Commandeur des
croyans , lui dit le grand- vi(ir 5 je fupplie
votre majefté de m'accorder du temps pour
faire des perquisitions. Je ne te donne que
trois jours, pour cela, repartit le calife; c'eft
à toi d'y fonger.
Le vifir Giafar fe retira chez lui dans une
grande confufion de fentimens. Hélas , difoit*
il 3 comment^ dans une ville aufli vafte ck auflî
38 Les mtllé'et une"Nuits.
peuplée que Bagdad , pourrai-je déterrer un
meurtrier , qui fans doute a commis ce crime
fans témoin, & qui eft peut-être déjà forti
de cette ville ? Un autre que moi tireroit de
prifon un miférable ; & le feroit mourir pour
contenter le calife ; mais je ne veux pas char-
ger ma confcience de ce forfait , & j'aime
mieux mourir que de me fauver à ce prix-là.
Il ordonna aux officiers de police & de
juftice 9 qui lui obéifïbient , de faire une
exacte recherche du criminel. Ils mirent leurs
gens en campagne , ils s'y mirent eux-mêmes,
ne fe croyant guère moins intéreiTés que le
vifir en cette affaire. Mais tous leurs foins
furent inutiles : quelque diligence qu'ils y ap-
portèrent , ils ne purent découvrir l'auteur
de l'aiTafîinat; & le vifir jugea bien que fans
un coup du ciel , c'étoit fait de fa vie.
Effectivement > le troifième jour étant
venu, un huifîier arriva chez ce malheu-
reux miniftre , & le fomma de le fuivre. Le
vifir obéit ; & le calife lui ayant demandé
où étoit le meurtrier : Commandeur des
croyans ? lui répondit-il les larmes aux yeux >
je n'ai trouvé perfonne qui ait pu m'en don-
ner la moindre nouvelle. Le calife lui fit des
reproches remplis d'emportement & de fu-
reur y & commanda qu'on le pendît devant
X C Ie. Nui t.
la porte du palais y lui 6c quarante Barme-'
cides ( i ).
Pendant que l'on travaillait à dreffer les
potences , 6c qu'on alla fe faifir des quarante
Barmecides dans leurs maifons j un erieur
public alla par ordre du caîife faire ce cri
dans tous les quartiers de la ville : « Qui
» veut avoir la fatis faction de voir pendre le
» grand-vifîr Giafar > 6c quarante des Banne-
» cides fes parens ; qu'il vienne à la place qui
» eft devant le palais ».
Lorfque tout fut prêt , le juge criminel 6k
un grand nombre dliuilîiers du palais ame-
nèrent le grand-vifîr avec les quarante Bar-
mecides y les firent difpofer chacun au pied
de la potence qui lui étoit deftinée , 6c on
leur paffa autour du cou ta corde avec laquelle
ils dévoient être levés en l'air. Le peuple, dont
toute la place étoit remplie ^ ne put voir ce
trirle fpe&acle fans douleur , 6c fans verfer
des larmes ; car le g rand-viilr Giafar 6c les
Barmecides éroient chéris 6c honorés pour
leur probité , leur libéralité 6c leur défînté-
( i ) Les Barmecides e'toient d'une famille fortie de
Perfe , dont étoit le grand -vifir Giafar. Voyez la
bibliothèque orientale de M. d'Herbelot? m x»ofc
40 Les mille et une Nuits.
refTement, non- feulement à Bagdad, mais
même par tout l'empire du calife.
Rien n'empêchoit qu'on n'exécutât l'ordre
irrévocable de ce prince trop févère; 6k on
alloit ôter la vie aux plus honnêtes gens de
la ville > lorfqu'un jeune homme très-bien
fait <k fort proprement vêtu fendit la prefTe ,
pénétra jufqu'au grand - vifir ; & après lui
avoir baifé la main : Souverain vifir > lui
dit-il , chef des émirs de cette cour ? refuge
des pauvres -, vous n'êtes pas coupable du
crime pour lequel vous êtes ici. Retirez- vous>
& me laifTez expier la mort de la dame qui a
été jetée dans le Tigre. C'eft moi qui fuis
fon meurtrier -, & je mérite d'en être puni.
Quoique ce difcours causât beaucoup de
joie au vifir , il ne laifTa pas d'avoir pitié du
jeune ho mme > dont la physionomie 5 au lieu
de paroitre funefte , avoit quelque chofe
d'engageant ; & il alloit lui répondre ? lorf-
qu'un grand homme d'un âge déjà fort avan-
cé , ayant aufli fendu la prefTe arriva , &: dit
au vifir : Seigneur , ne croyez rien de ce que
vous dit ce jeune homme ; nul autre que moi
n'a tué la dame qu'on a trouvée dans le coffre.
C'en1 fur moi feul que doit tomber le châti-
. ment. Au nom de dieu a je vous conjure de
m pas punir l'innocent pour le coupable*
XCK Nui t. $j
Seigneur y reprit îe jeune homme en s'adref-
Tant au vifir , je vous jure que c'eft moi qui
ai commis cette méchante a&ion , 6k que
perfonne au monde n'en eft complice. Mon
fils , interrompit le vieillard ; c'eft le défef-
poir qui vous a conduit ici , 6k vous voulez
prévenir votre deftinée ; pour moi ,. il y a
long-temps que je fuis au monde, je dois en
être détaché. LairTez-moi donc facrifler ma
vie pour la vôtre. Seigneur y ajouta-t-il en
s'adreiïant au grand-vifir , je vous le répète
encore ? c'eft moi qui fuis TarTarlin : faites-
moi mourir , 6k ne différez pas.
La conteftation du vieillard 6k du jeune
homme obligea le vifir Giafar à les mener
tous deux devant le calife , avec la permif-
fion du lieutenant criminel , qui fe faifoit un
plaifir de le favorifer. Lorfqu'il fut en pré*
fence de ce prince , il baifa la terre par fept
fois , 6k parla de cette manière : Comman-
deur des croyans , j'amène à votre majefté
ce vieillard ck ce jeune homme , qui fe difent
tous deux féparément meurtriers de la dame»
Alors le calife demanda aux accuiîés y qui
des deux avoit maftacré la dame fi cruelle-
ment, ck l'avoit jetée dans le Tigre. Le jeune
homme afifura que ç'étoit lui ; mais le vieil-
lard x de fon coté 3 foutenant le contraire: i
42. Les mille et une Nuits.
Allez, dit le calife au grand- vifir, faites-les
pendre tons deux. Mais {ire ? dit le viiîr, s'il
n'y en a qu'un de criminel , il y auroit de
Pinjuftice à faire mourir l'autre.
A ces paroles , le jeune homme reprit : Je
jure par le grand dieu qui a élevé les deux
à la hauteur où ils font , que c'efl: moi qui ai
tué la dame , qui l'ai coupée par quartiers ck
jetée dans le Tigre il y a quatre jours. Je ne
veux point avoir de part avec les autres au
jour du jugement > û ce que je dis n'efl: pas
véritable ; ain(î je fuis celui qui doit être puni.
Le calife fut furpris de ce ferment, & y ajouta
foi , d'autant plus que le vieillard n'y répliqua
rien. Ç'eft pourquoi fe tournant vers le jeune
homme : Malheureux , lui dit-il , pour quel
fujet as-tu commis un crime ii déteflable ?
(k quelle raifon peux-tu avoir d'être venu
t'offrir toi-même à la mort ? Commandeur
des croyans 5 répondit-il , fi l'on mettoit par
écrit tout ce qui s'en1 païïe entre cette dame
et moi , ce feroit une hiftoire qui pourroit
être très-utile aux hommes. Raconte-nous la
donc , répliqua le calife , je te l'ordonne.
Le jeune homme obéit , $t commença fon
récit de cette forte.
Scheherazade vouloit continuer ; mais elle
fut obligée de remetttre cette hiiloire à la
nuit fui vante»
X C I K N û i t.
X C I Ie. NUIT.
Schahriar prévint îa fultane ? & lui de-
manda ce que le jeune homme avoit raconté
au calife Haroun Alrafchid. Sire , répondit
Scheherazade, il prit la parole > & parla dans
ces termes ;
Hiflolre de la dame majjacrée ^ & du jeune,
homme [on mari»
Commandeur des çroyans , votre ma*
jefté faura que la dame mafFacrée étoit ma
femme , fille de ce vieillard que vous voyez*
qui eft mon oncle paternel. Elle n'avoit que
douze ans quand il me la donna en mariage 9
ck il y en a onze d'écoulées depuis ce temps-
là. J'ai eu d'elle trois enfans mâles , qui font
vivans; &: je dois lui rendre cette juftice9
qu'elle ne m'a jamais donné le moindre fujet
de déplaisir. Elle étoit fage, de bonnes mœurs 9
&: mettoit toute fôn attention à me plaire.
De mon côté , je l'aimois parfaitement , 6c
je prévenois tous ks defïrs j bien loin de m'y
oppofer.
44 Les mille et une Nuits.
Il y a environ deux mois qu'elle tomba
malade. J'en eus tout le foin imaginable,
&: je n'épargnai rien pour lui procurer une
prompte guérifon. Au bout d'un mois5 elle
commença de fe mieux porter , 6k voulut
aller au bain. Avant que de fortir du logis ,
elle me dit : Mon coufin , car elle m'appeloit
ainfi par familiarité ^ j'ai envie de manger des
pommes ; vous me feriez un extrême plaifir
û vous pouviez m'en trouver ; il y a long-
temps que cette envie me tient > ck je vous
avoue qu'elle s'eft augmentée à un point ,
que fi elle n'en: bientôt fatisfaite , je crains
qu'il ne m'arrive quelque difgrace. Très-vo-
lontiers , lui répondis-je , je vais faire tout
mon poflible pour vous contenter.
J'allai aufïitôt chercher des pommes dans
tous les marchés ck dans toutes les boutiques;
mais je n'en pus trouver une^ quoique j'of-
friffe d'en donner un fequin. Je revins au logis
fort fâché de la peine que j'avois prife inuti-
lement. Pour ma femme ? quand elle fut
revenue du bain , êk qu'elle ne vit point de
pommes , elle en eut un chagrin qui ne lui
permit pas de dormir la nuit. Je me levai de
grand matin , ck allai dans tous les jardins ;
mais je ne réufîis pas mieux que le jour pré-
cédent. Je rencontrai feulement un vieux
X C I I«. Nuit. 4%
jardinier qui me dit , que quelque peine que
je me donnaffe y je n'en trouver ois point
ailleurs qu'au jardin de votre majeiié à Bal-
ibra.
Comme j'aimois paflionnément ma fem^
me , & que je ne voulois pas avoir à me
reprocher d'avoir négligé de la fatisfaire, je
pris un habit de voyageur; & après l'avoir
mftruite de mon derTein5 je partis pour Bal-
fora. Je fis une û grande diligence 5 que je
fus de retour au bout de quinze jours. Je
rapportai trois pommes qui m* avoient coûté
un fequin la pièce. Il n'y en avoit pas davanr
tage dans le jardin 9 6k le jardinier n'avoit
pas voulu me les donner à meilleur marché.
En arrivant , je les préfentai à ma femme ;
mais il fe trouva que l'envie lui en étoit
parlée. Àinfi elle fe contenta de les recevoir,
& les pofa à côté d'elle. Cependant elle étoit
toujours malade , ck je ne favois pas quel
remède apporter à fon mal.
Peu de jours après mon voyage 5 étant
afîis dans ma boutique, au lieu public où Ton
vend toutes fortes d'étoffes fines , je vis en-
trer un grand efclave noir , de fort méchante
mine , qui tenoit à la main une pomme, que
je reconnus pour une de celles que j'avois
apportées de Balfora. Je n'en pouvois doit*.
46 Les mille et une Nuits,
ter , puifque je favois qu'il n'y en avoit pas
une dans Bagdad ni dans tous les jardins aux
environs. J'appelai l'efclave : Bon efclave ,
lui dis-je , apprends-moi , je te prie , où tu
as pris cette pomme ? C'eft, , me répondit-il
en fouriant , un préfent que m'a fait mon
amoureufe. J?ai été la voir aujourd'hui , ck
je l'ai trouvée un peu malade. J'ai vu trois
pommes auprès d'elle , 6k je lui ai demandé
d'où elle les avoit eues; elle m'a répondu
que fon bon-homme de mari avoit fait un
voyage de quinze jours exprès pour les lui
aller chercher? ck qu'il les lui avoit apportées.
Nous avons fait collation enfèmbîe? 6k en
la quittant, j'en ai pris ck emporté une que
voici.
Ce difcours me mit hors de moi-même.
Je me levai de ma place ; 6k après avoir fer-
mé ma boutique , je courus chez moi avec
emprefTement , ck montai à la chambre de
ma femme. Je regardai d'abord où étoient
les pommes ; ck n'en voyant que deux , je
demandai où étoit la troiiième. Alors ma
femme ayant tourné la tête du côté des pom*
mes 5 ck n'en ayant apperçu que deux , me
répondit froidement : Mon coufin , je ne fais
ce qu'elle eft devenue. A cette réponfe, je
ne fis pas difficulté de croire que ce que m'a*
" X C I P. Nuit. 47
voit dit l'efciave ne fut véritable. En même
temps je me biffai emporter à une fureur
jaloufe ; &t tirant un couteau qui étoit atta-
ché à ma ceinture., je le plongeai dans la gorge
de cette miférable. Enfuite je lui coupai la tête
ÔC mis fon corps par quartiers ; j'en fis un
paquet que je cachai dans un panier pliant ;
ck après avoir coufu l'ouverture du panier
avec un fil de laine rouge, je l'enfermai
dans un coffre , que je chargeai fur mes
épaules dès qu'il fut nuit , & que j'allai jeter
dans le Tigre.
Les deux plus petits de mes enfans étoient
déjà couchés & endormis y ôt le troifième
étoit hors de la maifon ; je le trouvai à mon
retour affis près de la porte , & pleurant à
chaudes larmes. Je lui demandai le fujet de
fes pleurs. Mon père, me dit- il y j'ai pris ce
matin à ma mère 3 fans qu'elle en ait rien
vu? une des trois pommes que vous lui
avez apportées. Je l'ai gardée long - temps ;
mais comme je jouois tantôt dans la rue
avec mes petits frères 3 un grand efclave
qui paffoit me l'a arrachée de la main , ÔC
Ta emportée ; j'ai couru après lui en la lui
redemandant ; mais j'ai eu beau lui dire
qu'elle appartenoit à ma mère qui étoit ma-
lade ; que vous aviez fait un voyage de
$ Les mille et une Nuits.
quinze jours pour Palier chercher , tout cela
a été inutile. Il n'a pas voulu me la rendre ;
& comme je le fuivois en criant après lui ,
il s'en1 retourné s m'a battu , & puis s'eft
mis à courir de toute fa force par plusieurs
rues détournées , de manière que je l'ai
perdu de vue. Depuis ce temps-là, j'ai été
me promener hors de la ville en attendant
que vous revinffiez ; & je vous attendois,
mon père, pour vous prier de n'en rien dire
à ma mère , de peur que cela ne la rende
plus mal. En achevant ces mots > il redoubla
fes larmes.
Le difcours de mon fils me jeta dans une
affliction inconcevable. Je reconnus alors
l'énormité de mon crime > & je me repentis j
mais trop tard, d'avoir ajouté foi aux im-
poflures du malheureux efclave, qui 5 fur
ce qu'il avoit appris de mon fils > avoit corn-
pofé la funefte fable que j'avois prife pour
une vérité. Mon oncle , qui eft ici préfent >
arriva fur ces entrefaites ; il venoit pour
voir fa fille ; mais au lieu de la trouver
vivante , il apprit par moi-même qu'elle n'é^
toit plus ; car je ne lui déguifai rien; ck fans
attendre qu'il me condamnât , je me décla-
rai moi-même le plus criminel de tous les
hommes. Néanmoins , au lieu de m'accabler
de
X C î I le. Nuit. 49
êe juftes reproches , il joignit fes pleurs aux
miennes , ck nous pleurâmes enfemble trois
jours fans relâche , lui , la perte d'une fille
qu'il avoit toujours tendrement aimée , ck
moi , celle d'une femme qui m'étoit chère >
&t dont je m'étois privé d'une manière fi
cruelle^ ck pour avoir trop légèrement cru
le rapport d'un efclave menteur.
Voilât commandeur des croyans , l'aveu
fïncère que votre majefté a exigé de moi»
Vous favez à préient toutes les circonftan^
ces de mon crime , ck je vous fupplie d'en
ordonner la punition ; quelque rigoureufe
qu'elle punTe être , je n'en murmurerai point,
6c je la trouverai trop légère. Le calife hit
.dans un grand étonneraient»
Scheherazade ? en prononçant ces der-
niers mots , s'apperçut qu'il étoit jour: elle
cefTa de parler. Mais la nuit fuivante , elle
reprit ainfi ion difc ours :
X C 1 ï Ie. NUI TY
S1S.E, dit-elle, le calife fut extrêmement
étonné de ce que le jeune homme venoit
de lui raconter. Mais ce prince équitable,
trouvant qu'il étoit plus à plaindre qu'il
Tome FI II* C
50 Les mille et une Nuits.
n'étoit criminel , entra dans fes intérêts»
L'a&ion de ce jeune homme , dit -il y eft par-
donnable devant Dieu , ck excufable auprès
<\qs hommes. Le méchant efclave efl la caufe
unique de ce meurtre : c'eft lui feul qu'il
faut punir. C'eft pourquoi , continua-t-il en
s'adreiïant au grand-vifir 3 je te donne trois
jours pour le trouver. Si tu ne me l'amènes
dans ce terme , je te ferai mourir à fa place.
Le malheureux Giafar, qui s'étoit cru hors
de danger ? fut accablé de ce nouvel ordre
du calife ; mais comme il n'ofoit rien répli-
quer à ce prince , dont il connoiîToit l'hu-
meur 3 il s'éloigna de fa préfence , & fe
retira chez lui les larmes aux yeux > perfuadé
qu'il n'avoit plus que trois jours à vivre. Il
étoit tellement convaincu qu'il ne trouveroit
point l'efcîave j qu'il n'en fit pas la moindre
recherche. îl n'eft pas poffible, difoit-il,
que dans une ville telle que Bagdad , où il
y a une infinité d'efciaves noirs , je dé-
mêle celui dont il s'agit. A moins que Dieu
ne me le faffe connoître, comme il m'a déjà
fait découvrir l'afTafîin , rien ne peut me
fauver.
Il paffa les deux premiers jours à s'affliger
avec fa famille ? qui gémiffoit autour de lui,
en fe plaignant de la rigueur du calife. Le
X C I I P. Nuit. p
îfoiflème étant venu ? il fe difpofa à mourir
-avec fermeté , comme un minière intègre 5
6c qui n'avoir rien à fe reprocher. Il fit
venir des cadis & des témoins qui lignèrent
2e teflament qu'il fit en leur préfence. Après
cela , il embrafTa fa femme & fes enfans ,
Scieur dit le dernier adieu. Toute fa famille
fondoit en larmes: jamais fpeétacîe ne fut
plus touchant. Enfin 9 un haiflier du palais
arriva , qui lui dit que le Calife s'impatientoit
de n'avoir ni de fes nouvelles , ni de celles
de l'efclave noir qu'il lui avoit commandé
de chercher. J'ai ordre 5 ajouta- t-il5 de vous
amener devant fon trône. L'srrligé viiir fe
jnit en état de fuivre l'huiflier. Mais comme
il alloit fortir , on lui amena la plus petite
de (qs filles 5 qui pouvoit avoir cinq ou fix
.ans. Les femmes qui avoient foin d'elle , la
venoient préfenter à fon père , afin qu'il là
vît pour la dernière fois.
Comme il avoit pour elle une tendrefTe
particulière , il pria l'huiflier de lui permettre
■de s'arrêter un moment. Alors il s'approcha
<le fa fille, la prit entre fes bras^ &la baifa
plufieurs fois. En la ballant, il s'apperçut
qu'elle avoit dans le fein. quelque chofe de
=gros , c* qui avoit de l'odeur. Ma chère
petite p lui dit-il ? qu'avez-vous dans le fein J
C ii
5i Les mille et une Nuits.
Mon cher père , lui répondit-elle , c'efî. une
pomme fur laquelle eft écrit le nom du calife
notre feigneur ck maître. Rihan ( i ) notre
efclave me l'a vendue deux fequins.
Aux mots de pomme ck d'efclave > le
grand-vifir Giafar fit un cri de furprife mêlé
de joie , ck mettant auflitôt la main dans le
fein de fa fille, il en tira la pomme. Il fit
appeler l'efclave j qui n'étoit pas loin ; ck
lorfqu'il fut devant lui : Maraud, lui dit-il ,
où as-tu pris cette pomme ? Seigneur ; ré-
pondit l'efclave, je vous jure que je ne l'ai
dérobée ni chez vous 3 ni dans le jardin du
commandeur des croyans. L'autre jour*
comme je paffois dans une rue auprès de
trois ou quatre petits enfans qui jouoient$
ck dont l'un la tenoit à la main^ je la lui
arrachai ^ ck l'emportai. L'enfant courut
après moi , en me difant que la pomme
n'étoit pas à lui? mais à fa mère qui étoit
malade ; que fon père , pour contenter l'en-
vie qu'elle en avoit , avoit fait un long
voyage, d'où il en avoit apporté trois; que
(i) Ce mot lignifie, en arabe du bajiltc , plante
odoriférante ; & les Arabes donnent ce nom à leurs
efclaves , comme on donne en France celui de jàfmin
à un laquais* J
X C I I Ie. Nuit. 55
celle-là en étoit une qu'il avoit prife fans
que fa mère en sût rien. Il eut beau me
prier de la lui rendre j je n'en, voulus rien
faire; je l'apportai au logis , & la vendis
deux fequins à la petite dame votre fille.
Voilà tout ce que j'ai à vous dire.
Giafar ne put allez admirer comment là
friponnerie d'un efclave avoit été caufe de
îa mort d'une femme innocente 5 & prefque
de la iienne. Il mena l'efclave avec lui ; &.
quand il fut devant le calife , il fit à ce
prince un détail exad de tout ce que lui
avoit dit l'efclave , & du hafard par lequel
H avoit découvert fon crime.
Jamais furprife n'égala celle, du calife. Il
ne put fe contenir , ni s'empêcher de faire
de grands éclats de rire. A la fin y il reprit
un air férieux, & dit au vifir, que puifque
fon efclave avoit caufé un û étrange dé-
fordre , il méritoit une punition exemplaire.
Je ne puis en difconvenir , fire, répondit le
vifir ; mais fon crime n'efi pas irrémifïible.
Je fais une hiftoire plus furprenante d'un
vifir du Caire , nommé Noureddin ( 1 ) Ail ,
» ■ .. , ,. mu ,, ,,. .1
( 1 ) Noureddin lignifie en arabe la lumière de la
religion.
C-ij
54 Les mille et une Nuït&
ck de Bedreddin ( i ) Haffan > de Balfora*
Comme votre majefté prend pîaiiir à en en-
tendre de femblables ■> je fuis prêt à vous là
raconter > à condition que lï vous la trouvez
plus étonnante que celle qui me donne occa~
fion de vous la dire > vous ferez grâce à
mon efclave. Je le veux bien , repartit le
calife ; mais vous vous engagez dans une
grande entreprife , ck je ne crois pas que
vous puiffiezfau ver votre efclave ; car Thil-
toire des pommes eft fort fingulïère. Giafar $.
prenant alors la parole , commença (on récif:
dans ces termes :
Ilijîoire de Noureddin Àli * & d&
Bedreddin Haffan*
Commandeur des croyans, il y avok
autrefois en Egygte un fultan, grand ob fer-
vateur de la juftice , bienfaifant , miféricor-*
dieux % libéral ; ck fa valeur le rendoit re-
doutable à fes voifins. Il aimoit les pauvres*
ck protégeoit les favans , qu'il élevoit aux
premières charges. Le vifîr de ce fultan étoit
un homme prudent, fage? pénétrant, &
confommé dans les belles-lettres 6k dans
( O Bedreddiiî., la pleine lune de la religion*
X C I I Ie. N u i t. 5<$
toutes les fciences. Ce minière avoit deux
fils très-bien faits, "ck qui marchoient l'un
ck l'autre fur Tes traces : l'aîné fe nommoit
Schemfeddin ( 1 ) Mohammed , ck le cadet
Noureddin Ali. Ce dernier principalement
avoit tout le mérite qu'on peut avoir, Le
vifir leur père étant mort , le fuit an les en-
voya quérir; ck les ayant fait revêtir tous
deux d'une robe de vifir ordinaire : J'ai bien
du regret , leur dit-il > de la perte que vous
venez de faire. Je n'en fuis pas moins touché
que vous-mêmes. Je veux vous le témoi-
gner ; ck comme je fais que vous demeurez
enfemble > ck que vous êtes parfaitement
unis 3 je vous gratifie l'un ck l'autre de îa
même dignité. Allez y ck imitez votre père.
Les deux nouveaux vifîrs remercièrent le
fultan de fa bonté , ck fe retirèrent chez eux ,
où ils prirent foin des funérailles de leur père.
Au bout d'un mois , ils rirent leur premiers
fortie ; ils allèrent pour la première fois au
confeil du fultan, ck depuis ils continuèrent
d'y afîiiter régulièrement les jours qu'il s'a£
fembloir. Toutes les fois que le fultan alloit
à la chafle , un des deux frères l'accompa-
gnoit ? ck ils avoient alternativement cet
> ..ii ii i— m— — fr
< i ) C'eft-à-dire , le foleil de la religion.
C iv
^6* Les mille et une Nuits*
honneur. Un jour qu'ils s'entretenoient après
le fouper de chofes indifférentes > c'étoit la
veille d'une chafTe où Faîne de voit fuivre
le fultan; ce jeune homme dit à fon cadet:
Mon frère ? puifque nous ne fommes point
encore mariés , ni vous ni moi , & que nous
vivons dans une fi bonne union > il me vient
une penfée. Epoufons tous deux en un même
four deux fœurs , que nous choifirons] dans
quelque famille qui nous conviendra ; que
dites-vous de cette idée? Je dis > mon frère?
répondit Noureddin Ali > qu'elle eft bien
cligne de l'amitié qui nous unit. On ne peut
pas mieux penfer ? & pour moi , je fuis prêt
a faire tout ce qu'il vous plaira. Oh ? ce
lï'efl pas tout encore. ,. reprit Sehemfeddiîi
Mohammed , mon imagination va plus loin.
Suppofé que nos femmes conçoivent la pre-
mière nuit de nos noces , & qu'en fuite elles
accouchent en un même jour , la vôtre d'un
6îs > & la mienne d'une fille > nous les ma-
rierons enfemble quand ils feront en âge. Ah
pour cela , s'écria Noureddin Ali , il faut
avouer que ce projet eft admirable ! ce ma-
riage couronnera notre union , ck j'y donne
volontiers mon confentement. Mais , mon
frère 5 ajouta-t-il, s'il arrivoit que nous fif-
fions ce mariage , prétendriez - vous que
X C I I P. Nuit. 57
mon fils donnât une dot à votre fille ? Cela
ne fourTre pas de difficulté, repartit l'aîné,
& je fuis perfuadé qu'outre les conventions
ordinaires du contrat de mariage y vous ne
manqueriez pas d'accorder en fbn nom 5 du
moins trois mille fequins? trois bonnes ter-
res & trois efclaves. C'eft. de quoi je ne
demeure pas d'accord , dit le cadet. Ne
fommes-nous pas frères & collègues ? revêtus
tous deux du même titre d'honneur ? D'ail-
leurs , ne favons-nous pas bien vous ck moi
ce qui eft jufte ? Le mâle étant plus noble
que la femelle , ne feroit-ce pas à vous à
donner une groffe dot à votre fille ? A ce
que je vois , vous êtes homme à faire vos
affaires aux dépens d'autrui.
Quoique Nouredclin Ali dît ces paroles
en riant, fon frère , qui n'avoit pas l'efprit
bien fait , en fut ofFenfé. Malheur à votre
fils , dit-il avec emportement y puifque vous
Tofez préférer à ma fille. Je m'étonne que
yous ayez été arTez hardi pour le croire
feulement digne d'elle, 11 faut que vousayeg
perdu le jugement pour vouloir aller de p^tf
avec moi , en difant que nous fommes col-
lègues ; apprenez , téméraire,, qu'après votre
imprudence, je ne voudrois pas marier ma
iiile avec votre fils , quand vous lui donneriez,
C v
çS Les mille et une Nuits.
plus de riche/Tes que vous n'en avez. Cette
plaifante querelle de deux frères fur le
mariage de leurs en fans qui n'étoient pas
encore nés , ne lailTa pas d'aller fort loin»
SchemfeddinMohammed's'emportajufqu'aux
menaces. Si je nedevois pas , dit-il , accom-s
pagner demain le fultan ? je vous traiterais,
comme vous le méritez; mais à mon retour,
je vous ferai connoître s'il appartient à un
cadet de parler à fon aine aufîî infolemment
que vous venez de faire. A ces mots , il fe
retira dans fon appartement, ck fon frère alla
fe coucher dans le fien»
Schemfeddin Mohammed fe leva le len-
demain de grand matin , & fè rendit a«;
palais, d'où il fortit avec le fultan , qui prit:
ion chemin au-defïus du Caire , du côté
àes pyramides. Pour Noureddîn Âli y il avoit
fdiïé la nuit dans de grandes inquiétudes $.
et après avoir bien confldéré qu'il, n'étort
pas porîibîe qu'il demeurât plus long -temps
avec un frère qui le traitoit avec tant de
hauteur , il forma une réfolution. Il fit pré=*
parer une bonne mule ? fe munit d'argent ,
de pierreries., &: de quelques vivres ; &-
ayant dit à fes gens qu'if alîoit faire un
voyage de deux ou trois jours y &Ç qu'il;
toufait être feuU il partit.»..
X C I ï K Nui t. ^
Quand il fut hors du Caire > il marcha
par le défèrt vers l'Arabie. Mais fa mule
venant à fuccomber fur la route, il fut obligé
de continuer fon chemin à pied. Par bon-
heur, un courier qui alloit àBalfora l'ayant
rencontré , le prit en croupe derrière lui,
Lorfque le courier fut arrivé à Balfora , Nou-
reddin Ali mît pied à terre y Se le remercia
du plaiiîr qu'il lui avoit fait. Comme il alloit
par les rues cherchant où il pourroit fe logera
il vit venir un feigneur, accompagné d'une
nombreufe fuite > Se à qui tous les habitans
faifoient de grands honneurs, ens*arrêtant par
refpeét. jufqu a ce qu'il fût pafïe. Noureddin
Ali s'arrêta comme les autres. C'étoit le
grand-vifo du fultan de Balfora > qui fe mon-
trait dans la ville pour y maintenir par fa pré*
fence le bon ordre & la paix.
Ce minifrre ayant jeté les yeux par hafard!
fur le jeune homme j lui trouva la phyfio-»
nomie engageante ; il le regarda avec corn-
plaifance ; Se comme il paiToit près de lui ^
Se qu'il le voyoit en habit de voyageur , il
s'arrêta pour lui demander qui il étoit Se
d'où il venoit. Seigneur , lui répondit Nou~
reddin Ali , je fuis d'Egypte , né au Caire ^
Se f ai quitté ma patrie par un fi jufte dépit
contre, un. de mes garens^ que j'ai réfola de-
6o Les mille et une Nuits.
voyager par tout le monde , & de mourir
plutôt que d'y retourner. Le grand-vifir 9
qui étoit un vénérable vieillard > ayant en-
tendu ces paroles, lui dit : Mon fils, gar*
dez - vous bien d'exécuter votre defTein. Il
n'y a dans le ,. monde que de la misère ,,
& vous ignorez les peines qu'il vous faudra
fourTrir, Venez r fuivez-moi plutôt , je vous,
ferai peut-être oublier le fujet qui vous a
contraint d'abandonner votre pays.
Noureddin Ali fuivit le grand-vifir de Bal-
fora 3 qui ayant bientôt connu fes belles,
qualités, le prit en affection,, de manière
qu'un jour l'entretenant en particulier , il
lui dit: Mon fils, ~]s fuis y comme vous
voyez, dans un âge fi avancé y qu'il n'y a
pas d'apparence que je vive encore long-
temps. Le ciel m'a. donné une fille unique,
qui n'efl pas moins belle que vous êtes bien
fait , ek qui eft préfentement en âge d'être
mariée. Plufieurs des plus puiffans feigneurs
de cette cour me l'ont déjà demandée pour,
3eurs fils ; -mais je n'ai pu me réfoudre à la
leur accorder. Pour vous ,, je vous aime 3
{k vous trouve fi digne de mon alliance ,
que vous préférant à tous ceux qui l'ont
recherchée., je fuis prêt à vous accepter
pour gendre. Si vous recevez avec plaifix
X C I I K Nui T. 6i
l'offre que je vous fais, je déclarerai au fui-
tan mon maître que je vous aurai adopté,
parce mariage, & je le fupplierai de m'ac-
corder la furvivance de ma dignité de grand-
vifir dans le royaume de Balfora ; en même
temps , comme je n'ai plus befoin que de
repos dans l'extrême vieillerie où je fuis*
j|e ne vous abandonnerai pas feulement la
difpofition de tous mes biens , mais même
l'aclminiilration des affaires de l'état.
Le grand-viiir de Balfora n'eut pas achevé
ce difçours rempli de bonté ck de généro-
jfîtë , que Noureddin Ali fe jeta à {es pieds?
&: dans des termes qui marquoient la joie
& la reçonnoirlance dont fon cœur étoit
pénétré, îl lui témoigna qu'il étoit difpofé à
faire tout ce qu'il lui plairoit. Alors le grand-
viiir appela les principaux officiers de fa
maifon, leur ordonna de faire orner la
grande falle de. fon hôtel 9 & préparer un
grand repas, Enfuite il envoya prier tous les.
feigneurs de la cour ck de la ville, de
vouloir bien prendre la peine de fe rendre
chez lui, Lorfqu'ils y furent tous affemblés,
comme Noureddin Ali F avoit informé de fa
qualité y il dit à ces feigneurs , car il jugea
à propos de parler aihu* , pour fatisfaire
ceux dont il avoit refufé l'alliance ; Je fuis
Si Les mille et une Nuits.
bien aife , feigneurs , de vous apprendre une
chofe que j'ai tenue fecrette jufqu'àcejour*
J'ai un frère qui eft grand- vifir du fultan
d'Egypte, comme j'ai l'honneur de Fêtre
du fultan de ce royaume. Ce frère nra qu'un
fils, qu'il n'a pas voulu marier à la cour
d'Egypte, ck il me Ta envoyé pour époufer
ma fille , afin de réunir par - là nos deux
branches. Ce fils que j'ai reconnu pour mon
neveu à fon arrivée > ck que je fais morr
gendre * efî ce jeune feigneur que vous
voyez ici &: que je vous préfente. Je me
flatte que vous voudrez bien lui faire l'hon-
neur d'afïïfter à fes noces > que j'ai réfolu de
célébrer aujourd'hui. Nul de ces feigneurs
ne pouvant trouver mauvais qu'il eût pré-
féré fon neveu à tous les grands partis qui-
lui av oient été propofésj répondirent ious%
qu'il avoit raifon de faire ce mariage ; qu'ils
feroient volontiers témoins de la cérémonie 9
& qu'ils fouhaitoient que Dieu lui donnât
encore de longues années pour voir les fruits-.
de cette heureufe union.
En cet endroit , Scheherazade voyant pa~
ïoître le jour, interrompit fa narration^ qu'elle-
reprit ainfi la nuit fui vante*
â-
X C I Ve; K u i t.
X C I Ve. NUI T.
DIRE, dit-elle, le grand-vifir Giafar contH
nuant l'hifloire qu'il racontoit au calife : Les:
feigneurs , pourfuivk-il , qui s'étoient aiTem-
blés chez le grand-vifir de Balfora , n'eurent
pas plutôt témoigné à ce minière la joie qu'ils
avoient du mariage de fa 611e avec Nou-
reddin Ali ,~ qu'on fe mit à table : on y de-
meura très-long-temps. Sur la fin du repas 5
on fervitdes confitures, dont chacun, félon
3a coutume , ayant pris ce qu*il put empor-
ter •> les cadis entrèrent avec le contrat de
mariage à la main. Les principaux, feigneurs
le fignèrent , après quoi toute la compagnie,
ie retira.
Lorfqu'il n'y eut plus perfonne que le&
gens- de la maifon > le grand - vifir chargea
ceux qui avoient foin du bain qu'il avoit:
commandé de tenir prêt ? d'y conduire Nou-
reddin Ali , qui y trouva dû linge qui n'a-
voit point encore fervi y d'une fmefTe &£
d'une propreté qui faifoit plaifir à voir?,
aufli-bien que toutes les autres chofes né-
ceiTaires. Quand on eut . décrafTé , lavé &
fcotté l'époux j il voulut reprendre ïhdhik
&4 Les mille et une Nuits.
qu'il venoit de quitter ; mais on lui en pré-
fenta un autre de la dernière magnificence-
Dans cet étàtj 5c parfumé d'odeurs les
plus exquifes, il alla retrouver le grand-vifir
fon beau-père , qui fut charmé de fa bonne
mine, 5c qui l'ayant fait afifeoir auprès de
lui : Mon fils . lui dit-il , vous m'avez déclaré
qui vous êtes , 5c le rang que vous teniez
à la cour d'Egypte; vous m'avez dit même
que vous avez eu v>n démêlé avec votre
frère ; ck que c'eft. pour cela que vous vous
êtes éloigné de votre pays ; je vous prie
<de me faire la confidence entière? 5c de
in apprendre le fujet de votre querelle. Vous
devez présentement avoir une parfaite con-
Êance en moi , 5c ne me rien cacher.
Noureddin Ali lui raconta toutes les cir-
conftances de fon différend -avec fon frère*
Le grand-vifir ne put entendre ce srécit fans
en éclater de rire. Voilà , dit-il , la chofe
du. monde la plus Singulière ! eft-îl poffiblej
rnon fils, que votre querelle foit allée jus-
qu'au point que vous dites pour un mariage
imaginaire? Je fuis fâché que vous vous
foyez brouillé pour une bagatelle avec votre
frère aîné ; je vois pourtant que c'en1 lui qui
a eu tort de s'offenfer de ce que vous ne
lui avez dit que par plaifanterie 3 5c je dois
X C I V*. N u ï t. 61
rendre grâces au ciel d'un différend qui me
procure un gendre tel que vous. Mais >
ajouta le vieillard , la nuit efl déjà avancée,
ôc il eft temps de vous retirer. Allez -, ma
fille votre époufe vous attend. Demain je
vous préfenterai au fultan ; j'efpère qu'il
vous recevra d'une manière dont nous au-
rons lieu d'être tous deux fatisfaits.
Noureddin Ali quitta fon beau-père pour
fe rendre à l'appartement de fa femme. Ce
qu'il y a de remarquable 3 continua le grand-
vifir Giafar, c'efl: que le même jour que
ces noces fe faifoient à Balfora^ Schemfeddin
Mohammed fe marioit aum au Caire; ck
voici le détail de fon mariage.
Après que Noureddin -Ali fe fut éloigné
du Caire > dans l'intention de n'y plus retour»
ner , Schemfeddin Mohammed , fon aîné „
qui étoit allé à la chane avec le fultan d'E-
gypte , étant de retour au bout d'un mois
( car le fultan s'étoit îailTé emporter à l'ar-
deur de la chane , ck avoit été abfent du-
rant tout ce temps- là ) , il courut à l'appar-
tement de Noureddin Ali ; mais il fut fort
étonné d'apprendre , que fous prétexte d'al-
ler faire un voyage de deux ou trois jour-
nées 9 il étoit parti fur une mule le même
|our de la chafTe du fultan 3 ck que depuis
66 Les mille et une Nuits.
ce temps-là il n'avoit point paru. Il en fut
d'autant plus fâché , qu'il ne douta pas que
les duretés qu'il lui avoit dites ne fufTent
la caufe de fon éloiçnement. Il dépêcha un
Courier, qui parla par Damas, ck alla juf-
qu'à Alep ; mais Noureddin étoit alors à
Balfora. Quand le courier eut rapporté à
fon retour qu'il n'en avoit appris aucune
nouvelle , Schemfeddin Mohammed fe pro-
pofa de l'envoyer chercher ailleurs , ck en
attendant y il prit la réfolution de fe marier.
Il époufa la fille d'un des premiers ck des
plus puifTans feigneurs du Caire, le même
jour que fon frère fe maria avec la fille du
grand-vilir de Balfora.
Ce n'en* pas tout , pourfuivit Giafar\
commandeur des croyans ; voici ce qui arriva
encore. Au bout de neuf mois , la femme de
Schemfeddin Mohammed accoucha d'une
£île au Caire, ck le même jour , celle de
Noureddin Ali mit au monde à Balfora un
garçon 5 qui fut nommé Bedreddin Haf-
fan ( i ). Le grand- vifir de Balfora donna
des marques de fa joie par de grandes îar-
gefïes, ck par les réjouifTances publiques
( i ) Bedreddin, ce mot lignifie la pleine lune &6.
% religion.
X C I V*. Nuit. 6>
«ju*il fit faire pour la naiffance de fon petit-
fils. Enfuite 5 pour marquer à fon gendre
combien il étoit content de lui ^ ii alla an
palais fupplier très-humblement le fultan
d'accorder à Noureddin Ali la furvivancê
de fa charge > afin y dit- il , qu'avant fa mort
il eût la confoîation de voir fon gendre
grand-vifir à fa place.
Le fultan , qui avoit vu Noureddin Alï
avec bien du pîaifir lorfqu'il lui avoit été
préfenté après fon mariage , ck qui depuis
ce temps -là en avoit toujours ouï parler
fort avantageufement > accorda la grâce
qu'on demandoit pour lui , avec tout l'a-
grément qu'on pouvoir fouhaiter. Il le fit
revêtir en fa préfence de la robe de grand*
vifir.
La joie du beau-père fut comblée le len-
demain , lorfqu'il vit ion gendre préfîder an
confeil en fa place, & faire toutes les. fonc-
tions de grand-vifir. Noureddin Ali s'en ac«-
quitta fi bien , qu'il femblok avoir toute fa
vie exercé cette charge. Il continua dans la
fuite d'aflifter au confeil ? toutes les fois que
les infirmités de la vieilleiïe ne permirent
pas à fon beau-père de s'y trouver. Ce bon
vieillard mourut quatre ans après cemariage^
gyeç la fatisfa&ion de voir un rejeton de fa
68 Les mille et une Nuits.
famille > qui promettoit de la foutenir long-
temps avec éclat.
Noureddin Ali lui rendit les derniers de*
voirs avec toute l'amitié & la reconnoillance
poflible ; & fitôt que Bedrecldin HafTan y
fon fils, eut atteint l'âge de fept ans , il le
mit entre les mains d'un excellent maître j
qui commença de l'élever d'une manière
digne de fa naiflance. Il eft vrai qu'il trouva
dans cet enfant un efprit vif, pénétrant, &
capable de profiter de tous les bons enfeigne-
mens qu'il lui donnoit.
Scheherazade alloit continuer ; mais s'ap-
percevant qu'il étoit jour , elle mit fin à fon
difcours. Elle le reprit la nuit fuivante > ck dit
au fultan des Indes :
X C Ve. NUI T.
OIRE , le grand - vifir Giafar pourfuivant
l'hiftoire qu'il racontoit au calife : Deux ans
après > dit-il > que Bedredclin HafTan eut été
mis entre les mains de ce maître , qui lui en-
feigna parfaitement bien à lire 5 il apprit
l'aîcoran par cœur. Noureddin Ali , fon père,
lui donna enfuite d'autres maîtres , qui culti-
vèrent fon efprit de telle forte , qu'à l'âge de
X C Ve. N u ï t. 6g
douze ans il n'avoit plus befoin de leur
fecours. Alors , comme tous les traits de fon
vifage étoient formés , il faifoit l'admiration
de tous ceux qui le regardoient.
Jufques-là, Noureddin Ali n'avoit fongé
qu'à le faire étudier > &c ne l'avoit point
encore montré dans le monde. Il le mena
au palais pour lui procurer l'honneur de faire
la révérence au fultan , qui le reçut très-
favorablement. Les premiers qui le virent
dans les rues , furent fi charmés de fa beauté 9
qu'ils en firent des exclamations de furprife?
ck qu'ils lui donnèrent mille bénédictions.
Comme fon père fe propofoit de le ren-
dre capable de remplir un jour fa place, il
n'épargna rien pour cela , & il le fit entrer
dans les affaires les plus difficiles ? afin de
l'y accoutumer de bonne heure. Enfin > iî
ne négligeoit aucune chofe pour l'avance-
ment d'un fils qui lui étoit fi cher; &: il
commençbit à jouir déjà du fruit de fes
peines , lorfqu'il fut attaqué tout-à-coup
d'une maladie, dont la violence fut telle,
qu'il fentit fort bien qu'il n'étoit pas éloigné
du dernier de fes jours. Aufli ne fe flatta-
t-il pas , & il fe difpofa d'abord à mourir
en vrai înufuiman. Dans ce moment pré-
cieux ; il n'oublia pas fon cher fils Bedred^
73 Les mille et trNE Nuits.
din; il le fit appeler > & lui dit: Mon fils*
vous voyez que le monde eft périflable ; il
n'y a que celui où je vais bientôt paffer,
qui foit véritablement durable. Il faut que
vous commenciez dès - à - préfent à vous
mettre dans les mêmes difpofitions que moi?
préparez-vous à faire ce pafTage fans regret >
*k fans que votre confcience puifTe rien vous
reprocher fur les devoirs d'un mufulman ,
ni fur ceux d'un parfaitement honnêtehomme,
Pour votre religion 9 vous en êtes fuffifam-
ment inftruit 5 & par ce que vous en ont
appris vos maîtres , &: par vos lectures. Â
l'égard de l'honnête homme 3 je vais vous
donner quelques in&rucldons que vous tâche-
rez de mettre à profit. Comme il eft nécef-
faire de fe connoître foi-même, Se que vous
ne pouVez bien avoir cette connonTance que
vous ne fâchiez qui je fuis , je vais vous l'ap*
prendre.
J'ai pris nahïance en Egypte, pourfuivit-
al , mon père votre ayeul étoit premier mi-
nière du fultan du royaume. J'ai moi-même
eu l'honneur d'être un des vifirs de ce même
fultan avec mon frère votre oncle ^ qui ? je
crois y vit encore , ck qui fe nomme Schem-
feddin Mohammed. Je fus obligé de me
- féparer *le lui ? ck je vins en ce pays , où
X C Ve. Nui t; 71
je fuis parvenu au rang que j'ai tenu juf-
qu'à préfent. Mais vous apprendrez toutes
ces chofes plus amplement dans un cahier que
j'ai à vous donner.
En même temps, Noureddin Ali tira ce
cahier qu'il avoit écrit de fa propre main *
ck qu'il portoit toujours fur foi , 6k le don-*
nant à Bedreddin Hafîan: Prenez, lui dit-il,
vous le lirez à votre loifir ; vous y trouve-
rez , entr'autres chofes j le jour de mon
mariage 6k celui de votre nailTance. Ce
font des circonftances dont vous aurez peut-
être befoin dans la fuite, 6k qui doivent vous
ohliger à le garder avec foin. Bedreddin Haf-
fan , fenfihlement affligé de voir fon père
dans l'état où il étoit , touché de fes difeoursj
reçut le cahier les larmes aux yeux , en lui
promettant de ne s'en défaifir jamais.
En ce moment , il prit à Noureddin Ali
une foiblefle qui fit croire qu'il aîloit expirer.
Mais il revint à lui , 6k reprenant îa parole ;
« Mon fils , lui dit-il •> la première maxime
» que j'ai à vous enfeigner , c'en1 de ne vous
» pas donner au commerce de toutes perfon-
» nés. Le moyen de vivre en sûreté 5 c'eft
» de fe donner entièrement à foi -même ^ 6k
» de ne pas fe communiquer facilement.
» La féconde , de ne faire violence à qui
7^ Les mille et une Nuits.
» que ce (bit , car en ce cas tout le monde
» fe révolteroit contre vous ; ck vous devez
» regarder le monde comme un créancier, à
►> qui vous devez de la modération , de la
» compafTion ck de la tolérance.
» La troifième , de ne dire mot quand on
» vous chargera d'injures. On eft hors de
» danger , dit le proverbe , lorfque Ton
» g?rde le fllence. C'eft. particulièrement en
» cette occafion que vous devez le pratiquer.
» Vous favez aufîi à ce fujet qu'un de nos
» poètes dit 5 que le faïence eft l'ornement
» ck la fauve-garde de la vie ; qu'il ne faut
» pas 3 en parlant , reiTembler à la pluie
» d'orage qui gâte tout. On ne s'eft jamais
» repenti de s'être tu ; au lieu que l'on a fou-
» vent été fâché d'avoir parlé.
» La quatrième , de ne pas boire de vin ;
» car c'eft la fource de tous les vices.
» La cinquième , de bien ménager vos
f> biens ; fi vous ne les diflipez pas , ils vous
» ferviront à vous préferver de la néceffité.
» Il ne faut pas pourtant en avoir trop > m
»■ être avare ; pour peu que vous en ayez
>> ck que vous le dépendez à propos , vous
saurez beaucoup d'amis ; mais fi au
» contraire vous avez dé grandes richeïïes 9
& ôc que vous en fafiîez un mauvais ufage ,
« tout
X C V Ie. N u î T. 73
» tout le monde s'éloignera de vous & vous
» abandonnera »,
Enfin , Noureddîn Ali continua jufqu'au
dernier moment de fa vie à donner de bons
confeils à fon fils.; & quand il fut mort , on
lui fit des obsèques magnifiques., . . , . Sche-
herazade 3 à ces paroles, appercevant le jours
cefla de parler , & remit au lendemain la
fuite de cette hiftoire.
X C V Ie. NUIT.
.LA fultane des Indes ayant été réveillée
par fa fceur Dinarzade à l'heure ordinaire ,
elle reprit la parole; & FadrerTant à Schah-
riar : Sire 5 dit-elle^ le calife ne s'ennuyoît
pas d'écouter le grand- vifir Giafar > qui pour-
fuivit ainfî fon hiftoire : On enterra donc 3
dit -il, Noureddîn Ali avec tous les hon-
neurs dûs à fa dignité, Bedreddin Hafïan de
Balfora 5 c'eft ainfî qu'on le furnomma , à
caufe qu'il étoit né dans cette ville, eut une
douleur inconcevable de la mort de fon père.
Au lieu de parler un mois , félon la coutume,
il en parla deux dans les pleurs & dans la
retraite, fans voir perfonne5 &t fans fortir
même pour rendre fes devoirs au fliltan de
Tome VIÎL D
74 Les mille et une Nuits.
Balfora, lequel, irrité de cette négligence*
& la regardant comme une marque de mé-
pris pour fa cour &c pour fa per forme , fe
îaiiïa tranfporter de colère. Dans fa fureur >
il fit appeler le nouveau grand-viiir ; car il
en avoit fait un dès qu'il avoit appris la mort
de Noureddin Ali ; il lui ordonna de fe
tranfporter à la maifon du défunt , & de la
eonfifquer avec toutes fes autres maifons ,
rerres & effets , fans rien îaiiTer à Bedreddin
HarTan , dont il commanda même qu'on fe
faisît.
Le nouveau grand-viiir, accompagné d'un
grand nombre d'huifîiers du palais , de gens
de jufHce & d'autres officiers , ne différa pas
de fe mettre en chemin pour aller exécuter
û commiffion. Un des efclaves de Bedreddin
•HarTan , qui étoit par hafard parmi la foule ,
n'eut pas plutôt appris le deffein du vifir ,
qu'il prit les devans & courut en avertir fon
maître. Il le trouva ailis fous le vefïibule de
fa maifon > aum* affligé que fi fon père n'eût
fait que de mourir. Il fe jeta à (es pieds tout
hors d'haleine ; & après lui avoir baifé le bas
de la robe : Sauvez-vous , feigneur , lui dit-
il , fauvez-vous promptement. Qu'y a-t-il 5
lui demanda Bedreddin en levant la tête}
quelle nouvelle m'apportes -tu? Seigneur,.
X C V le. N u i t^ 75
répondit- il , il n'y a pas de temps à perdre y
le fultan efl dans une horrible colère contre
vous $ ck Ton vient de fa part confïfquer tout
ce que vous avez > ck même fe faiïir de votre
perfonne.
Le difcours de cet efcîave ridelle ck affec-4
.tionné mit Tefprit de Bedreddin Hauan dans
■une grande perplexité. Mais ne puis-je , dit-
il , avoir le temps de rentrer ck de prendre
au moins quelqu'argent & des pierreries }
Mon feigneur j répliqua l'efclave > le grand-
viCir fera dans un moment ici. Partez tout-
■à-i'heurej fauvez-vous. Bedreddin Haffan fe
Jeva vite du fopha où il étoit , mit les pieds
dans Tes babouches ; ck après s'être Couvert
la tête d'un bout de fa robe pour fe cacher le
vifa£e , s'enfuit fans favoir de quel coté il
devoit tourner fes pas, pour s'échapper du
Ranger qui le mènaçoit. La première penfée
qui lui vint 5 fat de gagner en diligence la
plus prochaine porte de la ville. Il courut
fans s'arrêter jufqu'au cimetière public; ck
comme la nuit s'approchoit, il réfolut de
l'aller parler au tombeau de fon père. C'étoit
un édifice d'affez grande apparence? en forme
de dôme ? que Noureddin Ali avoit fait bâtir
de fon vivant ; mais il rencontra en chemin
mi juif fort riche qui étoit banquier 6k rnar-
D ij
y6 Les mille et une Nuits.
chand de profeiïion. Il revenoit d'un lieu ou
quelque affaire l'avoit appelé , ck il s'en re-
tournoit dans la ville.
Ce juif ayant reconnu Bedreddin , s'arrêta
ck le falua. fort refpeclueufement. En cet en-
droit le j our venant à paroître > impofa filence
à Scheherazade y qui reprit fon difcours la
nuit fuivante.
X C V I Ie. NUI T.
Sire > dit - elle , le calife écoutoit avec
beaucoup d'attention le grand-vifir Giafar ,
qui continua de cette manière : Le juif,
pourfuivit-il 5 qui fe nommoit Ifaac , après
avoir falué Bedreddin Haffan , ck lui avoir
baifé la main , lui dit : Seigneur , oferois-je
^rendre la liberté de vous demander où vous
allez à Theure qu'il eft , feul en apparence ,
un peu agité ? y a-t-il quelque chofe qui vous
faffe de la peine ? Oui 5 répondit Bedreddin ;
je me fuis endormi tantôt 5 ck dans mon fom-
meil , mon père s'efl apparu à moi. Il a voit
le regard terrible , comme s'il eût été dans
une grande colère contre moi. Je me fuis
réveillé en furfaut 6k plein d'effroi 5 & je fuis
jparti auflitôt pour venir faire ma prière fur
X C V I Ie. Nuit. 77
fon tombeau. Seigneur, reprit le juif, qui
ne pouvoit pas favoir pourquoi Bedreddin
HarTan éroit forti de la ville j comme le feu
grand-vifir votre père ck mon feigneur d'heu-
reufe mémoire , avoit chargé en marchan-
difes pîufieurs vaifTeaux qui font encore
en mer ôk qui vous appartiennent , je vous
fupplie de m'accorder la préférence fur tout
autre marchand. Je fuis en état d'acheter
argent comptant la charge de tous vos vaif-
Teaux ; ck pour commencer , fi vous voulez
bien m'abandonner celle du premier qui arri-
vera à bon port, je vais vous compter mille
fequins. Je les aï ici dans une bourfe > ck je
fuis prêt à vous les livrer d'avance. En difànt
cela, il tira une grande bourfe qu'il avoit fous
fon bras par-defïous fa robe , 6k la lui montra
cachetée de fon cachet.
Bedreddin HarTan , dans l'état où il étoit 9
chaiïe de chez lui , ôk dépouillé de tout ce
qu'il avoit au monde , regarda la proportion
du juif comme une faveur du ciel. Il ne man-
qua pas de l'accepter avec beaucoup de joie.
Seigneur, lui dit alors le juif, vous me don-
nez donc pour mille fequins le chargement
du premier de vos vaifTeaux qui arrivera dans
ce port? Oui , je vous le vends mille fequins ,
répondit Bedreddin HafTan j ck c'eit une chofe
Diij
jS Les -MILLE" et une Nuits.
faite. Le juif aunitôt lui mit entre les mains
la bourfe de mille fequins ? en s'ofïrant de
les compter. Bedreddin lui en épargnala peine,
en lui difant qu'il s'en fioit bien à lui, Puifque
cela efT ainn* > reprit le juif, ayez la bonté,,
feigneur 3 de me donner un mot d'écrit du
marché que nous venons de faire. En duant
cela 5 ii tira fon écritoire qu'il avoit à la cein-
ture ; ck après en avoir pris une petite canne
bien taillée pour écrire, il la lui préfenta avec
un morceau de papier qu'il trouva dans fon
porte - lettres; ck pendant qu'il tenoit le cor-
net, Bedreddin HaiTan écrivit ces paroles:
» Cet écrit eil pour rendre témoignage
» que Bedreddin HaiTan de Balfora a vendu
f> au juif Ifaac , pour la femme de mille
» fequins qu'il a reçus > le chargement du
» premier de {qs navires qui arrivera dans ce
» port ».
Bedreddin Hassan de Balfora,
Après avoir fait cet écrit , il le donna au
juif; qui le mit dans fon porte -lettres , ck
qui prit enfuite congé de lui. Pendant qu Ifaac
pourfuivoit fon chemin vers la ville ,. Bedred-
din HaiTan continua le iîen vers le tombeau
de fon père Noureddin Ali. En y arrivant >
il fe profterna la face contre terre ; ck les yeux
X C V I I«. Nui t. 79
baignés de larmes , il fe mit à déplorer fa
misère. Hélas î difoit-il , infortuné Bedreddin,
que vas-tu devenir ? où iras-tu chercher un
afyle contre l'injuôe prince qui te perfécuteîj
N'étoit-ce pas aviez d'être affligé de la mort
d'un père û chéri ? Failoit-il que la fortune
ajoutât un nouveau malheur à mes jufles
regrets ? Il demeura long-temps dans cet état;
mais enfin il fe releva ; & ayant appuyé &
tête fur le fépukre de fon père > fes douleurs
fe renouvelèrent avec plus de violence qu'au-
paravant y & il ne ceffa de foupirer & de fe
plaindre jufqu'à ce que , fuccombant au fom-
meil y il leva la tête de deïîus le fépukre > &
s'étendit tout de fon long fur le pavé ? où il
s'endormit.
Il goûtoit à peine la douceur du repos 5"
lorfqu'un génie, qui avoit établi fa retraite
dans ce cimetière pendant le jour , fe difpo-
fant à courir le monde cette nuit félon fa cou-
tume y apperçut ce jeune homme dans le
tombeau de Noureddin Ali. Il y entra ; ck
comme Bedreddin étoit couché fur le dos f
il fut frappé , ébloui de l'éclat de fa beauté..*
Le jour qui^aroiïToit ne permit pas à Sche-
herazade de pourfuivre cette hifloire cette
nuit; mais le lendemain à l'heure ordinaire 7
elle continua de cette forte,
D 1*
>o Les mille et une Nuits.
X C V X I P Ie. NU I T.
Cç) UAND le génie > reprit le grand- vinr Gia-
far , eut attentivement conndéré Bedreddin
Haffan , il dit en lui-même : A juger de cette,
créature par fa bonne mine * ce ne peut être
qu'un ange du paradis terrefire , que Diea
envoie pour mettre le monde en combu filon
par fa beauté. Enfin ^ après l'avoir bien
regardé, il s'éleva fort haut dans l'air y ou,
il rencontra par hafard une fée. Ils fe faluè-
rent l'un ck l'autre; enfuite il lui dit : Je vous,
prie de defeendre avec moi jufqu'au cime-
tière où je demeure , ek je vous ferai voix
un prodige de beauté > qui n'eiî. pas moins
digne de votre admiration que de la mienne».
La fée y confentit : ils descendirent tous deux
en un inllant ; ck lorfqu'ils furent dans le.
tombeau : Hé bien , dit le génie à la fée* en
lui montrant Bedreddin HaiTan , avez-vous
jamais vu un jeune homme mieux fait ck plus
beau que celui-ci ?
La fée examina Bedreddin avec attention ;
puis fe tournant vers le génie : Je vous avoue*
lui répondit-elle , qu'il eft très-bien fait; mais
je viens de voir au Caire tout-à-l'heure un.
X C V I I K Nuit. St
objet encore plus merveilleux , dont je vais
vous entretenir fi vous voulez m'écouter.
Vous me ferez un très-grand plaifîr , répliqua
le génie. Il faut donc que vous fâchiez, reprit
la fée (car je vais prendre la chofe de loin )9
que le fultan d'Egypte a un vifir qui fe nom-
me Schemfeddin Mohammed , & qui a une
fille âgée d'environ vingt ans. C'efr. la plus
belle &t la plus parfaite dont on ait jamais
ouï parler. Le fultan .> informé par la voix
publique de la beauté de cette jeune demoi-
felle > fit appeler le vifir fon père un de ces
jours derniers , & lui dit : J'ai appris que vous
avez une fille à marier , j'ai envie de l'épou-
fer : ne voulez-vous pas bien me l'accorder ?
Le vifir, qui ne s'attendoit pas à cetre pro-
portion , en fut un peu troublé ; mais il n'en
fut pas ébloui" : & au lieu de l'accepter avec
joie* ce que d'autres à fa place n'auroient
pas manqué de faire 5 il répondit au fultan :
Sire , je ne fuis pas digne de l'honneur que
votre majefté veut me faire , & je la fupplié
très-humblement de ne pas trouver mauvais
que je m'oppofe à fon defFein. Vous favez que
j'avois un frère nommé Noureddin Ali •> qui
avoir comme moi l'honneur d'être un de vos
vifirs. Nous eûmes enfembie une querelle
qui fut caufe qu'il difparut tout-à-coup > &c je
Dv
Si Les mille et une Nuits.
n'ai point eu de fes nouvelles , fi ce n'efl que
j'ai appris, il y a quatre jours ,. qu'il eft mort
à Balfora dans la dignité de grand-vifir du
fultan de ce royaume. Il a laiiTé un; fils ; ck
comme nous nous engageâmes autrefois tous
deux à marier nos enfans enfemble, fuppofé
que nous en eufîions y je fuis perfuadé qu'il
eft mort dans l'intention, de faire ce mariage*
C'en1 pourquoi de mon coté je voudrois
accomplir ma promefle > & je conjure votre
majeflé de me le permettre. Il y a dans cette
cour beaucoup de feigneurs qui ont des filles
comme moi , ck que vous pouvez honorer
de votre alliance.
Le fultan d'Egypte fut irrité au dernier
point contre Schemfeddin Mohammed....^
Scheherazade fe tut en cet endroit , parce
qu'elle vit paraître le jour, La> nuit fui-
vante , elle reprit le fil de fa narration 9
ck dit au fultan des Indes 5 en faifant tou-
jours parler le vifir Giafar au calife Haroun
Alrafchid :
X C I 3K Nuit. 8|
X C I Xe. N U I T.
Le ilutan d'Egypte,, choqué du refus Se de
la hardiefïe de Schemfeddin Mohammed , lui
dit avec un tranfport de colère qu'il ne put
retenir : Eii-ce donc ainfi que vous répon-
dez à la bonté que j'ai de vouloir bien m'a-
bahTer jufqu'à faire alliance avec vous? Je
faurai me venger de la préférence que vous
ofez donner fur moi à un autre ; ck je jure
que votre fille n'aura pas d'autre mari que
le plus vil & le plus mal fait, de tous mes"
efclaves. En achevant ces mots ? il ren-
voya brufquement le vifir ? qui fe retira
chez lui plein de coniuiion , ck cruellement
mortifié.
Aujourd'hui le fulian a fait venir un de
fes palfreniers ? qui eft bofïu par devant ck
par derrière, ck laid à faire peur ; ck après
avoir ordonné à Schemfeddin Mohammed
de confentir au mariage de fa rîlle avec cet
affreux efclave; il a fait drefTer ck ligner le'
contrat par des témoins en fa préfence. Les
préparatifs de ces bizarres noces font ache-
vés; ck à l'heure que je vous parle 3 tous*
les efclaves des feigneiirs de la cour d'E.-*
I> vi:
&4 Les mille et une Nuits.,
gypte font à la porte d'un bain, chacun
avec un flambeau à la main. Ils attendent
que le palfrenier borïu , qui y eft ck qui s'y
lave , en forte , pour le mener chez fon-
époufée , qui , de fon côté , en1 déjà coefTée
ck habillée. Dans le moment que je fuis
partie du Caire , les dames arTembîées fe
difpofoient à là conduire ^ avec tous fes
ornemens nuptiaux, dans là falle où elle doit
recevoir le bofïu , ck où elle l'attend préfen-
temenr. Je l'ai vue > ck je vous allure qu'on
ne peut îa regarder fans admiration.
Quand là fée eut cefTé dé parler , le génie
lui dit : Quoi que vous puifliez dire, je ne-
puis me perfuadèr que la beauté de cette
.fille furpafTe celle dé ce jeune homme. Je
ne veux, pas difputer contre vous 5 répliqua-
la fée , je vous confefTe qu'il méritoit d'é*
po-ufer îa charmante perfonne qu'on defïine
au bcffu ; ck il me fembîe que nous ferions*
une aclion digne de nous, fî^ nous oppo^
fant à l'injufîice du fuîtan d5Egypte , nous
pouvions fubftituer ce jeune homme à la-
place de i'efclave. Vous avez raifon, repartir
le génie -, vous ne fauriez croire combien je
vous fais bon gré de la penfée qui vous;
eft venue: trompons j j'y confens , la ven*
ge-asce^ du fukan d'Egypte ; c-oafQ.lon& u^
X C I X*. N v i r.
père affligé , ck rendons fa fille auflï heu1-
reufe qu'elle Te croit miférabie : je n'oublie-
rai rien pour faire réufîîr ce projet, ck je
fuis perfuadé que vous ne vous y épargne-»
rez pas ; je me charge de le porter au Caire
fans qu'il fe réveille 5 & je vous biffe le foirt
de le porter ailleurs quand nous aurons exé-
cuté notre entreprife.
Après que la fée ck le génie eurent con-
certé enfémble tout ce qu'ils vouloient faire ,
îe génie enleva doucement Bedreddin , ck
le tranfportant par l'air d'une vîteffe incon-
cevable , il alla le pofer à la porte d?un lo-
gement public ck voifin du bain, d'où le
boffu étoit prêt de fortir , avec la fuite des
efclaves qui l'attendoient.
Bedreddin Haffan s'étant réveillé en ce
moment, fut fort furpris de fe voir au milieu
d'une ville qui lui étoit inconnue. Il voulut
crier pour demander où il étoit ; mais îe
génie lui donna un petit coup fur l'épaule 9
& l'avertit de ne dire mot. Enfuite lui met»
tant un flambeau à la main : Allez , lur
dit-il , mêlez- vous parmi ces gens que vous
voyez à la porte de ce bain , ck marchez-
avec eux jufqu'à ce que vous entriez dans
une falle où l'on va célébrer des noces. Le
nouveau marié eft un boffu.; que vous re-*-
§<* Les mille et une Nuits.
connoîtrez aifément. Mettez-vous à (a droite
en entrant , & dès-à-préfenf y ouvrez la
bourfe de fequins que vous avez dans votre
fein y pour les diftribuer aux joueurs d'inflru-
mens , aux danfeurs & aux danfeufes dans
la marche, Lorfque vous ferez dans la falie,
ne manquez pas d'en donner aufîi aux fem-
mes efclaves que vous verrez autour de la
mariée , quand elles s'approcheront de vous.
Mais toutes les fois que vous mettrez la
main dans la bourfe , retirez - la pleine de
fequins , & gardez - vous de lesv épargner.
Faites exactement tout ce que je vous dis
avec une grande préfence d'efprit ; ne vous
étonnez de rien, ne craignez perfonne , ce
vous repofez du relie fur une puiflance fupé-
rieure qui en difpofe à fon gré.
Le jeune Bedreddin, bien initruk de tout
ce qu'il avoir, à faire , s'avança vers la porte
du bain. La première chofe qu'il fit > fut
d'allumer fon flambeau à celui d'un en-
clave ; puis fe mêlant parmi les autres 5
comme s'il eût appartenu à quelque feigneur
du Caire y il fe mit en marche avec eux , &C
accompagna le boflu qui for tit du bain y
ck monta fur un cheval de Tecurie di&
fultan.
Le jour qui parut, impofa (ilence àSche-r
O. N u i t.
herazade , qui remit la fuite de cette hiftoire-
au lendemain.
Ce. NUI T.
SiRE y drt-eîle , le vifir Giafar continuant
de parler au calife : Bedreddin HarTan>pour-
fui vit-il y fe trouvant près des joueurs d'inf-
trumens , des danfeurs <k des danfeufes qu&
marchoient immédiatement devant le bofïu 9-.
tiroit de temps en temps de fa bourfe des
poignées de fequins qu'il leur difiribuoit*
Comme il faifoit £qs largefTes avec une grâce^
fans pareille ck un air très-obligeant r tous
ceux qui les recevoient jetoient les yeux
fur lui ; & dès qu'ils l'avoient envifagé >
ils le trouvoient fi bien fait &£ fi beau o qulls
ne pouvoient plus en détourner leurs regards,.
On arriva enfin à la porte du vifir Schéma
feddin Hafifan , qui étoit bien éloigné de
s'imaginer que fon neveu fût fi près de luk
Des hurffiers > pour empêcher la confufion?
arrêtèrent tous les efclaves qui portoient des
flambeaux , ck ne voulurent pas les biffer
entrer. Ils repoufsèrent même Bedreddin
Haffan ; mais les joueurs d'inftrumens rpour
qui la porte étoit ouverte > s'arrêtèrent , ce
88 Les mille et une Nuits.
proteftant qu'ils n'entreroient pas fi on ne
le laifToit entrer avec eux. Il n'eft pas du
nombre des efclaves , difoient-iîs 5 il n'y a
qu'à le regarder pour en être perfuadé. C'en%
iàns doute , un jeune étranger qui veut voir
par curiofité les cérémonies que l'on obferve.
aux noces en cette ville. En difant cela , ils
le mirent au milieu d'eux , & le firent entrer
malgré les huifliers. Ils lui ôtèrent Ton flam-
beau, qu'ils donnèrent au premier qui fe pré-
fenta ; &t après l'avoir introduit dans la falle 9
ils le placèrent à la droite du boflu , qui
s'aflit fur un trône magnifiquement orné près
de la fille du vifir.
On la voyoit parée de tous Tes atours ;
mais il paroiffoit fur fon vifage une langueur*
ou plutôt une triftefFe mortelle > dont il n'é-
toit pas difficile de deviner la caufe , en-
voyant à côté d'elle un mari fi difforme 8e
ii peu digne de fon amour. Le trône de ces
époux fi mal aifortis étoit au milieu d'iirr
fopha ; les femmes des émirs , des vifirs y
des officiers de la chambre du faîtan? 8e
plufieurs autres dames 4e la cour &: de la
ville, étoient affifes de chaque côté > un peu
plus bas y chacune félon fon rangée*: tou-
tes habillées d'une manière fi avantageufe
& fi riche 7 que c'étoit un fpeâacle très^
CX Nuit. &>
agréable à voir. Elles tenaient de grandes
bougies allumées.
. Lorfqu'elles virent Bedreddin Haffan ,
elles jetèrent les yeux fur lui \ & admirant
fa taille , fon air & fa beauté de fon vifage y
elles ne pouvoient fe laffer de le regarder.
Quand il fut affis y il n'y en eut pas une qui
ne quittât fa place pour s'approcher de lui
& le, considérer de plus près ; & il n'y en
eut guère qui y en fe retirant pour aller re-
prendre leurs places , ne fe fentiffent agitées
d'un tendre mouvement.
La différence qu'il y avoit entre Bedreddin
Haifan ck le palfrenier boïïu , dont la figure
faifoit horreur 5 excita des murmures dans
l'affemblée. C'en1 à ce beau jeune homme %
s'écrièrent les dames y qu'il faut donner notre
époufée •> & non pas à ce vilain boffu. Elles
n'en demeurèrent pas là ; elles osèrent faire
des imprécations contre le fahan 5 qui ,
abufant de fon pouvoir abiblu , unhToit la
laideur avec la beauté. Elles chargèrent auffi.
d'injures le boffu, & lui firent perdre con-
tenance, au grand plaiflr des fpectateurs y
dont les huées interrompirent pour quelque
temps la fymphonie qui fe faifoit entendre
dans la falle. A la fin , les joueurs d'inffru^
mçns. recommencèrent leurs concerts, fk les
90 Les mille et une Nuits-.
femmes qui âvoient habillé la mariée y s'ap*
prêchèrent d'elle.
En prononçant ces dernières paroles, Sche-
herazade remarqua qu'il étcit jour. Elle garda
aufïitôt le filence ; & la nuit frayante , elle
reprit ainfi fon difcours.
La cent & unième & la cent deuxième
nuit font employées dans C original à la def~
cription de fept robes & de fept parures dif-
férentes , dont la fille du vifir S chemfeddirz
Mohammed changea au fon des infirmais*
Comme cette defcription ne m'a point paru
agréable y & que d'ailleurs elle eft accompa-
gnée de vers y qui ont à la vérité leur
beauté en arabe y mais que les français ne
pourroient goûter 9 je ri ai pas jugé a propos
de traduire ces deux nuits,
C I I Ie. NUIT.
SiRE , dit Scheherazade au fultan <\gs Indes^
votre majefté n'a pas oublié que c'efî. le
grand-vîfir Giafar qui parle au eaîifeHaroun
Alrafchid. A chaque fois y pourrai vit - il 9
que la nouvelle mariée changeoit d'habits,,
elle fe le voit de fa place , &c fui vie de tes
C I I Ie. Nuit, ç?
femmes , paffoit devant le boiTu fans daigner
le regarder, & alloit fe préfenter devant
Bedreddin Haffan , pour fe montrer à lui
dans Tes nouveaux atours. Alors Bedreddin
HarTan , fuivant l'initrucYion qu'il avoit reçue
du génie , ne manquoit pas de mettre la
main dans fa bourfe , & d'en tirer des poi-
gnées de fequins, qu'il diftribuoit aux femmes
qui aecompagnoient la mariée» Il n'oublioit
pas les joueurs & les danseurs; il leur en je-
toit aufli. C'étoit un pîaifir de voir comme
ils fe pouffoient les uns les autres pour en
amaner ; ils lui en témoignèrent de la re-
connoiffance> & lui marquoient par iignes
qu'ils vouîoient que la jeune époufe fui:
pour lui , & non pas pour lehorTu. Les fem-
mes qui étoient" autour d'elle lui difoient
la même chofe, &c ne fe foucioient guère
d'être entendues du boïïu , à qui elles fai-
foient mille niches , ce qui divertiffoit fort
tous les fpeclateurs.
Lorfque la cérémonie de changer d'habits
tant de fois fut achevée * les joueurs d'inf-
trumens cefsèrent de jouer , & fe retirèrent
en faifant figne à Bedreddin HaiTan de de-
meurer* Les dames firent la même chofe*
en fe retirant après eux avec tous ceux qui
n'étoient pas de la maifon, La mariée entra.
92 Les mille et une Nuits.
dans un cabinet , où fes femmes la fuivirent
pour la déshabiller, ck il ne refta plus dans
la falle que le palfrenier boiïli > Bedreddin
HaiTan ck quelques domeftiques. Le borTù ,
qui en vouloit furieufement à Bedreddin qui
lui faifoit ombrage , le regarda de travers ,
& lui dit: Et toi, qu'attends tu? pourquoi
ne te retires - tu pas comme les autres }
Marche. Comme Bedreddin n'avoit aucun
prétexte pour demeurer là , il fortit afTez
embarraffé de fa perfonne ; mais iln'étoit pas
hors du veflibule , que le génie ck la fée fe
préfentèrent à lui, ck l'arrêtèrent. Où allez-
vous 5 lui dit le génie? demeurez ; le bolTa
n'eft plus dans la falle 5 il en efl forti pour
quelque befoin ; vous n'avez qu'à y rentrer
&£ vous introduire dans la chambre de la
mariée. Lorfque vous ferez feul avec elle,
dites-lui hardiment que vous êtes fon mari ;
que l'intention du fultan a été de fe divertir
du boflu ; ck que , pour appaifer ce mari
prétendu , vous lui avez fait apprêter un
bon plat de crème dans fon écurie. Dites-
lui là - deffus tout ce qui vous viendra dans
l'efprit pour la perfuader. Etant fait comme
vous êtes , cela ne fera pas difficile , ck elle
fera ravie d'avoir été trompée û agréable-
ment. Cependant nous allons donner ordre
C I I K N u i t. f$%
que le bofïu ne rentre , ck ne vous empêche
de paffer la nuit avec votre époufe ; car c'efl
la vôtre ck non pas la fienne.
Pendant que le génie encourageoit ainfi
Bedreddin , ck l'inftruifoit de ce qu'il de-
voit faire , le bofïu étoit véritablement forti
de la faîle. Le génie s'introduifit où il étoit,
prit la figure d'un gros chat noir 3 ck fe mit
à miauler d'une manière épouvantable. Le
bofïu eria après le chat , ck frappa des mains
pour le faire fuir; mais le chat, au lieu de
fe retirer , fe roidit fur {qs pattes ? fit briller
des yeux enflammés, ck regarda fièrement
le boiïu , en miaulant plus fort qu'auparavant^
ck en grandiffant de manière qu'il parut bien-
tôt gros comme un an on. Le boiîu , à cet
objet , voulut crier au fecours ; mais la
frayeur i'avoit tellement faifî , qu'il demeura
la bouche ouverte fans pouvoir proférer une
parole. Pour ne pas lui donner de relâche 9
le génie fè changea à l'inftant en un puif-
fant buffle , ck fous cette forme , lui cria
d'une voix qui redoubla fa peur : Vilain boffu.
A ces mots ^ l'effrayé palfrenier fe laifTa
tomber fur le pavé ? 6k fe couvrant la tête de
fa robe pour n^ pas voir cette bête effroya-
ble , lui répondit en tremblant ; Prince fou-
verain àç$ buffles } que demandez-vous de
$4 î-ss mille et une Nuits.
moi? Malheur à toi, lui repartit le génie;
tu as la témérité d'ofer te marier avec ma
maîtreiTe ? Eh , feigneur , dit le boiîu , je
vous fupplie de me pardonner ; fi je fuis cri-
minel , ce n'en1 que par ignorance ; je ne
favois pas que cette dame eût un buffle pour
amant : commandez-moi ce qu'il vous plaira 9
je vous jure que je fuis prêt à vous obéir.
Par la mort;, répliqua le génie 5 fi tu fors
d'ici , ou que tu ne gardes pas le filence
-jufqu'à ce que le foleii fe lève ; fi tu dis
îe moindre mot, je t'écraferai la tête. Alors ^
je te permets de fortir de cette maifon;
mars je t'ordonne de te retirer bien vîte ,
fans regarder derrière toi ; <k fi tu as l'au-
dace d'y revenir 9 il t'en coûtera la vie. En
achevant ces paroles, le génie fe transforma
en homme ? prit le boïïii par les pieds ; ck
après lavoir levé la têt-c en bas contre le
mur: Si tu branles, aï outa-t-il , avant que
le foleii foit levé , comme je te l'ai déjà
dit , je te prendrai par les pieds 3 ck te ca£
ferai la tête en mille pièces contre cette
muraille.
Pour revenir à Bedreddin HaiTan; en-
couragé par le génie & par la préfence de
la fée ? il étoit rentré dans la falle & s'étoit
coulé dans la chambre nuptiale , où il s'aflk
C I I Ie. Nuit. 9<5
en attendant le fuccès de fon aventure. Au
bout de quelque temps la mariée arriva,
-conduite par une bonne vieille , qui s'arrêta
a la porte ? exhortant le mari à bien faire
fon devoir , fans regarder û c'étoit le bofïu
ou un autre; après quoi elle la ferma ck
fe retira.
La jeune époufe fut extrêmement fur-
prife de voir , au lieu du bofTu , Bedreddin
Haifan , qui fe préfenta à elle de la meil-
leure grâce du monde. Hé quoi , mon cher
ami , lui dit-elle , vous êtes ici à l'heure
qu'il eft; il faut donc que vous foyez ca-
marade de mon mari ? Non madame , ré-
pondit Bedreddin , je fuis d'une autre con-
dition que ce vilain bofTu. Mais, reprit-
elle , vous ne prenez pas garde que vous
parlez mal de mon époux. Lui , votre époux*
, madame , repartit-il 5 pouvez-vous confer-
ver fi long-temps cette penfee ? Sortez de
votre erreur : tant de beautés ne feront pas
facriflées au plus miférable de tous les hom-
mes. Ceft moi , madame , qui fuis l'heu-
reux mortel à qui elles font réfervées. Le
fultan a voulu fe divertir en faifant cette
fupercherie au viflr votre père , ck il m'a
choifi pour votre véritab'e époux. Vous avez
pu remarquer combien les dames 7 les joueurs
*)& Les mille et une Nuits;
d'inftrumens, lesdanfeurs , vos femmes St
tous les gens de votre maifon fe font réjouis
de cette comédie. Nous avons renvoyé le
malheureux bofTu ? qui mange 5 à l'heure
qu'il eft, un plat de crème dans fon écurie ,
et vous pouvez compter que jamais il ne
paroîtra devant vos beaux yeux.
A ce difcours , la fille du vifir , qui étoit
entrée plus morte que vive dans la cham-
bre nuptiale 5 changea de vifage , prit un
air gai 7 qui la rendit n* belle que Bedreddin
en fut charmé. Je ne m*attendois pas, lui
dit -elle j à une furprife n* agréable y & je
m'étois déjà condamnée à être malheureufe
tout le refle de ma vie ; mais mon bon-
'heur eft d'autant plus grand , que je vais
poîféder en vous un homme digne de ma
tendrefTe. En difant cela y elle acheva de
fe déshabiller y & fe mit au lit. De fon
côté , Bedreddin HafTan , ravi de fe voir
pofTeifeur de tant de charmes , fe déshabilla
promptement. Il mit fon habit fur un fiège
&£ fur la bourfe que le Juif lui avoit donnée 9
laquelle étoit encore pleine , malgré tout ce
qu'il en avoit tiré. Il ôta fon turban , pour
en prendre un de nuit qu'on avoit préparé
pour le bojTu? ck il alla fe coucher en che-
inife
C: I V*. Nui t. 97
tsiîfe 6k en caleçon ( 1 ). Le caleçon étoït de
fatin bleu ? 6k attaché avec un cordon
tiffu d or.
L'aurore qui fe faifoit voir , obligea Sche-
herazade à s'arrêter. La nuit fuivante ? ayant
été réveillée à l'heure ordinaire, elle reprit
le fil de cette hiftoire, 6k la continua dans
ces termes :
C I Ve, N U I T.
Lorsque les deux amans fe furent endor-
mis , pourfuivit le grand- vifîr Giafar ? le
génie? qui avoit rejoint la fee ? lui dit qu'il
étoit temps d'achever ce qu'ils avoient Û
bien commencé 6k conduit jufqu'alors. Ne
nous laifïbns pas furprendre , ajouta-t-il ,
par le jour qui paroîtra bientôt \ allez ck
enlevez le jeune homme fans l'éveiller*
La fée fe rendit dans la chambre des
amans? qui dormoient profondément ? enleva
Bedreddin Haffan dans l'état où il étoit , c'eft-
à-dire? en chemife 6k en caleçon; 6k vo-
lant avec le génie d'une vîteffe merveilleufe
( 1 ) Tous les Orientaux couchent en caleçon , &
cette circnnftance eft néceîïhire nour la fuite.
Tome FIJI, fi
ç)8 Les mille et une Nuits.
jufqu'à la porte de Damas en Syrie y ils y
arrivèrent précifément dans le temps que les
mininres des mofquées , prépofés pour cette
fcnclion y appeloientle peuple à haute voix
à la prière de la pointe du jour. La fée pofa
doucement à terre Bedreddin , ck le laifTant
près de la porte 3 s'éloigna avec le génie.
On ouvrit la porre de la ville 3 & les gens
qui s'étoient déjà affemblés en grand nombre
pour fortir, furent extrêmement furpris de
voir Bedreddin HafTan étendu par terre , en
chemife & en caleçon. L'un difoit : il a telle-
ment été prefïé de fortir de chez fa maî-
trefTe 3 qu'il n'a pas eu le temps de s'habil-
ler. Voyez un peu 5 difoit l'autre > à quels
accidens on eft expofé ; il aura parlé une
bonne partie de la nuit à boire avec fes amis ;
il fe fera enivré , fera forti enfuite pour quel-
que néceffité ; & au lieu de rentrer , il fera
venu jufqu'ici fans favoir ce qu'il faifoit y &c
le fommeil l'y aura furpris. D'autres en
parloient autrement , ck perfonne ne pou-
voit deviner par quelle aventure il fe trou-
voit là. Un petit vent qui commençoit alors
à foufBer , leva fa chemife y & laifTa voir
fa poitrine qui étoit plus blanche que la neige.
Ils furent tous tellement étonnés de cette
blancheur j qu'ils firent un cri d'admiration j
G I Ve. Nui t. 99
qui réveilla le jeune homme. Sa ïurprife ne
fut pas moins grande que la leur 5 de fe voir
à la porte d'une ville où il n'étoit jamais
venu, ck environné d'une foule de gens
qui le confidéroient avec attention. Mef-
iieurs > leur -dit-il, apprenez-moi de grâce
où je fuis , ck ce que vous fouhaitez de moi.
L'un d'entr'eux prit la parole ck lui répondit :
Jeune homme , on vient d'ouvrir la porte
de cette ville , & en ibrtant , nous vous
avons trouvé couché ici dans l'état où vous
voilà. Nous nous fommes arrêtés à vous
regarder : eft - ce que vous avez pafTé ici
îa nuit? ck favez-vous bien que vous êtes
à une des portes de Damas ? A une des
portes de Damas, répliqua Bedreddin ! vous
vous moquez de moi: en me couchant cette
nuit , j'étois au Caire, A ces mots y quel-
ques-uns touchés de compaffion dirent que
c'étoit dommage qu'un jeune homme il bien
fait eût perdu l'efprit , ck ils pafsèrent leur
chemin.
Mon fils 3 lui dit un bon vieillard , vous
n'y penfez pas ; puifque vous êtes ce matin
à Damas , comment pouviez-vous être hier
au foir au Caire ? cela ne peut pas être.
Cela eft pourtant très- vrai , repartit Bedred««
4w9 & je vous jure même que je paiïai
fi n
ïoo Les mille et une Nuits.
toute la journée d'hier à Balfora, A peine
eut-il achevé ces paroles , que tout le monde
fît un grand éclat de rire , ck fe mit à crier :
c'eft un fou , c'eft un fou. Quelques - uns
néanmoins le plaignoient à caufe de fa jeu-
nerTe; 6k un homme de la compagnie lui
dit ; mon fils, il faut que vous ayez perdu
la raifon ; vous ne fongez pas à ce que vous
dites. Eft-iî poffible qu'un homme foit le
jour à Balfora 5 la nuit au Caire > ck le
matin à Damas ? Vous n'êtes pas fans doute
bien éveillé : rappelez vos efprits. Ce que
je dis , reprit Bedreddin Haffan , eft fi vé-
ritable y qu'hier au foir j'ai été marié dans
3a ville du Caire. Tous ceux qui avoient ri
auparavant 5 redoublèrent leurs ris à ce dis-
cours. Prenez-y bien garde , lui dit la même
perfonne qui venoit de lui parler , il faut que
vous ayez rêvé tout cela , ck que cette
illufion vous foit reft.ee dans Fefprit. Je fais
bien ce que je dis > répondit le jeune homme :
dites-moi vous-même comment il eft pofîi-
ble que je fois allé en fonge au Caire , où
je fuis perfuadé que j'ai été effectivement ;
où Ton a par fept fois amené devant moi
mon époufe parée d'un nouvel habillement
chaque fois ; ck où enfin j'ai vu un affreux
bofîii qu'on prétendoit lui donner ? Appre-
CV«. Nuit. ioi
nez - moi encore ce que font devenus ma
robe , mon turban & la bourfe de fequins
que j'avois au Caire.
Quoiqu'il aïïurât que toutes ces chofes
étoient réelles 5 les perfonnes qui l'écou-
toient n'en rirent que rire \ ce qui le troubla
de forte , qu'il ne favoit plus lui-même ce
qu'il de voit penfer de tout ce qui lui étoit
arrivé.
Le jour qui commençoit à éclairer l'ap-
partement de Schahriar , impofa filence à
Scheherazade , qui continua ainfi Ton récit le
lendemain.
ij* SB
C Ve. NUI T.
OIRE 5 dit-elle , après que Bedreddin HafTan
fe fut opiniâtre à foutenir que tout ce qu'il
avoit dit étoit véritable , il fe leva pour
entrer dans la ville 5 & tout le monde le
fuivit en criant : c'eft un fou , c'eft un fou*
A ces cris, les uns mirent la tête aux fenê-
tres 3 les autres fe préfentèrent à leurs por-
tes ; & d'autres fe joignant à ceux qui en-
vironnoient Bedreddin , crioient comme
eux : c'eft un fou , fans favoir de quoi il
s'agifToit. Dans l'embarras où étoit ce jeune
E iij
loi Les mille et une Nuits,
homme , il arriva devant la maifon cPun
pâtiffier qui ouvroit fa boutique , & il entra
dedans pour fe dérober aux huées du peuple
qui le fuivoit.
Ce pâtiffier avoit été autrefois chef d'une
troupe d'arabes vagabonds qui détromToient
les caravannes ; ck quoiqu'il fût venu s'éta-
blir à Damas 5 où il ne donnoit aucun fujet
de plainte contre lui , il ne laiiïbit pas d'être
craint de tous ceux qui le connoiffoient.
Cefl pourquoi , dès le premier regard qu'il
jeta fur la populace qui fuivoit Bedreddin , il
îa diffipa. Le pâtiffier voyant qu'il n'y avoit
plus perfonne, fit plufieurs queftions au jeune
homme ; il lui demanda qui il étoit , & ce
qui Pavoit amené à Damas ? Bedreddin Ha£=
fan ne lui cacha ni fa naiffance > ni la mort
du grand- vifir fon père : il lui conta enfuite
de quelle manière il étoit forti de Balfora,
&c comment ? après s'être endormi la nuit
précédente fur le tombeau de fon père , il
s'étoit trouvé à fon réveil au Caire > où il
avoit époufé une dame. Enfin , il lui mar-
qua la furprife où il étoit de fe voir à Damas 3
fans pouvoir comprendre toutes ces mer-
veilles.
Votre hiftoire eft, des plus furprenantes |
lui dit le pâtiffier ; mais fi vous voulez fuivre
C Ve. Nuit. 103
mon confeil , vous ne ferez confidence à
perfonne de toutes les chofes que vous
venez de me dire , 6k vous attendrez pa-
tiemment que le ciel daigne finir les difgraces
dont il permet que vous (oyez affligé. Vous
n'avez qu'à demeurer avec moi jufqu'à ce
temps-là ; 6k comme je n'ai pas d'enfans y
je fuis prêt à vous reconnoître pour mon
fils 5 fi vous y confentez. Après que je vous
aurai adopté , vous irez librement par la ville,
ck vous ne ferez plus expofé aux infultes de
la populace.
Quoique cette adoption ne î\t pas honneur
au fils d'un grand-vifir 5 Bedreddin ne laiffa
pas d'accepter la proportion du pâtiflier 9
jugeant bien que c'étoitle meilleurpartiqu'i!
devoit prendre dans la fituation où étoit fa
fortune. Le pâtiflier le fit habiller, prit des
témoins y 6k alla déclarer devant un cadi qu'il
le reconnoifïbit pour fon fils : après quoi
Bedreddin demeura chez lui fous le fimple
nom de HafTan , 6k apprit la pâthTerie.
Pendant que cela fe pafïoit à Damas , la
fille de Schemfeddin Mohammed fe réveilla ;
& ne trouvant pas Bedreddin auprès d'elle,
crut qu'il s'étoit levé fans vouloir interrom-
pre fon repos , 6k qu'il reviendroit bientôt.
Elle attendit fon retour : lorfque le vifir
E iv
'ï0>4 Les mille et une Nuits;
Schemfeddin Mohammed , fon père 9 vive.-
ment touche de l'affront qu'il croyoit avoir
reçu du fultan d'Egypte , vint frapper à. la
porte de ion appartement , réfolu de pleurer
avec elle fa triste deftinée , il l'appela par fon
nom , ck elle n'eut pas plutôt entendu fa
voix, y qu'elle fe leva pour aller lui ouvrir la
porte. Elle lui baifa la main y êk le reçut d'un
air fi fatisfait , que le vifir , qui. s'attendoit
à la trouver baignée de pleurs ck aufïi affli«
gée que lui , en fut extrêmement furpris.
Malheureufe , lui dit - il en colère , eft - ce
ainfî que tu parois devant moi i Après l'afc
freux facrifice que tu viens de cpnfommer9
peux-tu m'orTrir un vifage. fi content?
Scheherazade cefTa de parler en cet en-
droit , parce que le jour parut. La nuit (m*
vante elle reprit fon djfcours , ck dit au fultaa
des Indes i.
C V Ie.. N U I T.
SïKE^ le grand-vifir Giafar continuant de
raconter l'hiftoire de Bedreddin HaiTan :
quand la nouvelle mariée , pourfuivit-il , vît
que fon père lui reprochoit la joie qu'elle
faifoit paroître.a elle lui dit: Seigneur , m
C V Ie. Nuit. 105
îfie faites point , de grâce , un reproche fî
înjufte ; ce n'eft pas le bofTu , que je détefte
plus que la mort ; ce n'eft pas ce monftre que
j'ai époufé : tout le monde lui a fait tant de
confufion > qu'il a été contraint de s'aller,
cacher ? ck faire place à un jeune homme
charmant ? qui eft mon véritable mari. Quelle
fable me contez-vous , interrompit brufque-
ment Schemfeddin Mohammed ? quoi 5 le
bofïu n'a pas couché cette nuit avec vous?
Non , Seigneur, répondit- elle , je n'ai point
couché avec d'autre perfonne qu'avec le
jeune homme dont je vous parle 3 qui a
de gros yeux ck de grands fourcils noirs. AJ
ces paroles , le viiir perdit patience > 6k fe
mit dans une furieufe colère contre fa fille»
Ah ! méchante , lui dit-il , voulez-vous me
faire perdre f efprit par le difcours que vous
me tenez r C'eft vous > mon père , repartit
elle y qui me faites perdre Tefprit à moi-
même par votre incrédulitéo II n'eft donc
pas vrai , répliqua le vifir, que le borTu..^*;
Hé, laiftbns là le bofïu, interrompit - elle
avec précipitation ; maudit foit'le bofïu ! en-*
tendrai- je toujours parler du bofïu ? Je vous
le répète encore, mon père , ajouta-t-eîîed
je n'ai point paiTé la nuit avec lui , mais
E y
iod Les mille et un.e Nuits.1
avec le cher époux que je vous dis , & qui-
ne doit pas être loin d'ici.
Schemfeddin Mohammed fortit pour Taî^
1er chercher ; mais au lieu de le trouver*
il fut dans une furprife extrême de rencon-
trer le bofïu qui avait- la tête en bas , les
pieds en haut, dans la même fituation où
1 avoit mis le génie. Que veut dire cela ,
lui dit -il , qui vous a mis en cet état ? Le
boffu , reconnohTant le vifir , lui répondit >
ah y ah ! c'efî. donc vous qui vouliez me
donner en mariage la maîtreffe d'uu buffle 9
î'amoureufe d'un vilain génie ? Je ne ferai
pas votre dupe5 8c vous ne m'y attraperez
pas.
Scheherazade en étoit là îorfqu'elle apper-
çut la première lumière du jour ; quoiqu'il;
n'y eût pas long-temps qu'elle parlât ,. elfe
n'en dit pas davantage cette nuit. Le len-
demain elle reprit ainn* la fuite de fà narra*
lion , &: dit au fuit an des Indes :
CVIK NUIT.
OIRE , le grand-vifir Giafar pourfuivant for*
fciftoire: Schemfeddin Mohammed , conti-
nua-t-i!3 crut que le bofïu extra vaguoit $;
C V I Ie. Nuit. 107
quand il l'entendit parler de cette forte , ck
lui dit : ôtez-vous de là , mettez - vous fur
vos pieds. Je m'en garderai bien , repartit
le boiïu , à moins que le fbîeil ne foit levé»
Sachez qu'étant venu ici hier au foir , il parut
tout-à-coup devant moi un chat noir , qui
devint infenfiblement gros comme un buffle 5
je n'ai pas oublié ce qu'il me dit: c'eft pour-
quoi allez à vos affaires ck me laiffez ici. Le
vifir , au lieu de fe retirer ? prit le borTu
par les pieds > ck l'obligea de fe relever,
Cela étant fait , le borTu fortit en courant
de toute fa force , fans regarder derrière
lui : il fe rendit au palais ^ fe fit préfenter
au fultan d'Egypte , ck le divertit fort en lui
racontant le traitement que lui avoit fait le
génie.
Schemfeddin Mohammed retourna dans la
chambre de fa fille , plus étonné ck plus in-
certain qu'auparavant de ce qu'il vouloir,
favoir. Hé bien, fille abufée,lui dit- il , ne
pouvez-vous m'éclaircir davantage fur une
aventure qui me rend interdit ck confus ?
Seigneur ^ lui répondit-elle -, je ne puis vous
apprendre autre chofe que ce que j'ai déjà
eu l'honneur de vous dire. Mais voici 9
ajouta-t-elle , l'habillement de mon époux
qu'il a laiffé fur cette chaife , il vous don-»
E vi
io^Les mille et une Nuits,
nera peut - être l'éclairciffement que vous
cherchez. Eh difant ces paroles, elle pré--
fenta le turban de Bedreddin au vifîr , qui
le prit, ckqui après l'avoir bien examiné de
tous côtés : je le prendrons , dit-il, pour un-
turban de vifîr , s*il n'étoit à la mode de
Mouflbul ( i ). Mais s'àppercevant qu'il y
avoit quelque cbofe dé coufu entre l'étoffe
& la doublure y il demanda des cifeaux , 6c
ayant découfu > il trouva un papier plié
C'étoit le cahier que Noureddin- Ali avoit»
donné en mourant à Bedreddin, ïbn fils ^
qui Ta voit- caché en cet endroit pour le
mieux conferver. Schemfeddin Mohammed
ayant ouvert le cahier v reconnut le carac^
tère de Ton frère Noureddin Ali , ck lut ce
titre : Pour mon fils Bedreddin Haffani,
Avant qu'il pût faire fes réflexions ^ fa fille
lui mit entre les mains la bourfe qu'elle avoiè
trouvée fous l'habit. Il l'ouvrit auffi, ck elle
étoit remplie de fequms , comme je l'ai déjà
dit; car malgré les largelTes que Bedreddin
Haffan avoit faites , elle étoit toujours de-»
meurée pleine par les foins du génie & ds
la fée. Il lut ces mots fur l'étiquette de la
( i ) La ville de Mouflbul eft dans la MéfQpotanii^^
fcâtiç vis-à-vis de l'aneienne* Nùiive*.
C V I I Ie. N v î t. Î09
bourfe : Mille fequins appartenans au Juif
Ifaac; & ceux - ci au-deflous , que- le juif
avoit écrits avant que de fe féparer de Be*
dreddin HarTan : Livre à Bcdreddîn Haffan 9
pour le chargement quil ma vendu du pre^
mier dés vaiffeaux qui ont ci-devant appar**
tenus à Nourtddin Aii , fon père y a" heu*
reufe mémoire , lorfquil aura abordé en c&
port. Il n'eut- pas achevé cette lecture , qu'il
fit un grand cri , & s'évanouit.
Scheherazade vouroit continuer ; mais le
Jour parut y & le fultan des Indes fe leva^
réfolu d'entendre la fuite de cette hiitoire*
C v 1 1 Ie. n u 1 t;
JLe lendemain , Scheherazade ayant repris-
la parole , dit à Schahriar : Sire , le vifir
Schemfeddin Mohammed étant revenu de
fon évanouirTement , par le fecours de fa
fille 6* des femmes qu'elle avoit appelées 2
nia fille., dit-il y ne vous étonner pas de
L'accident qui vient de m'arriver : la eauie
en eft telle % qu'à peine y pourrez - vous
ajouter foi. Cet époux qui a parlé la nuil
avec vous 5 eft votre coufln , le fils de
Noureddin AiL Les mille fequins qui font.
îio Les mille et une Nuits.
dans cette bourfe, me font fouvenir de îa
querelle que j'eus avec ce cher frère ; c'eft
fans doute le préYent de noce qu'il vous fait, ;
Dieu foit loué de toutes chofes , & parti-
culièrement de cette aventure merveilleufe
qui montre fi bien fa puiffance. ïl regarda
enfuite l'écriture de (on frère y ck la haifa
plufieurs fois en verfant une grande abon-
dance de larmes. Que ne puis - je , difoit-
il , aufli-bien que je vois ces traits qui me
caufent tant de joie, voir ici Noureddinlui»
même y ck me reconcilier avec lui !
Il lut le cahier d'un bout à l'autre : il y
trouva les dates de l'arrivée de fon frère à
Balfora y de fon mariage , de la naiflance de
Bedreddin HafTan ; & lorfqu'après avoir con-
fronté à ces dates celles de fon mariage , &
la naifTance de fa fille au Caire ^ il eut admiré
le rapport qu'il y a voit entr'elîes , & fait enfin
réflexion que fon neveu étoit fon gendre, iî
fe livra tout entier à la joie. Il prit le cahier
&£ l'étiquette de la bourfe , les alla montrer
au fultan , qui lui pardonna le pafTé , & qui
fut tellement charmé du récit de fon hiftoire?
qu'il la fit mettre par écrit avec fes circon£»
tances , pour la faire pafïer à îa poftirité.
Cependant le vifir Schemfeddin Moham-
îned ne pouvoit comprendre pourquoi foa
C V I I K Nuit: ut,
neveu ?avoit difparu; il efpéroit néanmoins
3e voir arriver à tons momens , ôc il Patten-
doit avec la dernière impatience pour Fem-
brarTer. Après l'avoir inutilement attendis
pendant fept jours , il le fît chercher par tout
le Caire; mais il n'en apprit aucune nouvelles-
quelques perquisitions qu'il en pût faire. Cela
lui caufa beaucoup d'inquiétude. Voilà y
diibit-iî} une aventure fort Singulière ; jamais-,
perfonne n'en a éprouvé une pareille.
Dans l'incertitude de ce qui pouvoir arri-
ver dans la fuite , il crut devoir mettre lui-
même par écrit l'état où étoit alors fa mai~
fon ; de quelle manière les noces s*etoient
parlées , comment la falle & la chambre de
fa fille étoient meublées. Il fit au'ffi un paquet
du turban , de la bourfe & du refte de l'habil-
lement de Bedreddin j ck l'enferma fous la
clef. ... La fultane Scheherazade fut obligée
d'en demeurer-là, parce qu'elle vit que le jour
paroifToit. Sur la fin de la nuit fui van te 3 elle
paurfuivit cette hiftoire dans ces termes i .
m Les mille et une Nuits.
^^— ———i— ■————■— ———^
C I Xe. NUIT.
SiR-E, le grand-vifir Giafar continuant de
parler au calife : Au bout de quelques jours ,
dit-il , la fille du vifir Schermeddin Moham-
med s'apperçut qu'elle étoit groflfe ; ck en
effet $ elle accoucha d'un fils dans le terme
de neuf mois. On donna une nourrice à l'en*
Fant 5 avec d'autres femmes & des efclaves
pour le fervir , 8c fon ayeul le nomma
Agib ( i ).
Lorfque ce jeune Agib eût atteint Fâge de
fept ans y le vifir Schemfeddin Mohammed ,
au lieu de lui faire apprendre à lire au logis >
l'envoya à l'école chez un maître qui avoir,
une grande réputation , ck deux efclaves
avoient foin de le conduire & de le ramener
tous les jours. Agib jouoit avec {qs camara-
des : comme ils étoient tous d'une condition
au-defifous de la fienne > ils avoient beaucoup
de déférence pour lui ; Ôk en cela > ils fe
régloient fur le maître d'école ^ qui lui pafloit
bien des chofes qu'il ne leur pardonnoit pas
à eux. La complaifançe aveugle qu'on avok
( i ) Ce mot fignifîe en arabe , Merveille^
C I Xe. Nuit. ni
pour Aglb le perdit; il devint fier, înfolent^
il voulait que fes compagnons fouffrinent
tout de lui > fans vouloir rien foufTrir d'eux.
11 dominait partout ; & û quelqu'un avoit la
hardierTe de s'oppofer à fes volontés , il lui
difoit mille injures , & alloit fouvent jufqu'aux
coups. Enfin > il fe rendit infup portable à tous
les écoliers y qui fe plaignirent de lui au maî-
tre d'école. Il les exhorta d'abord à prendre
patience ; mais quand il vit qu'ils ne faifoient
qu'irriter par-là l'infolence d'Agib , ck fatigué
lui-même des peines qu'il lui faifoit : mes
enfans, dit -il à fes écoliers, je vois bien
qu'Agib efl un petit infolent; je veux vous
enfeigrier un moyen de le mortifier de ma-
nière qu'il ne vous tourmentera plus ; je
crois même qu'il ne reviendra plus à l'école-
Demain , lorfqu'il fera venu , &c que vous
voudrez jouer enfemble, rangez-vous autour
de/lui , & que quelqu'un dife tout haut : nous
voulons jouer , mais c'efl: à condition que
ceux qui joueront r diront leur nom , celui
de leur mère <k de leur père. Nous regarde-
rons comme des bâtards ceux qui refuferont
de le faire > & nous ne foufTrirans pas qu'ils
jouent avec nous. Le maître d'école leur fit
comprendre l'embarras où. ils jetteroient Agih
par ce moyen , ck ils fe retirèrent chez eux
avec de la joie.
ii4 Les mille et une Nuits.
Le lendemain , dès qu'ils furent tous aiTeffl-
Blés , ils ne manquèrent pas de faire ce que
leur maître leur avoit enfeigné ; ils environ-
nèrent Agib , ck l'un d'entr'eux prenant la
parole : Jouons , dit -il , à un jeu ; mais à
condition que celui qui ne pourra pas dire
fon nom , le nom de fa mère 6k de fon père ,
n'y jouera pas. Ils répondirent tous, ck Agib
lui-même , qu'ils y confentoient. Alors celui
qui avoit parlé 5 les interrogea l'un après
l'autre , êk ils fatisflrent tous à la condition ,
excepté Agib , qui répondit : je me nomme
Agib , ma mère s'appelle Dame de Beauté 9
ck mon père Schemfeddin Mohammed, viûr
du fultan.
A ces mots , tous les en fans s'écrièrent :
Agib , que dites -vous ? ce n'eft point là le
nom de votre père , c'eft celui de votre
grand-père. Que dieu vous confonde, repli-
qua-t-il en colère : quoi! vous ofez dire que
le vifir Schemfeddin Mohammed n'eft pas
mon père ? Les écoliers fui repartirent avec
de grands éclats de rire : Non , non , il n'eft
que votre ayeul , Ôk vous ne jouerez pas
avec nous ; nous nous garderons bierLrneme
de nous approcher de vous. En djïfit cela,
îîs s'éloignèrent de lui en le raillant', ck ils
C Xe. Nui t. irf
continuèrent de rire entr'eux. Agib fut mor-
tifié de leurs railleries , & fe mit à pleurer.
Le maître d'école , qui étoit aux écoutes «>
& qui avoit tout entendu 9 entra fur ces en-
trefaites , & s'adrefTant à Agib : Àgib , lui
dit-il , ne lavez- vous pas encore que le viflr
Schemfeddin Mohammed 'n'en1 pas votre
père ? Il eft votre ayeul, père de votre mère
Dame de Beauté. Nous ignorons comme
vous le nom de votre père ; nous lavons
feulement que le fuîtan avoit voulu marier
votre mère avec un de fes palfreniers qui
étoit boffu , mais qu'un génie coucha avec
elle. Cela eft fâcheux pour vous? & doit
vous apprendre à traiter vos camarades avec
moins de fierté que vous n'avez fait jufqu'à
préfent.
Scheherazade , en cet endroit, remarquant
qu'il étoit jour , mit fin à fon difcours. Elle
en reprit le fil la nuit fuivante> & dit au fuî-
tan des Indes :
C Xe. NUIT.
Si R E 9 le petit Agib , piqué des plaisante-
ries de fes compagnons > fortit brufquement
de l'école y & retourna au logis en pleurant*
iië Les mille et une Nuits;
Il alla d'abord dans l'appartement de fa mère
Dame de Beauté , laquelle , alarmée de le
voir fi affligé y lui en demanda le fujet avec
emprefTement. Il ne put répondre que par
des paroles entrecoupées de ianglots , tant
il étoit prefie de fa douleur ; ck ce ne fut qu'à
plusieurs reprifes qu'il put raconter la caufe
mortifiante de fon affliction. Quand il eut
achevé: Au nom de dieu, ma mère, ajou-*
ta-t-il , dites-moi , s'il vous plaît y qui eft mon
père ? Mon fils y répondit- elle y votre père
eft le vifir Schemfeddin Mohammed qui vous
embrafie tous les jours. Vous ne me dites
pas la vérité , reprit-il ^ ce n'en1 pas mon père5
c'efl le vôtre. Mais moi , de quel père fuis-
je fils ? A cette demande , Dame de Beauté
rappelant dans fa mémoire la nuit de Tes
noces 5 fuivie d'un û long veuvage y coin-»
mença de répandre des larmes y en regrettant
amèrement la perte d'un époux aufîi aimable
que Bedreddin.
Dans le temps que Dame de Beauté pieu*
roit d*un côté* & Agib de l'autre y le vilir
Schemfeddin Mohammed entra , cV voulut
favoir la caufe de leur affliction. Dame de
Beauté la lui apprit , ck lui raconta la morti-
fication qu'Agib avoit reçue à l'école. Ce
récit toucha vivement le vifîr^ qui joignit
C Xe, N V 1 T. II?
£es pleurs à leurs larmes y &c qui , jugeant par-
ia que tout le monde tenoit des difcours con-
tre l'honneur de fa fille y en fut au défefpoir.
Frappé de cette cruelle penfée , il alla au pa-
lais du fultan ; & après s'être profterné à (es
pieds , il le fupplia très-humblement de lu1
accorder la permiffion de faire un voyage
dans les provinces du Levant , &: particuliè-
rement à Balfora , pour aller chercher fon
neveu Bedreddin HafFan y difant qu'il ne pou-
voit fouffrir qu'on pensât dans la ville qu'un
génie eût couché avec fa fille Dame de Beauté.
Le fultan entra dans les peines du vifir , ap-
prouva fa réfolution , & lui permit de l'exé-
cuter : il lui fit même expédier une patente
par laquelle il prioit , dans les termes les plus
obligeans , les princes & | les feigneurs des
lieux où pourroit être Bedreddin , de con-
fentir que le vifir l'amenât avec lui.
Schemfeddin Mohammed ne trouva pas
de paroles affez fortes pour remercier digne-
ment le fultan de la bonté qu'il a voit pour
lui; il fe contenta de fe proflerner devant ce
prince une féconde fois ; mais les larmes qui
couloient de fes yeux marquèrent aflez fa
reconnohTance. Enfin , il prit congé du ful-
tan , après lui avoir fouhaité toutes fortes
de profpérités. Lorfqu'il fut de retour
««8 Les mille et une NuitS.
au logis , il ne fongea qu'à difpofer toutes
chofes pour fon départ. Les préparatifs en
furent faits avec tant de diligence , qu'au
bout de quatre jours il partit , accompagné
<!e fa fille Dame de Beauté , ôc d'Agio fon
petit- fils.
Scheherazade s'appercevant que le jour
commençoit à paroître , cefTa de parler en
cet endroit. Le fultan des Indes fe leva fort
fatisfait du récit de lafultane , & réfolut d'en-
tendre la fuite de cette hiftoire. Scheherazade
contenta fa euriofité la nuit fuivante^ Se
reprit la parole dans ces termes :
CXt NUIT.
OIB.E, le grand- vifir Giafar adreiïant mu-',
jours la parole au calife Haroun Alrafchid :
Schemfeddin Mohammed 5 dit - il , prit la
route de Damas avec fa fille Dame de Beauté*
&. Agib fon petit-fils. Ils marchèrent dix-
neuf jours de fuite, fans s'arrêter en nul en-
droit ; mais le vingtième , étant arrivés dans
une fort belle prairie peu éloignée des portes
de Damas, ils mirent pied à terre, & firent
drefïer leurs tentes fur le bord d'une rivière
C X Ie. Nuit. ug
qui parle au travers de la ville , Ô£ rend fe&
environs très-agréables.
Le vifîr Schemfeddin Mohammed déclara
qu'il vodoit féjourner deux jours dans ce
beau lieu 5 & que le troisième il continueroit
fon voyage. Cependant il permit aux gens
de fa fuite d'aller à Damas. Ils profitèrent
prefque tous de cette permiffion , les uns
pouffes par la curiofité de voir une ville
dont ils avoient ouï parler fi avantageufe-
ment, les autres pour y vendre des mar-
chandifes d'Egypte qu'ils avoient apportées ,
ou pour y acheter des étofTes &. des raretés
du pays. Dame de Beauté fouhaitant que
fon fils Àgib eût aufîl la fatisfaclion de fe
promener dans cette célèbre ville , ordonna
à l'eunuque noir qui fervoit de gouverneur
à cet enfant , de l'y conduire , oc de bien
prendre garde qu'il ne lui arrivât quelqu'ac-^
cident.
Agib 5 magnifiquement habillé , fe mit en
chemin avec l'eunuque 5 qui avoit à la main
une groffe canne. Ils ne furent pas plutôt
entrés dans la ville , qu'Agib , qui étoit beau
comme le jour , attira fur lui les yeux de tout
le monde. Les uns fortoient de leurs maifons
pour le voir de plus près , les autres met-
îoient la tête aux fenêtres ; ck ceux qui paf~
#v
Vio Les mille et une Nuits.
Ibient dans les rues , ne fe contentoient pas
de s'arrêter pour le regarder , ils l'accom*
pagnoient pour avoir le plaifir de le consi-
dérer plus long -temps. Enfin, il n'y avoit
perfonne qui ne l'admirât, 6k qui ne donnât
inille bénédictions au père & à la mère qui
avoient mis au monde un ri bel enfant. L'eu-
jauque 6k lui arrivèrent par hafard devant la
feoutique où étoit Bedreddin Haflan ; 6k là
ils fe virent entourés d'une n* grande foule
de peuple , qu'ils furent obligés de s'arrêter.
Le pâtifîier, qui avpit adopté Bedreddin
Haffan , étoit mort depuis quelques années,
fèc lui avoit laiffé , comme à fon héritier ,
£a boutique avec tous les autres biens. Be-
dreddin étoit donc alors maître de la bouti-
que , & il exerçoit la profeiîion de pâtifîier
û habilement, qu'il étoit en grande réputa-
tion dans Damas. Voyant que tant de monde,
afïemblé devant fa porte , regardoit avec
beaucoup d'attention Agib 6k l'eunuque noir^
il fe mit à les regarder auffi,
Scheherazade 9 à ces mots , voyant paroî-
tre le jour^ fe tut; Schahriar fe leva fort
impatient de fa voir ce qui fe pafTeroit entre
Agib ck Bedreddin. La fultane fatisfit fon
impatience fur la fin de la nuit fuivante , 6k
reprit ainii la parole,
CXIIe.
C X I Ie. Nuit. 121
C X I Ie. NUI T.
JJEDREDDIN Haflan , pourfuivit îe vim*
Giafar^ ayant jeté les yeux particulièrement
(uv Agib , fe fentk auffitôt tout ému fans
favoir pourquoi. îl n'étoit pas frappé , com-
me le peuple , de l'éclatante beauté de ce
jeune garçon ; fon trouble ck fon émotion
avoient une autre caufe qui lui étoit inconnue*
CTétoit la force du fang qui agiiïbit dans ce
tendre père, lequel 5 interrompant {es occu-
pations , s'approcha d'Agib , ck lui dit d'un
air engageant : Mon petit feigneur , qui m'a-
vez gagné l'ame ? faites^moi la grâce d'en-
trer dans ma boutique , ck de manger quel-
que chofe de ma façon , afin que pendant ce
temps-là j'aie le plaHir de vous admirer à
mon aife. Il prononça ces paroles avec tant
de tendreiïe , que les larmes lui en vinrent
aux yeux. Le petit Agib en fut touché , 6k
fe tourna vers l'eunuque ; ce bon-homme ,
lui dit- il , a une phyfionomie qui me plaît ;
£c il me parle dune manière fi arTeclueufe,
que je ne puis me défendre de faire ce qu'il
fouhaite. Entrons chez lui > ck mangeons de
fa pâtuTerie. Ah vraiment 3 lui dit l'efclave?
Tome VllL F
ni Les mille et une Nuits.
il feroit beau voir qu'un fils de vifir > comme
vous , entrât dans la boutique d'un pâtifîier;
ne croyez pas que je le fouffre. Hélas, mon
petit feigneur j s'écria alors Bedreddin HafTan,
on eft bien cruel de confier votre conduite à
un homme qui vous traite avec tant de du-
reté ; puis s'adreffant à l'eunuque : Mon bon
ami , ajouta-t-il , n'empêchez pas ce jeune
feigneur de m'aceorder la grâce que je lui
demande : ne me donnez pas cette mortifi-
cation. Faites-moi plutôt l'honneur d'entrer
avec lui chez moi : & par-là •> vous ferez con-
noître que fi vous êtes brun au-dehors y com-
me la châtaigne , vous êtes blanc aufïi au-
dedans comme elle. Savez-vous bien , pour-
fuivit-il , que je fais le fecret de vous rendre
blanc de noir que vous êtes ? L'eunuque fe
mit à rire à ce difcours , ck demanda à Be-
dreddin ce que c'étoit que ce fecret. Je vais
vous l'apprendre , répondit-il. Aufîitôt il lui
récita des louanges des eunuques noirs , difant
que c'étoit par leur miniftère que l'honneur
des fultans ? des princes & de tous les grands
étoit en sûreté. L'eunuque fut charmé de ces
vers ; & ceiïant de réfîfter aux prières de
Bedreddin 5 lahTa entrer Agib dans fa bouti-
que ? & y entra aum* lui-même.
Bedreddin HaïTan fentit une extrême joie
C X I K Nuit. ïij
d'avoir obtenu ce qu'il avoit defiré avec tant
d'ardeur; & fe remettant au travail qu'il
avoit interrompu : Je faifois , dit-il , des tar-
tes à la crème ; il faut , s'il vous plaît , que
vous en mangiez 3 je fuis p^rfuadé que vous
les trouverez excellentes ; car ma mère* qui
les fait admirablement bien , m'a appris à les
faire > & l'on vient en prendre chez moi de
tous les endroits de cette ville. En achevant
ces mots , il tira du four une tarte à la crème ;
&c après avoir mis deffus des grains de gre-
nade & du fucre , il la fervit devant Agib ,
qui la trouva délicieufe. L'eunuque , à qui
Beclreddin en préfenta aufîi , en p orta le mê-
me jugement.
Pendant qu'ils mangeoient tous deux 5 Be-
=dreddin HafTan examinoit Agib avec une
grande attention ; & fe repréfentant 5 en le
regardant 3 qu'il avoit peut-être un femblabl-e
"fils de la charmante époufe dont il avoit été
iitôt & fi cruellement féparé , cette penfée
fit couler de {qs yeux quelques larmes. 11 fe
préparoit à faire des queftions au petit Agib
fur le fujet de fon voyage à Damas ; mais
cet enfant n'eut pas le temps de fatisfaire fa
curiofité ? parce que l'eunuque* qui le preffoit
<le s'en retourner fous les tentes de fon ayeul,
l'emmena dès qu'il eut mangé. Bedreddin
F ii
124 Les mille et une Nuits.
HafTan ne fe contenta pas de les fuivre de
l'œil , il ferma fa boutique promptement ? ck
marcha fur leurs pas.
Scheherazade , en cet endroit 3 remarquant
qu'il étoit jour ? cefïa de pourfuivre cette
hiftoire. Schahriar fe leva , réfolu de l'enten-
dre toute entière 3 ck de laifler vivre la ful-
tane jufqu'à ce temps-là.
C X I I Ie. NUIT.
JLe lendemain avant le jour ? Dinarzade
réveilla fa fœur , qui reprit ainfî fon dis-
cours ; Bedreddin HafTan , continua le vifir
Giafar, courut donc après Agib & l'eunu-
que? & les joignit avant qu'ils fuffent arrivés
à la porte de la ville. L'eunuque s'étant ap-
perçu qu'il les fuivoit , en fut extrêmement
furpris. Importun que vous êtes 5 lui dit -il
en colère? que demandez-vous? Mon bon
ami , lui répondit Bedreddin , ne vous fâ-
chez pas ; j'ai hors de la ville une petite
affaire dont je me fuis fouvenu , & à la-
quelle il faut que j'aille donner ordre. Cette
réponfe n'appaifa point l'eunuque? qui ? fe
tournant vers Agib? lui dit : Voilà ce que
vous m'avez attiré ; je l'avois bien prévu 9
C X I I Ie. Nuit. 125
que je me repentirois de ma complaifance ;
vous avez voulu entrer clans la boutique de
cet homme : je ne fuis pas fage de vous
l'avoir permis. Peut-être , dit Agib ^ a-t-il
effectivement affaire hors de la ville > ck les
chemins font libres pt)ur tout le monde. En
difant cela > ils continuèrent de marcher
l'un ck l'autre fans regarder derrière eux ,
jufqu'à ce qu'étant arrivés près des tentes
du vifîr , ils fe retournèrent pour voir il
Bedreddin les fuivoit toujours. Alors Agib
remarquant qu'il étoit à deux pas de lui *
rougit 6k pâlit fuccefïivement félon les divers
mouvemens qui l'agitoient. Il craignoit que
le vifîr y fon ayeul , ne vînt à favoir qu'il
étoit entré dans la boutique d'un pâtiffier , ck
qu'il y avoit mangé. Dans cette crainte , ra-
maiTant une affez groffe pierre qui fe trouva
à fes pieds , il la lui jeta , le frappa au mi-
lieu du front y ck lui couvrit le vifage de
fang ; après quoi fe mettant à courir de toute
fa force , il fe fauva fous les tentes avec
l'eunuque , qui dit à Bedreddin Hafîan , qu'il
.ne devoit pas fe plaindre de ce malheur,
qu'il avoit mérité ck qu'il s'étoit attiré lui-
même.
Bedreddin reprit le chemin de la ville en
étanchant le fang de fa plaie avec fon tablier ?
F iij
n6 Les mille et une Nuits.
qu'il n'avoit pas ôté. J*ai tort 3 difoit - il en
lui-même , d'avoir abandonné ma maifon
pour faire tant de peine à cet enfant ; car
il ne m'a traité de cette manière ? que parce
qu'il a cru fans doute que je méditois quel-
que defTein funefte contre lui. Etant arrivé
chez lui y il fe fît panfer , & fe confola de
cet accident* en faifant réflexion qu'il y avoit
fur la terre une infinité de gens encore plus
malheureux que lui.
Le jour qui paroifToit , impofa filence à
îa fultane des Indes. Schahriar fe leva en
plaignant Bedreddin , &: fort impatient de
fa voir la fuite de cette hiftoire.
C X I Ve. NUIT.
OUR la fin de la nuit fuivante, Schehera-
zade adrefïant la parole au fultan des Indes :
Sire y dit-elle , le grand-viflr Giafar pour-
fuivit ainfl l'hiftoire de Bedreddin HafTan :
B edreddin > dit-il , continua d'exercer fa
profeffion de pâtiflier à Damas , & fon oncle
Schemfeddin Mohammed en partit trois jours
après fon arrivée. Il prit la route d'EinefTe ,
d'où il fe rendit à Hamach; & delà à Alep ?
C X I Ve. Nuit. 127
où il s'arrêta deux jours. D'Alep il alla parler
l'Euphrate , entra dans la Méïbpotamie ; &
après avoir traverfé Mardin? Mouffoul , Sen-
gira5 Diarbekir & plufieurs autres villes ? il
arriva enfuite à Balfora, où d'abord il fit
demander audience au fultan > qui ne fut pas
plutôt informé du rang de Schemfeddin Mo-
hammed , qu'il la lui donna. Il le reçut
même très-favorablement, ck lui demanda
le fujet de fon voyage à Balfora. Sire •> ré-
pondit le vifir Schemfeddin Mohammed 3 je
fuis venu pour apprendre des nouvelles du
fils de Noureddin Ali, mon frère , quia eu
l'honneur de fervir votre majeflé. Il y a
long-temps que Noureddin Ali eft mort,
reprit le fultan. A l'égard de fon fils , tout
ce qu'on vous en pourra dire ,. c'en1 qu'en-
viron deux mois après la mort de fon père *
il difparut tout-à-coup? & que perfonnene
la vu depuis ce temps-là ? quelque foin que
j'aye pris de le faire chercher. Mais fa mère ,
qui eft fille d'un de mes vifirs , vit encore.
. Schemfeddin Mohammed lui demanda la
permiflion de la voir & de l'emmener en
Egypte ; ck le fultan y ayant confenti , il ne
voulut pas différer au lendemain à fe don-
ner cette fatisfaction ; il fe fit enfeigner où
demeuroit cette dame , ck fe rendit chez elle
F iv
328 Les mille et une Nuits.
a l'heure même > accompagné de fa fille, ck
de fon petit-fils.
La veuve de Noureddin Ali demeurent
toujours dans l'hôtel où avoit demeuré fon
mari jufqu'à fa mort. Cétoit une très - belle
maiforij fuperbement bâtie y ck ornée de co-
lonnes de marbre ; mais Schemfeddin Mo-
hammed* ne s'arrêta pas à l'admirer. En arri-
vant , il baifa la «porte ck un arbre fur le-
quel étoit écrit en lettres d'or le nom de
fon frère. Il demanda à parler à fa belle-
feeur y dont les domestiques lui dirent qu'elle
étoit dans un petit édifice en forme de
dôme , qu'ils lui montrèrent au milieu d'une
cour très^fpacieufe. En effet, cette tendre
mère avoit coutume d'aller palfer la meil-
leure partie du jour ck de la nuit dans cet
édifice , qu'elle avoit fait bâtir pour repré-
fenterle tombeau deBedreddin HaïTan qu'elle
croyoit mort , après l'avoir fi long - temps
attendu en vain. Elle y étoit alors occupée
à pleurer ce cher fils , ck Schemfeddin Mo-
hammed la trouva enfevelie dans une afflic-
tion mortelle.
Il lui fit fon compliment ; ck après l'avoir
fuppliée de fufpendre fes larmes ck {es gémif-
femens ? il lui apprit qu'il avoit l'honneur
d'être fon beau- frère ; ck lui dit laraifonqui
C X Ve. Nuit. 129
l'avoir obligé de partir du Caire , & de venir
à Balfora.
En achevant ces mots , Scheherazade
voyant paroître le jour ? ceffa de pour-
fuivre Ton récit; mais elle en reprit le Ifil
de cette forte fur la fin de la nuit fui-
vante : 1
C X Ve. NUIT.
ochemseddin Mohammed , continua le
vifir Giafar > après avoir inftruit fa belle- fœur
de tout ce qui s'étoit paifé au Caire la nuit
des noces de fa fille , après lui avoir conté
la furprife que lui avoit caufée la découverte
du cahier coufu dans le turban de' Bedred-
din, lui préfenta Agib &c Dame de Beauté.
Quand la veuve de Noureddin Ali , qui
étoit demeurée affife comme une femme qui
ne prenoit plus de part aux chofes du monde>
eut compris par le difcours qu'elle venoit
d'entendre 5 que le cher fils qu'elle regret-»
toit tant pouvoit vivre encore, elle fêle va >
embraffa très-étroitement Dame de Beauté
& fon petit Agib , en qui reconnoiflant les
traits de Bedreddin , elle verfa des larmes
d'une nature bien différente de celles qu'elle
F v
130 Les mille et une Nuits.
répandoit depuis fi long-temps. Elle ne pou-*3
voit fe laffer de baifer ce jeune homme >
qui , de fon côté , recevoit Tes embrafTemens
_ avec toutes les démonfïrations de joie dont
il étoit capable. Madame, dit Schemfeddin
Mohammed > il eft. temps de finir vos re-
grets & d'effuyer vos larmes : il faut vous
difpofer à venir en Egypte avec nous. Le
fultan de Balfora me permet de vous em-
mener, & je ne doute pas que vous n'y
confentiez. J'efpère que nous rencontrerons
enfin votre fils mon neveu ; & fi cela arrive^,
fon hiftoire? la vôtre, celle de ma fille &:
îa mienne 5 mériteront d'être écrites pour être
tranfmifes à îa pofiérité.
La veuve de Noureddin Ali écouta cette
proposition avec plaifir 5 & fit travailler dès
ce moment aux préparatifs de fon départ*
Pendant ce temps-lâ , Schemfeddin Moham-
med demanda une féconde audience ; &
ayant pris congé du fultan ,. qui le renvoya
comblé d'honneurs , avec un préfent con-
îidérable pour le fultan d'Egypte-, il partit
de Balfora , & reprit le chemin de Damas.
Lorfqu'il fut près de cette ville > il fit
dreffer fes tentes hors de la porte par où il y
devoit entrer , & dit qu'il y féjourneroit trois
jours , pour faire repoier fon équipage 3 &
C X Ve. Nuit. 131
pour acheter ce qu'il trouveroit de plus cu-
rieux & de plus digne d'être préfenté au fultan
d'Egypte.
Pendant qu'il étoit occupé à choifïr lui-
même les plus belles étoffes que les princi-
paux marchands avoient apportées fous fes
tentes , Agib pria l'eunuque noir , fon con-
ducteur , de le mener promener dans la ville*
difant qu'il fouhaitoit de voir les chofes qu'il
n'avoit pas eu le temps devoir en parlant >
ck qu'il feroit bien aife auffi d'apprendre des
nouvelles du pâtiflier à qui il avoit donné
un coup de pierre. L'eunuque y confentit ,'
marcha vers la ville avec lui >> après en avoir
obtenu la permiffion de fa mère Dame de
Beauté.
Ils entrèrent dans Damas par la porte du
palais, qui étoit la plus proche des tentes du
vilir Schemfeddin Mohammed. Ils parcou-
rurent les grandes places 5 les lieux publics &C
couverts où fe vendoient les marchandifes
les plus riches , ck virent l'ancienne mofc
quée <\gs Ommiades ( 1 ) , dans le temps
(i) C*eft-à-dire , des califes qui régnèrent après les
quatre premiers fucceflfeurs de Mahomet , & qui furent
ainfi nommés d'un de leurs ancêtres qui s'appeioit
Ommiath.
F vj
131 Les mille et une Nuits.
qu'on s'y affembloit pour faire la prière ( 2)
d'entre le midi & le coucher du. foleil. Us
pafsèrent enfuite devant la, boutique de Be-
dreddin Haffan , qu'ils trouvèrent encore
occupé à faire des tartes à la crème, Je
vous falue, lui dit Agib 5 regardez - moi ;
vous fouvenez-vous de m'avoir vu ? A- ces
mots, Bedreddin jeta les yeux fur lui; &?
le reconnoiffant ( ô furprenant effet de IV
mour paternel ! ) il fentit la même émotion
que la première fois ; il fe troubla ; & au
lieu de lui répondre 5 il demeura long-- temps
fans pouvoir proférer une feule parole.
Néanmoins ayant rappelé fes efprits : Mon
petit feigneur , lui dit-il, faites* moi la grâce
cFentrer encore une. fois chez moi avec
votre gouverneur; venez goûter d'une
tarte à la crème* Je vous fupplie de me
pardonner la peine que je vous fis en vous
fuivant hors de la ville : je ne me pofTé-
dois pas, je ne favois ce que je faifois;
vous m'entraîniez après vous fans que je
purTe renfler à une fi douce violence.
Scheherazade cefTa de parler en cet en-
droit y parce qu'elle vit paroître le jour. Le
(2) Cette prière fe fait en tout temps deux heures,
& demi devant le coucher du fokil»
C X V Ie. N t i t. ijj
lendemain , elle reprit de cette manière la
iuite de fon difcours, }
C X V Ie. NUIT.
CoMMANDEUPx. des croyans 5 pourfuivit
le vifir Giafar , Agib étonné d'entendre ce
que lui difoit Bedreddin 5 répondit : Il y a de
l'excès dans l'amitié que vous me témoignez ,
6t je ne veux point entrer chez vous que
vous ne vous fbyez engagé par ferment à
ne me pas fuivre quand j'en ferai forti. Si
vous me le promettez y ck que vous foyez
homme de parole ? je vous reviendrai voir
encore demain? pendant que le vifir mon
ayeuî achettera de quoi faire préfent au fultan.
d'Egypte. Mon petit feigneur y reprit Bedred-
din Haffan , je ferai tout ce que vous m'or-
donnerez. A ces mots y Agib ck l'eunuque
entrèrent dans 4a boutique.- -
Bedreddin leur fervit auffitôt une tarte à
la crème , qui n'étoit pas moins délicate ni
moins excellente que celle qu'il leur avoit
préfentée la première fois. Venez 9 lui dit
Agib, affeyezrvous auprès de moi & mangez
avec nous. Bedreddin s'étant afîis j voulut
çmbraffer Agib pour. lui marquer la joie cppii
Ï34 Les mille et une Nuits.
avoit de fe voir à fes côtés ; mais Agib le
repouffa en lui difant : Tenez- vous en repos ,
votre amitié eft trop vive. Contentez-vous
de me regarder & de m'entretenir. Bedreddin
obéit 5 ck fe mit à chanter une chanfon dont
il compofa fur le champ les paroles à la
louange d'Agib. Il ne mangea point , & ne
fit autre chofe que fervir fes hôtes. Lorsqu'ils
eurent achevé de manger,, il leur préfenta à
laver (i) , & une ferviette'très-blanche pour
s'effuyer les mains. Il prit enfuite un vafe de
forbet ) & leur en prépara plein une grande
porcelaine, où il mit de la neige (2) fort pro-
pre. Puis préfentant la porcelaine au petit
Agib : Prenez , lui dit— il ^ c'en1 un forbet de
rofe , le plus délicieux qu'on puiffe trouver
dans toute- cette ville : jamais vous n'en avez
goûté de meilleur. Agib en ayant bu avec
plaifir , Bedreddin Haffan reprit la porcelaine
&: la préfenta auffi. à l'eunuque , .qui but à
■ " - ' . _- ' ~ »
( 1 ) Comme les Mahométans fe;. lavent les mains
cinq Fois le jour lorf qu'ils vont faire leurs prières,
ils ne croient pas avoir befoin de fe laver avant que
de manger : mais ils fe lavent après, parce qu'ils
mangent fans fourchette.
( 2 ) C'eft ainfi que l'on rafraîchit la boiflbn promp-
tement dans tout le Levant , où l'on a l'ufage de 1s
àeige..
C X V Ie. N u i f . ïjç:
longs traits toute la liqueur jufqu'à la der-^
nière goutte.
Enfin Agib ck Ton gouverneur ralTafiés jj>
remercièrent le pâtiflier de la bonne chère
qu'il leur avoit faite , ck fe retirèrent en
diligence ? parce qu'il étoit déjà un peu tard.'
Ils arrivèrent fous les tentes de Schemfeddirt
Mohammed , ck allèrent d'abord à celle des
dames. La -grand-mère d'Agib fut ravie de
le revoir; ck comme elle avoit toujours fort
fils Bedreddin dans Tefprit y elle ne put retenir
fes larmes en embrafTant Agib. Ah mon fils ,
lui dit-elle , ma joie feroit parfaite fi j'avois;
le plaiflr d'embrafïer votre père Bedreddin
HafTan comme je vous embra/Te. Elle fe
mettoit alors à table pour fouper ; elle le fît
aiTeoir auprès d'elle y lui fit plufieurs queftions
fur fa promenade ; ck en lui difant qu'il ne
devoit pas manquer d'appétit y elle lui fer-
vit un morceau d'une tarte à la crème qu'elle
avoit faite elle - même , ck qui étoit excel-
lente ; car on a déjà dit qu'elle les favoit
mieux faire que les meilleurs pâtiffiers. Elle
en préfenta auffi à l'eunuque; mais ils ert
avoient tellement mangé l'un 6k l'autre chez
Bedreddin y qu'ils n'en pouvoient pas feule-
ment goûter.
Le jour qui paroifïbit y empêcha Schehera*,
l%6 Les Mille et une Nuits.
zade d'en dire davantage cette nuit ; mais fur
la fin de la fuivante y elle continua fon récit
cians ces termes :
C X V I Ie. NUIT.
A. G I B eut à peine touché au morceau de
tarte à la crème qu'on lui avoit fervi , que
feignant de ne le pas trouver à fon goût , il
le laiffa tout entier ; ck Schaban (i) , c'eft le
nom de l'eunuque , fit la même chofe. La
veuve de Noureddin Ali s'apperçut avec
chagrin du peu de cas que fon petit-fils faifoit
de fa tarte. Hé quoi , mon fils y lui dit-elle ,
eft-il polîibîe que vous méprîfiez ainfi l'ou-
vrage de mes propres mains ? Apprenez que
pei fonne au monde n'en1 capable de faire de
il bonnes tartes à la crème y excepté votre
père Bedreddin Hafian , à qui j*ai enieigné
le grand art d'en faire de pareilles. Ah , ma
bonne grand'mère , s'écria Agib y permettez-
moi de vous dire > que fi vous n'en favez pas
faire de meilleures y il y a un pâtifiier dans
cette ville qui vous furpaiTe dans ce grand
tm ■ .»— . ■ —— 1 ■ — ■ »fc— 1 mmm .— ■— 1 ■■,— — —■- ■ ■■—■■■i— . 1 —
( 1 ) Les Mahométans donnent ordinairement eç
jnom aux eunuques noirs.
C X V I Ie. N u ï t. ifi
art : nous venons d'en manger' chez lui une
-qui vaut beaucoup mieux que celle-ci.
A ces paroles y la grand'mère regardant
l'eunuque de travers : comment, Schaban, lui
dit-elle avec colère y vous a-t-on commis la
garde de mon petit-fils pour le mener manger
chez des pâtiffiers comme un gueux ? Ma-
dame ? répondit l'eunuque , il eft bien vrai
que nous nous fommes entretenus quelque
temps avec un pâtiflier , mais nous n'avons
pas mangé chez lui. Pardonnez-moi y inter-
rompit Agib, nous fommes entrés dans ia
boutique , ck nous y avons mangé d'une
tarte à la crème. La dame, plus irritée qu'au-
paravant contre l'eunuque , fe leva de table
affez brufquement , courut à la tente de
• Schemfeddin Mohammed $ qu'elle informa
du délit de l'eunuque 5 dans des termes plus
propres à animer le viflr contre le délinquant
qu'à lui faire excufer fa faute.
Schemfeddin Mohammed > qui étoit natu-
rellement emporté 5 ne perdit pas une fi belle
occasion de fe mettre en colère. Il fe rendit
à l'iriftant fous la tente de fa belle-fceur , &C
dit à l'eunuque : quoi? malheureux , tu as^la
hardiefTe d'abufer de la confiance que j'ai en
toi ! Schaban , quoique fuffifamment con-
vaincu par le témoignage d'Agib , prit le
138 Les mille et une Nuits.
parti de nier encore le fait. Mais l'enfant fou-
tenant toujours le contraire : mon grand-
père , dit-il à Schemfeddin Mohammed , je
vous allure que nous avons n" bien mangé
l'un ôt l'autre, que nous n'avons pas befoin
de fouper : le pâtiïîier nous a même régalés
d'une grande porcelaine de forbet. Hé bien ,
méchant efclave , s'écria le vifir en fe tour-
nant vers l'eunuque, après cela, ne veux-tu
pas convenir que vous êtes entrés tous deux
chez un pâtiliier , & que vous y avez mangé ?
Schaban eut encore l'effronterie de jurer que
cela n'étoit pas vrai. Tu es un menteur , lui
dit alors le vrfir 5 je crois plutôt mon petit-
fils que toi. Néanmoins û tu peux manger
Coûte cette tarte à la crème qui eiï fur cette
table , je ferai perfuadé que tu dis la vérité,
Schaban , quoiqu'il en eût juïqu'à la gorge,
fe fournit à cette épreuve y & prit un morceau
de la tarte à la crème ; mais il fut obligé de
le retirer de fa bouche , car le cœur lui fou-
leva. Il ne lahTa pas pourtant de mentir
. encore , en difant qu'il avoit tant mangé le
jour précédent , que l'appétit ne lui étoit
pas encore revenu. Le vifir irrité de tous
les menfonges de l'eunuque ^ ck convaincu
qu'il étoit coupable , le fit coucher par terre ,
&f commanda qu'on lui donnât la baftonade»
C X V I Ie. Nuit. 159
Le malheureux pouffa de grands cris en
fourTrant ce châtiment , & confefTa la vérité.
Il eil vrai j> s'écria-t-il > que nous avons mangé
une tarte à la crème chez un pâtifîier 3 &:
elle étoit cent fois meilleure que celle qui
eft fur cette table.
La veuve de Noureddin Ali crut que
c'étoit par dépit contr'elle ck pour la mor-
tifier , que Schaban louoit la tarte du pâtifiier :
c'eft pourquoi s'adreffant à lui : je ne puis
croire , dit-elle j que les tartes à la crème de
ce pâtifiier foient plus excellentes que les
miennes. Je veux m'en éclaircir ; tu fais où
il demeure ; vas chez lui &: m'apportes une
tarte à la crème tout-à-l'heure. En parlant
ainfi 3 elle fit donner de l'argent à l'eunuque
pour acheter la tarte 5 &: il partit. Etant
arrivé à la boutique de Bedreddin : bon pâtiP
fier, lui dit-il, tenez, voilà de l'argent 5
donnez - moi une tarte à la crème ; une de
nos dames fouhaite d'en goûter. Il y en avoit
alors de toutes chaudes ; Bedreddin choifît
la meilleure y & la donnant à l'eunuque :
prenez celle-ci? dit-il ? je vous la garantis
excellente , & je puis vous afîurer que per-
fonne au monde n'eft capable d'en faire de
femblables , fi ce n'eft ma mère , qui vit peut-
être encore.
*
140 Les mille et une Nuits.
Schaban revint en diligence fous les tentes
avec fa tarte à la crème. 11 la préfenta à la
veuve de Noureddin Ali , qui la prit avec
emprefTement. Elle en rompit un morceau
pour le manger ; mais elle ne l'eut pas plutôt
porté à fa bouche , qu'elle fit un grand cri ,
& qu'elle tomba évanouie. Schemfeddin
Mohammed •> qui étoit préfent , fut extrême-
ment étonné de cet accident ; il jeta de l'eau
lui-même au vif âge de fa belle -fœur, ôc
s'empreiTa fort à la fecourir. Dès qu'elle fut
revenue de fa foibleïTe : ô Dieu ! s'écria-
t-eïle , il faut que ce foit mon fils , mon cher
fils Bedreddin , qui ait fait cette tarte.
La clarté du jour, en cet endroit, vint
împofer filence à Scheherazade. Le fultan
des Incles fe leva pour faire fa prière ck
aller tenir fon confeil ; & la nuit fuivante 3
la fultan e pourfuivit ainfi l'hiftoire de Bedred-
din HafTan :
C X V I I Ie. NUIT.
(^/UAND le vifir Schemfeddin Mohammed
eut entendu dire à fa belle -fœur qu'il falloit
que ce fût Bedreddin Haflan qui eut fait la
tarte à la crème que l'eunuque venoit d'ap-.
C X V I I Ie. Nuit. 141
porter, il fentit une joie inconcevable ; mais
venant à faire réflexion que cette joie étoit
fans fondement , & que félon toutes les
apparences, la conjecture de la veuve de
Noureddin devoit être faufle > il lui dit : mais,
madame , pourquoi avez- vous cette opinion }
ne fe peut - il pas trouver un pâtifîier au
monde qui fâche aufïl-bien faire des tartes à
la crème que votre fils? Je conviens > répon-
dit-elle , qu'il y a peut-être des pâtiiïiers
capables d'en faire d'auffi bonnes ; mais
comme je les fais d'une manière toute iingu-
lière •> ck que nul autre que mon fils n'a ce
fecret 5 il faut absolument que ce foit lui qui
ait fait celle-ci. Réjouirions - nous > mon
frère 3 ajouta -t- elle avec tranfport , nous
avons enfin trouvé ce que nous cherchons
ck défirons depuis fi long-temps. Madame j
répliqua le vifir , modérez , je vous prie ,
votre impatience , nous faurons bientôt ce
que nous en devons penfer. Il n'y a qu'à
faire venir ici le pâtifîier ; fi c'eft Bedreddin
HafTan , vous le reconnoîtrez bien ma fille
ck vous. Mais il faut que vous vous cachiez
' toutes deux ^ ck que vous le voyez fans qu'il
vous voye ; car je ne veux pas que notre
reconnoifïance fe faffe à Damas : j'ai deffein
de la prolonger jufqu'à ce que nous foyons
142. Les mille et une Nuits.
de retour au Caire , où je me propofe de
vous donner un divertiffement très-agréable,.
En achevant ces paroles } il laiffa les dames
fous leur tente , 6k fe rendit fous la tienne.
Là, il fit venir cinquante de (es gens ? ck leur
dit : prenez chacun un bâton ck fuivez Scha-
ban ? qui va vous conduire chez un pâtifïier
de cette ville. Lorfque vous y ferez arrivés 5
rompez , brifez tout ce que vous trouverez
dans fa boutique $ s'il vous demande pour-
quoi vous faites ce défordre , demandez-lui
feulement fi. ce n'eft pas lui qui a fait la tarte
à la crème qu'on a été prendre chez lui. S'il
vous répond qu'oui , faimTez - vous de fa
perfonne , liez -le bien ck me l'amenez ;
mais gardez -vous de le frapper ni de lui
faire le moindre mal. Allez , ck ne perdez
pas de temps.
Le vifir fut promptement obéi ; fes gens
armés de bâtons ck conduits par l'eunuque
noir 5 fe rendirent en diligence chez Bedred-
din Haifan , où ils mirent en pièces les
plats , les chaudrons , les carTerolles , les
tables y ck tous les autres meubles ck uften-
files qu'ils trouvèrent , ck inondèrent fa
boutique de forbet, de crème ck de confitu-
res. A ce fpec"tacle > Bedreddin Haffan fort
étonné ; leur dit d'un ton de voix pitoyable :
C'X VIIIe. N u i t. 143
eh bonnes gens , pourquoi me traitez - vous
de la forte ? de quoi s'agit -il ? qu'ai-je fait?
N'ed-ce pas vous , dirent-ils , qui avez fait
la tarte à la crème que vous avez vendue à
l'eunuque que vous voyez ? oui 5 c'eft moi-
même 5 répondit-il ; qu'y trouve-t-on à dire ?
Je défie qui que ce foit d'en faire une meil-
leure. Au lieu de lui répartir > ils continuè-
rent de brifer tout > & le four même ne fut
pas épargné.
Cependant les voifins étant accourus au
bruit 3 & fort furpris de voir cinquante hom-
mes armés commettre un pareil défordre,
demandoient le lu jet d'une fi grande vio-
lence ; & Bedreddin encore une fois dit à
ceux qui la lui faifoient : apprenez - moi de
grâce quel crime je puis avoir commis •> pour
rompre & brifer ainli tout ce qu'il y a chez
moi ? N'eft-ce pas vous , répondirent - ils 5
qui avez fait la tarte à la crème que vous
avez vendue à cet eunuque ? Oui j oui , c'eft
moi, répartit-il, jefoutiens qu'elle e/t bonne?
ck je ne mérite pas le traitement injufte que
vous me faites. Ils fe faifirent de fa perfonne
fans l'écouter ; & après lui avoir arraché la
toile de fon turban , ils s'en fervirent pour
lui lier les mains derrière le dos ; puis ; le
H44 Les mille et une Nuits.
tirant par force de fa boutique , ils commen-
cèrent à l'emmener.
La populace qui s'étoit affemblée-là , tou -
diée de compafîion pour Bedreddin 5 prit
fon parti > &c voulut s'oppofer au deffein
des gens de Schemfeddin. Mohammed ; mais
il furvint en ce moment des officiers du gou-
verneur de la ville ^ qui écartèrent le peuple,
& favorisèrent l'enlèvement de Bedreddin ,
parce que Schemfeddin Mohammed étoit
allé chez le gouverneur de Damas pour l'in-
former de l'ordre qu'il avok donné , & pour
lui demander main- forte ; çk ce gouverneur ,
qui commandoit fur toute la Syrie au nom
du fultan d'Egypte ^ n'avoit eu garde de
rien refufer au viiir de fon maître.. On en-
trainoir donc Bedreddin malgré Cqs cris ck
fes larmes.
Scheherazade n'en put dire davantage , à
caufe du jour qu'elle vit paroître ; mais le
lendemain elle reprit fa narration, & dit au
fultan des Indes:
CXIX,
CXIXe. Nuit.
C X 1 Xe. NU I T.
^IRE, le vifir Giafar continuant de parler
au calife : Bedreddin Haffan , dit - il 5 avoit
beau demander en chemin aux perfonnes
qui l'emmenoient , ce que l'on avoit trouvé
dans Ùl tarte à la crème.* on ne lui répon-
doit rien. Enfin il arriva fous les tentes 5 ou
on le fit attendre jufqu'à ce que Schemfed-
din Mohammed fût revenu de chez le gou-
verneur de Damas.
Le vifir étant de retour y demanda des
nouvelles du pâtifîîer ; on le lui amena. Sei-
gneur ? lui dit Bedreddin les larmes aux
yeux , faites-moi la grâce de me dire en quoi
je vous ai offenfé. Ah 9 malheureux > répon-
dit le vifir , n'efl-ce pas toi qui a fait la tarte
à. la crème que tu m'as envoyée ? J'avoue
que c'eft moi, repartit Bedreddin ; quel crime
ai- je commis en cela ? Je te châtierai comme
tu le mérites 9 répliqua Schemfeddin Moham-
med y & il t'en coûtera la vie pour avoir
fait une fi méchante tarte. Hé bon dieu -,
s'écria Bedreddin : qu'eft-ce que j'entends I
eft-ce un crime digne de mort d'avoir fait
une méchante tarte à la crème ! oui , dit le
Tome VIIL G
146 Les mille et une Nuits,
vifir 9 & tu ne dois pas attendre de moi un
autre traitement.
Pendant qu'ils s'entretenoient ainû" tous
deux> les dames 5 qui s'étoient cachées, oh**
fervoient avec attention Bedreddin , qu'elles
n'eurent pas de peine à reconnoître , mal-
gré le long temps qu'elles ne l'avoient vu.
La joie qu'elles en eurent fut telle , qu'elles
en tombèrent évanouies. Quand elles fu-
rent revenues de leur évanouifTement , elles
vouîoient s'aller jeter au cou de Bedreddin ;
mais la parole qu'elles avoient donnée au
vilir de ne fe point montrer , l'emporta fur
les plus tendres mouvemens de l'amour & de
la nature.
Comme Schemfeddin Mohammed a voit
réfolu de partir cette même nuit , il fit plier
les tentes & préparer les voitures pour fe
mettre en marche : & à l'égard de Bedred-
din , il ordonna qu'on le mît dans une
cauTe bien fermée 3 & qu'on le chargeât fur
un chameau. D'abord que tout fut prêt
pour le départ ? le vifir ck les gens de fa
fuite fe mirent en chemin. Ils marchèrent
le reMe de la nuit & le jour fuivant fans
fe repofer. Ils ne s'arrêtèrent qu'à l'entrée
de la nuit. Alors on tira Bedreddin HafTan
de fa caille pour lui faire prendre de la nour-
C X ï Xe. N v l r. 147
îïture °, mais on eut foin de le tenir éloigné
de fa mère & de fa femme ; &: pendant
vingt jours que dura le voyage , on le traita
de la même manière.
En arrivant au Caire , on campa aux en-
virons de la ville par ordre du viflr Schem-
feddin Mohammed ? qui fe fit amener Be-
dreddin > devant lequel il dit à un charpen-
tier qu'il avoit fait venir : va chercher du
bois &c dreïfe promptement un poteau. Hé,
feigneur ? dit Bedreddin , que prétendez-
vous faire de ce poteau. T'y attacher,
repartit le viiir , Se te faire enfuite prome-
ner par tous les quartiers de la ville, afin
qu'on voye en ta perfonne un indigne pâ-
tiffier , qui fait des tartes à la crème fans y
mettre de poivre. A ces mots •> Bedreddin
HalTan s'écria d'une manière fi plaifante ,
que Schemfeddin Mohammed eut bien de
la peine à garder fon férieux ? Grand Dieu !
c'eft donc pour n'avoir pas mis de poivre
dans une tarte à la crème > qu'on veut me
faire foufFrir une mort auiîi cruelie quigno-
rninieufe.
En achevant ces mots , Scheherazade re-
marquant qu'il étoit jour , fe tut ^ & Schali-
riar fe leva en riant de tout fon cceur de
la frayeur de Bedreddin , çk forl curieux
G n
148 Les mille et une Nuits;
d'entendre la fuite de cette hiftoire y qui
la fuit an e reprit de cette forte le lendemain
avant le jour :
:' ' — ' a
C X Xe. NUIT.
OIRE , le calife Haroun Alrafchid , malgré
fa gravite^ ne put s'empêcher de rire, quand
le vifir Giafar lui dit que Schemieddin Mo-
hammed menaçoit de faire mourir Bedreddm
pour n'avoir pas mis du poivre dans la tarte à
la crème qu'il avoit vendue à Schaban. Hé
quoi , difoit Bedreddin , faut-il qu'on ait tout
rompu (k brifé dans ma maifon , qu'on m'ait
emprifonné dans une caifTe , & qu'enfin on
s'apprête à m'attacher. à un poteau ; & tout
cela parce que je ne mets pas de poivre dans
une tarte à la crème ? Hé grand Dieu ,
qui a jamais ouï parler d'une pareillerhofe }
Sont-ce là des aclions de Mufulmans , de
perfonnes qui font profeffion de probité , de
juftice, 6c qui pratiquent toutes fortes de
bonnes œuvres ? En difant cela > il fondoit
en larmes; puis recommençant fes plaintes:
Non , reprenoit-il y jamais perfonne n'a été
traité fi injuftement ni il rigoureufement.
Eft-il poffible qu'on foit capable d'ôter la
C X X6. Nui t. 149
vie à un homme pour n'avoir pas mis de
poivre dans une tarte à la crème ? Que
maudites foient toutes les tartes à la crème ?
auffi-bien que l'heure où je fuis né : plût à
Dieu que je furTe mort en ce moment i
Le défolé Bedreddin ne celTa de fe lamen-
ter ; & lorfqu'on apporta le poteau & les
clous pour l'y clouer , il pouffa de grands
cris à ce fpeclacîe terrible : O ciel ? dit- il ,
pouvez- vous iourTrir que je meure d'un
trépas fi infâme & fi douloureux? & cela pour
quel crime ? Ce n'efi: point pour avoir volé y
ni pour avoir tué 9 ni pour avoir renié ma
religion '; c'err. pour n'avoir pas mis de poivré
dans une tarte à la crème.
Comme la nuit étoit alors déjà affez avan-
cée , le vifir Schemfeddin Mohammed fit
remettre Bedreddin dans fa caiffe , & lui dit :
Demeure là jufqu'à demain ; le jour ne fe
parlera pas que je ne te'faffe mourir. On
emporta la caiffe , ck Ton en chargea le cha-
meau quil'avoit apportée depuis Damas. On
rechargea en même temps tous les autres cha-
meaux ; & le vifir étant monté à cheval , fit
marcher devant lui le chameau qui portoit
fbn neveu , ck entra dans la ville , fuivi de
tout fon équipage. Après avoir paffé plu-
fieurs rues , où perfonne ne parut , parce que
G iij
150 Les mille et uiste Nuits;
tout le monde s'ét oit retiré; il fe rendit à
ion hôtel , où il fit décharger là caiiTe ,
avec défenfe de l'ouvrir que- lorfqu'il l'or-
donner oit,
Tandis qu'on déchargeoit les autres cha-
meaux 9 il prit en particulier la mère de Be-
dreddin HalTan ck fa fille; ck s'adrerlant à la
dernière : Dieu foit loué , lui dit-il , ma fille %
de ce qu'il nous a fait fi heureufement ren-
contrer votre coufin <k votre mari: vous
vous fouvenez bien apparemment de Térat
où étoit votre chambre la première nuit de
vos noces. Allez , faites - y mettre toutes
chofes comme elles étoient alors. Si pour-
tant vous ne vous en fouveniezpas , je pour-
rois y fuppléer par l'écrit que j'en ai fait
faire. De mon coté ? je vais donner ordre au
refte.
Dame de Beauté alla exécuter avec joie
ce que venoit de lui ordonner fou père,
qui commença auffî à difpofer toutes cho-
fes dans îafalle, de la même manière qu'el-
les étoient lorfque Bedreddin HafTan s'y étoit
trouvé avec le palfrenier bofîu du fultan
d'Egypte. À mefure qu'il lifoit l'écrit , fes
domelliques mettaient chaque meuble à fa
place. Le trône ne fut pas oublié > non plus
que les bougies allumées. Quand tout îx\%
C X X Ie. Nuit. 15*
préparé dans la falle , le vifir entra dans la
chambre de fa fille, où il pofa l'habillement
de Bedreddin avec la bourfe de fequins. Cela
étant fait , il dit à Dame de Beauté : Désha-
billez-vous 9 ma fille, & vous couchez. Dès
que Bedreddin fera entré dans cette chambre,
plaignez-vous de ce qu'il a été dehors trop
long-temps y ck dites lui que vous avez été
bien étonnée en vous réveillant de ne le pas
trouver auprès de vous. Preffez-le de fe
remettre au lit 5 ôk demain matin vous nous
divertirez , madame votre belle-mère & moi,
en nous rendant compte de ce qui fe fera pafïe
entre vous ck lui cette nuit. A ces mots , il
fortit de l'appartement de fa fille 5 ôk lui laiffa
la liberté de fe coucher.
Scheherazade vouîoit pourfuivre fon récit?
mais le jour qui commença à paroître l'en
empêcha.
C X X Ie. NUIT.
OUR la fin de la nuit fuivante 3 le fultan des
Indes , qui avoit une extrême impatience
d'apprendre comment fe dénoueroit l'hiftoire
de Bedreddin , réveilla lui-même Schehera-
zade , 6k l'avertit de la continuer ; ce qu'elle
G iv
î<$2 LES MIL1E ET UNE NUITS,
fît en ces termes : Schemfeddin Mohammed *
dit le vifir Giafar au calife , fit fortir de la falle
tous les domeltiques qui y étoient > & leur
ordonna de s'éloigner, à la réferve de deux
ou trois qu'il fit demeurer. Il les chargea
d'aller tirer Bedreddin liors de la caiffe , de le
mettre en chemife & en caleçon ^ de le con-
duire en cet état dans la falle > de l'y laiflfer
tout feulj & d'en fermer la porte*
Bedreddin HafTan , quoïqu'accablé de dou-
leur , s'étoit endormi pendant tout ce temps-
là •> iî bien que les domeftiques du vifir l'eu-
rent plutôt tiré de la caiffe , mis en chemife
'6c en caleçon , qu'il ne fut réveillé ; & ils
le transportèrent dans la falle n brufquement^
qu'ils ne lui donnèrent pas le loifir de fe re-
connoître. Quand il fe vit feul dans la fallef
il promena fa vue de toutes parts ? ck les cho-
ies qu'il voyoit ,. rappelant dans fa mémoire
le fouvenir de fes noces 5 il s'apperçut avec
éconnement que c'étoit la même falle où il
avoit vu le palfrenier bofîu. Sa furprife aug-
menta encore > îorfque s'etant approché
doucement de la porte d'une chambre qu'il
trouva ouverte , il vit dedans fan habillement
au même endroit où il fe fouvenoit de l'avoir
«us- la nuit de fes noces. Bon Dieu 3 dit-il en.
C X X Ie. Nuit. 153
fe frottant les yeux ? fuis-jé endormi , fuis-je
éveillé ?
Dame de Beauté qui l'obfervoit , après
s'être divertie de Ton étonnement y ouvrit
lout-à-coup les rideaux de fon lit , & avan-
çant la tête : Mon cher feigneur , lui dit-elle
d'un ton allez tendre , que faites-vous à la
porte ? venez vous recoucher. Vous avez
demeuré dehors bien long-temps. J'ai été
fort furprife en me réveillant de ne vous
pas trouver à mes côtés. Bedreddin HarTan
changea de vifage, lorfqu'ii reconnut que la
dame qui lui parloit étoit cette charmante
perfonne avec laquelle il fe fouvenoit d'avoir
couché. Il entra dans la chambre ; mais au
lieu d'aller au lit y comme il étoit plein des
idées de tout ce qui lui étoit arrivé depuis
dix ans , & qu'il ne pouvoit fe perfuader
que tous ces événemens , fe fuflent paffés
en une feule nuit , il s'approcha de la chaife
où étoient fe s habits ck la bourfe de fequins ;
&: après les avoir examinés avec beaucoup
d'attention : Pàh le grand Dieu vivant , s'é-
cria-t-il, voilà dés chofes que je ne puis
comprendre ! La dame , qui prenoit plaifir à
voir fon embarras ? lui dit: Encore une fois?
feigneur , venez vous remettre au lit : à quoi
vous amufez-vous ? A ces paroles , il s'avança
G v
SÏ4 ^ES MILLE ET UNE NUITS,
vers Dame de Beauté : Je vous fupplie*.
madame > lui dit-il , ^e m'apprendre s'il y ai
long-temps que je fuis auprès de vous. La:
quefhon me furprend , répondit-elle ; eft-ce
que vous ne vous êtes pas levé d'auprès de
moi tout-à-l'heure } Il faut que vous ayez
l'efprit bien préoccupé. Madame , reprit Be-
dreddin % je ne l'ai afTurément pas fort tran-
quille. Je me fouviens y il efl vrai , d'avoir
été près de vous ; mais je me fouviens auflï
d'avoir depuis demeuré dix ans à Damas. Si
j'ai en efFet couché cette nuit avec vous 5
je ne puis pas en avoir été éloigné fî long»
temps. Ces deux chofes font oppofées. Dites-
moi j de grâce , ce que fen dois penfer ; fi
mon mariage avec vous eft une illuiion, ou
û c'efî un fonge que mon abfence. Oui, fei°-
gneur , repartit Dame de Beauté ,. vous avez-
rêve, fans doute , que vous avez été à Da-
mas. Il n'y a donc rien de û plaifant, s'é~
cria Bedreddiri en faifant un éclat de rire..
Je fuis aiTuré > madame ?. que ce. fonge va
vous paroitre très * réjouHIant. Imaginez-
vous , s'il vous plaît, que je me fuis trouvé
à la porte de Damas en chemife & en cale-
çon y comme je fuis en ce moment; que je
fuis entré dans la ville aux huées d'une po»
fula.ce qui me fuiv.oii en rninfulîant j que '%&
CXXK Nuit. 15^
me fuis fauve chez un pâtifîier , qui m'a
adopté , m'a appris fon métier, &c m'alaifTé
tous fes biens en mourant ; qu'après fa
mort 5 j'ai tenu fa boutique. Enfin > madame,
il m'en1 arrivé une infinité d'autres aventures
qui feroient trop longues à raconter ; &c
tout ce que je puis vous dire? c'eft que je
n'ai pas mal fait de m'éveiller y fans cela 3 ori
m'alloit clouer à un poteau. Eh pour quel
fujet, dit Dame de Beauté en faifant l'é-
tonnée , vouloit-on vous traiter fi cruelle-
ment ? Il falloit donc que vous euffiez com-
mis un crime, énorme. Point du tout \ ré-
pondit Bedreddin> c'étoit pour la çhofe du
monde la plus bizarre Se la plus ridicule.
Tout mon crime étoit d'avoir vendu une
tarte à la crème où je n'avois pas mis de
poivre. Ah pour cela y dit Dame de Beauté
en riant de toute fa force > il faut avouer
qu'on vous faifoit une horrible injuftice. Oh*
madame , répliqua- t-il , ce n'en1 pas tour
encore ; pour cette maudite tarte à la crème >
où l'on me reprochoit de n'avoir pas mis de
poivre > on avoit tout rompu ck tout brifê
dans ma boutique *, on m'avoit lié avec des
cordes 3 &C enfermé dans une caille où jiéf
tois û étroitement , qu'il me fembie que je
m'en {çns encore. Enfin } on avoit fait venir
G vj
156 Les Mille et une Nuits1.
un. charpentier ? & on. lui avoir, commande
de dreiïer un poteau pour me pendre. Mais-
Dieu ïoit béni de ce que tout cela n'en1 quain
ouvrage du fommeiL
Scheherazade 5 en cet endroit, apperce*
-vant k jour , ceffà de parler. Schahriar ne
put s'empêcher de rire de ce que Bedreddin
Haffan avoit pris une chofe réelle pour un
fonge. Il faut convenir , dit-il > que cela eft
très-plaifant , ck je fins perfuadé que le len-
demain le vinr Schemfecldin Mohammed
ck fa belle- fœur s'en divertirent extrême-
ment. Sire, répondit la fultane > c'éft ce
que j'aurai l'honneur de vous raconter lanuil
prochaine y n votre majefîé veut'bien me
îaifTer vivre jufqu'à ce temps-là. Le fultan des..
Indes fe leva fans rien répliquer à ces paroles ï
mais il étoit fort éloigné d'avoir une autre
13
C X X I Ie. NUI T.
CHEHERAZAî>E , réveillée avant le - jour>
ïeprit ainfi la parole : Sire > Bedreddin ne
pafïa pas tranquillement la nuit ; il fe réveiÎH
îoit de temps en temps , ck fe demandoit à
lui-même s'il revoit ou s,'il étolt éveillé* Il fe
C X X I P. Nuit. 177
déficit de fon bonheur; & cherchant à s'en
aflurer 3 il ouvroit les rideaux y &c parcpu-*-
rcit des yeux toute la chambre. Je ne me
trompe pas 5 difoit-il , voilà la même cham-
bre où je fuis entré à la place du boiïu , Se
je fuis couché avec la belle dame qui lui étoifc
deftinée. Le jour qui paroiiîoit n'avoit pas
encore difiipé fon inquiétude , lorfque le vifir
Schemfeddin Mohammed •> fon oncle, frappa
à la porte 5 & entra prefqu'en même- temps
pour lui donner le bon jour.
Bedreddin Haffan fut dans une furprifé
extrême de voir paroître fubitement un hom-
me qu'il connoiffoit fi bien 5 mais qui n'avoit
plus l'air de ce juge terrible qui avoit pro-
noncé l'arrêt de fa mort. Ah ! c'efî. donc vous,
s'écria-t-il? qui m'avez traité fi indignement
ck condamné à une mort qui me fait encore
horreur ? pour une tarte à la crème où je n'a-
vois pas mis de poivre. Le vifir fe prit à rire,
ck pour le tirer de peine, il lui conta com-
ment > par le minifTère d'un génie 5 ( car* le
récit du bofïu lui avoit fait foupçonner l'a-
venture) \ il s'étoit trouvé chez lui , & avort
époufé fa fille à la place du palfrenier du ful-
tan. Il lui apprit enfuite que c'étoit par le
cahier écrit de la main de Noureddin Alî ,
-qu'il- avoit découvert qu'il é toit fon neveu i
15S Les mille et une Nuits.
&: enfin il lui dit5 qu'en conféquence de cette
découverte , il étoit parti du Caire 5 & étoit
allé jufqu'à Balfora pour le chercher. & ap-
prendre de fes nouvelles. Mon cher neveu *
ajouta-t-il en FembrafTant avec beaucoup de
tendrefife , je vous demande pardon de tout
ce que je vous ai fait foufTrir depuis que je
vous ai reconnu. J'ai voulu vous ramener
chez moi avant que de vous apprendre votre
bonheur, que vous devez trouver d'autant
plus charmant j qu'il vous a coûté plus de
peine. Confolez-vous déboutes vos afflictions,
par la joie de vous voir rendu aux perfonnes
qui vous doivent être les plus chères. Pen-
dant que vous vous habillerez , je vais aver-
tir madame votre mère , qui eft dans une
grande impatience de vous embralTer , ck je
vous amènerai votre fils , que vous avez vu
à Damas , & pour qui vous vous êtes fenti
tant d'inclination fans le connoître.
Il n'y a pas de paroles afTez énergique^
pour bien exprimer quelle fut la joie de Be-
dreddin lorfqu'il vit fa mère & fon fils Agib»
Ces trois perfonnes ne ceMoient de s'embraf^
fer , & de faire paroître tous les tranfports
que le fang & la plus vive tendrefie peuvent
infpirer. La mère dit les chofes du monde
les plus touchantes à Bedreddin ; elle lui
C X X I K Nuit. 199
parla de la douleur que lui avoit caufée une
û longue abfence , & des pleurs qu'elle avoit
verfées» Le petit Agib, au lieu de fuir com-
me à Damas les embraiTemens de (on père 9,
ne fe larToit point de les recevoir ; ek Bedred-
din Haffan , partagé entre deux objets iî
dignes de fon amour , ne croyoit pas leur
pouvoir donner allez de marques de foa
afeclion.
Pendant que ces cho fes fe parlbient ches
Schemfeddin Mohammed , ce vifir étoit allé
au palais rendre compte au fultan de l'heureux
fuccès de fon voyage. Le fultan fut û charmé
du récit de cette merveiîîeufe hiftoire y qu'il
la fit écrire , pour être confervée foigneufe-
ment dans les archives du royaume. Audi tôt
que Schemfeddin Mohammed fut de retour
au logis y comme il avoit fait préparer un
fuperbe fefiin , il fe mit à table avec fa fa^
mille , & toute fa maifon paiTa la journée
dans de grandes réjouhTances.
Le vifir Giafar ayant ainfi achevé Thiftoire
de Bedreddin Haffan , dit au calife Harourk
Airafchid : Commandeur des croyans, voilà
ce que j*avois à raconter à votre majefté. Le
calife trouva cette hiftoire fi furprenante >
qu'il accorda fans héfitèr la grâce de Pefclave
Riban \ ck pour confoler le jeune homme i&
t6o Les mille et une Nuits.
la douleur qu'il avoit de s'être privé lui-même
malheureusement d'une femme qu'il aimoit
beaucoup , ce prince le maria avec une de
{es efclaves) le combla de biens , & le chérit
jufqu'à fa mort. . . . Mais , fîre ? ajouta Sche-
herazade ? remarquant que le jour commen-
çoit à paroître , quelqu'agréable que foit
l'hifloire que je viens de raconter 5 j'en fais
une autre qui l'eft encore davantage : fi votre
ma jette (buhaite de l'entendre la nuit pro-
chaine , je fuis afTurée qu'elle en demeurera
d'accord. Schahriar fe leva fans rien dire, ck
fort incertain de ce qu'il avoit à faire. La
bonne fultane, dit-il en lui-même? raconte
de fort longues hiftoires ; & quand une fois
elle en a commencé une, il n'y a pas moyen
de refufer de l'entendre toute entière. Je ne
fais fi je ne devrois pas la faire mourir aujour-
d'hui ; mais non, ne précipitons rien; l'his-
toire dont elle me fait fête eft peut-être plus
divertiffante que toutes celles qu'elle m'a
racontées jufqu'ici; il- ne faut pas que je me
prive du plaifir de l'entendre ; après qu'elle
m'en aura fait le récit? j'ordonnerai fa mort.
CX XI IIe. Nuit. 161
m
C X X I I Ie. NUIT.
JJinarzade ne manqua pas de réveiller
avant le jour la fultane àes Indes > laquelle 9
après avoir demandé àSchahriar la permitlion
de commencer rhiitoire qu'elle avoit promis
de raconter , prit ainfi la parole :
Hiftoire du petit Bojfu*
Il y avoit autrefois à Cafgar ^ aux extré-
mités de la grande Tartarie , un tailleur qui
avoit une très-belle femme qu'il aimoit beau-
coup , & dont il étoit aimé de même. Un
jour qu'il travailloit , un petit boiîu vint
s'affeoir à l'entrée de fa boutique > & fe mk
à chanter en jouant du tambour de bafque,
Le tailleur prit plaiiir à l'entendre •> &C réfoluî
de l'emmener dans fa maifon pour réjouir fa
femme ; avec fes chanfons plaifantes , difoit-
il, il nous divertira tous deux ce foir. Il luijen
fit la proportion 5 ck le bofïu l'ayant accep-
tée , il ferma fa boutique & le mena chez lui,
Dès qu'ils y furent arrivés ,_ la femme du
tailleur y qui avoit déjà mis le couvert , parce
qu'il étoit temps de fouper , fervit un bon
ï6i Les mille et une Nuits»
plat de poifîbn qu'elle avoit préparé. Ils fè
mirent tous trois à table ; mais en mangeant 9
le boiTu avala par malheur une groffe arrête
ou un os 3 dont il mourut en peu de mo-
mens , fans que le tailleur ck fa femme y
puffent remédier. Ils furent l'un ck l'autre
d'autant plus effrayés de cet accident , qu'il
étoit arrivé chez eux 3 ck qu'ils avoient fujet
de craindre que fi la juftjce venoit à le favoir,
on ne les punît comme des afTaflins. Le mari
néanmoins trouva un expédient pour fe. dé-
faire du corps mort ; il fit réflexion qu'il de-
meuroit dans le voifmage un médecin juif;
ôk Fà-deïïus , ayant formé un projet , pour
commencer à l'exécuter •> fa femme ck lui
prirent le boflu, l'un par les pieds 3 l'autre
par la tête , ck le portèrent jufqu'au logis du
médecin. Ils frappèrent à fa porte 3 où abou-
tifloit un efcalier très-roide , par où l'on
montoit à fa chambre; une fervante defcend
auflitôt 3 même fans lumière , ouvre ck de-
mande ce qu'ils fouhaitent. Remontez , s'il
vous plaît 3 répondit le tailleur 3 ck dites à
votre maître que nous lui amenons un hom-
me bien malade 3 pour qu'il lui ordonne quel-
que remède. Tenez3 ajouta-t-il, en lui met-
tant en main une pièce d'argent , donnez-lui
cela par avance p afin qu'il foit perfuadé que
C X XI I Ie. N u it. t6j
nous n'avons pas deiïein de lui faire perdre
fa peine. Pendant que la fervante remonta
pour faire part au médecin juif d'une fi bonne
nouvelle > le tailleur ck fa femme portèrent
promptement le corps du hofîu au haut de
Pefcalier , le laifsèrent là 5 & retournèrent
chez eux en diligence.
Cependant la fervante ayant dit au méde-
cin qu'un homme ck une femme Tattendoient
à la porte, ck le prioient de defcendre pour
voir un malade qu'ils avoient amené 9 ek lui
ayant remis entre les mains l'argent qu'elle
avoit reçu , il fe laifïa tranfporter de joie ;
fe voyant payé d'avance , il crut que c'étoit
une bonne pratique qu'on lui amenoit , ck
qu'il ne falloit pas négliger. Prens vite de la
lumière, dit-il à fa fervante, ck fuis-mou
En difant cela, il s'avança vers Pefcalier avec
tant de précipitation y qu'il n'attendit point
qu'elle Téclairât ; ck venant à rencontrer le
bofïu , il lui donna du pied dans les côtes fi
rudement , qu'il le fit rouler jufqu'au bas de
Pefcalier : peu s'en fallut qu'il ne tombât ck ne
roulât avec lui. Apporte donc vite de la lu-
mière , cria- 1- il à fa fervante» Enfin elle
arriva ; il defcendit avec elle , ck trouvant
que ce qui avoit roulé étoit un homme
ïnort;, il fut tellement effrayé de ce fpeftacle3
ï$4 Les mille et une Nuits.
qu'il invoqua Moïfe , Aaron* Jofuéj Efdras,
ck tous les autres prophètes de fa loi. Mal-
heureux que je fuis 5 difoit-il , pourquoi ai-
je voulu defcendre fans lumière? J'ai achevé
de tuer ce malade qu'on m'avoit amené. Je
fuis caufe de fa mort , & fi le bon âne d'Ef-
dras ( 1 ) ne vient à mon fecours, je fuis
perdu. Hélas , on va bientôt me tirer de
chez moi comme un meurtrier.
Malgré le trouble qui l'agitoit , il ne laiffa
pas d'avoir la précaution de fermer fa porte ,
de peur que par hafard quelqu'un 5 venant à
parler par la rue , ne s'apperçut du malheur
dont il fe croyoit la caufe. Il prit enfuite le
cadavre ? le porta dans la chambre de fa fem-
me ? qui faillit à s'évanouir quand elle le vit
entrer avec cette fatale charge. Ah ! c'eft
fait de nous, s'écria-t-elle , fi nous ne trou-
vons moyen de mettre cette nuit hors de
chez nous ce corps mort ! Nous perdrons
indubitablement la vie il nous le gardons
jufqu'au jour. Quel malheur! comment avez-
vous donc fait pour tuer cet homme ? Il ne
( 1 ) L'auteur Arabe fe divertit ici aux dépens des
juifs. Cet âne eft celui qui, félon les Mahométans ,
fervit de monture à Efdras quand il vint de la capti-
vité' de Babylone à Jérufalem.
Jioiyntt Jcuip.
C X X ï Ve. Nuit. 16%
s'agit point de cela > repartit le juif 3 il s'agit
de trouver un remède à un mal (i prefïant....
Mais 5 fîre> dit Scheherazade en s'interrom-
pant en cet endroit y je ne fais pas réflexion
qu'il eft jour. A ces mots , elle fe tut , ck la
nuit fuivante y elle pourfuivit de cette forte
riiiftoire du petit bofîu.
C X X I Ve. NUIT.
jLE médecin 6k fa femme délibérèrent en-
femble fur le moyen de fe délivrer du corps
mort pendant la nuit. Le médecin eut beau
rêver % il ne trouva nul ftratagême pour for-
tir d'embarras ; mais fa femme , plus fertile
en inventions , dit : Il me vient une penfée ;
portons ce cadavre fur la terrafTe de notre
logis 5 ck le jetons par la cheminée dans la
anaifon du mufulman notre voifln.
Ce mufulman étoit un des pourvoyeurs
du fultan ; il étoit chargé du foin de fournir
l'huile ? le beurre ck toutes fortes de grairTes.
Il avoit chez lui fon magafin y où les rats ck
les fouris faifoient un grand dégât.
Le médecin juif ayant approuvé l'expé-
dient propofé , fa femme ck lui prirent le
boiïuy le portèrent fur le toit de leur maifon ;
i66 Les mille et #ne Nuits.
ck après lui avoir parle des cordes fous les
aitielles > ils le defcendirent par la cheminée
dans la chambre du pourvoyeur , fi douce-
ment ? qu'il demeura planté fur fes pieds
contre le mur comme s'il eût été vivant.
Lorfqu'ils le fentirent en bas 5 ils retirèrent
les cordes 5 6k le laifsèrent dans l'attitude que
je viens de dire. Ils étoient à peine defcendus
ck rentrés dans leur chambre , quand le pour-
voyeur entra dans la 'tienne. Il revenoit d'un
feftin de noces , auquel il avoit été invité ce
foir-là, ck il avoit une lanterne à la main.
ïl fut affez furpris de voir > à la faveur de fa
lumière, un homme debout dans fa chemi-
née; mais comme il étoit naturellement cou-
rageux , ck qu'il s'imagina que c'étoit un vo-
leur , il fe faitit d'un gros bâton , avec quoi
courant droit au bofîu : Ah ! ah ! lui dit-il j
je m'imaginois que c'étoient les rats ck les fou-
ris qui mangeoient mon beurre ck mes graif-
fes , ck c'eft. toi qui defcends par la cheminée
pour me voler ! Je ne crois pas qu'il te
prenne jamais envie d'y revenir. En ache-
vant ces paroles , il frappa le botifu, ck lui
'donna plusieurs coups de bâton. Le cadavre
tomba le nez contre terre ; le pourvoyeur
redoubla fes coups; mais remarquant enfin
'que le corps qu'il frappe eti: fans mouvement^
C X X V*. Nuit. ï6>
ïî s'arrête pour le confidérer. Alors , voyant
que c'étoit un cadavre , la crainte commença
de fuccéder à la colère. Qu'ai je fait, mifé-
rable , dit-il ? Je viens dafibmmer un hom-
me : ah , j'ai porté trop loin ma vengeance !
Grand dieu , fi vous n'avez pitié de moi ,
c'en1 fait de ma vie ! Maudites foient mille
fois les graifTes & les huiles qui font caufe
que j'ai commis une action fi criminelle. Il
demeura pâle ck défait ; il croyoit déjà voir
les miniftres de la juftice qui le traînoient au
fupplice 9 & il ne favoit quelle réfolution il
de voit prendre.
L'aurore qui paroifibit obligea Schehera-
zade à mettre fin à fon difcours ; mais elle
en reprit le fil fur la fin de la nuit fuivante i
& dit au fultan des Indes :
C X X Ve. NUIT.
oire , le pourvoyeur du fultan de Cafgar
en frappant le bofîu n'avoit pas pris garde
à fa boffe : lorfqu'il s'en apperçut , il fit des
imprécations contre lui. Maudit bofiu, s'écria-
t'il , chien de bofîu , pFût à dieu que tu
m'euffes volé toutes mes graifies , & que je
ne t'eufle point trouvé ici ! je ne fer ois pas
«
t6S Les mille et une Nuits,
dans Tembarras où je fuis pour l'amour de
îoi ck de ta vilaine boffe. Etoiles qui brillez
aux deux ? ajouta~t-il , n'ayez de la lumière
que pour moi dans un danger fi évident. En
difant ces paroles, il chargea le boffu fur
fes épaules > fortit de fa chambre , alla jus-
qu'au bout de la rue , où l'ayant pofé debout
ck appuyé contre une boutique , il reprit
le chemin de fa maifon fans regarder der-
rière lui.
Quelques momens avant le jour ? un mar-
chand chrétien, qui étoit fort riche ck qui
fourniffoit au palais du fultan la plupart des
chofes dont on y avoit beibin , après avoir
parlé la nuit en débauche , s'avifa de fortir
de chez lui pour aller au bain. Quoiqu'il fût
ivre , il ne laiffa pas de remarquer que la
nuit étoit fort avancée, 6k qu'on alloit bien-
tôt appeler à la prière de la pointe du jour ;
c'eft pourquoi , précipitant fes pas , il fe
hâtoit d'arriver au bain , de peur que quelque
mufulman > en allant à la mofquée , ne le
rencontrât 6k ne le menât en prifon comme
un ivrogne. Néanmoins , quand il fut au bout
de la rue , il s'arrêta pour quelque befoin r
contre la boutique où le pourvoyeur dn
iultan avoit mis le corps du boffu , lequel
yenant à être ébranlé; tomba fur le dos du
marchand ?
C X X V«. Nuit. 169
marchand , qui , dans la penfée que c'étoit
un voleur qui l'attaquoit , le renverfa par
terre d'un coup de poing qu'il lui déchargea
fur la tête : il lui en donna beaucoup d'au-
tres enfuite > 8c fe mit à crier au voleur.
Le garde du quartier vint à Tes cris ; &
voyant que c 'étoit un chrétien qui mal tr ai-
toit un mufulman ( car le bofîu étoit de
notre religion ) : Quel lu jet avez- vous , lui
dit-il, de maltraiter ainiî un mufulman ? Il
a voulu me voler, répondit le marchand,
6c il s'eft jeté fur moi pour me prendre à la
gorge. Vous vous êtes aflez vengé , répliqua
le garde en le tirant par le bras , ôtez-vous
delà. En même-temps il tendit la main au
bofTu pour l'aider à fe relever ; mais remar-
quant qu'il étoit mort : Oh ! oh ! pourfuivit-
il , c'eft donc ainïi qu'un chrétien a la har-
die/Te d'aïTafîiner un mufulman ! en achevant
ces mots , il arrêta le chrétien , &t le mena
chez le lieutenant de police ? où on le mit
en prifon jufqu'à ce que le juge fût levé , &
en état d'interroger l'accufé. Cependant le
marchand chrétien revint de fon ivreffe , ck
plus il faifoit de réflexions fur fon aventure ,
mohs il pouvoit comprendre comment de
{impies coups de poing avoient été capables
d'ôter la vie à un homme.
fomc V11L H
ïyo Les mille et une Nuits.
Le lieutenant de police , fur le rapport
du garde , & ayant vu le cadavre qu'on
avoit rapporté chez lui , interrogea le mar-
chand chrétien , qui ne put nier un crime
qu'il n'avoit pas commis. Comme le bofîu
appartenoit au fultan , car c'étoit un de Tes
bouffons , le lieutenant de police ne voulut
pas faire mourir le chrétien , fans avoir aupa-
ravant appris la volonté du prince. Il alla
au palais pour cet effet , rendre compte de
ce qui fe paffoit au fultan 9 qui lui dit : Je
n'ai point de grâce à accorder à un chrétien
qui tue un mufulman : allez , faites votre
charge. A ces paroles , le juge de police fit
drefîer une potence , envoya des crieurs
par la ville ^ pour publier qu'on alloit pendre
un chrétien qui avoit tué un mufulman.
Enfin on tira le marchand de prifon 9 on
l'amena au pied de la potence ; ck le bour-
reau y après lui avoir attaché la corde au
cou ^ alloit l'élever en l'air , lorfque le pour-
voyeur du fultan fendant la preffe , s'a-
vança en criant au bourreau : Attendez ,
attendez , ne vous prefTez pas ; ce n'en1 pas
lui qui a commis le meurtre , c'efî, moi. Le
lieutenant de police qui afTiffoit à l'exécu-
tion , fe mit à interroger le pourvoyeur ,
qui lui raconta de point en point de quelle
€ X X V R Nui t. ï7i
manière il avoit tué le boffu , & il acheva
■en difant qu'il avoit porté fon corps à l'en-
droit où le marchand chrétien f avoit trouvé.
Vous alliez , ajouta-t-il , faire mourir un in-
nocent , puifqu'il ne peut pas avoir tué
un homme qui n'étoit plus en vie. C'eft
bien affez pour moi devoir affafliné un
anufulman , fans charger encore ma conf-
cience de la mort d'un chrétien qui n'eft pas
criminel.
Le jour, qui commençoit à paroîtf e, empê^
cha Scheherazade de pourfuivre Ton difcours;
mais elle en reprit la fuite fur la fin de la nuit
fui vante.
CXXV P. NUIT.
OIRE 3 dit-elle , le pourvoyeur du fultan d&
Cafgar s étant accufé lui-même publique-
trient d'être l'auteur de la mort du boffu ,
le lieutenant de police ne put fe difpenfer de
rendre juffice au marchand. Laiffe , dit-il au
bourreau > laiffe aller le chrétien 5 & pends
cet homme à fa place, puifqu'il eft évident,
par fa propre confefîi on , qu'il eff le coupa-
ble. Le bourreau lâcha le marchand, mit
auffitôt la corde au cou du pourvoyeur j &
H. ij
171 LES MIL1E ET UNE NUITS,
dans le temps qu'il alloit l'expédier , il en*
tendit la voix du médecin juif, quileprioit
inftamment de fufpendre l'exécution, Ôk qui
fe faifoit faire place pour fe rendre au pied de
la potence.
Quand il fut devant le juge de police : Sei-
gneur , lui dit - il , ce mufulman que vous
voulez faire pendre 5 n'a pas mérité la mort;
c'en1 moi feul qui fuis criminel. Hier pendant
la nuit , un homme ck une femme que je ne
connois pas y vinrent frapper à ma porte
avec un malade qu'ils m'amenoient ; ma fer-
vante alla ouvrir fans lumière , ck reçut
d'eux une pièce d'argent y pour me venir
dire de leur part y de prendre la peine de
defcendre pour voir le malade. Pendant
qu'elle me parloit , ils apportèrent le malade
au haut de Tefcalier , ck puis difparurent. Je
defcendis fans attendre que ma fervante eût
allumé une chandelle; ck dans l'obfcurité,
venant à donner du pied contre le malade ,
je le fis rouler jufqu'au bas de Fefcalier.
Enfin je vis qu'il étoit mort y ck que c'étoit
le mufulman boiïu dont on veut aujourd'hui
venger le trépas. Nous prîmes le cadavre y
ma femme ck moi , nous le portâmes fur
notre toit, d'où nous pafsâmes fur celui du
pourvoyeur , notre voifin , que vous alliez
CXXVP, Nuit. 173
faire mourir injustement , ck nous le defcen-
dîmes dans fa chambre par fa cheminée. Le
pourvoyeur l'ayant trouvé chez lui , l'a traité
comme un voleur , l'a frappé ck a cru l'avoir
tué ; cela n'efl: pas , comme vous le voyez
par ma dépoiition. Je fuis donc le feul auteur
du meurtre ; 6k quoique je le fois contre
mon intention , j'ai réfolu d'expier mon
crime , pour n'avoir pas à me reprocher la
mort de deux mufuîmans , en fouffrant que
vous otiez la vie au pourvoyeur du fultan,
dont je viens vous révéler l'innocence. Ren-
voyez-le donc , s'il vous plaît, ck me mettez
à fa place , puifque perfonne que moi n'eft
caufe de la mort du bofîu.
La fultane Scheherazade fut obligée d'in-
terrompre fon récit en cet endroit , parce
qu'elle remarqua qu'il étoit jour. Schahriar
fe leva , ck le lendemain ayant témoigné
qu'il fouhaitoit d'apprendre la fuite de l'hif-
toire du bofîu ; Scheherazade fatisfit ainfi fa
curiofité :
$
H iiî
174 Les. mille et une Nuits,
C X X V I Ie. NUIT.
SiRE > dit - elle, àès que le juge de po-
lice fut perfuadé que le médecin juif étoit
Je meurtrier > il ordonna au bourreau de
fe faifir de fa perfonne > ck de mettre en
liberté le pourvoyeur du fultan. Le médecin
avoit déjà la corde au cou , ck alloit cefler
de vivre , quand on entendit la voix du tail-
leur , qui prioit le bourreau de ne pas parler
plus avant , èk qui faifoit ranger le peuple
pour s'avancer vers le lieutenant de police9
devant lequel étant arrivé : Seigneur , lui dit-
il , peu s'en eil fallu que vous n'ayez fait
perdre la vie à trois personnes innocentes;
mais fi vous voulez bien avoir la patience
de m'entendre , vous allez connoître le vé-
ritable afTaffin du borTu. Si fa mort doit
être expiée par une autre, c'eft parla mienne*
Hier vers la fin du jour > comme je travail-
lois dans ma boutique , ck que j'étois en
humeur de me réjouir, le bolTu à demi-ivre
arriva 5 ck s'affit. Il chanta quelque temps *
ck je lui propofai de venir palier la foirée
chez moi. Il y confentit , ck je remmenai»
Nous nous mîmes à table , Ô£ je lui fer vis un
CXXVIP. Nuit. 175
morceau de poifîbn ; en le mangeant, une
arrête ou un os s'arrêta dans fon golîer ,
& quelque chofe que nous pûmes faire ma
femme 6k moi pour le foulager , il mourut
en peu de temps. Nous fûmes fort affligés
de fa mort ; 6k de peur d'en être repris j nous
portâmes le cadavre à la porte du médecin
juif. Je frappai , &C je dis à la fervante qui
vint ouvrir y de remonter promptement , 6k
de prier fon maître de notre part de defeen-
dre pour voir un malade que nous lui ame-
nions y 6k afin qu'il ne refusât pas de venir,
je la chargeai de lui remettre en main propre
une pièce d'argent que je lui donnai. Dès
qu'elle fut remontée? je portai le bofïu. au
haut de l'efcalier fur la première marche, 6k
nous fortîmes auflitôt ma femme 6k moi pour
nous retirer chez nous. Le médecin , en
voulant defeendre , fit rouler le bofïu , ce qui
lui a fait croire qu'il étoit caufe de fa mort.
Puifque cela eft ainfi 5 ajouta-t-ih laiffez aller
le médecin, 6k me faites mourir.
Le lieutenant de police 6k tous les fpeéta-
teursne pouvoient allez admirer les étranges
événemens dont la mort du boffu avoit été
fuivie. Lâche donc le médecin juif, dit le
juge au bourreau , 6k pends le tailleur *
puifqu'il confeffe fon crime. Il faut avouer
H iv
iy6 Les mille et une Nuits*
que cette hiftoire eft bien extraordinaire,
& qu'elle mérite d'être écrite en lettres d'or.
Le bourreau ayant mis en liberté le méde-
cin , païïa une corde au cou du tailleur.
Mais, fire* dit Scheherazade en s'interrom-
pant en cet endroit * je vois qu'il eft déjà
jour; il faut * s'il vous plaît* remettre la
fuite de cette hiftoire à demain» Le fultan
des Indes y confentit , ck fe leva pour aller
a (qs fondions ordinaires*
C X X V I I Ie. NUIT.
JLà fultane ayant été réveillée par fa fceur ^
reprit ainii la parole : Sire , pendant que le
bourreau fe préparoit à pendre le tailleur, le
fultan de Cafgar 9 qui ne pouvoit fe païïer
long-temps du boffu fon bouffon, ayant de-
mandé à le voir , un de fes officiers lui dit :
Sire, le boflu dont votre majefté efl en
peine * après s'être enivré hier , s'échappa
du palais > contre fa coutume 9 pour aller
courir par la ville, ck il s'eft trouvé mort
ce matin. On a conduit devant le juge de
police un homme accufé de l'avoir tué* 6c
auffitôt le juge a fait dreffer une potence.
Comme on alloit pendre l'accule * un homme
C X X V 1 1 h. Nuit. 177
efr. arrivé , 6k après celui-là un autre , qui
s'accufent eux-mêmes y Sffe déchargent l'un
l'autre. Il y a long-temps que cela dure 5 6k
le lieutenant de police eft actuellement oc-
cupé à interroger un troisième homme qui fe
dit le véritable afTaiîin.
A ce difcours , le fultan de Cafgar en-
voya un huifîier au lieu du fupplice : Allez ,
lui dit-il , en toute diligence , dire au juge
de police qu'il m'amène incerTamment les
accufés , 6k qu'on m'apporte auffi le corps
du pauvre boMu , que je veux voir encore
une fois. L'huiflier partit , 6k arrivant dans
le temps que le bourreau commençoit à
tirer la corde pour pendre le tailleur ? il cria
de toute fa force que Ton eût à fufpendre
l'exécution. Le bourreau ayant reconnu
î'huiflier , n'ofa parler outre , 6k lâcha le
tailleur. Après cela , Fhuirlier ayant joint le
lieutenant de police , déclara la volonté du
fultan. Le juge obéit , prit le chemin du
palais avec le tailleur y le médecin juif, le
pourvoyeur ck le marchand chrétien , 6k fit
porter par quatre de fes gens le corps du
boffu.
Lorfqti'ils furent tous devant le fultan ,
le juge de police fe profterna aux pieds de
ce prince , 6k quand il fut relevé , lui raconta
H v
178 Les mille et une Nuits,
fidellement tout ce qu'il fa voit de Phiftoire
du bofïu. Le fultan la trouva û finguîièrej
qu'il ordonna à Ton hiftoriographe particulier
le l'écrire avec toutes Tes circonftances ;
puis s'adrefTant à toutes les perfonnes qui
étoient préfentes : Avez- vous jamais , leur
dit-il * rien entendu, de plus furprenant que
ce qui vient d'arriver à l'occafion du bofTu
mon bouffon ? Le marchand chrétien , après-
s'être profterné jufqu'à toucher la terre de
fon front > prit alors là parole : PukTant
monarque , dit-il y je fais une hiftoire plus
étonnante que celle dont on vient de vous
faire le récit ; je vais vous la raconter > û
votre majeilé veut m'en donner la per-
miffion. Les circonitanc.es en font telles «>
qu'il n'y a perfonne qui puifTe les enten-
dre fans en être touché. Le fultan lui per-
mit de la dire , ce qu'il fit en ces termes :
JÇIifloire que raconta le Marchand chrétien*.
Sire > avant que je m'engage dans le
îécit que votre majefté confent que je lui
farTe, je lui ferai remarquer, s'il lui plaît y
que je n'ai. pas l'honneur d'être ne dans
un endroit qui relève de fon empire. Je fuis,
étranger 5 natif du Caire en Egypte y copbt©
C X X I X>. Nuit. 179
de nation , & chrétien de religion. Mon père
étoit courtier , &: il avoit amaffé des biens
afîez confidérables , qu'il me laifTa en mou-
rant. Je fuivis Ton exemple? &c embraflai
fa profeflion. Comme j'étois un jour au
Caire dans le logement public des marchands
de toutes fortes de grains , un jeune mar-
chand très -bien fait & proprement vêtu,
monté fur un âne , vint m' aborder. Il me
falua y & ouvrant un mouchoir où il y avoit
une montre de féfame : Combien vaut , me
dit-il y la grande mefure de féfame de la
qualité de celui que vous voyez,
Scheherazade appercevant le jour , fe tut
en cet endroit ; mais elle reprit fon difcours
la nuit fuivante , &c dit au fultan des Indes %
C X X I Xe. NUIT.
SiRE, le marchand chrétien continuant
de raconter au fultan de Cafgar l'hifloire
qu'il venoit de commencer : J'examinai 9
dit-il , le féfame que le jeune marchand me
montroit} & je lui répondis qu'il valoit-,
au prix courant , cent dragmes d'argent la
grande mefure. Voyez, me dit-il, les mar-
chands qui en voudront pour ce prix-là * '&;
H vj
180 Les mille et une Nuits)
venez jufqu'à la porte de la Victoire , ou
vous verrez un khan féparé de toute autre
habitation , je vous attendrai là. En difant
ces paroles ? il partit) ck me lahTa îa montre
de féfame , que je fis voir à plufieurs mar-
chands de la place, qui me dirent tous
qu'ils en prendr oient tant que je leur en vou-
drois donner 5 à cent dix dragmes d^argentîa
mefure ', ck à ce compte, je trou vois à gagner
avec eux dix dragmes par mefure. Flatté de
ce profit , je me rendis à la porte de la Vic-
toire, où le jeune marchand m'attendoit. Il
me mena dans fon magafin , qui étoit plein
de féfame. Il y en avoir cent cinquante
grandes mefures ? que je fis mefurer ek char-
ger fur des ânes , ck je les vendis cinq mille
dragmes d'argent. De cette fomme , me dit
le jeune homme , il y a cinq cent dragmes
pour votre droit , à dix par mefure , je vous
les accorde ; ck pour ce qui eft du refte qui
m'appartient, comme je n'en ai pas befoin
préfentement , retirez-le de vos marchands,
&£ me le gardez jufqu'à ce que j'aille vous
le demander. Je lui répondis qu'il feroit prêt
toutes les fois qu'il voudroit le venir prendre?
ou me l'envoyer demander. Je lui baifsi la
main en le quittant , ck me retirai fort fatis-
fait de fa générofité.
CXXÏX*. NUÎT. jSj
Je fus un mois fans le revoir : au bout de
ce temps-là, je le vis paroître. Où font,
me dit - il y les quatre mille cinq cent drag-
mes que vous me devez ? Elles font toutes
prêtes , lui répondis-je , & je vais vous les
compter tout - à - l'heure. Comme il étoit
monté fur fon âne ? je le priai de mettre
pied à terre , Se de me faire l'honneur de
manger un morceau avec moi avant que de
les recevoir. Non? me dit-il 5 je ne puis des-
cendre à préfent? j'ai une affaire preffante
qui m'appelle ici près ; mais je vais revenir 9
& en reparlant, je prendrai mon argent 5 que
je vous prie de tenir prêt. Il difparut en ache-
vant ces paroles. Je l'attendis 5 mais ce fut inu-
tilement , & il ne revint qu'un mois encore
après. Voilà , dis-je en moi-même > un jeune
marchand qui a bien de la confiance en moi 9
de me lahTer entre les mains > fans me con-
noître , une fomme de quatre mille cinq
cent dragmes d'argent ; un autre que lui
n'en uferoit pas ainfi, & craindroit que je
ne la lui emportaife. Il revint à la fin du
troisième mois ; il étoit encore monté fur
fon âne , mais plus magnifiquement habillé
que les autres fois.
Scheherazade voyant que le jour commen-
çoit à paroître y n'en dit pas davantage cette
i8i Les mille et une Nuits,
nuit. Sur la fin de la fui vante , elle pour-
suivit de cette manière > en faifant tou-
jours parler le marchand chrétien au fultan de
Cafgar :
C X X Xe. NUIT.
D'abord que j'apperçus le jeune mar-
chand, j'allai au-devant de lui, je le con-
jurai de defcendre , & lui demandai s'il ne
vouloit donc pas que je lui comptafle l'argent
que j'avois à lui. Cela ne prefle pas , me
répondit -il d'un air gai & content. Je fais
qu'il eft en bonne main ; je viendrai le
prendre quand j'aurai dépenfé tout ce que
j'ai , ck qu'il ne me reftera plus autre chofe.
Adieu y ajouta-t-il, attendez-moi à la fin de
la femaine. A ces mots , il donna un coup
de fouet à fon âne , & je l'eus bientôt
perdu de vue. Bon, dis-je en moi-même *
il me dit de l'attendre à la fin de la femaine,
Ôc félon fon difcours , je ne le reverrai peut-
être de long-temps. Je vais cependant faire
valoir fon argent ; ce fera un revenant-hort
pour moL
Je ne me trompai pas dans ma conjecture;
l'année fe paifa avant que j'enrendhTe parler
C X X X*. N.ur T. ifr*
du Jeune homme. Au bout de Tan , il parut
aum* richement vêtu que la dernière fois ;
maïs il me fembloit avoir quelque chofe
dans Tefprit. Je le fuppliai de me faire l'hon-
neur d'entrer chez moi. Je le veux bien
pour cette fois , me répondit-il , mais à con^
dition que vous ne ferez pas de dépenfe-
extraordinaire pour moi. Je ne ferai que ce
qu'il vous plaira > repris- je , defcendez donc
de grâce. Il mit pied à terre , &c entra chez
moi. Je donnai des ordres pour le régal que
je vouîois lui faire ; & en attendant qu'on
fervît , nous commençâmes à nous entrete-
nir. Quand le repas fut prêt , nous nous
arlimes à table. Dès le premier morceau y je
remarquai qu'il te prit de la main gauche >
& je fus étonné de voir qu'il ne fe fervoït
nullement de la droite. Je ne favois ce que
j'en devois penfer. Depuis que je connois
ce marchand , difois-je en moi-même , il m'a
toujours paru très -poli; feroit-iî poflible
qu'il en usât ainfî par mépris pour moi ^
Par quelle raifon ne fe fert-il pas de fa maJm
droite ?
Le jour , qui éclairoit l'appartement dit
fultan des Indes , ne permit pas à Schehe-
razade de continuer cette hiftoire ; mais;
elle en reprit la fuite le lendemain % & dit à
Schahriar »
i&4 Les mille et une Nuits.
C X X X Ie. NUI T.
oire , le marchand chrétien étoit fort en
peine de favoir pourquoi Ton hôte ne man-
geoit que de la main gauche. Après le repas,
dit-il , lorfque mes gens eurent deffervi &
fe furent retirés , nous nous affimes tous
deux fur un fopha. Je préfemai au jeune
homme d'une tablette excellente pour la
bonne bouche , & il la prit encore de la
main gauche. Seigneur , lui dis-je alors 9 je
vous fupplie de me pardonner la liberté que
je prends de vous demander d'où vient que
vous ne vous fervez pas de votre main
droite ; vous y avez mal apparemment ? Il
fit un grand foupir au lieu de me répondre ;
& tirant fon bras droit, qu'il avoit tenu caché
jufqu'alors fous fa robe y il me montra qu'il
avoit la main coupée , de quoi je fus extrê-
mement étonné. Vous avez été choqué ,
fans-doute 5 me dit-il , de me voir manger
de la main gauche ; mais jugez fi j'ai pu
faire autrement. Peut- on vous demander 9
repris- je , par quel malheur vous avez perdu
votre main droite ? Il verfa des larmes à
cette demande ; ck après les avoir effuyées 9
C X X X Ie. Nuit. iSç
il me conta fon hiftoire , comme je vais
vous la raconter.
Vous faurez , me dit-il , que je fuis natif
de Bagdad , fils d'un père riche , & des plus
distingués de la ville par fa qualité & par
fon rang. A peine étois-je entré dans le
monde , que fréquentant des perfonnes qui
avoient voyagé , & qui difoient des mer-,
veilles de l'Egypte ck particulièrement du
grand Caire , je fus frappé de leurs difcours ,
ck j'eus envie d'y faire un voyage ; mais
mon père vivoit encore 5 6c il ne m'en auroit
pas donné la permiilion. Il mourut enfin 9
& fa mort me laifTant maître de mes actions,
je réfolus d'aller au Caire. J'employai une
très-groffe fomme d'argent en plusieurs fortes
d'étoffes fines de Bagdad ôc de MoufToul y
& me mis en chemin.
En arrivant au Caire 5 j'allai defcendre au
khan qu'on appelle le khan deMefrour; j'y
pris un logement avec un magafin 5 dans
lequel je fis mettre les ballots que j'avois
apportés avec moi fur des chameaux. Cela
fait , j'entrai dans ma chambre pour me re-
pofer & me remettre de la fatigue du che-
min , pendant que mes gens , à qui j'avois
donné de l'argent, allèrent acheter des vivres
& firent la cuifine. Après le repas , j'allai
iS6 Les mille et une Nuits.
voir le château , quelques mofquées , les
places publiques , ck d'autres endroits qui
méritoient d'être vus.
Le lendemain ^ je m'habillai proprement ,
& après avoir fait tirer de quelques-uns de
mes ballots de très-belles ck de très-riches
étoffes 5 dans l'intention de les porter à un
bezeftein (i) 3 pour voir ce qu'on en orTri-
roit > j'en chargeai quelques-uns de mes
efclaves , ck me rendis au bezeilein des cir-
caffiens. J'y fus bientôt environné d'une
foule de courtiers ck de crieurs qui avoîent
été avertis de mon arrivée. Je partageai des
effais d'étoffes entre plufieurs crieurs, qui les
allèrent crier ck faire voir dans tout le
bezeflein ; mais nul des marchands n'en offrit
que beaucoup moins que ce qu'elles me coû-
taient d'achat ck de fraix de voiture. Cela
me fâcha ; ck comme j'en marquois mon
reffentiment aux crieurs : Si vous voulez
nous en croire > me dirent-ils , nous vous
enfeignerons un moyen de ne rien perdre
fur vos étoffes.
En cet endroit j Scheherazade s'arrêta 9
parce qu'elle vit paroître le jour. La nuit
( i ) Lieu public où fe vendent des étoffes de foie
& autres marchandifes précieufes.
C X X X I Ie. Nuit. 1J7
fuivante , elle reprit ion difcours de cette
manière :
sa
C X X X I P. NUIT.
LE marchand chrétien parlant toujours au
fultan de Cafgar : Les courtiers ck les crieurs 9
me dit le jeune homme , m'ayant promis de
m'enfeigner le moyen de ne pas perdre fur
mes marchandifes , je leur demandai ce qu'il
falloit faire pour cela. Les diflribuer à plu-;
iieurs marchands , repartirent-ils ; ils les ven-
dront en détail , ck deux fois la fernaine 9 le
lundi ck le jeudi? vous irez recevoir l'argent
qu'ils en auront fait. Par-là vous gagnerezau
lieu de perdre , ck les marchands gagneront
faum* quelque chofe. Cependant vous aurez
îa liberté de vous divertir ck de vous pro-,
mener dans la ville 6k fur le Nil.
Je fui vis leur confeil ; je les menai avec
moi à mon magafin > d'où je tirai toutes mes
marchandifes; & retournant au bezellein^
je les distribuai à différens marchands qu'ils
m'avoient indiqués comme les plus folvables >
ck qui me donnèrent un reçu en bonne
forme 3 {igné par des témoins , fous la con~;
i88 Les mille et une Nuits.
diti on que je ne leur demanderons rien le pre-
mier mois.
Mes affaires ainfî difpofées j je n'eus plus
l'efprit occupé d'autres chofes que de plaifirs.
Je contractai amitié avec diverfes personnes
à-peu-près de mon âge, qui avoient foin de
me bien faire paiTer mon temps. Le premier
mois s'étant écoulé , je commençai à voir
mes marchands deux fois la femaine , accom-
pagné d'un officier public pour examiner
leurs livres de vente , & d'un changeur pour
régler la bonté & la valeur des efpèces qu'ils
me comptoient. Ainfi , les jours de recette,
quand je me retirois au khan de Mefrour
où j'étois logé 9 j'emportois une bonne
fomme d'argent. Cela n'empêchoit pas que
les autres jours de la femaine , je n'allafTe
paffer la matinée , tantôt chez un marchand ,'
fk tantôt chez un autre ; je me divertiffois
à m'entretenir avec eux , &: à voir ce qui
fe paffoitdans le bezeftein.
Un lundi que j'étois afîis dans la boutique
d'un de ces marchands , qui fe nommoit
Bedreddin 5 une dame de condition , comme
il étoit aifé de le connoître à fon air , à fon
habillement > & par une efclave fort propre-
ment mife quilafuivoit} entra dans la même
boutique , ck s'affit près de moi. Cet exté-
C X X XI K N u r t. 189
rieur? joint à une grâce naturelle qui paroi£-
foit en tout ce qu'elle fa ifôit > me prévint
en fa faveur y & me donna une grande envie
de la mieux conhoître que je ne faifois. Je
ne fais fi elle ne s'apperçut pas que je pre-
nois plaifîr à la regarder, & fî mon atten-
tion ne lui plajfoit point ; mais elle hauffa
le crépon * qui lui defcendoit fur le vifage
par-deffus la moufTeline qui le cachoit , ck
me laiffa voir de grands yeux noirs dont je
fus charme. Enfin elle acheva de me rendre
très-amoureux d'elle par le ion agréable de
fa voix & par (qs manières honnêtes & gra-
cieufes , lorfqu'en faluant le marchand , elle
lui demanda des nouvelles de fa fanté depuis
le temps qu'elle ne l'avoit vu.
Après s'être entretenue quelque temps
avec lui de chofes indifférentes , elle lui dit
qu'elle cherchoit une certaine étoffe à fond
d'or , qu'elle venoit à fa boutique comme
à celle qui étoit la mieux affortie de tout le
bezéftein ; & que s'il en avoit , il lui feroit
un grand plaifîr de lui en montrer. Bedreddin
lui en montra plufieurs pièces , à l'une des-
quelles s 'étant arrêtée > & lui en ayant
demandé le prix , il la lui laiffa à onze cent
dragmes d'argent. Je confens de vous en
£90 LES MILLE ET UNE Nui-TS.
donner cette fomme , lui dit - elle ; je n'ai
pas d'argent fur moi 5 maïs j'efpère que vous
voudrez bien me faire crédit jufqu'à demain >
& me permettre d'emporter l'étoffe : je ne
manquerai pas de vous envoyer demain les
onze cent dragmes dont nous convenons
pour elle. Madame , lui répondit Bedreddin ,
je vous ferois crédit avec plaifir , 5c vous
laiiïerois emporter l'étoffe fi elle m'apparte-
noit ; majs elle appartient à cet honnête
jeune homme que vous voyez ; &t c'eft
aujourd'hui un jour que je dois lui compter
de l'argent. Hé d'où vient 9 reprit la dame
fort étonnée , que vous en ufez de cette
forte avec moi? n'ai -je pas coutume de
venir à votre boutique ? 8t toutes les fois
que j'ai acheté des étoffes, & que vous avez
bien voulu que je les aye emportées fans les
payer fur le champ > ai-je jamais manqué de
vous envoyer de l'argent dès le lendemain ?
Le marchand en demeura d'accord. Il eft
vrai , madame , repartit-il ; mais j'ai befoin
d'argent aujourd'hui. Hé bien ? voilà votre
étoffe , dit - elle en la lui jetant , que dieu
vous confonde r vous & tout ce qu'il y a de
marchands ; vous êtes tous faits les uns
comme les autres , vous n'avez aucun égard
pour perfonne. En achevant ces paroles >
C XXX HP. Nuit. i9i
elle Te leva brufquement £ êk fortit fort irritée
contre Bedreddin.
Là, Scheherazade voyant que le jour pa-
roiffoit , cefTa de parler. La nuit fuivante ,
elle continua de cette manière.
i -
C X X X 1 1 Ie. NUIT.
JLE marchand chrétien pourfuivant Ton hif-
toire : Quand je vis \> me dit le jeune hom-
me , que la dame fe retiroit , je fentis bien
que mon cœur s'intérefToit pour elle ; je la
rappelai : madame , lui dis- je , faites-moi la
grâce de revenir; peut-être trouverai -je
moyen de vous contenter l'un 6k Fautre.
Elle revint , en me difant que c'étoit pour
l'amour de moi. Seigneur Bedreddin, dis-je
alors au marchand , combien dites- vous que,
vous voulez vendre cette étoffe qui m'ap-
partient ? Onze cent dragmes d'argent y ré-
pondit-il > je ne puis la donner à moins.
Livrez-la donc à cette dame, repris- je, 6k
qu'elle l'emporte. Je vous donne cent drag-
mes de profit 3 6k je vais vous faire un billet
de la fomme , à prendre fur les autres mar-
chandifes que vous avez à moi. Effective-
ment je fis le billet 3 le lignai y 6k le mis
19* Les mille et une Nuits;
entre les mains de Bedreddin ; enfuite pre-
fentant l'étoffe à la dame : vous pouvez l'em^
porter , madame , lui dis-je ; ck quant à l'ar-
gent , vous me l'enverrez demain ou un autre
jour, ou bien je vous fais préfent de l'étoffe
il vous voulez. Ce n'eft pas comme je l'en-
tends , reprit-elle , vous en ufez avec moi
d'une manière û* honnête ck n* obligeante 9
que je ferois indigne de paroître devant les
hommes , fi je ne vous en témoignois pas de
la reconnoiffance. Que dieu , pour vous en
récompenfer ? augmente vos biens , vous
faife vivre long-temps après moi , vous ou-
vre la porte des cieux à votre mort 5 ck que
toute la ville publie votre générofité.
Ces paroles me donnèrent de là hardie/Te.
Madame , lui dis-je , laiffez-moi voir votre
vifage pour prix de vous avoir fait plaiiir ;
ce fera me payer avec ufure. A ces mots y
elle fe tourna de mon côté , ôta la momTe-
lîne qui lui couvroit le vifage 5 ck offrit à mes
yeux une beauté furprenante. J'en fus telle-
ment frappé , que je ne pus rien lui dire pour
lui exprimer ce que j'en penfois. Je ne me
ferois jamais LuTé de la regarder; mais elle
fe recouvrit prompîement le vifage , de peur
qu'on ne fapperçût ; ck après avoir abaiffé le
crépon, elle prit la pièce d'étoffe, ck s 'éloigna
de
CXXXIIK Nuit. 193
t!e la boutique , où elle me lahTa dans
un état bien différent de celui où j'étois en
arrivant. Je demeurai long -temps dans un
trouble 8c dans un défordre étrange. Avant
de quitter le marchand y je lui demandai s'il
connoiiïoit la dame. Oui , me répondit-il 9
elle eft fille d'un émir qui lui a lailTé en mou^
rant des biens immenfes.
Quand je fus de retour au khan de Mef-
rour , mes gens me fervirent à louper ; mais
il me fut impoflible de manger. Je ne pus
même fermer l'œil de la nuit 5 qui me parut
la plus longue de ma vie. Dès qu'il fut jour j
je me levai dans l'efpérance de revoir l'objet
qui troubloit mon repos ; & dans le defTein
de lui plaire , je m'habillai plus proprement
encore que le jour précédent. Je retournai à
la boutique de Bedreddin.
Mais , fire , dit Scheherazade , le jour que
je vois paroître , m'empêche de continuer
mon récit. Après avoir dit ces paroles y elle
fe tut ; Se la nuit fuivante elle reprit fa narra-;
tion dans ces termes :
Tome Vllh £•
i94 Les mille et une Nuits.
C X X X I Ve. NUIT.
OîRE. le jeune homme de Bagdad racon-
tant Tes aventures au marchand chrétien : Il
n'y avoit pas long-temps ? dit-il, que j'étois
arrivé à la boutique de Bedreddin , lorfque
je vis venir la dame , fuivie de fon efclave,
&t plus magnifiquement vêtue que le jour
d'auparavant. Elle ne regarda pas le mar-
chand ; & s'adrefTant à moi feul : Seigneur 9
me dit-elle y vous voyez que je fuis exacte
à tenir la parole que je vous donnai hier.
Je viens exprès pour vous apporter la fornrne
dont vous voulûtes bien répondre pour moi
fans me connoître , par une générofité que
je n'oublierai jamais. Madame-, lui répondis-
se 5 il n'étoit pas befoin de vous prefTer iî
fort : j'étois fans inquiétude fur mon argent ,
& je fuis fâché de la peine que vous avez
prife. Il n'étoit pas jufte , reprit -elle, que
j'abufaffe de votre honnêteté. En difant cela,
elle me mit l'argent entre les mains * ck s'aflît
près de moi.
Alors , profitant de l'occafïon que j'avois
de l'entretenir ^ je lui pariai de l'amour que
je fentois pour elle 5 mais elle le leva & me
CXXXÏ Ve. N u i t. 195
quitta brufquement > comme ii elle eût été
fort offenfée de la déclaration que je venois
de lui faire. Je la fuivis des yeux tant que je
pus la voir ; ck dès que je ne la vis plus , je
pris congé du marchand , ck fortis du bezei-
tein fans favoir où j'allois. Je revois à cette
aventure , lorfque je fentis qu'on me tiroit
par derrière. Je me tournai auflitôt pour
voir ce que ce pouvoir être> ck je reconnus
avec plaifir l'efclave de la dame dont j 'a vois
l'efprit occupé. Ma maîtreiïe ? me dit-elle ,
€jui eft cette jeune perfonne à qui vous venez
de parler dans la boutique d'un marchand ,
voudroit bien vous dire un mot ; prenez ,
s'il vous plaît , la peine de me fuivre. Je le
fuivis, ck trouvai en effet fa maîtrefTe qui
m'attendoit dans la boutique d'un changeur
où elle étoit afîîfe.
Elle me fit affeoir auprès d'elle 5 ck prenant
la parole : mon cher feigneur, me dit-elle *
ne foyez pas furpris que je vous aie quitté
un peu brufquement ; je n'ai pas jugé à pro-
pos , devant ce marchand, de répondre favo-
rablement à l'aveu que vous m'avez fait des
fentimens que je vous ai infpirés. Mais bien
loin de m'en orTenfer , je confeffe que je pre-
nois plaifir à vous entendre , ck je m'eftime
infiniment heureufe d'avoir pour amant un
l u
ig6 Les mille et une Nuits.
homme de votre mérite. Je ne fais quelle irri*
prefîion ma vue a pu faire d'abord fur vous ;
mais pour moi, je puis vous alfurer qu'en
vous voyant ? je me fuis fentie de l'inclina-
tion pour vous. Depuis hier , je n'ai fait que
penfer aux chofes que vous me dîtes, ôt
mon empreffement à vous chercher fi matin,
doit bien vous prouver que vous ne me dé-
plaifez pas. Madame 5 repris-je tranfporté d'a-
mour ck de joie , je ne pouvois rien entendre
de plus agréable que ce que vous avez la bonté
de me dire. On ne fauroit aimer avec plus de
pafîion que je vous aime depuis l'heureux
moment que vous parûtes à mes yeux; ils
furent éblouis de tant de charmes , ck mon
cœur fe rendit fans réfiftance. Ne perdons
pas le temps en difcours inutiles , interrom-
pit-elle , je ne doute pas de votre fincérité^
ck vous ferez bientôt perfuadé de la mienne.
Voulez -vous me faire l'honneur de venir
chez moi , ou fi vous fouhaitez que j'aille chez
vous ? Madame, lui répondis-je, je fuis un
étranger logé dans un khan , qui n'eft pas un
lieu propre à recevoir une dame de votre
rang ck de votre mérite,
Scheherazade alloit pourfuivre , mais elle
fut obligée d'interrompre fon difcours , parce
que le jour paroiffoit. Le lendemain, elle con-
CXXXV«, Nuit. 197
tinua de cette forte , en faifant toujours par*
1er le jeune homme de Bagdad :
C X X X Ve. NUIT.
IL eu plus à propos , madame , pourfuivit-
il , que vous ayez la bonté de m'enfeigner
votre demeure : j'aurai l'honneur de vous
aller voir chez vous. La dame y confentit-
II eft, dit-elle, vendredi après demain 5 venez
ce jour-là après la prière du midi. Je demeure
dans la rue de la dévotion. Vous n'avez qu'à
demander la maifon d'Abon Schamma ? fur-,
nommé Bercour , autrefois chef des émirs :
vous me trouverez -là. A ces mots, nous
nous féparâmes > ck je palfai le lendemain
dans une grande impatience.
Le vendredi , je me levai de bon matin ,
je pris le plus bel habit que j'eùfTe? avec une
bourfe où je mis cinquante pièces d'or; ck
monté fur un âne? que j'avois retenu dès le
jour précédent , je partis accompagné de
l'homme qui me l'avoit loué. Quand nous
fûmes arrivés dans la rue de la dévotion , je
dis au maître de l'âne de demander où étoit
la maifon que je cherchois ; on la lui enfei-
gna , & il m'y mena. Je defcendis à la porte j
I iij
198 Les mille et une Nuits.
je le payai bien ck le renvoyai , en lui recom-
mandant de bien remarquer la maifon où il.
me îaifToit , 6k de ne pas manquer de m'y
venir prendre le lendemain matin , pour me
remener au khan de Mefrour.
Je frappai à la porte y ck auffitôt deux
petites efclaves y blanches comme la neige ck
très -proprement habillées? vinrent ouvrir.
Entrez , me dirent-elles , notre maîtrerTe vous
attend impatiemment. Il y a deux jours qu'elle
ne celle de parler de vous. J'entrai dans la
cour , ck vis un grand pavillon élevé fur fept
marches , ck entouré d'une grille qui le fépa-
roit d'un jardin d'une beauté admirable. Ou-
tre les arbres qui ne fervoient qu'à l'embellir
6ê qu'à former de l'ombre ? il y en avoit une
infinité d'autres chargés de toutes fortes de
fruits. Je fus charmé du ramage d'un grand
nombre d'oifeaux > qui mêloient leurs chants
au murmure d'un jet -d'eau d'une hauteur
prodigieufe , qu'on voyoit au milieu d'un par-
terre émailîé de fleurs. D'ailleurs 5 ce jet-
d'eau étoit très-agréable à voir : quatre gros
dragons dorés paroiiToient aux angles du
balïin > qui étoit en quarré 3 ck ces dragons
jetaient de l'eau en abondance, mais de l'eau
plus claire que le cryftal de roche. Ce lieu
plein de délices me donna une haute idée
CXXXVP. Nuit. 199
de la conquête que j'avois faite. Les deux
petites efclaves me firent entrer dans un fal-
lon magnifiquement meublé *, & pendant que
l'une courut avertir fa maîtreiïe de mon arri-
vée , l'autre demeura avec moi & me fit
remarquer toutes les beautés du fallon.
En achevant ces derniers mots 5 Schehe-*
razade ceffa de parler , à caufe qu'elle vit
paroître le jour. Schahriar fe leva fort cuiieux
d'apprendre ce que feroit le jeune homme
de Bagdad dans le fallon de la dame du
Caire. La fultane contenta le lendemain la
curioflté de ce prince ? en reprenant ainfi
cette hiftoire :
C X X X V Ie. NUIT.
OiRE, le marchand chrétien continuant de
parler au fuitan de Cafgar , pourfuivit de
cette manière : Je n'attendis pas long-temps
dans le fallon , me dit le jeune homme , la
dame que j'aimois y arriva bientôt , fort
parée de perles ck de diamans , mais plus bril-
lante encore par l'éclat de fes yeux que par
celui de fes pierreries. Sa taille , qui n'étoit
plus cachée par fon habillement de ville,
me parut la plus fine ck la plus avantageufe
I iv
200 Les mille et une Nuits*
du monde. Je ne vous parierai point de la joie
que nous eûmes de nous revoir; car c'eft
une chofe que je ne pourrois que foiblement
exprimer. Je vous dirai feulement , qu'après
les premiers complimens , nous nous afsîmes
tous deux fur un fopha , où nous nous entre-
tînmes avec toute la fatisfaclion imaginable.
On nous fervit enfuite les mets les plus déli-
cats ôc les plus exquis. Nous nous mîmes à
table , ck après le repas , nous recommen-
çâmes à nous entretenir jufqu'à la nuit. Alors
on nous apporta d'excellent vin & des fruits
propres à exciter à boire 7 & nous bûmes au
fon des inflrumens que les efclaves accom-
pagnèrent de leurs voix. La dame du logis
chanta elle-même, & acheva 5 par fes chan-
fons 5 de m' attendrir <k de me rendre le plus
paflionné de tous les amans. Enfin , je parlai
la nuit à goûter toutes fortes de plaifîrs.
Le lendemain matin > après avoir mis adroi-
tement fous le chevet du lit la bourfe ck les
cinquante pièces d'or que j'avois apportées ,
je dis adieu à la dame , qui me demanda quand
je îareverrois. Madame ^ lui répondis-je? je
vous promets de revenir ce foir. Elle parut
ravie demaréponfe5 me conduira: jufqu'à la
porte ; & en nous féparant , elle me conjura
de tenir ma promeffe.
CXXXVK Nuit, loi
Le même homme qui m'avoit amené
m'attendoit avec fon âne. Je montai defïus
&: revins au khan de Mefrour. En renvoyant
l'homme, je lui dis que je ne le payois pas*
afin qu'il me vînt reprendre Faprès-dînée à
l'heure que je lui marquai.
D'abord que je fus de retour dans mon
logement , mon premier foin fut de faire
acheter un bon agneau & plusieurs fortes de
gâteaux y que j'envoyai à la dame par un
porteur. Je m'occupai enfuite d'affaires férieu-
fes , jufqu'à ce que le maître de l'âne fût
arrivé. Alors je partis avec lui , ck me rendis
chez la dame y qui me reçut avec autant de
joie que le jour précédent ? & me fit un régal
aufîi magnifique que le premier.
En la quittant le lendemain, je lui lairTai
encore une bourfe de cinquante pièces d'or ,
ôc je revins au khan de Mefrour. A ces
mots } Scheherazade ayant apperçu le jour 9
en avertit le fultan des Indes , qui fe leva
fans lui rien dire. Sur la fin de la nuit fui-
vante y elle reprit ainfi la fuite de Thiftoire
commencée :
I T
202, Les mille et une Nuits.
C X X X V I P. NUIT.
JlE marchand chrétien parlant toujours au
fultan de Cafgar : le jeune homme de Bag-
dad , dit-il ) pourfuivit Ton hiftoire dans ces
termes : Je continuai de voir la dame tous
les jours > & de lui îaifler chaque fois une
bourie de cinquante pièces d'or ; ck cela dura
jufqu'à ce que les marchands à qui j'avois
donné mes marchandifes à vendre , 6k que
je voyoîs régulièrement deux fois la fèmaine ?
ne me durent plus rien : enfin je me trouvai
fans argent ck fans efpérance d'en avoir.
Dans cet état affreux •> & prêt à m'aban-
donner à mon défefpoir y je fortis du khan
fans fa voir ce que je faifois 5 ck m'en allai
du côté du château y où il y avoit un grand
nombre de peuple afTemblé pour voir un
fpeclacle que donnoit le fultan d'Egypte.
Lorfque je fus arrivé dans le lieu où étoit
tout ce monde ? je me mêlai parmi l'a foule 9
ck me trouvai par hafard près d un cavalier
bien monté ck fort proprement habillé , qui
avoit à Farçon de fa felle un fac à demi-
ouvert , d'où fortoit un cordon de foie verte*
En mettant la main fur le fac ? je jugeai que
CX XXV Ile. Nuit. ioj
le cordon devoit être celui d'une bourfe qui
étoit dedans. Pendant que je faifois ce juge-,
ment , il parla de l'autre côté du cavalier un
porteur chargé de bois y ÔC il pafTa fi près ?
que le cavalier fut obligé de fe tourner vers
lui pour empêcher que le bois ne touchât
&: ne déchirât Ton habit. En ce moment , le
démon me tenta ; je pris le cordon d'une
main , $C m'aidant de l'autre à élargir le fac ,
je tirai la bourfe fans que perfonne s'en
apperçût. Elle étoit pefante , & je ne doutai
point qu'il n'y eût dedans de l'or ou de
l'argent.
Quand le porteur fut pafTé 9 le cavalier 5
qui avoit apparemment quelque foupçon de
ce que j'avois fait pendant qu'il avoit eu îa
tête tournée , mit auffi-tôt la main dans fon
fac , & n'y trouvant pas fa bourfe , me donna
un fi grand coup de fa hache d'armes , qu'il
me renverfa par terre. Tous ceux qui furent
témoins de cette violence en furent tou-
chés , & quelques - uns mirent la main fur
îa bride du cheval pour arrêter le cavalier ,
ck lui demander pour quel fu jet il m'avoit
frappé, s'il lui étoit permis de maltraiter ainn*
un mufulman. De quoi vous mêlez-vous,
leur répondit-il d'un ton brufque ? je ne l'ai
pas fait fans raifon ; c'en1 un voleur. A ces
I vj
Ï4
204 Les mille et une Nuits*
paroles ? je me relevai , ck à mon air , cha-
cun prenant mon parti , s'écria qu'il étoit un
menteur , qu'il n'étoit pas croyable qu*un
jeune homme tel que moi eût commis la
méchante action qu'il m'imputent : enfin ils
foutenoient que j.'étois innocent ; ck tandis
qu'ils reten oient fon cheval pour favorifer
mon évafion , par malheur pour moi > le lieu-
tenant de police , fuivi de Ces gens , parla
par-là ; voyant tant de monde ailemblé au-
tour du cavalier ex de moi ? il s'approcha &
demanda ce qui étoit arrivé. Il n'y eut per-
sonne qui n'accusât le cavalier de m'avoir
maltraité injuftement j fous prétexte de l'a-
voir volé.
Le lieutenant de police ne s'arrêta pas à
tout ce qu'on lui. difoit ; il demanda au cava-
lier s'il ne foupçonnoit pas quelqu'autre que
moi de l'avoir volé* Le cavalier répondit
que non , ck lui dit les raifons qu'il avoiî
de croire qu'il ne fe trompoit pas dans (es
foupçons. Le lieutenant de police , après
l'avoir écouté , ordonna à fes gens de m'ar-
rëter ck de me fouiller > ce qu'ils fe mirent
ea elevoir d'exécuter auffitôt ; ck l'un d'en-
tr'eux m'ayant ôté la bourfe , l'a montra
publiquement. Je ne pus foutenir cette honte s
CXXXVIIK Nuit. îof
j'en tombai évanoui. Le lieutenant de police
fe fit apporter la bourfe.
Mais , lire , voilà le jour , dit Scheherazade
en fe reprenant ; fi votre majefté veut bien
encore me lahTer vivre jufqu'à demain > elle
entendra la fuite de Thiftoire. Schahriar , qui
n'avoit pas un autre defïein , fe leva fans lui
répondre , & alla remplir {es devoirs.
CXXX VIIIe. NUIT.
Sur la fin de la nuit fuivante y la fultane
adrefTa ainfl la parole à Schahriar : Sire , le
jeune homme de Bagdad pourfuivant Ton
hiftoire : Lorfque le lieutenant de police ?
dit-il , eut la bourfe entre les mains , il
demanda au cavalier il elle étoit à lui , ÔC
combien il y avoit mis d'argent. Le cavalier
la reconnut pour celle qui lui avoit été prife,
ck aiTura qu'il y avoit dedans vingt fequins.
Le juge l'ouvrit , & après y avoir effective-
ment trouvé vingt fequins > il la lui rendit.
Auffitôt il me fit venir devant lui : Jeune
homme, me dit-il, avouez-moi la vérité;
eft-ce vous qui avez pris la bourfe de ce
cavalier ? n'attendez pas que j'emploie les
tourmens pour vous le faire confeller. Alors,
io6 Les mille et. une Nuit s*
baifTant les yeux , je dis en moi-même : û
je nie le fait , la bourfe dont on m'a trouvé
fai/i me fera pafler pour un menteur ; ainfi y
pour éviter un double châtiment, je levai
la tête ? & confeffai que c'étoit moi. Je n'eus
pas plutôt fait cet aveu > que le lieutenant de
police y après avoir pris des témoins , com-
manda qu'on me coupât la main y & la (en^
tence fut exécutée fur le champ , ce qui
excita la pitié de tous les fpe&ateurs ; je
remarquai même fur le vifage du cavalier >
qu'il n'en étoit pas moins touché que les
autres. Le lieutenant de police vouloit encore
me faire couper un pied , mais je fuppliai le
cavalier de demander ma grâce ; il la de-
manda y & l'obtint.
Lorfque le juge eut parlé fon chernm ? le
cavalier s'approcha de moi : Je vois bien y
me dit-il en me préfentant la bourfe , que
c'eft la nécefîité qui vous a fait faire une
aérion fi honteufe ck û indigne d'un jeune
homme aulîi bien fait que vous : mais tenez ,
voilà cette bourfe fatale , je vous la donne y
& je fuis très-fâché du malheur qui vous efl
arrivé. En achevant ces paroles } il me
quitta ; & comme j'étois très-foible à caufe
du fang que j'avois perdu , quelques hon-
nêtes gens du quartier eurent la charité de
CXXXVIIK Nuit. 207
me faire entrer chez eux , & de me faire
boire un verre de vin. Ils pansèrent aufH
mon bras , & mirent ma main dans un linge 9
que j'emportai avec moi attaché à ma ceinture»
Quand je ferois retourné au khan de Mef-
rour , dans ce trifte état ? je n'y aurois pas
trouvé le fecours dont j'avois befoin. C'étoit
aufîî hafarder beaucoup que d'aller me pré-
fenter à la jeune dame. Elle ne voudra peut-
être plus me voir , difois-je , lorfqu'elle aura
appris mon infamie. Je ne laiflai pas néan-
moins de prendre ce parti ; & afin que la
monde qui me fuivoit fe lafsât de m'accom-
pagner , je marchai par plusieurs rues dé-
tournées , & me rendis enfin chez la dame 9
où j'arrivai fi foible & fi fatigué , que je
me jetai fur le fopha, le bras droit fous ma1
robe ; car je me gardai bien de le faire voir.
Cependant la dame , avertie de mon arri-
vée & du mal que je foufïrois , vint avec
empreflement ^ & me voyant pâle & défait 1
Ma chère ame 5 me dit-elle, qu'avez -vous
donc ? Je diffimulai. Madame > lui répondis-
se > c'en1 un grand mal de tête qui me tour-
mente. Elle en parut très- affligée. Aiîeyez-
vous 5 reprit -elle , car je m'étois levé pour
la recevoir : dites-moi comment cela vous
eft venu -, vous vous portiez fi bien la der-
io§ Les mille et une Nuits.
nière fois que j'eus le plaifir de vous voir ï
Il y a quelqu'autre chofe que vous me cachez :
apprenez-moi ce que c'eft. Comme je gar-
dois le filence ? ck qu'au lieu de répondre >
les larmes couloient de mes yeux : Je ne
comprends pas , dit- elle , ce qui peut vous
affliger , vous en aurois-je donné quelque
fujet fans y penfer ? Se venez-vous ici exprès
pour m'annoncer que vous ne m'aimez plus ?
Ce n'eft point cela , madame , lui répartis-je
en foupirant , &c un foupçon fi injufte aug-
mente encore mon mal.
Je ne pouvois me réfoudre à lui en dé-
clarer la véritable caufe. La nuit étant
venue , on fervit le fouper ; elle me pria
de manger ; mais ne pouvant me fervir que
de la main gauche , je la fuppliai de m'en
difpenfer -> m'exeufant fur ce que je n'avois
nul appétit. Vous en aurez? me dit -elle ,
quand vous m'aurez découvert ce que vous
sne cachez avec tant d'opiniâtreté. Votre
dégoût , fans doute y ne vient que de la peine
que vous avez à vous y déterminer. Hélas ,
madame , repris- je , il faudra bien enfin que
je m'y détermine. Je n'eus pas prononcé ces
paroles , qu'elle me verfa à boire ; & me
préfentant la tafTe : Prenez, dit - elle , Se
buvez ; cela vous donnera du courage, J'a-
CXXXIX*. Nuit. 109
Vançai donc la main gauche 9 ck pris la tafTe.
A ces mots , Scheherazade appercevant le
jour , ceiïa de parler ; mais la nuit fuivante ,
elle poursuivit Ton difcours de cette manière :
C X X X I Xe. NUIT.
Lorsque j'eus la taffe à la main ^ dit le
jeune homme , je redoublai mes pleurs , ck
pouffai de nouveaux foupirs. Qu'avez- vous
donc à foupirer ck à pleurer fi amèrement ,
me dit alors la dame ? ck pourquoi prenez-
vous la taiTe de la main gauche plutôt que
de la droite ? Ah ! madame > lui répondis-je,
excufez-moi , je vous en conjure j> c'en1 que
j'ai une tumeur à la main droite. Montrez-
moi cette tumeur , répliqua-t-elle , je la veux
percer. Je m'en excufai , en difant qu'elle
n'étoit pas encore en état de l'être , ck je
vidai toute la taffe qui étoit très-grande. Les
vapeurs du vin , ma lailitude 9 ck l'abatte-
ment où j'éto.is s m'eurent bientôt afToupi 9
ck je dormis d'un profond fommeil , qui dura
iufqu'au lendemain.
Pendant ce temps - là , la dame voulant
favoir quel mal j'avois à la main droite , leva
ma robe qui la cachoit-, 6k vit avec tout
iïq Les mille et une Nuits.
rétonnementque vous pouvez penfer y qu'elle
étoit coupée y & que je l'avois apportée
dans un linge. Elle comprit d'abord fans
peine pourquoi j 'a vois tant réfifté aux pref-
fantes inftances qu'elle m'avoit faites ? & elle
pafîa la nuit à s'affliger de ma difgrace , ne
doutant pas qu'elle ne me fût arrivée pour
l'amour d'elle.
À mon réveil , je remarquai fort bien fur
fon vifage ^ qu'elle étoit faifie d'une vive
douleur. Néanmoins , pour ne me pas cha-
griner j elle ne me parla de rien. Elle me
fit fervir un confommé de volaille qu'on m'a-
voit préparé par fon ordre , me fit manger &£
boire 3 pour me donner, difoit - elle , les
forces dont j'avois befoin. Après cela 5 je
voulus prendre congé d'elle ; mais me rete-
nant par ma robe : Je ne fourTrirai pas , dit-
elle , que vous fortîez d'ici. Quoique vous
ne m'en diriez rien , je fuis perfuadée que je
fuis la caufe du malheur que vous vous
êtes attiré : la douleur que j'en ai ne me
îaiflera pas vivre long-temps ; mais avant
que je meure , il faut que j'exécute un def-
fein que je médite en votre faveur. En di-
fant cela , elle fit appeler un officier de jus-
tice & des témoins , & me fit drelTer une
donation de tous fes biens. Après qu'elle
C XX XIX*. Nuit. m
eut renvoyé tous ces gens fatisfaits de leurs
peines , elle ouvrit un grand coffre où étoient
toutes les bourfes dont je lui avoisfait préfent
depuis le commencement de nos amours.
Elles font toutes entières , me dit - elle , je
n'ai pas touché à une feule : tenez > voilà la
clef du coffre ; vous en êtes le maître. Je la
remerciai de fa générofîté & de fa bonté.
Je compte pour rien , reprit-elle , ce que je
viens de faire pour vous , & je ne ferai
pas contente que je ne meure encore, pour
vous témoigner combien je vous aime. Je
la conjurai par tout ce que l'amour a de
plus puifTant j d'abandonner une réfolution
ii funefte; 6k jamais je ne pus l'en détour-
ner; ck le chagrin de me voir manchot- 5 lui
caufa une maladie de cinq ou iix femaines
dont elle mourut.
Après avoir regretté^ fa mort autant que
je le devois 5 je me mis en polTenion de
tous Ces biens , qu'elle m'avoit fait connoî<-
tre ; & le féfame que vous avez pris la
peine de vendre pour moi y en faifoit une
partie.
Scheherazade vouloit continuer fa narra-
tion ; mais le jour qui parohToit l'en em-
pêcha. La nuit fuivante , elle reprit ainfi le
fil de fon difcours :
/
an Les mille et une Nuits.
C X Le. NUIT,
.Le jeune homme de Bagdad acheva de
raconter fon hifioire de cette forte au mar-
chand chrétien : Ce que vous venez d'en-
tendre , pou r fui vit-il j doit m'excufer auprès
«de vous d'avoir mangé de la main gauche ;
je vous fuis fort obligé de la peine que vous
vous êtes donnée pour moi. Je ne puis afTez
reconnoître votre fidélité ; 6k comme j'ai >
Dieu merci > allez de bien , quoique j'en
aye dépenfé beaucoup, je vous prie de vou-
loir accepter le prélent que je vous fais de
îa fomme que vous me devez. Outre cela ,
j'ai une proposition à vous faire. Ne pouvant
plus demeurer au Caire , après l'affaire que
je viens de vous conter, je fuis réfolu d'en
partir pour n'y revenir jamais. Si vous voulez
me tenir compagnie , nous négocierons en-
fembîe , & nous partagerons également le
gain que nous ferons.
Quand le jeune homme de Bagdad eut
achevé fon hilioire ) dit le marchand chrétien,
|e le remerciai du mieux qu'il me fut pcfiible
du préient qu'il me faifoit; & quant à fa
proportion de voyager avec lui, je lui dis
CXL*. Nui t. 11 j
ique je l'acceptais très-volontiers 9 en l'affu-»
rant que fes intérêts me feroient toujours
aufli chers que les miens.
Nous prîmes jour pour notre départ , &
lorfqu'il fut arrivé > nous nous mîmes en
chemin. Nous avons pafTé par la Syrie ck
par la Méfopotamie j traverfé toute la Perfe ,
où , après nous être arrêtés dans plufieurs
villes , nous fommes enfin venus 3 fire , juf-
qu'à votre capitale. Au bout de quelque
temps , le jeune homme m'ayant témoigné
qu'il avoit defTein de reparler dans la Perfc
& de s'y établir j, nous fîmes nos comptes ,
&: nous nous féparâmes très - fatisfaits l'un
de l'autre. Il partit; ck moi, fîre> je fuis
refté dans cette ville > où j'ai l'honneur d'être
au fer vice de votre majefté. Voilà l'hiftoire
que j'avois à vous conter : ne la trouvez-
vous pas plus furprenante que celle du bolïii ^
Le fultan de Cafgar fe mit en colère
contre le marchand chrétien: Tu es bien
hardi , lui dit-il , d'ofer me faire le récit
d'une hiftoire h* peu digne de mon attention 9
ck de la comparer à celle du boffu. Peux - tu
te flatter de me perfuader que les fades aven-
tures d'un jeune débauché font plus admi-
rables que celles de mon bouffon ? Je vais
%i4 Les mille et une Nuitjs.
vous faire pendre tous quatre y pour venger
fa mort.
A ces paroles, le pourvoyeur effrayé Te
jeta aux pieds du fultan : Sire , dit - il , j
fupplie votre majefté de iufpendre fa jufte
colère, de m'écouter , ck de nous faire
grâce à tous quatre 5 fi Thifloire que je vais
conter à votre majefté , eft plus belle que
celle du bofïu. Je t'accorde ce que tu me
demandes , répondit le fultan : parle. Le
pourvoyeur prit alors la parole , ck dit :
Hifioire racontée par le Pourvoyeur du
Sultan de Cafgar.
SiRE , une perfonne de confidération
m'invita hier aux noces d'une de fes filles.
Je ne manquai pas de me rendre chez lui fur
le foir à l'heure marquée , ck je me trouvai
dans une aflemblée de docleurs ? d'officiers
de juftice , ck d'autres perfonnes les plus dis-
tinguées de cette ville. Après les cérémonies,
on fervit un feflin magnifique ; on fe mit à
table, ck chacun mangea de ce qu'il trouva
le plus à fon goût, Il y avoit entr'autres cho-
ies une entrée accommodée avec de l'ail ,
qui étoit excellente y ck donc tout le monde
vouloit avoir j ck comme nous remarquâmes
CXLe. Nuit. 21 f
qu'un des convives ne s'emprefïoit pas d'en
manger , quoiqu'elle fût devant lui , nous
l'invitâmes à mettre la main au plat & à nous
imiter. Il nous conjura de ne le point prefler
là-derTus : Je me garderai bien , nous dit-il 5
de toucher à un ragoût où il y aura de l'ail :
je n'ai point oublié ce qu'il m'en coûte pour
en avoir goûté autrefois. Nous le priâmes
de nous raconter ce qui lui avoit caufé une
ù grande averfion pour l'ail. Mais fans lui
donner le temps de nous répondre : Eft - ce
ainfi , lui dit le maître de la rnaifon 5 que
vous faites honneur à ma table ? Ce ragoût
eft délicieux , ne prétendez pas vous exemp-
ter d'en manger : il faut que vous me faffiez
cette grâce comme les autres. Seigneur > lui
repartit le convive , qui étoit un marchand
de Bagdad 5 ne croyez pas que j'en ufe ainfi
par une fauffe délicateffe ; je veux bien vous
obéir iî vous le voulez absolument ; mais ce
fera à condition qu'après en avoir mangé 5 je
me laverai, s'il vous plaît } les mains qua-
rante fois dans de l'alkali (1)3 quarante
autres fois avec de la cendre de la même
plante, & autant de fois avec du favon.
Vous ne trouverez pas mauvais que j'en ufe
( i ) G'eil île la fonde en François,
iî€ Les mille et une Nuits.
ainfi , pour ne pas contrevenir au ferment
que j'ai fait de ne manger jamais de ragoût
à l'ail qu'à cette condition.
En achevant ces paroles , Scheherazade
voyant paroître le jour > fe tut , ck Schah-
riar fe leva fort curieux de favoir pour-
quoi ce marchand avoit juré de fe laver
iix vingt fois après avoir mangé d'un ra-
goût à l'ail. La fultane contenta fa curio-
ïité de cette forte fur la fin de la nuit
fuivante.
C X L Ie. NUIT.
XuE pourvoyeur parlant au fuîtan de Caf-
gar : Le maître du logis , pourfuivit-il , ne
voulant pas difpenfer le marchand de man-
ger du ragoût à l'ail , commanda à {es gens
de tenir prêt un bafîin &t de l'eau avec de
l'alkali > de la cendre de la même plante ,
êc du favon , afin que le marchand fe lavât
autant de fois qu'il lui plairoit. Après avoir
donné cet ordre , il s'adreffa au marchand :
Faites donc comme nous , lui dit - il 9 &C
mangez ; l'alkali} la cendre de la même
plante j ck le favon ne vous manqueront pas..
Le marchand , comme en colère de la
violence,
C X L K Nuit. 217
violence qu'on lui faifoit > avança la main %
prit un morceau qu'il porta en tremblant à fa
bouche , ck le mangea avec une répugnance
dont nous fûmes tous fort étonnés. Mais ce
qui nous furprit davantage , nous remarquâ-
mes qu'il n'avoit que quatre doigts ck point
de pouce ; 6k perfonne jufques-là ne s'en
étoit encore apperçu , quoiqu'il eût déjà
mangé d'autres mets. Le maître de la mai-
fon prit aufîîtôt la parole : Vous n'avez
point de pouce 9 lui dit-il I par quel accident
1 avez-vous perdu ? il faut que ce foit à quel-
que occafion dont vous ferez plaifir à la
compagnie de l'entretenir. Seigneur , répon-
dit-il , ce n'eft pas feulement à la main droite
que je n'ai point de pouce , je n'en ai point
aulîi à la gauche. En même temps il avança
la main gauche 5 ck nous fît voir que ce
qu'il nous difoit 5 étoit véritable. Ce n'eft
pas tout encore , ajouta-t-il , le pouce me
manque de même à l'un ck à Tautre pied ;
ck vous pouvez m'en croire. Je fuis eftropié
de cette manière par une aventure inouïe
que je ne refufe pas de vous raconter, û
vous voulez bien avoir la patience de 1 en-
tendre : elle ne vous caufera pas moins d'é-
tonnement qu'elle vous fera de pitié. Mais
permettez-moi de me laver les mains aupa-
Tome VUL &
nS Les mille et une Nuits.
ravant. A ces mots > il fe leva de table ; &
après s'être lavé les mains fix vingt fois , il
revint prendre fa place , 6k nous fit le récit
de (on hiftoire dans ces termes :
Vous faurez ? mes feigneurs 5 que fous îe
règne du calife Haroun Alrafchid , mon père
vivoit à Bggdad où je fuis né , ck pafToit
pour un des plus riches marchands de la ville.
Mais comme c'étoit un homme attaché à fes
plaidrs , qui aimoit la débauche 6k négli-
geoit le foin de fes affaires > au lieu de re-
cueillir de grands biens à fa mort , j'eus
befoin de toute l'économie imaginable pour
acquitter les dettes qu'il avoit laifTées. Je
vins pourtant à bout de les payer toutes; 6k
par mes foins 5 ma petite fortune commença
de prendre une face allez riante.
XJn matin que j'ouvrois ma boutique, une
dame montée fur une mule , accompagnée
d'un eunuque j 6k fuivie de deux efclaves?
paiïa près de ma porte 6k s'arrêta. Elle mit
pied à terre à l'aide de l'eunuque , qui lui
prêta la main , 6k qui lui dit : Madame 9 je
vous l'avois bien dit , que vous veniez de
trop bonne heure ; vous voyez qu'il n'y a
encore perfonne au Bezeilein j fi vous aviez
voulu me croire , vous vous feriez épargné
la peine que vous aurez d'attendre. Elle
CXLI K N xj i t. n$
regarda de toutes parts > & voyant en effet
qu'il n'y avoit pas d'autres boutiques ouver-
tes que la mienne , elle s^en approcha en me
feluant 9 & me pria de lui permettre qu'elle
s'y reposât en attendant que les autres mar-
chands arrivaient. Je répondis à fon com-
pliment comme je devois.
Scheherazade n'en feroit pas demeurée en
cet endroit , fi le jour qu'elle vit paroître,
•ne lui eût impofé filence. Le i'ultan des In-
des , qui fouhaitoit d'entendre la fuite de cette
hiitoire r attendit avec impatience la nuit fui-
vante.
SE
CXLI P. NUIT.
JLa fultane ayant été réveillée par fa feeur
Dinarzade ? adrefta la parole au fultan : Sire „
dit-elle 3 le marchand continua de cette forte
le récit qu'il avoit commencé: La dames'af»
fit. dans ma boutique, &: remarquant qu'il n'y
avoit perfonne que l'eunuque & moi dans
tout le Bezeftein, elle fe découvrit levifage
pour prendre l'air. Je n'ai jamais rien vu de
fi beau : la voir & l'aimer paffionnément 9
ce fut la même chofe pour moi ; j'eus tou-
jours les yeux attachés fur elle. îl me parut
no Les mille et une Nuits.
que mon attention ne lui étoit pas défa**
gréable , car elle me donna tout le temps
de la regarder à mon aife > ck elle ne fe cou-
vrit le vifage , que lorfque la crainte d'être ap-
perçue l'y obligea.
Après qu'elle Te fut remife au même état
qu'auparavant , elle me dit qu'elle cherchoit
plufieurs fortes d'étoffes des plus belles ck des
plus riches qu'elle me nomma, 6k elle me
demanda fi j'en avois. Hélas , madame , lui
répondis-je, je fuis un jeune marchand qui
ne fais que commencer à m 'établir : je ne
fuis pas encore affez riche pour faire un fî
grand négoce , 6k c'efl une mortification
pour moi de n'avoir rien à vous préfenter
de ce qui vous a fait venir au Bezeftein;
mais pour vous épargner la peine d'aller de
boutique en boutique , d'abord que les mar^.
chands feront venus , j'irai , fi vous le trou-
vez bon 5 prendre chez eux tout ce que
vous fouhaitez; ils m'en diront le prix au
jufte ; & fans aller plus loin 5 vous ferez ici
vos emplettes. Elle y confentit, 6k j'eus
avec elle un entretien qui dura d'autant plus
long- temps , que je lui faifois accroire que
les marchands qui avoient les étoffes qu'elle
demandoit , n'étoient pas encore arrivés.
Je ne fus pas moins charmé de fon efprit
C X L I T*. Nuit. hï
cjue je l'avois été de la beauté de Ton vifage;
mais il fallut enfin me priver du plaifîr de
fa converiation ; je courus chercher les
étoffes qu'elle déiîroit ; ck quand elle eut
choifi celles qui lui plurent , nous en arrê-
tâmes le prix à cinq mille dragmes d'argent
monnoyé. J'en fis un paquet que je donnai
à l'eunuque > qui le mit fous fon bras. Elle
fe leva enfuite 9 Ô£ partit après avoir pris
congé de moi ; je la conduifis des yeux
jufqu'à la porte du Bezeftein , ck je ne cef-
fai de la regarder qu'elle ne fût remontée fur
fa mule.
La dame n'eut pas plutôt difparu* que je
m'apperçus que l'amour m'avoit fait faire
une grande faute. Il m'avoit tellement troublé
l'efprit , que je n'avois pas pris garde qu'elle
s'en alloit fans payer , ck que je ne lui avois
pas feulement demandé qui elle étoit •> ni où
elle demeuroit. Je fis réflexion pourtant que
j'étois redevable d'une fomme confidérable à
plufieurs marchands , qui n'auroient peut-être
pas la patience d'attendre. J'allai m'excufer
auprès d'eux le mieux qu'il me fut pofïible*
en leur difant que je connoifïbis la dame.
Enfin je revins chez moi auffi amoureux
qu'embarraffé d'une fî grolTe dette.
Scheherazade > en cet endroit y vit pa-.
K iij
222 Les mille et uke Nuits.
roître le jour y ck ceiïa de parler. La nuit
fuivante ^ elle continua de cette manière :
C X L I I Ie. NUIT.
J'avois prié mes créanciers, pourfuivit le
marchand , de vouloir bien attendre huit
jours pour recevoir leur payement : la hui-
taine échue , ils ne manquèrent pas de me
preffer de les fatisfaire. Je les fuppliai de
m'accorderîe même délai; ils y confentir*
rent : mais dès le lendemain, je vis arriver
ia dame montée fur fa mule > avec la même
fuite ck à la même heure que la première
fois.
Elle vint droit à ma boutique. Je vous
ai fait un peu attendre , me dit - elle ; mais
enfin je vous apporte Pargent des étoffes
que je pris l'autre jour : portez- le chez un
changeur , qu'il voy e s'il eft de bon atoi , ck
ii le compte y eft. L'eunuque * qui avoit
l'argent 5 vint avec moi chez le changeur-»
ck la fomme fe trouva jufte ck toute de bon
argent. Je revins, ck j'eus encore le bon-
heur d'entretenir la dame jufqu'à ce que
toutes les boutiques du Bezeftein fufïent ou-
vertes. Quoique nous ne parîafïions que de
C X L I I Ie. Nuit. 225
chofes très - communes i elle leur donnoit
néanmoins un tour qui les faifoit paroitre.
nouvelles , ck qui me fit voir que je ne
m'étois pas trompé , quand , dès la première
converfation, j'avois jugé qu'elle avoit beau-
coup d'efprit.
Lorfque les marchands furent arrivés > 6c
qu'ils eurent ouvert leurs boutiques , je
portai ce que je devois à ceux chez qui
j'avois pris des étoffes à crédit , ck je n*eus>
pas de peine à obtenir d'eux qu'ils m'etî
confiaient d'autres que la dame m'avoit
demandées. J'en levai pour mille pièces d'or,
ck la dame emporta encore la marchandage
fans la payer , fans me rien dire , ni fans fe
faire connoître. Ce qiû m'étonnoit , c'efl
qu'elle ne hafardoit rien, ck que je demeu-
rois fans caution ck fans certitude d'être
dédommagé en cas que je ne la reviiTe plus.
Elle me paye une fournie affez considérable >
me difois-je en moi-même; mais elle me
laiiTe redevable d'une autre qui l'eft en-
core davantage: feroit-ce une trompeufe,
ck feroit-il poflible qu'elle m'eût leurré d'a-
bord pour me mieux ruiner ? Les marchands
ne la connoillent pas ; ck c'efl: à moi qu'ils
s'adrefTeront. Mon amour ne fut pas aiTez
puiffant pour ra'empêcher de faire là - deffus
K iv
%%4 Les mille et une Nvits.
des réilexions chagrinantes. Mes alarmes
augmentèrent même de jour en jour pen-
dant un mois entier , qui s'écoula fans que je
recuiTe aucune nouvelle delà dame* Enfin,
les marchands s'impatientèrent ; & pour les
fatisfaire , j'étois prêt à vendre tout ce que
j'avois ^ îorfque je la vis revenir un matin
clans le même équipage que les autres fois.
Prenez votre trébuchet ? me dit-elle , pour
pefer l'or que je vous apporte. Ces paroles
-achevèrent de diflïper ma frayeur > ck re-
doublèrent mon amour. Avant que de comp-
ter les pièces d'or , elle me fit pîulieurs
queftions , entr'autres 9 elle me demanda fî
î'étois marié; je lui répondis que non> Se
cjue je ne l'avois jamais été. Alors, en
donnant l'or à l'eunuque , elle lui dit : Prê-
tez-nous votre entremife pour terminer notre
affaire. L'eunuque fe mit à rire ; & m'ayant
tiré à l'écart ? me fit pefer l'or. Pendant que
)e le pefois , l'eunuque me dit à l'oreille: A
vous voir r je connois parfaitement que vous
aimez ma maitrene , ck je fuis furpris que
vous n'ayez pas la hardiene de lui découvrir
votre amour ; elle vous aime encore plus
que vous ne l'aimez, Ne croyez pas qu'elle
ait befoin de vos étoffes ; elle ne vient ici
uniquement que parce que vous lui avez in,f«
C X L ï I Ie. Nuit. 225
pire tine pafiion violente : c'eft à caufe de
cela qu'elle vous a demandé fi vous étiez
marié. Vous n'avez qu'à parler , il ne tiendra
qu'à vous de l'époufer , fi vous voulez. Il efl
vrai , lui répondis-je , que j'ai fenti naître
de l'amour pour elle dès le premier moment
que je l'ai vue; mais je n'ofois afpirer au bon-
heur de lui plaire. Je fuis tout à elle , &c je
ne manquerai pas de reconnoître le bon office
que vous me rendez.
Enfin , j'achevai de pefer les pièces d'or 5
& pendant que je les remettois dans le fac,
l'eunuque fe tourna du côté de la dame,
ê>c lui dit que j'étois très-content: c'étoitle
mot dont ils étoient convenus entr'eux.
Auflitôt la dame j qui étoit afïïfe , fe leva,
ôc partit en me difant qu'elle m'enverroit
l'eunuque , Se que je n'aurois qu'à faire ce
qu'il me diroit de fa part.
Je portai à chaque>marchand l'argent qui
lui étoit dû , <k j'attendis impatiemment
l'eunuque durant quelques jours. Il arriva
enfin. Mais > fire , dit Scheherazade au fultan
des Indes , voilà le jour qui paroît. A ces
mots , elle garda le fiience. Le lendemain ,
elle reprit aipfi le fil de foa difcours :
- +
K v
ii6 Les mille et une Nuit&
— ■ ^W*r~" — ■ m ■■■■■" " » i t ' — — — «!■■ — - ,.'M. ,. ■ m Y. :,m
CXLI Ve. N U I T.
Je fis bien des amitiés à l'eunuque > dit le
marchand de Bagdad r &c je lui demandai
des nouvelles de la fanté de fa martreiTe*.
Vous êtes , me répondit-il, l'amant du monde
le plus heureux ; elle eft malade d'amour. On
ne peut avoir plus d'envie de vous voir
qu'elle en a; êk Û elle difpofoit de Tes ac-
tions , elle viendront vous chercher > ck
pafTeroit volontiers avec vous tous les mo-
mens de fa vie. À Ton air noble ck à fes
manières honnêtes , lui dis-je ? j'ai jugé que
c'étoit quelque dame de considération. Vous
ne vous êtes pas trompé dans ce jugement ^
répliqua l'eunuque ; elle eft. favorite de Zo-
béïde ? époufe du calife , laquelle l'aime
d'autant plus chèrement , qu'elle l'a élevée
dès fon enfance > Ôk qu'elle fe repofe fur
elle de toutes les emplettes qu'elle a à faire.
Dans le deffein qu'elle a de fe marier , elle
a déclaré à Fépoufe du commandeur des
croyans ? qu'elle avoit jeté les yeux fur vous,
ck lui a demandé fon confentement. Zobéïde
lui a dit qu'elle y confentoit , mais qu'elle
vouloir vous voir auparavant > afin de juge?
C X L I Ve. Nuit. 227
fi elle avoit fait un bon choix , ek qu'en ce
cas-là y elle feroit les fraix des noces : c'eft
pourquoi vous voyez que votre bonheur elr.
certain. Si vous avez plu à la favorite, vous
ne plairez pas moins à la maîtrerTe, qui ne
cherche qu'à lui faire plaifir, 6k qui ne vou~
droit pas contraindre fon inclination. Il ne
s'agit donc plus que de venir au palais , 6k
c'eft pour cela que vous me voyez ici : c'en:
à vous de prendre votre réfolution. Elle eft
toute prife , lui repartis- je , 6k je fuis prêt à
vous fuivre par- tout où vous voudrez me
conduire. Voilà qui eft bien , reprit l'eunu-
que ; mais vous favez que les hommes n'en-
trent pas dans les appartenons des dames
du palais, 6k qu'on ne peut vous y intro~
duire qu'en prenant des mefures qui deman-
dent un grand fecret : la favorite en a pris
de juftes. De votre côté , faites tout ce qui
dépendra de vous; mais furtout foyez dis-
cret , car il y va de votre vie.
Je rafTurai que je ferois exactement tout
ce qui me feroit ordonné. 11 faut donc , ma
dit-il , que ce foir , à l'entrée de la nuit ,
vous vous rendiez à la mofquée que Zobéî de »
époufe du calife , a fait bâtir fur le bord du
Tigre , 6k que là vous attendiez qu'on vous
vienne chercher» Je confentis à tout ce qu'il
K yj
iiB Les mille et une Nuits.
voulut. J'attendis la fin du jour avec impa-
tience ; ck quand elle fut venue 5 je partis:
j'afliftai à la prière d'une heure ck demie
après le foîeil couché % dans la mofquée ,
où je demeurai le dernier..
Je vis "bientôt aborder un bateau dont
tous les rameurs étaient eunuques ; ils débat*
quèrent y ck apportèrent dans la. mofquée
pluiieurs grands coffres y après quoi ils fe
letlrèrent ; il n'en reffa qu'un feul j que je
reconnus pour celui qui avoit toujours ac^
compagne la dame ,, 8c qui m'avoit parlé
le matin. Je vis entrer auffi la dame ; j'allai '
au - devant d'elle > en lui témoignant que
J'étois prêt à exécuter fes ordres. Nous:
Vavons pas de temps à perdre y me. dit-elle %
en difant cela % elle ouvrit un des coffres ,,
&c m'ordonna de me mettre dedans ; c'eft
une ehofe, ajouta -t - elle ? néceffaire pour
votre sûreté & pour la mienne. Ne craignez
tien j & lairTez-mo: difpofer du reffe. J'en
avois trop fait pour reculer ;. je fis ce qu'elle
déiiroit, ck auffi tôt elle referma le coffre à
la cîef. Enfuit e Feunuq.ue qui étoit dans fa
confidence, appela les autres eunuques qui
avoient aporté les coffres, ck les fit tous
reporter dans le bateau ; puis la dame ck fon,
eunuque s'étant rembarques ;> on commença
C X L Ve. Nuit. 2*9
de ramer pour me mener à l'appartement de
Zobéïde.
Pendant ce temps-là ? je faifois de férieufes
réflexions; & confidérant le danger oùj'étois*
je me repentis de m'y être expofé : je fis des
vœux ck des prières qui n'étoient guères de
faifon.
Le bateau aborda devant la porte du pa-
lais du calife ; on déchargea les coffres ^ qui
furent portés à l'appartement de l'officier
des eunuques, qui garde la clef de celui des
dames , &t n'y laiiTe rien entrer fans l'avoir
bien vifïté auparavant. Cet officier étoit
couché ; il fallut l'éveiller & le faire lever*
Mais , Sire , dit Scheherazade en cet endroit ?
je vois le jour qui commence à paroître.
Schahriar fe leva pour aller tenir fon con-
feil y & dans la réfolution d'enrendre le
lendemain la fuite d'une hiftoire , qu'il avait
écoutée jufques-là avec plaifîr.
■Il I I IW«W«^M|W— P— P— — — *
»i 1 .. 1 ..... u 1 11 1. 1 1 . mi
C X L Ve. NUIT.
O u E L Q u e s momens avant le jour , la
fuitane des Indes s"ét3.ni réveillée, pourfuivit
de cette manière l'hiftoire du marchand de
Bagdad : L'officier des eunuques > continua-
% * il 5 fâché de ce qu'on avoit interrompu
1}0 LES MILLE ET UNE NUITS.
fon fommeil , querella fort la favorite de
ce qu'elle revenoit fi tard. Vous n'en ferez
pas quitte à n* bon marché que vous vous
l'imaginez? lui dit-il ; pas un de ces coffres
ne paiTera que je ne l'aie fait ouvrir , & que
je ne Taie exactement vifité. En même temps
il commanda aux eunuques de les apporter
l'un après l'autre ? ck de les ouvrir. Ils com-
mencèrent par celui où j'étois enfermé ; ils
îe prirent ôc le portèrent. Alors je fus faift
d'une frayeur que je ne puis exprimer : je
me crus au dernier moment de ma vie.
La favorite, qui avoit la clef, protefta
qu'elle ne la donneroit pas , & ne fourni-
roit jamais qu'on ouvrît ce coffre-là. Vous
favez bien , dit - elle ? ' que je ne fais rien
venir qui ne foit pour le fervice de Zobéïde ,
votre maîtrelle ck la mienne. Ce coffre par-
ticulièrement eft rempli de marchandifes pré-
cieufes y que des marchands nouvellement
arrivés m'ont confiées. Il y a de plus un
nombre de bouteilles d'eau de la fontaine
de Zemzem ( i ), envoyées de la Mecque:
f » ' ' ' ■ ■ - 'm
( I ) Cette fontaine eft à la Mecque ; & fclon les
Mahométans , c'eft la fource que dieu fit paroître en
faveur de Hagar , après qu'Abraham eut été obligé de
ia chaffer. On boit de fon eau par dévotion , & Ton
en envoie en préfent aux princes & aux princeife
C X L Ve. Nui t. £jp
iî quelqu'une venoit à fe caûer, les mar-
chandifes en feroient gâtées , &c vous en
répondriez ; la femme du commandeur des
croyans fauroit bien fe venger de votre info-
lence. Enfin elle parla avec tant de fermeté ,
que l'officier n'eut pas la hardieffe de s'opi-
niâtrer à vouloir faire la vifite, ni du coffre
où j'étois, ni des autres. Parlez donc, dit-
il en colère, marchez. On ouvrit l'appar-
tement des dames, & l'on y porta tous les
coffres.
A peine y furent-ils , que j'entendis crier
tout-à-coup : Voilà le calife ! voilà le calife»
Ces paroles augmentèrent ma frayeur à un
point? que je ne fais comment je n'en mou-
rus pas fur-le-champ : c'étoit effectivement
le calife. Qu'apportez- vous donc dans ces
coffres , dit - il à la favorite ? Commandeur
des croyans, répondit - elle > ce font des
étoffes nouvellement arrivées > que î'époufe
de votre majeflé a fouhaité qu'on lui mon-
trât. Ouvrez , ouvrez 5 reprit le calife , je
les veux voir aufli. Elle voulut s'en excufer>
en lui représentant que ces étoffes n'étoient
propres que pour des dames, &£ que ce
feroit ôter à fon époufe le pïaifîr qu'elle fe
faifoit de les voir la première. Ouvrez ->
vous dis-je> répliqua- 1~ il y je vous l'ordonne*
î^i Les mille et une Nuits.
Elle lui remontra encore que famajefté, en
l'obligeant à manquer à fa maîtrefie , l'ex-
pofoit à fa colère. Non , non , repartit-il ,
je vous promets qu'elle ne vous en fera
aucun reproche : ouvrez feulement, ck ne
me faites pas attendre plus long-temps.
Il fallut obéir ; ck je fentis alors de fi vives
alarmes 3 que j'en frémis encore toutes les
fois que j'y penfe. Le calife s'affit, & la fa-
vorite fit porter devant lui tous les coffres
l'un après l'autre , ck les ouvrit. Pour tirer
les chofes en longueur 5 elle lui faifoit remar-
quer toutes les beautés de chaque étoffe en
particulier : elle vouloit mettre fa patience à
bout; mais elle n'y réuffit pas. Comme elle
n'étoit pas moins intérefTee que moi à ne
pas ouvrir le coffre où j'étois y elle ne s'em-
prefToit point à le faire apporter, ck il ne
reftoit plus que celui-là à vifiter. Achevons >
dit le calife , voyons encore ce qu'il y a dans
ce coffre. Je ne puis dire fi j'étois vif ou
mort en ce moment ; mais je ne croyois pas
échapper d'un fi grand danger.
Scheherazade , à ces derniers mots, vit pa-
roitre le jour : elle interrompit fa narration;
mais elle la continua de cette forte fur la fin
de la nuit fuivante :
C X L V K Nuit» 13$
C X L V Ie. NUIT.
JLo RSQUE la favorite de Zobéïde , pour-
fuivit le marchand de Bagdad 3 vit que le
calife voulok abfolument qu'elle ouvrît le
coffre où j'étois : Pour celui-ci , dit - elle ,
votre majerTé me fera 5 s'il lui plaît , la grâce
de me difpenfer de lui faire voir ce qu'il y a
dedans ; il y a des chofes que je ne lui puis
montrer qu'en préfence de fon époufe. Voilà
qui eft bien 5 dit le calife , je fuis content,
faites emporter vos coffres. Elle les fit enle-
ver auflitô-t & porter dans fa chambre , oîî
je commençai à refpirer.
L>ès que les eunuques qui les avoient ap-
portés , fe furent retirés ^ elle ouvrit promp-
temenr celui où j'étois prifonnier. Sortez y
me dit-elle > en me montrant la porte d'un
efealier qui conduifoit à une chambre au-
demis y montez , &c allez m'attendre. Elle
n'eut pas fermé la porte fur moi y que le
calife entra > ck s'ailit fur le coffre d'où je
venois de fortir. Le motif de cette viiite était
un mouvement de curiofité qui ne me regar-
doit pas. Ce prince vouloit faire des ques-
tions fur ce qu'elle avoit vu ou entendu dans
254 Lés mtlle et une Nuits.
la ville. Ils s'entretinrent tous deux arTez
long- temps ; après quoi il la quitta>snrin^
ck fe retira dans Ton appartement.
Lorfqu'elle fe vit libre , elle me vint trou-
ver dans la chambre où j'étois monté , & me
fit bien des excufes de routes Iqs alarmes qu'elle
m'avoit caufées. Ma peine, me dit-elle. * n'a
pas été moins grande que la vôtre ; vous n'en
de*vez pas douter , puifque j'ai fourTert pour
l'amour de vous & pour moi qui courois le
même péril ; une autre à ma phce n'auroit
peut-être pas eu le courage de fe tirer fi bien
d'une occafion fi délicate. Il ne falloit pas
moins de harciiefie & de préfence d'e'prit,
ou plutôt il falloit avoir tout l'amour que j'ai
pour vous , pour fortir de cet embarras ;
mais raiïurez-vous y il n'y a plus rien à crain-
dre. Après nous être entretenus quelque
temps avec beaucoup de te^drefTe : Il eft
temps , me dit-elle , de vous repofer 9 cou-^
chez-vous ; je ne manquerai pas de vous pré-
fenter demain à Zobéïde ma maîtrefTe , à
quelque heure du jour; & c'en1 une chofe
facile? car le calife ne la voit que la. nuit.
Rafïuré par ces difcours , je dormis arTez tran-
quillement ; ou fi mon fommeil fut quelque-
fois interrompu par des inquiétudes 5 ce furent
ûqs inquiétudes agréables , caufées par l'efpé-
C X L V Ie.. Nuit, 23?
rance de pofTéder une dame qui avoit tant
d'efprït & de beauté.
Le lendemain , la favorite de Zobéïde 9
avant que de me faire paroître devant fa mal-
trefTe) m'initruifit de la manière dont je de-
vais foutenir fa préfence , me dit à- peu- près
les queftions que cette princefle me fereit ^
ck me dicla les réponfes que j'y devois faire.
Après cela > elle me conduifît dans une faîîe
où tout étoit d'une magnificence 3 d'une
richeife ck d'une propreté furprenante. Je n'y
étois pas entré, que vingt dames efclaves^
d'un âge déjà avancé > toutes vêtues d'habits
riches ck uniformes , fortirent du cabinet de
Zobéïde > 6k vinrent fe ranger devant un
trône en deux files égales , avec une grande
modeïlie ; elles furent fuivies de vingt autres
dames toutes jeunes y & habillées de la mê-
me forte que les premières , avec cette dif-
férence pourtant y que leurs habits avoient
quelque chofe de plus galant. Zobéïde parut
au milieu de celles-ci avec un air majeftueux ,
ck fi chargée de pierreries ck de toutes fortes
de joyaux , qu'à peine pouvoit-elîe marcher.»
Elle alla s'afTeoir fur le trône. J'oubliois de
vous dire que la dame favorite Faccompa-
gnoit , ck qu'elle demeura debout à fa droite^
pendant que les dames efclaves? un peu plus
136 Les mille et une Nuits.
éloignées , étoient en foule des deux côtés
du trône.
D'abord que la femme du calife fut aflïfe 9
les efclaves qui étoient entrées les premières
me firent figne d'approcher. Je m'avançai au
milieu des deux rangs qu'elles formoient y ck
me profternai la tête contre le tapis qui étoit
fous les pieds de la princeffe. Elle m'ordonna
de me relever y ck me fit l'honneur de s'in-
former de mon nom y de ma famille , 6c de
l'état de ma fortune , à quoi je fatisfls aifez
à fon gré. Je m'en apperçiis non-feulement à
fon air, elle me le fit même connoître par les
chofes qu'elle eut la bonté de me dire. J'ai
bien de la joie, me dit -elle, que ma fille
( c'efî. ainfi qu'elle appeloit fa dame favorite),
car je la regarde comme telle y après le foin
que j'ai pris de fon éducation 5 ait fait un
choix dont je fuis contente; je l'approuve
ck confens que vous vous mariez tous deux.
J'ordonnerai moi-même les apprêts de \os
noces ; mais auparavant y j'ai befoin de ma
fille pour dix jours; pendant ce temps-ià, je
parlerai au calife ck obtiendrai fon confente-
ment y 6k vous demeurerez ici : on aura foin
de vous.
En achevant ces paroles y Scheherazade
apperçut le jour 3 ck ceifa de parler. Le len-
C X L V I K Nuit. 237
demain 9 elle reprit la parole de cette ma-
nière :
C X L V I Ie. NUIT.
J E demeurai donc dix jours dans l'apparte-
ment des dames du calife , continua le. mar-
chand de Bagdad. Durant tout ce temps-là y
je fus privé du plaifir de voir la dame favo-
rite ; mais on me traita lî bien par fon ordre 5
que j'eus fujet d'ailleurs d'être très-fatisfait.
Zobéïde entretint le calife de la réfolution
qu'elle avoit prife de marier fa favorite ; &
ce prince 5 en lui laifîant la liberté de faire
là-deflus ce qu'il lui plairoit 3 accorda une
fomme confidérable à la favorite pour con-
tribuer de fa part à fon établiiTement. Les dix
jours écoulés 3 Zobéïde fit dreffer le contrat
de mariage , qui lui fut apporté en bonne for-
me. Les préparatifs des noces fe firent ; on
appela les mufieiens , les danfeurs ôt les dan-
feufes 5 ck il y eut pendant neuf jours de
grandes réjouirTanees dans le palais. Le dixiè-
me jour étant deftiné pour la dernière céré-
monie du mariage 9 la dame favorite fut con-
duite au bain d'un côté , ôt moi d'un autre ;
&: fur le foir m'étant mis à table , on me
%•$% Les mille et une Nuits.
fer vit toutes fortes de mets ck de ragoûts*
entr'autres , un ragoût à l'ail , comme celui
dont on vient de me forcer de manger. Je le
trouvai fi bon , que je ne touchai point aux
autres mets. Mais , pour mon malheur , mu-
tant levé de table , je me contentai de m'ef-
fwyer les mains au lieu de les bien laver; &
c'étoit une négligence qui ne m'étoit jamais
arrivée jufqu'alors.
Comme il étoit nuit 5 on fuppléa à la clarté
du jour par une grande illumination dans
l'appartement des dames. Les inftrumens fe
firent entendre , on danfa , on fit mille jeux :
tout le palais retentifïbit de cris de joie. On.
nous introduisît , ma femme ck moi 5 dans
une grande falle y où l'on nous fit afTeoir fur
deux trônes. Les femmes qui la fervoient
lui firent changer plusieurs fois d'habits , ÔC
lui peignirent le vifage de différentes ma-
nières^ félon la coutume pratiquée au jour
des noces ; & chaque fois qu'on lui changeoit
d'habillement 5 on me la faifoit voir.
Enfin toutes ces cérémonies finirent , &
l'on nous conduisît dans la chambre nuptiale.
D'abord qu'on nous y eut laiflés feuis , je
m'approchai de mon époufe pour l'embrafler;
mais au lieu de répondre à mes tranfports ,
elle me repouifa fortement., & fe mit à faire.
CXLVIP. Nuit, 239
cîes cris épouvantables, qui attirèrent bientôt
dans la chambre toutes les dames de l'appar-
tement, qui voulurent fa voir le fujet de fes
cris. Pour moi? fain* d'un long étonnement*
j'étois demeuré immobile, fans avoir eu feu-
lement la force de lui en demander la caufe.
Notre chère fœur , lui dirent- elles , que vous
eft-il donc arrivé depuis le peu de temps que
nous vous avons quittée ? apprenez-le nous ,
afin que nous vous fecourions. Otez? s'écria-
t-elie , ôtez-moi de devant les yeux ce vilain
homme que voilà. Hé, madame? lui dis-je 9
en quoi puis-je avoir eu le malheur de mé-
riter votre colère ? Vous êtes un vilain , me
répondit-elle en furie, vous avez mangé de
l'ail , & vous ne vous êtes pas lavé les mains l
Croyez -vous que je veuille fouffrir qu'un
homme fi mal-propre s'approche de moi pour
m'empefter? Couchez-le par terre? ajoutâ-
t-elle ? en s'adrefTant aux dames , & qu'on
m'apporte un nerf de bœuf. Elles me ren-
versèrent auflitôt , &c tandis que les unes
me tenoient par les bras 6k les autres par les
pieds? ma femme, qui avoit été fervie en
diligence? me frappa impitoyablement juf-
qu'à ce que les forces lui manquèrent. Alors
elle dit aux dames : Prenez-le? qu'on l'envoie
au lieutenant de police 9 £k qu'on lui faffe
340 Les mille et une Nuits.
couper la main dont il a mangé du ragoût à
l'ail.
A ces paroles , je m'écriai : Grand dieu > je
fuis rompu ck brifé de coups 5 ck pour furcroît
d'affiiclion , on me condamne encore à avoir
la main coupée ; 6k pourquoi , pour avoir
mangé d'un ragoût à l'ail , ck pour avoir ou-
blié de me laver les mains ! Quelle colère
pour un fi petit fujet ! Pefte foit du ragoût à
l'ail , maudit foit le cuifinier qui l'a apprêté ,
ck celui qui Ta fervi.
La fultane Scheherazade remarquant qu'il
étoit jour, s'arrêta en cet endroit. Schahriar
fe leva en riant de toute fa force de la colère
de la dame favorite , ck fort curieux d'ap-
prendre le dénouement de cette hiftoire.
CX L VI IIe. NUIT-
LE lendemain , Scheherazade , réveillée
avant le jour , reprit ainfî le fil de fon dif-
cours de la nuit précédente : Toutes les da-
mes y dit le marchand de Bagdad , qui m'a-
voient vu recevoir mille coups de nerf de
bœuf, eurent pitié de moi , lorfqu'elles enten-
dirent parler de me faire couper la main.
Notre chère fœur ck notre bonne dame ,
dirent-»
-C X L V 1 1 K Nuit. 241
tirrent-elies à la favorite , vous pouffez trop
loin votre reffentiment. C'eft un homme 3 à
la vérité-, qui ne fait pas vivre > qui ignore
votre rang & les égards que vous méritez ;
mais nous vous fup plions de ne pas prendre
garde à la faute qu'il a eommife > ck de la lui
pardonner. Je ne fuis pas fatisfaite, reprit-
elle , je veux qu'il apprenne à vivre , ck qu'il
porte des marques ii fenfibles de fa mal- pro-
preté , qu'il ,ne s'avifera de fa vie de manger
d'un ragoût à l'ail , fans fe fouvenir enibite
de fe laver les mains. Elles ne fe rebutèrent
pas de fon refus ; elles fe jetèrent à fes pieds 5
& lui baifant la main : Notre bonne dame ,
lui dirent-elles > au nom de dieu, modérez
votre colère, ck accordez-nous la grâce que
nous vous demandons. Elle ne leur répondit
ïien> mais elle fe leva ; ck après m'avoir dit
mille injures , elle fortit de la chambre. Tou-
tes les dames la fuivirent , & me laifsèrent
feul dans une affliction inconcevable.
Je demeurai dix jours fans voir perfonne
qu'une vieille efclave qui venoit m'apporte r
à manger. Je lui demandai des nouvelles de
la dame favorite. Elle eft malade, me dit la
vieille efclave , de l'odeur empoifonnée que
vous lui avez fait refpirer ; pourquoi aufli
li'avez-vous pas eu foin de vous laver la
Tome VIII* L
241 Les mille et une Nuits,
main après avoir mangé de ce maudit ragoût
à l'ail ? Eft-il pofïible , dis-je alors en moi-
même ? que la délicatefTe de ces dames foit
fi grande , & qu'elles ibient û vindicatives
pour une faute fi légère ? J'aimois cependant
ma femme , malgré fa cruauté y & je ne laiffai
pas de la plaindre.
Un jour l'efcîave me dit : Votre époufe
eft guérie , elle eft allée au bain , &. elle m'a
dit qu'elle vous viendra voir demain ; ainfi >
ayez encore patience , & tâchez de vous
accommoder à fon humeur. C'eft d'ailleurs
une perfonne très-fage , très-raifonnable 6k
très-chérie de toutes les dames qui font au-
près de Zobéïde? notre refpeclable maîtrefTe.
Véritablement ma femme vint le lende-
main , ck me dit d'abord : Il faut que je fois
bien bonne de venir vous revoir après l'of-
fenfe que vous m'avez faite. Mais je ne puis
me réfoudre à me réconcilier avec vous , que
je ne vous aie puni comme vous le méritez,
pour ne vous être pas lavé les mains après
avoir mangé d'un ragoût à l'ail. En achevant
ces mots , elle appela des dames , qui me
couchèrent par terre par fon ordre ; ck après
qu'elles m'eurent lié, elle prit un rafoir, èk
eut la barbarie de me couper elle-même les
quatre pouces. Une des dames appliqua d'une
C X L V ï I Ie, Nuîî. 14î
'Certaine racine pour arrêter le fang ; mais
cela n'empêcha pas que je ne m'évanouifTe
par la quantité que j'en avais perdue , Se par
le mal que j'avois fouftert.
Je revins de mon évanouhTement , &t l'on
me donna du vin à boire pour me faire re-
prendre des forces. Ah ! madame > dis-je alors
à mon époufe, fi jamais il m'arrive de man-
ger d'un ragoût à l'ail , je vous jure qu'au
lieu d'une fois , je me laverai les mains fix-
vingt fois avec de l'alkali > de la cendre de
la même plante Se du favon. Hé bien , dit
ma femme , à cette condition , je veux bien'
oublier le parlé , 8t vivre avec vous comme
avec mon mari,
Voilà, meffeigneurs^ ajouta le marchand
«le Bagdad, en s'adreiïant à la compagnie 5
la raifon pourquoi vous avez vu que j'ai refufé
de manger du ragoût à l'ail qui était devant
moi.
Le jour qui commenç oit à paroître ne per-
mit pas à Scheherazade d'en dire davantage
cette nuit ; mais le lendemain y elle reprit la
.parole en ces termes :
sas?
L èj
244 Les mille et une Nuits.
C X L I Xe. NUIT.
5i R E , le marchand de Bagdad acheva de
raconter ainfî fon hiftoire : Les dames n'ap-
pliquèrent pas feulement fur mes plaies de la
racine que j'ai dite > pour étancher le fang ,
elles y mirent aufïi du baume de la Mecque,
qu'on ne pouvoit pas foupçonner d'être fal-
sifié , puifqu'elles Tavoient pris dans l'apothi-
cairerie du calife. Par la vertu de ce baume
admirable 3 je fus parfaitement guéri en peu
de jours, & nous demeurâmes enfemble ,
ma femme ck moi} dans la même union que
û je n'euiïe jamais mangé de ragoût à l'ail.
Mais comme j'avois toujours joui de ma
liberté, je m'ennuyois fort d'être enfermé
dans le palais du calife ; néanmoins je n'en
voulois rien témoigner à mon époufe, de
peur de lui déplaire. Elle s'en apperçut ; elle
ne demandoit pas mieux elle-même que d'en
fortir. La reconnoiffance feule la retenoit au-
près de Zobéïde. Mais elle avoit de l'efprit ,
oc elle repréfenta fî bien à fa rnaîtreiTe la
contrainte où j'étoisde ne pas vivre dans la
ville avec les gens de ma condition , comme
g avôis toujours fait , que cette bonne prin*
C X L I Xe. Nuit. 245
cefïe aima mieux fe priver du plaifir d'avoir
auprès d'elle fa favorite , que de ne lui pas
accorder ce que nous fouhaitions tous deux
également.
C'eft pourquoi un mois après notre ma-
riage 5 je vis paroître mon époufe avec pla-
ceurs eunuques , qui portoient chacun un fac
d'argent. Quand ils fe furent retirés : Vous
ne m'avez rien marqué , dit-elle , de l'ennui
que vous caufe le féjour de la cour ; mais je
m'en fuis fort bien apperçue y 6k j'ai heu-
reufement trouvé moyen de vous rendre
content. Zobéïde -> ma maître/Te , nous per-
met de nous retirer du palais y 6k voilà cin-
quante mille fequins dont elle nous fait pré-
lent, pour nous mettre en état de vivre com-
modément dans la ville. Prenez-en dix mille*
ck allez nous acheter une maifon.
J'en eus bientôt trouvé une pour cette
fomme ; 6k l'ayant fait meubler magnifique-
ment , nous y allâmes loger. Nous prîmes
un grand nombre d'efclaves de l'un 6k de
l'autre fexe , 6k nous nous donnâmes un
fort bel équipage. Enfin y nous commençâ-
mes à mener une vie fort agréable ; mais
elle ne fut pas de longue durée. Au bout
d'un an y ma femme tombunalade , 6k mou-
rut en peu de jours.
L iij
ï%6 Les mille et une Nuits;,
J'aurois r>u me remarier & continuer de
vivre honorablement à Bagdad ; mais l'en-
vie de voir le monde rn'infpira un autre
defTein. Je vendis ma maifon: & après avoir
acheté plusieurs fortes de marchandifes , je
me joignis à une caravanne ck parlai en Perfe.
De-là, je pris la route de Samarcande5 d'où
)e fuis venu m'établir en cette ville.
Voilà , fire , dit le pourvoyeur qui par-
oit au fultan de Cafgar , l'hiftoire que raconta
hier ce marchand de Bagdad à la compagnie
où je me trouvai. Cette hirloire y dit le fuî-
tan , a quelque chofe d'extraordinaire ; mais
elle n'erT pas comparable à celle du petit
fooltu. Alors le médecin juif s'étant avancé-,
{q profterna devant le trône de ce prince ^.
&c lui dit en fe relevant : Sire j fi votre ma-
jeRé veut avoir aum* la bonté de nfecouter9
je me flatte qu'elle fera fatisfaite de l'hif-
toireque j'ai à lui conter. Hé bien > parle y
lui dit le fultan ; mais fi elle n'eft pas plus
furprenante que celle du boiîu , n'efpère pas
que je te donne la vie.
La fultane Scheherazade s'arrêta en cet
endroit -> parce qu'il étoit jour. La nuit fui-»-
vante % elle reprit ainfi fon difçours,:
C Le. Nuit. 247
C Lc. NUI T.
Sire , dit-elle , le médecin juif voyant îe
fultan de Cafgar difpofé à l'entendre , prit
ainfi la parole :
Hifioire racontée par le Médecin juif.
Sire , pendant que j'étudiois en méde-
cine à Damas 3 & que je commençois à y
exercer ce bel art avec quelque réputation y
lin efclave me vint quérir pour aller voir
un malade chez le gouverneur de la ville.
Je m'y rendis 5 ck l'on m'introduirit dans
une chambre, où je trouvai un jeune homme
très-bien fait , fort abattu du mal qu'il fouf-
froit. Je le faluai en m'afTéyant près de lui ;
il ne répondit point à mon compliment ,
mais il me fit ligne des yeux pour me mar-
quer qu'il m'entendoit , ck qu'il me remer-
cioit. Seigneur , lui dis-je , je vous prie de
me donner la main, que je vous tâte le
pouls. Au lieu de tendre la main droite, il
me préfenta la gauche , de quoi je fus ex-
trêmement furpris. Voilà 3 dis - je en moi-
même; une grande ignorance, de ne favoir
L iv
24^ Les mille et une Nuits.
pas que l'on préfente la main droite à un
médecin , ck non pas la gauche : je ne laiîTai
pas de lui tâter le pouls ; ck après avoir écrit
une ordonnance > je me retirai.
Je continuai mes vifites pendant neuf
jours, ck toutes les fois que je lui voulus
tâter le pouls j il me tendit la main gauche.
Le dixième jour , il me parut Te bien por-
ter , ck je lui dis qu'il n'avoit plus befoin
que d'aller au bain. Le gouverneur de Damas $.
qui étoit préfent 5 pour me marquer com-
bien il étoit content de moi, me fit revêtir
en fa préfence d'une robe très-riche , en me
clifant qu'il me faifoit médecin de l'hôpital de
la ville y ck médecin ordinaire de fa mai-
ion , où je pouvois aller librement manger
a fa table quand il me plairoit.
Le jeune homme me fit auffi de grandes
amitiés j ck me pria de l'accompagner au
bain. Nous y entrâmes * ck quand fes gens
l'eurent déshabillé , je vis que la main droite
lui manquoit. Je remarquai même qu'il n'y
avoit pas long-temps qu'on la lui avoit
coupée : c'étoit auflî la caufe de fa maladie-,
que l'on m'avoit cachée ; ck tandis qu'on y
appliquoit des médicamèns propres à le guérir
promptement , on m'avoit appelé pour em-
pêcher que la fièvre qui i'avoit pris n'eût
C Le. Nuit. 249
«le mauvaifes fuites. Je fus.aftez furpris ck
fort affligé de le voir en cet état ; il le re-
marqua bien fur mon vifage. Médecin , me
dit-il, ne vous étonnez pas de me voir la
main coupée ; je vous en dirai quelque jour
le fujet, & vous entendrez une hiftoire des
plus furprenantes.
Après que nous fûmes fortis du bain , nous
nous mîmes à table 5 nous nous entretînmes
enfuite > & il me demanda s'il pouvoit »
fans altérer fa fanté , s'aller promener hors
de la ville au jardin du gouverneur. Je lui
répondis que non-feulement il le pouvoit»
mais qu'il lui étoit même très - falutaire de
prendre l'air. Si cela eft, répliqua-t-nS ck
que vous vouliez bien me tenir compagnie?
je vous conterai là mon hifloire. Je repartis
que j'étois tout à lui le reile de la journée.
Aufîitôt il commanda à fes gens d'apporter
de quoi faire îa collation ^ puis nous partîmes»
<k nous nous rendîmes au jardin du gouver-
neur. Nous y fîmes deux ou trois tours de
promenade ; & après nous être affis fur un
tapis 5 que fes gens étendirent. fous un arbre,
qui faifoit un bel ombrage , le jeune homme
me fit de cette forte le récit de fon hiftoire-
Je fuis né à Mouffoul , & ma famille eft
une des plus considérables de la ville. Mon
L v
î^o Les mille et une Nuits*
père étoit l'aîné de dix enfans 5 que mon
ayeul laifla en mourant tous en vie <k
mariés. Mais de ce grand nombre de frères 9
mon père fut le feuî qui eut des enfans > en-
core n'eut- il que moi. Il prit un très- grand
foin de mon éducation ^ & me fît apprendre
tout ce qu'un enfant de ma condition ne
devoit pas ignorer...... Mais > fîre > dit Sche~
herazade en s'arrêtant en cet endroit , l'au->
rore qui paroît m'impofe filence. À ces-
mots , elle fé tut , & le fùltan fe leva»
39
C L Ie. N U I T.
JLe lendemain r Scheherazadë reprenant la
fuite de fon difcours de la nuit précédente :;
Le médecin juif, dit - elle % continuant de
parler au fultan de Cafgar : le jeune homme
de MourTouî^ ajouta-t-il , pourfuivit ainfi- fori.
h.îftoire :
Pétois déjà grand, 6k je commençois à
iréquenter le monde , lorfqu'un vendredi je
me trouvai à la prière de midi avec mon père
& mes oncles , dans la grande mofquée de
MouiToul. Après la prière 5 tout le monde fe
retira, hors mon père & mes oncles , qui
&'$ffijC-QfXt Cm: If t.agi.s q\\\ ré^noit par toute;
C L Ie. Nuit. 251
la mofquée. Je m'affis aufîï avec eux :, &£
s'entretenant de plusieurs chofes , la conve-r-
fation tomba infenfiblement fur les voyages.
Ils vantèrent les beautés & les fingularités
de quelques royaumes 3 & de leurs villes
principales ; mais un de mes oncles dit, que
û l'on en vouloit croire le rapport uniforme
d'une infinité de voyageurs, il n'yavoitpas
au monde un plus beau pays que l'Egypte
ck le Nil ; & ce qu'il en raconta m'en donna
une ii grande idée , que dès ce moment je
conçus le défir d'y voyager. Ce que mes
autres oncles purent dire pour donner la
préférence à Bagdad & au Tigre > en appe-
lant Bagdad le véritable féjour de la religion
mufulmane & la métropole de toutes les
villes de la terre , ne fit pas la même im-
prefîion fur moi. Mon père appuya le fenti-
ment de celui de (es frères qui avoit parlé
en faveur de l'Egypte , ce qui me caufa
beaucoup de joie. Quoiqu'on en veuille
dire 5 s'écria-t-il , qui n'a pas vu l'Egypte,
n'a pas vu ce qu'il y a de plus fingulier au
monde. La terre y eft, toute d'or 5 c'eft-à-
dire > fi fertile 5 qu'elle enrichit (qs habitans.
Toutes les femmes y charment , ou par
leur beauté , ou par leurs manières agréables.
Si vous me parlez du Nil 9 y a-t-il un fleuve
L vj
ici Lès mille et une Nuits.
plus admirable ? quelle eau fut jamais plus
légère &: plus délicieufe ? Le limon même ,
qu'il en trame avec lui dans Ton débordement,
n'engrauTe-t-il pas les campagnes ? qui pro-
duisent fans travail" mille fois plus que les
autres terres , avec toute la peine que l'on
prend à les cultiver ? Ecoutez ce qu'un
poète > obligé d'abandonner l'Egypte , difoit
aux égyptiens : « Votre Nil vous comble
» tous les jours de biens ; c'eft pour vous
» uniquement qu'il vient de fi loin. Hélas]
» en m'éloignant de vous, mes larmes vont
» couler auffi abondamment que Ces eaux :
» vous allez continuer de jouir de fes dou-
» ceurs, tandis que je fuis condamné à m'en
» priver malgré moi ».
Si vous regardez , ajouta mon père > dur
côté de l'isle que forment les deux branches
du Nil les plus grandes , quelle variété de
verdures ! quel émail de toutes fortes de
fleurs ! quelle quantité prodigieufe de villes >
de bourgades , de canaux 5 ck de mille autres
objets agréables ! Si vous tournez les yeux
de l'autre côté, en remontant vers l'Ethiopie,
combien d'autres fujets d'admiration ! Je ne
puis mieux comparer la verdure de tant de
campagnes arrofées par les difFérens canaux
de l'isîe , qu'à, des émeraudes brillantes en-
C L Ie. Nuit. i^
châfTees dans de l'argent. N'efl-ce pas la ville
de l'univers la plus vafte , la plus peuplée ôt
la plus riche, que le grand Caire? que d'é-
difices magnifiques 5 tant publics que parti-
culiers ! Si vous allez jufqu'aux pyramides,
vous ferez iaifis d'étonnement $ vous demeu-
rerez immobiles à l'afpeft de ces maries de
pierres d'une groffeur énorme qui s'élèvent
jufqu'aux deux : vous ferez obligés d'avouer
qu'il faut que les Pharaons qui ont employé
à les conftruire tant dericheiTes & tant d'hom-
mes y ayent furpafTé tous les monarques quf
font venus après eux , non - feulement en
Egypte , mais fur la terre même, en magnifi-
cence & en invention , pour avoir lailTé des
monumens fi dignes de leur mémoire. Ces
monumens fi anciens , que les favans ne
fauroient convenir entr'eux du temps qu'oiî
les a élevés, fubfiftent encore aujourd'hui,
& dureront autant que Tes fiècles. Je paife
fous filence les villes maritimes du royaume
d'Egypte , comme Damiette 5 Rofette>
Alexandrie , où je ne fais combien de na->,
tions vont chercher mille fortes de grains
ck de toiles , & mille autres chofes pour la
commodité & les délices des hommes. Je
vous en parle avec connoiffance ; j'y ai
parlé quelques années de ma jeunefTe > que 3^
a«)4 Les mille et une Nuits.
compterai tant que je vivrai pour les plus
agréables de ma vie.
Scheherazade parloit ainfi lorfque la lu-
mière du jour , qui commençoit à naître 9
vint frapper Tes yeux : elle demeura auMitot
dans le filence ; mais fur la fin de la nuit fui-
vante , elle reprit le fil de fon difcours de
cette forte ;
CLIP. NUIT.
JVIes oncles n'eurent rien à répliquer à morï
père y pourfuivitle jeune homme de MouP
foui , ck demeurèrent d'accord de tout ce
qu'il venoit de dire du Nil 5 du Caire 5 ck
de tout le royaume d'Egypte. Pour moi ,
j'en eus l'imagination û remplie, que je
n'en dormis pas la nuit. Peu de temps après,
mes oncles rirent bien connoître eux-mêmes
combien ils avoient été frappés du difcours
de mon père. Ils lui proposèrent de faire
tous enfemble le voyage d'Egypte : il accepta
la propofition ; ck comme ils étoient de ri-
ches marchands , ils réfolurent de porter
avec eux des marchandifes qu'ils y puffent
débiter. J'appris qu'ils faifoient les préparatifs
de leur départ; j'allai trouver mon père.
C L ï Ie. Nu T T, 1^
)e le fuppliai , les larmes aux yeux , de me
permettre de l'accompagner , & de m'accor-
der un fonds de marchandifes pour en faire le
débit moi-même. Vous êtes encore trop
jeune 5 me dit - il , pour entreprendre le
voyage d'Egypte; la fatigue en eft trop*
grande 5 & de plus, je fuis perfuadé que
vous vous y perdriez. Ces paroles ne m'ô-
tèrent pas l'envie de voyager ; j'employai
le crédit de mes oncles auprès de mon père f
dont ils obtinrent enfin que j1rois feulement
jufqu'à Damas y où ils me lahTeroient pen-
dant qu'ils continueroient leur voyage jufc
qu'en Egypte. La ville de Damas > dit mon
père , à aufïï fes beautés 3 6k il faut qu'il fe
contente de la permifrion que je lui donne
d'aller jufques-là. Quelque défir que j'eufTe
de voir l'Egypte, après ce que je lui en
avois ouï dire, il étoit mon père> je me
fournis à fa volonté.
Je partis donc de MoufTouî avec mes on-
cles & lui. Nous traversâmes la Méfopo-
tamie ; nous pafsâmes l'Euphrate ;. nous ar-
rivâmes à Alep, où nous féjournâmes peu
de jours, ck delà nous nous rendîmes à
Damas , dont l'abord me furprit très-agréa-
blement. Nous logeâmes tous deux dans
mx même khan. Je vis une ville grande #
3l$6 Les mille et une Nuits.
peuplée , remplie de beau monde & très^
bien fortifiée. Nous employâmes quelques
jours à nous promener dans tous ces jardins
délicieux qui font aux environs > comme
nous le pouvons voir d'ici , & nous con-
vînmes que Ton avoit raifon de dire que
Damas étoit au milieu d'un paradis. Mes
oncles enfin fongèrent à continuer leur
route : ils prirent foin auparavant de vendre
mes marchandifes ; ce qu'ils firent fi avanta-
geufement pour moi, que j'y gagnai cinq
cent pour cent. Cette vente produifit une
fomme confidérable , dont je fus ravi de me
voir pofTerTeur.
Mon père 6k mes oncles me laifsèrent
donc à Damas y & pourfuivirent leur voyage.
Après leur départ , j'eus une grande attention
à ne pas dépenfer mon argent inutilement.
Je louai néanmoins une maifon magnifique :
elle étoit toute de marbre 5 ornée de pein-
tures à feuillages d'or & d'azur : elle avoit
un jardin où l'on voyoit de très-beaux jets
d'eau. Je la meublai 5 non pas à la vérité aufîi
richement que la magnificence du lieu le de-
mandoit y mais du moins affez proprement
pour un jeune homme de ma condition. Elle
avoit autrefois appartenu à un des principaux
feigneurs de la ville > nommé Modoun Ab-*
C L I Ie. Nuit, 2^7
daîraham? Scelle appartenoit alors à un riche
marchand jouaillier , à qui je n'en payois que
deux (1 ) fchérifs par mois. J'avois un afTez
grand nombre de domeftiques ; je vivois
honorablement ; je donnois quelquefois à
manger aux gens avec qui j'avois fait con-
noifTance, & quelquefois j'allois manger
chez eux : c'en1 ainfi que je parTois le temps
a Damas > en attendant le retour de mon
père : aucune paflion ne troubloit mon re-
pos , & le commerce des honnêtes gens fal-
loir mon unique occupation.
Un jour que j'étois affis à la porte de ma
maifon > & que je prenois le frais , une dame
fort proprement habillée, & qui paroiïïbk
fort bien faite , vint à moi •> Se me demanda
iî je ne vendois pas des étoffes ; en difant
cela , elle entra dans le logis.
En cet endroit 5 Scheherazade voyant qu'il
étoit jour, fe tut ; 6k la nuit fuivante, elle
reprit la parole dans ces termes :
( 1 ) Un fchérif eft la même chofe qu'un feqiîiûi
Ce mot eft dans nos anciens auteurs.
*3*
25S Les milie et une Nuits.
C L I I P. NUIT.
\yUAND je vis? dit le jeune homme de
MoufToul, que la dame étoit entrée dans
ma maifon , je me levai , je fermai la porte ,
6c je la fis entrer dans une faîle, où je la
priai de s'afleoir. Madame, lui dis -je, j'ai
eu des étoffes qui étoient dignes de vous
être montrées ; mais je n'en ai plus préfen-
tement , ck j'en fuis très-fâché. Elle ôta le
voile qui lui couvroit le vifage , &: fit briller
à mes yeux Hne beauté 9 dont la vue me
fit fentir des mouvemens que je n'avois point
encore fentis. Je n'ai pas befoin d'étoffes,
me répondit-elle, je viens feulement pour
vous voir 3 & pafTer la foirée avec vous y ii
vous l'avez pour agréable : je ne vous de-
mande qu'une légère collation.
Ravi d'une fi bonne fortune , je donnai
ordre à mes gens de nous apporter pîufieurs
fortes de fruits & des bouteilles de vin. Nous
fûmes fervis promptement, nous mangeâ-
mes , nous bûmes y nous nous réjouîmes juf-
qu'à minuit ; enfin, je n'avois point encore
paffé de nuit fi agréablement que je parlai
celle-là. Le lendemain matin, je voulus
C L ï I I«. Nuit, 2^9
mettre dix fchérifs dans la main de la dame ;
mais elle la retira brufquement. Je ne fuis
pas venue vous voir , dit-elle , dans un ef-
prit d'intérêt, 6k vous me faites une injure.
Bien loin de recevoir de l'argent de vous,
je veux que vous en receviez de moi^ autre-
ment je ne vous reverrai plus ; , en même
temps 3 elle tira dix fchérifs de fa bourfe y
6k me força de les prendre. Attendez - moi
dans trois jours , me dit-elle, après le cou-
cher du foleii. A ces mots, elle prit congé
de moi, ck je fentis qu'en partant elle em-
portoit mon cœur avec elle.
Au bout de trois jours 5 elle ne manqua
pas de venir à l'heure marquée , 6k je ne
manquai pas de la recevoir avec toute la
joie d'un homme qui l'attendoit impatiem-
ment. Nous pafsâmes la foirée ck la nuit
comme la première fois » ck le lendemain,
en me quittant, elle promit de me revenir
voir encore dans trois jours ; mais elle ne
voulut point partir que je n'euffe reçu dix
nouveaux fchérifs.
Etant revenue pour la troisième fois , ck
îorfque le vin nous eut échauffés tous deux %
elle me dit: Mon cher cœur, que penfez-
vous de moi ? ne fuis-je pas belle 6k amu-
fante? Madame 2 lui répondis - je , cette
i6o Les mille et une Nuits,
queftion , ce me femble , eft allez mutile ;
toutes les marques d'amour que je vous
donne , doivent vous perfuader que je vous
aime : je fuis charmé de vous voir ck de
vous poiTéder : vous êtes ma reine > ma ful-
tane : vous faites tout le bonheur de ma
vie. Ah! je fuis afïurée , me dit- elle ^ que
vous céderiez de tenir ce langage , fi vous
aviez vu une dame de mes amies, qui eft
plus jeune ck plus belle que moi ; elle a
l'humeur il enjouée , qu'elle feroit rire les
gens4es plus mélancoliques. Il faut que je
vous l'amène ici ; je lui ai parlé de vous ; &c
fur ce que je lui en ai dit 3 elle meurt d'en-
vie de vous voir. Elle m'a priée de lui pro-
curer ce plaifir ; mais je n'ai pas ofé la fatis-
faire fans vous avoir parlé auparavant. Ma-
dame, repris-je , vous ferez ce qu'il vous
plaira ; mais quelque chofe que vous me piaf-
fiez dire de votre amie 5 je défie tous fes
attraits de vous ravir mon cœur, qui eft fi
fortement attaché à vous , que rien n'eft
capable de l'en détacher. Prenez - y bien
garde , répliqua-t-elle , je vous avertis que
je vais mettre votre amour à une étrange
épreuve.
Nous en demeurânies-là , & le lendemain 9
en me quittant 9 au lieu de dix fchérifs , elle
C L I Ve. Nuit. *6t
m'en donna quinze que je fus obligé d'accep-
ter. Souvenez-vous , me dit-elle , que vous
aurez dans deux jours une nouvelle hôterTe ,
fongez à la bien recevoir ; nous viendrons
à l'heure accoutumée , après le coucher du
foleil. Je fis orner la falle5 & préparer une
belle collation pour le jour qu'elles dévoient
venir.
Scheherazade s'interrompit en cet endroit,1
parce qu'elle remarqua qu'il étoit jour. La
nuit fuivante , elle reprit la parole dans ces
termes :
C L I Ve. NUIT.
b I R E 9 le jeune homme de MoulToul con-
tinuant de raconter Ton hiftoire au médecin
juif : J'attendis, dit-il 5 les deux dames avec
impatience ? ck elles arrivèrent enfin à l'en-
trée de la nuit. Elles fe dévoilèrent l'une &
l'autre ; & fi j'avois été furpris de la beauté
de la première ^ j'eus fujet de l'être bien
davantage , lorfque je vis fon amie. Elle avoit
des traits réguliers , un vifage parfait , un
teint vif > & des yeux fi brillans , que j'en
pouvois à peine foutenir l'éclat. Je la remer-.
ciai de l'honneur qu'elle me faifoit > &. îa.
%6i Les mille et une Nuits.
fuppliai de m'excufer , fi je ne la recevois pas
comme elle îe méritoit. Laifîbns-là les corn-
plimens > me dit-elle , ce feroit à moi à vous
en faire fur ce que vous avez permis que
mon amie m'amenât ici ; mais puifque vous
voulez bien me foufTrir , quittons les cérémo-
nies y Ô£ ne fongeons qu'à nous réjouir.
Comme j'avois donné ordre qu'on nous
fervït la collation d'abord que les dames
feroient arrivées y nous nous mîmes bientôt
à table. J'étois vis - à - vis de la nouvelle
venue y qui ne cefïoit de me regarder •> en
fouriant. Je ne pus réfifler à fes regards vain-
queurs 5 & elle fe rendit maîtrerTe de mon
cœur 3 fans que je pufTe m'en défendre. Mais
elle prit aufli de l'amour en m'en infpirant ;
ck loin de fe contraindre, elle me dit des
chofes aflez vives.
L'autre dame , qui nous obfervoir , n'en
fit d'abord que rire. Je vous l'avois bien dit ,
s'écria-t-elle y en m'adreffant la parole, que
vous trouveriez mon amie charmante, ôc je
m'apperçois que vous avez déjà violé le fer-
ment que vous m'avez fait de m'être ridelle.
Madame y lui répondis - je y en riant aulîi
comme elle y vous auriez fujet de vous plain-
dre de moi, fi je manquois de civilité pour
une dame que vous m'avez ameoée & que
C L ï Ve. Nuit, i6$
Vous chéririez ; vous pourriez me reprocher
Tune &c l'autre que je ne faurois pas faire les
honneurs de ma maifon.
Nous continuâmes de boire ; mais à me-
fure que le vin nous échauffait, la nouvelle
dame & moi nous nous agacions avec fi
peu de retenue? que fon amie en conçut
une jaloufie violente , dont elle nous donna
bientôt une marque bien funefte. Elle Te
leva &t fortit, en nous difant qu'elle alloit
revenir ; mais peu de momens après, la
dame > qui étoit reftée avec moi , changea
de vifage ; il lui prit de grandes convulrlons ;
& enfin elle rendit l'ame entre mes bras j
tandis que j'appelois du monde pour m'aider
à la fecourir. Je fors aufîitôt , je demande
l'autre dame ; mes gens me dirent qu'elle
avoit ouvert la porte de la rue > ck qu'elle
s'en étoit allée. Je foupçonnai alors, ck rien
nétoit plus véritable, que c'étoit elle qui
avoit caufé la mort de fon amie. Effective-
ment 5 elle avoit eu l'adreffe & la malice
de mettre d'un poifon très - violent dans la
dernière taffe qu'elle lui avoit préfentée elle-
même.
Je fus vivement affligé de cet accident.
Que ferai-je> dis -je alors en moi-même?
que vais-je devenir ? Comme je crus qu'il
264 Les mille et une Nuits.
n^y avoit pas de temps à perdre , je fis lever
par mes gens, à la clarté de la lune ck fans
bruit ? une des grandes pièces de marbre ,
dont la cour de ma maifon éroit pavée , ck
fis creufer en diligence une folle 5 où ils enter-
rèrent ie corps de la jeune dame. Après
qu'on eut remis la pièce de marbre, je pris
un habit de voyage avec tout ce que j'avois
cTargent y ck ]e fermai tout , jufqu'à la porte
de ma maifon > que je fcellai ck cachetai
de mon fceau. J'allai trouver le marchand
jouaillier , qui en étoit le propriétaire ; je lui
payai ce que je lui devois de loyer? avec
une année d'avance ; ck lui donnant la clef 3
je le priai de me la garder. Une affaire pref-
fante , lui dis-je ? m'oblige à m'abfenter pour
quelque temps ; il faut que j'aille trouver
mes oncles au Caire. Enfin je pris congé de
lui 5 ck dans le moment je montai à cheval,
ck partis avec mes gens qui m'attendoient.
Le jour, qui commençoit a paroître, im-,
pofa filence à Scheherazade en cet endroit,
La nuit fuivante, elle reprit fon difcours de
cette forte :
CLV,
C L W N u î t. 16%
«UH ,■!■■, I H ■■■«■■i ■! II. III^HII^WWHI|
C L Ve. NUIT,
jYÏ o N voyage fut heureux , pourfuivit le
jeune homme de Mouffoul : j'arrivai au Caire
fans avoir fait aucune mauvaife rencontre.
J'y trouvai mes oncles , qui furent fort
étonnés de me voir. Je leur dis pour excufe 9
que je m'étois ennuyé de les attendre 3 èc
que ne recevant d'eux aucunes nouvelles,
mon inquiétude m'avoit fait entreprendre ce
voyage. Ils me reçurent fort bien , ck promi-
rent de faire enforte que mon père ne me
sût pas mauvais gré d'avoir quitté Damas
fans fa permiflion. Je logeai avec eux dans le
même khan y & vis tout ce qu'il y avoit de
beau à voir au Caire.
Comme ils avoient achevé de vendre
leurs marchandifes , ils partaient de s'en
retourner à Mouffoul , &c ils commençoient
déjà à faire les préparatifs de leur départ ;
mais n'ayant pas vu tout ce que j'avois envie
de voir en Egypte , je quittai mes oncles 9
& allai me loger dans un quartier fort éloi-
gné de leur khan , &£ je ne parus point qu'ils
ne fufTent partis, Ils me cherchèrent long-
temps par toute la ville j mais ne me trou-;
Tome VIII. M
%66 Les mille et une Nuits.
vant point ? ils jugèrent que le remords
d'être venu en Egypte contre la volonté de
mon père , m'avoit obligé de retourner à
Damas , fans leur en rien dire , &t ils par-
tirent dans refpérance de m'y rencontrer?
<k de me prendre en parlant.
Je reliai donc au Caire après leur départ J
ck j'y demeurai trois ans, pour fatisfaire plei-
nement la curiofité que j'avois de voir toutes
les merveilles de l'Egypte. Pendant ce temps-
là, j'eus foin d'envoyer de l'argent au mar- s
chand jouaillier •> en lui mandant de me
conferver fa maifon ; car j'avois deffein de
retourner à Damas ? & de m'y arrêter en-
core quelques années. Il ne m'arriva point
d'aventure au Caire qui mérite de vous être
racontée ; mais vous allez •> fans doute ? être |
fort furpris de celle que j'éprouvai quand je
fus de retour à Damas.
En arrivant en cette ville , j'allai defcendr
chez le marchand jouaillier , qui me reçut
avec joie ? &c qui voulut m'accompagner
lui-même jufques dans ma maifon? pour me
faire voir que perfonne n'y étoit entré pen-
dant mon abfence. En effet, le fceau étoit
encore en fon entier fur la ferrure. J'entrai?
ôc trouvai toutes chofes dans le même état i
où je les avois biffées.
C L Ve. N u ï t. 167
En nettoyant ck en balayant la , falîe où
"j'avois mangé avec les dames , un de mes
gens trouva un collier d'or en forme de
chaîne, où il y avoit d'efpace en efpace dix
perles très-grofles ck très-parfaites ; il me
l'apporta , ck je le reconnus pour celui que
j'avois vu au col de la jeune dame qui avoit
été empoifonnëe. Je compris qu'il s'etoit
détaché,. & qu'il étoit tombé fans que je
m'en fulTe apperçu. Je ne pus le regarder
fans ver fer des larmes 5 en me fou venant
d'une perfonne fi aimable.? ck que j'avois vu
mourir d'une manière fi funefie. Je Penve-
îoppai, 6k le mis précieufement dans mon fein*
Je parlai quelques jours à me remettre de
îa fatigue de mort voyage ; après quoi, je
-commençai à voir les gens avec qui j'avois
fait autrefois connoiffance. Je m'abandonnai
A toutes fortes de plaifirs , ck infenfiblement
je dépenfai tout mon argent. Dans cette iitua*
tion y au lieu de vendre mes meubles , je
réfolus de me défaire du collier ; mais je me
connoiilois fi peu en perles y que je m'y pris
fort mal , comme vous l'allez entendre.
* Je me rendis au Bezeftein , où tirant à part
un crieur, ck lui montrant le collier, je lui
dis que je voulois le vendre , ck que je le
priois de le faire voir aux principaux jouai!-
Mi)
i6E Les mille et une Nuits*
îiers. Le crieur fut furpris de voir ce bijou»
Ah, la belle chofe ? s'écria- t-il ? après l'avoir
regardé long -temps avec admirationj jamais
nos marchands n'ont rien vu de fi riche ; je
vais leur faire un grand plaifir, ck vous ne
devez pas douter qu'ils ne les mettent à un
haut prix à l'envi l'un de l'autre. Il me mena
à une boutique, & il fe trouva que c'étoit
celle du propriétaire de ma maifon. Atten-
dez-moi ici 3 me dit le crieur? je reviendrai
bientôt vous apporter la réponfe.
Tandis qu'avec beaucoup de fecret , il alla
de marchand en marchand montrer le col-
lier a je m'affis près du jouaillier ? qui fut bien-
aife de me voir ? ck nous commençâmes à
nous entretenir de chofes indifférentes. Le
crieur revint ; ck me prenant en particulier ?
au lieu de me dire qu'on eftimoit le collier
pour le moins deux mille fchérifs, il m'afîura
qu'on n'en vouloit donner que cinquante,
Oefl qu'on m'a dit? ajouta- 1- il , que les
perles étoient faufïes : voyez fi vous voulez
le donner à ce prix-là. Comme je le crus fur
fa parole , ck que j'avois befoin d'argent:
Allez, lui dis-je, je m'en rapporte à ce que
vous me dites ? ck à ceux qui s'y connoilTent
mieux que moi ; livrez-le , ck m'en apportez
l'argent tout-à-l'heure.
C L Ve. Nuit, 269
Le çrieur in'étoit venu offrir cinquante
fchérifs de la part du plus riche jquaillier du
Bezeiiein , qui n'avoit fait cette offre que
pour nie fonder , & favoir fi je connoiiîois
bien la valeur de ce que je mettois en
vente. Ainfî , il n'eut pas plutôt appris ma
réponfe 5 qu'il mena le crieur avec lui chez
le lieutenant de police ? à qui montrant le
collier : Seigneur /dit -il, voilà un collier
qu'on m'a volé , & le voleur , déguifé en
marchand 5 a eu la hardiefïe de venir l'ex-
pofer en vente y oc il eft actuellement dans
le Bezeftein. Il fe contente > pourfuivit-il, de
cinquante fchérifs pour un joyau qui en vaut
deux mille : rien ne fauroit mieux prouver
que cVft un voleur.
Le lieutenant de police m'envoya arrêter
fur-le-champ ; & lorfque je fus devant lui , il
me demanda û* le collier, qu'il tenoit à la
main 5 n'étoit pas celui que je venois de
mettre en vente au Bezeftein ; je lui répon-
dis qu'oui. Et eft-il vrai , reprit-il , que vous
le voulez livrer pour cinquante fchérifs ? J'en
demeurai d'accord- Fié bien, dit -il alors
d'un ton moqueur , qu'on lui donne la baf-
tonnade -, il nous dira bientôt avec fon bel
kabit de marchand , qu'il n'eft qu'un franc
voleur : qu'on le batte jufqu'à ce qu'il l'a-
M iij
î.70 Les mille et une Nuits-*
voue. La violence des coups de bâtons me
fit faire un menfonge ; je confefifai , contre la
vérité , que j'avois volé le collier , ck auffitôt
le lieutenant de police me fit couper la main.
Cela caufa un grand bruit dans le Bezef-
tein, ck je fus à peine de retour chez moi 5
que je vis arriver le propriétaire de la mai-
fon. Mon fils 3 me dit-il , vous paroilTez un-
jeune homme fi fage ck fi bien élevé , com-
ment eu - il pofiible que vous ayez commis
une action aufïi indigne que celle dont je
viens d'entendre parler ? Vous m'avez inf-
îruit vous-même de votre bien? 6k je ne
doute pas qu'il ne foit tel que vous me l'avez
dit. Que ne m'avez-vous demandé de l'ar-
gent ? je vous en aurois prêté ; mais après
ce qui vient d'arriver ? je ne puis fouffrir que
vous logiez plus long-temps dans ma maifon :
prenez votre parti ; allez chercher un autre
logement. Je fus extrêmement mortifié de
ces paroles ; je priai le jouaillier , les larmes
aux yeux , de me permettre de refier encore
trois jours dans fa maifon : ce qu'il m'accorda,
Hélas î m'écriai- je , quel malheur ck quel
affront ! oferai - je retourner à Moufïoul ?
Tout ce que je pourrai dire à mon père
fera-t-il capable de lui perfuader que je fuis
innocent ?
C L V K Nuit. lyï
Scheherazade s'arrêta en cet endroit > parce
qu'elle vit paroître le jour. Le lendemain 5
elle continua cette hiftoire dans ces termes :
C L V Ie. NUIT.
Trois jours après que ce malheur me
fut arrivé, dit le jeune homme de Mouf-
foul , je vis avec étonnement entrer chez
moi une troupe de gens du lieutenant de po-
lice avec le propriétaire de ma maifon, 6k
le marchand qui m'avoit accufé fauffement
de lui avoir volé le collier de perles. Je leur
demandai ce qui les amenoit ; maïs au lieu
de me répondre , ils me lièrent &c me garrot-
tèrent , en m'accablant d'injures , en me di-
fant que le collier appattenoit au gouverneur
de Damas > qui l'avoit perdu depuis plus de
trois ans, ck qu'en même-temps une de Tes
filles avoit difparu. Jugez de l'état où je me
trouvai en apprenant cette nouvelle : je pris
néanmoins ma réfolution. Je dirai la vérité
au gouverneur , difois-je en moi-même ; ce
fera à lui de me pardonner , ou de me faire
mourir.
Lorfqu'on m'eut conduit devant lui 5 je re-
marquai qu'il me regarda d'un œil de corn-
M iv
Tfi Les mille et une Nuits.
paflïon 3 & j'en tirai un bon augure. Il me fit
délier ; & puis s'adreffant au marchand jouail-
lier , mon accufateur , & au propriétaire de
sna maifon. Erl-ce-là , leur dit-il , l'homme
qui a expofé en vente le collier de perles ?
Ils ne lui eurent pas plutôt répondu qu'oui ,
qu'il dit : Je fuis aiïuré qu'il n'a pas volé le
collier? &c je fuis fort étonné qu'on lui ait
fait une fï grande injuftice. Raiïuré par ces
paroles : Seigneur , m'écriai -je, je vous
jure que je fuis en effet très-innocent. Je
fuis perfuadé même que le collier n'a jamais
appartenu à mon accufateur ? que je n'ai
jamais vu , & dont l'horrible perfidie efî,
caufe qu'on m'a traité iî indignement. Il eft
vrai que j'ai confefTé que j'avois fait le vol j
mais j'ai fait cet aveu contre ma confcience ,
prefTé par les tourmens , & pour une raifon
que je fuis prêt à vous dire, n* vous avez la
bonté de vouloir m'écouter. J'en fais déjà
arTez , répliqua le gouverneur , pour vous
rendre tout-à-l'heure une partie de la juftice
qui vous efr, due. Qu'on ôte d'ici, continua-
t-il, le faux accufateur, & qu'il foufTre le
même fupplice qu'il a fait foufTrir à ce jeune
homme? dont l'innocence m'eft connue.
On exécuta fur-le-champ l'ordre du gou-
verneur. Le marchand jouaillier fut emmené
CL V Ie. Nuit. 275
& puni comme il le méritoit. Après cela, le
gouverneur ayant fait fortir tout le monde.,
me dit : Mon fils , racontez- moi fans crainte
de quelle manière ce collier eft tombé entre
vos mains, & ne me déguifez rien. Alors je
lui découvris tout ce qui s'étoit paffé , & lui
avouai que j'avois mieux aimé paiïer pour
un voleur 5 que de révéler cette tragique
aventure. Grand dieu ! s'écria le gouverneur/)
dès que j'eus achevé de parier, vos juge-
mens font incompréheniibles 9 & nous de-
vons nous y foumettre fans murmurer. Je
reçois avec une foumiffion entière le coup
dont il vous a plu de me frapper. Ênfuite.
m'adrefTant la parole : Mon fils, me dit-il?
après avoir écouté la caufe de votre difgrace,
dont je fuis très-affligé , je veux vous faire
aum* le récit de la mienne. Apprenez que je
fuis père de ces deux dames dont vous venez
de m'entretenn%
En achevant ces derniers mots? Schehe-
tazade vit paroître le jour : elle interrompit
fa narration , & fur la fin de la nuit (m?
srjànte > elle la continua de cette manière ■:
w
274 Les mille et une Nuits.
CLVI IV NUIT.
SiRE, dit- elle, voici le difcours que îe
gouverneur de Damas tint au jeune homme
de Mouffoul : Mon fils , dit-il , fâchez donc
que la première dame qui a eu l'effronterie
de vous aller chercher jufques chez vous 9
étoit l'aînée de toutes mes filles» Je Pavois
mariée au Caire à un de fes coufins 5 au fils
de mon frère. Son mari mourut ; elle revint
chez moi corrompue par mille méchancetés
qu'elle avoit apprifes en Egypte. Avant fort
arrivée 3 fa cadette, qui eft morte d'une
manière fi déplorable entre vos bras, étok
fort fage > & ne m'avoit jamais donné aucun
fujet de me plaindre de fes mœurs. Son aînée
fit avec elle une liaifon étroite , & la rendit
infenfiblement aufii méchante qu'elle.
Le jour qui fuivit la mort de fa cadette 9.
comme je ne la vis pas en me mettant à
table y j'en demandai des nouvelles à for*
aînée? qui étoit revenue au logis; mais au lieu
de me répondre 3 elle fe mit à pleurer fi amè-
rement, que j'en conçus un préfage funefte*
Je la preffai de m'infhruire de ce que je vou«*
lois favoir. Mon père 2 me répondit - elle e$:
C L V I K Nuit. 275
fanglotant , je ne puis vous dire autre chofe 5
finon que ma fœur prit hier fon plus bel ha-
bit, fon beau collier de perles, fortit, &
n'a point paru depuis. Je fis chercher ma
fille par toute la ville, mais je ne pus rien
apprendre de fon malheureux deftin. Cepen-
dant l'aînée, qui fe repentoit fans doute de
fa fureur jaloufe, ne celTa de s'affliger &
de pleurer la mort de fa fceur : elle fe priva
même de toute nourriture y &t mit fin par-là
à [qs déplorables jours.
Voilà , continua le gouverneur , quelle erl
la condition des hommes; tels font les. mal-*
heurs auxquels ils font expofés. Mais y, mon
fils, ajouta-t-il , comme nous fommes tous
deux également infortunés, unifions nos dé^
plaifirs y ne nous abandonnons point l'un l'au-
tre. Je vous donne en mariage une troiiièrne
fille que j'ai : elle eft plus jeune que fes
fœurs, & ne leur reffemble nullement par
fa conduite. Elle a même plus de beauté
qu'elles n'en ont eue ; & je puis vous afïurer
qu'elle eft. d'une humeur propre à vous ren-
dre heureux. Vous n'aurez pas d'autre mai~
fon que la mienne y & après ma mort, vous
ferez , vous Se elle y mes feuls héritiers. Sei-
gneur , lui dis-je, je fuis confus de toutes vos
bontés ; & je ne pourrai jamais vous en mar-
M vj
ij6 Les mille et une Nuits.
quer allez de reçonnoiffance-. Brifons-là , in-
terrompit-il , ne confumons pas le temps en
vains difcouré. En difanr cela , il fit appeler
-des témoins ; enfuit e j'epoufai la fille fans
cérémonie.
îl ne fe contenta pas d'avoir fait punir le
marchand jouaillier* qui m'avoit fauiiement
accnfé? il fit confifqiier à mon profit tous
fes biens , qui font très-confidérables. Enfin,
depuis que vous venez chez le gouverneur,
vous avez pu voir en quelle confédération je
fuis auprès de lui. Je vous dirai de plus qu'un
tionime, envoyé par mes oncles en Egypte
exprès pour me chercher, ayant en parlant
découvert que j'étois en cette ville , me
rendit ruer une lettre de leur part. Ils me
mandent la mort de mon père , 6k m'invi-
tent à aller recueillir fa fuecefïion à Mouf-
ibul; mais comme l'alliance 6k l'amitié du
'gouverneur m'attachent à lui , 6k ne me per-
mettent pas de m'en éloigner j j'ai renvoyé
l'exprès avec une procuration pour me faire
tenir tout ce qui m'appartient. Après ce que
vous venez d'entendre 3 j'efpère que vous
me pardonnerez l'incivilité que je vous ai
faite ^ -durant le cours de ma maladie ? ea
wous préfentant lamainjauche au lieu de la
C L V I ¥. Nuit. 277
Voilà»* dit le médecin juif au fultan de
Cafgar , ce que me raconta le jeune homme
<le MouiToul. Je demeurai à Damas tant
-que le gouverneur vécut ; après fa mort ,
comme j'étois à la fleur de mon âge , j'eus
la curioiité de voyager. Je parcourus toute
la Perfe , & allai dans les Indes ; _& enfin je
fuis venu m'établir dans votre capitale 5 où
j'exerce avec honneur la profeillon de mé-
decin.
r
Le fultan de Cafgar trouva cette dernière
hiftoire affez agréable. J'avoue, dit -il au
juif, que ce que tu viens de raconter efl
extraordinaire ; mais franchement , l'hifloire
du boffu Yeû. encore davantage & bien plus
réjouhTante ; ainfî , n'efpère pas que je te
donne la vie non plus qu'aux autres ; je vais
vous faire pendre tous quatre. Attendez de
grâce , lire? s'écria le tailleur ? en s'avançant
& fe profternant aux pieds du fultan ; puifque
votre majeflé aime les hiftoires plaçantes >
celle que j'ai à lui conter ne lui déplaira
pas. Je veux bien t'écouter auffi, lui dit le
fultan ; mais ne te flatte pas que je te laiiTe
vivre, à moins que tu ne me difes quelque
■aventure plus divertiffante que celle du boffu,
Alors le tailleur 5 comme s'il eût été sûr de
278 LES MILLE ET UNE NUITS,
fon fait y prit la parole avec confiance , 6c
commença Ton récit dans ces termes :
Hiftoire que raconta le Tailleur,
SiRE, un bourgeois de cette ville me
fit l'honneur , il y a deux jours , de m'in-
viter à un ferlin qu'il donnoit hier matin à
{qs amis : je me rendis chez lui de très-
bonne heure , & j'y trouvai environ vingt
perfonnes.
Nous n'attendions plus que le maître de
la maifon y qui étoit forti pour queîqu'afTaire %
lorfque nous le vîmes arriver accompagné
d'un jeune étranger très-proprement habillé?
fort bien fait , mais boiteux. Nous nous le-
vâmes tous ; ck pour faire honneur au maître
du logis , nous priâmes le jeune homme de
s'affeoir avec nous fur le fopha. Il étoit prêt
à le faire 5 lorfqu'appercevant un barbier qui
étoit de notre compagnie •> il fe retira brus-
quement en arrière , & voulut fortir. Le
maître de la maifon , furpris de fon action ^
l'arrêta. Où allez-vous ? lui dit-il ? je vous
amène avec moi pour me faire l'honneur
d'être d'un feftin que je donne à mes amis?
& à peine êres-vous entré que vous voulez
fortir, Seigneur, répondit le jeune homme g
C L V I I Ie. N u ï t. 279
au nom de Dieu, je vous fupplie de ne me
pas retenir , èk de permettre que je m'en
aille. Je ne puis voir fans horreur cet abo-
minable barbier que voilà, quoiqu'il foit né
dans un pays où tout le monde eft blanc ?
il ne laiiTe pas de reffembler a un éthiopien ;
mais il a Famé encore plus noire ck plus hor-
rible que le vifage.
Le jour qui parut en cet endroit > empêcha
Scheherazade d'en dire davantage cette nuit;
mais la nuit fuivante , elle reprit ainfi fa
narration :
sa
C L V I I Ie. NUIT.
JN OUS demeurâmes tous fort furpris de ce
difcours > continua le tailleur , ck nous com-
mençâmes à concevoir une très - mauvaïfe
opinion du barbier , fans favoir iî le jeune
étranger avoit raifon de parler de lui dans
ces termes. Nous proteflâmes même que
nous ne fourTririons point à notre table un
homme dont on nous faifoit un h* horrible
portrait. Le maître de la maifon pria l'étranger
de nous apprendre le fujet qu'il avoit de haïr
le barbier, MefTeigneurs , nous dit alors le
2§o Les mille et une Nuits.
jeune homme , vous faurez que ce maudit
barbier efl caufe que je fuis boiteux , ck qu'il
m'eft arrivé la plus cruelle affaire qu'on puiffe
imaginer ; c'ett pourquoi j'ai fait ferment
d'abandonner tous les lieux où il feroit , ck
de ne pas demeurer .même clans une ville
où il demeureroit : c'eft pour cela que je
fuis forti de Bagdad où je le laifTai? ck que
j'ai fait un fi long voyage pour venir m'é-
tablir en cette ville , au milieu de la grande
Tartarie , comme en un endroit où je me
fiattois de ne le voir jamais. Cependant ,
contre mon attente ? je le trouve ici : cela
m'oblige , melïeigneurs 9 à me priver malgré
moi de l'honneur de me divertir avec vous.
Je veux m'éloigner de votre ville dès au-
jourd'hui , ck m'aller cacher , fi je puis5 dans
des lieux où il ne vienne pas s'offrir à ma
vue. En achevant ces paroles , il voulut
nous quitter ; mais le maître du logis le
retint -encore? le fupplia de demeurer avec
nous y ck de nous raconter la caufe de l'a-
verfion qu'il avoit pour le barbier , qui?
pendant tout ce temps-là , avoit les yeux
baillés ck gardoit le filence. Nous joignîmes
nos prières à celles du maître de la maifon-
4k. enfin le jeune homme , cédant à nos ins-
tances j s'afîit furie fopha ., ck nous raconta
C L V ï I Ie. N u ï t. .181
ainn* Ton hifloire , après avoir tourné le dos
au barbier , de peur de le voir.
Mon père tenoiî dans la ville de Bagdad
un rang à pouvoir afpirer aux premières
charges ; mais il préféra toujours une vie
tranquille à tous les honneurs qu'il pouvoit
mériter. îl n'eut que moi d'enfant ; &: quand
il mourut , favois déjà l'efprit formé , &
fétois en âge de difpofer des grands biens
qu'il m'avoit lauTés. Je ne les diffipai point
follement > j'en fis un ufage qui m'attira
Feftime de tout le monde.
Je n'avois point encore eu de paflion 5 ck
loin d'être feniibîe à l'amour , j'avoueraf,
peut-être à ma honte , que j'évitois avec
foin le commerce des femmes. Un jour que
j'étoïs dans une rue > je vis venir devant moi
une grande troupe de dames ; pour ne les
pas rencontrer y j'entrai dans une petite rue
devant laquelle je me trou vois , & je m'aflis
fur un banc près d'une porte. J'étois vis-à-
vis d'une fenêtre où il y avoit un vafe de
très-belles fleurs , Se j'avois les yeux atta-
chés delïus y lorfque la fenêtre s'ouvrit ; je
vis paroitre une jeune dame dont la beauté
m'éblouït. Elle jeta d'abord les yeux fur moi;
ck en arrofant le vafe de fleurs d'une main
plus blanche que l'albâtre , elle me regarda
iSi Les mille et une Nuits,
avec un fouris qui m'infpira autant d'amour
pour elle , que j'avois eu d'averfion jufques-
là pour toutes les femmes. Après avoir ar-
rofé fes fleurs , 6k m'a voir lancé un regard
plein de charmes , qui acheva de me percer
le cœur, elle referma fa fenêtre , ck me laifTa
dans un trouble ck dans un défordre incon-
cevable.
J'y ferois demeuré bien long-temps , fi le
bruit que j'entendis dans la rue ne m'eût
pas fait rentrer en moi-même. Je tournai la
tête en me levant , ck vis que c'étoit le pre-
mier cadi de la ville , monté fur une mule 9
& accompagné de cinq ou fix de fes gens :
il mit pied à terre à la porte de la maifon
dont la jeune dame avoit ouvert une fenê-
tre ; il y entra ; ce qui me fit juger qu'il
étoit fon père.
Je revins chez moi dans un état bien diffé-
rent de celui où j'étois lorfque j'en étois
forti : agité d'une pafîîon d'autant plus vio-
lente , que je n'en avois jamais fenti l'atteinte,
je me mis au lit avec une groffe fièvre 5 qui
répandit une grande affliction dans mon do-
meftique. Mes parens , qui m'aimoient ,
alarmés d'une maladie fi prompte , accou-
rurent en diligence , ck m'importunèrent
fort pour en apprendre la caufe , que je me
C L V I ï K Nuit. 183
gardois bien de leur dire. Mon filence leur
caufa une inquiétude que les médecins ne
purent difliper , parce qu'ils ne connoirToient
rien à mon mal, qui ne fit qu'augmenter par
leurs remèdes , au lieu de diminuer.
Mes parens commençoient à défefpérer
de ma vie , lorfqu'une vieille dame de leur
connoirTance y informée de ma maladie 9
arriva : elle me confïdéra avec beaucoup
d'attention ; & après m'avoir bien examiné 9
elle connut , je ne fais par quel hafard 5 le
fujet de ma maladie. Elle tes prit en parti-
culier , les pria delà laifTer feule avec moi^
ck de faire retirer tous mes gens.
Tout le monde étant forti de la chambre 3
elle s'affit au chevet de mon lit : Mon fils 9
me dit-elle 3 vous vous êtes obftiné jufqu'à
préfent à cacher la caufe de votre mal;
mais je n'ai pas befoin que vous me la décla«
riez : j'ai afTez d'expérience pour pénétrer
ce fecret y & vous ne me défavouerez pas
quand je vous aurai dit que c'en1 l'amour qui
vous rend malade. Je puis vous procurer
votre guérifon , pourvu que vous me fafîïez
connoître qui eft l'heure afe dame qui a fu
toucher un cœur aufïi infenfible que le vôtre ^
car vous avez la réputation de n'aimer pas
les dames 5 & je n'ai pas été la dernière à
284 Les mille et une Nuits.
m'en appercevoir : mais enfin ce que j'avois
prévu eu arrivé , & je fuis ravie de trouver
î'occafîon d'employer mes talens à vous tirer
de peine.
Mais , fire , dit la fultane Scheherazade
en cet endroit 3 je vois qu'il eu jour. Schah-
riar fe leva auflitôt 3 fort impatient d'entendre
la fuite d'une hiftoire dont il avoit écouté le
commencement avec plaifir.
C L I Xe. NUIT,
biRE , dit le lendemain Scheherazade , le
jeune homme boiteux pourfuivant fon hif-
toire : La vieille dame j dit-iî , m'ayant tenu
ce difcours, s'arrêta pour entendre ma ré-
ponfe ; mais quoiqu'il eût fait fur moi beau-
coup d'impreffion , je n'ofois découvrir le
fond de mon cœur. Je me tournai feulement
du côté de la dame , & pouffai un profond
foupir, fans lui rien dire. Eft-ce la honte ,
Teprit-elle , qui vous empêche de me parler,
ou fi c'en1 manque de confiance en moi ?
<3outez-vous de l'effet de ma promeffe ? je
pourrois vous citer une infinité de jeunes
gens de votre connoiffance qui ont été dans
C L I Xe. N u ï t. 2^5
îa même peine que vous , 6k que j'ai
foulages.
Enfin , la bonne clame me dit tant d'autres
chofes encore , que je rompis le filence;
je lui déclarai mon mal ; je lui appris l'en-
droit où j'avois vu l'objet qui le caufoit , 6k
lui expliquai toutes les circonstances de mon
aventure. Si vous réuffiffez , lui dis- je > 6k
que vous me procuriez le bonheur de voir
cette beauté charmante , 6k de l'entretenir
de la pafïion dont je brûle pour elle , vous
pouvez compter fur ma reconnoifïance. Mon
fils , me répondit la vieille dame, je connois
la perfonne dont vous me parlez; elle efl5
comme vous l'avez fort bien jugé ., fille du
premier cadi de cette ville. Je ne fuis point
étonnée que vous l'aimiez : c'eft. la plus
belle ck la plus aimable dame de Bagdad ;
mais ce qui me chagrine 9 elle en1 très-fière
6k d'un très -difficile accès. Vous favez com-
bien nos gens de jufliçe font exacts à faire
obferver les dures loix qui retiennent hs
femmes dans une contrainte fi gênante : ils
le font encore davantage à les obferver eux-
mêmes dans leurs familles 5 6k le cadi que
vous avez vu y eft lui feul plus rigide en cela
que tous les autres enfemble. Comme ils ne
font que prêcher à leurs filles que c'eft un
1S6 Les mille et une Nuits.
grand crime de fe montrer aux hommes ?
elles en font û fortement prévenues pour
la plupart? qu'elles n'ont des yeux dans les
rues que pour fe conduire , lorfque lanécef-
fitë les oblige à fortir. Je ne dis pas abfolu-
ment que la fille du premier cadi foit de cette
humeur ; mais cela n'empêche pas que je ne
craigne de trouver d'auffi grands obflacles à
vaincre de fon côté que de celui du père.
Plût à Dieu que vous aimafïiez quelqu' autre
dame , je n'aurois pas tant de difficultés à
furmonter que j'en prévois ! j'y emploierai
néanmoins tout mon favoir - faire ; mais il
faudra du temps pour y réuffir. Cependant
ne laifTez pas de prendre courage , &£ ayez
de la confiance en moi. .
La vieille me quitta ; Se comme je me
repréfentai vivement tous les obflacles dont
elle venoit de me parler , la crainte que
feus qu'elle ne réufsît pas dans fon entre-
prife , augmenta mon mal. Elle revint le
lendemain , ck je lus fur fon vifage qu'elle
n'avoit rien de favorable à m'annoncer. En
effet ? elle me dit : Mon fils ? je ne m'étois
pas trompée .> j'ai à furmonter autre chofe
que la vigilance d'un père ; vous aimez un
objet infenfible 5 qui fe plaît à faire brûler
d'amour pour elle tous ceux qui s'en lahTent
C L I Xe. Nuit. i$j
charmer : elle ne veut pas leur donner le
moindre ibulagement : elle m'a écoutée
avec plaifir tant que je ne lui ai parlé que
du mal qu'elle vous fait ïburTrir ; mais d'abord
que j'ai feulement ouvert la bouche pour
l'engager à vous permettre de la voir &c de
l'entretenir 5 elle m'a dit en me jetant un re-
gard terrible : Vous êtes bien hardie de me
faire cette proportion ; je vous défends de
me revoir jamais , fi vous voulez me tenir de
pareils difcours.
Que cela ne vous afflige pas , pourfuivit
la vieille \ je ne fuis pas ailée à rebuter ; &
pourvu que la patience ne vous manque pas ,
j'efpère que je viendrai à bout de mon def-
fein. Pour abréger ma narration , dit le jeune
homme/ je vous dirai que cette bonne mef-
fagère fit encore inutilement plusieurs ten-
tatives en ma faveur auprès de la flère
ennemie de mon repos. Le chagrin que
j'en eus , irrita mon mal à un point , que
les médecins m'abandonnèrent abfolument*
J'étois donc regardé comme un homme qui
n'attendoit que la mort , lorfque la vieille
me vint donner la vie.
Afin que perfonne ne l'entendit •> elle me
dit à l'oreille : Songez au préfent que vous
avez à me faire pour la bonne nouvelle que
2§§ Les mille et une Nuits.
je vous apporte. Ces paroles produisirent un
effet merveilleux : je me levai fur mon féant >
ck lui répondis avec tranfport : Le préfent
ne vous manquera pas ; qu'avez-vous à me
dire ? Mon cher feigneur, reprit-elle, vous
n'en mourrez pas , ck j'aurai bientôt le plaiflr
de vous voir en parfaite fanté y ck fort content
de moi. Hier lundi , j'allai chez la dame que
vous aimez, ck je la trouvai en bonne hu-
meur ; je pris d'abord un vifage trille, je
pouffai de profonds foupirs en abondance?
& laiffai couler quelques larmes. Ma bonne
mère, me dit-elle, qu'avez-vous? pourquoi
paroifTez-vous n* affligée ? Hélas ! ma chère
ck honorable dame , lui répondis-je y je viens
de chez le jeune feigneur de qui je vous par-
lois l'autre jour ; c'en eft fait j> il va perdre
la vie pour l'amour de vous : c'efl: un grand
dommage , je vous allure , ck il y a bien de
la cruauté de votre part. Je ne fais y repli-1
qua-t-elle y pourquoi vous voulez que je fois
caufe de fa mort : comment puis-je y avoir
contribué ? Comment , lui repartis-je? Hé*
ne vous difois-je pas l'autre jour qu'il étoit
aflis devant votre fenêtre lorfque vous l'ou-
vrîtes pour arrofer votre vafe de fleurs ? ïl
vit ce prodige de beauté , ces charmes que
votre miroir vous représente tous les jours j
C L Xe. N vi T. 189
depuis ce moment , il languit ^ & Ton mal
■s eu. tellement augmenté , qu'il efl enfin ré-
duit au pitoyable état que j'ai eu l'honneur de
vous dire,
Scheherazade cerTa de parler en cet en-
droit, parce qu'elle vit paraître le jour. La
nuit fuivante , elle pourfuivit dans ces ter-
mes Thiftoire du jeune boiteux de Bagdad :
C L Xe. NUI T.
SiRE . la vieille dame continuant de rap-
porter au jeune homme malade d'amour 9
Fentretien qu'elle avoit eu avec la fille du
cadi : Vous vous fouvenez bien -5 madame j
ajoutai-je , avec quelle rigueur vous me trai-
tâtes dernièrement , lorfque je voulus vous
parler de fa maladie ; & vous propofer un
moyen de le délivrer du danger où il étoit :
je retournai chez lui après vous avoir quittée ;
& il ne connut pas plutôt en me voyant ç
que je ne lui apportons pas une réponfe fa-
vorable 5 que (on mal redoubla. Depuis ce
temps- là , madame 5 il eft prêt à perdre la
vie , & je ne fais û vous pourriez la rm-irniver
-quand vous auriez pitié de lui.
Voilà ce que je lui dis , ajouta la vieille,
Tome VUL N
200 Les mille et une Nuits.
La crainte de votre mort l'ébranla, 6k je
vis Ton vifage changer de couleur. Ce que
vous me racontez , dit-elle , eft-il bien vrai ?
ck n'e(î - il effectivement malade que pour
l'amour de moi ? An ! madame , repartis-je,
cela n'en1 que trop véritable : plût à Dieu
que cela fût faux ! Hé , croyez-vous, reprit-
elle , que l'efpérance de me voir 6k de me
parler pût contribuer à le tirer du péril où
il eir. ? Peut-être bien , lui dis- je , 6k fi vous
me l'ordonnez > j'efTayerai ce remède. Hé
bien , répliqua-t-elle en foupirant , faites-
lui donc efpérer qu'il me verra ; mais il ne
faut pas qu'il s'attende à d'autres faveurs ,
à moins qu'il n'afpire à m'époufer y ck que
mon père ne confente à notre mariage.
Madame , m'écriai-je , vous avez bien de
la bonté ; je vais trouver ce jeune feigneur ,
ck lui annoncer qu'il aura le plaiiir de vous
entretenir. Je ne vois pas un temps plus
commode à lui faire cette grâce y dit-elle,
que vendredi prochain , pendant que l'on
fera la prière de midi. Qu'il obferve quand
mon père fera forti pour y aller , 6k qu'il
vienne a^fïitôt fe préfenter devant la mai-
fon, s'il le porte affez bien' pour cela. Je
le verrai arriver par ma fenêtre , 6k je des-
cendrai pour lui ouvrir. Nous nous entre-
C L Xe, Nuit. 191
tiendrons durant le temps de la prière , Ôc
il fe retirera avant le retour de mon père.
Nous Tommes au mardi , continua la
vieille y vous pouvez jufqu'à vendredi re-
prendre vos forces , ÔC vous difpofer à cette
entrevue. A mefure que la bonne dame
parloit , je fentois diminuer mon mal , ou
plutôt je me trouvai guéri à la fin de for*
difcours. Prenez, lui dis-je> en lui donnant
m'a bourfe qui étoit toute pleine; c'eft à vous
feule que je dois ma guérifon ; je tiens cet
argent mieux employé que celui que j'ai
donné aux médecins , qui n'ont fait que me
tourmenter pendant ma maladie.
La dame m 'ayant quitté ? je me fentis
allez de force pour me lever. Mes parensj
Tavis de me voir en fi bon état , me firent
<les complimens , êc fe retirèrent chez eux.
Le vendredi matin , la vieille arriva dans
le temps que je commençois àm'habiller,
ck que je choififTois l'habit le plus propre
-de ma garde - robe. Je ne vous demande
pas, me dit-elle^ comment vous vous portez ;
l'occupation où je vous vois me fait afifez
connoître ce que je dois penfer là-deffus:
mais ne vous baignerez-vous pas avant que
daller chez le premier cadi? Cela confume-
loit trop de temps, lui répondis-je; je me
N ij
i$i Les mille et une Nuits.
contenterai de faire venir un barbier > & de
me faire rafer la tête & la barbe. Auffitôt ,
j'ordonnai à un de mes efclaves d'en cher-
cher un qui fut habile dans fa profefïion, 6k
fort expéditif.
L'efclave m'amena ce malheureux barbier
que vous voyez 9 qui me dit , après m'avoir
falué : Seigneur, il paroît à votre vifage que
vous ne vous portez pas bien. Je lui répondis
que je fortois d'une maladie. Je fouhaite y
reprit-il , que Dieu vous- délivre de toutes
fortes de maux , & que fa grâce vous accom-
pagne toujours. 3'efpère, lui répliquai -je,
qu'il exaucera ce fouhait, dont je vous fuis
fort obligé. Puifque vous fortez d'une ma-
ladie , dit-il y je prie Dieu qu'il vous con-
ferve la fanté. Dites -moi préfentement de
quoi il s'agit ; j'ai apporté mes rafoirs &c mes
iancettes ; fouhaitez-vous que je vous rafe,
ou que je vous tire du fang ? Je viens de
vous dire , repris-je , que je fors de maladie 9
&£ vous devez bien juger que je ne vous ai
fait venir que pour me rafer ; dépêchez-vous j
&: ne perdons pas le temps à difcourir , car
je fuis prefTé, ck l'on m'attend à midi préci-
fément.
Scheherazade fe tut en achevant ces pa-
roles j » caufe du jour qui paroifToit. Le len-
C L X Ie. Nuit. 293
demain , elle reprit Ton difcours de cette
-manière :
C L X Ie. NUIT.
Le barbier 5 dit le jeune boiteux de Bag-
dad 5 employa beaucoup de temps à déplier
fa trouile & à préparer fes rafoirs : au lieu
de mettre de l'eau dans fon baflin , il tira
de fa trouffe un aftrolabe fort propre , fortit
de ma chambre , & alla au milieu de la cour
d'un pas grave prendre la hauteur du foleil.
Il revint avec la même gravité y ôc en ren-
trant : Vous ferez bien-aife ^ feigneur , me
dit-il , d'apprendre que nous fommes aujour-
d'hui au vendredi dix-huitième de la lune de
Safar , de l'an 653 ( 1 ) , depuis la retraite de
notre grand prophète de la Mecque à Mé-
dine, & de l'an 7320 (2) de l'époque du grand
( 1 ) Cette année 653 eft une de l'hégire , époque
commune à tous les Mahométans , & elle répond à l'an
I2$ç , depuis la naifîance de J. C. On peut conje&urer
delà que ces contes ont été compofés en arabe vers ce
temps-là.
(1) Pour ce qui eft de l'an 7320, l'auteur s'eft
trompé dans cette fuppofition. L'an 653 de l'hégire, &
125$ de J. C, ne tombe qu'en l'an i$$7 de l'ère , on
N iij
294 Les mille et une Nuits»
ïskender aux deux cornes > 6k que la con-
jonction de Mars & de Mercure iîgnifîe que
vous ne pouvez pas choifir un meilleur temps
qu'aujourd'hui y à l'heure qu'il eft , pour vous
faire rafer. Mais d'un autre côté , cette même
conjonction eft d'un mauvais préfage pour
vous : elle m'apprend que vous courez en ce
jour un grand danger > non pas véritable-
ment de perdre la vie , mais d'une incom-
modité qui vous durera le refte de vos jours ;
vous devez m'être obligé de l'avis que je
vous donne de prendre garde à ce malheur ;
)e ferois fâché qu'il vous arrivât.
Jugez , mefTeigneurs , du dépit que j'eus
d'être tombé entre les mains d'un barbier ft
babillard & n* extravagant : quel fâcheux
contre-temps pour un amant qui fe préparoit
â un rendez - vous! J'en fus choqué. Je me
mets peu en peine , lui dis-je en colère , de
vos avis & de vos prédictions ; je ne vous
ai point appelé pour vous confulter fur Faf-
trologie ; vous êtes venu ici pour me rafer :
ainfî , rafez - moi > ou retirez-vous , que je
fafle venir un autre barbier.
époque des Séleucides , qui eft la même que celle
d'Alexandre le Grand , qui eft ici appelé ïskender aux
deux cornes , fïùvaiit l'expreffion des Arabes.
C L X Ie. N v i t. 295
Seigneur -, me répondit - il avec un flegme ,
a. me faire perdre patience , quel fujet avez-
vous de vous mettre en colère. Savez-vous
bien que tous les barbiers ne me revTemblent
pas y & que vous n'en trouveriez pas un pa-
reil quand vous le feriez faire exprès ? Vous
n'avez demandé qu'un barbier 5 ck vous avez
en ma perfonne le meilleur barbier de Bag-
dad , un médecin expérimenté , un chymifte
très-profond , un aftrologue qui ne fe trompe
point, un grammairien achevé > un parfait
rhétoricien^ un logicien fubtil, un mathé-
maticien accompli dans la géométrie, dans
l'arithmétique , dans l'aftronomie &c dans
tous les raffinemens de l'algèbre , un hifto-
rien qui fait l'hiftoïre de tous les royaumes
de l'univers. Outre cela , je pofsède toutes
les parties de la philofophie : j'ai dans ma
mémoire toutes nos loix & toutes nos tradi-
tions. Je fuis poète , architecte : mais que
•ne fuis-je pas ! Il n'y a rien de caché pour
moi dans la nature. Feu monfieur voire père ,
à qui je rends un tribut de mes larmes toutes
les fois que je penfe à lui , étoit bien perfuadé
de mon mérite ; il me chérifToit , me caref-
(bit , ck ne cefïbit de me citer dans toutes
les compagnies où il fe trouvoit , comme le
premier homme du monde. Je veux par re^
N iv
2$6 Les mille et une Nuits;
connohTance & par amitié pour lui, «Ratta-
cher à vous, vous prendre fous ma protec-
tion 5 & vous garantir de tous les malheurs
dont les aflres pourront vous menacer.
A ce difcours? malgré ma colère ^ je ne
pus rn'empêcher de rire. Aurez-vous donc
bientôt achevé , babillard importun , m'écriai-
je o & voulez- vous commencer à me rafer ?
En cet endroit ^ Scheherazade ceffa de
pourfuivre l'hiftoire du boiteux de Bagdad >
parce qu'elle apperçut le jour ; mais la nuit
fiiiv\ânte , elle en reprit ainh* la fuite :
C L X I P. NUIT.
LE jeune boiteux continuant fon hiftoirer
Seigneur > me répliqua le barbier y vous me
faites une injure , en m'appelant babillard :
tout le monde , au contraire, me donne l'ho-
norable titre de lîlencieux. J'avois iïx frères *
que vous auriez pu, avec raifon* appeler
babillards ; & afin que vous les connoi(îiez5
l'aîné fe nommoit Bacbouc ; le fécond, Bak-
barah ; le troisième, Bakbae ; le quatrième 3
Alcouz 5 le cinquième ? Alnafchar \ 8t le
iisième? Schacabac. C'étaient des difcou-
reurs importuns ; mais moi; qui fuis leur ca-
C L X I Ie. Nui t. 297
(det , je fuis grave & concis dans mes difcours.
De grâce 5 meffeigneurs , mettez - vous à
ma place : quel parti "pou vois-je prendre en
me voyant û cruellement affaffiné? Don-
nez-lui trois pièces d'or y dis -je à celui de
mes efclaves qui faifoit la dépenfe de ma
maifon , qu'il s'en aille ck me laiiïe en repos ;
je ne veux plus me faire rafer aujourd'hui.
Seigneur , me dit alors le barbier y qu'enten-
dez-vous , s'il vous plaît, par ce difcours?
Ce n'efl: pas moi qui fuis venu vous cher-
cher 5 c'efl vous qui m'avez fait venir ; &
cela étant ainfî, je jure, foi de mufulman^
que je ne fbrtirai point de chez vous que
je ne vous aie rafé. Si vous ne connoifTez
pas ce que je vaux y ce n'eft pas ma faute ;
feu monfieur votre père me rendoit plus de
juftice. Toutes les fois qu'il m'envoyoit qué-
rir pour lui tirer du fang , il me faifoit affeoir
auprès de lui , ôc alors c'étoit un charme
d'entendre les belles chofes dont je Féntrete-
nois. Je le tenois dans une admiration conti-
nuelle : je l'enlevois ; & quand j'avois ache-
vé : Ah ! s'écrioit-il ) vous êtes une fource
inépuifable de fciences ; perfonne n'approche
de la profondeur de votre favoir. Mon cher
feigneur, lui réponde^ je, vous me faites plus
d'honneur que je ne mérite. Si je dis quelque
N v
298 Les mille et une Nuits,
chofe de beau ? j'en fuis redevable à l'au-
dience favorable que vous avez la bonté de
me donner : ce font vos libéralités qui rn'inf-
pirent toutes ces penfées fublimes qui ont le
bonheur de vous plaire. Un jour qu'il étoit
charmé d'un difcours admirable que je ve-
nois de lui faire. Qu'on lui donne , dit - il ,
cent pièces d'or , & qu'on le revêtiffe d'une
de mes plus riches robes. Je reçus ce préfent
fur-le-champ ; auffitôt je tirai fon horofcope*
ck je le trouvai le plus heureux du monde.
Je poufTai même encore plus loin la recon-
nohTance : car je lui tirai du fang avec les
ventoufes.
il n'en demeura pas - là ; il enfila un autre
difcours qui dura une grofie demi - heure,
fatigué de l'entendre , ck chagrin de voir
que le temps s'écouloit fans que j'en fufTe
plus avancé 9 je ne favois plus que lui dire.
Non ) m'écriai-je, il n'eft pas poffible qu'il
y ait au monde un autre homme qui fe faHe
comme vous un plaifir de faire enrager les
gens.
La clarté du jour qui fe faifoit voir dans
l'appartement deSchahriar, obligea Schehe-
xazade à s'arrêter en cet endroit. Le lende-
main, elle continua fon récit de cette manière»'
C L X I I K Nuit. 299
es
C L X I I Ie. NUIT.
J E crus 3 dit le jeune boiteux de Bagdad j>
que je réuflirois mieux ^ en prenant le bar-
bier par la douceur. Au nom de dieu ^ lui
dis-je, lahTez-là tous vos beaux difcours, ek
m'expédiez promptement : une affaire de la
dernière importance m'appelle hors de chez
moi y comme je vous l'ai déjà dit. A ces
mots, il fe mit à rire. Ce feroit une chofe
bien louable , dit-il , fi notre efprit demeurent
toujours dans la même fituation > fi nous
étions toujours fages ck prudens : je veux
croire néanmoins que fi vous vous êtes mis
en colère contre moi? c'eft votre maladie
qui a caufé ce changement dans votre hu-
meur ; c'en1 pourquoi vous avez beioin de
quelques inftruclions^ &t vous ne pouvez
mieux faire que de fuivre l'exemple de votre
père & de votre ayeul : ils venoient me
confulter dans toutes leurs affaires ; & je
puis dire y fans vanité , qu'ils fe louoient fort
de mes confeils. Voyez -vous > feirmeur ,, on
ne réuiïit prefque jamais dans ce qu'on entre-
prend y fi l'on n'a recours aux avis des per-
fonnes éclairées ; on ne devient point habile
N vj
300 Les mille et une Nuits.
homme, dit le proverbe, qu'on ne pretins
confeil d'un habile homme : je vous fuis tout
acquis , 6k vous n'avez qu'à- me commander.
Je ne puis donc gagner fur vous , inter-
rompisse , que vous abandonniez ces longs
difcours qui n'aboutiffent à rien qu'à me
rompre la tête y & qu'à m'empêcher de me
trouver où j'ai affaire : rafez-moi donc > oit
retirez- vous. En difant cela , je me levai dé
dépit , en frappant du pied contre terre.
Quand" il vit que j'étoîs fâché tout de bon:
Seigneur, me dît -il, ne vous fâchez pas?,
nous allons commencer. Effectivement il me
lava la tête y & le mit à me rafer ; mais ït
ne m'eut pas donné quatre coups de rafoir ,
qu'il s'arrêta pour me dire : Seigneur , vous
êtes prompt \, vous devriez vous abftenir de
ces emportemens qui ne viennent que du,
démon. Je mérite d'ailleurs que vous ayez
de la considération pour moi 5 à caufe de
mon âge , de ma fcienee & de mes vertus,
éclatantes.
Continuez de me rafer , lui' dis-je en l'in-
terrompant encore, & ne parlez plus. C'erf-
à- dire 5 reprit -il, que vous avez quelque
affaire qui vous preffe ; je vais parier que je
ne me trompe pas. Hé 5 il y a deux heures,
lui repartis - je ; que je vous le dis \ vous;
G,n.8./,*7.z7it.
C L X I I Ie. Nuit, 3oï
devriez déjà m'avoir rafé. Modérez votre
ardeur , répliqua - 1 - il 5 vous n'avez peut-
être pas bien penfe à ce que vous allez faire £
quand on fait les chofes avec précipitation ,
on s'en repent prefque toujours. Je voudrois
que vous me diriez quelle eft cette affaire
qui vous preffe fi fort , je vous en dirai mon
fentiment : vous avez du temps de refte*
puifque l'on ne vous attend qu'à midi, &C
qu'il ne fera midi que dans trois heures. Je
ne m'arrête point à cela , lui dis- je > les gens
d'honneur &c de parole préviennent le temps
qu'on leur a donné. Mais je ne m'apperçois
pas qu'en m'amufant à rajfbnner avec vous ?
je tombe dans les défauts des barbiers babil-
lards : achevez vite de me rafer.
Plus je témoignois d'emprenement , ck
moins il en avoit à m'obéir. Il quitta font
rafoir pour prendre fon aftrolabe : puis laii«
fant fon aftrolabe , il reprit fon rafoir.
Scheherazade voyant paroître le Jour^
garda le filence. La nuit fuivante , elle pour»
fuivit ainfi l'hiftoire commencée :
302 Les mille et une Nuits.
C L X I Ve. NUIT.
«LE barbier, continua le jeune boiteux,
quitta encore fon rafoir , prit une féconde
fois ion aftrolabe, & me laiiTa à demi-rafé
pour aller voir quelle heure il étoit précifé-
ment. Il revint. Seigneur, me dit -il, je
favois bien que je ne me trompois pas ; il
y a encore trois heures jufqu'à midi , j'en
fuis aiTuré , ou toutes les règles de l'altro-
iiomie font fauiTes. Jufte ciel! m'écriai -je,
ma patience eft à bout, je n'y puis plus
tenir. Maudit barbier , barbier de malheur 5
peu s'en faut que je ne me jette fur toi, ck
que je ne t'étrangle. Doucement , monfieur,
me dit-il d'un air froid , fans s'émouvoir de
mon emportement , vous ne craignez pas de
retomber malade ? ne vous emportez pas ^
vous allez être fervi dans un moment. En
difant ces paroles, il remit fon allxoïabe dans
fa troulTe^ reprit fon rafoir , qu'il repaiTa
fur le cuir qu'il avoit attaché à fa ceinture,
& recommença de me rafer : mais en me
rafant, il ne put s'empêcher de parler. Si
vous vouliez, feigneur , me dit-il , réappren-
dre quelle eu1 cette affaire que vous avez à
C L X I Ve. Nuit. 30?
midi 5 je vous donnerons quelque confeii
dont vous pourriez vous trouver bien. Pour
le contenter 5 je lui dis que des amis m'at-
tendoient à midi pour me régaler , ck fe
réjouir avec moi du retour de ma fanté.
. Quand le barbier entendit parler de régal :
Dieu vous bénifTe en ce jour comme en tous
les autres , s'écria-t-il ; vous me faites fou-
venir que j'invitai hier quatre ou cinq amis
à venir manger aujourd'hui chez moi 5 je
l'avois oublié, & je n'ai encore fait aucuns
préparatifs. Que cela ne vous embarraiïe
pas, lui dis -je, quoique j'aille manger de-
hors ? mon garde-manger ne laifTe pas d'être
toujours bien garni : je vous fait préfent de
tout ce qui s'y trouvera : je vous ferai même
donner du vin tant que vous en voudrez;
car j'en ai d'excellent dans ma cave ; mais il
faut que vous acheviez promptement de me
rafer ; &c fouvenez-vous qu'au lieu que mon
' . père vous faiibit des préfens pour vous en-
tendre parler, je vous en fais moi pour vous
faire taire.
Il ne fe contenta pas de la parole que je lui
donnois. Dieu vous récompenfe , s'écria-t-il ,
de la grâce que vous me faites ^ mais mon-
trez-moi tout-à-1'heure ces provirions , afin
que je voye s'il y aura de quoi bien régaler
504 Les mille et une Nuits.
mes amis : je veux qu'ils foient contens de
la bonne chère que je leur ferai. J'ai , lui
dis-je> un agneau > fîx chapons 5 une dou-
zaine de poulets 5 & de quoi faire quatre en-
trées. Je donnai ordre à un efclave d'appor-
ter tout cela fur-le-champ avec quatre gran-
des cruches de vin. Voilà qui eft bien , reprit
le barbier ; mais il faudroit des fruits &c de
quoi affaifonner la viande. Je lui fis encore
donner ce qu'il demandoit. Il cefTa de me
rafer pour examiner chaque chofe l'une
après l'autre ; 6c comme cet examen dura
près d'une demi -heure, je peflois , j'enra-
geois ; mais j'avois beau pefter & enrager i
le bourreau ne s'en preiïbit pas davantage»
Il reprit pourtant le rafoir 5 & me rafa quel-
ques momens ; puis s'arrêtant tout-à-coup :
Je n'aurois jamais cru, feigneur , me dit-il ,
que vous fufliez fi libéral : je commence à
connoître que feu monfieur votre père revit
en vous : certes , je ne méritois pas les grâces
dont vous me comblez , & je vous afïurç
que j'en conserverai une éternelle recon-
noifïance ; car, feigneur, afin que vous le
fâchiez, je n'ai rien que ce qui me vient de
la générofité des honnêtes gens comme vous :
en quoi je refTemble à Zantout y qui frotte le
monde au bain \ à Sali 3 qui vend des pois
C L X I Ve. Nuit. 3 a?
chiches grillés par les rues ; à Salouz^ qui
vend des fèves ; à Akerfcha? qui vend des
herbes ; à Abou Mekarès , qui arrofe les
rues pour abattre la pouflière ; & à CalTem
de la garde du calife : tous ces gens-là n'en-
gendrent point de mélancolie \ ils ne font ni
fâcheux ni querelleux ; plus contens de leur
fort que le calife au milieu de toute fa cour ,
ils^font toujours gais ^ prêts à chanter St à
danfer , 6k ils ont chacun leur chanfon 6k
leur danfe particulière , dont ils diverthTent
toute la ville de Bagdad ; mais ce que j'efhme
le plus en eux y c'eft qu'ils ne font pas grands
parleurs, non plus que votre efclave qui a
l'honneur de vous parler, Tenez 5 feigneur 9
voici la chanfon 6k la danfe de Zantout qui
frotte le monde au bain ; regardez-moi , 6k
voyez fi je fais bien l'imiter.
Scheherazade n'en dit pas davantage^
parce qu'elle remarqua qu'il étoit jour. Le
lendemain, elle pourfuivit fa narration en
ces termes ;
*»
jo6 Les mille et une Nuits.
g. , ! ' ;
C L X Ve. NUIT.
.LE barbier chanta la chanfon ck danfa îa
danfe de Zantout 5 continua le jeune boi-
teux; & quoi que je pufle dire pour l'obliger
à finir fes bouffonneries , il ne cefïa pas qu'il
n'eût contrefait de même tous ceux qu'il avoit
nommés. Après cela, s'adreffant à moi: Sei-
gneur > me dit-il , je vais faire venir chez moi
tous ces honnêtes gens ; û vous m'en croyez,
vous ferez des nôtres , &: vous laiiTerez - là
vos amis , qui font peut-être de grands par-
leurs 5 qui ne feront que vous étourdir par
leurs ennuyeux difcours ^ & vous faire retom-
ber dans une maladie pire que celle dont vous
fortez ; au lieu que chez moi vous n'aurez
que du plaiïir.
Malgré ma colère , je ne pus m'empêcher
de rire de fts folies. Je voudrois , 'lui dis-je ,
n'avoir pas à faire , j'accepterois la propor-
tion que vous me faites ; j'irois de bon cœur
me réjouir avec vous; mais je vous prie de
m'en difpenfer , je fuis trop engagé aujour-
d'hui; je ferai plus libre un autre jour, &
nous ferons cette partie : achevez de me
rafer , ck hâtez- vous de vous en retourner :
C L X Vf. N v ï t. 307
vos amis font déjà peut-être dans votre mai-
fon. Seigneur 3 reprit-il, ne me refufez pas la
grâce que je vous demande. Venez vous
réjouir avec la bonne compagnie que je dois
avoir : fî vous vous étiez trouvé une fois
avec ces gens-là, vous en feriez û content,
que vous renonceriez pour eux à vos amis.
Ne parlons plus de cela? lui répondis- je y je
ne puis être de votre ferlin.
Je ne gagnai rien par la douceur. Puifque
vous ne voulez pas venir chez moi.» répliqua
le barbier y il faut donc que vous trouviez
bon que j'aille avec vous. Je vais porter chez
moi ce que vous m'avez donné ; mes amis
mangeront , fi bon leur femble; je reviendrai
auflitôt ; je ne veux pas commettre l'incivilité
de vous laiiTer aller feu! ; vous méritez bien
que j'aie pour vous cette compîaifance. Ciel,
m'écriai-je alors > je ne pourrai donc pas me
délivrer aujourd'hui d'un homme û fâcheux!
Au nom du grand dieu vivant, lui dis- je >
finiriez vos difcours imporruns ; allez trouver
vos amis : buvez , mangez , ré jouiriez- vous ,
& biffez-moi la liberté d'aller avec les miens.
Je veux partir feul > je n'ai pas befoin que
perfonne m'accompagne : auffi-bien , il faut
que je vous Tavoue , le lieu où je vais neû.
pas un Heu où vous punTiez être reçu ; on
30$ Les mille et une Nuits.
n'y veut que moi. Vous vous moquez , feîH
gneur , repartit-il ; fi vos amis vous ont con-
vié à un feitin ? quelle raifon peut vous em-
pêcher de me permettre de vous accompa-
gner ? Vous leur ferez plaifir , j'en fuis sûr 9
de leur mener un homme qui a , comme moi,
le mot pour rire , & qui fait divertir agréa-
blement une compagnie. Quoique vous me
puiffiez dire? la chofe eft réfolue, je vous
accompagnerai malgré vous.
Ces paroles? meiTeigneurs , me jetèrent
dans un grand embarras. Comment me défe-
rai-je de ce maudit barbier, difois-je en moi-
même ? Si je m'obltine à le contredire , nous
ne finirons point notre contestation : d'ail-
leurs, j'entendois qu'on appeloit déjà pour
la première fois à la prière de midi? & qu'il
étoit temps de partir; ainfi je pris le parti
de ne dire mot , ck de faire femblant de con-
fentir qu'il vînt avec moi. Alors il acheva de
me rafer ; & cela étant fait, je lui dis : Pre-
nez quelques-uns de mes gens pour emporter
avec vous ces provivions , ck revenez , je
vous attends ; je ne partirai pas fans vous.
Il fortit enfin , & j'achevai promptemenf.
de m'habiller. J'entendis appeler à la prière
pour la dernière fois; je me hâtai de me
mettre en chemin; mais le malicieux barbier
C L X Ve. Nuit. 30g
qui avoït jugé de mon intention , s'étoit con-
tenté d'aller avec mes gens jufqu'à la vue de
fa maifon , ;& de les voir entrer chez lui. Il
s'étoit caché à un coin de rue pour rn'obfer-
ver 6k me fuivre. En effet * quand je fus
arrivé à la porte du cadi , je me retournai 6k
l'apperçus à l'entrée de la rue : j'en eus un
chagrin mortel.
La porte du cadi étoit à demi-ouverte , 6k
en entrant, je vis la vieille dame qui m'at-
tendoit , 6k qui après avoir fermé la porte 5
me conduifit à la chambre de la jeune dame ,
dont j'étois amoureux ; mais à peine commen-
çois-je à l'entretenir 9 que nous entendîmes
du bruit dans la rue. La jeune dame mit la
tête à la fenêtre , 6k vit au travers de la jalou-
iie ? que c'étoit le cadi fon père qui revenok
déjà de la prière. Je regardai auffi en même-
temps, 6k j'apperçus le barbier aflis vis-à-vis;
au même endroit d'où j'avois vu la jeune
dame.
J'eus alors deux fujets de crainte, l'arrivée
du cadi , 6k la préfence du barbier. La jeune
dame me raiïura fur le premier , en me difant
que ion père ne montoit à fa chambre que
très-rarement ; 6k que comme elle avoit prévu
que ce contre-temps pourroit arriver, elle
avoit fongé au moyen de me faire fortir sûre-,
$ïo Les mille et une Nuits.
ment; mais l'indifcrétion du malheureux bar-
bier me caufoit une grande inquiétude , &C
vous allez voir que cette inquiétude n'étoit
pas fans fondement.
Dès que le cadi fut rentré chez lui , il donna -
lui-même la baftonnade à un efdave qui l'a-
voit méritée. L'efclave poufToit de grands cris
qu'on entendoit de la rue. Le barbier crut
que c'étoit moi qui criois & qu'on maltrai-
toit. Prévenu de cette penfée , il fait des cris
épouvantables > déchire (es habits , jette de
la pouflière fur fa tête , appelle au fecours
tout le voirmage , qui vient à lui auflitôt. On
lui demande ce qu'il a , ck quel fecours on
peut lui donner. Hélas ! s'écrie-t-il , on aiïaf-
lîne mon maître , mon cher patron ; ck fans
rien dire davantage ? il court jufques chez
moi , en criant toujours de même, Se revient
fuivi de tous mes domeftiques armés de bâ-
tons. Ils frappent avec une fureur qui n'eft
pas concevable à la porte du cadi , qui en-
voya un efclave pour voir ce que c'étoit ;
mais l'efclave 5 tout effrayé > retourne vers
fon maître : Seigneur, dit -il , plus de dix
mille hommes veulent entrer chez vous par
force , ck commencent à enfoncer la porte.
Le cadi courut auflitôt lui-même ouvrir la,
porte , ck demanda ce qu'on lui vouloit. Sa
C L X Vi Nui t. jii
préYence vénérable ne put infpirer du refpecl:
à mes gens , qui lui dirent insolemment :
Maudit cadi y chien de cadi > quel fujet avez-
vous d'affafîiner notre maître ? que vous a-t>
il fait ? Bonnes gens , leur répondit le cadi ,
pourquoi aurois-je affafliné votre maître ^ que
je ne connois pas , & qui ne m'a point offenfé ?
Voilà ma maifon ouverte, entrez, voyez,
cherchez. Vous lui avez donné la baftonnade?
dit le barbier , j'ai entendu fes cris il n'y a
qu'un moment. Mais encore y répliqua le
cadi , quelle ofTenfe m'a pu faire votre maî-
tre pour m'avoir obligé à le maltraiter comme
vous le dites ? Eft-ce qu'il èû dans ma maifon?
& s'il yeilj comment y eft-il entré , ou qui
peut l'y avoir introduit ? Vous ne m'en ferez
i point accroire avec votre grande barbe ,
; méchant cadi, repartit le barbier , je fais
jbien ce que je dis. Votre fille aime notre
i maître , & lui a donné rendez -vous dans
jvotre maifon pendant la prière du midi;
'vous avez fans doute été averti ; vous êtes
revenu chez vous , vous l'y avez furpris , ck
lui avez fait donner la baikmnade par vos
lëfclaves ; mais vous n'aurez pas fait cette
.méchante action impunément ; le calife en
fera informé , &c en fera bonne & briève
juftice. Laiuez-îe fortir, ck nous le rendez
jii Les mille et une Nuits.
tout-à-l'heure , finon nous allons entrer <k
vous l'arracher à votre honte. Il n'eft pas be-
foin de tant parler , reprit le cadi , ni de faire
un fi grand éclat; fi ce que vous dites eft vrai 5
vous n'avez qu'à entrer ck le chercher 3 je
vous en donne la permifîion. Le cadi n'eut
pas achevé ces mots , que le barbier ck mes
gens fe jetèrent dans la maiion comme des
furieux > ck fe mirent à me chercher partout.
Scheherazade 3 en cet endroit, ayant ap-
perçu le jour 5 ceffa de parler. Schahriar fe
leva en riant du zèle indiferet du barbier,
& fort curieux de favoir ce qui s'étoit parlé
dans la maifon du cadi 3 ck par quel accident
le jeune homme pouvoit être devenu boi-
teux. La fultane fatisfk fa curiofité le lende-
main , ck reprit la parole dans ces termes.
€ L X V Ie. N U I T.
.L.E tailleur continua de raconter au fultan
de Cafgar l'hifioire qu'il avoit commencée.
Sire ? dit-il 9 le jeune boiteux pourfuivit ainfi :
Comme j'avois entendu tout ce que le bar-
bier avoit dit au cadi , je cherchai un endroit
pour me cacher. Je n'en trouvai point d'autre
qu'un grand coffre vide , où je me jetai ck
que
Ç L X V I K Ntnr. jif
<|Ue je fermai fur moi. Le barbier, après avoir
fureté partout , ne manqua pas de venir dans
îa chambre où j'étais. Il s'approcha du cofîre»
l'ouvrit ; & dès qu'il m'eût apperçu , il le
prit j le chargea fur fa tête & l'emporta : iî
defcendit d'un efcalier afTez haut dans une
cour, qu'il traverfa promptement 5 & enfin il
gagna la porte de la rue. Pendant qu'il me
portoitj le coffre vint à: s'ouvrir par mai-
heur ; & alors 5 ne pouvant fouffrir la honte
d'être expofé aux regards ck aux huées de la
populace qui nous fuivoit ? je me lançai dans
la rue avec tant de précipitation , que je me
blefTai à la jambe? de manière que je fuis
demeuré boiteux depuis ce temps-là. Je ne
fends pas d'abord tout mon mal, Sr ne îaiiîaî
pas de me relever pour me dérober à la riiee
du peuple par une prompte fuite. Je lui jetai
même des poignées d'or & d'argent dont ma
bourfe étoit pleine ; & tandis qu'il s'occupoit
à les ramafïer , je m'échappai en enfilant des
rues détournées. Mais le maudit barbier, pro -
Citant de la rufe dont je m'étois fervi pour me
débarraffer de la foule? me fuivit fans me
perdre de vue , en me criant <le toute fa
force : Arrêtez ? feigneur , pourquoi courez-
vous iî vite? ii vous faviez combien j'ai été
affligé du mauvais traitement que lecadi vous
Tome VUL O
314 Les mille et une Nuits;
a fait , à vous qui êtes fi généreux , & à qui
nous avons tant d'obligations mes amis &C
moi. Ne vous Favois-je pas bien dit , que vous
exportez votre vie par votre obftination à
ne vouloir pas que je vous accompagnaffe ?
Voilà ce qui vous efî arrivé par votre faute;
ck li de mon cdté je ne nfétois pas obftiné à
vous fuivre pour voir où vous alliez , que
feriez -vous devenu? où allez -vous donc 5
feigneur ? attendez- moi.
C'efT. ainfi que le malheureux barbier par-
loir tout haut dans la rue. Il ne fe contentoit
pas d'avoir caufé un fi grand fcandaîe dans
îe quartier du cadi , il vouloit encore que
toute la ville en eût connohTance. Dans la
rage où j'étois ? j'avois envie de l'attendre
pour l'étrangler ; mais je n'aurois fait par-là
que rendre ma confufion plus éclatante. Je
pris -un autre parti : comme je m'apperçus
que fa voix me livroit en fpeétacle à une
infinité de gens qui paroifîbient aux portes
ou aux fenêtres y ou qui s'arrêtoient dans les
rues pour me regarder y j'entrai dans un
khan ( 1 ) , dont le concierge m'étoit connu.
Je le trouvai à la porte , où le bruit l'avoit
( 1 ) Lieu public dans les villes du Levant , où
logent ks étrangers.
CLXVÏK Nuit. 315
su] ré. Au nom de dieu ? lui dis-je, faites-
moi la grâce d'empêcher que ce fmieux
n'entre ici après moi. Il me le promit & ma
tint parole : mais ce ne fut pas fans peine ,
car l'obfîiné barbier vouloit entrer malgré
lui , & ne fe retira qu'après lui avoir dit mille
injures ; & jufqu'à ce qu'il fût rentré dans
fa maifon , ii ne ceffa d'exagérer à tous ceux
qu'il reneontroit , le grand fervice qu'il pré~
tendoit m'avoir rendu.
Voilà comment je me délivrai d'un homme
ii fatigant. Après cela 5 le concierge me pria
de lui appprendre mon aventure. Je la lui
racontai ; enfuite je le priai à mon tour de me
prêter un appartement jufqu'à ce que je tuile
guéri. Seigneur , me dit-il , ne feriez-vous
pas plus commodément chez vous? Je ne
veux point y retourner 5 lui répondis-je; ce
déteftable barbier ne manqueroit pas de m'y
venir trouver; j'en ferois tous les jours ob-
fétié , &t je mourrois à la fin de chagrin de
l'avoir inceifamment devant les yeux. D'ail-
leurs , après ce qui m'eft arrivé aujourd'hui ,
je ne puis me réfoudre à demeurer davantage
en cette ville. Je prétends aller où ma mau-
vaife fortune me voudra conduire. Effecti-
vement > dès que je fus guéri, je pris tout
l'argent dont je crus avoir foefoin pour voya-
O ij
3î6 Les mille et une Nuits.
ger5 Se du refte de mon bien } j'en fis une
donation à mes parens.
Je partis donc de Bagdad , mefTeigneurs *
ck je fuis venu jufqu'ici. J'avois lieu d'efpé-
rer que je ne rencontrerois point ce perni-
cieux barbier dans un pays fi éloigné du
mien ; ck cependant je le trouve parmi vous,
Ne foyez donc point furpris de l'empreffe-
ment que j'ai à me retirer. Vous jugez bien
de la peine que me doit faire la vue d'un
homme qui efi caufe que je fuis boiteux y ck
réduit à la tride nécefîité de vivre éloigné de
mes parens, de mes amis ck de ma patrie.
En achevant ces paroles , le jeune boiteux
fe leva ck fortit. Le maître de la maifon le
conduifit jufqu'à la porte y en lui témoignant
le dépîailir qu'il avoit de lui avoir donné y
quoiqu'innocemment ^ un fi grand fujet de
mortification.
Quand le jeune homme fut parti y conti-
nua le tailleur, nous demeurâmes tous fort
étonnés de fon hiftoire. Nous jetâmes les
yeux fur le barbier 5 ck lui dîmes qu'il avoit
tort , fi ce que nous venions d'entendre étoit
véritable. Meflieurs , nous répondit -il , en
levant la tête , qu'il avoit toujours tenue
baiffée jufqu'alors , le filence que j'ai gardé
pendant que ce jeune homme vous a entrer
C L X V Ie. Nuit. 317
tenus , vous doit être un témoignage qu'il
ne vous a rien avancé dont je ne demeure
d'accord. Mais quoi qu'il vous ait pu dire,
je foutiens que j'ai dû faire ce que j'ai fait,
je vous en rends juges vous-mêmes. Ne s'é-
toit-il pas jeté dans le péril 5 &c fans mon
fecours en feroit-il forti û heureufem'ent ? il
eft bien heureux d'en être quitte pour une
jambe incommodée. Ne me fuis-je pas expofé
à un plus grand danger pour le tirer d'une
maifon où je m'imaginois qu'on le maltraitoit?
A-t-il raifon de fe plaindre de moi y 6k de
me dire des injures û atroces ? voilà ce que
l'on gagne à fervir des gens ingrats. Il m'ac-
cufe d'être un babillard: c'efl: une pure calom-
nie ; de fept frères que nous étions 5 je fuis
celui qui parle le moins & qui ai le plus d'es-
prit en partage. Pour vous en faire conve-
nir , mefTeigneurs , je n'ai qu'à vous conter
mon hiftoire & la leur. Honorez-moi , je
vous prie y de votre attention.
Hiftoire du Barbier.
Sous le règne du calife (1) Moïlanfer
Billah, pourfuivit-il, prince fi fameux par
—■ ■■■!■■!■■«■ ■ ■,■■ — ■ _ „ ■ ! — «■! - J. M— !■■! 1— I ■■■■■ ■!»—■»
( 1 ) Le calife Moftanfer Biliah fut élevé à cette
dignité l'an 263 de l'hégire , c'eft-à-dire, l'an 1226 de
J. C. Il fut le trente - fixième calife de la race des
Abbaflides,
O iij
3 1§ Les mille et une Nuits»
{qs immenfes libéralités envers les pauvres 9
dix voleurs obfédoient les chemins des en-
virons de Bagdad , ck faifoient depuis long-
temps des vols & des cruautés inouïes. Le
calife ^ averti d'un fi grand défordre, fit ve-
nir le juge de police quelques jours avant la
fête du Baïram , & lui ordonna , fous peine
de la vie , de les lui amener tous dix.
Scheherazade ceïïa de parler en cet en-
droit, pour avertir le fultan des ïndes que
le jour commençoit à paroirre. Ce prince fe
leva, Se la nuit fuivante , la fultane reprit
ion difeours de cette manière :
C L X V I Ie. NUIT.
X-, E juge de police , continua le barbier ?
fit fes diligences , & mit tant de monde en
campagne , que les dix voleurs furent pris le
propre jour du Baïram. Je me promenois
alors far le bord du Tigre ; je vis dix hom-
mes affez richement habillés ? qui s'embar-
quoient dans un bateau. J'aurois connu que
c'étaient des voleurs , pour peu que j'eufie
fait attention aux gardes qui les accompa-
gnoient ; mais je ne regardai qu'eux ; & pré-
venu que c'étoient des gens qui alloient fe
C L X V I Ie. Nuit. 319
réjouir & parler la fête en feltin, j'entra'i
dans le bateau pêle-mêle avec eux , fans dire
mot, dans l'efpérance qu'ils voudroient bien
me foufTrir dans leur compagnie. Nous des-
cendîmes le Tigre , êk l'on nous fit aborder
devant le palais du calife. J'eus le temps de
rentrer en moi-même , 6k de m'appercevoir
que j'avois mal jugé d'eux. Au fortir du
bateau , nous fûmes environnés d'une nou-
velle troupe de gardes du juge de police .>
qui nous lièrent ck nous menèrent devant le
calife. Je me laifTai lier comme les autres
fans rien dire ; que m'eût - il fervi de parler
ek de faire quelque réMance ? c'eût été le
moyen de me faire maltraiter par les gardes ,
qui ne m'auroient pas écouté ; car ce font
êes brutaux qui n'entendent point raifon,
J'étois avec des voleurs y c'étoit allez pour
leur faire croire que j'en devois être un.
Dès que nous fûmes devant le calife 5 il
ordonna le châtiment de ces dix fcélérats.
Qu'on coupe, dit-il, la tête à ces dix voleurs.
Auffitôt le bourreau nous rangea fur une file
à la portée de fa main 5 ck par bonheur je
me trouvai le dernier. Il coupa la tête aux
dix voleurs 5 en commençant par le premier ;
& quand il vint à moi , il s'arrêta. Le caiife
voyant que le bourreau ne me frappoit pas,
O iv
310 Les mille et une Nuits.
fe mit en colère. Ne t'ai- je pas commandé ;>
lui dit- il, de couper la tête à dix voleurs?
pourquoi ne la coupes- tu qu'à neuf? Corn*
mandeur des croyans, répondit le bourreau,
dieu me garde de n'avoir pas exécuté l'ordre
de votre majefté ; voilà dix corps par terre ,
& autant de têtes que j'ai coupées : elle peut
les faire compter. Lorfque le calife eût vu
lui-même que le bourreau difoit vrai , il me
ïegarda avec étonnement ; & ne me trou-
vant pas la phyfîonomie d'un voleur : Bon
vieillard , me dit-il , par quelle aventure vous
trouvez- vous mêlé avec des miferables qui
ont mérité mille morts ? Je lui répondis :
Commandeur des croyans, je vais vous faire
un aveu véritable. J'ai vu ce matin entrer
dans un bateau ces dix perfonnes dont le
châtiment vient de faire éclater la juilice de
votre majefté ; je me fuis embarqué avec
eux , perfuadé que c'étoient des gens qui
alloieru fe régaler enfembîe pour célébrer ce
jour, qui efl le plus célèbre de notre religion»
Le calife ne put s'empêcher de rire de mon
aventure ; &: tout au contraire de ce jeune
boiteux > qui me traite de babillard, il admira
jna difcrétion , ck ma contenance à garder
le filence. Commandeur des croyans, lui dis,*
je , que votre majefié ne s'étonne pas fi je
C L X V I K Nuit. 321
sne fuis tu dans une occaf.on qui aurait ex-
cité la démangeaifon de parler à un autre.
Je fais une profeilion particulière de me
taire ; & c'eft par cette vertu que je me
fuis acquis le titre glorieux de filencieux.
C'eft ainfi qu'on m'appelle pour me diftin-
guer de fix frères que j'eus. C'eft le fruit
que j'ai tiré de ma philofophie ; enfin cette
vertu fait toute ma gloire ck mon bonheur.
J'ai bien de la joie> me dit le calife en fou-
riant ^ qu'on vous ait donné un titre dont
vous faites unn* bel ufage. Mais apprenez-moi
quelle forte de gens étoient vos frères : vous
reïTernbloient-ils? En aucune manière > lui
repartis -je ; ils étoient tous plus babillards
les uns que les autres ; & quant à la figure ,
il y avoit encore grande différence entr'eux
ck moi ; le premier étoit boffu ; le fécond
brèche-dent ; le troifième borgne ; le qua-
trième aveugle ; le cinquième avoit les oreil-
les coupées ; ck le fixième les lèvres fen-
dues. Il leur eft arrivé des aventures qui
vous feraient juger de leurs caractères , fi
j'avois l'honneur de les raconter à votre
majeflé. Comme il me parut que le calife
ne demandoit pas mieux que de les enten-
dre , je pourfuivis fans attendre fon ordre»
O
jii Les mille et une Nuits,
Hifioire du premier Frère du Barbier,. ,
Sire, lui dis-je, mon frère aîné? quî
s'appeloit Bacbouc le bofîu , étoit tailleur de
profedion. Au fortir de Ion apprentiiîage , il
loua une boutique visr-à-vis d'un moulin ; Se
comme il n'avoit point encore fait de pra-
tiques , il avoit bien de la peine à vivre de
fon travail : le meunier > au contraire , étoic
fort à fon aife? ck porTédoit une très-belle
femme. Un jour , mon frère en travaillant
dans fa boutique 5 leva la tête , & apperçut
à une fenêtre du moulin la meunière qui
regardoit dans la rue. Il la trouva fi belle 9
qu'il en fut enchanté. Pour la meunière, elle
ferma fa fenêtre > & ne parut plus de tout
le jour. Cependant le pauvre tailleur ne fit
autre chofe que lever la tête & tourner les
yeux vers le moulin en travaillant. Il fe
piqua les doigts plus d'une fois , & fon tra«
vail de ce, jour-là ne fut pas trop régulier,,
Sur le foir, lorfqu'il fallut fermer fa bou-
tique 5 il eut de la peine à s'y réfoudre 9
parce qu'il efpéroit toujours que la meu-
nière fe feroit voir encore ; mais enfin il
fut obligé de la fermer 5 & de fe retirer à fa
petite maifon , où il pafTa une fort mauvaife
CLXVIIP. Nuit. 323
nuît. Il eft vrai qu'il s'en leva plus matin > &
qu'impatient de revoir fa maîtreife , il vola
vers fa boutique. Il ne fut pas plus heureux
que le jour précédent ; la meunière ne parut
qu'un moment de toute la journée. Mais ce
moment acheva de le rendre le plus amou-
reux de tous les hommes. Le troifième jour,
il eut fujet d'être plus content que les deux
autres. La meunière jeta les yeux fur lui
par hafard , & le furprit dans une attention
à la confidérer, qui lui fit connoitre ce qui
fe pafToit dans fon cœur.
Le jour qui paroiiToit^ obligea Schehera-
zade d'interrompre fon récit en cet endroit.
Elle en reprit le fil la nuit fuivante y ck dit au
fultan des Indes :
CLXVIir. NUIT.
SiRE, le barbier continuant l'hirloire de
fon frère aîné: Commandeur des croyans,
pourfuivit-ii, en parlant toujours au calife
Moftanfér Billah , vous faurez que la meu-
nière n'eut pas plutôt pénétré les fentimens
de mon frère, qu'au lieu de s9en fâcher,
elle réfolut de s'en divertir. Elle le regarda
d'un air riant s mon frère la regarda de
O vj
324 Ï-ES MILLE ET UNE NUITS.
même, mais d'une manière fi plaifame> que
la meunière referma la fenêtre au plus vite,
de peur de faire un éclat de rire qui fît
connoître à mon frère qu'elle le trouvait ri-
dicule. L'innocent Bacbouc interpréta cette..
action à Ton. avantage. r & ne manqua pas,
de fe flatter qu'on l'avoit vu avec plaifir .
La meunière prit donc la réfolution de
fe réjouir de mon frère. Elle avoit une pièce
d'une afTez belle étoffe > dont il y avoit déjà,
long - temps qu'elle voulait faire un habit.
Elle l'enveloppa dans, un beau mouchoir de
broderie de foie, 6c le lui envoya par une
jeune efclave qu'elle avoir. L'efclave , biea
i.nftruiîe ? vint à la boutique du tailleur. Ma
m aï trèfle vous falue? lui dit-elle ^ 8ç vous
prie de lui faire un habit de la pièce d'étoffe
que je vous apporte , fur le modèle de celte
qu'elle vous envoie en même temps ; elle
change fouvent d'habk, & c'efr. une pra-
tique dont vous ferez très - content. Mort,
frère ne douta plus que la meunière ne fût
amoureufe de lui. Il crut qu'elle ne lui en-
voyoit du travail immédiatement après ce
tuii s9etoit paiTé entr'elle 8t lui? qu'afln de
lui marque); qu'elle avoit lu dans le fond de
fon cœur , 'ck Pa (Tarer du progrès qu'il avoit
fait dans le fi en... Prévenu de cette bonne
CL XV III*. Nuit. ?iç
opinion ? il chargea l 'efclave de dire à fa
maîtrefle, qu'il aï'oit tout quitter pour elle y
ck que l'habit feroit prêt pour le lendemain,
matin. En effet) il y travailla avec tant de
diligence , qu'il l'acheva le même jour»
Le lendemain 5 la jeune efclave vint voir
fi l'habit éîoit fait. Bacbouc le lui donna bien
plié, en, lui difant : J'ai trop d'intérêt de
contenter votre maîtrefle , pour avoir né-
gligé fon habit ; je veux l'engager ^ par ma
• diligence j à ne fe fervir déformais que de
moi. La jeune efclave fit quelques pas pour
s'en aller , puis fe retournant , elle dit tout
bas à mon frère ; A propos, j'oubliois de
m 'acquitter d'une commiflion qu'on m'a dpn-
née : ma mai trèfle m'a chargée de vous faire
fes complimensj) & de vous demander com-
ment vous avez pafle la nuit ; pour elle 5 la
pauvre femme j elle vous aime û fort , qu'elle
n'en a pas dormi. Dites - lui , répondit avec
tranfport mon benêt de frère, que j'ai pour
elle une paflion h" violente , qu'il y a quatre
nuits que je n'ai pas fermé l'œil. Après ce
compliment de la part de la meunière , il
crut devoir fe flatter qu'elle ne le laifleroit
pas languir dans l'attente de (es faveurs.
Il n'y avoit pas un quart- d'heure que YeC-
çlave- avoit quitté mon frère 3 lorfqu'il la vit
316 Les mille et une Nuits.
revenir avec une pièce de fa tin. Ma maî-
treffe , lui dit-elle > eft très-fatisfaite de Ton
habit , il lui va le mieux du monde ; mais
comme il en1 très-beau , ck qu'elle ne le veut
porter qu'avec un caleçon neuf, elle vous
prie de lui en faire un au plutôt de cette
pièce de fatin. Cela fufBt > répondit Bacbouc 9
il fera fait aujourd'hui avant que je forte de
ma boutique ; vous n'avez qu'à le venir pren-
dre fur la fin du jour. La meunière fe montra
fouvent à la fenêtre , èk prodigua {es char-
mes à mon frère pour lui donner du courage.
Il faifoit beau le voir travailler. Le caleçon
fut bientôt fait. L'efclave le vint prendre ;
mais elle n'apporta au tailleur ni l'argent
qu'il avoit débourfe pour les accompagne-
mens de l'habit 6k du caleçon > ni de quoi lui
payer la façon de l'un ck de l'autre. Cepen-
dant ce malheureux amant qu'on amufoit?
& qui ne s'en appercevoit pas , n'avoit rien
mangé de tout ce jour-là, & fut obligé d'em-
prunter quelques pièces de monnoie pour
acheter de quoi fouper. Le jour fuivant,
àès qu'il fut arrivé à fa boutique , la jeune
efclave vint lui dire que le meunier fouhai-
toit de lui parler. Ma maîtrefTe , ajouta-t-elle5
lui a dit tant de bien de vous ? en lui mon-
trant votre ouvrage , qu'il veut auffi que
C L X I X*. Nuit. fo
vous travailliez pour lui. Elle Ta fait exprès ,
afin que la liaifon qu'elle veut former entre
lui & vous , ferve à faire réunir ce que vous
délirez également l'un 6k l'autre. Mon frère
fe laifTa perfuader, & alla au moulin avec
l'efclave. Le meunier le reçut fort bien , &t
lui préfentant une pièce de toile : J'ai befoin
de chemifes > lui dit-il , voilà de la toile , je
voudrois bien que vous m'en flffiez vingt ;
s'il y a du reïte , vous me le rendrez,
Scheherazade , frappée tout-à-coup par la
clarté du jour, qui commençoit à éclairer
l'appartement de Schahriar , fe tut en ache-
vant ces dernières paroles. La nuit fuivante 9.
elle pourfuivit ainfi l'hiftoire de Bacbouc :
C L X I Xe. NUIT.
ON frère > continua le barbier, eut du
travail pour cinq ou fix jours à faire vingt
chemifes pour le meunier , qui lui donna en-
fuite une autre pièce de toile pour en faire
autant de caleçons. Lorfqu'ils furent ache-
vés , Bacbouc les porra au meunier, qui lui
demanda ce qu'il lui falloir pour fa peine \
fur quoi mon frère dit qu'il fe contenteroit
de vingt dragmes d'argent. Le meunier ap-5
%i8 Les mille et une Nuits.
pe!a auiîitôt la jeune efclave , & lui dit d'ap-
porter le trébuchet , pour voir (i la monnoie
qu'il alloit donner étoit de poids. LTefcîave ,
qui avoit le mot ? regarda mon frère en co-
lère, pour lui marquer qu'il alloit tout gâter
s'il recevoit de l'argent. îl fe le tint pour dit ;
3] refufa cYen prendre ? quoiqu'il en eût be-
foin , 6k qu'il en eût emprunté pour acheter
le fil dont il avoit coufu les chemifes ck les
caleçons. Au fortir de chez le meunier, il
vint me prier de lui prêter de quoi vivre,
en me difant qu'on ne le payoit pas. Je lui
donnai quelques monnoies de cuivre que
j'avois dans ma bourfe , ck cela le fit fubfifter
durant quelques jours : il efl vrai qu'il ne
vivoit que de bouillie > ck qu'encore n'en
mangeoit-il pas tout Ton faoul.
Un jour il entra chez le meunier , qui
étoit occupé à faire aller fon moulin 5 6k qui ,
croyant qu'il venoit demander de l'argent,
lui en offrit ; mais la jeune efclave, qui étoit
préfente ? lui fit encore un figne qui l'empê-
cha d'en accepter > & le fit répondre au meu-
nier qu'il ne venoit pas pour cela? mais feu-
lement pour s'informer de fa fanté. Le meu-
nier l'en remercia , ck lui donna une robe de
deffus à faire. Bacbouc la lui rapporta le
lendemain. Le meunier tira fa bourfe ; la
C L X I Xe. Nuit. 529
Jeune efcîave ne fît en ce moment que re-
garder mon frère : Voifin , dit-il au meunier y
rien ne prefTe \ nous compterons une autre
fois. Ainfî, cette pauvre dup« fe retira dans
fa boutique avec trois grandes maladies,
c'eft-à-dire > amoureux 3 affamé & fans argent.
La meunière étoit avare & méchante ; elle
ne fe contenta pas d'avoir fruftré mon frère
de ce qui lui étoit dû , elle excita fon mari
à tirer vengeance de l'amour qu'il avoit pour
elle ; ck voici comme ils s'y prirent. Le meu-
nier invita Bacbouc un foir à fouper , & après
l'avoir affez mal régalé 9 il lui dit : Frère , il
eff. trop tard pour vous retirer chez vous ,
demeurez ici. En parlant de cette forte > .il
le mena dans un endroit où il y avoit un
lit. Il le laiffa là, Ô£ fe retira avec fa femme
dans le lieu où ils avoient coutume de cou-
cher. Au milieu de la nuit, le meunier viat
trouver mon frère : Voifîn , lui dit-il , dor-
mez-vous ? Ma mule eft. malade , & j'ai bien
du bled à moudre ; vous me feriez beaucoup
de plaifir fi vous vouliez tourner le moulin
à fa place. Bacbouc , pour lui marquer qu'il
étoit homme de bonne volonté y lui répondit
qu'il étoit prêt à lui rendre ce fervke, qu'on
n'avoit feulement qu'à lui montrer comment
il fallait faire. Alors le meunier l'attacha par
530 Les mille et une Nuits,
le milieu du corps de même qu'une mule ?
pour faire tourner le moulin ; & lui donnant
enfuite un grand coup de fouet fur les reins :
Marchez, voifin, lui dit-il. Hé pourquoi me
frappez-vous , lui dit mon frère ? C'en1 pour
Vous encourager, répondit le meunier, car
fans cela , ma mule ne marche pas. Bacbouc
fut étonné de ce traitement ; néanmoins il
n'ofa s'en plaindre. Quand il eut fait cinq ou
iix tours , il voulut fe repofer ; mais le meu-
nier lui donna une douzaine de coups de
fouet bien appliqués 3 en lui difant : Cou-
rage 5 voifin, ne vous arrêtez pas, ie vous
prie ; il faut marcher fans prendre haleine 3
autrement vous gâteriez ma farine.
Scheherazade cefïa de parler en cet en-
droit , parce qu'elle vit qu'il étoit jour. Le
lendemain 3 elle reprit fon difeours de cette
forte :
es
C L X Xe. NUIT.
.LE meunier obligea mon frère à tourner
ainfï le moulin pendant le refte de la nuit ?
continua le barbier. A la pointe du jour,
il le laifTa fans le détacher 5 & fe retira à la
chambre de fa femme. Bacbouc demeura
C L X Xe. Nu i t. 5îi*
quelque temps en cet état : à la fin , la jeune
efclave vint , qui le détacha. Ah ! que nous
vous avons plaint > ma bonne maîtrelTe &
rnoi> s'écria la perfide ! Nous n'avons aucune
part au mauvais tour que Ton mari vous 3
joué. Le malheureux Bacbouc ne lui répon-
dit rien , tant il étoit fatigué 8c moulu de
coups ; mais il regagna fa maifon en faifaiit
une ferme réfolution de ne plus fonger à
la meunière.
Le récit de cette hirToire , pourfuivit le
barbier , fit rire le calife. Allez, me dit-il 9
retournez chez vous ; on va vous donner
quelque chofe de ma part pour vous confo-
1er d5avbir manqué le régal auquel vous vous
attendiez. Commandeur des croyans 5 repris-
se > je fupplie votre majefré de trouver bon
que je ne reçoive rien qu'après lui avoir
raconté Thifloire de mes autres frères. Le
calife «l'ayant témoigné par fon filence qu'il
étoit difpofé à m'écouter, je continuai en ces
termes :
Hifloire du fécond Frère du Barbier*
Mon fécond frère , qui s'appeloit Bakba-'
rah le bréche-dent , marchant un jour par la
ville y rencontra une vieille dans une rue
33i Les mille et une Nuits.
écartée. Elle l'aborda. J'ai 5 lui dit-elle , un
mot à vous dire 5 je vous prie de vous ar-
rêter un momenr. Il s'arrêta,, en lui deman-
dant ce qu'elle lui vouloit. Si vous avez le
temps de venir avec moi , je vous mènerai
dans un palais magnifique , où vous verrez
une dame plus belle que le jour ; elle vous
recevra avec beaucoup de plaifir 5 ck vous
préfentera la collation avec d'excellent vin :
il n'eft pas befoin de vous en dire davan-
tage. Ce que vous me dites en1- il bien vrai,
répliqua mon frère ? Je ne fuis pas une men-
teufe 3 repartit la vieille ; je ne vous propofe
rien qui ne foit véritable ; mais écoutez ce
que j'exige de vous : il faut que vous foyez
fage , que vous parliez peu > & que vous
ayez une complaifance infinie. Bakbarah
ayant accepté la condition ? elle marcha de-
vant y ck il la fuivit. Ils arrivèrent à la porte
d'un grand pilais , où il y avoit beaucoup
d'officiers & de dôme/tiques. Quelques-uns
voulurent arrêter mon frère ; mais la vieille
ne leur eut pas plutôt parlé, qu'ils le laifsè-
rent palier. Alors elle fe retourna vers mon
frère , ck lui dit : Souvenez-vous au moins
que la jeune dame , chez qui je vous amène >
aime la douceur & la retenue : elle ne veut
pas qu'on la contredife. Si vous la contentez
C L X 'Xe. Nuit. 33?
en cela , vous pouvez compter que vous ob-
tiendrez d'elle ce que vous voudrez. Bakba-
rah la remercia de cet avis , & promit d'en
profiter. v
Elle le fit entrer dans un bel appartement*'
C'étoit un grand bâtiment en quarré , qui ré-
pondoit à la magnificence du palais , une ga-
lerie régnoit à l'entour , & l'on voyoit au
milieu un très-beau jardin. La vieille le fit
afTeoir fur un fopha bien garni > &£ lui dit
d'attendre un moment , qu'elle alloit avertir
de fon arrivée la jeune dame.
Mon frère , qui n'étoit jamais entré dans
un lieu fi fuperbe , fe mît à considérer toutes
les beautés qui s'ofTroient à fa vue ; ck ju-
geant de fa bonne fortune par la magnificence
qu'il voyoit 5 il avoit de la peine à contenir
fa joie. Il entendit bientôt un grand bruit,
qui étoit caufé par une troupe d'efclaves en-
jouées > qui vinrent à lui 5 en faifant de^eclats
de rire, & il apperçut au milieu d'elles une
jeune dame d'une beauté extraordinaire ? qui
fe faifoit àifément reconnoître pour leur maî-
trefTe par les égards qu'on avoit pour elle.
Bakbarah, qui s'étoit attendu à un entretien
particulier avec la dame , fut extrêmement
furpris de la voir arriver en fi bonne compa-
gnie» Cependant les efclaves prirent un air,
334 Les mille et une Nuits.
férieux , en s'approchant de lui ; & lorfque
la jeune dame fut près du fopha, mcn frère 5
^ui s'étoit levé, lui fit une profonde révé-
rence. Elle prit la place d'honneur ; & puis ,
l'ayant prié de fe remettre à la tienne , elle
lui dit d'un ton riant : Je fuis ravie de vous
voir, & je vous fouhaite tout le bien que
vous pouvez délirer. Madame 5 répondit Bak-
barah , je ne puis en fouhaiter un plus grand
que l'honneur que j'ai de paroître devant
vous. Il me femble que vous êtes de bonne
humeur , répliqua-t-elle , & que vous vou-
drez bien que nous paillons le temps agréa-
blement enfemble.
Elle commanda aufïitôt que l'on fervît la
collation. En même - temps on couvrit une
table de pîufieurs corbeilles de fruits & de
confitures. Elle fe mit à table avec les efcla-
ves & mon frère. Comme il étoit placé vis-
à-vî^fe-elle , quand il ouvrit la bouche pour
manger , elle s'apperçut qu'il étoit brèche-
dent , ck elle le fit remarquer aux efcla-
ves , qui en rioient de tout leur cœur avec
elle. Bakbarah, qui de temps en temps le-
voit la tête pour la regarder? & qui la voyoit
rire ? s'imagina que c'étoit de la joie qu'elle
avoit de fa venue , & fe flatta que bientôt
elle écarteroit fes efclayes pour reiler avec
C L X X«. Nuit. 335
lui /ans témoins. Elle jugea bien qu'il avoit
cette penfée ; & prenant plaifir à l'entretenir
dans une erreur û agréable , elle lui dit des
douceurs 5 & lui préfenta de fa propre main
de tout ce qu'il y avoit de meilleur.
La collation achevée , on fe leva de table*
Dix efclaves prirent des inftrumens , ck com-
mencèrent à jouer & à chanter ; d'autres fe
mirent à danfer. Mon frère, pour faire l'a-,
gréable , danfa auffi3 & la jeune dame même
s'en mêla. Après qu'on eut danfé quelque
temps y on s'afïît pour prendre haleine. La
jeune dame fe fit donner un verre de vin > &t
regarda mon frère en fouriant, pour lui mar-
quer qu'elle alloit boire à fa fanté. Il fe leva &£
demeura debout pendant qu'elle but. Lorf-*
qu'elle eut bu , au lieu de rendre le verre 9
elle le fit remplir 5 & le préfenta à mon frère 3
afin qu'il lui fît raifon.
Scheherazade vouloit pourfuivre fon récit;
mais remarquant qu'il étoit jour, elle ceûa
de parler. La nuit fuivante •> elle reprit la pa-
role , ck dit au fultan des Indes :
336 Les mille et une Nuits,
■^■^ —— — — a^^»^
■ fTn ' i i ni i iii -^—— »■
CLXXI5, NUIT.
S I S- E , le barbier continuant l'hifloire de
Bakbarah : Mon frère, dit-il, prit le verre
de la main de la jeune dame en la lui baifant;
&but debout en reconnoiiiïance de la faveur
qu'elle lui a voit faite. Enfuite la jeune dame
îe fit afleoir auprès d'elle ^& commença de
le careffer. Elle lui parla la main derrière la
tête , en lui donnant de temps en temps de
petits fourriers. Ravi de ces faveurs , il s'efti-
moic îe plus heureux homme du monde ; il
étoit tenté de badiner auilî avec cette char-
mante perfonne ; -mais il n'ofoit prendre cette
liberté devant tant d'efclaves qui avoient les
yeux fur lui , & qui ne cefToient de rire de
ce badinage. La jeune dame continua de lui
donner de petits foufflets , ck à la fin lui en
appliqua un fi rudement 5 qu'il en fut fcan-
daîifé. Il en rougit , ck fe leva pour s'éloi-
gner d'une fi rude joueufe. Alors la vieille,
qui l'avoit amené , le regarda d'une manière
à lui faire connoitre qu'il avoit tort; ck qu'il
ne fe fouvenoit pas de l'avis qu'elle lui avoit
donné, d'avoir de la complaifance. Il re-
connut fa faute , ck pour la réparer , il fe
rapprocha
CL. XX Ie. Nuit, S3?
rapprocha de la jeune dame 5 en feignant qu'il
ne s'en étoit pas éloigné par inauvaife humeur.
Elle le tira par le bras , le fit encore affeoir
près d'elle 5 6k continua de lui faire mille ca-
reiles malicieufes. Ses efciaves -, qui ne cher-
choient qu'à la divertir , fe mirent de la par-
tie ; l'une donnoit au pauvre Bakbarah des
nazardes de toute fa force ^ l'autre lui tiroit
les oreilles à les lui arracher^ & d'autres
enfin lui appliquoient des foufflets qui paf-
foient la raillerie. Mon frère fourTroit tout
cela avec une patience admirable ; il afFec»
toit même un air gai, 6k regardant la vieille
avec un fouris forcé : Vous l'avez bien dit5
difoit-il, que je trouverais une dame toute
bonne 9 toute agréable -> toute charmante.
Que ]e vous ai d'obligations ! Ce n'efî rien
encore que cela? lui répondit la vieille ; laif-
fez faire 5 vous verrez bien autre choie. La
jeune dame prit alors la parole ,6k dit à mon
frère: Vous êtes un brave liomme \ je fuis
ravie de trouver en vous tant de douceur 6k
tant de complaifance pour mes petits capri-
ces, 6k une humeur ii conforme à la mienne.
Madame , repartit Bakbarah 5 charmé de fcs
difcours , je ne fuis plus à moi, je fuis .tout
à vous 5 6k vous pouvez à votre gré diipofer
de moi. Que vous me faites de plaifir? repli-
Tome V1ÎL P
33§ Les mille et une Nuits.
qua !a dame , en me marquant tant de foiH
mifiion ? Je fuis contente de vous? & je veux
que vous le foyez aufîi de moi. Qu'on lui
apporte , ajouta- t-elle , le parfum ck de l'eau
de rofe. A ces mots , deux efcîaves fe déta-
chèrent, ôk revinrent bientôt après, l'une
avec une cafTolette d'argent , où il y avoit
du bois d'aloës le plus exquis , dont elle le
parfuma > 6k l'autre avec de l'eau de rofe
qu'elle lui jeta au vifage 6k dans les mains*
Mon frère ne fe pofTédoit pas 5 tant il étoit
aife de fe voir traiter fi honorablement.
Après cette cérémonie , la jeune dame
commanda aux efcîaves y qui avoient déjà
]oué des inftrumens 6k chanté, de recom-
mencer leurs concerts. Elles obéirent ; 6k
pendant ce temps-là > la dame appela une
autre efclave , 6k lui ordonna d'emmener
mon frère avec elle 5 en lui difant : Faites-lui
ce que vous favez ; 6k quand vous aurez
achevé , ramenez-le moi. Bakbarah , qui en-
tendit cet ordre , fe leva promptement , ck
s'approchant de la vieille > qui s etoit auffi
levée , pour accompagner Tefclave 6k lui , il
ïa pria de lui dire ce qu'on lui vouloit faire,
C'eft que notre maîtreffe eft curieufe , lui
répondit tout bas la vieille *, elle fouhaite de
voir comment vous feriez fait déguifé en
CLXXK Nuît, 339
femme, &c cette efclave, qui a ordre de
vous mener avec elle > va vous peindre les
fourcils , vous rafer la mouftache , & vous
habiller en femme. On peut me peindre les
fourcils tant qu'on voudra , répliqua mon
frère > j'y confens , parce que je pourrai me
ïaver enfuite ; mais pour me faire rafer, vous
voyez bien que je ne le dois pas fourîrir:
comment oferois-je paraître après cela fans
mouftache? Gardez- vous de vous oppofer
à ce que Ton exige de vous > reprit la vieille ,
vous gâteriez vos affaires ? qui vont le mieux
du monde. On vous aime, on veut vous ren»
dre heureux ; faut-il pour une vilaine mouf-
tache renoncer aux plus délicieufes faveurs
qu'un homme puifTe obtenir ? Bakbarah fe
rendit aux raifons de la vieille , ck fans dire
%m feul mot , fe laifla conduire par Tefclave
dans une chambre où on lui peignit lés four-
cils de rouge. On lui rafa la mouftache > Se
Ton fe mit en devoir de lui rafer auffi la
Isarbe. La docilité de mon frère ne put aller
jufques-là : Oh > pour ce qui eft de ma barbe,
s'écria-t-il , je ne fouffrirai point abfolument
qu'on me la coupe. L efclave lui repréfenta
*qu'il étoit inutile xîe lui avoir ôté fa mouf-
tache, s'il ne vouloit pas confentir qu'on
lui rasât la barbe $ qu'un vifage barbu ne
34o Les mille et une Nuits. .
convenoit pas avec un habillement de femme;
& qu'elle s'étonnoit qu'un homme qui "était
fur le point de pofïeder la plus belle per-
sonne de Bagdad , fît quelque attention à fa
barbe. La vieille ajouta au difcours de l'ef-
clave de nouvelles raifons ; elle menaça mon
frère de la difgrace de la jeune dame. Enfin
elle lui dit tant de chofes , qu'il fe lahTa faire
tout ce qu'on voulut.
Lorfqu'il fut habillé en femme ; on le ra-
mena devant la jeune dame, qui fe prit û
fort à rire en le voyant , qu'elle fe renverfa
fur le fopha où elle étoit affife. Les efcla-
ves en firent autant en frappant des mains ,
û bien que mon frère demeura fort embar-
raflfé de fa contenance. La jeune dame fe
releva > 6k fans cefifer de rire , lui dit : Après
la complaifance que vous avez eue pour moi,
j'aurois tort de ne pas vous aimer de tout
mon cœur ; mais il faut que vous fafliez en-
core une chofe pour l'amour de moi ; c'efl:
de danfer comme vous voilà. Il obéit, ck
la jeune dame ôk {es efclaves dansèrent avec
lui en riant comme des folles. Après qu'elles
eurent danfé quelque temps > elles fe jetèrent
toutes fur le miférable j ck lui donnèrent tant
de foufTlets 3 tant de coups de poings ck de
coups de pieds y qu'il en tomba par terre
C L X X I Ie. Nuit. 341
prefque hors de lui - même. La vieille lui
a^da à fe relever, pour ne pas lui donner le
temps de fe fâcher du mauvais traitement
qu'on venoit de lui faire. Confolez-vous ,
lui dit-elle à l'oreille 5 vous êtes arrivé au
bout des foufTrances, ck vous allez en rece-
voir le prix.
Le jour , qui paroirToit déjà ? impofa
/ilence en cet endroit à la fultane Schehe-
tazade. Elle pourfuivit ainfi la huit fuivante :
=5»
CL1XIP. NU II
JL A vieille ? dit le barbier 9 continua de
parler à Bakbarah. Il ne vous relie plus ,
ajouta-t-elle 5 qu'une feule chofe à faire y ck
ce n'eu1 qu'une bagatelle. Vous faurez que
ma maîtreiTe a coutume 3 lorfqu'elle a un
peu bu , comme aujourd'hui 5 de ne fe pas
laiffer approcher par ceux qu'elle aime, qu'ils
ne foient nuds en chemife. Quand ils font
en cet état, elle prend un peu d'avantage,
ck fe met à courir devant eux par la galerie >
ck de chambre en chambre, jufqu'à ce qu'ils
l'ayent attrapée. C'eft encore une de (es bi-
zarreries. Quelque avantage qu'elle puiflfe
prendre , léger ck difpos comme vous êtes,
P HJ
34* Les mille et une Nuits,
vous aurez bientôt mis la main fur elle. Met-
tez-vous donc vite en chemife ; déshabillez-
vous fans faire de façons.
Mon bon frère en avoit trop fait pour
reculer. Il fe déshabilla , ck cependant la
jeune dame fe fit ôter fa robe? & demeura
en jupon pour courir plus légèrement. Lors-
qu'ils furent tous deux en état de commen-
cer la courfe , la jeune dame prit un avan-
tage d'environ vingt pas y ck fe mit à courir
d'une vîteffe furprenante. Mon frère la fuivit
de toute fa force > non fans exciter les ris
de toutes les efclaves, qui frappoient des
mains. La jeune dame y au lieu de perdre
quelque chofe de l'avantage qu'elle avoit
pris d'abord , en gagnoit encore fur mon
frère. Elis, lui fit faire deux ou trois tours
de galerie , ck puis enfila une longue allée
•obfcure 5 où elle fe fauva par un détour qufc
lui étoit connu. Bakbarah ? qui la fuivoit
toujours 5 l'ayant perdue de vue dans l'allée,
fut obligé de courir moins vite à caufe de
l'obfcurité. Il apperçut enfin une -lumière ?
vers laquelle ayant repris fa courfe, il for«-
tit par une j>orte qui fut fermée fur lui auffi-
tôt. Imaginez-vous s'il eut lieu d'être furpris
de fe trouver au milieu d'une rue de cor-
royeurs. Us ne le furent pas moins de le voir
CLXXIK Nuit. 345
en chemife •> les yeux peints de rouge , fans
barbe ck fans mouftache. Ils commencèrent
à frapper des mains y à le huer y 6k quel-
ques-uns coururent après lui, ck lui cinglè-
rent les fejfes avec des peaux. Ils l'arrêtè-
rent même , le mirent fur un âne , qu'ils ren-
contrèrent par hafard > 6k le promenèrent
par la ville , expofé à la rifée de toute la
populace.
Pour comble de malheur > en parlant de-
vant la maifon du juge de police , ce ma-
giftrat voulut favoir la caufe de ce tumulte.
Les corroyeurs lui dirent qu'ils avoient vu
fortir mon frère dans l'état où il étoit , par
une porte de l'appartement des femmes du
grand-vifir 5 qui donnoit fur leur rue. Là-
deiïus , le juge fit donner au malheureux
Bakbarah cent coups de bâton fur la plante
âe$ pieds , 6k le fit conduire hors de la ville,
avec défenfe d'y rentrer jamais.
Voilà , commandeur des croyans, dis-je
au calife Moftanfer Billahj l'aventure de
mon fécond frère 5 que je voulois raconter à
votre majefté. Il ne favoit pas que les dames
de nos feigneurs les plus puhTans fe diver-
tiffént quelquefois à jouer de femblables
tours aux jeunes gens qui font allez fots
pour donner dans de femblables pièges.
P rv
3$4 Le$ mille et une Nuîts.
Scheherazade fut obligée de s'arrêter en
cet endroit > à caufe du jour qu'elle vit pa-
roître. La nuit fui vante > elle reprit fa nar»
ïation, & dit au fultan des Indes :.
CL XXII K NUIT.
S ï R E ? le barbier , fans interrompre fou
difcours;, palTa à l'hiftoire de fon troifième
frère.
Hiftoire du troifième Frère du Barbier*
Commandeur des croyans, dit- il au
calife, mon troifième frère» qui fe nom-
meic Bakbac , étoit aveugle y ck fa mauvaife
deftinée Payant réduit à la mendicité , il allok
de porte en porte demander l'aumône. Il
avoit une fi longue habitude de marcher feul
dans les rues , qu'il n'avoit pas befoin de
conducteur. Xi avqit coutume de frapper aux
portes , & de ne pas répondre qu'on ne lui
eût ouvert. Un jour il frappa à la porte d'une
maifon ; le maître du logis •> qui étoit teul9
s'écria : Qui efHà ? mon frère ne répondit
lien à ces paroles , ck frappa une féconde
fois. Le maître de la maifon eut beau de.-
C L X X 1 1 K N u ï t. 34ï
mander encore qui étoit à fa porte, per-
sonne ne lui répondit. Il defcend, ouvre , &
demande à mon frère ce qu'il veut. Que vous
me donniez quelque chofe pour l'amour de
dieu , lui dit Bakbac. Vous êtes aveugle 5 ce
me femble? reprit le maître de la maifon?
Hélas oui , repartit mon frère, Tendez la
main , lui dit le maître. Mon frère la lui
préfenta , croyant aller recevoir l'aumône ;
mais le maître la lui prit feulement pour
l'aider à monter jufqu'à fa chambre. Bakbac
s'imagina que c'étoit pour le faire manger
avec lui, comme cela lui arrivoit ailleurs
afTez fouvent. Quand ils furent tous deux
dans la chambre , le maître lui quitta la
main , fe remit à fa place , & lui demanda
de nouveau ce qu'il fouhaitoit. Je vous ai
déjà dit, lui répondit Bakbac 3 que je vous
demandois quelque chofe pour l'amour de
dieu. Bon aveugle, répliqua le maître, tout
ce que je puis faire pour vous, c'eft de fou-
haiter que dieu vous rende la vue. Vous
pouviez bien me dire cela à la porte , reprit
mon frère 5 & in 'épargner la peine de mon-
ter. Et pourquoi , innocent que vous êtes 5
ne répondez-vous pas dès la première fois
lorfque vous frappez , .& qu'on vous de~t
mande qui efl - là ? D'où vient que vous
P v
34^ Les mille et une Nuits,
donnez la peine aux gens de vous aller ou^
vrir quand on vous parle? Que voulez-vous
donc faire de moi , dit mon frère ? Je vous
le répète encore, répondit le maître , je n'ai
rien à vous donner. Aidez-moi donc à âef-
cendre comme vous m'avez aidé à monter*
répliqua Bakbac. L efcalier ell devant vous 9
repartit le maître > defcendez feul fî vous
voulez. Mon frère fe mit à defcendre ; mais
le pied venant à lui manquer au milieu de
Fefcaîier , il fe fit bien du mal aux reins & à
la tête en glirTant jufqu'au bas. Il fe releva
avec affez de peine , & fortit en fe plaignant
ck en murmurant contre le maître de la niai-
fon ? qui ne fit que rire de fa chute.
Comme il fortoit du logis , deux aveugles
de (es camarades qui pafToient , le reconnu-
rent à fa veix. Ils s'arrêtèrent pour lui de-
mander ce qu'il avoit. îî leur conta ce qui
lui étoit arrivé ; & après leur avoir dit que
de toute la journée il n'avoit rien reçu : Je
vous conjure 5 ajouta-t-il ? de m'accompa-
gner jufcjues chez moi, afin que je prenne
devant vous quelque chofe de l'argent que
nous avons tous trois en commun pour m'a-
diet er de quoi fouper. Les deux aveugles y
€ onfentirent , il les mena chez lui.
Il faut remarquer que le maître de la mai-
C L X X îî Ie. Nuit. 347
fon , où mon frère avoit été û maltraité étoît
un voleur , homme naturellement adroit &L
malicieux. Il entendit par fa fenêtre ce que
Bakbac avoit dit à fes camarades ; c'efî. pour-
quoi il defcendit , les fuivit ? & entra avec
eux dans une méchante maifon où logeoit
mon frère. Les aveugles s'étant allis > Bak-
bac dit : Frères , il faut , s'il vous plaît , fer-
mer la porte , & prendre garde s'il n'y a pas
ici quelque étranger avec nous. A ces paro-
les, le voleur fut fort embarraffé ; mais ap-
percevant une corde qui fe trouva par hafard
attachée au plancher > il s'y prit ck fe fou-
tint en l'air > pendant que les" aveugles fer-
mèrent la porte, &c firent le tour de la cham-
bre en tâtant par - tout avec leurs bâtons,
Lorfque cela fut fait, & qu'ils eurent repris
leur place , il quitta la corde ck alla s'aiTeoit
doucement près de mon frère, qui fe croyant
feul avec les aveugles , leur dit : frères , comme
vous m'avez fait dépoiitaire de l'argent que
nous recevons depuis long -temps tous trois 5
je veux vous faire voir que je ne fuis pas in-
digne de la confiance que vous avez en moi*
La dernière fois que nous comptâmes , vous
favez que nous avions dix mille dragmes ? &C
que nous les mîmes en dix facs : je vais vous
montrer que je n'y ai pas touché. En difant
P vj
34$ Les mille et une Nuits.
cela , il mit la main à côté de lui fous dâ
vieilles hardes , tira les facs l'un après l'autre-,
& les donnant à Tes camarades : Les voilà y
pourfuivit •- il , vous pouvez juger par leur
pefanteur qu'ils font encore en leur entier ;
ou bien nous allons les compter fi vous fou-
haiteZoSes camarades lui ayant répondu qu'ils
fe-fioient bien à lui, il ouvrit un des facs &
en tira dix dragmes : les deux autres aveu-
gles en tirèrent chacun autant.
Mon frère remit enfuite les dix facs à leur
place ; après quoi un des aveugles lui dit *
qu'il n'étoit pas befoin qu'il dépensât rien
ce jour-là pour fon fouper y qu'il aVoit afïes
de provisions pour eux, trois par la charité
des bonnes gens.. En même-temps il tira de
fon hiffac du pain, du fromage ck quelques
fruits y mit tout cela fur une table , 6k puis
ils commencèrent à manger. Le voleur, qui
étoit à la droite de mon frère > choiiiiïoiï
ce qu'il y avoit de meilleur >, ck mangeoit
avec eux ; mais quelque précaution qu'il pût
prendre pour ne pas faire de bruit % Bakbac
l'entendit mâcher >. ck s'écria aufli tôt : Nous
fommes perdus ! il y a un étranger avec nou&y
En parlant de la forte y il étendit la main, ck
faiiit le voleur par le bras; il fe jeta fur lui
m criant au voleur & en lui donnant dg
C L X X 1 1 p. Nuit. ft£
grands coups de poing. Les autres aveugles fe
mirent à crier auffi ck à frapper le voleur ^
qui , de Ton coté , fe défendit le mieux qu'il
put. Comme il étoit fort ck vigoureux , ck
qu'il avoit l'avantage de voir où il adrefïbit
fes coups , il en portoit de furieux tantôt à
l'un ck tantôt à l'autre ? quand il pou voit en
avoir la liberté , ck il crioit au voleur encore
plus fort que fes ennemis. Les voifins accou-
rurent bientôt au bruit ? enfoncèrent la porte f
ck eurent bien de la peine à féparer les corn-
battans ; mais enfin en étant venus à bout $
ils leur demandèrent le fujet de leur diffé-
rend. MeiTeigneurs , s'écria mon frère qui
n'avoit pas quitté le voleur > cet homme que
je tiens eft un voleur , qui eft entré ici avec
nous pour nous enlever le peu d'argent que
nous avons. Le voleur, qui avoit fermé les
yeux d'abord qu'il avoit vu paroître les voi~
fins , feignit d'être aveugle y 6k dit alors :
MeiTeigneurs 3 c/eft un menteur ; je vous
jure par le nom de dieu ck par la vie du
calife , que je fuis leur afTocié * ck qu'ils refu-
{ent de me donner ma part légitime. Ils fe
font tous trois mis contre moi , ck je demande
juitice. Les voifïns ne voulurent pas fe mêler
de leur conteftation , ck les menèrent tous
quatre au juge de police.
3?o Les mille et une Nuits.
Quand ils furent devant ce magistrat y !è
voleur , fans attendre qu'on l'interrogeât ,
dit en contrefaifant toujours l'aveugle : Sei-
gneur y puifque vous êtes commis pour adrai-
niftrer la juftice de la part du calife , dont
dieu veuille faire profpérer la puirTance y je
vous déclarerai que nous fommes également
criminels , mes trois camarades ôc moi. Mais
comme nous nous fommes engagés par fer-
ment à ne rien avouer que fous la bafton-
nade, fi vous voulez favoir notre crime y
Vous n'avez qu'à commander qu'on nous la
donne y & qu'on commence par moi. Mon
frère voulut parler , mais on lui impofa filence*
On mit le voleur fous le bâton.
A ces mots , Scheherazade remarquant
qu'il étoit jour 5 interrompit fa narration. Elle
reprit ainii la fuite le lendemain :
C L X X I Ve. NUIT.
ON mit donc le voleur fous le bâton , dit
le barbier , ck il eut la confiance de s en
lailTer donner jufqu'à vingt ou trente coups;
mais faifant femblant de fe laitier vaincre par
îa douleur j il ouvrit un œil premièrement,
,& bientôt après il ouvrit l'autre y en criant
CLXXI Ve. Nuit, j?*
miféricorde, ck en fuppliant le juge de police
de faire cefler les coups. Le juge , voyant que
le voleur le regardoit les yeux ouverts, ètâ
fut fort étonné. Méchant , lui dit -il, que
iîgnifie ce miracle ? Seigneur } répondit le
voleur > je vais vous découvrir un fecret
important , (1 vous voulez me faire grâce ,
§£ me donner , pour gage que vous tiendrez
parole 5 l'anneau que vous avez au doigt *
ck qui vous fert de cachet. Je fuis prêt à vous
révéler tout le myftère.
Le juge fît cefifer les coups de bâton > lui
remit fon anneau 3 ck promit de lui faire
grâce. Sur la foi de cette promeffe ? reprit le
voleur , je vous avouerai y Seigneur , que
mes camarades ck moi nous voyons fort clair
tous quatre. Nous feignons d'être aveugles
pour entrer librement dans les maifons , ck
ck pénétrer jufqu'aux appartemens âes fem-
mes , où nous abufons de leur foiblefle. Je
vous confefTe encore que par cet artifice nous
avons gagné dix mille dragmes en fociété ;
j'en ai demandé aujourd'hui à mes confrères
deux mille cinq cent , qui m'appartiennent
pour ma part y ils me les ont refufées 5 parce
que je leur ai déclaré que je voulois me reti-
rer , ck quYis ont eu peur que je ne les accu-
faffe ; ck fur mes inftances à leur demander
3^2 Les milue et une Nuits.
ma part ? ils fe font jetés fur moi , &t m'ont
maltraité de la manière dont je prends à té-
moins les perfonnes qui nous ont amenés
devant vous. J'attends de votre juftice > fei-
gneur5 que vous me livriez vous-même les
deux mille cinq cent dragmes qui me font
dues. Si vous voulez que mes camarades con-
fèrent la vérité de ce que j avance > faites-
leur donner trois fois autant de coups de
bâtons que j'en ai reçus , vous verrez qu'ils
ouvriront les yeux comme moi.
Mon frère &: les deux autres aveugles vou-
lurent fe juilifier d'une impofture ii horrible;
mais le juge ne daigna pas les écouter. Scélé-
rats , leur dit - il , c'eft donc ainfî que vous
contrefaites les aveugles 5 que vous trompez
îes gens fous prétexte d'exciter leur charité %
àt que vous commettez de fi méchantes ac-
tions ? C'eft une impofture ? s'écria mon
frère; il eft faux qu'aucun de nous voie clair :
nous en prenons dieu à témoin.
Tout ce que put dire mon frère fut inu«
tile ; (es camarades Se lui reçurent chacun
deux cent coups de bâton. Le juge attendoit
toujours qu'ils ouvrhTent les yeux j St attri-
buoit à une grande obftination ce qu'il n'étoit
pas poffibîe qui arrivât. Pendant ce temps-là 3
le voleur difoit aux aveugles ; Pauvres gens
C LXXI Ve. Nuit. 3^5
«jue vous êtes , ouvrez les yeux > ôk n'atten-
dez pas qu'on vous faffe mourir fous le bâton»
Puis s'adreffant au juge de police : Seigneur $
lui dit-il ^ je vois qu'ils poufferont leur malice
jusqu'au bout; & que jamais ils n'ouvriront
les yeux : ils veulent fans doute éviter îa
honte qu'ils auroient de lire leur condamna-
tion dans les regards de ceux qui les verroient.
Il vaut mieux leur faire grâce , & envoyer
quelqu'un avec moi prendre les dix mille
dragmes qu'ils ont cachées,
Le juge n'eut garde d'y manquer ; il fîi
accompagner le voleur par. un de les gens
qui lui apporta les dix facs. Il fit compter deux
mille cinq cent dragmes au voleur, & retint
le refte pour lui. A l'égard de mon frère &
de fes compagnons , il en eut pitié , &: fe
contenta de les bannir. Je n'eus pas plutôt
appris ce qui étoit arrivé à mon frère , que
je courus après lui. Il me raconta fon mal-
heur , & je le ramenai fecrètement dans la
ville. J'aurois bien pu le juftifier auprès du
juge de police , ck faire punir le voleur com-
me il le méritoit ; mais je n'ofai l'entrepren-
dre 5 de peur de m'attirer à moi-même quel-
que mauvaife affaire.
Ce fut ainu* que j'achevai la trifte aventure
<3e mon bon frère l'aveugle. Le calife n'en
354 Les mille et une Nuits.
rit pas moins que de celles qu'il avoit déjà
entendues. Il ordonna de nouveau qu'on me
donnât quelque chofe ; mais fans attendre
qu'on exécutât fon ordre , je commençai
l'hiftoire de mon quatrième frère.
Hiftoin du quatrième Frère du Barbier.
Alcouz étoit le nom de mon quatrième
frère. Il devint borgne à l'occafion que j'aurai
l'honneur de dire à votre majefté. Il étoit
boucher de profeffion ; il avoit un talent par-
ticulier pour élever & drefTer des béliers à
fe battre , & par ce moyen il s'étoit acquis la
connoiffance &C l'amitié des principaux fei-
gneurs y qui fe plaifent à voir ces fortes de
combats 5 & qui ont pour cet effet des bé-
liers chez eux. Il étoit d'ailleurs fort acha-
landé ; il avoit toujours dans fa boutique la
plus belle viande qu'il y eût à la boucherie 3
parce qu'il étoit fort riche ? ck qu'il n'épar-
gnoit rien pour avoir la meilleure.
Un jour qu'il étoit dans fa boutique ^ un
vieillard , qui avoit une longue barbe blan-
che > vint acheter fix livres de viande, lui
donna l'argent , & s'en alla. Mon frère trouva
cet argent fi beau , fi blanc & û bien mon-
noyé y qu'il le mit à part dans lin coffre, dans
CLXXIV«. Nuit, m
un endroit féparé. Le même vieillard ne man-
qua pas durant cinq mois de venir prendre
chaque jour la même quantité de viande, &t
de la payer en pareille monnoie 9 que mon
frère continua de mettre à part.
Au bout des cinq mois , Alcouz voulant
acheter une quantité de moutons 6k les payer
en cette belle monnoie y ouvrit le coffre ;
mais au lieu de la trouver , il fut dans un
étonnement extrême y de ne voir que des
feuilles coupées en rond à la place où il
l'avoit mife. Il fe donna de grands coups à
la tête , en faifant des cris qui attirèrent
bientôt les voiiins y dont la furprife égala la
fienne , lorfqu'ils eurent appris de quoi iî
s'agifîbit. Plût à dieu, s'écria mon frère en
pleurant , que ce traître de vieillard arrivât
préfentement avec fon air hypocrite ! Il n'eut
pas plutôt achevé ces paroles , qu'il le vit
venir de loin; il courut au-devant de lui
avec précipitation ,* ck mettant la main fur
lui : Mufulmans , s'écria-t-il de toute fa force,
à l'aide ; écoutez la friponnerie que ce mé~
chant homme m'a faite. En même temps il
raconta à une arïez grande foule de peuple ,
qui s'étoit afTemblé autour de lui, ce qu'il
avoit déjà conté à fes voiiins. Lorfqu'il eut
achevé , le vieillard 3 fans s'émouvoir , lui
V
$j6 Les mille et une Nuits,
dit froidement : Vous feriez fort bien de me
laifTer aller , $£ de réparer par cette action
l'affront que vous me faites devant tant de
monde, de crainte que je ne vous en fafTe
un plus fangîant dont je ferois fâché. Hé
qu'avez- vous à dire contre moi , lui répliqua
mon frère ? Je fuis un honnête homme dans
ma profeflîon , ck je ne vous crains pas. Vous
voulez donc que je le publie , reprit le vieil-
lard du même ton : Sachez 5 ajouta-t-il , en
s'adrefTant au peuple 5 qu'au lieu de vendre
de la chair de mouton , comme il le doit ,
il vend de la chair humaine. Vous êtes un
împofteur , lui repartit mon frère. Non 5 non,
dit alors le vieillard; à l'heure que je vous
parle ? il y a un homme égorgé ck attaché
au-dehors de votre boutique comme un mou-
ton ; qu'on y aille y ck l'on verra fi je dis la
vérité.
Avant que d'ouvrir le cofîre où étoient les
feuilles , mon frère avoit tué un mouton ce
jour-là j l'avoit accommodé ck expofé hors
de fa boutique , félon fa coutume. Il protefta
que ce que difoit le vieillard étoit faux ; mais
malgré (ts proteftations , la populace crédule
fe biffant prévenir contre un homme accufé
d'un fait fi atroce , voulut en être* éclaircie
fur-le-champ. Elle obligea mon frère à lâcher
C L X X I Ve. N u i t. 357
le vieillard , s'afïura de lui-même j ck courut
en fureur jufqu'à fa boutique , où elle vit
l'homme égorgé & attaché comme l'accufa-
teur l'avoit dit ; car ce vieillard ^ qui étoit
magicien , avoit fafciné les yeux de tout le
monde , comme il les avoit fafcinés à mon
frère pour lui faire prendre pour de bon
argent les feuilles qu'il lui avoit données,
A ce fpectacle? un de ceux qui tenoient
Alcouz lui dit } en lui appliquant un grand
coup de poing : Comment > méchant homme y
cq& donc ainfi que tu nous fais manger delà
chair humaine ? & le vieillard > qui ne l'avoit
pas abandonné , lui en déchargea un autre ,
dont il lui creva un œil. Toutes les perfonnes
même qui purent approcher de lui ne l'é-
pargnèrent pas. On ne fe contenta pas de le
maltraiter, on le conduifit devant le juge de
police , à qui Ton préfenta le prétendu cada-
vre , que Ton avoit détaché & apporté pour
fervir de témoin contre l'accufé. Seigneur ^
lui dit le vieillard magicien ? vous voyez un
homme qui eft allez barbare pour mafTacrer
les gens > &c qui vend leur chair pour de la
viande de mouton. Le public attend que
vous en faniez un châtiment exemplaire. Le
juge de police entendit mon frère avec pa-
tience j mais l'argent changé en feuilles lui
3^8 Les mille et une Nuits.
parut fi peu digne tle foi > qu'il traita mon
frère d'impofteur ; ck s'en rapportant au té-
moignage de fes yeux , il lui fit donner cinq
cent coups de bâton. Enfuite , l'ayant obligé
de lui dire où étoit fon argent , il lui enleva
tout ce qu'il avoit , & le bannit à perpétuité ,
après l'avoir expofé aux yeux de toute la ville
trois jours de fuite , monté fur un chameau.
Mais > fire , dit en cet endroit Schehera-
zade à Schahriar , la clarté du jour que je
vois paroître, m'impofe filence. Elle fe tut,
6c la nuit fuivante> elle continua d'entrete-
nir le fultan des Indes dans ces termes :
C L X X Ve. NUIT.
D I R E , le barbier pourfuivit ainfl l'hiftoire
tl'Alcouz : Je n'étois pas à Bagdad, dit-il,
îorfqu'une aventure (i tragique arriva à mon
-quatrième frère. H fe retira dans un lieu
écarté > où il demeura caché jufqu a ce qu'il
fût guéri des coups de bâton dont il avoit
îe dos meurtri ; car c'étoit fur le dos qu'on
Tavoit frappé. Lorfqu'il fut en état de mar-
cher, il fe rendit la nuit par des chemins
détournés à une ville où il n'étoit connu
«le perionne , & il y prit un logement d'où
C L X X V*. N u i t; w
5! ne fortoit prefque pas. A la fin, ennuyé
de vivre toujours enfermé y il alla le pro-
mener dans un fauxbourg, où il entendit
tout-à-coup un grand bruit de cavaliers qui
venoient derrière lui. Il étoit alors par ha-
fard près de la porte d'une grande maifon ;
ck comme après ce qui lui étoit arrivé , iî
appréhendoit tout , il craignit que ces ca-
valiers ne le fuivhîent pour l'arrêter ; c'efl
pourquoi il ouvrit la porte pour fe cacher ;
ck après l'avoir refermée, il entra dans une
grande cour* où il n'eut pas plutôt paru,
que deux domeftiques vinrent à lui, ck le
prenant au collet : Dieu foit loué , lui di-
rent-ils y de ce que vous venez vous-même
vous livrer à nous. Vous nous avez donné
tant de peine ces trois dernières nuits y que
nous n'en avons pas dormi , ck vous n'avez
épargné notre vie y que parce que nous avons
fu nous garantir de votre mauvais derTein.
Vous pouvez bien pehfer que mon frère
fut fort furpris de ce compliment. Bonnes
gens, leur dit-il? je ne fais ce que vous me
voulez y ck vous me prenez fans doute pour
un autre. Non , non 5 répliquèrent-ils y nous
n'ignorons pas que vous ck vos camarades
vous êtes de francs voleurs. Vous ne vous
contentez pas d'avoir dérobé à notre maître
$6o Les mille et une Nuits.
tout ce qu'il avoit , ck de l'avoir réduit à
îa mendicité , vous en voulez encore à fa
vie. Voyons un peu fi vous n'aviez pas lé
couteau que vous aviez à la main lorfquë
vous nous pourfuiviez hier pendant la nuit.
En difant cela, ils le fouillèrent ck trouvè-
rent qu'il avoit un couteau fur lui. Oh , oh ,
s'écrièrent-ils en le prenant , oferez-vous
«lire encore que vous n'êtes point un vo-
leur ? Hé quoi* leur répondit mon frère,
eft-ce qif on ne peut pas porter un couteau
fans être voleur ? Ecoutez mon hiitoire ,
ajouta-t-iî ; au lieu d'avoir une mauvaife
opinion de moi , vous ferez touchés de mes
malheurs. Bien éloignés de l'écouter , ils fe
Jetèrent fur lui, le foulèrent aux pieds, lui
arrachèrent fon habit '& lui déchirèrent fa
chemife. Alors voyant les cicatrices qu'il
avoit au dos : Ah , chien , dirent-ils en re-
doublant leurs coups , tu veux nous faire
accroire que tu es honnête homme > & ton
dos nous fait voir le contraire. Hélas! s'é-
cria mon frère , il faut que mes péchés foient
bien grands , puifqif après avoir été déjà mal-
traité ii injustement , je le fuis une féconde
fois fans être plus coupable !
Les deux domeftiques ne furent nullement
attendris de fes plaintes j ils le menèrent au
m*
C L X X W. N u i t. 361
jyge de police , qui lui dit : Par quelle har-
diefle es-tu entré chez eux pour les pourfuivre
le couteau à la main ? Seigneur , répondit le
pauvre Alcouz , je fuis l'homme du monde
le plus innocent , ck je fuis perdu fi vous ne
me faites la grâce de m'écouter patiemment :
perfonne n'eft plus digne de compafïion que
moi. Seigneur , interrompit alors un des do*
mefliques > voulez-vous écouter un voleur
qui entre dans les maifons pour piller 6k arTa£
fîner les gens ? Si vous refufez de nous croire »
vous n'avez qu'à regarder fon dos. En par-
lant ainfi , il découvrit le dos de mon frère ,
6k le fit voir au juge, qui, fans autre infor-'
mation , commanda fur-le-champ qu'on lui
■donnât cent coups de nerf de bœuf fur les
épaules , ck enfuite le fit promener par la
ville fur un chameau y ck crier devant lui.
Voilà de quelle manière on châtie ceux qui
entrent par force dans les maifons»
Cette promenade achevée , on le mit hors
de la ville > avec défenfe d'y rentrer jamais.
Quelques perfonnes qui le rencontrèrent
après cette féconde difgrace , m'avertirent
du lieu où il étoit. J'allai l'y trouver , 6k le
ramenai à Bagdad fecrètement> où je l'af»
iiftai de tout mon petit pouvoir.
Le calife Moftanfer Billah, pourfuivit h
Tome FUI, Q
362 Les mille et unr Nuits,
barbier , ne rit pas tant de cette hiftoire que"
des autres. Il eut la bonté de plaindre le
malheureux Alcouz. Il voulut encore me
faire donner quelque chofe & me renvoyer;
mais fans donner le temps d'exécuter fon
ordre y je repris la parole , & lui dis : Mon
fouverain feigneur & maître , vous voyez
bien que je parle peu > & puifque votre ma-
jeilé m'a fait la grâce de m'écouter jufqu'ici 9
qu'elle ait la bonté de vouloir encore enten-
dre les aventures de mes deux autres frères 9
j'efpère qu'elles ne vous divertiront pas
moins que les précédentes. Vous en pourrez
faire faire une hiftoire complette qui ne fera
pas indigne de votre bibliothèque. J'aurai
donc l'honneur de vous dire que mon cin-
quième frère fe nommoit Alnafchar
Mais je m'apperçois qu'il eft jour , dit en cet
endroit Scheherazade. Elle garda le filence 9
&L reprit ainfi fon difcours la nuit fuivante :
CLXXVK Nuit. 363
C L X X Ve. NUI T.
SiRE , le barbier continua de parler dans ces
termes :
Hifloire du cinquième Frère du Barbier.
Alnaschar, tant que vécut notre père*
fut très-parefTeux. Au lieu de travailler pour
gagner fa vie , il n'avoit pas honte de la de-
mander le foir y & de vivre le lendemain de
Ice qu'il avoit reçu. Notre père mourut ac-
icablé de vieillerie, &£ nous laifTa pour tout
bien fept cent dragmes d'argent. Nous par-
tageâmes également, de forte que chacun en
'eut cent pour fa part. Àlnafchar , qui n'avoit
jamais pofTédé tant d'argent à - la - fois , fe
itrouva fort e-mbarraffé fur l'ufage qu'il en
iferoit. Il fe confulta long-temps lui-même
jlà-devTiis, & il fe détermina enfin à les em-
ployer en verres , en bouteilles & autres
pièces de verrerie , qu'il alla chercher chez
un gros marchand. Il mit le tout dans un
panier à jour-? & choifit une fort petite bou*
tique 5 où il s'alîit , le panier devant lui , &
le dos appuyé contre le mur, en attendant
■qu'on vînt acheter de fil marchandife. Dans
Q ij
364 Les mille et une Nuit?.
cette attitude , les yeux attachés fur fon pa-*
nier, il Te mit à rêver , & dans fa rêverie,
il prononça les paroles fuivantes , aïïez haut
pour être entendu d'un tailleur qu'il avoit
pour voifîn : Ce panier, dit-il? me coûte
cent dragmes? ck c'en1 tout ce que j'ai au
monde. J'en ferai bien deux cent dragmes
en le vendant en détail , ck de ces deux cent
dragmes que j'emploierai encore en verrerie 9
j'en ferai quatre cent. Continuant ainfî? j'a-
mafTerai par la fuite du temps quatre mille
dragmes? j'irai aifément jufqu'à huit mille.
Quand j'en aurai dix mille ? je laifTerai auffi-
tôt la verrerie pour me faire jouaillier. Je
ferai commerce de diamans, de perles ck
de toutes fortes de pierreries. Poffédant alors
des richeiïes à fouhait , j'achetterai une belle
maifon ? de grandes tert es , des efclaves ,
des eunuques , des chevaux ; je ferai bonne
chère ck du bruit dans le monde. Je ferai
venir chez moi tout ce qui fe trouvera dans
la ville de joueurs d'inftrumens , de danieurs
ck de danfeufes. Je n'en demeurerai pas-là,
ck j'amafTerai, s'il plaît à dieu , jufqu'à cent
mille dragmes. Lorfque je me verrai riche
cîe cent mille dragmes ? jem'enMmerai autant
qu'un prince , ck j'enverrai demander en
mariage la fille du grand - vifîr 9 en faifant
C L X X VK N V i t. 3<S«j
repréfenter à ce minifire que j'aurai entendu
dire des merveilles de la beauté, de la fa-
geffe , de l'efprit & de toutes les autres
-qualités de fa fille ; & enfin que je lui don-
nerai mille pièces d'or pour la première nuit
de nos noces. Si le vifir étoit aviez mal-hon-
nête pour me refufer fa fille? ce qui ne fau-
roit arriver? j'irois l'enlever à fa barbe, Se
je l'amènerois malgré lui chez moi.
D'abord que j'aurai époufé la fille du grand-
vifir , je lui achetterai dix eunuques noirs y
des plus jeunes & des mieux faits. Je m'ha-
billerai comme un prince ; & monté fur un.
beau cheval qui aura une felle de fin or \
avec une houife d'étoffe d'or relevée de
diamans & de perles, je marcherai par la
ville, accompagné d'efclaves devant & der-
rière moi , & me rendrai à l'hôtel du vifir
aux yeux des grands &c des petits ? qui me
feront de profondes révérences. En descen-
dant chez le vifir r au pied de fon efcalier?
je monterai au milieu de mes gens rangés
en deux files à droite &c à gauche; & le
grand -vifir? en me recevant comme fon
gendre , me cédera fa place , & fe mettra au-
défions de moi pour me faire plus d'honneur»
Si cela arrive , comme je l'efpère , deux de
mes gens auront chacun une bourfe de mille
Qiij
$66 Les mille et une Nuits».
pièces d'or que je leur aurai fait apporter*
J'en prendrai une , 6k la lui préfentant :
Voilà, lui dirai- je, les mille pièces d'or que
i'ai promifes pour la première nuit de mon-
mariage ; 6k lui offrant l'autre : Tenez , ajou»
terai-je , je vous en donne encore autant ,
pour vous marquer que je fuis homme de
parole , 6k que je donne plus que je ne pro-
mets. Après une action comme celle-là , or*
ne parlera dans le monde que de ma gêné-
roiité.
Je reviendrai chez moi avec la même
pompe. Ma femme m'enverra complimenter
de fa part par quelque officier fur la vifite
que j'aurai faite au vifir fon père ; j'hono-
rerai l'officier d'une belle robe^ 6k le ren-
verrai avec un riche préTent. Si elle s'avife
de m'en envoyer un5 je ne l'accepterai pas>
6k je congédierai le porteur. Je ne permet-
trai pas qu'elle forte de fon appartement pour
quelque chofe que ce foit , que je n'en fok
averti ; 6k quand je voudrai bien y entrer,
ce fera d\me manière qui lui imprimera du
refpeéî. pour moi. Enfin? il n'y aura pas de
maifon mieux réglée que la mienne. Je ferai
toujours habillé richement. Lorfque je me
retirerai avec elle le foir , je ferai afïis à
la place d'honneur, où j'affecterai un air
C L XX VIe. Nuit. 367
grave , fans tourner la tête à droite ou à
gauche. Je parlerai peu; ck pendant que ma
•femme? belle comme la pleine lune., demeu-
rera debout devant moi avec tous fes atours 5
je ne ferai pas femblant de la voir. Ses fem-
mes, qui feront autour d'elle 5 me diront1:
Notre cher feigneur & maître, voilà votre
époufe y votre humble fer van te devant vous:
elle attend que vous la careflîez, ek elle eft
bien mortifiée de ce que vous ne daignez pas
feulement la regarder , elle èft fatiguée d'être
fi long-temps debout ; dites-lui au moins»-de
s'afTeoir. Je ne repondrai rien. à ce difcours,
ce qui! augmentera leur furprife 6k leur dou-
leur. Elles fe jetteront à mes pieds y ck après
qu'elles y auront demeuré un temps consi-
dérable à me fupplier de me lahTer fléchir 5
je lèverai enfin la tête ck jetterai fur elle un
regard diftrait, puis, je me remettrai dans
la même attitude. Dans la penfée qu'elles
auront que ma femme ne fera pas aiTez bien
ni affez proprement habillée, elles la mène-
ront dans fon cabinet pour lui faire chan-
ger d'habit ; 6k moi cependant je me lèverai
de mon côté, ck prendrai un habit plus ma-
gnifique que celui d'auparavant. Elles revien-
dront une féconde fois à la charge ; elles
me tiendront le même difcours, ck je me
Qiv
'3 6® Les mille et une Nuits,
donnerai le plaifîr de ne pas regarder rrm
femme qu'après m'ëtre laiiïe prier ck folli^
citer avec autant d'inftances ek aufïi long"
temps que la première fois. Je commencerai
dès le premier jour de mes noces à lui
apprendre de quelle manière je prétends en
iufer avec elle le relie de fa vie.
La fultane Scheherazade fe tut à ces paro^
ïes , à caufe du jour qu'elle vit paroitre. Elle
reprit la fuite de fon difcours le lendemain*
& dit au fultan dss Indes :
C L X X V î Ie. NUIT.
OIRE, le barbier babillard pourfuivît ainU
.l'hifloire de fon cinquième frère : Après les
cérémonies de nos noces > continua Alna-
ichar y je prendrai de la main d'un de mes
gens, qui fera près de moi? une bourfe de
cinq cent pièces d'or, que je donnerai aux
coërTeufes , afin qu'elles me laiffent feulavec
mon époufe. Quand elles fe feront retirées y
ma femme fe couchera la première. Je me
coucherai enfuite auprès d'elle, le dos tourné
de fon côté y ck je parlerai la nuit fans lui
dire un feul mot. Le lendemain y elle, ne man-
quera pas de fe plaindre de mes mépris ck de
CL XXV IIe. N u i t. 369
mon orgueil à fa mère > femme du grand-
viiir, ck j'en aurai la joie au cœur. Sa mère
viendra me trouver 5 me baifera les mains
avecrefpecl:, ck me dira : Seigneur, car elle
n'ofera m'appeler fon gendre, de peur de
me déplaire en me parlant fi familièrement ,
je vous fupplie de ne pas dédaigner de re-
garder ma fille , ck de vous approcher d'elle:
je vous aiTure qu'elle ne cherche qu'à vous
claire ? ck qu'elle vous aime de toute fon
ame. Mais ma belle-mère aura beau parler ,
je ne lui répondrai pas une fyllabe , ck je
demeurerai ferme dans ma gravité. Alors elle
fe jettera à mes pieds $ me les baifera plu-
fieurs fois, ck me dira : Seigneur, feroit-il
pciiible que vous foupçonnaiîiez la fageile
de ma fille ? Je vous allure que je l'ai tou-
jours eue devant les yeux , ck que vous êtes
le premier homme qui l'ait jamais vue en
face. Celiez de lui caufer une fi grande mor-
tification y faites-lui la grâce de la regarder ,
de lui parler 5 ck de la fortifier dans la bonne
intention qu'elle a de vous fatisfaire en toute
chofe. Tout cela ne me touchera point ; ce
que voyant ma belle-mère y elle prendra un
verre de vin, ck le mettant à la main de fa
fille mon époufe : Allez ,' lui dira - t - elle ,
préfentez-lui vous-même ce verre de vin ^
Qv
370, Les mille etçne Nuits.
il n'aura peut-être pas la cruauté de le refir-
fer d'une fi belle main. Ma femme viendra
avec le verre , demeurera debout , ck toute
tremblante devant moi. Lorfqu'elle verra que
je ne' tournerai point la vue de Ton côté> &
que je perfifterai à la dédaigner, elle me dira
les larmes aux yeux : Mon cœur, ma chère
ame> mon aimable feigneur, je vous con-
jure par les faveurs dont le ciel vous com-
ble, de me faire la grâce de recevoir ce-
verre de vin de la main de votre très-hum-
ble fervante. Je me garderai bien de la re-
garder encore , ck de lui répondre. Mon
charmant époux 5 continuera- 1- elle en re-
doublant fes pleurs ck en m'approcliant le
verre de la bouche > je ne céderai pas que
je n'aye obtenu que vous buviez. Alors j
fatigué de fes prières , je lui lancerai un re-.
gard terrible , ck lui donnerai un bon fouffiet
fur la joue, en la repourTant^du pied fi vigou-
reufement , quelle ira tomber bien loin au-
delà du fopha.
Mon frère étoit tellement abforbé dans,
fes vidons chimériques > qu'il repréfenta l'ac-
tion avec fon pied, comme fi elle eût été
réelle , ck par malheur il en frappa fi rude--
ment fon panier plein de verrerie, qu'il le.
jeta du haut de fa boutique dans la rue, da
CL XX VIIe. Nui t. -§ 371
manière que toute la verrerie fut brifée en
mille morceaux.
Le tailleur 5 ion voifin , qui avoit ouï l'ex-
travagance de Ton difcours > fit un grand éclat
de rire iorfqu'il vit tomber le panier. Oh^
que tu es un indigne homme , dît-il à mon
frère ! ne devrois-tu pas mourir de honte de
maltraiter ainfi une jeune époufe qui ne t'a
donné aucun fujet de te plaindre d'elle ? Il
faut que tu fois bien brutal pour méprifer les
pleurs & les charmes d'une fi aimable per-
sonne. Si j'étois à la place du grand - vifir
ton beau - père , je te ferois donner cent
coups de nerf de bœuf, &c te fer ois prome-
ner par la ville avec l'éloge que tu mérites. ,
Mon frère , à cet accident fi funefte pour
lui , rentra en lui - même •> & voyant que
c'étoit par fon orgueil infapportable qu'il lui
étoit arrivé , il fe frappa le vifage , déchira
fes habits 5 & fe mit à pleurer , en pouffant
à.es cris qui firent bientôt affembler les voi-
sins 5 & arrêter les pafTans qui alloient à la
prière du midi. Comme c'étoit un vendredi ?
il y alloit plus de monde que les autres jours.
Les uns eurent pitié d'Aînafchar , & les au-
tres ne firent que rire de fon extravagance.
Cependant la vanité qu'il s'étoit mife en
tête s'étoit diflipée avec fon bien ; & il
37^ Les mille et une Nuits.
pleur oit encore fou fort fort amèrement?
îorfqu'une dame de considération , montée
fur une mule richement caparaçonnée ? vint
à palier par-là. L'état où elle vit mon frère
excita fa compaffion ; elle demanda qui il
ëtoit , & ce qu'il avoit à pleurer. On lui dit
feulement que c'étoit un pauvre homme >qui
avoit employé le peu d'argent qu'il poiTédoit-
a l'achat d'un panier de verrerie ; que ce pa-
nier étoit tombé, & que toute la verrerie
s'étoit cariée. Auffitôt la dame fe tourna du
côté d'un eunuque qui l'accompagnoit. Don-
nez-lui 3 dit- elle ^ ce que vous avez fur vous.
L'eunuque obék, ck mit entre les mains de
mon frère une bourfe de cinq cent pièces,
il'or. Alnafchar penfa mourir de.joie en la
recevant. Il donna mille bénédictions à la
dame , & après avoir fermé fa boutique , où,
fa préfence n'étoit plus néceilaire, il s'en
alla chez lui..
Il faifoit de profondes réflexions fur le-
grand bonheur qui venoit de lui arriver 9
îorfqu'il entendit- frapper à fa porte. Avant
que d'ouvrir , il demanda qui fi appoit ; &5
ayant reconnu à la voix que c'étoit une
femme > il ouvrit. Mon fils , lui dit-elle , j'ai
une grâce à vous demander ; voilà le temps
«le la prière, ie voudrais, bien me laver pouf
CLXXVIK N u i t; 373
être en état de la faire. LahTez-moi , s'il vous
plaît? entrer chez vous, & me donnez un
vafe d'eau. Mon frère envifagea cette femme ,
ôt vit que c'étoit une perfonne déjà fort
avancée en âge. Quoiqu'il ne la connût point,
il ne laifla pas de «lui accorder ce qu'elle de-
mandoit. Il lui donna un vafe plein d'eau,
en fuite il reprit fa place ; & toujours occupé
de fa dernière aventure , il mit fon or dans
une efpèce de bourfe longue ck étroite y
propre à porter à fa ceinture. La vieille >
pendant ce temps-là } fit fa prière ; & lors-
qu'elle eut achevé , elle vint trouver mon
frère y fe profterna deux fois en frappant la
terre de fon front, comme fi elfe eut voulu
prier dieu ; puis s'étant relevée , elle lui fou-
haita toute forte de biens.
L'aurore, dont la clarté comrnençoit à
paroître , obligea Scheherazade à s'arrêter en
cet endroit. La nuit fuivante? elle reprit ainfi
fon difcours, en faifant toujours parler Je
fearbier :
'374 '"Les mille et une Nuits.
C L X X V 1 1 Ie. NUIT.
.LA vieille fouhaita donc toute forte de
biens à mon frère 5 8c le remercia de (on
honnêteté. Comme elle étoit habillée arTez
pauvrement 5 &: qu'elle s'humilioit fort de-
vant lui? il crut qu'elle lui demandoit l'au-
mône 5 & il lui préfenta deux pièces d'or.
La vieille fe retira en arrière avec furprife9*
comme fi mon frère lui eut fait une injure.
Grand dieu , lui dit-elle , que veut dire ceci?
Seroit-il pofîible , feigneur, que vous me
priiîiez pour une de ces miférables qui font
profefîion d'entrer hardiment chez les gens
pour demander l'aumône ? Reprenez votre
argent, je n'en ai pas befoin, dieu merci;
j'appartiens à une jeune dame de cette ville ,
qui eft pourvue d'une beauté charmante 5 &
qui eft avec cela très-riche ; elle ne me lahTe
manquer de rien.
Mon frère ne fut pas affez fin pour s'ap-
percevoir de l'adrefïe de la vieille , qui n'a-
voit refufé les deux pièces d'or que pour en
attraper davantage. Il lui demanda fi elle ne
pourroit pas lui procurer l'honneur de voir
cette dame. Très - volontiers •> lui repondit-
CLXXVIIÏ*. Nu i t. 37f
elle, elle fera bien-aife de vous é pou fer, ck
de vous mettre en poiTefîion de tous Tes biens
en vous faifant maître de fa perfonne : pre- *
nez votre argent ck fuivez-moi. Ravi d'avoir
trouvé une groffe fomme d'argent > ck pre£»
qu'auflïtôt une femme belle ck riche , il fer-
ma les yeux à toute autre confidératiom lî
prit les cinq cent pièces d'or^ ck fe laiffa
conduire par la vieille.
Elle marcha devant lui , ck il l'a fuivit de
loin jufqu'à la porte d'une grande maifont
où elle frappa. Il la rejoignit dans le temps
qu'une jeune efclave grecque ouvroit. La
vieille le fît entrer le premier , ck parler au*
travers d'une cour bien pavée , ck l'intro-
duiiît dans une falle, dont l'ameublement le
confirma dans la bonne opinion qu'on lui
avoit fait concevoir de la maitrefle de la
-maifon. Pendant que la vieille alla avertir
la jeune dame5 il s'affit ; ck comme il avoit
chaud ? il ôta fon turban ck le mit près de
lui. Il vit bientôt entrer la jeune dame , qui le
furprit bien plus par fa beauté que par la
richefTe de fon habillementa II fe leva dès
qu'il Papperçut. La dame le pria d'un air
gracieux de reprendre fa place , en s'afleyant
près de lui. Elle lui marqua bien de la joie
de le voir j ck après lui avoir dit quelques
'3t6 Les mille et une Nuits.
douceurs : nous ne fommes pas ici allez com-
modément 5 aiouta-t elle , venez , donnez-
moi la main. A ces mots, elle lui préfenta
la fienne ? ck le mena dans une chambre
écartée , où elle s'entretint encore quelque
temps avec lui ; puis elle le quitta, en lui
difant : Demeurez , je fuis à vous dans un
moment. Il attendit; mais au lieu de la dame?
un grand efclave arriva, le fabre à la main,
& regardant mon frère d'un œil terrible :
Que fais-tu ici , lui dit- il fièrement. Aîna-
fchar, à cet afpecl: , fut tellement farfï de
frayeur , qu'il n'eut pas la force de répon-
dre. L'efclave le dépouilla, lui enleva l'or
qu'il portoit, 6c lui déchargea plulîeurs coups
de fabre dans les chairs feulement. Le mal-
heureux en tomba par terre , où il reila fans
mouvement , quoiqu'il eût encore l'ufage
des fens. Le noir le croyant mort, demanda
du fel ; l'efclave grecque en apporta plein
un grand baffin. Ils en frottèrent les plaies
de mon frère , qui eut la préfence d'efprit 9
malgré la douleur cuifante qu'il foufTroit 9
de ne donner aucun figne de vie. Le noir
£k l'efclave grecque s'étant retirés 5 la vieille
qui avoit fait tomber mon frère dans le piège,
vint le prendre par les pieds, & le traîna tuf-
gua une trappe, qu'elle ouvrit. Elle le jeta
CLXXVÎÎK Nuit. 377
dedans , & il fe trouva dans un lieu fouter-
rain avec plufieurs corps de gens qui avoient
été avTafîinés. Il s'en apperçut dès qu'il fut
revenu à lui ; car la violence de fa chute lui
avoir ôté le fentirnent. Le Tel dont fes plaies
avoient été frottées, lui conferva la vie. Il
reprit peu-à-peu allez de force pour fe foi**
tenir; & au bout de deux jours 5 ayant ou-
vert la trappe durant la nuit , ck remarqué
dans la cour un endroit propre à fe cacher 3
il y demeura jufqu'à la pointe du jour. Alors
il vit paroître la déteftable vieille, qui ou-
vrit la porte de la rue , ck partit pour aller
chercher une autre proie. Ami qu'elle ne le
vît pas 5 il ne fortit de ce coupe-gorge que
quelques momens après elle , & il vint fe
réfugier chez moi , où il m'apprit toutes les
aventures qui lui étoient arrivées en n* peu
de temps.
Au bout d'un mois , il fut parfaitement
guéri de fes blerTures 5 par les remèdes fou-
verains que je lui fis prendre. Il réfolut de
fe venger de la vieille qui l'avoit trompé
û cruellement. Pour cet erret, il fit une
bourfe allez grande pour contenir cinq cent
pièces d'or, & au lieu d'or, il la remplit
de morceaux de verre.
Scheherazade , en achevant ces derniers
.37$ Les mille et une Nuits.
mots , s'apperçut qu'il etoit jour. Elle n'en
dit pas davantage celte nuit ; mais le len-
demain ) elle pourfuivit de cette forte friif-
toire d'Alnafchar :
C L X X I Xe. NUIT:
.
JVlON frère -, continua le barbier , attacha
le fac de verre autour de lui avec fa cein-
ture , fe déguifa en vieille , & prit un fabre ,
qu'il cacha fous fa robe. Un matin il ren-
contra la vieille qui fe promenoit déjà par
la viîîe , en cherchant l'occafion de jouer
un mauvais tour à quelqu'un. Il l'aborda ,
& contrcfaifant la voix d'une femme :
Nauriez-vous pas , lui dit-il ^ un trébuchet
à me prêter ? Je fuis une femme de Perfe
nouvellement arrivée. J'ai apporté de mon
pays cinq cent pièces d'or. Je voudrois bien
voir il elles font de poids. Bonne femme 9
lui répondit Ja vieille , vous ne pouviez
mieux vous adrelTerqu'à moi. Venez, vous
n'avez qu'à me fuivre, je vous mènerai
chez mon fils qui eft changeur y il fe fera
un plaifïr de vous les pefer lui-même pour
vous en épargner la peine. Ne perdons pas
de temps, afin de le trouver avant qu'il
- C L X X I X«. N u i t. 379
aille à fa boutique. Mon frère la fuivit jus-
qu'à la maifon où elle l'avoit introduit la
première fois, ck la porte fut ouverte par
l'efclave grecque.
La vieille mena mon frère dans la-falle,
où elle lui dit d'attendre un moment 9
qu'elle alloit faire venir fon fils. Le pré-
tendu fils parut fous la forme du vilain
efclave noir : Maudite vieille , dit-il à mon
frère > lève-toi ck me fuis. En difant ces
mots , il marcha devant pour Je mener au
lieu où il vouloit le mafTacrer. Alnafchar
fe leva, le fuivit, ck tirant fon fabre.de
dedbus fa robe > il le lui déchargea fur le
cou par derrière fi adroitement 5 qu'il lui
abattit la tête. Il la prit auflitôt d'une main y
ck de l'autre il traîna le cadavre jufqu'au
lieu fouterrain , où il le jeta avec la tête.
L'efclave grecque, accoutumée à ce manège^
fe fit bientôt voir avec le bafîin plein de
fel ; mais quand elle vit Alnafchar le fabre
à la main , ck qui avoit quitté le voile dont
il s'étoit couvert le vifage , elle laifla tom-
ber le baffin jk s'enfuit; mais mon frère
courant plus fort qu'elle, la joignit y ck lui
fit voler la têtQ de deffus les épaules. La
méchante vieille accourut au bruit , ck il fe
fallu d'elle avant qu'elle eut le temps de
3S0 LëS Mule et une Nuits.
lui échapper. Perfide ? s'écria-t-il , me re-
connois-ru ? Hélas, feigneur^ répondit-elle
en tremblant ^ qui êtes - vous ? Je ne me
fouviens pas de vous avoir jamais vu. Je
fuis , dit-il y celui chez qui tu entras l'autre
jour pour te laver & faire ta prière d'hy-
pocrite : t'en fouvient-il ? Alors elle fe mit
à genoux pour lui demander pardon , mais
il la coupa en quatre pièces.
Il ne reftoit plus que la dame > qui ne fa-
voit rien de ce qui venoit de fe palier chez
elle. Il la chercha , & la trouva dans une
chambre^ où elle penfa s'évanouir quand
elle le vit paroître. Elle lui demanda la
vie , 6k il eut la générofité de la lui accor-
der. Madame? lui dit-il, comment pouvez-
vous être avec des gens aufïi méchans que
ceux dont je viens de me venger fi juge-
ment ? J'étois y lui répondit-elle > la femme
d'un honnête marchand 5 & la maudite vieille,
dont je ne connoiffois pas la méchanceté >
me venoit voir quelquefois. Madame > me
dit-elle un jour , nous avons de belles noces
chez nous ; vous y prendriez beaucoup de
plaifir , fi vous vouliez nous faire l'honneur
de vous y trouver. Je me biffai perfuader.
Je pris mon plus bel habit avec une bourfe
de cent pièces d'or : je la fuivis ; elle me
C L X X î X«. Nuit. $t
mena dans cette maifon, où je trouvai ce
noir qui me retint par force ; &c il y a
trois ans que j'y fuis avec bien de la dou-
leur. De la manière dont ce déteftable noir
fe gouvernoit , reprit mon frère , il faut
qu'il ait amafTé bien des richefTes. Il y en a
tant , repartit- elle , que vous ferez riche à
jamais* fi vous pouvez les emporter : fui-
vez-moi & vous les verrez. Elle conduisît
Alnafchar dans une chambre 5 où elle lui fit
voir effectivement plufieurs coffres pleins
d'or5 qu'il confidéra avec une admiration
dont il ne pouvoit revenir. Allez , dit-elle;
6c amenez affez de monde pour emporter
tout cela. Mon frère ne fe le fit pas dire
deux fois ; il fortit , & ne. fut dehors qu'au-
tant de temps qu'il lui en fallut pour af-
fembler dix hommes. Il les emmena avec
lui ; ck en arrivant à la maifon , il fut fort
étonné de trouver la porte ouverte: mais
il le fut bien davantage , lorfqu'étant entré
dans la chambre où il avoit vu les coffres ,
il n'en trouva pas un feul. La dame* plus
rufée & plus diligente que lui * les avoit fait
enlever & avoit difparu elle - même. Au
défaut dçs coffres * ck pour ne s'en pas re-
tourner les mains vides , il fit emporter tout
ce qu'il put trouver de meubles dans les
5$fi Les mille et une Nuits.
chambres 6k dans les garde-meubles , où il y
enavoit beaucoup plus qu'il ne lui en falloit
pour le dédommager des cinq cent pièces
d'or qui lui avoient été volées. Mais en
fortant de la maifon, il oublia de fermer
îa porte. Les voifins , qui avoient reconnu
mon frère 6k vu les porteurs aller 6k venir?
coururent avertir le juge de police de ce
déménagement qui leur avoit paru fufpecl:,
Alnafchar palTa la nuit aviez tranquillement ;
mais le lendemain matin , comme il fortoit
du logis 5 il rencontra à fa porte vingt hom-
mes des gens du juge de police, qui fe fai-
firent de lui. Venez avec nous , lui dirent-
ils , notre maître veut parler à vous. Mon
frère les pria de fe donner un moment de
patience , 6k leur offrit une fomme d'argent
pour qu'ils le laiiTaffent échapper ; mais au
lieu de l'écouter , ils le lièrent 6k le forcè-
rent de marcher" avec eux. Ils rencontrèrent
dans une rue un ancien ami de mon frère y
qui les arrêta, ck s'informa d'eux pour quelle
raifon ils Temmenoient : il leur prôpofa
même une fomme coftfidérable pour le
lâcher , ck rapporter au juge de police qu'ils
ne l'avoient pas trouvé ; mais il ne put
rien obtenir d'eux , 6k ils menèrent Alnaf-
char au juge de police*
CLXX.Xc Suit, ^f
Scheherazade cefïa de parler en cet en-
droit , parce qu'elle remarqua qu'il étoit.
jour. La nuit fuivante elle reprit le ni de
fa narration > & dit au fultan des Indes :
a ' ■ ya'
CLXXXe, NUIT.
oire , quand les gardes , pourfuivit le bar-
bier , eurent conduit mon frère devant le
juge de police , ce magiflrat lui dit : Je vous
demande où vous avez pris tous les meubles
que vous fîtes porter hier chez vous ? SeiA
gneur , répondit Alnafchar , je fuis prêt à
vous dire la vérité; mais permettez- moi
auparavant d'avoir recours à votre clémence,
& de vous fupplier de me donner votre
parole qu'il ne me fera rien fait. Je vous
la donne, répliqua le juge. Alors mon frère
lui raconta fans déguifement tout ce qui lui
étoit arrivé., & tout ce qu'il avoit fait de-
puis que la vieille étoit venue faire fa prière
chez lui ? jufqu'à ce qu'il ne trouva plus là
jeune dame dans la chambre où il l'avoit
lairTée après avoir tué le noir > l'efclave grec-
que & la vieille. A l'égard de ce qu'il avoit
fait emporter chez lui 5 il fupplia le juge dfc
lui en laiffer au moins une partie pour le
3$4 Les mille et une Nuits.
récompenfer des cinq cent pièces d'or qu'oa
lui avoit volées.
Le juge, fans rien promettre à mon frère 9
envoya chez lui quelques-uns de fes gens
pour enlever tout ce qu'il y avoit ; & lorf-
qu'on lui eut rapporté qu'il n'y refloit plus
rien , ck que tout avoit été mis dans Ton
garde-meuble , il commanda aulïitôt à mon
frère de fortir de la ville 3 & de n'y revenir
de fa . vie , parce qu'il craignoit que s'il y
demeuroit , il n'allât fe plaindre de fon injus-
tice au calife. Cependant Alnafchar obéit
à Tordre fans murmurer, & fortit de la ville
pour fe réfugier dans une autre. En chemin
il rut rencontré par des voleurs qui le dépouil-
lèrent , & le mirent nud comme la main. Je
n'eus pas plutôt appris cette fâcheufe nou-
velle , que je pris un habit 6k: allai le trouver
où il étoit. Après l'avoir confolé le mieux
qu'il me fut poflible , je le ramenai ck le fis
entrer fecrètement dans la ville , où j'en eus
autant de foin que de fes autres frères.
Hifloirc du Jixième Frère du Barbhr*
Il ne me refte plus à vous raconter que
ï'hiftoire de mon rmème frère, appelé Scha-
cabac aux lèvres fendues, 11 avoit eu d'abord
l'induit-rie
CL XX Xe. N u î t. j8<j
l'indu fine de bien faire valoir les cent drag-
ines d'argent qu'il avoit eues en partage , de
même que fes. autres frères; de forte qu'il
s^étoit vu fort à fon aife ; mais un revers de
fortune le réduifit à la néceffité de demander
fa vie. Il s'en acquittoit avec adreffe ? & il
. s'étudioit furtout à ie procurer l'entrée des
* grandes maifons par Tentremife des offi-
ciers '& des domeltiques , pour avoir un libre
accès auprès des maîtres , 6k s'attirer leur
"Compafîîon.
Un jour qu'il pafToit devant un hôtel ma-
gnifique > dont la porte élevée laiïïoit voir
une cour três-fpacieufe, où il y avoit une
foule de domefKques, il s'approcha de l'un
d'entr'eux^ & lui demanda à qui appartenoit
, cet hôtel. Bon-homme 5 lui répondit îe ào~
jneflique 9 d'où venez- vous pour me faire
cette demande ? Tout ce que vous voyez
ne vous fait-il pas connoître que c'eft l'hôtel
d'un ( î ) Barmecide ? Mon frère , à qui la
générofité & la libéralité des Barmecides
étoient connues , s'adreffa aux portiers 5 car il
y en avoit plus d'un , & les pria de lui donner
( î ) Les Barmecides , comme on l'a déjà dit ailleurs,
■étoient une noble famille 4e Perfe , qui s'étoit établie k
Bagdad.
Tome riiï, R
386 Les mille et une Nuits;
l'aumône. Entrez? lui dirent-ils, perfonné
ne vous en empêche , ck adrefifez-vous vous-
même au maître de la maifon , il vous ren-,
verra content.
Mon frère ne s'attendoit pas à tant d'hon~
nêteté ; il en remercia les portiers , ck entra
avec leur permiffion dans l'hôtel , qui étoit
ii varie , qu'il mit beaucoup de temps à gagner
l'appartement du Barmecide. Il pénétra enfin
jufqu'à un grand bâtiment en quarré , d'une
très-belle architecture, ck entra par un vefti-
bule , qui lui fit découvrir un jardin des plus
propres? avec des allées de cailloux de diffé-
rentes couleurs , qui ré jouifïbient la vue. Les
appartemens d'en-bas ? qui régnoient à l'en-,
tour ? étoient prefque tous à jour. Ils fe fer-
moient avec de grands rideaux pour garantir
du foleil , ck on les ouvroit pour prendre le
frais quand la chaleur étoit pafïee.
Un lieu fi agréable auroit caufé de l'ad-
miration à mon frère , s'il eut eu l'efprit plus
content qu'il ne l'avoit. Il avança? ck entra
dans une falle richement meublée 6k ornée
de peintures à feuillages d'or ck d'azur , où
il apperçut un homme vénérable avec une
longue barbe blanche , affis fur un fopha à
la place d'honneur ? ce qui lui fit juger qu<
c'étoit le maître' de la maifon. En effet ? c'éj
€ L X X X*. Nuit. jSf
toit le feigneur Barmecide lui-même > qui lui
dit d'une manière obligeante , qu'il étoit le
bien-venu , & lui demanda ce qu'il fouhai-
toit. Seigneur , lui répondit mon frère d'un
air à lui faire pitié , je fuis un pauvre homme
qui ai befoin de Fafliftance des perfonnes
puifïantes & généreufes comme vous. Il ne
pouvoit mieux s adreffer qu'à ce feigneur >
qui étoit recommandable par mille belles
qualités.
Le Barmecide parut étonné de la réponfe
de mon frère ; &: portant (es deux mains à
fon eftomac , comme pour déchirer fon habit
en ligne de douleur : EûVil poffible > s'écria-
î-il , que je fois à Bagdad , & qu'un homme
tel que vous foit dans la nécefîité que vous
dites ? Voilà ce que je ne puis fouffrir. A
ces démonftrations 3 mon frère 5 prévenu
qu'il alloit lui donner une marque Singulière
de fa libéralité , lui donna mille bénédictions?
■& lui fouhaita toute forte de biens. Il ne fera
pas dit ? reprit le Barmecide , que je vous
abandonne > & je ne prétends pas non plus
taie vous m'abandonniez. Seigneur 5 répliqua
mon frère , je vous jure que je n'ai rien
mangé d'aujourd'hui. Efl-il bien vrai > repar-
tit le Barmecide > que vous foyez à jeun à
l'heure qu'il eft ? Hélas le pauvre homme î
Rîj
3?§ Les mille et une Nuits»
il meurt de faim ! Holà l garçon , ajouta-t-iî
en élevant îa voix 5 qu'on apporte vite le
baflin & l'eau ? que nous nous lavions les
mains. Quoiqu'aucun garçon ne parût y Se
que mon frère ne vît ni baiîin ni eau 5 le
Barmecide néanmoins ne lairTa pas de fe
frotter les mains comme fi quelqu'un eût
verfé de l'eau defïus ; & en faifant cela* il ■'
difoit à mon frère : Approchez donc , lavez-
vous avec moi. Schacabac jugea bien par-là
que le feigneur Barmecide aimoit à rire ; &C
comme il entendoit lui-même la raillerie, &
qu'il n'ignoroït pas la cômplaifance que les
pauvres doivent avoir pour les riches, s'ils
en veulent tirer bon parti , il s'approcha ck
fit comme lui.
Allons , dit alors le Barmecide ? qu'on ap-
porte à manger, ck qu'on ne nous fafïe point
attendre. En achevant ces paroles, quoiqu'on
n'eût rien apporté , il commença de faire
comme s'il eût pris quelque chofe dans un
plat , de porter à fa bouche & de mâcher à
vide > en difant à mon frère : Mangez, mon
hôte , je vous en prie , agiriez aufîî librement
que fi vous étiez chez vous : mangez donc;
pour un homme affamé , il me fembîe que
vous faites la petite bouche. Pardonnez-*
moi , feigneur y lui répondit Schacabac ea
C L X X X Ie. N ui t. 3§9
imitant parfaitement fes gefles , vous voyez
que je ne perds pas de temps , & que je fais
allez bien mon devoir. Que dites-vous de ce
pain , reprit le Barmecide , ne le trouvez-
vous pas excellent ? Ah , feigneur , repartit
mon frère, qui ne voyoit pas plus de pain
que de viande , jamais je n'en ai mangé de
il blanc ni de fi délicat. Mangez -en donc
tout votre faoui , répliqua le feigneur Bar-
mecide ; je vous allure que j'ai acheté cinq
cent pièces d'or la boulangère qui me fait
de fi bon pain.
Scheherazade vouloit continuer; mais le
jour qui paroifïbit , l'obligea de s'arrêter à
ces dernières paroles. La nuit fuivante ) elle
pourfuivit de cette manière :
aaim&atSEgg
CLXXXP. NUIT.
J_j E Barmecide y dit le barbier , après avoir
parlé de l'efclave fa boulangère, & vanté
fon pain , que mon frère ne mangeoit qu'en
idée , s'écria : Garçon 5 apporte - nous un
autre pîat. Mon brave hôte > dit -il à mon
frère, encore qu'aucun garçon n'eût paruj
goûtez de ce nouveau mets, '& me dite
ii jamais vous avez mangé du mouton cuit
39o Les mille et une Nuits.
avec du bled mondé , qui fût mieux accomJ
mode que celui - là ? Il eft admirable , lui
répondit mon frère ; aufîî je m'en donne
comme il faut. Que vous me faites de plaifir,
reprit le feigneur Barmecide : je vous con-
jure par la fatisfacYion que j'ai de vous voir
fi bien manger 5 de ne rien laiffer de ce mets 9
puifque vous le trouvez ii fort à votre goût*
Peu de temps après? il demanda une oie à
la fauce douce , accommodée avec du vi-
naigre y du miel , des raifins fecs , des pois
cbiches &: des figues fèches ; ce qui fut
apporté comme le plat de viande de mou-
ton. L'oie eft bien graffe > dit le Barmecide ,
mangez-en feulement une cuifTe & une aile,
îl faut ménager votre appétit 5 car il nous
revient encore beaucoup d'autres chofes*
Effectivement, il demanda plufieurs autres
plats de différentes fortes , dont mon frère y
en mourant de faim , continua de faire fem-
blant de manger : mais ce qu'il vanta plus
que tout le refte, fut un agneau nourri de
piflaches , qu'il ordonna qu'on fervît , & qui
fut fervi de même que les plats précédens.
Oh ! pour ce mets, dit le feigneur Barme-
cide , c'eft un mets dont on ne mange point
ailleurs que chez moi , je veux que vous
vous en raffafïiez. En difant cela> il fit
CLXXXIe. Nuit. 391
comme s'il eût eu un morceau à la main,
&: l'approchant de la bouche de mon frère :
Tenez 5 lui dit - il > avalez cela , vous allez
juger fi j'ai tort de vous vanter ce plat. Mon
frère allongea la tête , ouvrit la bouche ,
feignit de prendre le morceau , de le mâcher
ck de l'avaler avec un extrême plaifir. Je
favois bien , reprit le Barmecide > que vous
îe trouveriez bon. Rien au monde n'eft plus
exquis , repartit mon frère : franchement ,
c'eft une chc|fe délicieufe que votre table.
Qu'on apporte à préfent^e ragoût, s'écria
le Barmecide ; je crois que vous n'en ferez
pas moins content que de l'agneau : hé bien,
qu'en penfez-vous ? Il eft merveilleux , ré-
pondit Schacabac ; on y fent tout-à-la-fois 5
l'ambre , le clou de gérofle , la mufcade , le
gingembre , le poivre ck les herbes les plus
odorantes } & toutes ces odeurs font u* bien
ménagées , que l'une n'empêche pas qu'on
ne fente l'autre : quelle volupté ! Faites hon-
neur à ce ragoût , répliqua le Barmecide ;
mangez - en donc > je vous en prie. Holà,
garçon, ajouta- t -il en hauffant la voix*
qu'on nous donne un nouveau ragoût. Non
pas, s'il vous plaît > interrompit mon frère:
en vérité, feigneur , il n'en1 pas poffible que
je mange davantage ; je n'en puis plus,
R iv
392. Les mïile et une Nuits,
Qu'on defTerve donc , dit alors le Éaf-
rnecide ? & qu'on apporte les fruits. Il atten-
dit un moment , comme pour donner le
temps aux officiers de defiervir ; après quoi
reprenant la parole : Goûtez de ces aman-
des, pourfui vit-il? elles font bonnes Ô£ fraî-
chement cueillies. Ils firent l'un & l'autre de
même que s'ils euiTent ôté la peau des aman-
des ck qu'ils les eufTent mangées. Après cela,
Ie_ Barmecide invitant mon frère à prendre
d'autres chofes : Voilà , lui dit-il, de toutes
fortes de fruits •> des gâteaux ? des confitures
sèches , des compotes ; choifiiïez ce qu'il
vous plaira. Puis avançant la main , comme
s'il lui eut préfenté quelque chofe : Tenez,
continu a- t-iî , voici une tablette excellente
pour aider à faire la digeftion. Schacabac fie
femblant de prendre & de manger. Seigneur,
dit-il? le mufe n'y manque pas. Ces fortes
de tablettes fe font chez moi , répondit le
Barmecide ; & en cela , comme en tout ce
qui fe fait dans ma maifon, rien n'eft épar-
gné. Il excita encore mon frère à manger»
Pour un homme j pourfuivit - il? qui étiez
encore à jeun lorfque vous êtes entré ici>
1 me paroît que vous n'avez guères mangé»
Seigneur, lui repartit mon frère? qui avoit
mal aux mâchoires à force de mâcher à
CL XXX le. N u i ï. . 393
vide , je vous afTure que je fuis tellement
rempli , que je ne faurois manger un feul
morceau davantage.
Mon hôte ? reprît le Barmecide > après
avoir fi bien mangé, il faur que nous bu-
vions ( i ) : vous boirez bien du vin. Sei-
gneur , lui dit mon frère , je ne boirai pas
de vin ^ s'il vous plaît , puifque cela m'eft
défendu. Vous êtes trop fcrupuleux , répli-
qua le Barmecide : faites comme moi.v J'en
boirai donc par complaifance > repartit Scha-
cabac : à ce que je vois, vous voulez que
rien ne manque à votre ferlin. Mais comme
je ne fuis point accoutumé â' boire du vin,
je crains de commettre quelque faute contre
la bienféance , & même contre le refpecl: qui
vous ert. dû ; c'eft pourquoi je vous prie
encore de me difpenfer de boire du vin ;
je me contenterai de boire de l'eau. Non ,
non> dit le Barmecide, vous boirez du vin.
En même temps, il commanda qu'on en
apportât ; mais le vin ne fut pas plus réel
que la viande ck les fruits. ïl fit femblant
de fe ver fer à boire , ck de boire le pre-
mier; puis failant femblant de verfer à boire
( i ) Les Orientaux, & particulière aient les Ma-
kométans ? ne boivent qu'après le repas.
R v
394 Les mille et une Nuits.
pour mon frère , ck de lui préfenter le verre t
Buvez à ma famé , lui dit-il, fâchons un peu
fî vous trouverez ce vin bon. Mon frère
feignit de prendre le verre , de le regarder
de près comme pour voir fî la couleur du
vin étoit belle 5 & de fe le porter au nez
pour juger fi l'odeur en étoit agréable ; puis
il fit une profonde inclination de tête au Bar-
inecide, pour lui marquer qu'il prenoit la
liberté de boire à fa fanté > ck enfin il fît
femblant de boire avec toutes les démon £*
trations d'un homme qui boit avec plaifir.
Seigneur, dit-il,, je trouve ce vin excellent z.
mais il n'eft pas affez foté», ce me femble. Si
vous en fouhaitez qui ait plus de force >
répondit le Barmecide , vous n'avez qu'à
parler ; il y en a dans ma cave de plufieurs
fortes. Voyez fî vous ferez content de celui-
ci» A ces mots y il ût femblant de fe verfer
d'un autre vin à lui-même, ck puis à mor*
frère : il fit cela tant de fois, que Schacahac
feignant que le vin Favoit échauffé, contre^
fit l'homme ivre , leva la main ck frappa le
Barmecide à la tête fî rudement , qu'il fe
renverfa par terre. Il voulut même le frap-
per encore ; mais le Barmecide , préfentant
la main pour éviter le coup , lui cria : Etes-
vous fou ? Alors mon frère fe retenant x lui
CLXXXIP. Nuit. 395
dit : Seigneur , vous avez eu la bonté de re-
cevoir chez vous votre efcîave , ck de lui
donner un grand feftin : vous deviez vous
contenter de m'avoir fait manger ; il ne fal-
loit pas me faire boire de vin , car je vous
avois bien dit que je pourrois vous manquer
de refpecl:. J'en fuis très-fâché , ck je vous
en demande mille pardons.
A peine eut-il achevé ces paroles y que le
Barmecide , au lieu de fe mettre en colère ,
fe prit à rire de toute fa force. Il y a long-
temps , lui dit-il , que je cherche un homme
de votre caractère.... Mais , nVe? dit Schehe-
razade, au fultan des Indes ? je ne prends
pas garde qu'il eft jour. Schahriar fe leva
aufïitôt, ck la nuit fuivante , la fultane con~
tinua de parler dans ces termes :
CLXXXIK NUIT.
SiRE, le barbier pourfuivant l'hiftoïre de
fon fixième frère : Le Barmecide, ajouta-t-
il, fit mille careifes à Schacabac. Non-feu-
lement, lui dit-il , je vous pardonne le coup
que vous m'avez donné ? je veux même
déformais que nous foyons amis 5 &c que
vous n'ayez pas d'autre maifon que la mienîîe»
R vj
30 Les mille et une Nuits.
Vous avez eu la complai fan ce de vous a«~
comrnoder à mon humeur , ck la patience
de foutenir la pîaifanterie jufqu'au bout ;
mais nous allons manger réellement. En
achevant ces paroles, il frappa des mains. >
ck commanda à plufieurs domeiliques qui
parurent, d'apporter la table ck de fervlr.
ïl (ut obéi promptement , & mon frère fut
régalé des mêmes mets "dont il n'avoit goûté
qu'en idée. L.orfqu'on eut deffervi, on ap-
porta du vin 9. ck en même temps un nom-
bre d'efclaves belles ek richement habillées ^
entrèrent ck chantèrent au fon des inflru.-
mens quelques airs agréables. Enfin % S char
cabac eut tout fujet d'être content des
bontés ck des honnêtetés du Barmecide ,
qui le goûta , en ufa. avec lui familièrement,
ck lui fit donner un habit de fa garde-robe.,
Le Barmecide trouva dans mon frère taïït
d'efprit* ck une fi grande, intelligence en
toutes chofes , que peu de jours après il: lui
confia le foin de toute fa maifon ck de tou-
tes fes affaires. Mon frère s'acquitta fort
bien de fon emploi durant vingt années.
Au bout de ce temps- la ^ le généreux Bar-
mecide, accablé de vieille fie , mourut ; ck
n'ayant pas lauTé d'héritiers ,. on connfqua
tous fes biens au profit du prince. On deh
C L X X X I Ie. Nuit. 397
pouilîa mon frère de tous ceux qu'il avoit
amaiïes ; de forte que fe voyant réduit à
fon premier état , il fe joignit à une cara^
vane de pèlerins de la Mecque ) dans le
defTein de faire ce pèlerinage à la faveur
de leurs charités. Par malheur , la caravane
fur attaquée .& pillée par un nombre de
bédouins (1) fupérieur à celui des pèlerins.
Mon frère fe trouva ejclave d'un bédouin ,
qui lui donna la baftonade pendant pîuiîeurs
jours , pour l'obliger à fe racheter. Schaca-
bac lui protefia qu'il le maltraitoit inutile-
ment. Je fuis votre efclave ? lui difoit - il y
vous pouvez difpofer de moi à votre vo-
lonté ; mais je vous déclare que je fuis dans
îa dernière pauvreté , & qu'il n'eft pas eri
mon pouvoir de me racheter. Enfin, mon
frère eut beau. lui expofer toute fa misère,
ck tâcher de le fléchir par fes larmes 5 le
bédouin fut impitoyable ; & de dépit de fe
voir fruitré d'une fomme considérable fur
laquelle il avoit compté , il prit fon cou-
teau et lui fendit les lèvres, pour fe venger,
par cette inhumanité? de la perte qu'il croyok
avoir faite.
( î ) Les bédouins font des Arabes- errans par les
déTerts , qui pillent les caravanes quand elles ne ÎQixk
jpas affez fortes pour leur réGiicr.
39$ Les mille et une Nuits.
Le bédouin avoit une femme aiTez jolie ?
ck fou vent 9 quand il allait faire fes courfes y
il laifToit mon frère feu! avec elle. Alors la
femme n'oublioit rien pour confoler mon
frère de fa rigueur de l'efclavage. Elle lui
faifoit affez connoître qu'elle l'aimoit ; mais
il n'ofoit répondre à fa paillon , de peur de
s'en repentir , &t il évitoit de fe trouver
fèul avec elle, autant qu'elle cherchoit Toc-
caflon d'être feule avec lui. Elle avoit une
fi grande habitude de badiner & de jouer
avec Schacabac , toutes les fois qu'elle
îe voyoit5 que cela lui arriva un jour en
préfence de fon cruel mari. Mon frère , fans
prendre garde qu'il les obfervoit , s'avifa?
pour fes péchés.? de badiner auffî avec elle. Le
bédouin s'imagina aufïitôt qu'ils vivoient tous
deux dans une intelligence criminelle ; & ce
foupçon le mettant en fureur, il fe jeta fur
mon frère ; & après l'avoir mutilé d'une
manière barbare, il le conduifk fur un cha-
meau au haut d'une montagne déferre , où
il le laiffa. La montagne étoit fur îe che-
min de Bagdad , de forte que les paffans
qui Tavoient rencontré me donnèrent avis
du lieu où il étoit. Je m'y rendis en dili-
gence. Je trouvai l'infortuné Schacabac dans
un état déplorable, Je lui donnai le fecours
CLXXXIK Nuit. 399
dont il avoit befoin , 6k le ramenai dans
la ville.
Voilà ce que je racontai au calife Mof^-
tanfer Billah , ajouta le barbier. Ce prince
m'applaudit par de nouveaux éclats de rire,
C'eft. préfentement , me dit -il, que je ne
puis douter qu'on ne vous ait donné , à
jufle titre? le furnom de filencieux : per-
fonne ne peut dire le contraire. Pour cer-
taines caufes néanmoins y je vous commande
de fortir au plutôt de la ville. Allez , 6k que
je n'entende plus parler de vous. Je cédai
à la néceilité , 6k voyageai pluiieurs années
dans des pays éloignés. J'appris enfin que
le calife étoit mort ; je retournai à Bagdad 9
où je ne trouvai pas un feul de mes frères
en vie. Ce fut à mon retour en cette ville 9
que je rendis au jeune boiteux le fervice
important que vous avez entendu. Vous êtes
pourtant témoins de ion ingratitude , 6k de la
manière injurieufe dont il m'a traité. Au
lieu de me témoigner de la reconnoillance %
il a mieux aimé me fuir 6k s'éloigner de fois
pays. Quand j'eus appris qu'il n'étoit plus à
Bagdad' j quoique perfonne ne me fut dire
au vrai de quel côté il avoit tourné {es pas,
je ne laifTai pas toutefois de me mettre en
chemin pour le chercher. Il y a long-temps
"400 Les mille et une Nuits.
que je cours de province en province , &£
lorfque j'y penfois le moins, je l'ai rencon-
tré aujourd'hui. Je ne m'attendois pas à le
voir ii irrité contre moi.
Scheherazade , en cet endroit? s'apper-
cevant qu'il étoit jour , fe tut j ck la nuit
fuivante, elle réprit ainfi le fil de Ton difcours:
C L X X X 1 1 Ie. NUIT.
OIRE 3 le tailleur acheva de raconter au
iultan de Cafgar Thifloire du jeune boiteux
ck du barbier de Bagdad 5 de la manière
que j'eus l'honneur de dire hier à votre
majefté : Quand le barbier, continua-t-il?
eut fini fon hiftoire , nous trouvâmes que
le jeune homme n'avoit pas eu tort de
Faccufer d'être un grand parleur. Néan-
moins nous voulûmes qu'il demeurât avec
nous , 6k qu'il fût du régal que le maître
de la maifon nous avoir préparé. Nous
nous mîmes donc à table > & nous nous
réjouîmes jufqu'à la prière d'entre le midi
ck le coucher du foîeil. Alors toute la com-
pagnie fe fépara , 6k je vins travailler à ma
boutique, en attendant qu'il fût temps de m'en
retourner chez moi.
CLXXXIIP. Nuit. 4oî
Ce fnc dans cet intervalle que le petit
boflu, à demi-ivre , fe préfenta devant ma
boutique , qu'il chanta & jouadefon tam-
bour de bafque. Je crus qu'en l'emmenant
au logis avec moi , je ne manquerois pas
de divertir ma femme ; c'eit. pourquoi je
l'emmenai. Ma femme nous donna un plat
de poifTon.> & j'en fervis un morceau au
boffu , qui le mangea fans prendre garde
qu'il y avoit une arrête. Il tomba devant
nous fans fentiment. Après avoir en vain
efTayé de le fecourir, dans l'embarras ou
nous mit un accident û funefte , ck dans
la crainte qu'il nous caufa , nous n'héfitâmes
point à porter le corps hors de chez nous ,
ck nous le fîmes adroitement recevoir chez
3e médecin juif. Le médecin juif le defcen-
dit dans la chambre du pourvoyeur , & le
pourvoyeur le porta dans la rue, où on a
cru que le marchand l'avoit tué. Voilà 9
fire , ajouta le tailleur , ce que j'avois à
dire pour fatisfaire votre majeiié. G'efl à
elle à prononcer fi nous fommes dignes de
fa clémence ou de fa colère y de la vie ou de
la mort.
Le fultan de Cafgar laifla voir fur fon
vifage un air content, qui redonna la vie
au tailleur <k à fes camarades, Je ne puis
4ôi Les mille et une Nuits.
difcon venir, dit-il 5 que je ne fois plus frappé
de l'hiftoire du jeune boiteux , de celle du
barbier & des aventures de fes frères 9 que
de l'hiftoire de mon bouffon ; mais avant
que de vous renvoyer chez vous tous
quatre , ck qu'on enterre le corps du bofîu •>
je voudrois voir ce barbier qui eft caufe
que je vous pardonne. Puifqu'il fe trouve
dans ma capitale, il eft aifé de contenter
ma curiofité. En même temps il dépêcha
un huiffier pour l'aller chercher , avec le
tailleur , qui favoit où il pourroit être.
L'huiflier & le tailleur revinrent bientôt,
ck amenèrent le barbier > qu'ils préfentèrent
au fultan. Le barbier étoit un vieillard qui
pouvoit avoir quatre-vingt-dix ans. Il avoit
la barbe ck les fourcils blancs comme neige ,
les oreilles pendantes ck le nez fort long.
Le fultan ne put s'empêcher de rire en le
voyant. Homme filencieux , lui dit-il 5 j'ai
appris que vous faviez des hiftoires merveil-
leufes , voudriez-vous bien m'en raconter
quelques-unes ? Sire , lui répondit le barbier j
laiftons-là 9 s'il vous plaît , pour îepréfent,
les hiftoires que je puis fa voir. Je fupplie
très-humblement votre majefté de me per-
mettre de lui demander ce que font ici de-
vant elle ce chrétien ; ce juif ; ce muful*
CLXXXIVe. Nuit. 40$
man, &c ce borïu mort que je vois là étendu
par terre. Le fultan fourit de la liberté du
barbier , & lui répliqua : qu'efl-ce que cela
vous importe ? Sire y repartit le barbier , il
m'importe de faire la demande que je fais*
afin que votre majeflé fâche que je ne
fuis pas un grand parleur, comme quelques-
uns le prétendent , mais un homme juge-
ment appelé le (îlencieux.
Scheherazade , frappée par la clarté du
jour , qui commençoit à éclairer l'apparte-
ment du fultan des Indes , garda le filence
en cet endroit, & continua ainfl la nuit
Suivante :
CL XX XI Ve. NUIT.
OIRE y le fultan de Cafgar eut la complaî-
fance de fatisfaire la curiofîté du barbier. II
commanda qu'on lui racontât l'hiftoire du
petit boiîu , puifqu'il paroifToit le fouhaiter
avec ardeur. Lorfque le barbier l'eut en-
tendue y il branla la tête ? comme s'il eût
voulu dire qu'il y avoit là-defïbus quelque
chofe de caché qu'il ne comprenoit pas.
Véritablement , s'écria-t-il , cette hiftoire
eft furprenante j mais je fuis bien - aife
r4ô4 Les mille et une Nuits.
d'examiner de près ce boiTu. Il s'en apprô-
cha , s'afîit par terre } prit la tête fur Tes
genoux , & après l'avoir attentivement re-
gardée j il fit tout-à-coup un fi grand éclat
de rire ck avec fi peu de retenue , qu'il fe
laiïïa aller fur le dos à la renverfe , fans
considérer qu'il étoit devant le fultan de
Cafgar. Puis fe relevant fans cefTer de rire :
On le dit bien , & avec raifon , s'écria-t-
il encore , qu'on ne meurt pas fans caufe.
Si jamais hifroire a mérité d'être écrite en
lettres d'or > c'élr. celle de ce boffu.
A ces paroles , tout le monde regarda
le barbier comme un bouffon , ou comins
un vieillard qui avoit l'efprit égaré. Homme
iilencieux , lui dit le fultan ;> parlez-moi:
qu'avez- vous donc à rire fî fort ? Sire •> ré-
pondit le barbier , je jure par l'humeur bien-
faisante de votre majeflé , que ce bo/Tu
n'efr. pas mort ; il eft encore en vie , &
je veux parler pour un extravagant ^ fi je
ne vous le fais voir à Fheure même. En
achevant ces mots , il prit une boîte où il
y avoit plufieurs remèdes , qu'il portoit fur
lui pour s'en fervir dans l'occafion ? 6c il
en tira une petite fiole baliamique , dont il
frotta long-temps le cou du boffu. Enfuite
il prit dans fon étui un ferrement fort pro-
CL XXXIVe. Nuit, 40?
pre qu'il lui mit entre les dents ; ck après
lui avoir ouvert la bouche, il lui enfonça
dans le gofier de pentes pincettes , avec
quoi il tira le morceau de poirïbn ck l'ar-
rête, qu'il fit voir à tout le monde. Auflitôt
le bofTu éternua y étendit les bras ck les
pieds , ouvrit les yeux ? Ôk donna plusieurs
autres fignes de vie.
Le fultan de Cafgar ck tous ceux qui
furent témoins d'une fi belle opération j
furent moins iurpris de voir revivre le borTuj
après avoir pafïé une nuit entière ck la plus
grande partie du jour fans donner aucun
ligne de vie, que du mérite 6k de la ca-
pacité du barbier •> qu'on commença.* malgré
fes défauts , à regarder comme un grand
perfonnage. Le fultan , ravi de joie ck d'ad-
miration , ordonna que l'hiftoire du bofTu
fût mife par écrit avec celle du. barbier ;
afin que fa mémoire , qui méritoit fi bien
d'être confervée , ne s'en éteignît jamais.
Il n'en demeura pas là ; pour que le tail-
leur , le médecin juif v le pourvoyeur, ck
le marchand chrétien 5 ne fe reffouvinrlent
qu'avec plaiiîr de l'aventure que l'accident
du bofïu leur avoit caufée , il. ne les ren-
voya chez eux qu'après leur avoir donné
à chacun une robe fort riche ; dont il les ûx
406 Les mille et une Nuits.
revêtir en fa préfence. A l'égard du bar«
foierj il l'honora d'une grofTe penfïon , &: le
retint auprès de fa perfonne.
La fultane Scheherazade finit ainfi cette
longue fuite d'aventures , auxquelles la pré-
tendue mort du boiTu avoit donné occasion.
Comme le jour parohToit déjà 5 elle fe tut ;
ck fa chère fœur Dinarzade voyant qu'elle
ne parloit plus 3 lui dit : Ma princeffe 3 ma
fultane, je fuis d'autant plus charmée de
l'hiftoire que vous venez d'achever, qu'elle
finit par un accident à quoi je nem'atten-
dois pas. J'avois cru le boffu mort abfolu-
ment. Cette furprife m'a fait plaifïr , dit
Schahriarj auffi-bien que les aventures des
frères du barbier. L'hiftoire du jeune boi-
teux de Bagdad m'a encore fort divertie 5
reprit Dinarzade. J'en fuis bien - aife , ma
chère fceur, dit la fultane; & puifque j'ai
eu le bonheur de ne pas ennuyer le fultan ,
notre feigneur 6k maître , fi fa majefté me
faifoit encore la grâce de me conferver la
vie , j'aurois l'honneur de lui raconter de-
main l'hiftoire des amours d'Aboulhaftan
Ali Ebn Becar & de Schemfelnihar ? favo-
rite du calife Haroun Alrafchid , qui n'eft
pas moins digne de fon attention & de là
yotxs que l'hiftoire du boffu. Le fultan des
CL XX XVe. Nuit. 407
îndes y qui étoit allez content des chofes
dont Scheherazade lavoit entretenu jufqu'a-
lors, fe laifîa aller au plaifir d'entendre
encore l'hiftoire qu'elle lui piomettoit.
Il Te leva pour faire fa prière & tenir
fon confeil, fans toutefois rien témoigner
de fa bonne volonté à la fultane.
C L X X X Ve. NUIT.
DiNARZADE 3 toujours foigneufe d'éveil-
ler fa fœur , l'appela cette nuit à l'heure
ordinaire Ma chère fœur , lui dit elle , le
jour paroîtra bientôt ; je vous fupplie, en at-
tendant 3 de nous raconter quelqu'une de
ces hiftôîres agréables que vous favez. Il
n'en faut pas chercher d'autre 3 dit Schah-
riar , que celle des amours d'Aboulhanan
AliEbnBecar ck de Schemfelnihar5 favorite
du calife Haroun Alrafchid. Sire 3 dit Sche-
herazade, je vais contenter votre curiofité.
En même temps > elle commença de cette
manière ;
j
^o8 Les mille et une Nuits,
Hifiolrc £ Aboulhaffan Ali Ebn Becar 9
& de S chemfelnihar , favorite du calife
Haroun Alrafchid,
Sous le règne du caîife Haroun Alrafchid ,
11 y avoit à Bagdad un droguifte. qui fe
nominoit AboulhafTan EbnThaher, homme
ptiifîamment riche ; bien fait 6k très-agréable
de fa perfonne. Il avoit plus d'efprit 6k de
politefTe que n'en ont ordinairement les gens
de fa profeflion ; ck fa droiture , fa Sincérité,
ck l'enjouement de fon humeur , le faifoient
aimer 6k rechercher de tout le monde. Le
caîife? qui'connoiffoit fon mérite , avoit en
lui une confiance aveugle. Il Feilimoit tant >
qu'il fe repofoit fur lui du foin de faire four-
nir aux dames fes favorites toutes les choies
dont elles pouvoient avoir befoin. C'étoit lui
qui choiliffoit leurs habits , leurs ameuble-
snens 6k leurs pierreries 3 ce qu'il faifoit avec
un goût admirable.
Ses bonnes qualités 6k la faveur du calife
attir oient chez lui les fils des émirs 6k des
autres officiers du premier rang ; fa maifon
étoit le rendez - vous de toute la nobîefTe
de la cour. Mais parmi les jeunes feigneurs
<qui Falloient voir tous les jours; il y en
avoit
C L X X X Ve. Nuit. 409
avoit un qu'il confidéroit plus que tous
les autres ? &c avec lequel il avoit contracté
une amitié particulière. Ce feigneur s'appe-
loit Aboulhaflan Ali Ebn Bezar , & tiroit
fon origine d'une ancienne famille royale
de Perfe. Cette famille fubfiftoit encore à
Bagdad , depuis que par la force de leurs
armes , les mufulmans avoient fait la con-
quête de ce royaume. La nature fembloit
avoir pris plaifir à rafTembler dans ce jeune
prince les plus rares qualités du corps Se
de l'efprit. Il avoit le vifage d'une beauté
achevée , la taille fine , un air aifé > & une
phyiionomie fi engageante, qu'on ne pou-
voit le voir fans l'aimer d'abord. Quand il
parioit, il s'exprimoit toujours en des ter-
mes propres & choiiis, avec un tour agréa-
ble Se nouveau : le ton de fa voix avoit
même quelque chofe qui charmoit tous
ceux qui l'entendoient. Avec cela, comme
il avoit beaucoup d'efprit ôc de jugement %
il penfoit 6c parloit de toutes chofes avec
une juftefle admirable. Il avoit tant de rete-
nue ck de modeftie , qu'il n'avançoit rien
qu'après avoir pris toutes les précautions
pofîibles , pour ne pas donner lieu de foup-
çonner qu'il préférât fon fentiment à celui
des autres.
Tome V1ÎU S
^io Les mille et une Nuits.
Etant fait , comme je viens de le repré-
senter, il ne faut pas s'étonner fi Ebn
Thaher l'avoit diftingué des autres jeunes
feigneurs de la cour5 dont la plupart avoient
les vices oppofés à fes vertus. Un jour que
ce prince étoit chez Ebn Thaher 5 ils virent
arriver une dame montée fur une mule
noire Se blanche , au milieu de dix femmes
efclaves qui Taçcompagnoient à pied y toutes
fort belles, autant qu'on en pouvoit juger
à leur air 3 & au travers du voile qui leur
couvroit le vifage. La dame avoit une cein-
ture couleur de rofe, large de quatre doigts,
fur laquelle éclatoient des perles ck des dia-
rnans d'une groifeur extraordinaire ; & pour
fa beauté , il étoit aifé de voir qu'elle fur-
pafloit celle de fes femmes? autant que la
pleine lune furpafTe le croifTant qui n'en1 que
de deux jours. Elle venoit de faire quelque
emplette ; &t comme elle avoit à parler à
Ebn Thaher, elle entra dans fa boutique,
qui étoit propre &C fpacieufe 3 & il la reçut
avec toutes les marques du plus profond
refpecl: , en la priant de s'afTeoir , ô* lui
montrant de la main la place la plus ho-
norable.
Cependant le prince de Perfe ne voulant
CL XX XVe. Nuit. 411
pas laiiïer parler une Ci belle occafion de
faire voir fa politeffe ck fa galanterie , ac-
commodôit le couffin d'étoffe à fond d'or
qui -de voit fervir d'appui à la dame; après
quoi il fe retira promptemerït pour qu'elle
s'afsît. Enfuite , l'ayant faluée en baifant le
tapis à fes pieds , il fe releva ck demeura
debout devant elle au bas du fophâ. Comme
elle en ufoit librement chez Ebn Thaher,
elle ôta fon voile, ck fit briller aux yeux
du prince de Perfe une beauté fi extraor-
dinaire , qu'il en fut frappé jufqu'au cœur.
De fon côté , la dame ne put s'empêcher
de regarder le prince , dont la vue fit fur
elle la même impreffion. Seigneur y lui dit-
elle d'un air obligeant 5 je vous prie de vous
affeoir. Le prince de Perfe obéit > Ôk s'affit
fur le bord du fopha. Il avoit toujours les
yeux attachés fur elle 5 & il avaloit à longs
traits le doux poifon de l'amour. Elle s'ap-
perçut bientôt de ce qui fe paffoit en fon
ame, ck cette découverte acheva de l'en-
flammer pour lui. Elle fe leva> s'approcha
d'Ebn Thaher, ck après lui avoir dit tout
bas le motif de fa venue , elle lui demanda
le nom ck le pays du prince de Perfe.
Madame 5 lui répondit Ebn Thaher, ce
! Jeune feigneur , dont vous me parlez > fe
S ij
41% Les mille et une Nuits.
nomme AboulhaîTan Ali Ebn Becar , &t eft
prince de race royale.
La dame fut ravie d'apprendre que la
perfonne, qu'elle aimoit déjà paflionnément,
fût d'une 11 haute condition. Vous voulez
dire , fans doute , reprit-elle , qu'il defcend
-des rois de Perfe ? Oui , madame , repartit
Ebn-Thaher, les derniers rois de Perfe font
les ancêtres ; & depuis la conquête de ce
royaume, les princes de fa maifon fe font
toujours rendus recommandables à la cour
de nos califes. Vous me faites un grand
plaifir , dit-elle , de me faire connoître ce
jeune feigneur. Lorfque je vous enverrai
cette femme , ajouta- t-elle en lui montrant
une de fes efclaves ? pour vous avertir de
me venir voir } je vous prie de l'amener
avec vous. Je fuis bien-aife qu'il voye la
magnificence de ma maifon , afin qu'il puhTe
publier que l'avarice ne règne point à Bag*
dad parmi les perfonnes de qualité. Vous
entendez bien ce que je vous dis. N'y man-
quez pas ; autrement je ferai fâchée contre
vous , & ne reviendrai ici de ma vie.
Ebn Thaher avoit trop de pénétration
pour ne pas juger par ces paroles des fenti-
mens de la dame. Ma princeiïe > ma reine %
repartit-il 9 dieu me préferve de vous donner
CLXXXVI*. Nuit, 4ï|
Jamais aucun fujet de colère contre moi*
Je me ferai toujours une loi d'exécuter vos
ordres. A cetjte réponfe , la dame prit congé
d'Ebn Thaher > en lui faifant une inclination
de tête; &: après avoir jeté au prince de
Perfe un regard obligeant , elle remonta fur
fa mule ck partit.
La fultane Scheherazade fe tut en cet en-
droit i au grand regret du fultan des Indes 5
qui fut obligé de fe lever à caufe du jour qui
paroiffoit. Elle continua cette hiftoire la nuit
Suivante , & dit à Schahriar :
6' ' ' ■' ; ■ ■ . ■ ' sa
C L X X X V Ie. NUIT.
SiRE, le prince de Perfe ? éperdument
amoureux de la dame , la conduifit des yeux
tant qu'il put la voir , & il y avoit déjà long-
temps qu'il ne la voyoit plus, qu'il avoir
encore la vue tournée du côté qu'elle avoit
pris. Eon Thaher l'avertit qu'il remarquoit
que quelques perfonnes l'obfervoient , ôc
commençoient à rire de le voir en cette
attitude. Hélas ? lui dit le prince , le monde
& vous auriez compafîion de moi, lî vous
faviez que la belle dame qui vient de fortir
de chez vous, emporte avec elle la meil-,
S iij
4*4 Les mille et une Nuits.
îeure partie de moi-même , & que le refte
€herche à n'en pas demeurer féparé. Appre-
nez-moi , je vous en conjure, ajouta-t-il*
quelle eft cette dame tyrannique, qui force
les gens à l'aimer fans leur donner le temps
de fe confulter. Seigneur > lui répondit Ebn
Thaher, c'eft lafameufe (i) Schemfelnihar y
la première favorite du calife notre maître.
Elle eft ainn* nommée avec juflice , inter-
rompit le prince , puifqu'elle eft plus belle
que le foleil dans un jour fans nuage. Cela
tû vrai , répliqua Ebn Thaher ; auffi le
commandeur des croyans l'aime, ou plutôt
l'adore. Il m'a commandé très-expreilément
de lui fournir tout ce qu'elle me deman-
dera , & même de la prévenir ? autant qu'il
me fera poffible , en tout ce qu'elle pourra
défirer.
Il lui parîoit de la forte afin d'empêcher
<m'il ne s'engageât dans un amour qui ne
pouvoit être que malheureux ; mais cela ne
fervit qu'à l'enflammer davantage. Je m'é-.
tois bien douté, charmante Schemfelnihar 9
s'écria- 1 -il, qu'il ne me feroit pas permis
d'élever jufqu'à vous ma penfée. Je fens bien
toutefois 5 "quoique fans efpérance d'être
( i ) Ce mot arabe figuiiie le foleit du jour.
CLXXXVK Nuif, 4ï?
aimé de vous^ qu'il ne fera pas en mon
pouvoir de ceiTer de vous aimer. Je vous
aimerai donc, & je bénirai mon fort d'être
l'efclave de l'objet le plus beau que; le foleil
éclaire. Pendant que le prince de Perfe con-
facroit ainn* fon cœur à la belle Schemfel-
nihar^ cette dame, en s'en retournant chez
elle , fongeoit aux moyens de voir le prince 9
ôc de s'entretenir en liberté avec lui. Elle
ne fut pas plutôt rentrée dans fon palais 9
qu'elle envoya à Ebn Thaher celle de fes
femmes qu'elle lui avoit montrée , & à qui
elle avoit donné toute fa confiance i pour
lui dire de la venir voir fans différer 3 avec
le prince de Perfe. L'efclave arriva à la bou-
tique d'Ebn Thaher dans le temps qu'il par-
lait encore au prince ^ & qu'il s'efforçoit
de le difïuader, par les raiibns les plus for-*
tes , d'aimer la favorite du calife. Comme
elle les vit enfembîe : Seigneurs > leur dit-
elle , mon honorable maîtrefTe Schemfelnî-
har, la première favorite du commandeur
des croyansy vous prie de venir à fon pa-
lais y où elle vous attend. Ebn Thaher 5 pour
marquer combien il étoit prompt à obéir",
fe leva auffitôt fans rien répondre à l'efclave 9
êk s'avança pour la fuivre , non fans quel-
que répugnance, Pour le prince , il la fuivit
S iv
^i6 Les mille et une Nuits.
fans faire réflexion au péril qu'il y avoit dans
cette vifite. La préfence d'Ebn Thaher, qui
avoit l'entrée chez la favorite , le mettoit
îà - defïus hors d'inquiétude. Ils fuivirent
donc Pefclave , qui marchoit un peu devant
eux. Ils entrèrent après elle dans le palais
du calife > & la joignirent à la porte du petit
palais de Schemfelnihar , qui étoit déjà ou-
verte. Elle les introduifït dans une grande
falîe, où elle les pria de s'aiïeoir.
Le prince de Perfe fe crut dans un de
ces palais délicieux qu'on nous promet dans
l'autre monde. Il n'avoit encore rien vu qui
approchât de la magnificence du lieu où il
fe trouvoit. Les tapis de pied) les couffins
d'appui, ck les autres accômpagnemens du
fopha 5 avec les ameublemens , les orne-
mens & l'architecture , étoient d'une beauté
fk d'une richefîe furprenante. Peu de temps
après qu'ils fe furent afîis 5 Ebn Thaher Se
lui, une efclave noire , fort propre, leur
fervit une table couverte de plufieurs mets
très-délicats , dont l'odeur admirable faifoit
juger de la finerTe des afTaifonnemens. Pen-
dant qu'ils mangèrent? l'efclave qui les avoit
amenés ne les abandonna point ; elle prit
un grand foin de les inviter à manger des
ragoûts quelle connoifloit pour les meil-
CLXXXVK Nuit. 417
leurs : d'autres efclaves leur versèrent d'ex-
cellent vin fur la fin du repas. Ils achevèrent
enfin y 6k on leur préfenta à chacun féparé-
ment un baffin 6k un beau vafe d'or plein
d'eau pour fe laver les mains ; après quoi
on leur apporta le parfum d'alo'és dans une
caffolette portative qui étoit aufîi d'or> dont
ils fe parfumèrent la barbe 6k l'habillement.
L'eau de fenteur ne fut pas oubliée : elle étoit
dans un vafe d'or enrichi de diamans 6k de
rubis , fait exprès pour cet ufage , 6k elle
leur fut jetée dans Tune 6k dans l'autre main>
qu'ils fe pafsèrent fur la barbe 6k fur tout le
vifage? félon la coutume. Ile fe mirent à
leur place ; mais ils étoient à peine aflisj que
l'efclave les pria de fe lever 6k de la fuivre.
Elle leur ouvrit une porte de la falle où ils
étoient > 6k ils entrèrent dans un vafte fal-
lon d'une ftru&ure merveilleufe. C'étoit un
dôme d'une figure des plus agréables , fou-
tenu par cent colonnes d'un beau marbre
blanc comme de l'albâtre. Les bafes 6k les
chapiteaux de ces colonnes étoient ornés
d'animaux à quatre pieds , 6k d'oifeaux dorés
de différentes efpèces. Le tapis de pied de ce
fallon extraordinaire 5 compofé d'une feule
pièce à fond d'or , rehaufle de bouquets de
xofes de foie rouge 6k blanche , 6k le dôme
S v
418 Les mille et une Nuits.
peint de même à l'arabefaue^ offroient à
la vue un objet des plus charmans. Entre
chaque colonne il y avoit un petit fopha
garni de la même forte , avec de grands
vafes de porcelaine ^ de cryital, de jafpe*
de jayet , de porphire > d'agathe ck d'autres
matières précieufes ? garnis d'or ck de pier-
reries. Les efpaces , qui étoient entre les
colonnes , étoient autant de grandes fenê-
tres avec des avances à hauteur d'appui ,
garnies de même que les fophas j qui avoient
vue fur un jardin le plus agréable du monde.
Ses allées étoient de petits cailloux de dïfle-
rentes couleurs ^ qui repréfentoient le tapis
de pied du falîon en dôme; de manière qu'en
regardant le tapis en-dedans ck en-dehors,
il fembloit que le dôme ck le jardin 3 avec
tous les agrémensj fuflent fur le même
tapis. La vue étoit terminée à l'entour, le
long des allées, par deux canaux d'eau claire
comme de î'eau de roche ? qui gardoient la
jriême figure circulaire que le dôme^ck dont
l'un plus élevé que l'autre lailToit tomber
fon eau en nappe dans le dernier ; ck de
beaux vafes de bronze dorés ? garnis l'un après
l'autre d'arbriileaux ck de fleurs , étoient
pofés fur celui - ci d'efpace en efpace. Ces
allées faifoient une fépa^ition entre de grands
CLXXXVK N ù i T. 419
efpaces plantés d'arbres droits ck touffus,
où mille oifeaux formoient un concert mé-
lodieux y ck divertiffoient la vue par leurs
vols divers , ck par les combats tantôt inno-
cens ck tantôt fanglans qu'ils fe livroient
clans l'air.
Le prince de Perfe ck Ebn Thaher s'arrê-
tèrent long -temps à examiner cette grande^
magnificence. A chaque chofe, qui les frap-
poit ) ils s'écrioient pour marquer leur fur--
priie ôc leur admiration \ particulièrement
le prince de Perfe, qui n'avoit jamais rien;
vu de comparable à ce qu'il voyoit alors.
Ebn Thaher , quoiqu'il fur entré quelque-
fois dans ce bel endroit , ne laitToit pas d'y
remarquer des beautés qui lui paroiiïbient
toutes nouvelles. Enfin? ils ne fe îaïïoient
pas d'admirer tant de chofes Singulières , 6k
ils en étoienr encore agréablement occupés,
Torfqu'ils apperçurent une troupe de femmes
richement habillées. Elles étoient toutes allifes
au-dehors ck à quelque diflance du dôme ,
chacune fur un fiège de bois de platane des:
Indes , enrichi de fil d'argent à comparu -
mens, avec un infirument de mufique à îa;
main 5 ck elles n'-attëndoient que le moment
qu'on leur commandât d'en jouer.
Ils allèrent tous deux fe mettre dans
S vi
410 Les mille et une Nuits.
l'avance , d'où on les voyoit en face \ ck en
regardant à la droite > ils virent une grande
cour; d'où l'on montoit au jardin par des
degrés 5 ck qui- étoit environnée de très-
beaux appartenons. L'efclave les avoit quit-
tés ; ck comme ils étoieht feuîs, ils s'entre-
tinrent quelque temps. Pour vous , qui êtes
un homme fage, dit le prince de Perfe, je
ne doute pas que vous ne regardiez avec
bien de la fatisfa&ion toutes ces marques de
grandeur ck de puhTance. A mon égard, je
ne penfe pas qu'il y ait rien au monde de
plus furprenant ; mais quand je viens à faire
réflexion que e'efî: ici la demeure éclatante
de la trop aimable Schemfelnihar 5 ck que
e'efl: le premier monarque de la terre qui
l'y retient ; je vous avoue que je me crois
le plus infortuné de tous les hommes. Iî
me paroît qu'il n'y a point de deftinée plus
cruelle que la mienne, d'aimer un objet
fournis à mon rival , ck dans un lieu où ce
rival eft fT puhTant , que je ne fuis pas même
en ce moment afîuré de ma vie.
Scheherazade n'en dit pas davantage cette
nuit, parce qu'elle vit paroître le jour. Le
lendemain > elle reprit la parole ? ck dit au
fultan dQ$ Ikdes :
CLXXXVIK Nuit. 421
CLXXXVIF. NUIT.
SiRE, Ebn Thaher entendant parler le
prince de Prince , de la manière que je le
difois hier à votre majefté, lui dit : Seigneur *
plût à dieu que je pufle vous donner des
afïurances aulîi certaines de l'heureux fuccès
de vos amours, que je le puis de la sûreté
de votre vie. Quoique ce palais iuperbe
appartienne au calife , qui l'a fait bâtir exprès
pour Schemfelnihar , fous le nom de Palais
des plaifirs éternels > ck qu'il faffe partie du
fien propre , néanmoins il faut que vous
fâchiez que cette dame y vit dans une en-
tière liberté. Elle n'eft point obfédée d'eu-
nuques qui veillent fur fes aérions. Elle a fa
maifon particulière^, dont elle difpofe abfo-
lument. Elle fort de chez elle pour aller
dans la ville > fans en demander la permiffion
à perfonne ; elle rentre lorfqu'il lui plaît, ck
jamais le calife ne vient la voir qu'il ne lui
ait envoyé auparavant Mefrour > chef de {es
eunuques , pour lui en donner avis & fe
préparer à le recevoir. Ainfî vous devez
avoir l'efprit tranquille , ck donner toute
4%i Les mille et une Nuits.-
votre attention au concert dont je vois que
Schemfelnihar veut vous régaler.
Dans le temps qu'Ebn Thah'er achevoit
ces paroles , le prince de Perfe & lui virent
venir l'efclave confidente de la favorite , qui
ordonna aux femmes y qui étoient affifes de-
vant eux 5 de chanter & de jouer de leurs
inftrumens. Âuffitôt elles jouèrent toutes
enfemble > comme pour préluder ; & quand
elles eurent joué quelque temps y une feule
commença de chanter y & accompagna fa
voix d'un luth > dont elle jouoit admirable-
ment bien. Comme elle avoit été avertie du
fujet fur lequel elle devoit chanter , les
paroles fe trouvèrent fi conformes aux fênti-
mens du prince de Perfe, qu'il ne put s'em-
pêcher de lui applaudir à la fin du couplet,
Seroit-il poffîbîe, s'écria - t- il, que vous
eufliez le don de pénétrer dans les cœurs 9
ck que la- connoiffance que vous avez de
ce qui fe paffe dans le mien , vous eût obli-
gée à nous donner un effai de votre voix
charmante par ces mots ; je ne m'exprime-
fois pas moi-même en d'autres termes. La
femme ne répondît rien à ce difcours : elle
continua & chanta plusieurs autres couplets <>
dont ce prince fut fi touché , qu'il en répéta-
q.utlqu.es-uns,. les larmes aux yeux r ce qui
CLXXXVÏI*. Nuit. $9
faifoit aiTez connoître qu'il s'en appliquoit le
fens. Quand elle eut achevé tous les cou-
plets , elle ck (es compagnes fe levèrent &£"
chantèrent toutes enfeinble? en marquant par
leurs paroles , que la pleine lune alloitfe lever
avec tout f on éclat, & quon la verrait bientôt
s approcher du foleil. Cela fignifioit que Schéma
felnihar alloit paroître, ck que le prince de
Perfe auroit bientôt le plaifir de la voir.
En effet, en regardant du côté delà cour$
Ebn Thaher Se le prince de Perfe remarqué*
rent que l'efdave confidente s'approchoit 9
ck qu'elle étoit fuivie de dix femmes noires y
qui apportaient avec bien de la peine un
grand trône d'argent tnaffif 6k admirablement
travaillé y qu'elle fit pofer devant eux à une
certaine diftance ; après quoi les efclaves
noires fe retirèrent derrière les arbres à l'en-
trée d'une allée, Enfuite vingt femmes toutes
belles 6k très-richement habillées , d'une pa-
rure uniforme 5 s'avancèrent en deux files ,
en chantant ck en jouant d'un infiniment
qu'elles tenoient chacune y ck fe rangèrent
auprès du trône autant d'un côté que de
l'autre.
Toutes ces chofes tenoient le prince de
Perfe ck Ebn Thaher dans une attention,
d'autant plus grande >. qu'ils étoient curieux
'414 ^ES MILLE ET UNE NUITS,
de favoir à quoi elles fe termineraient. En-
fin , ils virent paroître à la même porte y par
où étoient venues les dix femmes noires qui
avoient apporté le trône ck les vingt autres
qui venoient d'arriver ? dix autres femmes
également belles ck bien vêtues , qui s'y arrê-
tèrent quelques momens. Elles attendoient
la favorite y qui fe montra enfin 5 ck fe mit
au milieu d'elles.
Le jour qui commençoit à éclairer l'ap-
partement de Schahriar , impofa lilence à
Scheherazade. La nuit fuivante? elle pour-
suivit ainii :
CLXXXVIIK NUIT.
ScHEMSELNiHAR fe mit donc au milieu
des dix femmes qui l'avoient attendue à la
porte. Il étoit aifé de la distinguer , autant par
fa taille ck par fon air majeltueux > que par
une efpèce de manteau., d'une étoffe fort
légère > or ck bleu céleile , qu'elle portoit
attaché fur fes épaules , par-deffus fon habil-
lement , qui étoit h plus propre , le mieux
entendu ck le plus magnifique que l'on puifTe
imaginer. Les perles , les diamans ck les rubis
qui lui fervoient d'ornement, n'étoient pas
CLXXXVIIP. Nuit. 'y%$
en confufion : le tout étoit en petit nombre ji
mais bien choifi 6k d'un prix ineftimable. Elle
s'avança avec une majefté qui ne repréfen-
toit pas mal le foleil dans fa courfe au milieu
des nuages qui reçoivent fa fplendeur fans en
cacher l'éclat , 6k vint s'arTeoir fur le trône
d'argent qui avoit été apporté pour elle.
Dès que le prince de Perfe apperçut
Schemfelnihar , il n'eut plus d'yeux que pour
elle. On ne demande plus de nouvelles de ce
que l'on cherchoit , dit-il à Ebn Thaher,
d'abord qu'on le voit , 6k l'on n'a plus de
doute iîtôt que la vérité fe manifefte. Voyez-
vous cette charmante beauté ? Ceft l'origine
de mes maux; maux que je bénis , 6k que je
ne cefferai de bénir , quelque rigoureux 6k
de quelque durée qu'ils puhTent être. A cet
objet, je ne me pofTéde plus moi-même;
mon ame fe trouble > fe révolte , je fens
qu'elle veut m'abandonner. Pars donc , ô
mon ame ! je te le permets; mais que ce foit
pour le bien 6k la confervation de ce faible
corps. C'en1 vous, trop cruel Ebn Thaher,
qui êtes caufe de ce défordre ; vous avez cru
me faire un grand pîaifir de m'amener ici,
ck je vois que j'y fuis venu pour achever de
me perdre. Pardonnez-moi , continua-t-il en
fe reprenant , je me trompe 3 j'ai bien voulu
416 Les mille et une Nuits.
venir j & je ne puis me plaindre que de
moi-même. Il fondit en larmes en achevant
ces paroles. Je fuis bien aife > lui dit Ebn Tha-
her 5 que vous me rendiez juftice. Quand je
vous ai appris que Schemfelnihar étoit la
première favorite du calife, je l'ai fait exprès
pour prévenir cette paffion funefle que vous
vous plaifez à nourrir dans votre cœur. Tout
ce que vous voyez ici doit vous en dégager 3
& vous ne devez conferver que des fentimens
de reconnoiîTance , de l'honneur que Schem-
felnihar a bien voulu vous faire , en m'or-
donnant de vous amener avec moi. Rappelez
donc votre raifon égarée 5 &£ vous mettez
en état de paroître devant elle 5 comme la
bienféance le demande. La voilà qui appro-
che : ri c'étoit à recommencer , je prendrois
d'autres mefures ; mais puifque la chofe eft
faite, je prie dieu que nous ne nous en repen-
tions pas. Ce que j'ai encore à vous repré-
fenter , ajouta-t-il , c'eft que l'amour eft un-
traître qui peut vous jeter dans un précipice
d'où vous ne vous tirerez jamais.
Ehn Thaher n'eut pas le temps d'en dira
davantage , parce que Schemfelnihar arriva.
Elle fe plaça fur fon trône > & les falua tous
deux par une inclination de tête. Mais elle
arrêta fes yeux fur le prince de Perfe, ck
CLXXX VIIIe. Nuit. 417
ils fe parlèrent l'un & l'autre un langage muet.,
entremêlé de foupirs , par lequel en peu de
momens ils fe dirent plus xle chofes qu'ils
nauroient pu s'en dire en beaucoup de temps.
Plus Schemfelnihar regardoit le prince ^ plus
elle trou voit dans Tes regards de quoi fe con-
firmer dans la penfée qu'il ne lui étoit pas
indifférent; ck Schemfelnihar déjà perfuadée
de la pailîon du prince , s'eftimoit la plus
heureuie perfonne du monde. Elle détourna
enfin les yeux de deilus lui pour commander
que les premières femmes , qui avoienf com-
mencé de chanter , s*approchaffent. Elles
fe levèrent; & pendant qu'elles s'avançoient,
les femmes noires qui fortirent de l'allée où
elles étoient 5 apportèrent leurs fiéges 5 & les
placèrent près de la fenêtre de l'avance du
dôme , où étoient Ebn Thaher & le prince
de Perfe , de manière que les lièges ainfi dif-
pofés , avec le trône de la favorite & les fem-
mes qu'elle avok à fes côtés , formèrent un
demi-cercle devant eux.
Lorfque les femmes qui étoient afîifes
auparavant fur ces fiéges , eurent repris cha-
cune leur place , avec la permifîian de Schem-
felnihar y qui le leur ordonna par un ligne ^
cette charmante favorite choifit une de fes
femmes pour chanter, Cette femme > après
%i% Les mille et une Nuits.
avoir employé quelques momens à mettre
fon luth d'accord , chanta une chanfon 5 dont
le fens étoit : Que deux amans qui s'aimoient
parfaitement avoient l'un pour l'autre une
tendreffe fans bornes ; que leurs cœurs en
deux corps difTérens n'en faifoient qu'un ) &
que lorfque quelque obftacle s'oppofoit à leurs
defîrs , ils pouvoient fe dire les larmes aux
yeux : « Si nous nous aimons ? parce que
» nous nous trouvons aimables , doit- on s'en
»> prendre à nous ? qu'on s'en prenne à la
» deiiînée ».
Schemfelnihar laifla n" bien cônnoître dans
fes yeux & par fes geftes ? que ces paroles
dévoient s'appliquer à elle & au prince de
Perfe y qu'il ne put fe contenir. Il fe leva à
demi , & s'avançant par-defîus le baluftre
qui lui fervoit d'appui , il obligea une des
compagnes de la femme qui venoit de chan-
ter , de prendre garde à fon action. Comme
elle étoit près de lui : Ecoutez-moi y lui dit-
il , ck me faites la grâce d'accompagner de
votre lu^h la chanfon que vous allez enten-
dre». Alors il chanta Un air? dont les paroles
tendres & paiîionnées exprimoient parfai-
tement la violence de fon amour. D'abord j
qu'il eut achevé , Schemfelnihar, fuivant fon
exemple^ dit à une de (es femmes ; Ecoutez-
CLXXXVIIfc Nuït. 41$
moi aufîî 5 &: accompagnez ma voix. En
même-temps , elle chanta d'une manière qui
ne fit qu'embrafer davantage le cœur du
prince de Perfe y qui ne lui répondit que par
un nouvel air encore plus paffionné que celui
qu'il avoit déjà chanté.
Ces deux amans s'étant déclaré par leurs
chanibns leur tendrefïe mutuelle , Schemfel-
nihar céda à la force de la fienne. Elle fe
leva de defïus fon trône , toute hors d'elles
même > ck s'avança vers la porte du fallon.
Le prince, qui connut fon defïein ? fe leva
aufîîtôt , & alla au-devant d'elle avec
précipitation. Ils fe rencontrèrent , fe don-
nèrent la main , ÔC ssembrafsèrent avec tant
de plaifîr , qu'ils s'évanouirent. Ils feroient
tombés , iî les femmes * qui avoient fuivï
Schemfelnihar , ne les en eufïent empêché.
Elles les foutinrent & les tranfportèrent fur
un fopha , où elles les firent revenir à force
de leur jeter de l'eau de fenteur au vifage j
&c de leur faire fentir plufieurs fortes d'odeurs.
Quand ils eurent repris leurs efprits* la
première chofe que fit Schemfelnihar fut
de regarder de tous côtés , & comme elle
ne vit pas Ebn Thaher , elle demanda avec
empreffement où il étoit. Ebn Thaher s'é-
îoit écarté par refpect p tandis que les fem^
430 Les mille et une Nuits.
mes étoient occupées à foulager leur mai-
trèfle y ck craignoit en lui-même avec raifon
quelque fuite fâcheufe de ce qu'il venoit de
voir. Dès qu'il eut ouï que Schemfelnihar
le demandoitj il s'avança ck fe préfenta
devant elle.
La fultane Scheherazade ceffa de parler
€n cet endroit 5 à caufe du jour qui paroif-
foit. La nuit fuivante ellepourfuivit de cette
manière :
CLX XXIXe. NUIT.
Schemselnïhar fut bien aife de voir
Ebn Thaher. Elle lui témoigna fa joie dans
ces termes obligeans : Ebn Thaher , je ne
fais comment je pourrai reconnoître les
obligations infinies que je vous ai. Sans
vous je n'aurois jamais connu le prince de
Perfe , ni aimé ce qu'il y a au monde de
plus aimable. Soyez perfuadé pourtant que
je ne mourrai pas ingrate , ek que ma re-
connoifTance , s'il efi: poflible > égalera le
bienfait dont je vous fuis redevable. Ebn
Thaher ne répondit à ce compliment que
par une profonde inclination , ck qu'en fou-
CL XXXIXe. Nuït, 431
haitant à la favorite l'accompliiïement de
tout ce qu'elle pouvoit defirer.
Schemfelnihar fe tourna du côté du prince
dePerfe , qui étoit affis auprès d'elle, & le
regardant avec quelque forte de confusion,
après cequis'étoit paiTé entr'eux : Seigneur y
lui dit-elle > je fuis bien arlurée que vous
m'aimez ; Se de quelque ardeur que vous
m'aimiez 5 vous ne pouvez douter que mon
amour ne foit auffi violent que le vôtre.
Mais ne nous flattons point: quelque con-
formité qu'il y ait entre vos fentimens &C
les miens j je ne vois & pour vous & pour
moi que des peines 9 que des impatiences %
que des chagrins mortels. Il n'y a pas d'au-
tre remède à nos maux que de nous aimer
toujours , de nous en remettre à la volonté
du ciel, Ôc d'attendre ce qu'il lui plaira d'or-
donner de notre deftinée. Madame , lui ré-
pondit le prince de Perfe , vous me feriez
la plus grande injuftîce du monde, fi vous
doutiez un feul moment de la durée de mon
amour. Il efr. uni à mon ame d'une manière
que je puis dire qu'il en fait la meilleure
partie , <k que je le conferverai après ma
mort. Peines 9 tourmens , obftacles , rien ne
fera capable de m'empêche r de vous aimer.
En achevant ces mots , il laifla couler des
4jï Les mule et une Nuït&
larmes en abondance , £k Schemfelnihar ne
put retenir les Tiennes.
Ebn Thaher prit ce temps-là pour parler
à la favorite. Madame , lui dit-il , permettez-
moi de vous représenter^ qu'au lieu de fon-
dre en pleurs , vous devriez avoir de la
joie de vous voir enfemble. Je ne com-
prends rien à votre douleur. Que fera - ce
donc , lorfque la néceffité vous obligera de
vous féparer? Mais, que dis- je, vous obli-
gera ? Il y a long-temps que nous fournies
ici ; &c vous favez , madame , qu'il eft temps
que nous nous retirions. Ah j que vous êzQS
cruel , repartit Schemfelnihar ! Vous qui
connoiïïez la caufe de mes larmes , n'au-
riez-vous pas pitié du malheureux état où
vous me voyez? Trifte fatalité ! qu'ai -je
commis pour être foumife à la dure loi de
ne pouvoir jouir de ce que j'aime unique-
ment |
Comme elle étoit perfuadée qu'Ebn
Thaher ne lui avoit parlé que par amitié,
elle ne lui fut pas mauvais gré de ce qu'il
lui avoit dit ; elle en profita même. En
effet , elle fit un figne à l'efclave fa confi-
dente , qui fortit aufîitôt , & apporta peu
de temps après une collation de fruits fur
une petite table d'argent , qu'elle pofa entre
fa
CLXXXIX*. N 0 î T. 43$
la. maîtrefïe ck le prince de Perfe. Schem-
felnihar choifit ce qu'il y avoit de meilleur
&c le préfenta au prince , en le priant de
manger pour l'amour d'elle. Il le prit ck le
porta à fa bouche par l'endroit qu'elle avoit
touché. Il préfenta à Ton tour quelque
chofe à Schernfelnihar , qui le prit auiîi ck
le mangea de la même manière. Elle n'ou-
blia pas d'inviter Ebn Thaher à manger
avec eux : mais fe voyant dans un lieu
où il ne fe croyoit pas en sûreté , il auroit
mieux aimé être chez lui 5 & il ne mangea
que par complaifance. Après qu'on eut
défier vi , on apporta un bafim d'argent avec
de l'eau dans un vafe d'or, ck ils fe lavè-
rent les mains enfemble. Ils fe remirent
enfuite à leur place ; ck alors trois des dix
femmes noires apportèrent chacune une taffe
de criltal de roche pleine d'un vin exquis
fur une foucoupe d'or qu'elles posèrent de-
vant Schemfelnihar , le prince de Perfe èk
Ebn Thaher.
Pour être plus en particulier , Schemfel-
nihar retint feulement auprès d'elle les dix
femmes noires , avec dix autres qui favoient
chanter ck jouer des inflrumens ; ck après
qu'elle eut renvoyé tout le refte , elle prit
une des taries , &c la tenant à la main 9
Tme FUI. %
434 ^ES MILLE ET UNE NUITS.
die chanta des paroles tendres qu'une des
femmes accompagna de Ton luth. Lorfqu'elle
eut achevé , elle but ; enfuite elle prit une
des deux autres taffes ck la préfenta au
prince;, en le priant de boire pour l'amour
d'elle. Il la reçut avec tranfport d'amour
& de joie ; mais avant que de boire , il
chanta à fon tour une chanfon , qu'une autre
femme accompagna d'un inflrument y & en
chantant ? les pleurs lui coulèrent des yeux
abondamment; aufii lui marqua-t-il par les
paroles qu'il chantoit ? qu'il ne favoit ii c'é-
loit le vin qu'elle lui avoit préfenté qu'il
alloit boire , ou fes propres larmes. Schèm-
felnihar préfenta enfin la troifième talTe à
Ebn Thaher , qui la remercia de fa bonté y
& de l'honneur qu'elle lui faifoit.
Après cela , elle prit un luth des mains
d'une de (qs femmes, ck l'accompagna de fa
voix d'une manière il pafîionnée , qu'il
fembloit qu'elle ne fe pofTédoit pas , 6k le
prince de Perfe , les yeux attachés fur elle 9
demeura immobile comme s'il eût été en-
chanté. Sur ces entrefaites ? l'efclave confi-
dente arriva toute émue , ck s'adrefTant à fa
HiaîtrefTe : Madame, lui dit- elle j> Mefrour
ôc deux autres officiers , avec plusieurs eunu-
ques qui les accompagnent, font à la porte
C X Ce. Nuit. 43 c
ck demandent à vous parler de la part du
calife. Quand le prince de Perfe ck Eba
Thaher eurent entendu ces paroles j ils chan-
gèrent de couleur , ck commencèrent à trem-
bler comme û leur perte eût été aiTurée,
Mais Schemfeînihar qui s'en apperçut les
raflura par un foupir.
La clarté du jour qui paroirToit obligea
Scheherazade d'interrompre là fa narration.
Elle la reprit le lendemain de cette forte :
C.XCe. NUI T.
Se HEMSELNIHAR, après avoir rafïuré îe
prince de Perfe ck Ebn Thaher , chargea l'ef-
clave fa confidente d'aller entretenir Mefrour
ck les deux autres officiers du calife , jufqu'à
ce qu'elle fe fût mife en état de les recevoir 5
ck qu'elle lui fît dire de les amener. Auffitôt
elle donna ordre qu'on fermât toutes les
fenêtres du fallon 5 ck qu'on abaifsât les toi-
les peintes qui étoient du côté du jardin ; ck
après avoir alïuré le prince ck Ebn Thaher
qu'ils y pouvoient demeurer fans crainte, elle
fortit par la porte qui donnoit fuf le jardin %
qu'elle tira ck ferma fur eux. Mais quelque
affurance qu'elle leur eût donnée de.leu»
T ij
4$6 Les mille et une Nuits.
sûreté , ils ne laiftèrent pas de ientir les plus
vives alarmes , pendant tout le temps qu'ils
furent feuls.
D'abord que Schemfelnihar fut dans le
Jardin , avec les femmes qui l'avoient fuivie >
elle fit emporter tous les fièges qui avoient
/ervi aux femmes qui jouoient des inftrumens^
à s'afTeoir près de la fenêtre, d'où le prince
de Perfe ck Ebn Thaher les avoient enten-
dues , & lorfqu'eîle vit les chofes dans l'état
qu elle fouhaitoit , elle s'affit fur fon trône
d'argent. Alors elle envoya avertir Pefclavc
fa confidente d'amener le chef des eunuques 5
& les deux officiers fes fubalternes.
Ils parurent fuivis de vingt eunuques noirs
tous proprement habillés avec le fabre au
côté , avec une ceinture d'or , large de quatre
doigts. De fi loin qu'ils apperçurent la favo-
rite Schemfelnihar , ils lui firent une profonde
révérence , qu'elle leur rendit de deffus fon
trône. Quand ils furent plus avancés , elle fe
leva f & alla au - devant de Mefrour qui
marchoit le premier. Elle lui demanda quelle
nouvelle il apportoit ; il lui répondit : Ma-
dame , le commandeur des croyans , qui
m'envoie vers vous , m'a chargé de vous
témoigner qu'il ne peut vivre plus long-temps
fans vous voir. Il a deiTein de venir vous
C X CX Nuit. 417
fendre vifîte cette nuit , je viens vous en
avertir pour vous préparer à le recevoir. Il
efpère 9 madame , que vous le verrez avec
autant de plaiflr qu'il a d'impatience d'être
à vous. i
A ce difcours de Mefrour , îa favorite
Schemfelnihar fe profterna contre terre pour
marquer îa foumifïion avec laquelle elle rece-
voit Tordre du calife. Lorfqu'elle fe fut rele-*
vée : Je vous prie , lui dit- elle , de dire au
commandeur des croyans que je ferai tou-
jours gloire d'exécuter les commandemens
de fa majeflé 3 & que fon efclave s'efforcera
de le recevoir avec tout le refpeét. qui lui efl
dû. En même-temps elle ordonna à Fefclave
fa confidente de faire mettre le palais en état
de recevoir le calife j par les femmes noires
deflinées à ce miniftère. Puis congédiant le
chef des eunuques : Vous voyez , lui dit-elle,1
qu'il faudra quelque temps pour préparer
toutes chofes. Faites en forte > je vous en
fupplie , qu'il fe donne un peu de patience ,'
afin- qu'à fon arrivée il ne nous trouve pas
dans le défordre.
Le chef des eunuques & la fuite s'étant
retirés , Schemfelnihar retourna au fallon 9
extrêmement affligée de la néceffité où elle
fe voyqit, de renvoyer le prince de Perfë
T iij
43S Les mille et une Nuits*
plutôt qu'elle ne s'y étoit attendue. Elle îe
rejoignit les larmes aux yeux ; ce qui aug-
menta la frayeur d'Ebn Thaher , qui en
augura quelque chofe de fîniftre. Madame,
lui dit le prince j je vois bien que vous
venez m'annoncer qu'il faut nous féparer.
Pourvu que je n'aye rien de plus funefte à
redouter, j'efpère que le ciel me donnera
3a patience dont j'ai befoin pour fupporter
votre abfence. Hélas , mon cher cœur , ma
chère ame 5 interrompit la trop tendre Schem-
felnihar , que je vous trouve heureux , &
que je me trouve maîheureufe, quand je
Compare votre fort avec ma trifte defrinée !
Vous iouffrirez fans doute de ne me voir
pas : mais ce fera toute votre peine > & vous
pourrez vous en confoler par l'efpérance de
me revoir. Pour moi , jufte ciel l à quelle
rigoureufe épreuve fuis -je réduite? Je ne
ferai pas feulement privée de la vue de ce
que j'aime uniquement, il me faudra foute-
nir celle d'un objet que vous m'avez rendu
odieux. L'arrivée du calife ne me fera-t-elle
pas fouvenir de votre départ ? ck comment
occupée de votre chère image > pourrai-je
montrer à ce prince la joie qu'il a remar-
quée dans mes yeux toutes les fois qu'il
m eu venu vdttl J'aurai l'efprit diftrait en
C X (X Nuit. 439
lui parlant ; & les moindres complaifances
que j'aurai pour ion amour •> feront autant
de coups de poignard qui me perceront le
cœur. Pourrai - je goûter fes paroles obli-
geantes ck fes careiTes ? Jugez, prince ^ â
quels tourmens je ferai expo fée dès que je
ne vous verrai plus. Les larmes ? qu'elle lahTa
couler alors, ck les fanglots l'empêchèrent
d'en dire davantage. Le prince de Perfe vou-
lut lui repartir ; mais il n'en eut pas la force :
fa propre douleur , ck celle que lui faifoit
voir fa maitreife^ lui avoient ôté la parole-
Ebn Thaher , qui n'afpiroit qu'à fe voir
hors du palais , fut obligé de les confoîer >
en les exhortant à prendre patience. Mais
l'efclave confidente vint l'interrompre : Ma-
dame , dit -elle à Schemfelnihar , il n'y a pas
de temps à perdre ; les eunuques commen-
cent d'arriver ? ck vous favez que le calife
paroîtra bientôt. O ciel! que cette fépara-
tion eft cruelle , s'écria la favorite ! Hâtez-
vous 5 dit - elle à fa confidente. Conduifez-
les tous deux à la galerie qui regarde fur
le jardin d'un côté , ck de l'autre fur le Tigre y
ck lorfque la nuit répandra fur la terre fa
plus grande obfcurité, faites-les fortir par
la porte de derrière , afin qu'ils fe retirent
en sûreté. À ces mots? elle emhraffa tea-
T iv
440 Les Mille Et une Nuits,
drement le prince de Perfe, fans pouvoir
lui dire un feul mot , & alla au - devant
du calife dans le déYordre qu'il eft aifé de
s'imaginer.
Cependant l'efclave confidente conduifit
le prince ck Ebn Thaher à la galerie que
Schemfelnihar lui avoit marquée ; ck lors-
qu'elle les y eût introduits , elle les y lahTa ,
ck ferma fur eux la porte en fe retirant ^
après les avoir allures qu'ils n'avoient rien
à craindre > ck qu'elle viendroit les faire
fortir quand il feroit temps..... Mais, fire,
dit en cet endroit Scheherazade 5 le jour ,
que je vois paroître , m'impofe rllence. Elle
fe tut, ck reprenant fon difcours la nuit
fuivante :
C X C Ie. NUIT.
aiRE, pourfuivit-elle, Fefcîave confidente
de Schemfelnihar s'étant retirée , le prince
de Perfe ck Ebn Thaher oublièrent qu'elle
venoit de les aiîurer qu'ils n'avoient rien
à craindre. Ils examinèrent toute la galerie ,
ck ils furent faifis d'une frayeur extrême ,
iorfqu'iîs connurent qu'il n'y avoit pas un
feul endroit par où ils puffent s'échapper j
C X C K Nuit. 441
au cas que le calife , ou quelques-uns de fes
officiers , s'avifaffent d'y venir.
Une grande clarté, qu'ils virent tout- à-
coup du côté du jardin ^ au travers des jalou-
ses , les obligea de s'en approcher y pour
voir d'où elle venoit. Elle étoit caufée par
cent flambeaux de cire blanche , qu'autant
de jeunes eunuques noirs portoient à la
main. Ces eunuques étoient fuivis de plus
de cent autres plus âgés , tous de la garde
des dames du palais du calife , habillés <k
armés d'un fabre , de même que ceux dont
j'ai déjà parlé , & le calife mar choit après
eux 5 entre Mefrour leur chef qu'il avoit à fa
droite , & Vaffif leur fécond officier qu'il
avoit à fa gauche.
Schemfelnihar attendoit le calife à l'en-*
trée d'une allée , accompagnée de vingt
femmes^ toutes d'une beauté furprenante, 8c
ornée de colliers & de pendans d'oreilles de
gros diamans & d'autres pierreries dont elle
avoit la tête toute couverte. Elles chantoient
au fon de leurs inflrumens^ & formoient un
concert charmant. La favorite ne vit pas
plutôt paroître ce prince , qu'elle s'avança
ck fe profterna à (es pieds. Mais faifant
cette action : Prince de Perfe^ dit -elle en
elle-même, fi vos triftes yeux font témoin
T v
44^ Les mille et une Nuits.
de ce que je fais> jugez de la rigueur de
mon fort. C'eft devant vous que je vou-
drois m'humilier ainfi. Mon cœur n'y fenti-
roit aucune répugnance.
Le calife fut ravi de voir Schemfelnihar.
Levez-vous ? madame , lui dit-il y approchez-
vous. Je me fais mauvais gré à moi-même
de m'être privé iî long - temps du plaiiir
de vous voir. En achevant ces paroles •> iî
la prit par la main ; 6k fans ceffer de lui
dire des chofes obligeantes, il alla s'alfeoir
iur le trône d'argent que Schemfelnihar lui
avoit fait apporter. Cette dame s'ailit fur
\m nége devant lui, ck les vingt femmes
formèrent un cercle autour d'eux fur d'au-*
très Méges, pendant que les jeunes eunu-
ques , qui tenoient les flambeaux , fe difper-
sèrent dans le jardin à certaine diftance les
uns des autres 9 afin que le calife jouît du
frais de la foirée plus commodément.
Lorfque le calife fut affis, il regarda autour
«!e lui , ck vit avec une grande fatisfaclion
tout le jardin illuminé d'une infinité d'autres
lumières , que les flambeaux que tenoient
les jeunes eunuques. Mais il prit garde que
le fallon étoit fermé : il s en étonna ? ck en
demanda la raifon. On l'avoit fait exprès
pour le furprendre, En effet g il n'eut pas
€ X C K Nuit. 44?
plutôt "parlé jj que les fenêtres s'ouvrirent
toutes à-îa-fois, 6k qu'il le vit illuminé au
dehors 6k au dedans d'une manière bien
mieux entendue qu'il ne Favoit vu aupara-
vant. Charmante Schemfelnihar , s'écria-t-it.
à ce fpe&acle > je vous entends. Vous avez,
voulu me faire connoître qu'il y a d'auïîi
belles nuits que les plus beaux jours. Après
ce que je vois 5 je n'en puis difcon venir-
Revenons au prince de Perfe 6k à Ebit
Thaher , que nous avons laifTés dans lai
galerie. Ebn Thaher ne pouvoir affez ad-
mirer tout ce qui s'offroit à fa vue. Je ne
fuis pas jeune > dit-il, 6k j'ai vu de grandes
fêtes en ma vie ; mais je ne crois pas que
l'on puiffe rien voir de fi furprenant r ni
qui marque plus de grandeur. Tout ce qu'on
nous dit des palais enchantés n'approche
pas du prodigieux fpeétacle que nous avons;
devant les yeux. Que de richeffes 6k de
magnificence à la fois!
Le prince de Perfe n'étoit pas touché
de tous ces . objets éclatans qui faifoient
tant de plaifir à Ebn Thaher. Il n'avoit des:
yeux que pour regarder Schemfelnihar , 6k
la préfence du calife le plongeoir dans une
affliction inconcevable. Cher Ebn Thaher %
dît- il \ plût à dieu que j'euffe l'efprit afTes
T \%
444 Les mille et uîste Nuits/
libre pour ne m'arrêter , comme vous, qu'à
€e qui devroit me caufer de l'admiration !
Mais , hélas I je fuis dans un état bien dif-
férent : tous ces objets ne fervent qu'à
augmenter mon tourment. Puis -je voir le
calife tète-à-tête avec ce que j'aime, ck ne
pas mourir de défefpoir ? faut-il qu'un amour
auffi tendre que le mien foit troublé par
un rival fi piaffant ? Ciel ! que mon deftin
eft bizarre ck cruel! Il n'y a qu'un moment
que je m'eftimois l'amant du monde le plus
fortuné , ck dans cet inftant je me fens
frapper îe cœur d'un coup qui me donne
îa mort. Je n'y puis réfifter3 mon cher Ebn
Thaher : ma patience eff à bout ; mon
mal m'accable ck mon courage y fuccombe.
En prononçant ces derniers mots , il vit
qu'il fe paffoit quelque chofe dans îe jardin
qui l'obligea de garder Je filence y ck d'y
prêter fon attention.
En effet , le calife avoit ordonné à une
des femmes qui étoient près de lui? de
chanter fur fon luth ; ck elle commençoit
à chanter. Les paroles qu'elle chanta étoient
fort paffionnées ; ck le calife , perfuadé qu'elle
les chantoit par ordre de Schemfelnihar 5 qui
lui avoit donné fou vent de pareils témoi-
gnages de tendreffe? les expliqua en fa
C X C Ie. Nuit. 44%
faveur. Mais ce n'étoit pas l'intention de
Schemfeînihar pour cette fois. Elle les ap-
pliquoit à fon cher Ali Ebn Becar, ck elle
fe laiffa pénétrer d'une fi vive douleur
d'avoir devant elle un objet dont elle ne
pouvoit plus foutenir la préfence > qu'elle
s'évanouit. Elle le renverfa fur le dos de
fa chaife, qui n'avoir pas de bras d'appui,
ck elle feroit tombée , û quelques - unes de
fes femmes ne Teuflent promptement fecou-
rue. Elles l'enlevèrent ck l'emportèrent dans
le fallon.
Ebn Thaher , qui étoit dans la galerie ,
fur pris de cet accident > tourna la tête du
côté du prince de Perfe , ck au lieu de le
voir appuyé contre la jaloufie pour regarder
comme. lui * il fut extrêmement étonné de
le voir étendu à fes pieds fans mouvement.
Il jugea par-là de la force de l'amour dont
ce prince étoit épris pour Schemfeînihar ,
ck il admira cet étrange effet de fympathie ,
qui lui caufa une peine mortelle à caufe du
lieu où ils fe trouvoient. Il fit cependant
tout ce qu'il put pour faire revenir le prince,
mais ce fut inutilement. Ebn Thaher étoit
dans cet embarras , lorfque la confidente
de Schemfeînihar vint ouvrir la porte de
la galerie > ck entra hors d'haleine &" comme
446 Les mille et une Nuits.
une perfonne qui ne fa voit plus où elle en
étoit. Venez promptement , s'écria-t-elle 9
que je vous fafTe fortir. Tout eft ici en
confuiion , ck je crois que voici le dernier
de nos jours. He comment voulez-vous que
nous partions •> répondit Ebn Thaher d'un
ton qui marquoit fa trifteffe ? Approchez de
grâce, ck voyez en quel état en1 le prince
de Perfe. Quand î'efclave le vit évanoui^
elle courut chercher de l'eau , fans perdre
îe temps à difcourir ? ck revînt en peu de
momens.
Enfin , le prince de Perfe , après qu'on
lui eut jeté de l'eau fur le vifage > reprit
fes efprits. Prince j lui dit alors Ebn Tha-
her y nous courons rifque de périr ici , vous
& moi 9 fi nous y reftons davantage ; faites
donc un effort? 6k fauvons-nous au plus
vite. Il étoit h foibîe qu'il ne put fe lever
lui feul. Ebn Thaher 6k la confidente lui
donnèrent la main , ck le foutenant des
deux côtés, ils allèrent jufqu'à une petite
porte de fer, qui s'ouvroit fur le Tigre*
Ils fortirent par-là, 6k s'avancèrent jufques-
fur le bord d'un petit canal qui cômmuni-
quoit au fleuve. La confidente frappa des
mains , ck auflitôt un périt bateau parut 6k
vint à eux avec un feul rameur, Ali Ebn
C X C I Ie. Nuit. 447
Becar 8c (on compagnon s'embarquèrent^
ck l'efclave confidente demeura fur le bord
du canal. D'abord que le prince fe fut affis
dans le bateau, il étendit une main du
côté du palais, ck mettant l'autre fur fou
cœur: Cher objet de mon aine , s'écria-
t-il d'une voix foible > recevez ma foi de
cette main , pendant que je vous afîure
de celle - ci que mon cœur confervera
éternellement le feu dont je brûle pour vous».
En cet endroit Scheherazade s'apperçut
qu'il étoit jour. Elle fe tût , ck la nuit fui-
vante elle reprit la parole dans ces termes £
C X C I Ie. NUI T..
Cependant le batelier ramoit de toute
fa force , ck Pefclave confidente de Schern-
felnihar accompagna le prince de Perfe ck
Ebn Thaher en marchant fur le bord du;
canal jufqu'à ce qu'ils furent arrivés au cou-
rant du Tigre. Alors, comme elle ne pou-
voit aller plus loin , elle prit congé deux .,,
ck fe retira.
Le prince de Perfe étoit toujours dans
une grande foiblerle. Ebn Thaher le confo-
loit ck Fexhortoit à prendre, courage, Songez*
44% Les mille et une Nuits,
lui dit-il, que quand nous ferons débarqués^
nous aurons encore bien du chemin à faire
avant que d'arriver chez moi ; car de vous
mener à l'heure qu'il eft , ck dans l'état où
vous êtes , jufqu'à votre logis > qui qÛ bien
plus éloigné que le mien , je n'en fuis pas
d'avis : nous pourrions même courir rifque,
d'être rencontrés par le guet. Ils fortirenî
enfin du bateau ; mais le prince avoit fî peu
de force . qu'il ne pouvoit marcher , ce qui
mit Ebn Thaher dans un grand embarras.
Il fe fouvint qu'il avoit un ami dans le voi-
sinage ; il traîna le prince jufques-là avec
beaucoup de peine. L'ami les reçut avec bien
de la joie ; ck quand il les eut fait afTeoir ,
il leur demanda d'où ils venoient fi tard. Ebn
Thaher lui répondit ; J'ai appris ce foir qu'un
homme qui me doit une fornme d'argent
afTez confidérable étoit dans le deilein de
partir pour un long voyage , je n'ai point
perdu de temps 5 je fuis allé le chercher ; 6k
en chemin > j'ai rencontré ce jeune feigneur
que vous voyez , ck à qui j'ai mille obliga-
tions ; comme il connoît mon débiteur 5 il a
bien voulu me faire la grâce de m'accompa-
gner. Nous avons eu afTez de peine à mettre
notre homme à la raifon. Nous en fommes
pourtant venus à bout , ck c'eft ce qui eil
C X C I R Nuit.
eaufe que nous n'avons pu for tir de chez lui
que fort tard. En revenant , à quelques pas
d'ici , ce bon feigneur > pour qui j'ai toute la
considération pofîible , s'eft, fenti tout-à-
coup attaqué d'un mal qui m'a fait prendre
la liberté de frapper à votre porte. Je me fuis
£atté que vous voudriez bien nous faire ie
plaïfir de nous donner le couvert pour cette
nuit.
L'ami d'Ebn Thaher fe paya de cette
fable , leur dit qu'ils étoient les bien -venus,
ck offrit au prince de Perfe , qu'il ne cou-
nohToit pas , ' toute l'affiftance qu'il pouvoir, "
défirer. Mais Ebn Thaher prenant la parole
pour le prince , dit que fon mal étoit d'une
nature à n'avoir befoin que d« repos. L'ami
comprit par ce difcours qu'ils fouhaitoient
de fe repofer : c'ed pourquoi il les conduifît
dans un appartement , où il leur lai/Ta la
liberté de fe coucher.
Si le prince de Perfe dormit ^ ce fut d'un
fommeil troublé par des fonges fâcheux qui
lui repréfentoient Schemfelnihar évanouie
aux pieds du calife ? & l'entretenoient dans
fon affliction. Ebn Thaher 9 qui avoir une
grande impatience de fe revoir chez lui y ck
qui ne doutoit pas que fa famille ne fût dans
Une inquiétude mortelle, car il ne lui étoit
450 Les mille et une Nuits.
jamais arrivé de coucher dehors , fe leva
êk partit de bon matin , après avoir pris congé
de Ton ami , qui s'étoit levé pour faire fa
prière de la pointe du jour. Enfin il arriva
chez lui; 6k la première chofe que fit le prince
de Perfe , qui s'étoit fait un grand effort pour
marcher > fut de fe jeter fur un fopha , aulîî
fatigué que s'il eût fait un long voyage.
Comme il n'étoit pas en état de fe rendre en
fa maifon , Ebn Thaher lui fit préparer une
chambre ;" afin qu'on ne fût point en peine
de lui ? il envoya dire à (es gens l'état 6k
le lieu où il étoit. Il pria cependant le prince
de Perfe d'avoir l'efprit en repos , de com-
mander chez lui, 6k d'y difpofer à fon gré
de toutes chofes. J'accepte de bon cœur les
offres obligeantes que vous me faites > lui dit
le prince ; mais que je ne vous embar rafle
pas , s'il vous plaît ; je vous conjure de faire
comme fi je n'étois pas chez vous. Je n'y
voudrois pas demeurer un moment 5 fi je.
croyois que ma préfence vous contraignit
en la moindre chofe.
D'abord qu'Ebn Thaher eut un moment
pour fe reconnoître, il apprit à fa famille
tout ce qui s'étoit paiïé au palais de Schem-
felnihar , 6k finit fon récit en remerciant
Dieu de l'avoir délivré du danger qu'il
C X C I K Nuit. 451
avoit couru. Les principaux domefHques
du prince de Perfe vinrent' recevoir fes or-
dres chez Ebn Thaher y & l'on y vit bientôt
arriver plusieurs de Tes amis qu'ils avoient
avertis de fon indifpofltion. Ses amis pafsè-?
rent la meilleure partie de la journée avec
lui ; & fi leur entretien ne put effacer les
triftes idées qui caufoient fon mal , il en
tira du moins cet avantage y qu'elles lui
donnèrent quelque relâche. Il vouloit pren-
dre congé d'Ebn Thaher fur la fin du jour ;
mais ce fldelîe ami lui trouva encore tant
de foibleiïe , qu'il l'obligea d'attendre au
lendemain. Cependant, pour contribuer à
le réjouir, il lui donna le loir un concert
de voix ck d'infbumens ; mais ce concert
ne fervit qu'à rappeler dans la mémoire du
prince celui du ïoir précédent ,■ ck irrita
{q$ ennuis au lieu de les foulager , de forte
que le jour fui vaut fon mal parut avoir
augmenté. Alors Ebn Thaher ne s'oppofa
plus au defTein que le prince avoit de fe
retirer dans fa maifon. Il prit foin lui-même
de l'y faire porter ; il l'accompagna > ck
quand il fe vit feul avec lui dans fon ap-
partement , il lui repréfenta toutes les rai-
fons qu'il avoit de faire un généreux effort
pour vaincre une paffion dont la un ne
452. Les mille ETtrtfE Nuits.
pouvoit être heureufe ni pour lui ni pout
la favorite. Ah ! cher Ebn Thaher , s'écria
le prince , qu'il vous eu aifé de donner
ce confeil , mais qu'il m'eft difficile de le
fuivre ! J'en conçois toute l'importance >
fans pouvoir en profiter. Je l'ai déjà dit >
j'emporterai avec moi dans le tombeau l'a-
mour que j'ai pour Schemfeînihar. Lorfque
Ebn Thaher vit qu'il ne pouvoit rien ga-
gner fur l'efprit du prince y il prit congé de
lui & voulut fe retirer.
Scheherazade , en cet endroit , voyant
paroître le jour , garda le filence , & le
lendemain.* elle reprit ainfî Ton diicours.
C X C 1 ï P. NUIT.
JLe prince de Perfe le retint. Obligeant
Ebn Thaher , lui dit-il , fi je vous ai dé-
claré qu'il n'étoit pas en mon pouvoir de
fuivre vos fages confeils,, je vous fupplie
de ne pas m'en faire un crime > &c de ne
pas cefTer pour cela de me donner des
marques de votre amitié. Vous ne faur iez
m'en donner une plus grande que de
m'infîruire du defHn de ma chère Schem-
feînihar , fi vous en apprenez des nouvel-
C X C I I K N.MT. A*>%
les. L'incertitude où je fuis de fon fort 3 &
les appréhendons mortelles que me çaufe
fon évanouiiîement , m'entretiennent dans
la langueur que vous me reprochez. Sei-
gneur, lui répondit Ehn Thaher, vous de-
vez efpérer que (on évanouirïement n'aura
pas eu de fuite funefte, ck que fa confi-
dente viendra incefTamment nunformer de
quelle manière fe fera parlée la chofe. D'a-
bord que je faurai ce détail 5 je ne man~
querai pas de venir vous en faire part.
Ebn Thaher laiiïa le prince dans cette
efpérance , ck retourna chez lui , où il at-
tendit inutilement tout le refte du jour la
confidente de Schemfelnihar. Il ne la vit
pas même le lendemain» L'inquiétude où il
étoit de favoir l'état de la fanté du prince
de Perfe , ne lui permit pas d'être plus
long- temps fans le voir. Il alla chez lui dans
îe'delïein de l'exhorter à prendre patience.
Il le trouva au lit auffi. malade qu'à l'or-
dinaire , ck environné d'un nombre d'amis
& de quelques médecins qui employoient
toutes les lumières de leur art pour dé-
couvrir la caufe de fon mal. Dès qu'il ap-
perçut Ebn Thaher , il le regarda en fou-
riant , pour lui témoigner deux chofes *9
l'une qu'il fe réjouiiToit de le voir; ck Tau-
4Î4 Les mille et une NuitSo
tre , combien fes médecins 5 qui ne pou-
voient deviner le fujet de fa maladie, fe
trompoient dans leurs raifonnemens.
Les amis & les médecins fe retirèrent les
uns après les autres , de forte qu'Ebn Tha-
îier demeura feul avec le malade. Il s'ap-
procha de fon lit pour lui demander com-
ment il fe trouvoit depuis qu'il ne l'avoit
vu. Je vous dirai , lui répondit le prince ,
que mon amour qui prend continuellement
de nouvelles forces , ck l'incertitude de la
deftinée de l'aimable Schemfelnihar , aug-
mentent mon mal à chaque moment > &
me mettent dans un état qui afflige mes pa-
rens & mes amis , <k déconcerte mes mé-
decins qui n'y comprennent rien. Vous ne
fauriez croire , ajouta - t - il", combien je
fbufFre de voir tant de gens qui m'impor-
tunent, ck que je ne puis chaffer honnête-
ment. Vous êtes le feul dont je fens que
la compagnie me foulage ; mais enfin ne
me didimuîez rien 3 je vous en conjure*
■Quelles nouvelles m'apportez - vous de
Schemfelnihar } Avez - vous, vu fa confi-
dente ? Que vous a-t-elle dit ? Ebn Thaher
répondit qu'il ne l'avoit pas vue ; & il
n eut pas plutôt appris au prince cette trifte
C X C ï I K Nuit. 45Ç
nouvelle, que les larmes- lui vinrent aux
yeux ; il ne put repartir un (eu! mot , tant
il avoit le cœur ferré. Prince? reptit alors
Ebn Thaher 5 permettez-rnoi de vous re-
montrer que vous êtes trop ingénieux à-
vous tourmenter. Au nom de Dieu, erTuyez
vos larmes , quelqu'un de vos gens peut
entrer en ce moment, & vous lavez avec
quel loin vous devez cacher vos fentimens,
qui pourroient être démêlés par là. Quel-
que chofe que pût dire ce judicieux confi-
dent , il ne fut pas poffible au prince de
retenir fes pleurs. Sage Ebn Thaher , s'é-
cria-t-il, quand l'ufage delà parole lui fut
revenu , je puis bien empêcher ma langue
de révéler le fecret de mon cœur ; mais je
n'ai pas de pouvoir fur mes larmes 5 dans
un fi grand fujet de craindre pour Schem-
felnihar. Si cet adorable <k unique objet
de mes défirs n'étoit plus au monde 5 je
ne lui furvivrois pas un moment. Rejetez
une penfée iî affligeante 3 répliqua Ebn
Thaher ; Schemfelnihar vit encore , vous
n'en devez pas douter. Si elle ne vous a
pas fait favoir de fes nouvelles , c'en1 qu'elle
n'en a pu trouver l'occafion , & j'efpère
que cette journée ne fe parlera point que
vous n'en appreniez. Il ajouta à ce difcours
4?S Les mille et une Ntrit s.
plufieurs autres chofes confolantes ; après
quoi il fe retira.
Ebn Thaher fut à peine de retour chez
ïui , que la confidente de Schemfelnihar
arriva. Elle avoit un air tri/te , ck il en
conçut un mauvais préface. Il lui demanda
des nouvelles de fa maîtrelfe. Apprenez-
moi auparavant des vôtres , lui répondit la
confidente ; car j'ai été dans une grande
peine de vous avoir vu partir dans l'état
où étoit le prince de Perfe. Ebn Thaher
lui raconta ce qu'elle vouloit favoir ; ck
lorfqu'il eut achevé , l'efclave prit la pa*
rôle : Si le prince de Perfe > lui dit-elle ,
a. fourTert èk fouffre encore pour ma mai-
îreiïe , elle n'a pas moins de peine que
iui. Après que je vous eus quitté y pourfui-
vit-elle, je retournai au fallon 5 où je trou-
vai que Schemfelnihar n'étoit pas encore
revenue de fon évanouifTement y quelque
foulagement qu'on eût tâché de lui appor-
ter. Le calife étoit affis près d'elle * avec
toutes les marques d'une véritable douleur;
il demandoit à toutes les femmes 5 ck à
moi particulièrement , fi nous n'avions au-
cune connoiiîance de la caufe de fon mal ;
mais nous gardâmes le fecret, ck nous lui
dîmes toute autre çhofe que ce que nous
n'ignorions
C X C ï I R Nuit. 4^7
n'ignorions pas. Nous étions cependant
toutes en pleurs de la voir foufFrir n* long-
temps , ck nous n'oublions rien de tout
ce que nous pouvions imaginer pour la fe-
courir. Enfin il étoit bien minuit lorsqu'elle
revint à elle. Le calife , qui avoit eu la
patience d'attendre ce moment, en témoi-
gna beaucoup de joie , ex demanda à Schem-
felnihar d'où ce mal pouvoit lui être venu»
Dès qu'elle entendit fa voix , elle fit un
effort pour fe mettre fur fon féant ; &c
après lui avoir baifé les pieds avant qu'il
pût l'en empêcher : Sire , dit-elle 3 j'ai à
me plaindre du ciel de ce qu'il ne m'a pas
fait la grâce entière de me biffer expirer
aux pieds de votre majeflé , pour vous
inarquer par -là jufqu'à quel point je fuis
pénétrée de vos bontés.
Je fuis bien perfuadée que vous m'aimez,
lui dit le calife; mais je vous commande
de vous conferver pour l'amour de moi:
vous avez apparemment fait aujourd'hui
quelque excès qui vous aura caufé cette in-
difpofition ; prenez-y garde > & je vous
prie de vous en abftenir une autre fois. Je
fuis bien-aife de vous voir en meilleur état ,
&: je vous confeille de parler ici la nuit,
au lieu de retourner à votre appartement,
2 il. t J JLÂJm V
45§ Les mille et une Nuits.
de crainte que le mouvement ne vous foît
contraire. A ces mots , il ordonna qu'on
apportât un doigt de vin , qu'il lui fit pren-
dre pour lui donner des forces. Après cela >
il prit congé d'elle , 6k fe retira dans fon
appartement.
Dès que le calife fut parti , ma maîtrefïe
me fit ligne de m'approcher. Elle me de-
manda de vos nouvelles avec inquiétude.
Je l'apurai qu'il y avoit long-temps que
vous n'étiez plus dans le palais , & lui mis
Fefprit en repos de ce côté-là. Je me gar-
dai bien de lui parler de l'évanouifTeiTient
du prince de Perfe , de peur de la faire
t-etomber dans l'état d'où nos foins l'avoient
tirée avec tant de peine ; mais ma précau-
tion fut inutile , comme vous l'allez en-
tendre. Prince , s'écria-t-elle alors , je re-
nonce déformais à tous les plailirs , tant
que je ferai privée de celui de ta vue : fi
j'ai bien pénétré dans ton cœur, je ne fais
que fuivre ton exemple. Tu ne cefferas de
verfer des larmes 9 que tu ne m'ayes re-
trouvée ; il eft jufte que je pleure &: que
je m'afflige jufqu'à ce que tu fois rendu à
mes vœux. En achevant ces paroles , qu'elle,
prononça d'une manière qui marquait la
C X C I V< Nuit* 459
violence de fa pafïion , elle s'évanouit une
féconde fois entre mes bras.
En cet endroit , Scheherazade voyant
paroître le jour) ceiTa de parler. La nuk
fuivante > elle pourfuivit de cette forte :
C X I Ve. NUIT.
JuA confidente de Schemfeînihar continua
de raconter à Ebn Thaher tout ce qui étoit
arrivé à fa maîtrerTe depuis fon premier,
évanouiffement. Nous fûmes encore long-
temps , dit-elle? à la faire revenir mes -com-
pagnes & moi. Elle revint enfin; alors je
lui dis : Madame 5 êtes-vous donc réfolue
de vous laiffer mourir, & de nous faire
mourir nous - mêmes avec vous ? Je
vous fupplie au nom du Prince de Perfe ,
pour qui vous avez intérêt de vivre , de
vouloir conferver vos jours. De grâce ,
laifîez-vous persuader , & faites les efforts
que vous vous devez à vous - même ? S
l'amour du prince , & à notre attachement:
pour vous. Je vous fuis bien obligée > reprit-
elle, de vos foins , de votre zèle & de vos
confeils. Mais , hélas ! peuvent - ils m'être
itfiles? Il 41e nous eft pas permis de p£ . l.
y ij "^
460 Les mille et une Nuits.
flatter de quelque efpérance , ck ce n'eft que
dans le tombeau que nous devons attendre
la fin de nos tourmens. Une de mes com-
pagnes voulut la détourner de fes triftes
penfées en chantant un air fur fon luth ;
mais elle lui impofa filence , ck lui ordonna 5
comme à toutes les autres , de fe retirer.
Elle ne retint que moi pour palier la nuit
avec elle. Quelle nuit, ô ciel ! elle là païïa
dans les pleurs 6k dans les gémidemens-; ck
nommant fans cerle le prince de Perle y
elle fe pîaignoit du fort qui l'avoit deftinée
au calife qu'elle ne pouvoir aimer ? ck non
pas à lui qu'elle aimoit éperdument.
Le lendemain , comme elle n'étoir pas
commodément dans le fallon^ je l'aidai à
paffer dans fon appartement, où elle ne fut
pas plutôt arrivée, que tous les médecins
du palais vinrent la voir par ordre du calife ;
ck ce prince ne fut pas long-temps fans
venir lui-même. Les remèdes que les mé-
decins ordonnèrent à Schemfeînihar firent
d'autant moins d^effet , qu'ils ignoroient la
caufe de fon mal; ck la contrainte où la
mettoit la préfence du calife , ne faifoit que
l'augmenter. Elle a pourtant un peu repofé
cette nuit; ck d'abord qu'elle a été évei->
*ft*i , elle m'a chargée de vous venip
C X C ï Ve. Nuit. 461
trouver , pour apprendre des îouvelles du
prince de Perfe. Je vous ai dëà informée
de i'état où il eu. 3 lui dit Eh Thaher 9
ainfi retournez vers votre mamelle > &
Faillirez que le prince de Perfe attendoït
de fes nouvelles avec la même impatience
qu'elle en attendoit de lui. Exhortç-la fur-
tout à fe modérer & à fe vaincre ,1e peur
qu'il ne lui échappe devant le calift quel-
que parole qui pourroit nous perdrtavec
elle. Pour moi , reprit la confident^ je
vous l'avoue , je crains tout de fes tuif-
ports ; j'ai pris la liberté de Lui dire ce me
je penfois là~derTus > & je fuis perfuaée
qu'elle ne trouvera pas mauvais que jeui
parle encore de votre part.
Ebn Thaher, qui ne faifoit que d'arrêt
de chez le prince de Perfe , ne jugea pcit
à propos d'y retourner fitôt, 6k de néi«*
ger des affaires importantes qui lui étoht
furvenues en rentrant chez lui ; il y aa
feulement fur la fin du jour. Le prinî
étoit feuî? 6k ne fe portoit pas mieux qe
le matin. Ebn Thaher, lui dit-il en le voyat
paroître? vous avez fans doute beaucoup
d'amis ; mais ces amis ne connoiffent pas
ce que vous valez, comme vous me le faite;
connoître par votre zèle , par vos foins 6k
V iij
'■jfil LES TULLE ET UNE NUITS.
par les peires que vous vous donnez lorf-
qu'ii s'agit le les obliger. Je fuis confus de
•tout ce qui vous faites pour moi avec tant
d'afFecYion/ ck je ne fais comment je pourrai
în'acquittf envers vous. Prince y lui répon-
dit Ebn.ihaher, laiflons-là ce difcours, je
'vous er/upplie : je fuis prêt non-feulement
à don^r un de mes yeux pour vous en
confer/er un , mais même à facrifler ma
vie p/ur la votre. Ce n'en1 pas de quoi il
-s'agi/Préfenternent; je viens vous dire que
SchMielniiur m'a envoyé fa confidente pour
mdemanGer»de vos nouvelles, ck en même
teips pour m'informer des tiennes. Vous
yjsm bien que je ne lui ai rien dit qui ne
ïu\ït confirmé l'excès de votre amour pour
fanaîtrefïe, ck la confiance avec laquelle
vcjs l'aimez. Ebn Thaher lui fit enfuite un
déjil exact de tout ce que lui avoit dit
Télave confidente. Le prince Técouta avec
leftifférens mouvemens de crainte y de jalou-
fij, de tendrelTe ck de compafïion que fon
dcours lui infpira y faifant fur chaque chofe
d'il entendoit , toutes les réflexions affil-
iantes ou confolantes dont un amant auffi.
^affionné qu'il étoit pouvoit être capable.]
Leur converfation dura fi long -temps,
que la nuit fe trouvant fort avancée , h
C X C Ve. Nuit. 463
prince de Perfe obligea Ebn Thaher a
demeurer chez lui. Le lendemain matin ?
comme ce fidèle ami s'en retournoit au logis 9
il vit venir à lui une femme , qu'il reconnut
pour la confidente de Schemfelnihar , & qui
Fayant abordé , lui dit : Ma maitreffe vous
falue, ck Je viens vous prier de fa part de
rendre cette lettre au prince de Perfe. Le
zèle Ebn Thaher prit la lettre , & retourna
chez le prince accompagné de l'efcîave con-
fidentei
Scheherazade cena de parler en cet en-
droit, à caufe du jour quelle vit paroître.
Eile reprit la fuite de fon difcours la nuiï
fuivante , oc dit au fultan des Indes ;
C X C Ve. NUIT.
Oi RE, quand Ebn Thaher ? fut entré chez
le prince de Perfe avec la confidente de
Schemfelnihar, il la pria de demeurer un
moment dans l'antichambre , ck de l'atten-
dre. Dès que le prince l'apperçut y il lui
demanda avec empreffement quelle nou-
velle il avoit à lui annoncer. La meilleure
que vous puiffie'z apprendre , lui répondit
Ebn Thaher j on vous aime auili chère*
V iv
464 Les mille et une Nuits.
nient que vous aimez. La confidente de
Schemfelnihar eu. dans votre antichambre ;
elle vous apporte une lettre de la part de
fa maîtreffe : elle n'attend que vos ordres
pour entrer. Qu'elle entre, s'écria le prince
avec un tranfport de joie. En diiant cela >
il fe mit fur ion féant pour la recevoir.
Comme les gens du prince étoient fortis
de la chambre d'abord qu'ils avoient vu
Ebn Thaher y afin de le laiffer feul avec
leur maître , Ebn Thaher alla ouvrir la
porte lui-même , 6k fit entrer la confidente»
Le prince la reconnut , ck la reçut d'une
manière fort obligeante. Seigneur , lui dit-
elle ^ je fais tous les maux que vous avez
foufferts depuis que j'eus l'honneur de vous
conduire au bateau qui vous attendoit
pour vous ramener; mais j'efpère que la
lettre que je vous apporte contribuera à
votre guérifon. A ces mots , elle lui pré-
fenta la lettre. Il la prit ; ck après l'avoir
baifée plusieurs fois , il l'ouvrit y ck lut les
paroles fuivantes.
Lettre de S chemfelnihar , au prince de Perfi
Ali Ebn Becar,
» La perfonne qui vous rendra cette lettre
» vous dira de mes nouvelles mieux que
C X € Ve. Nuit. 46%
» moi-même , car je ne me connoîs plus
» depuis que j'ai celTé de vous voir. Privée
» de votre préfence ? je cherche à me trom-
» per en vous entretenant par ces lignes
» mal formées , avec le même plaifir que
» fi j'avois le bonheur de vous parler.
' » On dit que la patience eft un remède
» à tous les maux, & toutefois elle aigrit
» les miens au lieu de les foulager. Quoi-
» que votre portrait foit profondément gravé
» dans mon cœur , mes yeux fouhaitent
» d'en revoir inceffamment l'original , & ils
» perdront toute leur lumière , s'il faut
» qu'ils en foient encore long-temps privés,
» Puis-je me flatter que les vôtres aient la
» même impatience de me voir? Oui, je
» le puis ; ils me l'ont fait aiïez connoitre
» par leurs tendres regards. Que Schem-
» feînihar feroit heureufe^ ckque vous feriez
» heureux , prince 9 fi mes défirs , qui font
» conformes aux vôtres 5 n'étoient pas tra-
$> verfés par des obstacles infurmontabîes !
>> Ces obftacles m'affligent d'autant plus
» vivement } qu'ils vous affligent vous-.
»> même.
» Ces fentimens que mes doigts tracent ;
» & que j'exprime avec un plaifir incroya-
» ble, en les répétant plufieurs fois, par-;
Vv
466 Les mille et une Nuits.
» tent du plus profond de mon cœur, &c
» de la blelTure incroyable que vous y
» avez faite ; blelîure que je bénis mille
.» fois, malgré le cruel ennui que je fournie
» de votre abfence. Je compterois pour rien
» tout ce qui s'oppofe à nos amours , s'il
» m'étoit feulement permis de vous voir
» quelquefois en liberté: je vour porléde-
» rois alors ; que pourrois-je fouhaker de
» plus ?
» Ne vous imaginez pas que mes paroles
» difent plus que je ne penfe. Hélas ! de
» quelques expreffions que je puifle me fer-
» vir^ je fens bien que je penfe plus de
» chofes que je ne vous en dis. Mes yeux*
» qui font dans une merveille continuelle,
» ck qui verfent incellamment des pleurs
» en attendant qu'ils vous revoyent ; mon
» cœur affligé qui ne délire que vous feul;
» les foupirs qui m'échappent toutes les
». fois que Je penfe à vous, c'efl-à-dire, à
» tout moment ; mon imagination qui ne
» me repréfente plus d'autre objet que mon
& cher prince ; les plaintes que je fais au
» ciel de la rigueur de ma deflinée ; enfin,
» ma trifieiTe , mes inquiétudes , mes tour-
>* mens qui ne me donnent aucun relâcha
C X C V K Nuit* 467
» depuis que je vous ai perdu de vue ,
»> font garans de ce que je vous écris.
» Ne fuis-je pas bien malheureufe , d'être
» née pour aimer, fans efpérance de jouir
» de ce que j'aime ? Cette penfée défolante
» m'accable à un point, que j'en mour-
» rois, ii je n'étois pas perfuadée que vous
» m'aimez. Mais une fi douce confolation
» balance mon défefpoir &: m'attache à la
» vie. Mandez-moi que vous m'aimez ton-
» jours ; je garderai votre lettre précieufe-
» ment ; je la lirai mille fois le jour; je
» fournirai mes maux avec moins d'irnpa-
» tience. Je ibuhaite que le ciel cefïe d'être
» irrité contre nous , & nous fafîe trouver
» l'oecafion de nous dire fans contrainte
» que nous nous aimons 5 & que nous ne
» cefferons jamais de nous aimer. Adieu»
» Je falue Ebn Thaher , à qui nous avons
» tant d'obligation l'un & l'autre. » ;
sa
C X C V Ie. NUIT,
jLE prince de Perfe ne fe contenta pas
d'avoir lu une fois cette lettre; il lui fembla
qu'il l'avoir, lue avec trop peu d'attention^
II la relut plus lentement, & en liiant, tan-*»
V Yj
468 Les mille et une Nuits.
tôt il pouiloit de mites foupirs , tantôt iï
verfoit des larmes > & tantôt il falibit éclater
des tranfports de joie ck de tendrelTe> félon
qu'il étoit touché de ce qu'il lifoit. Enfin , iî
ne fe laffoit point de parcourir des yeux
des caractères tracés par une main ii chère ;
& il fe préparoit à les lire pour la troisième
fois , lorfqu'Ebn Thaher lui représenta que
la confidente n'avoit pas de temps à perdre 7
6c qu'il devoit fonger à faire réponfe. Hélas I
s'écria le prince , comment voulez - vous
que je faiTe réponfe à une lettre fi obli-
geante ? En quels termes m'exprimerai -je
dans le trouble où je fuis? J'ai i'efprjt agité
de mille penfées cruelles, & mes fentimens
fe détruifent au moment que je les ai con-
çus , pour faire place à d'autres. Pendant
que mon corps fe relTent des iroprefhons
de mon ame, comment pourrai-je tenir le
papier &C conduire la canne (i) pour for-
mer les lettres ?
En parlant ainiî , il tira d'un petit bureau
(i) Les Arabes , les Perfans & les Turcs, quand ils
écrivent , tiennent le papier de la main gauche , appuyé
ordinairement fur le genou , & écrivent de la main
droite avec une petite canne taillée & fendue comme
«os plumes. Cette forte de canne eft creufe , & ref-
femble à nés sofeaux , mais elle a plus de confiftance»
C X C V ï Ie. Nuit, 469
qu'il a voit près de lui , du papier 5 une
canne taillée , & un cornet où il y avoit
de l'encre.
Scheherazade appercevant le jour en
cet endroit , interrompit fa narration. Elle
en reprit la fuite le lendemain, ck dit à
Schahriar :
C X C V ï Ie. NUIT.
OîRE, le prince de Perfe , avant que
d'écrire , donna la lettre de Schemfelnihar
à Ebn Thaher, 6c le pria de la tenir ou-
verte pendant qu'il écriroit , afin qu'en
jetant les yeux deffus , il vît mieux ce qu'il
y devoir répondre. Il commença d'écrire ;
mais les larmes qui lui tomboient des yeux
fur fon papier, l'obligèrent pluiieurs fois
de s'arrêter pour les lahTer couler librement.
Il acheva enfin fa lettre > 6k la donnant à
Ebn Thaher : Lifez-la, je vous prie, lui
dit-il , ck me faites la grâce de voir iî le
défordre où eft mon efprit, m'a permis de
faire une réponfe favorable. Ebn Thaher k
prit , ck lut ce qui fuit :
Les mille et une Nuits.
Rêponfe du prince de Perfe à la lettre
de Sckemfelnihar.
"J'etqis plongé dans une affliction
'?, mortelle lorfqu'on m'a rendu votre lettre.
55 A la voir feulement 5 j'ai été tranfporté
?, d'une joie que je ne puis vous exprimer ;
5, & à la vue des caractères tracés par votre
99 belle main , mes yeux ont reçu une lu-
3, mière plus vive que celle qu'ils avoient
9, perdue , lorfque les vôtres fe fermèrent
?, fubitement aux pieds de mon rival. Les
pi paroles que contient cette obligeante
5? lettre , font autant de rayons lumineux
„ qui ont diffipé les ténèbres dont mon ame
99 ëtoit obfcurcïe. Elles m'apprennent com-
9, bien vous fouifrez pour l'amour de moi 9
p? ck me font connoître aufîi que vous
93 n'ignorez pas que je foufTre pour vous*
,, & par là , elles me confolent dans mes
„ maux. D'un côté> elles me font verfer
9, des larmes abondamment 5 & de l'autre $
?> elles embrâfent mon cœur d'un feu qui
„ le foutient , & m'empêche d'expirer de
p> douleur. Je n'ai pas eu un moment de
j5 repos depuis notre cruelle féparation.
a, Votre lettre feule apporte quelque foula-
CXCVÏK Nuit. 471
\\ gement à mes peines. J'ai gardé nn morne
99- fîlence jufqu'au moment que je l'ai reçue:
^5 elle m'a redonné la parole. J'étois enfeveli
35 dans une mélancolie profonde , elle m'a
m infpiré une joie qui a d'abord éclaté dans
5, mes yeux 6k fur mon vilage. Mais ma
9, furprife de recevoir une faveur que je n'ai
55 point encore méritée a été li grande 9
53 que je ne favois par où commencer pour
?) vous en marquer mareconnoiffance. Enfin ,
,3 après l'avoir baifée plusieurs fois 5 comme
,, un gage précieux de vos bontés, je l'ai
55 lue ck relue , ck fuis demeuré confus de
55 l'excès de mon bonheur. Vous voulez
5, que je vous mande que je vous aime tou-
n jours ; ah ! quand je ne vous aurois pas
5, aimée auffi parfaitement que je vous
jj aime y je ne pourrois m'empêcher de
.,, vous adorer après toutes les marques que
5, vous me donnez d'un amour lî peu corn-
^5 mun.-Ouij je vous aime , ma chère ame ^
53 6k ferai gloire de brûler toute ma vie du
3, beau feu que vous avez allumé dans mon
3, cœur. Je ne me plaindrai jamais de la
» vive ardeur dont je fens qu'il me con-
„ fume ; ck quelque rigoureux que foient
33 les maux que votre abfence me caufe, je
33 les apporterai conftamment , dans l'efpé*
472- Les mille et une Nuits.
„ rance de vous voir un jour. Plût à dieu
„ que ce fût dès aujourd'hui , & qu'au lieu,
„ de vous envoyer ma lettre , il me fût
5, permis d'aller vous afïurer que je meurs
„ d'amour pour vous ! Mes larmes m'empê-
» chent de vous en dire davantage. Adieu. „
Ebn Thaher ne put lire ces dernières
lignes fans pleurer lui - même. Il remit la
lettre entre les mains du prince de Perfe ,
en l'afTurant qu'il n'y avoit rien à corriger,
Le prince la ferma , ck quand il l'eut cache-
tée : Je vous prie de vous approcher , dit-il
à la confidente de Schemfelnihar , qui étoit
un peu éloignée de lui : voici la réponfe
que je fais à la lettre de votre chère maî-
treffe. Je vous conjure de la lui porter , ck
de la faîuer de ma part. L'efclave confi-
dente prit la lettre, ck fe retira avec Ebn
Thaher.
En achevant ces mots , la fultane des Indes
voyant paroitre le jour , fe tut 5 & la nuit
fuivante > elle continua de cette manière :
€X C V 1 1 R Nuit. 473
C X C V I I Ie. NUIT.
JlLbn Thaher , après avoir marché quelque
temps avec l'efclave confidente , la quitta ,
ck retourna dans fa maifon , où il fe mit à
rêver profondément à l'intrigue amoureufe
clans laquelle il fe trouvent malheureufement
engagé. îl fe repréfenta que le prince de
Perfe ck Schemfelnihar , malgré l'intérêt
qu'ils avoient de cacher leur intelligence ,
fe ménageoient avec fi peu de difcrétion y
qu'elle pourroit bien n'être pas long- temps
fecrette. îl tira de là toutes les conféquences
qu'un homme de bon fens devoit tirer. Si
Schemfelnihar, fe difoit-il à lui-même, étoit
une dame du commun, je contribuerois de
tout mon pouvoir à rendre heureux fon
amant ck elle ; mais c'eft la favorite du
calife , ck il n'y a perfonne qui puiiTe im-
punément entreprendre de plaire à ce qu'il
aime. Sa colère tombera d'abord fur Schem-
felnihar ; il en coûtera la vie au prince de
Perfe, ck je ferai enveloppé dans fon mal-
heur. Cependant j'ai mon honneur? mon
repos , ma famille ck mon bien à conferver ;
Les mille et une Nuits.
il faut donc , pendant que je le puis , me
délivrer d'un fi grand péril.
îl fut occupé de ces penfées durant tout
ce jour- là. Le lendemain matin, il alla chez
le prince de Ferfe^ dans le deffein de faire
un dernier effort pour l'obliger à vaincre
ù. pafiîon. Effectivement , il lui repréfenta
ce qu'il lui avoit déjà inutilement repré-
fenté , qu'il feroit beaucoup mieux d'em-
ployer tout fon courage à détruire le pen-
chant qu'il avoit pour Schemfelnihar , que
de s'y laifTer entramer ; que ce penchant
étoit d'autant plus dangereux , que fon rival
étoit plus pùiffant. Enfin 3 feigneur , ajouta-
t-il , fi vous m'en croyez , vous ne fongerez
qu'à triompher de votre amour ; autrement
vous courez tifque de vous perdre avec
Schemfelnihar , dont la vie vous doit être
plus chère que la vôtre. Je vous donne ce
confeil en ami , 6k quelque jour vous m'en
remercierez.
Le prince écouta Ebn Thaher affez impa-
tiemment ; néanmoins il fe iaifia dire tout
ce qu'il voulut ; mais prenant la parole à
fon tour : Ebn Thaher , lui dit-il , croyez-
vous que je puifTe cefifer d'aimer Schemfel-
nihar, qui m'aime avec tant de tendre fle ?
Elle ne craint pas d'expofer fa vie pour
CXCVIIK .Nuit. 47?
moi 3 & vous voulez que le foin de con-
server la mienne fo.it capable dem'occuper?
non ; quelque malheur qui puiffe m'arriver 5
je veux aimer- Schemfelnihar jufqu'au der-
nier fbupir.
Ebn Thaher , choqué de l'opiniâtreté du
prince de Perfe , le quitta affez brufquementj
& fe retira chez lui , où , rappelant dans
ion efprit Tes réflexions du jour précédent ,
il fe mit à fongor fort férieufement au parti
qu'il avoit à prendre. Pendant ce temps-là ,
un jouaillier de fes intimes amis le vint voir.
Ce jouaillier s'étoit apperçu que la confi-
dente de Schemfelnihar alloit chez Ebn
Thaher plus fouvent qu'à l'ordinaire , &
qu5Ebn Thaher étoit prefque toujours avec
le prince de Perfe , dont la maladie étoit
fue de tout le monde , fans toutefois qu'on
en connût la caufe ; tout cela lui avoit
donné des foupçons. Comme Ebn Thaher
lui parut rêver, il jugea bien que quelque
affaire importante l'embarraffoit; & croyant
être au fait , il lui demanda ce que lui vou-
îoit i'efclave confidente de Schemfelnihar.
Ebn Thaher demeura un peu interdit d cette
demande 3 & voulut diffimuler , en lui difan?
que c'étoit pour une bagatelle qu'elle venok
fi fouvent chez lui. Vous ne me parlez pas
476 Les MILLfc ET une Nuits,
fîncérement , lui répliqua le jouaillier , &
vous m'allez perfuader , par votre diffimu-
lation , que cette bagatelle efl une affaire
plus importante que je ne l'ai cru d'abord.
Ebn Thaher, voyant que fon ami 1©
preiloit fi fort, lui dit : Il efl vrai que cette
affaire eft de la dernière conféquence. l'a*
vois réfolu de la tenir fecrète ; mais comme,
je fais l'intérêt que vous prenez à tout ce,::
qui me regarde, j'aime mieux vous en faire
confidence , que de vous laiffer penfer ià-
deffus ce qui n'efr. pas. Je ne vous recom-
mande point le fecret, vous connoîlrez par
ce que je vais vous dire , combien il efl
impoffible de le garder. Après ce préam-
bule , il lui raconta les amours de Schem-
felnihar 6k du prince de Perfe. Vous favez?
ajouta-t-il enfuite, en quelle confédération
je fuis à la cour & dans la ville 5 auprès des
plus grands feigneurs ck des dames les plus
qualifiées. Quelle honte pour moi fi ces
téméraires amours venoient à erre décou-
vertes ! Mais que dis- je ? ne ferions-nous
pas perdus toute ma famille ck moi ? Voilà
ce qui m'embarraffe le plus ; mais je viens
de prendre mon parti. Il m'efl dû, ck je
dois ; je vais travailler incefTamment à fatis-
faire mes créanciers, ck à recouvrer mes
C X C V 1 1 Ie. Nuit. 477
dettes ; & après que j'aurai mis tout mon
bien en sûreté , je me retirerai à Balfora 9
où je demeurerai jufqu'à ce que la tempête
que je prévois foit parlée. L'amitié que
j'ai pour Schemfelnihar & pour le prince
de Perfe me rend très - fenlîble au mal qui
peut leur arriver ; je prie dieu de leur faire
connoître où ils s'expofent? 6k de les.con-
ferver ; mais fi leur mauvaife deftinée veut
que leurs amours aillent à la connoiffance
du calife, je ferai au moins à couvert de
fon reffentiment ; car je ne les crois pas
aflfez médians pour vouloir m'envelopper
dans leur malheur. Leur ingratitude feroit
extrême fi cela arrivoit ; ce feroit mal payer
les fervices que je leur ai rendus, & les
bons confeils que je leur ai donnés , parti-
culièrement au prince de Perfe , qui pour-
roit fe tirer encore du précipice , lui & fa
maîtrefTe , s'il le vouloit. Il lui efl aifé de
fortir de Bagdad comme moi, &C Pabfence
le dégageront infenfiblement d'une pafïion
qui ne fera qu'augmenter tant qu'il s'obfli-
nera à y demeurer.
Le jouaillier entendit avec une extrême-
furprife le récit que lui fit Ebn Thaher. Ce
que vous venez de me raconter, lui dit-il 5
efl d'une fi grande importance; que je ne
47$ £es mille et une Nuits , &c.
puis comprendre comment Schernfelnihar 6c
le prince de Perfe ont été capables de s'a-
bandonner à un amour û violent. Quelque
penchant qui les entraîne Tun vers l'autre,
au lieu d'y céder lâchement , ils dévoient
y réfifter , <k faire un meilleur ufage de leur
raifon. Ont - ils pu s'étourdir fur les fuites
fâcheufes de leur intelligence ? Que leur
aveuglement eft déplorable ! J'en vois comme
vous toutes les conféquences. Mais vous
êtes fage <k prudent, & j'approuve la réfo-
iution que vous avez formée ; c'efl: par-là
feulement que vous pouvez vous dérober
aux événemens funeftes que vous avez à
craindre. Après cet entretien le jouaillier fe
leva ? ck prit congé d'Ebn Thaher.
Sire , dit en cet endroit Scheherazade y le
jour 5 que je vois paroître, m'empêche d'en-
tretenir votre majefté plus long-temps. Elle
fe tut 5 ck le lendemain elle reprit la fuite
de fa narration.
Fin du huitième Volume*
T A B L
DES CONTES
du Tome huitième.
MILLE ET UNE NUITS.
LXXXVI. Nuit. Co NTI NUATIO N dît
Jzxième voyage de Sindbad , Page $
LXXXVII. Nuit. Fin dujïxieme voyage de
Sindbad , i&
LXXXVIIL Nuit. Commencement dufeptieme
& dernier voyage de Sindbad 9 tG
LXXXIX. Nuit. Continuation dufeptieme &
dernier voyage de Sindbad , .24
XC. Nuit. Fin du feptihne & dernier voyage
de Sindbad le Marin 5 d$
Hiftoire des trois Pommes 5 34
XCL Nuit. Suite de £ hiftoire des trois Pom-
mes , J7
XCII. Nuit. Hiftoire de la Dame maffaerèe
& du jeune homme fon mari 9 4J
XCIIt. Nuit. Continuation de f hiftoire des
trois Pommes 3 4$
Table
Hifloirc de Noureddin AU y & de Bedreddirt-
Haffan , page J4
XCIV. Nuit. Continuation de thifloire de.
Noureddin Ali , 63
XCV. Nuit. Suite de thifloire de Noureddin
Ali y & de Bedreddin Haffan, C8"
XCVI. Nuit, Suite de thifloire de Noureddin
Ali •> & de Bedreddin Haffan > 73
CXVIÏ. Nuit. Suite de thifloire de Nourred-
din AU , & de Bedreddin Haffan , y G
XCVIII. Nuit. Continuation de thifloire de
Bedreddin Haffan y 80
CXIX. Nuit. Continuation de thifloire de
Bedreddin Haffan , 83
C. Nuit. Suite de thifloire de Bedreddin Haff
fan, 8 y
OIL Nuit. Suite de thifloire de Bedreddin
Haffan ? $0
CIV, Nuit. Suite de thifloire de Bedreddin
Haffan , 97
CV. Nuit. Continuation de thifloire de Be-
dreddin Haffan , 10 1
CVI. Nuit. Continuation de thifloire de Be-
dreddin Haffan , 104.
CVIÏ. Nuit. Continuation de thifloire de Be*
dreddin Haffan y /o oi
CVIII. Nuit. Suite de thifloire de Bedreddin
Maffan è io$
ÇIX,
des Nuits. 4&i
CIX. Nuit. Continuation de thifloire de Be~
dreddin Haffan y Page '/-*
CX. Nuit. Continuation de thifloire de Be-
dreddin Haffan 9 u5
CXI. Nuit. Continuation de thifloire de Bz-
dreddin Haffan , 118
CXIÎ. Nuit. Continuation de thifloire de Be-
dreddin Haffan y izr
CXIII. Nuit. Continuation de thifloire de
* Bedreddin Haffan y 124
CXIV. Nuit. Continuation de thifloire de
Bedreddin Haffan , 126
CXV. Nuit. Suite de thifl. de Bedreddiiiy ix$
CXVI. Nuit. Continuation de thifloire de
Bedreddin Haffan , /jj
CXVIL Nuit. Conu de thifl. de Bedredd. 13g
CXVIIÏ. Nuit. Continuation de thifloire de
Bedreddin 9 /40
CXIX. Nuit. Continuation de thifloire de
Bedreddin 9 /4Ç
CXX. Nuit. Continuation de thifloire de
Bedreddin y 148
CXXI. Nuit. Continuation de thifloire de
Bedreddin , i5i
CXXII. Nuit. Fin de thifloire de Bedreddin,
& conclusion de celle des trois Pommesy t5G
CXXIIL Nuit. Commencement de thifloire du
petit Boffu 9 161
Tome FUL X
4§i Table -
CXXiV. Nuit. Suite de thifloire du petit
Bn>jfu , page \GS
CXXV. Nuit. Continuation de Phiftoire du
petit Boffu , iGy
CXXVI. Nuit. Continuation de fhifioire du
petit Bojju , jyt
CXX VII. Nuit. Continuation de l 'hifloire du
petit Bojju , ijd.
CXXVIII. Nuit. Commencement de Chifloire
que raconta le Marchand chrétien , lyG
CXXIX. Nuit. Suite de Phifloire que raconta
le Marchand chrétien y lyg
CXXX. Nuit. Suite de Phifloire que raconta
le Marchand chrétien 9 i8z
CXXXI. Nuit. Continuation de Phifloire que
raconta le Marchand chrétien y 184
CXXXII. Nuit. Continuation de Phifloire
que raconta le Marchand chrétien , 18 S
CXXXIII. Nuit. Continuation de Phifloire que
raconta le Marchand chrétien 5 igi
CXXXIV. Nuit. Suite de Phifloire que raconta
le Marchand chrétien , 194
CXXXV. Nuit. Suite de Phifloire que raconta
le Marchand chrétien , igy
CXXXVI. Nuit. Continuation de Phifloire
que raconta le Marchand chrétien y ig$
CXXX VII. Nuit. Contiuation de Phifloire
que raconta le Marchand chrétien % zoz
des Nuits. 4§3
CXXXVIII. Nuit. Continuation de thifloirt
que raconta le Marchand chrétien y p. 20S
CXXXIX. Nuit. Suite de thifloire que raconta
le Marchand chrétien , 209
CXL. Nuit. Fin de l'hifloire que raconta le
Marchand chrétien > 2.1 z
Hifloire rapportée par le Pourvoyeur du fultan
de Cafgar , 214
CXLI. Nuit. Suite de f hifloire racontée par
le Pourvoyeur du fultan de Cafgar , 2)6
CXLII. Nuit. Suite de F hifloire racontée par
le Pourvoyeur y 21^
CXLIII. Nuit. Continuation de Vhifloire ra-
contée par le Pourvoyeur , 222.
CXLÎV. Nuit. Continuation de l'hifloire ra~
contée par le Pourvoyeur , 22 (î
CXLV. Nuit. Continuation de thifloire ra-
contée par le Pourvoyeur , 22$
CXLVI. Nuit. Continuation de l'hifloire ra-\
contée par le Pourvoyeur , 233
CXL VIL Nuit. Suite de l'hifloire racontée par
le Pourvoyeur 9 ^37
CXLV III. Nuit. Suite de Fhifloire racontée
parle Pourvoyeur 3 240
CXLIX. Nuit. Fin de l'hifloire racontée par
le Pourvoyeur 9 244
CL. Nuit. Commencement de l'hifloire racon-
tée par le Médecin juif, 24/
4^4 Table
CLL Nuit. Suite de fkiftoire racontée par h
Médecin juif \ page 260
CLII. Nuit. Suite de fkiftoire racontée par le
Médecin juif \ 2S4
CLÏII. Nuit. Suite de fkiftoire du Médecin
juif 'y z38
CLÏV. Nuit. Continuation de fkiftoire racon-
tée par le Médecin juif \ 2*01
CLV. Nuit. Continuation de fkiftoire racon-
tée par le Médecin juif \ zSS
CLVL Nuit. Suite de fkiftoire racontée par
le Médecin juif 3 2Ji
CLVII. Nuit. Fin de fkiftoire racontée par le
Médecin juif \ 274
Hiftoire racontée par le Tailleur 9 278
CLVIII. Nuit. Suite de fkiftoire racontée par
le Tailleur y 2j§
CLIX. Nuit. Suite de fkiftoire racontée par
le Tailleur 9 284
CLX. Nuit. Continuation de fkiftoire racontée
par le Tailleur y 289
CLXI. Nuit. Continuation de fkiftoire racon-
tée par le Tailleur 9 29^
CLXIi, Nuit. Suite de fkiftoire racontée par
le Tailleur , 29 &
CLXIII. Nuit. Continuation de fkiftoire ra-
contée par le Tailleur 7 199
des Nuits.
CLXIV. Nuit. Continuation de £ hiftoire ra-
contée par le Tailleur •> page 302
CLXV. Nuit. Suite de l hiftoire racontée par
le Tailleur 5 306
CLXVI. Nuit. Continuation de Vhiftoire ra-
contée par le Tailleur ; fin de Vhiftoire du
jeune boiteux de Bagdad? 31 z
Hiftoire du barbier , 31 y
CLXVII. Nuit. Continuation de Vhiftoire du
barbier , 318
Hiftoire de Bacbouc , premier frère du bar-
bier , 322
CLXVIII. Nuit. Continuation de la même
hiftoire 5 323
CLXÏX. Nuit. Continuation de la même hif-
toire , 3 xy
CLXX. Nuit. Fin de Vhift. de Bacbouc y S 3°
Hiftoire de Bakbarah y fécond frère du bar-*
hier , v 33/
CLXXI. Nuit. Continuation de la même hif-
joire, 33G
CLXXIL Nuit. Fin de Vhiftoire de Bakba-
rah , 2>¥
CLXXIII. Nuit, Hiftoire de Bakbac ? troi-
Jîeme frère du barbier , 344
CLXXI V. Nuit. Suite de la même hift. 360
Hiftoire £Alcou\ , quatrième frire du bar-
hier ? 364
4$6 Table
CLXXV. Nuit. Fin de thîfl. <TAlcouw.$68
CLXXVI. Nuit. Hifloire dAlnafchar, cin-
quième frère du barbier > 362.
CLXXVII. Nuit. Continuation de la même
hifloire , 368
CLXXVIII. Nuit. Continuation de la même
^ hifloire , 373
CLXXiX. Nuit. Continuation de la même
hifloire , ^ sjj
CLXXX. Nuit. Fin de t hifloire cFAlnaf-,
char y 382.
Hifloire de Sckacabac 9 fîxïème frère du bar-
bier, , 384
CLXXXi. Nuit. Continuation de la même
hifloire , 3^9
CLXXXII. Nuit. Fin de t hifloire de Schaca-
bac & de celle du barbier , $C)5
CLXXXIII. Nuit. Suite de t hifloire du petit
boffu de Cafgar , 400
CLXXXïV. Nuit. Dénouement de F hifloire
du petit boffu , 403
CLXXXV. Nuit. Hifloire des amours £ Ab oui*
haffan Ali Ebn Becar & de Schemfelnihar >
favorite du calife Haroun Alrafchid , 40/
& 408
CLXXXVL Nuit. Suite de la même hifl. 413
CLXXXVII. Nuit. Suite de la même hifl. 421
CLXXXVIIL Nuit, Suite de la même Mft< 424
des Nuits, 487
CLXXXIX. Nuit. Suite de la même hifl. p. 43 o
CXC. Nuit. Suite de la même histoire , 435
CXCI. Nuit. Continuation de la mêmehifl. 440
CXCII. Nuit. Suite delà même hifloire y 4.4.J
CXCIÏI. Nuit. Suite de la même hifloire ? 461
CXCIV. Nuit. Suite de la même hifloire , 4^9
CXCV. Nuit. Suite de la même hifloire y ^.6"^
CXC VI. Nuit. Suite de la même hifloire p 4.6 y
CXCVII. Nuit. Suite de la même hifl. 46$
CXCVIII. Nuit. Suite de la même hifl, 4J3
Fin ^e la Table,
•■'"