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Full text of "Le cabinet des fées : ou, Collection choisie des contes des fées, et autres contes merveilleux"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lecabinetdesfe08maye 


L  E 


CABINE 


DES   FEES. 


TOME    HUITIEME. 


CE  VOLUME  CONTIENT 


Le  Tome  fécond  des  MilleetuneNuitSj, 
Contes  Arabes ,  traduits  en  français  7  par  M.Galland» 


LE   CABINET 


DES    FEES, 

o  u 


des  contes  des  fées, 
:t  autres  contes  merveilleux» 


TOME    HUITIÈME. 


>  W 


A     GENEVE, 

Chez  Barde,  Manget  &  Compagnie  ? 
Imprimeurs  -  Libraires. 

&  fe  trouve  à  PARIS, 
ChezCucHET,  Libraire,  rue  &  hôtel  Serpente, 


M,    DCC„    L'XXXV. 


0-: 


■ 


. 


cf 


LES 

MILLE  ET  UNE  NUITS, 

CONTES  ARABES. 

g  % 

L  X  XX  V  Ie.     NUIT. 

Suite  du  Jîxïhme  Voyage  de  Sindbad 
le  Marin, 

C>EUX  qui  moururent  les  premiers  5  pour-, 
fuivit  Sindbad  >  furent  enterrés  par  les  au- 
tres ;  pour  moi ,  je  rendis  les  derniers  de- 
voirs à  tous  mes  compagnons ,  &  il  ne  faut 
pas  s'en  étonner  ;  car  outre  que  f  avois  mieux 
ménagé  qu'eux  les  provifions  qui  m'étoient 
tombées  en  partage  ?  j'en  avois  encore  en 
particulier  d'autres  dont  je  m'étois  bien 
gardé  de  faire  part  âmes  camarades.  Néan- 
moins, lorfque  j'enterrai  le  dernier  5  il  me 
reftoit  fi  peu  de  vivres  ,  que  je  jugeai  que  je 
21e  pourrois  pas  aller  loin  ;  de  forte  que  je 
creufai  mol  -  même  mon  tombeau  >  réfolu 
.de  me  jeter  dedans  7  puifque  perfonne  ne 

A  iij 


Les  mille  et  une  Nuits. 
vivoit  pour  m'enterrer.  Je  vous  avouerai 
qu'en  m 'occupant  de  ce  travail  ^  je  ne  pus 
m 'empêcher  de  me  repréfenter  que  j'étois  la 
caufe  de  ma  perte  ,  ck  de  me  repentir  de 
m 'être  engagé  dans  ce  dernier  voyage.  Je 
n'en  demeurai  pas  même  aux  réflexions  >  je 
m'enfanglantai  les  mains  à  belles  dents  -,  & 
peu  s'en  fallut  que  je  ne  hâtafTe  ma  mort. 

Mais  Dieu  eut  encore  pitié  de  moi  ,  Ôk 
m'infpira  3a  penfée  d'aller  jufqu'à  la  rivière 
qui  fe  perdoit  (bus  la  voûte  de  la  grotte. 
Là  ,  après  avoir  examiné  la  rivière  avec 
beaucoup  d'attention^  je  dis  en  moi-même: 
Cette  rivière  qui  fe  cache  ainiî  fous  la 
terre ,  en  doit  fortir  par  quelqu'endroit  ;  en 
conftruifant  un  radeau  ,  ck  m'abandonnant 
deflus  au  courant  de  Peau  j  j'arriverai  à  une 
terre  habitée ,  ou  je  périrai;  fi  je  péris  y  je 
n'aurai  fait  que  changer  de  genre  de  mort  ; 
ii  je  fors  au  contraire  de  ce  lieu  fatal ,  non- 
feulement  j'éviterai  îa  trifte  deflinée  de  mes 
camarades  j  mais  je  trouverai  peut-être  une 
nouvelle  occafion  de  m'enrichir.  Que  fait-on 
fi  la  fortune  ne  m'attend  pas  au  fortir  de 
cet  afîreux  écueil  y  pour  me  dédommager  de 
mon  naufrage  avec  ufure  ? 

Je  n'héfitai  pas   de  travailler   au  radeau 
après  ce  raifonnement  j  je  le  fis  de  bonnes 


L  X  X  X  V  Ie.    Nuit.  7 

pièces  de  bois  ck  de  gros  cables ,  car  j'en 
avois  à  choifir  ;  je  les  liai  enfemble  fi  forte- 
ment ,  que  j'en  fis  un  petit  bâtiment  aflez 
folide.  Quand  il  fut  achevé  ,  je  le  chargeai 
de  quelques  ballots  de  rubis,  d'éineraudes^ 
d'ambre  gris  5  de  criftal  de  roche  y  &  d'étof- 
fes précieufes.  Ayant  mis  toutes  ces  chofes 
en  équilibre,  ck  les  ayant  bien  attachées, 
je  m'embarquai  fur  le  radeau  avec  deux  pe- 
tites rames  que  je  n'avois  pas  oublie  de 
faire  ;  &:  me  biffant  aller  au  cours  de  la 
rivière  9  je  m'abandonnai  à  la  volonté  de 
Dieu. 

Sitôt  que  je  fus  fous  la  voûte  9  je  ne  vis 
plus  de  lumière  •>  &  le  fil  de  l'eau  m'entraîna 
fans  que  je  pufFe  remarquer  où  il  m'empor- 
toit.  Je  voguai  quelques  jours  dans  cette 
obfcurité  y  fans  jamais  appercevoir  le  moin- 
dre rayon  de  lumière.  Je  trouvai  une  fois 
la  voûte  fî  baffe  >  qu'elle  penfa  me  bleffer 
la  tête;  ce  qui  me  rendit  fort  attentif  à  évi- 
ter un  pareil  danger.  Pendant  ce  temps-là , 
je  ne  mangeois  des  vivres  qui  me  refloient  > 
qu'autant  qu'il  en  falloit  naturellement  pour 
foutenir  ma  vie.  Mais  avec  quelque  fruga- 
lité que  je  pufTe  vivre ,  j'achevai  de  confu- 
mer  mes  provifions.  Alors  ,  fans  que  je  pufTe 
m'en  défendre  ?  un  doux  fommeil  vint  faifir 

A  iv 


8  Les  mille  et  une  Nuïts. 
mes  fens;  Je  ne  puis  vous  dire  fî  je  dormis 
long-temps  ;  mais  en  me  réveillant ,  je  me 
vis  avec  furprife  dans  une  vatëe  campagne, 
au  bord  d'une  rivière  où  mon  radeau  étoii 
attaché,  &  au  milieu  d'un  grand  nombre 
de  noirs.  Je  me  levai  dès  que  je  les  apper- 
çus ,  &  je  les  faluai.  Ils  me  parlèrent ,  mais 
je  nentendois  pas  leur  langage. 

En  ce  moment  je  me  fentis  fi  tranfporté 
de  joie  ,  que  je  ne  favois  fi  te  devois  me 
croire  éveillé.  Etant  perfuadé  que  je  ne 
dormois  pas ,  je  m'écriai ,  &  récitai  ces  ver- 
bes arabes  :  «  Invoque  la  toute-puiiïance  y 
»  elle  viendra  à  ton  fecours  :  il  n'ell  pas 
»  befoin  que  tu  t'embarraiïes  d'autre  choie* 
»  Ferme  l'oeil ,  ck  pendant  que  tu  dormi- 
*>  ras  y  Dieu  changera  ta  fortune  de  mal  en 
»  bien  ». 

Un  des  noirs  qui  entendoit  l'arabe  > 
m*ayant  ouï  parler  ainfi ,  s'avança  &  prit 
la  parole  :  Mon  frère ,  me  dit-il ,  ne  ibyez 
pas  furpris  de  nous  voir.  Nous  habitons  la 
campagne  que  vous  voyez ,  <k  nous  fom- 
mes  venus  arrofer  aujourd'hui  nos  champs  9 
de  l'eau  de  ce  fleuve  qui  fort  de  la  mon- 
tagne voifine,  en  la  détournant  par  de  petits 
canaux.  Nous  avons  remarqué  que  l'eau 
emportoit  quelque  chofe  ,  nous  fommes  vite 


<*^C  7/Ufle.  éfa&c/y?iu£ 


*~-*œ* 


lïiiiiiil^ 


LXXXVK    Nuit.  9 

accourus  pourvoir  ce  que  c'étoit,  ck  nous 
avons  trouvé  que  c'étoit  ce  radeau  j  auffitôt 
l'un  de  nous  s 'eft  jeté  à  la  nage  ck  l'a  amené. 
Nous  l'avons  arrêté  ck  attaché  comme  vous 
le  voyez  >  ck  nous  attendions  que  vous  vous 
éveillaffiez.  Nous  vous  ïupplions  de  nous 
raconter  votre  hiftoire  •>  qui  doit  être  fort 
extraordinaire.  Dites-nous  comment  vous 
vous  êtes  hafardé  fur  cette  eau  >  <Sc  d'où 
vous  venez.  Je  leur  répondis  qu'ils  me  don- 
naient premièrement  à  manger  y  ck  qu'après 
cela  je  fatisferois  leur  curiofité. 

Ils  me  préfentèrent  plufîeurs  fortes  de 
mets  ;  ck  quand  j'eus  contenté  ma  faim,  je 
leur  fis  un  rapport  fidelle  de  tout  ce  qui 
rn'étoit  arrivé  ;  ce  qu'ils  parurent  écouter 
avec  admiration.  Sitôt  que  j'eus  fini  mon 
difeours  :  Voilà ,  me  dirent-ils  par  la  bou- 
che de  l'interprète  qui  leur  avoit  expliqué 
ce  que  je  venois  de  dire  >  voilà  une  hif- 
toire des  plus  furprenantes.  Il  faut  que  vous 
veniez  en  informer  le  roi  vous  -  même  :  \^ 
chofe  eft  trop  extraordinaire  pour  lui  être 
rapportée  par  un  autre  que  par  celui  à  qui 
elle  eft  arrivée.  Je  leur  repartis  que  j'étok 
jprêt  à  faire  ce  qu'ils  voudroient. 

Les  noirs  envoyèrent  auffitôt  chercher  un 
cheval  >  que  Ton  amena  peu  de  temps  après > 

A  v 


io  Les  mille  et  une  Nuits. 
Ils  me  firent  monter  deiïus  ;  ck  pendant 
qu'une  partie  marcha  devant  moi  pour  me 
montrer  le  chemin ,  les  autres  9  qui  étoient 
hs  plus  robuftes  y  chargèrent  fur  leurs  épau- 
les le  radeau  tel  qu'il  étoit  avec  les  ballots  , 
&  commencèrent  à  me  fuivre. 

Scheherazade  ,  à  ces  paroles ,  fut  obligée 
d'en  demeurer  là  y  parce  que  le  jour  parut. 
Sur  la  fin  de  la  nuit  fuivante  ,  elle  reprit 
le  fil  de  fa  narration  3  ck  parla  dans  ces 
termes  : 


sa 


L  X  X  X  V  I  Ie.    NUIT. 

OUS  marchâmes  tous  enfembîe  ,  pour** 
fuivit  Sindhad  ,  jufques  à  la  ville  de  Se- 
rendid  ;  car  c'étoit  dans  cette  isîe  que  je 
me  trouvois.  Lés  noirs  me  préfentèrent  à 
leur  roi.  Je  m'approchai  de  fon  trône  où  il 
éîoit  aflis,  ck  le  faluai  comme  on  a  coutume 
de  faluer  les  rois  des  Indes  ?  c'efî-à-dire  5  que 
je  me  proirernai  à  fes  pieds  ck  baifai  la 
terre.  Ce  prince  me  fit  relever  \  ck  me  re- 
cevant d'un  air  très -obligeant ,  il  me  fit  avan- 
cer &  prendre  place  auprès  de  lui.  11  me  de- 
manda premièrement  comment  je  m'appe- 
lais :  lui  ayant  répondu  que  je  me  nommois 


LX  XX  VI  le.  Nuit.  ii 
Sindbad,  furnommé  le  Marin,  à  caufe  de 
plufleurs  voyages  que  j'avois  faits  par  nier  , 
j'ajoutai  que  j'étois  citoyen  de  la  ville  de 
Bagdad  :  mais ,  reprit  -  il  3  comment  vous 
trouvez-vous  dans  mes  états,  6k  par  où  y 
êtes-vous  venu  ? 

Je  ne  cachai  rien  au  roi ,  je  lui  fis  îe 
même  récit  que  vous  venez  d'entendre  ;  6k 
il  en  fut  fi  furpris  6k  li  charmé  ,  qu'il  com- 
manda qu'on  écrivit  mon  aventure  en  let- 
tres d'or ,  pour  être  confervée  dans  les  ar- 
chives de  fon  royaume.  On  apporta  enfuite 
le  radeau  ,  6k  l'on  ouvrit  les  ballots  en  fa 
préfence.  Il  admira  la  quantité  de  bois  d'a- 
loës  6k  d'ambre  gris ,  mais  furtout  les  rubis 
ck  les  émeraudes  ?  car  il  n'en  avoit  point 
dans  fon  tréfor  -qui  en  approchât. 

Remarquant  qu'il  confîdéroit  mes  pier- 
reries avec  plaifir  ?  ck  qu'il  examinoit  les 
plus  fingulières  les  unes  après  les  autres  5 
je  me  profternai  ,  6k  pris  la  liberté  de  lui 
dire  :  Sire  ,  ma  perfonne  n'efl  pas  feule- 
ment au  fervice  de  votre  majefté ,  la  charge 
du  radeau  eft  auffi.  à  elle?  6k  je  la  fuppiie 
d'en  difpofer  comme  d'un  bien  qui  lui  appar- 
tient. Il  me  dit  en  fou  riant  :  Sindbad  ,  je  me 
garderai  bien  d'en  avoir  la  moindre  envie  , 
ni  de  vous  ôter  rien  de  ce  que  Dieu  vous 

A  vj 


i%    Les  mille  et  une  Nuîts. 

a  donné.  Loin  de  diminuer  vos  richefYes  $ 
je  prétends  les  augmenter;  6k  je  ne  veux 
point  que  vous  fortiez  de  mes  états ,  fans 
emporter  avec  vous  des  marques  de  ma  li- 
béralité, le  ne  répondis  à  ces  paroles  qu'en 
faifant  des  voeux  pour  la  profpérité  du  prince-, 
ck  qu'en  louant  fa  bonté  ck  fa  généralité.  Il 
chargea  un  de  fes  officiers  d'avoir  foin  de 
moi ,  ck  me  fit  donner  des  gens  pour  ma 
fervir-  à  fes  dépens.  Cet  officier  exécuta 
fidellement  les  ordres  de  fon  maître ,  ck  fit 
îranfporter  dans  le  logement  où  il  me  con- 
cïuifit  ,  tous  les  ballots  dont  le  radeau  avok 
été  chargé* 

J'allois  tous  les  jours  à  certaines  heures 
faire  ma  cour  au  roi^ek  j'employoisle  refte 
du  temps  à  voir  la  ville ,  ck  ce  qu'il  y  avoit  de 
plus  digne  de  ma  curiofité» 

L'isle  (  i  )  de  Serendid  eft  fituée  juflement 
fous  la  ligne  équinoxiale  ;  ainfi  les  jours  ck 
les  nuits  y  font  toujours  de  douze  heures  , 
&  elle  a  quatre-vingt  (  2  )  parafanges  da 
longueur  ck  autant  de  largeur*  La  ville  ca* 

(  1  )  Selon  lès  géographes ,  elle  eft  en-deçà  de  là 
ligne  dans  le  premier  climat 

(  2  )  Les  géographes  Orientaux  donnent  à  la  para* 
ikiige  plus  d'une  de  nos  Hcues*. 


LXXXVIR  N  u  i  t.  i* 
pîtaîe  en;  fituée  à  l'extrémité  d'une  belle 
vallée  ,  formée  par  une  montagne  qui  efl 
au  milieu  de  l'isle  y  ck  qui  eu  bien  la  plus 
haute  qu'il  y  ait  au  monde.  En  effet  ,  oa 
la  découvre  en  mer  de  trois  journées  de  na- 
vigation. On  y  trouve  le-  rubis ,  plusieurs 
fortes  de  minéraux.  ;.  ck  tous  les  rochers  font  9 
pour  la  plupart  ?  d'émeril ,  qui  eil  une  pierre 
métallique  dont  on  fe  fert  pour  tailler  les 
pierreries.  On  y  voit  toutes  fortes  d'arbres 
ck  de  plantes  rares  ,  furtout  le  cèdre  6k  le 
cocos.  On  pêche  aum*  les  perles  le  long  de 
fes  rivages  6k  aux  embouchures  de  fes  ri- 
vières; 6k  quelques-unes  de  fes  vallées  four- 
nhTent  le  diamant.  Je  fis  auffi  par  dévotion 
un  voyage  à  la  montagne  ,  à  l'endroit  où 
Adam  fut  relégué  après  avoir  été  banni  du 
paradis  tejreftre ,  ck  j'eus  la  curiofité  de 
monter  jufqu'au  fommeU 

Lorfque  je  fus  de  retour  dans  la  ville  * 
]e.  fuppîiai  le  roi  de  me  permettre  de  re- 
tourner en  mon  pays  ;  ce  qu'il  m'accorda 
d'une  manière  très-obligeante  ck  très-hono* 
rable.  Il  m'obligea  de  recevoir  un  riche  pré- 
fent ,  qu'il  fit  tirer  de  fon  tréfor  ;  ck  lorfque 
j'allois  prendre  congé  de  lui  ?  il  me  chargea 
d'un  autre  préfent  bien. plus. confidérable,  6k 
m  même  temps  d'une  lettre  pour  le  cosma 


14  Les  mille  et  une  Nuits. 
mandeur  des  croyans ,  notre  fouverain  fei- 
gneur ,  en  me  difant  :  Je  vous  prie  de  pré- 
fenter  de  ma  part  ce  régal  &  cette  lettre  au 
calife  Haroun  Alrafchid  ,  &  de  TarTurer  de 
mon  amitié.  Je  pris  le  préfent  &  la  lettre 
avec  refpecl: ,  en  promettant  à  fa  majefïé 
d'exécuter  ponctuellement  les  ordres  dont 
elle  me  faifoit  l'honneur  de  me  charger. 
Avant  que  je  m'embarquafle,  ce  prince  en- 
voya quérir  le  capitaine  6k  les  marchands 
qui  dévoient  s'embarquer  avec  moi  ,  ck 
leur  ordonna  d'avoir  pour  moi  tous  les  égards 
imaginables. 

La  lettre  du  roi  de  Serendid  étoit  écrite 
fur  la  peau    d'un    certain  animal  fort  pré- 
cieux à  caufe  de  fa  rareté  ,  ck  dont  la  cou- 
leur tire  fur  le  jaune.  Les  caractères  de  cette 
lettre  étoient  d'azur  ;  ck  voici  ce  qu'elle  con« 
tenoit  en  langue  indienne  : 
Le  roi  des  Indes ,  devant  qui  marchmt  mille 
èlèphans  ,  qui  demeure   ddns  un  palais 
dont  le  toit  brille  de  t éclat  de  cent 
mille  rubis  ,  &  quipofsede  en 
fon    tréfor    vingt    mille 
couronnes    enrichies 
de  diamans  ;  au 
calife  Haroun 
Alrafchid* 


L  XXXVIIe.  Nuit.  iç 
«  Quoique  le  préfent  que  nous  vous 
»  envoyons  foit  peu  considérable  /  ne 
»  laifTez  pas  néanmoins  de  le  recevoir  en 
»  frère  ck  en  ami ,  en  considération  de 
♦>  l'amitié  que  nous  confervons  pour  vous 
»  dans  notre  cœur  5  6k  dont  nous  fommes 
»  bien  aifes  de  vous  donner  un  témoi- 
»  gnage.  Nous  vous  demandons  la  même 
»  part  dans  le  vôtre  ?  attendu  que  nous 
»  croyons  le  mériter  9  étant  du  rang  égal 
>>  à  celui  que  vous  tenez.  Nous  vous  en 
»  conjurons  en  qualité  de  frère.  Adieu  ». 

Le  préfent  coniîftoit  premièrement  en  un 
vafe  d'un  feul  rubis  5  creufé  ck  travaillé  en 
coupe  >  d'un  demi-pied  de  hauteur ,  &  d'un 
11  doigt  d'épaiffeur  ,  rempli  de  perles  très-ron- 
des ,  ck  toutes  du  poids  d'une  demi- drachme; 
fecondement ,  en  une  peau  de  ferpent  qui 
avoit  des  écailles  grandes  comme  une  pièce 
ordinaire  de  monnoie  d'or ,  ck  dont  la  pro- 
priété étoit  de  préferver  de  maladie  ceux 
qui  couchoient  defïus  ;  troifièmement ,  en 
cinquante  mille  drachmes  de  bois  d'aloës 
le  plus  exquis  5  avec  trente  grains  de  camphre 
de  la  groffeur  d'une  piflache  ;  ck  enfin  tout 
cela  étoit  accompagné  d'une  efclave  d'une 
beauté  raviffante ,  ck  dont  les  habillemens 
étaient  couverts  de  pierreries, 


\6    Les  mille  et  une  Nuits. 

Le  navire  mit  à  la  voile  \  &c  après  une 
longue  ck  très  -  Heureufe  navigation ,  nous 
abordâmes  à  Balfora,  d'où  je  me  rendis  à 
Bagdad.  La  première  chofe  que  je  ris  après 
mon  arrivée ,  fut  de  m'acquitter  de  la  corn- 
miffion  dont  j'étois  chargé. 

Scheherazade  n'en  dit  pas  davantage  ?  à 
caufe  du  jour  qui  fe  faifoit  voir.  Le  lende- 
main ,  elle  reprit  ainiî  Ton  difcours. 


L  X  X  V  I  ï  Ie.    NUIT. 

Je  pris  la  lettre  du  roi  de  Serendid ,  con*- 
tinua  Sindbad?  &  j'allai  me  préfenter  à  la 
porte  du  commandeur  d^s  croyans  >  ïiiivi 
de  la  belle  efclave ,  6c  des  perfonnes  de  ma 
famille  qui  portoientles  préfens  dont  j'étois 
chargé.  Je  dis  le  iujet  qui  m'amenoit ,  &C 
auifitôt  l'on  me  conduisît  devant  le  trône 
du  calife.  Je  lui  fis  la  révérence  en  me 
profternant  ;  ck  après  lui  avoir  fait  une  ha- 
rangue très-concife ,  je  luipréfentai  la  lettre 
&t  le  préfent.  Lorfqu'il  eut  lu  ce  que  lui 
inandoit  le  roi  de  Serendid ,  il  me  demanda 
s'il  étoit  vrai  que  ce  prince  fût  auffi  puif- 
jfant  ck  auffi  riche  qu'il  le  marquoit  par  fa 
lettre*  Je  me  proilernaj  une  féconde  fois,| 


L XXXV  IIP.  Nuit.  17 
ÔC  après  m'être  relevé  :  Commandeur  des 
croyans  ,  lui  répondis  -  je  ,  je  puis  afTurer 
votre  majeflé  qu'il  n'exagère  pas  Tes  richef- 
ies  Se  fa  grandeur  ;  j'en  fuis  témoin.  .Rien 
n'en1  plus  capable  de  caufer  de  l'admiration , 
que  la  magnificence  de  fon  palais.  Lorfque 
ce  prince  veut  paroitre  en  public  ,  on  lui 
drefTe  un  trône  fur  un  éléphant  y  où  il  s'af- 
fiecl ,  6c  il  marche  au  milieu  de  deux  files 
compofées  de  fes  minières ,  de  fes  favoris , 
6c  d'autres  gens  de  fa  cour.  Devant  lui,  fur  le 
même  éléphant  ,  un  officier  tient  une  lance 
d'or  à  la  main  y  &c  derrière  le  trône ,  un  autre 
efr.  debout  qui  porte  une  colonne  d'or  ,  au 
haut  de  laquelle  en1  une  émeraude  longue 
d'environ  un  demi  -  pied  ,  6c  grofïe  d'un 
pouce.  Il  eft  précédé  d'une  garde  de  mille 
hommes  habillés  de  drap  d'or  6c  de  foie  , 
montés  fur  des  éléphans  richement  capara- 
çonnés. 

Pendant  que  le  roi  eu  en  marche  9  l'oifi-* 
cier  qui  eft  devant  lui  fur  le  même  éléphant, 
crie  de  temps  en  temps  à  haute  voix  : 
«  Voici  le  grand  monarque  ,  le  puifTant  6c 
»  redoutable  fultan  des  Indes ,  dont  le  palais 
»  eft  couvert  de  cent  mille  rubis ,  6c  qui 
».  pofsède  vingt  mille  couronnes  de  dia-* 
f>  mans,  Voici  le  monarque  couronné,  plus 


28    Les  mille  et  une  Nuits. 
»  grand  que  ne  furent  jamais  le  grand  (  i  ) 
»  Solima  ck  le  grand  (  2  )  Mihrage  ». 

Après  qu'il  a  prononcé  ces  paroles  ,  l'of- 
ficier qui  eft  derrière  le  trône  crie  à  fon 
tour  :  «  Ce  monarque  fi  grand  ck  fi  puif- 
»  fant ,  doit  mourir  ,  doit  mourir  •>  doit 
*>  mourir  ».  L'officier  de  devant  reprend  , 
&  crie  enfuiîe  :  «  Louange  à  celui  qui  vit  ck 
»  ne  meurt  pas  ». 

D'ailleurs  >  le  roi  de  Serendid  efln*  jufte, 
qu'il  n'y  a  pas  de  juges  dans  fa  capitale  > 
non  plus  que  dans  le  refte  de  fes  états  :  fes 
peuples  n'en  ont  pas  befoin.  Ils  favent  ck 
ils  obfervent  d'eux-mêmes  exactement  la 
juftice  5  &  ne  s'écartent  jamais  de  leur  de- 
voir. Ainfi  les  tribunaux  ck  les  magiftrats 
font  inutiles  chez  eux.  Le  calife  fut  fort  fa- 
tisfait  de  mon  difcours.  La  fagefTe  de  ce 
roi ,  dit-il ,  paroît  .en  fa  lettre  ;  ck  après  ce 
que  vous  venez  de  me  dire ,  il  faut  avouer 
que  fa  fagefTe  eft  digne  de  fes  peuples , 
&t  fes  peuples  dignes  d'elle.  A  ces  mots  , 
Il  me  congédia,  ck  me  renvoya  avec  un  riche 
prêtent. 

Ci)  Salomon. 

(  2  )  Ancien  roi  d'une  grande  isle  de  même  nom 
dans  les  Indes ,  très-renommé  chez  les  Arabes  par  h 
puifîànce  &  par  fa  fagelTe* 


L  XXXVI  IIe.  Ni/it.  ï9 
Sindbad  acheva  de  parler  en  cet  endroit  j 
ck  Tes  auditeurs  fe  retirèrent  \  mais  Hindbad 
reçut  auparavant  cent  fequins.  Ils  revinrent 
encore  le  jour  fuivant  chez  Sindbad ,  qui  leur 
raconta  Ton  feptième  ck  dernier  voyage  dans 
ces  termes  : 

Septième  &  dernier  Voyage  de  Sindbad 
le  Marin, 

Au  retour  de  mon  Hxième  voyage  ,  j'a- 
bandonnai abfolument  la  penfée  d'en  faire 
jamais  d'autres.  Outre  que  j'étois  dans  un 
âge  qui  ne  demandoit  que  du  repos ,  je  m'é- 
tois  bien  promrs  de  ne  plus  m'expofer  aux 
périls  que  j'avois  tant  de  fois  courus.  Ainfî 
je  ne  fongeois  qu'à  parler  doucement  le  relte 
de  ma  vie.  Un  jour  que  je  regalois  un  nom- 
bre d'amis ,  un  de  mes  gens  me  vint  avertir 
qu'un  officier  du  calife  me  demandoit.  Je 
fortis  de  table  ck  allai  au-devant  de  lui.  Le 
calife  )  me  dit-il,  m'a  chargé  de  venir  vous 
dire  qu'il  veut  vous  parler.  Je  fuivis  au  palais 
l'officier,  qui  me  préfentaà  ce  prince,  que 
je  faluai  en  meprorrerna.-..  à  fes  pieds.  Sind- 
bad ,  me  dit-il  5  j'ai  befoin  de  vous  ;  il  faut 
que  vous  me  rendiez  un  fervice  ;  que  vous 
alliez  porter  ma  réponfe  ôc  mes  préfens  au 


3lo    Les  mille  et  une  Nuits. 
roi  de  Serendid:  il  eft  jufte  que  je  lui  rende 
la  civilité  qu'il  m'a  faite. 

Le  commandement  du  calife  fut  un  coup 
de  foudre  pour  moi.  Commandeur  des 
croyans  5  lui  dis-je,  je  fuis  prêt  à  exécuter 
tout  ce  que  m'ordonnera  votre  majefté  ; 
mais  je  la  fupplie  très-humblement  de  fonger 
que  je  fuis  rebuté  des  fatigues  incroyables 
que  j'ai  fourTertes-  J'ai  même  fait  vœu  de 
ne  fortir  jamais  de  Bagdad.  Delà  je  pris  oc- 
calion  de  lui  faire  un  long  détail  de  toutes 
mes  aventures ,  qu'il  eut  la  patience  d'écouter 
jufqu'à  la  fin. 

D'abord  que  j'eus  cefïé  de  parler  :  J'a- 
voue, dit- il  ?  que  voilà  des  événemens  bien 
extraordinaires  ;  mais  pourtant  il  ne  faut  pas 
qu'ils  vous  empêchent  de  faire,  pour  l'amour 
de  moi,  le  voyage  que  je  vous  propofe.  Il 
ne  s'agit  que  d'aller  à  l'isîe  de  Serendid  5 
vous  acquitter  de  la  commifîion  que  je  vous 
donne.  Après  cela ,  il  vous  fera  libre  de  vous 
en  revenir.  Mais  il  y  faut  aller  ;  car  vous 
voyez  bien  qu'il  ne  feroit  pas  de  la  bien- 
féance  &  de  ma  dignité  d'être  redevable 
au  roi  de  cette  isle.  Comme  je  vis  que  le 
calife  exigeoit  cela  de  moi  abfolument  ,  je 
lui  témoignai  que  j'étois  prêt  à  lui  obéir.  Il 
en  eut  beaucoup  de  joie  ,  ck  me  fit  donner 


LXXXVIÏK    Nuit.      ii 

mille  fequins  pour  les  fraix  de  mon  voyage. 
Je  me  préparai  en  peu  de  jours  à  mon  dé- 
part ;  fk  fîtôt  qu'on  m'eut  livré  les  préfens 
du  calife  avec  une  lettre  de  fa  propre  main  , 
je  partis  &  je  pris  la  route  de  Balfora ,  où 
je  m'embarquai.  Ma  navigation  fut  très-heu- 
reufe  ;  j'arrivai  à  l'isle  de  Serendid.  Là, 
j'expofai  aux  minières  la  commiffion  dont 
jetais  chargé ,  &  les  priai  de  me  faire  don- 
ner audience  inceffamment.  Ils  n'y  man- 
quèrent pas.  On  me  conduifit  au  palais  avec 
honneur.  J'y  faluai  le  roi  en  me  profternant 
félon  la  coutume. 

Ce  prince  me  reconnut  d'abord ,  &  me  té- 
moigna une  joie  toute  particulière  de  me 
revoir.  Ah  !  Sindbad ,  me  dit-il  >  foyez  le 
bien- venu.  Je  vous  jure  que  j'ai  fongé  à 
vous  très-fouvent  depuis  votre  départ.  Je 
bénis  ce  jour5  puifque  nous  nous  voyons 
encore  une  fois.  Je  lui  fis  mon  compliment; 
&  après  l'avoir  remercié  de  la  bonté  qu'il 
avoit  pour  moi ,  je  lui  préfentai  la  lettre  &C 
le  préfent  du  calife  ?  qu'il  reçut  avec  toutes 
les  marques  d'une  grande  fatisfaétion. 

Le  calife  lui  envoyoit  un  lit  complet  de 
drap  d'or,  eftimé  mille  fequins  5  cinquante 
robes  dune  très-riche  étoffe  ,  cent  autres 
de  toile  blanche ,  la  plus  fine  du  Caire  ?  d§ 


5.2  Les  mille  et  une  Nuits* 
Suez  (  i  ),  de  Gufa  (  2  )  &  d'Alexandrie; 
un  autre  lit  cramoifi,  ck  un  autre  encore 
d:une  autre  façon  ;  un  vafe  d'agathe  plus 
large  que  profond  5  épais  d'un  doigt  ,  ck 
ouvert  d'un  demi-pied,  dont  le  fond  repré- 
fentoit  en  bas-relief  un  homme  un  genou 
en  terre  qui  tenoit  un  arc  avec  une  flèche  ^ 
prêt  à  tirer  contre  un  lion  :  il  lui  envoyoit 
enfin  une  riche  table  y  que  l'on  croyoit ,  par" 
tradition  ,  venir  du  grand  Salomon.  La  lettre 
du  calife  étoit  conçue  en  ces  termes  : 

Salut  au  nom  dufouverain  guide  du  droit 

chemin ,  aupuiffant  &  heureux  fultan ,  de 

la  part  £Abdalla  Haroun  Alrafchid^ 

que   Dieu    a  place    dans    le  lieu 

dhonneur  après  fes  ancêtres 

dheureufe   mémoire, 

«  Nous  avons  reçu  votre  lettre  avec 
*>  joie,  ck  nous  vous  envoyons  celle-ci» 
»  émanée  du  confeil  de  notre  porte ,  le  jar- 
»>  din  des  efprits  fupérieurs.  Nous  efpérons 
*>  qu'en  jetant  les  yeux  defïus,  vous'con- 
»  noîtrez  notre  bonne  intention  ,  ck  que 
»  vous  l'aurez  pour  agréable,  Adieu  ». 

(  1  )  P°rt  de  *a  mer  rouge. 
(O  Ville  d'Arabie. 


L  XXXV  IIIe.  Nuit.  ij 
Le  roi  de  Serendid  eut  un  grand  plaifir 
de  voir  que  le  calife  répondoit  à  l'amitié 
qu'il  lui  avoit  témoignée.  Peu  de  temps 
après  cette  audience ,  je  foliicitai  celle  de 
mon  congé  ,  que  je  n'eus  pas  peu  de  peine 
à  obtenir.  Je  l'obtins  enfin ,  &  le  roi  y  en 
me  congédiant  j  me  fit  un  préient  très-con-, 
iidérable.  Je  me  rembarquai  auffitôt  ,  dans 
le  deffein  de  m'en  retourner  à  Bagdad; 
mais  je  n'eus  pas  le  bonheur  d'y  arriver 
comme  je  l'efpérois ,  6k  Dieu  en  difpofa 
autrement. 

Trois  ou  quatre  jours  après  notre  départ ,' 
nous  fûmes  attaqués  par  des  corfaires  ,  qui 
eurent  d'autant  moins  de  peine  à  s'emparer 
de  notre  vaifïeau ,  qu'on  n'y  étoit  nullement 
en  état  de  fe  défendre.  Quelques  perfonnes 
de  l'équipage  voulurent  faire  rentrance?  mais 
il  leur  en  coûta  la  vie  ;  pour  moi  ck  tous 
ceux  qui  eurent  la  prudence  de  ne  pas  s'op- 
p.ofer  au  deffein  des  corfaires  j  nous  fûmes 
faits  efclaves. 

Le  jour  qui  parohToit,  impofa  filence  à 
Scheherazade.  Le  lendemain;  elle  reprit  la 
fuite  de  cette  hiftoire. 


%4    Les  mille  et  une  Nuits. 


L  X  X  X  I  Xe.    NUIT. 

SiRE  >  dit-elle  au  fultan  des  Indes ,  Sind- 
bad,  continuant  de  raconter  les  aventures 
de  fon  dernier  voyage  :  Après  que  les  cor- 
faires,  pourfuivit-il ,  nous  eurent  tous  dé- 
pouillés ?  &  qu'ils  nous  eurent  donné  de 
méchans  habits  au  lieu  des  nôtres ,  ils  nous 
emmenèrent  dans  une  grande  isle  fort  éloi- 
gnée ,  où  ils  nous  vendirent. 

Je  tombai  entre  les  mains  d'un  riche  mar-ï 
chand  9  qui  ne  m'eut  pas  plutôt  acheté  > 
qu'il  me  mena  chez  lui ,  oit  il  me  fit  bien 
manger  ck  habiller  proprement  en  efclave. 
Quelques  jours  après  ,  comme  il  ne  s'étoit 
pas  encore  bien  informé  qui  j'étois*  il  me 
demanda  fi  je  n'a  vois  pas  quelque  métier  ; 
je  lui  répondis,  fans  me  faire  mieux  con- 
aïoître,  que  je  n'étois  pas  un  artifan  ,  mais 
un  marchand  de  profeflion  5  &  que  les  cor- 
faires  qui  m'avoient  vendu ,  m'avoient  enlevé 
tout  ce  que  j'avois.  Mais  dites-moi ,  reprit- 
il  ,  ne  pourriez-vous  pas  tirer  de  l'arc  ?  Je 
lui  repartis  que  c'était  un  des  exercices  de 
ma  jeunefTe,  &  que  je  ne  l'avois  pas  oublié 
depuis.  Alors  il  me  donna,  un  arc  &:   des 

flèches }, 


LXXXIXV  Nuit.        15 

flèches  ;  ck  m'ayant  fait  monter  derrière  lui 
fur  un  éléphant.,  il  me  mena  dans  une  forêt 
éloignée  de  la  ville  de  quelques  heures  de 
chemin ,  ck  dont  l'étendue  étoit  très-vafie. 
Nous  y  entrâmes  fort  avant  ;  cklorfquil  jugea 
à  propos  de  s'arrêter  ,  il  me  fit  defcendre, 
Enfuite  me  montrant  un  grand  arbre  :  Mon- 
tez fur  cet  arbre  j  me  dit-il  5  ck  tirez  fur  les 
éléphans  que  vous  verrez  pafTer  ;  car  il  y  en  a 
une  quantité  prodigieufe  dans  cette  forêt* 
S'il  en  tombe  quelqu'un  y  venez  m'en  don- 
ner avis.  Après  m' avoir  dit  cela  >  il  me 
laiffa  des  vivres ,  reprit  le  chemin  de  la  ville  * 
&  je  demeurai  fur  l'arbre  j  à  l'affût  pendant 
toute  la  nuit. 

Je  n'en  apperçus  aucun  pendant  tout  et 
temps-là^  mais  le  lendemain  >  d  abord  que 
le  foleil  fut  levé ,  j'en  vis  paroître  un  grand 
nombre.  Je  tirai  deiïus  plusieurs  flèches^ 
&  enfin  il  en  tomba  un  par  terre.  Les 
autres  fe  retirèrent  aufïitôt  >  6k  melaifsèrent 
ïa  liberté  d'aller  avertir  mon  patron  de  la 
chafTe  que  je  venois  de  faire.  En  faveur  de 
cette  nouvelle  >  il  me  régala  d'un  bon  repas , 
loua  mon  adrefTe ,  ck  me  carefTa  fort*  Puis 
nous  allâmes  enfemble  à  la  forêt  3  où  nous 
■creusâmes  une  foiTe  dans  laquelle  nous  en- 
terrâmes l'éléphant  que  j'avois  tué.  Mon 
Tome  FI  IL  8 


%6    Lès  mille  et  une  Nuits: 

patron  fe  propofoit  de  revenir  lorfque  l'ani- 
mal feroit  pourri,  6k  d'enlever  les  dents  pour 
en  faire  commerce. 

Je  continuai  cette  chafTe  pendant  deux 
mois ,  6k  il  ne  fe  paffoit  pas  de  jour  que  je 
ne  tuaile  un  éléphant.  Je  ne  me  mettois 
pas  toujours  à  l'affût  fur  un  même  arbre  j 
je  me  plaçois  tantôt  fur  l'un  ,  tantôt  fur 
l'autre.  Un  matin  que  j'attendois  l'arrivée 
des  éléphans  ,  je  m'apperçus  avecnn  extrême 
étonnement ,  qu'au  lieu  de  palier  devant 
moi  en  traverfant  la  forêt  comme  à  l'or- 
dinaire ,  ils  s'arrêtèrent  y  6k  vinrent  à  moi 
avec  un  horrible  bruit  &  en  fi  grand  nom- 
bre? que  la  terre  en  étoit  couverte  cktrem- 
bloit  fous  leurs  pas.  Ils  s'approchèrent  de 
l'arbre  où  j'étois  monté  5  6k  l'environnèrent 
tous  la  trompe  étendue  6k  les  veux  atta- 
chés fur  moi.  A  ce  fpeétacle  étonnant,  je 
reftai  immobile  5  6k  faifi  d'une  telle  frayeur  3 
que  mon  arc  6k  mes  flèches  me  tombèrent 
des  mains. 

Je  n'étois  pas  agité  d'une  crainte  vaine» 
Après  que  les  éléphans  m'eurent  regardé 
quelque  temps ,  un  des  plus  gros  embraiïa 
l'arbre  par  le  bas  avec  fa  trompe  y  6k  fit 
yn  fi  puhTant  effort ,  qu'il   le  déracina  6k 


L  X  X  X  I X*.  Nuit.  17 
îë  renveria  par  terre.  Je  tombai  avec 
l'arbre;  mais  l'animal  me  prit  avec  fa  trompe, 
ck  me  chargea  fur  fon  dos  ,  où  je  m'aflis  plus 
mort  que  vif  avec  le  carquois  attaché  à  mes 
épaules.  Il  fe  mit  enfuite  à  la  tête  de  tous 
les  autres ,  qui  le  fuivoient  en  troupe ,  &  me 
porta  jufqu'à  un  endroit.,  où  m'ayant  pofé  à 
terre ,  il  fe  retira  avec  tous  ceux  qui  f  ac~ 
compagnoient.  Concevez ,  s'il  efl  poflible? 
l'état  où  i'étois  :  je  croyois  plutôt  dormir 
que  veiller.  Enfin ,  après  avoir  été  quelque 
temps  étendu  fur  la  place  j  ne  voyant  plus 
d'éléphans ,  je  me  levai  y  ck  je  remarquai 
que  j'étois  fur  une  colline  allez  longue  ck 
affez  large  5  toute  couverte  d'oiTemens  & 
de  dents  d'éléphans.  Je  vous  avoue  que  cet 
objet  me  fit  faire  une  infinité  de  réflexions* 
J'admirai  l'inftincl;  de  ces  animaux.  Je  ne 
doutai  point  que  ce  ne  fût  là  leur  cimetière  9 
ôc  qu'ils  ne  m'y  eurïent  apporté  exprès  pour 
me  Penfeigner  ,  afin  que  je  ceffafTe  de  le« 
perfécuter ,  puifque  je  le  faifois  dans  la  vue 
feule  d'avoir  leurs  dents.  Je  ne  m'arrêtai  pas 
fur  la  colline  5  je  tournai  mes  pas  vers  la 
ville;  &  après  avoir  marché  un  jour  6k une 
nuit ,  j'arrivai  chez  mon  patron.  Je  ne  ren- 
contrai aucun  éléphant  fur  ma  route  ;  ce  qui 
me  fit  connoître  qu'ils  s'étoient  éloignés  plus 

B  ij 


2#    Les  mille  et  une  Nuïts. 
avant  dans  la  forêt  3  pour  me  laiiler  la  liberté 
d  aller  fans  obftacle  à  la  colline. 

Dès  que  mon  patron  m'apperçut  :  Ah  ! 
pauvre  Sindbad,  me  dit-il,  j'étois  dans  une 
grande  peine  de  favoir  ce  que  tu  pouvois 
être  devenu.  J'ai  été  à  la  forêt  9  j'y  ai  trouvé 
un  arbre  nouvellement  déraciné  ,  un  arc  6k 
êes  flèches  par  terre  ;  6k  après  t'avoir  inu- 
tilement cherché  ,  je  défefpérois  de  te  revoir 
jamais.  Raconte-moi^  je  te   prie  9   ce   qui 
t'eft  arrivé.  Par  quel  bonheur  es-tu  encore 
en  vie  ?  Je  fatisfls  fa  curiofîté  ;  6k  le  lende- 
main étant  allés  tous  deux  à  la  colline  y  il 
reconnut  avec  une  extrême  joie  la  vérité 
de  ce  que  je  lui  avois  dit.  Nous  chargeâmes 
l'éléphant  fur  lequel  nous  étions  venus  de 
tout  ce   qu'il  pouvoit  porter  de  dents  ;  6k 
lorfque  nous  fûmes  de  retour  :  Mon  frère  , 
me  dit-il ,  car  je  ne  veux  plus  vous  traiter 
en  efclave ,  après  le  plaifir  que  vous  venez 
de  me  faire  par  une  découverte  qui  va  m'en- 
richir  ,    Dieu  vous  comble  de  toutes   for- 
tes de  biens    6k  de  profpérités.  Je  déclare 
devant  lui  que    je  vous  donne  la  liberté. 
Je  vous  avois  diflïmulé  ce  que  vous  allez 
entendre. 

Les  éléphans   de    notre  forêt  nous  font 
périr  chaque  année  une  infinité  d'efçlaves 


L  X  X  X  I  Xe.    N  u  .1  t.        29 

true  nous  envoyons  chercher  de  l'ivoire. 
Quelques  confeils  que  nous  leur  donnions  9 
ils  perdent  tôt  ou  tard  la  vie  par  les  rufes 
de  ces  animaux.  Dieu  vous  a  délivré  de 
leur  furie  &  n'a  fait  cette  grâce  qu'à  vous 
feul.  C'eft  une  marque  qu'il  vous  chérit, 
&  qu'il  a  befoin  de  vous  dans  le  monde 
pour  le  bien  que  vous  y  devez  faire.  Vous 
me  procurez  un  avantage  incroyable  ;  nous 
n'avons  pu  avoir  d'ivoire  jufqu'à  préfent 
qu'en  expofant  la  vie  de  nos  efclaves;  &c 
voilà  toute  notre  ville  enrichie  par  votre 
moyen.  Ne  croyez  pas  que  je  prétende 
vous  avoir  arTez  récompenfé  par  la  liberté 
que  vous  venez  de  recevoir  ;  je  veux  ajouter 
à  ce  don  des  biens  confidérables.  Je  pour- 
rois  engager  toute  notre  ville  à  faire  votre 
fortune  ;  mais  c'eft  une  gloire  que  je  veux 
avoir  moi  feul. 

A  ce  difcours  obligeant ,  je  répondis:  Pa- 
tron ,  Dieu  vous  conferve  ;  la  liberté  que 
vous  m'accordez  fuhit  pour  vous  acquitter 
.envers  moi  ;  &  pour  toute  récompenfé  du 
fervice  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  vous 
rendre  à  vous  ck  à  votre  ville ,  je  ne  vous 
demande  que  la  permifïion  de  retourner  en 
mon  pays.  Hé  bien,  répliqua-t-il ,  Moçon 

B  iij 


3o  Les  mille  et  une  Nuits. 
(  i  )  nous  amènera  bientôt  des  navires  qui 
viendront  charger  de  l'ivoire.  Je  vous  ren- 
verrai alors  ,  <k  vous  donnerai  de  quoi 
vous  conduire  chez  vous.  Je  le  remerciai 
de  nouveau  de  la  liberté  qu'il  venoit  de  me 
donner  ^  ck  des  bonnes  intentions  qu'il  avoit 
pour  moi.  Je  demeurai  chez  lui  en  atten- 
dant le  Moçon  ;  ck  pendant  ce  temps  -  là, 
nous  fîmes  tant  de  voyages  à  la  colline  «> 
que  nous  remplîmes  Tes  magasins  d'ivoire. 
Tous  les  marchands  de  la  ville  qui  en  né- 
gocioient  firent  la  même  chofe  ;  car  cela 
lie  leur  fut  pas  long-temps  caché. 

À  ces  paroles ,  Scheherazade  appercevant 
la  pointe  du  jour?  cefTa  de  pourfuivre  fou 
difcours.  Elle  le  reprit  la  nuit  fuivante  >  Se 
dit  au  fultan  des  Indes  : 


(i)  Ce  mot  eft  fort  ufité  dans  la  navigation  des 
Indes.  C'eft  un  vent  régulier  qui  règne  fix  mois  dit 
couchant  au  levant,  &  fix  mois  du  levant  au  cou* 
«haut 


XO,     Nuit.  3î 

I— — —— — — ■■■» — M^— —  — — ■■■■■■■ — g 

XO,     NUIT, 

OIRE,  Sindbad  continuant  le  récit  de  fon 
feptième  voyage:  Les  navires  ,  dit-il ,  arri- 
vèrent enfin  ,  ck  mon  patron  ayant  choiiï 
lui-même  celui  fur  lequel  je  devois  m'em- 
barquer^  le  chargea  d'ivoire  à  demi  pour 
mon  compte.  Il  n'oublia  pas  d'y  faire  mettre 
auffi  des  provifions  en  abondance  pour  mon 
pafïage  ;  ck  de  plus  ,  il  m'obligea  d'accepter 
des  régals  de  grands  prix  y  des  curiosités  du 
pays.  Après  que  je  l'eus  remercié  autant  qu'il 
me  fut  poflible  de  tous  les  bienfaits  que  j'a- 
vois  de  lui ,  je  m'embarquai.  Nous  mimes  à 
la  voile  ;  ck  comme  l'aventure  qui  m'avoit 
procuré  la  liberté  étoit  fort  extra  ordinaire  9 
j'en  avois  toujours  Pefprit  occupé, 

Nous  nous  arrêtâmes  en  quelques  isîes 
pour  y  prendre  des  rafraîchifTemens.  Notre 
vahTeau  étant  parti  d'un  port  de  terre  ferme 
des  Indes  5  nous  y  allâmes  aborder  :  6k  là , 
pour  éviter  les  dangers  de  la  mer  jufqu'à 
Balfora ,  je  fis  débarquer  Ti voire  qui  m'appar- 
tenoit ,  réfolu  de  continuer  mon  voyage  par 
terre.  Je  tirai  de  mon  ivoire  une  groiïe  fom- 
me  d'argent  j  j'en  achetai  plufîeurs  chofes 

B  iv 


g*    Les  mille  et  une  Nuits. 

rares  pour  en  faire  des  préfens  ;  &  quand 
mon  équipage  fut  prêt,  je  me  joignis  à  une 
grofTe  caravanne  de  marchands*  Je  demeurai 
long-temps  en  chemin  y  ck  je  fourTris  beau- 
coup ;  mais  je  fourTrois  avec  patience  >  en 
faifant  réflexion  que  je  n'avois  plus  à  craindre 
ni  les  tempêtes ,  ni  les  corfaires ,  ni  les  fer- 
pens  ,  ni  tous  les  autres  périls  que  j'avois 
courus. 

Toutes  ces  fatigues  finirent  enfin  :  j'arri- 
vai heureufement  à  Bagdad.  J'allai  d'abord 
me  préfenterau  calife  >  6>c  lui  rendre  compte 
de  mon  ambafïade.  Ce  prince  me  dit  que  la 
longueur  de  mon  voyage  lui  avoit  caufé  de 
l'inquiétude  ;  mais  qu'il  avoit  pourtant  tou- 
jours efpéré  que  dieu  ne  m'abandonnerort 
point.  Quand  je  lui  appris  l'aventure  des 
éléphans ,  il  en  parut  fort  furpris  ;  &  il  auroit 
refufé  d'y  ajouter  foi  y  fi  ma  fincérité  ne  lui 
eût  pas  été  connue.  Il  trouva  cette  hiftoire 
&  les  autres  que  je  lui  racontai  >  fi  curieufes* 
qu'il  chargea  un  de  {qs  fecrétairesde  les  écrire 
en  caractères  d'or  >  pour  être  confervées 
dans  fon  tréior»  Je  me  retirai  très- content 
de  l'honneur  &  des  préfens  qu'il  me  fit  ;  puis 
je  me  donnai  tout  entier  à  ma  famille*  à 
mes  parens  &£  à  mes  amis. 

Ce  fut  ainfi  que  Sindbad  acheva  le  récit 


X  O.     Nuit.  35 

de  fon  feptième  &  dernier  voyage  ;  ck  s'a- 
dreffant  enfuite  à  Hindbad  :  Hé  bien  ,  mon 
ami,  ajouta-t-il  ,  avez-vous  jamais  ouï  dire 
que  quelqu'un  ait  fouffert  autant  que  moi, 
ou  qu'aucun  mortel  fe  {bit  trouvé  dans  des 
embarras.fi  preiTans  ?  N'eft-il  pas  jufte  qu'a- 
près tant  de  travaux  je  jouifTe  d'une  vie 
agréable  ck  tranquille  ?  Comme  il  achevoit 
ces  mots ,  Hindbad  s'approcha  de  lui ,  ck  dit 
en  lui  baifant  la  main  :  11  faut  avouer ,  fei~ 
gneur,  que  vous  avez  erTuyé  d'effroyables 
périls  ;  mes  peines  ne  font  pas  comparables 
aux  vôtres.  Si  elles  m'affligent  dans  le  temps 
que  je  les  iburTre5  je  m'en  confole  par  le 
petit  profit  que  j'en  tire.  Vous  méritez  non*- 
feulement  une  vie  tranquille ,  vous  êtes  digne 
encore  de  tous  les  biens  que  vous  pofTédez  ; 
puifque  vous  en  faites  un  fi  bon  ufage  ,  ck 
que  vous  êtes  fi  généreux.  Continuez  donc  de 
vivre  dans  la  joie  jufqu'à  l'heure  de  votre 
mort. 

Sindbad  lui  fit  encore  donner  cent  fequîns  y 
le  reçut  au  nombre  de  fes  amis  ;  lui  dit  de 
quitter  fa  profefïion  de  porteur ,  ck  de  con- 
tinuer de  venir  manger  chez  lui  ;  qu'il  auroit 
lieu  de  fe  fouvenir  toute  fa  vie  de  Sindbad 
le  marin. 

Scheherazade  2  voyant  qu'il  n  étoit  pas 

B  v 


34    Les  mille  et  une  Nuits. 
encore  jour  >  continua  de  parler  >  &  corn* 
mença  une  autre  hiftoire. 

Les    trois   Pommes. 

Sire,  dit  -  elle  j  j'ai  déjà  eu  l'honneur 
d'entretenir  votre  majefté  d'une  fortie  que 
le  calife  Haroun  Alrafchid  fît  une  nuit  de  Ton 
palais;  il  faut  que  je  vous  en  raconte  encore 
une  autre.  Un  jour  ce  prince  avertit  le  grand- 
"vîfîr  Giafar  de  fe  trouver  au  palais  la  nuit 
prochaine.  Vifîr  >  lui  dit-il  >  je  veux  faire  le* 
tour  de  la  ville  >  &  ni  informer  de  ce  qu'on 
y  dit ,  &  particulièrement  iî  l'on  eft  content 
de  mes  officiers  de  juflice.  S'il  y  en  a  dont 
on  ait  raifon  de  fe  plaindre  ?  nous  les  dépa- 
rerons pour  en  mettre  d'autres  à  leur  place> 
qui  s'acquitteront  mieux  de  leur  droit.  Si  au- 
contraire  il  y  en  a  dont  on  fe  loue ,  nous 
aurons  pour  eux  les  égards  qu'ils  méritent». 
Le  grand-  viflr  s'étant  rendu  au  palais  à  l'heure 
marquée  >  le  calife  ,  lui  &  Mefrour  9  chef 
des  eunuques ,  fe  déguisèrent  pour  n'être 
pas  connus ,  ck  fortirent  tous  trois  enfemble* 

ils  pafsèrent  par  plufieurs  places  ck  par  plu* 
iieurs  marché*  5  ck  en  entrant  dans  une  petite 
rue ,  Ils  virent  au  clair  de  la  lune  un  bon- 
kmœe  à  barbe  blanche  9  qui.  av oit  la  taille. 


X  Ce.    Nuit.  35 

liante  ,  6k  qui  portait  des  filets  fur  fa  têtQ. 
Il  avoit  au  bras  un  panier  pliant  de  feuilles 
de  palmier ,  6k  un  bâton  à  la  main.  A  voir  ce 
vieillard  ,  dit  le  calife  ,  il  n'efl  pas  riche  : 
abordons-le ,  6k  lui  demandons  l'état  de  fa 
fortune.  Bon -homme,  lui  dit  le  vifir ,  qui 
es-tu  ?  Seigneur  y  lui  répondit  le  vieillard  5 
je  fuis  pêcheur ,  mais  le  plus  pauvre  6k  le  plus 
rniférable  de  ma  profefïion.  Je  fuis  forti  de 
chez  moi  tantôt  fur  le  midi  pour  aller  pêcher  y 
&  depuis  ce  temps -là  jufqu'à  préfent  je  n'ai 
pas  pris  le  moindre  poifïbn.  Cependant  j'ai 
une  femme  6k  des  petits  enfans ,  6k  je  n'ai 
pas  de  quoi  les  nourrir. 

Le  calife ,  touché  de  compafïion  ,  dit  au 
pêcheur  :  Aurois-tu  le  courage  de  retourner 
fur  tes  pas  ,  ck  de  jeter  tes  filets  encore  une 
fois  feulement  ?  Nous  te  donnerons  .cent 
fequins  de  ce  que  tu  amèneras.  Le  pêcheur  9 
à  cette  propofition ,  oubliant  toute  la  peine 
de  la  journée  ,  prit  le  calife  au  mot ,  ck 
retourna  vers  le  Tigre  avec  lui ,  Giafar  ck 
Mefrour ,  en  difant  en  lui  -  même  :  Ces  fei- 
gneurs  parohTent  trop  honnêtes  ck  trop  rai» 
fonnables  pour  ne  pas  me  récompenfer  de 
ma  peine  ;  6k  quand  ils  ne  me  donneroient 
que  la  centième  partie  de  ce  qu'ils  me  pro- 
mettent 5  ce  feroit  encore  beaucoup  pour  moi, 

h  vj 


$6    Les  mille  et  itnê  Nuits. 

Ils  arrivèrent  au  bord  du  Tigre  ;  le  pêw 
cheur  y  jeta  Tes  filets  ,  puis  les  ayant  tirés  , 
il  amena  un  coffre  bien  fermé  ck  fort  pefant 
qui  s'y  trouva.  Le  calife  lui  fit  compter  auffi- 
toi  cent  fequins  par  le  grand-vifir  ,  ck  le 
renvoya.  Mefrour  chargea  le  coffre  fur  fes 
épaules  par  l'ordre  de  fon  maître  *  qui ,  dans, 
rempreffement  de  favoir  ce  qu'il  y  avoit  de* 
dans ,  retourna  au  palais  en  diligence.  Là  9 
le  coffre  ayant  été  ouvert ,  on  y  trouva  un 
grand  panier  pliant  de  feuilles  de  palmier  9 
fermé  êk  coufu  par  l'ouverture  avec  un.  fil 
de  laine  rouge.  Pour  fatisfaire  l'impatience 
du  calife,  on  ne  fe  donna  pas  la  peine  de. le 
découdre  ;  on  coupa  prornptement  le  fil  avec 
lin  couteau ,.  ck  Ton  tira  du  panier  un  paquet 
enveloppé  dans  un  méchant  tapis  ,  ck  lié 
av#c  de  la  corde»  La  corde  déliée  ck  le  pa- 
quet défait ,  on  vit  avec  horreur  le  corps 
d'une  jeune  dame  plus  blanc  que  de  la  neige.? 
et  coupé  par  morceaux, 

Scheherazade ,  en  cet  endroit  >  remarquant 
qu'il  étoit  jour ,  ceffa  de  parler.  Le  lendemaki^ 
rite  reprit  la  parole  de  cette  manière,. 


XCK     Nui  t.  37 


X  C  Ie.    NUI  T. 

oire  ,  votre  majefté  s'imaginera  mieux  elle- 
même  que  je  ne  le  puis  faire  comprendre  par 
mes  paroles ,  quel  fut  f  étonneraient  du  calife 
à  cet  affreux  fpeclacle.  Mais  de  la  furprife  il 
parTa  en  un  inftant  à  la  colère  ;  ck  lançant  au 
vifir  un  regard  furieux  :  Ah  !  malheureux  \  lai 
dit-il  )  eft-ce  donc  ainfi  que  tu  veilles  fur  les 
actions  de  mes  peuples  ?  On  commet  impu- 
nément fous  ton  miniftère  des  aifaffinats  dans 
ma  capitale,  &  l'on  jette  mes  fujets  dans  le 
Tigre  y  afin  qu'ils  crient  vengeance  contre 
moi  au  jour  du  jugement.  Si  tu  ne  venges 
promprement  le  meurtre  de  cette  femme  par 
la  mort  de  fon  meurtrier  >  je  jure  par  le  faiat 
310m  de  dieu ,  que  je  te  ferai  pendre  5  toi  ck 
quarante  de  ta  parenté.  Commandeur  des 
croyans ,  lui  dit  le  grand- vi(ir  5  je  fupplie 
votre  majefté  de  m'accorder  du  temps  pour 
faire  des  perquisitions.  Je  ne  te  donne  que 
trois  jours,  pour  cela,  repartit  le  calife;  c'eft 
à  toi  d'y  fonger. 

Le  vifir  Giafar  fe  retira  chez  lui  dans  une 
grande  confufion  de  fentimens.  Hélas ,  difoit* 
il  3  comment^  dans  une  ville  aufli  vafte  ck  auflî 


38    Les  mtllé'et  une"Nuits. 

peuplée  que  Bagdad ,  pourrai-je  déterrer  un 
meurtrier ,  qui  fans  doute  a  commis  ce  crime 
fans  témoin,  &  qui  eft  peut-être  déjà  forti 
de  cette  ville  ?  Un  autre  que  moi  tireroit  de 
prifon  un  miférable  ;  &  le  feroit  mourir  pour 
contenter  le  calife  ;  mais  je  ne  veux  pas  char- 
ger ma  confcience  de  ce  forfait ,  &  j'aime 
mieux  mourir  que  de  me  fauver  à  ce  prix-là. 

Il  ordonna  aux  officiers  de  police  &  de 
juftice  9  qui  lui  obéifïbient  ,  de  faire  une 
exacte  recherche  du  criminel.  Ils  mirent  leurs 
gens  en  campagne ,  ils  s'y  mirent  eux-mêmes, 
ne  fe  croyant  guère  moins  intéreiTés  que  le 
vifir  en  cette  affaire.  Mais  tous  leurs  foins 
furent  inutiles  :  quelque  diligence  qu'ils  y  ap- 
portèrent ,  ils  ne  purent  découvrir  l'auteur 
de  l'aiTafîinat;  &  le  vifir  jugea  bien  que  fans 
un  coup  du  ciel ,  c'étoit  fait  de  fa  vie. 

Effectivement  >  le  troifième  jour  étant 
venu,  un  huifîier  arriva  chez  ce  malheu- 
reux miniftre ,  &  le  fomma  de  le  fuivre.  Le 
vifir  obéit  ;  &  le  calife  lui  ayant  demandé 
où  étoit  le  meurtrier  :  Commandeur  des 
croyans  ?  lui  répondit-il  les  larmes  aux  yeux  > 
je  n'ai  trouvé  perfonne  qui  ait  pu  m'en  don- 
ner la  moindre  nouvelle.  Le  calife  lui  fit  des 
reproches  remplis  d'emportement  &  de  fu- 
reur y  &  commanda  qu'on  le  pendît  devant 


X  C  Ie.    Nui  t. 
la  porte  du  palais  y  lui  6c  quarante  Barme-' 
cides  (  i  ). 

Pendant  que  l'on  travaillait  à  dreffer  les 
potences  ,  6c  qu'on  alla  fe  faifir  des  quarante 
Barmecides  dans  leurs  maifons  j  un  erieur 
public  alla  par  ordre  du  caîife  faire  ce  cri 
dans  tous  les  quartiers  de  la  ville  :  «  Qui 
»  veut  avoir  la  fatis  faction  de  voir  pendre  le 
»  grand-vifîr  Giafar  >  6c  quarante  des  Banne- 
»  cides  fes  parens  ;  qu'il  vienne  à  la  place  qui 
»  eft  devant  le  palais  ». 

Lorfque  tout  fut  prêt ,  le  juge  criminel  6k 
un  grand  nombre  dliuilîiers  du  palais  ame- 
nèrent le  grand-vifîr  avec  les  quarante  Bar- 
mecides y  les  firent  difpofer  chacun  au  pied 
de  la  potence  qui  lui  étoit  deftinée ,  6c  on 
leur  paffa  autour  du  cou  ta  corde  avec  laquelle 
ils  dévoient  être  levés  en  l'air.  Le  peuple,  dont 
toute  la  place  étoit  remplie  ^  ne  put  voir  ce 
trirle  fpe&acle  fans  douleur ,  6c  fans  verfer 
des  larmes  ;  car  le  g  rand-viilr  Giafar  6c  les 
Barmecides  éroient  chéris  6c  honorés  pour 
leur  probité ,  leur  libéralité  6c  leur  défînté- 


(  i  )  Les  Barmecides  e'toient  d'une  famille  fortie  de 
Perfe  ,  dont  étoit  le  grand -vifir  Giafar.  Voyez  la 
bibliothèque  orientale  de  M.   d'Herbelot?    m  x»ofc 


40    Les  mille  et  une  Nuits. 
refTement,  non- feulement  à  Bagdad,  mais 
même  par  tout  l'empire  du  calife. 

Rien  n'empêchoit  qu'on  n'exécutât  l'ordre 
irrévocable  de  ce  prince  trop  févère;  6k  on 
alloit  ôter  la  vie  aux  plus  honnêtes  gens  de 
la  ville  >  lorfqu'un  jeune  homme  très-bien 
fait  <k  fort  proprement  vêtu  fendit  la  prefTe , 
pénétra  jufqu'au  grand  -  vifir  ;  &  après  lui 
avoir  baifé  la  main  :  Souverain  vifir  >  lui 
dit-il ,  chef  des  émirs  de  cette  cour  ?  refuge 
des  pauvres  -,  vous  n'êtes  pas  coupable  du 
crime  pour  lequel  vous  êtes  ici.  Retirez- vous> 
&  me  laifTez  expier  la  mort  de  la  dame  qui  a 
été  jetée  dans  le  Tigre.  C'eft  moi  qui  fuis 
fon  meurtrier  -,  &  je  mérite  d'en  être  puni. 

Quoique  ce  difcours  causât  beaucoup  de 
joie  au  vifir ,  il  ne  laifTa  pas  d'avoir  pitié  du 
jeune  ho  mme  >  dont  la  physionomie 5  au  lieu 
de  paroitre  funefte  ,  avoit  quelque  chofe 
d'engageant  ;  &  il  alloit  lui  répondre  ?  lorf- 
qu'un grand  homme  d'un  âge  déjà  fort  avan- 
cé ,  ayant  aufli  fendu  la  prefTe  arriva ,  &:  dit 
au  vifir  :  Seigneur ,  ne  croyez  rien  de  ce  que 
vous  dit  ce  jeune  homme  ;  nul  autre  que  moi 
n'a  tué  la  dame  qu'on  a  trouvée  dans  le  coffre. 
C'en1  fur  moi  feul  que  doit  tomber  le  châti- 
.  ment.  Au  nom  de  dieu  a  je  vous  conjure  de 
m  pas  punir  l'innocent  pour  le  coupable* 


XCK     Nui  t.  $j 

Seigneur  y  reprit  îe  jeune  homme  en  s'adref- 
Tant  au  vifir ,  je  vous  jure  que  c'eft  moi  qui 
ai  commis  cette  méchante  a&ion ,  6k  que 
perfonne  au  monde  n'en  eft  complice.  Mon 
fils ,  interrompit  le  vieillard  ;  c'eft  le  défef- 
poir  qui  vous  a  conduit  ici ,  6k  vous  voulez 
prévenir  votre  deftinée  ;  pour  moi  ,.  il  y  a 
long-temps  que  je  fuis  au  monde,  je  dois  en 
être  détaché.  LairTez-moi  donc  facrifler  ma 
vie  pour  la  vôtre.  Seigneur  y  ajouta-t-il  en 
s'adreiïant  au  grand-vifir ,  je  vous  le  répète 
encore  ?  c'eft  moi  qui  fuis  TarTarlin  :  faites- 
moi  mourir ,  6k  ne  différez  pas. 

La  conteftation  du  vieillard  6k  du  jeune 
homme  obligea  le  vifir  Giafar  à  les  mener 
tous  deux  devant  le  calife  ,  avec  la  permif- 
fion  du  lieutenant  criminel ,  qui  fe  faifoit  un 
plaifir  de  le  favorifer.  Lorfqu'il  fut  en  pré* 
fence  de  ce  prince  ,  il  baifa  la  terre  par  fept 
fois ,  6k  parla  de  cette  manière  :  Comman- 
deur des  croyans ,  j'amène  à  votre  majefté 
ce  vieillard  ck  ce  jeune  homme  ,  qui  fe  difent 
tous  deux  féparément  meurtriers  de  la  dame» 
Alors  le  calife  demanda  aux  accuiîés  y  qui 
des  deux  avoit  maftacré  la  dame  fi  cruelle- 
ment, ck  l'avoit  jetée  dans  le  Tigre.  Le  jeune 
homme  afifura  que  ç'étoit  lui  ;  mais  le  vieil- 
lard x  de  fon  coté  3  foutenant  le  contraire:  i 


42.    Les  mille  et  une  Nuits. 

Allez,  dit  le  calife  au  grand- vifir,  faites-les 
pendre  tons  deux.  Mais  {ire  ?  dit  le  viiîr,  s'il 
n'y  en  a  qu'un  de  criminel ,  il  y  auroit  de 
Pinjuftice  à  faire  mourir  l'autre. 

A  ces  paroles ,  le  jeune  homme  reprit  :  Je 
jure  par  le  grand  dieu  qui  a  élevé  les  deux 
à  la  hauteur  où  ils  font ,  que  c'efl:  moi  qui  ai 
tué  la  dame  ,  qui  l'ai  coupée  par  quartiers  ck 
jetée  dans  le  Tigre  il  y  a  quatre  jours.  Je  ne 
veux  point  avoir  de  part  avec  les  autres  au 
jour  du  jugement  >  û  ce  que  je  dis  n'efl:  pas 
véritable  ;  ain(î  je  fuis  celui  qui  doit  être  puni. 
Le  calife  fut  furpris  de  ce  ferment,  &  y  ajouta 
foi ,  d'autant  plus  que  le  vieillard  n'y  répliqua 
rien.  Ç'eft  pourquoi  fe  tournant  vers  le  jeune 
homme  :  Malheureux  ,  lui  dit-il ,  pour  quel 
fujet  as-tu  commis  un  crime  ii  déteflable  ? 
(k  quelle  raifon  peux-tu  avoir  d'être  venu 
t'offrir  toi-même  à  la  mort  ?  Commandeur 
des  croyans  5  répondit-il ,  fi  l'on  mettoit  par 
écrit  tout  ce  qui  s'en1  païïe  entre  cette  dame 
et  moi ,  ce  feroit  une  hiftoire  qui  pourroit 
être  très-utile  aux  hommes.  Raconte-nous  la 
donc  ,  répliqua  le  calife  ,  je  te  l'ordonne. 
Le  jeune  homme  obéit ,  $t  commença  fon 
récit  de  cette  forte. 

Scheherazade  vouloit  continuer  ;  mais  elle 
fut  obligée  de  remetttre  cette  hiiloire  à  la 
nuit  fui  vante» 


X  C  I  K     N  û  i  t. 


X  C  I  Ie.     NUIT. 

Schahriar  prévint  îa  fultane  ?  &  lui  de- 
manda ce  que  le  jeune  homme  avoit  raconté 
au  calife  Haroun  Alrafchid.  Sire  ,  répondit 
Scheherazade,  il  prit  la  parole  >  &  parla  dans 
ces  termes  ; 

Hiflolre  de  la  dame  majjacrée  ^  &  du  jeune, 
homme  [on  mari» 

Commandeur  des  çroyans ,  votre  ma* 
jefté  faura  que  la  dame  mafFacrée  étoit  ma 
femme ,  fille  de  ce  vieillard  que  vous  voyez* 
qui  eft  mon  oncle  paternel.  Elle  n'avoit  que 
douze  ans  quand  il  me  la  donna  en  mariage  9 
ck  il  y  en  a  onze  d'écoulées  depuis  ce  temps- 
là.  J'ai  eu  d'elle  trois  enfans  mâles  ,  qui  font 
vivans;  &:  je  dois  lui  rendre  cette  juftice9 
qu'elle  ne  m'a  jamais  donné  le  moindre  fujet 
de  déplaisir.  Elle  étoit  fage,  de  bonnes  mœurs 9 
&:  mettoit  toute  fôn  attention  à  me  plaire. 
De  mon  côté ,  je  l'aimois  parfaitement ,  6c 
je  prévenois  tous  ks  defïrs  j  bien  loin  de  m'y 
oppofer. 


44    Les  mille  et  une  Nuits. 

Il  y  a  environ  deux  mois  qu'elle  tomba 
malade.  J'en  eus  tout  le  foin  imaginable, 
&:  je  n'épargnai  rien  pour  lui  procurer  une 
prompte  guérifon.  Au  bout  d'un  mois5  elle 
commença  de  fe  mieux  porter ,  6k  voulut 
aller  au  bain.  Avant  que  de  fortir  du  logis , 
elle  me  dit  :  Mon  coufin ,  car  elle  m'appeloit 
ainfi  par  familiarité  ^  j'ai  envie  de  manger  des 
pommes  ;  vous  me  feriez  un  extrême  plaifir 
û  vous  pouviez  m'en  trouver  ;  il  y  a  long- 
temps que  cette  envie  me  tient  >  ck  je  vous 
avoue  qu'elle  s'eft  augmentée  à  un  point , 
que  fi  elle  n'en:  bientôt  fatisfaite ,  je  crains 
qu'il  ne  m'arrive  quelque  difgrace.  Très-vo- 
lontiers ,  lui  répondis-je ,  je  vais  faire  tout 
mon  poflible  pour  vous  contenter. 

J'allai  aufïitôt  chercher  des  pommes  dans 
tous  les  marchés  ck  dans  toutes  les  boutiques; 
mais  je  n'en  pus  trouver  une^  quoique  j'of- 
friffe  d'en  donner  un  fequin.  Je  revins  au  logis 
fort  fâché  de  la  peine  que  j'avois  prife  inuti- 
lement. Pour  ma  femme  ?  quand  elle  fut 
revenue  du  bain  ,  êk  qu'elle  ne  vit  point  de 
pommes ,  elle  en  eut  un  chagrin  qui  ne  lui 
permit  pas  de  dormir  la  nuit.  Je  me  levai  de 
grand  matin  ,  ck  allai  dans  tous  les  jardins  ; 
mais  je  ne  réufîis  pas  mieux  que  le  jour  pré- 
cédent. Je  rencontrai  feulement  un  vieux 


X  C  I  I«.    Nuit.  4% 

jardinier  qui  me  dit ,  que  quelque  peine  que 
je  me  donnaffe  y  je  n'en  trouver  ois  point 
ailleurs  qu'au  jardin  de  votre  majeiié  à  Bal- 
ibra. 

Comme  j'aimois  paflionnément  ma  fem^ 
me  ,  &  que  je  ne  voulois  pas  avoir  à  me 
reprocher  d'avoir  négligé  de  la  fatisfaire,  je 
pris  un  habit  de  voyageur;  &  après  l'avoir 
mftruite  de  mon  derTein5  je  partis  pour  Bal- 
fora.  Je  fis  une  û  grande  diligence  5  que  je 
fus  de  retour  au  bout  de  quinze  jours.  Je 
rapportai  trois  pommes  qui  m* avoient  coûté 
un  fequin  la  pièce.  Il  n'y  en  avoit  pas  davanr 
tage  dans  le  jardin  9  6k  le  jardinier  n'avoit 
pas  voulu  me  les  donner  à  meilleur  marché. 
En  arrivant ,  je  les  préfentai  à  ma  femme  ; 
mais  il  fe  trouva  que  l'envie  lui  en  étoit 
parlée.  Àinfi  elle  fe  contenta  de  les  recevoir, 
&  les  pofa  à  côté  d'elle.  Cependant  elle  étoit 
toujours  malade ,  ck  je  ne  favois  pas  quel 
remède  apporter  à  fon  mal. 

Peu  de  jours  après  mon  voyage  5  étant 
afîis  dans  ma  boutique,  au  lieu  public  où  Ton 
vend  toutes  fortes  d'étoffes  fines ,  je  vis  en- 
trer un  grand  efclave  noir ,  de  fort  méchante 
mine ,  qui  tenoit  à  la  main  une  pomme,  que 
je  reconnus  pour  une  de  celles  que  j'avois 
apportées  de  Balfora.  Je  n'en  pouvois  doit*. 


46    Les  mille  et  une  Nuits, 

ter ,  puifque  je  favois  qu'il  n'y  en  avoit  pas 
une  dans  Bagdad  ni  dans  tous  les  jardins  aux 
environs.  J'appelai  l'efclave  :  Bon  efclave  , 
lui  dis-je  ,  apprends-moi ,  je  te  prie ,  où  tu 
as  pris  cette  pomme  ?  C'eft, ,  me  répondit-il 
en  fouriant ,  un  préfent  que  m'a  fait  mon 
amoureufe.  J?ai  été  la  voir  aujourd'hui ,  ck 
je  l'ai  trouvée  un  peu  malade.  J'ai  vu  trois 
pommes  auprès  d'elle ,  6k  je  lui  ai  demandé 
d'où  elle  les  avoit  eues;  elle  m'a  répondu 
que  fon  bon-homme  de  mari  avoit  fait  un 
voyage  de  quinze  jours  exprès  pour  les  lui 
aller  chercher?  ck  qu'il  les  lui  avoit  apportées. 
Nous  avons  fait  collation  enfèmbîe?  6k  en 
la  quittant,  j'en  ai  pris  ck  emporté  une  que 
voici. 

Ce  difcours  me  mit  hors  de  moi-même. 
Je  me  levai  de  ma  place  ;  6k  après  avoir  fer- 
mé ma  boutique ,  je  courus  chez  moi  avec 
emprefTement ,  ck  montai  à  la  chambre  de 
ma  femme.  Je  regardai  d'abord  où  étoient 
les  pommes  ;  ck  n'en  voyant  que  deux ,  je 
demandai  où  étoit  la  troiiième.  Alors  ma 
femme  ayant  tourné  la  tête  du  côté  des  pom* 
mes  5  ck  n'en  ayant  apperçu  que  deux  ,  me 
répondit  froidement  :  Mon  coufin  ,  je  ne  fais 
ce  qu'elle  eft  devenue.  A  cette  réponfe,  je 
ne  fis  pas  difficulté  de  croire  que  ce  que  m'a* 


"  X  C  I  P.     Nuit.  47 

voit  dit  l'efciave  ne  fut  véritable.  En  même 
temps  je  me  biffai  emporter  à  une  fureur 
jaloufe  ;  &t  tirant  un  couteau  qui  étoit  atta- 
ché à  ma  ceinture.,  je  le  plongeai  dans  la  gorge 
de  cette  miférable.  Enfuite  je  lui  coupai  la  tête 
ÔC  mis  fon  corps  par  quartiers  ;  j'en  fis  un 
paquet  que  je  cachai  dans  un  panier  pliant  ; 
ck  après  avoir  coufu  l'ouverture  du  panier 
avec  un  fil  de  laine  rouge,  je  l'enfermai 
dans  un  coffre  ,  que  je  chargeai  fur  mes 
épaules  dès  qu'il  fut  nuit ,  &  que  j'allai  jeter 
dans  le  Tigre. 

Les  deux  plus  petits  de  mes  enfans  étoient 
déjà  couchés  &  endormis  y  ôt  le  troifième 
étoit  hors  de  la  maifon  ;  je  le  trouvai  à  mon 
retour  affis  près  de  la  porte ,  &  pleurant  à 
chaudes  larmes.  Je  lui  demandai  le  fujet  de 
fes  pleurs.  Mon  père,  me  dit- il  y  j'ai  pris  ce 
matin  à  ma  mère  3  fans  qu'elle  en  ait  rien 
vu?  une  des  trois  pommes  que  vous  lui 
avez  apportées.  Je  l'ai  gardée  long  -  temps  ; 
mais  comme  je  jouois  tantôt  dans  la  rue 
avec  mes  petits  frères  3  un  grand  efclave 
qui  paffoit  me  l'a  arrachée  de  la  main ,  ÔC 
Ta  emportée  ;  j'ai  couru  après  lui  en  la  lui 
redemandant  ;  mais  j'ai  eu  beau  lui  dire 
qu'elle  appartenoit  à  ma  mère  qui  étoit  ma- 
lade ;  que  vous  aviez  fait  un  voyage  de 


$  Les  mille  et  une  Nuits. 
quinze  jours  pour  Palier  chercher ,  tout  cela 
a  été  inutile.  Il  n'a  pas  voulu  me  la  rendre  ; 
&  comme  je  le  fuivois  en  criant  après  lui , 
il  s'en1  retourné  s  m'a  battu ,  &  puis  s'eft 
mis  à  courir  de  toute  fa  force  par  plusieurs 
rues  détournées  ,  de  manière  que  je  l'ai 
perdu  de  vue.  Depuis  ce  temps-là,  j'ai  été 
me  promener  hors  de  la  ville  en  attendant 
que  vous  revinffiez  ;  &  je  vous  attendois, 
mon  père,  pour  vous  prier  de  n'en  rien  dire 
à  ma  mère ,  de  peur  que  cela  ne  la  rende 
plus  mal.  En  achevant  ces  mots  >  il  redoubla 
fes  larmes. 

Le  difcours  de  mon  fils  me  jeta  dans  une 
affliction  inconcevable.  Je  reconnus  alors 
l'énormité  de  mon  crime  >  &  je  me  repentis  j 
mais  trop  tard,  d'avoir  ajouté  foi  aux  im- 
poflures  du  malheureux  efclave,  qui  5  fur 
ce  qu'il  avoit  appris  de  mon  fils  >  avoit  corn- 
pofé  la  funefte  fable  que  j'avois  prife  pour 
une  vérité.  Mon  oncle  ,  qui  eft  ici  préfent  > 
arriva  fur  ces  entrefaites  ;  il  venoit  pour 
voir  fa  fille  ;  mais  au  lieu  de  la  trouver 
vivante  ,  il  apprit  par  moi-même  qu'elle  n'é^ 
toit  plus  ;  car  je  ne  lui  déguifai  rien;  ck  fans 
attendre  qu'il  me  condamnât ,  je  me  décla- 
rai moi-même  le  plus  criminel  de  tous  les 
hommes.  Néanmoins ,  au  lieu  de  m'accabler 

de 


X  C  î  I  le.     Nuit.  49 

êe  juftes  reproches ,  il  joignit  fes  pleurs  aux 
miennes ,  ck  nous  pleurâmes  enfemble  trois 
jours  fans  relâche ,  lui  ,  la  perte  d'une  fille 
qu'il  avoit  toujours  tendrement  aimée  ,  ck 
moi ,  celle  d'une  femme  qui  m'étoit  chère  > 
&t  dont  je  m'étois  privé  d'une  manière  fi 
cruelle^  ck  pour  avoir  trop  légèrement  cru 
le  rapport  d'un  efclave  menteur. 

Voilât  commandeur  des  croyans  ,  l'aveu 
fïncère  que  votre  majefté  a  exigé  de  moi» 
Vous  favez  à  préient  toutes  les  circonftan^ 
ces  de  mon  crime ,  ck  je  vous  fupplie  d'en 
ordonner  la  punition  ;  quelque  rigoureufe 
qu'elle  punTe  être  ,  je  n'en  murmurerai  point, 
6c  je  la  trouverai  trop  légère.  Le  calife  hit 
.dans  un  grand  étonneraient» 

Scheherazade  ?  en  prononçant  ces  der- 
niers mots  ,  s'apperçut  qu'il  étoit  jour:  elle 
cefTa  de  parler.  Mais  la  nuit  fuivante  ,  elle 
reprit  ainfi  ion  difc ours  : 


X  C  1  ï  Ie.     NUI  TY 

S1S.E,  dit-elle,  le  calife  fut  extrêmement 
étonné  de  ce  que  le  jeune  homme  venoit 
de  lui  raconter.  Mais  ce  prince  équitable, 
trouvant  qu'il  étoit  plus  à  plaindre  qu'il 
Tome  FI II*  C 


50  Les  mille  et  une  Nuits. 
n'étoit  criminel  ,  entra  dans  fes  intérêts» 
L'a&ion  de  ce  jeune  homme ,  dit  -il  y  eft  par- 
donnable devant  Dieu  ,  ck  excufable  auprès 
<\qs  hommes.  Le  méchant  efclave  efl  la  caufe 
unique  de  ce  meurtre  :  c'eft  lui  feul  qu'il 
faut  punir.  C'eft  pourquoi  ,  continua-t-il  en 
s'adreiïant  au  grand-vifir  3  je  te  donne  trois 
jours  pour  le  trouver.  Si  tu  ne  me  l'amènes 
dans  ce  terme  ,  je  te  ferai  mourir  à  fa  place. 

Le  malheureux  Giafar,  qui  s'étoit  cru  hors 
de  danger  ?  fut  accablé  de  ce  nouvel  ordre 
du  calife  ;  mais  comme  il  n'ofoit  rien  répli- 
quer à  ce  prince  ,  dont  il  connoiîToit  l'hu- 
meur 3  il  s'éloigna  de  fa  préfence  ,  &  fe 
retira  chez  lui  les  larmes  aux  yeux  >  perfuadé 
qu'il  n'avoit  plus  que  trois  jours  à  vivre.  Il 
étoit  tellement  convaincu  qu'il  ne  trouveroit 
point  l'efcîave  j  qu'il  n'en  fit  pas  la  moindre 
recherche.  îl  n'eft  pas  poffible,  difoit-il, 
que  dans  une  ville  telle  que  Bagdad  ,  où  il 
y  a  une  infinité  d'efciaves  noirs  ,  je  dé- 
mêle celui  dont  il  s'agit.  A  moins  que  Dieu 
ne  me  le  faffe  connoître,  comme  il  m'a  déjà 
fait  découvrir  l'afTafîin  ,  rien  ne  peut  me 
fauver. 

Il  paffa  les  deux  premiers  jours  à  s'affliger 
avec  fa  famille  ?  qui  gémiffoit  autour  de  lui, 
en  fe  plaignant  de  la  rigueur  du  calife.  Le 


X  C  I  I  P.    Nuit.  p 

îfoiflème  étant  venu  ?  il  fe  difpofa  à  mourir 
-avec  fermeté ,  comme  un  minière  intègre 5 
6c  qui  n'avoir  rien  à  fe  reprocher.  Il  fit 
venir  des  cadis  &  des  témoins  qui  lignèrent 
2e  teflament  qu'il  fit  en  leur  préfence.  Après 
cela ,  il  embrafTa  fa  femme  &  fes  enfans , 
Scieur  dit  le  dernier  adieu.  Toute  fa  famille 
fondoit  en  larmes:  jamais  fpeétacîe  ne  fut 
plus  touchant.  Enfin  9  un  haiflier  du  palais 
arriva ,  qui  lui  dit  que  le  Calife  s'impatientoit 
de  n'avoir  ni  de  fes  nouvelles ,  ni  de  celles 
de  l'efclave  noir  qu'il  lui  avoit  commandé 
de  chercher.  J'ai  ordre  5  ajouta- t-il5  de  vous 
amener  devant  fon  trône.  L'srrligé  viiir  fe 
jnit  en  état  de  fuivre  l'huiflier.  Mais  comme 
il  alloit  fortir  ,  on  lui  amena  la  plus  petite 
de  (qs  filles  5  qui  pouvoit  avoir  cinq  ou  fix 
.ans.  Les  femmes  qui  avoient  foin  d'elle ,  la 
venoient  préfenter  à  fon  père  ,  afin  qu'il  là 
vît  pour  la  dernière  fois. 

Comme  il  avoit  pour  elle  une  tendrefTe 
particulière ,  il  pria  l'huiflier  de  lui  permettre 
■de  s'arrêter  un  moment.  Alors  il  s'approcha 
<le  fa  fille,  la  prit  entre  fes  bras^  &la  baifa 
plufieurs  fois.  En  la  ballant,  il  s'apperçut 
qu'elle  avoit  dans  le  fein.  quelque  chofe  de 
=gros ,  c*  qui  avoit  de  l'odeur.  Ma  chère 
petite  p  lui  dit-il  ?  qu'avez-vous  dans  le  fein  J 

C  ii 


5i    Les  mille  et  une  Nuits. 

Mon  cher  père  ,  lui  répondit-elle  ,  c'efî.  une 
pomme  fur  laquelle  eft  écrit  le  nom  du  calife 
notre  feigneur  ck  maître.  Rihan  (  i  )  notre 
efclave  me  l'a  vendue  deux  fequins. 

Aux  mots  de  pomme  ck  d'efclave  >  le 
grand-vifir  Giafar  fit  un  cri  de  furprife  mêlé 
de  joie ,  ck  mettant  auflitôt  la  main  dans  le 
fein  de  fa  fille,  il  en  tira  la  pomme.  Il  fit 
appeler  l'efclave  j  qui  n'étoit  pas  loin  ;  ck 
lorfqu'il  fut  devant  lui  :  Maraud,  lui  dit-il  , 
où  as-tu  pris  cette  pomme  ?  Seigneur  ;  ré- 
pondit l'efclave,  je  vous  jure  que  je  ne  l'ai 
dérobée  ni  chez  vous  3  ni  dans  le  jardin  du 
commandeur  des  croyans.  L'autre  jour* 
comme  je  paffois  dans  une  rue  auprès  de 
trois  ou  quatre  petits  enfans  qui  jouoient$ 
ck  dont  l'un  la  tenoit  à  la  main^  je  la  lui 
arrachai  ^  ck  l'emportai.  L'enfant  courut 
après  moi  ,  en  me  difant  que  la  pomme 
n'étoit  pas  à  lui?  mais  à  fa  mère  qui  étoit 
malade  ;  que  fon  père  ,  pour  contenter  l'en- 
vie qu'elle  en  avoit  ,  avoit  fait  un  long 
voyage,  d'où  il  en  avoit  apporté  trois;  que 


(i)  Ce  mot  lignifie,  en  arabe  du  bajiltc ,  plante 
odoriférante  ;  &  les  Arabes  donnent  ce  nom  à  leurs 
efclaves ,  comme  on  donne  en  France  celui  de  jàfmin 
à  un  laquais* J 


X  C  I  I  Ie.    Nuit.  55 

celle-là  en  étoit  une  qu'il  avoit  prife  fans 
que  fa  mère  en  sût  rien.  Il  eut  beau  me 
prier  de  la  lui  rendre j  je  n'en,  voulus  rien 
faire;  je  l'apportai  au  logis  ,  &  la  vendis 
deux  fequins  à  la  petite  dame  votre  fille. 
Voilà  tout  ce  que  j'ai  à  vous  dire. 

Giafar  ne  put  allez  admirer  comment  là 
friponnerie  d'un  efclave  avoit  été  caufe  de 
îa  mort  d'une  femme  innocente  5  &  prefque 
de  la  iienne.  Il  mena  l'efclave  avec  lui  ;  &. 
quand  il  fut  devant  le  calife  ,  il  fit  à  ce 
prince  un  détail  exad  de  tout  ce  que  lui 
avoit  dit  l'efclave  ,  &  du  hafard  par  lequel 
H  avoit  découvert  fon  crime. 

Jamais  furprife  n'égala  celle,  du  calife.  Il 
ne  put  fe  contenir ,  ni  s'empêcher  de  faire 
de  grands  éclats  de  rire.  A  la  fin  y  il  reprit 
un  air  férieux,  &  dit  au  vifir,  que  puifque 
fon  efclave  avoit  caufé  un  û  étrange  dé- 
fordre  ,  il  méritoit  une  punition  exemplaire. 
Je  ne  puis  en  difconvenir  ,  fire,  répondit  le 
vifir  ;  mais  fon  crime  n'efi  pas  irrémifïible. 
Je  fais  une  hiftoire  plus  furprenante  d'un 
vifir  du  Caire ,  nommé  Noureddin  (  1  )  Ail , 

»  ■  ..  ,  ,.  mu  ,,     ,,. .1 

(  1  )  Noureddin  lignifie  en  arabe  la  lumière  de  la 

religion. 

C-ij 


54  Les  mille  et  une  Nuït& 
ck  de  Bedreddin  (  i  )  Haffan  >  de  Balfora* 
Comme  votre  majefté  prend  pîaiiir  à  en  en- 
tendre de  femblables  ■>  je  fuis  prêt  à  vous  là 
raconter  >  à  condition  que  lï  vous  la  trouvez 
plus  étonnante  que  celle  qui  me  donne  occa~ 
fion  de  vous  la  dire  >  vous  ferez  grâce  à 
mon  efclave.  Je  le  veux  bien ,  repartit  le 
calife  ;  mais  vous  vous  engagez  dans  une 
grande  entreprife ,  ck  je  ne  crois  pas  que 
vous  puiffiezfau ver  votre  efclave  ;  car  Thil- 
toire  des  pommes  eft  fort  fingulïère.  Giafar  $. 
prenant  alors  la  parole  ,  commença  (on  récif: 
dans  ces  termes  : 

Ilijîoire  de  Noureddin  Àli  *  &  d& 
Bedreddin  Haffan* 

Commandeur  des  croyans,  il  y  avok 
autrefois  en  Egygte  un  fultan,  grand  ob fer- 
vateur  de  la  juftice ,  bienfaifant ,  miféricor-* 
dieux  %  libéral  ;  ck  fa  valeur  le  rendoit  re- 
doutable à  fes  voifins.  Il  aimoit  les  pauvres* 
ck  protégeoit  les  favans ,  qu'il  élevoit  aux 
premières  charges.  Le  vifîr  de  ce  fultan  étoit 
un  homme  prudent,  fage?  pénétrant,  & 
confommé   dans  les  belles-lettres  6k  dans 

(  O  Bedreddiiî.,  la  pleine  lune  de  la  religion* 


X  C  I  I  Ie.    N  u  i  t.  5<$ 

toutes  les  fciences.  Ce  minière  avoit  deux 
fils  très-bien  faits,  "ck  qui  marchoient  l'un 
ck  l'autre  fur  Tes  traces  :  l'aîné  fe  nommoit 
Schemfeddin  (  1  )  Mohammed ,  ck  le  cadet 
Noureddin  Ali.  Ce  dernier  principalement 
avoit  tout  le  mérite  qu'on  peut  avoir,  Le 
vifir  leur  père  étant  mort ,  le  fuit  an  les  en- 
voya quérir;  ck  les  ayant  fait  revêtir  tous 
deux  d'une  robe  de  vifir  ordinaire  :  J'ai  bien 
du  regret ,  leur  dit-il  >  de  la  perte  que  vous 
venez  de  faire.  Je  n'en  fuis  pas  moins  touché 
que  vous-mêmes.  Je  veux  vous  le  témoi- 
gner ;  ck  comme  je  fais  que  vous  demeurez 
enfemble  >  ck  que  vous  êtes  parfaitement 
unis  3  je  vous  gratifie  l'un  ck  l'autre  de  îa 
même  dignité.  Allez  y  ck  imitez  votre  père. 
Les  deux  nouveaux  vifîrs  remercièrent  le 
fultan  de  fa  bonté ,  ck  fe  retirèrent  chez  eux  , 
où  ils  prirent  foin  des  funérailles  de  leur  père. 
Au  bout  d'un  mois ,  ils  rirent  leur  premiers 
fortie  ;  ils  allèrent  pour  la  première  fois  au 
confeil  du  fultan,  ck  depuis  ils  continuèrent 
d'y  afîiiter  régulièrement  les  jours  qu'il  s'a£ 
fembloir.  Toutes  les  fois  que  le  fultan  alloit 
à  la  chafle  ,  un  des  deux  frères  l'accompa- 
gnoit  ?  ck  ils  avoient  alternativement  cet 
>  ..ii  ii   i— m— — fr 

<  i  )  C'eft-à-dire ,  le  foleil  de  la  religion. 

C  iv 


^6*   Les  mille  et  une  Nuits* 

honneur.  Un  jour  qu'ils  s'entretenoient  après 
le  fouper  de  chofes  indifférentes  >  c'étoit  la 
veille  d'une  chafTe  où  Faîne  de  voit  fuivre 
le  fultan;  ce  jeune  homme  dit  à  fon  cadet: 
Mon  frère  ?  puifque  nous  ne  fommes  point 
encore  mariés  ,  ni  vous  ni  moi ,  &  que  nous 
vivons  dans  une  fi  bonne  union  >  il  me  vient 
une  penfée.  Epoufons  tous  deux  en  un  même 
four  deux  fœurs ,  que  nous  choifirons]  dans 
quelque  famille  qui  nous  conviendra  ;  que 
dites-vous  de  cette  idée?  Je  dis  >  mon  frère? 
répondit  Noureddin  Ali  >  qu'elle  eft  bien 
cligne  de  l'amitié  qui  nous  unit.  On  ne  peut 
pas  mieux  penfer  ?  &  pour  moi ,  je  fuis  prêt 
a  faire  tout  ce  qu'il  vous  plaira.  Oh  ?  ce 
lï'efl  pas  tout  encore. ,.  reprit  Sehemfeddiîi 
Mohammed  ,  mon  imagination  va  plus  loin. 
Suppofé  que  nos  femmes  conçoivent  la  pre- 
mière nuit  de  nos  noces  ,  &  qu'en  fuite  elles 
accouchent  en  un  même  jour ,  la  vôtre  d'un 
6îs  >  &  la  mienne  d'une  fille  >  nous  les  ma- 
rierons enfemble  quand  ils  feront  en  âge.  Ah 
pour  cela ,  s'écria  Noureddin  Ali ,  il  faut 
avouer  que  ce  projet  eft  admirable  !  ce  ma- 
riage couronnera  notre  union  ,  ck  j'y  donne 
volontiers  mon  confentement.  Mais ,  mon 
frère  5  ajouta-t-il,  s'il  arrivoit  que  nous  fif- 
fions  ce   mariage  ,   prétendriez  -  vous   que 


X  C  I  I  P.     Nuit.  57 

mon  fils  donnât  une  dot  à  votre  fille  ?  Cela 
ne  fourTre  pas  de  difficulté,  repartit  l'aîné, 
&  je  fuis  perfuadé  qu'outre  les  conventions 
ordinaires  du  contrat  de  mariage  y  vous  ne 
manqueriez  pas  d'accorder  en  fbn  nom  5  du 
moins  trois  mille  fequins?  trois  bonnes  ter- 
res &  trois  efclaves.  C'eft.  de  quoi  je  ne 
demeure  pas  d'accord ,  dit  le  cadet.  Ne 
fommes-nous  pas  frères  &  collègues  ?  revêtus 
tous  deux  du  même  titre  d'honneur  ?  D'ail- 
leurs ,  ne  favons-nous  pas  bien  vous  ck  moi 
ce  qui  eft  jufte  ?  Le  mâle  étant  plus  noble 
que  la  femelle  ,  ne  feroit-ce  pas  à  vous  à 
donner  une  groffe  dot  à  votre  fille  ?  A  ce 
que  je  vois  ,  vous  êtes  homme  à  faire  vos 
affaires  aux  dépens  d'autrui. 

Quoique  Nouredclin  Ali  dît  ces  paroles 
en  riant,  fon  frère  ,  qui  n'avoit  pas  l'efprit 
bien  fait ,  en  fut  ofFenfé.  Malheur  à  votre 
fils ,  dit-il  avec  emportement  y  puifque  vous 
Tofez  préférer  à  ma  fille.  Je  m'étonne  que 
yous  ayez  été  arTez  hardi  pour  le  croire 
feulement  digne  d'elle,  11  faut  que  vousayeg 
perdu  le  jugement  pour  vouloir  aller  de  p^tf 
avec  moi ,  en  difant  que  nous  fommes  col- 
lègues ;  apprenez ,  téméraire,,  qu'après  votre 
imprudence,  je  ne  voudrois  pas  marier  ma 
iiile  avec  votre  fils  ,  quand  vous  lui  donneriez, 

C  v 


çS  Les  mille  et  une  Nuits. 
plus  de  riche/Tes  que  vous  n'en  avez.  Cette 
plaifante  querelle  de  deux  frères  fur  le 
mariage  de  leurs  en  fans  qui  n'étoient  pas 
encore  nés ,  ne  lailTa  pas  d'aller  fort  loin» 
SchemfeddinMohammed's'emportajufqu'aux 
menaces.  Si  je  nedevois  pas ,  dit-il ,  accom-s 
pagner  demain  le  fultan  ?  je  vous  traiterais, 
comme  vous  le  méritez;  mais  à  mon  retour, 
je  vous  ferai  connoître  s'il  appartient  à  un 
cadet  de  parler  à  fon  aine  aufîî  infolemment 
que  vous  venez  de  faire.  A  ces  mots  ,  il  fe 
retira  dans  fon  appartement,  ck  fon  frère  alla 
fe  coucher  dans  le  fien» 

Schemfeddin  Mohammed  fe  leva  le  len- 
demain de  grand  matin  ,  &  fè  rendit  a«; 
palais,  d'où  il  fortit  avec  le  fultan  ,  qui  prit: 
ion  chemin  au-defïus  du  Caire  ,  du  côté 
àes  pyramides.  Pour  Noureddîn  Âli  y  il  avoit 
fdiïé  la  nuit  dans  de  grandes  inquiétudes  $. 
et  après  avoir  bien  confldéré  qu'il,  n'étort 
pas  porîibîe  qu'il  demeurât  plus  long -temps 
avec  un  frère  qui  le  traitoit  avec  tant  de 
hauteur ,  il  forma  une  réfolution.  Il  fit  pré=* 
parer  une  bonne  mule  ?  fe  munit  d'argent , 
de  pierreries.,  &:  de  quelques  vivres  ;  &- 
ayant  dit  à  fes  gens  qu'if  alîoit  faire  un 
voyage  de  deux  ou  trois  jours  y  &Ç  qu'il; 
toufait  être  feuU  il  partit.».. 


X  C  I  ï  K    Nui  t.  ^ 

Quand  il  fut  hors  du  Caire  >  il  marcha 
par  le  défèrt  vers  l'Arabie.  Mais  fa  mule 
venant  à  fuccomber  fur  la  route,  il  fut  obligé 
de  continuer  fon  chemin  à  pied.  Par  bon- 
heur,  un  courier  qui  alloit  àBalfora  l'ayant 
rencontré ,  le  prit  en  croupe  derrière  lui, 
Lorfque  le  courier  fut  arrivé  à  Balfora ,  Nou- 
reddin  Ali  mît  pied  à  terre  y  Se  le  remercia 
du  plaiiîr  qu'il  lui  avoit  fait.  Comme  il  alloit 
par  les  rues  cherchant  où  il  pourroit  fe  logera 
il  vit  venir  un  feigneur,  accompagné  d'une 
nombreufe  fuite  >  Se  à  qui  tous  les  habitans 
faifoient  de  grands  honneurs,  ens*arrêtant  par 
refpeét.  jufqu  a  ce  qu'il  fût  pafïe.  Noureddin 
Ali  s'arrêta  comme  les  autres.  C'étoit  le 
grand-vifo  du  fultan  de  Balfora  >  qui  fe  mon- 
trait dans  la  ville  pour  y  maintenir  par  fa  pré* 
fence  le  bon  ordre  &  la  paix. 

Ce  minifrre  ayant  jeté  les  yeux  par  hafard! 
fur  le  jeune  homme j  lui  trouva  la  phyfio-» 
nomie  engageante  ;  il  le  regarda  avec  corn- 
plaifance  ;  Se  comme  il  paiToit  près  de  lui  ^ 
Se  qu'il  le  voyoit  en  habit  de  voyageur ,  il 
s'arrêta  pour  lui  demander  qui  il  étoit  Se 
d'où  il  venoit.  Seigneur ,  lui  répondit  Nou~ 
reddin  Ali ,  je  fuis  d'Egypte  ,  né  au  Caire  ^ 
Se  f  ai  quitté  ma  patrie  par  un  fi  jufte  dépit 
contre,  un.  de  mes  garens^  que  j'ai  réfola  de- 


6o  Les  mille  et  une  Nuits. 
voyager  par  tout  le  monde ,  &  de  mourir 
plutôt  que  d'y  retourner.  Le  grand-vifir  9 
qui  étoit  un  vénérable  vieillard  >  ayant  en- 
tendu ces  paroles,  lui  dit  :  Mon  fils,  gar* 
dez  -  vous  bien  d'exécuter  votre  defTein.  Il 
n'y  a  dans  le ,.  monde  que  de  la  misère  ,, 
&  vous  ignorez  les  peines  qu'il  vous  faudra 
fourTrir,  Venez  r  fuivez-moi  plutôt ,  je  vous, 
ferai  peut-être  oublier  le  fujet  qui  vous  a 
contraint  d'abandonner  votre  pays. 

Noureddin  Ali  fuivit  le  grand-vifir  de  Bal- 
fora  3  qui  ayant   bientôt  connu  fes    belles, 
qualités,  le  prit  en   affection,,  de  manière 
qu'un  jour  l'entretenant  en  particulier  ,  il 
lui  dit:  Mon  fils,  ~]s  fuis  y  comme    vous 
voyez,  dans  un  âge  fi  avancé  y  qu'il  n'y  a 
pas  d'apparence  que  je  vive  encore  long- 
temps.  Le  ciel  m'a.  donné  une  fille  unique, 
qui  n'efl  pas  moins  belle  que  vous  êtes  bien 
fait ,  ek  qui  eft  préfentement  en  âge  d'être 
mariée.  Plufieurs  des  plus  puiffans  feigneurs 
de  cette  cour  me  l'ont  déjà  demandée  pour, 
3eurs  fils  ;  -mais  je  n'ai  pu  me  réfoudre  à  la 
leur  accorder.    Pour  vous  ,,  je  vous  aime  3 
{k  vous  trouve  fi  digne  de  mon  alliance  , 
que  vous  préférant    à  tous    ceux  qui  l'ont 
recherchée.,  je  fuis  prêt    à  vous  accepter 
pour  gendre.  Si  vous  recevez  avec  plaifix 


X  C  I  I  K     Nui  T.  6i 

l'offre  que  je  vous  fais,  je  déclarerai  au  fui- 
tan  mon  maître  que  je  vous  aurai  adopté, 
parce  mariage,  &  je  le  fupplierai  de  m'ac- 
corder  la  furvivance  de  ma  dignité  de  grand- 
vifir  dans  le  royaume  de  Balfora  ;  en  même 
temps ,  comme  je  n'ai  plus  befoin  que  de 
repos  dans  l'extrême  vieillerie  où  je  fuis* 
j|e  ne  vous  abandonnerai  pas  feulement  la 
difpofition  de  tous  mes  biens ,  mais  même 
l'aclminiilration  des  affaires  de  l'état. 

Le  grand-viiir  de  Balfora  n'eut  pas  achevé 
ce  difçours  rempli  de  bonté  ck  de  généro- 
jfîtë  ,  que  Noureddin  Ali  fe  jeta  à  {es  pieds? 
&:  dans  des  termes  qui  marquoient  la  joie 
&  la  reçonnoirlance  dont  fon  cœur  étoit 
pénétré,  îl  lui  témoigna  qu'il  étoit  difpofé  à 
faire  tout  ce  qu'il  lui  plairoit.  Alors  le  grand- 
viiir  appela  les  principaux  officiers  de  fa 
maifon,  leur  ordonna  de  faire  orner  la 
grande  falle  de.  fon  hôtel  9  &  préparer  un 
grand  repas,  Enfuite  il  envoya  prier  tous  les. 
feigneurs  de  la  cour  ck  de  la  ville,  de 
vouloir  bien  prendre  la  peine  de  fe  rendre 
chez  lui,  Lorfqu'ils  y  furent  tous  affemblés, 
comme  Noureddin  Ali  F avoit  informé  de  fa 
qualité  y  il  dit  à  ces  feigneurs  ,  car  il  jugea 
à  propos  de  parler  aihu*  ,  pour  fatisfaire 
ceux  dont  il  avoit  refufé  l'alliance  ;  Je  fuis 


Si  Les  mille  et  une  Nuits. 
bien  aife  ,  feigneurs  ,  de  vous  apprendre  une 
chofe  que  j'ai  tenue  fecrette  jufqu'àcejour* 
J'ai  un  frère  qui  eft  grand- vifir  du  fultan 
d'Egypte,  comme  j'ai  l'honneur  de  Fêtre 
du  fultan  de  ce  royaume.  Ce  frère  nra  qu'un 
fils,  qu'il  n'a  pas  voulu  marier  à  la  cour 
d'Egypte,  ck  il  me  Ta  envoyé  pour  époufer 
ma  fille  ,  afin  de  réunir  par  -  là  nos  deux 
branches.  Ce  fils  que  j'ai  reconnu  pour  mon 
neveu  à  fon  arrivée  >  ck  que  je  fais  morr 
gendre  *  efî  ce  jeune  feigneur  que  vous 
voyez  ici  &:  que  je  vous  préfente.  Je  me 
flatte  que  vous  voudrez  bien  lui  faire  l'hon- 
neur d'afïïfter  à  fes  noces  >  que  j'ai  réfolu  de 
célébrer  aujourd'hui.  Nul  de  ces  feigneurs 
ne  pouvant  trouver  mauvais  qu'il  eût  pré- 
féré fon  neveu  à  tous  les  grands  partis  qui- 
lui  av oient  été  propofésj  répondirent  ious% 
qu'il  avoit  raifon  de  faire  ce  mariage  ;  qu'ils 
feroient  volontiers  témoins  de  la  cérémonie  9 
&  qu'ils  fouhaitoient  que  Dieu  lui  donnât 
encore  de  longues  années  pour  voir  les  fruits-. 
de  cette  heureufe  union. 

En  cet  endroit ,  Scheherazade  voyant  pa~ 
ïoître  le  jour,  interrompit  fa  narration^  qu'elle- 
reprit  ainfi  la  nuit  fui  vante* 


â- 


X  C  I  Ve;    K  u  i  t. 


X  C  I  Ve.     NUI  T. 

DIRE,  dit-elle,  le  grand-vifir  Giafar  contH 
nuant  l'hifloire  qu'il  racontoit  au  calife  :  Les: 
feigneurs  ,  pourfuivk-il ,  qui  s'étoient  aiTem- 
blés  chez  le  grand-vifir  de  Balfora  ,  n'eurent 
pas  plutôt  témoigné  à  ce  minière  la  joie  qu'ils 
avoient  du  mariage  de  fa  611e  avec  Nou- 
reddin  Ali ,~  qu'on  fe  mit  à  table  :  on  y  de- 
meura très-long-temps.  Sur  la  fin  du  repas  5 
on  fervitdes  confitures,  dont  chacun,  félon 
3a  coutume ,  ayant  pris  ce  qu*il  put  empor- 
ter •>  les  cadis  entrèrent  avec  le  contrat  de 
mariage  à  la  main.  Les  principaux,  feigneurs 
le  fignèrent ,  après  quoi  toute  la  compagnie, 
ie  retira. 

Lorfqu'il  n'y  eut  plus  perfonne  que  le& 
gens-  de  la  maifon  >  le  grand  -  vifir  chargea 
ceux  qui  avoient  foin  du  bain  qu'il  avoit: 
commandé  de  tenir  prêt  ?  d'y  conduire  Nou- 
reddin  Ali ,  qui  y  trouva  dû  linge  qui  n'a- 
voit  point  encore  fervi  y  d'une  fmefTe  &£ 
d'une  propreté  qui  faifoit  plaifir  à  voir?, 
aufli-bien  que  toutes  les  autres  chofes  né- 
ceiTaires.  Quand  on  eut .  décrafTé ,  lavé  & 
fcotté  l'époux  j  il  voulut  reprendre  ïhdhik 


&4  Les  mille  et  une  Nuits. 
qu'il  venoit  de  quitter  ;  mais  on  lui  en  pré- 
fenta  un  autre  de  la  dernière  magnificence- 
Dans  cet  étàtj  5c  parfumé  d'odeurs  les 
plus  exquifes,  il  alla  retrouver  le  grand-vifir 
fon  beau-père  ,  qui  fut  charmé  de  fa  bonne 
mine,  5c  qui  l'ayant  fait  afifeoir  auprès  de 
lui  :  Mon  fils  .  lui  dit-il ,  vous  m'avez  déclaré 
qui  vous  êtes  ,  5c  le  rang  que  vous  teniez 
à  la  cour  d'Egypte;  vous  m'avez  dit  même 
que  vous  avez  eu  v>n  démêlé  avec  votre 
frère  ;  ck  que  c'eft.  pour  cela  que  vous  vous 
êtes  éloigné  de  votre  pays  ;  je  vous  prie 
<de  me  faire  la  confidence  entière?  5c  de 
in  apprendre  le  fujet  de  votre  querelle.  Vous 
devez  présentement  avoir  une  parfaite  con- 
Êance  en  moi ,  5c  ne  me  rien  cacher. 

Noureddin  Ali  lui  raconta  toutes  les  cir- 
conftances  de  fon  différend  -avec  fon  frère* 
Le  grand-vifir  ne  put  entendre  ce  srécit  fans 
en  éclater  de  rire.  Voilà ,  dit-il  ,  la  chofe 
du.  monde  la  plus  Singulière  !  eft-îl  poffiblej 
rnon  fils,  que  votre  querelle  foit  allée  jus- 
qu'au point  que  vous  dites  pour  un  mariage 
imaginaire?  Je  fuis  fâché  que  vous  vous 
foyez  brouillé  pour  une  bagatelle  avec  votre 
frère  aîné  ;  je  vois  pourtant  que  c'en1  lui  qui 
a  eu  tort  de  s'offenfer  de  ce  que  vous  ne 
lui  avez  dit  que  par  plaifanterie  3  5c  je  dois 


X  C  I  V*.    N  u  ï  t.  61 

rendre  grâces  au  ciel  d'un  différend  qui  me 
procure  un  gendre  tel  que  vous.  Mais  > 
ajouta  le  vieillard  ,  la  nuit  efl  déjà  avancée, 
ôc  il  eft  temps  de  vous  retirer.  Allez  -,  ma 
fille  votre  époufe  vous  attend.  Demain  je 
vous  préfenterai  au  fultan  ;  j'efpère  qu'il 
vous  recevra  d'une  manière  dont  nous  au- 
rons lieu  d'être  tous  deux  fatisfaits. 

Noureddin  Ali  quitta  fon  beau-père  pour 
fe  rendre  à  l'appartement  de  fa  femme.  Ce 
qu'il  y  a  de  remarquable  3  continua  le  grand- 
vifir  Giafar,  c'efl:  que  le  même  jour  que 
ces  noces  fe  faifoient  à  Balfora^  Schemfeddin 
Mohammed  fe  marioit  aum  au  Caire;  ck 
voici  le  détail  de  fon  mariage. 

Après  que  Noureddin -Ali  fe  fut  éloigné 
du  Caire  >  dans  l'intention  de  n'y  plus  retour» 
ner  ,  Schemfeddin  Mohammed ,  fon  aîné  „ 
qui  étoit  allé  à  la  chane  avec  le  fultan  d'E- 
gypte ,  étant  de  retour  au  bout  d'un  mois 
(  car  le  fultan  s'étoit  îailTé  emporter  à  l'ar- 
deur de  la  chane ,  ck  avoit  été  abfent  du- 
rant tout  ce  temps- là  )  ,  il  courut  à  l'appar- 
tement de  Noureddin  Ali  ;  mais  il  fut  fort 
étonné  d'apprendre  ,  que  fous  prétexte  d'al- 
ler faire  un  voyage  de  deux  ou  trois  jour- 
nées 9  il  étoit  parti  fur  une  mule  le  même 
|our  de  la  chafTe  du  fultan  3  ck  que  depuis 


66  Les  mille  et  une  Nuits. 
ce  temps-là  il  n'avoit  point  paru.  Il  en  fut 
d'autant  plus  fâché ,  qu'il  ne  douta  pas  que 
les  duretés  qu'il  lui  avoit  dites  ne  fufTent 
la  caufe  de  fon  éloiçnement.  Il  dépêcha  un 
Courier,  qui  parla  par  Damas,  ck  alla  juf- 
qu'à  Alep  ;  mais  Noureddin  étoit  alors  à 
Balfora.  Quand  le  courier  eut  rapporté  à 
fon  retour  qu'il  n'en  avoit  appris  aucune 
nouvelle ,  Schemfeddin  Mohammed  fe  pro- 
pofa  de  l'envoyer  chercher  ailleurs  ,  ck  en 
attendant  y  il  prit  la  réfolution  de  fe  marier. 
Il  époufa  la  fille  d'un  des  premiers  ck  des 
plus  puifTans  feigneurs  du  Caire,  le  même 
jour  que  fon  frère  fe  maria  avec  la  fille  du 
grand-vilir  de  Balfora. 

Ce  n'en*  pas  tout  ,  pourfuivit  Giafar\ 
commandeur  des  croyans  ;  voici  ce  qui  arriva 
encore.  Au  bout  de  neuf  mois ,  la  femme  de 
Schemfeddin  Mohammed  accoucha  d'une 
£île  au  Caire,  ck  le  même  jour  ,  celle  de 
Noureddin  Ali  mit  au  monde  à  Balfora  un 
garçon  5  qui  fut  nommé  Bedreddin  Haf- 
fan  (  i  ).  Le  grand- vifir  de  Balfora  donna 
des  marques  de  fa  joie  par  de  grandes  îar- 
gefïes,    ck    par    les  réjouifTances  publiques 


(  i  )  Bedreddin,  ce  mot  lignifie  la  pleine  lune  &6. 
%  religion. 


X  C  I  V*.     Nuit.  6> 

«ju*il  fit  faire  pour  la  naiffance  de  fon  petit- 
fils.  Enfuite  5  pour  marquer  à  fon  gendre 
combien  il  étoit  content  de  lui  ^  ii  alla  an 
palais  fupplier  très-humblement  le  fultan 
d'accorder  à  Noureddin  Ali  la  furvivancê 
de  fa  charge  >  afin  y  dit- il ,  qu'avant  fa  mort 
il  eût  la  confoîation  de  voir  fon  gendre 
grand-vifir  à  fa  place. 

Le  fultan  ,  qui  avoit  vu  Noureddin  Alï 
avec  bien  du  pîaifir  lorfqu'il  lui  avoit  été 
préfenté  après  fon  mariage  ,  ck  qui  depuis 
ce  temps -là  en  avoit  toujours  ouï  parler 
fort  avantageufement  >  accorda  la  grâce 
qu'on  demandoit  pour  lui  ,  avec  tout  l'a- 
grément qu'on  pouvoir  fouhaiter.  Il  le  fit 
revêtir  en  fa  préfence  de  la  robe  de  grand* 
vifir. 

La  joie  du  beau-père  fut  comblée  le  len- 
demain ,  lorfqu'il  vit  ion  gendre  préfîder  an 
confeil  en  fa  place,  &  faire  toutes  les. fonc- 
tions de  grand-vifir.  Noureddin  Ali  s'en  ac«- 
quitta  fi  bien ,  qu'il  femblok  avoir  toute  fa 
vie  exercé  cette  charge.  Il  continua  dans  la 
fuite  d'aflifter  au  confeil  ?  toutes  les  fois  que 
les  infirmités  de  la  vieilleiïe  ne  permirent 
pas  à  fon  beau-père  de  s'y  trouver.  Ce  bon 
vieillard  mourut  quatre  ans  après  cemariage^ 
gyeç  la  fatisfa&ion  de  voir  un  rejeton  de  fa 


68    Les  mille  et  une  Nuits. 
famille  >  qui  promettoit  de  la  foutenir  long- 
temps avec  éclat. 

Noureddin  Ali  lui  rendit  les  derniers  de* 
voirs  avec  toute  l'amitié  &  la  reconnoillance 
poflible  ;  &  fitôt  que  Bedrecldin  HafTan  y 
fon  fils,  eut  atteint  l'âge  de  fept  ans  ,  il  le 
mit  entre  les  mains  d'un  excellent  maître  j 
qui  commença  de  l'élever  d'une  manière 
digne  de  fa  naiflance.  Il  eft  vrai  qu'il  trouva 
dans  cet  enfant  un  efprit  vif,  pénétrant,  & 
capable  de  profiter  de  tous  les  bons  enfeigne- 
mens  qu'il  lui  donnoit. 

Scheherazade  alloit  continuer  ;  mais  s'ap- 
percevant  qu'il  étoit  jour  ,  elle  mit  fin  à  fon 
difcours.  Elle  le  reprit  la  nuit  fuivante  >  ck  dit 
au  fultan  des  Indes  : 


X  C  Ve.     NUI  T. 

OIRE ,  le  grand  -  vifir  Giafar  pourfuivant 
l'hiftoire  qu'il  racontoit  au  calife  :  Deux  ans 
après >  dit-il >  que  Bedredclin  HafTan  eut  été 
mis  entre  les  mains  de  ce  maître  ,  qui  lui  en- 
feigna  parfaitement  bien  à  lire  5  il  apprit 
l'aîcoran  par  cœur.  Noureddin  Ali ,  fon  père, 
lui  donna  enfuite  d'autres  maîtres ,  qui  culti- 
vèrent fon  efprit  de  telle  forte ,  qu'à  l'âge  de 


X  C  Ve.     N  u  ï  t.  6g 

douze  ans  il  n'avoit  plus  befoin  de  leur 
fecours.  Alors  ,  comme  tous  les  traits  de  fon 
vifage  étoient  formés ,  il  faifoit  l'admiration 
de  tous  ceux  qui  le  regardoient. 

Jufques-là,  Noureddin  Ali  n'avoit  fongé 
qu'à  le  faire  étudier  >  &c  ne  l'avoit  point 
encore  montré  dans  le  monde.  Il  le  mena 
au  palais  pour  lui  procurer  l'honneur  de  faire 
la  révérence  au  fultan  ,  qui  le  reçut  très- 
favorablement.  Les  premiers  qui  le  virent 
dans  les  rues ,  furent  fi  charmés  de  fa  beauté  9 
qu'ils  en  firent  des  exclamations  de  furprife? 
ck  qu'ils  lui  donnèrent  mille  bénédictions. 

Comme  fon  père  fe  propofoit  de  le  ren- 
dre capable  de  remplir  un  jour  fa  place,  il 
n'épargna  rien  pour  cela ,  &  il  le  fit  entrer 
dans  les  affaires  les  plus  difficiles  ?  afin  de 
l'y  accoutumer  de  bonne  heure.  Enfin  >  iî 
ne  négligeoit  aucune  chofe  pour  l'avance- 
ment d'un  fils  qui  lui  étoit  fi  cher;  &:  il 
commençbit  à  jouir  déjà  du  fruit  de  fes 
peines  ,  lorfqu'il  fut  attaqué  tout-à-coup 
d'une  maladie,  dont  la  violence  fut  telle, 
qu'il  fentit  fort  bien  qu'il  n'étoit  pas  éloigné 
du  dernier  de  fes  jours.  Aufli  ne  fe  flatta- 
t-il  pas  ,  &  il  fe  difpofa  d'abord  à  mourir 
en  vrai  înufuiman.  Dans  ce  moment  pré- 
cieux ;  il  n'oublia  pas  fon  cher  fils  Bedred^ 


73    Les  mille  et  trNE  Nuits. 

din;  il  le  fit  appeler  >  &  lui  dit:  Mon  fils* 
vous  voyez  que  le  monde  eft  périflable  ;  il 
n'y  a  que  celui  où  je  vais  bientôt  paffer, 
qui  foit  véritablement  durable.  Il  faut  que 
vous  commenciez  dès  -  à  -  préfent  à  vous 
mettre  dans  les  mêmes  difpofitions  que  moi? 
préparez-vous  à  faire  ce  pafTage  fans  regret  > 
*k  fans  que  votre  confcience  puifTe  rien  vous 
reprocher  fur  les  devoirs  d'un  mufulman , 
ni  fur  ceux  d'un  parfaitement  honnêtehomme, 
Pour  votre  religion  9  vous  en  êtes  fuffifam- 
ment  inftruit  5  &  par  ce  que  vous  en  ont 
appris  vos  maîtres ,  &:  par  vos  lectures.  Â 
l'égard  de  l'honnête  homme  3  je  vais  vous 
donner  quelques  in&rucldons  que  vous  tâche- 
rez de  mettre  à  profit.  Comme  il  eft  nécef- 
faire  de  fe  connoître  foi-même,  Se  que  vous 
ne  pouVez  bien  avoir  cette  connonTance  que 
vous  ne  fâchiez  qui  je  fuis ,  je  vais  vous  l'ap* 
prendre. 

J'ai  pris  nahïance  en  Egypte,  pourfuivit- 
al ,  mon  père  votre  ayeul  étoit  premier  mi- 
nière du  fultan  du  royaume.  J'ai  moi-même 
eu  l'honneur  d'être  un  des  vifirs  de  ce  même 
fultan  avec  mon  frère  votre  oncle ^  qui  ?  je 
crois  y  vit  encore  ,  ck  qui  fe  nomme  Schem- 
feddin  Mohammed.  Je  fus  obligé  de  me 
-  féparer  *le  lui  ?  ck  je  vins  en  ce  pays ,  où 


X  C  Ve.    Nui  t;  71 

je  fuis  parvenu  au  rang  que  j'ai  tenu  juf- 
qu'à  préfent.  Mais  vous  apprendrez  toutes 
ces  chofes  plus  amplement  dans  un  cahier  que 
j'ai  à  vous  donner. 

En  même  temps,  Noureddin  Ali  tira  ce 
cahier  qu'il  avoit  écrit  de  fa  propre  main  * 
ck  qu'il  portoit  toujours  fur  foi ,  6k  le  don-* 
nant  à  Bedreddin  Hafîan:  Prenez,  lui  dit-il, 
vous  le  lirez  à  votre  loifir  ;  vous  y  trouve- 
rez ,  entr'autres  chofes  j  le  jour  de  mon 
mariage  6k  celui  de  votre  nailTance.  Ce 
font  des  circonftances  dont  vous  aurez  peut- 
être  befoin  dans  la  fuite,  6k  qui  doivent  vous 
ohliger  à  le  garder  avec  foin.  Bedreddin  Haf- 
fan  ,  fenfihlement  affligé  de  voir  fon  père 
dans  l'état  où  il  étoit ,  touché  de  fes  difeoursj 
reçut  le  cahier  les  larmes  aux  yeux ,  en  lui 
promettant  de  ne  s'en  défaifir  jamais. 

En  ce  moment ,  il  prit  à  Noureddin  Ali 
une  foiblefle  qui  fit  croire  qu'il  aîloit  expirer. 
Mais  il  revint  à  lui ,  6k  reprenant  îa  parole  ; 
«  Mon  fils ,  lui  dit-il  •>  la  première  maxime 
»  que  j'ai  à  vous  enfeigner ,  c'en1  de  ne  vous 
»  pas  donner  au  commerce  de  toutes  perfon- 
»  nés.  Le  moyen  de  vivre  en  sûreté  5  c'eft 
»  de  fe  donner  entièrement  à  foi -même  ^  6k 
»  de  ne  pas  fe  communiquer  facilement. 

»  La  féconde  ,  de  ne  faire  violence  à  qui 


7^  Les  mille  et  une  Nuits. 
»  que  ce  (bit ,  car  en  ce  cas  tout  le  monde 
»  fe  révolteroit  contre  vous  ;  ck  vous  devez 
»  regarder  le  monde  comme  un  créancier,  à 
►>  qui  vous  devez  de  la  modération ,  de  la 
»  compafTion  ck  de  la  tolérance. 

»  La  troifième ,  de  ne  dire  mot  quand  on 
»  vous  chargera  d'injures.  On  eft  hors  de 
»  danger  ,  dit  le  proverbe ,  lorfque  Ton 
»  g?rde  le  fllence.  C'eft.  particulièrement  en 
»  cette  occafion  que  vous  devez  le  pratiquer. 
»  Vous  favez  aufîi  à  ce  fujet  qu'un  de  nos 
»  poètes  dit  5  que  le  faïence  eft  l'ornement 
»  ck  la  fauve-garde  de  la  vie  ;  qu'il  ne  faut 
»  pas  3  en  parlant  ,  reiTembler  à  la  pluie 
»  d'orage  qui  gâte  tout.  On  ne  s'eft  jamais 
»  repenti  de  s'être  tu  ;  au  lieu  que  l'on  a  fou- 
»  vent  été  fâché  d'avoir  parlé. 

»  La  quatrième  ,  de  ne  pas  boire  de  vin  ; 
»  car  c'eft  la  fource  de  tous  les  vices. 

»  La  cinquième  ,  de  bien  ménager  vos 
f>  biens  ;  fi  vous  ne  les  diflipez  pas ,  ils  vous 
»  ferviront  à  vous  préferver  de  la  néceffité. 
»  Il  ne  faut  pas  pourtant  en  avoir  trop  >  m 
»■  être  avare  ;  pour  peu  que  vous  en  ayez 
>>  ck  que  vous  le  dépendez  à  propos ,  vous 
saurez  beaucoup  d'amis  ;  mais  fi  au 
»  contraire  vous  avez  dé  grandes  richeïïes  9 
&  ôc  que  vous  en  fafiîez  un  mauvais  ufage , 

«  tout 


X  C  V  Ie.     N  u  î  T.  73 

»  tout  le  monde  s'éloignera  de  vous  &  vous 
»  abandonnera  », 

Enfin  ,  Noureddîn  Ali  continua  jufqu'au 
dernier  moment  de  fa  vie  à  donner  de  bons 
confeils  à  fon  fils.;  &  quand  il  fut  mort ,  on 
lui  fit  des  obsèques  magnifiques., . . , .  Sche- 
herazade  3  à  ces  paroles,  appercevant  le  jours 
cefla  de  parler ,  &  remit  au  lendemain  la 
fuite  de  cette  hiftoire. 


X  C  V  Ie.     NUIT. 

.LA  fultane  des  Indes  ayant  été  réveillée 
par  fa  fceur  Dinarzade  à  l'heure  ordinaire  , 
elle  reprit  la  parole;  &  FadrerTant  à  Schah- 
riar  :  Sire  5  dit-elle^  le  calife  ne  s'ennuyoît 
pas  d'écouter  le  grand- vifir  Giafar  >  qui  pour- 
fuivit  ainfî  fon  hiftoire  :  On  enterra  donc  3 
dit -il,  Noureddîn  Ali  avec  tous  les  hon- 
neurs dûs  à  fa  dignité,  Bedreddin  Hafïan  de 
Balfora  5  c'eft  ainfî  qu'on  le  furnomma ,  à 
caufe  qu'il  étoit  né  dans  cette  ville,  eut  une 
douleur  inconcevable  de  la  mort  de  fon  père. 
Au  lieu  de  parler  un  mois ,  félon  la  coutume, 
il  en  parla  deux  dans  les  pleurs  &  dans  la 
retraite,  fans  voir  perfonne5  &t  fans  fortir 
même  pour  rendre  fes  devoirs  au  fliltan  de 
Tome  VIÎL  D 


74  Les  mille  et  une  Nuits. 
Balfora,  lequel,  irrité  de  cette  négligence* 
&  la  regardant  comme  une  marque  de  mé- 
pris pour  fa  cour  &c  pour  fa  per forme  ,  fe 
îaiiïa  tranfporter  de  colère.  Dans  fa  fureur  > 
il  fit  appeler  le  nouveau  grand-viiir  ;  car  il 
en  avoit  fait  un  dès  qu'il  avoit  appris  la  mort 
de  Noureddin  Ali  ;  il  lui  ordonna  de  fe 
tranfporter  à  la  maifon  du  défunt  ,  &  de  la 
eonfifquer  avec  toutes  fes  autres  maifons , 
rerres  &  effets  ,  fans  rien  îaiiTer  à  Bedreddin 
HarTan ,  dont  il  commanda  même  qu'on  fe 
faisît. 

Le  nouveau  grand-viiir,  accompagné  d'un 
grand  nombre  d'huifîiers  du  palais  ,  de  gens 
de  jufHce  &  d'autres  officiers ,  ne  différa  pas 
de  fe  mettre  en  chemin  pour  aller  exécuter 
û  commiffion.  Un  des  efclaves  de  Bedreddin 
•HarTan  ,  qui  étoit  par  hafard  parmi  la  foule  , 
n'eut  pas  plutôt  appris  le  deffein  du  vifir  , 
qu'il  prit  les  devans  &  courut  en  avertir  fon 
maître.  Il  le  trouva  ailis  fous  le  vefïibule  de 
fa  maifon  >  aum*  affligé  que  fi  fon  père  n'eût 
fait  que  de  mourir.  Il  fe  jeta  à  (es  pieds  tout 
hors  d'haleine  ;  &  après  lui  avoir  baifé  le  bas 
de  la  robe  :  Sauvez-vous ,  feigneur ,  lui  dit- 
il  ,  fauvez-vous  promptement.  Qu'y  a-t-il  5 
lui  demanda  Bedreddin  en  levant  la  tête} 
quelle  nouvelle  m'apportes -tu?  Seigneur,. 


X  C  V  le.    N  u  i  t^  75 

répondit-  il ,  il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre  y 
le  fultan  efl  dans  une  horrible  colère  contre 
vous  $  ck  Ton  vient  de  fa  part  confïfquer  tout 
ce  que  vous  avez  >  ck  même  fe  faiïir  de  votre 
perfonne. 

Le  difcours  de  cet  efcîave  ridelle  ck  affec-4 
.tionné  mit  Tefprit  de  Bedreddin  Hauan  dans 
■une  grande  perplexité.  Mais  ne  puis-je  ,  dit- 
il  ,  avoir  le  temps  de  rentrer  ck  de  prendre 
au  moins  quelqu'argent  &  des  pierreries  } 
Mon  feigneur  j  répliqua  l'efclave  >  le  grand- 
viCir  fera  dans  un  moment  ici.  Partez  tout- 
■à-i'heurej  fauvez-vous.  Bedreddin  Haffan  fe 
Jeva  vite  du  fopha  où  il  étoit ,  mit  les  pieds 
dans  Tes  babouches  ;  ck  après  s'être  Couvert 
la  tête  d'un  bout  de  fa  robe  pour  fe  cacher  le 
vifa£e  ,  s'enfuit  fans  favoir  de  quel  coté  il 
devoit  tourner  fes  pas,  pour  s'échapper  du 
Ranger  qui  le  mènaçoit.  La  première  penfée 
qui  lui  vint  5  fat  de  gagner  en  diligence  la 
plus  prochaine  porte  de  la  ville.  Il  courut 
fans  s'arrêter  jufqu'au  cimetière  public;  ck 
comme  la  nuit  s'approchoit,  il  réfolut  de 
l'aller  parler  au  tombeau  de  fon  père.  C'étoit 
un  édifice  d'affez  grande  apparence?  en  forme 
de  dôme  ?  que  Noureddin  Ali  avoit  fait  bâtir 
de  fon  vivant  ;  mais  il  rencontra  en  chemin 
mi  juif  fort  riche  qui  étoit  banquier  6k  rnar- 

D  ij 


y6    Les  mille  et  une  Nuits. 
chand  de  profeiïion.  Il  revenoit  d'un  lieu  ou 
quelque  affaire  l'avoit  appelé  ,  ck  il  s'en  re- 
tournoit  dans  la  ville. 

Ce  juif  ayant  reconnu  Bedreddin ,  s'arrêta 
ck  le  falua.  fort  refpeclueufement.  En  cet  en- 
droit le  j  our  venant  à  paroître  >  impofa  filence 
à  Scheherazade  y  qui  reprit  fon  difcours  la 
nuit  fuivante. 


X  C  V  I  Ie.     NUI  T. 

Sire  >  dit  -  elle  ,  le  calife  écoutoit  avec 
beaucoup  d'attention  le  grand-vifir  Giafar  , 
qui  continua  de  cette  manière  :  Le  juif, 
pourfuivit-il  5  qui  fe  nommoit  Ifaac  ,  après 
avoir  falué  Bedreddin  Haffan ,  ck  lui  avoir 
baifé  la  main  ,  lui  dit  :  Seigneur  ,  oferois-je 
^rendre  la  liberté  de  vous  demander  où  vous 
allez  à  Theure  qu'il  eft  ,  feul  en  apparence  , 
un  peu  agité  ?  y  a-t-il  quelque  chofe  qui  vous 
faffe  de  la  peine  ?  Oui  5  répondit  Bedreddin  ; 
je  me  fuis  endormi  tantôt  5  ck  dans  mon  fom- 
meil ,  mon  père  s'efl  apparu  à  moi.  Il  a  voit 
le  regard  terrible ,  comme  s'il  eût  été  dans 
une  grande  colère  contre  moi.  Je  me  fuis 
réveillé  en  furfaut  6k  plein  d'effroi  5  &  je  fuis 
jparti  auflitôt  pour  venir  faire  ma  prière  fur 


X  C  V  I  Ie.  Nuit.  77 
fon  tombeau.  Seigneur,  reprit  le  juif,  qui 
ne  pouvoit  pas  favoir  pourquoi  Bedreddin 
HarTan  éroit  forti  de  la  ville  j  comme  le  feu 
grand-vifir  votre  père  ck  mon  feigneur  d'heu- 
reufe  mémoire ,  avoit  chargé  en  marchan- 
difes  pîufieurs  vaifTeaux  qui  font  encore 
en  mer  ôk  qui  vous  appartiennent ,  je  vous 
fupplie  de  m'accorder  la  préférence  fur  tout 
autre  marchand.  Je  fuis  en  état  d'acheter 
argent  comptant  la  charge  de  tous  vos  vaif- 
Teaux ;  ck  pour  commencer ,  fi  vous  voulez 
bien  m'abandonner  celle  du  premier  qui  arri- 
vera à  bon  port,  je  vais  vous  compter  mille 
fequins.  Je  les  aï  ici  dans  une  bourfe  >  ck  je 
fuis  prêt  à  vous  les  livrer  d'avance.  En  difànt 
cela,  il  tira  une  grande  bourfe  qu'il  avoit  fous 
fon  bras  par-defïous  fa  robe ,  6k  la  lui  montra 
cachetée  de  fon  cachet. 

Bedreddin  HarTan  ,  dans  l'état  où  il  étoit  9 
chaiïe  de  chez  lui ,  ôk  dépouillé  de  tout  ce 
qu'il  avoit  au  monde  ,  regarda  la  proportion 
du  juif  comme  une  faveur  du  ciel.  Il  ne  man- 
qua pas  de  l'accepter  avec  beaucoup  de  joie. 
Seigneur,  lui  dit  alors  le  juif,  vous  me  don- 
nez donc  pour  mille  fequins  le  chargement 
du  premier  de  vos  vaifTeaux  qui  arrivera  dans 
ce  port?  Oui ,  je  vous  le  vends  mille  fequins , 
répondit  Bedreddin  HafTan  j  ck  c'eit  une  chofe 

Diij 


jS  Les -MILLE"  et  une  Nuits. 
faite.  Le  juif  aunitôt  lui  mit  entre  les  mains 
la  bourfe  de  mille  fequins  ?  en  s'ofïrant  de 
les  compter.  Bedreddin  lui  en  épargnala peine, 
en  lui  difant  qu'il  s'en  fioit  bien  à  lui,  Puifque 
cela  efT  ainn*  >  reprit  le  juif,  ayez  la  bonté,, 
feigneur  3  de  me  donner  un  mot  d'écrit  du 
marché  que  nous  venons  de  faire.  En  duant 
cela  5  ii  tira  fon  écritoire  qu'il  avoit  à  la  cein- 
ture ;  ck  après  en  avoir  pris  une  petite  canne 
bien  taillée  pour  écrire,  il  la  lui  préfenta  avec 
un  morceau  de  papier  qu'il  trouva  dans  fon 
porte  -  lettres;  ck  pendant  qu'il  tenoit  le  cor- 
net, Bedreddin  HaiTan  écrivit  ces  paroles: 

»  Cet  écrit  eil  pour  rendre  témoignage 
»  que  Bedreddin  HaiTan  de  Balfora  a  vendu 
f>  au  juif  Ifaac  ,  pour  la  femme  de  mille 
»  fequins  qu'il  a  reçus  >  le  chargement  du 
»  premier  de  {qs  navires  qui  arrivera  dans  ce 
»  port  ». 

Bedreddin  Hassan  de  Balfora, 

Après  avoir  fait  cet  écrit ,  il  le  donna  au 
juif;  qui  le  mit  dans  fon  porte -lettres ,  ck 
qui  prit  enfuite  congé  de  lui.  Pendant  qu  Ifaac 
pourfuivoit  fon  chemin  vers  la  ville ,.  Bedred- 
din HaiTan  continua  le  iîen  vers  le  tombeau 
de  fon  père  Noureddin  Ali.  En  y  arrivant  > 
il  fe  profterna  la  face  contre  terre  ;  ck  les  yeux 


X  C  V  I  I«.    Nui  t.         79 

baignés  de  larmes  ,  il  fe  mit  à  déplorer  fa 
misère.  Hélas  î  difoit-il ,  infortuné  Bedreddin, 
que  vas-tu  devenir  ?  où  iras-tu  chercher  un 
afyle  contre  l'injuôe  prince  qui  te  perfécuteîj 
N'étoit-ce  pas  aviez  d'être  affligé  de  la  mort 
d'un  père  û  chéri  ?  Failoit-il  que  la  fortune 
ajoutât  un  nouveau  malheur  à  mes  jufles 
regrets  ?  Il  demeura  long-temps  dans  cet  état; 
mais  enfin  il  fe  releva  ;  &  ayant  appuyé  & 
tête  fur  le  fépukre  de  fon  père  >  fes  douleurs 
fe  renouvelèrent  avec  plus  de  violence  qu'au- 
paravant y  &  il  ne  ceffa  de  foupirer  &  de  fe 
plaindre  jufqu'à  ce  que ,  fuccombant  au  fom- 
meil  y  il  leva  la  tête  de  deïîus  le  fépukre  >  & 
s'étendit  tout  de  fon  long  fur  le  pavé  ?  où  il 
s'endormit. 

Il  goûtoit  à  peine  la  douceur  du  repos  5" 
lorfqu'un  génie,  qui  avoit  établi  fa  retraite 
dans  ce  cimetière  pendant  le  jour ,  fe  difpo- 
fant  à  courir  le  monde  cette  nuit  félon  fa  cou- 
tume y  apperçut  ce  jeune  homme  dans  le 
tombeau  de  Noureddin  Ali.  Il  y  entra  ;  ck 
comme  Bedreddin  étoit  couché  fur  le  dos  f 
il  fut  frappé  ,  ébloui  de  l'éclat  de  fa  beauté..* 
Le  jour  qui^aroiïToit  ne  permit  pas  à  Sche- 
herazade  de  pourfuivre  cette  hifloire  cette 
nuit;  mais  le  lendemain  à  l'heure  ordinaire 7 
elle  continua  de  cette  forte, 

D  1* 


>o    Les  mille  et  une  Nuits. 


X  C  V  X  I  P  Ie.    NU  I  T. 

Cç)  UAND  le  génie  >  reprit  le  grand- vinr  Gia- 
far  ,  eut  attentivement  conndéré  Bedreddin 
Haffan ,  il  dit  en  lui-même  :  A  juger  de  cette, 
créature  par  fa  bonne  mine  *  ce  ne  peut  être 
qu'un  ange  du  paradis  terrefire ,  que  Diea 
envoie  pour  mettre  le  monde  en  combu  filon 
par  fa  beauté.  Enfin  ^  après  l'avoir  bien 
regardé,  il  s'éleva  fort  haut  dans  l'air  y  ou, 
il  rencontra  par  hafard  une  fée.  Ils  fe  faluè- 
rent  l'un  ck  l'autre;  enfuite  il  lui  dit  :  Je  vous, 
prie  de  defeendre  avec  moi  jufqu'au  cime- 
tière où  je  demeure ,  ek  je  vous  ferai  voix 
un  prodige  de  beauté  >  qui  n'eiî.  pas  moins 
digne  de  votre  admiration  que  de  la  mienne». 
La  fée  y  confentit  :  ils  descendirent  tous  deux 
en  un  inllant  ;  ck  lorfqu'ils  furent  dans  le. 
tombeau  :  Hé  bien  ,  dit  le  génie  à  la  fée*  en 
lui  montrant  Bedreddin  HaiTan  ,  avez-vous 
jamais  vu  un  jeune  homme  mieux  fait  ck  plus 
beau  que  celui-ci  ? 

La  fée  examina  Bedreddin  avec  attention  ; 
puis  fe  tournant  vers  le  génie  :  Je  vous  avoue* 
lui  répondit-elle ,  qu'il  eft  très-bien  fait;  mais 
je  viens  de  voir  au  Caire  tout-à-l'heure  un. 


X  C  V  I  I  K  Nuit.  St 
objet  encore  plus  merveilleux ,  dont  je  vais 
vous  entretenir  fi  vous  voulez  m'écouter. 
Vous  me  ferez  un  très-grand  plaifîr ,  répliqua 
le  génie.  Il  faut  donc  que  vous  fâchiez,  reprit 
la  fée  (car  je  vais  prendre  la  chofe  de  loin  )9 
que  le  fultan  d'Egypte  a  un  vifir  qui  fe  nom- 
me Schemfeddin  Mohammed  ,  &  qui  a  une 
fille  âgée  d'environ  vingt  ans.  C'efr.  la  plus 
belle  &t  la  plus  parfaite  dont  on  ait  jamais 
ouï  parler.  Le  fultan  .>  informé  par  la  voix 
publique  de  la  beauté  de  cette  jeune  demoi- 
felle  >  fit  appeler  le  vifir  fon  père  un  de  ces 
jours  derniers ,  &  lui  dit  :  J'ai  appris  que  vous 
avez  une  fille  à  marier ,  j'ai  envie  de  l'épou- 
fer  :  ne  voulez-vous  pas  bien  me  l'accorder  ? 
Le  vifir,  qui  ne  s'attendoit  pas  à  cetre  pro- 
portion ,  en  fut  un  peu  troublé  ;  mais  il  n'en 
fut  pas  ébloui"  :  &  au  lieu  de  l'accepter  avec 
joie*  ce  que  d'autres  à  fa  place  n'auroient 
pas  manqué  de  faire  5  il  répondit  au  fultan  : 
Sire ,  je  ne  fuis  pas  digne  de  l'honneur  que 
votre  majefté  veut  me  faire ,  &  je  la  fupplié 
très-humblement  de  ne  pas  trouver  mauvais 
que  je  m'oppofe  à  fon  defFein.  Vous  favez  que 
j'avois  un  frère  nommé  Noureddin  Ali  •>  qui 
avoir  comme  moi  l'honneur  d'être  un  de  vos 
vifirs.  Nous  eûmes  enfembie  une  querelle 
qui  fut  caufe  qu'il  difparut  tout-à-coup  >  &c  je 

Dv 


Si    Les  mille  et  une  Nuits. 

n'ai  point  eu  de  fes  nouvelles ,  fi  ce  n'efl  que 
j'ai  appris,  il  y  a  quatre  jours ,.  qu'il  eft  mort 
à  Balfora  dans  la  dignité  de  grand-vifir  du 
fultan  de  ce  royaume.  Il  a  laiiTé  un;  fils  ;  ck 
comme  nous  nous  engageâmes  autrefois  tous 
deux  à  marier  nos  enfans  enfemble,  fuppofé 
que  nous  en  eufîions  y  je  fuis  perfuadé  qu'il 
eft  mort  dans  l'intention,  de  faire  ce  mariage* 
C'en1  pourquoi  de  mon  coté  je  voudrois 
accomplir  ma  promefle  >  &  je  conjure  votre 
majeflé  de  me  le  permettre.  Il  y  a  dans  cette 
cour  beaucoup  de  feigneurs  qui  ont  des  filles 
comme  moi ,  ck  que  vous  pouvez  honorer 
de  votre  alliance. 

Le  fultan  d'Egypte  fut  irrité  au  dernier 
point  contre  Schemfeddin  Mohammed....^ 
Scheherazade  fe  tut  en  cet  endroit ,  parce 
qu'elle  vit  paraître  le  jour,  La>  nuit  fui- 
vante  ,  elle  reprit  le  fil  de  fa  narration  9 
ck  dit  au  fultan  des  Indes  5  en  faifant  tou- 
jours parler  le  vifir  Giafar  au  calife  Haroun 
Alrafchid  : 


X  C  I  3K    Nuit.  8| 


X  C  I  Xe.      N  U  I  T. 

Le  ilutan  d'Egypte,,  choqué  du  refus  Se  de 
la  hardiefïe  de  Schemfeddin  Mohammed ,  lui 
dit  avec  un  tranfport  de  colère  qu'il  ne  put 
retenir  :  Eii-ce  donc  ainfi  que  vous  répon- 
dez à  la  bonté  que  j'ai  de  vouloir  bien  m'a- 
bahTer  jufqu'à  faire  alliance  avec  vous?  Je 
faurai  me  venger  de  la  préférence  que  vous 
ofez  donner  fur  moi  à  un  autre  ;  ck  je  jure 
que  votre  fille  n'aura  pas  d'autre  mari  que 
le  plus  vil  &  le  plus  mal  fait,  de  tous  mes" 
efclaves.  En  achevant  ces  mots  ?  il  ren- 
voya brufquement  le  vifir  ?  qui  fe  retira 
chez  lui  plein  de  coniuiion  ,  ck  cruellement 
mortifié. 

Aujourd'hui  le  fulian  a  fait  venir  un  de 
fes  palfreniers  ?  qui  eft  bofïu  par  devant  ck 
par  derrière,  ck  laid  à  faire  peur  ;  ck  après 
avoir  ordonné  à  Schemfeddin  Mohammed 
de  confentir  au  mariage  de  fa  rîlle  avec  cet 
affreux  efclave;  il  a  fait  drefTer  ck  ligner  le' 
contrat  par  des  témoins  en  fa  préfence.  Les 
préparatifs  de  ces  bizarres  noces  font  ache- 
vés; ck  à  l'heure  que  je  vous  parle  3  tous* 
les  efclaves  des  feigneiirs  de  la  cour  d'E.-* 

I>  vi: 


&4  Les  mille  et  une  Nuits., 
gypte  font  à  la  porte  d'un  bain,  chacun 
avec  un  flambeau  à  la  main.  Ils  attendent 
que  le  palfrenier borïu ,  qui  y  eft  ck  qui  s'y 
lave ,  en  forte ,  pour  le  mener  chez  fon- 
époufée  ,  qui ,  de  fon  côté  ,  en1  déjà  coefTée 
ck  habillée.  Dans  le  moment  que  je  fuis 
partie  du  Caire  ,  les  dames  arTembîées  fe 
difpofoient  à  là  conduire  ^  avec  tous  fes 
ornemens  nuptiaux,  dans  là  falle  où  elle  doit 
recevoir  le  bofïu ,  ck  où  elle  l'attend  préfen- 
temenr.  Je  l'ai  vue  >  ck  je  vous  allure  qu'on 
ne  peut  îa  regarder  fans  admiration. 

Quand  là  fée  eut  cefTé  dé  parler  ,  le  génie 
lui  dit  :  Quoi  que  vous  puifliez  dire,  je  ne- 
puis  me  perfuadèr  que  la  beauté  de  cette 
.fille  furpafTe  celle  dé  ce  jeune  homme.  Je 
ne  veux,  pas  difputer  contre  vous  5  répliqua- 
la  fée  ,  je  vous  confefTe  qu'il  méritoit  d'é* 
po-ufer  îa  charmante  perfonne  qu'on  defïine 
au  bcffu  ;  ck  il  me  fembîe  que  nous  ferions* 
une  aclion  digne  de  nous,  fî^  nous  oppo^ 
fant  à  l'injufîice  du  fuîtan  d5Egypte  ,  nous 
pouvions  fubftituer  ce  jeune  homme  à  la- 
place  de  i'efclave.  Vous  avez  raifon,  repartir 
le  génie  -,  vous  ne  fauriez  croire  combien  je 
vous  fais  bon  gré  de  la  penfée  qui  vous; 
eft  venue:  trompons  j  j'y  confens  ,  la  ven* 
ge-asce^  du  fukan  d'Egypte  ;  c-oafQ.lon&  u^ 


X  C  I  X*.    N  v  i  r. 

père  affligé ,  ck  rendons  fa  fille  auflï  heu1- 
reufe  qu'elle  Te  croit  miférabie  :  je  n'oublie- 
rai  rien  pour  faire  réufîîr  ce  projet,  ck  je 
fuis  perfuadé  que  vous  ne  vous  y  épargne-» 
rez  pas  ;  je  me  charge  de  le  porter  au  Caire 
fans  qu'il  fe  réveille  5  &  je  vous  biffe  le  foirt 
de  le  porter  ailleurs  quand  nous  aurons  exé- 
cuté notre  entreprife. 

Après  que  la  fée  ck  le  génie  eurent  con- 
certé enfémble  tout  ce  qu'ils  vouloient  faire  , 
îe  génie  enleva  doucement  Bedreddin ,  ck 
le  tranfportant  par  l'air  d'une  vîteffe  incon- 
cevable ,  il  alla  le  pofer  à  la  porte  d?un  lo- 
gement public  ck  voifin  du  bain,  d'où  le 
boffu  étoit  prêt  de  fortir  ,  avec  la  fuite  des 
efclaves  qui  l'attendoient. 

Bedreddin  Haffan  s'étant  réveillé  en  ce 
moment,  fut  fort  furpris  de  fe  voir  au  milieu 
d'une  ville  qui  lui  étoit  inconnue.  Il  voulut 
crier  pour  demander  où  il  étoit  ;  mais  îe 
génie  lui  donna  un  petit  coup  fur  l'épaule  9 
&  l'avertit  de  ne  dire  mot.  Enfuite  lui  met» 
tant  un  flambeau  à  la  main  :  Allez  ,  lur 
dit-il ,  mêlez- vous  parmi  ces  gens  que  vous 
voyez  à  la  porte  de  ce  bain  ,  ck  marchez- 
avec  eux  jufqu'à  ce  que  vous  entriez  dans 
une  falle  où  l'on  va  célébrer  des  noces.  Le 
nouveau  marié  eft  un  boffu.;  que  vous  re-*- 


§<*  Les  mille  et  une  Nuits. 
connoîtrez  aifément.  Mettez-vous  à  (a  droite 
en  entrant ,  &  dès-à-préfenf  y  ouvrez  la 
bourfe  de  fequins  que  vous  avez  dans  votre 
fein  y  pour  les  diftribuer  aux  joueurs  d'inflru- 
mens  ,  aux  danfeurs  &  aux  danfeufes  dans 
la  marche,  Lorfque  vous  ferez  dans  la  falie, 
ne  manquez  pas  d'en  donner  aufîi  aux  fem- 
mes efclaves  que  vous  verrez  autour  de  la 
mariée  ,  quand  elles  s'approcheront  de  vous. 
Mais  toutes  les  fois  que  vous  mettrez  la 
main  dans  la  bourfe ,  retirez  -  la  pleine  de 
fequins ,  &  gardez  -  vous  de  lesv  épargner. 
Faites  exactement  tout  ce  que  je  vous  dis 
avec  une  grande  préfence  d'efprit  ;  ne  vous 
étonnez  de  rien,  ne  craignez  perfonne  ,  ce 
vous  repofez  du  relie  fur  une  puiflance  fupé- 
rieure  qui  en  difpofe  à  fon  gré. 

Le  jeune  Bedreddin,  bien  initruk  de  tout 
ce  qu'il  avoir,  à  faire  ,  s'avança  vers  la  porte 
du  bain.  La  première  chofe  qu'il  fit  >  fut 
d'allumer  fon  flambeau  à  celui  d'un  en- 
clave ;  puis  fe  mêlant  parmi  les  autres  5 
comme  s'il  eût  appartenu  à  quelque  feigneur 
du  Caire  y  il  fe  mit  en  marche  avec  eux ,  &C 
accompagna  le  boflu  qui  for tit  du  bain  y 
ck  monta  fur  un  cheval  de  Tecurie  di& 
fultan. 

Le  jour  qui  parut,  impofa (ilence  àSche-r 


O.     N  u  i  t. 

herazade ,  qui  remit  la  fuite  de  cette  hiftoire- 
au  lendemain. 


Ce.     NUI  T. 

SiRE  y  drt-eîle  ,  le  vifir  Giafar  continuant 
de  parler  au  calife  :  Bedreddin  HarTan>pour- 
fui  vit-il  y  fe  trouvant  près  des  joueurs  d'inf- 
trumens ,  des  danfeurs  <k  des  danfeufes  qu& 
marchoient  immédiatement  devant  le  bofïu  9-. 
tiroit  de  temps  en  temps  de  fa  bourfe  des 
poignées  de  fequins  qu'il  leur  difiribuoit* 
Comme  il  faifoit  £qs  largefTes  avec  une  grâce^ 
fans  pareille  ck  un  air  très-obligeant  r  tous 
ceux  qui  les  recevoient  jetoient  les  yeux 
fur  lui  ;  &  dès  qu'ils  l'avoient  envifagé  > 
ils  le  trouvoient  fi  bien  fait  &£  fi  beau  o  qulls 
ne  pouvoient  plus  en  détourner  leurs  regards,. 
On  arriva  enfin  à  la  porte  du  vifir  Schéma 
feddin  Hafifan  ,  qui  étoit  bien  éloigné  de 
s'imaginer  que  fon  neveu  fût  fi  près  de  luk 
Des  hurffiers  >  pour  empêcher  la  confufion? 
arrêtèrent  tous  les  efclaves  qui  portoient  des 
flambeaux ,  ck  ne  voulurent  pas  les  biffer 
entrer.  Ils  repoufsèrent  même  Bedreddin 
Haffan  ;  mais  les  joueurs  d'inftrumens  rpour 
qui  la  porte  étoit  ouverte  >  s'arrêtèrent ,  ce 


88  Les  mille  et  une  Nuits. 
proteftant  qu'ils  n'entreroient  pas  fi  on  ne 
le  laifToit  entrer  avec  eux.  Il  n'eft  pas  du 
nombre  des  efclaves ,  difoient-iîs  5  il  n'y  a 
qu'à  le  regarder  pour  en  être  perfuadé.  C'en% 
iàns  doute  ,  un  jeune  étranger  qui  veut  voir 
par  curiofité  les  cérémonies  que  l'on  obferve. 
aux  noces  en  cette  ville.  En  difant  cela ,  ils 
le  mirent  au  milieu  d'eux  ,  &  le  firent  entrer 
malgré  les  huifliers.  Ils  lui  ôtèrent  Ton  flam- 
beau, qu'ils  donnèrent  au  premier  qui  fe  pré- 
fenta  ;  &t  après  l'avoir  introduit  dans  la  falle  9 
ils  le  placèrent  à  la  droite  du  boflu  ,  qui 
s'aflit  fur  un  trône  magnifiquement  orné  près 
de  la  fille  du  vifir. 

On  la  voyoit  parée  de  tous  Tes  atours  ; 
mais  il  paroiffoit  fur  fon  vifage  une  langueur* 
ou  plutôt  une  triftefFe  mortelle  >  dont  il  n'é- 
toit  pas  difficile  de  deviner  la  caufe  ,  en- 
voyant à  côté  d'elle  un  mari  fi  difforme  8e 
ii  peu  digne  de  fon  amour.  Le  trône  de  ces 
époux  fi  mal  aifortis  étoit  au  milieu  d'iirr 
fopha  ;  les  femmes  des  émirs  ,  des  vifirs  y 
des  officiers  de  la  chambre  du  faîtan?  8e 
plufieurs  autres  dames  4e  la  cour  &:  de  la 
ville,  étoient  affifes  de  chaque  côté  >  un  peu 
plus  bas  y  chacune  félon  fon  rangée*:  tou- 
tes habillées  d'une  manière  fi  avantageufe 
&  fi  riche  7  que  c'étoit  un  fpeâacle  très^ 


CX    Nuit.  &> 

agréable  à  voir.  Elles  tenaient  de  grandes 
bougies  allumées. 

.  Lorfqu'elles  virent  Bedreddin  Haffan , 
elles  jetèrent  les  yeux  fur  lui  \  &  admirant 
fa  taille  ,  fon  air  &  fa  beauté  de  fon  vifage  y 
elles  ne  pouvoient  fe  laffer  de  le  regarder. 
Quand  il  fut  affis  y  il  n'y  en  eut  pas  une  qui 
ne  quittât  fa  place  pour  s'approcher  de  lui 
&  le,  considérer  de  plus  près  ;  &  il  n'y  en 
eut  guère  qui  y  en  fe  retirant  pour  aller  re- 
prendre leurs  places ,  ne  fe  fentiffent  agitées 
d'un  tendre  mouvement. 

La  différence  qu'il  y  avoit  entre  Bedreddin 
Haifan  ck  le  palfrenier  boïïu  ,  dont  la  figure 
faifoit  horreur  5  excita  des  murmures  dans 
l'affemblée.  C'en1  à  ce  beau  jeune  homme  % 
s'écrièrent  les  dames  y  qu'il  faut  donner  notre 
époufée  •>  &  non  pas  à  ce  vilain  boffu.  Elles 
n'en  demeurèrent  pas  là  ;  elles  osèrent  faire 
des  imprécations  contre  le  fahan  5  qui , 
abufant  de  fon  pouvoir  abiblu ,  unhToit  la 
laideur  avec  la  beauté.  Elles  chargèrent  auffi. 
d'injures  le  boffu,  &  lui  firent  perdre  con- 
tenance, au  grand  plaiflr  des  fpectateurs y 
dont  les  huées  interrompirent  pour  quelque 
temps  la  fymphonie  qui  fe  faifoit  entendre 
dans  la  falle.  A  la  fin  ,  les  joueurs  d'inffru^ 
mçns.  recommencèrent  leurs  concerts,  fk  les 


90    Les  mille  et  une  Nuits-. 
femmes  qui  âvoient  habillé  la  mariée  y  s'ap* 
prêchèrent  d'elle. 

En  prononçant  ces  dernières  paroles,  Sche- 
herazade  remarqua  qu'il  étcit  jour.  Elle  garda 
aufïitôt  le  filence  ;  &  la  nuit  frayante ,  elle 
reprit  ainfi  fon  difcours. 

La  cent  &  unième  &  la  cent  deuxième 
nuit  font  employées  dans  C  original  à  la  def~ 
cription  de  fept  robes  &  de  fept  parures  dif- 
férentes ,  dont  la  fille  du  vifir  S  chemfeddirz 
Mohammed  changea  au  fon  des  infirmais* 
Comme  cette  defcription  ne  m'a  point  paru 
agréable  y  &  que  d'ailleurs  elle  eft  accompa- 
gnée de  vers  y  qui  ont  à  la  vérité  leur 
beauté  en  arabe  y  mais  que  les  français  ne 
pourroient  goûter  9  je  ri  ai  pas  jugé  a  propos 
de  traduire  ces  deux  nuits, 


C  I  I  Ie.     NUIT. 

SiRE ,  dit  Scheherazade  au  fultan  <\gs  Indes^ 
votre  majefté  n'a  pas  oublié  que  c'efî.  le 
grand-vîfir  Giafar  qui  parle  au  eaîifeHaroun 
Alrafchid.  A  chaque  fois  y  pourrai  vit  -  il  9 
que  la  nouvelle  mariée  changeoit  d'habits,, 
elle  fe  le  voit  de  fa  place  ,  &c  fui  vie  de  tes 


C  I  I  Ie.     Nuit,  ç? 

femmes ,  paffoit  devant  le  boiTu  fans  daigner 
le  regarder,  &  alloit  fe  préfenter  devant 
Bedreddin  Haffan  ,  pour  fe  montrer  à  lui 
dans  Tes  nouveaux  atours.  Alors  Bedreddin 
HarTan ,  fuivant  l'initrucYion  qu'il  avoit  reçue 
du  génie ,  ne  manquoit  pas  de  mettre  la 
main  dans  fa  bourfe  ,  &  d'en  tirer  des  poi- 
gnées de  fequins,  qu'il  diftribuoit  aux  femmes 
qui  aecompagnoient  la  mariée»  Il  n'oublioit 
pas  les  joueurs  &  les  danseurs;  il  leur  en  je- 
toit  aufli.  C'étoit  un  pîaifir  de  voir  comme 
ils  fe  pouffoient  les  uns  les  autres  pour  en 
amaner  ;  ils  lui  en  témoignèrent  de  la  re- 
connoiffance>  &  lui  marquoient  par  iignes 
qu'ils  vouîoient  que  la  jeune  époufe  fui: 
pour  lui ,  &  non  pas  pour  lehorTu.  Les  fem- 
mes qui  étoient"  autour  d'elle  lui  difoient 
la  même  chofe,  &c  ne  fe  foucioient  guère 
d'être  entendues  du  boïïu ,  à  qui  elles  fai- 
foient  mille  niches  ,  ce  qui  divertiffoit  fort 
tous  les  fpeclateurs. 

Lorfque  la  cérémonie  de  changer  d'habits 
tant  de  fois  fut  achevée  *  les  joueurs  d'inf- 
trumens  cefsèrent  de  jouer ,  &  fe  retirèrent 
en  faifant  figne  à  Bedreddin  HaiTan  de  de- 
meurer* Les  dames  firent  la  même  chofe* 
en  fe  retirant  après  eux  avec  tous  ceux  qui 
n'étoient  pas  de  la  maifon,  La  mariée  entra. 


92    Les  mille  et  une  Nuits. 
dans  un  cabinet ,  où  fes  femmes  la  fuivirent 
pour  la  déshabiller,  ck  il  ne  refta  plus  dans 
la  falle    que  le  palfrenier  boiïli  >  Bedreddin 
HaiTan  ck  quelques  domeftiques.  Le  borTù  , 
qui  en  vouloit  furieufement  à  Bedreddin  qui 
lui  faifoit  ombrage  ,  le  regarda  de   travers  , 
&  lui  dit:  Et  toi,  qu'attends  tu?  pourquoi 
ne  te  retires  -  tu  pas    comme  les    autres  } 
Marche.  Comme  Bedreddin  n'avoit  aucun 
prétexte  pour   demeurer  là  ,  il  fortit  afTez 
embarraffé  de  fa  perfonne  ;  mais  iln'étoit  pas 
hors  du  veflibule  ,  que  le  génie  ck  la  fée  fe 
préfentèrent  à  lui,  ck  l'arrêtèrent.  Où  allez- 
vous  5  lui  dit  le  génie?  demeurez  ;  le bolTa 
n'eft  plus  dans  la  falle  5  il  en  efl  forti  pour 
quelque  befoin  ;  vous  n'avez  qu'à  y  rentrer 
&£  vous   introduire  dans  la  chambre  de  la 
mariée.  Lorfque  vous  ferez  feul  avec  elle, 
dites-lui  hardiment  que  vous  êtes  fon  mari  ; 
que  l'intention  du  fultan  a  été  de  fe  divertir 
du   boflu  ;   ck  que  ,  pour  appaifer  ce  mari 
prétendu ,  vous   lui  avez  fait    apprêter   un 
bon  plat  de  crème  dans  fon  écurie.  Dites- 
lui  là  -  deffus  tout  ce  qui  vous  viendra  dans 
l'efprit  pour  la  perfuader.  Etant  fait  comme 
vous  êtes ,  cela  ne  fera  pas  difficile  ,  ck  elle 
fera  ravie  d'avoir  été  trompée  û  agréable- 
ment. Cependant  nous  allons  donner  ordre 


C  I  I  K    N  u  i  t.  f$% 

que  le  bofïu  ne  rentre ,  ck  ne  vous  empêche 
de  paffer  la  nuit  avec  votre  époufe  ;  car  c'efl 
la  vôtre  ck  non  pas  la  fienne. 

Pendant  que  le  génie  encourageoit  ainfi 
Bedreddin  ,  ck    l'inftruifoit  de  ce  qu'il  de- 
voit  faire  ,  le  bofïu  étoit  véritablement  forti 
de  la  faîle.  Le  génie  s'introduifit  où  il  étoit, 
prit  la  figure  d'un  gros  chat  noir  3  ck  fe  mit 
à  miauler  d'une  manière  épouvantable.  Le 
bofïu  eria  après  le  chat ,  ck  frappa  des  mains 
pour  le  faire  fuir;  mais   le  chat,  au  lieu  de 
fe  retirer ,  fe  roidit  fur  {qs  pattes  ?  fit  briller 
des  yeux  enflammés,  ck  regarda  fièrement 
le  boiïu  ,  en  miaulant  plus  fort  qu'auparavant^ 
ck  en  grandiffant  de  manière  qu'il  parut  bien- 
tôt gros  comme  un  an  on.  Le  boiîu ,  à  cet 
objet ,  voulut   crier  au   fecours  ;  mais   la 
frayeur  i'avoit  tellement  faifî ,  qu'il  demeura 
la  bouche  ouverte  fans  pouvoir  proférer  une 
parole.  Pour  ne  pas  lui  donner  de  relâche  9 
le  génie  fè  changea  à  l'inftant  en  un  puif- 
fant  buffle  ,  ck  fous  cette  forme ,  lui  cria 
d'une  voix  qui  redoubla  fa  peur  :  Vilain  boffu. 
A  ces   mots  ^    l'effrayé   palfrenier  fe  laifTa 
tomber  fur  le  pavé  ?  6k  fe  couvrant  la  tête  de 
fa  robe  pour  n^  pas  voir  cette  bête  effroya- 
ble ,  lui  répondit  en  tremblant  ;  Prince  fou- 
verain  àç$  buffles }  que  demandez-vous  de 


$4  î-ss  mille  et  une  Nuits. 
moi?  Malheur  à  toi,  lui  repartit  le  génie; 
tu  as  la  témérité  d'ofer  te  marier  avec  ma 
maîtreiTe  ?  Eh  ,  feigneur  ,  dit  le  boiîu ,  je 
vous  fupplie  de  me  pardonner  ;  fi  je  fuis  cri- 
minel ,  ce  n'en1  que  par  ignorance  ;  je  ne 
favois  pas  que  cette  dame  eût  un  buffle  pour 
amant  :  commandez-moi  ce  qu'il  vous  plaira  9 
je  vous  jure  que  je  fuis  prêt  à  vous  obéir. 
Par  la  mort;,  répliqua  le  génie  5  fi  tu  fors 
d'ici  ,  ou  que  tu  ne  gardes  pas  le  filence 
-jufqu'à  ce  que  le  foleii  fe  lève  ;  fi  tu  dis 
îe  moindre  mot,  je  t'écraferai  la  tête.  Alors  ^ 
je  te  permets  de  fortir  de  cette  maifon; 
mars  je  t'ordonne  de  te  retirer  bien  vîte  , 
fans  regarder  derrière  toi  ;  <k  fi  tu  as  l'au- 
dace d'y  revenir  9  il  t'en  coûtera  la  vie.  En 
achevant  ces  paroles,  le  génie  fe  transforma 
en  homme  ?  prit  le  boïïii  par  les  pieds  ;  ck 
après  lavoir  levé  la  têt-c  en  bas  contre  le 
mur:  Si  tu  branles,  aï outa-t-il ,  avant  que 
le  foleii  foit  levé  ,  comme  je  te  l'ai  déjà 
dit ,  je  te  prendrai  par  les  pieds  3  ck  te  ca£ 
ferai  la  tête  en  mille  pièces  contre  cette 
muraille. 

Pour  revenir  à  Bedreddin  HaiTan;  en- 
couragé par  le  génie  &  par  la  préfence  de 
la  fée  ?  il  étoit  rentré  dans  la  falle  &  s'étoit 
coulé  dans  la  chambre  nuptiale ,  où  il  s'aflk 


C  I  I  Ie.     Nuit.  9<5 

en  attendant  le  fuccès  de  fon  aventure.  Au 
bout  de  quelque  temps  la  mariée  arriva, 
-conduite  par  une  bonne  vieille  ,  qui  s'arrêta 
a  la  porte  ?  exhortant  le  mari  à  bien  faire 
fon  devoir  ,  fans  regarder  û  c'étoit  le  bofïu 
ou  un  autre;  après  quoi  elle  la  ferma  ck 
fe  retira. 

La  jeune  époufe  fut  extrêmement  fur- 
prife  de  voir ,  au  lieu  du  bofTu  ,  Bedreddin 
Haifan  ,  qui  fe  préfenta  à  elle  de  la  meil- 
leure grâce  du  monde.  Hé  quoi ,  mon  cher 
ami ,  lui  dit-elle ,  vous  êtes  ici  à  l'heure 
qu'il  eft;  il  faut  donc  que  vous  foyez  ca- 
marade de  mon  mari  ?  Non  madame  ,  ré- 
pondit Bedreddin ,  je  fuis  d'une  autre  con- 
dition que  ce  vilain  bofTu.  Mais,  reprit- 
elle  ,  vous  ne  prenez  pas  garde  que  vous 
parlez  mal  de  mon  époux.  Lui ,  votre  époux* 
,  madame  ,  repartit-il  5  pouvez-vous  confer- 
ver  fi  long-temps  cette  penfee  ?  Sortez  de 
votre  erreur  :  tant  de  beautés  ne  feront  pas 
facriflées  au  plus  miférable  de  tous  les  hom- 
mes. Ceft  moi ,  madame ,  qui  fuis  l'heu- 
reux mortel  à  qui  elles  font  réfervées.  Le 
fultan  a  voulu  fe  divertir  en  faifant  cette 
fupercherie  au  viflr  votre  père ,  ck  il  m'a 
choifi  pour  votre  véritab'e  époux.  Vous  avez 
pu  remarquer  combien  les  dames  7  les  joueurs 


*)&    Les  mille  et  une  Nuits; 

d'inftrumens,  lesdanfeurs ,  vos  femmes  St 
tous  les  gens  de  votre  maifon  fe  font  réjouis 
de  cette  comédie.  Nous  avons  renvoyé  le 
malheureux  bofTu  ?  qui  mange  5  à  l'heure 
qu'il  eft,  un  plat  de  crème  dans  fon  écurie  , 
et  vous  pouvez  compter  que  jamais  il  ne 
paroîtra  devant  vos  beaux  yeux. 

A  ce  difcours  ,  la  fille  du  vifir ,  qui  étoit 
entrée  plus  morte  que  vive  dans  la  cham- 
bre nuptiale  5  changea  de  vifage  ,  prit  un 
air  gai  7  qui  la  rendit  n*  belle  que  Bedreddin 
en  fut  charmé.  Je  ne  m*attendois  pas,  lui 
dit -elle  j  à  une  furprife  n*  agréable  y  &  je 
m'étois  déjà  condamnée  à  être  malheureufe 
tout  le  refle  de  ma  vie  ;  mais  mon  bon- 
'heur  eft  d'autant  plus  grand ,  que  je  vais 
poîféder  en  vous  un  homme  digne  de  ma 
tendrefTe.  En  difant  cela  y  elle  acheva  de 
fe  déshabiller  y  &  fe  mit  au  lit.  De  fon 
côté ,  Bedreddin  HafTan ,  ravi  de  fe  voir 
pofTeifeur  de  tant  de  charmes ,  fe  déshabilla 
promptement.  Il  mit  fon  habit  fur  un  fiège 
&£  fur  la  bourfe  que  le  Juif  lui  avoit  donnée  9 
laquelle  étoit  encore  pleine ,  malgré  tout  ce 
qu'il  en  avoit  tiré.  Il  ôta  fon  turban  ,  pour 
en  prendre  un  de  nuit  qu'on  avoit  préparé 
pour  le  bojTu?  ck  il  alla  fe  coucher  en  che- 

inife 


C:  I  V*.    Nui  t.  97 

tsiîfe  6k  en  caleçon  (  1  ).  Le  caleçon  étoït  de 
fatin  bleu  ?  6k  attaché  avec  un  cordon 
tiffu  d  or. 

L'aurore  qui  fe  faifoit  voir  ,  obligea  Sche- 
herazade  à  s'arrêter.  La  nuit  fuivante  ?  ayant 
été  réveillée  à  l'heure  ordinaire,  elle  reprit 
le  fil  de  cette  hiftoire,  6k  la  continua  dans 
ces  termes  : 


C  I  Ve,    N  U  I  T. 

Lorsque  les  deux  amans  fe  furent  endor- 
mis ,  pourfuivit  le  grand- vifîr  Giafar  ?  le 
génie?  qui  avoit  rejoint  la  fee  ?  lui  dit  qu'il 
étoit  temps  d'achever  ce  qu'ils  avoient  Û 
bien  commencé  6k  conduit  jufqu'alors.  Ne 
nous  laifïbns  pas  furprendre  ,  ajouta-t-il , 
par  le  jour  qui  paroîtra  bientôt  \  allez  ck 
enlevez  le  jeune  homme  fans  l'éveiller* 

La  fée  fe  rendit  dans  la  chambre  des 
amans?  qui  dormoient  profondément  ?  enleva 
Bedreddin  Haffan  dans  l'état  où  il  étoit ,  c'eft- 
à-dire?  en  chemife  6k  en  caleçon;  6k  vo- 
lant avec  le  génie  d'une  vîteffe  merveilleufe 


(  1  )  Tous  les  Orientaux  couchent  en  caleçon ,  & 
cette  circnnftance  eft  néceîïhire  nour  la  fuite. 

Tome  FIJI,  fi 


ç)8  Les  mille  et  une  Nuits. 
jufqu'à  la  porte  de  Damas  en  Syrie  y  ils  y 
arrivèrent  précifément  dans  le  temps  que  les 
mininres  des  mofquées  ,  prépofés  pour  cette 
fcnclion  y  appeloientle  peuple  à  haute  voix 
à  la  prière  de  la  pointe  du  jour.  La  fée  pofa 
doucement  à  terre  Bedreddin  ,  ck  le  laifTant 
près  de  la  porte  3  s'éloigna  avec  le  génie. 

On  ouvrit  la  porre  de  la  ville  3  &  les  gens 
qui  s'étoient  déjà  affemblés  en  grand  nombre 
pour  fortir,  furent  extrêmement  furpris  de 
voir  Bedreddin  HafTan  étendu  par  terre  ,  en 
chemife  &  en  caleçon.  L'un  difoit  :  il  a  telle- 
ment été  prefïé  de  fortir  de  chez  fa  maî- 
trefTe  3  qu'il  n'a  pas  eu  le  temps  de  s'habil- 
ler. Voyez  un  peu  5  difoit  l'autre  >  à  quels 
accidens  on  eft  expofé  ;  il  aura  parlé  une 
bonne  partie  de  la  nuit  à  boire  avec  fes  amis  ; 
il  fe  fera  enivré  ,  fera  forti  enfuite  pour  quel- 
que néceffité  ;  &  au  lieu  de  rentrer  ,  il  fera 
venu  jufqu'ici  fans  favoir  ce  qu'il  faifoit  y  &c 
le  fommeil  l'y  aura  furpris.  D'autres  en 
parloient  autrement  ,  ck  perfonne  ne  pou- 
voit  deviner  par  quelle  aventure  il  fe  trou- 
voit  là.  Un  petit  vent  qui  commençoit  alors 
à  foufBer  ,  leva  fa  chemife  y  &  laifTa  voir 
fa  poitrine  qui  étoit  plus  blanche  que  la  neige. 
Ils  furent  tous  tellement  étonnés  de  cette 
blancheur  j  qu'ils  firent  un  cri   d'admiration  j 


G  I  Ve.     Nui  t.  99 

qui  réveilla  le  jeune  homme.  Sa  ïurprife  ne 
fut  pas  moins  grande  que  la  leur  5  de  fe  voir 
à  la  porte  d'une  ville  où  il  n'étoit  jamais 
venu,  ck  environné  d'une  foule  de  gens 
qui  le  confidéroient  avec  attention.  Mef- 
iieurs  >  leur  -dit-il,  apprenez-moi  de  grâce 
où  je  fuis ,  ck  ce  que  vous  fouhaitez  de  moi. 
L'un  d'entr'eux  prit  la  parole  ck  lui  répondit  : 
Jeune  homme ,  on  vient  d'ouvrir  la  porte 
de  cette  ville ,  &  en  ibrtant ,  nous  vous 
avons  trouvé  couché  ici  dans  l'état  où  vous 
voilà.  Nous  nous  fommes  arrêtés  à  vous 
regarder  :  eft  -  ce  que  vous  avez  pafTé  ici 
îa  nuit?  ck  favez-vous  bien  que  vous  êtes 
à  une  des  portes  de  Damas  ?  A  une  des 
portes  de  Damas,  répliqua  Bedreddin  !  vous 
vous  moquez  de  moi:  en  me  couchant  cette 
nuit ,  j'étois  au  Caire,  A  ces  mots  y  quel- 
ques-uns touchés  de  compaffion  dirent  que 
c'étoit  dommage  qu'un  jeune  homme  il  bien 
fait  eût  perdu  l'efprit ,  ck  ils  pafsèrent  leur 
chemin. 

Mon  fils  3  lui  dit  un  bon  vieillard  ,  vous 
n'y  penfez  pas  ;  puifque  vous  êtes  ce  matin 
à  Damas  ,  comment  pouviez-vous  être  hier 
au  foir  au  Caire  ?  cela  ne  peut  pas  être. 
Cela  eft  pourtant  très- vrai ,  repartit  Bedred«« 
4w9  &  je  vous  jure  même  que  je  paiïai 

fi  n 


ïoo  Les  mille  et  une  Nuits. 
toute  la  journée  d'hier  à  Balfora,  A  peine 
eut-il  achevé  ces  paroles ,  que  tout  le  monde 
fît  un  grand  éclat  de  rire  ,  ck  fe  mit  à  crier  : 
c'eft  un  fou ,  c'eft  un  fou.  Quelques  -  uns 
néanmoins  le  plaignoient  à  caufe  de  fa  jeu- 
nerTe;  6k  un  homme  de  la  compagnie  lui 
dit  ;  mon  fils,  il  faut  que  vous  ayez  perdu 
la  raifon  ;  vous  ne  fongez  pas  à  ce  que  vous 
dites.  Eft-iî  poffible  qu'un  homme  foit  le 
jour  à    Balfora  5   la    nuit  au    Caire  >  ck  le 
matin  à  Damas  ?  Vous  n'êtes  pas  fans  doute 
bien  éveillé  :  rappelez  vos  efprits.  Ce  que 
je  dis ,  reprit  Bedreddin  Haffan ,  eft  fi  vé- 
ritable y  qu'hier  au  foir  j'ai  été  marié  dans 
3a  ville  du  Caire.  Tous  ceux  qui  avoient  ri 
auparavant  5  redoublèrent  leurs  ris  à  ce  dis- 
cours. Prenez-y  bien  garde ,  lui  dit  la  même 
perfonne  qui  venoit  de  lui  parler ,  il  faut  que 
vous   ayez   rêvé  tout    cela  ,  ck  que  cette 
illufion  vous  foit  reft.ee  dans  Fefprit.  Je  fais 
bien  ce  que  je  dis  >  répondit  le  jeune  homme  : 
dites-moi  vous-même  comment  il  eft  pofîi- 
ble  que  je  fois  allé  en  fonge  au  Caire  ,  où 
je  fuis  perfuadé  que  j'ai  été  effectivement  ; 
où  Ton   a  par  fept  fois  amené  devant  moi 
mon  époufe  parée  d'un  nouvel  habillement 
chaque  fois  ;  ck  où   enfin  j'ai  vu  un  affreux 
bofîii  qu'on  prétendoit  lui  donner  ?  Appre- 


CV«.    Nuit.  ioi 

nez  -  moi  encore  ce  que  font  devenus  ma 
robe ,  mon  turban  &  la  bourfe  de  fequins 
que  j'avois  au  Caire. 

Quoiqu'il  aïïurât  que  toutes  ces  chofes 
étoient  réelles  5  les  perfonnes  qui  l'écou- 
toient  n'en  rirent  que  rire  \  ce  qui  le  troubla 
de  forte  ,  qu'il  ne  favoit  plus  lui-même  ce 
qu'il  de  voit  penfer  de  tout  ce  qui  lui  étoit 
arrivé. 

Le  jour  qui  commençoit  à  éclairer  l'ap- 
partement de  Schahriar  ,  impofa  filence  à 
Scheherazade  ,  qui  continua  ainfi  Ton  récit  le 
lendemain. 


ij*  SB 


C  Ve.     NUI  T. 

OIRE  5  dit-elle ,  après  que  Bedreddin  HafTan 
fe  fut  opiniâtre  à  foutenir  que  tout  ce  qu'il 
avoit  dit  étoit  véritable  ,  il  fe  leva  pour 
entrer  dans  la  ville  5  &  tout  le  monde  le 
fuivit  en  criant  :  c'eft  un  fou ,  c'eft  un  fou* 
A  ces  cris,  les  uns  mirent  la  tête  aux  fenê- 
tres 3  les  autres  fe  préfentèrent  à  leurs  por- 
tes ;  &  d'autres  fe  joignant  à  ceux  qui  en- 
vironnoient  Bedreddin  ,  crioient  comme 
eux  :  c'eft  un  fou  ,  fans  favoir  de  quoi  il 
s'agifToit.  Dans  l'embarras  où  étoit  ce  jeune 

E  iij 


loi  Les  mille  et  une  Nuits, 
homme ,  il  arriva  devant  la  maifon    cPun 
pâtiffier  qui  ouvroit  fa  boutique  ,  &  il  entra 
dedans  pour  fe  dérober  aux  huées  du  peuple 
qui  le  fuivoit. 

Ce  pâtiffier  avoit  été  autrefois  chef  d'une 
troupe  d'arabes  vagabonds  qui  détromToient 
les  caravannes  ;  ck  quoiqu'il  fût  venu  s'éta- 
blir à  Damas  5  où  il  ne  donnoit  aucun  fujet 
de  plainte  contre  lui ,  il  ne  laiiïbit  pas  d'être 
craint  de  tous  ceux  qui  le  connoiffoient. 
Cefl  pourquoi ,  dès  le  premier  regard  qu'il 
jeta  fur  la  populace  qui  fuivoit  Bedreddin ,  il 
îa  diffipa.  Le  pâtiffier  voyant  qu'il  n'y  avoit 
plus  perfonne,  fit  plufieurs  queftions  au  jeune 
homme  ;  il  lui  demanda  qui  il  étoit  ,  &  ce 
qui  Pavoit  amené  à  Damas  ?  Bedreddin  Ha£= 
fan  ne  lui  cacha  ni  fa  naiffance  >  ni  la  mort 
du  grand- vifir  fon  père  :  il  lui  conta  enfuite 
de  quelle  manière  il  étoit  forti  de  Balfora, 
&c  comment  ?  après  s'être  endormi  la  nuit 
précédente  fur  le  tombeau  de  fon  père  ,  il 
s'étoit  trouvé  à  fon  réveil  au  Caire  >  où  il 
avoit  époufé  une  dame.  Enfin ,  il  lui  mar- 
qua la  furprife  où  il  étoit  de  fe  voir  à  Damas  3 
fans  pouvoir  comprendre  toutes  ces  mer- 
veilles. 

Votre  hiftoire  eft,  des  plus  furprenantes  | 
lui  dit  le  pâtiffier  ;  mais  fi  vous  voulez  fuivre 


C  Ve.     Nuit.  103 

mon  confeil ,  vous  ne  ferez  confidence  à 
perfonne  de  toutes  les  chofes  que  vous 
venez  de  me  dire  ,  6k  vous  attendrez  pa- 
tiemment que  le  ciel  daigne  finir  les  difgraces 
dont  il  permet  que  vous  (oyez  affligé.  Vous 
n'avez  qu'à  demeurer  avec  moi  jufqu'à  ce 
temps-là  ;  6k  comme  je  n'ai  pas  d'enfans  y 
je  fuis  prêt  à  vous  reconnoître  pour  mon 
fils  5  fi  vous  y  confentez.  Après  que  je  vous 
aurai  adopté ,  vous  irez  librement  par  la  ville, 
ck  vous  ne  ferez  plus  expofé  aux  infultes  de 
la  populace. 

Quoique  cette  adoption  ne  î\t  pas  honneur 
au  fils  d'un  grand-vifir  5  Bedreddin  ne  laiffa 
pas  d'accepter  la  proportion  du  pâtiflier  9 
jugeant  bien  que  c'étoitle  meilleurpartiqu'i! 
devoit  prendre  dans  la  fituation  où  étoit  fa 
fortune.  Le  pâtiflier  le  fit  habiller,  prit  des 
témoins  y  6k  alla  déclarer  devant  un  cadi  qu'il 
le  reconnoifïbit  pour  fon  fils  :  après  quoi 
Bedreddin  demeura  chez  lui  fous  le  fimple 
nom  de  HafTan  ,  6k  apprit  la  pâthTerie. 

Pendant  que  cela  fe  pafïoit  à  Damas ,  la 
fille  de  Schemfeddin  Mohammed  fe  réveilla  ; 
&  ne  trouvant  pas  Bedreddin  auprès  d'elle, 
crut  qu'il  s'étoit  levé  fans  vouloir  interrom- 
pre fon  repos  ,  6k  qu'il  reviendroit  bientôt. 
Elle  attendit  fon   retour  :  lorfque  le    vifir 

E  iv 


'ï0>4  Les  mille  et  une  Nuits; 
Schemfeddin  Mohammed  ,  fon  père  9  vive.- 
ment  touche  de  l'affront  qu'il  croyoit  avoir 
reçu  du  fultan  d'Egypte ,  vint  frapper  à.  la 
porte  de  ion  appartement ,  réfolu  de  pleurer 
avec  elle  fa  triste  deftinée ,  il  l'appela  par  fon 
nom  ,  ck  elle  n'eut  pas  plutôt  entendu  fa 
voix,  y  qu'elle  fe  leva  pour  aller  lui  ouvrir  la 
porte.  Elle  lui  baifa  la  main  y  êk  le  reçut  d'un 
air  fi  fatisfait ,  que  le  vifir ,  qui.  s'attendoit 
à  la  trouver  baignée  de  pleurs  ck  aufïi  affli« 
gée  que  lui  ,  en  fut  extrêmement  furpris. 
Malheureufe ,  lui  dit  -  il  en  colère ,  eft  -  ce 
ainfî  que  tu  parois  devant  moi  i  Après  l'afc 
freux  facrifice  que  tu  viens  de  cpnfommer9 
peux-tu  m'orTrir  un  vifage.  fi  content? 

Scheherazade  cefTa  de  parler  en  cet  en- 
droit ,  parce  que  le  jour  parut.  La  nuit  (m* 
vante  elle  reprit  fon  djfcours ,  ck  dit  au  fultaa 
des  Indes  i. 


C  V  Ie..     N  U  I  T. 

SïKE^  le  grand-vifir  Giafar  continuant  de 
raconter  l'hiftoire  de  Bedreddin  HaiTan  : 
quand  la  nouvelle  mariée  ,  pourfuivit-il ,  vît 
que  fon  père  lui  reprochoit  la  joie  qu'elle 
faifoit  paroître.a  elle  lui  dit:  Seigneur ,  m 


C  V  Ie.     Nuit.  105 

îfie  faites  point ,  de  grâce  ,  un  reproche  fî 
înjufte  ;  ce  n'eft  pas  le  bofTu ,  que  je  détefte 
plus  que  la  mort  ;  ce  n'eft  pas  ce  monftre  que 
j'ai  époufé  :  tout  le  monde  lui  a  fait  tant  de 
confufion  >  qu'il  a  été  contraint  de   s'aller, 
cacher  ?   ck  faire  place  à  un  jeune  homme 
charmant  ?  qui  eft  mon  véritable  mari.  Quelle 
fable  me  contez-vous ,  interrompit  brufque- 
ment   Schemfeddin  Mohammed  ?  quoi  5  le 
bofïu  n'a  pas  couché  cette  nuit  avec  vous? 
Non ,  Seigneur,  répondit- elle ,  je  n'ai  point 
couché   avec   d'autre   perfonne  qu'avec  le 
jeune  homme  dont  je  vous  parle  3  qui  a 
de  gros  yeux  ck  de  grands  fourcils  noirs.  AJ 
ces  paroles ,  le  viiir  perdit  patience  >  6k  fe 
mit  dans  une  furieufe  colère  contre  fa  fille» 
Ah  !  méchante ,  lui  dit-il ,  voulez-vous  me 
faire  perdre  f  efprit  par  le  difcours  que  vous 
me  tenez  r  C'eft  vous  >  mon  père ,  repartit 
elle  y  qui  me  faites   perdre  Tefprit  à  moi- 
même  par  votre  incrédulitéo   II  n'eft  donc 
pas  vrai ,  répliqua  le  vifir,  que  le  borTu..^*; 
Hé,  laiftbns  là  le  bofïu,  interrompit  -  elle 
avec  précipitation  ;  maudit  foit'le  bofïu  !  en-* 
tendrai- je  toujours  parler  du  bofïu  ?  Je  vous 
le  répète  encore,  mon  père  ,  ajouta-t-eîîed 
je  n'ai  point  paiTé  la  nuit  avec  lui  ,  mais 

E  y 


iod  Les  mille  et  un.e  Nuits.1 
avec  le  cher  époux  que  je  vous  dis  ,  &  qui- 
ne  doit  pas  être  loin  d'ici. 

Schemfeddin  Mohammed  fortit  pour  Taî^ 
1er  chercher  ;  mais  au  lieu  de  le  trouver* 
il  fut  dans  une  furprife  extrême  de  rencon- 
trer le  bofïu  qui  avait-  la  tête  en  bas ,  les 
pieds  en  haut,  dans  la  même  fituation  où 
1  avoit  mis  le  génie.  Que  veut  dire  cela , 
lui  dit -il ,  qui  vous  a  mis  en  cet  état  ?  Le 
boffu  ,  reconnohTant  le  vifir ,  lui  répondit  > 
ah  y  ah  !  c'efî.  donc  vous  qui  vouliez  me 
donner  en  mariage  la  maîtreffe  d'uu  buffle  9 
î'amoureufe  d'un  vilain  génie  ?  Je  ne  ferai 
pas  votre  dupe5  8c  vous  ne  m'y  attraperez 
pas. 

Scheherazade  en  étoit  là  îorfqu'elle  apper- 
çut  la  première  lumière  du  jour  ;  quoiqu'il; 
n'y  eût  pas  long-temps  qu'elle  parlât ,.  elfe 
n'en  dit  pas  davantage  cette  nuit.  Le  len- 
demain elle  reprit  ainn*  la  fuite  de  fà  narra* 
lion ,  &:  dit  au  fuit  an  des  Indes  : 


CVIK      NUIT. 

OIRE  ,  le  grand-vifir  Giafar  pourfuivant for* 
fciftoire:  Schemfeddin  Mohammed  ,  conti- 
nua-t-i!3  crut   que  le   bofïu  extra vaguoit  $; 


C  V  I  Ie.    Nuit.  107 

quand  il  l'entendit  parler  de  cette  forte  ,  ck 
lui  dit  :  ôtez-vous  de  là  ,  mettez  -  vous  fur 
vos  pieds.  Je  m'en  garderai  bien  ,  repartit 
le  boiïu ,  à  moins  que  le  fbîeil  ne  foit  levé» 
Sachez  qu'étant  venu  ici  hier  au  foir ,  il  parut 
tout-à-coup  devant  moi  un  chat  noir ,  qui 
devint  infenfiblement  gros  comme  un  buffle  5 
je  n'ai  pas  oublié  ce  qu'il  me  dit:  c'eft  pour- 
quoi allez  à  vos  affaires  ck  me  laiffez  ici.  Le 
vifir  ,  au  lieu  de  fe  retirer  ?  prit  le  borTu 
par  les  pieds  >  ck  l'obligea  de  fe  relever, 
Cela  étant  fait ,  le  borTu  fortit  en  courant 
de  toute  fa  force  ,  fans  regarder  derrière 
lui  :  il  fe  rendit  au  palais  ^  fe  fit  préfenter 
au  fultan  d'Egypte ,  ck  le  divertit  fort  en  lui 
racontant  le  traitement  que  lui  avoit  fait  le 
génie. 

Schemfeddin  Mohammed  retourna  dans  la 
chambre  de  fa  fille  ,  plus  étonné  ck  plus  in- 
certain qu'auparavant  de  ce  qu'il  vouloir, 
favoir.  Hé  bien,  fille  abufée,lui  dit- il ,  ne 
pouvez-vous  m'éclaircir  davantage  fur  une 
aventure  qui  me  rend  interdit  ck  confus  ? 
Seigneur ^  lui  répondit-elle  -,  je  ne  puis  vous 
apprendre  autre  chofe  que  ce  que  j'ai  déjà 
eu  l'honneur  de  vous  dire.  Mais  voici  9 
ajouta-t-elle  ,  l'habillement  de  mon  époux 
qu'il  a  laiffé  fur  cette  chaife ,  il  vous  don-» 

E  vi 


io^Les  mille  et  une  Nuits, 

nera  peut  -  être  l'éclairciffement  que  vous 
cherchez.  Eh  difant  ces  paroles,  elle  pré-- 
fenta  le  turban  de  Bedreddin  au  vifîr  ,  qui 
le  prit,  ckqui  après  l'avoir  bien  examiné  de 
tous  côtés  :  je  le  prendrons ,  dit-il,  pour  un- 
turban  de  vifîr  ,  s*il  n'étoit  à  la  mode  de 
Mouflbul  (  i  ).  Mais  s'àppercevant  qu'il  y 
avoit  quelque  cbofe  dé  coufu  entre  l'étoffe 
&  la  doublure  y  il  demanda  des  cifeaux  ,  6c 
ayant  découfu  >  il  trouva  un  papier  plié 
C'étoit  le  cahier  que  Noureddin- Ali  avoit» 
donné  en  mourant  à  Bedreddin,  ïbn  fils ^ 
qui  Ta  voit-  caché  en  cet  endroit  pour  le 
mieux  conferver.  Schemfeddin  Mohammed 
ayant  ouvert  le  cahier  v  reconnut  le  carac^ 
tère  de  Ton  frère  Noureddin  Ali ,  ck  lut  ce 
titre  :  Pour  mon  fils  Bedreddin  Haffani, 
Avant  qu'il  pût  faire  fes  réflexions  ^  fa  fille 
lui  mit  entre  les  mains  la  bourfe  qu'elle  avoiè 
trouvée  fous  l'habit.  Il  l'ouvrit  auffi,  ck  elle 
étoit  remplie  de  fequms ,  comme  je  l'ai  déjà 
dit;  car  malgré  les  largelTes  que  Bedreddin 
Haffan  avoit  faites ,  elle  étoit  toujours  de-» 
meurée  pleine  par  les  foins  du  génie  &  ds 
la  fée.  Il  lut  ces  mots  fur  l'étiquette   de  la 


(  i  )  La  ville  de  Mouflbul  eft  dans  la  MéfQpotanii^^ 
fcâtiç  vis-à-vis  de  l'aneienne*  Nùiive*. 


C  V  I  I  Ie.    N  v  î  t.        Î09 

bourfe  :  Mille  fequins  appartenans  au  Juif 
Ifaac;  &  ceux  -  ci  au-deflous  ,  que- le  juif 
avoit  écrits  avant  que  de  fe  féparer  de  Be* 
dreddin  HarTan  :  Livre  à  Bcdreddîn  Haffan  9 
pour  le  chargement  quil  ma  vendu  du  pre^ 
mier  dés  vaiffeaux  qui  ont  ci-devant  appar** 
tenus  à  Nourtddin  Aii  ,  fon  père  y  a" heu* 
reufe  mémoire  ,  lorfquil  aura  abordé  en  c& 
port.  Il  n'eut- pas  achevé  cette  lecture ,  qu'il 
fit  un  grand  cri ,  &  s'évanouit. 

Scheherazade  vouroit  continuer  ;  mais  le 
Jour  parut  y  &  le  fultan  des  Indes  fe  leva^ 
réfolu  d'entendre  la  fuite  de  cette  hiitoire* 


C  v  1 1  Ie.   n  u  1  t; 

JLe  lendemain  ,  Scheherazade  ayant  repris- 
la  parole  ,  dit  à  Schahriar  :  Sire ,  le  vifir 
Schemfeddin  Mohammed  étant  revenu  de 
fon  évanouirTement ,  par  le  fecours  de  fa 
fille  6*  des  femmes  qu'elle  avoit  appelées  2 
nia  fille.,  dit-il  y  ne  vous  étonner  pas  de 
L'accident  qui  vient  de  m'arriver  :  la  eauie 
en  eft  telle  %  qu'à  peine  y  pourrez  -  vous 
ajouter  foi.  Cet  époux  qui  a  parlé  la  nuil 
avec  vous  5  eft  votre  coufln  ,  le  fils  de 
Noureddin  AiL  Les  mille  fequins  qui  font. 


îio  Les  mille  et  une  Nuits. 
dans  cette  bourfe,  me  font  fouvenir  de  îa 
querelle  que  j'eus  avec  ce  cher  frère  ;  c'eft 
fans  doute  le  préYent  de  noce  qu'il  vous  fait, ; 
Dieu  foit  loué  de  toutes  chofes  ,  &  parti- 
culièrement de  cette  aventure  merveilleufe 
qui  montre  fi  bien  fa  puiffance.  ïl  regarda 
enfuite  l'écriture  de  (on  frère  y  ck  la  haifa 
plufieurs  fois  en  verfant  une  grande  abon- 
dance de  larmes.  Que  ne  puis  -  je  ,  difoit- 
il ,  aufli-bien  que  je  vois  ces  traits  qui  me 
caufent  tant  de  joie,  voir  ici  Noureddinlui» 
même  y  ck  me  reconcilier  avec  lui  ! 

Il  lut  le  cahier  d'un  bout  à  l'autre  :  il  y 
trouva  les  dates  de  l'arrivée  de  fon  frère  à 
Balfora  y  de  fon  mariage ,  de  la  naiflance  de 
Bedreddin  HafTan  ;  &  lorfqu'après  avoir  con- 
fronté à  ces  dates  celles  de  fon  mariage ,  & 
la  naifTance  de  fa  fille  au  Caire  ^  il  eut  admiré 
le  rapport  qu'il  y  a  voit  entr'elîes ,  &  fait  enfin 
réflexion  que  fon  neveu  étoit  fon  gendre,  iî 
fe  livra  tout  entier  à  la  joie.  Il  prit  le  cahier 
&£  l'étiquette  de  la  bourfe ,  les  alla  montrer 
au  fultan  ,  qui  lui  pardonna  le  pafTé  ,  &  qui 
fut  tellement  charmé  du  récit  de  fon  hiftoire? 
qu'il  la  fit  mettre  par  écrit  avec  fes  circon£» 
tances  ,  pour  la  faire  pafïer  à  îa  poftirité. 

Cependant  le  vifir  Schemfeddin  Moham- 
îned  ne  pouvoit  comprendre  pourquoi  foa 


C  V  I  I  K  Nuit:  ut, 
neveu  ?avoit  difparu;  il  efpéroit  néanmoins 
3e  voir  arriver  à  tons  momens ,  ôc  il  Patten- 
doit  avec  la  dernière  impatience  pour  Fem- 
brarTer.  Après  l'avoir  inutilement  attendis 
pendant  fept  jours ,  il  le  fît  chercher  par  tout 
le  Caire;  mais  il  n'en  apprit  aucune  nouvelles- 
quelques  perquisitions  qu'il  en  pût  faire.  Cela 
lui  caufa  beaucoup  d'inquiétude.  Voilà  y 
diibit-iî}  une  aventure  fort  Singulière  ;  jamais-, 
perfonne  n'en  a  éprouvé  une  pareille. 

Dans  l'incertitude  de  ce  qui  pouvoir  arri- 
ver dans  la  fuite ,  il  crut  devoir  mettre  lui- 
même  par  écrit  l'état  où  étoit  alors  fa  mai~ 
fon  ;  de  quelle  manière  les  noces  s*etoient 
parlées ,  comment  la  falle  &  la  chambre  de 
fa  fille  étoient  meublées.  Il  fit  au'ffi  un  paquet 
du  turban ,  de  la  bourfe  &  du  refte  de  l'habil- 
lement de  Bedreddin  j  ck  l'enferma  fous  la 
clef. ...  La  fultane  Scheherazade  fut  obligée 
d'en  demeurer-là,  parce  qu'elle  vit  que  le  jour 
paroifToit.  Sur  la  fin  de  la  nuit  fui  van  te  3  elle 
paurfuivit  cette  hiftoire  dans  ces  termes  i     . 


m  Les  mille  et  une  Nuits. 

^^— ———i— ■————■— ———^ 

C  I  Xe.     NUIT. 

SiR-E,  le  grand-vifir  Giafar  continuant  de 
parler  au  calife  :  Au  bout  de  quelques  jours  , 
dit-il ,  la  fille  du  vifir  Schermeddin  Moham- 
med s'apperçut  qu'elle  étoit  groflfe  ;  ck  en 
effet  $  elle  accoucha  d'un  fils  dans  le  terme 
de  neuf  mois.  On  donna  une  nourrice  à  l'en* 
Fant  5  avec  d'autres  femmes  &  des  efclaves 
pour  le  fervir ,  8c  fon  ayeul  le  nomma 
Agib  (  i  ). 

Lorfque  ce  jeune  Agib  eût  atteint  Fâge  de 
fept  ans  y  le  vifir  Schemfeddin  Mohammed  , 
au  lieu  de  lui  faire  apprendre  à  lire  au  logis  > 
l'envoya  à  l'école  chez  un  maître  qui  avoir, 
une  grande  réputation  ,  ck  deux  efclaves 
avoient  foin  de  le  conduire  &  de  le  ramener 
tous  les  jours.  Agib  jouoit  avec  {qs  camara- 
des :  comme  ils  étoient  tous  d'une  condition 
au-defifous  de  la  fienne  >  ils  avoient  beaucoup 
de  déférence  pour  lui  ;  Ôk  en  cela  >  ils  fe 
régloient  fur  le  maître  d'école  ^  qui  lui  pafloit 
bien  des  chofes  qu'il  ne  leur  pardonnoit  pas 
à  eux.  La  complaifançe  aveugle  qu'on  avok 


(  i  )  Ce  mot  fignifîe  en  arabe  ,  Merveille^ 


C  I  Xe.    Nuit.  ni 

pour  Aglb  le  perdit;  il  devint  fier,  înfolent^ 
il  voulait  que  fes  compagnons  fouffrinent 
tout  de  lui  >  fans  vouloir  rien  foufTrir  d'eux. 
11  dominait  partout  ;  &  û  quelqu'un  avoit  la 
hardierTe  de  s'oppofer  à  fes  volontés ,  il  lui 
difoit  mille  injures ,  &  alloit  fouvent  jufqu'aux 
coups.  Enfin  >  il  fe  rendit  infup portable  à  tous 
les  écoliers  y  qui  fe  plaignirent  de  lui  au  maî- 
tre d'école.  Il  les  exhorta  d'abord  à  prendre 
patience  ;  mais  quand  il  vit  qu'ils  ne  faifoient 
qu'irriter  par-là  l'infolence  d'Agib ,  ck  fatigué 
lui-même  des  peines  qu'il  lui  faifoit  :  mes 
enfans,  dit -il  à  fes  écoliers,  je  vois  bien 
qu'Agib  efl  un  petit  infolent;  je  veux  vous 
enfeigrier  un  moyen  de  le  mortifier  de  ma- 
nière qu'il  ne  vous  tourmentera  plus  ;  je 
crois  même  qu'il  ne  reviendra  plus  à  l'école- 
Demain  ,  lorfqu'il  fera  venu  ,  &c  que  vous 
voudrez  jouer  enfemble,  rangez-vous  autour 
de/lui ,  &  que  quelqu'un  dife  tout  haut  :  nous 
voulons  jouer ,  mais  c'efl:  à  condition  que 
ceux  qui  joueront  r  diront  leur  nom ,  celui 
de  leur  mère  <k  de  leur  père.  Nous  regarde- 
rons comme  des  bâtards  ceux  qui  refuferont 
de  le  faire  >  &  nous  ne  foufTrirans  pas  qu'ils 
jouent  avec  nous.  Le  maître  d'école  leur  fit 
comprendre  l'embarras  où.  ils  jetteroient  Agih 
par  ce  moyen ,  ck  ils  fe  retirèrent  chez  eux 
avec  de  la  joie. 


ii4  Les  mille  et  une  Nuits. 

Le  lendemain ,  dès  qu'ils  furent  tous  aiTeffl- 
Blés ,  ils  ne  manquèrent  pas  de  faire  ce  que 
leur  maître  leur  avoit  enfeigné  ;  ils  environ- 
nèrent Agib  ,  ck  l'un  d'entr'eux  prenant  la 
parole  :  Jouons ,  dit -il ,  à  un  jeu  ;  mais  à 
condition  que  celui  qui  ne  pourra  pas  dire 
fon  nom  ,  le  nom  de  fa  mère  6k  de  fon  père  , 
n'y  jouera  pas.  Ils  répondirent  tous,  ck  Agib 
lui-même  ,  qu'ils  y  confentoient.  Alors  celui 
qui  avoit  parlé  5  les  interrogea  l'un  après 
l'autre  ,  êk  ils  fatisflrent  tous  à  la  condition  , 
excepté  Agib ,  qui  répondit  :  je  me  nomme 
Agib ,  ma  mère  s'appelle  Dame  de  Beauté  9 
ck  mon  père  Schemfeddin  Mohammed,  viûr 
du  fultan. 

A  ces  mots  ,  tous  les  en  fans  s'écrièrent  : 
Agib  ,  que  dites -vous  ?  ce  n'eft  point  là  le 
nom  de  votre  père  ,  c'eft  celui  de  votre 
grand-père.  Que  dieu  vous  confonde,  repli- 
qua-t-il  en  colère  :  quoi!  vous  ofez  dire  que 
le  vifir  Schemfeddin  Mohammed  n'eft  pas 
mon  père  ?  Les  écoliers  fui  repartirent  avec 
de  grands  éclats  de  rire  :  Non ,  non  ,  il  n'eft 
que  votre  ayeul  ,  Ôk  vous  ne  jouerez  pas 
avec  nous  ;  nous  nous  garderons  bierLrneme 
de  nous  approcher  de  vous.  En  djïfit  cela, 
îîs  s'éloignèrent  de  lui  en  le  raillant',  ck  ils 


C  Xe.    Nui  t.  irf 

continuèrent  de  rire  entr'eux.  Agib  fut  mor- 
tifié de  leurs  railleries ,  &  fe  mit  à  pleurer. 

Le  maître  d'école  ,  qui  étoit  aux  écoutes  «> 
&  qui  avoit  tout  entendu  9  entra  fur  ces  en- 
trefaites ,  &  s'adrefTant  à  Agib  :  Àgib ,  lui 
dit-il ,  ne  lavez- vous  pas  encore  que  le  viflr 
Schemfeddin  Mohammed  'n'en1  pas  votre 
père  ?  Il  eft  votre  ayeul,  père  de  votre  mère 
Dame  de  Beauté.  Nous  ignorons  comme 
vous  le  nom  de  votre  père  ;  nous  lavons 
feulement  que  le  fuîtan  avoit  voulu  marier 
votre  mère  avec  un  de  fes  palfreniers  qui 
étoit  boffu ,  mais  qu'un  génie  coucha  avec 
elle.  Cela  eft  fâcheux  pour  vous?  &  doit 
vous  apprendre  à  traiter  vos  camarades  avec 
moins  de  fierté  que  vous  n'avez  fait  jufqu'à 
préfent. 

Scheherazade ,  en  cet  endroit,  remarquant 
qu'il  étoit  jour ,  mit  fin  à  fon  difcours.  Elle 
en  reprit  le  fil  la  nuit  fuivante>  &  dit  au  fuî- 
tan des  Indes  : 


C  Xe.     NUIT. 

Si  R  E  9  le  petit  Agib ,  piqué  des  plaisante- 
ries de  fes  compagnons  >  fortit  brufquement 
de  l'école  y  &  retourna  au  logis  en  pleurant* 


iië  Les  mille  et  une  Nuits; 

Il  alla  d'abord  dans  l'appartement  de  fa  mère 
Dame  de  Beauté ,  laquelle  ,  alarmée  de  le 
voir  fi  affligé  y  lui  en  demanda  le  fujet  avec 
emprefTement.  Il  ne  put  répondre  que  par 
des  paroles  entrecoupées  de  ianglots  ,  tant 
il  étoit  prefie  de  fa  douleur  ;  ck  ce  ne  fut  qu'à 
plusieurs  reprifes  qu'il  put  raconter  la  caufe 
mortifiante  de  fon  affliction.  Quand  il  eut 
achevé:  Au  nom  de  dieu,  ma  mère,  ajou-* 
ta-t-il ,  dites-moi ,  s'il  vous  plaît  y  qui  eft  mon 
père  ?  Mon  fils  y  répondit- elle  y  votre  père 
eft  le  vifir  Schemfeddin  Mohammed  qui  vous 
embrafie  tous  les  jours.  Vous  ne  me  dites 
pas  la  vérité  ,  reprit-il  ^  ce  n'en1  pas  mon  père5 
c'efl  le  vôtre.  Mais  moi ,  de  quel  père  fuis- 
je  fils  ?  A  cette  demande  ,  Dame  de  Beauté 
rappelant  dans  fa  mémoire  la  nuit  de  Tes 
noces  5  fuivie  d'un  û  long  veuvage  y  coin-» 
mença  de  répandre  des  larmes  y  en  regrettant 
amèrement  la  perte  d'un  époux  aufîi  aimable 
que  Bedreddin. 

Dans  le  temps  que  Dame  de  Beauté  pieu* 
roit  d*un  côté*  &  Agib  de  l'autre  y  le  vilir 
Schemfeddin  Mohammed  entra ,  cV  voulut 
favoir  la  caufe  de  leur  affliction.  Dame  de 
Beauté  la  lui  apprit ,  ck  lui  raconta  la  morti- 
fication qu'Agib  avoit  reçue  à  l'école.  Ce 
récit  toucha  vivement  le  vifîr^  qui  joignit 


C  Xe,       N  V   1  T.  II? 

£es  pleurs  à  leurs  larmes  y  &c  qui ,  jugeant  par- 
ia que  tout  le  monde  tenoit  des  difcours  con- 
tre l'honneur  de  fa  fille  y  en  fut  au  défefpoir. 
Frappé  de  cette  cruelle  penfée ,  il  alla  au  pa- 
lais du  fultan  ;  &  après  s'être  profterné  à  (es 
pieds ,  il  le  fupplia  très-humblement  de  lu1 
accorder  la  permiffion  de  faire  un  voyage 
dans  les  provinces  du  Levant ,  &:  particuliè- 
rement à  Balfora ,  pour  aller  chercher  fon 
neveu  Bedreddin  HafFan  y  difant  qu'il  ne  pou- 
voit  fouffrir  qu'on  pensât  dans  la  ville  qu'un 
génie  eût  couché  avec  fa  fille  Dame  de  Beauté. 
Le  fultan  entra  dans  les  peines  du  vifir ,  ap- 
prouva fa  réfolution  ,  &  lui  permit  de  l'exé- 
cuter :  il  lui  fit  même  expédier  une  patente 
par  laquelle  il  prioit ,  dans  les  termes  les  plus 
obligeans  ,  les  princes  &  |  les  feigneurs  des 
lieux  où  pourroit  être  Bedreddin ,  de  con- 
fentir  que  le  vifir  l'amenât  avec  lui. 

Schemfeddin  Mohammed  ne  trouva  pas 
de  paroles  affez  fortes  pour  remercier  digne- 
ment le  fultan  de  la  bonté  qu'il  a  voit  pour 
lui;  il  fe  contenta  de  fe  proflerner  devant  ce 
prince  une  féconde  fois  ;  mais  les  larmes  qui 
couloient  de  fes  yeux  marquèrent  aflez  fa 
reconnohTance.  Enfin  ,  il  prit  congé  du  ful- 
tan ,  après  lui  avoir  fouhaité  toutes  fortes 
de    profpérités.    Lorfqu'il    fut    de    retour 


««8  Les  mille  et  une  NuitS. 
au  logis ,  il  ne  fongea  qu'à  difpofer  toutes 
chofes  pour  fon  départ.  Les  préparatifs  en 
furent  faits  avec  tant  de  diligence  ,  qu'au 
bout  de  quatre  jours  il  partit ,  accompagné 
<!e  fa  fille  Dame  de  Beauté  ,  ôc  d'Agio  fon 
petit- fils. 

Scheherazade  s'appercevant  que  le  jour 
commençoit  à  paroître  ,  cefTa  de  parler  en 
cet  endroit.  Le  fultan  des  Indes  fe  leva  fort 
fatisfait  du  récit  de  lafultane ,  &  réfolut  d'en- 
tendre la  fuite  de  cette  hiftoire.  Scheherazade 
contenta  fa  euriofité  la  nuit  fuivante^  Se 
reprit  la  parole  dans  ces  termes  : 


CXt      NUIT. 

OIB.E,  le  grand- vifir  Giafar  adreiïant  mu-', 
jours  la  parole  au  calife  Haroun  Alrafchid  : 
Schemfeddin  Mohammed  5   dit  -  il ,  prit  la 
route  de  Damas  avec  fa  fille  Dame  de  Beauté* 
&.  Agib  fon  petit-fils.   Ils  marchèrent  dix- 
neuf  jours  de  fuite,  fans  s'arrêter  en  nul  en- 
droit ;  mais  le  vingtième ,  étant  arrivés  dans 
une  fort  belle  prairie  peu  éloignée  des  portes 
de  Damas,  ils  mirent  pied  à  terre,  &  firent 
drefïer  leurs  tentes  fur  le  bord  d'une  rivière 


C  X  Ie.     Nuit.  ug 

qui  parle  au  travers  de  la  ville  ,  Ô£  rend  fe& 
environs  très-agréables. 

Le  vifîr  Schemfeddin  Mohammed  déclara 
qu'il  vodoit  féjourner  deux  jours  dans  ce 
beau  lieu  5  &  que  le  troisième  il  continueroit 
fon  voyage.  Cependant  il  permit  aux  gens 
de  fa  fuite  d'aller  à  Damas.  Ils  profitèrent 
prefque  tous  de  cette  permiffion  ,  les  uns 
pouffes  par  la  curiofité  de  voir  une  ville 
dont  ils  avoient  ouï  parler  fi  avantageufe- 
ment,  les  autres  pour  y  vendre  des  mar- 
chandifes  d'Egypte  qu'ils  avoient  apportées  , 
ou  pour  y  acheter  des  étofTes  &.  des  raretés 
du  pays.  Dame  de  Beauté  fouhaitant  que 
fon  fils  Àgib  eût  aufîl  la  fatisfaclion  de  fe 
promener  dans  cette  célèbre  ville ,  ordonna 
à  l'eunuque  noir  qui  fervoit  de  gouverneur 
à  cet  enfant ,  de  l'y  conduire  ,  oc  de  bien 
prendre  garde  qu'il  ne  lui  arrivât  quelqu'ac-^ 
cident. 

Agib  5  magnifiquement  habillé ,  fe  mit  en 
chemin  avec  l'eunuque  5  qui  avoit  à  la  main 
une  groffe  canne.  Ils  ne  furent  pas  plutôt 
entrés  dans  la  ville ,  qu'Agib  ,  qui  étoit  beau 
comme  le  jour ,  attira  fur  lui  les  yeux  de  tout 
le  monde.  Les  uns  fortoient  de  leurs  maifons 
pour  le  voir  de  plus  près ,  les  autres  met- 
îoient  la  tête  aux  fenêtres  ;  ck  ceux  qui  paf~ 


#v 


Vio  Les  mille  et  une  Nuits. 

Ibient  dans  les  rues ,  ne  fe  contentoient  pas 
de  s'arrêter  pour  le  regarder  ,  ils  l'accom* 
pagnoient  pour  avoir  le  plaifir  de  le  consi- 
dérer plus  long -temps.  Enfin,  il  n'y  avoit 
perfonne  qui  ne  l'admirât,  6k  qui  ne  donnât 
inille  bénédictions  au  père  &  à  la  mère  qui 
avoient  mis  au  monde  un  ri  bel  enfant.  L'eu- 
jauque  6k  lui  arrivèrent  par  hafard  devant  la 
feoutique  où  étoit  Bedreddin  Haflan  ;  6k  là 
ils  fe  virent  entourés  d'une  n*  grande  foule 
de  peuple ,  qu'ils  furent  obligés  de  s'arrêter. 

Le  pâtifîier,  qui  avpit  adopté  Bedreddin 
Haffan  ,  étoit  mort  depuis  quelques  années, 
fèc  lui  avoit  laiffé  ,  comme  à  fon  héritier , 
£a  boutique  avec  tous  les  autres  biens.  Be- 
dreddin étoit  donc  alors  maître  de  la  bouti- 
que ,  &  il  exerçoit  la  profeiîion  de  pâtifîier 
û  habilement,  qu'il  étoit  en  grande  réputa- 
tion dans  Damas.  Voyant  que  tant  de  monde, 
afïemblé  devant  fa  porte  ,  regardoit  avec 
beaucoup  d'attention  Agib  6k  l'eunuque  noir^ 
il  fe  mit  à  les  regarder  auffi, 

Scheherazade  9  à  ces  mots ,  voyant  paroî- 
tre  le  jour^  fe  tut;  Schahriar  fe  leva  fort 
impatient  de  fa  voir  ce  qui  fe  pafTeroit  entre 
Agib  ck  Bedreddin.  La  fultane  fatisfit  fon 
impatience  fur  la  fin  de  la  nuit  fuivante ,  6k 
reprit  ainii  la  parole, 

CXIIe. 


C  X  I  Ie.    Nuit.  121 

C  X  I  Ie.     NUI  T. 

JJEDREDDIN  Haflan  ,  pourfuivit  îe  vim* 
Giafar^  ayant  jeté  les  yeux  particulièrement 
(uv  Agib  ,  fe  fentk  auffitôt  tout  ému  fans 
favoir  pourquoi.  îl  n'étoit  pas  frappé ,  com- 
me le  peuple ,  de  l'éclatante  beauté  de  ce 
jeune  garçon  ;  fon  trouble  ck  fon  émotion 
avoient  une  autre  caufe  qui  lui  étoit  inconnue* 
CTétoit  la  force  du  fang  qui  agiiïbit  dans  ce 
tendre  père,  lequel  5  interrompant  {es  occu- 
pations ,  s'approcha  d'Agib ,  ck  lui  dit  d'un 
air  engageant  :  Mon  petit  feigneur ,  qui  m'a- 
vez gagné  l'ame  ?  faites^moi  la  grâce  d'en- 
trer dans  ma  boutique ,  ck  de  manger  quel- 
que chofe  de  ma  façon ,  afin  que  pendant  ce 
temps-là  j'aie  le  plaHir  de  vous  admirer  à 
mon  aife.  Il  prononça  ces  paroles  avec  tant 
de  tendreiïe ,  que  les  larmes  lui  en  vinrent 
aux  yeux.  Le  petit  Agib  en  fut  touché ,  6k 
fe  tourna  vers  l'eunuque  ;  ce  bon-homme  , 
lui  dit- il ,  a  une  phyfionomie  qui  me  plaît  ; 
£c  il  me  parle  dune  manière  fi  arTeclueufe, 
que  je  ne  puis  me  défendre  de  faire  ce  qu'il 
fouhaite.  Entrons  chez  lui  >  ck  mangeons  de 
fa  pâtuTerie.  Ah  vraiment  3  lui  dit  l'efclave? 
Tome   VllL  F 


ni  Les  mille  et  une  Nuits. 
il  feroit  beau  voir  qu'un  fils  de  vifir  >  comme 
vous  ,  entrât  dans  la  boutique  d'un  pâtifîier; 
ne  croyez  pas  que  je  le  fouffre.  Hélas,  mon 
petit  feigneur  j  s'écria  alors  Bedreddin  HafTan, 
on  eft  bien  cruel  de  confier  votre  conduite  à 
un  homme  qui  vous  traite  avec  tant  de  du- 
reté ;  puis  s'adreffant  à  l'eunuque  :  Mon  bon 
ami ,  ajouta-t-il ,  n'empêchez  pas  ce  jeune 
feigneur  de  m'aceorder  la  grâce  que  je  lui 
demande  :  ne  me  donnez  pas  cette  mortifi- 
cation. Faites-moi  plutôt  l'honneur  d'entrer 
avec  lui  chez  moi  :  &  par-là  •>  vous  ferez  con- 
noître  que  fi  vous  êtes  brun  au-dehors  y  com- 
me la  châtaigne ,  vous  êtes  blanc  aufïi  au- 
dedans  comme  elle.  Savez-vous  bien  ,  pour- 
fuivit-il ,  que  je  fais  le  fecret  de  vous  rendre 
blanc  de  noir  que  vous  êtes  ?  L'eunuque  fe 
mit  à  rire  à  ce  difcours ,  ck  demanda  à  Be- 
dreddin ce  que  c'étoit  que  ce  fecret.  Je  vais 
vous  l'apprendre  ,  répondit-il.  Aufîitôt  il  lui 
récita  des  louanges  des  eunuques  noirs ,  difant 
que  c'étoit  par  leur  miniftère  que  l'honneur 
des  fultans  ?  des  princes  &  de  tous  les  grands 
étoit  en  sûreté.  L'eunuque  fut  charmé  de  ces 
vers  ;  &  ceiïant  de  réfîfter  aux  prières  de 
Bedreddin  5  lahTa  entrer  Agib  dans  fa  bouti- 
que ?  &  y  entra  aum*  lui-même. 
Bedreddin  HaïTan  fentit  une  extrême  joie 


C  X  I  K    Nuit.  ïij 

d'avoir  obtenu  ce  qu'il  avoit  defiré  avec  tant 
d'ardeur;  &  fe  remettant  au  travail  qu'il 
avoit  interrompu  :  Je  faifois ,  dit-il ,  des  tar- 
tes à  la  crème  ;  il  faut ,  s'il  vous  plaît ,  que 
vous  en  mangiez  3  je  fuis  p^rfuadé  que  vous 
les  trouverez  excellentes  ;  car  ma  mère*  qui 
les  fait  admirablement  bien ,  m'a  appris  à  les 
faire  >  &  l'on  vient  en  prendre  chez  moi  de 
tous  les  endroits  de  cette  ville.  En  achevant 
ces  mots ,  il  tira  du  four  une  tarte  à  la  crème  ; 
&c  après  avoir  mis  deffus  des  grains  de  gre- 
nade &  du  fucre ,  il  la  fervit  devant  Agib  , 
qui  la  trouva  délicieufe.  L'eunuque ,  à  qui 
Beclreddin  en  préfenta  aufîi ,  en  p  orta  le  mê- 
me jugement. 

Pendant  qu'ils  mangeoient  tous  deux  5  Be- 
=dreddin  HafTan  examinoit  Agib  avec  une 
grande  attention  ;  &  fe  repréfentant  5  en  le 
regardant  3  qu'il  avoit  peut-être  un  femblabl-e 
"fils  de  la  charmante  époufe  dont  il  avoit  été 
iitôt  &  fi  cruellement  féparé  ,  cette  penfée 
fit  couler  de  {qs  yeux  quelques  larmes.  11  fe 
préparoit  à  faire  des  queftions  au  petit  Agib 
fur  le  fujet  de  fon  voyage  à  Damas  ;  mais 
cet  enfant  n'eut  pas  le  temps  de  fatisfaire  fa 
curiofité  ?  parce  que  l'eunuque*  qui  le  preffoit 
<le  s'en  retourner  fous  les  tentes  de  fon  ayeul, 
l'emmena  dès  qu'il  eut  mangé.  Bedreddin 

F  ii 


124  Les  mille  et  une  Nuits. 
HafTan  ne  fe  contenta  pas  de  les  fuivre  de 
l'œil ,  il  ferma  fa  boutique  promptement  ?  ck 
marcha  fur  leurs  pas. 

Scheherazade ,  en  cet  endroit  3  remarquant 
qu'il  étoit  jour  ?  cefïa  de  pourfuivre  cette 
hiftoire.  Schahriar  fe  leva ,  réfolu  de  l'enten- 
dre toute  entière  3  ck  de  laifler  vivre  la  ful- 
tane  jufqu'à  ce  temps-là. 


C  X  I  I  Ie.      NUIT. 

JLe  lendemain  avant  le  jour  ?  Dinarzade 
réveilla  fa  fœur ,  qui  reprit  ainfî  fon  dis- 
cours ;  Bedreddin  HafTan  ,  continua  le  vifir 
Giafar,  courut  donc  après  Agib  &  l'eunu- 
que? &  les  joignit  avant  qu'ils  fuffent  arrivés 
à  la  porte  de  la  ville.  L'eunuque  s'étant  ap- 
perçu  qu'il  les  fuivoit  ,  en  fut  extrêmement 
furpris.  Importun  que  vous  êtes  5  lui  dit -il 
en  colère?  que  demandez-vous?  Mon  bon 
ami ,  lui  répondit  Bedreddin  ,  ne  vous  fâ- 
chez pas  ;  j'ai  hors  de  la  ville  une  petite 
affaire  dont  je  me  fuis  fouvenu  ,  &  à  la- 
quelle il  faut  que  j'aille  donner  ordre.  Cette 
réponfe  n'appaifa  point  l'eunuque?  qui  ?  fe 
tournant  vers  Agib?  lui  dit  :  Voilà  ce  que 
vous  m'avez  attiré  ;  je  l'avois  bien  prévu  9 


C  X  I  I  Ie.    Nuit.  125 

que  je  me  repentirois  de  ma  complaifance  ; 
vous  avez  voulu  entrer  clans  la  boutique  de 
cet  homme  :  je  ne  fuis  pas    fage  de   vous 
l'avoir  permis.  Peut-être  ,  dit  Agib  ^  a-t-il 
effectivement  affaire  hors  de  la  ville  >  ck  les 
chemins  font  libres  pt)ur  tout  le  monde.  En 
difant  cela  >    ils   continuèrent   de  marcher 
l'un  ck  l'autre  fans  regarder    derrière  eux  , 
jufqu'à  ce  qu'étant  arrivés  près  des  tentes 
du  vifîr ,  ils  fe   retournèrent    pour   voir  il 
Bedreddin  les  fuivoit  toujours.  Alors  Agib 
remarquant   qu'il  étoit  à  deux  pas  de  lui  * 
rougit  6k  pâlit  fuccefïivement  félon  les  divers 
mouvemens  qui  l'agitoient.  Il  craignoit  que 
le  vifîr  y  fon  ayeul ,  ne  vînt  à  favoir  qu'il 
étoit  entré  dans  la  boutique  d'un  pâtiffier ,  ck 
qu'il  y  avoit  mangé.  Dans  cette  crainte  ,  ra- 
maiTant  une  affez  groffe  pierre  qui  fe  trouva 
à  fes  pieds  ,  il  la  lui  jeta ,  le  frappa  au  mi- 
lieu du  front  y  ck  lui  couvrit   le  vifage  de 
fang  ;  après  quoi  fe  mettant  à  courir  de  toute 
fa  force  ,  il  fe  fauva  fous  les  tentes  avec 
l'eunuque  ,  qui  dit  à  Bedreddin  Hafîan  ,  qu'il 
.ne  devoit  pas  fe  plaindre  de  ce  malheur, 
qu'il  avoit  mérité  ck  qu'il  s'étoit  attiré  lui- 


même. 


Bedreddin  reprit  le  chemin  de  la  ville  en 
étanchant  le  fang  de  fa  plaie  avec  fon  tablier  ? 

F  iij 


n6  Les  mille  et  une  Nuits. 
qu'il  n'avoit  pas  ôté.  J*ai  tort  3  difoit  -  il  en 
lui-même  ,  d'avoir  abandonné  ma  maifon 
pour  faire  tant  de  peine  à  cet  enfant  ;  car 
il  ne  m'a  traité  de  cette  manière  ?  que  parce 
qu'il  a  cru  fans  doute  que  je  méditois  quel- 
que defTein  funefte  contre  lui.  Etant  arrivé 
chez  lui  y  il  fe  fît  panfer ,  &  fe  confola  de 
cet  accident*  en  faifant  réflexion  qu'il  y  avoit 
fur  la  terre  une  infinité  de  gens  encore  plus 
malheureux  que  lui. 

Le  jour  qui  paroifToit ,  impofa  filence  à 
îa  fultane  des  Indes.  Schahriar  fe  leva  en 
plaignant  Bedreddin  ,  &:  fort  impatient  de 
fa  voir  la  fuite  de  cette  hiftoire. 


C  X  I  Ve.     NUIT. 

OUR  la  fin  de  la  nuit  fuivante,  Schehera- 
zade  adrefïant  la  parole  au  fultan  des  Indes  : 
Sire  y  dit-elle ,  le  grand-viflr  Giafar  pour- 
fuivit  ainfl  l'hiftoire  de  Bedreddin  HafTan  : 
B  edreddin  >  dit-il  ,  continua  d'exercer  fa 
profeffion  de  pâtiflier  à  Damas ,  &  fon  oncle 
Schemfeddin  Mohammed  en  partit  trois  jours 
après  fon  arrivée.  Il  prit  la  route  d'EinefTe  , 
d'où  il  fe  rendit  à  Hamach;  &  delà  à  Alep  ? 


C  X  I  Ve.     Nuit.         127 

où  il  s'arrêta  deux  jours.  D'Alep  il  alla  parler 
l'Euphrate ,  entra  dans  la  Méïbpotamie  ;  & 
après  avoir  traverfé  Mardin?  Mouffoul ,  Sen- 
gira5  Diarbekir  &  plufieurs  autres  villes  ?  il 
arriva  enfuite  à    Balfora,  où  d'abord  il  fit 
demander  audience  au  fultan  >  qui  ne  fut  pas 
plutôt  informé  du  rang  de  Schemfeddin  Mo- 
hammed ,    qu'il    la   lui    donna.  Il  le  reçut 
même  très-favorablement,  ck  lui  demanda 
le  fujet  de  fon  voyage  à  Balfora.  Sire  •>  ré- 
pondit le  vifir  Schemfeddin  Mohammed  3  je 
fuis  venu  pour  apprendre  des  nouvelles  du 
fils  de  Noureddin  Ali,  mon  frère  ,  quia  eu 
l'honneur  de  fervir   votre  majeflé.  Il  y  a 
long-temps  que    Noureddin  Ali  eft  mort, 
reprit  le  fultan.  A  l'égard  de  fon  fils ,  tout 
ce  qu'on  vous  en  pourra  dire ,.  c'en1  qu'en- 
viron deux  mois  après  la  mort  de  fon  père  * 
il  difparut  tout-à-coup?  &  que  perfonnene 
la  vu  depuis  ce  temps-là  ?  quelque  foin  que 
j'aye  pris  de  le  faire  chercher.  Mais  fa  mère  , 
qui  eft  fille  d'un  de  mes  vifirs ,  vit  encore. 
.  Schemfeddin  Mohammed    lui    demanda  la 
permiflion  de  la  voir  &  de  l'emmener  en 
Egypte  ;  ck  le  fultan  y  ayant  confenti ,  il  ne 
voulut  pas  différer  au  lendemain  à  fe  don- 
ner cette  fatisfaction  ;  il  fe  fit  enfeigner  où 
demeuroit  cette  dame ,  ck  fe  rendit  chez  elle 

F  iv 


328  Les  mille  et  une  Nuits. 
a  l'heure  même  >  accompagné  de  fa  fille,  ck 
de  fon  petit-fils. 

La  veuve  de  Noureddin  Ali  demeurent 
toujours  dans  l'hôtel  où  avoit  demeuré  fon 
mari  jufqu'à  fa  mort.  Cétoit  une  très  -  belle 
maiforij  fuperbement  bâtie  y  ck  ornée  de  co- 
lonnes de  marbre  ;  mais  Schemfeddin  Mo- 
hammed* ne  s'arrêta  pas  à  l'admirer.  En  arri- 
vant ,  il  baifa  la  «porte  ck  un  arbre  fur  le- 
quel étoit  écrit  en  lettres  d'or  le  nom  de 
fon  frère.  Il  demanda  à  parler  à  fa  belle- 
feeur  y  dont  les  domestiques  lui  dirent  qu'elle 
étoit  dans  un  petit  édifice  en  forme  de 
dôme  ,  qu'ils  lui  montrèrent  au  milieu  d'une 
cour  très^fpacieufe.  En  effet,  cette  tendre 
mère  avoit  coutume  d'aller  palfer  la  meil- 
leure partie  du  jour  ck  de  la  nuit  dans  cet 
édifice  ,  qu'elle  avoit  fait  bâtir  pour  repré- 
fenterle  tombeau  deBedreddin  HaïTan  qu'elle 
croyoit  mort ,  après  l'avoir  fi  long  -  temps 
attendu  en  vain.  Elle  y  étoit  alors  occupée 
à  pleurer  ce  cher  fils ,  ck  Schemfeddin  Mo- 
hammed la  trouva  enfevelie  dans  une  afflic- 
tion mortelle. 

Il  lui  fit  fon  compliment  ;  ck  après  l'avoir 
fuppliée  de  fufpendre  fes  larmes  ck  {es  gémif- 
femens  ?  il  lui  apprit  qu'il  avoit  l'honneur 
d'être  fon  beau- frère  ;  ck  lui  dit  laraifonqui 


C  X  Ve.    Nuit.  129 

l'avoir  obligé  de  partir  du  Caire  ,  &  de  venir 
à  Balfora. 

En  achevant  ces  mots  ,  Scheherazade 
voyant  paroître  le  jour  ?  ceffa  de  pour- 
fuivre  Ton  récit;  mais  elle  en  reprit  le  Ifil 
de  cette  forte  fur  la  fin  de  la  nuit  fui- 
vante  :  1 


C  X  Ve.     NUIT. 

ochemseddin  Mohammed  ,  continua  le 
vifir  Giafar  >  après  avoir  inftruit  fa  belle- fœur 
de  tout  ce  qui  s'étoit  paifé  au  Caire  la  nuit 
des  noces  de  fa  fille  ,  après  lui  avoir  conté 
la  furprife  que  lui  avoit  caufée  la  découverte 
du  cahier  coufu  dans  le  turban  de'  Bedred- 
din,  lui  préfenta  Agib  &c  Dame  de  Beauté. 
Quand  la  veuve  de  Noureddin  Ali ,  qui 
étoit  demeurée  affife  comme  une  femme  qui 
ne  prenoit  plus  de  part  aux  chofes  du  monde> 
eut  compris  par  le  difcours  qu'elle  venoit 
d'entendre  5  que  le  cher  fils  qu'elle  regret-» 
toit  tant  pouvoit  vivre  encore,  elle  fêle  va  > 
embraffa  très-étroitement  Dame  de  Beauté 
&  fon  petit  Agib ,  en  qui  reconnoiflant  les 
traits  de  Bedreddin  ,  elle  verfa  des  larmes 
d'une  nature  bien  différente  de  celles  qu'elle 

F  v 


130  Les  mille  et  une  Nuits. 
répandoit  depuis  fi  long-temps.  Elle  ne  pou-*3 
voit  fe  laffer  de  baifer  ce  jeune  homme  > 
qui ,  de  fon  côté  ,  recevoit  Tes  embrafTemens 
_  avec  toutes  les  démonfïrations  de  joie  dont 
il  étoit  capable.  Madame,  dit  Schemfeddin 
Mohammed  >  il  eft.  temps  de  finir  vos  re- 
grets &  d'effuyer  vos  larmes  :  il  faut  vous 
difpofer  à  venir  en  Egypte  avec  nous.  Le 
fultan  de  Balfora  me  permet  de  vous  em- 
mener,  &  je  ne  doute  pas  que  vous  n'y 
confentiez.  J'efpère  que  nous  rencontrerons 
enfin  votre  fils  mon  neveu  ;  &  fi  cela  arrive^, 
fon  hiftoire?  la  vôtre,  celle  de  ma  fille  &: 
îa  mienne  5  mériteront  d'être  écrites  pour  être 
tranfmifes  à  îa  pofiérité. 

La  veuve  de  Noureddin  Ali  écouta  cette 
proposition  avec  plaifir  5  &  fit  travailler  dès 
ce  moment  aux  préparatifs  de  fon  départ* 
Pendant  ce  temps-lâ ,  Schemfeddin  Moham- 
med demanda  une  féconde  audience  ;  & 
ayant  pris  congé  du  fultan  ,.  qui  le  renvoya 
comblé  d'honneurs ,  avec  un  préfent  con- 
îidérable  pour  le  fultan  d'Egypte-,  il  partit 
de  Balfora  ,  &  reprit  le  chemin  de  Damas. 

Lorfqu'il  fut  près  de  cette  ville  >  il  fit 
dreffer  fes  tentes  hors  de  la  porte  par  où  il  y 
devoit  entrer ,  &  dit  qu'il  y  féjourneroit  trois 
jours ,  pour  faire  repoier  fon  équipage  3  & 


C  X  Ve.    Nuit.  131 

pour  acheter  ce  qu'il  trouveroit  de  plus  cu- 
rieux &  de  plus  digne  d'être  préfenté  au  fultan 
d'Egypte. 

Pendant  qu'il  étoit  occupé  à  choifïr  lui- 
même  les  plus  belles  étoffes  que  les  princi- 
paux marchands  avoient  apportées  fous  fes 
tentes ,  Agib  pria  l'eunuque  noir ,  fon  con- 
ducteur ,  de  le  mener  promener  dans  la  ville* 
difant  qu'il  fouhaitoit  de  voir  les  chofes  qu'il 
n'avoit  pas  eu  le  temps  devoir  en  parlant > 
ck  qu'il  feroit  bien  aife  auffi  d'apprendre  des 
nouvelles  du  pâtiflier  à  qui  il  avoit  donné 
un  coup  de  pierre.  L'eunuque  y  confentit ,' 
marcha  vers  la  ville  avec  lui  >>  après  en  avoir 
obtenu  la  permiffion  de  fa  mère  Dame  de 
Beauté. 

Ils  entrèrent  dans  Damas  par  la  porte  du 
palais,  qui  étoit  la  plus  proche  des  tentes  du 
vilir  Schemfeddin  Mohammed.  Ils  parcou- 
rurent les  grandes  places  5  les  lieux  publics  &C 
couverts  où  fe  vendoient  les  marchandifes 
les  plus  riches  ,  ck  virent  l'ancienne  mofc 
quée  <\gs  Ommiades   (  1  )  ,  dans  le  temps 


(i)  C*eft-à-dire ,  des  califes  qui  régnèrent  après  les 
quatre  premiers  fucceflfeurs  de  Mahomet ,  &  qui  furent 
ainfi  nommés  d'un  de  leurs  ancêtres  qui  s'appeioit 
Ommiath. 

F  vj 


131  Les  mille  et  une  Nuits. 

qu'on  s'y  affembloit  pour  faire  la  prière  (  2) 
d'entre  le  midi  &  le  coucher  du.  foleil.  Us 
pafsèrent  enfuite  devant  la,  boutique  de  Be- 
dreddin  Haffan  ,  qu'ils  trouvèrent   encore 
occupé   à  faire  des  tartes  à  la  crème,    Je 
vous  falue,  lui  dit  Agib  5  regardez  -  moi  ; 
vous  fouvenez-vous  de  m'avoir  vu  ?  A-  ces 
mots,  Bedreddin  jeta  les  yeux   fur  lui;  &? 
le  reconnoiffant  (  ô  furprenant  effet  de  IV 
mour  paternel  !  )  il  fentit  la  même  émotion 
que  la  première  fois  ;  il  fe  troubla  ;  &  au 
lieu  de  lui  répondre  5  il  demeura  long--  temps 
fans  pouvoir   proférer   une    feule    parole. 
Néanmoins  ayant  rappelé  fes  efprits  :  Mon 
petit  feigneur  ,  lui  dit-il,  faites* moi  la  grâce 
cFentrer  encore  une.    fois    chez   moi    avec 
votre    gouverneur;    venez    goûter     d'une 
tarte  à  la  crème*    Je  vous  fupplie  de    me 
pardonner  la  peine  que  je  vous  fis  en  vous 
fuivant  hors  de  la  ville  :  je  ne  me  pofTé- 
dois   pas,   je  ne  favois   ce  que  je  faifois; 
vous  m'entraîniez  après  vous  fans    que  je 
purTe  renfler  à  une  fi  douce  violence. 

Scheherazade  cefTa  de  parler  en  cet  en- 
droit  y  parce  qu'elle  vit  paroître  le  jour.  Le 


(2)  Cette  prière  fe  fait  en  tout  temps  deux  heures, 
&  demi  devant  le  coucher  du  fokil» 


C  X  V  Ie.    N  t  i  t.         ijj 

lendemain  ,  elle  reprit  de  cette  manière  la 
iuite  de  fon  difcours,  } 


C  X  V  Ie.     NUIT. 

CoMMANDEUPx.   des  croyans  5  pourfuivit 
le  vifir  Giafar  ,  Agib  étonné  d'entendre  ce 
que  lui  difoit  Bedreddin  5  répondit  :  Il  y  a  de 
l'excès  dans  l'amitié  que  vous  me  témoignez  , 
6t  je  ne  veux  point  entrer  chez  vous  que 
vous  ne  vous  fbyez  engagé  par  ferment  à 
ne  me  pas  fuivre  quand  j'en  ferai  forti.    Si 
vous  me  le  promettez  y  ck  que  vous  foyez 
homme  de  parole  ?  je  vous  reviendrai  voir 
encore  demain?  pendant  que  le  vifir  mon 
ayeuî  achettera  de  quoi  faire  préfent  au  fultan. 
d'Egypte.  Mon  petit  feigneur  y  reprit  Bedred- 
din Haffan  ,  je  ferai  tout  ce  que  vous  m'or- 
donnerez. A  ces  mots  y  Agib  ck  l'eunuque 
entrèrent  dans  4a  boutique.-     - 

Bedreddin  leur  fervit  auffitôt  une  tarte  à 
la  crème  ,  qui  n'étoit  pas  moins  délicate  ni 
moins  excellente  que  celle  qu'il  leur  avoit 
préfentée  la  première  fois.  Venez  9  lui  dit 
Agib,  affeyezrvous  auprès  de  moi  &  mangez 
avec  nous.  Bedreddin  s'étant  afîis  j  voulut 
çmbraffer  Agib  pour. lui  marquer  la  joie  cppii 


Ï34  Les  mille  et  une  Nuits. 
avoit  de  fe  voir  à  fes  côtés  ;  mais  Agib  le 
repouffa  en  lui  difant  :  Tenez- vous  en  repos , 
votre  amitié  eft  trop  vive.  Contentez-vous 
de  me  regarder  &  de  m'entretenir.  Bedreddin 
obéit  5  ck  fe  mit  à  chanter  une  chanfon  dont 
il  compofa  fur  le  champ  les  paroles  à  la 
louange  d'Agib.  Il  ne  mangea  point ,  &  ne 
fit  autre  chofe  que  fervir  fes  hôtes.  Lorsqu'ils 
eurent  achevé  de  manger,,  il  leur  préfenta  à 
laver  (i) ,  &  une  ferviette'très-blanche  pour 
s'effuyer  les  mains.  Il  prit  enfuite  un  vafe  de 
forbet  )  &  leur  en  prépara  plein  une  grande 
porcelaine,  où  il  mit  de  la  neige  (2)  fort  pro- 
pre. Puis  préfentant  la  porcelaine  au  petit 
Agib  :  Prenez  ,  lui  dit— il  ^  c'en1  un  forbet  de 
rofe  ,  le  plus  délicieux  qu'on  puiffe  trouver 
dans  toute- cette  ville  :  jamais  vous  n'en  avez 
goûté  de  meilleur.  Agib  en  ayant  bu  avec 
plaifir ,  Bedreddin  Haffan  reprit  la  porcelaine 
&:  la  préfenta  auffi.  à  l'eunuque ,  .qui  but  à 
■  "  -  '  .  _-  '       ~  » 

(  1  )  Comme  les  Mahométans  fe;.  lavent  les  mains 
cinq  Fois  le  jour  lorf qu'ils  vont  faire  leurs  prières, 
ils  ne  croient  pas  avoir  befoin  de  fe  laver  avant  que 
de  manger  :  mais  ils  fe  lavent  après,  parce  qu'ils 
mangent  fans  fourchette. 

(  2  )  C'eft  ainfi  que  l'on  rafraîchit  la  boiflbn  promp- 
tement  dans  tout  le  Levant ,  où  l'on  a  l'ufage  de  1s 
àeige.. 


C  X  V  Ie.     N  u  i  f .  ïjç: 

longs  traits  toute  la  liqueur  jufqu'à  la  der-^ 
nière  goutte. 

Enfin  Agib  ck  Ton  gouverneur  ralTafiés  jj> 
remercièrent  le  pâtiflier  de  la  bonne  chère 
qu'il  leur  avoit  faite  ,  ck  fe  retirèrent  en 
diligence  ?  parce  qu'il  étoit  déjà  un  peu  tard.' 
Ils  arrivèrent  fous  les  tentes  de  Schemfeddirt 
Mohammed  ,  ck  allèrent  d'abord  à  celle  des 
dames.  La  -grand-mère  d'Agib  fut  ravie  de 
le  revoir;  ck  comme  elle  avoit  toujours  fort 
fils  Bedreddin  dans Tefprit  y  elle  ne  put  retenir 
fes  larmes  en  embrafTant  Agib.  Ah  mon  fils  , 
lui  dit-elle  ,  ma  joie  feroit  parfaite  fi  j'avois; 
le  plaiflr  d'embrafïer  votre  père  Bedreddin 
HafTan  comme  je  vous  embra/Te.  Elle  fe 
mettoit  alors  à  table  pour  fouper  ;  elle  le  fît 
aiTeoir  auprès  d'elle  y  lui  fit  plufieurs  queftions 
fur  fa  promenade  ;  ck  en  lui  difant  qu'il  ne 
devoit  pas  manquer  d'appétit  y  elle  lui  fer- 
vit  un  morceau  d'une  tarte  à  la  crème  qu'elle 
avoit  faite  elle  -  même  ,  ck  qui  étoit  excel- 
lente ;  car  on  a  déjà  dit  qu'elle  les  favoit 
mieux  faire  que  les  meilleurs  pâtiffiers.  Elle 
en  préfenta  auffi  à  l'eunuque;  mais  ils  ert 
avoient  tellement  mangé  l'un  6k  l'autre  chez 
Bedreddin  y  qu'ils  n'en  pouvoient  pas  feule- 
ment goûter. 

Le  jour  qui  paroifïbit  y  empêcha  Schehera*, 


l%6  Les  Mille  et  une  Nuits. 
zade  d'en  dire  davantage  cette  nuit  ;  mais  fur 
la  fin  de  la  fuivante  y  elle  continua  fon  récit 
cians  ces  termes  : 


C  X  V  I  Ie.     NUIT. 

A.  G I B  eut  à  peine  touché  au  morceau  de 
tarte  à  la  crème  qu'on  lui  avoit  fervi ,  que 
feignant  de  ne  le  pas  trouver  à  fon  goût ,  il 
le  laiffa  tout  entier  ;  ck  Schaban  (i)  ,  c'eft  le 
nom  de  l'eunuque  ,  fit  la  même  chofe.  La 
veuve  de  Noureddin   Ali   s'apperçut  avec 
chagrin  du  peu  de  cas  que  fon  petit-fils  faifoit 
de  fa  tarte.  Hé  quoi ,  mon  fils  y  lui  dit-elle , 
eft-il  polîibîe  que  vous  méprîfiez  ainfi  l'ou- 
vrage de  mes  propres  mains  ?  Apprenez  que 
pei  fonne  au  monde  n'en1  capable  de  faire  de 
il  bonnes  tartes  à  la  crème  y  excepté  votre 
père  Bedreddin  Hafian ,  à  qui  j*ai  enieigné 
le  grand  art  d'en  faire  de  pareilles.  Ah ,  ma 
bonne  grand'mère  ,  s'écria  Agib  y  permettez- 
moi  de  vous  dire  >  que  fi  vous  n'en  favez  pas 
faire  de  meilleures  y  il  y  a  un  pâtifiier  dans 
cette  ville  qui  vous  furpaiTe  dans  ce  grand 

tm        ■  .»— . ■    —— 1  ■  —  ■  »fc— 1  mmm  .— ■— 1  ■■,—  —  —■-  ■    ■■—■■■i—    .  1  — 

(  1  )  Les  Mahométans   donnent   ordinairement  eç 
jnom  aux  eunuques  noirs. 


C  X  V  I  Ie.  N  u  ï  t.  ifi 
art  :  nous  venons  d'en  manger' chez  lui  une 
-qui  vaut  beaucoup  mieux  que  celle-ci. 

A  ces  paroles  y  la  grand'mère  regardant 
l'eunuque  de  travers  :  comment,  Schaban,  lui 
dit-elle  avec  colère  y  vous  a-t-on  commis  la 
garde  de  mon  petit-fils  pour  le  mener  manger 
chez  des  pâtiffiers  comme  un  gueux  ?  Ma- 
dame  ?  répondit  l'eunuque  ,  il  eft  bien  vrai 
que  nous  nous  fommes  entretenus  quelque 
temps  avec  un  pâtiflier  ,  mais  nous  n'avons 
pas  mangé  chez  lui.  Pardonnez-moi  y  inter- 
rompit Agib,  nous  fommes  entrés  dans  ia 
boutique ,  ck  nous  y   avons  mangé  d'une 
tarte  à  la  crème.  La  dame,  plus  irritée  qu'au- 
paravant contre  l'eunuque  ,  fe  leva  de  table 
affez  brufquement  ,   courut  à  la  tente  de 
•  Schemfeddin  Mohammed  $  qu'elle  informa 
du  délit  de  l'eunuque  5  dans  des  termes  plus 
propres  à  animer  le  viflr  contre  le  délinquant 
qu'à  lui  faire  excufer  fa  faute. 

Schemfeddin  Mohammed  >  qui  étoit  natu- 
rellement emporté  5  ne  perdit  pas  une  fi  belle 
occasion  de  fe  mettre  en  colère.  Il  fe  rendit 
à  l'iriftant  fous  la  tente  de  fa  belle-fceur ,  &C 
dit  à  l'eunuque  :  quoi?  malheureux  ,  tu  as^la 
hardiefTe  d'abufer  de  la  confiance  que  j'ai  en 
toi  !  Schaban  ,  quoique  fuffifamment  con- 
vaincu par  le  témoignage  d'Agib  ,   prit  le 


138  Les  mille  et  une  Nuits. 
parti  de  nier  encore  le  fait.  Mais  l'enfant  fou- 
tenant  toujours  le  contraire  :  mon  grand- 
père  ,  dit-il  à  Schemfeddin  Mohammed ,  je 
vous  allure  que  nous  avons  n"  bien  mangé 
l'un  ôt  l'autre,  que  nous  n'avons  pas  befoin 
de  fouper  :  le  pâtiïîier  nous  a  même  régalés 
d'une  grande  porcelaine  de  forbet.  Hé  bien  , 
méchant  efclave  ,  s'écria  le  vifir  en  fe  tour- 
nant vers  l'eunuque,  après  cela, ne  veux-tu 
pas  convenir  que  vous  êtes  entrés  tous  deux 
chez  un  pâtiliier ,  &  que  vous  y  avez  mangé  ? 
Schaban  eut  encore  l'effronterie  de  jurer  que 
cela  n'étoit  pas  vrai.  Tu  es  un  menteur  ,  lui 
dit  alors  le  vrfir  5  je  crois  plutôt  mon  petit- 
fils  que  toi.  Néanmoins  û  tu  peux  manger 
Coûte  cette  tarte  à  la  crème  qui  eiï  fur  cette 
table  ,  je  ferai  perfuadé  que  tu  dis  la  vérité, 
Schaban ,  quoiqu'il  en  eût  juïqu'à  la  gorge, 
fe  fournit  à  cette  épreuve  y  &  prit  un  morceau 
de  la  tarte  à  la  crème  ;  mais  il  fut  obligé  de 
le  retirer  de  fa  bouche ,  car  le  cœur  lui  fou- 
leva.  Il  ne  lahTa  pas  pourtant  de  mentir 
.  encore  ,  en  difant  qu'il  avoit  tant  mangé  le 
jour  précédent  ,  que  l'appétit  ne  lui  étoit 
pas  encore  revenu.  Le  vifir  irrité  de  tous 
les  menfonges  de  l'eunuque  ^  ck  convaincu 
qu'il  étoit  coupable ,  le  fit  coucher  par  terre  , 
&f  commanda  qu'on  lui  donnât  la  baftonade» 


C  X  V  I  Ie.  Nuit.  159 
Le  malheureux  pouffa  de  grands  cris  en 
fourTrant  ce  châtiment ,  &  confefTa  la  vérité. 
Il  eil  vrai  j>  s'écria-t-il  >  que  nous  avons  mangé 
une  tarte  à  la  crème  chez  un  pâtifîier  3  &: 
elle  étoit  cent  fois  meilleure  que  celle  qui 
eft  fur  cette  table. 

La  veuve  de  Noureddin  Ali  crut  que 
c'étoit  par  dépit  contr'elle  ck  pour  la  mor- 
tifier ,  que  Schaban  louoit  la  tarte  du  pâtifiier  : 
c'eft  pourquoi  s'adreffant  à  lui  :  je  ne  puis 
croire ,  dit-elle  j  que  les  tartes  à  la  crème  de 
ce  pâtifiier  foient  plus  excellentes  que  les 
miennes.  Je  veux  m'en  éclaircir  ;  tu  fais  où 
il  demeure  ;  vas  chez  lui  &:  m'apportes  une 
tarte  à  la  crème  tout-à-l'heure.  En  parlant 
ainfi  3  elle  fit  donner  de  l'argent  à  l'eunuque 
pour  acheter  la  tarte  5  &:  il  partit.  Etant 
arrivé  à  la  boutique  de  Bedreddin  :  bon  pâtiP 
fier,  lui  dit-il,  tenez,  voilà  de  l'argent  5 
donnez  -  moi  une  tarte  à  la  crème  ;  une  de 
nos  dames  fouhaite  d'en  goûter.  Il  y  en  avoit 
alors  de  toutes  chaudes  ;  Bedreddin  choifît 
la  meilleure  y  &  la  donnant  à  l'eunuque  : 
prenez  celle-ci?  dit-il  ?  je  vous  la  garantis 
excellente ,  &  je  puis  vous  afîurer  que  per- 
fonne  au  monde  n'eft  capable  d'en  faire  de 
femblables ,  fi  ce  n'eft  ma  mère ,  qui  vit  peut- 


être  encore. 


* 


140  Les  mille  et  une  Nuits. 

Schaban  revint  en  diligence  fous  les  tentes 
avec  fa  tarte  à  la  crème.  11  la  préfenta  à  la 
veuve  de  Noureddin  Ali ,  qui  la  prit  avec 
emprefTement.  Elle  en  rompit  un  morceau 
pour  le  manger  ;  mais  elle  ne  l'eut  pas  plutôt 
porté  à  fa  bouche  ,  qu'elle  fit  un  grand  cri , 
&  qu'elle  tomba  évanouie.  Schemfeddin 
Mohammed  •>  qui  étoit  préfent ,  fut  extrême- 
ment étonné  de  cet  accident  ;  il  jeta  de  l'eau 
lui-même  au  vif  âge  de  fa  belle  -fœur,  ôc 
s'empreiTa  fort  à  la  fecourir.  Dès  qu'elle  fut 
revenue  de  fa  foibleïTe  :  ô  Dieu  !  s'écria- 
t-eïle ,  il  faut  que  ce  foit  mon  fils ,  mon  cher 
fils  Bedreddin ,  qui  ait  fait  cette  tarte. 

La  clarté  du  jour,  en  cet  endroit,  vint 
împofer  filence  à  Scheherazade.  Le  fultan 
des  Incles  fe  leva  pour  faire  fa  prière  ck 
aller  tenir  fon  confeil  ;  &  la  nuit  fuivante  3 
la  fultan e  pourfuivit  ainfi  l'hiftoire  de  Bedred- 
din HafTan  : 


C  X  V  I  I  Ie.    NUIT. 

(^/UAND  le  vifir  Schemfeddin  Mohammed 
eut  entendu  dire  à  fa  belle -fœur  qu'il  falloit 
que  ce  fût  Bedreddin  Haflan  qui  eut  fait  la 
tarte  à  la  crème  que  l'eunuque  venoit  d'ap-. 


C  X  V  I  I  Ie.    Nuit.       141 

porter,  il  fentit  une  joie  inconcevable  ;  mais 
venant  à  faire  réflexion  que  cette  joie  étoit 
fans   fondement ,  &  que  félon  toutes  les 
apparences,  la  conjecture  de  la  veuve  de 
Noureddin  devoit  être  faufle  >  il  lui  dit  :  mais, 
madame  ,  pourquoi  avez- vous  cette  opinion  } 
ne  fe  peut  -  il  pas  trouver  un  pâtifîier  au 
monde  qui  fâche  aufïl-bien  faire  des  tartes  à 
la  crème  que  votre  fils?  Je  conviens  >  répon- 
dit-elle ,   qu'il  y  a  peut-être  des  pâtiiïiers 
capables    d'en    faire   d'auffi   bonnes  ;  mais 
comme  je  les  fais  d'une  manière  toute  iingu- 
lière  •>  ck  que  nul  autre  que  mon  fils  n'a  ce 
fecret  5  il  faut  absolument  que  ce  foit  lui  qui 
ait  fait  celle-ci.    Réjouirions  -  nous  >  mon 
frère  3  ajouta -t-  elle  avec  tranfport  ,  nous 
avons  enfin  trouvé  ce  que  nous  cherchons 
ck  défirons  depuis  fi  long-temps.  Madame  j 
répliqua  le  vifir  ,  modérez  ,  je  vous  prie  , 
votre  impatience  ,  nous  faurons  bientôt  ce 
que  nous  en  devons  penfer.   Il  n'y  a  qu'à 
faire  venir  ici  le  pâtifîier  ;  fi  c'eft  Bedreddin 
HafTan  ,  vous  le  reconnoîtrez  bien  ma  fille 
ck  vous.  Mais  il  faut  que  vous  vous  cachiez 
'  toutes  deux  ^  ck  que  vous  le  voyez  fans  qu'il 
vous  voye  ;   car  je  ne  veux  pas  que  notre 
reconnoifïance  fe  faffe  à  Damas  :  j'ai  deffein 
de  la  prolonger  jufqu'à  ce  que  nous  foyons 


142.  Les  mille  et  une  Nuits. 
de  retour  au  Caire  ,  où  je  me  propofe  de 
vous  donner  un  divertiffement  très-agréable,. 

En  achevant  ces  paroles }  il  laiffa  les  dames 
fous  leur  tente  ,  6k  fe  rendit  fous  la  tienne. 
Là,  il  fit  venir  cinquante  de  (es  gens  ?  ck  leur 
dit  :  prenez  chacun  un  bâton  ck  fuivez  Scha- 
ban  ?  qui  va  vous  conduire  chez  un  pâtifïier 
de  cette  ville.  Lorfque  vous  y  ferez  arrivés  5 
rompez ,  brifez  tout  ce  que  vous  trouverez 
dans  fa  boutique  $  s'il  vous  demande  pour- 
quoi vous  faites  ce  défordre  ,  demandez-lui 
feulement  fi.  ce  n'eft  pas  lui  qui  a  fait  la  tarte 
à  la  crème  qu'on  a  été  prendre  chez  lui.  S'il 
vous  répond  qu'oui ,  faimTez  -  vous  de  fa 
perfonne  ,  liez -le  bien  ck  me  l'amenez  ; 
mais  gardez -vous  de  le  frapper  ni  de  lui 
faire  le  moindre  mal.  Allez  ,  ck  ne  perdez 
pas  de  temps. 

Le  vifir  fut  promptement  obéi  ;  fes  gens 
armés  de  bâtons  ck  conduits  par  l'eunuque 
noir  5  fe  rendirent  en  diligence  chez  Bedred- 
din  Haifan ,  où  ils  mirent  en  pièces  les 
plats  ,  les  chaudrons  ,  les  carTerolles  ,  les 
tables  y  ck  tous  les  autres  meubles  ck  uften- 
files  qu'ils  trouvèrent  ,  ck  inondèrent  fa 
boutique  de  forbet,  de  crème  ck  de  confitu- 
res. A  ce  fpec"tacle  >  Bedreddin  Haffan  fort 
étonné  ;  leur  dit  d'un  ton  de  voix  pitoyable  : 


C'X  VIIIe.  N  u  i  t.  143 
eh  bonnes  gens  ,  pourquoi  me  traitez  -  vous 
de  la  forte  ?  de  quoi  s'agit -il  ?  qu'ai-je  fait? 
N'ed-ce  pas  vous ,  dirent-ils ,  qui  avez  fait 
la  tarte  à  la  crème  que  vous  avez  vendue  à 
l'eunuque  que  vous  voyez  ?  oui  5  c'eft  moi- 
même  5  répondit-il  ;  qu'y  trouve-t-on à  dire  ? 
Je  défie  qui  que  ce  foit  d'en  faire  une  meil- 
leure. Au  lieu  de  lui  répartir  >  ils  continuè- 
rent de  brifer  tout  >  &  le  four  même  ne  fut 
pas  épargné. 

Cependant  les  voifins  étant  accourus  au 
bruit  3  &  fort  furpris  de  voir  cinquante  hom- 
mes armés  commettre  un  pareil  défordre, 
demandoient  le  lu  jet  d'une  fi  grande  vio- 
lence ;  &  Bedreddin  encore  une  fois  dit  à 
ceux  qui  la  lui  faifoient  :  apprenez  -  moi  de 
grâce  quel  crime  je  puis  avoir  commis  •>  pour 
rompre  &  brifer  ainli  tout  ce  qu'il  y  a  chez 
moi  ?  N'eft-ce  pas  vous ,  répondirent  -  ils  5 
qui  avez  fait  la  tarte  à  la  crème  que  vous 
avez  vendue  à  cet  eunuque  ?  Oui  j  oui ,  c'eft 
moi,  répartit-il,  jefoutiens  qu'elle  e/t  bonne? 
ck  je  ne  mérite  pas  le  traitement  injufte  que 
vous  me  faites.  Ils  fe  faifirent  de  fa  perfonne 
fans  l'écouter  ;  &  après  lui  avoir  arraché  la 
toile  de  fon  turban ,  ils  s'en  fervirent  pour 
lui  lier  les  mains  derrière  le  dos  ;  puis  ;  le 


H44  Les  mille  et  une  Nuits. 
tirant  par  force  de  fa  boutique ,  ils  commen- 
cèrent à  l'emmener. 

La  populace  qui  s'étoit  affemblée-là ,  tou  - 
diée   de  compafîion    pour  Bedreddin  5  prit 
fon  parti  >  &c  voulut   s'oppofer  au   deffein 
des  gens  de  Schemfeddin.  Mohammed  ;  mais 
il  furvint  en  ce  moment  des  officiers  du  gou- 
verneur de  la  ville  ^  qui  écartèrent  le  peuple, 
&  favorisèrent  l'enlèvement  de  Bedreddin  , 
parce  que   Schemfeddin   Mohammed   étoit 
allé  chez  le  gouverneur  de  Damas  pour  l'in- 
former de  l'ordre  qu'il  avok  donné ,  &  pour 
lui  demander  main- forte  ;  çk  ce  gouverneur  , 
qui  commandoit  fur  toute  la  Syrie  au  nom 
du  fultan   d'Egypte  ^   n'avoit  eu  garde  de 
rien  refufer  au  viiir  de  fon  maître..  On  en- 
trainoir  donc  Bedreddin  malgré  Cqs  cris  ck 
fes  larmes. 

Scheherazade  n'en  put  dire  davantage  ,  à 
caufe  du  jour  qu'elle  vit  paroître  ;  mais  le 
lendemain  elle  reprit  fa  narration,  &  dit  au 
fultan  des  Indes: 


CXIX, 


CXIXe.    Nuit. 


C  X  1  Xe.     NU  I  T. 

^IRE,  le  vifir  Giafar  continuant  de  parler 
au  calife  :  Bedreddin  Haffan ,  dit  -  il  5  avoit 
beau  demander  en  chemin  aux  perfonnes 
qui  l'emmenoient ,  ce  que  l'on  avoit  trouvé 
dans  Ùl  tarte  à  la  crème.*  on  ne  lui  répon- 
doit  rien.  Enfin  il  arriva  fous  les  tentes  5  ou 
on  le  fit  attendre  jufqu'à  ce  que  Schemfed- 
din  Mohammed  fût  revenu  de  chez  le  gou- 
verneur de  Damas. 

Le  vifir  étant  de  retour  y  demanda  des 
nouvelles  du  pâtifîîer  ;  on  le  lui  amena.  Sei- 
gneur ?  lui  dit  Bedreddin  les  larmes  aux 
yeux ,  faites-moi  la  grâce  de  me  dire  en  quoi 
je  vous  ai  offenfé.  Ah  9  malheureux  >  répon- 
dit le  vifir ,  n'efl-ce  pas  toi  qui  a  fait  la  tarte 
à.  la  crème  que  tu  m'as  envoyée  ?  J'avoue 
que  c'eft  moi,  repartit  Bedreddin  ;  quel  crime 
ai- je  commis  en  cela  ?  Je  te  châtierai  comme 
tu  le  mérites  9  répliqua  Schemfeddin  Moham- 
med y  &  il  t'en  coûtera  la  vie  pour  avoir 
fait  une  fi  méchante  tarte.  Hé  bon  dieu -, 
s'écria  Bedreddin  :  qu'eft-ce  que  j'entends  I 
eft-ce  un  crime  digne  de  mort  d'avoir  fait 
une  méchante  tarte  à  la  crème  !  oui ,  dit  le 
Tome  VIIL  G 


146  Les  mille  et  une  Nuits, 
vifir  9  &  tu  ne  dois  pas  attendre  de  moi  un 
autre  traitement. 

Pendant  qu'ils  s'entretenoient  ainû"  tous 
deux>  les  dames 5  qui  s'étoient  cachées, oh** 
fervoient  avec  attention  Bedreddin ,  qu'elles 
n'eurent  pas  de  peine  à  reconnoître  ,  mal- 
gré le  long  temps  qu'elles  ne  l'avoient  vu. 
La  joie  qu'elles  en  eurent  fut  telle ,  qu'elles 
en  tombèrent  évanouies.  Quand  elles  fu- 
rent revenues  de  leur  évanouifTement ,  elles 
vouîoient  s'aller  jeter  au  cou  de  Bedreddin  ; 
mais  la  parole  qu'elles  avoient  donnée  au 
vilir  de  ne  fe  point  montrer ,  l'emporta  fur 
les  plus  tendres  mouvemens  de  l'amour  &  de 
la  nature. 

Comme  Schemfeddin  Mohammed  a  voit 
réfolu  de  partir  cette  même  nuit ,  il  fit  plier 
les  tentes  &  préparer  les  voitures  pour  fe 
mettre  en  marche  :  &  à  l'égard  de  Bedred- 
din ,  il  ordonna  qu'on  le  mît  dans  une 
cauTe  bien  fermée  3  &  qu'on  le  chargeât  fur 
un  chameau.  D'abord  que  tout  fut  prêt 
pour  le  départ  ?  le  vifir  ck  les  gens  de  fa 
fuite  fe  mirent  en  chemin.  Ils  marchèrent 
le  reMe  de  la  nuit  &  le  jour  fuivant  fans 
fe  repofer.  Ils  ne  s'arrêtèrent  qu'à  l'entrée 
de  la  nuit.  Alors  on  tira  Bedreddin  HafTan 
de  fa  caille  pour  lui  faire  prendre  de  la  nour- 


C  X  ï  Xe.  N  v  l  r.  147 
îïture  °,  mais  on  eut  foin  de  le  tenir  éloigné 
de  fa  mère  &  de  fa  femme  ;  &:  pendant 
vingt  jours  que  dura  le  voyage  ,  on  le  traita 
de  la  même  manière. 

En  arrivant  au  Caire  ,  on  campa  aux  en- 
virons de  la  ville  par  ordre  du  viflr  Schem- 
feddin  Mohammed  ?  qui  fe  fit  amener  Be- 
dreddin >  devant  lequel  il  dit  à  un  charpen- 
tier qu'il  avoit  fait  venir  :  va  chercher  du 
bois  &c  dreïfe  promptement  un  poteau.  Hé, 
feigneur  ?  dit  Bedreddin  ,  que  prétendez- 
vous  faire  de  ce  poteau.  T'y  attacher, 
repartit  le  viiir ,  Se  te  faire  enfuite  prome- 
ner par  tous  les  quartiers  de  la  ville,  afin 
qu'on  voye  en  ta  perfonne  un  indigne  pâ- 
tiffier ,  qui  fait  des  tartes  à  la  crème  fans  y 
mettre  de  poivre.  A  ces  mots  •>  Bedreddin 
HalTan  s'écria  d'une  manière  fi  plaifante  , 
que  Schemfeddin  Mohammed  eut  bien  de 
la  peine  à  garder  fon  férieux  ?  Grand  Dieu  ! 
c'eft  donc  pour  n'avoir  pas  mis  de  poivre 
dans  une  tarte  à  la  crème  >  qu'on  veut  me 
faire  foufFrir  une  mort  auiîi  cruelie  quigno- 
rninieufe. 

En  achevant  ces  mots ,  Scheherazade  re- 
marquant qu'il  étoit  jour  ,  fe  tut  ^  &  Schali- 
riar  fe  leva  en  riant  de  tout  fon  cceur  de 
la  frayeur    de  Bedreddin  ,  çk  forl  curieux 

G  n 


148  Les  mille  et  une  Nuits; 

d'entendre  la  fuite  de  cette  hiftoire  y  qui 
la  fuit  an  e  reprit  de  cette  forte  le  lendemain 
avant  le  jour  : 

:'  '  —        '    a 

C  X  Xe.     NUIT. 

OIRE ,  le  calife  Haroun  Alrafchid ,  malgré 
fa  gravite^  ne  put  s'empêcher  de  rire,  quand 
le  vifir  Giafar  lui  dit  que  Schemieddin  Mo- 
hammed menaçoit  de  faire  mourir  Bedreddm 
pour  n'avoir  pas  mis  du  poivre  dans  la  tarte  à 
la  crème  qu'il  avoit  vendue  à  Schaban.  Hé 
quoi  ,  difoit  Bedreddin ,  faut-il  qu'on  ait  tout 
rompu  (k  brifé  dans  ma  maifon  ,  qu'on  m'ait 
emprifonné  dans  une  caifTe ,  &  qu'enfin  on 
s'apprête  à  m'attacher.  à  un  poteau  ;  &  tout 
cela  parce  que  je  ne  mets  pas  de  poivre  dans 
une  tarte   à   la   crème  ?  Hé  grand    Dieu , 
qui  a  jamais  ouï  parler  d'une  pareillerhofe  } 
Sont-ce   là  des  aclions  de  Mufulmans ,  de 
perfonnes  qui  font  profeffion  de  probité ,  de 
juftice,  6c  qui   pratiquent  toutes  fortes  de 
bonnes  œuvres  ?  En  difant  cela  >  il  fondoit 
en  larmes;  puis  recommençant  fes  plaintes: 
Non ,  reprenoit-il  y  jamais  perfonne  n'a  été 
traité    fi  injuftement   ni  il  rigoureufement. 
Eft-il  poffible  qu'on  foit   capable  d'ôter  la 


C  X  X6.    Nui  t.  149 

vie  à  un  homme  pour  n'avoir  pas  mis  de 
poivre  dans  une  tarte  à  la  crème  ?  Que 
maudites  foient  toutes  les  tartes  à  la  crème  ? 
auffi-bien  que  l'heure  où  je  fuis  né  :  plût  à 
Dieu  que  je  furTe  mort  en  ce  moment  i 

Le  défolé  Bedreddin  ne  celTa  de  fe  lamen- 
ter ;  &  lorfqu'on  apporta  le  poteau  &  les 
clous  pour  l'y  clouer ,  il  pouffa  de  grands 
cris  à  ce  fpeclacîe  terrible  :  O  ciel  ?  dit- il , 
pouvez- vous  iourTrir  que  je  meure  d'un 
trépas  fi  infâme  &  fi  douloureux?  &  cela  pour 
quel  crime  ?  Ce  n'efi:  point  pour  avoir  volé  y 
ni  pour  avoir  tué  9  ni  pour  avoir  renié  ma 
religion  ';  c'err.  pour  n'avoir  pas  mis  de  poivré 
dans  une  tarte  à  la  crème. 

Comme  la  nuit  étoit  alors  déjà  affez  avan- 
cée ,  le  vifir  Schemfeddin  Mohammed  fit 
remettre  Bedreddin  dans  fa  caiffe  ,  &  lui  dit  : 
Demeure  là  jufqu'à  demain  ;  le  jour  ne  fe 
parlera  pas  que  je  ne  te'faffe  mourir.  On 
emporta  la  caiffe  ,  ck  Ton  en  chargea  le  cha- 
meau quil'avoit  apportée  depuis  Damas.  On 
rechargea  en  même  temps  tous  les  autres  cha- 
meaux ;  &  le  vifir  étant  monté  à  cheval ,  fit 
marcher  devant  lui  le  chameau  qui  portoit 
fbn  neveu  ,  ck  entra  dans  la  ville  ,  fuivi  de 
tout  fon  équipage.  Après  avoir  paffé  plu- 
fieurs  rues ,  où  perfonne  ne  parut ,  parce  que 

G  iij 


150  Les  mille  et  uiste  Nuits; 
tout  le  monde  s'ét oit  retiré;  il  fe  rendit  à 
ion   hôtel  ,   où  il   fit    décharger  là  caiiTe , 
avec  défenfe  de  l'ouvrir  que-  lorfqu'il  l'or- 
donner oit, 

Tandis  qu'on  déchargeoit  les  autres  cha- 
meaux 9  il  prit  en  particulier  la  mère  de  Be- 
dreddin  HalTan  ck  fa  fille;  ck  s'adrerlant  à  la 
dernière  :  Dieu  foit  loué  ,  lui  dit-il ,  ma  fille  % 
de  ce  qu'il  nous  a  fait  fi  heureufement  ren- 
contrer votre  coufin  <k  votre  mari:  vous 
vous  fouvenez  bien  apparemment  de  Térat 
où  étoit  votre  chambre  la  première  nuit  de 
vos  noces.  Allez ,  faites  -  y  mettre  toutes 
chofes  comme  elles  étoient  alors.  Si  pour- 
tant vous  ne  vous  en  fouveniezpas  ,  je  pour- 
rois  y  fuppléer  par  l'écrit  que  j'en  ai  fait 
faire.  De  mon  coté  ?  je  vais  donner  ordre  au 
refte. 

Dame  de  Beauté  alla  exécuter  avec  joie 
ce  que  venoit  de  lui  ordonner  fou  père, 
qui  commença  auffî  à  difpofer  toutes  cho- 
fes dans  îafalle,  de  la  même  manière  qu'el- 
les étoient  lorfque  Bedreddin  HafTan  s'y  étoit 
trouvé  avec  le  palfrenier  bofîu  du  fultan 
d'Egypte.  À  mefure  qu'il  lifoit  l'écrit ,  fes 
domelliques  mettaient  chaque  meuble  à  fa 
place.  Le  trône  ne  fut  pas  oublié  >  non  plus 
que  les  bougies  allumées.  Quand  tout  îx\% 


C  X  X  Ie.  Nuit.  15* 
préparé  dans  la  falle ,  le  vifir  entra  dans  la 
chambre  de  fa  fille,  où  il  pofa  l'habillement 
de  Bedreddin  avec  la  bourfe  de  fequins.  Cela 
étant  fait ,  il  dit  à  Dame  de  Beauté  :  Désha- 
billez-vous 9  ma  fille,  &  vous  couchez.  Dès 
que  Bedreddin  fera  entré  dans  cette  chambre, 
plaignez-vous  de  ce  qu'il  a  été  dehors  trop 
long-temps  y  ck  dites  lui  que  vous  avez  été 
bien  étonnée  en  vous  réveillant  de  ne  le  pas 
trouver  auprès  de  vous.  Preffez-le  de  fe 
remettre  au  lit  5  ôk  demain  matin  vous  nous 
divertirez ,  madame  votre  belle-mère  &  moi, 
en  nous  rendant  compte  de  ce  qui  fe  fera  pafïe 
entre  vous  ck  lui  cette  nuit.  A  ces  mots  ,  il 
fortit  de  l'appartement  de  fa  fille  5  ôk  lui  laiffa 
la  liberté  de  fe  coucher. 

Scheherazade  vouîoit  pourfuivre  fon  récit? 
mais  le  jour  qui  commença  à  paroître  l'en 
empêcha. 

C  X  X  Ie.     NUIT. 

OUR  la  fin  de  la  nuit  fuivante  3  le  fultan  des 
Indes  ,  qui  avoit  une  extrême  impatience 
d'apprendre  comment  fe  dénoueroit  l'hiftoire 
de  Bedreddin ,  réveilla  lui-même  Schehera- 
zade ,  6k  l'avertit  de  la  continuer  ;  ce  qu'elle 

G  iv 


î<$2  LES  MIL1E  ET  UNE  NUITS, 
fît  en  ces  termes  :  Schemfeddin  Mohammed  * 
dit  le  vifir  Giafar  au  calife ,  fit  fortir  de  la  falle 
tous  les  domeltiques  qui  y  étoient  >  &  leur 
ordonna  de  s'éloigner,  à  la  réferve  de  deux 
ou  trois  qu'il  fit  demeurer.  Il  les  chargea 
d'aller  tirer  Bedreddin  liors  de  la  caiffe  ,  de  le 
mettre  en  chemife  &  en  caleçon  ^  de  le  con- 
duire en  cet  état  dans  la  falle  >  de  l'y  laiflfer 
tout  feulj  &  d'en  fermer  la  porte* 

Bedreddin  HafTan  ,  quoïqu'accablé  de  dou- 
leur ,  s'étoit  endormi  pendant  tout  ce  temps- 
là  •>  iî  bien  que  les  domeftiques  du  vifir  l'eu- 
rent plutôt  tiré  de  la  caiffe  ,  mis  en  chemife 
'6c  en  caleçon ,  qu'il  ne  fut  réveillé  ;  &  ils 
le  transportèrent  dans  la  falle  n  brufquement^ 
qu'ils  ne  lui  donnèrent  pas  le  loifir  de  fe  re- 
connoître.  Quand  il  fe  vit  feul  dans  la  fallef 
il  promena  fa  vue  de  toutes  parts  ?  ck  les  cho- 
ies qu'il  voyoit ,.  rappelant  dans  fa  mémoire 
le  fouvenir  de  fes  noces  5  il  s'apperçut  avec 
éconnement  que  c'étoit  la  même  falle  où  il 
avoit  vu  le  palfrenier  bofîu.  Sa  furprife  aug- 
menta encore  >  îorfque  s'etant  approché 
doucement  de  la  porte  d'une  chambre  qu'il 
trouva  ouverte ,  il  vit  dedans  fan  habillement 
au  même  endroit  où  il  fe  fouvenoit  de  l'avoir 
«us- la  nuit  de  fes  noces.  Bon  Dieu  3  dit-il  en. 


C  X  X  Ie.  Nuit.  153 
fe  frottant  les  yeux  ?  fuis-jé  endormi ,  fuis-je 
éveillé  ? 

Dame  de  Beauté  qui  l'obfervoit  ,   après 
s'être  divertie  de  Ton  étonnement  y  ouvrit 
lout-à-coup  les  rideaux  de  fon  lit ,  &  avan- 
çant la  tête  :  Mon  cher  feigneur ,  lui  dit-elle 
d'un  ton  allez  tendre ,  que  faites-vous  à  la 
porte  ?  venez  vous  recoucher.  Vous  avez 
demeuré  dehors  bien  long-temps.  J'ai  été 
fort  furprife   en  me  réveillant  de  ne  vous 
pas  trouver  à  mes  côtés.  Bedreddin  HarTan 
changea  de  vifage,  lorfqu'ii  reconnut  que  la 
dame  qui  lui  parloit   étoit  cette  charmante 
perfonne  avec  laquelle  il  fe  fouvenoit  d'avoir 
couché.  Il  entra  dans  la  chambre  ;  mais  au 
lieu  d'aller  au  lit  y  comme  il  étoit  plein  des 
idées  de  tout  ce  qui  lui  étoit  arrivé    depuis 
dix  ans ,  &  qu'il  ne  pouvoit  fe  perfuader 
que  tous  ces  événemens ,  fe  fuflent  paffés 
en  une  feule  nuit ,  il  s'approcha  de  la  chaife 
où  étoient  fe  s  habits  ck  la  bourfe  de  fequins  ; 
&:  après  les  avoir  examinés  avec  beaucoup 
d'attention  :  Pàh  le  grand  Dieu  vivant ,  s'é- 
cria-t-il,  voilà  dés  chofes    que    je    ne  puis 
comprendre  !  La  dame ,  qui  prenoit  plaifir  à 
voir  fon  embarras  ?  lui  dit:  Encore  une  fois? 
feigneur ,  venez  vous  remettre  au  lit  :  à  quoi 
vous  amufez-vous  ?  A  ces  paroles ,  il  s'avança 

G  v 


SÏ4  ^ES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 
vers  Dame  de  Beauté  :  Je  vous  fupplie*. 
madame  >  lui  dit-il ,  ^e  m'apprendre  s'il  y  ai 
long-temps  que  je  fuis  auprès  de  vous.  La: 
quefhon  me  furprend ,  répondit-elle  ;  eft-ce 
que  vous  ne  vous  êtes  pas  levé  d'auprès  de 
moi  tout-à-l'heure  }  Il  faut  que  vous  ayez 
l'efprit  bien  préoccupé.  Madame  ,  reprit  Be- 
dreddin  %  je  ne  l'ai  afTurément  pas  fort  tran- 
quille. Je  me  fouviens  y  il  efl  vrai ,  d'avoir 
été  près  de  vous  ;  mais  je  me  fouviens  auflï 
d'avoir  depuis  demeuré  dix  ans  à  Damas.  Si 
j'ai  en  efFet  couché  cette  nuit  avec  vous  5 
je  ne  puis  pas  en  avoir  été  éloigné  fî  long» 
temps.  Ces  deux  chofes  font  oppofées.  Dites- 
moi  j  de  grâce  ,  ce  que  fen  dois  penfer  ;  fi 
mon  mariage  avec  vous  eft  une  illuiion,  ou 
û  c'efî  un  fonge  que  mon  abfence.  Oui,  fei°- 
gneur ,  repartit  Dame  de  Beauté  ,.  vous  avez- 
rêve,  fans  doute ,  que  vous  avez  été  à  Da- 
mas. Il  n'y  a  donc  rien  de  û  plaifant,  s'é~ 
cria  Bedreddiri  en  faifant  un  éclat  de  rire.. 
Je  fuis  aiTuré  >  madame  ?.  que  ce.  fonge  va 
vous  paroitre  très  *  réjouHIant.  Imaginez- 
vous  ,  s'il  vous  plaît,  que  je  me  fuis  trouvé 
à  la  porte  de  Damas  en  chemife  &  en  cale- 
çon y  comme  je  fuis  en  ce  moment;  que  je 
fuis  entré  dans  la  ville  aux  huées  d'une  po» 
fula.ce  qui  me  fuiv.oii  en  rninfulîant  j  que  '%& 


CXXK  Nuit.  15^ 
me  fuis  fauve  chez  un  pâtifîier ,  qui  m'a 
adopté  ,  m'a  appris  fon  métier,  &c  m'alaifTé 
tous  fes  biens  en  mourant  ;  qu'après  fa 
mort  5  j'ai  tenu  fa  boutique.  Enfin  >  madame, 
il  m'en1  arrivé  une  infinité  d'autres  aventures 
qui  feroient  trop  longues  à  raconter  ;  &c 
tout  ce  que  je  puis  vous  dire?  c'eft  que  je 
n'ai  pas  mal  fait  de  m'éveiller  y  fans  cela  3  ori 
m'alloit  clouer  à  un  poteau.  Eh  pour  quel 
fujet,  dit  Dame  de  Beauté  en  faifant  l'é- 
tonnée ,  vouloit-on  vous  traiter  fi  cruelle- 
ment ?  Il  falloit  donc  que  vous  euffiez  com- 
mis un  crime,  énorme.  Point  du  tout  \  ré- 
pondit Bedreddin>  c'étoit  pour  la  çhofe  du 
monde  la  plus  bizarre  Se  la  plus  ridicule. 
Tout  mon  crime  étoit  d'avoir  vendu  une 
tarte  à  la  crème  où  je  n'avois  pas  mis  de 
poivre.  Ah  pour  cela  y  dit  Dame  de  Beauté 
en  riant  de  toute  fa  force  >  il  faut  avouer 
qu'on  vous  faifoit  une  horrible  injuftice.  Oh* 
madame  ,  répliqua- t-il ,  ce  n'en1  pas  tour 
encore  ;  pour  cette  maudite  tarte  à  la  crème  > 
où  l'on  me  reprochoit  de  n'avoir  pas  mis  de 
poivre  >  on  avoit  tout  rompu  ck  tout  brifê 
dans  ma  boutique  *,  on  m'avoit  lié  avec  des 
cordes  3  &C  enfermé  dans  une  caille  où  jiéf 
tois  û  étroitement ,  qu'il  me  fembie  que  je 
m'en  {çns  encore.  Enfin }  on  avoit  fait  venir 

G  vj 


156  Les  Mille  et  une  Nuits1. 
un.  charpentier  ?  &  on.  lui  avoir,  commande 
de  dreiïer  un  poteau  pour  me  pendre.  Mais- 
Dieu  ïoit  béni  de  ce  que  tout  cela  n'en1  quain 
ouvrage  du  fommeiL 

Scheherazade  5  en  cet  endroit,  apperce* 
-vant  k  jour  ,  ceffà  de  parler.  Schahriar  ne 
put  s'empêcher  de  rire  de  ce  que  Bedreddin 
Haffan  avoit  pris  une  chofe  réelle  pour  un 
fonge.  Il  faut  convenir ,  dit-il >  que  cela  eft 
très-plaifant ,  ck  je  fins  perfuadé  que  le  len- 
demain le  vinr  Schemfecldin  Mohammed 
ck  fa  belle- fœur  s'en  divertirent  extrême- 
ment. Sire,  répondit  la  fultane  >  c'éft  ce 
que  j'aurai  l'honneur  de  vous  raconter  lanuil 
prochaine  y  n  votre  majefîé  veut'bien  me 
îaifTer  vivre  jufqu'à  ce  temps-là.  Le  fultan  des.. 
Indes  fe  leva  fans  rien  répliquer  à  ces  paroles  ï 
mais  il  étoit  fort  éloigné  d'avoir  une  autre 

13 

C  X  X  I  Ie.     NUI  T. 

CHEHERAZAî>E  ,  réveillée  avant  le  -  jour> 
ïeprit  ainfi  la  parole  :  Sire  >  Bedreddin  ne 
pafïa  pas  tranquillement  la  nuit  ;  il  fe  réveiÎH 
îoit  de  temps  en  temps  ,  ck  fe  demandoit  à 
lui-même  s'il  revoit  ou  s,'il  étolt  éveillé*  Il  fe 


C  X  X  I  P.     Nuit.        177 

déficit  de  fon  bonheur;  &  cherchant  à  s'en 
aflurer  3  il  ouvroit  les  rideaux  y  &c  parcpu-*- 
rcit  des  yeux  toute  la  chambre.  Je  ne  me 
trompe  pas  5  difoit-il ,  voilà  la  même  cham- 
bre où  je  fuis  entré  à  la  place  du  boiïu ,  Se 
je  fuis  couché  avec  la  belle  dame  qui  lui  étoifc 
deftinée.  Le  jour  qui  paroiiîoit  n'avoit  pas 
encore  difiipé  fon  inquiétude ,  lorfque  le  vifir 
Schemfeddin  Mohammed •>  fon  oncle,  frappa 
à  la  porte  5  &  entra  prefqu'en  même- temps 
pour  lui  donner  le  bon  jour. 

Bedreddin  Haffan  fut  dans  une  furprifé 
extrême  de  voir  paroître  fubitement  un  hom- 
me qu'il  connoiffoit  fi  bien  5  mais  qui  n'avoit 
plus  l'air  de  ce  juge  terrible  qui  avoit  pro- 
noncé l'arrêt  de  fa  mort.  Ah  !  c'efî.  donc  vous, 
s'écria-t-il?  qui  m'avez  traité  fi  indignement 
ck  condamné  à  une  mort  qui  me  fait  encore 
horreur  ?  pour  une  tarte  à  la  crème  où  je  n'a- 
vois  pas  mis  de  poivre.  Le  vifir  fe  prit  à  rire, 
ck  pour  le  tirer  de  peine,  il  lui  conta  com- 
ment >  par  le  minifTère  d'un  génie  5  (  car*  le 
récit  du  bofïu  lui  avoit  fait  foupçonner  l'a- 
venture) \  il  s'étoit  trouvé  chez  lui ,  &  avort 
époufé  fa  fille  à  la  place  du  palfrenier  du  ful- 
tan.  Il  lui  apprit  enfuite  que  c'étoit  par  le 
cahier  écrit  de  la  main  de  Noureddin  Alî  , 
-qu'il- avoit  découvert  qu'il  é toit  fon  neveu  i 


15S  Les  mille  et  une  Nuits. 
&:  enfin  il  lui  dit5  qu'en  conféquence  de  cette 
découverte  ,  il  étoit  parti  du  Caire  5  &  étoit 
allé  jufqu'à  Balfora  pour  le  chercher.  &  ap- 
prendre de  fes  nouvelles.  Mon  cher  neveu  * 
ajouta-t-il  en  FembrafTant  avec  beaucoup  de 
tendrefife  ,  je  vous  demande  pardon  de  tout 
ce  que  je  vous  ai  fait  foufTrir  depuis  que  je 
vous  ai  reconnu.  J'ai  voulu  vous  ramener 
chez  moi  avant  que  de  vous  apprendre  votre 
bonheur,  que  vous  devez  trouver  d'autant 
plus  charmant  j  qu'il  vous  a  coûté  plus  de 
peine.  Confolez-vous  déboutes  vos  afflictions, 
par  la  joie  de  vous  voir  rendu  aux  perfonnes 
qui  vous  doivent  être  les  plus  chères.  Pen- 
dant que  vous  vous  habillerez  ,  je  vais  aver- 
tir madame  votre  mère  ,  qui  eft  dans  une 
grande  impatience  de  vous  embralTer ,  ck  je 
vous  amènerai  votre  fils ,  que  vous  avez  vu 
à  Damas ,  &  pour  qui  vous  vous  êtes  fenti 
tant  d'inclination  fans  le  connoître. 

Il  n'y  a  pas  de  paroles  afTez  énergique^ 
pour  bien  exprimer  quelle  fut  la  joie  de  Be- 
dreddin  lorfqu'il  vit  fa  mère  &  fon  fils  Agib» 
Ces  trois  perfonnes  ne  ceMoient  de  s'embraf^ 
fer ,  &  de  faire  paroître  tous  les  tranfports 
que  le  fang  &  la  plus  vive  tendrefie  peuvent 
infpirer.  La  mère  dit  les  chofes  du  monde 
les  plus  touchantes  à  Bedreddin  ;  elle  lui 


C  X  X  I  K  Nuit.  199 
parla  de  la  douleur  que  lui  avoit  caufée  une 
û  longue  abfence ,  &  des  pleurs  qu'elle  avoit 
verfées»  Le  petit  Agib,  au  lieu  de  fuir  com- 
me à  Damas  les  embraiTemens  de  (on  père  9, 
ne  fe  larToit  point  de  les  recevoir  ;  ek  Bedred- 
din  Haffan  ,  partagé  entre  deux  objets  iî 
dignes  de  fon  amour  ,  ne  croyoit  pas  leur 
pouvoir  donner  allez  de  marques  de  foa 
afeclion. 

Pendant  que  ces  cho  fes  fe  parlbient  ches 
Schemfeddin  Mohammed ,  ce  vifir  étoit  allé 
au  palais  rendre  compte  au  fultan  de  l'heureux 
fuccès  de  fon  voyage.  Le  fultan  fut  û  charmé 
du  récit  de  cette  merveiîîeufe  hiftoire  y  qu'il 
la  fit  écrire  ,  pour  être  confervée  foigneufe- 
ment  dans  les  archives  du  royaume.  Audi  tôt 
que  Schemfeddin  Mohammed  fut  de  retour 
au  logis  y  comme  il  avoit  fait  préparer  un 
fuperbe  fefiin ,  il  fe  mit  à  table  avec  fa  fa^ 
mille  ,  &  toute  fa  maifon  paiTa  la  journée 
dans  de  grandes  réjouhTances. 

Le  vifir  Giafar  ayant  ainfi  achevé Thiftoire 
de  Bedreddin  Haffan ,  dit  au  calife  Harourk 
Airafchid  :  Commandeur  des  croyans,  voilà 
ce  que  j*avois  à  raconter  à  votre  majefté.  Le 
calife  trouva  cette  hiftoire  fi  furprenante  > 
qu'il  accorda  fans  héfitèr  la  grâce  de  Pefclave 
Riban  \  ck  pour  confoler  le  jeune  homme  i& 


t6o  Les  mille  et  une  Nuits. 
la  douleur  qu'il  avoit  de  s'être  privé  lui-même 
malheureusement  d'une  femme  qu'il  aimoit 
beaucoup  ,  ce  prince  le  maria  avec  une  de 
{es  efclaves)  le  combla  de  biens ,  &  le  chérit 
jufqu'à  fa  mort. . . .  Mais ,  fîre  ?  ajouta  Sche- 
herazade  ?  remarquant  que  le  jour  commen- 
çoit  à  paroître  ,   quelqu'agréable  que  foit 
l'hifloire  que  je  viens  de  raconter  5  j'en  fais 
une  autre  qui  l'eft  encore  davantage  :  fi  votre 
ma  jette  (buhaite  de  l'entendre  la  nuit  pro- 
chaine ,  je  fuis  afTurée  qu'elle  en  demeurera 
d'accord.  Schahriar  fe  leva  fans  rien  dire,  ck 
fort  incertain  de  ce  qu'il  avoit  à  faire.  La 
bonne  fultane,  dit-il  en  lui-même?  raconte 
de  fort  longues  hiftoires  ;  &  quand  une  fois 
elle  en  a  commencé  une,  il  n'y  a  pas  moyen 
de  refufer  de  l'entendre  toute  entière.  Je  ne 
fais  fi  je  ne  devrois  pas  la  faire  mourir  aujour- 
d'hui ;  mais  non,  ne  précipitons  rien;  l'his- 
toire dont  elle  me  fait  fête  eft  peut-être  plus 
divertiffante   que   toutes  celles  qu'elle  m'a 
racontées  jufqu'ici;  il- ne  faut  pas  que  je  me 
prive  du  plaifir  de  l'entendre  ;  après  qu'elle 
m'en  aura  fait  le  récit?  j'ordonnerai  fa  mort. 


CX XI  IIe.     Nuit.        161 


m 


C  X  X  I  I  Ie.    NUIT. 

JJinarzade  ne  manqua  pas  de  réveiller 
avant  le  jour  la  fultane  àes  Indes  >  laquelle  9 
après  avoir  demandé  àSchahriar  la  permitlion 
de  commencer  rhiitoire  qu'elle  avoit  promis 
de  raconter ,  prit  ainfi  la  parole  : 

Hiftoire  du  petit  Bojfu* 

Il  y  avoit  autrefois  à  Cafgar  ^  aux  extré- 
mités de  la  grande  Tartarie ,  un  tailleur  qui 
avoit  une  très-belle  femme  qu'il  aimoit  beau- 
coup ,  &  dont  il  étoit  aimé  de  même.  Un 
jour  qu'il  travailloit ,  un  petit  boiîu  vint 
s'affeoir  à  l'entrée  de  fa  boutique  >  &  fe  mk 
à  chanter  en  jouant  du  tambour  de  bafque, 
Le  tailleur  prit  plaiiir  à  l'entendre  •>  &C  réfoluî 
de  l'emmener  dans  fa  maifon  pour  réjouir  fa 
femme  ;  avec  fes  chanfons  plaifantes ,  difoit- 
il,  il  nous  divertira  tous  deux  ce  foir.  Il  luijen 
fit  la  proportion  5  ck  le  bofïu  l'ayant  accep- 
tée ,  il  ferma  fa  boutique  &  le  mena  chez  lui, 

Dès  qu'ils  y  furent  arrivés ,_  la  femme  du 
tailleur  y  qui  avoit  déjà  mis  le  couvert ,  parce 
qu'il  étoit  temps  de  fouper ,  fervit  un  bon 


ï6i  Les  mille  et  une  Nuits» 

plat  de  poifîbn  qu'elle  avoit  préparé.  Ils  fè 
mirent  tous  trois  à  table  ;  mais  en  mangeant  9 
le  boiTu  avala  par  malheur  une  groffe  arrête 
ou  un  os  3  dont  il  mourut  en  peu  de  mo- 
mens ,  fans  que  le  tailleur  ck  fa  femme  y 
puffent  remédier.  Ils  furent  l'un  ck  l'autre 
d'autant  plus  effrayés  de  cet  accident ,  qu'il 
étoit  arrivé  chez  eux  3  ck  qu'ils  avoient  fujet 
de  craindre  que  fi  la  juftjce  venoit  à  le  favoir, 
on  ne  les  punît  comme  des  afTaflins.  Le  mari 
néanmoins  trouva  un  expédient  pour  fe. dé- 
faire du  corps  mort  ;  il  fit  réflexion  qu'il  de- 
meuroit  dans  le  voifmage  un  médecin  juif; 
ôk  Fà-deïïus  ,  ayant  formé  un  projet ,  pour 
commencer  à  l'exécuter  •>  fa  femme  ck  lui 
prirent  le  boflu,  l'un  par  les  pieds  3  l'autre 
par  la  tête  ,  ck  le  portèrent  jufqu'au  logis  du 
médecin.  Ils  frappèrent  à  fa  porte  3  où  abou- 
tifloit  un  efcalier  très-roide  ,  par  où  l'on 
montoit  à  fa  chambre;  une  fervante  defcend 
auflitôt  3  même  fans  lumière ,  ouvre  ck  de- 
mande ce  qu'ils  fouhaitent.  Remontez ,  s'il 
vous  plaît  3  répondit  le  tailleur  3  ck  dites  à 
votre  maître  que  nous  lui  amenons  un  hom- 
me bien  malade  3  pour  qu'il  lui  ordonne  quel- 
que remède.  Tenez3  ajouta-t-il,  en  lui  met- 
tant en  main  une  pièce  d'argent ,  donnez-lui 
cela  par  avance  p  afin  qu'il  foit  perfuadé  que 


C  X  XI  I  Ie.    N  u  it.       t6j 

nous  n'avons  pas  deiïein  de  lui  faire  perdre 
fa  peine.  Pendant  que  la  fervante  remonta 
pour  faire  part  au  médecin  juif  d'une  fi  bonne 
nouvelle  >  le  tailleur  ck  fa  femme  portèrent 
promptement  le  corps  du  hofîu  au  haut  de 
Pefcalier ,  le  laifsèrent  là  5  &  retournèrent 
chez  eux  en  diligence. 

Cependant  la  fervante  ayant  dit  au  méde- 
cin qu'un  homme  ck  une  femme Tattendoient 
à  la  porte,  ck  le  prioient  de  defcendre  pour 
voir  un  malade  qu'ils  avoient  amené  9  ek  lui 
ayant  remis  entre  les  mains  l'argent  qu'elle 
avoit  reçu  ,  il  fe  laifïa  tranfporter  de  joie  ; 
fe  voyant  payé  d'avance  ,  il  crut  que  c'étoit 
une  bonne  pratique  qu'on  lui  amenoit ,  ck 
qu'il  ne  falloit  pas  négliger.  Prens  vite  de  la 
lumière,  dit-il  à  fa  fervante,  ck  fuis-mou 
En  difant  cela,  il  s'avança  vers  Pefcalier  avec 
tant  de  précipitation  y  qu'il  n'attendit  point 
qu'elle  Téclairât  ;  ck  venant  à  rencontrer  le 
bofïu ,  il  lui  donna  du  pied  dans  les  côtes  fi 
rudement ,  qu'il  le  fit  rouler  jufqu'au  bas  de 
Pefcalier  :  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  tombât  ck  ne 
roulât  avec  lui.  Apporte  donc  vite  de  la  lu- 
mière ,  cria- 1- il  à  fa  fervante»  Enfin  elle 
arriva  ;  il  defcendit  avec  elle ,  ck  trouvant 
que  ce  qui  avoit  roulé  étoit  un  homme 
ïnort;,  il  fut  tellement  effrayé  de  ce  fpeftacle3 


ï$4  Les  mille  et  une  Nuits. 

qu'il  invoqua  Moïfe ,  Aaron*  Jofuéj  Efdras, 
ck  tous  les  autres  prophètes  de  fa  loi.  Mal- 
heureux que  je  fuis  5  difoit-il ,  pourquoi  ai- 
je  voulu  defcendre  fans  lumière?  J'ai  achevé 
de  tuer  ce  malade  qu'on  m'avoit  amené.  Je 
fuis  caufe  de  fa  mort ,  &  fi  le  bon  âne  d'Ef- 
dras  (  1  )  ne  vient  à  mon  fecours,  je  fuis 
perdu.  Hélas  ,  on  va  bientôt  me  tirer  de 
chez  moi  comme  un  meurtrier. 

Malgré  le  trouble  qui  l'agitoit ,  il  ne  laiffa 
pas  d'avoir  la  précaution  de  fermer  fa  porte , 
de  peur  que  par  hafard  quelqu'un  5  venant  à 
parler  par  la  rue ,  ne  s'apperçut  du  malheur 
dont  il  fe  croyoit  la  caufe.  Il  prit  enfuite  le 
cadavre  ?  le  porta  dans  la  chambre  de  fa  fem- 
me ?  qui  faillit  à  s'évanouir  quand  elle  le  vit 
entrer  avec  cette  fatale  charge.  Ah  !  c'eft 
fait  de  nous,  s'écria-t-elle  ,  fi  nous  ne  trou- 
vons moyen  de  mettre  cette  nuit  hors  de 
chez  nous  ce  corps  mort  !  Nous  perdrons 
indubitablement  la  vie  il  nous  le  gardons 
jufqu'au  jour.  Quel  malheur!  comment  avez- 
vous  donc  fait  pour  tuer  cet  homme  ?  Il  ne 


(  1  )  L'auteur  Arabe  fe  divertit  ici  aux  dépens  des 
juifs.  Cet  âne  eft  celui  qui,  félon  les  Mahométans , 
fervit  de  monture  à  Efdras  quand  il  vint  de  la  capti- 
vité' de  Babylone  à  Jérufalem. 


Jioiyntt   Jcuip. 


C  X  X  ï  Ve.     Nuit.       16% 

s'agit  point  de  cela  >  repartit  le  juif  3  il  s'agit 
de  trouver  un  remède  à  un  mal  (i  prefïant.... 
Mais  5  fîre>  dit  Scheherazade  en  s'interrom- 
pant  en  cet  endroit  y  je  ne  fais  pas  réflexion 
qu'il  eft  jour.  A  ces  mots ,  elle  fe  tut ,  ck  la 
nuit  fuivante  y  elle  pourfuivit  de  cette  forte 
riiiftoire  du  petit  bofîu. 


C  X  X  I  Ve.     NUIT. 

jLE  médecin  6k  fa  femme  délibérèrent  en- 
femble  fur  le  moyen  de  fe  délivrer  du  corps 
mort  pendant  la  nuit.  Le  médecin  eut  beau 
rêver  %  il  ne  trouva  nul  ftratagême  pour  for- 
tir  d'embarras  ;  mais  fa  femme  ,  plus  fertile 
en  inventions  ,  dit  :  Il  me  vient  une  penfée  ; 
portons  ce  cadavre  fur  la  terrafTe  de  notre 
logis  5  ck  le  jetons  par  la  cheminée  dans  la 
anaifon  du  mufulman  notre  voifln. 

Ce  mufulman  étoit  un  des  pourvoyeurs 
du  fultan  ;  il  étoit  chargé  du  foin  de  fournir 
l'huile  ?  le  beurre  ck  toutes  fortes  de  grairTes. 
Il  avoit  chez  lui  fon  magafin  y  où  les  rats  ck 
les  fouris  faifoient  un  grand  dégât. 

Le  médecin  juif  ayant  approuvé  l'expé- 
dient propofé ,  fa  femme  ck  lui  prirent  le 
boiïuy  le  portèrent  fur  le  toit  de  leur  maifon  ; 


i66  Les  mille  et  #ne  Nuits. 

ck  après  lui  avoir  parle  des  cordes  fous  les 
aitielles  >  ils  le  defcendirent  par  la  cheminée 
dans  la  chambre  du  pourvoyeur ,  fi  douce- 
ment ?  qu'il  demeura  planté  fur  fes  pieds 
contre  le  mur  comme  s'il  eût  été  vivant. 
Lorfqu'ils  le  fentirent  en  bas  5  ils  retirèrent 
les  cordes  5  6k  le  laifsèrent  dans  l'attitude  que 
je  viens  de  dire.  Ils  étoient  à  peine  defcendus 
ck  rentrés  dans  leur  chambre ,  quand  le  pour- 
voyeur entra  dans  la 'tienne.  Il  revenoit  d'un 
feftin  de  noces ,  auquel  il  avoit  été  invité  ce 
foir-là,  ck  il  avoit  une  lanterne  à  la  main. 
ïl  fut  affez  furpris  de  voir  >  à  la  faveur  de  fa 
lumière,  un  homme  debout  dans  fa  chemi- 
née; mais  comme  il  étoit  naturellement  cou- 
rageux ,  ck  qu'il  s'imagina  que  c'étoit  un  vo- 
leur ,  il  fe  faitit  d'un  gros  bâton ,  avec  quoi 
courant  droit  au  bofîu  :  Ah  !  ah  !  lui  dit-il  j 
je  m'imaginois  que  c'étoient  les  rats  ck  les  fou- 
ris  qui  mangeoient  mon  beurre  ck  mes  graif- 
fes ,  ck  c'eft.  toi  qui  defcends  par  la  cheminée 
pour  me  voler  !  Je  ne  crois  pas  qu'il  te 
prenne  jamais  envie  d'y  revenir.  En  ache- 
vant ces  paroles  ,  il  frappa  le  botifu,  ck  lui 
'donna  plusieurs  coups  de  bâton.  Le  cadavre 
tomba  le  nez  contre  terre  ;  le  pourvoyeur 
redoubla  fes  coups;  mais  remarquant  enfin 
'que  le  corps  qu'il  frappe  eti:  fans  mouvement^ 


C  X  X  V*.    Nuit.       ï6> 

ïî  s'arrête  pour  le  confidérer.  Alors ,  voyant 
que  c'étoit  un  cadavre ,  la  crainte  commença 
de  fuccéder  à  la  colère.  Qu'ai  je  fait,  mifé- 
rable  ,  dit-il  ?  Je  viens  dafibmmer  un  hom- 
me :  ah  ,  j'ai  porté  trop  loin  ma  vengeance  ! 
Grand  dieu  ,  fi  vous  n'avez  pitié  de  moi , 
c'en1  fait  de  ma  vie  !  Maudites  foient  mille 
fois  les  graifTes  &  les  huiles  qui  font  caufe 
que  j'ai  commis  une  action  fi  criminelle.  Il 
demeura  pâle  ck  défait  ;  il  croyoit  déjà  voir 
les  miniftres  de  la  juftice  qui  le  traînoient  au 
fupplice  9  &  il  ne  favoit  quelle  réfolution  il 
de  voit  prendre. 

L'aurore  qui  paroifibit  obligea  Schehera- 
zade  à  mettre  fin  à  fon  difcours  ;  mais  elle 
en  reprit  le  fil  fur  la  fin  de  la  nuit  fuivante  i 
&  dit  au  fultan  des  Indes  : 


C  X  X  Ve.     NUIT. 

oire  ,  le  pourvoyeur  du  fultan  de  Cafgar 
en  frappant  le  bofîu  n'avoit  pas  pris  garde 
à  fa  boffe  :  lorfqu'il  s'en  apperçut  ,  il  fit  des 
imprécations  contre  lui.  Maudit  bofiu,  s'écria- 
t'il  ,  chien  de  bofîu  ,  pFût  à  dieu  que  tu 
m'euffes  volé  toutes  mes  graifies ,  &  que  je 
ne  t'eufle  point  trouvé  ici  !  je  ne  fer  ois  pas 


« 


t6S  Les  mille  et  une  Nuits, 
dans  Tembarras  où  je  fuis  pour  l'amour  de 
îoi  ck  de  ta  vilaine  boffe.  Etoiles  qui  brillez 
aux  deux  ?  ajouta~t-il ,  n'ayez  de  la  lumière 
que  pour  moi  dans  un  danger  fi  évident.  En 
difant  ces  paroles,  il  chargea  le  boffu  fur 
fes  épaules  >  fortit  de  fa  chambre  ,  alla  jus- 
qu'au bout  de  la  rue ,  où  l'ayant  pofé  debout 
ck  appuyé  contre  une  boutique  ,  il  reprit 
le  chemin  de  fa  maifon  fans  regarder  der- 
rière lui. 

Quelques  momens  avant  le  jour  ?  un  mar- 
chand chrétien,  qui  étoit  fort  riche  ck  qui 
fourniffoit  au  palais  du  fultan  la  plupart  des 
chofes  dont  on  y  avoit  beibin  ,  après  avoir 
parlé  la  nuit  en  débauche  ,  s'avifa  de  fortir 
de  chez  lui  pour  aller  au  bain.  Quoiqu'il  fût 
ivre  ,  il  ne  laiffa  pas  de  remarquer  que  la 
nuit  étoit  fort  avancée,  6k  qu'on  alloit  bien- 
tôt appeler  à  la  prière  de  la  pointe  du  jour  ; 
c'eft  pourquoi  ,  précipitant  fes  pas  ,  il  fe 
hâtoit  d'arriver  au  bain ,  de  peur  que  quelque 
mufulman  >  en  allant  à  la  mofquée  ,  ne  le 
rencontrât  6k  ne  le  menât  en  prifon  comme 
un  ivrogne.  Néanmoins ,  quand  il  fut  au  bout 
de  la  rue  ,  il  s'arrêta  pour  quelque  befoin  r 
contre  la  boutique  où  le  pourvoyeur  dn 
iultan  avoit  mis  le  corps  du  boffu  ,  lequel 
yenant  à  être  ébranlé;  tomba  fur  le  dos  du 

marchand  ? 


C  X  X  V«.  Nuit.  169 
marchand ,  qui ,  dans  la  penfée  que  c'étoit 
un  voleur  qui  l'attaquoit  ,  le  renverfa  par 
terre  d'un  coup  de  poing  qu'il  lui  déchargea 
fur  la  tête  :  il  lui  en  donna  beaucoup  d'au- 
tres enfuite  >  8c  fe  mit  à  crier  au  voleur. 

Le  garde  du  quartier  vint  à  Tes  cris  ;  & 
voyant  que  c 'étoit  un  chrétien  qui  mal  tr ai- 
toit  un  mufulman  (  car  le  bofîu  étoit  de 
notre  religion  )  :  Quel  lu  jet  avez- vous  ,  lui 
dit-il,  de  maltraiter  ainiî  un  mufulman  ?  Il 
a  voulu  me  voler,  répondit  le  marchand, 
6c  il  s'eft  jeté  fur  moi  pour  me  prendre  à  la 
gorge.  Vous  vous  êtes  aflez  vengé ,  répliqua 
le  garde  en  le  tirant  par  le  bras ,  ôtez-vous 
delà.  En  même-temps  il  tendit  la  main  au 
bofTu  pour  l'aider  à  fe  relever  ;  mais  remar- 
quant qu'il  étoit  mort  :  Oh  !  oh  !  pourfuivit- 
il ,  c'eft  donc  ainïi  qu'un  chrétien  a  la  har- 
die/Te d'aïTafîiner  un  mufulman  !  en  achevant 
ces  mots ,  il  arrêta  le  chrétien ,  &t  le  mena 
chez  le  lieutenant  de  police  ?  où  on  le  mit 
en  prifon  jufqu'à  ce  que  le  juge  fût  levé  ,  & 
en  état  d'interroger  l'accufé.  Cependant  le 
marchand  chrétien  revint  de  fon  ivreffe ,  ck 
plus  il  faifoit  de  réflexions  fur  fon  aventure  , 
mohs  il  pouvoit  comprendre  comment  de 
{impies  coups  de  poing  avoient  été  capables 
d'ôter  la  vie  à  un  homme. 

fomc  V11L  H 


ïyo  Les  mille  et  une  Nuits. 

Le  lieutenant  de  police  ,  fur  le  rapport 
du  garde  ,  &  ayant  vu  le  cadavre  qu'on 
avoit  rapporté  chez  lui ,  interrogea  le  mar- 
chand chrétien  ,  qui  ne  put  nier  un  crime 
qu'il  n'avoit  pas  commis.  Comme  le  bofîu 
appartenoit  au  fultan ,  car  c'étoit  un  de  Tes 
bouffons  ,  le  lieutenant  de  police  ne  voulut 
pas  faire  mourir  le  chrétien ,  fans  avoir  aupa- 
ravant appris  la  volonté  du  prince.  Il  alla 
au  palais  pour  cet  effet ,  rendre  compte  de 
ce  qui  fe  paffoit  au  fultan  9  qui  lui  dit  :  Je 
n'ai  point  de  grâce  à  accorder  à  un  chrétien 
qui  tue  un  mufulman  :  allez  ,  faites  votre 
charge.  A  ces  paroles  ,  le  juge  de  police  fit 
drefîer  une  potence  ,  envoya  des  crieurs 
par  la  ville  ^  pour  publier  qu'on  alloit  pendre 
un  chrétien  qui  avoit  tué  un  mufulman. 

Enfin  on  tira  le  marchand  de  prifon  9  on 
l'amena  au  pied  de  la  potence  ;  ck  le  bour- 
reau y  après  lui  avoir  attaché  la  corde  au 
cou  ^  alloit  l'élever  en  l'air  ,  lorfque  le  pour- 
voyeur du  fultan  fendant  la  preffe  ,  s'a- 
vança en  criant  au  bourreau  :  Attendez  , 
attendez  ,  ne  vous  prefTez  pas  ;  ce  n'en1  pas 
lui  qui  a  commis  le  meurtre ,  c'efî,  moi.  Le 
lieutenant  de  police  qui  afTiffoit  à  l'exécu- 
tion ,  fe  mit  à  interroger  le  pourvoyeur , 
qui  lui  raconta  de  point  en  point  de  quelle 


€  X  X  V  R    Nui  t.       ï7i 

manière  il  avoit  tué  le  boffu ,  &  il  acheva 
■en  difant  qu'il  avoit  porté  fon  corps  à  l'en- 
droit où  le  marchand  chrétien  f  avoit  trouvé. 
Vous  alliez ,  ajouta-t-il ,  faire  mourir  un  in- 
nocent ,  puifqu'il  ne  peut  pas  avoir  tué 
un  homme  qui  n'étoit  plus  en  vie.  C'eft 
bien  affez  pour  moi  devoir  affafliné  un 
anufulman  ,  fans  charger  encore  ma  conf- 
cience  de  la  mort  d'un  chrétien  qui  n'eft  pas 
criminel. 

Le  jour,  qui  commençoit  à  paroîtf e,  empê^ 
cha  Scheherazade  de  pourfuivre  Ton  difcours; 
mais  elle  en  reprit  la  fuite  fur  la  fin  de  la  nuit 
fui  vante. 


CXXV  P.     NUIT. 

OIRE  3  dit-elle ,  le  pourvoyeur  du  fultan  d& 
Cafgar  s  étant  accufé  lui-même  publique- 
trient  d'être  l'auteur  de  la  mort  du  boffu  , 
le  lieutenant  de  police  ne  put  fe  difpenfer  de 
rendre  juffice  au  marchand.  Laiffe  ,  dit-il  au 
bourreau  >  laiffe  aller  le  chrétien  5  &  pends 
cet  homme  à  fa  place,  puifqu'il  eft  évident, 
par  fa  propre  confefîi on ,  qu'il  eff  le  coupa- 
ble. Le  bourreau  lâcha  le  marchand,  mit 
auffitôt  la  corde  au  cou  du  pourvoyeur  j  & 

H.  ij 


171  LES  MIL1E  ET  UNE  NUITS, 
dans  le  temps  qu'il  alloit  l'expédier  ,  il  en* 
tendit  la  voix  du  médecin  juif,  quileprioit 
inftamment  de  fufpendre  l'exécution,  Ôk  qui 
fe  faifoit  faire  place  pour  fe  rendre  au  pied  de 
la  potence. 

Quand  il  fut  devant  le  juge  de  police  :  Sei- 
gneur ,  lui  dit  -  il ,  ce  mufulman  que  vous 
voulez  faire  pendre 5  n'a  pas  mérité  la  mort; 
c'en1  moi  feul  qui  fuis  criminel.  Hier  pendant 
la  nuit ,  un  homme  ck  une  femme  que  je  ne 
connois  pas  y  vinrent  frapper  à  ma  porte 
avec  un  malade  qu'ils  m'amenoient  ;  ma  fer- 
vante  alla  ouvrir  fans  lumière  ,  ck  reçut 
d'eux  une  pièce  d'argent  y  pour  me  venir 
dire  de  leur  part  y  de  prendre  la  peine  de 
defcendre  pour  voir  le  malade.  Pendant 
qu'elle  me  parloit ,  ils  apportèrent  le  malade 
au  haut  de  Tefcalier ,  ck  puis  difparurent.  Je 
defcendis  fans  attendre  que  ma  fervante  eût 
allumé  une  chandelle;  ck  dans  l'obfcurité, 
venant  à  donner  du  pied  contre  le  malade  , 
je  le  fis  rouler  jufqu'au  bas  de  Fefcalier. 
Enfin  je  vis  qu'il  étoit  mort  y  ck  que  c'étoit 
le  mufulman  boiïu  dont  on  veut  aujourd'hui 
venger  le  trépas.  Nous  prîmes  le  cadavre  y 
ma  femme  ck  moi ,  nous  le  portâmes  fur 
notre  toit,  d'où  nous  pafsâmes  fur  celui  du 
pourvoyeur ,  notre  voifin  ,  que  vous  alliez 


CXXVP,  Nuit.  173 
faire  mourir  injustement ,  ck  nous  le  defcen- 
dîmes  dans  fa  chambre  par  fa  cheminée.  Le 
pourvoyeur  l'ayant  trouvé  chez  lui ,  l'a  traité 
comme  un  voleur ,  l'a  frappé  ck  a  cru  l'avoir 
tué  ;  cela  n'efl:  pas ,  comme  vous  le  voyez 
par  ma  dépoiition.  Je  fuis  donc  le  feul  auteur 
du  meurtre  ;  6k  quoique  je  le  fois  contre 
mon  intention  ,  j'ai  réfolu  d'expier  mon 
crime ,  pour  n'avoir  pas  à  me  reprocher  la 
mort  de  deux  mufuîmans ,  en  fouffrant  que 
vous  otiez  la  vie  au  pourvoyeur  du  fultan, 
dont  je  viens  vous  révéler  l'innocence.  Ren- 
voyez-le donc  ,  s'il  vous  plaît,  ck  me  mettez 
à  fa  place ,  puifque  perfonne  que  moi  n'eft 
caufe  de  la  mort  du  bofîu. 

La  fultane  Scheherazade  fut  obligée  d'in- 
terrompre fon  récit  en  cet  endroit ,  parce 
qu'elle  remarqua  qu'il  étoit  jour.  Schahriar 
fe  leva ,  ck  le  lendemain  ayant  témoigné 
qu'il  fouhaitoit  d'apprendre  la  fuite  de  l'hif- 
toire  du  bofîu  ;  Scheherazade  fatisfit  ainfi  fa 
curiofité  : 


$ 


H  iiî 


174  Les.  mille  et  une  Nuits, 

C  X  X  V  I  Ie.     NUIT. 

SiRE  >  dit  -  elle,  àès  que  le  juge  de  po- 
lice fut  perfuadé  que  le  médecin  juif  étoit 
Je  meurtrier  >  il  ordonna  au  bourreau  de 
fe  faifir  de  fa  perfonne  >  ck  de  mettre  en 
liberté  le  pourvoyeur  du  fultan.  Le  médecin 
avoit  déjà  la  corde  au  cou ,  ck  alloit  cefler 
de  vivre  ,  quand  on  entendit  la  voix  du  tail- 
leur ,  qui  prioit  le  bourreau  de  ne  pas  parler 
plus  avant ,  èk  qui  faifoit  ranger  le  peuple 
pour  s'avancer  vers  le  lieutenant  de  police9 
devant  lequel  étant  arrivé  :  Seigneur  ,  lui  dit- 
il  ,  peu  s'en  eil  fallu  que  vous  n'ayez  fait 
perdre  la  vie  à  trois  personnes  innocentes; 
mais  fi  vous  voulez  bien  avoir  la  patience 
de  m'entendre  ,  vous  allez  connoître  le  vé- 
ritable afTaffin  du  borTu.  Si  fa  mort  doit 
être  expiée  par  une  autre,  c'eft  parla  mienne* 
Hier  vers  la  fin  du  jour  >  comme  je  travail- 
lois  dans  ma  boutique  ,  ck  que  j'étois  en 
humeur  de  me  réjouir,  le  bolTu  à  demi-ivre 
arriva  5  ck  s'affit.  Il  chanta  quelque  temps  * 
ck  je  lui  propofai  de  venir  palier  la  foirée 
chez  moi.  Il  y  confentit ,  ck  je  remmenai» 
Nous  nous  mîmes  à  table ,  Ô£  je  lui  fer  vis  un 


CXXVIP.  Nuit.  175 
morceau  de  poifîbn  ;  en  le  mangeant,  une 
arrête  ou  un  os  s'arrêta  dans  fon  golîer  , 
&  quelque  chofe  que  nous  pûmes  faire  ma 
femme  6k  moi  pour  le  foulager  ,  il  mourut 
en  peu  de  temps.  Nous  fûmes  fort  affligés 
de  fa  mort  ;  6k  de  peur  d'en  être  repris  j  nous 
portâmes  le  cadavre  à  la  porte  du  médecin 
juif.  Je  frappai ,  &C  je  dis  à  la  fervante  qui 
vint  ouvrir  y  de  remonter  promptement ,  6k 
de  prier  fon  maître  de  notre  part  de  defeen- 
dre  pour  voir  un  malade  que  nous  lui  ame- 
nions y  6k  afin  qu'il  ne  refusât  pas  de  venir, 
je  la  chargeai  de  lui  remettre  en  main  propre 
une  pièce  d'argent  que  je  lui  donnai.  Dès 
qu'elle  fut  remontée?  je  portai  le  bofïu.  au 
haut  de  l'efcalier  fur  la  première  marche,  6k 
nous  fortîmes  auflitôt  ma  femme  6k  moi  pour 
nous  retirer  chez  nous.  Le  médecin  ,  en 
voulant  defeendre ,  fit  rouler  le  bofïu ,  ce  qui 
lui  a  fait  croire  qu'il  étoit  caufe  de  fa  mort. 
Puifque  cela  eft  ainfi  5  ajouta-t-ih  laiffez  aller 
le  médecin,  6k  me  faites  mourir. 

Le  lieutenant  de  police  6k  tous  les  fpeéta- 
teursne  pouvoient  allez  admirer  les  étranges 
événemens  dont  la  mort  du  boffu  avoit  été 
fuivie.  Lâche  donc  le  médecin  juif,  dit  le 
juge  au  bourreau ,  6k  pends  le  tailleur  * 
puifqu'il  confeffe  fon  crime.  Il  faut  avouer 

H  iv 


iy6  Les  mille  et  une  Nuits* 
que  cette  hiftoire  eft  bien  extraordinaire, 
&  qu'elle  mérite  d'être  écrite  en  lettres  d'or. 
Le  bourreau  ayant  mis  en  liberté  le  méde- 
cin ,  païïa  une  corde  au  cou  du  tailleur. 
Mais,  fire*  dit  Scheherazade  en  s'interrom- 
pant  en  cet  endroit  *  je  vois  qu'il  eft  déjà 
jour;  il  faut  *  s'il  vous  plaît*  remettre  la 
fuite  de  cette  hiftoire  à  demain»  Le  fultan 
des  Indes  y  confentit ,  ck  fe  leva  pour  aller 
a  (qs  fondions  ordinaires* 


C  X  X  V  I  I  Ie.     NUIT. 

JLà  fultane  ayant  été  réveillée  par  fa  fceur  ^ 
reprit  ainii  la  parole  :  Sire  ,  pendant  que  le 
bourreau  fe  préparoit  à  pendre  le  tailleur,  le 
fultan  de  Cafgar  9  qui  ne  pouvoit  fe  païïer 
long-temps  du  boffu  fon  bouffon,  ayant  de- 
mandé à  le  voir  ,  un  de  fes  officiers  lui  dit  : 
Sire,  le  boflu  dont  votre  majefté  efl  en 
peine  *  après  s'être  enivré  hier  ,  s'échappa 
du  palais  >  contre  fa  coutume  9  pour  aller 
courir  par  la  ville,  ck  il  s'eft  trouvé  mort 
ce  matin.  On  a  conduit  devant  le  juge  de 
police  un  homme  accufé  de  l'avoir  tué*  6c 
auffitôt  le  juge  a  fait  dreffer  une  potence. 
Comme  on  alloit  pendre  l'accule  *  un  homme 


C  X  X  V  1 1  h.  Nuit.  177 
efr.  arrivé ,  6k  après  celui-là  un  autre  ,  qui 
s'accufent  eux-mêmes  y  Sffe  déchargent  l'un 
l'autre.  Il  y  a  long-temps  que  cela  dure  5  6k 
le  lieutenant  de  police  eft  actuellement  oc- 
cupé à  interroger  un  troisième  homme  qui  fe 
dit  le  véritable  afTaiîin. 

A  ce  difcours  ,  le  fultan  de  Cafgar  en- 
voya un  huifîier  au  lieu  du  fupplice  :  Allez , 
lui  dit-il  ,  en  toute  diligence ,  dire  au  juge 
de  police  qu'il  m'amène  incerTamment  les 
accufés ,  6k  qu'on  m'apporte  auffi  le  corps 
du  pauvre  boMu  ,  que  je  veux  voir  encore 
une  fois.  L'huiflier  partit  ,  6k  arrivant  dans 
le  temps  que  le  bourreau  commençoit  à 
tirer  la  corde  pour  pendre  le  tailleur  ?  il  cria 
de  toute  fa  force  que  Ton  eût  à  fufpendre 
l'exécution.  Le  bourreau  ayant  reconnu 
î'huiflier ,  n'ofa  parler  outre  ,  6k  lâcha  le 
tailleur.  Après  cela  ,  Fhuirlier  ayant  joint  le 
lieutenant  de  police  ,  déclara  la  volonté  du 
fultan.  Le  juge  obéit ,  prit  le  chemin  du 
palais  avec  le  tailleur  y  le  médecin  juif,  le 
pourvoyeur  ck  le  marchand  chrétien  ,  6k  fit 
porter  par  quatre  de  fes  gens  le  corps  du 
boffu. 

Lorfqti'ils  furent  tous  devant  le  fultan , 
le  juge  de  police  fe  profterna  aux  pieds  de 
ce  prince ,  6k  quand  il  fut  relevé  ,  lui  raconta 

H  v 


178  Les  mille  et  une  Nuits, 
fidellement  tout  ce  qu'il  fa  voit  de  Phiftoire 
du  bofïu.  Le  fultan  la  trouva  û  finguîièrej 
qu'il  ordonna  à  Ton  hiftoriographe  particulier 
le  l'écrire  avec  toutes  Tes  circonftances  ; 
puis  s'adrefTant  à  toutes  les  perfonnes  qui 
étoient  préfentes  :  Avez- vous  jamais  ,  leur 
dit-il  *  rien  entendu,  de  plus  furprenant  que 
ce  qui  vient  d'arriver  à  l'occafion  du  bofTu 
mon  bouffon  ?  Le  marchand  chrétien ,  après- 
s'être  profterné  jufqu'à  toucher  la  terre  de 
fon  front  >  prit  alors  là  parole  :  PukTant 
monarque  ,  dit-il  y  je  fais  une  hiftoire  plus 
étonnante  que  celle  dont  on  vient  de  vous 
faire  le  récit  ;  je  vais  vous  la  raconter  >  û 
votre  majeilé  veut  m'en  donner  la  per- 
miffion.  Les  circonitanc.es  en  font  telles  «> 
qu'il  n'y  a  perfonne  qui  puifTe  les  enten- 
dre fans  en  être  touché.  Le  fultan  lui  per- 
mit de  la  dire  ,  ce  qu'il  fit  en  ces  termes  : 

JÇIifloire  que  raconta  le  Marchand  chrétien*. 

Sire  >  avant  que  je  m'engage  dans  le 
îécit  que  votre  majefté  confent  que  je  lui 
farTe,  je  lui  ferai  remarquer,  s'il  lui  plaît  y 
que  je  n'ai. pas  l'honneur  d'être  ne  dans 
un  endroit  qui  relève  de  fon  empire.  Je  fuis, 
étranger  5  natif  du  Caire  en  Egypte  y  copbt© 


C  X  X  I  X>.    Nuit.       179 

de  nation ,  &  chrétien  de  religion.  Mon  père 
étoit  courtier  ,  &:  il  avoit  amaffé  des  biens 
afîez  confidérables  ,  qu'il  me  laifTa  en  mou- 
rant. Je  fuivis  Ton  exemple?  &c  embraflai 
fa  profeflion.  Comme  j'étois  un  jour  au 
Caire  dans  le  logement  public  des  marchands 
de  toutes  fortes  de  grains ,  un  jeune  mar- 
chand très -bien  fait  &  proprement  vêtu, 
monté  fur  un  âne ,  vint  m' aborder.  Il  me 
falua  y  &  ouvrant  un  mouchoir  où  il  y  avoit 
une  montre  de  féfame  :  Combien  vaut ,  me 
dit-il  y  la  grande  mefure  de  féfame  de  la 
qualité  de  celui  que  vous  voyez, 

Scheherazade  appercevant  le  jour ,  fe  tut 
en  cet  endroit  ;  mais  elle  reprit  fon  difcours 
la  nuit  fuivante ,  &c  dit  au  fultan  des  Indes  % 


C  X  X  I  Xe.     NUIT. 

SiRE,  le  marchand  chrétien  continuant 
de  raconter  au  fultan  de  Cafgar  l'hifloire 
qu'il  venoit  de  commencer  :  J'examinai  9 
dit-il ,  le  féfame  que  le  jeune  marchand  me 
montroit}  &  je  lui  répondis  qu'il  valoit-, 
au  prix  courant ,  cent  dragmes  d'argent  la 
grande  mefure.  Voyez,  me  dit-il,  les  mar- 
chands qui  en  voudront  pour  ce  prix-là  *  '&; 

H  vj 


180  Les  mille  et  une  Nuits) 

venez  jufqu'à  la  porte  de  la  Victoire ,  ou 
vous  verrez  un  khan  féparé  de  toute  autre 
habitation ,  je  vous  attendrai  là.  En  difant 
ces  paroles  ?  il  partit)  ck  me  lahTa  îa  montre 
de  féfame ,  que  je  fis  voir  à  plufieurs  mar- 
chands de  la  place,  qui  me  dirent  tous 
qu'ils  en  prendr oient  tant  que  je  leur  en  vou- 
drois  donner  5  à  cent  dix  dragmes  d^argentîa 
mefure ',  ck  à  ce  compte,  je  trou  vois  à  gagner 
avec  eux  dix  dragmes  par  mefure.  Flatté  de 
ce  profit ,  je  me  rendis  à  la  porte  de  la  Vic- 
toire, où  le  jeune  marchand  m'attendoit.  Il 
me  mena  dans  fon  magafin ,  qui  étoit  plein 
de  féfame.  Il  y  en  avoir  cent  cinquante 
grandes  mefures  ?  que  je  fis  mefurer  ek  char- 
ger fur  des  ânes ,  ck  je  les  vendis  cinq  mille 
dragmes  d'argent.  De  cette  fomme  ,  me  dit 
le  jeune  homme  ,  il  y  a  cinq  cent  dragmes 
pour  votre  droit ,  à  dix  par  mefure ,  je  vous 
les  accorde  ;  ck  pour  ce  qui  eft  du  refte  qui 
m'appartient,  comme  je  n'en  ai  pas  befoin 
préfentement ,  retirez-le  de  vos  marchands, 
&£  me  le  gardez  jufqu'à  ce  que  j'aille  vous 
le  demander.  Je  lui  répondis  qu'il  feroit  prêt 
toutes  les  fois  qu'il  voudroit  le  venir  prendre? 
ou  me  l'envoyer  demander.  Je  lui  baifsi  la 
main  en  le  quittant ,  ck  me  retirai  fort  fatis- 
fait  de  fa  générofité. 


CXXÏX*.      NUÎT.  jSj 

Je  fus  un  mois  fans  le  revoir  :  au  bout  de 
ce  temps-là,  je  le  vis  paroître.  Où  font, 
me  dit  -  il  y  les  quatre  mille  cinq  cent  drag- 
mes  que  vous  me  devez  ?  Elles  font  toutes 
prêtes ,  lui  répondis-je  ,  &  je  vais  vous  les 
compter  tout  -  à  -  l'heure.  Comme  il  étoit 
monté  fur  fon  âne  ?  je  le  priai  de  mettre 
pied  à  terre  ,  Se  de  me  faire  l'honneur  de 
manger  un  morceau  avec  moi  avant  que  de 
les  recevoir.  Non?  me  dit-il 5  je  ne  puis  des- 
cendre à  préfent?  j'ai  une  affaire  preffante 
qui  m'appelle  ici  près  ;  mais  je  vais  revenir  9 
&  en  reparlant,  je  prendrai  mon  argent  5  que 
je  vous  prie  de  tenir  prêt.  Il  difparut  en  ache- 
vant ces  paroles.  Je  l'attendis  5  mais  ce  fut  inu- 
tilement ,  &  il  ne  revint  qu'un  mois  encore 
après.  Voilà  ,  dis-je  en  moi-même  >  un  jeune 
marchand  qui  a  bien  de  la  confiance  en  moi  9 
de  me  lahTer  entre  les  mains  >  fans  me  con- 
noître ,  une  fomme  de  quatre  mille  cinq 
cent  dragmes  d'argent  ;  un  autre  que  lui 
n'en  uferoit  pas  ainfi,  &  craindroit  que  je 
ne  la  lui  emportaife.  Il  revint  à  la  fin  du 
troisième  mois  ;  il  étoit  encore  monté  fur 
fon  âne ,  mais  plus  magnifiquement  habillé 
que  les  autres  fois. 

Scheherazade  voyant  que  le  jour  commen- 
çoit  à  paroître  y  n'en  dit  pas  davantage  cette 


i8i  Les  mille  et  une  Nuits, 
nuit.  Sur  la  fin  de  la   fui  vante  ,  elle  pour- 
suivit   de    cette   manière  >  en  faifant  tou- 
jours parler  le  marchand  chrétien  au  fultan  de 
Cafgar  : 


C  X  X  Xe.     NUIT. 

D'abord  que  j'apperçus  le  jeune  mar- 
chand, j'allai  au-devant  de  lui,  je  le  con- 
jurai de  defcendre ,  &  lui  demandai  s'il  ne 
vouloit  donc  pas  que  je  lui  comptafle  l'argent 
que  j'avois  à  lui.  Cela  ne  prefle  pas ,  me 
répondit -il  d'un  air  gai  &  content.  Je  fais 
qu'il  eft  en  bonne  main  ;  je  viendrai  le 
prendre  quand  j'aurai  dépenfé  tout  ce  que 
j'ai ,  ck  qu'il  ne  me  reftera  plus  autre  chofe. 
Adieu  y  ajouta-t-il,  attendez-moi  à  la  fin  de 
la  femaine.  A  ces  mots  ,  il  donna  un  coup 
de  fouet  à  fon  âne  ,  &  je  l'eus  bientôt 
perdu  de  vue.  Bon,  dis-je  en  moi-même  * 
il  me  dit  de  l'attendre  à  la  fin  de  la  femaine, 
Ôc  félon  fon  difcours ,  je  ne  le  reverrai  peut- 
être  de  long-temps.  Je  vais  cependant  faire 
valoir  fon  argent  ;  ce  fera  un  revenant-hort 
pour  moL 

Je  ne  me  trompai  pas  dans  ma  conjecture; 
l'année  fe  paifa  avant  que  j'enrendhTe  parler 


C  X  X  X*.    N.ur  T.        ifr* 

du  Jeune  homme.  Au  bout  de  Tan  ,  il  parut 
aum*  richement  vêtu  que  la  dernière  fois  ; 
maïs  il  me  fembloit  avoir  quelque  chofe 
dans  Tefprit.  Je  le  fuppliai  de  me  faire  l'hon- 
neur d'entrer  chez  moi.  Je  le  veux  bien 
pour  cette  fois  ,  me  répondit-il ,  mais  à  con^ 
dition  que  vous  ne  ferez  pas  de  dépenfe- 
extraordinaire  pour  moi.  Je  ne  ferai  que  ce 
qu'il  vous  plaira  >  repris- je ,  defcendez  donc 
de  grâce.  Il  mit  pied  à  terre  ,  &c  entra  chez 
moi.  Je  donnai  des  ordres  pour  le  régal  que 
je  vouîois  lui  faire  ;  &  en  attendant  qu'on 
fervît ,  nous  commençâmes  à  nous  entrete- 
nir. Quand  le  repas  fut  prêt ,  nous  nous 
arlimes  à  table.  Dès  le  premier  morceau  y  je 
remarquai  qu'il  te  prit  de  la  main  gauche  > 
&  je  fus  étonné  de  voir  qu'il  ne  fe  fervoït 
nullement  de  la  droite.  Je  ne  favois  ce  que 
j'en  devois  penfer.  Depuis  que  je  connois 
ce  marchand ,  difois-je  en  moi-même ,  il  m'a 
toujours  paru  très -poli;  feroit-iî  poflible 
qu'il  en  usât  ainfî  par  mépris  pour  moi  ^ 
Par  quelle  raifon  ne  fe  fert-il  pas  de  fa  maJm 
droite  ? 

Le  jour ,  qui  éclairoit  l'appartement  dit 
fultan  des  Indes ,  ne  permit  pas  à  Schehe- 
razade  de  continuer  cette  hiftoire  ;  mais; 
elle  en  reprit  la  fuite  le  lendemain  %  &  dit  à 
Schahriar  » 


i&4  Les  mille  et  une  Nuits. 


C  X  X  X  Ie.     NUI  T. 

oire  ,  le  marchand  chrétien  étoit  fort  en 
peine  de  favoir  pourquoi  Ton  hôte  ne  man- 
geoit  que  de  la  main  gauche.  Après  le  repas, 
dit-il  ,  lorfque  mes  gens  eurent  deffervi  & 
fe  furent  retirés  ,  nous  nous  affimes  tous 
deux  fur  un  fopha.  Je  préfemai  au  jeune 
homme  d'une  tablette  excellente  pour  la 
bonne  bouche  ,  &  il  la  prit  encore  de  la 
main  gauche.  Seigneur ,  lui  dis-je  alors  9  je 
vous  fupplie  de  me  pardonner  la  liberté  que 
je  prends  de  vous  demander  d'où  vient  que 
vous  ne  vous  fervez  pas  de  votre  main 
droite  ;  vous  y  avez  mal  apparemment  ?  Il 
fit  un  grand  foupir  au  lieu  de  me  répondre  ; 
&  tirant  fon  bras  droit,  qu'il  avoit  tenu  caché 
jufqu'alors  fous  fa  robe  y  il  me  montra  qu'il 
avoit  la  main  coupée ,  de  quoi  je  fus  extrê- 
mement étonné.  Vous  avez  été  choqué , 
fans-doute  5  me  dit-il ,  de  me  voir  manger 
de  la  main  gauche  ;  mais  jugez  fi  j'ai  pu 
faire  autrement.  Peut-  on  vous  demander  9 
repris- je  ,  par  quel  malheur  vous  avez  perdu 
votre  main  droite  ?  Il  verfa  des  larmes  à 
cette  demande  ;  ck  après  les  avoir  effuyées  9 


C  X  X  X  Ie.  Nuit.  iSç 
il  me  conta  fon  hiftoire  ,  comme  je  vais 
vous  la  raconter. 

Vous  faurez ,  me  dit-il ,  que  je  fuis  natif 
de  Bagdad  ,  fils  d'un  père  riche ,  &  des  plus 
distingués  de  la  ville  par  fa  qualité  &  par 
fon  rang.  A  peine  étois-je  entré  dans  le 
monde  ,  que  fréquentant  des  perfonnes  qui 
avoient  voyagé  ,  &  qui  difoient  des  mer-, 
veilles  de  l'Egypte  ck  particulièrement  du 
grand  Caire ,  je  fus  frappé  de  leurs  difcours  , 
ck  j'eus  envie  d'y  faire  un  voyage  ;  mais 
mon  père  vivoit  encore  5  6c  il  ne  m'en  auroit 
pas  donné  la  permiilion.  Il  mourut  enfin  9 
&  fa  mort  me  laifTant  maître  de  mes  actions, 
je  réfolus  d'aller  au  Caire.  J'employai  une 
très-groffe  fomme  d'argent  en  plusieurs  fortes 
d'étoffes  fines  de  Bagdad  ôc  de  MoufToul  y 
&  me  mis  en  chemin. 

En  arrivant  au  Caire  5  j'allai  defcendre  au 
khan  qu'on  appelle  le  khan  deMefrour;  j'y 
pris  un  logement  avec  un  magafin  5  dans 
lequel  je  fis  mettre  les  ballots  que  j'avois 
apportés  avec  moi  fur  des  chameaux.  Cela 
fait ,  j'entrai  dans  ma  chambre  pour  me  re- 
pofer  &  me  remettre  de  la  fatigue  du  che- 
min ,  pendant  que  mes  gens ,  à  qui  j'avois 
donné  de  l'argent,  allèrent  acheter  des  vivres 
&  firent  la  cuifine.  Après  le  repas ,  j'allai 


iS6  Les  mille  et  une  Nuits. 
voir  le  château  ,    quelques   mofquées  ,  les 
places  publiques  ,  ck  d'autres  endroits  qui 
méritoient  d'être  vus. 

Le  lendemain  ^  je  m'habillai  proprement , 
&  après  avoir  fait  tirer  de  quelques-uns  de 
mes  ballots  de  très-belles  ck  de  très-riches 
étoffes  5  dans  l'intention  de  les  porter  à  un 
bezeftein  (i)  3  pour  voir  ce  qu'on  en  orTri- 
roit  >  j'en  chargeai  quelques-uns  de  mes 
efclaves  ,  ck  me  rendis  au  bezeilein  des  cir- 
caffiens.  J'y  fus  bientôt  environné  d'une 
foule  de  courtiers  ck  de  crieurs  qui  avoîent 
été  avertis  de  mon  arrivée.  Je  partageai  des 
effais  d'étoffes  entre  plufieurs  crieurs,  qui  les 
allèrent  crier  ck  faire  voir  dans  tout  le 
bezeflein  ;  mais  nul  des  marchands  n'en  offrit 
que  beaucoup  moins  que  ce  qu'elles  me  coû- 
taient d'achat  ck  de  fraix  de  voiture.  Cela 
me  fâcha  ;  ck  comme  j'en  marquois  mon 
reffentiment  aux  crieurs  :  Si  vous  voulez 
nous  en  croire  >  me  dirent-ils ,  nous  vous 
enfeignerons  un  moyen  de  ne  rien  perdre 
fur  vos  étoffes. 

En  cet  endroit  j  Scheherazade  s'arrêta  9 
parce  qu'elle  vit  paroître  le  jour.  La  nuit 

(  i  )  Lieu  public  où  fe  vendent  des  étoffes  de  foie 
&  autres  marchandifes  précieufes. 


C  X  X  X  I  Ie.  Nuit.  1J7 
fuivante  ,  elle  reprit  ion  difcours  de  cette 
manière  : 


sa 


C  X  X  X  I  P.    NUIT. 

LE  marchand  chrétien  parlant  toujours  au 
fultan  de  Cafgar  :  Les  courtiers  ck  les  crieurs  9 
me  dit  le  jeune  homme ,  m'ayant  promis  de 
m'enfeigner  le  moyen  de  ne  pas  perdre  fur 
mes  marchandifes  ,  je  leur  demandai  ce  qu'il 
falloit  faire  pour  cela.  Les  diflribuer  à  plu-; 
iieurs  marchands ,  repartirent-ils  ;  ils  les  ven- 
dront en  détail ,  ck  deux  fois  la  fernaine  9  le 
lundi  ck  le  jeudi?  vous  irez  recevoir  l'argent 
qu'ils  en  auront  fait.  Par-là  vous  gagnerezau 
lieu  de  perdre  ,  ck  les  marchands  gagneront 
faum*  quelque  chofe.  Cependant  vous  aurez 
îa  liberté  de  vous  divertir  ck  de  vous  pro-, 
mener  dans  la  ville  6k  fur  le  Nil. 

Je  fui  vis  leur  confeil  ;  je  les  menai  avec 
moi  à  mon  magafin  >  d'où  je  tirai  toutes  mes 
marchandifes;  &  retournant  au  bezellein^ 
je  les  distribuai  à  différens  marchands  qu'ils 
m'avoient  indiqués  comme  les  plus  folvables  > 
ck  qui  me  donnèrent  un  reçu  en  bonne 
forme  3  {igné  par  des  témoins  ,  fous  la  con~; 


i88  Les  mille  et  une  Nuits. 

diti on  que  je  ne  leur  demanderons  rien  le  pre- 
mier mois. 

Mes  affaires  ainfî  difpofées  j  je  n'eus  plus 
l'efprit  occupé  d'autres  chofes  que  de  plaifirs. 
Je  contractai  amitié  avec  diverfes  personnes 
à-peu-près  de  mon  âge,  qui  avoient  foin  de 
me  bien  faire  paiTer  mon  temps.  Le  premier 
mois  s'étant  écoulé  ,  je  commençai  à  voir 
mes  marchands  deux  fois  la  femaine  ,  accom- 
pagné d'un  officier  public  pour  examiner 
leurs  livres  de  vente ,  &  d'un  changeur  pour 
régler  la  bonté  &  la  valeur  des  efpèces  qu'ils 
me  comptoient.  Ainfi ,  les  jours  de  recette, 
quand  je  me  retirois  au  khan  de  Mefrour 
où  j'étois  logé  9  j'emportois  une  bonne 
fomme  d'argent.  Cela  n'empêchoit  pas  que 
les  autres  jours  de  la  femaine  ,  je  n'allafTe 
paffer  la  matinée ,  tantôt  chez  un  marchand  ,' 
fk  tantôt  chez  un  autre  ;  je  me  divertiffois 
à  m'entretenir  avec  eux  ,  &:  à  voir  ce  qui 
fe  paffoitdans  le  bezeftein. 

Un  lundi  que  j'étois  afîis  dans  la  boutique 
d'un  de  ces  marchands ,  qui  fe  nommoit 
Bedreddin  5  une  dame  de  condition ,  comme 
il  étoit  aifé  de  le  connoître  à  fon  air ,  à  fon 
habillement  >  &  par  une  efclave  fort  propre- 
ment mife  quilafuivoit}  entra  dans  la  même 
boutique  ,  ck  s'affit  près  de  moi.  Cet  exté- 


C  X  X  XI  K    N  u  r  t.      189 

rieur?  joint  à  une  grâce  naturelle  qui  paroi£- 
foit  en  tout  ce  qu'elle  fa ifôit  >  me  prévint 
en  fa  faveur  y  &  me  donna  une  grande  envie 
de  la  mieux  conhoître  que  je  ne  faifois.  Je 
ne  fais  fi  elle  ne  s'apperçut  pas  que  je  pre- 
nois  plaifîr  à  la  regarder,  &  fî  mon  atten- 
tion ne  lui  plajfoit  point  ;  mais  elle  hauffa 
le  crépon  *  qui  lui  defcendoit  fur  le  vifage 
par-deffus  la  moufTeline  qui  le  cachoit ,  ck 
me  laiffa  voir  de  grands  yeux  noirs  dont  je 
fus  charme.  Enfin  elle  acheva  de  me  rendre 
très-amoureux  d'elle  par  le  ion  agréable  de 
fa  voix  &  par  (qs  manières  honnêtes  &  gra- 
cieufes  ,  lorfqu'en  faluant  le  marchand  ,  elle 
lui  demanda  des  nouvelles  de  fa  fanté  depuis 
le  temps  qu'elle  ne  l'avoit  vu. 

Après  s'être  entretenue  quelque  temps 
avec  lui  de  chofes  indifférentes ,  elle  lui  dit 
qu'elle  cherchoit  une  certaine  étoffe  à  fond 
d'or ,  qu'elle  venoit  à  fa  boutique  comme 
à  celle  qui  étoit  la  mieux  affortie  de  tout  le 
bezéftein  ;  &  que  s'il  en  avoit ,  il  lui  feroit 
un  grand  plaifîr  de  lui  en  montrer.  Bedreddin 
lui  en  montra  plufieurs  pièces ,  à  l'une  des- 
quelles s 'étant  arrêtée  >  &  lui  en  ayant 
demandé  le  prix  ,  il  la  lui  laiffa  à  onze  cent 
dragmes  d'argent.   Je   confens  de  vous  en 


£90  LES  MILLE  ET  UNE  Nui-TS. 
donner  cette  fomme  ,  lui  dit  -  elle  ;  je  n'ai 
pas  d'argent  fur  moi  5  maïs  j'efpère  que  vous 
voudrez  bien  me  faire  crédit  jufqu'à  demain  > 
&  me  permettre  d'emporter  l'étoffe  :  je  ne 
manquerai  pas  de  vous  envoyer  demain  les 
onze  cent  dragmes  dont  nous  convenons 
pour  elle.  Madame ,  lui  répondit  Bedreddin  , 
je  vous  ferois  crédit  avec  plaifir ,  5c  vous 
laiiïerois  emporter  l'étoffe  fi  elle  m'apparte- 
noit  ;  majs  elle  appartient  à  cet  honnête 
jeune  homme  que  vous  voyez  ;  &t  c'eft 
aujourd'hui  un  jour  que  je  dois  lui  compter 
de  l'argent.  Hé  d'où  vient  9  reprit  la  dame 
fort  étonnée  ,  que  vous  en  ufez  de  cette 
forte  avec  moi?  n'ai -je  pas  coutume  de 
venir  à  votre  boutique  ?  8t  toutes  les  fois 
que  j'ai  acheté  des  étoffes,  &  que  vous  avez 
bien  voulu  que  je  les  aye  emportées  fans  les 
payer  fur  le  champ  >  ai-je  jamais  manqué  de 
vous  envoyer  de  l'argent  dès  le  lendemain  ? 
Le  marchand  en  demeura  d'accord.  Il  eft 
vrai ,  madame ,  repartit-il  ;  mais  j'ai  befoin 
d'argent  aujourd'hui.  Hé  bien  ?  voilà  votre 
étoffe  ,  dit  -  elle  en  la  lui  jetant ,  que  dieu 
vous  confonde  r  vous  &  tout  ce  qu'il  y  a  de 
marchands  ;  vous  êtes  tous  faits  les  uns 
comme  les  autres ,  vous  n'avez  aucun  égard 
pour  perfonne.   En  achevant  ces  paroles  > 


C  XXX  HP.  Nuit.  i9i 
elle  Te  leva  brufquement  £  êk  fortit  fort  irritée 
contre  Bedreddin. 

Là,  Scheherazade  voyant  que  le  jour  pa- 
roiffoit ,  cefTa  de  parler.  La  nuit  fuivante , 
elle  continua  de  cette  manière. 

i  - 

C  X  X  X  1 1  Ie.    NUIT. 

JLE  marchand  chrétien  pourfuivant  Ton  hif- 
toire  :  Quand  je  vis  \>  me  dit  le  jeune  hom- 
me ,  que  la  dame  fe  retiroit ,  je  fentis  bien 
que  mon  cœur  s'intérefToit  pour  elle  ;  je  la 
rappelai  :  madame ,  lui  dis- je  ,  faites-moi  la 
grâce  de  revenir;  peut-être  trouverai -je 
moyen  de  vous  contenter  l'un  6k  Fautre. 
Elle  revint ,  en  me  difant  que  c'étoit  pour 
l'amour  de  moi.  Seigneur  Bedreddin,  dis-je 
alors  au  marchand  ,  combien  dites- vous  que, 
vous  voulez  vendre  cette  étoffe  qui  m'ap- 
partient ?  Onze  cent  dragmes  d'argent  y  ré- 
pondit-il >  je  ne  puis  la  donner  à  moins. 
Livrez-la  donc  à  cette  dame,  repris- je,  6k 
qu'elle  l'emporte.  Je  vous  donne  cent  drag- 
mes de  profit 3  6k  je  vais  vous  faire  un  billet 
de  la  fomme  ,  à  prendre  fur  les  autres  mar- 
chandifes  que  vous  avez  à  moi.  Effective- 
ment je  fis  le  billet  3  le  lignai  y   6k  le  mis 


19*  Les  mille  et  une  Nuits; 

entre  les  mains  de  Bedreddin  ;  enfuite  pre- 
fentant  l'étoffe  à  la  dame  :  vous  pouvez  l'em^ 
porter ,  madame ,  lui  dis-je  ;  ck  quant  à  l'ar- 
gent ,  vous  me  l'enverrez  demain  ou  un  autre 
jour,  ou  bien  je  vous  fais  préfent  de  l'étoffe 
il  vous  voulez.  Ce  n'eft  pas  comme  je  l'en- 
tends ,  reprit-elle  ,  vous  en  ufez  avec  moi 
d'une  manière  û*  honnête  ck  n*  obligeante  9 
que  je  ferois  indigne  de  paroître  devant  les 
hommes ,  fi  je  ne  vous  en  témoignois  pas  de 
la  reconnoiffance.  Que  dieu ,  pour  vous  en 
récompenfer  ?  augmente  vos  biens  ,  vous 
faife  vivre  long-temps  après  moi ,  vous  ou- 
vre la  porte  des  cieux  à  votre  mort  5  ck  que 
toute  la  ville  publie  votre  générofité. 

Ces  paroles  me  donnèrent  de  là  hardie/Te. 
Madame  ,  lui  dis-je ,  laiffez-moi  voir  votre 
vifage  pour  prix  de  vous  avoir  fait  plaiiir  ; 
ce  fera  me  payer  avec  ufure.  A  ces  mots  y 
elle  fe  tourna  de  mon  côté ,  ôta  la  momTe- 
lîne  qui  lui  couvroit  le  vifage  5  ck  offrit  à  mes 
yeux  une  beauté  furprenante.  J'en  fus  telle- 
ment frappé ,  que  je  ne  pus  rien  lui  dire  pour 
lui  exprimer  ce  que  j'en  penfois.  Je  ne  me 
ferois  jamais  LuTé  de  la  regarder;  mais  elle 
fe  recouvrit  prompîement  le  vifage ,  de  peur 
qu'on  ne  fapperçût  ;  ck  après  avoir  abaiffé  le 
crépon,  elle  prit  la  pièce  d'étoffe,  ck  s 'éloigna 

de 


CXXXIIK  Nuit.  193 
t!e  la  boutique  ,  où  elle  me  lahTa  dans 
un  état  bien  différent  de  celui  où  j'étois  en 
arrivant.  Je  demeurai  long -temps  dans  un 
trouble  8c  dans  un  défordre  étrange.  Avant 
de  quitter  le  marchand  y  je  lui  demandai  s'il 
connoiiïoit  la  dame.  Oui ,  me  répondit-il  9 
elle  eft  fille  d'un  émir  qui  lui  a  lailTé  en  mou^ 
rant  des  biens  immenfes. 

Quand  je  fus  de  retour  au  khan  de  Mef- 
rour ,  mes  gens  me  fervirent  à  louper  ;  mais 
il  me  fut  impoflible  de  manger.  Je  ne  pus 
même  fermer  l'œil  de  la  nuit  5  qui  me  parut 
la  plus  longue  de  ma  vie.  Dès  qu'il  fut  jour  j 
je  me  levai  dans  l'efpérance  de  revoir  l'objet 
qui  troubloit  mon  repos  ;  &  dans  le  defTein 
de  lui  plaire  ,  je  m'habillai  plus  proprement 
encore  que  le  jour  précédent.  Je  retournai  à 
la  boutique  de  Bedreddin. 

Mais ,  fire ,  dit  Scheherazade ,  le  jour  que 
je  vois  paroître  ,  m'empêche  de  continuer 
mon  récit.  Après  avoir  dit  ces  paroles  y  elle 
fe  tut  ;  Se  la  nuit  fuivante  elle  reprit  fa  narra-; 
tion  dans  ces  termes  : 


Tome  Vllh  £• 


i94  Les  mille  et  une  Nuits. 


C  X  X  X  I  Ve.    NUIT. 

OîRE.  le  jeune  homme  de  Bagdad  racon- 
tant Tes  aventures  au  marchand  chrétien  :  Il 
n'y  avoit  pas  long-temps  ?  dit-il,  que  j'étois 
arrivé  à  la  boutique  de  Bedreddin ,  lorfque 
je  vis  venir  la  dame ,  fuivie  de  fon  efclave, 
&t  plus  magnifiquement  vêtue  que  le  jour 
d'auparavant.  Elle  ne  regarda  pas  le  mar- 
chand ;  &  s'adrefTant  à  moi  feul  :  Seigneur  9 
me  dit-elle  y  vous  voyez  que  je  fuis  exacte 
à  tenir  la  parole  que  je  vous  donnai  hier. 
Je  viens  exprès  pour  vous  apporter  la  fornrne 
dont  vous  voulûtes  bien  répondre  pour  moi 
fans  me  connoître  ,  par  une  générofité  que 
je  n'oublierai  jamais.  Madame-,  lui  répondis- 
se 5  il  n'étoit  pas  befoin  de  vous  prefTer  iî 
fort  :  j'étois  fans  inquiétude  fur  mon  argent , 
&  je  fuis  fâché  de  la  peine  que  vous  avez 
prife.  Il  n'étoit  pas  jufte  ,  reprit -elle,  que 
j'abufaffe  de  votre  honnêteté.  En  difant  cela, 
elle  me  mit  l'argent  entre  les  mains  *  ck  s'aflît 
près  de  moi. 

Alors  ,  profitant  de  l'occafïon  que  j'avois 
de  l'entretenir  ^  je  lui  pariai  de  l'amour  que 
je  fentois  pour  elle  5  mais  elle  le  leva  &  me 


CXXXÏ  Ve.  N  u  i  t.  195 
quitta  brufquement  >  comme  ii  elle  eût  été 
fort  offenfée  de  la  déclaration  que  je  venois 
de  lui  faire.  Je  la  fuivis  des  yeux  tant  que  je 
pus  la  voir  ;  ck  dès  que  je  ne  la  vis  plus ,  je 
pris  congé  du  marchand ,  ck  fortis  du  bezei- 
tein  fans  favoir  où  j'allois.  Je  revois  à  cette 
aventure  ,  lorfque  je  fentis  qu'on  me  tiroit 
par  derrière.  Je  me  tournai  auflitôt  pour 
voir  ce  que  ce  pouvoir  être>  ck  je  reconnus 
avec  plaifir  l'efclave  de  la  dame  dont  j 'a vois 
l'efprit  occupé.  Ma  maîtreiïe  ?  me  dit-elle  , 
€jui  eft  cette  jeune  perfonne  à  qui  vous  venez 
de  parler  dans  la  boutique  d'un  marchand , 
voudroit  bien  vous  dire  un  mot  ;  prenez  , 
s'il  vous  plaît ,  la  peine  de  me  fuivre.  Je  le 
fuivis,  ck  trouvai  en  effet  fa  maîtrefTe  qui 
m'attendoit  dans  la  boutique  d'un  changeur 
où  elle  étoit  afîîfe. 

Elle  me  fit  affeoir  auprès  d'elle  5  ck  prenant 
la  parole  :  mon  cher  feigneur,  me  dit-elle  * 
ne  foyez  pas  furpris  que  je  vous  aie  quitté 
un  peu  brufquement  ;  je  n'ai  pas  jugé  à  pro- 
pos ,  devant  ce  marchand,  de  répondre  favo- 
rablement à  l'aveu  que  vous  m'avez  fait  des 
fentimens  que  je  vous  ai  infpirés.  Mais  bien 
loin  de  m'en  orTenfer ,  je  confeffe  que  je  pre- 
nois  plaifir  à  vous  entendre  ,  ck  je  m'eftime 
infiniment  heureufe  d'avoir  pour  amant  un 

l  u 


ig6  Les  mille  et  une  Nuits. 
homme  de  votre  mérite.  Je  ne  fais  quelle  irri* 
prefîion  ma  vue  a  pu  faire  d'abord  fur  vous  ; 
mais  pour  moi,  je  puis  vous  alfurer  qu'en 
vous  voyant  ?  je  me  fuis  fentie  de  l'inclina- 
tion pour  vous.  Depuis  hier ,  je  n'ai  fait  que 
penfer  aux  chofes  que  vous  me  dîtes,  ôt 
mon  empreffement  à  vous  chercher  fi  matin, 
doit  bien  vous  prouver  que  vous  ne  me  dé- 
plaifez  pas.  Madame  5  repris-je  tranfporté  d'a- 
mour ck  de  joie  ,  je  ne  pouvois  rien  entendre 
de  plus  agréable  que  ce  que  vous  avez  la  bonté 
de  me  dire.  On  ne  fauroit  aimer  avec  plus  de 
pafîion  que  je  vous  aime  depuis  l'heureux 
moment  que  vous  parûtes  à  mes  yeux;  ils 
furent  éblouis  de  tant  de  charmes ,  ck  mon 
cœur  fe  rendit  fans  réfiftance.  Ne  perdons 
pas  le  temps  en  difcours  inutiles ,  interrom- 
pit-elle ,  je  ne  doute  pas  de  votre  fincérité^ 
ck  vous  ferez  bientôt  perfuadé  de  la  mienne. 
Voulez -vous  me  faire  l'honneur  de  venir 
chez  moi ,  ou  fi  vous  fouhaitez  que  j'aille  chez 
vous  ?  Madame,  lui  répondis-je,  je  fuis  un 
étranger  logé  dans  un  khan ,  qui  n'eft  pas  un 
lieu  propre  à  recevoir  une  dame  de  votre 
rang  ck  de  votre  mérite, 

Scheherazade  alloit  pourfuivre ,  mais  elle 
fut  obligée  d'interrompre  fon  difcours ,  parce 
que  le  jour  paroiffoit.  Le  lendemain,  elle  con- 


CXXXV«,  Nuit.  197 
tinua  de  cette  forte ,  en  faifant  toujours  par* 
1er  le  jeune  homme  de  Bagdad  : 


C  X  X  X  Ve.     NUIT. 

IL  eu  plus  à  propos ,  madame  ,  pourfuivit- 
il ,  que  vous  ayez  la  bonté  de  m'enfeigner 
votre  demeure  :  j'aurai  l'honneur  de  vous 
aller  voir  chez  vous.  La  dame  y  confentit- 
II  eft,  dit-elle,  vendredi  après  demain 5  venez 
ce  jour-là  après  la  prière  du  midi.  Je  demeure 
dans  la  rue  de  la  dévotion.  Vous  n'avez  qu'à 
demander  la  maifon  d'Abon  Schamma  ?  fur-, 
nommé  Bercour ,  autrefois  chef  des  émirs  : 
vous  me  trouverez -là.  A  ces  mots,  nous 
nous  féparâmes  >  ck  je  palfai  le  lendemain 
dans  une  grande  impatience. 

Le  vendredi ,  je  me  levai  de  bon  matin  , 
je  pris  le  plus  bel  habit  que  j'eùfTe?  avec  une 
bourfe  où  je  mis  cinquante  pièces  d'or;  ck 
monté  fur  un  âne?  que  j'avois  retenu  dès  le 
jour  précédent  ,  je  partis  accompagné  de 
l'homme  qui  me  l'avoit  loué.  Quand  nous 
fûmes  arrivés  dans  la  rue  de  la  dévotion ,  je 
dis  au  maître  de  l'âne  de  demander  où  étoit 
la  maifon  que  je  cherchois  ;  on  la  lui  enfei- 
gna ,  &  il  m'y  mena.  Je  defcendis  à  la  porte  j 

I  iij 


198  Les  mille  et  une  Nuits. 

je  le  payai  bien  ck  le  renvoyai ,  en  lui  recom- 
mandant de  bien  remarquer  la  maifon  où  il. 
me  îaifToit ,  6k  de  ne  pas  manquer  de  m'y 
venir  prendre  le  lendemain  matin  ,  pour  me 
remener  au  khan  de  Mefrour. 

Je  frappai  à  la  porte  y  ck  auffitôt  deux 
petites  efclaves  y  blanches  comme  la  neige  ck 
très -proprement  habillées?  vinrent  ouvrir. 
Entrez  ,  me  dirent-elles ,  notre  maîtrerTe  vous 
attend  impatiemment.  Il  y  a  deux  jours  qu'elle 
ne  celle  de  parler  de  vous.  J'entrai  dans  la 
cour ,  ck  vis  un  grand  pavillon  élevé  fur  fept 
marches ,  ck  entouré  d'une  grille  qui  le  fépa- 
roit  d'un  jardin  d'une  beauté  admirable.  Ou- 
tre les  arbres  qui  ne  fervoient  qu'à  l'embellir 
6ê  qu'à  former  de  l'ombre  ?  il  y  en  avoit  une 
infinité  d'autres  chargés  de  toutes  fortes  de 
fruits.  Je  fus  charmé  du  ramage  d'un  grand 
nombre  d'oifeaux  >  qui  mêloient  leurs  chants 
au  murmure  d'un  jet -d'eau  d'une  hauteur 
prodigieufe ,  qu'on  voyoit  au  milieu  d'un  par- 
terre émailîé  de  fleurs.  D'ailleurs  5  ce  jet- 
d'eau  étoit  très-agréable  à  voir  :  quatre  gros 
dragons  dorés  paroiiToient  aux  angles  du 
balïin  >  qui  étoit  en  quarré  3  ck  ces  dragons 
jetaient  de  l'eau  en  abondance,  mais  de  l'eau 
plus  claire  que  le  cryftal  de  roche.  Ce  lieu 
plein  de  délices  me  donna  une  haute  idée 


CXXXVP.  Nuit.  199 
de  la  conquête  que  j'avois  faite.  Les  deux 
petites  efclaves  me  firent  entrer  dans  un  fal- 
lon  magnifiquement  meublé  *,  &  pendant  que 
l'une  courut  avertir  fa  maîtreiïe  de  mon  arri- 
vée ,  l'autre  demeura  avec  moi  &  me  fit 
remarquer  toutes  les  beautés  du  fallon. 

En  achevant  ces  derniers  mots  5  Schehe-* 
razade  ceffa  de  parler  ,  à  caufe  qu'elle  vit 
paroître  le  jour.  Schahriar  fe  leva  fort  cuiieux 
d'apprendre  ce  que  feroit  le  jeune  homme 
de  Bagdad  dans  le  fallon  de  la  dame  du 
Caire.  La  fultane  contenta  le  lendemain  la 
curioflté  de  ce  prince  ?  en  reprenant  ainfi 
cette  hiftoire  : 


C  X  X  X  V  Ie.    NUIT. 

OiRE,  le  marchand  chrétien  continuant  de 
parler  au  fuitan  de  Cafgar  ,  pourfuivit  de 
cette  manière  :  Je  n'attendis  pas  long-temps 
dans  le  fallon ,  me  dit  le  jeune  homme  ,  la 
dame  que  j'aimois  y  arriva  bientôt ,  fort 
parée  de  perles  ck  de  diamans ,  mais  plus  bril- 
lante encore  par  l'éclat  de  fes  yeux  que  par 
celui  de  fes  pierreries.  Sa  taille ,  qui  n'étoit 
plus  cachée  par  fon  habillement  de  ville, 
me  parut  la  plus  fine  ck  la  plus  avantageufe 

I  iv 


200  Les  mille  et  une  Nuits* 
du  monde.  Je  ne  vous  parierai  point  de  la  joie 
que  nous  eûmes  de  nous  revoir;  car  c'eft 
une  chofe  que  je  ne  pourrois  que  foiblement 
exprimer.  Je  vous  dirai  feulement ,  qu'après 
les  premiers  complimens ,  nous  nous  afsîmes 
tous  deux  fur  un  fopha  ,  où  nous  nous  entre- 
tînmes avec  toute  la  fatisfaclion  imaginable. 
On  nous  fervit  enfuite  les  mets  les  plus  déli- 
cats ôc  les  plus  exquis.  Nous  nous  mîmes  à 
table ,  ck  après  le  repas ,  nous  recommen- 
çâmes à  nous  entretenir  jufqu'à  la  nuit.  Alors 
on  nous  apporta  d'excellent  vin  &  des  fruits 
propres  à  exciter  à  boire  7  &  nous  bûmes  au 
fon  des  inflrumens  que  les  efclaves  accom- 
pagnèrent de  leurs  voix.  La  dame  du  logis 
chanta  elle-même,  &  acheva 5  par  fes  chan- 
fons  5  de  m' attendrir  <k  de  me  rendre  le  plus 
paflionné  de  tous  les  amans.  Enfin ,  je  parlai 
la  nuit  à  goûter  toutes  fortes  de  plaifîrs. 

Le  lendemain  matin  >  après  avoir  mis  adroi- 
tement fous  le  chevet  du  lit  la  bourfe  ck  les 
cinquante  pièces  d'or  que  j'avois  apportées  , 
je  dis  adieu  à  la  dame ,  qui  me  demanda  quand 
je  îareverrois.  Madame  ^  lui  répondis-je?  je 
vous  promets  de  revenir  ce  foir.  Elle  parut 
ravie  demaréponfe5  me  conduira:  jufqu'à  la 
porte  ;  &  en  nous  féparant ,  elle  me  conjura 
de  tenir  ma  promeffe. 


CXXXVK  Nuit,  loi 
Le  même  homme  qui  m'avoit  amené 
m'attendoit  avec  fon  âne.  Je  montai  defïus 
&:  revins  au  khan  de  Mefrour.  En  renvoyant 
l'homme,  je  lui  dis  que  je  ne  le  payois  pas* 
afin  qu'il  me  vînt  reprendre  Faprès-dînée  à 
l'heure  que  je  lui  marquai. 

D'abord  que  je  fus  de  retour  dans  mon 
logement ,  mon  premier  foin  fut  de  faire 
acheter  un  bon  agneau  &  plusieurs  fortes  de 
gâteaux  y  que  j'envoyai  à  la  dame  par  un 
porteur.  Je  m'occupai  enfuite  d'affaires  férieu- 
fes ,  jufqu'à  ce  que  le  maître  de  l'âne  fût 
arrivé.  Alors  je  partis  avec  lui ,  ck  me  rendis 
chez  la  dame  y  qui  me  reçut  avec  autant  de 
joie  que  le  jour  précédent  ?  &  me  fit  un  régal 
aufîi  magnifique  que  le  premier. 

En  la  quittant  le  lendemain,  je  lui  lairTai 
encore  une  bourfe  de  cinquante  pièces  d'or , 
ôc  je  revins  au  khan  de  Mefrour.  A  ces 
mots  }  Scheherazade  ayant  apperçu  le  jour  9 
en  avertit  le  fultan  des  Indes  ,  qui  fe  leva 
fans  lui  rien  dire.  Sur  la  fin  de  la  nuit  fui- 
vante  y  elle  reprit  ainfi  la  fuite  de  Thiftoire 
commencée  : 

I   T 


202,  Les  mille  et  une  Nuits. 


C  X  X  X  V  I  P.    NUIT. 

JlE  marchand  chrétien  parlant  toujours  au 
fultan  de  Cafgar  :  le  jeune  homme  de  Bag- 
dad ,  dit-il  )  pourfuivit  Ton  hiftoire  dans  ces 
termes  :  Je  continuai  de  voir  la  dame  tous 
les  jours >  &  de  lui  îaifler  chaque  fois  une 
bourie  de  cinquante  pièces  d'or  ;  ck  cela  dura 
jufqu'à  ce  que  les  marchands  à  qui  j'avois 
donné  mes  marchandifes  à  vendre  ,  6k  que 
je  voyoîs  régulièrement  deux  fois  la  fèmaine  ? 
ne  me  durent  plus  rien  :  enfin  je  me  trouvai 
fans  argent  ck  fans  efpérance  d'en  avoir. 

Dans  cet  état  affreux  •>  &  prêt  à  m'aban- 
donner  à  mon  défefpoir  y  je  fortis  du  khan 
fans  fa  voir  ce  que  je  faifois  5  ck  m'en  allai 
du  côté  du  château  y  où  il  y  avoit  un  grand 
nombre  de  peuple    afTemblé  pour  voir  un 
fpeclacle  que   donnoit  le   fultan   d'Egypte. 
Lorfque  je  fus  arrivé  dans  le  lieu  où  étoit 
tout  ce  monde  ?  je  me  mêlai  parmi  l'a  foule  9 
ck  me  trouvai  par  hafard  près  d  un  cavalier 
bien  monté  ck  fort  proprement  habillé  ,  qui 
avoit  à  Farçon  de  fa  felle  un  fac  à  demi- 
ouvert  ,  d'où  fortoit  un  cordon  de  foie  verte* 
En  mettant  la  main  fur  le  fac  ?  je  jugeai  que 


CX  XXV  Ile.    Nuit.      ioj 

le  cordon  devoit  être  celui  d'une  bourfe  qui 
étoit  dedans.  Pendant  que  je  faifois  ce  juge-, 
ment ,  il  parla  de  l'autre  côté  du  cavalier  un 
porteur  chargé  de  bois  y  ÔC  il  pafTa  fi  près  ? 
que  le  cavalier  fut  obligé  de  fe  tourner  vers 
lui  pour  empêcher  que  le  bois  ne  touchât 
&:  ne  déchirât  Ton  habit.  En  ce  moment ,  le 
démon  me  tenta  ;  je  pris  le  cordon  d'une 
main  ,  $C  m'aidant  de  l'autre  à  élargir  le  fac  , 
je  tirai  la  bourfe  fans  que  perfonne  s'en 
apperçût.  Elle  étoit  pefante ,  &  je  ne  doutai 
point  qu'il  n'y  eût  dedans  de  l'or  ou  de 
l'argent. 

Quand  le  porteur  fut  pafTé  9  le  cavalier  5 
qui  avoit  apparemment  quelque  foupçon  de 
ce  que  j'avois  fait  pendant  qu'il  avoit  eu  îa 
tête  tournée  ,  mit  auffi-tôt  la  main  dans  fon 
fac ,  &  n'y  trouvant  pas  fa  bourfe  ,  me  donna 
un  fi  grand  coup  de  fa  hache  d'armes  ,  qu'il 
me  renverfa  par  terre.  Tous  ceux  qui  furent 
témoins  de  cette  violence  en  furent  tou- 
chés ,  &  quelques  -  uns  mirent  la  main  fur 
îa  bride  du  cheval  pour  arrêter  le  cavalier , 
ck  lui  demander  pour  quel  fu jet  il  m'avoit 
frappé,  s'il  lui  étoit  permis  de  maltraiter  ainn* 
un  mufulman.  De  quoi  vous  mêlez-vous, 
leur  répondit-il  d'un  ton  brufque  ?  je  ne  l'ai 
pas  fait  fans  raifon  ;  c'en1  un  voleur.  A  ces 

I  vj 
Ï4 


204  Les  mille  et  une  Nuits* 
paroles  ?  je  me  relevai ,  ck  à  mon  air ,  cha- 
cun prenant  mon  parti ,  s'écria  qu'il  étoit  un 
menteur  ,  qu'il  n'étoit  pas  croyable  qu*un 
jeune  homme  tel  que  moi  eût  commis  la 
méchante  action  qu'il  m'imputent  :  enfin  ils 
foutenoient  que  j.'étois  innocent  ;  ck  tandis 
qu'ils  reten oient  fon  cheval  pour  favorifer 
mon  évafion  ,  par  malheur  pour  moi  >  le  lieu- 
tenant de  police  ,  fuivi  de  Ces  gens  ,  parla 
par-là  ;  voyant  tant  de  monde  ailemblé  au- 
tour du  cavalier  ex  de  moi  ?  il  s'approcha  & 
demanda  ce  qui  étoit  arrivé.  Il  n'y  eut  per- 
sonne qui  n'accusât  le  cavalier  de  m'avoir 
maltraité  injuftement  j  fous  prétexte  de  l'a- 
voir volé. 

Le  lieutenant  de  police  ne  s'arrêta  pas  à 
tout  ce  qu'on  lui.  difoit  ;  il  demanda  au  cava- 
lier s'il  ne  foupçonnoit  pas  quelqu'autre  que 
moi  de  l'avoir  volé*  Le  cavalier  répondit 
que  non  ,  ck  lui  dit  les  raifons  qu'il  avoiî 
de  croire  qu'il  ne  fe  trompoit  pas  dans  (es 
foupçons.  Le  lieutenant  de  police  ,  après 
l'avoir  écouté ,  ordonna  à  fes  gens  de  m'ar- 
rëter  ck  de  me  fouiller  >  ce  qu'ils  fe  mirent 
ea  elevoir  d'exécuter  auffitôt  ;  ck  l'un  d'en- 
tr'eux  m'ayant  ôté  la  bourfe  ,  l'a  montra 
publiquement.  Je  ne  pus  foutenir  cette  honte s 


CXXXVIIK  Nuit.  îof 
j'en  tombai  évanoui.  Le  lieutenant  de  police 
fe  fit  apporter  la  bourfe. 

Mais ,  lire  ,  voilà  le  jour ,  dit  Scheherazade 
en  fe  reprenant  ;  fi  votre  majefté  veut  bien 
encore  me  lahTer  vivre  jufqu'à  demain  >  elle 
entendra  la  fuite  de  Thiftoire.  Schahriar ,  qui 
n'avoit  pas  un  autre  defïein  ,  fe  leva  fans  lui 
répondre  ,  &  alla  remplir  {es  devoirs. 


CXXX  VIIIe.     NUIT. 

Sur  la  fin  de  la  nuit  fuivante  y  la  fultane 
adrefTa  ainfl  la  parole  à  Schahriar  :  Sire  ,  le 
jeune  homme  de  Bagdad  pourfuivant  Ton 
hiftoire  :  Lorfque  le  lieutenant  de  police  ? 
dit-il  ,  eut  la  bourfe  entre  les  mains  ,  il 
demanda  au  cavalier  il  elle  étoit  à  lui ,  ÔC 
combien  il  y  avoit  mis  d'argent.  Le  cavalier 
la  reconnut  pour  celle  qui  lui  avoit  été  prife, 
ck  aiTura  qu'il  y  avoit  dedans  vingt  fequins. 
Le  juge  l'ouvrit ,  &  après  y  avoir  effective- 
ment trouvé  vingt  fequins  >  il  la  lui  rendit. 
Auffitôt  il  me  fit  venir  devant  lui  :  Jeune 
homme,  me  dit-il,  avouez-moi  la  vérité; 
eft-ce  vous  qui  avez  pris  la  bourfe  de  ce 
cavalier  ?  n'attendez  pas  que  j'emploie  les 
tourmens  pour  vous  le  faire  confeller.  Alors, 


io6  Les  mille  et.  une  Nuit  s* 
baifTant  les  yeux  ,  je  dis  en  moi-même  :  û 
je  nie  le  fait ,  la  bourfe  dont  on  m'a  trouvé 
fai/i  me  fera  pafler  pour  un  menteur  ;  ainfi  y 
pour  éviter  un  double  châtiment,  je  levai 
la  tête  ?  &  confeffai  que  c'étoit  moi.  Je  n'eus 
pas  plutôt  fait  cet  aveu  >  que  le  lieutenant  de 
police  y  après  avoir  pris  des  témoins ,  com- 
manda qu'on  me  coupât  la  main  y  &  la  (en^ 
tence  fut  exécutée  fur  le  champ  ,  ce  qui 
excita  la  pitié  de  tous  les  fpe&ateurs  ;  je 
remarquai  même  fur  le  vifage  du  cavalier  > 
qu'il  n'en  étoit  pas  moins  touché  que  les 
autres.  Le  lieutenant  de  police  vouloit  encore 
me  faire  couper  un  pied  ,  mais  je  fuppliai  le 
cavalier  de  demander  ma  grâce  ;  il  la  de- 
manda y  &  l'obtint. 

Lorfque  le  juge  eut  parlé  fon  chernm  ?  le 
cavalier  s'approcha  de  moi  :  Je  vois  bien  y 
me  dit-il  en  me  préfentant  la  bourfe  ,  que 
c'eft  la  nécefîité  qui  vous  a  fait  faire  une 
aérion  fi  honteufe  ck  û  indigne  d'un  jeune 
homme  aulîi  bien  fait  que  vous  :  mais  tenez , 
voilà  cette  bourfe  fatale  ,  je  vous  la  donne  y 
&  je  fuis  très-fâché  du  malheur  qui  vous  efl 
arrivé.  En  achevant  ces  paroles }  il  me 
quitta  ;  &  comme  j'étois  très-foible  à  caufe 
du  fang  que  j'avois  perdu  ,  quelques  hon- 
nêtes gens  du  quartier  eurent  la  charité  de 


CXXXVIIK    Nuit.     207 

me  faire  entrer  chez  eux  ,  &  de  me  faire 
boire  un  verre  de  vin.  Ils  pansèrent  aufH 
mon  bras ,  &  mirent  ma  main  dans  un  linge  9 
que  j'emportai  avec  moi  attaché  à  ma  ceinture» 

Quand  je  ferois  retourné  au  khan  de  Mef- 
rour ,  dans  ce  trifte  état  ?  je  n'y  aurois  pas 
trouvé  le  fecours  dont  j'avois  befoin.  C'étoit 
aufîî  hafarder  beaucoup  que  d'aller  me  pré- 
fenter  à  la  jeune  dame.  Elle  ne  voudra  peut- 
être  plus  me  voir ,  difois-je  ,  lorfqu'elle  aura 
appris  mon  infamie.  Je  ne  laiflai  pas  néan- 
moins de  prendre  ce  parti  ;  &  afin  que  la 
monde  qui  me  fuivoit  fe  lafsât  de  m'accom- 
pagner ,  je  marchai  par  plusieurs  rues  dé- 
tournées ,  &  me  rendis  enfin  chez  la  dame  9 
où  j'arrivai  fi  foible  &  fi  fatigué  ,  que  je 
me  jetai  fur  le  fopha,  le  bras  droit  fous  ma1 
robe  ;  car  je  me  gardai  bien  de  le  faire  voir. 

Cependant  la  dame ,  avertie  de  mon  arri- 
vée &  du  mal  que  je  foufïrois ,  vint  avec 
empreflement  ^  &  me  voyant  pâle  &  défait  1 
Ma  chère  ame  5  me  dit-elle,  qu'avez -vous 
donc  ?  Je  diffimulai.  Madame  >  lui  répondis- 
se >  c'en1  un  grand  mal  de  tête  qui  me  tour- 
mente. Elle  en  parut  très- affligée.  Aiîeyez- 
vous  5  reprit -elle  ,  car  je  m'étois  levé  pour 
la  recevoir  :  dites-moi  comment  cela  vous 
eft  venu  -,  vous  vous  portiez  fi  bien  la  der- 


io§  Les  mille  et  une  Nuits. 
nière  fois  que  j'eus  le  plaifir  de  vous  voir  ï 
Il  y  a  quelqu'autre  chofe  que  vous  me  cachez  : 
apprenez-moi  ce  que  c'eft.  Comme  je  gar- 
dois le  filence  ?  ck  qu'au  lieu  de  répondre  > 
les  larmes  couloient  de  mes  yeux  :  Je  ne 
comprends  pas  ,  dit- elle ,  ce  qui  peut  vous 
affliger  ,  vous  en  aurois-je  donné  quelque 
fujet  fans  y  penfer  ?  Se  venez-vous  ici  exprès 
pour  m'annoncer  que  vous  ne  m'aimez  plus  ? 
Ce  n'eft  point  cela ,  madame ,  lui  répartis-je 
en  foupirant ,  &c  un  foupçon  fi  injufte  aug- 
mente encore  mon  mal. 

Je  ne  pouvois  me  réfoudre  à  lui  en  dé- 
clarer la  véritable  caufe.  La  nuit  étant 
venue  ,  on  fervit  le  fouper  ;  elle  me  pria 
de  manger  ;  mais  ne  pouvant  me  fervir  que 
de  la  main  gauche  ,  je  la  fuppliai  de  m'en 
difpenfer  ->  m'exeufant  fur  ce  que  je  n'avois 
nul  appétit.  Vous  en  aurez?  me  dit -elle  , 
quand  vous  m'aurez  découvert  ce  que  vous 
sne  cachez  avec  tant  d'opiniâtreté.  Votre 
dégoût ,  fans  doute  y  ne  vient  que  de  la  peine 
que  vous  avez  à  vous  y  déterminer.  Hélas , 
madame ,  repris- je  ,  il  faudra  bien  enfin  que 
je  m'y  détermine.  Je  n'eus  pas  prononcé  ces 
paroles  ,  qu'elle  me  verfa  à  boire  ;  &  me 
préfentant  la  tafTe  :  Prenez,  dit  -  elle  ,  Se 
buvez  ;  cela  vous  donnera  du  courage,  J'a- 


CXXXIX*.    Nuit.       109 

Vançai  donc  la  main  gauche  9  ck  pris  la  tafTe. 

A  ces  mots ,  Scheherazade  appercevant  le 

jour ,  ceiïa  de  parler  ;  mais  la  nuit  fuivante  , 

elle  poursuivit  Ton  difcours  de  cette  manière  : 


C  X  X  X  I  Xe.    NUIT. 

Lorsque  j'eus  la  taffe  à  la  main  ^  dit  le 
jeune  homme  ,  je  redoublai  mes  pleurs  ,  ck 
pouffai  de  nouveaux  foupirs.  Qu'avez- vous 
donc  à  foupirer  ck  à  pleurer  fi  amèrement , 
me  dit  alors  la  dame  ?  ck  pourquoi  prenez- 
vous  la  taiTe  de  la  main  gauche  plutôt  que 
de  la  droite  ?  Ah  !  madame  >  lui  répondis-je, 
excufez-moi  ,  je  vous  en  conjure  j>  c'en1  que 
j'ai  une  tumeur  à  la  main  droite.  Montrez- 
moi  cette  tumeur ,  répliqua-t-elle ,  je  la  veux 
percer.  Je  m'en  excufai  ,  en  difant  qu'elle 
n'étoit  pas  encore  en  état  de  l'être ,  ck  je 
vidai  toute  la  taffe  qui  étoit  très-grande.  Les 
vapeurs  du  vin  ,  ma  lailitude  9  ck  l'abatte- 
ment où  j'éto.is  s  m'eurent  bientôt  afToupi  9 
ck  je  dormis  d'un  profond  fommeil ,  qui  dura 
iufqu'au  lendemain. 

Pendant  ce  temps  -  là  ,  la  dame  voulant 
favoir  quel  mal  j'avois  à  la  main  droite ,  leva 
ma  robe  qui  la  cachoit-,  6k  vit  avec  tout 


iïq  Les  mille  et  une  Nuits. 

rétonnementque  vous  pouvez  penfer  y  qu'elle 
étoit  coupée  y  &  que  je  l'avois  apportée 
dans  un  linge.  Elle  comprit  d'abord  fans 
peine  pourquoi  j 'a  vois  tant  réfifté  aux  pref- 
fantes  inftances  qu'elle  m'avoit  faites  ?  &  elle 
pafîa  la  nuit  à  s'affliger  de  ma  difgrace  ,  ne 
doutant  pas  qu'elle  ne  me  fût  arrivée  pour 
l'amour  d'elle. 

À  mon  réveil ,  je  remarquai  fort  bien  fur 
fon  vifage  ^  qu'elle  étoit  faifie  d'une  vive 
douleur.  Néanmoins ,  pour  ne  me  pas  cha- 
griner j  elle  ne  me  parla  de  rien.  Elle  me 
fit  fervir  un  confommé  de  volaille  qu'on  m'a- 
voit  préparé  par  fon  ordre  ,  me  fit  manger  &£ 
boire  3  pour  me  donner,  difoit  -  elle ,  les 
forces  dont  j'avois  befoin.  Après  cela  5  je 
voulus  prendre  congé  d'elle  ;  mais  me  rete- 
nant par  ma  robe  :  Je  ne  fourTrirai  pas ,  dit- 
elle  ,  que  vous  fortîez  d'ici.  Quoique  vous 
ne  m'en  diriez  rien ,  je  fuis  perfuadée  que  je 
fuis  la  caufe  du  malheur  que  vous  vous 
êtes  attiré  :  la  douleur  que  j'en  ai  ne  me 
îaiflera  pas  vivre  long-temps  ;  mais  avant 
que  je  meure ,  il  faut  que  j'exécute  un  def- 
fein  que  je  médite  en  votre  faveur.  En  di- 
fant  cela ,  elle  fit  appeler  un  officier  de  jus- 
tice &  des  témoins ,  &  me  fit  drelTer  une 
donation  de   tous  fes  biens.  Après  qu'elle 


C  XX  XIX*.    Nuit.      m 

eut  renvoyé  tous  ces  gens  fatisfaits  de  leurs 
peines  ,  elle  ouvrit  un  grand  coffre  où  étoient 
toutes  les  bourfes  dont  je  lui  avoisfait  préfent 
depuis  le  commencement  de  nos  amours. 
Elles  font  toutes  entières  ,  me  dit  -  elle  ,  je 
n'ai  pas  touché  à  une  feule  :  tenez  >  voilà  la 
clef  du  coffre  ;  vous  en  êtes  le  maître.  Je  la 
remerciai  de  fa  générofîté  &  de  fa  bonté. 
Je  compte  pour  rien  ,  reprit-elle ,  ce  que  je 
viens  de  faire  pour  vous  ,  &  je  ne  ferai 
pas  contente  que  je  ne  meure  encore,  pour 
vous  témoigner  combien  je  vous  aime.  Je 
la  conjurai  par  tout  ce  que  l'amour  a  de 
plus  puifTant  j  d'abandonner  une  réfolution 
ii  funefte;  6k  jamais  je  ne  pus  l'en  détour- 
ner; ck  le  chagrin  de  me  voir  manchot- 5  lui 
caufa  une  maladie  de  cinq  ou  iix  femaines 
dont  elle  mourut. 

Après  avoir  regretté^  fa  mort  autant  que 
je  le  devois  5  je  me  mis  en  polTenion  de 
tous  Ces  biens  ,  qu'elle  m'avoit  fait  connoî<- 
tre  ;  &  le  féfame  que  vous  avez  pris  la 
peine  de  vendre  pour  moi  y  en  faifoit  une 
partie. 

Scheherazade  vouloit  continuer  fa  narra- 
tion ;  mais  le  jour  qui  parohToit  l'en  em- 
pêcha. La  nuit  fuivante ,  elle  reprit  ainfi  le 
fil  de  fon  difcours  : 


/ 


an  Les  mille  et  une  Nuits. 


C  X  Le.     NUIT, 

.Le  jeune  homme  de  Bagdad  acheva  de 
raconter  fon  hifioire  de  cette  forte  au  mar- 
chand chrétien  :  Ce  que  vous  venez  d'en- 
tendre ,  pou  r  fui  vit-il  j  doit  m'excufer  auprès 
«de  vous  d'avoir  mangé  de  la  main  gauche  ; 
je  vous  fuis  fort  obligé  de  la  peine  que  vous 
vous  êtes  donnée  pour  moi.  Je  ne  puis  afTez 
reconnoître  votre  fidélité  ;  6k  comme  j'ai  > 
Dieu  merci  >  allez  de  bien  ,  quoique  j'en 
aye  dépenfé  beaucoup,  je  vous  prie  de  vou- 
loir accepter  le  prélent  que  je  vous  fais  de 
îa  fomme  que  vous  me  devez.  Outre  cela , 
j'ai  une  proposition  à  vous  faire.  Ne  pouvant 
plus  demeurer  au  Caire ,  après  l'affaire  que 
je  viens  de  vous  conter,  je  fuis  réfolu  d'en 
partir  pour  n'y  revenir  jamais.  Si  vous  voulez 
me  tenir  compagnie  ,  nous  négocierons  en- 
fembîe ,  &  nous  partagerons  également  le 
gain  que  nous  ferons. 

Quand  le  jeune  homme  de  Bagdad  eut 
achevé  fon  hilioire  )  dit  le  marchand  chrétien, 
|e  le  remerciai  du  mieux  qu'il  me  fut  pcfiible 
du  préient  qu'il  me  faifoit;  &  quant  à  fa 
proportion  de  voyager  avec  lui,  je  lui  dis 


CXL*.    Nui  t.  11  j 

ique  je  l'acceptais  très-volontiers  9  en  l'affu-» 
rant  que  fes  intérêts  me  feroient  toujours 
aufli  chers  que  les  miens. 

Nous  prîmes  jour  pour  notre  départ ,  & 
lorfqu'il  fut  arrivé  >  nous  nous  mîmes  en 
chemin.  Nous  avons  pafTé  par  la  Syrie  ck 
par  la  Méfopotamie  j  traverfé  toute  la  Perfe  , 
où ,  après  nous  être  arrêtés  dans  plufieurs 
villes ,  nous  fommes  enfin  venus  3  fire ,  juf- 
qu'à  votre  capitale.  Au  bout  de  quelque 
temps ,  le  jeune  homme  m'ayant  témoigné 
qu'il  avoit  defTein  de  reparler  dans  la  Perfc 
&  de  s'y  établir  j,  nous  fîmes  nos  comptes , 
&:  nous  nous  féparâmes  très  -  fatisfaits  l'un 
de  l'autre.  Il  partit;  ck  moi,  fîre>  je  fuis 
refté  dans  cette  ville  >  où  j'ai  l'honneur  d'être 
au  fer  vice  de  votre  majefté.  Voilà  l'hiftoire 
que  j'avois  à  vous  conter  :  ne  la  trouvez- 
vous  pas  plus  furprenante  que  celle  du  bolïii  ^ 

Le  fultan  de  Cafgar  fe  mit  en  colère 
contre  le  marchand  chrétien:  Tu  es  bien 
hardi  ,  lui  dit-il ,  d'ofer  me  faire  le  récit 
d'une  hiftoire  h*  peu  digne  de  mon  attention  9 
ck  de  la  comparer  à  celle  du  boffu.  Peux  -  tu 
te  flatter  de  me  perfuader  que  les  fades  aven- 
tures d'un  jeune  débauché  font  plus  admi- 
rables que  celles  de  mon  bouffon  ?  Je  vais 


%i4  Les  mille  et  une  Nuitjs. 
vous  faire  pendre  tous  quatre  y  pour  venger 
fa  mort. 

A  ces  paroles,  le  pourvoyeur  effrayé  Te 
jeta  aux  pieds  du  fultan  :  Sire ,  dit  -  il  ,  j 
fupplie  votre  majefté  de  iufpendre  fa  jufte 
colère,  de  m'écouter  ,  ck  de  nous  faire 
grâce  à  tous  quatre  5  fi  Thifloire  que  je  vais 
conter  à  votre  majefté ,  eft  plus  belle  que 
celle  du  bofïu.  Je  t'accorde  ce  que  tu  me 
demandes  ,  répondit  le  fultan  :  parle.  Le 
pourvoyeur  prit  alors  la  parole ,  ck  dit  : 

Hifioire  racontée  par  le  Pourvoyeur  du 
Sultan  de  Cafgar. 

SiRE ,  une  perfonne  de  confidération 
m'invita  hier  aux  noces  d'une  de  fes  filles. 
Je  ne  manquai  pas  de  me  rendre  chez  lui  fur 
le  foir  à  l'heure  marquée  ,  ck  je  me  trouvai 
dans  une  aflemblée  de  docleurs  ?  d'officiers 
de  juftice  ,  ck  d'autres  perfonnes  les  plus  dis- 
tinguées de  cette  ville.  Après  les  cérémonies, 
on  fervit  un  feflin  magnifique  ;  on  fe  mit  à 
table,  ck  chacun  mangea  de  ce  qu'il  trouva 
le  plus  à  fon  goût,  Il  y  avoit  entr'autres  cho- 
ies une  entrée  accommodée  avec  de  l'ail  , 
qui  étoit  excellente  y  ck  donc  tout  le  monde 
vouloit  avoir  j  ck  comme  nous  remarquâmes 


CXLe.     Nuit.  21  f 

qu'un  des  convives  ne  s'emprefïoit  pas  d'en 
manger ,  quoiqu'elle  fût  devant  lui ,  nous 
l'invitâmes  à  mettre  la  main  au  plat  &  à  nous 
imiter.  Il  nous  conjura  de  ne  le  point  prefler 
là-derTus  :  Je  me  garderai  bien  ,  nous  dit-il  5 
de  toucher  à  un  ragoût  où  il  y  aura  de  l'ail  : 
je  n'ai  point  oublié  ce  qu'il  m'en  coûte  pour 
en  avoir  goûté  autrefois.  Nous  le  priâmes 
de  nous  raconter  ce  qui  lui  avoit  caufé  une 
ù  grande  averfion  pour  l'ail.  Mais  fans  lui 
donner  le  temps  de  nous  répondre  :  Eft  -  ce 
ainfi ,  lui  dit  le  maître  de  la  rnaifon  5  que 
vous  faites  honneur  à  ma  table  ?  Ce  ragoût 
eft  délicieux  ,  ne  prétendez  pas  vous  exemp- 
ter d'en  manger  :  il  faut  que  vous  me  faffiez 
cette  grâce  comme  les  autres.  Seigneur  >  lui 
repartit  le  convive  ,  qui  étoit  un  marchand 
de  Bagdad  5  ne  croyez  pas  que  j'en  ufe  ainfi 
par  une  fauffe  délicateffe  ;  je  veux  bien  vous 
obéir  iî  vous  le  voulez  absolument  ;  mais  ce 
fera  à  condition  qu'après  en  avoir  mangé  5  je 
me  laverai,  s'il  vous  plaît }  les  mains  qua- 
rante fois  dans  de  l'alkali  (1)3  quarante 
autres  fois  avec  de  la  cendre  de  la  même 
plante,  &  autant  de  fois  avec  du  favon. 
Vous  ne  trouverez  pas  mauvais  que  j'en  ufe 


(  i  )  G'eil  île  la  fonde  en  François, 


iî€  Les  mille  et  une  Nuits. 
ainfi ,  pour  ne  pas  contrevenir   au  ferment 
que  j'ai  fait  de  ne  manger  jamais  de  ragoût 
à  l'ail  qu'à  cette  condition. 

En  achevant  ces  paroles  ,  Scheherazade 
voyant  paroître  le  jour  >  fe  tut ,  ck  Schah- 
riar  fe  leva  fort  curieux  de  favoir  pour- 
quoi ce  marchand  avoit  juré  de  fe  laver 
iix  vingt  fois  après  avoir  mangé  d'un  ra- 
goût à  l'ail.  La  fultane  contenta  fa  curio- 
ïité  de  cette  forte  fur  la  fin  de  la  nuit 
fuivante. 


C  X  L  Ie.     NUIT. 

XuE  pourvoyeur  parlant  au  fuîtan  de  Caf- 
gar  :  Le  maître  du  logis ,  pourfuivit-il  ,  ne 
voulant  pas  difpenfer  le  marchand  de  man- 
ger du  ragoût  à  l'ail ,  commanda  à  {es  gens 
de  tenir  prêt  un  bafîin  &t  de  l'eau  avec  de 
l'alkali  >  de  la  cendre  de  la  même  plante , 
êc  du  favon  ,  afin  que  le  marchand  fe  lavât 
autant  de  fois  qu'il  lui  plairoit.  Après  avoir 
donné  cet  ordre  ,  il  s'adreffa  au  marchand  : 
Faites  donc  comme  nous  ,  lui  dit  -  il  9  &C 
mangez  ;  l'alkali}  la  cendre  de  la  même 
plante  j  ck  le  favon  ne  vous  manqueront  pas.. 
Le  marchand  ,   comme  en  colère  de  la 

violence, 


C  X  L  K  Nuit.  217 
violence  qu'on  lui  faifoit  >  avança  la  main  % 
prit  un  morceau  qu'il  porta  en  tremblant  à  fa 
bouche ,  ck  le  mangea  avec  une  répugnance 
dont  nous  fûmes  tous  fort  étonnés.  Mais  ce 
qui  nous  furprit  davantage  ,  nous  remarquâ- 
mes qu'il  n'avoit  que  quatre  doigts  ck  point 
de  pouce  ;  6k  perfonne  jufques-là  ne  s'en 
étoit  encore  apperçu  ,  quoiqu'il  eût  déjà 
mangé  d'autres  mets.  Le  maître  de  la  mai- 
fon  prit  aufîîtôt  la  parole  :  Vous  n'avez 
point  de  pouce  9  lui  dit-il  I  par  quel  accident 
1  avez-vous  perdu  ?  il  faut  que  ce  foit  à  quel- 
que occafion  dont  vous  ferez  plaifir  à  la 
compagnie  de  l'entretenir.  Seigneur  ,  répon- 
dit-il ,  ce  n'eft  pas  feulement  à  la  main  droite 
que  je  n'ai  point  de  pouce  ,  je  n'en  ai  point 
aulîi  à  la  gauche.  En  même  temps  il  avança 
la  main  gauche  5  ck  nous  fît  voir  que  ce 
qu'il  nous  difoit  5  étoit  véritable.  Ce  n'eft 
pas  tout  encore ,  ajouta-t-il ,  le  pouce  me 
manque  de  même  à  l'un  ck  à  Tautre  pied  ; 
ck  vous  pouvez  m'en  croire.  Je  fuis  eftropié 
de  cette  manière  par  une  aventure  inouïe 
que  je  ne  refufe  pas  de  vous  raconter,  û 
vous  voulez  bien  avoir  la  patience  de  1  en- 
tendre :  elle  ne  vous  caufera  pas  moins  d'é- 
tonnement  qu'elle  vous  fera  de  pitié.  Mais 
permettez-moi  de  me  laver  les  mains  aupa- 
Tome  VUL  & 


nS  Les  mille  et  une  Nuits. 
ravant.  A  ces  mots  >  il  fe  leva  de  table  ;  & 
après  s'être  lavé  les  mains  fix   vingt  fois ,  il 
revint  prendre  fa  place ,  6k  nous  fit  le  récit 
de  (on  hiftoire  dans  ces  termes  : 

Vous  faurez  ?  mes  feigneurs  5  que  fous  îe 
règne  du  calife  Haroun  Alrafchid  ,  mon  père 
vivoit  à  Bggdad  où  je  fuis  né  ,  ck  pafToit 
pour  un  des  plus  riches  marchands  de  la  ville. 
Mais  comme  c'étoit  un  homme  attaché  à  fes 
plaidrs  ,  qui  aimoit  la  débauche  6k  négli- 
geoit  le  foin  de  fes  affaires  >  au  lieu  de  re- 
cueillir de  grands  biens  à  fa  mort ,  j'eus 
befoin  de  toute  l'économie  imaginable  pour 
acquitter  les  dettes  qu'il  avoit  laifTées.  Je 
vins  pourtant  à  bout  de  les  payer  toutes;  6k 
par  mes  foins  5  ma  petite  fortune  commença 
de  prendre  une  face  allez  riante. 

XJn  matin  que  j'ouvrois  ma  boutique,  une 
dame  montée  fur  une  mule ,  accompagnée 
d'un  eunuque j  6k  fuivie  de  deux  efclaves? 
paiïa  près  de  ma  porte  6k  s'arrêta.  Elle  mit 
pied  à  terre  à  l'aide  de  l'eunuque  ,  qui  lui 
prêta  la  main ,  6k  qui  lui  dit  :  Madame  9  je 
vous  l'avois  bien  dit ,  que  vous  veniez  de 
trop  bonne  heure  ;  vous  voyez  qu'il  n'y  a 
encore  perfonne  au  Bezeilein  j  fi  vous  aviez 
voulu  me  croire ,  vous  vous  feriez  épargné 
la  peine  que  vous  aurez  d'attendre.  Elle 


CXLI  K  N  xj  i  t.  n$ 
regarda  de  toutes  parts  >  &  voyant  en  effet 
qu'il  n'y  avoit  pas  d'autres  boutiques  ouver- 
tes que  la  mienne ,  elle  s^en  approcha  en  me 
feluant  9  &  me  pria  de  lui  permettre  qu'elle 
s'y  reposât  en  attendant  que  les  autres  mar- 
chands arrivaient.  Je  répondis  à  fon  com- 
pliment comme  je  devois. 

Scheherazade  n'en  feroit  pas  demeurée  en 
cet  endroit  ,  fi  le  jour  qu'elle  vit  paroître, 
•ne  lui  eût  impofé  filence.  Le  i'ultan  des  In- 
des ,  qui  fouhaitoit  d'entendre  la  fuite  de  cette 
hiitoire  r  attendit  avec  impatience  la  nuit  fui- 
vante. 


SE 


CXLI  P.     NUIT. 

JLa  fultane  ayant  été  réveillée  par  fa  feeur 
Dinarzade  ?  adrefta  la  parole  au  fultan  :  Sire  „ 
dit-elle  3  le  marchand  continua  de  cette  forte 
le  récit  qu'il  avoit  commencé:  La  dames'af» 
fit. dans  ma  boutique,  &:  remarquant  qu'il  n'y 
avoit  perfonne  que  l'eunuque  &  moi  dans 
tout  le  Bezeftein,  elle  fe  découvrit  levifage 
pour  prendre  l'air.  Je  n'ai  jamais  rien  vu  de 
fi  beau  :  la  voir  &  l'aimer  paffionnément  9 
ce  fut  la  même  chofe  pour  moi  ;  j'eus  tou- 
jours les  yeux  attachés  fur  elle.  îl  me  parut 


no  Les  mille  et  une  Nuits. 
que  mon  attention  ne  lui  étoit  pas  défa** 
gréable  ,  car  elle  me  donna  tout  le  temps 
de  la  regarder  à  mon  aife  >  ck  elle  ne  fe  cou- 
vrit le  vifage ,  que  lorfque  la  crainte  d'être  ap- 
perçue  l'y  obligea. 

Après  qu'elle  Te  fut  remife  au  même  état 
qu'auparavant ,  elle  me  dit  qu'elle  cherchoit 
plufieurs  fortes  d'étoffes  des  plus  belles  ck  des 
plus  riches  qu'elle  me  nomma,  6k  elle  me 
demanda  fi  j'en  avois.  Hélas ,  madame ,  lui 
répondis-je,  je  fuis  un  jeune  marchand  qui 
ne  fais  que  commencer  à  m 'établir  :  je  ne 
fuis  pas  encore  affez  riche  pour  faire  un  fî 
grand   négoce  ,  6k  c'efl  une  mortification 
pour  moi  de  n'avoir  rien  à  vous  préfenter 
de  ce    qui  vous  a  fait  venir  au  Bezeftein; 
mais  pour  vous  épargner  la  peine  d'aller  de 
boutique  en  boutique  ,  d'abord  que  les  mar^. 
chands  feront  venus ,  j'irai ,  fi  vous  le  trou- 
vez  bon  5   prendre  chez  eux  tout  ce  que 
vous  fouhaitez;  ils  m'en  diront  le  prix  au 
jufte  ;  &  fans  aller  plus  loin  5  vous  ferez  ici 
vos   emplettes.  Elle  y  confentit,  6k   j'eus 
avec  elle  un  entretien  qui  dura  d'autant  plus 
long- temps  ,  que  je  lui  faifois  accroire  que 
les  marchands  qui  avoient  les  étoffes  qu'elle 
demandoit ,  n'étoient  pas  encore  arrivés. 
Je  ne  fus  pas  moins  charmé  de  fon  efprit 


C  X  L  I  T*.  Nuit.  hï 
cjue  je  l'avois  été  de  la  beauté  de  Ton  vifage; 
mais  il  fallut  enfin  me  priver  du  plaifîr  de 
fa  converiation  ;  je  courus  chercher  les 
étoffes  qu'elle  déiîroit  ;  ck  quand  elle  eut 
choifi  celles  qui  lui  plurent ,  nous  en  arrê- 
tâmes le  prix  à  cinq  mille  dragmes  d'argent 
monnoyé.  J'en  fis  un  paquet  que  je  donnai 
à  l'eunuque  >  qui  le  mit  fous  fon  bras.  Elle 
fe  leva  enfuite  9  Ô£  partit  après  avoir  pris 
congé  de  moi  ;  je  la  conduifis  des  yeux 
jufqu'à  la  porte  du  Bezeftein ,  ck  je  ne  cef- 
fai  de  la  regarder  qu'elle  ne  fût  remontée  fur 
fa  mule. 

La  dame  n'eut  pas  plutôt  difparu*  que  je 
m'apperçus  que  l'amour  m'avoit  fait  faire 
une  grande  faute.  Il  m'avoit  tellement  troublé 
l'efprit  ,  que  je  n'avois  pas  pris  garde  qu'elle 
s'en  alloit  fans  payer ,  ck  que  je  ne  lui  avois 
pas  feulement  demandé  qui  elle  étoit  •>  ni  où 
elle  demeuroit.  Je  fis  réflexion  pourtant  que 
j'étois  redevable  d'une  fomme  confidérable  à 
plufieurs  marchands ,  qui  n'auroient  peut-être 
pas  la  patience  d'attendre.  J'allai  m'excufer 
auprès  d'eux  le  mieux  qu'il  me  fut  pofïible* 
en  leur  difant  que  je  connoifïbis  la  dame. 
Enfin  je  revins  chez  moi  auffi  amoureux 
qu'embarraffé  d'une  fî  grolTe  dette. 

Scheherazade  >  en  cet    endroit  y  vit  pa-. 

K  iij 


222  Les  mille  et  uke  Nuits. 

roître  le  jour  y  ck  ceiïa  de  parler.   La  nuit 
fuivante  ^  elle  continua  de  cette  manière  : 


C  X  L  I  I  Ie.     NUIT. 

J'avois  prié  mes  créanciers,  pourfuivit  le 
marchand ,  de  vouloir  bien  attendre  huit 
jours  pour  recevoir  leur  payement  :  la  hui- 
taine échue ,  ils  ne  manquèrent  pas  de  me 
preffer  de  les  fatisfaire.  Je  les  fuppliai  de 
m'accorderîe  même  délai;  ils  y  confentir* 
rent  :  mais  dès  le  lendemain,  je  vis  arriver 
ia  dame  montée  fur  fa  mule  >  avec  la  même 
fuite  ck  à  la  même  heure  que  la  première 
fois. 

Elle  vint  droit  à  ma  boutique.  Je  vous 
ai  fait  un  peu  attendre  ,  me  dit  -  elle  ;  mais 
enfin  je  vous  apporte  Pargent  des  étoffes 
que  je  pris  l'autre  jour  :  portez- le  chez  un 
changeur  ,  qu'il  voy e  s'il  eft  de  bon  atoi ,  ck 
ii  le  compte  y  eft.  L'eunuque  *  qui  avoit 
l'argent  5  vint  avec  moi  chez  le  changeur-» 
ck  la  fomme  fe  trouva  jufte  ck  toute  de  bon 
argent.  Je  revins,  ck  j'eus  encore  le  bon- 
heur d'entretenir  la  dame  jufqu'à  ce  que 
toutes  les  boutiques  du  Bezeftein  fufïent  ou- 
vertes. Quoique  nous  ne  parîafïions  que  de 


C  X  L  I  I  Ie.  Nuit.  225 
chofes  très  -  communes  i  elle  leur  donnoit 
néanmoins  un  tour  qui  les  faifoit  paroitre. 
nouvelles  ,  ck  qui  me  fit  voir  que  je  ne 
m'étois  pas  trompé  ,  quand ,  dès  la  première 
converfation,  j'avois  jugé  qu'elle  avoit  beau- 
coup d'efprit. 

Lorfque  les  marchands  furent  arrivés  >  6c 
qu'ils  eurent  ouvert  leurs  boutiques  ,  je 
portai  ce  que  je  devois  à  ceux  chez  qui 
j'avois  pris  des  étoffes  à  crédit ,  ck  je  n*eus> 
pas  de  peine  à  obtenir  d'eux  qu'ils  m'etî 
confiaient  d'autres  que  la  dame  m'avoit 
demandées.  J'en  levai  pour  mille  pièces  d'or, 
ck  la  dame  emporta  encore  la  marchandage 
fans  la  payer ,  fans  me  rien  dire  ,  ni  fans  fe 
faire  connoître.  Ce  qiû  m'étonnoit ,  c'efl 
qu'elle  ne  hafardoit  rien,  ck  que  je  demeu- 
rois  fans  caution  ck  fans  certitude  d'être 
dédommagé  en  cas  que  je  ne  la  reviiTe  plus. 
Elle  me  paye  une  fournie  affez  considérable  > 
me  difois-je  en  moi-même;  mais  elle  me 
laiiTe  redevable  d'une  autre  qui  l'eft  en- 
core davantage:  feroit-ce  une  trompeufe, 
ck  feroit-il  poflible  qu'elle  m'eût  leurré  d'a- 
bord pour  me  mieux  ruiner  ?  Les  marchands 
ne  la  connoillent  pas  ;  ck  c'efl:  à  moi  qu'ils 
s'adrefTeront.  Mon  amour  ne  fut  pas  aiTez 
puiffant  pour  ra'empêcher  de  faire  là  -  deffus 

K  iv 


%%4  Les  mille  et  une  Nvits. 
des  réilexions    chagrinantes.    Mes   alarmes 
augmentèrent  même  de  jour  en  jour  pen- 
dant un  mois  entier ,  qui  s'écoula  fans  que  je 
recuiTe  aucune  nouvelle  delà  dame*  Enfin, 
les  marchands  s'impatientèrent  ;  &  pour  les 
fatisfaire ,  j'étois  prêt  à  vendre  tout  ce  que 
j'avois  ^  îorfque  je  la  vis  revenir  un  matin 
clans  le  même  équipage  que  les  autres  fois. 
Prenez  votre  trébuchet  ?  me  dit-elle ,  pour 
pefer  l'or  que  je  vous  apporte.  Ces   paroles 
-achevèrent  de  diflïper  ma  frayeur  >  ck   re- 
doublèrent mon  amour.  Avant  que  de  comp- 
ter   les   pièces    d'or ,    elle  me   fit  pîulieurs 
queftions ,  entr'autres  9  elle  me  demanda  fî 
î'étois  marié;  je  lui  répondis  que  non>  Se 
cjue   je    ne    l'avois  jamais   été.   Alors,  en 
donnant  l'or  à  l'eunuque ,  elle  lui  dit  :  Prê- 
tez-nous votre  entremife  pour  terminer  notre 
affaire.  L'eunuque  fe  mit  à  rire  ;  &  m'ayant 
tiré  à  l'écart  ?  me  fit  pefer  l'or.  Pendant  que 
)e  le  pefois  ,  l'eunuque  me  dit  à  l'oreille:  A 
vous  voir  r  je  connois  parfaitement  que  vous 
aimez  ma  maitrene ,  ck  je  fuis  furpris  que 
vous  n'ayez  pas  la  hardiene  de  lui  découvrir 
votre  amour  ;  elle   vous  aime  encore  plus 
que  vous  ne  l'aimez,  Ne  croyez  pas  qu'elle 
ait  befoin  de  vos  étoffes  ;  elle  ne  vient  ici 
uniquement  que  parce  que  vous  lui  avez  in,f« 


C  X  L  ï  I  Ie.  Nuit.  225 
pire  tine  pafiion  violente  :  c'eft  à  caufe  de 
cela  qu'elle  vous  a  demandé  fi  vous  étiez 
marié.  Vous  n'avez  qu'à  parler ,  il  ne  tiendra 
qu'à  vous  de  l'époufer ,  fi  vous  voulez.  Il  efl 
vrai ,  lui  répondis-je  ,  que  j'ai  fenti  naître 
de  l'amour  pour  elle  dès  le  premier  moment 
que  je  l'ai  vue;  mais  je  n'ofois  afpirer  au  bon- 
heur de  lui  plaire.  Je  fuis  tout  à  elle  ,  &c  je 
ne  manquerai  pas  de  reconnoître  le  bon  office 
que  vous  me  rendez. 

Enfin  ,  j'achevai  de  pefer  les  pièces  d'or  5 
&  pendant  que  je  les  remettois  dans  le  fac, 
l'eunuque  fe  tourna  du  côté  de  la  dame, 
ê>c  lui  dit  que  j'étois  très-content:  c'étoitle 
mot  dont  ils  étoient  convenus  entr'eux. 
Auflitôt  la  dame  j  qui  étoit  afïïfe  ,  fe  leva, 
ôc  partit  en  me  difant  qu'elle  m'enverroit 
l'eunuque ,  Se  que  je  n'aurois  qu'à  faire  ce 
qu'il  me  diroit  de  fa  part. 

Je  portai  à  chaque>marchand  l'argent  qui 
lui  étoit  dû  ,  <k  j'attendis  impatiemment 
l'eunuque  durant  quelques  jours.  Il  arriva 
enfin.  Mais  >  fire  ,  dit  Scheherazade  au  fultan 
des  Indes ,  voilà  le  jour  qui  paroît.  A  ces 
mots ,  elle  garda  le  fiience.  Le  lendemain  , 
elle  reprit  aipfi  le  fil  de  foa  difcours  : 

-    + 

K  v 


ii6  Les  mille  et  une  Nuit& 

— ■ ^W*r~" —      ■  m       ■■■■■"  "     »  i    t       '  —  —  —  «!■■  —  -  ,.'M.       ,.  ■  m  Y.    :,m 

CXLI  Ve.     N  U  I  T. 

Je  fis  bien  des  amitiés  à  l'eunuque  >  dit  le 
marchand  de  Bagdad  r  &c  je  lui  demandai 
des  nouvelles  de  la  fanté  de  fa  martreiTe*. 
Vous  êtes ,  me  répondit-il,  l'amant  du  monde 
le  plus  heureux  ;  elle  eft  malade  d'amour.  On 
ne  peut  avoir  plus  d'envie  de  vous  voir 
qu'elle  en  a;  êk  Û  elle  difpofoit  de  Tes  ac- 
tions ,  elle  viendront  vous  chercher  >  ck 
pafTeroit  volontiers  avec  vous  tous  les  mo- 
mens  de  fa  vie.  À  Ton  air  noble  ck  à  fes 
manières  honnêtes  ,  lui  dis-je  ?  j'ai  jugé  que 
c'étoit  quelque  dame  de  considération.  Vous 
ne  vous  êtes  pas  trompé  dans  ce  jugement  ^ 
répliqua  l'eunuque  ;  elle  eft.  favorite  de  Zo- 
béïde  ?  époufe  du  calife ,  laquelle  l'aime 
d'autant  plus  chèrement ,  qu'elle  l'a  élevée 
dès  fon  enfance  >  Ôk  qu'elle  fe  repofe  fur 
elle  de  toutes  les  emplettes  qu'elle  a  à  faire. 
Dans  le  deffein  qu'elle  a  de  fe  marier ,  elle 
a  déclaré  à  Fépoufe  du  commandeur  des 
croyans  ?  qu'elle  avoit  jeté  les  yeux  fur  vous, 
ck  lui  a  demandé  fon  confentement.  Zobéïde 
lui  a  dit  qu'elle  y  confentoit ,  mais  qu'elle 
vouloir  vous  voir  auparavant  >  afin  de  juge? 


C  X  L  I  Ve.     Nuit.       227 

fi  elle  avoit  fait  un  bon  choix ,  ek  qu'en  ce 
cas-là  y  elle  feroit  les  fraix  des  noces  :  c'eft 
pourquoi  vous  voyez  que  votre  bonheur  elr. 
certain.  Si  vous  avez  plu  à  la  favorite,  vous 
ne  plairez  pas  moins  à  la  maîtrerTe,  qui  ne 
cherche  qu'à  lui  faire  plaifir,  6k  qui  ne  vou~ 
droit  pas  contraindre  fon  inclination.  Il  ne 
s'agit  donc  plus  que  de  venir  au  palais  ,  6k 
c'eft  pour  cela  que  vous  me  voyez  ici  :  c'en: 
à  vous  de  prendre  votre  réfolution.  Elle  eft 
toute  prife  ,  lui  repartis- je ,  6k  je  fuis  prêt  à 
vous  fuivre  par- tout  où  vous  voudrez  me 
conduire.  Voilà  qui  eft  bien ,  reprit  l'eunu- 
que ;  mais  vous  favez  que  les  hommes  n'en- 
trent pas  dans  les  appartenons  des  dames 
du  palais,  6k  qu'on  ne  peut  vous  y  intro~ 
duire  qu'en  prenant  des  mefures  qui  deman- 
dent un  grand  fecret  :  la  favorite  en  a  pris 
de  juftes.  De  votre  côté  ,  faites  tout  ce  qui 
dépendra  de  vous;  mais  furtout  foyez  dis- 
cret ,  car  il  y  va  de  votre  vie. 

Je  rafTurai  que  je  ferois  exactement  tout 
ce  qui  me  feroit  ordonné.  11  faut  donc  ,  ma 
dit-il ,  que  ce  foir ,  à  l'entrée  de  la  nuit , 
vous  vous  rendiez  à  la  mofquée  que  Zobéî  de  » 
époufe  du  calife ,  a  fait  bâtir  fur  le  bord  du 
Tigre  ,  6k  que  là  vous  attendiez  qu'on  vous 
vienne  chercher»  Je  confentis  à  tout  ce  qu'il 

K  yj 


iiB  Les  mille  et  une  Nuits. 
voulut.  J'attendis  la  fin  du  jour  avec  impa- 
tience ;  ck  quand  elle  fut  venue 5  je  partis: 
j'afliftai  à  la  prière  d'une  heure  ck  demie 
après  le  foîeil  couché  %  dans  la  mofquée , 
où  je  demeurai  le  dernier.. 

Je   vis  "bientôt  aborder  un  bateau   dont 
tous  les  rameurs  étaient  eunuques  ;  ils  débat* 
quèrent  y  ck   apportèrent   dans  la.  mofquée 
pluiieurs  grands   coffres  y  après  quoi  ils  fe 
letlrèrent  ;  il  n'en  reffa  qu'un  feul  j  que  je 
reconnus  pour  celui  qui  avoit  toujours  ac^ 
compagne  la  dame ,,  8c  qui  m'avoit  parlé 
le  matin.  Je  vis  entrer  auffi  la  dame  ;  j'allai  ' 
au  -  devant  d'elle  >  en  lui  témoignant  que 
J'étois   prêt    à   exécuter  fes    ordres.  Nous: 
Vavons  pas  de  temps  à  perdre  y  me.  dit-elle  % 
en  difant  cela  %  elle  ouvrit  un  des  coffres ,, 
&c  m'ordonna  de  me  mettre  dedans  ;  c'eft 
une  ehofe,  ajouta -t  -  elle  ?  néceffaire  pour 
votre  sûreté  &  pour  la  mienne.  Ne  craignez 
tien  j  &  lairTez-mo:  difpofer  du  reffe.  J'en 
avois  trop  fait  pour  reculer  ;.  je  fis  ce  qu'elle 
déiiroit,  ck  auffi  tôt  elle  referma  le  coffre  à 
la  cîef.  Enfuit e  Feunuq.ue  qui  étoit  dans  fa 
confidence,  appela  les  autres  eunuques  qui 
avoient  aporté  les  coffres,  ck  les  fit  tous 
reporter  dans  le  bateau  ;  puis  la  dame  ck  fon, 
eunuque  s'étant  rembarques  ;>  on  commença 


C  X  L  Ve.     Nuit.        2*9 
de  ramer  pour  me  mener  à  l'appartement  de 

Zobéïde. 

Pendant  ce  temps-là  ?  je  faifois  de  férieufes 
réflexions;  &  confidérant  le  danger  oùj'étois* 
je  me  repentis  de  m'y  être  expofé  :  je  fis  des 
vœux  ck  des  prières  qui  n'étoient  guères  de 
faifon. 

Le  bateau  aborda  devant  la  porte  du  pa- 
lais du  calife  ;  on  déchargea  les  coffres  ^  qui 
furent  portés  à  l'appartement  de  l'officier 
des  eunuques,  qui  garde  la  clef  de  celui  des 
dames ,  &t  n'y  laiiTe  rien  entrer  fans  l'avoir 
bien  vifïté  auparavant.  Cet  officier  étoit 
couché  ;  il  fallut  l'éveiller  &  le  faire  lever* 
Mais ,  Sire ,  dit  Scheherazade  en  cet  endroit  ? 
je  vois  le  jour  qui  commence  à  paroître. 
Schahriar  fe  leva  pour  aller  tenir  fon  con- 
feil  y  &  dans  la  réfolution  d'enrendre  le 
lendemain  la  fuite  d'une  hiftoire ,  qu'il  avait 
écoutée  jufques-là  avec  plaifîr. 

■Il     I  I      IW«W«^M|W— P— P— — — * 

»i  1  ..      1      .....  u    1  11  1.    1        1  .    mi 

C  X  L  Ve.     NUIT. 

O  u  E  L  Q  u  e  s  momens  avant  le  jour  ,  la 
fuitane  des  Indes  s"ét3.ni  réveillée,  pourfuivit 
de  cette  manière  l'hiftoire  du  marchand  de 
Bagdad  :  L'officier  des  eunuques  >  continua- 
%  *  il  5  fâché  de  ce  qu'on  avoit  interrompu 


1}0  LES  MILLE  ET  UNE  NUITS. 
fon  fommeil ,  querella  fort  la  favorite  de 
ce  qu'elle  revenoit  fi  tard.  Vous  n'en  ferez 
pas  quitte  à  n*  bon  marché  que  vous  vous 
l'imaginez?  lui  dit-il  ;  pas  un  de  ces  coffres 
ne  paiTera  que  je  ne  l'aie  fait  ouvrir ,  &  que 
je  ne  Taie  exactement  vifité.  En  même  temps 
il  commanda  aux  eunuques  de  les  apporter 
l'un  après  l'autre  ?  ck  de  les  ouvrir.  Ils  com- 
mencèrent par  celui  où  j'étois  enfermé  ;  ils 
îe  prirent  ôc  le  portèrent.  Alors  je  fus  faift 
d'une  frayeur  que  je  ne  puis  exprimer  :  je 
me  crus  au  dernier  moment  de  ma  vie. 

La  favorite,  qui  avoit  la  clef,  protefta 
qu'elle  ne  la  donneroit  pas ,  &  ne  fourni- 
roit  jamais  qu'on  ouvrît  ce  coffre-là.  Vous 
favez  bien ,  dit  -  elle  ?  '  que  je  ne  fais  rien 
venir  qui  ne  foit  pour  le  fervice  de  Zobéïde  , 
votre  maîtrelle  ck  la  mienne.  Ce  coffre  par- 
ticulièrement eft  rempli  de  marchandifes  pré- 
cieufes  y  que  des  marchands  nouvellement 
arrivés  m'ont  confiées.  Il  y  a  de  plus  un 
nombre  de  bouteilles  d'eau  de  la  fontaine 
de  Zemzem  (  i  ),  envoyées  de  la  Mecque: 

f   »  '  '  '  ■    ■  -   'm 

(  I  )  Cette  fontaine  eft  à  la  Mecque  ;  &  fclon  les 
Mahométans ,  c'eft  la  fource  que  dieu  fit  paroître  en 
faveur  de  Hagar ,  après  qu'Abraham  eut  été  obligé  de 
ia  chaffer.  On  boit  de  fon  eau  par  dévotion ,  &  Ton 
en  envoie  en  préfent  aux  princes  &  aux  princeife 


C  X  L  Ve.     Nui  t.        £jp 

iî  quelqu'une  venoit  à  fe  caûer,  les  mar- 
chandifes  en  feroient  gâtées ,  &c  vous  en 
répondriez  ;  la  femme  du  commandeur  des 
croyans  fauroit  bien  fe  venger  de  votre  info- 
lence.  Enfin  elle  parla  avec  tant  de  fermeté  , 
que  l'officier  n'eut  pas  la  hardieffe  de  s'opi- 
niâtrer  à  vouloir  faire  la  vifite,  ni  du  coffre 
où  j'étois,  ni  des  autres.  Parlez  donc,  dit- 
il  en  colère,  marchez.  On  ouvrit  l'appar- 
tement des  dames,  &  l'on  y  porta  tous  les 
coffres. 

A  peine  y  furent-ils ,  que  j'entendis  crier 
tout-à-coup  :  Voilà  le  calife  !  voilà  le  calife» 
Ces  paroles  augmentèrent  ma  frayeur  à  un 
point?  que  je  ne  fais  comment  je  n'en  mou- 
rus pas  fur-le-champ  :  c'étoit  effectivement 
le  calife.  Qu'apportez- vous  donc  dans  ces 
coffres  ,  dit  -  il  à  la  favorite  ?  Commandeur 
des  croyans,  répondit  -  elle >  ce  font  des 
étoffes  nouvellement  arrivées  >  que  î'époufe 
de  votre  majeflé  a  fouhaité  qu'on  lui  mon- 
trât. Ouvrez ,  ouvrez  5  reprit  le  calife ,  je 
les  veux  voir  aufli.  Elle  voulut  s'en  excufer> 
en  lui  représentant  que  ces  étoffes  n'étoient 
propres  que  pour  des  dames,  &£  que  ce 
feroit  ôter  à  fon  époufe  le  pïaifîr  qu'elle  fe 
faifoit  de  les  voir  la  première.  Ouvrez  -> 
vous  dis-je>  répliqua- 1~ il  y  je  vous  l'ordonne* 


î^i  Les  mille  et  une  Nuits. 
Elle  lui  remontra  encore  que  famajefté,  en 
l'obligeant  à  manquer  à  fa  maîtrefie ,  l'ex- 
pofoit  à  fa  colère.  Non ,  non ,  repartit-il  , 
je  vous  promets  qu'elle  ne  vous  en  fera 
aucun  reproche  :  ouvrez  feulement,  ck  ne 
me  faites  pas  attendre  plus  long-temps. 

Il  fallut  obéir  ;  ck  je  fentis  alors  de  fi  vives 
alarmes  3  que  j'en  frémis  encore  toutes  les 
fois  que  j'y  penfe.  Le  calife  s'affit,  &  la  fa- 
vorite fit  porter  devant  lui  tous  les  coffres 
l'un  après  l'autre ,  ck  les  ouvrit.  Pour  tirer 
les  chofes  en  longueur  5  elle  lui  faifoit  remar- 
quer toutes  les  beautés  de  chaque  étoffe  en 
particulier  :  elle  vouloit  mettre  fa  patience  à 
bout;  mais  elle  n'y  réuffit  pas.  Comme  elle 
n'étoit  pas  moins  intérefTee  que  moi  à  ne 
pas  ouvrir  le  coffre  où  j'étois  y  elle  ne  s'em- 
prefToit  point  à  le  faire  apporter,  ck  il  ne 
reftoit  plus  que  celui-là  à  vifiter.  Achevons  > 
dit  le  calife ,  voyons  encore  ce  qu'il  y  a  dans 
ce  coffre.   Je  ne  puis  dire  fi  j'étois  vif  ou 
mort  en  ce  moment  ;  mais  je  ne  croyois  pas 
échapper  d'un  fi  grand  danger. 

Scheherazade ,  à  ces  derniers  mots,  vit  pa- 
roitre  le  jour  :  elle  interrompit  fa  narration; 
mais  elle  la  continua  de  cette  forte  fur  la  fin 
de  la  nuit  fuivante  : 


C  X  L  V  K    Nuit»        13$ 


C  X  L  V  Ie.     NUIT. 

JLo RSQUE  la  favorite  de  Zobéïde ,  pour- 
fuivit  le  marchand  de  Bagdad  3  vit  que  le 
calife  voulok  abfolument  qu'elle  ouvrît  le 
coffre  où  j'étois  :  Pour  celui-ci ,  dit  -  elle  , 
votre  majerTé  me  fera  5  s'il  lui  plaît ,  la  grâce 
de  me  difpenfer  de  lui  faire  voir  ce  qu'il  y  a 
dedans  ;  il  y  a  des  chofes  que  je  ne  lui  puis 
montrer  qu'en  préfence  de  fon  époufe.  Voilà 
qui  eft  bien  5  dit  le  calife  ,  je  fuis  content, 
faites  emporter  vos  coffres.  Elle  les  fit  enle- 
ver auflitô-t  &  porter  dans  fa  chambre  ,  oîî 
je  commençai  à  refpirer. 

L>ès  que  les  eunuques  qui  les  avoient  ap- 
portés ,  fe  furent  retirés  ^  elle  ouvrit  promp- 
temenr  celui  où  j'étois  prifonnier.  Sortez  y 
me  dit-elle  >  en  me  montrant  la  porte  d'un 
efealier  qui  conduifoit  à  une  chambre  au- 
demis  y  montez ,  &c  allez  m'attendre.  Elle 
n'eut  pas  fermé  la  porte  fur  moi  y  que  le 
calife  entra  >  ck  s'ailit  fur  le  coffre  d'où  je 
venois  de  fortir.  Le  motif  de  cette  viiite  était 
un  mouvement  de  curiofité  qui  ne  me  regar- 
doit  pas.  Ce  prince  vouloit  faire  des  ques- 
tions fur  ce  qu'elle  avoit  vu  ou  entendu  dans 


254  Lés  mtlle  et  une  Nuits. 
la  ville.  Ils  s'entretinrent  tous    deux  arTez 
long- temps  ;   après  quoi  il  la  quitta>snrin^ 
ck  fe  retira  dans  Ton  appartement. 

Lorfqu'elle  fe  vit  libre  ,  elle  me  vint  trou- 
ver dans  la  chambre  où  j'étois  monté  ,  &  me 
fit  bien  des  excufes  de  routes  Iqs  alarmes  qu'elle 
m'avoit  caufées.  Ma  peine,  me  dit-elle.  *  n'a 
pas  été  moins  grande  que  la  vôtre  ;  vous  n'en 
de*vez  pas  douter  ,  puifque  j'ai  fourTert  pour 
l'amour  de  vous  &  pour  moi  qui  courois  le 
même  péril  ;  une  autre  à  ma  phce  n'auroit 
peut-être  pas  eu  le  courage  de  fe  tirer  fi  bien 
d'une  occafion  fi  délicate.  Il  ne  falloit  pas 
moins  de  harciiefie  &  de  préfence  d'e'prit, 
ou  plutôt  il  falloit  avoir  tout  l'amour  que  j'ai 
pour  vous  ,  pour  fortir  de  cet  embarras  ; 
mais  raiïurez-vous  y  il  n'y  a  plus  rien  à  crain- 
dre. Après  nous  être  entretenus  quelque 
temps  avec  beaucoup  de  te^drefTe  :  Il  eft 
temps ,  me  dit-elle  ,  de  vous  repofer  9  cou-^ 
chez-vous  ;  je  ne  manquerai  pas  de  vous  pré- 
fenter  demain  à  Zobéïde  ma  maîtrefTe ,  à 
quelque  heure  du  jour;  &  c'en1  une  chofe 
facile?  car  le  calife  ne  la  voit  que  la.  nuit. 
Rafïuré  par  ces  difcours ,  je  dormis  arTez  tran- 
quillement ;  ou  fi  mon  fommeil  fut  quelque- 
fois interrompu  par  des  inquiétudes  5  ce  furent 
ûqs  inquiétudes  agréables ,  caufées  par  l'efpé- 


C  X  L  V  Ie..  Nuit,  23? 
rance  de  pofTéder  une  dame  qui  avoit  tant 
d'efprït  &  de  beauté. 

Le  lendemain  ,  la  favorite  de  Zobéïde  9 
avant  que  de  me  faire  paroître  devant  fa  mal- 
trefTe)  m'initruifit  de  la  manière  dont  je  de- 
vais foutenir  fa  préfence  ,  me  dit  à- peu- près 
les  queftions  que  cette  princefle  me  fereit  ^ 
ck  me  dicla  les  réponfes  que  j'y  devois  faire. 
Après  cela  >  elle  me  conduifît  dans  une  faîîe 
où  tout  étoit  d'une  magnificence  3  d'une 
richeife  ck  d'une  propreté  furprenante.  Je  n'y 
étois  pas  entré,  que  vingt  dames  efclaves^ 
d'un  âge  déjà  avancé  >  toutes  vêtues  d'habits 
riches  ck  uniformes ,  fortirent  du  cabinet  de 
Zobéïde  >  6k  vinrent  fe  ranger  devant  un 
trône  en  deux  files  égales ,  avec  une  grande 
modeïlie  ;  elles  furent  fuivies  de  vingt  autres 
dames  toutes  jeunes  y  &  habillées  de  la  mê- 
me forte  que  les  premières ,  avec  cette  dif- 
férence pourtant  y  que  leurs  habits  avoient 
quelque  chofe  de  plus  galant.  Zobéïde  parut 
au  milieu  de  celles-ci  avec  un  air  majeftueux  , 
ck  fi  chargée  de  pierreries  ck  de  toutes  fortes 
de  joyaux  ,  qu'à  peine  pouvoit-elîe  marcher.» 
Elle  alla  s'afTeoir  fur  le  trône.  J'oubliois  de 
vous  dire  que  la  dame  favorite  Faccompa- 
gnoit ,  ck  qu'elle  demeura  debout  à  fa  droite^ 
pendant  que  les  dames  efclaves?  un  peu  plus 


136  Les  mille  et  une  Nuits. 
éloignées ,  étoient  en  foule  des  deux  côtés 
du  trône. 

D'abord  que  la  femme  du  calife  fut  aflïfe  9 
les  efclaves  qui  étoient  entrées  les  premières 
me  firent  figne  d'approcher.  Je  m'avançai  au 
milieu  des  deux  rangs  qu'elles  formoient  y  ck 
me  profternai  la  tête  contre  le  tapis  qui  étoit 
fous  les  pieds  de  la  princeffe.  Elle  m'ordonna 
de  me  relever  y  ck  me  fit  l'honneur  de  s'in- 
former de  mon  nom  y  de  ma  famille  ,  6c  de 
l'état  de  ma  fortune ,  à  quoi  je  fatisfls  aifez 
à  fon  gré.  Je  m'en  apperçiis  non-feulement  à 
fon  air,  elle  me  le  fit  même  connoître  par  les 
chofes  qu'elle  eut  la  bonté  de  me  dire.  J'ai 
bien  de  la  joie,  me  dit -elle,  que  ma  fille 
(  c'efî.  ainfi  qu'elle  appeloit  fa  dame  favorite), 
car  je  la  regarde  comme  telle  y  après  le  foin 
que  j'ai  pris  de  fon  éducation  5  ait  fait  un 
choix  dont  je  fuis  contente;  je  l'approuve 
ck  confens  que  vous  vous  mariez  tous  deux. 
J'ordonnerai  moi-même  les  apprêts  de  \os 
noces  ;  mais  auparavant  y  j'ai  befoin  de  ma 
fille  pour  dix  jours;  pendant  ce  temps-ià,  je 
parlerai  au  calife  ck  obtiendrai  fon  confente- 
ment  y  6k  vous  demeurerez  ici  :  on  aura  foin 
de  vous. 

En  achevant  ces  paroles  y  Scheherazade 
apperçut  le  jour  3  ck  ceifa  de  parler.  Le  len- 


C  X  L  V  I  K    Nuit.      237 

demain  9  elle  reprit  la  parole  de  cette  ma- 
nière : 


C  X  L  V  I  Ie.     NUIT. 

J  E  demeurai  donc  dix  jours  dans  l'apparte- 
ment des  dames  du  calife  ,  continua  le.  mar- 
chand de  Bagdad.  Durant  tout  ce  temps-là  y 
je  fus  privé  du  plaifir  de  voir  la  dame  favo- 
rite ;  mais  on  me  traita  lî  bien  par  fon  ordre  5 
que  j'eus  fujet  d'ailleurs  d'être  très-fatisfait. 
Zobéïde  entretint  le  calife  de  la  réfolution 
qu'elle  avoit  prife  de  marier  fa  favorite  ;  & 
ce  prince  5  en  lui  laifîant  la  liberté  de  faire 
là-deflus  ce  qu'il  lui  plairoit  3  accorda  une 
fomme  confidérable  à  la  favorite  pour  con- 
tribuer de  fa  part  à  fon  établiiTement.  Les  dix 
jours  écoulés  3  Zobéïde  fit  dreffer  le  contrat 
de  mariage ,  qui  lui  fut  apporté  en  bonne  for- 
me. Les  préparatifs  des  noces  fe  firent  ;  on 
appela  les  mufieiens ,  les  danfeurs  ôt  les  dan- 
feufes  5  ck  il  y  eut  pendant  neuf  jours  de 
grandes  réjouirTanees  dans  le  palais.  Le  dixiè- 
me jour  étant  deftiné  pour  la  dernière  céré- 
monie du  mariage  9  la  dame  favorite  fut  con- 
duite au  bain  d'un  côté ,  ôt  moi  d'un  autre  ; 
&:  fur  le  foir  m'étant  mis  à  table  ,  on  me 


%•$%  Les  mille  et  une  Nuits. 
fer  vit  toutes  fortes  de  mets  ck  de  ragoûts* 
entr'autres  ,  un  ragoût  à  l'ail ,  comme  celui 
dont  on  vient  de  me  forcer  de  manger.  Je  le 
trouvai  fi  bon  ,  que  je  ne  touchai  point  aux 
autres  mets.  Mais ,  pour  mon  malheur ,  mu- 
tant levé  de  table  ,  je  me  contentai  de  m'ef- 
fwyer  les  mains  au  lieu  de  les  bien  laver;  & 
c'étoit  une  négligence  qui  ne  m'étoit  jamais 
arrivée  jufqu'alors. 

Comme  il  étoit  nuit  5  on  fuppléa  à  la  clarté 
du  jour  par  une  grande  illumination  dans 
l'appartement  des  dames.  Les  inftrumens  fe 
firent  entendre ,  on  danfa ,  on  fit  mille  jeux  : 
tout  le  palais  retentifïbit  de  cris  de  joie.  On. 
nous  introduisît  ,  ma  femme  ck  moi  5  dans 
une  grande  falle  y  où  l'on  nous  fit  afTeoir  fur 
deux  trônes.  Les  femmes  qui  la  fervoient 
lui  firent  changer  plusieurs  fois  d'habits ,  ÔC 
lui  peignirent  le  vifage  de  différentes  ma- 
nières^ félon  la  coutume  pratiquée  au  jour 
des  noces  ;  &  chaque  fois  qu'on  lui  changeoit 
d'habillement  5  on  me  la  faifoit  voir. 

Enfin  toutes  ces  cérémonies  finirent ,  & 
l'on  nous  conduisît  dans  la  chambre  nuptiale. 
D'abord  qu'on  nous  y  eut  laiflés  feuis ,  je 
m'approchai  de  mon  époufe  pour  l'embrafler; 
mais  au  lieu  de  répondre  à  mes  tranfports  , 
elle  me  repouifa  fortement.,  &  fe  mit  à  faire. 


CXLVIP.  Nuit,  239 
cîes  cris  épouvantables,  qui  attirèrent  bientôt 
dans  la  chambre  toutes  les  dames  de  l'appar- 
tement, qui  voulurent  fa  voir  le  fujet  de  fes 
cris.  Pour  moi?  fain*  d'un  long  étonnement* 
j'étois  demeuré  immobile,  fans  avoir  eu  feu- 
lement la  force  de  lui  en  demander  la  caufe. 
Notre  chère  fœur ,  lui  dirent- elles ,  que  vous 
eft-il  donc  arrivé  depuis  le  peu  de  temps  que 
nous  vous  avons  quittée  ?  apprenez-le  nous  , 
afin  que  nous  vous  fecourions.  Otez?  s'écria- 
t-elie ,  ôtez-moi  de  devant  les  yeux  ce  vilain 
homme  que  voilà.  Hé,  madame?  lui  dis-je  9 
en  quoi  puis-je  avoir  eu  le  malheur  de  mé- 
riter votre  colère  ?  Vous  êtes  un  vilain ,  me 
répondit-elle  en  furie,  vous  avez  mangé  de 
l'ail ,  &  vous  ne  vous  êtes  pas  lavé  les  mains  l 
Croyez -vous  que  je  veuille  fouffrir  qu'un 
homme  fi  mal-propre  s'approche  de  moi  pour 
m'empefter?  Couchez-le  par  terre?  ajoutâ- 
t-elle ?  en  s'adrefTant  aux  dames ,  &  qu'on 
m'apporte  un  nerf  de  bœuf.  Elles  me  ren- 
versèrent auflitôt ,  &c  tandis  que  les  unes 
me  tenoient  par  les  bras  6k  les  autres  par  les 
pieds?  ma  femme,  qui  avoit  été  fervie  en 
diligence?  me  frappa  impitoyablement  juf- 
qu'à  ce  que  les  forces  lui  manquèrent.  Alors 
elle  dit  aux  dames  :  Prenez-le?  qu'on  l'envoie 
au  lieutenant  de  police  9  £k  qu'on  lui  faffe 


340  Les  mille  et  une  Nuits. 
couper  la  main  dont  il  a  mangé  du  ragoût  à 
l'ail. 

A  ces  paroles ,  je  m'écriai  :  Grand  dieu  >  je 
fuis  rompu  ck  brifé  de  coups  5  ck  pour  furcroît 
d'affiiclion ,  on  me  condamne  encore  à  avoir 
la  main  coupée  ;  6k  pourquoi ,  pour  avoir 
mangé  d'un  ragoût  à  l'ail ,  ck  pour  avoir  ou- 
blié de  me  laver  les  mains  !  Quelle  colère 
pour  un  fi  petit  fujet  !  Pefte  foit  du  ragoût  à 
l'ail ,  maudit  foit  le  cuifinier  qui  l'a  apprêté  , 
ck  celui  qui  Ta  fervi. 

La  fultane  Scheherazade  remarquant  qu'il 
étoit  jour,  s'arrêta  en  cet  endroit.  Schahriar 
fe  leva  en  riant  de  toute  fa  force  de  la  colère 
de  la  dame  favorite ,  ck  fort  curieux  d'ap- 
prendre le  dénouement  de  cette  hiftoire. 


CX  L  VI  IIe.    NUIT- 

LE  lendemain  ,  Scheherazade ,  réveillée 
avant  le  jour ,  reprit  ainfî  le  fil  de  fon  dif- 
cours  de  la  nuit  précédente  :  Toutes  les  da- 
mes y  dit  le  marchand  de  Bagdad ,  qui  m'a- 
voient  vu  recevoir  mille  coups  de  nerf  de 
bœuf,  eurent  pitié  de  moi ,  lorfqu'elles  enten- 
dirent parler  de  me  faire  couper  la  main. 
Notre  chère  fœur  ck  notre  bonne  dame , 

dirent-» 


-C  X  L  V  1 1  K    Nuit.      241 

tirrent-elies  à  la  favorite  ,  vous  pouffez  trop 
loin  votre  reffentiment.  C'eft  un  homme  3  à 
la  vérité-,  qui  ne  fait  pas  vivre  >  qui  ignore 
votre  rang  &  les  égards  que  vous  méritez  ; 
mais  nous  vous  fup  plions  de  ne  pas  prendre 
garde  à  la  faute  qu'il  a  eommife  >  ck  de  la  lui 
pardonner.  Je  ne  fuis  pas  fatisfaite,  reprit- 
elle  ,  je  veux  qu'il  apprenne  à  vivre ,  ck  qu'il 
porte  des  marques  ii  fenfibles  de  fa  mal- pro- 
preté ,  qu'il  ,ne  s'avifera  de  fa  vie  de  manger 
d'un  ragoût  à  l'ail ,  fans  fe  fouvenir  enibite 
de  fe  laver  les  mains.  Elles  ne  fe  rebutèrent 
pas  de  fon  refus  ;  elles  fe  jetèrent  à  fes  pieds  5 
&  lui  baifant  la  main  :  Notre  bonne  dame  , 
lui  dirent-elles >  au  nom  de  dieu,  modérez 
votre  colère,  ck  accordez-nous  la  grâce  que 
nous  vous  demandons.  Elle  ne  leur  répondit 
ïien>  mais  elle  fe  leva  ;  ck  après  m'avoir  dit 
mille  injures ,  elle  fortit  de  la  chambre.  Tou- 
tes les  dames  la  fuivirent ,  &  me  laifsèrent 
feul  dans  une  affliction  inconcevable. 

Je  demeurai  dix  jours  fans  voir  perfonne 
qu'une  vieille  efclave  qui  venoit  m'apporte r 
à  manger.  Je  lui  demandai  des  nouvelles  de 
la  dame  favorite.  Elle  eft  malade,  me  dit  la 
vieille  efclave ,  de  l'odeur  empoifonnée  que 
vous  lui  avez  fait  refpirer  ;  pourquoi  aufli 
li'avez-vous  pas  eu  foin  de  vous  laver  la 
Tome  VIII*  L 


241  Les  mille  et  une  Nuits, 

main  après  avoir  mangé  de  ce  maudit  ragoût 
à  l'ail  ?  Eft-il  pofïible ,  dis-je  alors  en  moi- 
même  ?  que  la  délicatefTe  de  ces  dames  foit 
fi  grande ,  &  qu'elles  ibient  û  vindicatives 
pour  une  faute  fi  légère  ?  J'aimois  cependant 
ma  femme ,  malgré  fa  cruauté  y  &  je  ne  laiffai 
pas  de  la  plaindre. 

Un  jour  l'efcîave  me  dit  :  Votre  époufe 
eft  guérie  ,  elle  eft  allée  au  bain ,  &.  elle  m'a 
dit  qu'elle  vous  viendra  voir  demain  ;  ainfi  > 
ayez  encore  patience ,  &  tâchez  de  vous 
accommoder  à  fon  humeur.  C'eft  d'ailleurs 
une  perfonne  très-fage ,  très-raifonnable  6k 
très-chérie  de  toutes  les  dames  qui  font  au- 
près de  Zobéïde?  notre  refpeclable  maîtrefTe. 

Véritablement  ma  femme  vint  le  lende- 
main ,  ck  me  dit  d'abord  :  Il  faut  que  je  fois 
bien  bonne  de  venir  vous  revoir  après  l'of- 
fenfe  que  vous  m'avez  faite.  Mais  je  ne  puis 
me  réfoudre  à  me  réconcilier  avec  vous ,  que 
je  ne  vous  aie  puni  comme  vous  le  méritez, 
pour  ne  vous  être  pas  lavé  les  mains  après 
avoir  mangé  d'un  ragoût  à  l'ail.  En  achevant 
ces  mots ,  elle  appela  des  dames ,  qui  me 
couchèrent  par  terre  par  fon  ordre  ;  ck  après 
qu'elles  m'eurent  lié,  elle  prit  un  rafoir,  èk 
eut  la  barbarie  de  me  couper  elle-même  les 
quatre  pouces.  Une  des  dames  appliqua  d'une 


C  X  L  V  ï  I  Ie,  Nuîî.  14î 
'Certaine  racine  pour  arrêter  le  fang  ;  mais 
cela  n'empêcha  pas  que  je  ne  m'évanouifTe 
par  la  quantité  que  j'en  avais  perdue ,  Se  par 
le  mal  que  j'avois  fouftert. 

Je  revins  de  mon  évanouhTement ,  &t  l'on 
me  donna  du  vin  à  boire  pour  me  faire  re- 
prendre des  forces.  Ah  !  madame  >  dis-je  alors 
à  mon  époufe,  fi  jamais  il  m'arrive  de  man- 
ger d'un  ragoût  à  l'ail ,  je  vous  jure  qu'au 
lieu  d'une  fois  ,  je  me  laverai  les  mains  fix- 
vingt  fois  avec  de  l'alkali  >  de  la  cendre  de 
la  même  plante  Se  du  favon.  Hé  bien ,  dit 
ma  femme ,  à  cette  condition ,  je  veux  bien' 
oublier  le  parlé ,  8t  vivre  avec  vous  comme 
avec  mon  mari, 

Voilà,  meffeigneurs^  ajouta  le  marchand 
«le  Bagdad,  en  s'adreiïant  à  la  compagnie  5 
la  raifon  pourquoi  vous  avez  vu  que  j'ai  refufé 
de  manger  du  ragoût  à  l'ail  qui  était  devant 
moi. 

Le  jour  qui  commenç oit  à  paroître  ne  per- 
mit pas  à  Scheherazade  d'en  dire  davantage 
cette  nuit  ;  mais  le  lendemain  y  elle  reprit  la 
.parole  en  ces  termes  : 


sas? 


L  èj 


244  Les  mille  et  une  Nuits. 


C  X  L  I  Xe.     NUIT. 

5i  R  E ,  le  marchand  de  Bagdad  acheva  de 
raconter  ainfî  fon  hiftoire  :  Les  dames  n'ap- 
pliquèrent pas  feulement  fur  mes  plaies  de  la 
racine  que  j'ai  dite  >  pour  étancher  le  fang  , 
elles  y  mirent  aufïi  du  baume  de  la  Mecque, 
qu'on  ne  pouvoit  pas  foupçonner  d'être  fal- 
sifié ,  puifqu'elles Tavoient  pris  dans  l'apothi- 
cairerie  du  calife.  Par  la  vertu  de  ce  baume 
admirable  3  je  fus  parfaitement  guéri  en  peu 
de  jours,  &  nous  demeurâmes  enfemble  , 
ma  femme  ck  moi}  dans  la  même  union  que 
û  je  n'euiïe  jamais  mangé  de  ragoût  à  l'ail. 
Mais  comme  j'avois  toujours  joui  de  ma 
liberté,  je  m'ennuyois  fort  d'être  enfermé 
dans  le  palais  du  calife  ;  néanmoins  je  n'en 
voulois  rien  témoigner  à  mon  époufe,  de 
peur  de  lui  déplaire.  Elle  s'en  apperçut  ;  elle 
ne  demandoit  pas  mieux  elle-même  que  d'en 
fortir.  La  reconnoiffance  feule  la  retenoit  au- 
près de  Zobéïde.  Mais  elle  avoit  de  l'efprit , 
oc  elle  repréfenta  fî  bien  à  fa  rnaîtreiTe  la 
contrainte  où  j'étoisde  ne  pas  vivre  dans  la 
ville  avec  les  gens  de  ma  condition ,  comme 
g  avôis  toujours  fait ,  que  cette  bonne  prin* 


C  X  L  I  Xe.    Nuit.        245 

cefïe  aima  mieux  fe  priver  du  plaifir  d'avoir 
auprès  d'elle  fa  favorite  ,  que  de  ne  lui  pas 
accorder  ce  que  nous  fouhaitions  tous  deux 
également. 

C'eft  pourquoi  un  mois  après  notre  ma- 
riage 5  je  vis  paroître  mon  époufe  avec  pla- 
ceurs eunuques  ,  qui  portoient  chacun  un  fac 
d'argent.  Quand  ils  fe  furent  retirés  :  Vous 
ne  m'avez  rien  marqué  ,  dit-elle  ,  de  l'ennui 
que  vous  caufe  le  féjour  de  la  cour  ;  mais  je 
m'en  fuis  fort  bien  apperçue  y  6k  j'ai  heu- 
reufement  trouvé  moyen  de  vous  rendre 
content.  Zobéïde  ->  ma  maître/Te  ,  nous  per- 
met de  nous  retirer  du  palais  y  6k  voilà  cin- 
quante mille  fequins  dont  elle  nous  fait  pré- 
lent,  pour  nous  mettre  en  état  de  vivre  com- 
modément dans  la  ville.  Prenez-en  dix  mille* 
ck  allez  nous  acheter  une  maifon. 

J'en  eus  bientôt  trouvé  une  pour  cette 
fomme  ;  6k  l'ayant  fait  meubler  magnifique- 
ment ,  nous  y  allâmes  loger.  Nous  prîmes 
un  grand  nombre  d'efclaves  de  l'un  6k  de 
l'autre  fexe  ,  6k  nous  nous  donnâmes  un 
fort  bel  équipage.  Enfin  y  nous  commençâ- 
mes à  mener  une  vie  fort  agréable  ;  mais 
elle  ne  fut  pas  de  longue  durée.  Au  bout 
d'un  an  y  ma  femme  tombunalade ,  6k  mou- 
rut en  peu  de  jours. 

L  iij 


ï%6  Les  mille  et  une  Nuits;, 

J'aurois  r>u  me  remarier  &  continuer  de 
vivre  honorablement  à  Bagdad  ;  mais  l'en- 
vie de  voir  le  monde  rn'infpira  un  autre 
defTein.  Je  vendis  ma  maifon:  &  après  avoir 
acheté  plusieurs  fortes  de  marchandifes ,  je 
me  joignis  à  une  caravanne  ck  parlai  en  Perfe. 
De-là,  je  pris  la  route  de  Samarcande5  d'où 
)e  fuis  venu  m'établir  en  cette  ville. 

Voilà  ,  fire ,  dit  le  pourvoyeur  qui  par- 
oit  au  fultan  de  Cafgar ,  l'hiftoire  que  raconta 
hier  ce  marchand  de  Bagdad  à  la  compagnie 
où  je  me  trouvai.  Cette  hirloire  y  dit  le  fuî- 
tan  ,  a  quelque  chofe  d'extraordinaire  ;  mais 
elle  n'erT  pas  comparable  à  celle  du  petit 
fooltu.  Alors  le  médecin  juif  s'étant  avancé-, 
{q  profterna  devant  le  trône  de  ce  prince  ^. 
&c  lui  dit  en  fe  relevant  :  Sire  j  fi  votre  ma- 
jeRé  veut  avoir  aum*  la  bonté  de  nfecouter9 
je  me  flatte  qu'elle  fera  fatisfaite  de  l'hif- 
toireque  j'ai  à  lui  conter.  Hé  bien  >  parle  y 
lui  dit  le  fultan  ;  mais  fi  elle  n'eft  pas  plus 
furprenante  que  celle  du  boiîu ,  n'efpère  pas 
que  je  te  donne  la  vie. 

La  fultane  Scheherazade  s'arrêta  en  cet 
endroit  ->  parce  qu'il  étoit  jour.  La  nuit  fui-»- 
vante  %  elle  reprit  ainfi  fon  difçours,: 


C  Le.    Nuit.  247 


C  Lc.      NUI  T. 

Sire  ,  dit-elle  ,  le  médecin  juif  voyant  îe 
fultan  de  Cafgar  difpofé  à  l'entendre  ,  prit 
ainfi  la  parole  : 

Hifioire  racontée  par  le  Médecin  juif. 

Sire  ,  pendant  que  j'étudiois  en  méde- 
cine à  Damas  3  &  que  je  commençois  à  y 
exercer  ce  bel  art  avec  quelque  réputation  y 
lin  efclave  me  vint  quérir  pour  aller  voir 
un  malade  chez  le  gouverneur  de  la  ville. 
Je  m'y  rendis  5  ck  l'on  m'introduirit  dans 
une  chambre,  où  je  trouvai  un  jeune  homme 
très-bien  fait ,  fort  abattu  du  mal  qu'il  fouf- 
froit.  Je  le  faluai  en  m'afTéyant  près  de  lui  ; 
il  ne  répondit  point  à  mon  compliment , 
mais  il  me  fit  ligne  des  yeux  pour  me  mar- 
quer qu'il  m'entendoit ,  ck  qu'il  me  remer- 
cioit.  Seigneur  ,  lui  dis-je  ,  je  vous  prie  de 
me  donner  la  main,  que  je  vous  tâte  le 
pouls.  Au  lieu  de  tendre  la  main  droite,  il 
me  préfenta  la  gauche ,  de  quoi  je  fus  ex- 
trêmement furpris.  Voilà  3  dis  -  je  en  moi- 
même;  une  grande  ignorance,  de  ne  favoir 

L  iv 


24^  Les  mille  et  une  Nuits. 

pas  que  l'on  préfente  la  main  droite  à  un 
médecin ,  ck  non  pas  la  gauche  :  je  ne  laiîTai 
pas  de  lui  tâter  le  pouls  ;  ck  après  avoir  écrit 
une  ordonnance  >  je  me  retirai. 

Je  continuai  mes  vifites  pendant  neuf 
jours,  ck  toutes  les  fois  que  je  lui  voulus 
tâter  le  pouls  j  il  me  tendit  la  main  gauche. 
Le  dixième  jour  ,  il  me  parut  Te  bien  por- 
ter ,  ck  je  lui  dis  qu'il  n'avoit  plus  befoin 
que  d'aller  au  bain.  Le  gouverneur  de  Damas  $. 
qui  étoit  préfent  5  pour  me  marquer  com- 
bien il  étoit  content  de  moi,  me  fit  revêtir 
en  fa  préfence  d'une  robe  très-riche ,  en  me 
clifant  qu'il  me  faifoit  médecin  de  l'hôpital  de 
la  ville  y  ck  médecin  ordinaire  de  fa  mai- 
ion  ,  où  je  pouvois  aller  librement  manger 
a  fa  table  quand  il  me  plairoit. 

Le  jeune  homme  me  fit  auffi  de  grandes 
amitiés  j  ck  me  pria  de  l'accompagner  au 
bain.  Nous  y  entrâmes  *  ck  quand  fes  gens 
l'eurent  déshabillé ,  je  vis  que  la  main  droite 
lui  manquoit.  Je  remarquai  même  qu'il  n'y 
avoit  pas  long-temps  qu'on  la  lui  avoit 
coupée  :  c'étoit  auflî  la  caufe  de  fa  maladie-, 
que  l'on  m'avoit  cachée  ;  ck  tandis  qu'on  y 
appliquoit  des  médicamèns  propres  à  le  guérir 
promptement  ,  on  m'avoit  appelé  pour  em- 
pêcher que  la  fièvre  qui  i'avoit  pris    n'eût 


C  Le.     Nuit.  249 

«le  mauvaifes  fuites.  Je  fus.aftez  furpris  ck 
fort  affligé  de  le  voir  en  cet  état  ;  il  le  re- 
marqua bien  fur  mon  vifage.  Médecin ,  me 
dit-il,  ne  vous  étonnez  pas  de  me  voir  la 
main  coupée  ;  je  vous  en  dirai  quelque  jour 
le  fujet,  &  vous  entendrez  une  hiftoire  des 
plus  furprenantes. 

Après  que  nous  fûmes  fortis  du  bain ,  nous 
nous  mîmes  à  table  5  nous  nous  entretînmes 
enfuite  >  &  il  me  demanda  s'il  pouvoit » 
fans  altérer  fa  fanté  ,  s'aller  promener  hors 
de  la  ville  au  jardin  du  gouverneur.  Je  lui 
répondis  que  non-feulement  il  le  pouvoit» 
mais  qu'il  lui  étoit  même  très  -  falutaire  de 
prendre  l'air.  Si  cela  eft,  répliqua-t-nS  ck 
que  vous  vouliez  bien  me  tenir  compagnie? 
je  vous  conterai  là  mon  hifloire.  Je  repartis 
que  j'étois  tout  à  lui  le  reile  de  la  journée. 
Aufîitôt  il  commanda  à  fes  gens  d'apporter 
de  quoi  faire  îa  collation ^  puis  nous  partîmes» 
<k  nous  nous  rendîmes  au  jardin  du  gouver- 
neur. Nous  y  fîmes  deux  ou  trois  tours  de 
promenade  ;  &  après  nous  être  affis  fur  un 
tapis  5  que  fes  gens  étendirent. fous  un  arbre, 
qui  faifoit  un  bel  ombrage  ,  le  jeune  homme 
me  fit  de  cette  forte  le  récit  de  fon  hiftoire- 

Je  fuis  né  à  Mouffoul ,  &  ma  famille  eft 
une  des  plus  considérables  de  la  ville.  Mon 

L  v 


î^o  Les  mille  et  une  Nuits* 
père  étoit  l'aîné    de  dix  enfans  5  que  mon 
ayeul    laifla    en   mourant     tous  en  vie  <k 
mariés.  Mais  de  ce  grand  nombre  de  frères  9 
mon  père  fut  le  feuî  qui  eut  des  enfans  >  en- 
core n'eut- il  que  moi.  Il  prit  un  très- grand 
foin  de  mon  éducation  ^  &  me  fît  apprendre 
tout  ce  qu'un  enfant    de   ma  condition  ne 
devoit  pas  ignorer......  Mais  >  fîre  >  dit  Sche~ 

herazade  en  s'arrêtant  en  cet  endroit ,  l'au-> 
rore  qui  paroît  m'impofe  filence.  À  ces- 
mots  ,  elle  fé  tut ,  &  le  fùltan  fe  leva» 


39 


C  L  Ie.     N  U  I  T. 

JLe  lendemain  r  Scheherazadë  reprenant  la 
fuite  de  fon  difcours  de  la  nuit  précédente  :; 
Le  médecin  juif,  dit  -  elle  %  continuant  de 
parler  au  fultan  de  Cafgar  :  le  jeune  homme 
de  MourTouî^  ajouta-t-il ,  pourfuivit  ainfi-  fori. 
h.îftoire  : 

Pétois  déjà  grand,  6k  je  commençois  à 
iréquenter  le  monde  ,  lorfqu'un  vendredi  je 
me  trouvai  à  la  prière  de  midi  avec  mon  père 
&  mes  oncles ,  dans  la  grande  mofquée  de 
MouiToul.  Après  la  prière  5  tout  le  monde  fe 
retira,  hors  mon  père  &  mes  oncles  ,  qui 
&'$ffijC-QfXt  Cm:  If  t.agi.s  q\\\  ré^noit   par   toute; 


C  L  Ie.    Nuit.  251 

la  mofquée.  Je  m'affis  aufîï  avec  eux  :,  &£ 
s'entretenant  de  plusieurs  chofes ,  la  conve-r- 
fation  tomba  infenfiblement  fur  les  voyages. 
Ils  vantèrent  les  beautés  &  les  fingularités 
de  quelques  royaumes  3  &  de  leurs  villes 
principales  ;  mais  un  de  mes  oncles  dit,  que 
û  l'on  en  vouloit  croire  le  rapport  uniforme 
d'une  infinité  de  voyageurs,  il  n'yavoitpas 
au  monde  un  plus  beau  pays  que  l'Egypte 
ck  le  Nil  ;  &  ce  qu'il  en  raconta  m'en  donna 
une  ii  grande  idée  ,  que  dès  ce  moment  je 
conçus  le  défir  d'y  voyager.  Ce  que  mes 
autres  oncles  purent  dire  pour  donner  la 
préférence  à  Bagdad  &  au  Tigre  >  en  appe- 
lant Bagdad  le  véritable  féjour  de  la  religion 
mufulmane  &  la  métropole  de  toutes  les 
villes  de  la  terre ,  ne  fit  pas  la  même  im- 
prefîion  fur  moi.  Mon  père  appuya  le  fenti- 
ment  de  celui  de  (es  frères  qui  avoit  parlé 
en  faveur  de  l'Egypte  ,  ce  qui  me  caufa 
beaucoup  de  joie.  Quoiqu'on  en  veuille 
dire 5  s'écria-t-il ,  qui  n'a  pas  vu  l'Egypte, 
n'a  pas  vu  ce  qu'il  y  a  de  plus  fingulier  au 
monde.  La  terre  y  eft,  toute  d'or  5  c'eft-à- 
dire  >  fi  fertile  5  qu'elle  enrichit  (qs  habitans. 
Toutes  les  femmes  y  charment ,  ou  par 
leur  beauté ,  ou  par  leurs  manières  agréables. 
Si  vous  me  parlez  du  Nil  9  y  a-t-il  un  fleuve 

L  vj 


ici  Lès  mille  et  une  Nuits. 

plus  admirable  ?  quelle  eau  fut  jamais  plus 
légère  &:  plus  délicieufe  ?  Le  limon  même , 
qu'il  en  trame  avec  lui  dans  Ton  débordement, 
n'engrauTe-t-il  pas  les  campagnes  ?  qui  pro- 
duisent fans  travail"  mille  fois  plus  que  les 
autres  terres ,  avec  toute  la  peine  que  l'on 
prend  à  les  cultiver  ?  Ecoutez  ce  qu'un 
poète  >  obligé  d'abandonner  l'Egypte ,  difoit 
aux  égyptiens  :  «  Votre  Nil  vous  comble 
»  tous  les  jours  de  biens  ;  c'eft  pour  vous 
»  uniquement  qu'il  vient  de  fi  loin.  Hélas] 
»  en  m'éloignant  de  vous,  mes  larmes  vont 
»  couler  auffi  abondamment  que  Ces  eaux  : 
»  vous  allez  continuer  de  jouir  de  fes  dou- 
»  ceurs,  tandis  que  je  fuis  condamné  à  m'en 
»  priver  malgré  moi  ». 

Si  vous  regardez  ,  ajouta  mon  père  >  dur 
côté  de  l'isle  que  forment  les  deux  branches 
du  Nil  les  plus  grandes  ,  quelle  variété  de 
verdures  !  quel  émail  de  toutes  fortes  de 
fleurs  !  quelle  quantité  prodigieufe  de  villes  > 
de  bourgades  ,  de  canaux  5  ck  de  mille  autres 
objets  agréables  !  Si  vous  tournez  les  yeux 
de  l'autre  côté,  en  remontant  vers  l'Ethiopie, 
combien  d'autres  fujets  d'admiration  !  Je  ne 
puis  mieux  comparer  la  verdure  de  tant  de 
campagnes  arrofées  par  les  difFérens  canaux 
de  l'isîe ,  qu'à,  des  émeraudes  brillantes  en- 


C  L  Ie.     Nuit.  i^ 

châfTees  dans  de  l'argent.  N'efl-ce  pas  la  ville 
de  l'univers  la  plus  vafte  ,  la  plus  peuplée  ôt 
la  plus  riche,  que  le  grand  Caire?  que  d'é- 
difices magnifiques  5  tant  publics  que  parti- 
culiers !  Si  vous  allez  jufqu'aux  pyramides, 
vous  ferez  iaifis  d'étonnement  $  vous  demeu- 
rerez immobiles  à  l'afpeft  de  ces  maries  de 
pierres  d'une  groffeur  énorme  qui  s'élèvent 
jufqu'aux  deux  :  vous  ferez  obligés  d'avouer 
qu'il  faut  que  les  Pharaons  qui  ont  employé 
à  les  conftruire  tant  dericheiTes  &  tant  d'hom- 
mes y  ayent  furpafTé  tous  les  monarques  quf 
font  venus  après  eux  ,  non  -  feulement  en 
Egypte  ,  mais  fur  la  terre  même,  en  magnifi- 
cence &  en  invention  ,  pour  avoir  lailTé  des 
monumens  fi  dignes  de  leur  mémoire.  Ces 
monumens  fi  anciens  ,  que  les  favans  ne 
fauroient  convenir  entr'eux  du  temps  qu'oiî 
les  a  élevés,  fubfiftent  encore  aujourd'hui, 
&  dureront  autant  que  Tes  fiècles.  Je  paife 
fous  filence  les  villes  maritimes  du  royaume 
d'Egypte  ,  comme  Damiette  5  Rofette> 
Alexandrie ,  où  je  ne  fais  combien  de  na->, 
tions  vont  chercher  mille  fortes  de  grains 
ck  de  toiles ,  &  mille  autres  chofes  pour  la 
commodité  &  les  délices  des  hommes.  Je 
vous  en  parle  avec  connoiffance  ;  j'y  ai 
parlé  quelques  années  de  ma  jeunefTe  >  que  3^ 


a«)4  Les  mille  et  une  Nuits. 
compterai  tant  que  je   vivrai  pour  les  plus 
agréables  de  ma  vie. 

Scheherazade  parloit  ainfi  lorfque  la  lu- 
mière du  jour ,  qui  commençoit  à  naître  9 
vint  frapper  Tes  yeux  :  elle  demeura  auMitot 
dans  le  filence  ;  mais  fur  la  fin  de  la  nuit  fui- 
vante ,  elle  reprit  le  fil  de  fon  difcours  de 
cette  forte  ; 


CLIP.     NUIT. 

JVIes  oncles  n'eurent  rien  à  répliquer  à  morï 
père  y  pourfuivitle  jeune  homme  de  MouP 
foui ,  ck  demeurèrent  d'accord  de  tout  ce 
qu'il  venoit  de  dire  du  Nil  5  du  Caire  5  ck 
de  tout  le  royaume  d'Egypte.  Pour  moi , 
j'en  eus  l'imagination  û  remplie,  que  je 
n'en  dormis  pas  la  nuit.  Peu  de  temps  après, 
mes  oncles  rirent  bien  connoître  eux-mêmes 
combien  ils  avoient  été  frappés  du  difcours 
de  mon  père.  Ils  lui  proposèrent  de  faire 
tous  enfemble  le  voyage  d'Egypte  :  il  accepta 
la  propofition  ;  ck  comme  ils  étoient  de  ri- 
ches marchands ,  ils  réfolurent  de  porter 
avec  eux  des  marchandifes  qu'ils  y  puffent 
débiter.  J'appris  qu'ils  faifoient  les  préparatifs 
de  leur  départ;  j'allai  trouver  mon  père. 


C  L  ï  Ie.      Nu  T  T,  1^ 

)e  le  fuppliai ,  les  larmes  aux  yeux ,  de  me 
permettre  de  l'accompagner ,  &  de  m'accor- 
der  un  fonds  de  marchandifes  pour  en  faire  le 
débit  moi-même.  Vous  êtes  encore  trop 
jeune  5  me  dit  -  il ,  pour  entreprendre  le 
voyage  d'Egypte;  la  fatigue  en  eft  trop* 
grande  5  &  de  plus,  je  fuis  perfuadé  que 
vous  vous  y  perdriez.  Ces  paroles  ne  m'ô- 
tèrent  pas  l'envie  de  voyager  ;  j'employai 
le  crédit  de  mes  oncles  auprès  de  mon  père  f 
dont  ils  obtinrent  enfin  que  j1rois  feulement 
jufqu'à  Damas  y  où  ils  me  lahTeroient  pen- 
dant qu'ils  continueroient  leur  voyage  jufc 
qu'en  Egypte.  La  ville  de  Damas  >  dit  mon 
père ,  à  aufïï  fes  beautés  3  6k  il  faut  qu'il  fe 
contente  de  la  permifrion  que  je  lui  donne 
d'aller  jufques-là.  Quelque  défir  que  j'eufTe 
de  voir  l'Egypte,  après  ce  que  je  lui  en 
avois  ouï  dire,  il  étoit  mon  père>  je  me 
fournis  à  fa  volonté. 

Je  partis  donc  de  MoufTouî  avec  mes  on- 
cles &  lui.  Nous  traversâmes  la  Méfopo- 
tamie  ;  nous  pafsâmes  l'Euphrate  ;.  nous  ar- 
rivâmes à  Alep,  où  nous  féjournâmes  peu 
de  jours,  ck  delà  nous  nous  rendîmes  à 
Damas  ,  dont  l'abord  me  furprit  très-agréa- 
blement. Nous  logeâmes  tous  deux  dans 
mx  même  khan.  Je  vis  une  ville  grande # 


3l$6  Les  mille  et  une  Nuits. 
peuplée ,  remplie  de  beau  monde  &  très^ 
bien  fortifiée.  Nous  employâmes  quelques 
jours  à  nous  promener  dans  tous  ces  jardins 
délicieux  qui  font  aux  environs  >  comme 
nous  le  pouvons  voir  d'ici ,  &  nous  con- 
vînmes que  Ton  avoit  raifon  de  dire  que 
Damas  étoit  au  milieu  d'un  paradis.  Mes 
oncles  enfin  fongèrent  à  continuer  leur 
route  :  ils  prirent  foin  auparavant  de  vendre 
mes  marchandifes  ;  ce  qu'ils  firent  fi  avanta- 
geufement  pour  moi,  que  j'y  gagnai  cinq 
cent  pour  cent.  Cette  vente  produifit  une 
fomme  confidérable ,  dont  je  fus  ravi  de  me 
voir  pofTerTeur. 

Mon  père  6k  mes  oncles  me  laifsèrent 
donc  à  Damas  y  &  pourfuivirent  leur  voyage. 
Après  leur  départ ,  j'eus  une  grande  attention 
à  ne  pas  dépenfer  mon  argent  inutilement. 
Je  louai  néanmoins  une  maifon  magnifique  : 
elle  étoit  toute  de  marbre  5  ornée  de  pein- 
tures à  feuillages  d'or  &  d'azur  :  elle  avoit 
un  jardin  où  l'on  voyoit  de  très-beaux  jets 
d'eau.  Je  la  meublai  5  non  pas  à  la  vérité  aufîi 
richement  que  la  magnificence  du  lieu  le  de- 
mandoit  y  mais  du  moins  affez  proprement 
pour  un  jeune  homme  de  ma  condition.  Elle 
avoit  autrefois  appartenu  à  un  des  principaux 
feigneurs  de  la  ville  >  nommé  Modoun  Ab-* 


C  L  I  Ie.    Nuit,  2^7 

daîraham?  Scelle  appartenoit  alors  à  un  riche 
marchand  jouaillier ,  à  qui  je  n'en  payois  que 
deux  (1  )  fchérifs  par  mois.  J'avois  un  afTez 
grand  nombre  de  domeftiques  ;  je  vivois 
honorablement  ;  je  donnois  quelquefois  à 
manger  aux  gens  avec  qui  j'avois  fait  con- 
noifTance,  &  quelquefois  j'allois  manger 
chez  eux  :  c'en1  ainfi  que  je  parTois  le  temps 
a  Damas  >  en  attendant  le  retour  de  mon 
père  :  aucune  paflion  ne  troubloit  mon  re- 
pos ,  &  le  commerce  des  honnêtes  gens  fal- 
loir mon  unique  occupation. 

Un  jour  que  j'étois  affis  à  la  porte  de  ma 
maifon  >  &  que  je  prenois  le  frais ,  une  dame 
fort  proprement  habillée,  &  qui  paroiïïbk 
fort  bien  faite  ,  vint  à  moi  •>  Se  me  demanda 
iî  je  ne  vendois  pas  des  étoffes  ;  en  difant 
cela  ,  elle  entra  dans  le  logis. 

En  cet  endroit  5  Scheherazade  voyant  qu'il 
étoit  jour,  fe tut  ;  6k  la  nuit  fuivante,  elle 
reprit  la  parole  dans  ces  termes  : 


(  1  )  Un  fchérif  eft  la  même  chofe  qu'un    feqiîiûi 
Ce  mot  eft  dans  nos  anciens  auteurs. 


*3* 


25S  Les  milie  et  une  Nuits. 


C  L  I  I  P.     NUIT. 

\yUAND  je  vis?  dit  le  jeune  homme  de 
MoufToul,  que  la  dame  étoit  entrée  dans 
ma  maifon ,  je  me  levai ,  je  fermai  la  porte  , 
6c  je  la  fis  entrer  dans  une  faîle,  où  je  la 
priai  de  s'afleoir.  Madame,  lui  dis -je,  j'ai 
eu  des  étoffes  qui  étoient  dignes  de  vous 
être  montrées  ;  mais  je  n'en  ai  plus  préfen- 
tement ,  ck  j'en  fuis  très-fâché.  Elle  ôta  le 
voile  qui  lui  couvroit  le  vifage ,  &:  fit  briller 
à  mes  yeux  Hne  beauté  9  dont  la  vue  me 
fit  fentir  des  mouvemens  que  je  n'avois  point 
encore  fentis.  Je  n'ai  pas  befoin  d'étoffes, 
me  répondit-elle,  je  viens  feulement  pour 
vous  voir  3  &  pafTer  la  foirée  avec  vous  y  ii 
vous  l'avez  pour  agréable  :  je  ne  vous  de- 
mande qu'une  légère  collation. 

Ravi  d'une  fi  bonne  fortune ,  je  donnai 
ordre  à  mes  gens  de  nous  apporter  pîufieurs 
fortes  de  fruits  &  des  bouteilles  de  vin.  Nous 
fûmes  fervis  promptement,  nous  mangeâ- 
mes ,  nous  bûmes  y  nous  nous  réjouîmes  juf- 
qu'à  minuit  ;  enfin,  je  n'avois  point  encore 
paffé  de  nuit  fi  agréablement  que  je  parlai 
celle-là.  Le  lendemain  matin,  je  voulus 


C  L  ï  I  I«.    Nuit,         2^9 

mettre  dix  fchérifs  dans  la  main  de  la  dame  ; 
mais  elle  la  retira  brufquement.  Je  ne  fuis 
pas  venue  vous  voir ,  dit-elle ,  dans  un  ef- 
prit  d'intérêt,  6k  vous  me  faites  une  injure. 
Bien  loin  de  recevoir  de  l'argent  de  vous, 
je  veux  que  vous  en  receviez  de  moi^  autre- 
ment je  ne  vous  reverrai  plus  ; ,  en  même 
temps  3  elle  tira  dix  fchérifs  de  fa  bourfe  y 
6k  me  força  de  les  prendre.  Attendez  -  moi 
dans  trois  jours ,  me  dit-elle,  après  le  cou- 
cher du  foleii.  A  ces  mots,  elle  prit  congé 
de  moi,  ck  je  fentis  qu'en  partant  elle  em- 
portoit  mon  cœur  avec  elle. 

Au  bout  de  trois  jours  5  elle  ne  manqua 
pas  de  venir  à  l'heure  marquée  ,  6k  je  ne 
manquai  pas  de  la  recevoir  avec  toute  la 
joie  d'un  homme  qui  l'attendoit  impatiem- 
ment. Nous  pafsâmes  la  foirée  ck  la  nuit 
comme  la  première  fois  »  ck  le  lendemain, 
en  me  quittant,  elle  promit  de  me  revenir 
voir  encore  dans  trois  jours  ;  mais  elle  ne 
voulut  point  partir  que  je  n'euffe  reçu  dix 
nouveaux  fchérifs. 

Etant  revenue  pour  la  troisième  fois ,  ck 
îorfque  le  vin  nous  eut  échauffés  tous  deux  % 
elle  me  dit:  Mon  cher  cœur,  que  penfez- 
vous  de  moi  ?  ne  fuis-je  pas  belle  6k  amu- 
fante?   Madame  2  lui  répondis  -  je  ,  cette 


i6o  Les  mille  et  une  Nuits, 

queftion  ,  ce  me  femble  ,  eft  allez  mutile  ; 
toutes  les  marques  d'amour  que  je  vous 
donne  ,  doivent  vous  perfuader  que  je  vous 
aime  :  je  fuis  charmé  de  vous  voir  ck  de 
vous  poiTéder  :  vous  êtes  ma  reine  >  ma  ful- 
tane  :  vous  faites  tout  le  bonheur  de  ma 
vie.  Ah!  je  fuis  afïurée  ,  me  dit-  elle ^  que 
vous  céderiez  de  tenir  ce  langage  ,  fi  vous 
aviez  vu  une  dame  de  mes  amies,  qui  eft 
plus  jeune  ck  plus  belle  que  moi  ;  elle  a 
l'humeur  il  enjouée ,  qu'elle  feroit  rire  les 
gens4es  plus  mélancoliques.  Il  faut  que  je 
vous  l'amène  ici  ;  je  lui  ai  parlé  de  vous  ;  &c 
fur  ce  que  je  lui  en  ai  dit 3  elle  meurt  d'en- 
vie de  vous  voir.  Elle  m'a  priée  de  lui  pro- 
curer ce  plaifir  ;  mais  je  n'ai  pas  ofé  la  fatis- 
faire  fans  vous  avoir  parlé  auparavant.  Ma- 
dame,  repris-je  ,  vous  ferez  ce  qu'il  vous 
plaira  ;  mais  quelque  chofe  que  vous  me  piaf- 
fiez dire  de  votre  amie  5  je  défie  tous  fes 
attraits  de  vous  ravir  mon  cœur,  qui  eft  fi 
fortement  attaché  à  vous ,  que  rien  n'eft 
capable  de  l'en  détacher.  Prenez  -  y  bien 
garde ,  répliqua-t-elle ,  je  vous  avertis  que 
je  vais  mettre  votre  amour  à  une  étrange 
épreuve. 

Nous  en  demeurânies-là ,  &  le  lendemain  9 
en  me  quittant  9  au  lieu  de  dix  fchérifs ,  elle 


C  L  I  Ve.  Nuit.  *6t 
m'en  donna  quinze  que  je  fus  obligé  d'accep- 
ter. Souvenez-vous  ,  me  dit-elle ,  que  vous 
aurez  dans  deux  jours  une  nouvelle  hôterTe , 
fongez  à  la  bien  recevoir  ;  nous  viendrons 
à  l'heure  accoutumée ,  après  le  coucher  du 
foleil.  Je  fis  orner  la  falle5  &  préparer  une 
belle  collation  pour  le  jour  qu'elles  dévoient 
venir. 

Scheherazade  s'interrompit  en  cet  endroit,1 
parce  qu'elle  remarqua  qu'il  étoit  jour.  La 
nuit  fuivante ,  elle  reprit  la  parole  dans  ces 
termes  : 


C  L  I  Ve.     NUIT. 

b  I  R  E  9  le  jeune  homme  de  MoulToul  con- 
tinuant de  raconter  Ton  hiftoire  au  médecin 
juif  :  J'attendis,  dit-il  5  les  deux  dames  avec 
impatience  ?  ck  elles  arrivèrent  enfin  à  l'en- 
trée de  la  nuit.  Elles  fe  dévoilèrent  l'une  & 
l'autre  ;  &  fi  j'avois  été  furpris  de  la  beauté 
de  la  première  ^  j'eus  fujet  de  l'être  bien 
davantage ,  lorfque  je  vis  fon  amie.  Elle  avoit 
des  traits  réguliers  ,  un  vifage  parfait ,  un 
teint  vif  >  &  des  yeux  fi  brillans ,  que  j'en 
pouvois  à  peine  foutenir  l'éclat.  Je  la  remer-. 
ciai  de  l'honneur  qu'elle  me  faifoit  >  &.  îa. 


%6i  Les  mille  et  une  Nuits. 
fuppliai  de  m'excufer ,  fi  je  ne  la  recevois  pas 
comme  elle  îe  méritoit.  Laifîbns-là  les  corn- 
plimens  >  me  dit-elle ,  ce  feroit  à  moi  à  vous 
en  faire  fur  ce  que  vous  avez  permis  que 
mon  amie  m'amenât  ici  ;  mais  puifque  vous 
voulez  bien  me  foufTrir ,  quittons  les  cérémo- 
nies y  Ô£  ne  fongeons  qu'à  nous  réjouir. 

Comme  j'avois  donné  ordre  qu'on  nous 
fervït  la  collation  d'abord  que  les  dames 
feroient  arrivées  y  nous  nous  mîmes  bientôt 
à  table.  J'étois  vis  -  à  -  vis  de  la  nouvelle 
venue  y  qui  ne  cefïoit  de  me  regarder  •>  en 
fouriant.  Je  ne  pus  réfifler  à  fes  regards  vain- 
queurs 5  &  elle  fe  rendit  maîtrerTe  de  mon 
cœur  3  fans  que  je  pufTe  m'en  défendre.  Mais 
elle  prit  aufli  de  l'amour  en  m'en  infpirant  ; 
ck  loin  de  fe  contraindre,  elle  me  dit  des 
chofes  aflez  vives. 

L'autre  dame ,  qui  nous  obfervoir ,  n'en 
fit  d'abord  que  rire.  Je  vous  l'avois  bien  dit , 
s'écria-t-elle  y  en  m'adreffant  la  parole,  que 
vous  trouveriez  mon  amie  charmante,  ôc  je 
m'apperçois  que  vous  avez  déjà  violé  le  fer- 
ment que  vous  m'avez  fait  de  m'être  ridelle. 
Madame  y  lui  répondis  -  je  y  en  riant  aulîi 
comme  elle  y  vous  auriez  fujet  de  vous  plain- 
dre de  moi,  fi  je  manquois  de  civilité  pour 
une  dame  que  vous  m'avez  ameoée  &  que 


C  L  ï  Ve.  Nuit,  i6$ 
Vous  chéririez  ;  vous  pourriez  me  reprocher 
Tune  &c  l'autre  que  je  ne  faurois  pas  faire  les 
honneurs  de  ma  maifon. 

Nous  continuâmes  de  boire  ;  mais  à  me- 
fure  que  le  vin  nous  échauffait,  la  nouvelle 
dame  &  moi  nous  nous  agacions  avec  fi 
peu  de  retenue?  que  fon  amie  en  conçut 
une  jaloufie  violente ,  dont  elle  nous  donna 
bientôt  une  marque  bien  funefte.  Elle  Te 
leva  &t  fortit,  en  nous  difant  qu'elle  alloit 
revenir  ;  mais  peu  de  momens  après,  la 
dame  >  qui  étoit  reftée  avec  moi ,  changea 
de  vifage  ;  il  lui  prit  de  grandes  convulrlons  ; 
&  enfin  elle  rendit  l'ame  entre  mes  bras  j 
tandis  que  j'appelois  du  monde  pour  m'aider 
à  la  fecourir.  Je  fors  aufîitôt ,  je  demande 
l'autre  dame  ;  mes  gens  me  dirent  qu'elle 
avoit  ouvert  la  porte  de  la  rue  >  ck  qu'elle 
s'en  étoit  allée.  Je  foupçonnai  alors,  ck  rien 
nétoit  plus  véritable,  que  c'étoit  elle  qui 
avoit  caufé  la  mort  de  fon  amie.  Effective- 
ment  5  elle  avoit  eu  l'adreffe  &  la  malice 
de  mettre  d'un  poifon  très  -  violent  dans  la 
dernière  taffe  qu'elle  lui  avoit  préfentée  elle- 


même. 


Je  fus  vivement  affligé  de  cet  accident. 
Que  ferai-je>  dis -je  alors  en  moi-même? 
que  vais-je  devenir  ?  Comme  je  crus  qu'il 


264  Les  mille  et  une  Nuits. 
n^y  avoit  pas  de  temps  à  perdre ,  je  fis  lever 
par  mes  gens,  à  la  clarté  de  la  lune  ck  fans 
bruit  ?  une  des  grandes  pièces  de  marbre  , 
dont  la  cour  de  ma  maifon  éroit  pavée ,  ck 
fis  creufer  en  diligence  une  folle  5  où  ils  enter- 
rèrent ie  corps  de  la  jeune  dame.  Après 
qu'on  eut  remis  la  pièce  de  marbre,  je  pris 
un  habit  de  voyage  avec  tout  ce  que  j'avois 
cTargent  y  ck  ]e  fermai  tout ,  jufqu'à  la  porte 
de  ma  maifon  >  que  je  fcellai  ck  cachetai 
de  mon  fceau.  J'allai  trouver  le  marchand 
jouaillier ,  qui  en  étoit  le  propriétaire  ;  je  lui 
payai  ce  que  je  lui  devois  de  loyer?  avec 
une  année  d'avance  ;  ck  lui  donnant  la  clef  3 
je  le  priai  de  me  la  garder.  Une  affaire  pref- 
fante ,  lui  dis-je  ?  m'oblige  à  m'abfenter  pour 
quelque  temps  ;  il  faut  que  j'aille  trouver 
mes  oncles  au  Caire.  Enfin  je  pris  congé  de 
lui 5  ck  dans  le  moment  je  montai  à  cheval, 
ck  partis  avec  mes  gens  qui  m'attendoient. 
Le  jour,  qui  commençoit  a  paroître,  im-, 
pofa  filence  à  Scheherazade  en  cet  endroit, 
La  nuit  fuivante,  elle  reprit  fon  difcours  de 
cette  forte  : 


CLV, 


C  L  W    N  u  î  t.  16% 

«UH ,■!■■,       I  H  ■■■«■■i    ■!  II.  III^HII^WWHI| 

C  L  Ve.     NUIT, 

jYÏ  o  N  voyage  fut  heureux  ,  pourfuivit  le 
jeune  homme  de  Mouffoul  :  j'arrivai  au  Caire 
fans  avoir  fait  aucune  mauvaife  rencontre. 
J'y  trouvai  mes  oncles  ,  qui  furent  fort 
étonnés  de  me  voir.  Je  leur  dis  pour  excufe  9 
que  je  m'étois  ennuyé  de  les  attendre  3  èc 
que  ne  recevant  d'eux  aucunes  nouvelles, 
mon  inquiétude  m'avoit  fait  entreprendre  ce 
voyage.  Ils  me  reçurent  fort  bien ,  ck  promi- 
rent de  faire  enforte  que  mon  père  ne  me 
sût  pas  mauvais  gré  d'avoir  quitté  Damas 
fans  fa  permiflion.  Je  logeai  avec  eux  dans  le 
même  khan  y  &  vis  tout  ce  qu'il  y  avoit  de 
beau  à  voir  au  Caire. 

Comme  ils  avoient  achevé  de  vendre 
leurs  marchandifes ,  ils  partaient  de  s'en 
retourner  à  Mouffoul ,  &c  ils  commençoient 
déjà  à  faire  les  préparatifs  de  leur  départ  ; 
mais  n'ayant  pas  vu  tout  ce  que  j'avois  envie 
de  voir  en  Egypte ,  je  quittai  mes  oncles  9 
&  allai  me  loger  dans  un  quartier  fort  éloi- 
gné de  leur  khan ,  &£  je  ne  parus  point  qu'ils 
ne  fufTent  partis,  Ils  me  cherchèrent  long- 
temps par  toute  la  ville  j  mais  ne  me  trou-; 
Tome  VIII.  M 


%66  Les  mille  et  une  Nuits. 
vant  point  ?  ils  jugèrent  que  le  remords 
d'être  venu  en  Egypte  contre  la  volonté  de 
mon  père ,  m'avoit  obligé  de  retourner  à 
Damas ,  fans  leur  en  rien  dire ,  &t  ils  par- 
tirent dans  refpérance  de  m'y  rencontrer? 
<k  de  me  prendre  en  parlant. 

Je  reliai  donc  au  Caire  après  leur  départ  J 
ck  j'y  demeurai  trois  ans,  pour  fatisfaire  plei- 
nement la  curiofité  que  j'avois  de  voir  toutes 
les  merveilles  de  l'Egypte.  Pendant  ce  temps- 
là,  j'eus  foin  d'envoyer  de  l'argent  au  mar-  s 
chand    jouaillier  •>   en  lui  mandant  de   me 
conferver  fa  maifon  ;  car  j'avois  deffein  de 
retourner  à  Damas  ?  &  de  m'y  arrêter  en- 
core quelques  années.  Il  ne  m'arriva  point 
d'aventure  au  Caire  qui  mérite  de  vous  être 
racontée  ;  mais  vous  allez  •>  fans  doute  ?  être  | 
fort  furpris  de  celle  que  j'éprouvai  quand  je 
fus  de  retour  à  Damas. 

En  arrivant  en  cette  ville ,  j'allai  defcendr 
chez  le  marchand  jouaillier ,  qui  me  reçut 
avec  joie  ?  &c  qui  voulut  m'accompagner 
lui-même  jufques  dans  ma  maifon?  pour  me 
faire  voir  que  perfonne  n'y  étoit  entré  pen- 
dant mon  abfence.  En  effet,  le  fceau  étoit 
encore  en  fon  entier  fur  la  ferrure.  J'entrai? 
ôc  trouvai  toutes  chofes  dans  le  même  état  i 
où  je  les  avois  biffées. 


C  L  Ve.     N  u  ï  t.  167 

En  nettoyant  ck  en  balayant  la ,  falîe  où 
"j'avois  mangé  avec  les  dames ,  un  de  mes 
gens   trouva  un   collier  d'or  en  forme  de 
chaîne,  où  il  y  avoit  d'efpace  en  efpace  dix 
perles  très-grofles  ck  très-parfaites  ;  il  me 
l'apporta ,  ck  je  le  reconnus  pour  celui  que 
j'avois  vu  au  col  de  la  jeune  dame  qui  avoit 
été  empoifonnëe.    Je  compris  qu'il  s'etoit 
détaché,. &  qu'il  étoit  tombé  fans  que  je 
m'en  fulTe  apperçu.  Je  ne  pus  le  regarder 
fans   ver  fer  des  larmes  5  en   me   fou  venant 
d'une  perfonne  fi  aimable.?  ck  que  j'avois  vu 
mourir  d'une  manière  fi  funefie.  Je  Penve- 
îoppai,  6k  le  mis  précieufement  dans  mon  fein* 
Je  parlai  quelques  jours  à  me  remettre  de 
îa  fatigue  de  mort  voyage  ;  après  quoi,  je 
-commençai  à  voir  les  gens  avec  qui  j'avois 
fait  autrefois  connoiffance.  Je  m'abandonnai 
A  toutes  fortes  de  plaifirs ,  ck  infenfiblement 
je  dépenfai  tout  mon  argent.  Dans  cette  iitua* 
tion  y  au  lieu   de  vendre   mes  meubles ,  je 
réfolus  de  me  défaire  du  collier  ;  mais  je  me 
connoiilois  fi  peu  en  perles  y  que  je  m'y  pris 
fort  mal ,  comme  vous  l'allez  entendre. 

*  Je  me  rendis  au  Bezeftein ,  où  tirant  à  part 
un  crieur,  ck  lui  montrant  le  collier,  je  lui 
dis  que  je  voulois  le  vendre ,  ck  que  je  le 
priois  de  le  faire  voir  aux  principaux  jouai!- 

Mi) 


i6E  Les  mille  et  une  Nuits* 
îiers.  Le  crieur  fut  furpris  de  voir  ce  bijou» 
Ah,  la  belle  chofe  ?  s'écria- t-il  ?  après  l'avoir 
regardé  long -temps  avec  admirationj  jamais 
nos  marchands  n'ont  rien  vu  de  fi  riche  ;  je 
vais  leur  faire  un  grand  plaifir,  ck  vous  ne 
devez  pas  douter  qu'ils  ne  les  mettent  à  un 
haut  prix  à  l'envi  l'un  de  l'autre.  Il  me  mena 
à  une  boutique,  &  il  fe  trouva  que  c'étoit 
celle  du  propriétaire  de  ma  maifon.  Atten- 
dez-moi ici  3  me  dit  le  crieur?  je  reviendrai 
bientôt  vous  apporter  la  réponfe. 

Tandis  qu'avec  beaucoup  de  fecret ,  il  alla 
de  marchand  en  marchand  montrer  le  col- 
lier a  je  m'affis  près  du  jouaillier  ?  qui  fut  bien- 
aife  de  me  voir  ?  ck  nous  commençâmes  à 
nous  entretenir  de  chofes  indifférentes.  Le 
crieur  revint  ;  ck  me  prenant  en  particulier  ? 
au  lieu  de  me  dire  qu'on  eftimoit  le  collier 
pour  le  moins  deux  mille  fchérifs,  il  m'afîura 
qu'on  n'en  vouloit  donner  que  cinquante, 
Oefl  qu'on  m'a  dit?  ajouta- 1- il  ,  que  les 
perles  étoient  faufïes  :  voyez  fi  vous  voulez 
le  donner  à  ce  prix-là.  Comme  je  le  crus  fur 
fa  parole  ,  ck  que  j'avois  befoin  d'argent: 
Allez,  lui  dis-je,  je  m'en  rapporte  à  ce  que 
vous  me  dites  ?  ck  à  ceux  qui  s'y  connoilTent 
mieux  que  moi  ;  livrez-le ,  ck  m'en  apportez 
l'argent  tout-à-l'heure. 


C  L  Ve.     Nuit,  269 

Le  çrieur  in'étoit  venu  offrir  cinquante 
fchérifs  de  la  part  du  plus  riche  jquaillier  du 
Bezeiiein  ,  qui  n'avoit  fait  cette  offre  que 
pour  nie  fonder ,  &  favoir  fi  je  connoiiîois 
bien  la  valeur  de  ce  que  je  mettois  en 
vente.  Ainfî ,  il  n'eut  pas  plutôt  appris  ma 
réponfe  5  qu'il  mena  le  crieur  avec  lui  chez 
le  lieutenant  de  police  ?  à  qui  montrant  le 
collier  :  Seigneur /dit -il,  voilà  un  collier 
qu'on  m'a  volé  ,  &  le  voleur  ,  déguifé  en 
marchand  5  a  eu  la  hardiefïe  de  venir  l'ex- 
pofer  en  vente y  oc  il  eft  actuellement  dans 
le  Bezeftein.  Il  fe  contente  >  pourfuivit-il,  de 
cinquante  fchérifs  pour  un  joyau  qui  en  vaut 
deux  mille  :  rien  ne  fauroit  mieux  prouver 
que  cVft  un  voleur. 

Le  lieutenant  de  police  m'envoya  arrêter 
fur-le-champ  ;  &  lorfque  je  fus  devant  lui ,  il 
me  demanda  û*  le  collier,  qu'il  tenoit  à  la 
main  5  n'étoit  pas  celui  que  je  venois  de 
mettre  en  vente  au  Bezeftein  ;  je  lui  répon- 
dis qu'oui.  Et  eft-il  vrai ,  reprit-il ,  que  vous 
le  voulez  livrer  pour  cinquante  fchérifs  ?  J'en 
demeurai  d'accord-  Fié  bien,  dit -il  alors 
d'un  ton  moqueur ,  qu'on  lui  donne  la  baf- 
tonnade  -,  il  nous  dira  bientôt  avec  fon  bel 
kabit  de  marchand ,  qu'il  n'eft  qu'un  franc 
voleur  :  qu'on  le  batte  jufqu'à  ce  qu'il  l'a- 

M  iij 


î.70  Les  mille  et  une  Nuits-* 
voue.  La  violence  des  coups  de  bâtons  me 
fit  faire  un  menfonge  ;  je  confefifai ,  contre  la 
vérité ,  que  j'avois  volé  le  collier  ,  ck  auffitôt 
le  lieutenant  de  police  me  fit  couper  la  main. 

Cela  caufa  un  grand  bruit  dans  le  Bezef- 
tein,  ck  je  fus  à  peine  de  retour  chez  moi 5 
que  je  vis  arriver  le  propriétaire  de  la  mai- 
fon.  Mon  fils  3  me  dit-il ,  vous  paroilTez  un- 
jeune  homme  fi  fage  ck  fi  bien  élevé  ,  com- 
ment eu  -  il  pofiible  que  vous  ayez  commis 
une  action  aufïi  indigne  que  celle  dont  je 
viens  d'entendre  parler  ?  Vous  m'avez  inf- 
îruit  vous-même  de  votre  bien?  6k  je  ne 
doute  pas  qu'il  ne  foit  tel  que  vous  me  l'avez 
dit.  Que  ne  m'avez-vous  demandé  de  l'ar- 
gent ?  je  vous  en  aurois  prêté  ;  mais  après 
ce  qui  vient  d'arriver  ?  je  ne  puis  fouffrir  que 
vous  logiez  plus  long-temps  dans  ma  maifon  : 
prenez  votre  parti  ;  allez  chercher  un  autre 
logement.  Je  fus  extrêmement  mortifié  de 
ces  paroles  ;  je  priai  le  jouaillier ,  les  larmes 
aux  yeux ,  de  me  permettre  de  refier  encore 
trois  jours  dans  fa  maifon  :  ce  qu'il  m'accorda, 

Hélas  î  m'écriai-  je  ,  quel  malheur  ck  quel 
affront  !  oferai  -  je  retourner  à  Moufïoul  ? 
Tout  ce  que  je  pourrai  dire  à  mon  père 
fera-t-il  capable  de  lui  perfuader  que  je  fuis 
innocent  ? 


C  L  V  K    Nuit.  lyï 

Scheherazade  s'arrêta  en  cet  endroit >  parce 

qu'elle  vit  paroître  le  jour.  Le  lendemain  5 

elle  continua  cette  hiftoire  dans  ces  termes  : 


C  L  V  Ie.    NUIT. 

Trois  jours  après  que  ce  malheur  me 
fut  arrivé,  dit  le  jeune  homme  de  Mouf- 
foul ,  je  vis  avec  étonnement  entrer  chez 
moi  une  troupe  de  gens  du  lieutenant  de  po- 
lice avec  le  propriétaire  de  ma  maifon,  6k 
le  marchand  qui  m'avoit  accufé  fauffement 
de  lui  avoir  volé  le  collier  de  perles.  Je  leur 
demandai  ce  qui  les  amenoit  ;  maïs  au  lieu 
de  me  répondre ,  ils  me  lièrent  &c  me  garrot- 
tèrent ,  en  m'accablant  d'injures ,  en  me  di- 
fant  que  le  collier  appattenoit  au  gouverneur 
de  Damas  >  qui  l'avoit  perdu  depuis  plus  de 
trois  ans,  ck  qu'en  même-temps  une  de  Tes 
filles  avoit  difparu.  Jugez  de  l'état  où  je  me 
trouvai  en  apprenant  cette  nouvelle  :  je  pris 
néanmoins  ma  réfolution.  Je  dirai  la  vérité 
au  gouverneur ,  difois-je  en  moi-même  ;  ce 
fera  à  lui  de  me  pardonner ,  ou  de  me  faire 
mourir. 

Lorfqu'on  m'eut  conduit  devant  lui  5  je  re- 
marquai qu'il  me  regarda  d'un  œil  de  corn- 

M  iv 


Tfi  Les  mille  et  une  Nuits. 

paflïon  3  &  j'en  tirai  un  bon  augure.  Il  me  fit 
délier  ;  &  puis  s'adreffant  au  marchand  jouail- 
lier ,  mon  accufateur  ,  &  au  propriétaire  de 
sna  maifon.  Erl-ce-là  ,  leur  dit-il ,  l'homme 
qui  a  expofé  en  vente  le  collier  de  perles  ? 
Ils  ne  lui  eurent  pas  plutôt  répondu  qu'oui  , 
qu'il  dit  :  Je  fuis  aiïuré  qu'il  n'a  pas  volé  le 
collier?  &c  je  fuis  fort  étonné  qu'on  lui  ait 
fait  une  fï  grande  injuftice.  Raiïuré  par  ces 
paroles  :  Seigneur ,  m'écriai -je,  je  vous 
jure  que  je  fuis  en  effet  très-innocent.  Je 
fuis  perfuadé  même  que  le  collier  n'a  jamais 
appartenu  à  mon  accufateur  ?  que  je  n'ai 
jamais  vu ,  &  dont  l'horrible  perfidie  efî, 
caufe  qu'on  m'a  traité  iî  indignement.  Il  eft 
vrai  que  j'ai  confefTé  que  j'avois  fait  le  vol  j 
mais  j'ai  fait  cet  aveu  contre  ma  confcience , 
prefTé  par  les  tourmens ,  &  pour  une  raifon 
que  je  fuis  prêt  à  vous  dire,  n*  vous  avez  la 
bonté  de  vouloir  m'écouter.  J'en  fais  déjà 
arTez  ,  répliqua  le  gouverneur ,  pour  vous 
rendre  tout-à-l'heure  une  partie  de  la  juftice 
qui  vous  efr,  due.  Qu'on  ôte  d'ici,  continua- 
t-il,  le  faux  accufateur,  &  qu'il  foufTre  le 
même  fupplice  qu'il  a  fait  foufTrir  à  ce  jeune 
homme?  dont  l'innocence  m'eft  connue. 

On  exécuta  fur-le-champ  l'ordre  du  gou- 
verneur. Le  marchand  jouaillier  fut  emmené 


CL  V  Ie.     Nuit.         275 
&  puni  comme  il  le  méritoit.  Après  cela,  le 
gouverneur  ayant  fait  fortir  tout  le  monde., 
me  dit  :  Mon  fils  ,  racontez- moi  fans  crainte 
de  quelle  manière  ce  collier  eft  tombé  entre 
vos  mains,  &  ne  me  déguifez  rien.  Alors  je 
lui  découvris  tout  ce  qui  s'étoit  paffé  ,  &  lui 
avouai  que  j'avois  mieux  aimé  paiïer   pour 
un  voleur  5   que   de   révéler  cette  tragique 
aventure.  Grand  dieu  !  s'écria  le  gouverneur/) 
dès  que  j'eus  achevé  de  parier,  vos  juge- 
mens  font  incompréheniibles  9  &  nous  de- 
vons nous  y  foumettre  fans  murmurer.  Je 
reçois  avec  une  foumiffion  entière  le  coup 
dont  il  vous  a  plu  de  me  frapper.   Ênfuite. 
m'adrefTant  la  parole  :  Mon  fils,  me  dit-il? 
après  avoir  écouté  la  caufe  de  votre  difgrace, 
dont  je  fuis  très-affligé ,  je  veux  vous  faire 
aum*  le  récit  de  la  mienne.  Apprenez  que  je 
fuis  père  de  ces  deux  dames  dont  vous  venez 
de  m'entretenn% 

En  achevant  ces  derniers  mots?  Schehe- 
tazade  vit  paroître  le  jour  :  elle  interrompit 
fa  narration ,  &  fur  la  fin  de  la  nuit  (m? 
srjànte  >  elle  la  continua  de  cette  manière  ■: 


w 


274  Les  mille  et  une  Nuits. 


CLVI  IV   NUIT. 

SiRE,  dit- elle,  voici  le  difcours  que  îe 
gouverneur  de  Damas  tint  au  jeune  homme 
de  Mouffoul  :  Mon  fils  ,  dit-il ,  fâchez  donc 
que  la  première  dame  qui  a  eu  l'effronterie 
de  vous  aller  chercher  jufques  chez  vous  9 
étoit  l'aînée  de  toutes  mes  filles»  Je  Pavois 
mariée  au  Caire  à  un  de  fes  coufins  5  au  fils 
de  mon  frère.  Son  mari  mourut  ;  elle  revint 
chez  moi  corrompue  par  mille  méchancetés 
qu'elle  avoit  apprifes  en  Egypte.  Avant  fort 
arrivée 3  fa  cadette,  qui  eft  morte  d'une 
manière  fi  déplorable  entre  vos  bras,  étok 
fort  fage  >  &  ne  m'avoit  jamais  donné  aucun 
fujet  de  me  plaindre  de  fes  mœurs.  Son  aînée 
fit  avec  elle  une  liaifon  étroite  ,  &  la  rendit 
infenfiblement  aufii  méchante  qu'elle. 

Le  jour  qui  fuivit  la  mort  de  fa  cadette  9. 
comme  je  ne  la  vis  pas  en  me  mettant  à 
table  y  j'en  demandai  des  nouvelles  à  for* 
aînée?  qui  étoit  revenue  au  logis;  mais  au  lieu 
de  me  répondre  3  elle  fe  mit  à  pleurer  fi  amè- 
rement, que  j'en  conçus  un  préfage  funefte* 
Je  la  preffai  de  m'infhruire  de  ce  que  je  vou«* 
lois  favoir.  Mon  père  2  me  répondit  -  elle  e$: 


C  L  V  I  K  Nuit.  275 
fanglotant ,  je  ne  puis  vous  dire  autre  chofe  5 
finon  que  ma  fœur  prit  hier  fon  plus  bel  ha- 
bit, fon  beau  collier  de  perles,  fortit,  & 
n'a  point  paru  depuis.  Je  fis  chercher  ma 
fille  par  toute  la  ville,  mais  je  ne  pus  rien 
apprendre  de  fon  malheureux  deftin.  Cepen- 
dant l'aînée,  qui  fe  repentoit  fans  doute  de 
fa  fureur  jaloufe,  ne  celTa  de  s'affliger  & 
de  pleurer  la  mort  de  fa  fceur  :  elle  fe  priva 
même  de  toute  nourriture  y  &t  mit  fin  par-là 
à  [qs  déplorables  jours. 

Voilà  ,  continua  le  gouverneur ,  quelle  erl 
la  condition  des  hommes;  tels  font  les. mal-* 
heurs  auxquels  ils  font  expofés.  Mais  y,  mon 
fils,  ajouta-t-il ,  comme  nous  fommes  tous 
deux  également  infortunés,  unifions  nos  dé^ 
plaifirs  y  ne  nous  abandonnons  point  l'un  l'au- 
tre. Je  vous  donne  en  mariage  une  troiiièrne 
fille  que  j'ai  :  elle  eft  plus  jeune  que  fes 
fœurs,  &  ne  leur  reffemble  nullement  par 
fa  conduite.  Elle  a  même  plus  de  beauté 
qu'elles  n'en  ont  eue  ;  &  je  puis  vous  afïurer 
qu'elle  eft.  d'une  humeur  propre  à  vous  ren- 
dre heureux.  Vous  n'aurez  pas  d'autre  mai~ 
fon  que  la  mienne  y  &  après  ma  mort,  vous 
ferez ,  vous  Se  elle  y  mes  feuls  héritiers.  Sei- 
gneur ,  lui  dis-je,  je  fuis  confus  de  toutes  vos 
bontés  ;  &  je  ne  pourrai  jamais  vous  en  mar- 

M  vj 


ij6  Les  mille  et  une  Nuits. 
quer  allez  de  reçonnoiffance-.  Brifons-là  ,  in- 
terrompit-il ,  ne  confumons  pas  le  temps  en 
vains  difcouré.  En  difanr  cela ,  il  fit  appeler 
-des  témoins  ;  enfuit  e  j'epoufai  la  fille  fans 
cérémonie. 

îl  ne  fe  contenta  pas  d'avoir  fait  punir  le 
marchand  jouaillier*  qui  m'avoit  fauiiement 
accnfé?  il  fit  confifqiier  à  mon  profit  tous 
fes  biens  ,  qui  font  très-confidérables.  Enfin, 
depuis  que  vous  venez  chez  le  gouverneur, 
vous  avez  pu  voir  en  quelle  confédération  je 
fuis  auprès  de  lui.  Je  vous  dirai  de  plus  qu'un 
tionime,  envoyé  par  mes  oncles  en  Egypte 
exprès  pour  me  chercher,  ayant  en  parlant 
découvert  que  j'étois  en  cette  ville  ,  me 
rendit  ruer  une  lettre  de  leur  part.  Ils  me 
mandent  la  mort  de  mon  père ,  6k  m'invi- 
tent à  aller  recueillir  fa  fuecefïion  à  Mouf- 
ibul;  mais  comme  l'alliance  6k  l'amitié  du 
'gouverneur  m'attachent  à  lui ,  6k  ne  me  per- 
mettent pas  de  m'en  éloigner  j  j'ai  renvoyé 
l'exprès  avec  une  procuration  pour  me  faire 
tenir  tout  ce  qui  m'appartient.  Après  ce  que 
vous  venez  d'entendre  3  j'efpère  que  vous 
me  pardonnerez  l'incivilité  que  je  vous  ai 
faite ^  -durant  le  cours  de  ma  maladie  ?  ea 
wous  préfentant  lamainjauche  au  lieu  de  la 


C  L  V  I  ¥.    Nuit.         277 

Voilà»*  dit  le  médecin  juif  au  fultan  de 
Cafgar  ,  ce  que  me  raconta  le  jeune  homme 
<le  MouiToul.  Je  demeurai  à  Damas  tant 
-que  le  gouverneur  vécut  ;  après  fa  mort , 
comme  j'étois  à  la  fleur  de  mon  âge  ,  j'eus 
la  curioiité  de  voyager.  Je  parcourus  toute 
la  Perfe  ,  &  allai  dans  les  Indes  ;  _&  enfin  je 
fuis  venu  m'établir  dans  votre  capitale  5  où 
j'exerce  avec  honneur  la  profeillon  de  mé- 
decin. 

r 

Le  fultan  de  Cafgar  trouva  cette  dernière 
hiftoire  affez  agréable.  J'avoue,  dit -il  au 
juif,  que  ce  que  tu  viens  de  raconter  efl 
extraordinaire  ;  mais  franchement ,  l'hifloire 
du  boffu  Yeû.  encore  davantage  &  bien  plus 
réjouhTante  ;  ainfî ,  n'efpère  pas  que  je  te 
donne  la  vie  non  plus  qu'aux  autres  ;  je  vais 
vous  faire  pendre  tous  quatre.  Attendez  de 
grâce  ,  lire?  s'écria  le  tailleur  ?  en  s'avançant 
&  fe  profternant  aux  pieds  du  fultan  ;  puifque 
votre  majeflé  aime  les  hiftoires  plaçantes  > 
celle  que  j'ai  à  lui  conter  ne  lui  déplaira 
pas.  Je  veux  bien  t'écouter  auffi,  lui  dit  le 
fultan  ;  mais  ne  te  flatte  pas  que  je  te  laiiTe 
vivre,  à  moins  que  tu  ne  me  difes  quelque 
■aventure  plus  divertiffante  que  celle  du  boffu, 
Alors  le  tailleur 5  comme  s'il  eût  été  sûr  de 


278  LES   MILLE   ET   UNE   NUITS, 
fon  fait  y  prit  la  parole  avec  confiance ,  6c 
commença  Ton  récit  dans  ces  termes  : 

Hiftoire  que  raconta  le  Tailleur, 

SiRE,  un  bourgeois  de  cette  ville  me 
fit  l'honneur ,  il  y  a  deux  jours  ,  de  m'in- 
viter  à  un  ferlin  qu'il  donnoit  hier  matin  à 
{qs  amis  :  je  me  rendis  chez  lui  de  très- 
bonne  heure ,  &  j'y  trouvai  environ  vingt 
perfonnes. 

Nous  n'attendions  plus  que  le  maître  de 
la  maifon  y  qui  étoit  forti  pour  queîqu'afTaire  % 
lorfque  nous  le  vîmes  arriver  accompagné 
d'un  jeune  étranger  très-proprement  habillé? 
fort  bien  fait ,  mais  boiteux.  Nous  nous  le- 
vâmes tous  ;  ck  pour  faire  honneur  au  maître 
du  logis  ,  nous  priâmes  le  jeune  homme  de 
s'affeoir  avec  nous  fur  le  fopha.  Il  étoit  prêt 
à  le  faire  5  lorfqu'appercevant  un  barbier  qui 
étoit  de  notre  compagnie  •>  il   fe  retira  brus- 
quement en  arrière  ,  &  voulut  fortir.  Le 
maître  de  la  maifon ,  furpris  de  fon  action  ^ 
l'arrêta.  Où  allez-vous  ?  lui  dit-il  ?  je  vous 
amène  avec  moi  pour  me  faire  l'honneur 
d'être  d'un  feftin  que  je  donne  à  mes  amis? 
&  à  peine  êres-vous  entré  que  vous  voulez 
fortir,  Seigneur,  répondit  le  jeune  homme  g 


C  L  V  I  I  Ie.  N  u  ï  t.  279 
au  nom  de  Dieu,  je  vous  fupplie  de  ne  me 
pas  retenir  ,  èk  de  permettre  que  je  m'en 
aille.  Je  ne  puis  voir  fans  horreur  cet  abo- 
minable barbier  que  voilà,  quoiqu'il  foit  né 
dans  un  pays  où  tout  le  monde  eft  blanc  ? 
il  ne  laiiTe  pas  de  reffembler  a  un  éthiopien  ; 
mais  il  a  Famé  encore  plus  noire  ck  plus  hor- 
rible que  le  vifage. 

Le  jour  qui  parut  en  cet  endroit  >  empêcha 
Scheherazade  d'en  dire  davantage  cette  nuit; 
mais  la  nuit  fuivante  ,  elle  reprit  ainfi  fa 
narration  : 


sa 


C  L  V  I  I  Ie.     NUIT. 

JN  OUS  demeurâmes  tous  fort  furpris  de  ce 
difcours  >  continua  le  tailleur  ,  ck  nous  com- 
mençâmes à  concevoir  une  très  -  mauvaïfe 
opinion  du  barbier ,  fans  favoir  iî  le  jeune 
étranger  avoit  raifon  de  parler  de  lui  dans 
ces  termes.  Nous  proteflâmes  même  que 
nous  ne  fourTririons  point  à  notre  table  un 
homme  dont  on  nous  faifoit  un  h*  horrible 
portrait.  Le  maître  de  la  maifon  pria  l'étranger 
de  nous  apprendre  le  fujet  qu'il  avoit  de  haïr 
le  barbier,  MefTeigneurs ,  nous  dit  alors  le 


2§o  Les  mille  et  une  Nuits. 

jeune  homme ,  vous  faurez  que  ce  maudit 
barbier  efl  caufe  que  je  fuis  boiteux  ,  ck  qu'il 
m'eft  arrivé  la  plus  cruelle  affaire  qu'on  puiffe 
imaginer  ;  c'ett  pourquoi    j'ai  fait    ferment 
d'abandonner  tous  les  lieux  où  il  feroit ,  ck 
de  ne  pas  demeurer  .même  clans    une   ville 
où  il  demeureroit  :  c'eft    pour  cela  que  je 
fuis  forti  de  Bagdad  où  je  le  laifTai?  ck  que 
j'ai  fait  un  fi  long  voyage  pour  venir   m'é- 
tablir  en  cette  ville ,  au  milieu  de  la  grande 
Tartarie  ,  comme  en  un  endroit  où  je  me 
fiattois  de  ne  le   voir   jamais.    Cependant , 
contre  mon  attente  ?  je   le  trouve  ici  :  cela 
m'oblige  ,  melïeigneurs  9  à  me  priver  malgré 
moi  de  l'honneur  de  me  divertir  avec  vous. 
Je  veux  m'éloigner  de  votre  ville   dès  au- 
jourd'hui ,  ck  m'aller  cacher ,  fi  je  puis5  dans 
des  lieux  où  il  ne  vienne  pas  s'offrir  à  ma 
vue.  En  achevant   ces    paroles  ,  il   voulut 
nous   quitter  ;  mais    le  maître   du  logis  le 
retint  -encore?  le  fupplia  de  demeurer  avec 
nous  y  ck  de  nous  raconter  la  caufe  de  l'a- 
verfion    qu'il  avoit  pour  le  barbier  ,  qui? 
pendant  tout    ce  temps-là  ,  avoit  les  yeux 
baillés  ck  gardoit  le  filence.  Nous  joignîmes 
nos  prières  à  celles  du  maître  de  la  maifon- 
4k.  enfin  le  jeune  homme  ,  cédant  à  nos  ins- 
tances j  s'afîit  furie  fopha .,  ck  nous  raconta 


C  L  V  ï  I  Ie.  N  u  ï  t.  .181 
ainn*  Ton  hifloire  ,  après  avoir  tourné  le  dos 
au  barbier  ,  de  peur  de  le  voir. 

Mon  père  tenoiî  dans  la  ville  de  Bagdad 
un  rang  à  pouvoir  afpirer  aux  premières 
charges  ;  mais  il  préféra  toujours  une  vie 
tranquille  à  tous  les  honneurs  qu'il  pouvoit 
mériter.  îl  n'eut  que  moi  d'enfant  ;  &:  quand 
il  mourut ,  favois  déjà  l'efprit  formé  ,  & 
fétois  en  âge  de  difpofer  des  grands  biens 
qu'il  m'avoit  lauTés.  Je  ne  les  diffipai  point 
follement  >  j'en  fis  un  ufage  qui  m'attira 
Feftime  de  tout  le  monde. 

Je  n'avois  point  encore  eu  de  paflion  5  ck 
loin  d'être  feniibîe  à  l'amour ,  j'avoueraf, 
peut-être  à  ma  honte ,  que  j'évitois  avec 
foin  le  commerce  des  femmes.  Un  jour  que 
j'étoïs  dans  une  rue  >  je  vis  venir  devant  moi 
une  grande  troupe  de  dames  ;  pour  ne  les 
pas  rencontrer  y  j'entrai  dans  une  petite  rue 
devant  laquelle  je  me  trou  vois  ,  &  je  m'aflis 
fur  un  banc  près  d'une  porte.  J'étois  vis-à- 
vis  d'une  fenêtre  où  il  y  avoit  un  vafe  de 
très-belles  fleurs ,  Se  j'avois  les  yeux  atta- 
chés delïus  y  lorfque  la  fenêtre  s'ouvrit  ;  je 
vis  paroitre  une  jeune  dame  dont  la  beauté 
m'éblouït.  Elle  jeta  d'abord  les  yeux  fur  moi; 
ck  en  arrofant  le  vafe  de  fleurs  d'une  main 
plus  blanche  que  l'albâtre ,  elle  me  regarda 


iSi  Les  mille  et  une  Nuits, 
avec  un  fouris  qui  m'infpira  autant  d'amour 
pour  elle  ,  que  j'avois  eu  d'averfion  jufques- 
là  pour  toutes  les  femmes.  Après  avoir  ar- 
rofé  fes  fleurs ,  6k  m'a  voir  lancé  un  regard 
plein  de  charmes ,  qui  acheva  de  me  percer 
le  cœur,  elle  referma  fa  fenêtre ,  ck  me  laifTa 
dans  un  trouble  ck  dans  un  défordre  incon- 
cevable. 

J'y  ferois  demeuré  bien  long-temps ,  fi  le 
bruit  que  j'entendis  dans  la  rue  ne  m'eût 
pas  fait  rentrer  en  moi-même.  Je  tournai  la 
tête  en  me  levant ,  ck  vis  que  c'étoit  le  pre- 
mier cadi  de  la  ville ,  monté  fur  une  mule  9 
&  accompagné  de  cinq  ou  fix  de  fes  gens  : 
il  mit  pied  à  terre  à  la  porte  de  la  maifon 
dont  la  jeune  dame  avoit  ouvert  une  fenê- 
tre ;  il  y  entra  ;  ce  qui  me  fit  juger  qu'il 
étoit  fon  père. 

Je  revins  chez  moi  dans  un  état  bien  diffé- 
rent de  celui  où  j'étois  lorfque  j'en  étois 
forti  :  agité  d'une  pafîîon  d'autant  plus  vio- 
lente ,  que  je  n'en  avois  jamais  fenti  l'atteinte, 
je  me  mis  au  lit  avec  une  groffe  fièvre  5  qui 
répandit  une  grande  affliction  dans  mon  do- 
meftique.  Mes  parens  ,  qui  m'aimoient  , 
alarmés  d'une  maladie  fi  prompte  ,  accou- 
rurent en  diligence  ,  ck  m'importunèrent 
fort  pour  en  apprendre  la  caufe  ,  que  je  me 


C  L  V  I  ï  K    Nuit.       183 

gardois  bien  de  leur  dire.  Mon  filence  leur 
caufa  une  inquiétude  que  les  médecins  ne 
purent  difliper  ,  parce  qu'ils  ne  connoirToient 
rien  à  mon  mal,  qui  ne  fit  qu'augmenter  par 
leurs  remèdes ,  au  lieu  de  diminuer. 

Mes  parens  commençoient  à  défefpérer 
de  ma  vie ,  lorfqu'une  vieille  dame  de  leur 
connoirTance  y  informée  de  ma  maladie  9 
arriva  :  elle  me  confïdéra  avec  beaucoup 
d'attention  ;  &  après  m'avoir  bien  examiné  9 
elle  connut ,  je  ne  fais  par  quel  hafard  5  le 
fujet  de  ma  maladie.  Elle  tes  prit  en  parti- 
culier ,  les  pria  delà  laifTer  feule  avec  moi^ 
ck  de  faire  retirer  tous  mes  gens. 

Tout  le  monde  étant  forti  de  la  chambre  3 
elle  s'affit  au  chevet  de  mon  lit  :  Mon  fils  9 
me  dit-elle  3  vous  vous  êtes  obftiné  jufqu'à 
préfent  à  cacher  la  caufe  de  votre  mal; 
mais  je  n'ai  pas  befoin  que  vous  me  la  décla« 
riez  :  j'ai  afTez  d'expérience  pour  pénétrer 
ce  fecret  y  &  vous  ne  me  défavouerez  pas 
quand  je  vous  aurai  dit  que  c'en1  l'amour  qui 
vous  rend  malade.  Je  puis  vous  procurer 
votre  guérifon  ,  pourvu  que  vous  me  fafîïez 
connoître  qui  eft  l'heure afe  dame  qui  a  fu 
toucher  un  cœur  aufïi  infenfible  que  le  vôtre  ^ 
car  vous  avez  la  réputation  de  n'aimer  pas 
les  dames  5  &  je  n'ai  pas  été  la  dernière  à 


284  Les  mille  et  une  Nuits. 
m'en  appercevoir  :  mais  enfin  ce  que  j'avois 
prévu  eu  arrivé ,  &  je  fuis  ravie  de  trouver 
î'occafîon  d'employer  mes  talens  à  vous  tirer 
de  peine. 

Mais  ,  fire  ,  dit  la  fultane  Scheherazade 
en  cet  endroit  3  je  vois  qu'il  eu  jour.  Schah- 
riar  fe  leva  auflitôt  3  fort  impatient  d'entendre 
la  fuite  d'une  hiftoire  dont  il  avoit  écouté  le 
commencement  avec  plaifir. 


C  L  I  Xe.     NUIT, 

biRE  ,  dit  le  lendemain  Scheherazade ,  le 
jeune  homme  boiteux  pourfuivant  fon  hif- 
toire :  La  vieille  dame  j  dit-iî  ,  m'ayant  tenu 
ce  difcours,  s'arrêta  pour  entendre  ma  ré- 
ponfe  ;  mais  quoiqu'il  eût  fait  fur  moi  beau- 
coup d'impreffion  ,  je  n'ofois  découvrir  le 
fond  de  mon  cœur.  Je  me  tournai  feulement 
du  côté  de  la  dame  ,  &  pouffai  un  profond 
foupir,  fans  lui  rien  dire.  Eft-ce  la  honte  , 
Teprit-elle  ,  qui  vous  empêche  de  me  parler, 
ou  fi  c'en1  manque  de  confiance  en  moi  ? 
<3outez-vous  de  l'effet  de  ma  promeffe  ?  je 
pourrois  vous  citer  une  infinité  de  jeunes 
gens  de  votre  connoiffance  qui  ont  été  dans 


C  L  I  Xe.     N  u  ï  t.  2^5 

îa    même  peine   que    vous  ,    6k  que    j'ai 
foulages. 

Enfin  ,  la  bonne  clame  me  dit  tant  d'autres 
chofes  encore  ,  que  je  rompis  le  filence; 
je  lui  déclarai  mon  mal  ;  je  lui  appris  l'en- 
droit où  j'avois  vu  l'objet  qui  le  caufoit ,  6k 
lui  expliquai  toutes  les  circonstances  de  mon 
aventure.  Si  vous  réuffiffez  ,  lui  dis- je  >  6k 
que  vous  me  procuriez  le  bonheur  de  voir 
cette  beauté  charmante  ,  6k  de  l'entretenir 
de  la  pafïion  dont  je  brûle  pour  elle  ,  vous 
pouvez  compter  fur  ma  reconnoifïance.  Mon 
fils ,  me  répondit  la  vieille  dame,  je  connois 
la  perfonne  dont  vous  me  parlez;  elle  efl5 
comme  vous  l'avez  fort  bien  jugé  .,  fille  du 
premier  cadi  de  cette  ville.  Je  ne  fuis  point 
étonnée  que  vous  l'aimiez  :  c'eft.  la  plus 
belle  ck  la  plus  aimable  dame  de  Bagdad  ; 
mais  ce  qui  me  chagrine  9  elle  en1  très-fière 
6k  d'un  très -difficile  accès.  Vous  favez  com- 
bien nos  gens  de  jufliçe  font  exacts  à  faire 
obferver  les  dures  loix  qui  retiennent  hs 
femmes  dans  une  contrainte  fi  gênante  :  ils 
le  font  encore  davantage  à  les  obferver  eux- 
mêmes  dans  leurs  familles  5  6k  le  cadi  que 
vous  avez  vu  y  eft  lui  feul  plus  rigide  en  cela 
que  tous  les  autres  enfemble.  Comme  ils  ne 
font  que  prêcher  à  leurs  filles  que  c'eft  un 


1S6  Les  mille  et  une  Nuits. 
grand  crime  de  fe  montrer  aux  hommes  ? 
elles  en  font  û  fortement  prévenues  pour 
la  plupart?  qu'elles  n'ont  des  yeux  dans  les 
rues  que  pour  fe  conduire  ,  lorfque  lanécef- 
fitë  les  oblige  à  fortir.  Je  ne  dis  pas  abfolu- 
ment  que  la  fille  du  premier  cadi  foit  de  cette 
humeur  ;  mais  cela  n'empêche  pas  que  je  ne 
craigne  de  trouver  d'auffi  grands  obflacles  à 
vaincre  de  fon  côté  que  de  celui  du  père. 
Plût  à  Dieu  que  vous  aimafïiez  quelqu' autre 
dame ,  je  n'aurois  pas  tant  de  difficultés  à 
furmonter  que  j'en  prévois  !  j'y  emploierai 
néanmoins  tout  mon  favoir  -  faire  ;  mais  il 
faudra  du  temps  pour  y  réuffir.  Cependant 
ne  laifTez  pas  de  prendre  courage  ,  &£  ayez 
de  la  confiance  en  moi.  . 

La  vieille  me  quitta  ;  Se  comme  je  me 
repréfentai  vivement  tous  les  obflacles  dont 
elle  venoit  de  me  parler  ,  la  crainte  que 
feus  qu'elle  ne  réufsît  pas  dans  fon  entre- 
prife ,  augmenta  mon  mal.  Elle  revint  le 
lendemain  ,  ck  je  lus  fur  fon  vifage  qu'elle 
n'avoit  rien  de  favorable  à  m'annoncer.  En 
effet  ?  elle  me  dit  :  Mon  fils  ?  je  ne  m'étois 
pas  trompée  .>  j'ai  à  furmonter  autre  chofe 
que  la  vigilance  d'un  père  ;  vous  aimez  un 
objet  infenfible  5  qui  fe  plaît  à  faire  brûler 
d'amour  pour  elle  tous  ceux  qui  s'en  lahTent 


C  L  I  Xe.    Nuit.  i$j 

charmer  :  elle  ne  veut  pas  leur  donner  le 
moindre  ibulagement  :  elle  m'a  écoutée 
avec  plaifir  tant  que  je  ne  lui  ai  parlé  que 
du  mal  qu'elle  vous  fait  ïburTrir  ;  mais  d'abord 
que  j'ai  feulement  ouvert  la  bouche  pour 
l'engager  à  vous  permettre  de  la  voir  &c  de 
l'entretenir  5  elle  m'a  dit  en  me  jetant  un  re- 
gard terrible  :  Vous  êtes  bien  hardie  de  me 
faire  cette  proportion  ;  je  vous  défends  de 
me  revoir  jamais ,  fi  vous  voulez  me  tenir  de 
pareils  difcours. 

Que  cela  ne  vous  afflige  pas  ,  pourfuivit 
la  vieille  \  je  ne  fuis  pas  ailée  à  rebuter  ;  & 
pourvu  que  la  patience  ne  vous  manque  pas  , 
j'efpère  que  je  viendrai  à  bout  de  mon  def- 
fein.  Pour  abréger  ma  narration ,  dit  le  jeune 
homme/  je  vous  dirai  que  cette  bonne  mef- 
fagère  fit  encore  inutilement  plusieurs  ten- 
tatives en  ma  faveur  auprès  de  la  flère 
ennemie  de  mon  repos.  Le  chagrin  que 
j'en  eus  ,  irrita  mon  mal  à  un  point ,  que 
les  médecins  m'abandonnèrent  abfolument* 
J'étois  donc  regardé  comme  un  homme  qui 
n'attendoit  que  la  mort ,  lorfque  la  vieille 
me  vint  donner  la  vie. 

Afin  que  perfonne  ne  l'entendit  •>  elle  me 
dit  à  l'oreille  :  Songez  au  préfent  que  vous 
avez  à  me  faire  pour  la  bonne  nouvelle  que 


2§§  Les  mille  et  une  Nuits. 
je  vous  apporte.  Ces  paroles  produisirent  un 
effet  merveilleux  :  je  me  levai  fur  mon  féant  > 
ck  lui  répondis  avec  tranfport  :  Le  préfent 
ne  vous  manquera  pas  ;  qu'avez-vous  à  me 
dire  ?  Mon  cher  feigneur,  reprit-elle,  vous 
n'en  mourrez  pas ,  ck  j'aurai  bientôt  le  plaiflr 
de  vous  voir  en  parfaite  fanté  y  ck  fort  content 
de  moi.  Hier  lundi  ,  j'allai  chez  la  dame  que 
vous  aimez,  ck  je  la  trouvai  en  bonne  hu- 
meur ;  je  pris  d'abord  un  vifage  trille,  je 
pouffai  de  profonds  foupirs  en  abondance? 
&  laiffai  couler  quelques  larmes.  Ma  bonne 
mère,  me  dit-elle,  qu'avez-vous?  pourquoi 
paroifTez-vous  n*  affligée  ?  Hélas  !  ma  chère 
ck  honorable  dame  ,  lui  répondis-je  y  je  viens 
de  chez  le  jeune  feigneur  de  qui  je  vous  par- 
lois  l'autre  jour  ;  c'en  eft  fait  j>  il  va  perdre 
la  vie  pour  l'amour  de  vous  :  c'efl:  un  grand 
dommage ,  je  vous  allure  ,  ck  il  y  a  bien  de 
la  cruauté  de   votre  part.  Je  ne  fais  y  repli-1 
qua-t-elle  y  pourquoi  vous  voulez  que  je  fois 
caufe  de  fa  mort  :  comment  puis-je  y  avoir 
contribué  ?  Comment  ,  lui  repartis-je?  Hé* 
ne  vous   difois-je  pas  l'autre  jour  qu'il  étoit 
aflis  devant  votre  fenêtre  lorfque  vous  l'ou- 
vrîtes pour  arrofer  votre  vafe  de  fleurs  ?  ïl 
vit  ce  prodige  de  beauté ,  ces  charmes  que 
votre  miroir  vous  représente  tous  les  jours  j 


C  L  Xe.     N  vi  T.  189 

depuis  ce  moment ,  il  languit  ^  &  Ton  mal 
■s  eu.  tellement  augmenté ,  qu'il  efl  enfin  ré- 
duit au  pitoyable  état  que  j'ai  eu  l'honneur  de 
vous  dire, 

Scheherazade  cerTa  de  parler  en  cet  en- 
droit, parce  qu'elle  vit  paraître  le  jour.  La 
nuit  fuivante  ,  elle  pourfuivit  dans  ces  ter- 
mes Thiftoire  du  jeune  boiteux  de  Bagdad  : 


C  L  Xe.      NUI  T. 

SiRE  .  la  vieille  dame  continuant  de  rap- 
porter au  jeune  homme  malade  d'amour  9 
Fentretien  qu'elle  avoit  eu  avec  la  fille  du 
cadi  :  Vous  vous  fouvenez  bien  -5  madame  j 
ajoutai-je ,  avec  quelle  rigueur  vous  me  trai- 
tâtes dernièrement ,  lorfque  je  voulus  vous 
parler  de  fa  maladie  ;  &  vous  propofer  un 
moyen  de  le  délivrer  du  danger  où  il  étoit  : 
je  retournai  chez  lui  après  vous  avoir  quittée  ; 
&  il  ne  connut  pas  plutôt  en  me  voyant  ç 
que  je  ne  lui  apportons  pas  une  réponfe  fa- 
vorable 5  que  (on  mal  redoubla.  Depuis  ce 
temps- là  ,  madame  5  il  eft  prêt  à  perdre  la 
vie ,  &  je  ne  fais  û  vous  pourriez  la  rm-irniver 
-quand  vous  auriez  pitié  de  lui. 

Voilà  ce  que  je  lui  dis ,  ajouta  la  vieille, 
Tome  VUL  N 


200  Les  mille  et  une  Nuits. 

La  crainte  de  votre  mort  l'ébranla,  6k  je 
vis  Ton  vifage  changer  de  couleur.  Ce  que 
vous  me  racontez  ,  dit-elle  ,  eft-il  bien  vrai  ? 
ck  n'e(î  -  il  effectivement  malade  que  pour 
l'amour  de  moi  ?  An  !  madame  ,  repartis-je, 
cela  n'en1  que  trop  véritable  :  plût  à  Dieu 
que  cela  fût  faux  !  Hé  ,  croyez-vous,  reprit- 
elle  ,  que  l'efpérance  de  me  voir  6k  de  me 
parler  pût  contribuer  à  le  tirer  du  péril  où 
il  eir.  ?  Peut-être  bien  ,  lui  dis- je ,  6k  fi  vous 
me  l'ordonnez  >  j'efTayerai  ce  remède.  Hé 
bien  ,  répliqua-t-elle  en  foupirant  ,  faites- 
lui  donc  efpérer  qu'il  me  verra  ;  mais  il  ne 
faut  pas  qu'il  s'attende  à  d'autres  faveurs  , 
à  moins  qu'il  n'afpire  à  m'époufer  y  ck  que 
mon  père  ne  confente  à  notre  mariage. 
Madame ,  m'écriai-je ,  vous  avez  bien  de 
la  bonté  ;  je  vais  trouver  ce  jeune  feigneur  , 
ck  lui  annoncer  qu'il  aura  le  plaiiir  de  vous 
entretenir.  Je  ne  vois  pas  un  temps  plus 
commode  à  lui  faire  cette  grâce  y  dit-elle, 
que  vendredi  prochain  ,  pendant  que  l'on 
fera  la  prière  de  midi.  Qu'il  obferve  quand 
mon  père  fera  forti  pour  y  aller  ,  6k  qu'il 
vienne  a^fïitôt  fe  préfenter  devant  la  mai- 
fon,  s'il  le  porte  affez  bien' pour  cela.  Je 
le  verrai  arriver  par  ma  fenêtre  ,  6k  je  des- 
cendrai pour  lui  ouvrir.  Nous  nous  entre- 


C  L  Xe,     Nuit.  191 

tiendrons  durant  le  temps  de  la  prière ,  Ôc 
il  fe  retirera  avant  le  retour  de  mon  père. 

Nous  Tommes  au  mardi  ,  continua  la 
vieille  y  vous  pouvez  jufqu'à  vendredi  re- 
prendre vos  forces ,  ÔC  vous  difpofer  à  cette 
entrevue.  A  mefure  que  la  bonne  dame 
parloit ,  je  fentois  diminuer  mon  mal ,  ou 
plutôt  je  me  trouvai  guéri  à  la  fin  de  for* 
difcours.  Prenez,  lui  dis-je>  en  lui  donnant 
m'a  bourfe  qui  étoit  toute  pleine;  c'eft  à  vous 
feule  que  je  dois  ma  guérifon  ;  je  tiens  cet 
argent  mieux  employé  que  celui  que  j'ai 
donné  aux  médecins ,  qui  n'ont  fait  que  me 
tourmenter  pendant  ma  maladie. 

La  dame  m 'ayant  quitté  ?  je  me  fentis 
allez  de  force  pour  me  lever.  Mes  parensj 
Tavis  de  me  voir  en  fi  bon  état ,  me  firent 
<les  complimens ,  êc  fe  retirèrent  chez  eux. 

Le  vendredi  matin  ,  la  vieille  arriva  dans 
le  temps  que  je  commençois  àm'habiller, 
ck  que  je  choififTois  l'habit  le  plus  propre 
-de  ma  garde  -  robe.  Je  ne  vous  demande 
pas,  me  dit-elle^  comment  vous  vous  portez  ; 
l'occupation  où  je  vous  vois  me  fait  afifez 
connoître  ce  que  je  dois  penfer  là-deffus: 
mais  ne  vous  baignerez-vous  pas  avant  que 
daller  chez  le  premier  cadi?  Cela  confume- 
loit  trop  de  temps,  lui  répondis-je;  je  me 

N  ij 


i$i  Les  mille  et  une  Nuits. 
contenterai  de  faire  venir  un  barbier  >  &  de 
me  faire  rafer  la  tête  &  la  barbe.  Auffitôt  , 
j'ordonnai  à  un  de  mes  efclaves  d'en  cher- 
cher un  qui  fut  habile  dans  fa  profefïion,  6k 
fort  expéditif. 

L'efclave  m'amena  ce  malheureux  barbier 
que  vous  voyez  9  qui  me  dit ,  après  m'avoir 
falué  :  Seigneur,  il  paroît  à  votre  vifage  que 
vous  ne  vous  portez  pas  bien.  Je  lui  répondis 
que  je  fortois  d'une   maladie.   Je  fouhaite  y 
reprit-il ,  que  Dieu  vous-  délivre  de  toutes 
fortes  de  maux ,  &  que  fa  grâce  vous  accom- 
pagne toujours.  3'efpère,  lui  répliquai -je, 
qu'il  exaucera  ce  fouhait,  dont  je  vous  fuis 
fort  obligé.  Puifque  vous  fortez  d'une  ma- 
ladie ,  dit-il  y  je  prie  Dieu  qu'il  vous  con- 
ferve  la  fanté.  Dites -moi  préfentement  de 
quoi  il  s'agit  ;  j'ai  apporté  mes  rafoirs  &c  mes 
iancettes  ;  fouhaitez-vous  que  je  vous  rafe, 
ou  que  je  vous  tire  du  fang  ?  Je  viens  de 
vous  dire  ,  repris-je  ,  que  je  fors  de  maladie  9 
&£  vous  devez  bien  juger  que  je  ne  vous  ai 
fait  venir  que  pour  me  rafer  ;  dépêchez-vous  j 
&:  ne  perdons  pas  le  temps  à  difcourir ,  car 
je  fuis  prefTé,  ck  l'on  m'attend  à  midi  préci- 
fément. 

Scheherazade  fe  tut  en  achevant  ces  pa- 
roles j  »  caufe  du  jour  qui  paroifToit.  Le  len- 


C  L  X  Ie.     Nuit.  293 

demain  ,  elle    reprit  Ton  difcours  de  cette 
-manière  : 


C  L  X  Ie.     NUIT. 

Le  barbier  5  dit  le  jeune  boiteux  de  Bag- 
dad 5  employa  beaucoup  de  temps  à  déplier 
fa  trouile  &  à  préparer  fes  rafoirs  :  au  lieu 
de  mettre  de  l'eau  dans  fon  baflin  ,  il  tira 
de  fa  trouffe  un  aftrolabe  fort  propre ,  fortit 
de  ma  chambre  ,  &  alla  au  milieu  de  la  cour 
d'un  pas  grave  prendre  la  hauteur  du  foleil. 
Il  revint  avec  la  même  gravité  y  ôc  en  ren- 
trant :  Vous  ferez  bien-aife  ^  feigneur ,  me 
dit-il ,  d'apprendre  que  nous  fommes  aujour- 
d'hui au  vendredi  dix-huitième  de  la  lune  de 
Safar ,  de  l'an  653  (  1  ) ,  depuis  la  retraite  de 
notre  grand  prophète  de  la  Mecque  à  Mé- 
dine,  &  de  l'an  7320  (2)  de  l'époque  du  grand 

(  1  )  Cette  année  653  eft  une  de  l'hégire ,  époque 
commune  à  tous  les  Mahométans ,  &  elle  répond  à  l'an 
I2$ç ,  depuis  la  naifîance  de  J.  C.  On  peut  conje&urer 
delà  que  ces  contes  ont  été  compofés  en  arabe  vers  ce 
temps-là. 

(1)  Pour  ce  qui  eft  de  l'an  7320,  l'auteur  s'eft 
trompé  dans  cette  fuppofition.  L'an  653  de  l'hégire,  & 
125$  de  J.  C,  ne  tombe  qu'en  l'an  i$$7  de  l'ère ,  on 

N  iij 


294  Les  mille  et  une  Nuits» 
ïskender  aux  deux  cornes  >  6k  que  la  con- 
jonction de  Mars  &  de  Mercure  iîgnifîe  que 
vous  ne  pouvez  pas  choifir  un  meilleur  temps 
qu'aujourd'hui  y  à  l'heure  qu'il  eft ,  pour  vous 
faire  rafer.  Mais  d'un  autre  côté  ,  cette  même 
conjonction  eft  d'un  mauvais  préfage  pour 
vous  :  elle  m'apprend  que  vous  courez  en  ce 
jour  un  grand  danger  >  non  pas  véritable- 
ment de  perdre  la  vie ,  mais  d'une  incom- 
modité qui  vous  durera  le  refte  de  vos  jours  ; 
vous  devez  m'être  obligé  de  l'avis  que  je 
vous  donne  de  prendre  garde  à  ce  malheur  ; 
)e  ferois  fâché  qu'il  vous  arrivât. 

Jugez ,  mefTeigneurs  ,  du  dépit  que  j'eus 
d'être  tombé  entre  les  mains  d'un  barbier  ft 
babillard  &  n*  extravagant  :  quel  fâcheux 
contre-temps  pour  un  amant  qui  fe  préparoit 
â  un  rendez  -  vous!  J'en  fus  choqué.  Je  me 
mets  peu  en  peine ,  lui  dis-je  en  colère  ,  de 
vos  avis  &  de  vos  prédictions  ;  je  ne  vous 
ai  point  appelé  pour  vous  confulter  fur  Faf- 
trologie  ;  vous  êtes  venu  ici  pour  me  rafer  : 
ainfî ,  rafez  -  moi  >  ou  retirez-vous  ,  que  je 
fafle  venir  un  autre  barbier. 


époque  des  Séleucides  ,  qui  eft  la  même  que  celle 
d'Alexandre  le  Grand  ,  qui  eft  ici  appelé  ïskender  aux 
deux  cornes ,  fïùvaiit  l'expreffion  des  Arabes. 


C  L  X  Ie.     N  v  i  t.         295 

Seigneur  -,  me  répondit  -  il  avec  un  flegme    , 
a.  me  faire  perdre  patience ,  quel  fujet  avez- 
vous  de  vous  mettre  en  colère.  Savez-vous 
bien  que  tous  les  barbiers  ne  me  revTemblent 
pas  y  &  que  vous  n'en  trouveriez  pas  un  pa- 
reil quand  vous  le  feriez  faire  exprès  ?  Vous 
n'avez  demandé  qu'un  barbier  5  ck  vous  avez 
en  ma  perfonne  le  meilleur  barbier  de  Bag- 
dad ,  un  médecin  expérimenté  ,  un  chymifte 
très-profond ,  un  aftrologue  qui  ne  fe  trompe 
point,  un  grammairien  achevé  >  un  parfait 
rhétoricien^  un  logicien  fubtil,  un  mathé- 
maticien accompli  dans  la  géométrie,  dans 
l'arithmétique ,    dans  l'aftronomie    &c   dans 
tous  les  raffinemens  de  l'algèbre ,  un  hifto- 
rien  qui  fait  l'hiftoïre  de  tous  les  royaumes 
de  l'univers.  Outre  cela ,  je  pofsède  toutes 
les  parties  de  la  philofophie  :  j'ai  dans  ma 
mémoire  toutes  nos  loix  &  toutes  nos  tradi- 
tions. Je  fuis  poète ,  architecte  :  mais  que 
•ne  fuis-je  pas  !  Il  n'y  a  rien  de  caché  pour 
moi  dans  la  nature.  Feu  monfieur  voire  père  , 
à  qui  je  rends  un  tribut  de  mes  larmes  toutes 
les  fois  que  je  penfe  à  lui ,  étoit  bien  perfuadé 
de  mon  mérite  ;  il  me  chérifToit ,  me  caref- 
(bit ,  ck  ne  cefïbit  de  me  citer  dans  toutes 
les  compagnies  où  il  fe  trouvoit ,  comme  le 
premier  homme  du  monde.  Je  veux  par  re^ 

N  iv 


2$6  Les  mille  et  une  Nuits; 
connohTance  &  par  amitié  pour  lui,  «Ratta- 
cher à  vous,  vous  prendre  fous  ma  protec- 
tion 5  &  vous  garantir  de  tous  les  malheurs 
dont  les  aflres  pourront  vous  menacer. 

A  ce  difcours?  malgré  ma  colère  ^  je  ne 
pus  rn'empêcher  de  rire.  Aurez-vous  donc 
bientôt  achevé ,  babillard  importun ,  m'écriai- 
je  o  &  voulez- vous  commencer  à  me  rafer  ? 

En  cet  endroit  ^  Scheherazade  ceffa  de 
pourfuivre  l'hiftoire  du  boiteux  de  Bagdad  > 
parce  qu'elle  apperçut  le  jour  ;  mais  la  nuit 
fiiiv\ânte ,  elle  en  reprit  ainh*  la  fuite  : 


C  L  X  I  P.     NUIT. 

LE  jeune  boiteux  continuant  fon  hiftoirer 
Seigneur  >  me  répliqua  le  barbier  y  vous  me 
faites  une  injure ,  en  m'appelant  babillard  : 
tout  le  monde  ,  au  contraire,  me  donne  l'ho- 
norable titre  de  lîlencieux.  J'avois  iïx  frères  * 
que  vous  auriez  pu,  avec  raifon*  appeler 
babillards  ;  &  afin  que  vous  les  connoi(îiez5 
l'aîné  fe  nommoit  Bacbouc  ;  le  fécond,  Bak- 
barah  ;  le  troisième,  Bakbae  ;  le  quatrième  3 
Alcouz  5  le  cinquième  ?  Alnafchar  \  8t  le 
iisième?  Schacabac.  C'étaient  des  difcou- 
reurs  importuns  ;  mais  moi;  qui  fuis  leur  ca- 


C  L  X  I  Ie.    Nui  t.        297 

(det ,  je  fuis  grave  &  concis  dans  mes  difcours. 
De  grâce  5  meffeigneurs ,  mettez  -  vous  à 
ma  place  :  quel  parti  "pou vois-je  prendre  en 
me  voyant  û  cruellement  affaffiné?  Don- 
nez-lui trois  pièces  d'or  y  dis -je  à  celui  de 
mes  efclaves  qui  faifoit  la  dépenfe  de  ma 
maifon ,  qu'il  s'en  aille  ck  me  laiiïe  en  repos  ; 
je  ne  veux  plus  me  faire  rafer  aujourd'hui. 
Seigneur ,  me  dit  alors  le  barbier  y  qu'enten- 
dez-vous ,  s'il  vous  plaît,  par  ce  difcours? 
Ce  n'efl:  pas  moi  qui  fuis  venu  vous  cher- 
cher 5  c'efl  vous  qui  m'avez  fait  venir  ;  & 
cela  étant  ainfî,  je  jure,  foi  de  mufulman^ 
que  je  ne  fbrtirai  point  de  chez  vous  que 
je  ne  vous  aie  rafé.  Si  vous  ne  connoifTez 
pas  ce  que  je  vaux  y  ce  n'eft  pas  ma  faute  ; 
feu  monfieur  votre  père  me  rendoit  plus  de 
juftice.  Toutes  les  fois  qu'il  m'envoyoit  qué- 
rir pour  lui  tirer  du  fang ,  il  me  faifoit  affeoir 
auprès  de  lui ,  ôc  alors  c'étoit  un   charme 
d'entendre  les  belles  chofes  dont  je  Féntrete- 
nois.  Je  le  tenois  dans  une  admiration  conti- 
nuelle :  je  l'enlevois  ;  &  quand  j'avois  ache- 
vé :  Ah  !  s'écrioit-il  )  vous  êtes  une  fource 
inépuifable  de  fciences  ;  perfonne  n'approche 
de  la  profondeur  de  votre  favoir.  Mon  cher 
feigneur,  lui  réponde^  je,  vous  me  faites  plus 
d'honneur  que  je  ne  mérite.  Si  je  dis  quelque 

N  v 


298  Les  mille  et  une  Nuits, 
chofe  de  beau  ?  j'en  fuis  redevable  à  l'au- 
dience favorable  que  vous  avez  la  bonté  de 
me  donner  :  ce  font  vos  libéralités  qui  rn'inf- 
pirent  toutes  ces  penfées  fublimes  qui  ont  le 
bonheur  de  vous  plaire.  Un  jour  qu'il  étoit 
charmé  d'un  difcours  admirable  que  je  ve- 
nois  de  lui  faire.  Qu'on  lui  donne  ,  dit  -  il , 
cent  pièces  d'or ,  &  qu'on  le  revêtiffe  d'une 
de  mes  plus  riches  robes.  Je  reçus  ce  préfent 
fur-le-champ  ;  auffitôt  je  tirai  fon  horofcope* 
ck  je  le  trouvai  le  plus  heureux  du  monde. 
Je  poufTai  même  encore  plus  loin  la  recon- 
nohTance  :  car  je  lui  tirai  du  fang  avec  les 
ventoufes. 

il  n'en  demeura  pas  -  là  ;  il  enfila  un  autre 
difcours  qui  dura  une  grofie  demi  -  heure, 
fatigué  de  l'entendre ,  ck  chagrin  de  voir 
que  le  temps  s'écouloit  fans  que  j'en  fufTe 
plus  avancé  9  je  ne  favois  plus  que  lui  dire. 
Non  )  m'écriai-je,  il  n'eft  pas  poffible  qu'il 
y  ait  au  monde  un  autre  homme  qui  fe  faHe 
comme  vous  un  plaifir  de  faire  enrager  les 
gens. 

La  clarté  du  jour  qui  fe  faifoit  voir  dans 
l'appartement  deSchahriar,  obligea  Schehe- 
xazade  à  s'arrêter  en  cet  endroit.  Le  lende- 
main, elle  continua  fon  récit  de  cette  manière»' 


C  L  X  I  I  K     Nuit.       299 


es 


C  L  X  I  I  Ie.     NUIT. 

J  E  crus 3  dit  le  jeune  boiteux  de  Bagdad j> 
que  je  réuflirois  mieux  ^  en  prenant  le  bar- 
bier par  la  douceur.  Au  nom  de  dieu  ^  lui 
dis-je,  lahTez-là  tous  vos  beaux  difcours,  ek 
m'expédiez  promptement  :  une  affaire  de  la 
dernière  importance  m'appelle  hors  de  chez 
moi  y  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit.  A  ces 
mots,  il  fe  mit  à  rire.  Ce  feroit  une  chofe 
bien  louable ,  dit-il ,  fi  notre  efprit  demeurent 
toujours  dans  la  même  fituation  >  fi  nous 
étions  toujours  fages  ck  prudens  :  je  veux 
croire  néanmoins  que  fi  vous  vous  êtes  mis 
en  colère  contre  moi?  c'eft  votre  maladie 
qui  a  caufé  ce  changement  dans  votre  hu- 
meur ;  c'en1  pourquoi  vous  avez  beioin  de 
quelques  inftruclions^  &t  vous  ne  pouvez 
mieux  faire  que  de  fuivre  l'exemple  de  votre 
père  &  de  votre  ayeul  :  ils  venoient  me 
confulter  dans  toutes  leurs  affaires  ;  &  je 
puis  dire  y  fans  vanité ,  qu'ils  fe  louoient  fort 
de  mes  confeils.  Voyez  -vous  >  feirmeur ,,  on 
ne  réuiïit  prefque  jamais  dans  ce  qu'on  entre- 
prend y  fi  l'on  n'a  recours  aux  avis  des  per- 
fonnes  éclairées  ;  on  ne  devient  point  habile 

N  vj 


300  Les  mille  et  une  Nuits. 
homme,  dit  le  proverbe,  qu'on  ne  pretins 
confeil  d'un  habile  homme  :  je  vous  fuis  tout 
acquis ,  6k  vous  n'avez  qu'à-  me  commander. 
Je  ne  puis  donc  gagner  fur  vous ,  inter- 
rompisse ,  que  vous  abandonniez  ces  longs 
difcours  qui  n'aboutiffent  à  rien  qu'à  me 
rompre  la  tête  y  &  qu'à  m'empêcher  de  me 
trouver  où  j'ai  affaire  :  rafez-moi  donc  >  oit 
retirez- vous.  En  difant  cela  ,  je  me  levai  dé 
dépit ,  en  frappant  du  pied  contre  terre. 

Quand" il  vit  que  j'étoîs  fâché  tout  de  bon: 
Seigneur,  me  dît -il,  ne  vous  fâchez  pas?, 
nous  allons  commencer.  Effectivement  il  me 
lava  la  tête  y  &  le  mit  à  me  rafer  ;  mais  ït 
ne  m'eut  pas  donné  quatre  coups  de  rafoir , 
qu'il  s'arrêta  pour  me  dire  :  Seigneur  ,  vous 
êtes  prompt  \,  vous  devriez  vous  abftenir  de 
ces  emportemens  qui  ne  viennent  que  du, 
démon.  Je  mérite  d'ailleurs  que  vous  ayez 
de  la  considération  pour   moi  5  à  caufe  de 
mon  âge  ,  de  ma  fcienee  &  de  mes  vertus, 
éclatantes. 

Continuez  de  me  rafer ,  lui'  dis-je  en  l'in- 
terrompant encore,  &  ne  parlez  plus.  C'erf- 
à- dire  5  reprit -il,  que  vous  avez  quelque 
affaire  qui  vous  preffe  ;  je  vais  parier  que  je 
ne  me  trompe  pas.  Hé 5  il  y  a  deux  heures, 
lui  repartis  -  je  ;  que  je  vous  le  dis  \  vous; 


G,n.8./,*7.z7it. 


C  L  X  I  I  Ie.  Nuit,  3oï 
devriez  déjà  m'avoir  rafé.  Modérez  votre 
ardeur  ,  répliqua  - 1  -  il  5  vous  n'avez  peut- 
être  pas  bien  penfe  à  ce  que  vous  allez  faire  £ 
quand  on  fait  les  chofes  avec  précipitation  , 
on  s'en  repent  prefque  toujours.  Je  voudrois 
que  vous  me  diriez  quelle  eft  cette  affaire 
qui  vous  preffe  fi  fort ,  je  vous  en  dirai  mon 
fentiment  :  vous  avez  du  temps  de  refte* 
puifque  l'on  ne  vous  attend  qu'à  midi,  &C 
qu'il  ne  fera  midi  que  dans  trois  heures.  Je 
ne  m'arrête  point  à  cela ,  lui  dis- je  >  les  gens 
d'honneur  &c  de  parole  préviennent  le  temps 
qu'on  leur  a  donné.  Mais  je  ne  m'apperçois 
pas  qu'en  m'amufant  à  rajfbnner  avec  vous  ? 
je  tombe  dans  les  défauts  des  barbiers  babil- 
lards :  achevez  vite  de  me  rafer. 

Plus  je  témoignois  d'emprenement ,  ck 
moins  il  en  avoit  à  m'obéir.  Il  quitta  font 
rafoir  pour  prendre  fon  aftrolabe  :  puis  laii« 
fant  fon  aftrolabe ,  il  reprit  fon  rafoir. 

Scheherazade  voyant  paroître  le  Jour^ 
garda  le  filence.  La  nuit  fuivante ,  elle  pour» 
fuivit  ainfi  l'hiftoire  commencée  : 


302  Les  mille  et  une  Nuits. 


C  L  X  I  Ve.     NUIT. 

«LE  barbier,  continua  le  jeune  boiteux, 
quitta  encore  fon  rafoir ,  prit  une  féconde 
fois  ion  aftrolabe,  &  me  laiiTa  à  demi-rafé 
pour  aller  voir  quelle  heure  il  étoit  précifé- 
ment.  Il  revint.  Seigneur,  me  dit -il,  je 
favois  bien  que  je  ne  me  trompois  pas  ;  il 
y  a  encore  trois  heures  jufqu'à  midi ,  j'en 
fuis  aiTuré  ,  ou  toutes  les  règles  de  l'altro- 
iiomie  font  fauiTes.  Jufte  ciel!  m'écriai -je, 
ma  patience  eft  à  bout,  je  n'y  puis  plus 
tenir.  Maudit  barbier  ,  barbier  de  malheur  5 
peu  s'en  faut  que  je  ne  me  jette  fur  toi,  ck 
que  je  ne  t'étrangle.  Doucement ,  monfieur, 
me  dit-il  d'un  air  froid ,  fans  s'émouvoir  de 
mon  emportement ,  vous  ne  craignez  pas  de 
retomber  malade  ?  ne  vous  emportez  pas  ^ 
vous  allez  être  fervi  dans  un  moment.  En 
difant  ces  paroles,  il  remit  fon  allxoïabe  dans 
fa  troulTe^  reprit  fon  rafoir  ,  qu'il  repaiTa 
fur  le  cuir  qu'il  avoit  attaché  à  fa  ceinture, 
&  recommença  de  me  rafer  :  mais  en  me 
rafant,  il  ne  put  s'empêcher  de  parler.  Si 
vous  vouliez,  feigneur ,  me  dit-il ,  réappren- 
dre quelle  eu1  cette  affaire  que  vous  avez  à 


C  L  X  I  Ve.     Nuit.      30? 

midi  5  je  vous  donnerons  quelque  confeii 
dont  vous  pourriez  vous  trouver  bien.  Pour 
le  contenter  5  je  lui  dis  que  des  amis  m'at- 
tendoient  à  midi  pour  me  régaler  ,  ck  fe 
réjouir  avec  moi  du  retour  de  ma  fanté. 
.  Quand  le  barbier  entendit  parler  de  régal  : 
Dieu  vous  bénifTe  en  ce  jour  comme  en  tous 
les  autres ,  s'écria-t-il  ;  vous  me  faites  fou- 
venir  que  j'invitai  hier  quatre  ou  cinq  amis 
à  venir  manger  aujourd'hui  chez  moi  5  je 
l'avois  oublié,  &  je  n'ai  encore  fait  aucuns 
préparatifs.  Que  cela  ne  vous  embarraiïe 
pas,  lui  dis -je,  quoique  j'aille  manger  de- 
hors ?  mon  garde-manger  ne  laifTe  pas  d'être 
toujours  bien  garni  :  je  vous  fait  préfent  de 
tout  ce  qui  s'y  trouvera  :  je  vous  ferai  même 
donner  du  vin  tant  que  vous  en  voudrez; 
car  j'en  ai  d'excellent  dans  ma  cave  ;  mais  il 
faut  que  vous  acheviez  promptement  de  me 
rafer  ;  &c  fouvenez-vous  qu'au  lieu  que  mon 
'  .  père  vous  faiibit  des  préfens  pour  vous  en- 
tendre parler,  je  vous  en  fais  moi  pour  vous 
faire  taire. 

Il  ne  fe  contenta  pas  de  la  parole  que  je  lui 
donnois.  Dieu  vous  récompenfe ,  s'écria-t-il , 
de  la  grâce  que  vous  me  faites  ^  mais  mon- 
trez-moi tout-à-1'heure  ces  provirions ,  afin 
que  je  voye  s'il  y  aura  de  quoi  bien  régaler 


504  Les  mille  et  une  Nuits. 
mes  amis  :  je  veux  qu'ils  foient  contens  de 
la  bonne  chère  que  je  leur  ferai.  J'ai ,  lui 
dis-je>  un  agneau  >  fîx  chapons 5  une  dou- 
zaine de  poulets  5  &  de  quoi  faire  quatre  en- 
trées. Je  donnai  ordre  à  un  efclave  d'appor- 
ter tout  cela  fur-le-champ  avec  quatre  gran- 
des cruches  de  vin.  Voilà  qui  eft  bien  ,  reprit 
le  barbier  ;  mais  il  faudroit  des  fruits  &c  de 
quoi  affaifonner  la  viande.  Je  lui  fis  encore 
donner  ce  qu'il  demandoit.  Il  cefTa  de  me 
rafer  pour   examiner   chaque   chofe    l'une 
après  l'autre  ;  6c  comme  cet  examen  dura 
près  d'une  demi -heure,  je  peflois ,  j'enra- 
geois  ;  mais  j'avois  beau  pefter  &  enrager  i 
le  bourreau  ne  s'en  preiïbit  pas  davantage» 
Il  reprit  pourtant  le  rafoir  5  &  me  rafa  quel- 
ques momens  ;  puis  s'arrêtant  tout-à-coup  : 
Je  n'aurois  jamais  cru,  feigneur  ,  me  dit-il , 
que  vous  fufliez  fi  libéral  :  je  commence  à 
connoître  que  feu  monfieur  votre  père  revit 
en  vous  :  certes ,  je  ne  méritois  pas  les  grâces 
dont  vous  me  comblez  ,  &  je  vous  afïurç 
que  j'en  conserverai  une  éternelle  recon- 
noifïance  ;  car,  feigneur,  afin  que  vous  le 
fâchiez,  je  n'ai  rien  que  ce  qui  me  vient  de 
la  générofité  des  honnêtes  gens  comme  vous  : 
en  quoi  je  refTemble  à  Zantout  y  qui  frotte  le 
monde  au  bain  \  à  Sali  3  qui  vend  des  pois 


C  L  X  I  Ve.    Nuit.        3 a? 

chiches  grillés  par  les  rues  ;  à  Salouz^  qui 
vend  des  fèves  ;  à  Akerfcha?  qui  vend  des 
herbes  ;  à  Abou  Mekarès ,  qui  arrofe  les 
rues  pour  abattre  la  pouflière  ;  &  à  CalTem 
de  la  garde  du  calife  :  tous  ces  gens-là  n'en- 
gendrent point  de  mélancolie  \  ils  ne  font  ni 
fâcheux  ni  querelleux  ;  plus  contens  de  leur 
fort  que  le  calife  au  milieu  de  toute  fa  cour  , 
ils^font  toujours  gais  ^  prêts  à  chanter  St  à 
danfer ,  6k  ils  ont  chacun  leur  chanfon  6k 
leur  danfe  particulière ,  dont  ils  diverthTent 
toute  la  ville  de  Bagdad  ;  mais  ce  que  j'efhme 
le  plus  en  eux  y  c'eft  qu'ils  ne  font  pas  grands 
parleurs,  non  plus  que  votre  efclave  qui  a 
l'honneur  de  vous  parler,  Tenez  5  feigneur  9 
voici  la  chanfon  6k  la  danfe  de  Zantout  qui 
frotte  le  monde  au  bain  ;  regardez-moi ,  6k 
voyez  fi  je  fais  bien  l'imiter. 

Scheherazade  n'en  dit  pas  davantage^ 
parce  qu'elle  remarqua  qu'il  étoit  jour.  Le 
lendemain,  elle  pourfuivit  fa  narration  en 
ces  termes  ; 


*» 


jo6  Les  mille  et  une  Nuits. 

g.        ,  !  '        ; 


C  L  X  Ve.     NUIT. 

.LE  barbier  chanta  la  chanfon  ck  danfa  îa 
danfe  de  Zantout  5  continua  le  jeune  boi- 
teux; &  quoi  que  je  pufle  dire  pour  l'obliger 
à  finir  fes  bouffonneries ,  il  ne  cefïa  pas  qu'il 
n'eût  contrefait  de  même  tous  ceux  qu'il  avoit 
nommés.  Après  cela,  s'adreffant  à  moi:  Sei- 
gneur >  me  dit-il ,  je  vais  faire  venir  chez  moi 
tous  ces  honnêtes  gens  ;  û  vous  m'en  croyez, 
vous  ferez  des  nôtres ,  &:  vous  laiiTerez  -  là 
vos  amis ,  qui  font  peut-être  de  grands  par- 
leurs 5  qui  ne  feront  que  vous  étourdir  par 
leurs  ennuyeux  difcours  ^  &  vous  faire  retom- 
ber dans  une  maladie  pire  que  celle  dont  vous 
fortez  ;  au  lieu  que  chez  moi  vous  n'aurez 
que  du  plaiïir. 

Malgré  ma  colère ,  je  ne  pus  m'empêcher 
de  rire  de  fts  folies.  Je  voudrois ,  'lui  dis-je  , 
n'avoir  pas  à  faire  ,  j'accepterois  la  propor- 
tion que  vous  me  faites  ;  j'irois  de  bon  cœur 
me  réjouir  avec  vous;  mais  je  vous  prie  de 
m'en  difpenfer ,  je  fuis  trop  engagé  aujour- 
d'hui; je  ferai  plus  libre  un  autre  jour,  & 
nous  ferons  cette  partie  :  achevez  de  me 
rafer ,  ck  hâtez- vous  de  vous  en  retourner  : 


C  L  X  Vf.     N  v  ï  t.         307 

vos  amis  font  déjà  peut-être  dans  votre  mai- 
fon.  Seigneur  3  reprit-il,  ne  me  refufez  pas  la 
grâce  que  je  vous  demande.  Venez  vous 
réjouir  avec  la  bonne  compagnie  que  je  dois 
avoir  :  fî  vous  vous  étiez  trouvé  une  fois 
avec  ces  gens-là,  vous  en  feriez  û  content, 
que  vous  renonceriez  pour  eux  à  vos  amis. 
Ne  parlons  plus  de  cela?  lui  répondis-  je  y  je 
ne  puis  être  de  votre  ferlin. 

Je  ne  gagnai  rien  par  la  douceur.  Puifque 
vous  ne  voulez  pas  venir  chez  moi.»  répliqua 
le  barbier  y  il  faut  donc  que  vous  trouviez 
bon  que  j'aille  avec  vous.  Je  vais  porter  chez 
moi  ce  que  vous  m'avez  donné  ;  mes  amis 
mangeront ,  fi  bon  leur  femble;  je  reviendrai 
auflitôt  ;  je  ne  veux  pas  commettre  l'incivilité 
de  vous  laiiTer  aller  feu!  ;  vous  méritez  bien 
que  j'aie  pour  vous  cette  compîaifance.  Ciel, 
m'écriai-je  alors  >  je  ne  pourrai  donc  pas  me 
délivrer  aujourd'hui  d'un  homme  û  fâcheux! 
Au  nom  du  grand  dieu  vivant,  lui  dis- je > 
finiriez  vos  difcours  imporruns  ;  allez  trouver 
vos  amis  :  buvez ,  mangez  ,  ré  jouiriez- vous , 
&  biffez-moi  la  liberté  d'aller  avec  les  miens. 
Je  veux  partir  feul  >  je  n'ai  pas  befoin  que 
perfonne  m'accompagne  :  auffi-bien ,  il  faut 
que  je  vous  Tavoue ,  le  lieu  où  je  vais  neû. 
pas  un  Heu  où  vous  punTiez  être  reçu  ;  on 


30$  Les  mille  et  une  Nuits. 

n'y  veut  que  moi.  Vous  vous  moquez  ,  feîH 
gneur ,  repartit-il  ;  fi  vos  amis  vous  ont  con- 
vié à  un  feitin  ?  quelle  raifon  peut  vous  em- 
pêcher de  me  permettre  de  vous  accompa- 
gner ?  Vous  leur  ferez  plaifir ,  j'en  fuis  sûr  9 
de  leur  mener  un  homme  qui  a ,  comme  moi, 
le  mot  pour  rire ,  &  qui  fait  divertir  agréa- 
blement une  compagnie.  Quoique  vous  me 
puiffiez  dire?  la  chofe  eft  réfolue,  je  vous 
accompagnerai  malgré  vous. 

Ces  paroles?  meiTeigneurs ,  me  jetèrent 
dans  un  grand  embarras.  Comment  me  défe- 
rai-je  de  ce  maudit  barbier,  difois-je  en  moi- 
même  ?  Si  je  m'obltine  à  le  contredire ,  nous 
ne  finirons  point  notre  contestation  :  d'ail- 
leurs, j'entendois  qu'on  appeloit  déjà  pour 
la  première  fois  à  la  prière  de  midi?  &  qu'il 
étoit  temps  de  partir;  ainfi  je  pris  le  parti 
de  ne  dire  mot ,  ck  de  faire  femblant  de  con- 
fentir  qu'il  vînt  avec  moi.  Alors  il  acheva  de 
me  rafer  ;  &  cela  étant  fait,  je  lui  dis  :  Pre- 
nez quelques-uns  de  mes  gens  pour  emporter 
avec  vous  ces  provivions  ,  ck  revenez ,  je 
vous  attends  ;  je  ne  partirai  pas  fans  vous. 

Il  fortit  enfin  ,  &  j'achevai  promptemenf. 
de  m'habiller.  J'entendis  appeler  à  la  prière 
pour  la  dernière  fois;  je  me  hâtai  de  me 
mettre  en  chemin;  mais  le  malicieux  barbier 


C  L  X  Ve.    Nuit.         30g 

qui  avoït  jugé  de  mon  intention ,  s'étoit  con- 
tenté d'aller  avec  mes  gens  jufqu'à  la  vue  de 
fa  maifon ,  ;&  de  les  voir  entrer  chez  lui.  Il 
s'étoit  caché  à  un  coin  de  rue  pour  rn'obfer- 
ver  6k  me  fuivre.  En  effet  *  quand  je  fus 
arrivé  à  la  porte  du  cadi ,  je  me  retournai  6k 
l'apperçus  à  l'entrée  de  la  rue  :  j'en  eus  un 
chagrin  mortel. 

La  porte  du  cadi  étoit  à  demi-ouverte ,  6k 
en  entrant,  je  vis  la  vieille  dame  qui  m'at- 
tendoit ,  6k  qui  après  avoir  fermé  la  porte  5 
me  conduifit  à  la  chambre  de  la  jeune  dame  , 
dont  j'étois  amoureux  ;  mais  à  peine  commen- 
çois-je  à  l'entretenir  9  que  nous  entendîmes 
du  bruit  dans  la  rue.  La  jeune  dame  mit  la 
tête  à  la  fenêtre ,  6k  vit  au  travers  de  la  jalou- 
iie  ?  que  c'étoit  le  cadi  fon  père  qui  revenok 
déjà  de  la  prière.  Je  regardai  auffi  en  même- 
temps,  6k  j'apperçus  le  barbier  aflis  vis-à-vis; 
au  même  endroit  d'où  j'avois  vu  la  jeune 
dame. 

J'eus  alors  deux  fujets  de  crainte,  l'arrivée 
du  cadi ,  6k  la  préfence  du  barbier.  La  jeune 
dame  me  raiïura  fur  le  premier ,  en  me  difant 
que  ion  père  ne  montoit  à  fa  chambre  que 
très-rarement  ;  6k  que  comme  elle  avoit  prévu 
que  ce  contre-temps  pourroit  arriver,  elle 
avoit  fongé  au  moyen  de  me  faire  fortir  sûre-, 


$ïo  Les  mille  et  une  Nuits. 
ment;  mais  l'indifcrétion  du  malheureux  bar- 
bier me  caufoit  une  grande  inquiétude ,  &C 
vous  allez  voir  que  cette  inquiétude  n'étoit 
pas  fans  fondement. 

Dès  que  le  cadi  fut  rentré  chez  lui ,  il  donna  - 
lui-même  la  baftonnade  à  un  efdave  qui  l'a- 
voit  méritée.  L'efclave  poufToit  de  grands  cris 
qu'on  entendoit  de  la  rue.  Le  barbier  crut 
que  c'étoit  moi  qui  criois  &  qu'on  maltrai- 
toit.  Prévenu  de  cette  penfée  ,  il  fait  des  cris 
épouvantables  >  déchire  (es  habits ,  jette  de 
la  pouflière  fur  fa  tête  ,  appelle  au  fecours 
tout  le  voirmage ,  qui  vient  à  lui  auflitôt.  On 
lui  demande  ce  qu'il  a ,  ck  quel  fecours  on 
peut  lui  donner.  Hélas  !  s'écrie-t-il ,  on  aiïaf- 
lîne  mon  maître  ,  mon  cher  patron  ;  ck  fans 
rien  dire  davantage  ?  il  court  jufques  chez 
moi ,  en  criant  toujours  de  même,  Se  revient 
fuivi  de  tous  mes  domeftiques  armés  de  bâ- 
tons. Ils  frappent  avec  une  fureur  qui  n'eft 
pas  concevable  à  la  porte  du  cadi ,  qui  en- 
voya un  efclave  pour  voir  ce  que  c'étoit  ; 
mais  l'efclave  5  tout  effrayé  >  retourne  vers 
fon  maître  :  Seigneur,  dit -il ,  plus  de  dix 
mille  hommes  veulent  entrer  chez  vous  par 
force ,  ck  commencent  à  enfoncer  la  porte. 

Le  cadi  courut  auflitôt  lui-même  ouvrir  la, 
porte ,  ck  demanda  ce  qu'on  lui  vouloit.  Sa 


C  L  X  Vi     Nui  t.        jii 
préYence  vénérable  ne  put  infpirer  du  refpecl: 
à  mes  gens  ,  qui  lui  dirent  insolemment  : 
Maudit  cadi  y  chien  de  cadi  >  quel  fujet  avez- 
vous  d'affafîiner  notre  maître  ?  que  vous  a-t> 
il  fait  ?  Bonnes  gens ,  leur  répondit  le  cadi  , 
pourquoi  aurois-je  affafliné  votre  maître  ^  que 
je  ne  connois  pas ,  &  qui  ne  m'a  point  offenfé  ? 
Voilà  ma  maifon  ouverte,  entrez,  voyez, 
cherchez.  Vous  lui  avez  donné  la  baftonnade? 
dit  le  barbier ,  j'ai  entendu  fes  cris  il  n'y  a 
qu'un  moment.    Mais  encore  y  répliqua  le 
cadi ,  quelle  ofTenfe  m'a  pu  faire  votre  maî- 
tre pour  m'avoir  obligé  à  le  maltraiter  comme 
vous  le  dites  ?  Eft-ce  qu'il  èû  dans  ma  maifon? 
&  s'il  yeilj  comment  y  eft-il  entré ,  ou  qui 
peut  l'y  avoir  introduit  ?  Vous  ne  m'en  ferez 
i  point   accroire   avec   votre  grande  barbe , 
;  méchant  cadi,  repartit  le  barbier  ,  je  fais 
jbien  ce  que  je  dis.  Votre  fille  aime  notre 
i  maître  ,  &  lui  a  donné  rendez -vous  dans 
jvotre  maifon  pendant   la   prière  du  midi; 
'vous  avez  fans  doute  été  averti  ;  vous  êtes 
revenu  chez  vous ,  vous  l'y  avez  furpris  ,  ck 
lui  avez  fait  donner  la  baikmnade  par  vos 
lëfclaves  ;  mais  vous  n'aurez  pas  fait  cette 
.méchante  action  impunément  ;  le  calife  en 
fera  informé  ,  &c  en  fera  bonne  &  briève 
juftice.  Laiuez-îe  fortir,  ck  nous  le  rendez 


jii  Les  mille  et  une  Nuits. 

tout-à-l'heure ,  finon  nous  allons  entrer  <k 
vous  l'arracher  à  votre  honte.  Il  n'eft  pas  be- 
foin  de  tant  parler ,  reprit  le  cadi ,  ni  de  faire 
un  fi  grand  éclat;  fi  ce  que  vous  dites  eft  vrai 5 
vous  n'avez  qu'à  entrer  ck  le  chercher  3  je 
vous  en  donne  la  permifîion.  Le  cadi  n'eut 
pas  achevé  ces  mots ,  que  le  barbier  ck  mes 
gens  fe  jetèrent  dans  la  maiion  comme  des 
furieux  >  ck  fe  mirent  à  me  chercher  partout. 
Scheherazade  3  en  cet  endroit,  ayant  ap- 
perçu  le  jour  5  ceffa  de  parler.  Schahriar  fe 
leva  en  riant  du  zèle  indiferet  du  barbier, 
&  fort  curieux  de  favoir  ce  qui  s'étoit  parlé 
dans  la  maifon  du  cadi  3  ck  par  quel  accident 
le  jeune  homme  pouvoit  être  devenu  boi- 
teux. La  fultane  fatisfk  fa  curiofité  le  lende- 
main ,  ck  reprit  la  parole  dans  ces  termes. 


€  L  X  V  Ie.     N  U  I  T. 

.L.E  tailleur  continua  de  raconter  au  fultan 
de  Cafgar  l'hifioire  qu'il  avoit  commencée. 
Sire  ?  dit-il 9  le  jeune  boiteux  pourfuivit  ainfi  : 
Comme  j'avois  entendu  tout  ce  que  le  bar- 
bier avoit  dit  au  cadi ,  je  cherchai  un  endroit 
pour  me  cacher.  Je  n'en  trouvai  point  d'autre 
qu'un  grand  coffre  vide  ,  où  je  me  jetai  ck 

que 


Ç  L  X  V  I  K    Ntnr.      jif 

<|Ue  je  fermai  fur  moi.  Le  barbier,  après  avoir 
fureté  partout ,  ne  manqua  pas  de  venir  dans 
îa  chambre  où  j'étais.  Il  s'approcha  du  cofîre» 
l'ouvrit  ;  &  dès  qu'il  m'eût  apperçu ,  il  le 
prit  j  le  chargea  fur  fa  tête  &  l'emporta  :  iî 
defcendit  d'un  efcalier  afTez  haut  dans  une 
cour,  qu'il  traverfa  promptement  5  &  enfin  il 
gagna  la  porte  de  la  rue.  Pendant  qu'il  me 
portoitj  le  coffre  vint  à:  s'ouvrir  par  mai- 
heur  ;  &  alors  5  ne  pouvant  fouffrir  la  honte 
d'être  expofé  aux  regards  ck  aux  huées  de  la 
populace  qui  nous  fuivoit  ?  je  me  lançai  dans 
la  rue  avec  tant  de  précipitation ,  que  je  me 
blefTai  à  la  jambe?  de  manière  que  je  fuis 
demeuré  boiteux  depuis  ce  temps-là.  Je  ne 
fends  pas  d'abord  tout  mon  mal,  Sr  ne  îaiiîaî 
pas  de  me  relever  pour  me  dérober  à  la  riiee 
du  peuple  par  une  prompte  fuite.  Je  lui  jetai 
même  des  poignées  d'or  &  d'argent  dont  ma 
bourfe  étoit  pleine  ;  &  tandis  qu'il  s'occupoit 
à  les  ramafïer  ,  je  m'échappai  en  enfilant  des 
rues  détournées.  Mais  le  maudit  barbier,  pro  - 
Citant  de  la  rufe  dont  je  m'étois  fervi  pour  me 
débarraffer  de  la  foule?  me  fuivit  fans  me 
perdre  de  vue  ,  en  me  criant  <le  toute  fa 
force  :  Arrêtez  ?  feigneur ,  pourquoi  courez- 
vous  iî  vite?  ii  vous  faviez  combien  j'ai  été 
affligé  du  mauvais  traitement  que  lecadi  vous 
Tome  VUL  O 


314  Les  mille  et  une  Nuits; 

a  fait ,  à  vous  qui  êtes  fi  généreux  ,  &  à  qui 
nous  avons  tant  d'obligations  mes  amis  &C 
moi.  Ne  vous  Favois-je  pas  bien  dit ,  que  vous 
exportez  votre  vie  par  votre  obftination  à 
ne  vouloir  pas  que  je  vous  accompagnaffe  ? 
Voilà  ce  qui  vous  efî  arrivé  par  votre  faute; 
ck  li  de  mon  cdté  je  ne  nfétois  pas  obftiné  à 
vous  fuivre  pour  voir  où  vous  alliez ,  que 
feriez -vous  devenu?  où  allez -vous  donc  5 
feigneur  ?  attendez- moi. 

C'efT.  ainfi  que  le  malheureux  barbier  par- 
loir tout  haut  dans  la  rue.  Il  ne  fe  contentoit 
pas  d'avoir  caufé  un  fi  grand  fcandaîe  dans 
îe  quartier  du  cadi ,  il  vouloit  encore  que 
toute  la  ville  en  eût  connohTance.  Dans  la 
rage  où  j'étois  ?  j'avois  envie  de  l'attendre 
pour  l'étrangler  ;  mais  je  n'aurois  fait  par-là 
que  rendre  ma  confufion  plus  éclatante.  Je 
pris  -un  autre  parti  :  comme  je  m'apperçus 
que  fa  voix  me  livroit  en  fpeétacle  à  une 
infinité  de  gens  qui  paroifîbient  aux  portes 
ou  aux  fenêtres  y  ou  qui  s'arrêtoient  dans  les 
rues  pour  me  regarder  y  j'entrai  dans  un 
khan  (  1  ) ,  dont  le  concierge  m'étoit  connu. 
Je  le  trouvai  à  la  porte ,  où  le  bruit  l'avoit 


(  1  )  Lieu  public  dans  les  villes  du  Levant ,  où 
logent  ks  étrangers. 


CLXVÏK  Nuit.  315 
su] ré.  Au  nom  de  dieu  ?  lui  dis-je,  faites- 
moi  la  grâce  d'empêcher  que  ce  fmieux 
n'entre  ici  après  moi.  Il  me  le  promit  &  ma 
tint  parole  :  mais  ce  ne  fut  pas  fans  peine , 
car  l'obfîiné  barbier  vouloit  entrer  malgré 
lui ,  &  ne  fe  retira  qu'après  lui  avoir  dit  mille 
injures  ;  &  jufqu'à  ce  qu'il  fût  rentré  dans 
fa  maifon ,  ii  ne  ceffa  d'exagérer  à  tous  ceux 
qu'il  reneontroit ,  le  grand  fervice  qu'il  pré~ 
tendoit  m'avoir  rendu. 

Voilà  comment  je  me  délivrai  d'un  homme 
ii  fatigant.  Après  cela  5  le  concierge  me  pria 
de  lui  appprendre  mon  aventure.  Je  la  lui 
racontai  ;  enfuite  je  le  priai  à  mon  tour  de  me 
prêter  un  appartement  jufqu'à  ce  que  je  tuile 
guéri.  Seigneur  ,  me  dit-il ,  ne  feriez-vous 
pas  plus  commodément  chez  vous?  Je  ne 
veux  point  y  retourner  5  lui  répondis-je;  ce 
déteftable  barbier  ne  manqueroit  pas  de  m'y 
venir  trouver;  j'en  ferois  tous  les  jours  ob- 
fétié  ,  &t  je  mourrois  à  la  fin  de  chagrin  de 
l'avoir  inceifamment  devant  les  yeux.  D'ail- 
leurs ,  après  ce  qui  m'eft  arrivé  aujourd'hui , 
je  ne  puis  me  réfoudre  à  demeurer  davantage 
en  cette  ville.  Je  prétends  aller  où  ma  mau- 
vaife  fortune  me  voudra  conduire.  Effecti- 
vement >  dès  que  je  fus  guéri,  je  pris  tout 
l'argent  dont  je  crus  avoir  foefoin  pour  voya- 

O  ij 


3î6  Les  mille  et  une  Nuits. 
ger5  Se  du  refte  de  mon  bien  }  j'en  fis  une 
donation  à  mes  parens. 

Je  partis  donc  de  Bagdad ,  mefTeigneurs  * 
ck  je  fuis  venu  jufqu'ici.  J'avois  lieu  d'efpé- 
rer  que  je  ne  rencontrerois  point  ce  perni- 
cieux barbier  dans  un  pays  fi  éloigné  du 
mien  ;  ck  cependant  je  le  trouve  parmi  vous, 
Ne  foyez  donc  point  furpris  de  l'empreffe- 
ment  que  j'ai  à  me  retirer.  Vous  jugez  bien 
de  la  peine  que  me  doit  faire  la  vue  d'un 
homme  qui  efi  caufe  que  je  fuis  boiteux  y  ck 
réduit  à  la  tride  nécefîité  de  vivre  éloigné  de 
mes  parens,  de  mes  amis  ck  de  ma  patrie. 
En  achevant  ces  paroles ,  le  jeune  boiteux 
fe  leva  ck  fortit.  Le  maître  de  la  maifon  le 
conduifit  jufqu'à  la  porte  y  en  lui  témoignant 
le  dépîailir  qu'il  avoit  de  lui  avoir  donné  y 
quoiqu'innocemment  ^  un  fi  grand  fujet  de 
mortification. 

Quand  le  jeune  homme  fut  parti  y  conti- 
nua le  tailleur,  nous  demeurâmes  tous  fort 
étonnés  de  fon  hiftoire.  Nous  jetâmes  les 
yeux  fur  le  barbier  5  ck  lui  dîmes  qu'il  avoit 
tort ,  fi  ce  que  nous  venions  d'entendre  étoit 
véritable.  Meflieurs  ,  nous  répondit -il ,  en 
levant  la  tête ,  qu'il  avoit  toujours  tenue 
baiffée  jufqu'alors  ,  le  filence  que  j'ai  gardé 
pendant  que  ce  jeune  homme  vous  a  entrer 


C  L  X  V  Ie.     Nuit.        317 

tenus  ,  vous  doit  être  un  témoignage  qu'il 
ne  vous  a  rien  avancé  dont  je  ne  demeure 
d'accord.  Mais  quoi  qu'il  vous  ait  pu  dire, 
je  foutiens  que  j'ai  dû  faire  ce  que  j'ai  fait, 
je  vous  en  rends  juges  vous-mêmes.  Ne  s'é- 
toit-il  pas  jeté  dans  le  péril  5  &c  fans  mon 
fecours  en  feroit-il  forti  û  heureufem'ent  ?  il 
eft  bien  heureux  d'en  être  quitte  pour  une 
jambe  incommodée.  Ne  me  fuis-je  pas  expofé 
à  un  plus  grand  danger  pour  le  tirer  d'une 
maifon  où  je  m'imaginois  qu'on  le  maltraitoit? 
A-t-il  raifon  de  fe  plaindre  de  moi  y  6k  de 
me  dire  des  injures  û  atroces  ?  voilà  ce  que 
l'on  gagne  à  fervir  des  gens  ingrats.  Il  m'ac- 
cufe  d'être  un  babillard:  c'efl:  une  pure  calom- 
nie ;  de  fept  frères  que  nous  étions  5  je  fuis 
celui  qui  parle  le  moins  &  qui  ai  le  plus  d'es- 
prit en  partage.  Pour  vous  en  faire  conve- 
nir ,  mefTeigneurs ,  je  n'ai  qu'à  vous  conter 
mon  hiftoire  &  la  leur.  Honorez-moi ,  je 
vous  prie  y  de  votre  attention. 
Hiftoire  du  Barbier. 

Sous  le  règne  du  calife  (1)  Moïlanfer 
Billah,  pourfuivit-il,  prince  fi  fameux  par 

—■  ■■■!■■!■■«■ ■  ■,■■      —  ■  _  „     ■      !       —  «■!  - J.  M— !■■!  1— I       ■■■■■     ■!»—■» 

(  1  )  Le  calife  Moftanfer  Biliah  fut  élevé  à  cette 
dignité  l'an  263  de  l'hégire  ,  c'eft-à-dire,  l'an  1226  de 
J.  C.  Il  fut  le  trente  -  fixième  calife  de  la  race  des 
Abbaflides, 

O  iij 


3 1§  Les  mille  et  une  Nuits» 
{qs  immenfes  libéralités  envers  les  pauvres  9 
dix  voleurs  obfédoient  les  chemins  des  en- 
virons de  Bagdad ,  ck  faifoient  depuis  long- 
temps des  vols  &  des  cruautés  inouïes.  Le 
calife  ^  averti  d'un  fi  grand  défordre,  fit  ve- 
nir le  juge  de  police  quelques  jours  avant  la 
fête  du  Baïram ,  &  lui  ordonna ,  fous  peine 
de  la  vie ,  de  les  lui  amener  tous  dix. 

Scheherazade  ceïïa  de  parler  en  cet  en- 
droit, pour  avertir  le  fultan  des  ïndes  que 
le  jour  commençoit  à  paroirre.  Ce  prince  fe 
leva,  Se  la  nuit  fuivante ,  la  fultane  reprit 
ion  difeours  de  cette  manière  : 


C  L  X  V  I  Ie.     NUIT. 

X-,  E  juge  de  police ,  continua  le  barbier  ? 
fit  fes  diligences ,  &  mit  tant  de  monde  en 
campagne  ,  que  les  dix  voleurs  furent  pris  le 
propre  jour  du  Baïram.  Je  me  promenois 
alors  far  le  bord  du  Tigre  ;  je  vis  dix  hom- 
mes affez  richement  habillés  ?  qui  s'embar- 
quoient  dans  un  bateau.  J'aurois  connu  que 
c'étaient  des  voleurs ,  pour  peu  que  j'eufie 
fait  attention  aux  gardes  qui  les  accompa- 
gnoient  ;  mais  je  ne  regardai  qu'eux  ;  &  pré- 
venu que  c'étoient  des  gens  qui  alloient  fe 


C  L  X  V  I  Ie.  Nuit.  319 
réjouir  &  parler  la  fête  en  feltin,  j'entra'i 
dans  le  bateau  pêle-mêle  avec  eux ,  fans  dire 
mot,  dans  l'efpérance  qu'ils  voudroient  bien 
me  foufTrir  dans  leur  compagnie.  Nous  des- 
cendîmes le  Tigre ,  êk  l'on  nous  fit  aborder 
devant  le  palais  du  calife.  J'eus  le  temps  de 
rentrer  en  moi-même  ,  6k  de  m'appercevoir 
que  j'avois  mal  jugé  d'eux.  Au  fortir  du 
bateau ,  nous  fûmes  environnés  d'une  nou- 
velle troupe  de  gardes  du  juge  de  police  .> 
qui  nous  lièrent  ck  nous  menèrent  devant  le 
calife.  Je  me  laifTai  lier  comme  les  autres 
fans  rien  dire  ;  que  m'eût  -  il  fervi  de  parler 
ek  de  faire  quelque  réMance  ?  c'eût  été  le 
moyen  de  me  faire  maltraiter  par  les  gardes , 
qui  ne  m'auroient  pas  écouté  ;  car  ce  font 
êes  brutaux  qui  n'entendent  point  raifon, 
J'étois  avec  des  voleurs  y  c'étoit  allez  pour 
leur  faire  croire  que  j'en  devois  être  un. 

Dès  que  nous  fûmes  devant  le  calife  5  il 
ordonna  le  châtiment  de  ces  dix  fcélérats. 
Qu'on  coupe,  dit-il,  la  tête  à  ces  dix  voleurs. 
Auffitôt  le  bourreau  nous  rangea  fur  une  file 
à  la  portée  de  fa  main  5  ck  par  bonheur  je 
me  trouvai  le  dernier.  Il  coupa  la  tête  aux 
dix  voleurs  5  en  commençant  par  le  premier  ; 
&  quand  il  vint  à  moi ,  il  s'arrêta.  Le  caiife 
voyant  que  le  bourreau  ne  me  frappoit  pas, 

O  iv 


310  Les  mille  et  une  Nuits. 
fe  mit  en  colère.  Ne  t'ai- je  pas  commandé  ;> 
lui  dit- il,  de  couper  la  tête  à  dix  voleurs? 
pourquoi  ne  la  coupes- tu  qu'à  neuf?  Corn* 
mandeur  des  croyans,  répondit  le  bourreau, 
dieu  me  garde  de  n'avoir  pas  exécuté  l'ordre 
de  votre  majefté  ;  voilà  dix  corps  par  terre , 
&  autant  de  têtes  que  j'ai  coupées  :  elle  peut 
les  faire  compter.  Lorfque  le  calife  eût  vu 
lui-même  que  le  bourreau  difoit  vrai ,  il  me 
ïegarda  avec  étonnement  ;  &  ne  me  trou- 
vant pas  la  phyfîonomie  d'un  voleur  :  Bon 
vieillard  ,  me  dit-il ,  par  quelle  aventure  vous 
trouvez- vous  mêlé  avec  des  miferables  qui 
ont  mérité  mille  morts  ?  Je  lui  répondis  : 
Commandeur  des  croyans,  je  vais  vous  faire 
un  aveu  véritable.  J'ai  vu  ce  matin  entrer 
dans  un  bateau  ces  dix  perfonnes  dont  le 
châtiment  vient  de  faire  éclater  la  juilice  de 
votre  majefté  ;  je  me  fuis  embarqué  avec 
eux ,  perfuadé  que  c'étoient  des  gens  qui 
alloieru  fe  régaler  enfembîe  pour  célébrer  ce 
jour, qui  efl  le  plus  célèbre  de  notre  religion» 
Le  calife  ne  put  s'empêcher  de  rire  de  mon 
aventure  ;  &:  tout  au  contraire  de  ce  jeune 
boiteux  >  qui  me  traite  de  babillard,  il  admira 
jna  difcrétion  ,  ck  ma  contenance  à  garder 
le  filence.  Commandeur  des  croyans,  lui  dis,* 
je ,  que  votre  majefié  ne  s'étonne  pas  fi  je 


C  L  X  V  I  K  Nuit.  321 
sne  fuis  tu  dans  une  occaf.on  qui  aurait  ex- 
cité la  démangeaifon  de  parler  à  un  autre. 
Je  fais  une  profeilion  particulière  de  me 
taire  ;  &  c'eft  par  cette  vertu  que  je  me 
fuis  acquis  le  titre  glorieux  de  filencieux. 
C'eft  ainfi  qu'on  m'appelle  pour  me  diftin- 
guer  de  fix  frères  que  j'eus.  C'eft  le  fruit 
que  j'ai  tiré  de  ma  philofophie  ;  enfin  cette 
vertu  fait  toute  ma  gloire  ck  mon  bonheur. 
J'ai  bien  de  la  joie>  me  dit  le  calife  en  fou- 
riant  ^  qu'on  vous  ait  donné  un  titre  dont 
vous  faites  unn*  bel  ufage.  Mais  apprenez-moi 
quelle  forte  de  gens  étoient  vos  frères  :  vous 
reïTernbloient-ils?  En  aucune  manière  >  lui 
repartis -je  ;  ils  étoient  tous  plus  babillards 
les  uns  que  les  autres  ;  &  quant  à  la  figure  , 
il  y  avoit  encore  grande  différence  entr'eux 
ck  moi  ;  le  premier  étoit  boffu  ;  le  fécond 
brèche-dent  ;  le  troifième  borgne  ;  le  qua- 
trième aveugle  ;  le  cinquième  avoit  les  oreil- 
les coupées  ;  ck  le  fixième  les  lèvres  fen- 
dues. Il  leur  eft  arrivé  des  aventures  qui 
vous  feraient  juger  de  leurs  caractères ,  fi 
j'avois  l'honneur  de  les  raconter  à  votre 
majeflé.  Comme  il  me  parut  que  le  calife 
ne  demandoit  pas  mieux  que  de  les  enten- 
dre ,  je  pourfuivis  fans  attendre  fon  ordre» 


O 


jii  Les  mille  et  une  Nuits, 

Hifioire  du  premier  Frère  du  Barbier,. , 

Sire,  lui  dis-je,  mon  frère  aîné?  quî 
s'appeloit  Bacbouc  le  bofîu  ,  étoit  tailleur  de 
profedion.  Au  fortir  de  Ion  apprentiiîage  ,  il 
loua  une  boutique  visr-à-vis  d'un  moulin  ;  Se 
comme  il  n'avoit  point  encore  fait  de  pra- 
tiques ,  il  avoit  bien  de  la  peine  à  vivre  de 
fon  travail  :  le  meunier  >  au  contraire  ,  étoic 
fort  à  fon  aife?  ck  porTédoit  une  très-belle 
femme.  Un  jour ,  mon  frère  en  travaillant 
dans  fa  boutique  5  leva  la  tête  ,  &  apperçut 
à  une  fenêtre   du  moulin  la  meunière   qui 
regardoit  dans  la  rue.  Il  la  trouva  fi  belle  9 
qu'il  en  fut  enchanté.  Pour  la  meunière,  elle 
ferma  fa  fenêtre  >  &  ne  parut  plus  de  tout 
le  jour.  Cependant  le  pauvre  tailleur  ne  fit 
autre  chofe  que  lever  la  tête  &  tourner  les 
yeux  vers  le  moulin  en   travaillant.    Il  fe 
piqua  les  doigts  plus  d'une  fois ,  &  fon  tra« 
vail  de  ce,  jour-là  ne  fut  pas  trop  régulier,, 
Sur   le  foir,  lorfqu'il  fallut  fermer  fa  bou- 
tique 5  il  eut  de  la  peine  à  s'y  réfoudre  9 
parce  qu'il  efpéroit   toujours   que   la  meu- 
nière fe  feroit  voir  encore  ;  mais  enfin  il 
fut  obligé  de  la  fermer  5  &  de  fe  retirer  à  fa 
petite  maifon ,  où  il  pafTa  une  fort  mauvaife 


CLXVIIP.    Nuit.       323 

nuît.  Il  eft  vrai  qu'il  s'en  leva  plus  matin  >  & 
qu'impatient  de  revoir  fa  maîtreife ,  il  vola 
vers  fa  boutique.  Il  ne  fut  pas  plus  heureux 
que  le  jour  précédent  ;  la  meunière  ne  parut 
qu'un  moment  de  toute  la  journée.  Mais  ce 
moment  acheva  de  le  rendre  le  plus  amou- 
reux de  tous  les  hommes.  Le  troifième  jour, 
il  eut  fujet  d'être  plus  content  que  les  deux 
autres.  La  meunière  jeta  les  yeux  fur  lui 
par  hafard ,  &  le  furprit  dans  une  attention 
à  la  confidérer,  qui  lui  fit  connoitre  ce  qui 
fe  pafToit  dans  fon  cœur. 

Le  jour  qui  paroiiToit^  obligea  Schehera- 
zade  d'interrompre  fon  récit  en  cet  endroit. 
Elle  en  reprit  le  fil  la  nuit  fuivante  y  ck  dit  au 
fultan  des  Indes  : 


CLXVIir.     NUIT. 

SiRE,  le  barbier  continuant  l'hirloire  de 
fon  frère  aîné:  Commandeur  des  croyans, 
pourfuivit-ii,  en  parlant  toujours  au  calife 
Moftanfér  Billah ,  vous  faurez  que  la  meu- 
nière n'eut  pas  plutôt  pénétré  les  fentimens 
de  mon  frère,  qu'au  lieu  de  s9en  fâcher, 
elle  réfolut  de  s'en  divertir.  Elle  le  regarda 
d'un  air  riant  s   mon  frère  la  regarda  de 

O  vj 


324  Ï-ES  MILLE  ET  UNE  NUITS. 
même,  mais  d'une  manière  fi  plaifame>  que 
la  meunière  referma  la  fenêtre  au  plus  vite, 
de  peur  de  faire  un  éclat  de  rire  qui  fît 
connoître  à  mon  frère  qu'elle  le  trouvait  ri- 
dicule. L'innocent  Bacbouc  interpréta  cette.. 
action  à  Ton.  avantage.  r  &  ne  manqua  pas, 
de  fe  flatter  qu'on  l'avoit  vu  avec  plaifir . 

La  meunière  prit  donc  la  réfolution  de 
fe  réjouir  de  mon  frère.  Elle  avoit  une  pièce 
d'une  afTez  belle  étoffe  >  dont  il  y  avoit  déjà, 
long  -  temps  qu'elle  voulait  faire  un  habit. 
Elle  l'enveloppa  dans,  un  beau  mouchoir  de 
broderie  de  foie,  6c  le  lui  envoya  par  une 
jeune  efclave  qu'elle  avoir.  L'efclave ,  biea 
i.nftruiîe  ?  vint  à  la  boutique  du  tailleur.  Ma 
m  aï  trèfle  vous  falue?  lui  dit-elle  ^  8ç  vous 
prie  de  lui  faire  un  habit  de  la  pièce  d'étoffe 
que  je  vous  apporte  ,  fur  le  modèle  de  celte 
qu'elle  vous  envoie  en  même  temps  ;  elle 
change  fouvent  d'habk,  &  c'efr.  une  pra- 
tique dont  vous  ferez  très  -  content.  Mort, 
frère  ne  douta  plus  que  la  meunière  ne  fût 
amoureufe  de  lui.  Il  crut  qu'elle  ne  lui  en- 
voyoit  du  travail  immédiatement  après  ce 
tuii  s9etoit  paiTé  entr'elle  8t  lui?  qu'afln  de 
lui  marque);  qu'elle  avoit  lu  dans  le  fond  de 
fon  cœur ,  'ck  Pa  (Tarer  du  progrès  qu'il  avoit 
fait  dans  le  fi  en...    Prévenu  de  cette  bonne 


CL  XV  III*.    Nuit.       ?iç 

opinion  ?  il  chargea  l 'efclave  de  dire  à  fa 
maîtrefle,  qu'il  aï'oit  tout  quitter  pour  elle  y 
ck  que  l'habit  feroit  prêt  pour  le  lendemain, 
matin.  En  effet)  il  y  travailla  avec  tant  de 
diligence ,  qu'il  l'acheva  le  même  jour» 

Le  lendemain  5  la  jeune  efclave  vint  voir 
fi  l'habit  éîoit  fait.  Bacbouc  le  lui  donna  bien 
plié,  en,  lui  difant  :  J'ai  trop  d'intérêt  de 
contenter  votre  maîtrefle ,  pour  avoir  né- 
gligé fon  habit  ;  je  veux  l'engager  ^  par  ma 
•  diligence  j  à  ne  fe  fervir  déformais  que  de 
moi.  La  jeune  efclave  fit  quelques  pas  pour 
s'en  aller ,  puis  fe  retournant ,  elle  dit  tout 
bas  à  mon  frère  ;  A  propos,  j'oubliois  de 
m 'acquitter  d'une  commiflion  qu'on  m'a  dpn- 
née  :  ma  mai  trèfle  m'a  chargée  de  vous  faire 
fes  complimensj)  &  de  vous  demander  com- 
ment vous  avez  pafle  la  nuit  ;  pour  elle  5  la 
pauvre  femme  j  elle  vous  aime  û  fort ,  qu'elle 
n'en  a  pas  dormi.  Dites  -  lui ,  répondit  avec 
tranfport  mon  benêt  de  frère,  que  j'ai  pour 
elle  une  paflion  h"  violente ,  qu'il  y  a  quatre 
nuits  que  je  n'ai  pas  fermé  l'œil.  Après  ce 
compliment  de  la  part  de  la  meunière ,  il 
crut  devoir  fe  flatter  qu'elle  ne  le  laifleroit 
pas  languir  dans  l'attente  de  (es  faveurs. 

Il  n'y  avoit  pas  un  quart- d'heure  que  YeC- 
çlave-  avoit  quitté  mon  frère  3  lorfqu'il  la  vit 


316  Les  mille  et  une  Nuits. 
revenir  avec  une  pièce  de  fa  tin.  Ma  maî- 
treffe ,  lui  dit-elle  >  eft  très-fatisfaite  de  Ton 
habit ,  il  lui  va  le  mieux  du  monde  ;  mais 
comme  il  en1  très-beau ,  ck  qu'elle  ne  le  veut 
porter  qu'avec  un  caleçon  neuf,  elle  vous 
prie  de  lui  en  faire  un  au  plutôt  de  cette 
pièce  de  fatin.  Cela  fufBt  >  répondit  Bacbouc  9 
il  fera  fait  aujourd'hui  avant  que  je  forte  de 
ma  boutique  ;  vous  n'avez  qu'à  le  venir  pren- 
dre fur  la  fin  du  jour.  La  meunière  fe  montra 
fouvent  à  la  fenêtre ,  èk  prodigua  {es  char- 
mes à  mon  frère  pour  lui  donner  du  courage. 
Il  faifoit  beau  le  voir  travailler.  Le  caleçon 
fut  bientôt  fait.  L'efclave  le  vint  prendre  ; 
mais  elle  n'apporta  au  tailleur  ni   l'argent 
qu'il  avoit  débourfe  pour  les  accompagne- 
mens  de  l'habit  6k  du  caleçon  >  ni  de  quoi  lui 
payer  la  façon  de  l'un  ck  de  l'autre.  Cepen- 
dant ce  malheureux  amant  qu'on  amufoit? 
&  qui  ne  s'en  appercevoit  pas ,  n'avoit  rien 
mangé  de  tout  ce  jour-là,  &  fut  obligé  d'em- 
prunter quelques   pièces  de  monnoie  pour 
acheter   de  quoi  fouper.   Le  jour  fuivant, 
àès  qu'il  fut  arrivé  à  fa  boutique ,  la  jeune 
efclave  vint  lui  dire  que  le  meunier  fouhai- 
toit  de  lui  parler.  Ma  maîtrefTe ,  ajouta-t-elle5 
lui  a  dit  tant  de  bien  de  vous  ?  en  lui  mon- 
trant votre  ouvrage  ,  qu'il  veut  auffi  que 


C  L  X  I  X*.    Nuit.        fo 

vous  travailliez  pour  lui.  Elle  Ta  fait  exprès  , 
afin  que  la  liaifon  qu'elle  veut  former  entre 
lui  &  vous ,  ferve  à  faire  réunir  ce  que  vous 
délirez  également  l'un  6k  l'autre.  Mon  frère 
fe  laifTa  perfuader,  &  alla  au  moulin  avec 
l'efclave.  Le  meunier  le  reçut  fort  bien ,  &t 
lui  préfentant  une  pièce  de  toile  :  J'ai  befoin 
de  chemifes  >  lui  dit-il ,  voilà  de  la  toile ,  je 
voudrois  bien  que  vous  m'en  flffiez  vingt  ; 
s'il  y  a  du  reïte ,  vous  me  le  rendrez, 

Scheherazade ,  frappée  tout-à-coup  par  la 
clarté  du  jour,  qui  commençoit  à  éclairer 
l'appartement  de  Schahriar ,  fe  tut  en  ache- 
vant ces  dernières  paroles.  La  nuit  fuivante  9. 
elle  pourfuivit  ainfi  l'hiftoire  de  Bacbouc  : 


C  L  X  I  Xe.    NUIT. 

ON  frère >  continua  le  barbier,  eut  du 
travail  pour  cinq  ou  fix  jours  à  faire  vingt 
chemifes  pour  le  meunier ,  qui  lui  donna  en- 
fuite  une  autre  pièce  de  toile  pour  en  faire 
autant  de  caleçons.  Lorfqu'ils  furent  ache- 
vés ,  Bacbouc  les  porra  au  meunier,  qui  lui 
demanda  ce  qu'il  lui  falloir  pour  fa  peine  \ 
fur  quoi  mon  frère  dit  qu'il  fe  contenteroit 
de  vingt  dragmes  d'argent.  Le  meunier  ap-5 


%i8  Les  mille  et  une  Nuits. 
pe!a  auiîitôt  la  jeune  efclave  ,  &  lui  dit  d'ap- 
porter le  trébuchet ,  pour  voir  (i  la  monnoie 
qu'il  alloit  donner  étoit  de  poids.  LTefcîave  , 
qui  avoit  le  mot  ?  regarda  mon  frère  en  co- 
lère, pour  lui  marquer  qu'il  alloit  tout  gâter 
s'il  recevoit  de  l'argent.  îl  fe  le  tint  pour  dit  ; 
3]  refufa  cYen  prendre  ?  quoiqu'il  en  eût  be- 
foin ,  6k  qu'il  en  eût  emprunté  pour  acheter 
le  fil  dont  il  avoit  coufu  les  chemifes  ck  les 
caleçons.  Au  fortir  de  chez  le  meunier,  il 
vint  me  prier  de  lui  prêter  de  quoi  vivre, 
en  me  difant  qu'on  ne  le  payoit  pas.  Je  lui 
donnai  quelques  monnoies  de  cuivre  que 
j'avois  dans  ma  bourfe ,  ck  cela  le  fit  fubfifter 
durant  quelques  jours  :  il  efl  vrai  qu'il  ne 
vivoit  que  de  bouillie  >  ck  qu'encore  n'en 
mangeoit-il  pas  tout  Ton  faoul. 

Un  jour  il  entra  chez  le  meunier  ,  qui 
étoit  occupé  à  faire  aller  fon  moulin  5  6k  qui , 
croyant  qu'il  venoit  demander  de  l'argent, 
lui  en  offrit  ;  mais  la  jeune  efclave,  qui  étoit 
préfente  ?  lui  fit  encore  un  figne  qui  l'empê- 
cha d'en  accepter  >  &  le  fit  répondre  au  meu- 
nier qu'il  ne  venoit  pas  pour  cela?  mais  feu- 
lement pour  s'informer  de  fa  fanté.  Le  meu- 
nier l'en  remercia ,  ck  lui  donna  une  robe  de 
deffus  à  faire.  Bacbouc  la  lui  rapporta  le 
lendemain.  Le  meunier  tira  fa   bourfe  ;  la 


C  L  X  I  Xe.  Nuit.  529 
Jeune  efcîave  ne  fît  en  ce  moment  que  re- 
garder mon  frère  :  Voifin ,  dit-il  au  meunier  y 
rien  ne  prefTe  \  nous  compterons  une  autre 
fois.  Ainfî,  cette  pauvre  dup«  fe  retira  dans 
fa  boutique  avec  trois  grandes  maladies, 
c'eft-à-dire  >  amoureux  3  affamé  &  fans  argent. 
La  meunière  étoit  avare  &  méchante  ;  elle 
ne  fe  contenta  pas  d'avoir  fruftré  mon  frère 
de  ce  qui  lui  étoit  dû  ,  elle  excita  fon  mari 
à  tirer  vengeance  de  l'amour  qu'il  avoit  pour 
elle  ;  ck  voici  comme  ils  s'y  prirent.  Le  meu- 
nier invita  Bacbouc  un  foir  à  fouper ,  &  après 
l'avoir  affez  mal  régalé  9  il  lui  dit  :  Frère ,  il 
eff.  trop  tard  pour  vous  retirer  chez  vous  , 
demeurez  ici.  En  parlant  de  cette  forte  >  .il 
le  mena  dans  un  endroit  où  il  y  avoit  un 
lit.  Il  le  laiffa  là,  Ô£  fe  retira  avec  fa  femme 
dans  le  lieu  où  ils  avoient  coutume  de  cou- 
cher. Au  milieu  de  la  nuit,  le  meunier  viat 
trouver  mon  frère  :  Voifîn ,  lui  dit-il ,  dor- 
mez-vous ?  Ma  mule  eft.  malade  ,  &  j'ai  bien 
du  bled  à  moudre  ;  vous  me  feriez  beaucoup 
de  plaifir  fi  vous  vouliez  tourner  le  moulin 
à  fa  place.  Bacbouc ,  pour  lui  marquer  qu'il 
étoit  homme  de  bonne  volonté  y  lui  répondit 
qu'il  étoit  prêt  à  lui  rendre  ce  fervke,  qu'on 
n'avoit  feulement  qu'à  lui  montrer  comment 
il  fallait  faire.  Alors  le  meunier  l'attacha  par 


530  Les  mille  et  une  Nuits, 
le  milieu  du  corps  de  même  qu'une  mule  ? 
pour  faire  tourner  le  moulin  ;  &  lui  donnant 
enfuite  un  grand  coup  de  fouet  fur  les  reins  : 
Marchez,  voifin,  lui  dit-il.  Hé  pourquoi  me 
frappez-vous  ,  lui  dit  mon  frère  ?  C'en1  pour 
Vous  encourager,  répondit  le  meunier,  car 
fans  cela ,  ma  mule  ne  marche  pas.  Bacbouc 
fut  étonné  de  ce  traitement  ;  néanmoins  il 
n'ofa  s'en  plaindre.  Quand  il  eut  fait  cinq  ou 
iix  tours ,  il  voulut  fe  repofer  ;  mais  le  meu- 
nier lui  donna  une  douzaine  de  coups  de 
fouet  bien  appliqués  3  en  lui  difant  :  Cou- 
rage 5  voifin,  ne  vous  arrêtez  pas,  ie  vous 
prie  ;  il  faut  marcher  fans  prendre  haleine  3 
autrement  vous  gâteriez  ma  farine. 

Scheherazade  cefïa  de  parler  en  cet  en- 
droit ,  parce  qu'elle  vit  qu'il  étoit  jour.  Le 
lendemain  3  elle  reprit  fon  difeours  de  cette 
forte  : 


es 


C  L  X  Xe.     NUIT. 

.LE  meunier  obligea  mon  frère  à  tourner 
ainfï  le  moulin  pendant  le  refte  de  la  nuit  ? 
continua  le  barbier.  A  la  pointe  du  jour, 
il  le  laifTa  fans  le  détacher  5  &  fe  retira  à  la 
chambre  de   fa  femme.  Bacbouc   demeura 


C  L  X  Xe.     Nu  i  t.         5îi* 

quelque  temps  en  cet  état  :  à  la  fin ,  la  jeune 
efclave  vint ,  qui  le  détacha.  Ah  !  que  nous 
vous  avons  plaint  >  ma  bonne  maîtrelTe  & 
rnoi>  s'écria  la  perfide  !  Nous  n'avons  aucune 
part  au  mauvais  tour  que  Ton  mari  vous  3 
joué.  Le  malheureux  Bacbouc  ne  lui  répon- 
dit rien  ,  tant  il  étoit  fatigué  8c  moulu  de 
coups  ;  mais  il  regagna  fa  maifon  en  faifaiit 
une  ferme  réfolution  de  ne  plus  fonger  à 
la  meunière. 

Le  récit  de  cette  hirToire ,  pourfuivit  le 
barbier  ,  fit  rire  le  calife.  Allez,  me  dit-il 9 
retournez  chez  vous  ;  on  va  vous  donner 
quelque  chofe  de  ma  part  pour  vous  confo- 
1er  d5avbir  manqué  le  régal  auquel  vous  vous 
attendiez.  Commandeur  des  croyans  5  repris- 
se >  je  fupplie  votre  majefré  de  trouver  bon 
que  je  ne  reçoive  rien  qu'après  lui  avoir 
raconté  Thifloire  de  mes  autres  frères.  Le 
calife  «l'ayant  témoigné  par  fon  filence  qu'il 
étoit  difpofé  à  m'écouter,  je  continuai  en  ces 
termes  : 

Hifloire  du  fécond  Frère  du  Barbier* 

Mon  fécond  frère ,  qui  s'appeloit  Bakba-' 
rah  le  bréche-dent ,  marchant  un  jour  par  la 
ville  y  rencontra  une  vieille  dans  une  rue 


33i  Les  mille  et  une  Nuits. 
écartée.  Elle  l'aborda.  J'ai  5  lui  dit-elle ,  un 
mot  à  vous  dire  5  je  vous  prie  de  vous  ar- 
rêter un  momenr.  Il  s'arrêta,,  en  lui  deman- 
dant ce  qu'elle  lui  vouloit.  Si  vous  avez  le 
temps  de  venir  avec  moi ,  je  vous  mènerai 
dans  un  palais  magnifique  ,  où  vous  verrez 
une  dame  plus  belle  que  le  jour  ;  elle  vous 
recevra  avec  beaucoup  de  plaifir  5  ck  vous 
préfentera  la  collation  avec  d'excellent  vin  : 
il  n'eft  pas  befoin  de  vous  en  dire  davan- 
tage. Ce  que  vous  me  dites  en1-  il  bien  vrai, 
répliqua  mon  frère  ?  Je  ne  fuis  pas  une  men- 
teufe  3  repartit  la  vieille  ;  je  ne  vous  propofe 
rien  qui  ne  foit  véritable  ;  mais  écoutez  ce 
que  j'exige  de  vous  :  il  faut  que  vous  foyez 
fage  ,  que  vous  parliez  peu  >  &  que  vous 
ayez  une  complaifance  infinie.  Bakbarah 
ayant  accepté  la  condition  ?  elle  marcha  de- 
vant y  ck  il  la  fuivit.  Ils  arrivèrent  à  la  porte 
d'un  grand  pilais ,  où  il  y  avoit  beaucoup 
d'officiers  &  de  dôme/tiques.  Quelques-uns 
voulurent  arrêter  mon  frère  ;  mais  la  vieille 
ne  leur  eut  pas  plutôt  parlé,  qu'ils  le  laifsè- 
rent  palier.  Alors  elle  fe  retourna  vers  mon 
frère ,  ck  lui  dit  :  Souvenez-vous  au  moins 
que  la  jeune  dame ,  chez  qui  je  vous  amène  > 
aime  la  douceur  &  la  retenue  :  elle  ne  veut 
pas  qu'on  la  contredife.  Si  vous  la  contentez 


C  L  X  'Xe.    Nuit.        33? 

en  cela ,  vous  pouvez  compter  que  vous  ob- 
tiendrez d'elle  ce  que  vous  voudrez.  Bakba- 
rah  la  remercia  de  cet  avis ,  &  promit  d'en 
profiter.  v 

Elle  le  fit  entrer  dans  un  bel  appartement*' 
C'étoit  un  grand  bâtiment  en  quarré  ,  qui  ré- 
pondoit  à  la  magnificence  du  palais ,  une  ga- 
lerie régnoit  à  l'entour ,  &  l'on  voyoit  au 
milieu  un  très-beau  jardin.  La  vieille  le  fit 
afTeoir  fur  un  fopha  bien  garni  >  &£  lui  dit 
d'attendre  un  moment ,  qu'elle  alloit  avertir 
de  fon  arrivée  la  jeune  dame. 

Mon  frère ,  qui  n'étoit  jamais  entré  dans 
un  lieu  fi  fuperbe ,  fe  mît  à  considérer  toutes 
les  beautés  qui  s'ofTroient  à  fa  vue  ;  ck  ju- 
geant de  fa  bonne  fortune  par  la  magnificence 
qu'il  voyoit  5  il  avoit  de  la  peine  à  contenir 
fa  joie.  Il  entendit  bientôt  un  grand  bruit, 
qui  étoit  caufé  par  une  troupe  d'efclaves  en- 
jouées >  qui  vinrent  à  lui  5  en  faifant  de^eclats 
de  rire,  &  il  apperçut  au  milieu  d'elles  une 
jeune  dame  d'une  beauté  extraordinaire  ?  qui 
fe  faifoit  àifément  reconnoître  pour  leur  maî- 
trefTe  par  les  égards  qu'on  avoit  pour  elle. 
Bakbarah,  qui  s'étoit  attendu  à  un  entretien 
particulier  avec  la  dame ,  fut  extrêmement 
furpris  de  la  voir  arriver  en  fi  bonne  compa- 
gnie» Cependant  les  efclaves  prirent  un  air, 


334  Les  mille  et  une  Nuits. 
férieux ,  en  s'approchant  de  lui  ;  &  lorfque 
la  jeune  dame  fut  près  du  fopha,  mcn  frère  5 
^ui  s'étoit  levé,  lui  fit  une  profonde  révé- 
rence. Elle  prit  la  place  d'honneur  ;  &  puis , 
l'ayant  prié  de  fe  remettre  à  la  tienne  ,  elle 
lui  dit  d'un  ton  riant  :  Je  fuis  ravie  de  vous 
voir,  &  je  vous  fouhaite  tout  le  bien  que 
vous  pouvez  délirer.  Madame  5  répondit  Bak- 
barah ,  je  ne  puis  en  fouhaiter  un  plus  grand 
que  l'honneur  que  j'ai  de  paroître  devant 
vous.  Il  me  femble  que  vous  êtes  de  bonne 
humeur ,  répliqua-t-elle ,  &  que  vous  vou- 
drez bien  que  nous  paillons  le  temps  agréa- 
blement enfemble. 

Elle  commanda  aufïitôt  que  l'on  fervît  la 
collation.  En  même  -  temps  on  couvrit  une 
table  de  pîufieurs  corbeilles  de  fruits  &  de 
confitures.  Elle  fe  mit  à  table  avec  les  efcla- 
ves  &  mon  frère.  Comme  il  étoit  placé  vis- 
à-vî^fe-elle ,  quand  il  ouvrit  la  bouche  pour 
manger  ,  elle  s'apperçut  qu'il  étoit  brèche- 
dent ,  ck  elle  le  fit  remarquer  aux  efcla- 
ves  ,  qui  en  rioient  de  tout  leur  cœur  avec 
elle.  Bakbarah,  qui  de  temps  en  temps  le- 
voit  la  tête  pour  la  regarder?  &  qui  la  voyoit 
rire  ?  s'imagina  que  c'étoit  de  la  joie  qu'elle 
avoit  de  fa  venue ,  &  fe  flatta  que  bientôt 
elle  écarteroit  fes  efclayes  pour  reiler  avec 


C  L  X  X«.  Nuit.  335 
lui  /ans  témoins.  Elle  jugea  bien  qu'il  avoit 
cette  penfée  ;  &  prenant  plaifir  à  l'entretenir 
dans  une  erreur  û  agréable ,  elle  lui  dit  des 
douceurs  5  &  lui  préfenta  de  fa  propre  main 
de  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  meilleur. 

La  collation  achevée ,  on  fe  leva  de  table* 
Dix  efclaves  prirent  des  inftrumens  ,  ck  com- 
mencèrent à  jouer  &  à  chanter  ;  d'autres  fe 
mirent  à  danfer.  Mon  frère,  pour  faire  l'a-, 
gréable ,  danfa  auffi3  &  la  jeune  dame  même 
s'en  mêla.  Après  qu'on  eut  danfé  quelque 
temps  y  on  s'afïît  pour  prendre  haleine.  La 
jeune  dame  fe  fit  donner  un  verre  de  vin  >  &t 
regarda  mon  frère  en  fouriant,  pour  lui  mar- 
quer qu'elle  alloit  boire  à  fa  fanté.  Il  fe  leva  &£ 
demeura  debout  pendant  qu'elle  but.  Lorf-* 
qu'elle  eut  bu ,  au  lieu  de  rendre  le  verre  9 
elle  le  fit  remplir  5  &  le  préfenta  à  mon  frère  3 
afin  qu'il  lui  fît  raifon. 

Scheherazade  vouloit  pourfuivre  fon récit; 
mais  remarquant  qu'il  étoit  jour,  elle  ceûa 
de  parler.  La  nuit  fuivante  •>  elle  reprit  la  pa- 
role ,  ck  dit  au  fultan  des  Indes  : 


336  Les  mille  et  une  Nuits, 

■^■^ —— — — a^^»^ 

■     fTn  '  i  i      ni  i  iii  -^—— »■ 

CLXXI5,    NUIT. 

S  I  S-  E  ,  le  barbier  continuant  l'hifloire  de 
Bakbarah  :  Mon  frère,  dit-il,  prit  le  verre 
de  la  main  de  la  jeune  dame  en  la  lui  baifant; 
&but  debout  en  reconnoiiiïance  de  la  faveur 
qu'elle  lui  a  voit  faite.  Enfuite  la  jeune  dame 
îe  fit  afleoir  auprès  d'elle  ^&  commença  de 
le  careffer.  Elle  lui  parla  la  main  derrière  la 
tête ,  en  lui  donnant  de  temps  en  temps  de 
petits  fourriers.  Ravi  de  ces  faveurs ,  il  s'efti- 
moic  îe  plus  heureux  homme  du  monde  ;  il 
étoit  tenté  de  badiner  auilî  avec  cette  char- 
mante perfonne  ;  -mais  il  n'ofoit  prendre  cette 
liberté  devant  tant  d'efclaves  qui  avoient  les 
yeux  fur  lui ,  &  qui  ne  cefToient  de  rire  de 
ce  badinage.  La  jeune  dame  continua  de  lui 
donner  de  petits  foufflets ,  ck  à  la  fin  lui  en 
appliqua  un  fi  rudement  5  qu'il  en  fut  fcan- 
daîifé.  Il  en  rougit ,  ck  fe  leva  pour  s'éloi- 
gner d'une  fi  rude  joueufe.  Alors  la  vieille, 
qui  l'avoit  amené  ,  le  regarda  d'une  manière 
à  lui  faire  connoitre  qu'il  avoit  tort;  ck  qu'il 
ne  fe  fouvenoit  pas  de  l'avis  qu'elle  lui  avoit 
donné,  d'avoir  de  la  complaifance.  Il  re- 
connut fa  faute  ,  ck  pour  la  réparer ,  il  fe 

rapprocha 


CL.  XX  Ie.  Nuit,  S3? 
rapprocha  de  la  jeune  dame  5  en  feignant  qu'il 
ne  s'en  étoit  pas  éloigné  par  inauvaife  humeur. 
Elle  le  tira  par  le  bras  ,  le  fit  encore  affeoir 
près  d'elle  5  6k  continua  de  lui  faire  mille  ca- 
reiles  malicieufes.  Ses  efciaves  -,  qui  ne  cher- 
choient  qu'à  la  divertir  ,  fe  mirent  de  la  par- 
tie ;  l'une  donnoit  au  pauvre  Bakbarah  des 
nazardes  de  toute  fa  force  ^  l'autre  lui  tiroit 
les  oreilles  à  les  lui  arracher^  &  d'autres 
enfin  lui  appliquoient  des  foufflets  qui  paf- 
foient  la  raillerie.  Mon  frère  fourTroit  tout 
cela  avec  une  patience  admirable  ;  il  afFec» 
toit  même  un  air  gai,  6k  regardant  la  vieille 
avec  un  fouris  forcé  :  Vous  l'avez  bien  dit5 
difoit-il,  que  je  trouverais  une  dame  toute 
bonne  9  toute  agréable  ->  toute  charmante. 
Que  ]e  vous  ai  d'obligations  !  Ce  n'efî  rien 
encore  que  cela?  lui  répondit  la  vieille  ;  laif- 
fez  faire  5  vous  verrez  bien  autre  choie.  La 
jeune  dame  prit  alors  la  parole  ,6k  dit  à  mon 
frère:  Vous  êtes  un  brave  liomme  \  je  fuis 
ravie  de  trouver  en  vous  tant  de  douceur  6k 
tant  de  complaifance  pour  mes  petits  capri- 
ces, 6k  une  humeur  ii  conforme  à  la  mienne. 
Madame ,  repartit  Bakbarah  5  charmé  de  fcs 
difcours ,  je  ne  fuis  plus  à  moi,  je  fuis  .tout 
à  vous  5  6k  vous  pouvez  à  votre  gré  diipofer 
de  moi.  Que  vous  me  faites  de  plaifir?  repli- 
Tome  V1ÎL  P 


33§  Les  mille  et  une  Nuits. 

qua  !a  dame ,  en  me  marquant  tant  de  foiH 
mifiion  ?  Je  fuis  contente  de  vous?  &  je  veux 
que  vous  le  foyez  aufîi  de  moi.  Qu'on  lui 
apporte ,  ajouta- t-elle ,  le  parfum  ck  de  l'eau 
de  rofe.  A  ces  mots ,  deux  efcîaves  fe  déta- 
chèrent, ôk  revinrent  bientôt  après,  l'une 
avec  une  cafTolette  d'argent ,  où  il  y  avoit 
du  bois  d'aloës  le  plus  exquis ,  dont  elle  le 
parfuma  >  6k  l'autre  avec  de  l'eau  de  rofe 
qu'elle  lui  jeta  au  vifage  6k  dans  les  mains* 
Mon  frère  ne  fe  pofTédoit  pas  5  tant  il  étoit 
aife  de  fe  voir  traiter  fi  honorablement. 

Après  cette  cérémonie ,  la  jeune  dame 
commanda  aux  efcîaves  y  qui  avoient  déjà 
]oué  des  inftrumens  6k  chanté,  de  recom- 
mencer leurs  concerts.  Elles  obéirent  ;  6k 
pendant  ce  temps-là  >  la  dame  appela  une 
autre  efclave ,  6k  lui  ordonna  d'emmener 
mon  frère  avec  elle  5  en  lui  difant  :  Faites-lui 
ce  que  vous  favez  ;  6k  quand  vous  aurez 
achevé ,  ramenez-le  moi.  Bakbarah ,  qui  en- 
tendit cet  ordre ,  fe  leva  promptement ,  ck 
s'approchant  de  la  vieille  >  qui  s  etoit  auffi 
levée ,  pour  accompagner  Tefclave  6k  lui ,  il 
ïa  pria  de  lui  dire  ce  qu'on  lui  vouloit  faire, 
C'eft  que  notre  maîtreffe  eft  curieufe ,  lui 
répondit  tout  bas  la  vieille  *,  elle  fouhaite  de 
voir  comment  vous  feriez  fait  déguifé  en 


CLXXK  Nuît,  339 
femme,  &c  cette  efclave,  qui  a  ordre  de 
vous  mener  avec  elle  >  va  vous  peindre  les 
fourcils ,  vous  rafer  la  mouftache ,  &  vous 
habiller  en  femme.  On  peut  me  peindre  les 
fourcils  tant  qu'on  voudra ,  répliqua  mon 
frère  >  j'y  confens ,  parce  que  je  pourrai  me 
ïaver  enfuite  ;  mais  pour  me  faire  rafer,  vous 
voyez  bien  que  je  ne  le  dois  pas  fourîrir: 
comment  oferois-je  paraître  après  cela  fans 
mouftache?  Gardez- vous  de  vous  oppofer 
à  ce  que  Ton  exige  de  vous  >  reprit  la  vieille , 
vous  gâteriez  vos  affaires  ?  qui  vont  le  mieux 
du  monde.  On  vous  aime,  on  veut  vous  ren» 
dre  heureux  ;  faut-il  pour  une  vilaine  mouf- 
tache renoncer  aux  plus  délicieufes  faveurs 
qu'un  homme  puifTe  obtenir  ?  Bakbarah  fe 
rendit  aux  raifons  de  la  vieille ,  ck  fans  dire 
%m  feul  mot ,  fe  laifla  conduire  par  Tefclave 
dans  une  chambre  où  on  lui  peignit  lés  four- 
cils de  rouge.  On  lui  rafa  la  mouftache  >  Se 
Ton  fe  mit  en  devoir  de  lui  rafer  auffi  la 
Isarbe.  La  docilité  de  mon  frère  ne  put  aller 
jufques-là  :  Oh  >  pour  ce  qui  eft  de  ma  barbe, 
s'écria-t-il ,  je  ne  fouffrirai  point  abfolument 
qu'on  me  la  coupe.  L  efclave  lui  repréfenta 
*qu'il  étoit  inutile  xîe  lui  avoir  ôté  fa  mouf- 
tache, s'il  ne  vouloit  pas  confentir  qu'on 
lui  rasât  la  barbe  $  qu'un  vifage  barbu  ne 


34o  Les  mille  et  une  Nuits.    . 

convenoit  pas  avec  un  habillement  de  femme; 
&  qu'elle  s'étonnoit  qu'un  homme  qui  "était 
fur  le  point  de  pofïeder  la  plus  belle  per- 
sonne de  Bagdad  ,  fît  quelque  attention  à  fa 
barbe.  La  vieille  ajouta  au  difcours  de  l'ef- 
clave  de  nouvelles  raifons  ;  elle  menaça  mon 
frère  de  la  difgrace  de  la  jeune  dame.  Enfin 
elle  lui  dit  tant  de  chofes ,  qu'il  fe  lahTa  faire 
tout  ce  qu'on  voulut. 

Lorfqu'il  fut  habillé  en  femme  ;  on  le  ra- 
mena devant  la  jeune  dame,  qui  fe  prit  û 
fort  à  rire  en  le  voyant ,  qu'elle  fe  renverfa 
fur  le  fopha  où  elle  étoit  affife.  Les  efcla- 
ves  en  firent  autant  en  frappant  des  mains  , 
û  bien  que  mon  frère  demeura  fort  embar- 
raflfé  de  fa  contenance.  La  jeune  dame  fe 
releva  >  6k  fans  cefifer  de  rire ,  lui  dit  :  Après 
la  complaifance  que  vous  avez  eue  pour  moi, 
j'aurois  tort  de  ne  pas  vous  aimer  de  tout 
mon  cœur  ;  mais  il  faut  que  vous  fafliez  en- 
core une  chofe  pour  l'amour  de  moi  ;  c'efl: 
de  danfer  comme  vous  voilà.  Il  obéit,  ck 
la  jeune  dame  ôk  {es  efclaves  dansèrent  avec 
lui  en  riant  comme  des  folles.  Après  qu'elles 
eurent  danfé  quelque  temps  >  elles  fe  jetèrent 
toutes  fur  le  miférable  j  ck  lui  donnèrent  tant 
de  foufTlets  3  tant  de  coups  de  poings  ck  de 
coups  de    pieds  y  qu'il  en  tomba  par  terre 


C  L  X  X  I  Ie.  Nuit.  341 
prefque  hors  de  lui  -  même.  La  vieille  lui 
a^da  à  fe  relever,  pour  ne  pas  lui  donner  le 
temps  de  fe  fâcher  du  mauvais  traitement 
qu'on  venoit  de  lui  faire.  Confolez-vous  , 
lui  dit-elle  à  l'oreille  5  vous  êtes  arrivé  au 
bout  des  foufTrances,  ck  vous  allez  en  rece- 
voir le  prix. 

Le  jour  ,  qui  paroirToit  déjà  ?  impofa 
/ilence  en  cet  endroit  à  la  fultane  Schehe- 
tazade.  Elle  pourfuivit  ainfi  la  huit  fuivante  : 


=5» 


CL1XIP.     NU  II 

JL  A  vieille  ?  dit  le  barbier  9  continua  de 
parler  à  Bakbarah.  Il  ne  vous  relie  plus  , 
ajouta-t-elle  5  qu'une  feule  chofe  à  faire  y  ck 
ce  n'eu1  qu'une  bagatelle.  Vous  faurez  que 
ma  maîtreiTe  a  coutume  3  lorfqu'elle  a  un 
peu  bu  ,  comme  aujourd'hui  5  de  ne  fe  pas 
laiffer  approcher  par  ceux  qu'elle  aime,  qu'ils 
ne  foient  nuds  en  chemife.  Quand  ils  font 
en  cet  état,  elle  prend  un  peu  d'avantage, 
ck  fe  met  à  courir  devant  eux  par  la  galerie > 
ck  de  chambre  en  chambre,  jufqu'à  ce  qu'ils 
l'ayent  attrapée.  C'eft  encore  une  de  (es  bi- 
zarreries. Quelque  avantage  qu'elle  puiflfe 
prendre  ,  léger  ck  difpos  comme  vous  êtes, 

P    HJ 


34*  Les  mille  et  une  Nuits, 
vous  aurez  bientôt  mis  la  main  fur  elle.  Met- 
tez-vous donc  vite  en  chemife  ;  déshabillez- 
vous  fans  faire  de  façons. 

Mon  bon  frère  en  avoit  trop  fait  pour 
reculer.  Il  fe  déshabilla  ,  ck  cependant  la 
jeune  dame  fe  fit  ôter  fa  robe?  &  demeura 
en  jupon  pour  courir  plus  légèrement.  Lors- 
qu'ils furent  tous  deux  en  état  de  commen- 
cer la  courfe ,  la  jeune  dame  prit  un  avan- 
tage d'environ  vingt  pas  y  ck  fe  mit  à  courir 
d'une  vîteffe  furprenante.  Mon  frère  la  fuivit 
de  toute  fa  force  >  non  fans  exciter  les  ris 
de  toutes  les  efclaves,  qui  frappoient  des 
mains.  La  jeune  dame  y  au  lieu  de  perdre 
quelque  chofe  de  l'avantage  qu'elle  avoit 
pris  d'abord  ,  en  gagnoit  encore  fur  mon 
frère.  Elis,  lui  fit  faire  deux  ou  trois  tours 
de  galerie ,  ck  puis  enfila  une  longue  allée 
•obfcure  5  où  elle  fe  fauva  par  un  détour  qufc 
lui  étoit  connu.  Bakbarah  ?  qui  la  fuivoit 
toujours  5  l'ayant  perdue  de  vue  dans  l'allée, 
fut  obligé  de  courir  moins  vite  à  caufe  de 
l'obfcurité.  Il  apperçut  enfin  une  -lumière  ? 
vers  laquelle  ayant  repris  fa  courfe,  il  for«- 
tit  par  une  j>orte  qui  fut  fermée  fur  lui  auffi- 
tôt.  Imaginez-vous  s'il  eut  lieu  d'être  furpris 
de  fe  trouver  au  milieu  d'une  rue  de  cor- 
royeurs.  Us  ne  le  furent  pas  moins  de  le  voir 


CLXXIK  Nuit.  345 
en  chemife  •>  les  yeux  peints  de  rouge ,  fans 
barbe  ck  fans  mouftache.  Ils  commencèrent 
à  frapper  des  mains  y  à  le  huer  y  6k  quel- 
ques-uns coururent  après  lui,  ck  lui  cinglè- 
rent les  fejfes  avec  des  peaux.  Ils  l'arrêtè- 
rent même ,  le  mirent  fur  un  âne  ,  qu'ils  ren- 
contrèrent par  hafard  >  6k  le  promenèrent 
par  la  ville ,  expofé  à  la  rifée  de  toute  la 
populace. 

Pour  comble  de  malheur  >  en  parlant  de- 
vant la  maifon  du  juge  de  police ,  ce  ma- 
giftrat  voulut  favoir  la  caufe  de  ce  tumulte. 
Les  corroyeurs  lui  dirent  qu'ils  avoient  vu 
fortir  mon  frère  dans  l'état  où  il  étoit ,  par 
une  porte  de  l'appartement  des  femmes  du 
grand-vifir  5  qui  donnoit  fur  leur  rue.  Là- 
deiïus ,  le  juge  fit  donner  au  malheureux 
Bakbarah  cent  coups  de  bâton  fur  la  plante 
âe$  pieds ,  6k  le  fit  conduire  hors  de  la  ville, 
avec  défenfe  d'y  rentrer  jamais. 

Voilà  ,  commandeur  des  croyans,  dis-je 
au  calife  Moftanfer  Billahj  l'aventure  de 
mon  fécond  frère  5  que  je  voulois  raconter  à 
votre  majefté.  Il  ne  favoit  pas  que  les  dames 
de  nos  feigneurs  les  plus  puhTans  fe  diver- 
tiffént  quelquefois  à  jouer  de  femblables 
tours  aux  jeunes  gens  qui  font  allez  fots 
pour  donner  dans  de  femblables  pièges. 

P  rv 


3$4  Le$  mille  et  une  Nuîts. 

Scheherazade  fut  obligée  de  s'arrêter  en 
cet  endroit  >  à  caufe  du  jour  qu'elle  vit  pa- 
roître.  La  nuit  fui  vante  >  elle  reprit  fa  nar» 
ïation,  &  dit  au  fultan  des  Indes  :. 


CL  XXII  K    NUIT. 

S  ï  R  E  ?  le  barbier ,  fans  interrompre  fou 
difcours;,  palTa  à  l'hiftoire  de  fon  troifième 
frère. 

Hiftoire  du  troifième  Frère  du  Barbier* 

Commandeur  des  croyans,  dit- il  au 
calife,  mon  troifième  frère»  qui  fe  nom- 
meic  Bakbac ,  étoit  aveugle  y  ck  fa  mauvaife 
deftinée  Payant  réduit  à  la  mendicité  ,  il  allok 
de  porte  en  porte  demander  l'aumône.  Il 
avoit  une  fi  longue  habitude  de  marcher  feul 
dans  les  rues ,  qu'il  n'avoit  pas  befoin  de 
conducteur.  Xi  avqit  coutume  de  frapper  aux 
portes ,  &  de  ne  pas  répondre  qu'on  ne  lui 
eût  ouvert.  Un  jour  il  frappa  à  la  porte  d'une 
maifon  ;  le  maître  du  logis  •>  qui  étoit  teul9 
s'écria  :  Qui  efHà  ?  mon  frère  ne  répondit 
lien  à  ces  paroles ,  ck  frappa  une  féconde 
fois.  Le  maître  de  la  maifon  eut  beau  de.- 


C  L  X  X  1 1  K    N  u  ï  t.       34ï 
mander   encore  qui  étoit  à  fa  porte,  per- 
sonne ne  lui  répondit.  Il  defcend,  ouvre  ,  & 
demande  à  mon  frère  ce  qu'il  veut.  Que  vous 
me  donniez  quelque  chofe  pour  l'amour  de 
dieu ,  lui  dit  Bakbac.  Vous  êtes  aveugle  5  ce 
me  femble?  reprit  le  maître  de  la  maifon? 
Hélas  oui ,  repartit  mon  frère,  Tendez  la 
main ,  lui  dit  le  maître.  Mon  frère  la   lui 
préfenta ,  croyant  aller  recevoir  l'aumône  ; 
mais  le  maître  la  lui  prit  feulement  pour 
l'aider  à  monter  jufqu'à  fa  chambre.  Bakbac 
s'imagina  que  c'étoit  pour  le  faire  manger 
avec  lui,  comme   cela  lui  arrivoit  ailleurs 
afTez  fouvent.  Quand  ils  furent  tous  deux 
dans  la  chambre  ,   le  maître  lui  quitta  la 
main ,  fe  remit  à  fa  place ,  &  lui  demanda 
de  nouveau  ce  qu'il  fouhaitoit.  Je  vous  ai 
déjà  dit,  lui  répondit  Bakbac 3  que  je  vous 
demandois  quelque  chofe  pour  l'amour  de 
dieu.  Bon  aveugle,  répliqua  le  maître,  tout 
ce  que  je  puis  faire  pour  vous,  c'eft  de  fou- 
haiter  que  dieu  vous  rende  la  vue.  Vous 
pouviez  bien  me  dire  cela  à  la  porte  ,  reprit 
mon  frère  5  &  in 'épargner  la  peine  de  mon- 
ter. Et  pourquoi ,  innocent  que  vous  êtes  5 
ne  répondez-vous  pas  dès  la  première  fois 
lorfque  vous  frappez  ,  .&  qu'on  vous   de~t 
mande  qui  efl  -  là  ?  D'où  vient  que  vous 

P  v 


34^  Les  mille  et  une  Nuits, 
donnez  la  peine  aux  gens  de  vous  aller  ou^ 
vrir  quand  on  vous  parle?  Que  voulez-vous 
donc  faire  de  moi ,  dit  mon  frère  ?  Je  vous 
le  répète  encore,  répondit  le  maître  ,  je  n'ai 
rien  à  vous  donner.  Aidez-moi  donc  à  âef- 
cendre  comme  vous  m'avez  aidé  à  monter* 
répliqua  Bakbac.  L  efcalier  ell  devant  vous  9 
repartit  le  maître  >  defcendez  feul  fî  vous 
voulez.  Mon  frère  fe  mit  à  defcendre  ;  mais 
le  pied  venant  à  lui  manquer  au  milieu  de 
Fefcaîier ,  il  fe  fit  bien  du  mal  aux  reins  &  à 
la  tête  en  glirTant  jufqu'au  bas.  Il  fe  releva 
avec  affez  de  peine ,  &  fortit  en  fe  plaignant 
ck  en  murmurant  contre  le  maître  de  la  niai- 
fon  ?  qui  ne  fit  que  rire  de  fa  chute. 

Comme  il  fortoit  du  logis ,  deux  aveugles 
de  (es  camarades  qui  pafToient ,  le  reconnu- 
rent à  fa  veix.  Ils  s'arrêtèrent  pour  lui  de- 
mander ce  qu'il  avoit.  îî  leur  conta  ce  qui 
lui  étoit  arrivé  ;  &  après  leur  avoir  dit  que 
de  toute  la  journée  il  n'avoit  rien  reçu  :  Je 
vous  conjure  5  ajouta-t-il  ?  de  m'accompa- 
gner  jufcjues  chez  moi,  afin  que  je  prenne 
devant  vous  quelque  chofe  de  l'argent  que 
nous  avons  tous  trois  en  commun  pour  m'a- 
diet  er  de  quoi  fouper.  Les  deux  aveugles  y 
€  onfentirent ,  il  les  mena  chez  lui. 

Il  faut  remarquer  que  le  maître  de  la  mai- 


C L X X îî  Ie.  Nuit.  347 
fon ,  où  mon  frère  avoit  été  û  maltraité  étoît 
un  voleur ,  homme  naturellement  adroit  &L 
malicieux.  Il  entendit  par  fa  fenêtre  ce  que 
Bakbac  avoit  dit  à  fes  camarades  ;  c'efî.  pour- 
quoi il  defcendit ,  les  fuivit  ?  &  entra  avec 
eux  dans  une  méchante  maifon  où  logeoit 
mon  frère.  Les  aveugles  s'étant  allis  >  Bak- 
bac dit  :  Frères  ,  il  faut ,  s'il  vous  plaît ,  fer- 
mer la  porte ,  &  prendre  garde  s'il  n'y  a  pas 
ici  quelque  étranger  avec  nous.  A  ces  paro- 
les, le  voleur  fut  fort  embarraffé  ;  mais  ap- 
percevant  une  corde  qui  fe  trouva  par  hafard 
attachée  au  plancher  >  il  s'y  prit  ck  fe  fou- 
tint  en  l'air  >  pendant  que  les"  aveugles  fer- 
mèrent la  porte,  &c  firent  le  tour  de  la  cham- 
bre en  tâtant  par  -  tout  avec  leurs  bâtons, 
Lorfque  cela  fut  fait,  &  qu'ils  eurent  repris 
leur  place ,  il  quitta  la  corde  ck  alla  s'aiTeoit 
doucement  près  de  mon  frère,  qui  fe  croyant 
feul  avec  les  aveugles ,  leur  dit  :  frères ,  comme 
vous  m'avez  fait  dépoiitaire  de  l'argent  que 
nous  recevons  depuis  long -temps  tous  trois  5 
je  veux  vous  faire  voir  que  je  ne  fuis  pas  in- 
digne de  la  confiance  que  vous  avez  en  moi* 
La  dernière  fois  que  nous  comptâmes ,  vous 
favez  que  nous  avions  dix  mille  dragmes  ?  &C 
que  nous  les  mîmes  en  dix  facs  :  je  vais  vous 
montrer  que  je  n'y  ai  pas  touché.  En  difant 

P  vj 


34$  Les  mille  et  une  Nuits. 

cela ,  il  mit  la  main  à  côté  de  lui  fous  dâ 
vieilles  hardes ,  tira  les  facs  l'un  après  l'autre-, 
&  les  donnant  à  Tes  camarades  :  Les  voilà y 
pourfuivit •-  il ,  vous  pouvez  juger  par  leur 
pefanteur  qu'ils  font  encore  en  leur  entier  ; 
ou  bien  nous  allons  les  compter  fi  vous  fou- 
haiteZoSes  camarades  lui  ayant  répondu  qu'ils 
fe-fioient  bien  à  lui,  il  ouvrit  un  des  facs  & 
en  tira  dix  dragmes  :  les  deux  autres  aveu- 
gles en  tirèrent  chacun  autant. 

Mon  frère  remit  enfuite  les  dix  facs  à  leur 
place  ;  après  quoi  un  des  aveugles  lui  dit  * 
qu'il  n'étoit  pas  befoin  qu'il  dépensât  rien 
ce  jour-là  pour  fon  fouper  y  qu'il  aVoit  afïes 
de  provisions  pour  eux,  trois  par  la  charité 
des  bonnes  gens..  En  même-temps  il  tira  de 
fon  hiffac  du  pain,  du  fromage  ck  quelques 
fruits  y  mit  tout  cela  fur  une  table ,  6k  puis 
ils  commencèrent  à  manger.  Le  voleur,  qui 
étoit  à  la  droite  de  mon  frère  >  choiiiiïoiï 
ce  qu'il  y  avoit  de  meilleur  >,  ck  mangeoit 
avec  eux  ;  mais  quelque  précaution  qu'il  pût 
prendre  pour  ne  pas  faire  de  bruit  %  Bakbac 
l'entendit  mâcher  >.  ck  s'écria  aufli tôt  :  Nous 
fommes  perdus  !  il  y  a  un  étranger  avec  nou&y 
En  parlant  de  la  forte  y  il  étendit  la  main,  ck 
faiiit  le  voleur  par  le  bras;  il  fe  jeta  fur  lui 
m  criant  au  voleur  &  en  lui  donnant  dg 


C  L  X  X  1 1  p.     Nuit.      ft£ 
grands  coups  de  poing.  Les  autres  aveugles  fe 
mirent  à  crier  auffi  ck  à  frapper  le  voleur  ^ 
qui ,  de  Ton  coté ,  fe  défendit  le  mieux  qu'il 
put.  Comme  il  étoit  fort  ck  vigoureux ,  ck 
qu'il  avoit  l'avantage  de  voir  où  il  adrefïbit 
fes  coups ,  il  en  portoit  de  furieux  tantôt  à 
l'un  ck  tantôt  à  l'autre  ?  quand  il  pou  voit  en 
avoir  la  liberté ,  ck  il  crioit  au  voleur  encore 
plus  fort  que  fes  ennemis.  Les  voifins  accou- 
rurent bientôt  au  bruit  ?  enfoncèrent  la  porte  f 
ck  eurent  bien  de  la  peine  à  féparer  les  corn- 
battans  ;  mais  enfin  en  étant  venus  à  bout  $ 
ils  leur  demandèrent  le  fujet  de  leur  diffé- 
rend. MeiTeigneurs  ,  s'écria  mon  frère   qui 
n'avoit  pas  quitté  le  voleur  >  cet  homme  que 
je  tiens  eft  un  voleur ,  qui  eft  entré  ici  avec 
nous  pour  nous  enlever  le  peu  d'argent  que 
nous  avons.  Le  voleur,  qui  avoit  fermé  les 
yeux  d'abord  qu'il  avoit  vu  paroître  les  voi~ 
fins  ,  feignit  d'être  aveugle  y  6k  dit  alors  : 
MeiTeigneurs  3    c/eft  un  menteur  ;   je  vous 
jure  par  le  nom  de  dieu  ck  par  la  vie  du 
calife ,  que  je  fuis  leur  afTocié  *  ck  qu'ils  refu- 
{ent  de  me  donner  ma  part  légitime.  Ils  fe 
font  tous  trois  mis  contre  moi ,  ck  je  demande 
juitice.  Les  voifïns  ne  voulurent  pas  fe  mêler 
de  leur  conteftation ,  ck  les  menèrent  tous 
quatre  au  juge  de  police. 


3?o  Les  mille  et  une  Nuits. 

Quand  ils  furent  devant  ce  magistrat  y  !è 
voleur  ,  fans  attendre  qu'on  l'interrogeât , 
dit  en  contrefaifant  toujours  l'aveugle  :  Sei- 
gneur y  puifque  vous  êtes  commis  pour  adrai- 
niftrer  la  juftice  de  la  part  du  calife  ,  dont 
dieu  veuille  faire  profpérer  la  puirTance  y  je 
vous  déclarerai  que  nous  fommes  également 
criminels ,  mes  trois  camarades  ôc  moi.  Mais 
comme  nous  nous  fommes  engagés  par  fer- 
ment à  ne  rien  avouer  que  fous  la  bafton- 
nade,  fi  vous  voulez  favoir  notre  crime  y 
Vous  n'avez  qu'à  commander  qu'on  nous  la 
donne  y  &  qu'on  commence  par  moi.  Mon 
frère  voulut  parler ,  mais  on  lui  impofa  filence* 
On  mit  le  voleur  fous  le  bâton. 

A  ces  mots  ,  Scheherazade  remarquant 
qu'il  étoit  jour  5  interrompit  fa  narration.  Elle 
reprit  ainii  la  fuite  le  lendemain  : 


C  L  X  X  I  Ve.    NUIT. 

ON  mit  donc  le  voleur  fous  le  bâton ,  dit 
le  barbier  ,  ck  il  eut  la  confiance  de  s  en 
lailTer  donner  jufqu'à  vingt  ou  trente  coups; 
mais  faifant  femblant  de  fe  laitier  vaincre  par 
îa  douleur  j  il  ouvrit  un  œil  premièrement, 
,&  bientôt  après  il  ouvrit  l'autre  y  en  criant 


CLXXI  Ve.    Nuit,      j?* 

miféricorde,  ck  en  fuppliant  le  juge  de  police 
de  faire  cefler  les  coups.  Le  juge ,  voyant  que 
le  voleur  le  regardoit  les  yeux  ouverts,  ètâ 
fut  fort  étonné.  Méchant  ,  lui  dit -il,  que 
iîgnifie  ce  miracle  ?  Seigneur  }  répondit  le 
voleur  >  je  vais  vous  découvrir  un  fecret 
important ,  (1  vous  voulez  me  faire  grâce  , 
§£  me  donner ,  pour  gage  que  vous  tiendrez 
parole  5  l'anneau  que  vous  avez  au  doigt  * 
ck  qui  vous  fert  de  cachet.  Je  fuis  prêt  à  vous 
révéler  tout  le  myftère. 

Le  juge  fît  cefifer  les  coups  de  bâton  >  lui 
remit  fon  anneau  3  ck  promit  de  lui  faire 
grâce.  Sur  la  foi  de  cette  promeffe  ?  reprit  le 
voleur ,  je  vous  avouerai  y  Seigneur  ,  que 
mes  camarades  ck  moi  nous  voyons  fort  clair 
tous  quatre.  Nous  feignons  d'être  aveugles 
pour  entrer  librement  dans  les  maifons ,  ck 
ck  pénétrer  jufqu'aux  appartemens  âes  fem- 
mes ,  où  nous  abufons  de  leur  foiblefle.  Je 
vous  confefTe  encore  que  par  cet  artifice  nous 
avons  gagné  dix  mille  dragmes  en  fociété  ; 
j'en  ai  demandé  aujourd'hui  à  mes  confrères 
deux  mille  cinq  cent ,  qui  m'appartiennent 
pour  ma  part  y  ils  me  les  ont  refufées  5  parce 
que  je  leur  ai  déclaré  que  je  voulois  me  reti- 
rer ,  ck  quYis  ont  eu  peur  que  je  ne  les  accu- 
faffe  ;  ck  fur  mes  inftances  à  leur  demander 


3^2  Les  milue  et  une  Nuits. 
ma  part  ?  ils  fe  font  jetés  fur  moi ,  &t  m'ont 
maltraité  de  la  manière  dont  je  prends  à  té- 
moins les  perfonnes  qui  nous  ont  amenés 
devant  vous.  J'attends  de  votre  juftice  >  fei- 
gneur5  que  vous  me  livriez  vous-même  les 
deux  mille  cinq  cent  dragmes  qui  me  font 
dues.  Si  vous  voulez  que  mes  camarades  con- 
fèrent la  vérité  de  ce  que  j  avance  >  faites- 
leur  donner  trois  fois  autant  de  coups  de 
bâtons  que  j'en  ai  reçus  ,  vous  verrez  qu'ils 
ouvriront  les  yeux  comme  moi. 

Mon  frère  &:  les  deux  autres  aveugles  vou- 
lurent fe  juilifier  d'une  impofture  ii  horrible; 
mais  le  juge  ne  daigna  pas  les  écouter.  Scélé- 
rats ,  leur  dit  -  il ,  c'eft  donc  ainfî  que  vous 
contrefaites  les  aveugles  5  que  vous  trompez 
îes  gens  fous  prétexte  d'exciter  leur  charité  % 
àt  que  vous  commettez  de  fi  méchantes  ac- 
tions ?  C'eft  une  impofture  ?  s'écria  mon 
frère;  il  eft  faux  qu'aucun  de  nous  voie  clair  : 
nous  en  prenons  dieu  à  témoin. 

Tout  ce  que  put  dire  mon  frère  fut  inu« 
tile  ;  (es  camarades  Se  lui  reçurent  chacun 
deux  cent  coups  de  bâton.  Le  juge  attendoit 
toujours  qu'ils  ouvrhTent  les  yeux  j  St  attri- 
buoit  à  une  grande  obftination  ce  qu'il  n'étoit 
pas  poffibîe  qui  arrivât.  Pendant  ce  temps-là  3 
le  voleur  difoit  aux  aveugles  ;  Pauvres  gens 


C  LXXI  Ve.  Nuit.  3^5 
«jue  vous  êtes ,  ouvrez  les  yeux  >  ôk  n'atten- 
dez pas  qu'on  vous  faffe  mourir  fous  le  bâton» 
Puis  s'adreffant  au  juge  de  police  :  Seigneur  $ 
lui  dit-il ^  je  vois  qu'ils  poufferont  leur  malice 
jusqu'au  bout;  &  que  jamais  ils  n'ouvriront 
les  yeux  :  ils  veulent  fans  doute  éviter  îa 
honte  qu'ils  auroient  de  lire  leur  condamna- 
tion dans  les  regards  de  ceux  qui  les  verroient. 
Il  vaut  mieux  leur  faire  grâce ,  &  envoyer 
quelqu'un  avec  moi  prendre  les  dix  mille 
dragmes  qu'ils  ont  cachées, 

Le  juge  n'eut  garde  d'y  manquer  ;  il  fîi 
accompagner  le  voleur  par. un  de  les  gens 
qui  lui  apporta  les  dix  facs.  Il  fit  compter  deux 
mille  cinq  cent  dragmes  au  voleur,  &  retint 
le  refte  pour  lui.  A  l'égard  de  mon  frère  & 
de  fes  compagnons  ,  il  en  eut  pitié ,  &:  fe 
contenta  de  les  bannir.  Je  n'eus  pas  plutôt 
appris  ce  qui  étoit  arrivé  à  mon  frère ,  que 
je  courus  après  lui.  Il  me  raconta  fon  mal- 
heur ,  &  je  le  ramenai  fecrètement  dans  la 
ville.  J'aurois  bien  pu  le  juftifier  auprès  du 
juge  de  police  ,  ck  faire  punir  le  voleur  com- 
me il  le  méritoit  ;  mais  je  n'ofai  l'entrepren- 
dre 5  de  peur  de  m'attirer  à  moi-même  quel- 
que mauvaife  affaire. 

Ce  fut  ainu*  que  j'achevai  la  trifte  aventure 
<3e  mon  bon  frère  l'aveugle.  Le  calife  n'en 


354  Les  mille  et  une  Nuits. 

rit  pas  moins  que  de  celles  qu'il  avoit  déjà 
entendues.  Il  ordonna  de  nouveau  qu'on  me 
donnât  quelque  chofe  ;  mais  fans  attendre 
qu'on  exécutât  fon  ordre  ,  je  commençai 
l'hiftoire  de  mon  quatrième  frère. 

Hiftoin  du  quatrième  Frère  du  Barbier. 

Alcouz  étoit  le  nom  de  mon  quatrième 
frère.  Il  devint  borgne  à  l'occafion  que  j'aurai 
l'honneur  de  dire  à  votre  majefté.  Il  étoit 
boucher  de  profeffion  ;  il  avoit  un  talent  par- 
ticulier pour  élever  &  drefTer  des  béliers  à 
fe  battre ,  &  par  ce  moyen  il  s'étoit  acquis  la 
connoiffance  &C  l'amitié  des  principaux  fei- 
gneurs  y  qui  fe  plaifent  à  voir  ces  fortes  de 
combats  5  &  qui  ont  pour  cet  effet  des  bé- 
liers chez  eux.  Il  étoit  d'ailleurs  fort  acha- 
landé ;  il  avoit  toujours  dans  fa  boutique  la 
plus  belle  viande  qu'il  y  eût  à  la  boucherie  3 
parce  qu'il  étoit  fort  riche  ?  ck  qu'il  n'épar- 
gnoit  rien  pour  avoir  la  meilleure. 

Un  jour  qu'il  étoit  dans  fa  boutique  ^  un 
vieillard  ,  qui  avoit  une  longue  barbe  blan- 
che >  vint  acheter  fix  livres  de  viande,  lui 
donna  l'argent ,  &  s'en  alla.  Mon  frère  trouva 
cet  argent  fi  beau ,  fi  blanc  &  û  bien  mon- 
noyé y  qu'il  le  mit  à  part  dans  lin  coffre,  dans 


CLXXIV«.  Nuit,  m 
un  endroit  féparé.  Le  même  vieillard  ne  man- 
qua pas  durant  cinq  mois  de  venir  prendre 
chaque  jour  la  même  quantité  de  viande,  &t 
de  la  payer  en  pareille  monnoie  9  que  mon 
frère  continua  de  mettre  à  part. 

Au  bout  des  cinq  mois ,  Alcouz  voulant 
acheter  une  quantité  de  moutons  6k  les  payer 
en  cette  belle  monnoie  y  ouvrit  le  coffre  ; 
mais  au  lieu  de  la  trouver  ,  il  fut  dans  un 
étonnement  extrême  y  de  ne  voir  que  des 
feuilles  coupées  en  rond  à  la  place  où  il 
l'avoit  mife.  Il  fe  donna  de  grands  coups  à 
la  tête  ,  en  faifant  des  cris  qui  attirèrent 
bientôt  les  voiiins  y  dont  la  furprife  égala  la 
fienne ,  lorfqu'ils  eurent  appris  de  quoi  iî 
s'agifîbit.  Plût  à  dieu,  s'écria  mon  frère  en 
pleurant ,  que  ce  traître  de  vieillard  arrivât 
préfentement  avec  fon  air  hypocrite  !  Il  n'eut 
pas  plutôt  achevé  ces  paroles  ,  qu'il  le  vit 
venir  de  loin;  il  courut  au-devant  de  lui 
avec  précipitation  ,*  ck  mettant  la  main  fur 
lui  :  Mufulmans ,  s'écria-t-il  de  toute  fa  force, 
à  l'aide  ;  écoutez  la  friponnerie  que  ce  mé~ 
chant  homme  m'a  faite.  En  même  temps  il 
raconta  à  une  arïez  grande  foule  de  peuple  , 
qui  s'étoit  afTemblé  autour  de  lui,  ce  qu'il 
avoit  déjà  conté  à  fes  voiiins.  Lorfqu'il  eut 
achevé  ,  le  vieillard  3  fans  s'émouvoir ,  lui 


V 


$j6  Les  mille  et  une  Nuits, 

dit  froidement  :  Vous  feriez  fort  bien  de  me 
laifTer  aller ,  $£  de  réparer  par  cette  action 
l'affront  que  vous  me  faites  devant  tant  de 
monde,  de  crainte  que  je  ne  vous  en  fafTe 
un  plus  fangîant  dont  je  ferois  fâché.  Hé 
qu'avez- vous  à  dire  contre  moi ,  lui  répliqua 
mon  frère  ?  Je  fuis  un  honnête  homme  dans 
ma  profeflîon  ,  ck  je  ne  vous  crains  pas.  Vous 
voulez  donc  que  je  le  publie  ,  reprit  le  vieil- 
lard du  même  ton  :  Sachez 5  ajouta-t-il ,  en 
s'adrefTant  au  peuple  5  qu'au  lieu  de  vendre 
de  la  chair  de  mouton ,  comme  il  le  doit , 
il  vend  de  la  chair  humaine.  Vous  êtes  un 
împofteur ,  lui  repartit  mon  frère.  Non  5  non, 
dit  alors  le  vieillard;  à  l'heure  que  je  vous 
parle  ?  il  y  a  un  homme  égorgé  ck  attaché 
au-dehors  de  votre  boutique  comme  un  mou- 
ton ;  qu'on  y  aille  y  ck  l'on  verra  fi  je  dis  la 
vérité. 

Avant  que  d'ouvrir  le  cofîre  où  étoient  les 
feuilles  ,  mon  frère  avoit  tué  un  mouton  ce 
jour-là  j  l'avoit  accommodé  ck  expofé  hors 
de  fa  boutique ,  félon  fa  coutume.  Il  protefta 
que  ce  que  difoit  le  vieillard  étoit  faux  ;  mais 
malgré  (ts  proteftations ,  la  populace  crédule 
fe  biffant  prévenir  contre  un  homme  accufé 
d'un  fait  fi  atroce ,  voulut  en  être*  éclaircie 
fur-le-champ.  Elle  obligea  mon  frère  à  lâcher 


C  L  X  X  I  Ve.  N  u  i  t.  357 
le  vieillard ,  s'afïura  de  lui-même  j  ck  courut 
en  fureur  jufqu'à  fa  boutique ,  où  elle  vit 
l'homme  égorgé  &  attaché  comme  l'accufa- 
teur  l'avoit  dit  ;  car  ce  vieillard  ^  qui  étoit 
magicien ,  avoit  fafciné  les  yeux  de  tout  le 
monde ,  comme  il  les  avoit  fafcinés  à  mon 
frère  pour  lui  faire  prendre  pour  de  bon 
argent  les  feuilles  qu'il  lui  avoit  données, 

A  ce  fpectacle?  un  de  ceux  qui  tenoient 
Alcouz  lui  dit  }  en  lui  appliquant  un  grand 
coup  de  poing  :  Comment  >  méchant  homme  y 
cq&  donc  ainfi  que  tu  nous  fais  manger  delà 
chair  humaine  ?  &  le  vieillard  >  qui  ne  l'avoit 
pas  abandonné  ,  lui  en  déchargea  un  autre , 
dont  il  lui  creva  un  œil.  Toutes  les  perfonnes 
même  qui  purent  approcher  de  lui  ne  l'é- 
pargnèrent pas.  On  ne  fe  contenta  pas  de  le 
maltraiter,  on  le  conduifit  devant  le  juge  de 
police  ,  à  qui  Ton  préfenta  le  prétendu  cada- 
vre ,  que  Ton  avoit  détaché  &  apporté  pour 
fervir  de  témoin  contre  l'accufé.  Seigneur  ^ 
lui  dit  le  vieillard  magicien  ?  vous  voyez  un 
homme  qui  eft  allez  barbare  pour  mafTacrer 
les  gens  >  &c  qui  vend  leur  chair  pour  de  la 
viande  de  mouton.  Le  public  attend  que 
vous  en  faniez  un  châtiment  exemplaire.  Le 
juge  de  police  entendit  mon  frère  avec  pa- 
tience j  mais  l'argent  changé  en  feuilles  lui 


3^8  Les  mille  et  une  Nuits. 

parut  fi  peu  digne  tle  foi  >  qu'il  traita  mon 
frère  d'impofteur  ;  ck  s'en  rapportant  au  té- 
moignage de  fes  yeux ,  il  lui  fit  donner  cinq 
cent  coups  de  bâton.  Enfuite ,  l'ayant  obligé 
de  lui  dire  où  étoit  fon  argent ,  il  lui  enleva 
tout  ce  qu'il  avoit ,  &  le  bannit  à  perpétuité , 
après  l'avoir  expofé  aux  yeux  de  toute  la  ville 
trois  jours  de  fuite ,  monté  fur  un  chameau. 

Mais  >  fire ,  dit  en  cet  endroit  Schehera- 
zade  à  Schahriar  ,  la  clarté  du  jour  que  je 
vois  paroître,  m'impofe  filence.  Elle  fe  tut, 
6c  la  nuit  fuivante>  elle  continua  d'entrete- 
nir le  fultan  des  Indes  dans  ces  termes  : 

C  L  X  X  Ve.    NUIT. 

D  I  R  E ,  le  barbier  pourfuivit  ainfl  l'hiftoire 
tl'Alcouz  :  Je  n'étois  pas  à  Bagdad,  dit-il, 
îorfqu'une  aventure  (i  tragique  arriva  à  mon 
-quatrième  frère.  H  fe  retira  dans  un  lieu 
écarté  >  où  il  demeura  caché  jufqu  a  ce  qu'il 
fût  guéri  des  coups  de  bâton  dont  il  avoit 
îe  dos  meurtri  ;  car  c'étoit  fur  le  dos  qu'on 
Tavoit  frappé.  Lorfqu'il  fut  en  état  de  mar- 
cher, il  fe  rendit  la  nuit  par  des  chemins 
détournés  à  une  ville  où  il  n'étoit  connu 
«le  perionne  ,  &  il  y  prit  un  logement  d'où 


C  L  X  X  V*.    N  u  i  t;      w 

5!  ne  fortoit  prefque  pas.  A  la  fin,  ennuyé 
de  vivre  toujours  enfermé  y  il  alla  le  pro- 
mener dans  un  fauxbourg,  où  il  entendit 
tout-à-coup  un  grand  bruit  de  cavaliers  qui 
venoient  derrière  lui.  Il  étoit  alors  par  ha- 
fard  près  de  la  porte  d'une  grande  maifon  ; 
ck  comme  après  ce  qui  lui  étoit  arrivé ,  iî 
appréhendoit  tout ,  il  craignit  que  ces  ca- 
valiers ne  le  fuivhîent  pour  l'arrêter  ;  c'efl 
pourquoi  il  ouvrit  la  porte  pour  fe  cacher  ; 
ck  après  l'avoir  refermée,  il  entra  dans  une 
grande  cour*  où  il  n'eut  pas  plutôt  paru, 
que  deux  domeftiques  vinrent  à  lui,  ck  le 
prenant  au  collet  :  Dieu  foit  loué ,  lui  di- 
rent-ils y  de  ce  que  vous  venez  vous-même 
vous  livrer  à  nous.  Vous  nous  avez  donné 
tant  de  peine  ces  trois  dernières  nuits  y  que 
nous  n'en  avons  pas  dormi ,  ck  vous  n'avez 
épargné  notre  vie  y  que  parce  que  nous  avons 
fu  nous  garantir  de  votre  mauvais  derTein. 
Vous  pouvez  bien  pehfer  que  mon  frère 
fut  fort  furpris  de  ce  compliment.  Bonnes 
gens,  leur  dit-il?  je  ne  fais  ce  que  vous  me 
voulez  y  ck  vous  me  prenez  fans  doute  pour 
un  autre.  Non ,  non  5  répliquèrent-ils  y  nous 
n'ignorons  pas  que  vous  ck  vos  camarades 
vous  êtes  de  francs  voleurs.  Vous  ne  vous 
contentez  pas  d'avoir  dérobé  à  notre  maître 


$6o  Les  mille  et  une  Nuits. 
tout  ce  qu'il  avoit ,  ck  de  l'avoir  réduit  à 
îa  mendicité  ,  vous  en  voulez  encore  à  fa 
vie.  Voyons  un  peu  fi  vous  n'aviez  pas  lé 
couteau  que  vous  aviez  à  la  main  lorfquë 
vous  nous  pourfuiviez  hier  pendant  la  nuit. 
En  difant  cela,  ils  le  fouillèrent  ck  trouvè- 
rent qu'il  avoit  un  couteau  fur  lui.  Oh  ,  oh  , 
s'écrièrent-ils  en  le  prenant  ,  oferez-vous 
«lire  encore  que  vous  n'êtes  point  un  vo- 
leur ?   Hé  quoi*  leur  répondit  mon  frère, 
eft-ce  qif on  ne  peut  pas  porter  un  couteau 
fans  être  voleur  ?  Ecoutez    mon  hiitoire  , 
ajouta-t-iî  ;  au  lieu  d'avoir  une  mauvaife 
opinion  de  moi ,  vous  ferez  touchés  de  mes 
malheurs.  Bien  éloignés  de  l'écouter ,  ils  fe 
Jetèrent  fur  lui,  le  foulèrent  aux  pieds,  lui 
arrachèrent  fon  habit  '&  lui  déchirèrent  fa 
chemife.  Alors   voyant  les  cicatrices   qu'il 
avoit  au  dos  :  Ah  ,  chien ,  dirent-ils  en  re- 
doublant leurs  coups ,  tu  veux  nous  faire 
accroire  que  tu  es  honnête  homme  >  &  ton 
dos  nous  fait  voir  le  contraire.  Hélas!  s'é- 
cria mon  frère  ,  il  faut  que  mes  péchés  foient 
bien  grands ,  puifqif  après  avoir  été  déjà  mal- 
traité ii  injustement ,  je  le  fuis  une  féconde 
fois  fans  être  plus  coupable  ! 

Les  deux  domeftiques  ne  furent  nullement 
attendris  de  fes  plaintes  j  ils  le  menèrent  au 

m* 


C  L  X  X  W.  N  u  i  t.  361 
jyge  de  police ,  qui  lui  dit  :  Par  quelle  har- 
diefle  es-tu  entré  chez  eux  pour  les  pourfuivre 
le  couteau  à  la  main  ?  Seigneur ,  répondit  le 
pauvre  Alcouz ,  je  fuis  l'homme  du  monde 
le  plus  innocent ,  ck  je  fuis  perdu  fi  vous  ne 
me  faites  la  grâce  de  m'écouter  patiemment  : 
perfonne  n'eft  plus  digne  de  compafïion  que 
moi.  Seigneur ,  interrompit  alors  un  des  do* 
mefliques  >  voulez-vous  écouter  un  voleur 
qui  entre  dans  les  maifons  pour  piller  6k  arTa£ 
fîner  les  gens  ?  Si  vous  refufez  de  nous  croire  » 
vous  n'avez  qu'à  regarder  fon  dos.  En  par- 
lant ainfi ,  il  découvrit  le  dos  de  mon  frère , 
6k  le  fit  voir  au  juge,  qui,  fans  autre  infor-' 
mation  ,  commanda  fur-le-champ  qu'on  lui 
■donnât  cent  coups  de  nerf  de  bœuf  fur  les 
épaules ,  ck  enfuite  le  fit  promener  par  la 
ville  fur  un  chameau  y  ck  crier  devant  lui. 
Voilà  de  quelle  manière  on  châtie  ceux  qui 
entrent  par  force  dans  les  maifons» 

Cette  promenade  achevée  ,  on  le  mit  hors 
de  la  ville  >  avec  défenfe  d'y  rentrer  jamais. 
Quelques  perfonnes  qui  le  rencontrèrent 
après  cette  féconde  difgrace ,  m'avertirent 
du  lieu  où  il  étoit.  J'allai  l'y  trouver ,  6k  le 
ramenai  à  Bagdad  fecrètement>  où  je  l'af» 
iiftai  de  tout  mon  petit  pouvoir. 

Le  calife  Moftanfer  Billah,  pourfuivit  h 
Tome  FUI,  Q 


362  Les  mille  et  unr  Nuits, 

barbier  ,  ne  rit  pas  tant  de  cette  hiftoire  que" 
des  autres.  Il  eut  la  bonté  de  plaindre  le 
malheureux  Alcouz.  Il  voulut  encore  me 
faire  donner  quelque  chofe  &  me  renvoyer; 
mais  fans  donner  le  temps  d'exécuter  fon 
ordre  y  je  repris  la  parole ,  &  lui  dis  :  Mon 
fouverain  feigneur  &  maître ,  vous  voyez 
bien  que  je  parle  peu  >  &  puifque  votre  ma- 
jeilé  m'a  fait  la  grâce  de  m'écouter  jufqu'ici  9 
qu'elle  ait  la  bonté  de  vouloir  encore  enten- 
dre les  aventures  de  mes  deux  autres  frères  9 
j'efpère  qu'elles  ne  vous  divertiront  pas 
moins  que  les  précédentes.  Vous  en  pourrez 
faire  faire  une  hiftoire  complette  qui  ne  fera 
pas  indigne  de  votre  bibliothèque.  J'aurai 
donc  l'honneur  de  vous  dire  que  mon  cin- 
quième frère  fe  nommoit  Alnafchar 

Mais  je  m'apperçois  qu'il  eft  jour  ,  dit  en  cet 
endroit  Scheherazade.  Elle  garda  le  filence  9 
&L  reprit  ainfi  fon  difcours  la  nuit  fuivante  : 


CLXXVK    Nuit.      363 


C  L  X  X  Ve.     NUI  T. 

SiRE  ,  le  barbier  continua  de  parler  dans  ces 

termes  : 

Hifloire  du  cinquième  Frère  du  Barbier. 

Alnaschar,  tant  que  vécut  notre  père* 
fut  très-parefTeux.  Au  lieu  de  travailler  pour 
gagner  fa  vie ,  il  n'avoit  pas  honte  de  la  de- 
mander le  foir  y  &  de  vivre  le  lendemain  de 
Ice  qu'il  avoit  reçu.  Notre  père  mourut  ac- 
icablé  de  vieillerie,  &£  nous  laifTa  pour  tout 
bien  fept  cent  dragmes  d'argent.  Nous  par- 
tageâmes également,  de  forte  que  chacun  en 
'eut  cent  pour  fa  part.  Àlnafchar  ,  qui  n'avoit 
jamais  pofTédé  tant  d'argent  à  -  la  -  fois ,  fe 
itrouva  fort  e-mbarraffé  fur  l'ufage  qu'il  en 
iferoit.  Il  fe  confulta  long-temps  lui-même 
jlà-devTiis,  &  il  fe  détermina  enfin  à  les  em- 
ployer en  verres ,  en  bouteilles  &  autres 
pièces  de  verrerie ,  qu'il  alla  chercher  chez 
un  gros  marchand.  Il  mit  le  tout  dans  un 
panier  à  jour-?  &  choifit  une  fort  petite  bou* 
tique  5  où  il  s'alîit ,  le  panier  devant  lui ,  & 
le  dos  appuyé  contre  le  mur,  en  attendant 
■qu'on  vînt  acheter  de  fil  marchandife.  Dans 

Q  ij 


364  Les  mille  et  une  Nuit?. 

cette  attitude  ,  les  yeux  attachés  fur  fon  pa-* 
nier,  il  Te  mit  à  rêver ,  &  dans  fa  rêverie, 
il  prononça  les  paroles  fuivantes  ,  aïïez  haut 
pour  être  entendu  d'un  tailleur  qu'il  avoit 
pour  voifîn  :  Ce  panier,  dit-il?  me  coûte 
cent  dragmes?  ck  c'en1  tout  ce  que  j'ai  au 
monde.  J'en  ferai  bien  deux  cent  dragmes 
en  le  vendant  en  détail ,  ck  de  ces  deux  cent 
dragmes  que  j'emploierai  encore  en  verrerie  9 
j'en  ferai  quatre  cent.  Continuant  ainfî?  j'a- 
mafTerai  par  la  fuite  du  temps  quatre  mille 
dragmes?  j'irai  aifément  jufqu'à  huit  mille. 
Quand  j'en  aurai  dix  mille  ?  je  laifTerai  auffi- 
tôt  la  verrerie  pour  me  faire  jouaillier.  Je 
ferai  commerce  de  diamans,  de  perles  ck 
de  toutes  fortes  de  pierreries.  Poffédant  alors 
des  richeiïes  à  fouhait ,  j'achetterai  une  belle 
maifon ?  de  grandes  tert es ,  des  efclaves  , 
des  eunuques ,  des  chevaux  ;  je  ferai  bonne 
chère  ck  du  bruit  dans  le  monde.  Je  ferai 
venir  chez  moi  tout  ce  qui  fe  trouvera  dans 
la  ville  de  joueurs  d'inftrumens ,  de  danieurs 
ck  de  danfeufes.  Je  n'en  demeurerai  pas-là, 
ck  j'amafTerai,  s'il  plaît  à  dieu  ,  jufqu'à  cent 
mille  dragmes.  Lorfque  je  me  verrai  riche 
cîe  cent  mille  dragmes  ?  jem'enMmerai  autant 
qu'un  prince  ,  ck  j'enverrai  demander  en 
mariage  la  fille  du  grand  -  vifîr  9  en  faifant 


C  L  X  X  VK    N  V  i  t.      3<S«j 

repréfenter  à  ce  minifire  que  j'aurai  entendu 
dire  des  merveilles  de  la  beauté,  de  la  fa- 
geffe  ,  de  l'efprit  &  de  toutes  les  autres 
-qualités  de  fa  fille  ;  &  enfin  que  je  lui  don- 
nerai mille  pièces  d'or  pour  la  première  nuit 
de  nos  noces.  Si  le  vifir  étoit  aviez  mal-hon- 
nête pour  me  refufer  fa  fille?  ce  qui  ne  fau- 
roit  arriver?  j'irois  l'enlever  à  fa  barbe,  Se 
je  l'amènerois  malgré  lui  chez  moi. 

D'abord  que  j'aurai  époufé  la  fille  du  grand- 
vifir ,  je  lui  achetterai  dix  eunuques  noirs  y 
des  plus  jeunes  &  des  mieux  faits.  Je  m'ha- 
billerai comme  un  prince  ;  &  monté  fur  un. 
beau  cheval  qui  aura  une  felle  de  fin  or  \ 
avec  une  houife  d'étoffe  d'or  relevée  de 
diamans  &  de  perles,  je  marcherai  par  la 
ville,  accompagné  d'efclaves  devant  &  der- 
rière moi ,  &  me  rendrai  à  l'hôtel  du  vifir 
aux  yeux  des  grands  &c  des  petits  ?  qui  me 
feront  de  profondes  révérences.  En  descen- 
dant chez  le  vifir  r  au  pied  de  fon  efcalier? 
je  monterai  au  milieu  de  mes  gens  rangés 
en  deux  files  à  droite  &c  à  gauche;  &  le 
grand -vifir?  en  me  recevant  comme  fon 
gendre ,  me  cédera  fa  place ,  &  fe  mettra  au- 
défions  de  moi  pour  me  faire  plus  d'honneur» 
Si  cela  arrive  ,  comme  je  l'efpère ,  deux  de 
mes  gens  auront  chacun  une  bourfe  de  mille 

Qiij 


$66  Les  mille  et  une  Nuits». 
pièces  d'or  que  je  leur  aurai  fait  apporter* 
J'en  prendrai  une  ,  6k  la  lui  préfentant  : 
Voilà,  lui  dirai- je,  les  mille  pièces  d'or  que 
i'ai  promifes  pour  la  première  nuit  de  mon- 
mariage  ;  6k  lui  offrant  l'autre  :  Tenez ,  ajou» 
terai-je  ,  je  vous  en  donne  encore  autant , 
pour  vous  marquer  que  je  fuis  homme  de 
parole ,  6k  que  je  donne  plus  que  je  ne  pro- 
mets. Après  une  action  comme  celle-là ,  or* 
ne  parlera  dans  le  monde  que  de  ma  gêné- 


roiité. 


Je  reviendrai  chez  moi  avec  la  même 
pompe.  Ma  femme  m'enverra  complimenter 
de  fa  part  par  quelque  officier  fur  la  vifite 
que  j'aurai  faite  au  vifir  fon  père  ;  j'hono- 
rerai l'officier  d'une  belle  robe^  6k  le  ren- 
verrai avec  un  riche  préTent.  Si  elle  s'avife 
de  m'en  envoyer  un5  je  ne  l'accepterai  pas> 
6k  je  congédierai  le  porteur.  Je  ne  permet- 
trai pas  qu'elle  forte  de  fon  appartement  pour 
quelque  chofe  que  ce  foit ,  que  je  n'en  fok 
averti  ;  6k  quand  je  voudrai  bien  y  entrer, 
ce  fera  d\me  manière  qui  lui  imprimera  du 
refpeéî.  pour  moi.  Enfin?  il  n'y  aura  pas  de 
maifon  mieux  réglée  que  la  mienne.  Je  ferai 
toujours  habillé  richement.  Lorfque  je  me 
retirerai  avec  elle  le  foir  ,  je  ferai  afïis  à 
la  place  d'honneur,  où  j'affecterai  un  air 


C  L  XX  VIe.  Nuit.  367 
grave  ,  fans  tourner  la  tête  à  droite  ou  à 
gauche.  Je  parlerai  peu;  ck  pendant  que  ma 
•femme?  belle  comme  la  pleine  lune.,  demeu- 
rera debout  devant  moi  avec  tous  fes  atours  5 
je  ne  ferai  pas  femblant  de  la  voir.  Ses  fem- 
mes, qui  feront  autour  d'elle  5  me  diront1: 
Notre  cher  feigneur  &  maître,  voilà  votre 
époufe  y  votre  humble  fer  van  te  devant  vous: 
elle  attend  que  vous  la  careflîez,  ek  elle  eft 
bien  mortifiée  de  ce  que  vous  ne  daignez  pas 
feulement  la  regarder  ,  elle  èft  fatiguée  d'être 
fi  long-temps  debout  ;  dites-lui  au  moins»-de 
s'afTeoir.  Je  ne  repondrai  rien. à  ce  difcours, 
ce  qui!  augmentera  leur  furprife  6k  leur  dou- 
leur. Elles  fe  jetteront  à  mes  pieds  y  ck  après 
qu'elles  y  auront  demeuré  un  temps  consi- 
dérable à  me  fupplier  de  me  lahTer  fléchir  5 
je  lèverai  enfin  la  tête  ck  jetterai  fur  elle  un 
regard  diftrait,  puis,  je  me  remettrai  dans 
la  même  attitude.  Dans  la  penfée  qu'elles 
auront  que  ma  femme  ne  fera  pas  aiTez  bien 
ni  affez  proprement  habillée,  elles  la  mène- 
ront dans  fon  cabinet  pour  lui  faire  chan- 
ger d'habit  ;  6k  moi  cependant  je  me  lèverai 
de  mon  côté,  ck  prendrai  un  habit  plus  ma- 
gnifique que  celui  d'auparavant.  Elles  revien- 
dront une  féconde  fois  à  la  charge  ;  elles 
me  tiendront  le  même  difcours,  ck  je  me 

Qiv 


'3  6®  Les  mille  et  une  Nuits, 
donnerai  le  plaifîr  de  ne  pas  regarder  rrm 
femme  qu'après  m'ëtre  laiiïe  prier  ck  folli^ 
citer  avec  autant  d'inftances  ek  aufïi  long" 
temps  que  la  première  fois.  Je  commencerai 
dès  le  premier  jour  de  mes  noces  à  lui 
apprendre  de  quelle  manière  je  prétends  en 
iufer  avec  elle  le  relie  de  fa  vie. 

La  fultane  Scheherazade  fe  tut  à  ces  paro^ 
ïes  ,  à  caufe  du  jour  qu'elle  vit  paroitre.  Elle 
reprit  la  fuite  de  fon  difcours  le  lendemain* 
&  dit  au  fultan  dss  Indes  : 


C  L  X  X  V  î  Ie.     NUIT. 

OIRE,  le  barbier  babillard  pourfuivît  ainU 
.l'hifloire  de  fon  cinquième  frère  :  Après  les 
cérémonies  de  nos  noces  >  continua  Alna- 
ichar  y  je  prendrai  de  la  main  d'un  de  mes 
gens,  qui  fera  près  de  moi?  une  bourfe  de 
cinq  cent  pièces  d'or,  que  je  donnerai  aux 
coërTeufes ,  afin  qu'elles  me  laiffent  feulavec 
mon  époufe.  Quand  elles  fe  feront  retirées  y 
ma  femme  fe  couchera  la  première.  Je  me 
coucherai  enfuite  auprès  d'elle,  le  dos  tourné 
de  fon  côté  y  ck  je  parlerai  la  nuit  fans  lui 
dire  un  feul  mot.  Le  lendemain  y  elle,  ne  man- 
quera pas  de  fe  plaindre  de  mes  mépris  ck  de 


CL  XXV  IIe.    N  u  i  t.      369 
mon  orgueil  à  fa  mère  >  femme  du  grand- 
viiir,  ck  j'en  aurai  la  joie  au  cœur.  Sa  mère 
viendra  me  trouver  5  me  baifera  les  mains 
avecrefpecl:,  ck  me  dira  :  Seigneur,  car  elle 
n'ofera  m'appeler  fon  gendre,  de  peur  de 
me  déplaire  en  me  parlant  fi  familièrement  , 
je  vous  fupplie  de  ne  pas  dédaigner  de  re- 
garder ma  fille  ,  ck  de  vous  approcher  d'elle: 
je  vous  aiTure  qu'elle  ne  cherche  qu'à  vous 
claire  ?  ck  qu'elle    vous  aime  de  toute  fon 
ame.  Mais  ma  belle-mère  aura  beau  parler  , 
je  ne  lui  répondrai  pas  une  fyllabe  ,  ck  je 
demeurerai  ferme  dans  ma  gravité.  Alors  elle 
fe  jettera  à  mes  pieds  $  me  les  baifera  plu- 
fieurs  fois,  ck  me  dira  :  Seigneur,  feroit-il 
pciiible  que  vous  foupçonnaiîiez  la  fageile 
de  ma  fille  ?  Je  vous  allure  que  je  l'ai  tou- 
jours eue  devant  les  yeux ,  ck  que  vous  êtes 
le  premier  homme  qui  l'ait  jamais  vue  en 
face.  Celiez  de  lui  caufer  une  fi  grande  mor- 
tification y  faites-lui  la  grâce  de  la  regarder  , 
de  lui  parler  5  ck  de  la  fortifier  dans  la  bonne 
intention  qu'elle  a  de  vous  fatisfaire  en  toute 
chofe.  Tout  cela  ne  me  touchera  point  ;  ce 
que  voyant  ma  belle-mère  y  elle  prendra  un 
verre  de  vin,  ck  le  mettant  à  la  main  de  fa 
fille  mon  époufe  :  Allez  ,'  lui  dira  -  t  -  elle , 
préfentez-lui  vous-même  ce  verre  de  vin  ^ 

Qv 


370,  Les  mille  etçne  Nuits. 
il  n'aura  peut-être  pas  la  cruauté  de  le  refir- 
fer  d'une  fi  belle  main.  Ma  femme  viendra 
avec  le  verre ,  demeurera  debout  ,  ck  toute 
tremblante  devant  moi.  Lorfqu'elle  verra  que 
je  ne' tournerai  point  la  vue  de  Ton  côté>  & 
que  je  perfifterai  à  la  dédaigner,  elle  me  dira 
les  larmes  aux  yeux  :  Mon  cœur,  ma  chère 
ame>  mon  aimable  feigneur,  je  vous  con- 
jure par  les  faveurs  dont  le  ciel  vous  com- 
ble, de  me  faire  la  grâce  de  recevoir  ce- 
verre  de  vin  de  la  main  de  votre  très-hum- 
ble fervante.  Je  me  garderai  bien  de  la  re- 
garder encore  ,  ck  de  lui  répondre.  Mon 
charmant  époux  5  continuera- 1-  elle  en  re- 
doublant fes  pleurs  ck  en  m'approcliant  le 
verre  de  la  bouche  >  je  ne  céderai  pas  que 
je  n'aye  obtenu  que  vous  buviez.  Alors  j 
fatigué  de  fes  prières  ,  je  lui  lancerai  un  re-. 
gard  terrible  ,  ck  lui  donnerai  un  bon  fouffiet 
fur  la  joue,  en  la  repourTant^du  pied  fi  vigou- 
reufement ,  quelle  ira  tomber  bien  loin  au- 
delà  du  fopha. 

Mon  frère  étoit  tellement  abforbé  dans, 
fes  vidons  chimériques  >  qu'il  repréfenta  l'ac- 
tion avec  fon  pied,  comme  fi  elle  eût  été 
réelle  ,  ck  par  malheur  il  en  frappa  fi  rude-- 
ment  fon  panier  plein  de  verrerie,  qu'il  le. 
jeta  du  haut  de  fa  boutique  dans  la  rue,  da 


CL  XX  VIIe.  Nui  t.  -§  371 
manière  que  toute  la  verrerie  fut  brifée  en 
mille  morceaux. 

Le  tailleur  5  ion  voifin ,  qui  avoit  ouï  l'ex- 
travagance de  Ton  difcours  >  fit  un  grand  éclat 
de  rire  iorfqu'il  vit  tomber  le  panier.  Oh^ 
que  tu  es  un  indigne  homme ,  dît-il  à  mon 
frère  !  ne  devrois-tu  pas  mourir  de  honte  de 
maltraiter  ainfi  une  jeune  époufe  qui  ne  t'a 
donné  aucun  fujet  de  te  plaindre  d'elle  ?  Il 
faut  que  tu  fois  bien  brutal  pour  méprifer  les 
pleurs  &  les  charmes  d'une  fi  aimable  per- 
sonne. Si  j'étois  à  la  place  du  grand  -  vifir 
ton  beau  -  père ,  je  te  ferois  donner  cent 
coups  de  nerf  de  bœuf,  &c  te  fer  ois  prome- 
ner par  la  ville  avec  l'éloge  que  tu  mérites.  , 

Mon  frère  ,  à  cet  accident  fi  funefte  pour 
lui ,  rentra  en  lui  -  même  •>  &  voyant  que 
c'étoit  par  fon  orgueil  infapportable  qu'il  lui 
étoit  arrivé ,  il  fe  frappa  le  vifage  ,  déchira 
fes  habits  5  &  fe  mit  à  pleurer ,  en  pouffant 
à.es  cris  qui  firent  bientôt  affembler  les  voi- 
sins 5  &  arrêter  les  pafTans  qui  alloient  à  la 
prière  du  midi.  Comme  c'étoit  un  vendredi  ? 
il  y  alloit  plus  de  monde  que  les  autres  jours. 
Les  uns  eurent  pitié  d'Aînafchar ,  &  les  au- 
tres ne  firent  que  rire  de  fon  extravagance. 
Cependant  la  vanité  qu'il  s'étoit  mife  en 
tête   s'étoit   diflipée  avec    fon  bien  ;  &  il 


37^  Les  mille  et  une  Nuits. 
pleur  oit   encore  fou  fort  fort  amèrement? 
îorfqu'une  dame  de  considération  ,  montée 
fur  une  mule  richement  caparaçonnée  ?  vint 
à  palier  par-là.  L'état  où  elle  vit  mon  frère 
excita  fa  compaffion  ;  elle  demanda  qui  il 
ëtoit ,  &  ce  qu'il  avoit  à  pleurer.  On  lui  dit 
feulement  que  c'étoit  un  pauvre  homme  >qui 
avoit  employé  le  peu  d'argent  qu'il  poiTédoit- 
a  l'achat  d'un  panier  de  verrerie  ;  que  ce  pa- 
nier étoit  tombé,  &  que  toute  la  verrerie 
s'étoit  cariée.  Auffitôt  la  dame  fe  tourna  du 
côté  d'un  eunuque  qui  l'accompagnoit.  Don- 
nez-lui  3  dit- elle  ^  ce  que  vous  avez  fur  vous. 
L'eunuque  obék,  ck  mit  entre  les  mains  de 
mon  frère  une  bourfe  de  cinq  cent  pièces, 
il'or.  Alnafchar  penfa  mourir  de.joie  en  la 
recevant.  Il  donna  mille  bénédictions  à  la 
dame ,  &  après  avoir  fermé  fa  boutique ,  où, 
fa  préfence  n'étoit  plus  néceilaire,  il  s'en 
alla  chez  lui.. 

Il  faifoit  de  profondes  réflexions  fur  le- 
grand  bonheur  qui  venoit  de  lui  arriver  9 
îorfqu'il  entendit-  frapper  à  fa  porte.  Avant 
que  d'ouvrir ,  il  demanda  qui  fi  appoit  ;  &5 
ayant  reconnu  à  la  voix  que  c'étoit  une 
femme  >  il  ouvrit.  Mon  fils ,  lui  dit-elle ,  j'ai 
une  grâce  à  vous  demander  ;  voilà  le  temps 
«le  la  prière,  ie  voudrais,  bien  me  laver  pouf 


CLXXVIK  N  u  i  t;  373 
être  en  état  de  la  faire.  LahTez-moi ,  s'il  vous 
plaît?  entrer  chez  vous,  &  me  donnez  un 
vafe  d'eau.  Mon  frère  envifagea  cette  femme , 
ôt  vit  que  c'étoit  une  perfonne  déjà  fort 
avancée  en  âge.  Quoiqu'il  ne  la  connût  point, 
il  ne  laifla  pas  de  «lui  accorder  ce  qu'elle  de- 
mandoit.  Il  lui  donna  un  vafe  plein  d'eau, 
en  fuite  il  reprit  fa  place  ;  &  toujours  occupé 
de  fa  dernière  aventure ,  il  mit  fon  or  dans 
une  efpèce  de  bourfe  longue  ck  étroite  y 
propre  à  porter  à  fa  ceinture.  La  vieille  > 
pendant  ce  temps-là }  fit  fa  prière  ;  &  lors- 
qu'elle eut  achevé ,  elle  vint  trouver  mon 
frère  y  fe  profterna  deux  fois  en  frappant  la 
terre  de  fon  front,  comme  fi  elfe  eut  voulu 
prier  dieu  ;  puis  s'étant  relevée ,  elle  lui  fou- 
haita  toute  forte  de  biens. 

L'aurore,  dont  la  clarté  comrnençoit  à 
paroître ,  obligea  Scheherazade  à  s'arrêter  en 
cet  endroit.  La  nuit  fuivante?  elle  reprit  ainfi 
fon  difcours,  en  faifant  toujours  parler  Je 
fearbier  : 


'374  '"Les  mille  et  une  Nuits. 


C  L  X  X  V  1 1  Ie.    NUIT. 

.LA  vieille  fouhaita   donc  toute  forte  de 
biens  à  mon  frère  5  8c  le  remercia  de  (on 
honnêteté.  Comme  elle  étoit  habillée  arTez 
pauvrement  5  &:  qu'elle  s'humilioit  fort  de- 
vant lui?  il  crut  qu'elle  lui  demandoit  l'au- 
mône 5  &  il  lui  préfenta  deux  pièces  d'or. 
La  vieille  fe  retira  en  arrière  avec  furprife9* 
comme  fi  mon  frère  lui  eut  fait  une  injure. 
Grand  dieu ,  lui  dit-elle ,  que  veut  dire  ceci? 
Seroit-il  pofîible ,  feigneur,  que  vous  me 
priiîiez  pour  une  de  ces  miférables  qui  font 
profefîion  d'entrer  hardiment  chez  les  gens 
pour  demander  l'aumône  ?  Reprenez  votre 
argent,  je  n'en  ai  pas  befoin,  dieu  merci; 
j'appartiens  à  une  jeune  dame  de  cette  ville  , 
qui  eft  pourvue  d'une  beauté  charmante  5  & 
qui  eft  avec  cela  très-riche  ;  elle  ne  me  lahTe 
manquer  de  rien. 

Mon  frère  ne  fut  pas  affez  fin  pour  s'ap- 
percevoir  de  l'adrefïe  de  la  vieille  ,  qui  n'a- 
voit  refufé  les  deux  pièces  d'or  que  pour  en 
attraper  davantage.  Il  lui  demanda  fi  elle  ne 
pourroit  pas  lui  procurer  l'honneur  de  voir 
cette  dame.  Très  -  volontiers  •>  lui  repondit- 


CLXXVIIÏ*.  Nu  i  t.  37f 
elle,  elle  fera  bien-aife  de  vous  é  pou  fer,  ck 
de  vous  mettre  en  poiTefîion  de  tous  Tes  biens 
en  vous  faifant  maître  de  fa  perfonne  :  pre-  * 
nez  votre  argent  ck  fuivez-moi.  Ravi  d'avoir 
trouvé  une  groffe  fomme  d'argent  >  ck  pre£» 
qu'auflïtôt  une  femme  belle  ck  riche  ,  il  fer- 
ma les  yeux  à  toute  autre  confidératiom  lî 
prit  les  cinq  cent  pièces  d'or^  ck  fe  laiffa 
conduire  par  la  vieille. 

Elle  marcha  devant  lui ,  ck  il  l'a  fuivit  de 
loin  jufqu'à  la  porte   d'une  grande  maifont 
où  elle  frappa.  Il  la  rejoignit  dans  le  temps 
qu'une  jeune  efclave  grecque  ouvroit.  La 
vieille  le  fît  entrer  le  premier ,  ck  parler  au* 
travers  d'une  cour  bien  pavée  ,  ck  l'intro- 
duiiît  dans  une  falle,  dont  l'ameublement  le 
confirma  dans  la   bonne  opinion  qu'on  lui 
avoit  fait  concevoir  de  la  maitrefle  de  la 
-maifon.  Pendant  que  la  vieille  alla  avertir 
la  jeune  dame5  il  s'affit  ;  ck  comme  il  avoit 
chaud  ?  il  ôta  fon  turban  ck  le  mit  près  de 
lui.  Il  vit  bientôt  entrer  la  jeune  dame ,  qui  le 
furprit  bien  plus  par  fa  beauté  que  par  la 
richefTe  de  fon  habillementa  II  fe  leva  dès 
qu'il  Papperçut.  La  dame   le  pria   d'un  air 
gracieux  de  reprendre  fa  place  ,  en  s'afleyant 
près  de  lui.  Elle  lui  marqua  bien  de  la  joie 
de  le  voir  j  ck  après  lui  avoir  dit  quelques 


'3t6  Les  mille  et  une  Nuits. 
douceurs  :  nous  ne  fommes  pas  ici  allez  com- 
modément 5  aiouta-t  elle  ,  venez  ,  donnez- 
moi  la  main.   A  ces  mots,  elle  lui  préfenta 
la  fienne  ?  ck   le  mena  dans  une  chambre 
écartée ,  où  elle  s'entretint  encore  quelque 
temps  avec  lui  ;  puis  elle  le  quitta,  en  lui 
difant  :  Demeurez ,  je  fuis  à  vous  dans  un 
moment.  Il  attendit;  mais  au  lieu  de  la  dame? 
un  grand  efclave  arriva,  le  fabre  à  la  main, 
&  regardant  mon   frère  d'un  œil  terrible  : 
Que  fais-tu  ici  ,  lui  dit- il  fièrement.  Aîna- 
fchar,  à  cet  afpecl:  ,  fut  tellement  farfï  de 
frayeur ,  qu'il  n'eut  pas  la  force  de  répon- 
dre. L'efclave  le  dépouilla,  lui  enleva  l'or 
qu'il  portoit,  6c  lui  déchargea  plulîeurs  coups 
de  fabre  dans  les  chairs  feulement.  Le  mal- 
heureux en  tomba  par  terre  ,  où  il  reila  fans 
mouvement  ,   quoiqu'il  eût  encore  l'ufage 
des  fens.  Le  noir  le  croyant  mort,  demanda 
du  fel  ;  l'efclave  grecque  en  apporta  plein 
un  grand  baffin.  Ils  en  frottèrent  les  plaies 
de  mon  frère  ,  qui  eut  la  préfence  d'efprit  9 
malgré  la  douleur  cuifante   qu'il  foufTroit  9 
de  ne  donner  aucun  figne  de  vie.  Le  noir 
£k  l'efclave  grecque  s'étant  retirés  5  la  vieille 
qui  avoit  fait  tomber  mon  frère  dans  le  piège, 
vint  le  prendre  par  les  pieds,  &  le  traîna  tuf- 
gua  une  trappe,  qu'elle  ouvrit.  Elle  le  jeta 


CLXXVÎÎK  Nuit.  377 
dedans ,  &  il  fe  trouva  dans  un  lieu  fouter- 
rain  avec  plufieurs  corps  de  gens  qui  avoient 
été  avTafîinés.  Il  s'en  apperçut  dès  qu'il  fut 
revenu  à  lui  ;  car  la  violence  de  fa  chute  lui 
avoir  ôté  le  fentirnent.  Le  Tel  dont  fes  plaies 
avoient  été  frottées,  lui  conferva  la  vie.  Il 
reprit  peu-à-peu  allez  de  force  pour  fe  foi** 
tenir;  &  au  bout  de  deux  jours  5  ayant  ou- 
vert la  trappe  durant  la  nuit ,  ck  remarqué 
dans  la  cour  un  endroit  propre  à  fe  cacher  3 
il  y  demeura  jufqu'à  la  pointe  du  jour.  Alors 
il  vit  paroître  la  déteftable  vieille,  qui  ou- 
vrit la  porte  de  la  rue ,  ck  partit  pour  aller 
chercher  une  autre  proie.  Ami  qu'elle  ne  le 
vît  pas  5  il  ne  fortit  de  ce  coupe-gorge  que 
quelques  momens  après  elle  ,  &  il  vint  fe 
réfugier  chez  moi ,  où  il  m'apprit  toutes  les 
aventures  qui  lui  étoient  arrivées  en  n*  peu 
de  temps. 

Au  bout  d'un  mois ,  il  fut  parfaitement 
guéri  de  fes  blerTures  5  par  les  remèdes  fou- 
verains  que  je  lui  fis  prendre.  Il  réfolut  de 
fe  venger  de  la  vieille  qui  l'avoit  trompé 
û  cruellement.  Pour  cet  erret,  il  fit  une 
bourfe  allez  grande  pour  contenir  cinq  cent 
pièces  d'or,  &  au  lieu  d'or,  il  la  remplit 
de  morceaux  de  verre. 

Scheherazade ,  en  achevant  ces  derniers 


.37$  Les  mille  et  une  Nuits. 
mots ,  s'apperçut  qu'il  etoit  jour.  Elle  n'en 
dit  pas  davantage  celte  nuit  ;  mais  le  len- 
demain )  elle  pourfuivit  de  cette  forte  friif- 
toire  d'Alnafchar  : 


C  L  X  X  I  Xe.     NUIT: 

. 

JVlON  frère  -,  continua  le  barbier  ,  attacha 
le  fac  de  verre  autour  de  lui  avec  fa  cein- 
ture ,  fe  déguifa  en  vieille  ,  &  prit  un  fabre  , 
qu'il  cacha  fous  fa  robe.  Un  matin  il  ren- 
contra la  vieille  qui  fe  promenoit  déjà  par 
la  viîîe  ,  en  cherchant  l'occafion  de  jouer 
un  mauvais  tour  à  quelqu'un.  Il  l'aborda  , 
&  contrcfaifant  la  voix  d'une  femme  : 
Nauriez-vous  pas  ,  lui  dit-il  ^  un  trébuchet 
à  me  prêter  ?  Je  fuis  une  femme  de  Perfe 
nouvellement  arrivée.  J'ai  apporté  de  mon 
pays  cinq  cent  pièces  d'or.  Je  voudrois  bien 
voir  il  elles  font  de  poids.  Bonne  femme  9 
lui  répondit  Ja  vieille  ,  vous  ne  pouviez 
mieux  vous  adrelTerqu'à  moi.  Venez,  vous 
n'avez  qu'à  me  fuivre,  je  vous  mènerai 
chez  mon  fils  qui  eft  changeur  y  il  fe  fera 
un  plaifïr  de  vous  les  pefer  lui-même  pour 
vous  en  épargner  la  peine.  Ne  perdons  pas 
de  temps,   afin  de  le  trouver  avant  qu'il 


-     C  L  X  X  I  X«.    N  u  i  t.        379 

aille  à  fa  boutique.  Mon  frère  la  fuivit  jus- 
qu'à la  maifon  où  elle  l'avoit  introduit  la 
première  fois,  ck  la  porte  fut  ouverte  par 
l'efclave  grecque. 

La  vieille  mena  mon  frère  dans  la-falle, 
où  elle  lui  dit  d'attendre  un  moment  9 
qu'elle  alloit  faire  venir  fon  fils.  Le  pré- 
tendu fils  parut  fous  la  forme  du  vilain 
efclave  noir  :  Maudite  vieille ,  dit-il  à  mon 
frère  >  lève-toi  ck  me  fuis.  En  difant  ces 
mots ,  il  marcha  devant  pour  Je  mener  au 
lieu  où  il  vouloit  le  mafTacrer.  Alnafchar 
fe  leva,  le  fuivit,  ck  tirant  fon  fabre.de 
dedbus  fa  robe  >  il  le  lui  déchargea  fur  le 
cou  par  derrière  fi  adroitement  5  qu'il  lui 
abattit  la  tête.  Il  la  prit  auflitôt  d'une  main  y 
ck  de  l'autre  il  traîna  le  cadavre  jufqu'au 
lieu  fouterrain  ,  où  il  le  jeta  avec  la  tête. 
L'efclave  grecque,  accoutumée  à  ce  manège^ 
fe  fit  bientôt  voir  avec  le  bafîin  plein  de 
fel  ;  mais  quand  elle  vit  Alnafchar  le  fabre 
à  la  main ,  ck  qui  avoit  quitté  le  voile  dont 
il  s'étoit  couvert  le  vifage ,  elle  laifla  tom- 
ber le  baffin  jk  s'enfuit;  mais  mon  frère 
courant  plus  fort  qu'elle,  la  joignit  y  ck  lui 
fit  voler  la  têtQ  de  deffus  les  épaules.  La 
méchante  vieille  accourut  au  bruit  ,  ck  il  fe 
fallu  d'elle  avant  qu'elle  eut  le  temps   de 


3S0  LëS  Mule  et  une  Nuits. 
lui  échapper.  Perfide  ?  s'écria-t-il ,  me  re- 
connois-ru  ?  Hélas,  feigneur^  répondit-elle 
en  tremblant  ^  qui  êtes  -  vous  ?  Je  ne  me 
fouviens  pas  de  vous  avoir  jamais  vu.  Je 
fuis  ,  dit-il  y  celui  chez  qui  tu  entras  l'autre 
jour  pour  te  laver  &  faire  ta  prière  d'hy- 
pocrite :  t'en  fouvient-il  ?  Alors  elle  fe  mit 
à  genoux  pour  lui  demander  pardon ,  mais 
il  la  coupa  en  quatre  pièces. 

Il  ne  reftoit  plus  que  la  dame  >  qui  ne  fa- 
voit  rien  de  ce  qui  venoit  de  fe  palier  chez 
elle.  Il  la  chercha  ,  &  la  trouva  dans  une 
chambre^  où  elle  penfa  s'évanouir  quand 
elle  le  vit  paroître.  Elle  lui  demanda  la 
vie  ,  6k  il  eut  la  générofité  de  la  lui  accor- 
der. Madame?  lui  dit-il,  comment  pouvez- 
vous  être  avec  des  gens  aufïi  méchans  que 
ceux  dont  je  viens  de  me  venger  fi  juge- 
ment ?  J'étois  y  lui  répondit-elle  >  la  femme 
d'un  honnête  marchand  5  &  la  maudite  vieille, 
dont  je  ne  connoiffois  pas  la  méchanceté  > 
me  venoit  voir  quelquefois.  Madame  >  me 
dit-elle  un  jour ,  nous  avons  de  belles  noces 
chez  nous  ;  vous  y  prendriez  beaucoup  de 
plaifir  ,  fi  vous  vouliez  nous  faire  l'honneur 
de  vous  y  trouver.  Je  me  biffai perfuader. 
Je  pris  mon  plus  bel  habit  avec  une  bourfe 
de  cent  pièces  d'or  :  je  la  fuivis  ;  elle  me 


C  L  X  X  î  X«.    Nuit.       $t 

mena  dans  cette  maifon,  où  je  trouvai  ce 
noir   qui  me  retint  par   force  ;  &c  il    y  a 
trois  ans  que  j'y  fuis  avec  bien  de  la  dou- 
leur. De  la  manière  dont  ce  déteftable  noir 
fe  gouvernoit ,    reprit    mon  frère  ,  il  faut 
qu'il  ait  amafTé  bien  des  richefTes.  Il  y  en  a 
tant  ,  repartit- elle  ,  que  vous   ferez  riche  à 
jamais*  fi  vous  pouvez  les  emporter  :  fui- 
vez-moi  &  vous  les  verrez.  Elle  conduisît 
Alnafchar  dans  une  chambre  5  où  elle  lui  fit 
voir  effectivement   plufieurs   coffres  pleins 
d'or5  qu'il  confidéra  avec  une  admiration 
dont  il  ne  pouvoit  revenir.  Allez  ,  dit-elle; 
6c  amenez  affez  de  monde  pour  emporter 
tout  cela.  Mon  frère  ne  fe  le    fit  pas  dire 
deux  fois  ;  il  fortit ,  &  ne. fut  dehors  qu'au- 
tant de  temps  qu'il  lui  en  fallut  pour    af- 
fembler  dix  hommes.  Il  les  emmena  avec 
lui  ;  ck  en  arrivant  à  la  maifon  ,  il  fut  fort 
étonné  de  trouver  la  porte  ouverte:   mais 
il  le  fut  bien  davantage  ,  lorfqu'étant  entré 
dans  la  chambre  où  il  avoit  vu  les  coffres , 
il  n'en  trouva  pas  un  feul.    La  dame*  plus 
rufée  &  plus  diligente  que  lui  *  les  avoit  fait 
enlever  &    avoit  difparu  elle  -  même.  Au 
défaut  dçs  coffres  *  ck  pour  ne  s'en  pas  re- 
tourner les  mains  vides  ,  il  fit  emporter  tout 
ce  qu'il  put  trouver  de   meubles  dans  les 


5$fi  Les  mille  et  une  Nuits. 

chambres  6k  dans  les  garde-meubles ,  où  il  y 
enavoit  beaucoup  plus  qu'il  ne  lui  en  falloit 
pour  le   dédommager  des  cinq  cent  pièces 
d'or   qui   lui  avoient  été  volées.    Mais   en 
fortant  de  la  maifon,  il  oublia  de   fermer 
îa  porte.  Les  voifins ,  qui  avoient  reconnu 
mon  frère  6k  vu  les  porteurs  aller  6k  venir? 
coururent  avertir  le  juge   de   police  de  ce 
déménagement  qui  leur  avoit  paru  fufpecl:, 
Alnafchar  palTa  la  nuit  aviez  tranquillement  ; 
mais  le  lendemain  matin ,  comme  il  fortoit 
du  logis  5  il  rencontra  à  fa  porte  vingt  hom- 
mes des  gens  du  juge  de  police,  qui  fe  fai- 
firent  de  lui.  Venez  avec  nous  ,  lui  dirent- 
ils  ,  notre  maître  veut  parler  à  vous.  Mon 
frère  les  pria  de  fe  donner  un  moment  de 
patience  ,  6k  leur  offrit  une  fomme  d'argent 
pour  qu'ils  le  laiiTaffent  échapper  ;  mais  au 
lieu  de  l'écouter ,  ils  le  lièrent  6k  le  forcè- 
rent de  marcher" avec  eux.  Ils  rencontrèrent 
dans  une  rue  un  ancien  ami  de  mon  frère  y 
qui  les  arrêta,  ck  s'informa  d'eux  pour  quelle 
raifon  ils  Temmenoient  :   il    leur   prôpofa 
même  une  fomme    coftfidérable    pour    le 
lâcher  ,  ck  rapporter  au  juge  de  police  qu'ils 
ne   l'avoient    pas    trouvé  ;   mais  il  ne  put 
rien  obtenir  d'eux ,   6k  ils  menèrent  Alnaf- 
char au  juge  de  police* 


CLXX.Xc    Suit,       ^f 
Scheherazade  cefïa  de   parler  en  cet  en- 
droit ,   parce   qu'elle  remarqua  qu'il    étoit. 
jour.  La  nuit  fuivante    elle  reprit   le  ni  de 
fa  narration  >  &  dit  au  fultan  des  Indes  : 

a  '         ■  ya' 

CLXXXe,    NUIT. 

oire  ,  quand  les  gardes ,  pourfuivit  le  bar- 
bier ,  eurent  conduit  mon  frère  devant  le 
juge  de  police ,  ce  magiflrat  lui  dit  :  Je  vous 
demande  où  vous  avez  pris  tous  les  meubles 
que  vous  fîtes  porter  hier  chez  vous  ?  SeiA 
gneur ,  répondit  Alnafchar  ,  je  fuis  prêt  à 
vous  dire  la  vérité;  mais  permettez- moi 
auparavant  d'avoir  recours  à  votre  clémence, 
&  de  vous  fupplier  de  me  donner  votre 
parole  qu'il  ne  me  fera  rien  fait.  Je  vous 
la  donne,  répliqua  le  juge.  Alors  mon  frère 
lui  raconta  fans  déguifement  tout  ce  qui  lui 
étoit  arrivé.,  &  tout  ce  qu'il  avoit  fait  de- 
puis que  la  vieille  étoit  venue  faire  fa  prière 
chez  lui  ?  jufqu'à  ce  qu'il  ne  trouva  plus  là 
jeune  dame  dans  la  chambre  où  il  l'avoit 
lairTée  après  avoir  tué  le  noir  >  l'efclave  grec- 
que &  la  vieille.  A  l'égard  de  ce  qu'il  avoit 
fait  emporter  chez  lui  5  il  fupplia  le  juge  dfc 
lui  en  laiffer  au  moins  une  partie  pour  le 


3$4  Les  mille  et  une  Nuits. 
récompenfer  des  cinq  cent  pièces  d'or  qu'oa 
lui  avoit  volées. 

Le  juge,  fans  rien  promettre  à  mon  frère 9 
envoya  chez  lui  quelques-uns  de  fes  gens 
pour  enlever  tout  ce  qu'il  y  avoit  ;  &  lorf- 
qu'on  lui  eut  rapporté  qu'il  n'y  refloit  plus 
rien ,  ck  que  tout  avoit  été  mis  dans  Ton 
garde-meuble ,  il  commanda  aulïitôt  à  mon 
frère  de  fortir  de  la  ville  3  &  de  n'y  revenir 
de  fa .  vie  ,  parce  qu'il  craignoit  que  s'il  y 
demeuroit ,  il  n'allât  fe  plaindre  de  fon  injus- 
tice au  calife.  Cependant  Alnafchar  obéit 
à  Tordre  fans  murmurer,  &  fortit  de  la  ville 
pour  fe  réfugier  dans  une  autre.  En  chemin 
il  rut  rencontré  par  des  voleurs  qui  le  dépouil- 
lèrent ,  &  le  mirent  nud  comme  la  main.  Je 
n'eus  pas  plutôt  appris  cette  fâcheufe  nou- 
velle ,  que  je  pris  un  habit  6k:  allai  le  trouver 
où  il  étoit.  Après  l'avoir  confolé  le  mieux 
qu'il  me  fut  poflible  ,  je  le  ramenai  ck  le  fis 
entrer  fecrètement  dans  la  ville ,  où  j'en  eus 
autant  de  foin  que  de  fes  autres  frères. 

Hifloirc  du  Jixième  Frère  du  Barbhr* 

Il  ne  me  refte  plus  à  vous  raconter  que 
ï'hiftoire  de  mon  rmème  frère,  appelé  Scha- 
cabac  aux  lèvres  fendues,  11  avoit  eu  d'abord 

l'induit-rie 


CL  XX  Xe.  N  u  î  t.  j8<j 
l'indu  fine  de  bien  faire  valoir  les  cent  drag- 
ines  d'argent  qu'il  avoit  eues  en  partage  ,  de 
même  que  fes.  autres  frères;  de  forte  qu'il 
s^étoit  vu  fort  à  fon  aife  ;  mais  un  revers  de 
fortune  le  réduifit  à  la  néceffité  de  demander 
fa  vie.  Il  s'en  acquittoit  avec  adreffe  ?  &  il 
.  s'étudioit  furtout  à  ie  procurer  l'entrée  des 
*  grandes  maifons  par  Tentremife  des  offi- 
ciers '&  des  domeltiques  ,  pour  avoir  un  libre 
accès  auprès  des  maîtres ,  6k  s'attirer  leur 
"Compafîîon. 

Un  jour  qu'il  pafToit  devant  un  hôtel  ma- 
gnifique >  dont  la  porte  élevée  laiïïoit  voir 
une  cour  três-fpacieufe,  où  il  y  avoit  une 
foule  de  domefKques,  il  s'approcha  de  l'un 
d'entr'eux^  &  lui  demanda  à  qui  appartenoit 
,  cet  hôtel.  Bon-homme  5  lui  répondit  îe  ào~ 
jneflique  9  d'où  venez- vous  pour  me  faire 
cette  demande  ?  Tout  ce  que  vous  voyez 
ne  vous  fait-il  pas  connoître  que  c'eft  l'hôtel 
d'un  (  î  )  Barmecide  ?  Mon  frère ,  à  qui  la 
générofité  &  la  libéralité  des  Barmecides 
étoient  connues ,  s'adreffa  aux  portiers  5  car  il 
y  en  avoit  plus  d'un ,  &  les  pria  de  lui  donner 

(  î  )  Les  Barmecides ,  comme  on  l'a  déjà  dit  ailleurs, 
■étoient  une  noble  famille  4e  Perfe ,  qui  s'étoit  établie  k 
Bagdad. 

Tome  riiï,  R 


386  Les  mille  et  une  Nuits; 
l'aumône.  Entrez?  lui  dirent-ils,  perfonné 
ne  vous  en  empêche  ,  ck  adrefifez-vous  vous- 
même  au  maître  de  la  maifon ,  il  vous  ren-, 
verra  content. 

Mon  frère  ne  s'attendoit  pas  à  tant  d'hon~ 
nêteté  ;  il  en  remercia  les  portiers ,  ck  entra 
avec  leur  permiffion  dans  l'hôtel ,  qui  étoit 
ii  varie ,  qu'il  mit  beaucoup  de  temps  à  gagner 
l'appartement  du  Barmecide.  Il  pénétra  enfin 
jufqu'à  un  grand  bâtiment  en  quarré  ,  d'une 
très-belle  architecture,  ck  entra  par  un  vefti- 
bule  ,  qui  lui  fit  découvrir  un  jardin  des  plus 
propres?  avec  des  allées  de  cailloux  de  diffé- 
rentes couleurs ,  qui  ré jouifïbient  la  vue.  Les 
appartemens  d'en-bas  ?  qui  régnoient  à  l'en-, 
tour  ?  étoient  prefque  tous  à  jour.  Ils  fe  fer- 
moient  avec  de  grands  rideaux  pour  garantir 
du  foleil ,  ck  on  les  ouvroit  pour  prendre  le 
frais  quand  la  chaleur  étoit  pafïee. 

Un  lieu  fi  agréable  auroit  caufé  de  l'ad- 
miration à  mon  frère ,  s'il  eut  eu  l'efprit  plus 
content  qu'il  ne  l'avoit.  Il  avança?  ck  entra 
dans  une  falle  richement  meublée  6k  ornée 
de  peintures  à  feuillages  d'or  ck  d'azur ,  où 
il  apperçut  un  homme  vénérable  avec  une 
longue  barbe  blanche ,  affis  fur  un  fopha  à 
la  place  d'honneur  ?  ce  qui  lui  fit  juger  qu< 
c'étoit  le  maître'  de  la  maifon.  En  effet  ?  c'éj 


€  L  X  X  X*.  Nuit.  jSf 
toit  le  feigneur  Barmecide  lui-même  >  qui  lui 
dit  d'une  manière  obligeante ,  qu'il  étoit  le 
bien-venu ,  &  lui  demanda  ce  qu'il  fouhai- 
toit.  Seigneur  ,  lui  répondit  mon  frère  d'un 
air  à  lui  faire  pitié ,  je  fuis  un  pauvre  homme 
qui  ai  befoin  de  Fafliftance  des  perfonnes 
puifïantes  &  généreufes  comme  vous.  Il  ne 
pouvoit  mieux  s  adreffer  qu'à  ce  feigneur  > 
qui  étoit  recommandable  par  mille  belles 
qualités. 

Le  Barmecide  parut  étonné  de  la  réponfe 
de  mon  frère  ;  &:  portant  (es  deux  mains  à 
fon  eftomac  ,  comme  pour  déchirer  fon  habit 
en  ligne  de  douleur  :  EûVil  poffible  >  s'écria- 
î-il ,  que  je  fois  à  Bagdad  ,  &  qu'un  homme 
tel  que  vous  foit  dans  la  nécefîité  que  vous 
dites  ?  Voilà  ce  que  je  ne  puis  fouffrir.  A 
ces  démonftrations  3  mon  frère  5  prévenu 
qu'il  alloit  lui  donner  une  marque  Singulière 
de  fa  libéralité ,  lui  donna  mille  bénédictions? 
■&  lui  fouhaita  toute  forte  de  biens.  Il  ne  fera 
pas  dit  ?  reprit  le  Barmecide  ,  que  je  vous 
abandonne  >  &  je  ne  prétends  pas  non  plus 
taie  vous  m'abandonniez.  Seigneur  5  répliqua 
mon  frère  ,  je  vous  jure  que  je  n'ai  rien 
mangé  d'aujourd'hui.  Efl-il  bien  vrai >  repar- 
tit le  Barmecide  >  que  vous  foyez  à  jeun  à 
l'heure  qu'il  eft  ?  Hélas  le  pauvre  homme  î 

Rîj 


3?§  Les  mille  et  une  Nuits» 

il  meurt  de  faim  !  Holà  l  garçon ,  ajouta-t-iî 
en  élevant  îa  voix  5  qu'on  apporte  vite  le 
baflin  &  l'eau  ?  que  nous  nous  lavions  les 
mains.  Quoiqu'aucun  garçon  ne  parût  y  Se 
que  mon  frère  ne  vît  ni  baiîin  ni  eau  5  le 
Barmecide  néanmoins  ne  lairTa  pas  de  fe 
frotter  les  mains  comme  fi  quelqu'un  eût 
verfé  de  l'eau  defïus  ;  &  en  faifant  cela*  il ■' 
difoit  à  mon  frère  :  Approchez  donc  ,  lavez- 
vous  avec  moi.  Schacabac  jugea  bien  par-là 
que  le  feigneur  Barmecide  aimoit  à  rire  ;  &C 
comme  il  entendoit  lui-même  la  raillerie,  & 
qu'il  n'ignoroït  pas  la  cômplaifance  que  les 
pauvres  doivent  avoir  pour  les  riches,  s'ils 
en  veulent  tirer  bon  parti ,  il  s'approcha  ck 
fit  comme  lui. 

Allons ,  dit  alors  le  Barmecide  ?  qu'on  ap- 
porte à  manger,  ck  qu'on  ne  nous  fafïe  point 
attendre.  En  achevant  ces  paroles,  quoiqu'on 
n'eût  rien  apporté  ,  il  commença  de  faire 
comme  s'il  eût  pris  quelque  chofe  dans  un 
plat ,  de  porter  à  fa  bouche  &  de  mâcher  à 
vide >  en  difant  à  mon  frère  :  Mangez,  mon 
hôte ,  je  vous  en  prie  ,  agiriez  aufîî  librement 
que  fi  vous  étiez  chez  vous  :  mangez  donc; 
pour  un  homme  affamé ,  il  me  fembîe  que 
vous  faites  la  petite  bouche.  Pardonnez-* 
moi ,  feigneur  y  lui  répondit  Schacabac  ea 


C  L  X  X  X  Ie.    N  ui  t.      3§9 

imitant  parfaitement  fes  gefles  ,  vous  voyez 
que  je  ne  perds  pas  de  temps  ,  &  que  je  fais 
allez  bien  mon  devoir.  Que  dites-vous  de  ce 
pain ,  reprit  le  Barmecide  ,  ne  le  trouvez- 
vous  pas  excellent  ?  Ah ,  feigneur ,  repartit 
mon  frère,  qui  ne  voyoit  pas  plus  de  pain 
que  de  viande  ,  jamais  je  n'en  ai  mangé  de 
il  blanc  ni  de  fi  délicat.  Mangez -en  donc 
tout  votre  faoui ,  répliqua  le  feigneur  Bar- 
mecide ;  je  vous  allure  que  j'ai  acheté  cinq 
cent  pièces  d'or  la  boulangère  qui  me  fait 
de  fi  bon  pain. 

Scheherazade  vouloit  continuer;  mais  le 
jour  qui  paroifïbit ,  l'obligea  de  s'arrêter  à 
ces  dernières  paroles.  La  nuit  fuivante  )  elle 
pourfuivit  de  cette  manière  : 


aaim&atSEgg 


CLXXXP.     NUIT. 

J_j  E  Barmecide  y  dit  le  barbier ,  après  avoir 
parlé  de  l'efclave  fa  boulangère,  &  vanté 
fon  pain ,  que  mon  frère  ne  mangeoit  qu'en 
idée  ,  s'écria  :  Garçon  5  apporte  -  nous  un 
autre  pîat.  Mon  brave  hôte  >  dit -il  à  mon 
frère,  encore  qu'aucun  garçon  n'eût  paruj 
goûtez  de  ce  nouveau  mets,  '&  me  dite 
ii  jamais  vous  avez  mangé  du  mouton  cuit 


39o  Les  mille  et  une  Nuits. 
avec  du  bled  mondé ,  qui  fût  mieux  accomJ 
mode  que  celui  -  là  ?  Il  eft  admirable ,  lui 
répondit  mon  frère  ;  aufîî  je  m'en  donne 
comme  il  faut.  Que  vous  me  faites  de  plaifir, 
reprit  le  feigneur  Barmecide  :  je  vous  con- 
jure par  la  fatisfacYion  que  j'ai  de  vous  voir 
fi  bien  manger  5  de  ne  rien  laiffer  de  ce  mets  9 
puifque  vous  le  trouvez  ii  fort  à  votre  goût* 
Peu  de  temps  après?  il  demanda  une  oie  à 
la  fauce  douce  ,  accommodée  avec  du  vi- 
naigre y  du  miel ,  des  raifins  fecs ,  des  pois 
cbiches  &:  des  figues  fèches  ;  ce  qui  fut 
apporté  comme  le  plat  de  viande  de  mou- 
ton. L'oie  eft  bien  graffe  >  dit  le  Barmecide  , 
mangez-en  feulement  une  cuifTe  &  une  aile, 
îl  faut  ménager  votre  appétit  5  car  il  nous 
revient  encore  beaucoup  d'autres  chofes* 
Effectivement,  il  demanda  plufieurs  autres 
plats  de  différentes  fortes ,  dont  mon  frère  y 
en  mourant  de  faim ,  continua  de  faire  fem- 
blant  de  manger  :  mais  ce  qu'il  vanta  plus 
que  tout  le  refte,  fut  un  agneau  nourri  de 
piflaches ,  qu'il  ordonna  qu'on  fervît ,  &  qui 
fut  fervi  de  même  que  les  plats  précédens. 
Oh  !  pour  ce  mets,  dit  le  feigneur  Barme- 
cide ,  c'eft  un  mets  dont  on  ne  mange  point 
ailleurs  que  chez  moi  ,  je  veux  que  vous 
vous  en   raffafïiez.   En   difant   cela>  il  fit 


CLXXXIe.  Nuit.  391 
comme  s'il  eût  eu  un  morceau  à  la  main, 
&:  l'approchant  de  la  bouche  de  mon  frère  : 
Tenez  5  lui  dit  -  il  >  avalez  cela ,  vous  allez 
juger  fi  j'ai  tort  de  vous  vanter  ce  plat.  Mon 
frère  allongea  la  tête  ,  ouvrit  la  bouche  , 
feignit  de  prendre  le  morceau ,  de  le  mâcher 
ck  de  l'avaler  avec  un  extrême  plaifir.  Je 
favois  bien  ,  reprit  le  Barmecide  >  que  vous 
îe  trouveriez  bon.  Rien  au  monde  n'eft  plus 
exquis ,  repartit  mon  frère  :  franchement , 
c'eft  une  chc|fe  délicieufe  que  votre  table. 
Qu'on  apporte  à  préfent^e  ragoût,  s'écria 
le  Barmecide  ;  je  crois  que  vous  n'en  ferez 
pas  moins  content  que  de  l'agneau  :  hé  bien, 
qu'en  penfez-vous  ?  Il  eft  merveilleux ,  ré- 
pondit Schacabac  ;  on  y  fent  tout-à-la-fois  5 
l'ambre  ,  le  clou  de  gérofle ,  la  mufcade ,  le 
gingembre ,  le  poivre  ck  les  herbes  les  plus 
odorantes }  &  toutes  ces  odeurs  font  u*  bien 
ménagées  ,  que  l'une  n'empêche  pas  qu'on 
ne  fente  l'autre  :  quelle  volupté  !  Faites  hon- 
neur à  ce  ragoût ,  répliqua  le  Barmecide  ; 
mangez  -  en  donc  >  je  vous  en  prie.  Holà, 
garçon,  ajouta- t -il  en  hauffant  la  voix* 
qu'on  nous  donne  un  nouveau  ragoût.  Non 
pas,  s'il  vous  plaît >  interrompit  mon  frère: 
en  vérité,  feigneur  ,  il  n'en1  pas  poffible  que 
je  mange  davantage  ;  je  n'en  puis  plus, 

R  iv 


392.  Les  mïile  et  une  Nuits, 

Qu'on  defTerve  donc  ,  dit  alors  le  Éaf- 
rnecide  ?  &  qu'on  apporte  les  fruits.  Il  atten- 
dit un  moment ,  comme  pour  donner  le 
temps  aux  officiers  de  defiervir  ;  après  quoi 
reprenant  la  parole  :  Goûtez  de  ces  aman- 
des, pourfui  vit-il?  elles  font  bonnes  Ô£  fraî- 
chement cueillies.  Ils  firent  l'un  &  l'autre  de 
même  que  s'ils  euiTent  ôté  la  peau  des  aman- 
des ck  qu'ils  les  eufTent  mangées.  Après  cela, 
Ie_  Barmecide  invitant  mon  frère  à  prendre 
d'autres  chofes  :  Voilà ,  lui  dit-il,  de  toutes 
fortes  de  fruits  •>  des  gâteaux  ?  des  confitures 
sèches  ,  des  compotes  ;  choifiiïez  ce  qu'il 
vous  plaira.  Puis  avançant  la  main ,  comme 
s'il  lui  eut  préfenté  quelque  chofe  :  Tenez, 
continu  a-  t-iî ,  voici  une  tablette  excellente 
pour  aider  à  faire  la  digeftion.  Schacabac  fie 
femblant  de  prendre  &  de  manger.  Seigneur, 
dit-il?  le  mufe  n'y  manque  pas.  Ces  fortes 
de  tablettes  fe  font  chez  moi ,  répondit  le 
Barmecide  ;  &  en  cela ,  comme  en  tout  ce 
qui  fe  fait  dans  ma  maifon,  rien  n'eft  épar- 
gné. Il  excita  encore  mon  frère  à  manger» 
Pour  un  homme  j  pourfuivit  -  il?  qui  étiez 
encore  à  jeun  lorfque  vous  êtes  entré  ici> 
1  me  paroît  que  vous  n'avez  guères  mangé» 
Seigneur,  lui  repartit  mon  frère?  qui  avoit 
mal  aux  mâchoires  à  force   de  mâcher  à 


CL  XXX  le.  N  u  i  ï.  .  393 
vide  ,  je  vous  afTure  que  je  fuis  tellement 
rempli ,  que  je  ne  faurois  manger  un  feul 
morceau  davantage. 

Mon  hôte  ?  reprît  le  Barmecide  >  après 
avoir  fi  bien  mangé,  il  faur  que  nous  bu- 
vions (  i  )  :  vous  boirez  bien  du  vin.  Sei- 
gneur ,  lui  dit  mon  frère ,  je  ne  boirai  pas 
de  vin  ^  s'il  vous  plaît ,  puifque  cela  m'eft 
défendu.  Vous  êtes  trop  fcrupuleux ,  répli- 
qua le  Barmecide  :  faites  comme  moi.v  J'en 
boirai  donc  par  complaifance  >  repartit  Scha- 
cabac  :  à  ce  que  je  vois,  vous  voulez  que 
rien  ne  manque  à  votre  ferlin.  Mais  comme 
je  ne  fuis  point  accoutumé  â' boire  du  vin, 
je  crains  de  commettre  quelque  faute  contre 
la  bienféance  ,  &  même  contre  le  refpecl:  qui 
vous  ert.  dû  ;  c'eft  pourquoi  je  vous  prie 
encore  de  me  difpenfer  de  boire  du  vin  ; 
je  me  contenterai  de  boire  de  l'eau.  Non  , 
non>  dit  le  Barmecide,  vous  boirez  du  vin. 
En  même  temps,  il  commanda  qu'on  en 
apportât  ;  mais  le  vin  ne  fut  pas  plus  réel 
que  la  viande  ck  les  fruits.  ïl  fit  femblant 
de  fe  ver  fer  à  boire  ,  ck  de  boire  le  pre- 
mier; puis  failant  femblant  de  verfer  à  boire 

(  i  )  Les  Orientaux,   &  particulière  aient  les  Ma- 
kométans  ?  ne  boivent  qu'après  le  repas. 

R  v 


394  Les  mille  et  une  Nuits. 
pour  mon  frère  ,  ck  de  lui  préfenter  le  verre  t 
Buvez  à  ma  famé ,  lui  dit-il,  fâchons  un  peu 
fî  vous  trouverez  ce  vin  bon.  Mon  frère 
feignit  de  prendre  le  verre  ,  de  le  regarder 
de  près  comme  pour  voir  fî  la  couleur  du 
vin  étoit  belle  5  &  de  fe  le  porter  au  nez 
pour  juger  fi  l'odeur  en  étoit  agréable  ;  puis 
il  fit  une  profonde  inclination  de  tête  au  Bar- 
inecide,  pour  lui  marquer  qu'il  prenoit  la 
liberté  de  boire  à  fa  fanté  >  ck  enfin  il  fît 
femblant  de  boire  avec  toutes  les  démon £* 
trations  d'un  homme  qui  boit  avec  plaifir. 
Seigneur,  dit-il,,  je  trouve  ce  vin  excellent  z. 
mais  il  n'eft  pas  affez  foté»,  ce  me  femble.  Si 
vous  en  fouhaitez  qui  ait  plus  de  force  > 
répondit  le  Barmecide ,  vous  n'avez  qu'à 
parler  ;  il  y  en  a  dans  ma  cave  de  plufieurs 
fortes.  Voyez  fî  vous  ferez  content  de  celui- 
ci»  A  ces  mots  y  il  ût  femblant  de  fe  verfer 
d'un  autre  vin  à  lui-même,  ck  puis  à  mor* 
frère  :  il  fit  cela  tant  de  fois,  que  Schacahac 
feignant  que  le  vin  Favoit  échauffé,  contre^ 
fit  l'homme  ivre ,  leva  la  main  ck  frappa  le 
Barmecide  à  la  tête  fî  rudement ,  qu'il  fe 
renverfa  par  terre.  Il  voulut  même  le  frap- 
per encore  ;  mais  le  Barmecide ,  préfentant 
la  main  pour  éviter  le  coup  ,  lui  cria  :  Etes- 
vous  fou  ?  Alors  mon  frère  fe  retenant  x  lui 


CLXXXIP.  Nuit.  395 
dit  :  Seigneur ,  vous  avez  eu  la  bonté  de  re- 
cevoir chez  vous  votre  efcîave ,  ck  de  lui 
donner  un  grand  feftin  :  vous  deviez  vous 
contenter  de  m'avoir  fait  manger  ;  il  ne  fal- 
loit  pas  me  faire  boire  de  vin  ,  car  je  vous 
avois  bien  dit  que  je  pourrois  vous  manquer 
de  refpecl:.  J'en  fuis  très-fâché ,  ck  je  vous 
en  demande  mille  pardons. 

A  peine  eut-il  achevé  ces  paroles  y  que  le 
Barmecide ,  au  lieu  de  fe  mettre  en  colère  , 
fe  prit  à  rire  de  toute  fa  force.  Il  y  a  long- 
temps ,  lui  dit-il ,  que  je  cherche  un  homme 
de  votre  caractère....  Mais ,  nVe?  dit  Schehe- 
razade,  au  fultan  des  Indes  ?  je  ne  prends 
pas  garde  qu'il  eft  jour.  Schahriar  fe  leva 
aufïitôt,  ck  la  nuit  fuivante ,  la  fultane  con~ 
tinua  de  parler  dans  ces  termes  : 


CLXXXIK    NUIT. 

SiRE,  le  barbier  pourfuivant  l'hiftoïre  de 
fon  fixième  frère  :  Le  Barmecide,  ajouta-t- 
il,  fit  mille  careifes  à  Schacabac.  Non-feu- 
lement, lui  dit-il ,  je  vous  pardonne  le  coup 
que  vous  m'avez  donné  ?  je  veux  même 
déformais  que  nous  foyons  amis  5  &c  que 
vous  n'ayez  pas  d'autre  maifon  que  la  mienîîe» 

R  vj 


30  Les  mille  et  une  Nuits. 

Vous  avez  eu  la  complai  fan  ce  de  vous  a«~ 
comrnoder  à  mon  humeur ,  ck  la  patience 
de  foutenir  la  pîaifanterie  jufqu'au  bout  ; 
mais  nous  allons  manger  réellement.  En 
achevant  ces  paroles,  il  frappa  des  mains.  > 
ck  commanda  à  plufieurs  domeiliques  qui 
parurent,  d'apporter  la  table  ck  de  fervlr. 
ïl  (ut  obéi  promptement ,  &  mon  frère  fut 
régalé  des  mêmes  mets  "dont  il  n'avoit  goûté 
qu'en  idée.  L.orfqu'on  eut  deffervi,  on  ap- 
porta du  vin  9.  ck  en  même  temps  un  nom- 
bre d'efclaves  belles  ek  richement  habillées  ^ 
entrèrent  ck  chantèrent  au  fon  des  inflru.- 
mens  quelques  airs  agréables.  Enfin  %  S  char 
cabac  eut  tout  fujet  d'être  content  des 
bontés  ck  des  honnêtetés  du  Barmecide  , 
qui  le  goûta  ,  en  ufa.  avec  lui  familièrement, 
ck  lui  fit  donner  un  habit  de  fa  garde-robe., 
Le  Barmecide  trouva  dans  mon  frère  taïït 
d'efprit*  ck  une  fi  grande,  intelligence  en 
toutes  chofes ,  que  peu  de  jours  après  il:  lui 
confia  le  foin  de  toute  fa  maifon  ck  de  tou- 
tes fes  affaires.  Mon  frère  s'acquitta  fort 
bien  de  fon  emploi  durant  vingt  années. 
Au  bout  de  ce  temps- la  ^  le  généreux  Bar- 
mecide,  accablé  de  vieille  fie  ,  mourut  ;  ck 
n'ayant  pas  lauTé  d'héritiers ,.  on  connfqua 
tous  fes  biens  au  profit  du  prince.  On  deh 


C  L  X  X  X  I  Ie.  Nuit.  397 
pouilîa  mon  frère  de  tous  ceux  qu'il  avoit 
amaiïes  ;  de  forte  que  fe  voyant  réduit  à 
fon  premier  état  ,  il  fe  joignit  à  une  cara^ 
vane  de  pèlerins  de  la  Mecque  )  dans  le 
defTein  de  faire  ce  pèlerinage  à  la  faveur 
de  leurs  charités.  Par  malheur ,  la  caravane 
fur  attaquée  .&  pillée  par  un  nombre  de 
bédouins  (1)  fupérieur  à  celui  des  pèlerins. 
Mon  frère  fe  trouva  ejclave  d'un  bédouin  , 
qui  lui  donna  la  baftonade  pendant  pîuiîeurs 
jours  ,  pour  l'obliger  à  fe  racheter.  Schaca- 
bac  lui  protefia  qu'il  le  maltraitoit  inutile- 
ment. Je  fuis  votre  efclave  ?  lui  difoit  -  il  y 
vous  pouvez  difpofer  de  moi  à  votre  vo- 
lonté ;  mais  je  vous  déclare  que  je  fuis  dans 
îa  dernière  pauvreté ,  &  qu'il  n'eft  pas  eri 
mon  pouvoir  de  me  racheter.  Enfin,  mon 
frère  eut  beau. lui  expofer  toute  fa  misère, 
ck  tâcher  de  le  fléchir  par  fes  larmes  5  le 
bédouin  fut  impitoyable  ;  &  de  dépit  de  fe 
voir  fruitré  d'une  fomme  considérable  fur 
laquelle  il  avoit  compté  ,  il  prit  fon  cou- 
teau et  lui  fendit  les  lèvres,  pour  fe  venger, 
par  cette  inhumanité?  de  la  perte  qu'il  croyok 
avoir  faite. 

(  î  )  Les  bédouins  font  des  Arabes-  errans  par  les 
déTerts ,  qui  pillent  les  caravanes  quand  elles  ne  ÎQixk 
jpas  affez  fortes  pour  leur  réGiicr. 


39$  Les  mille  et  une  Nuits. 

Le  bédouin  avoit  une  femme  aiTez  jolie  ? 
ck  fou  vent  9  quand  il  allait  faire  fes  courfes  y 
il  laifToit  mon  frère  feu!  avec  elle.  Alors  la 
femme  n'oublioit   rien  pour  confoler   mon 
frère  de  fa  rigueur  de  l'efclavage.  Elle  lui 
faifoit  affez  connoître  qu'elle  l'aimoit  ;  mais 
il  n'ofoit  répondre  à  fa  paillon  ,  de  peur  de 
s'en   repentir  ,  &t  il  évitoit  de  fe   trouver 
fèul  avec  elle,  autant  qu'elle  cherchoit  Toc- 
caflon  d'être  feule  avec  lui.  Elle  avoit  une 
fi  grande  habitude  de  badiner  &  de  jouer 
avec    Schacabac  ,     toutes  les    fois   qu'elle 
îe  voyoit5  que  cela  lui  arriva  un  jour  en 
préfence  de  fon  cruel  mari.  Mon  frère  ,  fans 
prendre  garde  qu'il  les  obfervoit ,  s'avifa? 
pour  fes  péchés.?  de  badiner  auffî  avec  elle.  Le 
bédouin  s'imagina  aufïitôt  qu'ils  vivoient  tous 
deux  dans  une  intelligence  criminelle  ;  &  ce 
foupçon  le  mettant  en  fureur,  il  fe  jeta  fur 
mon  frère  ;  &  après  l'avoir  mutilé  d'une 
manière  barbare,  il  le  conduifk  fur  un  cha- 
meau au  haut  d'une  montagne  déferre ,  où 
il  le  laiffa.  La  montagne  étoit  fur  îe  che- 
min de  Bagdad  ,   de  forte  que  les  paffans 
qui  Tavoient  rencontré  me  donnèrent  avis 
du  lieu  où  il  étoit.  Je  m'y  rendis  en  dili- 
gence. Je  trouvai  l'infortuné  Schacabac  dans 
un  état  déplorable,  Je  lui  donnai  le  fecours 


CLXXXIK  Nuit.  399 
dont  il  avoit  befoin  ,  6k  le  ramenai  dans 
la  ville. 

Voilà  ce  que  je  racontai  au  calife  Mof^- 
tanfer  Billah ,  ajouta  le  barbier.  Ce  prince 
m'applaudit  par  de  nouveaux  éclats  de  rire, 
C'eft.  préfentement ,  me  dit -il,  que  je  ne 
puis  douter  qu'on  ne  vous  ait  donné  ,  à 
jufle  titre?  le  furnom  de  filencieux  :  per- 
fonne  ne  peut  dire  le  contraire.  Pour  cer- 
taines caufes  néanmoins  y  je  vous  commande 
de  fortir  au  plutôt  de  la  ville.  Allez  ,  6k  que 
je  n'entende  plus  parler  de  vous.  Je  cédai 
à  la  néceilité ,  6k  voyageai  pluiieurs  années 
dans  des  pays  éloignés.  J'appris  enfin  que 
le  calife  étoit  mort  ;  je  retournai  à  Bagdad 9 
où  je  ne  trouvai  pas  un  feul  de  mes  frères 
en  vie.  Ce  fut  à  mon  retour  en  cette  ville  9 
que  je  rendis  au  jeune  boiteux  le  fervice 
important  que  vous  avez  entendu.  Vous  êtes 
pourtant  témoins  de  ion  ingratitude ,  6k  de  la 
manière  injurieufe  dont  il  m'a  traité.  Au 
lieu  de  me  témoigner  de  la  reconnoillance  % 
il  a  mieux  aimé  me  fuir  6k  s'éloigner  de  fois 
pays.  Quand  j'eus  appris  qu'il  n'étoit  plus  à 
Bagdad' j  quoique  perfonne  ne  me  fut  dire 
au  vrai  de  quel  côté  il  avoit  tourné  {es  pas, 
je  ne  laifTai  pas  toutefois  de  me  mettre  en 
chemin  pour  le  chercher.  Il  y  a  long-temps 


"400  Les  mille  et  une  Nuits. 
que  je  cours  de  province  en  province  ,  &£ 
lorfque  j'y  penfois  le  moins,  je  l'ai  rencon- 
tré aujourd'hui.  Je  ne  m'attendois  pas  à  le 
voir  ii  irrité  contre  moi. 

Scheherazade ,  en  cet  endroit?  s'apper- 
cevant  qu'il  étoit  jour ,  fe  tut  j  ck  la  nuit 
fuivante,  elle  réprit  ainfi  le  fil  de  Ton  difcours: 


C  L  X  X  X 1 1  Ie.    NUIT. 

OIRE  3  le  tailleur  acheva  de  raconter  au 
iultan  de  Cafgar  Thifloire  du  jeune  boiteux 
ck  du  barbier  de  Bagdad  5  de  la  manière 
que  j'eus  l'honneur  de  dire  hier  à  votre 
majefté  :  Quand  le  barbier,  continua-t-il? 
eut  fini  fon  hiftoire  ,  nous  trouvâmes  que 
le  jeune  homme  n'avoit  pas  eu  tort  de 
Faccufer  d'être  un  grand  parleur.  Néan- 
moins nous  voulûmes  qu'il  demeurât  avec 
nous  ,  6k  qu'il  fût  du  régal  que  le  maître 
de  la  maifon  nous  avoir  préparé.  Nous 
nous  mîmes  donc  à  table  >  &  nous  nous 
réjouîmes  jufqu'à  la  prière  d'entre  le  midi 
ck  le  coucher  du  foîeil.  Alors  toute  la  com- 
pagnie fe  fépara  ,  6k  je  vins  travailler  à  ma 
boutique,  en  attendant  qu'il  fût  temps  de  m'en 
retourner  chez  moi. 


CLXXXIIP.  Nuit.  4oî 
Ce  fnc  dans  cet  intervalle  que  le  petit 
boflu,  à  demi-ivre  ,  fe  préfenta  devant  ma 
boutique  ,  qu'il  chanta  &  jouadefon  tam- 
bour de  bafque.  Je  crus  qu'en  l'emmenant 
au  logis  avec  moi ,  je  ne  manquerois  pas 
de  divertir  ma  femme  ;  c'eit.  pourquoi  je 
l'emmenai.  Ma  femme  nous  donna  un  plat 
de  poifTon.>  &  j'en  fervis  un  morceau  au 
boffu ,  qui  le  mangea  fans  prendre  garde 
qu'il  y  avoit  une  arrête.  Il  tomba  devant 
nous  fans  fentiment.  Après  avoir  en  vain 
efTayé  de  le  fecourir,  dans  l'embarras  ou 
nous  mit  un  accident  û  funefte  ,  ck  dans 
la  crainte  qu'il  nous  caufa  ,  nous  n'héfitâmes 
point  à  porter  le  corps  hors  de  chez  nous  , 
ck  nous  le  fîmes  adroitement  recevoir  chez 
3e  médecin  juif.  Le  médecin  juif  le  defcen- 
dit  dans  la  chambre  du  pourvoyeur  ,  &  le 
pourvoyeur  le  porta  dans  la  rue,  où  on  a 
cru  que  le  marchand  l'avoit  tué.  Voilà  9 
fire ,  ajouta  le  tailleur  ,  ce  que  j'avois  à 
dire  pour  fatisfaire  votre  majeiié.  G'efl  à 
elle  à  prononcer  fi  nous  fommes  dignes  de 
fa  clémence  ou  de  fa  colère  y  de  la  vie  ou  de 
la  mort. 

Le  fultan  de  Cafgar  laifla  voir  fur  fon 
vifage  un  air  content,  qui  redonna  la  vie 
au  tailleur  <k  à  fes  camarades,  Je  ne  puis 


4ôi  Les  mille  et  une  Nuits. 

difcon  venir,  dit-il  5  que  je  ne  fois  plus  frappé 
de  l'hiftoire  du  jeune  boiteux  ,  de  celle  du 
barbier  &  des  aventures  de  fes  frères  9  que 
de  l'hiftoire  de  mon  bouffon  ;  mais  avant 
que  de  vous  renvoyer  chez  vous  tous 
quatre  ,  ck  qu'on  enterre  le  corps  du  bofîu  •> 
je  voudrois  voir  ce  barbier  qui  eft  caufe 
que  je  vous  pardonne.  Puifqu'il  fe  trouve 
dans  ma  capitale,  il  eft  aifé  de  contenter 
ma  curiofité.  En  même  temps  il  dépêcha 
un  huiffier  pour  l'aller  chercher  ,  avec  le 
tailleur  ,  qui  favoit  où  il  pourroit  être. 

L'huiflier  &  le  tailleur  revinrent  bientôt, 
ck  amenèrent  le  barbier  >  qu'ils  préfentèrent 
au  fultan.  Le  barbier  étoit  un  vieillard  qui 
pouvoit  avoir  quatre-vingt-dix  ans.  Il  avoit 
la  barbe  ck  les  fourcils  blancs  comme  neige , 
les  oreilles  pendantes  ck  le  nez  fort  long. 
Le  fultan  ne  put  s'empêcher  de  rire  en  le 
voyant.  Homme  filencieux  ,  lui  dit-il  5  j'ai 
appris  que  vous  faviez  des  hiftoires  merveil- 
leufes  ,  voudriez-vous  bien  m'en  raconter 
quelques-unes  ?  Sire  ,  lui  répondit  le  barbier  j 
laiftons-là  9  s'il  vous  plaît ,  pour  îepréfent, 
les  hiftoires  que  je  puis  fa  voir.  Je  fupplie 
très-humblement  votre  majefté  de  me  per- 
mettre  de  lui  demander  ce  que  font  ici  de- 
vant elle  ce   chrétien  ;  ce  juif  ;  ce  muful* 


CLXXXIVe.    Nuit.     40$ 

man,  &c  ce  borïu  mort  que  je  vois  là  étendu 
par  terre.  Le  fultan  fourit  de  la  liberté  du 
barbier  ,  &  lui  répliqua  :  qu'efl-ce  que  cela 
vous  importe  ?  Sire  y  repartit  le  barbier ,  il 
m'importe  de  faire  la  demande  que  je  fais* 
afin  que  votre  majeflé  fâche  que  je  ne 
fuis  pas  un  grand  parleur,  comme  quelques- 
uns  le  prétendent ,  mais  un  homme  juge- 
ment appelé  le  (îlencieux. 

Scheherazade ,  frappée  par  la  clarté  du 
jour ,  qui  commençoit  à  éclairer  l'apparte- 
ment du  fultan  des  Indes ,  garda  le  filence 
en  cet  endroit,  &  continua  ainfl  la  nuit 
Suivante  : 


CL  XX  XI  Ve.    NUIT. 

OIRE  y  le  fultan  de  Cafgar  eut  la  complaî- 
fance  de  fatisfaire  la  curiofîté  du  barbier.  II 
commanda  qu'on  lui  racontât  l'hiftoire  du 
petit  boiîu ,  puifqu'il  paroifToit  le  fouhaiter 
avec  ardeur.  Lorfque  le  barbier  l'eut  en- 
tendue y  il  branla  la  tête  ?  comme  s'il  eût 
voulu  dire  qu'il  y  avoit  là-defïbus  quelque 
chofe  de  caché  qu'il  ne  comprenoit  pas. 
Véritablement  ,  s'écria-t-il  ,  cette  hiftoire 
eft  furprenante  j  mais    je    fuis    bien  -  aife 


r4ô4  Les  mille  et  une  Nuits. 
d'examiner  de  près  ce  boiTu.  Il  s'en  apprô- 
cha  ,  s'afîit  par  terre  }  prit  la  tête  fur  Tes 
genoux  ,  &  après  l'avoir  attentivement  re- 
gardée j  il  fit  tout-à-coup  un  fi  grand  éclat 
de  rire  ck  avec  fi  peu  de  retenue  ,  qu'il  fe 
laiïïa  aller  fur  le  dos  à  la  renverfe  ,  fans 
considérer  qu'il  étoit  devant  le  fultan  de 
Cafgar.  Puis  fe  relevant  fans  cefTer  de  rire  : 
On  le  dit  bien ,  &  avec  raifon ,  s'écria-t- 
il  encore  ,  qu'on  ne  meurt  pas  fans  caufe. 
Si  jamais  hifroire  a  mérité  d'être  écrite  en 
lettres  d'or  >  c'élr.  celle  de  ce  boffu. 

A  ces  paroles ,  tout  le  monde  regarda 
le  barbier  comme  un  bouffon  ,  ou  comins 
un  vieillard  qui  avoit  l'efprit  égaré.  Homme 
iilencieux ,  lui  dit  le  fultan  ;>  parlez-moi: 
qu'avez- vous  donc  à  rire  fî  fort  ?  Sire  •>  ré- 
pondit le  barbier  ,  je  jure  par  l'humeur  bien- 
faisante de  votre  majeflé  ,  que  ce  bo/Tu 
n'efr.  pas  mort  ;  il  eft  encore  en  vie  ,  & 
je  veux  parler  pour  un  extravagant ^  fi  je 
ne  vous  le  fais  voir  à  Fheure  même.  En 
achevant  ces  mots  ,  il  prit  une  boîte  où  il 
y  avoit  plufieurs  remèdes  ,  qu'il  portoit  fur 
lui  pour  s'en  fervir  dans  l'occafion  ?  6c  il 
en  tira  une  petite  fiole  baliamique ,  dont  il 
frotta  long-temps  le  cou  du  boffu.  Enfuite 
il  prit  dans  fon  étui  un  ferrement  fort  pro- 


CL XXXIVe.    Nuit,     40? 

pre  qu'il  lui  mit  entre  les  dents  ;  ck  après 
lui  avoir  ouvert  la  bouche,  il  lui  enfonça 
dans  le  gofier  de  pentes  pincettes  ,  avec 
quoi  il  tira  le  morceau  de  poirïbn  ck  l'ar- 
rête, qu'il  fit  voir  à  tout  le  monde.  Auflitôt 
le  bofTu  éternua  y  étendit  les  bras  ck  les 
pieds  ,  ouvrit  les  yeux  ?  Ôk  donna  plusieurs 
autres  fignes  de  vie. 

Le  fultan  de  Cafgar  ck  tous  ceux  qui 
furent  témoins  d'une  fi  belle  opération  j 
furent  moins  iurpris  de  voir  revivre  le  borTuj 
après  avoir  pafïé  une  nuit  entière  ck  la  plus 
grande  partie  du  jour  fans  donner  aucun 
ligne  de  vie,  que  du  mérite  6k  de  la  ca- 
pacité du  barbier  •>  qu'on  commença.*  malgré 
fes  défauts ,  à  regarder  comme  un  grand 
perfonnage.  Le  fultan  ,  ravi  de  joie  ck  d'ad- 
miration ,  ordonna  que  l'hiftoire  du  bofTu 
fût  mife  par  écrit  avec  celle  du.  barbier  ; 
afin  que  fa  mémoire  ,  qui  méritoit  fi  bien 
d'être  confervée  ,  ne  s'en  éteignît  jamais. 
Il  n'en  demeura  pas  là  ;  pour  que  le  tail- 
leur ,  le  médecin  juif  v  le  pourvoyeur,  ck 
le  marchand  chrétien  5  ne  fe  reffouvinrlent 
qu'avec  plaiiîr  de  l'aventure  que  l'accident 
du  bofïu  leur  avoit  caufée  ,  il.  ne  les  ren- 
voya chez  eux  qu'après  leur  avoir  donné 
à  chacun  une  robe  fort  riche  ;  dont  il  les  ûx 


406  Les  mille  et  une  Nuits. 
revêtir  en   fa  préfence.  A  l'égard  du  bar« 
foierj  il  l'honora  d'une  grofTe  penfïon ,  &:  le 
retint  auprès  de  fa  perfonne. 

La  fultane  Scheherazade  finit  ainfi  cette 
longue  fuite  d'aventures ,  auxquelles  la  pré- 
tendue mort  du  boiTu  avoit  donné  occasion. 
Comme  le  jour  parohToit  déjà  5  elle  fe  tut  ; 
ck  fa  chère  fœur  Dinarzade  voyant  qu'elle 
ne  parloit  plus  3  lui  dit  :  Ma  princeffe  3  ma 
fultane,  je  fuis  d'autant  plus  charmée  de 
l'hiftoire  que  vous  venez  d'achever,  qu'elle 
finit  par  un  accident  à  quoi  je  nem'atten- 
dois  pas.  J'avois  cru  le  boffu  mort  abfolu- 
ment.  Cette  furprife  m'a  fait  plaifïr ,  dit 
Schahriarj  auffi-bien  que  les  aventures  des 
frères  du  barbier.  L'hiftoire  du  jeune  boi- 
teux de  Bagdad  m'a  encore  fort  divertie  5 
reprit  Dinarzade.  J'en  fuis  bien  -  aife  ,  ma 
chère  fceur,  dit  la  fultane;  &  puifque  j'ai 
eu  le  bonheur  de  ne  pas  ennuyer  le  fultan , 
notre  feigneur  6k  maître ,  fi  fa  majefté  me 
faifoit  encore  la  grâce  de  me  conferver  la 
vie  ,  j'aurois  l'honneur  de  lui  raconter  de- 
main l'hiftoire  des  amours  d'Aboulhaftan 
Ali  Ebn  Becar  &  de  Schemfelnihar  ?  favo- 
rite du  calife  Haroun  Alrafchid  ,  qui  n'eft 
pas  moins  digne  de  fon  attention  &  de  là 
yotxs  que  l'hiftoire  du  boffu.  Le  fultan  des 


CL  XX  XVe.  Nuit.  407 
îndes  y  qui  étoit  allez  content  des  chofes 
dont  Scheherazade  lavoit  entretenu  jufqu'a- 
lors,  fe  laifîa  aller  au  plaifir  d'entendre 
encore  l'hiftoire  qu'elle  lui  piomettoit. 

Il  Te  leva  pour  faire  fa  prière  &  tenir 
fon  confeil,  fans  toutefois  rien  témoigner 
de  fa  bonne  volonté  à  la  fultane. 


C  L  X  X  X  Ve.    NUIT. 

DiNARZADE  3  toujours  foigneufe  d'éveil- 
ler fa  fœur ,  l'appela  cette  nuit  à  l'heure 
ordinaire  Ma  chère  fœur  ,  lui  dit  elle  ,  le 
jour  paroîtra  bientôt  ;  je  vous  fupplie,  en  at- 
tendant 3  de  nous  raconter  quelqu'une  de 
ces  hiftôîres  agréables  que  vous  favez.  Il 
n'en  faut  pas  chercher  d'autre  3  dit  Schah- 
riar  ,  que  celle  des  amours  d'Aboulhanan 
AliEbnBecar  ck  de  Schemfelnihar5  favorite 
du  calife  Haroun  Alrafchid.  Sire  3  dit  Sche- 
herazade, je  vais  contenter  votre  curiofité. 
En  même  temps  >  elle  commença  de  cette 
manière  ; 


j 


^o8  Les  mille  et  une  Nuits, 

Hifiolrc  £  Aboulhaffan  Ali  Ebn  Becar  9 
&  de  S  chemfelnihar ,  favorite  du  calife 
Haroun  Alrafchid, 

Sous  le  règne  du  caîife  Haroun  Alrafchid  , 
11  y  avoit  à  Bagdad  un  droguifte.  qui  fe 
nominoit  AboulhafTan  EbnThaher,  homme 
ptiifîamment  riche  ;  bien  fait  6k  très-agréable 
de  fa  perfonne.  Il  avoit  plus  d'efprit  6k  de 
politefTe  que  n'en  ont  ordinairement  les  gens 
de  fa  profeflion  ;  ck  fa  droiture ,  fa  Sincérité, 
ck  l'enjouement  de  fon  humeur  ,  le  faifoient 
aimer  6k  rechercher  de  tout  le  monde.  Le 
caîife?  qui'connoiffoit  fon  mérite  ,  avoit  en 
lui  une  confiance  aveugle.  Il  Feilimoit  tant  > 
qu'il  fe  repofoit  fur  lui  du  foin  de  faire  four- 
nir aux  dames  fes  favorites  toutes  les  choies 
dont  elles  pouvoient  avoir  befoin.  C'étoit  lui 
qui  choiliffoit  leurs  habits  ,  leurs  ameuble- 
snens  6k  leurs  pierreries  3  ce  qu'il  faifoit  avec 
un  goût  admirable. 

Ses  bonnes  qualités  6k  la  faveur  du  calife 
attir oient  chez  lui  les  fils  des  émirs  6k  des 
autres  officiers  du  premier  rang  ;  fa  maifon 
étoit  le  rendez  -  vous  de  toute  la  nobîefTe 
de  la  cour.  Mais  parmi  les  jeunes  feigneurs 
<qui  Falloient  voir  tous  les  jours;  il  y  en 

avoit 


C  L  X  X  X  Ve.    Nuit.      409 

avoit  un  qu'il  confidéroit  plus  que  tous 
les  autres  ?  &c  avec  lequel  il  avoit  contracté 
une  amitié  particulière.  Ce  feigneur  s'appe- 
loit  Aboulhaflan  Ali  Ebn  Bezar  ,  &  tiroit 
fon  origine  d'une  ancienne  famille  royale 
de  Perfe.  Cette  famille  fubfiftoit  encore  à 
Bagdad ,  depuis  que  par  la  force  de  leurs 
armes  ,  les  mufulmans  avoient  fait  la  con- 
quête de  ce  royaume.  La  nature  fembloit 
avoir  pris  plaifir  à  rafTembler  dans  ce  jeune 
prince  les  plus  rares  qualités  du  corps  Se 
de  l'efprit.  Il  avoit  le  vifage  d'une  beauté 
achevée ,  la  taille  fine ,  un  air  aifé  >  &  une 
phyiionomie  fi  engageante,  qu'on  ne  pou- 
voit  le  voir  fans  l'aimer  d'abord.  Quand  il 
parioit,  il  s'exprimoit  toujours  en  des  ter- 
mes propres  &  choiiis,  avec  un  tour  agréa- 
ble Se  nouveau  :  le  ton  de  fa  voix  avoit 
même  quelque  chofe  qui  charmoit  tous 
ceux  qui  l'entendoient.  Avec  cela,  comme 
il  avoit  beaucoup  d'efprit  ôc  de  jugement  % 
il  penfoit  6c  parloit  de  toutes  chofes  avec 
une  juftefle  admirable.  Il  avoit  tant  de  rete- 
nue ck  de  modeftie ,  qu'il  n'avançoit  rien 
qu'après  avoir  pris  toutes  les  précautions 
pofîibles ,  pour  ne  pas  donner  lieu  de  foup- 
çonner  qu'il  préférât  fon  fentiment  à  celui 
des  autres. 

Tome  V1ÎU  S 


^io  Les  mille  et  une  Nuits. 

Etant  fait ,  comme  je  viens  de  le  repré- 
senter, il  ne  faut  pas  s'étonner  fi  Ebn 
Thaher  l'avoit  diftingué  des  autres  jeunes 
feigneurs  de  la  cour5  dont  la  plupart  avoient 
les  vices  oppofés  à  fes  vertus.  Un  jour  que 
ce  prince  étoit  chez  Ebn  Thaher  5  ils  virent 
arriver  une  dame  montée  fur  une  mule 
noire  Se  blanche ,  au  milieu  de  dix  femmes 
efclaves  qui  Taçcompagnoient  à  pied  y  toutes 
fort  belles,  autant  qu'on  en  pouvoit  juger 
à  leur  air  3  &  au  travers  du  voile  qui  leur 
couvroit  le  vifage.  La  dame  avoit  une  cein- 
ture couleur  de  rofe,  large  de  quatre  doigts, 
fur  laquelle  éclatoient  des  perles  ck  des  dia- 
rnans  d'une  groifeur  extraordinaire  ;  &  pour 
fa  beauté  ,  il  étoit  aifé  de  voir  qu'elle  fur- 
pafloit  celle  de  fes  femmes?  autant  que  la 
pleine  lune  furpafTe  le  croifTant  qui  n'en1  que 
de  deux  jours.  Elle  venoit  de  faire  quelque 
emplette  ;  &t  comme  elle  avoit  à  parler  à 
Ebn  Thaher,  elle  entra  dans  fa  boutique, 
qui  étoit  propre  &C  fpacieufe  3  &  il  la  reçut 
avec  toutes  les  marques  du  plus  profond 
refpecl: ,  en  la  priant  de  s'afTeoir  ,  ô*  lui 
montrant  de  la  main  la  place  la  plus  ho- 
norable. 

Cependant  le  prince  de  Perfe  ne  voulant 


CL  XX  XVe.    Nuit.      411 

pas  laiiïer  parler  une  Ci  belle  occafion   de 
faire  voir  fa  politeffe  ck  fa  galanterie  ,   ac- 
commodôit  le  couffin  d'étoffe  à  fond  d'or 
qui -de voit  fervir  d'appui  à  la  dame;  après 
quoi  il  fe  retira  promptemerït  pour  qu'elle 
s'afsît.  Enfuite  ,  l'ayant  faluée  en  baifant  le 
tapis  à  fes  pieds ,  il  fe  releva  ck  demeura 
debout  devant  elle  au  bas  du  fophâ.  Comme 
elle  en  ufoit  librement  chez  Ebn  Thaher, 
elle  ôta  fon  voile,  ck  fit  briller  aux  yeux 
du  prince  de  Perfe  une  beauté  fi  extraor- 
dinaire ,  qu'il  en  fut  frappé  jufqu'au  cœur. 
De  fon  côté  ,  la  dame  ne  put  s'empêcher 
de  regarder  le  prince  ,  dont  la  vue  fit  fur 
elle  la  même  impreffion.  Seigneur  y  lui  dit- 
elle  d'un  air  obligeant  5  je  vous  prie  de  vous 
affeoir.  Le  prince  de  Perfe  obéit  >  Ôk  s'affit 
fur  le  bord  du  fopha.  Il  avoit  toujours  les 
yeux  attachés  fur  elle  5  &  il  avaloit  à  longs 
traits  le  doux  poifon  de  l'amour.  Elle  s'ap- 
perçut  bientôt  de  ce  qui  fe  paffoit  en  fon 
ame,  ck  cette  découverte  acheva  de  l'en- 
flammer pour  lui.  Elle  fe  leva>  s'approcha 
d'Ebn  Thaher,  ck  après  lui  avoir  dit  tout 
bas  le  motif  de  fa  venue ,  elle  lui  demanda 
le   nom   ck  le  pays  du  prince  de   Perfe. 
Madame  5  lui  répondit  Ebn   Thaher,    ce 
!  Jeune  feigneur ,  dont  vous  me  parlez  >  fe 

S  ij 


41%  Les  mille  et  une  Nuits. 
nomme  AboulhaîTan  Ali  Ebn  Becar ,  &t  eft 
prince  de  race  royale. 

La  dame  fut  ravie  d'apprendre  que  la 
perfonne,  qu'elle  aimoit  déjà  paflionnément, 
fût  d'une  11  haute  condition.  Vous  voulez 
dire ,  fans  doute ,  reprit-elle ,  qu'il  defcend 
-des  rois  de  Perfe  ?  Oui ,  madame  ,  repartit 
Ebn-Thaher,  les  derniers  rois  de  Perfe  font 
les  ancêtres  ;  &  depuis  la  conquête  de  ce 
royaume,  les  princes  de  fa  maifon  fe  font 
toujours  rendus  recommandables  à  la  cour 
de  nos  califes.  Vous  me  faites  un  grand 
plaifir ,  dit-elle ,  de  me  faire  connoître  ce 
jeune  feigneur.  Lorfque  je  vous  enverrai 
cette  femme  ,  ajouta- t-elle  en  lui  montrant 
une  de  fes  efclaves  ?  pour  vous  avertir  de 
me  venir  voir  }  je  vous  prie  de  l'amener 
avec  vous.  Je  fuis  bien-aife  qu'il  voye  la 
magnificence  de  ma  maifon  ,  afin  qu'il  puhTe 
publier  que  l'avarice  ne  règne  point  à  Bag* 
dad  parmi  les  perfonnes  de  qualité.  Vous 
entendez  bien  ce  que  je  vous  dis.  N'y  man- 
quez pas  ;  autrement  je  ferai  fâchée  contre 
vous  ,  &  ne  reviendrai  ici  de  ma  vie. 

Ebn  Thaher  avoit  trop  de  pénétration 
pour  ne  pas  juger  par  ces  paroles  des  fenti- 
mens  de  la  dame.  Ma  princeiïe  >  ma  reine  % 
repartit-il  9  dieu  me  préferve  de  vous  donner 


CLXXXVI*.  Nuit,  4ï| 
Jamais  aucun  fujet  de  colère  contre  moi* 
Je  me  ferai  toujours  une  loi  d'exécuter  vos 
ordres.  A  cetjte  réponfe  ,  la  dame  prit  congé 
d'Ebn  Thaher  >  en  lui  faifant  une  inclination 
de  tête;  &:  après  avoir  jeté  au  prince  de 
Perfe  un  regard  obligeant ,  elle  remonta  fur 
fa  mule  ck  partit. 

La  fultane  Scheherazade  fe  tut  en  cet  en- 
droit i  au  grand  regret  du  fultan  des  Indes  5 
qui  fut  obligé  de  fe  lever  à  caufe  du  jour  qui 
paroiffoit.  Elle  continua  cette  hiftoire  la  nuit 
Suivante ,  &  dit  à  Schahriar  : 

6'      '     '  ■'    ;  ■  ■  .  ■    '      sa 

C  L  X  X  X  V  Ie.    NUIT. 

SiRE,  le  prince  de  Perfe  ?  éperdument 
amoureux  de  la  dame ,  la  conduifit  des  yeux 
tant  qu'il  put  la  voir ,  &  il  y  avoit  déjà  long- 
temps qu'il  ne  la  voyoit  plus,  qu'il  avoir 
encore  la  vue  tournée  du  côté  qu'elle  avoit 
pris.  Eon  Thaher  l'avertit  qu'il  remarquoit 
que  quelques  perfonnes  l'obfervoient ,  ôc 
commençoient  à  rire  de  le  voir  en  cette 
attitude.  Hélas  ?  lui  dit  le  prince ,  le  monde 
&  vous  auriez  compafîion  de  moi,  lî  vous 
faviez  que  la  belle  dame  qui  vient  de  fortir 
de  chez  vous,  emporte  avec  elle  la  meil-, 

S  iij 


4*4  Les  mille  et  une  Nuits. 

îeure  partie  de  moi-même ,  &  que  le  refte 
€herche  à  n'en  pas  demeurer  féparé.  Appre- 
nez-moi ,  je  vous  en  conjure,  ajouta-t-il* 
quelle  eft  cette  dame  tyrannique,  qui  force 
les  gens  à  l'aimer  fans  leur  donner  le  temps 
de  fe  confulter.  Seigneur  >  lui  répondit  Ebn 
Thaher,  c'eft  lafameufe  (i)  Schemfelnihar  y 
la  première  favorite  du  calife  notre  maître. 
Elle  eft  ainn*  nommée  avec  juflice ,  inter- 
rompit le  prince  ,  puifqu'elle  eft  plus  belle 
que  le  foleil  dans  un  jour  fans  nuage.  Cela 
tû  vrai  ,  répliqua  Ebn  Thaher  ;  auffi  le 
commandeur  des  croyans  l'aime,  ou  plutôt 
l'adore.  Il  m'a  commandé  très-expreilément 
de  lui  fournir  tout  ce  qu'elle  me  deman- 
dera ,  &  même  de  la  prévenir  ?  autant  qu'il 
me  fera  poffible  ,  en  tout  ce  qu'elle  pourra 
défirer. 

Il  lui  parîoit  de  la  forte  afin  d'empêcher 
<m'il  ne  s'engageât  dans  un  amour  qui  ne 
pouvoit  être  que  malheureux  ;  mais  cela  ne 
fervit  qu'à  l'enflammer  davantage.  Je  m'é-. 
tois  bien  douté,  charmante  Schemfelnihar 9 
s'écria- 1 -il,  qu'il  ne  me  feroit  pas  permis 
d'élever  jufqu'à  vous  ma  penfée.  Je  fens  bien 
toutefois  5    "quoique    fans    efpérance   d'être 

(  i  )  Ce  mot  arabe  figuiiie  le  foleit  du  jour. 


CLXXXVK  Nuif,  4ï? 
aimé  de  vous^  qu'il  ne  fera  pas  en  mon 
pouvoir  de  ceiTer  de  vous  aimer.  Je  vous 
aimerai  donc,  &  je  bénirai  mon  fort  d'être 
l'efclave  de  l'objet  le  plus  beau  que;  le  foleil 
éclaire.  Pendant  que  le  prince  de  Perfe  con- 
facroit  ainn*  fon  cœur  à  la  belle  Schemfel- 
nihar^  cette  dame,  en  s'en  retournant  chez 
elle ,  fongeoit  aux  moyens  de  voir  le  prince  9 
ôc  de  s'entretenir  en  liberté  avec  lui.  Elle 
ne  fut  pas  plutôt  rentrée  dans  fon  palais  9 
qu'elle  envoya  à  Ebn  Thaher  celle  de  fes 
femmes  qu'elle  lui  avoit  montrée ,  &  à  qui 
elle  avoit  donné  toute  fa  confiance  i  pour 
lui  dire  de  la  venir  voir  fans  différer  3  avec 
le  prince  de  Perfe.  L'efclave  arriva  à  la  bou- 
tique d'Ebn  Thaher  dans  le  temps  qu'il  par- 
lait encore  au  prince  ^  &  qu'il  s'efforçoit 
de  le  difïuader,  par  les  raiibns  les  plus  for-* 
tes  ,  d'aimer  la  favorite  du  calife.  Comme 
elle  les  vit  enfembîe  :  Seigneurs  >  leur  dit- 
elle  ,  mon  honorable  maîtrefTe  Schemfelnî- 
har,  la  première  favorite  du  commandeur 
des  croyansy  vous  prie  de  venir  à  fon  pa- 
lais y  où  elle  vous  attend.  Ebn  Thaher  5  pour 
marquer  combien  il  étoit  prompt  à  obéir", 
fe  leva  auffitôt  fans  rien  répondre  à  l'efclave  9 
êk  s'avança  pour  la  fuivre  ,  non  fans  quel- 
que répugnance,  Pour  le  prince  ,  il  la  fuivit 

S  iv 


^i6  Les  mille  et  une  Nuits. 

fans  faire  réflexion  au  péril  qu'il  y  avoit  dans 
cette  vifite.  La  préfence  d'Ebn  Thaher,  qui 
avoit  l'entrée  chez  la  favorite  ,  le  mettoit 
îà  -  defïus  hors  d'inquiétude.  Ils  fuivirent 
donc  Pefclave ,  qui  marchoit  un  peu  devant 
eux.  Ils  entrèrent  après  elle  dans  le  palais 
du  calife  >  &  la  joignirent  à  la  porte  du  petit 
palais  de  Schemfelnihar ,  qui  étoit  déjà  ou- 
verte. Elle  les  introduifït  dans  une  grande 
falîe,  où  elle  les  pria  de  s'aiïeoir. 

Le  prince  de  Perfe  fe  crut  dans  un  de 
ces  palais  délicieux  qu'on  nous  promet  dans 
l'autre  monde.  Il  n'avoit  encore  rien  vu  qui 
approchât  de  la  magnificence  du  lieu  où  il 
fe  trouvoit.  Les  tapis  de  pied)  les  couffins 
d'appui,  ck  les  autres  accômpagnemens  du 
fopha  5  avec  les  ameublemens ,  les  orne- 
mens  &  l'architecture ,  étoient  d'une  beauté 
fk  d'une  richefîe  furprenante.  Peu  de  temps 
après  qu'ils  fe  furent  afîis  5  Ebn  Thaher  Se 
lui,  une  efclave  noire ,  fort  propre,  leur 
fervit  une  table  couverte  de  plufieurs  mets 
très-délicats  ,  dont  l'odeur  admirable  faifoit 
juger  de  la  finerTe  des  afTaifonnemens.  Pen- 
dant qu'ils  mangèrent?  l'efclave  qui  les  avoit 
amenés  ne  les  abandonna  point  ;  elle  prit 
un  grand  foin  de  les  inviter  à  manger  des 
ragoûts  quelle   connoifloit  pour   les  meil- 


CLXXXVK    Nuit.      417 

leurs  :  d'autres  efclaves  leur  versèrent  d'ex- 
cellent vin  fur  la  fin  du  repas.  Ils  achevèrent 
enfin  y  6k  on  leur  préfenta  à  chacun  féparé- 
ment  un  baffin  6k  un  beau  vafe  d'or  plein 
d'eau  pour  fe  laver  les  mains  ;  après  quoi 
on  leur  apporta  le  parfum  d'alo'és  dans  une 
caffolette  portative  qui  étoit  aufîi  d'or>  dont 
ils  fe  parfumèrent  la  barbe  6k  l'habillement. 
L'eau  de  fenteur  ne  fut  pas  oubliée  :  elle  étoit 
dans  un  vafe  d'or  enrichi  de  diamans  6k  de 
rubis  ,  fait  exprès  pour  cet  ufage ,  6k  elle 
leur  fut  jetée  dans  Tune  6k  dans  l'autre  main> 
qu'ils  fe  pafsèrent  fur  la  barbe  6k  fur  tout  le 
vifage?  félon  la  coutume.  Ile  fe  mirent  à 
leur  place  ;  mais  ils  étoient  à  peine  aflisj  que 
l'efclave  les  pria  de  fe  lever  6k  de  la  fuivre. 
Elle  leur  ouvrit  une  porte  de  la  falle  où  ils 
étoient  >  6k  ils  entrèrent  dans  un  vafte  fal- 
lon  d'une  ftru&ure  merveilleufe.  C'étoit  un 
dôme  d'une  figure  des  plus  agréables ,  fou- 
tenu  par  cent  colonnes  d'un  beau  marbre 
blanc  comme  de  l'albâtre.  Les  bafes  6k  les 
chapiteaux  de  ces  colonnes  étoient  ornés 
d'animaux  à  quatre  pieds ,  6k  d'oifeaux  dorés 
de  différentes  efpèces.  Le  tapis  de  pied  de  ce 
fallon  extraordinaire  5  compofé  d'une  feule 
pièce  à  fond  d'or ,  rehaufle  de  bouquets  de 
xofes  de  foie  rouge  6k  blanche ,  6k  le  dôme 

S  v 


418  Les  mille  et  une  Nuits. 

peint  de  même  à  l'arabefaue^  offroient  à 
la  vue  un  objet  des  plus  charmans.  Entre 
chaque  colonne  il  y   avoit  un  petit  fopha 
garni  de  la  même  forte  ,  avec  de   grands 
vafes  de  porcelaine  ^  de  cryital,  de  jafpe* 
de  jayet ,  de  porphire  >  d'agathe  ck  d'autres 
matières  précieufes  ?  garnis  d'or  ck  de  pier- 
reries. Les  efpaces  ,  qui  étoient  entre  les 
colonnes  ,  étoient  autant  de  grandes  fenê- 
tres avec  des  avances  à  hauteur  d'appui , 
garnies  de  même  que  les  fophas  j  qui  avoient 
vue  fur  un  jardin  le  plus  agréable  du  monde. 
Ses  allées  étoient  de  petits  cailloux  de  dïfle- 
rentes  couleurs  ^  qui  repréfentoient  le  tapis 
de  pied  du  falîon  en  dôme;  de  manière  qu'en 
regardant  le  tapis  en-dedans  ck  en-dehors, 
il  fembloit  que  le  dôme  ck  le  jardin  3  avec 
tous  les  agrémensj    fuflent  fur  le    même 
tapis.  La  vue  étoit  terminée  à  l'entour,  le 
long  des  allées,  par  deux  canaux  d'eau  claire 
comme  de  î'eau  de  roche  ?  qui  gardoient  la 
jriême  figure  circulaire  que  le  dôme^ck  dont 
l'un  plus  élevé  que   l'autre  lailToit  tomber 
fon  eau  en  nappe  dans  le  dernier  ;  ck  de 
beaux  vafes  de  bronze  dorés  ?  garnis  l'un  après 
l'autre  d'arbriileaux  ck   de   fleurs  ,   étoient 
pofés  fur  celui  -  ci  d'efpace  en  efpace.  Ces 
allées  faifoient  une  fépa^ition  entre  de  grands 


CLXXXVK  N  ù  i  T.  419 
efpaces  plantés  d'arbres  droits  ck  touffus, 
où  mille  oifeaux  formoient  un  concert  mé- 
lodieux y  ck  divertiffoient  la  vue  par  leurs 
vols  divers  ,  ck  par  les  combats  tantôt  inno- 
cens  ck  tantôt  fanglans  qu'ils  fe  livroient 
clans  l'air. 

Le  prince  de  Perfe  ck  Ebn  Thaher  s'arrê- 
tèrent long -temps  à  examiner  cette  grande^ 
magnificence.  A  chaque  chofe,  qui  les  frap- 
poit  )  ils  s'écrioient  pour  marquer  leur  fur-- 
priie  ôc  leur  admiration  \  particulièrement 
le  prince  de  Perfe,  qui  n'avoit  jamais  rien; 
vu  de  comparable  à  ce  qu'il  voyoit  alors. 
Ebn  Thaher ,  quoiqu'il  fur  entré  quelque- 
fois dans  ce  bel  endroit ,  ne  laitToit  pas  d'y 
remarquer  des  beautés  qui  lui   paroiiïbient 
toutes  nouvelles.  Enfin?  ils  ne  fe  îaïïoient 
pas  d'admirer  tant  de  chofes  Singulières ,  6k 
ils  en  étoienr encore  agréablement  occupés, 
Torfqu'ils  apperçurent  une  troupe  de  femmes 
richement  habillées.  Elles  étoient  toutes  allifes 
au-dehors  ck  à  quelque  diflance  du  dôme , 
chacune  fur  un  fiège  de  bois  de  platane  des: 
Indes  ,    enrichi  de  fil  d'argent  à  comparu  - 
mens,  avec  un  infirument  de  mufique  à  îa; 
main  5  ck  elles  n'-attëndoient  que  le  moment 
qu'on  leur  commandât  d'en  jouer. 

Ils  allèrent  tous  deux   fe    mettre   dans 

S  vi 


410  Les  mille  et  une  Nuits. 

l'avance ,  d'où  on  les  voyoit  en  face  \  ck  en 
regardant  à  la  droite  >  ils  virent  une  grande 
cour;  d'où  l'on  montoit  au  jardin  par  des 
degrés  5  ck  qui-  étoit  environnée  de  très- 
beaux  appartenons.  L'efclave  les  avoit  quit- 
tés ;  ck  comme  ils  étoieht  feuîs,  ils  s'entre- 
tinrent quelque  temps.  Pour  vous  ,  qui  êtes 
un  homme  fage,  dit  le  prince  de  Perfe,  je 
ne  doute  pas  que  vous  ne  regardiez  avec 
bien  de  la  fatisfa&ion  toutes  ces  marques  de 
grandeur  ck  de  puhTance.  A  mon  égard,  je 
ne  penfe  pas  qu'il  y  ait  rien  au  monde  de 
plus  furprenant  ;  mais  quand  je  viens  à  faire 
réflexion  que  e'efî:  ici  la  demeure  éclatante 
de  la  trop  aimable  Schemfelnihar  5  ck  que 
e'efl:  le  premier  monarque  de  la  terre  qui 
l'y  retient  ;  je  vous  avoue  que  je  me  crois 
le  plus  infortuné  de  tous  les  hommes.  Iî 
me  paroît  qu'il  n'y  a  point  de  deftinée  plus 
cruelle  que  la  mienne,  d'aimer  un  objet 
fournis  à  mon  rival ,  ck  dans  un  lieu  où  ce 
rival  eft  fT  puhTant ,  que  je  ne  fuis  pas  même 
en  ce  moment  afîuré  de  ma  vie. 

Scheherazade  n'en  dit  pas  davantage  cette 
nuit,  parce  qu'elle  vit  paroître  le  jour.  Le 
lendemain  >  elle  reprit  la  parole  ?  ck  dit  au 
fultan  dQ$  Ikdes  : 


CLXXXVIK    Nuit.     421 


CLXXXVIF.    NUIT. 

SiRE,  Ebn  Thaher  entendant  parler  le 
prince  de  Prince ,  de  la  manière  que  je  le 
difois  hier  à  votre  majefté,  lui  dit  :  Seigneur  * 
plût  à  dieu  que  je  pufle  vous  donner  des 
afïurances  aulîi  certaines  de  l'heureux  fuccès 
de  vos  amours,  que  je  le  puis  de  la  sûreté 
de  votre  vie.  Quoique  ce  palais  iuperbe 
appartienne  au  calife ,  qui  l'a  fait  bâtir  exprès 
pour  Schemfelnihar ,  fous  le  nom  de  Palais 
des  plaifirs  éternels  >  ck  qu'il  faffe  partie  du 
fien  propre  ,  néanmoins  il  faut  que  vous 
fâchiez  que  cette  dame  y  vit  dans  une  en- 
tière liberté.  Elle  n'eft  point  obfédée  d'eu- 
nuques qui  veillent  fur  fes  aérions.  Elle  a  fa 
maifon  particulière^,  dont  elle  difpofe  abfo- 
lument.  Elle  fort  de  chez  elle  pour  aller 
dans  la  ville  >  fans  en  demander  la  permiffion 
à  perfonne  ;  elle  rentre  lorfqu'il  lui  plaît,  ck 
jamais  le  calife  ne  vient  la  voir  qu'il  ne  lui 
ait  envoyé  auparavant  Mefrour  >  chef  de  {es 
eunuques ,  pour  lui  en  donner  avis  &  fe 
préparer  à  le  recevoir.  Ainfî  vous  devez 
avoir  l'efprit  tranquille ,  ck  donner  toute 


4%i  Les  mille  et  une  Nuits.- 

votre  attention  au  concert  dont  je  vois  que 
Schemfelnihar  veut  vous  régaler. 

Dans  le  temps  qu'Ebn  Thah'er  achevoit 
ces  paroles ,  le  prince  de  Perfe  &  lui  virent 
venir  l'efclave  confidente  de  la  favorite  ,  qui 
ordonna  aux  femmes  y  qui  étoient  affifes  de- 
vant eux  5  de  chanter  &  de  jouer  de  leurs 
inftrumens.    Âuffitôt   elles  jouèrent  toutes 
enfemble  >  comme  pour  préluder  ;  &  quand 
elles  eurent  joué  quelque  temps  y  une  feule 
commença  de  chanter  y  &  accompagna  fa 
voix  d'un  luth  >  dont  elle  jouoit  admirable- 
ment bien.  Comme  elle  avoit  été  avertie  du 
fujet  fur    lequel    elle  devoit   chanter ,   les 
paroles  fe  trouvèrent  fi  conformes  aux  fênti- 
mens  du  prince  de  Perfe,  qu'il  ne  put  s'em- 
pêcher de  lui  applaudir  à  la  fin  du  couplet, 
Seroit-il  poffîbîe,  s'écria  -  t-  il,  que  vous 
eufliez  le  don  de  pénétrer  dans  les  cœurs  9 
ck  que  la-  connoiffance  que  vous  avez  de 
ce  qui  fe  paffe  dans  le  mien ,  vous  eût  obli- 
gée à  nous  donner  un  effai  de  votre  voix 
charmante  par  ces  mots  ;  je  ne  m'exprime- 
fois  pas  moi-même  en  d'autres  termes.  La 
femme  ne  répondît  rien  à  ce  difcours  :  elle 
continua  &  chanta  plusieurs  autres  couplets  <> 
dont  ce  prince  fut  fi  touché  ,  qu'il  en  répéta- 
q.utlqu.es-uns,.  les  larmes  aux  yeux  r  ce  qui 


CLXXXVÏI*.  Nuit.  $9 
faifoit  aiTez  connoître  qu'il  s'en  appliquoit  le 
fens.  Quand  elle  eut  achevé  tous  les  cou- 
plets ,  elle  ck  (es  compagnes  fe  levèrent  &£" 
chantèrent  toutes  enfeinble?  en  marquant  par 
leurs  paroles  ,  que  la  pleine  lune  alloitfe  lever 
avec  tout  f on  éclat,  &  quon  la  verrait  bientôt 
s  approcher  du  foleil.  Cela  fignifioit  que  Schéma 
felnihar  alloit  paroître,  ck  que  le  prince  de 
Perfe  auroit  bientôt  le  plaifir  de  la  voir. 

En  effet,  en  regardant  du  côté  delà  cour$ 
Ebn  Thaher  Se  le  prince  de  Perfe  remarqué* 
rent  que  l'efdave  confidente  s'approchoit  9 
ck  qu'elle  étoit  fuivie  de  dix  femmes  noires  y 
qui  apportaient  avec  bien  de  la  peine  un 
grand  trône  d'argent  tnaffif  6k  admirablement 
travaillé  y  qu'elle  fit  pofer  devant  eux  à  une 
certaine  diftance  ;  après  quoi  les  efclaves 
noires  fe  retirèrent  derrière  les  arbres  à  l'en- 
trée d'une  allée,  Enfuite  vingt  femmes  toutes 
belles  6k  très-richement  habillées ,  d'une  pa- 
rure uniforme  5  s'avancèrent  en  deux  files  , 
en  chantant  ck  en  jouant  d'un  infiniment 
qu'elles  tenoient  chacune  y   ck  fe  rangèrent 
auprès  du  trône  autant  d'un  côté  que  de 
l'autre. 

Toutes  ces  chofes  tenoient  le  prince  de 
Perfe  ck  Ebn  Thaher  dans  une  attention, 
d'autant  plus  grande  >.  qu'ils  étoient  curieux 


'414  ^ES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 
de  favoir  à  quoi  elles  fe  termineraient.  En- 
fin ,  ils  virent  paroître  à  la  même  porte  y  par 
où  étoient  venues  les  dix  femmes  noires  qui 
avoient  apporté  le  trône  ck  les  vingt  autres 
qui  venoient  d'arriver  ?  dix  autres  femmes 
également  belles  ck  bien  vêtues ,  qui  s'y  arrê- 
tèrent quelques  momens.  Elles  attendoient 
la  favorite  y  qui  fe  montra  enfin  5  ck  fe  mit 
au  milieu  d'elles. 

Le  jour  qui  commençoit  à  éclairer  l'ap- 
partement de  Schahriar  ,  impofa  lilence  à 
Scheherazade.  La  nuit  fuivante?  elle  pour- 
suivit ainii  : 


CLXXXVIIK    NUIT. 

ScHEMSELNiHAR  fe  mit  donc  au  milieu 
des  dix  femmes  qui  l'avoient  attendue  à  la 
porte.  Il  étoit  aifé  de  la  distinguer ,  autant  par 
fa  taille  ck  par  fon  air  majeltueux  >  que  par 
une  efpèce  de  manteau.,  d'une  étoffe  fort 
légère  >  or  ck  bleu  céleile ,  qu'elle  portoit 
attaché  fur  fes  épaules ,  par-deffus  fon  habil- 
lement ,  qui  étoit  h  plus  propre  ,  le  mieux 
entendu  ck  le  plus  magnifique  que  l'on  puifTe 
imaginer.  Les  perles ,  les  diamans  ck  les  rubis 
qui  lui  fervoient  d'ornement,  n'étoient  pas 


CLXXXVIIP.  Nuit.  'y%$ 
en  confufion  :  le  tout  étoit  en  petit  nombre  ji 
mais  bien  choifi  6k  d'un  prix  ineftimable.  Elle 
s'avança  avec  une  majefté  qui  ne  repréfen- 
toit  pas  mal  le  foleil  dans  fa  courfe  au  milieu 
des  nuages  qui  reçoivent  fa  fplendeur  fans  en 
cacher  l'éclat ,  6k  vint  s'arTeoir  fur  le  trône 
d'argent  qui  avoit  été  apporté  pour  elle. 

Dès  que  le  prince  de  Perfe  apperçut 
Schemfelnihar ,  il  n'eut  plus  d'yeux  que  pour 
elle.  On  ne  demande  plus  de  nouvelles  de  ce 
que  l'on  cherchoit  ,  dit-il  à  Ebn  Thaher, 
d'abord  qu'on  le  voit ,  6k  l'on  n'a  plus  de 
doute  iîtôt  que  la  vérité  fe  manifefte.  Voyez- 
vous  cette  charmante  beauté  ?  Ceft  l'origine 
de  mes  maux;  maux  que  je  bénis ,  6k  que  je 
ne  cefferai  de  bénir  ,  quelque  rigoureux  6k 
de  quelque  durée  qu'ils  puhTent  être.  A  cet 
objet,  je  ne  me  pofTéde  plus  moi-même; 
mon  ame  fe  trouble  >  fe  révolte  ,  je  fens 
qu'elle  veut  m'abandonner.  Pars  donc  ,  ô 
mon  ame  !  je  te  le  permets;  mais  que  ce  foit 
pour  le  bien  6k  la  confervation  de  ce  faible 
corps.  C'en1  vous,  trop  cruel  Ebn  Thaher, 
qui  êtes  caufe  de  ce  défordre  ;  vous  avez  cru 
me  faire  un  grand  pîaifir  de  m'amener  ici, 
ck  je  vois  que  j'y  fuis  venu  pour  achever  de 
me  perdre.  Pardonnez-moi ,  continua-t-il  en 
fe  reprenant ,  je  me  trompe  3  j'ai  bien  voulu 


416  Les  mille  et  une  Nuits. 
venir  j  &  je  ne  puis  me  plaindre  que  de 
moi-même.  Il  fondit  en  larmes  en  achevant 
ces  paroles.  Je  fuis  bien  aife  >  lui  dit  Ebn  Tha- 
her  5  que  vous  me  rendiez  juftice.  Quand  je 
vous  ai  appris  que  Schemfelnihar  étoit  la 
première  favorite  du  calife,  je  l'ai  fait  exprès 
pour  prévenir  cette  paffion  funefle  que  vous 
vous  plaifez  à  nourrir  dans  votre  cœur.  Tout 
ce  que  vous  voyez  ici  doit  vous  en  dégager  3 
&  vous  ne  devez  conferver  que  des  fentimens 
de  reconnoiîTance  ,  de  l'honneur  que  Schem- 
felnihar a  bien  voulu  vous  faire  ,  en  m'or- 
donnant  de  vous  amener  avec  moi.  Rappelez 
donc  votre  raifon  égarée  5  &£  vous  mettez 
en  état  de  paroître  devant  elle  5  comme  la 
bienféance  le  demande.  La  voilà  qui  appro- 
che :  ri  c'étoit  à  recommencer ,  je  prendrois 
d'autres  mefures  ;  mais  puifque  la  chofe  eft 
faite,  je  prie  dieu  que  nous  ne  nous  en  repen- 
tions pas.  Ce  que  j'ai  encore  à  vous  repré- 
fenter  ,  ajouta-t-il ,  c'eft  que  l'amour  eft  un- 
traître  qui  peut  vous  jeter  dans  un  précipice 
d'où  vous  ne  vous  tirerez  jamais. 

Ehn  Thaher  n'eut  pas  le  temps  d'en  dira 
davantage  ,  parce  que  Schemfelnihar  arriva. 
Elle  fe  plaça  fur  fon  trône  >  &  les  falua  tous 
deux  par  une  inclination  de  tête.  Mais  elle 
arrêta  fes  yeux  fur  le  prince  de  Perfe,  ck 


CLXXX  VIIIe.  Nuit.  417 
ils  fe  parlèrent  l'un  &  l'autre  un  langage  muet., 
entremêlé  de  foupirs ,  par  lequel  en  peu  de 
momens  ils  fe  dirent  plus  xle  chofes  qu'ils 
nauroient  pu  s'en  dire  en  beaucoup  de  temps. 
Plus  Schemfelnihar  regardoit  le  prince  ^  plus 
elle  trou  voit  dans  Tes  regards  de  quoi  fe  con- 
firmer dans  la  penfée  qu'il  ne  lui  étoit  pas 
indifférent;  ck  Schemfelnihar  déjà  perfuadée 
de  la  pailîon  du  prince ,  s'eftimoit  la  plus 
heureuie  perfonne  du  monde.  Elle  détourna 
enfin  les  yeux  de  deilus  lui  pour  commander 
que  les  premières  femmes  ,  qui  avoienf  com- 
mencé de  chanter  ,  s*approchaffent.  Elles 
fe  levèrent;  &  pendant  qu'elles  s'avançoient, 
les  femmes  noires  qui  fortirent  de  l'allée  où 
elles  étoient  5  apportèrent  leurs  fiéges  5  &  les 
placèrent  près  de  la  fenêtre  de  l'avance  du 
dôme  ,  où  étoient  Ebn  Thaher  &  le  prince 
de  Perfe ,  de  manière  que  les  lièges  ainfi  dif- 
pofés ,  avec  le  trône  de  la  favorite  &  les  fem- 
mes qu'elle  avok  à  fes  côtés ,  formèrent  un 
demi-cercle  devant  eux. 

Lorfque  les  femmes  qui  étoient  afîifes 
auparavant  fur  ces  fiéges ,  eurent  repris  cha- 
cune leur  place ,  avec  la  permifîian  de  Schem- 
felnihar y  qui  le  leur  ordonna  par  un  ligne  ^ 
cette  charmante  favorite  choifit  une  de  fes 
femmes  pour  chanter,  Cette  femme  >  après 


%i%  Les  mille  et  une  Nuits. 

avoir  employé  quelques  momens  à  mettre 
fon  luth  d'accord ,  chanta  une  chanfon  5  dont 
le  fens  étoit  :  Que  deux  amans  qui  s'aimoient 
parfaitement  avoient  l'un  pour  l'autre  une 
tendreffe  fans  bornes  ;  que  leurs  cœurs  en 
deux  corps  difTérens  n'en  faifoient  qu'un  )  & 
que  lorfque  quelque  obftacle  s'oppofoit  à  leurs 
defîrs ,  ils  pouvoient  fe  dire  les  larmes  aux 
yeux  :  «  Si  nous  nous  aimons  ?  parce  que 
»  nous  nous  trouvons  aimables ,  doit- on  s'en 
»>  prendre  à  nous  ?  qu'on  s'en  prenne  à  la 
»  deiiînée  ». 

Schemfelnihar  laifla  n"  bien  cônnoître  dans 
fes  yeux  &  par  fes  geftes  ?  que  ces  paroles 
dévoient  s'appliquer  à  elle  &  au  prince  de 
Perfe  y  qu'il  ne  put  fe  contenir.  Il  fe  leva  à 
demi ,  &  s'avançant  par-defîus  le  baluftre 
qui  lui  fervoit  d'appui ,  il  obligea  une  des 
compagnes  de  la  femme  qui  venoit  de  chan- 
ter ,  de  prendre  garde  à  fon  action.  Comme 
elle  étoit  près  de  lui  :  Ecoutez-moi  y  lui  dit- 
il  ,  ck  me  faites  la  grâce  d'accompagner  de 
votre  lu^h  la  chanfon  que  vous  allez  enten- 
dre». Alors  il  chanta  Un  air?  dont  les  paroles 
tendres  &  paiîionnées  exprimoient  parfai- 
tement la  violence  de  fon  amour.  D'abord  j 
qu'il  eut  achevé  ,  Schemfelnihar,  fuivant  fon 
exemple^  dit  à  une  de  (es  femmes  ;  Ecoutez- 


CLXXXVIIfc  Nuït.  41$ 
moi  aufîî  5  &:  accompagnez  ma  voix.  En 
même-temps ,  elle  chanta  d'une  manière  qui 
ne  fit  qu'embrafer  davantage  le  cœur  du 
prince  de  Perfe  y  qui  ne  lui  répondit  que  par 
un  nouvel  air  encore  plus  paffionné  que  celui 
qu'il  avoit  déjà  chanté. 

Ces  deux  amans  s'étant  déclaré  par  leurs 
chanibns  leur  tendrefïe  mutuelle ,  Schemfel- 
nihar  céda  à  la  force  de  la  fienne.  Elle  fe 
leva  de  defïus  fon  trône ,  toute  hors  d'elles 
même  >  ck  s'avança  vers  la  porte  du  fallon. 
Le  prince,  qui  connut  fon  defïein  ?  fe  leva 
aufîîtôt  ,  &  alla  au-devant  d'elle  avec 
précipitation.  Ils  fe  rencontrèrent ,  fe  don- 
nèrent la  main ,  ÔC  ssembrafsèrent  avec  tant 
de  plaifîr ,  qu'ils  s'évanouirent.  Ils  feroient 
tombés  ,  iî  les  femmes  *  qui  avoient  fuivï 
Schemfelnihar ,  ne  les  en  eufïent  empêché. 
Elles  les  foutinrent  &  les  tranfportèrent  fur 
un  fopha  ,  où  elles  les  firent  revenir  à  force 
de  leur  jeter  de  l'eau  de  fenteur  au  vifage  j 
&c  de  leur  faire  fentir  plufieurs  fortes  d'odeurs. 

Quand  ils  eurent  repris  leurs  efprits*  la 
première  chofe  que  fit  Schemfelnihar  fut 
de  regarder  de  tous  côtés  ,  &  comme  elle 
ne  vit  pas  Ebn  Thaher ,  elle  demanda  avec 
empreffement  où  il  étoit.  Ebn  Thaher  s'é- 
îoit  écarté  par  refpect  p  tandis  que  les  fem^ 


430  Les  mille  et  une  Nuits. 
mes  étoient  occupées  à  foulager  leur  mai- 
trèfle  y  ck  craignoit  en  lui-même  avec  raifon 
quelque  fuite  fâcheufe  de  ce  qu'il  venoit  de 
voir.  Dès  qu'il  eut  ouï  que  Schemfelnihar 
le  demandoitj  il  s'avança  ck  fe  préfenta 
devant  elle. 

La  fultane  Scheherazade  ceffa  de  parler 
€n  cet  endroit  5  à  caufe  du  jour  qui  paroif- 
foit.  La  nuit  fuivante  ellepourfuivit  de  cette 
manière  : 


CLX  XXIXe.    NUIT. 

Schemselnïhar  fut  bien  aife  de  voir 
Ebn  Thaher.  Elle  lui  témoigna  fa  joie  dans 
ces  termes  obligeans  :  Ebn  Thaher ,  je  ne 
fais  comment  je  pourrai  reconnoître  les 
obligations  infinies  que  je  vous  ai.  Sans 
vous  je  n'aurois  jamais  connu  le  prince  de 
Perfe  ,  ni  aimé  ce  qu'il  y  a  au  monde  de 
plus  aimable.  Soyez  perfuadé  pourtant  que 
je  ne  mourrai  pas  ingrate  ,  ek  que  ma  re- 
connoifTance  ,  s'il  efi:  poflible  >  égalera  le 
bienfait  dont  je  vous  fuis  redevable.  Ebn 
Thaher  ne  répondit  à  ce  compliment  que 
par  une  profonde  inclination ,  ck  qu'en  fou- 


CL  XXXIXe.  Nuït,  431 
haitant  à  la  favorite  l'accompliiïement  de 
tout  ce  qu'elle  pouvoit  defirer. 

Schemfelnihar  fe  tourna  du  côté  du  prince 
dePerfe  ,  qui  étoit  affis  auprès  d'elle,  &  le 
regardant  avec  quelque  forte  de  confusion, 
après  cequis'étoit  paiTé  entr'eux  :  Seigneur  y 
lui  dit-elle  >  je  fuis  bien  arlurée  que  vous 
m'aimez  ;  Se  de  quelque  ardeur  que  vous 
m'aimiez  5  vous  ne  pouvez  douter  que  mon 
amour  ne  foit  auffi  violent  que  le  vôtre. 
Mais  ne  nous  flattons  point:  quelque  con- 
formité qu'il  y  ait  entre  vos  fentimens  &C 
les  miens  j  je  ne  vois  &  pour  vous  &  pour 
moi  que  des  peines  9  que  des  impatiences  % 
que  des  chagrins  mortels.  Il  n'y  a  pas  d'au- 
tre remède  à  nos  maux  que  de  nous  aimer 
toujours ,  de  nous  en  remettre  à  la  volonté 
du  ciel,  Ôc  d'attendre  ce  qu'il  lui  plaira  d'or- 
donner de  notre  deftinée.  Madame ,  lui  ré- 
pondit le  prince  de  Perfe  ,  vous  me  feriez 
la  plus  grande  injuftîce  du  monde,  fi  vous 
doutiez  un  feul  moment  de  la  durée  de  mon 
amour.  Il  efr.  uni  à  mon  ame  d'une  manière 
que  je  puis  dire  qu'il  en  fait  la  meilleure 
partie ,  <k  que  je  le  conferverai  après  ma 
mort.  Peines  9  tourmens  ,  obftacles ,  rien  ne 
fera  capable  de  m'empêche r  de  vous  aimer. 
En  achevant  ces  mots ,  il  laifla  couler  des 


4jï  Les  mule  et  une  Nuït& 

larmes  en  abondance ,  £k  Schemfelnihar  ne 
put  retenir  les  Tiennes. 

Ebn  Thaher  prit  ce  temps-là  pour  parler 
à  la  favorite.  Madame ,  lui  dit-il ,  permettez- 
moi  de  vous  représenter^  qu'au  lieu  de  fon- 
dre en  pleurs ,  vous  devriez  avoir  de  la 
joie  de  vous  voir  enfemble.  Je  ne  com- 
prends rien  à  votre  douleur.  Que  fera  -  ce 
donc ,  lorfque  la  néceffité  vous  obligera  de 
vous  féparer?  Mais,  que  dis- je,  vous  obli- 
gera ?  Il  y  a  long-temps  que  nous  fournies 
ici  ;  &c  vous  favez ,  madame ,  qu'il  eft  temps 
que  nous  nous  retirions.  Ah  j  que  vous  êzQS 
cruel  ,  repartit  Schemfelnihar  !  Vous  qui 
connoiïïez  la  caufe  de  mes  larmes  ,  n'au- 
riez-vous  pas  pitié  du  malheureux  état  où 
vous  me  voyez?  Trifte  fatalité  !  qu'ai -je 
commis  pour  être  foumife  à  la  dure  loi  de 
ne  pouvoir  jouir  de  ce  que  j'aime  unique- 
ment | 

Comme  elle  étoit  perfuadée  qu'Ebn 
Thaher  ne  lui  avoit  parlé  que  par  amitié, 
elle  ne  lui  fut  pas  mauvais  gré  de  ce  qu'il 
lui  avoit  dit  ;  elle  en  profita  même.  En 
effet ,  elle  fit  un  figne  à  l'efclave  fa  confi- 
dente ,  qui  fortit  aufîitôt ,  &  apporta  peu 
de  temps  après  une  collation  de  fruits  fur 
une  petite  table  d'argent ,  qu'elle  pofa  entre 

fa 


CLXXXIX*.  N  0  î  T.  43$ 
la.  maîtrefïe  ck  le  prince  de  Perfe.  Schem- 
felnihar  choifit  ce  qu'il  y  avoit  de  meilleur 
&c  le  préfenta  au  prince ,  en  le  priant  de 
manger  pour  l'amour  d'elle.  Il  le  prit  ck  le 
porta  à  fa  bouche  par  l'endroit  qu'elle  avoit 
touché.  Il  préfenta  à  Ton  tour  quelque 
chofe  à  Schernfelnihar ,  qui  le  prit  auiîi  ck 
le  mangea  de  la  même  manière.  Elle  n'ou- 
blia pas  d'inviter  Ebn  Thaher  à  manger 
avec  eux  :  mais  fe  voyant  dans  un  lieu 
où  il  ne  fe  croyoit  pas  en  sûreté ,  il  auroit 
mieux  aimé  être  chez  lui  5  &  il  ne  mangea 
que  par  complaifance.  Après  qu'on  eut 
défier  vi ,  on  apporta  un  bafim  d'argent  avec 
de  l'eau  dans  un  vafe  d'or,  ck  ils  fe  lavè- 
rent les  mains  enfemble.  Ils  fe  remirent 
enfuite  à  leur  place  ;  ck  alors  trois  des  dix 
femmes  noires  apportèrent  chacune  une  taffe 
de  criltal  de  roche  pleine  d'un  vin  exquis 
fur  une  foucoupe  d'or  qu'elles  posèrent  de- 
vant Schemfelnihar  ,  le  prince  de  Perfe  èk 
Ebn  Thaher. 

Pour  être  plus  en  particulier ,  Schemfel- 
nihar retint  feulement  auprès  d'elle  les  dix 
femmes  noires ,  avec  dix  autres  qui  favoient 
chanter  ck  jouer  des  inflrumens  ;  ck  après 
qu'elle  eut  renvoyé  tout  le  refte  ,  elle  prit 
une  des  taries  ,  &c  la  tenant  à  la  main  9 
Tme  FUI.  % 


434  ^ES  MILLE  ET  UNE  NUITS. 
die  chanta  des  paroles  tendres  qu'une  des 
femmes  accompagna  de  Ton  luth.  Lorfqu'elle 
eut  achevé  ,  elle  but  ;  enfuite  elle  prit  une 
des  deux  autres  taffes  ck  la  préfenta  au 
prince;,  en  le  priant  de  boire  pour  l'amour 
d'elle.  Il  la  reçut  avec  tranfport  d'amour 
&  de  joie  ;  mais  avant  que  de  boire  ,  il 
chanta  à  fon  tour  une  chanfon ,  qu'une  autre 
femme  accompagna  d'un  inflrument  y  &  en 
chantant  ?  les  pleurs  lui  coulèrent  des  yeux 
abondamment;  aufii  lui  marqua-t-il  par  les 
paroles  qu'il  chantoit  ?  qu'il  ne  favoit  ii  c'é- 
loit  le  vin  qu'elle  lui  avoit  préfenté  qu'il 
alloit  boire ,  ou  fes  propres  larmes.  Schèm- 
felnihar  préfenta  enfin  la  troifième  talTe  à 
Ebn  Thaher  ,  qui  la  remercia  de  fa  bonté  y 
&  de  l'honneur  qu'elle  lui  faifoit. 

Après  cela ,  elle  prit  un  luth  des  mains 
d'une  de  (qs  femmes,  ck  l'accompagna  de  fa 
voix  d'une  manière  il  pafîionnée  ,  qu'il 
fembloit  qu'elle  ne  fe  pofTédoit  pas ,  6k  le 
prince  de  Perfe  ,  les  yeux  attachés  fur  elle  9 
demeura  immobile  comme  s'il  eût  été  en- 
chanté. Sur  ces  entrefaites  ?  l'efclave  confi- 
dente arriva  toute  émue ,  ck  s'adrefTant  à  fa 
HiaîtrefTe  :  Madame,  lui  dit-  elle  j>  Mefrour 
ôc  deux  autres  officiers ,  avec  plusieurs  eunu- 
ques qui  les  accompagnent,  font  à  la  porte 


C  X  Ce.     Nuit.  43  c 

ck  demandent  à  vous  parler  de  la  part  du 
calife.  Quand  le  prince  de  Perfe  ck  Eba 
Thaher  eurent  entendu  ces  paroles  j  ils  chan- 
gèrent de  couleur ,  ck  commencèrent  à  trem- 
bler comme  û  leur  perte  eût  été  aiTurée, 
Mais  Schemfeînihar  qui  s'en  apperçut  les 
raflura  par  un  foupir. 

La  clarté  du  jour  qui  paroirToit  obligea 
Scheherazade  d'interrompre  là  fa  narration. 
Elle  la  reprit  le  lendemain  de  cette  forte  : 


C.XCe.      NUI  T. 

Se HEMSELNIHAR,  après  avoir  rafïuré  îe 
prince  de  Perfe  ck  Ebn  Thaher ,  chargea  l'ef- 
clave  fa  confidente  d'aller  entretenir  Mefrour 
ck  les  deux  autres  officiers  du  calife ,  jufqu'à 
ce  qu'elle  fe  fût  mife  en  état  de  les  recevoir  5 
ck  qu'elle  lui  fît  dire  de  les  amener.  Auffitôt 
elle  donna  ordre  qu'on  fermât  toutes  les 
fenêtres  du  fallon  5  ck  qu'on  abaifsât  les  toi- 
les peintes  qui  étoient  du  côté  du  jardin  ;  ck 
après  avoir  alïuré  le  prince  ck  Ebn  Thaher 
qu'ils  y  pouvoient  demeurer  fans  crainte,  elle 
fortit  par  la  porte  qui  donnoit  fuf  le  jardin  % 
qu'elle  tira  ck  ferma  fur  eux.  Mais  quelque 
affurance  qu'elle  leur  eût  donnée  de.leu» 

T  ij 


4$6  Les  mille  et  une  Nuits. 

sûreté ,  ils  ne  laiftèrent  pas  de  ientir  les  plus 
vives  alarmes ,  pendant  tout  le  temps  qu'ils 
furent  feuls. 

D'abord  que  Schemfelnihar  fut  dans  le 
Jardin  ,  avec  les  femmes  qui  l'avoient  fuivie  > 
elle  fit  emporter  tous  les  fièges  qui  avoient 
/ervi  aux  femmes  qui  jouoient  des  inftrumens^ 
à  s'afTeoir  près  de  la  fenêtre,  d'où  le  prince 
de  Perfe  ck  Ebn  Thaher  les  avoient  enten- 
dues ,  &  lorfqu'eîle  vit  les  chofes  dans  l'état 
qu  elle  fouhaitoit ,  elle  s'affit  fur  fon  trône 
d'argent.  Alors  elle  envoya  avertir  Pefclavc 
fa  confidente  d'amener  le  chef  des  eunuques  5 
&  les  deux  officiers  fes  fubalternes. 

Ils  parurent  fuivis  de  vingt  eunuques  noirs 
tous  proprement  habillés  avec  le  fabre  au 
côté ,  avec  une  ceinture  d'or ,  large  de  quatre 
doigts.  De  fi  loin  qu'ils  apperçurent  la  favo- 
rite Schemfelnihar ,  ils  lui  firent  une  profonde 
révérence  ,  qu'elle  leur  rendit  de  deffus  fon 
trône.  Quand  ils  furent  plus  avancés ,  elle  fe 
leva  f  &  alla  au  -  devant  de  Mefrour  qui 
marchoit  le  premier.  Elle  lui  demanda  quelle 
nouvelle  il  apportoit  ;  il  lui  répondit  :  Ma- 
dame ,  le  commandeur  des  croyans ,  qui 
m'envoie  vers  vous ,  m'a  chargé  de  vous 
témoigner  qu'il  ne  peut  vivre  plus  long-temps 
fans  vous  voir.  Il  a  deiTein  de  venir  vous 


C  X  CX     Nuit.  417 

fendre  vifîte  cette  nuit ,  je  viens  vous  en 
avertir  pour  vous  préparer  à  le  recevoir.  Il 
efpère  9  madame ,  que  vous  le  verrez  avec 
autant  de  plaiflr  qu'il  a  d'impatience  d'être 
à  vous.  i 

A  ce  difcours  de  Mefrour  ,  îa  favorite 
Schemfelnihar  fe  profterna  contre  terre  pour 
marquer  îa  foumifïion  avec  laquelle  elle  rece- 
voit  Tordre  du  calife.  Lorfqu'elle  fe  fut  rele-* 
vée  :  Je  vous  prie  ,  lui  dit- elle  ,  de  dire  au 
commandeur  des  croyans  que  je  ferai  tou- 
jours gloire  d'exécuter  les  commandemens 
de  fa  majeflé  3  &  que  fon  efclave  s'efforcera 
de  le  recevoir  avec  tout  le  refpeét.  qui  lui  efl 
dû.  En  même-temps  elle  ordonna  à  Fefclave 
fa  confidente  de  faire  mettre  le  palais  en  état 
de  recevoir  le  calife  j  par  les  femmes  noires 
deflinées  à  ce  miniftère.  Puis  congédiant  le 
chef  des  eunuques  :  Vous  voyez ,  lui  dit-elle,1 
qu'il  faudra  quelque  temps  pour  préparer 
toutes  chofes.  Faites  en  forte  >  je  vous  en 
fupplie ,  qu'il  fe  donne  un  peu  de  patience ,' 
afin-  qu'à  fon  arrivée  il  ne  nous  trouve  pas 
dans  le  défordre. 

Le  chef  des  eunuques  &  la  fuite  s'étant 
retirés ,  Schemfelnihar  retourna  au  fallon  9 
extrêmement  affligée  de  la  néceffité  où  elle 
fe  voyqit,  de  renvoyer  le  prince  de  Perfë 

T  iij 


43S  Les  mille  et  une  Nuits* 
plutôt  qu'elle  ne  s'y  étoit  attendue.  Elle  îe 
rejoignit  les  larmes  aux  yeux  ;  ce  qui  aug- 
menta la  frayeur  d'Ebn  Thaher ,  qui  en 
augura  quelque  chofe  de  fîniftre.  Madame, 
lui  dit  le  prince  j  je  vois  bien  que  vous 
venez  m'annoncer  qu'il  faut  nous  féparer. 
Pourvu  que  je  n'aye  rien  de  plus  funefte  à 
redouter,  j'efpère  que  le  ciel  me  donnera 
3a  patience  dont  j'ai  befoin  pour  fupporter 
votre  abfence.  Hélas ,  mon  cher  cœur ,  ma 
chère  ame  5  interrompit  la  trop  tendre  Schem- 
felnihar ,  que  je  vous  trouve  heureux ,  & 
que  je  me  trouve  maîheureufe,  quand  je 
Compare  votre  fort  avec  ma  trifte  defrinée  ! 
Vous  iouffrirez  fans  doute  de  ne  me  voir 
pas  :  mais  ce  fera  toute  votre  peine  >  &  vous 
pourrez  vous  en  confoler  par  l'efpérance  de 
me  revoir.  Pour  moi ,  jufte  ciel  l  à  quelle 
rigoureufe  épreuve  fuis -je  réduite?  Je  ne 
ferai  pas  feulement  privée  de  la  vue  de  ce 
que  j'aime  uniquement,  il  me  faudra  foute- 
nir  celle  d'un  objet  que  vous  m'avez  rendu 
odieux.  L'arrivée  du  calife  ne  me  fera-t-elle 
pas  fouvenir  de  votre  départ  ?  ck  comment 
occupée  de  votre  chère  image  >  pourrai-je 
montrer  à  ce  prince  la  joie  qu'il  a  remar- 
quée dans  mes  yeux  toutes  les  fois  qu'il 
m  eu  venu  vdttl  J'aurai  l'efprit  diftrait  en 


C  X  (X     Nuit.  439 

lui  parlant  ;  &  les  moindres  complaifances 
que  j'aurai  pour  ion  amour  •>  feront  autant 
de  coups  de  poignard  qui  me  perceront  le 
cœur.  Pourrai  -  je  goûter  fes  paroles  obli- 
geantes ck  fes  careiTes  ?  Jugez,  prince ^  â 
quels  tourmens  je  ferai  expo  fée  dès  que  je 
ne  vous  verrai  plus.  Les  larmes  ?  qu'elle  lahTa 
couler  alors,  ck  les  fanglots  l'empêchèrent 
d'en  dire  davantage.  Le  prince  de  Perfe  vou- 
lut lui  repartir  ;  mais  il  n'en  eut  pas  la  force  : 
fa  propre  douleur ,  ck  celle  que  lui  faifoit 
voir  fa  maitreife^  lui  avoient  ôté  la  parole- 
Ebn  Thaher ,  qui  n'afpiroit  qu'à  fe  voir 
hors  du  palais ,  fut  obligé  de  les  confoîer  > 
en  les  exhortant  à  prendre  patience.  Mais 
l'efclave  confidente  vint  l'interrompre  :  Ma- 
dame ,  dit -elle  à  Schemfelnihar ,  il  n'y  a  pas 
de  temps  à  perdre  ;  les  eunuques  commen- 
cent d'arriver  ?  ck  vous  favez  que  le  calife 
paroîtra  bientôt.  O  ciel!  que  cette  fépara- 
tion  eft  cruelle  ,  s'écria  la  favorite  !  Hâtez- 
vous  5  dit  -  elle  à  fa  confidente.  Conduifez- 
les  tous  deux  à  la  galerie  qui  regarde  fur 
le  jardin  d'un  côté  ,  ck  de  l'autre  fur  le  Tigre  y 
ck  lorfque  la  nuit  répandra  fur  la  terre  fa 
plus  grande  obfcurité,  faites-les  fortir  par 
la  porte  de  derrière  ,  afin  qu'ils  fe  retirent 
en  sûreté.  À  ces  mots?  elle  emhraffa  tea- 

T  iv 


440  Les  Mille  Et  une  Nuits, 

drement  le  prince  de  Perfe,  fans  pouvoir 
lui  dire  un  feul  mot  ,  &  alla  au  -  devant 
du  calife  dans  le  déYordre  qu'il  eft  aifé  de 
s'imaginer. 

Cependant  l'efclave  confidente  conduifit 
le  prince  ck  Ebn  Thaher  à  la  galerie  que 
Schemfelnihar  lui  avoit  marquée  ;  ck  lors- 
qu'elle les  y  eût  introduits  ,  elle  les  y  lahTa , 
ck  ferma  fur  eux  la  porte  en  fe  retirant  ^ 
après  les  avoir  allures  qu'ils  n'avoient  rien 
à  craindre  >  ck  qu'elle  viendroit  les  faire 
fortir  quand  il  feroit  temps.....  Mais,  fire, 
dit  en  cet  endroit  Scheherazade  5  le  jour  , 
que  je  vois  paroître  ,  m'impofe  rllence.  Elle 
fe  tut,  ck  reprenant  fon  difcours  la  nuit 
fuivante  : 


C  X  C  Ie.     NUIT. 

aiRE,  pourfuivit-elle,  Fefcîave  confidente 
de  Schemfelnihar  s'étant  retirée ,  le  prince 
de  Perfe  ck  Ebn  Thaher  oublièrent  qu'elle 
venoit  de  les  aiîurer  qu'ils  n'avoient  rien 
à  craindre.  Ils  examinèrent  toute  la  galerie  , 
ck  ils  furent  faifis  d'une  frayeur  extrême , 
iorfqu'iîs  connurent  qu'il  n'y  avoit  pas  un 
feul  endroit  par  où  ils  puffent  s'échapper  j 


C  X  C  K  Nuit.  441 
au  cas  que  le  calife ,  ou  quelques-uns  de  fes 
officiers  ,  s'avifaffent  d'y  venir. 

Une  grande  clarté,  qu'ils  virent  tout- à- 
coup  du  côté  du  jardin  ^  au  travers  des  jalou- 
ses ,  les  obligea  de  s'en  approcher  y  pour 
voir  d'où  elle  venoit.  Elle  étoit  caufée  par 
cent  flambeaux  de  cire  blanche ,  qu'autant 
de  jeunes  eunuques  noirs  portoient  à  la 
main.  Ces  eunuques  étoient  fuivis  de  plus 
de  cent  autres  plus  âgés  ,  tous  de  la  garde 
des  dames  du  palais  du  calife  ,  habillés  <k 
armés  d'un  fabre  ,  de  même  que  ceux  dont 
j'ai  déjà  parlé  ,  &  le  calife  mar choit  après 
eux  5  entre  Mefrour  leur  chef  qu'il  avoit  à  fa 
droite  ,  &  Vaffif  leur  fécond  officier  qu'il 
avoit  à  fa  gauche. 

Schemfelnihar  attendoit  le  calife  à  l'en-* 
trée  d'une  allée  ,  accompagnée  de  vingt 
femmes^  toutes  d'une  beauté  furprenante,  8c 
ornée  de  colliers  &  de  pendans  d'oreilles  de 
gros  diamans  &  d'autres  pierreries  dont  elle 
avoit  la  tête  toute  couverte.  Elles  chantoient 
au  fon  de  leurs  inflrumens^  &  formoient  un 
concert  charmant.  La  favorite  ne  vit  pas 
plutôt  paroître  ce  prince ,  qu'elle  s'avança 
ck  fe  profterna  à  (es  pieds.  Mais  faifant 
cette  action  :  Prince  de  Perfe^  dit -elle  en 
elle-même,  fi  vos  triftes  yeux  font  témoin 

T  v 


44^  Les  mille  et  une  Nuits. 
de  ce  que  je  fais>  jugez  de  la  rigueur  de 
mon  fort.  C'eft  devant  vous  que  je  vou- 
drois  m'humilier  ainfi.  Mon  cœur  n'y  fenti- 
roit  aucune  répugnance. 

Le  calife  fut  ravi  de  voir  Schemfelnihar. 
Levez-vous  ?  madame  ,  lui  dit-il  y  approchez- 
vous.  Je  me  fais  mauvais  gré  à  moi-même 
de  m'être  privé  iî  long  -  temps  du  plaiiir 
de  vous  voir.  En  achevant  ces  paroles  •>  iî 
la  prit  par  la  main  ;  6k  fans  ceffer  de  lui 
dire  des  chofes  obligeantes,  il  alla  s'alfeoir 
iur  le  trône  d'argent  que  Schemfelnihar  lui 
avoit  fait  apporter.  Cette  dame  s'ailit  fur 
\m  nége  devant  lui,  ck  les  vingt  femmes 
formèrent  un  cercle  autour  d'eux  fur  d'au-* 
très  Méges,  pendant  que  les  jeunes  eunu- 
ques ,  qui  tenoient  les  flambeaux  ,  fe  difper- 
sèrent  dans  le  jardin  à  certaine  diftance  les 
uns  des  autres  9  afin  que  le  calife  jouît  du 
frais  de  la  foirée  plus  commodément. 

Lorfque  le  calife  fut  affis,  il  regarda  autour 
«!e  lui ,  ck  vit  avec  une  grande  fatisfaclion 
tout  le  jardin  illuminé  d'une  infinité  d'autres 
lumières ,  que  les  flambeaux  que  tenoient 
les  jeunes  eunuques.  Mais  il  prit  garde  que 
le  fallon  étoit  fermé  :  il  s  en  étonna  ?  ck  en 
demanda  la  raifon.  On  l'avoit  fait  exprès 
pour  le  furprendre,  En  effet  g  il  n'eut  pas 


€  X  C  K  Nuit.  44? 
plutôt  "parlé  jj  que  les  fenêtres  s'ouvrirent 
toutes  à-îa-fois,  6k  qu'il  le  vit  illuminé  au 
dehors  6k  au  dedans  d'une  manière  bien 
mieux  entendue  qu'il  ne  Favoit  vu  aupara- 
vant. Charmante  Schemfelnihar  ,  s'écria-t-it. 
à  ce  fpe&acle  >  je  vous  entends.  Vous  avez, 
voulu  me  faire  connoître  qu'il  y  a  d'auïîi 
belles  nuits  que  les  plus  beaux  jours.  Après 
ce  que  je  vois  5  je  n'en  puis  difcon venir- 

Revenons  au  prince  de  Perfe  6k  à  Ebit 
Thaher ,  que  nous  avons  laifTés  dans  lai 
galerie.  Ebn  Thaher  ne  pouvoir  affez  ad- 
mirer tout  ce  qui  s'offroit  à  fa  vue.  Je  ne 
fuis  pas  jeune >  dit-il,  6k  j'ai  vu  de  grandes 
fêtes  en  ma  vie  ;  mais  je  ne  crois  pas  que 
l'on  puiffe  rien  voir  de  fi  furprenant  r  ni 
qui  marque  plus  de  grandeur.  Tout  ce  qu'on 
nous  dit  des  palais  enchantés  n'approche 
pas  du  prodigieux  fpeétacle  que  nous  avons; 
devant  les  yeux.  Que  de  richeffes  6k  de 
magnificence  à  la  fois! 

Le  prince  de  Perfe  n'étoit  pas  touché 
de  tous  ces .  objets  éclatans  qui  faifoient 
tant  de  plaifir  à  Ebn  Thaher.  Il  n'avoit  des: 
yeux  que  pour  regarder  Schemfelnihar ,  6k 
la  préfence  du  calife  le  plongeoir  dans  une 
affliction  inconcevable.  Cher  Ebn  Thaher  % 
dît- il \  plût  à  dieu  que  j'euffe  l'efprit  afTes 

T  \% 


444  Les  mille  et  uîste  Nuits/ 

libre  pour  ne  m'arrêter  ,  comme  vous,  qu'à 
€e  qui  devroit  me  caufer  de  l'admiration  ! 
Mais  ,  hélas  I  je  fuis  dans  un  état  bien  dif- 
férent :  tous  ces  objets  ne  fervent  qu'à 
augmenter  mon  tourment.  Puis -je  voir  le 
calife  tète-à-tête  avec  ce  que  j'aime,  ck  ne 
pas  mourir  de  défefpoir  ?  faut-il  qu'un  amour 
auffi  tendre  que  le  mien  foit  troublé  par 
un  rival  fi  piaffant  ?  Ciel  !  que  mon  deftin 
eft  bizarre  ck  cruel!  Il  n'y  a  qu'un  moment 
que  je  m'eftimois  l'amant  du  monde  le  plus 
fortuné  ,  ck  dans  cet  inftant  je  me  fens 
frapper  îe  cœur  d'un  coup  qui  me  donne 
îa  mort.  Je  n'y  puis  réfifter3  mon  cher  Ebn 
Thaher  :  ma  patience  eff  à  bout  ;  mon 
mal  m'accable  ck  mon  courage  y  fuccombe. 
En  prononçant  ces  derniers  mots  ,  il  vit 
qu'il  fe  paffoit  quelque  chofe  dans  îe  jardin 
qui  l'obligea  de  garder  Je  filence  y  ck  d'y 
prêter  fon   attention. 

En  effet ,  le  calife  avoit  ordonné  à  une 
des  femmes  qui  étoient  près  de  lui?  de 
chanter  fur  fon  luth  ;  ck  elle  commençoit 
à  chanter.  Les  paroles  qu'elle  chanta  étoient 
fort  paffionnées  ;  ck  le  calife  ,  perfuadé  qu'elle 
les  chantoit  par  ordre  de  Schemfelnihar  5  qui 
lui  avoit  donné  fou  vent  de  pareils  témoi- 
gnages de   tendreffe?   les    expliqua    en    fa 


C  X  C  Ie.  Nuit.  44% 
faveur.  Mais  ce  n'étoit  pas  l'intention  de 
Schemfeînihar  pour  cette  fois.  Elle  les  ap- 
pliquoit  à  fon  cher  Ali  Ebn  Becar,  ck  elle 
fe  laiffa  pénétrer  d'une  fi  vive  douleur 
d'avoir  devant  elle  un  objet  dont  elle  ne 
pouvoit  plus  foutenir  la  préfence  >  qu'elle 
s'évanouit.  Elle  le  renverfa  fur  le  dos  de 
fa  chaife,  qui  n'avoir  pas  de  bras  d'appui, 
ck  elle  feroit  tombée ,  û  quelques  -  unes  de 
fes  femmes  ne  Teuflent  promptement  fecou- 
rue.  Elles  l'enlevèrent  ck  l'emportèrent  dans 
le  fallon. 

Ebn  Thaher  ,  qui  étoit  dans  la  galerie  , 
fur  pris  de  cet  accident  >  tourna  la  tête  du 
côté  du  prince  de  Perfe  ,  ck  au  lieu  de  le 
voir  appuyé  contre  la  jaloufie  pour  regarder 
comme. lui  *  il  fut  extrêmement  étonné  de 
le  voir  étendu  à  fes  pieds  fans  mouvement. 
Il  jugea  par-là  de  la  force  de  l'amour  dont 
ce  prince  étoit  épris  pour  Schemfeînihar , 
ck  il  admira  cet  étrange  effet  de  fympathie  , 
qui  lui  caufa  une  peine  mortelle  à  caufe  du 
lieu  où  ils  fe  trouvoient.  Il  fit  cependant 
tout  ce  qu'il  put  pour  faire  revenir  le  prince, 
mais  ce  fut  inutilement.  Ebn  Thaher  étoit 
dans  cet  embarras  ,  lorfque  la  confidente 
de  Schemfeînihar  vint  ouvrir  la  porte  de 
la  galerie >  ck  entra  hors  d'haleine  &"  comme 


446  Les  mille  et  une  Nuits. 
une  perfonne  qui  ne  fa  voit  plus  où  elle  en 
étoit.  Venez  promptement ,  s'écria-t-elle  9 
que  je  vous  fafTe  fortir.  Tout  eft  ici  en 
confuiion  ,  ck  je  crois  que  voici  le  dernier 
de  nos  jours.  He  comment  voulez-vous  que 
nous  partions  •>  répondit  Ebn  Thaher  d'un 
ton  qui  marquoit  fa  trifteffe  ?  Approchez  de 
grâce,  ck  voyez  en  quel  état  en1  le  prince 
de  Perfe.  Quand  î'efclave  le  vit  évanoui^ 
elle  courut  chercher  de  l'eau ,  fans  perdre 
îe  temps  à  difcourir  ?  ck  revînt  en  peu  de 
momens. 

Enfin  ,  le  prince  de  Perfe  ,  après  qu'on 
lui  eut  jeté  de  l'eau  fur  le  vifage  >  reprit 
fes  efprits.  Prince  j  lui  dit  alors  Ebn  Tha- 
her y  nous  courons  rifque  de  périr  ici ,  vous 
&  moi  9  fi  nous  y  reftons  davantage  ;  faites 
donc  un  effort?  6k  fauvons-nous  au  plus 
vite.  Il  étoit  h  foibîe  qu'il  ne  put  fe  lever 
lui  feul.  Ebn  Thaher  6k  la  confidente  lui 
donnèrent  la  main  ,  ck  le  foutenant  des 
deux  côtés,  ils  allèrent  jufqu'à  une  petite 
porte  de  fer,  qui  s'ouvroit  fur  le  Tigre* 
Ils  fortirent  par-là,  6k  s'avancèrent  jufques- 
fur  le  bord  d'un  petit  canal  qui  cômmuni- 
quoit  au  fleuve.  La  confidente  frappa  des 
mains ,  ck  auflitôt  un  périt  bateau  parut  6k 
vint  à  eux  avec  un  feul  rameur,  Ali  Ebn 


C  X  C  I  Ie.  Nuit.  447 
Becar  8c  (on  compagnon  s'embarquèrent^ 
ck  l'efclave  confidente  demeura  fur  le  bord 
du  canal.  D'abord  que  le  prince  fe  fut  affis 
dans  le  bateau,  il  étendit  une  main  du 
côté  du  palais,  ck  mettant  l'autre  fur  fou 
cœur:  Cher  objet  de  mon  aine  ,  s'écria- 
t-il  d'une  voix  foible  >  recevez  ma  foi  de 
cette  main  ,  pendant  que  je  vous  afîure 
de  celle  -  ci  que  mon  cœur  confervera 
éternellement  le  feu  dont  je  brûle  pour  vous». 
En  cet  endroit  Scheherazade  s'apperçut 
qu'il  étoit  jour.  Elle  fe  tût ,  ck  la  nuit  fui- 
vante  elle  reprit  la  parole  dans  ces  termes  £ 


C  X  C  I  Ie.     NUI  T.. 

Cependant  le  batelier  ramoit  de  toute 
fa  force ,  ck  Pefclave  confidente  de  Schern- 
felnihar  accompagna  le  prince  de  Perfe  ck 
Ebn  Thaher  en  marchant  fur  le  bord  du; 
canal  jufqu'à  ce  qu'ils  furent  arrivés  au  cou- 
rant du  Tigre.  Alors,  comme  elle  ne  pou- 
voit  aller  plus  loin ,  elle  prit  congé  deux .,, 
ck  fe  retira. 

Le  prince  de  Perfe  étoit  toujours  dans 
une  grande  foiblerle.  Ebn  Thaher  le  confo- 
loit  ck  Fexhortoit  à  prendre,  courage,  Songez* 


44%  Les  mille  et  une  Nuits, 

lui  dit-il,  que  quand  nous  ferons  débarqués^ 
nous  aurons  encore  bien  du  chemin  à  faire 
avant  que  d'arriver  chez  moi  ;  car  de  vous 
mener  à  l'heure  qu'il  eft ,  ck  dans  l'état  où 
vous  êtes  ,  jufqu'à  votre  logis  >  qui  qÛ  bien 
plus  éloigné  que  le  mien ,  je  n'en  fuis  pas 
d'avis  :  nous  pourrions  même  courir  rifque, 
d'être  rencontrés  par  le  guet.  Ils  fortirenî 
enfin  du  bateau  ;  mais  le  prince  avoit  fî  peu 
de  force  .  qu'il  ne  pouvoit  marcher ,  ce  qui 
mit  Ebn  Thaher  dans  un  grand  embarras. 
Il  fe  fouvint  qu'il  avoit  un  ami  dans  le  voi- 
sinage ;   il  traîna  le  prince  jufques-là  avec 
beaucoup  de  peine.  L'ami  les  reçut  avec  bien 
de  la  joie  ;  ck  quand  il  les  eut  fait  afTeoir  , 
il  leur  demanda  d'où  ils  venoient  fi  tard.  Ebn 
Thaher  lui  répondit  ;  J'ai  appris  ce  foir  qu'un 
homme  qui  me  doit  une  fornme  d'argent 
afTez  confidérable  étoit  dans  le  deilein  de 
partir  pour  un  long  voyage ,  je  n'ai  point 
perdu  de  temps  5  je  fuis  allé  le  chercher  ;  6k 
en  chemin  >  j'ai  rencontré  ce  jeune  feigneur 
que  vous  voyez ,  ck  à  qui  j'ai  mille  obliga- 
tions ;  comme  il  connoît  mon  débiteur  5  il  a 
bien  voulu  me  faire  la  grâce  de  m'accompa- 
gner.  Nous  avons  eu  afTez  de  peine  à  mettre 
notre  homme  à  la  raifon.  Nous  en  fommes 
pourtant  venus  à  bout ,  ck  c'eft  ce  qui  eil 


C  X  C  I  R  Nuit. 
eaufe  que  nous  n'avons  pu  for  tir  de  chez  lui 
que  fort  tard.  En  revenant ,  à  quelques  pas 
d'ici ,  ce  bon  feigneur  >  pour  qui  j'ai  toute  la 
considération  pofîible  ,  s'eft,  fenti  tout-à- 
coup  attaqué  d'un  mal  qui  m'a  fait  prendre 
la  liberté  de  frapper  à  votre  porte.  Je  me  fuis 
£atté  que  vous  voudriez  bien  nous  faire  ie 
plaïfir  de  nous  donner  le  couvert  pour  cette 
nuit. 

L'ami  d'Ebn  Thaher  fe  paya  de  cette 
fable  ,  leur  dit  qu'ils  étoient  les  bien -venus, 
ck  offrit  au  prince  de  Perfe  ,  qu'il  ne  cou- 
nohToit  pas  ,  '  toute  l'affiftance  qu'il  pouvoir,  " 
défirer.  Mais  Ebn  Thaher  prenant  la  parole 
pour  le  prince ,  dit  que  fon  mal  étoit  d'une 
nature  à  n'avoir  befoin  que  d«  repos.  L'ami 
comprit  par  ce  difcours  qu'ils  fouhaitoient 
de  fe  repofer  :  c'ed  pourquoi  il  les  conduifît 
dans  un  appartement  ,  où  il  leur  lai/Ta  la 
liberté  de  fe  coucher. 

Si  le  prince  de  Perfe  dormit  ^  ce  fut  d'un 
fommeil  troublé  par  des  fonges  fâcheux  qui 
lui  repréfentoient  Schemfelnihar  évanouie 
aux  pieds  du  calife  ?  &  l'entretenoient  dans 
fon  affliction.  Ebn  Thaher  9  qui  avoir  une 
grande  impatience  de  fe  revoir  chez  lui  y  ck 
qui  ne  doutoit  pas  que  fa  famille  ne  fût  dans 
Une  inquiétude  mortelle,  car  il  ne  lui  étoit 


450  Les  mille  et  une  Nuits. 
jamais  arrivé  de  coucher  dehors  ,  fe  leva 
êk  partit  de  bon  matin ,  après  avoir  pris  congé 
de  Ton  ami ,  qui  s'étoit  levé  pour  faire  fa 
prière  de  la  pointe  du  jour.  Enfin  il  arriva 
chez  lui;  6k la  première  chofe  que  fit  le  prince 
de  Perfe ,  qui  s'étoit  fait  un  grand  effort  pour 
marcher  >  fut  de  fe  jeter  fur  un  fopha ,  aulîî 
fatigué  que  s'il  eût  fait  un  long  voyage. 
Comme  il  n'étoit  pas  en  état  de  fe  rendre  en 
fa  maifon ,  Ebn  Thaher  lui  fit  préparer  une 
chambre  ;"  afin  qu'on  ne  fût  point  en  peine 
de  lui  ?  il  envoya  dire  à  (es  gens  l'état  6k 
le  lieu  où  il  étoit.  Il  pria  cependant  le  prince 
de  Perfe  d'avoir  l'efprit  en  repos  ,  de  com- 
mander chez  lui,  6k  d'y  difpofer  à  fon  gré 
de  toutes  chofes.  J'accepte  de  bon  cœur  les 
offres  obligeantes  que  vous  me  faites  >  lui  dit 
le  prince  ;  mais  que  je  ne  vous  embar rafle 
pas  ,  s'il  vous  plaît  ;  je  vous  conjure  de  faire 
comme  fi  je  n'étois  pas  chez  vous.  Je  n'y 
voudrois  pas  demeurer  un  moment  5  fi  je. 
croyois  que  ma  préfence  vous  contraignit 
en  la  moindre  chofe. 

D'abord  qu'Ebn  Thaher  eut  un  moment 
pour  fe  reconnoître,  il  apprit  à  fa  famille 
tout  ce  qui  s'étoit  paiïé  au  palais  de  Schem- 
felnihar  ,  6k  finit  fon  récit  en  remerciant 
Dieu   de   l'avoir  délivré    du   danger    qu'il 


C  X  C  I  K  Nuit.  451 
avoit  couru.  Les  principaux  domefHques 
du  prince  de  Perfe  vinrent'  recevoir  fes  or- 
dres chez  Ebn  Thaher  y  &  l'on  y  vit  bientôt 
arriver  plusieurs  de  Tes  amis  qu'ils  avoient 
avertis  de  fon  indifpofltion.  Ses  amis  pafsè-? 
rent  la  meilleure  partie  de  la  journée  avec 
lui  ;  &  fi  leur  entretien  ne  put  effacer  les 
triftes  idées  qui  caufoient  fon  mal ,  il  en 
tira  du  moins  cet  avantage  y  qu'elles  lui 
donnèrent  quelque  relâche.  Il  vouloit  pren- 
dre congé  d'Ebn  Thaher  fur  la  fin  du  jour  ; 
mais  ce  fldelîe  ami  lui  trouva  encore  tant 
de  foibleiïe  ,  qu'il  l'obligea  d'attendre  au 
lendemain.  Cependant,  pour  contribuer  à 
le  réjouir,  il  lui  donna  le  loir  un  concert 
de  voix  ck  d'infbumens  ;  mais  ce  concert 
ne  fervit  qu'à  rappeler  dans  la  mémoire  du 
prince  celui  du  ïoir  précédent  ,■  ck  irrita 
{q$  ennuis  au  lieu  de  les  foulager ,  de  forte 
que  le  jour  fui  vaut  fon  mal  parut  avoir 
augmenté.  Alors  Ebn  Thaher  ne  s'oppofa 
plus  au  defTein  que  le  prince  avoit  de  fe 
retirer  dans  fa  maifon.  Il  prit  foin  lui-même 
de  l'y  faire  porter  ;  il  l'accompagna  >  ck 
quand  il  fe  vit  feul  avec  lui  dans  fon  ap- 
partement ,  il  lui  repréfenta  toutes  les  rai- 
fons  qu'il  avoit  de  faire  un  généreux  effort 
pour  vaincre   une  paffion   dont  la  un  ne 


452.  Les  mille  ETtrtfE  Nuits. 
pouvoit  être  heureufe  ni  pour  lui  ni  pout 
la  favorite.  Ah  !  cher  Ebn  Thaher  ,  s'écria 
le  prince  ,  qu'il  vous  eu  aifé  de  donner 
ce  confeil ,  mais  qu'il  m'eft  difficile  de  le 
fuivre  !  J'en  conçois  toute  l'importance  > 
fans  pouvoir  en  profiter.  Je  l'ai  déjà  dit > 
j'emporterai  avec  moi  dans  le  tombeau  l'a- 
mour que  j'ai  pour  Schemfeînihar.  Lorfque 
Ebn  Thaher  vit  qu'il  ne  pouvoit  rien  ga- 
gner fur  l'efprit  du  prince  y  il  prit  congé  de 
lui  &  voulut  fe  retirer. 

Scheherazade  ,  en  cet  endroit  ,  voyant 
paroître  le  jour  ,  garda  le  filence ,  &  le 
lendemain.*  elle  reprit  ainfî  Ton  diicours. 


C  X  C  1  ï  P.     NUIT. 

JLe  prince  de  Perfe  le  retint.  Obligeant 
Ebn  Thaher  ,  lui  dit-il ,  fi  je  vous  ai  dé- 
claré qu'il  n'étoit  pas  en  mon  pouvoir  de 
fuivre  vos  fages  confeils,,  je  vous  fupplie 
de  ne  pas  m'en  faire  un  crime  >  &c  de  ne 
pas  cefTer  pour  cela  de  me  donner  des 
marques  de  votre  amitié.  Vous  ne  faur  iez 
m'en  donner  une  plus  grande  que  de 
m'infîruire  du  defHn  de  ma  chère  Schem- 
feînihar ,  fi  vous  en  apprenez  des  nouvel- 


C  X  C  I  I  K  N.MT.  A*>% 
les.  L'incertitude  où  je  fuis  de  fon  fort  3  & 
les  appréhendons  mortelles  que  me  çaufe 
fon  évanouiiîement ,  m'entretiennent  dans 
la  langueur  que  vous  me  reprochez.  Sei- 
gneur, lui  répondit  Ehn  Thaher,  vous  de- 
vez efpérer  que  (on  évanouirïement  n'aura 
pas  eu  de  fuite  funefte,  ck  que  fa  confi- 
dente viendra  incefTamment  nunformer  de 
quelle  manière  fe  fera  parlée  la  chofe.  D'a- 
bord que  je  faurai  ce  détail  5  je  ne  man~ 
querai  pas  de  venir  vous  en  faire  part. 

Ebn  Thaher  laiiïa  le  prince  dans  cette 
efpérance ,  ck  retourna  chez  lui ,  où  il  at- 
tendit inutilement  tout  le  refte  du  jour  la 
confidente  de  Schemfelnihar.  Il  ne  la  vit 
pas  même  le  lendemain»  L'inquiétude  où  il 
étoit  de  favoir  l'état  de  la  fanté  du  prince 
de  Perfe ,  ne  lui  permit  pas  d'être  plus 
long- temps  fans  le  voir.  Il  alla  chez  lui  dans 
îe'delïein  de  l'exhorter  à  prendre  patience. 
Il  le  trouva  au  lit  auffi.  malade  qu'à  l'or- 
dinaire ,  ck  environné  d'un  nombre  d'amis 
&  de  quelques  médecins  qui  employoient 
toutes  les  lumières  de  leur  art  pour  dé- 
couvrir la  caufe  de  fon  mal.  Dès  qu'il  ap- 
perçut  Ebn  Thaher  ,  il  le  regarda  en  fou- 
riant  ,  pour  lui  témoigner  deux  chofes  *9 
l'une  qu'il  fe  réjouiiToit  de  le  voir;  ck  Tau- 


4Î4  Les  mille  et  une  NuitSo 
tre ,   combien  fes  médecins  5  qui  ne  pou- 
voient    deviner  le  fujet   de  fa  maladie,  fe 
trompoient  dans  leurs  raifonnemens. 

Les  amis  &  les  médecins  fe  retirèrent  les 
uns  après  les  autres  ,  de  forte  qu'Ebn  Tha- 
îier  demeura  feul  avec  le  malade.  Il  s'ap- 
procha de  fon  lit  pour  lui  demander  com- 
ment il  fe  trouvoit  depuis  qu'il  ne  l'avoit 
vu.  Je  vous  dirai ,  lui  répondit  le  prince  , 
que  mon  amour  qui  prend  continuellement 
de  nouvelles  forces ,  ck  l'incertitude  de  la 
deftinée  de  l'aimable  Schemfelnihar  ,  aug- 
mentent mon  mal  à  chaque  moment  >  & 
me  mettent  dans  un  état  qui  afflige  mes  pa- 
rens  &  mes  amis ,  <k  déconcerte  mes  mé- 
decins qui  n'y  comprennent  rien.  Vous  ne 
fauriez  croire  ,  ajouta  -  t  -  il",  combien  je 
fbufFre  de  voir  tant  de  gens  qui  m'impor- 
tunent, ck  que  je  ne  puis  chaffer  honnête- 
ment. Vous  êtes  le  feul  dont  je  fens  que 
la  compagnie  me  foulage  ;  mais  enfin  ne 
me  didimuîez  rien  3  je  vous  en  conjure* 
■Quelles  nouvelles  m'apportez  -  vous  de 
Schemfelnihar }  Avez  -  vous,  vu  fa  confi- 
dente ?  Que  vous  a-t-elle  dit  ?  Ebn  Thaher 
répondit  qu'il  ne  l'avoit  pas  vue  ;  &  il 
n  eut  pas  plutôt  appris  au  prince  cette  trifte 


C  X  C  ï  I  K  Nuit.  45Ç 
nouvelle,  que  les  larmes- lui  vinrent  aux 
yeux  ;  il  ne  put  repartir  un  (eu!  mot  ,  tant 
il  avoit  le  cœur  ferré.  Prince?  reptit  alors 
Ebn  Thaher  5  permettez-rnoi  de  vous  re- 
montrer que  vous  êtes  trop  ingénieux  à- 
vous  tourmenter.  Au  nom  de  Dieu,  erTuyez 
vos  larmes  ,  quelqu'un  de  vos  gens  peut 
entrer  en  ce  moment,  &  vous  lavez  avec 
quel  loin  vous  devez  cacher  vos  fentimens, 
qui  pourroient  être  démêlés  par  là.  Quel- 
que chofe  que  pût  dire  ce  judicieux  confi- 
dent ,  il  ne  fut  pas  poffible  au  prince  de 
retenir  fes  pleurs.  Sage  Ebn  Thaher  ,  s'é- 
cria-t-il,  quand  l'ufage  delà  parole  lui  fut 
revenu  ,  je  puis  bien  empêcher  ma  langue 
de  révéler  le  fecret  de  mon  cœur  ;  mais  je 
n'ai  pas  de  pouvoir  fur  mes  larmes  5  dans 
un  fi  grand  fujet  de  craindre  pour  Schem- 
felnihar.  Si  cet  adorable  <k  unique  objet 
de  mes  défirs  n'étoit  plus  au  monde  5  je 
ne  lui  furvivrois  pas  un  moment.  Rejetez 
une  penfée  iî  affligeante  3  répliqua  Ebn 
Thaher  ;  Schemfelnihar  vit  encore  ,  vous 
n'en  devez  pas  douter.  Si  elle  ne  vous  a 
pas  fait  favoir  de  fes  nouvelles  ,  c'en1  qu'elle 
n'en  a  pu  trouver  l'occafion ,  &  j'efpère 
que  cette  journée  ne  fe  parlera  point  que 
vous  n'en  appreniez.  Il  ajouta  à  ce  difcours 


4?S  Les  mille  et  une  Ntrit  s. 

plufieurs  autres    chofes  confolantes  ;  après 
quoi  il  fe  retira. 

Ebn  Thaher  fut  à  peine  de  retour  chez 
ïui  ,  que  la  confidente  de  Schemfelnihar 
arriva.  Elle  avoit  un  air  tri/te  ,  ck  il  en 
conçut  un  mauvais  préface.  Il  lui  demanda 
des  nouvelles  de  fa  maîtrelfe.  Apprenez- 
moi  auparavant  des  vôtres ,  lui  répondit  la 
confidente  ;  car  j'ai  été  dans  une  grande 
peine  de  vous  avoir  vu  partir  dans  l'état 
où  étoit  le  prince  de  Perfe.  Ebn  Thaher 
lui  raconta  ce  qu'elle  vouloit  favoir  ;  ck 
lorfqu'il  eut  achevé  ,  l'efclave  prit  la  pa* 
rôle  :  Si  le  prince  de  Perfe  >  lui  dit-elle  , 
a.  fourTert  èk  fouffre  encore  pour  ma  mai- 
îreiïe ,  elle  n'a  pas  moins  de  peine  que 
iui.  Après  que  je  vous  eus  quitté  y  pourfui- 
vit-elle,  je  retournai  au  fallon  5  où  je  trou- 
vai que  Schemfelnihar  n'étoit  pas  encore 
revenue  de  fon  évanouifTement  y  quelque 
foulagement  qu'on  eût  tâché  de  lui  appor- 
ter. Le  calife  étoit  affis  près  d'elle  *  avec 
toutes  les  marques  d'une  véritable  douleur; 
il  demandoit  à  toutes  les  femmes  5  ck  à 
moi  particulièrement ,  fi  nous  n'avions  au- 
cune connoiiîance  de  la  caufe  de  fon  mal  ; 
mais  nous  gardâmes  le  fecret,  ck  nous  lui 
dîmes  toute  autre  çhofe  que   ce  que  nous 

n'ignorions 


C  X  C  ï  I  R  Nuit.  4^7 
n'ignorions  pas.  Nous  étions  cependant 
toutes  en  pleurs  de  la  voir  foufFrir  n*  long- 
temps ,  ck  nous  n'oublions  rien  de  tout 
ce  que  nous  pouvions  imaginer  pour  la  fe- 
courir.  Enfin  il  étoit  bien  minuit  lorsqu'elle 
revint  à  elle.  Le  calife  ,  qui  avoit  eu  la 
patience  d'attendre  ce  moment,  en  témoi- 
gna beaucoup  de  joie  ,  ex  demanda  à  Schem- 
felnihar  d'où  ce  mal  pouvoit  lui  être  venu» 
Dès  qu'elle  entendit  fa  voix  ,  elle  fit  un 
effort  pour  fe  mettre  fur  fon  féant  ;  &c 
après  lui  avoir  baifé  les  pieds  avant  qu'il 
pût  l'en  empêcher  :  Sire  ,  dit-elle  3  j'ai  à 
me  plaindre  du  ciel  de  ce  qu'il  ne  m'a  pas 
fait  la  grâce  entière  de  me  biffer  expirer 
aux  pieds  de  votre  majeflé  ,  pour  vous 
inarquer  par -là  jufqu'à  quel  point  je  fuis 
pénétrée  de  vos  bontés. 

Je  fuis  bien  perfuadée  que  vous  m'aimez, 
lui  dit  le  calife;  mais  je  vous  commande 
de  vous  conferver  pour  l'amour  de  moi: 
vous  avez  apparemment  fait  aujourd'hui 
quelque  excès  qui  vous  aura  caufé  cette  in- 
difpofition  ;  prenez-y  garde  >  &  je  vous 
prie  de  vous  en  abftenir  une  autre  fois.  Je 
fuis  bien-aife  de  vous  voir  en  meilleur  état , 
&:  je  vous  confeille  de  parler  ici  la  nuit, 
au  lieu  de  retourner  à  votre  appartement, 

2  il.  t    J    JLÂJm  V 


45§  Les  mille  et  une  Nuits. 
de  crainte  que  le  mouvement  ne  vous  foît 
contraire.  A  ces  mots  ,  il  ordonna  qu'on 
apportât  un  doigt  de  vin  ,  qu'il  lui  fit  pren- 
dre pour  lui  donner  des  forces.  Après  cela  > 
il  prit  congé  d'elle ,  6k  fe  retira  dans  fon 
appartement. 

Dès  que  le  calife  fut  parti ,  ma  maîtrefïe 
me  fit  ligne  de  m'approcher.  Elle  me  de- 
manda de  vos  nouvelles  avec  inquiétude. 
Je  l'apurai  qu'il  y  avoit  long-temps  que 
vous  n'étiez  plus  dans  le  palais ,  &  lui  mis 
Fefprit  en  repos  de  ce  côté-là.  Je  me  gar- 
dai bien  de  lui  parler  de  l'évanouifTeiTient 
du  prince  de  Perfe  ,  de  peur  de  la  faire 
t-etomber  dans  l'état  d'où  nos  foins  l'avoient 
tirée  avec  tant  de  peine  ;  mais  ma  précau- 
tion fut  inutile ,  comme  vous  l'allez  en- 
tendre. Prince ,  s'écria-t-elle  alors ,  je  re- 
nonce déformais  à  tous  les  plailirs  ,  tant 
que  je  ferai  privée  de  celui  de  ta  vue  :  fi 
j'ai  bien  pénétré  dans  ton  cœur,  je  ne  fais 
que  fuivre  ton  exemple.  Tu  ne  cefferas  de 
verfer  des  larmes  9  que  tu  ne  m'ayes  re- 
trouvée ;  il  eft  jufte  que  je  pleure  &:  que 
je  m'afflige  jufqu'à  ce  que  tu  fois  rendu  à 
mes  vœux.  En  achevant  ces  paroles ,  qu'elle, 
prononça  d'une  manière  qui  marquait   la 


C  X  C  I  V<     Nuit*       459 

violence  de  fa  pafïion  ,  elle  s'évanouit   une 
féconde  fois  entre  mes  bras. 

En  cet  endroit  ,  Scheherazade  voyant 
paroître  le  jour)  ceiTa  de  parler.  La  nuk 
fuivante  >  elle  pourfuivit  de  cette  forte  : 


C  X  I  Ve.     NUIT. 

JuA  confidente  de  Schemfeînihar  continua 
de  raconter  à  Ebn  Thaher  tout  ce  qui  étoit 
arrivé  à  fa  maîtrerTe  depuis  fon  premier, 
évanouiffement.  Nous  fûmes  encore  long- 
temps ,  dit-elle?  à  la  faire  revenir  mes  -com- 
pagnes &  moi.  Elle  revint  enfin;  alors  je 
lui  dis  :  Madame  5  êtes-vous  donc  réfolue 
de  vous  laiffer  mourir,  &  de  nous  faire 
mourir  nous  -  mêmes  avec  vous  ?  Je 
vous  fupplie  au  nom  du  Prince  de  Perfe , 
pour  qui  vous  avez  intérêt  de  vivre  ,  de 
vouloir  conferver  vos  jours.  De  grâce , 
laifîez-vous  persuader ,  &  faites  les  efforts 
que  vous  vous  devez  à  vous  -  même  ?  S 
l'amour  du  prince ,  &  à  notre  attachement: 
pour  vous.  Je  vous  fuis  bien  obligée  >  reprit- 
elle,  de  vos  foins ,  de  votre  zèle  &  de  vos 
confeils.  Mais ,  hélas  !  peuvent  -  ils  m'être 
itfiles?  Il  41e  nous  eft  pas  permis  de  p£ .  l. 

y  ij       "^ 


460  Les  mille  et  une  Nuits. 
flatter  de  quelque  efpérance  ,  ck  ce  n'eft  que 
dans  le  tombeau  que  nous  devons  attendre 
la  fin  de  nos  tourmens.  Une  de  mes  com- 
pagnes voulut  la  détourner  de  fes  triftes 
penfées  en  chantant  un  air  fur  fon  luth  ; 
mais  elle  lui  impofa  filence ,  ck  lui  ordonna  5 
comme  à  toutes  les  autres  ,  de  fe  retirer. 
Elle  ne  retint  que  moi  pour  palier  la  nuit 
avec  elle.  Quelle  nuit,  ô  ciel  !  elle  là  païïa 
dans  les  pleurs  6k  dans  les  gémidemens-;  ck 
nommant  fans  cerle  le  prince  de  Perle  y 
elle  fe  pîaignoit  du  fort  qui  l'avoit  deftinée 
au  calife  qu'elle  ne  pouvoir  aimer  ?  ck  non 
pas  à  lui  qu'elle  aimoit  éperdument. 

Le  lendemain  ,  comme  elle  n'étoir  pas 
commodément  dans  le  fallon^  je  l'aidai  à 
paffer  dans  fon  appartement,  où  elle  ne  fut 
pas  plutôt  arrivée,  que  tous  les  médecins 
du  palais  vinrent  la  voir  par  ordre  du  calife  ; 
ck  ce  prince  ne  fut  pas  long-temps  fans 
venir  lui-même.  Les  remèdes  que  les  mé- 
decins ordonnèrent  à  Schemfeînihar  firent 
d'autant  moins  d^effet ,  qu'ils  ignoroient  la 
caufe  de  fon  mal;  ck  la  contrainte  où  la 
mettoit  la  préfence  du  calife ,  ne  faifoit  que 
l'augmenter.  Elle  a  pourtant  un  peu  repofé 
cette  nuit;  ck  d'abord  qu'elle  a  été  évei-> 
*ft*i  ,    elle    m'a   chargée    de    vous    venip 


C  X  C  ï  Ve.  Nuit.  461 
trouver ,  pour  apprendre  des  îouvelles  du 
prince  de  Perfe.  Je  vous  ai  dëà  informée 
de  i'état  où  il  eu.  3  lui  dit  Eh  Thaher  9 
ainfi  retournez  vers  votre  mamelle  >  & 
Faillirez  que  le  prince  de  Perfe  attendoït 
de  fes  nouvelles  avec  la  même  impatience 
qu'elle  en  attendoit  de  lui.  Exhortç-la  fur- 
tout  à  fe  modérer  &  à  fe  vaincre  ,1e  peur 
qu'il  ne  lui  échappe  devant  le  calift  quel- 
que parole  qui  pourroit  nous  perdrtavec 
elle.  Pour  moi  ,  reprit  la  confident^  je 
vous  l'avoue  ,  je  crains  tout  de  fes  tuif- 
ports  ;  j'ai  pris  la  liberté  de  Lui  dire  ce  me 
je  penfois  là~derTus  >  &  je  fuis  perfuaée 
qu'elle  ne  trouvera  pas  mauvais  que  jeui 
parle  encore  de  votre  part. 

Ebn  Thaher,  qui  ne  faifoit  que  d'arrêt 
de  chez  le  prince  de  Perfe ,  ne  jugea  pcit 
à  propos  d'y  retourner  fitôt,  6k  de  néi«* 
ger  des  affaires  importantes  qui  lui  étoht 
furvenues   en    rentrant   chez  lui  ;  il  y  aa 
feulement    fur  la    fin    du   jour.   Le  prinî 
étoit  feuî?  6k  ne  fe  portoit  pas  mieux  qe 
le  matin.  Ebn  Thaher,  lui  dit-il  en  le  voyat 
paroître?  vous  avez   fans  doute  beaucoup 
d'amis  ;  mais  ces  amis  ne  connoiffent  pas 
ce  que  vous  valez,  comme  vous  me  le  faite; 
connoître  par  votre  zèle ,  par  vos  foins  6k 

V  iij 


'■jfil   LES    TULLE   ET   UNE  NUITS. 
par  les  peires  que  vous  vous  donnez  lorf- 
qu'ii  s'agit  le  les  obliger.  Je  fuis  confus  de 
•tout  ce  qui  vous  faites  pour  moi  avec  tant 
d'afFecYion/  ck  je  ne  fais  comment  je  pourrai 
în'acquittf  envers  vous.  Prince  y  lui  répon- 
dit Ebn.ihaher,  laiflons-là  ce  difcours,  je 
'vous  er/upplie  :  je  fuis  prêt  non-feulement 
à  don^r  un  de  mes    yeux  pour   vous  en 
confer/er   un ,   mais   même  à  facrifler    ma 
vie  p/ur  la  votre.  Ce  n'en1  pas  de  quoi  il 
-s'agi/Préfenternent;  je  viens  vous  dire  que 
SchMielniiur  m'a  envoyé  fa  confidente  pour 
mdemanGer»de  vos  nouvelles,  ck  en  même 
teips  pour  m'informer    des  tiennes.  Vous 
yjsm  bien  que  je  ne  lui  ai  rien  dit  qui  ne 
ïu\ït  confirmé  l'excès  de  votre  amour  pour 
fanaîtrefïe,  ck  la  confiance  avec  laquelle 
vcjs  l'aimez.  Ebn  Thaher  lui  fit  enfuite  un 
déjil   exact  de   tout  ce   que  lui  avoit  dit 
Télave  confidente.  Le  prince  Técouta  avec 
leftifférens  mouvemens  de  crainte  y  de  jalou- 
fij,  de  tendrelTe  ck  de  compafïion  que  fon 
dcours  lui  infpira  y  faifant  fur  chaque  chofe 
d'il  entendoit ,  toutes  les   réflexions   affil- 
iantes ou  confolantes  dont  un  amant  auffi. 
^affionné  qu'il  étoit  pouvoit  être  capable.] 
Leur  converfation  dura  fi  long -temps, 
que  la  nuit  fe  trouvant  fort  avancée  ,  h 


C  X  C  Ve.     Nuit.        463 

prince  de  Perfe  obligea  Ebn  Thaher  a 
demeurer  chez  lui.  Le  lendemain  matin  ? 
comme  ce  fidèle  ami  s'en  retournoit  au  logis  9 
il  vit  venir  à  lui  une  femme  ,  qu'il  reconnut 
pour  la  confidente  de  Schemfelnihar  ,  &  qui 
Fayant  abordé ,  lui  dit  :  Ma  maitreffe  vous 
falue,  ck  Je  viens  vous  prier  de  fa  part  de 
rendre  cette  lettre  au  prince  de  Perfe.  Le 
zèle  Ebn  Thaher  prit  la  lettre ,  &  retourna 
chez  le  prince  accompagné  de  l'efcîave  con- 
fidentei 

Scheherazade  cena  de  parler  en  cet  en- 
droit, à  caufe  du  jour  quelle  vit  paroître. 
Eile  reprit  la  fuite  de  fon  difcours  la  nuiï 
fuivante  ,  oc  dit  au  fultan  des  Indes  ; 


C  X  C  Ve.     NUIT. 

Oi  RE,  quand  Ebn  Thaher  ?  fut  entré  chez 
le  prince  de  Perfe  avec  la  confidente  de 
Schemfelnihar,  il  la  pria  de  demeurer  un 
moment  dans  l'antichambre  ,  ck  de  l'atten- 
dre. Dès  que  le  prince  l'apperçut  y  il  lui 
demanda  avec  empreffement  quelle  nou- 
velle il  avoit  à  lui  annoncer.  La  meilleure 
que  vous  puiffie'z  apprendre ,  lui  répondit 
Ebn  Thaher  j  on  vous   aime  auili  chère* 

V  iv 


464  Les  mille  et  une  Nuits. 
nient  que  vous  aimez.  La  confidente  de 
Schemfelnihar  eu.  dans  votre  antichambre  ; 
elle  vous  apporte  une  lettre  de  la  part  de 
fa  maîtreffe  :  elle  n'attend  que  vos  ordres 
pour  entrer.  Qu'elle  entre,  s'écria  le  prince 
avec  un  tranfport  de  joie.  En  diiant  cela  > 
il  fe  mit  fur  ion  féant  pour  la  recevoir. 

Comme  les  gens  du  prince  étoient  fortis 
de  la  chambre  d'abord  qu'ils  avoient  vu 
Ebn  Thaher  y  afin  de  le  laiffer  feul  avec 
leur  maître ,  Ebn  Thaher  alla  ouvrir  la 
porte  lui-même  ,  6k  fit  entrer  la  confidente» 
Le  prince  la  reconnut ,  ck  la  reçut  d'une 
manière  fort  obligeante.  Seigneur ,  lui  dit- 
elle  ^  je  fais  tous  les  maux  que  vous  avez 
foufferts  depuis  que  j'eus  l'honneur  de  vous 
conduire  au  bateau  qui  vous  attendoit 
pour  vous  ramener;  mais  j'efpère  que  la 
lettre  que  je  vous  apporte  contribuera  à 
votre  guérifon.  A  ces  mots ,  elle  lui  pré- 
fenta  la  lettre.  Il  la  prit  ;  ck  après  l'avoir 
baifée  plusieurs  fois ,  il  l'ouvrit  y  ck  lut  les 
paroles  fuivantes. 

Lettre  de  S  chemfelnihar ,  au  prince  de  Perfi 
Ali  Ebn  Becar, 

»  La  perfonne  qui  vous  rendra  cette  lettre 
»  vous  dira  de   mes  nouvelles  mieux    que 


C  X  €  Ve.    Nuit.         46% 
»  moi-même ,  car   je  ne  me  connoîs  plus 
»  depuis  que  j'ai  celTé  de  vous  voir.  Privée 
»  de  votre  préfence  ?  je  cherche  à  me  trom- 
»  per   en  vous    entretenant  par  ces  lignes 
»  mal  formées  ,  avec  le  même  plaifir  que 
»  fi  j'avois  le  bonheur  de  vous  parler. 
'     »  On  dit  que  la  patience  eft  un  remède 
»  à  tous  les  maux,  &  toutefois  elle  aigrit 
»  les  miens  au  lieu  de  les  foulager.  Quoi- 
»  que  votre  portrait  foit  profondément  gravé 
»  dans  mon   cœur  ,  mes    yeux   fouhaitent 
»  d'en  revoir  inceffamment  l'original  ,  &  ils 
»  perdront   toute   leur    lumière  ,    s'il   faut 
»  qu'ils  en  foient  encore  long-temps  privés, 
»  Puis-je  me  flatter  que  les  vôtres  aient  la 
»  même  impatience  de  me  voir?  Oui,  je 
»  le  puis  ;  ils  me  l'ont  fait  aiïez  connoitre 
»  par   leurs  tendres  regards.  Que    Schem- 
»  feînihar  feroit  heureufe^  ckque  vous  feriez 
»  heureux  ,  prince  9  fi  mes  défirs ,  qui  font 
»  conformes  aux  vôtres  5  n'étoient  pas  tra- 
$>  verfés  par  des  obstacles  infurmontabîes  ! 
>>  Ces  obftacles    m'affligent    d'autant    plus 
»  vivement  }    qu'ils    vous    affligent    vous-. 


»>  même. 


»  Ces  fentimens  que  mes  doigts  tracent  ; 
»  &  que  j'exprime  avec  un  plaifir  incroya- 
»  ble,  en  les  répétant  plufieurs  fois,  par-; 

Vv 


466  Les  mille  et  une  Nuits. 
»  tent  du  plus  profond  de  mon  cœur,  &c 
»  de  la  blelTure  incroyable  que  vous  y 
»  avez  faite  ;  blelîure  que  je  bénis  mille 
.»  fois,  malgré  le  cruel  ennui  que  je  fournie 
»  de  votre  abfence.  Je  compterois  pour  rien 
»  tout  ce  qui  s'oppofe  à  nos  amours ,  s'il 
»  m'étoit  feulement  permis  de  vous  voir 
»  quelquefois  en  liberté:  je  vour  porléde- 
»  rois  alors  ;  que  pourrois-je  fouhaker  de 
»  plus  ? 

»  Ne  vous  imaginez  pas  que  mes  paroles 
»  difent  plus  que  je  ne  penfe.  Hélas  !  de 
»  quelques  expreffions  que  je  puifle  me  fer- 
»  vir^  je  fens  bien  que  je  penfe  plus  de 
»  chofes  que  je  ne  vous  en  dis.  Mes  yeux* 
»  qui  font  dans  une  merveille  continuelle, 
»  ck  qui  verfent  incellamment  des   pleurs 
»  en  attendant  qu'ils  vous  revoyent  ;  mon 
»  cœur  affligé  qui  ne  délire  que  vous  feul; 
»  les  foupirs    qui   m'échappent  toutes   les 
».  fois  que  Je  penfe  à  vous,  c'efl-à-dire,  à 
»  tout  moment  ;  mon  imagination  qui   ne 
»  me  repréfente  plus  d'autre  objet  que  mon 
&  cher  prince  ;  les  plaintes  que  je  fais  au 
»  ciel  de  la  rigueur  de  ma  deflinée  ;  enfin, 
»  ma  trifieiTe ,  mes  inquiétudes ,  mes  tour- 
>*  mens  qui  ne  me  donnent  aucun  relâcha 


C  X  C  V  K  Nuit*  467 
»  depuis  que  je  vous  ai  perdu  de  vue , 
»>  font  garans  de  ce  que  je  vous  écris. 

»  Ne  fuis-je  pas  bien  malheureufe ,  d'être 
»  née  pour  aimer,  fans  efpérance  de  jouir 
»  de  ce  que  j'aime  ?  Cette  penfée  défolante 
»  m'accable  à  un  point,  que  j'en  mour- 
»  rois,  ii  je  n'étois  pas  perfuadée  que  vous 
»  m'aimez.  Mais  une  fi  douce  confolation 
»  balance  mon  défefpoir  &:  m'attache  à  la 
»  vie.  Mandez-moi  que  vous  m'aimez  ton- 
»  jours  ;  je  garderai  votre  lettre  précieufe- 
»  ment  ;  je  la  lirai  mille  fois  le  jour;  je 
»  fournirai  mes  maux  avec  moins  d'irnpa- 
»  tience.  Je  ibuhaite  que  le  ciel  cefïe  d'être 
»  irrité  contre  nous  ,  &  nous  fafîe  trouver 
»  l'oecafion  de  nous  dire  fans  contrainte 
»  que  nous  nous  aimons  5  &  que  nous  ne 
»  cefferons  jamais  de  nous  aimer.  Adieu» 
»  Je  falue  Ebn  Thaher  ,  à  qui  nous  avons 
»  tant  d'obligation  l'un  &  l'autre.  »  ; 


sa 


C  X  C  V  Ie.    NUIT, 

jLE  prince  de  Perfe  ne  fe  contenta  pas 
d'avoir  lu  une  fois  cette  lettre;  il  lui  fembla 
qu'il  l'avoir,  lue  avec  trop  peu  d'attention^ 
II  la  relut  plus  lentement,  &  en  liiant,  tan-*» 

V   Yj 


468  Les  mille  et  une  Nuits. 
tôt  il  pouiloit  de  mites  foupirs ,  tantôt  iï 
verfoit  des  larmes  >  &  tantôt  il  falibit  éclater 
des  tranfports  de  joie  ck  de  tendrelTe>  félon 
qu'il  étoit  touché  de  ce  qu'il  lifoit.  Enfin ,  iî 
ne  fe  laffoit  point  de  parcourir  des  yeux 
des  caractères  tracés  par  une  main  ii  chère  ; 
&  il  fe  préparoit  à  les  lire  pour  la  troisième 
fois ,  lorfqu'Ebn  Thaher  lui  représenta  que 
la  confidente  n'avoit  pas  de  temps  à  perdre  7 
6c  qu'il  devoit  fonger  à  faire  réponfe.  Hélas  I 
s'écria  le  prince  ,  comment  voulez  -  vous 
que  je  faiTe  réponfe  à  une  lettre  fi  obli- 
geante ?  En  quels  termes  m'exprimerai -je 
dans  le  trouble  où  je  fuis?  J'ai  i'efprjt  agité 
de  mille  penfées  cruelles,  &  mes  fentimens 
fe  détruifent  au  moment  que  je  les  ai  con- 
çus ,  pour  faire  place  à  d'autres.  Pendant 
que  mon  corps  fe  relTent  des  iroprefhons 
de  mon  ame,  comment  pourrai-je  tenir  le 
papier  &C  conduire  la  canne  (i)  pour  for- 
mer les  lettres  ? 

En  parlant  ainiî ,  il  tira  d'un  petit  bureau 


(i)  Les  Arabes  ,  les  Perfans  &  les  Turcs,  quand  ils 
écrivent ,  tiennent  le  papier  de  la  main  gauche ,  appuyé 
ordinairement  fur  le  genou  ,  &  écrivent  de  la  main 
droite  avec  une  petite  canne  taillée  &  fendue  comme 
«os  plumes.  Cette  forte  de  canne  eft  creufe ,  &  ref- 
femble  à  nés  sofeaux  ,  mais  elle  a  plus  de  confiftance» 


C  X  C  V  ï  Ie.  Nuit,  469 
qu'il  a  voit  près  de  lui  ,  du  papier  5  une 
canne  taillée ,  &  un  cornet  où  il  y  avoit 
de  l'encre. 

Scheherazade  appercevant  le  jour  en 
cet  endroit ,  interrompit  fa  narration.  Elle 
en  reprit  la  fuite  le  lendemain,  ck  dit  à 
Schahriar  : 


C  X  C  V  ï  Ie.     NUIT. 

OîRE,  le  prince  de  Perfe  ,  avant  que 
d'écrire  ,  donna  la  lettre  de  Schemfelnihar 
à  Ebn  Thaher,  6c  le  pria  de  la  tenir  ou- 
verte pendant  qu'il  écriroit ,  afin  qu'en 
jetant  les  yeux  deffus  ,  il  vît  mieux  ce  qu'il 
y  devoir  répondre.  Il  commença  d'écrire  ; 
mais  les  larmes  qui  lui  tomboient  des  yeux 
fur  fon  papier,  l'obligèrent  pluiieurs  fois 
de  s'arrêter  pour  les  lahTer  couler  librement. 
Il  acheva  enfin  fa  lettre  >  6k  la  donnant  à 
Ebn  Thaher  :  Lifez-la,  je  vous  prie,  lui 
dit-il  ,  ck  me  faites  la  grâce  de  voir  iî  le 
défordre  où  eft  mon  efprit,  m'a  permis  de 
faire  une  réponfe  favorable.  Ebn  Thaher  k 
prit ,  ck  lut  ce  qui  fuit  : 


Les  mille  et  une  Nuits. 


Rêponfe  du  prince  de  Perfe  à  la  lettre 
de  Sckemfelnihar. 

"J'etqis  plongé  dans  une  affliction 
'?,  mortelle  lorfqu'on  m'a  rendu  votre  lettre. 
55  A  la  voir  feulement  5  j'ai  été  tranfporté 
?,  d'une  joie  que  je  ne  puis  vous  exprimer  ; 
5,  &  à  la  vue  des  caractères  tracés  par  votre 
99  belle  main ,  mes  yeux  ont  reçu  une  lu- 
3,  mière  plus  vive  que  celle  qu'ils  avoient 
9,  perdue ,  lorfque  les  vôtres  fe  fermèrent 
?,  fubitement  aux  pieds  de  mon  rival.  Les 
pi  paroles  que  contient  cette  obligeante 
5?  lettre  ,  font  autant  de  rayons  lumineux 
„  qui  ont  diffipé  les  ténèbres  dont  mon  ame 
99  ëtoit  obfcurcïe.  Elles  m'apprennent  com- 
9,  bien  vous  fouifrez  pour  l'amour  de  moi  9 
p?  ck  me  font  connoître  aufîi  que  vous 
93  n'ignorez  pas  que  je  foufTre  pour  vous* 
,,  &  par  là  ,  elles  me  confolent  dans  mes 
„  maux.  D'un  côté>  elles  me  font  verfer 
9,  des  larmes  abondamment  5  &  de  l'autre  $ 
?>  elles  embrâfent  mon  cœur  d'un  feu  qui 
„  le  foutient ,  &  m'empêche  d'expirer  de 
p>  douleur.  Je  n'ai  pas  eu  un  moment  de 
j5  repos  depuis  notre  cruelle  féparation. 
a,  Votre  lettre  feule  apporte  quelque  foula- 


CXCVÏK     Nuit.      471 

\\  gement  à  mes  peines.  J'ai  gardé  nn  morne 

99-  fîlence  jufqu'au  moment  que  je  l'ai  reçue: 

^5  elle  m'a  redonné  la  parole.  J'étois  enfeveli 

35  dans  une  mélancolie  profonde ,  elle  m'a 

m  infpiré  une  joie  qui  a  d'abord  éclaté  dans 

5,  mes  yeux  6k  fur  mon  vilage.  Mais  ma 

9,  furprife  de  recevoir  une  faveur  que  je  n'ai 

55  point   encore   méritée  a    été  li    grande  9 

53  que  je  ne  favois  par  où  commencer  pour 

?)  vous  en  marquer  mareconnoiffance.  Enfin , 

,3  après  l'avoir  baifée  plusieurs  fois  5  comme 

,,  un  gage  précieux  de  vos  bontés,  je  l'ai 

55  lue  ck  relue ,  ck  fuis  demeuré  confus  de 

55  l'excès   de  mon  bonheur.   Vous  voulez 

5,  que  je  vous  mande  que  je  vous  aime  tou- 

n  jours  ;  ah  !    quand  je  ne  vous  aurois  pas 

5,  aimée    auffi    parfaitement    que    je    vous 

jj  aime  y   je  ne   pourrois    m'empêcher    de 

.,,  vous  adorer  après  toutes  les  marques  que 

5,  vous  me  donnez  d'un  amour  lî  peu  corn- 

^5  mun.-Ouij  je  vous  aime  ,  ma  chère  ame  ^ 

53  6k  ferai  gloire  de  brûler  toute  ma  vie  du 

3,  beau  feu  que  vous  avez  allumé  dans  mon 

3,  cœur.  Je   ne   me   plaindrai  jamais  de  la 

»  vive  ardeur  dont  je  fens  qu'il  me   con- 

„  fume  ;  ck  quelque  rigoureux  que  foient 

33  les  maux  que  votre  abfence  me  caufe,  je 

33  les  apporterai  conftamment ,  dans  l'efpé* 


472-  Les  mille  et  une  Nuits. 
„  rance  de  vous  voir  un  jour.  Plût  à  dieu 
„  que  ce  fût  dès  aujourd'hui ,  &  qu'au  lieu, 
„  de  vous  envoyer  ma  lettre ,  il  me  fût 
5,  permis  d'aller  vous  afïurer  que  je  meurs 
„  d'amour  pour  vous  !  Mes  larmes  m'empê- 
»  chent  de  vous  en  dire  davantage.  Adieu.  „ 

Ebn  Thaher  ne  put  lire  ces  dernières 
lignes  fans  pleurer  lui  -  même.  Il  remit  la 
lettre  entre  les  mains  du  prince  de  Perfe , 
en  l'afTurant  qu'il  n'y  avoit  rien  à  corriger, 
Le  prince  la  ferma ,  ck  quand  il  l'eut  cache- 
tée :  Je  vous  prie  de  vous  approcher ,  dit-il 
à  la  confidente  de  Schemfelnihar ,  qui  étoit 
un  peu  éloignée  de  lui  :  voici  la  réponfe 
que  je  fais  à  la  lettre  de  votre  chère  maî- 
treffe.  Je  vous  conjure  de  la  lui  porter ,  ck 
de  la  faîuer  de  ma  part.  L'efclave  confi- 
dente prit  la  lettre,  ck  fe  retira  avec  Ebn 
Thaher. 

En  achevant  ces  mots ,  la  fultane  des  Indes 
voyant  paroitre  le  jour ,  fe  tut  5  &  la  nuit 
fuivante  >  elle  continua  de  cette  manière  : 


€X  C  V 1 1  R     Nuit.      473 


C  X  C  V  I  I  Ie.     NUIT. 

JlLbn  Thaher ,  après  avoir  marché  quelque 
temps  avec  l'efclave  confidente  ,  la  quitta  , 
ck  retourna  dans  fa  maifon  ,  où  il  fe  mit  à 
rêver  profondément  à  l'intrigue  amoureufe 
clans  laquelle  il  fe  trouvent  malheureufement 
engagé.  îl  fe  repréfenta  que  le  prince  de 
Perfe  ck  Schemfelnihar ,  malgré  l'intérêt 
qu'ils  avoient  de  cacher  leur  intelligence  , 
fe  ménageoient  avec  fi  peu  de  difcrétion  y 
qu'elle  pourroit  bien  n'être  pas  long- temps 
fecrette.  îl  tira  de  là  toutes  les  conféquences 
qu'un  homme  de  bon  fens  devoit  tirer.  Si 
Schemfelnihar,  fe  difoit-il  à  lui-même,  étoit 
une  dame  du  commun,  je  contribuerois  de 
tout  mon  pouvoir  à  rendre  heureux  fon 
amant  ck  elle  ;  mais  c'eft  la  favorite  du 
calife ,  ck  il  n'y  a  perfonne  qui  puiiTe  im- 
punément entreprendre  de  plaire  à  ce  qu'il 
aime.  Sa  colère  tombera  d'abord  fur  Schem- 
felnihar ;  il  en  coûtera  la  vie  au  prince  de 
Perfe,  ck  je  ferai  enveloppé  dans  fon  mal- 
heur. Cependant  j'ai  mon  honneur?  mon 
repos ,  ma  famille  ck  mon  bien  à  conferver  ; 


Les  mille  et  une  Nuits. 

il  faut  donc ,  pendant  que  je  le  puis ,  me 
délivrer  d'un  fi  grand  péril. 

îl  fut  occupé  de  ces  penfées  durant  tout 
ce  jour- là.  Le  lendemain  matin,  il  alla  chez 
le  prince  de  Ferfe^  dans  le  deffein  de  faire 
un  dernier  effort  pour  l'obliger  à  vaincre 
ù.  pafiîon.  Effectivement ,  il  lui  repréfenta 
ce  qu'il  lui  avoit  déjà  inutilement  repré- 
fenté  ,  qu'il  feroit  beaucoup  mieux  d'em- 
ployer tout  fon  courage  à  détruire  le  pen- 
chant qu'il  avoit  pour  Schemfelnihar  ,  que 
de  s'y  laifTer  entramer  ;  que  ce  penchant 
étoit  d'autant  plus  dangereux  ,  que  fon  rival 
étoit  plus  pùiffant.  Enfin  3  feigneur ,  ajouta- 
t-il ,  fi  vous  m'en  croyez  ,  vous  ne  fongerez 
qu'à  triompher  de  votre  amour  ;  autrement 
vous  courez  tifque  de  vous  perdre  avec 
Schemfelnihar ,  dont  la  vie  vous  doit  être 
plus  chère  que  la  vôtre.  Je  vous  donne  ce 
confeil  en  ami ,  6k  quelque  jour  vous  m'en 
remercierez. 

Le  prince  écouta  Ebn  Thaher  affez  impa- 
tiemment ;  néanmoins  il  fe  iaifia  dire  tout 
ce  qu'il  voulut  ;  mais  prenant  la  parole  à 
fon  tour  :  Ebn  Thaher  ,  lui  dit-il ,  croyez- 
vous  que  je  puifTe  cefifer  d'aimer  Schemfel- 
nihar, qui  m'aime  avec  tant  de  tendre fle  ? 
Elle  ne  craint  pas    d'expofer   fa  vie  pour 


CXCVIIK  .Nuit.  47? 
moi  3  &  vous  voulez  que  le  foin  de  con- 
server la  mienne  fo.it  capable  dem'occuper? 
non  ;  quelque  malheur  qui  puiffe  m'arriver  5 
je  veux  aimer- Schemfelnihar  jufqu'au  der- 
nier fbupir. 

Ebn  Thaher ,  choqué  de  l'opiniâtreté  du 
prince  de  Perfe  ,  le  quitta  affez  brufquementj 
&  fe  retira  chez  lui ,  où  ,  rappelant  dans 
ion  efprit  Tes  réflexions  du  jour  précédent , 
il  fe  mit  à  fongor  fort  férieufement  au  parti 
qu'il  avoit  à  prendre.  Pendant  ce  temps-là  , 
un  jouaillier  de  fes  intimes  amis  le  vint  voir. 
Ce  jouaillier  s'étoit  apperçu  que  la  confi- 
dente de  Schemfelnihar  alloit  chez  Ebn 
Thaher  plus  fouvent  qu'à  l'ordinaire ,  & 
qu5Ebn  Thaher  étoit  prefque  toujours  avec 
le  prince  de  Perfe ,  dont  la  maladie  étoit 
fue  de  tout  le  monde ,  fans  toutefois  qu'on 
en  connût  la  caufe  ;  tout  cela  lui  avoit 
donné  des  foupçons.  Comme  Ebn  Thaher 
lui  parut  rêver,  il  jugea  bien  que  quelque 
affaire  importante  l'embarraffoit;  &  croyant 
être  au  fait ,  il  lui  demanda  ce  que  lui  vou- 
îoit  i'efclave  confidente  de  Schemfelnihar. 
Ebn  Thaher  demeura  un  peu  interdit  d  cette 
demande  3  &  voulut  diffimuler  ,  en  lui  difan? 
que  c'étoit  pour  une  bagatelle  qu'elle  venok 
fi  fouvent  chez  lui.  Vous  ne  me  parlez  pas 


476  Les  MILLfc  ET  une  Nuits, 
fîncérement ,  lui  répliqua  le  jouaillier  ,  & 
vous  m'allez  perfuader ,  par  votre  diffimu- 
lation  ,  que  cette  bagatelle  efl  une  affaire 
plus  importante  que  je  ne  l'ai  cru  d'abord. 
Ebn  Thaher,  voyant  que  fon  ami  1© 
preiloit  fi  fort,  lui  dit  :  Il  efl  vrai  que  cette 
affaire  eft  de  la  dernière  conféquence.  l'a* 
vois  réfolu  de  la  tenir  fecrète  ;  mais  comme, 
je  fais  l'intérêt  que  vous  prenez  à  tout  ce,:: 
qui  me  regarde,  j'aime  mieux  vous  en  faire 
confidence  ,  que  de  vous  laiffer  penfer  ià- 
deffus  ce  qui  n'efr.  pas.  Je  ne  vous  recom- 
mande point  le  fecret,  vous  connoîlrez  par 
ce  que  je  vais  vous  dire ,  combien  il  efl 
impoffible  de  le  garder.  Après  ce  préam- 
bule ,  il  lui  raconta  les  amours  de  Schem- 
felnihar  6k  du  prince  de  Perfe.  Vous  favez? 
ajouta-t-il  enfuite,  en  quelle  confédération 
je  fuis  à  la  cour  &  dans  la  ville  5  auprès  des 
plus  grands  feigneurs  ck  des  dames  les  plus 
qualifiées.  Quelle  honte  pour  moi  fi  ces 
téméraires  amours  venoient  à  erre  décou- 
vertes !  Mais  que  dis- je  ?  ne  ferions-nous 
pas  perdus  toute  ma  famille  ck  moi  ?  Voilà 
ce  qui  m'embarraffe  le  plus  ;  mais  je  viens 
de  prendre  mon  parti.  Il  m'efl  dû,  ck  je 
dois  ;  je  vais  travailler  incefTamment  à  fatis- 
faire  mes    créanciers,  ck  à  recouvrer  mes 


C  X  C  V  1 1  Ie.  Nuit.  477 
dettes  ;  &  après  que  j'aurai  mis  tout  mon 
bien  en  sûreté  ,  je  me  retirerai  à  Balfora  9 
où  je  demeurerai  jufqu'à  ce  que  la  tempête 
que  je  prévois  foit  parlée.  L'amitié  que 
j'ai  pour  Schemfelnihar  &  pour  le  prince 
de  Perfe  me  rend  très  -  fenlîble  au  mal  qui 
peut  leur  arriver  ;  je  prie  dieu  de  leur  faire 
connoître  où  ils  s'expofent?  6k  de  les.con- 
ferver  ;  mais  fi  leur  mauvaife  deftinée  veut 
que  leurs  amours  aillent  à  la  connoiffance 
du  calife,  je  ferai  au  moins  à  couvert  de 
fon  reffentiment  ;  car  je  ne  les  crois  pas 
aflfez  médians  pour  vouloir  m'envelopper 
dans  leur  malheur.  Leur  ingratitude  feroit 
extrême  fi  cela  arrivoit  ;  ce  feroit  mal  payer 
les  fervices  que  je  leur  ai  rendus,  &  les 
bons  confeils  que  je  leur  ai  donnés  ,  parti- 
culièrement au  prince  de  Perfe ,  qui  pour- 
roit  fe  tirer  encore  du  précipice ,  lui  &  fa 
maîtrefTe ,  s'il  le  vouloit.  Il  lui  efl  aifé  de 
fortir  de  Bagdad  comme  moi,  &C  Pabfence 
le  dégageront  infenfiblement  d'une  pafïion 
qui  ne  fera  qu'augmenter  tant  qu'il  s'obfli- 
nera  à  y  demeurer. 

Le  jouaillier  entendit  avec  une  extrême- 
furprife  le  récit  que  lui  fit  Ebn  Thaher.  Ce 
que  vous  venez  de  me  raconter,  lui  dit-il 5 
efl  d'une  fi  grande  importance;  que  je  ne 


47$  £es  mille  et  une  Nuits  ,  &c. 
puis  comprendre  comment  Schernfelnihar  6c 
le  prince  de  Perfe  ont  été  capables  de  s'a- 
bandonner à  un  amour  û  violent.  Quelque 
penchant  qui  les  entraîne  Tun  vers  l'autre, 
au  lieu  d'y  céder  lâchement ,  ils  dévoient 
y  réfifter  ,  <k  faire  un  meilleur  ufage  de  leur 
raifon.  Ont  -  ils  pu  s'étourdir  fur  les  fuites 
fâcheufes  de  leur  intelligence  ?  Que  leur 
aveuglement  eft  déplorable  !  J'en  vois  comme 
vous  toutes  les  conféquences.  Mais  vous 
êtes  fage  <k  prudent,  &  j'approuve  la  réfo- 
iution  que  vous  avez  formée  ;  c'efl:  par-là 
feulement  que  vous  pouvez  vous  dérober 
aux  événemens  funeftes  que  vous  avez  à 
craindre.  Après  cet  entretien  le  jouaillier  fe 
leva  ?  ck  prit  congé  d'Ebn  Thaher. 

Sire ,  dit  en  cet  endroit  Scheherazade  y  le 
jour  5  que  je  vois  paroître,  m'empêche  d'en- 
tretenir votre  majefté  plus  long-temps.  Elle 
fe  tut  5  ck  le  lendemain  elle  reprit  la  fuite 
de  fa  narration. 


Fin  du  huitième  Volume* 


T  A  B  L 

DES     CONTES 

du  Tome  huitième. 


MILLE  ET  UNE  NUITS. 

LXXXVI.  Nuit.  Co  NTI  NUATIO  N   dît 

Jzxième  voyage  de  Sindbad ,  Page   $ 

LXXXVII.  Nuit.  Fin  dujïxieme  voyage  de 

Sindbad ,  i& 

LXXXVIIL  Nuit.  Commencement  dufeptieme 

&  dernier  voyage  de  Sindbad  9  tG 

LXXXIX.  Nuit.  Continuation  dufeptieme  & 

dernier  voyage  de  Sindbad  ,  .24 

XC.  Nuit.  Fin  du  feptihne  &  dernier  voyage 

de  Sindbad  le  Marin  5  d$ 

Hiftoire  des  trois  Pommes  5  34 

XCL  Nuit.  Suite  de  £  hiftoire  des  trois  Pom- 
mes ,  J7 
XCII.  Nuit.  Hiftoire  de  la  Dame  maffaerèe 

&  du  jeune  homme  fon  mari  9  4J 

XCIIt.   Nuit.   Continuation  de  f  hiftoire  des 

trois  Pommes  3  4$ 


Table 

Hifloirc  de  Noureddin  AU  y  &  de  Bedreddirt- 
Haffan ,  page  J4 

XCIV.  Nuit.    Continuation  de   thifloire  de. 
Noureddin  Ali ,  63 

XCV.  Nuit.  Suite  de  thifloire  de  Noureddin 
Ali  y   &  de  Bedreddin  Haffan,  C8" 

XCVI.  Nuit,  Suite  de  thifloire  de  Noureddin 
Ali  •>  &  de  Bedreddin  Haffan  >  73 

CXVIÏ.  Nuit.  Suite  de  thifloire  de  Nourred- 
din  AU  ,  &  de  Bedreddin  Haffan  ,         y  G 

XCVIII.  Nuit.  Continuation  de  thifloire  de 
Bedreddin  Haffan  y  80 

CXIX.   Nuit.    Continuation  de  thifloire  de 
Bedreddin  Haffan  ,  83 

C.  Nuit.  Suite  de  thifloire  de  Bedreddin  Haff 
fan,  8  y 

OIL  Nuit.  Suite  de  thifloire  de  Bedreddin 
Haffan  ?  $0 

CIV,  Nuit.  Suite  de  thifloire  de  Bedreddin 
Haffan ,  97 

CV.  Nuit.  Continuation  de  thifloire  de  Be- 
dreddin Haffan  ,  10 1 

CVI.  Nuit.  Continuation  de  thifloire  de  Be- 
dreddin Haffan ,  104. 

CVIÏ.  Nuit.  Continuation  de  thifloire  de  Be* 
dreddin  Haffan  y  /o oi 

CVIII.  Nuit.  Suite  de  thifloire  de  Bedreddin 
Maffan  è  io$ 

ÇIX, 


des     Nuits.  4&i 

CIX.  Nuit.  Continuation  de  thifloire  de  Be~ 

dreddin  Haffan  y  Page  '/-* 

CX.  Nuit.  Continuation  de  thifloire  de  Be- 

dreddin  Haffan  9  u5 

CXI.  Nuit.  Continuation  de  thifloire  de  Bz- 

dreddin  Haffan  ,  118 

CXIÎ.  Nuit.  Continuation  de  thifloire  de  Be- 

dreddin  Haffan  y  izr 

CXIII.   Nuit.   Continuation   de  thifloire  de 

*  Bedreddin  Haffan  y  124 

CXIV.  Nuit.   Continuation   de  thifloire  de 

Bedreddin  Haffan  ,  126 

CXV.  Nuit.  Suite  de  thifl.  de  Bedreddiiiy  ix$ 
CXVI.   Nuit.  Continuation  de  thifloire  de 

Bedreddin  Haffan  ,  /jj 

CXVIL  Nuit.  Conu  de  thifl.  de  Bedredd.  13g 
CXVIIÏ.  Nuit.  Continuation  de  thifloire  de 

Bedreddin  9  /40 

CXIX.  Nuit.   Continuation   de  thifloire  de 

Bedreddin  9  /4Ç 

CXX.    Nuit.    Continuation   de  thifloire  de 

Bedreddin  y  148 

CXXI.   Nuit.   Continuation  de  thifloire  de 

Bedreddin ,  i5i 

CXXII.  Nuit.  Fin  de  thifloire  de  Bedreddin, 

&  conclusion  de  celle  des  trois  Pommesy  t5G 
CXXIIL  Nuit.  Commencement  de  thifloire  du 

petit  Boffu  9  161 

Tome  FUL  X 


4§i  Table    - 

CXXiV.  Nuit.    Suite  de  thifloire  du  petit 

Bn>jfu ,  page  \GS 

CXXV.  Nuit.  Continuation  de  Phiftoire  du 

petit  Boffu  ,  iGy 

CXXVI.  Nuit.  Continuation  de  fhifioire  du 

petit  Bojju  ,  jyt 

CXX VII.  Nuit.  Continuation  de  l 'hifloire  du 

petit  Bojju  ,  ijd. 

CXXVIII.  Nuit.  Commencement  de  Chifloire 

que  raconta  le  Marchand  chrétien  ,  lyG 
CXXIX.  Nuit.  Suite  de  Phifloire  que  raconta 

le  Marchand  chrétien  y  lyg 

CXXX.  Nuit.  Suite  de  Phifloire  que  raconta 

le  Marchand  chrétien  9  i8z 

CXXXI.  Nuit.  Continuation  de  Phifloire  que 

raconta  le  Marchand  chrétien  y  184 

CXXXII.  Nuit.    Continuation    de  Phifloire 

que  raconta  le  Marchand  chrétien  ,  18 S 
CXXXIII.  Nuit.  Continuation  de  Phifloire  que 

raconta  le  Marchand  chrétien  5  igi 

CXXXIV.  Nuit.  Suite  de  Phifloire  que  raconta 

le  Marchand  chrétien  ,  194 

CXXXV.  Nuit.  Suite  de  Phifloire  que  raconta 

le  Marchand  chrétien  ,  igy 

CXXXVI.  Nuit.  Continuation  de  Phifloire 

que  raconta  le  Marchand  chrétien  y  ig$ 
CXXX VII.  Nuit.    Contiuation  de  Phifloire 

que  raconta  le  Marchand  chrétien  %       zoz 


des     Nuits.  4§3 

CXXXVIII.  Nuit.  Continuation  de  thifloirt 
que  raconta  le  Marchand  chrétien  y  p.  20S 
CXXXIX.  Nuit.  Suite  de  thifloire  que  raconta 
le  Marchand  chrétien  ,  209 

CXL.  Nuit.  Fin   de  l'hifloire  que  raconta  le 
Marchand  chrétien  >  2.1  z 

Hifloire  rapportée  par  le  Pourvoyeur  du  fultan 
de  Cafgar  ,  214 

CXLI.  Nuit.  Suite  de  f  hifloire  racontée  par 
le  Pourvoyeur  du  fultan  de  Cafgar ,       2)6 
CXLII.  Nuit.  Suite  de  F  hifloire  racontée  par 
le  Pourvoyeur  y  21^ 

CXLIII.  Nuit.  Continuation  de  Vhifloire  ra- 
contée par  le  Pourvoyeur ,  222. 
CXLÎV.  Nuit.  Continuation  de  l'hifloire  ra~ 
contée  par  le  Pourvoyeur ,  22  (î 
CXLV.  Nuit.   Continuation  de  thifloire  ra- 
contée par  le  Pourvoyeur ,  22$ 
CXLVI.  Nuit.  Continuation  de  l'hifloire  ra-\ 
contée  par  le  Pourvoyeur  ,                     233 
CXL  VIL  Nuit.  Suite  de  l'hifloire  racontée  par 
le  Pourvoyeur  9                                       ^37 
CXLV III.  Nuit.  Suite  de  Fhifloire  racontée 
parle  Pourvoyeur 3  240 
CXLIX.  Nuit.  Fin  de  l'hifloire  racontée  par 
le  Pourvoyeur  9  244 
CL.  Nuit.   Commencement  de  l'hifloire  racon- 
tée par  le  Médecin  juif,  24/ 


4^4  Table 

CLL  Nuit.  Suite  de  fkiftoire  racontée  par  h 
Médecin  juif \  page  260 

CLII.  Nuit.  Suite  de  fkiftoire  racontée  par  le 
Médecin  juif  \  2S4 

CLÏII.  Nuit.  Suite  de  fkiftoire  du  Médecin 
juif 'y  z38 

CLÏV.  Nuit.  Continuation  de  fkiftoire  racon- 
tée par  le  Médecin  juif  \  2*01 

CLV.  Nuit.  Continuation  de  fkiftoire  racon- 
tée par  le  Médecin  juif  \  zSS 

CLVL  Nuit.  Suite  de  fkiftoire  racontée  par 
le  Médecin  juif  3  2Ji 

CLVII.  Nuit.  Fin  de  fkiftoire  racontée  par  le 
Médecin  juif  \  274 

Hiftoire  racontée  par  le  Tailleur  9  278 

CLVIII.  Nuit.  Suite  de  fkiftoire  racontée  par 
le  Tailleur  y  2j§ 

CLIX.  Nuit.  Suite  de  fkiftoire  racontée  par 
le  Tailleur  9  284 

CLX.  Nuit.  Continuation  de  fkiftoire  racontée 
par  le  Tailleur  y  289 

CLXI.  Nuit.  Continuation  de  fkiftoire  racon- 
tée par  le  Tailleur  9  29^ 

CLXIi,  Nuit.  Suite  de  fkiftoire  racontée  par 
le  Tailleur  ,  29  & 

CLXIII.  Nuit.  Continuation  de  fkiftoire  ra- 
contée par  le  Tailleur  7  199 


des    Nuits. 

CLXIV.  Nuit.  Continuation  de  £  hiftoire  ra- 
contée  par  le  Tailleur  •>  page  302 

CLXV.  Nuit.  Suite  de  l  hiftoire  racontée  par 
le  Tailleur  5  306 

CLXVI.  Nuit.  Continuation  de  Vhiftoire  ra- 
contée par  le  Tailleur  ;  fin  de  Vhiftoire  du 
jeune  boiteux  de  Bagdad?  31  z 

Hiftoire  du  barbier  ,  31  y 

CLXVII.  Nuit.  Continuation  de  Vhiftoire  du 
barbier ,  318 

Hiftoire  de  Bacbouc  ,  premier  frère  du  bar- 
bier ,  322 

CLXVIII.  Nuit.  Continuation  de  la  même 
hiftoire  5  323 

CLXÏX.  Nuit.  Continuation  de  la  même  hif- 
toire ,  3  xy 

CLXX.  Nuit.  Fin  de  Vhift.  de  Bacbouc  y  S 3° 

Hiftoire  de  Bakbarah  y  fécond  frère  du  bar-* 
hier ,  v        33/ 

CLXXI.  Nuit.  Continuation  de  la  même  hif- 

joire,  33G 

CLXXIL  Nuit.  Fin  de  Vhiftoire  de  Bakba- 
rah ,  2>¥ 

CLXXIII.  Nuit,  Hiftoire  de  Bakbac  ?  troi- 
Jîeme  frère  du  barbier  ,  344 

CLXXI V.  Nuit.  Suite  de  la  même  hift.    360 

Hiftoire  £Alcou\  ,  quatrième  frire  du  bar- 
hier  ?  364 


4$6  Table 

CLXXV.  Nuit.  Fin  de  thîfl.  <TAlcouw.$68 

CLXXVI.  Nuit.  Hifloire  dAlnafchar,  cin- 
quième frère  du  barbier  >  362. 

CLXXVII.  Nuit.  Continuation  de  la  même 
hifloire ,  368 

CLXXVIII.  Nuit.  Continuation  de  la  même 

^  hifloire  ,  373 

CLXXiX.  Nuit.    Continuation  de  la  même 
hifloire ,       ^  sjj 

CLXXX.  Nuit.  Fin  de  t  hifloire  cFAlnaf-, 
char  y  382. 

Hifloire  de  Sckacabac  9  fîxïème  frère  du  bar- 
bier, ,  384 

CLXXXi.  Nuit.  Continuation  de  la  même 
hifloire  ,  3^9 

CLXXXII.  Nuit.  Fin  de  t  hifloire  de  Schaca- 
bac  &  de  celle  du  barbier ,  $C)5 

CLXXXIII.  Nuit.  Suite  de  t  hifloire  du  petit 
boffu  de  Cafgar  ,  400 

CLXXXïV.  Nuit.  Dénouement  de  F  hifloire 
du  petit  boffu ,  403 

CLXXXV.  Nuit.  Hifloire  des  amours  £ Ab oui* 
haffan  Ali  Ebn  Becar  &  de  Schemfelnihar > 
favorite  du  calife  Haroun  Alrafchid  ,  40/ 

&  408 

CLXXXVL  Nuit.  Suite  de  la  même  hifl.  413 

CLXXXVII.  Nuit.  Suite  de  la  même  hifl.  421 

CLXXXVIIL  Nuit,  Suite  de  la  même  Mft<  424 


des    Nuits,  487 

CLXXXIX.  Nuit.  Suite  de  la  même  hifl.  p. 43  o 
CXC.  Nuit.  Suite  de  la  même  histoire ,  435 
CXCI.  Nuit.  Continuation  de  la  mêmehifl.  440 
CXCII.  Nuit.  Suite  delà  même  hifloire  y  4.4.J 
CXCIÏI.  Nuit.  Suite  de  la  même  hifloire  ?  461 
CXCIV.  Nuit.  Suite  de  la  même  hifloire ,  4^9 
CXCV.  Nuit.  Suite  de  la  même  hifloire  y  ^.6"^ 
CXC VI.  Nuit.  Suite  de  la  même  hifloire  p  4.6 y 
CXCVII.  Nuit.  Suite  de  la  même  hifl.  46$ 
CXCVIII.  Nuit.  Suite  de  la  même  hifl,    4J3 


Fin  ^e  la  Table, 


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