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Full text of "Le Chemin de plaine : [roman]"

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1 


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'■TO't^ 


LE  CHEMIN  DE  PLAINE 


îl  a  été  tiré  de  cet  ouvragé 

i50  exemplaires  sur  papier  pur  fil  des  papeteries  Lafuma, 

à  Voiron,  numérotés  de  i  à  150. 


DU  MÊME  AUTEUR,  A  LA  MEME  LIBRAIRIE 

NênO.  Roman.  Préface  de  Gaston  Cuérac. 
(Prix  Concourt  1920.) 

Les  Greux-de-Maisons.  Roman. 

EN  PRÉPARATION 

La  Parcelle  32.  Roman. 

DU  MÊME  AUTEUR  : 
Chansons  alternées.  Poésies  (Épuisé). 
Flûtes  et  bourdons.  Poésies  (Épuisé.) 


Droits  de  reproduclioa  et  de  traduction  re'servés  pour  tous  pays. 


Cet  ouvrage  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  en  1921, 


(^_5L^■  '«|^'      i  1974 

ERNEST  PÈROCHON 


LE  CHEMIN 

DE  PLAINE 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLOlSr 
PLON-NOURRIT   et   C^    IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,    BUK   OARAirCIRBB   6* 

Tous  droits  réservés 


-^incCA 


pêL 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE 


25  açril  1902.  —  C'est  donc  une  affaire  décidée. 
Ce  gros  cahier  de  beau  papier  anglais,  le  seul  luxe 
que  je  me  sois  permis,  s^  couvrira  peu  à  peu  de  cette 
magnifique  écriture  de  maître  d'école  qui  est  le  seul 
produit  luxueux  de  mon  éducation. 

Cela,  par  instants,  me  semble  une  absurde  ga- 
geure. 

Je  compte,  en  effet,  parmi  les  mauvais  moments 
de  mon  existence,  les  heures  passées  devant  mon 
pupitre  d'École  normale,  en  tête  à  tête  avec  une 
grande  feuille  bête  qu'il  me  fallait  remplir  coûte  que 
coûte. 

Oh  !  la  désolante  immensité  de  ce  format  écolier  ! 
Oh  !  ces  sujets  de  dissertations  !  ces  proverbes  !  les 
uns  sans  anse,  sans  manche,  sans  poignée,  carrés 
comme  des  briques  ;  les  autres  d'apparence  plus 
aimable,  mais  hérissés  de  pointes  sournoises  comme 
des  colliers  de  bouledogues  !  Oh  !  ces  poids  de  fonte 
et  ces  têtes  de  chardons  avec  lesquels  il  fallait  indif- 
féremment jongler  !  Oh  !  ces  pensées  ténébreuses 
qu'il  fallait  emmener  avec  soi  et  éclairer  durant 
quatre  pages,  quatre  lieues  1 

1 


2  LE    CHEMIN    DE   PLAINE 

Trouverai-je  jamais  une  encre  assez  noire  pour 
décrire  ces  luttes  avec  la  phrase  qu'on  a  lancée 
dix  fois,  qui  va  enfin  s'envoler  tout  de  bon,  bulle 
légère,  et  qui,  par  la  faute  d'un  mot  accroché  on  ne 
sait  où,  retombe,  flac  !  à  deux  mètres,  pâte  azyme  ! 

Oh  !  portes,  portes  lugubres  de  ma  cellule,  comme 
je  me  suis  cassé  les  ongles  à  vos  durs  verrous  !  Murs 
armés  de  tessons,  grands  murs  lisses  qui  cachiez 
la  fine  lumière,  que  d'hésitation  avant  les  bonds 
maladroits  et  vains  que  je  faisais  pour  vous  franchir  I 

Que  de  griffonnages  !  que  de  parafes  en  marge  ! 
que  de  taches  d'encre  qui  devenaient  des  diables 
ou  des  pipes  ou  des  coquilles  de  moules  !  que  de 
signatures  de  Mahomet  tracées  d'un  seul  coup  de 
sabre,  je  veux  dire  d'un  seul  coup  de  plume-lance, 
dans  le  désert  sans  oasis  qu'était  ma  page  blanche  ! 
et,  surtout,  que  de  pélicans  !  grands  dieux  !  que  de 
pélicans  !  En  ai-je  dessiné  ! 

J'avais  pour  ces  stupides  oiseaux  une  prédilec- 
tion singulière.  Et,  chose  plus  singulière  encore  que 
je  défie  le  premier  aussi  bien  que  le  dernier  venu  des 
psychologues  d'expliquer,  ces  bestioles  s'associaient 
dans  ma  pauvre  cervelle  à  un  vers  de  Voltaire. 

Cela  devenait,  à  de  certains  moments,  une  véri- 
table obsession,  une  scie.  Le  thème  de  la  disserta- 
tion était  à  peine  dicté,  que  j'entendais  geindre  en 
moi  un  Lusignan  cacochyme  : 

Mon  Dieu!  j'ai  combattu  soixante  ans  pour  ta  gloire  1 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  8 

Et,  en  même  temps,  un  pélican,  deux  pélicans. 
Mon  Dieu  I  j'ai  combattu... 

dix  pélicans,  dix  couvées  de  pélicans...  Allez,  allez, 
mes  oiseaux  ! 

Je  les  traçais  avec  une  rapidité  déconcertante.  Ce 
talent  m'est  resté.  A  ce  jeu-là  je  ne  crains  personne, 
pas  même  Benjamin  Rabier. 

Ai-je  retiré  quelque  bénéfice  plus  sérieux  de  ces 
exercices  d'école?  Je  ne  le  jure  point.  Je  jure,  par 
exemple,  n'y  avoir  jamais  pris  de  plaisir. 

Écrire  est  une  chose  ennuyeuse. 

Cependant,  j'ai  entendu  mon  camarade  Evrard, 
que  nous  appelions  «  le  poète  )>  à  cause  de  ses  idées 
bizarres,  soutenir  qu'il  aimait  autant  écrire  une  jolie 
phrase  qu'embrasser  une  jolie  fille  :  c'était  pour  lui 
le  même  frisson  joyeux.  Je  l'ai  vu  rester  à  la  boîte 
et  écrire  pendant  les  heures  de  sortie.  Il  appelait 
cela  fixer  ses  papillons.  Pour  lui,  écrire  était  une 
chose  charmante. 

Moi,  je  n'ai  guère  de  papillons  à  fixer  et  encore  ce 
ne  sont  pas  des  papillons  de  soleil,  mais  bien  plutôt 
de  petites  chauves-souris  aux  ailes  poussiéreuses. 

N'importe  !  je  vais  tâcher  de  les  poursuivre  ;  si 
je  rentre  bredouille,  personne  n'en  saura  rien  et 
j'aurai  toujours  le  plaisir  de  la  chasse. 

Écrire  est  une  chose  ennuyeuse  et  charmante. 
Écrire  a  son  doux  et  son  amer  ;  écrivain  volontaire, 
je  laisserai  toute  amertume. 


4  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

Il  arrive  de  parler  librement,  mais  qui  donc  ose 
écrire  librement?  N'ayant  d'autre  lecteur  que  moi- 
même,  je  suis  un  grand  privilégié. 

D'fibord,  je  choisirai  mon  heure.  J'écrirai  le  soir 
après  dîner  ;  j'aurai  ma  pipe  ;  l'hiver,  je  prendrai 
une  posture  charmante  :  le  derrière  sur  ma  chaise 
et  les  deux  talons  sur  la  cheminée,  de  chaque  côté 
du  réveil,  pour  faire  garniture. 

J'écrirai  sans  hâte.  Je  puis  bien  ce  soir  noircir  dix 
pages  ;  je  puis  aussi  laisser  cette  phrase  inachevée 
et  m'aller  coucher...  Rien  ne  me  pousse  ;  je  ne  suis 
pas  une  force  qui  va.  J'ai  du  temps  devant  moi  ; 
j'ai  tout  le  temps  devant  moi  puisque  j'ai  jusqu'à 
ma  mort. 

Quel  académicien  fait,  de  gaieté  de  cœur,  des 
fautes  de  français?  Moi,  je  peux  m'ofîrir  ça.  Je  peux 
aligner  les  plus  incohérentes  inepties.  Pourquoi 
m'efforcerais- je  d'être  sensé  et  cohére^it?  Ma  pensée 
n'est-elle  pas  aérée  de  bulles,  creusée  de  grands 
alvéoles  irréguliers  et  sans  miel? 

Je  ne  peux  pas  me  faire  croire  à  moi-même  que^ 
je  suis  bel  et  bon. 

Si  j'écrivais  pour  autrui  il  me  faudrait  corser 
l'histoire.  Mais  je  suis  à  la  fois  spectateur  et  grand 
premier  rôle.  Piètre  comédie  que  celle  où  je  suis 
tout  1 

Cependant  je  ne  suis  pas  le  metteur  en  scène.  Le 
metteur  en  scène,  c'est  le  hasard,  c'est  l'avenir. 

Je  le  vois  cet  avenir  :  je  puis  le  regarder  les  pau- 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  5 

pières  ouvertes  ;  il  n'éblouit  pas.  Je  débute  dans 
la  pauvreté  et  j'irai,  d'année  en  année,  de  hameau 
en  hameau,  par  petites  étapes  médiocres,  jusqu'à  la 
retraite,  la  triste  retraite. 

Je  vois  mon  avenir.  Ce  n'est  pas  une  grande  route. 
C'est  un  de  ces  chemins  de  plaine  où  ne  passent 
que  des  laboureurs,  un  de  ces  chemins  étroits,  mais 
sûrs,  où  l'on  marche  en  se  balançant  parce  que  la 
terre  colle  aux  pieds. 

Je  ne  m'en  écarterai  pas  de  peur  des  précipices. 

Et  puis  je  n'aime  pas  voyager.  Comme  tous  ceux 
qui  sont  vraiment  casaniers,  je  ne  crains  pas  l'ennui. 

J'ai  des  amis  qui  seraient  d'enragés  voyageurs 
s'ils  en  avaient  les  moyens.  Il  y  a  comme  cela  des 
gens  dont  la  joie  est  de  vagabonder  à  travers  la 
vie.  Je  n'arrive  pas  à  les  comprendre.  Que  cherchent- 
ils?  Que  fuient-ils?  Peut-être  ne  voient-ils  le  monde 
qu'en  largeur...  peut-être  leur  âme  est-elle  laide... 
Je  m'arrête  à  cette  hypothèse  :  ces  bohémiens  que 
ne  retiennent  ni  l'attrait  délicat  des  choses  fami- 
lières ni  la  prodigieuse  aventure  des  rêves,  ces  bohé- 
miens sont  des  criminels  ou  des  fous. 

Moi,  je  suis  un  sage,  par  voie  de  conséquence 
directe.  Hop  I  n'exagérons  pas...  et  surtout  ne  nous 
empêtrons  pas  de  logique  :  la  logique  conduit  aux 
pires  absurdités. 

Tout  cela  à  cause  d'un  petit  chemin  de  plaine. 
Ma  verve  m'emporte  ;  il  faudra  que  je  surveille 
cette  tendance. 


\ 
Ô  LE  CHEMIN    DE   PLAINE 

Il  ne  s'agit  pas  des  autres,  il  s'agit  de  moi.  Pour 
mon  plaisir,  j'écris  ma  confession  journalière,.*  et 
sincère,  puisque,  aussi  bien,  il  n'y  aurait  pas  moyen 
de  tricher. 

Cependant,  il  se  peut  que  je  ne  confesse  pas  tout. 

Si  je  voulais  chercher  dans  mon  adolescence  je 
trouverais  quelques  gestes  affreusement  maladroits, 
quelques  pensées  d'une  stupidité  effarante»  Je  ne 
chercherai  pas,  certes  !  ces  souvenirs  sont  trop 
déprimants.  Ces  gestes  maladroits  m'humilient,  à 
mes  propres  yeux,  autant  peut-être  que  de  franches 
canailleries»  Si  j'en  commets  encore  de  tels  —  et  il 
est,  hélas  !  dans  ma  destinée  d'en  commettre  —  je 
ne  les  noterai  pas  ici.  Je  les  oublierai,  je  mettrai  le 
pied  dessus,  je  les  enfouirai  comme  charognes. 

Il  n'y  a  pas,  dit*on,  de  témoignage  absolument 
conforme  à  la  vérité  ;  à  plus  forte  raison  une  con- 
fession n'est^elle  jamais  rigoureusement,  durement 
totale  et  sincère.  Nous  avons  beau  secouer  au  soleil 
le  sac  aux  péchés,  il  ne  se  vide  jamais  complètement. 

Toutes  les  consciences  sont  à  double  fond. 


1®'  mai,  —  Le  préfet  a  eu  une  fameuse  idée  en  me 
nommant  instituteur  adjoint  à  Lurgé  à  la  fin 
d'avril.  Je  l'en  remercie.  Je  remercie  aussi  l'inspec- 
teur d'Académie  d'avoir  enfin  pensé  à  moi»  Il  était 
temps* 

Arrivé  du  régiment  au  mois  d'octobre,  je  suia 


LE  CHEMIN    DE   PLAINE  1 

resté  plus  de  six  mois  dans  une  situation  peu 
brillante. 

Vers  le  mois  de  janvier,  je  signifiai  ma  misère  à 
M.  l'inspecteur  d'Académie.  Il  eut  la  politesse  de 
me  répondre.  Voici  sa  réponse,  émondée  de  toutes 
les  circonlocutions  administratives  :  «  Vous  n'êtes 
pas  le  seul,  monsieur  Tournemine...  Ce  n'est  pas 
ma  faute.  » 

Ce  n'était  pas  sa  faute,  en  effet.  Il  y  avait  dans 
le  département  cinq  ou  six  vieux  de  soixante  ans 
qui  demandaient  depuis  longtemps  leur  mise  à  la 
retraite.  Mais  l'Administration  n'avait  pas  le  SOU 
et  l'Administration  se  disait  : 

—  Ces  vieux,  des  retraites  !  des  nèfles  I  Encore 
trois  mois  de  travail,  encore  six  mois...  Ils  finiront 
bien  par  en  mourir,  ces  birbes. 

Moi  aussi,  je  n'avais  pas  le  sou,  et,  moi  aussi,  je 
me  surprenais  à  songer  : 

—  Ils  ne  vont  donc  pas  se  décider  à.*,  il  n'y  en 
aura  donc  pas  un  assez  courageux  pour... 

Grands  dieux  !  quelles  pensées  I  Comme  les  hon- 
nêtes gens  sont  près  des  coquins  ! 

Cependant  ces  vieux  ne  mouraient  point.  Ils  met- 
taient à  vivre  un  entêtement  de  mauvais  aloi,  une 
sorte  de  coquetterie  goguenarde  et  cruelle» 

A  Pâques,  on  s'est  décidé  à  retraiter  deux  des 
plus  vigoureux.  On  a  bien  fait  :  j'aurais  fini  par 
en  envoûter  un. 

Maintenant,  je  suis  «  placé  ».  Qu'ils  vivent  I  qu'ils 


8  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

vivent  cent  ans,  heureux,  goguenards,  narquois  I 
qu'ils  vivent,  ces  vieux  gaillards  ! 

Ah  !  il  était  temps,  il  était  temps  !  Je  devenais 
encombrant  pour  mes  proches. 

Mon  pauvre  père  qui  était  facteur  n'a  pas  laissé 
grand'chose  en  mourant.  Maman  n'a  qu'une  petite 
maison  et  un  maigre  semblant  de  pension.  Il  est 
vrai  qu'elle  a  une  vache,  petite  aussi,  une  bretonne 
à  robe  pie  qui  a  tout  le  ventre  d'un  côté.  Elle  la 
mène  le  long  des  routes  en  tricotant.  Sa  vache 
l'aide  à  vieillir  assez  doucement  ;  maman  vend  du 
lait,  elle  a  du  beurre. 

Avoir  du  beurre  !  combien  ces  simples  mots  éveil- 
lent en  moi  de  souvenirs  ! 

Au  temps  de  mon  enfance  il  y  avait  toujours 
chez  nous  du  pain,  des  légumes,  de  la  piquette, 
mais  il  n'y  avait  jamais  assez  de  beurre.  J'entends 
encore  ma  mère  se  lamenter  : 

—  Ce  fricot  serait  bon  s'il  y  avait  assez  de  beurre... 
Le  poisson,  c'est  «  la  mort  du  beurre  »...  Nous  ne 
sommes  qu'à  vendredi  et  la  demi-livre  est  déjà 
mangée... 

Je  revois  la  motte  pointue,  le  petit  volcan  jaune 
où  le  cratère  se  creusait,  se  creusait...  Je  revois  le 
bol  vide,  avec,  au  fond,  une  goutte  de  petit  lait  ou 
de  saumure.  Je  revois  ce  vieux  finaud  qui  nous 
apportait  des  choux  un  soir  ;  il  disait  : 

—  Ces  choux,  voisine,  c'est  une  fameuse  espèce. 
Pour  les  apprêter,  il  faut  gros  comme  ça  de  beurre. 


LE   CHEMIIN    DE   PLAINE  9 

Il  montrait  le  bout  de  son  pouce. 

—  Vraiment,  c'est  une  chance  I  faisait  ma  mère 
Mais  l'autre  :  • 

—  Oui,  gros  comme  ça,  voisine,  gros  comme  ça 
en  trop. 

Hélas  !  chez  nous,  c'était  toujours  gros  comme  ça 
en  moins. 

Comment  aurait-il  pu  en  être  autrement?  Mon 
père  gagnait  quatre-vingt-cinq  francs  par  mois  ;  il 
avait  en  plus  les  étrennes  —  une  maigre  aumône  — 
et  l'indemnité  de  chaussures,  ridiculement  faible. 

A  présent  que  l'image  de  mon  père  s'estompe  en 
moi,  se  généralise,  j'ai  cependant,  très  net  en  mon 
souvenir,  un  geste  de  lui.  Quand  il  avait  enjambé 
ses  vingt-cinq  kilomètres  quotidiens,  mon  père  s'af- 
falait sur  une  chaise  et,  lentement,  avec  deux 
«  Ah  !  »  de  soulagement,  retirait  ses  brodequins  ; 
puis  il  vérifiait  les  œillets,  pétrissait  les  empeignes, 
tapotait  les  semelles. 

—  Ça  lâche  !  l'indemnité  n'ira  pas  loin...  une 
paire  fichue... 

«  —  Je  n'ai  plus  de  beurre... 

—  Un  brodequin  fichu...  » 

Comme  ces  médiocres  souvenirs  m'emplissent 
d'une  douceur  triste  ! 

Maintenant,  mon  père  n'a  plus  besoin  de  chaus- 
sures. Quant  à  ma  mère,  elle  a  du  beurre  ;  elle  en 
vend  même  ;  mais  elle  a  juste  assez  de  pain.  Jus- 
qu'à présent  je  n'ai  rien  pu  faire  pour  elle.  Ma  sœur. 


10  LE  CHEMIN   DE   PLAINE 

mariée  à  un  pauvre  cultivateur,  ne  lui  est  pas  non 
plus  d'un  grand  secours.  Comme  elles  habitent  le 
même  hameau,  c'est  plutôt  maman  qui  aide  Ju- 
liette* 

Les  six  mois  que  je  viens  de  passer  là-bas,  aux 
Ecotières,  ont  été  durs.  S'il  me  fallait  recommen- 
cer, je  me  ferais  portefaix,  ramoneur,  vidangeur, 
n'importe  quoi. 

Mon  beau-frère  qui  ne  m'aime  pas  m'horripilait 
avec  ses  façons  de  m'appeler  «  le  bourgeois  ».  Lui, 
travaillait  quinze  heures  par  jour.  Je  l'ai  aidé.  J'ai 
fait  des  besognes  simples  et  pénibles  qui  n'exigent 
pas  d'apprentissage.  J'ai  bêché  son  jardin,  j'ai 
aplani  son  aire,  j'ai  terrassé,  roulé  du  fumier,  épandu 
de  la  chaux,  vidé  la  fosse  à  purin,  curé  la  mare.  La 
veille  de  mon  départ,  j'ai  descendu  du  grenier  et 
mis  sur  une  charrette,  quarante  sacs  de  blé,  qua- 
rante balles  de  cent  kilogs. 

Malgré  cela,  il  ne  s'est  pas  passé  de  jour  où  je 
n'aie  entendu  de  lourdes  allusions  à  mes  mains 
blanches,  à  ma  vie  qu'il  fallait  bien  gagner.  Oh  1  je 
l'ai  gagnée  !  L'orgueil  qui  est  en  moi  m'a  rendu 
capable  de  fournir  le  travail  de  deux  manœuvres 
ordinaires* 

Ma  pauvre  maman  qui  se  priverait  de  manger 
pour  que  je  sois  à  l'aise  s'est  brouillée  trois  ou  quatre 
fois  avec  son  gendre  à  cause  de  moi* 

Heureusement,  me  voilà  sorti  de  cette  géhenne. 
Maintenant,  je  suis  un  bourgeois  en  effet.  On  n;i'ap- 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  11 

pelle  a  Monsieur  »  ici  ;  et  les  marchands  me  font 
crédit  car  ils  savent  que  je  recevrai  à  la  fin  du 
mois  quatre-vingt-sept  francs  et  des  centimes* 

Pour  le  moment,  je  possède  une  pièce  de  cinq 
francs  et  une  poignée  de  mitraille  de  cuivre» 

Ah  I  j'ai  aussi  deux  pièces  de  vingt  sous  qui  n'ont 
plus  cours.  J'en  ferai  bien  circuler  une  par  distrac- 
tion ;  mais  l'autre,  ce  n'est  pas  sûr,  elle  se  présente 
trop  mal.  Quel  Tamerlan  de  cauchemar  osa  ré- 
pandre cette  sinistre  effigie,  cette  tête  de  bandit 
qu'allonge  une  barbe  de  griffon  malpropre?  Cette 
médaille  offusque  l'œil  honnête. 

Et  je  n'ai  pas  la  ressource  de  la  glisser  à  travers 
d'autres. 


5  mai,  ^—  Je  commence  à  prendre  contact  avec 
les  choses  et  les  gens.  Je  m'acclimate  facilement.  Il 
y  a  trois  classes  à  Lurgé.  J'ai  les  tout  petits,  ceux 
que  je  préfère.  De  cinq  à  six  ans,  les  enfaats  sont 
amusants  comme  de  jeunes  chats.  Quand  ils  ont 
deux  ou  trois  ans  d'école,  ce  sont  des  hommes  so- 
ciables :  il  faudrait  les  battre  tous  les  matins  et 
recommencer  tous  les  soirs. 

Mon  directeur  se  nomme  Michaud.  La  première 
personne  que  je  rencontrai,  l'autre  matin,  en  débar- 
quant, fut  un  monsieur,  incontestablement  insti- 
tuteur, qui  me  dit  : 

—  Monsieur,  je  suis  monsieur  Michaud... 


12  LE  CHEMIN    DE    PLAINE 

Je  faillis  répondre  : 

—  C'est  déjà  quelque  chose. 

Mais  je  n'étais  guère  faraud  avec  ma  vieille  valise 
défoncée  et  je  me  confondis  en  salutations. 

M.  Michaud  me  montra  à  Mme  Michaud,  puis  il 
me  présenta  à  ma  maison,  puis  il  m'emmena  dé- 
jeuner. 

Je  n'ai  pas  été  plus  loquace  qu'il  n'eût  fallu  à  ce 
déjeuner. 

Mme  Michaud  ronronnait  des  paroles  d'ennui. 
Je  croyais  entendre  un  petit  orgue  de  Barbarie 
moudre  un  air  mineur  dans  une  caisse  pleine  de 
ouate. 

On  ne  peut  pas  dire  qu'on  soit  mal  à  Lurgé... 
cependant  tout  n'y  est  pas  rose...  Il  y  a  la  concur- 
rence des  anciennes  religieuses  du  Sacré-Cœur.  Il 
y  a  comme  partout,  de  petites  haines,  de  mesquines 
jalousies...  En  ce  moment,  il  n'y  a  riea  d'ailleurs, 
il  n'y  a  rien  de  nouveau. 

Y  a-t-il  jamais  eu  du  nouveau  à  Lurgé? 

Y  a-t-il  jamais  eu  du  nouveau  dans  le  monde?  Je 
voudrais  bien  avoir  été  témoin  d'un  accident  ou 
d'un  crime. 

Mais  Mme  Michaud  parle  d'Evrard,  l'autre 
adjoint. 

—  C'est  mon  ami,  madame. 

—  Ah  I 

Ça  coupe  le  fil. 

—  Celui  que  vous  remplacez,  M.  Mitron,  était 


LE   CHEiMIN    DE    PLAINE  13 

fort  aimable.  Nous  l'avions  souvent  à  la  maison... 
quasi  tous  les  soirs. 

Je  dresse  l'oreille.  Tous  les  soirs  !  Avec  moi,  ça 
ne  prendra  pas. 

Quoique  jeune,  je  suis  un  vieux  routier  :  j'ai 
déjà  eu  trois  directeurs.  Aussi  pourquoi  ai-je  accepté 
ce  déjeuner?  Je  connais  pourtant  bien  l'engrenage  : 
l'accueil  du  premier  jour,  les  petites  prévenances 
qui  lient,  puis  les  menues  exigences,  les  grandes 
exigences,  les  canailleries  sournoises...  Je  me  revois 
secoué  sur  la  chaîne  sans  fin  des  capitulations  jour- 
nalières et  sans  force  pour  lâcher  le  «  zut  »  libéra- 
teur. 

Et  ça  va  recommencer  I  Ah  I  mais  non  I  je  file  ! 

Mme  Michaud  parle,  parle...  Elle  prononce»  meil- 
lieur,  »  «  trois  heures-zet-demie...  »  Un  flot  d'huile 
coule. 

Mais  je  n'y  suis  plus.  Ce  petit  vent  d'amitié  quasi 
maternelle  a  soufflé  à  rebrousse-poil. 

Je  ne  songe  qu'à  fuir.  Tel  un  chat  mal  gracieux 
qui  se  sauve  quand  la  caresse  s'allège,  je  vais  bon- 
dir au  premier  prétexte.  J'ai  déjà  pris  mon  élan 
plusieurs  fois.  Vais-je  me  risquer?  c'est  assez  péril- 
leux. 

Il  est  très  facile  d'arriver  ;  tout  le  monde  arrive. 
Mais  combien  peu  de  gens  savent  partir,  et,  sur- 
tout, combien  peu  savent  s'évader. 

Un...  deux...  trois...  Ça  y  est.  Ce  n'était  pas 
compliqué.  J'ai  dit  : 


U  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

—  Madame,  les  soucis  de  mon  installation  maté- 
rielle... 

Ils  m'ont  lâché  tout  de  suite.  Peut-être  en  avaient- 
ils  assez,  eux  aussi... 

En  sortant,  je  me  suis  heurté  à  Evrard.  Il  a  eu 
de  la  peine  à  me  tendre  la  main  parce  qu'il  portait 
un  kilog  de  sucre  et  une  bouteille  d'huile  bouchée 
avec  du  papier. 

Il  n'a  plus  son  allure  leste  d'autrefois.  A  vingt- 
sept  ans,  il  se  voûte.  La  lumière  de  ses  yeux  ne 
danse  plus  ;  sa  fine  moustache  retombe.  Comment 
la  jolie  blague  légère  que  nous  aimions  sortirait- 
elle  de  ces  lèvres  frémissantes  et  tordues? 

Pauvre  Evrard  I  A  vingt  ans  il  a  rencontré  une 
jeune  fille  aux  yeux  singuliers,  des  yeux  d'un  bleu 
très  foncé,  fort  beaux  en  vérité.  Bêtement,  il  s'est 
marié.  Depuis  il  est  malheureux. 

Nous  avons  marché  quelques  minutes  côte  à  côte. 
Tout  à  coup  il  a  interrompu  une  phrase  insigni- 
fiante pour  dire,  en  regardant  mes  souliers  fatigués 
et  mon  pantalon  taillé  par  une  couturière  de  village  : 

—  Mon  petit,  tu  as  l'air  purée. 

—  Oh  I  ça  m'est  égal  ! 

Ça  m'est  égal  en  effet,  ou  à  peu  près  ;  je  ne  suis 
pas  trop  seasible.  Mais  lui  ne  soufîre-t-il  pas  cruel- 
lement de  sa  pauvreté?  J'ai  eu  la  stupidité  de  cher- 
cher des  phrases  de  consolation.  Heureusement  je 
n'en  ai  pas  trouvé.  Je  n'en  pouvais  pas  trouver 
d'ailleurs  :  on  ne  console  pas  dans  la  rue  un  poète 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  15 

décavé  qui  porte  une  bouteille  d'huile  bouchée  avec 
du  papier. 

A  cinquante  pas  de  chez  lui,  il  m'a  dit  sans  ardeur  : 

—  Viens-tu  voir  ma  boîte? 

—  Mon  vieux,  excuse-moi  :  les  soucis  de  mon 
installation  matérielle  ... 

—  Ah  oui  !  tu  as  raison  ;  j'irai  t'aider  plutôt. 

Il  n'est  point  venu  ;  je  me  suis  installé  seul.  Oh  I 
sans  grand  embarras  !  Cependant  il  m'a  fallu  réflé- 
chir, j'ai  commis  des  erreurs  ;  j'ai  dû,  cette  semaine, 
changer  plusieurs  objets  de  place.  Maintenant,  c'est 
définitif  :  ma  chaise  seule  vagabondera. 

J'ai  fait,  ce  soir,  le  tour  du  propriétaire. 

J'habite,  au  fond  du  jardin  directorial,  une  petite 
maison  isolée.  De  loin,  on  dirait  une  cabane  pour 
abriter  la  bêche  et  l'arrosoir.  J'ai  cependant  deux 
pièces  —  extrêmement  petites,  cela  va  de  soi.  L'une 
donne  sur  un  pré,  car  nous  sommes  ici  dans  les 
extrêmes  faubourgs.  L'autre,  qui  est  ma  chambre 
à  coucher,  regarde  sur  le  jardin.  Comme  je  ne  peux 
pas  me  ruiner  en  rideaux,  il  est  heureux  qu'elle  n'ait 
qu'un  œil.  Pour  l'instant,  je  l'obscurcis,  cet  œil, 
avec  une  feuille  de  papier  Ingres.  Nous  verrons  à 
la  fin  du  mois... 

A  la  fin  du  mois,  lorsque  j'aurai  envoyé  dix 
francs  à  ma  mère,  il  me  restera  quinze  belles  pièces 
de  cent  sous.  Avec  cet  argent  je  pourrais  prendre 
mes  repas  dans  une  gargote  ou  chez  une  veuve 
hors  d'usage  et  il  me  resterait  encore  au  moins 


16  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

quinze  francs,  je  parie...  Cependant,  je  ne  m'arrête 
pas  à  cette  idée.  Maman  mange  sur  le  pouce,  elle, 
là-bas,  dans  sa  petite  maison.  Vais-je  aller  m'ins- 
taller,  moi,  à  une  table  d'hôtel  avec  des  commis 
voyageurs  et  des  marchands  de  bœufs?  Vais-je  me 
faire  servir  par  une  pauvre  bonne  femme  toute 
pareille  à  maman?  Je  mangerais  mal,  j'aurais  des 
remords. 

Et  puis  je  veux  être  seul  ;  j'ai  un  besoin  farouche 
de  liberté.  Donc,  un  réchaud,  quelque  vaisselle,  des 
œufs,  du  fromage,  du  pain...  J'ai  trouvé  ici  un  buf- 
fet en  bois  blanc  :  louons  les  dieux. 

Je  ferai,  j'espère,  de  sérieuses  économies.  Je 
pourrai  acheter  quelques  estampes,  quelques  livres, 
un  flacon  d'essence  parfumée  et  du  tabac  fin,  du 
tabac  blond  comme  des  cheveux  d'enfant. 

Peut-être  même  pourrai-je  faire  l'emplette  d'un 
lit,  l'année  prochaine.  Pour  le  moment,  je  couche 
dans  le  lit  de  l'institutrice  adjointe.  Malheureuse- 
ment l'institutrice  adjointe  ne  l'habite  plus,  ce  lit  ; 
elle  est  partie  à  cause  des  bonnes  sœurs.  Je  ne  note- 
rais pas  cette  particularité  de  mon  installation  si 
l'on  faisait  des  institutrices  de  six  pieds.  Mais  cette 
espèce  est  médiocre  et  n'exige  que  de  petits  lits. 

Si  encore  ces  lits  étaient  larges  et  confortables. 

Celui  dont  j'ai  hérité  n'est  rien  qu'un  étroit  rec- 
tangle de  fer  avec  une  mince  paillasse  et  une  lichette 
de  matelas.  Je  ne  m'inscris  dans  le  rectangle  qu'à 
la  condition  de  couvrir  une  stricte  diagonale.  Hier 


LE  CHEMIN    DE    PLAINE  17 

soir,  cette  diagonale  a  fléchi.  Je  ne  sais  pas  encore 
si  je  dois  m'en  réjouir  ou  m'en  attrister.  L'accident 
s'est  produit  au  moment  du  bond. 

Ici,  il  faut  que  j'ouvre  une  parenthèse  ou  que  je 
mette  une  petite  note  en  marge.  Je  serais  en  effet 
bien  capable  d'oublier  la  théorie  de  la  mise  au  lit 
par  renversement. 

Cet  exercice  qui  m'a  été  longtemps  familier  est 
le  dernier  mouvement  de  la  journée.  Il  consiste 
essentiellement  en  une  culbute  «  avant  »  ou  «  ar- 
rière »,  exécutée  en  prenant  le  rebord  antérieur  du 
lit  comme  axè  de  rotation.  La  culbute  «  avant  »,  plus 
dure,  mais  plus  élégante,  doit  être  exécutée  avec 
lenteur  ;  elle  demande  un  temps  d'arrêt  lorsque  les 
pieds  sont  en  l'air  et  le  corps  bien  vertical. 

Cette  gymnastique  de  chambre  se  recommande 

aux   cénobites,  aux   anachorètes,  aux    juges,    aux 

sénateurs,    aux    membres    de    l'Institut,    et,    plus 

généralement,  à  toutes  les  personnes  que  le  destin 

;  fait  suer  sous  une  carapace  de  gravité. 

j       Quant  à  moi,  mon  lit  actuel  étant  trop  exigu,  je 

!  remplace  le  renversement  par  un  saut  à  pieds  joints  : 

c'est  «  le  bond  ». 

Hier  soir  donc,  je  venais  de  bondir  —  assez 
galamment  môme  —  et  j'avais  la  position  dii  sau- 
teur qui  se  reçoit,  quand  mon  équilibre  fut  soudain 
détruit  ;  en  même  temps  j'entendis  un  bruit  sourd  : 
mon  lit  avait  quelque  chose  de  crevé  dans  ses 
parties  basses.  Sans  plus  y  penser  je  me  couchai 

2 


18  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

suivant  la  diagonale.  Mais  je  n'eus  pas  de  cauche- 
mars comme  à  l'habitude.  Je  ne  rêvai  point  que 
j'étais  enfermé  dans  un  cercueil  trop  court  ;  je  ne 
pédalai  point  pour  faire  tourner  un  volant  bloqué. 
La  diagonale  avait  du  jeu. 

En  somme,  tout  est  pour  le  mieux  à  condition 
que  l'éventrement  ne  s'accentue  pas.  Je  vérifierai 
l'état  des  choses  un  de  ces  jours.  Ce  soir  je  ne  peux 
pas  m'attarder  aux  détails.  Je  ne  vois  que  l'en- 
semble :  l'ensemble  est  satisfaisant. 

J'ai  un  lit  ;  j'ai  une  table  sur  laquelle  je  place  un 
énorme  bouquin  de  philosophie  que  j'ai  acheté 
quinze  sous  à  une  vente.  Je  l'ai  acheté  neuf,  mais 
je  l'ai  fatigué  par  des  artifices  rapides. 

Sur  ma  table  un  lait  pur,  dans  mon  lit  un  œil  noir. 

J'ai  une  table,  un  buffet,  une  chaise  et  un  lit  :  c'est 
plus  qu'il  n'en  fallait  au  vieux  pompon  romantique. 

Il  est  vrai  que  je  n'ai  pas  «  l'œil  noir  ».  Mais  je 
n'en  ai  pas  besoin  :  où  le  mettrais-je?  Je  ne  vois  pas 
bien  une  femme  chez  moi.  S'il  me  faut  des  amou- 
reuses, je  saurai  en  trouver  d'impondérables  qui  ne 
me  gêneront  pas.  L'histoire  et  la  légende  en  four- 
millent ;  la  littérature  aussi.  J'en  connais  de  fa- 
meuses, d'Hélène  à  Béatrix,  de  Cléopâtre  à  Manon, 
J'appellerai  Manon  ;  elle  viendra  bien  ici  :  c'était 
une  fille  sans  façons. 

A  moins  que  je  n'aille  trouver  Lisette  aux  champs. 
Car,  enfin,  j'ai  vingt-trois  ans. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  19 

Mesdames,  j'ai  vingt-trois  ans  et  je  suis  le  jeune 
homme  pauvre. 

Il  faut  dire  que  mon  âme  n'est  pas  une  pelouse 
fleurie  comme  celle  de  Champcey  d'Hauterive. 
C'est  plutôt  un  jardin  anglais  négligé  avec  des 
ronces  hargneuses  et  d'insolents  gratte-cul. 

Mes  allures  non  plus,  ne  sont  pas  particulière- 
ment distinguées.  Je  ne  sais  pas  monter  à  cheval  et 
je  n'ai  jamais  tenu  une  épée.  En  revanche,  je  saute 
six  mètres,  je  nage  comme  un  requin,  je  lutte  et  je 
marche  sur  les  mains. 

M.  d'Hauterive  ne  savait  peut-être  pas  marcher 
sur  les  mains. 


10  mai.  —  Nous  surveillions  des  élèves  punis, 
Evrard  et  moi. 

L'un  d'eux  broncha,  se  mit  à  pouffer.  Je  l'in- 
terpellai : 

—  Dédé,  viens  ici  ! 

L'enfant,  un  blondin  de  six  ans,  s'approcha  et 
leva  vers  nous  des  yeux  tranquilles. 

—  Monsieur,  ce  n'est  pas  moi. 

—  Comment  !  je  t'ai  vu  !  Pourquoi  dis-tu  cela? 
Evrard,  intéressé,  se  pencha  et  saisit  entre  ses 

deux  mains  la  tête  de  l'enfant. 

—  Regarde  ces  yeux  !  admire  cette  limpidité 
bleue,  ces  petites  taches  d'or  qui  dansent  ;  on  dirait 
une  mer  adorablement  pure  brisant  sur  des  galets 


20  LE    C  H  KM  IN    DE    PLAINE 

précieux.  Est-il  rien  au  monde  de  plus  beau  que  des 
yeux  d'enfant  ! 

Le  petit,  d'abord  étonné,  s'inquiéta.  Il  secoua 
la  tête  et  une  ombre  courut  sur  ses  prunelles 
superbes. 

—  As-tu  vu?  dit  Evrard.  As-tu  vu  la  peur  comme 
elle  s'est  levée?  D'où  vient-elle?  Nous  n'avions 
devant  nous  qu'un  matin  vierge  et  voici  qu'une 
bête  de  la  nuit  passe.  Elle  était  tapie  dans  quelque 
recoin  obscur.  Et  elle  n'est  pas  seule  I  II  en  est 
d'autres,  il  en  est  des  myriades.  Elles  y  sont  toutes, 
les  bêtes  monstrueuses.  Ces  yeux  d'enfants,  comme 
ils  vivent  !  Quel  prodigieux  grouillement  de  fan- 
tômes I  La  vie  totale  est  véritablement  là.  Toutes 
les  souffrances  des  vieux  âges  y  ont  laissé  leur 
trace  et  toutes  les  joies.  J'y  vois  des  flambées  de 
courage,  de  belles  lueurs  de  bonté  persévérante... 
et  j'y  vois  des  haines,  des  meurtres,  des  massacres, 
des  viols,  d'horribles  ruées  carnassières.  Ils  savent 
tout,  ces  yeux  candides,  ils  savent  tout,  sauf  mou- 
rir. Va-t'en,  petite  canaille  ! 

Or,  ce  matin,  Dédé  arrivait  à  l'école  en  même 
temps  que  nous.  Comme  sa  mère  prétend  le  cor- 
riger sévèrement  et  s'intéresser  à  ses  progrès,  j'ai 
dit  : 

—  Dédé,  qu'a  fait  ta  mère  hier  soir,  quand  elle 
a  su  que  tu  avais  été  puni? 

Il  a  répondu  : 

—  Elle  a  dit  que  vous  étiez  un  grand  sot  I 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  il 

En  deux  bonds,  Evrard  est  allé  lui  chercher  une 
image  d'Épinal. 


25  mai.  —  Je  dîne  chez  les  Poinçon,  instituteurs 
aux  Pernières,  un  hameau  de  Lurgé.  Nous  dînons, 
plutôt.  Nous  sommes  sept  à  table,  tous  du  métier  : 
Poinçon,  Mme  Thérèse,  sa  femme  ;  Mme  Valine, 
veuve  ;  Mlles  Armance  et  Rose  Tinard,  le  jeune 
Mitron  et  moi,  donc. 

Je  me  sens  un  peu  gêné.  A  Lurgé,  je  mange  tou- 
jours seul.  Je  n'emploie  pas  d'assiettes  :  j'essuie  le 
plat  avec  la  dernière  bouchée.  Je  ne  fréquente  pas  les 
gens  «  bien  ».  Il  y  a  une  bonne  ici  ;  je  vais  peut- 
être  me  tenir  mal  à  table. 

Mme  Thérèse  m'assied  entre  Mlle  Rose  et  elle- 
même.  Doucement  !  je  prétends  ne  pas  me  marier. 

En  face,  Mme  Valine  rit  à  si  belles  dents  que 
j'ai  envie  de  crier  : 

—  Je  les  vois,  madame,  je  les  vois  ! 

Pourtant  elle  est  encore  blanche  et  noire. 

Femme,  qui  pleures-tu  ?  —  L'Absent. 

Je  respecte  ces  sentiments-là.  Je  respecte  plus 
de  choses  qu'on  ne  croit. 

Mlle  Rose  est  toute  en  cheveux.  Mme  Thérèse 
m'a  confié  que  beaucoup  sont  faux.  Il  doit  y  avoir 
par-dessous  des  petites  pelotes  de  débris,  des  agglo- 
mérats  de  cheveux  courts.   A   qui   étaient-ils   ces 


22  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

cheveux  courts?  A  des  vieux,  à  des  pouilleux... 
peut-être  à  moi...  Drôle  d'idée  ! 

Soupe.  Pourquoi  a-t-on  une  main  gauche?  Je  n'ai 
pas  les  ongles  sales  :  je  les  ai  encore  vérifiés  tout  à 
l'heure,  au  jardin,  furtivement.  Mais  ma  manche 
est  courte  et  j'ai  l'avant-bras  long  et  maigre.  Je 
possède  chez  moi  du  linge  en  celluloïd,  toute  la 
parure.  Je  n'ai  pris  que  le  faux  col.  Je  le  regrette 
bien  à  présent. 

Mme  Thérèse  parle.  Elle  maudit  la  municipalité 
qui  se  montre  d'une  avarice  extraordinaire.  Poinçon 
approuve.  Il  répète  :  «  C'est  insensé  !  c'est  insensé  1  » 
avec  un  air  de  méprisante  compétence. 

—  Les  bâtiments  sont  mal  entretenus,  branlants, 
humides,  percés.  La  maison  est  trop  près  du  che- 
min, un  chemin  tortueux,  d'ailleurs,  et  couvert  de 
boue  six  mois  par  an. 

Je  pense  : 

—  Ta  maison  est  un  pou  collé  à  un  cheveu  de 
bohémien. 

Joli,  mais  pas  apéritif.  Je  placerai  cela  ailleurs. 

Suis-je  en  verve?  Je  sens  des  mots  en  moi.  Ils 
grouillent,  mais  ne  papillonnent  pas.  Ils  ont  froid. 

Que  n'ai- je  mes  manchettes  1 

Mme  Thérèse  parle  tout  le  temps.  Allusions  : 
fausses  hanches,  faux  mollets,  faux  cheveux... 
Bien  !  Mais  elle  m'agace  à  toujours  me  repasser  les 
plats.  Je  ne  suis  pas  gourmand,  hélas  1  Elle  me  force 
au  poulet  : 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  2S 

—  Le  poulet  convient  aux  estomacs  délicats. 
Ai-je   donc   l'estomac   délicat?    Qu'on   me   laisse 

tranquille  ! 

Elle  s'ennuie  aux  Pernières.  Elle  n'a  pas  de 
«  relations  ». 

—  Eh  bien!  et  nous? 

—  Vous  ne  m'entendez  pas,  monsieur  ;  je  parle 
de  voisins  avec  qui  l'on  puisse  causer. 

—  Vous  ne  pouvez  pas  causer  avec  vos  voisins, 
madame? 

—  Si,  mais  nous  parlerons,  vaches,  ânes,  poulets, 
cochons. 

Je  songe  que  des  auteurs  considérables  ont  parlé 
vaches,  cochons,  couvées.  Les  goûts  de  cette  petite 
dame  sont  plus  relevés.  Elle  doit  avoir  des  idées 
neuves  et  profondes.  Je  n'insiste  pas  pour  qu'elle 
les  sorte. 

—  Voyez-vous,  monsieur,  nous  autres,  femmes, 
nous  avons  besoin  d'amies,  de  confidentes  même. 
Il  est  des  choses  que  les  hommes  ne  comprennent 
pas. 

—  Très  juste  cela,  par  exemple  !  Vous  ménagez 
la  pudeur  des  hommes.  Quand  ils  ne  sont  plus  là, 
vous  dites  tout. 

—  Insolent  ! 

—  Ne  jetez  pas  de  cris  I  Je  suis  sûr  de  ce  que 
j'avance  :  j'écoutais  aux  portes  quand  j'étais  petit. 

Je  me  lance.  Mitron  est  emballé  depuis  longtemps. 
Il  parle  de  Nietzsche  avec  autorité.  Mlle  Armance 


24  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

qui  est  savante  ne  goûte  pas  le  philosophe  allemand  ; 
elle  dit  que  nous  sommes  Grecs.  Comme  elle  a  le 
cou  d'une  blancheur  intéressante,  je  soutiens,  moi 
aussi,  que  nous  pourrions  ma  foi  bien  être  Grecs  ! 
Mitron  réfute.  Il  faut  vivre  dangereusement.  Il 
parle  bien  car  il  a  un  peu  bu  et  nous  dédaigne.  Il 
est  élégamment  vêtu  et  il  sent  sur  lui  l'œil  bien- 
veillant des  femmes.  Pas  d'erreur  possible  :  le  sur- 
homme, c'est  lui  1 

Oh  I  j'aurai  mon  tour  après  le  dessert.  J'ai  plu- 
sieurs cordes  à  mon  arc.  Je  sais  des  vers  ;  j'en  sais 
de  cocasses  et  je  les  amène  par  d'amusants  détours. 
J'ai  lu  les  humoristes  et  j'ai  de  bonnes  petites  com- 
paraisons en  réserve  ;  j'en  trouve  moi-même  au 
besoin  ;  l'invention  ne  me  manque  pas  toujours. 
Je  sais  des  noms  d'écrivains  Scandinaves  et  j'ai 
appris  par  cœur  des  mots  épouvantables  dans  un 
livre  de  chimie.  Enfin  il  y  a  «  La  Fraternelle  »,  notre 
nouvelle  société  ;  s'ils  n'en  sont  pas,  je  les  foudroie  ; 
du  haut  de  ma  sagesse  totale,  je  précipite  sur  eux 
une  avalanche  de  formules  contondantes.  Puisse 
Mitron  n'être  pas  de  «  La  Fraternelle  »  I 

En  attendant,  lui  sait  manger.  Moi  non,  décidé- 
ment. Cachons  cela  par  autre  chose.  Quand  j'ai 
peur  de  moutir,  je  tutoie  le  Bon  Dieu.  Exagérons. 
Tout,  plutôt  que  n'avoir  pas  d'attitude. 

Nous  mangeons.  Nous  aurons  sans  doute  une 
bouteille  de  rouge  avec  des  palmers.  J'ai  eu  pour 
voisin  un  bonhomme  qui  plaçait  quelques  barriques 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  25 

de  bordeaux.  J'ai  souvent  causé  avec  lui  ;  je  saurai 
louer. 

Nous  sortons.  Il  est  tard  ;  la  lune  est  levée  ;  la 
nuit  est  toute  tranquille  et  blanche.  Nous  nous 
asseyons  sous  des  tilleuls. 

Nous  avons  mangé  modérément  des  mets  simples 
et  bu  du  vin  de  Toiiraine.  Il  est  doux  de  vivre. 
Comme  les  choses  sont  belles  !  La  lumière  goutte 
entre  les  feuilles  rondes.  De  minces  rayons  dorment 
sur  un  banc  inoccupé.  D'autres  vienuent  sur  nous. 
J'ai,  paraît-il,  une  petite  lune  sur  mon  chapeau  ; 
j'ôte  le  chapeau  ;  le  rayon  s'aiguise  sournoisement 
sur  une  branche  et,  peu  à  peu,  m'entre  daus  le 
crâne.  Voici  que  s'agite  en  moi  tout  un  bric-à-brac 
de  sensations  dépareillées.  Je  déraisonne. 

—  Nous  sommes  Grecs,  mesdames  !  nous  le 
sommes  évidemment.  Nous  serons  toujours  jeunes  ; 
nous  ne  mourrons  point.  Qui  vous  dit  que  nous 
ne  sommes  pas  des  dieux?  Nous  sommes  nus, 
d'ailleurs...  Voyez-vous  pas  que  nos  genoux  sont 
nus? 

Mme  Thérèse,  sur  le  seuil,  un  plat  à  la  main  : 

—  Eh  bien  I  qu'est-ce  que  vous  leur  chantez, 
vous? 

—  Les  Muses,  ô  Theresae  Mnémosyme,  émanent 
de  ton  front.  Nous  sommes  des  héros.  Entends,  ma 
sœur,  frémir  sur  nous  des  ailes  blanches  et  danser 
les  sylvains  sous  les  oliviers  bleus.  Éole  émeut  les 


i6  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

feuilles  divines  et  s'ajuste  à  mes  lèvres  le  chalu- 
meau sonore  aux  sept  trous  inégaux. 

Mais  que  vois-je?  Qui  donc  passe  entre  les  tama- 
ris? Ne  vous  agitez  pas,  mes  sœurs  craintives  : 
je  saurais  rafraîchir  l'ardeur  d'un  chèvre-pied.  Ne 
vous  agitez  pas  :  ce  sont  des  hommes.  Ils  chantent  ; 
leur  voix  est  plus  acre  que  le  jus  des  baies  sauvages. 
Ce  ne  sont  pas  des  sages  ;  le  sage  boit  beaucoup  sans 
connaître  l'ivresse.  Ce  sont  des  Scythes,  des  esclaves 
tondeurs  de  bêtes.  Je  remarque  qu'ils  marchent 
dangereusement.  Ce  sont  des  Nietz...  dis-le,  toi, 
Mitronéas,  le  nonn  du  chercheur  barbare. 

Mitron  se  lève  et  regarde,  puis,  dédaigneux  : 

—  Peuh  !  deux  gosses  !  Ils  ne  sont  même  pas 
ivres  ;  ils  font  semblant.  Un  pastiche... 

—  Postiche  !  pistache  postiche  !  rectifie  Mme  Thé- 
rèse. 


8  juin,  —  Ce  matin,  avant  l'aube,  j'entendis 
à  ma  porte  un  toc-toc  timide,  le  toc-toc  d'un  qué- 
mandeur de  services. 

Un  dimanche,  trois  heures  après  minuit,  je  ne 
me  lèverais  pas  pour  voir  tomber  une  comète. 

Je  fis  donc  l'absent,  persuadé  que  l'importun 
allait  se  décourager.  Il  me  fallut  perdre  cet  espoir. 
Le  toc-toc  s'affirma  tenace  et,  à  en  juger  par  le 
rythme,  guilleret. 

—  Qui  est  là?  criai- je  à  la  fin. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  21 

Toc  toc  toc  toc  toc... 

Toute  une  portée  de  doubles  croches  en  C  barré... 

—  Que  voulez-vous? 

—  Broûm  !  Broûm  ! 

Cette  fois,  c'était  le  coup  de  bélier  d'un  assail- 
lant. En  deux  bonds  je  fus  à  la  porte.  Je  me  trouvai 
en  face  d'Evrard  ;  il  était  coiffé  d'un  chapeau  de 
sorcier  et  il  riait  d'un  rire  que  je  jugeai  diabolique. 

—  Ah  çà  !  dis-je,  tu  es  fou? 

—  Fou?  ce  n'est  pas  une  certitude.  Voici  :  je 
t'emmène  à  la  pêche. 

Je  remarquai  alors  qu'il  portait  un  petit  panier 
et  je  m'expliquai  le  chapeau, 

—  Pourquoi  ne  m'as-tu  pas  prévenu  hier  soir? 

—  Hier  soir  était  hier  soir  ;  ce  matin  est  ce 
matin... 

—  Tu  as  au  moins  le  mérite  d'être  clair. 

—  Voici,  je  t'emmène  à  la  pêche.  Prends  ton 
tabac. 

Il  n'y  avait  rien  à  dire.  Au  surplus  le  plus  fort 
était  fait  puisque  j'étais  levé.  Je  me  laissai  emme- 
ner vers  la  rivière. 

Evrard  connaît  un  moulin  qui  tourne  à  deux 
kilomètres  d'ici.  Le  meunier  nous  prêta  deux  lignes 
et  nous  indiqua  un  petit  filet  d'eau  où  nous  décou- 
vrîmes les  portefaix  qui  devaient  nous  servir  a'ap- 
pât.  Mon  camarade  me  montra  comment  on  fixait 
ces  bestioles,  puis  il  se  mit  à  pêcher. 

Moi,  sur  le  bord  de  l'eau,  que  j'aie  une  ligne,  un 


28  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

manche  à  balai  ou  le  sabre  du  géant  Sinnagog... 
Après  deux  ou  trois  tentatives  infructueuses,  je  me 
mis  à  sacrer  avec  quelque  impétuosité. 

—  Il  serait  convenable  de  faire  moins  de  bruit, 
dit  Evrard. 

—  Bon,  maintenant  !  dire  que  je  n'ai  pas  le 
moindre  journal,  la  moindre  brochure,  le  moindre 
prospectus  ! 

—  Fume  I 

—  Je  suis  à  jeun. 

—  Alors,  mangeons  ! 

Comme  nous  n'avions  rien  apporté,  je  dus  encore 
aller  au  moulin.  J'y  fis  l'emplette  d'un  solide  croû- 
ton et  d'un  fromage  assez  violent.  Je  ne  recule  point 
devant  les  saveurs  les  plus  rudement  agrestes  ; 
Evrard  non  plus  ;  le  fromage  entier  y  passa.  Ce 
déjeuner  arrosé  d'eau  claire  me  remit  de  belle 
humeur. 

D'ailleurs  le  moment  était  aimable.  Le  soleil,  bas 
encore,  éclatait  entre  les  branches.  Nous  étions  assis 
sur  l'herbe.  Devant  nous,  l'eau  transparente  s'en 
allait  doucement.  A  vingt  pas  en  aval  une  petite 
cascade  murmurait  une  chanson  claire...  Je  m'ar- 
rête. J'ai  lu  cent  descriptions  mieux  faites  que  celle 
que  je  voulais  tenter  et  toutes  étaient  inexactes, 
insuffisantes.  On  ne  peut  pas  traduire  la  beauté 
simple  d'un  matin  ingénu,  la  joie  mesurée  des 
réveils  innocents,  la  légèreté  de  l'air,  la  jeunesse 
des  feuilles  et   surtout  la  fluidité   de  l'eau.    Gom- 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  20 

ment  dire,  avec  des  mots   pâteux,  cette  fuite  de 
l'eau  limpide? 

Lorsque  nos  pipes  furent  allumées,  Evrard  dit  : 

—  Maintenant,  dors  ;  ne  blasphème  plus. 

—  Je  ne  dormirai  pas,  répondis-je.  On  ne  peut 
pas  s'ennuyer  ici  ;  tout  à  l'heure  j'étais  une  brute. 

—  Tu  te  vantes.  L'eau  qui  coule  est  un  spectacle 
attrayant  pour  les  brutes.  Les  hommes  primitifs 
ont  tous  aimé  l'eau.  Je  me  refuse  à  croire  que  le 
besoin  seul  les  ait  guidés  lorsqu'ils  se  sont  installés 
sur  le  bord  des  riv^ières.  Une  rivière  est  assez  belle 
pour  qu'on  l'aime  pour  elle-même. 

Un  des  premiers  étonnements  de  l'enfant  est 
l'eau  ;  un  de  ses  premiers  gestes  est  de  saisir  l'eau  à 
poignée  ;  jusqu'à  dix  ans  notre  plus  grand  plaisir 
a  été  de  barboter. 

Il  serait  facile  de  compter  les  gens  qui  ont  hor- 
reur de  l'eau.  Le  plus  crasseux  usurier,  le  plus  dur 
exploiteur,  le  plus  infâme  trafiquant  de  chair  misé- 
rable rêve  de  finir  ses  jours,  dans  un  chalet  au  bord 
d'une  rivière... 

Je  te  le  dis  :  un  pré  vert  où  coule  un  joli  ruisseau 
par  un  matin  de  soleil,  voilà  une  des  indiscutables 
beautés  du  monde.  C'est  moins  grand  que  le  ciel, 
mais  c'est  plus  proche  et  mille  fois  plus  simple... 

—  Poète  I  interrompis-je,  ton  bouchon  f...  le 
camp  I 

Il  reprit  sa  ligne.  Je  m'en  fus  chercher  dés  appâts 
et  j'essayai,  deux  heures  durant,  de  pêcher  aussi. 


30  LE    CHEMIN    DE   PLAINE 

Puis  je  piquai  une  tête  dans  l'eau  claire  et  je  flânai 
au  soleil. 

La  matinée  fut  charmante.  Evrard  avait  dix-huit 
ans.  Il  rappelait  d'une  voix  attendrie  nos  souvenirs 
de  boîte. 

—  Qu'on  était  bête,  mon  Dieu, -dans  ce  temps- 
là  I 

—  On  était  gai  I 

—  On  n'avait  pas  besoin  d'argent  ! 

—  Pas  de  femme  ! 

—  Pas  de  maîtresse  ! 

—  Mais,  comme  on  aimait  l'Amour  ! 

—  Tu  parles  !  fis-je  ;  moi,  d'ailleurs,  je  l'aime 
encore. 

Après  deux  ou  trois  ronronnements  d'essai,  il 
amena  un  alexandrin  : 

Amour,  Amour  défunt  qui  croisez  vos  mains  blanches. 

—  Avec  «  planches  »  ça  va  très  bien,  gouaillai-je. 
Puis  je  m'éloignai,  car  je  devais   rapporter  les 

lignes  au  moulin.  Quaad  je  revins,  Evrard,  couché 
sur  le  ventre,  faisait  des  vers  comme  un  sous-préfet. 
Il  me  tendit  son  papier,  me  l'enleva  d'ailleurs  vive- 
ment, bifîa  un  mot,  corrigea  et  lut,  de  sa  voix  d'ap- 
parat, chaude  et  nuancée  : 

Amour,  Amour  ancien  qui  dormez  les  mains  jointes, 
Pâle  et  glacé  parmi  les  choses  de  jadis, 
Parmi  les  songes  d'or  et  les  haines  éteintes, 
Amour,  Amour  ancien  aux  minces  doigts  raidis  1 


LE   CHEMIN    nK    PLAINE  31 

0  mon  Amour  défunt,  je  viens  à  vous  dans  l'ombre. 
Sur  le  parvis  secret  je  fléchis  les  genoux 
Et  voici  mon  cœur  net  comme  un  grand  miroir  sombre, 
Et  voici  que  la  paix  souveraine  est  sur  nous. 

0  mon  Amour  joyeux,  tendez  vos  mains  ouvertes 
Et,  doucement,   chantez  ;   chantez  comme  autrefois 
Au  temps  où  le  vent  clair  frisait  les  forêts  vertes, 
Chantez  avec  l'espoir  immense  en  votre  voix  ! 

0  mon  Amour  joyeux,  venez  avec  des  ailes 
Sur  le  jeune  chemin,  dans  le  jour  indolent; 
Étincelant  berger  de  mes  ardeurs   fidèles, 
Étendez  du  soleil  sur  votre  troupeau  blanc. 

Amour,  Amour  ancien  qui  croisez  vos  mains  fines, 
Amour  de   mon   printemps   candide   et   radieux. 
Veuillez  illuminer  d'allégresse  divine 
L'étrange  obscurité  do  mon  âme  et  des  cieux. 

Je  fus  un  peu  interloqué.  Après  une  chanson  on 
frappe  dans  ses  mains  et  on  crie  :  bravo  !  Après  un 
sermon  on  remue  les  pieds  et  on  se  mouche.  Après 
un  toast,  après  un  discours,  je  ne  suis  pas  trop 
embarrassé  pour  prendre  une  attitude  convenable. 
Mais  que  faut-il  faire,  à  onze  heures  du  matin,  au 
bord  d'un  ruisseau,  quand  vous  êtes  seul  avec  un 
ami  et  que  cet  ami  vous  lit  des  vers  de  sa  fabri- 
cation? 

J'avais  dans  l'oreille  son  obscurité  étrange  des 
cieux  et  dans  l'œil  un  éclat  de  soleil  ;  il  m'avait 
fourré  pour  la  seconde  fois  son  papier  entre  les 
mains  et  mes  doigts  étaient  mouillés.  Toutes  ces 


32  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

I 

sensations  hétéroclites  augmentaient  le  désordre  de 
mes  idées. 

Je  réussis  cependant  à  penser  à  peu  près  ceci  : 

—  Si  je  le  complimente,  il  va  —  je  le  connais  — 
me  démontrer  que  je  n'y  entends  rien  et  peut-être 
me  renvoyer  baigner.  D'ailleurs,  a-t-il  lu  pour  moi 
ou  pour  lui?  Pour  lui  surtout  :  cela  l'amuse  et  cela 
le  soulage.  Il  faut  pourtant  dire  quelque  chose. 

J'eus  donc  l'air  d'écouter  en  moi  la  résonnance 
des  rimes,  puis  je  déclarai  : 

—  Tu  es  un  type  ! 

Cette  phrase  est  commode  :  elle  est  flatteuse  et 
peu  compromettante.  Elle  me  sert  souvent. 

Cependant,  il  était  temps  de  rentrer  à  Lurgé.  Je 
pris  le  panier  et  j'entraînai  Evrard.  Il  n'avait  pas 
l'air  pressé.  A  mesure  que  nous  approchions  du 
bourg  son  front  devenait  soucieux. 

—  Maximin,  fit-il  tout  à  coup,  tu  déjeunes  à  la 
maison.  Oh  !  pas  de  gestes  !  pas  de  mais  !  tu  n'as 
aucune  raison  pour  refuser. 

—  Toi,  pensai-je,  tu  t'es  évadé  ce  matin  et  tu 
veux  maintenant  que  je  te. serve  de  parafoudre... 
Je  te  dois  bien  ça,  achevai-je  tout  haut,  je  veux 
seulement  m' armer  de  pralines. 

Il  m'attendit  à  la  porte  de  l'épicerie  ;  puis  nous 
pénétrâmes  chez  lui.  J'allais  le  premier,  portant 
par  prudence  mes  mains  devant  moi,  mes  mains 
pleines. 

—  Bonne  santé  à  toute  la  famille  I 


LE    CHEMIN    DE   PLAINE  33 

Toute  la  famille  est  en  effet  là. 

Les  traits  de  belle-maman  sont  fixes  et  durs 
comme  du  cœur  de  chêne.  Son  visage  ne  s'affirme 
vivant  que  par  le  frémissement  continuel  de  deux 
petites  noix  qu'elle  a  vers  le  haut  des  mâchoires,  à 
côté  de  l'oreille. 

Comme  elle  doit  mordre  ! 

Quant  à  Madame,  elle  a  dû  être  jolie  ;elle  a  encore 
de  fameux  restes.  Ses  yeux  sont  froids  comme  des 
pierres,  mais  de  très  belles  pierres  bleues.  Malheu- 
reusement, elle  a  de  la  dent  comme  sa  mère. 

—  MoQsieur  Edouard,  j'ai  bien  l'honneur... 

M.  Edouard  a  cinq  ans  ;  il  est  solide  et  d'une 
belle  carnation.  Il  serait  aimable  à  regarder  n'était 
sa  mâchoire  à  lui  aussi. 

Il  daigne  faire  accueil  à  mes  pralines.  Ces  dames, 
de  leur  côté,  apprécient  fort  les  poissons. 

Evrard  fait  le  gentil. 

—  Voyez,  mesdames  !  c'est  la  jolie  friture  I  c'est 
le  fin  poisson  d'eau  vive  I 

—  Vous  êtes  un  adroit  pêcheur,  monsieur  Tour- 
nemine. 

—  Madame,  je  n'ai  rien  pris  du  tout.  C'est  votre 
gendre  qu'il  faut  complimenter. 

Aïe  ! 

A  table,  la  conversation  prit  vite  une  fâcheuse 
tournure.  J'avais  prié  que  l'on  ne  se  donnât  point 
de  soins  extraordinaires  pour  moi.  Hors  les  poissons, 
il  n'y  avait  rien. 

3 


34  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

—  Chez  nous,  comme  tu  vois,  ce  n'est  pas  même 
la  misère  cachée,  dit  mon  camarade. 

Les  yeux  bleus  brillèrent  comme  une  lame  d'acier 
et  je  vis  très  bien  grossir  les  petites  noix  de  la 
grand'mère. 

J'eus  une  sensation  singulière  d'étoufîement.  Il 
me  sembla  que  toutes  les  choses  se  contractaient 
et  durcissaient. 

—  Vous  donnez  des  leçons  particulières,  paraît- 
il,  monsieur  Tournemine?  dit  la  jeune  femme. 

—  Oh  !  madame,  voilà  de  grands  mots  !  je  montre 
simplement  l'alphabet  à  Dédé  Bérion  aux  heures 
matinales  du  jeudi. 

—  Les  Bérion  sont  des  gens  très  bien.  Mame  Bé- 
rion voit  mame  Godard,  mame  Blancé,  la  dame  du 
notaire...  Vous  serez  bien  payé. 

—  C'est  une  chance,  appuya  durement  la  grand'- 
mère.  Vous  avez  déjà  la  réputation  d'être  un  bon 
instituteur. 

Evrard  cilla.  Ce  ne  fut  point  par  modestie  que 
je  changeai  la  conversation.  Je  mis  le  cap  sur  l'Ad- 
ministration espérant  orienter  vers  le  même  point 
les  haines  diverses.  Mais  tous  les  chemins  mènent 
au  diable.  Mme  Evrard  ne  tarda  pas  à  déclarer  : 

—  Que  ce  soit  Pierre  ou  Paul  qui  nomme,  déplace 
et  révoque,  Maurice  n'obtiendra  jamais  rien  de 
convenable. 

—  Ah  bah  !  Pourquoi? 

—  Tu  ne  comprends  donc  rien  !  ricana  Evrard. 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  35 

Ces  dames  mettent  pourtant  de  la  bonne  volonté  à 
t'instruire.  Je  suis  un  crétin,  retiens  bien  cela,  un 
crétin  !  je  ne  trouve  aucun  travail  extra-scolaire. 
Mon  directeur  me  déteste  et  mes  chefs  me  notent 
très  mal...  Je  suis  un  crétin  et  ie  suis  seul  au  monde 
de  mon  espèce.  Tous  les  autres  savent  se  débrouiller. 

—  Mon  chéri... 

—  Son  chéri,  mon  vieux,  a  paraît-il,  le  crâne 
bourré  d'idées  subversives.  Et,  comme,  malgré  cela, 
je  ne  suis  pas  bruyant,  pas  dangereux  pour  deux 
sous,  avec  moi  on  peut  y  aller  carrément.  Tout  le 
monde  me  moleste  ;  directeurs  et  inspecteurs  me 
tombent  dessus...  Et  puis  je  ne  plie  pas,  je  ne  flatte 
personne,  je  n'ai  pas  les  sales  petites  habiletés  né- 
cessaires. Dans  ma  classe,  par  exemple,  j'ai  la  sot- 
tise de  mettre  les  enfants  à  leur  place.  J'ai  deux 
gamins  sucrés  au  dernier  rang  et  mon  premier  est 
un  pouilleux.  Les  pouilleux  sont  mes  élus. 

Il  se  mit  à  rire  nerveusement,  par  saccades. 

—  Autre  chose  :  nous  pourrions  bien  manger  en 
paix,  voulez-vous? 

Hélas  !  il  dut  encore  en  subir  des  comparaisons  I 
Un  tel,  plus  jeune,  est  en  commune  avec  un  bon 
secrétariat  de  mairie  ;  un  autre  fait  des  écritures 
pour  un  notaire  et  tient  la  comptabilité  d'un  mar- 
chand de  fer.  Celui-ci  élève  des  abeilles,  celui-là 
cultive  une  vigne.  Le  petit  Tricoche,  nouvellement 
marié,  a  fabriqué  tous  ses  meubles,  des  meubles 
splendidcs   à  panneaux  sculptés.   Moi-même,  avec 


36  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

ma  leçon  de  lecture,  j'apparais  comme  un  garçon 
pratique,  d'une  grande  et  profitable  activité  ;  de 
hautes  destinées  m'attendent... 

Mon  camarade,  horripilé,  écrasait  de  basses  pa- 
roles entre  ses  mâchoires  serrées.  Je  v^oûlus  prendre 
congé,  mais  il  me  retint  et  m'entraîna  au  jardin. 

Ce  jardin  est  soigneusement  cultivé.  Je  compli- 
mentai mon  camarade.  Je  célébrai  ses  haricots  et 
ses  pommes  de  terre  ;  pour  louer  sciemment  ses 
fraises,  j'en  cueillis  une  ;  alors,  M.  Edouard  qui 
nous  avait  suivis  jeta  des  cris  énormes  et  furieux  : 
je  dus  lui  donner  le  fruit,  mais  je  le  fis  attendre 
pour  le  plaisir  de  le  voir  s'emballer. 

—  Dis  donc,  c'est  un  rude  lapin,  ton  fils  !  il  est 
campé  le  gaillard...  il  est  solide  et  joli  avec  ça...  il  a 
les  yeux  de... 

—  Son  père.  C'est  tout  mon  portrait  ;  c'est 
frappant  ! 

L'enfant  n'a  rien  de  lui.  Blaguait-il?  Avec  lui  on 
n'est  jamais  sûr. 

Nous  nous  assîmes  à  Tombre  sur  une  large  pierre 
qui  sert  de  banc.  C'était  l'heure  de  la  sieste  ;  il  fai- 
sait chaud  ;  nous  nous  calmions,  nous  nous  taisions. 

Evrard,  cependant,  formula  à  mi-voix  la  con- 
clusion de  ses  discours  intérieurs. 

—  Voilà,  mon  vieux,  les  choses. 

—  Ces  dames,  insinuai-je,  ne  se  rendent  pas  un 
compte  très  exact  des  difficultés  de  notre  métier. 

Il  resta  un  instant  songeur,  puis  il  tourna  vers 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  31 

moi  les  yeux  merveilleusement  sataniques  d'un  por- 
teur de  maléfices. 

—  Ah  !  Ah  !  Ah  !  tu  me  plains  !  Oh  !  j'en  suis  sûr, 
tu  me  plains  !  Tu  te  dis  :  faut-il  être  bête  !  cela  ne 
m'arrivera  pas...  Eh  bien  !  tu  n'es  pas  plus  malin 
que  les  autres.  Je  t'attends,  mon  gaillard,  vers  la 
trentaine.  A  trente  ans,  tu  seras  secrétaire  de  mairie, 
tu  liras  ton  quotidien  et  tu  iras  à  la  chasse...  très 
bien  !  mais  tu  seras  marié  aussi.  Tu  seras  marié  à 
une  institutrice  ou  à  une  fille  sans  le  sou...  et  alors 
tu  emploieras  ta  bravoure  à  guerroyer  contre  une 
pauvre  femme  énervée  par  la  besogne  ou  la  misère. 
Chez  moi,  c'est  la  misère,  mais  quoi  !  souffrir  tient 
en  haleine.  Tu  deviendras  peut-être  plus  bête  que  je 
ne  le  suis...  Ah  oui  !  tu  as  tort  de  me  plaindre. 
Après  tout,  ma  femme  n'est  pas  beaucoup,  beau- 
coup plus  méchante  que  les  autres  ;  et  elle  est  assez 
jolie... 

—  Mâtin,  fis-je,  je  le  crois  bien  ! 

Il  cessa  de  ricaner  et  continua  d'une  voix  lente  : 

—  Les  rêves,  après  tout,  c'est  la  fleur  de  la  vie. 
Tant  qu'on  peut  rêver  on  a  la  belle  part.  N'as-tu 
jamais  rêvé  que  tu  tombais  au  Monomotapa?  que 
tu  te  réveillais  au  milieu  d'une  peuplade  inconnue, 
que  tu  étais  débarrassé  de  tes  vieilles  pensées,  de 
tes  vieilles  amitiés,  de  tes  préjugés,  de  tes  timidités, 
de  tes  scrupules,  de  tes  habitudes  étrangleuses  et 
que  tu  recommençais  à  vivre  avec  toutes  tes  forces 

I  neuves? 


â8  LE   GHËMIIN    DE    PLAINE 

—  Maurice  !  cria  la  voix  sèche  de  la  patronne, 
Maurice  I  tu  ne  peux  donc  pas  surveiller  le  petit?... 
Cela  m' étonnerait  bien  si  tu  t'en  occupais  un  peu  ! 

Il  se  leva  violemment. 

—  Dire,  nom  de  D.,.,  que  je  n'aurai  pas  la  veine 
d'être  cocu  I 


10  juin.  —  Ne  l'est-il  point? 

—  Cinq  heures  et  demie.  Je  flâne  vers  la  gare. 
Un  train  doit  s'arrêter  ;  le  voici  ;  je  passe  sur  le 
quai.  Pas  de  voyageurs  ;  je  suis  seul  avec  les  em- 
ployés. J'appréhende  devant  le  wagon  de  tête  les 
quolibets  d'une  douzaine  d'artilleurs.  Je  vais  en 
queue.  Deux  poupées  décolletées  regardent  par  la 
portière  d'un  compartiment  de  seconde.  On  sait 
pourquoi  les  demoiselles  en  voyage  regardent  par 
la  portière.  Je  désirerais  être  mieux  vêtu.  Je  relève 
mes  moustaches.  Elles  doivent  au  moins  regarder 
mes  moustaches... 

Ce  sont  sans  doute  deux  demi-bourgoises  très 
réservées  dans  leur  petite  ville  ;  mais  ici  la  certi- 
tude de  n'être  pas  connues  les  libère  de  toute  hypo- 
crisie et  elles  piquent  sur  moi  des  regards  aigus  de 
courtisanes. 

Les  jolies  filles  !  Elles  sont  assez  dévêtues  pour 
que  je  puisse  deviner  des  choses  émouvantes  ;  et  je 
m'émeus...  je  m'émeus... 

Le  train  souffle,  crache,  lâche  de  l'eau,  fait  toutes 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  39 

ses  saletés  et  prend  son  temps  !  on  dirait  que  le 
mécanicien  veut  me  tenter.  Si  j'avais  de  l'argent,  je 
prendrais  un  billet  de  deuxième  classe  pour  la  ville 
prochaine.. 

Un  coup  de  sifflet...  Les  voilà  donc  parties  1  Je 
me  rassérène...  avec  un  peu  d'amertume.  Cette 
belle  aventure  entrevue  et  manquée  me  laisse  une 
sorte  de  regret  qui  ressemble  à  du  remords. 

J'ai  des  rêves  moi  aussi,  mais  ils  ne  filent  pas  dans 
le  bleu  comme  une  nuée  de  vives  hirondelles.  Ils 
n'ont  que  des  ailes  d'anges  et  leur  petit  derrière  est 
lourd.  Ils  ne  sont  pas  fichus  de  suivre  un  train- 
brouette, 

—  Comme  ça,  monsieur  regarde  passer  le  train. 
Je  me  retourne  :  c'est  Mme  Evrard. 

—  J'ai  regardé  en  eflct  passer  le  train,  comme  ça... 
Maintenant  je  ne  saurais  regarder  que  vous,  ma- 
dame. 

—  Oh! 

Un  petit  geste  de  la  main  :  une  mouche  passe. 
Elle  vient  chercher  un  colis  et  elle  éprouve  quelque 
timidité  :  l'employé  est  farouche.  Justement,  le 
voici  ;  sous  le  demi-parapluie  de  ses  moustaches,  on 
aperçoit  un  porte-plume  en  travers  de  sa  bouche. 

—  Risquez-vous,  madame.  Voyez,  il  a  le  mors 
aux  dents  et  pourtant  il  ne  s'emballe  point.  Ce 
n'est  pas  un  mauvais  cheval. 

Mme  Evrard  prend  son  colis,  signe  et  s'en  va, 
mais  l'employé  : 


40  LE   rHEMIN    DE    PLAINE 

— ...ttendez  ! 

Il  se  bat  avec  d'autres  colis,  jure,  tape  dans  le 
tas  et  finit  par  agripper  un  gros  paquet  qu'il  jette 
aux  pieds  de  Mme  Evrard. 

—  C'est  pour  moi?  Je  n'attendais  pas  cela,  avant 
huit  jours. 

L'employé  n'a  rien  à  dire  ;  simplement  il  montre 
du  doigt  le  registre  où  il  faut  signer  une  seconde  fois. 

Elle  obéit.  Elle  est  libre  avec  ses  deux  paquets. 
Elle  peut  à  peine  soulever  le  plus  gros.  Naturelle- 
ment je  m'en  charge  et  me  voilà  obligé  de  rentrer 
moi  qui  voulais  m' offrir  une  promenade  du  côté  des 
Pernières. 

—  J'abuse  de  votre  complaisance,  monsieur. 

—  Abusez,  madame,  abusez. 

—  Cela  doit  vous  paraître  lourd. 

—  Je  suis  fort  comme  le  jeune  homme  sympa- 
thique dans  un  roman  de  femme. 

Il  est  de  fait  cependant  que  la  ficelle  me  scie  les 
doigts. 

—  Je  ne  comptais  pas  sur  un  paquet  aussi  volu- 
mineux. Tous  les  ans  je  fais  venir  quelques  petites 
nouveautés  des  magasins  parisiens.  On  ne  trouve 
rien  ici. 

Pour  qui  me  prend-elle  avec  ses  petites  nou- 
veautés? Je  sais,  aussi  bien  qu'elle,  que  certains 
grands  magasins  offrent  des  facilités  de  paiement 
aux  fonctionnaires  besogneux. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  41 

Elle  ne  ressemble  pas  à  son  mari  :  pour  rien  au 
monde  elle  n'avouerait  sa  gêne. 

—  Eh  bien,  monsieur,  êtes-vous  tout  à  fait  accou- 
tumé à  Lurgé? 

Nous  avons  déjà  examiné  cette  question  avant- 
hier.  Mais  aujourd'hui  elle  semble  y  prendre  un 
grand  intérêt. 

—  Vous  êtes  jeune,  monsieur  ;  quand  on  est  jeune, 
on  aime  s'amuser. 

Je  ne  peux  pourtant  pas  faire  la  bamboche  à 
Lurgé  où  il  n'est  point  de  moutard  qui  ne  sache 
mon  nom,  ma  naissance,  et  où  l'on  ne  compte  que 
mille  âmes,  si  l'on  peut  ainsi  parler. 

Elle  comprend  cela  ;  aussi  elle  me  plaint.  Elle  est 
gentille  tout  à  fait.  Elle  frétille  à  côlé  de  moi. 
Quand  ses  yeux  viennent  sur  les  miens,  j'ai  l'im- 
pression que  son  regard  appuie. 

Dans  ma  cervelle,  une  idée  naît,  grandit,  trot- 
tine, bouscule  d'autres  idées,  puis,  délibérément, 
montre  son  nez.  Horreur  ! 

Après  tout,  pourquoi  pas?  Elle  est  appétissante, 
cette  jeune  femme.  Si  nous  marchions  moins  vite 
et  si  ce  sale  paquet  ne  m'arrachait  pas  l'épaule,  je 
serais  sans  doute  aussi  ému  que  devant  les  jolies 
poupées  de  deuxième  classe. 

Allons-y  1  Je  pousse  une  pointe  terriblement 
hardie.  Le  saug  lui  monte  aux  oreilles,  mais  elle  ne 
bronche  pas.  A-t-elle  bien  entendu?  Je  n'ose  pas 
récidiver... 


42  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

Mais  la  voilà  qui  m'invite  à  aller  les  voir  souvent. 
Elle  s'excuse  encore  de  l'embarras  qu'elle  me  cause. 
Maurice  aurait  bien  pu  aller  chercher  ce  colis  ;  ce 
soir,  il  est  sorti  ;  il  brouette  du  linge  quelque  part, 
car  c'est  jour  de  lessive.  Elle  est  seule  à  la  maison. 
Compris  ! 

Nous  arrivons  ;  sur  le  seuil  je  m'arrête  et  je  lâche 
la  maudite  ficelle. 

—  Je  vous  remercie  beaucoup,  monsieur.  Me 
ferez-vous  le  plaisir  d'entrer? 

—  Ça,  non  1  Bonsoir,  madame  ! 


Je  n'ai  pas  eu  une  seconde  d'hésitation. 

Il  faut  que  je  me  rende  tout  bas  cette  justice  :  je 
suis  incapable  de  trahir  un  camarade. 

Je  suis  menteur  autant  que  l'honnête  homme 
moyen.  J'ai  trompé  bien  des  gens  avec  une  assez 
grande  aisance.  J'ai  trompé,  je  crois,  toutes  les 
amies  ou  maîtresses  que  j'ai  eues  ;  cela  ne  m'a 
jamais  laissé  de  remords  très  cuisants  et,  si  je  me 
mariais,  je  tromperais  peut-être  bien  ma  femme... 
Mais  je  n'ai  jamais  été  déloyal  envers  un  camarade. 

Coucher  avec  la  femme  de  Maurice,  voilà  la  plus 
détestable  des  perspectives.  Je  recule,  je  me  cabre 
comme  devant  un  inceste. 

Ce  n'est  pas  de  la  vertu  ;  la  vertu  n'a  rien  à  voir 
eii  cette  affaire.  C'est  de  l'impuissance.  Je  ne  m'en 
vante  pas. 

V 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  43 

Madame  Evrard,  vous  pouvez  éteindre  vos  pré- 
cieuses mirettes  bleues  :  je  ne  vous  offenserai  point. 
Quelle  que  soit  ma  soif,  je  ne  mordrai  pas  à  cette 
pomme. 

Et  maintenant  j'ai  quelques  petites  dispositions 
à  prendre. 

J'étais  déjà  décidé  à  ne  point  me  marier.  Je  me 
donnais  une  raison,  une  seule  :  ma  pauvreté.  Et 
dame  I  si  j'avais  gagné  un  gros  lot... 

A  l'heure  actuelle  je  pourrais  me  donner  d'autres 
raisons,  graves  et  nombreuses.  Je  ne  le  ferai  pas  : 
les  raisons  sont  des  fortins  entre  lesquels  la  folie 
peut  creuser  une  tranchée  tortueuse.  Plus  de  rai- 
sons !  J'élève  simplement  le  mur  abrupt  et  lisse  de 
ma  volonté. 

Je  ne  me  marierai  pas.  Je  ne  me  marierai  jamais. 
J'en  fais  un  fier  serment. 


30  juin.  —  J'avais  l'espoir  d'être  chéri  des  dames, 
redouté  des  petits  enfants,  honoré  des  vieillards  et 
des  sages.  Hélas  !  je  suis  dans  la  déconsidération. 

Un  mauvais  vent  a  soufflé.  D'où  est-il  venu,  ce 
vent  du  diable? 

Je  vois  très  bien  le  camarade  Mitron  gonfler  ses 
joues.  Mitron  était  un  garçon  cossu  et  de  bonnes 
manières  ;  il  était  très  répandu  dans  la  «  société  »  de 
Lurgé.  Il  n'aura  pas  été  fâché  de  souligner  sa  supé- 
riorité sur  son  successeur,  sur  son  repoussoir. 


k 


44  LE   CHEMIN    DÉ   PLAINE 

Il  y  a  aussi  Mme  Michaud.  Je  ne  l'ai  guère  revue 
depuis  ma  visite  de  digestion.  Cette  bonne  cou- 
veuse est  vexée  de  l'indépendance  d'un  poussin. 
Prenez  patience,  madame  :  si  je  trouve  l'occasion 
de  vous  rendre  un  gros  service,  je  me  laisserai  gâter 
ensuite.  D'ailleurs,  je  vous  salue,  je  crois,  très  bien. 

Il  y  a  moi-même  ;  il  y  a  mon  costume.  Mon  cos- 
tume, certes,  n'est  pas  élégant.  Mais  ce  n'est  pas 
ma  faute.  Bonnes  gens  de  Lurgé  qui  voudriez  que  je 
vous  fisse  honneur,  offrez-moi  justaucorps  de  mus- 
cadin et  souliers  fins  à- la  poulaine.  Votre  mécon- 
tentement est  injuste  et  par  trop  visible.  Vous 
répondez  à  mon  salut,  du  bout  des  lèvres,  sans 
jamais  remuer  la  tête  ;  quelquefois  même  vous  ne 
répondez  point.  Vous  venez  sans  façons  vous 
plaindre  —  non  pas  à  moi,  mais  à  mon  Directeur. 
—  lorsque  j'ai  trop  ou  trop  peu  puni  vos  enfants. 

Marceline,  petite  épicière  qui  vous  usez  en  tré- 
pidations de  mousmé  obséquieuse,  vous-même  Mar- 
celine, vous  vous  détendez  en  ma  présence  !  vous 
en  prenez  à  votre  aise  avec  moi  ;  vous  me  faites 
attendre  et  vous  ne  vous  en  excusez  plus.  Si  vous 
pensez  que  je  n'attache  aucun  prix  à  votre  amabi- 
lité, vous  avez  à  peu  près  raison,  mais  je  veux  passer 
à  mon  tour,  je  veux  mon  droit,  Marceline  !  Et  prenez 
garde  !  Si  votre  dédain  se  fait  trop  cruel  je  suis  assez 
sauvage  pour  manger  des  raves  crues  en  léchant  un 
bloc  de  sel  gemme  que  je  ferai  venir  de  Pologne. 

Quant  à  vous,  brave  monsieur  Bérion,  roi  des 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  45 

marchands  de  vins  en  gros,  redevenez  ce  que 
vous  fûtes.  Naguère,  vous  me  faisiez  copieuse- 
ment goûter  votre  blanc  d'Anjou,  votre  bleu  du 
Médoc  ;  maintenant,  vous  m'offrez  à  peine  une 
cigarette  de  tabac  de  cantine  et,  quand  je  refuse, 
vous  dites  : 

—  C'est  moi  qui  vous  remercie. 

Naguère,  votre  dame  —  qui  me  jugeait  à  la  fois 
sot  et  «  comme  il  faut  »  —  me  présentait  à  des 
duègnes  considérables.  Elle  montrait  le  professeur 
de  son  fils  à  mame  Godard,  à  mame  Blancé  et 
aussi  à  la  dame  du  notaire...  Or,  hier,  il  est  venu 
pendant  ma  leçon  une  jeune  fille  rieuse  ;  il  est  venu 
une  jouvencelle  au  rire  si  joli  que  je  n'en  ai  jamais 
enteadu  de  pareil,  et  je  n'ai  point  été  présenté. 

Jovial  monsieur  Bérion,  glorieuse  madame  Bérion, 
redevenez  ce  que  vous  fûtes  !  ne  me  fermez  point 
votre  maison  et  payez!  payez! 

Le  plus  fort  c'est  que  ma  réputation  a  fait  tache 
d'huile.  Pour  mes  collègues  voisins,  il  est  bien  évi- 
dent que  «  je  ne  sais  pas  vivre  ».  Cependant  il  y  a 
une  variante.  Pour  eux,  pour  Mme  Valine  en  parti- 
culier que  je  vois  très  souvent  par  ici,  je  suis  bru- 
tal, grossier,  insolent...  non,  ce  n'est  pas  tout  à  fait 
cela...  je  suis  cynique  ;  et  c'est  une  attitude  que  je 
prends.  Mme  Valine  ne  m'en  estime  pas  moins  ;  au 
contraire.  Je  suis  un  original  ;  je  suis  le  petit  Dio- 
gène  de  Lurgé. 

Madame    Valine,    vous    exagérez.    J'habite    une 


i 


46  LE    CHEMIN    DE   PLAINE 

caisse,  il  est  vrai,  mais  je  ne  répands  pas  dans  les 
rues  des  propos  désordonnés  et  des  malpropretés 
naturelles.  Tous  mes  gestes  sont  compliqués  par  la 
civilisation.  Je  suis  un  individu  médiocre,  croyez-le. 
Dans  mon  cœur  comme  dans  le  vôtre  un  cochon 
ronfle,  mais  d'autres  bêtes  hurlent,  sifflent,  chantent, 
roucoulent. 

Je  suis  peut-être  cynique  par  instants  ;  je  ne  le 
suis  pas  toujours.  Je  ne  l'étais  pas  ce  matin  en  fai- 
sant un  conte  à  mes  élèves  ;  je  ne  l'étais  pas  tout  à 
l'heure  en  écrivant  à  maman. 

Le  suis-je,  même,  en  ce  moment?  Comme  vous, 
madame  Valine,  mieux  que  vous  peut-être,  je  goûte 
l'apaisante  douceur  de  ce  beau  soir  d'été. 

Par  ma  fenêtre  ouverte,  la  nuit  vient.  La  nuit 
rampe,  m'environne  et  m'assiège  :  mais  ma  lampe 
me  défend  et  j'ai  au  ciel  d'autres  lumières  amies. 
La  tranquillité  des  choses  entre  en  moi.  C'est  l'heure 
paisible  où  tout  cède  et  pardonne.  Toute  violence 
meurt. 

Il  n'y  a  peut-être  pas  de  violence  ;  il  n'y  a  peut- 
être  pas  de  méchants. 

Il  n'y  a  que  de  pauvres  êtres  qui  se  débattent. 
Il  ne  faut  jamais  juger  ni  maudire. 

Frtt  I...  un  coup  de  vent.  Sur  la  route  un  refrain 
saugrenu.  Tout  au  fond  de  moi,  une  voix  qui 
ricane  : 

—  Ah  I  Ah  I  de  la  douceur,  de  la  bonté,  du  par- 
don... Attends  un  peu,  je  vais  t'en  f...  I 


^ 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  47 

1^^  juillet.  —  Il  s'agit  de  jouer  serré.  Je  me 
moque,  en  somme,  de  l'opinion  de  ces  imbéciles, 
mais  je  nerveux  pas  perdre  les  dix  francs  par  mois 
que  je  gagne  chez  les  Bérion  à  décrasser  Dédé. 

Il  n'y  a  que  l'orgueil  de  Mme  Bérion  qui  me 
retienne  là-bas.  Mieux  vaut  encore  un  professeur 
déconsidéré  que  pas  de  professeur.  On  ne  doit  pas 
confondre  Dédé  avec  le  fils  du  charbonnier  ou  du 
scieur  de  long. 

Cependant,  s'il  y  a  le  moindre  accroc,  elle  va  me 
lâcher.  Je  n'ai  plus  de  lustre  personnel.  Qui  m'in- 
diquera le  moyen  de  briller,  le  bon  petit  moyen 
simple  et  peu  coûteux? 

Je  l'ai  peut-être  trouvé  sans  y  penser  ce  matin. 
Avant  d'aller  donner  ma  leçon  j'avais  fait  un  brin 
de  toilette.  Je  m'étais  rasé  de  très  près  et  j'avais 
mis  un  vieux  pantalon  de  treillis  qui  tombe  bien. 

Cependant  je  ne  vis  Mme  Bérion  qu'un  instant. 
Je  commençai  comme  à  l'habitude  ma  leçon  dans 
le  petit  cabinet  qui  donne  sur  le  jardin.  Puis,  comme 
il  faisait  chaud,  nous  sortîmes,  Dédé  et  moi. 

Le  jardin,  d'ailleurs,  est  fort  beau.  Il  y  a  des 
fleurs,  une  pelouse,  des  arbres  avec  un  trapèze,  pour 
l'honneur.  Naguère,  Mme  Bérion  me  faisait  admi- 
rer tout  cela  ;  aujourd'hui  c'est  moi  qui  le  fais 
admirer  à  Dédé. 

Nous  regardons  une  fleur  :  nous  la  disséquons 
comme  des  savants.  Puis  nous  regardons  le  trapèze. 

Dédé  n'aime  pas  beaucoup  le  trapèze.  Je  l'assieds 


i 


48  LK   CHKMIN    DE    PLAINK 

sur  la  barre  et  je  le  balance  tout  doucement.  Je  le 
lâche,  mais  il  crie  : 

—  Assez  !  Assez  ! 

Sale  gosse  !  il  va  ameuter  tout  le  monde.  Peut-on, 
à  cet  âge,  ne  pas  aimer  se  balancer  ! 

Une  idée  :  si  je  faisais,  moi,  un  peu  de  gymnas- 
tique. La  voltige  au  trapèze  m'a  valu  des  triomphes 
à  l'Ecole  normale  et  au  régiment.  Pris  jeune,  j'au- 
rais gagné  ma  vie  dans  un  cirque. 

Enlevons  ce  veston.  Si  l'on  me  voit,  tant  mieux  : 
j'ai  une  belle  chemise. 

Hop  !  un  rétablissement,  deux,  trois...  je  tourne 
autour  de  la  barre  ;  je  suis  dans  les  cordes,  la  tête 
en  bas.  Je  ne  pèse  pas.  Un  serpent  à  sonnettes  se 
casserait  les  dents  sur  mes  biceps. 

Mais  attention  !  on  me  regarde.  Dans  la  maison, 
au  premier,  un  rideau  a  remué,  je  crois. 

Cessons  les  exercices  de  force.  La  voltige  I  l'im- 
pressionnante voltige  ! 

J'ai  raccourci  les  cordes  ;  le  trapèze  est  suspendu 
très  haut  ;  je  puis  y  aller  de  tout  cœur. 

La  voltige  n'est  pas  de  la  gymnastique.  Tout 
à  l'heure  mes  pieds  me  gênaient  ;  maintenant  ils 
m'aident  ;  j'obéis  simplement  à  la  pesanteur. 

Dédé,  prudent,  s'est  éloigné  ;  il  est  pâle,  il  a  peur 
de  ce  grand  balancier. 

Suspendu  par  les  jarrets,  j'attends,  les  mains  dans 
les  poches,  le  moment  favorable  à  l'échappement. 
Vlaou  !  je  retombe  sur  la  pointe  des  pieds. 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  40 

Cette  fois,  je  suis  bien  sûr  que  le  rideau  a  remué. 
Allons-y  de  notre  grand  air. 

Le  trapèze  danse  encore  ;  je  le  guette  et  j'at- 
trape la  barre  à  2  m.  50.  J'ai  tout  de  suite  mon 
balancement  ;  je  vais  sauter  au  premier  coup... 
Non,  je  ne  suis  pas  encore  assez  haut.  Nous  y  voilà  ; 
hop  I  un  coup  de  reins  et  je  lâche  tout... 

Deux  cris  dans  la  maison  :  on  m'a  cru  mort. 
Bonnes  gens,  ce  n'est  rien,  vous  en  feriez  tous 
autant  ;  c'est  le  saut  périlleux.  Au  trapèze,  c'est 
un  jeu  de  crapaud. 

Je  recommence  ;  je  tombe  à  l'autre  extrémité  de 
la  pelouse,  à  cinq  pas  de  M.  Bérion. 

—  Je  ne  tenterais  pas  ce  coup  pour  douze  bou» 
teilles  de  Saint-Emilion. 

—  Vous  auriez  raison  :  c'est  un  casse-gueule. 

Je  dis  ça  froidement.  Pendant  que  je  remets 
mon  faux  col  et  mon  veston,  j'entends  un  bou- 
chon qui  saute. 

—  Monsieur  Tournemine,  j'ai  mis  en  bouteilles, 
il  y  a  six  mois,  un  petit  mousseux  dont  vous  allez 
me  dire  des  nouvelles. 

Ce  soir,  leçon  supplémentaire.  Cette  leçon  a  été 
une  leçon  de  gymnastique.  M.  Bérion  veut  que  je 
l'enseigne  à  son  fils. 

Lui-même  s'est  suspendu  au  trapèze.  Il  a  des  bras 
gros  comme  des  troncs  d'arbres  et  il  jongle  jour^ 
nellement   avec   des   tonneaux.    Il   a   péniblement 

4 


50  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

amené  son  menton  à  la  hauteur  de  la  barre.  Il  est 
ébahi  devant  mes  poignets  secs. 

J'ai  fait  une  petite  démonstration.  Pendant  que 
«  je  travaillais  »,  des  dames  sont  entrées  dans  le 
jardin.  Debout,  dans  les  cordes,  je  les  ai  saluées. 
Elles  étaient  trois  :  Mme  Bérion,  Mme  Blancé  et  une 
jeune  fille  en  corsage  clair  avec  des  manches  courtes. 
Cette  demoiselle  doit  être  la  demoiselle  au  rire 
si  joli...  Pour  elle,  j'ai  risqué  quelques  mouve- 
ments très  durs  et  assez  périlleux. 

J'en  ai  été  pour  mes  frais.  Pendant  que  je  m'érein- 
tais,  ces  dames  s'en  sont  allées  silencieusement 
comme  elles  étaient  venues.  Je  n'ai  pas  vu  de  plus 
près  cette  fine  blonde  qui  rit  comme  une  source 
chante. 

Pourquoi  Mme  Bérion  l'a-t-elle  cachée  si  vite? 

Connaîtrait-elle  mon  fier,  mon  grand  serment? 

En  tous  les  cas,  elle  exagère.  Mes  principes  ne 
me  défendent  nullement  d'approcher  les  femmes. 

Et  même  pour  le  vrai  motif. 


13  juillet.  —  Il  m'est  tombé  aujourd'hui  une 
inspection  sur  le  crâne.  Vlan  ! 

L'inspecteur  est  l'homme  qu'on  n'attend  pas. 
Je  ne  l'en  blâme  point.  Si  j'étais  inspecteur,  j'ar- 
riverais toujours  à  l'improviste.  Arriver  à  l' im- 
proviste doit  être  la  joie  du  métier  ;  et  quelle  joie  1 
Surprendre  de  pauvres  diables  mal  payés,  les  sur- 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  51 

prendre  en  faute,  s'amuser  à  les  troubler,  à  les  affo- 
ler ;  faire  le  malin,  le  savant,  l'incorruptible  ;  faire 
peur  surtout,  faire  peur  !  voilà  bien,  sans  doute, 
les  plus  fondantes  délices  de  notre  paradis  sublu- 
naire. 

Puissé-je,  plus  tard,  être  inspecteur  de  quelque 
chose  I 

En  attendant,  c'est  ma  classe  qu'on  inspecte, 
c'est  moi  qu'on  affole.  Le  chef,  aujourd'hui,  a  dû 
se  faire  une  pinte  de  bon  sang.  Je  l'ai  reçu  comme 
on  reçoit,  je  suppose,  la  peste  ou  le  choléra. 

Aussi,  on  n'a  pas  idée  d'inspecter  des  classes 
en  plein  été  I  Jamais  depuis  Charlemagne  un  ins- 
pecteur de  l'enseignement  n'a  eu  le  temps  et  le 
courage  de  faire  une  tournée  le  13  juillet. 

Ce  zèle  me  paraît  singulier. 

Il  était  une  heure  et  demie.  Je  causais  avec  ces 
messieurs  du  cours  préparatoire  ;  nous  parlions,  je 
crois  même,  en  patois  !  Brusquement,  ce  grand  bon- 
homme inconnu  se  dresse  dans  la  porte. 

—  Monsieur  l'instituteur,  je  viens  visiter  votre 
classe. 

—  Fort  bien,  monsieur!  Qui  êtes- vous?  vos  pa- 
piers? 

Bien  entendu,  ces  questions  n'ont  pas  été  posées. 
C'est  maintenant  que  j'ai  cette  présence  d'esprit  et 
ce  courage.  J'étais  navré.  Par  cette  chaleur  nous 
en  prenons  un  peu  à  notre  aise,  mes  élèves  et  moi. 

L'inspecteur  examina  mes  registres  et  fronça  les 


53  LE   CHKMIN    DE    PLAINE 

sourcils  sur  mon  «  Emploi  du  temps  »,  mon  bel  emploi 
du  temps  d'apparat,  encadré  de  rouge  et  de  bleu, 
où  toutes  les  heures  de  la  semaine  sont  dépecées 
en  carreaux  de  cinq  minutes. 
Puis  il  dit  : 

—  Continuez  ! 

Il  aurait  pu  dire  :  Commencez  ! 

J'avais  une  leçon  de  calcul  à  faire  à  mes  «  grands  ». 

Heureusement  le  courage  m'était  revenu  ;  je  m'en 
tirai,  je  crois,  aussi  bien  qu'il  aurait  pu  le  faire. 
D'ailleurs  mes  «  grands  »  comptèrent  comme  des 
anges. 

Il  les  écoutait  d'une  oreille  ;  de  l'autre,  si  je  puis 
dire,  il  mesurait  la  science  des  tout  petits,  de 
ceux  qui  dorment,  qui  se  flanquent  des  gnons, 
qui  crachent  sur  leur  table  et  qui  ne  se  mouchent 
jamais. 

Il  m'interrompit  pour  me  montrer  un  gros  bour- 
geois qui  ronflait  sur  un  coin  de  pupitre. 

—  Vous  tolérez? 

' —  Je  tolère.  Il  a  cinq  ans  et  par  cette  chaleur... 

—  Ah  non  !  non,  par  exemple  I  Réveillez-le,  s'il 
vous  plaît  I 

Le  petit,  secoué,  s'étira  et  nous  regarda  de  ses 
yeux  ronds. 

—  Amenez-le  ici,  dans  l'espace  libre  ;  et  les 
autres  aussi.  Il  faut  les  tenir  en  éveil.  Je  voudrais 
voir   s'ils   savent  parler.   Faites-les   parler. 

Justement,    eux    ne    voulaient    plus    parler.    Ce 


LE  CHEMIN    DE    PLAINE  &» 

monsieur  sévère  qui  ne  savait  par  leurs  prénoms 
et  qui  leur  donnait  du  «  vous  »  les  intimidait.  Ils 
n'avaient  plus  confiance. 

En  vain  je  mis  la  conversation  sur  les  cerises, 
les  fraises. 

—  Oui,  m'sieur  ;  non,  m'sieur... 

Rien  de  plus.  L'inspecteur  s'impatientait.  Il 
demanda  rudement  : 

—  Voyons,  vous,  le  dormeur,  qu'aimez-vous  le 
plus,  les  cerises  ou  les  fraises? 

L'enfant  tressaillit  et  ouvrit  la  bouche,  mais 
pour  bâiller.  Je  voyais  le  gros  Robert  se  fourrer 
les  doigts  dans  l'arrière-gorge.  Quand  ce  fermier 
de  Robert  yérifie  ses  dernières  molaires,  c'est  qu'il 
a  quelque  chose  à  dire. 

L'inspecteur  insistait. 

—  Qu'aimez-vous  le  plus?  vous  !  vous   !  vous  !... 

—  Moi,  j'aime  plus  le  lââârd  I 
Collé  comme  une  motte  de  glaise  ! 

Brave  petit,  je  n'attendais  pas  moins  de  toi. 

Monsieur  l'inspecteur,  vous  levâtes  les  bras  vers 
le  plafond  ;  vous  eûtes  tort. 

A  cinq  ans,  un  enfant  ne  sait  pas  choisir. 

A  cinquante  ans,  un  pédagogue  ne  sait  pas  tou- 
jours interroger. 

Je  fis  ensuite  une  leçon  d'histoire  à  tous  ces 
pauvres  enfants. 

Il  paraît  que  cela  n'a  pas  été  vivant.  La  péda- 
gogie ancienne  —  la  mienne  —  reposait   sur   une 


54  1-E    CHEMIN    DE    PLAINE 

psychologie  erronée.  L'enseignement  dogmatique  a 
vécu  ;  aujourd'hui  on  ne  doit  employer  que  la  mé- 
thode active. 

Il  faut  que  les  enfants  trouvent  eux-mêmes. 
Ils  marchent  en  aventuriers  vers  le  Chanaan  de 
la  science.  Le  maître  les  guide,  mais  de  temps  en 
temps  il  se  défile  derrière  la  nuée.  Il  ne  frappe  pas 
le  rocher  de  sa  verge  ;  il  montre  un  point  sur  le 
sable  et  il  dit  :  grattez  ! 

Voilà  ce  que  m'a  conté  tout  d'un  trait  M.  l'Ins- 
pecteur. Après  quoi,  il  a  fondu  sur  Evrard.  Il  l'a 
tenu  jusqu'à  cinq  heures.  Puis  il  a  eu  un  grand  con- 
ciliabule avec  M.  Michaud. 

Il  était  venu,  évidemment,  avec  l'intention  de 
nous  prendre  en  faute.  On  nous  tient  à  l'œil.  Evrard, 
secrétaire  de  notre  «  Fraternelle  »,  adjoint  indocile, 
brouillé  avec  M.  Michaud,  est  une  des  bêtes  noires 
des  directeurs  et  des  chefs.  Moi,  je  suis  insignifiant, 
certes  !  je  n'affiche  pas  d'idées  subversives,  mais 
j'ai  le  tort  d'être  l'ami  d'Evrard. 

Heureusement  on  ne  peut  rien  trouver  de  grave 
contre  nous.  Malgré  le  relâchement  inévitable  qui 
précède  les  vacances,  ma  classe  n'est  pas  en  mau- 
vais état.  J'ai  l'impression  que  cela  marche. 

J'aime  mon  métier...  heu  I  j'aime  mon  métier 
comme  un  myope  aime  ses  lunettes  ;  si  je  pouvais 
m'en  passer...  Mais  enfin  j'aime  beaucoup  mes  mar- 
mots et  je  suis  zélé  presque  malgré  moi. 

Quant  à  Evrard,  c'est  un  excellent  maître.  C'est 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  55 

Tinstituteur  né.  Il  se  passionne  pour  son  travail. 

Tout  à  l'heure  encore,  comme  je  causais  avec 
lui,  il  s'est  échauffé  sur  un  point  de  pédagogie. 

Je  ne  lui  ai  pas  tenu  tête  ;  je  ne  suis  pas  assez 
fou  pour  cela.  Je  ne  suis  pas  assez  fou  pour 
attacher  de  l'importance  à  ce  qu'on  appelle  péda- 
gogie. Ce  que  je  pense  là-dessus  n'a  aucune  valeur, 
même  à  mes  propres  yeux.  Je  sais  très  bien  une 
chose,  c'est  que  je  ne  sais  rien  et  que  les  autres  ne 
sont  pas  beaucoup  plus  malins. 

J'ai  sur  ma  table  une  revue  dont  le  premier  article 
commence  par  ces  mots  :  «  Un  savant  pédagogue  ». 
Cela  hurle  I  La  science  de  l'éducation  n'exist«  pas 
encore.  Ce  qu'on  nomme  ainsi  n'est  qu'un  préten- 
tieux verbiage.  C'est  de  la  littérature  et  souvent 
de  la  mauvaise,  de  l'insupportable  littérature. 

Je  hais  les  pédagogues.  Je  ne  pardonne  qu'à  ceux 
qui  sont  aimables,  à  ceux  qui  ont  l'habileté  de 
paraître  modestes.  Vivent  les  gens,  quoi  qu'ils 
disent,  qui  disent  bien  1  Mais  les  autres,  qu'ils  soient 
brûlés  en  place  de  Grève  I 

Et  flambez  aussi,  commentateurs  !  flambez,  tis- 
serands de  brouillard,  laboureurs  de  sable,  enfi- 
leurs  de  bulles  de  savon,  efîilocheurs  de  toiles  d'arai- 
gnées. 

Quand  je  les  entends  bramer  leurs  théories,  ils 
me  font  suer,  tous  ces  sorciers  du  moyen  âge. 

Vous  me  faites  suer,  messieurs  1  quand  donc  ose- 
rai-] e  vous  le  crier  à  tue-tête  I 


56  LE  CHEMIN    t)E   PLAINE 

Et  puis,  je  suis  bien  bon  de  m* énerver  ainsi.  Au 
lit,  Tournemine  ;  bonsoir,  mon  vieux.  Tu  es  aussi 
malin  et  aussi  mal  couché  que  n'importe  quel  pédant 
d'Europe.  (Demain,  à  la  première  heure,  j'examine 
l'envers  de  mon  lit.) 


14  juillet.  —  Je  reprends  la  plume  dès  ce  matin. 
Il  le  faut.  Malgré  moi,  ces  sottises  me  tourmentent. 

C'est  qu'il  avait  l'air  d'y  croire,  l'inspecteur,  à 
sa  méthode  active  I  Un  physicien  proclamant  le 
résultat  d'une  expérience  précise  ne  serait  pas  plus 
sûr  de  lui. 

Il  a,  je  suppose,  démonté  pièce  par  pièce  la 
cervelle  d'un  enfant,  puis  il  l'a  remontée  au  petit 
bonheur  comme  cela,  comme  ceci,  une  fois,  dix 
fois,  mille  fois.  Il  a  regardé  avec  sa  grosse  loupe 
noire,  il  a  écouté  le  tic  tac,  et  voici  :  cela  n'a  marché 
qu'une  fois. 

Et  moi  je  viendrais,  horloger  amateur,  accrocher 
mes  balanciers  chanceux  et  donner  au  hasard  le 
coup  de  pouce  I  Que  je  sois  anathème  ! 

Eh  bien,  non  !  ce  n'est  pas  arrivé.  Tout  cela  n'est 
qu'une  mode. 

Qu'il  eût  donc  été  plus  élégant  et  plus  franc  de 
dire  : 

«  Maximin,  vous  n'êtes  pas  dans  le  train.  Cette 
histoire  de  Jeanne  d'Arc  que  vous  venez  de  ra- 
conter, combien  elle  eût  été  simple  et  claire  si  vous 


LF.   CHFMIN    DE    PLAINE  57 

eussiez  laissé  vos  élèves  l'inventer  !  Que  d'invrai- 
semblances en  moins  !  et  quelle  allure,  quelle  ra- 
pidité ! 

«  Non,  la  valse  lente  n'est  plus  de  saison,  ni  le 
discours  à  périodes,  ni  le  silence  attentif.  Le  cake- 
walk  des  idées,  le  chahut  des  curiosités,  le  pot- 
pourri  des  questions  saugrenues,  voilà,  fiston,  la 
dernière  pétrolette.  » 

Si  l'on  m'eût  dit  cela,  il  n'eût  pas  été  embarras- 
sant Tannée  prochaine  de  parler  comme  suit  :  — 
«  Cet  été,  on  se  serre.  Style  Pharaon.  Plus  de  man- 
teaux flottants.  La  danse  nouvelle  n'est  plus  la 
danse  de  Saint-Guy;  finies  les  bamboulas  d'épilep- 
tiques.  L'activité,  c'est  de  la  tarabistouille.  L'école 
est  muette  et  immobile.  Le  maître  montre  et  dé- 
montre ;  l'enfant  écoute.  Pour  le  moment  on  ne 
s'instruit  qu'en  écoutant.  » 

Car  c'est  bien  cela  qu'on  me  dira  l'année  pro- 
chaine. 

Seulement,  on  ne  me  le  dira  pas  sur  ce  ton.  On 
parlera  de  haut  comme  aujourd'hui.  Et  l'on  trou- 
vera bien  encore  le  moyen  de  m'emballer  sévère- 
ment avec  tous  les  rubans  de  la  mode  nouvelle. 

—  Monsieur  Tournemine,  vos  séances  sont  trop 
courtes  ;  changez-les  ! 

—  Bien,  monsieur  l'Inspecteur! 

—  Cinq  minutes  d'interrogations  au  lieu  de  dix. 

—  Bien,  monsieur  l'Inspecteur  l 

—  Pour  les  corrections,  liberté  absolue  :  crayon 


58  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

rouge  OU  crayon  bleu  ;  mais  pas  de  note  chilïrn  e. 

—  Merci,  monsieur  l'Inspecteur! 

—  J'exige  les  traits  à  l'encre.  Les  traits  à  l'encre, 
c'est  la  loi. 

—  Ce  sera  la  mienne,  monsieur  l'Inspecteur. 

—  Affichez  la  liste  des  chants  étudiés...  la  date, 
en  écriture  droite,  bien  entendu...  L'oubli  de  ces 
prescriptions  sera  considéré  comme  une  négligence 
grave. 

—  Bien,  monsieur  l'Inspecteur! 

—  En  toute  chose,  suivez  scrupuleusement  mes 
indications  personnelles. 

—  Oui,  monsieur  l'Inspecteur. 

—  Suivez  aussi  les  indications  de  votre  Directeur. 

—  Oui,  mon  colonel. 

Y  en  a-t-il  un  autre  qui  désire  être  suivi?  Je  sui- 
vrai tout  le  monde.  Je  suivrai  tout  le  monde  de 
l'œil,  mais  je  n'en  ferai  qu'à  ma  tête,  qu'à  ma  tête  I 

Et  il  n'est  pas  prouvé  que... 


15  juillet.  —  Plus  tard,  si  je  relis  ces  pages,  je 
pourrais  avoir  l'idée  de  mettre  ces  points  suspensifs 
sur  le  compte  de  ma  nonchalance.  Et  j'aurais  tort. 
J'étais  bel  et  bien  lancé  dans  une  charge  à  fond  del 
train  et,  quand  je  charge  avec  cet  élan  un  ennemi 
absent,  je  vais  au  bout  de  mon  courage. 

Non,  je  ne  pensais  pas  m'arrêter  en  si  beau  che- 
min. Il  était  à  peine  dix  heures  et  jusqu'au  moment 


LE   CHEMIN    DE    PLAÎNE  59 

de  moti  déjeuner  j'allais  leur  en  bailler,  à  MM.  les 
Pédants,  de  jolis  coups  d'étrivières  sur  les  oreilles  I 
Mais  je  fus  interrompu  par  une  visite  inattendue. 

Au  surplus  je  puis  bien  prendre  le  temps  de  noter 
par  le  menu  les  incidents  de  cette  journée. 

Il  était  donc  environ  dix  heures  lorsque  j'entendis 
sur  la  route  des  pas  assez  nombreux.  Ces  pas  se 
rapprochèrent  de  ma  porte  et  je  distinguai,  parmi 
des  piaulements  féminins,  le  grasseyement  de  cet 
ami  Mitron. 

D'un  coup  d'oeil,  je  jugeai  la  gravité  de  la  situa- 
tion. Mon  ménage  n'était  pas  fait  I  J'étais  en  bras 
de  chemise  dans  ce  que  j'appelle  ma  chambre  à 
coucher  ;  la  couverture  de  ce  que  j'appelle  mon  lit 
était  mal  tirée,  raboteuse  ;  sur  ma  table,  cinquante 
et  par  terre  cent  choses  ! 

Le  temps  pressait  extrêmement  :  pas  moyen  de 
tirer  de  plans  compliqués.  Une  idée  cependant  me 
vint  et  je  l'exécutai  avec  une  rapidité  dont  je 
n'hésite  pas,  maintenant,  à  me  féliciter. 

Je  mis  d'abord  mon  chapeau,  plusieurs  livres  et 
le  balai  en  barricade  derrière  ma  porte.  D'un  tour 
de  main  je  brassai  les  brochures,  assiettes,  fruits, 
boîtes  qui  se  trouvaient  sur  ma  table  ;  j'en  fis  un 
monticule  irrégulier.  Puis,  attrapant  mon  cube  de 
philosophie  je  glissai  entre  ses  feuillets  non  pas  un 
anchois  séché  comme  faisait  Maggliabechi,  mais 
bien  un  squelette  de  sardine  —  que  je  n'eus  d'ail- 
leurs qu'à  me  baisser  pour  trouver. 


60  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

Alors,  le  derrière  sur  ma  chaise  dépaillée,  la  tête 
dans  ma  main  gauche,  un  crayon  dans  ma  main 
droite,  je  me  laissai  surprendre  dans  Tattirail  d'un 
philosophe  de  Murger  au  saut  du  lit. 

Mitron  entra,  pimpant,  fleuri,  une  badine  à  la 
main  ;  puis  vinrent  les  deux  adjointes  de  Trevins, 
Mme  Valine  et  Rose  Tinard,  puis  Tricoche,  le  bon 
ébéniste  de  Grande-Plaine,  puis  Mme  Tricoche. 

Je  reçus  tout  ce  monde  sans  embarras  ;  aucune 
rougeur  ne  colora  mon  front. 

Mitron  se  prit  à  bonimenter. 

—  Mesdames,  nous  voici  dans  la  caverne.  Obser- 
vez que  Ton  y  connaît  le  feu,  comme  l'attestent  ces 
cendres  éparses.  Des  relents  de  tabac  et  d'alcool 
frelaté  nous  prouvent  d'ailleurs  que  les  vices  des 
civilisés  ont  pénétré  jusqu'ici. 

Ces  dames  riaient  ;  mais  ma  barricade  les  gênait. 
La  jupe  haute  comme  pour  franchir  un  gué,  elles 
hésitaient. 

Mme  Valine,  la  première,  se  décida  à  enjamber 
balai,  chapeau  et  tout  ;  les  autres  suivirent. 

—  Acceptez  ma  chaise,  mesdames...  quant  à  vous, 
messieurs,  debout  contre  le  mur  ;  d'ailleurs  je  ne  vous 
retiens  pas. 

Mme  Valine,  tout  à  fait  à  l'aise  déjà,  battait  des 
mains  avec  une  espièglerie  forcée  et  riait  comme 
une  grande  folle  de  son  rire  sonore  de  brune  ardente 
et  solide. 

Mitron  maniait  mon  cube  de  philosophie  que  j'ai 


LE  CHEMIN    DE    PLAINE  6J 

fatigué  par  des  artifices  rapides.  Il  découvrit  le 
signet  et  le  saisit  précautionneusement  entre  deux 
doigts. 

—  Voici,  gouailla-t-il,  ce  qui  nous  renseigne  défi- 
nitivement sur  les  mœurs  de  l'habitant.  Il  se  nourrit 
de  fruits  et  de  poissons  crus  :  c'est  un  lacustre. 

—  Pour  la  dernière  fois,  mesdames,  voulez-vous 
ma  chaise?  Non?  Alors  permettez  que  je  m'y 
installe  ;  je  serai  mieux  pour  faire  la  conversation. 
D'abord,  mesdames,  je  vous  invite  à  déjeuner. 

Mme  Valine  : 

—  Chiche!  nous  acceptons,  ces  messieurs  accep- 
tent. Monsieur  Tournemine,  qui  donc  fait  votre 
cuisine? 

—  Moi-même  ;  je  cuisine  moi-même. 
Mitron  faisait  sa  lippe. 

—  Mon  cher,  ce  n'est  pas  pour  cela  que  nous 
sommes  venus... 

—  Alors,  va-t'en  I  allez  vous-en,  Tricoche  et  toi. 
Je  ne  vous  invite  pas,  vous  deux. 

—  Cela  nous  est  égal,  nous  avons  mieux.  Laisse- 
nous  donc  parler.  Es-tu  du  déjeuner  chez  M.  Go- 
dard? 

—  Godard?  Godard?...  L'expert-géomètre,  can- 
tonal et  même  d'arrondissement?  On  déjeune  chez 
lui? 

—  Oui  ;  parce  que,  écoute,  tu  ne  sais  peut-être 
pas  :  c'est  aujourd'hui  le  14  juillet...  C'est  aujour- 
d'hui le  14  juillet,  et  M.  Godard,  élu  républicain, 


62  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

grand  ami  de  l'école  laïque,  invite  quelques  insti- 
tuteurs. Nous  serons  là  une  quinzaine.  Alors,  sérieu- 
sement, tu  n'en  es  pas? 

—  Je  n'en  suis  pas. 

—  Tiens  !  cela  m'étonne. 

Cependant,  Tricoche  qui  n'avait  encore  rien  dit, 
émit  cette  opinion  que,  en  somme,  puisqu'on  avait 
maintenant  vu  mon  installation,  on  n'avait  plus 
rien  à  faire  ici. 

—  En  effet,  dis-je,  qu'attendez-vous?  les  sections 
s'agitent,  les  patriotes  courent  aux  armes.  A  la 
Bastille  au  chocolat  et  à  la  vanille  ! 

—  Nous  te  retrouverons  ce  soir. 

—  C'est  cela,  à  ce  soir,  citoyens. 

Ils  sortirent.  Mitron  en  tête,  Mme  Valine  la  der- 
nière. Comme  elle  allait  franchir  ma  barricade,  je 
lui  flattai  la  taille  un  peu  hardiment. 

Une  personne  digne  de  foi  et  de  grande  expé- 
rience m'a  affirmé  que  certaines  femmes  tutoyées 
de  la  sorte,  se  croient  obligées  de  faire  leur  poire  et 
ruent  en  pleine  foule.  Il  se  peut  ;  je  le  crois.  Pour  ma 
part,  je  suis  bien  innocent  à  ce  jeu  ;  aussi  je  ne  me 
risque  guère.  Prudent  comme  M.  de  Turenne,  je  me 
tiens  instinctivement  au  large.  Si  Mme  Valine  avait 
bronché,  j'aurais  dit  : 

—  Hop  !  sautez  ! 

Mais  elle  ne  broncha  point  et  je  lui  soufflai  à 
l'oreille  : 

—  Vous,  restez  déjeuner  avec  moi. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  63 

Elle  se  mit  à  rire  comme  toujours.  Son  rire  lui 
tient  lieu  de  parole.  Cela  serait  tout  à  fait  bien  si 
son  rire  ressemblait  à  certaine  roulade  claire  que  je 
n'ai  entendue  qu'une  fois  et  qui,  cependant,  tinte 
encore  à  mes  oreilles.  Mais  le  gosier  de  Mme  Valinc» 
a  des  sonorités  métalliques  et  dures  et  son  rire  res 
semble  à  un  hennissement. 

Après  tout,  ce  n'est  pas  surtout  pour  son  rire... 

Je  me  tenais  ces  raisons  et  d'autres  également 
benoîtes,  vers  midi,  en  dégustant  mon  dessert  des 
grands  jours,  à  savoir  un  cigare  à  dix  centimes  et 
une  sévère  lampée  d'eau-de-vie. 

J'envisageais  sans  trop  de  fièvre  la  possibilité 
d'attirer  cette  veuve  dans  mon  sentier.  Mme  Valine 
a  bien  des  avantages,  mais  ce  n'est  tout  de  même 
pas  absolument  mon  affaire.  Elle  a  déjà  tué  un 
homme  et  c'est  quelque  chose,  cela  ! 

Il  existe  par  le  monde  tant  de  jolies  filles,  à  peu 
près  neuves.  Il  ne  faudrait  pourtant,  me  disais-je, 
qu'un  tout  petit  hasard  du  Bon  Dieu... 

Mais  je  suis  bien  laid,  bien  pauvre,  bien  mal 
vêtu  I  et  je  suis  bien  dédaigné  en  ce  Lurgé  de  mal- 
heur !  Pas  de  danger  qu'il  m'invite,  moi,  cet  arpen- 
teur d'arrondissement  I  Je  l'attends  aux  élections 
prochaines  ;  dès  maintenant  je  bois  à  la  veste  de 
Fexpert-géomètre. 

Pensant  cela,  je  vidai  lestement  mon  verre.  Or, 
I  ma  liqueur  est,  je  l'ai  déjà  noté,  très  âpre  et  mon 
verre  est  sérieux. 


64  f.K   CHEMIN    DK   PLAINE 

Peu  à  peu  mes  idées  changèrent  de  couleur.  En 
moi  naquit  cette  folie  magnifique  qui,  en  un  jour 
pareil,  jeta  des  va-nu-pieds  contre  les  murailles 
d'une  énorme  prison  d'Etat.  J'eus  la  sensation 
divine  du  courage  insouciant  et  de  la  force  infinie. 
Et  toutes  les  choses  du  monde  me  semblèrent  ado- 
rables. 

Je  fis  un  somme  léger  qui  n'interrompit  point 
mais  brouilla  mes  rêves  héroïques.  Je  ne  sais  com- 
ment je  me  trouvai,  botté  de  plomb,  devant  une 
cavale  indomptable  et  rebelle  qui  hennissait  avec 
la  voix  de  Mme  Valine.  Vers  sa  crinière,  noire  comme 
un  enfer  refroidi,  je  levai  vingt  fois  mes  mains 
impétueuses  ;  et  vingt  fois  la  prise  manqua,  mes 
mains  glissèrent,  arrachant  seulement  des  touffes  de 
ces  sales  cheveux  morts  par  quoi  les  dames  ont 
l'habitude  d'exhausser  leurs  fontanges...  Alors, 
d'un  effort  surhumain,  je  levai  le  talon  gauche  jus- 
qu'à l'étrier  et,  m' élançant  sur  la  bête  enfin  matée, 
je  criai  : 

—  A  moi  !  à  moi  cette  Bastille  ! 

Je  dus  véritablement  crier  et  faire  un  haut-le- 
corps,  car  je  m'éveillai  brusquement. 

Il  était  trois  heures.  Je  donnai  à  ma  chambre  le 
coup  de  balai  mensuel  et  je  procédai  à  ma  toilette. 
Je  procédai  à  cette  toilette  minutieusement  négligée 
qui,  aux  yeux  de  mes  collègues,  me  sauve  de  la 
banalité,  fait  de  moi  un  type.  Pauvre  type  !  mais 
quoi  !  Cette  attitude  est  la  seule  qui  me  soit  permise  ; 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  65 

je  ne  suis  pas  assez  fou,  tout  de  même,  pour  avoir 
Tair  d'un  pauvre  modeste  et  honteux. 

Sur  les  sept  heures,  je  sortis  voir  la  fête. 

A  dix  pas  de  chez  moi,  je  rencontrai  Tricoche  et 
sa  femme.  Ils  s'en  allaient  ;  ils  en  avaient  assez. 

—  Au  revoir,  me  dit  ce  bon  ébéniste.  Les  autres 
n'en  finissent  pas,  je  me  sauve.  Le  14  juillet,  ça  me 
rabote.  Si  tu  veux  trouver  Mitron,  va  à  l'autre  bout 
de  la  place.  Il  paye  des  confetti  à  une  demi-douzaine 
de  dames  ;  méfie- toi,  elles  t'en  colleront  sur  la 
figure. 

—  Ça  ne  tiendra  pas,  dis-je,  je  suis  verni. 
Et  je  marchai  à  l'ennemi. 

Je  rencontrai  en  effet  Mitron  avec  cinq  ou  six 
dames  plus  ou  moins  institutrices.  Il  faisait  fort 
gaiement  la  roue.  Je  devinai  à  ses  gestes  insouciants 
qu'on  avait  dû,  chez  M.  Godard,  boire  copieusement 
à  cette  vieille  Révolution. 

D'ailleurs  beaucoup  de  gens  autour  de  nous 
étaient  heureux  et  forts.  Les  pompiers,  les  facteurs 
et  les  musiciens  proféraient  des  paroles  démesurées. 
Deux  vieillards,  occupés  à  poser  les  lanternes  muni- 
cipales, échangeaient  des  lazzi  d'une  jovialité  simple 
et  franche.  Les  enfants  jetaient  des  bombes  aux 
nuées  et  soulevaient  une  poussière  héroïque. 

Mme  Valine,  contre  son  habitude,  ne  prenait 
aucune  part  au  bruit.  Elle  boudait,  telle  une  ci- 
devant  amenée  de  force  à  un  bal  de  sans-culottes. 

—  Seriez-vous  par  hasard  indisposée,  madame? 

5 


66  LE    CHEMIN    DE   PLAINE 

susurrai-je,  ou  bien  rêvez-vous  d'un  14  juillet  plus 
limpide  que  celui-ci,  d'un  14  juillet  célébré  par 
exemple  au  mois  de  mai,  par  un  matin  frais? 
Dites-moi  ce  qui  vous  chagrine. 

—  Monsieur  Maximin,  je  voudrais  partir.  C'est 
déjà  trop  d'être  venue  chez  M.  Godard  ;  maintenant 
ma  place  n'est  plus  ici,  absolument  plus. 

En  effet  ;  mais  d'habitude  elle  n'y  regarde  pas  de 
si  près. 

—  Il  était  convenu  entre  Mlle  Tinard  et  moi  que 
nous  rentrerions  à  Trevins  à  cinq  heures,  six  heures 
au  plus  tard.  Mais  je  me  suis  absentée  un  moment 
pour  voir  des  amis  et,  à  mon  retour,  j'ai  trouvé 
cette  jeunesse  lancée.  M.  Mitron  prétend  nous  rete- 
nir ;  il  viendra  nous  conduire  ce  soir,  dit-il,  il  se 
fait  même  fort  de  vous  emmener  aussi. 

—  Il  a  raison,  je  ne  demande... 

—  Tout  ceci  est  bel  et  bon  ;  mais  vous  ne  voyez 
pas  que  vous  risquez  de  nous  compromettre?  Vous 
êtes  jeunes,  messieurs  ! 

—  Tu  tu  tu  tu... 

—  Mais  oui,  vous  êtes  jeunes...  et  Mlle  Rose  aussi 
est  bien  peu  raisonnable.  Je  n'ose  pourtant  pas 
insister  toujours  ;  j'ai  l'air  d'une  trouble-fête.  Cepen- 
dant je  prétends  partir  avant  la  nuit. 

—  Mais,  madame,  il  y  a  un  moyen  d'arranger 
tout  cela  :  couchez  ici. 

—  Chez  qui? 

—  Chez  moi. 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  67 

—  Vous  êtes  un  effronté  gamin  ;  je  ne  vous  par- 
lerai plus. 

Et,  en  effet,  elle  se  mit  à  dire  assez  bas  pour  que 
je  pusse  croire  qu'elle  parlait  pour  elle  seule  : 

—  A  vingt-neuf  ans,  jamais  on  ne  m'avait  tenu 
pareils  propos. 

—  A  vingt-cinq  ans,  ripostai-je,  je  ne  m'étais 
jamais  frotté  à  une  vertu  aussi  râpeuse.  Il  faut  me 
pardonner,  madame  ;  je  manque  d'expérience. 

Vingt -neuf;  vingt -cinq.  Elle  recule  et  je 
m'avance.  Nous  finirons  par  être  à  bonne  portée. 

Cependant,  avec  cette  allure  gauche,  spéciale  aux 
gens  n'ayant  pas  l'habitude  de  se  promener  en- 
semble, nous  arrivâmes  près  de  la  maison  d'école. 

Alors  Mitron  qui  allait  en  avant  s'arrêta,  le  bras 
tendu  vers  ma  cabane. 

—  Observez,  mesdames,  fit-il,  les  effets  de  la 
philosophie  à  dose  massive  :  vous  voyez  là-bas  la 
demeure  d'un  fâcheux;  seul,  il  boude  au  milieu  de 
l'allégresse  générale  ;  sa  fenêtre  n'a  pas  un  lampion. 

—  Pas  un  lampion  !  répétèrent  sévèrement  ces 
dames. 

Mme  Valine  elle-même  fit  : 

—  Oh! 

Je  daignai  me  défendre. 

—  Seul,  dis-je  lentement,  seul  au  milieu  de 
l'ivresse  médiocre  et  générale,  je  sais  le  secret 
d3s  grandes  orgies.  En  vérité,  vous  êtes  insuffi- 
sants ;  votre  folie  est  modeste  ;  votre  joie  fume  et 


68  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

n'éclaire  pas  ;  c'est  une  torche  jaunâtre  brandie  par 
un  pompier  vacillant.  La  mienne  est  un  .phare  hau- 
tain... 

—  Des  lampions  !  des  lampions  ! 
Je  dus  céder  et  j'allai  chez  Marceline.  Je  revins 

au  bout  de  quelques  minutes  portant  des  laaternes 
et  des  bougies. 

—  Maintenant,  dis-je,  il  faut  installer  cela  ;  vous 
allez  venir  m'aider...  allons,  venez  ! 

—  Soit,  dit  Mme  Valine  ;  cela  nous  rapprochera 
toujours  de  Trevins. 

Les  autres  hésitaient,  mais  elle  insista  ;  elle  vou- 
lait à  toute  force  disparaître  de  Lurgé.  Alors  la 
bande  se  partagea  ;  Mme  Valine  et  Mitron  me  sui- 
virent ;  Mlle  Rose  dut  en  faire  autant. 

Quand  nous  eûmes  franchi  mon  seuil,  je  fermai 
doucement  la  porte  et  je  lâchai  un  «  enfm  seuls  » 
que  je  commentai  d'ailleurs  immédiatement. 

—  L'endroit  est  très  sûr,  dis-je,  il  n'y  passe  per- 
sonne ;  vous  pouvez  supposer  que  vous  êtes  dans 
la  brousse  ou  dans  une  île  déserte. 

Mlle  Tinard,  toute  rouge,  s'occupait  déjà  à  placer 
les  bougies.  Elle  ne  sait  peut-être  pas  d'une  façon 
absolument  précise  ce  qu'elle  ferait  dans  une  île 
déserte  avec  Mitron.  Mme  Valine  a  sur  elle  l'avan- 
tage d'une  science  expérimentale  complète. 


Mitron,  fis-je,  voici  un  marteau,  des  pomtes,  i 


tout   ce   qu'il   faut  ;  je    te    charge    de    procurer 
Mlle  Rose  une  aide  sufTisante. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  69 

—  Sois  tranquille. 

—  Quant  à  vous,  madame,  venez  par  ici. 

—  Ah  !  Ah  !  quels  enfants  ! 

Mme  Valine  avait  retrouvé  son  rire  martelé.  Je 
lui  mis  les  dernières  lanternes  entre  les  mains  et  je 
la  poussai  dans  mon  alcôve. 

—  Là  !  maintenant  mettez-vous  à  l'aise  pour 
travailler.  Asseyez-vous...  ici,  tenez,  sur  mon  lit. 
La  place  est  bonne  ;  j'y  ai  passé  une  partie  de  la 
soirée  et  si  vous  saviez  quel  rêve  est  venu  m'y 
visiter,  vous  frémiriez,  madame. 

—  Ah  !  bah  !  et  vous  me  dites  que  la  place  est 
bonne  !  Passez-moi  donc  la  bleue...  la  bleue  au 
milieu,  n'est-ce  pas?  Mais  je  n'y  vois  plus  ;  où  est 
votre  lampe,  monsieur  Maximin? 

Il  commençait,  en  elïet,  à  f air e^  brun j  mais  une 
lumière  plus  vive  ne  me  semblait  pas  désirable.  De 
l'autre  côté  de  la  cloison,  les  discours  de  Mitron  se 
faisaient  lents  et  embarrassés  ;  de  temps  en  temps, 
Mlle  Rose  risquait  une  parole  insignifiante  et  trem- 
blée. Mme  Valine,  les  yeux  allumés,  fit  : 

—  Chut  ! 

Je  crus  le  bon  moment  venu.  Penché  sur  elle,  je 
lui  dis  très  bas  en  cherchant  ses  lèvres  : 

—  Au  contraire,  parlez  !  pour  l'amour  de  Dieu  ! 
Parlez,  madame,  si  vous  le  pouvez. 

Là-dessus,  elle  fut  secouée  d'une  telle  hilarité  que 
je  m'arrêtai  interdit  et  que  les  deux  autres  furent 
bien  obligés  de  se  déranger. 


70  LE    CHEMIN   DE    PLAINE 

D'ailleurs,  il  fallut  bientôt  se  quitter.  Je  fis  à  ces 
trois  damnés  un  pas  de  conduite.  Mais,  au  premier 
détour,  Mitron  prit  quelque  peu  les  devants  avec  la 
petite.  Cette  manœuvre  ne  me  plut  qu'à  moitié  et 
m'empêcha  d'aller  plus  loia. 

Outre  que  le  crépuscule  n'autorisait  pas  encore 
les  grandes  hardiesses,  il  est  des  gestes  qu'on  ne  fait 
pas.  C'est  affaire  de  tact. 

Mme  Valine  avec  ses  hanches  roulantes  de  ca- 
vale trop  nourrie,  avec  ses  cheveux  d'enfer  et  sa 
lèvre  lourde  de  sang,  sa  lèvre  qu'estompe  un  duvet 
très  franc,  Mme  Valine  est  une  femme  qu'on  bous- 
cule, qu'on  frappe,  dout  on  se  défend.  Ce  n'est  pas 
une  amoureuse  au  sens  joli  du  mot. 

Et  je  sais  tout  de  même  assez  le  prix  de  ma  jeu- 
nesse pour  ne  pas  m'afîubler  publiquement  d'une 
veuve  —  même  non  démodée  —  de  vingt-neuf  ans- 
cinquante. 


1®'  août.  —  Mme  la  Directrice  de  l'école  de 
Trevins  m'avait  fait  tenir  une  invitation  à  sa  dis- 
tribution de  prix. 

L'année  scolaire  se  termine  là-bas  comme  un 
quadrille  de  Planquette,  par  un  chahut  soigné.  Il  y 
a  des  discours,  des  saynètes,  de  la  musique  vocale, 
instrumentale,  bref  trente-six  chantiers  pour  les- 
quels on  bat  le  rappel  des  artistes. 

Mitron,   violoniste,   avait   été   embauché   dès   le 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  71 

mois  de  juin.  Moi-même,  j'avais  été  pressenti.  Inha- 
bile à  distinguer  la  musique  de  la  garde  républi- 
caine d'un  orchestre  de  chevaux  de  bois,  je  m'étais 
récusé  ;  mais  j'avais,  par  plaisanterie,  écrit  à 
Mme  le  Directrice  que  ma  connaissance  approfondie 
du  théâtre  antique  me  permettait  de  consacrer  des 
soins  efficaces  au  décor.  C'est  alors  qu'on  me  ré- 
pondit : 

—  Venez,  nous  utilisons  tous  les  talents. 

Je  tombe  donc  là-bas  ce  matin,  d'assez  bonne 
heure.  Ces  dames  très  affairées,  mal  peignées,  hâti- 
vement vêtues,  veillent  aux  derniers  préparatifs. 
Une  chaude  poignée  de  main  et  nous  voilà  fixés, 
Mme  Valine  et  moi,  sur  nos  sentiments  communs. 

—  Si  l'occasion  se  présente  !  dit  notre  poignée 
de  main. 

En  attendant,  au  travail  I  Je  me  donne  la  tâche 
d'orner  le  préau.  Déjà  il  s'enguirlande  de  lierre, 
mais  je  pousse  des  cris  : 

—  Du  lierre  !  encore  du  lierre  !  toujours  du  lierre  I 
mais  c'est  du  laurier  qu'il  nous  faut  !  Où  sont  les 
lauriers? 

Mme  la  Directrice  me  fait  observer  qu'elle  n'en 
a  qu'un  pied  dans  son  jardin  et  il  lui  sert  pour 
sa  cuisine.  Comme  il  est  d'ailleurs  très  vigoureux, 
elle  ne  s'oppose  pas  à  ce  que  je  l'émonde  quelque 
peu. 

—  Je  l'émonderai,  madame  ;  et  je  placerai  ici 
de  fines  fougères   et   des   palmes  de   marronniers  ; 


12  LE   CHEMIN    DE   Î>LAÎNÊ 

et  je  veux  rompre  des  branches  de  chêne  pour  en 
tresser  les  rameaux...   Laissez-moi  faire... 

—  Au  moins,  voulez-vous   des   outils? 

—  Merci,  j'ai  mon  canif. 

J'appelle  canif  un  couteau  de  paysan,  un  solide 
couteau  à  deux  lames  avec  une  scie,  une  serpette  et 
un  poinçon.  Je  le  tiens  à  pleine  main  ne  laissant 
paraître  que  la  petite  lame. 

Je  fais  le  malin.  J'accroche  une  branche,  puis 
je  recule  à  dix  pas,  penchant  la  tête,  clignant  de 
l'œil,  parlant  bas,  pour  moi  seul,  car  j'ai  des  con- 
ceptions qui  ne  sont  pas  accessibles  au  vulgaire. 

Mlle  Rose  ne  place  pas  une  fleur  que  je  ne  la 
dérange.  Elle  rit,  mais  cela  l'agace  tout  de  même. 
Elle  remet  ses  mains  boudeuses  dans  les  poches 
de  son  tablier. 

Enfin,  la  voilà  partie  ;  elle  va  aider  la  Directrice 
à  installer  dans  la  classe  les  pelotes,  layettes,  che- 
misettes, toutes  les  petites  curiosités  fabriquées  par 
la  maison. 

Je  me  frotte  à  Mme  Valine. 

—  Madame,  allons  au  bois  :  les  lauriers  sont 
encore  à  couper  ;  allons  voir  les  feuilles  à  l'envers. 

Elle  ne  répond  pas  et  m'évente  de  son  peignoir. 

—  Êtes- vous  gelée?  A  quoi  pensez-vous? 

—  Je  pense  qu'il  est  dix  heures  et  que  j'ai  juste 
le  temps  de  m'habiller.  Si  vous  voulez  du  laurier, 
je  vais  vous  conduire  au  jardin...  Hé  !  bas  les  pattes  ! 
on  peut  nous  voir  ici  ! 


LE  CHEMIN    DE   PLAINE  13 

«  Ici  »  I  Bonne  fille  ! 

Le  jardin  est  derrière  les  bâtiments  d'habitation  ; 
trois  portes  donnent  sur  ce  jardin  :  au  milieu,  porte 
de  la  Directrice,  à  droite,  porte  de  Mlle  Rose,  à 
gauche,  porte  de  Mme  Valine. 

Celle-ci  me  montre  le  fameux  laurier,  tout  au 
bout  d'une  allée  ;  puis  elle  entre  chez  elle. 

Je  prends  deux  ou  trois  branches  et  je  cours  les 
porter  sur  l'estrade.  Je  montre  alors  mon  nez  à  la 
porte  de  l'école. 

—  Cela  s'avance,  mesdames,  ce  petit  ménage? 

—  Pas  vite  ;  nous  recommençons. 

C'est  ce  qu'il  faut  :  recommencez.  Pendant  que 
vous  arrangez  vos  layettes  d'enfants  de  poupées,  je 
vais  vaquer  à  mes  affaires. 

J'ai  une  idée  audacieuse  et  nette  ;  ça  ne  fait  pas 
un  pli  dans  ma  tête. 

Je  file  au  jardin.  La  porte  de  Mme  Valine  est 
restée  entr'ouverte.  Je  comptais  là-dessus  !  J'entre 
sans  bruit  :  la  gaillarde  se  coiffe  devant  la  glace  ; 
j'aperçois  ses  épaules  musclées  et  ses  bras  finement 
velus.  Elle  se  retourne  : 

—  Oh! 

Un  cri  !  mais  un  petit  cri.  Cette  Eve  n'est  pas 
très  surprise  d'être  nue. 

—  Taisez-vous  !  Tais-toi  !... 
Elle  comprend.  Mais... 

Pauvre  coquebin  fougueux  et  maladroit,  tu  en 
es  pour  ta   courte  humiliation  I  Sauve-toi  mainte- 


74  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

nant  !  Mais  non,  tu  ne  peux  pas,  il  faut  que  tu  tra- 
vailles ! 

Voici  les  deux  autres  qui  t'observent,  qui  s'éton- 
nent de  ta  rougeur  et  de  ta  maladresse  étrange. 

Allons,  cueille  des  feuilles,  coupe  des  rameaux, 
grimpe  sur  ce  banc,  dresse-toi  sur  tes  jambes  de 
laine,  enfonce  des  pointes  avec  tes  mains  trem- 
blantes et,  les  oreilles  pleines  d'un  éclat  de  rire 
immense  comme  un  bruit  de  marée,  boudiné  le  lau- 
rier à  saucisses  pour  leur  cochon  de  décor.  An- 
douille  I 


1^^  octobre.  —  Bonjour  ma  chambre,  bonjour 
mon  gros  cahier  !  Maximin  du  mois  de  juillet,  bon- 
jour !  Je  suis  Maximin  du  mois  d'octobre  et  je  te 
serre  la  main,  polisson.  Mais  que  voilà  de  sottes 
paroles  î  Tu  n'es  plus  là,  pauvre  satyre  niais  pour 
nymphes  dégourdies  ;  tu  es  mort  ;  tu  es  refroidi, 
n'est-ce  pas,  vieux  frère? 

Tout  à  l'heure,  en  ouvrant  la  porte,  j'ai  cru  te 
revoir.  C'est  que  j'ai  reçu  dans  l'œil  la  tape  cou- 
tumière  :  toutes  les  choses  sont  telles  qu'elles  étaient. 
Ces  deux  longs-mois  sont  passés  sans  rien  laisser  chez 
moi  ;  si,  de  la  poussière,  une  fine  poussière  venue  je 
ne  sais  d'où  et  qui  s'est  déposée  partout.  Je  puis 
parler  sans  métaphore  de  la  poussière  du  temps. 
A  part  cela,  rien  de  nouveau,  rien  de  changé,  rien 
de  bouleversé.  Je  ne  fais  pas  un  saut  daas  l'in- 
connu. 

Voici  ma  chaise,  mon  réchaud,  ma  commode, 
voici  mes  papiers  en  désordre  et  voici  mon  lit  creusé 
comme  une  petite  barque.  (Résolution  ferme  :  de- 
main je  le  déferai  complètement,  je  retirerai  la 
paillasse  et  je  réparerai  ou  ferai  réparer  ce  qui  en 
à  besoin.) 

Je  retrouve  tout  tel  que  je  l'avais  laissé.  Cepen- 
dant j'ai  dérangé  une  souris  qui  s'était  installée  chez 
moi.  Malgré  mes  précautions,  elle  s'est  enfuie.  Si 
elle  veut  revenir  et  prendre  des  habitudes  de  pro- 

76 


1G  LE   CHExMIN    DE    PLAINE 

prêté,  je  l'accueillerai  volontiers  ;  il  y  a  de  la  place 
ici  pour  nous  deux.  Par  exemple,  je  n'aime  pas  les 
araignées  !  elles  seront  toujours  des  étrangères  chez 
moi.  J'en  ai  déjà  tué  trois  ;  que  les  autres  pren- 
nent garde  ! 

Si  rien  n*est  changé  dans  mon  logis,  rien  sans 
doute  n'est  changé  à  Lurgé. 

Demain,  je  vais  recommencer  la  même  classe  avec 
les  mêmes  collègues  et  presque  les  mêmes  élèves. 
Je  reprends  naa  vie  où  je  l'avais  laissée.  Je  vais 
tracer  le  même  sillon  avec  mon  harnais  habituel. 

Seulement,  j'ai  l'oreille  un  peu  basse.  Cela  ne  me 
rajeunit  pas  de  regarder  ainsi  en  arrière.  Entre  la 
dernière  page  de  mon  journal  et  celle-ci  j'aurais 
dû  laisser  tout  un  cahier  de  feuilles  blanches. 

Est-ce  bien  moi  qui  ai  couru  au  mois  de  juillet, 
en  pleine  chaleur,  ces  aventures  médiocres?  Com- 
ment ma  plume  a-t-elle  pu  écrire  ces  phrases  fié- 
vreuses? Car  j'ai  bel  et  bien  eu  la  fièvre  un  moment. ■ 
Et  pourquoi  —  et  pour  qui,  justes  cieux?  Comme 
cela  est  loin  de  moi  I 

Il  me  semble  que  je  n'aurai  jamais  plus  de  pas- 
sions. Je  n'ai  que  des  désirs  paresseux.  Je  songe  à 
mille  petites  misères,  à  mille  gestes  menus  et 
pénibles.  On  doit  être  ainsi  lorsqu'on  se  sent  vieux. 

Je  me  sens  vieux. 

Qui  m'attriste  ainsi?  Est-ce  l'automne?  Est-ce 
toi,  vieil  Automne  sur  qui  je  n'ai  pas  le  courage  de 
balancer  une  phrase?  Mais   non  ;  tu   n'entres  pas 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  11 

chez  moi  ;  d'ailleurs  tous  mes  souvenirs  et  toutes 
mes  lectures  s'accordent  à  te  représenter  sous  les 
traits  d'un  quinquagénaire  poivre  et  sel,  un  peu 
pompier  peut-être,  mais  éméché  et  gai  au  fond. 
Juste  le  contraire  de  ce  que  je  suis. 

Sapristi  I  qu'ai-je  donc  ce  soir? 

Je  ne  suis  pas  fatigué,  je  ne  souffre  pas,  le  tra- 
vail qui  m'attend  ne  m'effraie  pas  ;  quant  à  ma 
pauvreté,  je  m'en  moque. 

Est-ce  donc  la  solitude  qui  pèse  ainsi  sur  mes 
épaules,  cette  solitude  que  j'aime,  que  j'ai  cherchée, 
qui  cesserait  si  je  le  voulais? 

Je  ne  le  crois  pas.  Lorsque  je  suis  seul  avec  moi- 
même,  je  m'aperçois  malaisément  que  je  suis  avec 
un  sot.  Dès  que  j'ai  des  compagnons,  je  me  blesse 
à  leur  sottise  et  j'y  mesure  la  mienne.  Non,  la  soli- 
tude ne  me  pèse  pas. 

Pourtant,  pourtant...  j'ai  beau  raisonner  :  c'est 
bien  là  le  point  sensible. 

Ici,  je  n'ai  pas  d'amis.  Il  y  a  Evrard,  mais  il  a 
bien  trop  d'affaires,  le  pauvre  garçon  ;  et  puis  il 
est  marié.  Je  n'ai  pas  d'ami. 

J'ai  froid  ;  je  suis  inquiet  dans  cette  maison  pro- 
visoire ;  tel  un  poussin  égaré  qui,  le  soir  venu,  se 
tapit,  faute  de  mieux,  entre  deux  mottes  glacées. 

J'ai  connu  cette  sensation  autrefois  en  arrivant 
à  la  boîte  au  retour  des  vacances.  Je  n'en  faisais 
rien  voir  ;  je  plaisantais  avec  les  autres,  mais,  tout 
au  fond  du  cœur,  j'étais  bien  triste. 


78  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

Je  me  souviens  qu'en  ce  temps-là  je  jalousais  les 
jeunes  gens  de  vingt  ans.  Je  me  disais  :  quand  je 
serai  grand  et  fort,  comme  je  serai  heureux  de 
regarder  les  hommes  avec  des  yeux  au  niveau  des 
leurs  I  Comme  je  me  déferai  de  ma  timidité,  de 
ma  gaucherie.  Comme  j'aurai  des  idées  nettes  et 
une  volonté  précise  !  Comme  je  serai  fier  et  libre 
et  sûr  de  moi  ! 

Hélas  !  aujourd'hui  avec  mes  longues  jambes  de 
coureur  et  mes  moustaches  de  mousquetaire,  je 
suis  encore  timide,  gauche,  sans  virilité  ;  je  retrouve 
ma  sensibilité  puérile  d'adolescent  et  j'ai  besoin 
d'un  raidissement  d'orgueil  pour  crâner. 

Je  ne  suis  pas  un  homme.  Je  ne  serai  peut-être 
jamais  un  homme... 

Oh  !  je  sais  bien  que  cet  état  d'âme  ne  va  pas 
durer.  Lorsque  j'aurai  recommencé  à  travailler, 
lorsque  j'aurai  fait  mes  visites  d'arrivée,  lorsque 
je  serai  repris  par  le  train-train  de  mon  existence 
médiocre,  cette  mélancolie  se  dissipera  et  je  ne  sen- 
tirai pas  mon  cœur  dans  ma  poitrine. 

Ce  soir,  il  est  lourd  comme  une  pierre. 

J'ai  comme  une  angoisse  du  large  parce  que  je 
viens  de  passer  deux  mois  trop  à  l'abri. 

J'ai  été  gâté  pendant  ces  deux  mois.  Je  l'ai 
d'ailleurs  été  pendant  toute  mon  enfance.  Ce  n'est 
pas  à  dire  que  j'aie  jamais  été  bichonné  comme  un 
enfant  de  riches  :  non,  j'ai  souvent  couru  nu-pieds, 
mangé  des  soupes  maigres  et  porté  des  nippes  râpe- 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  "79 

tassées.  Mais  personne  n'a  été  plus  aimé,  plus  ca- 
ressé, plus  choyé  que  moi. 

Ma  mère  est  du  bois  dont  on  fait  les  mères  faibles. 
Heureusement,  mon  père  était  d'une  énergie  in- 
flexible ;  sans  lui  nous  aurions  sans  doute  été  mal 
élevés.  Maintenant  qu'il  n'est  plus  là,  maman  nous 
couve  comme  si  nous  étions  petits.  Ma  sœur  lui 
échappe  un  peu  à  cause  de  son  mari  et  de  ses  enfants, 
mais  moi  qui  n'ai  pas  de  vie  étrangère,  elle  me 
couvre  de  son  amour  comme  d'une  cloche. 

Je  ne  m'en  plains  pas.  Comme  elle  me  console, 
maman  !  comme  elle  m'apaise  !  Comme  mes  colères 
tombent,  comme  mes  fièvres  baissent  lorsque  j'ar- 
rive chez  elle  !  Comme  elles  se  sauvent,  les  vilaines 
pensées,  lorsque  maman  lâche  son  tricot  et  relève 
ses  lunettes  pour  dire   : 

—  Et  toi,  Maximin,  penses-tu  te  marier?  As-tu 
une  petite  bonne  amie? 

Maman  croit  ferme  que  je  n'ai  qu'à  me  présenter 
chez  la  demoiselle  la  plus  jolie  et  la  plus  huppée 
pour  être  aimé  comme  cela,  gentiment,  tout  de  suite. 

Si  elle  savait  quelle  bécasse  j'ai  chassée  avant 
les  vacances  !  Je  n'oserais  jamais  le  lui  avouer. 
C'est  pourquoi  je  n'ai  pas  emporté  mon  journal 
aux  Écotières.  Ma  mère,  qui  veut  savoir  toutes  mes 
affaires,  l'aurait  peut-être  trouvé  et  si  elle  l'avait 
trouvé  elle  l'aurait  lu  ;  ou  bien  il  aurait  fallu  lui 
donner  des  explications  obscures  et  subtiles  qu'elle 
aurait  mal  comprises  et  qui  l'auraient  froissée. 


80  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

Jusqu'à  présent  elle  n'a  jamais  rien  su  de  mes 
turpitudes  amoureuses.  Elle  n'en  saura,  je  Tespère, 
jamais  rien. 

Pourtant,  elle  est  curieuse,  maman. 

—  As-tu  une  bonne  amie,  Maximin? 

J'ai  encore  dans  l'oreille  cette  question  indiscrète  ; 
elle  me  l'a  posée  vingt  fois  ;  et  vingt  fois  j'ai  fait 
la  même  réponse  équivoque  : 

—  Maman,  je  ne  veux  pas  me  marier. 

Cela  la  chagrine  un  peu,  cette  volonté  de  rester 
célibataire  ;  cela  ne  lui  semble  pas  conforme  à  la 
règle  saine  des  choses.  Quand  elle  m'entend  faire 
ainsi  vœu  de  solitude  elle  commence  par  prendre 
un  visage  désolé  ;  puis,  petit  à  petit,  je  la  gagne  à 
mes  idées  et  elle  finit  par  dire  : 

—  Tu  seras  peut-être  plus  heureux  en  effet  comm( 
ça,  mon  pauvre  petit.  Tu  as  sans  doute  raison. 

J'ai  toujours  raison.  Pour  elle  je  suis  quasi  infail- 
lible. 

Je  suis  le  premier  de  la  famille  qui  ait  eu  un  peu 
d'orthographe.  Cela  m'attire  la  considération  de 
mes  proches.  Cela  m'attire  aussi,  hélas  !  un  peu  de 
jalousie.  Je  trouve  ce  sentiment-là  chez  ma  sœur  ; 
je  le  trouve  surtout  chez  mon  beau-frère.  Ce  bri- 
gand m'a  encore  gâté  mes  vacances  ;  je  n'aurais  pas 
grand  effort  à  faire  pour  le  détester. 

Cependant,  en  toute  justice,  ce  n'est  pas  un  mau- 
vais garçon  que  Barreau.  Il  est  sobre,  travailleur, 
dur  pour  lui-même  et  bon  pour  les  siens  ;  il  n'est 


LE  CHEMIN    DE    PLAIiNE  El 

même  pas  sot.  Mais  la  misère  le  tracasse  et  le  rend 
maussade. 

Quand  je  suis  aux  Écotières  je  paie  pour  les  bour- 
geois qu'il  hait. 

J'ai  beau  lui  représenter  que  je  suis  un  gueux 
comme  lui,  j'ai  beau  prendre  son  parti,  il  me  rejette 
dans  le  camp  adverse  d'une  bourrade  insultante*  Il 
y  a  pour  lui  deux  sortes  de  gens  :  ceux  qui  grattent 
,  la  terre  et  les  autres.  Il  ne  voit  que  ces  deux  caté* 
gories.  Je  suis  dans  la  seconde,  donc  je  suis  bon  à 
jeter  aux  bêtes. 

Il  me  larde  de  banderilles. 

—  Tas  de  fainéants  !  dit-il  ;  sans  nous,  vous  crè- 
I  veriez  de  faim. 

Ou  bien  : 

—  Pas  besoin  de  nous  cracher  dessus  ;  c'est  nous 
qui  vous  faisons  vivre. 

C'est  là  encore  une  de  ses  idées  fixes.  Nous,  c'est- 
à-dire  Rostchild,  le  préfet,  le  marquis,  le  chef  de 
gare  et  moi,  nous  crachons  sur  les  paysans. 

Barreau  exagère. 

Et  cependant  cette  méfiance  n'est  point  si  folle. 
Le  Jacques  a  été  piétiné  tout  au  long  des  âges.  he\f 
mépris  qu'il  porte  est  vieux  comme  la  civilisation  ; 
les  esprits  les  plus  libres  ne  s'en  défont  qu'avec  peine. 

Pour  ma  part,  je  me  flatte  de  n'avoir  là-dessus 
aucun  préjugé  ;  mais  je  n'oserais  pas  soutenir  que 
I  je  suis  tel  naturellement  et  que  je  n'ai  jamais  vaincu 
en  moi  la  vanité  instinctive  de  l'intellectuel. 


82  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

Mon  beau-frère  me  Ta  assez  répété  : 

—  Tu  es  fier;  tu  ne  vaux  pas  mieux  que  les 
autres. 

Pourtant  je  ne  suis  qu'un  quart  d'intellectuel. 

Et  puis  mon  travail  est  varié...  j'accomplis,  dix 
mois  de  l'année,  une  besogne  à  moitié  machinale,  je 
vaque  chez  moi  à  mes  occupations  de  ménagère  et 
pendant  les  vacances,  je  joue  du  muscle  comme  un 
portefaix. 

J'ai  travaillé  cette  année  encore  aux  Écotières  ; 
oh  I  en  toute  liberté.  J'aurais  pu  croiser  les  bras  et 
faire  la  sieste  pendant  que  mon  beau-frère  et  sa 
famille  trimaient  au  soleil  ;  mais  c'est  là  une  inso- 
lence dont  je  ne  suis  pas  capable  et  je  reviens  avec 
des  mains  calleuses. 

Je  suis  donc  mieux  placé  que  personne  pour 
apprécier  toutes  sortes  de  travaux,  pour  célébrer  la 
beauté,  la  noblesse,  la  grandeur  des  différentes  be- 
sognes humaines. 

Hé  !  Hé  !  Il  convient  de  parler  avec  gravité  sur  ce 
sujet  ;  il  n'y  a  pas  de  termes  trop  somptueux  pour 
de  telles  phrases.  Je  suis  beau,  noble  et  grand  de 
bien  des  manières  et  les  autres  aussi  sont  admi- 
rables... 

C'est  là  une  de  ces  bonnes  blagues  utiles  par  quoi 
les  pauvres  hommes  se  consolent. 

Et  notre  vanité  est  telle  qu'elle  vainc  notre  souf- 
france. 

Sans  cela  nous  ne  vivrions  pas. 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  83 

2  octobre,  1  h.  ij2  du  matin. —  Je  viens  de  déjeu- 
ner sur  le  pouce,  fort  mal.  J'ai  ouvert  ma  fenêtre  ; 
il  bruine;  l'ennui  coule  du  ciel  par^  mille  trouées 
invisibles. 

Il  n'est  pas  bon  de  rabâcher,  comme  je  l'ai  fait 
hier  soir,  les  raisons  que  l'on  pourrait  avoir  de  se 
plaindre.  J'ai  mal  dormi  ;  j'ai  eu  des  rêves  maus- 
sades et  fatigants. 

J'ai  passé  des  examens,  j'ai  raté  des  trains,  j'ai 
moissonné  des  chardons,  j'ai  enseigné  des  enfants 
bouchés,  mais  là,  littéralement  :  des  enfants  en 
forme  de  bonbonnes  avec  des  casquettes  vissées. 

Et  ce  qui  rendait  surtout  ces  rêves  pénibles, 
c'était  d'entendre  derrière  moi  rire  mon  beau-frère. 
Barreau  ne  m'a  pas  lâché  d'une  semelle  cette  nuit. 
Il  riait  dans  un  immense  entonnoir  et  le  bruit  m' ar- 
rivait énorme,  prodigieux,  total. 

Pauvre  diable  !  il  ne  rit  pas  tant  que  cela  ;  il  ne 
rit  pas  si  fort.  A  l'habitude  il  fait  entendre  un 
ricanement  sur  une  note  haute  qui  s'arrête  court. 
C'est  froid  et  insolent.  Que  de  fois  aux  Ecotières 
ce  ricanement  m'a-t-il  agacé  !  j'aurais  préféré  des 
jurons  et  des  injures.  Tous  mes  nerfs  se  crispent 
encore  de  souvenir. 

En  vérité.  Barreau  a  un  rire  singulier  ;  je  ne  l'ap- 
parente à  aucun  autre. 

Et  pourtant  les  rires  sont  innombrables.  J'en 
connais  mille,  aimables  ou  détestables. 

J'aime  le  rire  discret  de  maman  ;  ma  sœur  a  un 


84  LE  CHEMIN    DE   PLAINE 

rire  de  paysanne  traînant  et  doux  que  j*aime  aussi. 
Et  je  hais  les  rires  trop  bruyants  qui  éclatent  sans^ 
rime  ni  raison  ;  je  n*aime  pas  les  rires   sirupeux 
d'ivrognes    et   ces    rires    gras    des    personnes   trop 
nourries. 

Je  connais  des  rires  très  rares  et  des  rires  com- 
muns. Il  y  a  des  rires  qui  rappellent  la  voix  des 
merles  ou  des  geais  ou  des  chiens  ou  des  porcs. 
Beaucoup  de  femmes  rient  comme  des  oies.  Mme  Va- 
line  rit  comme  une  jument. 

Il  y  a  des  gorges  où  sonne  l'argent,  d'autres  où 
tinte  un  clair  bruit  d'eau,  d'autres  où  grincent  des 
bouts  de  tôle. 

Il  y  a  le  rire  baveux  des  nourrissons,  le  rire  frais 
des  enfants,  le  rire  roulant  des  jeunes  gens  et  ce  rire 
si  drôle  qui  sort  de  certains  vieux,  ce  rire  long, 
saccadé,  semblable  au  bruit  que  ferait  un  bidon 
mal  bouché  secoué  dans  un  tape-cul. 

Il  y  a  le  rire  sardonique  et  le  sourire  des  anges. 
Il  y  a  le  rire  de  Démocrite,  le  rire  de  Rabelais,  le 
rire  de  Méphistophélès  ;  il  y  a  le  «  hideux  sourire  » 
de  Voltaire. 

Il  y  a...  je  n'en  finirais  pas. 

Je  n'entends  rien  dans  tout  ceci  qui  ressemble  au 
rire...  comment  dirais-je?  au  rire  cabré  de  mon 
beau-frère. 

Je  n'entends  pas  non  plus  l'écho  du  rire  qui  m'a 
charmé  ici,  l'été  passé,  chez  Mme  Bérion.  Celui-ci 
est  le  plus  beau  de  tous  ;  c'est  un  rire  incomparable  ; 


LK   chemin    dé    Pl.ÀINfe  80 

c'est  un  rire  de  jeune  fille.  Je  suppose  toujours  que 
cette  jeune  fille  est  la  jolie  demoiselle  que  j'ai 
saluée  du  haut  d'un  trapèze. 

Je  voudrais  bien... 

Ah  !  je  voudrais  bien  rire  comme  elle  ! 

Conclusion  naturelle  pour  un  jeune  homme  qui 
se  pique  de  mélancolie. 


2  octobre,  soir.  —  Enfin  !  voici  terminée  cette 
immense  journée  !  J'ai  balayé,  cousu,  fait  le  ménage  ; 
j'ai  couru  trois  ou  quatre  boutiques  pour  de  petites 
emplettes  indispensables.  Je  suis  harassé.  Je  n*ai 
jamais  souffert  comme  aujourd'hui  des  mille  petits 
tracas  de  mon  existence  de  trappiste. 

Je  note  au  courant  de  la  plume  et,  pour  passer 
sans  fatigue  d'un  sujet  à  l'autre,  je  numérote. 

1°  J'ai  une  belle  rentrée.  Cela  veut  dire  qu'il 
m'est  arrivé  quatre  ou  cinq  bébés  de  plus  qu'il  n'en 
arrive  habituellement.  Cette  année,  j'en  ai  une  bro- 
chette de  quinze.  Voici  quinze  gentlemen  auxquels 
il  va  falloir  apprendre  l'alphabet,  le  calcul,  l'écri- 
ture et  le  reste.  S'ils  étaient  seuls,  cela  ne  serait  pas 
une  affaire,  mais  j'en  ai  cinquante  autres. 

A  noter  que  ces  quinze  nouveaux  ont  tous  des 
vertus  spéciales  ;  leurs  mamans  l'ont  dit.  Ils  sont 
surtout  très  délicats  ;  de  vrais  sensitives.  Si  jamais 
je  les  taloche... 

2°  Mme  Valine  est  mariée,  ici,  à  Lurgé.  C'est  un 


86  LE  CHEMIN    DE    PLAINE 

M.  Olivet,  marchand  de  bœufs,  qui  s'est  embar- 
rassé d'elle.  Ce  mariage  est  la  grande  nouvelle  de 
la  saison.  Je  ne  sais  si  je  dois  plaindre  M.  Olivet... 
Bast  !  ça  ne  me  regarde  pas  I  Et  puis  je  m'en 
moque. 

3^  Je  vais  acheter  une  bicyclette.  Bijard,  l'horlo- 
ger, me  tente  depuis  longtemps  ;  ce  matin  il  m'a 
offert  une  machine  presque  neuve  pour  cent  quatre- 
vingts  francs  payables  par  mensualités  d'un  louis. 
J'ai  dit  non  et  puis,  dans  la  soirée,  j'ai  pensé  oui. 
Cent  quatre-vingts  francs  c'est  une  somme,  mais 
tant  pis  !  Ce  n'est  pas  une  vie  que  la  mienne  ;  je 
gâche  ma  jeunesse.  Lorsque  j'aurai  cinquante  ans, 
ce  ne  sera  plus  le  temps  de  se  donner  de  l'air. 

4**  Il  n'y  a  plus  rien...  je  vais  me  coucher. 


6  octobre.  —  Quels  piètres  souvenirs  j'enregistre 
en  ce  moment  !  J'ai  beau  refouler  ma  mauvaise 
humeur,  elle  paraît  tout  de  même  ;  tel  un  diable  à 
ressort  qui  ne  veut  pas  se  tasser  dans  une  boîte  trop 
petite. 

Ma  conscience  ricaneuse  me  persécute. 

—  Tu  as  manqué  cette  femme  quand  elle  s'offrait 
à  toi  ;  maintenant  tu  es  volé  ! 

J'appelle  en  vain  mon  honnêteté,  ma  pudeur,  un 
tas  de  beaux  sentiments  ;  toujours  cette  voix  : 

—  Ça  te  la  coupe,  imbécile  I 

Morbleu,  parlons-en  donc  I  vidons  notre  sac. 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  87 

Aussi  bien  tout  le  monde  en  parle. 

J'ai  fait  aujourd'hui  plusieurs  visites.  J'ai  vu 
Mme  Michaud,  Mme  Evrard  ;  j'ai  vu  Bijard,  j'ai 
vu  Marceline.  Partout  l'on  m'a  dit  : 

—  Vous  savez  que  l'institutrice  adjointe  de  Tre- 
vins  a  épousé  M.  Olivet?  Que  pensez-vous  de  ce 
mariage? 

Ce  que  j'en  pense?  Je  voudrais,  ma  foi,  bien  le 
savoir  au  juste. 

Mme  Michaud  a  été  réservée  dans  ses  appré- 
ciations. J'ai  deviné  qu'elle  avait  beaucoup  de 
choses  à  dire  mais  qu'elle  attendait  une  meilleure 
occasion. 

Elle  n'a  pour  moi  qu'une  estime  médiocre  et 
M.  Olivet  est  riche  :  deux  raisons  pour  se  taire. 

Mme  Evrard  a  été,  au  contraire,  prolixe.  Il  doit  y 
avoir  là-dessous  une  sourde  jalousie.  Mon  ami,  qui 
était  dans  ses  bonnes,  a  tiré  la  chose  au  clair. 

—  C'est  injuste,  a-t-il  dit,  avec  cet  accent  inimi- 
table qui  rend  sa  pensée  intime  si  difficile  à  deviner, 
c'est  injuste,  c'est  paradoxal,  c'est  le  monde  ren- 
versé. Aujourd'hui  un  instituteur  ne  prendra  jamais 
qu'une  fille  sans  le  sou  ;  au  contraire  une  institu- 
trice, si  elle  est  adroite,  peut  lever  un  client  très 
sérieux.  Les  veuves  surtout  s'entendent  à  cela  ; 
d'ailleurs  les  veuves  sont  toujours  fortes,  très 
fortes...  Bien  que  tu  ne  sois  pas  institutrice,  ma 
chérie,  jolie  comme  tu  es,  si  je  consens  à  mourir 
cette  année,  je  te  prédis  un  vieux  notaire  pour  la 


88  Lfe   CHEMIN    DE    f^LAl^JÈ 

fin  de  Tété  prochain...  C'est  égal,  c'est  un  rude  typé, 
cet  Olivet  I 

—  C'est  mon  avis,  ai-je  répondu. 

C'est  aussi  l'avis  de  Mme  Evrard  ;  si  elle  avait 
osé,  elle  en  aurait  dit  de  raides. 

En  somme,  voici  à  peu  près  ce  que  je  sais  :  M.  Oli- 
vet a  cinquante  ans.  Il  ne  les  traîne  pas  ;  robuste, 
il  les  porte  allègrement  comme  il  porterait  un  veau 
de  six  semaines. 

Je  connais  l'homme  ;  je  l'ai  aperçu  trois  ou  quatre 
fois  à  la  gare  ;  et  c'est  sans  doute  à  la  gare  qu'il  est 
le  plus  beau. 

Il  faut  le  voir,  sur  le  quai,  planté  sur  ses  semelles 
américaines  et  sa  canne  ferrée. 

Lorsque  la  salle  d'attente  est  peuplée  de  voya- 
geurs d'occasion,  foule  timide,  il  faut  le  voir  fran- 
chir, la  pipe  aux  lèvres,  le  passage  interdit  au  public. 
Il  a  l'habitude,  lui.  Voilà  trente-cinq  ans  qu'il  roule 
et  qu'il  s'embarque,  ici,  à  Lurgé.  Les  employés 
passent  et  lui  demeure  ;  aussi  il  se  meut  avec  une 
aisance  sans  pareille. 

Il  paie  avec  de  bruyantes  pièces  de  cent  sous.  Au 
«  côté  des  hommes  »,  il  se  campe  à  cinq  pieds  de 
l'ardoise. 

Parfois  il  s'arrête  à  la  sortie,  et,  la  main  sur  le 
bouton  de  la  porte,  fait  un  discours. 

Quand  il  a  ainsi  la  main  sur  le  bouton  de  la  porte, 
le  bouton  de  la  porte  ne  s'envolera  pas  dans  la  brise 
légère.  Car  elle  est  lourde  comme  un  lingot  cette 


Lfe  CHËMi]^    DE   PLAÎNE  8§ 

main  aux  phalanges  velues,  cette  main  habituée  à 
tapoter  la  croupe  des  servantes  d'auberge,  et  à  véri- 
fier, sous  les  bœufs  gras,  dans  la  peau  onctueuse, 
ridée  et  filante  comme  des  entrailles,  s'il  n'est 
point  échappé  quelque  chose  aux  brutalités  du 
hongreur. 

Grand  et  fort,  M.  Olivet,  s'il  avait  moins  de 
ventre  et  moins  de  sang  aux  joues,  ne  serait  pas  un 
vilain  vieux.  Il  apparaît  comme  un  beau  type  de 
campagnard  enrichi,  avec  de  gros  appétits  et  de 
petites  vanités.  Si  j'en  crois  la  renommée,  il  est  ce 
qu'il  paraît  être  :  gros  mangeur,  gros  buveur,  cau- 
seur bruyant,  roué  dans  ses  affaires,  mais  facile  à 
mener,  pourvu  qu'on  le  flatte  au  bon  endroit. 

En  somme,  une  grosse  poire  jin  j^eu  blette. 
Mme  Valine  l'a  cueillie  le  plus  aisément  du  monde. 
La  chose  a  été  menée  rondement. 

—  Ils  ne  se  connaissaient  pas  au  mois  de  juillet, 
m'a  affirmé  Mme  Evrard. 

Ce  n'est  point  qu'elle  le  sache,  la  bonne  pièce. 
Prétend-elle  connaître  toutes  les  aventures  de 
Mme  Valine  au  mois  de  juillet? 

J'ai  de  bonnes  raisons  de  penser  que,  dès  la  fête 
nationale,  de  sérieux  réseaux  étaient  tendus. 

Moi,  fretin,  j'ai  été  péché  à  la  ligne  volante 
avec  un  brin  de  seigle  et  un  fil  d'araignée  ;  mais 
c'était  simple  amusette,  cela  n'empêchait  pas 
la  grosse  bête  de  fond  de  mordre  et  de  s'enferrer. 
Il    fallait    seulement   un    peu   de    prudence    et   je 


90  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

m*explique  ce  désir  de  quitter  Lurgé  avant  la  nuitj 

En  général,  on  plaint  M.  Olivet. 

Je  le  plains  aussi  ;  je  ne  voudrais  pas  être  poui 
longtemps  dans  ses  chausses.  Il  était  veuf  ;  sa  pre-j 
mière  femme  est  restée  dans  le  souvenir  des  gensj 
de  Lurgé  sous  les  traits  suivants  :  mince,  pâlotte,] 
très  douce,  un  peu  triste. 

Cela  va  changer,  mon  petit  père  ! 

Il  n'est  pas  bon  à  cet  âge  de  brûler  les  relais. 

M.  Olivet  est  perdu,  à  moins  que  Mme  Olivet  m 
revienne   par  dévouement   aux  menues   friandises] 
d'antan. 

Pour  le  moment,  elle  ne  semble  point  y  penser. 
Mariée  depuis  quinze  jours,  elle  s'enferme  dans  la 
coquette  maison  du  marchand  de  bœufs,  à  l'entrée  . 
du  bourg.  On  ne  l'a  pas  encore  suffisamment  vue  à 
Lurgé  ;  on  attend  ses  premières  sorties. 

Faute  de  pouvoir  examiner  le  front  de  Mme  Oli- 
vet, on  se  rabat  sur  Mlle  Olivet.  Car  il  y  a  là-bas 
une  fille  du  mari,  une  grande  fille  et  même  une  jolie 
ûlle.  C'est  ici  que  l'histoire  devient  intéressante  et 
que  mes  sentiments  s'embrouillent. 

Écoutons  Mme  Evrard. 

—  Mais  vous  la  connaissez,  monsieur  Tourne- 
mine? 

—  Qui? 

—  Mlle  Josette  I  Josette  Olivet  I 

—  Crois  pas. 

—  Vous  l'avez  sûrement  vue  chez  Mme  Bérion. 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  91 

Elles  sont  parentes,  cousines,  je  crois.  Mlle  Josette 
a  dix-huit  ou  vingt  ans  ;  c'est  une  grande  blonde... 

—  Très  gaie?  dites,  madame,  très  gaie? 

—  Euh  I  je  ne  sais  pas. 

—  Je  ne  sais  pas  non  plus  ;  je  souhaite  seule- 
ment... 

—  Vous  avez  bien  raison,  monsieur  ;  elle  aura 
besoin  d'être  gaie,  la  pauvre  fille  !  La  vie  qui  lui  est 
faite  par  le  mariage  de  son  père  n'est  pas  drôle. 

Ce  n'est  pas  cela  que  je  voulais  dire  ;  ce  n'est  pas 
cela  du  tout. 

Mademoiselle  Josette,  il  faut  que  vous  soyez  très 
gaie  parce  que  votre  rire  est  lumineux,  matinal, 
féerique. 

Je  ne  vous  connais  pas  tout  à  fait.  Je  n'ai  eu  de 
vous  que  des  révélations  inattendues  et  incomplètes  : 
votre  rire,  votre  silhouette,  votre  nom,  votre  âge... 

Je  ne  suis  pas  sûr  que  vous  soyez  jolie  et  cepen- 
dant je  vous  porte  complaisamment  en  ma  pensée  ; 
vous  apparaissez  imprécise,  voilée  et  merveilleuse 
sur  le  front  brumeux  de  mes  songeries... 

En  moi,  le  Ricaneur  : 

—  Imbécile  !  Essence,  triple  essence,  quintes- 
sence d'imbécile  I  Songe  à  l'autre,  à  l'autre  que  tu 
as  inutilement  brutalisée.  Ne  la  vois-tu  pas,  l'œil 
vif,  la  lèvre  rouge,  les  deux  mains  à  plat  sur  la 
croupe?  Elle  est  derrière  ta  princesse  voilée  ;  ne  les 
vois-tu  pas  toutes  les  deux?  Elles  vont  avoir  une 
prise  de  bec...  Ah  1  Ah  !  Ah  ! 


êà  Lfe   CîiËMI^    DE    PLAlNË 

Songe,  songe  à  la  belle-mère  !  Elle  est  encore 
bonne  à  prendre  celle-là  I  Elle  te  dira  qu'on  ne  fait 
pas  l'amour  avec  une  princesse  voilée.  Elle  te  dira 
que  tu  ne  sais  pas  faire  l'amour...  Ah  !  Ah  !  Hou  ! 
Hou! 

Je  me  bouche  les  oreilles. 

Que  suis-je?  quelle  est  ma  pensée?  quels  sont 
mes  désirs? 

Ce  n'est  pas  moi  qui  reconnaîtrai  jamais  l'homme 
qui  me  ressemble  comme  un  frère.  Je  passerai  bien 
à  côté  de  lui  cent  fois...  D'ailleurs  pour  me  ressem- 
bler toujours,  il  lui  faudrait  souvent  changer  de 
visage  et  changer  d'âme. 

Les  individus  qui  sont  en  moi  ne  sont  pas  de 
même  race  ;  il  y  a  des  lords  et  des  canailles,  des 
poètes  et  des  brutes.  C'est  une  tablée  cosmopolite 
dans  un  hôtel  de  bas  étage.  Les  convives  s'examinent 
curieusement  ;  ils  content  des  histoires,  mentent, 
se  vantent,  se  flattent,  s'invectivent  dans  toutes 
les  langues  ;  sans  pour  cela,  d'ailleurs,  s'interrompre 
de  boulotter  la  vie  —  ma  pauvre  vie. 


13  octobre.  —  Au  fond  de  ma  chambre,  légère, 
élégaate,  brillante  dans  son  coin  ensoleillé,  ma  bicy- 
clette est  une  joie  pour  mes  yeux. 

Elle  est  telle  que  je  la  souhaitais. 

Je  n'en  avais  point  rêvé  une  neuve.  Une  neuve 
eût  été  cause  de  soucis  ;  il  eût  fallu  s'en  approcher 


LE   CHEMIN    DE  PLAINE  03 

avec  précautions  et  elle  n'eût  pas  été  complètement 
mienne  avant  de  longs  mois. 

Bijard  me  l'a  dit  î 

—  La  nouveauté,  ça  se  paie  et  pourtant  c'est 
risqué.  Prenez  celle-ci  qui  a  fait  ses  preuves. 

J'aurais  eu  répugnance,  d'autre  part,  à  prendre 
une  machine  par  trop  fatiguée,  une  de  ces  pauvres 
machines  qu'on  loue  à  l'heure  pour  des  étapes 
urgentes  et  sans  joie. 

Or,  celle  que  j'ai,  quoique  défraîchie,  a  peu  roulé. 
Elle  n'a  servi  qu'à  un  petit  jeune  homme  qui  est 
devenu  poitrinaire  à  dix-huit  ans.  Comme  la  bicy- 
clette lui  était  malsaine,  ses  parents  ont  vendu  sa 
machine. 

Bijard  a  fait  là  un  bon  coup  et  j'en  profite  ;  j'en 
profite,  c'est  une  chose  entendue  entre  nous.  Pour 
m'en  faire  profiter  davantage,  Bijard  voulait  chan- 
ger le  guidon,  la  selle,  cinquante  pièces.  Je  m'y  suis 
opposé  ;  je  n'ai  profité  que  des  retouches  indis- 
pensables. 

Je  crois  avoir  une  bonne  machine.  Je  l'ai  essayée 
hier  soir,  mais  ici,  à  petite  allure.  (J'ai  croisé  devant 
la  maison  de  M.  Olivet,  vainement  d'ailleurs.)  Je  vais 
après  déjeuner  la  soumettre  à  une  épreuve  sérieuse. 

J'ai  couvert  une  douzaine  de  lieues.  J'ai  visité 
Trevins,  Arçay,  les  Moulinettes.  Me  voici  aux  Per- 
nières.  Je  vais  saluer  mes  collègues  que  j'ai  un  peu 
négligés  l'été  passé. 


94  LE    CHEMIN    DE   PLAINE 

Ils  ne  m'ont  pas  gardé  rancune  ;  ils  m'offrent  un 
rafraîchissement.  Ils  sont  aimables  ces  gens  et  ils 
ne  sont  point  si  sots  !  Mme  Thérèse  juge  fort  saine- 
ment ses  collègues  du  chef-lieu  ;  elle  m'a  peint  une 
Mme  Michaud  en  quatre  ou  cinq  phrases  aiguës. 
C'est  qu'elle  la  connaît  bien  !  Aussi,  à  priori,  elle 
prend  toujours  parti  pour  les  adjoints,  de  même 
que  jadis,  avant  les  religieuses,  elle  défendait  l'ad- 
jointe. 

Ce  n'est  pas  moi  qui  lui  donnerai  tort.  Cependant 
je  ne  me  risque  pas  trop.  En  ce  moment  cela  >. 
marche,  Mme  Michaud  et  moi  ;  M.  Michaud  me 
flatte  ;  on  semble  désirer  la  paix  véritable,  pas  la 
paix  armée.  C'est  ce  que  je  souhaite.  J'espère  trou- 
ver cet  hiver  assez  de  distractions  pour  me  passer 
de  la  guerre. 

Soyons  donc  prudent.  Écoutant  Mme  Thérèse,  je 
n'abonde  pas  dans  son  sens,  mais  je  fais  : 

—  Hé  !  Hé  I 

Et  j'arbore  un  sourire  édifié  ;  car  il  ne  faut  jamais 
décourager  ses  alliés. 

Comme  elle  se  lance  sur  la  question  des  indem- 
nités communales,  je  me  lève.  Je  fais  un  petit  geste 
de  la  main  qui  peut  vouloir  dire  : 

—  Je  suis  renseigné,  allez  I  pas  la  peine  d'ex- 
pliquer I 

Et  qui  signifie  pour  moi  : 

—  Ah  non  I  Je  ne  touche  pas  d'indemnité  ;  par 
conséquent  cette  histoire  n'a  pas  d'intérêt. 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  95 

Je  sors  et  ils  me  font  un  bout  de  conduite  pa. 
leur  chemin  tortueux. 

Sur  la  route,  ayant  assuré  mon  chapeau,  je  saute 
en  selle.  Et  comme  ils  me  regardent  partir,  je  prends 
tout  de  suite  de  la  vitesse  malgré  une  côte  assez  raide. 

J'ai  vu  un  jour  un  clown  qui  franchissait  une 
table  de  son  pas  ordinaire.  Toute  la  difficulté  est 
de  masquer  ses  efforts.  Le  corps  droit,  sans  raideur, 
mais  sans  contorsions,  je  monte  à  terribles  coups 
de  jarrets.  En  haut,  je  me  penche  pour  prendre  le 
virage  comme  après  une  descente  rapide. 

Puis  j'ai  le  droit  de  souffler.  La  route  maintenant 
est  plate,  droite  et  dure  comme  un  parquet.  Lurgé 
est  à  trois  kilomètres  ;  j'aperçois  le  clocher  au-dessus 
des  arbres.  J'y  serai  quand  je  voudrai.  Le  vin 
blanc  de  M.  Poinçon  a  mis  dans  mes  muscles  une 
gaieté  nouvelle. 

Ma  machine  a  un  roulement  silencieux  et  doux. 
Comme  elle  avait  déjà  servi,  j'appréhendais  trouver 
en  elle  des  habitudes  et  des  caprices  ;  mes  craintes 
étaient  vaines  ;  les  retouches  de  Bijard  lui  ont  sans 
doute  refait  une  virginité. 

Dans  la  lumière  tempérée,  sur  la  route  pailletée 
de  micas,  ivre  d'une  ivresse  légère  faite  de  santé  et 
de  jeunesse,  j'active  ma  bête.  Et,  sous  mon  étreinte, 
je  la  sens  frémir  et  donner  tout  ce  qu'elle  peut,  ma 
bête  intelligente  et  docile. 

Ma  bête? 

La  bête,  c'est  moi. 


96  LE   CHEiMlN    DE   PLAÎNË 

16  octobre  :  Conférence  pédagogique.  — •  Dans 
la  salle  de  classe  d'Evrard  que  nous  avons,  hier 
soir,  nettoyée  à  fond,  tous  les  collègues  du  canton 
sont  réunis  pour  apprendre  de  M.  l'Inspecteur  pri- 
maire des  vérités  premières  sur  l'enseignement  de 
la  langue  française.  Service  commandé. 

Nous  sommes  trente-quatre  :  dix-huit  institu- 
teurs et  seize  institutrices.  Beaucoup  se  plaignent  ; 
le  déplacement  est  quelquefois  pénible  et  onéreux. 
Au  fond,  personne  n'eût  voulu  manquer  cette  réu- 
nion. Les  institutrices,  depuis  huit  jours,  ont  passé 
leurs  veillées  à  retoucher  leur  toilette  et  à  rajeu- 
nir la  garniture  de  leur  chapeau. 

La  conférence  pédagogique  est,  pour  certains  qui 
habitent  des  hameaux  inaccessibles,  la  seule  sortie 
de  l'année.  Pour  tous,  c'est  la  seule  occasion  de 
saluer  les  collègues,  ces  collègues  que  Ton  déchire 
parfois  à  belles  dents  mais  que  l'on  a  plaisir  à  retrou- 
ver quand  même. 

L'esprit  de  corps  existe  chez  nous.  J'ai  le  droit  de 
dire  que  mon  frère  est  un  sot,  mais  qu'un  quidam 
se  permette  d'être  de  mon  avis,  je  me  retourne- 
rai aussitôt  avec  la  plus  entière  mauvaise  foi  et  je 
ferai  brutalement  front. 

Plaise  à  quelque  La  Rochefoucauld  d'équilibrer 
à  ce  sujet  une  phrase  rectangulaire  ayant  l'intérêt 
pour  centre  de  gravité. 

Moi,  pour  l'instant,  j'ai  autre  chose  à  faire.  Élu 
secrétaire  de  séance,  il  me  faut  noter  point  par  point 


LK   CHEMIN    DE    PLAINE  97 

les  arguments  de  M.  l'Inspecteur.  Je  ferai  ensuite 
un  beau-procès-verbal  que  je  devrai  recopier  je  ne 
sais  combien  de  fois. 

Ces  jeux  sont  inofîensifs. 

Chaque  année  les  bureaux  du  ministère  nous 
choisissent  ainsi  un  sujet  de  méditation.  Méditer 
n'est  rien  ;  choisir  le  sujet  est  peut-être  plus  diffi- 
cile. Le  gros  travail  revient  à  ces  messieurs  des 
bureaux,  comme  il  est  juste.  Ils  y  apportent  une 
ingénieuse  fantaisie  et  le  plus  candide  optimisme. 

Cette  année,  le  pivot  de  l'enseignement  est  la 
langue  française,  mais  l'an  prochain,  ce  sera  l'his- 
toire, ou  bien  la  morale,  ou  bien  le  dessin,  le  travail 
manuel,  le  chant,  que  sais-je?  Tous  les  douze  mois, 
le  pivot  change,  usé. 

Bien  entendu,  rien  ne  change  en  réalité  ;  rien  ne 
change,  heureusement  ! 

Quand  perdra-t-on  l'habitude  de  médire  de  la 

(routine?  Si  les  instituteurs,  oubliant  qu'ils  sont 
payés  d'abord  pour  apprendre  à  lire  aux  enfants, 
n'opposaient  pas  la  bienfaisante  inertie  aux  sug- 
gestions des  beaux  esprits,  on  perdrait  beaucoup 
de  temps  dans  les  écoles  de  la  République. 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  ne  vienne  jamais  rien  de 
bon  du  fulgurant  Olympe;  mais  les  dieux  exagè- 
rent toujours  ;  ils  tirent  un  feu  d'artifice  pour 
allumer  notre  chandelle. 

Nous  écoutons  donc  M.  l'Inspecteur;  il  est  plus 
à  plaindre  que  nous.  C'est  sa  première  conférence 

7 


11 


98  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

de  l'année  et  il  hésite  un  peu  ;  ses  mots  pâteux  ne 
viennent  pas  ;  ils  résistent  ;  ils  collent  connue  du 
mastic.  Il  paraît  que  l'an  passé,  à  cette  même  place, 
il  a  été  bien  plus  éloquent  ;  c'était  sa  septième 
conférence  ;  il  savait  sa  leçon. 

Il  termine  quand  même  et  lit  d'un  petit  air  déta- 
ché une  étude  sur  l'enseignement  du  français  au 
cours  moyen,  dont  l'auteur  est  ce  vieil  instituteur 
qui,  tout  au  fond  de  la  salle,  baisse  la  tête  et  rougit. 

L'étude  est  originale  ;  je  n'ai  rien  lu  de  semblable 
dans  mes  auteurs  ;  la  langue  est  souple,  ferme, 
riche. 

Pourquoi  cet  instituteur  est-il  aussi  timide?  Qu'a- 
t-il  à  se  faire  pardonner?  Peut-être  est-ce  le  ton  du 
lecteur  qui  le  blesse  et  l'humilie... 

Ayant  achevé,  à  toute  vitesse,  les  dernières  lignes, 
M.  l'Inspecteur  lève  la  séance  et  chacun  s'en  va 
content... 

Minute  1 

Par  mes  soins,  le  déjeuner  a  été  commandé  chez 
le  meilleur  aubergiste  de  Lurgé. 

C'est  le  banquet  annuel  des  marchands  d'esprit. 

Il  y  a,  autour  de  la  table,  quelques  têtes  curieuses 
et  expressives.  Voici  l'institutrice  de  Chantefoy  ; 
je  la  connaissais  de  réputation,  Mlle...  Au  fait, 
comment  s'appelle-t-elle?  Pous  ses  élèves,  pour  leurs 
parents  et  maintenant  aussi  pour  ses  collègues,  elle 
est  «  la  petite  mère  »  et  l'on  finit  par  oublier  son 
nom. 


LE  CHEMIN    DE   PLAINE  99 

Une  avenante  personne  Eondelette  ;  une  tête 
ronde,  aux  cheveux  grisonnants,  des  joues  rondes 
et  colorées,  des  mains...  non  !  de  grasses  menottes  à 
fossettes...  Surtout,  de  magnifiques  yeux  d'enfant, 
d'un  bleu  de  source,  des  yeux  tendres  et  rieurs, 
merveilleusement  candides. 

La  raison  voudrait  que  cette  institutrice  se  débat- 
tît du  matin  au  soir,  dans  son  école  surpeuplée, 
contre  une  bande  d'enfants  déchaînés.  Eh  bien  ! 
ce  n'est  pas  cela  du  tout  !  Elle  ne  punit  jamais  et 
son  école  est  la  meilleure  de  la  région. 

Au  fond  de  vos  yeux,  «  petite  mère  »,  la  clef  de 
ce  mystère. 

Derrière  elle,  sur  une  chaise,  elle  a  posé  un  filet 
gonflé  de  paquets  :  ce  sera  fête  demain  à  l'école  de 
Chantefoy. 

La  classe  de  Mlle  Dubosc,  de  Courvoisin,  est  éga- 
lement réputée.  Mlle  Dubosc  a  les  premiers  prix  au 
certificat  d'études.  Elle  est  haute,  maigre,  ascétique. 
Son  regard  est  presque  trop  droit  ;  il  me  gêne.  Je 
me  revois  petit  garçon,  pincé  au  retour  d'une  excur- 
sion buissonnière,  ou  bien  conjuguant  un  verbe 
irrégulier  aux  quatre  temps  du  subjo  actif. 

Il  doit  faire  froid  à  Courvoisin  ! 

Baron,  un  instituteur  de  trente  ans,  nouvel- 
lement nommé  en  commune,  est  le  plus  affairé,  le 
plus  dévoué  des  propagandistes.  Il  veut  bien  faire, 
il  veut  tout  faire.  Il  écoute  toutes  les  suggestions  ; 
au  moindre  appel  il  est  là  ! 


100  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

Secrétaire  de  mairie,  bibliothécaire,  directeur 
d'une  société  de  tir,  président  d'une  société  de  tem- 
pérance, d'une  société  d'anciens  élèves,  d'une  société 
d'instruction  populaire,  d'une  section  de  la  société 
contre  la  dépopulation  des  campagnes,  trésorier 
d'une  société  de  secours  mutuels,  secrétaire  d'une 
panification,  il  ne  trouve  jamais  une  heure  de  congé 
pour  cultiver  soa  jardin.  Demain,  il  protégera  les 
animaux,  surveillera  les  nids,  repeuplera  les  rivières 
et  créera  une  section  des  «  Amis  de  l'arbre  ». 

Il  ira  ainsi  jusqu'au  jour  où,  malade,  découragé, 
il  enverra  tout  au  diable,  fera  simplement  sa  classe 
et  prendra  un  permis  de  chasse. 

—  Mais  ce  jour-là,  me  dit  mon  voisin  d'en  face, 
il  sera  aussi  chauve  que  moi  ! 

Je  réponds  prudemment  à  ce  petit  homme  à 
lunettes  qui  est  en  effet  nettement  chauve  :  il 
m'intimide  et  me  déconcerte. 

Evrard  m'avait  parlé  de  lui.  Il  s'appelle  Bue  et 
habite  un  petit  village  à  l'orée  d'un  bois.  Sa  classe 
n'est  pas  nombreuse  et  il  est  secrétaire  de  mairie 
dans  une  commune  de  trois  cents  habitants  seule- 
ment. Il  lui  reste  du  temps  qu'il  occupe  de  façon 
originale.  Il  ne  chasse  pas,  ne  pêche  pas,  ne  jar- 
dine pas  ;  une  promenade  de  deux  kilomètres  est 
pour  lui  une  corvée  rebutante,  fastidieuse,  ridi- 
cule. Ses  belles  mains  d'archevêque  ne  sauraient 
enfoncer  un  clou... 

Dans  un  petit  bureau  sans  air,  il  lit,  il  relit...  Il 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  101 

ne  fréquente  que  les  grands  auteurs  ;  il  n'y  a  presque 
pas  de  modernes  dans  sa  bibliothèque. 

Sa  femme,  une  bonne  paysanne  en  bonnet,  parle 
intarissablement.  De  la  cuisine,  elle  l'interpelle,  le 
questionne,  le  prend  à  témoin...  Son  Montaigne  en 
main,  le  bonhomme  répond  :  oui  !  oui  I  II  a  remar- 
qué qu'il  vaut  mieux  répondre  oui,  huit  fois  sur 
dix  environ.  La  négation  attire  l'orage. 

M.  Bue  parle  comme  au  grand  siècle  ;  il  vient 
d'appeler  M.  Michaud  qui  le  taquinait,  un  impu- 
dent maraud. 

Il  est  d'ailleurs  très  malicieux  ;  il  s'est  moqué 
d'Evrard  tout  à  l'heure,  il  s'est  moqué  de  Mitron... 
Ne  s'est-il  point  moqué  de  moi? 

Vraiment,  je  me  sens  un  peu  timide  devant  ce 
vieux  maître  d'école  qui  peut  réciter  à  rebours  cer- 
taines pages  des  Essais  ou  des  Pensées. 

Je  bavarderais  plus  volontiers  avec  ma  voisine 
de  gauche,  une  jeune  fille  dirigeant  provisoirement 
une  école  de  garçons  dans  un  hameau  perdu  à 
quinze  kilomètres  de  Lurgé.  Elle  n'est  pas  jolie 
pourjtant  ;  à  vingt-cinq  ans,  elle  a  l'air  vieillot.  Elle 
mange  du  bout  des  dents  et  ne  boit  pas.  Je  lui  verse 
un  doigt  de  vin,  je  l'amène  à  plaisanter  ;  ses  yeux 
craintifs  finissent  par  se  lever  et  elle  s'anime  un  peu. 

J'apprends  qu'elle  ne  sort  pas  de  l'École  nor- 
male et  qu'elle  a  été  heureuse,  pour  entrer  défini- 
tivement dans  les  cadres,  d'accepter  une  nomina- 
tion provisoire  à  ce  poste  déshérité. 


làÛ  Le  CHÈMiN    DE   PLAINE 

Ce  n'est  pas  que  sa  vie  soit  bien  gaie  dans  ce 
hameau.  Elle  vit  seule  dans  une  grande  maison 
délabrée  et  ne  voit  jamais  personne.  Comme  elle 
est  très  peureuse,  une  voisine,  une  vieille  femme 
sourde,  vient  coucher  chez  elle.  Les  veillées  sont  bien 
longues  et  bien  longs  les  jours  de  congé.  Le  moindre 
voyage  est  pénible  et  compliqué  ;  aussi  ne  sort-elle 
jamais.  Si  elle  avait  seulement  quelques  livres... 

• —  En  somme,  mademoiselle,  je  vois  bien  que 
toutes  les  heures,  là-bas,  ne  sont  pas  drôles. 

Elle  se  ressaisit  et  dit  d'un  air  brave  : 

—  Non  !  mais  il  faut  débuter  !  Je  ne  me  plains 
pas. 

Petite  recluse,  vous  avez  raison  de  ne  pas  vous 
plaindre  :  cela  ne  changerait  rien. 

Mais  je  devine  ce  que  vous  ne  dites  pas.  Je  vous 
vois,  l'hiver,  au  milieu  de  vos  grands  élèves  rica- 
neurs et  insolents.  Je  vous  vois,  le  dimanche,  der- 
rière votre  rideau  :  les  filles  du  village  s'en  vont  à 
la  promenade  tête  nue,  toutes  leurs  frisettes  au 
vent  et  les  gars  les  suivent  hardiment.  Vous,  made- 
moiselle l'institutrice,  vous  avez  à  peine  le  droit 
de  traverser  le  village  :  restez  à  la  maison  ! 

Je  sais  que  plus  d'uae  fois  vous  avez  envié  le 
bonheur  des  servantes  de  ferme.  Je  sais  que  vous 
avez  rêvé,  soupiré,  pleuré  et  que  personne  ne  s'en 
est  jamais  inquiété... 

Bientôt,  vous  ne  rêverez  plus,  mais  peut-être  pleu- 
rerez-vous  encore  secrètement. 


Le  chemin  dé  plaine  )03 

Si  vous  ne  vous  plaignez  pas,  je  vous  plains,  moi. 

—  Allons,  mademoiselle,  c'est  aujourd'hui  fête  ; 
tout  est  permis  aux  pédagogues.  M.  Bue  m'apprend 
que  votre  voix  est  douce  comme  la  voix  des  tour- 
terelles des  bois  :  nous  vous  prions  tous  de  chanter 
comme  vous  fîtes  l'an  passé. 

Elle  hésite,  rougit. 

L'aubergiste  nous  verse  un  petit  saumur  à  bon 
marché  qui  mousse,  pétille  et  fait  illusion. 

—  «  Ceux  qui  sont  amoureux,  leurs  amours  chan- 
teront )),  dit  M.  Bue. 

—  Vous  entendez,  mademoiselle  :  c'est  un  ordre  ! 
Si  vous  ne  chantez  pas,  nous  serons  tous  bien  fâchés. 

Elle  se  lève  et  chante.  A  mesure  que  sa  voix  s'af- 
fermit, son  visage  s'éclaire,  elle  rajeunit.  Quand 
elle  s'assied,  elle  n'a  pas  plus  de  vingt  ans.  Elle  lève 
son  verre  devant  le  mien  et,  que  Dieu  lui  pardonne  ! 
elle  le  vide  sans  sourciller. 

Quelle  orgie  !  voilà  du  bonheur  pour  une 
année... 

Après  le  banquet,  je  la  conduis  à  sa  voiture  ; 
une  petite  charrette  à  âne,  basse,  étroite,  sans  res- 
sorts, minable.  Elle  va  parcourir  quinze  kilomètres, 
assise  sur  une  planchette,  à  côté  de  la  vieille  sourde, 
sa  compagne  habituelle. 

Elle  part  après  un  salut  cérémonieux.  La  fête 
est  finie  I  L'âne  trotte  d'un  trot  sec  et  pointu  qui 
secoue  terriblement  la  charrette... 

Je  n'ai  pas  envie  de  sourire,  vraiment.  Pauvre 


104  LE   CHEMIN    DE    PLAItNE 

petite  recluse  !  Je  la  plains  comme  si  je  n'avais  que 
cela  à  faire. 

Allons,  Tournemine,  tu  deviens  stupide,  tout  à 
fait.  Ce  n'est  pas  ta  faute  si  elle  doit  gagner  son 
pain  ;  ce  n'est  pas  ta  faute  si  elle  est  isolée  au  milieu 
des  rustres  ;  est-ce  toi  qui  signas  sa  nomination? 

Ce  n'est  pas  ta  faute  non  plus  si  elle  n'est  pas 
jolie. 


20  octobre.  —  J'ai  dans  ma  vie  une  jeune  fille    • 
qui  rit. 

Hier,  après  quatre  heures,  M.  Bérion  est  venu 
me  demander  si  je  pouvais  continuer  mes  leçons 
à  son  fils. 

Je  l'ai  extrêmement  bien  reçu.  Je  lui  ai  démontré 
le  grand  intérêt  de  ces  séances  supplémentaires. 
Comme  il  abordait  la  question  du  prix,  je  lui  ai 
dit: 

—  Pour  que  ces  leçons  fussent  fructueuses,  il  les 
faudrait  assez  rapprochées  ;  il  faudrait  trois  séances, 
oui,  trois  séances  par  semaine  au  lieu  de  deux.  Et 
vous  savez,  je  ne  change  pas  de  prix  pour  cela  :  je 
m'intéresse  à  cet  enfant,  moi...  Donc,  le  mardi,  le 
jeudi  et  le  samedi...  Ça  vous  va?  Vous  offrirez  une 
bouteille,  par  exemple,  de  temps  en  temps. 

Je  prends  avec  M.  Bérion  les  allures  désinvoltes 
et  de  mauvais  goût  qui  le  mettent  à  l'aise,  lui, 
timide  et  gauche. 


LE  CITEMIN    DE    PLAINE  105 

—  Ça  me  va,  monsieur  Tournemine.  Quand  vou- 
lez-vous commencer? 

—  Mais  dès  domain,  si  vous  n'y  voyez  pas  d'in- 
convénients. 

J'ai  alors  ajouté  d'un  air  détaché  : 

—  Dites  donc,  à  propos,  ce  mariage?  Vous  ne 
m'en  parlez  pas  ! 

—  Quel  mariage? 

—  Allons,  ne  faites  pas  l'étonné...  le  mariage  de 
^.  Olivet  donc  !  vous  devez  être  fier  d'avoir  une 
si  jeune  tante. 

—  Euh  !  Euh  !  oui,  j'en  suis  fier  ;  nous  autres, 
cela  nous  est  égal  d'ailleurs...  nous  n'avons  rien 
à  dire  là-dessus. 

Cette  phrase  est  de  sa  femme.  Sa  femme  lui  a 
'ait  la  leçon  ;  elle  lui  a  dit  : 

—  Si  on  te  parle  de  ton  oncle  et  de  son  mariage, 
tâche  de  tenir  ta  langue  ;  nous  n'avons  rien  à  dire 

à-dessus. 

Et,  docile,  il  envoie  ces  mots  au  nez  des  indis- 
crets. J'ai  eu  beau  le  retourner  sur  toutes  ses  faces, 
je  n'ai  eu  de  lui  que  cette  formule  définitive  : 

—  Nous  n'avons  rien  à  dire  là -dessus,  nous 
autres... 

Je  n'ai  rien  su  de  Mlle  Josette  par  son  cousin. 

En  revanche,  je  viens  d'avoir  la  révélation  sou- 
daine et  complète  que  j'attendais. 

J'étais  tout  à  l'heure  chez  Mme  Bérion  dans  le 
petit  cabinet  qui  donne  sur  le  jardin.  Je  venais  d'at- 


lÔG  LE   CHEMIN    DE    i»LAlNE 

tirer  l'attention  de  M.  Dédé  sur  les  curiosités  de 
la  soustraction.  Nous  étions  ea  train  d'aligner  sur 
la  table-bureau  les  marrons  d'Inde  qui  servent  à 
nos  démonstrations,  lorsqu'un  pas  leste  résonna 
dans  le  corridor  ;  puis  une  voix  fraîche  jeta  ces  mots  : 

—  Dédé  I  Dédé  !  es-tu  là? 

Le  petit  ouvrait  la  bouche  pour  répondre  mais 
ses  yeux  rencontrèrent  les  miens  et  il  resta  coi, 
comme  à  l'école,  étonné  qu'on  eût  l'audace  d'inter- 
peller les  gens  pendant  une  leçon.  ^ 

Il  s'attendait  certainement  à  me  voir  ouvrir  la 
porte  et  attraper  cette  audacieuse  qui  recommen- 
çait à  appeler  . 

—  Dédé  1  où  es-tu? 

—  Qui  est-ce?  fis-je. 

—  C'est  marraine  Zézette. 

—  Eh  bien  I  réponds  I  mais  réponds  donc  ! 

Je  n'avais  pas  achevé  que  mon  Dédé  criait  à 
tue-tête  : 

—  Hé  !  Zézette  !  par  ici  ! 

Crac  I  la  porte  s'ouvre  et  l'Aurore  entre  chez 
nous. 

—  Je  vous  demande  pardon,  monsieur  ;  j'appe- 
lais le  petit  parce  que  je  n'ai  trouvé  personne  à  la 
maison.  Je  ne  savais  pas  que  vous  aviez  recom- 
mencé vos  leçons. 

J'ai  été  au-dessous  de  tout.  Et  je  n'ai  pas  même 
l'excuse  d'avoir  été  pris  au  dépourvu.  Je  savais  que 
je  rencontrerais  Mlle  Josette  ;  j'avais  préparé  des 


LE  CtiEMiN'   DÉ   i»  LAI  NE  lÔI 

îujets  de  conversation  ;  j'avais  pris  soin  de  trier  des 
remarques  spirituelles,  des  reparties  luxueuses  ; 
j*avais  même  plusieurs  attitudes  à  choisir...  Tout 
âtait  prévu,  et,  au  bon  moment,  je  n'ai  rien  trouvé, 

Dédé  avait  saisi  une  main  de  sa  cousine  et  y  frot- 
tait sa  joue.  J'aurais  voulu  ea  faire  autant.  Ce  désir 
niais  faisait  cavalier  seul  dans  ma  grande  courge 
de  tête.  J'ai  bien  été  là  deux  longues  minutes  à 
essayer  vainement  de  pauvres  mots,  tel  un  individu 
pressé  qui  cherche,  en  pleine  nuit,  à  ouvrir  un  cha- 
let de  nécessité  avec  un  trousseau  de  fausses  clefs. 

A  la  fin  je  me  suis  rappelé  qu'elle  demandait 
quelqu'un  et  j'ai  dit  en  me  penchant  à  la  fenêtre  : 

—  C'est  Mme  Bérion  que  vous  cherchiez,  made- 
moiselle? je  crois  qu'elle  est  dans  le  jardin,  je  l'ai 
vue  passer  tout  à  l'heure. 

Voilà. 

J'ai  eu  le  front  de  lui  dire  ça  !  C'était  un  congé, 
ai  plus  ni  moins.  Elle  a  battu  en  retraite  ;  je  l'ai 
aperçue  un  moment  après  qui  rentrait  avec  la  pa- 
tronne. 

Dédé  et  moi  nous  sommes  revenus  à  nos  marrons. 

—  Mets-en  treize...  ôtes-en  neuf.  Combien  en 
reste-t-il? 

■ —  Sept. 

■ —  Bien!  Mets -en  huit...  bon!  maintenant  il 
i*agit  d'en  ôter  douze...  Quel  métier  !...  Dépêche- 
toi!...  La  jolie  méthode  !...  En  fmiras-tu? 

Dédé,  hors  de  lui  : 


108  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

—  Je  peux  pas,  tout  de  même  !  il  en  faut  d'autres  l 

—  C'est  cela,  sortons  en  chercher. 

Nous  voilà  dans  le  beau  jardin  sur  la  fine  pelouse. 
Les  marrons  luisent  dans  l'herbe  ;  nous  les  ramas- 
sons sans  nous  presser.  Le  chapeau  de  Dédé  est 
plein  ;  j'ai  une  idée. 

—  Va  demander  à  ta  maman  une  aiguille  et  du 
fil. 

Le  gamin  court  à  la  maison.  Je  l'entends  qui 
parlemente  puis,  fort  de  mon  autorité,  ordonne, 
tempête.  Enfin  le  voici  ;  Mme  Bérion  et  sa  cousine 
le  suivent  portant  le  fil  et  l'aiguille. 

Ah  !  Ah  !  Ici,  en  plein  air,  en  présence  de  la  pa- 
tronne, je  ne  connais  plus  l'angoisse  stupide  qui 
me  paralysait  tout  à  l'heure.  J'ai  ma  revanche  à 
prendre. 

Mme  Bérion  : 

—  Que  veut  dire  le  petit?  Il  vous  faut  du  fil, 
monsieur  Tournemine? 

—  Oui,  madame,  du  fil  et  une  solide  aiguille  ; 
nous  sommes  ici,  nous  deux,  pour  enfiler  des  mar- 
rons. 

—  Voulez- vous  un  dé? 

—  Merci,  je  ne  m'en  sers  jamais. 

—  Cousez -vous  beaucoup,  monsieur  Tourne- 
mine? 

—  Beaucoup  !  dans  mon  ménage  je  fais  tout 
moi-même. 

Ici,  le  rire  de  Josette,  frais  comme  la  rosée. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  109 

Que  ne  suis-je  spirituel  I 

Je  n'ose  pas  la  taquiner  directement.  Je  m'at- 
taque à  Dédé  qu'elle  tient  par  les  mains  et  fait 
tourner  ;  j'interpose  aussi  Mme  Bérion  et  je  couds 
des  marrons  pour  occuper  mes  mains. 

—  Votre  fils,  madame,  fait  des  progrès  éton- 
nants. 

—  En  calcul? 

—  En  calcul...  oui,  mais  surtout  en  force  et  en 
agilité  ;  admirez  cette  souplesse,  cette  exubérance... 

—  Oh  !  monsieur  !  j'ai  tout  le  temps  de  l'admi- 
rer, son  exubérance  ;  à  la  maison  nous  ne  pouvons 
pas  le  tenir. 

—  Eh  bien  !  lâchez-le  !  par  les  beaux  soirs  comme 
celui-ci,  lâchez-le  sur  votre  pelouse.  Et  qu'il  vive, 
ce  bel  enfant,  qu'il  vive  sa  vie  joyeuse  sous  ces  arbres 
dorés  !  Voyez-vous  comme  il  abandonne  sa  leçon 
maussade  pour  la  danse?  Voyez-vous  comme  il  va 
d'instinct  à  la  joie  et  à  la  grâce?  Je  souhaite  à  tous 
les  enfants  un  jardin  comme  le  vôtre  et  un  profes- 
seur comme  mademoiselle. 

J'ai  étendu  cette  longue  phrase  comme  du  beurre. 
Mlle  Josette,  la  première,  mord  à  la  tartine  ;  elle 
ne  m'attaque  pas  directement  non  plus  : 

—  Tu  entends,  mon  petit  Dédé  :  il  ne  faut  plus 
jamais  compter  ni  écrire  ;  si  l'on  te  donne  des 
devoirs,  jette  tes  cahiers  au  feu  et  viens  t'amuser 
avec  marraine.  Tu  le  veux  bien,  dis? 

Le  petit  me  regarde,  puis  regarde  sa  mère.  Celle-ci  : 


110  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

—  Ça  ne  serait  pas  à  faire  !  André  n'a  pas  de 
temps  à  perdre.  Il  a  du  chemin  devant  lui  ;  s'il  ne 
prend  pas  son  avance  dès  maintenant,  quand  arri- 
vera-t-il? 

—  C'est  très  juste,  madame. 

C'est  très  juste  en  effet  :  s'il  flanque  ses  cahiers 
au  feu  ce  n'est  pas  la  peine  de  lui  payer  des  leçons 
particulières. 

La  conversation  prend  par  ma  faute  un  mauvais 
tour  ;  à  moi  de  donner  un  petit  coup  de  guidon. 

—  L'avance  qu'un  enfant  peut  prendre  dès  ses 
premières  années  se  retrouve  toujours  ;  il  en  ressent 
les  effets  bienfaisants  pendant  toutes  ses  études. 
Quand  Dédé  sera  lycéen,  étudiant...  M 

—  Oh  !  monsieur  !  étudiant  !  vous  allez  loin.  '] 

—  Comment  loin  I  mais  savez-vous  qu'il  a  de 
l'étoffe  ce  petit  bonhomme  I  II  a  des  réflexions  qui 
ne  sont  pas  de  son  âge. 

—  Cela,  c'est  vrai  ;  ce  n'est  pas  parce  qu'il 
est  mon  fils...  mais  nous  le  disons,  mon  mari 
et  moi  :  il  pense  trop  pour  son  âge.  Il  a  de  ces 
mots... 

Elle  n'en  pourrait  pas  citer  ;  elle  n'a  pas  l'inven- 
tion qu'il  faut. 

Moi,  cela  n'est  pas  pour  m'embarrasser.  J'ai,  à 
l'usage  des  mères,  toute  une  collection  de  mots 
d'enfants.  J'en  ai  cueilli  quelques-uns  dans  les 
mots  de  la  fin  de  mon  journal  pédagogique,  quelques 
autres,  beaucoup  plus  rares,  sur  les  lèvres  de  mes 


LE  CHEMIN    DE   PLAINE  111 

élèves  ;  j'en  ai  inventé  un  grand  nombre,  froide- 
ment, à  tête  reposée. 

J'en  ai  pour  tous  les  goûts  :  j'ai  des  mots  d'en- 
fants prodiges  pour  les  mères  orgueilleuses  et 
j'ai  des  mots  d'une  vertigineuse  naïveté,  des  mots 
de  bébés  amoureux  de  la  lune  pour  les  petites  ma- 
mans puériles. 

Et  il  n'y  a  pas  à  se  tracasser  de  la  vraisem- 
blance :  avec  ces  dames  ça  passe  toujours,  tou- 
jours î 

—  Ah  oui  !  il  a  des  mots  étonnants.  Ainsi  l'autre 
jour... 

Une  anecdote  sérieuse  pour  Mme  Bérion. 

—  Et  encore  :  mais  celui-ci,  je  ne  sais  pas  si  je 
dois  bien  le  dire...  Faut-il  le  dire,  Dédé? 

Pauvre  gosse  !  est-ce  qu'il  peut  savoir?  Rouge, 
souriant  à  faux,  il  roule  des  yeux  effarés.  Il  ne 
lui  vient  pas  à  l'idée  que  je  suis  un  effronté  men- 
teur ;  ce  concept  simple  lui  est  interdit  et  il  a  l'in- 
telligence bouleversée. 

Au  fond,  je  lui  rends  service  :  plus  tard  il  sera 
fier  d'avoir  prononcé  de  telles  paroles. 

Pour  Mlle  Josette,  je  conte  une  anecdote  seconde 
catégorie. 

—  Comment,  Dédé  !  faut-il  que  tu  sois  sot  ! 
Elle  rit,  elle  rit... 

Et  moi,  pour  aviver  ce  magnifique  éclat  de  jeu- 
nesse, j'offre  une  autre  histoire,  puis  une  autre 
encore.  Lancé,  je  déballe^toute  ma  pacotille. 


112  LK   CHEMIN    DE    PLAINE 

21  octobre.  —  J'ai  dans  ma  vie  Josette  Olivet. 

Elle  y  est  entrée  sans  crier  gare  et  elle  s'est  ins- 
tallée tout  naturellement,  comme  chez  elle. 

Je  ne  l'avais  pas  formellement  invitée,  mais 
je  l'avais  bien  un  peu  guignée  de  l'œil  et  quand 
elle  est  venue,  j'ai  observé  une  neutralité  bienveil- 
lante. 

Et  maintenant  je  n'essaie  point  de  la  chasser.     1! 

Je  puis  d'ailleurs  perdre  du  temps  à  adorer  cette 
souveraine  passagère  de  ma  pensée.  Je  ne  la  crains 
pas.  Le  voulût-elle,  qu'elle  ne  saurait  bouleverser 
la  trame  incolore  de  mes  jours.  J'ai  mon  bon  sens 
intact  et  ma  volonté  est  là,  ma  grande  volonté  ina- 
bordable. 

D'ailleurs  elle  ne  le  voudra  pas.  Pauvre  de  moi  !  je 
puis  dormir  sur  les  deux  oreilles.  Elle  n'essaiera 
pas  de  me  faire  manquer  à  mon  serment,  cette  fine 
demoiselle  aux  yeux  dorés. 

Hier,  lorsque  nous  nous  sommes  trouvés  brus- 
quement face  à  face,  j'ai  été  foudroyé,  mais  elle 
n'a  pas  même  senti  le  choc  en  retour. 

J'aimerais  songer  qu'elle  a  été  sotte,  aussi  sotte 
que  moi.  Mais  non,  pas  du  tout  ;  elle  s'est  excusée 
très  simplement.  Cette  habileté  me  glace. 

Quand  je  la  reverrai,  je  tâcherai  d'être  galant  et 
spirituel,  comme  ces  vieux  qui  ont  une  grande  expé- 
rience et  ne  sentent  plus  rien. 

Mais  ici,  je  puis  mettre  folie  au  vent.  Il  me  plaît 
de  rêver  Josette  amoureuse  et  souple  à  mon  vouloir  ; 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  113 

il  m'arrive  de  vivre  un  conte  de  fées  naïf  et  char- 
mant... 

Parfois  j'imagine  un  roman  moins  bleu  où  j'évolue 
entre  Josette  et  sa  belle-mère.  Le  dénouement  en 
est  variable  selon  mon  humeur.  Josette  et  moi,  nous 
sommes  toujours  semblables  à  nous-mêmes  comme 
les  héros  d'une  bonne  tragédie  classique.  Pour 
Mme  Olivet,  ce  n'est  plus  ça  :  elle  est  tantôt  mater- 
nelle, tantôt  bonne  à  tuer.  C'est  elle  le  personnage 
pittoresque  qui  brouille  l'intrigue.  C'est  l'inconnue 
de  mes  données,  l'X  aux  jambages  solides  et 
charnus. 


22  octobre,  —  Ce  soir,  dérangeant  par  hasard  mon 
cube  de  philosophie,  j'ai  découvert  sur  mon  buf- 
fet des  animaux  blafards  à  pattes  nombreuses  que 
j'appelle  cloportes.  Je  ne  soutiendrais  pas  avec  la 
dernière  énergie  qu'ils  méritent  ce  nom,  mais  je 
les  baptise  ainsi  pour  ma  commodité. 

Ils  étaient  là  toute  une  famille,  sous  deux  kilogs 
bon  poids,  d'orgueilleuse  sottise  humaine. 

Ma  grande  main,  brutale  comme  la  main  d'un 
dieu,  les  a  jetés  à  terre  et  ma  semelle  les  a  écrasés. 

Et  maintenant,  s'il  en  reste  un,  il  se  dit  peut- 
être,  —  car  il  n'est  pas  certain  que  la  folie  raison- 
neuse soit  le  privilège  des  hommes  —  il  se  dit  peut- 
être  dans  son  âme  de  cloporte  : 

—  Voici  que  les  miens  sont  morts,  tous,  bons  et 

8 


lU  LE   CHEMIN   DE   PLAINE 

méchants.  Mais  je  suis  tranquille  :  celui  qui  les 
a  fait  mourir  saura  faire  le  tri.  Ceux  que  je  dé- 
testais cuiront  au  soleil  des  tourments  ;  les  autres 
sont  nés  pour  la  béatitude  éternelle  des  coins 
obscurs. 

Cela  est  conforme  à  la  logique  et  à  ce  sentiment 
d'invincible  justice  qui  est  si  fort  au  cœur  des  clo- 
portes... 

Cette  certitude  me  donne  la  force  de  continuer  à 
vivre  ma  vie  douloureuse  en  attendant  que  mon 
tour  vienne.  Car  mon  tour  viendra  ;  je  passerai 
comme  les  miens  ont  passé,  comme  d'autres  passe- 
ront sans  que  rien  soit  changé  dans  cette  prodi- 
gieuse maison  éternelle... 

Ayant  ainsi  pensé,  mon  cloporte  va  chercher 
l'abri  d'un  vieux  journal  et  vaquer  à  ses  petites 
affaires.  Il  va  recommencer  à  agir,  à  manger,  à 
faire  l'amour,  à  se  battre.  Il  sera  peut-être  un 
héros  de  roman  ;  qui  sait  s'il  ne  deviendra  point 
un  grand  sage  ou  même,  s'il  est  ambitieux  et  fort, 
le  prince  des  cloportes? 

Cela  aura  à  ses  yeux  une  importance  énorme.  Il 
dira  : 

—  Moi,  j'ai  tenu  mon  rôle  ;  je  n'ai  pas  été  un 
de  ces  individus  obscurs  qui  ne  laissent  rien  après 
eux. 

Cependant,  je  l'écraserai  par  mégarde  ;  et  peut- 
être  tout  son  peuple  avec  lui. 

Nous  sommes  de  pauvres  cloportes  qui  nous  don- 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  115 

nons  bien  de  Tembarras  dans  un  recoin  obscur  de 
notre  «  maison    éternelle  ». 

Nous  périrons  tous  et  nos  fils  périront  et  notre 
maison  éternelle  s'écroulera  aussi. 

Rien  ne  compte  ;  les  meilleurs  sont  égaux  aux 
pires. 

Nous  vivons  menu,  menu  ;  nos  haines  sont  insi- 
gnifiantes, nos  amours  sont  des  étincelles. 

Mon  amour,  mon  amour  est  tout  petit.  J'aurai 
beau  souffler  sur  la  flamme  sacrée,  elle  sera  éteinte 
à  la  fin  de  ce  siècle. 

Dans  cent  ans  je  serai  mort,  Josette  sera  morte, 
tous  ceux  qui  s'agitent  autour  de  nous  seront  morts. 
Nous  aurons  tous  franchi  le  seuil  formidable,  nous 
serons  tous  dans  la  grande  paix  du  tombeau... 

Ah  !  ces  mots  eux-mêmes,  comme  ils  sont  lourds 
d'orgueil  ridicule  ! 

Dans  cent  ans,  moi,  Josette  et  les  autres,  nous 
pourrirons,  nous  pourrirons  très  bien. 


27  octobre.  —  Je  viens  de  rencontrer  Mme  Olivet 
dans  la  rue.  Je  ne  l'avais  ni  cherchée  ni  suivie.  Nous 
nous  sommes  trouvés  nez  à  nez  au  coin  de  chez 
Bijard  ;  elle  est  venue  à  moi  la  main  tendue  et  nous 
avons  traversé  la  place   de   compagnie. 

J'aime  mieux  que  ce  soit  fait  qu'à  faire. 

Pourtant  Mme  Olivet  a  été  charmante. 

Elle  a  tout  oublié  ;  je  ne  me  souviens  de   rien. 


116 


LE  CHEMIN    DE    PLAINE 


Nous  avons  été  collègues  et  une  camaraderie  un 
peu  distante  existe  encore  entre  nous. 

Si  j'ai  besoin  d'un  réconfort  discret  je  le  trouve- 
rai chez  elle  :  c'est  une  alliée. 

Moi,  de  mon  côté,  je  ne  la  confondrai  pas  aveci 
les  bourgeoises  d'humble  intellectualité  ;  je  lui  ferai' 
une  place  à  part  dans  mon  estime. 

C'est  très  gentil,  ça. 

Elle  était  assez  cérémonieusement  vêtue.  Il  n'y 
a,  ici,  que  cinq  ou  six  dames  qui  sortent  ainsi 
harnachées  de  pied  en  cap  en  toute  occasion.  Je 
songeais  à  la  classer  parmi  cette  élite  lorsqu'elle 
me  dit  : 

—  Je  fais  quelques  visites  ce  soir.  J'ai  vu 
Mme  Michaud  et  je  vais  de  ce  pas  chez  Mme  Go- 
dard, peut-être  chez  Mme  Evrard. 

Ma  pensée,  rapide,  me  pousse  une  question  au 
bout  de  la  langue  : 

—  Et  ne  viendrez-vous  pas  chez  moi? 

Heureusement,  je  la  ravale.  Pas  assez  vite  cepen- 
dant, puisque  sous  la  voilette,  au  fond  des  yeux 
noirs,  apparaît  une  lueur  de  moquerie  indulgente. 
Mais  non,  je  n'ai  rien  vu  ;  j'ai  eu  peur  de  voir...  A 
moins  que  je  ne  l'aie  souhaité?  Non  encore  !  ces 
choses  sont  mortes.  Rien  ne  saurait  les  faire  re- 
vivre en  moi. 

Elle  a  été  très  bien  :  voilà  la  vérité  toute  nue. 

Elle  s'est  informée   de  mes   vacances.  Je   lui  ai 

donné  des  renseignements  sur  ma  mère,  sur  mes 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  117 

neveux  ;  je  lui  ai  parlé  de  mes  promenades  à  bicy- 
clette. 

Elle  m'a  dit,  à  ce  propos  : 

—  A  la  bonne  heure  !  c'est  indispensable  à  un 
jeune  homme.  Il  faut  des  distractions  et,  ici,  vous 
ne  devez  pas  en  avoir  beaucoup. 

Les  dames  s'inquiètent  beaucoup  des  distrac- 
tions des  jeunes  hommes  ;  un  jour  ou  l'autre,  je 
prendrai  le  temps  de  méditer  sur  ce  phénomène. 

Je  lui  ai  répondu  que  je  me  contentais  de  peu. 

—  D'ailleurs,  ai-je  ajouté,  je  me  crée  des  occu- 
pations. 

Je  tiens  volontiers  ce  propos  ;  comme,  d'autre 
part,  mon  gros  livre  impressionne  mes  visiteurs, 
tous  mes  collègues  pensent  que  je  prépare  un  exa- 
men. Ils  ne  savent  pas  lequel,  mais  ils  sont  persua- 
dés que  je  travaille  beaucoup,  la  philosophie  prin- 
cipalement. 

La  ci-devant  Mme  Valine  a  été  des  premières 
à  me  prendre  pour  un  philosophe.  Elle  donne  en- 
core dans  cette  erreur  puisqu'elle  m'a  dit  : 

—  Des  occupations  I  vous  allez  en  avoir  ;  il  vous 
faudra  lâcher  vos  études...  Ne  vous  occuperez-vous 
pas  de  cette  soirée? 

—  Plaît-il?  cette  soirée? 

—  Comment  !  vous  n'êtes  pas  au  courant?  La 
jeunesse  de  Lurgé  organise  une  petite  représen- 
tation théâtrale  suivie  d'un  concert.  On  fera  cer- 
tainement appel  à  votre  bonne  volonté. 


Hft  LÉ   CiHEMiN    DE   {>LA1NÊ 

—  Pour  le  décor  sans  doute? 

—  Je  ne  sais  pas...  Je  tiens  cela  de  Mme  Michaud. 
C'est  vous  qui  nous  donnerez  des  détails  dans 
quelques  jours.  Bonsoir,  monsieur  ! 

Nous  nous  sommes  donné  une  poignée  de  main 
vue  et  légalisée  par  toutes  les  boutiquières  du  bas 
de  la  place. 

Voilà  !  Je  suis  content,  comme  dit  l'autre,  d'en 
être  revenu. 

Je  craignais  d'être  ridicule,  gêné,  honteux  ;  il 
n'en  a  rien  été. 

Ce  qu'on  craint  n'arrive  jamais. 


7  novembre.  —  Mlle  Josette  vient  presque  tous 
les  soirs  chez  Mme  Bérion.  L'été  dernier  elle  n'y 
paraissait  jamais.  Je  devine  que,  maintenant,  elle 
fuit  sa  maison.  Je  l'ai  vue  deux  fois  cette  semaine. 

Je  n'ai  pas  été  aussi  spirituel  que  je  me  le  propo- 
sais ;  et  de  galanterie,  peu  ou  point.  Nous  nous 
sommes  tenus,  ma  foi,  comme  de  grandes  personnes  ; 
nous  avons  fait  la  conversation,  une  conversation 
banale  et  simple  comme  une  pluie  d'automne. 

Mais  les  mots  ne  sont  rien.  D'ailleurs  cela  m'a 
donné  le  loisir  d'admirer.  On  ne  peut  pas  tout  faire 
à  la  fois.  J'arrondirai  mes  angles  la  semaine  pro- 
chaine, mettons  jeudi. 

Je  l'ai  vue  ;  je  la  vois  encore  :  son  image  ado- 
rable est  dans  mes  yeux.  J'ai  maintenant  tous  les 


Lfe  crtEMiN  DE  Plaine  li9 

éléments  d'un  portrait  dans  le  genre  de  ceux  de 
La  Bruyère.  Que  ne  vit-il  encore,  ce  vieux  I  J'irais 
le  trouver  et  je  lui  dirais  : 

—  Bonjour,  grand-père  !  Laisse  là  ton  fourbe,  ton 
fâcheux  et  ton  libertin.  Prends  une  plume  de  tour- 
terelle :  tu  vas  me  faire  un  beau  portrait  de  jeune 
fille. 

Je  t'apporte  tout  ce  qu'il  faut.  Elle  aura  vingt 
ans  aux  violettes  prochaines  ;  ses  yeux  sont  le  ciel, 
ses  cheveux  sont  de  la  lumière  attendrie,  sa  gorge 
est  blanche  comme  un  rayon  de  lune  ;  rien  au 
monde  ne  serait  plus  beau  que  sa  bouche  si  son 
rire  n'existait  pas. 

Voilà  I  choisis,  arrange  ;  à  toi    de  te  débrouilller. 

Je  t'apporte  des  lis,  je  t'apporte  des  roses  ;  j'ai 
aussi  d'autres  fleurs  aussi  suaves  et  moms  com- 
munes, telles  que  bluets,  jasmins  et  pivoines;  j'ai 
peut-être  même  fauché  au  jardin  chanceux  de  mon 
rêve  des  fleurs  excessives  et  de  mauvais  goût. 

Avec  tout  cela  fais-moi  un  bouquet  harmonieux. 
J'en  veux  respirer  seul  le  délicat  parfum.  Et 
je  te  choisis  entre  d'adroits  artisans  parce  que 
tu  es  un  bonhomme  correct,  sans  vilaines  manies  : 
j^'espère  que  tu  n'iras  pas,  entre  les  pétales  de 
velours,  fourrer  ton  vieux  nez... 

Je  lui  dirais  cela  et  il  ferait  sans  se  presser,  soi- 
gneusement, le  beau  portrait  que  je  suis  trop  gauche 
pour  tenter... 

Mardi  soir  notre  entrevue  a  été  brève,  mais  lors- 


120  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

qu'elle  est  partie  j'ai  serré  ses  doigts  lins  et  doux 
longtemps. 

Aujourd'hui,  elle  était  avec  Dédé  quand  je  suis 
arrivé.  Je  lui  ai  tendu  la  main.  Je  le  ferai  désormais' 
toujours  ;   c'est  une  bonne  habitude   à  prendre   : 
une  poignée  de  main  est  presque  une  caresse.  Je 
lui  ai  donc  serré  la  main,  mais  sans  insister,  pen-, 
sant  : 

—  J'ai  du  temps  devant  moi  ;  et  il  faut  varier. 

Hélas  I  J'ai  causé  avec  elle  une  grande  demi- 
heure  ;  j'ai  parlé  sur  des  sujets  qui  étaient  à  cent 
lieues  de  ma  pensée. 

A  la  fin  seulement  comme  il  était  question  de 
notre  fameuse  représentation  théâtrale,  j'ai  risqué  : 

—  Vous  en  serez,  mademoiselle?  Vous  êtes,  pa- 
raît-il, une  excellente  musicienne.  Vous  ne  pour- 
rez pas  dire  non  :  vous  êtes  la  seule  pianiste  possible. 

Elle  a  fait  une  petite  moue  qui  signifie  qu'elle 
n'est  pas  absolument  libre. 

—  D'abord,  a-t-elle  dit,  il  n'est  pas  vrai  que  je 
sois  une  bonne  pianiste.  Et  puis...  et  puis...  Enfin 
on  fera  mieux  de  ne  pas  compter  sur  moi. 

—  Tant  pis  1 

J'étais  debout  près  de  la  porte  du  corridor  ; 
Dédé  regardait  par  la  fenêtre.  Je  me  suis  penché 
vers  elle. 

—  Tant  pis  !  ai- je  répété  tout  bas  ;  si  vous  n'en 
êtes  pas  je  n'en  suis  pas  non  plus...  sans  vous,  made- 
moiselle Josette,  je  ne  me  mêle  pas  de  cette  affaire. 


LK   CHEMIN    DE    PLAINE  121 

Et  j'ai  cherché  le  bouton  de  la  porte  du  côté  où 
il  n'était  pas. 

Je  ne  suis  brave  qu'en  me  sauvant. 


13  noi>emhre.  —  Sans  elle,  non,  je  ne  me  mêle 
pas  de  cette  affaire. 

J'ai  promis,  c'est  vrai,  mais  je  saurai  trouver  un 
biais.  Evrard  me  l'a  dit  :  j'ai  bien  le  droit  d'être 
malade  ou,  tout  au  moins  fatigué,  très  fatigué. 

C'est  M.  Godard  et  Mme  Michaud  qui  ont  eu 
l'idée  de  l'entreprise. 

Il  paraît  que  ces  exhibitions  sont  une  œuvre 
complémentaire  de  l'école.  Je  comprends  fort  bien. 
Il  y  aura  un  compte  rendu  dans  la  feuille  de  chou 
du  chef -lieu,  entre  une  mort  subite  et  un  enterre- 
ment civil.  M.  Godard  aura  les  palmes  et  il  se  pour- 
rait que  Mme  Michaud  passât  en  première  au  choix. 

La  jeunesse  de  Lurgé  ne  brûlait  pas  d'envie  d'ap- 
prendre les  rôles  ;  les  comédiens  amateurs  n'arri- 
vaient pas  des  quatre  coins  de  l'horizon.  Il  a  fallu, 
me  semble-t-il,  forcer  un  peu  les  vocations. 

Le  père  Michaud,  à  qui  cette  balançoire  fait 
tourner  la  tête,  appelle  au  secours  de  tous  les  côtés. 

Evrard  pourrait  être  le  sauveur,  mais  c'est  un 
garçon  impossible,  capable  de  dynamiter  les  tré- 
teaux. 

Il  a  fallu  s'adresser  à  moi,  indigne. 

D'ailleurs  on  me  flatte  depuis   quelque  temps  ; 


Î2â  LE  CriÈMiN    DE   f>LAÎNË 

on  ne  veut  pas  se  brouiller  avec  tous  les  adjoints... 
Mme  Michaud  a  été  indisposée  et  c'est  moi  qui  suis 
allé  au  chef-lieu,  à  bicyclette,  lui  chercher  des 
médicaments  inconnus  à  Lurgé,  des  sels  spéciaux 
pour  des  vapeurs  spéciales  aussi  sans  doute.  Ce 
faisant,  je  l'ai  tirée  d'un  mauvais  pas. 

C'est  ainsi  que  commencent  les  grandes  amitiés. 

Mme  Michaud  m'a  donc  persuadé  que  je  devais 
en  cette  occasion  me  mêler  à  la  folle  jeunesse. 
M.  Michaud  aura  la  peine  ;  moi  j'aurai  l'honneur. 
C'est  tout  profit. 

—  Sans  compter  que  cela  vous  distraira,  mon- 
sieur. (Elle  aussi!)  A  votre  âge,  il  n«  faut  pas 
s'anémier  sur  des  études  abstraites. 

Des  études  abstraites  !  merci,  mon  vieux  cube  ! 

Je  n'ai  pas  montré  à  ces  paroles  une  gaîté  exces- 
sive, mais  enfin  je  n'ai  pas  refusé  mon  concours. 
J'ai  des  amis  musiciens,  je  les  ai  offerts  ;  comme 
il  faut  une  pianiste,  j'ai  brutalement  proposé  Jo- 
sette. 

—  Ne  pensez-vous  pas,  madame,  enrôler  Mlle  Oli- 
vet?  Elle  est  jeune,  elle  ne  fait  rien  d'utile  et  elle 
tapote  énergiquement,  dit-on. 

Mme  Michaud  n'a  pas  goûté  ma  proposition  : 
Mme  Olivet  ne  lui  est  pas  sympathique  et  M.  Oli- 
vet  est  plutôt  dans  l'opposition. 

—  Oh  !    madame  !    il    est    rallié.    L'autre    soir, 
Mme  Olivet  est  allée  voir  Mme  Godard  en  sortant  • 
de  votre  maison. 


Lfe  Ci4EMiN    DE   t>LAlNE  i^i 

• —  N'importe  !  nous  courons  à  un  échec...  cette 
demoiselle  a  été  élevée  au  lycée,  elle  est  fière  ;  elle 
ne  voudra  pas. 

Si  Mme  Michaud  était  à  sa  place,  elle  refuserait, 
c'est  bien  certain. 

—  Risquez  toujours,  madame  ;  il  ne  faut  ja- 
mais avoir  peur. 

—  Mais,  monsieur  Tournemine,  risquez  vous- 
même.  Vous  avez,  aussi  bien  que  nous,  des  intelli- 
gences dans  la  maison. 

C'est  tout  à  l'heure  que  Mme  Michaud  m'a  fait 
cette  proposition  ;  j'ai  vite  attrapé  le  bon  prétexte. 
Demain  soir  je  pourrai  me  présenter  là-bas.  Et  si 
je  suis  éconduit,  crac  !  je  lâche  tout. 


14  novembre.  —  Cinq  heures  du  soir  ;  au  bout 
d'une  allée  de  laurier- thym  ;  devant  la  belle  maison 
de  M.  Olivet.  Il  pleut. 

J'aperçois  deux  perrons  ;  je  me  dirige  vers  celui 
qui  me  semble  le  plus  important.  Investi  d'une  mis- 
sion officielle  je  ne  frappe  pas  à  la  petite  porte  de 
l'escalier  dérobé.  Pas  de  timbre  ;  je  ferme  mon  para- 
pluie :  toc-toc. 

La  porte  est  encadrée  par  des  branches,  une  espèce 
d'arbuste,  je  ne  sais  trop  quoi,  du  feuillage  enfin, 
du  feuillage  roux  qui  pleure  à  grosses  gouttes.  Et 
cette  pluie  mouille  très  bien.  Je  vais  faire  le  sei- 
gneur  au   manteau   mouillé  ;  je   ne  me  dirai  pas 


124  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

que   c'est  la  gouttière  ;  je   dirai  :  «  un   nuage  des 
airs  »,  etc.,  etc. 

Mais  j'ai  heurté  trop  mollement.  Toc-toc  ! 

J'ai  des  pulsations  énormes. 

Enfin  !  voici  la  duègue,  la  jeune  duègne. 

—  Bonsoir,  monsieur  Tournemine  !  quelle  agréable 
surprise  !  Que  vous  êtes  aimable  de  venir  nous  voir 
par  cet  affreux  temps  !  Entrez  vite. 

Au  fond  du  vestibule,  je  remarque  une  silhouette 
gracieuse  et  je  m'attarde  à  déposer  mon  parapluie. 
Mais  Mme  Olivet  m'ouvre  la  porte  d'une  jolie 
chambre. 

—  Ah  !  monsieur,  comme  c'est  aimable  !  Venez 
par  ici,  je  vais  activer  le  feu. 

—  Madame,  je  déshonorerai  votre  parquet  avec 
mes  grands  pieds  humides.  Je  serais  très  bien  à 
la  cuisine. 

—  Vous  serez  encore  mieux  ici.  D'ailleurs,  je 
vous  le  dis  en  confidence,  tout  est  en  l'air  à  la  cui- 
sine. 

—  Moins  que  chez  moi. 

—  Oh  !  non  I 

Elle  rougit  et  ajoute  : 

—  Du  moins,  je  le  suppose. 

Tout  en  m'installant  dans  un  vrai  fauteuil,  moel- 
leux et  profond,  elle  gémit  sur  sa  toilette  ;  elle  s'ex- 
cuse de  me  recevoir  ainsi  en  négligé.  Elle  est  occupée 
à  faire  des...  de  la...  mettons  des  confitures.  Ce  n'est 
pourtant  pas  cela  ;  elle  m'a  donné  un  autre  nom, 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  125 

moins  commun,  plus  riche.  Je  ne  l'ai  pas  retenu, 
mais  enfin  j'ai  compris  qu'il  s'agissait  d'une  sorte 
de  compote  tout  à  fait  remarquable,  d'une  mar- 
melade de  fruits  distingués. 
Je  fais  mine  de  me  lever, 

—  Raison  de  plus,  madame,  pour  ne  pas  quitter 
vos  fourneaux.  Vos  confitures  vont  brûler... 

—  J'ai  une  aide. 

—  Ah  !  vous  avez  une  aide  ! 

Voilà  le  pont.  Je  m'y  engage,  sans  d'ailleurs  éclai- 
rer la  route. 

—  A  propos,  madame,  vous  m'avez  parlé  l'autre 
jour  d'une  réception  organisée  par  la  jeunesse  de 
Lurgé... 

—  Au  profit  des  pauvres. 

—  Au  profit  des  pauvres,  naturellement.  Au- 
jourd'hui, c'est  moi  qui  suis  délégué  vers  vous  pour 
vous  en  parler  à  mon  tour. 

—  Ah  !  je  vous  le  disais  I  Ne  vous  avais-je 
pas  prévenu  que  vous  seriez  chargé  d'organiser 
la  fête? 

—  Patience,  madame  !  je  ne  suis  pas  du  tout 
indispensable.  Je  me  borne  à  inviter  les  gens  de 
bonne  volonté.  Il  y  aura,  vous  le  savez,  un  petit 
concert.  Les  voix  ne  manquent  pas,  ni  les  violons, 
mais  nous  n'avons  pas  de  piano.  Il  nous  faut,  vous 
le  pensez  bien,  un  piano.  Alors,  je  viens...  c'est  pour 
cela  que  je  viens  chez  vous...  Notez  qu'il  n'est 
pas  question  pour  le  moment  de  demander  à  la  pia- 


IM  LE  CHEMIN    DE  PLAINE 

niste  un  effort  considérable  :  elle  accompagnerait 
simplement  quelques  couplets. 

—  C'est  encore  bien  au-dessus  de  mon  talent, 
monsieur  !  Voici  bientôt  cinq  ans  que  je  n'ai  pas 
fait  de  musique. 

Quoi?  qu'est-ce  qu'elle  chante? 

—  D'ailleurs,  je  n'ai  jamais  été  qu'une  pauvre 
pianiste.  Je  m'amuse  moi-même,  mais  je  n'amuse- 
rais guère  les  autres. 

Eh  bien  I  Elle  est  bonne  I  Mes  yeux  se  sont  ou- 
verts, grands  comme  des  tasses.  J'ai  la  présence 
d'esprit  de  les  fermer.  Mais  voici  qu'une  énorme  envie 
de  rire  monte  en  moi  ;  je  la  refoule,  j'appuie  dessus, 
mais  elle  m'échappe,  remonte,  surnage. 

—  Vous  riez,  monsieur. 

—  Hélas  I  je  me  dépêche  de  rire  pour  ne  pas  être 
obligé  de  pleurer.  J'ai  perdu  mon  pari  ;  j'avais 
parié  avec  M.  Michaud  que  vous  accepteriez.  J'ai 
perdu  I 

Cela  l'afflige  ;  elle  est  capable  maintenant  de  reve- 
nir sur  ses  paroles.  Barrons  la  route. 

—  J'ai  donc  perdu  !  Soit  1  Je  dirai  à  ces  messieurs 
qu'il  ne  faut  pas  compter  sur  vous.  Mais  cela 
n'avance  pas  nos  affaires.  Il  nous  faut  une  pianiste  ; 
il  y  en  a  deux  dans  cette  maison  ;  nous  avions  pensé 
qu'à  défaut  de  l'une,  nous  aurions  l'autre.  Je  vou- 
drais savoir  si  Mlle  Olivet  remplirait  la  tâche  que 
vous  ne  voulez  pas,  —  je  comprends  très  bien  cela, 
en  somme  —  que  vous  ne  pouvez  pas  accepter. 


LE  CHEMIN    DE    PLAINE  lH 

—  Ah  I  c'est  une  autre  question  ;  c'est  une  tout 
autre  question  ! 

Elle  rit  d'un  air  faux  que  je  ne  lui  connaissais  pas. 
Moi  qui  la  croyais  sans  méchanceté  ! 

—  Je  ne  peux  pas  vous  dire,  monsieur...  Il  fau- 
drait que  mon  mari  fût  ici...  il  faudrait  surtout  con- 
sulter Josette  elle-même. 

—  C'est  mon  avis,  madame. 
Enfin  !  la  voilà  qui  se  lève. 

—  Josette  I 

Josette  arrive  sans  se  presser,  l'air  sérieux. 

—  Josette,  je  vous  présente... 

—  Je  connais  monsieur... 
Très  sec... 

—  J'ai  eu  l'honneur,  madame,  de  rencontrer 
Mlle  Olivet  chez  Mme  Bérion. 

—  Bien  !  très  bien  !  Alors,  arrangez-vous  tous 
les  deux  ;  faites  votre  demande,  monsieur. 

Ma  demande  !  Sapristi,  c'est  à  peu  près  ça.  Le 
sang  me  saute  aux  tempes  et  je  m'embrouille. 

—  Je  désirerais  savoir,  mademoiselle,  si  nous 
pouvons  compter  sur  votre  talent  pour  le  concert... 
pour  la  représentation...  pour  les  pauvres... 

Ouf  I  je  suis  tout  de  même  bête  quand  je  m'y 
mets  I  N'importe  î  elle  a  compris.  Je  n'ai  pas  du  tout 
parlé  de  piano  ;  elle  répond  étourdiment,  très  rouge 
elle  aussi  : 

—  Cela  demande  réflexion...  mon  piano  n'est 
pas  accordé...   Il  faudrait  aller  à  vos  répétitions... 


128  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

Surtout,  je  ne  veux  pas  paraître  sur  vos  planches. 

—  Mademoiselle,  je  puis  dès  maintenant  vous 
tranquilliser.  Deux  ou  trois  répétitions  suffiront 
sans  doute  ;  Mme  Olivet  se  fera  un  plaisir  de  vous 
y  accompagner...  D'autre  part,  si  vous  ne  voulez 
pas  trop  paraître  le  jour  de  la  représentation,  nous 
vous  cacherons,  je  vous  le  promets... 

—  A  condition  que  vous  soyez  l'imprésario. 
C'est  Mme  Olivet  qui  parle  ;  elle  est  encore  là. 

—  Oh  !  mesdames,  si  vous  voulez  nous  assurer 
votre  concours,  je  me  fais  fort  d'obtenir  tout  ce  que 
vous  désirez.  Allons,  dites  que  c'est  promis  ! 

Mme  Olivet  : 

—  Réfléchissez,  Josette  ;  en  somme,  je  n'y  vois 
pas  grand  mal. 

Josette  réfléchit,  toute  rose,  je  réfléchis  aussi, 
nous  réfléchissons  tous  les  trois. 

Mais  quelqu'un  vient.  Tiens  !  il  y  a  une  sonnette  I 
Bienheureux  coup  de  sonnette  I  Mme  Olivet  n'est 
pas  sortie  que  je  souffle  : 

—  Mademoiselle  1 

—  N'hésitez  pas  :  si  vous  refusez,  elle  accepte- 
rait... 

—  Elle?  qui,  elle? 

—  Votre  belle-mère. 

Je  la  devine  secouée  de  surprise. 

—  Vous  êtes  un  mauvais  plaisant,  monsieur. 

—  Mais,  pas  du  tout  !   Regardez  mes  yeux  ;  je 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  129 

n'ai  pas  la  moindre  envie  de  plaisanter.  Je  vous  jure 
que  Mme  Olivet  s'est  bel  et  bien  jetée  dans  mes  plans. 

—  Alors,  il  faut  que  j'accepte  pour  nous  sauver 
du  ridicule,  elle  et  moi?       * 

—  Dame  !  si  vous  ne  voulez  pas  accepter  pour 
une  autre  raison... 

A  voix  basse,  dans  la  pénombre  de  cette  chambre, 
avec  ce  secret  entre  nous  deux,  je  vais  dire  des  paroles 
douces  et  hardies  qui  ne  sont  pas  au  programme. 
Je  vais  tout  gâter  peut-être. 

Heureusement  Mme  Olivet  revient. 

—  Eh  bien  !  est-ce  décidé? 

—  Presque...  madame  !  Mlle  Olivet  n'attend 
plus  que  votre  agrément.  Elle  souhaite  que  vous 
vouliez  bien  l'accompagner  aux  répétitions. 

—  Peu  nombreuses... 

—  Peu  nombreuses...  et  où  je  me  charge  de  vous 
offrir  des  divertissements  variés. 

Josette,  gaiement,  il  me  semble  : 

—  Il  faudra  m'envoyer  les  partitions  assez  tôt 
pour  que  je  puisse  les  étudier. 

—  Parfaitement,  mademoiselle  I  vous  aurez  vos 
partitions...  et  pendant  le  concert  je  vous  cacherai 
dans  un  nuage.  C'est  dit,  mesdames  I  il  me  reste  à 
vous  remercier  au  nom  des  organisateurs  et  au 
nom  des  pauvres...  Et  maintenant  je  vous  prédis 
que   vos   confitures   seront   brûlées. 

Mme  Olivet  devient  rouge.  Josette,  un  peu  en 
irrière,  ouvre  des  yeux  étonnés. 

9 


130  LE    CHEMIW    DE    PLAINE 

Des  confitures  1  quelles  confitures? 
Je  parie  qu'elles  étaient  en  train  de  faire  la  soupe, 
tout  bêtement. 


17  novembre.  —  Il  faut  du  patriotisme. 

—  de  l'amour. 

—  de  la  gaieté. 
Nous  discutons,  M.  Michaud,  Mme  Michaud  et 

moi,  à  propos  de  la  fameuse  pièce.  Naturellement, 
c'est  moi  qui  vais  être  chargé  de  la  choisir. 

M.  Michaud  ne  connaît  pas  le  théâtre  contempo- 
rain. Mitron,  l'an  dernier,  lui  a  prêté  V Aiglon.  Il  a 
été  ébloui,  mais  il  n'a  eu  le  temps  de  lire  que  les 
deux  premiers  actes. 

C'est  lui  qui  veut  du  patriotisme  ;  c'est  Mme  Mi- 
chaud qui  veut  de  l'amour  ;  c'est  moi  qui  veux 
des  blagues  et  que  ça  finisse  bien. 

—  Nous  avons  raison  tous  les  trois. 

—  C'est  l'évidence  même. 

—  Oui  !  en  somme,  il  n'y  a  qu'à  faire  la  synthèse  : 
aidez-moi,  madame  et  monsieur.  Il  faudrait  un 
capitaine  épousant  une  jolie  rentière  avec  de  joyeux 
tourlourous  sur  le  chemin  de  la  mairie. 

—  Vous  avez  dit  une  rentière,  fait  lentement 
M.  Michaud  ;  une  vivandière  vaudrait  mieux,  une 
mignonne  vivandière  comme  on  en  voit  sur  les  gra- 
vures, avec  un  képi  de  soie,  une  culotte  de  zouave 
et  le  petit  bidon  en  bandoulière. 


i 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  131 

—  Et  les  mains  sales  !  Ah  !  Ah  !  le  petit  képi, 
le  petit  bandon  en  bidouillère  !  Je  ris,  ne  vous  fâchez 
.pas.  Si  vous  aviez  connu  comme  moi  la  commère 
qui  nous  versait  le  jus  et  nous  débitait  le  saucisson 
au  2  du  237  I 

—  Vous  avez  raison,  monsieur  Tournemine,  dit 
Mme  Michaud  ;  pas  de  vivandière  :  toutes  ces  demoi- 
selles voudraient  le  rôle.  J'y  pense  :  si  vous  pre- 
niez une  pièce  historique... 

—  Comme  VAiglon,  achève  M.  Michaud. 

—  C'est  une  idée. 

—  Avec  des  rois,  des  princes,  des    marquises... 

—  Et  pas  de  servantes  !  pas  de  servantes,  ma- 
dame, c'est  là  le  chiendent  !  J'ai  chez  moi  une  pièce 
en  trois  actes,  jolie  comme  un  conte  de  fées,  où 
cette  difficulté  est  peut-être  tournée.  Il  y  a  un  roi, 
une  reine  et  une  esclave,  vous  saisissez  la  différence, 
une  esclave  fort  gentille   qui  couche   avec  le  roi. 

M.  Michaud,  sévère  : 

—  Il  faut  de  la  morale  ! 
L'autre  : 

—  Il  faut  du  bleu  ! 
Moi  : 

—  Il  faut  de  l'esprit  I 

—  Mais  on  peut  bien  trouver  dans  le  théâtre 
contemporain  une  pièce  morale,  idéaliste  et  spi- 
rituelle. 

—  Je  n'en  mettrais  pas  mon  petit  doigt  au  feu, 
madame. 


132  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

—  Mais  si,  voyons  !  affirme  M.  Michaud.  Tenez, 
V Aiglon,  par  exemple...  je  n'ai  lu  que  le  début, 
mais  le  ton  m'a  semblé  très  convenable...  if 

—  Montons-nous  V Aiglon?  Vous  savez  que  c'est 
en  vers. 

—  Justement  I  c'est  une  condition  formelle  î 
Nous  allions  l'oublier.  Ces  demoiselles  débitent  les 
vers  à  la  perfection.  Je  puis  vous  le  certifier  : 
ce  sont  mes  anciennes  élèves.  Tenez,  Anna  Quitter, 
—  vous  ne  la  connaissez  peut-être  pas,  monsieur, 
mais  mon  mari  la  connaît  bien,  —  l'année  de  son 
certificat  d'études,  elle  a  émerveillé  tout  le  monde 
à  la  distribution  des  prix.  M.  Godard  me  l'a  répété 
bien  des  fois  à  cette  époque  :  «  Ce  n'est  pas  pour 
vous  flatter,  madame,  mais  vous  avez  une  élève 
qui  déclame  à  la  perfection  ;  elle  a  émerveillé  tout 
le  monde.  » 

—  Oui,  je  me  souviens  de  cela  maintenant  que 
tu  le  dis,  observe  M.  Michaud. 

Des  vers  maintenant  I  cela  avance  bien  nos 
affaires  I 

—  Ainsi,  madame  et  monsieur,  il  faut  trois  actes, 
trois  actes  au  plus,  n'est-ce  pas?  en  vers  propres, 
galants,  héroïques  et  spirituels.  Combien  de  person- 
nages? 

—  Huit,  dit  M.  Michaud. 

—  Six,  dit  Mme  Michaud.  Tu  comptes  les  Fo- 
restier, Thérèse  et  Chariot,  mais  si  l'on  peut  s'en 
passer... 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  133 

—  Donc  six  ou  huit  personnages  tels  que  princes, 
marquises,  mousquetaires  ;  point  de  domestiques. 
J'ai  bon  espoir  de  trouver  cela  promptement.  Si 
je  ne  réussis  pas,  eh  bien,  je  vous  monte  VAiglon, 
tout  simplement  !  Les  domestiques  là  dedans  bril- 
lent comme  des  flambeaux  et  ils  ne  sont  guère. 
C'est  bien  un  peu  longuet,  mais  nous  ferons  des 
coupures  et,  d'ailleurs,  il  y  a  deux  histoires  à  dor- 
mir debout  qui  ôteront  aux  gens  l'idée  de  s'aller 
coucher...  Le  dénouement  seul  est  gênaat;  cela 
finit  mal. 

Mme  Michaud  qui,  je  le  suppose,  rêve  : 

—  On  pourrait  peut-être  le  changer,  le  dénoue- 
ment? 

—  Sans  aucun  doute,  madame. 


30  noç'embre.  —  Evrard  a  été  tenu  à  l'écart  de 
nos  négociations.  Il  a  appris  la  chose  par  moi,  à 
titre  de  confidence  ;  il  l'a  apprise  aussi  par  sa  femme 
qui  la  tient  des  voisines.  Quand  il  a  su  le  rôle  que 
j'allais  remplir,  il  m'a  mené  un  peu  rudement. 

—  Toi  I  s'est-il  écrié  ;  toi  I  tu  te  mêles  de  ça  ! 
Tu  vas  te  fourrer  chez  ces  gens  qui  te  détestent  ou 
te  méprisent  !  Et  puis  tu  es  encore  un  joli  lâcheur  I 
Un  de  plus  à  mettre  sur  mes  tablettes. 

Je  n'ai  su  que  balbutier  à  ces  paroles  sévères. 
C'est  que  je  ne  l'aime  pas,  mon  rôle  !  Et,  à  bien  y 
réfléchir...  mais  j'aime  mieux  ne  pas  réfléchir.  Tant 


134  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

pis  I  Je  lâche  mon   ami   pour   ma  dame  ;   c'est  la 
première  fois  que  pareille  chose  m' arrive. 

L'ami,  d'ailleurs,  m'est  revenu.  Soit  qu'il  ait 
deviné  la  vraie  raison  de  ma  conduite,  soit  que  sa 
femme  m'ait  traité  devant  lui  comme  la  dernière 
des  canailles  et  qu'il  ait  vivement,  d'instinct, 
adopté  l'opinion  opposée,  il  ne  m'a  pas  gardé  ran-j 
cune. 

Il     m'a    posé,    l'autre     matin,     cette    questioi 
bourrue  : 

—  Eh  bien  !  quel  four  leur  chauffes-tu? 

—  Je  ne  sais  pas,  ai-je  répondu,  humble.  Aide^ 
moi  donc  un  peu,  mon  vieux  Maurice. 

—  T'aider  !  moi  !  Tu  n'es  pas  fou? 

—  Aide-moi  !  qu'est-ce  que  cela  te  fait?  Je  ne 
m'en  vanterai  pas...  Il  me  faudrait  une  pièee  his- 
torique, militaire...  un  petit  machin  vertueux,  finis- 
sant bien... 

—  Un  petit  machin  vertueux,  militaire...  Va 
donc,  imbécile,  hypocrite  ! 

—  Huit  personnages,  pas  de  servantes  ;  trois 
actes  en  vers... 

—  Tais-toi  !  c'est  honteux  à  force  d'être  bête  ; 
c'est  déshonorant  pour  la  corporation. 

—  Ne  te  frappe  donc  pas  !  Je  disais  huit  person- 
nages environ  ;  il  faut  aussi  des  couplets,  —  Bon 
Dieu  1  j'allais  l'oublier,  —  des  couplets  faciles. 

Il  m'a  tourné  le  dos  et  s'en  est  allé,  les  épaules 
hautes.  Mais  pendant  la  récréation  suivante,  il  est 


LE    CHEMIN    DE  PLAINE  135 

venu  me  trouver.  Je  lui  ai  parlé  de  mon  joli  conte 
en  trois  actes  et  il  s'est,  malgré  lui,  emballé. 

—  Tournemine,  si  tu  réussis  à  leur  faire  jouer... 
non,  réciter...  non,  ânonner  cette  bluette,  je  te 
garde  mon  estime  et  j'assiste  à  la  représentation. 

—  J'ai  bon  espoir.  Du  moment  qu'il  n'y  a  pas 
de  servantes...  Tu  me  diras  qu'il  y  a  une  esclave, 
mais  ce  n'est  pas  du  tout  la  même  chose.  D'ailleurs 
cette  esclave  est  fameuse.  Tu  verras,  cela  mar- 
chera tout  seul. 

Hélas  !  cela  n'a  point  marché  tout  seul.  Ma  bluette 
a  été  refusée  avec  quelque  hauteur.  Il  faut  de  la 
tenue,  hé  ! 

Anna  Quitter  aurait,  paraît-il,  fait  l'esclave... 
■ —   Pas  à  ce  point-là  I    a   dit    maman    Quitter; 
changez  ça  ou  bien  ma  fille  ne  jouera  pas. 

Il  a  fallu  chercher  autre  chose.  J'ai  offert  une 
grosse  farce  assez  lestement  rimée.  Adoptée  d'em- 
blée. M.  Michaud  fait  copier  les  rôles  par  ses  élèves  ; 
la  distribution  ne  donne  lieu,  semble-t-il,  à  aucune 
jalousie  ;  nous  allons  commencer  à  répéter...  Crac  ! 
Joséphine  Cailleton  ne  veut  pas  que  Charles  Fo- 
restier l'embrasse  ;  et  même,  pour  qu'il  n'y  ait 
pas  de  jaloux,  aucun  jeune  homme  ne  l'embrassera 
sur  les  planches.  On  essaye  de  donner  le  rôle  à  une 
autre,  mais  les  autres,  soudain,  ne  veulent  rien 
savoir  non  plus.  Personne  ne  les  embrassera,  c'est 
juré. 

Pintades  I 


136  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

—  Monsieur  Tournemine,  changez  la  pièce. 
Pardi  !  si,  encore,  il  fallait  de  la  prose,  je  ne  serais 

pas  trop  embarrassé  ;  mais  des  vers  !  I 

—  Mon  bon  Evrard,  mon  vieux  copain,  tire-moi 
de  peine. 

—  Tu  le  veux?  Soit  !  Je  te  fournirai  une  pièce  ; 
j'en  ai  une  sous  la  main. 

Il  me  Ta  apportée  en  effet. 

—  Tiens,  voilà  ton  affaire.  Cela  s'appelle  la 
Hampe  mystérieuse...  cela  se  passe  en  1815... 
historique,  larmoyant...  trois  actes...  en  vers,  mais 
non  en  français...  stupidité  à  toute  épreuve...  Tu 
peux  voir  et  toucher  :  je  ne  trompe  pas  sur  la  qua- 
lité. 

—  L'auteur? 

—  Ne  doit  pas  être  du  clair  pays  des  Gaules  ; 
un  nom  impossible...  quelque  métèque  qui  veut 
se  faire  naturaliser. 

—  Y  a-t-il  des  couplets? 

—  Non,  mais  qu'est-ce  que  cela  peut  faire? 

—  J'en  veux  absolument. 

—  Eh  bien  !  nous  en  écrirons  et  nous  collerons 
un  lambeau  de  portée  par-dessus.  Pas  de  danger 
que  ces  couplets  nous  restent  pour  compte  :  la 
pièce  ne  sera  pas  refusée,  cette  fois.  Je  ne  me  crois  j 
pas  capable,  même  en  collaborant  a^ec  toi,  d'écrire 
une  histoire  d'une  bêtise  aussi  navrante.  Tu  peux 
donc  être  tranquille. 

La    Hampe    mystérieuse    a    réuni    tous   les    suf- 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  137 

frages.  Les  rôles  ont  été  copiés,  distribués  et  appris 
en  cinq  jours  ;  nous  allons  commencer  les  répéti- 
tions ;  c'est  de  l'enthousiasme. 

M.  Michaud  est  le  directeur  honoraire  de  l'en- 
treprise, mais  c'est  moi  qui  ai  trouvé  le  chef- 
d'œuvre  ;  chacun  le  sait  et  je  porte  une  gloire  nou- 
velle. 

Les  boutiquières  chuchotent  quand  je  passe  : 

—  Voici  M.  Tournemine,  celui  qui  fait  jouer  la 
Hampe  mystérieuse. 

Quelques-unes  disent  la  «  lampe  »,  d'autres,  la 
«  rampe  »  . 

Cela  ne  fait  rien  ;  il  ne  m'apparaît  pas  que  ma 
gloire  en  soit  diminuée. 


8  jançier.  —  Je  n'ai  pas  ouvert  ce  cahier  depuis 
un  mois.  Ma  vie  a-t-elle  donc  été  si  morne?  Ne  s'est- 
elle  donc  ornée  d'aucun  rêve?  n'ai-je  connu  ni  l'en- 
nui, ni  le  découragement,  ni  l'enthousiasme?  N'ai- 
je  jamais  eu,  pendant  ces  quatre  grandes  semaines, 
quelque  sottise  à  avouer? 

Qu'ai -je  fait? 

Plutôt  que  n'ai-je  pas  fait? 

Je  veux  essayer  de  noter  régulièrement  tous  les 
événements  de  ces  jours  fiévreux.  Mais  le  pourrai-je? 
J'ai  une  envie  folle  de  commencer  par  la  fin,  d'écrire 
deux  mots  magnifiques,  de  les  répéter  dix  fois,  cent 
fois,  mille  fois  et  de  m'en  tenir  là. 


138  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

Je  suis  un  buveur  qui  s'arrête,  visité  par  une  lueur 
de  raison,  mais  dont  l'ivresse  redevient  aussitôt 
souveraine. 

Ricaneur  !  oh  Ricaneur  !  réveille-toi,  mon  ami  ; 
tu  n'as  jamais  eu  la  partie  plus  belle... 

Voyons,  je  suis,  moi,  Maximin,  garçon  sensé. 
Voici  mon  fourneau,  voici  mon  cube,  ma  table, 
ma  paillasse  éventrée.  Voici  une  lettre  de  maman  : 
douze  lignes  d'écriture  tremblée,  par  quoi  je  suis 
invité  à  prendre  mes  premières  chaussettes  et  mon 
tricot  neuf,  «  car  j'ai  bien  peur  que  tu  sois  malade, 
car  tu  n'écris  jamais.  Tu  dois  pourtant  avoir  le 
temps  ». 

Ma  bonne  maman,  je  t'écrirai  aujourd'hui.   Si  \ 
tu  savais  combien  j'ai  été  occupé  ces  jours  derniers, 
tu  me   pardonnerais   mon   silence.  Moi,  je  ne  me 
le  pardonne  pas  :  on  a  toujours  le  temps  d'écrire 
à  sa  mère. 

Oui,  le  jeune  homme  que  l'on  a  vu  courir  tous 
les  soirs  chez  M.  Michaud,  chez  M.  Olivet,  chez 
M.  Godard,  chez  M.  le  maire,  c'est  moi,  Maximin 
Tournemine.  Répétitions,  visites,  démarches,  sol- 
licitations ont  pris  tout  mon  temps.  J'ai  été,  je 
suis  encore,  le  jeune  homme  occupé  de  Lurgé. 

Je  ne  m'en  plains  pas.  Si  l'on  voulait  m'écouter, 
la  représentation  qui  doit  avoir  lieu  dimanche  serait 
repoussée  fort  loin.  Et  si,  cette  semaine,  nous  avons 
eu  répétition  tous  les  soirs,  c'est  que  je  l'ai  voulu 
ainsi.    La    répétition    est    une    chose    de    première 


I 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  139 

importance  ;  c'est  même,  pour  moi  et  pour  les 
artistes,  la  seule  chose  qui  compte.  Si,  plus  tard,  la 
jeunesse  de  Lurgé  se  décide  à  donner  une  nouvelle 
Hampe  mystérieuse ^  ce  sera  assurément  histoire  de 
répéter. 

Mais  trouvera-t-elle  encore,  cette  belle  jeunesse, 
un  autre  Tournemine  pour  écarter  les  indiscrets  et 
les  fâcheux  et  pour  la  protéger  —  ceci  n'a  pas  moins 
d'importance  —  contre  les  tuteurs  hypocrites,  les 
vieux  amateurs  rancis  gourmands  de  fruits  verts? 

J'ai  réussi  à  mettre  tout  ce  monde  à  la  porte  ; 
cela  n'a  pas  été  sans  difficultés,  mais  enfin  j'y  suis 
arrivé  par  cautèle  ou  boutades  de  haute  humeur. 

Tout  d'abord  j'ai  trouvé  d'excellentes  raisons  — 
tirées  de  l'acouslique  —  de  nous  réunir  dans  une 
salle  attenant  à  la  mairie,  une  grande  salle  éloignée 
de  la  rue  avec  des  fenêtres  élevées. 

Mais  là,  nous  avions  les  mères,  les  voisines,  les 
marraines. 

J'ai  dit  le  premier  soir  à  Anna  Guitter  qui  s'em- 
brouillait : 

—  Remettez-vous,  mademoiselle  ;  tout  ce  monde 
vous  intimide,  n'est-ce  pas? 

Le  lendemain,  Mme  Guitter  n'est  pas  revenue, 
ni  Mme  Cailleton,  ni  plusieurs  autres.  Mme  Mi- 
chaud  et  Mme  Godard  ont  été,  par  contre,  très  dif- 
ficiles à  éliminer  ;  nous  y  sommes  néanmoins  par- 
venus. 

Un  soir,  c'est  M.  Godard  et  le  notaire  qui  sont 


140  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

venus  nous  voir,  nous  féliciter,  nous  encourager. 

Autre  guitare  ! 

Ils  ont  donné  dix  francs  pour  la  fête  et  ils  pren- 
nent des  allures  de  protecteurs.  Papa  Godard 
tapote  les  joues  de  Joséphine  Cailleton  ;  il  tutoie 
toutes  ces  demoiselles  ;  il  connaît  les  familles... 
D'une  voix  glacée,  je  coupe  court  à  ces  effusions. 

—  Messieurs,  vous  permettez?  nous  continuons  ; 
nous  n'avons  pas  de  temps  à  perdre. 

Et  nous  continuons  en  effet.  Mais  j'ai  l'œil  ouvert. 
Je  vois  les  deux  vieux  qui  s'installent  dans  un  coin 
avec  Irma  Quitter,  une  petite  sœur  d'Anna  qui  va 
sur  ses  seize  ans.  Pauvre  gosse,  la  voilà  toute  rouge. 
Attendez  un  peu,  mes  vieux  singes  !  Ne  vous  ima- 
ginez pas  que  pour  dix  francs  vous  aurez  le  droit 
d'empester  nos  coulisses. 

Je  m'approche  et  j'arrête  sur  le  groupe  des  yeux 
froids  comme  le  Spitzberg.  La  gamine  se  lève  comme 
pour  me  faire  place  et,  soulagée,  respire  très  fort. 
Mais  je  ne  m'assieds  pas.  Eux  viennent  à  moi  et 
le  gros  notaire,  familier,  me  tape  sur  l'épaule. 

—  Hein  !  mon  gaillard  !  vous  ne  devez  pas  vous 
embêter...  Si  j'avais  votre  âge  ! 

Moi,  très  sec  : 

—  Il  n'est  jamais  trop  tard  pour  mal  faire,  mon^ 
sieur. 

Les  voilà  qui  clignent  de  l'œil  en  me  désignant 
Thérèse  Forestier,  la  plus  jolie,  sans  contredit,  d( 
la  bande.  Le  notaire  renifle  et  fait  claquer  sa  langucj 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  141 

Moi,  pas  du  tout  !  je  ne  donne  pas  dans  leurs 
manières.  Je  parle  du  temps  qui  est  brumeux  et 
je  les  emmène  petit  à  petit  vers  la  mairie  où  je  les 
livre  à  M.  Michaud. 

Le  petit  Forestier,  Chariot,  lâche  à  mi-voix,  entre 
les  deux  tirades,  le  mot  de  la  situation  : 

—  Ce  qu'ils  fichent,  ces  deux?  Nous  n'allons  pas 
voir  leurs  vieilles,  nous  autres... 

Ils  ne  sont  pas  revenus  ;  ils  n'ont  pas  osé. 

J'ai  relégué  de  même  M.  Michaud  dans  sa  mairie. 
Il  nous  le  fallait,  M.  Michaud,  mais  à  côté  ;  il  doit 
être  un  peu  là,  un  peu  seulement  ;  il  suffit  qu'il  soit 
dans  le  corps  de  bâtiment.  Puisqu'il  a  beaucoup 
de  travail  en  ce  moment,  qu'il  en  profite  :  qu'il 
copie  sa  liste  électorale  et  dresse  ses  statistiques. 

Non,  jamais  ces  demoiselles  ne  retrouveront  un 
organisateur  aussi  attentif  à  satisfaire  leurs  petits 
désirs  sournois. 

Qui  n'eût,  à  ma  place,  sacrifié  les  Forestier? 
Mme  Michaud  ne  voulait  pas  les  voir  ;  M.  Michaud 
lui-même  m'avait  juré  que  jamais  Chariot  ne  sau- 
rait un  rôle,  fût-il  de  quinze  lignes. 

Malgré  cela,  j'ai  gardé  le  frère  et  la  sœur.  Je  me 
moque  bien,  nous  nous  moquons  bien  des  rôles  et 
de  la  représentation  !  Il  ne  s'agit  pas  d'avoir  de 
bons  artistes,  mais  de  joyeux  artistes.  Sous  ce  rap- 
port les  Forestier  sont  la  fine  fleur  de  ma  troupe. 

Thérèse  est  une  comédienne  exécrable,  j'en  con- 
viens. Elle  se  trémousse  trop  ;  elle  déclame  en  dépit 


142  LE  CHEMIN    DE    PLAINE 

du  bon  sens  ;  elle  vous  crache  les  vers  un  par  un 
comme  des  bouts  de  rubans  mal  assortis  ;  elle 
grasseyé  !  Mais  elle  est  blanche,  potelée  et  pimentée 
à  souhait.  Des  yeux  insolents,  des  cheveux  chauds, 
une  petite  main  leste,  elle  a  tout  ce  qu'il  faut 
pour  éveiller  les  officiers  de  la  Hampe  mysté' 
rieuse. 

Le  frère  n'est  pas  moins  précieux.  J'avais  flair( 
en  lui  un  loustic  remarquable  ;  je  ne  m'étais  pas 
trompé.  Roué  comme  une  potence,  il  m'a  été  d'un 
grand  secours  pour  écarter  les  importuns.  Il  a  une 
façon  toute  spéciale  de  me  regarder  dans  les  yeux 
quand  il  prépare  un  coup  ;  et  je  n'ai  pas  besoin  de 
ciller,  il  lit  ma  pensée  intime  : 

—  Vas-y  Chariot  ! 

Par  ailleurs,  il  est  bien  certain  que  M.  Michaud 
avait  raison  :  jamais  ce  garçon  ne  saura  son  rôle  ; 
jamais  non  plus  il  ne  consentira  à  écouter  docilement 
le  souffleur  et  à  ne  pas  placer  de  variantes,  de  petites 
variantes  bien  à  lui. 

Mais  que  nous  importe  I  II  est  là  pour  souffler 
la  chandelle. 

Le  premier  soir  où  cet  accident  se  produisit, 
M.  Michaud,  inquiet,  se  dérangea.  Je  le  rassurai 
de  mon  mieux,  en  accusant  cette  fichue  lampe. 

Le  lendemain,  j'eus  le  nécessaire  accès  de  fran- 
chise : 

—  Voyons,  monsieur  Michaud,  entre  nous,  pen- 
sez-vous réunir  tous  les  soirs  ces  jeunes  gens  sans  les 


I 


LK   CHEMIN    DE    PLAINE  143 

laisser  rire  un  brin?  Il  n'y  a  pas  de  mal  après  tout, 
pas  le  moindre  mal. 

—  Soit,  mais  n'abusez  pas.  De  la  discrétion, 
monsieur  Tournemine,  de  la  discrétion... 

Nous  avons  été  discrets  ;  jusqu'à  présent,  per- 
sonne n'a  jasé.  Et  pourtant  la  chandelle  s'est  éteinte 
presque  tous  les  soirs. 

La  bonne  jeunes^se  î 

Et  moi,  ne  suis-je  donc  pas  tout  jeune  aussi! 

Pas  toujours. 

D'abord  je  suis  l'organisateur  et  j'ai  un  certain 
faix  sur  les  épaules  qui  m'empêche  de  gambader. 

Je  suis  digne.  Je  dis  :  M.  Robert,  M.  Lucien, 
M.  Charles,  Mlle  Forestier.  Je  préside  au  travail. 
Je  corrige  la  pièce.  Là  où  le  serin  d'auteur  a  écrit 
«  au  nom  de  Dieu  »  je  mets  «  au  nom  du  ciel  ».  Je 
pourchasse  les  liaisons  saugrenues  et  je  guerroie 
contre  les  sonorités  locales.  Je  veille  aux  gestes. 
J'anime  cette  grande  solive  d'Anna  et  je  la  fais  s'ar- 
rêter aux  points  ;  car  elle  ne  s'arrête  pas  aux  points, 
même  suspensifs  ou  d'exclamation,  et  Dieu  sait 
pourtant  s'il  y  en  a  !  Les  tirades  lui  glissent  du  bec 
comme  des  banderoles  imprimées  et  cousues. 

Je  fais  au  contraire  couler  la  voix  de  Thérèse  et 
je  modère  ses  élans.  Je  rabats  ses  petites  pattes 
impétueuses  et  blanches  de  lingère.  Je  ne  lui  serre 
pas  les  doigts.  C'est  avec  elle  surtout  que  je  fais  le 
bonhomme  de  bois.  Elle  m'a  frôlé  maintes  fois 
dans  le  noir.  Une  fois,  même,  elle  m'a  pris  par  le 


144  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

COU  et  je  l'ai  sentie  dressée  devant  moi,  les  lèvres 
hautes  et  quêteuses.  Je  lui  ai  mis  un  baiser  au 
front  et  je  me  suis  dégagé  avec  une  douceur  ferme 
en  murmurant  : 

—  Là  I  là  !  Tout  beau,  ma  chère  enfant  I 

Cela,  sans  le  moindre  frisson  dans  les  moelles. 
Je  suis  passablement  fort.  Je  ne  crains  pas  le 
diable. 

Sévère  pour  moi,  je  suis  plein  d'indulgence  pour 
les  autres.  Lorsque,  dans  les  ténèbres,  je  dis  d'une 
voix  attristée  : 

—  Encore  I  monsieur  Forestier,  vous  n'êtes  guère 
raisonnable  ! 

Chacun  sait  ce  que  cela  signifie  : 

—  Dépêchez-vous,  les  enfants  :  le  temps  perdu 
ne  se  rattrape  pas. 

Je  mets  longtemps  à  chercher  mes  allumettes  et, 
quand  je  les  ai  enfin  trouvées,  je  frotte  à  l'envers. 
Je  laisse  le  temps  immoral  nécessaire.  Je  le  laisse 
juste,  car  il  faut  de  la  mesure  en  tout  et  de  la  dis- 
crétion. 

Oui,  voilà  ce  que  j'ai  été  avec  ces  jeunes  gens. 

Mais  il  y  a  eu  un  autre  homme  en  moi  ;  il  y  a  eu 
un  amoureux,  un  ensorcelé,  un  fou. 

J'ai  réussi  à  faire  venir  Josette  aux  répétitions  ; 
nous  l'avons  eue  deux  fois. 

Elle  avait  les  couplets  d'Evrard  et  les  partitions 
depuis  trois  semaines.  Jeudi  dernier  je  me  suis  pré- 
senté chez  elle  pour  avoir  des  nouvelles,  car  je  ne 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  145 

Tai  pas  rencontrée  chez  Mme  Bérion  depuis  que  nos 
répétitions  sont  en  train. 

Naturellement,  j'ai  vu  surtout  Mme  Olivet. 

—  Eh  bien  !  cette  pièce,  monsieur  Tournemine? 
on  en  dit  beaucoup  de  bien. 

—  Entre  nous,  madame,  beaucoup  trop. 

—  On  m'a  dit  que  c'était  très  beau...  de  grands 
sentiments... 

—  De  grands  sentiments  pour  un  petit  auteur, 
c'est  juste  ;  des  sentiments  bien  français  exprimés 
en  sabir  de  contrebande. 

—  En  tous  les  cas,  les  couplets  sont  fort  jolis. 

—  Précisément,  ils  ne  font  pas  partie  de  la  pièce  ; 
nous  les  avons  ajoutés  pour  égayer  un  peu  une 
scène  par  trop  monotone. 

—  De  qui  sont-ils? 

—  Cela,  c'est  un  secret. 

—  Ne  me  le  donnez  pas  en  quatre.  Voulez-vous 
parier  que  je  devine?  Ils  sont  de  vous. 

—  Un  secret,  madame... 
Faut-il  le  dire?  Je  n'ai  pas  été  très  malheureux 

de  ne  pas  pouvoir  attribuer  ces  couplets  à  Evrard. 

Mme  Olivet  et  moi  nous  n'avons  rien  à  nous 
envier  :  mes  couplets  valent  ses  confitures. 

Comme  la  conversation  menaçait  de  s'allonger 
fâcheusement,  j'ai  réclamé  Mlle  Josette.  Elle  est 
venue,  sérieuse  comme  à  ma  première  visite. 
Mme  Olivet  m'ayant  présenté  comme  l'auteur 
des   fameux    couplets,   elle    s'est    inclinée   le   plus 

10 


146  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

gravement  du   monde  ;  puis  elle   a   dit  avec  une 
nuance  de  moquerie  : 

—  Faut-il  aussi  complimenter  monsieur  de  la 
musique?  Les  vers  sont  jolis,  autant  que  je  puisse 
m'y  connaître,  mais  la  musique  est  délicieuse. 

—  Bonne  ou  mauvaise,  je  n'en  suis  pas  respon- 
sable, mademoiselle,  aussi  vrai  que  j'existe  l 

Mme  Olive  t  : 

—  Cachottier  ! 

Mais  Josette,  heureuse  je  crois  bien  de  donner 
une  leçon  à  sa  belle-mère  : 

—  C'est  du  Massenet...  un  passage  très  connu  et 
très  facile,  d'ailleurs. 

J'ai  changé  la  conversation.  Nous  avons  décidé  que 
je  ferais  transporter  le  piano  à  la  salle  des  répétitions 
et  que  Josette  viendrait  le  lendemain,  vendredi. 

Elle  est  venue. 

J'avais,  pour  elle,  soigné  ma  toilette  ;  les  autres, 
prévenus,  en  avaient,  je  crois,  fait  autant.  Je  crai- 
gnais un  peu  de  froideur,  un  peu  de  gêne,  car 
Josette  n'habitant  Lurgé  que  depuis  un  an  n'a 
pas  pu  avoir  de  nombreuses  relations  avec  mes 
artistes. 

Mes  craintes  étaient  vaines.  Thérèse  s'est  rap- 
pelée avoir  joué  à  la  marelle  avec  Mlle  Olivet  et 
elle  s'est  mise  à  la  tutoyer.  La  glace  a  été  rompue. 

J'ai  mis  mes  acteurs  en  scène. 

—  Nous  allons  commencer.  Monsieur  Chariot, 
voulez-vous  faire  votre  entrée? 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  141 

—  Voici  !  Bonjour  la  compagnie  ! 

—  Pas  de  blagues,  vous  î 

—  Faut  bien  saluer  !  Je  ne  suis  pas  fier,  moi. 

—  Allez  !  sérieusement  !  Tâchez  de  vous  rappeler 
votre  rôle  ;  vous  ne  le  savez  pas  encore. 

Devant  Josette,  j*ai  peur  de  paraître  pédant.  Et 
puis  cette  pièce  est  vraiment  trop  ridicule  ;  si  elle 
s'y  connaît  un  peu,  je  suis  perdu  d'honneur.  Il  vaut 
mieux  qu'elle  n'écoute  pas.  Laissons  mes  gens  se 
débrouiller. 

Je  l'installe  devant  son  piano  et,  à  voix  basse, 
pour  ne  pas  déranger  les  autres,  j'attire  son  atten- 
tion sur  l'éclairage  qui  n'est  pas  fameux  :  nous 
n'avons  pas  allumé  les  bougies. 

—  Oh  !  monsieur,  c'est  tout  à  fait  suffisant  ; 
ma  musique  est  si  simple  !  je  jouerais  dans  l'obscu- 
rité. 

—  Cependant,  je  vais  installer  vos  partitions, 
pour  l'honneur. 

—  Alors,  installez-les  bien,  monsieur;  ne  les 
mettez  pas  la  tête  en  bas  ! 

C'est  juste.  Pourquoi  se  moque-t-elle  ainsi  de 
moi?  Mes  pauvres  mains  tremblent. 

Les  autres  font  beaucoup  de  bruit  derrière  nous  ; 
on  dirait  des  écoliers  turbulents  pendant  une 
absence  du  maître.  Josette  s'en  aperçoit.  D'ail- 
leurs toutes  ces  demoiselles  éclatent  de  rire  ;  c'est 
Chariot  qui,  fourvoyé,  improvise. 

Il  se  retourne  : 


148  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

—  Pourquoi  rigolez-vous?  Ce  n'est  pas  ma  faute  : 
le  patron  n*est  pas  là,  ce  soir,  pour  souffler.  | 

Je  sens  que  je  deviens  rouge.  Heureusement  ils 
en  sont  à  la  fin  du  deuxième  acte,  à  la  scène  des 
couplets.  Anna  chante,  Josette  joue.  Tout  le  monde 
écoute  ;  nous  n'avions  pas  encore  entendu  ça. 

Nous  applaudissons  ;  Anna  recommence  les  cou- 
plets,  puis  la  pièce  continue.  1 

Elle  devrait  continuer  toujours.  Accoudé  au 
piano,  j'appelle  à  moi  les  prunelles  fraîches  et  si 
vivantes  ce  soir  ;  je  resterais  ici  toute  la  nuit,  toute 
la  vie.  Il  faut  pourtant  bien  parler. 

—  Mademoiselle  Josette,  je  vous  prie,  n'écoutez 
pas  ces  niaiseries  ;  cette  pièce  est  absurde. 

—  Mais  c'est  vous  qui  l'avez  choisie,  paraît-il. 

—  Raison  de  plus  ;  vous  me  croirez  plus  bête  que 
je  ne  suis. 

—  Pas  du  tout,  au  contraire. 

Je  sursaute.  Le  ricaneur  se  réveille  en  moi  \  je 
l'entends  gouailler  : 

—  Non,  mais  ce  qu'elle  t'achète  I 

Très  vite  je  me  rassérène.  Elle  a  dit  cela  par  dis- 
traction, pour  parler,  elle  aussi. 

—  Mademoiselle,  c'est  moi  qu'il  faut  écouter  ; 
je  vous  conterai  comment  j'ai  été  amené  à  brandir 
cette  Hampe  mystérieuse. 

—  Ne  dites  pas  de  mal  de  cette  pièce  :  elle  vous 
a  donné  l'occasion  d'écrire  une  bien  jolie  chanson 
en  collaboration   avec  Massenet. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  149 

—  Taquinez-moi,  mais  soyez  juste.  Je  ne  suis 
pas  responsable  de  cette  chanson,  pas  seul  du  moins  ; 
le  véritable  auteur  n*est  pas  ici. 

(Pas  seul...  le  véritable  auteur...  Ma  conscience  est 
à  peu  près  tranquille  et  l'honneur  est  à  peu  près 
sauf.) 

—  Où  est-il  donc?  Je  voudrais  bien  le  connaître. 

—  C'est  un  secret,  mademoiselle. 

—  Oh  I  vous  éveillez  ma  curiosité. 

—  Et  je  la  satisfais...  L'auteur  véritable  est  mon 
ami  Evrard.  Il  est  exclu  de  ces  réjouissances  ;  mais 
c'est  un  bon  camarade,  il  m'a  aidé  ;  en  cachette, 
par  exemple,  en  cachette  !  Vous  êtes  seule  à  le 
savoir  et  ne  mettez  personne  dans  la  confidence  : 
si  sa  femme  l'apprenait,  elle  l'empoisonnerait  ! 

—  Mais  pourquoi  ces  couplets?  Ils  ne  semblent 
pas  nécessaires  à  la  pièce... 

—  Pas  le  moins  du  monde. 

—  Alors,  pourquoi? 

—  Mademoiselle,  vous  êtes  curieuse  I 

—  Est-ce  encore  un  secret? 

—  Hélas  I 

—  Je  le  saurai  donc. 

—  Ah  !  vous  êtes  sûre  de  votre  force  !  Eh  bien, 
soit  î  Mademoiselle  Josette,  c'est  un  secret  très  gros, 
très  lourd,  très  difficile  à  dire.  Êtes- vous  de  bonne 
humeur? 

—  Mais...  oui,  je  crois. 

—  Tant  pis  I  votre  rire  est  la  plus  belle  musique 


150  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

que  je  sache,  mais  pour  une  fois,  je  ne  voudrais  pas 
Tentendre.  Je  vous  en  prie,  soyez  grave...  c'est 
cela...  Baissez  un  peu  les  yeux,  voulez- vous?...  Vous 
rappelez-vous  mes  paroles,  la  première  fois  que 
nous  avons  parlé  de  cette  représentation...  là-bas, 
chez  Mme  Bérion,  dans  le  petit  bureau?  Non,  vous 
ne  vous  les  rappelez  pas...  mes  pauvres  paroles  I 
je  ne  les  avais  pourtant  pas  prononcées  du  bout  des 
lèvres...  Je  me  souviens,  moi...  Il  faisait  brun,  j'au- 
rais à  peine  pu  voir  vos  yeux...  Mais  je  ne  vous  regar- 
dais pas  en  face  ;  votre  profil  se  dessinait  dans  le 
jour  cendré  et  délicat  ;  vous  aviez  un  corsage  gris... 

—  Mon  secret? 

—  J'y  arrive,  m'y  voici  tout  de  suite.  Il  me  fal- 
lait des  couplets  parce  qu'ils  me  garantissaient 
votre  présence  ici.  Pièce,  personnages,  répétition, 
rien  de  tout  cela  ne  comptait  pour  moi.  Avec  de 
la  musique,  j'espérais  bien  vous  faire  venir...  Oh  ! 
ne  riez  pas,  ne  riez  pas  tout  de  suite  !  Laissez-moi 
un  instant  ma  folie.  Cette  minute  est  si  douce,  ne 
la  gâtez  pas  !  S'il  vous  plaisait  maintenant  de  lever 
les  yeux...  Faites-moi  l'aumône  d'un  regard  pour 
que,  tout  à  l'heure,  quand  nous  nous  séparerons, 
j'emporte  une  image  illuminée  dont  s'éclairera  ma 
chambre  froide  et  triste... 

Pftt  ! 

Ténèbres  ! 

J'avais  oublié  Chariot. 

Josette  a  jeté  un  léger  cri  ;  elle  n'a  pas  dû  bou- 


LE  CHEMIN    DE   PLAINE  151 

ger  ;  elle  est  là,  devant  moi,  mais  je  ne  la  vois  pas 
du  tout. 

Mes  allumettes  I  Justement  je  ne  les  trouve  pas  ; 
je  les  avais  pourtant  tout  à  l'heure...  Cette  poche... 
cette  autre...  rien  !  C'est  fait  exprès. 

Rires,  trépignements. 

—  Messieurs,  qui  de  vous  va  rallumer  la  lampe? 
Je  n'avais  pas  prévu  cet  accident... 

Chariot,  d'un  accent  impossible..  : 

—  Qui  c'est  ici  qui  a  des  chimiques?  Le  patron, 
ce  soir,  il  les  a  oubliées,  les  siennes... 

Je  l'étranglerais  I 

Ceux  qui  ont  le  temps  pouffent,  les  autres  font 
des  bruits  divers.  Mes  yeux  s'habituent  un  peu  à 
l'obscurité  ;  j'aperçois  une  tache  blanche  :  c'est  le 
col  de  Josette.  Que  va-t-elle  penser?  Elle  ne  revien- 
dra plus  !  Que  faire?  Je  ne  trouve  pas  ces  maudites 
allumettes. 

—  De  grâce,  messieurs,  fouillez  bien  vos  poches. 
Thérèse  éclate  ;  elle  la  trouve  bien  bonne,  mon 

histoire  d'allumettes  perdues  !  Son  rire  se  rap- 
proche ;  puis,  une  forme  sombre  passe  devant  moi, 
deux  mains  se  lèvent  jusqu'à  ma  figure,  deux  mains 
tâtonnantes,  curieuses,  fouillant  l'obscurité. 

Complaisamment  je  baisse  la  tête,  je  me  laisse 
palper.  Voici  mes  cheveux,  mes  lèvres...  oui,  mes 
lèvres...  et  la  joue  de  Mlle  Olivet  n'est  pas  dans  le 
voisinage  ;  tu  peux  chercher,  ma  petite  Thérèse  ! 

Les  deux  mains  s'en  vont  ;  Josette,  frôlée,  pousse 


152  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

un  cri,  se  lève  et,  nerveuse,  se  jette  contre  moi,  me 
saisit  le  bras,  le  lâche  aussitôt. 

Ce  mouvement  fait  tomber  ma  boîte  d'allumettes 
qui  était  sur  le  coin  du  piano.  Je  me  baisse.  A  quatre 
pattes,  je  frôle  des  jupes.  Mes  lectures  assignent 
cette  position  à  Tamant  romantique,  passionné  et 
respectueux.  Sur  le  plancher,  mes  mains  circulent, 
grandes  ouvertes.  Si  j'allais,  au  lieu  d'allumettes, 
ramasser  les  mollets  de  Thérèse  !  Bien  que  mes 
ongles  ne  soient  pas  rétractiles...  Mais  je  pourrais 
me  tromper...  Mes  oreilles  chantent,  mon  hanne- 
ton bourdonne  à  bruyantes  élytres.  Oh  I  les  ténèbres 
du  mal  I 

Heureusement  j'ai  trouvé.  Que  la  lumière  soit  ! 

Thérèse,  ange  déchu,  éteint  la  flamme. 

Je  me  venge  silencieusement  :  dans  huit  jours 
elle  pourra  encore  admirer  le  bleu  souvenir  de  cette 
scène. 

Une  lueur  seconde  brille  très  haut  entre  mes 
paumes  jointes. 

—  Mesdemoiselles,  messieurs,  la  représentation 
continue. 

Je  mianque  d'assurance.  J'ai  le  bout  des  doigts 
poussiéreux  et  mes  cheveux  trop  longs,  relevés  en 
coup  de  vent,  n'ont  pas  su  se  tenir  quand  je  me  suis 
baissé.  M 

Je  voudrais  bien  revenir  près  du  piano,  mais 
Thérèse  est  en  train  d'édifier  Josette.  Que  peut- 
elle  ainsi  lui  conter  à  l'oreille?  Elle  est  très  capable 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  153 

de  lui  dire  que  je  l'ai  pincée.   Il  faut  intervenir. 

—  Mademoiselle  Forestier,  en  scène  I 

—  C'est  mon  tour,  déjà?  Eh  bien!  monsieur, 
prenez  ma  place  I 

Je  ne  me  le  fais  pas  dire  deux  fois. 

—  Vous  entendez,  mademoiselle  Josette?  j'obéis. 
Moi  qu'on  nomme  le  patron,  j'obéis  à  tout  le  monde. 

—  A  Thérèse,  surtout. 

—  Surtout,  non  I  à  elle  comme  aux  autres. 

—  Elle  est  jolie. 

—  Elle  n'est  pas  mal.  Dites-moi,  elle  vous  a  fait 
bien  peur  !  Mes  acteurs  ont  parfois  des  plaisanteries 
de  mauvais  goût.  Je  ne  saurais  vous  dire  combien 
je  regrette  cet  incident... 

—  Cet  incident  prévu,  quotidien...  Pourquoi 
mentez-vous,  monsieur? 

—  Mademoiselle   Josette,   écoutez-moi... 

—  Je  vous  aurais  cru  tout  à  l'heure,  mais  la 
courte  nuit  qui  vient  de  passer  m'a  porté  conseil. 
Je  ne  reviendrai  plus  ici. 

—  Oh  I  ne  dites  pas  cela  î  Ce  que  vous  avez  cru, 
vous  le  croirez  encore.  Oh  !  vos  yeux,  comme  ils 
sont  tristes  !  Josette  !  Josette  !  Votre  nom  est  doux 
comme  un  matin  d'avril,  et  toute  la  jeunesse  du 
monde  auréole  votre  front.  Votre  image  adorée 
brille  souverainement  sur  le  fond  changeant  de  ma 
pensée.  Oh  1  vous  me  croirez  encore  I  Mon  amour 
est  si  fort  que  vous  ne  sauriez  douter. 

—  Thérèse  non  plus  ne  doute  pas. 


154  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

—  Thérèse  I  Mais  c'est  fou,  c'est  absurde...  c'est 
méchanceté  pure...  L'accompagnement  est  parfait, 
à  mon  avis  du  moins. 

Comme  un  braconnier,  après  avoir  sauté  une  haie, 
change  d'allure  sur  la  voie  publique,  j'ai  brusque- 
ment changé  de  ton  :  Thérèse,  délivrée  de  son  rôle, 
s'avance  vers  nous. 

Malheureusement,  ni  moi  ni  Josette  n'avons 
changé  de  front.  Thérèse  s'amuse  comme  une  folle. 

—  Pardon,  !  je  ne  dérange  pas  ces  m'sieur-dame? 
Elle  tire  un  tabouret  et  s'installe  entre  Josette  et 

moi.  Familière  comme  elle  ne  l'a  jamais  été,  elle 
me  frappe  sur  les  doigts  avec  une  partition  roulée. 
Si  le  diable  passait  et  qu'il  en  voulût,  je  la  lui  don- 
nerais bien  volontiers. 

Cependant  la  dernière  scène  est  jouée.  Un  à  un 
les  autres  font  le  cercle  autour  de  nous.  J'en  ai 
vite  assez.  Heureusement  M.  Olivet  vient  chercher 
Josette.  Pressé,  il  ne  s'attarde  pas  aux  salutations  ; 
cependant  il  me  serre  la  main,  à  moi.  Cet  homme 
important  ne  se  doute  pas  de  mon  audace. 

Aussitôt  qu'il  est  parti  avec  Josette,  les  autres 
sortent  aussi.  Je  reste  le  dernier  comme  à  l'habi- 
tude. La  main  haute,  j'attends  pour  éteindre  la 
lampe  que  Thérèse  ait  fini  de  s'emmitoufïler.  Elle 
y  met  le  temps. 

—  Faut-il  donc  vous  aider,  mademoiselle  Thé- 
rèse? 

—  Mais  I  Si  vous  étiez  galant...  Vous  me  devriez 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  155 

bien  ça,  d'ailleurs,  je  viens  de  vous  rendre  un  fier 
service. 

—  Un  service,  vous? 

—  Un  peu...  j'ai  joliment  avancé  vos  affaires. 

—  Je  n'ai  pas  l'honneur  de  comprendre  ;  parlez 
clairement. 

—  Faites  l'imbécile  !  ça  vous  va,  vous  savez  !... 
C'est  une  bonne  fille,  je  l'aime  bien  ;  elle  aussi 
m'aime  bien,  mais  ce  soir  elle  m'aurait  fusillée... 
Vous  n'avez  pas  vu  ses  yeux? 

—  Mais,  qu'est-ce  que  vous  me  chantez  là?  Vous 
me  disiez  que  vous  m'aviez  rendu  service. 

—  Parfaitement  !  Elle  ne  pensait  seulement  pas 
à  vous,  votre  Josette...  Je  l'ai  rendue  jalouse. 

—  Jalouse  !  de  qui? 

—  De  moi,  de  nous  toutes  ;  et  la  voilà  emballée  ; 
vous  avez  de  la  veine,  car  vous  n'êtes  pas  épatant, 
vous  savez  ! 

—  Tiens  !  tiens  !  tiens  I  C'est  pour  votre  plaisir 
que  vous  jouez  ces  petites  comédies? 

—  Oui,  pour  passer  le  temps  ;  et  pour  rendre 
service  à  la  jeunesse.  Seulement,  une  autre  fois,  ne 
me  pincez  pas  si  fort,  vous  !  J'ai  un  bleu. 

—  Faites  voir  I 

—  Allez  donc,  sale  type  ! 

Elle  est  affriolante  mais  elle  ne  m'émeut  pas. 
Elle,  de  son  côté,  a  l'air  très  calme,  mais  si 
j'éteignais  la  lampe  elle  me  tomberait  dans  les 
bras. 


156  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

C*est  une  petite  rouée  ;  elle  s'est  amusée  de  nous. 

Mais  je  ne  comprends  pas  bien  son  cas.  Quand 
est-elle  sincère?  Jamais  complètement  sans  doute  ; 
il  y  a  de  la  pose  dans  chacune  de  ses  attitudes  ; 
comme  dans  les  miennes,  les  nôtres,  les  vôtres,  les 
leurs...  Le  cœur  humain  est  un  écheveau  très  em- 
brouillé ;  j'ai  lu  ça  partout  ;  c'est,  par  conséquent,  ■ 
tout  à  fait  sûr. 


Hier  soir,  Jtosette  vint  avec  sa  belle-mère.  Mais 
le  Dieu  des  amoureux  avait,  dans  la  journée,  envoyé 
à  Mme  Michaud  des  vapeurs,  des  étouffements  et 
une  migraine  que  l'on  peut  dire  carabinée  puis- 
qu'elle légitima  l'intervention  du  médecin. 

Mme  Olivet  fut  obligée  d'aller  voir  cette  pauvre 
dame  et  je  passai  la  soirée  près  du  piano.  De  temps 
en  temps  Thérèse  se  dérangeait  pour  venir  chu- 
choter à  l'oreille  de  Josette. 

—  Qu'est-ce  qu'elle  vous  raconte  donc?  deman- 
dai-je  à  la  fin. 

—  Bien  des  choses  ;  mais  je  ne  suis  pas  forcée 
de  vous  les  répéter. 

—  C'est  dommage,  je  pourrais  peut-être  démentir. 

—  Vous  croyez?  Ce  ne  serait  pas  si  facile  :  elle 
dit  tantôt  blanc,  tantôt  noir. 

—  Aujourd'hui,  elle  dit... 

—  Blanc  I 

—  Et  quelle  est  votre  couleur  préférée? 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  157 

—  Mais  le  blanc,  naturellement  ! 

Disant  ces  mots,  Josette  leva  vers  moi  des  yeux 
limpides  et  joyeux.  Jamais  je  ne  l'avais  vue  si  jolie. 
Une  envie  folle  naquit  en  moi,  un  de  ces  désirs 
brusques  et  irrésistibles  qui  remplissent  toute  l'âme. 
Je  regardai  furtivement  mes  comédiens.  Chariot 
était  debout  sous  la  lampe  ;  j'arrêtai  une  seconde 
mes  yeux  sur  les  siens. 

Vas-y  Chariot  ! 

Il  comprit.  La  lampe  s'éteignit. 

—  Oh  !  cria  Josette. 
Je  l'attirai  à  moi. 

—  N'ayez  pas  peur,  chuchotai-je  et  pardonnez- 
moi.  Je  vous  aime  !  Pardonnez-moi  ce  baiser...  cet 
autre...  et  tous  ceux-ci,  achevai-je,  en  posant  mes 
lèvres  sur  ses  cheveux. 

Surprise,  elle  se  débattait  pourtant.  Je  me 
reculai  vivement  et  je  fis  craquer  une  allumette. 
Une  porte  s'ouvrit  chez  M.  Michaud  ;  Mme  Oli- 
vet,  sa  visite  terminée  venait  nous  entendre.  Il 
était  temps  ! 

Josette  s'était  remise  à  son  piano.  J'allai  à  elle  et 
je  murmurai  : 

—  Vos  yeux  I  montrez  vos  yeux  1 

Elle  eut  un  imperceptible  mouvement  de  tête  qui 
disait  : 

—  Non  !  non  ! 

et  ses  mains  coururent  au  hasard  sur  les  touches. 
La    soirée    s'acheva    correctement.    Mme    Olivet 


158  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

trouva  la  pièce  charmante,  les  chansons  délicieuses  : 
quant  à  ma  troupe,  elle  est  sans  rivale.  Allons,  tant  ; 
mieux  ! 

Au  mom.ent  de  partir,  j'offris  à  ces  dames   de- 
les     reconduire  ;    Mme    Olivet    accepta  ;    elle    est 
peureuse,  dit-elle,  et  craint  de  traverser  le  bourg 
endormi. 

Nous  partîmes.  Il  faisait  froid  ;  c'était  une  belle 
nuit  d'hiver,  scintillante  et  violette.  Nous  allions 
bon  train  ;  Mme  Olivet,  trop  emmitoufïlée,  s'essouf- 
flait à  parler  ;  elle  entr' ouvrit  son  manteau. 

—  Vous  allez  tout  de  même  un  peu  vite,  jeunes 
gens,  avoua-t-elle. 

—  Eh  bien,  ralentissons  !  dis-je.  C'est  que  j'ai 
l'habitude  de  marcher  à  grands  pas.  D'ailleurs  ce 
temps  sec  et  clair  allège  ;  ne  trouvez-vous  pas,  mes- 
dames, que  ce  vent  pique  la  gorge  comme  un  petit 
vin  blanc? 

—  Moi,  répondit  Josette,  j'aimerais  courir  ;  il  me 
semble  que  je  ne  me  fatiguerais  pas. 

—  Vous  vous  vantez,  mademoiselle.  Je  parie  que 
vous  ne  sauriez  seulement  courir  jusqu'à  votre 
demeure,  à  cent  cinquante  mètres  d'ici. 

—  Oh  !  je  parierais  bien. 

—  Eh  bien  !  courons  !  madame,  courons  !  voulez- 
vous? 

—  Oh  monsieur  !  comme  vous  êtes  jeune  !  mi- 
nauda Mme  Olivet.  Si  l'on  nous  voyait,  on  nous 
croirait  fous. 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  159 

—  Qui  vous  dit  que  nous  ne  le  sommes  pas? 
Courons  i  Un...  deux...  trois  ! 

Téméraire,  je  saisis  le  bras  de  Mme  Olivet  et  je 
l'entraîne.  Elle  ne  résiste  pas,  la  vieille  toquée  ! 
Josette,  d'abord  indécise,  grande  fille,  s'est  élancée 
à  son  tour  ;  elle  nous  dépasse  ;  son  rire,  étouffé  par 
sa  fourrure,  s'enfuit. 

J'abandonne  l'autre  et,  en  dix  enjambées,  je 
la  rejoins.  Mon  bras  autour  de  sa  taille,  j'accélère 
sa  course. 

—  Mademoiselle  Josette,  ne  nous  arrêtons  pas 
chez  vous...  Je  vous  emporte  pour  moi  seul,  dans 
un  pays  secret,  au  bout  du  monde. 

Si  tu  veux,  faisons  un  rêve  : 
Montons  sur  deux  palefrois  ; 
Tu  m'emmènes,  je  t'enlève  ; 
L'oiseau  chante  dans  les  bois. 

Je  l'emporte  maintenant  tout  de  bon  ;  je  sens  sur 
ma  joue  le  frôlement  de  ses  cheveux.  Nous  sommes 
devant  la  grille  de  sa  maison  ;  il  y  a  là  un  gros  arbre 
qui  s'avance  sur  la  route  ;  je  m'arrête  derrière,  dans 
la  nuit  propice.  Josette,  toute  frémissante  de  la 
course,  est  encore  sur  mon  bras.  Elle  se  cache  la 
ligure,  mais  mes  lèvres,  entre  ses  doigts,  trouvent 
ses  lèvres. 

Elle  m'a  rendu  mon  baiser... 

Elle  m'aime  !  Josette  m'aime  !  Mon  bonheur  est 
merveilleux  ! 


160  LE   CHEMIN    DE    PLAIJNE 

12  janvier,  —  Les  costumes  sont  arrivés.  Erreur  I 
Horreur  I  Ils  ne  sont  pas  de  1815  ;  ils  sont  «  fin  de 
siècle  »  !... 

J'ai  voulu  les  renvoyer,  mais  M.  Michaud  s*y  est 
opposé. 

—  Non  !  non  I  cela  retarderait  encore  la  repré- 
sentation. Et  puis  ces  costumes  ont  un  avantage  : 
on  les  connaît,  au  moins  I 

Soit  I 

Il  y  a  peu  de  chose  pour  ces  demoiselles.  Elles 
s'habilleront  elles-mêmes  sous  la  direction  de 
Mme  Michaud.  Pour  les  hommes,  il  y  a  quatre 
costumes  militaires,  des  épées,  des  étuis  à  revolver  ; 
il  y  a  aussi  des  fausses  barbes,  car  mes  guerriers, 
sauf  Chariot,  sont  des  blancs-becs. 

Mme  Michaud  et  Mme  Godard  ont  été  un  peu 
déçues  ;  elles  ont  trouvé  que  cela  ne  faisait  pas 
assez  d'effet.  On  voit  bien  qu'elles  n'ont  jamais 
servi  dans  un  régiment  d'infanterie. 

Il  y  a  là  la  pelure  d'un  général  et  de  deux  capi- 
taines. Le  triste  auteur  ne  pouvait  pourtant  pas 
faire  beaucoup  mieux. 

Nous  n'avons,  il  est  vrai,  ni  bottes  ni  éperons  ;  mais 
j'ai  assuré  que  j'en  trouverais  chez  les  ouvriers  du  cuir. 
Au  besoin,  des  guêtres  vernies  feront  office  de  bottes. 

J'ai  ajouté  : 

—  Je  passerai  d'ailleurs  tous  ces  fourreaux  de 
bancals  au  tripoli.  Ça  me  connaît,  l'astiquage.  Vous 
verrez,  vous  verrez  ça  aux  lumières  !  ^ 


LE   CHEiMlN    DE    PLAINE  161 

13  jaiwier.  —  Ce  matin  j'ai  passé  sous  sa  fenêtre. 
Amoureux  moderne,  j'y  suis  passé  à  bicyclette  et 
je  lui  ai  donné  l'aubade  avec  une  trompe  nickelée. 

Par  malheur  sa  fenêtre  est  loin  de  la  route, 
tout  au  fond  d'un  jardin,  et  j'ai  été  obligé  de  passer 
vite. 

J'ai  filé  sur  les  Pernières  comme  pour  une  course 
urgente,  puis  j'ai  fait  demi-tour.  A  l'entrée  du  bourg, 
la  route  fait  un  crochet  assez  brusque  :  il  n'est  pas 
ridicule,  il  est  même  prudent,  d'avertir  à  cet  endroit. 
J'ai  donc  à  nouveau  pincé  ma  poire.  Puis,  devant 
la  grille,  je  me  suis  donné  le  ridicule  de  l'homme 
qui  perd  son  chapeau.  Il  m'a  fallu  descendre  et  j'ai 
eu  le  temps  de  voir  un  rideau  se  soulever...  Oh, 
timidement  !  mais  enfin  je  ne  me  suis  pas  abusé, 
c'était  elle.  Seulement,  à  cette  distance,  on  ne  peut 
rien  dire  avec  les  yeux. 

Elle  s'est  dérangée  à  son  tour  cette  après-midi. 
Elle  est  venue  chez  Mme  Bérion  pendant  que  je 
donnais  ma  leçon.  J'ai  reconnu  son  pas  et  sa  voix 
m'est  arrivée,  très  assourdie,  à  travers  la  cloison. 
Si  elle  était  restée  dans  la  cuisine,  j'aurais  eu  besoin 
d'une  douzaine  d'allumettes  ou  d'une  boîte  de  hari- 
cots ;  mais  Mme  Bérion  l'a  entraînée  au  premier  — 
et  pas  même  sur  ma  tête. 

Maintenant,  je  ne  désire  rien  tant  que  la  revoir. 

Si  je  n'avais  la  certitude  de  la  rencontrer  samedi  à 
notre  «  générale  »,  je  ne  sais  pas  de  quelle  folie  je 
serais  capable. 

Il 


162  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

15  janvier.  —  Répétition  générale.  Pièce,  chants, 
monologues,  tout  doit  y  passer. 

Nous  avons  quelques  invités.  D'abord,  M.  et 
Mme  Michaud,  Mme  Olivet,  Mme  Godard  (M.  Go- 
dard n'y  est  pas,  il  ne  sort  pas  avec  sa  femme)  ; 
puis  les  chanteurs,  les  chanteuses,  les  comiques, 
Mitron  Maurice,  violon,  son  frère  Paul,  contre- 
basse, Bijard,  clarinette,  d'autres  fifres  que  je  ne 
connais  pas. 

Nous  avons  même  M.  le  Maire.  C'est  M.  Michaud 
qui  l'a  invité  et  il  n'a  pas  osé  rester  chez  lui. 

Il  est  timide.  Heureusement,  je  me  suis  occupé  de 
lui  ;  je  l'ai  placé  soigneusement  dans  un  petit  coin 
où  personne  ne  viendra  le  déranger.  C'est  un  vieux 
paysan  ;  il  est  M.  le  Maire  parce  que  les  gros  bon- 
nets du  Conseil  municipal  se  détestent  et  se  ja- 
lousent. Ils  l'ont  fait  nommer  officier  d'Académie 
pour  rehausser  le  prestige  de  Lurgé.  Lui,  glorieux, 
porte  le  ruban  à  son  gilet  et  sa  blouse  est  débou- 
tonnée ;  il  s'appelle  Jean  ;  les  vieux  de  son  âge 
l'appellent  Jeandrille,  mais  il  a  le  sentiment  de 
l'emporter  sur  eux. 

Ici,  il  ne  sait  pas  trop  quelle  contenance  tenir  à 
cause  de  ces  vieilles  dames  emplumées  et  de  ces 
trois  ou  quatre  freluquets  qui  parlent  du  bout  des 
lèvres. 

Alors  il  sort  sa  pipe.  Je  lui  offre  mon  paquet  de 
tabac. 

—  Merci,  ben  honnête  ;  ma  grange  est  afîanée. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  163 

Le  voilà  en  confiance.  Je  ne  suis  pas  imposant, 
moi  ;  je  lui  sers  d'appui. 

Mitron  jeune  vient  déposer  sa  contrebasse  à  côté 
de  nous.  M.  le  Maire  s'ébahit  devant  ce  meuble. 

—  Fi  de  la  mère  !  En  v'ià  un  violon  !  D'mon 
temps,  avec  un  machin  comme  ça,  j'aurais  pas  été 
en  peine  de  faire  danser  une  noce  de  deux  cents 
personnes. 

—  Vous  jouez  du  violon,  monsieur  le  Maire? 

—  Ben  sûr  !  d'mon   temps   j'en  craignais  point. 

—  Vous  devriez  jouer  demain  ;  si  nous  avions 
su... 

—  Ben  honnête  !  je  joue  pas  la  note,  je  joue  de 
routine.  Vous,  monsieur  Tournemine,  avez-vous 
point  une  musique? 

—  Moi,  je  sais  jouer  des  castagnettes  ;  mais  je 
les  ai  laissées  chez  ma  mère. 

—  Ah! 

Cependant  les  musiciens  sont  en  place,  le  bec 
prêt,  les  mains  prêtes.  Josette,  devant  son  piano, 
attend  le  signal  de  Mitron  aîné  qui  est  chef  d'or- 
chestre. 

Nous  ne  nous  sommes  pas  parlé  ;  je  n'ai  même  pas 
pu  l'approcher  encore  ;  mais,  lorsqu'elle  est  entrée, 
ses  beaux  yeux  ont  cherché  les  miens. 

Je  dérange  bruyamment  un  banc  ;  elle  tourne  la 
tête.  C'est  moi,  oui,  c'est  moi  ;  je  voulais  tes  yeux, 
mon  amie.  Maintenant  ton  âme  est  avec  la  mienne  ; 
je  vais  t'écouter  sans  être  jaloux  de  ces  musiciens. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE 


I 


Mitron  a  compté  une  mesure  pour  rien.  Les  voilà 
partis. 

Dans  notre  coin  nous  écoutons  respectueusement. 
M.  le  Maire  tire  sur  la  fumée  ;  à  chaque  aspiration 
la  peau  de  ses  joues  s'enfonce  profondément  entre 
ses  mâchoires  ébréchées.  Il  ôte  sa  pipe  et  tend  le 
cou  ;  il  va  cracher.  Mais  il  hésite,  regarde  autour 
de  lui  craintivement  ;  il  se  retourne  enfin  et  crache 
dans  le  coin,  derrière  son  tabouret. 

Il  n'avait  pas  prévu  cet  embarras.  Autant  ne  pas 
fumer.  Il  s'essuie  la  bouche  et  remet  sous  sa  blouse, 
dans  la  poche  de  son  gilet,  sa  pipe,  chaude  comme 
un  petit  oiseau. 

Je  l'abandonne. 

Joséphine  chante.  Je  passe  en  revue  ma  troupe 
qui  attend  bien  sagement  dans  le  fond  de  la  salle. 

—  Monsieur  Forestier,  pourquoi  avez-vous  ôté 
les  bougies  du  piano? 

—  Je  n'ai  rien  ôté  du  tout  ;  pourquoi  m'accusez- 
vous? 

—  Je  suis  sûr  que  c'est  vous. 

—  C'est  vous,  plutôt  !  je  ne  m'occupe  pas  des 
pianistes,  moi  ! 

Touché  I  cela  se  voit  donc  bien  1  Je  m'efforce  de 
ne  pas  marquer  le  coup. 

—  En  tous  les  cas,  pas  de  blagues  ce  soir,  je  vous 
en  prie.  Que  dirait-on  par  la  ville? 

Joséphine  a  fini  triste,  triste.  C'est  notrq  tour. 
Nous  pe  sommes  pas  prêts.  Ces  nigauds  se  sont 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  10» 

équipés  en  dépit  du  bon  sens  ;  mon  général  a  Tair 
d'un  réserviste  et  mes  capitaines  sont  des  bleus. 

—  Messieurs,  l'arme  à  gauche  et  suspendue  ;  vous 
avez  un  crochet,  c'est  pour  vous  en  servir  ;  uîie  épée 
n'est  pas  un  parapluie. 

De  tous  ceux  qui  sont  ici,  je  suis  le  seul  ayant 
servi,  car  Mitron  a  été,  je  crois,  réformé.  Sous- 
officier,  officier  de  réserve  en  cas  de  besoin,  je  con- 
nais le  fourbi  dans  les  coins.  Cela  ne  diminue  pas 
mon  importance  aux  yeux  de  ces  femmes  et  de  ces 
gosses. 

—  Le  képi  droit,  messieurs,  et  un  peu  chiffonné... 

—  Et  pis,  la  musette  du  sergent  est  à  l'envers. 
Tiens  I  c'est  M.  le  Maire  qui  vient  de  remarquer 

ça.  Lui  aussi  est  un  vieux  guerrier.  N'importe  !  ce 
n'est  pas  un  rival  redoutable. 

—  En  effet  I  et  voyez,  monsieur  le  Maire,  comme 
ce  garçon  est  tiré.  Quand  vous  serez  au  régiment, 
monsieur  Forestier,  vous  ne  sortirez  pas  de  la 
caserne  attifé  comme  ça.  Débouclez  votre  ceinturon  ! 

D'un  coup  de  genou,  je  creuse  les  reins  de  Chariot  ; 
en  même  temps,  je  tire  sa  capote  et  je  fais  deux 
gros  plis  raides  et  corrects. 

M.  le  Maire,  intéressé,  s'est  approché  pour  me 
voir  faire. 

—  D'mon  temps,  on  s'y  prenait  point  de  même... 
c'était  ben  plus  difficile. 

Naturellement  !  Il  a  fait  sept  ans  et  cinq  garni- 
sons. Il  a  été  comme  moi  à  Bourges  ;  nous  avons 


166  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

monté  la  garde  à  la  même  caserne,  neuve  de  son 
temps,  vieille  du  mien.  Nous  sommes  presque  copains. 
Mais   nous   perdons   du  temps.   Tout  est  prêt  : 
allons-y  ! 

—  Allez-y,  Chariot  !  Je  vous  soufflerai  à  condition 
que  vous  ne  le  rendiez  pas  à  la  lampe.  J 

Cela  marche.  Cela  marche  même  mieux  que  je  ne 
l'aurais  espéré.  Ils  savent  leurs  rôles  ;  Chariot  lui- 
même  n'a  pas  trop  d'hésitations.  Ces  dames  sont 
enchantées.  Un  seul  accroc  au  deux  :  un  de  mes 
capitaines  ayant  tiré  sa  latte  n'a  pas  su  la  remettre 
au  fourreau. 

Les  couplets  me  donnent  l'occasion  de  m'ins- 
taller  près  du  piano  entre  Josette  et  Mme  Michaud. 
Je  vois  Josette  en  face  et  mes  prunelles,  de  temps 
en  temps,  prennent  les  siennes.  Quoi  qu'il  arrive, 
je  ne  bouge  plus  d'ici. 

Applaudissements.  Tiens  !  la  pièce  est  donc  ter- 
minée !  Cinq  minutes  de  papotage.  Mitron  aîné  fait 
le  gracieux  avec  les  dames.  Il  me  tanne. 

Mme  Olivet  me  félicite  de  loin,  puis  elle  félicite 
Mitron,  musicien-chef. 

Moi  je  fais  des  réserves,  je  critique  ;  au  hasard, 
d'ailleurs."  * 

—  Il  y  a  beaucoup  de  cuivres...  que  viennent 
faire  tous  ces  cuivres  I 

—  Du  bruit,  répond  Josette  assez  bas. 

—  Alors,  j'aurais  pu,  moi  aussi,  faire  une  partie 
avec  une  sirène  ou  une  trompe  de  bicyclette. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  167 

—  En  effet,  vous  n'en  jouez  pas  trop  mal. 

—  Qui  vous  l'a  dit? 

—  Je  vous  ai  entendu  jeudi  matia  et  ce  matin 
encore... 

—  Mais  je  ne  suis  pas  seul  à  me  servir  d'une 
trompe. 

—  Je  vous  ai  vu. 

—  Merci  !  je  vous  aime.  Moi,  hier,  je  vous  ai 
entendue  rire  chez  votre  cousine  et  mon  cœur  a 
bourdonné  comme  une  joyeuse  ruche. 

—  N'exagérez  point  ! 

—  Je  vous  adore  I  donnez-moi  vos  yeux. 

—  Oui,  mais  prenez  garde... 

—  Je  vous  aime.  N'ayez  aucune  crainte  I  je  vous 
parle  du  bout  des  lèvres  en  souriant  ;  personne  ne 
se  douterait  que  j'émiette  mon  cœur  et  que  je  vous 
en  jette  les  morceaux.  Vous  riez  !  Suis-je  assez  pré- 
cieux, dites  I  Si  j'en  avais  le  temps,  il  me  plairait,  ce 
soir,  nouer  pour  vous  au  fil  bleu  de  ma  tendresse 
toutes  les  fleurs  de  la  rhétorique  amoureuse,  les 
fleurs  excessives,  les  fleurs  aux  carnations  tragiques 
et  les  fleurs  anciennes,  les  fleurs  pâlies,  les  fleurs 
mièvres  et  désuètes...  Je  suis  bête...  Ayez  la  bonté 
de  ne  pas  vous  en  apercevoir...  Votre  amour  rajeu- 
nit tout  ;  votre  amour  est  doux  comme  le  miel  et 
parfumé  comme  les  premières  framboises.  C'est 
cela  ;  plaquez  un  accord.  Je  vous  aime  !  Je  veux 
vous  le  dire  à  toutes  les  notes.  Et  vous  avez  com- 
bien d'octaves? 


168  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

—  Six. 

—  Je  vous  aime.  Voici  Mitron,  la  bouche  en 
cœur  ;  dites-moi  qu'il  vous  assomme. 

—  Mais  je  ne  le  connais  pas  I 

—  Dites-moi  tout  de  même  qu'il  vous  assomme. 

—  Il  m'assomme. 

—  Merci  ;  je  vous  adore,  Josette  I 

Voici  que  la  soirée  s'achève.  Nous  n'avons  plus  à 
entendre  que  le  grand  morceau  final.  Un  signal  de 
Mitron  et  les  notes  montent,  retombent,  se  heurtent, 
s'agrippent  selon  l'absence  de  règles  qui  caractérise 
les  bruits  vraiment  artistiques. 

Mme  Olivet  se  penche  pour  me  dire  d'un  ton 
persuadé  que  «  cela  se  marie  très  bien  ».  Soit  !  J'ac- 
quiesce voloQtiers  ;  cela  importe  si  peu  I  D'ailleurs 
dans  les  meilleurs  ménages,  n'y  a-t-il  pas  des  chocs? 
A  mon  tour  je  découvre  de  l'allure  à  ce  morceau-là. 

—  Écoutons  !  Mitron  roule  des  yeux  inquiets  : 
nous  devons  approcher  des  passages  difficiles,  des 
phrases  culminantes.  Bijard,  Mitron  jeune,  tous  ces 
fifres  que  je  ne  connais  pas,  concentrent  leur  atten- 
tion :  écoutons  bien,  mad... 

Couac  !  Br...  br...  br... 

Chariot  professe  qu'une  plaisanterie  étant  bonne, 
il  est  inutile  de  la  changer.  Il  vient  encore  d'éteindre 
la  lampe  I  Je  ne  voudrais  pas  parier  qu'il  ne  l'étein- 
dra  pas  demain  soir  pendant  la  représentation. 

Petits  cris  ;  protestations  sévères  ;  bruits  confus. 

Josette  a  continué  à  jouer  ;  j'attrape  au  vol  sa 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  169 

main  leste  et  nos  doigts,  un  moment,  s'étreignent. 

Bijard,  facétieux,  gargarise  sa  clarinette  un 
cuivre  meugle  ;  les  cordes,  vexées,  se  sont  tues. 

Papa  Michaud  parle  sévèrement,  ce  qui  n'avance 
pas  les  choses.  Il  n'a  pas  d'allumettes  ;  c'est  bien 
son  tour  !  J'en  ai,  moi,  mais  je  ne  les  donnerai  pas. 
J'ai  été  assez  souvent  le  chandelier.  Ce  soir  je  ne 
suis  rien  dans  l'administration. 

Quelqu'un  me  frôle  ;  serait-ce  la  curieuse  Thérèse? 
Voici  une  main  de  femme,  voici  une  épaule,  une 
poitrine  tout  près  de  la  mienne... 

Et  toujours  pas  de  lumière.  Ma  jeune  bande  ne 
souffle  mot  ;  chacun  attend,  les  yeux  larges,  le  dos 
inquiet. 

Mais  voici  que,  du  fond  de  la  salle,  monte  un  petit 
bruit  saccadé,  une  sorte  de  bêlement  guilleret  qui 
doit  durer  depuis  le  commencement  de  cette  scène. 

C'est  M.  le  Maire  qui  rit.  Jeandrille  a  trouvé  cela 
meilleur  que  tout  le  reste.  C'est  ainsi  qu'on  s'amusait 
dans  sa  jeunesse,  entre  bergères  et  gars  de  labour. 

A  la  question  impatiente  de  M.  Michaud  : 

—  Alors,  personne  n'a  d'allumettes? 
Il  répond  entre  deux  hoquets  : 

—  Si  fait  !  Mé  I 

Et  il  finit  par  en  trouver  en  effet. 

J'ai  perdu  contact  avec  cette  femme,  mais  je  la 
sens,  là  tout  près,  et,  à  la  flamme  brusque  de  l'allu- 
mette, je  reconnais  Mme  Olivet  ! 

Voilà  une  aventure  ennuyeuse  et  laide.  Je  vou- 


no  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

drais  effacer  de  ma  vie  de  naguère,  de  ma  vie  d'avant 
l'amour,  quinze  détestables  journées. 


18  jani^ier.  —  (Résolution  ferme  :  dès  de- 
main... etc,  etc.)  Mon  lit  a  ceci  d'original  qu'il  res- 
semble à  un  fauteuil  en  équilibre  sur  ses  deux  pieds 
de  derrière.  Comparaison  absurde  pour  qui  ne  con- 
naît pas  mon  intérieur  ;  comparaison  exacte  cepen-  \ 
dant,  fâcheusement  exacte. 

Le  centre  de  ma  paillasse  s'est  définitivement 
effondré  ;  je  couche  en  équerre,  le  derrière  au 
sommet  de  l'angle  et  les  orteils  sur  ma  ligne  d'ho- 
rizon. 

Cela  ne  va  pas  sans  inconvénients  par  ces  temps  ; 
lugubres.  Le  soir  je  réussis  à  me  réchauffer  parce  ' 
que  je  suis  jeune  et  parce  que  j'ai  un  système  de 
ficelles  assez  ingénieux  par  lequel  la  majeure  partie 
de  mes  couvertures  est  retenue  au  pied  du  lit  ;  mais 
le  matin  j'ai  froid  et  cela  m'encauchemarde. 

Tantôt,  j'escalade  le  mont  Blanc  et  j'ai  oublié  mes 
souliers  chez  le  guide  ;  tantôt,  ayant  à  me  plaindre 
de  l'inspecteur  qui  veut  m'obliger  à  porter  les  san- 
dales des  bergers  d'Arcadie,  je  vais  à  Paris  trouver 
le  ministre,  à  pied,  par  la  voie  d'eau.  Je  me  marie 
souvent  depuis  quelques  semaines,  mais  c'est  en  La- 
ponie  avec  la  vieille  Urda.  Dans  notre  trou  de  neige 
Verdandi  prépare  l'eau  d'une  bouillotte,  lente- 
ment, lentement,  avec  ses  drôles  de  petits  cailloux, 


l.E   CHEMIN    DE    PLAINE  171 

pendant  que  cette  rosse  de  Skulda  pique  la  crise 
sacrée,  histoire  de  ricaner  : 

—  Mon  petit  greluchon,  ça  n'ira  pas  :  je  vois 
l'eau  répandue... 

Ou  de  gémir,  imitant  à  s'y  méprendre  la  voix  de 
notre  Savoyard  national  : 

—  Vous  n'auriez  rien  pour  vous  couvrir  I 

J'ai  fait  partie  de  toutes  les  expéditions  arctiques 
et  même  antarctiques,  des  vraies  comme  des  fausses, 
de  celles  conduites  par  des  demi-savants  voisins 
de  l'ébullition  comme  de  celles  inventées  par  de  fri- 
leuses moitiés  d'écrivains.  Oh  I  ce  pôle  !  Quand  j'en 
reviens,  je  suis  froid  comme  un  phoque  confit,  et  mes 
pieds,  au  sortir  des  toiles,  mes  pauvres  pieds  bla- 
fards, rappellent  les  pieds  d'un  noyé  qui  aurait 
longtemps  roulé  à  travers  les  ombres  étendues,  là- 
bas,  quelque  part  vers  la  mer  Blanche. 

Heureux  ceux  qui  peuvent  se  coucher  sur  le  flanc 
en  chien  de  fusil  ! 

Il  est  vrai  que  mon  lit  a,  par  compensation,  quel- 
ques avantages.  Ainsi,  je  n'aurai  jamais  de  varices, 
c'est  conau.  D'autre  part,  je  puis,  sans  me  lever, 
déjeuner  et  faire  ma  toilette.  Je  n'avais  jamais  su, 
jusqu'à  ce  jour,  lire  dans  mon  lit  ;  je  le  fais  mainte- 
nant. Je  puis  même  écrire  à  condition  de  me  cou- 
vrir un  peu  les  épaules.  C'est  à  quoi  je  suis  occupé 
en  ce  moment.  Par  chance,  mes  pieds  sont  chauds 
comme  deux  petites  alouettes.  Je  ne  gagnerais  rien 
à  me  lever.  Je  n'ai  plus  de  bois  ;  si  je  faisais  brûler 


112  LE    CHEMIN    DE   PLAINE 

ma  chaise  elle  me  manquerait  ensuite  extrême- 
ment ;  de  plus  Jeandrille  pourrait  me  demander  des 
comptes. 

Restons  au  lit.  Il  est  tard  d'ailleurs  ;  il  sera  bien- 
tôt temps  de  se  coucher  pour  les  gens  qui  se  sont 
levés  ce  matin.  Quelle  heure  est-il  au  juste?  Ma 
montre  prétend  qu'il  est  deux  heures,  mais  il  pour- 
rait tout  aussi  bien  être  huit  heures,  ou  six,  ou 
douze  ;  toutes  les  minutes  sont  pareilles  sous  ce  ciel 
grognon. 

Cependant,  ce  matin,  en  sortant  du  bal,  j'ai  vu 
le  soleil.  Je  l'ai  même  montré  à  Josette.  C'était  un 
pauvre  vieux  soleil  bien  changé,  sans  verve,  sans 
chic,  fichu.  Il  a  eu  honte  de  se  promener  avec  une 
figure  pareille,  il  s'est  vite  caché  ;  il  a  bien  fait.  Mais, 
depuis,  l'univers  a  mal  aux  cheveux.  Il  souffle  un 
vent  maussade  et  il  doit  tomber  une  espèce  de 
neige. 

Eh  !  qu'il  neige,  qu'il  pleuve,  qu'il  vente  I  Mon 
cœur  est  illuminé  comme  un  matin  d'avril.  Cette 
journée  ne  compte  pas,  c'est  la  nuit  dernière  qui 
compte...  Cette  nuit  blanche  étincellera  toujours 
ma  vie. 

Dans  ce  décor  pitoyable,  pendant  cette  exhibition 
ridicule,  pendant  le  bal  surtout,  ce  pauvre  bal  de 
village,  mon  émotion  a  été  si  douce  et  si  profonde 
que  je  ne  connaîtrai  peut-être  jamais  rien  de  tel. 

J'étais  caché  moi,  souffleur,  d'un  côté  de  la  scène 
avec  Josette.  J'étais  seul  avec  mon  amie.  Elle  avait 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  173 

une  robe  élégante  dégageant  le  cou  ;  elle  avait  des 
violettes  dans  les  cheveux  et  ses  yeux  étaient  es- 
piègles. 

Par  une  fente  du  paravent  nous  regardions,  tête 
contre  tête,  l'assistance  naïve  et  nous  nous  amu- 
sions de  ces  bonnes  faces  attentives,  de  ces  bouches 
ouvertes,  de  ces  larges  mains  levées  pour  applaudir. 

Cependant  nous  ne  pouvions  parler  que  très  bas. 
Josette  disait  ; 

—  Pourquoi  êtes-vous  ici?  votre  place  est  de 
l'autre  côté,  avec  vos  actrices. 

—  Mais  elles  se  déshabillent,  voyons  I 

—  Eh  bien  !  il  fallait  vous  cacher  dans  le  fond  de 
la  scène,  derrière  un  fauteuil.  Savez-vous  que  vous 
me  compromettez? 

J'approchai  mes  lèvres  de  son  oreille  qui  me  ten- 
tait, petite  et  nacrée  sous  les  cheveux  fins,  mais  elle 
m'échappa  d'une  parade  mutine  et  son  doigt  se 
trouva,  je  ne  sais  comment,  sur  ma  bouche. 

—  Taisez-vous  !  ce  n'est  pas  à  moi  qu'il  faut  souf- 
fler. Écoutez  donc  M.  Chariot  qui  s'empêtre.  Aidez- 
le...  vous  lui  devez  bien  cela. 

—  Peut-être  I  mais  j'ai  votre  bras,  je  le  garde.  Je 
le  veux  mordre...  je  soufflerai  si  je  le  puis... 

Pauvre  Chariot  I  Heureusement,  il  n'a  pas  eu  le 
trac  ;  s'il  a  changé  quelques  mots,  personne  n'y  a 
rien  vu,  et  moi  moins  que  tout  autre. 

Ah  !  le  bon  public  facile  à  échauffer  et  franc  du 
collier,  applaudissant  à  se  rompre  les  paumes  I  Ah  ! 


114  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

les  bons  yeux  mobiles  où  passent  les  ombres  de  la 
terreur,  les  rayons  de  l'enthousiasme  et,  aux  mono- 
logues de  Chariot,  des  flambées  de  grosse  rigolade  ! 

Seule,  au  premier  rang,  une  figure  figée  avec  des 
yeux  braqués  et  durs  :  Mme  Olivet. 

La  représentation  terminée,  nous  avons  rangé 
les  bancs  le  long  des  murs  et  en  avant  la  musique  ! 

Bijard,  clarinette,  et  deux  fifres  inconnus  an- 
noncent : 

—  Polka  pour  tout  le  monde  !  Tout  le  monde  ! 

Une  foule  piétine.  M.  Godard  emporte  Mme  Oli- 
vet ;  Mitron  aîné,  diplomate,  traîne  précautioaneu- 
sement  la  vieille  Mme  Godard.  Mes  acteurs  dan- 
sent en  costumes  ;  Thérèse,  espionne,  est  en  fausse 
grand'mère,  mais,  de  même  que  mes  officiers  ont  ; 
abandonné  leur  latte,  elle  a  jeté  son  bonnet  par-des- 
sus la  tête  de  son  cavalier,  un  receveur  buraliste  qui 
se  nomme  Moulin.  Mitron  jeune,  sans  cavalière, 
tourne  avec  sa  contre-basse. 

Moi,  j'ai  enlevé  Josette  dès  les  premières  notes. 
Je  l'emporte,  blottie  contre  mon  épaule,  si  légère  et  i 
si  souple  que  je  la  sens  à  peine.  Thérèse  passe  avec  ] 
son  marchand  de  tabac  et  nous  bouscule  ;  ses  yeux  '■ 
de  vice  pétillent.  i 

Nous  recherchons  la   cohue    des  danseurs  mala-   ^ 
droits,   les    endroits    où   l'on   se   serre   l'un   contre 
l'autre.  Les  doigts  de  Josette  répondent  aux  miens 
et  ses  cheveux  frôlent  ma  joue. 

—  Josette,  Josette,  vos  yeux  me  fascinent,  je  me 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  175 

sens  ivre.  J'aperçois  dans  vos  cheveux  une  violette 
détachée,  je  vais  la  cueillir  avec  mes  lèvres... 

■ —  Oh  !  ne  faites  pas  cela  ! 

A  ce  moment,  Bijard  ôte  sa  grande  pipe  et  crie  : 

—  Galop  !  Tout  le  monde  ! 

Tout  le  monde,  c'est  beaucoup  exiger.  Les  vieux 
se  retirent  ;  je  voudrais  bien  voir  Mitron  voltiger 
avec  Mme  Godard  ! 

Pour  nous,  c'est  le  bon  moment.  J'attire  à  moi 
Josette  ;  elle-même  assure  sa  main  sur  mon  épaule, 
se  blottit  davantage.  Nous  glissons,  rapides,  entre 
les  couples  clairsemés.  La  p^rte,  que  quelqu'un 
vient  d'ouvrir,  amène  une  bouffée  fraîche  et  des 
scintillements  d'étoiles. 

—  Mon  amie,  tenez-vous  près  de  moi  ;  nous  allons 
prendre  un  grand  élan,  et,  arrivés  à  la  porte,  nous 
plongerons  dans  la  nuit  profonde  et  discrète. 

Son  beau  rire  sonne,  mais  en  sourdine,  pour  moi 
seul. 

—  Ne  dites  pas  de  folies...  surtout  n'en  faites  pas. 
Nous  allons  trop  vite...  vraiment  je  ne  peux  pas 
suivre. 

—  Alors,  laissez-vous  porter. 

—  Chut  !  prenez  garde. 

J'entends  derrière  nous  un  souffle  fort,  puis 
j'aperçois  M.  Godard.  Il  serre  Mme  Olivet  d'un  peu 
près  sur  son  ventre  en  pointe.  Rouge,  en  sueur,  il 
a  cependant  assez  d'haleine  pour  lui  conter  des 
gaillardises  à  l'oreille.  Il  ne  manque  pas  d'allure.  Ne 


176  LE   CHEMIN   DE   PLAIJNE 

pouvant  rien  près  des  très  jeunes,  il  essaye  de  se 
rattraper  avec  cette  femme  qui  a  des  restes  impor- 
tants. 

Elle,  absente,  l'entraîne  vers  nous  et  nous  re- 
garde avec  des  yeux  meurtriers. 

Fuyons  I  Mais  le  couple  est  dans  notre  sillage 
et  le  vieux  nous  défie. 

—  Place  !  place  !  remuez-vous  les  gosses...  vous 
ferai  voir,  moi,  que  nous  valons  encore  mieux  que 
vous. 

—  Parions,  monsieur  Godard  I 

—  Tout  ce  que  vous  voudrez  ! 

Il  se  vante,  il  se  vante  beaucoup.  Si  nous  vou- 
lons, Josette  et  moi,  personne  ici  n'est  capable  de 
nous  suivre.  Mon  amie  est  d'une  légèreté  admirable 
et  j'ai  des  jarrets  durs  et  secs  de  sauteur.  Aucun 
heurt,  aucun  faux  mouvement  ;  nous  sommes  un 
même  corps  qui  glisse  sans  apparence  d'effort. 

—  Plus  vite,  monsieur  Bijard  ! 

—  Plus  vite  !  clame  M.  Godard,  pesant  bolide. 
Josette  a  raison  :  ce  n'est  plus  une  danse,  c'est 

une  terrible  gymnastique.  Mes  acteurs  s'en  don- 
nent à  cœur  joie,  mais  ils  sont  mas  tocs  et  les  couples 
ne  s'accordent  pas.  Les  gens  sages  se  sont  prudem- 
demment  retirés.  Seul  de  son  âge,  M.  Godard  en- 
traîne Mme  Olivet,  ou  plutôt  non  I  c'est  elle  qui 
l'entraîne  à  notre  poursuite,  c'est  elle,  la  tête  hau- 
taine, l'œil  fixe,  les  lèvres  cruelles. 
Oh  1  tu  peux  courir  1 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  177 

M.  Godard  abandonne  enfin,  suant,  défait,  piteux. 

Nous  nous  arrêtons  aussi.  Thérèse,  griffes  rentrées, 
cueille  Josette  au  passage.  De  sa  patte  de  velours 
elle  prend  une  violette  dans  les  cheveux  aimés  et 
la  passe  à  ma  boutonnière.  Cette  fille  fantasque 
est  assez  drôle. 

Le  bal  continue.  Nous  dansons  en  sauvages.  Jo- 
sette ne  veut  pas  que  je  revienne  toujours  à  elle. 
Elle  m'a  dit  : 

—  Revenez  cependant  quelquefois. 

Je  reviens  souvent.  Entre  temps  je  promène  une 
dame  âgée  qui  me  connaît,  mais  que  je  ne  connais 
pas.  Puis,  Thérèse  m'invite  à  valser  parce  que,  dit- 
elle,  «  je  danse  très  fort  et  je  serre  ma  cavalière.  » 

—  Vous  Vous  trompez,  je  ne  serre  pas  du  tout  ; 
vous  avez  une  langue  très  mauvaise. 

—  Je  le  sais,  mais  j'ai  de  bons  yeux.  Ainsi,  te- 
nez !  la  voilà,  Josette,  et  je  vois  que  ce  petit  monsieur 
la  regarde,  hum  !  Mais  dites  donc,  vous,  c'est  qu'il 
la  serre,  lui  aussi  ! 

Le  petit  monsieur  est  Mitron  jeune.  Il  a  une 
bonne  tête,  ce  garçon  ;  je  ne  suis  pas  jaloux. 

Mitron  aîné  ne  danse  plus.  Il  comptait  être  le 
lion  ici  et  ce  n'est  pas  du  tout  ça.  Aussi  il  rage  à 
froid  et  se  condamne  à  des  conversations  utiles  avec 
Mme  Godard  et  d'autres  dames  huppées  qu'il  a 
connues  du  temps  où  il  était  à  Lurgé. 

Au  fait,  je  me  demande  ce  qu'elles  peuvent  bien 
faire  ici  à  pareille  heure,  ces  anciennes. 

12 


178  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

Vaillant,  j'en  attaque  une,  j'en  attaque  deux  ;  je 
les  secoue  successivement  au  rythme  d'une  polka, 
puis  je  les  abandonne.  Cette  fois,  elles  vont  partir... 
Mais  non  I  elles  vont  s'asseoir  dans  un  coin  et  de- 
meurent, tassées,  tristes,  muettes,  sans  corrélation, 
inexplicables  à  l'égal  d'une  paire  de  versets  de 
l'Apocalypse. 

Mme  Olivet  darde  sur  moi  son  magnétisme  hai- 
neux :  veut-elle  m'endormir? 

Elle  ne  danse  plus.  Elle  a  eu  tout  à  l'heure  un 
colloque  avec  Josette.  J'en  devine  le  sujet  :  elle  a 
voulu  partir,  mais  la  petite  n'a  pas  cédé.  Mme  Mi- 
chaud  s'est  approchée  et  j'ai  compris  à  ses  gestes 
qu'elle  sermonnait  Mme  Olivet. 

La  plus  élémentaire  prudence  me  commanderait 
de  faire  des  grâces  à  cette  opulente  belle-mère  y 
mais  je  n'en  suis  pas  capable.  Je  ne  le  ferais  pas 
pour  une  chambre  à  coucher  Louis  XV  en  bois  des 
Iles. 

J'éprouve  à  l'endroit  de  cette  femme  des  senti- 
ments nouveaux  et  assez  confus.  Je  crois  que  j'ai 
peur  d'elle.  J'ai  peur  de  sa  haine  ;  je  redoute  des 
menées  sournoises  contre  moi  et  surtout  contre 
Josette. 

J'ai  peut-être,  plus  encore,  peur  de  son  amour, 
peur  de  ses  lèvres  crues,  de  ses  dents  fortes  et 
aiguës.  S'il  me  fallait  absolument  l'inviter  à  danser, 
je  craindrais  le  contact  de  sa  main  solide  à  large 
paume,  le  poids  de  son  bras  trop  musclé  et  de  sa 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  119 

poitrine  trop  haute,  le  frôlement  de  sa  hanche  vo- 
luptueuse. S'il  me  fallait  la  reconduire  seule  chez 
elle,  je  craindrais  une  attaque  brusque  et  silen- 
cieuse au  coin  d'une  rue.  Je  me  vois  petite  fille  en- 
traînée par  un  satyre  au  fond  d'un  cul-de-sac... 

J'exagère  sans  doute  un  peu  ;  je  grossis  légère- 
ment les  traits  pour  y  voir  clair,  mais  je  ne  les  dé- 
forme pas.  Peur,  répulsion,  c'est  bien  cela.  Je  la 
laisse  pour  l'instant  absolument  tranquille  ;  dans  la 
lutte  que  je  crois  inévitable,  je  veux  la  voir  venir. 
Mais  je  ne  voudrais  pas  que  Josette  reçût  les  coups 
et  elle  est  tout  à  fait  bien  placée  pour  cela.  Je  sens 
qu'elle  n'aime  pas  sa  marâtre,  mais  j'ignore  où  en 
sont  exactement  les  hostilités  ;  Josette  ne  veut  rien 
dire. 

—  M.  Tournemine  est  hors  d'haleine,  observe 
Bijard. 

—  Monsieur  Bijard,  j'aurai  votre  dernier  souffle  ; 
je  vous  défie  ! 

Je  reviens  à  ma  belle  et  je  l'emporte  en  une  valse 
rapide.  Et  puis  je  ne  l'abandonne  plus.  Foin  des 
fatigantes  chimères  !  Nous  nous  aimons,  rien  ne 
nous  séparera  cette  nuit  !... 

Nous  nous  trouvons  un  peu  isolés  dans  le  fond 
de  la  salle  près  de  notre  «  scène  ».  J'ai  peu  à  peu 
approché  ma  chaise  et  je  chuchote. 

—  Me  permettez-vous  maintenant  de  vous  garder 
pour  moi  seul?  Dites-moi  que  vous  ne  danserez 
plus  avec  ces  jeunes  gens. 


ISO  LE  CHEMIN    DE  PLAINE 

—  Seriez-vous  jaloux? 

—  Je  ne  Tai  jamais  été  jusqu'à  ce  jour,  n'ayant 
jamais  aimé,  mais  je  suis  en  train  de  le  devenir.  Et 
je  serai  cruel  comme  un  barbon...  Tremblez,  ma-  ^ 
dame  ! 

—  Êtes-vous  Gascon? 

—  Je  suis  un  lourd  Poitevin  ;  on  est  ce  qu'on 
peut.  Ainsi  je  voudrais  être  spirituel,  mais  je  ne 
peux  pas,  ce  soir  moins  que  jamais.  Je  vous  aime  ; 
je  vous  aime  avec  toutes  les  forces  et  tous  les  espoirs 
de  ma  jeunesse...  et  je  tremble.  L'idée  vous  est-elle 
jamais  venue  que  vous  pourriez  m' aimer  tout  de 
bon?  Josette,  Josette,  m'avez-Vous  jamais  dit  que 
vous  m'aimiez? 

Elle  lève  vers  moi  des  yeux  dont  l'eau  sombre  est 
agitée  d'un  remous  profond. 

—  Mon  amie,  mon  amie,  m'avez-vous  jamais  dit 
que  vous  m'aimiez? 

—  Est-il  bien  nécessaire  maintenant  de  vous  le 
dire? 

—  Ne  vaut-il  pas  mieux  —  laissez-moi  achever 
votre  pensée  —  ne  vaut-il  pas  mieux,  l'aumône 
faite,  refermer  tout  doucement  la  porte? 

— '  Oh  !  ne  dites  pas  cela  1  moi...  oui...  je  vous 
aime...  Je  ne  vous  oublierai  jamais. 

—  Merci  !  Mme  Olivet  vient  vers  nous  :  dansons. 
Nous  dansons  je  ne  sais  quoi,  tremblants  tous  les 

deux.  Ma  tête  chavire  ;  Josette  me  regarde  avec  des 
yeux  très  larges,  grave  comme  si  elle  allait  pleurer. 


LE  CHEMIN    DE   PLAINE  181 

Nous  ne  saurions  trouver  des  paroles  nouvelles 
et  les  serments  millénaires  nous  montent  aux 
lèvres. 

—  Ma  Josette  adorée,  voudrez-vous  être  ma 
femme  ? 

Sa  main  serre  la  mienne. 

—  C'est  mon  désir  unique.  C'est  mon  rêve,  ne  le 
décevez  pas. 

—  Je  n'aurai  jamais  d'autre  femme  que  vous, 
j'en  fais  le  serment. 

—  Vous  serez  mon  mari  ou  je  n'en  aurai  jamais. 

—  C'est  juré. 

—  C'est  juré. 

Notre  bonheur  est  immense  et  simple. 


19  janvier.  —  L'été  dernier,  un  dimanche,  sur  le 
bord  de  la  rivière,  nous  nous  rappelions,  Evrard  et 
moi,  le  temps  de  nos  études.  Mon  camarade  disait  : 

—  Comme  nous  étions  joyeux  à  l'École  normale  ! 
comme  nous  étions  insouciants  !  comme  nous 
voyions  la  vie  interminable  et  belle  ! 

Et  il  disait  encore  : 

—  Comme  nous  étions  candides  !  comme  nos 
cœurs  étaient  propres  ! 

Je  regrette  qu'il  y  ait  dans  ces  discours  un  mé- 
lange de  vrai  et  de  faux. 

A  dix-huit  ans  nous  n'étions  pas  si  candides  que 
cela.    Chérubins    bourgeonneux,  nous    trouvions    à 


1 


182  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

caser  des  rêvasseries  douteuses  à  travers  les  plus 
sévères  gloses. 

Sevrés  d'aventures,  nous  nous  rattrapions  en  pa- 
roles. N'est-ce  pas  précisément  Evrard,  Evrard  le 
poète,  l'emballé,  le  buveur  de  bleu  qui  avait  réalisé 
ce  tour  de.  force  de  mettre  en  vers  fort  libres  un  à 
peu  près  mathématique  rappelant  la  résolution  des 
équations  à  deux  inconnues? 

Je  me  rappelle  plus  nettement  encore  qu'un  soir, 
un  élève  parodiant  cet  empereur  romain  qui  rêvait 
de  faire  tomber  toutes  les  têtes  d'un  coup,  un  élève 
parodiant,  dis-je,  ce  sale  type  des  sales  types,  lança 
d'une  voix  lente  et  forte,  dans  le  grand  silence  de 
l'étude,  une  phrase...  une  phrase  énorme,  digne  du 
latin  de  Sanchez  ou  de  saint  Liguori. 

L'élève,  auteur  de  cette  laide  hâblerie,  eut  un 
succès  fou.  Cet  élève...  c'était  moi. 

Je  ne  note  pas  ce  souvenir  pour  en  tirer  une  va- 
nité rétrospective,  mais  pour  mesurer  la  distance 
qui  sépare  le  candide  potache  de  l'amoureux  d'au- 
jourd'hui. 

Ma  fameuse  formule  a  vite  perdu  sa  portée  géné- 
rale. Elle  s'est  amincie,  elle  s'est  vidée.  A  mesure 
que  j'ai  avancé  en  âge,  que  ma  prudence  a  mûri, 
que  mon  goût  s'est  formé,  j'en  ai  peu  à  peu  retran- 
ché de  nombreuses  unités  :  femmes  de  joie,  femmes 
vieillies,  femmes  négligées,  femmes  d'amis,  toutes 
sortes  d'indésirables  amoureuses.  Naguère,  il  y  a  à 
peine  six  mois,  je  n'espérais  que  l'amour  des  ber- 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  183 

gères  ;  ce  journal  en  fait  foi.  Ma  triste  et  brutale 
aventure  du  mois  de  juillet  n'est  pas  dans  la  ligne 
de  ma  conduite  ;  c'est  un  oubli. 

Aujourd'hui,  enfin,  je  ne  saurais  aimer  que  Josette. 
Je  suis  arrivé  au  dernier  terme  de  mon  évolution 
sentimentale.  Mon  amour  est  viril  ;  il  est  tonifiant 
comme  le  vent  du  large  ;  il  ne  s'y  mêle  aucune 
pestilence. 

Je  n'arrive  plus  à  comprendre  mes  turpitudes  d'an- 
tan.  Je  les  juge  sans  indulgence  ;  elles  me  semblent 
quelque  chose  d'anormal,  de  monstrueux.  Comment 
ai-je  pu  être  aussi  brutal,  aussi  grossier,  aussi  ter- 
restre? J'ai  honte  du  moi  d'autrefois. 

Et,  puisque  j'en  suis  à  cet  examen,  c'est  le  mo- 
ment d'avouer  l'ennui  que  je  ressens  en  songeant  au 
serment  que  j'ai  confié  à  ce  journal,  à  mon  grand 
serment  de  ne  jamais  me  marier. 

A  n'en  pas  douter,  je  fus  à  un  moment  de  ma  vie 
un  égoïste  parfait  doublé  d'un  sombre  crétin.  Qu'il 
existe  par  le  monde  beaucoup  d'individus  sembla- 
bles, voilà  ce  qui  justifierait  tout  pessimisme  et 
toute  désespérance. 

Ne  pas  aimer,  ne  pas  me  sacrifier,  ne  pas  me 
marier  en  un  mot,  mais  je  préférerais,  oui,  je  crois 
sincèrement  que  je  préférerais  mourir. 


21  jançfier.  —  J'ai  retrouvé  cette  nuit  une  vieille 
connaissance.  J'ai  rencontré  ce  gaillard  qui,  jadis, 


184  LE  GHËMllN    DE   PLAINE 

à  mes  heures  d'enthousiasme  arrêtait  mes  élans 
d'un  geste  sec,  coupait  mes  tirades  d'un  mot  tran- 
chant comme  un  fil  d'épée.  J'ai  rencontré  le  Rica- 
neur ;  j'ai  revu  sa  bouche  amère,  ses  yeux  aigus  et 
inquiétants. 

N'osant  plus  se  présenter  devant  moi  au  grand 
jour,  voudrait-il  maintenant  rôder  dans  la  pé- 
nombre de  mes  rêves? 

J'allais    à   un   rendez-vous.    Sous    des    branches* 
parfumées   de   feuilles   jeunes,    sous   des   branches 
tièdes  de  nouveau  soleil,  Josette  devait  m'attendra. 
Il  s'est  trouvé  sur  ma  route  ;  il  m'a  suivi,  agile,  et 
il  m'a  dit  : 

—  Comme  tu  cours,  mon  camarade  I 

—  C'est  le  printemps,  vois-tu,  et  là-bas  mon 
amie  espère  ma  venue. 

—  Laisse-la  espérer  ou  bien  cours  et  reviens  vite. 

—  C'est  impossible  ;  nous  nous  aimons  d'un 
amour  sans  pareil. 

-^  Ah  !  Ah  !  Ah  1  Ah  ! 

—  Ne  ris  pas,  nous  serons  époux. 

—  Ah  I  Ah  !  Tu  t'es  laissé  prendre  !  tu  t'es  laissé 
prendre  ! 

—  Prendre  à  quoi? 

—  Aux  malices   d'une  petite   fdle  qui  s'ennuie 
chez  son  père,  qui  veut  jouer  à  la  madame  et  qui  te  j 
trompera  dans  six  mois. 

—  Un  mot  de  plus  et  je  t'étrangle  I 

—  Bon  I  Bon  1  Je  ne  discute  pas  avec  les  imbé- 


LE  CHEMIN    DE   PLAINE  185 

ciles...  As-tu  de  l'argent  au  moins?  Pourras-tu  seu- 
lement lui  acheter  une  robe? 

—  J'économise...  Tan  prochain  je  gagnerai  quatre- 
vingt-quinze  francs  par  mois.. 

—  Quatre-vingt-quinze  francs  !  Vous  crèverez  de 
faim. 

—  Et  qu'importe  !  Nous  nous  aimons,  entends- 
tu,  prophète  de  malheur  !  D'ailleurs  mon  amie  est... 
n'est  pas...  son  père  est  cossu,  enfin  ! 

—  A  la  bonne  heure  !  Que  ne  le  disais-tu?  Tu  as 
raison  de  te  hâter. 

—  Tu  te  méprends  sur  mes  paroles  ;  avant  de  te 
rencontrer  je  n'avais  nullement  pensé  à  cela  et  je 
l'oublierai  tout  à  l'heure. 

—  Mon  camarade,  ne  perds  pas  de  temps.  Cours, 
cours  à  la  dot.  Sus  à  l'héritière  !  Hé  !  malin  !  je  te 
reconnais  enfin  ! 

—  Trêve  d'insultes  ! 

—  Trêve  d'hypocrisie  1 

—  Ne  mesurez  pas  mon  âme  avec  la  vôtre.  Je 
l'aime  ;  vous  ne  pouvez  pas  comprendre. 

—  Tu  l'aimes,  je  ne  dis  pas  autre  chose.  Tu  aimes 
ses  yeux  jolis,  sa  bouche  fraîche...  et  lejtintement 
de  ses  écus  est  une  chanson  douce. 

—  Sottise  !  mensonge  ! 

—  Avoue  que  tu  l'aimes  aussi  parce  que  c'est  une 
demoiselle  cossue  ;  tu  l'as  dit  toi-même.  Elle  joue 
du  piaao,  elle  est  d'esprit  cultivé,  elle  sort  du  cou- 
vent... 


186  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

—  Du  lycée. 

—  C'est  moins  classique,  mais  ça  commence  à 
être  porté.  C'est  plus  que  tu  ne  pouvais  espérer, 
paysan  mal  dégrossi,  fonctionnaire  sans  le  sou...  et 
ta  vanité  se  gonfle.  Avoue,  mais  avoue  donc  que  si 
elle  était  servante  de  ferme  tu  en  ferais,  non  ta 
femme,  mais  ta  maîtresse. 

—  Taisez-vous  I  Je  dédaigne  vos  calomnies.  Votre 
déraison  est  énorme  ;  vous  ne  savez  pas.  Vous 
n'êtes,  malgré  vos  contours  durs,  vous  n'êtes  qu'un 
pauvre  nuage  inconsistant  et  vous  ne  sauriez  cacher 
le  soleil. 

—  Le  soleil  I  Tu  n'es  pas  le  soleil,  tu  n'es  qu'un 
fourneau,  un  fourneau  ! 

Le  Ricaneur  m'a  sauté  à  la  gorge  et  il  m'a  serré 
de  ses  mains  froides  en  criant,  la  bouche  ténébreuse 
et  démesurée  : 

—  Un  fourneau  !  un  sa. ..le  four...neau  I... 
Mauvaise  nuit  ;  mauvais  soage. 

Je  porte  le  faix  de  mes  turpitudes  d'antan  ;  je 
traîne  les  séquelles  de  mes  mauvaises  pensées.  Mon 
âme,  toute  lumineuse  qu'elle  est,  s'estompe  de  demi- 
jour  dans  les  lointains.  C'est  une  marquise  en 
jupon  sale  ;  c'est  la  reiae  Isabelle  entrant,  radieuse, 
à  Grenade  avec  sa  chemise  de  siège.  Au  foad  d'un 
vivier  limpide  et  frissonnant,  une  vase  noirâtre 
recouvre  des  débris  de  vaisselle  et  des  restes  d'ani- 
maux crevés. 

Quand  donc  serai- je  simple?  Mais  peut-on  être 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  187 

simple?  Les  autres  doivent  être  comme  moi.  Je 
voudrais  en  être  sûr.  Je  donnerais  beaucoup  d'ar- 
gent pour  avoir,  pendant  cinq  minutes,  l'âme  d'un 
saint,  d'un  bandit,  d'un  individu  quelconque  autre 
que  moi.  Je  donnerais  beaucoup  d'argent,  si  j'en 
av^ais,  pour  assister  le  Bon  Dieu  un  jour  de  grande 
lessive. 

En  attendant  je  dors  mal  ;  je  souffre  de  m'ana- 
lyser  trop.  Moi,  après  tant  d'autres  gens  de  bonne 
compagnie...  Mal  littéraire,  plaie  d'orgueil. 

Est-ce  que,  vraiment,  je  souffre  bien  tant  que 
cela? 


23  jani^ier.  —  Mon  secret  court  les  rues  ;  c'est  le 
secret  des  cent  vingt  polichinelles  de  l'école  de  gar- 
çons. Je  le  sais  :  j'ai  surpris  des  conversations  entre 
les  plus  grands  élèves.  On  parle  de  nous  par  la  ville. 
Evrard  est  renseigné;  il  me  regarde  avec  des  yeux 
diaboliques  et  il  rit...  il  rit...  il  rit  I 


25  jarn>ier.  —  Ce  soir,  à  quatre  heures,  comme 
nous  sortions,  mon  camarade  me  dit  : 

—  Viens  chez  moi  ;  j'ai  besoin  de  ton  aide,  de 
tes  conseils. 

—  Ah  bah  ! 

—  Je  ne  plaisante  pas.  J'ai  à  te  montrer  un  petit 
papier  bien  amusant. 


188  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

—  Service? 

—  Oui  et  non.  Prépare-toi  à  bondir. 

—  Tu  sais,  moi,  je  n'ai  pas  l'indignation  facile...  .•; 
Ne  marche  donc  pas  si  vite.  j 

En  quelques  secondes  nous  fûmes  chez  lui  et,  1 
tout  de  suite,  il  déplia  une  grande  feuille  fatiguée  et , 
malpropre.  | 

—  Tiens  !  dit-il,  regarde  ce  que  le  patron  vient,  à 
l'instant,  de  me  communiquer.  Déguste-moi  cette 
prose-la,  déguste-la-moi  un  petit  peu  I 

Moi,  je  crus  devoir,  auparavant,flatter  M.  Edouard 
et  faire  avec  ces  dames  une  petite  conversation,  le 
moindre  bout  de  conversation. 

Mal  m'en  prit.  Mme  Evrard  nous  amena  sans 
détour  à  la  Hampe  mystérieuse  et,  cruelle  à  sou- 
hait, se  mit  à  débiner  Josette.  Ah  !  cette  demoiselle 
Olivet  I  Elle  cherche  un  mari  I  il  lui  en  faut  un  coûte 
que  coûte.  Elle  est  d'une  hardiesse  qui  l'offusque, 
elle,  une  femme  mariée...  Cette  méthode  est  la  bonne 
d'ailleurs  ;  les  jeunes  gens  sont  si  simples  aujour- 
d'hui ! 

Maurice,  son  triste  papier  entre  les  doigts,  se 
taisait,  curieux,  amusé.  Je  fis  la  bête. 

—  Mais,  madame,  vous  n'ignorez  pas,  à  votre 
âge,  que  toutes  les  jeunes  filles  cherchent  un  mari  ; 
c'est  une  vérité  de  La  Palisse.  Et  il  est  non  moins 
vrai  que  les  jeunes  hommes  sont  simples,  aujour- 
d'hui comme  jadis.  —  Ici,  Evrard  fit  entendre  un 
petit  grincement.  —  Mais  cette  demoiselle  a  tout 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  l8d 

ce  qu'il  faut  pour  réussir  et  je  n'aurai  pas  le  temps 
de  plaindre  le  gendre  de  M.  Olivet. 

—  On  vous  a  entortillé  I  opina  dans  son  coin  la 
grand'mère  aux  mâchoires  abruptes. 

Sous  cette  attaque  directe  je  sentis  que  j'allais 
me  cabrer,  mais  Mme  Evrard  no  m'en  laissa  pas  le 
temps. 

—  Josette  est  un  parti  détestable.  Ici,  personne 
ne  l'ignore.  D'abord,  elle  ne  sait  rien  faire.  Elle  est 
instruite,  d'accord  I  mais  est-ce  une  ménagère?  Ex- 
perte en  broderies,  en  dentelles,  en  chiffons,  serait- 
elle  capable  de  faire  seulement  une  soupe  aux 
choux? 

Maurice,  impassible,  répéta  : 

—  Est-elle  capable  de  faire  une  soupe  aux  choux? 
Tout  est  là  ! 

—  Les  demoiselles  élevées  de  la  sorte  ne  pensent 
({u'à  la  toilette  et  aux  romans.  Pourtant  celle-ci 
devra  s'y  mettre,  au  travail  ;  il  faudra  bien  qu'elle 
s'y  mette,  accentua-t-elle,  menaçante  ;  étant  donné 
(6  qui  l'attend... 

—  0  travail  !  sainte  loi  du  monde  !  marmottait 
Maurice. 

Je  me  taisais,  je  me  tassais,  en  garde,  en  boule, 
attendant  un  coup,  un  sale  coup,  rapide  et  cruel. 

—  Elle  n'a  pas  le  sou  I  déclara-t-elle. 

—  Le  pensez-vous?  fis-je,  sans  émoi,  car  je  comp- 
tais sur  autre  chose. 

—  Si  je  le  pense  I  Mais  tout  le  monde  ici  en  est 


190  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

persuadé.  Sa  mère  ne  possédait  rien  et  elle  est 
morte  jeune.  Si  M.  Olivet  a,  comme  on  le  dit,  de  la 
fortune,  c'est  qu'il  a  gagné  beaucoup  d'argent  pen- 
dant son  veuvage.  En  tous  les  cas  cette  fortune  est 
immobilière  ;  la  maison  qu'il  habite  ne  lui  appar- 
tient même  pas.  Or,  c'est  un  homme  faible,  attardé 
aux  amours  d'arrière-saison  ;  sa  jeune  femme  aura 
le  magot  ;  ce  n'est  pas  une  gaillarde  à  laisser  échap- 
per un  louis  1  Comment  ne  voyez- vous  pas  cela? 

—  Madame,  je  n'entends  rien  aux  affaires. 

—  Mais  c'est  une  question  de  bon  sens  !  Non, 
détrompez-vous,  Mlle  Olivet  n'aura  pas  un  sou. 

—  Pas  un  sou  !  répéta  Maurice  comme  un  écho. 
Quant  à  ça,  il  n'y  a  point  d'erreur  ! 

—  C'est  injuste,  d'ailleurs,  continua  la  bonne 
petite  dame.  Moi,  ces  choses  m'indignent,  me  bou- 
leversent. Mais  que  voulez-vous,  c'est  la  vie  I 

—  du  monde  !  appuya  Maurice. 

Il  s'amusait,  lui,  il  s'amusait  énormément.  Je 
sentais  peser  sur  moi  sa  curiosité  narquoise.  La 
grand'mère  aux  mâchoires  farouches  faisait  craquer 
ses  jointures,  attendant  son  tour. 

—  Vous  la  prendrez  avec  sa  chemise  !  déclara 
enfin  cette  prognathe  flapie. 

C'en  était  trop.  Je  me  levai  tout  d'une  pièce,  bien 
décidé  à  filer.  Mais  mon  camarade  eut  honte  et 
changea  de  ton. 

—  Voyons,  dit-il  avec  rondeur,  examinons-nous 
ce  document? 


LE   CHEMIIN    DE    PLAINE  191 

—  Mon  cher,  je  ne  suis  venu  ici  que  pour  cela. 

—  Bon  !  Bon  I  Tiens,  écoute. 

Il  me  lut  quelque  chose  dans  ce  goût  : 

»  A  nos  collègues.  » 

«  Émus  par  l'attitude  scandaleuse  d'un  membre 
de  l'enseignement  public,  souffrant  de  voir  l'irres- 
pect,... etc..  etc.. 

«  Camarades,  il  est  de  notre  devoir  à  tous  de  pro- 
tester et  d'assurer  l'Administration  de  notre  loya- 
lisme, de  notre  respect  de  la  discipline.  » 

—  Ouf  I  Que  dis-tu  de  ça? 

Je  n'avais  rien  écouté  du  tout. 

—  Pas  banal,  fis-je,  prudent. 

—  Pas  banal  en  effet.  Suivent  les  signatures  ; 
tout  le  monde  signe. 

—  Eh  bien  !  signons. 

—  Hein! 

—  Je  dis  :  signons,  puisque  tout  le  monde  signe. 

—  Je  me  demande  si,  oui  ou  non,  tu  déménages... 
Tu  n'as,  donc  rien  compris? 

Je  dus  à  mon  tour  lire  le  fameux  papier.  Voici  ce 
que  je  pus  démêler  dans  l'histoire.  Ce  n'est  pas  une 
belle  histoire.  Dans  un  département  voisin,  un  insti- 
tuteur adjoint  est  mal  noté  en  haut  lieu  parce  qu'il 
a  fondé  une  association  de  sous-maîtres.  On  le 
brime  ;  il  se  rebiffe.  On  le  persécute  ;  il  s'énerve, 
prononce  des  paroles  imprudentes.  Traduit  devant 


192  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

le  Conseil  départemental  il  est  acquitté  ;  mais  le 
ministre  passe  outre  :  l'instituteur  est  révoqué. 

Libre,  il  dit  toute  sa  pensée  et  l'affaire  fait  quelque 
bruit. 

Alors,  chez  nous,  une  demi-douzaine  de  larbins 
se  mettent  en  tête  de  faire  proclamer  par  leurs 
collègues  que  ce  pauvre  diable  est  lourd  de  toutes 
les  iniquités  de  l'époque. 

La  jolie  bande  !  N'empêche  que  la  foule  suit, 
docile  ou  indifférente.  Tout  le  monde,  véritablement 
tout  le  monde  signe.  Que  le  ministre  frappe  doic  : 
il  aurait  bien  tort  de  se  gêner  ! 

—  Eh  bien  !  persistes-tu  à  vouloir  signer?  de- 
manda Evrard  lorsque  j'eus  fini  de  lire. 

—  Non,  je  ne  suis  pas  un  lécheur. 

—  Bon  !  Alors  que  faisons-nous  de  ce  papier? 

—  Jette-moi  cette  saleté  au  feu. 

—  J'ai  une  autre  idée.  Nous  allons  rédiger  une 
protestation  que  nous  collerons  au  dos  de  la  feuille 
et  qui  voyagera  avec  elle. 

— •  Si  cela  t'amuse,  rédige. 

—  Tu  m'aides. 

—  Ça  non  !  écris,  toi  ;  je  signerai  après. 

—  Maurice,  intervint  Mme  Evrard,  qu'est-ce  que 
c'est  que  ce  micmac?  Tu  vas  encore  te  créer  des 
ennuis  par  ta  faute. 

—  Vois,  me  dit  doucement  mon  camarade,  vois, 
mon  vieux,  comme  je  suis  méconnu.  Au  moment  où 
je  travaille  à  mon  avancement,  mon  épouse  crie 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  193 

casse-cou.  Mais  oq  ne  peut  pas  tout  avoir.  Et  si  ma 
femme  est  ignorante,  je  me  console  en  songeant  à 
ses  talents  de  ménagère.  Ah  I  mon  vieux  !  que  c'est 
bon  une  bonne  petite  femme  d'intérieur  I  Ah  I  la 
douceur  de  vivre  ses  soirées  dans  la  paix  familiale, 
près  de  la  table  bien  nette  où  fume  la  soupe  aux 
choux  de  nos  rêves  !  Bonne  amie,  acheva-t-il  d'une 
voix  plus  ferme,  montre  à  ce  jeune  homme  comment 
tu  sais  faire  la  soupe  aux  choux,  la  soupe  aux  choux 
maigre,  puisque  cette  année,  hélas  I  nous  n'avons 
pas  pu  acheter  de  lard. 

Elle  arrêta  sur  nous  ses  yeux  d'azur  foncé  ;  leur 
éclat  meurtrier  accusa  une  haine  silencieuse  ;  puis 
elle  nous  tourna  le  dos.  Nous  fûmes  libres.  Evrard 
rédigea  de  bonne  encre  sa  protestation  ;  je  la  signai 
après  lui  et  je  sortis  en  hâte. 

Donc,  elle  n'a  pas  le  sou.  Josette,  ma  Josette  est 
sans  fortune.  Eh  bien  I  tant  mieux  I  Je  suis  meilleur 
que  je  ne  pensais,  car  je  l'en  aime  davantage.  Mon 
amour  est  doux  comme  de  la  pitié. 


29  janifier.  —  Je  l'ai  vue  tout  à  l'heure  pendant 
cinq  minutes  chez  Mme  Bérion.  Nous  sommes  abso- 
lument d'accord  sur  le  point  essentiel  :  nous  marier 
le  plus  tôt  possible.  Je  vais  écrire  à  M.  Olivet  pour 
lui  demander  une  entrevue.  Je  vais  lui  écrire  à 
rinstant  même... 

Là  1  Demain  matin,  cette  lettre  sera  à  destina- 

13 


194  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

tion  et  j'aurai  peut-être  la  réponse  au  courrier  du 
soir.  Cela  ira  rondement.  J'imagine  que  Mme  Oli- 
vet  ne  sera  pas  fâchée  de  se  débarrasser  de  sa  belle- 
fille.  Nous  en  profiterons  ;  nous  serons  mariés  à 
Pâques  ou,  au  plus  tard,  en  mai.  Gai  !  Gai  ! 

Voilà  pour  les  grands  sentiments. 

Et  maintenant,  tout  beau,  Maximin  ! 

Je  crois  être  un  esprit  ordinaire  mais  plutôt  précis. 
On  pourrait  m'accuser  d'être,  à  mes  mauvais  mo- 
ments, étroitement  pratique.  L'enthousiasme,  chez 
moi,  est  une  vague  assez  haute  parfois,  mais  isolée, 
et  qui  vient  mourir  sur  le  sable  avec  un  bruit 
modeste.  Je  ne  me  briserai  pas  au  rivage. 

Eh  bien  !  l'heure  est  venue  de  compter.  Préoccu- 
pons-nous des  voies  et  moyens. 

Malgré  les  affirmations  de  Mme  Evrard  je  ne  crois 
pas  qu'il  soit  possible  de  dépouiller  Josette  complè- 
tement. Cependant  pour  ne  pas  avoir  de  désillusion, 
posons  pour  Josette  le  chiffre  zéro.  Moi  je  gagne 
mille  quarante-cinq  francs  par  an  et  cela  me  suffit 
juste.  Je  puis  écrire  :  mille  quarante  cinq  francs 
sont  la  condition  nécessaire  et  suffisante  de  mon 
existence.  Comme  les  mathématiques  me  revien- 
nent !  En  langage  vulgaire,  je  n'ai  pas  de  disponi- 
bilités. Josette  :  zéro  ;  moi,  zéro.  Il  me  vient  : 
0  -|-  0  =  a  (quantité  finie  et  non  nulle  :  frais  de  pre- 
mier établissement).  Système  impossible.  Je  bar- 
bote. 

J'ai  trop  de  zéros  ;  je  vais  tomber  dans  l'indéter- 


I,E    CHEMIN    DE    PLAINE  105 

mination  et  je  n'en  sortirai  pas.  Ce  chemin  mène  à 
l'abîme. 

Les  sciences  exactes  sont  peut-être  utiles  aux 
banquiers  et  aux  chefs  d'Etat.  Dans  la  carrière  d'un 
instituteur  adjoint  elles  ne  servent  qu'à  faire  rater 
le  brevet  supérieur.  Leurs  solutions  ne  s'appliquent 
pas  aux  fonctionnaires  de  ma  catégorie  ;  elles  prou- 
vent, clair  comme  le  jour,  qu'il  leur  est  impossible 
de  vivre.  Un  stagiaire  qui  penserait  sincèrement  que 
2  et  2  font  4,  n'aurait  qu'à  sortir  de  la  vie  par  les 
voies  les  plus  rapides. 

Heureusement,  il  n'en  est  pas  d'aussi  naïfs.  Cha- 
cun s'arrange,  trouve  un  petit  compromis  qui  lui 
permet  de  vivre  quand  même.  Tous  les  misérables 
ont  des  trucs. 

Notre  budget,  si  nous  prenions  la  peine  de  l'éta- 
blir, fourmillerait  d'équations  où  la  fantaisie  le 
disputerait  à  l'invraisemblance  et  devant  lesquelles 
tous  les  calculateurs  du  monde  s'arrêteraient, 
épatés. 

Nous,  nous  résolvons  ça  par  des  artifices  de 
cuisine. 

Seulement,  le  mariage  est  une  complication  très 
grave.  Je  prévois  que  la  situation  va  demander  une 
ingéniosité  beaucoup  plus  grande.  Mais  je  ne  veux 
pas  me  tracasser  en  vain  ;  si  je  suis  misérable  dans 
dix  ou  quinze  ans,  je  le  saurai  et  puis  voilà  !  J'ai 
le  temps  d'y  penser.  Je  ne  me  préoccupe  que  de 
l'année  en  cours. 


196  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

Nous  nous  marierons,  disais-je  tout  à  l'heure, 
vers  Pâques  et  il  me  faudra  un  peu  d'argent  pour 
cette  occasion. 

Or,  j'ai  quatre  cents  francs  à  recevoir  d'ici  là  ; 
je  m'arrangerai  pour  vivre  avec  deux  cents.  Pas  de 
tabac,  pas  de  boissons  fermentées  ;  eau,  pain,  fro- 
mage ;  c'est  un  régime  très  sain.  D'ailleurs  suppo- 
sons que  je  sois  berger  dans  la  montagne... 

S'il  vient  des  temps  durs,  j'ai  cent  kilos  de  char- 
bon ;  je  possède  aussi  un  litre  de  pétrole  et  six  demi- 
bougies  qui  me  restent  du  14  juillet.  Pas  de  frais 
généraux. 

Ça  ira  I  D'autant  mieux  que  je  vais  revendre  ma 
bécane  à  Bijard,  du  moins  la  partie  de  ma  bécane 
qui  m'appartient.  Je  n'ai  plus  besoin  de  voiture, 
j'ai  ma  belle  à  portée  de  la  main. 

Après  notre  mariage  surgiront  de  nouvelles  dif- 
ficultés. Mais  nous  serons  deux  pour  chercher  un 
biais.  D'ailleurs,  j'aurai,  d'ici  là,  trouvé  un  travail 
extra-scolaire.  Les  petites  annonces  des  journaux 
ne  sont  pas  faites  pour  les  chiens.  J'ai  une  belle 
main  ;  je  noircirai  du  papier  pour  le  notaire,  je  tien- 
drai une  comptabilité,  j'écrirai  des  adresses,  je  par- 
bouillerai  des  cartes  postales...  que  sais-je?  Il  est 
impossible  que  je  ne  déniche  pas  quelque  chose. 

Je  demanderai  d'ailleurs  à  partir  de  Lurgé  où  il 
est  impossible  de  se  débrouiller.  J'ai  de  la  poigne  ; 
j'obtiendrai  un  poste  en  ville,  un  de  ces  postes  ter- 
ribles que  personne  ne  veut  occuper.  Que  diable  !  la 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  197 

terre  est  grande  et  le  labeur  ne  manque  jamais  aux 
courageux  ! 

Au  besoin  j'irai  à  l'étranger,  j'irai  aux  colonies. 
Ah  mais  !  c'est  «  nous  irons  »  qu'il  faut  dire.  Vou- 
drait-elle? Ce  n'est  d'ailleurs  qu'un  projet  extrême. 
Pas  si  bête  cependant...  Je  me  suis  laissé  conter 
qu'on  pouvait  se  faire,  là-bas,  une  situation  honnête. 

Cette  idée  est  à  mettre  à  part  et  à  creuser. 


j^er  jéçrier,  —  Mme  Olivet  m'a  jeté  sa  rancune 
en  pleine  figure.  Vlan  !  un  coup  de  massue.  C'était, 
cela,  hier  soir.  J'en  suis  encore  un  peu  étourdi  ; 
mais  cela  ne  durera  pas.  Je  le  sais  ;  je  sais  que  je 
vaincrai.  J'ai  plus  d'amour  qu'elle  n'a  de  haine. 

Elle  m'avait  envoyé  la  lettre  suivante,  genre  note 
de  service. 

J'ai  l'honneur  de  prévenir  M.  Tournemine  qu'il  sera 
reçu  quand  il  lui  plaira  de  se  présenter,  mais  de  préférence 
demain,  de  deux  à  cinq. 

Mme  Olivet. 

Je  fus  un  peu  surpris,  m' étant  adressé  au  mari, 
d'avoir  une  réponse  de  la  dame,  mais  je  ne  fis  guère 
de  réflexions  et  je  me  présentai  là-bas  comme  la 
deuxième  heure  tombait. 

Mme  Olivet  vint  m'ouvrir  et  m'introduisit  dans 
le  petit  salon  pénombreux  qui  commence  à  m'être 
familier. 

Elle  tira  pour  moi  un  siège  au  coin  du  feu  et  s'as- 


198 


LE   CHEMIN    DE    PLAIiNE 


sit  à  son  tour,  cérémonieuse,  le  visage  fermé.  Je  n< 
me  sentais  pas  en  verve.  Je  hasardai  de  pauvreï 
généralités  et  elle  me  répondit  dans  la  même  langue! 
tout   en  prenant  des   poses   avantageuses,  de   ces 
poses  que  je  croyais  jadis  naturelles  et  qui  ont  étéi 
étudiées  longuement,  devant  une  glace. 
Enfin,  je  me  décidai. 

—  Je  vous  remercie,  dis-je,  et  je  remercie  M.  Oli- 
vet  d'avoir  bien  voulu  m'accorder  cet  entretien. 

—  Mon  mari  n'a  pas  encore  lu  votre  lettre,  mon- 
sieur ;  il  est  absent. 

—  Ah  1  je  venais  cependant  avec  l'espoir  de  le 
rencontrer. 

—  Il  ne  rentrera  que  ce  soir,  assez  tard...  Lorsque 
mon  mari  n'est  pas  ici  je  m'occupe  de  son  courrier  ; 
j'ai  cru  devoir  répondre  tout  de  suite  à  votre  lettre. 

—  Je  vous  en  sais  gré,  madame  ;  mais... 

—  D'ailleurs,  je  suis  au  courant  de  toutes  ses 
affaires.  Vous  pouvez  parler  librement...  d'autant 
plus  que  je  suis  seule  ici. 

BrrI 

Elle  se  lève.  Je  croise  vivement  les  jambes  et 
j'accroche  à  mon  genou  mes  mains  nouées.  Mais 
elle  passe  nonchalamment  à  côté  de  moi  et  va  à  la 
fenêtre  où  elle  tire  les  rideaux. 

—  Je  suis  seule  à  la  maison  pour  un  bon  moment.  | 
Debout  maintenant,  devant  moi,  elle  me  brûle 

de  ses  insolentes  prunelles.   Je  la  sens  décidée  à 
jouer  son  va-tout.  De  la  façon  dont  je  suis  assis 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  199 

elle  ne  peut  s'affaisser  sur  moi,  mais  j'appréhende 
une  caresse  brutale  et  lascive,  un  baiser  sur  la  nuque, 
une  morsure.  Tout  à  l'heure  quand  elle  a  passé  der- 
rière ma  chaise,  j'ai  instinctivement  rentré  le  cou. 
Il  faut  fuir.  Je  prononce  lentement,  froidement  : 

—  En  vérité,  madame,  je  regrette  infiniment  l'ab- 
sence de  M.  Olivet.  Je  désire  avoir  avec  lui  un 
entretien  tout  à  fait  sérieux. 

—  Auquel  je  ne  dois  pas  assister...  c'est  gentil  I 

—  J'espère  au  contraire  que  vous  y  prendrez 
part;  mais  la  présence  de  votre  mari  est  —  je  le 
crois  de  plus  en  plus  —  indispensable. 

Elle  se  mit  à  rire  d'une  façon  singulière. 

—  Vous  me  surprenez,  monsieur  Tournemine, 
vous  me  surprenez  beaucoup.  Tenez  I  je  veux  être 
franche  avec  vous...  Je  ne  vous  cacherai  pas  que 
j'ai  cherché  ce  tête-à-tête.  Je  veux  que  nous  par- 
lions en  toute  liberté  afin  de  dissiper  l'équivoque... 
l'équivoque  qui  pèse,  en  somme,  sur  nos  relations. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  madame. 

—  Vous  n'avez  donc  pas  de  mémoire? 

—  Pas  en  ce  moment...  Dès  qu'on  me  parle  du 
passé,  je  n'y  suis  plus...  je  ne  comprends  plus, 
madame...  Je  n'existe  que  par  l'espoir  ;  toute  ma 
vie  est  en  avant. 

—  C'est  une  phrase  ! 

—  C'est  un  fait  I  Voyez-vous,  madame,  nous  ne 
parlons  pas  le  même  langage.  Pour  qu'il  n'y  ait  pas 
d'équivoque  comme  vous  dites,  je  vais  mettre  les 


200  LE  CHEMIN    DE   PLAINE 

points  sur  les  i.  J'aime  Mlle  Josette  ;  je  voulais  voir 
M.  Olivet  et  lui  demander... 

—  C'est  bien  cela  I  Qui  vous  parle  d'autre  chose? 

—  Mais,  madame... 

—  Mais,  monsieur...  A  mon  tour,  je  ne  vous  com- 
prends pas...  Ce  n'est  pas  pour  entendre  des  allu- 
sions outrageantes  que  je  vous  ai  permis  de  venir 
ici...  C'est  pour  vous  entretenir  de  votre  conduite 
à  l'égard  de  ma  belle-fille,  de  votre  conduite  passée 
et  future. 

Il  est  dit  que  cette  femme  trouvera  toujours  le 
moyen  de  m' ébahir  1 

Elle  s'assied,  blanche,  les  yeux  mauvais. 

—  Vous  reconnaîtrez,  monsieur,  que  si  je  n'ai 
pas  sur  Josette  des  droits  stricts,  il  est  au  moins  de 
mon  devoir  de  veiller  sur  ses  relations,  de  la  pré- 
server de  tout  contact  malsain... 

—  C'est  pour  moi  que  vous  dites  ça? 

—  N'en  doutez  pas  I 

—  Eh  bien,  madame,  ce  sont  vos  imaginations 
qui  sont  malsaines.  J'aime  Mlle  Josette  et  je  crois 
qu'elle  m'aime  aussi...  Nous  nous  aimons  d'un 
amour  très  fort,  très  pur,  d'un  amour  que  vous  ne 
pouvez  peut-être  pas  concevoir...  et  c'est  ce  qui 
vous  excuse. 

—  Merci  I  | 

—  Nous  nous  aimons,  dis- je...  Et  notre  but 
n'est  pas  difficile  à  découvrir  ;  nous  voulons  nous 
marier.  Je  venais  parler  de  cela  à  M.  Olivet  et  lui 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  201 

demanderrautorisation  de  voir  Mlle  Josette  chez  elle. 

—  Vous  ne  manquez  pas  d'audace  ! 

—  Madame,  j'ai  tout  dit.  Permettez  que  je  me 
retire. 

—  Tout  à  l'heure  !  Écoutez-moi  à  votre  tour... 
Vous  avez  réussi  à  compromettre  Josette.  Je  n'ose 
pas  croire  tout  ce  qui  m'est  arrivé  aux  oreilles... 
bien  qu'en  vérité,  on  puisse  s'attendre  de  votre 
part  aux  plus  honteuses  entreprises.  Oh  !  ne  jouez 
pas  l'indignation...  Vous  m'entendrez  jusqu'au 
bout.  Je  me  suis  juré  de  faire  cesser  des  assiduités 
déshonorantes  et  je  tiendrai  parole.  Vous  avez  mis 
le  pied  chez  moi  pour  la  dernière  fois  ! 

—  Madame,  je  l'épouserai  ! 

—  Je  vous  défends  de  lui  parler  ! 

—  Madame,  je  l'épouserai  ! 

—  L'épouser  !  Ah,  vous  me  connaissez  mal...  Ja- 
mais, entendez-vous  bien,  jamais  ! 

—  Allons,  allons...  inutile  de  crier...  inutile  de 
serrer  les  mâchoires...  Cela  ne  vous  embellit  pas. 
Vous  me  semblez  oublier  que  Josette  a  vingt  et  un 
ans  bientôt  et  que  nous  vivons  en  France  au  com- 
mencement du  vingtième  siècle...  Que  pouvez-vous, 
faible  femme? 

—  Ce  que  je  peux  I  vous  l'apprendrez  à  l'usage... 
Vous  n'êtes  pas  lourd,  mon  petit  1 

—  Elle  m'aime  !  Je  l'épouserai  malgré  vous,  mal- 
gré son  père,  malgré  tout  le  monde...  Ma  parole  est 
une  parole  de  roi  !  Adieu,  madame  1 


202  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

—  Sortez  1  Ah  I  elle  vous  aime  I  Elle  sera  relevée 
de  son  péché  !  Et,  même,  si  cette  petite  drôlesse  est 
tombée  assez  bas  dans  l'abjection  pour  être  votre 
maîtresse,  cela  ne  sera  pas  pour  longtemps  ! 

Broum  !  La  porte  lancée  avec  une  rage  folle  me 
frappe  dans  le  dos  au  moment  où  j'allais  peut-être 
revenir. 

Voilà  comment  elle  m'a  reçu  !  Je  ne  m'attendais 
pas  à  cela.  Je  m'imaginais  que  son  intérêt,  qui  est 
de  se  débarrasser  de  Josette,  l'emporterait  sur  ses 
appétits  d'ogresse.  Il  n'en  est  rien.  Raison  de  plus 
pour  brusquer  les  choses  ;  il  y  va  de  la  tranquillité 
de  Josette. 

Le  facteur  I  C'est  M.  Olivet  qui  m'écrit...  il  me 
renvoie  ma  lettre. 

Je  me  plaignais  tout  à  l'heure  d'un  coup  de 
massue  ;  je  ne  croyais  pas  si  bien  dire... 

Ma  lettre  se  terminait  ainsi  : 

«  J'espère  avoir  sous  peu  votre  réponse.  » 

M.  Ohvet  a  écrit  en  travers,  en  gros  caractères, 
ces  simples  mots  : 

«  Ma  réponse?  Un  coup  de  pied  au  c...  » 

Cela,  c'est  parler. 


4  février.  —  Chez  Mme  Bérion,  aujourd'hui,  j'ai 
causé  avec  Josette  une  heure  durant.  Nous  sommes 
tous  les  deux  renseignés  sur  les  difficultés  que  nous 
rencontrerons. 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  203 

Pourtant,  je  n'ai  pas  tout  dit.  J'ai  conté  simple- 
ment que  j'avais  été  prié  de  porter  mes  ambitions 
ailleurs.  J'ai  appris  à  Josette  que  je  ne  devais  plus 
la  regarder  que  de  fort  loin  et  que  sa  maison  m'était 
fermée. 

Cela,  du  reste,  elle  le  savait.  Elle  a  été  durement 
prévenue.  Son  père  lui  a  fait  de  sévères  remon- 
trances ;  il  a  tranché  la  question  avec  bruit,  avec 
toute  la  violence  d'un  homme  débonnaire  et  san- 
guin. . 

J'ai  demandé  : 

—  Et  Mme  Olivet?  Que  vous  a-t-elle  dit,  mon 
amie? 

—  De  ce  côté  on  a  parlé  moins  haut,  mais  plus 
longtemps...  Eh  !  que  nous  importe  I 

Elle  aussi  ne  me  dit  pas  tout.  Par  pudeur,  elle  me 
cache  les  piqûres  sournoises,  les  allusions  traîtresses 
et  peut-être...  peut-être  pis...  les  basses  insultes,  les 
sales  soupçons  d'une  femme  jalouse  et  cruelle.  Et, 
contre  cela,  je  ne  peux  pas  la  défendre. 

—  Josette,  m'aimez-vous  assez  pour  résister  à 
ces  volontés  contraires? 

—  Ne  vous  ai'je  pas  donné  ma  parole?  Je  suis 
très  entêtée. 

—  Vous  riez  !  c'est  une  menace  que  vous  me 
faites  ? 

—  Si  vous  voulez,  une  menace  pour  plus  tard... 
mais  vous  devriez  me  remercier.  On  m'a  défendu  de 
vous  voir  et  j'accours  dès  ce  matin...  Et,  ce  que  je 


204  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

fais  aujourd'hui,  je  le  ferai  demain,  malgré  tous. 

—  Je  baise  vos  mains  adorées. 

—  Vous  baisez  des  mains  impies.  Vous  savez 
comment  sont  élevées  les  petites  bourgeoises  :  res- 
pect des  volontés  familiales,  douceur,  modestie, 
obéissance,  effacement,  ce  sont  les  vertus  cardi- 
nales ;  l'idéal,  c'est  la  jeune  fille  aux  cils  baissés  qui 
reçoit  un  fiancé  des  mains  de  sa  mère.  Moi,  je  brise 
ces  règles... 

—  Ma  belle  révoltée,  n'exagérez  pas  vos  scru- 
pules ;  les  circonstances  sont  particulières. 

—  C'est  vrai  ;  je  n'ai  plus  de  mère,  moi...  je  n'ai 
plus  de  mère. 

A  ces  mots  ses  fines  lèvres  ont  tremblé  et  ses 
yeux  se  sont  remplis  de  larmes.  Je  l'ai  attirée  à 
moi  ;  elle  a  posé  sa  tête  sur  mon  épaule  et  nous 
sommes  restés  ainsi  un  long  moment. 

Elle  parlait  lentement  et  tout  bas. 

—  Il  faudra  m' aimer  beaucoup.  Jusqu'à  présent 
je  n'ai  guère  été  gâtée...  Je  n'ai  pas  connu  maman  ; 
j'ai  été  élevée  par  des  servantes...  Au  lycée  je  n'ai 
eu  que  des  camarades...  Papa  n'a  jamais  eu  le  temps 
de  s'inquiéter  beaucoup  de  moi  ;  il  est  bon  cepen- 
dant ;  ces  temps  derniers  on  me  l'a  changé...  Per- 
sonne ne  m'aime,  excepté  vous. 

—  Je  vous  aimerai  pour  tout  le  monde.  Je  vous 
ferai  des  jours  tièdes,  toute  une  vie  d'amitié...  Nous 
sommes  jeunes,  nous  avons  du  temps  devant  nous. 

—  Qui  sait? 


LE    CHEMIN    DE   PLAINE  205 

Mme  Bérion  est  venue  vers  nous.  Elle  est  au 
courant  de  tout.  C'est  une  alliée  précieuse  et  très 
sûre  ;  elle  ne  se  tient  plus  sur  la  réserve.  Toute  la 
famille,  d'ailleurs,  hait  l'étrangère,  la  spoliatrice. 

Entre  Josette  et  moi,  il  n'a  pas,  bien  entendu,  été 
question  d'argent.  Ce  n'est  pas  moi  qui  lui  appren- 
drai quelle  est  sa  vraie  situation.  Elle  ne  saura  rien 
non  plus  de  mes  acrobaties  budgétaires. 

Ce  n'est  pas  cependant  qu'elle  soit  d'esprit  futile. 
Comme  je  l'invitais  à  réfléchir  aux  formalités  légales 
qui  entraveraient  un  peu  la  marche  des  événements, 
elle  s'est  écriée  que  je  la  prenais  pour  une  petite 
fille,  qu'elle  n'était  pas  si  ignorante  que  cela  et 
qu'elle  voulait  prendre  sa  part  de  peine. 

C'est  ainsi  qu'elle  s'est  chargée  de  tracer  notre 
ligne  de  conduite.  Nous  nous  rencontrerons  le 
jeudi  et  le  dimanche  chez  Mme  Bérion.  Elle  s'est 
assuré  le  consentement  de  celle-ci.  Elle  ne  croit  pas 
qu'on  ose  lui  interdire  la  maison  de  sa  cousine. 
D'ailleurs,  le  cas  échéant,  elle  désobéirait. 


13  février.  —  L'exquise  soirée  !  J'avais  donné 
ma  leçon  du  jeudi  à  Dédé  et  j'étais  sorti  dans  le 
jardin.  Assis  sur  un  banc  de  pierre,  j'attendais 
Josette. 

J'étais  soucieux  ;  j'avais  autour  du  front  une  nuée 
de  papillons  noirs.  C'est  que  notre  amour  est  diffi- 
cile et  sérieux...  Mais  quand  elle  vint  dans  le  soleil, 


206  LE   CHEMIN    DR   PLAINK 

quand  elle  vint  à  pas  souples,  dans  Tallée  joyeuse, 
mon  cœur  se  mit  à  carillonner. 

Comme  il  brille  tôt,  cette  année,  le  soleil  !  Vit-on 
jamais  d'aussi  tendres  journées  !  Comme  ce  petit 
printemps  est  leste  et  de  clair  visage  !  Comme  il 
chante,  ce  printemps  d'avant  les  feuilles,  comme  il 
chante  doucement  dans  nos  cœurs  attiédis  I 

Mon  amie,  radieuse,  prit  place  à  côté  de  moi. 

La  lumière  heurtait  son  front  et  elle  me  regardait 
à  travers  le  mouvant  rideau  de  ses  cils.  Et  la  lumière 
était  partout,  sur  sa  nuque  rose  et  blanche,  sur  nos 
mains  nouées,  sur  l'allée  aux  papillotants  micas. 

Nous  étions  graves.  Nous  ne  disions  que  des 
paroles  ordinaires,  mais  elles  s'en  allaient,  comme 
de  blancs  nuages  d'été,  sur  de  larges  ailes  aventu- 
reuses et  frémissantes. 

Notre  amour  était  une  chose  réelle,  il  était  en 
nous  et  il  agitait  toutes  nos  fibres  et  il  était  autour 
de  nous,  mêlé  à  l'air  blond. 

—  Mon  amour  t'enveloppe,  disais-je  à  Josette. 
C'est  un  manteau  magique  aux  reflets  tendres. 
Souffre  que  je  t'enveloppe  toute  aux  longs  plis 
impalpables. 

Elle,  blottie,  répondait  : 

—  Je  suis  trop  heureuse...  je  voudrais  mourir. 


15  féi^rier.  —  Une  lettre  de  Josette. 

«  Mon  ami,  je  serai  demain  matin  à  huit  heures 


LE    CHEMIN    DE   PLAINE  201 

chez  ma  cousine.  Ne  manquez  pas  d'y  venir  :  j'ai 
à  vous  dire  des  choses  très  graves.  » 

C'est  écrit  au  crayon,  très  vite.  Qu'est-ce  qu'il 
y  a?  Qu'est-ce  qu'il  peut  bien  y  avoir,  grands  Dieux  I 


16  fémer.  —  Elle  était  pâle,  elle  tremblait.  Elle 
m'a  jeté  tout  de  suite  : 

—  Savez-vous  que  je  n'ai  pas  de  fortune? 

—  Oui. 

—  Alors? 

—  Alors...  je  vous  aime.  Je  ne  peux  pas  vous 
aimer  davantage.  Que  vous  faut-il  de  plus?  Bon!... 
voilà  que  vous  pleurez  maintenant  1  Aussi,  pour- 
quoi parlez-vous  de  ces  choses-là?...  Est-ce  que 
vous  vous  entendez  aux  affaires,  vous,  petite  fille? 
Ah  !  mais  I  je  ne  veux  pas  que  vous  pleuriez  ;  je  n'y 
consentirai  jamais. 

—  Pour  une  fois,  permettez...  C'est  la  joie...  J'ai 
eu  tellement  peur  1 

—  Peur? 

—  Eh  oui  I  c'est-à-dire...  non...  j'ai  été  bien  sur- 
prise ! 

—  Qui  vous  a  renseignée? 

—  Ma  cousine  m'avait  déjà  dit  quelques  paroles 
prudentes,  mais  je  n'y  avais  pas  fait  attention... 
C'est  hier  que,  brusquement,  méchamment  on  m'a 
jeté  cela  à  la  figure...  j'ai  passé  une  nuit  bien  mau- 
vaise. 


208  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

—  Parce  qu'on  vous  avait  dit  que  vous  n'étiez 
pas  riche? 

—  Parce  que  j'avais  peur... 

—  Encore  I 

—  Oh  I  pardonnez-moi  !  on  avait  pris  soin  de 
m' avertir  que  vous  recherchiez  une  dot...  Alors, 
comprenez  !...  Pourtant,  quelque  chose  me  disait 
que  c'était  un  cauchemar  et  que  vous  m'aimiez 
comme  je  vous  aimais...  Oui,  je  le  savais  bien... 
Comme  j'étais  sotte  !  Comme  je  suis  heureuse,  main- 
tenant !  C'est  bon  de  pleurer...  Je  suis  lasse  ;  j'ai 
les  nerfs  brisés. 

— ^  Vous  ê  es  une  enfant  !  vous  vous  êtes  affolée... 
Ah  I  vous  croyiez  que  je  cherchais  une  dot  ! 

—  Oh  non  !  je  vous  le  jure  ! 

—  Vous  le  croyiez...  moins  qu'un  peu...  à  peine 
un  tout  petit  peu...  et  vous  pleuriez.  Mais  si  j'avais 
été  tel  et  si  je  n'étais  pas  revenu,  qu'auriez-vous 
donc  perdu? 

—  Vous  !  bon  ou  mauvais,  je  ne  veux  pas  vous 
perdre. 

Je  la  remerciai,  comme  il  convenait,  pav  un  baiser 
à  perte  d'haleine. 

—  Donc,  reprit-elle  plus  posément,  je  ne  suis 
qu'une  pauvre  jeune   fille... 

—  Une  jeune  fille  pauvre. 

—  Et  vous  le  saviez  I 

—  C'est-à-dire  que  je  le  supposais.  Vous  ne  trou- 
verez pas  étrange  que   'aie  un  peu  réfléchi  sur  cette 


LÉ   CHEMIN    DE    PLAINT  209 

question.  Un  foyer  ne  se  fonde  pas  pour  un  jour  et 
*aurai  la  responsabilité  de  notre  bonheur.  J'ai  donc 
supposé  que  vous  n'aviez  pas  de  fortune,  que  vous 
îtiez  —  je  mettais  les  choses  au  pis  —  aussi  pauvre 
que  moi. 

—  Vous  êtes  pauvre  aussi? 

—  Ma  profession  l'indique.  Tous  les  instituteurs 
sont  pauvres  ou  presque  ;  je  suis  le  dernier  des  ins- 
tituteurs ;  je  suis  un  gueux...  Songez-y  avant  de 
m'aimer  irrévocablement. 

—  Oh  1  c'est  déjà  irrévocable  ! 

—  Tant  pis  pour  vous  1  Je  parle  froidement...  et 
puisque  cette  occasion  se  présente,  j'en  profite  pour 

vous  inviter  à  réfléchir,  froidement  aussi.  Je  gagne 
quatre-vingt-dix  francs  par  mois,  trois  francs  par 
jour  !  Mais  vous  ne  savez  pas  combien  la  vie  est  chère  ? 

—  J'ai  été  maîtresse  de  maison. 

—  Bien  !  Alors,  comptez. 

—  A  quoi  bon? 

—  Je  vous  en  prie... 

—  Eh  bien  I  trois  francs  pour  vous,  autant  pour 
moi...  Je  travaillerai  ;  je  suis  forte  et  pas  trop  pares- 
seuse. Croyez- vous  que  je  ne  ferais  pas  une  institu- 
trice, moi  aussi? 

—  Une  institutrice!  Vous? 

—  Pourquoi  pas? 
Pourquoi  pas  en  effet?  Cette  idée  ne  m'était  pas 

încore  venue.  J'ai  l'air  si  étonné  que  Josette  s'en 
amuse. 

14 


210  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

—  Mais...  mais...  j 
Je  n'achève  pas  ma  pensée.  Je  voulais  dire  que 

ce  n'est  pas  très  généreux  de  compter  sur  le  travail 
de  sa  femme.  La  femme  est  la  fée  du  foyer...  l'édu- 
catrice  des  enfants...  La  femme,  dit  l'autre,  est  le 
délassement  du  guerrier  ;  elle  est...  que  sais-je? 
Elle  est  tout,  sauf  la  compagne  qui  travaille  et 
apporte  son  salaire. 

Toutes  mes  lectures  m'ont  appris  cela. 

Et  au  diable  mes  lectures  !  Ces  sentiments-là 
coûtent  trop  cher,  ils  ne  sont  pas  accessibles  aux 
pauvres  gens.  Les  chevaliers  n'étaient  pas  choisis 
parmi  les  gueux. 

Certes,  je  donnerais  tout  mon  sang  pour  Josette  ; 
mais  quand  je  n'en  aurais  plus  une  goutte,  elle  serait 
bien  avancée  !  N'oublions  pas  que  nous  discutons 
raisonnablement.  L'idée  de  Josette  est  excellente. 
Tandis  que  je  me  creusais  la  tête  pour  chercher 
des  expédients,  mon  amie  a  trouvé  du  premier  coup 
le  grand  remède. 

Je  repêche  cependant  mon  «  mais  »  de  tout  à 
l'heure. 

—  Mais  vous  n'avez  pas  le  brevet. 

—  Je  l'aurai  ;  je  réussirai  à  l'examen. 

Elle  réussira...  Elle  aura  son  brevet  supérieur 
pour^eu  qu'elle  le  veuille.  En  tous  les  cas,  elle  aura 
toujours  son  petit  minimum  de  brevet  élémentaire. 

Il  est  vrai  que  ce  brevet  ne  lui  donnera  pas  tout 
de  suite  l'insigne  honneur  d'apprendre  l'alphabet  à 


I.E    CHEMIN    DE   PLAINE  211 

des  morveuses.  Mariée,  dans  l'impossibilité  de  se 
déplacer,  et  par  conséquent,  de  se  faire  apprécier 
comme  suppléante,  elle  peut  attendre  de  longues 
années. 

Ah  !  si  j'étais  bien  en  cour  I  Mais  je  ne  connais  per« 
sonne  ;  je  sais  à  peine  le  nom  de  notre  député...  et 
avec  mon  sale  caractère  orgueilleux,  je  crèverais 
de  faim  plutôt  que  de  mendier  un  os. 

Non  ;  Josette  ne  sera  pas  institutrice  avant  quatre, 
cinq,  peut-être  dix  ans.  D'ici  là...  D'ici  là  il  ne  faudra 
pas  faire  fi  des  petits  moyens. 

Une  seule  chose  pourrait  arranger  tout  :  s'expa^ 
trier.  Je  l'insinue  timidement.  Josette  ne  se  récrie 
pas  comme  je  m'y  attendais.  Nous  n'irions  pas  au 
bout  du  monde  ;  nous  planterions  notre  tente,  là, 
à  côté,  en  Tunisie.  C'est  un  pays  salubre  et  qui  a 
bien  des  avantages  :  traitement  assez  élevé,  longs 
congés,  voyage  de  vacances  payé  tous  les  deux 
ans... 

—  Que  diriez-vous,  mon  amie,  si  nous  allions 
passer  là-bas  cinq  ou  six  années  de  jeunesse? 

—  Je  pense  que  notre'  bonheur  nous  suivrait. 

—  J'avais  déjà  songé  à  cela,  mais  je  n'osais  pas 
vous  en  parler.  J'ai  un  ami  là-bas  ;  il  m'a  envoyé  des 
renseignements  tout  à  fait  favorables.  Il  paraît  que 
les  demandes  sont  assez  nombreuses  ;  je  vais  dépo- 
ser la  mienne  tout  de  suite.  Elle  visera  naturelle- 
ment un  poste  vacant  à  la  fin  de  cette  année.  Car 
je  ne  veux  pas  partir  sans  vous  | 


212  LE   CHEiMlN    DE    PLAINE 

25  février.  —  Note  de  service.  «  J'invite  M.  Tour- 
nemine  à  passer  à  mon  cabinet  jeudi  prochain,  de 
deux  à  quatre.  —  L'inspecteur  primaire,  Alliez.  » 

Il  veut  sans  doute  me  parler  de  mes  projets  colo- 
niaux. De  quoi  se  mêle-t-il?  Il  me  fait  manquer  un 
rendez-vous.  Si  le  diable  l'emportait  seulement  au 
désert,  loin  de  toute  oasis  ! 


27  février.  —  J'ai  débuté  dans  l'enseignement 
sous  les  ordres  d'un  jeune  Inspecteur,  un  garçon 
de  trente  ans,  fort  cultivé,  un  peu  trop  profes- 
seur peut-être,  mais  très  digne  et  tenant  sa  place 
avec  une  correction  parfaite.    , 

J'ai  ensuite  suivi  les  conseils  d'un  vieux  bon- 
homme plein  de  bon  sens  et  de  malice,  que  qua- 
rante ans  de  pédagogie  n'ont  pas  rendu  grincheux. 

Maintenant,  je  suis  sous  la  coupe  de  M.  Alliez. 

Je  connais  trois  Inspecteurs.  Je  salue  le  premier  ; 
mon  cœur  est  au  second  ;  quant  au  troisième...  ser- 
viteur ! 

Il  peut  s'en  aller  quand  il  voudra,  M.  Alliez...  Il 
peut  s'en  retourner  vers  ses  Flandres  natales. 

Lors  de  sa  visite,  l'an  passé,  il  ne  s'était  pas  mon- 
tré suave,  certes  !  mais  je  ne  lui  avais  pas  gardé 
rancune. 

Aujourd'hui,  c'est  autre  chose. 

Et  moi  qui  arrivais  chez  lui  si  confiant  ! 

Je  m'entends  dire,  de  ma  voix  la  plus  aimable  : 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  213 

—  Croyez  bien,  monsieur  l'Inspecteur,  que,  si 
je  demande  un  poste  en  Tunisie,  ce  n'est  pas  par 
dépit  ;  ce  n'est  pas  par  haine  de  l'administration 
métropolitaine  dont  j'ai,  au  contraire,  apprécié  la 
bienveillance...  et  ce  n'est  pas  non  plus  par  haine 
de  l'école  de  Lurgé  où  j'ai  de  gentils  élèves,  dociles 
et  affectueux... 

—  Votre  demande?...  oui...  je  l'ai  transmise.  Mais 
ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit.  J'ai  malheureuse- 
ment à  vous  entretenir  d'incidents  regrettables  et 
qui  ne  laissent  pas  d'avoir  une  certaine  gravité. 

Oh  I  oh  1  mon  sourire  jaunit  et  s'achève  en  gri- 
mace. 

—  Monsieur  l'Inspecteur,  je  fouille  en  vain  ma 
conscience...  Sur  l'honneur,  je  ne  vois  pas... 

Il  ne  m'écoute  pas  ;  il  me  tend  un  papier  sale. 

—  Reconnaissez-vous  ceci? 

Non  pas,  tout  d'abord  ;  mais  je  vois  mon  nom, 
mon  parafe.  «  Ceci  »,  c'est  la  feuille  de  protestation 
d'Evrard  que  j'ai  signée  l'autre  jour,  sans  la  lire, 
et  que  d'autres,  une  cinquantaine  d'autres,  ont 
signée  aussi,  docilement. 

—  C'est  bien  votre  nom  qui  se  trouve  en  tête 
de  cette  colonne? 

—  Je  ne  saurais  le  nier. 

(Mon  nom  n'est  pas  le  premier  ;  nous  avons  signé 
Evrard  et  moi,  sur  la  même  ligne.  Mais  je  n'ai  garde 
de  chicaner  là-dessus.) 

—  C'est  donc  vous  qui  avez  rédigé  ce  manifeste  ; 


214  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

c'est  VOUS  qui  en  êtes  l'auteur  responsable.  Ceux 
que  vous  avez  entraînés  sont  coupables,  certes,  et 
nous  ne  l'oublierons  point...  Mais  vous,  monsieur 
l'instituteur  adjoint  de  Lurgé... 

Il  parle,  il  parle... 

Les  quinze  lignes  d'Evrard  sont  proprement 
le  catéchisme  de  l'anarchie.  Elles  insultent  l'Admi- 
nistration, les  chefs  qui  tiennent  leur  autorité  de  la 
nation  souveraine  ;  elles  insultent  le  ministre,  la 
République,  la  société  tout  entière.  Si  elles  n'in- 
sultent pas  le  Bon  Dieu,  c'est  que  nous  sommes 
laïques. 

Est-ce  possible  !  Je  lis  à  la  dérobée.  Il  n'y  a  rien 
de  tout  cela.  Texte  en  main,  je  crois  pouvoir  me 
défendre. 

—  J'en  dem  mde  bien  pardon  à  monsieur  l'Ins- 
pecteur, mais,  à  moins  de  donner  aux  mots  un  sens 
nouveau  et  inattendu,  il  est  impossible  de  voir  dans 
ces  quelques  phrases,  autre  chose  qu'une  protes- 
tation contre  un  geste  qui  manquait  tout  à  fait  de 
générosité  et,  à  mon  avis,  de  dignité. 

Mais  j'aggrave  mon  cas,  car  «  la  dignité  d'un 
fonctionnaire  est  dans  la  discipline  ». 

—  Nous  demanderons  contre  vous  la  peine  du 
déplacement  d'ofTice. 

Le  déplacement  d'office  !  Je  ne  veux  pas  de  cela  I 
D'ailleurs,  c'est  illégal  ;  eussé-je  tort,  il  n'y  a  pas, 
en  l'occurrence,  «  nécessité  de  service  ».  Je  proteste- 
rai de  toutes  mes  forces. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  215 

Je  tente  déjà  une  défense  quelque  peu  irritée  et, 
malgré  moi.  je  me  lève. 

—  Patience  I 

Il  me  rassied  d'un  geste  sec  et  me  tend  deux 
lettres.  Je  cours  aux  signatures  ;  elles  manquent  et 
récriture  est  contrefaite.  Le  style  de  l'une  est  aisé, 
avec  des  incorrections  trop  grosses  pour  n'être  pas 
voulues  et  une  phrase  venimeuse  où  perce  le  bout 
de  l'oreille  pédagogique...  Madame  Olivet,  je  vous 
reconnais  I 

Quant  à  l'autre...  Eh  bien  I  c'esl  Mme  Evrard.  Je 
ne  puis  en  douter  ;  vilaine  petite  bête  I 

Certes,  il  y  a  là  toutes  les  «  nécessités  de  service  » 
]  que  l'on  voudra  ;  et  je  devrais  même  être  révoqué 
sur  l'heure. 

Mais  tout  cec  est  grotesque  et  méprisable. 
M.  l'Inspecteur  me  l'affirme  énergiquement.  Il  va 
jeter  ces  papiers  au  feu  ;  mieux,  je  les  détruirai  moi- 
même  I 

Le  ton  est  changé  ;  ce  n'est  plus  le  chef  cassant 
de  tout  à  l'heure.  Je  me  méfie  pourtant  ;  sous  la 
bonhomie  du  geste  je  devine  la  joie  de  me  tenir 
en  laisse  et  de  me  mater  quand  même  ! 

—  Il  est  bien  entendu,  encore  une  fois,  que  ces 
lettres  déshonorent  leurs  auteurs  et  seulement  leurs 
auteurs...  Cependant... 

Cependant,  j'aurais  tort  de  répondre  bruyam- 
ment aux  injonctions  de  mes  chefs...  car  je  ne  suis 
pas  un  saint  !...  Certains  passages  de  ces  vilains  pa- 


216  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

piers  corroborent  de  fâcheux  renseignements  qui 
sont  arrivés  par  une  autre  voie. 

—  Il  y  a,  contre  vous,  une  plainte  émanant  d'un 
personnage  autorisé  et  ami  de  l'école  laïque. 

J'attendais  cela  depuis  un  moment  ;  c'est  là  toute 
l'affaire... 

Il  s'agit  d'une  plainte  verbale  ;  si  elle  se  renou- 
velait, surtout  si  elle  se  renouvelait  par  écrit,  cela 
nécessiterait  une  enquête,  et  dame  1... 

—  Réfléchissez,  monsieur  Touinemine. 

—  C'est  tout  réfléchi  !  Au  revoir,  monsieur  l'Ii 
pecteur  ! 

Je  sais  que  je  n'aboutirai  à  rien  qu'à  empirer  la 
situation,  mais  je  ne  me  laisserai  tout  de  même 
pas  déplacer  sans  protester.  Celui  qui  ne  se  redresse 
pas  contre  une  injustice  mérite  la  servitude. 

«  La  dignité  d'un  fonctionnaire  est  dans  la  dis- 
cipline. »  J'entends  mal  ce  jargon.  Il  y  a  discipline 
et  discipline.  Quand  l'obéissance  aux  hommes  rem- 
place l'obéissance  aux  lois,  il  n'est  dans  la  cité  que 
désordre  et  barbarie. 

A  la  réflexion,  je  m'étonne  que  M.  l'Inspecteur 
d'Académie,  qui  est  un  homme  aimable  et  d'esprit 
libéral,  ait  songé  à  me  frapper  illégalement  pour 
un  si  petit  délit  d'opinion.  Je  parierais  qu'il  ne 
sait  encore  rien  de  mon  affaire  et  que  les  «  person- 
nages autorisés  »  se  proposent  tout  bonnement  de 
lui  forcer  la  main. 


i 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  217 

Je  serai  frappé,  c'est  assez  probable. 

Dire  que  les  Inspecteurs  primaires  sont  généra- 
lement les  seuls  vrais  défenseurs  de  leurs  subor- 
donnés. Il  faut  bien,  précisément,  que  je  tombe  sur 
ce  pilier  gothique  I 

C'est  ma  veine. 


i^^  mars.  —  La  liberté  n'est-elle  qu'un  mot 
comme  la  vertu?  N'est-elle  qu'une  invention  du 
pauvre  oi  gueil  humain?  Certains  philosophes  le  sou- 
tiennent, mais  ils  sont  démentis  par  d'autres. 

Qu'y  a-t-il  de  bon  dans  ces  doctrines?  Malgré 
mon  gros  cube  je  ne  suis  pas  homme  à  trier  sûre- 
ment, en  cette  affaire,  le  vrai  du  faux.  D'ailleurs  le 
pourrais-je  que  je  ne  le  ferais  peut-être  pas.  En 
effet,  j'écouterais  volontiers  les  premiers  de  ces  rai- 
sonneurs mais,  de  leurs  discours,  avec  un  minimum 
de  logique,  je  tirerais  des  conclusions  pénibles. 
Cette  doctrine  contente  ma  raison  mais  répugne  à 
mon  instinct  ;  et  je  n'aime  pas  les  procès...  Afin  que 
la  paix  soit,  je  fais  de  l'indifférence  ma  philosophie 
provisoire. 

Et  voilà  bien  du  bavardage.  Mais  qui  donc  m'em- 
pêcherait de  bavarder  I  Puisque  personne  ne  le  sait, 
je  puis,  sans  ridicule,  me  donner  ce  tourment  d'es- 
prit, me  lancer  à  cette  poursuite  du  vent,  moi  le 
dernier  des  primaires,  le  plus  humble  des  pense- 
petit. 


218  LE  CHEMIN    DE   PLAINE 

Ah  I  si  on  le  savait  !  Je  vois  d'ici  les  philosophes 
de  profession  hocher  leur  lourde  tête  et  sourire  de 
pitié. 

Je  puis  bien  prendre  le  temps  de  sourire  aussi. 

Pense-petit  !  Je  le  crois  bien  !  mais  où  sont  donc 
les  pense-grand?  A  moins  qu'ils  ne  soient  chez  les 
fous,  ils  ne  sont  nulle  part.  Il  n'est  peut-être  pas, 
dans  l'histoire  de  l'humanité,  un  philosophe  qui  ait 
émis  une  seule  idée  véritablemeat  inaccessible  à 
l'intelligence  moyenne  de  son  temps.  Ceux  de  notre 
siècle  ne  sont  pas  plus  forts  que  les  autres.  Ils  se 
chamaillent  dans  le  brouillard  avec  de  grands  gestes 
solennels,  mais  ne  nous  frappons  pas  I  ces  cheva- 
liers de  haute  lice  combattent  avec  des  brins  de 
jonc. 

Les  mortels  sont  égaux,  disait  l'autre,  c'est  la 
seule  vertu  qui  fait  la  différence.  La  vertu  elle- 
même  ne  fait  pas  une  très  grosse  «  différence  ».  Il 
n'y  a,  entre  nous,  que  des  nuances  que  nous  exagé- 
rons à  plaisir,  comme  nous  exagérons  toutes  nos 
petites  affaires. 

Mais  si  l'on  m'entendait  !  Si  l'on  m'entendait  ! 
Fermons  vite  cette  parenthèse  et  revenons  à  nos 
petites  préoccupations,  à  nos  méchantes  broutilles 
d'idées... 

La  liberté,  si  elle  existe,  ne  peut  pratiquement 
s'exercer  que  dans  un  cercle  étroit  ou  plutôt  dans 
une  série  de  cercles  concentriques.  J'ai  toujours 
jugé  inopérante  et  quelque  peu  naïve  cette  vieille 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  219 

phrase  que  je  relisais  avant-hier  dans  la  malchan- 
ceuse protestation  d'Evrard  : 

«  Nul  ne  doit  être  inquiété  pour  ses  opinions, 
même  religieuses,  pourvu  que  leur  manifestation  ne 
trouble  pas  l'ordre  public  établi  par  la  loi.  » 

Je  défie  bien  que  Ton  trouve  une  idée  nouvelle 
qui  ne  dérange  pas,  si  peu  que  ce  soit,  l'ordre  public. 
Et  il  en  va  de  même  pour  les  idées  anciennes 
n'ayant  plus  cours. 

En  notre  temps  de  pensée  soi-disant  libre  et  de 
désagrégation  des  dogmes,  on  ne  saurait  se  parer 
d'une  plume  étrangère  sans  que  toute  la  volière  se 
mette  à  piauler  et  à  jacasser  de  fureur. 

L'instituteur  X...  l'a  appris  à  ses  dépens.  Son  cas 
est  typique.  Révoqué,  jeté  hors  du  premier  cercle, 
il  ne  va  pas  tarder,  s'il  continue  sa  propagande,  à 
être,  dans  le  second,  houspillé  et  plumé  ;  finale- 
ment on  lui  fera  sauter  la  dernière  corde  ;  c'est-à- 
dire  qu'on  le  mettra  en  prison  ou  à  l'hospice.  On 
lui  apprendra  à  commenter,  dans  des  conférences, 
des  paroles  oubliées  de  Socrate  et  de  Jésus  de  Na- 
ereth  ! 

On  m'apprendra  de  même  à  signer  des  papiers 
où  il  est  question  de  dignité  et  de  générosité.  Ce 
sont  là  de  dangereu.  es  balançoires,  Tournemine... 
et  on  te  le  fera  bien  voir. 

Grands  Dieux  !  sommes-nous  plus  méchants  que 
bêtes?  Sommes-nous  plus  bêtes  que  méchants? 
Comme  nous  sommes  durs  les  uns  pour  les  autres  I 


220  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

Comme  nous  prenons  plaisir  à  nous  tracasser  mu- 
tuellement I  Et  pourquoi?  Et  pourquoi? 

Il  sera  bien  avancé,  M.  Alliez,  quand  il  m'aura  fait 
souffrir  injustement  et  inutilement  I  Qu'est-ce  que 
cela  lui  fera? 

Dans  quarante  ans,  qu'est-ce  que  cela  lui  fera? 
Que  lui  feront  les  programmes,  la  discipline,  l'au- 
torité, et  tout,  et  tout?  Qu'est-ce  que  cela  lui  fera 
quand  il  sera  étendu  entre  quatre  planches  de 
chêne,  dans  un  cimetière  de  village,  dans  un  petit 
«  gardin  grign'dints  »  du  pays  des  Flandres,  en  plein 
dans  la  terre  grasse?... 

Pourquoi,  hier,  ai- je  fait  pleurer  de  pauvres  petits 
yeux  dont  quelques-uns  se  fermeront  prématuré- 
ment, bientôt  peut-être?  Pourquoi  hier,  ai- je  puni, 
pour  une  raison  futile,  dix  écoliers?  Qu'est-ce  que 
cela  leur  fera,  les  leçons,  quand  ils  seront  morts?  Et 
la  vertu,  le  progrès,  les  grandes  vies  exemplaires, 
l'immense  peine  des  hommes,  à  quoi  cela  rime-t-il? 
Est-ce  que  cela  comptera  quand  les  derniers  enfants 
des  hommes*  seront  morts?  A  quoi  bon?  A  quoi 
bon?... 

Sur  ma  table,  entre  deux  bouquets  de  violettes 
offerts  précisément  par  ces  bons  petits  que  j'ai  fait 
pleurer,  une  photographie,  un  portrait  de  Josette. 
Elle  me  regarde  avec  des  yeux  tendres  et  moqueurs. 
Saurait-elle  le  mot  de  l'énigme? 

Elle  me  dit  : 

—  Je  ne  sais  rien  qu'aimer.  Je  suis  jeune  et  belle 


LE   CHKMIN    DE    PLAINE  2H 

et  j'aime.  Aimer  est  ma  religion  souveraine.  Que 
parles-tu  d'énigme  !  il  n'est  d'énigme  que  dans  les 
cœurs  obscurs. 

Elle  me  dit  encore  : 

—  Nous  sommes  aux  minutes  merveilleuses  de 
la  vie  ;  cueillons  soigneusement  les  bonnes  grappes  !.. 
Que  notre  bonheur  de  vivre  soit  tel  qu'il  se  pro- 
longe par  delà  nos  destinées  et  qu'il  revienne,  plus 
fort  que  la  mort,  illuminer  les  yeux  des  vierges  qui 
vivront  par  nous  ! 

Et  bien  que  cela  ne  réponde  pas  tout  à  fait  à  mes 
dernières  et  terribles  objections,  comme  je  ne  de- 
mande qu'à  me  laisser  convaincre,  j'attire  à  moi 
l'image  chère  et  je  ferme  mon  cahier. 


5  mars.  —  Je  suis  allé,  hier,  voir  maman.  Je 
l'avais  un  peu  négligée  ces  temps  derniers.  Elle  n'a 
pas  manqué  de  me  demander  : 

—  As-tu  une  bonne  amie,  Maximin? 
Et  j'ai  répondu  : 

—  Oui,  maman,  j'ai  une  bonne  amie  cette  fois, 
une  vraie. 

—  Tiens  !  tiens  I...  Tu  veux  peut-être  te  marier? 

—  Je  veux  me  marier...  C'est  un  peu  pour  t'en 
parler  que  je  suis  venu. 

—  Tiens  !  tiens  !  tiens  !...  Est-elle  jolie  au  moins, 
ta  petite  bonne  amie? 

Chère  maman  I  cette  question  est  bien  d'elle  I  Si 


222  LE    CHRMIN    DE    PLAINE 

...  1 

je  voulais  me  marier  avec  une  millionnaire  contre- 
faite, c'est  qu'elle  ne  donnerait  pas  son  consente- 
ment... 

—  Regarde  plutôt,  ai-je  répondu  ;  elle  m'a  donné 
son  portrait  pour  toi. 

Maman  a  vite  ajusté  ses  lunettes,  puis  elle  s'est 
penchée  sur  l'image  souriante  aux  prunelles  claires. 
Et  les  doigts  de  maman  ont  un  peu  tremblé... 

—  Oui,  elle  est  bien  mignonne,  cette  petite  de* 
moiselle. 

—  Elle  n'est  pas  si  petite,  maman...  elle  est  plus 
grande  que  toi. 

—  Elle  n'a  pas  l'air  méchant...  elle  a  de  beaux 
yeux. 

—  Je  crois  bien  ! 

Maman  ne  se  lassait  pas  de  la  regarder,  heureuse 
de  la  trouver  si  jolie,  heureuse  et  flattée. 
A  la  fin  tout  de  même,  elle  a  demandé  : 

—  Comment  s'appelle-t-elle? 

—  Josette. 

—  Qu'est-ce  qu'elle  fait?  Est-elle  riche? 

—  Elle  est  chez  son  père  ;  c'est  une  petite  ména- 
gère... Je  ne  crois  pas  qu'elle  soit  riche. 

—  Tant  pis,  mon  garçon...  Mais  cela  ne  fait  pas 
grand'chose,  va,  quand  on  se  convient...  Et  puis  tu 
gagnes  de  l'argent,  toi. 

C'est  encore  là  une  de  ses  idées  favorites,  une 
idée,  d'ailleurs,  qui  lui  rend  la  vie  douce.  Elle  me 
voit  riche  I  Douze  cents  francs,  pour  elJe,  c'est  une 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  223 

somme  !  et  plus  tard  j'arriverai  à  gagner  des  deux 
mille  francs  ! 

—  On  vit  à  moins,  dit-elle. 

Il  est  bien  certain  que  mon  père  gagnait  moins 
de  deux  mille  francs  et  même  moins  de  douze  cents  ; 
et  maman  nous  a  tout  de  même  élevés  sans  trop  se 
plaindre  —  sauf  quand  il  n'y  avait  pas  de  beurre. 

Il  y  a  encore  une  misère  plus  grande.  La  grande 
misère,  c'est  quand  le  pain  manque.  Dans  son 
enfance,  maman  Fa  un  peu  connue,  cette  misère-là. 
Depuis,  elle  s'est  toujours  trouvée  heureuse. 

Je  suis  moins  résigné  ;  je  suis  plus  exigeant. 

Prudemment,  j'ai  fait  part  à  ma  mère  de  mes 
projets  d'avenir.  Elle  a  protesté  quand  je  lui  ai 
parle  de  m'en  aller  en  Tunisie. 

—  Puisque  ta  femme  sera  institutrice...  tu  Tas 
dit  toi-même. 

—  Mais  j'ai  peur  que  ce  soit  bien  tard,  trop  tard. 

—  Et  moi,  que  deviendrai-je? 

—  Mais  nous  ne  partirons  pas  pour  longtemps... 
Nous  reviendrons,  mère,  nous  reviendrons  I  Ce 
n'est  pas  loin  la  Tunisie,  si  tu  crois  !...  Tous  les  ans, 
nous  pourrons  venir  passer  les  vacances  chez  toi... 
trois  mois  chez  toi...  tu  ne  voudrais  pas? 

—  Mon  pauvre  enfant,  j'aurai  le  temps  de  mou- 
rir pendant  que  tu  seras  là-bas. 

—  Mourir  I  Mais  tu  n'as  que  cinquante  ans  !  As- 
tu  le  droit  de  mourir?  Tu  n'as  même  pas  le  droit 
d'être  malade...  ce  n'est  pas  ton  tour.  Puis,  ne  te 


224  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

tracasse  pas  à  l'avance  ;  je  ne  suis  pas  encore 
parti...  Si  nous  parlions  d'autre  chose  ;  auras-tu  une 
belle  coiffe  pour  ma  noce? 

J'ai  eu  beau  faire,  elle  est  revenue  à  mes  idées  de 
départ  et  son  trouble  ne  s'est  pas  apaisé.  Mais  au 
moment  de  l'adieu,  elle  m'a  dit,  en  me  serrant  plus 
fort  qu'à  l'habitude  ; 

—  Tu  as  peut-être  raison  tout  de  même  mon 
grand  Max...  Tu  as  sans  doute  raison  I 

Comme  toujours  ! 


7  mars.  —  Je  n'ai  pas  parlé  à  maman  de  mes 
démêlés  avec  l'Inspecteur. 

Je  n'en  ai  pas  parlé  non  plus  à  Evrard.  La 
faveur  dont  il  bénéficie  est  miraculeuse,  inexpli- 
cable. Je  sais  bien  qu'on  veut  me  frapper  pour 
satisfaire  un  «  personnage  autorisé  »  —  M.  Godard, 
je  suppose  —  mais  pourquoi  ne  profite-t-on  pas 
de  l'occasion  pour  faire  coup  double?  Gela  me 
dépasse  I 

En  attendant,  taisons-nous.  Maurice,  pris  dans 
cette  mêlée,  serait  capable  de  se  faire  révoquer.  Or, 
si  sa  femme  mérite  de  ma  part  de  rudes  représailles, 
lui  n'a  droit  qu'à  mon  amitié. 

Par  exemple,  j'ai  tout  conté  à  Josette.  Je  ne  lui 
cache  plus  rien  de  mes  affaires.  Je  lui  ai  rapporté 
combien  maman  l'avait  trouvée  jolie.  Alors  elle  m'a 
dit  : 


LE    CHEMIN    OE    PLAINE  225 

—  Je  voudrais  bien  la  connaître,  votre  mère... 
N'avez-vous  pas  quelque  portrait  d'elle? 

—  J'ai  un  portrait  de  mon  père  en  zouave,  mais 
je  n'ai  pas  le  portrait  de  maman.  Elle  n'a  jamais 
été  photographiée,  que  je  sache.  C'est  que,  chez  nous, 
il  ne  se  faisait  pas  de  dépenses  inutiles...  Je  suis 
d'une  famille  très  pauvre,  mon  amie. 

—  Et  moi  je  suis  plus  pauvre  encore...  mais  ce 
n'est  rien,  cela... 

—  Josette,  vous  me  cachez  quelque  chagrin... 
vous  êtes  malheureuse... 

—  On  m'a  défendu  de  vous  voir  ;  on  m'a  défendu 
même  de  venir  ici. 

—  Mais  ce  n'est  pas  nouveau...  Il  y  a  autre  chose. 

—  Oui. 

—  Ne  me  le  direz-vous  pas? 

—  Non,  pas  encore...  Je  voudrais...  Je  voudrais 
être  en  Tunisie...  quand  partons-nous? 


12  mars.  —  Oui,  quand  partons-nous?  C'est  moi 
qui  pose  la  question  aujourd'hui.  Pourvu  seulement 
que  nous  puissions  partir  !  Voilà-til  pas  que  tout 
le  monde  se  mêle  de  guerroyer  contre  moi  ! 

Ce  qui  m'arrive  est  embêtant  au  possible.  Ce 
matin,  à  onze  heures  et  demie,  à  l'heure  où  la  classe 
devient  houleuse,  j'ai,  dans  un  moment  d'énerve- 
ment,  menacé  mes  plus  grands  élèves  qui  s'en  don- 
naient à  cœur  joie  pendant  que  je  faisais  lire  les 

15 


226  LE  GHEMliS    DE    PLAINE 

tout  petits.  Ils  se  sont  tenus  cois  une  minute  puis 
ils  ont  recommencé  le  tapage.  Me  retournant  brus- 
quement, j'ai  surpris  l'un  d'eux,  le  grand  Dieu-j 
donné,  un  crétin  tout  à  fait  remarquable,  en  traii 
d'imiter  mes  gestes.  Je  l'ai  giné.  C'est  une  faute 
que  je  commets  très  rarement  ;  mais  enfin,  celui-là 
je  l'ai  giflé,  je  ne  peux  pas  le  nier. 

Or,  quelques  minutes  avant  la  rentrée  du  soir, 
le  père  Dieudonné  est  accouru  furibond.  Il  a  traversé 
la  cour  en  quatre  enjambées  et  s'est  précipité  chez 
le  Directeur.  Puis  ces  deux  messieurs  sont  venus 
dans  ma  classe  et  ils  m'ont  fait  citer  à  leur  tribunal, 
comme  cela,  sans  plus  de  façons. 

Le  père  Dieudonné  était  rouge,  le  père  Michaud 
était  blanc  ;  tous  les  gamins,  instruits  de  l'affaire, 
étaient  accourus  se  masser  devant  la  porte. 

Voyant  cela,  j'ai  été  brusque  ;  et,  le  premier  : 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a? 

M.  Michaud  a  commencé  d'une  voix  prudente  et 
doucereuse: 

—  Monsieur  Tournemine,  voici  un  père  de  famille 
qui  vient  se  plaindre...  Que  se  passe-t-il? 

—  Un  mot,  d'abord...  Pourquoi  ce  père  de  famille 
va-t-il  vous  trouver,  vous,  et  non  pas  moi?  Pourquoi 
me  faites-vous  appeler  ainsi  devant  tous  les  élèves? 
A  quoi  rime  cette  mise  en  scène? 

—  Mais...  mais...  nous  discuterons  cela  ensemble... 
une  autre  fois...  une  autre  fois...  Voici  M.  Dieu- 
donné...  Il  prétend  que  vous  avez  frappé  son  fils. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  227 

—  Je  lui  ai  donné  une  gifle. 

—  C'est  regrettable...  c'est  peu  de  chose...  mais 
c'est  regrettable. 

—  Dites-moi,  n'avez-vous  jamais  giflé  un  élève, 
vous? 

—  Euh  !... 

—  Si,  n'est-ce  pas?  Alors,  pas  de  morale,  voulez- 
vous?    Maintenant,   monsieur   Dieudonné,   à   nous 

I  deux  :  qu'est-ce  que  vous  réclamez? 

—  Je  réclame  que  vous  avez  martyrisé  Ernest. 

—  Je  vous  dis  que  je  lui  ai  donné  une  petite 
gifle...  il  l'a  d'ailleurs  méritée  mille  fois. 

—  Et  puis,  qu'il  en  porte  les  marques... 

—  En  fait  de  marque,  il  porte  surtout  la  vôtre, 
savez-vous? 

—  Et  puis,  que  vous  me  le  paierez  plus  cher  qu'au 
marché,  s'pèce  de  petit... 

—  Ah  !  pas  d'insultes,  s'il  vous  plaît  I 

—  Si,  je  t'insulterai  I  Si,  je  t'insulterai  I... 

—  Oui?  Eh  bien,  voulez-vous  parier  que  je  vous 
gifle,  vous  aussi? 

—  Monsieur  Tournemine  !...  Monsieur  Tourne- 
mine  I... 

—  M.  Tournemine  en  a  assez,  monsieur  le  Direc- 
teur... D'ailleurs,  il  est  une  heure...  le  devoir 
nous  appelle.  Quant  à  vous,  père  de  l'infortuné 
martyr... 

—  Hou  I  t'as  pas  honte  ! 

—  ...prenez  la  porte  I...  et  plus  vite  que  ça  I  Hop  ! 


228  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

De  ma  pince  gauche  je  lui  ai  saisi  l'épaule  et  je 
l'ai  mis  là  où  il  convenait  qu'il  fût. 

De  cette  façon,  j'ai  encore  eu  le  beau  rôle  devant 
mes  élèves.  Si  je  n'avais  pas  eu  le  dernier  mot, 
j'étais  perdu. 

M.  le  Directeur  savait  cela  aussi  bien  que  nioi. 

i 

13  mars.  —  Aux  dernières  nouvelles,  Ernest  Dieu-, 
donné  a  gardé  le  lit.  Le  médecin  a  été  mandé  ;  il  n'a 
pas  trouvé  de  fièvre.  Le  contraire  m'eût  étonné. 

J'aurais  tort  cependant  de  me  tranquilliser. 
Josette  m'écrit  :  «  J'apprends  que  l'on  vous  cherche 
une  mauvaise  querelle.  J'ai  entendu  dire  ce  matin 
_>que  l'on  avait  prévenu  l'Inspecteur  et  qu'un  procès 
vous  serait  intenté.  Je  tremble  pour  vous,  mon  ami, 
et  je  ne  songe  plus  à  mes  propres  ennuis.  Aimons - 
nous  bien.  Tout  cela  finira.  » 

Il  faut  l'espérer. 

Je  songe  que  ce  Dieudonné,  homme  simple  et 
besogneux,  habite  une  maison  appartenant  à 
M.  Godard.  Or  Mme  Olivet  est  du  dernier  bien  avec 
M.  Godard.  Tout  s'explique. 

Tout  s'explique,  mais  rien  ne  s'éclaircit. 


15  mars.  —  Aujourd'hui,  voyage  au  chef-lieu  du 
département.  Coût  :  3  fr.  80.  Cette  dépense  était 
nécessaire. 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  229 

Je  suis  allé  consulter  M®  Mérier,  un  avocat 
retors  que  je  connais,  ce  qui  n'est  rien,  mais  qui  me 
connaît  aussi,  ce  qui  est  beaucoup.  Il  me  connaît 
parce  que  son  fils  a  été  mon  meilleur  camarade  au 
peloton  des  dispensés. 

M®  Mérier  m'a  reçu  fort  gracieusement  ;  surtout, 
il  m'a  tranquillisé.  Certes,  je  suis  condamnable, 
mais,  en  cas  de  poursuites,  rien  ne  prouve  que  je 
doive  être  forcément  condamné  ;  il  m'a  cité  dix 
exemples... 

—  Croyez-en  mon  expérience,  jeune  homme,  m'a- 
t-il  dit,  rien  n'est  moins  sûr  qu'un  procès.  Si  vous 
étiez  audacieux  ou  simplement  joueur,  vous  pour- 
riez attaquer,  vous  plaindre  au  parquet  d'avoir  été 
insulté,  vous,  fonctionnaire  public,  dans  l'exercice 
de  vos  fonctions. 

—  Mais  je  n'ai  peut-être  pas  été  insulté... 

—  Savez-vous  ce  que  c'est  qu'une  insulte?  Nous, 
dans  la  basoche,  nous  ae  le  savons  pas  encore. 

Il  ne  m'a  cependant  pas  encouragé  à  tenter  cette 
aventure. 

—  Attendez,  m'a-t-il  dit  ;  voyez  venir  et  dormez 
sur  vos  deux  oreilles.  On  ne  vous  inquiétera  proba- 
blement pas.  D'ailleurs,  en  mettant  les  choses  au 
pis,  la  condamnation  serait  insignifiante. 

Je  suis  allé  ensuite  aux  bureaux  de  l'Inspection 
académique  ;  mais  le  Grand  Chef  était  absent.  Je 
l'ai  bien  regretté  ;  j'aurais  voulu  lui  expliquer  net- 
tement et  franchement  mon  cas. 


230  LE    CHEMIN    DE  PLAllNE 

Enfin,  comme  i]  me  restait  du  temps  à  dépenser, 
j'ai  songé  à  mon  ancien  directeur  d'École  normale 
et  je  me  suis  présenté  chez  lui. 

En  toute  justice,  j'aurais  dû  commencer  ma 
journée  par  là.  M.  Legrand  est  le  seul  ami  que  j'aie 
au  chef-lieu.  J'ai  eu  plaisir  à  retrouver  sa  poignée 
de  main  accueillante,  son  éternel  sourire  de  scep- 
tique indulgent  et  fin. 

J'étais  entré  chez  lui  avec  l'intentioa  de  m'in- 
former  de  sa  santé  toujours  chancelante...  et  je 
n'ai  parlé  que  de  mes  petites  affaires.  Je  n'ai  rien 
su  cacher  ;  je  me  suis  détendu...  Ses  yeux  gris  me 
pénétraient  de  bonté  et,  dans  ce  petit  cabinet  sur- 
chauffé où,  jadis,  j'ai  été  tant  de  fois  réprimandé, 
je  me  suis  trouvé  soudain  à  mon  aise,  à  mon  aise 
comme  je  ne  l'ai  jamais  été  nulle  part,  si  ce  n'est 
chez  maman. 

Ma  confession  terminée,  M.  Legrand  me  dit  : 

—  Ne  vous  tracassez  pas  trop...  je  verrai  l'Ins- 
pecteur d'Académie.  C'est  un  fort  galant  homme 
quand  son  intestin  fonctionne.  Le  tout  est  de  choi- 
sir le  moment, 

—  C'est  une  question  de  chance. 

—  Pas  pour  moi.  J'ai  des  renseignements  par  le 
garçon  de  l'hôtel  où  il  prend  ses  repas.  Quand 
M.  l'Inspecteur  murmure  :  «  Mon  ami,  une  demi- 
Vittel  »,  il  n'y  a  rien  à  faire...  Mais  quand  il  arrive 
«  Broum  !  Broum  I  garçon  !  du  Médoc  I...  un  peu 
sec  !  »  la  voie  est  libre... 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  231 

Ce  précieux"  garçon  a  été  jardinier  à  l'École. 
C'était  bien  le  plus  paresseux  et  le  plus  maladroit 
des  jardiniers  de  France.  En  le  remerciant,  je  lui  ai 
donné,  comme  de  juste,  les  certificats  les  plus 
élogieux,  grâce  auxquels  il  est  entré  à  l'hôtel  de 
l'Univers.  Un  bienfait  n'est  jamais  perdu... 

En  votre  affaire,  ajouta  M.  Legrand,  une  chose 
m'étonne  ;  c'est  que  votre  camarade  Evrard  ne  soit 
pas  inquiété.  Vous  devez  avoir  un  ennemi,  un  spé- 
cial ennemi...  Mais  nous  le  démasquerons...  Allons, 
au  revoir  I  Bon  courage  I 

Je  m'en  fus  vers  la  gare  un  peu  ragaillardi,  mais 
mourant  de  faim.  U  était  deux  heures  après-midi 
et  je  ne  devais  partir  qu'à  cinq.  Je  me  résolus 
à  manger,  ne  fût-ce  qu'un  peu.  J-avisai  donc  la 
plus  modeste  des  gargotes  et,  au  «  Monsieur  dé- 
jeune? »  de  la  patronne,  je  répondis  : 

—  Non...  je  prendrai  seulement  un  bout  de  n'im- 
porte quoi,  une  bouchée  de  fromage  par  exemple, 
histoire  de  boire  un  verre... 

Mais  la  gargotière,  habituée  aux  ruses  des  clients 
aux  dents  longues,  faméliques  mangeurs  de  pain, 
m'apporta  en  effet  une  bouchée  de  fromage  et 
quatre  ou  cinq  bouchées  de  croûte,  «  histoire  »> 
sans  doute,  de  faire  passer  l'aigre  piccolo  qu'elle 
■  m'avait  d'abord  servi  dans  une  bouteille  sale. 

Pendant  que  j'expédiais  ce  repas  d'infortune,  une 
silhouette  connue  se  dessina  sur  le  trottoir  d'en 
face...  Mme  Evrard  I  oui...  Mme  Evrard... 


232  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

Que  diable  peut-elle  chercher  par  ici  !  Ah  !  je  me 
souviens...  Elle  a  une  marraine  en  cette  ville  ;  c'est 
elle-même  qui  me  l'a  conté  jadis...  Une  marraine 
âgée,  avare,  sans  héritiers. 

Tout  de  même,  comment  se  fait-il  que  je  ne  l'aie 
pas  aperçue  ce  matin  à  la  gare?  C'est  sans  doute 
que  je  suis  arrivé  le  dernier,  juste  à  l'heure  du  train. 

La  mauvaise  et  jolie  petite  pièce  !  Elle  va  tout 
doucement  ;  elle  s'arrête,  tourne  la  tête.  Pourvu 
qu'elle  ne  me  voie  pas  dans  cette  gargotte  !  elle 
serait  trop  contente  ! 

Cric  !...  cric  !...  des  souliers  bruyants  sur  le  trot- 
toir... souliers  vernis,  courtes  et  grosses  jambes... 

M.  Godard  !  M.  Godard  !  Il  traverse  la  chaussée, 
met  le  cap  sur  la  petite  dame  et  ils  s'en  vont  tous 
les  deux  vers  la  ville. 

Ah,  voilà  !  Ah,  voilà  ! 

Combien  en  a-t-il?  C'est  un  rude  vieux  gaillard. 


18  mars.  —  Tous  les  matins  en  ce  moment  j'ai 
une  lettre  de  mon  amie  :  et  tous  les  matins  mon 
inquiétude  s'accroît. 

Josette  est  malheureuse  :  je  le  lis  entre  toutes 
les  lignes.  Ne  s'attriste-t-elle  pas  de  n'avoir  vingt 
et  un  ans  qu'au  mois  de  mai  !...  Elle  est  à  bout  de 
résistance  et  nous  ne  pourrons  nous  marier  qu'au 
commencement  de  l'été.  Je  crains  qu'elle  ne  tombe 
malade  ou  qu'elle  ne  soit  poussée  à  un  éclat. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  233 

Je  puis  pardonner  à  mes  enaemis.  Dans  le  bon- 
leur  je  suis  très  capable  d'oubli.  Si  tout  va  bien, 
e  ne  saurai  peut-être  plus  l'année  prochaine  que 
VI.  Alliez  est  un  mauvais  chef,  Mme  Evrard  une 
iricieuse  poupée,  M.  Godard  un  drille  qui  paie  ses 
Tiaîtresses  en  mauvaise  monnaie...  Mais  si  l'on 
;ouche  à  Josette,  je  ne  l'oublierai  jamais  ;  et  que 
(Vlme  Olivet  prenne  garde  !  ma  haine  serait  impla- 
cable. 


20  mars.  —  C'était  la  première  fois  que  nous 
lous  rencontrions  hors  d'une  maison,  dans  la  dou- 
leur des  champs.  Une  idée  de  moi,  ce  rendez-vous, 
une  toquade.  Josette  s'y  est  prêtée  de  bonne  grâce, 
>ans  pruderie.  Elle  a  imaginé  une  visite  à  ses  cou- 
iins  des  Pernières  et  c'est  elle  qui  a  fixé  l'heure  et 
■e  lieu  de  notre  rendez- vous  :  deux  heures  de  l'après- 
cnidi,  dans  l'Allée  Verte. 

Je  suis  arrivé  le  premier.  L'Allée  Verte  n'est 
v^erte  qu'en  été  ;  en  ce  moment  elle  est  encore  noire. 

est  un  large  sentier  entre  deux  taillis. 

Je  me  suis  caché  derrière  un  gros  arbre  et  j'ai 
'îpié  son  approche.  Quand  je  me  suis  montré,  elle 
;3st  venue  plus  vite,  d'une  marche  ailée,  avec  des 
yeux  de  victoire.  Et  elle  m'a  tendu  ses  lèvres  avec 
une  ardeur  étrange. 

Nous  nous  sommes  assis  sur  un  vieil  orme  abattu 
3t  écorcé.  Le  soleil  tombait  dru  sur  les  arbres  ;  les 


234  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

rameaux  luisaient,  les  bourgeons  se  gonflaient,  se 
fendaient,  montraient,  sous  leur  peau  trop  tendue 
la  pulpe  verte,  la  chair  délicate  et  neuve.  Une  ten 
dresse  immense  ondulait  ;  le  monde  entier  était  er 
travail  d'amour. 

Nous  nous  tenions  les  mains  et  nous  nous  regar 
dions,  palpitants,  éperdus,  en  proie  à  une  merveil 
leuse  inquiétude. 

Ah  I  comme  ils  étaient  loin  nos  soucis  habituels 
Comme  tout  nous  paraissait  mesquin,  hors  notr( 
amour  I 

Malheureusement,  une  pluie  soudaine  nous  tin 
de  l'extase.  Nous  dûmes  nous  réfugier  sous  un  groi 
chêne  rouge  qui  avait  encore  sa  rude  tignasse  d'in 
cendie.  Josette  s'attrista. 

—  Bah  I  fis-je,  ne  sommes-nous  pas  bien  ici?  Nu 
ne  nous  entendra  que  ce  vieil  arbre  et  c'est  discret 
les  vieux  arbres  I  Celui-ci  ne  dira  notre  amour  qu'au3 
oiseaux  et  aux  papillons  qui  en  ont  bien  entendi 
d'autres  I 

—  Vous  êtes  un  enjôleur  ;  je  ne  vous  écoute  plus 

—  Vous  m'écouterez  par  force  ;  la  pluie  nouî 
assiège  et  vous  ne  sauriez  fuir. 

—  Mais,  que  faites-vous? 

—  Je  me  mets  à  l'abri  sous  vos  cheveux., 
qu'avez-vous  à  rire?  Hé  I  Hé  I  vous  me  repoussez 
mais  je  tiens  votre  main  et  je  suis  le  plus  fort...  El 
votre  menotte  est  prise  comme  un  petit  oiseau  au3 
plumes  tièdes  et  soyeuses. 


LE    CHEMIN    DE    PLAINE  235 

Son  rire  sourd  cessa  et  une  nuée  courut  sur  ses 
yeux. 

—  Soyeuses  I...   fit-elle. 

Je  regardai  ses  doigts  fins  aux  beaux  ongles  et  je 
vis  que  la  peau  en  était  un  peu  fatiguée,  légèrement 
épaissie,  rayée  de  stries  fines  et  de  craquelures. 

Elle  m'expliqua  : 

—  C'est  la  vaisselle... 

—  La  vaisselle?...  C'est  vous  qui  lavez  la  vais- 
selle? 

—  Mais  oui...  depuis  que  Catherine,  notre  vieille 
bonne,  n'est  plus  chez  nous. 

—  Mais  n'avez-vous  pas  une  femme  de  ménage? 

—  Nous  ne  l'avons  plus  ;  je  suffis  à  tout...  Je  suis 
une  bonne  ménagère,  allez  ! 

—  Vous  êtes  la  servante  et  vous  ne  dites  rien  ! 

—  Je  n'ai  rien  à  dire...  Je  ne  suis  plus  chez  moi... 
Il  faut  que  je  gagne  ma  vie. 

—  Ma  pauvre  chérie... 

—  D'ailleurs,  poursuivit-elle,  ce  n'est  rien  cela, 
absolument  rien  I 

—  Quoi  1  il  y  a  pis? 

—  Oh  I  oui.  Il  y  a  des  paroles...  des  paroles... 
Et  elle  s'est  mise  à  pleurer. 


24  mars.  —  Enquête  de  M.  Alliez  ;  je  m'en  moque. 
Enquête  bruyante,  questions  tendancieuses,  ré- 
ponses soufflées  ;  je  m'en  moque. 


23t>  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

M.  Michaud  au-dessous  de  tout  ;  maladroit,  peut- 
être  sournois,  que  dis-je,  peut-être  I...  je  m'en 
moque  I 

Cette  fois,  on  me  tient.  Je  n'aurai  pas  même  le 
droit  de  crier. 

Je  m'ea  moque  !  Ah  !  comme  je  m'en  moque  !... 

Josette  est  à  bout  de  forces  !  Josette  est  malade  ! 

Elle  m'a  écrit  qu'elle  ne  pouvait  pas  sortir, 
qu'une  migraine  atroce  la  tenait  au  lit.  Depuis 
quelque  temps  déjà  je  la  trouve  pâle  et  ses  yeux  se 
fanent.  Mme  Bérion  a  les  mêmes  inquiétudes  ;  elle 
vient  de  me  les  confier. 

Il  faut  absolument  arracher  Josette  de  là-bas... 
et  tout  de  suite  !  Qu'elle  aille  n'importe  où,  qu'elle 
fasse  n'importe  quoi.  Qu'elle  soit  femme  de  chambre, 
demoiselle  de  magasin,  couturière,  bergère...  plu- 
tôt que  de  se  tuer  chez  elle.  Je  ne  la  laisserai  pas 
entre  les  griffes  empoisonnées  de  sa  belle-mère  ;  je 
l'enlèverai  plutôt.  Si,  par  impossible,  j'avais,  de- 
main matin,  ma  nomination  pour  Tunis,  nous  par- 
tirions. Je  suis  prêt  à  tout. 


26  mars.  —  3  heures  du  matin.  —  Si  j'essayais 
d'écrire. 

Je  suis  en  passe  de  devenir  fou.  Voilà  deux 
heures  que  je  tourne  dans  cette  chambre...  Je 
tremble,  ma  tête  brûle  ;  mon  cœur  est  une  machine 
affolée  dont  le  régulateur  vient  de  sauter. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  '237 

J'ai  essayé  de  compter  jusqu'à  mille  ;  je  me  suis 
couché,  j'ai  fermé  les  yeux  ;  je  me  suis  levé  ;  je  me 
suis  brûlé,  exprès,  les  doigts  à  ma  lampe  ;  j'ai  plongé 
ma  tête  dans  un  seau  d'eau  froide... 

J'étouffe  ! 

J'aurais  dû  tout  de  suite  écrire...  mes  pensées  se 
seraient  ordonnées,  disciplinées  ;  je  ne  serais  pas 
malade  comme  je  le  suis. 

Il  est  peut  être  encore  temps  de  réagir.  Essayons 
I   de  conter  les  choses  en  spectateur. 

Ohé  !  Ricaneur  !  où  es-tu?  Aujourd'hui,  j'aurais 
besoin  de  toi..  Mais  tu  ne  viendras  pas,  mauvais 
camarade  qui  n'est  bon  qu'à  troubler  mes  heures 
de  joie. 

El  e  a  crié...  Pourquoi  ce  silence  ensuite  et  ces 
ailées  et  venues?...  J'aurais  dû  revenir...  Je  n'étais 
pas  blessé...  On  ne  m'aurait  pas  tué,  peut-être  I... 
Ai-je  eu  peur?  Qu'est-il  arrivé?... 

Je  divague  encore... 

Nom  de  D  ..  ! 

Il  était  deux  heures  de  l'après-midi  lorsqu'elle  est 
entrée  chez  moi.  Josette  est  venue  ici,  dans  cette 
chambre...  C'est  incroyable  !...  J'étais  en  train  de  faire 
ma  toilette  ;  j'étais  là,  par  conséquent,  dans  ce  coin... 
Il  y  a  encore  de  l'eau  savonneuse  dans  ma  cuvette. 

La  porte  s'est  ouverte  brusquement  ;  elle  s'est 
précipitée  avec  un  cri  : 

—  Je  sais  1...  Je  sais  maintenant  !..  Elle  m'a  tout 
dit! 


238  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

Qu'ai-je  fait,  moi?  Je  crois  que  j'ai  refermé  la 
porte  et  que  j'ai  pris  mon  veston  ..  puis  j'ai  dû 
m'approcher  d'elle,  car  elle  s'est  jetée  en  arrière. 

Elle  était  blanche  comme  une  morte,  avec  des 
lèvres  dansantes.  Elle  s'est  adossée  au  mur,  ici, 
près  du  buffet  ;  et  elle  était  très  mince,  très  grande, 
avec  des  bras  inertes,  paralysés,  collés  à  son  corps  ; 
ses  yeux  seuls  vivaient. 

J'ai  dû  balbutier  : 

—  Qu'y  a-t-il  enfin?  Qu'y  a-t-il? 

Elle  m'a  répondu  d'une  voix  de  délire,  grelot- 
tante et  désaccordée  : 

—  C'est  odieux!...  Ne  m'approchez  pas  I  C'est 
épouvantable  I...  J'en  mourrai  î... 

Puis  un  grand  cri  soudain  : 

—  Elle  est  votre  maîtresse  ! 

Et  ses  yeux  sont  morts.  Elle  s'est  affaissée  le  long 
du  mur,  comme  frappée  d'une  balle.  J'ai  étendu  les 
bras  juste  à  temps. 

Puis,  j'ai  été  fou,  N'ai-je  pas  ouvert  la  fenêtre  et 
appelé  Mme  Michaud  !  Par  miracle,  personne  ne 
m'a  entendu.  Je  l'ai  déposée  sur  mon  lit  et  j'ai 
cherché  à  la  ranimer.  Mais  je  n'ai  plus  d'eau-de-vie, 
plus  de  vinaigre,  plus  de  vin...  mes  provisions  sont 
épuisées  depuis  un  grand  mois.  Heureusement  elle 
est  revenue  vite  à  elle.  Comme  je  continuais  à  lui 
mouiller  les  tempes,  elle  m'a  demandé  de  l'eau 
sucrée.  Je  lui  ai  donné  un  verre  d'eau|en|lui  disant  : 

—  Je  n'ai  pas  le  moindre  morceau  de  sucre. 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  239 

Elle  m'a  regardé  longuement,  puis  ses  yeux  ont 
ait  le  tour  de  ma  chambre...  et  elle  a  compris. 

Alors,  elle  a  pleuré.  Combien  de  temps  I  Combien 
le  mortelles  minutes  est-elle  restée  là,  abattue  sur 
a  table,  le  corps  secoué  comme  par  un  vent  d'orage  ! 
Combien  de  fois  a-t-elle  répété  :  «  Pardon...  par- 
Ion...  pardon  !  » 

A  la  fin,  je  l'ai  relevée  de  force  et  elle  s'est  jetée 
lans  mes  bras,  la  poitrine  bondissante. 

—  Pardon  1...  Oh  I  la  méchante  femme...  C'était 
)Our  me  tuer...  Qu'elle  m'insulte  si  elle  veut  !... 
ju'elle  me  frappe  !... 

—  Qu'elle  vous  frappe  !...  Que  dites-vous?  Que 
}'est-il  passé? 

—  Elle  s'est  jetée  sur  moi...  parce  que  je  n'écou- 
:ais  pas  ses  affreuses  paroles...  Elle  m'a  poussée  dans 
me  encoignure,  elle  m'a  tordu  les  bras,  puis  elle  a 
ivancé  ses  yeux  de  haine  et  elle  m'a  dit...  Cela  m'a 
ionné  un  grand  coup  sur  la  tête  ;  je  crois  que  je 
iuis  tombée...  et  puis  je  me  suis  sauvée  comme  une 
folle...  J'ai  couru  hors  du  bourg,  dans  les  champs, 
3t  je  suis  arrivée,  je  ne  sais  comment,  devant  cette 
porte...  Pardon  I  Pardon  !...  Elle  disait  cela  pour  me 
tuer...  je  le  sais...  je  n'ai  pas  cru...  C'est  que  cela 
m'a  fait  trop  mal,  là,  sur  la  tête... 

—  Ma  chérie  I  calmez-vous  ! 

—  Vous  me  pardonnez  ..  Je  n'ai  rien  dit...  Je 
juis  avec  vous  maintenant  ;  vous  me  défendrez, 
vous  m'emmèoerez...   Elle  croyait   que  j'allais  en 


240  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

mourir  comme  cela  !...  que  je  ne  serais  jamais  j 
vous...  Pas  si  simple  !  Je  n'ai  pas  cru...  Cela  ne  m'ï 
rien  fait...  cela  ne  me  fait  plus  rien...  Je  ne  pleure 
plus...  Je  veux  rire  à  pleine  gorge,  pour  vous,  poui 
toi...  Dis,  tu  l'aimes  bien  encore,  mon  «  rire  de  cris 
tal  »?  Mon  cœur  est  une  fontaine  allègre  :  bois  !.. 
je  suis  ton  amoureuse  ;  j'ai  du  bonheur  plein  l'âme.. 
Serre-moi  dans  tes  bras  durs...  toujours...  toujours 

Ce  sont  à  peu  près  ses  paroles.  Je  ne  me  souvien.* 
pas  des  miennes.  Je  les  prononçais  sans  les  entendre 
Elles  naissaient  sur  mes  lèvres,  sans  effort  de  pensée 
elles  venaient  de  loin,  du  plus  profond  de  mon  être 
du  plus  profond  de  la  vie. 

Une  force  obscure  et  invincible  nous  poussail 
vers  des  cimes  inexhaustibles.  Nous  avons  vécu  de 
fabuleuses  minutes... 

Le  jour,  cependant,  avait  diminué  dans  la  chambre, 
Mon  amie,  ses  deux  mains  lasses  à  mes  épaules, 
disait  : 

—  Je  ne  regrette  rien  ;  je  n'ai  pas  honte...  Em- 
mène-moi I  Ah  I  on  aura  beau  faire  maintenant,  je 
suis  ta  femme,  ta  femme...  Rien  d'autre  ne  compte. 
Partons  !...  Que  veux-tu  que  je  fasse?  veux-tu  que 
je  meure?  Commande...  f 

Parce  qu'elle  était  blanche  avec  des  tempes  brû- 
lantes, j'ai  eu  de  la  pitié  et  j'ai  échappé  au  délire. 

—  Ma  Josette,  ne  soufïres-tu  point? 

Elle  a  jeté  ses  mains  à  sa  nuque  d'un  geste  rapide, 
mais  elle  a  repris  aussitôt  : 


LE   CHEMIN    DB    PLAINE  241 

—  Souffrir!  Comment  peux-tu  parler  ainsi? 
Veux-tu  que  je  chante?...  Tiens,  ce  que  tu  me 

chantais  un  soir  : 

Si  tu  veux  faisons  un  rêve... 

Souffrir  !  Comment  souffrirais-je  si  près  de  toi, 
la  tête  sur  ta  poitrine?  Toc  !  toc  !...  j'écoute  ton 
cœur  vibrer...  Il  chuchote  à  mon  oreille  mieux  que 
ne  le  pourraient  faire  tes  lèvres.  Je  t'aime  1  Prends 
mes  cheveux...  Ton  bras  mince  et  dur,  qu'il  me 
serre  !  qu'il  me  blesse  !...  Ah  1  je  suis  heureuse... 
Nous  aurions  pu  mourir,  mourir  avant...  N'y  son- 
geons plus. 

Le  jour  s'éteignait  tout  à  fait.  J'étais  inquiet.  J'ai 
dit  : 

—  Qu'allons-nous  faire? 

—  Commande  ! 

—  Tu  ne  peux  pas  retourner  là-bas. 

—  Pourquoi?  Je  ne  crains  personne  maintenant. 

—  Mais  je  ne  veux  pas,  moi,  que  l'on  te  fasse 
souffrir  encore.  Et  cependant  nous  ne  pouvons  pas 
partir...  Ah  I  si  j'avais  une  nomination  pour  Tunis  I... 
Ce  soir,  je  te  conseille  d'aller  chez  ta  cousine  ;  je 
vais  t'y  conduire...  Et  puis  demain,  nous  aviserons. 

—  Soit  !  je  suis  ta  servante...  Prends  mes  che- 
veux, tous  mes  cheveux,  avant  que  je  les  noue...  Te 
plairait-il  de  les  garder  à  tes  doigts?  Si  tu  veux,  je 
les  couperai. 

—  Petite  folle  I...  Allons,  viens  ! 

16 


242  LE  CHEMIN    DE   PLAINE 

Comme  elle  se  recoiffait  hâtivement  devant  ma 
glace  à  treize  sous,  elle  s'est  écriée. 

—  Et  tes  lettres,  ton  portrait?... 

—  Eh  bien?  ^ 

—  Tes  lettres  qui  sont  restées  là-bas,  dans  ma 
chambre...  Je  ne  veux  pas  qu'on  les  trouve.  Il  faut 
aller  les  chercher  dès  ce  soir...  demain,  je  n'oserais 
plus. 

—  Mais  on  te  retiendra. 

—  Papa  est  absent  ;  personne  ne  peut  me  rete- 
nir. Je  suis  prête,  conduis-moi. 

J'ai  ouvert  la  porte.  La  nuit  était  venue,  brusque, 
froide,  pleine  d'étoiles.  J'ai  indiqué  à  Josette  le  petit 
sentier  qui  contourne  Lurgé,  mais  elle  a  souhaité 
traverser  le  bourg  à  mon  bras.  Nous  avons  croisé 
des  gens  ;  personne  ne  nous  a  remarqués,  personne 
ne  nous  a  reconnus.  Arrivés  chez  elle,  nous  nous 
sommes  arrêtés  devant  la  grille  ;  elle  m'a  dit,  plus 
calme  : 

— ^-  Suivez-moi...  vous  m'attendrez  dans  l'allée 
deux  ou  trois  minutes  à  peine. 

Je  me  suis  caché  derrière  une  touffe  de  lauriers 
et  elle  est  entrée.  J'ai  écouté  son  pas  dans  l'escalier. 

Tout  à  coup,  un  autre  pas  derrière  moi...  La  grille 
s'ouvre,  se  referme  ;  j'entends  le  grincement  d'une 
clef...  J'ai  juste  le  temps  de  me  dissimuler  complè- 
tement :  M.  Olivet  passe  à  deux  pas  de  moi,  énorme, 
rapide,  un  refrain  aux  dents...  Mme  Olivet  paraît 
dans  le  corridor,  une  lampe  haute  à  la  main  ;  elle 


LE    CHRMIN    DE    Pf.AlNE  '243 

3arle  à  son  mari,  elle  lui  parle  bas...  Josette  des- 
jend... 
Brusquement  un  bras  se  tend  dans  ma  direction  : 

—  Un  homme  ! 

Je  m'étais  avancé  inconsciemment  au  milieu  de 
'allée  I  Je  saute  en  arrière.  Mme  Olivet  crie  : 

—  Au  voleur  !  au  voleur  ! 

L'autre  a  sorti  de  sa  poche  le  revolver  qui  ne  le 
quitte  jamais  et  il  m'interpelle,  d'une  voix  qui 
tremble  et  menace.  Je  m'affole.  En  quatre  enjambées 
je  suis  à  la  grille...  Fermée  !  et  impossible  à  franchir... 

Pan  !  une  longue  flamme  ;  je  ne  suis  pas  touché.  Je 
perce  la  haie  de  laurier-thym  et  je  me  trouve  de- 
vant un  mur  très  haut.  D'un  bond  prodigieux  je 
m'agrippe  au  faîte  et  je  m'enlève. 

Alors  dix  choses  en  même  temps. 

Un  second  coup  de  revolver...  je  me  laisse  retom- 
ber sur  la  route  ;  M.  Olivet  crie  : 

—  Touché  !  Il  y  est,  N.  de  D.  ! 

Une  galopade  dans  le  jardin...  un  grand  cri  déchi- 
rant ;  Max  !...  et,  tout  aussitôt,  un  bruit  sourd,  la 
chute  d'un  corps... 

J'ai  couru  jusqu'au  détour  de  la  route  et  puis  j'ai 
compris  et  je  suis  revenu.  Mais  il  n'y  avait  plus 
personne  dans  le  jardin... 

Ils  ont  dû  emporter  Josette  évanouie. 

Je  suis  resté  une  partie  de  la  nuit  à  regarder 
courir  les  lumières  dans  la  maison.  Vers  minuit  elles 
se  sont  éteintes.  Alors  j'ai  franchi  le  mur  et  je  me 


244  LE    CHEMIN    DE    PLAINE 

suis  approché  de  la  maison.  J'ai  écouté  ;  je  n'ai  rien 
entendu... 

Je  n'ai  rien  entendu  ;  les  lumières  étaient  éteintes. 

En  somme,  pourquoi  suis-je  encore  mortellement 
inquiet?  Il  ne  peut  rien  arriver  de  grave...  Après 
tout,  c'est  moi  qui  ai  couru  du  danger. 

Il  faut  qu'elle  sache  bien  que  je  suis  sain  et  sauf. 
Je  puis  la  tranquilliser  tout  de  suite  :  ne  connaît- 
elle  pas  ma  trompe  de  bicyclette?  J'aurais  dû  y 
penser  plus  tôt. 

En  route  !  D'ailleurs,  il  fait  jour  ;  voici  le  soleiL 

Toutes  les  choses  sont  calmes,  habituelles,  quel- 
conques. 


20  mars,  soir.  —  Je  suis  encore  dans  l'inquié- 
tude. Ce  matin,  j'ai  corné  en  vain.  Pendant  la 
journée  j'ai  causé  avec  Evrard,  M.  Michaud, 
Mme  Michaud  :  ils  ne  savent  rien.  Je  suis  ailé 
à  l'épicerie  et  au  bureau  de  tabac  :  Marceline  et 
M.  Moulin  m'ont  regardé  avec  leurs  yeux  de  tous 
les  jours. 

Mme  Bérion,  seule,  a  appris  que  son  oncle  a  tiré 
un  coup  de  revolver  hier  au  soir  pour  effrayer  un 
maraudeur  ;  mais  pas  de  nouvelles  de  Josette. 

Il  se  passe  quelque  chose  d'anormal  !  Je  ne  vis 
plus  ;  coûte  que  coûte,  il  faut  que  je  sache. 

Dût-on  m'accueillir  à  coups  de  revolver,  demain 
matin  j'irai  voir. 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  246 

27  mars.  —  Je  n'ai  pas  été  loin.  Mme  Bérion  m'a 
appelé  au  passage.  Josette  est  malade.  Je  le  savais, 
je  le  sentais...  Le  médecin  est  allé  la  voir  hier  soir  à 
la  nuit  ;  il  est  revenu  ce  matin  au  point  du  jour.  Il 
ne  peut  pas  se  prononcer  encore. 

Allons,  il  faut  que  j'aille  faire  ma  classe. 


29  mars.  —  C'est  une  méningite.  Mme  Bérion, 
charitable,  m'a  dit  que  le  médecin  na  désespérait 
pas  de  sauver  la  malade.  Mais  non...  elle  est  perdue... 
En  ce  moment  même,  elle  agonise  peut-être  déjà. 

La  campagne  est  belle  ce  soir,  d'une  beauté  pré- 
cise et  agile.  Les  bruits  s'épurent,  la  paix  déferle, 
ample  marée  aux  vagues  croulantes  et  doucement 
lumineuses. 

Saleté  ! 

Je  voudrais  insulter  quelque  chose  de  grand.  Je 
sens  à  mes  poignets  un  sang  acre  et  barbare. 

Si  j'avais  du  vin,  je  m'enivrerais  et  je  dormirais 
par  terre,  comme  un  chien,  vingt-quatre  heures. 


30  mars,  —  J*ai  sonné  hardiment.  Je  comptais 
dire  à  M,  Olivet  : 

—  Votre  fille  se  meurt  ;  elle  a  demandé  à  me  voir  ; 
Mme  Bérion  me  Ta  dit...  Et  je  viens. 

J'étais  décidé  à  entrer  par  n'importe  quel  moyen, 
même  en  employant  la  force.  Mais  c'est  Mme  Olivet 


246  LE   CHEMIN    UE   PLAINE 

qui  est  venue  m'ouvrir.  Elle  a  eu  un  brusque  recul. 
J'ai  vu  qu'elle  était  couperosée,  défaite,  vieillie.  J'ai 
dit  d'une  voix  basse  et  brutale  : 

—  «Où  est-elle? 

Elle  a  balbutié  en  montrant  l'escalier, 

—  Là-haut...  la  première  porte...  je  vais  vous 
conduire. 

—  Vous  I 

Du  regard  et  du  geste  je  l'ai  clouée  sur  place  et  je 
suis  monté.  Mme  Bérion  était  là.  Je  me  suis  appro- 
ché de  la  malade.  Elle  était  dans  un  moment  d'ac- 
calmie et  elle  m'a  reconnu. 

Je  n'ai  pas  pleuré.  Elle  a  pris  mes  mains  et  m'a 
attiré  près  d'elle. 

—  Je  suis  heureuse...  je  ne  mourrai  pas...  je  me 
sens  mieux...  On  a  coupé  mes  cheveux,  à  cause  de 
la  glace...  Ils  sont  là,  dans  ce  cofïret,  avec  tes  lettres  ; 
prends-les...  Ils  sont  beaux  et  lourds...  tu  verras... 
Quand  je  serai  guérie,  écoute... 

Elle  a  voulu  nouer  ses  mains  à  mon  cou  et  se 
redresser  un  peu,  mais  eUe  est  retombée  avec  un 
grand  cri,  les  doigts  crispés  sur  le  front,  les  yeux 
soudain  remplis  d'une  atroce  épouvante. 

Mme  Bérion  est  accourue. 

—  C'est  une  nouvelle  crise...  C'est  affreux  I  elle 
ne  reconnaît  personne.  Partez,  mon  pauvre  ami. 

J'ai  pris  le  coffret  et  je  me  suis  sauvé  en  trébu- 
chant. 

Au  pied  de  l'escalier  je  me  suis  heurté  à  une 


LE  GIIEiMIN    DE    PLAINE  247 

femme  en  pleurs,  affaissée  dans  une  attitude  sup- 
pliante. J'ai  eu  peine  à  reconnaître  Mme  Olive  t. 
Elle  murmurait  : 

—  Pardon...  pardon... 

J*ai  levé  la  main  ;  croyant  à  une  menace,  elle 
s'est  avancée,  s'offrant  aux  coups. 
Je  me  suis  entendu  ricaner  : 

—  N'aie  pas  peur,  carne  !...  je  ne  me  salirai  pas 
les  doigts  à  ta  vieille  peau...  C'est  pour  jurer  que 
j'ai  tendu  le  bras...  Entends-tu  ces  cris  là-haut?  Je 
ne  te  pardonnerai  jamais  I...  jamais  1 


1^  a^ril,  ' —  Je  ne  la  verrai  plus.  Elle  va  mourir... 

Il  ne  me  restera  rien  d'elle  que  ses  cheveux.  Ils 
sont  là  dans  ce  coffret  que  je  n'ai  pas  encore  ouvert. 
Pourrai-je  jamais  l'ouvrir...  Oserai-je  voir  et  tou- 
cher ces  cheveux  d'une  morte  aimée? 

Si,  pourtant,  elle  guérissait  I  II  n'y  a  plus  d'es- 
poir... est-ce  qu^on  sait?  Ce  médecin  n'est  pas  le 
Bon  Dieu...  Si  je  croyais,  je  le  prierais,  le  Bon  Dieu... 
mais  je  ne  crois  à  rien,  à  rien...  je  n'ai  jamais  cru 
qu'à  elle. 

Dire  qu'on  ne  peut  rien  faire  ! 

Cet  âne  de  médecin  vient  de  passer  justement  en 
automobile,  à  toute  vitesse  ;  il  apporte  peut-être  la 
guérison...  un  remède  nouveau  qui  vient  d'être 
signalé  dans  la  revue  médicale  qu'il  reçoit... 

Ah  I  misère  !  Il  y  a  bien  du  danger  1 


248  LE   CHEMIN    DE    PLAINF 

Il  y  a  six  jours  que  cela  dure... 
Nous  sommes  mercredi...  non,  jeudi.  Je  n'ai  pas 
de  classe  à  faire  aujourd'hui. 

J'ai  une  faim  de  bête.  Quand  donc  ai-je  mangé? 


3  açril.  —  Je  le  savais  bien. 

Dès  que  j'ai  vu  Maurice  dans  ma  classe,  j'ai  reçu 
le  choc.  Il  a  cru  que  j'étais  prévenu.  Il  m'a  dit  : 

—  Tu  sais...  n'est-ce  pas?...  Cette  nuit,  vers  deux 
heures... 

J'ai  eu  une  espèce  de  hoquet  terrible  et  je 
me  suis  mis  à  trembler.  Alors,  compatissant,  les 
larmes  aux  yeux,  il  m'a  pris  par  les  épaules,  étroi- 
tement, comme  autrefois  au  temps  de  notre  ado- 
lescence. 

—  Mon  pauvre  vieux...  mon  pauvre  vieux  copain. 
Pour  l'étreinte  chaude  et  pitoyable,  j'ai  dit  : 

—  Merci  ! 

Et  puis,  une  nausée,  un  flot  de  bile  dans  la  gorge... 
Mes  lèvres  se  sont  retroussées,  comme  pour  un 
blasphème. 

—  Tu  diras  au  patron  que  j'ai  la  gueule  de  bois... 
et  qu'il  me  fiche  la  paix  1 

Je  suis  venu  me  terrer  chez  moi. 

Elle  est  morte...  Josette  est  morte...  A  cause  de 
l'autre...  Elle  a  des  remords,  l'autre...  elle  semble 
avoir  des  remords...  Qu'elle  souffre  1  qu'elle  pleure  I 
qu'elle  meure  ! 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  249 

Et  moi?  Allons,  ne  nous  esquivons  pas...  Ce  n'est 
plus  l'heure  I 

Elle  est  morte  surtout  à  cause  de  moi.  J'ai  été  un 
être  répugnant  ;  je  me  suis  présenté  à  l'autel  avec 
des  mains  de  goujat.  C'est  moi,  c'est  moi  qui  ai 
donné  le  grand  coup  sur  sa  pauvre  tête,  le  grand 
coup  fatal. 

C'est  bien,  nous  allons  régler  ça. 

Et  pas  de  mise  en  scène  :  je  mérite  une  sale 
mort. 

Une  chose  m'embête  ;  c'est  de  songer  que  ceux 
qui  me  relèveront,  la  gorge  ouverte,  diront  : 

—  Pauvre  diable  !...  il  a  manqué  de  courage. 

Tas  de  pleutres  ! 

Je  ne  voudrais  pas  que  l'on  me  relevât...  Si  je 
flambais  ma  tanière?  C'est  possible  :  j'ai  du  pétrole... 
J'en  arroserai  ses  lettres,  mon  cahier,  des  journaux, 
ma  paillasse  ;  je  jetterai  une  allumette  et  crac  ! 
Mon  rasoir  est  à  lame  mince,  sans  rebords  ;  il  en- 
trera tout  entier.  Voici  l'artère...  en  tirant  fort  je 
couperai  en  même  temps  la  trachée  au-dessous  des 
cartilages...  Et  mon  sang  giclera,  mon  sang  épais 
de  bête  mauvaise. 

Allons  I  tout  de  suite... 

Qui  vient? 

C'était  le  facteur...  une  lettre...  On  m'écrit  ;  c'est 
drôle...  écrire  à  un  mort...  car  je  serai  mort  dans 
cinq  minutes...  Je  ne  déchirerai  pas  cette  enve- 
loppe...  D'où  vient-elle? 


260  LE   CHEMIN    DE   PLAIJSE 

Ah  I  maman  1  maman  !  maman  I 


Il  y  a  en  moi  quelque  chose  de  cassé.  Je  ne  mej 
tuerai  pas  :  je  n'en  ai  plus  la  force  1  J'ai  trop  pleuré. 
La  haine  qui  me  brûlait  à  flamme  haute  s'est 
éteinte  ;  il  ne  reste  que  des  cendres. 

Je  ne  me  tuerai  pas...  aujourd'hui  ;  mais  je  mour- 
rai tout  de  même.  J'aurai  beau  faire,  je  ne  pourrai 
pas  vivre  ici. 

Encore  le  facteur!  Une  lettre  de  M.  l'Inspecteur 
d'Académie.  «  Nécessité  de  fermer.  »  Ah  1  oui,  leurs 
histoires...  Qu'est-ce  que  cela  me  lait?  La  terre 
peut  cesser  de  tourner. 

Voyons  pourtant. 

Misère  I  On  m'offre  maintenant,  maintenant^!  un 
poste  à  Tunis.  M.  l'Inspecteur  d'Académie  s'est 
occupé  de  moi  sur  les  instances  du  Directeur  de 
l'École  normale. 

Mon  «  exeat  »  est  tout  prêt. 

«  J'invite  M.  l'Instituteur  adjoint  de  Lurgé  à  me 
faire  savoir,  par  retour  du  courrier,  s'il  accepte 
cette  nomination.  » 

Acceptons  I  qu'est-ce  que  cela  me  fait? 


LE   <:HEM1N    de    plaine  251 


1912.  —  Je  suis  seul,  ma  porte  est  verrouillée  ; 
ma  femme,  d'ailleurs,  ne  rentrera  guère  avant  la  nuit. 
J'ai  du  temps  devant  moi.  Je  puis,  d'une  main  lente 
et  pieuse,  ouvrir  ce  coffret,  feuilleter  ce  vieux  cahier, 
relire  ces  lettres,  dérouler  ces  lourds  cheveux. 

Une  nappe  de  soleil  est  étendue  sur  ma  table. 
La  lumière,  cruellement  jeune  et  pure,  accuse  les 
flétrissures  :  le  coffret  est  bosselé,  taché,  râpé  ;  les 
lettres  ont  pris  sur  les  bords  une  teinte  d'ambre 
clair  ;  ma  main  elle-même  est  grasse,  lourde  et 
velue.  Seul,  ses  cheveux  vivent  leur  éternelle  jeu- 
nesse. Ce  sont  les  mêmes  reflets  soyeux,  la  même 
souplesse,  presque  la  même  tiédeur.  A  les  voir  si 
vivants,  j'ai  comme  une  brusque  et  délicieuse  ab- 
sence de  mémoire,  quelque  chose  comme  la  secousse 
achevant  un  mauvais  rêve,  le  choc  bienfaisant  dé- 
brouillant un  écheveau  de  choses  obscures,  pénibles 
et  irréel  es. 

Hélas  !  il  y  a  dix  ans... 

Ah  I  le  temps  où  toutes  ces  boucles  dansaient 
dans  la  fine  lumière  1 


252  LE  CHEMIN    DE    PLAINE 

Dix  ans  ! 

Des  milliers  de  jours,  des  centaines  de  façons  de 
vivre...  une  foire  bariolée  et  pittoresque  avec  des 
boniments,  des  rires,  des  chansons  d'ivrognes,  de 
grandes  clameurs  saugrenues. 

Tunis.  Première  année  ;  la  pire...  l'année  de  l'idée 
fixe,  horrible  et  tentante.  Ah  I  j'ai  lutté...  Un  matin 
j'appelai  le  Ricaneur  à  mon  aide  ;  je  bus  quatre 
absinthes,  je  pris  le  rasoir  à  lame  fascinatrice  et  je 
m'en  fus  le  vendre  à  ua  brocanteur  juif  en  grelot- 
tant de  rire. 

La   deuxième  année  ce   fut  Broum-Bouzack,  le 
petit  village  à  vingt  lieues  dans  les  terres  ;  l'école 
neuve,  si  blanche,  si  vide  sur  laquelle  les  soirs  bleus 
de     Kabylie    tombaient,     désespérément    purs    et    j 
calmes...  Je  n'ai  pas  pu  m'habituer... 

La  troisième  année,  Bizerte  :  figures  louches  ; 
compagnonnage  de  rastas... 

La  quatrième  année,  voyage  en  France.  Quinze 
jours  après  mon  arrivée,  m^  mère  mourait  ;  et  je 
repartais  tout  de  suite,  mauvais  comme  un  troglo- 
dyte enragé.  Querelle  sur  le  paquebot  ;  rixe  à  Tunis 
en  débarquant  :  une  des  plus  âpres  joies  de  mon 
existence...  quand  ces  cinq  Italiens  sont  accourus 
pour  venger  un  des  leurs  que  j'avais  abattu  d'un 
coup  de  poing,  c'est  avec  une  véritable  volupté 
que  j'ai  bondi  au  milieu  du  groupe,  tous  Les  muscles 
prêts. 

Huit  jours  plus  tard,  je  boxais  mon  Directeur. 


LE   CHEMIN    DE   PLAINE  253 

Scandale  ;  enquête...  Mais  moi,  un  jour  d'ennui 
terrible,  recru  de  détresse  et  d'isolement,  je  me  pré- 
sentais à  une  caserne  et  je  signais  un  engagement 
de  quatre  ans  pour  la  Légion  Étrangère. 

Ils  ont  dû  me  chercher  à  Bizerte  pour  finir  leur 
enquête...  Mais  il  n'y  avait  plus  de  Maximin  Tour- 
nemine  ;  il  y  avait,  à  Saïda,  un  certain  Luc  Travel, 
matricule  742. 

Un  bon  soldat  ce  Luc  Travel,  vivant  sans  trop  de 
heurts  sa  dure  vie  mécanique  ;  un  pauvre  diable 
en  somme,  comme  tous  ceux  qui  sont  là-bas  sous 
la  capote  grise.  Des  périodes  de  calme,  des  mois 
d'un  service  ponctuel  et  puis,  de  temps  en  temps, 
la  haine  atroce  du  métier,  le  chagrin  immense  d'être, 
pendant  d'interminables  jours,  le  matricule  742 
entre  John,  matricule  741,  et  Hans,  matricule  743... 
Quand  le  «  cafard  »  avait  ainsi  travaillé  sourdement 
pendant  quelques  semaines  c'étaient  des  bordées 
terribles,  des  querelles,  de  la  prison... 

Un  dimanche  qu'il  s'était  enivré  dans  un  bouge 
avec  des  camarades  maltais,  il  paria  de  tomber  un 
légionnaire  allemand  très  gros  et  véritablement 
fort.  Malgré  sa  souplesse  et  son  habitude  de  la  lutte, 
il  eut  de  la  peine  à  ébranler  le  colosse  ;  il  n'y  parvint 
que  par  une  prise  irrégulière.  Alors,  tous  les  autres 
Allemands  qui  étaient  là  se  jetèrent  sur  lui  et  il 
resta  sur  la  terre  du  bouge  avec  une  patte  cassée. 

Quand  il  sortit  de  l'hôpital,  il  boitait  légèrement  ; 
on  le  réforma  et  il  disparut. 


254  LE   CHEMIN    DE   PLAINE 

Il  eut  ensuite  un  certain...  Passons  I  Passons  I... 

Il  y  a  maintenant  un  Maximin  Tournemine,  ins- 
tituteur aux  Pernières,  commune  de  Lurgé  (France). 
Je  suis  marié  ;  ma  femme  est  institutrice  ;  elle  a 
trente-cinq  ans  comme  moi.  C'est  une  bonne 
femme  ;  elle  m'aime  bien.  Moi  aussi,  je  l'aime  bien. 
Je  ne  lui  ai  pas  demandé  si  elle  avait  un  passé.  Je 
ne  veux  rien  lui  dire  du  mien.  A  quoi  bon  I 

Tout  à  l'heure,  en  relisant  les  vers  d'Evrard  : 

Amour,   amour  ancien... 

je  crois  bien  que  mes  yeux  se  sont  mouillés. 

Mais  je  suis  rarement  aussi  ému.  Il  a  fallu  pour 
que  j'éprouvasse  le  désir  de  toucher  ces  chères 
reliques,  il  a  fallu  cet  enterrement  d'un  de  mes 
élèves  dans  le  cimetière  de  Lurgé  et  la  vision  sou- 
daine, inattendue  de  cette  pierre  blanche  où  reluit 
l'inscription  cruelle  :  «  Ici  repose...  » 

Il  y  a  longtemps  que  je  n'avais  ressenti  pareille 
secousse.  Il  y  a  trente  mois  que  je  n'avais  pas  eu 
de  crise.  L'avant-dernière  fois  ce  fut  à  Bordeaux  en  ' 
rencontrant  Thérèse  Forestier.  Elle  était  là-bas  sous 
le    fallacieux   prétexte    d'étudier    pour    être    sage-  ■ 
femme  ;  en  réalité  elle  noçait  avec  des   carabins.  ■ 
Elle  me  reconnut,  m'emmena  chez  elle...  et  je  ne^ 
sus  que  pleurer  ï] 

Cela  ne  m'empêcha  point  de  me  marier  six  mois  5 
après...  i 

Il  m'est  facile  de  vivre,  plus  facile  que  je  ne 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  255 

'aurais  cru.  Le  temps  passe  ;  chaque  jour  efface  un 
Deu...  Déjà  je  songe  sans  émo  aux  comparses  : 
Mme  Olivet,  M.  Michaud,  M.  Godard,  Maurice. 

Celui-ci,  je  l'ai  revu,  et,  par  une  de  ces  mala- 
dresses si  stupides  qu'on  pourrait  les  croire  fatales, 
je  l'ai  fâché.  Sa  femme  est  morte  d'un  chaud  et  froid 
attrapé  au  chef-lieu,  un  jour  qu'elle  allait  voir  sa 
marraine  )>.  Il  y  a  cinq  ans  de  cela,  mais  Maurice 
est  toujours  inconsolable  ;  et  comme  il  est  bavard, 
11  se  répand  en  imprécations  emphatiques  contre  la 
Providence  et  contre  lui-même,  le  pauvre  bon 
garçon  I 

Un  jour  qu'il  célébrait  les  mérites  supposés  de 
l'épouse  disparue  et  qu'il  me  disait  : 

—  Que  veux-tu  que  je  fasse,  maintenant?  ma 
peine  me  suit  par  tout  pays... 

J'achevai  distraitement  : 

—  ...Y  compris  la  Suède  et  la  Norvège. 
Il  ouvrit  de  grands  yeux  et  s'en  alla  sans  me 

tendre  la  main.  Il  ne  me  pardonnera  jamais.  Pauvre 
ami  ! 

Comment  diable  ai-je  pu  parler  de  la  sorte?  Une 
gaffe,  quoi  !  une  gaffe  irréparable. 

J'en  ai  commis  bien  d'autres  Je  me  pardonne 
encore  celle-là.  Indulgent  pour  les  autres,  je  le  suis 
aussi  pour  moi. 

Je  n'étais  pas  ainsi  autrefois.  Hé  I  Hé  I  il  fallait 
marcher  droit  !  Ne  comparais-je  pas  mon  âme  à  une 
tablée  de  forts  en  gueule? 


256  LE   CHEMIN    DE    PLAINE 

Aujourd'hui  je  n'entends  plus  guère  les  hautes 
voix  discordantes.  Un  prêtre  marmonne...  un  prêtre 
facétieux  qui,  sûr  de  ne  pas  être  écouté,  jabote  en 
latin,  en  français,  en  espagnol,  en  sabir.  Un  prêtre 
marmonne...  un  prêtre  entre  deux  âges,  prudent 
et  sceptique,  qui  fait  sans  élan  son  petit  bonhomme 
de  métier... 

Comme  je  suis  apaisé  I  Comme  je  suis  émoussé  ! 
C'est  peut-être  que  ma  jeunesse  est  finie...  Tiens  I 
belle  trouvaille  ! 

Je  suis  un  homme  quelconque,  un  instituteur  de 
campagne,  assez  consciencieux,  sans  ambitions, 
sans  grande  curiosité. 

Quand  ma  femme  se  lamente  sur  la  vétusté  de 
notre  maison  et  maudit  la  municipalité,  je  nie  sur- 
prends à  hocher  la  tête  et  à  dire,  comme  jadis 
M.  Poinçon  : 

—  C'est  insensé  !  C'est  insensé  ! 

Je  me  plains  des  traitements  qui  sont  bien  réelle- 
ment dérisoires  ;  je  gagnais  bien  davantage  à  Algei 
au  derrière  des  chevaux.  Cependant,  comme  nous 
n'avons  pas  d'enfants,  nous  joignons  les  deux  bouts. 
Nous  nous  offrons  même  des  douceurs.  Ma  femme  a 
une  très  jolie  machine  à  coudre  ;  moi  je  vais  à  la 
chasse,  je  lis  mon  quotidien...  Que  faut-il  de  plus 
pour  être  heureux?...  Je  suis  heureux... 

—  Ici,  Réveillaud  ! 

Ce  chien  est  insupportable  !  C'est  dommage  ;  c'est 
un  rude  chien...  et  lanceur,  et  gorgé  !  Bijard  vou- 


j 


LE   CHEMIN    DE    PLAINE  257 

drait  me  l'échanger  contre  son  grand  pointer... 
Connu,  Bijard  I  il  ne  se  gêne  pas...  Tant  que  je  serai 
ici  je  n'aurai  que  des  griffons.  Et  j'espère  être  long- 
temps ici.  Pourquoi  irais-je  courir  de  nouvelles  aven- 
tures? Je  suis  revenu  dans  mon  «  chemin  de  plaine», 
ce  fameux  chemin  que  je  ne  devais  jamais  quitter... 
C'est  à  vingt-quatre  ans  que  je  disais  cela  et  que 
je  prenais  des  résolutions  fermes,  une  foule  de  réso- 
lutions... C'était  trop  tôt  ;  à  vingt-quatre  ans  on 
est  à  peine  dans  la  tourmente. 

Maintenant,  marié,  mûr,  je  constate  avec  un  peu 
de  mélancolie  que  ma  vie  est  définitivement  tracée. 

Quoi?... 

Un  prêtre  marmonne  : 

«  Chi  lo  sa?  On  va...  on  va...  macache  !  le  vent 
tourne  I...  On  se  débat...  on  glisse...  meskine  !...  On 
se  relève  pourtant  !...  Il  ne  faut  pas  dire  :  je  ne 
moudrai  pas  mon  grain  à  cette  meule...  Il  ne  faut 
jamais  faire  le  malin.  On  vit  comme  on  peut.  » 


FIN 


17 


Cet  ouvragé  a  été  achevé  d'imprimer  par 

Plon-Nourrit  et  (T**, 

à  Paris  y  le  19  octobre  192  i. 


La  Bibliothèque 
liversité  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
Uni  ver  si  ty  of  Ottawa 
Date  Due 


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a39003  00388 


Ct  PQ   2631 
.E36C43  1921 
COO   PEROCHON» 
ACC#  13553  69 


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