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LE CHEMIN DE PLAINE
îl a été tiré de cet ouvragé
i50 exemplaires sur papier pur fil des papeteries Lafuma,
à Voiron, numérotés de i à 150.
DU MÊME AUTEUR, A LA MEME LIBRAIRIE
NênO. Roman. Préface de Gaston Cuérac.
(Prix Concourt 1920.)
Les Greux-de-Maisons. Roman.
EN PRÉPARATION
La Parcelle 32. Roman.
DU MÊME AUTEUR :
Chansons alternées. Poésies (Épuisé).
Flûtes et bourdons. Poésies (Épuisé.)
Droits de reproduclioa et de traduction re'servés pour tous pays.
Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur en 1921,
(^_5L^■ '«|^' i 1974
ERNEST PÈROCHON
LE CHEMIN
DE PLAINE
PARIS
LIBRAIRIE PLOlSr
PLON-NOURRIT et C^ IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, BUK OARAirCIRBB 6*
Tous droits réservés
-^incCA
pêL
LE CHEMIN DE PLAINE
25 açril 1902. — C'est donc une affaire décidée.
Ce gros cahier de beau papier anglais, le seul luxe
que je me sois permis, s^ couvrira peu à peu de cette
magnifique écriture de maître d'école qui est le seul
produit luxueux de mon éducation.
Cela, par instants, me semble une absurde ga-
geure.
Je compte, en effet, parmi les mauvais moments
de mon existence, les heures passées devant mon
pupitre d'École normale, en tête à tête avec une
grande feuille bête qu'il me fallait remplir coûte que
coûte.
Oh ! la désolante immensité de ce format écolier !
Oh ! ces sujets de dissertations ! ces proverbes ! les
uns sans anse, sans manche, sans poignée, carrés
comme des briques ; les autres d'apparence plus
aimable, mais hérissés de pointes sournoises comme
des colliers de bouledogues ! Oh ! ces poids de fonte
et ces têtes de chardons avec lesquels il fallait indif-
féremment jongler ! Oh ! ces pensées ténébreuses
qu'il fallait emmener avec soi et éclairer durant
quatre pages, quatre lieues 1
1
2 LE CHEMIN DE PLAINE
Trouverai-je jamais une encre assez noire pour
décrire ces luttes avec la phrase qu'on a lancée
dix fois, qui va enfin s'envoler tout de bon, bulle
légère, et qui, par la faute d'un mot accroché on ne
sait où, retombe, flac ! à deux mètres, pâte azyme !
Oh ! portes, portes lugubres de ma cellule, comme
je me suis cassé les ongles à vos durs verrous ! Murs
armés de tessons, grands murs lisses qui cachiez
la fine lumière, que d'hésitation avant les bonds
maladroits et vains que je faisais pour vous franchir I
Que de griffonnages ! que de parafes en marge !
que de taches d'encre qui devenaient des diables
ou des pipes ou des coquilles de moules ! que de
signatures de Mahomet tracées d'un seul coup de
sabre, je veux dire d'un seul coup de plume-lance,
dans le désert sans oasis qu'était ma page blanche !
et, surtout, que de pélicans ! grands dieux ! que de
pélicans ! En ai-je dessiné !
J'avais pour ces stupides oiseaux une prédilec-
tion singulière. Et, chose plus singulière encore que
je défie le premier aussi bien que le dernier venu des
psychologues d'expliquer, ces bestioles s'associaient
dans ma pauvre cervelle à un vers de Voltaire.
Cela devenait, à de certains moments, une véri-
table obsession, une scie. Le thème de la disserta-
tion était à peine dicté, que j'entendais geindre en
moi un Lusignan cacochyme :
Mon Dieu! j'ai combattu soixante ans pour ta gloire 1
LE CHEMIN DE PLAINE 8
Et, en même temps, un pélican, deux pélicans.
Mon Dieu I j'ai combattu...
dix pélicans, dix couvées de pélicans... Allez, allez,
mes oiseaux !
Je les traçais avec une rapidité déconcertante. Ce
talent m'est resté. A ce jeu-là je ne crains personne,
pas même Benjamin Rabier.
Ai-je retiré quelque bénéfice plus sérieux de ces
exercices d'école? Je ne le jure point. Je jure, par
exemple, n'y avoir jamais pris de plaisir.
Écrire est une chose ennuyeuse.
Cependant, j'ai entendu mon camarade Evrard,
que nous appelions « le poète )> à cause de ses idées
bizarres, soutenir qu'il aimait autant écrire une jolie
phrase qu'embrasser une jolie fille : c'était pour lui
le même frisson joyeux. Je l'ai vu rester à la boîte
et écrire pendant les heures de sortie. Il appelait
cela fixer ses papillons. Pour lui, écrire était une
chose charmante.
Moi, je n'ai guère de papillons à fixer et encore ce
ne sont pas des papillons de soleil, mais bien plutôt
de petites chauves-souris aux ailes poussiéreuses.
N'importe ! je vais tâcher de les poursuivre ; si
je rentre bredouille, personne n'en saura rien et
j'aurai toujours le plaisir de la chasse.
Écrire est une chose ennuyeuse et charmante.
Écrire a son doux et son amer ; écrivain volontaire,
je laisserai toute amertume.
4 LE CHEMIN DE PLAINE
Il arrive de parler librement, mais qui donc ose
écrire librement? N'ayant d'autre lecteur que moi-
même, je suis un grand privilégié.
D'fibord, je choisirai mon heure. J'écrirai le soir
après dîner ; j'aurai ma pipe ; l'hiver, je prendrai
une posture charmante : le derrière sur ma chaise
et les deux talons sur la cheminée, de chaque côté
du réveil, pour faire garniture.
J'écrirai sans hâte. Je puis bien ce soir noircir dix
pages ; je puis aussi laisser cette phrase inachevée
et m'aller coucher... Rien ne me pousse ; je ne suis
pas une force qui va. J'ai du temps devant moi ;
j'ai tout le temps devant moi puisque j'ai jusqu'à
ma mort.
Quel académicien fait, de gaieté de cœur, des
fautes de français? Moi, je peux m'ofîrir ça. Je peux
aligner les plus incohérentes inepties. Pourquoi
m'efforcerais- je d'être sensé et cohére^it? Ma pensée
n'est-elle pas aérée de bulles, creusée de grands
alvéoles irréguliers et sans miel?
Je ne peux pas me faire croire à moi-même que^
je suis bel et bon.
Si j'écrivais pour autrui il me faudrait corser
l'histoire. Mais je suis à la fois spectateur et grand
premier rôle. Piètre comédie que celle où je suis
tout 1
Cependant je ne suis pas le metteur en scène. Le
metteur en scène, c'est le hasard, c'est l'avenir.
Je le vois cet avenir : je puis le regarder les pau-
LE CHEMIN DE PLAINE 5
pières ouvertes ; il n'éblouit pas. Je débute dans
la pauvreté et j'irai, d'année en année, de hameau
en hameau, par petites étapes médiocres, jusqu'à la
retraite, la triste retraite.
Je vois mon avenir. Ce n'est pas une grande route.
C'est un de ces chemins de plaine où ne passent
que des laboureurs, un de ces chemins étroits, mais
sûrs, où l'on marche en se balançant parce que la
terre colle aux pieds.
Je ne m'en écarterai pas de peur des précipices.
Et puis je n'aime pas voyager. Comme tous ceux
qui sont vraiment casaniers, je ne crains pas l'ennui.
J'ai des amis qui seraient d'enragés voyageurs
s'ils en avaient les moyens. Il y a comme cela des
gens dont la joie est de vagabonder à travers la
vie. Je n'arrive pas à les comprendre. Que cherchent-
ils? Que fuient-ils? Peut-être ne voient-ils le monde
qu'en largeur... peut-être leur âme est-elle laide...
Je m'arrête à cette hypothèse : ces bohémiens que
ne retiennent ni l'attrait délicat des choses fami-
lières ni la prodigieuse aventure des rêves, ces bohé-
miens sont des criminels ou des fous.
Moi, je suis un sage, par voie de conséquence
directe. Hop I n'exagérons pas... et surtout ne nous
empêtrons pas de logique : la logique conduit aux
pires absurdités.
Tout cela à cause d'un petit chemin de plaine.
Ma verve m'emporte ; il faudra que je surveille
cette tendance.
\
Ô LE CHEMIN DE PLAINE
Il ne s'agit pas des autres, il s'agit de moi. Pour
mon plaisir, j'écris ma confession journalière,.* et
sincère, puisque, aussi bien, il n'y aurait pas moyen
de tricher.
Cependant, il se peut que je ne confesse pas tout.
Si je voulais chercher dans mon adolescence je
trouverais quelques gestes affreusement maladroits,
quelques pensées d'une stupidité effarante» Je ne
chercherai pas, certes ! ces souvenirs sont trop
déprimants. Ces gestes maladroits m'humilient, à
mes propres yeux, autant peut-être que de franches
canailleries» Si j'en commets encore de tels — et il
est, hélas ! dans ma destinée d'en commettre — je
ne les noterai pas ici. Je les oublierai, je mettrai le
pied dessus, je les enfouirai comme charognes.
Il n'y a pas, dit*on, de témoignage absolument
conforme à la vérité ; à plus forte raison une con-
fession n'est^elle jamais rigoureusement, durement
totale et sincère. Nous avons beau secouer au soleil
le sac aux péchés, il ne se vide jamais complètement.
Toutes les consciences sont à double fond.
1®' mai, — Le préfet a eu une fameuse idée en me
nommant instituteur adjoint à Lurgé à la fin
d'avril. Je l'en remercie. Je remercie aussi l'inspec-
teur d'Académie d'avoir enfin pensé à moi» Il était
temps*
Arrivé du régiment au mois d'octobre, je suia
LE CHEMIN DE PLAINE 1
resté plus de six mois dans une situation peu
brillante.
Vers le mois de janvier, je signifiai ma misère à
M. l'inspecteur d'Académie. Il eut la politesse de
me répondre. Voici sa réponse, émondée de toutes
les circonlocutions administratives : « Vous n'êtes
pas le seul, monsieur Tournemine... Ce n'est pas
ma faute. »
Ce n'était pas sa faute, en effet. Il y avait dans
le département cinq ou six vieux de soixante ans
qui demandaient depuis longtemps leur mise à la
retraite. Mais l'Administration n'avait pas le SOU
et l'Administration se disait :
— Ces vieux, des retraites ! des nèfles I Encore
trois mois de travail, encore six mois... Ils finiront
bien par en mourir, ces birbes.
Moi aussi, je n'avais pas le sou, et, moi aussi, je
me surprenais à songer :
— Ils ne vont donc pas se décider à.*, il n'y en
aura donc pas un assez courageux pour...
Grands dieux ! quelles pensées I Comme les hon-
nêtes gens sont près des coquins !
Cependant ces vieux ne mouraient point. Ils met-
taient à vivre un entêtement de mauvais aloi, une
sorte de coquetterie goguenarde et cruelle»
A Pâques, on s'est décidé à retraiter deux des
plus vigoureux. On a bien fait : j'aurais fini par
en envoûter un.
Maintenant, je suis « placé ». Qu'ils vivent I qu'ils
8 LE CHEMIN DE PLAINE
vivent cent ans, heureux, goguenards, narquois I
qu'ils vivent, ces vieux gaillards !
Ah ! il était temps, il était temps ! Je devenais
encombrant pour mes proches.
Mon pauvre père qui était facteur n'a pas laissé
grand'chose en mourant. Maman n'a qu'une petite
maison et un maigre semblant de pension. Il est
vrai qu'elle a une vache, petite aussi, une bretonne
à robe pie qui a tout le ventre d'un côté. Elle la
mène le long des routes en tricotant. Sa vache
l'aide à vieillir assez doucement ; maman vend du
lait, elle a du beurre.
Avoir du beurre ! combien ces simples mots éveil-
lent en moi de souvenirs !
Au temps de mon enfance il y avait toujours
chez nous du pain, des légumes, de la piquette,
mais il n'y avait jamais assez de beurre. J'entends
encore ma mère se lamenter :
— Ce fricot serait bon s'il y avait assez de beurre...
Le poisson, c'est « la mort du beurre »... Nous ne
sommes qu'à vendredi et la demi-livre est déjà
mangée...
Je revois la motte pointue, le petit volcan jaune
où le cratère se creusait, se creusait... Je revois le
bol vide, avec, au fond, une goutte de petit lait ou
de saumure. Je revois ce vieux finaud qui nous
apportait des choux un soir ; il disait :
— Ces choux, voisine, c'est une fameuse espèce.
Pour les apprêter, il faut gros comme ça de beurre.
LE CHEMIIN DE PLAINE 9
Il montrait le bout de son pouce.
— Vraiment, c'est une chance I faisait ma mère
Mais l'autre : •
— Oui, gros comme ça, voisine, gros comme ça
en trop.
Hélas ! chez nous, c'était toujours gros comme ça
en moins.
Comment aurait-il pu en être autrement? Mon
père gagnait quatre-vingt-cinq francs par mois ; il
avait en plus les étrennes — une maigre aumône —
et l'indemnité de chaussures, ridiculement faible.
A présent que l'image de mon père s'estompe en
moi, se généralise, j'ai cependant, très net en mon
souvenir, un geste de lui. Quand il avait enjambé
ses vingt-cinq kilomètres quotidiens, mon père s'af-
falait sur une chaise et, lentement, avec deux
« Ah ! » de soulagement, retirait ses brodequins ;
puis il vérifiait les œillets, pétrissait les empeignes,
tapotait les semelles.
— Ça lâche ! l'indemnité n'ira pas loin... une
paire fichue...
« — Je n'ai plus de beurre...
— Un brodequin fichu... »
Comme ces médiocres souvenirs m'emplissent
d'une douceur triste !
Maintenant, mon père n'a plus besoin de chaus-
sures. Quant à ma mère, elle a du beurre ; elle en
vend même ; mais elle a juste assez de pain. Jus-
qu'à présent je n'ai rien pu faire pour elle. Ma sœur.
10 LE CHEMIN DE PLAINE
mariée à un pauvre cultivateur, ne lui est pas non
plus d'un grand secours. Comme elles habitent le
même hameau, c'est plutôt maman qui aide Ju-
liette*
Les six mois que je viens de passer là-bas, aux
Ecotières, ont été durs. S'il me fallait recommen-
cer, je me ferais portefaix, ramoneur, vidangeur,
n'importe quoi.
Mon beau-frère qui ne m'aime pas m'horripilait
avec ses façons de m'appeler « le bourgeois ». Lui,
travaillait quinze heures par jour. Je l'ai aidé. J'ai
fait des besognes simples et pénibles qui n'exigent
pas d'apprentissage. J'ai bêché son jardin, j'ai
aplani son aire, j'ai terrassé, roulé du fumier, épandu
de la chaux, vidé la fosse à purin, curé la mare. La
veille de mon départ, j'ai descendu du grenier et
mis sur une charrette, quarante sacs de blé, qua-
rante balles de cent kilogs.
Malgré cela, il ne s'est pas passé de jour où je
n'aie entendu de lourdes allusions à mes mains
blanches, à ma vie qu'il fallait bien gagner. Oh 1 je
l'ai gagnée ! L'orgueil qui est en moi m'a rendu
capable de fournir le travail de deux manœuvres
ordinaires*
Ma pauvre maman qui se priverait de manger
pour que je sois à l'aise s'est brouillée trois ou quatre
fois avec son gendre à cause de moi*
Heureusement, me voilà sorti de cette géhenne.
Maintenant, je suis un bourgeois en effet. On n;i'ap-
LE CHEMIN DE PLAINE 11
pelle a Monsieur » ici ; et les marchands me font
crédit car ils savent que je recevrai à la fin du
mois quatre-vingt-sept francs et des centimes*
Pour le moment, je possède une pièce de cinq
francs et une poignée de mitraille de cuivre»
Ah I j'ai aussi deux pièces de vingt sous qui n'ont
plus cours. J'en ferai bien circuler une par distrac-
tion ; mais l'autre, ce n'est pas sûr, elle se présente
trop mal. Quel Tamerlan de cauchemar osa ré-
pandre cette sinistre effigie, cette tête de bandit
qu'allonge une barbe de griffon malpropre? Cette
médaille offusque l'œil honnête.
Et je n'ai pas la ressource de la glisser à travers
d'autres.
5 mai, ^— Je commence à prendre contact avec
les choses et les gens. Je m'acclimate facilement. Il
y a trois classes à Lurgé. J'ai les tout petits, ceux
que je préfère. De cinq à six ans, les enfaats sont
amusants comme de jeunes chats. Quand ils ont
deux ou trois ans d'école, ce sont des hommes so-
ciables : il faudrait les battre tous les matins et
recommencer tous les soirs.
Mon directeur se nomme Michaud. La première
personne que je rencontrai, l'autre matin, en débar-
quant, fut un monsieur, incontestablement insti-
tuteur, qui me dit :
— Monsieur, je suis monsieur Michaud...
12 LE CHEMIN DE PLAINE
Je faillis répondre :
— C'est déjà quelque chose.
Mais je n'étais guère faraud avec ma vieille valise
défoncée et je me confondis en salutations.
M. Michaud me montra à Mme Michaud, puis il
me présenta à ma maison, puis il m'emmena dé-
jeuner.
Je n'ai pas été plus loquace qu'il n'eût fallu à ce
déjeuner.
Mme Michaud ronronnait des paroles d'ennui.
Je croyais entendre un petit orgue de Barbarie
moudre un air mineur dans une caisse pleine de
ouate.
On ne peut pas dire qu'on soit mal à Lurgé...
cependant tout n'y est pas rose... Il y a la concur-
rence des anciennes religieuses du Sacré-Cœur. Il
y a comme partout, de petites haines, de mesquines
jalousies... En ce moment, il n'y a riea d'ailleurs,
il n'y a rien de nouveau.
Y a-t-il jamais eu du nouveau à Lurgé?
Y a-t-il jamais eu du nouveau dans le monde? Je
voudrais bien avoir été témoin d'un accident ou
d'un crime.
Mais Mme Michaud parle d'Evrard, l'autre
adjoint.
— C'est mon ami, madame.
— Ah I
Ça coupe le fil.
— Celui que vous remplacez, M. Mitron, était
LE CHEiMIN DE PLAINE 13
fort aimable. Nous l'avions souvent à la maison...
quasi tous les soirs.
Je dresse l'oreille. Tous les soirs ! Avec moi, ça
ne prendra pas.
Quoique jeune, je suis un vieux routier : j'ai
déjà eu trois directeurs. Aussi pourquoi ai-je accepté
ce déjeuner? Je connais pourtant bien l'engrenage :
l'accueil du premier jour, les petites prévenances
qui lient, puis les menues exigences, les grandes
exigences, les canailleries sournoises... Je me revois
secoué sur la chaîne sans fin des capitulations jour-
nalières et sans force pour lâcher le « zut » libéra-
teur.
Et ça va recommencer I Ah I mais non I je file !
Mme Michaud parle, parle... Elle prononce» meil-
lieur, » « trois heures-zet-demie... » Un flot d'huile
coule.
Mais je n'y suis plus. Ce petit vent d'amitié quasi
maternelle a soufflé à rebrousse-poil.
Je ne songe qu'à fuir. Tel un chat mal gracieux
qui se sauve quand la caresse s'allège, je vais bon-
dir au premier prétexte. J'ai déjà pris mon élan
plusieurs fois. Vais-je me risquer? c'est assez péril-
leux.
Il est très facile d'arriver ; tout le monde arrive.
Mais combien peu de gens savent partir, et, sur-
tout, combien peu savent s'évader.
Un... deux... trois... Ça y est. Ce n'était pas
compliqué. J'ai dit :
U LE CHEMIN DE PLAINE
— Madame, les soucis de mon installation maté-
rielle...
Ils m'ont lâché tout de suite. Peut-être en avaient-
ils assez, eux aussi...
En sortant, je me suis heurté à Evrard. Il a eu
de la peine à me tendre la main parce qu'il portait
un kilog de sucre et une bouteille d'huile bouchée
avec du papier.
Il n'a plus son allure leste d'autrefois. A vingt-
sept ans, il se voûte. La lumière de ses yeux ne
danse plus ; sa fine moustache retombe. Comment
la jolie blague légère que nous aimions sortirait-
elle de ces lèvres frémissantes et tordues?
Pauvre Evrard I A vingt ans il a rencontré une
jeune fille aux yeux singuliers, des yeux d'un bleu
très foncé, fort beaux en vérité. Bêtement, il s'est
marié. Depuis il est malheureux.
Nous avons marché quelques minutes côte à côte.
Tout à coup il a interrompu une phrase insigni-
fiante pour dire, en regardant mes souliers fatigués
et mon pantalon taillé par une couturière de village :
— Mon petit, tu as l'air purée.
— Oh I ça m'est égal !
Ça m'est égal en effet, ou à peu près ; je ne suis
pas trop seasible. Mais lui ne soufîre-t-il pas cruel-
lement de sa pauvreté? J'ai eu la stupidité de cher-
cher des phrases de consolation. Heureusement je
n'en ai pas trouvé. Je n'en pouvais pas trouver
d'ailleurs : on ne console pas dans la rue un poète
LE CHEMIN DE PLAINE 15
décavé qui porte une bouteille d'huile bouchée avec
du papier.
A cinquante pas de chez lui, il m'a dit sans ardeur :
— Viens-tu voir ma boîte?
— Mon vieux, excuse-moi : les soucis de mon
installation matérielle ...
— Ah oui ! tu as raison ; j'irai t'aider plutôt.
Il n'est point venu ; je me suis installé seul. Oh I
sans grand embarras ! Cependant il m'a fallu réflé-
chir, j'ai commis des erreurs ; j'ai dû, cette semaine,
changer plusieurs objets de place. Maintenant, c'est
définitif : ma chaise seule vagabondera.
J'ai fait, ce soir, le tour du propriétaire.
J'habite, au fond du jardin directorial, une petite
maison isolée. De loin, on dirait une cabane pour
abriter la bêche et l'arrosoir. J'ai cependant deux
pièces — extrêmement petites, cela va de soi. L'une
donne sur un pré, car nous sommes ici dans les
extrêmes faubourgs. L'autre, qui est ma chambre
à coucher, regarde sur le jardin. Comme je ne peux
pas me ruiner en rideaux, il est heureux qu'elle n'ait
qu'un œil. Pour l'instant, je l'obscurcis, cet œil,
avec une feuille de papier Ingres. Nous verrons à
la fin du mois...
A la fin du mois, lorsque j'aurai envoyé dix
francs à ma mère, il me restera quinze belles pièces
de cent sous. Avec cet argent je pourrais prendre
mes repas dans une gargote ou chez une veuve
hors d'usage et il me resterait encore au moins
16 LE CHEMIN DE PLAINE
quinze francs, je parie... Cependant, je ne m'arrête
pas à cette idée. Maman mange sur le pouce, elle,
là-bas, dans sa petite maison. Vais-je aller m'ins-
taller, moi, à une table d'hôtel avec des commis
voyageurs et des marchands de bœufs? Vais-je me
faire servir par une pauvre bonne femme toute
pareille à maman? Je mangerais mal, j'aurais des
remords.
Et puis je veux être seul ; j'ai un besoin farouche
de liberté. Donc, un réchaud, quelque vaisselle, des
œufs, du fromage, du pain... J'ai trouvé ici un buf-
fet en bois blanc : louons les dieux.
Je ferai, j'espère, de sérieuses économies. Je
pourrai acheter quelques estampes, quelques livres,
un flacon d'essence parfumée et du tabac fin, du
tabac blond comme des cheveux d'enfant.
Peut-être même pourrai-je faire l'emplette d'un
lit, l'année prochaine. Pour le moment, je couche
dans le lit de l'institutrice adjointe. Malheureuse-
ment l'institutrice adjointe ne l'habite plus, ce lit ;
elle est partie à cause des bonnes sœurs. Je ne note-
rais pas cette particularité de mon installation si
l'on faisait des institutrices de six pieds. Mais cette
espèce est médiocre et n'exige que de petits lits.
Si encore ces lits étaient larges et confortables.
Celui dont j'ai hérité n'est rien qu'un étroit rec-
tangle de fer avec une mince paillasse et une lichette
de matelas. Je ne m'inscris dans le rectangle qu'à
la condition de couvrir une stricte diagonale. Hier
LE CHEMIN DE PLAINE 17
soir, cette diagonale a fléchi. Je ne sais pas encore
si je dois m'en réjouir ou m'en attrister. L'accident
s'est produit au moment du bond.
Ici, il faut que j'ouvre une parenthèse ou que je
mette une petite note en marge. Je serais en effet
bien capable d'oublier la théorie de la mise au lit
par renversement.
Cet exercice qui m'a été longtemps familier est
le dernier mouvement de la journée. Il consiste
essentiellement en une culbute « avant » ou « ar-
rière », exécutée en prenant le rebord antérieur du
lit comme axè de rotation. La culbute « avant », plus
dure, mais plus élégante, doit être exécutée avec
lenteur ; elle demande un temps d'arrêt lorsque les
pieds sont en l'air et le corps bien vertical.
Cette gymnastique de chambre se recommande
aux cénobites, aux anachorètes, aux juges, aux
sénateurs, aux membres de l'Institut, et, plus
généralement, à toutes les personnes que le destin
; fait suer sous une carapace de gravité.
j Quant à moi, mon lit actuel étant trop exigu, je
! remplace le renversement par un saut à pieds joints :
c'est « le bond ».
Hier soir donc, je venais de bondir — assez
galamment môme — et j'avais la position dii sau-
teur qui se reçoit, quand mon équilibre fut soudain
détruit ; en même temps j'entendis un bruit sourd :
mon lit avait quelque chose de crevé dans ses
parties basses. Sans plus y penser je me couchai
2
18 LE CHEMIN DE PLAINE
suivant la diagonale. Mais je n'eus pas de cauche-
mars comme à l'habitude. Je ne rêvai point que
j'étais enfermé dans un cercueil trop court ; je ne
pédalai point pour faire tourner un volant bloqué.
La diagonale avait du jeu.
En somme, tout est pour le mieux à condition
que l'éventrement ne s'accentue pas. Je vérifierai
l'état des choses un de ces jours. Ce soir je ne peux
pas m'attarder aux détails. Je ne vois que l'en-
semble : l'ensemble est satisfaisant.
J'ai un lit ; j'ai une table sur laquelle je place un
énorme bouquin de philosophie que j'ai acheté
quinze sous à une vente. Je l'ai acheté neuf, mais
je l'ai fatigué par des artifices rapides.
Sur ma table un lait pur, dans mon lit un œil noir.
J'ai une table, un buffet, une chaise et un lit : c'est
plus qu'il n'en fallait au vieux pompon romantique.
Il est vrai que je n'ai pas « l'œil noir ». Mais je
n'en ai pas besoin : où le mettrais-je? Je ne vois pas
bien une femme chez moi. S'il me faut des amou-
reuses, je saurai en trouver d'impondérables qui ne
me gêneront pas. L'histoire et la légende en four-
millent ; la littérature aussi. J'en connais de fa-
meuses, d'Hélène à Béatrix, de Cléopâtre à Manon,
J'appellerai Manon ; elle viendra bien ici : c'était
une fille sans façons.
A moins que je n'aille trouver Lisette aux champs.
Car, enfin, j'ai vingt-trois ans.
LE CHEMIN DE PLAINE 19
Mesdames, j'ai vingt-trois ans et je suis le jeune
homme pauvre.
Il faut dire que mon âme n'est pas une pelouse
fleurie comme celle de Champcey d'Hauterive.
C'est plutôt un jardin anglais négligé avec des
ronces hargneuses et d'insolents gratte-cul.
Mes allures non plus, ne sont pas particulière-
ment distinguées. Je ne sais pas monter à cheval et
je n'ai jamais tenu une épée. En revanche, je saute
six mètres, je nage comme un requin, je lutte et je
marche sur les mains.
M. d'Hauterive ne savait peut-être pas marcher
sur les mains.
10 mai. — Nous surveillions des élèves punis,
Evrard et moi.
L'un d'eux broncha, se mit à pouffer. Je l'in-
terpellai :
— Dédé, viens ici !
L'enfant, un blondin de six ans, s'approcha et
leva vers nous des yeux tranquilles.
— Monsieur, ce n'est pas moi.
— Comment ! je t'ai vu ! Pourquoi dis-tu cela?
Evrard, intéressé, se pencha et saisit entre ses
deux mains la tête de l'enfant.
— Regarde ces yeux ! admire cette limpidité
bleue, ces petites taches d'or qui dansent ; on dirait
une mer adorablement pure brisant sur des galets
20 LE C H KM IN DE PLAINE
précieux. Est-il rien au monde de plus beau que des
yeux d'enfant !
Le petit, d'abord étonné, s'inquiéta. Il secoua
la tête et une ombre courut sur ses prunelles
superbes.
— As-tu vu? dit Evrard. As-tu vu la peur comme
elle s'est levée? D'où vient-elle? Nous n'avions
devant nous qu'un matin vierge et voici qu'une
bête de la nuit passe. Elle était tapie dans quelque
recoin obscur. Et elle n'est pas seule I II en est
d'autres, il en est des myriades. Elles y sont toutes,
les bêtes monstrueuses. Ces yeux d'enfants, comme
ils vivent ! Quel prodigieux grouillement de fan-
tômes I La vie totale est véritablement là. Toutes
les souffrances des vieux âges y ont laissé leur
trace et toutes les joies. J'y vois des flambées de
courage, de belles lueurs de bonté persévérante...
et j'y vois des haines, des meurtres, des massacres,
des viols, d'horribles ruées carnassières. Ils savent
tout, ces yeux candides, ils savent tout, sauf mou-
rir. Va-t'en, petite canaille !
Or, ce matin, Dédé arrivait à l'école en même
temps que nous. Comme sa mère prétend le cor-
riger sévèrement et s'intéresser à ses progrès, j'ai
dit :
— Dédé, qu'a fait ta mère hier soir, quand elle
a su que tu avais été puni?
Il a répondu :
— Elle a dit que vous étiez un grand sot I
LE CHEMIN DE PLAINE il
En deux bonds, Evrard est allé lui chercher une
image d'Épinal.
25 mai. — Je dîne chez les Poinçon, instituteurs
aux Pernières, un hameau de Lurgé. Nous dînons,
plutôt. Nous sommes sept à table, tous du métier :
Poinçon, Mme Thérèse, sa femme ; Mme Valine,
veuve ; Mlles Armance et Rose Tinard, le jeune
Mitron et moi, donc.
Je me sens un peu gêné. A Lurgé, je mange tou-
jours seul. Je n'emploie pas d'assiettes : j'essuie le
plat avec la dernière bouchée. Je ne fréquente pas les
gens « bien ». Il y a une bonne ici ; je vais peut-
être me tenir mal à table.
Mme Thérèse m'assied entre Mlle Rose et elle-
même. Doucement ! je prétends ne pas me marier.
En face, Mme Valine rit à si belles dents que
j'ai envie de crier :
— Je les vois, madame, je les vois !
Pourtant elle est encore blanche et noire.
Femme, qui pleures-tu ? — L'Absent.
Je respecte ces sentiments-là. Je respecte plus
de choses qu'on ne croit.
Mlle Rose est toute en cheveux. Mme Thérèse
m'a confié que beaucoup sont faux. Il doit y avoir
par-dessous des petites pelotes de débris, des agglo-
mérats de cheveux courts. A qui étaient-ils ces
22 LE CHEMIN DE PLAINE
cheveux courts? A des vieux, à des pouilleux...
peut-être à moi... Drôle d'idée !
Soupe. Pourquoi a-t-on une main gauche? Je n'ai
pas les ongles sales : je les ai encore vérifiés tout à
l'heure, au jardin, furtivement. Mais ma manche
est courte et j'ai l'avant-bras long et maigre. Je
possède chez moi du linge en celluloïd, toute la
parure. Je n'ai pris que le faux col. Je le regrette
bien à présent.
Mme Thérèse parle. Elle maudit la municipalité
qui se montre d'une avarice extraordinaire. Poinçon
approuve. Il répète : « C'est insensé ! c'est insensé 1 »
avec un air de méprisante compétence.
— Les bâtiments sont mal entretenus, branlants,
humides, percés. La maison est trop près du che-
min, un chemin tortueux, d'ailleurs, et couvert de
boue six mois par an.
Je pense :
— Ta maison est un pou collé à un cheveu de
bohémien.
Joli, mais pas apéritif. Je placerai cela ailleurs.
Suis-je en verve? Je sens des mots en moi. Ils
grouillent, mais ne papillonnent pas. Ils ont froid.
Que n'ai- je mes manchettes 1
Mme Thérèse parle tout le temps. Allusions :
fausses hanches, faux mollets, faux cheveux...
Bien ! Mais elle m'agace à toujours me repasser les
plats. Je ne suis pas gourmand, hélas 1 Elle me force
au poulet :
LE CHEMIN DE PLAINE 2S
— Le poulet convient aux estomacs délicats.
Ai-je donc l'estomac délicat? Qu'on me laisse
tranquille !
Elle s'ennuie aux Pernières. Elle n'a pas de
« relations ».
— Eh bien! et nous?
— Vous ne m'entendez pas, monsieur ; je parle
de voisins avec qui l'on puisse causer.
— Vous ne pouvez pas causer avec vos voisins,
madame?
— Si, mais nous parlerons, vaches, ânes, poulets,
cochons.
Je songe que des auteurs considérables ont parlé
vaches, cochons, couvées. Les goûts de cette petite
dame sont plus relevés. Elle doit avoir des idées
neuves et profondes. Je n'insiste pas pour qu'elle
les sorte.
— Voyez-vous, monsieur, nous autres, femmes,
nous avons besoin d'amies, de confidentes même.
Il est des choses que les hommes ne comprennent
pas.
— Très juste cela, par exemple ! Vous ménagez
la pudeur des hommes. Quand ils ne sont plus là,
vous dites tout.
— Insolent !
— Ne jetez pas de cris I Je suis sûr de ce que
j'avance : j'écoutais aux portes quand j'étais petit.
Je me lance. Mitron est emballé depuis longtemps.
Il parle de Nietzsche avec autorité. Mlle Armance
24 LE CHEMIN DE PLAINE
qui est savante ne goûte pas le philosophe allemand ;
elle dit que nous sommes Grecs. Comme elle a le
cou d'une blancheur intéressante, je soutiens, moi
aussi, que nous pourrions ma foi bien être Grecs !
Mitron réfute. Il faut vivre dangereusement. Il
parle bien car il a un peu bu et nous dédaigne. Il
est élégamment vêtu et il sent sur lui l'œil bien-
veillant des femmes. Pas d'erreur possible : le sur-
homme, c'est lui 1
Oh I j'aurai mon tour après le dessert. J'ai plu-
sieurs cordes à mon arc. Je sais des vers ; j'en sais
de cocasses et je les amène par d'amusants détours.
J'ai lu les humoristes et j'ai de bonnes petites com-
paraisons en réserve ; j'en trouve moi-même au
besoin ; l'invention ne me manque pas toujours.
Je sais des noms d'écrivains Scandinaves et j'ai
appris par cœur des mots épouvantables dans un
livre de chimie. Enfin il y a « La Fraternelle », notre
nouvelle société ; s'ils n'en sont pas, je les foudroie ;
du haut de ma sagesse totale, je précipite sur eux
une avalanche de formules contondantes. Puisse
Mitron n'être pas de « La Fraternelle » I
En attendant, lui sait manger. Moi non, décidé-
ment. Cachons cela par autre chose. Quand j'ai
peur de moutir, je tutoie le Bon Dieu. Exagérons.
Tout, plutôt que n'avoir pas d'attitude.
Nous mangeons. Nous aurons sans doute une
bouteille de rouge avec des palmers. J'ai eu pour
voisin un bonhomme qui plaçait quelques barriques
LE CHEMIN DE PLAINE 25
de bordeaux. J'ai souvent causé avec lui ; je saurai
louer.
Nous sortons. Il est tard ; la lune est levée ; la
nuit est toute tranquille et blanche. Nous nous
asseyons sous des tilleuls.
Nous avons mangé modérément des mets simples
et bu du vin de Toiiraine. Il est doux de vivre.
Comme les choses sont belles ! La lumière goutte
entre les feuilles rondes. De minces rayons dorment
sur un banc inoccupé. D'autres vienuent sur nous.
J'ai, paraît-il, une petite lune sur mon chapeau ;
j'ôte le chapeau ; le rayon s'aiguise sournoisement
sur une branche et, peu à peu, m'entre daus le
crâne. Voici que s'agite en moi tout un bric-à-brac
de sensations dépareillées. Je déraisonne.
— Nous sommes Grecs, mesdames ! nous le
sommes évidemment. Nous serons toujours jeunes ;
nous ne mourrons point. Qui vous dit que nous
ne sommes pas des dieux? Nous sommes nus,
d'ailleurs... Voyez-vous pas que nos genoux sont
nus?
Mme Thérèse, sur le seuil, un plat à la main :
— Eh bien I qu'est-ce que vous leur chantez,
vous?
— Les Muses, ô Theresae Mnémosyme, émanent
de ton front. Nous sommes des héros. Entends, ma
sœur, frémir sur nous des ailes blanches et danser
les sylvains sous les oliviers bleus. Éole émeut les
i6 LE CHEMIN DE PLAINE
feuilles divines et s'ajuste à mes lèvres le chalu-
meau sonore aux sept trous inégaux.
Mais que vois-je? Qui donc passe entre les tama-
ris? Ne vous agitez pas, mes sœurs craintives :
je saurais rafraîchir l'ardeur d'un chèvre-pied. Ne
vous agitez pas : ce sont des hommes. Ils chantent ;
leur voix est plus acre que le jus des baies sauvages.
Ce ne sont pas des sages ; le sage boit beaucoup sans
connaître l'ivresse. Ce sont des Scythes, des esclaves
tondeurs de bêtes. Je remarque qu'ils marchent
dangereusement. Ce sont des Nietz... dis-le, toi,
Mitronéas, le nonn du chercheur barbare.
Mitron se lève et regarde, puis, dédaigneux :
— Peuh ! deux gosses ! Ils ne sont même pas
ivres ; ils font semblant. Un pastiche...
— Postiche ! pistache postiche ! rectifie Mme Thé-
rèse.
8 juin, — Ce matin, avant l'aube, j'entendis
à ma porte un toc-toc timide, le toc-toc d'un qué-
mandeur de services.
Un dimanche, trois heures après minuit, je ne
me lèverais pas pour voir tomber une comète.
Je fis donc l'absent, persuadé que l'importun
allait se décourager. Il me fallut perdre cet espoir.
Le toc-toc s'affirma tenace et, à en juger par le
rythme, guilleret.
— Qui est là? criai- je à la fin.
LE CHEMIN DE PLAINE 21
Toc toc toc toc toc...
Toute une portée de doubles croches en C barré...
— Que voulez-vous?
— Broûm ! Broûm !
Cette fois, c'était le coup de bélier d'un assail-
lant. En deux bonds je fus à la porte. Je me trouvai
en face d'Evrard ; il était coiffé d'un chapeau de
sorcier et il riait d'un rire que je jugeai diabolique.
— Ah çà ! dis-je, tu es fou?
— Fou? ce n'est pas une certitude. Voici : je
t'emmène à la pêche.
Je remarquai alors qu'il portait un petit panier
et je m'expliquai le chapeau,
— Pourquoi ne m'as-tu pas prévenu hier soir?
— Hier soir était hier soir ; ce matin est ce
matin...
— Tu as au moins le mérite d'être clair.
— Voici, je t'emmène à la pêche. Prends ton
tabac.
Il n'y avait rien à dire. Au surplus le plus fort
était fait puisque j'étais levé. Je me laissai emme-
ner vers la rivière.
Evrard connaît un moulin qui tourne à deux
kilomètres d'ici. Le meunier nous prêta deux lignes
et nous indiqua un petit filet d'eau où nous décou-
vrîmes les portefaix qui devaient nous servir a'ap-
pât. Mon camarade me montra comment on fixait
ces bestioles, puis il se mit à pêcher.
Moi, sur le bord de l'eau, que j'aie une ligne, un
28 LE CHEMIN DE PLAINE
manche à balai ou le sabre du géant Sinnagog...
Après deux ou trois tentatives infructueuses, je me
mis à sacrer avec quelque impétuosité.
— Il serait convenable de faire moins de bruit,
dit Evrard.
— Bon, maintenant ! dire que je n'ai pas le
moindre journal, la moindre brochure, le moindre
prospectus !
— Fume I
— Je suis à jeun.
— Alors, mangeons !
Comme nous n'avions rien apporté, je dus encore
aller au moulin. J'y fis l'emplette d'un solide croû-
ton et d'un fromage assez violent. Je ne recule point
devant les saveurs les plus rudement agrestes ;
Evrard non plus ; le fromage entier y passa. Ce
déjeuner arrosé d'eau claire me remit de belle
humeur.
D'ailleurs le moment était aimable. Le soleil, bas
encore, éclatait entre les branches. Nous étions assis
sur l'herbe. Devant nous, l'eau transparente s'en
allait doucement. A vingt pas en aval une petite
cascade murmurait une chanson claire... Je m'ar-
rête. J'ai lu cent descriptions mieux faites que celle
que je voulais tenter et toutes étaient inexactes,
insuffisantes. On ne peut pas traduire la beauté
simple d'un matin ingénu, la joie mesurée des
réveils innocents, la légèreté de l'air, la jeunesse
des feuilles et surtout la fluidité de l'eau. Gom-
LE CHEMIN DE PLAINE 20
ment dire, avec des mots pâteux, cette fuite de
l'eau limpide?
Lorsque nos pipes furent allumées, Evrard dit :
— Maintenant, dors ; ne blasphème plus.
— Je ne dormirai pas, répondis-je. On ne peut
pas s'ennuyer ici ; tout à l'heure j'étais une brute.
— Tu te vantes. L'eau qui coule est un spectacle
attrayant pour les brutes. Les hommes primitifs
ont tous aimé l'eau. Je me refuse à croire que le
besoin seul les ait guidés lorsqu'ils se sont installés
sur le bord des riv^ières. Une rivière est assez belle
pour qu'on l'aime pour elle-même.
Un des premiers étonnements de l'enfant est
l'eau ; un de ses premiers gestes est de saisir l'eau à
poignée ; jusqu'à dix ans notre plus grand plaisir
a été de barboter.
Il serait facile de compter les gens qui ont hor-
reur de l'eau. Le plus crasseux usurier, le plus dur
exploiteur, le plus infâme trafiquant de chair misé-
rable rêve de finir ses jours, dans un chalet au bord
d'une rivière...
Je te le dis : un pré vert où coule un joli ruisseau
par un matin de soleil, voilà une des indiscutables
beautés du monde. C'est moins grand que le ciel,
mais c'est plus proche et mille fois plus simple...
— Poète I interrompis-je, ton bouchon f... le
camp I
Il reprit sa ligne. Je m'en fus chercher dés appâts
et j'essayai, deux heures durant, de pêcher aussi.
30 LE CHEMIN DE PLAINE
Puis je piquai une tête dans l'eau claire et je flânai
au soleil.
La matinée fut charmante. Evrard avait dix-huit
ans. Il rappelait d'une voix attendrie nos souvenirs
de boîte.
— Qu'on était bête, mon Dieu, -dans ce temps-
là I
— On était gai I
— On n'avait pas besoin d'argent !
— Pas de femme !
— Pas de maîtresse !
— Mais, comme on aimait l'Amour !
— Tu parles ! fis-je ; moi, d'ailleurs, je l'aime
encore.
Après deux ou trois ronronnements d'essai, il
amena un alexandrin :
Amour, Amour défunt qui croisez vos mains blanches.
— Avec « planches » ça va très bien, gouaillai-je.
Puis je m'éloignai, car je devais rapporter les
lignes au moulin. Quaad je revins, Evrard, couché
sur le ventre, faisait des vers comme un sous-préfet.
Il me tendit son papier, me l'enleva d'ailleurs vive-
ment, bifîa un mot, corrigea et lut, de sa voix d'ap-
parat, chaude et nuancée :
Amour, Amour ancien qui dormez les mains jointes,
Pâle et glacé parmi les choses de jadis,
Parmi les songes d'or et les haines éteintes,
Amour, Amour ancien aux minces doigts raidis 1
LE CHEMIN nK PLAINE 31
0 mon Amour défunt, je viens à vous dans l'ombre.
Sur le parvis secret je fléchis les genoux
Et voici mon cœur net comme un grand miroir sombre,
Et voici que la paix souveraine est sur nous.
0 mon Amour joyeux, tendez vos mains ouvertes
Et, doucement, chantez ; chantez comme autrefois
Au temps où le vent clair frisait les forêts vertes,
Chantez avec l'espoir immense en votre voix !
0 mon Amour joyeux, venez avec des ailes
Sur le jeune chemin, dans le jour indolent;
Étincelant berger de mes ardeurs fidèles,
Étendez du soleil sur votre troupeau blanc.
Amour, Amour ancien qui croisez vos mains fines,
Amour de mon printemps candide et radieux.
Veuillez illuminer d'allégresse divine
L'étrange obscurité do mon âme et des cieux.
Je fus un peu interloqué. Après une chanson on
frappe dans ses mains et on crie : bravo ! Après un
sermon on remue les pieds et on se mouche. Après
un toast, après un discours, je ne suis pas trop
embarrassé pour prendre une attitude convenable.
Mais que faut-il faire, à onze heures du matin, au
bord d'un ruisseau, quand vous êtes seul avec un
ami et que cet ami vous lit des vers de sa fabri-
cation?
J'avais dans l'oreille son obscurité étrange des
cieux et dans l'œil un éclat de soleil ; il m'avait
fourré pour la seconde fois son papier entre les
mains et mes doigts étaient mouillés. Toutes ces
32 LE CHEMIN DE PLAINE
I
sensations hétéroclites augmentaient le désordre de
mes idées.
Je réussis cependant à penser à peu près ceci :
— Si je le complimente, il va — je le connais —
me démontrer que je n'y entends rien et peut-être
me renvoyer baigner. D'ailleurs, a-t-il lu pour moi
ou pour lui? Pour lui surtout : cela l'amuse et cela
le soulage. Il faut pourtant dire quelque chose.
J'eus donc l'air d'écouter en moi la résonnance
des rimes, puis je déclarai :
— Tu es un type !
Cette phrase est commode : elle est flatteuse et
peu compromettante. Elle me sert souvent.
Cependant, il était temps de rentrer à Lurgé. Je
pris le panier et j'entraînai Evrard. Il n'avait pas
l'air pressé. A mesure que nous approchions du
bourg son front devenait soucieux.
— Maximin, fit-il tout à coup, tu déjeunes à la
maison. Oh ! pas de gestes ! pas de mais ! tu n'as
aucune raison pour refuser.
— Toi, pensai-je, tu t'es évadé ce matin et tu
veux maintenant que je te. serve de parafoudre...
Je te dois bien ça, achevai-je tout haut, je veux
seulement m' armer de pralines.
Il m'attendit à la porte de l'épicerie ; puis nous
pénétrâmes chez lui. J'allais le premier, portant
par prudence mes mains devant moi, mes mains
pleines.
— Bonne santé à toute la famille I
LE CHEMIN DE PLAINE 33
Toute la famille est en effet là.
Les traits de belle-maman sont fixes et durs
comme du cœur de chêne. Son visage ne s'affirme
vivant que par le frémissement continuel de deux
petites noix qu'elle a vers le haut des mâchoires, à
côté de l'oreille.
Comme elle doit mordre !
Quant à Madame, elle a dû être jolie ;elle a encore
de fameux restes. Ses yeux sont froids comme des
pierres, mais de très belles pierres bleues. Malheu-
reusement, elle a de la dent comme sa mère.
— MoQsieur Edouard, j'ai bien l'honneur...
M. Edouard a cinq ans ; il est solide et d'une
belle carnation. Il serait aimable à regarder n'était
sa mâchoire à lui aussi.
Il daigne faire accueil à mes pralines. Ces dames,
de leur côté, apprécient fort les poissons.
Evrard fait le gentil.
— Voyez, mesdames ! c'est la jolie friture I c'est
le fin poisson d'eau vive I
— Vous êtes un adroit pêcheur, monsieur Tour-
nemine.
— Madame, je n'ai rien pris du tout. C'est votre
gendre qu'il faut complimenter.
Aïe !
A table, la conversation prit vite une fâcheuse
tournure. J'avais prié que l'on ne se donnât point
de soins extraordinaires pour moi. Hors les poissons,
il n'y avait rien.
3
34 LE CHEMIN DE PLAINE
— Chez nous, comme tu vois, ce n'est pas même
la misère cachée, dit mon camarade.
Les yeux bleus brillèrent comme une lame d'acier
et je vis très bien grossir les petites noix de la
grand'mère.
J'eus une sensation singulière d'étoufîement. Il
me sembla que toutes les choses se contractaient
et durcissaient.
— Vous donnez des leçons particulières, paraît-
il, monsieur Tournemine? dit la jeune femme.
— Oh ! madame, voilà de grands mots ! je montre
simplement l'alphabet à Dédé Bérion aux heures
matinales du jeudi.
— Les Bérion sont des gens très bien. Mame Bé-
rion voit mame Godard, mame Blancé, la dame du
notaire... Vous serez bien payé.
— C'est une chance, appuya durement la grand'-
mère. Vous avez déjà la réputation d'être un bon
instituteur.
Evrard cilla. Ce ne fut point par modestie que
je changeai la conversation. Je mis le cap sur l'Ad-
ministration espérant orienter vers le même point
les haines diverses. Mais tous les chemins mènent
au diable. Mme Evrard ne tarda pas à déclarer :
— Que ce soit Pierre ou Paul qui nomme, déplace
et révoque, Maurice n'obtiendra jamais rien de
convenable.
— Ah bah ! Pourquoi?
— Tu ne comprends donc rien ! ricana Evrard.
LE CHEMIN DE PLAINE 35
Ces dames mettent pourtant de la bonne volonté à
t'instruire. Je suis un crétin, retiens bien cela, un
crétin ! je ne trouve aucun travail extra-scolaire.
Mon directeur me déteste et mes chefs me notent
très mal... Je suis un crétin et ie suis seul au monde
de mon espèce. Tous les autres savent se débrouiller.
— Mon chéri...
— Son chéri, mon vieux, a paraît-il, le crâne
bourré d'idées subversives. Et, comme, malgré cela,
je ne suis pas bruyant, pas dangereux pour deux
sous, avec moi on peut y aller carrément. Tout le
monde me moleste ; directeurs et inspecteurs me
tombent dessus... Et puis je ne plie pas, je ne flatte
personne, je n'ai pas les sales petites habiletés né-
cessaires. Dans ma classe, par exemple, j'ai la sot-
tise de mettre les enfants à leur place. J'ai deux
gamins sucrés au dernier rang et mon premier est
un pouilleux. Les pouilleux sont mes élus.
Il se mit à rire nerveusement, par saccades.
— Autre chose : nous pourrions bien manger en
paix, voulez-vous?
Hélas ! il dut encore en subir des comparaisons I
Un tel, plus jeune, est en commune avec un bon
secrétariat de mairie ; un autre fait des écritures
pour un notaire et tient la comptabilité d'un mar-
chand de fer. Celui-ci élève des abeilles, celui-là
cultive une vigne. Le petit Tricoche, nouvellement
marié, a fabriqué tous ses meubles, des meubles
splendidcs à panneaux sculptés. Moi-même, avec
36 LE CHEMIN DE PLAINE
ma leçon de lecture, j'apparais comme un garçon
pratique, d'une grande et profitable activité ; de
hautes destinées m'attendent...
Mon camarade, horripilé, écrasait de basses pa-
roles entre ses mâchoires serrées. Je v^oûlus prendre
congé, mais il me retint et m'entraîna au jardin.
Ce jardin est soigneusement cultivé. Je compli-
mentai mon camarade. Je célébrai ses haricots et
ses pommes de terre ; pour louer sciemment ses
fraises, j'en cueillis une ; alors, M. Edouard qui
nous avait suivis jeta des cris énormes et furieux :
je dus lui donner le fruit, mais je le fis attendre
pour le plaisir de le voir s'emballer.
— Dis donc, c'est un rude lapin, ton fils ! il est
campé le gaillard... il est solide et joli avec ça... il a
les yeux de...
— Son père. C'est tout mon portrait ; c'est
frappant !
L'enfant n'a rien de lui. Blaguait-il? Avec lui on
n'est jamais sûr.
Nous nous assîmes à Tombre sur une large pierre
qui sert de banc. C'était l'heure de la sieste ; il fai-
sait chaud ; nous nous calmions, nous nous taisions.
Evrard, cependant, formula à mi-voix la con-
clusion de ses discours intérieurs.
— Voilà, mon vieux, les choses.
— Ces dames, insinuai-je, ne se rendent pas un
compte très exact des difficultés de notre métier.
Il resta un instant songeur, puis il tourna vers
LE CHEMIN DE PLAINE 31
moi les yeux merveilleusement sataniques d'un por-
teur de maléfices.
— Ah ! Ah ! Ah ! tu me plains ! Oh ! j'en suis sûr,
tu me plains ! Tu te dis : faut-il être bête ! cela ne
m'arrivera pas... Eh bien ! tu n'es pas plus malin
que les autres. Je t'attends, mon gaillard, vers la
trentaine. A trente ans, tu seras secrétaire de mairie,
tu liras ton quotidien et tu iras à la chasse... très
bien ! mais tu seras marié aussi. Tu seras marié à
une institutrice ou à une fille sans le sou... et alors
tu emploieras ta bravoure à guerroyer contre une
pauvre femme énervée par la besogne ou la misère.
Chez moi, c'est la misère, mais quoi ! souffrir tient
en haleine. Tu deviendras peut-être plus bête que je
ne le suis... Ah oui ! tu as tort de me plaindre.
Après tout, ma femme n'est pas beaucoup, beau-
coup plus méchante que les autres ; et elle est assez
jolie...
— Mâtin, fis-je, je le crois bien !
Il cessa de ricaner et continua d'une voix lente :
— Les rêves, après tout, c'est la fleur de la vie.
Tant qu'on peut rêver on a la belle part. N'as-tu
jamais rêvé que tu tombais au Monomotapa? que
tu te réveillais au milieu d'une peuplade inconnue,
que tu étais débarrassé de tes vieilles pensées, de
tes vieilles amitiés, de tes préjugés, de tes timidités,
de tes scrupules, de tes habitudes étrangleuses et
que tu recommençais à vivre avec toutes tes forces
I neuves?
â8 LE GHËMIIN DE PLAINE
— Maurice ! cria la voix sèche de la patronne,
Maurice I tu ne peux donc pas surveiller le petit?...
Cela m' étonnerait bien si tu t'en occupais un peu !
Il se leva violemment.
— Dire, nom de D.,., que je n'aurai pas la veine
d'être cocu I
10 juin. — Ne l'est-il point?
— Cinq heures et demie. Je flâne vers la gare.
Un train doit s'arrêter ; le voici ; je passe sur le
quai. Pas de voyageurs ; je suis seul avec les em-
ployés. J'appréhende devant le wagon de tête les
quolibets d'une douzaine d'artilleurs. Je vais en
queue. Deux poupées décolletées regardent par la
portière d'un compartiment de seconde. On sait
pourquoi les demoiselles en voyage regardent par
la portière. Je désirerais être mieux vêtu. Je relève
mes moustaches. Elles doivent au moins regarder
mes moustaches...
Ce sont sans doute deux demi-bourgoises très
réservées dans leur petite ville ; mais ici la certi-
tude de n'être pas connues les libère de toute hypo-
crisie et elles piquent sur moi des regards aigus de
courtisanes.
Les jolies filles ! Elles sont assez dévêtues pour
que je puisse deviner des choses émouvantes ; et je
m'émeus... je m'émeus...
Le train souffle, crache, lâche de l'eau, fait toutes
LE CHEMIN DE PLAINE 39
ses saletés et prend son temps ! on dirait que le
mécanicien veut me tenter. Si j'avais de l'argent, je
prendrais un billet de deuxième classe pour la ville
prochaine..
Un coup de sifflet... Les voilà donc parties 1 Je
me rassérène... avec un peu d'amertume. Cette
belle aventure entrevue et manquée me laisse une
sorte de regret qui ressemble à du remords.
J'ai des rêves moi aussi, mais ils ne filent pas dans
le bleu comme une nuée de vives hirondelles. Ils
n'ont que des ailes d'anges et leur petit derrière est
lourd. Ils ne sont pas fichus de suivre un train-
brouette,
— Comme ça, monsieur regarde passer le train.
Je me retourne : c'est Mme Evrard.
— J'ai regardé en eflct passer le train, comme ça...
Maintenant je ne saurais regarder que vous, ma-
dame.
— Oh!
Un petit geste de la main : une mouche passe.
Elle vient chercher un colis et elle éprouve quelque
timidité : l'employé est farouche. Justement, le
voici ; sous le demi-parapluie de ses moustaches, on
aperçoit un porte-plume en travers de sa bouche.
— Risquez-vous, madame. Voyez, il a le mors
aux dents et pourtant il ne s'emballe point. Ce
n'est pas un mauvais cheval.
Mme Evrard prend son colis, signe et s'en va,
mais l'employé :
40 LE rHEMIN DE PLAINE
— ...ttendez !
Il se bat avec d'autres colis, jure, tape dans le
tas et finit par agripper un gros paquet qu'il jette
aux pieds de Mme Evrard.
— C'est pour moi? Je n'attendais pas cela, avant
huit jours.
L'employé n'a rien à dire ; simplement il montre
du doigt le registre où il faut signer une seconde fois.
Elle obéit. Elle est libre avec ses deux paquets.
Elle peut à peine soulever le plus gros. Naturelle-
ment je m'en charge et me voilà obligé de rentrer
moi qui voulais m' offrir une promenade du côté des
Pernières.
— J'abuse de votre complaisance, monsieur.
— Abusez, madame, abusez.
— Cela doit vous paraître lourd.
— Je suis fort comme le jeune homme sympa-
thique dans un roman de femme.
Il est de fait cependant que la ficelle me scie les
doigts.
— Je ne comptais pas sur un paquet aussi volu-
mineux. Tous les ans je fais venir quelques petites
nouveautés des magasins parisiens. On ne trouve
rien ici.
Pour qui me prend-elle avec ses petites nou-
veautés? Je sais, aussi bien qu'elle, que certains
grands magasins offrent des facilités de paiement
aux fonctionnaires besogneux.
LE CHEMIN DE PLAINE 41
Elle ne ressemble pas à son mari : pour rien au
monde elle n'avouerait sa gêne.
— Eh bien, monsieur, êtes-vous tout à fait accou-
tumé à Lurgé?
Nous avons déjà examiné cette question avant-
hier. Mais aujourd'hui elle semble y prendre un
grand intérêt.
— Vous êtes jeune, monsieur ; quand on est jeune,
on aime s'amuser.
Je ne peux pourtant pas faire la bamboche à
Lurgé où il n'est point de moutard qui ne sache
mon nom, ma naissance, et où l'on ne compte que
mille âmes, si l'on peut ainsi parler.
Elle comprend cela ; aussi elle me plaint. Elle est
gentille tout à fait. Elle frétille à côlé de moi.
Quand ses yeux viennent sur les miens, j'ai l'im-
pression que son regard appuie.
Dans ma cervelle, une idée naît, grandit, trot-
tine, bouscule d'autres idées, puis, délibérément,
montre son nez. Horreur !
Après tout, pourquoi pas? Elle est appétissante,
cette jeune femme. Si nous marchions moins vite
et si ce sale paquet ne m'arrachait pas l'épaule, je
serais sans doute aussi ému que devant les jolies
poupées de deuxième classe.
Allons-y 1 Je pousse une pointe terriblement
hardie. Le saug lui monte aux oreilles, mais elle ne
bronche pas. A-t-elle bien entendu? Je n'ose pas
récidiver...
42 LE CHEMIN DE PLAINE
Mais la voilà qui m'invite à aller les voir souvent.
Elle s'excuse encore de l'embarras qu'elle me cause.
Maurice aurait bien pu aller chercher ce colis ; ce
soir, il est sorti ; il brouette du linge quelque part,
car c'est jour de lessive. Elle est seule à la maison.
Compris !
Nous arrivons ; sur le seuil je m'arrête et je lâche
la maudite ficelle.
— Je vous remercie beaucoup, monsieur. Me
ferez-vous le plaisir d'entrer?
— Ça, non 1 Bonsoir, madame !
Je n'ai pas eu une seconde d'hésitation.
Il faut que je me rende tout bas cette justice : je
suis incapable de trahir un camarade.
Je suis menteur autant que l'honnête homme
moyen. J'ai trompé bien des gens avec une assez
grande aisance. J'ai trompé, je crois, toutes les
amies ou maîtresses que j'ai eues ; cela ne m'a
jamais laissé de remords très cuisants et, si je me
mariais, je tromperais peut-être bien ma femme...
Mais je n'ai jamais été déloyal envers un camarade.
Coucher avec la femme de Maurice, voilà la plus
détestable des perspectives. Je recule, je me cabre
comme devant un inceste.
Ce n'est pas de la vertu ; la vertu n'a rien à voir
eii cette affaire. C'est de l'impuissance. Je ne m'en
vante pas.
V
LE CHEMIN DE PLAINE 43
Madame Evrard, vous pouvez éteindre vos pré-
cieuses mirettes bleues : je ne vous offenserai point.
Quelle que soit ma soif, je ne mordrai pas à cette
pomme.
Et maintenant j'ai quelques petites dispositions
à prendre.
J'étais déjà décidé à ne point me marier. Je me
donnais une raison, une seule : ma pauvreté. Et
dame I si j'avais gagné un gros lot...
A l'heure actuelle je pourrais me donner d'autres
raisons, graves et nombreuses. Je ne le ferai pas :
les raisons sont des fortins entre lesquels la folie
peut creuser une tranchée tortueuse. Plus de rai-
sons ! J'élève simplement le mur abrupt et lisse de
ma volonté.
Je ne me marierai pas. Je ne me marierai jamais.
J'en fais un fier serment.
30 juin. — J'avais l'espoir d'être chéri des dames,
redouté des petits enfants, honoré des vieillards et
des sages. Hélas ! je suis dans la déconsidération.
Un mauvais vent a soufflé. D'où est-il venu, ce
vent du diable?
Je vois très bien le camarade Mitron gonfler ses
joues. Mitron était un garçon cossu et de bonnes
manières ; il était très répandu dans la « société » de
Lurgé. Il n'aura pas été fâché de souligner sa supé-
riorité sur son successeur, sur son repoussoir.
k
44 LE CHEMIN DÉ PLAINE
Il y a aussi Mme Michaud. Je ne l'ai guère revue
depuis ma visite de digestion. Cette bonne cou-
veuse est vexée de l'indépendance d'un poussin.
Prenez patience, madame : si je trouve l'occasion
de vous rendre un gros service, je me laisserai gâter
ensuite. D'ailleurs, je vous salue, je crois, très bien.
Il y a moi-même ; il y a mon costume. Mon cos-
tume, certes, n'est pas élégant. Mais ce n'est pas
ma faute. Bonnes gens de Lurgé qui voudriez que je
vous fisse honneur, offrez-moi justaucorps de mus-
cadin et souliers fins à- la poulaine. Votre mécon-
tentement est injuste et par trop visible. Vous
répondez à mon salut, du bout des lèvres, sans
jamais remuer la tête ; quelquefois même vous ne
répondez point. Vous venez sans façons vous
plaindre — non pas à moi, mais à mon Directeur.
— lorsque j'ai trop ou trop peu puni vos enfants.
Marceline, petite épicière qui vous usez en tré-
pidations de mousmé obséquieuse, vous-même Mar-
celine, vous vous détendez en ma présence ! vous
en prenez à votre aise avec moi ; vous me faites
attendre et vous ne vous en excusez plus. Si vous
pensez que je n'attache aucun prix à votre amabi-
lité, vous avez à peu près raison, mais je veux passer
à mon tour, je veux mon droit, Marceline ! Et prenez
garde ! Si votre dédain se fait trop cruel je suis assez
sauvage pour manger des raves crues en léchant un
bloc de sel gemme que je ferai venir de Pologne.
Quant à vous, brave monsieur Bérion, roi des
LE CHEMIN DE PLAINE 45
marchands de vins en gros, redevenez ce que
vous fûtes. Naguère, vous me faisiez copieuse-
ment goûter votre blanc d'Anjou, votre bleu du
Médoc ; maintenant, vous m'offrez à peine une
cigarette de tabac de cantine et, quand je refuse,
vous dites :
— C'est moi qui vous remercie.
Naguère, votre dame — qui me jugeait à la fois
sot et « comme il faut » — me présentait à des
duègnes considérables. Elle montrait le professeur
de son fils à mame Godard, à mame Blancé et
aussi à la dame du notaire... Or, hier, il est venu
pendant ma leçon une jeune fille rieuse ; il est venu
une jouvencelle au rire si joli que je n'en ai jamais
enteadu de pareil, et je n'ai point été présenté.
Jovial monsieur Bérion, glorieuse madame Bérion,
redevenez ce que vous fûtes ! ne me fermez point
votre maison et payez! payez!
Le plus fort c'est que ma réputation a fait tache
d'huile. Pour mes collègues voisins, il est bien évi-
dent que « je ne sais pas vivre ». Cependant il y a
une variante. Pour eux, pour Mme Valine en parti-
culier que je vois très souvent par ici, je suis bru-
tal, grossier, insolent... non, ce n'est pas tout à fait
cela... je suis cynique ; et c'est une attitude que je
prends. Mme Valine ne m'en estime pas moins ; au
contraire. Je suis un original ; je suis le petit Dio-
gène de Lurgé.
Madame Valine, vous exagérez. J'habite une
i
46 LE CHEMIN DE PLAINE
caisse, il est vrai, mais je ne répands pas dans les
rues des propos désordonnés et des malpropretés
naturelles. Tous mes gestes sont compliqués par la
civilisation. Je suis un individu médiocre, croyez-le.
Dans mon cœur comme dans le vôtre un cochon
ronfle, mais d'autres bêtes hurlent, sifflent, chantent,
roucoulent.
Je suis peut-être cynique par instants ; je ne le
suis pas toujours. Je ne l'étais pas ce matin en fai-
sant un conte à mes élèves ; je ne l'étais pas tout à
l'heure en écrivant à maman.
Le suis-je, même, en ce moment? Comme vous,
madame Valine, mieux que vous peut-être, je goûte
l'apaisante douceur de ce beau soir d'été.
Par ma fenêtre ouverte, la nuit vient. La nuit
rampe, m'environne et m'assiège : mais ma lampe
me défend et j'ai au ciel d'autres lumières amies.
La tranquillité des choses entre en moi. C'est l'heure
paisible où tout cède et pardonne. Toute violence
meurt.
Il n'y a peut-être pas de violence ; il n'y a peut-
être pas de méchants.
Il n'y a que de pauvres êtres qui se débattent.
Il ne faut jamais juger ni maudire.
Frtt I... un coup de vent. Sur la route un refrain
saugrenu. Tout au fond de moi, une voix qui
ricane :
— Ah I Ah I de la douceur, de la bonté, du par-
don... Attends un peu, je vais t'en f... I
^
LE CHEMIN DE PLAINE 47
1^^ juillet. — Il s'agit de jouer serré. Je me
moque, en somme, de l'opinion de ces imbéciles,
mais je nerveux pas perdre les dix francs par mois
que je gagne chez les Bérion à décrasser Dédé.
Il n'y a que l'orgueil de Mme Bérion qui me
retienne là-bas. Mieux vaut encore un professeur
déconsidéré que pas de professeur. On ne doit pas
confondre Dédé avec le fils du charbonnier ou du
scieur de long.
Cependant, s'il y a le moindre accroc, elle va me
lâcher. Je n'ai plus de lustre personnel. Qui m'in-
diquera le moyen de briller, le bon petit moyen
simple et peu coûteux?
Je l'ai peut-être trouvé sans y penser ce matin.
Avant d'aller donner ma leçon j'avais fait un brin
de toilette. Je m'étais rasé de très près et j'avais
mis un vieux pantalon de treillis qui tombe bien.
Cependant je ne vis Mme Bérion qu'un instant.
Je commençai comme à l'habitude ma leçon dans
le petit cabinet qui donne sur le jardin. Puis, comme
il faisait chaud, nous sortîmes, Dédé et moi.
Le jardin, d'ailleurs, est fort beau. Il y a des
fleurs, une pelouse, des arbres avec un trapèze, pour
l'honneur. Naguère, Mme Bérion me faisait admi-
rer tout cela ; aujourd'hui c'est moi qui le fais
admirer à Dédé.
Nous regardons une fleur : nous la disséquons
comme des savants. Puis nous regardons le trapèze.
Dédé n'aime pas beaucoup le trapèze. Je l'assieds
i
48 LK CHKMIN DE PLAINK
sur la barre et je le balance tout doucement. Je le
lâche, mais il crie :
— Assez ! Assez !
Sale gosse ! il va ameuter tout le monde. Peut-on,
à cet âge, ne pas aimer se balancer !
Une idée : si je faisais, moi, un peu de gymnas-
tique. La voltige au trapèze m'a valu des triomphes
à l'Ecole normale et au régiment. Pris jeune, j'au-
rais gagné ma vie dans un cirque.
Enlevons ce veston. Si l'on me voit, tant mieux :
j'ai une belle chemise.
Hop ! un rétablissement, deux, trois... je tourne
autour de la barre ; je suis dans les cordes, la tête
en bas. Je ne pèse pas. Un serpent à sonnettes se
casserait les dents sur mes biceps.
Mais attention ! on me regarde. Dans la maison,
au premier, un rideau a remué, je crois.
Cessons les exercices de force. La voltige I l'im-
pressionnante voltige !
J'ai raccourci les cordes ; le trapèze est suspendu
très haut ; je puis y aller de tout cœur.
La voltige n'est pas de la gymnastique. Tout
à l'heure mes pieds me gênaient ; maintenant ils
m'aident ; j'obéis simplement à la pesanteur.
Dédé, prudent, s'est éloigné ; il est pâle, il a peur
de ce grand balancier.
Suspendu par les jarrets, j'attends, les mains dans
les poches, le moment favorable à l'échappement.
Vlaou ! je retombe sur la pointe des pieds.
LE CHEMIN DE PLAINE 40
Cette fois, je suis bien sûr que le rideau a remué.
Allons-y de notre grand air.
Le trapèze danse encore ; je le guette et j'at-
trape la barre à 2 m. 50. J'ai tout de suite mon
balancement ; je vais sauter au premier coup...
Non, je ne suis pas encore assez haut. Nous y voilà ;
hop I un coup de reins et je lâche tout...
Deux cris dans la maison : on m'a cru mort.
Bonnes gens, ce n'est rien, vous en feriez tous
autant ; c'est le saut périlleux. Au trapèze, c'est
un jeu de crapaud.
Je recommence ; je tombe à l'autre extrémité de
la pelouse, à cinq pas de M. Bérion.
— Je ne tenterais pas ce coup pour douze bou»
teilles de Saint-Emilion.
— Vous auriez raison : c'est un casse-gueule.
Je dis ça froidement. Pendant que je remets
mon faux col et mon veston, j'entends un bou-
chon qui saute.
— Monsieur Tournemine, j'ai mis en bouteilles,
il y a six mois, un petit mousseux dont vous allez
me dire des nouvelles.
Ce soir, leçon supplémentaire. Cette leçon a été
une leçon de gymnastique. M. Bérion veut que je
l'enseigne à son fils.
Lui-même s'est suspendu au trapèze. Il a des bras
gros comme des troncs d'arbres et il jongle jour^
nellement avec des tonneaux. Il a péniblement
4
50 LE CHEMIN DE PLAINE
amené son menton à la hauteur de la barre. Il est
ébahi devant mes poignets secs.
J'ai fait une petite démonstration. Pendant que
« je travaillais », des dames sont entrées dans le
jardin. Debout, dans les cordes, je les ai saluées.
Elles étaient trois : Mme Bérion, Mme Blancé et une
jeune fille en corsage clair avec des manches courtes.
Cette demoiselle doit être la demoiselle au rire
si joli... Pour elle, j'ai risqué quelques mouve-
ments très durs et assez périlleux.
J'en ai été pour mes frais. Pendant que je m'érein-
tais, ces dames s'en sont allées silencieusement
comme elles étaient venues. Je n'ai pas vu de plus
près cette fine blonde qui rit comme une source
chante.
Pourquoi Mme Bérion l'a-t-elle cachée si vite?
Connaîtrait-elle mon fier, mon grand serment?
En tous les cas, elle exagère. Mes principes ne
me défendent nullement d'approcher les femmes.
Et même pour le vrai motif.
13 juillet. — Il m'est tombé aujourd'hui une
inspection sur le crâne. Vlan !
L'inspecteur est l'homme qu'on n'attend pas.
Je ne l'en blâme point. Si j'étais inspecteur, j'ar-
riverais toujours à l'improviste. Arriver à l' im-
proviste doit être la joie du métier ; et quelle joie 1
Surprendre de pauvres diables mal payés, les sur-
LE CHEMIN DE PLAINE 51
prendre en faute, s'amuser à les troubler, à les affo-
ler ; faire le malin, le savant, l'incorruptible ; faire
peur surtout, faire peur ! voilà bien, sans doute,
les plus fondantes délices de notre paradis sublu-
naire.
Puissé-je, plus tard, être inspecteur de quelque
chose I
En attendant, c'est ma classe qu'on inspecte,
c'est moi qu'on affole. Le chef, aujourd'hui, a dû
se faire une pinte de bon sang. Je l'ai reçu comme
on reçoit, je suppose, la peste ou le choléra.
Aussi, on n'a pas idée d'inspecter des classes
en plein été I Jamais depuis Charlemagne un ins-
pecteur de l'enseignement n'a eu le temps et le
courage de faire une tournée le 13 juillet.
Ce zèle me paraît singulier.
Il était une heure et demie. Je causais avec ces
messieurs du cours préparatoire ; nous parlions, je
crois même, en patois ! Brusquement, ce grand bon-
homme inconnu se dresse dans la porte.
— Monsieur l'instituteur, je viens visiter votre
classe.
— Fort bien, monsieur! Qui êtes- vous? vos pa-
piers?
Bien entendu, ces questions n'ont pas été posées.
C'est maintenant que j'ai cette présence d'esprit et
ce courage. J'étais navré. Par cette chaleur nous
en prenons un peu à notre aise, mes élèves et moi.
L'inspecteur examina mes registres et fronça les
53 LE CHKMIN DE PLAINE
sourcils sur mon « Emploi du temps », mon bel emploi
du temps d'apparat, encadré de rouge et de bleu,
où toutes les heures de la semaine sont dépecées
en carreaux de cinq minutes.
Puis il dit :
— Continuez !
Il aurait pu dire : Commencez !
J'avais une leçon de calcul à faire à mes « grands ».
Heureusement le courage m'était revenu ; je m'en
tirai, je crois, aussi bien qu'il aurait pu le faire.
D'ailleurs mes « grands » comptèrent comme des
anges.
Il les écoutait d'une oreille ; de l'autre, si je puis
dire, il mesurait la science des tout petits, de
ceux qui dorment, qui se flanquent des gnons,
qui crachent sur leur table et qui ne se mouchent
jamais.
Il m'interrompit pour me montrer un gros bour-
geois qui ronflait sur un coin de pupitre.
— Vous tolérez?
' — Je tolère. Il a cinq ans et par cette chaleur...
— Ah non ! non, par exemple I Réveillez-le, s'il
vous plaît I
Le petit, secoué, s'étira et nous regarda de ses
yeux ronds.
— Amenez-le ici, dans l'espace libre ; et les
autres aussi. Il faut les tenir en éveil. Je voudrais
voir s'ils savent parler. Faites-les parler.
Justement, eux ne voulaient plus parler. Ce
LE CHEMIN DE PLAINE &»
monsieur sévère qui ne savait par leurs prénoms
et qui leur donnait du « vous » les intimidait. Ils
n'avaient plus confiance.
En vain je mis la conversation sur les cerises,
les fraises.
— Oui, m'sieur ; non, m'sieur...
Rien de plus. L'inspecteur s'impatientait. Il
demanda rudement :
— Voyons, vous, le dormeur, qu'aimez-vous le
plus, les cerises ou les fraises?
L'enfant tressaillit et ouvrit la bouche, mais
pour bâiller. Je voyais le gros Robert se fourrer
les doigts dans l'arrière-gorge. Quand ce fermier
de Robert yérifie ses dernières molaires, c'est qu'il
a quelque chose à dire.
L'inspecteur insistait.
— Qu'aimez-vous le plus? vous ! vous ! vous !...
— Moi, j'aime plus le lââârd I
Collé comme une motte de glaise !
Brave petit, je n'attendais pas moins de toi.
Monsieur l'inspecteur, vous levâtes les bras vers
le plafond ; vous eûtes tort.
A cinq ans, un enfant ne sait pas choisir.
A cinquante ans, un pédagogue ne sait pas tou-
jours interroger.
Je fis ensuite une leçon d'histoire à tous ces
pauvres enfants.
Il paraît que cela n'a pas été vivant. La péda-
gogie ancienne — la mienne — reposait sur une
54 1-E CHEMIN DE PLAINE
psychologie erronée. L'enseignement dogmatique a
vécu ; aujourd'hui on ne doit employer que la mé-
thode active.
Il faut que les enfants trouvent eux-mêmes.
Ils marchent en aventuriers vers le Chanaan de
la science. Le maître les guide, mais de temps en
temps il se défile derrière la nuée. Il ne frappe pas
le rocher de sa verge ; il montre un point sur le
sable et il dit : grattez !
Voilà ce que m'a conté tout d'un trait M. l'Ins-
pecteur. Après quoi, il a fondu sur Evrard. Il l'a
tenu jusqu'à cinq heures. Puis il a eu un grand con-
ciliabule avec M. Michaud.
Il était venu, évidemment, avec l'intention de
nous prendre en faute. On nous tient à l'œil. Evrard,
secrétaire de notre « Fraternelle », adjoint indocile,
brouillé avec M. Michaud, est une des bêtes noires
des directeurs et des chefs. Moi, je suis insignifiant,
certes ! je n'affiche pas d'idées subversives, mais
j'ai le tort d'être l'ami d'Evrard.
Heureusement on ne peut rien trouver de grave
contre nous. Malgré le relâchement inévitable qui
précède les vacances, ma classe n'est pas en mau-
vais état. J'ai l'impression que cela marche.
J'aime mon métier... heu I j'aime mon métier
comme un myope aime ses lunettes ; si je pouvais
m'en passer... Mais enfin j'aime beaucoup mes mar-
mots et je suis zélé presque malgré moi.
Quant à Evrard, c'est un excellent maître. C'est
LE CHEMIN DE PLAINE 55
Tinstituteur né. Il se passionne pour son travail.
Tout à l'heure encore, comme je causais avec
lui, il s'est échauffé sur un point de pédagogie.
Je ne lui ai pas tenu tête ; je ne suis pas assez
fou pour cela. Je ne suis pas assez fou pour
attacher de l'importance à ce qu'on appelle péda-
gogie. Ce que je pense là-dessus n'a aucune valeur,
même à mes propres yeux. Je sais très bien une
chose, c'est que je ne sais rien et que les autres ne
sont pas beaucoup plus malins.
J'ai sur ma table une revue dont le premier article
commence par ces mots : « Un savant pédagogue ».
Cela hurle I La science de l'éducation n'exist« pas
encore. Ce qu'on nomme ainsi n'est qu'un préten-
tieux verbiage. C'est de la littérature et souvent
de la mauvaise, de l'insupportable littérature.
Je hais les pédagogues. Je ne pardonne qu'à ceux
qui sont aimables, à ceux qui ont l'habileté de
paraître modestes. Vivent les gens, quoi qu'ils
disent, qui disent bien 1 Mais les autres, qu'ils soient
brûlés en place de Grève I
Et flambez aussi, commentateurs ! flambez, tis-
serands de brouillard, laboureurs de sable, enfi-
leurs de bulles de savon, efîilocheurs de toiles d'arai-
gnées.
Quand je les entends bramer leurs théories, ils
me font suer, tous ces sorciers du moyen âge.
Vous me faites suer, messieurs 1 quand donc ose-
rai-] e vous le crier à tue-tête I
56 LE CHEMIN t)E PLAINE
Et puis, je suis bien bon de m* énerver ainsi. Au
lit, Tournemine ; bonsoir, mon vieux. Tu es aussi
malin et aussi mal couché que n'importe quel pédant
d'Europe. (Demain, à la première heure, j'examine
l'envers de mon lit.)
14 juillet. — Je reprends la plume dès ce matin.
Il le faut. Malgré moi, ces sottises me tourmentent.
C'est qu'il avait l'air d'y croire, l'inspecteur, à
sa méthode active I Un physicien proclamant le
résultat d'une expérience précise ne serait pas plus
sûr de lui.
Il a, je suppose, démonté pièce par pièce la
cervelle d'un enfant, puis il l'a remontée au petit
bonheur comme cela, comme ceci, une fois, dix
fois, mille fois. Il a regardé avec sa grosse loupe
noire, il a écouté le tic tac, et voici : cela n'a marché
qu'une fois.
Et moi je viendrais, horloger amateur, accrocher
mes balanciers chanceux et donner au hasard le
coup de pouce I Que je sois anathème !
Eh bien, non ! ce n'est pas arrivé. Tout cela n'est
qu'une mode.
Qu'il eût donc été plus élégant et plus franc de
dire :
« Maximin, vous n'êtes pas dans le train. Cette
histoire de Jeanne d'Arc que vous venez de ra-
conter, combien elle eût été simple et claire si vous
LF. CHFMIN DE PLAINE 57
eussiez laissé vos élèves l'inventer ! Que d'invrai-
semblances en moins ! et quelle allure, quelle ra-
pidité !
« Non, la valse lente n'est plus de saison, ni le
discours à périodes, ni le silence attentif. Le cake-
walk des idées, le chahut des curiosités, le pot-
pourri des questions saugrenues, voilà, fiston, la
dernière pétrolette. »
Si l'on m'eût dit cela, il n'eût pas été embarras-
sant Tannée prochaine de parler comme suit : —
« Cet été, on se serre. Style Pharaon. Plus de man-
teaux flottants. La danse nouvelle n'est plus la
danse de Saint-Guy; finies les bamboulas d'épilep-
tiques. L'activité, c'est de la tarabistouille. L'école
est muette et immobile. Le maître montre et dé-
montre ; l'enfant écoute. Pour le moment on ne
s'instruit qu'en écoutant. »
Car c'est bien cela qu'on me dira l'année pro-
chaine.
Seulement, on ne me le dira pas sur ce ton. On
parlera de haut comme aujourd'hui. Et l'on trou-
vera bien encore le moyen de m'emballer sévère-
ment avec tous les rubans de la mode nouvelle.
— Monsieur Tournemine, vos séances sont trop
courtes ; changez-les !
— Bien, monsieur l'Inspecteur!
— Cinq minutes d'interrogations au lieu de dix.
— Bien, monsieur l'Inspecteur l
— Pour les corrections, liberté absolue : crayon
58 LE CHEMIN DE PLAINE
rouge OU crayon bleu ; mais pas de note chilïrn e.
— Merci, monsieur l'Inspecteur!
— J'exige les traits à l'encre. Les traits à l'encre,
c'est la loi.
— Ce sera la mienne, monsieur l'Inspecteur.
— Affichez la liste des chants étudiés... la date,
en écriture droite, bien entendu... L'oubli de ces
prescriptions sera considéré comme une négligence
grave.
— Bien, monsieur l'Inspecteur!
— En toute chose, suivez scrupuleusement mes
indications personnelles.
— Oui, monsieur l'Inspecteur.
— Suivez aussi les indications de votre Directeur.
— Oui, mon colonel.
Y en a-t-il un autre qui désire être suivi? Je sui-
vrai tout le monde. Je suivrai tout le monde de
l'œil, mais je n'en ferai qu'à ma tête, qu'à ma tête I
Et il n'est pas prouvé que...
15 juillet. — Plus tard, si je relis ces pages, je
pourrais avoir l'idée de mettre ces points suspensifs
sur le compte de ma nonchalance. Et j'aurais tort.
J'étais bel et bien lancé dans une charge à fond del
train et, quand je charge avec cet élan un ennemi
absent, je vais au bout de mon courage.
Non, je ne pensais pas m'arrêter en si beau che-
min. Il était à peine dix heures et jusqu'au moment
LE CHEMIN DE PLAÎNE 59
de moti déjeuner j'allais leur en bailler, à MM. les
Pédants, de jolis coups d'étrivières sur les oreilles I
Mais je fus interrompu par une visite inattendue.
Au surplus je puis bien prendre le temps de noter
par le menu les incidents de cette journée.
Il était donc environ dix heures lorsque j'entendis
sur la route des pas assez nombreux. Ces pas se
rapprochèrent de ma porte et je distinguai, parmi
des piaulements féminins, le grasseyement de cet
ami Mitron.
D'un coup d'oeil, je jugeai la gravité de la situa-
tion. Mon ménage n'était pas fait I J'étais en bras
de chemise dans ce que j'appelle ma chambre à
coucher ; la couverture de ce que j'appelle mon lit
était mal tirée, raboteuse ; sur ma table, cinquante
et par terre cent choses !
Le temps pressait extrêmement : pas moyen de
tirer de plans compliqués. Une idée cependant me
vint et je l'exécutai avec une rapidité dont je
n'hésite pas, maintenant, à me féliciter.
Je mis d'abord mon chapeau, plusieurs livres et
le balai en barricade derrière ma porte. D'un tour
de main je brassai les brochures, assiettes, fruits,
boîtes qui se trouvaient sur ma table ; j'en fis un
monticule irrégulier. Puis, attrapant mon cube de
philosophie je glissai entre ses feuillets non pas un
anchois séché comme faisait Maggliabechi, mais
bien un squelette de sardine — que je n'eus d'ail-
leurs qu'à me baisser pour trouver.
60 LE CHEMIN DE PLAINE
Alors, le derrière sur ma chaise dépaillée, la tête
dans ma main gauche, un crayon dans ma main
droite, je me laissai surprendre dans Tattirail d'un
philosophe de Murger au saut du lit.
Mitron entra, pimpant, fleuri, une badine à la
main ; puis vinrent les deux adjointes de Trevins,
Mme Valine et Rose Tinard, puis Tricoche, le bon
ébéniste de Grande-Plaine, puis Mme Tricoche.
Je reçus tout ce monde sans embarras ; aucune
rougeur ne colora mon front.
Mitron se prit à bonimenter.
— Mesdames, nous voici dans la caverne. Obser-
vez que Ton y connaît le feu, comme l'attestent ces
cendres éparses. Des relents de tabac et d'alcool
frelaté nous prouvent d'ailleurs que les vices des
civilisés ont pénétré jusqu'ici.
Ces dames riaient ; mais ma barricade les gênait.
La jupe haute comme pour franchir un gué, elles
hésitaient.
Mme Valine, la première, se décida à enjamber
balai, chapeau et tout ; les autres suivirent.
— Acceptez ma chaise, mesdames... quant à vous,
messieurs, debout contre le mur ; d'ailleurs je ne vous
retiens pas.
Mme Valine, tout à fait à l'aise déjà, battait des
mains avec une espièglerie forcée et riait comme
une grande folle de son rire sonore de brune ardente
et solide.
Mitron maniait mon cube de philosophie que j'ai
LE CHEMIN DE PLAINE 6J
fatigué par des artifices rapides. Il découvrit le
signet et le saisit précautionneusement entre deux
doigts.
— Voici, gouailla-t-il, ce qui nous renseigne défi-
nitivement sur les mœurs de l'habitant. Il se nourrit
de fruits et de poissons crus : c'est un lacustre.
— Pour la dernière fois, mesdames, voulez-vous
ma chaise? Non? Alors permettez que je m'y
installe ; je serai mieux pour faire la conversation.
D'abord, mesdames, je vous invite à déjeuner.
Mme Valine :
— Chiche! nous acceptons, ces messieurs accep-
tent. Monsieur Tournemine, qui donc fait votre
cuisine?
— Moi-même ; je cuisine moi-même.
Mitron faisait sa lippe.
— Mon cher, ce n'est pas pour cela que nous
sommes venus...
— Alors, va-t'en I allez vous-en, Tricoche et toi.
Je ne vous invite pas, vous deux.
— Cela nous est égal, nous avons mieux. Laisse-
nous donc parler. Es-tu du déjeuner chez M. Go-
dard?
— Godard? Godard?... L'expert-géomètre, can-
tonal et même d'arrondissement? On déjeune chez
lui?
— Oui ; parce que, écoute, tu ne sais peut-être
pas : c'est aujourd'hui le 14 juillet... C'est aujour-
d'hui le 14 juillet, et M. Godard, élu républicain,
62 LE CHEMIN DE PLAINE
grand ami de l'école laïque, invite quelques insti-
tuteurs. Nous serons là une quinzaine. Alors, sérieu-
sement, tu n'en es pas?
— Je n'en suis pas.
— Tiens ! cela m'étonne.
Cependant, Tricoche qui n'avait encore rien dit,
émit cette opinion que, en somme, puisqu'on avait
maintenant vu mon installation, on n'avait plus
rien à faire ici.
— En effet, dis-je, qu'attendez-vous? les sections
s'agitent, les patriotes courent aux armes. A la
Bastille au chocolat et à la vanille !
— Nous te retrouverons ce soir.
— C'est cela, à ce soir, citoyens.
Ils sortirent. Mitron en tête, Mme Valine la der-
nière. Comme elle allait franchir ma barricade, je
lui flattai la taille un peu hardiment.
Une personne digne de foi et de grande expé-
rience m'a affirmé que certaines femmes tutoyées
de la sorte, se croient obligées de faire leur poire et
ruent en pleine foule. Il se peut ; je le crois. Pour ma
part, je suis bien innocent à ce jeu ; aussi je ne me
risque guère. Prudent comme M. de Turenne, je me
tiens instinctivement au large. Si Mme Valine avait
bronché, j'aurais dit :
— Hop ! sautez !
Mais elle ne broncha point et je lui soufflai à
l'oreille :
— Vous, restez déjeuner avec moi.
LE CHEMIN DE PLAINE 63
Elle se mit à rire comme toujours. Son rire lui
tient lieu de parole. Cela serait tout à fait bien si
son rire ressemblait à certaine roulade claire que je
n'ai entendue qu'une fois et qui, cependant, tinte
encore à mes oreilles. Mais le gosier de Mme Valinc»
a des sonorités métalliques et dures et son rire res
semble à un hennissement.
Après tout, ce n'est pas surtout pour son rire...
Je me tenais ces raisons et d'autres également
benoîtes, vers midi, en dégustant mon dessert des
grands jours, à savoir un cigare à dix centimes et
une sévère lampée d'eau-de-vie.
J'envisageais sans trop de fièvre la possibilité
d'attirer cette veuve dans mon sentier. Mme Valine
a bien des avantages, mais ce n'est tout de même
pas absolument mon affaire. Elle a déjà tué un
homme et c'est quelque chose, cela !
Il existe par le monde tant de jolies filles, à peu
près neuves. Il ne faudrait pourtant, me disais-je,
qu'un tout petit hasard du Bon Dieu...
Mais je suis bien laid, bien pauvre, bien mal
vêtu I et je suis bien dédaigné en ce Lurgé de mal-
heur ! Pas de danger qu'il m'invite, moi, cet arpen-
teur d'arrondissement I Je l'attends aux élections
prochaines ; dès maintenant je bois à la veste de
Fexpert-géomètre.
Pensant cela, je vidai lestement mon verre. Or,
I ma liqueur est, je l'ai déjà noté, très âpre et mon
verre est sérieux.
64 f.K CHEMIN DK PLAINE
Peu à peu mes idées changèrent de couleur. En
moi naquit cette folie magnifique qui, en un jour
pareil, jeta des va-nu-pieds contre les murailles
d'une énorme prison d'Etat. J'eus la sensation
divine du courage insouciant et de la force infinie.
Et toutes les choses du monde me semblèrent ado-
rables.
Je fis un somme léger qui n'interrompit point
mais brouilla mes rêves héroïques. Je ne sais com-
ment je me trouvai, botté de plomb, devant une
cavale indomptable et rebelle qui hennissait avec
la voix de Mme Valine. Vers sa crinière, noire comme
un enfer refroidi, je levai vingt fois mes mains
impétueuses ; et vingt fois la prise manqua, mes
mains glissèrent, arrachant seulement des touffes de
ces sales cheveux morts par quoi les dames ont
l'habitude d'exhausser leurs fontanges... Alors,
d'un effort surhumain, je levai le talon gauche jus-
qu'à l'étrier et, m' élançant sur la bête enfin matée,
je criai :
— A moi ! à moi cette Bastille !
Je dus véritablement crier et faire un haut-le-
corps, car je m'éveillai brusquement.
Il était trois heures. Je donnai à ma chambre le
coup de balai mensuel et je procédai à ma toilette.
Je procédai à cette toilette minutieusement négligée
qui, aux yeux de mes collègues, me sauve de la
banalité, fait de moi un type. Pauvre type ! mais
quoi ! Cette attitude est la seule qui me soit permise ;
LE CHEMIN DE PLAINE 65
je ne suis pas assez fou, tout de même, pour avoir
Tair d'un pauvre modeste et honteux.
Sur les sept heures, je sortis voir la fête.
A dix pas de chez moi, je rencontrai Tricoche et
sa femme. Ils s'en allaient ; ils en avaient assez.
— Au revoir, me dit ce bon ébéniste. Les autres
n'en finissent pas, je me sauve. Le 14 juillet, ça me
rabote. Si tu veux trouver Mitron, va à l'autre bout
de la place. Il paye des confetti à une demi-douzaine
de dames ; méfie- toi, elles t'en colleront sur la
figure.
— Ça ne tiendra pas, dis-je, je suis verni.
Et je marchai à l'ennemi.
Je rencontrai en effet Mitron avec cinq ou six
dames plus ou moins institutrices. Il faisait fort
gaiement la roue. Je devinai à ses gestes insouciants
qu'on avait dû, chez M. Godard, boire copieusement
à cette vieille Révolution.
D'ailleurs beaucoup de gens autour de nous
étaient heureux et forts. Les pompiers, les facteurs
et les musiciens proféraient des paroles démesurées.
Deux vieillards, occupés à poser les lanternes muni-
cipales, échangeaient des lazzi d'une jovialité simple
et franche. Les enfants jetaient des bombes aux
nuées et soulevaient une poussière héroïque.
Mme Valine, contre son habitude, ne prenait
aucune part au bruit. Elle boudait, telle une ci-
devant amenée de force à un bal de sans-culottes.
— Seriez-vous par hasard indisposée, madame?
5
66 LE CHEMIN DE PLAINE
susurrai-je, ou bien rêvez-vous d'un 14 juillet plus
limpide que celui-ci, d'un 14 juillet célébré par
exemple au mois de mai, par un matin frais?
Dites-moi ce qui vous chagrine.
— Monsieur Maximin, je voudrais partir. C'est
déjà trop d'être venue chez M. Godard ; maintenant
ma place n'est plus ici, absolument plus.
En effet ; mais d'habitude elle n'y regarde pas de
si près.
— Il était convenu entre Mlle Tinard et moi que
nous rentrerions à Trevins à cinq heures, six heures
au plus tard. Mais je me suis absentée un moment
pour voir des amis et, à mon retour, j'ai trouvé
cette jeunesse lancée. M. Mitron prétend nous rete-
nir ; il viendra nous conduire ce soir, dit-il, il se
fait même fort de vous emmener aussi.
— Il a raison, je ne demande...
— Tout ceci est bel et bon ; mais vous ne voyez
pas que vous risquez de nous compromettre? Vous
êtes jeunes, messieurs !
— Tu tu tu tu...
— Mais oui, vous êtes jeunes... et Mlle Rose aussi
est bien peu raisonnable. Je n'ose pourtant pas
insister toujours ; j'ai l'air d'une trouble-fête. Cepen-
dant je prétends partir avant la nuit.
— Mais, madame, il y a un moyen d'arranger
tout cela : couchez ici.
— Chez qui?
— Chez moi.
LE CHEMIN DE PLAINE 67
— Vous êtes un effronté gamin ; je ne vous par-
lerai plus.
Et, en effet, elle se mit à dire assez bas pour que
je pusse croire qu'elle parlait pour elle seule :
— A vingt-neuf ans, jamais on ne m'avait tenu
pareils propos.
— A vingt-cinq ans, ripostai-je, je ne m'étais
jamais frotté à une vertu aussi râpeuse. Il faut me
pardonner, madame ; je manque d'expérience.
Vingt -neuf; vingt -cinq. Elle recule et je
m'avance. Nous finirons par être à bonne portée.
Cependant, avec cette allure gauche, spéciale aux
gens n'ayant pas l'habitude de se promener en-
semble, nous arrivâmes près de la maison d'école.
Alors Mitron qui allait en avant s'arrêta, le bras
tendu vers ma cabane.
— Observez, mesdames, fit-il, les effets de la
philosophie à dose massive : vous voyez là-bas la
demeure d'un fâcheux; seul, il boude au milieu de
l'allégresse générale ; sa fenêtre n'a pas un lampion.
— Pas un lampion ! répétèrent sévèrement ces
dames.
Mme Valine elle-même fit :
— Oh!
Je daignai me défendre.
— Seul, dis-je lentement, seul au milieu de
l'ivresse médiocre et générale, je sais le secret
d3s grandes orgies. En vérité, vous êtes insuffi-
sants ; votre folie est modeste ; votre joie fume et
68 LE CHEMIN DE PLAINE
n'éclaire pas ; c'est une torche jaunâtre brandie par
un pompier vacillant. La mienne est un .phare hau-
tain...
— Des lampions ! des lampions !
Je dus céder et j'allai chez Marceline. Je revins
au bout de quelques minutes portant des laaternes
et des bougies.
— Maintenant, dis-je, il faut installer cela ; vous
allez venir m'aider... allons, venez !
— Soit, dit Mme Valine ; cela nous rapprochera
toujours de Trevins.
Les autres hésitaient, mais elle insista ; elle vou-
lait à toute force disparaître de Lurgé. Alors la
bande se partagea ; Mme Valine et Mitron me sui-
virent ; Mlle Rose dut en faire autant.
Quand nous eûmes franchi mon seuil, je fermai
doucement la porte et je lâchai un « enfm seuls »
que je commentai d'ailleurs immédiatement.
— L'endroit est très sûr, dis-je, il n'y passe per-
sonne ; vous pouvez supposer que vous êtes dans
la brousse ou dans une île déserte.
Mlle Tinard, toute rouge, s'occupait déjà à placer
les bougies. Elle ne sait peut-être pas d'une façon
absolument précise ce qu'elle ferait dans une île
déserte avec Mitron. Mme Valine a sur elle l'avan-
tage d'une science expérimentale complète.
Mitron, fis-je, voici un marteau, des pomtes, i
tout ce qu'il faut ; je te charge de procurer
Mlle Rose une aide sufTisante.
LE CHEMIN DE PLAINE 69
— Sois tranquille.
— Quant à vous, madame, venez par ici.
— Ah ! Ah ! quels enfants !
Mme Valine avait retrouvé son rire martelé. Je
lui mis les dernières lanternes entre les mains et je
la poussai dans mon alcôve.
— Là ! maintenant mettez-vous à l'aise pour
travailler. Asseyez-vous... ici, tenez, sur mon lit.
La place est bonne ; j'y ai passé une partie de la
soirée et si vous saviez quel rêve est venu m'y
visiter, vous frémiriez, madame.
— Ah ! bah ! et vous me dites que la place est
bonne ! Passez-moi donc la bleue... la bleue au
milieu, n'est-ce pas? Mais je n'y vois plus ; où est
votre lampe, monsieur Maximin?
Il commençait, en elïet, à f air e^ brun j mais une
lumière plus vive ne me semblait pas désirable. De
l'autre côté de la cloison, les discours de Mitron se
faisaient lents et embarrassés ; de temps en temps,
Mlle Rose risquait une parole insignifiante et trem-
blée. Mme Valine, les yeux allumés, fit :
— Chut !
Je crus le bon moment venu. Penché sur elle, je
lui dis très bas en cherchant ses lèvres :
— Au contraire, parlez ! pour l'amour de Dieu !
Parlez, madame, si vous le pouvez.
Là-dessus, elle fut secouée d'une telle hilarité que
je m'arrêtai interdit et que les deux autres furent
bien obligés de se déranger.
70 LE CHEMIN DE PLAINE
D'ailleurs, il fallut bientôt se quitter. Je fis à ces
trois damnés un pas de conduite. Mais, au premier
détour, Mitron prit quelque peu les devants avec la
petite. Cette manœuvre ne me plut qu'à moitié et
m'empêcha d'aller plus loia.
Outre que le crépuscule n'autorisait pas encore
les grandes hardiesses, il est des gestes qu'on ne fait
pas. C'est affaire de tact.
Mme Valine avec ses hanches roulantes de ca-
vale trop nourrie, avec ses cheveux d'enfer et sa
lèvre lourde de sang, sa lèvre qu'estompe un duvet
très franc, Mme Valine est une femme qu'on bous-
cule, qu'on frappe, dout on se défend. Ce n'est pas
une amoureuse au sens joli du mot.
Et je sais tout de même assez le prix de ma jeu-
nesse pour ne pas m'afîubler publiquement d'une
veuve — même non démodée — de vingt-neuf ans-
cinquante.
1®' août. — Mme la Directrice de l'école de
Trevins m'avait fait tenir une invitation à sa dis-
tribution de prix.
L'année scolaire se termine là-bas comme un
quadrille de Planquette, par un chahut soigné. Il y
a des discours, des saynètes, de la musique vocale,
instrumentale, bref trente-six chantiers pour les-
quels on bat le rappel des artistes.
Mitron, violoniste, avait été embauché dès le
LE CHEMIN DE PLAINE 71
mois de juin. Moi-même, j'avais été pressenti. Inha-
bile à distinguer la musique de la garde républi-
caine d'un orchestre de chevaux de bois, je m'étais
récusé ; mais j'avais, par plaisanterie, écrit à
Mme le Directrice que ma connaissance approfondie
du théâtre antique me permettait de consacrer des
soins efficaces au décor. C'est alors qu'on me ré-
pondit :
— Venez, nous utilisons tous les talents.
Je tombe donc là-bas ce matin, d'assez bonne
heure. Ces dames très affairées, mal peignées, hâti-
vement vêtues, veillent aux derniers préparatifs.
Une chaude poignée de main et nous voilà fixés,
Mme Valine et moi, sur nos sentiments communs.
— Si l'occasion se présente ! dit notre poignée
de main.
En attendant, au travail I Je me donne la tâche
d'orner le préau. Déjà il s'enguirlande de lierre,
mais je pousse des cris :
— Du lierre ! encore du lierre ! toujours du lierre I
mais c'est du laurier qu'il nous faut ! Où sont les
lauriers?
Mme la Directrice me fait observer qu'elle n'en
a qu'un pied dans son jardin et il lui sert pour
sa cuisine. Comme il est d'ailleurs très vigoureux,
elle ne s'oppose pas à ce que je l'émonde quelque
peu.
— Je l'émonderai, madame ; et je placerai ici
de fines fougères et des palmes de marronniers ;
12 LE CHEMIN DE Î>LAÎNÊ
et je veux rompre des branches de chêne pour en
tresser les rameaux... Laissez-moi faire...
— Au moins, voulez-vous des outils?
— Merci, j'ai mon canif.
J'appelle canif un couteau de paysan, un solide
couteau à deux lames avec une scie, une serpette et
un poinçon. Je le tiens à pleine main ne laissant
paraître que la petite lame.
Je fais le malin. J'accroche une branche, puis
je recule à dix pas, penchant la tête, clignant de
l'œil, parlant bas, pour moi seul, car j'ai des con-
ceptions qui ne sont pas accessibles au vulgaire.
Mlle Rose ne place pas une fleur que je ne la
dérange. Elle rit, mais cela l'agace tout de même.
Elle remet ses mains boudeuses dans les poches
de son tablier.
Enfin, la voilà partie ; elle va aider la Directrice
à installer dans la classe les pelotes, layettes, che-
misettes, toutes les petites curiosités fabriquées par
la maison.
Je me frotte à Mme Valine.
— Madame, allons au bois : les lauriers sont
encore à couper ; allons voir les feuilles à l'envers.
Elle ne répond pas et m'évente de son peignoir.
— Êtes- vous gelée? A quoi pensez-vous?
— Je pense qu'il est dix heures et que j'ai juste
le temps de m'habiller. Si vous voulez du laurier,
je vais vous conduire au jardin... Hé ! bas les pattes !
on peut nous voir ici !
LE CHEMIN DE PLAINE 13
« Ici » I Bonne fille !
Le jardin est derrière les bâtiments d'habitation ;
trois portes donnent sur ce jardin : au milieu, porte
de la Directrice, à droite, porte de Mlle Rose, à
gauche, porte de Mme Valine.
Celle-ci me montre le fameux laurier, tout au
bout d'une allée ; puis elle entre chez elle.
Je prends deux ou trois branches et je cours les
porter sur l'estrade. Je montre alors mon nez à la
porte de l'école.
— Cela s'avance, mesdames, ce petit ménage?
— Pas vite ; nous recommençons.
C'est ce qu'il faut : recommencez. Pendant que
vous arrangez vos layettes d'enfants de poupées, je
vais vaquer à mes affaires.
J'ai une idée audacieuse et nette ; ça ne fait pas
un pli dans ma tête.
Je file au jardin. La porte de Mme Valine est
restée entr'ouverte. Je comptais là-dessus ! J'entre
sans bruit : la gaillarde se coiffe devant la glace ;
j'aperçois ses épaules musclées et ses bras finement
velus. Elle se retourne :
— Oh!
Un cri ! mais un petit cri. Cette Eve n'est pas
très surprise d'être nue.
— Taisez-vous ! Tais-toi !...
Elle comprend. Mais...
Pauvre coquebin fougueux et maladroit, tu en
es pour ta courte humiliation I Sauve-toi mainte-
74 LE CHEMIN DE PLAINE
nant ! Mais non, tu ne peux pas, il faut que tu tra-
vailles !
Voici les deux autres qui t'observent, qui s'éton-
nent de ta rougeur et de ta maladresse étrange.
Allons, cueille des feuilles, coupe des rameaux,
grimpe sur ce banc, dresse-toi sur tes jambes de
laine, enfonce des pointes avec tes mains trem-
blantes et, les oreilles pleines d'un éclat de rire
immense comme un bruit de marée, boudiné le lau-
rier à saucisses pour leur cochon de décor. An-
douille I
1^^ octobre. — Bonjour ma chambre, bonjour
mon gros cahier ! Maximin du mois de juillet, bon-
jour ! Je suis Maximin du mois d'octobre et je te
serre la main, polisson. Mais que voilà de sottes
paroles î Tu n'es plus là, pauvre satyre niais pour
nymphes dégourdies ; tu es mort ; tu es refroidi,
n'est-ce pas, vieux frère?
Tout à l'heure, en ouvrant la porte, j'ai cru te
revoir. C'est que j'ai reçu dans l'œil la tape cou-
tumière : toutes les choses sont telles qu'elles étaient.
Ces deux longs-mois sont passés sans rien laisser chez
moi ; si, de la poussière, une fine poussière venue je
ne sais d'où et qui s'est déposée partout. Je puis
parler sans métaphore de la poussière du temps.
A part cela, rien de nouveau, rien de changé, rien
de bouleversé. Je ne fais pas un saut daas l'in-
connu.
Voici ma chaise, mon réchaud, ma commode,
voici mes papiers en désordre et voici mon lit creusé
comme une petite barque. (Résolution ferme : de-
main je le déferai complètement, je retirerai la
paillasse et je réparerai ou ferai réparer ce qui en
à besoin.)
Je retrouve tout tel que je l'avais laissé. Cepen-
dant j'ai dérangé une souris qui s'était installée chez
moi. Malgré mes précautions, elle s'est enfuie. Si
elle veut revenir et prendre des habitudes de pro-
76
1G LE CHExMIN DE PLAINE
prêté, je l'accueillerai volontiers ; il y a de la place
ici pour nous deux. Par exemple, je n'aime pas les
araignées ! elles seront toujours des étrangères chez
moi. J'en ai déjà tué trois ; que les autres pren-
nent garde !
Si rien n*est changé dans mon logis, rien sans
doute n'est changé à Lurgé.
Demain, je vais recommencer la même classe avec
les mêmes collègues et presque les mêmes élèves.
Je reprends naa vie où je l'avais laissée. Je vais
tracer le même sillon avec mon harnais habituel.
Seulement, j'ai l'oreille un peu basse. Cela ne me
rajeunit pas de regarder ainsi en arrière. Entre la
dernière page de mon journal et celle-ci j'aurais
dû laisser tout un cahier de feuilles blanches.
Est-ce bien moi qui ai couru au mois de juillet,
en pleine chaleur, ces aventures médiocres? Com-
ment ma plume a-t-elle pu écrire ces phrases fié-
vreuses? Car j'ai bel et bien eu la fièvre un moment. ■
Et pourquoi — et pour qui, justes cieux? Comme
cela est loin de moi I
Il me semble que je n'aurai jamais plus de pas-
sions. Je n'ai que des désirs paresseux. Je songe à
mille petites misères, à mille gestes menus et
pénibles. On doit être ainsi lorsqu'on se sent vieux.
Je me sens vieux.
Qui m'attriste ainsi? Est-ce l'automne? Est-ce
toi, vieil Automne sur qui je n'ai pas le courage de
balancer une phrase? Mais non ; tu n'entres pas
LE CHEMIN DE PLAINE 11
chez moi ; d'ailleurs tous mes souvenirs et toutes
mes lectures s'accordent à te représenter sous les
traits d'un quinquagénaire poivre et sel, un peu
pompier peut-être, mais éméché et gai au fond.
Juste le contraire de ce que je suis.
Sapristi I qu'ai-je donc ce soir?
Je ne suis pas fatigué, je ne souffre pas, le tra-
vail qui m'attend ne m'effraie pas ; quant à ma
pauvreté, je m'en moque.
Est-ce donc la solitude qui pèse ainsi sur mes
épaules, cette solitude que j'aime, que j'ai cherchée,
qui cesserait si je le voulais?
Je ne le crois pas. Lorsque je suis seul avec moi-
même, je m'aperçois malaisément que je suis avec
un sot. Dès que j'ai des compagnons, je me blesse
à leur sottise et j'y mesure la mienne. Non, la soli-
tude ne me pèse pas.
Pourtant, pourtant... j'ai beau raisonner : c'est
bien là le point sensible.
Ici, je n'ai pas d'amis. Il y a Evrard, mais il a
bien trop d'affaires, le pauvre garçon ; et puis il
est marié. Je n'ai pas d'ami.
J'ai froid ; je suis inquiet dans cette maison pro-
visoire ; tel un poussin égaré qui, le soir venu, se
tapit, faute de mieux, entre deux mottes glacées.
J'ai connu cette sensation autrefois en arrivant
à la boîte au retour des vacances. Je n'en faisais
rien voir ; je plaisantais avec les autres, mais, tout
au fond du cœur, j'étais bien triste.
78 LE CHEMIN DE PLAINE
Je me souviens qu'en ce temps-là je jalousais les
jeunes gens de vingt ans. Je me disais : quand je
serai grand et fort, comme je serai heureux de
regarder les hommes avec des yeux au niveau des
leurs I Comme je me déferai de ma timidité, de
ma gaucherie. Comme j'aurai des idées nettes et
une volonté précise ! Comme je serai fier et libre
et sûr de moi !
Hélas ! aujourd'hui avec mes longues jambes de
coureur et mes moustaches de mousquetaire, je
suis encore timide, gauche, sans virilité ; je retrouve
ma sensibilité puérile d'adolescent et j'ai besoin
d'un raidissement d'orgueil pour crâner.
Je ne suis pas un homme. Je ne serai peut-être
jamais un homme...
Oh ! je sais bien que cet état d'âme ne va pas
durer. Lorsque j'aurai recommencé à travailler,
lorsque j'aurai fait mes visites d'arrivée, lorsque
je serai repris par le train-train de mon existence
médiocre, cette mélancolie se dissipera et je ne sen-
tirai pas mon cœur dans ma poitrine.
Ce soir, il est lourd comme une pierre.
J'ai comme une angoisse du large parce que je
viens de passer deux mois trop à l'abri.
J'ai été gâté pendant ces deux mois. Je l'ai
d'ailleurs été pendant toute mon enfance. Ce n'est
pas à dire que j'aie jamais été bichonné comme un
enfant de riches : non, j'ai souvent couru nu-pieds,
mangé des soupes maigres et porté des nippes râpe-
LE CHEMIN DE PLAINE "79
tassées. Mais personne n'a été plus aimé, plus ca-
ressé, plus choyé que moi.
Ma mère est du bois dont on fait les mères faibles.
Heureusement, mon père était d'une énergie in-
flexible ; sans lui nous aurions sans doute été mal
élevés. Maintenant qu'il n'est plus là, maman nous
couve comme si nous étions petits. Ma sœur lui
échappe un peu à cause de son mari et de ses enfants,
mais moi qui n'ai pas de vie étrangère, elle me
couvre de son amour comme d'une cloche.
Je ne m'en plains pas. Comme elle me console,
maman ! comme elle m'apaise ! Comme mes colères
tombent, comme mes fièvres baissent lorsque j'ar-
rive chez elle ! Comme elles se sauvent, les vilaines
pensées, lorsque maman lâche son tricot et relève
ses lunettes pour dire :
— Et toi, Maximin, penses-tu te marier? As-tu
une petite bonne amie?
Maman croit ferme que je n'ai qu'à me présenter
chez la demoiselle la plus jolie et la plus huppée
pour être aimé comme cela, gentiment, tout de suite.
Si elle savait quelle bécasse j'ai chassée avant
les vacances ! Je n'oserais jamais le lui avouer.
C'est pourquoi je n'ai pas emporté mon journal
aux Écotières. Ma mère, qui veut savoir toutes mes
affaires, l'aurait peut-être trouvé et si elle l'avait
trouvé elle l'aurait lu ; ou bien il aurait fallu lui
donner des explications obscures et subtiles qu'elle
aurait mal comprises et qui l'auraient froissée.
80 LE CHEMIN DE PLAINE
Jusqu'à présent elle n'a jamais rien su de mes
turpitudes amoureuses. Elle n'en saura, je Tespère,
jamais rien.
Pourtant, elle est curieuse, maman.
— As-tu une bonne amie, Maximin?
J'ai encore dans l'oreille cette question indiscrète ;
elle me l'a posée vingt fois ; et vingt fois j'ai fait
la même réponse équivoque :
— Maman, je ne veux pas me marier.
Cela la chagrine un peu, cette volonté de rester
célibataire ; cela ne lui semble pas conforme à la
règle saine des choses. Quand elle m'entend faire
ainsi vœu de solitude elle commence par prendre
un visage désolé ; puis, petit à petit, je la gagne à
mes idées et elle finit par dire :
— Tu seras peut-être plus heureux en effet comm(
ça, mon pauvre petit. Tu as sans doute raison.
J'ai toujours raison. Pour elle je suis quasi infail-
lible.
Je suis le premier de la famille qui ait eu un peu
d'orthographe. Cela m'attire la considération de
mes proches. Cela m'attire aussi, hélas ! un peu de
jalousie. Je trouve ce sentiment-là chez ma sœur ;
je le trouve surtout chez mon beau-frère. Ce bri-
gand m'a encore gâté mes vacances ; je n'aurais pas
grand effort à faire pour le détester.
Cependant, en toute justice, ce n'est pas un mau-
vais garçon que Barreau. Il est sobre, travailleur,
dur pour lui-même et bon pour les siens ; il n'est
LE CHEMIN DE PLAIiNE El
même pas sot. Mais la misère le tracasse et le rend
maussade.
Quand je suis aux Écotières je paie pour les bour-
geois qu'il hait.
J'ai beau lui représenter que je suis un gueux
comme lui, j'ai beau prendre son parti, il me rejette
dans le camp adverse d'une bourrade insultante* Il
y a pour lui deux sortes de gens : ceux qui grattent
, la terre et les autres. Il ne voit que ces deux caté*
gories. Je suis dans la seconde, donc je suis bon à
jeter aux bêtes.
Il me larde de banderilles.
— Tas de fainéants ! dit-il ; sans nous, vous crè-
I veriez de faim.
Ou bien :
— Pas besoin de nous cracher dessus ; c'est nous
qui vous faisons vivre.
C'est là encore une de ses idées fixes. Nous, c'est-
à-dire Rostchild, le préfet, le marquis, le chef de
gare et moi, nous crachons sur les paysans.
Barreau exagère.
Et cependant cette méfiance n'est point si folle.
Le Jacques a été piétiné tout au long des âges. he\f
mépris qu'il porte est vieux comme la civilisation ;
les esprits les plus libres ne s'en défont qu'avec peine.
Pour ma part, je me flatte de n'avoir là-dessus
aucun préjugé ; mais je n'oserais pas soutenir que
I je suis tel naturellement et que je n'ai jamais vaincu
en moi la vanité instinctive de l'intellectuel.
82 LE CHEMIN DE PLAINE
Mon beau-frère me Ta assez répété :
— Tu es fier; tu ne vaux pas mieux que les
autres.
Pourtant je ne suis qu'un quart d'intellectuel.
Et puis mon travail est varié... j'accomplis, dix
mois de l'année, une besogne à moitié machinale, je
vaque chez moi à mes occupations de ménagère et
pendant les vacances, je joue du muscle comme un
portefaix.
J'ai travaillé cette année encore aux Écotières ;
oh I en toute liberté. J'aurais pu croiser les bras et
faire la sieste pendant que mon beau-frère et sa
famille trimaient au soleil ; mais c'est là une inso-
lence dont je ne suis pas capable et je reviens avec
des mains calleuses.
Je suis donc mieux placé que personne pour
apprécier toutes sortes de travaux, pour célébrer la
beauté, la noblesse, la grandeur des différentes be-
sognes humaines.
Hé ! Hé ! Il convient de parler avec gravité sur ce
sujet ; il n'y a pas de termes trop somptueux pour
de telles phrases. Je suis beau, noble et grand de
bien des manières et les autres aussi sont admi-
rables...
C'est là une de ces bonnes blagues utiles par quoi
les pauvres hommes se consolent.
Et notre vanité est telle qu'elle vainc notre souf-
france.
Sans cela nous ne vivrions pas.
LE CHEMIN DE PLAINE 83
2 octobre, 1 h. ij2 du matin. — Je viens de déjeu-
ner sur le pouce, fort mal. J'ai ouvert ma fenêtre ;
il bruine; l'ennui coule du ciel par^ mille trouées
invisibles.
Il n'est pas bon de rabâcher, comme je l'ai fait
hier soir, les raisons que l'on pourrait avoir de se
plaindre. J'ai mal dormi ; j'ai eu des rêves maus-
sades et fatigants.
J'ai passé des examens, j'ai raté des trains, j'ai
moissonné des chardons, j'ai enseigné des enfants
bouchés, mais là, littéralement : des enfants en
forme de bonbonnes avec des casquettes vissées.
Et ce qui rendait surtout ces rêves pénibles,
c'était d'entendre derrière moi rire mon beau-frère.
Barreau ne m'a pas lâché d'une semelle cette nuit.
Il riait dans un immense entonnoir et le bruit m' ar-
rivait énorme, prodigieux, total.
Pauvre diable ! il ne rit pas tant que cela ; il ne
rit pas si fort. A l'habitude il fait entendre un
ricanement sur une note haute qui s'arrête court.
C'est froid et insolent. Que de fois aux Ecotières
ce ricanement m'a-t-il agacé ! j'aurais préféré des
jurons et des injures. Tous mes nerfs se crispent
encore de souvenir.
En vérité. Barreau a un rire singulier ; je ne l'ap-
parente à aucun autre.
Et pourtant les rires sont innombrables. J'en
connais mille, aimables ou détestables.
J'aime le rire discret de maman ; ma sœur a un
84 LE CHEMIN DE PLAINE
rire de paysanne traînant et doux que j*aime aussi.
Et je hais les rires trop bruyants qui éclatent sans^
rime ni raison ; je n*aime pas les rires sirupeux
d'ivrognes et ces rires gras des personnes trop
nourries.
Je connais des rires très rares et des rires com-
muns. Il y a des rires qui rappellent la voix des
merles ou des geais ou des chiens ou des porcs.
Beaucoup de femmes rient comme des oies. Mme Va-
line rit comme une jument.
Il y a des gorges où sonne l'argent, d'autres où
tinte un clair bruit d'eau, d'autres où grincent des
bouts de tôle.
Il y a le rire baveux des nourrissons, le rire frais
des enfants, le rire roulant des jeunes gens et ce rire
si drôle qui sort de certains vieux, ce rire long,
saccadé, semblable au bruit que ferait un bidon
mal bouché secoué dans un tape-cul.
Il y a le rire sardonique et le sourire des anges.
Il y a le rire de Démocrite, le rire de Rabelais, le
rire de Méphistophélès ; il y a le « hideux sourire »
de Voltaire.
Il y a... je n'en finirais pas.
Je n'entends rien dans tout ceci qui ressemble au
rire... comment dirais-je? au rire cabré de mon
beau-frère.
Je n'entends pas non plus l'écho du rire qui m'a
charmé ici, l'été passé, chez Mme Bérion. Celui-ci
est le plus beau de tous ; c'est un rire incomparable ;
LK chemin dé Pl.ÀINfe 80
c'est un rire de jeune fille. Je suppose toujours que
cette jeune fille est la jolie demoiselle que j'ai
saluée du haut d'un trapèze.
Je voudrais bien...
Ah ! je voudrais bien rire comme elle !
Conclusion naturelle pour un jeune homme qui
se pique de mélancolie.
2 octobre, soir. — Enfin ! voici terminée cette
immense journée ! J'ai balayé, cousu, fait le ménage ;
j'ai couru trois ou quatre boutiques pour de petites
emplettes indispensables. Je suis harassé. Je n*ai
jamais souffert comme aujourd'hui des mille petits
tracas de mon existence de trappiste.
Je note au courant de la plume et, pour passer
sans fatigue d'un sujet à l'autre, je numérote.
1° J'ai une belle rentrée. Cela veut dire qu'il
m'est arrivé quatre ou cinq bébés de plus qu'il n'en
arrive habituellement. Cette année, j'en ai une bro-
chette de quinze. Voici quinze gentlemen auxquels
il va falloir apprendre l'alphabet, le calcul, l'écri-
ture et le reste. S'ils étaient seuls, cela ne serait pas
une affaire, mais j'en ai cinquante autres.
A noter que ces quinze nouveaux ont tous des
vertus spéciales ; leurs mamans l'ont dit. Ils sont
surtout très délicats ; de vrais sensitives. Si jamais
je les taloche...
2° Mme Valine est mariée, ici, à Lurgé. C'est un
86 LE CHEMIN DE PLAINE
M. Olivet, marchand de bœufs, qui s'est embar-
rassé d'elle. Ce mariage est la grande nouvelle de
la saison. Je ne sais si je dois plaindre M. Olivet...
Bast ! ça ne me regarde pas I Et puis je m'en
moque.
3^ Je vais acheter une bicyclette. Bijard, l'horlo-
ger, me tente depuis longtemps ; ce matin il m'a
offert une machine presque neuve pour cent quatre-
vingts francs payables par mensualités d'un louis.
J'ai dit non et puis, dans la soirée, j'ai pensé oui.
Cent quatre-vingts francs c'est une somme, mais
tant pis ! Ce n'est pas une vie que la mienne ; je
gâche ma jeunesse. Lorsque j'aurai cinquante ans,
ce ne sera plus le temps de se donner de l'air.
4** Il n'y a plus rien... je vais me coucher.
6 octobre. — Quels piètres souvenirs j'enregistre
en ce moment ! J'ai beau refouler ma mauvaise
humeur, elle paraît tout de même ; tel un diable à
ressort qui ne veut pas se tasser dans une boîte trop
petite.
Ma conscience ricaneuse me persécute.
— Tu as manqué cette femme quand elle s'offrait
à toi ; maintenant tu es volé !
J'appelle en vain mon honnêteté, ma pudeur, un
tas de beaux sentiments ; toujours cette voix :
— Ça te la coupe, imbécile I
Morbleu, parlons-en donc I vidons notre sac.
LE CHEMIN DE PLAINE 87
Aussi bien tout le monde en parle.
J'ai fait aujourd'hui plusieurs visites. J'ai vu
Mme Michaud, Mme Evrard ; j'ai vu Bijard, j'ai
vu Marceline. Partout l'on m'a dit :
— Vous savez que l'institutrice adjointe de Tre-
vins a épousé M. Olivet? Que pensez-vous de ce
mariage?
Ce que j'en pense? Je voudrais, ma foi, bien le
savoir au juste.
Mme Michaud a été réservée dans ses appré-
ciations. J'ai deviné qu'elle avait beaucoup de
choses à dire mais qu'elle attendait une meilleure
occasion.
Elle n'a pour moi qu'une estime médiocre et
M. Olivet est riche : deux raisons pour se taire.
Mme Evrard a été, au contraire, prolixe. Il doit y
avoir là-dessous une sourde jalousie. Mon ami, qui
était dans ses bonnes, a tiré la chose au clair.
— C'est injuste, a-t-il dit, avec cet accent inimi-
table qui rend sa pensée intime si difficile à deviner,
c'est injuste, c'est paradoxal, c'est le monde ren-
versé. Aujourd'hui un instituteur ne prendra jamais
qu'une fille sans le sou ; au contraire une institu-
trice, si elle est adroite, peut lever un client très
sérieux. Les veuves surtout s'entendent à cela ;
d'ailleurs les veuves sont toujours fortes, très
fortes... Bien que tu ne sois pas institutrice, ma
chérie, jolie comme tu es, si je consens à mourir
cette année, je te prédis un vieux notaire pour la
88 Lfe CHEMIN DE f^LAl^JÈ
fin de Tété prochain... C'est égal, c'est un rude typé,
cet Olivet I
— C'est mon avis, ai-je répondu.
C'est aussi l'avis de Mme Evrard ; si elle avait
osé, elle en aurait dit de raides.
En somme, voici à peu près ce que je sais : M. Oli-
vet a cinquante ans. Il ne les traîne pas ; robuste,
il les porte allègrement comme il porterait un veau
de six semaines.
Je connais l'homme ; je l'ai aperçu trois ou quatre
fois à la gare ; et c'est sans doute à la gare qu'il est
le plus beau.
Il faut le voir, sur le quai, planté sur ses semelles
américaines et sa canne ferrée.
Lorsque la salle d'attente est peuplée de voya-
geurs d'occasion, foule timide, il faut le voir fran-
chir, la pipe aux lèvres, le passage interdit au public.
Il a l'habitude, lui. Voilà trente-cinq ans qu'il roule
et qu'il s'embarque, ici, à Lurgé. Les employés
passent et lui demeure ; aussi il se meut avec une
aisance sans pareille.
Il paie avec de bruyantes pièces de cent sous. Au
« côté des hommes », il se campe à cinq pieds de
l'ardoise.
Parfois il s'arrête à la sortie, et, la main sur le
bouton de la porte, fait un discours.
Quand il a ainsi la main sur le bouton de la porte,
le bouton de la porte ne s'envolera pas dans la brise
légère. Car elle est lourde comme un lingot cette
Lfe CHËMi]^ DE PLAÎNE 8§
main aux phalanges velues, cette main habituée à
tapoter la croupe des servantes d'auberge, et à véri-
fier, sous les bœufs gras, dans la peau onctueuse,
ridée et filante comme des entrailles, s'il n'est
point échappé quelque chose aux brutalités du
hongreur.
Grand et fort, M. Olivet, s'il avait moins de
ventre et moins de sang aux joues, ne serait pas un
vilain vieux. Il apparaît comme un beau type de
campagnard enrichi, avec de gros appétits et de
petites vanités. Si j'en crois la renommée, il est ce
qu'il paraît être : gros mangeur, gros buveur, cau-
seur bruyant, roué dans ses affaires, mais facile à
mener, pourvu qu'on le flatte au bon endroit.
En somme, une grosse poire jin j^eu blette.
Mme Valine l'a cueillie le plus aisément du monde.
La chose a été menée rondement.
— Ils ne se connaissaient pas au mois de juillet,
m'a affirmé Mme Evrard.
Ce n'est point qu'elle le sache, la bonne pièce.
Prétend-elle connaître toutes les aventures de
Mme Valine au mois de juillet?
J'ai de bonnes raisons de penser que, dès la fête
nationale, de sérieux réseaux étaient tendus.
Moi, fretin, j'ai été péché à la ligne volante
avec un brin de seigle et un fil d'araignée ; mais
c'était simple amusette, cela n'empêchait pas
la grosse bête de fond de mordre et de s'enferrer.
Il fallait seulement un peu de prudence et je
90 LE CHEMIN DE PLAINE
m*explique ce désir de quitter Lurgé avant la nuitj
En général, on plaint M. Olivet.
Je le plains aussi ; je ne voudrais pas être poui
longtemps dans ses chausses. Il était veuf ; sa pre-j
mière femme est restée dans le souvenir des gensj
de Lurgé sous les traits suivants : mince, pâlotte,]
très douce, un peu triste.
Cela va changer, mon petit père !
Il n'est pas bon à cet âge de brûler les relais.
M. Olivet est perdu, à moins que Mme Olivet m
revienne par dévouement aux menues friandises]
d'antan.
Pour le moment, elle ne semble point y penser.
Mariée depuis quinze jours, elle s'enferme dans la
coquette maison du marchand de bœufs, à l'entrée .
du bourg. On ne l'a pas encore suffisamment vue à
Lurgé ; on attend ses premières sorties.
Faute de pouvoir examiner le front de Mme Oli-
vet, on se rabat sur Mlle Olivet. Car il y a là-bas
une fille du mari, une grande fille et même une jolie
ûlle. C'est ici que l'histoire devient intéressante et
que mes sentiments s'embrouillent.
Écoutons Mme Evrard.
— Mais vous la connaissez, monsieur Tourne-
mine?
— Qui?
— Mlle Josette I Josette Olivet I
— Crois pas.
— Vous l'avez sûrement vue chez Mme Bérion.
LE CHEMIN DE PLAINE 91
Elles sont parentes, cousines, je crois. Mlle Josette
a dix-huit ou vingt ans ; c'est une grande blonde...
— Très gaie? dites, madame, très gaie?
— Euh I je ne sais pas.
— Je ne sais pas non plus ; je souhaite seule-
ment...
— Vous avez bien raison, monsieur ; elle aura
besoin d'être gaie, la pauvre fille ! La vie qui lui est
faite par le mariage de son père n'est pas drôle.
Ce n'est pas cela que je voulais dire ; ce n'est pas
cela du tout.
Mademoiselle Josette, il faut que vous soyez très
gaie parce que votre rire est lumineux, matinal,
féerique.
Je ne vous connais pas tout à fait. Je n'ai eu de
vous que des révélations inattendues et incomplètes :
votre rire, votre silhouette, votre nom, votre âge...
Je ne suis pas sûr que vous soyez jolie et cepen-
dant je vous porte complaisamment en ma pensée ;
vous apparaissez imprécise, voilée et merveilleuse
sur le front brumeux de mes songeries...
En moi, le Ricaneur :
— Imbécile ! Essence, triple essence, quintes-
sence d'imbécile I Songe à l'autre, à l'autre que tu
as inutilement brutalisée. Ne la vois-tu pas, l'œil
vif, la lèvre rouge, les deux mains à plat sur la
croupe? Elle est derrière ta princesse voilée ; ne les
vois-tu pas toutes les deux? Elles vont avoir une
prise de bec... Ah 1 Ah ! Ah !
êà Lfe CîiËMI^ DE PLAlNË
Songe, songe à la belle-mère ! Elle est encore
bonne à prendre celle-là I Elle te dira qu'on ne fait
pas l'amour avec une princesse voilée. Elle te dira
que tu ne sais pas faire l'amour... Ah ! Ah ! Hou !
Hou!
Je me bouche les oreilles.
Que suis-je? quelle est ma pensée? quels sont
mes désirs?
Ce n'est pas moi qui reconnaîtrai jamais l'homme
qui me ressemble comme un frère. Je passerai bien
à côté de lui cent fois... D'ailleurs pour me ressem-
bler toujours, il lui faudrait souvent changer de
visage et changer d'âme.
Les individus qui sont en moi ne sont pas de
même race ; il y a des lords et des canailles, des
poètes et des brutes. C'est une tablée cosmopolite
dans un hôtel de bas étage. Les convives s'examinent
curieusement ; ils content des histoires, mentent,
se vantent, se flattent, s'invectivent dans toutes
les langues ; sans pour cela, d'ailleurs, s'interrompre
de boulotter la vie — ma pauvre vie.
13 octobre. — Au fond de ma chambre, légère,
élégaate, brillante dans son coin ensoleillé, ma bicy-
clette est une joie pour mes yeux.
Elle est telle que je la souhaitais.
Je n'en avais point rêvé une neuve. Une neuve
eût été cause de soucis ; il eût fallu s'en approcher
LE CHEMIN DE PLAINE 03
avec précautions et elle n'eût pas été complètement
mienne avant de longs mois.
Bijard me l'a dit î
— La nouveauté, ça se paie et pourtant c'est
risqué. Prenez celle-ci qui a fait ses preuves.
J'aurais eu répugnance, d'autre part, à prendre
une machine par trop fatiguée, une de ces pauvres
machines qu'on loue à l'heure pour des étapes
urgentes et sans joie.
Or, celle que j'ai, quoique défraîchie, a peu roulé.
Elle n'a servi qu'à un petit jeune homme qui est
devenu poitrinaire à dix-huit ans. Comme la bicy-
clette lui était malsaine, ses parents ont vendu sa
machine.
Bijard a fait là un bon coup et j'en profite ; j'en
profite, c'est une chose entendue entre nous. Pour
m'en faire profiter davantage, Bijard voulait chan-
ger le guidon, la selle, cinquante pièces. Je m'y suis
opposé ; je n'ai profité que des retouches indis-
pensables.
Je crois avoir une bonne machine. Je l'ai essayée
hier soir, mais ici, à petite allure. (J'ai croisé devant
la maison de M. Olivet, vainement d'ailleurs.) Je vais
après déjeuner la soumettre à une épreuve sérieuse.
J'ai couvert une douzaine de lieues. J'ai visité
Trevins, Arçay, les Moulinettes. Me voici aux Per-
nières. Je vais saluer mes collègues que j'ai un peu
négligés l'été passé.
94 LE CHEMIN DE PLAINE
Ils ne m'ont pas gardé rancune ; ils m'offrent un
rafraîchissement. Ils sont aimables ces gens et ils
ne sont point si sots ! Mme Thérèse juge fort saine-
ment ses collègues du chef-lieu ; elle m'a peint une
Mme Michaud en quatre ou cinq phrases aiguës.
C'est qu'elle la connaît bien ! Aussi, à priori, elle
prend toujours parti pour les adjoints, de même
que jadis, avant les religieuses, elle défendait l'ad-
jointe.
Ce n'est pas moi qui lui donnerai tort. Cependant
je ne me risque pas trop. En ce moment cela >.
marche, Mme Michaud et moi ; M. Michaud me
flatte ; on semble désirer la paix véritable, pas la
paix armée. C'est ce que je souhaite. J'espère trou-
ver cet hiver assez de distractions pour me passer
de la guerre.
Soyons donc prudent. Écoutant Mme Thérèse, je
n'abonde pas dans son sens, mais je fais :
— Hé ! Hé I
Et j'arbore un sourire édifié ; car il ne faut jamais
décourager ses alliés.
Comme elle se lance sur la question des indem-
nités communales, je me lève. Je fais un petit geste
de la main qui peut vouloir dire :
— Je suis renseigné, allez I pas la peine d'ex-
pliquer I
Et qui signifie pour moi :
— Ah non I Je ne touche pas d'indemnité ; par
conséquent cette histoire n'a pas d'intérêt.
LE CHEMIN DE PLAINE 95
Je sors et ils me font un bout de conduite pa.
leur chemin tortueux.
Sur la route, ayant assuré mon chapeau, je saute
en selle. Et comme ils me regardent partir, je prends
tout de suite de la vitesse malgré une côte assez raide.
J'ai vu un jour un clown qui franchissait une
table de son pas ordinaire. Toute la difficulté est
de masquer ses efforts. Le corps droit, sans raideur,
mais sans contorsions, je monte à terribles coups
de jarrets. En haut, je me penche pour prendre le
virage comme après une descente rapide.
Puis j'ai le droit de souffler. La route maintenant
est plate, droite et dure comme un parquet. Lurgé
est à trois kilomètres ; j'aperçois le clocher au-dessus
des arbres. J'y serai quand je voudrai. Le vin
blanc de M. Poinçon a mis dans mes muscles une
gaieté nouvelle.
Ma machine a un roulement silencieux et doux.
Comme elle avait déjà servi, j'appréhendais trouver
en elle des habitudes et des caprices ; mes craintes
étaient vaines ; les retouches de Bijard lui ont sans
doute refait une virginité.
Dans la lumière tempérée, sur la route pailletée
de micas, ivre d'une ivresse légère faite de santé et
de jeunesse, j'active ma bête. Et, sous mon étreinte,
je la sens frémir et donner tout ce qu'elle peut, ma
bête intelligente et docile.
Ma bête?
La bête, c'est moi.
96 LE CHEiMlN DE PLAÎNË
16 octobre : Conférence pédagogique. — • Dans
la salle de classe d'Evrard que nous avons, hier
soir, nettoyée à fond, tous les collègues du canton
sont réunis pour apprendre de M. l'Inspecteur pri-
maire des vérités premières sur l'enseignement de
la langue française. Service commandé.
Nous sommes trente-quatre : dix-huit institu-
teurs et seize institutrices. Beaucoup se plaignent ;
le déplacement est quelquefois pénible et onéreux.
Au fond, personne n'eût voulu manquer cette réu-
nion. Les institutrices, depuis huit jours, ont passé
leurs veillées à retoucher leur toilette et à rajeu-
nir la garniture de leur chapeau.
La conférence pédagogique est, pour certains qui
habitent des hameaux inaccessibles, la seule sortie
de l'année. Pour tous, c'est la seule occasion de
saluer les collègues, ces collègues que Ton déchire
parfois à belles dents mais que l'on a plaisir à retrou-
ver quand même.
L'esprit de corps existe chez nous. J'ai le droit de
dire que mon frère est un sot, mais qu'un quidam
se permette d'être de mon avis, je me retourne-
rai aussitôt avec la plus entière mauvaise foi et je
ferai brutalement front.
Plaise à quelque La Rochefoucauld d'équilibrer
à ce sujet une phrase rectangulaire ayant l'intérêt
pour centre de gravité.
Moi, pour l'instant, j'ai autre chose à faire. Élu
secrétaire de séance, il me faut noter point par point
LK CHEMIN DE PLAINE 97
les arguments de M. l'Inspecteur. Je ferai ensuite
un beau-procès-verbal que je devrai recopier je ne
sais combien de fois.
Ces jeux sont inofîensifs.
Chaque année les bureaux du ministère nous
choisissent ainsi un sujet de méditation. Méditer
n'est rien ; choisir le sujet est peut-être plus diffi-
cile. Le gros travail revient à ces messieurs des
bureaux, comme il est juste. Ils y apportent une
ingénieuse fantaisie et le plus candide optimisme.
Cette année, le pivot de l'enseignement est la
langue française, mais l'an prochain, ce sera l'his-
toire, ou bien la morale, ou bien le dessin, le travail
manuel, le chant, que sais-je? Tous les douze mois,
le pivot change, usé.
Bien entendu, rien ne change en réalité ; rien ne
change, heureusement !
Quand perdra-t-on l'habitude de médire de la
(routine? Si les instituteurs, oubliant qu'ils sont
payés d'abord pour apprendre à lire aux enfants,
n'opposaient pas la bienfaisante inertie aux sug-
gestions des beaux esprits, on perdrait beaucoup
de temps dans les écoles de la République.
Ce n'est pas à dire qu'il ne vienne jamais rien de
bon du fulgurant Olympe; mais les dieux exagè-
rent toujours ; ils tirent un feu d'artifice pour
allumer notre chandelle.
Nous écoutons donc M. l'Inspecteur; il est plus
à plaindre que nous. C'est sa première conférence
7
11
98 LE CHEMIN DE PLAINE
de l'année et il hésite un peu ; ses mots pâteux ne
viennent pas ; ils résistent ; ils collent connue du
mastic. Il paraît que l'an passé, à cette même place,
il a été bien plus éloquent ; c'était sa septième
conférence ; il savait sa leçon.
Il termine quand même et lit d'un petit air déta-
ché une étude sur l'enseignement du français au
cours moyen, dont l'auteur est ce vieil instituteur
qui, tout au fond de la salle, baisse la tête et rougit.
L'étude est originale ; je n'ai rien lu de semblable
dans mes auteurs ; la langue est souple, ferme,
riche.
Pourquoi cet instituteur est-il aussi timide? Qu'a-
t-il à se faire pardonner? Peut-être est-ce le ton du
lecteur qui le blesse et l'humilie...
Ayant achevé, à toute vitesse, les dernières lignes,
M. l'Inspecteur lève la séance et chacun s'en va
content...
Minute 1
Par mes soins, le déjeuner a été commandé chez
le meilleur aubergiste de Lurgé.
C'est le banquet annuel des marchands d'esprit.
Il y a, autour de la table, quelques têtes curieuses
et expressives. Voici l'institutrice de Chantefoy ;
je la connaissais de réputation, Mlle... Au fait,
comment s'appelle-t-elle? Pous ses élèves, pour leurs
parents et maintenant aussi pour ses collègues, elle
est « la petite mère » et l'on finit par oublier son
nom.
LE CHEMIN DE PLAINE 99
Une avenante personne Eondelette ; une tête
ronde, aux cheveux grisonnants, des joues rondes
et colorées, des mains... non ! de grasses menottes à
fossettes... Surtout, de magnifiques yeux d'enfant,
d'un bleu de source, des yeux tendres et rieurs,
merveilleusement candides.
La raison voudrait que cette institutrice se débat-
tît du matin au soir, dans son école surpeuplée,
contre une bande d'enfants déchaînés. Eh bien !
ce n'est pas cela du tout ! Elle ne punit jamais et
son école est la meilleure de la région.
Au fond de vos yeux, « petite mère », la clef de
ce mystère.
Derrière elle, sur une chaise, elle a posé un filet
gonflé de paquets : ce sera fête demain à l'école de
Chantefoy.
La classe de Mlle Dubosc, de Courvoisin, est éga-
lement réputée. Mlle Dubosc a les premiers prix au
certificat d'études. Elle est haute, maigre, ascétique.
Son regard est presque trop droit ; il me gêne. Je
me revois petit garçon, pincé au retour d'une excur-
sion buissonnière, ou bien conjuguant un verbe
irrégulier aux quatre temps du subjo actif.
Il doit faire froid à Courvoisin !
Baron, un instituteur de trente ans, nouvel-
lement nommé en commune, est le plus affairé, le
plus dévoué des propagandistes. Il veut bien faire,
il veut tout faire. Il écoute toutes les suggestions ;
au moindre appel il est là !
100 LE CHEMIN DE PLAINE
Secrétaire de mairie, bibliothécaire, directeur
d'une société de tir, président d'une société de tem-
pérance, d'une société d'anciens élèves, d'une société
d'instruction populaire, d'une section de la société
contre la dépopulation des campagnes, trésorier
d'une société de secours mutuels, secrétaire d'une
panification, il ne trouve jamais une heure de congé
pour cultiver soa jardin. Demain, il protégera les
animaux, surveillera les nids, repeuplera les rivières
et créera une section des « Amis de l'arbre ».
Il ira ainsi jusqu'au jour où, malade, découragé,
il enverra tout au diable, fera simplement sa classe
et prendra un permis de chasse.
— Mais ce jour-là, me dit mon voisin d'en face,
il sera aussi chauve que moi !
Je réponds prudemment à ce petit homme à
lunettes qui est en effet nettement chauve : il
m'intimide et me déconcerte.
Evrard m'avait parlé de lui. Il s'appelle Bue et
habite un petit village à l'orée d'un bois. Sa classe
n'est pas nombreuse et il est secrétaire de mairie
dans une commune de trois cents habitants seule-
ment. Il lui reste du temps qu'il occupe de façon
originale. Il ne chasse pas, ne pêche pas, ne jar-
dine pas ; une promenade de deux kilomètres est
pour lui une corvée rebutante, fastidieuse, ridi-
cule. Ses belles mains d'archevêque ne sauraient
enfoncer un clou...
Dans un petit bureau sans air, il lit, il relit... Il
LE CHEMIN DE PLAINE 101
ne fréquente que les grands auteurs ; il n'y a presque
pas de modernes dans sa bibliothèque.
Sa femme, une bonne paysanne en bonnet, parle
intarissablement. De la cuisine, elle l'interpelle, le
questionne, le prend à témoin... Son Montaigne en
main, le bonhomme répond : oui ! oui I II a remar-
qué qu'il vaut mieux répondre oui, huit fois sur
dix environ. La négation attire l'orage.
M. Bue parle comme au grand siècle ; il vient
d'appeler M. Michaud qui le taquinait, un impu-
dent maraud.
Il est d'ailleurs très malicieux ; il s'est moqué
d'Evrard tout à l'heure, il s'est moqué de Mitron...
Ne s'est-il point moqué de moi?
Vraiment, je me sens un peu timide devant ce
vieux maître d'école qui peut réciter à rebours cer-
taines pages des Essais ou des Pensées.
Je bavarderais plus volontiers avec ma voisine
de gauche, une jeune fille dirigeant provisoirement
une école de garçons dans un hameau perdu à
quinze kilomètres de Lurgé. Elle n'est pas jolie
pourjtant ; à vingt-cinq ans, elle a l'air vieillot. Elle
mange du bout des dents et ne boit pas. Je lui verse
un doigt de vin, je l'amène à plaisanter ; ses yeux
craintifs finissent par se lever et elle s'anime un peu.
J'apprends qu'elle ne sort pas de l'École nor-
male et qu'elle a été heureuse, pour entrer défini-
tivement dans les cadres, d'accepter une nomina-
tion provisoire à ce poste déshérité.
làÛ Le CHÈMiN DE PLAINE
Ce n'est pas que sa vie soit bien gaie dans ce
hameau. Elle vit seule dans une grande maison
délabrée et ne voit jamais personne. Comme elle
est très peureuse, une voisine, une vieille femme
sourde, vient coucher chez elle. Les veillées sont bien
longues et bien longs les jours de congé. Le moindre
voyage est pénible et compliqué ; aussi ne sort-elle
jamais. Si elle avait seulement quelques livres...
• — En somme, mademoiselle, je vois bien que
toutes les heures, là-bas, ne sont pas drôles.
Elle se ressaisit et dit d'un air brave :
— Non ! mais il faut débuter ! Je ne me plains
pas.
Petite recluse, vous avez raison de ne pas vous
plaindre : cela ne changerait rien.
Mais je devine ce que vous ne dites pas. Je vous
vois, l'hiver, au milieu de vos grands élèves rica-
neurs et insolents. Je vous vois, le dimanche, der-
rière votre rideau : les filles du village s'en vont à
la promenade tête nue, toutes leurs frisettes au
vent et les gars les suivent hardiment. Vous, made-
moiselle l'institutrice, vous avez à peine le droit
de traverser le village : restez à la maison !
Je sais que plus d'uae fois vous avez envié le
bonheur des servantes de ferme. Je sais que vous
avez rêvé, soupiré, pleuré et que personne ne s'en
est jamais inquiété...
Bientôt, vous ne rêverez plus, mais peut-être pleu-
rerez-vous encore secrètement.
Le chemin dé plaine )03
Si vous ne vous plaignez pas, je vous plains, moi.
— Allons, mademoiselle, c'est aujourd'hui fête ;
tout est permis aux pédagogues. M. Bue m'apprend
que votre voix est douce comme la voix des tour-
terelles des bois : nous vous prions tous de chanter
comme vous fîtes l'an passé.
Elle hésite, rougit.
L'aubergiste nous verse un petit saumur à bon
marché qui mousse, pétille et fait illusion.
— « Ceux qui sont amoureux, leurs amours chan-
teront )), dit M. Bue.
— Vous entendez, mademoiselle : c'est un ordre !
Si vous ne chantez pas, nous serons tous bien fâchés.
Elle se lève et chante. A mesure que sa voix s'af-
fermit, son visage s'éclaire, elle rajeunit. Quand
elle s'assied, elle n'a pas plus de vingt ans. Elle lève
son verre devant le mien et, que Dieu lui pardonne !
elle le vide sans sourciller.
Quelle orgie ! voilà du bonheur pour une
année...
Après le banquet, je la conduis à sa voiture ;
une petite charrette à âne, basse, étroite, sans res-
sorts, minable. Elle va parcourir quinze kilomètres,
assise sur une planchette, à côté de la vieille sourde,
sa compagne habituelle.
Elle part après un salut cérémonieux. La fête
est finie I L'âne trotte d'un trot sec et pointu qui
secoue terriblement la charrette...
Je n'ai pas envie de sourire, vraiment. Pauvre
104 LE CHEMIN DE PLAItNE
petite recluse ! Je la plains comme si je n'avais que
cela à faire.
Allons, Tournemine, tu deviens stupide, tout à
fait. Ce n'est pas ta faute si elle doit gagner son
pain ; ce n'est pas ta faute si elle est isolée au milieu
des rustres ; est-ce toi qui signas sa nomination?
Ce n'est pas ta faute non plus si elle n'est pas
jolie.
20 octobre. — J'ai dans ma vie une jeune fille •
qui rit.
Hier, après quatre heures, M. Bérion est venu
me demander si je pouvais continuer mes leçons
à son fils.
Je l'ai extrêmement bien reçu. Je lui ai démontré
le grand intérêt de ces séances supplémentaires.
Comme il abordait la question du prix, je lui ai
dit:
— Pour que ces leçons fussent fructueuses, il les
faudrait assez rapprochées ; il faudrait trois séances,
oui, trois séances par semaine au lieu de deux. Et
vous savez, je ne change pas de prix pour cela : je
m'intéresse à cet enfant, moi... Donc, le mardi, le
jeudi et le samedi... Ça vous va? Vous offrirez une
bouteille, par exemple, de temps en temps.
Je prends avec M. Bérion les allures désinvoltes
et de mauvais goût qui le mettent à l'aise, lui,
timide et gauche.
LE CITEMIN DE PLAINE 105
— Ça me va, monsieur Tournemine. Quand vou-
lez-vous commencer?
— Mais dès domain, si vous n'y voyez pas d'in-
convénients.
J'ai alors ajouté d'un air détaché :
— Dites donc, à propos, ce mariage? Vous ne
m'en parlez pas !
— Quel mariage?
— Allons, ne faites pas l'étonné... le mariage de
^. Olivet donc ! vous devez être fier d'avoir une
si jeune tante.
— Euh ! Euh ! oui, j'en suis fier ; nous autres,
cela nous est égal d'ailleurs... nous n'avons rien
à dire là-dessus.
Cette phrase est de sa femme. Sa femme lui a
'ait la leçon ; elle lui a dit :
— Si on te parle de ton oncle et de son mariage,
tâche de tenir ta langue ; nous n'avons rien à dire
à-dessus.
Et, docile, il envoie ces mots au nez des indis-
crets. J'ai eu beau le retourner sur toutes ses faces,
je n'ai eu de lui que cette formule définitive :
— Nous n'avons rien à dire là -dessus, nous
autres...
Je n'ai rien su de Mlle Josette par son cousin.
En revanche, je viens d'avoir la révélation sou-
daine et complète que j'attendais.
J'étais tout à l'heure chez Mme Bérion dans le
petit cabinet qui donne sur le jardin. Je venais d'at-
lÔG LE CHEMIN DE i»LAlNE
tirer l'attention de M. Dédé sur les curiosités de
la soustraction. Nous étions ea train d'aligner sur
la table-bureau les marrons d'Inde qui servent à
nos démonstrations, lorsqu'un pas leste résonna
dans le corridor ; puis une voix fraîche jeta ces mots :
— Dédé I Dédé ! es-tu là?
Le petit ouvrait la bouche pour répondre mais
ses yeux rencontrèrent les miens et il resta coi,
comme à l'école, étonné qu'on eût l'audace d'inter-
peller les gens pendant une leçon. ^
Il s'attendait certainement à me voir ouvrir la
porte et attraper cette audacieuse qui recommen-
çait à appeler .
— Dédé 1 où es-tu?
— Qui est-ce? fis-je.
— C'est marraine Zézette.
— Eh bien I réponds I mais réponds donc !
Je n'avais pas achevé que mon Dédé criait à
tue-tête :
— Hé ! Zézette ! par ici !
Crac I la porte s'ouvre et l'Aurore entre chez
nous.
— Je vous demande pardon, monsieur ; j'appe-
lais le petit parce que je n'ai trouvé personne à la
maison. Je ne savais pas que vous aviez recom-
mencé vos leçons.
J'ai été au-dessous de tout. Et je n'ai pas même
l'excuse d'avoir été pris au dépourvu. Je savais que
je rencontrerais Mlle Josette ; j'avais préparé des
LE CtiEMiN' DÉ i» LAI NE lÔI
îujets de conversation ; j'avais pris soin de trier des
remarques spirituelles, des reparties luxueuses ;
j*avais même plusieurs attitudes à choisir... Tout
âtait prévu, et, au bon moment, je n'ai rien trouvé,
Dédé avait saisi une main de sa cousine et y frot-
tait sa joue. J'aurais voulu ea faire autant. Ce désir
niais faisait cavalier seul dans ma grande courge
de tête. J'ai bien été là deux longues minutes à
essayer vainement de pauvres mots, tel un individu
pressé qui cherche, en pleine nuit, à ouvrir un cha-
let de nécessité avec un trousseau de fausses clefs.
A la fin je me suis rappelé qu'elle demandait
quelqu'un et j'ai dit en me penchant à la fenêtre :
— C'est Mme Bérion que vous cherchiez, made-
moiselle? je crois qu'elle est dans le jardin, je l'ai
vue passer tout à l'heure.
Voilà.
J'ai eu le front de lui dire ça ! C'était un congé,
ai plus ni moins. Elle a battu en retraite ; je l'ai
aperçue un moment après qui rentrait avec la pa-
tronne.
Dédé et moi nous sommes revenus à nos marrons.
— Mets-en treize... ôtes-en neuf. Combien en
reste-t-il?
■ — Sept.
■ — Bien! Mets -en huit... bon! maintenant il
i*agit d'en ôter douze... Quel métier !... Dépêche-
toi!... La jolie méthode !... En fmiras-tu?
Dédé, hors de lui :
108 LE CHEMIN DE PLAINE
— Je peux pas, tout de même ! il en faut d'autres l
— C'est cela, sortons en chercher.
Nous voilà dans le beau jardin sur la fine pelouse.
Les marrons luisent dans l'herbe ; nous les ramas-
sons sans nous presser. Le chapeau de Dédé est
plein ; j'ai une idée.
— Va demander à ta maman une aiguille et du
fil.
Le gamin court à la maison. Je l'entends qui
parlemente puis, fort de mon autorité, ordonne,
tempête. Enfin le voici ; Mme Bérion et sa cousine
le suivent portant le fil et l'aiguille.
Ah ! Ah ! Ici, en plein air, en présence de la pa-
tronne, je ne connais plus l'angoisse stupide qui
me paralysait tout à l'heure. J'ai ma revanche à
prendre.
Mme Bérion :
— Que veut dire le petit? Il vous faut du fil,
monsieur Tournemine?
— Oui, madame, du fil et une solide aiguille ;
nous sommes ici, nous deux, pour enfiler des mar-
rons.
— Voulez- vous un dé?
— Merci, je ne m'en sers jamais.
— Cousez -vous beaucoup, monsieur Tourne-
mine?
— Beaucoup ! dans mon ménage je fais tout
moi-même.
Ici, le rire de Josette, frais comme la rosée.
LE CHEMIN DE PLAINE 109
Que ne suis-je spirituel I
Je n'ose pas la taquiner directement. Je m'at-
taque à Dédé qu'elle tient par les mains et fait
tourner ; j'interpose aussi Mme Bérion et je couds
des marrons pour occuper mes mains.
— Votre fils, madame, fait des progrès éton-
nants.
— En calcul?
— En calcul... oui, mais surtout en force et en
agilité ; admirez cette souplesse, cette exubérance...
— Oh ! monsieur ! j'ai tout le temps de l'admi-
rer, son exubérance ; à la maison nous ne pouvons
pas le tenir.
— Eh bien ! lâchez-le ! par les beaux soirs comme
celui-ci, lâchez-le sur votre pelouse. Et qu'il vive,
ce bel enfant, qu'il vive sa vie joyeuse sous ces arbres
dorés ! Voyez-vous comme il abandonne sa leçon
maussade pour la danse? Voyez-vous comme il va
d'instinct à la joie et à la grâce? Je souhaite à tous
les enfants un jardin comme le vôtre et un profes-
seur comme mademoiselle.
J'ai étendu cette longue phrase comme du beurre.
Mlle Josette, la première, mord à la tartine ; elle
ne m'attaque pas directement non plus :
— Tu entends, mon petit Dédé : il ne faut plus
jamais compter ni écrire ; si l'on te donne des
devoirs, jette tes cahiers au feu et viens t'amuser
avec marraine. Tu le veux bien, dis?
Le petit me regarde, puis regarde sa mère. Celle-ci :
110 LE CHEMIN DE PLAINE
— Ça ne serait pas à faire ! André n'a pas de
temps à perdre. Il a du chemin devant lui ; s'il ne
prend pas son avance dès maintenant, quand arri-
vera-t-il?
— C'est très juste, madame.
C'est très juste en effet : s'il flanque ses cahiers
au feu ce n'est pas la peine de lui payer des leçons
particulières.
La conversation prend par ma faute un mauvais
tour ; à moi de donner un petit coup de guidon.
— L'avance qu'un enfant peut prendre dès ses
premières années se retrouve toujours ; il en ressent
les effets bienfaisants pendant toutes ses études.
Quand Dédé sera lycéen, étudiant... M
— Oh ! monsieur ! étudiant ! vous allez loin. ']
— Comment loin I mais savez-vous qu'il a de
l'étoffe ce petit bonhomme I II a des réflexions qui
ne sont pas de son âge.
— Cela, c'est vrai ; ce n'est pas parce qu'il
est mon fils... mais nous le disons, mon mari
et moi : il pense trop pour son âge. Il a de ces
mots...
Elle n'en pourrait pas citer ; elle n'a pas l'inven-
tion qu'il faut.
Moi, cela n'est pas pour m'embarrasser. J'ai, à
l'usage des mères, toute une collection de mots
d'enfants. J'en ai cueilli quelques-uns dans les
mots de la fin de mon journal pédagogique, quelques
autres, beaucoup plus rares, sur les lèvres de mes
LE CHEMIN DE PLAINE 111
élèves ; j'en ai inventé un grand nombre, froide-
ment, à tête reposée.
J'en ai pour tous les goûts : j'ai des mots d'en-
fants prodiges pour les mères orgueilleuses et
j'ai des mots d'une vertigineuse naïveté, des mots
de bébés amoureux de la lune pour les petites ma-
mans puériles.
Et il n'y a pas à se tracasser de la vraisem-
blance : avec ces dames ça passe toujours, tou-
jours î
— Ah oui ! il a des mots étonnants. Ainsi l'autre
jour...
Une anecdote sérieuse pour Mme Bérion.
— Et encore : mais celui-ci, je ne sais pas si je
dois bien le dire... Faut-il le dire, Dédé?
Pauvre gosse ! est-ce qu'il peut savoir? Rouge,
souriant à faux, il roule des yeux effarés. Il ne
lui vient pas à l'idée que je suis un effronté men-
teur ; ce concept simple lui est interdit et il a l'in-
telligence bouleversée.
Au fond, je lui rends service : plus tard il sera
fier d'avoir prononcé de telles paroles.
Pour Mlle Josette, je conte une anecdote seconde
catégorie.
— Comment, Dédé ! faut-il que tu sois sot !
Elle rit, elle rit...
Et moi, pour aviver ce magnifique éclat de jeu-
nesse, j'offre une autre histoire, puis une autre
encore. Lancé, je déballe^toute ma pacotille.
112 LK CHEMIN DE PLAINE
21 octobre. — J'ai dans ma vie Josette Olivet.
Elle y est entrée sans crier gare et elle s'est ins-
tallée tout naturellement, comme chez elle.
Je ne l'avais pas formellement invitée, mais
je l'avais bien un peu guignée de l'œil et quand
elle est venue, j'ai observé une neutralité bienveil-
lante.
Et maintenant je n'essaie point de la chasser. 1!
Je puis d'ailleurs perdre du temps à adorer cette
souveraine passagère de ma pensée. Je ne la crains
pas. Le voulût-elle, qu'elle ne saurait bouleverser
la trame incolore de mes jours. J'ai mon bon sens
intact et ma volonté est là, ma grande volonté ina-
bordable.
D'ailleurs elle ne le voudra pas. Pauvre de moi ! je
puis dormir sur les deux oreilles. Elle n'essaiera
pas de me faire manquer à mon serment, cette fine
demoiselle aux yeux dorés.
Hier, lorsque nous nous sommes trouvés brus-
quement face à face, j'ai été foudroyé, mais elle
n'a pas même senti le choc en retour.
J'aimerais songer qu'elle a été sotte, aussi sotte
que moi. Mais non, pas du tout ; elle s'est excusée
très simplement. Cette habileté me glace.
Quand je la reverrai, je tâcherai d'être galant et
spirituel, comme ces vieux qui ont une grande expé-
rience et ne sentent plus rien.
Mais ici, je puis mettre folie au vent. Il me plaît
de rêver Josette amoureuse et souple à mon vouloir ;
LE CHEMIN DE PLAINE 113
il m'arrive de vivre un conte de fées naïf et char-
mant...
Parfois j'imagine un roman moins bleu où j'évolue
entre Josette et sa belle-mère. Le dénouement en
est variable selon mon humeur. Josette et moi, nous
sommes toujours semblables à nous-mêmes comme
les héros d'une bonne tragédie classique. Pour
Mme Olivet, ce n'est plus ça : elle est tantôt mater-
nelle, tantôt bonne à tuer. C'est elle le personnage
pittoresque qui brouille l'intrigue. C'est l'inconnue
de mes données, l'X aux jambages solides et
charnus.
22 octobre, — Ce soir, dérangeant par hasard mon
cube de philosophie, j'ai découvert sur mon buf-
fet des animaux blafards à pattes nombreuses que
j'appelle cloportes. Je ne soutiendrais pas avec la
dernière énergie qu'ils méritent ce nom, mais je
les baptise ainsi pour ma commodité.
Ils étaient là toute une famille, sous deux kilogs
bon poids, d'orgueilleuse sottise humaine.
Ma grande main, brutale comme la main d'un
dieu, les a jetés à terre et ma semelle les a écrasés.
Et maintenant, s'il en reste un, il se dit peut-
être, — car il n'est pas certain que la folie raison-
neuse soit le privilège des hommes — il se dit peut-
être dans son âme de cloporte :
— Voici que les miens sont morts, tous, bons et
8
lU LE CHEMIN DE PLAINE
méchants. Mais je suis tranquille : celui qui les
a fait mourir saura faire le tri. Ceux que je dé-
testais cuiront au soleil des tourments ; les autres
sont nés pour la béatitude éternelle des coins
obscurs.
Cela est conforme à la logique et à ce sentiment
d'invincible justice qui est si fort au cœur des clo-
portes...
Cette certitude me donne la force de continuer à
vivre ma vie douloureuse en attendant que mon
tour vienne. Car mon tour viendra ; je passerai
comme les miens ont passé, comme d'autres passe-
ront sans que rien soit changé dans cette prodi-
gieuse maison éternelle...
Ayant ainsi pensé, mon cloporte va chercher
l'abri d'un vieux journal et vaquer à ses petites
affaires. Il va recommencer à agir, à manger, à
faire l'amour, à se battre. Il sera peut-être un
héros de roman ; qui sait s'il ne deviendra point
un grand sage ou même, s'il est ambitieux et fort,
le prince des cloportes?
Cela aura à ses yeux une importance énorme. Il
dira :
— Moi, j'ai tenu mon rôle ; je n'ai pas été un
de ces individus obscurs qui ne laissent rien après
eux.
Cependant, je l'écraserai par mégarde ; et peut-
être tout son peuple avec lui.
Nous sommes de pauvres cloportes qui nous don-
LE CHEMIN DE PLAINE 115
nons bien de Tembarras dans un recoin obscur de
notre « maison éternelle ».
Nous périrons tous et nos fils périront et notre
maison éternelle s'écroulera aussi.
Rien ne compte ; les meilleurs sont égaux aux
pires.
Nous vivons menu, menu ; nos haines sont insi-
gnifiantes, nos amours sont des étincelles.
Mon amour, mon amour est tout petit. J'aurai
beau souffler sur la flamme sacrée, elle sera éteinte
à la fin de ce siècle.
Dans cent ans je serai mort, Josette sera morte,
tous ceux qui s'agitent autour de nous seront morts.
Nous aurons tous franchi le seuil formidable, nous
serons tous dans la grande paix du tombeau...
Ah ! ces mots eux-mêmes, comme ils sont lourds
d'orgueil ridicule !
Dans cent ans, moi, Josette et les autres, nous
pourrirons, nous pourrirons très bien.
27 octobre. — Je viens de rencontrer Mme Olivet
dans la rue. Je ne l'avais ni cherchée ni suivie. Nous
nous sommes trouvés nez à nez au coin de chez
Bijard ; elle est venue à moi la main tendue et nous
avons traversé la place de compagnie.
J'aime mieux que ce soit fait qu'à faire.
Pourtant Mme Olivet a été charmante.
Elle a tout oublié ; je ne me souviens de rien.
116
LE CHEMIN DE PLAINE
Nous avons été collègues et une camaraderie un
peu distante existe encore entre nous.
Si j'ai besoin d'un réconfort discret je le trouve-
rai chez elle : c'est une alliée.
Moi, de mon côté, je ne la confondrai pas aveci
les bourgeoises d'humble intellectualité ; je lui ferai'
une place à part dans mon estime.
C'est très gentil, ça.
Elle était assez cérémonieusement vêtue. Il n'y
a, ici, que cinq ou six dames qui sortent ainsi
harnachées de pied en cap en toute occasion. Je
songeais à la classer parmi cette élite lorsqu'elle
me dit :
— Je fais quelques visites ce soir. J'ai vu
Mme Michaud et je vais de ce pas chez Mme Go-
dard, peut-être chez Mme Evrard.
Ma pensée, rapide, me pousse une question au
bout de la langue :
— Et ne viendrez-vous pas chez moi?
Heureusement, je la ravale. Pas assez vite cepen-
dant, puisque sous la voilette, au fond des yeux
noirs, apparaît une lueur de moquerie indulgente.
Mais non, je n'ai rien vu ; j'ai eu peur de voir... A
moins que je ne l'aie souhaité? Non encore ! ces
choses sont mortes. Rien ne saurait les faire re-
vivre en moi.
Elle a été très bien : voilà la vérité toute nue.
Elle s'est informée de mes vacances. Je lui ai
donné des renseignements sur ma mère, sur mes
LE CHEMIN DE PLAINE 117
neveux ; je lui ai parlé de mes promenades à bicy-
clette.
Elle m'a dit, à ce propos :
— A la bonne heure ! c'est indispensable à un
jeune homme. Il faut des distractions et, ici, vous
ne devez pas en avoir beaucoup.
Les dames s'inquiètent beaucoup des distrac-
tions des jeunes hommes ; un jour ou l'autre, je
prendrai le temps de méditer sur ce phénomène.
Je lui ai répondu que je me contentais de peu.
— D'ailleurs, ai-je ajouté, je me crée des occu-
pations.
Je tiens volontiers ce propos ; comme, d'autre
part, mon gros livre impressionne mes visiteurs,
tous mes collègues pensent que je prépare un exa-
men. Ils ne savent pas lequel, mais ils sont persua-
dés que je travaille beaucoup, la philosophie prin-
cipalement.
La ci-devant Mme Valine a été des premières
à me prendre pour un philosophe. Elle donne en-
core dans cette erreur puisqu'elle m'a dit :
— Des occupations I vous allez en avoir ; il vous
faudra lâcher vos études... Ne vous occuperez-vous
pas de cette soirée?
— Plaît-il? cette soirée?
— Comment ! vous n'êtes pas au courant? La
jeunesse de Lurgé organise une petite représen-
tation théâtrale suivie d'un concert. On fera cer-
tainement appel à votre bonne volonté.
Hft LÉ CiHEMiN DE {>LA1NÊ
— Pour le décor sans doute?
— Je ne sais pas... Je tiens cela de Mme Michaud.
C'est vous qui nous donnerez des détails dans
quelques jours. Bonsoir, monsieur !
Nous nous sommes donné une poignée de main
vue et légalisée par toutes les boutiquières du bas
de la place.
Voilà ! Je suis content, comme dit l'autre, d'en
être revenu.
Je craignais d'être ridicule, gêné, honteux ; il
n'en a rien été.
Ce qu'on craint n'arrive jamais.
7 novembre. — Mlle Josette vient presque tous
les soirs chez Mme Bérion. L'été dernier elle n'y
paraissait jamais. Je devine que, maintenant, elle
fuit sa maison. Je l'ai vue deux fois cette semaine.
Je n'ai pas été aussi spirituel que je me le propo-
sais ; et de galanterie, peu ou point. Nous nous
sommes tenus, ma foi, comme de grandes personnes ;
nous avons fait la conversation, une conversation
banale et simple comme une pluie d'automne.
Mais les mots ne sont rien. D'ailleurs cela m'a
donné le loisir d'admirer. On ne peut pas tout faire
à la fois. J'arrondirai mes angles la semaine pro-
chaine, mettons jeudi.
Je l'ai vue ; je la vois encore : son image ado-
rable est dans mes yeux. J'ai maintenant tous les
Lfe crtEMiN DE Plaine li9
éléments d'un portrait dans le genre de ceux de
La Bruyère. Que ne vit-il encore, ce vieux I J'irais
le trouver et je lui dirais :
— Bonjour, grand-père ! Laisse là ton fourbe, ton
fâcheux et ton libertin. Prends une plume de tour-
terelle : tu vas me faire un beau portrait de jeune
fille.
Je t'apporte tout ce qu'il faut. Elle aura vingt
ans aux violettes prochaines ; ses yeux sont le ciel,
ses cheveux sont de la lumière attendrie, sa gorge
est blanche comme un rayon de lune ; rien au
monde ne serait plus beau que sa bouche si son
rire n'existait pas.
Voilà I choisis, arrange ; à toi de te débrouilller.
Je t'apporte des lis, je t'apporte des roses ; j'ai
aussi d'autres fleurs aussi suaves et moms com-
munes, telles que bluets, jasmins et pivoines; j'ai
peut-être même fauché au jardin chanceux de mon
rêve des fleurs excessives et de mauvais goût.
Avec tout cela fais-moi un bouquet harmonieux.
J'en veux respirer seul le délicat parfum. Et
je te choisis entre d'adroits artisans parce que
tu es un bonhomme correct, sans vilaines manies :
j^'espère que tu n'iras pas, entre les pétales de
velours, fourrer ton vieux nez...
Je lui dirais cela et il ferait sans se presser, soi-
gneusement, le beau portrait que je suis trop gauche
pour tenter...
Mardi soir notre entrevue a été brève, mais lors-
120 LE CHEMIN DE PLAINE
qu'elle est partie j'ai serré ses doigts lins et doux
longtemps.
Aujourd'hui, elle était avec Dédé quand je suis
arrivé. Je lui ai tendu la main. Je le ferai désormais'
toujours ; c'est une bonne habitude à prendre :
une poignée de main est presque une caresse. Je
lui ai donc serré la main, mais sans insister, pen-,
sant :
— J'ai du temps devant moi ; et il faut varier.
Hélas I J'ai causé avec elle une grande demi-
heure ; j'ai parlé sur des sujets qui étaient à cent
lieues de ma pensée.
A la fin seulement comme il était question de
notre fameuse représentation théâtrale, j'ai risqué :
— Vous en serez, mademoiselle? Vous êtes, pa-
raît-il, une excellente musicienne. Vous ne pour-
rez pas dire non : vous êtes la seule pianiste possible.
Elle a fait une petite moue qui signifie qu'elle
n'est pas absolument libre.
— D'abord, a-t-elle dit, il n'est pas vrai que je
sois une bonne pianiste. Et puis... et puis... Enfin
on fera mieux de ne pas compter sur moi.
— Tant pis 1
J'étais debout près de la porte du corridor ;
Dédé regardait par la fenêtre. Je me suis penché
vers elle.
— Tant pis ! ai- je répété tout bas ; si vous n'en
êtes pas je n'en suis pas non plus... sans vous, made-
moiselle Josette, je ne me mêle pas de cette affaire.
LK CHEMIN DE PLAINE 121
Et j'ai cherché le bouton de la porte du côté où
il n'était pas.
Je ne suis brave qu'en me sauvant.
13 noi>emhre. — Sans elle, non, je ne me mêle
pas de cette affaire.
J'ai promis, c'est vrai, mais je saurai trouver un
biais. Evrard me l'a dit : j'ai bien le droit d'être
malade ou, tout au moins fatigué, très fatigué.
C'est M. Godard et Mme Michaud qui ont eu
l'idée de l'entreprise.
Il paraît que ces exhibitions sont une œuvre
complémentaire de l'école. Je comprends fort bien.
Il y aura un compte rendu dans la feuille de chou
du chef -lieu, entre une mort subite et un enterre-
ment civil. M. Godard aura les palmes et il se pour-
rait que Mme Michaud passât en première au choix.
La jeunesse de Lurgé ne brûlait pas d'envie d'ap-
prendre les rôles ; les comédiens amateurs n'arri-
vaient pas des quatre coins de l'horizon. Il a fallu,
me semble-t-il, forcer un peu les vocations.
Le père Michaud, à qui cette balançoire fait
tourner la tête, appelle au secours de tous les côtés.
Evrard pourrait être le sauveur, mais c'est un
garçon impossible, capable de dynamiter les tré-
teaux.
Il a fallu s'adresser à moi, indigne.
D'ailleurs on me flatte depuis quelque temps ;
Î2â LE CriÈMiN DE f>LAÎNË
on ne veut pas se brouiller avec tous les adjoints...
Mme Michaud a été indisposée et c'est moi qui suis
allé au chef-lieu, à bicyclette, lui chercher des
médicaments inconnus à Lurgé, des sels spéciaux
pour des vapeurs spéciales aussi sans doute. Ce
faisant, je l'ai tirée d'un mauvais pas.
C'est ainsi que commencent les grandes amitiés.
Mme Michaud m'a donc persuadé que je devais
en cette occasion me mêler à la folle jeunesse.
M. Michaud aura la peine ; moi j'aurai l'honneur.
C'est tout profit.
— Sans compter que cela vous distraira, mon-
sieur. (Elle aussi!) A votre âge, il n« faut pas
s'anémier sur des études abstraites.
Des études abstraites ! merci, mon vieux cube !
Je n'ai pas montré à ces paroles une gaîté exces-
sive, mais enfin je n'ai pas refusé mon concours.
J'ai des amis musiciens, je les ai offerts ; comme
il faut une pianiste, j'ai brutalement proposé Jo-
sette.
— Ne pensez-vous pas, madame, enrôler Mlle Oli-
vet? Elle est jeune, elle ne fait rien d'utile et elle
tapote énergiquement, dit-on.
Mme Michaud n'a pas goûté ma proposition :
Mme Olivet ne lui est pas sympathique et M. Oli-
vet est plutôt dans l'opposition.
— Oh ! madame ! il est rallié. L'autre soir,
Mme Olivet est allée voir Mme Godard en sortant •
de votre maison.
Lfe Ci4EMiN DE t>LAlNE i^i
• — N'importe ! nous courons à un échec... cette
demoiselle a été élevée au lycée, elle est fière ; elle
ne voudra pas.
Si Mme Michaud était à sa place, elle refuserait,
c'est bien certain.
— Risquez toujours, madame ; il ne faut ja-
mais avoir peur.
— Mais, monsieur Tournemine, risquez vous-
même. Vous avez, aussi bien que nous, des intelli-
gences dans la maison.
C'est tout à l'heure que Mme Michaud m'a fait
cette proposition ; j'ai vite attrapé le bon prétexte.
Demain soir je pourrai me présenter là-bas. Et si
je suis éconduit, crac ! je lâche tout.
14 novembre. — Cinq heures du soir ; au bout
d'une allée de laurier- thym ; devant la belle maison
de M. Olivet. Il pleut.
J'aperçois deux perrons ; je me dirige vers celui
qui me semble le plus important. Investi d'une mis-
sion officielle je ne frappe pas à la petite porte de
l'escalier dérobé. Pas de timbre ; je ferme mon para-
pluie : toc-toc.
La porte est encadrée par des branches, une espèce
d'arbuste, je ne sais trop quoi, du feuillage enfin,
du feuillage roux qui pleure à grosses gouttes. Et
cette pluie mouille très bien. Je vais faire le sei-
gneur au manteau mouillé ; je ne me dirai pas
124 LE CHEMIN DE PLAINE
que c'est la gouttière ; je dirai : « un nuage des
airs », etc., etc.
Mais j'ai heurté trop mollement. Toc-toc !
J'ai des pulsations énormes.
Enfin ! voici la duègue, la jeune duègne.
— Bonsoir, monsieur Tournemine ! quelle agréable
surprise ! Que vous êtes aimable de venir nous voir
par cet affreux temps ! Entrez vite.
Au fond du vestibule, je remarque une silhouette
gracieuse et je m'attarde à déposer mon parapluie.
Mais Mme Olivet m'ouvre la porte d'une jolie
chambre.
— Ah ! monsieur, comme c'est aimable ! Venez
par ici, je vais activer le feu.
— Madame, je déshonorerai votre parquet avec
mes grands pieds humides. Je serais très bien à
la cuisine.
— Vous serez encore mieux ici. D'ailleurs, je
vous le dis en confidence, tout est en l'air à la cui-
sine.
— Moins que chez moi.
— Oh ! non I
Elle rougit et ajoute :
— Du moins, je le suppose.
Tout en m'installant dans un vrai fauteuil, moel-
leux et profond, elle gémit sur sa toilette ; elle s'ex-
cuse de me recevoir ainsi en négligé. Elle est occupée
à faire des... de la... mettons des confitures. Ce n'est
pourtant pas cela ; elle m'a donné un autre nom,
LE CHEMIN DE PLAINE 125
moins commun, plus riche. Je ne l'ai pas retenu,
mais enfin j'ai compris qu'il s'agissait d'une sorte
de compote tout à fait remarquable, d'une mar-
melade de fruits distingués.
Je fais mine de me lever,
— Raison de plus, madame, pour ne pas quitter
vos fourneaux. Vos confitures vont brûler...
— J'ai une aide.
— Ah ! vous avez une aide !
Voilà le pont. Je m'y engage, sans d'ailleurs éclai-
rer la route.
— A propos, madame, vous m'avez parlé l'autre
jour d'une réception organisée par la jeunesse de
Lurgé...
— Au profit des pauvres.
— Au profit des pauvres, naturellement. Au-
jourd'hui, c'est moi qui suis délégué vers vous pour
vous en parler à mon tour.
— Ah ! je vous le disais I Ne vous avais-je
pas prévenu que vous seriez chargé d'organiser
la fête?
— Patience, madame ! je ne suis pas du tout
indispensable. Je me borne à inviter les gens de
bonne volonté. Il y aura, vous le savez, un petit
concert. Les voix ne manquent pas, ni les violons,
mais nous n'avons pas de piano. Il nous faut, vous
le pensez bien, un piano. Alors, je viens... c'est pour
cela que je viens chez vous... Notez qu'il n'est
pas question pour le moment de demander à la pia-
IM LE CHEMIN DE PLAINE
niste un effort considérable : elle accompagnerait
simplement quelques couplets.
— C'est encore bien au-dessus de mon talent,
monsieur ! Voici bientôt cinq ans que je n'ai pas
fait de musique.
Quoi? qu'est-ce qu'elle chante?
— D'ailleurs, je n'ai jamais été qu'une pauvre
pianiste. Je m'amuse moi-même, mais je n'amuse-
rais guère les autres.
Eh bien I Elle est bonne I Mes yeux se sont ou-
verts, grands comme des tasses. J'ai la présence
d'esprit de les fermer. Mais voici qu'une énorme envie
de rire monte en moi ; je la refoule, j'appuie dessus,
mais elle m'échappe, remonte, surnage.
— Vous riez, monsieur.
— Hélas I je me dépêche de rire pour ne pas être
obligé de pleurer. J'ai perdu mon pari ; j'avais
parié avec M. Michaud que vous accepteriez. J'ai
perdu I
Cela l'afflige ; elle est capable maintenant de reve-
nir sur ses paroles. Barrons la route.
— J'ai donc perdu ! Soit 1 Je dirai à ces messieurs
qu'il ne faut pas compter sur vous. Mais cela
n'avance pas nos affaires. Il nous faut une pianiste ;
il y en a deux dans cette maison ; nous avions pensé
qu'à défaut de l'une, nous aurions l'autre. Je vou-
drais savoir si Mlle Olivet remplirait la tâche que
vous ne voulez pas, — je comprends très bien cela,
en somme — que vous ne pouvez pas accepter.
LE CHEMIN DE PLAINE lH
— Ah I c'est une autre question ; c'est une tout
autre question !
Elle rit d'un air faux que je ne lui connaissais pas.
Moi qui la croyais sans méchanceté !
— Je ne peux pas vous dire, monsieur... Il fau-
drait que mon mari fût ici... il faudrait surtout con-
sulter Josette elle-même.
— C'est mon avis, madame.
Enfin ! la voilà qui se lève.
— Josette I
Josette arrive sans se presser, l'air sérieux.
— Josette, je vous présente...
— Je connais monsieur...
Très sec...
— J'ai eu l'honneur, madame, de rencontrer
Mlle Olivet chez Mme Bérion.
— Bien ! très bien ! Alors, arrangez-vous tous
les deux ; faites votre demande, monsieur.
Ma demande ! Sapristi, c'est à peu près ça. Le
sang me saute aux tempes et je m'embrouille.
— Je désirerais savoir, mademoiselle, si nous
pouvons compter sur votre talent pour le concert...
pour la représentation... pour les pauvres...
Ouf I je suis tout de même bête quand je m'y
mets I N'importe î elle a compris. Je n'ai pas du tout
parlé de piano ; elle répond étourdiment, très rouge
elle aussi :
— Cela demande réflexion... mon piano n'est
pas accordé... Il faudrait aller à vos répétitions...
128 LE CHEMIN DE PLAINE
Surtout, je ne veux pas paraître sur vos planches.
— Mademoiselle, je puis dès maintenant vous
tranquilliser. Deux ou trois répétitions suffiront
sans doute ; Mme Olivet se fera un plaisir de vous
y accompagner... D'autre part, si vous ne voulez
pas trop paraître le jour de la représentation, nous
vous cacherons, je vous le promets...
— A condition que vous soyez l'imprésario.
C'est Mme Olivet qui parle ; elle est encore là.
— Oh ! mesdames, si vous voulez nous assurer
votre concours, je me fais fort d'obtenir tout ce que
vous désirez. Allons, dites que c'est promis !
Mme Olivet :
— Réfléchissez, Josette ; en somme, je n'y vois
pas grand mal.
Josette réfléchit, toute rose, je réfléchis aussi,
nous réfléchissons tous les trois.
Mais quelqu'un vient. Tiens ! il y a une sonnette I
Bienheureux coup de sonnette I Mme Olivet n'est
pas sortie que je souffle :
— Mademoiselle 1
— N'hésitez pas : si vous refusez, elle accepte-
rait...
— Elle? qui, elle?
— Votre belle-mère.
Je la devine secouée de surprise.
— Vous êtes un mauvais plaisant, monsieur.
— Mais, pas du tout ! Regardez mes yeux ; je
LE CHEMIN DE PLAINE 129
n'ai pas la moindre envie de plaisanter. Je vous jure
que Mme Olivet s'est bel et bien jetée dans mes plans.
— Alors, il faut que j'accepte pour nous sauver
du ridicule, elle et moi? *
— Dame ! si vous ne voulez pas accepter pour
une autre raison...
A voix basse, dans la pénombre de cette chambre,
avec ce secret entre nous deux, je vais dire des paroles
douces et hardies qui ne sont pas au programme.
Je vais tout gâter peut-être.
Heureusement Mme Olivet revient.
— Eh bien ! est-ce décidé?
— Presque... madame ! Mlle Olivet n'attend
plus que votre agrément. Elle souhaite que vous
vouliez bien l'accompagner aux répétitions.
— Peu nombreuses...
— Peu nombreuses... et où je me charge de vous
offrir des divertissements variés.
Josette, gaiement, il me semble :
— Il faudra m'envoyer les partitions assez tôt
pour que je puisse les étudier.
— Parfaitement, mademoiselle I vous aurez vos
partitions... et pendant le concert je vous cacherai
dans un nuage. C'est dit, mesdames I il me reste à
vous remercier au nom des organisateurs et au
nom des pauvres... Et maintenant je vous prédis
que vos confitures seront brûlées.
Mme Olivet devient rouge. Josette, un peu en
irrière, ouvre des yeux étonnés.
9
130 LE CHEMIW DE PLAINE
Des confitures 1 quelles confitures?
Je parie qu'elles étaient en train de faire la soupe,
tout bêtement.
17 novembre. — Il faut du patriotisme.
— de l'amour.
— de la gaieté.
Nous discutons, M. Michaud, Mme Michaud et
moi, à propos de la fameuse pièce. Naturellement,
c'est moi qui vais être chargé de la choisir.
M. Michaud ne connaît pas le théâtre contempo-
rain. Mitron, l'an dernier, lui a prêté V Aiglon. Il a
été ébloui, mais il n'a eu le temps de lire que les
deux premiers actes.
C'est lui qui veut du patriotisme ; c'est Mme Mi-
chaud qui veut de l'amour ; c'est moi qui veux
des blagues et que ça finisse bien.
— Nous avons raison tous les trois.
— C'est l'évidence même.
— Oui ! en somme, il n'y a qu'à faire la synthèse :
aidez-moi, madame et monsieur. Il faudrait un
capitaine épousant une jolie rentière avec de joyeux
tourlourous sur le chemin de la mairie.
— Vous avez dit une rentière, fait lentement
M. Michaud ; une vivandière vaudrait mieux, une
mignonne vivandière comme on en voit sur les gra-
vures, avec un képi de soie, une culotte de zouave
et le petit bidon en bandoulière.
i
LE CHEMIN DE PLAINE 131
— Et les mains sales ! Ah ! Ah ! le petit képi,
le petit bandon en bidouillère ! Je ris, ne vous fâchez
.pas. Si vous aviez connu comme moi la commère
qui nous versait le jus et nous débitait le saucisson
au 2 du 237 I
— Vous avez raison, monsieur Tournemine, dit
Mme Michaud ; pas de vivandière : toutes ces demoi-
selles voudraient le rôle. J'y pense : si vous pre-
niez une pièce historique...
— Comme VAiglon, achève M. Michaud.
— C'est une idée.
— Avec des rois, des princes, des marquises...
— Et pas de servantes ! pas de servantes, ma-
dame, c'est là le chiendent ! J'ai chez moi une pièce
en trois actes, jolie comme un conte de fées, où
cette difficulté est peut-être tournée. Il y a un roi,
une reine et une esclave, vous saisissez la différence,
une esclave fort gentille qui couche avec le roi.
M. Michaud, sévère :
— Il faut de la morale !
L'autre :
— Il faut du bleu !
Moi :
— Il faut de l'esprit I
— Mais on peut bien trouver dans le théâtre
contemporain une pièce morale, idéaliste et spi-
rituelle.
— Je n'en mettrais pas mon petit doigt au feu,
madame.
132 LE CHEMIN DE PLAINE
— Mais si, voyons ! affirme M. Michaud. Tenez,
V Aiglon, par exemple... je n'ai lu que le début,
mais le ton m'a semblé très convenable... if
— Montons-nous V Aiglon? Vous savez que c'est
en vers.
— Justement I c'est une condition formelle î
Nous allions l'oublier. Ces demoiselles débitent les
vers à la perfection. Je puis vous le certifier :
ce sont mes anciennes élèves. Tenez, Anna Quitter,
— vous ne la connaissez peut-être pas, monsieur,
mais mon mari la connaît bien, — l'année de son
certificat d'études, elle a émerveillé tout le monde
à la distribution des prix. M. Godard me l'a répété
bien des fois à cette époque : « Ce n'est pas pour
vous flatter, madame, mais vous avez une élève
qui déclame à la perfection ; elle a émerveillé tout
le monde. »
— Oui, je me souviens de cela maintenant que
tu le dis, observe M. Michaud.
Des vers maintenant I cela avance bien nos
affaires I
— Ainsi, madame et monsieur, il faut trois actes,
trois actes au plus, n'est-ce pas? en vers propres,
galants, héroïques et spirituels. Combien de person-
nages?
— Huit, dit M. Michaud.
— Six, dit Mme Michaud. Tu comptes les Fo-
restier, Thérèse et Chariot, mais si l'on peut s'en
passer...
LE CHEMIN DE PLAINE 133
— Donc six ou huit personnages tels que princes,
marquises, mousquetaires ; point de domestiques.
J'ai bon espoir de trouver cela promptement. Si
je ne réussis pas, eh bien, je vous monte VAiglon,
tout simplement ! Les domestiques là dedans bril-
lent comme des flambeaux et ils ne sont guère.
C'est bien un peu longuet, mais nous ferons des
coupures et, d'ailleurs, il y a deux histoires à dor-
mir debout qui ôteront aux gens l'idée de s'aller
coucher... Le dénouement seul est gênaat; cela
finit mal.
Mme Michaud qui, je le suppose, rêve :
— On pourrait peut-être le changer, le dénoue-
ment?
— Sans aucun doute, madame.
30 noç'embre. — Evrard a été tenu à l'écart de
nos négociations. Il a appris la chose par moi, à
titre de confidence ; il l'a apprise aussi par sa femme
qui la tient des voisines. Quand il a su le rôle que
j'allais remplir, il m'a mené un peu rudement.
— Toi I s'est-il écrié ; toi I tu te mêles de ça !
Tu vas te fourrer chez ces gens qui te détestent ou
te méprisent ! Et puis tu es encore un joli lâcheur I
Un de plus à mettre sur mes tablettes.
Je n'ai su que balbutier à ces paroles sévères.
C'est que je ne l'aime pas, mon rôle ! Et, à bien y
réfléchir... mais j'aime mieux ne pas réfléchir. Tant
134 LE CHEMIN DE PLAINE
pis I Je lâche mon ami pour ma dame ; c'est la
première fois que pareille chose m' arrive.
L'ami, d'ailleurs, m'est revenu. Soit qu'il ait
deviné la vraie raison de ma conduite, soit que sa
femme m'ait traité devant lui comme la dernière
des canailles et qu'il ait vivement, d'instinct,
adopté l'opinion opposée, il ne m'a pas gardé ran-j
cune.
Il m'a posé, l'autre matin, cette questioi
bourrue :
— Eh bien ! quel four leur chauffes-tu?
— Je ne sais pas, ai-je répondu, humble. Aide^
moi donc un peu, mon vieux Maurice.
— T'aider ! moi ! Tu n'es pas fou?
— Aide-moi ! qu'est-ce que cela te fait? Je ne
m'en vanterai pas... Il me faudrait une pièee his-
torique, militaire... un petit machin vertueux, finis-
sant bien...
— Un petit machin vertueux, militaire... Va
donc, imbécile, hypocrite !
— Huit personnages, pas de servantes ; trois
actes en vers...
— Tais-toi ! c'est honteux à force d'être bête ;
c'est déshonorant pour la corporation.
— Ne te frappe donc pas ! Je disais huit person-
nages environ ; il faut aussi des couplets, — Bon
Dieu 1 j'allais l'oublier, — des couplets faciles.
Il m'a tourné le dos et s'en est allé, les épaules
hautes. Mais pendant la récréation suivante, il est
LE CHEMIN DE PLAINE 135
venu me trouver. Je lui ai parlé de mon joli conte
en trois actes et il s'est, malgré lui, emballé.
— Tournemine, si tu réussis à leur faire jouer...
non, réciter... non, ânonner cette bluette, je te
garde mon estime et j'assiste à la représentation.
— J'ai bon espoir. Du moment qu'il n'y a pas
de servantes... Tu me diras qu'il y a une esclave,
mais ce n'est pas du tout la même chose. D'ailleurs
cette esclave est fameuse. Tu verras, cela mar-
chera tout seul.
Hélas ! cela n'a point marché tout seul. Ma bluette
a été refusée avec quelque hauteur. Il faut de la
tenue, hé !
Anna Quitter aurait, paraît-il, fait l'esclave...
■ — Pas à ce point-là I a dit maman Quitter;
changez ça ou bien ma fille ne jouera pas.
Il a fallu chercher autre chose. J'ai offert une
grosse farce assez lestement rimée. Adoptée d'em-
blée. M. Michaud fait copier les rôles par ses élèves ;
la distribution ne donne lieu, semble-t-il, à aucune
jalousie ; nous allons commencer à répéter... Crac !
Joséphine Cailleton ne veut pas que Charles Fo-
restier l'embrasse ; et même, pour qu'il n'y ait
pas de jaloux, aucun jeune homme ne l'embrassera
sur les planches. On essaye de donner le rôle à une
autre, mais les autres, soudain, ne veulent rien
savoir non plus. Personne ne les embrassera, c'est
juré.
Pintades I
136 LE CHEMIN DE PLAINE
— Monsieur Tournemine, changez la pièce.
Pardi ! si, encore, il fallait de la prose, je ne serais
pas trop embarrassé ; mais des vers ! I
— Mon bon Evrard, mon vieux copain, tire-moi
de peine.
— Tu le veux? Soit ! Je te fournirai une pièce ;
j'en ai une sous la main.
Il me Ta apportée en effet.
— Tiens, voilà ton affaire. Cela s'appelle la
Hampe mystérieuse... cela se passe en 1815...
historique, larmoyant... trois actes... en vers, mais
non en français... stupidité à toute épreuve... Tu
peux voir et toucher : je ne trompe pas sur la qua-
lité.
— L'auteur?
— Ne doit pas être du clair pays des Gaules ;
un nom impossible... quelque métèque qui veut
se faire naturaliser.
— Y a-t-il des couplets?
— Non, mais qu'est-ce que cela peut faire?
— J'en veux absolument.
— Eh bien ! nous en écrirons et nous collerons
un lambeau de portée par-dessus. Pas de danger
que ces couplets nous restent pour compte : la
pièce ne sera pas refusée, cette fois. Je ne me crois j
pas capable, même en collaborant a^ec toi, d'écrire
une histoire d'une bêtise aussi navrante. Tu peux
donc être tranquille.
La Hampe mystérieuse a réuni tous les suf-
LE CHEMIN DE PLAINE 137
frages. Les rôles ont été copiés, distribués et appris
en cinq jours ; nous allons commencer les répéti-
tions ; c'est de l'enthousiasme.
M. Michaud est le directeur honoraire de l'en-
treprise, mais c'est moi qui ai trouvé le chef-
d'œuvre ; chacun le sait et je porte une gloire nou-
velle.
Les boutiquières chuchotent quand je passe :
— Voici M. Tournemine, celui qui fait jouer la
Hampe mystérieuse.
Quelques-unes disent la « lampe », d'autres, la
« rampe » .
Cela ne fait rien ; il ne m'apparaît pas que ma
gloire en soit diminuée.
8 jançier. — Je n'ai pas ouvert ce cahier depuis
un mois. Ma vie a-t-elle donc été si morne? Ne s'est-
elle donc ornée d'aucun rêve? n'ai-je connu ni l'en-
nui, ni le découragement, ni l'enthousiasme? N'ai-
je jamais eu, pendant ces quatre grandes semaines,
quelque sottise à avouer?
Qu'ai -je fait?
Plutôt que n'ai-je pas fait?
Je veux essayer de noter régulièrement tous les
événements de ces jours fiévreux. Mais le pourrai-je?
J'ai une envie folle de commencer par la fin, d'écrire
deux mots magnifiques, de les répéter dix fois, cent
fois, mille fois et de m'en tenir là.
138 LE CHEMIN DE PLAINE
Je suis un buveur qui s'arrête, visité par une lueur
de raison, mais dont l'ivresse redevient aussitôt
souveraine.
Ricaneur ! oh Ricaneur ! réveille-toi, mon ami ;
tu n'as jamais eu la partie plus belle...
Voyons, je suis, moi, Maximin, garçon sensé.
Voici mon fourneau, voici mon cube, ma table,
ma paillasse éventrée. Voici une lettre de maman :
douze lignes d'écriture tremblée, par quoi je suis
invité à prendre mes premières chaussettes et mon
tricot neuf, « car j'ai bien peur que tu sois malade,
car tu n'écris jamais. Tu dois pourtant avoir le
temps ».
Ma bonne maman, je t'écrirai aujourd'hui. Si \
tu savais combien j'ai été occupé ces jours derniers,
tu me pardonnerais mon silence. Moi, je ne me
le pardonne pas : on a toujours le temps d'écrire
à sa mère.
Oui, le jeune homme que l'on a vu courir tous
les soirs chez M. Michaud, chez M. Olivet, chez
M. Godard, chez M. le maire, c'est moi, Maximin
Tournemine. Répétitions, visites, démarches, sol-
licitations ont pris tout mon temps. J'ai été, je
suis encore, le jeune homme occupé de Lurgé.
Je ne m'en plains pas. Si l'on voulait m'écouter,
la représentation qui doit avoir lieu dimanche serait
repoussée fort loin. Et si, cette semaine, nous avons
eu répétition tous les soirs, c'est que je l'ai voulu
ainsi. La répétition est une chose de première
I
LE CHEMIN DE PLAINE 139
importance ; c'est même, pour moi et pour les
artistes, la seule chose qui compte. Si, plus tard, la
jeunesse de Lurgé se décide à donner une nouvelle
Hampe mystérieuse ^ ce sera assurément histoire de
répéter.
Mais trouvera-t-elle encore, cette belle jeunesse,
un autre Tournemine pour écarter les indiscrets et
les fâcheux et pour la protéger — ceci n'a pas moins
d'importance — contre les tuteurs hypocrites, les
vieux amateurs rancis gourmands de fruits verts?
J'ai réussi à mettre tout ce monde à la porte ;
cela n'a pas été sans difficultés, mais enfin j'y suis
arrivé par cautèle ou boutades de haute humeur.
Tout d'abord j'ai trouvé d'excellentes raisons —
tirées de l'acouslique — de nous réunir dans une
salle attenant à la mairie, une grande salle éloignée
de la rue avec des fenêtres élevées.
Mais là, nous avions les mères, les voisines, les
marraines.
J'ai dit le premier soir à Anna Guitter qui s'em-
brouillait :
— Remettez-vous, mademoiselle ; tout ce monde
vous intimide, n'est-ce pas?
Le lendemain, Mme Guitter n'est pas revenue,
ni Mme Cailleton, ni plusieurs autres. Mme Mi-
chaud et Mme Godard ont été, par contre, très dif-
ficiles à éliminer ; nous y sommes néanmoins par-
venus.
Un soir, c'est M. Godard et le notaire qui sont
140 LE CHEMIN DE PLAINE
venus nous voir, nous féliciter, nous encourager.
Autre guitare !
Ils ont donné dix francs pour la fête et ils pren-
nent des allures de protecteurs. Papa Godard
tapote les joues de Joséphine Cailleton ; il tutoie
toutes ces demoiselles ; il connaît les familles...
D'une voix glacée, je coupe court à ces effusions.
— Messieurs, vous permettez? nous continuons ;
nous n'avons pas de temps à perdre.
Et nous continuons en effet. Mais j'ai l'œil ouvert.
Je vois les deux vieux qui s'installent dans un coin
avec Irma Quitter, une petite sœur d'Anna qui va
sur ses seize ans. Pauvre gosse, la voilà toute rouge.
Attendez un peu, mes vieux singes ! Ne vous ima-
ginez pas que pour dix francs vous aurez le droit
d'empester nos coulisses.
Je m'approche et j'arrête sur le groupe des yeux
froids comme le Spitzberg. La gamine se lève comme
pour me faire place et, soulagée, respire très fort.
Mais je ne m'assieds pas. Eux viennent à moi et
le gros notaire, familier, me tape sur l'épaule.
— Hein ! mon gaillard ! vous ne devez pas vous
embêter... Si j'avais votre âge !
Moi, très sec :
— Il n'est jamais trop tard pour mal faire, mon^
sieur.
Les voilà qui clignent de l'œil en me désignant
Thérèse Forestier, la plus jolie, sans contredit, d(
la bande. Le notaire renifle et fait claquer sa langucj
LE CHEMIN DE PLAINE 141
Moi, pas du tout ! je ne donne pas dans leurs
manières. Je parle du temps qui est brumeux et
je les emmène petit à petit vers la mairie où je les
livre à M. Michaud.
Le petit Forestier, Chariot, lâche à mi-voix, entre
les deux tirades, le mot de la situation :
— Ce qu'ils fichent, ces deux? Nous n'allons pas
voir leurs vieilles, nous autres...
Ils ne sont pas revenus ; ils n'ont pas osé.
J'ai relégué de même M. Michaud dans sa mairie.
Il nous le fallait, M. Michaud, mais à côté ; il doit
être un peu là, un peu seulement ; il suffit qu'il soit
dans le corps de bâtiment. Puisqu'il a beaucoup
de travail en ce moment, qu'il en profite : qu'il
copie sa liste électorale et dresse ses statistiques.
Non, jamais ces demoiselles ne retrouveront un
organisateur aussi attentif à satisfaire leurs petits
désirs sournois.
Qui n'eût, à ma place, sacrifié les Forestier?
Mme Michaud ne voulait pas les voir ; M. Michaud
lui-même m'avait juré que jamais Chariot ne sau-
rait un rôle, fût-il de quinze lignes.
Malgré cela, j'ai gardé le frère et la sœur. Je me
moque bien, nous nous moquons bien des rôles et
de la représentation ! Il ne s'agit pas d'avoir de
bons artistes, mais de joyeux artistes. Sous ce rap-
port les Forestier sont la fine fleur de ma troupe.
Thérèse est une comédienne exécrable, j'en con-
viens. Elle se trémousse trop ; elle déclame en dépit
142 LE CHEMIN DE PLAINE
du bon sens ; elle vous crache les vers un par un
comme des bouts de rubans mal assortis ; elle
grasseyé ! Mais elle est blanche, potelée et pimentée
à souhait. Des yeux insolents, des cheveux chauds,
une petite main leste, elle a tout ce qu'il faut
pour éveiller les officiers de la Hampe mysté'
rieuse.
Le frère n'est pas moins précieux. J'avais flair(
en lui un loustic remarquable ; je ne m'étais pas
trompé. Roué comme une potence, il m'a été d'un
grand secours pour écarter les importuns. Il a une
façon toute spéciale de me regarder dans les yeux
quand il prépare un coup ; et je n'ai pas besoin de
ciller, il lit ma pensée intime :
— Vas-y Chariot !
Par ailleurs, il est bien certain que M. Michaud
avait raison : jamais ce garçon ne saura son rôle ;
jamais non plus il ne consentira à écouter docilement
le souffleur et à ne pas placer de variantes, de petites
variantes bien à lui.
Mais que nous importe I II est là pour souffler
la chandelle.
Le premier soir où cet accident se produisit,
M. Michaud, inquiet, se dérangea. Je le rassurai
de mon mieux, en accusant cette fichue lampe.
Le lendemain, j'eus le nécessaire accès de fran-
chise :
— Voyons, monsieur Michaud, entre nous, pen-
sez-vous réunir tous les soirs ces jeunes gens sans les
I
LK CHEMIN DE PLAINE 143
laisser rire un brin? Il n'y a pas de mal après tout,
pas le moindre mal.
— Soit, mais n'abusez pas. De la discrétion,
monsieur Tournemine, de la discrétion...
Nous avons été discrets ; jusqu'à présent, per-
sonne n'a jasé. Et pourtant la chandelle s'est éteinte
presque tous les soirs.
La bonne jeunes^se î
Et moi, ne suis-je donc pas tout jeune aussi!
Pas toujours.
D'abord je suis l'organisateur et j'ai un certain
faix sur les épaules qui m'empêche de gambader.
Je suis digne. Je dis : M. Robert, M. Lucien,
M. Charles, Mlle Forestier. Je préside au travail.
Je corrige la pièce. Là où le serin d'auteur a écrit
« au nom de Dieu » je mets « au nom du ciel ». Je
pourchasse les liaisons saugrenues et je guerroie
contre les sonorités locales. Je veille aux gestes.
J'anime cette grande solive d'Anna et je la fais s'ar-
rêter aux points ; car elle ne s'arrête pas aux points,
même suspensifs ou d'exclamation, et Dieu sait
pourtant s'il y en a ! Les tirades lui glissent du bec
comme des banderoles imprimées et cousues.
Je fais au contraire couler la voix de Thérèse et
je modère ses élans. Je rabats ses petites pattes
impétueuses et blanches de lingère. Je ne lui serre
pas les doigts. C'est avec elle surtout que je fais le
bonhomme de bois. Elle m'a frôlé maintes fois
dans le noir. Une fois, même, elle m'a pris par le
144 LE CHEMIN DE PLAINE
COU et je l'ai sentie dressée devant moi, les lèvres
hautes et quêteuses. Je lui ai mis un baiser au
front et je me suis dégagé avec une douceur ferme
en murmurant :
— Là I là ! Tout beau, ma chère enfant I
Cela, sans le moindre frisson dans les moelles.
Je suis passablement fort. Je ne crains pas le
diable.
Sévère pour moi, je suis plein d'indulgence pour
les autres. Lorsque, dans les ténèbres, je dis d'une
voix attristée :
— Encore I monsieur Forestier, vous n'êtes guère
raisonnable !
Chacun sait ce que cela signifie :
— Dépêchez-vous, les enfants : le temps perdu
ne se rattrape pas.
Je mets longtemps à chercher mes allumettes et,
quand je les ai enfin trouvées, je frotte à l'envers.
Je laisse le temps immoral nécessaire. Je le laisse
juste, car il faut de la mesure en tout et de la dis-
crétion.
Oui, voilà ce que j'ai été avec ces jeunes gens.
Mais il y a eu un autre homme en moi ; il y a eu
un amoureux, un ensorcelé, un fou.
J'ai réussi à faire venir Josette aux répétitions ;
nous l'avons eue deux fois.
Elle avait les couplets d'Evrard et les partitions
depuis trois semaines. Jeudi dernier je me suis pré-
senté chez elle pour avoir des nouvelles, car je ne
LE CHEMIN DE PLAINE 145
Tai pas rencontrée chez Mme Bérion depuis que nos
répétitions sont en train.
Naturellement, j'ai vu surtout Mme Olivet.
— Eh bien ! cette pièce, monsieur Tournemine?
on en dit beaucoup de bien.
— Entre nous, madame, beaucoup trop.
— On m'a dit que c'était très beau... de grands
sentiments...
— De grands sentiments pour un petit auteur,
c'est juste ; des sentiments bien français exprimés
en sabir de contrebande.
— En tous les cas, les couplets sont fort jolis.
— Précisément, ils ne font pas partie de la pièce ;
nous les avons ajoutés pour égayer un peu une
scène par trop monotone.
— De qui sont-ils?
— Cela, c'est un secret.
— Ne me le donnez pas en quatre. Voulez-vous
parier que je devine? Ils sont de vous.
— Un secret, madame...
Faut-il le dire? Je n'ai pas été très malheureux
de ne pas pouvoir attribuer ces couplets à Evrard.
Mme Olivet et moi nous n'avons rien à nous
envier : mes couplets valent ses confitures.
Comme la conversation menaçait de s'allonger
fâcheusement, j'ai réclamé Mlle Josette. Elle est
venue, sérieuse comme à ma première visite.
Mme Olivet m'ayant présenté comme l'auteur
des fameux couplets, elle s'est inclinée le plus
10
146 LE CHEMIN DE PLAINE
gravement du monde ; puis elle a dit avec une
nuance de moquerie :
— Faut-il aussi complimenter monsieur de la
musique? Les vers sont jolis, autant que je puisse
m'y connaître, mais la musique est délicieuse.
— Bonne ou mauvaise, je n'en suis pas respon-
sable, mademoiselle, aussi vrai que j'existe l
Mme Olive t :
— Cachottier !
Mais Josette, heureuse je crois bien de donner
une leçon à sa belle-mère :
— C'est du Massenet... un passage très connu et
très facile, d'ailleurs.
J'ai changé la conversation. Nous avons décidé que
je ferais transporter le piano à la salle des répétitions
et que Josette viendrait le lendemain, vendredi.
Elle est venue.
J'avais, pour elle, soigné ma toilette ; les autres,
prévenus, en avaient, je crois, fait autant. Je crai-
gnais un peu de froideur, un peu de gêne, car
Josette n'habitant Lurgé que depuis un an n'a
pas pu avoir de nombreuses relations avec mes
artistes.
Mes craintes étaient vaines. Thérèse s'est rap-
pelée avoir joué à la marelle avec Mlle Olivet et
elle s'est mise à la tutoyer. La glace a été rompue.
J'ai mis mes acteurs en scène.
— Nous allons commencer. Monsieur Chariot,
voulez-vous faire votre entrée?
LE CHEMIN DE PLAINE 141
— Voici ! Bonjour la compagnie !
— Pas de blagues, vous î
— Faut bien saluer ! Je ne suis pas fier, moi.
— Allez ! sérieusement ! Tâchez de vous rappeler
votre rôle ; vous ne le savez pas encore.
Devant Josette, j*ai peur de paraître pédant. Et
puis cette pièce est vraiment trop ridicule ; si elle
s'y connaît un peu, je suis perdu d'honneur. Il vaut
mieux qu'elle n'écoute pas. Laissons mes gens se
débrouiller.
Je l'installe devant son piano et, à voix basse,
pour ne pas déranger les autres, j'attire son atten-
tion sur l'éclairage qui n'est pas fameux : nous
n'avons pas allumé les bougies.
— Oh ! monsieur, c'est tout à fait suffisant ;
ma musique est si simple ! je jouerais dans l'obscu-
rité.
— Cependant, je vais installer vos partitions,
pour l'honneur.
— Alors, installez-les bien, monsieur; ne les
mettez pas la tête en bas !
C'est juste. Pourquoi se moque-t-elle ainsi de
moi? Mes pauvres mains tremblent.
Les autres font beaucoup de bruit derrière nous ;
on dirait des écoliers turbulents pendant une
absence du maître. Josette s'en aperçoit. D'ail-
leurs toutes ces demoiselles éclatent de rire ; c'est
Chariot qui, fourvoyé, improvise.
Il se retourne :
148 LE CHEMIN DE PLAINE
— Pourquoi rigolez-vous? Ce n'est pas ma faute :
le patron n*est pas là, ce soir, pour souffler. |
Je sens que je deviens rouge. Heureusement ils
en sont à la fin du deuxième acte, à la scène des
couplets. Anna chante, Josette joue. Tout le monde
écoute ; nous n'avions pas encore entendu ça.
Nous applaudissons ; Anna recommence les cou-
plets, puis la pièce continue. 1
Elle devrait continuer toujours. Accoudé au
piano, j'appelle à moi les prunelles fraîches et si
vivantes ce soir ; je resterais ici toute la nuit, toute
la vie. Il faut pourtant bien parler.
— Mademoiselle Josette, je vous prie, n'écoutez
pas ces niaiseries ; cette pièce est absurde.
— Mais c'est vous qui l'avez choisie, paraît-il.
— Raison de plus ; vous me croirez plus bête que
je ne suis.
— Pas du tout, au contraire.
Je sursaute. Le ricaneur se réveille en moi \ je
l'entends gouailler :
— Non, mais ce qu'elle t'achète I
Très vite je me rassérène. Elle a dit cela par dis-
traction, pour parler, elle aussi.
— Mademoiselle, c'est moi qu'il faut écouter ;
je vous conterai comment j'ai été amené à brandir
cette Hampe mystérieuse.
— Ne dites pas de mal de cette pièce : elle vous
a donné l'occasion d'écrire une bien jolie chanson
en collaboration avec Massenet.
LE CHEMIN DE PLAINE 149
— Taquinez-moi, mais soyez juste. Je ne suis
pas responsable de cette chanson, pas seul du moins ;
le véritable auteur n*est pas ici.
(Pas seul... le véritable auteur... Ma conscience est
à peu près tranquille et l'honneur est à peu près
sauf.)
— Où est-il donc? Je voudrais bien le connaître.
— C'est un secret, mademoiselle.
— Oh I vous éveillez ma curiosité.
— Et je la satisfais... L'auteur véritable est mon
ami Evrard. Il est exclu de ces réjouissances ; mais
c'est un bon camarade, il m'a aidé ; en cachette,
par exemple, en cachette ! Vous êtes seule à le
savoir et ne mettez personne dans la confidence :
si sa femme l'apprenait, elle l'empoisonnerait !
— Mais pourquoi ces couplets? Ils ne semblent
pas nécessaires à la pièce...
— Pas le moins du monde.
— Alors, pourquoi?
— Mademoiselle, vous êtes curieuse I
— Est-ce encore un secret?
— Hélas I
— Je le saurai donc.
— Ah ! vous êtes sûre de votre force ! Eh bien,
soit î Mademoiselle Josette, c'est un secret très gros,
très lourd, très difficile à dire. Êtes- vous de bonne
humeur?
— Mais... oui, je crois.
— Tant pis I votre rire est la plus belle musique
150 LE CHEMIN DE PLAINE
que je sache, mais pour une fois, je ne voudrais pas
Tentendre. Je vous en prie, soyez grave... c'est
cela... Baissez un peu les yeux, voulez- vous?... Vous
rappelez-vous mes paroles, la première fois que
nous avons parlé de cette représentation... là-bas,
chez Mme Bérion, dans le petit bureau? Non, vous
ne vous les rappelez pas... mes pauvres paroles I
je ne les avais pourtant pas prononcées du bout des
lèvres... Je me souviens, moi... Il faisait brun, j'au-
rais à peine pu voir vos yeux... Mais je ne vous regar-
dais pas en face ; votre profil se dessinait dans le
jour cendré et délicat ; vous aviez un corsage gris...
— Mon secret?
— J'y arrive, m'y voici tout de suite. Il me fal-
lait des couplets parce qu'ils me garantissaient
votre présence ici. Pièce, personnages, répétition,
rien de tout cela ne comptait pour moi. Avec de
la musique, j'espérais bien vous faire venir... Oh !
ne riez pas, ne riez pas tout de suite ! Laissez-moi
un instant ma folie. Cette minute est si douce, ne
la gâtez pas ! S'il vous plaisait maintenant de lever
les yeux... Faites-moi l'aumône d'un regard pour
que, tout à l'heure, quand nous nous séparerons,
j'emporte une image illuminée dont s'éclairera ma
chambre froide et triste...
Pftt !
Ténèbres !
J'avais oublié Chariot.
Josette a jeté un léger cri ; elle n'a pas dû bou-
LE CHEMIN DE PLAINE 151
ger ; elle est là, devant moi, mais je ne la vois pas
du tout.
Mes allumettes I Justement je ne les trouve pas ;
je les avais pourtant tout à l'heure... Cette poche...
cette autre... rien ! C'est fait exprès.
Rires, trépignements.
— Messieurs, qui de vous va rallumer la lampe?
Je n'avais pas prévu cet accident...
Chariot, d'un accent impossible.. :
— Qui c'est ici qui a des chimiques? Le patron,
ce soir, il les a oubliées, les siennes...
Je l'étranglerais I
Ceux qui ont le temps pouffent, les autres font
des bruits divers. Mes yeux s'habituent un peu à
l'obscurité ; j'aperçois une tache blanche : c'est le
col de Josette. Que va-t-elle penser? Elle ne revien-
dra plus ! Que faire? Je ne trouve pas ces maudites
allumettes.
— De grâce, messieurs, fouillez bien vos poches.
Thérèse éclate ; elle la trouve bien bonne, mon
histoire d'allumettes perdues ! Son rire se rap-
proche ; puis, une forme sombre passe devant moi,
deux mains se lèvent jusqu'à ma figure, deux mains
tâtonnantes, curieuses, fouillant l'obscurité.
Complaisamment je baisse la tête, je me laisse
palper. Voici mes cheveux, mes lèvres... oui, mes
lèvres... et la joue de Mlle Olivet n'est pas dans le
voisinage ; tu peux chercher, ma petite Thérèse !
Les deux mains s'en vont ; Josette, frôlée, pousse
152 LE CHEMIN DE PLAINE
un cri, se lève et, nerveuse, se jette contre moi, me
saisit le bras, le lâche aussitôt.
Ce mouvement fait tomber ma boîte d'allumettes
qui était sur le coin du piano. Je me baisse. A quatre
pattes, je frôle des jupes. Mes lectures assignent
cette position à Tamant romantique, passionné et
respectueux. Sur le plancher, mes mains circulent,
grandes ouvertes. Si j'allais, au lieu d'allumettes,
ramasser les mollets de Thérèse ! Bien que mes
ongles ne soient pas rétractiles... Mais je pourrais
me tromper... Mes oreilles chantent, mon hanne-
ton bourdonne à bruyantes élytres. Oh I les ténèbres
du mal I
Heureusement j'ai trouvé. Que la lumière soit !
Thérèse, ange déchu, éteint la flamme.
Je me venge silencieusement : dans huit jours
elle pourra encore admirer le bleu souvenir de cette
scène.
Une lueur seconde brille très haut entre mes
paumes jointes.
— Mesdemoiselles, messieurs, la représentation
continue.
Je mianque d'assurance. J'ai le bout des doigts
poussiéreux et mes cheveux trop longs, relevés en
coup de vent, n'ont pas su se tenir quand je me suis
baissé. M
Je voudrais bien revenir près du piano, mais
Thérèse est en train d'édifier Josette. Que peut-
elle ainsi lui conter à l'oreille? Elle est très capable
LE CHEMIN DE PLAINE 153
de lui dire que je l'ai pincée. Il faut intervenir.
— Mademoiselle Forestier, en scène I
— C'est mon tour, déjà? Eh bien! monsieur,
prenez ma place I
Je ne me le fais pas dire deux fois.
— Vous entendez, mademoiselle Josette? j'obéis.
Moi qu'on nomme le patron, j'obéis à tout le monde.
— A Thérèse, surtout.
— Surtout, non I à elle comme aux autres.
— Elle est jolie.
— Elle n'est pas mal. Dites-moi, elle vous a fait
bien peur ! Mes acteurs ont parfois des plaisanteries
de mauvais goût. Je ne saurais vous dire combien
je regrette cet incident...
— Cet incident prévu, quotidien... Pourquoi
mentez-vous, monsieur?
— Mademoiselle Josette, écoutez-moi...
— Je vous aurais cru tout à l'heure, mais la
courte nuit qui vient de passer m'a porté conseil.
Je ne reviendrai plus ici.
— Oh I ne dites pas cela î Ce que vous avez cru,
vous le croirez encore. Oh ! vos yeux, comme ils
sont tristes ! Josette ! Josette ! Votre nom est doux
comme un matin d'avril, et toute la jeunesse du
monde auréole votre front. Votre image adorée
brille souverainement sur le fond changeant de ma
pensée. Oh 1 vous me croirez encore I Mon amour
est si fort que vous ne sauriez douter.
— Thérèse non plus ne doute pas.
154 LE CHEMIN DE PLAINE
— Thérèse I Mais c'est fou, c'est absurde... c'est
méchanceté pure... L'accompagnement est parfait,
à mon avis du moins.
Comme un braconnier, après avoir sauté une haie,
change d'allure sur la voie publique, j'ai brusque-
ment changé de ton : Thérèse, délivrée de son rôle,
s'avance vers nous.
Malheureusement, ni moi ni Josette n'avons
changé de front. Thérèse s'amuse comme une folle.
— Pardon, ! je ne dérange pas ces m'sieur-dame?
Elle tire un tabouret et s'installe entre Josette et
moi. Familière comme elle ne l'a jamais été, elle
me frappe sur les doigts avec une partition roulée.
Si le diable passait et qu'il en voulût, je la lui don-
nerais bien volontiers.
Cependant la dernière scène est jouée. Un à un
les autres font le cercle autour de nous. J'en ai
vite assez. Heureusement M. Olivet vient chercher
Josette. Pressé, il ne s'attarde pas aux salutations ;
cependant il me serre la main, à moi. Cet homme
important ne se doute pas de mon audace.
Aussitôt qu'il est parti avec Josette, les autres
sortent aussi. Je reste le dernier comme à l'habi-
tude. La main haute, j'attends pour éteindre la
lampe que Thérèse ait fini de s'emmitoufïler. Elle
y met le temps.
— Faut-il donc vous aider, mademoiselle Thé-
rèse?
— Mais I Si vous étiez galant... Vous me devriez
LE CHEMIN DE PLAINE 155
bien ça, d'ailleurs, je viens de vous rendre un fier
service.
— Un service, vous?
— Un peu... j'ai joliment avancé vos affaires.
— Je n'ai pas l'honneur de comprendre ; parlez
clairement.
— Faites l'imbécile ! ça vous va, vous savez !...
C'est une bonne fille, je l'aime bien ; elle aussi
m'aime bien, mais ce soir elle m'aurait fusillée...
Vous n'avez pas vu ses yeux?
— Mais, qu'est-ce que vous me chantez là? Vous
me disiez que vous m'aviez rendu service.
— Parfaitement ! Elle ne pensait seulement pas
à vous, votre Josette... Je l'ai rendue jalouse.
— Jalouse ! de qui?
— De moi, de nous toutes ; et la voilà emballée ;
vous avez de la veine, car vous n'êtes pas épatant,
vous savez !
— Tiens ! tiens ! tiens I C'est pour votre plaisir
que vous jouez ces petites comédies?
— Oui, pour passer le temps ; et pour rendre
service à la jeunesse. Seulement, une autre fois, ne
me pincez pas si fort, vous ! J'ai un bleu.
— Faites voir I
— Allez donc, sale type !
Elle est affriolante mais elle ne m'émeut pas.
Elle, de son côté, a l'air très calme, mais si
j'éteignais la lampe elle me tomberait dans les
bras.
156 LE CHEMIN DE PLAINE
C*est une petite rouée ; elle s'est amusée de nous.
Mais je ne comprends pas bien son cas. Quand
est-elle sincère? Jamais complètement sans doute ;
il y a de la pose dans chacune de ses attitudes ;
comme dans les miennes, les nôtres, les vôtres, les
leurs... Le cœur humain est un écheveau très em-
brouillé ; j'ai lu ça partout ; c'est, par conséquent, ■
tout à fait sûr.
Hier soir, Jtosette vint avec sa belle-mère. Mais
le Dieu des amoureux avait, dans la journée, envoyé
à Mme Michaud des vapeurs, des étouffements et
une migraine que l'on peut dire carabinée puis-
qu'elle légitima l'intervention du médecin.
Mme Olivet fut obligée d'aller voir cette pauvre
dame et je passai la soirée près du piano. De temps
en temps Thérèse se dérangeait pour venir chu-
choter à l'oreille de Josette.
— Qu'est-ce qu'elle vous raconte donc? deman-
dai-je à la fin.
— Bien des choses ; mais je ne suis pas forcée
de vous les répéter.
— C'est dommage, je pourrais peut-être démentir.
— Vous croyez? Ce ne serait pas si facile : elle
dit tantôt blanc, tantôt noir.
— Aujourd'hui, elle dit...
— Blanc I
— Et quelle est votre couleur préférée?
LE CHEMIN DE PLAINE 157
— Mais le blanc, naturellement !
Disant ces mots, Josette leva vers moi des yeux
limpides et joyeux. Jamais je ne l'avais vue si jolie.
Une envie folle naquit en moi, un de ces désirs
brusques et irrésistibles qui remplissent toute l'âme.
Je regardai furtivement mes comédiens. Chariot
était debout sous la lampe ; j'arrêtai une seconde
mes yeux sur les siens.
Vas-y Chariot !
Il comprit. La lampe s'éteignit.
— Oh ! cria Josette.
Je l'attirai à moi.
— N'ayez pas peur, chuchotai-je et pardonnez-
moi. Je vous aime ! Pardonnez-moi ce baiser... cet
autre... et tous ceux-ci, achevai-je, en posant mes
lèvres sur ses cheveux.
Surprise, elle se débattait pourtant. Je me
reculai vivement et je fis craquer une allumette.
Une porte s'ouvrit chez M. Michaud ; Mme Oli-
vet, sa visite terminée venait nous entendre. Il
était temps !
Josette s'était remise à son piano. J'allai à elle et
je murmurai :
— Vos yeux I montrez vos yeux 1
Elle eut un imperceptible mouvement de tête qui
disait :
— Non ! non !
et ses mains coururent au hasard sur les touches.
La soirée s'acheva correctement. Mme Olivet
158 LE CHEMIN DE PLAINE
trouva la pièce charmante, les chansons délicieuses :
quant à ma troupe, elle est sans rivale. Allons, tant ;
mieux !
Au mom.ent de partir, j'offris à ces dames de-
les reconduire ; Mme Olivet accepta ; elle est
peureuse, dit-elle, et craint de traverser le bourg
endormi.
Nous partîmes. Il faisait froid ; c'était une belle
nuit d'hiver, scintillante et violette. Nous allions
bon train ; Mme Olivet, trop emmitoufïlée, s'essouf-
flait à parler ; elle entr' ouvrit son manteau.
— Vous allez tout de même un peu vite, jeunes
gens, avoua-t-elle.
— Eh bien, ralentissons ! dis-je. C'est que j'ai
l'habitude de marcher à grands pas. D'ailleurs ce
temps sec et clair allège ; ne trouvez-vous pas, mes-
dames, que ce vent pique la gorge comme un petit
vin blanc?
— Moi, répondit Josette, j'aimerais courir ; il me
semble que je ne me fatiguerais pas.
— Vous vous vantez, mademoiselle. Je parie que
vous ne sauriez seulement courir jusqu'à votre
demeure, à cent cinquante mètres d'ici.
— Oh ! je parierais bien.
— Eh bien ! courons ! madame, courons ! voulez-
vous?
— Oh monsieur ! comme vous êtes jeune ! mi-
nauda Mme Olivet. Si l'on nous voyait, on nous
croirait fous.
LE CHEMIN DE PLAINE 159
— Qui vous dit que nous ne le sommes pas?
Courons i Un... deux... trois !
Téméraire, je saisis le bras de Mme Olivet et je
l'entraîne. Elle ne résiste pas, la vieille toquée !
Josette, d'abord indécise, grande fille, s'est élancée
à son tour ; elle nous dépasse ; son rire, étouffé par
sa fourrure, s'enfuit.
J'abandonne l'autre et, en dix enjambées, je
la rejoins. Mon bras autour de sa taille, j'accélère
sa course.
— Mademoiselle Josette, ne nous arrêtons pas
chez vous... Je vous emporte pour moi seul, dans
un pays secret, au bout du monde.
Si tu veux, faisons un rêve :
Montons sur deux palefrois ;
Tu m'emmènes, je t'enlève ;
L'oiseau chante dans les bois.
Je l'emporte maintenant tout de bon ; je sens sur
ma joue le frôlement de ses cheveux. Nous sommes
devant la grille de sa maison ; il y a là un gros arbre
qui s'avance sur la route ; je m'arrête derrière, dans
la nuit propice. Josette, toute frémissante de la
course, est encore sur mon bras. Elle se cache la
ligure, mais mes lèvres, entre ses doigts, trouvent
ses lèvres.
Elle m'a rendu mon baiser...
Elle m'aime ! Josette m'aime ! Mon bonheur est
merveilleux !
160 LE CHEMIN DE PLAIJNE
12 janvier, — Les costumes sont arrivés. Erreur I
Horreur I Ils ne sont pas de 1815 ; ils sont « fin de
siècle » !...
J'ai voulu les renvoyer, mais M. Michaud s*y est
opposé.
— Non ! non I cela retarderait encore la repré-
sentation. Et puis ces costumes ont un avantage :
on les connaît, au moins I
Soit I
Il y a peu de chose pour ces demoiselles. Elles
s'habilleront elles-mêmes sous la direction de
Mme Michaud. Pour les hommes, il y a quatre
costumes militaires, des épées, des étuis à revolver ;
il y a aussi des fausses barbes, car mes guerriers,
sauf Chariot, sont des blancs-becs.
Mme Michaud et Mme Godard ont été un peu
déçues ; elles ont trouvé que cela ne faisait pas
assez d'effet. On voit bien qu'elles n'ont jamais
servi dans un régiment d'infanterie.
Il y a là la pelure d'un général et de deux capi-
taines. Le triste auteur ne pouvait pourtant pas
faire beaucoup mieux.
Nous n'avons, il est vrai, ni bottes ni éperons ; mais
j'ai assuré que j'en trouverais chez les ouvriers du cuir.
Au besoin, des guêtres vernies feront office de bottes.
J'ai ajouté :
— Je passerai d'ailleurs tous ces fourreaux de
bancals au tripoli. Ça me connaît, l'astiquage. Vous
verrez, vous verrez ça aux lumières ! ^
LE CHEiMlN DE PLAINE 161
13 jaiwier. — Ce matin j'ai passé sous sa fenêtre.
Amoureux moderne, j'y suis passé à bicyclette et
je lui ai donné l'aubade avec une trompe nickelée.
Par malheur sa fenêtre est loin de la route,
tout au fond d'un jardin, et j'ai été obligé de passer
vite.
J'ai filé sur les Pernières comme pour une course
urgente, puis j'ai fait demi-tour. A l'entrée du bourg,
la route fait un crochet assez brusque : il n'est pas
ridicule, il est même prudent, d'avertir à cet endroit.
J'ai donc à nouveau pincé ma poire. Puis, devant
la grille, je me suis donné le ridicule de l'homme
qui perd son chapeau. Il m'a fallu descendre et j'ai
eu le temps de voir un rideau se soulever... Oh,
timidement ! mais enfin je ne me suis pas abusé,
c'était elle. Seulement, à cette distance, on ne peut
rien dire avec les yeux.
Elle s'est dérangée à son tour cette après-midi.
Elle est venue chez Mme Bérion pendant que je
donnais ma leçon. J'ai reconnu son pas et sa voix
m'est arrivée, très assourdie, à travers la cloison.
Si elle était restée dans la cuisine, j'aurais eu besoin
d'une douzaine d'allumettes ou d'une boîte de hari-
cots ; mais Mme Bérion l'a entraînée au premier —
et pas même sur ma tête.
Maintenant, je ne désire rien tant que la revoir.
Si je n'avais la certitude de la rencontrer samedi à
notre « générale », je ne sais pas de quelle folie je
serais capable.
Il
162 LE CHEMIN DE PLAINE
15 janvier. — Répétition générale. Pièce, chants,
monologues, tout doit y passer.
Nous avons quelques invités. D'abord, M. et
Mme Michaud, Mme Olivet, Mme Godard (M. Go-
dard n'y est pas, il ne sort pas avec sa femme) ;
puis les chanteurs, les chanteuses, les comiques,
Mitron Maurice, violon, son frère Paul, contre-
basse, Bijard, clarinette, d'autres fifres que je ne
connais pas.
Nous avons même M. le Maire. C'est M. Michaud
qui l'a invité et il n'a pas osé rester chez lui.
Il est timide. Heureusement, je me suis occupé de
lui ; je l'ai placé soigneusement dans un petit coin
où personne ne viendra le déranger. C'est un vieux
paysan ; il est M. le Maire parce que les gros bon-
nets du Conseil municipal se détestent et se ja-
lousent. Ils l'ont fait nommer officier d'Académie
pour rehausser le prestige de Lurgé. Lui, glorieux,
porte le ruban à son gilet et sa blouse est débou-
tonnée ; il s'appelle Jean ; les vieux de son âge
l'appellent Jeandrille, mais il a le sentiment de
l'emporter sur eux.
Ici, il ne sait pas trop quelle contenance tenir à
cause de ces vieilles dames emplumées et de ces
trois ou quatre freluquets qui parlent du bout des
lèvres.
Alors il sort sa pipe. Je lui offre mon paquet de
tabac.
— Merci, ben honnête ; ma grange est afîanée.
LE CHEMIN DE PLAINE 163
Le voilà en confiance. Je ne suis pas imposant,
moi ; je lui sers d'appui.
Mitron jeune vient déposer sa contrebasse à côté
de nous. M. le Maire s'ébahit devant ce meuble.
— Fi de la mère ! En v'ià un violon ! D'mon
temps, avec un machin comme ça, j'aurais pas été
en peine de faire danser une noce de deux cents
personnes.
— Vous jouez du violon, monsieur le Maire?
— Ben sûr ! d'mon temps j'en craignais point.
— Vous devriez jouer demain ; si nous avions
su...
— Ben honnête ! je joue pas la note, je joue de
routine. Vous, monsieur Tournemine, avez-vous
point une musique?
— Moi, je sais jouer des castagnettes ; mais je
les ai laissées chez ma mère.
— Ah!
Cependant les musiciens sont en place, le bec
prêt, les mains prêtes. Josette, devant son piano,
attend le signal de Mitron aîné qui est chef d'or-
chestre.
Nous ne nous sommes pas parlé ; je n'ai même pas
pu l'approcher encore ; mais, lorsqu'elle est entrée,
ses beaux yeux ont cherché les miens.
Je dérange bruyamment un banc ; elle tourne la
tête. C'est moi, oui, c'est moi ; je voulais tes yeux,
mon amie. Maintenant ton âme est avec la mienne ;
je vais t'écouter sans être jaloux de ces musiciens.
LE CHEMIN DE PLAINE
I
Mitron a compté une mesure pour rien. Les voilà
partis.
Dans notre coin nous écoutons respectueusement.
M. le Maire tire sur la fumée ; à chaque aspiration
la peau de ses joues s'enfonce profondément entre
ses mâchoires ébréchées. Il ôte sa pipe et tend le
cou ; il va cracher. Mais il hésite, regarde autour
de lui craintivement ; il se retourne enfin et crache
dans le coin, derrière son tabouret.
Il n'avait pas prévu cet embarras. Autant ne pas
fumer. Il s'essuie la bouche et remet sous sa blouse,
dans la poche de son gilet, sa pipe, chaude comme
un petit oiseau.
Je l'abandonne.
Joséphine chante. Je passe en revue ma troupe
qui attend bien sagement dans le fond de la salle.
— Monsieur Forestier, pourquoi avez-vous ôté
les bougies du piano?
— Je n'ai rien ôté du tout ; pourquoi m'accusez-
vous?
— Je suis sûr que c'est vous.
— C'est vous, plutôt ! je ne m'occupe pas des
pianistes, moi !
Touché I cela se voit donc bien 1 Je m'efforce de
ne pas marquer le coup.
— En tous les cas, pas de blagues ce soir, je vous
en prie. Que dirait-on par la ville?
Joséphine a fini triste, triste. C'est notrq tour.
Nous pe sommes pas prêts. Ces nigauds se sont
LE CHEMIN DE PLAINE 10»
équipés en dépit du bon sens ; mon général a Tair
d'un réserviste et mes capitaines sont des bleus.
— Messieurs, l'arme à gauche et suspendue ; vous
avez un crochet, c'est pour vous en servir ; uîie épée
n'est pas un parapluie.
De tous ceux qui sont ici, je suis le seul ayant
servi, car Mitron a été, je crois, réformé. Sous-
officier, officier de réserve en cas de besoin, je con-
nais le fourbi dans les coins. Cela ne diminue pas
mon importance aux yeux de ces femmes et de ces
gosses.
— Le képi droit, messieurs, et un peu chiffonné...
— Et pis, la musette du sergent est à l'envers.
Tiens I c'est M. le Maire qui vient de remarquer
ça. Lui aussi est un vieux guerrier. N'importe ! ce
n'est pas un rival redoutable.
— En effet I et voyez, monsieur le Maire, comme
ce garçon est tiré. Quand vous serez au régiment,
monsieur Forestier, vous ne sortirez pas de la
caserne attifé comme ça. Débouclez votre ceinturon !
D'un coup de genou, je creuse les reins de Chariot ;
en même temps, je tire sa capote et je fais deux
gros plis raides et corrects.
M. le Maire, intéressé, s'est approché pour me
voir faire.
— D'mon temps, on s'y prenait point de même...
c'était ben plus difficile.
Naturellement ! Il a fait sept ans et cinq garni-
sons. Il a été comme moi à Bourges ; nous avons
166 LE CHEMIN DE PLAINE
monté la garde à la même caserne, neuve de son
temps, vieille du mien. Nous sommes presque copains.
Mais nous perdons du temps. Tout est prêt :
allons-y !
— Allez-y, Chariot ! Je vous soufflerai à condition
que vous ne le rendiez pas à la lampe. J
Cela marche. Cela marche même mieux que je ne
l'aurais espéré. Ils savent leurs rôles ; Chariot lui-
même n'a pas trop d'hésitations. Ces dames sont
enchantées. Un seul accroc au deux : un de mes
capitaines ayant tiré sa latte n'a pas su la remettre
au fourreau.
Les couplets me donnent l'occasion de m'ins-
taller près du piano entre Josette et Mme Michaud.
Je vois Josette en face et mes prunelles, de temps
en temps, prennent les siennes. Quoi qu'il arrive,
je ne bouge plus d'ici.
Applaudissements. Tiens ! la pièce est donc ter-
minée ! Cinq minutes de papotage. Mitron aîné fait
le gracieux avec les dames. Il me tanne.
Mme Olivet me félicite de loin, puis elle félicite
Mitron, musicien-chef.
Moi je fais des réserves, je critique ; au hasard,
d'ailleurs." *
— Il y a beaucoup de cuivres... que viennent
faire tous ces cuivres I
— Du bruit, répond Josette assez bas.
— Alors, j'aurais pu, moi aussi, faire une partie
avec une sirène ou une trompe de bicyclette.
LE CHEMIN DE PLAINE 167
— En effet, vous n'en jouez pas trop mal.
— Qui vous l'a dit?
— Je vous ai entendu jeudi matia et ce matin
encore...
— Mais je ne suis pas seul à me servir d'une
trompe.
— Je vous ai vu.
— Merci ! je vous aime. Moi, hier, je vous ai
entendue rire chez votre cousine et mon cœur a
bourdonné comme une joyeuse ruche.
— N'exagérez point !
— Je vous adore I donnez-moi vos yeux.
— Oui, mais prenez garde...
— Je vous aime. N'ayez aucune crainte I je vous
parle du bout des lèvres en souriant ; personne ne
se douterait que j'émiette mon cœur et que je vous
en jette les morceaux. Vous riez ! Suis-je assez pré-
cieux, dites I Si j'en avais le temps, il me plairait, ce
soir, nouer pour vous au fil bleu de ma tendresse
toutes les fleurs de la rhétorique amoureuse, les
fleurs excessives, les fleurs aux carnations tragiques
et les fleurs anciennes, les fleurs pâlies, les fleurs
mièvres et désuètes... Je suis bête... Ayez la bonté
de ne pas vous en apercevoir... Votre amour rajeu-
nit tout ; votre amour est doux comme le miel et
parfumé comme les premières framboises. C'est
cela ; plaquez un accord. Je vous aime ! Je veux
vous le dire à toutes les notes. Et vous avez com-
bien d'octaves?
168 LE CHEMIN DE PLAINE
— Six.
— Je vous aime. Voici Mitron, la bouche en
cœur ; dites-moi qu'il vous assomme.
— Mais je ne le connais pas I
— Dites-moi tout de même qu'il vous assomme.
— Il m'assomme.
— Merci ; je vous adore, Josette I
Voici que la soirée s'achève. Nous n'avons plus à
entendre que le grand morceau final. Un signal de
Mitron et les notes montent, retombent, se heurtent,
s'agrippent selon l'absence de règles qui caractérise
les bruits vraiment artistiques.
Mme Olivet se penche pour me dire d'un ton
persuadé que « cela se marie très bien ». Soit ! J'ac-
quiesce voloQtiers ; cela importe si peu I D'ailleurs
dans les meilleurs ménages, n'y a-t-il pas des chocs?
A mon tour je découvre de l'allure à ce morceau-là.
— Écoutons ! Mitron roule des yeux inquiets :
nous devons approcher des passages difficiles, des
phrases culminantes. Bijard, Mitron jeune, tous ces
fifres que je ne connais pas, concentrent leur atten-
tion : écoutons bien, mad...
Couac ! Br... br... br...
Chariot professe qu'une plaisanterie étant bonne,
il est inutile de la changer. Il vient encore d'éteindre
la lampe I Je ne voudrais pas parier qu'il ne l'étein-
dra pas demain soir pendant la représentation.
Petits cris ; protestations sévères ; bruits confus.
Josette a continué à jouer ; j'attrape au vol sa
LE CHEMIN DE PLAINE 169
main leste et nos doigts, un moment, s'étreignent.
Bijard, facétieux, gargarise sa clarinette un
cuivre meugle ; les cordes, vexées, se sont tues.
Papa Michaud parle sévèrement, ce qui n'avance
pas les choses. Il n'a pas d'allumettes ; c'est bien
son tour ! J'en ai, moi, mais je ne les donnerai pas.
J'ai été assez souvent le chandelier. Ce soir je ne
suis rien dans l'administration.
Quelqu'un me frôle ; serait-ce la curieuse Thérèse?
Voici une main de femme, voici une épaule, une
poitrine tout près de la mienne...
Et toujours pas de lumière. Ma jeune bande ne
souffle mot ; chacun attend, les yeux larges, le dos
inquiet.
Mais voici que, du fond de la salle, monte un petit
bruit saccadé, une sorte de bêlement guilleret qui
doit durer depuis le commencement de cette scène.
C'est M. le Maire qui rit. Jeandrille a trouvé cela
meilleur que tout le reste. C'est ainsi qu'on s'amusait
dans sa jeunesse, entre bergères et gars de labour.
A la question impatiente de M. Michaud :
— Alors, personne n'a d'allumettes?
Il répond entre deux hoquets :
— Si fait ! Mé I
Et il finit par en trouver en effet.
J'ai perdu contact avec cette femme, mais je la
sens, là tout près, et, à la flamme brusque de l'allu-
mette, je reconnais Mme Olivet !
Voilà une aventure ennuyeuse et laide. Je vou-
no LE CHEMIN DE PLAINE
drais effacer de ma vie de naguère, de ma vie d'avant
l'amour, quinze détestables journées.
18 jani^ier. — (Résolution ferme : dès de-
main... etc, etc.) Mon lit a ceci d'original qu'il res-
semble à un fauteuil en équilibre sur ses deux pieds
de derrière. Comparaison absurde pour qui ne con-
naît pas mon intérieur ; comparaison exacte cepen- \
dant, fâcheusement exacte.
Le centre de ma paillasse s'est définitivement
effondré ; je couche en équerre, le derrière au
sommet de l'angle et les orteils sur ma ligne d'ho-
rizon.
Cela ne va pas sans inconvénients par ces temps ;
lugubres. Le soir je réussis à me réchauffer parce '
que je suis jeune et parce que j'ai un système de
ficelles assez ingénieux par lequel la majeure partie
de mes couvertures est retenue au pied du lit ; mais
le matin j'ai froid et cela m'encauchemarde.
Tantôt, j'escalade le mont Blanc et j'ai oublié mes
souliers chez le guide ; tantôt, ayant à me plaindre
de l'inspecteur qui veut m'obliger à porter les san-
dales des bergers d'Arcadie, je vais à Paris trouver
le ministre, à pied, par la voie d'eau. Je me marie
souvent depuis quelques semaines, mais c'est en La-
ponie avec la vieille Urda. Dans notre trou de neige
Verdandi prépare l'eau d'une bouillotte, lente-
ment, lentement, avec ses drôles de petits cailloux,
l.E CHEMIN DE PLAINE 171
pendant que cette rosse de Skulda pique la crise
sacrée, histoire de ricaner :
— Mon petit greluchon, ça n'ira pas : je vois
l'eau répandue...
Ou de gémir, imitant à s'y méprendre la voix de
notre Savoyard national :
— Vous n'auriez rien pour vous couvrir I
J'ai fait partie de toutes les expéditions arctiques
et même antarctiques, des vraies comme des fausses,
de celles conduites par des demi-savants voisins
de l'ébullition comme de celles inventées par de fri-
leuses moitiés d'écrivains. Oh I ce pôle ! Quand j'en
reviens, je suis froid comme un phoque confit, et mes
pieds, au sortir des toiles, mes pauvres pieds bla-
fards, rappellent les pieds d'un noyé qui aurait
longtemps roulé à travers les ombres étendues, là-
bas, quelque part vers la mer Blanche.
Heureux ceux qui peuvent se coucher sur le flanc
en chien de fusil !
Il est vrai que mon lit a, par compensation, quel-
ques avantages. Ainsi, je n'aurai jamais de varices,
c'est conau. D'autre part, je puis, sans me lever,
déjeuner et faire ma toilette. Je n'avais jamais su,
jusqu'à ce jour, lire dans mon lit ; je le fais mainte-
nant. Je puis même écrire à condition de me cou-
vrir un peu les épaules. C'est à quoi je suis occupé
en ce moment. Par chance, mes pieds sont chauds
comme deux petites alouettes. Je ne gagnerais rien
à me lever. Je n'ai plus de bois ; si je faisais brûler
112 LE CHEMIN DE PLAINE
ma chaise elle me manquerait ensuite extrême-
ment ; de plus Jeandrille pourrait me demander des
comptes.
Restons au lit. Il est tard d'ailleurs ; il sera bien-
tôt temps de se coucher pour les gens qui se sont
levés ce matin. Quelle heure est-il au juste? Ma
montre prétend qu'il est deux heures, mais il pour-
rait tout aussi bien être huit heures, ou six, ou
douze ; toutes les minutes sont pareilles sous ce ciel
grognon.
Cependant, ce matin, en sortant du bal, j'ai vu
le soleil. Je l'ai même montré à Josette. C'était un
pauvre vieux soleil bien changé, sans verve, sans
chic, fichu. Il a eu honte de se promener avec une
figure pareille, il s'est vite caché ; il a bien fait. Mais,
depuis, l'univers a mal aux cheveux. Il souffle un
vent maussade et il doit tomber une espèce de
neige.
Eh ! qu'il neige, qu'il pleuve, qu'il vente I Mon
cœur est illuminé comme un matin d'avril. Cette
journée ne compte pas, c'est la nuit dernière qui
compte... Cette nuit blanche étincellera toujours
ma vie.
Dans ce décor pitoyable, pendant cette exhibition
ridicule, pendant le bal surtout, ce pauvre bal de
village, mon émotion a été si douce et si profonde
que je ne connaîtrai peut-être jamais rien de tel.
J'étais caché moi, souffleur, d'un côté de la scène
avec Josette. J'étais seul avec mon amie. Elle avait
LE CHEMIN DE PLAINE 173
une robe élégante dégageant le cou ; elle avait des
violettes dans les cheveux et ses yeux étaient es-
piègles.
Par une fente du paravent nous regardions, tête
contre tête, l'assistance naïve et nous nous amu-
sions de ces bonnes faces attentives, de ces bouches
ouvertes, de ces larges mains levées pour applaudir.
Cependant nous ne pouvions parler que très bas.
Josette disait ;
— Pourquoi êtes-vous ici? votre place est de
l'autre côté, avec vos actrices.
— Mais elles se déshabillent, voyons I
— Eh bien ! il fallait vous cacher dans le fond de
la scène, derrière un fauteuil. Savez-vous que vous
me compromettez?
J'approchai mes lèvres de son oreille qui me ten-
tait, petite et nacrée sous les cheveux fins, mais elle
m'échappa d'une parade mutine et son doigt se
trouva, je ne sais comment, sur ma bouche.
— Taisez-vous ! ce n'est pas à moi qu'il faut souf-
fler. Écoutez donc M. Chariot qui s'empêtre. Aidez-
le... vous lui devez bien cela.
— Peut-être I mais j'ai votre bras, je le garde. Je
le veux mordre... je soufflerai si je le puis...
Pauvre Chariot I Heureusement, il n'a pas eu le
trac ; s'il a changé quelques mots, personne n'y a
rien vu, et moi moins que tout autre.
Ah ! le bon public facile à échauffer et franc du
collier, applaudissant à se rompre les paumes I Ah !
114 LE CHEMIN DE PLAINE
les bons yeux mobiles où passent les ombres de la
terreur, les rayons de l'enthousiasme et, aux mono-
logues de Chariot, des flambées de grosse rigolade !
Seule, au premier rang, une figure figée avec des
yeux braqués et durs : Mme Olivet.
La représentation terminée, nous avons rangé
les bancs le long des murs et en avant la musique !
Bijard, clarinette, et deux fifres inconnus an-
noncent :
— Polka pour tout le monde ! Tout le monde !
Une foule piétine. M. Godard emporte Mme Oli-
vet ; Mitron aîné, diplomate, traîne précautioaneu-
sement la vieille Mme Godard. Mes acteurs dan-
sent en costumes ; Thérèse, espionne, est en fausse
grand'mère, mais, de même que mes officiers ont ;
abandonné leur latte, elle a jeté son bonnet par-des-
sus la tête de son cavalier, un receveur buraliste qui
se nomme Moulin. Mitron jeune, sans cavalière,
tourne avec sa contre-basse.
Moi, j'ai enlevé Josette dès les premières notes.
Je l'emporte, blottie contre mon épaule, si légère et i
si souple que je la sens à peine. Thérèse passe avec ]
son marchand de tabac et nous bouscule ; ses yeux '■
de vice pétillent. i
Nous recherchons la cohue des danseurs mala- ^
droits, les endroits où l'on se serre l'un contre
l'autre. Les doigts de Josette répondent aux miens
et ses cheveux frôlent ma joue.
— Josette, Josette, vos yeux me fascinent, je me
LE CHEMIN DE PLAINE 175
sens ivre. J'aperçois dans vos cheveux une violette
détachée, je vais la cueillir avec mes lèvres...
■ — Oh ! ne faites pas cela !
A ce moment, Bijard ôte sa grande pipe et crie :
— Galop ! Tout le monde !
Tout le monde, c'est beaucoup exiger. Les vieux
se retirent ; je voudrais bien voir Mitron voltiger
avec Mme Godard !
Pour nous, c'est le bon moment. J'attire à moi
Josette ; elle-même assure sa main sur mon épaule,
se blottit davantage. Nous glissons, rapides, entre
les couples clairsemés. La p^rte, que quelqu'un
vient d'ouvrir, amène une bouffée fraîche et des
scintillements d'étoiles.
— Mon amie, tenez-vous près de moi ; nous allons
prendre un grand élan, et, arrivés à la porte, nous
plongerons dans la nuit profonde et discrète.
Son beau rire sonne, mais en sourdine, pour moi
seul.
— Ne dites pas de folies... surtout n'en faites pas.
Nous allons trop vite... vraiment je ne peux pas
suivre.
— Alors, laissez-vous porter.
— Chut ! prenez garde.
J'entends derrière nous un souffle fort, puis
j'aperçois M. Godard. Il serre Mme Olivet d'un peu
près sur son ventre en pointe. Rouge, en sueur, il
a cependant assez d'haleine pour lui conter des
gaillardises à l'oreille. Il ne manque pas d'allure. Ne
176 LE CHEMIN DE PLAIJNE
pouvant rien près des très jeunes, il essaye de se
rattraper avec cette femme qui a des restes impor-
tants.
Elle, absente, l'entraîne vers nous et nous re-
garde avec des yeux meurtriers.
Fuyons I Mais le couple est dans notre sillage
et le vieux nous défie.
— Place ! place ! remuez-vous les gosses... vous
ferai voir, moi, que nous valons encore mieux que
vous.
— Parions, monsieur Godard I
— Tout ce que vous voudrez !
Il se vante, il se vante beaucoup. Si nous vou-
lons, Josette et moi, personne ici n'est capable de
nous suivre. Mon amie est d'une légèreté admirable
et j'ai des jarrets durs et secs de sauteur. Aucun
heurt, aucun faux mouvement ; nous sommes un
même corps qui glisse sans apparence d'effort.
— Plus vite, monsieur Bijard !
— Plus vite ! clame M. Godard, pesant bolide.
Josette a raison : ce n'est plus une danse, c'est
une terrible gymnastique. Mes acteurs s'en don-
nent à cœur joie, mais ils sont mas tocs et les couples
ne s'accordent pas. Les gens sages se sont prudem-
demment retirés. Seul de son âge, M. Godard en-
traîne Mme Olivet, ou plutôt non I c'est elle qui
l'entraîne à notre poursuite, c'est elle, la tête hau-
taine, l'œil fixe, les lèvres cruelles.
Oh 1 tu peux courir 1
LE CHEMIN DE PLAINE 177
M. Godard abandonne enfin, suant, défait, piteux.
Nous nous arrêtons aussi. Thérèse, griffes rentrées,
cueille Josette au passage. De sa patte de velours
elle prend une violette dans les cheveux aimés et
la passe à ma boutonnière. Cette fille fantasque
est assez drôle.
Le bal continue. Nous dansons en sauvages. Jo-
sette ne veut pas que je revienne toujours à elle.
Elle m'a dit :
— Revenez cependant quelquefois.
Je reviens souvent. Entre temps je promène une
dame âgée qui me connaît, mais que je ne connais
pas. Puis, Thérèse m'invite à valser parce que, dit-
elle, « je danse très fort et je serre ma cavalière. »
— Vous Vous trompez, je ne serre pas du tout ;
vous avez une langue très mauvaise.
— Je le sais, mais j'ai de bons yeux. Ainsi, te-
nez ! la voilà, Josette, et je vois que ce petit monsieur
la regarde, hum ! Mais dites donc, vous, c'est qu'il
la serre, lui aussi !
Le petit monsieur est Mitron jeune. Il a une
bonne tête, ce garçon ; je ne suis pas jaloux.
Mitron aîné ne danse plus. Il comptait être le
lion ici et ce n'est pas du tout ça. Aussi il rage à
froid et se condamne à des conversations utiles avec
Mme Godard et d'autres dames huppées qu'il a
connues du temps où il était à Lurgé.
Au fait, je me demande ce qu'elles peuvent bien
faire ici à pareille heure, ces anciennes.
12
178 LE CHEMIN DE PLAINE
Vaillant, j'en attaque une, j'en attaque deux ; je
les secoue successivement au rythme d'une polka,
puis je les abandonne. Cette fois, elles vont partir...
Mais non I elles vont s'asseoir dans un coin et de-
meurent, tassées, tristes, muettes, sans corrélation,
inexplicables à l'égal d'une paire de versets de
l'Apocalypse.
Mme Olivet darde sur moi son magnétisme hai-
neux : veut-elle m'endormir?
Elle ne danse plus. Elle a eu tout à l'heure un
colloque avec Josette. J'en devine le sujet : elle a
voulu partir, mais la petite n'a pas cédé. Mme Mi-
chaud s'est approchée et j'ai compris à ses gestes
qu'elle sermonnait Mme Olivet.
La plus élémentaire prudence me commanderait
de faire des grâces à cette opulente belle-mère y
mais je n'en suis pas capable. Je ne le ferais pas
pour une chambre à coucher Louis XV en bois des
Iles.
J'éprouve à l'endroit de cette femme des senti-
ments nouveaux et assez confus. Je crois que j'ai
peur d'elle. J'ai peur de sa haine ; je redoute des
menées sournoises contre moi et surtout contre
Josette.
J'ai peut-être, plus encore, peur de son amour,
peur de ses lèvres crues, de ses dents fortes et
aiguës. S'il me fallait absolument l'inviter à danser,
je craindrais le contact de sa main solide à large
paume, le poids de son bras trop musclé et de sa
LE CHEMIN DE PLAINE 119
poitrine trop haute, le frôlement de sa hanche vo-
luptueuse. S'il me fallait la reconduire seule chez
elle, je craindrais une attaque brusque et silen-
cieuse au coin d'une rue. Je me vois petite fille en-
traînée par un satyre au fond d'un cul-de-sac...
J'exagère sans doute un peu ; je grossis légère-
ment les traits pour y voir clair, mais je ne les dé-
forme pas. Peur, répulsion, c'est bien cela. Je la
laisse pour l'instant absolument tranquille ; dans la
lutte que je crois inévitable, je veux la voir venir.
Mais je ne voudrais pas que Josette reçût les coups
et elle est tout à fait bien placée pour cela. Je sens
qu'elle n'aime pas sa marâtre, mais j'ignore où en
sont exactement les hostilités ; Josette ne veut rien
dire.
— M. Tournemine est hors d'haleine, observe
Bijard.
— Monsieur Bijard, j'aurai votre dernier souffle ;
je vous défie !
Je reviens à ma belle et je l'emporte en une valse
rapide. Et puis je ne l'abandonne plus. Foin des
fatigantes chimères ! Nous nous aimons, rien ne
nous séparera cette nuit !...
Nous nous trouvons un peu isolés dans le fond
de la salle près de notre « scène ». J'ai peu à peu
approché ma chaise et je chuchote.
— Me permettez-vous maintenant de vous garder
pour moi seul? Dites-moi que vous ne danserez
plus avec ces jeunes gens.
ISO LE CHEMIN DE PLAINE
— Seriez-vous jaloux?
— Je ne Tai jamais été jusqu'à ce jour, n'ayant
jamais aimé, mais je suis en train de le devenir. Et
je serai cruel comme un barbon... Tremblez, ma- ^
dame !
— Êtes-vous Gascon?
— Je suis un lourd Poitevin ; on est ce qu'on
peut. Ainsi je voudrais être spirituel, mais je ne
peux pas, ce soir moins que jamais. Je vous aime ;
je vous aime avec toutes les forces et tous les espoirs
de ma jeunesse... et je tremble. L'idée vous est-elle
jamais venue que vous pourriez m' aimer tout de
bon? Josette, Josette, m'avez-Vous jamais dit que
vous m'aimiez?
Elle lève vers moi des yeux dont l'eau sombre est
agitée d'un remous profond.
— Mon amie, mon amie, m'avez-vous jamais dit
que vous m'aimiez?
— Est-il bien nécessaire maintenant de vous le
dire?
— Ne vaut-il pas mieux — laissez-moi achever
votre pensée — ne vaut-il pas mieux, l'aumône
faite, refermer tout doucement la porte?
— ' Oh ! ne dites pas cela 1 moi... oui... je vous
aime... Je ne vous oublierai jamais.
— Merci ! Mme Olivet vient vers nous : dansons.
Nous dansons je ne sais quoi, tremblants tous les
deux. Ma tête chavire ; Josette me regarde avec des
yeux très larges, grave comme si elle allait pleurer.
LE CHEMIN DE PLAINE 181
Nous ne saurions trouver des paroles nouvelles
et les serments millénaires nous montent aux
lèvres.
— Ma Josette adorée, voudrez-vous être ma
femme ?
Sa main serre la mienne.
— C'est mon désir unique. C'est mon rêve, ne le
décevez pas.
— Je n'aurai jamais d'autre femme que vous,
j'en fais le serment.
— Vous serez mon mari ou je n'en aurai jamais.
— C'est juré.
— C'est juré.
Notre bonheur est immense et simple.
19 janvier. — L'été dernier, un dimanche, sur le
bord de la rivière, nous nous rappelions, Evrard et
moi, le temps de nos études. Mon camarade disait :
— Comme nous étions joyeux à l'École normale !
comme nous étions insouciants ! comme nous
voyions la vie interminable et belle !
Et il disait encore :
— Comme nous étions candides ! comme nos
cœurs étaient propres !
Je regrette qu'il y ait dans ces discours un mé-
lange de vrai et de faux.
A dix-huit ans nous n'étions pas si candides que
cela. Chérubins bourgeonneux, nous trouvions à
1
182 LE CHEMIN DE PLAINE
caser des rêvasseries douteuses à travers les plus
sévères gloses.
Sevrés d'aventures, nous nous rattrapions en pa-
roles. N'est-ce pas précisément Evrard, Evrard le
poète, l'emballé, le buveur de bleu qui avait réalisé
ce tour de. force de mettre en vers fort libres un à
peu près mathématique rappelant la résolution des
équations à deux inconnues?
Je me rappelle plus nettement encore qu'un soir,
un élève parodiant cet empereur romain qui rêvait
de faire tomber toutes les têtes d'un coup, un élève
parodiant, dis-je, ce sale type des sales types, lança
d'une voix lente et forte, dans le grand silence de
l'étude, une phrase... une phrase énorme, digne du
latin de Sanchez ou de saint Liguori.
L'élève, auteur de cette laide hâblerie, eut un
succès fou. Cet élève... c'était moi.
Je ne note pas ce souvenir pour en tirer une va-
nité rétrospective, mais pour mesurer la distance
qui sépare le candide potache de l'amoureux d'au-
jourd'hui.
Ma fameuse formule a vite perdu sa portée géné-
rale. Elle s'est amincie, elle s'est vidée. A mesure
que j'ai avancé en âge, que ma prudence a mûri,
que mon goût s'est formé, j'en ai peu à peu retran-
ché de nombreuses unités : femmes de joie, femmes
vieillies, femmes négligées, femmes d'amis, toutes
sortes d'indésirables amoureuses. Naguère, il y a à
peine six mois, je n'espérais que l'amour des ber-
LE CHEMIN DE PLAINE 183
gères ; ce journal en fait foi. Ma triste et brutale
aventure du mois de juillet n'est pas dans la ligne
de ma conduite ; c'est un oubli.
Aujourd'hui, enfin, je ne saurais aimer que Josette.
Je suis arrivé au dernier terme de mon évolution
sentimentale. Mon amour est viril ; il est tonifiant
comme le vent du large ; il ne s'y mêle aucune
pestilence.
Je n'arrive plus à comprendre mes turpitudes d'an-
tan. Je les juge sans indulgence ; elles me semblent
quelque chose d'anormal, de monstrueux. Comment
ai-je pu être aussi brutal, aussi grossier, aussi ter-
restre? J'ai honte du moi d'autrefois.
Et, puisque j'en suis à cet examen, c'est le mo-
ment d'avouer l'ennui que je ressens en songeant au
serment que j'ai confié à ce journal, à mon grand
serment de ne jamais me marier.
A n'en pas douter, je fus à un moment de ma vie
un égoïste parfait doublé d'un sombre crétin. Qu'il
existe par le monde beaucoup d'individus sembla-
bles, voilà ce qui justifierait tout pessimisme et
toute désespérance.
Ne pas aimer, ne pas me sacrifier, ne pas me
marier en un mot, mais je préférerais, oui, je crois
sincèrement que je préférerais mourir.
21 jançfier. — J'ai retrouvé cette nuit une vieille
connaissance. J'ai rencontré ce gaillard qui, jadis,
184 LE GHËMllN DE PLAINE
à mes heures d'enthousiasme arrêtait mes élans
d'un geste sec, coupait mes tirades d'un mot tran-
chant comme un fil d'épée. J'ai rencontré le Rica-
neur ; j'ai revu sa bouche amère, ses yeux aigus et
inquiétants.
N'osant plus se présenter devant moi au grand
jour, voudrait-il maintenant rôder dans la pé-
nombre de mes rêves?
J'allais à un rendez-vous. Sous des branches*
parfumées de feuilles jeunes, sous des branches
tièdes de nouveau soleil, Josette devait m'attendra.
Il s'est trouvé sur ma route ; il m'a suivi, agile, et
il m'a dit :
— Comme tu cours, mon camarade I
— C'est le printemps, vois-tu, et là-bas mon
amie espère ma venue.
— Laisse-la espérer ou bien cours et reviens vite.
— C'est impossible ; nous nous aimons d'un
amour sans pareil.
-^ Ah ! Ah ! Ah 1 Ah !
— Ne ris pas, nous serons époux.
— Ah I Ah ! Tu t'es laissé prendre ! tu t'es laissé
prendre !
— Prendre à quoi?
— Aux malices d'une petite fdle qui s'ennuie
chez son père, qui veut jouer à la madame et qui te j
trompera dans six mois.
— Un mot de plus et je t'étrangle I
— Bon I Bon 1 Je ne discute pas avec les imbé-
LE CHEMIN DE PLAINE 185
ciles... As-tu de l'argent au moins? Pourras-tu seu-
lement lui acheter une robe?
— J'économise... Tan prochain je gagnerai quatre-
vingt-quinze francs par mois..
— Quatre-vingt-quinze francs ! Vous crèverez de
faim.
— Et qu'importe ! Nous nous aimons, entends-
tu, prophète de malheur ! D'ailleurs mon amie est...
n'est pas... son père est cossu, enfin !
— A la bonne heure ! Que ne le disais-tu? Tu as
raison de te hâter.
— Tu te méprends sur mes paroles ; avant de te
rencontrer je n'avais nullement pensé à cela et je
l'oublierai tout à l'heure.
— Mon camarade, ne perds pas de temps. Cours,
cours à la dot. Sus à l'héritière ! Hé ! malin ! je te
reconnais enfin !
— Trêve d'insultes !
— Trêve d'hypocrisie 1
— Ne mesurez pas mon âme avec la vôtre. Je
l'aime ; vous ne pouvez pas comprendre.
— Tu l'aimes, je ne dis pas autre chose. Tu aimes
ses yeux jolis, sa bouche fraîche... et lejtintement
de ses écus est une chanson douce.
— Sottise ! mensonge !
— Avoue que tu l'aimes aussi parce que c'est une
demoiselle cossue ; tu l'as dit toi-même. Elle joue
du piaao, elle est d'esprit cultivé, elle sort du cou-
vent...
186 LE CHEMIN DE PLAINE
— Du lycée.
— C'est moins classique, mais ça commence à
être porté. C'est plus que tu ne pouvais espérer,
paysan mal dégrossi, fonctionnaire sans le sou... et
ta vanité se gonfle. Avoue, mais avoue donc que si
elle était servante de ferme tu en ferais, non ta
femme, mais ta maîtresse.
— Taisez-vous I Je dédaigne vos calomnies. Votre
déraison est énorme ; vous ne savez pas. Vous
n'êtes, malgré vos contours durs, vous n'êtes qu'un
pauvre nuage inconsistant et vous ne sauriez cacher
le soleil.
— Le soleil I Tu n'es pas le soleil, tu n'es qu'un
fourneau, un fourneau !
Le Ricaneur m'a sauté à la gorge et il m'a serré
de ses mains froides en criant, la bouche ténébreuse
et démesurée :
— Un fourneau ! un sa. ..le four...neau I...
Mauvaise nuit ; mauvais soage.
Je porte le faix de mes turpitudes d'antan ; je
traîne les séquelles de mes mauvaises pensées. Mon
âme, toute lumineuse qu'elle est, s'estompe de demi-
jour dans les lointains. C'est une marquise en
jupon sale ; c'est la reiae Isabelle entrant, radieuse,
à Grenade avec sa chemise de siège. Au foad d'un
vivier limpide et frissonnant, une vase noirâtre
recouvre des débris de vaisselle et des restes d'ani-
maux crevés.
Quand donc serai- je simple? Mais peut-on être
LE CHEMIN DE PLAINE 187
simple? Les autres doivent être comme moi. Je
voudrais en être sûr. Je donnerais beaucoup d'ar-
gent pour avoir, pendant cinq minutes, l'âme d'un
saint, d'un bandit, d'un individu quelconque autre
que moi. Je donnerais beaucoup d'argent, si j'en
av^ais, pour assister le Bon Dieu un jour de grande
lessive.
En attendant je dors mal ; je souffre de m'ana-
lyser trop. Moi, après tant d'autres gens de bonne
compagnie... Mal littéraire, plaie d'orgueil.
Est-ce que, vraiment, je souffre bien tant que
cela?
23 jani^ier. — Mon secret court les rues ; c'est le
secret des cent vingt polichinelles de l'école de gar-
çons. Je le sais : j'ai surpris des conversations entre
les plus grands élèves. On parle de nous par la ville.
Evrard est renseigné; il me regarde avec des yeux
diaboliques et il rit... il rit... il rit I
25 jarn>ier. — Ce soir, à quatre heures, comme
nous sortions, mon camarade me dit :
— Viens chez moi ; j'ai besoin de ton aide, de
tes conseils.
— Ah bah !
— Je ne plaisante pas. J'ai à te montrer un petit
papier bien amusant.
188 LE CHEMIN DE PLAINE
— Service?
— Oui et non. Prépare-toi à bondir.
— Tu sais, moi, je n'ai pas l'indignation facile... .•;
Ne marche donc pas si vite. j
En quelques secondes nous fûmes chez lui et, 1
tout de suite, il déplia une grande feuille fatiguée et ,
malpropre. |
— Tiens ! dit-il, regarde ce que le patron vient, à
l'instant, de me communiquer. Déguste-moi cette
prose-la, déguste-la-moi un petit peu I
Moi, je crus devoir, auparavant,flatter M. Edouard
et faire avec ces dames une petite conversation, le
moindre bout de conversation.
Mal m'en prit. Mme Evrard nous amena sans
détour à la Hampe mystérieuse et, cruelle à sou-
hait, se mit à débiner Josette. Ah ! cette demoiselle
Olivet I Elle cherche un mari I il lui en faut un coûte
que coûte. Elle est d'une hardiesse qui l'offusque,
elle, une femme mariée... Cette méthode est la bonne
d'ailleurs ; les jeunes gens sont si simples aujour-
d'hui !
Maurice, son triste papier entre les doigts, se
taisait, curieux, amusé. Je fis la bête.
— Mais, madame, vous n'ignorez pas, à votre
âge, que toutes les jeunes filles cherchent un mari ;
c'est une vérité de La Palisse. Et il est non moins
vrai que les jeunes hommes sont simples, aujour-
d'hui comme jadis. — Ici, Evrard fit entendre un
petit grincement. — Mais cette demoiselle a tout
LE CHEMIN DE PLAINE l8d
ce qu'il faut pour réussir et je n'aurai pas le temps
de plaindre le gendre de M. Olivet.
— On vous a entortillé I opina dans son coin la
grand'mère aux mâchoires abruptes.
Sous cette attaque directe je sentis que j'allais
me cabrer, mais Mme Evrard no m'en laissa pas le
temps.
— Josette est un parti détestable. Ici, personne
ne l'ignore. D'abord, elle ne sait rien faire. Elle est
instruite, d'accord I mais est-ce une ménagère? Ex-
perte en broderies, en dentelles, en chiffons, serait-
elle capable de faire seulement une soupe aux
choux?
Maurice, impassible, répéta :
— Est-elle capable de faire une soupe aux choux?
Tout est là !
— Les demoiselles élevées de la sorte ne pensent
({u'à la toilette et aux romans. Pourtant celle-ci
devra s'y mettre, au travail ; il faudra bien qu'elle
s'y mette, accentua-t-elle, menaçante ; étant donné
(6 qui l'attend...
— 0 travail ! sainte loi du monde ! marmottait
Maurice.
Je me taisais, je me tassais, en garde, en boule,
attendant un coup, un sale coup, rapide et cruel.
— Elle n'a pas le sou I déclara-t-elle.
— Le pensez-vous? fis-je, sans émoi, car je comp-
tais sur autre chose.
— Si je le pense I Mais tout le monde ici en est
190 LE CHEMIN DE PLAINE
persuadé. Sa mère ne possédait rien et elle est
morte jeune. Si M. Olivet a, comme on le dit, de la
fortune, c'est qu'il a gagné beaucoup d'argent pen-
dant son veuvage. En tous les cas cette fortune est
immobilière ; la maison qu'il habite ne lui appar-
tient même pas. Or, c'est un homme faible, attardé
aux amours d'arrière-saison ; sa jeune femme aura
le magot ; ce n'est pas une gaillarde à laisser échap-
per un louis 1 Comment ne voyez- vous pas cela?
— Madame, je n'entends rien aux affaires.
— Mais c'est une question de bon sens ! Non,
détrompez-vous, Mlle Olivet n'aura pas un sou.
— Pas un sou ! répéta Maurice comme un écho.
Quant à ça, il n'y a point d'erreur !
— C'est injuste, d'ailleurs, continua la bonne
petite dame. Moi, ces choses m'indignent, me bou-
leversent. Mais que voulez-vous, c'est la vie I
— du monde ! appuya Maurice.
Il s'amusait, lui, il s'amusait énormément. Je
sentais peser sur moi sa curiosité narquoise. La
grand'mère aux mâchoires farouches faisait craquer
ses jointures, attendant son tour.
— Vous la prendrez avec sa chemise ! déclara
enfin cette prognathe flapie.
C'en était trop. Je me levai tout d'une pièce, bien
décidé à filer. Mais mon camarade eut honte et
changea de ton.
— Voyons, dit-il avec rondeur, examinons-nous
ce document?
LE CHEMIIN DE PLAINE 191
— Mon cher, je ne suis venu ici que pour cela.
— Bon ! Bon I Tiens, écoute.
Il me lut quelque chose dans ce goût :
» A nos collègues. »
« Émus par l'attitude scandaleuse d'un membre
de l'enseignement public, souffrant de voir l'irres-
pect,... etc.. etc..
« Camarades, il est de notre devoir à tous de pro-
tester et d'assurer l'Administration de notre loya-
lisme, de notre respect de la discipline. »
— Ouf I Que dis-tu de ça?
Je n'avais rien écouté du tout.
— Pas banal, fis-je, prudent.
— Pas banal en effet. Suivent les signatures ;
tout le monde signe.
— Eh bien ! signons.
— Hein!
— Je dis : signons, puisque tout le monde signe.
— Je me demande si, oui ou non, tu déménages...
Tu n'as, donc rien compris?
Je dus à mon tour lire le fameux papier. Voici ce
que je pus démêler dans l'histoire. Ce n'est pas une
belle histoire. Dans un département voisin, un insti-
tuteur adjoint est mal noté en haut lieu parce qu'il
a fondé une association de sous-maîtres. On le
brime ; il se rebiffe. On le persécute ; il s'énerve,
prononce des paroles imprudentes. Traduit devant
192 LE CHEMIN DE PLAINE
le Conseil départemental il est acquitté ; mais le
ministre passe outre : l'instituteur est révoqué.
Libre, il dit toute sa pensée et l'affaire fait quelque
bruit.
Alors, chez nous, une demi-douzaine de larbins
se mettent en tête de faire proclamer par leurs
collègues que ce pauvre diable est lourd de toutes
les iniquités de l'époque.
La jolie bande ! N'empêche que la foule suit,
docile ou indifférente. Tout le monde, véritablement
tout le monde signe. Que le ministre frappe doic :
il aurait bien tort de se gêner !
— Eh bien ! persistes-tu à vouloir signer? de-
manda Evrard lorsque j'eus fini de lire.
— Non, je ne suis pas un lécheur.
— Bon ! Alors que faisons-nous de ce papier?
— Jette-moi cette saleté au feu.
— J'ai une autre idée. Nous allons rédiger une
protestation que nous collerons au dos de la feuille
et qui voyagera avec elle.
— • Si cela t'amuse, rédige.
— Tu m'aides.
— Ça non ! écris, toi ; je signerai après.
— Maurice, intervint Mme Evrard, qu'est-ce que
c'est que ce micmac? Tu vas encore te créer des
ennuis par ta faute.
— Vois, me dit doucement mon camarade, vois,
mon vieux, comme je suis méconnu. Au moment où
je travaille à mon avancement, mon épouse crie
LE CHEMIN DE PLAINE 193
casse-cou. Mais oq ne peut pas tout avoir. Et si ma
femme est ignorante, je me console en songeant à
ses talents de ménagère. Ah I mon vieux ! que c'est
bon une bonne petite femme d'intérieur I Ah I la
douceur de vivre ses soirées dans la paix familiale,
près de la table bien nette où fume la soupe aux
choux de nos rêves ! Bonne amie, acheva-t-il d'une
voix plus ferme, montre à ce jeune homme comment
tu sais faire la soupe aux choux, la soupe aux choux
maigre, puisque cette année, hélas I nous n'avons
pas pu acheter de lard.
Elle arrêta sur nous ses yeux d'azur foncé ; leur
éclat meurtrier accusa une haine silencieuse ; puis
elle nous tourna le dos. Nous fûmes libres. Evrard
rédigea de bonne encre sa protestation ; je la signai
après lui et je sortis en hâte.
Donc, elle n'a pas le sou. Josette, ma Josette est
sans fortune. Eh bien I tant mieux I Je suis meilleur
que je ne pensais, car je l'en aime davantage. Mon
amour est doux comme de la pitié.
29 janifier. — Je l'ai vue tout à l'heure pendant
cinq minutes chez Mme Bérion. Nous sommes abso-
lument d'accord sur le point essentiel : nous marier
le plus tôt possible. Je vais écrire à M. Olivet pour
lui demander une entrevue. Je vais lui écrire à
rinstant même...
Là 1 Demain matin, cette lettre sera à destina-
13
194 LE CHEMIN DE PLAINE
tion et j'aurai peut-être la réponse au courrier du
soir. Cela ira rondement. J'imagine que Mme Oli-
vet ne sera pas fâchée de se débarrasser de sa belle-
fille. Nous en profiterons ; nous serons mariés à
Pâques ou, au plus tard, en mai. Gai ! Gai !
Voilà pour les grands sentiments.
Et maintenant, tout beau, Maximin !
Je crois être un esprit ordinaire mais plutôt précis.
On pourrait m'accuser d'être, à mes mauvais mo-
ments, étroitement pratique. L'enthousiasme, chez
moi, est une vague assez haute parfois, mais isolée,
et qui vient mourir sur le sable avec un bruit
modeste. Je ne me briserai pas au rivage.
Eh bien ! l'heure est venue de compter. Préoccu-
pons-nous des voies et moyens.
Malgré les affirmations de Mme Evrard je ne crois
pas qu'il soit possible de dépouiller Josette complè-
tement. Cependant pour ne pas avoir de désillusion,
posons pour Josette le chiffre zéro. Moi je gagne
mille quarante-cinq francs par an et cela me suffit
juste. Je puis écrire : mille quarante cinq francs
sont la condition nécessaire et suffisante de mon
existence. Comme les mathématiques me revien-
nent ! En langage vulgaire, je n'ai pas de disponi-
bilités. Josette : zéro ; moi, zéro. Il me vient :
0 -|- 0 = a (quantité finie et non nulle : frais de pre-
mier établissement). Système impossible. Je bar-
bote.
J'ai trop de zéros ; je vais tomber dans l'indéter-
I,E CHEMIN DE PLAINE 105
mination et je n'en sortirai pas. Ce chemin mène à
l'abîme.
Les sciences exactes sont peut-être utiles aux
banquiers et aux chefs d'Etat. Dans la carrière d'un
instituteur adjoint elles ne servent qu'à faire rater
le brevet supérieur. Leurs solutions ne s'appliquent
pas aux fonctionnaires de ma catégorie ; elles prou-
vent, clair comme le jour, qu'il leur est impossible
de vivre. Un stagiaire qui penserait sincèrement que
2 et 2 font 4, n'aurait qu'à sortir de la vie par les
voies les plus rapides.
Heureusement, il n'en est pas d'aussi naïfs. Cha-
cun s'arrange, trouve un petit compromis qui lui
permet de vivre quand même. Tous les misérables
ont des trucs.
Notre budget, si nous prenions la peine de l'éta-
blir, fourmillerait d'équations où la fantaisie le
disputerait à l'invraisemblance et devant lesquelles
tous les calculateurs du monde s'arrêteraient,
épatés.
Nous, nous résolvons ça par des artifices de
cuisine.
Seulement, le mariage est une complication très
grave. Je prévois que la situation va demander une
ingéniosité beaucoup plus grande. Mais je ne veux
pas me tracasser en vain ; si je suis misérable dans
dix ou quinze ans, je le saurai et puis voilà ! J'ai
le temps d'y penser. Je ne me préoccupe que de
l'année en cours.
196 LE CHEMIN DE PLAINE
Nous nous marierons, disais-je tout à l'heure,
vers Pâques et il me faudra un peu d'argent pour
cette occasion.
Or, j'ai quatre cents francs à recevoir d'ici là ;
je m'arrangerai pour vivre avec deux cents. Pas de
tabac, pas de boissons fermentées ; eau, pain, fro-
mage ; c'est un régime très sain. D'ailleurs suppo-
sons que je sois berger dans la montagne...
S'il vient des temps durs, j'ai cent kilos de char-
bon ; je possède aussi un litre de pétrole et six demi-
bougies qui me restent du 14 juillet. Pas de frais
généraux.
Ça ira I D'autant mieux que je vais revendre ma
bécane à Bijard, du moins la partie de ma bécane
qui m'appartient. Je n'ai plus besoin de voiture,
j'ai ma belle à portée de la main.
Après notre mariage surgiront de nouvelles dif-
ficultés. Mais nous serons deux pour chercher un
biais. D'ailleurs, j'aurai, d'ici là, trouvé un travail
extra-scolaire. Les petites annonces des journaux
ne sont pas faites pour les chiens. J'ai une belle
main ; je noircirai du papier pour le notaire, je tien-
drai une comptabilité, j'écrirai des adresses, je par-
bouillerai des cartes postales... que sais-je? Il est
impossible que je ne déniche pas quelque chose.
Je demanderai d'ailleurs à partir de Lurgé où il
est impossible de se débrouiller. J'ai de la poigne ;
j'obtiendrai un poste en ville, un de ces postes ter-
ribles que personne ne veut occuper. Que diable ! la
LE CHEMIN DE PLAINE 197
terre est grande et le labeur ne manque jamais aux
courageux !
Au besoin j'irai à l'étranger, j'irai aux colonies.
Ah mais ! c'est « nous irons » qu'il faut dire. Vou-
drait-elle? Ce n'est d'ailleurs qu'un projet extrême.
Pas si bête cependant... Je me suis laissé conter
qu'on pouvait se faire, là-bas, une situation honnête.
Cette idée est à mettre à part et à creuser.
j^er jéçrier, — Mme Olivet m'a jeté sa rancune
en pleine figure. Vlan ! un coup de massue. C'était,
cela, hier soir. J'en suis encore un peu étourdi ;
mais cela ne durera pas. Je le sais ; je sais que je
vaincrai. J'ai plus d'amour qu'elle n'a de haine.
Elle m'avait envoyé la lettre suivante, genre note
de service.
J'ai l'honneur de prévenir M. Tournemine qu'il sera
reçu quand il lui plaira de se présenter, mais de préférence
demain, de deux à cinq.
Mme Olivet.
Je fus un peu surpris, m' étant adressé au mari,
d'avoir une réponse de la dame, mais je ne fis guère
de réflexions et je me présentai là-bas comme la
deuxième heure tombait.
Mme Olivet vint m'ouvrir et m'introduisit dans
le petit salon pénombreux qui commence à m'être
familier.
Elle tira pour moi un siège au coin du feu et s'as-
198
LE CHEMIN DE PLAIiNE
sit à son tour, cérémonieuse, le visage fermé. Je n<
me sentais pas en verve. Je hasardai de pauvreï
généralités et elle me répondit dans la même langue!
tout en prenant des poses avantageuses, de ces
poses que je croyais jadis naturelles et qui ont étéi
étudiées longuement, devant une glace.
Enfin, je me décidai.
— Je vous remercie, dis-je, et je remercie M. Oli-
vet d'avoir bien voulu m'accorder cet entretien.
— Mon mari n'a pas encore lu votre lettre, mon-
sieur ; il est absent.
— Ah 1 je venais cependant avec l'espoir de le
rencontrer.
— Il ne rentrera que ce soir, assez tard... Lorsque
mon mari n'est pas ici je m'occupe de son courrier ;
j'ai cru devoir répondre tout de suite à votre lettre.
— Je vous en sais gré, madame ; mais...
— D'ailleurs, je suis au courant de toutes ses
affaires. Vous pouvez parler librement... d'autant
plus que je suis seule ici.
BrrI
Elle se lève. Je croise vivement les jambes et
j'accroche à mon genou mes mains nouées. Mais
elle passe nonchalamment à côté de moi et va à la
fenêtre où elle tire les rideaux.
— Je suis seule à la maison pour un bon moment. |
Debout maintenant, devant moi, elle me brûle
de ses insolentes prunelles. Je la sens décidée à
jouer son va-tout. De la façon dont je suis assis
LE CHEMIN DE PLAINE 199
elle ne peut s'affaisser sur moi, mais j'appréhende
une caresse brutale et lascive, un baiser sur la nuque,
une morsure. Tout à l'heure quand elle a passé der-
rière ma chaise, j'ai instinctivement rentré le cou.
Il faut fuir. Je prononce lentement, froidement :
— En vérité, madame, je regrette infiniment l'ab-
sence de M. Olivet. Je désire avoir avec lui un
entretien tout à fait sérieux.
— Auquel je ne dois pas assister... c'est gentil I
— J'espère au contraire que vous y prendrez
part; mais la présence de votre mari est — je le
crois de plus en plus — indispensable.
Elle se mit à rire d'une façon singulière.
— Vous me surprenez, monsieur Tournemine,
vous me surprenez beaucoup. Tenez I je veux être
franche avec vous... Je ne vous cacherai pas que
j'ai cherché ce tête-à-tête. Je veux que nous par-
lions en toute liberté afin de dissiper l'équivoque...
l'équivoque qui pèse, en somme, sur nos relations.
— Je ne vous comprends pas, madame.
— Vous n'avez donc pas de mémoire?
— Pas en ce moment... Dès qu'on me parle du
passé, je n'y suis plus... je ne comprends plus,
madame... Je n'existe que par l'espoir ; toute ma
vie est en avant.
— C'est une phrase !
— C'est un fait I Voyez-vous, madame, nous ne
parlons pas le même langage. Pour qu'il n'y ait pas
d'équivoque comme vous dites, je vais mettre les
200 LE CHEMIN DE PLAINE
points sur les i. J'aime Mlle Josette ; je voulais voir
M. Olivet et lui demander...
— C'est bien cela I Qui vous parle d'autre chose?
— Mais, madame...
— Mais, monsieur... A mon tour, je ne vous com-
prends pas... Ce n'est pas pour entendre des allu-
sions outrageantes que je vous ai permis de venir
ici... C'est pour vous entretenir de votre conduite
à l'égard de ma belle-fille, de votre conduite passée
et future.
Il est dit que cette femme trouvera toujours le
moyen de m' ébahir 1
Elle s'assied, blanche, les yeux mauvais.
— Vous reconnaîtrez, monsieur, que si je n'ai
pas sur Josette des droits stricts, il est au moins de
mon devoir de veiller sur ses relations, de la pré-
server de tout contact malsain...
— C'est pour moi que vous dites ça?
— N'en doutez pas I
— Eh bien, madame, ce sont vos imaginations
qui sont malsaines. J'aime Mlle Josette et je crois
qu'elle m'aime aussi... Nous nous aimons d'un
amour très fort, très pur, d'un amour que vous ne
pouvez peut-être pas concevoir... et c'est ce qui
vous excuse.
— Merci I |
— Nous nous aimons, dis- je... Et notre but
n'est pas difficile à découvrir ; nous voulons nous
marier. Je venais parler de cela à M. Olivet et lui
LE CHEMIN DE PLAINE 201
demanderrautorisation de voir Mlle Josette chez elle.
— Vous ne manquez pas d'audace !
— Madame, j'ai tout dit. Permettez que je me
retire.
— Tout à l'heure ! Écoutez-moi à votre tour...
Vous avez réussi à compromettre Josette. Je n'ose
pas croire tout ce qui m'est arrivé aux oreilles...
bien qu'en vérité, on puisse s'attendre de votre
part aux plus honteuses entreprises. Oh ! ne jouez
pas l'indignation... Vous m'entendrez jusqu'au
bout. Je me suis juré de faire cesser des assiduités
déshonorantes et je tiendrai parole. Vous avez mis
le pied chez moi pour la dernière fois !
— Madame, je l'épouserai !
— Je vous défends de lui parler !
— Madame, je l'épouserai !
— L'épouser ! Ah, vous me connaissez mal... Ja-
mais, entendez-vous bien, jamais !
— Allons, allons... inutile de crier... inutile de
serrer les mâchoires... Cela ne vous embellit pas.
Vous me semblez oublier que Josette a vingt et un
ans bientôt et que nous vivons en France au com-
mencement du vingtième siècle... Que pouvez-vous,
faible femme?
— Ce que je peux I vous l'apprendrez à l'usage...
Vous n'êtes pas lourd, mon petit 1
— Elle m'aime ! Je l'épouserai malgré vous, mal-
gré son père, malgré tout le monde... Ma parole est
une parole de roi ! Adieu, madame 1
202 LE CHEMIN DE PLAINE
— Sortez 1 Ah I elle vous aime I Elle sera relevée
de son péché ! Et, même, si cette petite drôlesse est
tombée assez bas dans l'abjection pour être votre
maîtresse, cela ne sera pas pour longtemps !
Broum ! La porte lancée avec une rage folle me
frappe dans le dos au moment où j'allais peut-être
revenir.
Voilà comment elle m'a reçu ! Je ne m'attendais
pas à cela. Je m'imaginais que son intérêt, qui est
de se débarrasser de Josette, l'emporterait sur ses
appétits d'ogresse. Il n'en est rien. Raison de plus
pour brusquer les choses ; il y va de la tranquillité
de Josette.
Le facteur I C'est M. Olivet qui m'écrit... il me
renvoie ma lettre.
Je me plaignais tout à l'heure d'un coup de
massue ; je ne croyais pas si bien dire...
Ma lettre se terminait ainsi :
« J'espère avoir sous peu votre réponse. »
M. Ohvet a écrit en travers, en gros caractères,
ces simples mots :
« Ma réponse? Un coup de pied au c... »
Cela, c'est parler.
4 février. — Chez Mme Bérion, aujourd'hui, j'ai
causé avec Josette une heure durant. Nous sommes
tous les deux renseignés sur les difficultés que nous
rencontrerons.
LE CHEMIN DE PLAINE 203
Pourtant, je n'ai pas tout dit. J'ai conté simple-
ment que j'avais été prié de porter mes ambitions
ailleurs. J'ai appris à Josette que je ne devais plus
la regarder que de fort loin et que sa maison m'était
fermée.
Cela, du reste, elle le savait. Elle a été durement
prévenue. Son père lui a fait de sévères remon-
trances ; il a tranché la question avec bruit, avec
toute la violence d'un homme débonnaire et san-
guin. .
J'ai demandé :
— Et Mme Olivet? Que vous a-t-elle dit, mon
amie?
— De ce côté on a parlé moins haut, mais plus
longtemps... Eh ! que nous importe I
Elle aussi ne me dit pas tout. Par pudeur, elle me
cache les piqûres sournoises, les allusions traîtresses
et peut-être... peut-être pis... les basses insultes, les
sales soupçons d'une femme jalouse et cruelle. Et,
contre cela, je ne peux pas la défendre.
— Josette, m'aimez-vous assez pour résister à
ces volontés contraires?
— Ne vous ai'je pas donné ma parole? Je suis
très entêtée.
— Vous riez ! c'est une menace que vous me
faites ?
— Si vous voulez, une menace pour plus tard...
mais vous devriez me remercier. On m'a défendu de
vous voir et j'accours dès ce matin... Et, ce que je
204 LE CHEMIN DE PLAINE
fais aujourd'hui, je le ferai demain, malgré tous.
— Je baise vos mains adorées.
— Vous baisez des mains impies. Vous savez
comment sont élevées les petites bourgeoises : res-
pect des volontés familiales, douceur, modestie,
obéissance, effacement, ce sont les vertus cardi-
nales ; l'idéal, c'est la jeune fille aux cils baissés qui
reçoit un fiancé des mains de sa mère. Moi, je brise
ces règles...
— Ma belle révoltée, n'exagérez pas vos scru-
pules ; les circonstances sont particulières.
— C'est vrai ; je n'ai plus de mère, moi... je n'ai
plus de mère.
A ces mots ses fines lèvres ont tremblé et ses
yeux se sont remplis de larmes. Je l'ai attirée à
moi ; elle a posé sa tête sur mon épaule et nous
sommes restés ainsi un long moment.
Elle parlait lentement et tout bas.
— Il faudra m' aimer beaucoup. Jusqu'à présent
je n'ai guère été gâtée... Je n'ai pas connu maman ;
j'ai été élevée par des servantes... Au lycée je n'ai
eu que des camarades... Papa n'a jamais eu le temps
de s'inquiéter beaucoup de moi ; il est bon cepen-
dant ; ces temps derniers on me l'a changé... Per-
sonne ne m'aime, excepté vous.
— Je vous aimerai pour tout le monde. Je vous
ferai des jours tièdes, toute une vie d'amitié... Nous
sommes jeunes, nous avons du temps devant nous.
— Qui sait?
LE CHEMIN DE PLAINE 205
Mme Bérion est venue vers nous. Elle est au
courant de tout. C'est une alliée précieuse et très
sûre ; elle ne se tient plus sur la réserve. Toute la
famille, d'ailleurs, hait l'étrangère, la spoliatrice.
Entre Josette et moi, il n'a pas, bien entendu, été
question d'argent. Ce n'est pas moi qui lui appren-
drai quelle est sa vraie situation. Elle ne saura rien
non plus de mes acrobaties budgétaires.
Ce n'est pas cependant qu'elle soit d'esprit futile.
Comme je l'invitais à réfléchir aux formalités légales
qui entraveraient un peu la marche des événements,
elle s'est écriée que je la prenais pour une petite
fille, qu'elle n'était pas si ignorante que cela et
qu'elle voulait prendre sa part de peine.
C'est ainsi qu'elle s'est chargée de tracer notre
ligne de conduite. Nous nous rencontrerons le
jeudi et le dimanche chez Mme Bérion. Elle s'est
assuré le consentement de celle-ci. Elle ne croit pas
qu'on ose lui interdire la maison de sa cousine.
D'ailleurs, le cas échéant, elle désobéirait.
13 février. — L'exquise soirée ! J'avais donné
ma leçon du jeudi à Dédé et j'étais sorti dans le
jardin. Assis sur un banc de pierre, j'attendais
Josette.
J'étais soucieux ; j'avais autour du front une nuée
de papillons noirs. C'est que notre amour est diffi-
cile et sérieux... Mais quand elle vint dans le soleil,
206 LE CHEMIN DR PLAINK
quand elle vint à pas souples, dans Tallée joyeuse,
mon cœur se mit à carillonner.
Comme il brille tôt, cette année, le soleil ! Vit-on
jamais d'aussi tendres journées ! Comme ce petit
printemps est leste et de clair visage ! Comme il
chante, ce printemps d'avant les feuilles, comme il
chante doucement dans nos cœurs attiédis I
Mon amie, radieuse, prit place à côté de moi.
La lumière heurtait son front et elle me regardait
à travers le mouvant rideau de ses cils. Et la lumière
était partout, sur sa nuque rose et blanche, sur nos
mains nouées, sur l'allée aux papillotants micas.
Nous étions graves. Nous ne disions que des
paroles ordinaires, mais elles s'en allaient, comme
de blancs nuages d'été, sur de larges ailes aventu-
reuses et frémissantes.
Notre amour était une chose réelle, il était en
nous et il agitait toutes nos fibres et il était autour
de nous, mêlé à l'air blond.
— Mon amour t'enveloppe, disais-je à Josette.
C'est un manteau magique aux reflets tendres.
Souffre que je t'enveloppe toute aux longs plis
impalpables.
Elle, blottie, répondait :
— Je suis trop heureuse... je voudrais mourir.
15 féi^rier. — Une lettre de Josette.
« Mon ami, je serai demain matin à huit heures
LE CHEMIN DE PLAINE 201
chez ma cousine. Ne manquez pas d'y venir : j'ai
à vous dire des choses très graves. »
C'est écrit au crayon, très vite. Qu'est-ce qu'il
y a? Qu'est-ce qu'il peut bien y avoir, grands Dieux I
16 fémer. — Elle était pâle, elle tremblait. Elle
m'a jeté tout de suite :
— Savez-vous que je n'ai pas de fortune?
— Oui.
— Alors?
— Alors... je vous aime. Je ne peux pas vous
aimer davantage. Que vous faut-il de plus? Bon!...
voilà que vous pleurez maintenant 1 Aussi, pour-
quoi parlez-vous de ces choses-là?... Est-ce que
vous vous entendez aux affaires, vous, petite fille?
Ah ! mais I je ne veux pas que vous pleuriez ; je n'y
consentirai jamais.
— Pour une fois, permettez... C'est la joie... J'ai
eu tellement peur 1
— Peur?
— Eh oui I c'est-à-dire... non... j'ai été bien sur-
prise !
— Qui vous a renseignée?
— Ma cousine m'avait déjà dit quelques paroles
prudentes, mais je n'y avais pas fait attention...
C'est hier que, brusquement, méchamment on m'a
jeté cela à la figure... j'ai passé une nuit bien mau-
vaise.
208 LE CHEMIN DE PLAINE
— Parce qu'on vous avait dit que vous n'étiez
pas riche?
— Parce que j'avais peur...
— Encore I
— Oh I pardonnez-moi ! on avait pris soin de
m' avertir que vous recherchiez une dot... Alors,
comprenez !... Pourtant, quelque chose me disait
que c'était un cauchemar et que vous m'aimiez
comme je vous aimais... Oui, je le savais bien...
Comme j'étais sotte ! Comme je suis heureuse, main-
tenant ! C'est bon de pleurer... Je suis lasse ; j'ai
les nerfs brisés.
— ^ Vous ê es une enfant ! vous vous êtes affolée...
Ah I vous croyiez que je cherchais une dot !
— Oh non ! je vous le jure !
— Vous le croyiez... moins qu'un peu... à peine
un tout petit peu... et vous pleuriez. Mais si j'avais
été tel et si je n'étais pas revenu, qu'auriez-vous
donc perdu?
— Vous ! bon ou mauvais, je ne veux pas vous
perdre.
Je la remerciai, comme il convenait, pav un baiser
à perte d'haleine.
— Donc, reprit-elle plus posément, je ne suis
qu'une pauvre jeune fille...
— Une jeune fille pauvre.
— Et vous le saviez I
— C'est-à-dire que je le supposais. Vous ne trou-
verez pas étrange que 'aie un peu réfléchi sur cette
LÉ CHEMIN DE PLAINT 209
question. Un foyer ne se fonde pas pour un jour et
*aurai la responsabilité de notre bonheur. J'ai donc
supposé que vous n'aviez pas de fortune, que vous
îtiez — je mettais les choses au pis — aussi pauvre
que moi.
— Vous êtes pauvre aussi?
— Ma profession l'indique. Tous les instituteurs
sont pauvres ou presque ; je suis le dernier des ins-
tituteurs ; je suis un gueux... Songez-y avant de
m'aimer irrévocablement.
— Oh 1 c'est déjà irrévocable !
— Tant pis pour vous 1 Je parle froidement... et
puisque cette occasion se présente, j'en profite pour
vous inviter à réfléchir, froidement aussi. Je gagne
quatre-vingt-dix francs par mois, trois francs par
jour ! Mais vous ne savez pas combien la vie est chère ?
— J'ai été maîtresse de maison.
— Bien ! Alors, comptez.
— A quoi bon?
— Je vous en prie...
— Eh bien I trois francs pour vous, autant pour
moi... Je travaillerai ; je suis forte et pas trop pares-
seuse. Croyez- vous que je ne ferais pas une institu-
trice, moi aussi?
— Une institutrice! Vous?
— Pourquoi pas?
Pourquoi pas en effet? Cette idée ne m'était pas
încore venue. J'ai l'air si étonné que Josette s'en
amuse.
14
210 LE CHEMIN DE PLAINE
— Mais... mais... j
Je n'achève pas ma pensée. Je voulais dire que
ce n'est pas très généreux de compter sur le travail
de sa femme. La femme est la fée du foyer... l'édu-
catrice des enfants... La femme, dit l'autre, est le
délassement du guerrier ; elle est... que sais-je?
Elle est tout, sauf la compagne qui travaille et
apporte son salaire.
Toutes mes lectures m'ont appris cela.
Et au diable mes lectures ! Ces sentiments-là
coûtent trop cher, ils ne sont pas accessibles aux
pauvres gens. Les chevaliers n'étaient pas choisis
parmi les gueux.
Certes, je donnerais tout mon sang pour Josette ;
mais quand je n'en aurais plus une goutte, elle serait
bien avancée ! N'oublions pas que nous discutons
raisonnablement. L'idée de Josette est excellente.
Tandis que je me creusais la tête pour chercher
des expédients, mon amie a trouvé du premier coup
le grand remède.
Je repêche cependant mon « mais » de tout à
l'heure.
— Mais vous n'avez pas le brevet.
— Je l'aurai ; je réussirai à l'examen.
Elle réussira... Elle aura son brevet supérieur
pour^eu qu'elle le veuille. En tous les cas, elle aura
toujours son petit minimum de brevet élémentaire.
Il est vrai que ce brevet ne lui donnera pas tout
de suite l'insigne honneur d'apprendre l'alphabet à
I.E CHEMIN DE PLAINE 211
des morveuses. Mariée, dans l'impossibilité de se
déplacer, et par conséquent, de se faire apprécier
comme suppléante, elle peut attendre de longues
années.
Ah ! si j'étais bien en cour I Mais je ne connais per«
sonne ; je sais à peine le nom de notre député... et
avec mon sale caractère orgueilleux, je crèverais
de faim plutôt que de mendier un os.
Non ; Josette ne sera pas institutrice avant quatre,
cinq, peut-être dix ans. D'ici là... D'ici là il ne faudra
pas faire fi des petits moyens.
Une seule chose pourrait arranger tout : s'expa^
trier. Je l'insinue timidement. Josette ne se récrie
pas comme je m'y attendais. Nous n'irions pas au
bout du monde ; nous planterions notre tente, là,
à côté, en Tunisie. C'est un pays salubre et qui a
bien des avantages : traitement assez élevé, longs
congés, voyage de vacances payé tous les deux
ans...
— Que diriez-vous, mon amie, si nous allions
passer là-bas cinq ou six années de jeunesse?
— Je pense que notre' bonheur nous suivrait.
— J'avais déjà songé à cela, mais je n'osais pas
vous en parler. J'ai un ami là-bas ; il m'a envoyé des
renseignements tout à fait favorables. Il paraît que
les demandes sont assez nombreuses ; je vais dépo-
ser la mienne tout de suite. Elle visera naturelle-
ment un poste vacant à la fin de cette année. Car
je ne veux pas partir sans vous |
212 LE CHEiMlN DE PLAINE
25 février. — Note de service. « J'invite M. Tour-
nemine à passer à mon cabinet jeudi prochain, de
deux à quatre. — L'inspecteur primaire, Alliez. »
Il veut sans doute me parler de mes projets colo-
niaux. De quoi se mêle-t-il? Il me fait manquer un
rendez-vous. Si le diable l'emportait seulement au
désert, loin de toute oasis !
27 février. — J'ai débuté dans l'enseignement
sous les ordres d'un jeune Inspecteur, un garçon
de trente ans, fort cultivé, un peu trop profes-
seur peut-être, mais très digne et tenant sa place
avec une correction parfaite. ,
J'ai ensuite suivi les conseils d'un vieux bon-
homme plein de bon sens et de malice, que qua-
rante ans de pédagogie n'ont pas rendu grincheux.
Maintenant, je suis sous la coupe de M. Alliez.
Je connais trois Inspecteurs. Je salue le premier ;
mon cœur est au second ; quant au troisième... ser-
viteur !
Il peut s'en aller quand il voudra, M. Alliez... Il
peut s'en retourner vers ses Flandres natales.
Lors de sa visite, l'an passé, il ne s'était pas mon-
tré suave, certes ! mais je ne lui avais pas gardé
rancune.
Aujourd'hui, c'est autre chose.
Et moi qui arrivais chez lui si confiant !
Je m'entends dire, de ma voix la plus aimable :
LE CHEMIN DE PLAINE 213
— Croyez bien, monsieur l'Inspecteur, que, si
je demande un poste en Tunisie, ce n'est pas par
dépit ; ce n'est pas par haine de l'administration
métropolitaine dont j'ai, au contraire, apprécié la
bienveillance... et ce n'est pas non plus par haine
de l'école de Lurgé où j'ai de gentils élèves, dociles
et affectueux...
— Votre demande?... oui... je l'ai transmise. Mais
ce n'est pas de cela qu'il s'agit. J'ai malheureuse-
ment à vous entretenir d'incidents regrettables et
qui ne laissent pas d'avoir une certaine gravité.
Oh I oh 1 mon sourire jaunit et s'achève en gri-
mace.
— Monsieur l'Inspecteur, je fouille en vain ma
conscience... Sur l'honneur, je ne vois pas...
Il ne m'écoute pas ; il me tend un papier sale.
— Reconnaissez-vous ceci?
Non pas, tout d'abord ; mais je vois mon nom,
mon parafe. « Ceci », c'est la feuille de protestation
d'Evrard que j'ai signée l'autre jour, sans la lire,
et que d'autres, une cinquantaine d'autres, ont
signée aussi, docilement.
— C'est bien votre nom qui se trouve en tête
de cette colonne?
— Je ne saurais le nier.
(Mon nom n'est pas le premier ; nous avons signé
Evrard et moi, sur la même ligne. Mais je n'ai garde
de chicaner là-dessus.)
— C'est donc vous qui avez rédigé ce manifeste ;
214 LE CHEMIN DE PLAINE
c'est VOUS qui en êtes l'auteur responsable. Ceux
que vous avez entraînés sont coupables, certes, et
nous ne l'oublierons point... Mais vous, monsieur
l'instituteur adjoint de Lurgé...
Il parle, il parle...
Les quinze lignes d'Evrard sont proprement
le catéchisme de l'anarchie. Elles insultent l'Admi-
nistration, les chefs qui tiennent leur autorité de la
nation souveraine ; elles insultent le ministre, la
République, la société tout entière. Si elles n'in-
sultent pas le Bon Dieu, c'est que nous sommes
laïques.
Est-ce possible ! Je lis à la dérobée. Il n'y a rien
de tout cela. Texte en main, je crois pouvoir me
défendre.
— J'en dem mde bien pardon à monsieur l'Ins-
pecteur, mais, à moins de donner aux mots un sens
nouveau et inattendu, il est impossible de voir dans
ces quelques phrases, autre chose qu'une protes-
tation contre un geste qui manquait tout à fait de
générosité et, à mon avis, de dignité.
Mais j'aggrave mon cas, car « la dignité d'un
fonctionnaire est dans la discipline ».
— Nous demanderons contre vous la peine du
déplacement d'ofTice.
Le déplacement d'office ! Je ne veux pas de cela I
D'ailleurs, c'est illégal ; eussé-je tort, il n'y a pas,
en l'occurrence, « nécessité de service ». Je proteste-
rai de toutes mes forces.
LE CHEMIN DE PLAINE 215
Je tente déjà une défense quelque peu irritée et,
malgré moi. je me lève.
— Patience I
Il me rassied d'un geste sec et me tend deux
lettres. Je cours aux signatures ; elles manquent et
récriture est contrefaite. Le style de l'une est aisé,
avec des incorrections trop grosses pour n'être pas
voulues et une phrase venimeuse où perce le bout
de l'oreille pédagogique... Madame Olivet, je vous
reconnais I
Quant à l'autre... Eh bien I c'esl Mme Evrard. Je
ne puis en douter ; vilaine petite bête I
Certes, il y a là toutes les « nécessités de service »
] que l'on voudra ; et je devrais même être révoqué
sur l'heure.
Mais tout cec est grotesque et méprisable.
M. l'Inspecteur me l'affirme énergiquement. Il va
jeter ces papiers au feu ; mieux, je les détruirai moi-
même I
Le ton est changé ; ce n'est plus le chef cassant
de tout à l'heure. Je me méfie pourtant ; sous la
bonhomie du geste je devine la joie de me tenir
en laisse et de me mater quand même !
— Il est bien entendu, encore une fois, que ces
lettres déshonorent leurs auteurs et seulement leurs
auteurs... Cependant...
Cependant, j'aurais tort de répondre bruyam-
ment aux injonctions de mes chefs... car je ne suis
pas un saint !... Certains passages de ces vilains pa-
216 LE CHEMIN DE PLAINE
piers corroborent de fâcheux renseignements qui
sont arrivés par une autre voie.
— Il y a, contre vous, une plainte émanant d'un
personnage autorisé et ami de l'école laïque.
J'attendais cela depuis un moment ; c'est là toute
l'affaire...
Il s'agit d'une plainte verbale ; si elle se renou-
velait, surtout si elle se renouvelait par écrit, cela
nécessiterait une enquête, et dame 1...
— Réfléchissez, monsieur Touinemine.
— C'est tout réfléchi ! Au revoir, monsieur l'Ii
pecteur !
Je sais que je n'aboutirai à rien qu'à empirer la
situation, mais je ne me laisserai tout de même
pas déplacer sans protester. Celui qui ne se redresse
pas contre une injustice mérite la servitude.
« La dignité d'un fonctionnaire est dans la dis-
cipline. » J'entends mal ce jargon. Il y a discipline
et discipline. Quand l'obéissance aux hommes rem-
place l'obéissance aux lois, il n'est dans la cité que
désordre et barbarie.
A la réflexion, je m'étonne que M. l'Inspecteur
d'Académie, qui est un homme aimable et d'esprit
libéral, ait songé à me frapper illégalement pour
un si petit délit d'opinion. Je parierais qu'il ne
sait encore rien de mon affaire et que les « person-
nages autorisés » se proposent tout bonnement de
lui forcer la main.
i
LE CHEMIN DE PLAINE 217
Je serai frappé, c'est assez probable.
Dire que les Inspecteurs primaires sont généra-
lement les seuls vrais défenseurs de leurs subor-
donnés. Il faut bien, précisément, que je tombe sur
ce pilier gothique I
C'est ma veine.
i^^ mars. — La liberté n'est-elle qu'un mot
comme la vertu? N'est-elle qu'une invention du
pauvre oi gueil humain? Certains philosophes le sou-
tiennent, mais ils sont démentis par d'autres.
Qu'y a-t-il de bon dans ces doctrines? Malgré
mon gros cube je ne suis pas homme à trier sûre-
ment, en cette affaire, le vrai du faux. D'ailleurs le
pourrais-je que je ne le ferais peut-être pas. En
effet, j'écouterais volontiers les premiers de ces rai-
sonneurs mais, de leurs discours, avec un minimum
de logique, je tirerais des conclusions pénibles.
Cette doctrine contente ma raison mais répugne à
mon instinct ; et je n'aime pas les procès... Afin que
la paix soit, je fais de l'indifférence ma philosophie
provisoire.
Et voilà bien du bavardage. Mais qui donc m'em-
pêcherait de bavarder I Puisque personne ne le sait,
je puis, sans ridicule, me donner ce tourment d'es-
prit, me lancer à cette poursuite du vent, moi le
dernier des primaires, le plus humble des pense-
petit.
218 LE CHEMIN DE PLAINE
Ah I si on le savait ! Je vois d'ici les philosophes
de profession hocher leur lourde tête et sourire de
pitié.
Je puis bien prendre le temps de sourire aussi.
Pense-petit ! Je le crois bien ! mais où sont donc
les pense-grand? A moins qu'ils ne soient chez les
fous, ils ne sont nulle part. Il n'est peut-être pas,
dans l'histoire de l'humanité, un philosophe qui ait
émis une seule idée véritablemeat inaccessible à
l'intelligence moyenne de son temps. Ceux de notre
siècle ne sont pas plus forts que les autres. Ils se
chamaillent dans le brouillard avec de grands gestes
solennels, mais ne nous frappons pas I ces cheva-
liers de haute lice combattent avec des brins de
jonc.
Les mortels sont égaux, disait l'autre, c'est la
seule vertu qui fait la différence. La vertu elle-
même ne fait pas une très grosse « différence ». Il
n'y a, entre nous, que des nuances que nous exagé-
rons à plaisir, comme nous exagérons toutes nos
petites affaires.
Mais si l'on m'entendait ! Si l'on m'entendait !
Fermons vite cette parenthèse et revenons à nos
petites préoccupations, à nos méchantes broutilles
d'idées...
La liberté, si elle existe, ne peut pratiquement
s'exercer que dans un cercle étroit ou plutôt dans
une série de cercles concentriques. J'ai toujours
jugé inopérante et quelque peu naïve cette vieille
LE CHEMIN DE PLAINE 219
phrase que je relisais avant-hier dans la malchan-
ceuse protestation d'Evrard :
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions,
même religieuses, pourvu que leur manifestation ne
trouble pas l'ordre public établi par la loi. »
Je défie bien que Ton trouve une idée nouvelle
qui ne dérange pas, si peu que ce soit, l'ordre public.
Et il en va de même pour les idées anciennes
n'ayant plus cours.
En notre temps de pensée soi-disant libre et de
désagrégation des dogmes, on ne saurait se parer
d'une plume étrangère sans que toute la volière se
mette à piauler et à jacasser de fureur.
L'instituteur X... l'a appris à ses dépens. Son cas
est typique. Révoqué, jeté hors du premier cercle,
il ne va pas tarder, s'il continue sa propagande, à
être, dans le second, houspillé et plumé ; finale-
ment on lui fera sauter la dernière corde ; c'est-à-
dire qu'on le mettra en prison ou à l'hospice. On
lui apprendra à commenter, dans des conférences,
des paroles oubliées de Socrate et de Jésus de Na-
ereth !
On m'apprendra de même à signer des papiers
où il est question de dignité et de générosité. Ce
sont là de dangereu. es balançoires, Tournemine...
et on te le fera bien voir.
Grands Dieux ! sommes-nous plus méchants que
bêtes? Sommes-nous plus bêtes que méchants?
Comme nous sommes durs les uns pour les autres I
220 LE CHEMIN DE PLAINE
Comme nous prenons plaisir à nous tracasser mu-
tuellement I Et pourquoi? Et pourquoi?
Il sera bien avancé, M. Alliez, quand il m'aura fait
souffrir injustement et inutilement I Qu'est-ce que
cela lui fera?
Dans quarante ans, qu'est-ce que cela lui fera?
Que lui feront les programmes, la discipline, l'au-
torité, et tout, et tout? Qu'est-ce que cela lui fera
quand il sera étendu entre quatre planches de
chêne, dans un cimetière de village, dans un petit
« gardin grign'dints » du pays des Flandres, en plein
dans la terre grasse?...
Pourquoi, hier, ai- je fait pleurer de pauvres petits
yeux dont quelques-uns se fermeront prématuré-
ment, bientôt peut-être? Pourquoi hier, ai- je puni,
pour une raison futile, dix écoliers? Qu'est-ce que
cela leur fera, les leçons, quand ils seront morts? Et
la vertu, le progrès, les grandes vies exemplaires,
l'immense peine des hommes, à quoi cela rime-t-il?
Est-ce que cela comptera quand les derniers enfants
des hommes* seront morts? A quoi bon? A quoi
bon?...
Sur ma table, entre deux bouquets de violettes
offerts précisément par ces bons petits que j'ai fait
pleurer, une photographie, un portrait de Josette.
Elle me regarde avec des yeux tendres et moqueurs.
Saurait-elle le mot de l'énigme?
Elle me dit :
— Je ne sais rien qu'aimer. Je suis jeune et belle
LE CHKMIN DE PLAINE 2H
et j'aime. Aimer est ma religion souveraine. Que
parles-tu d'énigme ! il n'est d'énigme que dans les
cœurs obscurs.
Elle me dit encore :
— Nous sommes aux minutes merveilleuses de
la vie ; cueillons soigneusement les bonnes grappes !..
Que notre bonheur de vivre soit tel qu'il se pro-
longe par delà nos destinées et qu'il revienne, plus
fort que la mort, illuminer les yeux des vierges qui
vivront par nous !
Et bien que cela ne réponde pas tout à fait à mes
dernières et terribles objections, comme je ne de-
mande qu'à me laisser convaincre, j'attire à moi
l'image chère et je ferme mon cahier.
5 mars. — Je suis allé, hier, voir maman. Je
l'avais un peu négligée ces temps derniers. Elle n'a
pas manqué de me demander :
— As-tu une bonne amie, Maximin?
Et j'ai répondu :
— Oui, maman, j'ai une bonne amie cette fois,
une vraie.
— Tiens ! tiens I... Tu veux peut-être te marier?
— Je veux me marier... C'est un peu pour t'en
parler que je suis venu.
— Tiens ! tiens ! tiens !... Est-elle jolie au moins,
ta petite bonne amie?
Chère maman I cette question est bien d'elle I Si
222 LE CHRMIN DE PLAINE
... 1
je voulais me marier avec une millionnaire contre-
faite, c'est qu'elle ne donnerait pas son consente-
ment...
— Regarde plutôt, ai-je répondu ; elle m'a donné
son portrait pour toi.
Maman a vite ajusté ses lunettes, puis elle s'est
penchée sur l'image souriante aux prunelles claires.
Et les doigts de maman ont un peu tremblé...
— Oui, elle est bien mignonne, cette petite de*
moiselle.
— Elle n'est pas si petite, maman... elle est plus
grande que toi.
— Elle n'a pas l'air méchant... elle a de beaux
yeux.
— Je crois bien !
Maman ne se lassait pas de la regarder, heureuse
de la trouver si jolie, heureuse et flattée.
A la fin tout de même, elle a demandé :
— Comment s'appelle-t-elle?
— Josette.
— Qu'est-ce qu'elle fait? Est-elle riche?
— Elle est chez son père ; c'est une petite ména-
gère... Je ne crois pas qu'elle soit riche.
— Tant pis, mon garçon... Mais cela ne fait pas
grand'chose, va, quand on se convient... Et puis tu
gagnes de l'argent, toi.
C'est encore là une de ses idées favorites, une
idée, d'ailleurs, qui lui rend la vie douce. Elle me
voit riche I Douze cents francs, pour elJe, c'est une
LE CHEMIN DE PLAINE 223
somme ! et plus tard j'arriverai à gagner des deux
mille francs !
— On vit à moins, dit-elle.
Il est bien certain que mon père gagnait moins
de deux mille francs et même moins de douze cents ;
et maman nous a tout de même élevés sans trop se
plaindre — sauf quand il n'y avait pas de beurre.
Il y a encore une misère plus grande. La grande
misère, c'est quand le pain manque. Dans son
enfance, maman Fa un peu connue, cette misère-là.
Depuis, elle s'est toujours trouvée heureuse.
Je suis moins résigné ; je suis plus exigeant.
Prudemment, j'ai fait part à ma mère de mes
projets d'avenir. Elle a protesté quand je lui ai
parle de m'en aller en Tunisie.
— Puisque ta femme sera institutrice... tu Tas
dit toi-même.
— Mais j'ai peur que ce soit bien tard, trop tard.
— Et moi, que deviendrai-je?
— Mais nous ne partirons pas pour longtemps...
Nous reviendrons, mère, nous reviendrons I Ce
n'est pas loin la Tunisie, si tu crois !... Tous les ans,
nous pourrons venir passer les vacances chez toi...
trois mois chez toi... tu ne voudrais pas?
— Mon pauvre enfant, j'aurai le temps de mou-
rir pendant que tu seras là-bas.
— Mourir I Mais tu n'as que cinquante ans ! As-
tu le droit de mourir? Tu n'as même pas le droit
d'être malade... ce n'est pas ton tour. Puis, ne te
224 LE CHEMIN DE PLAINE
tracasse pas à l'avance ; je ne suis pas encore
parti... Si nous parlions d'autre chose ; auras-tu une
belle coiffe pour ma noce?
J'ai eu beau faire, elle est revenue à mes idées de
départ et son trouble ne s'est pas apaisé. Mais au
moment de l'adieu, elle m'a dit, en me serrant plus
fort qu'à l'habitude ;
— Tu as peut-être raison tout de même mon
grand Max... Tu as sans doute raison I
Comme toujours !
7 mars. — Je n'ai pas parlé à maman de mes
démêlés avec l'Inspecteur.
Je n'en ai pas parlé non plus à Evrard. La
faveur dont il bénéficie est miraculeuse, inexpli-
cable. Je sais bien qu'on veut me frapper pour
satisfaire un « personnage autorisé » — M. Godard,
je suppose — mais pourquoi ne profite-t-on pas
de l'occasion pour faire coup double? Gela me
dépasse I
En attendant, taisons-nous. Maurice, pris dans
cette mêlée, serait capable de se faire révoquer. Or,
si sa femme mérite de ma part de rudes représailles,
lui n'a droit qu'à mon amitié.
Par exemple, j'ai tout conté à Josette. Je ne lui
cache plus rien de mes affaires. Je lui ai rapporté
combien maman l'avait trouvée jolie. Alors elle m'a
dit :
LE CHEMIN OE PLAINE 225
— Je voudrais bien la connaître, votre mère...
N'avez-vous pas quelque portrait d'elle?
— J'ai un portrait de mon père en zouave, mais
je n'ai pas le portrait de maman. Elle n'a jamais
été photographiée, que je sache. C'est que, chez nous,
il ne se faisait pas de dépenses inutiles... Je suis
d'une famille très pauvre, mon amie.
— Et moi je suis plus pauvre encore... mais ce
n'est rien, cela...
— Josette, vous me cachez quelque chagrin...
vous êtes malheureuse...
— On m'a défendu de vous voir ; on m'a défendu
même de venir ici.
— Mais ce n'est pas nouveau... Il y a autre chose.
— Oui.
— Ne me le direz-vous pas?
— Non, pas encore... Je voudrais... Je voudrais
être en Tunisie... quand partons-nous?
12 mars. — Oui, quand partons-nous? C'est moi
qui pose la question aujourd'hui. Pourvu seulement
que nous puissions partir ! Voilà-til pas que tout
le monde se mêle de guerroyer contre moi !
Ce qui m'arrive est embêtant au possible. Ce
matin, à onze heures et demie, à l'heure où la classe
devient houleuse, j'ai, dans un moment d'énerve-
ment, menacé mes plus grands élèves qui s'en don-
naient à cœur joie pendant que je faisais lire les
15
226 LE GHEMliS DE PLAINE
tout petits. Ils se sont tenus cois une minute puis
ils ont recommencé le tapage. Me retournant brus-
quement, j'ai surpris l'un d'eux, le grand Dieu-j
donné, un crétin tout à fait remarquable, en traii
d'imiter mes gestes. Je l'ai giné. C'est une faute
que je commets très rarement ; mais enfin, celui-là
je l'ai giflé, je ne peux pas le nier.
Or, quelques minutes avant la rentrée du soir,
le père Dieudonné est accouru furibond. Il a traversé
la cour en quatre enjambées et s'est précipité chez
le Directeur. Puis ces deux messieurs sont venus
dans ma classe et ils m'ont fait citer à leur tribunal,
comme cela, sans plus de façons.
Le père Dieudonné était rouge, le père Michaud
était blanc ; tous les gamins, instruits de l'affaire,
étaient accourus se masser devant la porte.
Voyant cela, j'ai été brusque ; et, le premier :
— Qu'est-ce qu'il y a?
M. Michaud a commencé d'une voix prudente et
doucereuse:
— Monsieur Tournemine, voici un père de famille
qui vient se plaindre... Que se passe-t-il?
— Un mot, d'abord... Pourquoi ce père de famille
va-t-il vous trouver, vous, et non pas moi? Pourquoi
me faites-vous appeler ainsi devant tous les élèves?
A quoi rime cette mise en scène?
— Mais... mais... nous discuterons cela ensemble...
une autre fois... une autre fois... Voici M. Dieu-
donné... Il prétend que vous avez frappé son fils.
LE CHEMIN DE PLAINE 227
— Je lui ai donné une gifle.
— C'est regrettable... c'est peu de chose... mais
c'est regrettable.
— Dites-moi, n'avez-vous jamais giflé un élève,
vous?
— Euh !...
— Si, n'est-ce pas? Alors, pas de morale, voulez-
vous? Maintenant, monsieur Dieudonné, à nous
I deux : qu'est-ce que vous réclamez?
— Je réclame que vous avez martyrisé Ernest.
— Je vous dis que je lui ai donné une petite
gifle... il l'a d'ailleurs méritée mille fois.
— Et puis, qu'il en porte les marques...
— En fait de marque, il porte surtout la vôtre,
savez-vous?
— Et puis, que vous me le paierez plus cher qu'au
marché, s'pèce de petit...
— Ah ! pas d'insultes, s'il vous plaît I
— Si, je t'insulterai I Si, je t'insulterai I...
— Oui? Eh bien, voulez-vous parier que je vous
gifle, vous aussi?
— Monsieur Tournemine !... Monsieur Tourne-
mine I...
— M. Tournemine en a assez, monsieur le Direc-
teur... D'ailleurs, il est une heure... le devoir
nous appelle. Quant à vous, père de l'infortuné
martyr...
— Hou I t'as pas honte !
— ...prenez la porte I... et plus vite que ça I Hop !
228 LE CHEMIN DE PLAINE
De ma pince gauche je lui ai saisi l'épaule et je
l'ai mis là où il convenait qu'il fût.
De cette façon, j'ai encore eu le beau rôle devant
mes élèves. Si je n'avais pas eu le dernier mot,
j'étais perdu.
M. le Directeur savait cela aussi bien que nioi.
i
13 mars. — Aux dernières nouvelles, Ernest Dieu-,
donné a gardé le lit. Le médecin a été mandé ; il n'a
pas trouvé de fièvre. Le contraire m'eût étonné.
J'aurais tort cependant de me tranquilliser.
Josette m'écrit : « J'apprends que l'on vous cherche
une mauvaise querelle. J'ai entendu dire ce matin
_>que l'on avait prévenu l'Inspecteur et qu'un procès
vous serait intenté. Je tremble pour vous, mon ami,
et je ne songe plus à mes propres ennuis. Aimons -
nous bien. Tout cela finira. »
Il faut l'espérer.
Je songe que ce Dieudonné, homme simple et
besogneux, habite une maison appartenant à
M. Godard. Or Mme Olivet est du dernier bien avec
M. Godard. Tout s'explique.
Tout s'explique, mais rien ne s'éclaircit.
15 mars. — Aujourd'hui, voyage au chef-lieu du
département. Coût : 3 fr. 80. Cette dépense était
nécessaire.
LE CHEMIN DE PLAINE 229
Je suis allé consulter M® Mérier, un avocat
retors que je connais, ce qui n'est rien, mais qui me
connaît aussi, ce qui est beaucoup. Il me connaît
parce que son fils a été mon meilleur camarade au
peloton des dispensés.
M® Mérier m'a reçu fort gracieusement ; surtout,
il m'a tranquillisé. Certes, je suis condamnable,
mais, en cas de poursuites, rien ne prouve que je
doive être forcément condamné ; il m'a cité dix
exemples...
— Croyez-en mon expérience, jeune homme, m'a-
t-il dit, rien n'est moins sûr qu'un procès. Si vous
étiez audacieux ou simplement joueur, vous pour-
riez attaquer, vous plaindre au parquet d'avoir été
insulté, vous, fonctionnaire public, dans l'exercice
de vos fonctions.
— Mais je n'ai peut-être pas été insulté...
— Savez-vous ce que c'est qu'une insulte? Nous,
dans la basoche, nous ae le savons pas encore.
Il ne m'a cependant pas encouragé à tenter cette
aventure.
— Attendez, m'a-t-il dit ; voyez venir et dormez
sur vos deux oreilles. On ne vous inquiétera proba-
blement pas. D'ailleurs, en mettant les choses au
pis, la condamnation serait insignifiante.
Je suis allé ensuite aux bureaux de l'Inspection
académique ; mais le Grand Chef était absent. Je
l'ai bien regretté ; j'aurais voulu lui expliquer net-
tement et franchement mon cas.
230 LE CHEMIN DE PLAllNE
Enfin, comme i] me restait du temps à dépenser,
j'ai songé à mon ancien directeur d'École normale
et je me suis présenté chez lui.
En toute justice, j'aurais dû commencer ma
journée par là. M. Legrand est le seul ami que j'aie
au chef-lieu. J'ai eu plaisir à retrouver sa poignée
de main accueillante, son éternel sourire de scep-
tique indulgent et fin.
J'étais entré chez lui avec l'intentioa de m'in-
former de sa santé toujours chancelante... et je
n'ai parlé que de mes petites affaires. Je n'ai rien
su cacher ; je me suis détendu... Ses yeux gris me
pénétraient de bonté et, dans ce petit cabinet sur-
chauffé où, jadis, j'ai été tant de fois réprimandé,
je me suis trouvé soudain à mon aise, à mon aise
comme je ne l'ai jamais été nulle part, si ce n'est
chez maman.
Ma confession terminée, M. Legrand me dit :
— Ne vous tracassez pas trop... je verrai l'Ins-
pecteur d'Académie. C'est un fort galant homme
quand son intestin fonctionne. Le tout est de choi-
sir le moment,
— C'est une question de chance.
— Pas pour moi. J'ai des renseignements par le
garçon de l'hôtel où il prend ses repas. Quand
M. l'Inspecteur murmure : « Mon ami, une demi-
Vittel », il n'y a rien à faire... Mais quand il arrive
« Broum ! Broum I garçon ! du Médoc I... un peu
sec ! » la voie est libre...
LE CHEMIN DE PLAINE 231
Ce précieux" garçon a été jardinier à l'École.
C'était bien le plus paresseux et le plus maladroit
des jardiniers de France. En le remerciant, je lui ai
donné, comme de juste, les certificats les plus
élogieux, grâce auxquels il est entré à l'hôtel de
l'Univers. Un bienfait n'est jamais perdu...
En votre affaire, ajouta M. Legrand, une chose
m'étonne ; c'est que votre camarade Evrard ne soit
pas inquiété. Vous devez avoir un ennemi, un spé-
cial ennemi... Mais nous le démasquerons... Allons,
au revoir I Bon courage I
Je m'en fus vers la gare un peu ragaillardi, mais
mourant de faim. U était deux heures après-midi
et je ne devais partir qu'à cinq. Je me résolus
à manger, ne fût-ce qu'un peu. J-avisai donc la
plus modeste des gargotes et, au « Monsieur dé-
jeune? » de la patronne, je répondis :
— Non... je prendrai seulement un bout de n'im-
porte quoi, une bouchée de fromage par exemple,
histoire de boire un verre...
Mais la gargotière, habituée aux ruses des clients
aux dents longues, faméliques mangeurs de pain,
m'apporta en effet une bouchée de fromage et
quatre ou cinq bouchées de croûte, « histoire »>
sans doute, de faire passer l'aigre piccolo qu'elle
■ m'avait d'abord servi dans une bouteille sale.
Pendant que j'expédiais ce repas d'infortune, une
silhouette connue se dessina sur le trottoir d'en
face... Mme Evrard I oui... Mme Evrard...
232 LE CHEMIN DE PLAINE
Que diable peut-elle chercher par ici ! Ah ! je me
souviens... Elle a une marraine en cette ville ; c'est
elle-même qui me l'a conté jadis... Une marraine
âgée, avare, sans héritiers.
Tout de même, comment se fait-il que je ne l'aie
pas aperçue ce matin à la gare? C'est sans doute
que je suis arrivé le dernier, juste à l'heure du train.
La mauvaise et jolie petite pièce ! Elle va tout
doucement ; elle s'arrête, tourne la tête. Pourvu
qu'elle ne me voie pas dans cette gargotte ! elle
serait trop contente !
Cric !... cric !... des souliers bruyants sur le trot-
toir... souliers vernis, courtes et grosses jambes...
M. Godard ! M. Godard ! Il traverse la chaussée,
met le cap sur la petite dame et ils s'en vont tous
les deux vers la ville.
Ah, voilà ! Ah, voilà !
Combien en a-t-il? C'est un rude vieux gaillard.
18 mars. — Tous les matins en ce moment j'ai
une lettre de mon amie : et tous les matins mon
inquiétude s'accroît.
Josette est malheureuse : je le lis entre toutes
les lignes. Ne s'attriste-t-elle pas de n'avoir vingt
et un ans qu'au mois de mai !... Elle est à bout de
résistance et nous ne pourrons nous marier qu'au
commencement de l'été. Je crains qu'elle ne tombe
malade ou qu'elle ne soit poussée à un éclat.
LE CHEMIN DE PLAINE 233
Je puis pardonner à mes enaemis. Dans le bon-
leur je suis très capable d'oubli. Si tout va bien,
e ne saurai peut-être plus l'année prochaine que
VI. Alliez est un mauvais chef, Mme Evrard une
iricieuse poupée, M. Godard un drille qui paie ses
Tiaîtresses en mauvaise monnaie... Mais si l'on
;ouche à Josette, je ne l'oublierai jamais ; et que
(Vlme Olivet prenne garde ! ma haine serait impla-
cable.
20 mars. — C'était la première fois que nous
lous rencontrions hors d'une maison, dans la dou-
leur des champs. Une idée de moi, ce rendez-vous,
une toquade. Josette s'y est prêtée de bonne grâce,
>ans pruderie. Elle a imaginé une visite à ses cou-
iins des Pernières et c'est elle qui a fixé l'heure et
■e lieu de notre rendez- vous : deux heures de l'après-
cnidi, dans l'Allée Verte.
Je suis arrivé le premier. L'Allée Verte n'est
v^erte qu'en été ; en ce moment elle est encore noire.
est un large sentier entre deux taillis.
Je me suis caché derrière un gros arbre et j'ai
'îpié son approche. Quand je me suis montré, elle
;3st venue plus vite, d'une marche ailée, avec des
yeux de victoire. Et elle m'a tendu ses lèvres avec
une ardeur étrange.
Nous nous sommes assis sur un vieil orme abattu
3t écorcé. Le soleil tombait dru sur les arbres ; les
234 LE CHEMIN DE PLAINE
rameaux luisaient, les bourgeons se gonflaient, se
fendaient, montraient, sous leur peau trop tendue
la pulpe verte, la chair délicate et neuve. Une ten
dresse immense ondulait ; le monde entier était er
travail d'amour.
Nous nous tenions les mains et nous nous regar
dions, palpitants, éperdus, en proie à une merveil
leuse inquiétude.
Ah I comme ils étaient loin nos soucis habituels
Comme tout nous paraissait mesquin, hors notr(
amour I
Malheureusement, une pluie soudaine nous tin
de l'extase. Nous dûmes nous réfugier sous un groi
chêne rouge qui avait encore sa rude tignasse d'in
cendie. Josette s'attrista.
— Bah I fis-je, ne sommes-nous pas bien ici? Nu
ne nous entendra que ce vieil arbre et c'est discret
les vieux arbres I Celui-ci ne dira notre amour qu'au3
oiseaux et aux papillons qui en ont bien entendi
d'autres I
— Vous êtes un enjôleur ; je ne vous écoute plus
— Vous m'écouterez par force ; la pluie nouî
assiège et vous ne sauriez fuir.
— Mais, que faites-vous?
— Je me mets à l'abri sous vos cheveux.,
qu'avez-vous à rire? Hé I Hé I vous me repoussez
mais je tiens votre main et je suis le plus fort... El
votre menotte est prise comme un petit oiseau au3
plumes tièdes et soyeuses.
LE CHEMIN DE PLAINE 235
Son rire sourd cessa et une nuée courut sur ses
yeux.
— Soyeuses I... fit-elle.
Je regardai ses doigts fins aux beaux ongles et je
vis que la peau en était un peu fatiguée, légèrement
épaissie, rayée de stries fines et de craquelures.
Elle m'expliqua :
— C'est la vaisselle...
— La vaisselle?... C'est vous qui lavez la vais-
selle?
— Mais oui... depuis que Catherine, notre vieille
bonne, n'est plus chez nous.
— Mais n'avez-vous pas une femme de ménage?
— Nous ne l'avons plus ; je suffis à tout... Je suis
une bonne ménagère, allez !
— Vous êtes la servante et vous ne dites rien !
— Je n'ai rien à dire... Je ne suis plus chez moi...
Il faut que je gagne ma vie.
— Ma pauvre chérie...
— D'ailleurs, poursuivit-elle, ce n'est rien cela,
absolument rien I
— Quoi 1 il y a pis?
— Oh I oui. Il y a des paroles... des paroles...
Et elle s'est mise à pleurer.
24 mars. — Enquête de M. Alliez ; je m'en moque.
Enquête bruyante, questions tendancieuses, ré-
ponses soufflées ; je m'en moque.
23t> LE CHEMIN DE PLAINE
M. Michaud au-dessous de tout ; maladroit, peut-
être sournois, que dis-je, peut-être I... je m'en
moque I
Cette fois, on me tient. Je n'aurai pas même le
droit de crier.
Je m'ea moque ! Ah ! comme je m'en moque !...
Josette est à bout de forces ! Josette est malade !
Elle m'a écrit qu'elle ne pouvait pas sortir,
qu'une migraine atroce la tenait au lit. Depuis
quelque temps déjà je la trouve pâle et ses yeux se
fanent. Mme Bérion a les mêmes inquiétudes ; elle
vient de me les confier.
Il faut absolument arracher Josette de là-bas...
et tout de suite ! Qu'elle aille n'importe où, qu'elle
fasse n'importe quoi. Qu'elle soit femme de chambre,
demoiselle de magasin, couturière, bergère... plu-
tôt que de se tuer chez elle. Je ne la laisserai pas
entre les griffes empoisonnées de sa belle-mère ; je
l'enlèverai plutôt. Si, par impossible, j'avais, de-
main matin, ma nomination pour Tunis, nous par-
tirions. Je suis prêt à tout.
26 mars. — 3 heures du matin. — Si j'essayais
d'écrire.
Je suis en passe de devenir fou. Voilà deux
heures que je tourne dans cette chambre... Je
tremble, ma tête brûle ; mon cœur est une machine
affolée dont le régulateur vient de sauter.
LE CHEMIN DE PLAINE '237
J'ai essayé de compter jusqu'à mille ; je me suis
couché, j'ai fermé les yeux ; je me suis levé ; je me
suis brûlé, exprès, les doigts à ma lampe ; j'ai plongé
ma tête dans un seau d'eau froide...
J'étouffe !
J'aurais dû tout de suite écrire... mes pensées se
seraient ordonnées, disciplinées ; je ne serais pas
malade comme je le suis.
Il est peut être encore temps de réagir. Essayons
I de conter les choses en spectateur.
Ohé ! Ricaneur ! où es-tu? Aujourd'hui, j'aurais
besoin de toi.. Mais tu ne viendras pas, mauvais
camarade qui n'est bon qu'à troubler mes heures
de joie.
El e a crié... Pourquoi ce silence ensuite et ces
ailées et venues?... J'aurais dû revenir... Je n'étais
pas blessé... On ne m'aurait pas tué, peut-être I...
Ai-je eu peur? Qu'est-il arrivé?...
Je divague encore...
Nom de D .. !
Il était deux heures de l'après-midi lorsqu'elle est
entrée chez moi. Josette est venue ici, dans cette
chambre... C'est incroyable !... J'étais en train de faire
ma toilette ; j'étais là, par conséquent, dans ce coin...
Il y a encore de l'eau savonneuse dans ma cuvette.
La porte s'est ouverte brusquement ; elle s'est
précipitée avec un cri :
— Je sais 1... Je sais maintenant !.. Elle m'a tout
dit!
238 LE CHEMIN DE PLAINE
Qu'ai-je fait, moi? Je crois que j'ai refermé la
porte et que j'ai pris mon veston .. puis j'ai dû
m'approcher d'elle, car elle s'est jetée en arrière.
Elle était blanche comme une morte, avec des
lèvres dansantes. Elle s'est adossée au mur, ici,
près du buffet ; et elle était très mince, très grande,
avec des bras inertes, paralysés, collés à son corps ;
ses yeux seuls vivaient.
J'ai dû balbutier :
— Qu'y a-t-il enfin? Qu'y a-t-il?
Elle m'a répondu d'une voix de délire, grelot-
tante et désaccordée :
— C'est odieux!... Ne m'approchez pas I C'est
épouvantable I... J'en mourrai î...
Puis un grand cri soudain :
— Elle est votre maîtresse !
Et ses yeux sont morts. Elle s'est affaissée le long
du mur, comme frappée d'une balle. J'ai étendu les
bras juste à temps.
Puis, j'ai été fou, N'ai-je pas ouvert la fenêtre et
appelé Mme Michaud ! Par miracle, personne ne
m'a entendu. Je l'ai déposée sur mon lit et j'ai
cherché à la ranimer. Mais je n'ai plus d'eau-de-vie,
plus de vinaigre, plus de vin... mes provisions sont
épuisées depuis un grand mois. Heureusement elle
est revenue vite à elle. Comme je continuais à lui
mouiller les tempes, elle m'a demandé de l'eau
sucrée. Je lui ai donné un verre d'eau|en|lui disant :
— Je n'ai pas le moindre morceau de sucre.
LE CHEMIN DE PLAINE 239
Elle m'a regardé longuement, puis ses yeux ont
ait le tour de ma chambre... et elle a compris.
Alors, elle a pleuré. Combien de temps I Combien
le mortelles minutes est-elle restée là, abattue sur
a table, le corps secoué comme par un vent d'orage !
Combien de fois a-t-elle répété : « Pardon... par-
Ion... pardon ! »
A la fin, je l'ai relevée de force et elle s'est jetée
lans mes bras, la poitrine bondissante.
— Pardon 1... Oh I la méchante femme... C'était
)Our me tuer... Qu'elle m'insulte si elle veut !...
ju'elle me frappe !...
— Qu'elle vous frappe !... Que dites-vous? Que
}'est-il passé?
— Elle s'est jetée sur moi... parce que je n'écou-
:ais pas ses affreuses paroles... Elle m'a poussée dans
me encoignure, elle m'a tordu les bras, puis elle a
ivancé ses yeux de haine et elle m'a dit... Cela m'a
ionné un grand coup sur la tête ; je crois que je
iuis tombée... et puis je me suis sauvée comme une
folle... J'ai couru hors du bourg, dans les champs,
3t je suis arrivée, je ne sais comment, devant cette
porte... Pardon I Pardon !... Elle disait cela pour me
tuer... je le sais... je n'ai pas cru... C'est que cela
m'a fait trop mal, là, sur la tête...
— Ma chérie I calmez-vous !
— Vous me pardonnez .. Je n'ai rien dit... Je
juis avec vous maintenant ; vous me défendrez,
vous m'emmèoerez... Elle croyait que j'allais en
240 LE CHEMIN DE PLAINE
mourir comme cela !... que je ne serais jamais j
vous... Pas si simple ! Je n'ai pas cru... Cela ne m'ï
rien fait... cela ne me fait plus rien... Je ne pleure
plus... Je veux rire à pleine gorge, pour vous, poui
toi... Dis, tu l'aimes bien encore, mon « rire de cris
tal »? Mon cœur est une fontaine allègre : bois !..
je suis ton amoureuse ; j'ai du bonheur plein l'âme..
Serre-moi dans tes bras durs... toujours... toujours
Ce sont à peu près ses paroles. Je ne me souvien.*
pas des miennes. Je les prononçais sans les entendre
Elles naissaient sur mes lèvres, sans effort de pensée
elles venaient de loin, du plus profond de mon être
du plus profond de la vie.
Une force obscure et invincible nous poussail
vers des cimes inexhaustibles. Nous avons vécu de
fabuleuses minutes...
Le jour, cependant, avait diminué dans la chambre,
Mon amie, ses deux mains lasses à mes épaules,
disait :
— Je ne regrette rien ; je n'ai pas honte... Em-
mène-moi I Ah I on aura beau faire maintenant, je
suis ta femme, ta femme... Rien d'autre ne compte.
Partons !... Que veux-tu que je fasse? veux-tu que
je meure? Commande... f
Parce qu'elle était blanche avec des tempes brû-
lantes, j'ai eu de la pitié et j'ai échappé au délire.
— Ma Josette, ne soufïres-tu point?
Elle a jeté ses mains à sa nuque d'un geste rapide,
mais elle a repris aussitôt :
LE CHEMIN DB PLAINE 241
— Souffrir! Comment peux-tu parler ainsi?
Veux-tu que je chante?... Tiens, ce que tu me
chantais un soir :
Si tu veux faisons un rêve...
Souffrir ! Comment souffrirais-je si près de toi,
la tête sur ta poitrine? Toc ! toc !... j'écoute ton
cœur vibrer... Il chuchote à mon oreille mieux que
ne le pourraient faire tes lèvres. Je t'aime 1 Prends
mes cheveux... Ton bras mince et dur, qu'il me
serre ! qu'il me blesse !... Ah 1 je suis heureuse...
Nous aurions pu mourir, mourir avant... N'y son-
geons plus.
Le jour s'éteignait tout à fait. J'étais inquiet. J'ai
dit :
— Qu'allons-nous faire?
— Commande !
— Tu ne peux pas retourner là-bas.
— Pourquoi? Je ne crains personne maintenant.
— Mais je ne veux pas, moi, que l'on te fasse
souffrir encore. Et cependant nous ne pouvons pas
partir... Ah I si j'avais une nomination pour Tunis I...
Ce soir, je te conseille d'aller chez ta cousine ; je
vais t'y conduire... Et puis demain, nous aviserons.
— Soit ! je suis ta servante... Prends mes che-
veux, tous mes cheveux, avant que je les noue... Te
plairait-il de les garder à tes doigts? Si tu veux, je
les couperai.
— Petite folle I... Allons, viens !
16
242 LE CHEMIN DE PLAINE
Comme elle se recoiffait hâtivement devant ma
glace à treize sous, elle s'est écriée.
— Et tes lettres, ton portrait?...
— Eh bien? ^
— Tes lettres qui sont restées là-bas, dans ma
chambre... Je ne veux pas qu'on les trouve. Il faut
aller les chercher dès ce soir... demain, je n'oserais
plus.
— Mais on te retiendra.
— Papa est absent ; personne ne peut me rete-
nir. Je suis prête, conduis-moi.
J'ai ouvert la porte. La nuit était venue, brusque,
froide, pleine d'étoiles. J'ai indiqué à Josette le petit
sentier qui contourne Lurgé, mais elle a souhaité
traverser le bourg à mon bras. Nous avons croisé
des gens ; personne ne nous a remarqués, personne
ne nous a reconnus. Arrivés chez elle, nous nous
sommes arrêtés devant la grille ; elle m'a dit, plus
calme :
— ^- Suivez-moi... vous m'attendrez dans l'allée
deux ou trois minutes à peine.
Je me suis caché derrière une touffe de lauriers
et elle est entrée. J'ai écouté son pas dans l'escalier.
Tout à coup, un autre pas derrière moi... La grille
s'ouvre, se referme ; j'entends le grincement d'une
clef... J'ai juste le temps de me dissimuler complè-
tement : M. Olivet passe à deux pas de moi, énorme,
rapide, un refrain aux dents... Mme Olivet paraît
dans le corridor, une lampe haute à la main ; elle
LE CHRMIN DE Pf.AlNE '243
3arle à son mari, elle lui parle bas... Josette des-
jend...
Brusquement un bras se tend dans ma direction :
— Un homme !
Je m'étais avancé inconsciemment au milieu de
'allée I Je saute en arrière. Mme Olivet crie :
— Au voleur ! au voleur !
L'autre a sorti de sa poche le revolver qui ne le
quitte jamais et il m'interpelle, d'une voix qui
tremble et menace. Je m'affole. En quatre enjambées
je suis à la grille... Fermée ! et impossible à franchir...
Pan ! une longue flamme ; je ne suis pas touché. Je
perce la haie de laurier-thym et je me trouve de-
vant un mur très haut. D'un bond prodigieux je
m'agrippe au faîte et je m'enlève.
Alors dix choses en même temps.
Un second coup de revolver... je me laisse retom-
ber sur la route ; M. Olivet crie :
— Touché ! Il y est, N. de D. !
Une galopade dans le jardin... un grand cri déchi-
rant ; Max !... et, tout aussitôt, un bruit sourd, la
chute d'un corps...
J'ai couru jusqu'au détour de la route et puis j'ai
compris et je suis revenu. Mais il n'y avait plus
personne dans le jardin...
Ils ont dû emporter Josette évanouie.
Je suis resté une partie de la nuit à regarder
courir les lumières dans la maison. Vers minuit elles
se sont éteintes. Alors j'ai franchi le mur et je me
244 LE CHEMIN DE PLAINE
suis approché de la maison. J'ai écouté ; je n'ai rien
entendu...
Je n'ai rien entendu ; les lumières étaient éteintes.
En somme, pourquoi suis-je encore mortellement
inquiet? Il ne peut rien arriver de grave... Après
tout, c'est moi qui ai couru du danger.
Il faut qu'elle sache bien que je suis sain et sauf.
Je puis la tranquilliser tout de suite : ne connaît-
elle pas ma trompe de bicyclette? J'aurais dû y
penser plus tôt.
En route ! D'ailleurs, il fait jour ; voici le soleiL
Toutes les choses sont calmes, habituelles, quel-
conques.
20 mars, soir. — Je suis encore dans l'inquié-
tude. Ce matin, j'ai corné en vain. Pendant la
journée j'ai causé avec Evrard, M. Michaud,
Mme Michaud : ils ne savent rien. Je suis ailé
à l'épicerie et au bureau de tabac : Marceline et
M. Moulin m'ont regardé avec leurs yeux de tous
les jours.
Mme Bérion, seule, a appris que son oncle a tiré
un coup de revolver hier au soir pour effrayer un
maraudeur ; mais pas de nouvelles de Josette.
Il se passe quelque chose d'anormal ! Je ne vis
plus ; coûte que coûte, il faut que je sache.
Dût-on m'accueillir à coups de revolver, demain
matin j'irai voir.
LE CHEMIN DE PLAINE 246
27 mars. — Je n'ai pas été loin. Mme Bérion m'a
appelé au passage. Josette est malade. Je le savais,
je le sentais... Le médecin est allé la voir hier soir à
la nuit ; il est revenu ce matin au point du jour. Il
ne peut pas se prononcer encore.
Allons, il faut que j'aille faire ma classe.
29 mars. — C'est une méningite. Mme Bérion,
charitable, m'a dit que le médecin na désespérait
pas de sauver la malade. Mais non... elle est perdue...
En ce moment même, elle agonise peut-être déjà.
La campagne est belle ce soir, d'une beauté pré-
cise et agile. Les bruits s'épurent, la paix déferle,
ample marée aux vagues croulantes et doucement
lumineuses.
Saleté !
Je voudrais insulter quelque chose de grand. Je
sens à mes poignets un sang acre et barbare.
Si j'avais du vin, je m'enivrerais et je dormirais
par terre, comme un chien, vingt-quatre heures.
30 mars, — J*ai sonné hardiment. Je comptais
dire à M, Olivet :
— Votre fille se meurt ; elle a demandé à me voir ;
Mme Bérion me Ta dit... Et je viens.
J'étais décidé à entrer par n'importe quel moyen,
même en employant la force. Mais c'est Mme Olivet
246 LE CHEMIN UE PLAINE
qui est venue m'ouvrir. Elle a eu un brusque recul.
J'ai vu qu'elle était couperosée, défaite, vieillie. J'ai
dit d'une voix basse et brutale :
— «Où est-elle?
Elle a balbutié en montrant l'escalier,
— Là-haut... la première porte... je vais vous
conduire.
— Vous I
Du regard et du geste je l'ai clouée sur place et je
suis monté. Mme Bérion était là. Je me suis appro-
ché de la malade. Elle était dans un moment d'ac-
calmie et elle m'a reconnu.
Je n'ai pas pleuré. Elle a pris mes mains et m'a
attiré près d'elle.
— Je suis heureuse... je ne mourrai pas... je me
sens mieux... On a coupé mes cheveux, à cause de
la glace... Ils sont là, dans ce cofïret, avec tes lettres ;
prends-les... Ils sont beaux et lourds... tu verras...
Quand je serai guérie, écoute...
Elle a voulu nouer ses mains à mon cou et se
redresser un peu, mais eUe est retombée avec un
grand cri, les doigts crispés sur le front, les yeux
soudain remplis d'une atroce épouvante.
Mme Bérion est accourue.
— C'est une nouvelle crise... C'est affreux I elle
ne reconnaît personne. Partez, mon pauvre ami.
J'ai pris le coffret et je me suis sauvé en trébu-
chant.
Au pied de l'escalier je me suis heurté à une
LE GIIEiMIN DE PLAINE 247
femme en pleurs, affaissée dans une attitude sup-
pliante. J'ai eu peine à reconnaître Mme Olive t.
Elle murmurait :
— Pardon... pardon...
J*ai levé la main ; croyant à une menace, elle
s'est avancée, s'offrant aux coups.
Je me suis entendu ricaner :
— N'aie pas peur, carne !... je ne me salirai pas
les doigts à ta vieille peau... C'est pour jurer que
j'ai tendu le bras... Entends-tu ces cris là-haut? Je
ne te pardonnerai jamais I... jamais 1
1^ a^ril, ' — Je ne la verrai plus. Elle va mourir...
Il ne me restera rien d'elle que ses cheveux. Ils
sont là dans ce coffret que je n'ai pas encore ouvert.
Pourrai-je jamais l'ouvrir... Oserai-je voir et tou-
cher ces cheveux d'une morte aimée?
Si, pourtant, elle guérissait I II n'y a plus d'es-
poir... est-ce qu^on sait? Ce médecin n'est pas le
Bon Dieu... Si je croyais, je le prierais, le Bon Dieu...
mais je ne crois à rien, à rien... je n'ai jamais cru
qu'à elle.
Dire qu'on ne peut rien faire !
Cet âne de médecin vient de passer justement en
automobile, à toute vitesse ; il apporte peut-être la
guérison... un remède nouveau qui vient d'être
signalé dans la revue médicale qu'il reçoit...
Ah I misère ! Il y a bien du danger 1
248 LE CHEMIN DE PLAINF
Il y a six jours que cela dure...
Nous sommes mercredi... non, jeudi. Je n'ai pas
de classe à faire aujourd'hui.
J'ai une faim de bête. Quand donc ai-je mangé?
3 açril. — Je le savais bien.
Dès que j'ai vu Maurice dans ma classe, j'ai reçu
le choc. Il a cru que j'étais prévenu. Il m'a dit :
— Tu sais... n'est-ce pas?... Cette nuit, vers deux
heures...
J'ai eu une espèce de hoquet terrible et je
me suis mis à trembler. Alors, compatissant, les
larmes aux yeux, il m'a pris par les épaules, étroi-
tement, comme autrefois au temps de notre ado-
lescence.
— Mon pauvre vieux... mon pauvre vieux copain.
Pour l'étreinte chaude et pitoyable, j'ai dit :
— Merci !
Et puis, une nausée, un flot de bile dans la gorge...
Mes lèvres se sont retroussées, comme pour un
blasphème.
— Tu diras au patron que j'ai la gueule de bois...
et qu'il me fiche la paix 1
Je suis venu me terrer chez moi.
Elle est morte... Josette est morte... A cause de
l'autre... Elle a des remords, l'autre... elle semble
avoir des remords... Qu'elle souffre 1 qu'elle pleure I
qu'elle meure !
LE CHEMIN DE PLAINE 249
Et moi? Allons, ne nous esquivons pas... Ce n'est
plus l'heure I
Elle est morte surtout à cause de moi. J'ai été un
être répugnant ; je me suis présenté à l'autel avec
des mains de goujat. C'est moi, c'est moi qui ai
donné le grand coup sur sa pauvre tête, le grand
coup fatal.
C'est bien, nous allons régler ça.
Et pas de mise en scène : je mérite une sale
mort.
Une chose m'embête ; c'est de songer que ceux
qui me relèveront, la gorge ouverte, diront :
— Pauvre diable !... il a manqué de courage.
Tas de pleutres !
Je ne voudrais pas que l'on me relevât... Si je
flambais ma tanière? C'est possible : j'ai du pétrole...
J'en arroserai ses lettres, mon cahier, des journaux,
ma paillasse ; je jetterai une allumette et crac !
Mon rasoir est à lame mince, sans rebords ; il en-
trera tout entier. Voici l'artère... en tirant fort je
couperai en même temps la trachée au-dessous des
cartilages... Et mon sang giclera, mon sang épais
de bête mauvaise.
Allons I tout de suite...
Qui vient?
C'était le facteur... une lettre... On m'écrit ; c'est
drôle... écrire à un mort... car je serai mort dans
cinq minutes... Je ne déchirerai pas cette enve-
loppe... D'où vient-elle?
260 LE CHEMIN DE PLAIJSE
Ah I maman 1 maman ! maman I
Il y a en moi quelque chose de cassé. Je ne mej
tuerai pas : je n'en ai plus la force 1 J'ai trop pleuré.
La haine qui me brûlait à flamme haute s'est
éteinte ; il ne reste que des cendres.
Je ne me tuerai pas... aujourd'hui ; mais je mour-
rai tout de même. J'aurai beau faire, je ne pourrai
pas vivre ici.
Encore le facteur! Une lettre de M. l'Inspecteur
d'Académie. « Nécessité de fermer. » Ah 1 oui, leurs
histoires... Qu'est-ce que cela me lait? La terre
peut cesser de tourner.
Voyons pourtant.
Misère I On m'offre maintenant, maintenant^! un
poste à Tunis. M. l'Inspecteur d'Académie s'est
occupé de moi sur les instances du Directeur de
l'École normale.
Mon « exeat » est tout prêt.
« J'invite M. l'Instituteur adjoint de Lurgé à me
faire savoir, par retour du courrier, s'il accepte
cette nomination. »
Acceptons I qu'est-ce que cela me fait?
LE <:HEM1N de plaine 251
1912. — Je suis seul, ma porte est verrouillée ;
ma femme, d'ailleurs, ne rentrera guère avant la nuit.
J'ai du temps devant moi. Je puis, d'une main lente
et pieuse, ouvrir ce coffret, feuilleter ce vieux cahier,
relire ces lettres, dérouler ces lourds cheveux.
Une nappe de soleil est étendue sur ma table.
La lumière, cruellement jeune et pure, accuse les
flétrissures : le coffret est bosselé, taché, râpé ; les
lettres ont pris sur les bords une teinte d'ambre
clair ; ma main elle-même est grasse, lourde et
velue. Seul, ses cheveux vivent leur éternelle jeu-
nesse. Ce sont les mêmes reflets soyeux, la même
souplesse, presque la même tiédeur. A les voir si
vivants, j'ai comme une brusque et délicieuse ab-
sence de mémoire, quelque chose comme la secousse
achevant un mauvais rêve, le choc bienfaisant dé-
brouillant un écheveau de choses obscures, pénibles
et irréel es.
Hélas ! il y a dix ans...
Ah I le temps où toutes ces boucles dansaient
dans la fine lumière 1
252 LE CHEMIN DE PLAINE
Dix ans !
Des milliers de jours, des centaines de façons de
vivre... une foire bariolée et pittoresque avec des
boniments, des rires, des chansons d'ivrognes, de
grandes clameurs saugrenues.
Tunis. Première année ; la pire... l'année de l'idée
fixe, horrible et tentante. Ah I j'ai lutté... Un matin
j'appelai le Ricaneur à mon aide ; je bus quatre
absinthes, je pris le rasoir à lame fascinatrice et je
m'en fus le vendre à ua brocanteur juif en grelot-
tant de rire.
La deuxième année ce fut Broum-Bouzack, le
petit village à vingt lieues dans les terres ; l'école
neuve, si blanche, si vide sur laquelle les soirs bleus
de Kabylie tombaient, désespérément purs et j
calmes... Je n'ai pas pu m'habituer...
La troisième année, Bizerte : figures louches ;
compagnonnage de rastas...
La quatrième année, voyage en France. Quinze
jours après mon arrivée, m^ mère mourait ; et je
repartais tout de suite, mauvais comme un troglo-
dyte enragé. Querelle sur le paquebot ; rixe à Tunis
en débarquant : une des plus âpres joies de mon
existence... quand ces cinq Italiens sont accourus
pour venger un des leurs que j'avais abattu d'un
coup de poing, c'est avec une véritable volupté
que j'ai bondi au milieu du groupe, tous Les muscles
prêts.
Huit jours plus tard, je boxais mon Directeur.
LE CHEMIN DE PLAINE 253
Scandale ; enquête... Mais moi, un jour d'ennui
terrible, recru de détresse et d'isolement, je me pré-
sentais à une caserne et je signais un engagement
de quatre ans pour la Légion Étrangère.
Ils ont dû me chercher à Bizerte pour finir leur
enquête... Mais il n'y avait plus de Maximin Tour-
nemine ; il y avait, à Saïda, un certain Luc Travel,
matricule 742.
Un bon soldat ce Luc Travel, vivant sans trop de
heurts sa dure vie mécanique ; un pauvre diable
en somme, comme tous ceux qui sont là-bas sous
la capote grise. Des périodes de calme, des mois
d'un service ponctuel et puis, de temps en temps,
la haine atroce du métier, le chagrin immense d'être,
pendant d'interminables jours, le matricule 742
entre John, matricule 741, et Hans, matricule 743...
Quand le « cafard » avait ainsi travaillé sourdement
pendant quelques semaines c'étaient des bordées
terribles, des querelles, de la prison...
Un dimanche qu'il s'était enivré dans un bouge
avec des camarades maltais, il paria de tomber un
légionnaire allemand très gros et véritablement
fort. Malgré sa souplesse et son habitude de la lutte,
il eut de la peine à ébranler le colosse ; il n'y parvint
que par une prise irrégulière. Alors, tous les autres
Allemands qui étaient là se jetèrent sur lui et il
resta sur la terre du bouge avec une patte cassée.
Quand il sortit de l'hôpital, il boitait légèrement ;
on le réforma et il disparut.
254 LE CHEMIN DE PLAINE
Il eut ensuite un certain... Passons I Passons I...
Il y a maintenant un Maximin Tournemine, ins-
tituteur aux Pernières, commune de Lurgé (France).
Je suis marié ; ma femme est institutrice ; elle a
trente-cinq ans comme moi. C'est une bonne
femme ; elle m'aime bien. Moi aussi, je l'aime bien.
Je ne lui ai pas demandé si elle avait un passé. Je
ne veux rien lui dire du mien. A quoi bon I
Tout à l'heure, en relisant les vers d'Evrard :
Amour, amour ancien...
je crois bien que mes yeux se sont mouillés.
Mais je suis rarement aussi ému. Il a fallu pour
que j'éprouvasse le désir de toucher ces chères
reliques, il a fallu cet enterrement d'un de mes
élèves dans le cimetière de Lurgé et la vision sou-
daine, inattendue de cette pierre blanche où reluit
l'inscription cruelle : « Ici repose... »
Il y a longtemps que je n'avais ressenti pareille
secousse. Il y a trente mois que je n'avais pas eu
de crise. L'avant-dernière fois ce fut à Bordeaux en '
rencontrant Thérèse Forestier. Elle était là-bas sous
le fallacieux prétexte d'étudier pour être sage- ■
femme ; en réalité elle noçait avec des carabins. ■
Elle me reconnut, m'emmena chez elle... et je ne^
sus que pleurer ï]
Cela ne m'empêcha point de me marier six mois 5
après... i
Il m'est facile de vivre, plus facile que je ne
LE CHEMIN DE PLAINE 255
'aurais cru. Le temps passe ; chaque jour efface un
Deu... Déjà je songe sans émo aux comparses :
Mme Olivet, M. Michaud, M. Godard, Maurice.
Celui-ci, je l'ai revu, et, par une de ces mala-
dresses si stupides qu'on pourrait les croire fatales,
je l'ai fâché. Sa femme est morte d'un chaud et froid
attrapé au chef-lieu, un jour qu'elle allait voir sa
marraine )>. Il y a cinq ans de cela, mais Maurice
est toujours inconsolable ; et comme il est bavard,
11 se répand en imprécations emphatiques contre la
Providence et contre lui-même, le pauvre bon
garçon I
Un jour qu'il célébrait les mérites supposés de
l'épouse disparue et qu'il me disait :
— Que veux-tu que je fasse, maintenant? ma
peine me suit par tout pays...
J'achevai distraitement :
— ...Y compris la Suède et la Norvège.
Il ouvrit de grands yeux et s'en alla sans me
tendre la main. Il ne me pardonnera jamais. Pauvre
ami !
Comment diable ai-je pu parler de la sorte? Une
gaffe, quoi ! une gaffe irréparable.
J'en ai commis bien d'autres Je me pardonne
encore celle-là. Indulgent pour les autres, je le suis
aussi pour moi.
Je n'étais pas ainsi autrefois. Hé I Hé I il fallait
marcher droit ! Ne comparais-je pas mon âme à une
tablée de forts en gueule?
256 LE CHEMIN DE PLAINE
Aujourd'hui je n'entends plus guère les hautes
voix discordantes. Un prêtre marmonne... un prêtre
facétieux qui, sûr de ne pas être écouté, jabote en
latin, en français, en espagnol, en sabir. Un prêtre
marmonne... un prêtre entre deux âges, prudent
et sceptique, qui fait sans élan son petit bonhomme
de métier...
Comme je suis apaisé I Comme je suis émoussé !
C'est peut-être que ma jeunesse est finie... Tiens I
belle trouvaille !
Je suis un homme quelconque, un instituteur de
campagne, assez consciencieux, sans ambitions,
sans grande curiosité.
Quand ma femme se lamente sur la vétusté de
notre maison et maudit la municipalité, je nie sur-
prends à hocher la tête et à dire, comme jadis
M. Poinçon :
— C'est insensé ! C'est insensé !
Je me plains des traitements qui sont bien réelle-
ment dérisoires ; je gagnais bien davantage à Algei
au derrière des chevaux. Cependant, comme nous
n'avons pas d'enfants, nous joignons les deux bouts.
Nous nous offrons même des douceurs. Ma femme a
une très jolie machine à coudre ; moi je vais à la
chasse, je lis mon quotidien... Que faut-il de plus
pour être heureux?... Je suis heureux...
— Ici, Réveillaud !
Ce chien est insupportable ! C'est dommage ; c'est
un rude chien... et lanceur, et gorgé ! Bijard vou-
j
LE CHEMIN DE PLAINE 257
drait me l'échanger contre son grand pointer...
Connu, Bijard I il ne se gêne pas... Tant que je serai
ici je n'aurai que des griffons. Et j'espère être long-
temps ici. Pourquoi irais-je courir de nouvelles aven-
tures? Je suis revenu dans mon « chemin de plaine»,
ce fameux chemin que je ne devais jamais quitter...
C'est à vingt-quatre ans que je disais cela et que
je prenais des résolutions fermes, une foule de réso-
lutions... C'était trop tôt ; à vingt-quatre ans on
est à peine dans la tourmente.
Maintenant, marié, mûr, je constate avec un peu
de mélancolie que ma vie est définitivement tracée.
Quoi?...
Un prêtre marmonne :
« Chi lo sa? On va... on va... macache ! le vent
tourne I... On se débat... on glisse... meskine !... On
se relève pourtant !... Il ne faut pas dire : je ne
moudrai pas mon grain à cette meule... Il ne faut
jamais faire le malin. On vit comme on peut. »
FIN
17
Cet ouvragé a été achevé d'imprimer par
Plon-Nourrit et (T**,
à Paris y le 19 octobre 192 i.
La Bibliothèque
liversité d'Ottawa
Echéance
The Library
Uni ver si ty of Ottawa
Date Due
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