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Full text of "Le comte de Monte-Cristo"

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S. h. 


LE   COMTE 


DE  MONTE-CRISTO 


LE  COMTE 


MONTE-CRISTO 


Par  Alexandre  Diuuas 


TO»E   PREXIER 


BRUXELLES 

WOUTERS   FRÈRES,    IMPRIMEDRS-LIBRAIRES 

8,  rue  d'Assaut 

1847 


LE  COMTE 


DE  MONTE-CRISTO 


I.  —  Marseille.  —  L'arrivée. 

Le  24  février  18io,  la  \ig\e  de  Notre-Dame  de  la 
Garde  signala  le  trois-mâts  le  Pharaon  _,  venant  de 
Smyrne,  Trieste  et  Naples. 

Comme  d'habitude,  un  pilote  côticr  partit  aussitôt 
du  port,  rasa  le  château  dlf,  et  alla  aborder  le  navire 
entre  le  cap  de  IMorjjion  et  lîle  de  Rien. 

Aussitôt  comme  d'habitude  encore ,  la  plate-forme 
du  fort  Saint-Jean  s'étsit  couverte  de  curieux;  car 
c'est  toujours  une  grande  affaire  à  Marseille  ,  que 
l'arrivée  d'un  bâtiment,  surtout  quand  ce  bâtiment, 
comme  le  Pharaon,  a  été  construit,  gréé,  arrimé  sur 
les  chantiers  de  la  vieille  Phocée,  et  appartient  à  un 
armateur  de  la  ville. 

Cependant  ce  bâtiment  s'avançait;  il  avait  heureuse- 
ment franchi  le  détroit  que  quelque  secousse  volca- 
I.  1 


—  6  — 

nique  a  creusé  entre  Tîle  de  Calasareign?  et  l'île  cîc  Ja- 
ros  ;  il  avait  doublé  Pomègue,  et  il  s'avançait  sous  ses 
trois  huniers,  son  grand  foc  et  sa  briganîine,  mais  si 
lentement  et  dune  allure  si  triste,  que  les  cirieuï. 
avec  cet  instinct  qui  pressent  un  malheur,  se  deman- 
daient quel  accident  pouvait  èlre  arrivé  à  bord.  Néan- 
moins les  experts  en  navigation  reconnaissaient  que, 
si  un  accident  était  arri\é,  ce  ne  pouvait  être  au  bâti- 
ment iui-méme.  car  il  savançait  dans  toutes  les  con- 
ditions d"un  na'.ire  parfaitement  gouverné  :  son  ancre 
était  en  mouillage,  ses  haubans  de  beaupré  décrochés  ; 
et  près  du  pilote,  qui  s'apprêtait  à  diriger  le  Pharaon 
par  l'étroite  entrée  du  port  de  Marseille,  était  un 
jeune  homme  au  geste  rapide  et  à  Iceil  actif,  qui  sur- 
veillait chaque  mouvement  du  navire  et  répétait  cha- 
que ordre  du  pilote. 

La  vague  inquiétude  qui  planait  sur  ia  d/uie  a\ait 
particulièrement  atteint  un  des  spectateurs  de  l'tspiu- 
nade  de  Saint- Jean,  de  sorte  qu'il  ne  put  attendre 
l'entrée  du  bàiiment  dans  le  port  :  il  sauta  dans  une 
petite  barque  et  ordonna  de  ramer  au-devant  du  l'ha- 
raon,  qu'il  atteignit  en  face  de  l'anse  de  la  Réserve. 

En  voyant  venir  cet  homme,  le  jeune  marin  quitta 
son  poste  à  côté  dupiloteet  vint,  le  chapeau  à  ia  main, 
s'appuyer  à  ia  muraille  du  bâtiment. 

C'était  un  jeune  homme  de  dix-huit  à  vingt  ans, 
grand,  svelte  .  avec  de  beaux  yeux  noirs  et  des  che- 
veux d'ébène;  il  y  avait  dans  toute  sa  personne  cet 
air  de  calme  et  de  résolution  particulier  aux  hommes 
habitués  depuis  leur  enfance  à  lutter  avec  le  danger. 

—  Ah!  c'est  ^ous,  Dantès  !  cria  l'homme  à  la 
barque,  qu'csl-il  donc  arri\é,  et  pourquoi  cet  air  de 
tristesse  répandu  sur  tout  votre  bord?  —  Un  grand 
malheur  ,  M.  Morrel  !  répondit  le  jeune  homme,  un 
grand  malheur  pour  moi  surtout  :  à  la  hauteur  de 


—  7  — 
Civita-Vecchia,  nous  avons  perdu  ce  brave  capitaine 
Leclère.  —  Et  le  chargement  ?  demanda  vivement  Tar- 
mateur.  —  Il  est  arrivé  à  bon  port,  M.  Morrel,  et  je 
crois  que  vous  serez  content  sous  ce  rapport  :  mais 
ce  pauvre  capitaine  Leclère.  —  Que  lui  est-il  donc 
arrivt-S  demanda  rarniatcur  d'un  air  visiblement  sou- 
lagé, que  lui  est-il  donc  arrivé  à  ce  brave  capitaine  ?  — 
Il  est  mort.  —  Tombé  à  la  mer?  —  Non,  monsieur; 
mort  d'une  ficre  cérébrale,  au  milieu  d'horribles  souf- 
frances. Puis,  se  retournant  vers  ses  hommes  :  Holà 
hé  !  dit-il,  chacun  à  sou  poste  pour  le  mouillage. 

L'équipage  obéit.  Au  même  instant,  les  huit  ou  dix 
matelots  qui  le  composaient  s'élancèrent,  les  uns  sur 
les  écoutes  les  autres  sur  les  bras ,  les  autres  aux 
drisses,  les  autres  aux  halebas  des  focs ,  enfin  les 
autres  aux  cargues  des  voiles. 

Le  jeune  marin  jeta  un  coup  d'œil  n  nchalant  sur 
ce  commencement  de  manœuvre  .  et,  voyant  que  ses 
ordres  al  aient  s'exécuter,  il  revint  à  son  interlocu- 
teur. 

—  Et  comment  ce  malheur  est-il  donc  arrivé  ?  con- 
tinua l'armateur  reprenant  la  conversation  où  le  jeune 
marin  l'avait  quittée.  —  Mon  Dieu,  monsieur!  de  la 
façon  la  plus  imprévue  :  après  une  longue  conversa- 
lion  avec  le  commandant  du  port,  le  capitaine  Leclère 
quitta  Naples  fort  agité: au  bout  de  \ingl-quatre heu- 
res la  fièvre  le  prit,  trois  jours  après,  il  était  mort... 

Nous  lui  avons  fait  les  funérailles  ordinaires,  et  il 
repose  décemment  enveloppé  dans  un  hamac,  avec  un 
boulet  de  trente-six  aux  pieds  et  un  à  la  tète,  à  la  hau- 
teur de  Pile  del  Giglio.  Nous  rapportons  à  sa  veuve  sa 
croix  d'honneur  et  son  épée.  C'était  bien  la  peine,  con- 
tinua le  jeune  homme  avec  un  sourire  mélancolique, 
de  faire  dix  ans  la  guerre  aux  cinglais  pour  eu  arriver 
à  mourir  comme  tout  le  monde,  dans  son  lit. 


—  8  — 

—  Dame  !  que  voulez-vous,  monsieur  Edmond  !  re- 
prit l'armateur,  qui  paraissait  se  consoler  de  plus  en 
plus,  nous  sommes  tous  mortels,  et  il  faut  bien  que 
les  anciens  fassent  place  aux  nouveaux  ;  sans  cela,  il 
n'y  aurait  pas  d'avancement;  et  du  moment  que  vous 
m'assurez  que  la  cargaison...  —  Est  en  bon  état, 
M.  Morrel.  je  vous  en  réponds.  Voici  un  voyage  que 
je  vous  donne  le  conseil  de  ne  point  escompter  pour 
23,000  fr,  de  bénéfice. 

Puis,  comme  on  venait  de  dépasser  la  tour  ronde  : 
Range  à  carguer  1>  s  voiles  de  hune,  le  foc  et  la  bri- 
gantine  !  cria  le  jeune  marin  .  faites  penaud  ! 

L'ordre  s'exécuta  avec  presque  autant  de  prompti- 
tude que  sur  un  bâtiment  de  guerre. 

—  Amène  etcargue  partout. 

Au  dernier  commandement .  toutes  1;'S  voiles  s'a- 
baissèrent, et  le  navire  s'avança  d'une  façon  presque 
insensible ,  ne  marchant  plus  que  par  l'impulsion 
donnée.  —  Et  maintenant .  si  vous  voulez  monter. 
M.  Morrel  dit  Dantès  voyant  rimi)atience  de  l'arma- 
teur,  voici  votre  comptable.  M.  Danglars.  qui  sort 
de  sa  cabine,  et  qui  vous  donnera  tous  les  renseigne- 
ments que  vous  pouvez  désirer.  Quant  à  moi,  il  faut 
que  je  veille  au  mouillage  et  que  je  mette  le  navire  en 
deuil. 

L'armateur  ne  se  le  fit  pas  dire  deux  fois.  Il  saisit 
uîî  câble  que  lui  jeta  Dantès,  et.  avec  une  dextérité  qui 
eût  fait  honneur  à  un  homme  de  mer,  il  gravit  les 
échelons  cloués  sur  le  flanc  rebondi  du  bâtiment, 
tandis  que  celui-ci.  retournant  à  son  poste  de  second, 
cédait  la  conversation  à  celui  qu'il  avait  annoncé  sous 
le  nom  de  Danglars,  et  qui,  sortant  de  sa  cabine,  s'a- 
vançait elîeclivement  au-devant  de  l'armateur. 

Le  nouveau  venu  était  un  homme  de  vingt-cinq  à 
vingt'Six  jins,  d'une  figure  assez  sombre ,  obséquieux 


—  9  ~ 

envers  ses  supérieurs,  insolent  envers  ses  subordon- 
nés :  outre  son  titre  d'agent  comptable .  qui  est  tou- 
jours un  motif  de  répulsion  pour  les  raatelols,  était-il 
généralement  aussi  mal  vu  de  l'équipage  qu'Edmond 
Dantès,  au  contraire,  en  était  aimé. 

—  Eh  bien,  M.  ^!orrel,  dit  Danglars,  vous  savez 
déjà  le  malheur,  n'est-ce  pas?  —  Oui,  oui,  pauvre 
capitaine  Leclère  !  —  C'était  un  brave  et  honnête 
homme  !  —  Et  un  excellent  marin  surtout,  vieilli 
entre  le  ciel  et  l'eau,  comme  il  convient  à  un 
homme  chargé  des  intérêts  d'une  maison  aussi  im- 
portante que  la  maison  Morrel  et  fils,  répondit  Dan- 
glars.  —  Mais,  dit  l'armateur  suivant  des  yeux  Dan- 
tès qui  cherchait  son  mouillage,  mais  il  me  semble 
qu'il  n'y  a  pas  besoin  d'être  si  vieux  marin  que 
vous  le  dites,  Danglars.  pour  connaître  son  métier, 
et  voici  notre  ami  Edmond  qui  fait  le  sien,  ce  me 
semble,  en  homme  qui  n'a  pas  besoin  de  demander  de 
conseils  à  personne. — Oui.  dit  Danglars  en  jetant  sur 
Dantès  un  regard  oblique  où  brilla  un  éclair  de 
haine  ,  oui,  c'est  jeune,  et  cela  ne  doute  de  rien. 
.4.  peine  le  capitaine  a-t-il  été  mort  qu'il  a  pris  le  com- 
mandem'^nt  sans  consulter  personne,  et  qu'il  nous  a 
fait  perdre  un  jour  et  demi  à  l'île  d'Elbe,  au  lieu  de 
revenir  directement  à  Marseille.  —  Quant  à  prendre 
le  commandement  du  navire,  dit  l'armateur,  c'était 
son  devoir  comme  second  ;  quant  à  perdre  un  jour  et 
demi  à  l'île  d'Elbe,  il  a  eu  tort  :  à  moins  que  le  na- 
vire n'ait  eu  quelque  avarie  à  réparer.  —  Le  navire 
se  portait  comme  je  me  porte,  et  comme  je  désire  que 
vous  vous  portiez.  M.  ?.Iorrel  :  et  cette  journée  et 
demie  a  été  perdue  par  caprice,  pour  le  plaisir  d'aller 
à  terre;  voilà  tout,  — Dantès.  dit  l'armateur  se  retour- 
nant vers  lejeune  homme,  venez  donc  ici.  —  Pardon, 
monsieur,  dit  Dantès,  je  suis  à  vous  dans  un  instant. 


—  10  — 

Puis s'adressant  à  l'équipage:  —  Mouille!  dit-il. 
Aussitôt  l'ancre  tomba,  et  la  chaîne  fila  avec  bruit, 
Bantès  resta  à  son  poste,  malgré  la  présence  du 
pilote,  jusqu'à  ce  que  cette  dernière  manœuvre  fût 
terminée:  puis  alors  :  —  Abaissez  la  flamme  à  mi- 
mât, dit -il,  mettez  le  pavillon  en  berne,  croisez  les 
vergues  ! 

—  Vous  voyez,  dit  Danglars,  il  se  croit  déjà  capi- 
taine, sur  ma  parole.  —  Et  il  Test  de  fait,  dit  l'arma- 
teur. —  Oui.  sauf  votre  signature  et  celle  de  votre 
associé. M. Morrel. — Dame,  pourquoi  nele  laisserions- 
nous  pas  à  ce  poste,  dit  Tarmateur  :  il  est  jeune,  je  le 
sais  bien,  mais  il  me  paraît  tout  à  la  chose,  et  fort 
expérimenté  dans  son  état. 

Un  nuage  passa  sur  le  front  de  Danglars. 

—  Pardon,  ?.ï.  Morrel,  dit  Dantès  en  sapprochant  ; 
maintenant  que  le  navire  est  mouillé,  me  voilà  tout 
à  vous  :  vous  m'avez  appelé,  je  crois? 

Danglars  fit  un  pas  en  arrière. 

—  Je  voulais  vous  demander  pourquoi  vous  vous 
étiez  arrêté  à  l'îie  d'Elbe.  —  Je  l'ignore,  monsieur  : 
c'était  pour  accomplir  un  dernier  ordre  du  capitaine 
Leclère,  qui,  en  mourant,  m'avait  remis  un  paquet 
pour  le  grand  maréchal  Bertrand.  —  L'avez-vous 
donc  vu,  Edmond?  —  Oui  !  —  Le  grand  maréchal  ! 

Oui. 
Morrel  regarda  autour  de  lui.  et  tira  Dantès  à  part, 

—  Et  comment  va  l'empereur?  demanda-t-il  vive- 
ment. —  Bien,  autant  que  j'ai  pu  en  juger  par  mes 
yeux  —  Vous  avez  donc  vu  l'empereur  aussi  ? —  Il  est 
entré  chez  le  maréchal  pendant  que  j'y  étais.  —  Et 
TOUS  lui  avez  parlé  ?  —  C'est-à-dire  que  c'est  lui  qui 
m'a  parlé,  monsieur,  dit  Dantès  en  souriant.  —  Et 
que  VOUS  a-til  dit?  —  Il  m'a  fait  des  questions  sur  le 
bâtiment,  sur  l'époque  de  son  départ  de  Marseille, 


—  11  — 

sur  la  route  qu'il  avait  suivie  et  sur  la  cargaison  qu'il 
portait.  Je  crois  que  s'il  eût  été  vidp,  et  que  j'en  eusse 
été  le  maître,  son  intention  eût  été  de  l'acheter  ; 
mais  je  lui  ai  dit  que  je  n'étais  quf^  simple  se- 
cond .  et  que  le  bâtiment  appartenait  à  la  maison 
Morrol  et  fils.  —  Ah  !  ah  !  a-t-il  dit,  je  la  connais. 
Les  ASorrel  sont  armateurs  de  père  en  fils,  et  il  y 
avait  un  7»Iorrel  qui  servait  dans  le  même  régiment 
que  moi  lorsque  j'étais  en  garnison  à  Valence.  — 
C'est,  pirdien.  vrai,  s'écria  l'armateur  tout  joyeux, 
c'était  PoHcar  Morrel,  mon  oncle,  qui  est  devenu 
capitaine.  Dsntcs,  vous  direz  à  mon  oncle  que  Tem- 
pcreur  s'est  souvenu  de  lui,  et  vous  le  verrez  pleurer, 
le  vieux  grognard.  Allons,  allons,  continua  l'armateur 
en  frappant  amicalement  sur  lépaule  du  jeune  homme, 
vous  avez  bien  fait  Dantès,  de  suivre  les  instructions 
du  capitaine  Leelèrc  et  de  vous  arrêter  à  l'île  d'Elbà. 
Quoique  si  l'on  savait  que  vous  avez  remis  un  paquet 
au  maréchal  et  causé  avec  l'empereur,  cela  pourrait 
vous  compromettre. — En  quoi  voulez-vous,  monsieur, 
que  cela  me  compromette?  dit  Dantès;  je  ne  sais 
mêm  ■  pas  ce  que  je  portais,  et  l'empereur  ne  m'a  fait 
que  des  questions  qu'il  eût  faites  au  premier  venu. 
Mais,  pardon,  reprit  Dantès,  voici  la  santé  et  la 
douane  qui  nous  arrivent  :  vous  permettez,  n'est-ce 
pas?  —  Faites,  faites,  mon  cher  Dantès. 

Le  jeune  homme  s'éloigna,  et  comme  il  s'éloignait 
Danglars  se  rapprocha. 

—  Eh  bien,  demanda-t-il,  il  paraît  qu'il  vous  a 
donné  de  bonnes  raisons  de  son  mouillage  â  Porto- 
Ferrajo?  —  D'excellentes,  mon  cher  M.  Danglars. — 
Ah  !  tant  mieux,  répondit  celui-ci,  car  c'est  toujours 
pénible  de  voir  un  camarade  qui  ne  fait  pas  son 
devoir.  —  Dantès  a  fait  le  sien,  répondit  l'armateur, 
et  il  n'y  a  rien  à  dire.  C'était  le  capitaine  Leclère  qui 


—  a  — 

lui  avait  ordonné  cette  relâche.  —  A  propos  du 
capitaine  Leclère.  ne  vous  a-t-il  pas  remis  une  lettre 
de  lui  ?  —  Qui?  —  Dantès.  —  A  moi,  non  !  En  avait- 
il  donc  une  ?  —  Je  croyais  qu'outre  le  paquet  le 
capitaine  Leclère  lui  avait  confié  une  lettre.— De  quel 
paquet  voulez-vous  parler  Danglars? —  Mais  de  celui 
que  Dantès  a  déposé  en  passant  à  Porto-Ferrajo.  — 
Comment  savez-vous  qu'il  avait  un  paquet  à  déposer 
à  Porto-Ferrajo  ? 
Danglars  rougit. 

—  Je  passais  devant  la  porte  du  capitaine  qui  était 
entr'ouverte,  et  je  lui  ai  vu  remettre  ce  paquet  et 
cette  lettre  à  Dantès.  —  Il  ne  m'en  a  point  parié,  dit 
l'armateur  ;  mais  sil a  cette  lettre,  il  me  la  remettra. 

Danglars  refléchit  un  instant. 

—  Alors,  M.  Morrel,  je  vous  prie,  dit-il,  ne  parlez 
point  de  cela  à  Dantès.  Je  me  serai  trompé. 

En  ce  moment  le  jeune  homme  revenait.  Danglars 
s'éloigna. 

—  Eh  bien,  mon  cher  Dantès,  êtes-vous  libre? 
demanda  l'armateur.  —  Oui,  monsieur,  —  La  chose 
n"a  ras  été  longue.  —  rson.  j'ai  donne  aux  douaniers 
la  liste  de  nos  marchandises;  et  quanta  la  consigne, 
elle  avait  envoyé  avec  le  pilote  côtier  un  homme  à  qui 
j'ai  remis  nos  papiers.  —  Alors,  vous  n'avez  plus  rien 
à  faire  ici  ? 

Dantès  jeta  un  regard  rapide  autour  de  lui. 

—  Non,  tout  est  en  ordre,  dit-il.  —  Vous  pouvez 
donc  alors  venir  dîner  avec  nous?  —  Eïcusez-moi, 
M.  Morrel.  excusez-moi.  je  vous  prie,  mais  je  dois  ma 
première  visite  à  mon  père.  Je  n'en  suis  pas  moins 
reconnai.ssant  de  l'honneur  que  vous  rae  faites. 
—  C'est  ju^te,  Dantès,  c'est  juste.  Je  sais  que  vous 
êtes  bon  fils. — Et,  demanda  Dantès  avec  une  certaine 
hésitation,  et  il  se  porte  bien,  que  vous  sachiez,  mon 


—  13  — 

père  ?  —  Mais,  je  crois  que  oui,  mon  cher  Edmond, 
quoique  je  ne  laie  pas  aperçu.  —  Oui,  il  se  tient 
enfermé  dans  sa  petite  chambre.  —  Cela  prouve  au 
moins  quil  n"a  manqué  de  rien  pendant  votre  ab- 
sence. 
Dan  tes  sourit. 

—  Mon  père  est  fii'r,  monsieur^  et  eût-il  mùn.iué 
de  tout,  je  doute  qu'il  eût  demandé  quelque  chose  à 
qui  que  ce  soit  au  monde,  excepté  à  Dieu.  —  Eh  bien, 
après  cette  première  visite,  nous  comptons  sur  \ous. 

—  E\cusez-moi  encore,  31.  Morrel,  après  cette 
première  visite,  j'en  ai  une  seconde  qui  ne  me  tient 
pas  moins  au  cœur. — Ah!  c'est  vrai.  Dantès,  j'oubliais 
qu'il  y  a  auï  Catalans  quelqu'un  qui  doit  vous  attendre 
avec  non  moins  d'impatience  que  votre  père  :  c'est  la 
belle  Mercedes. 

Dantès  rougit. 

—  Ah.  ah  !  dit  l'armateur,  cela  ne  m'étonne  plus 
qu'elle  soit  venue  trois  fois  me  demander  des  nou- 
velles du  Pharaon.  Peste  !  Edmond,  vous  n'êtes  point 
à  plaindre,  et  vous  avez  là  une  jolie  maîtresse  !  —  Ce 
n'est  point  ma  maîtresse,  monsieur,  dit  gravement  le 
jeune  marin,  c'est  ma  fiancée.  —  C'est  quelquefois  tout 
un,  dit  l'armateur  en  riant.  — Pas  pour  nous,  mon- 
sieur, répondit  Dantès.  —  Allons,  allons,  mon  cher 
Edmond,  continua  l'armateur,  que  je  ne  vous  retienne 
pas;  vous  avez  assez  bien  fait  mes  affaires  pour  que 
je  vous  donne  tout  loisir  de  faire  les  vôtres.  Avez-vous 
besoin  d'argent?  — Non,  monsieur  ;  j'ai  tous  mes  ap- 
pointements du  voyage,  c'est-à-dire  près  de  trois 
mois  ie  solde.  —  Vous  êtes  un  garçon  rangé,  Emond. 

—  Ajoutez  que  j'ai  un  père  pauvre.  M.  Morre!.  —  Oui, 
oui,  je  sais  que  vous  êtes  bon  fils.  Allez  donc  voir 
votre  père  :  J'ai  un  fils  aussi,  et  j'en  voudrais  fort  à 
celui  qui,  après  un  voyage  de  trois  mois,  le  retiendrait 


—  14  — 

loin  de  moi.  — Alors,  vous  permettez?  dit  le  jeune 
homme  en  saluant.  —  Oui,  si  vous  n'avez  rien  de 
plus  à  me  dire.  —  Non.  —  Le  capitaine  Leclère  ne 
vous  a  pas,  en  mourant,  donné  une  lettre  pour  moi  ? 
—  Il  lui  eût  été  impossible  d'écrire,  monsieur  :  mais 
cela  me  rappelle  que  j'aurai  un  congé  de  quelques 
jours  à  vous  demander.  —  Pour  vous  marier?  — 
D'abord  ;  puis  pour  aller  à  Paris.  —  Bon.  bon  !  vous 
prendrez  le  temps  que  vous  voudrez.  Dantès  :  le  temps 
de  décharger  le  bâtiment  nous  prendra  bien  six  se- 
maines, et  nous  ne  nous  remettrons  guère  en  mer 
avant  trois...  seulement...  dans  trois  mois...  il  fa'idra 
que  vous  soyez  I:i...  Le  Pharaon,  continua  l'armateur 
en  frappant  sur  l'épaule  du  jeune  marin,  ne  pourrait 
pas  repartir  sans  son  capitaine.  — Sans  son  capitaine  ! 
s'écria  Dantès  les  yeux  brillants  de  joie,  faites  bien 
attention  à  ce  que  vous  dites  là,  monsieur  .  car 
TOUS  venez  de  répondre  aux  plus  secrètes  espérances 
de  mon  cœur.  Votro  intention  serait-elle  de  me  nom- 
mer capitaine  du  Pharaon'^  —  Si  j'étais  seul,  je  vous 
tendrais  la  main,  mon  cher  Dantès.  et  je  vous  dirais: 
C'est  fait  :  mais  j'ai  un  associé,  et  vous  savez  le  pro- 
verbe italien  :  <'  Chi  a  compagno  a  padrone.»  Mais 
la  moitié  de  la  besogne  est  (^lilc  au  moins,  puisque 
sur  deux  voix  vous  en  avez  déjà  une.  Rapportez-vous- 
en  à  moi  de  vous  avoir  l'autre,  et  je  ferai  de  mon 
mieux.  —  Oh.  M.  Morrel  !  s'écria  le  jeune  marin  sai- 
sissant, les  larmes  aux  yeux,  les  mains  de  l'armateur, 
M.  Morrel,  je  vous  remercie  au  nom  de  mon  père  et 
de  l'iîercédès.  —  C'est  bien,  c'est  bien.  Edmond,  il  y 
a  un  Dieu  au  ci"l  pour  l?s  braves  frens.  que  diable  ! 
Alhz  voir  votre  père,  allez  voir  Mercedes  et  revenez 
me  voir  après.  —  Vous  ne  voulez  pas  que  je  vous 
ramène  à  terre  ?  —  Non ,  merci  :  je  reste  à  régler  mes 
comptes  avec  Danglars.  Avez-vous  été  content  de  lui 


—  i$  — 

pendant  le  voj'age  ?  — C'est  selon  le  sens  que  vous 
attachez  à  cette  question,  monsieur  :  si  c'est  comme 
bon  camarade,  non  :  car  je  crois  qu'il  ne  m'aime  pas 
depuis  le  jour  où  j"ai  eu  la  bêtise,  à  la  suite  d'une 
petit?  querelle  que  nous  avions  eue  ensemble,  de  lui 
proposer  de  nous  arrêter  dis  minutes  à  l'île  de  Monte- 
Cristo  pour  vider  cette  quorello  :  proposition  que 
j'avais  eu  tort  de  lui  faire,  et  qu'il  avait  eu,  lui,  raison 
de  refuser.  Si  c'est  comme  comptable  que  vous  me 
faites  cette  question,  je  crois  qu'ii  n'j'  a  rien  à  dire,  et 
que  vous  serez  content  de  la  fiiçon  dont  sa  besogne  est 
faite  — Mais,  demanda  l'armateur,  voyons,  Dantès, 
si  vous  étiez  capitaine  du  Pharaon^  garderiez-vous 
Danglars  avec  plaisir?  —  Capitaine  ou  second, 
M.  Morrel,  répondit  Dantès.  j'aurai  toujours  les  plus 
grands  égards  pour  ceux  qui  posséd^-ront  la  confiance 
de  mes  armateurs.  —  Allons,  allons,  Dantès  !  je  vois 
qu'en  tout  point  vous  êtes  un  brave  garçon  ;  que  je  ne 
vous  retienne  plus  ;  allez,  car  je  vois  que  vous  êtes 
sur  des  charbons.  —  J'ai  donc  mon  congé  ?  demanda 
Dantès.  —  Allez,  vous  dis-je.  —  Vous  permettez  que 
je  prenne  votre  canot?  —  Prenez.  —  Au  revoir, 
M.  Morrel.  et  mille  fois  merci.  —  Au  revoir,  mon 
cher  Edmond,  bonne  chance  ! 

Le  jeune  marin  sauta  dans  le  canot.  alKi  s'asseoir  à 
la  poupe,  et  donna  l'ordre  d'aborder  à  la  Cannebière. 
Deux  matelots  se  penchèrent  aussitôt  sur  leurs  rames, 
et  l'embarcation  glissa  aussi  rapidement  qu'il  est 
possible  de  le  faire  au  milieu  des  mille  barques  qui 
obstruent  l'espèce  de  rue  étroite  qui  conduit,  entre 
deux  rangées  de  navires,  de  l'entrée  du  port  au  quai 
d'Orléans. 

L'armateur  le  suivit  des  yeux,  en  souriant,  jusqu'au 
bord,  le  vit  sauter  sur  les  dalles  du  quai  et  se  perdre 
aussitôt  au  milieu  de  la  foule  bariolée,  qui,  de  cinq 


—  16  — 

heures  du  matin  à  neuf  heures  du  soir,  encombre  cette 
fameuse  rue  de  la  Cannebière,  dont  les  Phocéens  mo- 
dernes sont  si  fiiTs.  qu'ils  diseijt  avec  le  plus  grand 
sérieux  du  monde,  et  avec  cet  accent  qui  donne  tant 
de  caractère  à  ce  qu'ils  disent  :  Si  Paris  avait  la  Can- 
nebière. Paris  serait  un  petit  Sîarseille. 

En  se  retournant,  l'armr.îcur  vil  derrière  lui  Dan- 
giars,  qui.  en  apparence,  semblait  attendre  ses  ordres, 
mais  qui,  en  réaliié,  suivait,  comme  lui,  le  jeune 
marin  du  regard. 

Seulement,  il  y  avait  une  grande  différence  dans 
l'expression  de  ce  double  regard  qui  suivait  le  même 
homme. 


II.  —  Le  père  et  le  fils. 

Laissons  Danglars.  aux  prises  avec  le  génie  de  la 
haine,  essayer  de  souffler  contre  son  camarade  quelque 
maligne  supposition  à  Toreille  de  larmateur,  et  sui- 
vons Dantès.  qui.  après  avoir  parcouru  la  Cannebière 
dans  toute  sa  longueur,  prend  ia  rue  deNoailles,  entre 
dans  une  p'.'lite  maison  située  du  côté  gauche  des 
allées  de  Meillan.  monte  vivement  les  quatre  étages 
d"un  escalier  obscur,  et.  se  retenant  à  la  rampe  d'une 
main,  comprimant  de  l'autre  les  battements  de  son 
cœur,  s'arrête  devant  une  porte  entre-bâillée,  qui 
laisse  voir  jusqu'au  fond  d'une  petite  chambre. 

Cette  chambre  était  celle  qu'habitait  le  père  de 
Dantès. 

La  nouvelle  de  l'arrivée  du  Pharaon  n'était  pas 
encore  parvenue  au  vieillard,  qui  s'occupait,  monté 
sur  une  chaise,  à  palissader,  d'un  main  tremblante, 


—  17  — 

quelques  capucines,  mêlées  de  clématites,  qui  mon- 
taient en  grimpant  le  long  du  treillage  de  sa  fenêtre. 
Tout  à  coup  il  se  sintit  prendre  à  bras  le  corps,  et 
une  voix  bien  connue  sécria  derrière  lui  : 

—  Mon  père,  mon  bon  père  ! 

Le  vieillard  jeta  un  cri.  et  se  retourna  :  puis,  voyant 
son  filS;  il  ie  laissa  aller  dans  ses  bras,  tout  tremblant 
et  tout  paie. 

—  Qu'as-tu  donc,  père,  s'écria  le  jeune  homme  in- 
(juict.  serais-tu  malade?  —  Non.  non.  mon  cher  Ed- 
mond, mon  fils,  mon  enfant  ?  non  ;  mais  je  ne  t'atten- 
daispas,  et  la  joie,  le  saisissement  de  te  revoir  ainsi  à 
l'improviste  :  ah,  mon  Dieu  !  il  me  semble  que  je  vais 
mourir  !  —  Eh  bien  !  remets-toi  donc,  père  !  c'est 
moi.  c'est  bien  moi  !  On  dit  toujours  que  la  joie  ne 
fait  pas  de  mal.  et  voilà  pourquoi  je  suis  entré  ici 
sans  préparation.  Voyons,  souris-moi.  au  lieu  de  me 
regarder,  comme  tu  le  fais,  avec  des  yeux  égarés  :  je 
reviens,  et  nous  allons  être  heureux.  —  Ah  !  tant 
mieux,  garçon  !  reprit  le  vieillard  ;  mais  comment 
allons-nuus  être  heureux?  tu  ne  me  quittes  donc  plus  ? 
voyons,  conte-moi  ton  bonbeur?  —  Que  le  Seigneur 
me  pardonne  dit  le  jeune  homme,  de  me  réjouir  d'un 
bonheur  fait  avec  le  deuil  dune  famille,  mais  Dieu 
sait  que  je  n'eusse  pas  désiré  ce  bonheur  :  il  arrive, 
et  je  n'ai  pas  la  force  de  m'en  affliger  :  le  brave  capi- 
taine Leclère  est  mort,  mon  père,  tt  il  est  probable 
que,  par  la  protection  de  ?il.  Aforrel,  je  vais  avoir  sa 
place.  Comprenez-vous,  mon  père  ?  capitaine  à  vingt 
ans  !...  avec  cent  louis  d'appointements,  et  une  part 
dans  les  bénéfices  !  n'est-ce  pas  plus  que  ne  pouvait 
vraiment  l'espérer  un  pauvre  matelot  comme  moi? 
—  Oui.  mon  fils,  oui,  en  effet,  dit  le  vieillard,  c'est 
bien  heureux.  —  Aussi  je  veux  que,  du  premier  ar- 
gent que  je  toucherai,  ^ous  ayez  une  petite  maison 


—  18  — 
avec  UD  jardin  pour  planter  vos  clématites,  vos  capu- 
cines et  vos  chèvrefeuilles...  Mais,  qu'as-tu   donc, 
père,  on  dirait  que  tu  té  trouves  mal  ?  —  Patience, 
patience  !  ce  ne  sera  rien. 

Et  les  forces  manquant  au  vieillard,  il  se  renversa 
en  arrière. 

—  Voyons,  voyons  !  dit  le  jeune  homme,  un  verre  de 
vin,  mon  père,  cela  vous  ranimera;  ou  mettez-vous 
votre  vin? — >"on  merci!  ne  cherche  pas;  je  n'en  ai 
pas  besoin  ,  dit  le  vieillard,  essayant  de  retenir  son 
fils...  —  Si  fait,  si  fait,  père,  indiquez-moi  Teu- 
droit... 

Et  il  ouvrit  deux  ou  trois  armoires. 

—  Inutile  .  dit  le  vieillard,  il  n'y  a  plus  de  vin. — 
Comment,  il  n'y  a  plus  de  vin  !  dit  en  pâlissant  à  son 
tourDantès.rcgardantaiterualivemenLles  joues  creuses 
et  blêmes  du  ^itiliard  et  ks  armoires  vides  ;  com- 
ment, il  n'y  a  plus  de  \in  !  aurifcz-\ous  manqué  dar- 
gent.  mon  père  ?  —  Je  nai  manqué  de  rien  puisque  te 
voilà,  dit  le  vieillard.  —  Cependant,  balbutia  Dautès 
en  essayant  la  sueur  qui  coulait  de  son  front,  cepen- 
dant je  NOUS  avais  laissé  deux  cents  francs,  il  y  a  trois 
mois,  eu  pariant.  Gui,  oui.  Edmond,  c'est  vrai:  mais 
tu  avais  oublié  en  partant  une  petite  dette  chez  le 
voisin  Caderousse  :  il  me  la  rappelée,  en  me  disant 
que.  si  je  ne  payais  pas  pour  toi,  il  irait  se  faire 
payer  chez  M.  3îorrei  :  alors,  tu  comprends,  de  peur 
que  cela  ne  te  fit  du  tort,,.  —  Eh  bien  ?  —  Eh  bien  ! 
j'ai  payé,  moi,  —  Mais  s'écria  Dantcs,  c'était  cent 
quarante  francs  que  je  devais  à  Caderousse  !  —  Oui, 
balbutia  le  vieillard.  —  Et  vous  les  avez  donnés  sur 
les  deux  cents  francs  que  je  vous  avais  laissés  ? 

Le  vieillard  fit  un  signe  de  tète. 
De  sorte  que  vous  avez  vécu  trois  mois  avec  soixante 
francs,  murmura  le  jeune  homme.  —  Tu  sais  combien 


—  19  — 

il  me  faut  peu  de  chose,  dit  le  vieillard.  —  Oh,  mon 
Dieu,  mon  Dieu  !  pardonnez-moi,  s'écria  Edmond  ea 
se  jetant  à  genoux  devant  le  bonhomme.  —  Que  fais-tu 
donc  ?  Oh  !  vous  in"avez  déchiré  le  cœur.  —  Bah  !  te 
voilà,  dit  le  vieillard  en  souriant,  maintenant  tout  est 
oublié,  car  tout  est  bien.  —  Oui.  me  voilà,  dit  le  jeune 
homme,  me  voilà  avec  un  bel  avenir  et  un  peu  d'ar- 
gent; tenez,  père,  dit-il,  prenez,  prenez,  et  envoyez 
chercher  tout  de  suite  quelque  chose. 

Et  il  vida  sur  la  table  ses  poches,  qui  contenaient 
une  douzaine  de  pièces  d'or,  cinq  ou  six  écus  de  cinq 
francs,  et  de  la  menue  monnaie. 

Le  visage  du  \ieux  Dantès  s'épanouit. 

—  A  qui  cela  !  dit-il.  —  Jlais,  à  moi  !...  à  toi  !  à 
nous  !  prends,  achète  des  provisions  .  sois  heureux, 
demain  il  y  en  aura  d'autres.  —  Doucement,  douce- 
ment, dit  le  vieillard  en  souriant,  avec  ta  permission 
j'userai  modérément  de  ta  bourse ,  on  croirait,  si  l'on 
me  voyait  ach.  ter  trop  de  choses  à  la  fois,  que  j'ai  été 
obligé  d'attendre  ton  retour  pour  les  acheter.  —  Fais 
comme  tu  voudras;  mais,  avant  toutes  choses  prends 
une  servante,  père.  Je  îie  veux  plus  que  tu  rt  stes  seul. 
J'ai  du  café  de  contrebande  et  dcxcfîlenl  tabac  dans 
un  petit  ccfî're  de  la  cale,  tu  l'auras  des  demain  ;  mais, 
chut  !  voici  quelqu'un  —  C'est  Caderousse  qui  aura 
appris  ton  arrivée,  et  qui  vient  sans  doute  te  faire  son 
compliment  de  bon  retour.  —  Bon,  encore  des  lèvres 
qui  disent  une  chose  tandis  que  ie  cœur  en  pense  une 
autre!  murmura  Edmond.  Mais  n'importe,  c'est  ud 
voisin  qui  nous  a  rendu  service  autrefois,  qu'il  soit  le 
bienvenu. 

En  elTet,  au  moment  où  Edmond  achevait  la  phrase 
à  voix  basse  ,  on  vit  apparaître,  encadrée  par  la  porte 
du  palier,  la  tête  noire  et  barbue  de  Caderousse  ; 
c'était  un  hcniDie  de  vingt-cinq  à  vingi-six  ans  ;  il 


—  20  — 
tenait  à  sa  main  un  morceau  de  drap  qu'en  sa  qualité 
de  tailleur   il  s'apprêtait  à  changer  en    un  revers 
d'habit. 

—  Eh,  te  voilà  donc  revenu,  Edmond?  dit-il  avec 
un  accent  marseillais  des  plus  prononcés  et  avec  un 
large  sourire  qui  découvrait  ses  dents  blanches  comme 
de  rivoire.  —  Comme  vous  voyez,  voisin  Caderousse  , 
et  prêt  à  vous  être  agréable  en  quelque  chose  que  ce 
soit,  répondit  Danlès  en  dissimulant  mal  sa  froid^'ur 
sous  cette  offre  de  service.  —  Merci,  merci,  heureu- 
sement je  n'ai  besoin  de  rien,  et  ce  sont  même  quel- 
quefois les  autres  qui  ont  besoin  de  moi.  Dantès  fit 
un  mouvement  Je  ne  te  dis  pas  cela  pour  toi.  garçon. 
Je  t'ai  prêté  de  l'argent,  tu  me  l'as  rendu  ;  cela  se  fait 
entre  bons  voisins,  et  nous  sommes  quittes. —  On  n'est 
jamais  quitte  envers  ceux  qui  nous  ont  obligés,  dit 
Dantès.  car  lorsqu'on  ne  leur  doit  plus  d'argent  on 
leur  doit  la  reconnaissance.  —  A  quoi  bon  parler  de 
cela?  Ce  qui  est  passé,  est  passé.  Parlons  de  ton  heu- 
reux retour,  garçon.  J'étais  donc  allé  comme  cela  sur 
le  port  pour  rassortir  du  drap  marron,  lorsque  je  ren- 
contre l'ami  Danglars.  —  Toi,  à  îïarseiile?  —  Eh 
oui  !  tout  de  même,  me  répondit-il.  —  Je  te  croyais  à 
Smyrne.  —  J'y  pourrais  être,  car  j'en  reviens.  —  Et 
Edmond,  où  est-il  donc,  le  petit?  —  ÎJais  chez  son 
père,  sans  doute,  répondit  Danglars.  et  alors  je  suis 
venu,  continua  Caderousse.  pour  avoir  le  plaisir  de 
serrer  la  main  à  un  ami  !  —  Ce  bon  Caderousse,  dit  le 
vieillard,  il  nous  aime  tant.  —  Certainement  que  je 
vous  aime,  et  que  je  vous  estime  encore,  attendu  que 
les  honnêtes  gens  sont  rares  1  Mais  il  paraît  que  tu  re- 
viens riche,  garçon  ?  continua  le  tailleur  en  jetant  un 
regard  oblique  sur  la  poignée  d'or  el  d'argent  que 
Dantès  avait  déposée  sur  la  table. 

Le  jeune  homme  remarqua  l'éclair  de  convoitise 
qui  illumina  les  j  eux  noirs  de  son  voisin. 


—  21  — 

—  Eh,  mon  Dieu  !  dit-il  négligemment,  cet  argent 
n'est  point  à  moi,  je  manifestais  au  père  la  crainte  qu'il 
n'eût  manqué  de  quelque  chose  en  mon  absence,  et 
pour  me  rassurer,  il  a  vidé  sa  bourse  sur  la  table. 
Allons,  père,  continua  Dantès,  remettez  cet  argent 
dans  voire  tirelire  ;  à  moins  que  le  voisin  Caderoussc 
n'en  ail  besoin  à  son  tour,  auquel  cas  il  est  bien  à  son 
service.  —  Non  pas,  garçon,  dit  Caderoussc,  je  n'ai 
besoin  de  rien,  et,  Dieu  merci,  létat  nourrit  son 
homme;  garde  ton  argent,  garde  :  on  n'en  a  jamais  de 
trop;  ce  qui  n'empêche  pas  que  je  ne  te  sois  obligé 
de  ton  offre  comn^e  si  j'en  profitais.  —  C'était  de  bon 
cœur,  dit  Dantès.  —  Je  n'en  doule  pas.  Eh  bien  !  te 
voilà  donc  au  mieux  avec  M.  Morrel,  câlin  que  tu  es  ? 
M.  Morrel  a  toujours  eu  beaucoup  de  bonté  pour  moi, 
répondit  Dantès.  —  En  ce  cas,  tu  as  eu  tort  de  re- 
fuser son  dîner  —  Comment  refuser  son  dîner,  reprit 
le  vieux  Dantès,  il  t'avait  donc  invité  à  dîner  ?  —  Oui, 
mon  père,  r -prit  Edmond  en  souriant  de  l'étonnement 
que  causait  à  son  père  l'excès  d'honneur  dont  il  était 
l'objet.  —  Et  pourquoi  donc  as-tu  refusé,  fils  ?  de- 
manda le  vieillard.  —  Pour  revenir  plus  tôt  près  de 
vous,  mon  père,  répondit  le  jeune  homme,  j'avais 
hâte  de  vous  voir.  —  Cela  l'aura  contrarié,  ce  bon 
M.  Morrel,  reprit  Caderoussc.  et  quand  on  vise  à  être 
capitaine  ,  c'est  un  tort  que  de  contrarier  son  arma- 
teur. —  Je  lui  ai  expliqué  la  cause  de  mon  refus,  re- 
prit Dantès,  et  il  l'a  comprise,  je  l'ispère.  —  Ah  ! 
c'est  que,  pour  être  capitaine,  il  faut  un  peu  fialU  r 
ses  patrons.  —  J'espère  être  capitaine  sans  cela,  ré- 
pondit Dantès.  —  Tant  mieux,  tant  mieux  !  cela  fera 
plaisir  à  tous  les  anciens  amis  ,  et  je  sais  ijuelqu'un 
là-bas,  derrière  la  citadelle  Saint-Nicolas,  qui  n'en 
sera  pas  fiché.  —  Mercedes  ?  dit  le  vieillard.  —  Oui , 
mon  père,  reprit  Dantès,  et.  avec  votre  permission , 
I.  % 


—  22  — 

maintenant  que  je  \ous  ai  vu.  maintenant  que  je  sais 
que  vous  vous  portez  bien  et  que  vous  avez  tout  ce 
qu'il  vous  faut,  je  vous  demanderai  la  permission 
daller  faire  visite  aux  Catalans.  —  Va,  mon  enfant, 
va.  dit  le  vieux  Dantès,  et  Dieu  te  hénisse  dans  ta 
femme  comme  il  m"abéni  dans  mon  Cls'  —  Sa  femme! 
dit  Cadcrousse.  comme  vous  y  allez,  père  Dantès  !  elle 
ne  Test  pas  encore,  ce  me  semble  !  —  Non  ;  mais , 
selon  toute  probabilité,  répondit  Edmond,  elle  ne 
tardera  point  à  la  devenir.  —  Nixnporte,  n'importe  , 
ditCaderousse.  tuasbien  fait  de  te  dépêcher,  garçon.— 
Pourquoi  cela  ?  —  Parce  que  la  Mercedes  est  une  belle 
fille,  et  que  les  belles  filles  ne  manquent  pas  d'amou- 
reux; celle-là  surtout,  ils  la  suivent  par  douzaines. — 
Vraiment?  dit  Edmond  avec  un  sourire  sous  lequel 
perçait  une  légère  nuance  d'inquiétude. — Oh  oui , 
reprit  Caderousse,  et  de  beaux  partis  même  ;  mais  , 
tu  comprends,  tu  vas  être  capitaine^  on  n'aura  garde 
de  te  refuser,  toi  !  —  Ce  qui  veut  dire,  reprit  Dantès 
avec  un  sourire  qui  dissimulait  mal  son  inquiétude  , 
que  si  je  n'étais  pas  capitaine...  —  Eh!  eh  !  fit  Cade- 
rousse. —  Allons,  allons,  dit  le  jeune  homme,  j'ai 
meilleure  opinion  que  vous  des  femmes  en  général  et 
de  Mercedes  en  particulier,  et.  j'en  suis  ccnvaincu, 
que  je  sois  capitaine  ou  non.  elle  me  restera  fidèle  — 
Tant  mieux,  tant  mieux  !  dit  Caderousse,  c'est  tou- 
jours, quand  on  va  se  marier,  une  bonne  chose  que 
d'avoir  la  foi  :  mais  n'importe,  crois-moi.  garçon,  ne 
perds  pas  de  temps  à  aller  lui  annoncer  ton  arrivée 
et  à  lui  faire  part  de  tes  espérances.  J'y  vais,  dit 
Edmond. 

Et  il  embrassa  son  père,  salua  Cad(  rousse  d'un  signe 
de  tête  et  sortit. 

Caderousse  resta  un  instant  encore:  puis  .  prenant 
congé  du  vieux  Dautès,  il  descendit  à  son  tour  et  alla 


—  23  — 

rejoindre  Danglars ,  qui  l'attendait  au  coin  de  la  rue 
Senac. 

—  Eh  bien  !  dit  Danglars.  Tas-tu  vu  ?  —  Je  le  quitte, 
dit  Caderousse.  —  Et  t'a-t-il  parlé  de  son  espérance 
d'être  capitaine?  —  11  en  parle  comme  s'il  l'était 
déjà.  —  Patience!  dit  Danglars.  Il  se  presse  un  peu 
trop .  ce  me  semble  !  —  Dame  !  il  paraît  que  la  chose 
lui  est  promise  par  M.  ?iIorrel.  —  De  sorte  qu'il  est 
bien  joyeux?  —  C'est-à-dire  qu'il  en  est  insolent  :  il 
m"a  déjà  fait  ses  offres  de  service,  comme  si  c'était 
un  grand  personnage  :  il  m'a  offert  de  me  prêter  de 
l'argent,  comme  s'il  était  un  banquier.  — Et  vous  avez 
refusé?  —  Parfaitement,  quoique  j'eusse  bien  pu  ac- 
cepter, attendu  que  c'est  moi  qui  lui  ai  mis  à  la  main 
leè  premières  pièces  blanches  qu'il  a  maniées  :  mais, 
maintenant,  M.  Dantès  n'aura  plus  besoin  de  personne, 
il  va  être  capitaine. — Bah  !  dit  Danglars,  il  ne  Test  pas 
encore.  —  Ma  foi,  ce  serait  bien  fait  qu'il  ne  le  fût 
pas ,  dit  Caderousse ,  ou  sans  cela  il  n'y  aura  plus 
moyen  de  lui  parler.  —  Que  si  nous  le  voulons  bien, 
dit  Danglars,  il  restera  ce  qu'il  est,  et  peut-être  mênae 
deviendra  moins  qu'il  n'est.  —  Que  ds-tu  ?  —  Rien,  je 
me  parle  à  moi-même.  Et  il  est  toujours  amoureux  de  la 
belle  Catalane  ?— Amoureui  fou;  il  y  est  allé:  mais  ou 
je  me  trompe  fort,  ou  il  aura  du  désagrément  de  ce  côté- 
là.  —  Explique-toi,  — A  quoi  bon  ?  —  C'est  plus  im- 
portant que  tu  ne  crois  :  tu  n'aimes  pas  Dantès,  hein? 
—  Je  n'aime  pas  les  arrogants.  —  Eh  bien  alors ,  dis- 
moi  ce  que  tu  sais  relativement  à  la  Catalane. — Je  ne 
sais  rien  de  bien  positif;  seulement,  j'ai  vu  des  choses 
qui  me  font  croire  ,  comme  je  te  lai  dit.  que  le  futur 
capitaine  aura  du  désagrément  aux  environs  du  chemin 
des  Yieilles-Infirmeries.— Quas-tu  vu!  allons!  dis. — 
Eh  bien,  j'ai  vu  que  toutes  les  fois  que  3Iercédes  vient 
en  ville,  eilej  vient  accompagnée  d'un  grand  gaillard 


—  24  — 

de  Catalan  à  lœil  noir,  à  la  peau  rouge,  très-hrun. 
très-ardent,  et  qu'elle  appelle  mon  cousin.  —  Ah, 
yraiment  1  et  crois-tu  que  ce  cousin  lui  fasse  la  cour? 
—  Je  le  suppose?  que  diable  peut  faire  un  grand  gar- 
çon de  vingt  et  un  an  à  une  belle  fille  de  dix-sept  !  — 
Et  tu  dis  que  Dantès  est  allé  aux  Catalans  ?  —  Il  est 
parti  devant  moi.  —  Si  nous  allions  du  même  côté, 
nous  nous  arrêterions  à  la  Réserve  ;  et,  tout  en  buvant 
un  verre  de  vin  de  Lamalgue.  nous  attendrions  des 
nouvelles.  —  Et  qui  nous  en  donnera  ?  —  Nous  serons 
sur  la  route,  et  nous  verrons  sur  le  visage  de  Dan- 
tès ce  qui  se  sera  passé.  —  Allons,  dit  Caderousse, 
mais  c'est  toi  qui  payes  ?  —  Certainement,  répondit 
Danglars. 

Et  tous  deux  s'acheminèrent  d'un  pas  rapide  vers 
l'endroit  indiqué.  Arrivés  là,  ils  se  firent  apporter  une 
bouteille  et  deux  verres.  Le  père  Pamphile  venait  de 
voir  passer  Dantès  il  n'y  avait  pas  dix  minutes. 

Certains  que  Dantès  était  aux  Catalans,  ils  s'as- 
sirent sous  le  feuillage  naissant  des  platanes  et  des 
sycomores ,  dans  les  branches  desquels  une  bande 
joveuse  d'oiseaux  chantaient  un  d-s  premiers  beaux 
j  ours  du  printemps. 


III.  —  les  CatalaD.s. 

A  cent  pas  de  l'endroit  où  les  deux  amis,  les  re- 
gards à  l'horizon  et  l'oreille  au  guet,  sablaient  le  vin 
pétillant  de  Lamalgue,  s'élevait,  derrière  une  butte 
nue  et  rongée  par  le  soleil  et  le  mistral ,  le  petit  Wl- 
lage  des  Catalans. 

Un  jour,  une  colonie  mystérieuse  partit  de  l'Es- 


L 


—  25  — 

pagne  et  vint  aborder  à  la  langue  de  terre  où  elle  est 
encore  aujourd'hui.  Elle  arrivait  on  ne  savait  d'où,  et 
parlait  une  langue  inconnue.  Un  dos  chefs,  qui  enten- 
dait le  provençal,  demanda  à  la  commune  de  Marseille 
de  leur  donner  ce  promontoire  nu  et  aride,  sur  lequel 
ils  venaient,  comme  les  matelots  antiques,  de  tirer 
leurs  bâtiments.  La  demande  lui  fut  accordée,  et  troi« 
mois  après,  autour  des  douze  ou  quinze  bâtiments  qui 
avaient  amené  ces  Bohémiens  de  la  mer,  un  petit  viW 
lage  sélevait. 

Ce  village,  construit  d'une  façon  bizarre  et  pitto- 
resque, moitié  more,  moitié  espagnol ,  est  celui  que 
l'on  voit  aujourd'hui  habité  par  les  descendants  de 
ces  hommes,  qui  parlent  la  langue  de  leurs  pères. 
Depuis  trois  ou  quatre  siècles  ils  sont  encore  demeu- 
rés fidèles  à  ce  petit  promontoire,  sur  lequel  ils  s'é- 
taient abattus  pareils  à  une  bande  d'oiseaux  de  mer, 
sans  se  mêler  en  rien  à  la  population  marseillaise,  se 
mariant  entre  eux  et  ayant  conservé  les  mœurs  et  le 
costume  de  leur  mère  patrie  comme  ils  en  ont  con- 
servé le  langage. 

Il  faut  que  nos  lecteurs  nous  suivent  à  travers 
l'unique  rue  de  ce  petit  village ,  et  entrent  avec  nous 
dans  une  de  ces  maisons  auxquelles  le  soleil  a  donDé 
au  dehors  de  cette  belle  couleur  feuille  morte  parti- 
culière aux  monuments  du  pays,  et  au  dedans  une 
couche  de  badigeon,  cette  teinte  blanche  qui  forme  le. 
seul  ornement  des  posadas  espagnoles. 

Une  belle  jeune  fille  aux  cheveux  noirs  comme  le 
jais,  aux  yeux  veloutés  comme  ceux  de  la  gazelle,  se 
tenait  debout  adossée  à  une  cloison,  et  froissait  entre 
ses  doigts  effilés  et  dun  dessin  antique  une  bruyère 
inuoiîonte  dont  elle  arrachait  les  fleurs,  et  dont  Iok 
dé.'ji  is  jonchaient  déjà  le  sol  :  en  outre,  ses  bras  nus 
jusqu'au  coude,  ses  bras  brunis,  mais  qui  semblaient 


—  26  — 

modelés  sur  ceux  de  la  Vénus  d'Arles,  frémissaient 
d'une  sorte  d'impatience  fébrile  et  elle  frappait  la  terre 
de  son  pied  souple  etcambsé.  de  sorte  que  l'on  entre- 
voyait la  forme  pure,  fière  et  hardie  de  sa  jambe  em- 
prisonnée dans  un  bas  de  coton  rouge  à  coins  gris  et 
bleus. 

A  trois  pas  d'elle,  assis  sur  une  chaise  qu'il  balan- 
çait d'un  mouvement  saccadé,  appuyant  son  coude  à 
ftn  Aïeux  meuble  vermoulu,  un  grand  garçon  de  vingt 
à  vingt-deux  ans  la  regardait  d'un  air  où  se  combat- 
taient l'inquiétude  et  le  dépit:  ses  yeux  interrogeaient, 
mais  le  regard  ferme  et  fixe  de  la  jeune  fille  dominait 
son  interlocuteur. 

—  Voj'ons.  Mercedes,  disait  le  jeune  homme,  voici 
Pâques  qui  va  revenir. c'est  le  moment  de  faire  une  noce, 
répondez-moi  ?  —  Je  vous  ai  répondu  cent  fois,  Fer- 
nand,  et  il  faut  en  vérité  que  vous  soyez  bien  ennemi 
de  vous-même  pourm'interrogcr  encore  !  —  Eh  bien, 
répétez-le  encore,  je  vous  en  supplie,  répétez-le  encore 
pour  que  j'arrive  à  le  croire  !  Dites-moi  pour  la  cen- 
tième fois  qu?  vous  refusez  mon  amour,  qu'approuvait 
votre  mère:  faites-moi  bien  comprendre  que  vous  vous 
jouez  de  mon  bonheur,  que  ma  vie  et  ma  mort  ne  sont 
rien  pour  vous  !  Ah  !  mon  Dieu,  mon  Dieu  !  avoir  rêvé 
dix  ans  d'être  votre  époux,  Mercedes,  et  perdre  cet 
espoir  qui  était  le  seul  but  de  ma  vie  !  —  Ce  n'est  pas 
moi  du  moins  qui  vous  ai  jamais  encouragé  dans  cet 
espoir.  Fernand,  répon  lit  3îcrcédès  ;  vous  n'avez  pas 
une  seule  coquetterie  à  me  reprocher  à  votre  égard. 
Je  vous  ai  toujours  dit  :  Je  vous  aime  comme  un  frère, 
mais  n'exigez  jamais  de  moi  autre  chose  que  cette 
amitié  fraternelle;  car  mon  cœur  est  à  un  autre.  Je 
vous  ai  toujours  dit  cela,  Fernand  ?  —  Oui,  je  le  sais 
bien,  Mercedes,  répondit  le  jeune  homme  :  oui.  vous 
vous  êtes  donné  vis-à-vis  de  moi  le  cruel  mérite  de  la 


—  27  — 
franchise  ;  mais  oubliez-vous  que  c'est  parmi  les  Cata- 
lans une  loi  sacrée  de  se  marier  entre  eux  ? — Vous  vous 
trompez.  Fcrnand.  ce  n'est  pas  une  loi,  c'est  une  habi- 
tude, voilà  tout,  et,  croyez-moi ,  n'invoquez  pas  cette 
habitude  en  votre  faveur.  Vous  êtes  tombé  à  la  con- 
scription, Fernand  ;  la  liberté  qu'on  vous  laisse,  c'est 
une  simple  tolérance  ;  d'un  moment  à  l'autre  vous 
pouvez  être  appelé  sous  les  drapeaux.  Une  fois  soldat, 
que  ferez-vous  de  moi.  c'est-à-dire  d'une  pauvre  fille, 
orpheline,  triste,  sans  fortune,  possédant  pour  tout 
bien  une  cabane  presque  en  ruine,  où  pendent  quelques 
filets  usés,  misérable  héritage  laissé  par  mon  père  à 
ma  mère  et  par  ma  mère  à  moi  !  Depuis  un  an  qu'elle 
est  morte,  songez  donc,  Fernand  ,  que  je  vis  presque 
de  la  charité  publique  !  Quelquefois  vous  feignez  que 
je  vous  suis  utile,  et  cela  pour  avoir  le  droit  de  parta- 
ger votre  pèche  avec  moi  :  et  j'accepte,  Fernand.  parce 
que  vous  êtes  le  fils  dun  frère  de  mon  père,  parce  que 
nous  avons  été  élevés  ensemble,  et  plus  encore  parce 
que.  par-dessus  tout,  cela  vous  ferait  trop  de  peine  si 
je  vous  refusais.  Mais  je  sens  bien  que  ce  poisson  que 
je  vais  vendre  et  dont  je  tire  l'argent  avec  lequel 
j'achète  le  chanvre  que  je  file,  je  sens  bien.  Fernand  , 
que  c'est  une  charité.  —  Et  qu'importe,  Mercedes,  si, 
pauvre  et  isolée  que  vous  êtes ,  vous  me  convenez 
mieux  ainsi  que  la  fille  du  plus  fi^T  armateur  ou  du 
plus  riche  b:mquier  de  Marseille  !  A  nous  autres. que 
nous  faut  il  ?  Une  honnête  femme  et  une  bonne  ména- 
gère. Où  trouvorais-je  mi 'ux  que  vous  sous  ces  deux 
rapports?  —  Fernand,  répondit  Mercedes  en  secouant 
la  tête,  on  devient  mauvaise  ménagère  et  on  ne  peut 
répondre  de  rester  honnête  fem;ne  lorsqu'on  aime  un 
autre  ho.nime  que  son  mari.  Contentez-vous  de  mon 
amitié  :  car,  je  vous  le  répète,  c'est  tout  ce  que  je  puis 
vous  promettre .  et  je  ne  promets  que  ce  que  je  suis 


—  as- 
sure de  pouvoir  donner.  —  Oui,  je  comprends,  dit 
Fernand,  vous  supportez  patiemment  votre  misère, 
mais  vous  avez  peur  de  la  mienne.  Eh  bien,  Mercedes, 
aimé  de  vous,  je  tenterai  la  fortune;  vous  me  porterez 
bonheur  et  je  deviendrai  riche  :  je  puis  étendre  mon 
état  de  pécheur.  j'>  puis  entrer  comme  commis  dans 
un  comptoir  :  je  puis  moi-même  devenir  marchand! 
—  Vous  ne  pouvez  rien  tenter  de  tout  cela.  Fernand, 
vous  êtes  soldat,  et  si  vous  restez  aux  Catalans  c'est 
parce  qu'il  n'y  a  pas  de  guerre.  Demeurez  donc  pê- 
cheur, ne  faites  point  de  rêves  qui  vous  f^'raient  pa- 
raître la  réalité  plus  terrible  encore,  et  contentez-vous 
de  mon  amitié .  puisqui'  je  ne  puis  vous  donner  autre 
chose.— Eh  bien,  vous  avez  raison,  Mercedes,  je  serai 
marin  ;  j'aurai,  au  li'^u  du  costume  de  nos  pères,  que 
vous  méprisez  .  un  chapeau  verni ,  une  chemise  rayée 
et  une  veste  bleue  avec  des  ancres  sur  les  boutons. 
?i'est-ce  point  ainsi  qu'il  faut  être  habillé  pour  vous 
plaire  ?  —  Que  voulez-vous  dire?  demanda  ^îercédès 
en  lançant  un  regard  impérieux,  que  voulez-voos  dire, 
je  ne  vous  comprends  pas? — Je  veux  dire.  Mercedes, 
que  vous  n'êtes  si  dure  et  si  cruelle  pour  moi  que 
parce  que  vous  attendez  quelqu'un  qui  est  ainsi  vêtu. 
Mais  celui  que  vous  attendez  est  inconstant  peut-être, 
et,  s'il  ne  l'est  pas.  la  mer  l'est  pour  lui.  —  Fernand, 
s'écria  Mercedes  .  je  vous  croyais  bon  et  je  me  trom- 
pais !  Fernand  .  vous  êtes  un  mauvais  cœur  d'appeler 
à  l'aide  de  votre  jalousie  les  colères  de  Dieu  !  Eh  bien. 
oui,  je  !ie  m'en  cache  pas  :  j'attends  et  j'aime  celui 
que  vous  dites,  et  s'il  ne  revient  pas.au  lieu  d'accuser 
cette  inconslance  que  vous  invoquez,  vous,  je  dirai 
qu'il  est  mort  en  m'aimant. 

Le  jeune  Catalan  Qt  un  geste  de  rage. 

—  Je  vous  comprends,  Fernand  ;  vous  vou  s  en  pren- 
drez à  lui  de  ce  que  je  ne  vous  aime  pas,  vous  croise- 


—  29  — 
rez  votre'couleau  catalan  contre  son  poignard  !  A.  quoi 
cela  vous  avancera-t-il  ?  A  perdre  mon  amitié  si  vous 
êtes  vaincu,  à  voir  mon  amitié  se  changer  en  haine  si 
vous  êtes  vainqueur.  Croyez-moi,  chercher  querelle  à 
un  homme  est  un  mauvais  moyen  de  plaire  à  la  femme 
qui  aime  cet  homme.  Non  .  Fcrnand ,  vous  ne  vous 
laisserez  point  aller  ainsi  à  vos  mauvaises  pensées.  Ne 
pouvant  m'avoir  pour  femme  .  vous  vous  contenterez 
de  m'avoir  pour  amie  et  pour  sœur;  et  d'ailleurs, 
ajouta-t-elle  les  yeux  troublés  et  mouillés  de  larmes, 
attendez  .  attendez  ,  Fernand  :  vous  T'avez  dit  tout  à 
l'heure,  la  mer  est 'perBde  ;  et  il  y  a  déjà  quatre  mois 
qu'il  est  parti ,  depuis  quatre  mois  jai  compté  bien 
des  tempêtes  ! 

Fernaud  demeura  impassible ,  il  ne  chercha  pas  à 
essuyer  les  larmes  qui  roulaient  sur  les  joues  de  Mer- 
cedes :  et  cependant  pour  chacune  de  ces  larmes  il  eût 
donné  un  verre  de  son  sang  :  mais  ces  larmes  coulaient 
pour  un  autre. 

11  se  leva,  fit  un  tour  dans  la  cabane  et  revint,  s'ar- 
rêta devant  Mercedes ,  lœil  sombre  et  les  poings 
crispés. 

—  Voyons,  Mercedes,  dit-il,  encore  une  fois,  ré- 
pondez: est-ce  bien  résolu  ?— Jairae  Edmond Dantès, 
dit  froidement  la  jeune  fille,  et  nul  autre  qu'Edmond 
ne  sera  mon  époux.  —  Et  vous  l'aimerez  toujours  ?- 

—  Tant  que  je  vivrai. 

Fernand  baissa  la  tète  comme  un  homme  décou- 
ragé, poussa  un  soupir  qui  ressemblait  à  un  gémisse- 
ment :  puis  tout  à  coup  relevant  le  front,  les  dents 
serrées  et  les  narines  entrouvertes  : 

—  Mais  s'il  est  mort?  dit-il. — S'il  est  mort,  je 
mourrai.  —  Mais  s'il  vous  oublie  ?  —  Mercedes  !  cria 
une  voix  joyeuse  au  dehors  de  la  maison,  Mercedes  ! 

—  Ah!  s'écria  la  jeune  fille  en  rougissant  de  joie  et 


—  30  — 

en  bondissant  d'amour,  tu  vois  bien  quil  ne  m'a  pas 
oubliée  puisque  le  voilà. 

Et  elle  s'élança  vers  la  porte,  qu'elle  ouvrit  en  s'é- 
criant. 

—  A  moi,  Edmond  !  me  voici. 

Fernand.  pâle  et  frémissant,  recula  en  arrière, 
comme  fait  un  voyageur  à  ia  vue  d'un  serpent,  et  ren- 
contrant sa  chaise  il  y  retomba  assis. 

Edmond  et  Mercedes  étaient  dans  les  bras  l'un  de 
l'autre.  Le  soleil  ardent  de  ^darseillc.  qui  pénétrait  à 
travers  l'ouverture  de  la  porte,  les  inondait  d'un  flot 
de  lumière.  D'abord  ils  ne  virent  rien  de  ce  qui  les 
entourait.  Un  immense  bonheur  les  isolait  du  monde, 
et  ils  ne  parlaient  que  par  ces  mots  entrecoupés  qui 
sont  les  élans  dune  joie  si  vive  qu'ils  semblent  l'ex- 
pression de  la  douleur. 

Tout  à  coup  Edmond  aperçut  la  figure  sombre  de 
Fernand,  qui  se  dessinait  dans  l'ombre  pâle  et  mena- 
çante :  par  un  mouvement,  dont  peut-être  il  ne  se 
rendit  pas  compte  lui-même,  le  jeune  Catalan  tenait 
la  main  sur  le  couteau  passé  à  sa  ceinture. 

—  Ah  !  pardon,  dit  Dantès  en  fronçant  le  sourcil  à 
son  tour,  je  n'avais  pas  remarqué  que  nous  étions 
trois. 

Puis  se  tournant  vers  Mercedes: 

—  Qui  est  monsieur  ?  demanda-t-il.  —  Monsieur 
sera  votre  meilleur  ami.  Dantès.  car  c'est  mon  ami  à 
moi.  c'est  mon  cousin,  c'est  mon  frère,  c'est  Fernand, 
c'est-à-dire  l'homme  qu'après  vous.  Edmond,  j'aime 
le  plus  au  monde,  ne  le  reconnaissez-vous  pas  ? — Ah! 
si  fait,  dit  Edmond,  et  sans  abandonner  Mercedes, 
dont  il  tenait  la  main  serrée  dans  une  des  siennes,  il 
tendit  avec  un  mouvement  de  cordialité  son  autre 
main  au  Catalan. 

Mais  Fernand,  loin  de  répondre  à  ce  geste  amical, 
resta  muet  et  immobile  comme  une  statue. 


—  31  — 

Alors  Edmond  promena  son  regard  investigateur 
de  Mercedes  émue  et  tremblante  à  Fernand  sombre 
et  menaçant. 

Ce  seul  regard  lui  apprit  tout. 

La  colère  monta  à  son  front. 

—  Je  ne  savais  pas  venir  avec  tant  de  hâte  chez 
vous,  Mercedes,  pour  y  trouver  un  ennemi.  —  Un 
ennemi  !  s'écria  Mercedes  avec  un  regard  de  courroux 
à  l'adresse  de  son  cousin  ;  un  ennemi  choz  moi,  dis-tu, 
Edmond  !  Si  je  croyais  cela,  je  te  prendrais  sous  le 
bras,  et  je  m'en  irais  à  Marseille,  quittant  la  maison 
pour  n'y  plus  jamais  rentrer. 

L'œil  de  Fernand  lança  un  éclair, 

—  Et  s'il  t'arrivait  malheur,  mon  Edmond,  conti- 
nua-t-elle  avec  ce  même  flegme  implacable  qui  prou- 
vait à  Fernand  que  la  jeune  fille  avait  lu  jusqu'au  plus 
profond  de  sa  sinistre  pensée,  s'il  t'arrivait  malheur, 
je  monterais  sur  le  cap  de  Morgiou,  et  je  me  jetterais 
sur  les  rochers  la  tète  la  première. 

Fernand  devint  affreusement  pâle. 

—  Mais  tu  t'es  trompé.  Edmond,  poursuivit-elle, 
tu  n'as  point  d'ennemi  ici  ;  il  n'y  a  que  Fernand,  mon 
frère,  qui  va  te  serrer  la  main  comme  à  un  ami  dé- 
voilé. 

Et  à  ces  mots  la  jeune  fille  fixa  son  visage  impé- 
rieux sur  le  Catalan,  qui.  comme  s'il  eût  été  fasciné 
par  ce  regard,  s'approcha  lentement  d'Edmond  et  lui 
tendit  la  main. 

Sa  haine,  pareille  à  une  vague  impuissante  quoique 
furieuse,  venait  se  briser  contre  l'ascendant  que  cette 
femme  exerçait  sur  lui. 

Mais  à  peine  eut-il  touché  la  main  d'Edmond  qu'il 
sentit  qu'il  avait  fait  tout  ce  qu'il  pouvait  faire,  et 
qu'il  s'élança  hors  de  la  maison. 

—  Oh  !  s'écriait-il  en  courant  comme  un  insensé  et 


—  32  — 
en  noyant  ses  mains  dans  ses  cheveux,  oh  !  qui  me 
délivrera  donc  de  cet  homme  ?  Malheur  à  moi  !  mal- 
heur !  —  Hé,  le  Catalan  !  hé,  Fernand  !  où  cours-tu  ? 
dit  une  voix. 

Le  jeune  homme  s'arrêta  tout  court,  regarda  autour 
de  lui  et  aperçut  Caderousse  attablé  avec  Danglars 
sous  un  berceau  du  feuillage. 

—  Eh!  dit  Caderousse.  pourquoi  ne  viens-tu  pas 
dire  bonjour  aux  amis  ?  —  Surtout  quand  ils  ont  en- 
core une  bouteille  presque  pleine  devant  eux  ?  ajouta 
Danglars. 

Fernand  regarda  les  deux  hommes  d'un  air  hébété 
et  ne  répondit  rien. 

—  Il  semble  tout  penaud,  dit  Danglars  poussant  du 
genou  Caderousse  :  est-ce  que  nous  nous  serions 
trompés,  et  qu'au  [contraire  de  ce  que  nous  avions 
prévu.  Dantès  triompherait  ?  — Dame  !  il  faut  voir, 
dit  Caderousse  ;  et,  se  retournant  vers  le  jeune 
homme  :  Eh  bien,  voyons,  le  Catalan,  te  décides-tu  ? 
dit-il. 

Fernand  essuya  la^sueur  qui  ruisselait  de  son  front 
et  entra  lentement  sous  la  tonnelle,  dont  l'ombrage 
sembla  rendre  un  peu  de  calme  à  ses  sens  et  la  fraî- 
cheur un  peu  de  bien-être  à  son  corps  épuisé. 

—  Bonjour,  dit-il ,  vous  m'avez  appelé ,  n'est-ce 
pas  ? 

Et  il  tomba  plutôt  qu'il  ne  s'assit  sur  un  des  sièges 
qui  entouraient  la  table. 

—  Je  t'ai  appelé  parce  que  lu  courais  comme  un 
fou  et  que  j'ai  eu  peur  que  tu  n'allasses  te  jeter  à  la 
mer,  dit  en  riant  Caderousse.  Que  diable,  quand  on 
a  des  amis,  c'est  non-seulement  pour  leur  offrir  un 
verre  de  vin,  mais  encore  pour  les  empêcher  de  boire 
trois  ou  quatre  pintes  d'eau  ! 

Fernand  poussa  un  gémissement  qui  ressemblait  à 


—  33  — 
un  sanglot  et  laissa  tomber  sa  tête  sur  ses  deux  poi- 
gnets posés  en  croix  sur  la  table. 

—  Eh  bien,  veux-tu  que  je  te  dise.  Fernand  ^  re- 
prit Caderousse  entamant  rcntreticn  avec  cette  bru- 
talité grossière  des  gens  du  peuple  auxquels  la 
curiosité  fait  oublier  toute  diplomatie  ;  eh  bien,  tuas 
l'air  d'un  amant  déconfit  ! 

Et  il  accompagna  cette  plaisanterie  d"un  gros  rire. 

—  Bah!  répondit  Dangiars,  ungnrçon  taillé  comme 
celui-là  n'est  pas  fait  pour  être  malheureux  en  amour; 
lu  te  moques,  Caderousse.  —  Non  pas,  reprit  celui  ci; 
écoute  plutôt  comme  il  soupire.  Allons  allons,  Fer- 
nand, dit  Caderousse.  lève  le  nez  et  réponds-nous. 
Ce  n'est  pas  aimable  de  ne  pas  répondre  aux  amis  qui 
nous  demandent  des  nouvelles  de  notre  santé.  —  ^la 
santé  \a  bien,  dit  Fernand  crispant  ses  poings  mais 
sans  lever  la  tête.  — Ah  !  vois-tu,  Dangiars,  dit  Cade- 
rousse en  faisant  un  signe  du  coin  de  l'œil  à  son  ami, 
voici  la  chose  :  Fernand,  que  tu  vois,  et  qui  est  un 
bon  et  brave  Catalan,  un  des  meilleurs  pêcheurs  de 
Marseille,  est  amoureux  d'une  belle  fille  qu'on  ap- 
pelle Mercedes,  mais  malheureusement  il  paraît  que 
la  belle  fille,  de  son  côté,  est  amoureuse  du  second 
du  Pharaon  ;  et  comme  le  Pharaon  est  entré  aujour- 
d'hui même  dans  le  port,  tu  comprends?  —  Non,  je 
ne  comprends  pas  !  dit  Dangiars.  —  Le  pauvre  Fer- 
nand aura  reçu  son  congé,  continua  Caderousse.  — 
Eh  bien,  après  ?  dit  Fernand  relevant  la  tête  et  regar- 
dant Caderousse  en  homme  qui  cherche  quelqu'un 
sur  qui  faire  tomber  sa  colère,  Mercedes  ne  dépend 
de  personne,  n'est-ce  pas?  elle  est  bien  libre  d'aimer 
qui  elle  veut?  —  Ah  !  si  tu  le  prends  ainsi,  dit  Cad3- 
rousse, c'est  autre  chose!  Moi,  je  te  croyais  un  Cata- 
lan ;  et  l'on  m'avait  dit  que  les  Catalans  n'étaient  pas 
hommes  à  se  laisser  supplanter  par  un  rival,  on  avait 


—  34  — 

même  ajouté  que  Fcrnand  surtout  était  terrible  dans 
sa  vengeance. 
Fernand  sourit  avec  pitié. 

—  Un  amoureux  n'est  jamais  terrible,  dit-il.  — 
Pauvre  garçon!  reprit  Danglars  feignant  de  plaindre 
le  jeune  homme  du  p'us  profond  de  son  cœur.  Que 
veux-tu.  il  ne  sattendait  pasà  voir  revenir  ainsi  Dantès 
tout  à  coup  !  il  le  croyait  peut-être  mort .  inGdèle,  qui 
sait  !  ces  choses-là  sont  d'autant  plus  sensibles  qu'elles 
nous  arrivent  tout  à  coup.  —  Ah ,  ma  foi ,  dans  tout 
les  cas,  dit  Caderousse  ,  qui  buvait  tout  en  parlant,  et 
sur  lequel  le  vin  fumeux  de  Lamalgue  commençait  à 
faire  son  effet,  dans  tous  les  cas  ,  Fernand  n'est  pas 
le  seul  que  Iheureusc  arrivée  de  Dantès  contrarie  ! 
n'est-ce  pas,  Danglars?  —  Non,  tu  dis  vrai,  et  j'ose- 
rais presque  dire  que,  cela  lui  portera  malheur.  — 
Mais,  n'importe,  reprit  Caderousse  en  versant  un  verre 
de  vin  à  Fernand  et  en  remplissant  pour  la  huitième 
ou  dixième  fois  son  propre  verre  tandis  que  Banglars 
avait  à  peine  effleuré  le  si'  n,  n'importe  .  en  attendant 
il  épouse  Mercedes,  la  belle  Mercedes,  il  revient  pour 
cela,  du  moins. 

Pendant  ce  temps  Danglars  cc^eloppaitd'un  regard 
perçant  le  jeune  homme,  surle  cœur  duquel  les  paroles 
de  Caderousse  tombaient  comme  du  plomb  foiidu.  — 
Et  à  quand  la  noce?  dcmanda-t-il.  —  Oh!  elle  n'est 
pas  encore  faite  !  murmura  Fernand.  — Non.  mais  elle 
se  fera  ,  dit  Caderousse .  au-si  vrai  que  Dantès  sera 
capitaine  du  Pharaon,  n'est-ce  pas,  Danglars? 

Danglars  tressaillit  à  cette  atteinte  inattendue  et  se 
retourna  vers  Caderousse ,  dont ,  à  son  tour,  il  étudia 
le  visage  pour  voir  si  le  coup  était  prémédité;  mais  il 
ne  lut  rien  que  l'envie  sur  ce  visage  déjà  presque  hé- 
bété par  livresse. 

—  Eh  bien,  dit-il  en  remplissant  les  yerres,  buvons 


—  38  — 
donc  au  capitaine  Edmond  Tantes,  mari  de  la  belle 
Catalane! 

Caderousse  porta  son  verre  à  sa  bouche  d'une  main 
alourdie,  et  lavala  d'un  trait.  Fernand  prit  le  sien  et 
le  brisa  contre  terre. 

—  Eh,  eh,  eh  !  dit  Caderousse  ,  qu'aperçois-je  donc 
là-bas  ,  au  haut  de  la  butte,  dans  la  direction  des  Ca- 
talans ?  regarde  donc, Fernand,  tuas  meilleure  vue 
que  moi  ;  je  crois  que  je  commence  à  voir  trouble,  et, 
tu  le  sais,  le  vin  est  un  traître;  on  dirait  de  doux 
amants  qui  marchent  côte  à  côte  et  la  main  dans  la 
main  :  Dieu  me  pardonne  !  ils  ne  se  doutf  nt  pas  que 
nous  les  voyons,  et  les  voilà  qui  s'embrassent  ! 

Danglars  ne  perdait  pas  une  des  angoisses  de  Fer- 
nand ,  dont  le  visage  se  décomposait  à  vue  d'oeil.  — 
Les  connaissez-vous  ,  M.  Fernand  ?  dit-il.  —  Oui,  ré- 
pondit celui-ci  d'une  voix,  sourde  ,  c'est  M.  Edmond 
et  mademoiselle  Mercedes.  —  Ah!  voyez-vous!  dit 
Caderousse  ,  et  moi  qui  ne  les  reconnaissais  pas  !  — 
Ohé.  Dantès  !  ohé.  la  belle  fille!  venez  par  ici  un  peu 
et  dites-nous  à  quand  la  noce  :  car  voici  M.  Fernand 
qui  est  si  entêté  qu'il  ne  veut  pas  nous  le  dire!  — 
"Veux-tu  te  taire  !  dit  Danglars  affectant  de  retenir 
Caderousse,  qui.  avec  la  ténacité  des  ivrognes,  se  pen- 
chait hors  du  berceau,  tâche  de  te  tenir  debout,  et 
laisse  les  amoureux  s'aimer  tranquillement.  Viens, 
regarde  M.  Fernand,  et  prends  exemple  :  il  est  raison- 
nable, lui. 

Peut-être  Fernand  .  poussé  à  bout,  aiguillonné  par 
Danglars  commele  taureau  par  h  sbandilleros,  allait-il 
enfin  s'élancer ,  car  il  s'était  déjà  levé  et  semblait  se 
ramasser  sur  lui-même  pour  bondir  au-devant  de  son 
rival;  mais  Mercedes,  riante  et  droite,  leva  sa  belle 
tête,  et  fit  rayonner  son  clair  regard  :  alors  Fernand 
se  rappela  la  menace  qu'elle  avait  faite,  de  mourir  si 


—  36  — 

Edmond  mourait,  et  ictoniba  tout  découragé  sur  son 
siège. 

Danglars  regarda  successivement  les  deux  hommes  : 
l'un  abruti  par  lïvresse.  Tautre  dominé  par  l'amour. 

—  Je  ne  tirerai  rien  de  ces  niais-là  .  raurmura-t-il, 
et  j'ai  grand'peur  d'être  ici  entre  un  ivrogne  et  un 
poltron  .  voici  un  envieux  qui  se  grise  avec  du  vin 
tandis  qu'il  devrait  s'enivrer  de  fiel,  voici  un  grand 
imbécile  à  ijui  on  vient  prendra  sa  maîtresse  sous  son 
nez  et  qui  se  contente  de  pleurer  et  de  se  plaindre 
comme  un  enfant.  Et  cependant,  cela  vous  a  des  yeux 
fiamboyaiits  comme  ces  Espagnols,  ces  Siciliens  et  ces 
Calabrais,  qui  se  vengent  si  bien:  cela  vous  a  des  poings 
à  écraser  une  tête  de  bœuf  aussi  sûrenunt  que  le  fe- 
rait la  masse  d'un  boucher.  Décidément,  le  destin 
d'Edmond  l'emporte  ;  il  épousera  la  belle  fille,  il  sera 
capitaine  et  se  moquera  de  nous  ;  à  moins  que..  Un 
sourire  livide  se  dessina  sur  les  lèvres  de  Danglars... 
à  moins  que  je  ne  m'en  mêle,  ajouta-t-il.  —  Holà! 
continuait  de  crier  Caderousse  à  moitié  levé  et  les 
poings  sur  la  table  .  holà  ,  Edmond  !  tu  ne  vois  donc 
pas  tes  amis ,  ou  est-ce  que  tu  es  déjà  trop  fier  pour 
leur  parler?  —  Non.  mon  cher  Caderousse,  répondit 
Dantes .  je  ne  suis  pas  fier  :  je  suis  heureux,  et  le  bon- 
heur aveugle,  je  crois,  encore  plus  que  la  fierté.  —  A 
la  bonne  heure,  voilà  une  explication  !  dit  Caderousse. 

—  Eh  1  bonjour,  madame  Danlos  I 
Mercedes  salua  gravement. 

—  Ce  n'est  pas  encore  mon  nom  ,  dit-elle ,  et  dans 
mon  pays  cela  porte  malheur  ,  assure-t-on  ,  d'appeler 
les  filles  du  nom  de  leur  fiancé  avant  que  ce  fiancé  ne 
soit  leur  mari  ;  appelez-moi  donc  Mercedes,  je  vous 
prie.  —  Il  faut  lui  pardonner,  à  ce  bon  voisin  Cade- 
rousse ,  dit  Dantès,  il  se  trompe  de  si  peu  de  chose  ! 

—  Ainsi  la  noce  va  avoir  lieu  incessamment,  monsieur 


—  37  — 

Dantès  ?  dit  Danglars  en  saluant  les  deux  jeunes  gens. 
—  Le  plus  tôt  possible,  ^.l.  Dinsiars:  aujourd'hui 
tous  les  aLTords  ihez  le  p-ipa  O.intès.  et  demain  ou 
après-demain  .  au  plus  tard  ,  le  dîner  des  (ianeailies. 
ici,  à  la  Réserve.  Les  amis  y  seront,  je  Tespère  :  c'est 
vous  dire  que  vous  êtes  invité  ,  JL  Danglars  ;  c'est  te 
dire  (jue  tu  en  rs.  Caderousse  —  Et  Fernand.  dit  Ca- 
derousse  en  riant  d'un  rire  pâteux,  Fernand  en  est-il 
aussi?  —  Le  frère  de  ma  femme  est  mon  frère,  dit 
Edmond  ,  et  nous  le  verrions  avec  un  profond  regret, 
3Iei  cédés  et  moi,  s'écarter  de  nous  dans  un  pareil 
moment. 

Fernand  ouvrit  la  bouche  pour  répondre  ;  mais  la 
voix  expira  dans  sa  gorge  ,  et  il  ne  put  articuler  un 
seul  mot. 

—  Aujourd'hui  les  accords,  demain  ou  après-demain 
les  fiançailles...  diable  !  vous  et  s  bien  pressé  ,  capi- 
taine ?  —  Danglars,  reprit  Edmond  en  souriant,  je 
vous  dirai  comme  Mercedes  disait  tout  à  l'heure  à 
Cadeioussc  :  ne  me  donnez  pas  le  titre  qui  ne  me  con- 
vient pas  encore  .  cela  me  porterait  malheur.  —  Par- 
don, répondit  Danglars  :  je  disais  donc  simplement 
que  vous  paraissiez  bien  pri'ssé  :  que  diable  !  nous 
avons  le  temps  le  Pharaon;  ne  se  remettra  guère  en 
mer  avant  trois  mois  —  Gn  est  toujours  pro.'.sé  d'être 
heureux,  M.  Danglars  ;  car  lorsqu'on  a  souffert  long- 
temps on  a  grand" peine  à  croire  au  bonheur.  Mais  ce 
n'est  pas  régoisinc  seul  qui  me  fait  agir  :  il  faut  que 
j'aille  à  Pans.  —  Ah,  vraiment!  à  Paris,  et  c'est  la 
première  fois  que  vous  y  allez ,  Dantès  ?  —  Oui.  — 
Vous  y  avez  affaire  ?  —  Pas  pour  zuon  compte  :  une 
dernière  commission  de  notre  pauvre  capitain;^'  Leclerc 
à  remplir;  vous  comprenez,  Danglars,  c'est  sacré. 
D'aillîurs,  soyez  tranquille,  je  ne  prendrai  que  le 
temps  d'aller  et  de  revenir. —  Oui,  oui,  je  comprends, 
1.  3 


—  38  — 

dit  tout  haut  Danglars.  —  Puis  tout  bas  :  —  A  Paris, 

pour  remettre  à  son  adresse,  sans  doute,  la  lettre  que 
le  grand  maréclial  lui  a  donnée.  Pardieu!  cette  lettre 
me  fait  pousser  une  idée  ,  une  excellente  idée  !  Ah  ! 
Dantès,  mon  ami!  tu  n"es  pas  encore  couché  au  re- 
gistre du  Phfiraon  sous  le  numéro  1. 

Puis  se  retournant  vers  Edmond,  qui  s'éloignait 
déjà  : 

—  Bon  voyage  !  lui  cria-t-il.— Merci,  répondit  Ed- 
mond en  retournant  la  tête  et  en  accompagnant  ce 
ruouvemoul  d'un  geste  amical. 

Puis  les  (i  'uxamanlscontmuèrent  Iciur  route,  calmes 
et  joyeux  comme  deui  élus  qui  montent  au  ciel. 


IV.  —  Complot. 

Danglars  suivit  Edmond  et  Mercedes  des  yeux  jus- 
qu'à ce  que  lesdcuxamants  eussent  disparu  à  Tundes 
angles  du  fort  Saint-Nicolas  ;  puis,  se  retournant  alors, 
il  aperçut  Fernand  qui  était  retombé  pâle  et  frémis- 
sant sur  sa  chaise,  tandis  que  Cidcrousse  balbutiait 
les  paroles  d'une  chanson  à  boire. 

—  Ah  çà  !  mon  cher  monsieur,  dit  Danglars  à  Fer- 
nand, voilà  un  mariage  qui  ne  me  paraît  pas  faire  le 
bonheur  de  tout  le  monde  ?  —  Il  me  désespère,  dit 
Fernand.  —  Vous  aimiez  donc  Mercedes?  —  Je  l'a- 
dorais !  —  Depuis  longtemps?  — Depuis  que  nous 
nous  connaissons,  je  l'ai  toujours  aimée.  — '  Et  vous 
êtes  là  à  vous  arracher  les  cheveux,  au  lieu  de  cher- 
cher remède  à  la  chose  !  Que  diable  !  je  ne  croyais  pas 
que  ce  fut  ainsi  qu'agissaient  les  gens  de  votre  nation. 
—  Que  voulez-vous  que  je  fasse  ?  demanda  Fernand, 


—  39  — 

—  Et  que  sais-je,  moi?  Est-ce  que  cela  me  regarde? 
Ce  n'est  pas  moi.  ce  me  semble,  qui  suis  amoureux 
de  mademoiselle  Mercedes,  mais  vous  :  Cherchez,  dit 
l'Évangile,  et  vous  trouverez. —  J'avais  trouvé  déjà... 

—  Quoi?  —  Je  voulais  poignarder  Vhomms:  mais  la 
femme  m'a  dit  que  s'il  arrivait  malheur  à  son  fiancé, 
elle  se  tuerait.  —  Bah  !  on  dit  ces  choses-là,  mais  on 
ne  les  fait  point.  —  Vous  ne  connaissez  point  Merce- 
des, monsieur  :  du  moment  où  elle  a  menacé,  elle  exé- 
cuterait. —  Imbécile  !  murmura  Danglars  :  qu'elle  se 
tue  ou  non,  que  m'importe!  pourvu  que  Dantès  ne 
soit  point  capitaine .  —  Et  avant  que  Mercedes  ne 
meure,  reprit  Fernand  avec  l'accent  d'une  immuable 
résolution,  je  mourrais  moi-même.  —  En  voilà  de 
l'amour,  dit  Caderousse  dune  voix  de  plus  en  plus  avi- 
née, en  voilà,  ou  je  ne  m'y  connais  plus  !  —  Voyons, 
dit  Danglars,  vous  me  paraissez  un  gentil  garçon,  et 
je  voudrais,  le  diable  m'emporte,  vous  tirer  de  peine, 
mais...  — Oui.  dit  Caderousse,  voyons.  —  Mon  cher, 
reprit  Danglars,  tu  es  aux  trois  quarts  ivre  ;  achève 
la  bouteille,  tu  le  seras  tout  à  fait.  Bois,  et  ne  te  mêle 
pas  de  ce  que  nous  faisons.  Pour  ce  que  nous  faisons 
il  faut  avoir  toute  sa  tête. — Moi,  ivre,  dit  Caderousse, 
allons  donc  !  j'en  boirais  encore  quatre,  de  tes  bou- 
teilles qui  ne  sont  pas  plus  grandes  que  des  flacons 
d'eau  de  Cologne  ?  Père  Pamphile.  du  vin  ! 

Et  pour  joindre  la  preuve  à  la  proposition,  Cade- 
rousse frappa  avec  sou  verre  sur  la  table. 

—  Vous  disiez  donc,  monsieur?  reprit  Fernand  at- 
tendant avec  avidité  la  suite  de  la  phrase  interrom- 
pue. —  Que  disais-je?  je  ne  me  le  rappelle  plus.  Cet 
ivrogne  de  Caderousse  m'a  fait  perdre  le  fil  de  mes 
pensées. — Ivrogne  tant  que  tu  voudras;  tant  pis  pour 
ceux  qui  craignent  le  vin.  c'est  qu'ils  ont  quelque  mau- 
vaise pensée  qu'ils  craignent  que  le  vin  ne  leur  tire 


—  40  — 

du  cœur.  EtCaderousse  se  mita  chanter  les  deux  der- 
niers vers  d'une  chanson  fort  en  vogue  à  cette  époque  : 

Tous  les  méchants  soal  buïe.irs  d'can, 
C'est  bien  prouvé  par  le  flélu?:e. 

—  Vous  disiez,  monsieur,  reprit  Fernand,  que  vous 
voudriez  me  tirer  de  peine,  mais,  ajoutiez-vous...  — 
Oui,  mais,  ajoutais-je.  .  pour  vous  tirer  de  peine,  il 
suffit  que  Dantès  n"épouse  pas  celle  que  vous  aimez; 
et  le  mariage  peut  très-bien  manquer,  ce  me  semble, 
sans  que  Dantès  meure.  —  La  mort  seule  les  séparera, 
ditFcrnand.  —  Vous  raisonnez  comme  un  coquillage, 
mon  ami.  dit  Caderousse.  et  voilà  Danvlars,  qui  est  un 
finot,  un  malin,  un  grec,  qui  va  vous  prouver  que  vous 
avez  tort.  Prouve.  Dang'ars.  J'ai  répondu  de  toi.  Dis- 
lui  qu'il  n'est  pas  besoin  que  Dantès  meure  :  d'ail- 
leurs, ce  serait  fâcheux  qu'il  mourût,  Dantès.  C'est  un 
bon  garçon,  je  Taime,  moi,  Dantès.  A  ta  santé,  Dan- 
tès ! 

Fernand  se  leva  avec  impatience. 

—  Laissez-le  dire,  reprit  Danglars  en  retenant  le 
jeune  homme,  et  d'ailleurs,  tout  ivre  qu'il  est.  il  ne 
fait  point  si  grande  erreur.  L'absence  disjoint  tout 
auss'  bien  que  Ja  mort  ;  et  supposez  ({u'il  y  ait  entre 
Edmond  et  Mercedes  les  murailles  d'une  prison,  il 
seront  séparés  ni  plus  ni  moins  que  s'il  y  a\ait  la 
pierre  d'une  tombe.  —  Oui,  mais  on  sort  de  prison, 
dit  Caderousse.  qui.  avec  les  restes  de  son  intelli- 
gence, se  cramponnait  à  la  conversation,  et  quand  on 
est  sorti  de  prison  et  qu'on  s'appelle  Edmond  Dantès, 
on  se  venge.  — Qu'importe!  murmura  Fernand.  — 
D'ailleurs,  reprit  Caderousse,  pourquoi  metlrait-on 
Dantès  en  prison?  il  n'a  ni  volé,  ni  tué,  ni  assassiné. 

—  Tais-toi,  dit  Dangiars.  —  Je  ne  veux  pas  im  taire, 
moi,  dit  Caderousse.  Je  veux  qu'on  me  dise  pourquoi 


—  41  — 

on  mettrait  Dantès  en  prison.  Moi  j'aime  Dantès.  A  ta 

santé.  Dantès. 

Et  il  avaia  un  nouveau  verre  de  vin. 

Danglars  suivit  dans  les  yeux  atones  du  tailleur  les 
progrès  de  Tivressc,  et  se  retournant  vers  Fernand  : 

—  Eh  bien  !  comprenez-vous,  dit-il,  qu'il  n'y  ait  pas 
besoin  de  tuer?  —  Non  certes,  si,  comme  vous  le  di- 
siez tout  à  l'heure,  on  avait  le  moyen  de  faire  arrêter 
Dantès.  Mais  ce  moyen,  l'avez-vous?  —  En  cherchant 
bien,  dit  Danglars.  (m  pourrait  le  trouver,  ftlais,  eon- 
tinua-t-il,  de  quoi  diable  vais-je  me  mêler  là,  est-ce 
que  cela  me  regarde  ?  —  Je  ne  sais  pas  si  cela  vous 
regarde,  dit  Fernand  en  lui  saisissant  le  bras;  mais 
ce  que  je  sais,  c'est  que  vous  avez  quelque  motif  de 
haine  particulière  contre  Dantès.  Celui  qui  hait  lui- 
même  ne  se  trompe  pas  aux  sentiments  des  autres. 
—  Moi,  des  motifs  de  haine  contre  Dantès?  Aucun 
sur  ma  parole.  Je  vous  ai  vu  malheureux,  et  votre 
malheur  m'a  intéressé,  voilà  tout  ;  mais  du  moment 
où  vous  croyez  que  j'agis  pour  mon  propre  compte, 
adieu,  mon  cher  ami,  tirez-vous  d'affaire  comme  vous 
pourrez. 

Et  Danglars  fit  semblant  de  se  lever  à  son  tour. 

—  Non  pas,  dit  Fernand  en  le  retenant,  restez  !  peu 
m'importe,  au  bout  du  compte,  que  vous  en  vouliez 
à  Dantès  ou  que  vous  ne  lu:  en  vouliez  pas  :  je  lui  en 
veux,  moi;  je  l'avoue  hautement.  Trouvez  le  moyen» 
et  je  l'exécute;  pourvu  qu'il  n'y  ait  pas  mort  d'homme, 
car  ]\!ercédès  a  dit  qu'elle  se  tuerait  si  l'on  luait 
Dantès. 

Caderousse,  qui  avait  laissé  tomber  sa  tète  'sur  la 
table,  releva  le  front,  et  regardant  Fernand  et  Dan- 
glars avec  des  yeux  lourds  et  hébétés  : 

—  Tuer  Dantès  !  dit-il,  qui  parle  ici  de  tuer  Dantès? 
je  ne  veux  pas  qu'on  le  tue,  moi  :  c'est  mon  ami ,  il  a 


—  42  — 

offert  ce  matin  de  partager  son  argent  avec  moi, 
comme  j'ai  partagé  le  mien  avec  lui  :  je  ne  veux  pas 
qu'on  tue  Dantès  !  —  Et  qui  te  parle  de  le  tuer,  imbé- 
cile !  reprit  Danglars;  il  s'agit  dune  simple  plaisan- 
terie ;  bois  à  sa  santé,  ajouta-  t-il  en  remplissant  le 
verre  de  Caderousse .  et  laisse-nous  tranquilles. — 
Oui,  oui ,  à  la  santé  de  Dantès  !  dit  Caderousse  en 
vidant  son  verre  ,  à  sa  santé  !...  à  sa  santé...  la  !  — 
Mais,  le  moyen...  le  moyen?  dit  Fernand. — Vous 
ne  l'avez  donc  pas  trouvé  encore,  vous  ?  —  Non,  vous 
vous  en  êtes  chargé.  —  C'est  \rai,  reprit  Danglars, 
les  Français  ont  celte  supériorité  sur  les  Espagnols  : 
que  les  Espagnols  ruminent  et  que  les  Français  in- 
ventent.— ]n^  entez  donc  alors,  dit  Fernand  avec  impa- 
tience. —  Garçon,  dit  Dangiars,  une  plume,  de  l'encre 
et  du  papier  !  —  Une  plume,  de  lencre  et  du  papier  ! 
murmura  Fernand.  —  Oui ,  je  suis  agent  comptable  : 
la  plume ,  Tencre  et  le  papier  sont  mes  instruments  ; 
et  sans  mes  instruments  je  ne  sais  rien  faire.  —  Une 
plume ,  de  l'encre  et  du  papier  !  cria  à  son  tour  Fer- 
nand. —  11  y  a  ce  que  vous  désirez  là,  sur  cette  table, 
dit  le  garçon  en  montrant  les  objets  demandés.  — 
Donnez-nous-les  alors. 

Le  garçon  prit  le  papier,  lencre  et  la  plume,  et  les 
déposa  sur  la  table  du  bureau. 

—  Quand  on  pense,  dit  Caderousse  en  laissant  tom- 
ber sa  main  sur  le  papier,  qu'il  y  a  là  de  quoi  tuer  un 
homme  plus  sûrement  que  si  on  lattendait  au  coin 
d'un  bois  pour  l'assassiner  !  J'ai  toujours  eu  plus  peur 
d'une  plume,  dune  bouteille  d'encre  et  d'une  feuille 
de  papier,  que  dune  épée  ou  d'un  pistolet.—  Le  drôle 
n'est  pas  encore  si  ivre  qu'il  en  a  l'air,  dit  Danglars, 
versez-lui  donc  à  boire,  Fernand. 

Fernand  remplit  le  verre  de  Caderousse  ;  et  celui-ci, 
en  véritable  buveur  qu'il  était,  leva  la  main  de  dessus 
le  papier  et  la  porta  à  son  verre. 


—  43  — 

Le  Catalan  suivit  le  mouvement  jusqu'à  ce  que  Ca- 
derousse  ,  presque  vaincu  par  cette  nouvelle  attaque, 
reposât  ou  plutôt  laissât  retomber  son  verre  sur  la 
table. 

—  Eh  bien  !  reprit  le  Catalan  en  voyant  que  le  reste 
de  la  raison  de  Caderousse  comnn  nçait  à  disparaître 
sous  ce  dernier  verre  de  vin.  —  Eh  bien  !  je  disais 
donc,  par  exemple  ,  reprit  Danglars.  que  si  après  un 
voyage  comme  celui  que  vient  de  faire  Danlès,  et  dans 
lequel  il  a  touché  à  Naples  et  à  l'île  d'Elbe,  quelqu'un 
le  dénonçait  au  procureur  du  roi  comme  agent  bona- 
partiste... —  Je  le  dénoncerai,  moi!  dit  vivement  le 
jeune  homme.  —  Oui;  mais  alors  on  vous  fait  signer 
votre  déclaration ,  on  vous  confronte  avec  celui  que 
vous  avez  dénoncé  :  je  vous  fournis  de  quoi  soutenir 
votre  accusation,  je  le  sais  bien  ;  mais  Dantès  ne  peut 
rester  éternellement  en  prison ,  un  jour  ou  l'autre  il 
en  sort,  et,  ce  jour  où  il  sort ,  malheur  à  celui  qui  l'y 
a  fait  entrer  !  —  Oh  !  je  ne  demande  qu'une  chose, 
dit  Fernand  ,  c'est  qu'il  vienne  me  chercher  une  que- 
relle !  — Oui,  et  Mercedes!  Mercedes,  qui  vous  prend 
en  haine,  si  vous  avez  s."ulement  le  malheur  d'écorcher 
l'épiderme  à  son  bien-aimé  Edmond  !  —  C'est  juste, 
dit  Fernand.  —  Pson  ,  non  ,  reprit  Danglars,  si  on  se 
décidait  à  une  pareille  chose,  voyez-vous,  il  faudrait 
bien  mieux  prendre  tout  bonnement,  comme  je  le 
fais,  cette  plume,  la  tremper  dans  l'encre,  el  écrire  de 
la  main  gauche,  pour  que  l'écriture  ne  fût  pas  reconnue 
une  petite  dénoncintion  ainsi  conçue  : 

Et  Danglars.  joignant  l'exemple  au  précepte,  écrivit 
de  la  main  gauche  et  d'une  écriture  renversée ,  qui 
n'avait  aucune  analogie  avec  son  écriture  habituelle , 
les  lignes  suivantes,  qu'il  passa  à  Fernand,  et  que 
Fernand  lut  à  demi-voix  : 

«  M.  le  procureur  du  roi  est  prévenu  par  un  ami  du 


trône  et  de  la  religion  .  que  le  nommé  Edmond  Dan- 
tès,  second  du  navire  le  rharaon_,  arrivé  ce  malin  de 
Smyrne  après  avoir  touché  à  Naples  ctà  Porto-Fcrrajo, 
a  été  chargé  .  par  Z^'urat.  d'une  lettre  pour  l'usurpa- 
teur, et,  par  l'usurpotcur.  d'une  lettre  pour  le  comité 
bonapartiste  de  Paris, 

»  On  aura  la  preuve  de  son  crime  en  l'arrêtant  :  car 
on  trouvera  cett;^  Ir.ltre  ou  sur  lui .  ou  chiz  son  père, 
ou  dans  sa  cabine  à  bord  du  rharaon.  » 

—  A  la  bonne  heure,  continua  De.nglars.  ainsi  votre 
vengeance  aurait  le  sens  commun,  car  d'aucune  façon 
alors  elle  ne  pourrait  retomber  sur  vous  .  et  la  chose 
irait  toute  seule:  il  n'y  aurait  plus  qu'à  plier  celte 
lettre  comme  je  le  f  .is,  et  à  écrire  dessus  :  «  A  M.  le 
procureur  royal.  »  Tout  sera  dit. 

Et  Danglars  écrivit  l'adresse  en  se  jouant. 

—  Oui,  tout  serait  dit.  s'écria  Caderousse,  qui.  par 
un  dernier  elTort  d'intelligence,  avait  suivi  la  lecture, 
et  qui  comprenait  d'instinct  tout  ce  qu'une  pareille 
dénonciation  pourrait  entraîner  de  malheurs  ;  oui  , 
tout  serait  dit  :  seulement  ce  serait  une  infamie. 

Et  il  allongea  le  bras  pour  prendre  la  lettre. 

—  Aussi,  dit  Danglars  en  la  poussant  hors  de  la 
portée  de  sa  main,  aussi,  ce  que  je  dis  et  ce  que  je  fais 
c'est  en  plaisantant,  et.  le  premier  je  serais  bien  fâché 
qu'il  arrivât  quelque  chose  à  Danlès,  ce  bon  Dantés  ! 
Aussi,  tiens... 

Il  prit  la  lettre,  la  froissa  dans  ses  mains  et  la  jeta 
dans  un  coin  de  la  ionnelîe. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  Cadorousse,  Danlès  est 
mon  a.mi.  et  je  ne  veux  pas  qu'on  lui  fasse  du  mal.  - 
Eh  !  qui  diable  y  songe,  à  lui  faire  du  mal  !  ce  n'est 
ni  moi  ni  Fernand  !  dit  Danglars  en  se  levant  et  en 
regardant  le  jeune  homme,  qui  était  demeuré  assis, 
mais  dont  l'œil  oblique  couvait  le  papier  dénoncia- 


—  45  — 
teur  jeté  dans  un  coin.  —  En  ce  cas,  reprit  Cade- 
rousse.  qu'on  nous  donne  du  vin  :  je  veux  boire  à  la 
santé  d'Edmond  et  de  la  belle  Mercedes.  —  Tu  n'as 
déjà  que  trop  bu.  ivrogne,  dit  Danglars,  et  si  lu  con- 
tinues, lu  seras  obligé  de  coucher  ici,  attendu  que  tu 
ne  pourras  plus  te  tenir  sur  les  jambes.  —  r>îoi  ?  dit 
Caderousse  en  se  levant  avec  la  fatuité  de  l'homme 
ivre  :  moi .  ne  pas  pouvoir  me  tenir  sur  mes  jambes  ? 
je  parie  que  je  monte  au  clocher  d?s  Accoulcs.  et  sans 
balancer  encore  !  —  Eh  bien  !  soit,  dit  Danglars;  je 
parie,  mais  pour  demain  :  aujourd'hui,  il  est  temps 
de  rentrer.  Donne-moi  donc  le  bras  et  rentrons.  — 
Renlrons,  dit  Caderousse,  mais  je  n'ai  pas  besoin  de 
ton  bras  pour  cela.  Viens-tu,  Fernand?  rentres-lu 
avec  nous  à  Marseille?  —  ÎS'on  ,  dit  Fernand  ,  je  re- 
tourne aux  Catalans,  moi.  —  Tn  as  tort  ;  viens  avec 
nous  à  Maiseille,  viens.  —  Je  n'ai  pas  besoin  à  Mar- 
seille, et  n'y  veux  point  aller.  —  Comment  as  tu  dit 
cela  ?  tu  ne  veux  pas  mon  bonhomme  !  eh  bien,  à  ton 
aise  ?  liberté  pour  tout  le  monde  !  Viens,  Danglars,  et 
laissons  monsieur  r. ntrer  aux  Catalans,  puisqu'il  le 
veut. 

Danglars  profita  de  ce  moment  de  bonne  volonté 
de  Caderousse  pour  l'entraîner  du  côté  de  Marseille  : 
seulement ,  pour  ouvrir  un  chemin  plus  court  et  plus 
facile  à  Fernand  ,  au  lieu  de  revenir  par  le  quai  de  la 
Rive-jVeuve,  il  revint  par  la  porte  Saint-Victor. 

Caderousse  le  suivait,  tout  chancelant,  accroché  à 
son  bras. 

Lorsqu'il  eut  fait  une  vingtaine  de  pas,  Danglars  se 
retourna  ,  et  vit  Fernand  se  précipiter  sur  le  papier, 
qu'il  mit  dans  sa  poche  ;  puis  aussitôt,  s'élançant  hors 
de  la  tonnelle ,  le  jeune  homme  tourna  du  côté  du 
Pillon. 

—  Eh  bien,   que  fait-il  donc  ?  dit  Caderousse ,  il 


—  46  — 
nous  a  menti  :  il  a  dit  qu'il  allait  aux  Catalans,  et  il 
Ta  à  la  ville  !  Holà,  Fornand  !  tu  te  trompes,  mon 
garçon  !  —  C'est  toi  qui  vois  trouble.  ditDanglars;  il 
suit  tout  droit  le  chemin  des  Vieilles-Infirmeries. — 
En  vérité  !  ditCadcrousse,  eh  bien  !  j'aurais  juré  qu'il 
tournait  adroite;  décidément  le  vin  est  un  traître!  — 
Allons,  allons  !  murmura  Danglars.  je  crois  que  main- 
tenant la  chose  est  bien  lancée,  et  qu'il  n'y  a  plus  qu"à 
la  laisser  marcher  toute  seule. 


V.  —  le  repas  des  fiançailles. 

Le  lendemain  fut  un  beau  jour.  Le  soleil  se  leva 
pur  et  brillant,  et  les  premiers  rayons  d'un  rouge  de 
pourpre  diaprèrent  de  leurs  rubis  les  pointes  écu- 
mtuses  des  vagues. 

Le  repas  avait  été  préparé  au  premier  étage  de  cette 
même  Réserve  avec  la  tonnelle  de  laquelle  nous  avons 
déjà  fait  connaissance.  C'était  une  grande  salle  éclairée 
par  cinqousixfenêtrtsiiu-dessus  de  chacune  desquelles 
(explique  le  phénomène  qui  pourra  î)  était  écrit  le  nom 
d'une  des  grandes  villes  de  France. 

Une  balustrade  en  bois,  comme  le  reste  du  bâti- 
ment, régnait  tout  le  long  de  ces  fenêtres. 

Quoique  le  repas  ne  fût  indiqué  que  pour  midi,  dès 
onze  heures  du  matin  cette  balustrade  était  chargée 
de  promeneurs  impatients.  C'étaient  les  marins  pri- 
vilégiés du  Pharaon  et  quelques  soldats  amis  de 
Dantès.  Tous  avaient,  pour  faire  honneur  aux  fiancés, 
fait  voir  le  jour  à  leurs  belles  toilettes. 

Le  bruit  circulait  parmi  les  futurs  convives  que  les 
armateurs  du  Pharaon  devaient  honorer  de  leur  pré- 


—  47  — 
sence  le  repas  de  noces  de  leur  second  ;  mais  c'était 
de  leur  part  un  si  grand  honneur  accordé  à  Dantès 
que  personne  n'osait  encore  y  croire. 

Cependant  Danglars.  en  arriAant  avec  Caderousse , 
confirma  à  son  tour  cette  nouvelle.  11  avait  vu  le  matin 
M.  Morrel  lui-même,  et  M.  Morrel  lui  avait  dit  qu'il 
viendrait  dlncr  à  la  Réserve. 

En  effet,  un  instant  après  eux,  M.  Morrel  fit  à  son 
tour  son  entrée  dans  la  chambre  et  fut  salué  par  les 
matelots  du  Pharaon  d'un  hourra  unanime  d'applau- 
dis.semf  nls.  La  présence  de  l'armateur  était  pour  eux 
la  confirmation  du  bruit  qui  courait  déjà,  que  Dantès 
serait  nommé  capitaine  ;  et  comme  Dantès  était  fort 
aimé  à  bord,  ces  braves  gens  remerciaient  ainsi  l'ar- 
mateur de  ce  qu'une  fois  par  hasard  son  choix  était  en 
harmonie  avec  leurs  désirs,  à  peine  M.  Morrel  fut-il 
entré,  qu'on  dépécha  unanimement  Danglars  et  Cade- 
rousse vers  le  fiancé.  Ils  avaient  mission  de  le  pré- 
venir de  l'arrivée  du  personnage  important  dont  la 
vue  avait  produit  une  si  vive  sensation,  et  de  lui  dire 
de  se  hâter. 

Danglars  et  Cardcrousse  partirent  tout  courant, 
mais  ils  n'eurent  pas  fait  cent  pas,  qu'à  la  hauteur 
du  magasin  à  poudre  ils  aperçurent  la  petite  troupe 
qui  venait. 

Cette  petite  troupe  se  composait  de  quatre  Jeunes 
filles  ,  amies  de  Mercedes  et  Catalanes  comme  elle,  et 
qui  accompagnaient  la  fiancée  à  laquelle  Edmond  don- 
nait le  bras.  Près  de  la  future  marchait  le  père  Dantès, 
et  derrière  eux  venaitFernand  avec  son  mauvais  sourire. 

Ni  Mercedes,  ni  Edmond  ne  voyaient  ce  mauvais 
sourire  de  Fcrnand.  Les  pauvres  enfants  étaient  si 
heureux  qu'ils  ne  voyaient  qu'eux  seuls,  et  ce  beau 
ciel  pur  qui  les  bénissait. 

Danglars  et  Caderousse  s'acquittèrent  de  leur  mis- 


—  48  — 
sion  d'ambassadeurs;  puis,  après  avoir  échangé  une 
poignée  de  main  bien  vigoureuse  et  bien  amicale  avec 
Edmond,  ils  allèrent,  Danglars  prendre  place  près  de 
Fernand,  Caderousse  se  ranger  aux  côtés  du  père 
Dantès.  centre  de  l'attention  générale. 

Ce  vieillard  était  vêtu  de  son  bel  habït  de  tafifetas 
épingle,  orné  de  larges  boutons  dacier.  taillés  à  fa- 
cettes. Ses  jambes  grêles  mais  nerveuses  s'épanouis- 
saient dans  de  magnifiques  bas  de  coton  mouchetés 
qui  sentaient  d'une  lieue  la  contrebande  anglaise.  A 
son  chapeau  à  trois  cornes  pendait  un  flot  de  rubans 
blancs  et  bleus.  Enfin,  il  s'eppuyait  sur  un  bâton  de 
bois  tordu  et  recourbé  par  le  haut  comme  le  péduni 
antique.  On  eût  dit  un  de  ces  muscadins  qui  para- 
daient en  179G  dans  les  jardins  nouvellement  rouverts 
du  Luxembourg  et  des  Tuileries. 

Près  de  lui.  nous  lavons  dit,  s'était  glissé  Cadc- 
rousse,  Caderousse  que  l'espérance  d'un  bon  repas 
avait  achevé  de  réconcilier  avec  les  Dantès ,  Cade- 
rousse à  qui  il  restait  dans  la  mémoire  un  ^ague  sou- 
venir de  ce  qui  s'était  passé  la  veille,  comme  en  se 
réveillant  le  malin  on  trouve  dans  son  esprit  l'ombre 
du  rêve  qu'on  a  fait  pendant  le  sommeil. 

Danglars,  en  s'approchant  de  Fernand  ,  avait  jeté 
sur  l'amant  désappointé  un  regard  profond.  Fernand 
marchant  derrière  les  futurs  époux,  complètement 
oublié  par  Mercedes  qui.  dans  cet  égoïsme  juvénile  et 
charmant  de  l'amour,  n'avait  d'ytux  que  pour  son 
Edmond.  Fernand.  était  pâle,  puis  rouge  par  bouffées 
subites  qui  disparaissaient  pour  faire  place  chaque 
fois  à  une  pâleur  croissante.  De  temps  en  temps,  il 
regardait  du  côté  de  Marseille,  et  alors  un  tremble- 
ment nerveux  et  involontaire  faisait  frissonner  ses 
membres.  Fernand  semblait  attendre ,  ou  tout  au 
moins  prévoir  quelque  grand  événement. 


—  49  — 

Dantès  était  simplement  vêtu.  Appartenant  à  la 
marine  marchande,  il  avait  un  habit  qui  tenait  le 
milieu  entre  l'uniforme  militaire  et  le  costume  civil  ; 
et  sous  cet  habit,  sa  bonne  mine,  que  rehaussaient 
encore  la  joie  et  la  beauté  de  sa  fiancée  ,  était  par- 
faite. 

Mercedes  était  belle  comme  une  de  ces  Grecques  de 
Chypre  ou  de  Chéos  aux  yeui  débène  et  aux  lèvres  de 
corail. Elle  marchait  de  ce  pas  libre  et  franc  dont  mar- 
chent les  Ârlésienncs  et  les  Andalouscs.  Une  fille  des 
villes  eût  peut-être  essayé  de  cacher  sa  joie  sous  un 
voile  ou  tout  au  moins  sous  le  velours  de  ses  pau- 
pières; mais  Mercedes  souriait  et  regardait  tous  ceux 
qui  Tentouraient,  et  son  sourire  et  son  regard  di- 
saient aussi  franchement  qu'auraient  pu  le  dire  ses 
paroles  :  Si  vous  êtts  mes  amis,  rejouissez-vous  avec 
moi,  car  en  vérité,  je  suis  bien  heureuse  ! 

Lès  que  les  fiancés  et  ceux  qui  les  accompagnaient 
furent  en  vue  de  la  Réserve,  M.  Morrel  descendit  et 
s'avança  à  son  tour  au-devant  d'eux,  suivi  des  mate- 
lots et  des  soldats  avec  lesquels  il  était  resté,  et 
auxquels  il  avait  renouvelé  la  promesse  déjà  faite  à 
Daatès.  qu'il  succcdeiait  au  capitaine  Lcclère.  En  le 
voyant  venir,  Edmond  quitta  le  bras  de  sa  fiancée  et 
le  passa  sous  celui  de  3î.  Morrcl.  L'armateur  et  la 
jeune  fille  donnèrent  alors  l'exemple  en  montant  les 
premiers  l'escalier  de  bois  qui  conduisait  à  la  chambre 
où  le  dîner  était  servi,  et  qui  cria  pendant  cinq  mi- 
nutes sous  les  pas  pesants  des  convives. 

—  Mon  père,  dit  Mercedes  en  s'arrètant  au  milieu 
de  la  table,  vous  à  ma  droite,  je  vous  prie  ;  quant  à 
nia  gauche,  j'y  mettrai  celui  qui  m'a  servi  de  frère  , 
ajouta-t-elle  avec  une  douceur  qui  pénétra  au  plus 
profond  du  cœur  de  Fernand  comme  un  coup  de  poi- 
gnard. Ses  lèvres  blêmirent,  et  sous  la  teinte  bistrée 


—  so- 
dé son  mâle  visage  on  put  voir  encore  une  fois  lesan^ 
se  retirer  peu  à  peu  pour  affluer  au  cœur. 

Pendant  ce  temps.  Dantès  avait  exécuté  la  même 
manœuvre;  à  sî  droite  il  avait  mis  M.  Morrel,  à  sa 
gauche,  Danglars,  puis  de  la  main  il  avait  fait  signe  à 
chacun  de  se  placer  à  sa  fantaisie. 

Déjà  couraient  autour  de  la  table  les  saucissons 
d'Arles  à  la  chair  brune  et  au  fumet  accentué,  les  lan- 
goustes à  la  c\iirasse  éblouissante,  les  prayres  à  la 
coquille  rosée,  les  oursins  qui  semblent  des  châtaignes 
entourées  de  leur  enveloppe  piquante,  les  clovis  qui 
ont  la  prétention  de  remplacer  avec  supériorité,  pour 
les  gourmets  du  Midi,  les  huîtres  du  Nord  :  enfin, 
tous  ces  hors-d'œuvre  délicats  que  la  vague  roule  sur 
sa  rive  sablonneuse,  et  que  les  pêcheurs  reconnaissants 
désignent  sous  le  nom  générique  de  fruits  de  mer. 

—  Un  beau  silence  !  dit  le  vieillard  en  savourant 
un  verre  de  vin  jaune  comme  la  topaze,  que  le  père 
Paraphileen  personne  venait  d'apporter  devant  Mer- 
cedes. Dirait-on  quïl  y  a  ici  trente  personnes  qui  ne 
demandent  qu'à  rire.  —  Eh  !  un  mari  n'est  pas  tou- 
jours gai,  dit  Caderousse.  —  Le  fait  est.  dit  Dantès, 
queje  suis  tropheureux  en  ce  moment  pour  être  gai. — 
Si  c'est  comme  cela  que  vous  l'entendez,  voisin,  vous 
avez  raison  !  La  joie  fait  quelquefois  un  effet  étrange, 
elle  oppresse  comme  la  douleur. 

Danglars  observa  Fernand,  dont  la  nature  impres- 
sionnable absorbait  et  renvoyait  chaque  émotion. 

—  Allons  donc,  dit-il,  est-ce  que  vous  craindriez 
quelque  chose  ?  il  me  semble,  au  contraire,  que  tout 
va  selon  vos  désirs.  —  Et  c'est  justement  cela  qui 
m'épouvante,  dit  Dantès.  Il  me  semble  que  l'homme 
n'est  pas  fait  pour  être  si  facilement  heureux!  Le 
bonheur  est  comme  ces  palais  des  îles  enchantées 
dont  les  dragons  gardent  les  portes.  Il  faut  combattre 


—  51  — 

pour  le  conquérir,  et  moi.  en  vérité,  je  ne  sais  en  quoi 
j'ai  mérité  le  bonheur  d"ètrc  la  mari  de  Mercedes.  — 
Le  mari,  le  mari,  dit  Cadorousse  en  riant  :  pas  encore, 
mon  capitaine  ;  essaye  un  peu  de  faire  le  mari  et  tu 
verras  comme  tu  seras  reçu  ! 

Jlercédès  rougit, 

Fcrnandse  tourmentait  sur  sa  chaise,  tressaillait  au 
moindre  bruit,  et  de  temps  en  temps  essuyait  de 
larges  plaques  de  sueur  qui  perlaient  sur  son  front 
comme  Is-s  prcmiéres";;oultes  d'une  pluie  d'orage. 

—  ^la  foi,  dit  Dantès,  voisin  Caderousse.  ce  n'est 
point  la  peine  de  me  démentir  pour  si  peu.  Mercedes 
n'est  point  encore  ma  femme,  c'est  vrai... 

Il  tira  sa  montre. 

—  3îais  dans  une  heure  et  demie,  elle  la  sera  ! 
Chacun  poussa  un  cri  de  surprise,  à  l'exception  du 

père  Dantès  dont  le  large  rire  montra  des  dents  en- 
core belles.  3ïcrcédès  sourit  et  ne  rougit  plus.  Fer- 
nand  saisit  convulsivement  le  manche  de  son  couteau. 

—  Dans  une  heure  !  dit  Danglars  pâlissant  lui- 
même  :  et  comment  cela'  —  Oui.  mes  amis,  répondit 
Dantès  ,  grâce  au  crédit  de  M.  Morrei,  l'homme  après 
mon  père,  auquel  je  dois  le  plus  au  monde,  toutes  les 
difficultés  sont  aplanies.  ]Vous  avons  acheté  les  bans, 
et  à  deux  heures  et  demie  le  maire  de  Marseille  nous 
att'.  nJ  à  Ihùtel  de  ville.  Or,  comme  une  heure  un 
quart  viennent  de  sonner,  je  crois  ne  pas  me  tromper 
de  beaucoup  en  disant  que  dans  une  heure  trente  mi- 
nutes Mercedes  s'appellera  madame  Dantès. 

Fernand  ferma  les  yeux  :  un  nuage  de  feu  brûla  ses 
paupières  ;  il  s'appuya  à  la  table  pour  ne  point  dé- 
faillir, et,  malgré  tous  ses  efforts,  ne  put  retenir  un 
gémissement  sourd  qui  se  perdit  dans  le  bruit  des  rires 
et  des  félicitations  de  l'assemblée. 

—  C'est  bien  agir,  cela,  hein  !  dit  le  père  Dantès. 


k 


—  52  — 

Cela  s'appelle-t-il  perdre  son  temps,  à  votre  avis  ? 
Arrivé  d'hier  au  malin  !  marié  aujourd'hui  à-  trois 
heures  !  Parlez-moi  des  marins  pour  aller  rondement 
en  besogne.  —  Mais  les  autres  formalités  ?  objecta 
timidement  Danglars  :  le  contrat,  les  écritures...  — 
Le  contrat,  dit  Dantès  en  riant,  le  contrat  est  tout 
fait  :  Mercedes  n'a  rien,  ni  moi  non  plus  !  Nous  nous 
marions  sous  le  régime  de  la  communauté,  et  voilà! 
Ça  n'a  pas  été  long  à  écrire,  et  ce  ne  sera  pas  cher  à 
payer. 

Cette  plaisanterie  excita  une  nouvelle  explosion  de 
joie  et  de  bravos. 

—  Ainsi,  ce  que  nous  prenions  pour  un  repas  de 
flançailles.  dit  Danglars.  est  tout  bonnement  un  repas 
de  noces. — Non  pas,  dit  Dantès;  vous  n'y  perdrez 
rien,  soyez  tranquille.  Demain  matin  je  pars  pour 
Paris.  Quatre  jours  pour  aller,  quatre  jours  pour  re- 
venir, un  jour  pour  faire  en  conscience  la  commission 
dont  je  suis  chargé,  et  le  l^f  mars  je  suis  de  retour  ; 
au  2  mars  donc  le  véritable  repas  de  noces. 

Cette  perspective  d'un  nouveau  festin  redoubla  Ihi- 
larité  au  point  que  ie  père  Dantès,  qui,  au  commence- 
ment du  dîner  se  plaignait  du  silence,  faisait  mainte- 
nant au  milieu  de  la  conversation  générale  de  vains 
efforts  pour  placer  son  vœu  de  prospérité  en  faveur 
des  futurs  époux. 

Dantès  devina  la  pensée  de  son  père  et  y  répondit 
par  un  sourire  plein  d'amour.  Mercedes  commença 
de  regarder  l'heure  au  coucou  de  la  salle  et  fit  un 
petit  signe  à  Edmond. 

Il  y  avait  autour  de  la  table  cette  hilarité  bruyante 
et  cette  liberté  individuelle  qui  accompagne,  chez  les 
gens  de  coudiiion  inférieure,  la  fin  des  repas.  Ceux 
qui  étaient  mécoiiteots  de  leur  plarc  s'étaient  levés  de 
table  et  avaient  été  chercher  d'autres  voisins.  Tout  le 


—  53  — 
monde  commençait  à  parler  à  la  fois,  et  personne  ne 
s'occupait  de  répondre  à  ce  que  son  interlocuteur  lui 
disait,  mais  seulement  à  ses  propres  pensées. 

La  pâleur  de  Fernand  était  presque  passée  sur  les 
joues  deDanglars;  quanta  Fernand  lui-même,  il  ne 
vivait  plus  et  semblait  un  damné  dans  le  lac  de  feu. 
Un  des  premiers,  il  s'était  levé  et  se  promenait  de 
lonj^en  large  dans  la  salle,  essayant  d'isoler  son  oreille 
du  bruit  des  chansons  et  du  choc  des  verres. 

Caderousse  s'approcha  de  lui  au  moment  où  Dan- 
giars,  qu'il  semblait  fuir,  venait  de  le  rejoindre  dans 
un  angle  de  la  salle. 

—  En  vérité,  dit  Caderousse,  à  qui  les  bonnes  fa- 
çons de  Dantès  et  surtout  le  bon  vin  du  père  Pam- 
phile  avaient  enlevé  tous  les  restes  de  la  haine  dont 
le  bonheur  inattendu  de  Bantes  avait  jcié  les  germes 
dar.s  son  âme,  en  vérité,  Dantès  est  un  gentil  garçon: 
et  quand  je  le  vois  assis  près  de  sa  fiaiicée,  je  me  dis 
que  c'eût  été  dommage  de  lui  faire  la  mauvaise  plai- 
santerie que  vous  eomplotifz  hier.  —  Aussi,  dit  Dan- 
glars.  tu  as  vu  que  la  chose  n'a  pas  eu  de  suite  :  ce 
pauvre  M.  Fernand  était  si  bouleversé,  qu'il  m'avait 
fait  de  la  peine  d'abord  :  in»is  du  moment  qu'il  t-n  a 
pris  son  parti,  au  point  de  s'être  fait  le  premier  garçon 
de  noces  de  son  rival,  il  n'y  a  plus  rien  à  dire. 

Caderousse  regarda  Fernand,  il  était  livide. 

—  Le  sacrifice  est  d'auiant  plus  grand,  continua 
Danglars,  qu'en  vérité  la  fdle  est  belle.  Peste  !  l'heu- 
reux coquin  que  mon  futur  capitaine;  je  voudrais 
m'appeler  Dantès  douze  heures  seulement. — Partons - 
nous  ?  demanda  la  douce  voix  de  Mercedes  ;  voici  deux 
heures  qui  sonnent,  et  l'on  nous  attend  à  deux  heures 
un  quart.  —  Oui,  oui.  partons  !  dit  Déniés  en  se 
levant  vivement.  —  Partons!  répétèrent  en  chœur 
tous  les  convives. 

!.  4 


—  54  — 

Au  même  instant.  Danglars.  qui  ne  perdait  pas  de 
vue  Fernand  assis  sur  le  rebord  de  la  fenêtre,  le  vit 
ouvrir  des  yeux  hagards,  se  lever  comme  par  un  mou- 
vement convulsif.  et  retomber  assis  sur  l'appui  de 
cette  croisée:  presque  au  même  instant,  un  bruit  sourd 
retentit  dans  l'escalier  ;  ce  retentissement  d'un  pas 
pesant,  une  rumeur  confuse  de  voix  mêlées  à  un  cli- 
quetis d'armes,  couvrirent  les  exclamations  des  con- 
vives, si  bruyantes  qu'elles  fussent,  et  attirèrent  l'at- 
tention générale  qui  sf^  manifesta  à  l'instant  même 
par  un  silence  inquiet. 

Le  bruit  s'approcha  ;  trois  coups  retentirent  dans  le 
panneau  de  la  porte  ;  chacun  regarda  son  voisin  d'un 
air  étonné. 

—  Au  nom  de  la  loi  !  cria  une  voix  vibrante,  à  la- 
quelle aucune  voix  ne  répondit. 

Aussitôt  la  porte  s'ouvrit,  et  un  commissaire,  ceint 
de  son  écbarpe,  entra  dans  la  salle,  suivi  de  quatre 
soldats  armes,  conduits  par  un  caporal. 

L'inquiétude  fit  place  à  la  terreur. 

—  Qu'ya-t-il?  demanda  l'armateur  en  s'avançant 
au-devant  du  commissaire  qu'il  connaissait  ;  bien  cer- 
tainement, monsieur,  il  y  i-  méprise.  —  S'il  y  a  mé- 
prise, ]VF.  3îorrel.  répondit  le  commissaire,  croyez 
que  la  méprise  sera  promptement  réparée:  en  atten- 
dant, je  suis  porteur  d'un  mandat  d'arrêt  :  et,  qu'ique 
ce  soit  avec  regret  que  je  remplisse  ma  mission,  il  ne 
faut  pas  moins  que  je  la  remplisse  :  lequel  de  vous, 
messieurs,  est  Edasond  Darfès? 

Tous  les  regerds  ?"  tournèrent  vers  le  jeune  homme 
qui,  fort  ému,  mais  conservant  sa  dignité,  fit  un  pas 
en  avant,  et  dit  : 

—  C'est  moi,  monsieur,  que  me  voulez-vous  ?  — 
Edmond  Dantès.  reprit  le  commissaire,  au  nom  de  la 
loi,  je  vous  arrête  !  —  Vous  m'arrêtez  !  dit  Edmond 


—  55  — 

avec  une  légère  pâleur,  mais  pourquoi  rn'arrêtez-vous? 
—  Je  rignore,  monsieur,  mais  votre  premier  interro- 
gatoire vous  l'apprendra. 

]<.!.  Morrcl  comprit  qu'il  n'y  avait  rien  à  faire  con- 
tre l'inflexibilité  de  la  situation  :  un  commissaire  ceint 
de  son  écharpe  n'est  plus  un  homme,  c'est  la  statue  de 
la  loi,  froide,  sourde,  muette. 

Le  vieillard,  au  contraire,  se  précipita  vers  l'offi- 
cier :  il  y  a  des  choses  que  le  cœur  d'un  père  ou  d'une 
mère  ne  comprendra  jamais:  il  pria  et  supplia  :  lar- 
mes et  prières  ne  pouvaient  rien  ;  cependant  son  déses- 
poir était  si  grand  que  le  commissaire  en  fut  touché. 

—  Monsieur,  dit-il.  tranquillisez-vous,  peut-être 
votre  fils  a-t-il  négligé  quelque  formalité  de  douane 
ou  de  santé,  et.  selon  toute  probabilité.  lorsqu'on  aura 
reçu  de  lui  les  renseignements  qu'on  désire  en  tirer, 
sera-t-il  remis  en  liberté.  —  .4h  çà  !  qu'est-ce  que  cela 
signifie?  demanda  en  fronçant  le  sourcil  Caderousse 
à  Danglars  qui  jouait  la  surprise.  —  Le  sais-je,  moi, 
dit  Danglars;  je  suis  comme  toi  :  je  vois  ce  qui  sa 
passe,  je  n'y  co."aprends  rien,  et  je  reste  confondu. 

Cadcrousse  chercha  des  yeux  Fernand  :  il  avait  dis- 
paru. 

Toute  la  scène  de  la  veille  se  représenta  alors  à  son 
esprit  avec  une  effraysnte  lucidité  :  on  eût  dit  que  la 
catastrophe  venait  de  tirer  le  voile  que  l'ivresse  de  la 
veille  avait  jeté  entre  lui  et  sa  mémoire. 

—  Oh.  oh  !  dit-il  d'une  voix  rauque,  serait-ce  la 
suite  de  la  plaisanterie  dont  vous  parliez  hier.  Dan- 
glars? en  ce  cas,  malheur  à  celui  qui  l'aurait  faite, 
car  elle  est  bien  triste.  —  Pas  du  tout  !  s'écria  Dan- 
glars, tu  sais  bien,  au  contraire,  que  j'ai  déchiré  le 
papier.  —  Tu  ne  l'as  pas  déchiré,  dit  Cadcrousse,  tu 
l'as  jeté  dans  un  coin,  voilà  tout.  —  Tais-toi.  tu  n'as 
rien  vu,  tu  étais  ivre.  —  Ou  est  Fernand  ?  demanda 


—  56  — 

Caderousse.  —  Le  sais-je.  moi?  répondit  Danglars  : 
à  ses  affaires  probablement  ;  mais  au  lieu  de  nous  oc- 
cuper de  cela,  allons  donc  porter  du  secours  à  ces  pau- 
vres afiligés. 

En  effet,  pendant  celte  conversation,  Dantcs  avait, 
en  souriant,  serré  la  main  à  tous  ses  amis,  et  s'était 
constitué  prisonnier  en  disant  :  Soyez  tranquilies- 
l'erreur  va  s'expliquer,  et  probablement  que  je  n'irai 
même  pas  jusqu'à  la  prison. 

—  Oh  !  bien  certainement,  j'en  répondrais,  dit 
Danglars  qui.  en  ce  moment,  s'approchait,  comme 
nous  lavons  dit,  du  groupe  principal. 

Dantcs  descendit  l'escalier,  précédé  du  commis- 
saire de  police  et  entouré  par  les  soldats,  une  voiture 
dont  la  portière  était  tout  ouverte  attendait  à  la  porte; 
il  v  monta,  deux  soldats  et  !e  commissaire  montèrent 
après  lui  ;  la  portière  se  referma,  et  la  voilure  reprit 
le  chemin  de  .Marseille. 

—  Adieu,  Dantès  !  adieu.  Edmond  !  s'écria  Merce- 
des en  s'élançant  sur  la  balustrade. 

Le  prisonnier  entendit  ce  dernier  cri.  sorti  comme 
un  sanglot  du  coeur  déchiré  de  sa  fiancée  :  il  passa  la 
tête  par  la  portière,  cria  :  Au  revoir.  3ïercédès  I  et 
disparut  à  l'un  des  angles  du  fort  Saint-?vicolas.  — 
Attendez-moi  ici.  dit  l'armateur,  je  prends  la  première 
voiture  que  je  rencontre,  je  cours  à  Marseille,  et  je 
vous  rapporte  des  nouvelles.  —  Allez  !  crièrent  toutes 
les  voix,  allez  !  et  revenez  bien  vite  ! 

Il  y  cul  après  ce  double  départ  un  moment  de  stu- 
peur terrible  parmi  tous  ceux  qui  étaient  restés. 

Le  vieillard  et  Mercedes  restèrent  quelque  temps 
isolés  chacun  dans  sa  propre  douleur;  mais  enfin 
leurs  yeux  se  rencontrèrent  :  ils  se  reconnurent 
comme  deux  victimes  frappées  du  même  coup,  et  se 
jetèrent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre. 


—    o/    

Pendant  ce  temps  Fernand  entra,  se  versa  un  verre 
d'eau  qu'il  but.  et  alla  s'asseoir  sur  une  chaise. 

Le  hasard  fit  que  ce  fut  sur  une  chaise  voisine  que 
vint  tomber  3[ercédès  en  sortant  des  bras  du  vieil- 
lard. 

Fernand,  par  un  mouvement  instinctif,  recula  sa 
chaise. 

—  C'est  lui.  dit  à  Danglars  Caderousse.  qui  n'avait 
pas  perdu  de  vu.^  le  Catalan.  —  Je  ne  crois  pas.  ré- 
pondit Danglars.  il  est  trop  béte:  en  tout  cas,  que  ie 
coup  retombe  sur  celui  qui  Ta  fait.  —  Tu  ne  parles 
pas  de  celui  qui  l'a  conseillé,  dit  Caderousse.  —  Ah. 
ma  foi  !  dit  Banglars.  si  l'on  était  responsable  de  tout 
ce  qu'on  dit  en  l'air  !  —  Oui.  lorsque  ce  que  l'on  dit 
en  l'air  en  retombe  par  la  pointe. 

Pendant  ce  temps,  les  groupes  commentaient  l'ar- 
restation de  toutes  les  manières. 

—  Et  vous.  Danglars.  dit  une  voix,  que  pensez-vous 
de  cet  événement  ?  —  Moi,  dit  Danglars.  ji-  crois  qu'il 
aura  rapporté  quelques  ballots  de  marchandises  pro- 
hibées. —  Mais  si  c'était  cela,  vous  devriez  ie  savoir, 
Danglars.  vous  qui  étiez  agent  comptable. — Oui.  c'est 
vrai  :  mais  l'agent  comptable  ne  connaît  que  les  colis 
qu'on  lui  déclare  :  je  sais  que  nous  sommes  chargés  de 
coton,  voilà  tout  ;  que  nous  avons  pris  le  chargement  à 
Alexandrie,  chez  M.  Pastret.  et  à  Smyrne,  chez 
M.  Pascal  ;  ne  m'en  demandez  pas  davantage.  —  Oh  ! 
je  me  rappelle  maintenant,  murmura  le  pauvre  père 
se  rattachant  à  Cf  débris,  (juil  m'a  dit  hier  qu'il  avait 
pour  moi  une  caisse  d»"  café  et  une  caisse  de  labao.  — 
Voyez-vous,  dit  Danglars.  c'est  cela  :  en  notre  absence, 
la  douane  aurait  fait  une  visite  k  bord  du  Pharaon^ 
et  aura  découvert  le  pot  aux  roses 

Mercedes  ne  croyait  point  à  tout  cela  :  car  compri- 
mée jusqu'à  ce  moment,  sa  douleur  éclata  tout  à  coup 
en  sanglots. 


—  58  — 

—  Allons,  allons,  espoir  !  dit  sans  trop  savoir  ce 
qu'il  disait  le  père  Dantès. 

—  Espoir  !  répéta  Danglars.  —  Espoir  !  essaya  de 
murmurer  Fernand,  mais  ce  mot  l'étouffait;  ses  lè- 
vres s'agitèrent,  aucun  son  ne  sortit  de  sa  bouche. — 
Messieurs,  cria  un  des  convives  resté  en  vedette  sur 
la  balustrade  :  messieurs,  une  voiture  !  Ah  !  c'est 
M.  Morrel  !  courage,  courage  !  sans  doute  qu'il  nous 
apporte  de  boi  nés  nouvelles. 

Mercedes  et  le  vieux  père  coururent  au  devant  de 
l'armateur  ,  qu'ils  rencontrèrent  à  la  porte.  Morrel 
était  fort  pâle. 

—  Eh  bien  !  s'écrièrent-ils  d'une  même  voix.  —  Eh 
bien,  mes  amis  !  répondit  lamiateur  en  secouant  la 
tète  ,  la  chose  est  plus  grave  que  nous  ne  le  pensions. 

—  Oh  ,  monsieur  !  s'écria  Mercedes  .  il  est  innocent  ! 

—  Je  le  crois ,  répondit  M.  Morrel,  mais  on  l'accuse. 

—  De  quoi  donc  ?  demanda  le  vieux  Dantès.  —  D'être 
un  agent  bonapartiste. 

Ceux  de  mes  lecteurs  qui  ont  vécu  dans  Tépoque  où 
se  passe  cette  histoire,  se  rappelleront  quelle  terrible 
accusation  c'était  à  cette  époque-là,  que  celle  que  ve- 
nait de  formuler  M.  Morrel. 

Mercedes  poussa  un  cri  ;  le  vieillard  se  laissa  tom- 
ber sur  une  chaise. 

—  Ah  !  murmura  Caderousse,  vous  m'avez  trompé , 
Danglars ,  et  la  plaisanterie  a  été  faite  ;  mais  je  ne 
veux  pas  laisser  mourir  de  douleur  ce  viciilard  et  cette 
jeune  fille,  et  je  veux  tout  leur  dire.  —  Tais-toi,  mal- 
heureux !  s'écria  Danglars  en  saisissant  la  main  de 
Caderousse,  ou  je  ne  réponds  pas  de  toi-même:  qui 
te  dit  que  Dantès  n'est  pas  véritablement  coupable? 
le  bâtiment  a  touché  à  lile  dElbe ,  il  y  est  descendu, 
il  est  resté  tout  un  jour  à  Porto-Fcrrajo  ;  si  l'on  trou- 
vait sur  lui  quelque  lettre  qui  le  compromette,  ceux 


—  59  — 
qui  l'auraient  soutenu  passeraient  pour  ses  complices. 

Caderousse, a vecrinslinct rapide  de  légoïsme. com- 
prit toute  la  solidité  de  ce  raisonnement;  il  regarda 
Dangiars  avec  des  yeux  hébétés  par  la  crainte  et  par 
la  douleur,  et ,  pour  un  pas  quil  avait  fait  en  avant, 
il  en  fit  deux  en  arrière.  —  Attendons  alors  ,  murmu- 
ra-t-il.  —  Oui,  attendons,  dit  Dangiars  :  s'il  est  inno- 
cent, on  le  mettra  en  liberté  ;  s"il  est  coupable  ;  il  est 
inutile  de  se  compromettre  pour  un  conspirateur.  — 
Alors  partons,  je  ne  puis  rester  plus  longtemps  ici.  — 
Oui,  viens,  dit  Dangiars  enchanté  de  trouver  un  com- 
pagnon de  retraite,  viens,  et  laissons-les  se  tirer  de  là 
comme  ils  pourront. 

Ils  partirent  :  Fernand.  redevenu  l'appui  de  la  jeune 
fille,  prit  Mercedes  par  la  main  et  la  ramena  aux  Ca- 
talans. Les  amis  de  Dantès  ramenèrent,  de  leur  côté, 
aux  allées  de  3Ieillan,  le  vieillard  presque  évanoui. 

Bientôt  cette  rumeur,  que  Dantes  venait  détre  ar- 
rêté comme  agent  bonapartiste,  se  répandit  par  toute 
la  ville. 

—  Eussiez-vous  cru  cela .  mon  cher  Dangiars  ?  dit 
M.  Morrel  en  rejoignant  son  agent  comptable  et  Ca- 
derousse, car  il  regagnait  lui-même  la  ville  en  toute 
hâte,  pour  avoir  quelque  nouvelle  d'Edmond  par  le 
substitut  du  procureur  du  roi,  M.  de  Villefort.  qu'il 
connaissait  un  peu:  auriez-vous  cru  cela?  —  Dame, 
monsieur!  répondit  Dangiars.  je  vous  avais  dit  que 
Dantès.  sans  aucun  motif,  avait  rtlàché  à  l'Ile  d'Elbe, 
et  cette  relâche,  vous  le  savez,  m'avait  parut  suspecte. 
—  Mais  aviez  vous  fait  part  de  vos  soupçons  à  d'autres 
qu'à  moi  ?  —  Je  m'en  serais  bien  gardé,  monsieur, 
ajouta  tout  bas  Dangiars:  vous  savez  bien  qu'à  cause 
de  votre  oncle  ,  31.  Policar  Morrel .  qui  a  servi  sous 
l'autre  et  qui  ne  cache  pas  sa  pensée,  on  vous  soup- 
çonne de  regretter  Napoléon  ;  j'aurais  eu  peur  de  faire 


—  60  — 
tort  à  Edmoîid  et  ensuite  à  vous  ;  il  y  a  de  ces  choses 
qu'il  est  du  devoir  dun  subordonné  de  dire  à  son  ar- 
mateur, et  de  cncher  sévèrement  aux  autres.  —  Bien, 
Danglars  !  bien  !  dit  l'armateur,  vous  êtes  un  brave 
erareon:  aussi  j'avais  d'avance  pensé  à  vous,  dans  le  cas 
où  ce  pauvre  Danlès  fût  devenu  capitaine  du  Pharaon. 

—  Comment  cela,  monsieur?  — Oui  .j'avais  d'avance 
demandé  à  Dantès  ce  qu'il  pensait  de  vous,  et  s'il 
aurait  quelque  répugnance  à  vors  garder  à  votre  poste, 
car  je  ne  sais  pourquoi  j'avnis  cru  remarquer  qu'il  y 
avait  du  froid  entre  vous. — Et  que  vous  a-t-il  répondu? 

—  QùW  croyait  efTectivement  avoir  eu.  dans  une  cir- 
constance qu'il  re  m'a  pas  dite,  quelques  torts  envers 
vous,  mais  que  toute  personne  qui  avait  la  confiance 
de  l'armateur,  avait  la  sienne.  —  L'hypocrite  !  mur- 
mura Danslars. — Pauvre  Dantès  !  dit  Caderousse. c'est 
un  fait  qu'il  était  excellent  garçon.  —  Oui;  mais  en 
attendant,  dit?»!.  Morrel.  voilà  le  P/ta/v/oH  sans  capi- 
taine.— Oh!...  dit  Danglars.il  faut  espérer...  puisque 
nous  ne  pouvons  repartir  que  dans  trois  mois ,  que 
d'ici  à  cette  époque  Dantès  sera  mis  en  liberté  ..  — 
Sans  doute,  mais  jusque-là  ?  —  Eh  bien  1  jusque-là  me 
voici.  M.  Morrel.  dit  Danglars  ;  vous  savez  que  je  con- 
nais le  manieraeiît  d'un  navire  aussi  bien  que  le  pre- 
mier capitaine  au  long  cours  venu  ;  cela  vous  offrira 
même  un  avantage,  de  vous  servir  de  moi,  car  lorsque 
Edmond  sorîiia  de  prison...  vous  n'aurez  personne  à 
remercier  :ii  reprendra  sa  place...  et  moi  la  mienne., 
voilà  tout.  —  Merci.  Danglars-  dit  l'armateur:  voilà, 
en  effet,  qui  concilie  tout.  Prenez  donc  le  commande- 
ment.  je  vous  y  autorise,  et  surveillez  le  débarque- 
ment :  il  ne  faut  jamais,  quelque  catastrophe  qui  arrive 
aux  individus,  que  les  affaires  souffrent.  —  Soyez  tran- 
quille, monsieur;  mais  pourra-t-on  le  voir  au  moins,  ce 
bon  Edmond  ?— Je  vous  dirai  cela  tout  à  rbeure.  Dan- 


-  61   - 

glars:  je  vais  tâcher  de  parler  à  M.  de  Villefort,  et 
d'intercéder  près  de  lui  en  faveur  du  prisonnier.  Je 
sais  bien  que  c'est  un  royaliste  enragé:  mais  que  diable! 
toutroyajisteet  procureur  du  roi  qu'il  est.il  est  homme 
aussi,  et  je  ne  le  crois  pas  méchant.  —  Non.  dit  Dan- 
glars.  mais  jai  entendu  dire  qu'il  était  ambitieux,  et 
cela  se  ressemble  braucoup.  —  EnGn.  dit  M.  Morrel 
avec  un  soupir,  nous  verrous:  allez  à  bord,  je  vous  y 
rejoins. 

Et  il  quitta  les  deux  amis  pour  (jrendre  le  chemin 
du  palais  de  justice. 

—  Tu  vois,  dit  Danglais  à  Cadi rousse,  ia  tournure 
que  prend  ratfaire.  As-tu  encore  envie  d'aller  soutenir 
Lantès  maintenant?  —  iSon.  sans  doute,  mais  c'est 
cependant  une  terrible  chose  quune  plaisanterie  qui 
a  de  pareilles  suites.  —  Dame  !  qui  l'a  faite  ?  ce  n'est 
ni  loi.  ni  moi  .  n'est-ce  pas?  c"est  Fernand.  Tu  sais 
bien  que.  quant  à  moi.  j'ai  jeté  le  papier  dans  un  coin: 
je  croyais  même  lavoir  déchiré.  —  Non,  non,  dit  Ca- 
derousse.  Oh  !  quant  à  cela  j"cn  suis  sûr.  je  le  vois  au 
coin  de  la  tonnelle  touî  froissé,  tout  roulé  ,  et  je  vou- 
drais même  bien  qu'il  fût  encore  où  je  le  vois  !  —  Que 
veux-tu  ?  Fernand  l'aura  ramassé ,  Fernand  l'aura 
copié  ou  fait  copier,  Fernand  n'aura  peut-être  même 
pas  pris  celte  peine:  et  j'y  pense...  mon  Dieu  !  il  aura 
peut-être  envoyé  ma  propre  lettre  !  Heureusement  que 
j'avais  déguisé  mon  écriture.  —  Mais,  tu  savais  donc 
que  Dantès  conspirait  ?  —  IVioi  ,  je  ne  savais  rien  au 
monde.  Comme  je  te  l'ai  dit,  j'ai  cru  faire  une  plaisan- 
terie, pas  autre  chose.  Il  parait  que,  comme  Arlequin, 
j'ai  dit  la  vérité  en  riant.  —  C'est  égal .  reprit  Cade- 
rousse,  je  donnerais  bien  des  choses  pour  que  toute 
cette  affaire  ne  fût  pas  arrivée ,  ou  du  moins  pour 
n'être  mêlé  en  rien  à  toute  celte  affaire.  Tu  verras 
qu'elle  nous  portera  malheur ,  Danglars  ?  —  Si  elle 


—  62  — 

doit  porter  malheur  à  quoiqu'un,  c'est  au  vrai  coupable, 
et  le  vrai  coupable,  c'est  Fernand  et  non  pas  nous. 
Quel  malheur  veux-tu  qu'il  nous  arrive,  à  nous?  Nous 
n'avons  qu'à  nous  tenir  tranquilles  ,  sans  souffler  le 
mot  de  tout  cela,  et  l'orao^e  passera  sans  que  le  ton- 
nerre tombe.  —  Amen  .  dit  Caderousse  en  faisant  un 
signe  d'adieu  à  Danglars  et  en  se  dirigeant  vers  les 
allées  de  Meilian  ,  tout  en  secouant  la  tête  et  en  se 
parlant  à  lui-même  comme  ont  l'habitude  de  le  faire 
les  gens  fort  préoccupés.  —  Bon  .  dit  Danglars  ,  les 
choses  prennent  la  tournure  que  j'avais  prévue  :  me 
voilà  capitaine  par  intérim  ,  et  si  cet  imbécile  de  Ca- 
derousse peut  se  taire,  capitaine  tout  de  bon.  Il  n'y  a 
donc  que  le  cas  où  la  justice  relâcherait  Dantès  ?  Oh  ! 
mais,  ajouta-t-il  avec  un  sourire  ,  la  justice  est  la  jus- 
tice, et  je  m'en  rapporte  à  elle. 

Et  sur  ce.  il  sauta  dans  une  barque  en  donnant 
l'ordre  au  batelier  de  le  conduire  à  bord  du  Pharaon, 
où  l'armateur,  on  se  le  rappelle ,  lui  avait  donné 
rendez-vous. 


VI.  —  Le  substitut  ^u  procureur  du  roi. 

Rue  du  Grand-Cours ,  en  face  de  la  fontaine  des 
Méduses  .  dans  une  de  ces  vieilles  maisons  à  l'archi- 
tecture aristocratique  bâties  par  Puget.  on  célébrait 
aussi  le  même  jour,  à  la  même  heure ,  un  repas  de 
fiançailles. 

Seulement ,  au  lieu  que  les  acteurs  de  cette  autre 
scène  fussent  des  gens  du  peuple,  des  matelots  et  des 
soldats ,  ils  appartenaient  à  la  tête  de  la  société  mar- 
seillaise. C'étaient  d'anciens  magistrats  qui  avaient 


—  63  — 
donné  la  démission  de  leur  charge  sous  l'usurpateur; 
de  vieux  officiers  qui  avaient  déserté  nos  rangs  pour 
passer  dans  ceux  de  l'armée  de  Condé  :  des  jeunes  gens 
élevés,  par  leur  famille  encore  mal  rassurée  sur  leur 
existence,  malgré  les  quatre  ou  cinq  remplaçanis 
qu'elle  avait  payés ,  dans  la  haine  de  cet  homme  dont 
cinq  ans  d'exil  devaient  faire  un  martyr,  et  quinze  ans 
de  restauration  un  dieu. 

On  était  à  table  et  la  conversation  roulait,  brûlante 
de  toutes  les  passions,  les  passions  de  l'ipoque.  pas- 
sions d'autant  plus  terribles  ,  .vivantes  et  acharnées 
dans  le  midi ,  que  depuis  cinq  cents  ans  les  haines 
religieuses  viennent  en  aide  aux  haines  politiques. 

L'empereur,  roi  de  l'ile  d'Elbe,  après  avoir  été  sou- 
verain d'une  partie  du  monde,  régnant  sur  une  popu- 
lation de  cinq  à  six  mille  âmes .  après  avoir  entendu 
crier  :  Vice  Napoléon!  par  cent  vingt  millions  de  sujets 
et  en  dix  langues  différentes,  était  traité  là  comme  un 
perdu  à  tout  jamais  pour  la  France  et  pour  le  trône. 
Les  magistrats  relevaient  les  bé\ues  politiques:  les 
militaires  parlaient  de  JIoscou  et  de  Lcipsig:  les 
femmes,  de  son  divorce  avec  Joséphine.  11  semblait  à 
ce  monde  royaliste .  tout  joyeux  et  tout  triomphant 
non  pas  de  la  chute  de  l'homme,  mais  de  l'anéantisse- 
ment du  principe  .  que  la  vie  recommençait  pour  lui, 
et  qu'il  sortait  d'un  rêve  pénible. 

Un  \iciliard  décoré  de  la  croix  de  Saint-Louis  se 
leva  et  proposa  la  santé  du  roi  Louis  XYIII  à  ses  con- 
vives ;  c'était  le  marquis  de  Saint-Méran. 

Ace  toast;  qui  rappelait  à  la  fois  l'exilé  de  Hartwell 
et  le  roi  pacificateur  de  la  France.  la  rumeur  fut 
grande,  les  verres  se  levèrent  à  la  manière  anglaise,  les 
femmes  détachèrent  leurs  bonnets  et  en  jonchèrent  la 
nappe.  Ce  fut  un  enthousiasme  presque  poétique. 

—  Ils  en  con>iendraient  s'ils  étaient  là.  dit  la  mar- 


—  u  — 

quise  de  Saint-Méran  ,  femme  à  l'œil  sec.  aux  lèvres 
minces,  à  la  touruurc  aristocratique,  et  encore  élé- 
gante malgré  ses  cinquante  ans:  tous  ces  révolution- 
naires qui  nous  ont  chassés,  et  que  nous  laissons  h 
notre  tour  bien  tranquilleme.nt  conspirer  dans  nos 
vieux  chùliaux  qu'ils  ont  achetés  pour  un  morceau  de 
pain  .  sous  la  Terreur  :  ils  en  conviendraient  que  le 
véritable  dévoutuicnt  était  de  notre  côté  .  puisque 
nous  nous  attachions  à  la  monarchie  croulante,  tandis 
qu'eux,  au  contraire,  saluaient  le  soleil  levant  et  fai- 
saient leur  fortune,  pendant  que  nous,  nous  perdions 
la  nôtre:  ils  en  conviendraient,  que  notre  roi.  à  nous, 
était  bien  véritablement.  Louis  le  8ien-Aimé.  tandis 
que  leur  usurpateur,  à  eux  .  n'a  jamais  été  que  TS'apo- 
léon  le  Maudit,  n'est-ce  pas.  Vilkfort?  —  Vous  dites, 
madame  la  marquise?...  Pardonnez-moi.  je  n"étais 
pas  à  la  conversalioo.—  Eh  !  laissez  ces  enfants,  mar- 
quise ,  reprit  le  vieillard  qui  avait  porté  le  toast:  ces 
enfants  vont  s"épouser,  et  tout  naturellement  ils  ont 
à  parler  d'autre  chose  que  de  politique.  —  Je  vous 
demande  pardon,  ma  mère,  dit  une  jeune  et  belle 
personne  aux  blonds  cheveux,  à  l'œil  de  velours  nageant 
dans  un  fluide  nacré.  Je  vous  rends  monsieur  de  Vil- 
lefort.  que  j'avais  accaparé  pour  un  instant.  Monsieur 
de  Villcfort.  ma  mère  vous  parle-  —  Je  me  tiens  prêt 
à  répondre  à  madame,  si  elle  veut  bien  renouveler  sa 
question  que  j'ai  mal  entendue,  dit  M.  de  Villefort. 
—  On  vous  pardonne.  Renée,  dit  la  marquise  avec  un 
sourire  de  tendresse  qu'on  était  étonné  de  voir  fleuri.'* 
sur  cette  sèche  figure  :  mais  le  cœur  de  la  femme  est 
ainsi  fait ,  que  si  aride  qu'il  devienne  au  souffle  des 
préjugés  et  aux  exigences  de  l'étiquette,  il  y  a  toujours 
un  coin  fertile  et  riant  :  c'est  celui  que  Dieu  a  con- 
sacré à  l'amour  maternel.  On  vous  pardonne...  Main- 
tenant je  disais,  Yillefort,  que  les  bonapartistes 


—  65  — 
n'avaient  ni  notre  conviction  .  ni  notre  enthousiasme, 
ni  notre  dévoui-ment.  —  Oh!  madame,  ils  ont  du 
moins  quelque  chose  qui  remplace  tout  ceia  :  c'est  le 
fanatisme.  Napoléon  est  le  ?Jahomct  de  !"Occi(knt; 
c'est  pour  tous  ces  hommes  vulijaires.  mais  aux  ambi- 
tions suprêmes,  non-seulemont  un  léjjislateur  et  un 
maître,  mais  encore  c'est  un  type,  le  type  de  l'éttalité. 
—  De  ré°;alité  !  s'écria  la  marquise,  Napoléon,  le  type 
de  l'égalité  !  et  que  ferez-vous  donc  de  M.  de  Robes- 
pierre? Il  me  semble  que  vous  lui  volez  sa  place  pour 
la  donner  au  Corse  ;  c'est  cependant  bien  as>iez  d'une 
usurpation,  ce  me  semble.  —  Non.  madame,  dit  Vil- 
lefort,  je  laisse  chacun  sur  son  piédeslal  ;  Robespierre, 
place  Louis  XV,  sur  son  échafaud  ;  Napoléon,  place 
Vendôme,  sur  sa  colonne;  seulement  l'un  a  fait  de 
légalité  qui  abaisse,  et  l'autre  de  l'égalité  qui  élève  ; 
l'un  a  ramené  les  rois  au  niveau  de  la  guillotine, 
l'autre  a  élevé  le  peuple  au  niveau  du  trône.  Cela  ne 
veut  pas  dire,  ajouta  Villefort  en  riant,  que  tous  deuï 
ne  soient  pas  dip.fàmcs  révolutionnaires,  et  que  le 
1)  thermidor  et  le  ^invril  IHl-i  ne  soient  pas  deui  jours 
heureux  pour  la  France  et  dignes  d'être  également 
fêtés  par  les  amis  de  l'ordre  et  de  la  monarchie;  mais 
cela  explique  aussi  comment,  tout  tombé  qu'il  est 
pour  ne  se  relever  jamais,  je  l'espère,  Napoléon  a  con- 
servé ses  séides.  Que  voulez-vous,  marquise?  Crom- 
well,  qui  n'était  que  la  moitié  de  tout  ce  qu'a  été 
Napoléon,  avait  bien  les  siens  !  —  Savez-vous  que  ce 
que  vous  dîtes  là,  Villefort,  sent  la  révolution  d'une 
lieue  ?  Mais  je  vous  pardonne  :  on  ne  peut  pas  être 
fils  de  girondin  et  ne  pas  conserver  un  goût  de  ter- 
roir. 

Une  vive  rougeur  passa  sur  le  front  de  Villefort. 

—  Mon  père  était  girondin,  madame,  dit-il,  c'est 
vrai  ;  mais  mou  père  ua  pas  voté  la  mort  du  roi:  mou 


—  66  — 

père  a  été  proscrit  par  cetto  même  Terreur  qui  tous 
proscrivait,  et  peu  s'en  est  fallu  qu'il  ne  portât  sa  tète 
sur  le  même  échafaud  qui  avait  vu  tomber  la  tête  de 
voire  père.  —  Oui.  dit  la  marquise,  sans  que  ce  sou- 
venir sanslant  amenât  la  moindre  altération  sur  ses 
traits,  seulement  c'était  pour  des  principes  diamétra- 
lement opposés  qu'ils  y  fussent  montés  tous  deux,  et  la 
preuve,  c'est  que  toute  ma  famille  est  restée  attachée 
aux  princes  exilés,  tandis  que  votre  père  a  eu  hâte  de 
se  rallier  au  nouveau  gouvernement,  et  qu'après  que 
lecitoyen  >«oirtier  a  été  girondin,  le  comte  Noirtier  est 
devenu  sénateur.  —  Ma  mèr^.  ma  mère,  dit  Renée, 
vous  savez  qu'il  était  convenu  qu'on  ne  parlerait  plus 
de  tous  ces  mauvais  souvenirs.  —  Madame,  répondit 
Villefort.  je  me  joindrai  à  mademoiselle  de  Saint-Mé- 
ran  pour  vous  demander  bien  humblement  l'oubli  du 
passé.  A  quoi  bon  récriminer  sur  des  choses  devant 
lesquelles  la  volonté  de  Dieu  rnê.Tie  est  impuissante  ? 
Dieu  peut  changer  l'avenir  ;  il  ne  peut  pas  même  mo- 
difier le  passé,  Ce  que  nous  pouvons,  nous  autres 
hommes,  c'est,  sinon  de  le  renier,  du  moins  de  jeter  un 
voile  dessus.  Eh  bien  !  moi,  je  me  suis  séparé,  non- 
seulement  de  l'opinion,  mais  encore  du  nom  de  mon 
père.  Mon  père  a  été  ou  est  même  peut-être  encore 
bonapartiste  et  s'appelle  ?soirtier  :  moi  je  suis  roya- 
liste et  m'appelle  de  Villefort.  Laissez  mourir  dans  le 
^^eux  tronc  un  reste  de  sève  révolutionnaire,  et  ne 
voyez,  madame,  que  le  rejeton  qui  s'écarte  de  ce  tronc 
sans  pouvoir,  et  je  dirai  presque  sans  vouloir  s'en 
détacher  tout  à  fait.  —  Bravo.  Villefort,  dit  le  mar- 
quis, bravo,  bien  répondu  !  Moi  aussi  j'ai  toujours 
prêché  à  la  marquise  l'oubli  du  passé,  sans  jamais 
avoir  pu  l'obtenir  d'elle  :  vous  serez  pfus  heureux,  je 
l'espère.  —  Oui.  c'est  bien,  dit  la  marquise,  oublions 
le  passé,  je  ne  demande  pas  mieux ,  et  c'est  convenu  ; 


—  67  — 
mais  qu'au  moins  Villefort  soit  inflexible  pour  Tave- 
nir.  Noubliez  pas.  Villefort.  que  nous  avons  répondu 
de  vous  à  Sa  3îajesté.  que  Sa  Majesté,  elle  aussi,  a 
bien  voulu  oublier,  à  notre  recommandation  (elle  lui 
tendit  la  main),  comme  j'oublie  à  votre  prière.  Seule- 
ment, s'il  vous  tombe  quelque  conspirateur  entre  les 
mains,  songez  qu'on  a  d'autant  plus  les  yeux  sur  vous 
que  l'on  sait  que  vous  êtesd"une  famille  qui  peut-être 
est  en  rapport  avec  ces  conspirateurs.  —  Hélas  ! 
madame,  dit  Villefort,  ma  profession  et  surtout  le 
temps  dans  lequel  nous  vivons  m'ordonnent  d'être 
sévère,  je  le  serai.  J'ai  déjà  eu  quelques  accusations 
politiques  à  soutenir,  et.  sous  ce  rapport,  j'ai  fait  mes 
preuves.  Malheureusement  nous  ne  sommes  pas  au 
bout.  —  Vous  croyez?  dit  la  marquise.  —  J'en  ai 
peur.  Napoléon  à  Tile  d'Elbe  est  bien  près  de  la 
France  ;  sa  présence,  presque  en  vue  de  nos  côtes  en- 
tretient l'espérance  de  ses  partisans.  31arseille  est 
plein  d'officiers  à  demi-solde,  qui.  tous  les  jours,  sous 
un  prétexte  frivole...  cherchent  querelle  aux  roya- 
listes :  de  là  des  ducîs  parmi  les  gens  des  classes  éle- 
vées, de  là.  des  assassinats  dans  !e  peuple.  —  Oui.  dit 
le  comte  de  Salvieux.  vieil  ami  de  31.  de  Saint-3îéran 
et  chambellan  de  3Ï.  le  comte  d'Artois,  oui.  mais 
vous  savez  que  la  Sainte-Alliance  le  déloge?  Oui ,  il 
était  question  de  cela  lors  de  notre  départ  de  Paris, 
dit  M.  de  Saint-Méran.  Et  où  l'envoie-t-on?  —  A 
Sainte-Hélène.  —  A  Sainte-Hélène!  Qu'est-ce  que 
cela?  demanda  la  marquise.  —  Une  île  située  à  deux 
mille  lieues  d'ici,  au  delà  de  léquateur,  répondit  le 
comte.  —  A  la  bonne  heure  !  Comme  le  dit  Villefort. 
c'est  une  grande  folie  que  d'avoir  laissé  un  pareil 
homme  entre  la  Corse  où  il  est  né,  entre  Naples  où 
règne  encore  son  beau-frère,  et  en  face  de  cette  Italie 
dont  il  voulait  faire  un  rovaume  à  son  fils.  —  Mal- 


—  68  — 

hourcusement,  dit  Villefort,  nous  avons  les  traités 
de  ISl-t,  et  Ton  ne  peut  toucher  à  Napoléon  sans 
manquer  à  cos  traités.  —  Eh  bien  !  on  y  manquera  , 
dit  ^ï.  de  Saivieux.  Y  a-t-il  rea:ardé  de  si  près,  lui  , 
lorsqu'il  s'est  a^i  de  faire  fusiller  le  malheureux  duc 
d"Enghien  ?  — Oui.  dit  la  miLi-quise-  c"est  convenu,  la 
Sainte-Alliance  débarrasse  TEurope  de  Napoléon,  et 
Villefort  débarrase  Marseille  de  ses  parti.sans.  Le  roi 
règne  ou  ne  rcfrne.  pas  :  s"i!  règne,  son  ^gouvernement 
doit  être  fort  oi  ses  agents  inflixibles  :  c'est  le  moyen 
de  prévenir  le  mal.  —  Slaiheureusement,  madame,  dit 
eu  souriant  Viilefort,  un  substitut  du  procureur  du 
roi  arrive  tf.ujours  quand  le  mal  est  fait.  —  Alors, 
c'est  à  lui  de  le  réparer.  —  Je  pourrais  vous  dire  en- 
core, madame,  que  nous  ne  réparons  pas  le  mal.  mais 
que  nous  le  vengeons  :  voilà  tout.  —  Oh,  M.  de  Ville- 
fort  !  dit  une  jeune  et  jolie  personne,  fille  du  comte  de 
Saivieux  et  amie  de  mademoiselle  de  Saint-Méran, 
tâchez  donc  davoir  un  beau  procès  tandis  que  nous 
serons  à  Marseille.  Je  nai  jamais  vu  une  cour  d'as- 
sises, et  l'on  dit  que  c'est  fort  curieux.  —  Fort  cu- 
rieux, en  effet,  mademoiselle,  ditli'  substitut  :  car  au 
lieu  d'une  tragédie  factice,|c"est  un  drame  véritable:  au 
lieu  de  douleurs  jouées,  ce  sont  des  douleurs  réelles. 
Cet  homme  qu'on  voit  là,  au  lieu,  la  toile  baissée, 
de  rentrer  chez  lui,  de  souper  en  famille  et  de  se 
coucher  tranquillement  pour  rccomnicncer  le  lende- 
main, rentre  dans  la  prison  où  il  trouve  le  bourreau. 
Vous  voyez  bien  que  pour  les  personnes  nerveuses 
qui  cherchent  les  émotions,  il  n'y  a  pas  de  spectacle 
qui  vaille  celui-là.  Soyez  tranquille,  mademoiselle,  si 
la  circonstance  se  présente,  je  vous  le  procurerai.  — 
il  nous  fait  frissonner...  et  il  rit  !  dit  Renée  toute 
pâlissante.  —  Que  voulez-vous...  c'est  un  duel...  J'ai 
Aéjà  requis  cinq  eu  six  fois  la  peine  de  mort  contre 


—  69  — 

des  accusés  politiques  ou  autres...  eh  bien  !  qui  sait 
combien  t  de  poignards  à  celle  heure  s'aiguisent  dans 
lonibrc,  ou  sont  déjà  dirigés  contre  moi  ?  —  Oh.  mon 
Dieu  !  dit  Renée  en  s"assombrissant  de  plus  m  plus, 
parlez-vous  donc  sérieusement,  M.  de  Viilefort?  — 
On  ne  peut  plus  sérieusement,  mademoiselle,  reprit 
le  jeune  magistrat  le  sourire  sur  les  lèvres.  Et  avec 
ces  beaux  procès  que  désire  mademoiselle  pour  satis- 
faire sa  curiosité,  et  que  je  dé.sire.  moi.  pour  satisfaire 
mon  ambition,  la  silualion  ne  fera  que  s'aggraver. 
Tous  ces  soldais  de  Napoléon,  habitués  à  aller  en 
aveugles  à  l'ennemi,  croyez-vous  qu'ils  réfiéchissent 
en  brûlant  une  cartouche  ou  en  marchant  à  la  baïon- 
nette? Eh  bien!  réfléchiroi:t-ils  da\aiilagc  pour  un 
homme  qu'ils  croient  leur  ennemi  personnel,  que  pour 
tuer  un  Russe  ,  un  Autriehien  ou  un  Hongrois  qu'ils 
.  n'ont  jamais  vu  ?  D'ailleurs,  il  faut  cela,  voyez-vous  ; 
sans  cela,  notre  métier  n'aurait  point  d'excuse.  Moi- 
même,  quand  je  vois  luire  dans  l'fjeil  de  l'accusé 
l'éclair  lumineux  de  la  rage,  je  me  sens  tout  encou- 
ragé, je  m'exalte  :  ce  n'est  plus  un  procès,  c'est  un 
combat  ;  je  lutte  contre  lui.  il  riposte,  je  redouble,  et 
le  combat  finit,  comme  tous  les  combats,  par  une  vic- 
toire ou  une  défaite.  Voilà  ce  que  c'est  que  de  plaider! 
c'est  le  danger  qui  fait  l'éloquence.  Un  accusé  qui  me 
sourirait  après  ma  réplique,  me  ferait  croire  que  j'oi 
parlé  mal,  que  ce  que  j'ai  dit  est  pâle,  sans  vigueur, 
insuffisant.  Songez  donc  à  la  sensation  d'orgtiiil 
qu'éprouve  un  procureur  du  roi  convaincu  de  la  <  ul- 
pabilité  de  l'accusé,  lorsqu'il  vuit  blêmir  et  s'incliner 
son  coupable  sous  le  poids  des  preuves  et  sous  les 
foudres  de  son  éloquence  !  Cette  tèle  se  baisse,  elle 
tombera... 

Renée  jeta  un  léger  cri. 

—  Voilà  qui  ^st  parler,  dit  un  de.s  convives.  — 
I.  & 


—  70  — 

rhomme  qu'il  faut  dans  des  temps  corame  les  nôtres  ! 
dit  un  second.  —  Aussi,  dit  un  troisième,  dans  votre 
dernière  affaire  vous  avez  été  supeibe,  mon  cher  Vil- 
lefort.  Vous  le  savez,  cet  homme  qui  avait  assassiné 
son  père,  eh  bien  !  littéralement  vous  laviez  tué  avant 
que  le  bourreau  n'y  touchât.  —  Oh  !  pour  les  parrici- 
des, dit  Renée,  oh  !  peu  m'importe,  il  n'y  a  pas  de 
supplice  assez  grand  pour  de  pareils  hommes;  mais 
pour  les  malheureux  accusés  politiques  !  —  Mais  c'est 
pis  encore.  Renée,  car  le  roi  est  le  père  de  la  nation, 
et  vouloir  renverser  ou  tuer  le  roi,  c'est  vouloir  tuer 
le  père  de  trente-deux  millions  d'hommes.  —  Oh  ! 
c'est  égal,  M.  de  Villefort,  dit  Renée,  vous  me  pro- 
mettez d'avoir  de  l'indulgence  pour  ceux  que  je  vous 
recommanderai?  —  Soyez  tranquille,  dit  Villefort . 
avec  son  plus  charmant  sourire,  nous  ferons  ensemble 
mes  réquisitoires.  —  3Ia  chère,  dit  la  raanjuise . 
mèlez-vous  de  vos  colibris,  de  vosépagnculs  et  do  vos 
chiffons,  et  laissez  votre  futur  époux  faire  son  état. 
Aujourd'hui  les  armes  se  reposent  et  la  robe  est  eu 
crédit  :  il  y  a  là-dessus  un  mot  latin  d'une  grande  pro- 
fondeur. —  Cédant  arma  fogœ^  dit  en  sinclinant 
Villefort.  —  Je  n'osais  point  parler  latin,  répondit  la 
marquise.  —  Je  crois  que  j'aimerais  mieux  que  vous 
fussiez  médecin,  reprit  Reiiée  :  l'ange  exterminateur, 
tout  ange  qu'il  est.  m'a  toujours  fort  épouvantée.  — 
Bonne  Renée  !  murmura  Villefort ,  en  couvant  la 
jeune  flile  d'un  regard  damour.  —  Ma  fille,  dit  le 
marquis,  M.  de  Villefort.  sera  le  médecin  moral  et 
politique  de  cette  province;  croyez-moi,  c'est  un  beau 
rôle  à  jouer.  —  Et  ce  sera  un  moyen  de  faire  oublier 
celui  qu'a  joué  son  père,  reprit  l'incorrigible  mar- 
quise. —  Madame,  reprit  Villefort  avec  un  triste 
sourire,  j'ai  déjà  eu  l'honneur  de  vous  dire  que  mon 
père  aAait.  je  l'espère  du  moins,  abjuré  Icserreurs  de 


—  Ti- 
son passé;  qu'il  était  devenu  un  ami  zélé  de  la  reli- 
gion et  de  Tordre,    meilleur  royaliste  que  moi  peut- 
être,  car  lui  c"est  avec  repentir,  et  moi  je  ne  le  suis 
qu'avec  passion. 

Et  après  cette  phrase  arrondie.  Villefort.  pour  ju- 
ger de  l'effet  de  sa  faconde,  regarda  les  convives, 
comme,  après  une  phrase  équivalente,  il  aurait  au  par- 
quet regardé  l'auditoire. 

—  Eh  bien,  ni.in  cher  Villefort.  reprit  le  comte  de 
Salvieuï.  c'est  justement  ce  qu'aux  Tuileries  je  répon- 
dais avant-hier  au  ministre  de  la  maison  du  roi  qui 
me  demandait  un  peu  compte  de  cette  singulière  al- 
liance entre  le  fils  dun  girondin  et  la  fille  d'un  ofllciir 
de  l'armée  de  Condé.  tt  le  rhinistre  a  très-hien  com- 
pris. Ce  système  de  fusion  est  celui  de  Louis  XVni. 
Aussi  le  roi  qui,  sans  que  nous  nous  en  doutassions, 
écoutait  notre  conversation,  nous  a-t-il  interrompus 
en  disant  :  «  Yillefort  (remarquez  que  le  roi  n'a  pas 
prononcé  le  nom  de  Noirtier.  et  au  contraire,  a  ap- 
puyé sur  celui  de  Yillefort).  Villefort.  a  donc  dit  le 
roi.  fera  un  bon  chemin  ;  c'est  un  jeune  homme  déjà 
mûr.  et  qui  est  de  mon  monde.  J'ai  vu  avec  plaisir 
que  le  marquis  et  la  marquise  de  Sainl-Méran  le  prir>- 
sent  pour  gendre,  et  je  leur  eusse  conseillé  cette  al- 
liance s'ils  n'étaient  venus  les  premiers  me  demander 
permission  de  la  contracter.  »  —  Le  roi  a  dit  cela, 
comte  ?  s'écria  Villefort  ra\i.  —  Je  vous  rapporte  ses 
propres  paroles,  et  si  le  marquis  veut  être  franc,  il 
avouera  que  ce  que  je  vous  rapporte  à  celte  heure  s'ac- 
corde parfaitement  avec  ce  que  le  roi  lui  a  dit  à  lui- 
même  quand  il  lui  a  parlé,  il  y  a  six  mois,  d'un  projet 
de  mariage  entre  sa  fille  et  vous.  —  C'est  vrai,  dit  le 
marquis.  —  Oh  !  mais,  je  lui  devrai  donc  tout,  à  ce 
digne  prince!  aussi  que  ne  ferais-je  pas  pour  le  ser- 
yir  !  —  A  la  bonne  heure,  dit  la  marquise,  yoilà 


—  72  — 

comme  je  vous  aime  :  vienne  un  conspirateur  dans  ce 
moment,  et  il  sora  1"  bienvonu.  ~  Et  moi.  ma  mère, 
dit  Renée,  je  prie  Dieu  qu"il  ne  vous  écoute  point,  et 
qu'il  n'envoie  à  M.  de  Villefort  que  de  petits  voleurs, 
de  faibles  banqueroutiers  et  de  timides  escrocs; 
moyennant  cela,  je  dormirai  tranquille. — C'est  comme 
si,  dit  en  riant  Villefort.  vous  souhaitiez  au  médecin 
des  migraines,  des  rougeoles  et  des  piqûres  de  guêpes, 
toutes  choses  qui  ne  compromettent  que  l'épiderme; 
si  vous  voulez  me  voir  procureur  du  roi.  au  contraire, 
souhaitez-moi  de  c?s  terribles  maladies  dont  la  cure 
fait  honneur  au  médecin. 

En  ce  moment,  et  comme  si  le  hasard  n'avait  en- 
tendu que  l'émission  du  souhait  de  Villefort  pour  que 
ce  souhait  fût  exaucé,  un  valet  de  chambre  entra  et 
lui  dit  quelques  mots  à  l'oreille.  Villefort  quitta  alors 
la  table  en  s'excusant.  et  revint  quelques  instants 
après,  le  visage  ouvert  et  les  lèvres  souriantes. 

Renée  le  regarda  avec  amour;  car.  >u  ainsi,  avec  ses 
yeux  bleus,  son  teint  mnt  et  ses  favoris  noirs  qui  en- 
cadraient son  visage,  c'était  véritablement  un  éiégani 
et  beau  jeune  homme;  aussi  l'esprit  tout  entier  de  la 
jeune  fille  sembla-t-il  suspendu  à  ses  lèvres,  en  atten- 
dant qu'il  expliquât  la  cunse  de  sa  disparition  mo- 
mentanée. 

— Eh  bien  !  dit  Villefort.  vous  ambitionniez  tout  à 
l'heur?,  maderaoiseile.  d'avoir  pour  mari  un  méde- 
cin: j'ai  au  moins  avec  les  disciples  d'Escuiape.  on 
parlait  encore  ainsi  en  iSio.  cette  ressemblance  que 
jamais  l'heure  présente  même  n'est  à  moi.  et  qu'on 
me  vient  déranger  même  à  côté  de  vous,  même  au 
repas  (]e  mes  fiançailles.  —  Et  pour  quelle  cause  vous 
dérange-t-on,  monsieur  ?  demanda  la  belle  jeune  fille 
avec  une  légère  inquiétude. — Hélas!  pour  un  malade 
qui  serait,  s'il  faut  en  croire  ce  que  l'on  m'a  dit,  à 


—  73  — 

toute  extrémité  :  cette  fois,  c'est  un  cas  grave,  et  la 
maladie  frise  léchafaud.  — Oh  !  mon  Dieu!  s'écria 
Renée  en  pâlissant.  —  En  vérité  !  dit  tout  d'une  voix 
l'assemblée.  —  Il  paraît  qu'on  vient  tout  simplement 
de  découvrir  un  petit  complot  bonapartiste.  —  Est-il 
possible  ?  dit  la  marquise.— Yoici  la  lettre  de  dénon- 
ciation. 

Et  Villefort  lut  : 

(  M.  le  procureur  du  roi  est  prévenu,  par  un  ami 
du  trône  et  de  la  religion,  que  le  nommé  Edmond 
Dantès.  second  du  navire  le  Pharaon,,  arrivé  ce  matin 
de  Smyrne,  après  avoir  touché  à  Xaples  et  à  Porto- 
Ferrajo  a  été  chargé,  par  Murât,  d'une  lettre  pour 
lusurpateur  :  et  par  l'usurpateur,  d'une  lettre  pour  le 
comité  bonapartiste  de  Paris. 

»  On  aura  la  preuve  de  son  crime  en  l'arrêtant;  car 
on  trouvera  cette  lettre  ou  sur  lui.  ou  chez  son  père, 
ou  dans  sa  cabine  à  bord  du  Pharaon.  » 

—  Mais  dit,  Renée,  cette  lettre  qui  n'est  qu'une 
letlre  anonyme  d'ailleurs,  est  adressée  à  M.  le  procu- 
reur du  roi.  et  non  à  vous.  —  Oui.  mais  le  procureur 
du  roi  est  absent  :  en  son  absence  Tépitre  est  parvenue 
à  son  secrétaire,  qui  avait  mission  d'ouvrir  les  lettres; 
il  a  donc  ouvert  celle-ci.  m'a  fait  chercher,  et  ne  me 
trouvant  pas,  a  donné  des  ordres  pour  l'arrestation. 
—  Ainsi,  le  coupable  est  arrêté?  dit  la  marquise.  — 
C'est-à-dire  l'accusé,  reprit  Renée.  —  Oui,  madame, 
dit  Villefort,  et  comme  j'avais  l'honneur  de  le  dire 
tout  à  l'heure  à  mademoiselle  Renée,  si  l'on  trouve  la 
lettre  en  question,  le  malade  est  bien  malade.  —  Et 
où  est  ce  malheureux?  demanda  Renée.  —  Il  attend 
chez  moi.  —  Allez,  mon  ami.  dit  le  marquis,  ne  man- 
quez pas  à  vos  dc'voi.-s  pour  demeurer  avec  nous, 
quand  le  service  du  roi  vous  attend  ailleurs;  allez 
donc  où  le  service  du  roi  vous  attend.  —  Oh  !  M.  de 


—  74  — 

Villefort,  dit  Renée  enjoignant  les  mains,  soyez  in- 
dulgent, c'est  le  jour  de  vos  fiançailles  ! 

Villefort  fit  le  tour  de  la  table,  et,  s'approchant  de 
la  chaise  de  la  jeune  fille,  sur  le  dossier  de  laquelle  il 
s'appuya  : 

—  Pour  vous  épargner  une  inquiétude,  dit-il,  je 
ferai  tout  ce  que  je  pourrai,  chère  Renée  :  mais,  si  les 
indices  sont  sûrs,  si  Taccusation  est  vraie,  il  faudra 
bien  couper  cette  mauvaise  herbe  bonapartiste. 

Renée  frissonna  à  ce  mot  de  couper,  car  cette  herb  e 
quïl  s'agissait  de  couper  avait  une  tète. 

—  Bah  !  bah  !  dit  la  marquise,  n'écoutez  pas  cette 
petite  fille.  Villefort,  elle  s'y  fera. 

Et  la  marquise  tendit  à  Villefort  une  main  sèche, 
qu'il  baisa  tout  en  regardant  Renée  et  en  lui  disant 
des  yeux  : 

—  C'est  votre  main  que  je  baise  ou  du  moins  que  je 
voudrais  baiser  en  ce  moment.  —  Tristes  auspices  ! 
murmura  Renée.  —  En  vérité,  mademoiselle,  dit  la 
marquise,  vous  êtes  d'un  enfantillage  désespérant,  je 
vous  demande  un  peu  ce  que  le  destin  de  l'État  peut 
avoir  à  faire  avec  vos  fantaisies  de  sentiment  et  vos 
sensibleries  de  coeur. — O  ma  mère  !  murmura  Renée. 
—  Grâce  pour  la  mauvaise  royaliste,  madame  la  mar- 
quise, dit  de  Villefort.  je  vous  promets  de  faire  mon 
métier  de  substitut  du  procureur  du  roi  en  conscience, 
c'est-à-dire  d'être  horriblement  sévère. 

Mais,  en  même  temps  que  le  magistrat  adressait 
ces  paroles  à  la  marquise,  le  fiancé  jetait  à  la  déro- 
bée un  regard  à  sa  fiancée,  et  ce  regard  disait  : 

—  Soyez  tranquille,  Renée;  en  faveur  de  votre 
amour,  je  serai  indulgent. 

Renée  répondit  à  ce  regard  par  son  plus  doux  sou- 
rire, et  Villefort  sortit  avec  le  paradis  dans  le  cœur. 


—  75  — 


VII.  —  L'inlerrogaloire. 

A  peine  de  Villcfoit  lut-il  hors  de  la  salle  à  man- 
ger, qu'il  quitta  son  masque  joyeux  pour  prendre  Fair 
grave  d'un  homme  appelé  à  cette  suprême  fonction  de 
prononcer  sur  la  vie  de  son  semblable.  Or,  malgré  la 
mobilité  ds  sa  physionomie,  mobilité  que  le  substitut 
avait,  comme  doit  faire  un  habile  acteur,  plus  d'une 
fois  étudiée  devant  sa  glace,  ce  fut  cette  fois  un  tra- 
vail pour  lui  que  de  froncer  son  sourcil  et  d'assom- 
brir ses  traits.  En  effet,  à  part  le  souvenir  de  cette 
ligue  politique,  suivie  par  son  père,  et  qui  pouvait, 
s'il  ne  s'en  éloignait  complètement,  faire  dévier  son 
avenir,  Gérard  de  Yillefort  était  en  ce  moment  aussi 
heureux  qu'il  est  donné  à  un  homme  de  le  devenir  : 
déjà  riche  par  lui-même,  il  occupait  à  vingt-sept  ans 
une  place  élevée  dans  la  magistrature,  il  épousait  une 
jeune  et  belle  personne  qu'il  aimait,  non  pas  passion- 
nément, mais  avec  raison,  comme  un  substitut  du 
procureur  du  roi  peut  aimer  :  et  outre  sa  beauté,  qui 
était  remarquable,  midemoiselle  de  Saint-Méran,  sa 
fiancée,  appartenait  à  une  des  familles  le  mieux  en 
cour  de  l'époque,  et  outre  l'influence  de  son  père  et 
de  sa  mère.  qui.  n'ayant  point  d'autre  enfant,  pou- 
vaient la  consacrer  tout  entière  à  leur  gendre,  elle  ap- 
portait encore  à  son  mari  une  dot  de  cinquante  mille 
écus,  qui,  grâce  aux  espérances,  ce  mot  atroce  inventé 
par  les  entremetteurs  de  mariage,  pouvait  s'augmenter 
un  jour  d'un  héritage  d'un  demi-million  :  tous  ces  élé- 
ments réunis  composaient  donc  pour  Villefort  un  total 
de  félicité  éblouissant  à  ce  point,  qu'il  lui  semblait 


—  76  — 

voir  dos  tachos  au  soleil,  quand  il  avait  longtemps  pe- 
gar.ié  sa  vie  intérieure  avec  la  vue  de  Tâme. 

A  ia  porte  il  trouva  le  commissaire  de  police  qui 
l'altondait.  I.a  vue  de  l'homme  noir  le  fit  aussitôt  re- 
to.nbi'r  des  hauteurs  du  troisième  ciel,  sur  la  terre 
malériellc  où  nous  marchons  ;  il  composa  son  visage, 
comme  nous  l'avons  dit.  et  s'approchant  de  Tofficier 
de  justice  : 

—  i\te  voici,  monsieur,  lui  dit-il  ;  j'ai  lu  la  lettre,  et 
vous  avez  bien  fait  d'arrêter  cet  homme;  maintenant 
dormez-moi  sur  lui  et  sur  la  conspiration  tous  les  dé- 
tails iTuc  vous  avez  recueillis.  —  De  la  conspiration, 
monsieur,  nous  ne  savons  rien  encore  ;  tous  les  papiers 
saisis  sur  lui  ont  été  enfermés  en  une  seule  liasse,  et 
déposés  cachelés  sur  votre  bureau.  Quant  au  prévenu, 
vous  l'avez  vu  par  la  lettre  même  qui  le  dénonce,  c'est 
un  nommé  Edmond  Dantès,  second  à  bord  du  trois- 
mùls  le  Pharaon^  faisant  le  commerce  de  coton  avec 
Alexandrie  et  Smyrne,  et  appartenant  à  la  maison 
Morrcl  et  fils  de  Marseille.  —  Avant  de  servir  dans  la 
marine  marchande,  avait-il  servi  dans  la  marine  mili- 
taire?—Oh  non,  monsieur  !  c'est  un  jeune  homme.  — 
Quel  âge  ?  —  Dix-neuf  ou  vingt  ans  au  plus. 

En  ce  moment,  et  comme  Villefort,  en  suivant  la 
Grai'<ie-Rue,  était  arrivé  au  coin  de  la  rue  des  Con- 
seils, un  homme,  qui  semblait  l'attendre  au  passage, 
l'aborda  :  c'était  M.  Morrel. 

—  Ah,  monsieur  do  Villefort!  s'écria  le  brave 
homme  en  apercevant  le  substitut,  je  suis  bien  heu- 
reux di!  vous  rencontrer;  imaginez-vous  qu'on  vient 
de  commettre  la  méprise  la  plus  étrange,  la  plus 
inouïe  :  on  vient  d'arrêter  le  second  de  mon  bâtiment, 
Edmond  Dantès.  — Fe  le  sais,  monsieur,  dit  Villefort, 
et  je  viens  pour  l'iiilerroger.  —  Oh,  monsieur!  con- 
tinua Morrel  emporté  par  son  amitié  pour  le  jeune 


—  /  /  — 
homme,  vous  ne  connaissez  pas  celui  qu'on  accuse,  et 
je  le  connais,  moi  :  imaginez-vous  Thomme  le  plus 
doux,  rhorame  le  plus  probe,  et  j"cserai  presque  dire 
rhonimo  qui  sait  le  mieux  son  état  de  toute  la  marine 
marchaiidc;  oh,  .M.  de  Villefort  !  je  vous  le  recom- 
mande bien  sincèrement  et  de  tout  mon  cœur. 

Villefort.  comme  on  a  pu  le  voir,  appartenait  au 
parti  noble  de  la  ville,  et  Morrcl  au  parti  plébéien  :  le 
premier  était  royaliste  ultra.  le  second  étaitsoupçonné 
de  sourd  bonapartisme.  Villefort  regarda  dédaigneu- 
sement Morrcl.  et  lui  répondit  avec  froideur  : 

—  Vous  savez,  monsieur,  qu'on  peut  être  doux  dans 
la  vie  privée,  probe  dans  ses  relations  commerciales. 
savant  dans  son  état,  et  ncn  être  pas  moins  un  grand 
coupable,  politiquement  parlant;  vous  le  savez,  n'est- 
ce  pas,  monsi'ur  ? 

Et  le  magistrat  appuya  sur  ces  derniers  mots,  comme 
s'il  en  voulait  faire  l'application  à  l'armateur  lui-même; 
tandis  que  son  regard  scrutateur  semblait  vouloir  pé- 
nétrer jusqu'au  fond  du  cœur  de  cet  homme  assez 
hardi  d'intercéder  pour  un  autre ,  quand  il  devait  sa- 
voir que  lui-même  avait  besoin  de  l'indulgence. 

Morrel  rougit,  car  il  ne  se  sentait  pas  la  conscience 
bien  nette  à  l'endroit  de  ses  opinions  politiques;  et 
d'ailleurs,  la  confidence  que  lui  avait  faite  Dantès  à 
l'endroit  de  son  entrevue  avec  le  grand  maréchal,  et 
des  quelques  mots  que  lui  avait  adressés  l'empereur, 
lui  troublait  quelque  peu  l'esprit.  ïl  ajouta  toutefois, 
avec  l'accent  du  plus  profond  intérêt  : 

—  Je  vous  en  supplie,  M.  de  Villefort,  soyez  juste 
comme  vous  devez  l'être,  bon  comme  vous  l'êtes  tou- 
jours, et  rendez-nous  bien  vite  ce  pauvre  Dantès  ! 

Le  re/)rfez-Ho«5sonna  révolutioniiairement  à  l'oreille 
du  substitut  du  procureur  du  rui. 

—  Eh,  eh  !  se  dit-il  tout  bas,  rendez-nous...  ce  Dan- 


—  78  - 
tes  serait-il  aflâlié  à  quelque  secte  de  carbonari,  pour 
que  son  protecteur  emploie  ainsi,  sans  y  songer,  la 
formule  collective  !  On  la  arrêté  dans  un  cabaret,  m'a 
dit,  je  crois,  le  commissaire  ;  en  nombreuse  compa- 
gnie, a-t-il  ajouté  :  ce  sera  quelque  vente. 
Puis,  tout  haut  : 

—  Monsieur,  répondit-il,  vous  pouvez  être  parfai- 
tement tranquille,  et  vous  n'aurez  pas  fait  un  appel 
inutile  à  ma  justice  si  le  prévenu  est  innocent  :  mais, 
si  au  contraire  il  est  coupable,  nous  vivons  dans  une 
époque  difficile,  monsieur,  où  l'impunité  serait  d'un 
fatal  exemple  :  je  serai  donc  forcé  de  faire  mon  de- 
voir. 

Et  sur  ce,  comme  il  était  arrivé  à  la  porte  de  sa 
maison  adossée  au  palais  de  justice,  il  entra  majes- 
tueusement, après  avoir  salué  avec  une  politesse  de 
glace  le  malheureux  armateur,  qui  resta  comme  pé- 
trifié à  la  place  où  l'avait  quitté  Villefort. 

L'antichambre  était  pleine  de  gendarmes  et  d'agents 
de  policp;  au  milieu  d'eux,  gardé  à  vue,  enveloppé  de 
regards  flamboyants  de  haine,  se  tenait  debout,  calme 
et  immobile,  le  prisonnier. 

Villefort  traversa  l'antichambre .  j>'ta  un  regard 
oblique  sur  Dantès.  et,  après  avoir  pris  une  liasse  que 
lui  remit  un  agent,  disparut  en  disant  : 

—  Qu'on  amène  le  prisonnier. 

Si  rapide  qu'eût  été  ce  regard,  il  avait  suffi  à  "Ville- 
fort  pour  se  faire  une  idée  de  l'homme  qu'il  allait  avoir 
à  interroger  :  il  avait  reconnu  rintelligence  dans  ce 
front  large  et  ouvert,  le  courage  dans  cet  œil  fixe  et  ce 
sourcil  froncé,  et  la  franchise  dans  ces  lèvres  épaisses 
et  à  demi  ouvertes,  qui  laissaient  voir  une  double 
rangée  de  dents  blanches  comme  l'ivoire. 

La  première  impression  avait  été  favorable  à  Dantès, 
mais  Villefort  avait  entendu  dire  si  souvent,  comme 


—  79  — 
un  mot  de  profonde  politique,  qu'il  fallait  se  défier 
de  son  proraierraouvement.  attendu  que  c'était  le  bon, 
qu'il  appliqua  la  maxime  à  l'impression,  sans  tenir 
compte  de  la  différence  qu'il  y  a  entre  les  deux  mots. 

Il  étouffa  donc  les  bons  instincts  qui  voulaient  en- 
vahir son  cœur  pour  livrer  de  là  assaut  à  son  esprit, 
arrangea  devant  la  glace  sa  figure  îles  grands  jours  et 
s'assit,  sombre  et  menaçant,  devant  son  bureau  . 

— •  Un  instant  après  lui,  Dantès  entra. 

Le  jeune  homme  était  toujours  pâle,  mais  calme  et 
souriant;  il  salua  son  juge  avec  une  politesse  aisée, 
puis  chercha  des  yeux  une  siège,  comme  s'il  eût  été 
dans  le  salon  de  l'armateur  Morrel. 

Ce  fut  alors  seulement  qu'il  rencontra  ce  regard 
terne  de  Villefort,  ce  regard  particulier  aui  hommes 
de  palais,  qui  ne  veulent  pas  qu'on  lise  dans  leur  pen- 
sée, et  qui  font  de  leur  œil  un  verre  dépoli.  Ce  regard 
lui  apprit  qu'il  était  devant  la  justice,  figure  aux  som- 
bres façons. 

—  Qui  êtes-vous  et  comment  vous  nommez-vous? 
demanda  Villefort  en  feuilletant  ces  notes  que  l'agent 
lui  avait  remises  en  entrant,  et  qui.  depuis  une  heure, 
étaient  déjà  devenues  volumineuses,  tant  la  corrup- 
tion des  espionnages  s'attache  vite  à  ce  corps  malheu- 
reux qu'on  nomme  les  prévenus.  —  Je  m'appelle  Ed- 
mond Dantès.  monsieur,  répondit  le  jeune  homme 
d'une  voix  calme  et  sonore,  je  suis  second  à  bord  du 
navire  le  Pharaon,  qui  appartient  à  MM.  Morrel  et 
fils.  —  Votre  âge?  continua  Villefort.  —  Dix-neuf 
ans,  répondit  Dantès.  —  Que  faisiez-vous  au  moment 
où  vous  avezéié  arrêté?  —  J'assistais  au  repas  de  mes 
propres  fiançailles,  monsieur,  dit  Dantès  d'une  voix 
légèrement  émue,  tant  ce  contraste  était  douloureux, 
de  ces  moments  de  joie  avec  la  lugubre  cérémonie 
qui  s'accomplissait  ;  tant  le  visage  sombre  de  M.  de 


—  80  — 
Villcfort  faisait  briller  de  toute  sa  lumière  la  rayon- 
nante figure  de  Mercedes.  —  Vous  assistiez  au  repas 
de  vos  fiançailles?  dit  le  substitut  en  tressaillant  mal- 
gré lui.  —  Oui.  monsieur,  je  suis  sur  le  point  d'épou- 
ser une  femme  que  j"aime  depuis  trois  ans. 

Villcfort.  tout  impassible  qu'il  était  d'ordinaire,  fut 
cependant  frappé  de  cette  coïncidence,  et  cette  voii 
émue  de  Danles,  surpris  au  milieu  de  son  bonheur, 
alla  éveiller  une  fibre  sympalbique  au  fond  de  son 
âme  :  lui  aussi  se  mariait,  lui  aussi  était  heureux,  et 
on  venait  troubler  son  bonheur  pour  qu'il  contribuât 
à  détruire  la  joie  d'un  homme  qui,  comme  lui,  tou- 
chait déjà  au  bonheur. 

Ce  rapprochement  philosophique  .  pensa-t-il.  fera 
grand  effet  à  mon  retour  dans  le  salon  de  M.  de  Mé- 
ran  :  et  il  arrangea  d'avance  dans  son  esprit,  et  pen- 
dant que  Dantès  attendait  d  ■  nouvelles  questions,  les 
mois  antithétiques  à  l'aide  desquels  les  orateurs  con- 
struisent ces  phrases  ambitieuses  d'applaudissements, 
qui.  parfois,  font  croire  chez  eux  à  une  véritable  élo- 
quence. 

Lorsque  son  petit  speach  intérieur  fut  arrangé,  Vil- 
lcfort sourit  à  son  effet  :  et  revenant  à  Dantès  : 

—  Continuez,  monsieur,  dit-il.  —  Que  voulez-vous 
que  je  continue?  —  D'éclairer  la  justice.  —  Que  la 
justice  me  dise  sur  quel  point  elle  veut  être  éclairée, 
et  je  lui  dirai  tout  ce  que  je  sais  ;  seulement  ajouta- 
t-il  à  son  tour  avec  un  sourire,  je  la  préviens  que  je 
ne  sais  pas  grand'chose.  —  Avez-vous  servi  sous  l'u- 
surpateur?—  J'allais  être  incorporé  dans  la  marine 
militaire  lorsqu'il  est  tombé.  —  On  dit  vos  opinions 
politiques  exagérées,  dit  Villcfort,  à  qui  l'on  n'avait 
pas  soufflé  le  mot  de  cela,  mais  qui  n'était  pas  fâché 
de  poser  la  demande  comme  on  pose  une  accusation. 
—  Mes  opinions  politiques,  à  moi,  monsieur,  hélas  ! 


—  81  - 
c'est  presque  honteux  à  dire,  mais  je  n'ai  jamais  eu  ce 
qu'on  appelle  une  opinion  :  j'ai  dix-neuf  ans  à  peine, 
comme  j'ai  eu  Ihonneur  de  vous  le  dire:  je  ne  sais 
rien,  je  ne  suis  destiné  à  jouer  aucun  rôle,  le  peu  que 
je  suis  et  que  je  serai,  si  l'on  m'accorde  la  place  que 
j'ambitionne,  c'est  à  M.  Blorrel  que  je  le  devrai.  Aussi, 
toutes  mes  opinions,  je  ne  dirai  pas  politiques,  mais 
privées,  se  bornent-elles  à  ces  irois  sentiments  .-j'aime 
mon  père,  je  respecte  M.  Morrel  et  j'adore  Mercedes. 
Voilà,  monsieur,  tout  ce  que  je  puis  dire  à  la  justice, 
vous  voyez  que  c'est  peu  intéressant  pour  elle. 

A  mesure  que  Danlès  parlait,  Villefort  regardait 
son  visage  à  la  fois  si  doux  et  si  ouvert  et  se  sentait 
revenir  à  la  mémoire  les  paroles  de  Renée,  qui,  sans 
le  connaître,  lui  avait  demandé  son  indulgence  pour 
le  prévenu;  avec  Ihabiludc  qu'avait  déjà  le  substitut 
du  crime  et  des  criminels,  il  voyait,  à  chaque  parole 
de  Danlès.  surgir  la  preuve  de  son  innocence.  En  effet, 
ce  jeune  homme,  on  pourrait  presque  dire  cet  enfant, 
simple,  naturel,  éloquent  de  cette  éloquence  du  cœur 
qu'on  ne  trouve  jamais  quand  on  la  cherche,  plein 
d'affection  pour  tous,  parce  qu'il  était  heureux  et  que 
le  bonheur  rend  bons  les  méchants  eux-mêmes,  ver- 
sait jusque  sur  son  juge  la  douce  affabilité  qui  débor- 
dait de  son  cœur.  Edmond  n'avait  dans  le  regard,  dans 
la  voix,  dans  le  geste,  tout  rude  et  tout  sévère  qu'avait 
été  Villefort  envers  lui,  que  caresses  et  bouté  pour 
celui  qui  l'interrogeait. 

—  Pardieu  .  se  dit  Villefort,  voici  un  charmant 
garçon,  et  je  n'aurai  pas  grand'peine,  je  l'espère,  à  me 
faire  bien  venir  de  Renée  en  accomplissant  la  première 
recommandation  qu'elle  m'a  faite  ;  cela  me  vaudra  un 
bon  serrement  de  main  devant  tout  le  monde  et  un 
charmant  baiser  dans  un  coin. 

Et  à  cette  double  espérance  la  jQgure  de  'Villefort 


-    82  — 
sï'panouit,  de  sorte  que.  lorsqu'il  reporta  ses  regards 
de  sa  pensée  à  Dan'.es,  Cantès.  qui  avait  suivi  tous  les 
mouvements  de  physionomie  de  son  juge,  souriait 
comme  sa  pensée. 

—  >'c!!si?ur.  dit  Villefort,  vous  connaissez-vous 
quelques  (.iiuemis  ?  —  Des  ennemis  à  moi  !  dit  Dantès  : 
jai  le  bonheur  d'être  encore  trop  peu  de  chose  pour 
que  ma  position  men  ait  fait.  Quant  à  mon  caractère, 
un  peu  vif  peut-être.  j"ai  toujours  essayé  de  ladoucir 
envers  mes  subordonnés.  J'ai  dix  ou  douze  matelots 
sous  mes  ordres.  Qu'on  les  interroge,  monsieur,  et  ils 
vous  diront  qu'ils  m'aiment  et  me  respectent,  non  pas 
comme  un  père,  je  suis  trop  jeune  pour  cela,  mais 
comme  un  frère  aîné.  —  Mais,  à  défnut  d'ennenjis, 
peut-être  avez-vous  des  jaloux  :  vous  allez  être  nommé 
capitaine  à  dix-neufans,  ce  qui  est  un  poste  élevé  dans 
votre  état  :  vous  allez  épouser  une  jolie  femme  qui 
vous  aime,  ce  qui  est  un  bonheur  rare  dans  tous  les 
états  de  la  terre.  Ces  deux  préférences  du  destin  ont 
pu  vous  faire  des  envieux.  —  Oui,  vous  avez  raison. 
"Vous  devez  mieux  connaître  les  hommes  que  moi.  et 
c'est  possible.  3îais  si  ces  envieux  devaient  être  parmi 
mes  amis,  je  vous  avoue  que  j'aime  mieux  ne  pas  les 
connaître  pour  ne  point  être  forcé  de  les  haïr.  —  Votjs 
avez  tort,  monsieur.  li  faut  toujours,  autant  que  pos- 
sible, voir  clair  autour  de  soi.  Et.  en  vérité,  vous  me 
paraissez  un  si  digne  jeune  homme  que  je  vais  m'é- 
carter  pour  vous  des  règles  ordinaires  de  la  justice  et 
vous  aider  à  faire  la  lumière  en  vous  communiquant 
la  dénonciation  qui  vous  amène  devant  moi;  voici  le 
papier  accusateur;  reconnaissez-vous  l'écriture? 

Et  Yillofort  tira  la  lettre  de  sa  poche  et  la  présenta 
à  Dantès.  Dantes  regarda  et  lut.  Un  nuage  passa  sur 
son  front,  et  il  dit  : 

—  Non,  monsieur,  je  ne  connais  pas  cette  écriture; 


—  83  — 
elle  est  déguisée  ,  et  cependant  elle  est  d'une  forme 
assez  franche.  En  tout  cas,  c'est  une  main  habile  qui 
l'a  tracée.  Je  suis  bien  heureux,  ajouta-t-il  en  regar- 
dant avec  reconnaissance  Yillefort,  d'avoir  affaire  à  un 
homme  tel  que  vous,  car,  en  effet,  mon  envieux  est  un 
véritable  ennemi. 

Et  à  l'éclair  qui  passa  dans  les  yeux  du  jeune  homme 
en  prononçant  ces  paroles,  Viilefort  put  distinguer 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  violente  énergie  cachée  sous 
cette  première  douceur. 

—  Et  maintenant,  voyons,  dit  le  substitut,  répon- 
dez-moi franchement,  monsieur,  non  pas  comme  un 
prévenu  à  son  juge,  mais  comme  un  homme  dans  une 
fausse  position  répond  à  un  autre  homme  qui  s'inté- 
resse à  lui  :  quy  a-t-il  de  vrai  dans  cette  accusation 
anonyme  ? 

Et  Vilkforl  jeta  avec  dégoût  sur  le  bureau  la  lettre 
que  Dantès  venait  de  lui  rendre. 

—  Tout  et  rien ,  monsieur,  et  voici  la  vérité  pur  ■ , 
sur  mon  honneur  de  marin,  sur  mon  amour  pour  Mer- 
cedes ,  sur  la  vie  de  mon  père.  —  Parlez ,  monsieur  , 
dit  tout  haut  Viilefort. 

Puis  tout  bas  il  ajouta  : 

—  Si  Renée  pouvait  me  voir  .  j'espère  quelle  serait 
contente  de  moi,  et  qu'elle  ne  mappeilerait  plus  un 
coupeur  de  tètes.  —  Eh  bien  !  en  quittant  Naplcs ,  le 
capitaine  Lcclère  tomba  malade  dune  fièvre  cérébrale; 
comme  nous  na\ions  pas  de  médecin  à  bord  et  quil 
ne  voulut  relâcher  sur  aucun  point  de  la  côte,  pressé 
quil  était  de  se  rendre  à  l'île  d Elbe,  sa  maladie  em- 
pira au  point  que  vers  la  fin  du  troisième  jour,  sentant 
qu'il  allait  mourir,  il  m  appela  près  de  lui.  —  «  Mon 
cher  Dantès  ,  me  dit- il,  jurez-moi  sur  votre  honneur 
de  faire  ce  que  je  vais  vous  dire,  il  y  va  des  plus  hauts 
intérêts.  —  »  Je  vous  le  jure ,  capitaine ,  répondis-je. 


—  84  — 

—  »  Ehbien  !  comme  après  ma  mortle  commandement 
du  navire  vous  appartient  en  qualité  de  second,  vous 
prendrez  ce  commandement ,  vous  mettrez  le  cap  sur 
lile  d'Elbe,  vous  débarquerez  à  Porto-Ferrajo  ,  vous 
demanderez  le  grand  maréchal .  vous  lui  remettrez 
cette  lettre  ;  peut-être  alors  vous  remetlra-t-on  une 
autre  lettre  et  vous  char?era-t-on  de  quelque  mission. 
Celte  mission  qui  m'était  réservée.  Dantès,vous  l'ac- 
complirez à  ma  place,  et  tout  l'honneur  en  sera  pour 
vous.  »  —  Je  le  ferai .  capitaine .  mais  peut-être  n'ar- 
rive-t-on  pas  si  facilement  que  vous  le  pensez  près  du 
grand  maréchal.  —  »  Voici  une  bague  que  vous  lui 
ferez  parvenir,  dit  le  capitaine,  et  qui  lèvera  toutes  les 
difficultés.  1)  Et  à  ces  mots  il  me  remit  une  bague. 
Il  était  temps  :  deux  heures  après  ,  le  délire  le  prit  ; 
le  lendemain,  il  était  mort.  —  Et  que  fîtes-vousalors? 

—  Ce  que  je  devais  faire,  monsieur,  ce  que  tout  autre 
eût  fait  à  ma  place.  En  tout  cas,  les  prières  d'un  mou- 
rant sont  sacrées  ;  mais  chez  les  marins  les  prières 
d'un  supérieur  sont  des  ordres  que  l'on  doit  accomplir. 
Je  fis  donc  voile  vers  l'île  d'Elbe,  où  j'arrivai  le  lende- 
main ;  je  consignai  tout  le  monde  à  bord  ,  et  je  des- 
cendis seul  à  terre.  Comme  je  l'avais  prévu ,  on  fit 
(luelqucs  difficultés  pour  m'introduire  près  du  grand 
maréchal  ;  mais  je  lui  envoyai  la  bague  qui  devait  me 
servir  de  signe  de  reconnaissance,  et  toutes  les  portes 
s'ouvrirent  devant  moi.  11  me  reçut,  m'interrogia  sur 
les  dernières  circonstances  de  la  mort  du  malheureux 
Lcclère  ,  et,  comme  celui-ci  l'avait  prévu,  il  me  remit 
une  lettre  qu'il  me  chargea  de  porter  en  personne  à 
Paris.  Je  le  lui  promis,  car  c'était  accomplir  les  der- 
nières volontés  de  mon  capitaine.  Je  descendis  à  terre, 
je  réglai  rapidement  toutes  les  affaires  de  bord  ;  puis 
je  courus  voir  ma  fiancée  ,  que  je  retrouvai  plus  belle 
f  t  plus  aimante  que  jamais.  GrAce  ik  ^.  Morrei,  nous 


—  83  — 
passAines  pardessus  tout''s  les  tiifiicull(''s  cctlésias- 
liqucs:  enliii-  inoi!siei:r.  j'assistais,  i-oiuiiie  ji-  vous  l'ai 
dit,  au  repas  de  nies  fiançailles-  j'allais  me  marier  dans 
une  heure,  et  je  comptais  partir  demain  pour  Paris, 
lorsque ,  sur  cette  dénonciation  que  vous  paraissez 
maintenant  mépriser  autant  que  moi.  je  fus  arrêté. — 
Oui.  oui,  murmura  Villefort.  tout  cela  me  paraît  être 
la  vérité,  et.  si  vous  êtes  coupable,  c'est  d'imprudence; 
encore,  cette  imprudence  était-elle  légitimée  par  les 
ordres  de  votre  capitaine.  Rendez-nous  cette  lettre 
qu'on  vous  a  remise  à  l'île  d'Elbe  .  donnez-moi  votre 
parole  de  vous  représenter  à  la  première  réquisition, 
et  allez  rejoindre  vos  amis.  —  Ainsi  je  suis  libre, 
monsieur  !  s'écria  Dantès  au  comble  de  la  joie.  —  Oui. 
seulement  donnez-moi  cette  lettre.  —  Elle  doit  être 
devant  vous,  monsieur;  car  on  me  l'a  prise  avec  mes 
autres  papiers .  et  j'en  reconnais  quelques-uns  dans 
cette  liasse.  —  Attendez,  dit  le  substitut  à  Dantès  qui 
prenait  ses  gants  et  son  chapeau,  attendez  :  à  qui  était- 
elle  adressée  ? — A  monsieur  Noirtier.  rue  Coq-Héron^ 
à  Paris. 

La  foudre  tombée  sur  Villefort  ne  l'eût  point  frappé 
d'un  coup  plus  rapide  et  plus  imprévu:  il  retomba  sur 
son  fauteuil,  d'où  il  s'était  levé  à  demi  pour  atteindre 
la  liasse  de  papiers  saisis  sur  Dantès,  et,  la  feuilletant 
précipitamment,  il  en  tira  la  lettre  fatale,  sur  laquelle 
il  jeta  un  regard  empreint  d'une  indicible  terreur. 

—  M.  Noirtier  rue  Coq-Héron,  n^  15  !  murmura- 
t-il  en  pâlissant  de  plus  en  plus.  —  Oui,  monsieur, 
répondit  Dantès  étonné ,  le  connaissez-vous  ?  —  Non. 
répondit  vivement  Villefort,  un  fidèle  serviteur  du  roi 
ne  connaît  pas  les  conspirateurs.  —  Il  s'agit  donc 
d'une  conspiration?  demanda  Dantès,  qui  commen- 
çait ,  après  s'être  cru  libre  ,  à  reprendre  une  terreur 
plus  graode  que  la  première  j  en  tout  cas,  monsieur, 
I.  ç 


—  86  — 
j  e  vous  l'ai  dit,  j'ignorais  complètement  le  contenu  de 

la  dépèche  dont  j"étais  porteur  — Oui;  reprit  Vilie- 
fort  d'une  voix  sourde,  mais  vous  savez  le  nom  de 
celui  à  qui  elle  était  adressée  ?  —  Pour  la  lui  remettre 
à  lui-même,  monsieur,  i!  fallait  bien  que  je  le  susse. 
—  Et  vous  n'avez  montré  cette  lettre  à  personne?  dit 
Villefort,  tout  en  lisant  et  en  pâlissant  à  mesure  qu'il 
lisait. — A  personne,  monsieur,  sur  l'honneur! — Tout 
le  monde  ignore  que  vous  étiez  porteur  d'une  lettre 
venant  de  iile  dElbc  et  adressée  à  M.  Noirtier?  — 
Tout  le  monde,  monsieur,  excepté  celui  qui  me  l'a 
remise. —  C'est  trop,  c'est  encore  trop!  murmura  Vil- 
lefort. 

Le  front  de  Villefort  s'obscurcissait  de  plus  en  plus 
à  mesure  qu'il  avançait  vers  la  fin  ,  ses  lèvres  blanch-  s, 
ses  mains  tremblantes,  ses  yeux  ardtnls  faisaient 
passer  dans  l'esprit  de  Dantès  les  plus  douloureuses 
appréhensions. 

Après  cette  lecture,  Villefort  laissa  tomber  sa  téîe 
dans  ses  mains,  et  demeura  un  instant  accablé. 

—  Oh  mon  Dieu  !  qu'y  a-t-il  donc  .  monsieur  ?  de- 
manda timidement  Dantès. 

Villefort  ne  répondit  pas ,  mais  au  bout  de  quelques 
instants,  il  releva  sa  tète  pâle  et  décomposée,  et  relut 
une  seconde  fois  la  lettre. 

—  Et  vous  dites  que  vous  ne  savez  pas  ce  que  con- 
tient cette  lettre  ?  reprit  Villefort.  —  Sur  l'honneur , 
je  vous  le  répète ,  monsieur ,  dit  Dantès .  je  l'ignore , 
mais  qu'avez-vous  vous-même  .  mon  Dieu  !  vous  allez 
vous  trouver  mal ,  voulez-vous  que  je  sonne?  voulez- 
vous  que  j'appelle?  —  Non.  monsieur,  dit  Villefort  eu 
se  levant  vivement,  ne  bougez  pas,  ne  dites  pas  un 
mot,  c'est  à  moi  à  donner  des  ordres  ici .  et  non  pas 
à  vous.  —  Monsieur,  dit  Dantès  blessé,  c'était  pour 

venir  à  votre  aide ,  voilà  tout.  —  Je  n'ai  besoin  de 


—  87  — 
rien,  un  éblouissement  passager ,  voilà  tout  :  occupez- 
vous  de  vous  et  non  de  moi,  répondez. 

Dantès  attendit  l'interrogatoire  qu'annonçait  cette 
demande,  mais  inutilement  :  Yillefort  retomba  sur 
son  fauteuil,  passa  une  main  glacée  sur  son  front  ruis- 
selant de  sueur,  et,  pour  la  troisième  fois,  se  mit  à 
relire  la  lettre. 

—  Oh  !  s'il  sait  ce  que  contient  cette  lettre,  mur- 
murait-il, et  qu'il  apprenne  jamais  que  Noirtier  est 
le  père  de  Yillefort,  je  suis  perdu,  perdu  à  tout  ja- 
mais. 

Et,  de  temps  en  temps,  il  regardait  Edmond  comme 
si  son  regard  eût  pu  Ijriser  celte  barrière  invisible 
qui  enferme  dans  le  cœur  les  secrets  que  garde  la 
bouche. 

—  Oh.  n'en  doutons  plus  !  s'écria-t-il  tout  à  coup. — 
Mais,  au  nom  du  ciel,  monsieur  !  s'écria  le  malheu- 
reux jeune  homme,  si  vous  doutez  de  moi,  si  vous  me 
soupçonnez,  interrogez-moi,  et  je  suis  prêt  à  vous 
répondre. 

"Villefort  fit  sur  lui-même  un  effort  violent,  et  d'un 
ton  qu'il  voulait  rendre  assuré  . 

—  Monsieur,  dit-il.  les  charges  les  plus  graves  ré- 
sultent pour  vous  de  votre  interrogatoire  :  je  ne  suis 
donc  pas  le  maître,  comme  je  l'avais  espéré  d'abord, 
de  vous  rendre  à  l'instant  même  à  la  liberté;  je  dois, 
avant  de  prendre  une  pareille  mesure,  consulter  le 
juge  d'instruction  ;  en  attendant,  vous  avez  vu  d« 
quelle  façon  j'en  ai  agi  envers  vous.  —  Oh!  oui,  mon- 
sieur !  s'écria  Dantcs,  et  je  vous  remercia,  car  vous 
avez  été  pour  moi  bien  plutôt  un  ami  qu'un  juge.  — 
Eh  bien,  monsieur  !  je  vais  vous  retenir  quelqu» 
temps  encore  prisonnier,  le  moins  longtemps  que  ja 
pourrai  ;  la  principale  charge  qui  exige  contre  vous 
c'est  cette  lettre,  et  vous  voyez... 


—  88  — 
Villefort  sapproche  de  la  thcininéc.  la  jcla  diinsle 
feu,  et  demeura  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  réduite  ;  ii  een- 
dres. 

—  Et  vous  voyez,  continua-t-il,  je  l'anéantis.  — 
Oh  !  s'écria  Dantès,  monsieur,  vous  êtes  plus  que  la 
justice,  TOUS  êtes  la  bonté  !  —  Mais,  écoutez-moi, 
poursuivit  Yillefort  :  après  un  pareil  acte,  vous  com- 
prenez que  \ous  pouvez  avoir  confiance  en  moi,  n'est- 
ce  pas?. —  0  monsieur!  ordonnez,  et  je  suivrai  vos 
ordres.  —  Non.  dit  Villefort  en  s'approchant  du  jeune 
homme,  non,  ce  ne  sont  point  des  ordres  que  je  veux 
vous  donner  ;  vous  le  comprenez,  ce  sont  des  con- 
seils. —  Dites,  et  je  m'y  conformerai  comme  à  des 
ordres.  —  Je  vais  vous  garder  jusqu'au  soir  ici,  au 
palais  de  justice:  peut-être  qu'un  autre  que  moi  vien- 
dra vous  interroger  :  dites  tout  ce  que  vous  m'avez  dit. 
mais  pas  un  mot  de  cette  lettre.  —  Je  vous  le  pro- 
mets, monsieur. 

Cétait  Villefort  qui  semblait  supplier,  c'était  le 
prévenu  qui  rassurait  le  juge. 

—  Vous  comprenez,  dit-il  en  jetant  un  regard  sur 
les  cendres  qui  conservaient  encore  la  forme  du  pa- 
pier, et  qui  voltigeaient  au-dessus  des  flammes,  main- 
tenant cette  lettre  est  anéantie,  vous  et  moi  savons 
seuls  qu'elle  a  existé,  on  ne  vous  la  représentera 
point  ;  niez-la  donc  si  l'on  vous  en  parle,  niez-la  har- 
diment, et  vous  êtes  sauvé.  —  Je  nierai,  monsieur, 
soyez  tranquille,  dit  Dantès.  —  Bien  !  dit  Villefort  en 
portant  la  main  au  cordon  d'une  sonnette  ;  puis  s'ar- 
rêfant  au  moment  de  sonner  :  —  C'était  la  seule 
lettre  que  vous  eussiez?  dit-il.  —  La  seule.  —  Faites- 
en  serment. 

Dantès  étendit  la  main. 

—  Je  le  jure,  dit-il. 
Villefort  .sonna. 


Le  commissaire  de  police  entra. 

Villefort  s'approcha  de  l'oflicier  public  et  lui  dit 
quelques  mots  à  l'oreille,  le  commissaire  répondit  par 
un  simple  signe  de  tête. 

—  Suivez  monsieur,  dit  Villefort  à  Dantès. 
Dantès  s'inclina,  jeta  un  dernier  regard  de  recon- 
naissance à  Villefort,  et  sortit. 

A  peine  la  porte  fut-elle  refermée  derrière  lui,  que 
les  forces  manquèrent  à  Villefort,  et  qu'il  tomba  pres- 
que évanoui  sur  un  fauteuil. 

Puis,  au  bout  dun  instant  : 

—  0  mon  Dieu!  murmura-t  il,  à  quoi  tiennent  la 
vie  et  la  fortune  ..  si  le  procureur  du  roi  eût  été  à 
Marseille,  si  le  juge  d'instruction  eût  été  appelé  au 
lieu  de  moi,  j'étais  perdu,  et  ce  papier,  ce  papier 
maudit  me  précipitait  dans  l'abîme.  Ah  !  mon  père  ! 
mon  père  !  sercz-vous  donc  toujours  un  obstacle  à 
mon  bonheur  en  ce  monde,  et  dois-je  lutter  éternel- 
lement avec  votre  passé  ! 

Puis,  tout  à  coup,  une  lueur  inattendue  parut 
passer  par  son  esprit  et  illumina  son  visage,  un  sou- 
rire se  dessina  sur  sa  bouche  encore  crispée,  ses  yeux 
hagards  devinrent  fixes  et  parurent  s'arrêter  sur  une 
pensée. 

—  C'est  cela,  dit-il,  oui,  cette  lettre,  qui  devait  me 
perdre,  fera  ma  fortune  peut-être  ;  allons  Villefort,  à 
l'œuvre. 

Et  après  s'être  assuré  que  le  prévenu  n'était  plus 
d.ins  l'antichambre,  le  substitut  du  procureur  du 
roi  sortit  à  son  tour,  et  s'achemina  vivement  vers  la 
«liaison  de  sa  fiancée. 


—  90  — 


VIII.  —  Le  cJiàleau  d'If. 

En  fravrrsant  rantichsmbre  ,  le  commissaire  de 
police  fit  un  signe  à  deux  gendarmes ,  lesquels  se  pla- 
cèrent Tun  à  droite,  l'autre  à  gauche  de  Dantès  ;  on 
ouvrit  une  porte  qui  communiquait  de  Tappartement 
du  procureur  du  roi  au  palais  de  justice,  on  suivit 
quelque  temps  un  de  ces  grands  corridors  sombres 
qui  font  frissonner  ceux-là  qui  y  passent,  quand  même 
ils  n'ont  aucun  motif  de  frissonner. 

De  même  que  l'appartement  de  Villefort  commu- 
niquait au  palais  de  justice.  le  palais  de  justice  com- 
muniquait a  la  prison,  sombre  monument  accolé  au 
palais,  et  que  regarde  curieusement,  de  toutes  ses 
ouvertures  béantes.  le  clocher  des  Accoules  qui  se 
dresse  devant  lui. 

Apres  nombre  de  détours  dans  le  corridor  qu'il 
suivait,  Dantes  vit  s'ouvrir  une  porte  avec  un  guichet 
de  fer:  le  commissaire  de  police  frappa,  avec  un 
marteau  de  fer.  trois  coups  qui  retentirent  pour 
Dantes,  comme  s'ils  étaient  frappés  sur  son  cœur;  la 
porte  s'ouvrit,  les  djus  gendarmes  poussèrent  légère- 
ment leur  prisonnier  qui  hésitait  encore.  Dantès 
franchit  le  seuil  redoutable,  et  la  porte  se  referma 
derrière  lui. 

Il  respirait  un  autre  air,  un  air  méphitique  et  lourd  : 
il  était  eu  prison. 

On  le  conduisit  dans  une  chambre  assez  propre, 
mais  grillée  et  verrouillée:  il  en  résulta  que  l'aspect 
de  sa  demeure  ne  lui  donna  point  trop  de  craintes  : 
d'ailleurs,  les  paroles  de  substitut  du  procureur  du 


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roi,  prononcées  avec  une  voix  qui  avait  paru  à  Daatès 
si  pleine  d'intérêt,  résonnaient  à  son  oreille  comme 
une  douce  promesse  d'espérance. 

Il  était  déjà  quatre  heures  lorsque  Dantès  avait  été 
conduit  dans  sa  chambre.  On  était,  comm"^  nous  l'a- 
vons dit.  au  1er  mars  :  les  jours  déclinaient  vite  ,  le 
prisonnier  se  trouva  donc  bientôt  dans  la  nuit. 

Alors. le  sens  de  louïe s'augmenta  chez  lui  du  sens 
de  la  vue  qui  venait  de  s'éteindre  :  au  moindre  bruit 
qui  pénétrait  jusqu'à  lui,  convaincu  qu'on  venait  le 
mettre  en  liberté,  il  se  levait  vivement  et  faisait  un 
pas  vers  la  porte,  mais  bientôt  le  bruit  s'en  allait  mou- 
rant dans  une  autre  direction,  et  Dantès  retombait  sur 
son  escabeau. 

EnGn,  vers  les  dix  heures  du  soir,  au  moment  où 
Dantès  commençait  à  perdre  l'espoir,  un  nouveau 
bruit  se  fit  entendre,  qui  lui  parut,  cette  fois,  se  diriger 
vers  sa  chambre  :  en  effet,  des  pas  retentirent  dans  le 
corridor  et  s'arrêtèrent  devant  sa  porte,  une  clef  tourna 
dans  la  serrure,  les  verrous  erincèrent,  et  la  massive 
barrière  de  chêne  s'ouvrit,  laissant  voir  tout  à  coup 
dans  la  chambre  sombre  l'éblouissante  lumière  de 
deux  torches. 

A  la  lueur  de  ces  torches,  Dantès,  vitbriller  les  sa- 
bres et  les  mousquetons  de  quatre  gendarmes. 

11  avait  fait  deux  pas  en  avant,  il  demeura  immo- 
bile à  sa  place,  en  voyant  ce  surcroît  de  force. 

—  Yenez-vous  me  chercher?  demanda  Dantès.  — 
Oui,  répondit  un  des  gendarmes.  —  De  la  part  de 
M.  le  substitut  du  procureur  du  roi? — Mais  je  le  pense . 
—  Bien,  dit  Dantès,  je  suis  prêt  à  vous  suivre. 

La  con\'iction  qu'on  venait  le  chercher  de  la  part 
de  M.  de  Villefort  ôtait  toute  crainte  au  malheureux 
jeune  homme  :  il  s'avança  donc,  calme  d'esprit,  libre 
de  démarche,  et  se  plaça  de  lui-même  au  milieu  de  son 
escorte. 


—  92  — 

Une  voiture  attendait  à  la  porte  delà  rue,  le  cocher 
était  sur  le  siéjïo,  un  exempt  était  assis  près  du  cocher. 

—  Est-ce  donc  pour  moi  que  cette  voiture  est  là? 
demanda  Dantès.  —  C"cst  pour  vous,  répondit  un  des 
gendarmes,  montez. 

Dantès  voulut  faire  quelques  observations,  mais 
la  portière  s'ouvrit,  il  sentit  qu'on  le  poussait ,  il  n'a- 
vait ni  la  possibilité  ni  même  l'intention  de  faire  ré- 
sistance :  il  se  trouva  en  un  instant  assis  au  fond  de 
la  voiture,  entre  deux  gendarmes,  les  deux  autres  s'as- 
sirent sur  la  banquette  de  devant,  et  la  pesante  ma- 
chine se  mit  en  route  avec  un  roulement  sinistre. 

Le  prisonnier  jeta  les  yeux  sur  les  ouvertures:  elles 
étaient  grillées,  il  n'avait  fait  que  chanecr  de  prison  . 
seulement  celle-là  roulait,  et  le  transportait  en  roulant 
vers  un  but  ignoré.  A  travers  les  barreaux  serrés  à 
pouvoir  à  peine  y  passer  la  main.  Dantès  reconnut  ce- 
pendant qu"on  longeait  la  rue  Caisserie,  et  que,  par  la 
rue  Saint-Laurent  et  la  rue  Tamaris,  on  descendait 
vers  le  quai. 

Bientôt  il  vit  à  travers  ses  barreaux,  à  lui,  et  les 
barreaux  du  monument  près  duquel  il  se  trouvait, 
briller  les  lumières  de  la  Consisne. 

La  voiture  s"arrèta.  Texempt  descendit,  s'approcha 
du  corps  de  garde  ,  une  douzaine  de  soldats  en  sor- 
tirent et  se  mirent  en  haie  .  Dantès  voyait,  à  la  lueur 
des  réverbères  du  quai,  reluire  leurs  fusils. 

—  Serait-ce  pour  moi.  se  demanda-t-il,  que  l'on  dé- 
ploie une  pareille  force  militaire? 

L'exempt,  en  ouvrant  la  portière  qui  fermait  à  clef, 
quoique  sans  prononcer  une  seule  parole,  répondit  à 
cette  question,  car  Dantès  vit  entre  les  deux  haies  de 
soldais  un  chemin  ménagé  pour  lui  de  la  voiture  au 
port. 

Les  deux  gendarmes  qui  étaient  assi.s  sur  la  ban- 


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quette  de  derant  descendirent  les  premiers,  puis  on  le 
fit  descendre  à  son  tour,  puis  ceux  qui  se  tenaient  à 
ses  côtés  le  suivirent.  On  marcha  vers  un  cinot  qu'un 
marinier  de  la  douane  maintenait  près  du  quai  par  une 
chaîne.  Les  soldats  regardèrent  passer  Dantès  d"an 
air  de  curiosité  hébétée.  En  un  instant  il  fut  installé 
à  la  poupe  du  bateau,  toujours  entre  ces  quatre  gen- 
darmes, tandis  que  l'ciempt  se  tenait  à  la  proue.  Une 
violente  secousse  éloigna  le  bateau  du  bord,  quatre 
rameurs  nagèrent  vigoureusement  vers  le  Pilon.  A  un 
cri  poussé  de  la  barque,  la  chaîne  qui  ferme  le  port 
s'abaissa,  et  Dantès  se  trouva  dans  ce  qu'on  appelle  le 
Frioul.  c'est-à-dire  hors  du  port. 

Le  premier  mouvement  du  prisonnier,  en  se  retrou- 
vant en  plein  air,  avait  été  un  mouvement  de  joie. 
L'air,  c'est  presque  la  liberté.  11  respira  donc  à  pleine 
poitrine  cette  brise  vivace  qui  apporte  sur  ses  ailes 
toutes  ces  senteurs  inconnues  de  la  nuit  et  de  la  mer. 
Bientôt  cependant  il  poussa  un  soupir,  il  passait  de- 
vant cette  Réserve  où  il  avait  été  si  heureux  le  matin 
même  pendant  l'heure  qui  avait  précédé  son  arresta- 
tion, et,  à  travers  l'ouverture  ardente  de  deux  fenêtres, 
le  bruit  joyeux  d'un  bal  arrivait  jusqu'à  lui. 

Dantès  joignit  les  mains,  leva  les  yeux  au  ciel  et 
pria. 

La  barque  continuait  son  chomin  ,  elle  avait  dé- 
passé la  Tête-de-Mort.  elle  était  en  face  de  l'anse  du 
Pharo,  elle  allait  doubler  la  batterie,  c'était  une  ma- 
nœuvre incompréhensible  pour  Dantès. 

—  Mais  où  donc  me  menez-vous?  demanda-t-il.  — 
"Vous  le  saurez  tout  à  l'heure.  —  Mais  encore...  —  Il 
nous  est  interdit  de  vous  donner  aucune  explication. 

Dantès  était  à  moitié  soldat,  questionner  des  subor- 
donnés auxquels  il  était  délVn  iu  de  répondre  lui  parut 
une  chose  absurde,  et  il  se  tut. 


—  94  — 

Alors  les  pensées  les  plus  étranges  passèrent  par 
son  esprit  ;  comme  on  ne  pouvait  faire  une  longue 
route  dans  une  pareille  barque,  comme  il  n'y  avait 
aucun  bâtiment  à  Tancre  du  côté  où  l'on  se  rendait,  il 
pciisa  qu'on  allait  le  déposer  sur  un  point  éloigné  de 
la  côte  et  lui  dire  quil  était  libre,  il  nétait  point  at- 
taché, on  n'avait  fait  aucune  tentative  pour  lui  mettre 
les  menottes,  cela  lui  paraissait  d'un  bon  augure; 
d'ailleurs  le  substitut,  si  excellent  pour  lui.  ne  lui 
avait-il  pas  dit  que,  pourvu  qu'il  ne  prononçât  point 
ce  nom  fatal  de  Noirtier,  il  n'avait  rien  à  craindre? 
'V'iilefort  n'avait-il  pas,  en  sa  présence,  anéanti  cette 
dangereuse  lettre,  seule  preuve  qu'il  eût  contre  lui? 

Il  attendit  donc  muet  et  pensif,  et  essayant  de  per- 
cer avec  cet  œil  du  marin  exercé  aux  ténèbres,  et  ac- 
coutumé à  l'espace  dans  l'obscurité  de  la  nuit. 

On  avait  laissé  à  droite  l'île  Ratonneau,  où  brûlait 
un  phare,  et  tout  en  longeant  presque  la  côte  on  était 
arrivé  à  la  hauteur  de  l'anse  des  Catalans.  Là  les  re- 
gards du  prisonnier  redoublèrent  d'énergie;  c'était  là 
qu'était  3Iercédès,  et  il  lui  semblait  à  chaque  instant 
voir  se  dessiner  sur  le  rivage  sombre  la  forme  vague 
et  indécise  d'une  femme. 

Comment  un  pressentiment  ne  disait-il  donc  pas  à 
^fiTcédès  que  son  amant  passait  à  trois  cents  pas 
délie? 

Une  seule  lumière  brillait  aux  Catalans.  En  inter- 
rogeant la  position  de  cette  lumière.  Dantès  reconnut 
qu'elle  éclairait  la  chambre  de  sa  fiancée.  Mercedes 
étîit  la  seule  qui  veillât  dans  toute  la  petite  colonie. 
En  poussant  un  grand  cri,  le  jeune  homme  pouvait 
être  entendu  de  sa  fiancée. 

Une  fausse  honte  le  retint.  Que  diraient  ces  hommes 
qui  le  gardaient  en  l'entendant  crier  comme  un  in- 
sensé ? 


—  95  — 

Il  resta  donc  muet  et  les  ycui  fixés  sur  cette  lumière. 
Pendant  ce  temps,  la  barque  continuait  son  chemin  , 
mais  le  prisonnier  ne  pensait  point  à  la  barque,  il 
pensait  à  Mercedes. 

Un  accident  de  terrain  fit  disparaître  la  lumière. 
Dantès  se  retourna  et  s'aperçut  que  la  barque  gagnait 
le  large. 

Pendant  qu'il  regardait,  absorbé  dans  sa  propre 
pensée,  on  avait  substitué  les  voiles  aux  rames,  et  la 
barque  s'avançait  maintenant  poussée  par  le  vent. 

Malgré  la  répugnance  qu'éprouvait  Dantès  à  adres- 
ser au  gendarme  de  nouvelles  questions,  il  se  rappro- 
cha de  lui.  et  lui  prenant  la  main  : 

—  Camarade,  lui  dit-il.  au  nom  de  votre  conscience, 
et  de  par  votre  qualité  de  soldat,  je  vous  adjure  d'a- 
voir pitié  de  moi  et  de  me  répondre.  Je  suis  le  capi- 
taine Dantès.  bon  et  loyal  Français,  quoique  accusé 
de  je  ne  sais  quelle  trahison  :  où  me  menez- vous  ? 
dites-le.  et.  foi  de  marin,  je  me  rangerai  à  mon  devoir 
et  me  résignerai  à  mon  sort. 

Le  gendarme  se  gratta  l'oreille,  regarda  son  cama- 
rade. Celui-ci  fit  un  mouvement  qui  voulait  dire  à  peu 
près  :  il  me  semble  qu'au  point  où  nous  en  sommes  il 
n'y  a  pas  d'inconvénient,  et  le  gendarme  se  retourna 
vers  Dantès  : 

— Vous  êtes  Marseillais  et  marin,  dit-il.  et  vous  me 
demandez  où  nous  allons  ?  —  Oui.  car,  sur  mon  hon- 
neur, je  l'ignore.  —  Ne  vous  en  doutez-vous  pas  ?  — 
Aucunement.  — Ce  n'est  pas  possible!  — Je  \ûus  le 
jure  sur  ce  que  j'ai  de  plus  sacré  au  monde.  Répon- 
dez-moi donc  de  grâce!  —  Mais  la  consigne?  —  La 
consigne  ne  vous  défend  pas  de  ra'apprendre  ce  que 
je  saurai  dans  dix  minutes,  dans  une  demi-heure,  dans 
une  heure  peut-être.  Seulement  vous  m'épargnez  d'ici 
là  des  siècles  d'incertitudes.  Je    vous  le  demande 


—  96  — 

comme  si  vous  étiez  mon  ami.  Regardez,  je  ne  veux 
ni  me  révolter  ni  fuir.  Bailleurs  je  ne  le  puis.  Où 
allons-nous?  —  A  moins  que  vous  n'ayez  un  bandeau 
sur  les  yeux,  ou  que  vous  ne  soyez  jamais  sorti  du 
port  de  Marseille,  vous  devez  cependant  deviner  où 
vous  allez  ?  —  Non. — Regardez  autour  de  vous,  alors. 

Dantès  se  leva,  jeta  naturellement  les  yeux  sur  le 
point  où  paraissait  se  diriger  le  bateau,  et  à  cent 
toises  devant  lui  il  vit  sélever  la  roche  noire  et  ardue 
sur  laquelle  monte,  comme  une  superfétation  du  si- 
lex, le  sombre  château  dif. 

Cette  forme  étrange,  cette  prison  autour  de  laquelle 
règne  une  si  profonde  terreur,  cette  forteresse  qui 
fait  vivre,  depuis  trois  cents  ans,  Marseille  de  ses 
lugubres  traditions,  apparaissant  ainsi  tout  à  coup  à 
Dantès  qui  ne  songeait  point  à  elle,  lui  fit  l'effet  que 
fait  au  condamné  à  mort  Taspect  de  l'échafaud. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  s'écria-t-il,  le  château  d'If,  et 
qu"alions-nuns  faire  là  ? 

Le  gendarme  sourit. 

—  Mais  on  ne  me  mène  pas  là  pour  y  être  empri- 
sonné ?  continua  Dantès.  Le  château  d'If  est  une  pri- 
son d'Étal,  destinée  seulement  aux  grands  coupables 
politiques.  Je  n'ai  commis  aucun  crime.  Est-ce  qu'il 
y  a  des  juges  d'instruction,  des  magistrats  quelcon- 
ques au  château  d'If  ?  —  Il  n'y  a,  je  le  suppose,  ditle 
gendarme,  qu'un  gouverneur,  des  geôliers,  une  gar- 
nison et  de  bons  murs.  Allons,  allons,  l'ami,  ne  faites 
pas  si  fort  l'étonné  :  car,  en  vérité,  vous  me  feriez 
croire  que  vous  reconnaissez  ma  complaisance  en  vous 
moquant  de  moi. 

Dantès  serra  la  main  du  gendarme  à  la  lui  briser. 

—  Vous  prétendez  donc,  dit-il,  que  l'on  me  conduit 
au  château  d'If  pour  m'y  emprisonner?  —  C'est  pro- 
bable, dit  le  gendarme  ;  mais,  en  !out  cas,  catnarade. 


—  97  - 
il  est  ihuliic  di'  nie  stiicrsi  fort.  —  Sans  antre  infor- 
mation, sans  autres  formalités  ?  demanda  le  jeune 
homme.  —  Les  formalités  sont  remplies,  l'informa- 
tion est  faite.  —  Ainsi,  malgré  la  promesse  de  M.  de 
Villefort?...  —  Je  ne  sais  si  M.  de  Villefort  vous  a 
fait  une  promesse,  dit  le  gendarme,  mais  ce  que  je 
sais,  c'est  que  nous  allons  au  château  d'ïf.  Eh  bien  ! 
que  faites-vous  donc? Holà,  camarades,  à  moi  ? 

Par  un  mouvement  prompt  comme  l'éclair,  qui 
cependant  avait  été  prévenu  par  l"œil  exercé  du  g  n- 
darme,  Dantès  avait  voulu  s'élancer  à  la  mer  :  mais 
quatre  poignets  vigoureux  le  retinrent  au  moment  où 
ses  pieds  quittaient  le  plancher  du  bateau. 

Il  retomba  au  fond  de  la  barque  en  hurlant  de  rage. 

—  Bon  !  s"écria  le  gendarme  en  lui  mettant  le  genou 
sur  la  poitrine,  bon  !  voilà  comme  vous  tenez  vofre 
parole  de  marin?  Fiez-vous  donc  aux  gens  doucereux' 
Eh  bien,  maintenant,  mon  cher  ami,  faites  un  mou- 
vement, un  seul,  et  je  vous  loge  une  balle  dans  la 
tête.  J'ai  manqué  à  ma  première  consigne,  mais,  je 
vous  en  réponds,  je  ne  manquerai  pas  à  la  seconde. 

Et  il  abaissa  effectivement  sa  carabine  vers  Dantès. 
qui  sentit  s'appuyer  le  bout  du  canon  contre  sa 
tempe. 

Un  instant  il  eut  lidée  de  faire  ce  mouvement 
défendu,  et  d'en  finir  ainsi  violemment  avec  le  mal- 
heur inattendu  qui  s'était  abattu  sur  lui  et  l'avait 
pris  tout  à  coup  dans  ses  serres  de  vautour.  Mais, 
justement  parce  ([ue  ce  malheur  était  inattendu. 
Dantès  songea  qu'il  ne  pouvait  être  durable;  puis  l<s 
promesses  de  M.  de  Villefort  lui  revinrent  à  l'esprit  ; 
puis,  s'il  faut  le  dire  enfin,  cette  mort  au  fond  d'un 
bateau,  venant  de  la  main  d'un  gendarme,  lui  apparut 
laide  et  nue. 

Il  retomba  donc  sur  le  plancher  de  la  barque  en 


—  98  — 
}KJUSsant  un  huricmcnt  de  rage  et  en  se  rongeant  les 
mains  avec  fureur. 

Presque  au  même  instant  un  choc  violent  ébranla 
le  canot.  Un  des  bateliers  sauta  sur  le  roc  que  la 
proue  de  la  petite  barque  venait  de  toucher  une  corde 
grinça  en  se  déroulant  autour  dune  poulie,  et  Dau- 
tès  comprit  qu'on  était  arrivé  et  qu'on  amarrait  l'es- 
quif. 

En  effet,  ses  gardiens,  qui  le  tenaient  à  la  fois  par 
les  bras  et  par  le  collet  de  son  habit,  le  forcèrent  de 
se  relever,  le  contraignirent  à  descendre  à  terre,  et 
le  traînèrent  vers  les  degrés  qui  montent  à  la  porte 
de  la  citadelle,  tandis  que  l'exempt,  armé  d'un  mous- 
queton à  baïonnette,  ie  suivait  par  derrière. 

Dantès,  au  reste,  neiit  point  une  résistance  inutile. 
Sa  lenteur  venait  plutôt  d'inertie  que  d'opposition,  il 
était  étourdi  et  chancelant  comme  un  homme  ivre:  il 
vit  de  nou\eau  des  soldats  qui  s'échelonnaient  sur  ie 
talus  rapide,  il  sentit  dts  escaliers  qui  le  forçaient  de 
lever  les  pieds,  il  s'aperçut  qu'il  passait  sous  une  porte 
et  que  cette  porte  se  refermait  derrière  lui  :  mais  tout 
cela  machinalement,  comme  à  Iraversun  brouillard, 
sans  rien  distinguer  de  positif.  Il  ne  voyait  même  plus 
la  mer,  cette  immense  douleur  des  prisonniers  qui 
regardent  l'espace  avec  le  sentiment  terrible  qu'ils 
sont  impuissants  à  le  franchir. 

Il  y  eut  une  balte  d'un  moment  pendant  laquelle  il 
essaya  de  recueillir  ses  esprits.  11  regarda  autour  de 
lui;  il  était  dans  une  cour  carré:-,  formée  par  quatre 
hautes  murailles  ;  on  entendait  le  pas  lent  et  régulier 
des  sentinelles,  et  chaque  fois  qu'elles  passaient  devant 
deux  ou  trois  reflets  que  projetait  sur  les  murailles  la 
lueur  de  deux  ou  trois  lumières  qui  brillaient  dans 
l'intérieur  du  château,  on  voyait  scintiller  le  canon  de 
leurs  fusils. 


—  99  — 

On  attendit  là  dix  niiiiulfs  à  peu  près.  Certains  que 
Dantès  ne  pouvait  plus  fuir,  les  gendarmes  Tavaii  nt 
lâché.  On  semblait  attendre  des  ordres;  ces  ordres 
arrivèrent. 

—  Où  est  le  prisonnier?  demanda  une  voix.  —  Le 
voici,  répondirent  Ks  gendarmes.  —  Qu'il  me  suive. 
je  vais  le  conduire  à  son  logement.  —  Allez,  diieiit 
les  gendarmes  en  poussant  Danfès. 

Le  prisonnier  suivit  son  conducteur,  qui  le  condui- 
sit effectivement  dans  une  salle  presque  souterraine, 
dont  les  murailles  nues  et  suantes  semblaient  impré- 
gnées d'une  vapeur  de  larmes.  Une  espèce  de  lampion 
posé  sur  un  escabeau,  et  dont  ia  mèche  nageait  dans 
une  graisse  fétide,  illuminait  les  parois  lustrées  de  cet 
affreux  séjour,  en  montrait  à  Dautès  son  conducti  ur, 
espèce  de  geôlier  subalterne^  mal  vêtu  et  de  basse 
mine. 

— Voici  votre  chambre  pour  cette  nuit,  dit-il  :  ii  est 
tard,  et  M.  le  gouverneur  est  couché.  Dem.ain.  quand 
il  se  réveillera  et  qu'il  aura  pris  connaissance  di^s 
ordres  qui  vous  concernent,  peut-être  vous  change.'-a- 
t-il  de  domicile  :  en  attendant,  voici  du  pain,  ii  y  a  de 
l'eau  dans  celte  cruche,  de  la  paille  là-bas  dans  un  coin, 
c'est  tout  ce  qu'un  prisonnier  peut  désirer.  Bon  soir. 

Et  avant  que  Dantes  eût  songé  à  ouvrir  la  bouche 
pour  lui  répondre .  avant  qu'il  eût  remarqué  où  !c 
geôlier  posait  ce  pain,  avant  qu'il  se  fût  rendu  compta 
de  l'endroit  où  gisait  cette  cruche,  avant  qu'il  (ût 
tourné  les  yeux  vers  le  coin  où  l'attendait  cette  paille 
destinée  à  lui  servir  de  lit.  le  geôlier  avait  pris  le 
lampion,  et.  refermant  la  porte,  enlevé  au  prisonnier 
ce  reflet  blafard  qui  lui  avait  montré  comme  à  la 
lueur  d'un  éclair  les  murs  ruisselants  de  sa  prison. 

Alors  il  se  trouva  seul  dans  les  ténèbres  et  dans  le 
silence,  aussi  muet  et  aussi  sombre  que  ces  voûtes 


—  100  — 

liont  il  srnîait  le  fn  i»!  glaiial  s'abaisser  sur  son  front 
liiùiaul. 

Quand  les  premiers  rayons  du  jour  eurent  ramené 
un  peu  de  clarté  dans  cet  antre,  le  geôlier  revint  avec 
ordre  de  laisser  le  prisonnier  où  il  était.  Dantès  n'a- 
vait point  changé  de  place.  Une  main  de  fer  semblait 
ravoir  cloué  à  lendroit  même  où,  la  veille  ,  il  sétait 
arrêté  ;  seulement  son  œil  profond  se  cachait  sous  une 
enflure  causée  par  la  vapeur  humide  de  ses  larmes. 
11  était  immobile  et  regardait  la  terre. 

Il  a\ait  ainsi  [lassé  toute  la  nuit  debout  et  sans 
dormir  un  seul  instant: 

Le  geôlier  s'approcha  de  lui.  tourna  autour  de  lui, 
mais  Dantès  ne  parut  pas  le  voir. 

Il  lui  frap^^a  sur  ïépaule ,  Dantès  tressaillit  e! 
secoua  la  tète. 

—  Kavez-vous  donc  pas  dormi?  demanda  le  geô- 
lier. —  Je  ne  sais  pas.  répondit  Dantès. 

Le  geôlier  le  regarda  avec  étonnement. 

—  N'avez-vous  pas  faim?  continua-t-il.  —  Je  ne 
sais  pas.  répondit  encore  Dantès.  —  Voulez-vous 
quelque  chose?  —  Je  >oudrais  voir  le  gouverneur. 

Le  geôlier  haussa  les  épaules  et  sortit. 

Dantès  le  suivit  des  yeux,  tendit  les  mains  vers  la 
porte  entr"ouverte.  mais  la  porte  se  referma. 

Alors  sa  poitrine  sembla  se  déchirer  dans  un  long 
sanglot.  Ses  larmes,  qui  gonflaient  sa  paupière,  jail- 
lirent comme  deux  ruisseaux  :  il  se  précipita  le  front 
contre  terre,  et  pria  longtemps,  repassant  dans  son 
esprit  toute  sa  vie  passée,  et  se  demandant  à  lui- 
même  quel  crime  il  avait  commis  dans  cette  vie,  si 
jeune  encore,  qui  méritât  une  si  cruelle  punition. 

La  journée  se  passa  ainsi.  A  peine  s"il  mangea 
quelques  bouchées  de  pain  et  but  quelques  gouttes 
d'eau.  Tantôt  il  restait  assis  et  absorbé  dans  ses  pen- 


—  101  — 
sées ,  tantôt  il  tournait  tout  autour  de  sa  prison 
comme  fait  un  animal  sauvage  enfermé  dans  une  cage 
de  fer. 

Une  pensée  surtout  le  faisait  bondir:  c'est  que 
pendant  cette  traversée,  où.  dans  cette  ignorance  du 
lieu  où  on  le  conduisait,  il  était  resté  si  calme  et  si 
tranquille ,  il  aurait  pu  dix  fois  se  jeter  à  la  mer  ,  et 
une  fois  dans  Teau  .  grâce  à  son  habileté  à  nager, 
grâce  à  cette  habitude  qui  faisait  de  lui  un  des  plus 
habiles  plongeurs  de  Marseille,  disparaître  sous  l'eau, 
échapper  à  ses  gardiens,  gagner  la  côte,  fuir,  se  cacher 
dans  quelque  crique  déserte  ,  attendre  un  bâtiment 
génois  ou  catalan,  gagner  l'Italie  ou  l'Espagne  ,  et  de 
là  écrire  à  Mercedes  de  venir  le  rejoindre.  Quant  à  sa 
vie.  dans  aucune  contrée  il  n'en  était  inquiet  ;  partout 
les  bons  marins  sont  rares  :  il  parlait  l'italien  comme 
un  Toscan,  l'espagnol  comme  un  enfant  de  la  vieille 
Castille;  il  eût  vécu  libre,  heureux,  avec  Jîercédès, 
son  père,  car  son  père  fût  venu  le  rejoindre:  tandis 
qu'il  était  prisonnier,  enfermé  au  château  d'If,  dans 
cette  infranchissable  prison,  ne  sachant  pas  ce  que  de- 
venait son  père .  ce  que  devenait  3îercédès .  et  tout 
cela  parce  qu'il  avait  cru  à  la  parole  de  "V'illefort  : 
c'était  à  en  devenir  fou  ;  aussi  Dantès  se  roulait-il  fu- 
rieux sur  la  paille  fraîche  que  lui  avait  apportée  son 
geôlier. 
Le  lendemain  ,  à  la  même  heure  ,  le  geôlier  rentra. 

—  Eh  bien  !  lui  demanda  le  geôlier,  êtes-vous  plus 
raisonnable  aujourd'hui  qu'hier  ? 

Dantès  ne  répoadit^point. 

—  Voyons  donc,  dit  celui-ci,  un  peu  de  courage; 
désircz-vou;  quelque  chose  qui  soit  à  ma  disposition? 
voyons  ,  diîfs.  —  Je  désire  parler  au  guuvi'rn'ur.  — 
Eh!  dit  le  geôlier  avec  impatience,  je  vous  ai  déjà  dit 
que  c'était  impossible.  —  Pourquoi  cela,  impossible? 

1.  7 


—  102  — 

—  Parce  que,  par  les  règlements  de  la  prison,  il  n'est 
point  permis  à  un  prisonnier  de  le  demander.  —  Et 
qiiY  a-t-il  donc  de  permis  ici?  demanda  Dantès. — 
Une  meilleure  nourriture  en  payant ,  la  promenade  , 
et  quelquefois  des  livres.  —  Je  n" ai  pas  besoin  de 
livres ,  je  n'ai  aucune  envie  de  me  promener  et  je 
trouve  ma  nourriture  bonne  ;  ainsi  je  ne  veux  qu'une 
(lîose,  Aoir  le  j:^ouvorneur.  —  Si  vour;  m'ennuyezàme 
répéter  toujours  la  même  chose  ,  dit  le  geôlier  ,  je  ne 
vous  apporterai  plus  à  manger. — Kh  bien  !  dit  Dantès, 
si  tu  ne  m'apportes  plus  à  mangrr  ,  je  mourrai  de 
fiim,  voilà  tout. 

Uacccnl  avec  lequel  Dantès  prononça  ces  mots 
jirouva  au  geôlier  que  son  prisonnier  serait  heureux 
d2  mourir:  aussi,  comme  tout  prisonaier.  de  compte 
fait,  rapporte  dix  sous  à  peu  près  par  jour  à  son 
geôlier .  celui  de  Dantès  envisagea  le  déScit  qui  ré- 
sulterait pour  lui  de  sa  mort,  et  reprit  d'un  ton  plus 
adouci  : 

—  Écoutez  :  ce  que  vous  désirez  Là  est  impossible  ; 
ne  le  demandez  donc  pas  davantage  ,  car  il  est  sans 
exemple  que.  sur  sa  demande,  ic  gouverneur  soit  venu 
dans  la  chambre  d'un  prisonnier,  seulement .  soyez 
bien  sage,  on  vous  permettra  la  promenade  ,  et  il  est 
[)0ssible  qu'un  jour,  pendant  que  vous  vous  promène- 
rez, le  gouverneur  passera  :  alors  vous  l'interrogerez, 
et,  s'il  veut  vous  répondre  ,  c"la  le  regarde.  —  Mais  , 
dit  Dantès,  combien  de  temps  puis-je  attendre  ainsi 
sans  que  ce  hasard  se  présente?  —  Ah  dame  !  dit  le 
geôlier,  un  mois,  trois  mois,  six  mois,  un  an  peut-être. 

—  C'est  trop  long,  dit  Dantès,  je  veux  le  voir  tout  de 
suite.  —  Ah  !  dit  le  geôlier,  ne  vous  absorbez  pas  ainsi 
dans  un  seul  désir  impossible,  ou  avant  quinze  jours 

"""  serez  fou.  —  Âh  !  tu  crois  .'  dit  Danles.  —  Oui, 
i^'if  c'est  toujours  aicsi  que  commence  la  folie  ,  nous 


—  103  — 

en  ayons  un  exemple  ici  :  c'est  en  oflFrant  sans  cesse 
un  million  au  isrouverneur ,  si  on  voulait  le  mettre  en 
liberté,  que  le  cerveau  de  Tabbé  ([ui  habitait  cette 
chambre  avant  vous  s'est  détraqué.  —  Et  combien  y 
a-t-il  qu'il  a  quitté  cette  chambre?  — Deux  ans.  — 
On  Ta  rais  en  liberté?  —  Non  .  ou  Ta  mis  au  cachot. 
—  Écoute,  dit  Dantès,  je  ne  suis  pas  un  abbé ,  je  ne 
suis  pas  fou;  peut-être  le  dcviendrai-je.  mais  malheu- 
reusement à  cette  heure  j'ai  encore  tout  mon  bon  sens; 
je  vais  te  faire  une  autre  proposition.  —  Laquelle  ?  — 
Je  ne  t'offrirai  pas  un  million,  moi.  car  je  ne  pourrais 
pas  te  le  donner:  mais  je  t'oifrirai  centécus,  si  tu 
veux  .  la  première  fois  que  tu  iras  à  Marseille  ,  des- 
cendre jusqu'aux  Catalans  ,  et  remettre  une  b.'ttre  à 
une  jeune  fille  qu'on  appelle  Mercedes,  pas  même  une 
lettre,  deux  lignes  seulement.  —  Si  je  portais  ces  deux 
lisrnes  et  que  je  fuss?  découvert,  je  perdrais  ma  place, 
qui  est  de  mille  livres  par  an,  sans  compter  les  béné- 
fices et  la  nourriture ,  vous  voy>z  donc  bien  que  je 
serais  un  grand  imbécile  de  risquer  de  perdre  mille 
livres  pour  en  gagner  trois  cents.  —  Eh  bien  !  dit 
Dantès .  écoute  et  retiens  bien  ceci  :  si  tu  refuses  de 
prévenir  le  gouverneur  que  je  désire  lui  parier ,  si  tu 
refuses  de  porter  ds^ux  lignes  à  Mercedes  ,  ou  tout  au 
moinsdelaprévenirqucjesuisici.unjour  je  t'attendrai 
caché  derrière  ma  porte,  et  au  moment  où  lu  entreras 
je  te  briserai  la  tête  avec  cet  escabeau.  —  Des  menaces! 
s'écria  le  geôlier  eu  faisant  un  pas  en  arrière  et  en  se 
mettant  sur  la  défensive  :  décidément  la  tête  vous 
tourne  ;  l'abbé  a  commencé  comme  vous,  et  dans  trois 
jours  vous  serez  fou  à  lier,  comme  lui  ;  heureusement 
que  Ton  a  des  cachots  au  château  dif. 

Dantès  prit  lescabeau  et  il  ie  fit  tournojer  autour 
de  sa  tête. 

—  C'est  bien,  c'est. bien  !  dit  le  geôlier,  eh  bien! 


—  104  — 

puisijue  vous  le  voulez  absolument,  on  va  prévenir  le 
gouverneur.  —  A  la  bonne  heure,  dit  Dantès  en  re- 
posant son  escabeau  sur  le  sol  et  en  s'asseyant  dessus, 
la  fête  basse  et  les  yeux  hagards,  comme  s'il  devenait 
réellement  insensé. 

Le  geôlier  sortit,  et  un  instant  après  rentra  avec 
quatre  soldats  et  un  caporal. 

—  Par  ordre  du  gouverneur,  dit-il,  descendez  le 
prisonnier  un  étage  au-dessous  de  celui-ci.  —  Au 
cachot  alors?  dit  le  caporal.  —  Au  cachot  ,  il  faut 
meltre  les  fous  avec  les  fous. 

Les  quatre  soldats  s'emparèrent  de  Dantès.  qui 
touiba  dans  une  espèce  d'atonie,  et  les  suivit  sans 
résistance. 

On  lui  fit  descendre  quinze  marches,  et  on  ouvrit 
la  porte  dun  cachot  dans  lequel  il  entra  en  murmu- 
rant : 

—  Il  a  raison  ,  il  faut  meltre  les  fous  avec  les 
fous. 

La  porte  se  referma,  et  Dantès  alla  devant  lui,  les 
mains  étendues  jusqu'à  ce  qu'il  sentit  le  mur  ;  alors  il 
s'assit  dans  un  angle  et  resta  immobile,  tandis  que 
ses  yeuxs  habituant  peu  à  peu  à  l'obscurité,  commen- 
çaient à  distinguer  les  objets. 

Le  geôlier  avait  raison  :  il  s'en  fallait  de  bien  peu 
que  Dantès  ne  fût  fou. 


IX.  —  Le  soir  des  fiançailles. 

Villefort,  comme  nous  l'avons  dit.  avait  repris  le 
chemin  de  la  place  du  Grand-Cours,  et,  en  rentrant 
dans  la  maison  de  madame  de  Saint-Méran,  il  trouva 


—  105  — 

les  conviyes  qu'il  avait  laissés  à  table  passés  au  salon 
et  jir(  naiit  le  café. 

Renée  Tattendait  avec  une  iiiipalicrico  qui  éiait 
partagée  par  tout  le  reste  de  la  société.  Aussi  fut-il 
accueilli  par  une  exclamation  générale, 

—  Eh  bien,  tranchcur  de  têtes,  soutien  de  lÉtat , 
Brutus royaliste  !  sécria  lun.  qu'y  a-t-il?  voyons.  — 
Eh  bien  !  sommes-nous  menacés  d'un  nouveau  régime 
de  la  terreur  ?  demanda  l'autre.  —  Logre  de  Corse 
serait-il  sorti  de  sa  caverne?  demanda  un  troisième. 
—  Madame  la  marquise,  dit  Villeforl  s'approchant 
de  sa  future  belle-mère,  je  viens  vous  prier  de  m'ex- 
cuser  si  je  suis  forcé  de  vous  quitter  ainsi...  M.  le 
marquis  .  pourrais-je  avoir  l'honneur  de  vous  dire 
deux  mots  en  particulier  ?  —  Ah  !  mais,  c'est  donc 
réellement  grave?  demanda  la  marquise  en  remarquant 
le  nuage  qui  obscurcissait  le  front  de  Villefort.  —  Si 
grave  que  je  suis  forcé  de  prendre  congé  de  vous  pour 
quelques  jours  ;  ainsi,  continua-t-il  en  se  tournant  vers 
Renée,  voyez  s'il  faut  que  la  chose  soit  grave.  — Vous 
partez,  monsieur?  s'écria  Renée  incapable  de  cacher 
l'émotion  que  lui  causait  cette  nouvelle  inattendue. — 
Hélas!  oui,  mademoiselle,  répondit  Villefort:  il  le 
faut.  —  Et  où  allez-vous  donc?  demanda  la  mar- 
quise. —  C'est  le  secret  de  la  justice ,  madame  ; 
cependant,  si  quelqu'un  d'ici  a  des  commissions  pour 
Paris ,  j'ai  un  de  mes  amis  qui  partira  ce  soir  et 
qui  s'en  chargera  avec  plaisir. 

Tout  le  monde  se  regarda. 

—  Vous  m'avez  demandé  un  moment  d'cnlretiin  ? 
dit  le  marquis. 

—  Oui,  passons  dans  votre  cabinet,  s'il  voul  plaît. 
Le  marquis  prit  le  bras  de  Villefort  et  sortit  avec 

lui. 

—  Eh  bien  !  demanda  celui-ci  en  arrivant  dans  son 


—  106  — 

cabinet,  que  se  passe-t-il?  Parlez.  —  Des  choses  que 
je  crois  de  la  plus  haute  gravité,  et  qui  nécessitent 
mon  départ  à  1  instant  même  pour  Paris.  Maintenant, 
marquis,  excusez  lindiscrète  brutalité  de  la  question, 
avez-vous  des  rentes  sur  l'État?  —  Toute  ma  fortune 
est  en  inscriptions;  six  à  sept  cent  mille  francs,  à  peu 
près.  —  Eh  bien,  \endcz.  marquis,  \endez.  ou  vous 
êtes  ruiné.  —  Jiiais  comment  voultz->cus  que  je 
vende  dici  ?  —  Vous  avez  un  agent  île  change,  n  est-ce 
l)as  ?  —  Oui.  —  Donnez-moi  une  lettre  pour  lui,  et 
quil  vende  sans  perdre  une  minute,  sans  perdre  une 
seconde  ;  peut-être  même  arriverai-je  trop  tard.  — 
Diable  !  dit  k  marquis,  ne  perdons  pas  de  temps. 

Et  il  se  mit  à  table  et  écri\it  une  lettre  à  son  agent 
de  change,  dans  laquelle  il  lui  ordonnait  de  vendre  à 
tout  prix. 

—  Maintenant  que  j'ai  cette  lettre,  dit  Villefort  en 
la  serrant  soigneusement  dans  son  portefeuille,  il 
m'en  faut  une  autre.  —  Pour  qui  V  —  Pour  le  roi.  — 
Pour  le  roi  ?  —  Oui.  —  Mais  je  nosc  prendre  sur  moi 
d'écrire  ainsi  à  Sa  Majesté.  —  Aussi,  n'est-ce  pointa 
vous  que  je  la  demande,  mais  je  vous  charge  de  la 
demander  à  M.  de  Salvieux.  Il  faut  qu'il  me  donne 
une  lettre  à  l'aide  de  laquelle  je  puisse  pénétrer  près 
de  Sa  Majesté  sans  être  soumis  à  toutes  les  formalités 
de  demande  d'audience,  qui  peuvent  me  faire  perdre 
un  temps  précieux.  —  Mais  n'avez-vous  pas  le  garde 
des  sceaux  qui  a  ses  grandes  entrées  aux  Tuileries  et 
par  l'intermédiaire  duquel  vous  pouvez,  jour  et  nuit, 
parvenir  jusqu'au  roi  ?  —  Oui,  sans  doute,  mais  il  est 
inutile  que  je  partage  avec  un  autre  le  mérite  de  la 
nouvelle  que  je  porte.  Comprenez-^ous?  Le  garde  des 
sceaux  me  reléguerait  tout  naturellement  au  second 
rang  et  m'enlèverait  tout  le  bénéfice  de  la  chose.  Je  ne 
vous  dis  qu'une  chose ,  marquis  :  ma  carrière  est 


—  407  — 
assurée  si  j'arrive  ie  premier  aux  Tuileries,  car  j'aurai 
rendu  au  roi  un  service  qu'il  ne  lui  sera  pas  permis 
d'oublier.  —  En  ce  cas^  mon  cher,  allez  faire  vos 
paquets;  moi  jappellc  Sahieux,  et  je  lui  fais  écrire  la 
lettre  qui  doit  a  eus  servir  de  iaissiz-passcr.  —  Eicn, 
ne  perdez  pas  de  temps,  car  dans  un  quart  dheure  il 
faut  que  je  sois  en  chaise  de  poste.  —  Faites  arrêter 
votre  voiture  devant  la  porte.  —  Sans  aucun  dcutc  , 
vous  m'excuserez  aupies  de  la  marquise,  n'est-ce 
pas?  auprès  de  mademoiselle  de  Saint-Méran.  que 
je  quitte  dans  un  pareil  jour  avec  un  bien  profond 
regret.  —  Vous  les  trouverez  toutes  deux  dans  mon 
cabinet,  et  vous  pourrez  leur  faire  vos  adieux.  — 
Jierci  cent  fois,  occupez-vous  de  ma  lettre. 

Le  marquis  sonna  ;  un  laquais  parut. 

—  Dites  au  comte  de  Sal\ieux  que  jerattends.  — 
Allez  maintenant,  continua  le  niarquis  s'adressant  à 
Yillcfort.  —  Bon,  je  ne  fais  qu'aller  et  venir. 

Et  A'illefort  sertit  en  courant;  mais  à  la  porte,  il 
son^'ca  qu'un  substitut  du  procureur  du  roi  qui  serait 
\u  marchant  à  pas  précipités  risquerait  de  troubler  le 
repos  de  toute  une  ^ille:  il  reprit  donc  son  allure 
ordinaire,  et  qui  était  toute  magistrale. 

A  sa  porte  il  aperçut  dans  l'ombre  comme  un  fan- 
tôme qui  l'attendait  debout  et  immobile. 

C  était  la  belle  fille  catalane  ,  qi.i,  n'ayant  pas  de 
nouvelles  d'Edmond,  s'était  échappée  à  la  nuit  tom- 
bante du  Pharo  pour  venir  savoir  eile-méme  la  cause 
de  l'arrestation  de  son  amant. 

A  l'approche  de  Villefort  elle  se  détacha  de  la 
muraille  contre  laquelle  elle  était  appuyée  et  vint  lui 
barrer  le  cht  min.  Danlès  avait  parle  au  substitut  de 
sa  fiancée,  et  Ajercédes  n'eut  point  besoin  de  se 
nommer  pour  que  Villefort  la  reconnût.  11  fui  surpris 
de  la  beauté  et  de  la  dignité  de  cette  femme,  et, 


—  108  — 

lorsqu'elle  lui  demanda  ce  qu'était  devenu  son  amant, 
il  lui  s'.Tiibia  que  cotait  lui  l'accusé,  et qu*^ c'était  elle 
le  juge. 

—  L'homme  dont  vous  parlez,  dit  brusquement 
Villefort ,  est  un  grand  coupable,  et  je  ne  puis  rien 
faire  pour  lui,  mademoiselle. 

Mercedes  laissa  échapper  un  sanglot,  et,  comme 
Villefort  essayait  de  passer  outre,  elle  l'arrêta  une 
seconde  fois. 

— ■  Mais  où  est-il  du  moins,  deraanda-t-elle,  que  je 
puisse  m'informer  s'il  est  mort  ou  vivant  ?  —  Je  ne 
sais.  Il  ne  m'appartient  plus,  répondit  Villefort. 

Et  gêné  par  ce  regard  fin  et  cette  suppliante  atti- 
tude, il  repoussa  Mercedes  et  rentra,  refermant  vive- 
ment la  porte  comme  pour  laisser  dehors  cette  douleur 
qu'on  lui  apportait. 

Mais  la  douleur  ne  se  laisse  pas  repousser  ainsi. 
Comme  le  trait  mortel  dont  parle  Virgile,  i"homme 
blessé  l'emporte  avec  lui.  Villefort  rentra,  referma  la 
porte  ;  mais  arrivé  dans  son  salon,  les  jambes  lui 
manquèrent  à  son  tour  ;  il  poussa  un  soupir  qui  res- 
semblait à  un  sanglot,  et  se  laissa  tomber  dans  un 
fauteuil. 

Alors,  au  fond  de  ce  cœur  malade  naquit  le  premier 
germe  d'un  ulcère  mortel.  Cet  homme  qu'il  sacrifiait 
à  son  ambition,  cet  innocent  qui  payait  pour  son  père 
coupable,  lui  apparut  pâle  et  menaçant,  donnant  la 
main  à  sa  fiancée  pâle  comme  lui.  entraînant  après 
lui  le  remords,  non  pas  celui  qui  fait  bondir  le  ma- 
lade, comme  les  furieux  de  la  fatalité  antique,  mais  ce 
tintement,  sourd  et  douloureux  qui ,  à  de  certains 
moments,  frappe  sur  le  cœur  et  le  meurtrit  au  souvenir 
d'une  action  passée,  meurtrissure  dont  les  lancinantes 
douleurs  creusent  un  mal  qui  va  s'approfondissant 
toujours  jusqu'à  la  mort. 


—  109  — 

Alors  il  T  eut  dans  riime  de  cet  homme  encore  un 
instant  d'hésitation.  Déjà  jilusifurs  fois  il  avait  re- 
quis, et  cela  sans  autre  émotioi!  qir^  eo!i?  de  la  lutte 
du  juge  avec  l'accusé,  la  peine  de  mort  contre  les  pré- 
venus, et  ces  prévenus  exécutés,  grâce  à  son  éloquence 
foudroyante  qui  avait  entraîné  ou  les  juges  ou  le  jury, 
n'avaient  pas  même  laissé  un  nuage  sur  son  front,  car 
ces  prévenus  étaient  coupables,  ou  du  moins  Villefcrt 
les  croyait  tels.  Mais  cette  fois  c'était  bien  autre 
chose  :  cette  peine  de  la  prison  perpétuelle,  il  venait 
de  l'appliquer  à  un  innocent,  à  un  innocent  qui  allait 
être  heureux,  et  dont  il  détruisait  non-seulement  la 
liberté  mais  le  bonheur  :  cette  fois,  il  n'était  plus 
juge,  il  était  bourreau.. 

Et  en  songeant  à  cela.il  sentait  ce  battement  sourd 
que  nous  avons  décrit,  et  qui  lui  était  inconnu  jus- 
qu'alors, retentissant  au  fjnd  de  son  cœur  et  emplis- 
sant sa  poitrine  de  vagues  appréhensions.  C'est  ainsi 
que,  par  une  violente  souffrance  instinctive,  est  averti 
le  blessé  qui  jamais  n'approchera,  sans  trembler,  le 
doigt  de  sa  blessure  ouverte  et  saignante  avant  que  sa 
blessure  ne  soit  refermée. 

Mais  la  blessure  qu'avait  reçue  Villefort  était  de 
celles  qui  ne  se  ferment  pas.  ou  qui  ne  se  ferment  que 
pour  se  rouvrir  plus  sanglantes  et  plus  douloureuses 
qu'auparavant. 

Si,  dans  ce  moment,  la  douce  voix  de  Renée  eût 
retenti  à  son  oreille  pour  lui  demander  grâce,  si  la 
belle  Mercedes  fût  entrée  et  lui  eût  dit  :  Au  nom  du 
Dieu  qui  nous  regarde  et  qui  nous  juge,  rendez-moi 
mon  fiancé  :  oui,  ce  front,  à  moitié  plié  sous  la  néces- 
sité, s'y  fût  courbé  tout  à  fait,  et  de  ses  mains  glacées 
il  eût  sans  doute,  au  risque  de  tout  ce  qui  pouvait  en 
résulter  pour  lui,  signé  l'ordre  de  mettre  en  liberté 
Santés  :  mais  aucune  voix  ne  murmura  dans  le  si- 


—  110  — 

lence  ;  et  la  porte  ne  s'ouvrit  que  pour  donner  entrée 
au  valet  de  chambre  de  Yillefort,  qui  ^int  lui  dire  que 
les  chevaux  de  posle  étaient  à  la  calèche  de  voyage. 

yillefort  se  le^  a  ou  jiiulùt  bondit  comme  un  homme 
qui  triomphe  dune  lutte  intérieure,  courut  à  son  se- 
crétaire, versa  dans  ses  poches  tout  l'or  qui  se  trouvait 
dans  Tun  des  tiroirs,  tourna  un  instant  effaré  dans  la 
chambre,  la  main  sur  son  front,  en  articulant  des 
paroles  sans  suite;  puis  enfin,  sentant  que  son  valet 
de  chambre  venait  de  lui  poser  son  manteau  sur  les 
épaules,  il  sortit,  sélança  en  voiture  et  ordonna  dune 
voix  brève  de  toucher  rue  du  Grand-Cours,  chez  M.  de 
Saint-Méran. 

Le  malheureux  Dantès  était  condamné. 

Comme  lavait  promis  M.  de  Saint-Méran,  "Villefort 
trouva  la  marquise  et  Renée  dans  le  cabinet.  En 
apercevant  Renée,  le  jeune  homme  tressaillit;  car  il 
crut  quelle  allait  lui  demander  de  nouveau  la  liberté 
de  Dantes.  Mais,  hélas  !  il  faut  le  dire  à  la  honte  de 
notre  égoisme,  la  belle  jeune  fille  n'était  préoccupée 
que  d'une  chose  :  du  départ  de  Yillefort. 

Elle  aimait  Villefort.  Yillefort  allait  partir  au  mo- 
ment de  devenir  son  mari;  Yillefort  ne  pouvait  dire 
quand  il  reviendrait,  et  Renée,  au  lieu  de  plaindre 
î)antès.  maudit  Ihomme  qui,  par  son  crime,  la  sépa- 
rait de  son  amant. 

Que  devait  donc  dire  Mercedes  ! 

La  pauvre  Mercedes  avait  retrouvé ,  au  coin  de  la 
rue  de  la  Loge.  Fernand.  qui  l'avait  suivie  ;  elle  était 
rentrée  aux  Catalans,  et.  mourante,  désespérée,  elle 
s'était  jetée  sur  son  lit.  Devant  ce  lit  Fernand  s"étail 
mis  à  genoux,  et  pressant  sa  main  glacée,  que  31er- 
cédès  ne  songeait  pas  à  retirer,  il  la  couvrait  de  bai- 
sers brûlants  que  Bîercédès  ne  sentait  même  pas. 

Elle  passa  la  nuit  ainsi.  La  lampe  s'éteignit  quand 


— 111  — 

il  n'y  eut  plus  d'huile  :  elle  ne  vit  pas  plus  l'obscurité 
qu'elle  n'avait  vu  la  lumière,  et  le  jour  revint  sans 
qu'elle  vît  le  jour, 

La  douleur  avait  mis  devant  ses  yeux  un  handcau 
qui  ne  lui  laissait  voir  qu'Edmond. 

—  Ah,  vous  êtes  là  !  dit-elle  enfin  en  se  retournant 
du  côté  de  Fernand. 

—  Depuis  hier  je  ne  vous  ai  pas  quittée,  répondit 
Fernand  avec  un  soupir  douloureux. 

M.  Morrel  ne  s'était  pas  tenu  pour  battu  :  il  avait 
appris  qu'à  la  suite  de  son  interrogatoire  ,  Danîès 
avait  été  conduit  à  la  prison;  il  avait  alors  couru  chez 
tous  ses  amis,  il  s'était  présenté  chez  les  personnes  de 
Marseille  qui  pouvaient  avoir  de  lintJuence,  mais 
déjà  le  bruit  s'était  répandu  que  le  jeune  homme  avait 
été  arrêté  comme  agent  bonapartiste  5  et,  comme  à 
cette  époque,  les  plus  hasardeux  regardaient  comme 
un  rêve  insensé  toute  tentative  de  Napoléon  pour  re- 
monter sur  le  trône, il  n'avait  trouvé  partout  que  froi- 
deur, crainte  et  refus,  et  il  était  rentré  chez  lui  déses- 
péré, mais  avouant  cependant  que  la  position  était 
grave  et  que  personne  n'y  pouvait  rien. 

De  son  côté,  Caderousse  était  fort  inquiet  et  fort 
tourmenté  :  au  lieu  de  sortir  comme  l'avait  fait  M.  Mor_ 
rel,  au  lieu  d'essayer  quelque  chose  en  faveur  de  Dan- 
tés,  pour  lequel  d'ailleurs  il  ne  pouvait  rien,  il  s'était 
enfermé  avec  deux  bouteilles  de  vin  de  cassis  et  avait 
essayé  de  noyer  son  inquiétude  dans  l'ivresse. 

Mais,  dans  l'état  d'esprit  où  il  se  trouvait,  c'était 
trop  peu  de  deux  bouteilles  pour  éteindre  son  juge- 
ment; il  était  donc  demeuré,  trop  ivre  pour  aller 
chercher  d'autre  vin.  pas  assez  ivre  pour  que  l'ivresse 
eût  éteint  ses  souvenirs,  accoudé  en  face  de  ses  deux 
bouteilles  vides  sur  une  table  boiteuse,  et  voyant 
danser  au  reflet  de  sa  chandelle  à  la  longue  mèche  tous 


—  112  — 

ces  spectros.  qu'Hoffmann  <•)  semés  sur  ses  manuscrits 
liiHiiidf'S  r!i^  {iiiiich  comme  Tino  poij>sièro  fantastique. 

Î3ai:glais  seul  n'étuitni  tourmenté  ni  inquicL;  Uan- 
glais  même  était  joyeux;  car  il  s'était  vengé  d'un  en- 
nemi et  avait  assuré  abord  du  Pharaon  sa  place,  qu'il 
craignait  de  perdre  :  Danglars  était  un  de  ces  hommes 
de  calcul  qui  naissent  avec  une  plume  derrière  To- 
reille  et  un  encrier  à  la  place  du  cœur  ;  tout  était  pour 
lui  dans  ce  monde  soustraction  ou  multiplication,  et 
un  chiffre  lui  paraissait  hien  plus  précieui  qu'un 
homme,  quand  ce  chiffre  pouvait  augmenter  le  total 
que  cet  homme  pouvait  diminuer. 

Danglars  s'était  donc  couché  à  son  heure  ordinaire 
et  dormait  tranquillement. 

Yillefort,  après  avoir  reçu  la  lettre  de  monsieur  de 
Sa!  vieux,  embrassé  Renée  sur  les  deux  joues,  baisé  la 
main  de  madame  de  Saint-IVJéran,  et  serré  celle  du 
marquis,  courait  la  poste,  sur  la  route  d"Aix. 

Le  père  Dantès  se  mourait  de  douleur  et  d'inquié- 
tude. 

Quant  à  Edmond,  nous  savons  ce  qu'il  était  devenu. 


X.  —  Le  petit  cabiuel  des  Tuileries. 

Abandonnons  Viliefort  sur  la  route  de  Paris,  où, 
grâce  aux  triples  guides  qui!  paye,  il  brûle  le  chemin, 
et  pénétrons  à  travers  les  deux  ou  trois  salons  qui  ie 
précèdent  dans  ce  petit  cabinet  des  Tuileries,  à  la  fe- 
nêtre cintrée,  si  bien  connu  pour  avoir  été  le  cabinet 
favori  de  Napoléon  et  de  Louis  XVIII,  et  pour  être 
aujourd'hui  celui  du  roi  Louis-Philippe. 

Là,  dans  ce  cabinet,  assis  devant  une  table  de  noyer 


—  113  — 

qu'il  avait  rapportés  de  Hartwell,  et  que.  par  une  de 
ces  manies  familières  aux  grands  personnages,  ii  af- 
fectionnait tout  particulièrement,  le  roi  Louis  XVIH 
écoutait  assez  légèrement  un  homme  de  cinquante  à 
cinquante  deux  ans,  à  cheveux  gris,  à  la  figure  aristo- 
cratique, à  la  mise  scrupuleuse,  tout  en  notant  à  la 
marge  un  volume  d'Horace,  édition  deGryphius,  assez 
incorrecte  quoique  estimée,  et  qui  prêtait  beaucoup 
aux  sagaces  observations  philosophiques  de  Sa  Ma- 
jesté. 

—  Vous  dites  donc,  monsieur  ?  dit  le  roi.  —  Que 
je  suis  on  ne  peut  plus  inquiet,  sire.  —  Vraiment, 
auriez-vous  vu  en  songe  sept  vaches  grasses  et  sept 
vaches  maigres  ?  —  Non,  sire,  car  cela  ne  nous  an- 
noncerait que  sept  années  de  fertilité  et  sept  années 
de  disette,  et  avec  un  roi  aussi  prévoyant  que  l'est 
Votre  Majesté  la  disette  n'est  pas  à  craindre.  —  De 
quel  autre  fléau  est-il  donc  question,  mon  cher  Blacas? 
—  Sire,  je  crois,  j'ai  tout  lieu  de  croire  qu'un  orage  se 
forme  du  côté  du  Midi.  —  Eh  bien,  mon  cher  duc, 
répondit  Louis  XVIII,  je  vo«s  crois  mal  renseigné, 
et  je  sais  positivement,  au  contraire,  qu'il  fait  très- 
beau  temps  de  ce  cô;ô-là. — Tout  homme  d'esprit  qu'il 
était,  Louis  XVIII  aimait  la  plaisanterie  facile,  — 
Sire,  dit  M.  de  Blacas,  ne  fût-ce  que  pour  rassurer  un 
fidèle  serviteur,  Votre  Majesté  ne  pourrait-elle  pas 
envoyer  dans  le  Languedoc,  dans  la  Provence  et  dans 
le  Dauphiné  des  hommes  sûrs  qui  lui  feraient  un  rap- 
port sur  l'esprit  de  ces  trois  provinces? —  Canimua 
surdis^  répondit  le  roi  tout  en  continuant  d'annoter 
son  Horace.  —  Sire,  répondit  le  courtisan  en  riant 
pour  avoir  l'air  de  comprendre  rhémistiche  du  poète 
de  Vénus,  Votre  Majoslé  peut  avoir  parfaitement  rai- 
son en  comptant  sur  le  bon  esprit  de  la  Fiance;  mais 
je  crains  de  ne  pas  avoir  tout  à  fait  tort  en  craignant 


—  114  — 

quelque  tentative  désespérée.  —  De  la  part  de  qui  ? — 
De  la  part  de  Bonaparte,  ou  du  moins  de  son  parti. — 
Mon  cher  Blacas.  dit  le  roi,  vous  m'empêchez  de  tra- 
vailler avec  vos  terreurs.  — Et  moi.  sire,  vous  m'em- 
pêchez de  dormir  avec  votre  sécurité.  —  Attendez, 
mon  cher,  attendez,  je  tiens  une  note  très-heureuse 
sur  le  Pastor  qutnn  trahere  ;  attendez,  et  vous  conti- 
nuerez après. 

11  se  fit  un  instant  de  silence,  pendant  lequel 
Louis  XVIII inscrivit,  d'une  écriture  qu'il  faisait  aussi 
menue  que  possible,  une  nouvelle  note  en  marge  de 
son  Horace  ;  puis,  cette  note  inscrite  : 

—  Continuez,  mon  cher  duc.  dit-il  en  se  relevant  de 
l'air  satisfait  d'un  homme  qui  croit  avoir  eu  une  idée 
lorsqu'il  a  commenté  l'idée  d'un  autre  —  Continuez, 
je  vous  écoule.  —  Sire,  dit  Blacas  qui  avait  eu  un  in- 
stant l'espoir  de  confisquer  Villefort  à  son  profit,  je 
suis  forcé  de  vous  dire  que  ce  ne  sont  point  de  sim- 
ples bruits  dénués  de  fondement,  de  simples  nouvelles 
en  l'air,  qui  m'inquiètent.  C'est  un  homme  bien  pen- 
sant, méritant  toute  ma  confiance,  et  chargé  par  moi 
de  surveiller  le^^iidi,  le  duc  hésita  en  prononçant  ces 
mots,  qui  arrive  en  posic  pour  me  dire  :  Un  grand 
péril  menace  le  roi.  Alors,  je  suis  accouru,  sire.  — 
Mula  ducis  avi  dominn_.  continua  Louis  XVIII  en  an- 
notant. —  "Votre  majesté  m"ordonne-t-e!le  de  ne  plus 
insister  sur  ce  sujet? —  Non.  mon  cher  duc,  mais 
allongez  la  main.  —  Laquelle?  Celle  que  vous  vou- 
drez, là-bas  à  gauche.  —  Ici,  sire?  —  Je  vous  dis  à 
gauche  et  vous  cherchez  à  droite  ;  c'est  h  ma  gauche 
que  je  veux  dire  :  là,  vous  y  êtes,  vous  devez  trouver 
le  rapport  du  ministre  de  la  police  en  date  d'hier... 
mais,  tenez,  voici  M.Dandré  lui-même...  n'est-ce  pas. 
vous  dites  'SI.  Dandié?  interrompit  Louis  XVIII  s'a- 
dressant  à  l'huissier  qui  venait  eu  effet  d'annonceiia 


—  115  — 
ministre  de  la  police.  —  Oui,  sire.  M,  le  baron  Dan- 
dré.  reprit  Thuissier.  —  C'est  juste,  biron.  reprit 
Louis  XVIÏI  avec  un  imperceptible  sourire  ;  entrez, 
baron,  et  racontez  au  duc  ce  que  vous  savez  de  plus 
récent  sur  31.  de  Bonaparte.  Ne  nous  dissimulez  rien 
de  la  situation,  quelque  grave  qu'elîe  soit.  Voyons, 
rUe  d"Elbe  est-elle  un  volcan,  et  allons-nous  en  voir 
sortir  la  guerre  toute  flamboyante  et  tout  hérissée, 
hclla,,  horridn  bella  ? 

5î.  Bandré  se  balança  fort  gracieusement  sur  le 
dos  d"un  fauteuil  auquel  il  appuyait  ses  deux  mains 
et  dit: 

—  Votre  Majesté  a-t-cUe  bien  voulu  consulter  le 
rapport  dhier?  —  Oui.  oui;  mais  dites  au  comte  lui- 
même,  qui  ne  peut  le  trouver,  ce  que  contenait  es  rap- 
port; détaillez-lui  ce  que  fait  lusurpafeur  dans  son 
île.  —  ^.îonsieur.  dit  le  baron  au  comte,  tous  les  ser- 
viteurs de  Sa  Majesté  doivent  s'applaudir  des  nouvelles 
récentes  qui  nous  parviennent  de  lile  d'Elbe.  Bona- 
Darte... 

5î.  Dandré  regarda  Louis  XVîlI.  qui.  occupé  d'é- 
crire une  note,  ne  leva  pas  même  la  tète. 

—  Bonaparte,  continua  le  baron,  s'ennuie  mortelle- 
ment; il  passe  des  journées  entières  à  regarder  tra- 
vailler ses  mineurs  de  Porto-Lonjronc-.— Et  il  se  gratte 
pour  se  distraire,  dit  le  roi.  —  11  se  gratte  !  demanda 
le  comte,  que  veut  dire  Votre  3îajesté  ?  —  Eh  oui. 
mou  cher  comte,  oubliez-vous  donc  que  ce  grand 
homme,  cehé.'os.  ce  demi-dieu  est  atteint  d'une  ma- 
ladie de  peau  qui  le  dévore  !  pnnifjo.  —  11  y  a  plus, 
monsieur  le  comte,  continua  le  ministre  de  la  police, 
nous  sommes  à  peu  près  sûrs  que  dans  peu  de  temps 
l'usurpiteur  sera  fou.  —  Fou?  —  Fou  à  lier  :  sa  tète 
s'affaiblit,  tantôt  il  pleuie  à  chaudes  larmes,  tantôt  il 
rit  à  gorge  déployée  ;  d'autres  fois,  il  passe  des  heures 


—  116  — 

sur  le  rivage  à  jeter  des  cailloux  dans  l'eau,  et  lorsque 
le  eaillou  a  fait  cinq  ou  six  ricochets,  il  paraît  aussi 
satisfait  que  s'il  avait  gagné  un  autre  Marengo  ou  un 
nouvel  Austerlitz  :  voilà,  vous  en  conviendrez,  des 
signes  de  folie.  —  Ou  de  sagesse,  monsieur  le  baron, 
ou  de  sagesse,  dit  Louis  XVIII  en  riant;  c'était  en 
jetant  des  cailloux  à  la  mer  que  se  récréaient  les  grands 
capitaines  de  l'antiquité;  voyez Plutarque,  à  la  vie  de 
Scipion  l'Africain. 

M.  de  Blacas  demeura  rêveur  entre  ces  deux  insou- 
ciances, Villefort,  qui  n'avait  pas  voulu  tout  lui  dire 
pour  qu'un  autre  ne  lui  enlevât  point  le  bénéfice  tout 
entier  de  son  secret,  lui  en  avait  dit  assez  cependant 
pour  lui  donner  de  graves  inquiétudes. 

—  Allons,  allons,  Dandré.  dit  Louis  XVIII,  Blacas 
n'est  point  encore  convaincu;  passez  à  la  conversion 
de  l'usurpateur. 

—  Conversion  do  l'usurpateur  !  murmura  le  comle, 
regardant  le  roi  et  Dandré,  qui  alternaient  comme 
deux  bergers  de  Virgile.  L'usurpateur  est-il  converti  ? 

—  Absolument,  mon  cher  comte.  —  Mais  converti  à 
quoi?  —  Aux  bons  princip.  s  ;  expliquez-cela,  baron. 

—  Voici  ce  que  c'est.  M.  le  comte,  dit  le  ministre 
avec  le  plus  grand  sérieux  du  monde  :  dernièrement 
Napoléon  a  passé  une  revue,  et  comme  deux  ou  trois 
de  ses  vieux  grognards,  comme  il  les  appelle,  mani- 
festaient le  désir  de  revenir  en  France,  il  leur  a  donné 
leur  congé  en  les  exhortant  à  servir  leur  bon  roi;  ce 
furent  ses  propres  paroles.  M.  le  comte,  j'en  ai  la 
certitude.  —  Eh  bien?  Blacas,  qu'en  pensez- vous? 
ditlo  roi  triomphant,  en  cessant  un  instant  de  com- 
puls;-r  le  scolia^te  volumineux  ouvert  devant  lui.  — 
Je  dis,  sire,  que  le  ministre  de  la  police  ou  moi 
nous  nous  trompons  ;  mais  comme  il  est  impossible 
que  ce  soit  le  ministre  de  la  police,  puisqu'il  a  en  garde 


—  117  — 

le  salut  et  l'honneur  de  Votre  Majesté,  il  est  probable, 
que  c'est  moi  qui  fais  erreur.  Cependant,  sire,  à  la 
place  de  Votre  Majesté,  je  voudrais  interroger  la  per- 
sonne dont  je  lui  ai  parlé  ;  j'insisterai  même  pour 
que  Votre  Majesté  lui  fasse  cet  honneur.  —  Volon- 
tiers, comte,  sous  vos  auspices  je  recevrai  qui  vous 
voudrez  ;  mais  je  veux  le  recevoir  les  armes  en  main. 
M.  le  ministre,  avcz-vous  un  rapport  plus  récent  que 
celui-ci  ?  car  celui-ci  a  déjà  la  date  du  20  février,  et 
nous  sommes  au  3  mars?  —  Non,  sire,  mais  j'en  at- 
tendais un  d'heure  en  heure.  Je  suis  sorti  depuis  le 
malin,  et  peut-être  pendant  mon  absence  est-il  arrivé. 
—  Allez  à  la  préfecture,  et  s'il  n'y  en  a  pas,  eh  bien, 
eh  bien,  continua  en  riant  Louis  XVIIl.  faites-en  un  ; 
n'est-ce  pas  ainsi  que  cela  se  pratique  !  —  Oh  !  sire, 
dit  le  ministre.  Dieu  merci,  sous  ce  rapport,  il  n'est 
besoin  de  rien  inventer;  chaque  jour  on  encombre 
nosbureauxdesdénonciations  les  plus  circonstanciées, 
lesquelles  proviennent  d'une  foule  de  pauvres  hères 
qui  espèrent  un  peu  de  reconnaissance  pour  les  ser- 
vices qu'ils  ne  rendent  pas,  mais  qu'ils  voudraient 
rendre.  Ils  placent  sur  le  hasard,  et  ils  espèrent  une 
espèce  de  réalité  à  leurs  prédictions.  —  C'est  bien, 
allez,  monsieur,  dit  Louis  XVIII,  et  songez  que  je  vous 
attends.  —  Je  ne  fais  qu'aller  et  venir,  sire,  dans  dix 
minutes  je  suis  de  retour.  —  Et  moi.  sire,  dit  M.  de 
Blacas,  je  vais  chercher  mon  messager.  —  Attendez 
donc,  attendez  donc,  dit  Louis  XVÏII.  En  vérité,  Bla- 
cas. il  faut  que  je  vous  change  vos  armes:  je  vous 
donnerai  un  aigle  aux  vols  éployés,  tenant  entre  ses 
serres  une  proie  qui  essaye  vainement  de  lui  échap- 
per, avec  cette  divise  :  Tenax.  —  Sire,  j'écoute,  dit 
M.  de  Blacas,  se  rongeant  les  poings  d'impatience. — 
Je  voulais  vous  consulter  sur  ce  passage  t  Molli  fugies 
anhiletti,,  vous  savez,  il  s'agit  du  cerf  qui  fuit  devant 
J.  8 


—  418  — 

le  loup.  N'ètcs-vous  pas  chasseur  et  grand  louvetier  ? 
Comment  trouvez-vous,  à  ce  double  titre.  le  moHi 
anhiletti?  —  Admirable,  sire;  mais  mon  messager 
est  comme  le  cerf  dont  vous  parlez,  car  il  vient  de 
faire  220  lieues  en  poste,  et  cela  en  trois  jours  à 
peine.  —  Cest  prendre  bien  de  la  fatigue  et  bien  du 
souci,  mon  cher  comte,  quand  nous  avons  le  télégraphe 
qui  ne  met  que  trois  ou  quatre  heures,  et  cela  sans 
que  son  haleine  en  souffre  le  moins  du  monde.  —  Ah 
sire  !  tous  récompensez  bien  mal  ce  pauvre  jeune 
homme  qui  arrive  de  si  loin  et  avec  tant  d'ardeur 
pour  donner  à  Votre  Majesté  un  a\is  utile.  Ne  fut-ce 
que  pour  M.  de  Salvieui  qui  me  le  recommande,  re- 
cevez-le bien,  je  vous  en  supp.ie.  —  31.  de  Salvieux, 
le  chambellan  de  mon  frère?  —  Lui-même. —  En 
effet,  il  est  à  jîarscille.  —  C'est  de  là  qu'il  m'écrit. 
—  Vous  par!e-l-il  aussi  de  cette  conspiration  ? — Non, 
mais  il  me  recommande  monsieur  de  Villefort,  et  me 
charge  de  lintroduire  près  de  Votre  Majesté.  — 
M.  de  Villefort.  s'écria  le  roi:  ce  messager  s'appelle- 
t-il  donc  M.  de  Villefort?  —  Oui,  sire.  —  Et  c'est  lui 
qui  vient  de  Marseille  ?  —  En  personne.  —  Que  ne 
me  disicz-vous  son  nom  tout  de  suite?  reprit  le  roi 
en  laissant  percer  sur  son  visage  un  commencement 
d'inquiétude.  —  Sire,  je  croyais  ce  nom  inconnu  de 
Votre  Msjpsté.  —  Non  pas.  non  pas,  Biacas  ;  c'est  un 
esprit  sérieux,  élrvé,  ambitieux  surtout,  et.  pardieu, 
vous  connaissez  do  nom  son  père  ?  —  Son  père  ?  — 
Oui,  Noirtier.  —  Noirtier  le  girondin  ?  Noirtier  le 
sénateur  ?  —  Oui.  justement.  —  Et  Votre  ?.Iajesté  a 
employé  le  fils  d'un  pareil  homme  !  —  Biacas.  mon 
ami.  vous  n'y  entendez  rien  :  je  vous  ai  dit  que  Ville- 
fort  sacrifiera  (out,  rnème  son  père.  —  Alors,  sire, 
je  dois  donc  le  faire  entrer?  —  A  l'instant  même, 
comte,  où  est-il  ?  —  Il  doit  m'attendre  en  bas  dans 


—  119  — 

ma  voiture.  —  Allez  me  le  chercher.  —  J'y  cours. 

Le  comte  sortit  avec  la  vivacité  d'un  jeune  homme, 

l'ardeur  de  son  royalisme  sincère  lui  donnait  vingt 

ans. 

Louis  XVni  resta  seul,  reportant  les  yeux  sur  son 
Horace  entr' ouvert  et  murmurant  : 

Justumet  tenacempropositi  virutn, 

M.  de  Blacas  remonta  avec  la  même  rapidité  qu'il 
était  descendu  :  mais  dans  l'antichambre  il  fut  forcé 
d'invoquer  l'autorité  du  roi  :  Ihabit  poudreux  de 
Viilefort,  son  costume  où  rien  n'était  conforme  à  la 
tenue  de  cour,  avaient  excité  la  susceptibilité  de  M.  de 
Brézé:  qui  fut  tout  étonné  de  trouver  dans  ce  jeune 
homme  la  prétention  de  paraître  ainsi  vêtu  devant  le 
roi.  Mais  le  comte  leva  toutes  les  difficultés  avec  un 
seul  mot  :  ordre  de  Sa  Majesté  ;  et,  malgré  les  obser- 
vations que  continua  de  faire  le  maître  des  céré- 
monies, pour  l'honneur  du  principe,  Yillefort  fut  in- 
troduit. 

Le  roi  était  assis  à  la  même  place  où  lavait  laissé 
le  comte.  En  ouvrant  la  porte,  Yillefort  se  trouva 
juste  en  face  de  lui  :  le  premier  mouvement  du  jeune 
magistrat  fut  de  s'arrêter. 

— Entrez,  monsieur  de  Yillefort,  dit  le  roi,  entrez. 

Yillefort  salua  et  fit  quelques  pas  en  avant,  atten- 
dant que  le  roi  l'inlorrogeât. 

—  Monsieur  de  Yiilefort,  continua  Louis  XYIII, 
voici  le  comte  de  Blacas  qui  prétend  que  vous  avez 
quelque  chose  d'important  à  nous  dire.  —  Sire,  M.  le 
comte  a  raison,  et  j"espère  que  Votre  Majesté  va  le 
reconnaître  elle-même.  —  Bâbord  et  avant  toutes 
choses,  monsieur,  le  mal  est-il  aussi  grand,  à  votre 
avis,  que  l'on  veut  me  le  faire  croire  ?—  Sire,  je  le  crois 
pressant  ;  mais  grâce  à  la  diligence  que  j'ai  faite,  il 


—  120  — 

n'est  pas  irréparable,  je  l'espère. — Parlez  longue- 
ment si  vous  le  voulez,  monsieur,  dit  le  roi,  qui  com- 
mençait à  se  laisser  aller  lui-même  à  l'émotion  qui 
avait  bouleversé  le  visage  de  M.  de  Blacas  et  qui 
altérait  la  voix  de  Villefort.  parlez,  et  surtout  com- 
mencez par  le  commencement  :  j'aime  l'ordre  en  toutes 
choses.  —Sire,  dit  Villefort.  je  ferai  à  Votre  Majesté 
un  rapport  fidèle;  mais  je  la  prierai  cependant  de 
ra'eicuser  si  le  trouble  où  je  suis  jette  quelque  ob- 
scurité dans  mes  paroles. 

Un  coup  d'oeil,  jeté  sur  le  roi  après  cet  exorde  insi- 
nuant assura  Villefort  de  la  bienveillance  de  son  au- 
guste auditeur,  et  il  continua  : 

—  Sire,  je  suis  arrivé  le  plus  rapidement  possible  à 
Paris  pour  apprendre  à  Votre  Majesté  que  j'ai  décou- 
vert dans  le  ressort  de  mes  fonctions,  non  pas  un  de 
ces  complots  vulgaires  et  sans  conséquences,  comme  il 
s'en  trame  tous  les  jours  dans  les  derniers  rangs  du 
peuple  et  de  l'armée,  mais  une  conspiration  véritable, 
une  tempête  qui  ne  menace  rien  moins  que  le  trône  de 
Votre  Majesté.  Sire,  l'usurpateur  arme  trois  vaisseaux; 
il  médite  quelque  projet,  insensé  peut-être,  mais 
peut-être  aussi  terrible  tout  insensé  qu'il  est.  A  cette 
heure,  il  doit  avoir  quitté  l'île  d'Elbe,  pour  aller  où? 
je  l'ignore  ,  mais  à  coup  sûr  pour  tenter  une  descente 
soit  à  Naples,  soit  sur  les  côtes  de  Toscane,  soit  même 
en  France.  Votre  Majesté  n'ignore  pas  que  le  souve- 
rain de  l'île  d'Elbe  a  conservé  des  relations  avec  l'Italie 
et  avec  la  France.  —  Oui .  monsieur,  je  le  sais,  dit  le 
roi  fort  ému.  et  dernièrement  encore  on  a  eu  avis  que 
des  réunions  bonapartistes  avaient  lieu  rue  Saint- 
Jacques,  mais  continuez,  je  vous  prie;  comment avez- 
vous  eu  ces  détails  ?  —  Sire  .  il  résulte  d'un  interro- 
gatoire que  j'ai  fait  subir  à  un  homm.^  dcMars.rllieque 
depuis  longtemps  je  surveillais  et  que  j'ai  fait  arrêter 


—  121  — 

le  jour  inômc  de  mon  d(^part  ;  cet  hoinm?!.  marin  lur- 
hulenl  et  d'un  bonr.parlismo  qui  mï'tait  suspect,  a 
été  secrètement  à  IHe  d  Elbe  ;  ii  y  a  vu  le  grand  ma- 
réchal, qui  l'a  chargé  d'une  mission  verbale  pour  un 
bonapartiste  de  Paris  dont  je  n'ai  jamais  pu  lui  faire 
dire  le  nom  ;  mais  cette  mission  était  de  charger  ce 
bonapartiste  de  préparer  les  esprits  à  un  retour  (  re- 
marquez que  c'est  l'interrogatoire  qui  parle,  sire,)  à 
un  retour  qui  ne  peut  manquer  d'être  prochain.  — 
Et  où  est  cet  homme  ?  demanda  Louis  XVÎII.  —  En 
prison,  sire.  —  Et  la  chose  vous  a  paru  grave  ?  —  Si 
grave  ,  sire ,  que  cet  événement  m"ayant  surpris  au 
milieu  d'une  fêle  de  famille ,  le  jour  même  de  mes 
fiançailles,  j'ai  tout  quitté,  fiancée  et  amis,  tout  remis 
à  un  autre  temps  pour  venir  déposer  aux  pieds  de 
Votre  Majesté  et  les  craintes  dont  j'étais  atteint,  et 
l'assurance  de  mon  dévouement.  —  C'est  vrai ,  dit 
Louis  XVIÎl ,  n'y  avait-il  pas  un  projet  d'union  enlie 
vous  et  mademoiselle  de  Saint-Méran? — La  fille  d'un 
des  plus  célèbres  serviteurs  de  Votre  Majesté.  —  Oui, 
oui  ;  mais  revenons  à  ce  complot,  M.  de  Villefort.  — 
Sire,  j'ai  peur  que  ce  ne  soit  plus  qu'un  complot ,  j'ai 
peur  que  ce  ne  soit  une  conspiration.  —  Une  conspi- 
ration dans  ces  temps-ci,  dit  Louis  XVIII  en  souriant, 
est  chose  facile  à  méditer  mais  plus  difficile  à  conduire 
à  son  but  par  cela  même  que.  rétabli  d'hier  sur  le 
trône  de  nos  ancêtres,  nous  avons  les  yeux  ouverts 
à  la  fois  sur  le  passé,  sur  le  présent  et  sur  l'avenir  ; 
depuis  dix  mois  mes  ministres  redoublent  de  sur- 
veillance, pour  que  le  littoral  de  la  Méditerranée  soit 
bien  gardé.  Si  Bonaparte  descendait  à  Naples,  la  coa- 
lition tout  entière  serait  sur  pied  avant  sculemint  qu'il 
fût  à  Piombino  :  s'il  descendait  en  Toscane,  il  mettrait 
le  pied  en  pays  ennemi;  s'il  descend  en  France,  ce 
sera  avec  une  poignée  d'hommes,  et  nous  en  viendrons 


—  122  — 

facilement  à  bout ,  exécré  comme  il  l'est  par  la  popu- 
lation. Rassurez-vous  donc,  monsieur;  mais  ne  comp- 
tez pas  moins  sur  notre  reconnaissance  royale. 

—  Ah  !  voici  M.  Dandré,  s"écria  le  comte  de  Blacas. 

En  ce  moment  parut  en  effet  sur  le  seuil  de  la  porte 
M.  le  ministre  de  la  police,  pâle,  tremblant,  et  dont 
le  regard  vacillait  comme  s'il  eût  été  frappé  d'un 
éblouissement. 

Villefort  fit  un  pas  pour  se  retirer,  mais  un  serre- 
ment de  main  de  M.  de  Blacas  le  retint. 


XI.  —  l'ogre  de  Corse. 

Louis  XVIII ,  à  l'aspect  de  ce  visage  bouleversé . 
repoussa  ^iolemmenl  la  table  devant  laquelle  il  se 
trouvait.  —  Qu'avez- vous  donc.  M.  le  baron?  sécria- 
t-il.  vous  paraissez  tout  bouleversé  :  ce  trouble,  cette 
hésitation,  ont-ils  rapport  à  ce  que  disait  M.  de  Blacas, 
et  à  ce  que  confirmait  M.  de  Yillcforl? 

De  son  cûté,  M.  de  Blacas  s'approchait  vivement  du 
baron  ;  mais  la  terreur  du  courtisan  empêchait  de 
triompher  l'orgueil  de  l'homme  dÉlal  :  en  effet ,  en 
pareille  circonstance,  il  était  bien  autrement  avanta- 
geux pour  lui  d'être  humilié  par  le  préfet  de  police  que 
de  l'humilier  sur  un  pareil  sujet.  —  Sire...  balbutia 
le  baron.  —  Eh  bien,  voyous?  dit  Louis  XTIIl. 

Le  ministre  de  la  police .  cédant  alors  à  un  mouve- 
ment de  désespoir,  alla  se  précipiter  aux  pieds  de 
Louis  XYIII ,  qui  recula  d'un  pas  en  fronçant  le 
sourcil. 

—  Parlerez-vous?  dit-il.  —  Oh  !  sire,  quel  affreux 
malbeur  !  suis-je  assez  à  plaindre  ?  je  ne  m'en  conso- 


—  193  — 

lerai  jamais  !  —  Monsieur,  dit  Louis  XVIII,  je  vous 
ordonne  de  parler.  —  Eh  bien.  sire,  l'usurpateur  a 
quitté  l'île  dElbe  le  26  février,  et  a  débarqué  le 
le'  mars.— Où  cela  ?  en  Italie  ?  demanda  viAement  le 
roi.  —  En  France,  sire,  dans  un  petit  port  près  d'An- 
tibes,  au  golfe  Juan.  —  L'usurpateur  a  débarqué  en 
France,  près  d'Antibes.  au  ^olfe  Juan,  à  deux  cent 
cinquante  lieues  de  Paris,  le  i"  mars,  et  vous  appre- 
nez cette  nouvelle  aujourd'hui  seulement  5  mars!... 
Eh  !  monsieur,  ce  que  vous  me  dites  là  est  impossible  : 
on  vous  aura  fait  un  faux  rapport,  ou  vous  êtes  fou. 
—  Hélas  !  sire,  ce  n'est  que  trop  vrai  ! 

Louis  XVÎII  fit  un  geste  indicible  de  colère  et  d'ef- 
froi ,  et  se  dressa  tout  debout ,  comme  si  ce  coup 
imprévu  l'avait  frappé  en  même  temps  au  cœur  et  au 
visage. 

—  En  France  !  s'écrîa-t-il,  l'usurpateur  en  France  ! 
Mais  on  ne  veillait  donc  pas  sur  cet  homme  ?  mais  qui 
sait  ?  on  était  donc  d'accord  avec  lui  !  —  Oh  !  sire  , 
s'écria  le  comte  de  Blacas  ,  ce  n'est  pas  un  homme 
comme  M.  Dandré  que  l'on  peut  accuser  de  trahison. 
Sire,  nous  étions  tous  aveugles,  et  le  ministre  de  la 
police  a  partagé  l'aveuglement  général,  voilà  tout.  — 
Mais...  dit  Villefort;  puis  s'arrètant  tout  à  coup  ; 
Ah!...  pardon...  pardon...  sire,  fit-il  en  sinclinant, 
mon  zèle  m'emporte...  que  Votre  STajesté  daigne 
m'excuser.  —  Parlez,  monsieur,  parlez,  parlez  hardi- 
ment, dit  Louis  XVIII  ;  vous  seul  nous  avez  prévenu 
du  mal,  aidez-nous  à  y  chercher  remède  !  —  Sire,  dit 
Villefort,  l'usurpateur  est  détesté  dans  le  Midi  ;  il  m« 
semble  que  s'il  se  hasarde  dans  le  Midi,  on  peut  faci- 
lement soulever  contre  lui  la  Provence  et  le  Langue- 
doc—Oui,  sans  doute,  dit  le  ministre,  mais  il 
s'avance  par  Gap  etSisteron.— 11  s'avance  !  il  s'avance, 
dit  Louis  XVIII  ;  il  marche  donc  sur  Paris  ? 


—  124  — 

Le  ministre  de  la  police  garda  un  silence  qui  équi- 
valait au  plus  complet  aveu. 

—  Et  le  Dauphiné,  monsieur,  demanda  le  roi  à  Ville- 
fort,  croyez-vous  qu'on  puisse  le  soulever  comme  In 
Provence  V — Sire,  je  suis  fâché  de  dire  à  Votre  Majesté 
une  vérité  cruelle  ;  maislesprit  du  Dauphiné  est  loin 
de  valoir  celui  de  la  Provence  et  du  Languedoc.  Les. 
monlagnards  sont  bonapartistes,  sire. — Allons,  mur- 
mura Louis  XVI'I,  il  était  bien  renseigné.  Et  combi(  n 
d'hommes  a-t-ii  avec  lui  !  —  Sire,  je  ne  sais,  dit  le 
ministre  de  la  police.  —  Comment,  vous  ne  savez  ! 
Vous  avrz  cublié  de  vous  infoimer  de  cette  circci:- 
stance?  Il  est  vrai  qu'elle  est  de  peu  d'importance, 
ajouta-t-il  avec  un  sourire  écrasant.— Sire,  je  ne  pou- 
vais m'en  informer:  la  dépêche  portait  simplement 
lannonce  du  débarquement  et  de  la  route  prise  par 
l'usurpateur.  —  Et  comment  donc  vous  est  parvenue 
cette  dépêche  ?  demanda  le  roi. 

Le  ministre  baissa  la  tête,  et  une  vive  rougeur  en- 
vahit son  front. 

—  Par  le  télégraphe,  sire.  ba!butia-t-il. 

Louis  XVIII  fit  un  pas  en  avant  et  croisa  les  bras 
comme  eût  fait  Xapoléon. 

—  Ainsi,  dit-il,  palissant  de  colère,  sept  armées 
coalisées  auront  renversé  cet  homme;  un  miracle  du 
ciel  m'aura  replacé  sur  le  trône  de  mes  pères  après 
vingt-cinq  ans  d'exil;  j'aurai,  pendant  ces  vingt-cinq 
ans,  étudié,  sondé,  analysé  les  hommes  et  les  choses 
de  cette  France  qui  m'était  promise,  pour  qu'arrivé 
au  but  de  tous  mes  vœux,  une  force  que  je  tenais  entre 
mes  mains  éclate  et  me  brise  !  —  Sire,  c'est  de  la  fa- 
talité, murmura  le  ministre,  sentant  qu'un  parti! 
poids,  léger  pour  le  destin,  sufiisait  à  écraser  un 
homme.  —  3Iais  ce  que  disaient  de  nous  nos  ennemis 
est  donc  vrai  :  Rien  appris,  rien  cublié  !  Si  j'étais 


—  125  — 
trahi  opjme  îiii.  encore,  je  m'en  consolerais;  mais 
être  au  milieu  des  gens  élevés  par  moi  aui  ùigujlés, 
qui  devaient  veiller  sur  moi  plus  précieusement  que 
sur  eux-mêmes?  car  ma  fortune  c'est  la  leur  :  avant 
moi.  ils  n'étaient  rien  ;  après  moi,  ils  ne  seront  rien. 
Et  périr  misérablement  par  incapacité  ,  par  ineptie: 
ah  !  oui,  monsieur,  vous  avez  bien  raison  ,  c'est  de  la 
fatalité. 

Le  ministre  se  tenait  courbé  sous  cet  effrayant  ana- 
thème;  M.  de  Blacas  essuyait  son  front  couvert  de 
sueur  :  Villefort  souriait  intérieurement,  car  il  sentait 
grandir  son  importance. 

—  Tomber,  continuait  Louis  XVII I,  qui  du  pre- 
mier coup  d'oeil  arait  sondé  le  précipice  où  penchait 
la  monarchie,  tomber  et  apprendre  sa  chute  par  le 
télégraphe  !  Oh  !  j'aimerais  mieux  monter  sur  lécha- 
faud  de  mon  frère  Louis  XVI  que  de  descendre  ainsi 
l'escalier  des  Tuileries,  chassé  par  le  ridicule...  le 
ridicule,  monsieur,  vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  en 
France,  et  cependant  vous  devriez  le  savoir.  —  Sire, 
sire,  murmura  le  ministre,  par  pitié  !...— Approchez, 
M.  de  Villefort.  continua  le  roi  en  s'adressaut  au 
jeune  homme,  qui  debout,  immobile  et  en  arrière 
considérait  la  marche  de  cette  conversation  où  flottait 
éperdu  le  destin  d'un  royaume,  approchez,  et  dites  à 
monsieur  qu'on  pouvait  savoir  d'avance  tout  ce  qu'il 
n'a  pas  su.  —  Sire,  il  était  matériellement  impossible 
de  deviner  des  projets  que  cet  homme  cachait  à  tout  le 
monde.  —  Matériellement  impossible  !  oui,  voilà  un 
grand  mot,  monsieur;  malheureusement  il  en  est  des 
grands  mots  comme  des  grands  hommes,  je  les  ai 
mesurés.  Matériellement  impossible  à  un  ministre, 
qui  a  une  administration,  des  bureaux,  des  agents, 
des  mouchards,  des  espions,  et  quinze  cents  mille 
francs  de  fonds  secrets,  de  savoir  ce  qui  se  passe  à 


—  126  — 
soixante  lieues  des  côtes  de  France  ?  Eh  bien,  tenez, 
voici  monsieur,  qui  n'avait  aucune  de  ces  ressources 
à  sa  disposition,  voici  monsieur,  simple  magistrat, 
qui  en  savait  plus  que  vous  avec  toute  votre  police,  et 
qui  eût  sauvé  ma  couronne  s'il  eût  eu,  comme  vous,  le 
droit  de  diriger  un  télégraphe. 

Le  regard  du  ministre  de  la  police  se  tourna  avec 
une  expression  de  profond  dépit  sur  Villefort,  qui  in- 
clina la  tète  avec  la  modestie  du  triomphé. 

—  Je  ne  dis  pas  cela  pour  vous.  Blacas,  continua 
Louis  XVIII,  car  si  vous  n'avez  rien  découvert,  vous 
au  moins,  avez-vous  eu  le  bon  esprit  de  persévérer 
dans  votre  soupçon  :  un  autre  que  vous  eût  peut-être 
considéré  la  révélation  de  Villefort  comme  insigni- 
fiante, ou  bien  encore  suggérée  par  une  ambition  vé- 
nale. 

Ces  mots  faisaient  allusion  à  ceux  que  le  ministre 
de  la  police  avait  prononcés  avec  tant  de  confiance 
une  heure  auparavant. 

Villefort  comprit  le  jeu  du  roi.  Un  autre  peut-être 
se  sefait  laissé  emporter  par  l'ivresse  de  la  louange  ; 
mais  il  craignait  de  se  faire  un  ennemi  mortel  du  mi- 
nistre de  la  police,  bien  qu'il  sentît  que  celui-ci  était 
irrévocablement  perdu.  En  effet,  le  ministre  qui  n'a- 
vait pas.  dans  la  plénitude  de  sa  puissance,  su  devi- 
ner le  secret  de  Napoléon,  pouvait  dans  les  convul- 
sions de  son  agonie,  pénétrer  celui  de  Villefort  :  il  ne 
lui  fallait  pour  cela  qu'interroger  Dantès.  Il  vint  donc 
en  aide  au  ministre  au  lieu  de  l'accabler. 

—  Sire,  dit  Villefort,  la  rapidité  de  l'événement 
doit  prouver  à  Votre  Majesté  que  Dieu  seul  pouvait 
l'enipccher  en  soule\antune  tempête;  ce  que  Votre 
Majesté  croit  de  ma  part  l'effet  d'une  profonde  per- 
spicacité est  dû  purement  et  simplement  au  hasard  ; 
j'ai  profilé  de  ce  hasard  en  serviteur  dévoué,  voilà 


—  127  — 

tout.  Ne  m'accordez  pas  plus  que  je  ne  mérite,  sire, 
pour  ne  revenir  jamais  sur  la  première  idée  que  vous 
aurez  conçue  de  moi. 

Le  ministre  de  la  police  remercia  le  jeune  homme 
par  un  regard  éloquent.  Yilleforl  comprit  qu'il  avait 
réussi  dans  son  projet,  c'est-à-dire  que.  sans  rien 
perdre  de  la  reconnaissance  du  roi.  il  venait  de  se 
faire  un  ami  sur  lequel,  le  cas  échéant,  il  pouvait 
compter. 

—  C'est  bien,  dit  le  roi.  Et  maintenant,  messieurs, 
continua-t-il  en  se  retournant  vers  M.  de  Blacas  et 
vers  le  ministre  de  la  police,  je  n'ai  plus  besoin  de 
TOUS,  et  vous  pouvez  vous  retirer  :  ce  qui  reste  à  faire 
est  du  ressort  du  ministre  de  la  guerre.  —  Heureu- 
sement, sire,  dit  M.  de  Blacas.  que  nous  pouvons 
compter  sur  l'armée  :  Votre  I^îajcsté  sait  combien 
tous  les  rapports  nous  la  peignent  dévouée  à  votre 
gouvernement— Ne  me  parlez  pas  de  rapports  :  main- 
tenant, comte,  je  sais  la  confiance  que  l'on  peut  avoir 
en  euï.  Eh  !  mais,  à  propos  de  rapports^  M.  ie  barou, 
qu'avez-vous  appris  de  nouveau  sur  Taffaire  de  la 
rue  Saint-Jacques?  —  Sur  TafiFaire  de  la  rue  Sainl- 
Jacques,  s'écria  Villefort  ne  pouvant  retenir  une  eicla- 
mation.  —  Pardon,  sire,  dit-il,  mon  dévouement  à 
Votre-HIajesté  me  fait  sans  cesse  oublier,  non  le  res- 
pect que  j'ai  pour  elle,  ce  respect  est  trop  profondé- 
ment gravé  dans  mon  cœur,  mais  les  règles  de  l'éti- 
quette.—Dites  et  faites,  monsieur,  reprit  Louis  XYlll, 
vous  avez  acquis  aujourd'hui  le  droit  d'interroger.  — 
Sire,  répondit  le  ministre  de  la  police,  je  venais  jus- 
tement aujourd'hui  donner  à  Totre  Majesté  les  nou- 
veaux renseignements  que  j'avais  recueillis  sur  cet 
événement,  lorsque  l'attenlion  de  Votre  Majesté  a  été 
détournée  par  la  terrible  catastrophe  du  golfe  ;  main- 
tenant ces  renseignements  n'auraient  aucun  intérêt 


—  128  — 
pour  le  roi.  —  Au  contraire,  monsieur,  au  contraire, 
(lit  Louis  XVllT:  cet  affaire  me  semble  avoir  un  rap- 
port direct  avec  celle  qui  nous  occupe,  et  la  mort  du 
général  Quesnel  va  peut-être  nous  mettre  sur  la  voie 
d'un  grand  complot  intérieur. 
A  ce  nom  du  général  Quesnel ,  Villefort  frissonna. 

—  En  effet,  sire,  reprit  le  ministre  de  la  police, 
tout  porterait  à  croire  que  cette  mort  est  le  résultat 
non  pis  d'un  suicide  ,  comme  on  l'avait  cru  d'abord  , 
mais  d'un  assassinat;  le  général  Quesnel  sortait  à  ce 
qu'il  paraît,  d'un  club  bonapartiste  lorsqu'il  a  disparu. 
Un  homme  inconnu  était  venu  le  chercher  le  matin 
même  et  lui  avait  donné  rendez-vous  rue  Saint-Jacques: 
malheureusement,  le  valetde  cham.bre  du  général,  qui 
le  coiffait  au  moment  où  cet  inconnu  a  été  introduit 
dans  le  cabinet,  a  bien  entendu  qu'il  désignait  la  rue 
Saint-Jacques,  mais  n'a  pas  retenu  le  numéro. 

A  mesure  (jue  le  ministre  de  la  police  donnait  au 
roi  Louis  XVIII  ces  renseignements,  Villefort ,  qui 
semblait  suspendu  à  ses  lè\rcs.  rougissait  et  pâ- 
lissait. 

Le  roi  se  retourna  de  son  côté. 

—  TS"est-ce  pas  votre  avis  comme  c'est  le  mien , 
Prl.  de  Villefort,  que  le  général  Quesnel,  que  l'on  pou- 
vait croire  attaché  à  l'usurpateur,  mais  qui.  réelle- 
ment, était  tout  entier  à  moi,  a  péri  victime  d'un  guel- 
apens  bonapartiste?  —  C'est  probable,  sire,  répondit 
Villefort  ;  mais  ne  sait-on  rien  de  plus  ?  —  On  est  sur 
les  traces  de  l'homme  qui  avait  donné  le  rendez-vous. 
—  On  est  sur  ses  traces  ?  répéta  Villefort.  —  Oui ,  le 
domestique  a  donné  son  signalement  :  c'est  un  homme 
de  cinquante  à  cinquante-deux  ans  ,  brun  ,  avec  des 
yeux  noirs  couverts  d'épais  sourcils,  et  portant  mous- 
tache ;  il  était  vêtu  d'une  redingote  bleue  boutonnée, 
€t  portait  à  sa  boutonnière  une  rosette  d'officier  de  la 


—  129  — 

Légion  d'honneur.  Hier  on  a  suivi  un  individu  dont 
le  signalement  répond  exactement  à  celui  que  je  viens 
de  dire,  et  on  Ta  perdu  au  coin  de  la  rue  de  la  Jus- 
sienne  et  de  la  rue  Coq-Héron. 

Villifort  s'était  appuyé  au  dossierd'un  fauteuil  ;  car 
à  mesure  que  le  ministre  de  la  police  parlait,  il  sentait 
ses  jambes  se  dérober  sous  lui  :  mais  lorsqu'il  vit  que 
l'inconnu  avait  échappa  aux  recherches  de  l'agent  qui 
lesuivait.il  respira. 

—  Vous  chercherez  cet  homme  ,  monsieur  .  dit  le 
roi  au  ministre  de  la  police  :  car  si ,  comme  tout  me 
porte  à  le  croire,  le  général  Quesnel,  qui  nous  eût  été 
si  utile  en  ce  moment,  a  été  victime  d'un  meurtre  , 
bonapartiste  ou  non  ,  je  veux  que  ses  assassins  soient 
cruellement  punis. 

Villcfort  eut  besoin  de  tout  son  sang-froid  pour  ne 
point  trahir  la  terreur  que  lui  inspirait  cette  recom- 
mandation du  roi. 

—  Chose  étrange  !  continua  le  roi  avec  un  mouve- 
ment d'humeur,  la  police  croit  avoir  tout  dit  lorsqu'elle 
a  dit  :  un  meurtre  a  été  commis,  et  tout  fait  lorsqu'elle 
a  ajouté  .  on  est  sur  la  trace  des  coupables.  —  Sire  , 
Votre  Majesté,  sur  ce  point  du  moins,  sera  satisfaite, 
je  l'espère.  —  C'est  bien  ,  nous  verrons  :  je  ne  vous 
retiens  pas  plus  longtemps,  baron;  M.  de  Villefort, 
vous  devez  être  fatigué  de  ce  long  voyage,  allez  vous 
reposer. 

Vous  êtes  sans  doute  descendu  chez  votre  père? 
Un  éblouissement  passa  sur  les  yeux  de  Villcfort. 

—  Non  ,  sire ,  dit-il ,  je  suis  descendu  hôtel  de  Ma- 
drid .  rue  de  Tournon. —  Mais  vous  l'avez  vu?  — 
Sire,  je  me  suis  fait  conduire  tout  d'abord  chez  M.  le 
comte  de  Biac  as.  —  Mais  vous  le  verrez  .  du  moins  ? 
—  Je  ne  le  pense  pas.  sire.  —  Ah  !  c'est  juste,  dit 
Louis  XVIH  en  souriant  de  manière  à  prouver  que 


—  130  — 

toutes  ces  questions  réitérées  n'avaicut  pas  été  faites 
sans  intention,  j'oubliais  que  vous  êtes  en  froid  avec 
M.  Noirtier.  et  que  c'est  un  nouveau  sacrifice  fait  à  la 
cause  royale  et  dont  il  faut  que  je  vous  dédommage. 

—  Sire,  la  bonté  que  me  témoigne  Votre  Majesté  est 
une  récompense  qui  dépasse  de  si  loin  toutes  mes  am- 
bitions que  je  n"ai  rien  à  demander  de  plus  au  roi.  — 
N'importe,  monsieur,  et  nous  ne  vous  oublierons  pas, 
soyez  tranquille;  en  attendant  (le  roi  détacha  la  croix 
de  la  Légion  dhonncur  qu'il  portait  d'ordinaire  sur 
son  habit  bleu,  près  de  la  croix  de  Saint-Louis ,  au- 
dsssus  de  la  plaque  de  l'ordre  de  Notre-Dame-du-3îont- 
Carmel  et  de  Saint-Lazare,  et  la  donnant  ùVillefort), 
en  attendant,  dit-il ,  prenez  toujours  cette  croix.  — 
Sire,  dit  Villefort.  Yolre  Miijesté  se  trompe,  cette  croix 
est  celle  d'officier. — Ma  foi,  monsieur,  dit  Louis  XVIII, 
prenez-la  telle  qu'elle  est  ;  je  n"ai  pas  le  temps  d'en 
faire  demander  une  autre.  Blacas,  vous  veillerez  à  ce 
que  le  brevet  soit  délivré  à  M.  de  Villefort. 

Les  yeux  de  Villefort  se  mouillèrent  d'une  orgueil- 
ieuse  joie  :il  prit  la  croix  et  la  baisa. 

— Et  maintenant,  dcnianda-t-il,  quels  sont  les  ordres 
ijue  me  fait  l'honneur  de  me  donner  Votre  Siajesté? 

—  Prenez  le  repos  qui  vous  est  nécessaire  et  songez 
que,  sans  force  à  Taris  pour  me  servir,  vous  pouvez 
m'ètre  à  Marseille  de  la  plus  grande  utilité.  —  Sire , 
répondit  Villefort  en  s'inclinant.  dans  une  heure  j'au- 
rai quitté  Paris.  —  Allez  ,  monsieur,  dit  le  roi,  et  si 
je  vous  oubliais  (la  mémoire  des  rois  est  courte),  ne 
iraignez  pas  de  vous  rappcli  r  à  mon  souvenir... Mon- 
sieur le  baron,  donnez  l'ordie  qu'on  aille  chercher  le 
ministre  de  la  ^ruerre. Blacas.  restez. —  Ah!  monsieur, 
dit  le  ministre  de  la  police  à  Villefort,  en  sortant  des 
Tuileries,  nous  entrez  par  la  bonne  porte,  ol ',olre 
fortune  est  faite.  —  Sera-t-elle  longue?  murmura 


—  131  — 

Villefort,  en  saluant  le  nainistre  dont  la  carrière  était 
finie  et  en  cherchant  des  yeux  une  voiture  pour  rentrer 
chez  lui. 

Un  fiacre  passait  sur  le  quai ,  Tillefori  lui  fit  un 
signe,  le  fiacre  s"approcha,  Villefort  donna  son  adresse 
et  se  jeta  dans  le  fond  de  la  voiture  ,  se  laissant  aller 
à  ses  rêves  d'ambition. 

Dix  minutes  après,  Villefort  était  rentré  chez  lui  ;  il 
commanda  ses  chevaux  pour  dans  deux  heures,  et  or- 
donna qu'on  lui  servît  à  déjeuner. 

Il  allait  se  mettre  à  table  lorsque  le  timbre  de  la 
sonnette  retentit  sous  une  main  franche  et  ferme  :  le 
valet  de  chambre  alla  ouvrir,  et  Villefort  entendit  une 
voix  qui  prononçait  son  nom.  —  Qui  peut  déjà  savoir 
que  je  suis  ici  ?  se  demanda  le  jeune  homme. 

En  ce  moment  le  valet  de  chaiiibre  rentra. 

—  Eh  bien  ,  dit  Villefort .  qu  y  a-t-il  donc  ?  qui  a 
sonné  '  qui  me  demanda  ?  —  Un  étranger  qui  ne  veut 
pas  dire  son  nom.  —  Comment ,  un  étran;,'cr  qui  ne 
veut  pas  dire  son  nom  ?  et  que  me  veut  cet  étranger  ? 

—  Il  veut  parler  à  monsieur.  —  A  moi  ?  —  Oui.  —  Il 
ma  nommé  ?  —  Parfaitement.  —  Et  quelle  apparence 
a  cet  étranger?  —  Mais,  monsieur,  c"est  un  homme 
d'une  cinquantaine  d"années.  —  Petit  ?  grand  ?  —  De 
la  taille  de  monsieur,  à  peu  près.  —  Brun  ou  blond  ? 

—  Brun,  très-brun  :  des  cheveux  noirS;  des  yeux  noirs, 
des  sourcils  noirs.  —  Et  vêtu  ?  demanda  vivement  Vil- 
lefort, vêtu  de  quelle  façon  ?  —  Dune  grande  lévite 
bleue  boutonnée  du  haut  en  bas  :  décoré  de  la  Légion 
d'honneur.  —  C'est  lui ,  murmura  Villefort  en  pâlis- 
sant. —  Eh  pardieu  !  dit  en  paraissant  sur  la  porte 
l'individu  dont  nous  avons  déjà  donné  deux  fois  le 
signalement ,  Toilà  bien  des  façons  ;  est-ce  l'habitude 
à  Marseille  que  les  fils  f<isseut  faire  antichambre  à 
leur»  pares  1  —  Mon  père  !  s'écria  Villefort  ;  je   ne 


—  132  — 

m'étais  donc  pas  trompé...  et  je  me  doutais  que  c'était 
vous.  —  Alors,  si  tu  te  doutais  que  c'était  moi.  reprit 
II.'  nouveau  venu,  en  posant  sa  canne  dans  un  coin  et 
son  chapeau  sur  une  cliaise,  permets-moi  de  te  dire, 
mon  cher  Gérard,  que  ce  n'est  guère  aimable  à  toi  de 
me  faire  attendre  ainsi.  —  Laissez-nous.  Germain  , 
dit  Villefort. 

Le  domestique  sortit  en  donnant  des  marques  vi- 
sibles détonnement. 


XII  —  Le  père  cl  le  fils. 

M.  Noirtier,  car  c'était  en  effet  lui-même  qui  venait 
d'entrer,  suivit  des  yeux  le  domestique  jusqu'à  ce  qu'il 
eût  refermé  la  porte  ;  puis,  craignant  sans  doute  qu'il 
n'écoutât  dans  l'antichambre,  il  alla  la  rouvrir  d^-r- 
riére  lui  :  la  précaution  n'était  pas  inutile,  et  la  rapi- 
dité avec  laquelle  maître  Germain  se  retira  prouva 
qu'il  n'était  point  txempt  du  péché  qui  perdit  nos 
premiers  pères.  M.  N'oirtier  prit  alors  la  peine  d'aller 
fermer  lui-même  la  porte  de  l'antichambre,  revint 
f.TUier  celle  de  la  chambre  à  eouch'r,  poussa  les  ver- 
rous, et  revint  tendre  la  main  à  Villefort,  qui  avait 
suivi  tous  ses  mouvements  avec  une  surprise  dont  il 
n'était  pas  encore  revenu. 

—  Ah  çà!  sais-tu  bien,  mon  cher  Gérard,  dit-il  au 
jeune  homme  en  le  regardant  avec  un  sourire  dont  il 
était  assez  difficile  de  définir  l'expression,  que  tu  n'as 
jias  l'air  ravi  de  me  voir  ?  —  Si  fait,  mon  père,  dit 
Villefort.  je  suis  enchanté  :  mais  j'étais  si  loin,  j"  vous 
avoue,  de  m'atteiidreà  voire  visite,  qu'elle  m'a  quelque 
Peu  étourdi. — Mais,  mon  cher  ami,  reprit  51.  Noirtier 


—  133  — 

en  s'asscyant,  il  me  semble  que  je  pourrais  vous  en 
dire  aulant.  Comment  !  vous  nranuonccz  vos  fiançailles 
à  Marsi  ille  pour  le  28  février,  et  le  3  mars  vous  êtes 
à  Paris.  —  Si  j'y  f.uis,  mon  père,  dit  Gérard  en  se  rap- 
prochant de  M.  Noirîier,  ne  vous  en  plaignez  pas,  car 
c'est  pour  vous  que  j'y  suis  venu,  et  ce  voyage  vous 
sauvÇra  peut-être.  —  Ah  vraiment!  dit  M.  Noirtier 
en  s'allongeant  nonchalamment  dans  le  fauteuil  où  il 
était  assis  ;  vraiment  !  contez  moi  donc  cela,  iVl .  le  ma- 
gistrat, ce  doit  être  curieux.  —  Mon  père,  avez-vous 
entendu  parler  de  certain  club  bonapartiste  qui  se 
tient  rue  Saint-Jacques  ?  —  N»  83  !  Oui,  j'en  suis  vice- 
président.  —  Mou  père,  votre  sang-froid  me  fait  fré- 
mir. —  Que  veux-tu  ,  mon  cher  !  quand  on  a  été  pro- 
scrit par  les  montagnards,  qu'on  est  sorti  de  Paris  dans 
une  charrette  de  foin,  qu'on  a  été  traqué  dans  les 
landes  de  Bordeaux  par  les  limiers  de  M.  de  Robes- 
pierre, cela  vous  aguerrit  à  bien  des  choses.  Continue 
donc.  Eh  bien  !  que  s"esl-il  passé  à  ce  club  de  la  rue 
Saint-Jacques?  —  Il  s'y  est  passé  qu'on  y  a  fait  venir 
le  général  Qucsnel  et  que  le  général  Quesncl,  sorti  à 
neuf  heures  du  soir  de  chez  lui.  a  été  retrouvé  le  .sur- 
lendemain dans  la  Seine.  —  El  qui  vous  a  conté  cette 
belle  histoire  ?  —  Le  roi  lui-même,  monsieur.  —  Eh 
bien  !  moi,  en  échange  de  votre  histoire,  continua 
Noirtier.je  vais  vous  apprendre  une  nouvelle.  —  Mon 
père,  je  crois  savoir  déjà  ce  que  vous  allez  me  dire. 
—  Ah!  vous  savfz  le  débarquement  dç  Sa  Majesté 
l'empereur?  —  Silence,  mon  père,  je  vous  prie,  pour 
vous  d'abord,  et  puis  ensuite  pour  moi  ;  oui,  je  savais 
cette  nouvelle,  et  même  je  la  savais  avant  vous  :  car 
depuis  trois  jours  je  brûle  le  pavé  de  Marseille  à 
Paris  avec  la  rage  de  ne  pouvoir  lancer  à  deux  cents 
lieues  en  avant  de  moi  !a  pensée  qui  me  brûle  le  cer- 
veau. —  Il  y  a  trois  jours  !  ctcs-vous  fou  ?  il  y  a  trois 
I.  9 


—  134  — 

jours,  Tempereur  n'était  pas  encore  débarqué.— K"im- 
porte.  je  savais  le  projet.  —  Et  comment  cela  ?  —  Par 
une  lettre  qui  vous  était  adressée  delile  d'Elbe.  —  A 
moi?  —  A  vous,  et  que  j'ai  surprise  dans  le  porte- 
feuille du  messager  ;  si  cette  lettre  était  tombée  entre 
les  mains  d'un  autre,  à  cette  heure,  mon  père,  v)us 
seriez  fusillé,  peut-être. 

Le  père  de  Villefort  se  mit  à  rire.  —  Allons,  allons, 
dit-il.  il  paraît  que  la  restauration  a  appris  de  l'em- 
pire la  façon  d'expédier  promptement  les  affaires... 
Fusillé  !  mon  cher,  comme  vous  y  allez  !  Et  cette 
lettre. où  est-elle  ?  Je  vous  connais  trop  pour  craindre 
que  vous  l'ayez  laissée  traîner.  —  Je  l'ai  brûlée,  de 
peur  qu'il  n'en  restât  un  seul  fragment  ;  car  c  tte 
lettre,  c'était  votre  condamnation.  —  Et  la  perte  de 
votre  avenir,  répondit  froidement  Noirtier  ;  oui,  je 
comprends  cela  ;  mais  je  n'ai  rien  à  craindre  puisque 
vous  me  portégez.  —  Je  fais  mieux  que  cela,  monsieur, 
je  vous  sauve.  —  Ah!  diable  !  ceci  devient  plus  dra- 
matique: expliquez-vous.  —  Monsieur,  j'en  reviens 
à  ce  club  de  la  rue  Saint-Jacques.  —  11  paraît  que  ce 
club  tient  au  cœur  de  messieurs  de  la  police  ;  pour- 
quoi n'ont-ils  pas  mieux  cherché?  ils  l'auraient 
trouvé.  — Ils  ne  l'ont  pas  trouvé,  mais  ils  sont  sur  la 
trace.  —  C'est  le  mot  consacré,  je  le  sais  bien  ;  quand 
la  police  est  en  défaut,  die  dit  qu'elle  est  sur  la 
trace,  et  le  gouvernement  attend  tranquillement  le 
jour  où  elle  vient  dire,  l'oreille  basse,  que  cette  trace 
est  perdue.  —  Oui,  mais  on  a  trouvé  un  cada\re  ;  le 
général  a  été  tué,  et  dans  tous  les  pays  du  monde 
cela  s'appelle  un  meurtre.  —  Un  meurtre,  dites-vous? 
mais  rien  ne  prouve  que  le  général  ait  été  vic- 
time d'un  meurtre  ;  on  trouve  tous  les  jours  dis  gens 
dans  la  Seine,  qui  s'y  sont  jetés  de  désespoir  ou  qui 
s'y  sont  noyés,  ne  sachant  pas  nager.  —  Mon  père. 


—  135  — 

vous  savez  très-bien  que  le  général  ne  s'est  pas  noyé 
par  désespoir,  et  qu'on  ne  se  baigne  pas  dans  la  Seine 
au  mois  de  janvier.  Non.  ne  vous  abusez  pas.  cette 
mort  est  bien  qualifiée  de  meurtre.  —  Et  qui  l'a  qua- 
lifiée ainsi?  —  Le  roi  lui-même.  —  Le  roi!  .le  le 
croyais  asstz  philosopbe  pour  comprendre  qu'il  n  y  a 
pas  de  meurtre  en  politique.  En  politique,  mon  chtr, 
vous  le  savez  comme  moi.  il  n'y  a  pas  d'hommes, 
mais  des  idées  ;  pas  de  sentiments,  mais  des  intérêts; 
en  politique,  on  ne  tue  pas  un  homme  :  on  supprime 
un  obstacle,  voilà  tout.  Voulez-vous  savoir  comment 
les  choses  se  sont  passées  ?  Eh  bien,  moi  je  vais  vf^us 
le  dire.  On  croyait  pouvoir  compter  sur  le  génér;  I 
Quesnel ,  on  nous  l'avait  recommandé  de  l'île  d'Elfat^'  ; 
l'un  de  nous  va  chez  lui,  l'invite  à  se  rendre  rue  Saiiit- 
Jacques  à  une  assemblée  où  il  trouvera  des  amis  ;  il  y 
vient,  et  là  on  lui  déroule  tout  le  plan  :  le  départ  do 
l'île  d'Elbe,  le  dcbarqutmmt  projeté  ;  puis,  quand  il  a 
tout  écouté,  tout  entendu,  qu'il  ne  reste  lien  à  lui  p- 
prendre,  il  répond  qu'il  est  royaliste  :  alors  chacijn  se 
regarde  ;  on  lui  l'ait  faire  serment,  il  le  fait,  mais  de  si 
mauvaise  grâce  vraiment  que  c'était  tenter  Dieu  que  de 
jurer  ainsi  :  eh  bien,  malgré  tout  cela,  on  a  lai.>'Sé  io 
général  sortir  libre,  parfaitement  libre.  11  n'est  pas 
rentré  chez  lui  ;  que  voulez-vous,  mon  cher  ?  11  est 
sorti  de  chez  nous,  il  se  sera  trompé  de  chemin,  voilà 
tout.  Un  meurtre!  en  vérité,  vous  me  surprenez,  Vil- 
lefort,  substitut  du  procureur  du  roi,  de  bâtir  une 
accusation  sur  de  si  pauvres  preuves;  est-ce  que  jamais 
je  me  suis  avisé  de  vous  dire  à  vous,  quand  vous  exercez 
votre  métier  de  royaliste  et  que  vous  faites  couper  la 
tête  à  l'un  des  miens  :  Mon  fils,  vous  avez  commis 
un  meurtre  !  iS'on,  j'ai  dit  :  Très-bien,  monsieur,  vous 
avez  combattu  victorieustiucnt  ;  à  demain  la  revanche. 
—  Mais,  mon  père,  prenez  garde,  cette  revanche  sera 


—  136  — 

terrible  quand  nous  la  prendrons.  —  Je  ne  vous  com- 
prends pas.  —  Vous  comptez  sur  le  retour  de  l'usur- 
pateur?—Je  Tavoue.  —  Vous  vous  trompez,  mon 
père,  il  ne  fera  pas  dix  lieues  dans  Tinlérieur  de  la 
France  sans  être  poursuivi,  traqué,  pris  comme  une 
bête  fauve.  —  Mon  cher  ami,  l'empereur  est  en  ce 
moment  sur  la  route  de  Grenoble  :  le  10  eu  le  12  il 
sera  à  Lyon  et  le  20  ou  le  23  à  Paris.  —  Les  popula- 
tions vont  se  soulever...  —  Pour  aller  au-devant  de 
lui.  —  Il  n'a  avec  lui  que  quelques  hommes  et  l'on 
enverra  contre  lui  des  armées.  —  Qui  lui  feront  es- 
corte pour  rentrer  dans  la  capitale.  En  vérité,  mon 
cher  Gérard,  vous  n"étes  encore  qu'un  enfant;  vous 
vous  croyez  bien  informé  parce  qu'un  télégraphe  vous 
a  dit  trois  jours  après  le  débarquement:  »  L'usurpa- 
teur est  débarqué  à  Cannes  avec  quelques  hommes, 
on  est  à  sa  poursuite.  »  Mais  où  est-il  ?  que  fait-il  ? 
vous  n'en  savez  rien  :  on  le  poursuit,  voilà  tout  ce  que 
vous  savez  :  eh  bien,  on  le  poursuivra  ainsi  jusqu'à 
Paris  sans  brûler  une  amorce.  —  Grenoble  et  Lyon 
sont  des  villes  fidèles,  et  qui  lui  opposeront  une  bar- 
rière infranchissable.  —  Grenoble  lui  ouvrira  ses 
portes  avec  enthousiasme.  Lyon  tout  entier  ira  au- 
devant  de  lui.  Croyez-moi,  nous  sommes  aussi  bien 
informés  que  vous,  et  notre  police  vaut  bien  la  vôtre: 
en  voulez-vous  une  preuve?  c'est  que  vous  vouliez  me 
cacher  votre  voyage,  et  que  cependant  j'ai  su  votre 
arrivée  une  demi-heure  après  que  vous  avez  eu  passé 
la  barrière  :  vous  n'avez  donné  votre  adresse  à  per- 
sonne qu'à  votre  postillon,  eh  bien,  je  connais  votre 
adresse,  et  la  preuve  en  est  que  j'arrive  chez  vous 
juste  au  moment  où  vous  allez  vous  mettre  à  table  : 
sonnez  donc,  et  demandez  un  second  couvert,  nous 
dînerons  ensemble.  —  En  effet,  répondit  Villefort 
regardant  son  père  avec  étonnement,  en  effet,  vous 


—  137  — 

me  paraissez  bien  instruit.  —  Eh  !  mon  Dieu,  la  chose 
est  toute  simple  ;  vous  autres,  qui  tenez  le  pouvoir, 
vous  n'avez  que  les  moyens  que  donne  l'argent  ;  nous 
autres,  qui  l'attendons,  nous  avons  ceux  que  donne  le 
dévouement.  —  Le  dévouement  !  dit  Villefort  en 
riant.  —  Oui,  le  dévouement  ;  c'est  ainsi  qu'on  ap- 
pelle en  termes  honnêtes  l'ambition  qui  espère. 

Et  le  père  de  Villefort  étendit  lui-même  la  main 
vers  le  cordon  de  la  sonnette  pour  appeler  le  domes- 
que,  que  n'appelait  pas  son  Ois. 
Villefort  lui  arrêta  le  bras. 

—  Attendez,  mon  père,  dit  le  jeune  homme,  encore 
un  mot.  —  Dites.  —  Si  mal  faite  que  soit  la  police 
royaliste,  elle  sait  cependant  une  chose  terrible.  — 
Laquelle  ?  —  C'est  le  signalement  de  l'homme  qui,  le 
matin  du  jour  où  a  disparu  le  général  Quesnel.  s'est 
présenté  chez  lui.  —  Ah  !  elle  sait  cela,  cette  bonne 
police? et  ce  signalement  quel  est-il  ?  —  Teint  brun, 
cheveux,  favoris  et  yeux  noirs,  redingote  bleue  bou- 
tonnée jusqu'au  menton,  rosette  doflicier  de  la  Légion 
d'honneur  à  la  boutonnière,  chapeau  à  larges  bords  et 
canne  de  jonc.  —  Ah  !  ah  !  elle  sait  cela  !  ditNoirtier, 
et  pourquoi  donc,  en  ce  cas,  n"a-t-elle  pas  mis  la  main 
sur  cet  homme?  —  Parce  qu'elle  Ta  perdu  hier  ou 
avant-hier  au  coin  de  la  rue  Coq-Héron.  —  Quand  je 
vous  disais  que  votre  police  était  une  sotte?  —  Oui, 
mais  d'un  moment  à  l'autre  elle  peut  le  trouver.  — 
Oui,  dit  ÎSoirticr  en  regardant  insoucieusement  autour 
de  lui,  oui,  si  cet  homme  n'est  pas  averti,  mais  il 
l'est;  et.  ajouta-t-il  en  souriant,  il  va  changer  de  vi- 
sage et  de  costume. 

A  ces  mots,  il  se  leva,  mit  bas  sa  redingote  et  sa 
cravate,  alla  vers  une  table  sur  laquelle  étaient  pré- 
parées toutes  les  pièces  du  nécessaire  de  toilette  de 
son  fils,  prit  un  rasoir,  se  savonna  le  visage,  et,  d'une 


—  138  — 
main  parfaitement  ferme,  abattit  ces  favoris  compro- 
mettants qui  donnaient  à  la  police  un  document   si 
précieux. 

Villefort  le  regardait  faire,  avec  une  terreur  qui 
n'était  pas  exempte  d'admiration  . 

Ses  favoris  coupés,  Noirtier  donna  un  autre  tour  à 
ses  cheveux  ;  prit,  au  lieu  de  sa  cravate  noire,  une  cra- 
vate de  couleur,  qui  se  présentait  à  la  surface  d'une 
malle  ouverte  ;  endossa,  au  lieu  de  sa  redingote  bleue 
et  boutonnante,  une  redingote  de  Villefort,  de  couleur 
marron  et  de  forme  évasée  ;  essaya  devant  la  glace  le 
chapoau  abords  retroussés  du  jeune  homme,  parut 
satisfait  de  la  manière  dont  il  lui  allait ,  et,  laissant  la 
canne  de  jonc  dans  le  coin  de  la  cheminée  où  il  l'avait 
posée,  il  fit  siffler  dans  sa  main  nerveuse  une  petite 
badine  de  bambou,  avec  laquelle  l'élégant  substitut 
donnait  à  sa  démarche  la  désinvolture  qui  en  était  une 
des  principales  qualités. 

—  Eh  bien  !  dit-il.  se  retournant  vers  son  fils  stu- 
péfait, lorsque  cette  espèce  de  changement  à  vue  fut 
opéré;  eh  bien,  crois-tu  que  ta  police  me  reconnaisse 
maintenant  ?  —  Non.  mon  père,  balbutia  Villefort  ;  je 
l'espère  du  moins.  —  Maintenant,  mon  cher  Gérard, 
continua  Noirtier  je  m'en  rapporte  à  ta  prudence  pour 
faire  disparaître  tous  les  objets  que  je  laisse  à  ta  garde . 
—  Oh!  soyez  tranquille,  mon  père,  dit  Villefort.  — 
Oui,  oui!  et  maintenant  je  crois  que  tu  as  raison,  et 
que  tu  pourrais  bien,  en  effet,  m'avoir  sauvé  la  vie; 
mais,  sois  tranquille,  je  te  rendrai  cela  prochaine- 
ment. 

Villefort  hocha  la  tête. 

—  Tu  n'es  pas  convaincu?  —  J'espère  au  moins  que 
vous  vous  trompez. — Reverras-tu  le  roi? — Peut-être. 
— Veux-tu  passer  à  ses  yeux  pour  un  prophète?— Les 
prophètes  de  malheur  sont  mal  venus  à  la  cour,  mon 


—  139  — 

père.  —  Oui;  mais  un  jour  ou  l'autre  on  leur  rend 
justice  ;  et  suppose  une  seconde  restauration,  alors  tu 
passeras  pour  un  grand  homme.  —  Enfin,  que  dois-je 
dire  au  roi  ?  —  Dis-lui  ceci  :  —  c  Sire,  on  vous  trompe 
sur  les  dispositions  de  la  France,  sur  l'opinion  des 
villes,  sur  l'esprit  de  l'armée:  celui  que  vous  appelez 
à  Paris  l'ogre  de  Corse,  qui  s'appelle  encore  l'usurpa- 
teur à  Nevers,  s'appelle  déjà  Bonaparte  à  Lyon,  et 
l'empereur  à  Grenoble.  Vous  le  croyez  traqué,  pour- 
suivi, en  fuite;  il  marche,  rapide  comme  l'aigle  qu'il 
rapporte.  Les  soldats,  que  vous  croyez  mourants  de 
faim,  écrasés  de  fatigue,  prêts  à  déserter,  s'augmen- 
tent comme  les  atomes  de  neige  autour  de  la  boule 
qui  se  précipite.  Sire,  partez,  abandonnez  la  France  à 
son  véritable  maître,  à  celui  qui  ne  l'a  pas  achetée, 
mais  conquise  ;  partez,  sire,  non  pas  que  vous  couriez 
quelque  danger  :  votre  adversaire  est  assez  fort  pour 
vous  faire  grâce  ;  mais  parce  qu'il  serait  humiliant 
pour  un  petit-fils  de  saint  Louis  de  devoir  la  vie  à 
l'homme  d'Arcole,  de  Marengo  et  d'Austerlitz.  Dis-lui 
cela,  Gérard:  ou  plutôt  va.  ne  lui  dis  rien;  dissimule 
ton  voyage,  ne  le  vante  pas  de  ce  que  tu  es  venu  faire 
et  de  ce  que  tu  as  fait  à  Paris  :  reprends  la  poste;  si 
tu  as  brûlé  le  chemin  pour  venir,  dévore  l'espace 
pour  retourner;  rentre  à  Marseille,  de  nuit;  pénètre 
chez  toi  par  une  porte  de  derrière;  et  là  reste  bien 
doux,  bien  humble,  bien  secret,  bien  inoffensif  sur- 
tout :  car  cette  fois,  je  te  le  jure,  nous  agirons  en  gens 
vigoureux  et  qui  connaissent  leurs  ennemis.  Allez, 
mon  fils;  allez,  mon  cher  Gérard,  et  moyennant  cette 
obéissance  aux  ordres  paternels,  ou,  si  vous  l'aimez 
mieux,  cette  déférence  pour  les  conseils  d'un  ami, 
nous  vous  maintiendrons  dans  votre  place.  Ce  sera, 
ajouta  Noirticr  en  souriant,  un  moyen  pour  vous  de 
me  sauver  une  seconde  fois,  si  la  bascule  politique 


—  140  — 

TOUS  remet  un  jour  en  haut  et  moi  en  bas.  Adieu,  mon 
cher  Gérard  :  à  votre  prochain  voyage  descendez  chez 
moi. 

Et  Noirlier  sortit  à  ces  mois,  avec  la  tranquillité 
qui  ne  lavait  pas  abandonné  un  instant  pendant  la 
duré  •  de  cet  entretien  si  difficile. 

Villefort.  pâle  et  agité,  courut  à  la  fenêtre,  en f  Cou- 
vrit !e  rideau,  et  le  vit  passer  calme  et  impassible' au 
milieu  de  deux  ou  trois  hommes  de  mauvaise  raine 
embusqués  au  coin  des  bornes  et  à  l'angle  des  rues, 
qui  étaient  peut-être  là  pour  arrêter  Thomme  aux  fa- 
voris noirs,  à  la  redingote  bleue  et  au  chapeau  à  lar- 
ges bords. 

Villefort  demeura  ainsi  debout  et  haletant  jusqu'à 
ce  que  son  père  eût  disparu  au  carrefour  Bussy.  Alors 
il  s'éîança  vers  les  objets  abandonnés  par  lui.  mit  au 
plus  profond  de  sa  malle  la  cravate  noire  et  la  redin- 
gote bleue,  tordit  le  chapeau  qu'il  fourra  dans  le  bas 
d'une  armoire,  brisa  la  canne  de  jonc  en  trois  mor- 
ceaux qu'il  jeta  au  feu.  mit  une  casquette  de  voyage, 
appela  son  valet  de  chambre,  lui  interdit  d'un  regard 
les  mille  questions  qu'il  avait  envie  de  faire,  régla 
son  compte  avec  l'hôte!,  sauta  dans  sa  voiture  qui  l'at- 
tendait tout  attelée,  apprit  à  Lyon  que  Bonaparte 
venait  d'entrer  à  Grenoble,  et,  au  mili'u  de  l'agita- 
tion qui  régnait  tout  le  long  de  la  route,  arriva  à  Mar- 
seille, en  proie  à  toutes  les  transes  qui  entrent  dans 
le  cœur  de  l'homme  avec  l'ambition  et  les  premiers 
honneurs. 


Xin.  —  Les  teiil-jonrs. 
M.  Nuirtier  était  un  bon  prophète,  et  les  choses 


—  141  — 
marchèrent  vite,  comme  il  l'avait  dit.  Chacun  connaît 
ce  retour  de  l'île  d'Elbe,  retour  étrange,  miraculeux. 
qui.  sans  exemple  dans  le  passé,  restera  probable- 
ment sans  imitation  dans  l'avenir. 

Louis  XVIII  n'essaya  que  faiblement  de  parer  ce 
coup  si  rude  :  son  peu  de  confiance  dans  les  hommes 
lui  ôtait  sa  confiance  dans  les  événements.  La  royaulé, 
ou  plutôt  la  monarchie,  à  peine  reconstituée  par  lui, 
trembla  sur  sa  base  encore  incertaine,  et  un  seul  geste 
de  l'empereur  fit  crouler  tout  cet  édifice,  mélange  in- 
forme de  vieux  préjugés  et  didées  nouvelles.  Villefort 
n'eut  donc  de  son  roi  qu'une  reconnaissance  non- 
seulement  inutile  pour  le  moment,  mais  même  dan- 
gereuse, et  cette  croix  d'oflicier  de  la  Légion  d'hon- 
neur, qu'il  eut  la  prudence  de  ne  pas  montrer,  quoique 
M.  de  Blacas,  comme  le  lui  avait  reccmniandé  le  roi, 
lui  en  eût  fait  soigneusement  expédier  le  brevet. 

Napoléon  eût  certes  destitué  Villefort  sans  la  pro- 
tection de  Noirlier,  devenu  tout-puissant  à  la  cour 
des  cent  jours  ,  et  par  les  périls  qu'il  avait  affrontés, 
et  par  les  services  qu'il  avait  rendus.  Ainsi .  comme 
il  le  lui  avait  promis,  le  girondin  de  93  et  le  sénateur 
de  1806  protégea  celui  qui  l'avait  protégé  la  veille. 

Toute  la  puissance  de  Villefort  se  borna  donc,  pen- 
dant cette  évocation  de  l'empire,  dont,  au  reste,  il  fut 
bien  facile  de  prévoir  la  seconde  chute  ,  à  étouffer  le 
secret  que  Dantès  avait  été  sur  le  point  de  divulguer. 
Le  procureur  du  roi  seul  fut  destitué,  soupçonné 
qu'il  était  de  tiédeur  en  bonapartisme. 

Cependant,  à  peine  le  pouvoir  impérial  fut-il  établi, 
c'est-à-dire  à  peine  l'empereur  habita-t-il  ces  Tuileries 
que  Louis  XVIII  venait  de  quitter,  et  eut-il  lancé  ses 
ordres  nombreux  et  divergents,  de  ce  petit  cabinet  où 
nous  avons ,  à  la  suite  de  Villefort ,  introduit  nos  lec- 
teurs et  sur  la  table  de  noyer  duquel  il  retrouva 


—  142  — 

encore  tout  oHverte  et  à  moitié  pleine,  la  tabatière  de 
Louis  XVIII ,  que  Marseille,  malgré  Tattitude  de  ses 
magistrats,  commença  à  sentir  fermenter  en  elle  ces 
brandons  de  guerre  civile  toujours  mal  éteints  dans 
le  midi:  peu  s'en  fallut  alors  que  les  représailles 
nallassent  au  delà  de  quelques  charivaris  dont  on 
assiégea  les  royalistes  enfermés  chez  eux,  et  des  affronts 
publics  dont  on  poursuivit  ceux  qui  se  harsadaient  à 
sortir. 

Par  un  revirement  tout  naturel,  le  digne  armateur, 
que  nous  avons  désigné  comme  appartenant  au  parti 
populaire,  se  trouva  à  son  tour  en  ce  moment,  nous 
ne  dirons  pas  tout-puissant,  car  M.  Morrel  était  un 
homme  prudent  et  légèrement  timide  ,  comme  tous 
ceux  qui  ont  fait  une  lente  et  laborieuse  fortune 
commerciale;  mais  en  mesure,  tout  dépassé  qu'il 
était  par  les  zélés  bonapartistes  qui  le  traitaient  de 
modéré,  en  mesure,  dis-je,  d'élever  la  voix  pour  faire 
entendre  une  réclamation  :  cette  réclamation,  comme 
on  le  devine  facilement,  avait  trait  à  Dantès. 

Villefort  était  demeuré  debout  malgré  la  chute  de 
sou  supérieur,  et  son  mariage,  en  restant  décidé,  était 
cependant  remis  à  dos  temps  plus  heureux.  Si  l'empe- 
reur gardait  le  trône,  c'était  une  autre  alliance  qu'il 
fallait  à  Gérard ,  et  son  père  se  chargerait  de  la 
lui  trouver:  si  une  seconde  restauration  ramenait 
Louis  XVIII  en  France  .  l'influence  de  M.  de  Saint- 
Méran  doublait,  ainsi  que  la  sienne,  et  Tunion  projetée 
redevenait  plus  sortable  que  jamais. 

Le  substitut  du  procureur  du  roi  était  donc  mo- 
mentanément le  premier  magistrat  de  Marseille,  lors- 
qu'un matin  sa  porte  s'ouvrit  et  on  lui  annonça 
M.  Morrel. 

Un  autre  se  fût  empressé  au-devant  de  l'armateur 
et,  par  cet  empressement,  eût  indiqué  sa  faiblesse  ; 


—  143  — 

maisVillefort  était  un  homme  supérieur  qui  avait.sinon 
la  pratique:  du  moins  Tinstinct  de  toutes  choses.  Il  fit 
faire  antichambre  à  M.  Morrel,  comme  il  eût  fait  sous 
la  restauration,  quoiqu'il  n'eût  personne  près  de  lui, 
mais  par  la  simple  raison  quïl  est  d'habitude  qu'un 
substitut  du  procureur  du  roi  fasse  faire  antichambre  ; 
puis,  après  un  quart  d'heure  qu'il  employa  à  lire  deux 
ou  trois  journaux  de  nuances  différentes,  il  ordonna 
que  l'armateur  fût  introduit. 

M.  Morrel  s'attendait  à  trouver  Villefort  abattu  :  il 
le  trouva  comme  il  l'avait  vu  six  semaines  auparavant, 
c'est-à-dire  calme,  ferme,  et  plein  de  cette  froide  poli- 
tesse, la  plus  infranchissable  de  toutes  les  barrières, 
qui  sépare  l'homme  élevé  de  l'homme  vulgaire. 

Il  avait  pénétré  dans  le  cabinet  de  Villefort,  con- 
vaincu que  le  magistrat  allait  trembler  à  sa  vue  ,  et 
c'était  lui,  tout  au  contraire,  qui  se  trouvait  tout 
frissonnant  et  tout  ému  devant  ce  personnage  inter- 
rogateur, qui  l'attendait ,  le  coude  appuyé  sur  son 
bureau  et  le  menton  appuyé  sur  sa  main. 

Il  s'arrêta  à  la  porte.  Villefort  le  regarda  comme 
s'il  avait  quelque  peine  à  le  reconnaître.  Enfin,  après 
quelques  secondes  d'examen  et  de  silence  .  pendant 
lesquelles  le  digne  armateur  tournait  et  retournait  son 
chapeau  entre  ses  mains  : 

—  M.  Morrel,  je  crois  ?  dit  Villefort.  —  Oui,  mon- 
sieur, moi-même,  répondit  l'armateur. — Approchez- 
vous  donc,  continua  le  magistrat,  en  faisant  de  la  main 
un  signe  protecteur,  et  dites-moi  à  quelle  circonstance 
je  dois  l'honneur  de  votre  visite.  —  Ne  vous  en  doutez- 
vous  point,  monsieur?  demanda  Morrel.  —  Non.  pas 
le  moins  du  monde  ;  ce  qui  n'empêche  pas  que  je  n3 
sois  tout  disposé  à  vous  être  agréable ,  si  la  chose  est 
en  mon  pouvoir.  —  La  chose  dépend  entièrement  de 
vous,  monsieur,  dit  Morrel.  —  Expliquez-vous  donc 


_  144  — 

alors.  —  Monsieur  continua  l'armateur  reprenant  son 
assurance  à  mf^sure  qu'il  parlait .  et  affermi  d'ailleurs 
par  la  justice  de  sa  cause  et  la  netteté  de  sa  position , 
vous  vous  rappelez  que  ,  quelques  jours  avant  qu'on 
n'apprit  le  débarquement  de  Sa  Majesté  l'empereur, 
j'étais  venu  réclamer  votre  indulgence  pour  un  mal- 
heureux jeune  homme  .  un  marin  ,  second  à  bord  de 
mon  brick;  il  était  accusé  ,  si  vous  vous  le  rappelez  , 
de  relations  avec  i'ile  d'Elbe  :  ces  relations,  qui  étaient 
un  crime  à  cette  époque  .  sont  aujourd'hui  des  titres 
de  faveur.  Vous  serviez  Louis  XVIIl  alors  ,  et  ne 
l'avez  pas  ménagé,  monsieur  ;  c'était  votre  devoir. 
Aujourd'hui  vous  servez  Napoléon  ,  et  vous  devez  le 
proléger;  c'est  votre  devoir  encore.  Je  viens  donc 
vous  demander  ce  qu'il  est  devenu. 

Villefort  fit  un  violent  effort  sur  lui-même. 

—  Le  nom  de  cet  homme?  demanda-t-il  ;  ayez  la 
bonté  de  me  dire  son  nom...  —  Edmond  Dantès. 

Évidemment  Viliefort  eût  autant  aimé,  dans  un 
duel,  essuyer  le  feu  de  son  adversaire  à  vingt-cinq 
pas,  que  d'entendre  prononcer  ainsi  ce  nom  à  bout 
portant  ;  cependant  il  ne  sourcilla  point. 

—  De  celte  façon,  se  dit  en  lui-même  Viliefort,  on 
ne  pourra  point  m'accuser  d'avoir  fait  de  l'arrestation 
de  ce  jeune  homme  une  question  personnelle.  — 
Dantès?  répéta-t-i!,  Edmond  Dantès,  dites-vous?  — 
Oui.  monsieur. 

Viliefort  ouvrit  alors  un  gros  registre  placé  dans 
un  casier  voisin,  recourut  à  une  table,  de  la  table 
passa  à  des  dossiers,  et,  se  retournant  vers  l'armateur  : 

—  Êtes-vous  bien  sûr  de  ne  pas  vous  tromper,  mon- 
sieur? lui  dit-il  de  l'air  le  plus  naturel. 

Si  Morrel  eût  été  un  homme  plus  fin  ou  mieux 
éclairé  sur  cette  affaire,  il  eût  trouvé  bizarre  que  le 
substitut  du  procureur  du  roi  daignât  lui  répondre 


—  145  — 

sur  CCS  matières  complètement  étrangères  à  «on  res- 
sort, et  il  se  fût  demandé  pourquoi  Viiieforl  ne  le 
renvoyait  point  aux  registres  d'écrous,  aux  gouver- 
neurs de  prison,  au  préfet  du  département. 

Mais  Morrel,  cherchant  en  vain  la  crainte  dans  Vil- 
lefort,  n'y  vit  plus,  du  moment  où  toute  crainte  pa- 
raissait absente,  que  de  la  condescendance  :  Villefort 
avait  rencontré  juste.  —  Non,  monsieur,  dit  Morrel, 
je  ne  me  trompe  pas  :  d'ailleurs,  je  connais  le  pauvre 
garçon  depuis  dix  ans  et  il  est  à  mon  service  depuis 
quatre.  Je  vins,  vous  en  souvenez-vous,  il  y  a  six  se- 
maines, ^ous  prier  d'élre  clément,  comme  je  viens 
aujourd'hui  vous  prier  d'être  juste  pour  le  pauvre 
garçon?  vous  me  reçûtes  même  assez  mal ,  et  répon- 
dîtes en  homme  mécontent.  Ahl  c'est  que  les  royalistes 
étaient  durs  aux  bonapartistes  en  ce  temps-là!  — 
Monsieur,  répondit  Tillefort,  arrivant  à  la  parade  avec 
sa  prestesse  et  son  sang-froid  ordinaires,  j'étais  rova- 
liste  alors  que  je  croyais  les  Bourbons,  non-seulement 
les  héritiers  légitimes  du  trône,  mais  encore  les  élus 
de  la  nation:  mais  le  retour  miraculeux  dont  nous 
venons  d'être  témoins  ma  prouvé  que  je  me  trompais. 
Le  génie  de  Napoléon  a  vaincu  :  le  monarque  légitime 
est  le  monarque  aimé.  —  A  la  bonne  heure,  s'écria 
Morrel  avec  sa  bonne  grosse  franchise,  vous  me  faites 
plaisir  de  me  parler  ainsi,  et  j'en  augure  bien  pour  le 
sort  d'Edmond.  —  Attendez  donc,  reprit  Villefort  en 
en  feuilletant  un  nouveau  registre,  j'y  suis:  c'est  un 
marin,  n'est-ce  pas.  qui  épousait  une  Catalane?  Oui, 
oui  ;  oh  !  je  me  rappelle  mainteiant,  la  chose  était 
très-grave. —  Conmicnt  cela?  —  Vous  savez  qu'en 
sortant  de  chez  moi  il  avait  été  conduit  aux  prisons  du 
palais  de  la  justice.  —  Oui:  eh  bien?  —  Eh  bien  ! 
j'  ai  fait  mon  rapport  à  Paris  ;  j'ai  envoyé  les  papiers 
trouvés  sur  lui.  C'était  mon  devoir.que  voulez-vous... 


—  146  — 

et  huit  jours  après  son  arrestation,  le  prisonnier  fut 
enlevé.  —  Enlevé!  s'écria  Morrel  ;  mais  qu"a-t-onpu 
faire  du  pauvre  garçon  ?  —  Oh  !  rassurez-vous.  Il  aura 
été  transporté  à  Feneslrelles,  à  Pignerol .  aux  îles 
Sainte-Marguerite  :  ce  que  l'on  appelle  dépaysé,  en 
termes  d'administration  ;  et  un  beau  matin  vous  allez 
le  voir  revenir  prendre  le  commandement  de  son  na- 
vire. —  Qu'il  vienne  quand  il  voudra,  sa  place  lui 
sera  gardée.  ."Mais  comment  n'est-il  pas  déjà  revenu? 
Il  me  semble  que  le  premier  soin  de  la  justice  bona- 
partiste eût  dû  être  de  mettre  dehors  ceux  qu'avait  in- 
carcérés la  justice  royaliste.  —  N'accusez  pas  témé- 
rairement, mon  cher  monsieur  3Iorrel .  répondit 
Villefort:  il  faut  en  toutes  choses  procéder  légalement. 
L'ordre  d'incarcération  était  venu  d'en  haut,  il  faut 
que  d'en  haut  aussi  vienne  l'ordre  de  liberté.  Or, 
Napoléon  est  rentré  depuis  quinze  jours  à  peine  ;  à 
peine  aussi  les  lettres  d'abolition  doivent-elles  être 
expédiées.  —  Mais,  demanda  Morrel,  n'y  a- t-il  pas 
moyen  de  presser  les  formalités,  maintenant  que  nous 
triomphons  J'ai  quelques  amis,  quelque  influence  ; 
je  puis  obtenir  main  levée  de  larrêt.  —  Il  n'y  a  pas  eu 
d'arrêt.  —  De  l'écrou,  alors.  —  En  matière  politique, 
il  n'y  a  pas  de  registre  d'écrou  :  parfois  les  gouverne- 
ments ont  intérêt  à  faire  disparaître  un  homme  sans 
qu'il  laisse  trace  de  son  passage;  des  notes  d'écrou 
guideraient  les  recherches.  —  C'était  comme  cela  sous 
les  Bourbons  peut-être  ,  mais  maintenant...  —  C'est 
comme  cela  dans  tous  les  temps,  mon  cher  M.  Morrel  : 
les  gouvernements  se  suivent  et  se  ressemblent;  la 
machine  pénitentiaire  montée  sous  Louis  XIV  va  en- 
core aujourd'hui ,  à  la  Bastille  près.  L'empereur  a 
toujours  été  plus  strict  pour  le  règlement  de  ses  pri- 
sons que  ne  l'a  été  le  grand  roi  lui-même  ;  et  le  nombre 
des  incarcérés  dont  les  registres  ne  gardent  aucune 
trace  est  incalculable. 


—  147  — 

Tant  de  bienveillance  eût  détourné  des  certitudes, 
et  Morrel  n'avait  pas  même  de  soupçons.  —  Mais  en- 
fin, M.  de  Villefort,  dit-il,  quel  conseil  me  donneriez- 
vous  qui  hâlât  le  retour  du  pauvre  Dantcs  ? — Un  seul, 
monsieur  ;  faites  une  pétition  au  ministre  de  la  justice. 
—  Oh  !  monsieur,  nous  savons  ce  que  c'est  que  les 

i  pétitions  :  le  ministre  en  reçoit  deuxcents  par  jour,  ;t 
n'en  lit  point  quatre. —  Oui,  reprit  Villefort;  mais  il 
lira  une  pétition  envoyée  par  moi,  aposlillée  par  moi, 
adressée  directement  par  moi.  —  Et  vous  vous  char- 

j   gériez  de  faire  parvenir  cette  pétition  ,  monsieur?  — 

;   Avec  le  plus  grand  plaisir.  Bantès  pouvait  être  cou- 

,  pable  alors ,  mais  il  est  innocent  aujourd'hui  ;  et  il  est 
de  mon  devoir  de  rendre  la  liberté  à  celui  qu'il  a  été 

I   de  mon  devoir  de  mettre  en  prison. 

j       Villefort  prévenait  ainsi  le  danger  d'une  enquête 

I   peu  probable  ,  mais  possible  .  enquête  qui  le  perdait 

'   sans  ressource. 

:  —  Mais  comment  écrit-on  au  ministre?  —  3Iettez- 
vous  là,  M.  Morrel,  dit  Villefort  en  cédant  sa  place  à 

,   l'armateur  ;  je  vais  vous  dicter.  —  Vous  auriez  cette 

I  bonté  !  —  Sans  doute,  ne  perdons  pas  de  temps,  nous 
n'en  avons  déjà  que  trop  perdu. —  Oui,  monsieur; 

ij  songeons  que  le  pauvre  garçon  attend  ,  souffre  et  se 
.1  désespère  peut-être. 

j  Villefort  frissonna  à  l'idée  de  ce  prisonnier,  le  mau- 
i|  dissant  dans  le  silence  et  l'obscurité;  mais  il  était 
3j  engagé  trop  avant  pour  reculer  :  Dantès  devait  être 

II  brisé  entre  les  rouages  de  son  ambition. 

1  —  J'attends,  monsieur,  dit  l'armateur  assis  dans  le 
i,  fauteuil  de  Villefort,  et  une  plume  à  la  main. 

Villefort,  alors,  dicta  une  demande  dans  laquelle, 
dans  un  but  excellent ,  il  n'y  avait  point  à  en  douter, 
il  exagérait  le  patriotisme  de  Dantès  et  les  services 
rendus  par  lui  à  la  cause  bonapartiste  ;  dans  cette 


~  148  — 

demande  ,  Dantès  était  devenu  un  des  agents  les  plus 
actifs  du  retour  de  Napoléon  ;  il  était  évident  qu'en 
voyant  une  pareille  pièce ,  le  ministre  devait  faire 
justice  à  l'instant  même  ,  si  justice  n'était  point  faite 
déjà. 

La  pétition  terminée ,  Villefort  la  relut  à  haute 
voix. 

—  C'est  cela,  dit-il,  et  maintenant  reposez-vous  sur 
moi.  —  Et  la  pétition  partira  bientôt,  monsieur?  — 
Aujourd'hui  même.  —  Apostillée  par  vous?  —  La 
meilleure  apostille  que  je  puisse  mettre,  monsieur, 
est  de  certifier  véritable  tout  ce  que  vous  dites  dans 
cette  demande. 

Et  Villefort  s'assit  à  son  tour,  et  sur  un  coin  de  la 
pétition  appliqua  son  certificat. 

—  Maintenant,  monsieur,  que  faut-il  faire?  de- 
manda Morrel.  —  Attendre,  reprit  Villefort,  je  ré- 
ponds de  tout. 

Cette  assurance  rendit  l'espoir  à  Morrel  :  il  quitta  le 
substitut  du  procureur  du  roi  enchanté  de  lui.  et  alla 
annoncer  au  vieux  père  de  Dantès  qu'il  ne  tarderait 
pas  à  revoir  son  fils. 

Quant  à  Villefort.  au  lieu  de  l'envoyer  à  Paris,  il 
conserva  précii^usement  entre  ses  mainscette  demande 
qui,  pour  sauver  Dantès  dans  le  présent,  le  compro- 
mettait si  effroyablement  dans  l'avenir,  en  supposant 
une  chose,  que  l'aspect  de  l'Europe  et  la  tournure 
des  événements  permettaient  déjà  de  supposer,  c'est- 
à-dire  une  seconde  restauration. 

Dantès  demeura  donc  prisonnier  .  perdu  dans  les 
profondeurs  de  son  cachot,  il  n'entendit  point  le  bruit 
formidable  de  la  chute  du  trône  de  Louis  XVIII,  et 
celui  plus  épouvantable  encore  de  l'écroulement  de 
l'empire. 

Mais  Villefort,  lui,  avait  tout  suin  d'un  œil  vigilant, 


i 


—  MO  — 
tout  écouté  d'une  oreiile  attentive.  Deux  fois,  pendant 
celte  tourte  apparition  impériale  que  l'on  appela  les 
cent-jours,  Morrel  était  revenu  à  la  charge,  insistant 
toujours  pour  la  liberté  de  Dantès.età  chaque  fois 
Villefort  l'avait  calmé  par  des  promesses  et  des  espé- 
rances; enfin  Waterloo  arriva.  Morrel  ne  reparut  pas 
chez  Villefort  :  l'armateur  avait  fait  pour  son  jeune 
ami  tout  ce  qu'il  était  humainement  possible  de  faire; 
essayer  de  nouvelles  tentatives  sous  cette  seconde  res- 
tauration était  se  compromettre  inutilement. 

Louis  XVIII  remonta  sur  le  trône.  Villefort.  pour 
qui  Marseille  était  plein  de  souvenirs,  devenus  pour 
lui  des  remords,  demanda  et  obtint  la  place  de  pro- 
cureur du  roi  vacante  à  Toulouse;  quinze  jours  après 
son  installation  dans  sa  nouvelle  résidence,  il  épousa 
mademoiselle  Renée  deSaint-Méran,  dont  le  père  était 
mieux  en  cour  que  jamais. 

Voilà  comment  Dantès,  pendant  les  cent-jours  et 
après  Waterloo,  demeura  sous  les  verrous,  oublié, 
sinon  des  hommes,  au  moins  de  Dieu. 

Danglars  comprit  toute  la  portée  du  coup  dont  il 
avait  frappé  Dantès.  en  voyant  revenir  Napoléon  en 
France  :  sa  dénonciation  avait  touché  juste,  et  comme 
tous  les  hommes  dune  certaine  portée  pour  le  crime 
et  d'une  moyenne  intelligence  pour  la  vie  ordinaire, 
il  appela  cette  coïncidence  bizarre  un  décret  de  la 
Providence. 

Mais  quand  Napoléon  fut  de  retour  à  Paris,  et  que 
sa  voix  retentit  de  nouveau,  impérieuse  et  puissante, 
Danglars  eut  peur;  à  chaque  instant,  il  s'attendit  à 
voir  reparaître  Dantès,  Dantès  sachant  tout,  Dantès 
menaçant  et  fort  pour  toutes  les  vengeances;  alors  il 
manifesta  à  M.  Morrel  le  désir  de  quitter  le  service 
de  mer,  et  se  fit  recommander  par  lui  à  un  négociant 
espagnol,  chez  lequel  il  £utra  comme  commiis  d'ordre 
1-  10 


—  150  — 

vers  la  fin  de  mars,  c'est-à-dire  dix  ou  douze  jours 
après  la  rentrée  de  Napoléon  aux  Tuileries:  il  partit 
donc  pour  Madrid,  et  Ion  n"(n  entendit  plus  parler... 

Fernand.  lui.  ne  comprit  rien.  Lantès  était  absent, 
c'était  tout  ce  qu"il  fallait.  Qu'était-il  devenu?  11  ne 
chercha  point  à  le  sai  oir.  Soulement.  pendant  tout  le 
répit  que  lui  donnait  son  absence.il  sïngénia.  partie 
à  abuser  Mercedes  sur  les  motifs  de  cette  absence; 
partie  à  méditer  des  plans  démigralion  et  d'enlève- 
ment: de  temps  en  temps  aussi,  et  c'étaient  les  heures 
sombres  de  sa  vie.  il  s'asseyait  sur  la  pointe  du  cap 
Pharo.  de  cet  endroit  où  Ton  distingue  à  la  fois  Mar- 
seille et  !e  village  des  Catalans,  refiardant,  triste  et 
immobile,  comme  un  oiseau  de  proie,  s'il  ne  verrait 
point,  par  l'une  de  ces  deux  routes,  revenir  le  beau 
jeune  homme,  à  la  démarche  libre,  à  la  tête  haute, 
qui.  pour  lui  aussi,  était  devenu  le  messager  d'une 
rude  vengeance.  Alors,  le  dessein  de  Fernand  était 
arrêté,  il  cassait  ia  tète  de  Dantès  d'un  coup  de  fusil 
et  se  tuait  après,  se  disait-il  à  lui-même,  pour  colorer 
son  assassinat.  Mais  Fernand  s'abusait  :  cethomme-là 
ne  se  fût  jamais  tué.  car  il  espérait  toujours. 

Sur  ces  entrefaites,  et  parmi  tant  de  fluctuations 
douloureuses,  l'empire  appela  un  dernier  ban  de  sol- 
dats, et  tout  ce  qu'il  y  avait  d'hommes  en  étal  de 
porter  les  armes  s'élança  hors  de  France  à  la  voix  re- 
tentissante de  l'empereur. 

Fernand  partit  comme  les  autres,  quittant  sa  cabane 
et  Mercedes,  et  rongé  de  cette  sombre  et  terrible 
pensée  que  derrière  lui  peut-être  son  rival  allait  re- 
venir et  épouser  celle  qu'il  aimait. 

Si  Fernand  avait  jamais  dû  se  tuer,  c'était  en  quit- 
tant Mercedes  qu'il  l  eût  fait. 

Ses  attentions  pour  Mercedes,  la  pitié  qu'il  parais- 
sait donner  à  son  malheur,  le  soin  qu'il  prenait  d'aller 


—  151  — 

au-devant  de  ses  moindres  désirs,  avaient  pro(!uit 
l'effet  que  produisent  toujours  sur  les  cœurs  généreux 
les  apparences  du  dévouement  :  Mercedes  avcit  tou- 
jours aimé  Fernand  d"smitié:  son  amitié  s'augmenta 
pour  lui  d'un  nouveau  sentiment,  la  reconnaissancs-. 

—  Mon  frère,  dit-elle  en  attachant  le  sac  du  con- 
scrit sur  les  épaules  du  Catalan,  mon  frère,  mon  svul 
ami,  ne  vous  faites  pas  tuer,  ne  me  laissez  pas  seuie 
dans  ce  monde  où  je  pleure  et  où  jeserai  seule  dès  que 
vous  n'y  serez  plus. 

Ces  paroles,  dites  au  moment  du  départ,  rendirent 
quelque  espoir  à  Fernand.  Si  Dantès  ne  revenait  pas. 
Mercedes  pourrait  donc  un  jour  être  à  lui. 

Mercedes  resta  seule  sur  cette  terre  nue  qui  ne  lui 
avait  jamais  paru  si  aride,  et  avec  la  mer  immense 
pour  horizon.  Toute  baignée  de  pleurs,  commi;  celte 
folle  dont  on  nous  raconte  la  douloureuse  histoirC;  on 
la  voyait  errer  sans  cesse  autour  du  petit  village  des 
Catalans  :  tantùt  s'arrètant  sous  le  soleil  ardent  du 
Midi,  debout,  immobile,  muette  comme  une  statue, 
et  regardant  Marseille;  tantôt,  assise  au  bord  du  ri- 
vage, écoutant  ce  gémissement  de  la  mer.  étfrneî 
comme  sa  douleur,  et  se  demandant  sans  cesse  s'il  ne 
valait  pas  mieux  se  pencher  en  avant,  se  laisser  aller 
à  son  propre  poids,  ouvrir  l'abîme  et  s'y  engloutir, 
que  de  souffrir  ainsi  toutes  ces  cruelles  alternatives 
d'une  attente  sans  espérances. 

Ce  ne  fut  pas  le  courage  qui  manqua  à  Mercedes 
pour  accomplir  ce  projet,  ce  fut  la  religion  qui  lui 
vint  en  aide  et  qui  la  sauva  du  suicide. 

Caderousse  fut  appelé  comme  Fernand;  seulement, 
comme  il  avait  huii  ans  de  plus  que  Catalan  et  qu'il 
était  marié,  il  ne  fit  partie  que  du  troisième  ban,  et 
fut  envoyé  sur  les  côtes. 

Le  vieux  Dantès.  qui  n'était  plus  soutenu  que  par 


—  152  — 

l'espoir  ,  perdit  l"espoir  à  la  chute  de  renippicur. 

Cinqîmois,  jour  pour  jour,  après  avoir  été  séparé 
de  son  fils,  et  presque  à  la  même  heure  où  il  avait  été 
arrêté,  il  rendit  le  dernier  soupir  entre  les  bras  de 
!!\îercédès. 

M.  Morrel  pourvut  à  tous  les  frais  de  son  enterre- 
ment, et  paya  les  pauvres  petites  dettes  que  le  vieil- 
lard avait  faites  pendant  sa  maladie. 

II  y  avait  plus  que  de  la  bienfaisance  à  agir  ainsi, 
il  y  a\  ail  du  c  ourage.  Le  midi  était  en  feu.  et  secou- 
rir, même  à  son  lit  de  mort,  le  père  d'un  bonapar- 
tiste aussi  dangereux  que  Danlès.  était  un  crime. 


XIV,  —  Le  prisonnier  furieux  et  le  prisonnier  fou. 

Un  an  environ  après  le  retour  de  Louis  XVIII,  il  y 
eut  une  visite  de  M.  l'inspecteur  général  des  prisons. 

Dantès  entendit  rouler  et  grincer  du  fond  de  son 
cachot  tous  ces  préparatifs,  qui  faisaient  en  haut  beau- 
coup de  fracas,  mais  qui,  en  bas,  eussent  été  des 
bruits  inappréciables  pour  toute  autre  oreille  que  poup 
celle  d'un  prisonnier  accoutumé  à  écouter,  dans  le 
silence  de  la  nuit,  l'araignée  qui  tisse  sa  toile,  el  la 
chute  périodique  de  la  goutte  d'eau,  qui  met  une 
heure  à  se  former  au  plafond  de  son  cachot. 

Il  devina  qu'il  se  passait  chez  les  vivants  quelque 
chose  d'inaccoutumé  :  il  habitait  depuis  si  longtemps 
une  tombe  quïl  pouvait  bien  se  regarder  comme  mori. 

En  effet,  l'inspecteur  visitait,  l'un  après  l'autre, 
chambres,  cellules  et  cachois  Plusieurs  prisonniers 
furent  iuterrogés,  c'étaient  ceux  que  leur  douceur  ou 
Jeur  stupidité  recommandait  à  la  bienveillance  de  Tad- 


—  153  — 
ministration  ;  l'inspecteur  leur  domanJa  comment  ils 
étaient  nourris,  et  quelles  étaient  les  réclamations 
qu'ils  avaient  à  faire. 

Ilsrépondirentunanimementquela  nourriture  était 
détestable,  et  qu'ils  réclamaient  leur  liberté. 

L'inspecteur  leur  demanda  alors  s'ils  n'avaient  pas 
autre  chose  à  lui  dire. 

Ils  secouèrent  la  tête.  Quel  autre  bien  que  la  liberté 
peuvent  réclamer  des  prisonniers  ? 

L'inspecteur  se  retourna  et  dit  au  gouverneur  : 

—  Je  ne  sais  pas  pourquoi  on  nous  fait  faire  ces 
touriiées  inutiles.  Qui  voit  une  prison  en  voit  cent  ; 
qui  entend  un  prisonnier  en  entend  mille;  c'est  tou- 
jours la  même  chose  :  mal  nourris  et  innocents.  En 
avez-vous  d'autres?  — Oui,  nous  avons  les  prisonniers 
dangereux  ou  fous  ,  que  nous  gardons  au  cachot.  — 
Voyons  ,  dit  l'inspecteur  avec  un  air  de  profonde  las- 
situde ,  faisons  notre  métier  jusqu'au  bout;  descen- 
dons dans  les  cachots.  —  Attendez,  dit  le  gouverneur, 
que  l'on  aille  au  moins  chercher  deux  hommes;  les 
prisonniers  commettent  parfois,  ne  fût-ce  que  par  dé- 
goût de  la  vie  et  pour  se  faire  condamner  à  mort,  des 
actes  de  désespoir  inutiles  :  vous  pourriez  être  victime 
de  l'un  de  ces  actes.  —  Prenez  donc  vos  précautions  , 
dit  l'inspecteur. 

En  effet,  on  envoya  chercher  deux  soldats  et  l'on 
commença  de  descendre  par  un  escalier  si  puant ,  si 
infect,  si  moisi,  que  rien  que  le  passage  dant  un  pareil 
endroit  aifectait  désagréablement  à  la  fois  la  vue,  l'o- 
dorat et  la  respiration. 

—  Oh  !  fit  l'inspecteur  en  s'arrclant  à  moitié  de  la 
di'scente,  qui  diable  peut  loger  là  ?  —  Un  conspirateur 
des  plus  dangereux,  et  qui  nous  est  particulièrement 
recommandé  comme  un  homme  capable  do  tout.  —  Il 
est  seul  ?  —  Certainement.  —  Depuis  combien  de 


—  iU  — 
temps  est-il  là  ?  -r-  Depuis  un  an  à  peu  près.  —  Et  il 
a  été  mis  dans  ce  cachot  dès  son  entrée?  —  Non,  mon- 
sieur, mais  après  avoir  voulu  tu3r  le  porte-clefs  chargé 
de  lui  porter  sa  nourriture.  — Il  a  voulu  tuer  le  porte- 
clefs? — Oui;  monsieur,  ceiui-là  même  qui  nous  éclaire. 
N'est-il  pas  vrai.  Antoi.ae  ?  demanda  le  gouverneur. 

—  Il  a  voulu  me  tuer  tout  de  même,  répondit  le  porte- 
clefs— Ah  çà  !  mais,  c'est  donc  un  fou  que  cet  homme? 
— C'est  pis  que  cela,  dit  le  porte-clefs,  c'est  un  démon. 

—  Voulez-vous  qu'on  s'en  plaigne  ?  demanda  l'inspec- 
teur au  gouverneur  —  Inutile,  monsieur,  il  est  assez 
puni  comme  cela;  d'ailleurs,  à  présent,  il  touche 
presque  à  la  folie,  et  selon  l'expérience  que  nous  don- 
nent nos  oiiservatious  ,  avant  une  autre  année  d'ici  il 
sera  complètement  aliéné.  —  Ma  foi,  tant  mieux  pour 
lui ,  dit  l'inspecteur,  une  fois  fou  tout  à  fait,  il  souf- 
frira moins.  —  C'était  comme  on  le  voit,  un  homme 
plein  d'humanité  que  cet  inspecteur,  et  bien  digne  des 
fonctions  philanthropiques  qu'il  remplissait.  —  Vous 
avez  raison,  monsieur,  dit  le  gouverneur,  et  votre  ré- 
flexion prouve  que  vous  avez  profondément  étudié  la 
matière.  Ainsi  nous  avons  ,  dans  un  cachot  qui  n'est 
séparé  de  celui-ci  que  par  une  vingtaine  de  pieds ,  et 
dans  lequel  on  descend  par  un  autre  escalier,  un  vieil 
abbé,  ancien  chef  de  parti  en  Italie,  quiest  ici  depuis 
1811,  auquel  la  tète  a  tourné  vers  la  fin  de  1813,  et 
qui,  depuis  ce  moment,  n'est  pas  physiquement  recon- 
naissable  :  li  pleurait ,  il  rit  ;  il  maigrissait  ,  il  en- 
graisse. Voulez-vouslevoir  plutôt  que  celui-ci;  sa  folie 
est  divertissante  et  ne  vous  attristera  point.  — Je  les 
verrai  l'un  et  l'autre ,  répondit  l'inspecteur  ;  il  faut 
faire  son  état  en  conscience. 

L'inspecteur  en  était  à  sa  première  tournée ,  et 
voulait  donner  bonne  idée  de  lui  à  l'autorité. 

—  Entrons  donc  chez  celui-ei  d'abord  ,  ajonta-t-il. 


=— VolonU ers,  répondit  le  gouverneur,  et  il  fit  un  signe 
au  porte-clefs  qui  ouvrit  la  porte. 

Au  grincement  des  massives  serrures,  au  cri  des 
gonds  rouillées  tournaatsur  leurs  pivots,  Dantès,  ac- 
croupi dans  un  angle  de  son  cachot,  où  il  recevait 
avec  un  bonheur  indicible  le  mince  rayon  du  jour 
qui  flltrait  à  travers  un  étroit  soupirail  grillé  ,  releva 
la  tête. 

A  la  vue  d'un  homme  inconnu,  éclairé  par  deux 
porte-clefs  tenant  des  torches  ,  accompagné  par  deux 
soldats,  et  auquel  le  gouverneur  parlait  le  chapeau  à 
la  main,  Dantès  devina  ce  dont  il  s'agissait,  et,  voyant 
en6n  se  présenter  une  occasion  d'implorer  une  autorité 
supérieure,  bondit  en  avant  les  mains  jointes. 

Les  soldats  croisèrent  aussitôt  la  baïonnette,  car  ils 
crurent  que  le  prisonnier  s'élançait  vers  l'inspecteur 
avec  de  mauvaises  intentions. 

L'inspecteur  lui-même  fit  un  pas  en  arrière. 

Dantès  vit  qu'on  l'avait  présenté  comme  un  homme 
à  craindre . 

Alors  il  réunit  dans  son  regard  tout  ce  que  le  cœur 
de  l'homme  peut  contenir  de  mansuétude  et  d'humi- 
lité, et,  s'exprimant  avec  une  sorte  d'éloquence  pieuse 
qui  étonna  les  assistants,  il  essaya  de  toucher  l'âme 
de  son  visiteur. 

L'inspecteur  écouta  le  discours  de  Dantès  jusqu'au 
bout  ;  puis,  se  tournant  vers  le  gouverneur  : 

—  Il  tournera  à  la  dévotion  ,  dit-il  à  demi-voix,  il 
est  déjà  disposé  à  des  sentiments  plus  doux.  Voyez  , 
la  peur  fait  son  effet  sur  lui ,  il  a  reculé  devant  les 
baïonnettes  :  or  ,  un  fou  ne  recule  devant  rien  :  j'ai 
feit  sur  ce  sujet  des  observations  bien  curieuses  à 
Charenton. 

Puis  se  retournant  vers  le  prisonnier  : 

—  En  résumé ,  dit-il ,  que  demandez -vous  ?  —  Je 


—  156  — 

demande  quel  crime  j'ai  commis  ;  je  demande  que  l'on 
me  donne  des  jugns ,  je  demande  que  mon  procès 
soit  instruit  :  je  demande  enfin  qu'on  me  fusille  si  je 
suis  coupable,  mais  aussi  qu'on  me  mette  en  liberté 
si  je  suis  innocent.  —  Ètes-vousbien  nourri?  demanda 
l'inspecteur. —  Oui,  je  le  crois,  je  n'en  sais  rien.  Mais 
cela  importe  peu:  ce  qui  doitimporter.  non-seulement 
à  moi,  malheureux  prisonnier,  mais  encore  à  tous  les 
fonctionnaires  rendant  la  justice,  mais  encore  au  roi 
qui  nous  gouverne,  c'est  qu'un  innocent  ne  soit  pas 
victime  d'une  dénonciation  infâme,  et  ne  meure  pas 
sous  les  verrous  en  maudissant  ses  bourreaux.  — 
Vous  êtes  bien  humble  aujourd'hui,  dit  le  gouverneur; 
vous  n'avez  pas  toujours  été  comme  cela.  Vous  parliez 
tout  autrement,  mon  cher  ami,  le  jour  où  vous  vouliez 
assommer  votre  gardien.  —  C'est  vrai,  monsieur  ,  dit 
Dantès,  et  j'en  demande  bien  humblement  pardon  à 
cet  homme  ,  qui  a  toujours  élé  bon  pour  moi...  Mais, 
que  voulez-vous  !  j'étais  fou ,  j'étais  furieux.  —  Et 
vous  ne  l'êtes  plus  ?  —  Non,  monsieur:  car  la  captivité 
m'a  plié,  brisé  .  anéanti...  11  y  a  si  longtemps  que  je 
suis  ici  !  —  Si  longtemps  ?. ..  Et  à  quelle  époque  avez- 
vous  été  arrêté?  demanda  l'inspecteur.  —  Le  27 
février  1815,  à  deux  heures  de  l'après-midi. 

—  Nous  sommes  au  50  juillet  1816  :  que  dites-vous 
donc  ?  il  n'y  a  que  dix-sept  mois  que  vous  êtes  prison- 
nier. —  Que  dix-sept  mois  !  reprit  Dantès.  Ah  !  mon- 
sieur ,  vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  dix-sept  mois 
de  prison  :  dix-sept  années,  dix-sept  siècles  ;  surtout 
pour  un  homme  qui ,  comme  moi  ,  touchait  au  bon- 
heur, pour  un  homme  qui,  comme  moi,  allait  épouser 
une  ff-mme  aimée  ,  pour  un  homme  qui  voyait  s'ou- 
vrir d'vfint  lui  une  carrière  honorable,  et  à  qui  tout 
niamiue  à  l'instant:  ijui  ,  du  ndlicu  du  jour  le  plus 
beau,  tombe  dans  la  nuit  la  plus  profonde,  qui  voit  sa 


—  157  — 

carrière  détruite ,  qui  ne  sait  pas  si  celle  qu'il  aimait 
l'aime  toujours,  qui  ignore  si  son  AÏeui  père  est  mort 
ou  vivant!  Dix-sept  mois  de  prison,  pour  un  homme 
habitué  à  l'air  de  la  mer ,  à  l'indépendance  du  marin  , 
à  l'espace,  à  l'immensité,  à  l'infini,  monsieur,  dix-sept 
mois  de  prison ,  c'est  plus  que  ne  le  méritent  tous  les 
crimes  que  désigne  par  les  noms  les  plus  odieux  la 
langue  humaine.  Ayez  donc  pitié  de  moi ,  monsieur  . 
et  demandez  pour  moi.  non  pas  d'indulgence,  mais  la 
rigueur ,  non  pas  une  grâce .  mais  un  jugement  :  des 
juges,  monsieur,  je  ne  demande  que  des  juges  :  on  ne 
peut  pas  refuser  des  juges  à  un  accusé.  —  C'est  bien, 
dit  l'inspecteur:  on  verra. 
Puis,  se  retournant  vers  le  gouverneur  : 
—  En  vérité  ,  dit-il .  le  pauvre  diable  me  fait  de  la 
peine.  En  remontant ,  vous  me  montrerez  son  livre 
d'écrou.  —  Certainement ,  dit  le  gouverneur  :  mais  je 
crois  que  vous  trouverez  contre  lui  des  notes  terribles. 
—  Monsieur,  continua  Dantès  ,  je  sais  que  vous  ne 
pouvez  pas  me  faire  sortir  d'ici  de  votre  propre  dé- 
cision ;  mais  vous  pouvez  transmettre  ma  demande  à 
l'autorité  ;  vous  pouvez  provoquer  une  enquête  .  vous 
pouvez,  enfin,  me  faire  mettre  en  jugement  :  un  juge- 
ment, c'est  tout  ce  que  je  demande  :  que  je  sache  quel 
crime  j'ai  commis,  et  à  quelle  peine  je  suis  condamné; 
car  voyez-vous,  l'incertitude,  c'est  le  pire  de  tous  les 
supplices.  —  Éclairez-moi .  dit  l'inspecteur.  —  Mon- 
sieur,  s'écria  Dantès,  je  comprends  au  son  de  votre 
voix  que  vous  êtes  ému.  Monsieur  .  dites-moi  d'espé- 
rer. —  Je  ne  puis  vous  dire  cela  .  répondit  l'inspec- 
teur ;  je  puis  seulement  vous  promettre  d'examiner 
votre  dossier.  —  Oh  !  alors,  monsieur .  je  suis  libre  , 
je  suis  sauvé! —  Qui  vous  a  fait  arrêter?  demanda 
l'inspecteur.  —  M.  de  Villefort,  répondit  Dantès. 
Voyez-le  et  entendez-vous  avec  lui.  — M.  de  Yill*fort 


—  158  — 
tt'est  plus  à  Marseille  depuis  un  an.  mais  à  Toulouse, 

—  Ah  !  cela  ne  m'étoaae  plus,  murmura  Dantès  ;  mon 
seul  protecteur  est  éloigné .  —  M.  de  Yillefort  avait-il 
quelque  motif  de  haine  contre  vous?  demanda  lin- 
spv-'cteur.  —  Aucun,  monsieur  ;  et  même  il  a  été  bien- 
veillant pour  moi.  —  Je  pourrai  donc  me  fier  aux 
noies  qu'il  a  laissées  sur  vous,  ou  qu'il  me  donnera  ? 
-T  Entièrement,  monsieur.  —  C"est  bien.  Attendez. 

Dantès  tomba  à  genoux,  leva  les  deux  mains  vers  le 
ciel,  et  murmurant  une  prière  dans  laquelle  il  recom- 
mandait à  Dieu  cet  homme  qui  était  descendu  dans 
sa  prison,  pareil  au  Sauveur  allant  délivrer  les  âmes 
de  l'enfer. 

La  porte  se  referma  ;  mais  l'espoir  descendu  avec 
["inspecteur  était  resté  enfermé  dans  le  cachot  de 
Dantès. 

—  Voulez-vous  voir  le  registre  d'écrou  tout  de 
suite  ,  demanda  le  gouverneur ,  ou  passer  au  cachot 
dtî  labbé ?  —  Finissons-en  avec  les  cachots  tout  d'un 
coup,  répondit  l'inspecteur.  Si  je  remontais  au  jour, 
je  n'aurais  peut-être  plus  le  courage  de  continuer  ma 
triste  mission. — Ah  Icelui-là  n'est  point  un  prisonnier 
comme  l'autre,  et  sa  folie,  à  lui.  est  moins  attristante 
que  la  raison  de  son  voisin.  —  Et  quelle  est  sa  folie  ? 

—  Oh  !  une  folie  étrange  :  il  se  croit  possesseur  d'un 
trésor  immense.  La  première  année  de  sa  captivité,  il 
a  fait  offrir  au  gouvernement  un  million  si  le  gouver- 
nement le  voulait  mettre  en  liberté  ;  la  seconde  année, 
deux  millions  :  la  troisième  .  trois  millions  ,  et  ainsi 
progressivement.  Il  en  est  à  sa  cinquième  année  de 
captivité  :  il  va  vous  demander  de  vous  parler  en 
secret,  et  vous  offrira  cinq  millions.  —  Ah  !  ah  !  c'est 
curieux  en  effet ,  dit  l'inspecteur  :  et  comment  appelez- 
vous  ce  millionnaire  ?  —  L'abbé  Faria.  —  ?i*»  27  ?  dit 
l'inspecteur.  —  C'est  ici.  Ouvrez,  Antoine: 


—  159  — 

Le  portc-ck'fs  obL'it,  et  le  regard  curieux  de  l'inspec- 
teur plongea  dans  le  cachot  de  Vabbii  fou. 

C'était  ainsi  que  l'on  nommait  généralement  le  pri- 
sonnier. 

A,u  milieu  de  la  chambre .  dans  un  cercle  tracé  sur 
la  terre  avec  un  morceau  de  plâtre  détaché  du  mur  , 
était  couché  un  homme  presque  nu,  tant  ses  vête- 
ments étaient  tombés  en  lambeaux.  Il  dessinait  dans 
ce  cercle  des  lignes  géométriques  fort  nettes  et  pa- 
raissait aussi  occupé  de  résoudre  son  problème  qu'Ar- 
chimède  l'était  lorsquil  fut  tué  par  un  soldat  de  Mar- 
ccUus.  Aussi  ne  bougea-t-il  pas  même  au  bruit  que  fit 
le  cachot  en  s'ouvrant,  et  ne  sembla-t-il  se  réveiller 
que  lorsque  la  lumière  des  torches  éclaira  d'un  éclat 
inaccoutumé  le  sol  humide  sur  lequel  il  travaillait. 
Alors  il  se  retourna ,  et  vit  avec  étonnement  la  nom- 
breuse compagnie  qui  venait  de  descendre  dans  son 
cachot. 

Aussitôt  il  se  leva  vivement ,  prit  une  couverture 
jetée  sur  le  pied  de  son  lit  misérable,  et  se  drapa  pré- 
cipitamment pour  paraître  dans  un  étal  plus  décent 
aux  yeux  des  étrangers. 

—  Que  demandez-vous?  dit  l'inspecteur  sans  varier 
sa  formule.  —  Moi,  monsieur?  dit  l'abbé  d'un  air 
étonné;  je  ne  demande  rien.  — Vous  ne  comprenez 
pas  ,  reprit  l'inspecteur  :  je  suis  agent  du  gouverne- 
ment ;  j'ai  mission  de  descendre  dans  les  prisons  et 
d'écouter  les  réclamations  des  prisonniers.  —  Oh  ! 
alors,  monsieur ,  c'est  autre  chose,  s'écria  vivement 
l'abbé ,  et  j'espère  que  nous  allons  nous  entendre.  — 
Voyez,  dit  tout  bas  le  gouverneur,  cela  ne  commence- 
t41  pas  comme  je  vous  l'avais  annoncé  ?  —  Monsieur, 
continua  le  prisonnier,  je  suis  l'abbé  Faria.  né  à  Rome; 
j'ai  été  vingt  ans  secrétaire  du  cardinal  Rospigliosi  ; 
j'ai  été  arrêté,  je  ne  sais  trop  pourquoi,  vers   le 


—  460  — 
commencement  de  l'année  181  i ,  depuis  ce  temps  je 
réclame  m^  liberté  des  autorités  italiennes  et  fran- 
çaises. —  Pourquoi  près  des  autorités  italiennes  ?  de- 
manda le  gouverneur.  —  Parce  que  j"ai  été  arrêté  à 
Viombino  ,  et  que  je  présume  que  ,  comme  Milan  et 
Florence,  Piombino.  est  devenu  le  chef-lieu  de  quelque 
département  français. 

L'inspecteur  et  le  gouverneur  se  regardèrent  enriant. 

—  Diable!  mon  cher,  dit  Tinspecteur ,  vos  nou- 
velles de  l'Italie  ne  sont  pas  fraîches.  —  Elles  datent 
du  jour  où  j'ai  été  arrêté,  monsieur,  dit  l'abbé  Faria  : 
et  comme  Sa  Majesté  l'empereur  avait  créé  la  royauté 
de  Rome  pour  le  fils  que  le  ciel  venait  de  lui  envoyer, 
je  présume  que  poursuivant  le  cours  de  ses  conquêtes, 
il  a  accompli  le  rêve  de  Machiavel  et  de  César  Borgia, 
qui  était  de  faire  de  toute  l'Italie  un  seul  et  unique 
royaume.  —  Monsieur,  dit  l'inspecteur,  la  Providencr 
a  heureusement  apporté  quelque  changement  à  ce  plan 
gigantesque  dont  vous  me  paraissez  assez  chaud  par- 
tisan. —  C'est  le  seul  moyen  de  faire  de  l'Italie  un 
État  fort,  indépendant  et  heureux,  répondit  l'abbé.  — 
Cela  est  possible,  répondit  l'inspecteur  ,  mais  je  no 
suis  pas  venu  ici  pour  faire  avec  vous  un  cours  de 
politique  ultramontaine  ,  mais  pour  vous  demander  , 
ce  que  j'ai  déjà  fait,  si  vous  avez  quelques  réclama- 
tions à  faire  sur  la  manière  dont  vous  êtes  nourri  et 
logé.  — La  nourriture  est  ce  qu'elle  est  dans  toutes 
les  prisons,  répondit  l'abbé,  c'est-à-dire  fort  mauvaise; 
quant  au  logement,  vous  le  voyez,  il  est  humide  el 
malsain,  mais  néanmoins ,  assez  convenable  pour  un 
cachot.  Maintenant  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit . 
mais  bien  de  révélations  de  la  plus  haute  importance 
et  du  plus  haut  intérêt  que  j'ai  à  faire  au  gouverne- 
ment. —  Nous  y  voici ,  dit  tout  bas  le  gouverneur  à 
l'inspecteur.  —  Voilà  pourquoi  je  suis  si  heureux  de 


—  161  — 
vous  voir ,  continua  l'abbé  ,  quoique  vous  m"ayez  dé- 
rangé dans  un  calcul  fort  important,  et  qui,  s'il  réus- 
sit, changera  peut-être  le  système  de  Newton.  Pouvez- 
vous  m'accorder  la  faveur  d'un  entretien  particulier? 

—  Hein  !  que  disais-je  ?  Gt  le  gouverneur  à  l'inspec- 
teur. —  Vous  connaissez  votre  personnel,  répondit  ce 
dernier  en  souriant.  Puis,  se  retournant  vers  Faria  : 

—  Monsieur,  dit-il.  ce  que  vous  me  demandez  est  im- 
possible. —  Cependant,  monsieur  .  reprit  labbé,  s'il 
s'agissait  de  faire  gagner  au  gouvernement  une  somme 
énorme,  une  somme  de  cinq  millions  .  par  exemple? 

—  Ma  foi.  dit  l'inspecteur  en  se  retournant  à  son  tour 
vers  le  gouverneur,  vous  aviez  prédit  jusqu'au  chiflre. 
— "Voyons,  reprit  l'abbé,  s'a  percevant  que  l'inspecteur 
faisait  un  mouvement  pour  se  retirer,  il  n'est  pas  né- 
cessaire que  nous  soyons  absolument  seuls  ;  M.  le 
gouverneur  pourra  assister  à  notre  entretien.  —  Mon 
cher  mon.sieur  ,  dit  le  gouverneur,  malheureusement 
nous  savons  d'avance  et  par  coeur  ce  que  vous  direz. 
Il  s'agit  de  vos  trésors,  n'est-ce  pas? 

Faria  regarda  cet  homme  railleur  avec  des  yeux  où 
un  observateur  désintéressé  eût  vu  certes  luire  l'éclair 
de  la  raison  et  de  la  vérité. 

—  Sans  doute,  dit-il,  de  quoi  voulez-vous  que  je 
parle,  sinon  de  cela?  —  M.  l'inspecteur,  continua  le 
gouverneur,  je  puis  vous  raconter  celte  histoire  aussi 
bien  que  l'abbé,,  car  il  y  a  quatre  ou  cinq  ans  que  j'en 
ai  les  oreilles  rebattues.  —  Cela  prouve,  M.  le  gou- 
verneur, dit  l'abbé,  que  vous  êtes  comme  ces  gens 
dont  parle  l'Écriture,  qui  ont  des  yeux  et  qui  ne  voient 
pas,  qui  ont  des  oreilles  et  qui  n'entendent  pas.  — 
Mon  cher  monsieur,  dit  l'inspecteur,  le  gouvernement 
est  riche  et  n'a,  Dieu  merci,  pas  besoin  de  votre  argent  ; 
gardez-le  donc  pour  le  jour  que  vous  sortirez  de  prison. 

L'œil  de  l'abbé  se  dilata;  il  saisit  la  main  de  i'io- 
spf«t«ur. 


—  162  — 

—  Mais  si  je  n'en  sors  pas  de  prison,  dit-il,  si,  con- 
tre toute  ju«;tice,  on  me  retient  dans  ce  cachot,  si  j"y 
meurs  sans  avoir  légné  mon  secret  à  personne,  ce  tré- 
sor sern  donc  pordu  ?  Ne  vaut-il  f  as  mieux  que  le  gou- 
vernement en  profite  et  moi  aussi?  J'irai  jusqu" ii  six 
millions,  monsieur,  oui.  j'abandonnerai  six  millions, 
et  je  me  contenterai  du  reste,  si  Ion  Vfut  me  rendre 
la  liberté.  —  Sur  ma  parole,  dit  l'inspecteur  à  demi- 
voix,  si  l'on  ne  savait  pas  que  cet  homme  est  fou.  ii 
parie  avec  un  accent  si  convaincu  ou  on  croirait  qu'il 
dit  la  vérité.  —  Je  ne  suis  pas  fou.  monsieur,  et  je  dis 
bien  la  vérité,  reprit  Faria,  qui.  avec  cette  finesse 
d'ouïe  particulière  aux  prisonniers,  n'avait  pas  perdu 
une  seule  des  paroles  de  l'inspecteur.  Ce  trésor  dont 
je  vous  parie  existe  bien  réellement,  et  l'offre  de  si- 
gner un  traité  avec  vous,  en  veriu  duquel  vous  me 
conduirez  à  l'endroit  désigné  par  moi  :  on  fouillera  'a 
terre  sous  nos  yeux,  et  si  je  mens,  si  l'on  ne  trou-.e 
rien,  si  je  suis  un  fou  comme  vous  le  dites,  eh  bien  ! 
vous  me  ramènerez  dans  ce  même  cachot  où  je  reste- 
rai éternellement,  et  où  je  mourrai  sans  plus  rien  de- 
mander à  vous  ni  à  personne. 

Le  gouverneur  se  mit  à  rire. 

—  Et  est-ce  bien  loin,  voire  trésor?  demanda-t-il. 
— A  cent  lieues  d'ici  à  peu  près,  dit  Faria.— La  chose 
n'est  pas  mal  imaginée,  dit  le  gouverneur:  si  tous  les 
prisonniers  voulaient  s'amuser  à  promener  leurs  gar- 
diens pendant  cent  lieues,  et  si  les  gardiens  consen- 
taient à  faire  une  pareille  promenade,  ce  serait  une 
excellente  chance  que  les  prisonniers  se  ménageraient 
de  prendre  la  clef  des  champs  dès  qu'ils  en  trouve- 
raient roccasion,  et  pendant  un  pareil  voyage  l'occa- 
sion se  présenterait  certaîuement.  —  C'est  un  moyen 
connu,  dit  l'inspecteur,  et  monsieur  n'a  pas  inéraè  fe 
mérite  de  Finvention. 


—  163  — 

Puis,  se  retournant  vers  Tabbé  : 

^—  Je  vous  ai  demandé  si  vous  étiez  bien  noui  ri. 
dit-il.  —  Monsieur,  répondit  Faria.  jurez-moi  sur  le 
Christ  de  me  délivrer,  si  je  vous  ai  dit  vrai,  et  je  vous 
indiquerai  l'endroit  où  le  trésor  est  enfoui.  —  Etrs- 
vous  bien  nourri?  répéta  linspecteur.  —  Monsitur, 
vous  ne  risquez  rien  ainsi,  et  vous  voyez  bien  qu.'  ce 
n'est  pas  pour  me  ménager  une  cbance  pour  me  -au- 
ver,  puisque  je  resterai  en  prison  tandis  qu'on  fera  le 
voyage.  —  Vous  ne  répondez  pas  à  ma  question,  re- 
prit avec  impatience  l'insprctcur.  —  Psi  vous  à  ma 
demande,  s'écria  labbé.  Soyez  donc  maudit  comme 
les  autres  insensés  qui  n'ont  pas  voulu  me  crcirt  ! 
Vous  ne  voulez  pas  de  mon  or.  je  le  garderai  :  aous 
me  refusez  la  liberté,  Dieu  me  l'enverra.  Allez,  je  n'ai 
plus  rien  à  dire. 

Et  l'abbé,  rejetant  sa  couverture,  ramassa  son  mor- 
ceau de  plâtre,  et  alla  s'asseoir  de  nouveau  au  miii"u 
de  son  cercle  où  il  continua  ses  lignes  et  ses  chifiVis. 

—  Que  fait-il  là?  dit  l'inspecteur  en  se  retirant.  — 
Il  compte  ses  trésors,  reprit  le  gouverneur. 

Faria  répondit  à  ce  sarcasme  par  un  coup  d'œil  em- 
preint du  plus  suprém.e  mépris. 

Ils  sortirent. Le  geûlier  referma  la  porte  derrière  eux. 

—  Il  aura  en  effet  possédé  quelques  trésors,  dit  1  in- 
specteur en  remontant  l'escalier.  —  Ou  il  aura  rêvé 
qu'il  les  possédait,  répondit  le  gouNcrneur.  et  le  len- 
demain il  se  sera  réveillé  fou.  —  En  effet,  dit  lin- 
speeteur  avec  la  naïveté  de  la  corruption,  s'il  eût  é'é 
réellement  riche,  il  ne  serait  pas  en  prison. 

Ainsi  finit  l'aventure  pour  l'abbé  Faria.  Il  demeura 
prisonnier,  et,  à  la  suite  de  cette  visite,  sa  réputation 
de  fou  réjouissant  s'augmenta  encore. 

Galigula  ou  Kéron.  ces  grands  chercheurs  de  tré- 
sors, ces  désireurs  de  l'impossible,  eussent  prêté  l'o- 


—  164  — 

riil'.e  aux  jiaroîos  de  ce  pauvre  homme,  et  lui  eussent 
accordé  l'air  qu'il  désirait,  l'espace  qu'il  estimait  à  un 
si  haut  priï.  et  la  liberté  qu'il  offrait  de  payer  si  cher. 
Mais  les  rois  de  nos  jours,  maintenus  dans  la  limite 
du  probable,  n'ont  plus  même  l'audace  de  la  volonté  ; 
ils  craignent  l'oreille  qui  écoute  les  ordres  qu'ils  don- 
nent, l'œil  qui  scrute  leurs  actions  ;  ils  ne  sentent  plus 
la  supériorité  de  leur  essence  divine  ;  ils  sont  des 
hommes  couronnés,  voilà  tout.  Jadis  ils  se  croyaient 
ou  du  moins  ils  se  disaient  fils  de  Jupiter  et  retenaient 
quelque  chose  des  façons  du  dieu  de  leur  père  :  on  ne 
contrôle  pas  facilement  ce  qui  se  passe  au  delà  des 
nuages  :  aujourd'hui  les  rois  se  laissent  aisément  re- 
joindre. Or,  comme  il  a  toujours  répugné  au  gouver- 
nement despotique  de  montrer  au  grand  jour  les  effets 
de  la  prison  et  de  la  torture,  comme  il  y  a  peu  d'exem- 
ples qu'une  victime  des  inquisitions  ait  pu  reparaître 
avec  ses  os  broyés  et  ses  plaies  saignantes,  de  même  la 
folie,  cet  ulcère  né  dans  la  fange  des  cachots  à  la  suite 
dos  tortures  morales,  se  cache  presque  toujours  avec 
soin  dans  le  lieu  où  elle  est  née,  ou,  si  elle  en  sort, 
elle  va  s'ensevelir  dans  quelque  hôpital  sombre  où  les 
midecins  ne  reconnaissent  ni  l'homme,  ni  la  pensée, 
dans  le  débris  informe  que  lui  transmet  le  geôlier 
fatigué. 

L'abbé  Faria  devenu  fou  en  prison,  était  condamné 
par  sa  folie  même,  à  une  prison  perpétuelle. 

Quant  à  Dantès  l'inspecteur  lui  tint  parole.  En  re- 
montant chez  le  gouverneur,  il  se  fit  représenter  le 
registre  d'écrou.  La  note  concernant  le  prisonnier 
était  ainsi  conçue  : 

1  Bonapartiste  eurage  ;  a  pris  une   part  active  au 
retour  de  l'ile  d'Elbe. 
A  tenir  au  plus  grand   secret  et  sous  la  plus 
-  I  !  stricte  surveillaucc. 


—  165  — 

Cette  note  était  d'une  autre  écriture  et  d'une  encre 
différente  que  le  reste  du  registre,  ce  qui  prouvait 
qu'elle  avait  été  ajoutée  depuis  l'incarcération  de 
Dan  tes. 

L'accusation  était  trop  positive  pour  essayer  de  la 
combattre.  L'inspecteur  écrivit  donc  au-dessous  de 
l'accolade  : 

«  Rien  à  faire.  » 

Cette  visite  avait  pour  ainsi  dire,  ra\-ivé  Dantès  ; 
depuis  qu'il  était  entré  en  prison,  il  avait  oublié  de 
compter  les  jours:  mais  l'inspecteur  lui  avait  donné 
une  nouvelle  date  et  Dantès  ne  l'avait  pas  oubliée. 
Derrière  lui,  il  écrivit  sur  le  mur.  avec  un  morceau 
de  plâtre  détaché  de  son  plafond  :  30  juillet  1S16,  et 
à  partir  de  ce  moment,  il  fit  un  cran  chaque  jour  pou  r 
que  la  mesure  du  temps  ne  lui  échappât  plus. 

Les  jours  s'écoulèrent,  puis  les  semaines,  puis  les 
mois  :  Dantès  attendait  toujours:  il  avait  commencé 
par  fixer  à  sa  liberté  un  terme  de  quinze  jours.  En 
mettant  à  suivre  son  affaire  la  moitié  de  l'intérêt 
qu'il  avait  paru  éprouver,  l'inspecteur  devait  avoir 
assez  de  quinze  jours.  Ces  quinze  jours  écoulés,  il 
se  dit  qu'il  était  absurde  à  lui  de  croire  que  l'in- 
specteur se  serait  occupé  de  lui  avant  son  retour 
à  Paris  ;  or ,  son  retour  à  Paris  ne  pouvait  avoir 
lieu  que  lorsque  sa  tournée  serait  finie,  et  sa  tournée 
pouvait  durer  un  mois  ou  deux  ;  il  se  donna  donc  trois 
mois  au  lieu  de  quinz;'  jours.  Les  trois  mois  écoulés. 
an  autre  raisonnement  vint  à  son  aide  qui  fit  qu'il 
s'accorda  six  mois  :  mais  ces  six  mois  écoulés,  en  met- 
tant les  jours  au  bout  les  uns  des  autres,  il  se  trou- 
vait qu'il  avait  attendu  dix  mois  et  demi.  Pendant  ces 
dix  mois  rien  n'avait  été  changé  au  régime  de  sa  prison; 
aucune  nouvelle  consolante  ne  lui  était  parvenue  :  le 
geôlier  interrogé  était  muet  comme  d'habitude.  Dan- 
I.  11 


—  166  — 

tes  commença  à  douter  de  ses  sens,  à  croire  que  ce 
qu'il  prenait  pour  un  souvenir  de  sa  mémoire  n'était 
rien  autre  chose  qu'une  hallucination  de  son  cerveau, 
et  que  cet  ange  consolateur,  qui  était  apparu  dans  sa 
prison,  y  était  descendu  sur  Taile  d'un  rêve. 

Au  bout  d'un  an  le  gouverneur  fut  changé,  ii  avait 
obtenu  la  direction  du  fort  de  Ham  :  il  emmena  avec 
lui  plusieurs  de  ses  subordonnés,  et,  entre  autres,  le 
geôlier  de  Dantès.  Un  nouveau  gouverneur  arriva:  il 
eût  été  trop  long  pour  lui  d'apprendre  les  noms  de  ses 
prisonniers,  il  se  fît  représenter  seulement  leurs  nu- 
méros. Cet  horrible  hôtel  garni  se  composait  de  cin- 
quante chambres;  leurs  habitants  furent  appelés  du 
numéro  de  la  chambre  qu'ils  occupaient,  et  le  malheu- 
reux jeune  homme  cessa  de  s'appeler  de  son  prénom 
d'Edmond  ou  de  son  nom  de  Dantès  :  il  s'appela  le 
n»  M. 


XV.  —  Le  naméro  34  elle  nume'ro  27. 

Dantès  passa  par  tous  les  degrés  du  malheur  que 
subissent  les  prisonniers  oubliés  dans  une  prison. 

11  commença  par  l'orgueil,  qui  est  une  suite  de  l'es- 
poir et  une  conscience  de  linocence,  puis  il  en  vint 
à  douter  de  son  innocence,  ce  qui  ne  justifiait  pas  mal 
les  idées  dugouverneur  sur  l'aliénation  mentale;  enfin 
il  tomba  du  haut  de  son  orgueil,  il  pria,  non  pas  en- 
core Dieu,  mais  les  hommes,  Dieu  est  le  dernier  re- 
cours. Le  malheureux,  qui  devrait  commencer  par  le 
Seigneur,  n'on  arrivée  espérer  en  lui  qu'après  avoir 
épuisé  toutes  esp-jrances. 

Dantès  pria  donc  qu'on  voulût  bien  le  tirer  de  son 


—  167  — 

't  cachot  pour  le  mettre  dans  un  autre,  fût-il  plus  noir 
et  plus  profond.  Un  changement  même  désavanta- 
soux.  était  toujours  un  changement,  et  procurerait  à 
Danlès  une  distraction  de  quelques  jours.  11  pria  qu'on 
lui  accordât  la  promenade,  l'air,  des  livres,  des  in- 
struments. Rien  de  tout  cela  ne  lui  fut  accordé;  mais, 
n'importe,  il  demandait  toujours.  Il  s'était  habitué  à 
parler  à  son  nouveau  geôlier,  quoiqu'il  fût  encore,  s'il 
était  possible,  plus  muet  que  l'ancien  ;  mais  parler  à 
un  homme,  même  à  un  muet,  était  encore  un  plaisir. 
Danlès  parlait  pour  entendre  le  son  de  sa  propre  voix: 
il  avait  essayé  de  parler  lorsqu'il  était  seul,  mais  alors 
il  se  faisait  peur. 

Souvent,  du  temps  qu'il  était  en  liberté.  Dantès 
s'était  fait  un  épouvantail  de  ces  chambrées  de  prison- 
niers, composées  de  vagabonds,  de  bandits  et  d'as- 
sassins, dont  la  joie  ignoble  met  en  commun  des  orgies 
inintelligibles  et  des  amitiés  cfTrayantes.  Il  en  vint  à 
souhaiter  d'être  jeté  dans  quelqu'un  de  ces  b-  :.-;?s, 
afin  de  voir  d'autres  visages  que  celui  de  ce  (.-.  'Wvv 
impassible  qui  ne  voulait  point  parler;  il  regr.itait 
le  bagne,  avec  son  costume  infamant,  sa  chaîne  au 
pied,  sa  flétrissure  sur  l'épaule.  Au  mois  les  galériens 
étaient  dans  la  société  de  leurs  semblables,  ils  respi- 
raient l'air,  ils  voyaient  le  ciel  ;  les  galériens  étaient 
bien  heureux. 

Il  supplia  un  jour  le  geôlier  de  demander  pour  lui 
un  compagnon,  quel  qu'il  fût,  ce  compagnon  dût-il  être 
cet  abbé  fou  dont  il  avait  entendu  parler.  Sous  l'écorce 
du  geôlier,  si  rude  qu'elle  soit,  il  reste  toujours  un 
peu  de  l'homme.  Celui-ci  avait  souvent  au  fond  du 
cœur,  et  quoique  son  \isage  n'en  eût  rien  dit,  plaint 
ce  malheureux  jeune  homme,  à  qui  la  captivité  était 
si  dure;  il  transmit  la  dcmarde  du  n»  54^  au  gouver- 
neur ;  mais  celui-ci.  prudent  comme  s'il  eût  été  un 


—  168  — 

homme  politique,  se  figura  que  Dantès  voulait 
ameuter  les  prisonniers,  tramer  quelque  complot, 
s'aider  d'un  ami  dans  quelque  tentative  d'évasion,  et 
il  refusa. 

Dantès  avait  épuisé  le  cercle  des  ressources  hu- 
maines. Comme  nous  avons  dit  que  cela  devait 
arriver  retourna  alors  vers  Dieu. 

Toutes  les  idées  pieuses  éparses  dans  le  monde,  et 
que  glanent  les  malheureux  courbés  par  la  destinée, 
vinrent  alors  rafraîchir  son  esprit;  il  se  rappela  les 
prières  que  luia\aitappr!sessa  mère,  cl  leur  trouva  un 
sens  jadis  ignoré  de  lui  :  car.  pour  Ihommc  heureux, 
la  prière  demcureun  assemblage  monotone  et  \ide  de 
sens  jusqu'au  jour  où  ia  douleur  vient  expliquer  à 
l'infortune  ce  langage  sublime  à  l'aide  duquel  il  parla 
à  Dieu. 

11  pria  donc,  non  pas  avec  ferveur,  mais  avec  rage. 

En  priant  tout  haut,  il  ne  s'effrayait  plus  de  ses 
paroles  :  alors  il  tombait  dans  dis  espèces  d'estases; 
il  voyait  Dieu  éclatant  à  chaque  mot  qu'il  prononçait  ; 
toutes  les  actions  de  sa  vie  humble  et  perdue,  il  les 
rapportait  à  la  volonté  do  ce  Dieu  puissant,  s'en  faisait 
djs  leçons,  se  proposait  des  tâches  à  accomplir,  et,  à 
la  (in  de  chaque  prière,  glissait  le  vœu  intéressé  que 
des  hommes  trouvent  bien  plus  souvent  moyen 
d'adresser  aux  hommes  qu'à  Dieu  :  et  pardonnez-nous 
nos  offenses  comme  nous  les  pardonnons  à  ceux  qui 
nous  ont  offensés. 

Malgré  ses  prier. s  ferventes,  Dantès  demeura 
prisonnier. 

Alors  son  esprit  devint  sombre,  un  nuage  s'épaissit 
devatsl  s-s  yeux.  Dan'ès  était  un  homme  simple  et 
saift  éducation  ;  le  p;issé  était  resté  pour  lui  couvert 
de  ce  voile  sombre  quesoulevelascience.il  ne  pouvait, 
dans  la  solitude  de  son  cachot  et  dans  le  désert  de  sa 


—  169  — 

pensée,  reconstruire  les  âges  révolus,  ranimer  les 
jH'upk's  éteints,  rebâtir  les  villes  aiiiiqius.  que  l'ima- 
f,'iii:ition  grandit  et  poétise,  et  qui  passent  devant 
Us  yeux,  gigantesques  et  éelairées  par  le  feu  du  eiel 
(  oiiiine  les  tableaux  babyloniens  de  Martinn  ;  lui 
n'avait  que  son  passé  si  court,  son  présent  si  sombre, 
son  avenir  si  douteux  :  dis-neufans  de  lumière  a  mé- 
diler  peut-être  dans  une  éternelle  nuit  !  Aucune  dis-- 
traction  ne  pouvait  donc  lui  ^enir  en  aide  :  son  esprit 
éiK'.-gique,  et  qui  n"eût  pas  mieux  aimé  que  de  prendre 
svn  vol  à  travers  les  âges,  était  lorcé  de  rester  prison- 
nier comme  un  aigle  dans  une  cage.  Il  se  cramponnait 
alors  à  une  idée,  celle  de  son  bonheur,  détruit 
sans  cause  apparente  et  par  une  fatalité  inouïe,  il  s"c- 
cliarnait  sur  celte  idée,  la  tournant,  la  retournant  sur 
i(iulcs  les  faces,  et  la  dévorant,  pour  ainsi  dire,  à 
belles  dents,  comme  dans  l'enfer  de  Dante,  l'impi- 
i«vable  Ugolin  dévore  le  crâne  de  l'archevêque  Roger. 
Danlès  n'avait  eu  qu'une  foi  passagère  basée  sur  la 
puissance  ;  il  la  perdit  comme  d'autres  la  perdent 
après  le  succès.  Seulement  il  n'avait  pas  profité. 

î.a  rage  succéda  à  l'ascétisme.  Edmond  lançait  des 
bhjsj)hemes  qui  faisaient  reculer  d'horreur  le  geôlier, 
il  brisait  son  corps  contre  les  murs  de  sa  prison,  il 
s'(  n  [)renait  avec  fureur  à  tout  c"  qui  l'entourait,  et 
surtout  à  lui-même,  de  la  moindre  contrariété  que  lui 
faisait  éprouver  un  grain  de  sable,  un  fétu  de  paille, 
un  soufîle  d'air.  Alors  cette  lettre  dénonciatrice  qu'il 
avait  vue,  que  lui  avait  montrée  Villefort,  qu'il  avait 
tuiitiiée.  lui  revenait  à  l'esprit;  chaque  ligne  flam- 
boyait sur  la  nmraille  comme  \e  Mane  TJiecel  Phuns 
de  Balthazar.  Il  se  disait  que  c'était  bien  ia  haine  des 
hommes,  et  non  la  vengeance  de  Dieu  qui  l'avait  plongé 
dans  l'abime  où  il  était  ;  il  vouait  ces  hommes  in- 
|. connus  à  tous  les  supplices  dont  son  ardente  iraagi- 


—  no  — 

Dation  lui  fournissait  l'idée,  et  il  trouvait  (ncore  que 
les  plus  terribles  étaient  trop  doux  et  surtout  trop 
courts  pour  eux;  car  après  le  supplice  venait  la  mort, 
et  dans  la  mort  était,  sinon  le  repos,  du  moins  l'in- 
sensibilité qui  lui  ressemble. 

A  force  de  se  dire  à  lui-même,  à  proposde  ses  enne- 
mis, que  le  calme  était  dans  la  mort,  et  qu"à  celui  qui 
veut  punir  cruellement  il  faut  d'autres  moyens  que  la 
mort,  il  tomba  dans  l'immobilité  morne  des  idées  de 
suicide  :  malheur  à  celui  qui,  sur  la  pente  du  malheur, 
s'arrête  à  ces  sombres  idées.  C'est  une  de  ces  mers 
mortes  qui  s'étendent  comme  l'azur  des  flots  purs, 
mais  dans  lesquelles  le  nageur  sent  de  plus  en  plus 
s'engluer  ses  pieds  dans  une  vase  bitumineuse  qui 
l'attire  à  elle,raspire,  l'engloutit.  Une  fois  pris  ainsi, 
si  le  secours  divin  ne  vient  point  à  son  aide,  tout  est 
fini  et  chaque  effort  qu'il  tente  l'enfonce  plus  avant 
dans  la  mort. 

Cependant  cet  état  d'agonie  morale  est  moins  ter- 
rible que  la  souffrance  qui  l'a  précédé  et  que  le  châti- 
ment qui  le  suivra  peut-être  :  c'est  une  espèce  de  con- 
solation vertigineuse,  qui  vous  montrelegouffre  béant, 
mais  au  fond  du  gouflre  le  néant.  Arrivé  là,  Edmond 
trouva  quelque  consolation  dans  cette  idée  5  toutes  ses 
douleurs,  toutes  ses  souffrance»,  ce  cortège  de  spectres 
qu'elles  traînaient  à  leur  suite,  parurent  s'envoler  de 
ce  coin  de  sa  prison  où  l'ange  de  la  mort  pouvait  poser 
son  pied  silencieux.  Dantès  regarda  avec  calme  sa  vie 
passée,  avec  terreur  sa  vie  future,  et  choisit  ce  point 
milieu  qui  lui  paraissait  être  un  lieu  d'asile. 

—  Quelquefois,  se  disait-il  alors,  dans  mes  courses 
lointaines,  quand  j'étais  encore  un  homme,  et  quand 
cet  homme,  libre  et  puissant,  jetait  à  d'autres  hommes 
des  commandements  qui  étaient  exécutés,  j'ai  vu  le 
ciel  se  couvrir,  lamer  frémir  et  gronder,  l'orage  naître 


—  171  — 

dans  un  coin  du  ciel,  et  comme  un  aigle  gigantesque, 
battre  les  deux  horizons  de  ses  deux  ailes;  alors  je 
sentais  que  mon  vaisseau  n'était  plus  qu'un  refuge 
impuissant,  car  mon  vaisseau,  léger  commeune  plume 
à  la  main  d'un  géant,  tremblait  et  frissonnait  lui- 
même.  Bientôt,  au  bruit  effroyable  des  lames,  l'as- 
pect des  rochers  tranchants  m'annonçaient  la  mort, 
et  la  mort  m'épouvantait,  et  je  faisais  tous  mes  ef- 
forts pour  y  échapper,  et  je  réunissais  toutes  les  forces 
de   l'homme  et  toute  l'intelligence  du  marin  pour 

lutter  avec  Dieu!...  C'est  que  j'étais  heureux  alors, 
c'est  que  revenir  à  la  vie,  c'était  revenir  au  bonheur  ; 
c'est  que  cette  mort,  je  ne  l'avais  pas  appelée,  je  ne 
Tarais  pas  choisie  ;  c'est  que  le  sommeil  enfin  me 
paraissait  dur  sur  ce  lit  d'algues  et  de  cailloux; 
c'est  que  je  m'indignais ,  moi  qui  me  croyais  une 
créature  faite  à  l'image  de  Dieu,  de  servir,  après  ma 
mort,  de  pâture  aux  goélands  et  aux  vautours.  SJais 
aujourd'hui  cest  autre  chose  :  j'ai  perdu  tout  ce  qui 
pouvait  me  faire  aimer  la  vie,  aujourd'hui  la  mort 
nae  sourit  comme  une  nourrice  à  l'enfant  qu'elle  va 
bercer:  mais  aujourd'hui  je  meurs  à  ma  guise,  et  je 
m'endors  las  et  brisé,  comme  je  m'endormais  après 
un  de  CCS  soirs  de  désespoir  et  de  rage  pendant  les- 
quels j'a\ais  compté  trois  mille  tours  dans  ma  cham- 
bre, c'est-à-dire  trente  mille  pas,  c'est-à-dire  à  peu 
près  dix  lieues. 

Dès  que  cette  pensée  eut  germé  dans  l'esprit  du 
jeune  homme,  il  devint  plus  doux,  plus  souriant,  il 
s'arrangea  mieux  de  son  lit  dur  et  de  son  pain  noir, 
mangea  moins,  ne  dormit  plus,  et  trouva  à  peu  près 
supportable  ce  reste  d'existence  qu'il  était  sûr  de  lai?- 
ser  là  quand  il  voudrait,  comme  on  laisse  un  vête- 
ment usé. 

Il  y  avait  deux  moyens  de  mourir:  Tud  était  simple; 


—  172  — 
il  s'agissait  d'attacher  son  mouchoir  à  un  barreau  de 
la  fenêtre  et  de  se  pendre  :  l'autre  consistait  à  faire 
semblant  de  manger  et  à  se  laisser  mourir  de  faim. 
Le  premier  répugna  fort  à  Dantès.  Il  avait  été  élevé 
dans  l'horreur  des  pirates,  gens  que  Ton  pend  aux 
vergues  des  bâtiments  ;  la  pendaison  était  donc  pour 
lui  une  espèce  de  supplice  infamant  qu'il  ne  voulait 
pas  s'appliquer  à  lui  -même;  il  adopta  donc  le  deuxième 
et  en  conunença  l'exécution  le  jour  même. 

Près  de  quatre  années  s'étaient  écoulées  dans  les 
alternatives  que  nous  avons  racontées.  A  la  fin  de  la 
deuxième.  Dantès  avait  cessé  de  compter  les  jours  et 
était  retombé  dans  cette  ignorance  du  temps  dont  au- 
trefois l'avait  tiré  l'inspecteur. 

Dantès  avait  dit:  Je  veux  mourir,  et  s'é'ait  choisi 
son  genre  de  mort  ;  alors  il  l'avait  bien  envisagé,  et, 
de  peur  de  revenir  sur  sa  décision,  il  s'était  fait  ser- 
ment à  lui-même  de  mourir  ainsi.  Quand  on  me  ser- 
vira mon  repas  du  matin  et  mon  repas  du  soir,  avait- 
il  pensé,  je  jetterai  les  aliments  par  la  fenêtre  et  j'aurai 
l'air  de  les  avoir  mangés. 

Il  le  fit  comme  il  s'était  promis  de  le  faire.  Deux 
fois  le  jour,  par  la  petite  ouverture  grillée  qui  ne  lui 
laissait  apercevoir  que  le  ciel,  il  jetait  ses  vivres, 
d'abord  gaiement .  puis  avec  réflexion ,  puis  avec 
regret;  il  iui  fallut  le  souvenir  du  serment  qu'il 
s'était  fait  pour  avoir  la  force  de  poursuivre  ce  ter- 
rible dessein.  Ces  aliments,  qui  lui  répugnaient 
autrefois,  la  faim,  aux  dents  aiguës,  les  lui  faisait 
paraître  appétissants  à  l'œil  et  exquis  à  l'odorat  :  quel- 
quefois il  tenait  pendant  une  heure  à  sa  main  le  plat 
qui  les  contenait,  l'oeil  fixé  sur  ce  morceau  de  viande 
-pourrie  ou  sur  ce  poisson  infect,  et  sur  ce  pain  noir 
et  moisi.  C'étaient  les  derniers  instincts  de  la  vie  qui 
luttaient  encore  en  lui  et  qui  de  temps  en  temps  ter- 


—  173  — 

Tassaient  sa  résolution.  Alors  son  cachot  ne  lui  parais- 
sait plus  aussi  sombre,  son  état  lui  semblait  moins 
désespéré;  il  était  jeune  crcorc.  il  de^a!t  avoir  23 
ou  26  ans.  il  lui  restait  cinquante  ans  à  vivre  à  peu 
près,  c'est-à-dire,  deux  fois  ce  qu'il  avait  vécu.  Pen- 
dant ce  laps  de  temps  immense,  que  d'événements 
pouvaient  forcer  les  portes,  renverser  les  murailles  du 
château  d'If  et  le  rendre  à  la  liberté.  Alcrs  il  apprc- 
(  hait  ses  dents  du  repas  que.  Tantale  volontaire,  il 
éloignait  lui-même  de  sa  bouche  ;  mais  alors  le  sou- 
venir de  son  serment  lui  revenait  à  l'esprit,  et  cette 
généreuse  nature  avait  trop  peur  de  se  mépriser  soi- 
même  pour  manquer  à  son  serment,  il  usa  donc, 
rigoureux  et  impitoyable,  le  peu  d'existence  qui  lui 
restait,  et  un  jour  vint  où  il  n'eut  plus  la  force  de  se 
lever  pour  jeter  par  la  lucarne  le  souper  qu'on  lui 
apportait. 

Le  lendemain  il  ne  voyait  plus,  il  entendait  à  peinp. 
Le  geôlier  croyait  à  une  maladie  grave,  Edmond  espé- 
rait dans  une  mort  prochaine. 

La  journée  s'écoula  ainsi  :  Edmond  sentait  un  vague 
engourdissement,  qui  ne  manquait  pas  d'un  certain 
bien-être,  le  gagner.  Les  tiraillements  nerveux  de 
son  estomac  s'étaient  assoupis:  les  ardeurs  de  sa  soif 
s'étaient  calméi  s;  lorsqu'il  fermait  les  yeux,  il  voyait 
une  foule  de  lueurs  brillantes  pareilles  à  ces  feux  fol- 
lets qui  courent  la  nuit  sur  les  terrains  fangeux  : 
c'était  le  crépuscule  de  ce  pays  inconnu  qu'on  appelle 
la  mort. 

Tout  à  coup  le  soir,  vers  neuf  heures,  il  entendit 
un  bruit  sourd  à  la  paroi  du  mur  contre  lequel  il  était 
couché. 

Tant  d'animaux  immondes  étaient  venus  faire  leur 
bruit  dans  cette  prison,  que  peu  à  peu  Edmond  avait 
habitué  son  sommeil  à  ne  pas  se  troubler  de  si  peu  de 


—  174  — 

chose  ;  mais  cette  fois ,  soit  que  S€s  sens  fussent 
exaltés  par  rabstinence,  soit  que  réellement  le  bruit 
fût  plus  fort  que  de  coutume,  soit  que  dans  ce  mo- 
ment suprême  tout  acquit  de  limportance,  Edmond 
souleva  sa  tète  pour  mieux  entendre. 

C'était  un  grattement  égal  qui  s emblait  accuser, 
soit  une  grifle  énorme^  soit  une  dent  puissante,  soit 
enfin  la  pression  dun  instrument  quel  conque  sur  des 
pierres. 

Bien  qu'affaibli,  le  cerveau  du  jeune  homme  fut 
frappé  par  cette  idée  banale  constamment  présente 
à  l'esprit  des  prisonniers,  la  liberté.  Ce  bruit  arrivait 
si  juste  au  moment  où  tout  bruit  allait  cesser  pour 
lui ,  qu'il  lui  semblait  que  Dieu  se  montrait  enfin 
pitoyable  à  ses  souffrances  et  lui  envoyait  ce  bruit 
pour  l'avertir  de  s'arrêter  au  bord  de  la  tombe  où 
chancelait  déjà  son  pied.  Qui  pouvait  savoir  si  un  de 
ses  amis,  un  de  ces  êtres  bien-aimés  auxquels  il  avait 
songé  si  souvent  qu'il  y  avait  usé  sa  pensée  ,  ne  s'oc- 
cupait pas  de  lui  en  ce  moment  et  ne  cherchait  pas  à 
rapprocher  la  dislance  qui  les  séparait? 

Mais  non,  sans  doute  Edmond  se  trompait,  et 
c''était  un  de  ces  rêves  qui  flottent  à  la  porte  de  la 
mort. 

Cependant  Edmond  écoutait  toujours  ce  bruit.  Ce 
bruit  dura  trois  heures  à  peu  près ,  puis  Edmond 
entendit  une  sorte  de  croulement,  après  quoi  le  bruit 
cessa. 

Quelques  heures  après,  il  reprit  plus  fort  et  plus 
rapproché.  Déjà  Edmond  s'intéressait  à  ce  travail 
qui  lui  faisait  société  ;  tout  à  coup  le  geôlier  entra. 

Depuis  huit  jours  à  peu  près  qu'il  avait  résolu  de 
mourir,  depuis  quatre  jours  qu'il  avait  commencé  de 
mettre  ce  projet  à  exécution ,  Edmond  n'avait  point 
adressé  la  parole  à  cet  homme ,  ne  lui  répondant  pas 


—  175  — 

quand  il  lui  avait  parlé  pour  lui  demander  de  quelle 
maladie  il  croyait  être  atteint ,  et  se  retournant  du 
côté  du  mur  quand  il  en  était  regardé  trop  attentive- 
ment. Mais  aujourd'hui ,  le  geôlier  pouvait  entendre 
ce  bruissement  sourd,  sen  alarmer,  y  mettre  fin,  et 
déranger  ainsi,  peut-être,  je  ne  sais  quoi  d'espérance, 
dont  ridée  seule  charmait  les  derniers  moments  de 
Dantès. 

Le  geôlier  apportait  à  déjeuner. 

Dantès  se  souleva  sur  son  lit,  et,  enflant  sa  voix,  se 
mit  à  parler  sur  tous  les  sujets  possibles,  sur  la  miau- 
vaise  qualité  des  vivres  qu'il  apportait ,  sur  le  froid 
dont  on  souffrait  dans  ce  cachot,  murmurant  et  gron- 
dant pour  avoir  le  droit  de  crier  plus  fort,  et  lassant 
la  patience  du  geôlier,  qui,  justement  ce  jour-là  avait 
sollicité  pour  le  prisonnier  malade  un  bouillon  et  du 
pain  frais  .  et  qui  lui  apportait  ce  bouillon  et  ce  pain. 

Heureusement ,  il  crut  que  Dantès  avait  le  délire  ; 
il  posa  les  vivres  sur  la  mauvaise  table  boiteuse  sur 
laquelle  il  avait  l'habitude  de  les  poser,  et  se  retira. 

Libre  alors,  Edmond  se  remit  à  écouter  avec  joie. 

Le  bruit  devenait  si  distinct  que  maintenant  le 
jeune  homme  l'entendait  sans  efiforts. 

—  Plus  de  doute ,  se  dit-il  à  lui-même,  puisque  ce 
bruit  continue ,  malgré  le  jour,  c'est  quelque  mal- 
heureux prisonnier  comme  moi  qui  travaille  à  sa 
délivrance.  Oh  !  si  j'étais  près  de  lui  comme  je  l'ai- 
derais ! 

Puis  tout  à  coup  un  nuage  sombre  passa  sur  cette 
aurore  d'espérance  dans  ce  cerveau  habitué  au  mal- 
heur, et  qui  ne  pouvait  se  reprendre  que  difficilement 
aux  joies  humaines;  cette  idée  surgit  aussitôt,  que  ce 
bruit  avait  pour  cause  le  travail  de  quelques  ouvriers 
que  le  gouverneur  employait  aux  réparations  d'une 
chambr«  voisine. 


—  176  — 

Il  était  facile  de  s'en  assurer  ;  mais  comment  risquer 
une  question  ?  Certes  il  était  tout  simple  d'attendre 
l'arrivée  du  geôlier,  de  lui  faire  écouter  ce  bruit,  et 
de  voir  la  mine  qu'il  ferait  en  l'écoutant;  mais  se 
donner  une  pareille  satisfaction  .  n'éîait-ce  pas  trahir 
des  intérêts  bien  précieux  pour  une  satisfaction  bien 
courte  ?  Malheureusement  la  tête  d'Edmond,  cloche 
vide,  était  assourdie  par  le  bourdonnement  d'une  idée  ; 
il  était  si  faibie  que  son  esprit  fiottait  comme  une  va- 
peur, et  ne  pouvait  se  condenser  autour  d'une  pensée. 
Edmond  ne  vit  qu'un  moyen  de  rendre  la  netteté  à  sa 
réflexion  et  la  luciuité  à  son  jugement  ;  il  tourna  les 
yeux  vers  le  bouillon  fumant  encore  que  le  geôlier 
venait  de  déposer  sur  la  table,  se  leva  .  alla  en  chan- 
celant jusqu'à  lui,  prit  la  tasse,  la  porta  à  ses  lèvres,  et 
avala  le  breuvage  qu'elle  contenait  avec  une  indicible 
sensation  de  bien-être. 

Alors  il  eut  le  courage  d'en  rester  là  :  il  avait  en- 
tendu dire  que  de  malheureux  naufragés,  recueillis, 
exténués  par  la  faim,  étaient  morts  pour  avoir  glou- 
tonnement dévoré  une  nourriture  trop  substantielle. 
Edmond  posa  sur  la  table  le  pain  qu'il  tenait  déjà 
presque  à  portée  de  sa  bouche,  et  alla  se  recoucher. 
Edmond  ne  voulait  pas  mourir. 

Bientôt  il  sentit  que  le  jour  rentrait  dans  son  cer- 
veau ;  toutes  ses  idées,  vagues  et  presque  insaisis- 
sables ,  reprenaient  leur  place  dans  cet  échiquier 
merveilleux,  où  une  case  de  plus  peut-être  suffit  pour 
établir  la  supériorité  de  l'homme  sur  les  animaux.  11 
put  penser  et  fortifier  sa  pensée  avec  le  raisonne- 
ment. 

Alors  il  se  dit  : 

Il  faut  tenter  l'épreuve,  mais  sans  compromettre 
personne.  Si  le  travailleur  est  un  ou\rier  ordinaire, 
je  n'ai  qu'à  frapper  contre  mon  mur.  aussitôt  il  cessera 


—  177  — 

sa  besogne  pour  tâcher  de  deviner  quel  est  celui  qui 
frappe  et  dans  quel  but  il  frappe.  Mais  comme  son 
travail  sera  non-seulement  licite,  mais  encore  com- 
mandé, il  reprendra  bientôt  son  travail  Si  au  contraire 
c'est  un  prisonnier,  le  bruit  que  je  ferai  leffayera  ;  il 
craindra  d"êlre  découvert  :  il  cessera  son  travail .  et 
ne  le  rejirc-ndra  que  ce  soir,  quand  il  croira  tout  le 
monde  couché  et  endormi. 

Aussitôt  Edmond  se  leva  de  nouveau.  Cette  fois,  ses 
jambes  ne  vacillaient  plus  et  ses  yeux  étaient  sans 
éblcuissements.  ii  alla  vers  un  angle  de  sa  prison , 
détacha  une  pierre  minée  par  i"humidité  ,  et  re^int 
frapper  le  mur  à  iendruit  même  où  le  retentissement 
était  îe  plus  sensible. 

Il  frappa  trois  coups. 

Dès  le  premier,  le  bruit  avait  cessé  comme  par 
enchantement. 

Edmond  écouta  de  toute  son  àme.  Une  heure  s'é- 
coula, deux  heures  s'écoulèrent,  aucun  bruit  nouv'  au 
ne  se  fit  entendre  :  Edmond  avait  fait  naître  de  l'autre 
côté  de  la  muraille  un  silence  profond. 

Plein  d'espoir.  Edmond  mangea  quelques  bouchées 
de  son  pain,  avala  quelques  gorgées  d'eau,  et,  grâce 
à  la  constitution  puissante  dont  la  nature  l'avait  doué, 
se  retrouva  à  peu  près  comme  auparavant. 

La  journée  s'écoula,  le  silence  durait  toujours. 

La  nuit  vint  sans  que  le  bruit  eût  recommencé. 

—  C'est  un  prisonnier,  se  dit  Edmond  avec  une  in- 
dicible joie. 

Dès  lors  sa  tête  s'embrasa,  la  vie  lui  revint  violente 
à  force  d'être  active. 

La  nuit  se  passa  sans  que  le  moindre  bruit  se  fit 
entendre. 

Edmond  ne  ferma  jias  les  yeux  de  cette  nuit. 

Le  jour  revint  :  le  geôlier  rentra  apportant  les  pro- 


—  178  — 
visions.  Edmond  avait  déjà  dévoré  les  àùcîeiihës  ,'  il 
dévora  les  nouvelles,  écoutant  sans  cesse  ce  bruit  qui 
ne  revenait  pas ,  tremblant  qu'il  eût  cessé  pour  tou- 
jours ,  faisant  dix  ou  douze  lieues  dans  son  cachot , 
ébranlant  pendant  des  heures  entières  les  barreaux  de 
fer  de  son  soupirail,  rendant  l'élasticité  et  la  vigueur 
à  ses  membres  par  un  exercice  désappris  depuis  long- 
temps, se  disposant  enfin  à  reprendre  corps  à  corps  sa 
destinée  à  venir,  comme  fait,  en  étendant  ses  bras  et 
en  frottant  son  corps  d'huile,  le  lutteur  qui  va  entrer 
dans  l'arène.  Puis,  dans  les  intervalles  de  cette  acti- 
vité fiévreuse  .  il  écoutait  si  le  bruit  ne  revenait  pas, 
s'impaticntant  de  la  prudence  de  ce  prisonnier  qui  ne 
devinait  point  qu'il  avait  été  distrait  dans  son  œuvre 
de  liberté  par  un  autre  prisonnier,  qui  avait  au  moins 
aussi  grande  hâte  d'être  libre  que  lui. 

Trois  jours  s'écoulèrent,  soixante  et  douze  mortelles 
heures  comptées  minute  par  minute. 

Enfin  un  soir,  comme  le  geôlier  venait  de  faire  sa 
dernière  >isite,  comme  pour  la  centième  fois  Dantès 
collait  son  oreille  à  la  muraille,  il  lui  sembla  qu'un 
ébranlementimperceptible  répondait  sourdement  dans 
sa  tête,  mise  en  rapport  avec  les  pierres  silencieuses. 

Dantès  se  recula  pour  bien  rasseoir  son  cerveau 
ébranlé,  fit  quelques  tours  dans  la  chambre,  et  replaça 
son  oreille  au  même  endroit. 

II  n'y  avait  plus  de  doute,  il  se  faisait  quelque  chose 
de  l'autre  côté  :  le  prisonnier  avait  reconnu  le  danger 
de  sa  manœuvre  et  en  avait  adopté  quelque  autre,  et, 
.sans  doute  pour  continuer  son  œuvre  avec  plus  de  sé- 
curité, il  avait  substitué  le  levier  au  ciseau. 

Enhardi  par  cette  découverte,  Edmond  résolut  de 
venir  en  aide  à  l'infatigable  travailleur.  11  commença 
par  déplacer  son  lit  derrière  lequel  il  lui  semblait  que 
l'oKuvre  de  délivrance  s'accomplissait,  et  chercha  des 


I 


-  179  - 
yeux  un  objet  avec  lequel  il  pût  entamer  la  muraille, 
faire  tomber  le  ciment  humide,  desceller  une  pierre 
enfin. 

Rien  ne  se  présenta  à  sa  vue.  Il  n'avait  ni  couteau 
ni  instrument  tranchant  ;  du  fer  à  ses  barreaux  seule- 
ment, et  il  s'était  assuré  si  souvent  que  ses  barreaux 
étaient  bien  scellés,  que  ce  n'était  plus  même  la  peine 
d'essayer  de  les  ébranler. 

Pour  tout  ameublement,  un  lit,  une  chaise,  une  ta- 
ble, un  seau,  une  cruche. 

A  ce  lit  il  y  avait  bien  des  tenons  de  fer.  mais  ces 
tenons  étaient  scellés  au  bois  par  des  vis.  Il  eût  fallu 
un  tourne-vis  pour  tirer  ces  vis  et  arracher  ces  te- 
nons. 

A  la  table  et  à  la  chaise,  rien;  au  seau  il  y  avait  eu 
autrefois  une  anse,  mais  cette  anse  avait  été  enlevée. 

Il  n'y  avait  plus  pour  Dantès  qu'une  ressource  c'é- 
tait de  briser  sa  cruche,  et,  avec  un  des  morceaux  de 
grès  taillé  en  angle,  de  se  mettre  à  la  besogne. 

Il  laissa  tomber  la  cruche  sur  un  pavé,  et  la  cruche 
vola  en  éclats. 

Dantès  choisit  deux  ou  trois  éclats  aigus,  les  cacha 
dans  sa  paillasse,  et  laissa  les  autres  épars  sur  la  terre. 
La  rupture  de  sa  cruche  était  un  incident  trop  naturel 
pour  que  l'on  s"en  inquiétât. 

Edmond  avait  toute  la  nuit  pour  travailler  ;  mais 
dans  l'obscurité  la  besogne  allait  mal,  car  il  lui  fallait 
travaillera  tâtons,  et  il  sentit  bientôt  qu'il  émoussait 
l'instrument  informe  contre  un  grès  plus  dur.  Il  re- 
poussa donc  son  lit  et  attendit  le  jour.  Avec  l'espoir, 
la  patience  lui  était  revenue. 

Toute  la  nuit  il  écouta  et  entendit  le  mineur  in- 
cotmu  qui  continuait  son  œuvre  souterraine. 

Le  jour  vint,  le  geôlier  entra.  Dantès  lui  dit  qu'en 
buvant  la  veille  à  même  la  cruche,  elle  avait  échappe 


—  180  — 

à  sa  main  et  s'était  brisée  en  tombant.  Le  geôlier  alla 
en  grommelant  chercher  une  cruche  neuve,  sans  même 
prendre  la  peine  d'emporter  les  morceaux  de  la  vieille. 

Il  revint  un  instant  après,  recommanda  plus  d'a- 
dresse au  prisonnier,  et  sortit. 

Dantcs  écouta  avec  une  joie  indicible  le  grincement 
de  la  serrure  qui,  chaque  fois  qu'elle  se  refermait  ja- 
dis lui  serrait  le  cœur,  li  écouta  s'éloigner  le  bruit 
des  pas  :  puis,  quand  ce  bruit  se  fut  éteint,  il  bondit 
vers  sa  couchette  qu'il  déplaça,  et,  à  la  lueur  du  faible 
rayon  du  jour  qui  pénétrait  dans  son  cachot,  put  voir 
la  besogne  inutile  qu'il  avait  faite  la  nuit  précédente 
en  s'adressant  au  corps  de  la  pierre  au  lieu  de  s'adres- 
ser au  plâtre  qui  entourait  ses  extrémités. 

L'humidité  avait  rendu  ce  plâtre  friable. 

Dantès  vit  avec  un  battement  de  coeur  joyeux  que  ce 
plâtre  se  détachait  par  fragments:  ces  fragments 
étaient  presque  des  atomes,  c'est  vrai;  mais  au  bout 
d'une  demi-heure  cependant,  Dantès  en  avait  détaché 
une  poignée  à  peu  près.  Un  mathématicien  eût  pu  cal- 
culer qu'avec  deux  années  à  peu  près  de  ce  travail, 
en  supposant  qu'on  ne  rencontrât  point  le  roc,  on 
pouvait  se  creuser  un  passage  de  deux  pieds  carrés  et 
de  vingt  pieds  de  profondeur. 

Le  prisonnier  se  reprocha  alors  de  ne  pas  avoir  em- 
ployé à  ce  travail  ces  longues  heures  successivement 
écoulées,  toujours  plus  lentes  et  qu'il  avait  perdues 
dans  l'espérance,  dans  la  prière  et  dans  le  désespoir. 

Depuis  six  ans  à  peu  près  qu'il  était  enfermé  dans 
ce  cachot,  quel  travail,  si  lent  qu'il  fût,  n" eût-il  pas 
achevé  ! 

Et  cette  idée  lui  donna  une  nouvelle  ardeur. 

En  trois  jours  il  parvint,  avec  des  précautions 
inouïes,  à  enloer  tout  le  ciment  et  à  mettre  à  nu  la 
pierre  :  la  muraille  était  faite  de  moellons,  au  milieu 


--  181  — 

desquels,  pour  ajouter  à  la  solidité,  avait  pris  place 
de  temps  en  temps  une  pierre  de  taille.  C'était  une  de 
ces  pierres  de  taille  qu'il  avait  presque  déchaussée  et 
qu'il  s'agissait  maintenant  d'ébranler  dans  son  alvéole. 

Dantès  essaya  avec  ses  ongles ,  mais  ses  ongles 
étaient  insuffisants  pour  cela. 

Les  morceaux  de  la  cruche  introduits  dans  les  inter- 
valles se  brisaient  lorsque  Dantès  voulait  s'en  servir 
en  manière  de  levier. 

Après  une  heure  de  tentatives  inutiles,  Dantès  se 
releva  la  sueur  de  l'angoisse  sur  le  front. 

Allait-il  donc  être  arrêté  ainsi  dès  le  début,  et  lui 
faudrait -il  attendre,  inerte  et  inutile,  que  son  voi- 
sin qui  de  son  côté  se  lasserait  peut-être,  eût  tout 
fait! 

Alors  une  idée  lui  passa  par  l'esprit;  il  demeura 
debout  et  souriant  ;  son  front  humide  de  sueur  se  sé- 
cha tout  seul. 

Le  geôlier  apportait  tous  les  jours  la  soupe  de  Dan- 
tès dans  une  casserole  de  fer-blanc.  Cette  casserole 
contenait  sa  soupe  et  celle  d'un  second  prisonnier,  car 
Dantès  avait  remarqué  que  cette  casserole  était  ou 
entièrement  pleine  ou  à  moitié  vide,  selon  que  le  por- 
te-clefs commençait  la  distribution  des  vivres  par  lui 
ou  par  son  compagnon. 

Cette  casserole  avait  un  manche  de  fer;  c'était  co 
manche  de  fer  qu'ambitionnait  Dantès,  et  qu'il  eût 
payé,  si  on  les  lui  avait  demandées,  en  échange  de  dix 
années  de  sa  vie. 

Le  geôlier  versait  le  contenu  de  cette  casseroK; 
dans  l'assiette  de  Dantès.  Après  avoir  mangé  sa  soupe 
avec  une  cuiller  de  bois.  Dantès  lavait  cette  assiette 
qui  servait  ainsi  chaque  jour. 

Le  soir,  Dantès  posa  son  assiette  à  terre,  à  nii-che- 
rain  di'  la  porte  à  la  table  ;  le  geôlier,  en  entrant,  mit 
I-  12 


—  182  — 

le  pied  sur  l'assiclte  et  la  brisa  en  mille  morceaui. 

Cette  fois  il  n'y  avait  rien  à  dire  contre  Dantès  ;  il 
avait  eu  le  tort  de  laisser  son  assiette  à  terre,  c'esl 
vrai  ;  mais  le  geôlier  avait  eu  celui  de  ne  pa«  regarder 
à  ses  pieds. 

Le  geôlier  se  contenta  de  grommeler. 

Puis  il  regarda  autour  de  lui  dans  quoi  il  pouvait 
verser  la  soupe  :  le  mobilier  de  Dantès  se  bornait  à 
cette  seule  assiette,  il  n  y  avait  pas  de  choix. 

—  Laissez  la  casserole,  dit  Dantès,  vous  la  repren- 
drez eu  m'apportant  demain  mon  déjeuner. 

Ce  conseil  fiattait  la  paresse  du  geôlier,  qui  n'avait 
pas  besoin  ainsi  de  remonter,  de  redescendre  et  de  re- 
monter encore. 

Il  laissa  la  casserole. 

Dantès  frémit  de  joie. 

Cette  fois  il  mangea  vivement  la  soupe  et  la  viande 
que,  selon  l'habitude  des  prisons,  on  mettait  avec  la 
soupe-.  Puis,  après  avoir  attendu  une  heure,  pour  être 
certain  que  le  geôlier  ne  se  raviserait  point,  il  dérangea 
son  lit,  prit  sa  casserole,  introduisit  le  bout  du  manche 
entre  la  pierre  de  taille  dénuée  de  son  ciment  et  les 
moellons  voisins,  et  commença  de  faire  le  levier. 

Une  légère  oscillation  prouva  à  Dantès  que  la  be- 
sogne venait  à  bien. 

En  effet,  au  bout  d'une  heure,  la  pierre  était  tirée  du 
mur  où  elle  laissait  une  excavation  de  plus  d'un  pied 
et  demi  de  diamètre. 

Dantès  ramassa  avec  soin  tout  le  plâtre,  le  porta 
dans  les  angles  de  sa  prison,  gratta  la  terre  grisâtre 
avec  un  des  fragments  de  sa  cruche,  et  recouvrit  le 
plâtre  de  terre. 

Puis,  voulaul  mettre  à  profit  cette  nuit,  où  le  hasard 
ou  plutôt  la  savante  combinaison  qu'il  avait  imaginée, 
avait  remis  entre  ses  mains  ua  instrument  si  précieui, 
il  continua  d«  areuser  avec  acharnement. 


—  183  — 

A  l'aube  da  jour  il  replaça  la  pierre  dans  Son  ttùn, 
repoussa  son  lit  contre  la  muraille  et  se  coucha. 

Le  déjeuner  consistait  en  un  morceau  de  pain  :  le 
geôlier  entra,  et  posa  ce  morceau  de  pain  sur  la  table. 

—  Eh  bien  !  vous  ne  m'apportez  pas  une  autre  as^ 
sietle  ?  demanda  Dantès.  —  Non,  dit  le  porte-clefs  : 
vous  êtes  un  brise-tout,  vous  avez  détruit  votre  cru- 
che, et  vous  êtes  cause  que  j'ai  cassé  votre  assiette  , 
si  tous  les  prisonniers  faisaient  autant  de  dégât,  le 
gouvernement  n'y  pourrait  pas  tenir.  On  vous  laisse 
la  casserole,  on  vous  versera  votre  soupe  dedans,  de 
cette  façonvous  ne  casserez  pas  votre  ménage,peut-être. 

Dantès  leva  les  yeUx  au  ciel,  et  joignit  ses  mains 
sous  sa  couverture. 

Ce  morceau  de  fer  qui  lui  restait  faisait  naître  dans 
son  cœur  un  élan  de  recontiaissance  plus  vif  vers  le 
ciel,  que  ne  lui  avaient  jamais  causé  dans  sa  vie  passéte 
les  plus  grands  biens  qui  lui  étaient  survenus.  Seule- 
ment il  avait  remarqué  que  depuis  quïl  avait  com- 
mencé à  travailler,  lui,  le  prisonnier  ne  travaillait 
plus. 

N'importe,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  cesser  sa 
tâche  ;  si  son  voisin  ne  venait  pas  à  lui,  c'était  lui  qui 
irait  à  son  voisin. 

Toute  la  journée  il  travailla  sans  relâche;  le  soir  il 
avait,  grâce  à  son  nouvel  instrument,  tiré  de  la  mu- 
raille plus  de  dix  poî  nées  de  débris  de  moellons,  dé 
plâtre  et  déciment. 

Lorsque  l'heure  de  la  visite  arriva,  il  redressa  de 
son  mieux  le  manche  tordu  de  sa  casserole,  et  remit 
le  récipient  à  sa  place  accoutuinée.  Le  porte-clefs  y 
versa  là  ration  ordinaire  de  soupe  et  de  viande,  ou 
plutôt  de  soupe  et  de  poisson  ;  car  ce  jour-là  était  un 
jour  maigre,  et  trois  fois  par  semaine  on  faisait  faire 
maigre  aux  prisonniers.  C'eût  été  encore  uq  ioaoyéQ  d« 


—  184  — 

calculer  le  temps,  si  depuis  longtemps  Dantès  n'avait 
pas  abandonné  ce  calcul. 

Puis,  la  soupe  versée,  le  porte-clefs  se  retira. 

Cette  fois  Dantès  voulut  s'assurer  si  son  voisin  avait 
bien  réellement  cessé  de  travailler. 

Il  écouta. 

Tout  était  silencieux  comme  pendant  ces  trois  jours 
où  les  travaux  avaient  été  interrompus. 

Dantès  soupira,  il  était  évident  que  son  voisin  se 
défiait  de  lui. 

Cependant  il  ne  se  découragea  point  et  continua  d- 
travailler  toute  la  nuit  :  mais  après  deux  ou  trois  heu- 
res de  labeur,  il  rencontra  un  obbtacle- 

Le  fer  ne  mordait  plus  et  glissait  sur  une  surface 
plane. 

Dantès  toucha  l'obstacle  avec  ses  mains  et  reconnut 
qu'il  avait  atteint  une  poutre. 

Cette  poutre  traversait  ou  plutôt  barrait  entière- 
ment le  trou  qu'avait  commencé  Dantès. 

Maintenant  il  fallait  creuser  dessus  ou  dessous. 

Le  malheureux  jeune  homme  n'avait  point  songé  à 
cet  obstacle. 

—  Oh  !  mon  Dieu,  mon  Dieu  !  s"écria-t-il,  je  vous 
avais  cependant  tant  prié,  que  j'espérais  que  vous 
m'aviez  entendu.  Men  Dieu  !  après  m'avoir  ôté  la  li- 
berté de  la  vie,  mon  Dieu  !  après  m'avoir  ôté  le  calme 
de  la  mort,  mon  Dieu  !  qui  m"avez  rappelé  à  lexis- 
tence,  mon  Dieu  !  ayez  pitié  de  moi,  ne  me  laissez  pas 
mourir  dans  le  désespoir  ! 

—  Qui  parle  de  Dieu  et  de  désespoir  en  même  temps? 
articula  une  voix  qui  semblait  venir  de  dessous  terre 
et  qui,  assourdie  par  l'opacité,  parvenait  au  jeune 
homme  avec  un  accent  sépulcral. 

Edmond  sentit  se  dresser  ses  cheveux  sur  sa  t^-te.  et 
recula  sur  les  genoux. 


—  185  — 

—  Ah!  murmura-t-il,  j'entends  parler  un  homme. 

Il  y  avait  quatre  ou  cinq  ans  qu'Edmond  n'avait  en- 
tendu parler  que  son  geôlier,  et  pour  le  prisonnier  le 
geôlier  n'est  pas  un  homme  :  c'est  une  porte  vivante 
ajoutée  à  sa  porte  de  chêne,  c'est  un  barreau  de  chair 
ajouté  à  ses  barreaux  de  fer. 

—  Au  nom  du  ciel  !  s'écria  Dantès,  vous  qui  avez 
parlé,  parlez  encore,  quoique  votre  voix  m'ait  épou- 
vanté :  qui  êtes-vous?  —  Qui  êtes-vous,  vous-même? 
demanda  la  voix. — Un  malheureux  prisonnier,  reprit 
Dantès,  qui  ne  faisait,  lui,  aucune  difficulté  de  répon- 
dre. —  De  quel  pays?  —  Français.  —  Votre  nom?  — 
Edmond  Dantès.  —  Votre  profession?  —  Marin.  — 
Depuis  combien  de  temps  êtes-vous  ici?  — Depuis  le 
28  février  \8VÔ.  —  Votre  crime  ?  —  Je  suis  innocent. 
—  Mais  de  quoi  vous  accuse-t-on? —  D'abord  d'avoir 
conspiré  pour  le  retour  de  l'empereur. — Comment  pour 
le  retour  de  l'empereur!  l'empereur  n'est  donc  plus 
sur  le  trône? — Il  a  abdiqué  à  Fontainebleau  en  ISl'i, 
et  a  été  relégué  de  l'île  d'Elbe.  Mais  vous-même  de- 
puis quel  temps  êtes-vous  donc  ici,  que  vous  ignoriez 
tout  cela?  —  Depuis  1811. 

Dantès  frissonna:  cet  homme  avait  quatre  ans  de 
prison  de  plus  que  lui. 

—  C'est  bien,  ne  creusez  plus,  dit  la  voix  en  parlant 
fort  vite  ;  seulement  dites-moi  à  quelle  hauteur  se 
trouve  l'excavation  que  vous  avez  faite?  —  Au  ras  de 
la  terre.  —  Comment  est-elle  cachée?  —  Derrière  mon 
lit.  —  A-t-on  dérangé  votre  lit  depuis  que  vous  êtes 
en  prison  ?  —  Jamais.  —  Sur  quoi  donne  votre  cham- 
bre ?  —  Sur  un  corridor.  —  Et  le  corridor  ?  —  Aboutit 
à  la  cour.  —  Hélas  !  murmura  la  voix.  —  Oh  !  mon 

Dieu  !  qu'y  a-t-il  donc  ?  s'écria  Dantès.  —  Il  y  a  que 
je  me  suis  trompé,  que  l'imperfection  de  mes  dessins 
m'a  abusé,  que  le  défaut  d'un  corapas   m"a  perdu. 


—  186  — 
qu'une  ligne  d'erreur  sur  mon  plan  a  équivalu  à  quinze 
pieds  en  réalité,  et  que  j"ai  pris  le  mur  que  yous  creu- 
sez pour  celui  de  la  citadelle  ! — Mais  alors  yous  abou- 
tissiez à  la  mer.  —  C'était  ce  que  je  voulais.  —  Et  si 
TOUS  a^iez  réussi  ?  —  Je  me  jetais  à  la  nage,  je  gagnais 
une  des  îles  qui  environnent  le  château  d"If,  soit  l'île 
de  Daume,  soit  l'île  de  Tiboulen.  soit  même  la  côte, 
et  alors  j'étais  sauvé.  —  Auriez-vous  donc  pu  nager 
jusque-là?  —  Dieu  m'eût  donné  la  force  ;  et  main- 
tenant tout  est  perdu.  —  Tout  ?  —  Oui.  Rebouchez 
votre  trou  avec  précaution,  ne  travaillez  plus,  ne  vous 
occupez  de  rien  et  attendez  de  mes  nouvelles.  —  Qui 
êtes-vous  au  moins?...  dites-moi  qui  vous  êtes?  Je 
suis...  je  suis  le  n"  27.  —  Tous  défiez-vous  donc  de 
moi  ?  den;anda  Dantès. 

Edmond  crut  entendre  comme  un  rire  amer  percer 
la  voûte  et  monter  jusqu'à  lui. 

—  Oh  !  je  suis  bon  chrétien  ,  s'écria-t-il .  devinant 
instinctivement  que  cet  homme  songeait  à  l'abandon- 
ner ;  je  vous  jure  sur  le  Christ  que  je  me  ferai  tuer 
plutôt  que  de  laisser  entrevoir  à  vos  bourreaux  et  aux 
miens  l'ombre  de  la  vérité  ;  mais  au  nom  du  ciel ,  ne 
me  privez  pas  de  votre  présence,  ne  me  privez  pas  de 
votre  voix,  ou.  je  vous  le  jure,  car  je  suis  au  bout  de 
ma  force,  je  me  brise  la  tète  contre  la  muraille,  et 
TOUS  aurez  ma  mort  à  vous  reprocher.  —  Quel  âge 
avez-vous?  votre  voix  semble  être  celle  d'un  jeune 
homme.  —  Je  ne  sais  pas  mon  âge ,  car  je  n'ai  pas 
mesuré  le  temps  depuis  que  je  suis  ici.  Ce  que  je  sais, 
c'est  que  j'allais  avoir  dix-neuf  ans  lorsque  j'ai  été 
arrêté  le  28  février  181S.  —  Pas  tout  à  fait  vingt-six 
ans,  murmura  la  voix.  Allons,  à  cet  âge  on  n'est  pas 
encore  un  traître.  —  Oh  !  non  !  non  !  je  vous  le  jure , 
répéta  Dantès.  Je  vous  lai  déjà  dit  et  je  vous  le  redis, 
je  me  ferai  couper  en  morceaux  plutôt  que  de  vous 


—  187  - 
trahir.  —  Vous  avez  bien  fait  de  me  parler,  vous  avez 
bien  fait  de  me  prier  :  car  j'allais  former  un  autre  plan 
et  m'éloîgner  de  vous.  3îais  votre  âge  me  rassure,  je 
vous  rejoindrai ,  attendez-moi.  —  Quand  cela?  —  ïl 
faut  que  je  calcule  nos  chances,  laissez-moi  vous  don- 
ner le  signal. —  Mais  vous  ne  m'abandonnerez  pas, 
vous  ne  me  laisserez  pas  seul,  vous  viendrez  à  moi  ou 
vous  me  permettrez  d'aller  à  vous  ?  Nous  fuirons  en- 
semble,  et,  si  nous  ne  pouvons  fuir ,  nous  parle- 
rons, vous  des  gens  que  vous  aimez,  moi  des  gens  que 
j'aime.  Vous  devez  aimer  quelqu'un  ?  —  Je  suis  seul 
au  monde.  —  Alors  vous  m'aimerez,  moi  :  si  vous  êtes 
jeune  .  je  serai  votre  camarade  ;  si  vous  êtes  vieux,  je 
serai  votre  fils.  J'ai  un  père  qui  doit  avoir  soixante  et 
dix  ans.  s'il  vit  encore;  je  n'aimais  que  lui  et  une  jeune 
fille  qu'on  appelait  Mercedes.  Mon  père  ne  m'a  pas  ou- 
blié ,  j'en  suis  sûr  ;  mais  elle .  Dieu  sait  si  elle  pense 
encore  à  moi.  Je  vous  aimerai  comme  j'aimais  mon 
père.  —  C'est  bien,  dit  le  prisonnier,  à  demaifi. 

Ce  peu  de  paroles  furent  dites  avec  un  accent  qui" 
convainquit  Dantès  ;  il  n'en  demanda  pas  davantage, 
se  releva,  prit  les  mêmes  précautions  pour  les  débris 
tirés  du  mur  qu'il  avait  déjà  prises ,  et  repoussa  son 
lit  contre  la  muraille. 

Dès  lors  Dantès  se  laissa  aller  tout  entier  à  son 
bonheur;  il  n'allait  plus  être  seul  certainement,  peut- 
être  même  allait-il  être  libre;  le  pis  aller ,  s'il  restait 
prisonnier ,  était  d'avoir  un  compagnon  ;  or,  la  capti- 
vité partagée  n'est  plus  qu'une  demi-captivité.  Les 
plain  tes  qu'on  met  en  commun  son  t  presque  des  prières; 
des  prières  qu'on  fait  à  deux  sont  presque  des  actions 
de  grâces. 

Toute  la  journée  ,  Dantès  alla  et  vint  dans  son  ca- 
chot, le  cœur  bondissant  de  joie.  De  temps  en  temps 
tetié  joie  l'étouffait.  il  s'asseyait  sur  son  lit ,  pressant 


—  188  — 
sa  poitrine  avec  sa  main.  Au  moindre  bruit  qu'il  en- 
tendait dans  le  corridor,  il  bondissait  vers  la  porte. 
Une  fois  ou  deux,  cette  crainte  qu'on  le  séparât  de  cet 
homme  qu'il  ne  connaissait  point,  et  que  cependant  il 
aimait  déjà  comme  un  ami ,  lui  passa  par  le  cerveau. 
Alors  il  était  décidé  :  au  moment  où  le  geôlier  écar- 
terait son  lit.  passerait  la  tète  pour  examiner  l'ouver- 
ture ,  il  lui  briserait  la  tête  avec  le  pavé  sur  lequel 
était  posée  sa  cruche. 

On  le  condamnerait  à  mort,  il  le  savait  bien  ;  mais 
n'allait-il  pas  mourir  d'ennui  et  de  désespoir  au  mo- 
ment où  ce  bruit  miraculeux  l'avait  rendu  à  la  vie  ? 

Le  soir  le  geôlier  vint;  Dantès  était  sur  son  lit  ;  de 
là  il  lui  semblait  qu'il  gardait  mieux  l'ouverture  ina- 
chevée ;  sans  doute  il  regarda  le  visiteur  importun 
d'un  oeil  étrange,  car  celui-ci  lui  dit  : 

—  Voyons,  allez-vous  redevenir  encore  fou? 
Dantès  ne  répondit  rien ,  il  craignait  que  l'émotion 

de  sa  voix  ne  le  trahit. 
Le  geôlier  se  retira  en  secouant  la  tête, 
La  nuit  arrivée,  Dantès  crut  que  son  voisin  profite- 
rait du  silence  et  de  l'obscurité  pour  renouer  la  con- 
versation avec  lui  ;  mais  il  se  trompait,  la  nuit  s'écoula 
sans  qu'aucun  bruit  répondit  à  sa  fiévreuse  attente. 
Mais  le  lendemain,  après  la  visite  du  matin  et  comme 
il  venait  d'écarter  son  lit  de  la  muraille  ,  il  entendit 
frapper  trois  coups  à  intervalles  égaux,  il  se  précipita 
à  genoux. 

—  Est-ce  vous  ?  dit-il ,  me  voilà  !  —  Votre  geôlier 
est-il  parti  ?  demanda  la  voix. —  Oui,  répondit  Dantès, 
il  ne  reviendra  que  ce  soir,  nous  avons  douze  heures 
de  liberté.  —  Je  puis  donc  agir?  dit  la  voix.  —  Oh  ! 
oui,  oui,  sans  relard,  à  l'instant  même ,  je  vous  en 
supplie  ! 

Aussitôt  la  portion  de  terre  sur  laquelle  Dantès ,  à 


—  189  — 
moitié  perdu  dans  l'ouverture ,  appuyait  ses  deux 
mains  ,  sembla  céder  sous  lui ,  il  se  rejeta  en  arrière 
tandis  qu'une  masse  de  terre  et  de  p'crres  détachées 
se  précipitait  dans  un  trou  qui  venait  de  s'ouvrir  au- 
dessous  de  l'ouverture  que  lui-même  avait  faite  :  alors 
au  fond  de  ce  trou  sombre  et  dont  il  ne  pouvait  mesu- 
rer la  profondeur,  il  vit  paraître  une  tête,  des  épaules, 
et  enfin  un  homme  tout  entier  qui  sortit  avec  assez 
d'agilité  de  l'excavation  pratiquée. 


FI>  Dr  TREHIER  VOLUME. 


LE   COMTE 


DE  MONTE-CRISTO 


LE  COMTE 


MONTE-CRISTO 


Par  Alexandre  Damas 


TOKK  SECOND 


BRUXELLES 

WODTERS   FRÈRES,    IMPRIMEDRS-LIBRÀIRES 
8,  rne  d'Assaut 

1847 


LE  COMTE 


DE  MONTE-CRISTO 


I  —  Un  savant  llalicn. 

Dantès  prit  dans  ses  bras  ce  nouvel  ami,  si  long- 
temps et  si  impatiemment  attendu  .  et  l'attira  vers  sa 
fenêtre  ,  afin  que  le  peu  de  jour  qui  pénétrait  dans  le 
cachot  l'éclairàl  tout  entier. 

C'était  un  personnage  de  petite  taille  ,  aiiv  cheveux  . 
blanchis  par  la  peine  plutôt  que  par  l'âge,  à  l'oei!  pé- 
nétrant, caché  sous  d'épais  sourciis  qui  grisonnaient, 
à  la  barbe  encore  noire  et  descendant  jusque  sur  sa 
poitrine  :  la  maigreur  de  son  visi!>;e  creusé  par  des 
rides  profondes,  la  ligne  hardie  de  ses  traits  caracté- 
ristiques, révélaient  un  homme  plus  habitué  à  exercer 
ses  facultés  morales  que  ses  forces  physiques.  Le  front 
du  nouNcau  venu  était  couvert  de  sueur. 

Quant  à  son  vêtement,  il  était  impossible  d'en  dis- 
tinguerla  forme  primitive,  car  il  tombait  en  lambeaux. 
11.  1 


—  6  — 

Il  paraissait  avoir  soixante-cinq  ans  au  moins,  quoi- 
qu'une certaine  vigueur  dans  les  mouvements  annon- 
çât qu'il  avait  moins  d  années ,  peut-être .  que  n'en 
accusait  une  longue  capu^^té, 

Il  accueillit  avec  une  sorte  de  plaisir  les  protesta- 
tions enthousiastes  du  jeune  homme,  son  âme  glacée 
sembla  pour  un  instant  se  réchaufTer  et  se  fondre  au 
contact  de  cette  âme  ardente.  11  le  remercia  de  sa 
cordialité  avec  une  certaine  chaleur .  quoique  sa  dé- 
cption  eût  été  grande  de  trouver  un  second  cachot  où 
il  croyait  rencontrer  la  liberté. 

—  Voyons  d'abord ,  dit-il ,  s'il  y  a  moyen  de  faire 
disparaître  aus  yeuî  de  vos  geôliers  les  traces  de  mon 
passage.  Toute  notre  tranquillité  à  venir  est  dans  lei'.r 
ignorance  de  ce  uui  s'est  passé. 

Alors  il  se  pencha  vers  Touverture,  prit  la  pierre, 
qu'il  souleva  facilement,  malgré  son  poids,  et  la  fit  en- 
trer dans  le  trou. 

—  Cette  pierre  a  été  descellée  bien  négligemment, 
dit-il  en  hochant  la  tête  ;  vous  n'avez  donc  pas  d'ou- 
tils? —  Et  vous?  demanda  Danlès  avec  étonnement, 
en  avez-vous  donc  ?  —  Je  m'en  suis  fait  quelques-uns. 
Excepté  une  lime,  j'ai  tout  ce  qu'il  me  faut,  ciseau, 
pince,  levier.  —  Oh  !  je  serais  curieux  de  voir  ces 
produits  de  votre  patience  et  de  votre  industrie,  dit 
Dantès.  —  Tenez,  voici  d'abord  un  ciseau. 

Et  il  lui  montra  une  lame  forte  et  aiguë,  emman- 
chée dans  un  morceau  de  bois  de  hêtre. 

—  Avec  quoi  avez-vous  fait  cela?  dit  Dantès. — 
Avec  une  des  fiches  de  mon  lit.  C'est  avec  cet  instru- 
ment que  jo  me  suis  creusé  tout  le  chemin  qui  m'a 
conduit  jusqu'ici;  cinquante  pieds  à  peu  près.  — 
Cinquante  pieds  !  s'écria  Dantès  avec  une  espèce  de 
terreur.  —  Parlez  plus  bas.  jeune  homme,  parlez  plus 
bas;  souvent  il  arrive  qu'on  écoute  aux  portes  des  pri- 


—  7  — 
sonnicrs.  —  On  me  sait  seul.  — K'importe.  —  Et  tous 
dites  que  vous  avez  percé  cinquante  pieds  pour  arriver 
jusqu'ici?  —  Oui,  et  telle  est  à  peu  près  la  distance 
qui  sépare  ma  chambre  de  la  vôtre  ;  seulement  j'ai 
mal  calculé  ma  courbe,  faute  d'instruments  de  géomé- 
trie pour  dresser  mon  échelle  de  proportion  ;  au  lieu 
de  quarante  pieds  d'ellipse,  il  s'en  est  rencontré  cin- 
quante :  je  croyais,  ainsi  que  je  vous  Tai  dit,  arriver 
jusqu'au  mur  extérieur,  percer  ce  mur  et  me  jeter  à 
la  mer.  J'ai  longé  le  corridor,  contre  lequel  donne 
votre  chambre,  au  lieu  de  passer  dessous  ;  tout  mon 
travail  est  perdu,  car  ce  corridor  donne  sur  une  cour 
pleine  de  gardes.  —  C'est  vrai,  dit  Dantès:  mais  ce 
corridor  ne  longe  qu'une  face  de  ma  chambre  ;  et  ma 
chambre  en  a  quatre.  —  Oui,  sans  doute,  mais  en 
voici  d'abord  une  dont  le  rocher  fait  la  muraille  ;  il 
faudrait  dix  années  de  travail  à  dix  mins  urs  munis  de 
tous  k-ursoutiis  pour  percer  le  rocher;  celte  autre  doit 
être  adossée  aux  fondations  de  l'appartement  du  gou- 
verneur :  noi;s  toniberions  dans  les  caves  qui  ferment 
évidemment  à  la  clef,  et  nous  serions  pris  :  l'autre  face 
donne,  attendez  donc,  où  donne  l'autre  face? 

Cette  face  était  celle  où  élait  percée  la  meurtrière 
à  travers  laquelle  venait  le  jour  :  cette  meurtrière, 
qui  allait  toujours  en  se  rétrécissant  jusqu'au  moment 
où  elle  donnait  entrée  au  jour,  et  par  laquelle  un 
enfant  n'aurait  certes  pas  pu  passer  .  était  en  outre 
garnie  par  trois  rangs  de  barreaux  de  fer.  qui  pou- 
vaient assurer  sur  la  craiuic  d'une  évasion,  par  ce 
moyen,  le  geôlier  le  plus  soupçonneux. 

Et  le  nouveau  venu,  en  faisant  cette  question,  traîna 
la  table  au-dessous  de  la  fenêtre. 

—  Montez  sur  cette  table,  dit-il  à  Dantès. 

Dantès  obéit,  monta  t,ur  la  table,  et,  devinant  les 
intentions  de  son  compagnon,  appuya  Je  dos  au  mur 
et  lui  présenta  les  deux  maias< 


—  8  — 

Celui  qui  s'était  donné  le  nom  du  numéro  de  sa 
chambre,  et  dont  Danlès  ignorait  encore  le  véritable 
nom,  monta  alors  plus  Icslcmeut  que  n'eût  pu  le  faire 
présager  son  âge.  avec  une  habilité  de  chat  ou  de 
lézard,  sur  la  table  d'abord,  puis  de  la  table  sur  les 
mains  de  Dantès.  puis  de  ses  mains  sur  ses  épaules  ; 
ainsi  courbé  en  deux,  car  la  voûte  du  cachot  Vempè- 
chait  de  se  redresser,  il  glissa  sa  tète  entre  le  premier 
rang  de  barreaux,  et  put  plonger  alors  de  haut  en  bas. 

Un  instant  après,  il  retira  vivement  la  tète.  —  Oh  ! 
oh  !  dit-il,  je  m'en  étais  douté. 

Et  il  se  laissa  glisser  le  long  du  corps  de  Dantès  sur 
la  table,  et  de  la  table  sauta  à  terre.  —  De  quoi  vous 
étiez-vous  dojlé,  demanda  le  jeune  homme  anxieux. 
en  sautant  à  son  tour  auprès  de  lui. 

Le  vieux  prisonnier  méditait.  —  Oui.  dit-il,  c'est 
cela  ;  la  quatrième  face  de  votre  cachot  donne  sur  un? 
galerie  extérieure  ,  espèce  de  chemin  de  ronde  où 
passent  les  patrouilles  et  où  veillent  des  sentinelles.  — 
Tous  en  êtes  sûr?  —  J'ai  vu  le  shako  du  soldat  et  le 
bout  de  son  fusil,  et  je  ne  me  suis  retiré  si  vivement 
que  de  peur  qu'il  m'aperçût  moi-même.  —  Eh  bien  ? 
dit  Dantès.  —  Vous  voyez  bien  qu'il  est  impossible  d" 
fuir  par  votre  cachot.  —  Alors?  continua  le  jeun» 
homme  avec  son  accent  interrogateur.  —  Alors,  dit  le 
vieux  prisoimier.  <jue  la  volonté  de  Dieu  soit  faite  I 

Et  une  teinte  de  profonde  résignation  s'étendit  sur 
les  traits  du  vieillard. 

Dantès  regarda  cet  homme  qui  renonçait  ainsi  et  avec 
tant  de  philosophie  à  une  espérance  nourrie  depuis  si 
longtemps,  avec  un  élonnement  mêlé  d'admiration. 

—  ]%faintenant,  voulez-vous  me  dire  qui  vous  êtes  ? 
demanda  Diintès.  —  Oh  !  mon  Dieu.  oui.  si  cela  peut 
encore  vous  intéresser,  maintenant  que  je  ne  puis 
plus  vous  être  bon  à  rien.  —  "Vous  pouvez  être  bon  à 


—  9  — 

me  consoler  et  à  me  soutenir,  car  vous  m?   semblez 
fort  parmi  les  forts. 

L"abbé  sourit  tristement. 

—  Je  suis  l"abhé  Faria.  dit-il,  prisonnier  depuis 
1811,  comnae  vous  le  savez,  au  cbâteau  d"If;  mais  j'é- 
tais depuis  trois  ans  renfermé  dans  la  forteresse  de 
Fenestrelle,  En  !811  .  on  m'a  trusféré  du  Piémont 
en  France.  C'est  alors  que  j"ai  appris  que  la  destinée, 
qui.  à  cette  époque,  lui  semblailsoumisc.  avait  donné 
un  iils  à  Napoléon  et  que  ce  fils  au  berceau  avait  été 
nommé  roi  de  Rome.  J'étais  loin  de  me  douter  alors 
de  ce  que  vous  m'avez  dit  tout  à  l'iieure  :  c'est  que. 
quatre  ans  plus  lard,  le  colosse  serait  renvarsé  ;  qui 
rè?ne  donc  en  France?  est-ce  Napol'^^n  TT!  —  Non, 
c'est  Louis  XVIII.  —  Louis  XVilI,  le  frère  de 
Louis  XVI  !  les  décrets  du  ciel  sont  étranses  et  mys- 
térieux. Quelle  a  donc  été  l'intention  de  la  Providence 
en  abaissant  l'homme  qu'elle  avait  élevé,  et  en  élevant 
celui  qu'elle  avait  abaissé? 

Dantès  suivait  des  yeux  cet  homme  qui  oubliait  un 
instant  sa  propre  destinée  pour  se  préoccuper  ainsi 
des  destinées  du  monde. 

—  Oui.  oui,  continua  t-il,  c'est  comme  en  Angle- 
terre :  après  Charles  l*^''.  Cromwell  ;  après  Cromwell, 
Charles  II,  et  peut-être  après  Jacques  II.  quelque 
gendre,  quelque  parent,  quelque  prince  d'Orange  ; 
un  stathouder  qui  se  fera  roi  :  et  alors  de  nouvelles 
concessions  au  peuple,  alors  une  conslilution  .  alors 
la  liberté  !  Vous  verrez  cela,  jeune  homme,  dit-il  en 
se  retournant  vers  Dantès  et  en  le  regardant  avec  des 
yeuï  brillants  et  profonds  comme  en  devaient  avoir 
les  prophètes.  Vous  êtes  encore  d'âge  à  le  voir,  vous 
yerrez  cela.  —  Oui  !  si  je  sors  d'ici.  —  Ab,  c'est  juste, 
dit  l'abbé  Faria.  Nous  sommes  prisonniers;  il  y  a  des 
moments  où  je  l'oublie  et  où,  parce  que  mes  yeux 


—  10  — 

percent  les  murailles  qui  m'enferment,  je  me  crois 
en  liberté.  —  Mais  pourquoi  êtes-vous  enf,;rmé . 
vous?  — Moi  ?  parce  que  j"ai  rêvé,  en  1807,  le  projet 
que  Napoléon  a  voulu  réalis-^r  en  1811;  parce  que, 
comme  Machiavel,  au  milieu  de  tous  ces  principi- 
culos  qui  faisaient  de  l"Italie  un  nid  de  petits  royaumes 
tvranniques  et  faibles,  j'ai  voulu  un  grand  etsf^u!  em- 
pire, compacte  et  fort;  parce  que  j"ai  cru  trouver  mon 
César  Borgia  dans  un  niais  couronné  qui  a  fait  sem- 
blant de  me  co.mprendre  pour  me  mieux  trahir.  C'é- 
tait le  projet  d'Alexandre  VI  et  de  Clément  VU;  il 
é.:houera  toujours,  puisqu'ils  l'ont  entrepris  inutile- 
ment et  que  Napoléon  n'a  pu  l'achever  ;  décidément 
l'îtalie  est  maudite  ! 

Et  le  vieillard  baissa  la  tête. 

Dantès  ne  comprenait  pas  comment  un  homme 
pouvait  risquer  sa  ne  pour  de  pareils  intérêts  ;  il  est 
vrai  que,  s'il  connaissait  Napoléon  pour  l'avoir  vu  et 
lui  avoir  parlé,  il  i^cnorait  complètement,  en  revanche, 
C2  que  c'était  que  Clément  VII  et  Alexandre  VI. 

—  N'êtes-vous  pas,  dit  Cantès .  commençant  à  par- 
tager l'opinion  de  son  geôlier,  qui  était  l'opinion 
générale  au  château  d'If,  le  prêtre  que  l'on  croit... 
malade?  — Que  l'on  croit  fou.  vous  voulez  dire,  n'est- 
ce  pas  ?  —  Je  n'osais,  dit  Dantès  en  souriant.  —  Oui, 
oui,  continua  Faria  avec  un  rire  amer  :  oui,  c'est  moi 
qui  passe  pour  fou.  c'est  moi  qui  divertis  depuis  si 
longtemps  les  hôtes  de  cette  prison,  et  qui  réjouirais 
les  petits  enfants,  s'il  y  avait  des  enfants  dans  le  séjour, 
de  la  douleur  sans  espoir. 

Dantès  demeura  un  instant  immobile  et  muet  d'é- 
tonnement. 

—  Ainsi...  vous  renoncez  à  fuir?,.,  lui  dit-il.  — 
Je  vois  la  fuite  impossible  ;  c'est  se  révolter  contre 
Dieu  que  de  tenter  ce  que  Dieu  ne  veut  pas  qui 


—  n  — 

s'accomplisse.  —  Pourquoi  vous  décourager  ?  ce 
serait  trop  demander  aussi  à  la  Providence  que  de 
vouloir  réussir  du  premier  coup.  Ne  pouvoz-vous  pas 
recommencer  dans  un  autre  sens...  a  que  vous  avez 
fait  dans  celui-ci  ?  —  Mais  savez-vous  ce  que  j"ai  fait, 
pour  parler  ainsi  de  recommencer  ?  Savez-vous  qu'il 
m'a  fallu  quatre  ans  pour  fair:^  1  s  outils  que  je  pos- 
sède? savez-vous  que  depuis  di'uv  ans  je  gratte  et 
creuse  une  terre  dure  comme  le  granit  ?  savez-vous 
qu'il  m'a  fallu  déchausser  des  pierres  qu'autrefois  je 
n'aurais  pas  cru  pouvoir  remuer,  que  des  joiirnées 
tout  entières  se  sont  passées  dans  ce  labeur  titanique, 
et  que  parfois,  le  soir,  j'étais  heureux  quand  j'avais 
enlevé  un  pouce  carré  de  ce  vieux  ciment ,  devenu 
aussi  dur  que  la  pierre  elle-même?  Savez-vous,  savez- 
vous  que  pour  loger  toute  cette  terre  et  toutes  ces 
pierres  que  j'enterrais,  il  m'a  fallu  percer  la  voûte 
d'un  escalier,  dans  le  tambour  duquel  tous  ces  dé- 
combres ont  été  tour  à  tour  ensevelis  :  si  bien  qu'au- 
jourd'hui le  tambour  est  plein  .  et  que  je  ne  saurais 
plus  où  mettre  une  poignée  de  poussière?  savez-vous. 
enfin ,  que  je  croyais  toucher  au  but  de  tous  mes  tra- 
vaux .  que  je  me  sentais  juste  la  force  d'accomplir  cette 
tâche,  et  que  voilà  que  Dieu  ,  non -seulement  recale 
ce  but .  mais  le  transporte  je  ne  sais  où  ?  Ah  !  je  vous 
le  dis.  je  vous  le  répète,  je  ne  ferai  pins  rien  désormais 
pour  essayer  de  conquérir  tua  liberté  .  puisque  la 
volonté  de  Dieu  est  qu'elle  soit  perdue  à  tout  jamais. 

Edmond  baissa  la  tète  pour  ne  pas  avouer  à  cet 
homme  que  la  joie  d'avoir  un  compagnon  l'empêchait 
de  compatir  comme  il  eût  dû  à  la  douleur  qu'éprou- 
vait le  prisonnier  de  n'avoir  pu  se  sauver. 

L'abbé  Faria  se  laissa  aller  sur  le  lit  d'Edmond  ,  et 
Edmond  resta  debout. 

Le  jeune  homme  n'avait  jamais  songé  à  la  fuite.  Il 


—  12  — 

y  a  de  ces  choses  qui  semblent  tellement  impossibles 
qu'on  n'a  pas  même  l'idée  de  les  tenter,  et  qu'on  les 
éTite  d'inslinet.  Creuser  cinquante  pieds  sous  la  terre, 
consacrer  à  cette  opération  un  travail  de  trois  ans 
pour  arriver,  si  on  réussit,  à  un  précipice  donnant  à 
pic  sur  la  mer  :  se  précipiter  de  cinquante,  de  soiiante, 
de  cent  pieds  peut-être  .  pour  s'écraser,  en  tombant . 
la  tèlc  sur  quelque  rocher,  si  la  balle  des  sentinelles 
ne  vous  a  déjà  point  tué  auparavant  :  être  obligé  .  si 
Ton  échappe  à  tous  ces  dangers  .  de  faire  en  nageant . 
une  lieue  .  c'en  était  trop  pour  qu'on  ne  se  résignât 
point,  et  nous  avons  vu  que  Dantès  avait  failli  pousser 
cette  résignation  jusqu'à  la  mort. 

Mais  maintenant  que  li  jeune  homme  avait  vu  un 
vieillard  se  cramponner  à  la  vie  avec  tant  d'énergie  et 
lui  donner  l'exemple  des  résolutions  désespérées,  il 
se  mit  à  réfléchir  et  à  mesurer  son  courage.  Un  autre 
avait  tenîé  ce  qu'il  n'avait  pas  même  eu  l'idée  de  faire  ; 
un  autre  moins  jeuni' .  moins  fort ,  moins  adroit  que 
lui.  s'était  procuré,  à  force  d'adresse  et  de  patience, 
tous  les  instruments  dont  il  avait  eu  besoin  pour  cette 
incroyjible  opération,  qu'une  mesure  mal  prise  avait 
j)U  seule  faire  échouer:  un  autre  avait  fait  tout  cela, 
rien  n'était  donc  impossible  à  Dantès  :  Faria  avait 
percé  cinquante  pieds,  il  en  perceraitcent;  Faria.  à  cin- 
quante ans,  avait  mis  trois  ans  à  son  œuvre  :  il  n'avait 
(jue  la  moitié  de  l'âge  de  Faria.  lui^  et  il  en  mettrait 
six  ;  Faria,  abbé  .  savant,  homme  d'Église,  n'avait  pas 
craint  de  risquer  la  traversée  du  château  d'ifàl'ile 
deDaume.  de  Ratonneau  ou  de  Lemaire  ;  lui.  Edmond, 
le  marin,  lui.  Dantès.  le  hardi  plongeur,  qui  a>ait  été 
.si  souvent  chercher  une  brandie  de  corail  au  fond  de 
la  mer,  hésiterait-;!  donc  à  faire  une  lieue  en  nageant? 
Que  fallait-il  pour  faire  une  lieue  en  nageant?  une 
keure  ?  Eh  bien  !  n'était-il  donc  pas  souvent  resté  des 


—  13  — 

heures  entières  à  la  mer  sans  reprendre  pied  sur  le 
rivage  !  Non.  non.  Danlès  n'avait  I)"soin  que  d'être 
encouragf^  par  un  cxLMnple.  Tout  co  qu'un  autre  a  fait 
ou  aurait  pu  faire,  Dantès  le  fera... 
Le  jeune  Iionnnc  réfléchit  un  instant. 

—  J'ai  trouvé  ce  que  vous  cherchiez,  dit-il  au  vieil- 
lard. 

Faria  tressaillit. 

—  Vous?  dit-il,  et  en  relevant  la  tète  d'un  air  qui 
indiquait  (jue  si  Dantès  disait  la  vérité.  le  dccourafçc- 
nicnt  de  son  compagnon  ne  serait  pas  de  longue  durée. 
Vous,  voyons,  qu"avez-vous  trouvé  ?  —  Le  corridor 
que  vous  av<'z  percé  pour  venir  de  chez  vous  ici  s'é- 
tend dans  le  même  sens  que  la  galerie  extérieure , 
n'est-ce  pas?  —  Oui.  —  Il  doit  n'en  être  éloigné  que 
d'une  quinzaine  de  pas.  —  Tout  au  plus.  —  Eh  bien  ! 
vers  le  milieu  du  corridor  nous  perçons  un  chemin 
formant  comme  la  branche  d'une  croix.  Cette  fois 
vous  prenez  mieux  vos  mesures.  Nous  débouchons 
sur  la  galerie  extérieure.  Nous  tuons  la  sentinelle 
et  nous  nous  évadons.  Il  ne  faut ,  pour  que  ce  plan 
réussisse,  que  du  courage,  vous  en  avez  ;  que  de  ia 
vigueur,  je  n'en  manque  pas.  Je  ne  parle  pas  de  la 
patience,  vous  avez  fait  vos  preuves  et  je  ferai  les 
miennes.  —  Un  instant,  répondit  labbé  ;  vous  n'avez 
pas  su.  mon  cher  compagnon  .  de  quelle  espèce  est 
mon  courage,  et  quel  emploi  je  compte  faire  de  ma 
force.  Quant  à  la  patience,  je  crois  avoir  été  assez 
patient  en  recommençant  cliaque  matin  la  tâche  de  la 
nuit,  et  chaque  nuit  la  tâche  du  jour.  Mais  alors, 
écoutez-moi  bien,  jeune  homme,  c'est  qu'il  me  semblait 
que  je  servais  Dieu  en  délivrant  une  de  ses  créatures 
qui  .  étant  innocente,  n'avait  pu  être  condamnée.  — 
Eh  bien  !  demanda  Dantès,  la  chose  n'en  est-elle  pas 
au  m«uie  point ,  et  vous  ètes-vous  reconnu  coupable 


—  14  — 

depuis  que  vous  m'avez  rencontré,  dites?  —  Non, 
mais  je  ne  veux  pas  le  devenir.  Jusqu'ici  je  croyais 
n'avoir  affaire  qu'aux  choses  ,  voilà  que  vous  me  pro- 
posez d'avoir  affaire  aux  hommes.  J'ai  pu  percer  un 
mur  et  détruire  un  escalier,  mais  je  ne  percerai  pas 
une  poitrine  et  ne  détruirai  pas  une  existence. 

D;intès  fit  un  Ié»er  mouvement  de  surprise. 

—  Comment,  dit-il,  pouvant  être  libre,  vous  seriez 
retenu  par  un  semblable  scrupule? — Mais  vous-même, 
dit  Faria ,  pourquoi  n'avez-vous  pas  un  soir  assommé 
votre  geôlier  avec  le  pied  de  votre  table  ,  revêtu  ses 
habits  et  essayé  de  fuir  !  —  C'est  que  l'idée  ne  m'en 
est  pas  venue ,  dit  Dantès.  —  C'est  que  vous  avez  une 
telle  horreur  instinctive  pour  un  pareil  crime ,  une 
telle  horreur  que  vous  n'y  avez  pas  même  songé,  re- 
prit le  vieillard  ;  car  dans  les  choses  simples  et  per- 
mises, nos  appétits  naturels  nous  avertissent  que  nous 
ne  dévions  pas  de  la  ligne  de  notre  droit.  Le  tigre  qui 
verse  le  sang  par  nature,  dont  c'est  l'état,  la  destina- 
tion, n"a  besoin  que  d'une  chose,  c'est  que  son  odorat 
l'avertisse  qu'il  a  une  proie  à  sa  portée.  Aussitôt  il 
bondit  vers  cette  proie ,  tombe  dessus  et  la  déchire. 
C'est  son  instinct  et  il  y  obéit.  Mais  l'homme  ,  au 
contraire,  répugne  au  sang;  ce  ne  sont  point  les  lois 
sociales  qui  répugnent  au  meurtre ,  ce  sont  les  lois 
naturelles. 

Dantès  resta  confondu  ;  c'était  en  effet  l'explication 
de  ce  qui  s'était  passé  à  son  insu  dans  son  esprit  ou 
plutôt  dans  son  âme,  car  il  y  a  des  pensées  qui 
viennent  de  la  tête,  et  d'autres  qui  viennent  du  cœur. 

—  Et  puis  !  continua  Faria.  depuis  tantôt  douze  ans 
que  je  suis  en  prison,  j'ai  repassé  dans  mon  esprit 
toutes  les  évasions  célèbres.  Je  n'ai  vu  réussir  que 
rarement  les  violentes  évasions.  Les  évasions  heureu- 
ses ,  les  évasions  couronnées  d'un  plein  succès ,  sont 


—  15  - 

les  évasions  méditées  avec  soia  et  lentement  prépa- 
rées :  c'est  ainsi  que  le  duc  de  Beaufort  s'est  échappé 
du  château  de  Vincennes  ;  labbé  Dubuquoi  du  For- 
l'Evéque ,  et  Latudc  de  la  Bastille.  11  y  a  encore 
celles  que  le  hasard  peut  oiîrir  :  celles-là  sont  les 
meilleures  ;  attendons  une  occasion,  croyez-moi,  et  si 
cette  occasion  se  présente,  profitons-en.  —  Vous  avez 
pu  attendre,  vous,  dit  Dantès  en  soupirant  ;  c(-  long  tra- 
vail vous  faisait  une  occupation  dctous  les  instants,  et 
quand  vous  n'aviez  pas  votre  travail  pour  vous  distraire, 
vous  auez  vos  espérances  pour  vous  consoler.  —  Puis, 
dit  l'abbé  ,  je  ne  m'occupais  point  qu'à  cela.  —  Que 
faisiez-vous  donc?  —  J'écrivais  ou  j'étudiais.  —  On 
vous  donne  t  onc  du  papier,  des  plumes  ,  de  l'encre? 
—  Non  .dit l'abbé,  mais  je  m'en  fais.  — Vous  vous 
faites  du  papier,  des  plumes  et  de  l'encre!  s'écria 
Dantès.  —  Oui. 

Dantès  regarda  cet  homme  avec  admiration  ;  seule- 
ment il  avait  encore  peine  à  croir  ce  qu'il  disait. 
Faria  s'aperçut  de  ce  léger  doute. 

—  Quand  vous  viendrez  chez  moi.  lui  dit-il,  je  vous 
montrerai  un  ouvrage  entier,  résultat  des  pensées,  des 
recherches  et  des  réflexions  de  toute  ma  vie .  que 
j'avais  médité  à  l'ombre  du  Colysée  à  Rome,  au  pied 
de  la  colonne  Saint-Marc  à  Venise,  sur  les  bords  de 
l'Arno  à  Florence  .  et  que  je  ne  me  doutais  guère 
qu'un  jour  mes  geôliers  me  laisseraient  le  loisir 
d'exécuter  entre  les  quatre  murs  du  château  d'If. 
C'est  un  Traité  sur  la  possibilité  d'une  inounrchie  géné- 
rale en  Italie.  Cela  fera  un  grand  volume  in-quarto. — 
Et  vous  l'avez  écrit  ?  —  Sur  deux  chemises.  J'ai 
inventé  une  préparation  qui  rend  le  linge  lisse  et  uni 
comme  le  parchemin.  —  Vous  êtes  donc  cliimiste?  — 
Un  peu.  J'ai  connu  Lavoisier  et  j'ai  été  lié  avec  Ca- 
banis.  —  Mais  pour  un  pareil  ouvrage,  il  vous  a 


—  16  — 

fallu  faire  des  recherches  historiques.  Vous  a>iez 
donc  des  livres?  —  A  Rome  j"avais  à  peu  près  cinq 
mille  volumes  dans  ma  bibliothèque.  A.  force  de  les 
lire  et  de  les  relire,  jai  découvert  qu'avec  cent  cin  - 
quante  ouvrages  bien  choisis  on  a.  sinon  le  résumé 
co.oiplel  des  connaissances  humaines,  du  moins  tout 
ce  qu"il  est  utile  à  un  homme  de  savoir.  J'ai  consacré 
trois  années  de  ma  vie  à  lire  et  à  relire  ces  cent  cin- 
quante ^oluDJes.  de  sorte  que  je  les  savais  à  peu  près 
par  cœur  lorsque  j"ai  été  arrêté.  Dans  ma  prison,  avec 
un  lé?er  effort  de  mémoire,  je  me  les  suis  rappelés  tout 
à  fait.  Ainsi pourrais-je  vous  réciter  Thucydide,  Xéno- 
phon,  Plutarque,  Tite-Live.  Tacite,  Strada,  Jornan 
dès,  Dante.  Montaigne,  Shakspeare,  Spinosa,  Machia- 
vel et  Bossuet.  Je  ne  vous  cite  que  les  plus  importants. 
—  Mais  vous  savez  donc  plusieurs  langues  ?— Je  parle 
cinq  langues  vivantes.  Tallemand.  le  français,  l'ita- 
lien, l'anglais  et  l'espagnol  ;  à  l'aide  du  grec  ancien 
je  comprends  le  grec  moderne:  seulement  je  le  parle 
mal.  mais  je  l'étudié  en  ce  moment.  —  Yousl'étudiez? 
dit  Danles.  —  Oui.  je  me  suis  fait  un  vocabulaire  des 
mo!s  que  je  sais,  je  les  ai  arrangés,  combinés,  tournés, 
retournés,  de  façon  à  ce  qu'ils  puissent  me  suffire 
pour  exprimer  ma  pensée.  Je  sais  à  peu  près  mille 
mots,  c'est  tout  ce  qu'il  me  faut  à  la  rigueur,  quoiqu'il 
y  en  ait  cent  mille,  je  crois,  dans  les  dictionnaires. 
Seulement  je  ne  serai  pas  éloquent,  mais  je  me  ferai 
comprendre  à  merveille  et  cela  me  suffit. 

De  plus  en  plus  émerveillé.  Edmond  commençait  à 
trouver  presque  surnaturelles  les  facultés  de  cet 
homme  étrange.  11  voulut  le  trouver  en  défaut  sur  un 
point  quelconque,  il  continua  : 

—  Mais  si  l'on  ne  vous  a  pas  donné  de  plumes , 
dit-il.  avec  quoi  avez-vous  pu  écrire  ce  traité  si  volu- 
mineux? —  Je  m'en  suis  fait  d'excellentes,  et  que 


—  17  — 

l'on  préférerait  aux  plumes  ordinaires  si  la  matière 
était  connue,  avec  les  cartilages  des  têtes  de  ces 
énormes  merlans  que  Ton  nous  sert  quelquefois  pen- 
dant les  jours  maigres.  Aussi  vois-je  toujours  arriver 
ks  mercredis,  les  vendredis  et  les  samedis  avec  grand 
plaisir,  car  ils  mo  donnent  l'espérance  d'augmenter 
ma  provision  de  plumes,  et  mes  travaux  historiques 
sont,  je  l'avoue,  ma  plus  douce  occupation.  En  des- 
cendant dans  le  passé,  j'oublie  le  présent;  en  mar- 
chant libre  et  indépendant  dans  l'histoire,  je  ne  me 
souvii  ns  plus  que  je  suis  prisonnier.  —  ÎMais  de 
l'encre  ?  dit  Dantès  :  avec  quoi  vous  étes-vous  fait  de 
l'encre?  —  11  y  avait  autrefois  une  cheminée  dans 
mon  cachot,  dit  Faria:  cette  cheminée  a  été  bouchée 
quelque  temps  avant  mon  arrivée  sans  doute,  mais 
pendant  longues  années  on  y  avait  fait  du  feu,  tout 
l'intérieur  en  est  donc  tapissé  de  suie.  Je  fais  dis- 
soudre cjtte  suie  dans  une  portion  du  vin  qu'on  me 
donne  tous  les  dimanches,  cela  me  fournit  de  l'encre 
excellente.  Pour  les  notes  particulières  et  qui  ont 
besoin  d'attirer  les  yeux,  je  me  pique  les  doigts  et 
j'écris  avec  mon  sang.  —  Et  quand  pourrai-je  voir 
tout  cela  ?  demanda  Dantès.  —  Quand  vous  voudrez  , 
répondit  Faria.  —  Oh  !  tout  de  suite  !  s'écria  le  jeune 
homme.  —  Suivez-moi  donc,  dit  l'abbé. 

Et  il  rentra  dans  le  corridor  .souterrain  où  il  dis- 
parut; Dantès  le  suivit. 


II.  —  La  chambre  de  l'abbé. 

Après  avoir  passé  en  se  courbant,  mais  cependant 
avec  assez  de  facilité,  par  le  passage  souterrain, 
Dantès  ar  riva  à  l'extrémilé  opposée  du  corriâor  qui 


—  18  — 

donnait  dans  la  chambre  de  TabLé.  Là  le  rassage  se 
rétrécissait  et  offrait  à  peine  l'espace  sufTisant  pour 
qu'un  homme  pût  se  glisser  en  rampant.  La  chambre 
de  labbé  était  dallée  ;  cctait  en  soulevant  une  de  c(s 
dalles  placée  dans  le  coin  le  plus  obscur  quil  avait 
coramoncé  la  laborieuse  opération  dont  Dantès  avait 
vu  la  fin. 

A  peine  entré  et  debout,  le  jeune  homme  examina 
cette  chambre  mystérieuse  avec  la  plus  grande  atten- 
tion. Au  premier  aspect,  elle  ne  présentait  rien  de 
particulier. 

—  Bon  ,  dit  Tabbé.  il  n'est  que  midi  un  quart,  et 
nous  avons  encore  quelques  heures  devant  nous. 

Dantès  regarda  autour  de  lui,  cherchant  à  quelle 
horloge  Tabbé  avait  pu  lire  l'heure  d'une  façon  si 
précise. 

—  Regardez  ce  rayon  du  jour  qui  vient  par  ma 
fenêtre,  dit  l'abbé,  et  regardez  sur  le  mur  les  îign  .s 
que  j'ai  tracées.  Grâce  à  ces  lignes  qui  sont  combi- 
nées avec  le  double  raouvemenl  de  la  terre  et  l'ellipse 
qu"'^lle  décrit  autour  du  soleil,  je  sais  plus  exacte- 
ment l'heure  que  si  j'avais  une  montre ,  car  une 
montre  se  dérange,  tandis  que  le  soleil  et  la  terre  ne 
se  dérangent  jamais. 

Dantès  n'avait  rien  compris  à  cette  explication,  il 
avait  toujours  cru,  en  voyant  le  soleil  se  lever  der- 
rière les  montagnes  et  se  coucher  dans  la  Méditer- 
ranée, que  c'était  lui  qui  marchait  et  non  la  terre.  €e 
double  mouvement  du  globe  qu'il  babilaitct  dont 
cependant  il  ne  s'aperce\aitpas,  lui  semblait  presque 
impossible  :  dans  chacune  des  paroles  de  son  interlo- 
cuteur il  voyait  des  mystères  de  sciences  aussi  admi- 
rables à  creuser  que  ces  mines  d'or  et  de  diamants  qu'il 
avait  visitées  dans  un  voyage  qu'il  avait  fait  presque 
enfant  encore  à  Guzarate  et  à  Golconde. 


—  19  — 

—  Voyons,  dit-il  à  Tabbé,  j'ai  hûtc  d'examiner  vos 
trésors. 

L'abbé  alla  vers  la  cheminée,  déplaça  avec  le  ciseau 
qu'il  tenait  toujours  à  la  main  la  pierre  qui  formait 
autrefois  l'àtre  et  qui  cachait  une  cavité  assez  pro- 
fonde; c'est  dans  celte  cavité  qu'étaient  renfermés  tous 
les  objets  dont  il  avait  parlé  à  Dantès. 

—  Que  voulez-vous  voir  d'abord?  lui  demanda-î-il. 
—  Montrez-moi  votre  grand  ouvrage  sur  la  royauté 
en  Italie. 

Faria  tira  de  l'armoire  précieuse  trois  ou  quatre 
rouleaux  de  linge  tournés  sur  eux-mêmes,  comme  des 
feuilles  de  papyrus;  c'étaient  des  bandes  de  toile  lar- 
ges de  quatre  pouces  à  ptupres-  et  longues  de  dix-huit. 
Cesbande.s.  numérotées,  étaient  couvertes  d'une  écii- 
ture  que  Dantès  put  lire,  car  elle  était  écrite  dans  la 
langue  raaterneile  de  l'abbé,  c'est  à-dire  en  italien, 
idiome  qu'en  sa  qualité  de  Provençal  Dantès  compre- 
nait parfaitement. 

—  Voyez,  lui  dit-il.  tout  est  là  :  il  y  a  huit  jours 
à  peu  près  que  j'ai  écrit  le  mot  fin  au  bas  de  la 
soixante-huitième  bande.  Deux  de  mes  chemises  et 
tout  ce  que  j'avais  de  mouchoirs  y  ont  passé  :  si  jamais 
je  redeviens  libre  et  qu'il  se  trouve  dans  toute  l'Italie 
un  imprimeur  qui  ose  m'imprimcr.  ma  réputation  est 
faite. —  Oui.  répondit  Dantès.  je  vois  bien.  Et  mainte- 
nant montrez-moi  donc,  je  vous  prie,  les  plumes  avec 
lesquelles  a  été  écrit  cet  ouvrage.  —  Voyez,  dit  Faria. 
Et  il  montra  au  jeune  homme  un  petit  bâton  long 
de  six  pouces,  gros  comme  le  manche  d'un  pinceau, 
au  bout  et  autour  duquel  était  lié  par  un  fil  un  de  ces 
cartilages.  CDCore  taché  par  l'encre,  dont  l'abbé  avait 
parlé  à  Dantès  :  il  était  allongé  en  bec  et  fendu  comme 
une  plume  ordinaire. 

Dantès  l'examina,  chercbaot  des  yeux  l'iDâtrument 


—  20  — 

avec  lequel  il  avait  pu  être  taillé  dune  façon  si  cor- 
recte. 

—  Ah  oui,  dit  Faria.  1c  ca  nif,  n'est-ce  pas  ?  C'est  mon 
chef-dœuvre ;  je  l'ai  fait,  ainsi  que  le  couteau  que 
voici,  avec  un  vieux  chandelier  de  fer. 

Le  canif  coupait  comme  un  rasoir.  Quant  au  cou- 
teau, il  avait  cet  avantage  qu'il  pouvait  servir  tout  à 
la  fois  de  couteau  et  de  poignard. 

Danlès  examina  ces  différents  objets  avec  la  même 
attention  que  dans  les  boutiques  de  curiosités  de  Mar- 
seille il  avait  examiné  parfois  ces  instruments  exécutés 
par  des  sauvages  et  rapportés  des  mers  du  Sud  par  les 
capitaines  au  long  cours. 

—  Quant  à  l'encre,  dit  Faria,  vous  savez  comment 
je  procède  :  je  la  fais  à  mesure  que  j'en  ai  besoin.  — 
Maintenant  je  métonne  d'une  chose,  dit  Dantès,  c'est 
que  les  jours  vous  aient  suffi  pour  toute  cette  besogne. 
—  J'avais  les  nuits,  répondit  Faria.  —  Les  nuits! 
êtes-vous  donc  de  la  nature  des  chats,  et  voyez- vous 
clair  pendant  la  nuit  ?  —  Non  ;  mais  Dieu  a  donné  à 
l'homme  l'intelligence  pour  venir  en  aide  à  la  pauvreté 
de  ses  sens  :  je  me  suis  procuré  de  la  lumière  —Com- 
ment cela  ?  —  De  la  viande  qu'on  m'apporte  je  sépare 
la  graisse,  je  la  fais  fondre,  et  j'en  tire  une  espèce 
d'huile  compacte.  Tenez,  voilà  ma  bougie. 

Et  l'abbé  montra  à  Dantès  une  espèce  de  lampion 
pareil  à  ceux  qui  servent  dans  les  illuminations  pu- 
bliques. 

—  Mais  du  feu?  —  Voici  deux  cailloux  et  du  linge 
brûlé. — Mais  i!es  allumettes?— J'ai  feint  une  maladie 
de  peau,  et  j'ai  demandé  du  soufre,  que  l'on  ma  ac- 
cordé. 

Dantès  posa  les  objets  qu'il  tenait  sur  la  tabi;-,  et 
baissa  la  tète,  écrasé  sous  !a  persévérance  et  la  force 
de  cet  esprit. 


—  -2^  — 

—  Ce  ii>sl  pas  tout,  continua  Faria  ;  car  il  ne  faut 
pas  mettre  tous  ses  trésors  dans  une  seule  cachette; 
refermons  celle-ci. 

Ils  posèrent  la  dalle  à  sa  place;  Tabbé  sema  un  peu 
de  poussière  dessus,  y  passa  son  pied  pour  faire  dis- 
paraître toute  tracede  solution  de  continuité,  s'avança 
vers  son  ht  et  le  déplaça. 

Derrière  le  chevet,  caché  par  une  pierre  qui  le  re- 
fermait avec  une  herméticité  presque  parfaite,  était 
un  trou,  et  dansée  trou  une  échelle  de  corde  longue 
de  viiigt-cinq  à  trente  pieds. 

Dantès  l'examina;  elle  était  d'une  solidité  à  toute 
épreuve. 

—  Qui  vous  a  fourni  la  corde  nécessaire  à  ce  mer- 
veilleux ouvrage?  demanda  Dantès.  —  D'abord  quel- 
ques chemises  que  j'avais,  puis  les  draps  de  mon  lil. 
que.  pendant  trois  ans  de  captivité  à  Ftnestrelle,  j'ai 
effilés.  Qand  on  ma  transporté  au  château  d"lf,  j';ii 
trouvé  moyen  d'emporter  avec  moi  cet  effilé;  ici  j'ai 
continué  la  besogne.  —  Mais  ne  s'apercevait-on  pcs 
que  les  draps  de  votre  lit  n'avaient  plus  d"ourlet?  — 
Je  les  recousais.  —  Avec  quoi?  —  Avec  cette  aiguille. 

Et  Tabbé,  ouvrant  un  lambeau  de  ses  vêtements, 
montra  à  Daniès  une  arête  longue,  aiguë  et  encore 
enfilée,  qu'il  portait  sur  lui. 

—  Oui,  continua  Faria.  j'avais  d'abord  songea  des- 
celler ces  barreaux  et  à  fuir  par  cette  fenêtre  qui  est 
un  peu  plus  large  que  la  vôtre,  comme  vous  voyez,  et 
que  j'eusse  élargie  encore  au  moment  de  mon  éva- 
sion :  mais  je  me  suis  aperçu  que  cette  fenêtre  don- 
nait sur  une  cour  intérieure,  et  j'ai  renoncé  à  ce  projet 
comme  trop  chanceux.  Cependant  j'ai  conservé  l'é- 
chelle pour  une  circonstance  imprévue,  pour  une  de 
ces  événements  dont  je  vous  parlais,  et  que  le  hasard 
procure. 

JI.  2 


—  22  — 

Dantès.  tout  en  ayant  Tair  d'examiner  l'échelle, 
pensait  cette  fois  à  autre  chose  ;  une  idée  avai  t  traversé 
son  esprit.  C'est  que  cet  homme .  si  intelligent  ,  si 
ingénieux,  si  profond,  verrait  peut-être  dans  l'obscu- 
rité de  son  propre  malheur,  où  jamais  lui-même  n"a- 
Tait  rien  pu  distinguer. 

— Â  quoi  songez-vous?  demanda  l'abbé  en  souriant, 
et  prenant  l'absorption  de  Dantès  pour  une  admiration 
portée  aa  plus  haut  degré.  —  Je  pense  à  une  chose 
d'abord,  c'est  à  la  somme  énorme  d'intelligence  qu'il 
vous  a  fallu  dépenser  pour  arriver  au  but  où  vous 
êtes  parvenu;  qu'eussiez-vous  donc  fait  libre?  —  Ri^n 
peut-être  :  ce  trop  plein  de  mon  cerveau  se  fût  évaporé 
en  futilités.  Il  faut  le  malheur  pour  creuser  certaines 
mines  mysiérieuses  cachées  dans  l'intelligrence  hu- 
maine ;  il  faut  la  pression  pour  faire  éclater  la  poudr  •. 
La  captivité  a  réuni  sur  un  seul  point  toutes  mes  fa- 
cultés flottantes  çà  et  là  :  elles  se  sont  heurtées  dons 
un  espace  étroit:  et,  vous  le  savez,  du  choc  des  nu.ig.-s 
résulte  Télectricité.  de  l'électricité  l'éclair,  de  l'écbiir 
la  lumière.  —  ?yon,  je  ne  sais  rien,  dit  Dantès,  abitui 
par  son  ignorance  ;  une  partie  dos  mois  que  vous  pro- 
noncez sont  pour  moi  des  mots  vides  de  sens;  vous 
êtes  bien  heureux  d'être  si  savant,  vous! 

L'abbé  sourit. 

—  Vous  pensiez  à  deux  choses,  disiez-vous  ton!  à 
l'heure  ?  —  Oui.  —  Et  vous  ne  m'avez  fait  conndUre 
que  la  première  :  quelle  est  la  seconde  ?  —  La  seconile 
est  que  vous  m'avez  raconté  votre  vie,  et  que  vous  ne 
connaissez  pas  la  mienne.  —  Votre  vie.  jeune  homme, 
est  bien  courte  pour  renfermer  des  événements  de 
quelque  importance.  —  Elle  renferme  un  immense 
malheur,  dit  Dantès,  un  malheur  que  je  n'ai  pas  mé- 
rité; et  je  voudrais,  pour  ne  plus  blasphémer  Dieu 
comme  je  l'ai  £ait  quelquefois,  pouvoir  m'en  prendre 


—  23  — 

aux  hommes  de  mon  malheur.  —  Alors,  vous  vous 
prétendez  innocent  du  fait  qu'on  vous  impute?  — 
Complètement  innocent,  sur  la  tête  des  deux  seules 
personnes  qui  me  sont  chères,  sur  la  tête  de  mon  père 
et  de  Mercedes.  —  Voyons  .  dit  l'abbé  en  refermant 
sa  cachette  et  en  repoussant  son  lit  à  sa  place,  racon- 
tez-moi donc  votre  histoire. 

Dantès  alors  raconta  ce  qu'il  appelait  son  histoire, 
et  qui  se  bornait  à  un  voyage  dans  l'Tnde  et  à  deux 
ou  trois  voyages  dans  le  Levant  ;  enfin  il  en  arriva  à  sa 
dernière  traversée,  à  la  mort  du  capitaine  Leclère.  au 
paquet  remis  par  lui  pour  le  grand  maréchal  :  à  l'en- 
trevue du  grand  maréchal ,  à  la  lettre  remise  par  lui 
et  adressée  à  un  monsieur  Noirfier:  en6n  à  son  ar^ 
rivée  à  Marseille,  à  son  entrevue  avec  son  père .  à  ses 
amours  avec  Mercedes,  au  repas  de  ses  fiançailles,  à 
son  arrestation,  à  son  interrogatoire,  à  sa  prison  pro- 
visoire au  palais  de  justice;  enfin  à  sa  prison  définitive 
au  château  dlf.  Arrivé  là,  Dantès  ne  savait  plus  rien, 
pas  même  le  temps  qu'il  y  était  resté  prisonnier. 

Le  récit  achevé,  Tabbé  réfléchit  profondément. 

—  Il  y  a,  dit-il  au  bout  d'un  instant,  un  axiome  de 
droit  d'une  grande  profondeur,  et  qui  m  revient  à  ce 
que  je  vous  disais  tout  à  l'heure,  c'est  qu'à  moins  que 
la  pensée  mauvaise  ne  naisse  avec  une  organisation 
faussée,  la  nature  humaine  répugne  au  crime.  Cepen- 
dant la  civilisation  nous  a  doiuié  des  besoins,  des 
vices,  des  appétits  factices  qui  ont  parfois  l'influence 
de  nous  faire  éfoufl'er  nos  bons  instincts  et  qui  nous 
conduisent  au  mal.  De  là  cette  maxime  :  Si'vous  voulez 
découvrir  le  coupable ,  cherchez  d'abord  celui  à  qui 
le  crime  commis  peut  être  utile!  A  qui  votre  dispaçi- 
tion  pouvait-elle  être  utile  ? — A  personne,  mon  Dieu  ! 
j'étais  si  peu  de  chose.  —  Ne  répondez  pas  ainsi ,  car 
la  réponse  manque  à  la  fois  de  logique  et  de  philoso- 


—  24  — 

phie  :  tout  est  relatif,  mon  cher  ami,  depuis  le  roi  qui 
gêne  son  futur  successeur,  jusqu'à  l'employé  qui  jrène 
le  surnuméraire.  Si  le  roi  meurt,  le  successeur  hérite 
d'une  couronne.  Si  l'employé  meurt,  le  surnuméraire 
liéritc  de  douze  cents  livres  d'appointements,  ds 
douze  cents  livres  d'appointements,  c'est  sa  liste  ci\  île 
à  lui  ;  ils  lui  sont  aussi  nécessaires  pour  vivre  que  les 
douze  millions  d'un  roi.  Chaque  individu,  depuis  le 
plus  bas  jusqu'au  plus  haut  degré  de  l'échelle  sociale, 
groupe  autour  de  lui  tout  un  petit  monde  d'intérêts, 
ayant  ses  tourbillons  et  ses  atomes  crochus ,  comme 
les  mondes  de  Descartes.  Seulement  ces  mondes  vont 
toujours  s'élargisîant  à  mesure  qu'ils  montent.  C't  si 
une  spirale  renversée  et  qui  se  tient  sur  la  pointe  par 
un  jeu  d'équilibre.  Revenons-en  donc  à  votre  monde 
à  TOUS.  Tous  alliez  être  nommé  capitaine  du  Pharaon'/ 

—  Oui.  —  Vous  alliez  épouser  une  belle  jeune  fdlc? 

—  Oui.  —  Quelqu'un  avait-il  intérêt  à  ce  que  vous 
ne  devinssiez  pas  capitaine  du /'/laraoi*  Quelqu'un 
avait-il  intérêt  à  ce  que  vous  n'épousassiez  pas  Mer- 
cedes ?  Répondez  d'abord  à  la  première  question  , 
l'ordre  est  la  clef  de  tous  les  problèmes.  Quelqu'un 
avait-il  intérêt  à  ce  que  vous  ne  devinssiez  pas  capi- 
taine du  Pharaon^  —  Non  :  j'étais  fort  aimé  à  boid. 
Si  les  matelots  avaient  pu  élire  un  chef,  je  suis  sûr 
qu'ils  m'eussent  élu.  Un  seul  homme  avait  quelque 
motif  de  m'en  vouloir,  j'avais  eu  quelque  temps  aupa- 
ravant une  querelle  avec  lui.  et  je  lui  avais  proposé  un 
duel  qu'il  avait  refusé.  —  Allons  donc  !  Cet  homme, 
comment  se  nommait-il  ?  —  Danglars.  —  Qu'étail-il 
à  bord  ?  —  Agejit  comptable.  —  Si  vous  fussiez  devenu 
«capitaine,  l'eussiez-vous  conservé  dans  son  posre  ?  — 
TS'on  ,  si  la  chose  eût  dépendu  de  moi ,  car  j'avais  cru 
remarquer  quelques  infidélités  dans  ses  comptes.  — 
BicB,  ÎJaintenant  quelqu'un  a-t-il  assisté  ù  AOtreder- 


—  25  — 

nier  entretien  avec  le  capitaine  Leclère?  —  Non,  nôus 
étions  seuls.  —  Quelqu'un  a-t-il  pu  entendre  votre 
conversation?  —  Oui,  car  la  porte  était  ouverte  ;  et 
même...  attendez...  oui,  oui.  Danglars  est  passé  juste 
au  moment  où  le  capitaine  Leclère  me  remettait  le 
paquet  destiné  au  grand  maréchal.  —  Bon,  fit  Tabbé, 
nous  sommes  sur  la  voie.  Avez-vous  amené  quelqu'un 
avec  vous  à  terre  quand  vous  avez  relâché  à  l'ile  d'Elbe? 

—  Personne.  —  On  vous  a  remis  une  lettre?  —  Oui, 
le  grand  maréchal. — Cette  lettre,  qu'en  avez-vous 
fait?  —  Je  l'ai  mise  dans  mon  portefeuille.  —  Vous 
aviez  donc  votre  portefeuille  sur  vous  ?  Comment  un 
jiortefeuille  devant  contenir  une  lettre  officielle  pou- 
\  ait-il  tenir  dans  la  poche  dun  marin  ?  —  Vous  avez 
r.iison,  mon  portefeuille  était  à  bord.  —  Ce  n'est  donc 
qu'à  bord  que  vous  avez  enfermé  la  lettre  dans  le  por- 
tefeuille ?  —  Oui.  —  DePorto-Ferrajo  à  bord  qu'avez- 
Aous  fait  de  cette  lettre?  —  Je  l'ai  tenue  à  ma  main. 

—  Quand  vous  êtes  remonté  sur  le  Pharaon^  chacun  a 
donc  pu  voir  que  vous  teniez  une  lettre?  —  Oui.  — 
Danglars  comme  les  autres?  —  Danglars  comme  les 
autres.  —  Maintenant ,  écoutez  bien  :  réunissez  tous 
vus  souvenirs  :  vous  rappelez-vous  dans  quels  termes 
était  rédigée  la  dénonciation  ?  —  Oh  !  oui,  je  l'ai  relue 
trois  fois ,  et  chaque  parole  en  est  restée  dans  ma 
mémoire.  —  Répétez-la-moi. 

Danlès  se  recueillit  un  instant. 

—  La  voici,  dit-il,  textuellement. 

«  M.  le  procureur  du  roi  est  prévenu  par  un  ami 
du  trône  et  de  la  religion  que  le  nommé  Edmond 
Pnntès,  second  du  navire  le  Pharaon^  arrivé  ce  matin 
de  Sniyrne  ,  après  avoir  touché  à  Nantes  et  à  Porto- 
Ferrajo ,  a  été  chargé  par  Murât  d'un  paquet  pour 
l'usurpateur,  et  par  l'usurpateur  d'une  lettre  pour  le 
comité  bonapartiste  de  Paris. 


—  26  — 
»  On  aura  ]a  preuve  de  soh  crime  en  l'arrêtant,  ear 

on  trouvera  cette  lettre  ou  sur  lui ,  ou  chez  son  père  , 
ou  dans  sa  cabine  à  bord  du  Pharaon.  » 
L'abbé  haussa  les  épaules. 

—  C'est  clair  comme  le  jour  ,  dit-il ,  et  il  faut  que 
vous  ayez  eu  le  cœur  bien  naïf  et  bien  bon  pour  n'a- 
voir pas  deviné  la  chose  tout  d'abord.— Vous  croyez? 
s'écria  Dantès.  Ah  !  ce  serait  bien  infâme  !  —  Quelle 
était  l'écriture  ordinaire  de  Danglars  ?  —  Une  belle 
cursivc. — Quelle  était  l'écriture  de  la  lettre  anonjme? 
—  Une  écriture  renversée. 

L'abbé  sourit. 

—  Contrefaite,  n'est-ce  pas  ?  — Bien  hardie  pour 
être  contrefaite.  —  Attendez,  dit-il. 

Il  prit  sa  plume,  ou  plutôt  ce  qu'il  appelait  ainsi,  la 
trempa  dans  l'encre  et  écrivit  de  la  main  gauche,  sur 
un  linge  préparé  à  cet  effet,  les  deux  ou  trois  pre- 
mières lignes  de  la  dénonciation. 

Dantès  recula  et  regarda  presque  avec  terreur 
l'abbé. 

—  Oh  !  c'est  étonnant,  s'écria-t-il ,  comme  cette 
éeriture  ressemblait  à  celle-ci.  —  C'est  que  la  dénon- 
ciation avait  été  écrite  de  la  main  gauche.  J'ai  observé 
une  chose,  continua  l'abbé.  —  Laquelle  ?  —  C'est  que 
toutes  les  écritures  tracées  de  la  main  droite  sont 
variées ,  c'est  que  toutes  les  écritures  tracées  de  la 
main  gauche  se  ressemblent.  —  Vous  avez  donc 
tout  vu  ,  tout  observé  ?  —  Continuons.  —  Oh  !  oui , 
oui.  —  Passons  à  la  seconde  question.  —  J'écoute. 
—  Quelqu'un  avait-il  intérêt  à  ce  que  vous  n'épou- 
sassiez pas  Mercedes  ?  —  Oui  !  un  jeune  homme  qui 
l'aimait. — Son  nom  ? — Fernand.— C'est  un  nom  espa- 
gnol?—II  étaitCatalan.— Croyez-vous  que  celui-ci  était 
capable  d'écrire  la  lettre?  —Non  !  celui-ci  m'eût  donné 
un  coup  de  couteau^  voilà  tout. — Oui,  c'est  dans  la  na- 


—  27  — 

ture  espagaole  :  un  assassinat,  oui  ;  une  lâcheté,  non. 
—  D'ailleurs .  continua  Dantès ,  il  ignorait  tous  les 
détails  consignés  dans  la  dénonciation.  —Vous  ne  les 
aviez  donnés  à  personne  ?  —  A  personne.  —  Pas  même 
à  votre  maltresse  ?  —  Pas  même  à  ma  fiancée.  —  Cest 
Danglars.  —  Oh  I  maintenant  j'en  suis  sûr.  —  Atten- 
dez.., Danglars  connaissait-il  Fernand  ? — Non...  si... 
Je  me  rappelle...  —  Quoi  ?  —  La  surveille  de  mon  ma- 
riage je  les  ai  vus  attablés  ensemble  sous  la  loanelle 
du  père  Pamphile.  Danglars  était  amical  et  railleur, 
Fernand  était  pâle  et  troublé.  —  Ils  étaient  seuls?  — 
Non,  ils  avaient  avec  eux  un  troisième  compagnon 
bien  connu  di  moi,  qui  sans  doute  leur  avait  fait  faire 
connaissance,  un  tailleur  nommé  Caderousse  ;  mais 
celui-ci  était  déjà  ivre:  attendez...  attendez...  Com- 
ment ne  me  suis-je  pas  rappelé  cela  !  Près  de  la  table 
où  ils  bavaient  étaient  un  encrier,  du  papier,  des 
plumes.  (  Dantès  porta  la  main  à  son  front.  )  —  Oh  ! 
les  infâmes  !  les  infâmes  !  — Voulez-vous  encore  savoir 
autre  chose?  dit  l'abbé  en  riant. — Oui, oui. puisque  vous 
approfondissez  tout,  puisque  vous  voyez  clair  en  toutes 
choses.  Je  veux  savoir  pourquoi  je  n"ai  été  interrogé 
qu'une  fois ,  pourquoi  on  ne  m"a  pas  donné  de  juges , 
et  comment  je  suis  condamné  sans  arrêt.  —  Oh!  ceci, 
dit  l'abbé  .  c'est  un  peu  plus  grave  ;  la  justice  a  des 
allures  sombres  et  mystérieuses  qu'il  est  difficile  de 
pénétrer.  Ce  que  nous  avons  fait  jusqu'ici  pour  vos 
deux  ennemis  était  un  jeu  d'enfant  ;  il  va  falloir,  sur 
ce  sujet,  me  donner  les  indications  les  plus  précises. 
— Voyons,  interrogez-moi,  car,  en  vérité,  vous  voyez 
plus  clair  dans  ma  vie  que  moi-même.  —  Qui  vous  a 
interrogé  ?  est-ce  le  procureur  du  roi ,  le  substitut,  le 
juge  d'instruction  ?  —  C'était  le  substitut. — Jeune  ou 
vieux  ?— Jeune  :  vingt-sept  ou  vingt-huit  ans.  — Bien! 
pas  corrompu  encore,  mais  ambitieux  déjà,  dit  l'abbé. 


—  28  - 
Quelles  furent  ses  manières  avec  vous  ?  —  Douces  plu- 
tôt que  sévères. — Lui  avez-vous  tout  raconté? — Tout. 
—  Et  ses  manières  ont-elles  changé  dans  le  courant 
de  l'interrogatoire  ?— Un  instant  elles  ont  été  altérées 
lorsqu'il  eut  lu  la  lettre  qui  me  compromettait  ;  il 
parut  comme  accablé  de  mon  malheur. — De  votre 
malheur  ?  —  Oui.  —  Et  vous  êtes  bien  sûr  que  c'était 
votre  malheur  qu'il  plaignait?  —Il  m'a  donné  une 
grande  preuvp  d"  sympathie. —  Laquelle  ? —  Il  a  brûlé 
la  seule  piocu  qui  pouvait  me  compromettre.  —  La- 
quelle? la  dénonciation?  — Non.  la  lettre. — Vous  en 
êtes  sûr  ?  —  Cela  s'est  passé  devant  moi.  —  C'est  autre 
chose  ;  cet  homme  pourrait  être  un  plus  profond  scé- 
lérat que  vous  ne  croyez.— Vous  me  faites  frissonner, 
sur  mon  honneur  !  dit  Dantès .  le  monde  est-il  donc 
peuplé  de  tigres  et  de  crocodiles?  —  Oui  :  seulement, 
les  tigres  et  les  crocodiles  à  deus  pieds  sont  plus  dan- 
gereux que  les  autres.  —  Continuons  .  continuons.  — 
Volontiers  :  il  a  brûlé  la  lettre,  dites-vous  ? — Oui.  en 
me  disant  :  Vous  voyez ,  il  n'existe  que  cette  preuve- 
là  contre  vous  ,  et  je  l'anéantis.  —  Cette  conduite  est 
trop  sublime  pour  être  naturelle.  —  Vous  croyez  ?  — 
•T'en  suis  sûr.  A  qui  cette  lettre  était-elle  adressée?  — 
A  M.  Noirtier,  rue  Coq-Héron,  n»  1".  à  Paris.  —  Pou- 
vez-vous  présumer  que  votre  substitut  eût  quelque 
intérêt  à  ce  que  cette  lettre  disparût  ?  —  Peut-être  ; 
car  il  m'a  fait  promettre  deux  ou  trois  fois,  dans  mon 
intérêt .  disait-il .  de  ne  parler  à  personne  de  cette 
lettre  ,  et  il  nva  même  fait  jurer  de  ne  pas  prononcer 
le  nom  qui  était  inscrit  sur  l'adresse.  —  Noirtier  ? 
répéta  l'abbé...  Noirtier  ?  j'ai  connu  un  Noirtier  à  la 
cour  de  l'ancienne  reine  d'Élrurie.  un  Noirtier  qui 
avait  été  girondin  dans  la  révolution.  Comment  s'ap- 
pelait votre  substitut,  à  vous  ?  —  De  Viliefort. 
L'abbé  éclata  de  rire. 


—  29  — 

Dantès  le  reg.irfla  avec  stupéfaction. 

—  Qu'avez-vous?  dit-il.  —  Voyez-vous  ce  rayon  de 
jour  ?  demanda  Tabbé.  —  Oui.  —  Eh  bien  ?  tout  est 
plus  clair  pour  moi  maintenant  que  ce  rayon  transpa- 
rent et  lumineux.  Pauvre  enfant,  pauvre  jeune  homme  I 
Et  ce  magistrat  a  été  bon  pour  vous  ?— Oui. —  Ce  digne 
substitut  a  brûlé,  anéanti  la  lettre  ? — Oui. —  Cet  hon- 
nête pourvoyeur  du  bourreau  vous  a  fait  jurer  de  ne 
jamais  prononcer  le  nom  de  Noirlier?  —  Oui.  —  Ce 
IS'oirtier,  pauvre  aveugle  que  vous  êtes  .  savez-vousce 
que  c'était  que  ce  Noirlier?  Ce  Noirtier,c'élait  son  père! 

La  foudre,  tombée  aux  pieds  de  Dantès  et  lui  creu- 
sant un  abîme  au  fond  duquel  s'ouvrait  Tenfer.  lui  eût 
produit  un  effet  moins  prompt,  moins  électrique, 
moins  écrasant  que  ces  paroles  inattendues  :  il  se  leva, 
saisissant  sa  tête  à  deux  mains  comme  pour  l'empc- 
chcr  d'éclater. 

—  Son  père!  son  père!  s'écria-t-il.  —  Oui,  son 
père,  qui  s'appelle  Noirtier  de  Villefort.  reprit  l'abbé. 

Alors  une  lumière  fulgurante  traversa  le  cerveau 
du  prisonnier;  tout  ce  qui  lui  était  demeuré  obscur 
fut  à  l'instant  même  éclairé  d'un  jour  éclatant.  Ces 
tergiversations  de  Villefort  pendant  l'interrogatoire, 
cette  lettre  détruite  ,  ce  serment  exigé ,  celte  voix 
presque  suppliante  du  magistrat  qui,  au  lieu  de  me- 
nacer, semblait  implorer,  tout  lui  revint  à  la  mé- 
moire ;  il  jeta  un  cri .  chancela  un  instant  comme  un 
homme  ivre:  puis,  s'élançant  par  l'ouverture  qui 
conduisait  de  la  cellule  de  l'abbé  à  la  sienne  : 

—  Oh  !  dit-il,  il  faut  que  je  sois  seul  pour  penser  à 
tout  cela. 

Et,  en  arrivant  dans  son  cachot,  il  tomba  sur  son 
lit  où  le  porte-clefs  le  retrouva  le  soir,  assis,  les  yeux 
fixes,  les  traits  contractés,  mais  immobile  et  muet 
comme  une  statue. 


—  30  — 

Pendant  ces  heures  de  méditation  qui  s'étalent 
écoulées  comme  des  secondes  ,  il  avait  pris  une  ter- 
rible résolution  et  fait  un  formidable  serment  ! 

Une  voix  tira  Dantès  de  cette  rêverie  ,  c'était  celle 
de  l'abbé  Faria,  qui.  ayant  reçu  à  son  tour  la  visite 
de  son  geôlier,  venait  inviter  Dantès  à  souper  avec 
lui.  Sa  qualité  de  fou  reconnu,  et  surtout  de  fou 
divertissant .  donnait  au  vieux  prisonnier  quelques 
privilèges,  comme  celui  d'avoir  du  pain  un  peu  plus 
blanc  et  un  petit  flacon  de  vin  le  dimanche.  Or,  on 
était  justement  arrivé  au  dimanche  .  et  l'abbé  venait 
inviter  son  jeune  compagnon  à  partager  son  pain  et 
son  vin . 

Dantès  le  suivit  :  toutes  les  lignes  de  son  nsage 
s'étaient  remises  et  avaient  repris  leur  place  accoutu- 
mée, mais  avec  une  roideur  et  une  fermeté,  si  on  peut 
le  dire,  qui  accusaient  une  résolution  prise.  L'abbé  le 
regarda  fixement. 

—  Je  suis  fâché  de  vous  avoir  aidé  dans  vos  re- 
cherches, et  de  vous  avoir  dit  ce  que  je  vous  ai  dit  , 
fit-il.  —  Pourquoi  cela?  demanda  Dantès.  — Parce 
que  je  vous  ai  infiltré  dans  le  cœur  un  sentiment  qui 
n'y  était  point,  la  vengeance. 

Dantès  sourit. 

—  Parlons  d'autre  chose,  dit-il. 

L'abbé  le  regarda  encore  un  instant  et  hocha  tris- 
tement la  tête  ;  puis,  comme  l'en  avait  prié  Dantès,  il 
parla  d'autre  chose. 

Le  vieux  prisonnier  était  un  de  ces  hommes  dont 
la  conversation,  comme  celle  des  gens  qui  ont  beau- 
coup souflfert ,  contient  des  enseignements  nombreux 
et  renferme  un  intérêt  soutenu  ;  mais  elle  n'était  pas 
égoïste ,  et  ce  malheureui  ne  parlait  jamais  de  ses 
malheurs. 

Dantès  écoutait  chacuoe  de  ses  paroles  avec  admi- 


—  31  — 

ration  :  les  unes  correspondaient  à  des  idées  qu'il  avait 
déjà  et  à  des  connaissances  qui  étaient  du  ressort  de 
son  état  de  marin  ;  les  autres  touchaient  à  des  choses 
inconnues. et,  comme  ces  aurores  boréales  qui  éclairent 
les  navigateurs  dans  les  latitudes  australes .  mon- 
traient au  jeune  homme  des  passages  et  des  horizons 
nouveaux,  illuminés  de  lueurs  fantastiques.  Dantès 
comprit  le  bonheur  qui!  y  aurait  pour  une  organisa- 
tion intelligent!'  à  suivre  cet  esprit  élevé  sur  les  hau- 
teurs morales ,  philosophiques  ou  sociales  sur  les- 
quelles il  avait  Thabitude  de  se  jouer. 

—  Vous  devriez  na'apprendre  un  peu  de  ce  que  vous 
savez;  dit  Dantès.  ne  fût-ce  que  pour  ne  pas  vous 
ennuyer  avec  moi.  II  me  semble  maintenant  que  vous 
devez  préférer  la  solitude  à  un  compagnon  sans  édu- 
cation et  sans  portée  comme  moi.  Si  vous  consentez  à 
ce  que  je  vous  demande,  je  m'engage  à  ne  plus  vous 
parler  de  fuir. 

L'abbé  sourit. 

—  Hélas  !  mon  enfant,  dit-il,  la  science  humaine 
est  bien  bornée,  et  quand  je  vous  aurai  appris  les  ma- 
thématiques, la  physique,  l'histoire,  et  les  trois  ou 
quatre  langues  vivantes  que  je  parle,  vous  saurez  ce 
que  je  sais  :  or.  toute  cette  science,  je  serais  deux  ans 
à  peine  à  la  verser  de  mon  esprit  dans  le  vôtre.  — 
Deux  ans!  dit  Dantès,  vous  croyez  que  je  pourrais 
apprendre  toutes  ces  choses  en  deux  ans  ?  —  Dans 
leur  application,  non  :  dans  leurs  principes,  oui  ; 
apprendre  n'est  point  savoir  ;  il  y  a  les  sachants  et  les 
savants  :  c'est  la  mémoire  qui  fait  les  uns,  c'est  la  phi- 
losophie qui  fait  les  autres.  —  Mais  ne  peut-on  ap- 
prendre la  philosophie  ?  —  La  philosophie  ne  s'ap- 
prend pas,  la  philosophie  est  la  réunion  des  sciences 
acquises  au  génie  qui  les  applique  ;  la  philosophie, 
c'est  le  nuage  éclatant  sur  lequel  le  Christ  a  posé  le 


—  32  — 

pied  pour  remonter  au  ciel.  —  Voyons,  dit  Dantès, 
que  m'approndrpz-Yous  d'abord  ?  J'ai  hâte  de  com- 
moncor,  j'ai  soif  de  science.  —  Tout  !  dit  labbé. 

En  efTet.  dès  le  soir  les  deux  prisonniers  arrêtèrent 
un  plan  d'éducation  qui  coram  nça  de  s'exécuter  le 
lendemain.  Dantès  a^ait  une  mémoire  prodieieuse. 
une  facilité  de  conception  extrême  :  la  disposition  ma- 
(hématique  de  son  esprit  le  rendait  apte  à  tout  com- 
prendre par  le  calcul,  tandis  que  la  poésie  du  marin 
corrigeait  tout  ce  que  pouvait  avoir  de  trop  matériel 
la  démonstration  réduite  à  la  sécheresse  des  chiffres 
où  à  la  rectitude  des  lignes  ;  il  savait  déjà  d'ailleurs 
l'italien  et  un  peu  de  roniaïque  qu'il  avait  appris  dans 
ses  voyages  dOrient.  Avec  ces  deux  langues,  il  com- 
prit bientôt  le  mécanisme  de  toutes  les  autres,  et,  au 
bout  de  six  mois,  il  commençait  à  parler  l'espagnol, 
l'anglais  et  l'allemand. 

Comme  il  lavait  dit  à  labbé  Faria.  soit  que  la  dis- 
traction que  lui  donnaillétude  lui  tînt  lieu  de  liberté, 
soit  qu'il  fût.  comme  nous  l'avons  vu  déjà,  rigide 
observateur  de  sa  parole ,  il  ne  parlait  plus  de 
fuir,  et  les  journées  s'écoulaient  pour  lui  rapides 
et  instructives.  Au  bout  d'un  an,  c'était  un  autre 
hoiîime. 

Quant  à  l'abbé  Faria  ,  Dantès  remarquait  que , 
malgré  la  distraction  que  sa  présence  avait  apportée 
à  sa  captivité,  il  s'assombrissait  tous  les  jours.  Une 
pensée  incessante  et  éternelle  paraissait  assiéger  son 
esprit  ;  il  tombait  dans  de  profondes  rêveries,  soupi- 
rail involontairement,  se  levait  tout  à  coup,  croisait 
les  bras,  et  se  promenait  sombre  autour  de  sa  prison. 

Un  jour  il  s'arrêta  tout  à  coup  au  milieu  d'un  de  ces 
cercles  cent  fois  répétés  qu'il  décrivait  autour  de  sa 
chambre,  et  s'écria  : 

—  Ah  !  s'il  n'y  avait  pas  de  sentinelle  !  —Il  n'y  aura 


—  Sa- 
de sentinelle  qu'autant  que  vous  le  voudrez  bien,  dit 
Danlès  qui  avait  suivi  sa  pensée  à  travers  la  botte  de 
son  cerveau  comme  à  travers  un  cristal.  —  Ah  !  je 
vous  l'ai  dit.  reprit  labbé,  je  répugne  à  un  meurtre. 

—  Et  cependant  ce  meurtre,  s'il  est  commis,  le  sera 
par  l'instinct  de  notre  conservation,  par  un  sentiment 
de  défense  personnelle.  —  ^'importe,  je  ne  saurais. 

—  Vous  y  pensez  cependant  ?  —  Sans  cesse,  sans 
cesse,  murmura  l'abbé.  —  Et  vous  aviez  trouvé  un 
moyen,  n'est-ce  pas  ?  dit  vivement  Dantès.  —  Oui, 
s'il  arrivait  qu'on  pût  mettre  sur  la  galerie  une  senli- 
nel  e  aveugle  et  sourde.  —  Elle  sera  aveugle,  elle 
sera  sourde,  répondit  le  jeune  homme  avec  un  accent 
de  résolution  qui  épouvanta  l'abbé.  —  Non,  non  ! 
s'écria-t-il  :  impossible. 

Dantès  voulut  le   retenir  sur  ce  sujet,  mais  l'abbé 
secoua  la  tête  et  refusa  de  répondre  davantage. 
Trois  mois  s'écoulèrent. 

—  Étes-vous  fort  ?  demanda  un  jour  l'abbé  à 
Dantès. 

Dantès.  sans  répondre,  prit  le  ciseau,  le  tordit 
comme  un  fer  à  cheval  et  le  redressa. 

—  Vousengageriez-vous  à  ne  tuer  la  sentinelle  qu'à 
la  dernière  extrémité?  —  Oui,  sur  Ihonneur.  — 
Alors,  dit  l'abbé,  nous  pourrons  exécuter  notre  dessein 

—  Et  combien  nous  faudra-t-il  de  temps  pour  l'exécu- 
ter?— Un  an,  au  moins.—  Mais  nous  pourrions-nous 
mettre  au  travail? — Tout  de  suite.— Oh  !  voyez  donc, 
nous  avons  perdu  un  an  !  s'écria  Dantès.  —  Trouvez- 
vous  que  nous  l'ayons  perdu?  dit  l'abbé.  —  Oh! 
pardon,  s'écria  Edmond  rougissant.  —  Chut!  dit 
l'abbé;  l'homme  n'est  jamais  qu'un  homme,  et  vous 
êtes  encore  un  des  meilleurs  que  j'aie  connus.  Tenez, 
voici  mon  plan  . 

L'abbé  montra  alors  à  Danlès  un  dessin  qu'il  avait 


—  34  — 
tracé,  c'élait  le  plan  de  sa  cbarabre,  de  celle  de 
Dantès  et  du  corridor  qui  joignait  lune  à  l'autre.  Au 
milieu  de  cette  galerie,  il  établissait  un  boyau  pareil  à 
celui  qu'on  pratique  dans  les  mines.  Ce  boyau  menait 
les  deux  prisonniers  sous  la  galerie  où  se  promenait 
la  sentinelle  ;  une  fois  arrivés  là.  ils  pratiquaient  une 
large  excavation,  descendaient  une  des  dalles  qui  for- 
maient le  planehiT  de  !a  galerie  :  h  dalle,  à  un  moment 
donné.  sVnfonçait  sous  le  poids  du  soldat  qui  dispa- 
raissait englouti  dans  Tcxcavation.  Dantès  se  préci- 
pitait sur  lui  au  moment  où,  tout  étourdi  de  sa  chute, 
il  ne  pouvait  se  défendre,  le  liait,  le  bâillonnait,  et 
tous  deux  alors,  passant  par  mie  des  fenêtres  de  cette 
galerie,  descendaient  le  long  de  la  muraille  extérieure 
à  l'aide  de  récbclicdc  cordes  et  se  sauvaient. 

Dantès  battit  des  mains  et  ses  yeux  étincelèrent  de 
joie  ;  ce  plan  était  si  simple  qu'il  devait  réussir. 

Le  même  jour,  les  mineurs  se  mirent  à  l'ouvrage 
avec  d'autant  plus  d'ardeur  que  ce  travail  succédait 
à  un  long  repos,  et  ne  faisait,  selon  toute  probabilité, 
que  Continuer  la  pensée  intime  et  secrète  de  chacun 
d'eux. 

Rien  ne  les  interrompait  que  l'heure  à  laquelle  cha- 
cun d'eux  était  forcé  de  rentrer  chez  soi  pour  recevoir 
la  visite  du  geôlier.  Ils  avaient,  au  reste,  pris  l'habi- 
tude de  distinguer,  au  bruit  imperceptible  des  pas.  le 
moment  où  cet  homme  descendait,  ■.  t  jamais  ni  l'un 
ni  l'au're  ne  funnt  pris  à  Timproviste.  La  terre  qu'ils 
extrayaient  de  la  nouvelle  galerie,  et  qui  eût  fini  par 
combler  l'ancien  corridor,  était  jetée  petit  à  petit  et 
avec  des  précautions  inouïes,  par  l'une  ou  l'autre  des 
deux  fenêtres  du  cachot  de  Dantès  ou  du  cachot  de 
Faria;  on  la  puhérisait  avec  soin,  et  le  vent  de  la  nuit 
l'emportait  au  loin  sans  qu'elle  laissât  de  traces. 

Plus  d'un  an  se  passa  à  ce  travail,  exécuté  avec  un 


—  35  — 

ciseau,  un  couteau  et  un  levier  de  bois  pour  tous  in- 
struments; pendant  cette  année,  et.  tout  en  IravaiUanf , 
Faria  continuait  d'instruire  Danlès,  lui  parlant  lanlôt 
dans  une  langue,  tantôt  dans  une  autre,  lui  apprenan  t 
l'histoire  des  nations  et  des  grands  hommes  qui  lais- 
sent de  temps  en  temps  derrière  eux  une  de  ces  traces 
lumineuses  qu'on  appelle  la  gloire.  L'abbé,  homme 
du  monde  et  du  grand  monde,  avait  en  outre  dans 
ses  manières  une  sorte  de  majesté  mélancolique,  dont 
Dantès.  grâce  à  l'esprit  d'assimilation  dont  la  nature 
l'avait  doué,  sut  extraire  cotte  politesse  élégante  qui 
lui  manquait,  et  ces  façons  aristocratiques  que  l'on 
n'acquiert  d'habitude  que  par  le  frottement  des  classes 
élevées  ou  la  société  des  hommes  supérieurs. 

Au  bout  de  quinze  mois,  le  trou  était  achevé  :  l'exca- 
vation était  faite  sous  la  galerie  :  on  entendait  passer  et 
repassarla  sentinelle,  et  les  deux  ouvriers,  qui  étaient 
forcés  d'attendre  une  nuit  obscure  et  sans  lune  pour 
rendre  leur  évasion  plus  certaine  encore,  n'avaient 
plus  qu'une  crainte  :  c'était  de  voir  le  sol  trop  hùlif 
s'iffondrcr  de  lui-même  sous  le  poids  du  soldat.  On 
obvia  à  cet  inconvénient  (n  plaçant  une  espèce  de 
petite  poutre,  qu'on  avait  trouvée  dans  les  fonda- 
tions, comme  un  support.  Dantès  était  occupé  à  la 
placer  lorsqu'il  entendit  tout  à  coup  l'abbé  Faria, 
resté  dans  la  chambre  du  jeune  homme,  où  il  s'occu- 
pait de  son  côté  à  aiguiser  une  cheville  destinée  à 
maintenir  l'échelle  de  cordes,  qui  l'appelait  avec  un 
accent  de  détresse.  Dantès  rentra  vivement .  et 
aperçut  l'abbé,  debout  au  milieu  de  la  chambre , 
pâle,  la  sueur  au  front  et  les  mains  crispées. 

—  Oh!  mon  Dieu!  s'écria  Dantès,  qu'y  a-t-il.  et 
qu'avez-vous  donc?  —  Vite,  ^ite !  dit  l'abbé,  écoutez- 
moi. 

Dantès  regarda  le  visage  livide  de  Faria,  ses  yeux 


—  30  — 

cernés  d'un  cercle  bleuâtre,  ses  lèvres  blanches,  ses 
cheveux  hérissés:  et,  dépouvante,  il  laissa  tomber  à 
terre  le  ciseau  qu'il  tenait  à  ia  main. 

—  Mais  qu'y  a-t- 1  donc?  s'écria  Edmond.  —  Je 
suis  perdu  !  dit  l'abbé  .  écoutez-moi.  Un  mal  terrible, 
mortel  peut-être,  va  me  saisir  ;  l'accès  arrive,  je  le 
sens:  déjà  j'en  fus  atteint  l'année  qui  précéda  mon 
incarcération.  A  ce  mal  il  n'est  qu'un  remède,  je  vais 
vous  le  dire  :  courez  vite  chez  moi.  levez  Je  pied  du 
lit:  ce  pied  est  creux,  vous  y  trouverez  un  petit  flacon 
de  cristal  à  moitié  plein  d'une  liqueur  rouge;  apportez- 
le,  ou  plutôt,  non,  non.  je  pourrais  être  surpris  ici  : 
aidez-moi  à  rentrer  chez  moi  pendant  que  j'ai  eticorc 
quelques  forets.  Qui  sait  ce  qui  va  arriver,  et  le 
temps  que  durera  l'accès  ? 

Dantes,  sans  perdre  la  tète,  bi'n  que  le  niallieur 
qui  le  frappait  fût  immrns?,  descendit  dans  le  cor- 
ridor, traînant  son  malheureux  compagnon  après  lui. 
et,  le  conduisant,  avec  une  peine  infinie,  jusqu'à 
rextrémité  opposée,  se  retrouva  dans  la  chambre  de 
l'abbé,  qu'il  .léposa  sur  son  lit. 

—  Merci,  dit  l'abbé,  frissonnant  de  tous  ses  mem- 
bres comme  s'il  sortait  d'une  eau  glacée.  Voici  le  mal 
qui  vient,  je  vais  tomber  ei;  catalepsie  :  peut-être  na 
ferai-je  pas  un  mouvement,  peut-être  ne  jetterai-je 
pas  une  plainte  :  mais,  peut-être  aussi,  j'écumcrai.  je 
me  roidirai,  je  crierai;  tâchez  que  l'on  n'entende  pas 
mes  cris,  c'est  l'important,  car  alors  peut-être  me 
changerait-on  de  chambre,  et  nous  serions  séparés  à 
tout  jamais.  Quand  vous  me  verrez  immobile,  froid  et 
mort,  pour  ainsi  dire,  seulement  à  cet  instant,  en- 
tendez-vous bien,  desserrez-moi  les  dents  avec  le 
couteau,  faites  couler  dans  ma  bouche  huit  à  dix 
gouttes  de  cette  liqueur  .  et  peut-être  reviendrai-je. 
—  Peut-être?  s'écria   douloureusement  Dantès.  — 


—  37  --=- 
A  moi  !  à  moi!  s'écria  Tabbé  ,  je  me...  je  me  m... 

L'accès  fut  si  subit  et  si  violent  que  le  malheureux 
prisonnier  ne  put  même  achever  le  mot  commencé  ; 
un  nuage  passa  sur  son  front,  rapide  et  sombre  comme 
les  tempêtes  de  la  mer  ;  la  crise  dilata  ses  yeux,  tordit 
sa  bouche,  empourpra  ses  joues;  il  s"agita.  écuma, 
rugit:  mais,  ainsi  qu'il  Tavait  recommandé  lui-même, 
Danlès  étouffa  ses  cris  sous  sa  couverture  Cela  dura 
deux  heures.  Alors,  plus  inerte  qu'une  masse ,  plus 
pâle  et  plus  froid  que  le  marbre,  plus  brisé  qu'un 
roseau  foulé  aux  pieds,  il  tomba,  se  roidit  encore 
dans  une  dernière  convulsion  et  devint  livide. 

Edmond  attendit  que  cette  mort  apparente  eût 
enra'hi  le  corps  et  glacé  jusqu'au  cœur:  alors  il  prit  le 
couteau,  introduisit  ia  lame  entre  les  dents,  desserra 
avec  une  peine  infinie  les  mâchoires  crispées,  compta 
l'une  après  l'autre  dix  gouttes  de  la  liqueur  rouge,  et 
attendit. 

Une  heure  s'écoula  sans  que  le  vieillard  fît  le  moindre 
mouvement.  Dantès  craignait  d'avoir  attendu  trop 
tard,  et  le  regardait  les  deux  mains  enfoncées  dans  ses 
cheveux.  Enfin  une  légère  coloration  parut  sur  ses 
joues:  ses  ycux.consiammen  trestés  ouverts  et  atones, 
reprirent  leur  regard,  un  faible  soupir  s'échappa  de 
sa  bouche,  il  fit  un  mouvement. 

—  Sauvé  !  sauvé  !  s'écria  Dantès. 

Le  malade  ne  pouvait  point  parler  encore  .  mais  il 
étendit  avec  une  anxiélé  visible  la  main  vers  ia  porte. 
Dantès  écouta  et  entendit  les  pas  du  g:ôlier  :  il  allait 
être  sep!  heures,  et  Dantès  n'avait  pas  eu  le  loisir  de 
mesurer  le  temps. 

Le  jeune  homme  bondit  vers  l'ouverture,  s'y  en- 
fonça, replaça  la  dalle  au-dessus  de  sa  tête,  et  rentra 
chez  lui. 

Un  instant  après,  sa  porte  s'ouvrit  à  son  tour,  et  le 
If.  3 


—  38  — 

geôlier,  comme  d'habitude,  trouva  le  prisonnier  assis 
sur  son  lit. 

A  peine  eut-il  le  dos  tourné,  à  peine  le  bruit  des 
pas  se  fut-il  perdu  dans  le  corridor,  que  Dantcs , 
dévoré  d'inquiétude,  reprit,  sans  sonj^i-r  à  mander,  le 
chemin  qu'il  venait  de  faire,  et,  soulevant  la  dalle  avec 
sa  tète,  rentra  dans  la  chambre  de  Tabbé. 

Celui-ci  avait  repris  connaissance  ;  mais  il  était 
toujours  étendu,  inerte  et  sans  force,  sur  son  lit. 

—  Je  ne  comptais  plus  vous  revoir,  dit-il  à  Dantès. 
—  Pourquoi  cela,  demanda  le  jeune  homme;  comp- 
tiez-vous  donc  mourir  ?  —  Non  :  mais  tout  est  prêt 
pour  votre  fuite,  et  je  comptais  que  vous  fuiriez. 

La  rougeur  de  rindiïnation  colora  les  joues  de 
Dantès. 

—  Sans  vous!  s'écria-t-i!  :  m'avez-vous  véritable- 
ment cru  capable  de  cela  ?  —  A  présent  je  vois  que 
je  ra'ét.iis  trompé,  dit  le  malade.  Ah  !  je  suis  bien 
faible,  bien  brisé,  bien  anéanti  —  Courage,  vos 
forces  reviendront,  dit  Dantès.  s'asseyarit  près  du  lit 
de  Faria  et  lui  prenant  les  mains. 

L"abbé  secoua  la  tète. 

—  La  dernière  fois,  dit-il.  l'accès  dura  une  demi- 
h"ure.  après  quoi  j'eus  faim  et  me  relevai  seul  ; 
aujourd'hui,  je  ne  puis  remuer  ni  ma  jambe  ni  mon 
bras  droit;  ma  tète  est  embarrassée,  ce  qui  prouve 
un  épanchement  au  cerveau.  La  troisième  fois,  j'en 
resterai  paralysé  entièrement  ou  je  mourrai  sur  le 
coup.  —  Non,  non.  rassurez-vous,  vous  ne  mourrez 
pas  ;  ce  troisième  accès,  s'il  vous  prend,  vous  trouvera 
libre  Nous  vous  sauverons  comme  cette  fois,  et  mieux 
que  cette  fois,  car  nous  aurons  fous  les  secours  néces- 
saires. —  Mon  ami.  dit  le  vieillard,  ne  vous  abusez 
pas.  la  crise  qui  vient  de  se  passer  m'a  condamné  à 
une  prison  perpétuelle  :  pour  fuir,  il  faut  pouvoir 


—  39  — 

marcher.  —  Eh  bien  !  nous  attendrons  huit  jours,  un 
mois,  deux  mois,  s'il  le  faut  ;  dans  cet  intervaUe ,  vos 
forces  reviendront;  tout  est  préparé  pour  notre  fuite, 
et  nous  avons  la  liberté  d'en  choisir  l'heure  et  le 
moment.  Le  jour  où  vous  vous  sentirez  assez  de  force 
pour  nager,  eh  bien  !  ce  jour-là.  nous  mettrons  notre 
projet  à  exécution.  —  Je  ne  nagerai  plus,  dit  Faria  . 
ce  bras  est  paralysé  non  pas  pour  un  jour,  mais  à 
jamais.  Soulevez-le  vous-même .  et  voyez  ce  ([u'il 
pèse. 

Le  jeune  homme  souleva  le  bras,  qui  retomba 
insensible.  Il  poussa  un  soupir.  —  Vous  êtes  ron- 
vaincu.  maintenant,  n'est-ce  pas,  Edmond  ?  dit  Faria  ; 
croyez-moi,  je  sais  ce  que  je  dis  ;  depuis  la  première 
attaque  que  j'ai  eue  de  ce  mal,  je  n'ai  pas  cessé  d'y 
réfléchir.  Je  l'attendais  ,  car  c'est  un  héritage  de 
famille;  mon  père  est  mort  à  la  troisième  crise,  mon 
aïeul  aussi.  Le  médecin  qui  m'a  composé  celte  liqueur, 
et  qui  n'est  autre  que  le  fameux  Cabanis,  m'a  prédit 
le  même  sort.— Le  médecin  se  trompe,  s'écria  Dantès  ; 
quant  à  votre  paralysie,  elle  ne  me  gène  pas,  je  vous 
prendrai  sur  mes  épaules  et  je  nagerai  en  vous  soute- 
nant. —  Enfant,  dit  labbé,  vous  êtes  marin,  voiîs 
êtes  nageur,  vous  devez  par  conséquent  savoir  qu'un 
homme  chargé  d'un  fardeau  pareil  ne  ferait  pas  cin- 
quante brasses  dans  la  mer.  Cessez  de  vous  laisser 
abuser  par  des  chimères  dont  votie  excellent  cœur 
n'est  pas  même  la  dupe  ;  je  resterai  donc  ici  jusqu'à 
ce  que  sonne  l'heure  de  ma  délivrance  qui  ne  peut 
plus  être  maintenant  que  celle  de  la  mort.  Quant  à 
vous,  fuyez,  partez  !  Vous  êtes  jeune,  adroit  et  fort, 
ne  vous  inquiéti-z  pas  de  moi.  je  vous  rends  votre 
parole.  —  C'est  bien,  dit  Dantès.  Eh  bien,  alors,  moi 
aussi,  je  resterai. 

Puis,  se  levant  et  étendant  une  main  solennelle  sur 


—  40  — 
le  vieillard  :  —  Par  le  sang  du  Christ ,  je  jure  de  ne 
\ous  quiltcr  qu'à  votre  mort  ! 

Faria  considéra  ce  jeune  homme  si  noble,  si  simple, 
si  élevé,  et  lut  sur  ses  traits  animés  par  l'eiprcssion 
du  dévouement  le  plus  pur  la  sincérité  de  son  affection 
et  ia  loyauté  de  son  serment.— Allons,  dit  le  malade, 
j'accepte  ;  merci. 

Puis,  lui  tendant  la  main  :  —  Vous  serez  pcul-ètre 
récompensé  de  ce  dévouement  si  désinlércssé.  lui  dit- 
il,  mais  comme  je  ne  |;uis  et  que  vous  ne  voulez  j)as 
partir,  il  importe  que  nous  bouchions  le  souterrain 
fait  sous  la  galerie  :  le  soldat  peut  découvrir  en  mar- 
chant la  sonorité  de  Tendroit  miné,  appeler  l'attention 
d'un  inspecteur,  et  alors  nous  serions  découverts  et 
séparés.  Allez  faire  cette  besogne,  dans  laquelle  je  ne 
puis  plus  malheureusement  vous  aider  ;  employez-y 
toute  la  nuit,  s'il  le  faut,  et  ne  revenez  que  demain 
après  la  visite  du  geôlier,  j'aurai  quelque  chose  d'im- 
porlant  à  vous  dire... 

Dantès  prit  la  main  de  l'abbé,  qui  le  rassura  par  un 
sourire ,  et  sortit  avec  cette  obéissance  et  ce  respect 
qu'il  avait  voués  à  son  vieil  ami. 


III.  —  h  Trésor. 

Lorsque  Dantès  rentra  le  Icnderaahi  matin  dans  la 
chambre  de  son  compsynon  de  captivité,  il  trouva 
Faria  assis,  le  '.isage  calme.  Sous  !c  rayon  qui  glissait 
à  travers  l'étroite  fenèire  d"  sa  cellule,  il  tenait  ouvert 
dans  sa  main  gauche,  ia  seul*',  on  se  le  rappelle,  dont 
l'usage  lui  t'ùl  resté,  un  morceau  de  papier  auquel 
i'habituds  détre  roulé  en  un  mince  volume  avait  im- 


—  41   — 

primé  la  forme  d'un  cylindre  rebelle  à  s'étendre.  Il 
montra  sans  rien  dire  le  papier  à  Danlès.  —  Quest-ce 
cela  ?  demanda  celui-ci.  —  Regardez  bien,  dit  Fabbé 
en  souriant.  —  Je  regarde  de  tous  mes  yeux  ,  dit 
Dantès  ;  et  je  ne  \ois  rien  qu'un  papier  à  demi  brûlé, 
et  sur  lequel  sont  tracés  des  caractères  gothiques, 
avec  une  encre  singulière.  —  Co  papier,  mon  ami,  dit 
Faria,  est.  je  puis  vous  tout  avouer  maintenant,  puis- 
que je  vous  ai  éprouvé,  ce  papier .  c'est  mon  trésor, 
dont,  à  compter  d'aujourd'hui,  la  inoilié  vous  appar- 
tient. 

Une  sueur  froide  passa  sur  le  front  de  Dantès.  Jus- 
qu'à ce  jour,  et  pendant  quel  espace  de  temps  !  ilavait 
évité  de  parler  avec  Faria  de  ce  trésor,  source  de  l'ac 
cusalion  de  folie  qui  pesait  sur  le  pauvre  abbé.  Avec 
sa  délicatesse  instinctive.  Edmond  avait  préféré  !i« 
pas  toucher  cette  cmùp  douloureusement  vibrante,  et 
de  son  cûlé  Faria  s'était  tu  :  il  avait  pris  le  silence 
du  vieillard  pour  un  retour  à  la  raison.  Aujourd'hui 
ces  quelques  mots  échappés  à  Faria ,  après  une 
crise  si  pénible,  semblaient ,  annoncer  une  grave  le 
chute  d'aliénation  mentale. —  Votre  trésor  ?  balbutia 
Dantès. 

Faria  sourit.  —  Oui,  dit-il  ;  en  tout  point  vous  êtes 
un  noble  cœur.  Edmond,  et  je  comprends,  à  votre 
pâleur  et  à  votre  frisson,  ce  qui  se  passe  en  vous  en  ce 
moment.  Non.  soyez  tranquille,  je  ne  suis  pas  fou.  ce 
trésor  existe,  Dantès,  et,  s'il  ne  m'a  pas  été  donné  de 
le  posséder  ,  vous  le  posséderez  .  vous.  Personne  n'a 
voulu  m'écouter  ni  me  croire,  parce  qu'on  me  jugeait 
fou  :  mais  vous,  qui  devez  sa  voir  que  je  ne  le  suis  pas., 
écoutez  moi.  et  vous  me  croirez  après  si  vous  vouiez. 
—  Hélas!  murmura  Edmond  en  lui-même,  le  voilà 
retombé  :  ce  malheur  me  manquait  ! 

Puis  tout  haut  : 


—  42  — 

—  Mon  ami,  dit-il  àFaria,  yotre  accès  vous  a  peut- 
être  fatigué  .  ne  voulez-vous  pas  prendre  un  peu  de 
repos  ?  Lemain  ,  si  vous  le  désirez ,  j'entendrai  votre 
histoire;  mais  aujourd'hui  je  veux  vous  soigner,  voiià 
tout:  d'ailleurs,  continua-t-il  en  souriant,  un  trésor, 
est-ce  bien  pressé  pour  nous? — Fort  pressé,  Edmond  I 
répondit  le  vieillard.  Qui  sait  si  demain,  apresdemain 
peut-être,  n'arrivera  pas  le  troisième  accès?  Songez 
que  tout  serait  fini  alors...  Oui,  c'est  vrai;  souvent  jai 
pensé  avec  un  amer  plaisir  à  ces  richesses,  qui  feraient 
la  fortune  de  dix  familles,  perdues  pour  ces  hommes 
qui  me  persécutaient;  cette  idée  me  servait  de  ven  - 
geance,  et  je  la  savourais  lentement  dans  la  nuit  de 
mon  cachot  et  daus  le  désespoir  de  ma  captivité  :  mais 
à  présent  que  j'ai  panlonué  au  monde  pour  l'amour 
de  vous,  maintenant  que  je  vous  >ois  jeune  et  plein 
d'avenir,  maintenant  que  je  songe  à  tout  ce  qui  peut 
résulter  pour  vous  de  bonheur  à  la  suite  d'une  pareille 
révélation  ,  je  frémis  du  retard,  et  je  tremble  de  ne 
pas  assurera  un  propriétaire  si  digne  que  vous  l'êtes 
la  possession  de  lani  de  richesses  enfouies. 

Edmond  détourna  la  tête  en  soupirant. 

—  Vous  persistez  dans  votre  incrédulité,  Edmond, 
poursuivit  fana  ,  ma  voix  n^  vous  a  point  convaincu. 
Je  vois  qu'il  vous  faut  des  preu\es.  Eh  bien  !  lisez  ce 
papierque  je  n'ai  jiiniais  montre  a  personne. — Demain, 
mon  ami,  dit  Edmond,  répugnant  à  se  prêter  à  la  folie 
du  -ueillaid  :je  erujais  qu'il  éiait  convenu  que  nous 
ne  parlerions  de  eila  que  demain.  —  rsous  n'eu  par- 
lerons que  demain  ;  mais  lisez  ce  papier  aujourd'hui. 

—  IVe  l'irritons  point,  pensa  Edmond. 

Et  prenant  ce  papier  dont  la  moitié  manquait,  con- 
sumée qu'elle  a^ait  été  sans  doute  par  quelque  acci- 
dent, il  lut... 

«  Ce  trésor  qui  peut  monter  à  deux 


—  43  — 

d'écus  romains  dans  l'angle  le  plus  él 
de  la  seconde  ouverture,  lequel 
déclare  lui  appartenir  en  toute pro 
lier. 

))  2S  avril  149  » 

—  Eh  bien  !  dit  Faria  quand  le  jeune  homme  eut 
fini  sa  lecture.  —  Mais,  répondit  Lantès,  je  ne  vois 
là  que  des  lignes  tronquées,  des  mots  sans  suite  ;  les 
caractères  sont  interrompus  par  l'action  du  fou  et 
restent  inintelligibles. — Pour  vous. mon  ami,  qui  lisez 
pour  la  première  lois,  mais  pas  pour  moi  qui  ai  pâli 
dessus  pendant  bien  des  nuits,  qui  ai  reconstruit  cha- 
que phrase,  complété  chaque  pensée.— Et  vous  croyez 
avoir  retrouvé  ce  sens  suspendu  ?— Jen  suis  sûr  ;  \ous 
en  jugenz  vous-même  ;  mais  d'abord  ,  écoutez  l'his- 
toire de  ce  papier. — Silence  !  s'écria  Dantès  ;  des  pas  !.. 
on  approche...  je  pars...  adieu  ! 

Et  Dantès,  heureux  d'échapper  à  l'histoire  et  à  l'ex- 
plication qui  n'eussent  pas  manqué  de  lui  confirmer 
le  malheur  de  son  ami,  se  glissa  comme  une  couleuvre 
par  l'étroit  couloir ,  tandis  que  Faria  ,  rendu  à  une 
sorte  d'activité  par  la  terreur,  repoussait  du  pied  la 
dalle  qu'il  recouvrait  dune  natte  afin  de  cacher  aux 
yeux  la  solution  de  continuité  qu'il  n'avait  pas  eu  le 
temps  de  faire  disparaître. 

C'était  le  gouverneur  qui,  ayant  appris  par  le  geô- 
lier l'accident  de  Faria,  venait  s'assurer  par  lui-même 
de  sa  gravité.  Faria  le  reçut  assis,  évita  tout  geste 
compromettant,  et  parvint  à  cacher  au  gouverneur  la 
paralysie  qui  avait  déjà  frappé  de  mort  la  moitié  de  sa 
personne-  Sa  crainte  était  que  le  gouverneur,  touché 
de  pitié  pour  lui,  ne  le  voulût  mettre  dans  une  prison 
plus  saine .  et  ne  le  séparât  ainsi  de  son  jeune  com- 
pagnon ;  mais  il  n'en  fut  heureusement  pas  ainsi,  et  le 
gouverneur  se  retira  convaincu  que  son  pauvre  fou. 


—  44  — 
pour  lequel  il  ressentait  au  fond  du  cœur  une  cer- 
taine affection,  n'était  atteint  que  d'une  indisposition 
légère. 

Pendant  ce  temps,  Edmond,  assis  sur  son  lit  et  la 
tête  dans  ses  mains,  essayait  de  rassem.bler  ses  cen- 
sées ;  tout  était  si  raisonné,  si  grand  et  si  logique  dans 
Faria  depuis  qu"il  ie  connaissait,  qu'il  ne  pouvait 
comprendre  celte  suprême  sagesse  sur  tous  les  points 
alliée  à  ia  déraison  sur  un  seul  :  était-ce  Faria  qui  se 
trornpail  sur  son  trésor?  était-ce  tout  le  monde  qui 
se  trompait  sur  Faria?  Dantès  resta  chez  lui  toute  la 
journée,  n'osant  retourner  chez  son  ami.  11  essayait, 
de  reculer  ainsi  le  moment  où  il  acquerrait  la  certi- 
tude que  l'abbé  était  fou  ,  cette  conviction  devait  être 
effroyable  pour  lui.  Mais  vers  le  soir,  après  Theure 
de  la  visite  ordinaire.  Faria,  ne  voyant  pas  revenir  le 
jeune  homme,  essaya  de  franchir  l'espace  qui  le  sépa- 
rait de  lui.  Edmond  frissonna  en  entendant  les  efforts 
douloureux  que  faisait  le  vieillard  pour  se  traîner  :  sa 
jambe  était  inerte,  et  il  ne  pouvait  plus  s'aider  de  son 
bras.  Edmond  fut  obligé  de  l'attirer  à  lui.  car  il  n"eût 
jamais  pu  sortir  par  l'étroite  ouverture  qui  donnait 
dans  la  chambre  de  Dantès. 

—  Me  voici  impitoyablement  acharné  à  votre  pour- 
suite, dit-il  avec  un  sourire  rayonnant  de  bienveil- 
lance, vous  avez  cru  pouvoir  échapper  à  ma  magnili- 
cence,  mais  il  n'en  sera  rien  .Ecoutez  donc. 

Edmond  vit  qu'il  ne  pouvait  reculer  :  il  fit  asseoir 
le  vieillard  .sur  son  lit.  et  se  plaça  prés  de  lui  sur  son 
escabeau. 

—  «  Vous  savez,  dit  l'abbé,  que  j'étais  le  secrétaire, 
le  familier,  l'ami  du  cardinal  Spada  ,  le  dernier  des 
princes  de  ce  nom.  Je  dois  à  ce  digne  seigneur  tout  ce 
que  j'ai  goùié  de  bonheur  en  cette  vie.  il  n'était  pas 
riche,  bien  que  les  richesses  de  sa  famille  fussent  pro- 


—  45  — 

verbiales.  et  que  j'aie  entendu  dire  souvent  :  Riche 
comme  un  Spada.  Mais  lui,  comme  le  bruit  public, 
vivait  sur  cette  réputation  d'opulence  :  son  palais  fut 
mon  paradis.  J'instruisis  ses  neveux,  qui  sont  morts, 
et.  lorsqu'il  fut  seul  au  monde,  je  lui  rendis,  par  un 
dévouement  absolu  à  ses  volonlés.  tout  ce  qu'il  avait 
fait  pour  moi  depuis  dix  ans. 

))  La  maison  du  cardinal  n'eut  bientôt  plus  de  secrets 
ponr  moi  ;  j'avais  vu  souvent  monseigneur  travailler 
à  compulser  des  livres  antiques,  et  fouiller  avidement 
dans  la  poussière  des  manuscrits  de  famille.  Un  jour 
que  je  lui  reprochais  ces  inutiles  veilles  et  l'espèce 
d'abattement  qui  les  suivait,  il  me  regarda  en  sou- 
riant amèrement,  et  m'ouvrit  un  livre  qui  est  l'his- 
toire de  la  ville  de  Rome.  Là,  au  vingtième  chapitre 
de  la  vie  du  pape  Alexandre  VL  il  y  avait  les  lignes 
suivantes  que  je  n'ai  jamais  pu  oublier  : 

»  Les  grandes  guerres  de  la  Romagne  étaient  ter- 
minées; César  Borgia.  qui  avait  achevé  sa  conquête, 
avait  besoin  d'argent  pour  acheter  l'Italie  tout  en- 
tière ;  le  pape  avait  également  besoin  d'argent  pour 
en  finir  avec  Louis  XIL  roi  de  France,  encore  terrible 
malgré  ses  derniers  revers.  Il  s'agissait  donc  de  faire 
une  bonne  spéculation,  ce  qui  devenait  difficile  dans 
celte  pauvre  Italie  épuisée. 

))  Sa  Sainteté  eut  une  idée.  Elle  résolut  de  faire 
deux  cardinaux. 

»  En  choisissant  deux  des  grands  personnages  àc 
Rome,  deux  richrs  surtout,  >oici  ce  qui  revenait  au 
saint-père  de  la  spéculation  :  d'abord  il  avait  à  vendre 
les  grandes  charges  et  les  emplois  magnifiques  dont 
ces  deux  futurs  cardinaux  étaient  en  possession  :  en 
outre,  il  pouvait  conipter  sur  un  prix  très- brillant  de 
la  vente  de  ces  deux  chapeaux. 

»  Il  restait  une  troisième  part  de  spéculation,  qui 


—  46  — 

va  apparaître  bientôt.  Le  pape  et  César  Borgia  trou- 
yèrent  d"abord  les  deux  cardinaux  futurs:  c'était  Jean 
Rospigliosi,  qui  tenait  à  lui  seul  quatre  des  plus  hau- 
tes dignités  du  saint-siége ,  puis  César  Spada,  lun 
des  plus  nobles  et  des  plus  riches  Romains.  L'un  et 
l'autre  sentaient  le  prix  d'une  pareil  le  faveur  du  pape. 
Ils  étaient  ambîtiiux.  Ctux-la  trouvés,  César  trou\a 
bientôt  des  acquéreurs  pour  leurs  charges. 

1)  II  résulta  que  Rospigliosi  et  Spada  payèrent  pour 
être  cardinaux,  et  nue  huit  autres  payèrent  pour  être 
ce  qu'étaient  auparavant  les  deux  cardinaux  de  créa- 
tion nouvelle.  Il  entra  huit  cent  mille  écus  dans  les 
coffres  de?  spéculateurs. 

))  Passons  à  la  dernière  partie  de  la  spéculation,  il 
est  temps.  Le  pape  ayant  comblé  de  caresses  Rispo- 
gliosi  et  Spada.  leur  ayant  conféré  les  insignes  du 
cardinalat,  sûr  qu'ils  avaient  dû,  pour  acquitter  la 
dette  non  ficii>e  de  leur  reconnaissance,  rapprocher 
et  réaliser  leur  fortune  pour  se  fixer  à  Rome,  le  pape 
et  César  liorgia  in\ itèrent  à  dîner  ces  deux  cardinaux. 
Ce  fut  le  sujet  d'une  contestation  entre  le  saint-pere 
et  son  flis.  César  pensait  qu'on  pourrait  user  de  l'un 
de  ces  moyens  quïl  tenait  toujours  à  la  disposition 
de  ses  amis  intimes,  savoir  :  d'abord  de  la  fameuse 
clef  a>ec  laquelle  on  priait  certaines  gens  d'aller  ou- 
vrir certaine  armoire.  Cette  clef  était  garnie  d'une 
petite  pointe  de  fer,  négligence  de  l'ouvrier.  Lorsqu'on 
forçait  pour  ouvrir  l'armoire  dont  la  serrure  était  dif- 
ficile, on  se  piquait  avec  cette  pointe  et  l'on  en  mou- 
rait le  lendtmain.  11  y  a\ait  aussi  la  bague  a  tête  de 
lion  que  César  passait  à  son  doigt  lorsqu'il  donnait  de- 
certaines  poignées  de  main.  Le  lion  mordait  lépiderme 
de  ces  mains  fàvoriséts,  et  la  morsure  était  mortelle 
au  bout  de  vingt-quatre  heures.  César  proposa  donc  à 
son  père,  soit  d'envoyer  les  cardinaux  ouvrir  l'ar- 


—  47  - 
moire,  soit  de  leur  donner  à  chacun  une  cordiale  poi- 
gnée de  main.  Mais  Alexandre  YI  lui  répondit  : 

—  »  Ne  regardons  pas  à  un  diner  quand  il  s'agit  de 
CCS  excellents  cardinaux  Spada  et  Rospigliosi.  Quel- 
que chose  me  dit  que  nous  regagnerons  cet  argent-là. 
D'ailleurs,  vous  oubliez,  César,  qu'une  indigestion  se 
déclare  tout  de  suite,  tandis  qu'une  piqûre  ou  une 
morsure  n'aboutit  qu'après  un  jour  ou  deux. 

))  César  se  rendit  à  ce  raisonnement.  Voilà  pour- 
quoi les  cardinaux  furent  invités  à  ce  diner.  On  dressa 
le  couvert  dans  la  vigne  que  possédait  le  pape  près  de 
Saiut-Pierre-ès-Liens  :  cliarmaule  habitation  que  les 
cardinaux  connaissaient  bien  de  rép«tation.  Rospi- 
gliosi, étourdi  de  sa  dignité  nouvelle,  apprêta  son  isto- 
mac  et  sa  meilleure  mine.  Spada,  homme  prudent  et 
qui  aimait  uniquement  son  neveu,  jeune  capitaine  de 
la  plus  belle  espérance,  prit  un  papier,  une  plume,  et 
fil  son  testament.  Il  fit  dire  ensuite  à  ce  neveu  de  lal- 
irndre  aux  environs  de  la  vigne  ;  mais  il  parait  que  le 
serviteur  ne  le  trouva  pas. 

»  Spsda  connaissait  la  coutume  des  invitations. 
Depuis  que  le  christianisme,éminemment  civilisateur, 
avait  apporté  ses  progrès  dans  Rome,  ce  n'était  plus 
lui  centurion  qui  arrivait  de  la  part  du  tyran  vous 
dire  :  u  César  veut  que  tu  meures:  »  mais  c'était  un 
Il  .:atrt  /afcre  qui  venait,  la  bouche  souriante,  vous  dire 
(il  la  part  du  pape  :  «  Sa  Sainteté  veut  que  vous  dîniez 
n\  ce  l'Ile.  »  Spada  partit  vers  les  deux  heures  pour  la 
vi^'ue  de  Saint-Pierre-ès-Liens  :  le  pape  l'y  attendait, 
la  première  figure  qui  frappa  les  yeux  de  Spada  fut 
celle  de  son  neveu  tout  paré,  tout  gracieux,  auquel 
César  Borgia  prodiguait  des  caresses.  Spada  pâlit,  et 
César,  qui  lui  décocha  un  regard  plein  d'ironie,  laissa 
V  oir  qu'il  avait  tout  prévu,que  lepiége  était  bien  dressé. 

»  Ou  dtna.  Spada  n'avait  pu  que  demander  à  son 


—  48  — 
neveu  :  «  Atez-vous  reçu  mon  message?  »  Le  neveu 
répondit  que  non,  et  comprit  parfaitement  la  valeur 
de  cette  question.  Il  était  trop  tard,  car  il  venait  de 
boire  un  verre  d"csc  lient  vin  misa  part,  pour  lui.  par 
le  sommelier  du  pape.  Spada  vit  au  même  moment 
approcher  une  autre  bouteille  dont  on  lui  ofifrit  libé- 
ralement. Une  heure  après  un  médecin  les  déclarait 
tous  deux  empoisonnés  par  des  morilles  vénéneuses. 
Spada  mourait  sur  le  seuil  de  la  vigne,  le  neveu  expi- 
rait à  sa  porte,  en  faisant  un  signe  que  sa  femme  nr 
comprit  pas. 

))  Aussitôt  César  et  le  pape  s'empressèrent  d'enva- 
hir l'héritage  sous  prétexte  de  rechercher  les  papiers 
des  défunts.  Mais  Théritage  consistait  en  ceci  .  un 
morceau  de  papier  sur  lequel  Spada  avait  écrit:  «  Je 
lèi^uc  à  mon  neveu  bien-aimé  mes  coffres,  mes  livres, 
parmi  lesquels  est  mon  bréviaire  à  coins  d'or,  désirant 
qu'il  garde  le  souvenir  de  son  oncle  affectionné.  »  Les 
héritiers  cherchèrent  partout,  admirèrent  le  bréviaire, 
firent  main  basse  sur  les  meubles,  et  s'étonnèrent  que 
Spada.  l'homme  riche,  fût  effectivement  le  plus  misé- 
rable des  oncles;  de  trésors,  aucun,  si  ce  n'est  des  tré- 
sors de  science  renfermés  dans  la  bibliothèque  et  les 
laboratoires  Ce  fut  tout. César  et  son  père  cherchèrent, 
fouillèrent,  espionnèrent  ;  on  ne  trouva  rien,  ou  du 
moins  très-peu  de  chose  :  pour  un  millier  d'écus, 
peut-être,  d'orfèvrerie,  et  pour  auîanlà  peu  près  d'ar- 
gent monnayé  ;  mais  le  neveu  avait  eu  le  temps  de  dire 
en  rentrant  à  sa  femme  :  <(  Cherchez  parmi  les  papiers 
de  mon  oncle,  il  y  a  un  testament  réel.  >< 

»  On  chercha  plus  activement  encore  peut-être  que 
n'avaient  fait  les  augustes  héritiers  ;  ce  fut  en  vain.  II 
resta  deux  palais  et  une  vigne  derrière  le  Palatin  ; 
mais  à  cette  époque,  les  biens  immobiliers  avaient 
une  valeur  médiocre  ;  les  deux  palais  et  la  vigne  res- 


—    -iv   "~ 

iptent  à  la  famille, comme  indignes  de  la  rapacité  du 
pspe  et  de  son  fils.  Les  mois  et  les  années  s'écoulèrent  ; 
Alexandre  TI  mourut  empoisonné,  vous  savez  par 
(|ue!le  méprise  :  César,  empoisonné  en  même  temps 
i]iip  lui.  en  fut  quitte  pour  changer  de  peau,  comme 
i;ii  serpent,  et  revêtir  une  nouvelle  enveloppe  où  le 
jii'ison  avait  laissé  des  taches  pareilles  à  celles  que 
ion  voit  sur  la  fourrure  du  tigre:  enfin,  forcé  de 
ijuitter  Rome,  il  alla  se  fr.ire  tuer  obscurément  dans 
11  lie  escarmouche  nocturne  et  presque  oublié"  par 
l'histoire. 

)i  Apre*  la  mort  du  pape,  après  Texil  de  son  fils,  on 
s'altendaivt  généralement  à  voir  reprendre  à  la  famille 
le  train  princier  qu'elle  menait  du  temps  du  cardinal 
^{■ada  :  mais  il  n'en  était  pas  ainsi  :  les  Spada  res- 
Urcntjdans  une  aisance  douteuse.  un;mystèrc  éternel 
p'jsa  sur  celte  sombre  affaire,  et  le  bruit  public  fut 
-1!.^  César,  meilleur  politique  que  son  père  .  avait 

I  vé  au  pape  la  fortune  des  deux  cardinaux  ;  je  dis 

-  deux,  parce  que  ie  cardinal  Eospi.^liosi  qui  n'avait 
pris  aucune  précaution,  fut  dépouillé  complètement.» 

—  Jusqu'à  présent,  interrompit  Faria  en  souriant, 
ctia  ne  vous  semble  pas  trop  insensé,  n'est-ce  pas  ? — 
Oh!  mon  ami.  dit  Dantès.  il  me  semble  que  je  lis  au 
contraire  une  chronique  pleine  d'intérêt.  Continuez, 
il  vous  en  prie.  —  Je  continue  : 

La  famille  s'accoutuma  à  cette  obscurité.  Les  an- 
is  s'écoulèrent.  Parmi  les  descendants,  les  uns 
iiiront  soldats,  les  autres  diplomates;  ceux-ci  gens 
iJ  Eglise,  ceux-là  banquiers  :  les  uns  s'enrichirent,  les 
;u;tres  ache\èrent  de  se  ruiner.  J'arrive  au  dernier  de 
la  famille,  à  celui-là  dont  je  fus  le  secrétaire,  au  comte 
Spada.  Je  l'avais  bien  souvent  entendu  se  plaindre  de 
la  disproportion  de  sa  fortune  avec  son  rang;  aussi 
lui  avais-je  donné  le  conseil  de  placer  le  peu  de  biens 


—  50  — 

qui  lui  restait  en  rentes  viagères  ;  il  suivit  ce  conseil 
et  doubla  ainsi  son  revenu.  Le  fameux  bréviaire  était 
resté  dans  la  famille,  et  c'était  le  comte  de  Spada  qui  le 
possédait  :  on  l'avait  conservé  de  père  en  fils  ;  car  la 
clause  bizarre  du  seul  testament  qu'on  eût  retrouvé  en 
avait  fait  une  véritable  reliqiip  jrardée  avec  une  su- 
perstitieuse vénération  dans  la  famille.  C'était  un  livre 
enluminé  des  plus  belles  figures  gothique  s,  et  si  pesant 
d'or,  qu'un  domestique  le  portait  toujours  devant  le 
cardinal  dans  les  jours  de  grande  solennité. 

»  A  la  vue  des  papiers  de  ioutes  sortes,  titres,  con- 
trats, parchemins,  qu'on  gardait  dans  les  archives  de 
la  famille  ,  et  qui  tous  venaient  du  cardinal  empoi- 
sonné, je  me  mis  à  mon  tour,  comme  vingt  serviteurs, 
vingt  intendants,  vingt  secrétaires  qui  m'avaient  pré- 
cédé .  à  compulser  ces  liasses  formidables  Malgré 
l'activité  et  la  religion  de  mes  recherches,  je  ne  re- 
trouvai absolument  rien.  Cependant  j'avais  lu.  j'avais 
même  écrit  une  histoire  exacte  et  presque  éphémé- 
rique  de  la  famille  des  Borgia.  dans  le  seul  but  de  m'as- 
surer  si  un  supplément  de  fortune  était  survenu  à  ces 
princesàla  mortde  mon  cardinal  César  Spada,  et  je  n'y 
avais  remarqué  que  Taddition  des  biens  du  cardinal 
Rospigliosi .  son  compagnon  d"infortune.  J'étais  donc 
à  peu  près  sûr  que  l'héritage  n'avait  profité  ni  aux  Bor- 
gia ni  à  la  famille,  mais  était  resté  sans  maître  comme 
ces  trésors  des  contes  arabes  qui  dorment  au  sein  de 
la  terre,  sous  les  regards  d'un  génie.  Je  fouillai ,  je 
comptai,  je  supputai  mille  et  mille  fois  les  revenus  et 
les  dépenses  de  la  famille  depuis  trois  cents  ans  ;  tout 
fut  inutile  ;  je  restai  dans  mon  ignorance,  et  le  comte 
Spada  dans  sa  misère. 

)i  ]V!o!i  patron  îtiourut.  De  sa  rente  i-n  viager  il  avait 
excepté  ses  papiers  de  fannlle.  sa  bibliothèque  compo- 
sée de  cinq  mille  volumes  et  son  fameux  bréviaire;  il 


—  si- 
ffle légua  tout  cela  avec  un  millier  d'écus  romains 
qu'il  possédait  en  argent  comptant,  à  la  condition  que 
je  ferais  dire  des  messes  anniversaires  et  que  je  dres- 
serais un  arbre  généalogique  et  une  histoire  de  sa 
maison:  ce  que  je  fis  fort  exactement...  w  —  Tran- 
quillisez-vous, mon  chi.T  Edmond  .  nous  approchons 
de  la  fin. 

((  En  1807,  un  mois  avant  mon  arrestation,  et 
quinze  jours  après  la  mort  du  comte  de  Spada,  Je  23  du 
mois  de  décembre  (  vous  allez  comprendre  tout  à 
l'heure  comment  la  date  de  ce  jour  mémorable  est 
restée  dans  mon  souvenir;,  je  relisais  pour  la  millième 
fois  ces  papiers  que  je  coordonnais  ;  car,  le  palais 
appartenant  désormais  à  un  étranger,  j'allais  quitter 
Rome  pour  aller  m'établir  à  Florence  .  en  emportant 
une  douzaine  de  mille  livres  que  je  possédais,  ma 
bibliothèque  et  mon  fameux  bré\iairt',  lorsque,  fatigué 
df  cette  étude  assidue,  mal  disposé  par  un  dîner  assez 
lourd  que  j'avais  fait .  je  laissai  tomb^^r  ma  tète  sur 
mes  deux  mains  et  m'endormis  :  i!  était  trois  heures  de 
l'après-midi.  Je  me  réveillai  comme  la  pendule  son- 
nait six  heures.  Je  levai  la  tète.  j"étais  dans  l'obscurité 
la  plus  profonde.  Je  sannii  pour  qu'on  m'apporlùl  de 
la  lumière,  p-rsonne  ne  vint.  Je  résolus  alors  de  me 
servir  moi-même  :  c'était  d'ailleurs  une  habitude  de 
philosophe  qu'il  allait  me  falloir  prendre.  Je  pris 
d'une  main  unn  bougie  foute  préparée,  et  de  l'autre  je 
chrrchai.  à  défaut  des  allumettes  absentes  de  leur 
boite,  un  papier  qun  je  comptais  allumer  à  un  dernier 
reste  de  flamme  dansant  au-dessus  du  foyer  :  mais 
craicrnant.  dans  l'obscurité,  de  prendre  un  papier 
précif^ux  à  la  plac<^  d'un  papier  inutile  .  j'hésitais  . 
lorsque  j-  me  rapii-l  ù  avoir  vu  dans  le  f^m^-ux  bré- 
viaire ,  qui  était  posé  sur  la  table  à  côté  de  moi  .  un 
>ieux  papier  tout  jauni  par  le  haut  qui  avait  Tair  de 


—  IJ2  — 
servir  de  signet  et  qui  avait  traversé  les  siècles,  main- 
tenu à  sa  place  par  la  vénération  des  héritiers.  Je 
cherchai,  en  tâtonnant,  cette  feuille  inutile;  je  la 
trouvai,  je  la  tordis,  et,  la  présentant  à  la  flamme 
mourante,  je  l'allumai;  mais  sous  mes  doigts,  comme 
par  magie,  à  mesure  que  le  feu  montait,  je  vis  des  ca- 
ractères jaunâtres  sortir  du  papier  blanc  et  apparaître 
sur  la  feuille.  Alors  la  terreur  me  prit  ;  je  serrai  dans 
mes  mains  le  papier  ;  j'étouffai  le  feu,  j'allumai  directe- 
ment la  bougie  au  foyer  :  je  rouvris  avec  une  indicible 
émotion  la  lettre  ("roissée.  et  je  reconnus  qu'une  encre 
mystérieuse  et  sympathique  avait  tracé  ces  lettres 
apparues  seulement  au  contact  de  la  vive  chaleur; 
un  peu  plus  du  tiers  du  papier  avait  été  consumé  par 
la  flamme.  C'est  ce  papier  que  vous  avez  lu  ce  matin. 
Relisez-le,  Dantès  :  puis,  quand  vous  l'aurez  relu,  je 
vous  compléterai,  moi.  les  phrases  interrompues  et  le 
sens  incomplet.  » 

Et  Faria.  triomphant,  offrit  le  papier  à  Dantès, 
qui,  cette  fois,  relut  avidement  les  mots  suivants  tracés 
avec  une  encre  rousse,  pareiiîe  à  de  la  rouille  : 

«  Cejourdhui  2o  avril  14.98.  ay 
Alexandre  VI.  et  craignant  que  non 
il  ne  veuille  hériter  de  moi  et  ne  me  ré 
et  Bentivoglio,  morts  empoisonnés, 
mon  légataire  universel,  que  j'ai  enf 
pour  lavoir  visité  avec  moi,  c'est-à-dire  dans 
île  de  Monte-Cristo,  tout  ce  que  je  pos 
reries,  diamants,  bijoux  ;  que  seul 
peut  monter  à  peu  près  à  deux  mil 
trouvera  ayant  lové  la  vingtième  roch 
crique  de  l'est  en  droite  ligne.  Deux  ouvertu 
dans  ces  grottes  :  le  trésor  dans  l'angle  le  plus  é 
lequel  trésor  je  lui  lègue  et  cède  en  tou 
seul  héritier. 

»  2S  âTnl  1498  »  Ces 


—  53  — 
—Maintenant,  reprit  l'abbé,  lisez  cet  autre  papier. . . 
Et  il  présenta  à  Dantès  une  seconde  feuille  avec 
d'autres  fragments  de  lignes. 
Dantès  prit  et  lut  : 

ant  été  innté  à  dîner  par  Sa  Sainteté 

content  de  m'avoir  fait  payer  le  chapeau, 

serve  le  sort  des  cardinaux  Caprara 

je  déclare  à  mon  neveu  Guido  Spada, 

oui  dans  un  endroit  qu'il  connaît 

les  grottes  de  la  petite 

sédais  de  lingots,  d'or  monnayé,  de  pier- 

je  connais  l'existence  de  ce  trésor, 

lions  d'écus  romains,  et  qu'il 

e,  à  partir  de  la  petite 

res  ont  été  pratiquées 

loigné  de  la  deuxième  ; 

te  propriété  comme  à  mon 

ARE  •{-  Spada.  n 

Faria  le  suivait  d'un  œil  ardent. 

—  El  maintenant,  dit-il  lorsqu'il  eut  vu  que  Dantès 

en  était  arrivé  à  la  dernière  ligne ,  rapprochez  les 

deux  fragments  et  jugez  vous-même. 

Dantès  obéit:  les  deux  fragments  rapprochés  don- 
naient l'ensemble  suivant  : 

«  Cejourdhui  2S  avril  1498,  ay  ..  ant  été  invité  à 
dîner  par  Sa  Sainteté  Alexandre  VI.  et  craignant  que. 
non  ..  content  de  m'avoir  faiî  payer  le  chapeau.il 
ne  veuille  hériter  de  moi  et  ne  me  ré. ..serre  le  sort 
des  cardinaux  Caprara  et  Bentivoglio,  morts  empoi- 
sonnf^s....  je  déclare  à  mon  neveu  Guido  Spada  .  mon 
légataire  universel,  que  j'ai  enf...oui  dans  un  endroit 
qu'il  connaît  pour  l'avoir  visité  avec  moi,  c'est-à  dire 
dans...  les  grottes  de  la  petite  île  de  Mont  -Cristo , 
tout  ce  que  je  pos.. .sédais  de  lingots ,  d'or  monnayé, 
pierreries,  diamants,  bijuux  :  que  seul...  J8  connais 
n.  4 


—  54  — 
f  existence  de  ce  trésor  qui  peut  monter  à  peu  près  à 
deux  rail. ..lions  d'écus  romains,  et  qu'il  trouvera, 
ayant  levé  la  vingtième  rocli...c,  à  partir  de  la  petite 
crique  de  Test  en  ligne  droite.  Deux  ouvertu...res  ont 
été  pratiquées  dans  ces  grottes  :  le  trésor  est  dans 
l'angle  le  plus  é...Ioigné  de  la  deuxième  ;  lequel  trésor 
je  lui  lègue  et  cède  en  tou...te  propriété,  comme  à 
mon  seul  héritier. 

«   23  aTril   H90.   » 

y  Ces...arf.-j-Spada.  » 
—  Eh  bien  !  comprenez-vous  enfin  ?  dit  Faria.  — 
C'était  la  déclaration  du  cardinal  Spada  et  le  testament 
que  l'on  cherchait  depuis  si  longtemps,  dit  Edmond 
encore  incrédule.  —  Oui,  mille  fois  oui.  —  Qui  la 
reconstruite  ainsi  '  —  Moi,  qui,  à  l'aide  du  fragment 
restant,  ai  deviné  le  reste  en  mesurant  la  longueur 
des  lignes  par  celle  du  papier,  et  en  pénétrant  dans 
le  sens  caché  au  moyen  du  sens  visible,  comme  on  se 
guide  dans  un  souterrain  par  un  reste  de  lumière  qui 
vient  d'en  haut.  —  Et  quavez-vous  fait,  quand  vous 
avez  cru  avoir  acquis  c  Ite  connction?  —  J"ai  voulu 
partir,  et  je  suis  parti  à  Tinstant  mêmie,  emportant 
avec  moi  le  commencement  de  mon  grand  travail  sur 
l'unité  d"un  royaume  d'Ua'ie  :  mais  depuis  longtemps 
la  police  impériale,  qui,  dans  ce  temps,  au  contraire 
de  ce  que  Napoléon  a  voulu  depuis  quand  un  fils  lui 
fut  né,  voulait  la  division  des  provinces,  avait  les  yeux 
sur  moi  :  mon  départ  précipité,  dont  die  était  loin 
de  deviner  la  cause,  éveilla  ses  soupçons,  et,  au  mo- 
ment où  je  îm'cmbarquais  à  Piombino.  je  fus  arrêté. 
Maintenant,  continua  Faria  en  regardant  Dantès  avec 
une  expression  presque  paternelle,  maintenant,  mon 
ami.  vous  en  savez  autant  que  moi.  Si  nous  nous 
sauvons  jamais  ensemble,  la  moitié  de  mon  trésor  est 
à  vous:  si  je  meurs  ici  et  que  wus  vous  sauvier  seul, 


-  55  - 

ilyousappartient  en  totalité. — Mais,  demanda  Dantès 
hésitant,  ce  trésor  n'a-t-il  pas  dans  le  monde  quelque 
plus  légitime  possesseur  que  nous  ?  —  Non,  non.  ras- 
surez-vous, la  famille  est  éteinte  complètement.  Le 
dernier  comte  Spada,  d'ailleurs,  m'a  fait  son  héritier  , 
en  me  léguant  ce  bréviaire  symbolique,  il  m'a  légué 
ce  qu'il  contenait.  Non,  non,  tranquillisez-vous,  si 
nous  mettons  la  main  sur  cette  fortune,  nous  pouvons 
en  jouir  sans  remords.  —  Et  vous  dites  que  ce  trésor 
renferme..  .  —  Deux  millions  d'écus  romains,  treize 
millions  à  peu  près  de  notre  monnaie.  —  Impossible! 
dit  Dantès  effrayé  de  l'énormité  de  la  somme.  —  Im- 
possible !  Et  pourquoi?  reprit  le  vieillard.  La  famille 
Spada  était  une  des  plus  vieilles  et  des  plus  puissantes 
familles  du  quinzième  siècle.  D'ailleurs  dans  ces 
temps  où  toute  spéculation  et  toute  industrie  étaient 
absentes,  ces  agglomérations  d'or  et  de  bijoux  ne  sont 
pas  rares  ;  il  y  a  encore  aujourd'hui  des  familles  ro- 
maines qui  meurent  de  faim  ,  et  qui  ont  près  d'un 
million  en  diamants  et  en  pierreries  transmis  par  ma- 
jorât, et  auquel  elles  ne  peuvent  toucher. 

Edmond  croyaitrêver  :  il  flottait  entre  l'incrédulité 
et  la  joie. 

—  Je  n'ai  gardé  si  longtemps  le  secret  avec  vous, 
continua  Faria,  d'abord  que  pour  vous  éprouver,  et 
ensuite  pour  vous  surprendre.  Si  nous  nous  fussions 
évadés  avant  mon  accès  de  catalepsie,  je  vous  con- 
duisais à  Monte-Cristo  ;  maintenant,  ajoula-t-il  avec 
un  soupir,  c'est  vous  qui  m'y  conduirez.  Eh  bien, 
Dantès,  vous  ne  me  remerciez  pas  ?  —  Ce  trésor  vous 
appartient,  mon  ami.  dit  Dantès  ;  il  appartient  à  vous 
seul,  et  je  n'y  ai  aucun  droit  :  je  ne  suis  point  votre 
parent.  —  Vous  êtes  mon  fils,  Banlès,  s'écria  le  vieil- 
lard, vous  êtes  l'enfant  de  ma  captivité,  lion  état  rae 
condanvnait  au  célibat.  Dieu  vous  a  envoyé  à  moi  pour 


—  56  — 
consoler  à  la  foislliomme  qui  ne  pouvait  être  père  et 
le  prisonnier  qui  ne  pouvait  être  libre. 

ElFaria  tendit  le  bras  qui  lui   restait  au  jeune 
homme,  qui  se  jeta  à  son  cou  en  pleurant. 


IV  —  Le  troisième  accès. 

Maintenant  que  ce  trésor,  qui  avait  été  si  longtemps 
l'obj'-'t  des  méditations  de  l'abbé,  pouvait  assurer  le 
bonheur  h  venir  de  celui  que  Faria  aimait  véritable- 
ment comme  son  fils,  il  avait  encore  doublé  de  va- 
leur à  ses  yeux  :  tous  les  jours,  il  s'appesantissait  sur 
la  quotité  de  ce  trésor,  expliquant  à  Dantès  tout  ce 
qu'avcC  treize  ou  quatorze  millions  de  fortune  un 
homme  dans  nos  temps  modernes  pouvait  faire  de 
bien  à  ses  amis:  et  alors  le  visage  de  Dantès  se  rem- 
brunissait ;  car  le  serment  de  vengeance  qu"il  avait 
fait  se  représentait  à  sa  pensée,  et  il  songeait,  lui, 
combien  dans  nos  temps  modernes  aussi  un  homme 
avec  treize  ou  quatorze  milli^jns  de  fortune  pouvait 
faire  de  mal  à  ses  ennemis. 

L'abbé  ne  connaissait  pas  l'île  de  Monte  -  Cristo, 
mais  Dantès  la  connaissait;  il  avait  souvent  passé 
devant  cette  île.  située  à  vingt-cinq  milles  de  la  Pia- 
nosa.  entre  la  Corse  et  l'île  d'Elbe,  et  une  fois  même 
il  y  avait  relâché.  Cette  île  était,  avait  toujours  été  et 
est  encore  complètement  déserte;  c'est  un  rocher  de 
forme  presque  conique,  qui  semble  avoir  été  poussé 
par  quelque  cataclysme  volcanique  du  fond  de  l'a- 
bîme à  la  surface  de  la  mer.  Dantès  faisait  le  plan  de 
l'île  à  Faria ,  et  Faria  donnait  des  conseils  à  Dantès 
sur  les  moyens  à  employer  pour  retrouver  ce  trésor. 


—  o/   

Mais  Dantès  était  loin  d'être  aussi  enthousiaste  et 
surtout  aussi  confiant  que  le  vieillard;  certes,  il  était 
bien  certain  maintenant  que  Faria  nétait  pas  fou,  et 
la  façon  dont  il  était  arrivé  à  la  découverte  qui  a\ait 
fait  croire  à  sa  folie  redoublait  encore  son  admiration 
pour  lui  ;  mais  aussi  il  ne  pouvait  croire  que  ce  dépôt, 
en  supposant  qu"il  eût  existé,  existât  encore  ;  et  quand 
il  ne  regardait  pas  le  trésor  comme  chimérique,  il  le 
regardait  du  moins  comme  absent.  Cependant,  comme 
si  le  destin  eût  voulu  ûîer  aux  prisonniers  leur  der- 
nière espérance,  et  leur  faire  comprendre  qu'ils  étaient 
condamnés  à  une  prison  perpétuelle,  un  nouveau 
malheur  les  atteignit  :  la  galerie  du  bord  de  la  mer, 
qui  depuis  longtemps  menaçait  ruine,  avait  été  re- 
construite ;  on  avait  réparé  les  assises  et  bouché  avec 
d'énormes  quartiers  de  roc  le  trou  déjà  à  demi  comblé 
par  Danlès  ;  sans  cette  précaution,  qui  avait  été  sug- 
gérée, on  se  le  rappelle,  au  jeune  homme  par  l'abbé, 
leur  malheur  aurait  été  bien  plus  grand  encore,  car  on 
découvrait  leur  tentative  d"é\asion,  et  on  Us  séparait 
indubitablement  :  une  nouvelle  porte,  plus  forte,  plus 
inexorable  que  les  autres,  s'était  donc  encore  refer- 
mée sur  eux. 

—  Vous  voyez  bien,  disait  Danlès  avec  une  douce 
tristesse  à  Faria,  que  Dieu  veut  m'ûter  jusqu'au  mé- 
rite de  ce  que  vous  appelez  mon  dévouement  pour 
vous.  Je  vous  ai  promis  de  rester  éternellement  avec 
vous,  et  je  ne  suis  plus  libre  maintenant  de  ne  pas 
tenir  ma  promesse  :  je  naurai  pas  plus  le  trésor  que 
vous,  et  nous  ne  sortirons  d'ici  ni  l'un  ni  l'autre.  Au 
reste,  mon  véritable  trésor,  voyez-vous,  mon  ani, 
celui  qui  m'attendait  sous  les  sombres  murailles  de 
cette  prison,  c'est  votre  présence,  c'est  notre  cohabi- 
tation de  cinq  ou  six  heures  par  jour,  malgré  nos  geô- 
liers. Ce  sont  ces  ravcr.s  d'intelligence  que  vous  avez 


—  58  ~ 
versés  dans  mon  cerveau,  ces  langues  que  vous  avez 
implantées  dans  ma  mémoire,  et  qui  y  poussent  avec 
toute  leurs  ramifications  philologiques.  Ces  sciences 
diverses  que  vous  m'avezjrendues  si  faciles  par  la  pro- 
fondeur de  la  connaissance  que  vous  en  aviez  et  la 
netteté  des  principes  où  ^ous  les  avez  réduites,  voilà 
mon  trésor,  ami,  voilà  en  quoi  vous  m'avez  fait  riche 
et  heureux.  Croyez-moi  et  consolez-  vous,  cela  vaut 
mieux  pour  moi  que  des  tonnes  dor  et  des  caisses 
de  diamants,  ne  fussent-elles  pas  problématiques, 
comme  ces  nuages  que  Ton  voit  le  matin  flotter  sur  la 
mer,  que  l'on  prend  pour  des  terres  fermes,  et  qui 
s'évaporent,  se  volatilisent  et  s'évanouissent  à  mesure 
qu'on  s'en  approche.  Vous  avoir  près  de  moi  le  plus 
longtemps  possible,  écouter  votre  voix  éloquente, 
former  mon  esprit,  retremper  mon  àme,  faire  toute 
mon  organisation  capable  de  grandes  et  terribles 
choses,  si  jamais  je  suis  libre,  les  emplir  si  bien  que 
le  désespoir  auquel  j'étais  prêt  à  me  laisser  aller 
quand  je  vous  ai  connu,  n'y  trouve  plus  de  place,  voilà 
ma  fortune  à  moi  :  celle-là  n'est  point  chimOrique;  je 
vous  la  dois  bien  véritable,  et  tous  les  sou\erains  de 
la  terre,  fussent-ils  des  César  Borgia,  ne  viendraient 
pas  à  bout  de  me  l'enlever. 

Aussi  ce  furent  pour  les  deux  infortunés,  sinon 
d'heureux  jours,  du  moins  des  jours  assez  promptement 
écoulés,  que  les  jours  qui  suivirent  ;  Faria  qui,  pen- 
dant de  si  longues  années,  avait  gardé  le  silence  sur 
le  trésor,  en  reparlait  maintenant  à  toute  occasion. 
Comme  il  l'avait  prévu,  il  était  resté  paralysé  du  bras 
droit  et  de  la  jambe  gauche,  et  avait  à  peu  près  perdu 
tout  espoir  d'en  jouir  lui-même;  mais  il  rêvait 
toujours  pour  son  jeune  compagnon  une  délivrance 
ou  une  évasion  ,  et  il  en  jouissait  pour  lui.  De  peur 
que  la  lettre  ne  fût  un  jour  égarée  ou  perdue,  il  avait 


—  59  — 

forcé  Dantès  de  l'apprendre  par  cœur,  et  Dantès  te 
savait  depuis  le  premier  jusqu'au  dernier  mot;  alors 
il  avait  détruit  la  seconde  partie,  certain  qu'on  pou- 
vait retrouver  et  saisir  la  première  sans  en  deviner  le 
véritable  sens.  Quelquefois  des  heures  entières  se 
passaient  pour  Faria  à  donner  des  instructions  à 
Dantès.  instructions  qui  devaient  lui  servir  au  jour 
de  sa  liberté.  Alors,  une  fois  libre,  du  jour,  de  l'heure, 
du  moment  où  il  serait  libres  il  ne  devait  plus  avoir 
qu'une  seule  et  unique  pensée,  gagner  Monte-Cristo 
par  un  moyen  quelconque,  y  rester  seul  sous  un  pré- 
texte qui  ne  donnât  point  de  soupçon,  et,  une  fois  là, 
une  fois  seul,  tâcher  de  retrouver  les  grottes  mer- 
veilleuses et  fouiller  l'endroit  indiqué.  L'endroit 
indiqué,  on  se  le  rappelle,  c'était  Tangle  le  plus 
éloigné  de  la  seconde  ouverture. 

En  attendant,  les  heures  passaient,  sinon  rapides, 
du  moins  supportables  :  Faria,  comme  nous  l'avons 
dit.  sans  avoir  retrouvé  Tusage  de  sa  main  et  de  son 
pied,  avait  reconquis  toute  la  netteté  de  son  intelli- 
gence, et  avait  peu  à  peu,  outre  les  connaissances 
morales  que  nous  avons  détaillées,  appris  à  son  jeune 
compagnon  ce  métier  patient  et  sublime  du  prison- 
nier qui,  de  rien,  sait  faire  quelque  chose,  Faria,  de 
peur  de  se  voir  vieillir,  Dantès  de  peur  de  se  rappeler 
son  passé  presque  éteint,  et  qui  ne  flottait  plus  au  plus 
profond  de  sa  mémoire  que  comme  une  lumière  loin- 
taine, égarée  dans  la  nuit  ;  tout  allait  ainsi,  comme 
dans  ces  existences  où  le  malheur  n"a  rien  dérangé  et 
qui  s'écoulent  machinales  et  calmes  sous  l'œil  de  la 
Providence.  Mais,  sous  ce  calme  superficiel,  il  y  avait 
dans  le  cœur  du  joune  homme,  et  dans  celui  du  vieil- 
lard peut-être,  bien  des  élans  retenus,  bien  des  sou- 
pirs étouffés  qui  se  faisaient  jour  lorsque  Faria  était 
resté  seul  et  qu'Edmond  était  rentré  chez  lui. 


—  60  — 

Une  nuit,  Edmond  se  réveilla  en  sursaut,  croyant 
s'être  entendu  appeler.  Il  ouvrit  les  yeux  et  essaya  de 
percer  les  épaisseurs  de  lobscurité.  Son  nom  on 
plutôt  une  voix  plaintive  qui  essayait  darticuler  son 
nom.  arriva  jusquà  lui.  Il  se  leva  sur  son  lit.  la 
sueur  de  Tangoisse  au  front,  et  écouta.  Plus  de  doute, 
la  plainte  Tenait  du  cachot  de  son  compagnon. 

—  Grand  Dicul  murmura  Dantès;  serait-ce?... 
Et  il  déplaça  son  lit,  tira  la  pierre.  s"élança  dans  le 

corridor,  et  parvint  à  Textrémité  opposée  ;  la  dalle 
était  levée.  A  la  lueur  de  cette  lampe  informe  et  vacil- 
lante dont  nous  avons  parlé.  Edmond  vit  le  vieillard 
pâle,  debout  encore,  et  se  cramponnant  au  bois  de  son 
lit.  Ses  traits  étaient  bouleversés  par  ces  horribles 
symptômes  qu'il  connaissait  déjà  et  qui  l'avaient  tan? 
épouvanté  lorsqu'ils  étaient  apparus  pour  la  première 
fois. 

—  Eh  bien  !  mon  ami,  dit  Faria  résigné,  vous  com- 
prenez, n'est  ce  pas,  et  je  n'ai  besoin  de  vous  rien 
apprendre? 

Edmond  poussa  un  cri  douloureux .  et,  perdant 
complètement  la  tête,  il  s'élança  vers  la  porte  en 
criant: 

—  Au  secours  !  au  secours! 

Faria  eut  encore  la  force  de  l'arrêter  par  le  bras. 

—  Silence  !  dit-il.  ou  vous  êtes  perdu.  Ne  songeons 
plus  qu'à  vous,  mon  ami.  à  vous  rendre  votre  captivité 
supportable  ou  \otre  fuite  possible.  Il  ^ous  faudrait 
des  années  pour  refaire  seul  tout  ce  que  j'ai  fait  ici  . 
et  qui  serait  détruit  à  rinstanl  même  par  la  connais- 
sance que  nos  surveillants  auraient  de  notre  intelli- 
gence. D'ailleurs,  soyez  tranquille,  mon  ami,  le  cachot 
que  je  >ais  quitter  ne  restera  pas  longtemps  nde  :  un 
autre  malheureux  viendra  prendre  ma  place.  A  cet 
autre  vous  apparaîtrez  comme  un  ange  sauveur.  Celui- 


—  61  — 

là  sera  peut-être  jeune,  fort  et  patient  comme  vous  ; 
celui-là  pourra  vous  aider  dans  votre  fuite,  tandis  que 
je  l'empêchais.  Vous  n'aurez  plus  une  moitié  de 
cadavre  liée  à  vous  pour  paralyser  tous  vos  mouve- 
ments. Décidénife'ut  Dieu  fait  enfin  quelque  chose 
pour  vous  :  il  vous  rend  plus  qu'il  ne  vous  ûte,  et  il 
est  bien  temps  que  je  meure. 

Edmond  ne  put  que  joindre  les  mains  et  s'écrier  : 

—  Oh  !  mon  ami.  mon  ami,  taisez-vous. 

Puis  reprenant  sa  force  un  instant  ébranlée  par  ce 
coup  imprévu,  et  son  courage  pliée  parles  paroles 
du  vieillard  : 

—  Oh  !  dit-il,  je  vous  ai  déjà  sauvé  une  fois,  je 
vous  sauverai  bien  une  seconde  ! 

Et  il  souleva  le  pied  du  lit.  en  tira  le  flacon  encore 
au  tiers  plein  de  la  liqueur  rouge. 

—  Tenez,  dit-il  :  il  en  reste  encore  de  ce  breuvage 
sauveur.  Vile.  vite,  dites-moi  ce  qu'il  faut  que  je 
fasse.  Celte  fois,  y  a-t-il  des  instructions  nouvelles  ? 
Parlez,  mon  ami.  j'écoute.  —  11  n'y  a  pas  d'espoir, 
répondit  Faria  en  secouant  la  tète,  mais  n'importe  , 
Dieu  veut  que  Ihomme  qu'il  a  créé,  et  dans  le  cœur 
duquel  il  a  si  profondément  enraciné  l'amour  de  la 
vie,  fasse  tout  ce  qu"il  pourra  pour  conserver  celte 
existence,  si  pénible  parfois,  si  chère  toujours.  —  Oh! 
oui,  oui,  s"écria  Dan(ès,  et  je  \ous  sauverai,  vous 
dis-je!  —  Eh  bien  !  essayez  donc,  le  froid  me  gagne , 
je  sens  le  sang  qui  afflue  à  mon  cerveau;  cet  horrible 
tremblement  qui  fait  claquer  mes  dents  et  semble 
disjoindre  mes  os,  commence  à  secouer  mon  corps  ; 
dans  cinq  minutes  le  mal  éclatera,  dans  un  quart 
d'heure  il  ne  restera  plus  de  moi  qu'un  cadavre.  — 
Oh!  s"écria  Dantès,  le  cœur  navré  de  douleur.  — 
Tous  liiez  eoninie  la  premicrv'  fois,  stul(  uicnl  \(jus 
n'atternlrez  pas  si  longtemps,  louslcs  ressorts  de  la 


—  62  — 

vie  sont  bien  usés  à  cette  heure,  et  la  mort,  con- 
tinua-t-il  en  montrant  son  bras  et  sa  jambe  paralysés, 
n'aura  plus  que  la  moitié  de  sa  besogne  à  faire.  Si, 
après  m'avoir  versé  douze  gouttes  dans  la  bouche  au 
lieu  de  dix,  vous  voyez  que  je  ne  reviens  pas,  alors 
vous  verserez  le  reste.  Maintenant  portez-moi  sur  mon 
lit  :  car  je  ne  puis  me  tenir  debout. 

Edmond  prit  le  vieillard  dans  ses  bras,  elle  déposa 
sur  le  lit. 

—  3Iaintenant.  ami.  dit  Faria.  seule  consolation 
de  ma  vie  misérable,  vous  que  le  ciel  m'a  donné  un 
peu  tard,  mais  enfin  qu'il  m'a  donné,  présent  inappré- 
ciable et  dont  je  le  remercie,  au  moment  de  me  sé- 
parer de  vous  pour  jamais,  je  vous  souhaite  tout  le 
bonheur,  toute  la  prospérité  que  vous  méritez.  Mon 
fils,  je  vous  bénis! 

Le  jeune  homme  se  jeta  à  genoux  appuyant  sa  tète 
contre  le  lit  du  vieillard. 

—  Mais  surtout  écoutez  bien  ce  que  je  vous  dis  à 
ce  moment  suprême  :  le  trésor  des  Spada  existe  ;  Dieu 
permet  qu'il  n"y  ait  plus  pour  moi  ni  distance,  ni  ob- 
stacle. Je  le  vois,  au  fond  de  la  seconde  grotte,  mes 
yeuï  percent  les  profondeurs  de  la  terre  etsontéblouis 
de  tant  de  richesses...  Si  vous  parvenez  à  fuir,  rappe- 
lez-vous que  le  pauvre  abbé  que  tout  le  monde  croyait 
fou,  ne  l'était  pas.  Courez  à  Monte-Cristo,  profitez 
de  notre  fortune ,  profitez-en ,  vous  avez  assez  souf- 
fert. 

Une  secousse  violente  interrompit  le  vieillard.  Dan- 
tès  releva  la  tête,  il  vit  ses  yeux  qui  s'injectaient  de 
rouge  :  on  eût  dit  qu'une  vague  de  sang  venait  de 
monter  de  sa  poitrine  à  son  front. 

—  Adieu  î  adieu  !  murmura  le  vieillard  en  prenant 
convulsivement  la  main  du  jeune  homme,  adieu!... 
—  Oh  !  pas  encore,  pas  encore,  s'écria  celui-ci.  Ke 


—  63  — 

Hous  abandoDDez  pas,  6  mon  Dieu!  secourez-le...  A 
l'aide  !...  à  moi  !.-. — Silence!  silence,  murmura  le 
moribond,  qu'on  ne  nous  sépare  pas,  si  \ous  me  sau- 
vez. —  Vous  avez  raison.  Oh!  oui,  oui,  soyez  tran- 
quille ,  je  vous  sauverai.  D'ailleurs ,  quoique  vous 
souffriez  beaucoup,  vous  paraissez  souffrir  moins  que 
la  première  fois.  —  Oh  !  détrompez-vous  ,  je  souffre 
moins  parce  qu'il  y  a  en  moi  moins  de  force  pour  souf- 
frir. A  votre  âge  on  a  foi  dans  la  vie,  c'est  le  privilège 
de  la  jeunesse  de  croire  et  d"espérer;  mais  les  vieil- 
lards voient  plus  clairement  la  mort.  Oh  !  la  voilà... 
elle  vient...  c'est  fini...  ma  vu(3  se  perd...  ma  raison 
s'enfuit...  Votre  main,  Dantès...  adieu!...  adieu  ! 

Et  se  relevant  par  un  dernier  effort  dans  lequel  il 
rassembla  toutes  ses  facultés  : 

—  Monte-Cristo!  dit-il,  n'oubliez    pas  Monte- 
Cristo  ! 
Et  il  retomba  sur  son  lit. 

La  crise  fui  terrible  :  des  membres  tordues ,  des 
paupières  gonflées ,  une  écume  sanglante  .  un  corps 
sans  mouvement,  voilà  ce  qui  resta  sur  ce  lit  de  dou- 
leur à  la  place  de  l'être  intelligent  qui  s'y  était  couché 
un  instant  auparavant.  Dantès  prit  la  lampe,  la  posa 
au  chevet  du  lit,  sur  une  pierre  qui  faisait  saillie,  et 
d'où  sa  lueur  tremblante  éclairait  d'un  reflet  étrange 
et  fantastique  ce  visage  décomposé  et  ce  corps  inerte 
et  roidi.  Là.  les  yeux  fixes,  il  attendit  intrépidement 
le  moment  d'administrer  le  remède  sauveur.  Lorsqu'il 
crut  le  moment  arrivé,  il  prit  le  couteau,  desserra  les 
dents  qui  offrirent  moins  de  résistance  que  la  pre- 
mière fois,  compta  l'une  après  l'autre  douze  gouttes, 
et  attendit;  la  fiole  contenait  le  double  encore  à  peu 
près  de  ce  qu'il  avait  versé.  11  attendit  dix  minutes , 
un  quart  d'heure ,  une  demi-heure ,  rien  ne  bougea. 
Tremblant,  les  cheveux  roidis,  le  front  glacé  de  sueur, 


—  64  — 

il  comptait  les  secondes  par  les  battements  de  son 
cœur. 

Alors  il  pensa  qu'il  était  temps  d'essayer  la  der- 
nière épreuve  :  il  approcha  la  fiole  des  lèvres  violettes 
de  Faria,  et.  sans  avoir  besoin  de  desserrer  les  mâ- 
choires,  restées  ouvertes,  il  versa  foule  la  liqueur 
qu'elle  contenait.  Le  remède  produisit  un  effet  ga\\a- 
nique.  un  violent  tremblement  secoua  les  membres  du 
vieillard,  ses  yeux  se  rouvrirent  effrayanis  à  voir  .  il 
poussa  un  soupir  qui  ressemblait  à  un  cri.  puis  tout 
ce  corps  frissonnant  rentra  peu  à  peu  dans  son  immo- 
bilité ;  1(  s  yeux  seuls  restèrent  ouverts. 

Une  di  mi-.'jture  .  une  bture,  une  heure  et  demie 
s'écoulèrent.  Pendant  cette  heure  et  demie  d'angoisse, 
Edmond  .  penché  sur  son  ami.  la  main  appliquée  à 
son  cœur,  sentit  successivement  ce  corps  se  refroidir, 
et  ce  cœur  éteindre  son  battement  de  plus  en  plus 
sourd  et  profond.  Enfin  rien  ne  sur\étut.  le  dernier 
frémissement  du  cœur  cessa,  la  face  devint  livide,  les 
yeux  restèrent  ouverts,  mais  le  regard  se  ternit. 

Il  était  six  heures  du  matin,  le  jour  commençait  à 
paraître,  et  son  rayon  blafard,  envahissant  le  cachot, 
faisait  pâlir  la  lumière  mourante  de  la  lampe.  iJes 
reflets  étranges  passaient  sur  le  >isagedu  cadavre,  lui 
donnant  de  temps  en  temps  des  apparences  de  >ie. 
Tant  que  dura  cette  lutte  du  jour  et  de  la  nuit.  T)ai;les 
put  douter  encore  ;  mais  dès  que  le  jour  eut  vaincu,  il 
comprit  qu'il  était  seul  avec  un  cadavre.  Alors  une 
terreur  profonde  et  invincible  s'empara  de  lui  -,  il 
n'osa  plus  presser  celte  main  qui  pendait  hors  du  lit; 
il  n'osa  plus  arrêter  les  yeux  sur  ces  ytux  fixes  et 
blancs  qu'il  essaya,  mais  inutilement,  de  fermer,  elqui 
se  rouvraient  toujours.  Il  éteignit  la  lampe,  la  cacha 
soigneusement  et  s'enfuit,  replaçant  de  son  mieux  la 
dalle  au-dessus  de  sa  tète.  D'ailleurs  il  était  temps,  le 


—  6o  — 
geôlier  allait  venir.  Cette  fois,  il  conuiiença  sa  visite 
par  Dantès  :  en  sortant  de  son  cachot,  il  allait  passer 
dans  celui  de  Faria,  auquel  il  portait  à  déjeuner  et  du 
linge.  Rien  d'ailleurs  n'indiquait  chez  cet  homme 
qu'il  eût  connaissance  de  l'accident  arrivé.  Il  sortit. 

Dantes  fut  alors  pris  d'une  indicible  impatience  de 
savoir  ce  qui  allait  se  passer  dans  le  cachot  de  son 
malheureux  ami  :  il  rentra  donc  dans  la  galerie  sou- 
terraine, et  arriva  à  temps  pour  entendre  les  exclama- 
tions du  porte-clefs  ijui  appelait  à  l'aide.  Bientôt  le« 
autres  porte-clefs  entrèrent,  puis  on  entendit  ce  pas 
lourd  et  rég:ulier  habituel  aux  soldats,  même  hors  de 
leur  service.  Derrière  les  soldats  arriva  le  gouverneur. 
Edmond  entendit  le  bruit  du  lit  sur  lequel  on  agitait 
le  cadavre  :  il  entendit  le  gouverneur  qui  ordonnait 
de  lui  jeter  de  l'eau  au  visage,  et  qui.  voyant  que  mal- 
gré cette  immersion  le  prisonnier  ne  revenait  pas, 
envoya  chercher  le  médecin.  Le  gouverneur  sortit,  et 
quelques  paroles  de  compassion  parvinrent  aux  oreil- 
les de  Dantès.  mêlées  à  des  rires  de  moquerie. 

—  Allons,  allons,  disait  l'un,  le  fou  a  été  rejoindre 
ses  trésors  :  bon  voyage.  —  11  n'aura  pas.  avec  tous 
ses  m.iilions,  de  quoi  payer  son  linceul,  disait  l'autre. 
—  Oh  !  reprit  une  troisième  voix,  les  linceuls  du  châ- 
teau d'If  ne  coûtent  pas  cher.  —  Pcut-ètre.  dit  un 
des  premiers  interbcuteurs,  comme  c'est  un  homme 
d'Kglise  on  fera  quelques  frais  en  sa  faveur.  —  Alors 
il  aura  les  honneurs  du  sac. 

Edmond  écoutait,  ne  perdait  pas  une  parole,  mais 
ne  comprenait  pas  grand'chose  à  tout  cela.  Bientôt  les 
voiï  s'éteignirent,  et  il  lui  sembla  que  les  assistants 
quittaient  la  chambre.  Cependant  il  n'osa  y  rentrer, 
on  pouvait  avoir  laissé  quelque  porte-clefs  pour  gar- 
der le  mort.  II  resta  donc  muet,  immobile  et  retenant 
sa  respiration.  Au  bout  d'une  heure,  à  peu  près,  le  si- 


—  66  ~ 

lence  s'anima  d'un  faible  bruit  qui  alla  croissant. 
C'était  le  gouverneur  qui  revenait,  suin  du  médecin 
et  de  plusieurs  officiers  . 

Il  se  fit  un  moment  de  silence  ,  il  était  évident  que 
le  médecin  s'approchait  du  lit  et  eiaminait  le  cadavre. 
Bientôt  les  questions  commencèrent.  Le  médecin  ana- 
lysa le  mal  auquel  le  prisonnier  avait  succombé,  et 
déclara  qu"il  était  mort.  Questions  et  réponses  se  fai- 
saient avec  une  nonchalance  qui  ini'ignait  Dantès.  Il 
iui  semblait  que  tout  le  monde  devait  ressentir  pour 
le  pauvre  abbé  une  partie  de  l'affection  qu'il  lui  por- 
tait. 

—  Je  suis  fâché  de  ce  que  vous  m'annoncez  là,  dit 
le  gouverneur,  répondant  à  cette  certitude  manifestée 
par  le  médecin,  que  le  vieillard  était  bien  réellement 
mort  :  c'était  un  prisonnier  doux,  inoîfensif,  réjouis- 
sant avec  sa  folie,  et  surtout  facile  à  surveiller. —  Oh  ! 
reprit  Je  porte-clefs,  on  aurait  pu  ne  pas  le  surveiller 
du  tout,  il  serait  bien  resté  cinquante  ans  ici.  j'en  ré- 
ponds, celui-là.  sans  essayer  de  faire  une  seule  tenta- 
live  d'évasion. —  Cependant,  reprit  le  gouverneur,  je 
crois  qu'il  serait  urgent,  malgré  AOtre  conviction,  non 
pas  que  je  doute  de  votre  science,  mais  pour  ma  pro- 
pre responsabilité,  de  nous  assurer  que  le  prisonnier 
est  bien  réellement  mort. 

II  se  fit  un  moment  de  silence  absolu  pendant 
lequel  Dantès,  toujours  aux  écoutes,  estima  que  le 
médecin  examinait  et  palpait  une  seconde  fois  le 
cadavre. 

—  Vous  pouvez  être  tranquille  ,  dit  alors  le  méde- 
cin ;  il  est  bien  mort .  c'est  moi  qui  vous  en  réponds. 
—  Vous  savez,  monsieur,  reprit  le  gouverneur  en  in- 
sistant, que  nous  ne  nous  contentons  pas,  dans  les  cas 
pareils  à  celui-ci,  d'un  simple  examen  ;  malgré  toute* 
le«  appareoœe ,  veuille;z  donc  aehever  la  besogne  e*i 


—  67  — 

remplissant  les  formalités  prescrites  par  la  loi. — Que 
l'on  fasse  chauffer  les  fers  .  dit  le  médecin  ;  mais  en 
vérité,  c'est  une  précaution  bien  inutile. 

Cet  ordre  de  chauffer  les  fers  fit  frissonner  Danlès. 
On  entendit  des  pas  empressés  ,  le  grincement  de  la 
porte,  quelques  allées  et  venues  intérieures,  et.  quel- 
ques instants  après,  un  guichetier  rentra  en  disant  : 

—  Voici  le  brasier  avec  un  fer. 

11  se  fit  alors  un  silence  d"un  instant ,  puis  on  en- 
tendit le  frémissement  des  chairs  qui  brûlaient ,  et 
dont  l'odeur  épaisse  et  nauséabonde  perça  le  mur 
même  derrière  lequel  Dantès  écoutait  avec  horreur. 
A  cette  odeur  de  chair  humaine  carbonisée,  la  sueur 
jîiillit  du  front  du  j.'une  homme  et  il  crut  qu'il  allait 
s'évanouir. 

—  Vous  voyez  ,  monsieur,  qu'il  est  bien  mort .  dit 
le  médecin  ;  cette  brûlure  au  talon  est  décisive  :  le 
pauvre  fou  est  guéri  de  sa  folie  et  délivré  de  sa  capti- 
vité.—  Ne  s'appelait=il  pas  Faria?  demanda  un  des 
officiers  qui  accompagnaient  le  gouverneur.  —  Oui , 
tnonsii'ur.  et ,  à  ce  qu'il  prétendait,  c'était  un  vieux 
nom  ;  d'ailleurs  il  était  fort  savant  et  assez  raison- 
nable même  sur  tous  les  points  qui  ne  touchaient  pas 
à  son  trésor;  mais  sur  ceiui-l.-i,  il  faut  l'avouer,  il  était 
iiilrailab'.e.  —  C'est  iaffeclion  que  nous  appelons  la 
raonomanie.  dit  le  médecin. — Vous  n'aviez  jamais  eu 
à  vous  plaindre  de  lui  ?  demanda  le  gouverneur  au 
geôlier  chargé  d'apporter  les  vivres  de  l'abbé.  —  Ja- 
mais, M.  le  gouverneur,  répondit  le  geôlier,  jamais, 
au  grand  jamais  ;  au  contraire,  autrefois  môme,  il 
m'amusait  fort  en  me  racontant  des  histoires  ;  un  jour 
que  ma  femme  était  malade;,  il  m'a  même  donné  une 
recette  qui  Ta  guérie.  —  Ah  !  ah  !  fit  le  médecin,  j'igno- 
rais que  j'eusse  affaire  à  un  collègue  ;  j'espère  ,  M.  le 
gouverneur,  ajoata-t-il  en  riant,  que  vous  le  traiterse 


—  68  — 
en  conséquence.  —  Oui,  oui,  soyez  tranquille,  il  sera 
décemment  enseveli  dans  le  sac  le  plus  neuf  qu'on 
pourra  trouver  ;  êtes-vous  content  !  —  Devons-nous 
accomplir  cette  dernière  formalité  devant  vous,  mon- 
sieur? demanda  un  guichetier.  —  Sans  doute;  mais 
(]u"on  se  hâte  :  je  ne  puis  rester  dans  cette  chambre 
toute  la  journée. 

De  nouvelles  allées  et  venues  se  firent  entendre  : 
un  instant  après,  un  bruit  de  toile  froissée  parvint  aux 
oreilles  de  Dantès,  le  lit  cria  sur  ses  ressorts,  un  pas 
nlourdi  comîne  celui  d'un  homme  qui  soulève  un  far- 
deau s'appesantit  sur  la  dalle,  puis  le  lit  cria  de  nou- 
veau sous  le  poids  qu'on  lui  rendait. 

—  Â  ce  soir,  dit  le  gouverneur.  —  Y  aura-t-il  une 
messe  ?  demanda  un  des  officiers.  —  Impossible,  ré- 
pondit le  gouverneur.  Le  chapelain  du  château  est 
venu  me  demander  hier  un  congé  pour  faire  un  petit 
voyage  de  huit  jours  à  Hyères.  Je  lui  ai  répondu  de 
mes  prisonniers  pendant  tout  ce  temps-là  ;  le  pauvre 
abbé  navait  qu'à  ne  pas  tant  se  presser,  et  il  aurait 
eu  son  Requiem.  —  Bah  !  bah  !  dit  le  médecin  ,  avec 
l'impiété  familière  aux  gens  de  si  profession,  il  est 
homme  d'Église.  Dieu  aura  égard  à  l'état,  et  ne  don- 
nera pas  à  l'enfer  le  méchant  plaisir  de  lui  envoyer  un 
prêtre. 

Un  éclat  de  rire  suivit  cette  mauvaise  plaisanterie. 
Pendant  ce  temps,  l'opération  de  Tenscvelissement  se 
poursuivait. 

—  A  ce  soir,  dit  le  gouverneur  lorsqu'elle  fut  finie. 
—  Â  quelle  heure?  demanda  le  guici  etier.  —  Mais 
vers  dix  ou  onze  heures.  —  Veillera-t-on  le  mort?  — 
Pourquoi  faire  ?  On  fermera  le  cachot  comme  s'il  était 
vivant,  voilà  tout. 

Alors  les  pas  s'éloignèrent,  les  voix  allèrent  s'affai- 
blissant.  le  bruit  de  la  porte,  avec  sa  serrure  criarde 


—  69  — 
el  ses  verrous  grinçants,  se  lit  entendre.  Un  silenca 
plus  morne  que  celui  de  la  solitude,  le  silence  de  la 
mort,  envahit  tout,  jusqu'à  l'âme  glacée  du  jeune 
homme.  Alors  il  souleva  lentement  la  dalle  avec  sa 
tête  el  jeta  un  regard  investigateur  dans  la  chambre  : 
la  chambre  était  vide.  Dantès  sortit  de  la  galerie. 


V.  —  Le  cinielière  du  château  d'If. 

Sur  le  lit,  couché  dans  le  sens  de  sa  longueur,  et  fai- 
blement éclairé  par  un  jour  bruineus  qui  pénétrait  à 
travers  la  fenêtro.  on  voyait  un  sac  de  toile  grossière 
sous  les  larges  plis  duquel  se  dessinait  confusément 
une  forme  longue  etroide  :  c'était  là  le  dernier  linceul 
de  Faria,  ce  linceul  qui.  au  dire  des  guichetiers,  coû- 
tait si  peu  cher.  Ainsi,  tout  était  fini  :  une  séparation 
matérielle  exiitait  déjà  entre  Dantès  et  son  vieil  ami  : 
il  ne  pouvait  plus  voir  ces  veux  qui  étaient  restés  ou- 
verts comme  pour  regarder  au  delà  de  la  mort;  il  ne 
pouvait  plus  serrer  cette  main  industrieuse  qui  avait 
soulevé  pour  lui  le  voile  qui  couvrait  les  choses  ca- 
chées. Faria.  l'utile,  le  bon  compagnon  auquel  il  s'était 
habitué  avec  tant  de  force,  n'existait  plus  que  dans 
son  souvenir  !  Alors  il  s'assit  au  chevet  de  son  lit  ter- 
rible et  se  plongea  dans  une  sombre  et  araère  mélan- 
colie. 

Seul  !  il  était  redevenu  seul  !  il  était  retombé  dans 
le  silence,  il  se  retrouvait  en  face  du  néant  !  Seul  ! 
plus  même  la  vue.  plus  même  la  voix  du  seul  être 
humain  qui  l'attachait  encore  à  la  terre  !  ne  valait-il 
pas  mieux,  comme  Faria,  s'en  aller  demander  à  Dieu 
l'énigme  de  la  vie.  au  risque  de  passer  par  la  porte 
il.  $ 


—  70  — 
lugubre  des  souffrances?  L'idée  du  suicide,  chassée 
par  son  ami,  écartée   par  sa  présence,  revint  alors 
se  dresser  comme  un  fantôme  près_du  cadavre  deFaria. 

—  Si  je  pouvais  mourir,  dit-il,  j'irais  où  il  va.  et  je 
le  retrouverais  certainement.  liJais  comment  mourir? 
C'est  bien  facile,  reprit-il  en  riant.  Je  vais  rester  ici, 
je  me  jetterai  sur  le  premier  qui  va  entrer,  je  l'étran- 
glerai, et  Ton  me  guillotinera. 

Slais,  comme  il  arrive  que  dans  les  grandes  douleurs 
comme  dans  les  grandes  tempêtes,  l'abîme  se  trouve 
entre  deux  cimes  de  flots.  Dantès  recula  à  l'idée  de 
cette  mort  infamante,  et  passa  précipitamment  de  ce 
désespoir  aune  soif  ardente  de  vie  et  de  liberté. 

—  Mourir  !  oh  !  non  !  s"écria-t-il ,  ce  n'est  pas  la 
peine  d'avoir  tant  vécu,  d'avoir  tant  souffert,  pour 
mourir  maintenant.  Mourir!  c'était  bon  quand  j'en 
avais  pris  la  résolution,  autrefois,  il  y  a  des  années  ; 
mais  maintenant  ce  serait  véritablement  trop  aider  à 
ma  misérable  destinée.  jSon,  je  veux  vivre  ;  non.  je 
veux  lutter  jusqu'au  bout;  non.  je  veux  reconquérir 
ce  bonheur  qu'on  m'a  enlevé.  Avant  que  je  meure, 
j'oubliais  que  j'ai  mes  bourreaux  à  punir,  et  peut-être 

bien  aussi,  qui  sait?  quelques  amis  à  récompenser; 
mais  à  présent  on  \a  m'oublier  ici,  et  je  ne  sortirai  de 
mon  cachot  que  comme  Faria. 

A  cette  parole  Edmond  resta  immobile,  les  yeux 
lixis.  comme  un  homme  frappé  d'une  idée  subite,  mais 
que  cettr  idée  épouvante.  Tout  à  coup  il  se  leva, 
porta  la  main  à  son  front  comme  s'il  avait  le  vertige, 
fit  deux  ou  trois  tours  dans  la  chambre,  et  retint  s'ar- 
rêter devant  le  lit... 

—  Oh  !  oh  !  murniura-t-il,  qui  envoie  cette  pen- 
.sée  ?  Est-ce  vous,  mon  Dieu  ?  puisqu'il  n'y  a  que  ks 
morts  qui  sortent  librement  dïci,  prenons  la  place 
des  morts. 


—  71  — 

Et  sans  prendre  le  temps  de  revenir  s  ur  celte  déci- 
sion, comme  pour  ne  pas  donner  à  la  pensée  le  temps 
de  détruire  cette  résolution  désespérée,  il  se  pencha 
vers  le  sac  hideux,  Touviit  avec  le  couteau  que  Faria 
avait  fait,  relira  le  cadavre  du  sac,  l'emporta  chez  lui, 
le  coucha  dans  son  lit,  le  coiffa  du  lambeau  de  linge 
dont  il  avait  l'habitude  de  se  coiffer  lui-même,  le  cou- 
vrit de  sa  couverture,  baisa  une  dernière  fois  ce  front 
friacé,  essaya  de  refermer  ces  yeux  rebelles  qui  conti- 
nuèrent de  rester  ouverts,  effrayants  par  Tabsence  de 
la  pensée,  tourna  la  tête  le  long  du  mur.  afin  que  le 
geôlier  en  apportant  son  repas  du  soir,  crût  qu'il  était 
couché  comme  c'était  souvent  son  habitude,  rentra 
dans  la  galerie,  tira  le  lit  contre  la  muraille,  rentra 
dans  l'autre  chambre,  prit  dans  l'armoire  l'aiguille,  le 
fil,  jeta  ses  haillons  pour  qu'on  sentît  bien  sous  la 
toile  les  chairs  nues,  se  glissa  dans  le  sac  évcntré,  se 
plaça  dans  la  situation  où  était  le  cadavre,  et  referma 
la  couture  en  dedans.  On  aurait  pu  entendre  battre 
son  cœur,  si  par  malheur  on  fût  entré  en  ce  mo- 
ment. 

Dantès  aurait  bien  pu  attendre  après  la  visite  du 
soir;  mais  il  avait  peur  que  d'ici  là  le  gouverneur  ne 
changeât  de  résolution  et  qu'on  n'onIe\ât  le  cadavre. 
Alors  sa  dernière  espérance  était  perdue.  En  tout  cas, 
maintenant  son  plan  était  an  été.  Voilà  ce  qu'il  comp- 
tait faire  : 

Si  pendant  le  trajet  les  fossoyeurs  reconnaissaient 
qu'ils  portaient  un  vivant  au  lieu  de  porter  un  mort, 
Dantès  ne  leur  donnait  pas  le  temps  de  se  reconnaître: 
d'un  vigoureux  coup  de  couteau  il  ouvrait  le  sac  depuis 
le  haut  jusqu'en  bas,  profilait  de  leur  terreur  et  s'é- 
chappait: s'ils  voulaient  l'arrêter,  il  jouait  du  couteau. 
S'ils  le  conduisaient  jusqu'au  cimetière  et  le  dépo- 
saient dans  une  fosse,  il  se  laissait  couvrir  de  terre; 


—  7-2  - 
puis,  comme  c"était  la  nuit,  à  peine  les  fossoyeurs 
a\aieiil-ils  le  dos  lourné.  qu'il  souvrait  un  passage  à 
travers  la  terre  molle  et  s'enfuyait.  Il  espérait  que  le 
poids  de  la  terre  ne  serait  pas  trop  grand  pour  qu'il 
pût  le  soulever.  S'il  se  trompait,  si,  au  contraire,  la 
terre  était  trop  pesante,  il  mourait  étouffé,  et  tant 
mieux  :  tout  était  fini  ! 

Dantès  n'avait  pas  mangé  depuis  la  veille,  mais  il 
n'avait  pas  songé  à  la  faim  le  matin,  «'t  il  n'y  songeait 
pas  encore.  La  position  était  trop  précaire  pour  lui 
laisser  !e  temps  d'arrêter  sa  pensée  sur  aucune  autre 
idée.  Le  premier  danger  que  courait  Dantès,  c'était 
que  le  geôlier,  en  lui  apportant  son  souper  de  sept 
heures,  s'aperçût  de  la  substitution  opérée.  Heureuse- 
ment, vingt  fois,  soit  par  misanthropie  soit  par  fatigue, 
Dantès  a^ait  reçu  le  geôlier  couché:  et  dans  ce  cas. 
d'ordinaire,  cet  homme  déposait  son  pain  et  sa  soupe 
sur  la  table  et  se  retirait  sans  lui  parler.  Mais  cette 
fois  le  geôlier  pouvait  déroger  à  ses  habitudes  de  mu- 
tisme, parler  à  Dantès,  et.  voyant  que  Dantès  ne  lui 
répondait  point,  s'approcher  du  lit  et  tout  découvrir! 

Lorsque  sept  heures  du  soir  approchèrent,  les  an 
goisses  de  Dantès  commencèrent  véritablement.  Sa 
main,  appuyée  sur  son  cœur,  essayait  d'en  comprimer 
les  battements,  tandis  que  de  l'autre  il  essuyait  la 
sueur  de  son  iront  qui  ruisselait  le  long  de  ses  tempes: 
de  temps  en  temps,  des  frissons  lui  passaient  par  tout 
le  corps,  et  lui  serraient  le  cœur  comme  dans  un  étau 
glacé.  Alors  il  croyait  qu'il  allait  mourir.  Les  heures 
s'écoulèrent  sans  amener  aucun  mouvement  dans  le 
château,  et  Danlès  comprit  qu'il  avait  échappé  à  ce 
premier  danger.  Celait  d'un  bon  augure.  Enfin,  vers 
l'heure  fixée  par  le  gouverneur,  des  pas  se  firent  en- 
tendre dans  l'escalier.  Edmond  comprit  que  le  mo- 
ment était  venu,  rappela  tout  sou  courage,  retenant 


—  73  — 
son  haleine,  heureux  s'il  eût  pu  retenir  en  même 
temps  et  comme  elle  les  pulsations  précipitées  de  ses 
artères. 

On  s'arrêta  à  la  porte  ;  le  pas  était  doublé.  Dantès 
devina  que  c'étaient  les  deux  fossoyeurs  qui  le  ve- 
naient chercher.  Ce  soupçon  se  changea  en  certitude 
quand  il  entendit  le  bruit  qu'ils  faisaient  en  déposant 
la  ci^^ère.  La  porte  s'ouvrit,  une  lumière  voilée  par- 
vint aux  yeux  de  Dantès  ;  au  travers  de  la  toile  qui  le 
couvrait,  il  vit  deux  ombres  s'approcher  de  son  lit. 
Une  troisième  restait  à  la  |:orte.  tenant  un  falot  à 
la  main.  Chacun  des  deux  hommes,  qui  s'étaient 
approchés  du  lit,  saisit  le  sac  par  une  de  ses  extré- 
mités. 

-—  C'est  qu'il  est  encore  lourd  pour  un  vieillard  si 
maigre,  dit  l'un  d'eux  en  le  soulevant  par  la  tête.  — On 
dit  que  chaque  année  ajoute  une  demi-livre  au  poids 
des  os,  dit  l'autre  en  le  prenant  par  les  pieds.  —  As- 
tu  fait  ton  nœud?  demanda  le  premier.  —  Ce  serait 
bien  bcte  de  nous  charger  d'un  poids  inutile,  dit  le 
second,  je  le  ferai  là-bas.  —  Tu  as  raison,  partons 
alors.  —  Pourquoi  ce  nœud?  se  demanda  Dantès. 

On  transporta  le  prétendu  mort  du  lit  sur  la  civière. 
Edmond  se  roidissait  pour  mieux  jouer  son  rôle  de 
trépassé.  On  le  posa  sur  la  civière,  et  le  cortège, 
éclairé  par  l'homme  au  falot,  qui  marchait  devant, 
monta  l'escalier.  Tout  à  coup  l'air  frais  et  âpre  de  la 
nuit  l'inonda.  Dantès  reconnut  le  mistral.  Ce  fut  une 
sensation  subite,  pleine  à  la  fois  de  délices  et  d'an- 
goisses. Les  porteurs  firent  une  vingtaine  de  pas.  puis 
ils  s'arrêtèrent  et  déposèrent  la  civière  sur  le  sol.  Un 
des  porteurs  s'éloigna  et  Dantès  entendit  ses  souliers 
retentir  sur  les  dalles. 

—  Où  suis-je  donc?  se  demanda-t-il.  —  Sais-tu 
qu'il  n'est  pas  léger  du  tout?  dit  celui  qui  était  resté 


—  74  — 

près  de  Dantès  en  s'asseyant  sur  le  bord  de  la  ci- 
vière. 

Le  premier  sentiment  de  Dantès  avait  été  de  s'éloi- 
gner ;  heureusement  il  se  retint. 

—  Eclaire-moi  donc,  animal,  dit  celui  des  deux  por- 
teurs qui  s'était  éloigné,  ou  je  ne  trouverai  jamais  ce 
que  je  cherche. 

L'homme  au  falot  obéit  à  l'injonction,  quoique, 
comme  on  l'a  vu.  elle  fût  faite  en  termes  peu  conve- 
nables. 

—  Que  cherche-t-il  donc  ?  se  demanda  Dantès  ;  une 
bêche  sans  doute. 

Une  exclamation  de  satisfaction  indiqua  que  le  fos- 
soyeur avait  trouvé  ce  qu'il  cherchait. 

—  Enfin,  dit  l'autre,  ce  n'est  pas  sans  peine.  —Oui, 
répondit-il.   mais  il  n'aura  rien  perdu  pour  attendre. 

A  CCS  mots  il  se  rapprocha  d'Edmond  qui  entendit 
déposer  près  de  lui  un  corps  lourd  et  retentissant  : 
au  même  moment  une  corde  entoura  ses  pieds  d'une 
vive  et  douloureuse  pression. 

—  Eh  bien  1  le  nœud  est-il  fait?  demanda  celui  des 
fossoyeurs  qui  était  resté  inactif.  —  Et  bien  fait,  dit 
l'autre,  je  t'en  réponds.  —  En  ce  cas,  en  route  ! 

Et  la  civière  soulevée  reprit  son  chemin. 

On  fit  cinquante  pas  à  peu  près,  puis  on  s'arrêta 
pour  ouvrir  une  porte,  puis  on  se  remit  en  route  :  le 
bruit  des  flots  se  brisant  contre  le  rocher  sur  lequel 
est  bâti  le  château,  arrivait  plus  distinctement  à  l'o- 
reille de  Dantès  à  mesure  que  l'on  avançait. 

—  Mauvais  temps  !  dit  un  des  porteurs  .  il  ne  fera 
pas  bon  d'être  en  mer  cette  nuit.  —  Oui,  l'abbé  court 
grand  risque  d'être  mouillé,  dit  l'autre. 

Et  ils  éclatèrent  de  rire. 

Dantès  ne  comprit  pas  très-bien  la  plaisanterie , 
mais  ses  cheveux  ne  s'en  dressèrent  pas  moins  sur  sa 


1 


—  75  — 

—  Bon  !  nous  voilà  arrivés,  reprit  le  premier.  — 
Wus  loin,  plus  loin,  dit  l'autre ,  tu  sais  bien  que  le 
dernier  est  resté  en  route,  brisé  sur  les  rochers,  et 
que  le  gouverneur  nous  a  dit  le  lendemain  que  nous 
étions  des  fainéants. 

On  fit  encore  quatre  ou  cinq  pas,  montant  toujours, 
puis  Dantès  sentit  qu'on  le  prenait  par  la  tête  et  par 
les  pieds  et  qu'on  le  balançait. 

—  Une  !  dirent  les  fossoyeurs  ;  deux  !  trois  ! 

En  même  temps  Dantès  se  sentit  lancé  en  efîetdans 
un  vide  énorme,  traversant  les  airs  comme  un  oiseau 
blessé,  tombant,  tombant  toujours  ave."  une  épouvante 
qui  lui  glaçait  !ec(?ur.  Quoique  tiré  en  bas  par  quelque 
chose  de  pesant  qui  précipifait  son  vol  rapide,  il  lui 
sembla  que  cette  chute  durait  un  siècle.  Enfin,  avec 
un  bruit  épouvantable,  il  entra  comme  une  flèche 
dans  une  eau  glacée,  qui  lui  fit  pousser  un  cri,  étouffé 
à  l'instant  même  par  l'immersion. 

Dantès  avait  été  lancé  dans  la  mer,  au  fond  de 
laquelle  l'entraînait  un  boulet  de  trente-six  attaché 
à  ses  pieds.  La  mer  est  le  cimetière  du  château  d'If. 


VI.  —  L'île  de  Tiboulen. 

Dantès,  étourdi,  presque  suffoqué,  eut  cependant 
la  présence  d'esprit  de  retenir  son  haleine,  et,  comme 
sa  main  droite,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  préparé 
qu'il  était  à  toutes  les  chances,  tenait  son  couteau 
tout  ouvert,  il  eventra  rapidement  le  sac,  sortit  le 
bras,  puis  la  tête  ;  mais  alors,  malgré  ses  mouvements 
pour  soulever  le  boulet,  il  continua  de  se  sentir  en- 
traîné :  alors  il  se  cambra,  cherchant  la  corde  qui 


—  76  — 

liait  ses  jambes,  et,  par  un  effort  suprême,  il  la 
trancha  précisément  au  moment  où  il  suffoquait. 
Alors,  donnant  un  vigoureux  coup  de  pied,  il  remonta 
libre  à  In  surface  de  la  mer.  tandis  que  le  boulet 
entraînait  dans  ses  profondeurs  inconnues  le  tissu 
yrnssier  qui  avait  failli  devenir  son  linceul.  Dantcs 
ne  prit  que  le  temps  de  respirer  et  replongea  une 
seconde  fois,  car  la  première  précaution  qu'il  devait 
prendre  était  d'éviter  les  regards. 

Lorsqu'il  reparut  pour  la  seconde  fois,  il  était  déjà 
à  cinquante  pas  au  moins  du  lieu  de  sa  chute  :  il  vit 
au-dessus  de  sa  tête  un  ciel  noir  et  tempétueux,  à  la 
surface  duquel  le  vent  balayait  quelques  nuages  ra- 
pides, découvrant  parfois  un  petit  coin  d"azur  rehaussé 
d'une  étoile.  Devant  lui  s'étendait  la  plaine  sombre 
et  inugi'îsante  dont  les  vagues  commençaient  à  bouil- 
lonner comme  à  l'approche  d'une  tempête  tandis  que 
derrière  lui,  plus  noir  que  la  mer,  plus  noir  que  le 
ciel,  montait  comme  un  fantôme  menaçant  le  géant 
de  granit,  dont  la  pointe  sombre  semblait  un  bras 
étendu  pour  ressaisir  sa  proie.  Sur  la  roche  la  plus 
haute  était  un  falot  éclairant  deux  ombres.  Il  lui 
semblait  que  ces  deux  ombres  se  penchaient  sur  la 
mer  avec  inquiétude.  En  effet,  ces  étranges  fossoyeurs 
devaient  avoir  ent;^ndu  le  cri  qu'il  avait  jeté  en  tra- 
versant l'espace.  Dantès  plongea  donc  de  nouTcau 
et  fit  un  trajet  a.sscz  long  entre  deux  eaux.  Cette 
manœuvre  lui  était  jadis  familière,  et  attirait  d'ordi- 
naire autour  de  lui,  dans  l'anse  du  Pharo.  de  nom- 
breux admirateurs,  lesquels  l'avaient  proclamé  bien 
souvent  le  plus  habile  nageur  de  Marseille. 

Lorsqu'il  revint  à  la  surface  de  la  mer.  le  falot 
a\ait  disparu.  11  fallait  s'orienter.  De  toutes  les  lies 
qui  entourent  le  château  d'If,  Ralonncau  et  Pomègue 
sont  les  plus  proches  :  mais  Katonneau  et  Pomèf  ue 


—  77  — 
sont  habiles,  il  en  estainsidela  petite  Ile  de  Daume. 
L'Ile  la  plus  sûre  était  donc  C'IIe'de  Tiboulen  ou  de 
Lemaire.  Les  lies  de  Tiboulen  et  de  Lcmaire  sont  à 
une  lieue  du  château  dlf.  Dantès  ne  résolut  pas  moins 
de  gagner  une  de  ces  deux  îles.  Mais  comment  trouver 
ces  îles  au  milieu  de  la  nuit  qui  s'épaississait  à 
chaque  instant  autour  de  lui!  En  ce  moment  il  vit 
brilliT  comme  une  étoile  le  phare  de  Planier.  En  se 
dirigeant  droit  sur  ce  phare  .  il  laissait  l'ile  de 
Tiboulen  un  peu  à  gauche;  en  appuyant  un  peu  à 
gauche,  il  devait  donc  rencontrer  cette  île  sur  son 
cïïëniin.  Mais,  nous  l'avons  dit,  il  y  avait  une  lieue 
au  moins  du  château  dif  à  cette  île. 

Souvent,  dans  la  prison,  Faria  répétait  au  jeuiic 
homme,  en  le  voyant  abattu  et  paresseux  :  «  Dantès , 
ne  vous  laissez  pas  aller  à  cet  amollissement  :  vous 
TOUS  noierez  si  vous  essayez  de  vous  enfuir  el  que  vos 
forces  n'aient  pas  été  entretenues.  »  Sous  l'onde 
lourde  et  amère,  cette  parole  était  venue  tinter  aux 
oreilles  de  Dantès;  il  avait  eu  hâte  de  remonter  alors 
et  de  fendre  les  lames  pour  voir  si  effectivement  il 
n'avait  pas  perdu  de  ses  forces  :  il  vil  avec  joie  que 
son  inaction  forcée  ne  lui  avait  rien  ôté  de  sa  puis- 
sance et  son  agilité,  et  sentit  qu'il  était  toujours 
maître  de  l'élément  où,  tout  enfant,  il  .s'était  joué. 
D'ailleurs,  la  peur,  cette  rapide  persécutrice,  doublait 
la  vigueur  de  Dantès.  Il  écoutait,  penché  sur  la  cime 
des  flots,  si  aucune  rumeur  n'arrivait  jusqu'à  lui. 
Chaque  fois  qu'il  s'élevait  à  l'extrémité  dune  vague  . 
son  rapide  regard  embrassait  l'horizon  visible  et 
essavait  de  plonger  dans  l'épaisse  obscurité.  Chaque 
flot  un  peu  plus  élevé  que  les  autres  flots  lui  semblait 
«ne  barque  à  sa  poursuite,  et  alors  il  redoublait 
d'efforts,  qui  l'éloigiiaient  sans  doute,  mais  dont  la 
répstilioB  devait  promptcment  user  ses  forces. 


~  7S  — 
II  nageait  cependant,  et  déjà  le  château  terrible 
s'était  un  peu  fondu  dans  la  vapeur  nocturne.  Il  ne  le 
distinguait  plus,  mais  il  le  sentait  toujours.  Une 
heure  s'écoula  pendant  laquelle  Dantès,  exalté  par  le 
sentiment  de  la  liberté  qui  avait  envahi  toute  sa  per- 
sonne, continua  de  fendre  les  flots  dans  la  direction 
qu'il  s'était  faite. 

—  "Voyons,  se  disait-il,  voilà  bientôt  une  heure  que 
je  nage  :  mais  comme  le  vent  m'est  contraire,  j'ai  dû 
perdre  un  quart  de  ma  rapidité.  Cependant,  à  moins 
que  jo  ne  me  sois  trompé  de  ligne,  je  ne  dois  pas  être 
loin  de  Tiboulen  maintenant.  Mais,  si  je  m'étais 
trompé  ! 

Un  frisson  passa  par  tout  le  corps  du  nageur.  Il 
essaya  de  faire  un  instant  la  planche  pour  se  reposer: 
mais  la  mer  devenait  de  plus  en  plus  forte,  et  il  com- 
prit bientôt  que  ce  moyen  de  soulagement  sur  lequel 
il  avait  compté  était  impossible. 

—  Eh  bien  !  dit-il,  soit  :  j'irai  jusqu'au  bout,  jus- 
qu'à ce  que  mes  bras  se  lassent,  jusqu'à  ce  que  mes 
jambes  se  roidissent,  jusqu'à  ce  que  les  crampes  en- 
vahissent mon  corps,  et  alors  je  coulerai  à  fond  ! 

Et  il  se  remit  à  nager  avec  la  force  et  l'impulsion 
du  désespoir.  Tout  à  coup  il  lui  sembla  que  le  ciel , 
déjà  si  obscur,  s'assombrissait  encore,  qu'un  nuage 
épais,  lourd,  compacte,  s'abaissait  vers  lui;  en  même 
temps  il  sentit  une  violente  douleur  au  genou.  L'ima- 
gination, avec  son  incalculable  vitesse,  lui  dit  alors 
que  c'était  le  choc  d'une  balle,  et  qu'il  allait  immé- 
diatement entendre  l'explosion  du  coup  de  fusil,  mais 
l'explosion  ne  retentit  pas  :  Dantès  allongea  la  main 
et  sentit  une  résistance.  Il  retira  son  autre  jambe  à 
lui  et  toucha  la  terre.  Il  vit  alors  quel  était  l'objet 
qu'il  avait  pris  pour  un  nuage.  A  vingt  pas  de  lui 
s'élevait  une  masse  de  rochers  aux  formes  bizarres 


—  79  — 
qu'on  prendrait  pour  un  foyer  immense,  pétrifié  au 
moment  de  sa  plus  ardente  combustion.  C'était  l'Ile 
de  Tiboulen. 

Dantès  se  releva,  fit  quelques  pas  en  avant,  et  s'é- 
tendit en  remerciant  Dieu  sur  ces  pointes  de  granit, 
qui  lui  semblèrent  à  cette  heure  plus  douces  que  ne 
lui  avait  jamais  paru  le  lit  le  plus  doux.  Puis,  malgré 
le  vent,  malgré  la  tempête,  malgré  la  pluie  qui  com- 
m^nçait  à  tomber,  tout  brisé  de  fatigue  qu'il  était,  il 
s'endormit  de  ce  délicieux  sommeil  de  l'homme,  cheï 
lequel  le  corps  s'engourdit,  mais  dont  lame  veille 
avec  la  conscience  d'un  bonheur  inespéré.  Au  bout 
d'une  heure.  Edmond  se  réveilla  sous  le  grondement 
d'un  immense  coup  de  tonnerre  :  la  tempête  était  dé- 
chaînée dans  l'espace  et  battait  l'air  de  son  vol  écla- 
tant. De  temps  en  temps  un  éclair  descendait  du  ciel 
comme  im  serpent  de  feu.  éclairtint  les  flots  et  les 
nuaees  qui  roulaient  au-devant  les  uns  des  autres 
comme  les  vagues  d'un  immense  chaos. 

Danlcs.  avec  son  coup  d'œil  de  marin,  ne  s'était 
pns  trompé  :  il  avait  abordé  à  la  première  des  deux 
îlf-s.  qui  est  effectivement  celle  de  Tiboulen  :  il  la  sa- 
vait nue.  découverte,  et  n'offrant  pas  le  moindre  asile. 
.  Mais  quand  a  tempête  serait  calmée,  il  se  remettrait 
'  à  la  mer.  et  gagnerait  à  la  nage  l'île  de  Lemaire.  aussi 
aride,  mais  plus  large,  et  par  conséquent  plus  hospi- 
talière. Une  rofh°  ".\v.  surplombait  offrit  un  abri  mo- 
mentané à  Dantès  :  il  s'y  réfusia.  et  presque  au  même 
instant  la  tempête  éclata  dans  toute  sa  fureur.  Ed- 
mond sentait  trembler  la  roche  sous  laquelle  il  s'a- 
brita'f  :  les  vagues,  en  sebrisant  contre  la  base  de  lagi- 
(  gantesquepvramide.  rejaillissaient  jusqu'à  lui. Tout  en 
I  sûreté  qu'il  était,  il  était  au  milieu  de  ce  bruit  profond, 
au  milieu  de  ces  éblouissements  fulgurants,  pris  d'une 
\  espèce  de  vertige  ;  il  lui  semblait  que  l'Ile  tremblait 


—  80  ^. 
sous  lui,  et  d'un  moment  à  l'autre  allait,  comme  un 
vaisseau  à  l'ancre,  briser  son  câble  et  Tentraîner  au 
milieu  de  Timmense  tourbillon.  11  se  rappela  alors  que 
depuis  vingt-quatre  heures  il  n'avait  pas  mangé,  il 
avait  faim,  il  avait  soif.  Dante?  étendit  les  mains  et 
la  tête,  et  but  Feau  de  la  tempête  dans  le  creux  d"un 
rocher. 

Comme  il  se  relevait,  un  éclair  qui  semblait  ouvrir 
le  ciel  jus<ju'au  pied  du  trône  éblouissant  de  Dieu, 
illumina  Tespace.  À  la  lueur  de  cet  éclair,  entre  llle 
de  Lemaire  et  le  cap  Croisille,  à  un  quart  de  lieue  de  . 
lui.  Dantès  vit  apparaître  comme  un  spectre,  glissant 
du  haut  dune  vague  dans  un  abîme,  un  petit  bûlimcnt 
pêcheur  emporté  à  la  fois  par  l'orage  et  par  le  flot. 
Une  seconde  après,  à  la  cime  d'une  autre  vague.  le 
fantôme  ri'parut,  s'approchant  avec  une  effroyable 
rapidité.  Dantès  voulut  crier,  chercha  quelque  lam- 
beau de  linge  à  agiter  en  l'air  pour  leur  faire  voir 
qu'ils  se  perdaient  ;  mais  ils  le  voyaient  bien  eux- 
mêmes.  A  la  lueur  d'un  autre  éclair,  le  jeune  homme 
vit  quatre  hommes  cramponnés  aux  mâts  et  aux  étais; 
uu  cinquième  se  tenait  à  la  barre  du  gouvernail^ 
brisé.  Ces  hommes  qu'il  voyait  le  virent  aussi  sans 
doute,  car  des  cris  désespérés,  emportés  par  la  rafale 
sifflante,  arrivèrent  à  son  oreille.  Au-dessus  du  mât, 
tordu  comme  un  roseau,  claquait  en  l'air,  à  coups 
précipités,  une  voile  en  lambeaux.  Tout  à  coup  les 
liens  qui  la  retenaient  encore  se  rompirent,  et  elle 
disparut,  emportée  dans  les  sombres  profondeurs  du 
ciel,  pareille  à  ces  grands  oiseaux  blancs  qui  se  des- 
sinent sur  les  nuages  noirs. 

En  même  temps,  un  craquement  effrayant  se  fit 
entendre,  des  cris  d'agonie  arrivèrent  jusqu'à  Dantès. 
Cramponné  comme  un  sphinx  à  son  rocher,  d'où  il 
plongeait  sur  l'abUnc,  un  nouvel  éclair  lui  montra  le 


—  81  — 
petit  bâtiment  brisé,  et  parmi  les  débris,  oes  fêtes  au 
\isage  désespéré,  des  bras  éuiidus  vers  le  ciel.  Puis 
tout  rentra  dans  la  nuit;  le  terrible  spectacle  avait  eu 
la  durée  de  l'éclair. 

Dantès  se  précipita  sur  la  pente  glissante  des  ro- 
chers, au  risque  de  rouler  lui-même  dans  la  mer.  Il 
regarda,  il  écouta,  mais  il  n'entendit  et  ne  vit  plus 
rien  :  plus  de  cris,  plus  defforts  humains,  la  tempête 
seule,  cette  grande  chose  de  Dieu,  continuait  de  rugir 
avec  les  venis  et  d'écumer  avec  les  flots.  Peu  à  peu  le 
vent  s'ribsttit;  le  ciel  roula  vers  l'occident  de  gros 
nuages  gris  et  pour  ainsi  dire  déteints  par  l'orage; 
l'azur  reparut  avec  les  étoiles  plus  scintillantes  que 
jamais; bientôt, vers  l'est,  une  longue  bande rougeâtre 
dessina  à  l'horizon  des  ondulations  d"un  bleu  noir  ;  les 
flots  bondirent,  une  subite  lueur  courut  sur  leurs 
cimes  et  changea  leurs  cimes  écumeuscs  en  crinières 
d'or.  C'était  le  jour. 

Dantès  resta  immobile  et  muet  devant  ce  grand 
spectacle,  comme  s'il  le  voyait  pour  la  première  fois; 
en  effet,  depuis  le  temps  qu'il  était  au  château  d'If, 
iil'avait  oublié.  11  se  retourna  vers  la  forteresse,  in- 
terrogeant à  la  foisdun  long  regard  circulaire  la  terre 
et  la  mer.  Le  sombre  bàtim.ent  sortait  du  sein  des 
vagues  avec  cette  imposante  majesté  des  choses  immo- 
biles, qui  semblent  à  la  fois  surveiller  et  commander. 
11  pouvait  être  cinq  heures  du  matin  ;  la  mer  conti- 
nuait de  se  calmer.  Dans  deux  ou  trois  heures,  se  dit 
Edmond,  le  porte-clefs  va  rentrer  dans  ma  chambre, 
trouvera  le  cadavre  de  mon  pauvre  ami,  le  recon- 
naîtra, me  cherchera  vainement,  et  donnera  l'alarme; 
alors  on  trouvera  le  trou,  la  galerie  ;  on  interrogera 
ces  hommes  qui  m'ont  lancé  à  la  mer  et  qui  ont  dû 
entendre  le  cri  que  j'ai  poussé.  Aussitôt  des  barques 
remplies  de  soldats  armés  courront  après  le  malheu- 


—  82  — 
reux  fugitif,  qu"on  sait  Lien  ne  pas  être  loin.  Le 
canon  avertira  toute  Ja  côte  qu'il  ne  faut  point  donner 
asile  à  un  homme  que  Ion  rencontrera  errant,  nu  et 
affamé.  Les  espions  et  les  alguazils  de  3Jarseille  seront 
avertis  et  battront  la  côte  tandis  que  le  gouverneur 
du  château  d'If  fera  battre  la  mer.  Alors,  traqué  sur 
leau,  cerné  sur  terre,  que  deviendrai-  je  ?  Jai  faim, 
j'ai  froid,  j'ai  lâché  jusqu'au  couteau  sauveur  qui  me 
gêpait  pour  nager  :  je  suis  à  la  merci  du  premier 
paysan  qui  voudra  gagner  vingt  francs  en  me  livrant; 
j'.'  n'ai  plus  ni  force,  ni  idée,  ni  résolution.  Oh  1  mon 
Dieu  !  mon  Dieu  !  voyez  si  j'ai  assez  souiîert,  et  si  vous 
pouvez  faire  pour  moi  plus  que  je  ne  puis  faire  moi- 
même. 

Au  moment  où  Edmond,  dans  une  espèce  de  délire 
occasionné  par  l'épuisement  de  sa  force  et  le  vide  de 
son  cerveau,  prononçait,  anxieusement  tourné  vers 
k-  château  d'If,  celte  prière  ardente,  ii  vit  apparaître 
à  ia  pointe  de  l'ile  de  Pomègue,  dessinant  sa  voile 
i.itine  à  1  horizon, et  pareil  à  une  mouette  qui  vole  en 
rasant  le  flot,  un  petit  bùtimeiit,  que  l'œil  d'un  marin 
pouvait  seul  reconnaître  pour  une  tartane  génoise  sur 
la  ligne  encore  à  demi-obscure  de  la  mer.  Elle  venait 
du  port  de  3!arseille  et  gagnait  le  large  poussant 
l'é.ume  élincelante  devant  la  proue  aigué  qui  ouvrait 
une  route  plus  facile  à  ses  flancs  rebondis. 

—  Oh!  s'écria  Edmond,  dire  que  dans  une  demi- 
heure  j'aurais  rejoint  ce  navire,  si  je  ne  craignais  pas 
d'être  questionné ,  reconnu  pour  un  fugitif  et  re- 
conduit à  IVJarseiile  !  Que  faire  ?  que  dire?  quelle 
fable  inventer  dont  ils  puissent  être  la  dupe  ?  Ces 
gens-là  sont  tousdes  contrebandiers,  des  demi-pirates. 
Sous  prélt\le  de  faire  le  cabotage,  ils  écument  les 
côtes;  ils  aimeront  mieux  me  vendre  que  de  faire  une 
bonne  action  siériJe.  Attendons...  31ais  attendre  est 


—  83  — 

chose  impossible  ;  je  meurs  de  faim  ,  dans  quelques 
heures  le  peu  de  forces  qui  me  reste  sera  évanoui; 
d'ailleurs  l'heure  de  la  visite  approche,  léveil  n'est 
pas  encore  donné,  peut-êlre  ne  se  doutera-t-on  de 
rien  :  je  puis  me  faire  passer  pour  un  des  matelots  de 
(•8  petit  bâtiment  qui  s'est  brisé  cette  nuit  :  cette  fable 
ne  manquera  point  de  vraisemblance,  nul  ne  revien- 
dra pour  me  contredire,  ils  sont  bien  engloutis  tous. 
Allons. 

Et,  tout  en  disant  ces  mots,  Dantès  tourna  les  yeux 
vers  l'endroit  où  le  petit  navire  s'était  brisé  ,  et  tres- 
saillit. A  l'arête  d'un  rocher  était  resté  accroché  le 
bonnet  phrygien  d'un  des  matelots  naufragés,  et  tout 
près  de  là  flottaient  quelques  débris  de  la  carène, 
solives  inertes  que  la  mer  poussait  et  repoussait  contre 
la  base  de  l'île, qu'elles  battaient  comme  d'impuissants 
béliers. 

En  un  instant  la  résolution  de  Dantès  fut  prise  ;  il 
se  remit  à  la  mer.  nagea  vers  le  bonnet,  s'en  couvrit  la 
tète,  saisit  une  des  solives,  et  se  dirigea  pour  couper 
la  ligne  que  devait  suivre  le  bâtiment. 

—  Maintenant  je  suis  sauvé,  murmura-t-il. 

Et  celte  conviction  lui  rendit  ses  forces.  Bientôt  il 
aperçut  la  tartane  qui,  ayant  le  vent  presque  debout, 
courait  des  bordées  entre  le  château  d'If  et  la  tour  de 
Planier.  Un  instant  Dantès  craignit  qu'au  lieu  de  serrer 
la  côte  ,  le  petit  bâtiment  ne  gagnât  le  large ,  comme 
il  eût  fait  par  exemple  si  sa  destination  eût  été  pour 
la  Corse  ou  pour  la  Sardaigne  ;  mais,  à  la  façon  dont 
il  manœuvrait ,  le  nageur  reconnut  bientôt  qu'il  dé- 
sirait passer,  comme  c'est  l'habitude  des  bâtiments 
qui  vont  en  Italie,  entre  l'île  de  Jaros  et  l'île  de  Cala- 
seraigne. 

Cependant  le  navire  et  le  nageur  approchèrent  in- 
sensiblement l'un  de  l'antre  ;  dans  une  de  ses  bordées, 


~  u  — 

Je  petit  bâtiniont  \inl  même  à  un  quart  de  lieue  à  peu 
près  de  Danlès.  11  se  souleva  alors  sur  les  flots,  agi- 
tant son  bonnet  en  signe  de  détresse  ;  mais  personne 
ne  le  vit  sur  le  bâtiment,  qui  vira  de  bord  et  recom- 
mença une  nouvelle  bordée.  Danlès  songea  à  appeler, 
mais  il  mesura  de  l'œil  la  distance ,  et  comprit  que 
sa  voix  n'arriverait  point  jusqu'au  navire,  emportée  et 
couverte  qu'elle  serait  auparavant  par  la  brise  de  la 
mer  et  le  bruit  des  flots.  C'est  alors  qu'il  se  félicita 
de  cette  précaution  qu'il  avait  prise  de  s'étendre  sur 
une  solive.  Affaibli  comme  il  l'était,  peut-être  n'cût-il 
pas  pu  se  soutenir  sur  la  mer  jusqu'à  ce  qu'il  eût  re- 
joint la  tartane;  et,  à  coup  sûr.  si  la  tartane,  ce  qui 
était  possible,  passait  sans  le  voir,  il  n'eût  pas  pu  re- 
gagner la  côte.  Dantès,  quoiqu'il  fût  à  peu  près  cer- 
tain de  la  route  que  suivait  le  bâtiment,  l'accompagna 
des  yeux  avec  une  certaine  anxiété  jusqu'au  moment 
où  il  lui  vit  faire  son  abatée  et  revenir  à  lui.  Alors  il 
s'avança  à  sa  rencontre  ;  mais  avant  qu'ils  se  fussent 
joints,  le  bâtiment  commença  à  virer  de  bord.  Aussi- 
tôt Danlès,  par  un  cITort  suprême,  se  leva  presque 
debout  sur  l'eau  .  agitant  son  bonnet,  et  jetant  un  de 
ces  cris  lamentables  comme  en  poussent  les  marins 
en  détresse,  et  qui  semble  la  plainte  de  quelque  génie 
de  la  mer. 

Cette  fois  on  le  vit  et  on  l'entendit.  La  tartane  in- 
terrompit sa  manœuvre  et  tourna  le  cap  de  son  côté; 
en  même  temps  il  vit  qu'on  se  préparait  à  mettre  une 
chaloupe  à  la  mer.  Un  instant  après,  la  chaloupe, 
montée  par  deux  hommes,  se  dirigea  d?  son  côté, 
battant  la  mer  de  son  double  aviron.  Dantès  alors 
laissa  glisser  la  solive  dont  il  pensait  n'avoir  plus 
besoin ,  et  nagea  vigoureusement  pour  épargner  la 
moitié  du  chemin  à  ceux  qui  venaient  à  lui.  Cepen- 
dant le  nageur  avait  compté  sur  des  forces  presque 


—  85  — 
absentes  ;  co  fut  alors  qu'il  sentit  de  quelle  utilité  lui 
avait  été  w  morceau  d-'  bois  qui  flouait  déjà  ,  inerte, 
à  cent  pas  de  lui.  Ses  bras  commençaient  à  se  roidir, 
ses  jambes  avaient  perdu  leur  flexibilité,  ses  mouve- 
ments devenaient  durs  et  saccadés,  sa  poitrine  était 
haletante. 

11  poussa  un  second  cri.  les  deux  rameurs  redou- 
blèrent d'énergie,  et  Tun  d'eux  lui  cria  en  italien: 
«  Courage  !  »  Le  mot  lui  arriva  au  moment  où  une 
vague,  qu'il  n'avait  plus  la  force  de  surmonter,  passait 
au-dessus  de  sa  tète  et  le  couvrait  décume. 

11  reparut  battant  la  mer  de  ces  mouvements  iné- 
gaux et  désespérés  d'un  homme  qui  se  noie  ,  poussa 
un  troisième  cri,  et  se  sentit  enfoncer  dans  la  mer, 
comme  sil  eût  encore  eu  au  pied  le  boulet  mortel. 
L"eau  passa  par-dessus  sa  tète,  et  à  travers  l'eau  il  vit 
le  ciel  livide  avec  des  taches  noires.  Un  violent  effort 
le  ramena  à  la  surface.  Il  lai  semblait  alors  qu'on  le 
saisissait  par  les  cheveux ,  puis  il  ne  vit  plus  rien ,  il 
n'entendit  plus  ritn,  il  était  évanoui.  Lorsqu'il  rouvrit 
les  yeux,  Dantès  se  retrouva  sur  le  pont  de  la  tartane 
qui  continuait  son  chemin;  son  premier  regard  fut 
pourvoir  quelle  direction  elle  suivait  :  on  continuait 
de  s'éloigner  du  château  d'If, 

Dantès  était  telKment  épuisé  que  l'exclamation  de 
joie  qu'il  Gt  fut  prise  pour  un  soupir  de  douleur. 
Comme  nous  l'avons  dit,  il  était  couché  sur  le  pont  : 
un  matelot  lui  frollait  les  membres  avec  une  couver- 
ture de  laine  :  un  autre,  qu'il  reconnut  pour  celui  qui 
lui  avait  crié  courage  .  lui  introduisait  l'oriflce  d'une 
gourde  dans  la  bouche  :  un  troisième  .  vieux  marin  , 
qui  était  à  la  fois  le  pilote  et  le  patron  ,  le  regardait 
avec  ce  sentiment  de  pitié  égoïste  qu'éprouvent  en 
général  les  hommes  pour  un  malheur  auquel  ils  ont 
échappé  la  veille  et  qui  peut  les  atteindre  le  lende- 
II.  4 


—  86  — 
main.  Quelques  gouttes  de  rhum  que  contenait  la 
gourde  ranimèrent  le  cœur  défaillant  du  jeune  homme, 
tandis  que  les  frictions  que  le  matelot  à  gcnoui  de- 
vant lui  continuait  d'opérer  avec  de  la  laine  rendaient 
Télasticité  à  ses  membres. 

—  Qui  êtes-vous  ?  demanda  en  mauvais  français  le 
patron.  — Je  suis,  répondit  Dantès  en  mauvais  italien, 
un  matelot  maltais  ;  nous  venions  de  Syracuse  ,  nous 
étions  chargés  de  vins  et  de  panoline.  Le  grain  de 
cette  nuit  nous  a  surpris  au  cap  Morgiou,  et  nous  avons 
été  brisés  contre  ces  rochers  que  vous  voyez  là-bâs. 
—  D"où  venez-vous?  —  De  ces  rochers  où  j'avais  eu 
le  bonheur  de  me  cramponner  tandis  que  notre  pauvre 
capitaine  s"y  brisait  la  tète.  Nos  trois  autres  compa- 
gnons se  sont  noyés.  Je  crois  que  je  suis  le  seul  qui 
res  e  vivant;  j'ai  aperçu  votre  navire,  et.  craignant 
d'avoir  longtemps  à  attendre  sur  cette  île  isolée  et 
dé.'îerte.  je  me  suis  hasardé  sur  un  débris  de  notre 
bàlimînt  pour  essayer  de  venir  jusqu'à  vous.  Merci , 
continua  Dantès.  vous  m'avez  sauvé  la  vie;  jetais 
perdu  quand  l'un  de  vos  matelots  m'a  saisi  par  les 
elle  veux.— L'est  moi.  dit  un  matelot  à  la  figure  franche 
et  ouverte,  encadrée  de  longs  favoris  noirs,  et  il  était 
temps,  vous  couliez.  —  Oui.  dit  Dantès  en  lui  tendant 
la  main  ,  oui .  mon  ami ,  et  je  vous  nmercie  une  se- 
conde fois.  —  Ma  foi  !  dit  le  marin,  j'hésitais  presque  ; 
avec  votre  barbe  de  six  ■  ouccs  de  long  et  vos  cheveux 
d'un  pi(d.  vous  a\iez  plus  l'air  d'un  brigand  que  d"un 
honnête  homme. 

Danîès  se  rappela  effectivement  que  depuis  qu'il 
était  au  château  d"lf  il  ne  s'était  pas  coupé  les  cheveux 
et  ne  s'était  point  fait  la  barbe. 

—  Oui.  dit-il,  c'est  un  vœu  que  j'avais  fait  à  Notre- 
Dame  del  Piè  di  Grotta.  dans  un  moment  de  danger, 
d'être  dix  ans  sans  couper  mes  cheveux  ni  ma  barbe. 


—  87  — 
C'est  aujourd'hui  l'expiration  de  mon  vœu .  et  j'ai 
failli  me  noyer  pour  mon  anniversaire... — Maintenant, 
qu'allons-nous  faire  de  vous  ?  demanda  le  patron.  — 
Hélas!  répondit  Danlès.  ce  que  vous  voudrez.  La 
felouque  que  je  montais  est  perdue,  le  capitaine  est 
mort.  Comme  vous  le  voyez ,  j'ai  échappé  au  même 
sort,  mais  absolument  nu.  Heureusement  je  suis  assez 
bon  matelot.  Jetez-moi  dans  le  premier  port  où  vous 
relâcherez,  et  je  trouverai  toujours  de  l'emploi  sur  un 
bâtiment  marchand,  —  Tous  connaissez  la  Méditer- 
ranée ?  —  J'y  na\igue  depuis  mon  enfance.  —  Vous 
savez  les  bons  mouiliagts?  —  II  y  a  peu  de  ports, 
même  des  plus  difficiles  ,  dans  lesquels  je  ne  puisse 
entrer,  ou  dont  je  ne  puisse  sortir  les  yeux  fermés. 

—  Eh  bien  !  dites  donc  .  patron  .  demanda  le  matelot 
qui  avait  crié  courage  à  Dantès,  si  le  camarade  dit 
vrai ,  qui  empêche  qu'il  ne  reste  avec  nous?  —  Oui, 
s'il  dit  vrai,  dit  le  patron  d'un  air  de  doute  :  mais  dans 
l'état  où  est  le  pauvre  diabie,  on  promet  beaucoup, 
quitte  à  tenir  ce  qu'on  peut.  —  Je  tiendrai  plus  que 
je  n'ai  promis,  dit  Danlès.  —  Oh  !  oh  1  lit  le  patron  en 
riant,  nous  verrons  cela,  —  Quand  vous  voudrez,  reprit 
Dantès  en  se  relevant.  Où  aU.z-vous?  —  A  Livourne. 

—  Eh  bien  !  alors ,  au  lieu  de  courir  des  bordées  qui 
vous  font  perdre  un  temps  précieux,  pourquoi  ne 
serrez-vous  pas  tout  simplement  le  vcntauplus  près? 

—  Parce  que  nous  irions  donner  droit  sur  l'île  de 
Rion.  —  Vous  en  passerez  à  plus  de  vingt  brasses.  — 
Prenez  donc  le  gouvernail .  dit  le  patron,  et  que  nous 
jugions  de  votre  science. 

Le  jeune  homme  alla  s'asseoir  au  gouvernail,  s'assura 
par  une  légère  pression  que  le  bâtiment  était  obéis- 
sant, et,  voyant  que,  sans  être  de  première  finesse,  il  ne 
se  refusait  pas  : 

—  Aux  bras  et  aux  boulines!  dit-il. 


—  88  — 
Les  quatre  matelots  qui  formaient  l'équipage  cou- 
rurent à  leur  poste,  tandis  que  le  patron  les  regardait 
faire. 

—  Râlez!  continua  Dantès. 

Les  matelots  obéirent  avec  assez  de  précision. 

— Et  maintenant,  amarrez;  bien. 

Cet  ordre  fut  exécuté  comme  les  deux  premiers,  et 
le  petit  bâtiment,  au  lieu  de  continuer  à  courir  des 
bordées,  commença  de  savancer  vers  l'île  de  Rion, 
près  de  laquelle  il  passa,  comme  Tavait  prédit  Dantès, 
en  la  laissant  par  tribord  à  une  vingtaine  de  brasses. 

—  Bravo!  dit  le  patron. —  Bravo!  répétèrent  les 
matelots. 

Et  tous  regardaient,  émerveillés,  cet  homme  dont  le 
regard  avait  retrouvé  une  intelligence  et  le  corps  une 
vigueur  qu'on  était  loin  de  soupçonner  en  lui. 

—  Vous  voyez,  dit  Dantès  en  quittant  la  barre,  que 
je  pourrai  vous  être  de  quelque  utilité  pendant  la  tra- 
versée, du  moins  :  si  tous  ne  voulez  pas  de  moi  à 
Livourne,  eh  bien!  vous  me  laisserez  là,  et  sur  mes 
premiers  mois  de  solde  je  vous  rembourserai  ma  nour- 
riture jusque-là,  et  les  habits  que  vous  allez  me  prê- 
ter—Cest  bien  !  c'est  bien  !  dit  le  patron,  nous  pour- 
rons nous  arranger,  si  vous  êtes  raisonnable.  —  Un 
homme  vaut  un  homme,  dit  Dantès:  ce  que  vous 
dunncz  aux  camarades,  vous  me  le  donnerez,  et  tout 
sera  dit.  —  Ce  n'est  pas  juste,  dit  le  matelot  qui  avait 
tiré  Dantès  de  la  mer,  car  vous  en  savez  plus  que  nous. 
—  Eu  quoi  diable  cela  te  regarde-t-il,  Jacopo?  dit 
le  patron  ;  chacun  est  libre  de  s'engager  pour  la 
somme  qui  lui  convient. — C'est  juste,  dit  Jacopo; 
c'était  uiie  simple  observation  que  je  faisais.  —  Eh 
bien  !  tu  feras  bien  mieux  encore  de  prêter  à  ce  brave 
garçon,  qui  est  tout  nu.  un  pantalon  et  une  vareuse, 
si  toutefois  lu  en  i»s  de  rechange.  —  Non.  dit  .Tacopo; 


—  89  — 
mais  j'ai  une  chemise  et  un  pantalon.  —  C'est  tout  c9 
qu'il  me  faut,  dit  Dantès.  Merci,  mon  ami. 

Jocopo  se  laissa  glisser  pir  récoutille  et  remonta 
un  instant  après  avec  k's  deux  vêtements,  que  Dantès 
revêtit  avec  un  indicible  bonheur. 

—  Maintenant  vous  faut-il  encore  autre  chose  ?  de- 
manda le  patron.  —  Un  morceau  de  pain  et  une  se- 
conde gorgée  de  cet  excellent  rhum  dont  j'ai  déjà 
goûté,  car  il  y  a  bien  longtemps  que  je  n'ai  rien  pris. 

En  effet,  il  y  avait  quarante  heures  à  peu  près. 
On  apporta  à  Dantès  un  morceau  do  pain,  et  Jacopo 
lui  présenta  la  gourde. 

—  Ld  barre  à  bâbord,  cria  le  capitaine  en  se  re- 
tournant vers  le  timonier. 

Dantès  jeta  un  coup  d'oeil  du  même  côté  en  portant 
la  gourde  à  sa  bouche,  mais  la  gourde  resta  à  moitié 
chemin. 

—  Tiens,  demanda  le  patron,  que  se  passe-l-il  donc 
au  chûtean  d'If? 

En  effet,  un  petit  nuage  blanc,  nuagr  quiavaitattiré 
l'attention  de  Dantès.  venait  d'apparaître  couron- 
nant les  créneaux  du  bastion  sud  du  château  d'If.  Une 
seconde  après,  le  bruit  d'une  explosion  lointaine  vint 
mourir  abord  de  la  tartane.  Les  matelots  levèrent  la 
tête  en  se  regardant  les  uns  les  autres. 

—  Que  veut  dire  cela?  demanda  le  patron.  — Il  se 
sera  sauvé  quelque  prisonnier  cette  nuit,  dit  Dantès, 
et  l'on  tire  le  canon  d'alarme. 

Le  patron  jeta  un  regard  sur  le  jeune  homme,  qui , 
en  disant  ces  paroles,  avait  porté  !a  gourde  à  sa  bouche  ; 
mais  il  le  vit  savourer  la  liqueur  qu'elle  contenait 
avec  tant  de  calme  et  de  satisfaction,  que,  s'il  eut  un 
soupçon  quelconque,  ce  soupçon  ne  flt  que  traverser 
son  esprit  et  mourut  aussitôt. 

—  Voilà  un  rhum  qui  est  diablement  fort,  dit  Dan- 


—  90  — 
tes,  essuyant  avec  la  manche  de  sa  chemise  son  front 
ruisselant  de  sueur.  —  Eu  tout  cas,  murmura  le  pa- 
tron en  le  regardant,  si  c'est  lui,  tant  mieux  ;  car  j'ai 
fait  là  Tacquisition  dun  fier  homme. 

Sous  le  prétexte  qu'il  était  fatigué ,  Dantès  de- 
manda alors  de  s'asseoir  au  gouvernail.  Le  timonier, 
enchanté  d'être  relayé  dans  ses  fonctions,  consulta  de 
l'œil  le  patron,  qui  lui  fit  de  la  tète  signe  qu'il  pouvait 
remettre  la  barre  à  sou  nouveau  compagnon.  Dantès, 
ainsi  placé ,  put  rester  les  yeux  fixés  du  côté  de  Mar- 
seille. 

—  Quel  quantième  du  mois  tenons-nous  ?  demanda 
Dantès  à  Jacopo,  qui  était  venu  s'asseoir  près  de  lui 
en  perdant  de  vue  le  château  d'If.  —  Le  28  de  fé- 
vrier, répondit  celui-ci. — De  quelle  année?  demanda 
encore  Dantès.  —  Comment!  de  quelle  année?  vous 
demandez  de  quelle  année?  —  Oui,  reprit  le  jeune 
homme  ,  je  vous  demande  de  quelle  année.  —  Vous 
avez  oublié  l'année  que  nous  sommes?  —  Que  voulez- 
vous,  j'ai  eu  si  grand'peur  cette  nuit,  dit  en  riant 
Dantès ,  que  j'ai  failli  en  perdre  l'esprit ,  si  bien  que 
ma  mémoire  e.;  est  demeurée  toute  troublée  ;  je  vous 
demande  donc  le  28  de  février  de  quelle  année  nous 
sommes?  —  De  l'année  1829,  dit  Jacopo. 

Il  y  avait  quatorze  ans,  jour  pour  jour,  que  Dantès 
avait  été  arrêté.  Il  était  entré  à  dix-neuf  ans  au  châ- 
teau d'If;  il  en  sortait  à  trente-trois  ans.  Un  doulou- 
reux sourire  passa  sur  ses  lèvres  ;  il  se  demanda  ce 
qu'était  devenue  Mercedes  pendant  ce  temps  où  elle 
avait  dû  le  croire  mort.  Puis  un  éclair  de  haine  s'al- 
luma dans  ses  yeux  en  songeant  à  ces  trois  hommes 
auxquels  il  devait  une  si  longue  et  si  cruelle  captivité. 
Et  il  renouvela  contre  Danglars,Fernand  et  Villefort 
ce  serment  d'implacable  vengeance  qu'il  avait  déjà 
prononcé  dans  sa  prison  5  et  ce  serment  n'était  plus 


—  91  — 

une  vaine  menace,  car  à  cette  heure  le  plus  fin  voilier 
de  la  Méditerranée  n'eût  certes  pas  pu  rattraper  la 
petite  tartane  qui  cinglait  à  pleines  voiles  vers  Li- 
vourne. 


VII.  —  Lescoulrebandiers. 

Dantès  n'avait  point  encore  passé  un  jour  à  bord, 
qu'il  avait  déjà  reconnu  à  qui  il  avait  affaire.  Sans 
avoir  été  à  l'école  de  l'abbé  Faria,  le  digne  patron  de 
la  Jeune  Amélie  (c'était  le  nom  de  la  tartane  génoise) 
savait  à  peu  près  toutes  les  langues  qui  se  parlent  au- 
tour de  ce  grand  lac  qu'on  appelle  la  Méditerranée  , 
depuis  l'arabe  jusqu'au  provençal  :  cela  lui  donnait, 
en  lui  épargnant  les  interprètes  ,  gens  toujours  en- 
nuyeux et  parfois  indiscrets.de  grandes  facilités  de 
communication  soit  avec  les  navires  qu'il  rencontrait 
en  mer,  soit  avec  les  petites  barques  qu'il  relevait  le 
long  des  cô'.es,  soit  enfin  avec  ces  gens  sans  nom.  sans 
patrie,  sans  état  apparent ,  comme  il  y  en  a  toujours 
sur  les  dalles  des  quais  qui  avoisinent  les  ports  de 
mer.  et  qui  vivent  de  ces  ressources  mystérieuses  et 
cachées  qu'il  faut  bien  croire  leur  venir  en  ligne  di- 
recte de  la  Providence,  puisqu'ils  n'ont  aucuns  moyens 
d'existence  visibles  à  l'œil  nu.  On  devine  que  Dantès 
était  à  bord  d'un  bâtiment  contrebandier.  Aussi  le 
patron  avait-il  d'abord  reçu  Dantès  avec  une  certaine 
défiance  ;  il  était  fort  connu  de  tous  les  douaniers  de 
la  côte,  et,  comme  c'était  entre  ces  messieurs  et  lui  un 
échange  de  ruses  plus  adroites  les  unes  que  les  autres, 
il  avait  pensé  d'abord  que  Dantès  était  tout  bonne- 
ment un  émissaire  de  dameGabelle,  qui  employait  ce  t 


—  92  — 

ingénieux  moyen  de  pénétrer  quelques-uns  des  se- 
crets du  métier  ;  mais  la  manière  brillante  dont  Dan- 
tès  s'était  tiré  de  l'épreuve  quand  il  avait  orienté  au 
plus  près,  l'avait  entièrement  convaincu  :  puis  ensuite, 
quand  il  avait  vu  cette  légère  fumée  flotter  comme  un 
panache  au-dessus  du  bastion  du  château  d'If,  et  qu"il 
avait  entendu  le  bruit  lointain  de  l'explosion,  il  avait 
eu  un  instant  lidée  qu'il  venait  de  recevoir  à  bord 
celui  à  qui ,  comme  pour  les  entrées  et  sorties  des 
rois .  on  accordait  les  honneurs  du  canon.  Cela  l'in- 
quiétait moins  déjà,  il  faut  le  dire  .  que  si  le  nouveau 
venu  était  un  douanier  :  mais  cette  seconde  supposi- 
tion avait  bientôt  disparu  comme  la  première,  à  la  vue 
de  la  parfaite  tranquillité  de  sa  recrue. 

Edmond  eut  donc  l'avantage  de  savoir  ce  qu'était 
son  patron,  sans  que  son  patron  pût  sa\oir  ce  qu'il 
était.  De  quelque  côté  que  l'attaquassent  le  vieux 
marin  ou  ses  camarades,  il  tint  bon  et  ne  fit  aucun 
aveu,  donnant  force  détails  sur  Naples  et  sur  Malte . 
qu'il  connaissait  comme  Marseille  .  et  maintenant  sa 
première  narration  avec  une  fermeté  qui  faisait  hon- 
neur à  sa  mémoire.  Ce  fut  donc  !e  Génois,  tout  subtil 
qu'il  était,  qui  se  laissa  duper  par  Edmond,  en  faveur 
duquel  parlaient  sa  douceur  .  son  expérience  nau- 
tique, et  surtout  la  plus  savante  dissimulation.  Et  puis, 
peut-être  le  Génois  était-il  comme  ces  gens  d'esprit 
qui  ne  savent  jamais  que  ce  qu'ils  doivent  savoir  .  et 
qui  ne  croient  que  ce  qu'ils  ont  intérêt  à  croire.  Ce 
fut  dans  cette  situation  réciproque  que  l'on  arriva  à 
Livourne. 

Edmond  devait  tenter  là  une  première  épreuve, 
c'était  de  savoir  s'il  se  reconnaîtrait  lui-même,  depuis 
quatorze  ans  qu'il  ne  s'était  vu.  îl  avait  conservé  une 
idée  assez  précise  de  ce  qu'eiait  le  jeune  homme ,  il 
allait  voir  ce  qu'il  était  devenu  homme.  Aux  yeux  de 


—  93  — 

SCS  camarades,  son  vœu  était  accompli,  vingt  fois  déjà 
il  avait  relâché  à  Livourne.  Il  connaissait  un  barbier 
rue  Saint-Fernand  :  il  entra  chez  lui  pour  se  faire 
couper  la  barbe  et  les  cheveux.  Le  barbier  r.'garda 
avec  étonnement  cet  homme  à  la  longue  chevelure  et 
à  la  barbe  épaisse  et  noire  .  qui  ressemblait  à  une  de 
ces  belles  têtes  du  Titien.  Ce  n'était  point  encore  la 
mode  ,  à  cette  époque-là  ,  que  Ton  portât  la  barbe  et 
les  cheveux  si  développés  ;  aujourd'hui  un  barbier 
s'étonnerait  seulement  qu'un  homme  doué  de  si  grands 
avantages  physiques  consentît  volontairement  à  s'en 
priver.  Le  barbier  livournais  se  mit  à  la  besogne  sans 
observation. 

Lorsque  l'opération  fut  terminée,  lorsque  Edmond 
sentit  son  menton  entièrement  rasé,  lorsque  ses  che- 
veux furent  réduits  à  la  longueur  ordinaire,  il  demanda 
un  miroir  et  se  regarda.  Il  avait  alors  trente-frois  ans. 
comme  nous  l'avons  dit,  et  ces  quatorze  ans  de  prison 
avaient,  pour  ainsi  dire,  apporté  un  grand  changement 
moral  dans  sa  figure.  Dantès  était  entré  au  château 
d'If  avec  ce  visage  rond,  riant  et  épanoui  du  jeune 
homme  heureux  à  qui  les  premiers  pas  de  la  vie  ont 
été  faciles,  et  qui  compte  sur  l'avenir  comme  sur  la 
déduction  naturcU-  du  passé  Tout  cela  était  bien 
changé.  Sa  figure  ovale  s'était  allongée,  sa  bouche 
rieuse  avait  pris  ces  lignes  fermes  et  arrêtées  qui  in- 
diquent la  résolution  ;  ses  sourcils  s'étaient  arqués 
sous  une  ride  unique  et  pensive,  ses  yeux  s'étaient 
empreints  d'une  profonde  tristesse,  du  fond  de  la- 
quelle jaillissaient  de  temps  en  temps  les  sombres 
éclairs  de  la  misanthropie  et  de  la  haine  ;  son  teint, 
éloigné  si  longtemps  de  la  lumière  du  jour  et  des 
rayons  du  soleil,  avait  pris  cette  couleur  mate,  qui 
fait,  quand  leur  visage  est  encadré  dans  des  cheveux 
uoirs,  la  beauté  aristocratique  des  hommes  du  Nord. 


—  94  — 

Cette  science  profonde,  qu'il  avait  acquise,  avait  en 
outre  reflété  sur  tout  son  visage  une  auréole  d'intel- 
ligente sécurité.  En  outre,  il  avait,  quoique  naturel- 
lement d'une  tailLî  ass.^z  haute,  acquis  cette  vigueur 
trapue  d'un  corps  toujours  concentrant  ses  forces  en 
lui.  A  l'élégance  des  formes  nerveuses  et  grêles  avait 
succédé  la  solidité  des  formes  arrondies  et  muscu- 
leuses.  Quant  à  sa  voix,  les  prières,  les  sanglots  et 
les  imprécations  l'avaient  changée,  tantôt  en  un 
timbre  d'une  douceur  étrange,  tantôt  en  une  accen- 
tuation rude  et  presque  rauque.  En  outre,  sans  cesse 
dans  un  demi-jouret  dans  l'obscurité,  ses  yeux  avaient 
acquis  cette  singulière  faculté  de  distinguer  les  objets 
pendant  la  nuit,  co.mme  font  ceux  de  l'hyène  et  du 
loup.  Edmoni  sourit  en  se  voyant:  il  était  impossible 
que  son  meilleur  ami.  si  toutefois  il  lui  restait  un  ami, 
le  reconnût  ;  il  ne  se  reconnaissait  pas  lui-même. 

Le  pa:ron  de  la  Jeune-Amélie^  qui  tenait  beau- 
coup à  garder  parmi  ses  gens  un  homme  de  la  valeur 
d'Edmond,  lui  avait  proposé  quelques  avances  sur  sa 
part  de  bénéfices  futurs,  et  Edmond  avait  accepté. 
Son  premier  soin,  en  sortant  de  chez  le  barbier  qui 
venait  d'opérer  chez  lui  cette  première  métamorphose, 
fut  donc  d'entrer  dans  un  magasin  et  d'acheter  un 
vêtement  complet  de  matelot.  Ce  vêtement,  comme 
on  le  sait,  est  fort  simple  :  il  se  compose  d'un  panta- 
lon blanc,  d'une  chemise  rayée  et  d'un  bonnet  phry- 
gien. C'est  sous  ce  costume,  et  rapportant  à  Jacopo 
la  chemise  et  le  pantalon  qu'il  lui  avait  prêtés.  qu'Ed- 
mond reparut  devant  le  patron  de  la  Jeune-Amélie^ 
auquel  il  fut  obligé  de  répéter  son  histoire.  Le  patron 
ne  voulait  pas  reconnaître  dans  ce  matelot  coquelet 
élégant,  l'homme  à  la  barbe  épaisse,  aux  cheveux  mê- 
lés d'algues  et  au  corps  trempé  d'eau  de  mer,  qu'il 
avait  accueilli  nu  et  mourant  sur  le  pont  de  son  na- 


—  95  — 

vire.  EDlraiuc  par  sa  bonne  mine,  il  renouvela  donc 
àDantèsses  propositions  d'engagement  :  mais  Dantès, 
qui  avait  ses  projets,  ne  les  voulut  accepter  que  pour 
trois  mois. 

Au  reste,  c'était  un  équipage  fort  actif  que  celui  de 
la  Jeune-Amélie^  et  soumis  aux  ordres  dun  patron 
qui  avait  pris  Ihabitude  de  ne  pas  perdre  son  temps. 
A  peine  éiait-il  depuis  huit  jours  à  Livourne.  que  les 
flancs  rebondis  du  navire  étaient  remplis  de  mousse- 
lines peintes,  de  cotons  prohibés,  de  poudre  anglaise,  et 
de  tabac  sur  lequel  la  régie  avait  oublié  de  mettre  son 
cachi  1. 11  s'agissait  de  faire  sortir  tout  cela  de  Livourne, 
port  franc,  et  de  débarquer  sur  le  rivage  de  Corse,  d'où 
certains  spéculateurs  se  chargeaient  de  faire  passer 
la  cargaison  en  France.  On  partit.  Edmond  fendit  de 
nouveau  cette  mer  azurée,  premier  horizon  de  sa  jeu- 
nesse, qu'il  avait  revue  si  souvent  dans  les  rêves  de 
sa  prison.  Il  laissa  à  sa  droite  la  Gorgone,  à  sa  gauche 
la  Pianosa,  et  s'avança  vers  la  patrie  de  Paoli  et  de 
Napoléon.  Le  lendemain,  en  montant  sur  le  pont, 
ce  qu'il  faisait  toujours  de  bonne  heure,  le  patron 
trouva  Dantès  appuyé  à  la  muraille  du  bâtiment  et 
regardant,  avec  une  expression  étrange,  un  entasse- 
ment de  rochers  granitiques  que  le  soleil  levant  inon- 
dait d'une  lumière  rosée  :  celait  Tile  de  Monte-Cristo. 
la  Jeune-Amélie  la  laissa  à  trois  quarts  de  lieue  à 
peu  près  à  tribord,  et  continua  son  chemin  vers  la 
Corse. 

Dantès  songeait,  tout  en  longeant  cette  île  au  nom 
si  retentissant  pour  lui,  qu'il  n'aurait  qu'à  sauter  à  la 
nier  et  que  dans  une  demi-heure  il  serait  sur  cette  terre 
promise.  Mais  là.  que  ferait-il  sans  instruments  pour 
découvrir  son  trésor,  sans  armes  pour  le  défendre  ? 
D'ailleurs  que  diraient  les  matelots  ?  que  penserait 
le  patron?  Il  fallait  attendre.  Heureusement  Dantès 


—  96  — 
savait  attendre  :  il  avait  attend»  quatorze  ans  sa  li- 
berté, il  pouvait  bien,  maintenant  qu'il  était  libre, 
attendre  six  mois  ou  un  an  la  richesse.  N"(  ût-il  pas 
accepté  la  liberté  sans  la  richesse,  si  on  la  lui  eût  pro- 
posée? D'ailleurs,  cette  richesse  n'était-elle  pas  toute 
chimérique  ?  Néi^  dans  le  cerveau  malade  du  pauvre 
abbéFaria.  n'était-elle  pas  morte  avec  lui?  Il  est  vrai 
que  cette  lettre  du  cardinal  Spada  était  étrangom-^nl 
précise.  Et  Dantès  répétait  d'un  bout  à  l'autre  dans 
sa  mémoire  la  lettre  dont  il  n'avait  pas  oublié  un  mot. 

Le  soir  vint  :  Edmond  vit  l'ile  passer  par  toutes  les 
teintes  que  le  crépuscule  amène  avec  lui,  et  se  perdre 
pour  tout  le  monde  dans  l'obscurité  ;  mais  lui  avec 
son  regard  habitué  à  l'obscurité  de  la  prison,  il  con- 
tinua sans  doute  de  la  voir,  car  il  demeura  le  dernier 
sur  le  pont.  Le  lendemain  on  se  réveilla  à  la  hauteur 
d'Aleria  Tout  le  jour  on  courut  des  bordées,  le  soir 
des  feux  s'allumèrent  sur  la  côte.  A  la  disposition  de 
ces  feux  on  reconnut  sans  doute  qu'on  pouvait  débar- 
quer, car  i:n  fanal  monta  au  lieu  de  pavillon  à  la  corn" 
du  petit  bâtiment,  et  l'on  s'approcha  à  portée  de  fusil 
du  rivage. 

Dantes  avait  remarqué,  pour  ces  circonstances  so- 
lennelles sans  doute,  que  le  patron  de  la  Jeune-Amélit' 
avait  monté  sur  pivot,  en  approchant  de  la  terre,  deux 
petites  coulevrines  pareilhs  à  des  fusils  de  remparts 
qui,  sans  faire  grand  bruit,  pouvaient  envoyer  une 
jolie  balle  de  qualn'  à  la  livre  à  mille  pas.  ^îaispour 
ce  soir-là  la  précaution  fut  superflue;  tout  se  passa  le 
plus  doucement  et  le  plus  polim-nt  du  monde.  Quatre 
chaloupes  s'approchèrent  à  petit  bruit  du  bâtiment, 
qui.  sans  doute  pour  leur  faire  honneur,  mit  sa  propre 
chaloupe  à  la  mer;  tant  il  y  a  que  ces  cinq  chaloupes 
s'escrimèrent  si  bien  .  qu'à  deux  heures  du  matin 
tout  ic  cuargein-nt  était  passé  du  bord  de  la  Jemte- 


—  97  — 

Amilii-  sur  !;i  îorre  ferme.  La  nuit  même,  tant  Ir  pa- 
tron de  la  Jeuiie-Amelie  était  un  homme  dordre,  la 
répartition  de  la  prime  fui  faite  :  chaque  homme  eût 
cent  livres  toscanes  de  part,  c'est-à-dire  à  peu  près 
quatre-vingts  francs  de  notre  monnaie. 

Mais  Texpédition  n'était  pas  finie,  on  mille  cap  sur 
la  Sardaigne.  Il  s'agissait  d'aller  recharger  le  bâtiment 
qu'on  venait  de  décharger. 

La  seconde  opération  se  fil  aussi  heureusement  que 
la  première  :  la  Jtune-Amélie  était  en  veine  de  bon- 
heur La  nouvelle  cargaison  était  pour  le  duché  de 
Lucques.  Elle  se  composait  presque  entièrement  de 
cigares  de  la  Ha\ane  et  de  vin  de  Xérès  et  de  Malaga. 
Là  on  eut  maille  à  partir  avec  la  gabelle,  cette  éter- 
nelle ennemie  du  patron  de  la  Jeune-Amélie.  Un  doua- 
nier resta  sur  le  carreau,  et  deux  matelots  furent 
blessés.  Dantès  était  un  de  ces  deux  matelots;  une 
balle  lui  avait  traversé  les  chairs  de  l'épaule  gauche. 

Dantès  était  presque  heureux  de  cette  escarmouche 
et  presque  content  de  cette  blessure;  eiles lui  avaient, 
ces  rudes  institutrices,  appris  à  lui-même  de  quel  œil 
il  regardait  le  danger  et  de  quel  cœur  il  supportait  la 
souffrance.  11  avait  regardé  le  danger  en  riant,  et  en 
recevant  le  coup  il  avait  dit,  comme  le  philosophe 
grec  :  »  Douleur,  tu  n'es  pas  un  mal.  »  En  outre,  il 
avait  examiné  le  douanier  blessé  à  mort,  et,  soit  cha- 
leur du  sang  dans  l'action,  soit  refroidissement  des 
sentiments  humains,  cette  vue  ne  lui  avait  produit 
qu'une  légère  impression.  Dantès  était  sur  la  voie 
qu'il  voulait  parcourir  et  marchait  au  but  qu'il  vou- 
lait atteindre  :  son  cœur  était  en  train  de  se  pétrifier 
dans  sa  poitrine.  Au  reste,  Jacopo,  qui,  en  le  voyant 
tomber,  l'avait  cru  mort,  s'était  précipité  sur  lui.  l'a- 
vait relevé,  et  enfin,  une  fois  relevé,  l'avait  soigné  en 
«scellent  camarade. 


-  se  - 

Ce  monde  nétait donc  pas  si  bon  que  le  voyait  le 
docteur  Pangloss  ;  mais  il  n"était  pas  non  plus  si  mé- 
chant que  le  voyait  Dantcs,  puisque  cet  homme,  qui 
n'avait  rien  à  attendre  de  sou  compagnon  que  d'hé- 
riter de  ses  parts  de  primes,  éprouvait  une  si  vive  af- 
fliction de  le  voir  tué?  Heureusement,  nous  l'avons 
dit,  Edmond  n'était  que  blessé.  Grâce  à  certaines 
herbes  cueillies  à  certaines  époques  et  vendues  aux 
contrchaiidiers  par  de  vieilles  femmes  sardes,  la  bles- 
sure se  referma  bien  vite.  Edmond  voulut  tenter 
alors  Jacopo  ;  il  lui  offrit,  en  échange  des  soins  qu'il 
en  avait  reçus,  sa  part  de  primes  ;  mais  Jacopo  refusa 
avec  indignation. 

Il  était  résulté  de  cette  espèce  de  dévouement  sym- 
pathique que  Jacopo  avait  voué  à  Edmond  du  pre- 
mier moment  où  il  l'avait  vu,  qu'Edmond  accordait  à 
Jacopo  une  certaine  somme  d'affection.  Mais  Jacopo 
n'en  demandait  pas  da\antage:il  avait  deviné iristinc- 
livenient  chez  Edmond  celte  suprême  supériorité  à  sa 
position,  supériorité  qu'Edniond  était  parvenu  à  ca- 
cher aux  autres  ;  et  de  ce  peu  que  lui  accordait  Ed- 
mond, le  brave  marin  était  content.  Aussi,  pendant 
les  Ion  uesjournéesdebord,  quand  le  navire,  courant 
avec  sécurité  sur  cette  mer  d'azur,  n'avait  besoin,  grâce 
au  vent  favorable  qui  gonflaitses  voiles,  que  du  secours 
du  timonier.  Edmond,  une  carte  marine  à  la  main, 
se  faisait  instituteur  avec  Jacopo,  comme  le  pauvre 
abbé  Faria  s'était  fait  instituteur  avec  lui.  Il  lui 
montrait  le  gisement  des  côtes,  lui  expliquait  les  va- 
riations de  la  boussole.  lui  apprenait  à  lire  dans  ce 
grand  livre  ouvert  au-dessus  de  nos  têtes  qu'on  appelle 
le  ciel,  et  où  Dieu  a  écrit  sur  l'azur  avec  des  lettres 
de  diamant. 

Et  quand  Jacopo  lui  demandait  :  «  A  quoi  bon  ap- 
prendre toutes  ces  choses  à  un  pauvre  matelot  comme 


—  99  — 

moi?  »  Edmond  répondait  :  »  Qui  sait  ?  tu  seras  peut- 
être  un  jour  capitaine  de  bâtiment  :  ton  compatriote 
Bonaparte  est  bien  devenu  empereur.  » 

Nous  avons  oublié  de  dire  que  Jacopo  était  Corse. 

Deux  mois  et  demi  s'étaient  déjà  écoulés  dans  ces 
courses  successives.  Edmond  était  devenu  aussi  ha- 
bile caboteur  quil  était  autrefois  hardi  marin  :  il  avait 
lié  connaissance  avec  tous  les  contrebandiers  de  la 
côte  ;  il  avait  appris  tous  ces  .signes  maçonniques,  à 
l'aide  desquels  ces  demi -pirates  se  reconnaissent  entre 
eux.  Il  avait  passé  et  repassé  vingt  fois  devant  son  ile 
de  Monte-Cristo;  mais  dans  tout  cela  il  n'avait  pas 
une  seule  fois  trouvé  l'occasion  d"y  débarquer.  Il  avait 
donc  pris  une  résolution  :  c'était,  aussitôt  que  son  en- 
gagement avec  le  patron  delà  Jevue-A  meUe  SiUraii 
pris  fin,  de  louer  une  pelite  barque  pour  son  propre 
compte  (Dantès  le  pouvait,  car  dans  ses  différentes 
courses  il  avait  amassé  uue  centaine  de  piastres),  tt, 
sous  un  prétexte  quelconque,  de  se  rendre  à  l'île  de 
.Aîonte-Crislo.  Là  il  ferait  en  tout-  liberté  ses  re- 
cherches. Non  pas  en  toute  liberté,  cir  il  serait,  sans 
aucun  doute,  espionné  par  ceux  qui  l'auraient  con- 
duit. Mais  dans  ce  monde  il  faut  bien  risquer  quelque 
chose. 

•  La  prison  avait  rendu  Edmond  prudent,  et  il  aurait 
bien  voulu  ne  rien  risquer.  Mais  il  avait  beau  cher- 
cher dans  son  imagination,  si  féconde  qu'elle  fût.  il 
ne  trouvait  pas  d'autres  moyens  darriver  à  l'île  tant 
souhaitée  que  de  s'y  faire  conduire.  Dantès  flottait 
dans  cette  hésitation,  lorsque  le  patron,  qui  avait  mis 
une  grande  confiance  en  lui,  et  qui  avait  grande  envie 
de  le  garder  à  son  service  ,  le  prit  un  soir  par  le  bras 
et  remmena  dans  une  taverne  de  la  Val  del  Ogiio, 
dans  laquelle  avait  l'habitude  de  se  réunir  ce  qu'il  y 
a  de  mieux  en  contrebandiers  à  Livourne.  C'était  là 


qiio  Si-  ti-dilsi  Mit  (i'h;ibi!uii(>  les  affaires  de  la  cùte. 
Déjà  deux  ou  trois  fois  DaiUes  était  entré  dans  celte 
bourse  maritime,  et  en  voyant  ces  hardis  écumeurs 
que  fournit  tout  un  littoral  de  deux  mille  lieues  de 
tour  à  peu  près,  il  s'était  demandé  de  quelle  puissance 
ne  disposerait  pas  un  homme  qui  arriverait  à  donner 
l'impulsion  de  sa  volonté  à  tous  ces  fils  réunis  ou 
divergents.  Cette  fois  il  était  question  d'une  grande 
affaire:  il  s'agissait  d'un  bâtiment  chargé  de  tapis 
turcs,  d'étoffes  du  Levant  et  de  cachemires;  il  fallait 
trouver  un  terrain  neutre  où  l'échange  pût  se  faire, 
puis  tenter  de  jeter  ces  objets  sur  les  côtes  de  France. 
La  prime  était  énorme  si  l'on  réussissait  :  il  s'agissait 
de  cinquante  ou  soixante  piastres  par  homme. 

Le  patron  de  la  Jeune-Amélie  proposa  comme  lieu 
de  débarquement  l'île  de  Monte-Cristo,  laquelle  était 
complètement  déserte,  et,  n'ayant  ni  soldats  ni  doua- 
niers, semble  avoir  été  placée  au  milieu  de  la  mer  du 
temps  de  l'Olympe  païen  par  îlercure.  ce  dieu  des 
commerçants  et  des  voleurs,  classes  que  nous  avons 
faites  séparées  ,  sinon  distinctes  .  et  que  l'antiquité,  à 
ce  qu'il  parait,  rangeait  dans  la  même  catégorie. 
A  ce  nom  de  Monte-Cristo,  Dantès  tressaillit  de  joie: 
il  se  leva  pour  cacher  son  émotion  et  fit  un  tour 
dans  la  taverne  enfumée  ,  où  tous  les  idiomes  du 
monde  connu  venaient  se  fondre  dans  la  langue 
franque.  Lorsqu'il  se  rapprocha  des  deux  interlocu- 
teurs, il  était  décidé  que  l'on  relâcherait  à  Monte- 
Cristo  et  que  l'on  partirait  pour  cette  expédition  dès 
la  nuit  suivante.  Edmond,  consulté,  fut  d'avis  que 
l'ile  offrait  toutes  les  sécurités  possibles,  et  que  les 
grandes  entreprises,  pour  réussir,  avaient  besoin 
d'être  menées  vite.  Rien  ne  fut  donc  changé  au  pro- 
gramme arrêté.  Il  fut  convenu  que  l'on  appareillerait 
Je  lendemain  soir,  et  que  l'on  tâcherait,  la  mer  étant 


—  101  — 
belle  et  le  vent  favorable,  de  se  trouver  le  surlende- 
main soir  dans  les  eaux  de  l'ile  neutre. 


VIII.  —  L'îii-  Je  Moale-Crisio. 

Enfin  Dantès,  par  un  de  cos  bonheurs  inespérés 
qui  arrivent  parfois  à  ceux  sur  lesquels  la  rigueur  du 
sort  s"est  !on;»tomps  lassée.  Dantès  allait  arriver  à  son 
but  par  un  moyen  simple  et  naturel,  et  mettre  le  pied 
dans  l'île  sans  inspirer  à  personne  aucun  soupçon. 

Une  nuit  le  séparait  seulement  de  ce  départ  tant 
attendu.  Celte  nuit  fut  une  des  plus  fiévreuses  que 
passa  Dantès.  Pendant  cette  nuit,  toutes  les  chances 
bonnes  et  mauvaises  se  présentèrent  tour  à  tour  à 
son  esprit  :  s"il  fermait  les  yeux,  il  voyait  la  lettre  du 
cardinal  Spada  écrite  en  caractères  flamboyants  sur 
la  muraille  ;  sil  s'endormait  un  instant,  les  rêves  les 
plus  insensés  venaient  tourbillonner  dans  son  cer  - 
veau;  il  descendait  dans  des  grottes  aux  pavés  dérae- 
raudes.  aiix  parois  de  rubis,  aux  stalactites  de  diamants 
les  perles  tombaient  eoutte  à  goutte,  comme  filtre  d'or- 
dinaire l'eau  souterraine.  Edmond,  ravi,  émerveillé, 
remplissait  ses  poches  de  pierreries;  puis  il  revenait 
au  jour,  et  ces  pierreries  s'étaient  changées  en  simples 
cailloux  :  alors  il  essayait  de  rentrer  dans  ces  groltt  s 
merveiileus;  s.  entrevues  seulement:  mais  le  chemin  se 
tordait  en  spirales  infinies:  l'entrée  était  rcdevenuo 
invisible  ;  il  cherchait  inutilement  dans  sa  mémoire 
fatiguée  ce  mot  magique  et  mystérieux  qui  ouvrait 
pour  le  pêcheur  arab  '  les  cavernes  splendides  d'Âli- 
Baba.  Tout  était  inutile  :  le  trésor  disparu  était  rede- 
venu la  propriété  des  génies  de  la  terre  auxquels  il 
avait  eu  un  instant  l'espoir  de  l'enlever. 

II.  7 


—  102  — 

Le  jour  vint  presque  aussi  fébrile  que  l'avait  été  la 
nuit:  mais  il  amena  la  logique  à  Taide  de  l'imagina- 
tion, et  Dantès  put  arrêter  un  plan  jusqu'alors  vague 
et  floitant  dans  son  cerveau.  Le  soir  vint .  et  avec  le 
soir  les  préparatifs  du  départ.  Ces  préparatifs  étaient 
un  moyen  pour  Dantès  de  cacher  son  agitation.  Peu 
à  peu  il  avait  pris  cettp  autorité  sur  ses  compagnons 
de  command.T  comme  s'il  était  le  maître  du  bâtiment, 
et  comme  s?s  ordres  étaient  toujours  clairs,  précis  et 
faciles  à  exécuter,  ses  corapignons  lui  obéissaient  non- 
seulement  avec  promptitude,  mais  encore  avec  plaisir. 
Le  vieux  marin  le  laissait  faire  :  lui  aussi  avait  reconnu 
la  supériorité  de  Dantès  sur  ses  autres  matelots  et  sur 
lui-même,  il  voyait  dans  le  ji-une  homme  son  succes- 
seur naturel ,  et  i'  regrettait  de  n'avoir  pas  une  fille 
pour  enchaîner  Edmond  par  cette  alliance. 

A  sppt  heurts  du  soir,  tout  fut  prêt,  à  sept  heures 
dix  minutes  on  doublait  le  phare  ."juste  au  moment 
où  il  s'allumait.  La  mer  était  calme,  avec  un  vent  frais 
venant  du  sud-est ,  on  naviguait  sous  un  ciel  d'azur  où 
Dieu  allumait  aussi  tour  à  tour  ses  phares  dont  chacun 
est  un  monde.  Dantès  déclara  que  tout  le  monde  pou- 
vait se  coucher,  et  qui!  se  chargeait  du  gouvernail. 
Quand  le  Maltais  (c'est  ainsi  que  l'on  appelait  Dantès) 
avait  fait  une  pareille  déclaration,  cela  suffisait,  et 
chacun  s'en  allait  coucher  tranquille.  Cela  arrivait 
quelquefois.  Dantès,  rejeté  de  la  solitude  dans  le 
monde ,  éprouvait  de  temps  en  temps  d'impérieux 
besoins  de  solitude.  Or ,  quelle  solitude  à  la  fois  plus 
immense  et  plus  poétique  que  celle  d'un  bâtiment  qui 
flotte  isolé  sur  la  mer  pendant  l'obscurité  de  la  nuit, 
dans  le  silence  de  l'immensité,  et  sous  le  regard  du 
Seigneur  ?  Cette  fois  la  solitude  fut  p  uplée  de  ses 
pensées,  la  nuit  éclairée  par  ses  illusions,  le  silence 
animé  par  ses  promesses. 


—  103  — 

Quand  le  patron  se  réveilla,  le  navire  marchait  sous 
tontes  ses  voiles  :  il  n'y  avait  pas  un  lambeau  de  toile 
qui  ne  fût  gonflé  par  le  vent.  On  faisait  plus  de  deux 
lieues  et  demie  à  l'heure.  L"ile  de  Monte-Cristo  gran- 
dissait à  l'horizon.  Edmond  rendit  le  bâtiment  à  son 
maître,  et  alla  s'étendre  à  son  tour  dans  son  hamac  ; 
mais,  malgré  sa  nuit  d'insomnie,  il  ne  put  fermer  l'œil 
un  seul  instant.  Deui  heures  après,  il  remonta  sur  le 
pont.  Le  bâtiment  était  en  train  de  doubler  l'île  d'Elbe. 
On  était  à  la  hauteur  de  Mareciana  et  au-dessus  de 
l'Ile  plate  et  verte  de  la  Pianosa.  On  voyait  s'élancer 
dans  l'azur  du  ciel  le  sommet  flamboyant  de  3îonte- 
Cristo.  Danlès  ordonna  au  timonier  de  mettre  la 
barre  à  bâbord,  afin  de  laisser  la  Pianosa  à  droite:  il 
avait  calculé  que  cette  manœuvre  devrait  raccourcir 
la  route  de  deux  ou  trois  nœuds.  Vers  cinq  heures  du 
soir,  on  eut  la  vue  complète  de  l'ile  :  on  en  apercevait 
les  moindres  détails,  grâce  à  cotte  limpidité  atmo- 
sphérique qui  est  particulière  à  lajiumière  que  versent 
les  rayons  du  soleil  à  son  déclin.        • 

Edmond  dévorait  des  yeux  cette  masse  de  rochers 
qui  passait  par  toutes  les  couleurs  crépusculaires,  de- 
puis le  rose  vif  jusqu'au  bleu  foncé  :  de  temps  en  temps 
des  bouffées  ardentes  lui  montaient  au  vidage  ,  son 
front  s'empourprait,  un  nuage  pourpré  passait  devant 
ses  yeux  Jamais  joueur,  dont  toute  la  fortune  est  en 
jeu.  n'eut,  sur  un  coup  de  dés,  les  angoisses  que  res- 
sentait Edmond  dans  ses  paroxysmes  d'espérance.  La 
nuit  vint.  A  dix  heures  du  soir  on  aborda.  La  Jeune- 
Amélie  était  la  première  au  rendez-vous.  Dantès, 
malgré  son  empire  ordinaire  sur  lui-même,  ne  put  se 
contenir  :  il  sauta  le  premier  sur  le  rivage.  S'il  l'eût 
osé.  comme  Brutus.  il  eût  baisé  la  terre.  Il  faisait  nuit 
close  ;  mais  à  onze  heures  la  lune  se  leva  du  milieu  de 
y*  mer,  dont  elle  argenta  chaque  frémissement:  puis 


—  i04  — 

ses  rayons,  à  .'acsure  ([u'elle  s'éleva,  commencèrent  à 
S3  jouer,  en  blanches  cascades  de  lumières ,  sur  les 
roches  entassées  de  cet  autre  Pélion. 

L'ile  était  familière  à  l'équipage  de  la  Jetme- Amélie, ■ 
c'était  une  de  ses  stations  ordinaires.  Quant  à  Dantès. 
il  Tavait  reconnue  à  chacun  de  ses  voyages  dans  le 
Levant,  mais  jamais  il  n'y  était  descendu.  11  interrogea 
Jacopo. — Où  allons-nous  passer  la  nuit?  domanda-t-il. 
—  Mais  à  bord  de  la  tartane,  répondit  le  marin.  —  Ne 
serions-nous  pas  mieux  dans  les  grottes  ?  —  Dans 
quelles  grottes  ?  —  Mais  dans  les  grottes  de  l'ile.  — 
Je  ne  connais  pas  de  grottes,  dit  Jacopo. 

Une  sueur  froide  passa  sur  le  front  de  Dantès. 

—  !l  n'y  a  pas  de  grottes  à  Monte-Cristo?  denianda- 
l-il.  —  Non. 

Dantès  demeura  un  instant  étourdi ,  puis  il  songea 
que  ces  grotUs  pouvaient  avoir  été  comblées  depuis 
peu  par  un  accidi'nt  quelconque  ,  ou  même  bouchées, 
pour  plus  glande  précaution,  par  le  cardinal  Spada. 
Le  tout,  dans  ce  cas.  était  donc  de  retrouver  cette 
ouverture  perdue.  11  était  inutile  de  la  chercher  pen- 
dant la  nuit  :  Dantès  remit  donc  l'investigation  au 
1  ii-iemain  ;  d'ailleurs,  un  signal  arboré  à  une  demi- 
lieue  en  mer,  ctauqu-.i  ]aJeu>ie-Amilii'  répondit  aus- 
sitôt par  un  signal  pareil ,  indiqua  que  le  mo.ment 
était  \enu  de  se  mettre  à  la  besogne.  Le  bâtiment  re- 
tardataire, rassuré  par  le  signal  qui  devait  faire  con- 
mitre  au  driiier  arrivé  qu'il  y  avait  toute  sécurité  à 
s  aboucher,  apparut  bientôt  blanc  et  sileneieuï  comme 
un  fantôme,  et  vint  jeter  l'ancre  à  une  encablure  du 
rivage.  Aussitôt  le  transport  commença. 

Dantès  songeait ,  tout  en  travaillant ,  au  hourra  de 
joie  que  d'un  seul  mot  il  pourrait  provoquer  parmi 
tous  ces  hommes,  s'il  disait  tout  haut  lincessante 
pensée  qui  bourdonnait  tout  bas  à  son  oreille  et  à  son 


—  165  — 

ca-ur:  mais,  tout  au  contraire  dp  révéler  le  magnifique 
secret,  il  craignait  d'en  avoir  déjà  trop  dit,  et  d'avoir, 
par  ses  allées  et  ses  venues. ses  demandes  i  épétées,  ses 
observations  minutieuses  et  sa  préoccupation  conti- 
nuelle, éveillé  les  soupçons.  Heureusement,  pour  cette 
circonstance  du  moins,  que  chez  lui  un  passé  bien  dou- 
loureux reflélait  sur  son  visage  une  tristesse  indéJ(i- 
bile.et  que  les  lueurs  de  gaieté  entrevues  sous  ce 
nuage  n'étaient  récilcnicnt  que  des  éclairs. 

Personne  ne  se  doutait  donc  de  rien  :  et  lorsque  le 
lendemain. en  prenant  un  fusil,  du  plomb  et  delà 
poudre,  Daniès  maniiVsta  ie  désir  daller  tirer  quel- 
qu'une de  Cl  s  nombri  uses  c!ie»res  sauvages  que  l'on 
voyait  sauter  de  rocher  en  rocher,  on  n'attribua  cette 
excursion  de  Dantes  qu'à  l'amour  de  la  chasse  ou  au 
désir  de  la  solitude  !  H  n'y  eut  que  Jacopo  qui  insista 
pour  le  suivre.  Dantes  ne  vouiul  [.as  s'y  opposer, 
craignant,  par  cette  répugnance  à  être  accompagné, 
d'insiiirer  quelque  soupçon.  Mais  à  peine  eut-il  fait 
un  quart  de  lieue ,  qu'ayant  trouvé  l'occas  on  de  tirer 
eî  de  tuer  un  chevreau,  il  envoya  Jacopo  le  porter  à 
ses  compagnons  ,  les  invitant  à  le  faire  cuire  et  à  lui 
donner  .  lorsqu'il  serait  cuit,  le  signai  d'en  manger  sa 
part  en  tirant  un  coup  de  fusil.  Quelques  frui-.s  secs 
et  un  fiasco  de  vin  de  Montepuiciano  devaient  com- 
pléter l'ordonnance  du  repas.  Dantes  continua  son 
chemin  ,  en  se  retournant  de  temps  en  temps.  Arrivé 
au  sommet  d'une  roche,  il  vit  à  mille  pieds  au-dessous 
de  luises  compagnons  que  venait  de  rejoindre  Jacopo, 
et  qui  s'occupaient  déjà  activement  des  apprêts  du 
déjeuner,  augmenté,  grâce  à  l'adresse  d'Edmond, 
d'une  pièce  capitale. 

Edmond  les  regarda  un  instant  avec  ce  sourire  douv 
et  triste  de  l'homme  supérieur. —  «  Dans  deux  heures, 
dit-il ,  ces  gens-là  repartiront  rich-s  de  cinquante 


—  106  — 
piastres,  pour  aller,  en  risquant  leur  vie,  essayer  d'en 
gagner  cinquante  autres  ;  puis  ils  reviendront ,  riches 
de  six  cents  livres,  dilapider  ce  trésor  dans  une  ville 
quelconque  ,  avec  la  Uci  lé  lies  sultans  et  lu  contiance 
des  nababs.  Aujourd  Lui  rcspéiance  fait  que  je  mé- 
prise leur  richesse,  qui  nie  parait  la  profonde  niisere  ; 
demain  la  décipliou  fera  peut-être  que  je  serai  forcé 
de  regarder  celle  profonde  misère  comme  le  suprême 
bonheur...  Uh  I  non  ,  s'écna  Edmond,  cela  ne  sera 
pas  ;  le  savant ,  1  infaillible  Faria  ne  se  serait  point 
trompé  sur  celle  Stule  chose.  D'ailleurs,  autant  vau- 
drait mourir  que  de  continuer  de  mener  cette  vie  mi- 
sérable tt  luleiieure.  «  Ainsi  Danles  qui ,  il  y  a  trois 
mois,  n'aspirait  qu'a  la  liberté,  n"a\ ait  déjà  plus  assez 
de  la  liberté  ,  et  aspirait  à  la  richesse;  la  taule  n'en 
était  pasàDantes,  mais  à  Dieu  qui,  en  bornant  la 
puissance  de  l'homme,  lui  a  fait  des  désirs  infinis! 

Cependant,  par  une  route  perdue  entre  deux  mu- 
railles de  roches ,  suivant  un  sentier  creusé  par  le 
torrent ,  et  que,  selou  toute  probabilité  ,  jamais  pied 
humain  n'avait  foulé,  Dautes  s'était  rapproché  de  l'en- 
droit ou  il  supposait  que  les  groitcs  avaient  dû  exister. 
Tout  en  suivant  le  riNage  de  la  mer,  et  eu  exauuuaut 
les  moindres  objets  avec  une  alteulion  sérieuse,  il  crut 
remarquer  bur  certains  rochers  des  eulaillts  creusets 
par  ia  main  de  1  homuie. 

Le  temps,  qui  jette  sur  toule  chose  physique  son 
joanteau  de  mousse,  comme  sur  les  choses  morales  son 
manteau  d'oubli ,  semblait  avoir  respecté  ces  signes 
tracés  avec  une  certaine  régularité .  et  dans  le  but 
probablement  d'iniiiquer  une  trace.  De  temps  en 
temps  cependant  ics  signes  disparaissaient  sous  les 
touffes  de  myrtes  qui  s'épanouissaient  en  gros  bou- 
quets chargés  de  flcuis,  ou  sous  des  lichens  parasites. 
Il  fallait  alors  qu'Edmond  écartât  les  branches  ou  sou- 


—  107  — 

levât  les  mousses  pour  retrouver  les  signes  indicateurs 
qui  le  conduisaient  dans  cet  autre  labyrinthe.  Ces 
signes  a\ aient  au  reste  donné  bon  espoir  à  Edmond. 
Pourquoi  ne  serait-ce  pas  le  cardinal  qui  les  aurait 
tracés  pour  qu'ils  pussent .  au  cas  d'une  catastrophe 
qu'il  n'avait  pas  pu  prévoir  si  complète,  servir  de 
guide  à  son  neveu?  Ce  lieu  solitaire  était  bien  celui 
qui  convenait  à  un  homme  qui  voulait  enfouir  un  tré- 
sor. Seulement  ces  signes  infidèles  n'avaient-ils  pas 
attiré  d'autres  yeux  que  ceux  pour  lesquels  ils  étaient 
tracés,  et  l'île  aux  sombres  merveilles  avait-elle  fidè- 
lement gardé  sou  magnifique  secret? 

Cependant,  à  soixante  pas  du  port  à  peu  près,  il 
sembla  à  Edmond,  toujours  caché  à  ses  compagnons 
par  les  accidents  du  terrain  ,  que  les  entailles  s'arrê- 
taient; seulement  ellcsn'aboulissaient  à  aucune  grotte. 
Un  gros  rocher  rond  ,  posé  sur  une  base  solide  ,  était 
le  seul  but  auquel  elles  semblassent  conduire.  Edmond 
pensa  qu'au  lieu  d'être  arrivé  à  la  fin  ,  il  n'était  peut- 
être  .  tout  au  contraire,  qu'au  commencement  ;  il  prit 
en  conséquence  le  contre-pied  et  retourna  sur  ses 
pas.  Pendant  ce  temps ,  ses  compagnons  préparaient 
le  déjeuner ,  allaient  puiser  de  l'eau  à  la  source , 
transportaient  le  pain  et  les  fruits  à  terre,  et  faisaient 
cuire  le  chevreau.  Juste  au  moment  où  ils  le  tiraient 
de  sa  broche  improvisée,  ils  aperçurent  Edmond  qui, 
léger  et  hardi  comme  un  chamois  ,  sautait  de  rocher 
en  rocher:  ils  tirèrent  un  coup  de  fusil  pour  lui  donner 
le  signal.  Le  chasseur  changea  aussitôt  de  direction^ 
et  revint  tout  courant  à  eux.  Mais  au  moment  où  tous 
le  suivaient  des  yeux  dans  l'espèce  de  vol  qu'il 
exécutait,  taxant  son  adresse  de  témérité,  comme  pour 
donner  raison  à  leurs  craintes,  le  pied  manqua  à 

Edmond,  on  le  vit  chanceler  à  la  cime  d'un  rocher^ 
pousser  un  cri,  et  disparaître. 


—  108  — 
Tous  bondirent  d'un  seul  élan ,  car  tous  aimaient 
Edmond.  m.ili-Mé  sa  s'jtiérioritc  ;  cependant  ce  fut  Ja- 
copo  qui  arriva  le  premier.  11  trouva  Edmond  étendu, 
sanglant  et  presque  sans  connaissance  ;  il  avait  dû 
rouler  d'une  hauteur  de  douze  ou  quinze  pieds.  On 
lui  introduisit  quelques  gouttes  de  rhum,  et  ce  remède, 
qui  avait  déjà  eu  tant  d'efficacité  sur  lui.  produisit  Je 
même  effet  que  la  première  fois. 

Edmond  rouvrit  les  yeux,  et  se  plaignit  de  souffrir 
d'une  vive  douleur  au  genou, d'unegrande  pesanteur  à  la 
tête  et  d'élancements  insupportables  dans  les  reins. 
On  voulut  le  transporter  jusqu'au  rivage  ;  mais  lors- 
qu'on le  îoucha  .  quoique  ce  fût  Jacopo  qui  dirigeât 
l'opération,  il  déclara  en  gémissant  qu'il  ne  se  sentait 
point  la  force  de  supporter  le  transport.  On  comprend 
qu'il  ne  fut  point  question  de  déjeuner  pour  Dantès  ; 
mais  il  exigea  que  ses  camarades,  qui  n'avaient  pas 
les  mêmes  raisons  que  lui  pour  faire  diète ,  retour- 
nassent à  leur  poste.  Quant  à  lui,  il  prétendit  qu'il 
n'avait  besoin  que  d'un  peu  de  repos,  et  qu'à  leur  retour 
ils  le  trouveraient  soulagé.  Les  marins  ne  se  firent  pas 
trop  prier  :  les  marins  avaient  faim  ,  l'odeur  du  che- 
vreau arrivait  jusqu'à  eux,  et  l'on  n'est  point  cérémo- 
nieux entre  loups  de  mer. 

Une  heure  après,  ils  revinrent.  Tout  ce  qu'Pdmond 
avait  pu  faire,  c'était  de  se  traîner  pendant  un  espace 
d'une  dizaine  de  pas  pour  s'appuyer  à  une  roche 
moussue.  3îais.  loin  de  se  calmer,  les  douleurs  de 
Dantès  avaient  semblé  croître  en  violence.  Le  vieux 
patron,  qui  était  forcé  de  partir  dans  la  matinée  pour 
aller  déposer  son  chargement  sur  les  frontières  du 
Piémont  et  de  la  France  .  entre  Nice  et  Fréjus,  in- 
sista pour  que  Dantès  essayât  de  se  lever.  Dantès  fit 
des  efforts  surhumaius  pour  se  rendre  à  cette  invi- 
tation: mais  à  chaque  effort  il  retomba  plaintif  et 
pâlissant. 


—  109  ~ 

—  Il  a  les  reins  rassés  .  dit  tout  bas  le  patron  ; 
n'importe  ,  c'est  un  bon  compagnon  .  et  il  ne  faut  pas 
Tabandonner;  tâchons  de  le  transporter  jusqu'à  ia 
tartane. 

Mais  Dantès  déclara  qu'il  aimait  mieux  mourir  où 
il  était  que  de  supporter  les  douleurs  atroces  que  lui 
occasionnerait  le  mouvement,  si  faible  qu'il  fût. 

—  Eh  bien  !  dit  le  patron ,  avienne  que  pourra;  il 
ne  sera  pas  dit  que  nous  avons  laissé  sans  secours  un 
brave  compagnon  comme  vous.  Nous  ne  pâtirons  que 
ce  soir. 

Cette  proposition  étonna  fort  les  matelots,  quoique 
aucun  d'eux  ne  la  comballU,  au  contraire.  Le  patron 
était  un  homme  si  rigide,  que  c'était  la  première  fois 
qu'on  le  voyait  renoncer  à  une  entreprise,  ou  même 
retarder  son  exécution.  Aussi  Dantès  ne  voulut-il  pas 
souffrir  qu'on  fit  en  sa  faveur  une  si  grave  infraction 
aux  règles  de  la  discipiin.^  établie  à  bord. 

—  Non.  dit-il  au  patron,  j'ai  été  un  maladroit,  et 
il  est  juste  que  je  porte  la  peine  de  ma  maladresse. 
Laissez-moi  une  petite  provision  de  biscuit,  un  fusil, 
de  la  poudre  et  des  balles  pour  tuer  des  chevreaux  ou 
même  pour  me  défendre,  et  une  pioche  pour  me  con- 
struire, si  vous  tardiez  trop  à  me  venir  prendre,  une 
espèce  de  maison. 

—  Mais  lu  mourras  de  faim,  dit  le  patron.  —  J'aime 
mieux  cela,  répondit  Edmond,  que  de  souffrir  les  dou- 
leurs inouïes  qu'un  seul  mouvement  me  fait  en- 
durer. 

Le  patron  se  retournait  du  côté  du  bâtiment,  qui 
se  balançait  avec  un  commencement  d'appareillage 
dans  le  petit  port,  prêt  à  reprendre  la  mer  dès  que  sa 
toilette  serait  achevée. 

—  Que  veux-tu  donc  que  nous  fassions,  Maltais? 
dit-il.  Nous  ne  pouvons  l'abandonner  ainsi,  et  nous 


—  110  — 

ne  pouvons  rester  cependant.  —  Partez  !  partez  !  s'é- 
cria Dantes.  —  >'ous  serons  au  moins  huit  jours  ab- 
sents, dit  le  patron,  encore  faudra-t-il  que  nous  nous 
détournions  de  notre  route  pour  te  venir  prendre.  — 
Écoutez,  dit  Dantes,  si  dici  à  deux  ou  trois  jours 
vous  rencontrez  quelque  bâtiment  pêcheur  ou  autre 
qui  vienne  dans  ces  parages,  recommandez-moi  à  lui; 
je  donnerai  vingt-cinq  piastres  pour  mon  retour  à 
Livourne.  Si  vous  n'en  trouvez  pas,  revenez. 

Le  patron  secoua  la  tète. 

—  Ecoutez,  patron  Baidi,  il  y  a  moyen  de  tout  con- 
cilier, dit  Jacopo  ;  partez  ;  moi  je  resterai  avec  le 
blessé  pour  le  soigner.  —  Et  tu  renonceras  à  ta  part 
départage,  dit  Edmond,  pour  rester  avec  moi?  — 
Oui.  dit  Jacopo,  et  sans  regret.  —  Allons,  tu  es  un 
brave  garçon,  Jacopo,  dit  Edmond,  et  Dieu  te  récom- 
pensera de  ta  bonne  volonté  ;  mais  je  n"ai  besoin  de 
personne,  merci  ;  un  jour  ou  deux  de  repos  me  remet- 
tront, et  j"espère  trouver  dans  ces  rochers  certaines 
herbes  excellentes  contre  les  contusions. 

Un  sourire  étrange  passa  sur  les  lèvres  de  Dantes; 
il  serra  la  main  de  Jacopo  avec  etiusion  ;  mais  il  de- 
meura inébranlable  dans  sa  résolution  de  rester,  et 
de  rester  seul.  Les  contrebandiers  laissèrent  à  Edmond 
ce  qu'il  demandait,  et  séloignèrent  non  sans  se  re- 
tourner plusieurs  fois,  lui  faisant,  à  chaque  fois  qu  ils 
se  retournaient,  tous  les  signes  d"un  cordial  adieu  au- 
quel Edmond  répondait  de  la  main  seulement,  comme 
s"il  ne  pouvait  remuer  le  reste  du  corps. 

Puis,  lorsqu'ils  eurent  disparu  : 

--  Cest  étrange,  murmura  Dantes  en  riant,  que  ce 
soit  parmi  de  pareils  hommes  que  Ion  trouve  des 
preuves  damitié  et  des  actes  de  dévouement. 

Alors  il  se  traîna  avec  précaution  jusquau  sommet 
d'uB  rocher  qui  lui  dérobait  Taspect  de  la  mer,  et  de 


—  lit  — 

là  il  vit  la  tartane  achever  son  appareillage,  lever  l'an- 
cre, se  balancer  gracieusement  comme  une  mouette 
qui  va  prendre  son  vol,  et  partir.  Au  bout  d'une 
heure,  elle  avait  complètement  disparu  ;  du  moins  de 
l'endroit  où  était  demeuré  le  blessé  il  était  impossible 
de  la  voir. 

Alors  Dantès  se  releva,  plus  souple  et  plus  léger 
qu'un  des  chevreaux  qui  bondissaient  parmi  les 
myrtes  et  les  lentisqucs  sur  ces  rochers  sauvages,  prit 
son  fusil  d'une  main,  sa  pioche  de  l'autre,  et  courut 
à  cette  roche  à  laquelle  aboutissaient  les  entailles 
qu'il  avait  remarquées  sur  les  rochers. 

—  Et  maintenant,  s"écria-t-il  en  se  rappelant  cette 
histoire  du  pêcheur  arabe  que  lui  avait  racontée  Faria, 
maintenant,  Sésame,  ouvre-toi  ! 


IX —  Ëblouissemenl. 

Le  soleil  était  arrivé  au  tiers  de  sa  course  à  peu 
près,  et  se^  rayons  de  mai  donnaient,  chauds  et  vivi- 
tianls,  sur  ces  rochers,  qui  eux-mêmes  semblaient 
sensildes  à  sa  chaleur.  Des  milliers  de  cigales,  invi- 
sibles dans  les  bruyères,  taisaient  entendre  leur  mur- 
mure monotone  et  continu.  Les  feuilles  des  myrtes  et 
des  oliviers  s'agitaient  frissonnantes,  et  renaaient  un 
bruit  presque  métallique.  A  chaque  pas  que  faisait 
Edmond  sur  le  granit  echaullé,  il  faisait  fuir  des  lé- 
zards qui  semblaient  des  émeraudes.  Ou  voyait  bondir 
au  loin,  sur  les  talus  inclinés  de  l'île,  les  chèvres 
sauvages  qui  parfois  y  attirent  les  chasseurs  ;  en  un 
mot.l'ile  était  habitée,  vivante,  animée,  et  cependant 
Edmond  s'y  sentait  seul  sous  la  main  de  Dieu.  II 


—  H2  — 

i'prouvait  jo  no  sais  qur]l,^  t^motion  asspz  semblable  à 
do  Ja  irainlc.  C'était  rtltc  défiance  du  grand  jour, 
qui  fait  supposer,  même  dans  le  désert,  que  des  yeux 
inquisiteurs  sctnt  ouverts  sur  nous. 

Ce  sentiment  fut  si  fort,  qu'au  moment  de  se  mettre 
à  la  besogne.  Edmond  s'arrêta,  déposa  sa  pioche,  re- 
prit son  fusil,  gra^Tt  une  dernière  fois  le  roc  le  plus 
élevé  de  Tile,  et  de  là  jeta  un  vaste  regard  sur  tout 
ce  qui  l'entourait.  Mais,  nous  devons  le  dire,  ce  qui 
attira  son  attention,  ce  ne  fut  ni  celte  Corse  poétique 
dont  il  pouvait  distinguer  jusqu'aux  maisons,  ni  cette 
.Sardaigne  presque  inconnue  qui  lui  fait  suite,  ni  l'Ile 
d'Elbe  aux  souvenirs  gigantesques,  ni  enfin  cette  ligne 
imperceptible  qui  s'étendait  à  l'horizon,  etqui,  à  l'œil 
exercé  du   marin,  révélait  Gènes  la  superbe   et  Li- 
vourne  la  commerçante  :  non.  ce  fut  le  briganlin  qui 
était  parti  au  point  du  jour,  et  la  tartane  qui  venait 
de  partir.  Le  premier  était  sur  le  point  de  disparaître 
au  détroit  de  Bonifacio  :  l'autre  suivant  la  route  op- 
posée, côtoyait  la  Corse  au'elle  s'apprêtait  à  dou- 
bler. 

Cette  vue  rassura  Edmond.  Il  ramena  alors  les  yeux 
sur  les  objets  qui  l'entouraient  plus  immédiatement  ; 
il  se  \;t  sur  Je  point  le  plus  élevé  de  l'île  conique, 
grêie  statue  de  cet  immense  piédestal  ;  au-dessous  de 
lui,  pas  un  homme;  autour  de  lui.  pas  une  barque, 
rien  que  la  mer  azurée  qui  venait  battre  la  base  de 
l'île,  et  que  ce  choc  éternel  brodait  d'une  frange  d'ar- 
gent. Alors  il  di'sccndit  d'une  marche  rapide  mais 
cependant  pleine  de  prudence  :  il  craignait  fort,  en  un 
pareil  moment,  un  accident  semblable  à  celui  qu'il 
avait  si  habilement  cl  si  heureusement  simulé. 

Dantès.  comme  nous  l'avons  dit.  avait  repris  le 
contre-piet!  des  entailles  laissées  sur  ces  rochers,  et 
il  avait  vu  que  cette  ligne  conduisait  à  une  espèce  de 


—  1*3  — 

petite  f  rique  cachée  comme  un  bain  de  nymphe  an- 
tique. Cette  crique  était  assez  large  à  son  ouverture 
et  assez  profonde  à  son  centre  pour  qu'un  petit  bâti- 
ment du  genre  des  speronares  pût  y  entrer  et  y  de- 
meurer caché.  Alors,  en  suivant  le  fil  des  inductions, 
ce  fil  qu'aux  mains  de  l'abbé  Faria  il  avait  vu  guider 
l'esprit  d'une  façon  si  ingénieuse  dans  le  dédale  drs 
probabilités,  il  songea  que  le  cardinal  Spada,  dans 
son  intérêt  à  ne  pas  être  vu,  avait  abordé  à  cette  cri- 
que, y  avait  caché  son  petit  bâtiment,  avait  suivi  !a 
ligne  indiquée  par  des  entailles,  etavait.  à  Textrémité 
de  cette  ligne,  enfoui  son  trésor.  C'était  cette  sup[jo- 
sition  qui  avait  ramené  Dantès  près  du  rocher  circu- 
laire. Seulement  une  chose  inquiétait  Edmond  et  bou- 
leversait toutes  les  idées  qu'il  avait  en  dynamique  : 
comment  avait-on  pu,  sens  employer  des  forces  consi- 
dérables, hisser  ce  rocher,  qui  pesait  peut-élre  cinq 
ou  six  i;iiiliers.  sur  l'espèce  de  base  où  il  reposait  ? 

Tout  à  coup  une  idée  vint  à  Dantès. 

—  Au  lieu  de  le  faire  monter.  ?e  dit-il,  on  l'aura 
fait  descendre. 

Et  iui-méme  s'élança  au-dessus  du  rocher,  afin  de 
chercher  la  place  de  sa  base  première.  En  effet,  bien- 
tôt il  vit  qu'une  pente  iéjcc'e  avait  été  pratiquée,  Je 
rocher  asait  glissé  sur  sa  base  et  était  venu  s'arrêter 
à  l'endroit  où  un  autre  roch'  r,  gros  comme  une  pierre 
de  taille  ordinaire,  lui  avait  servi  de  cale.  Des  pierres 
et  des  cailloux  avaient  été  soigneusement  rajustés 
pour  faire  disparaître  toute  solution  de  continuité; 
cette  espèce  de  petit  ouvrage  en  maçonnerie  avait  été 
recouvert  de  terre  végéiale,  Therbe  y  avait  poussé,  la 
mousse  s'y  était  étendue,  quelques  semences  de  myrtes 
et  de  lentisques  s'y  étai  nt  arrêté,  s,  et  le  vieux  rocher 
semblait  soudé  au  sol,  Dantès  enleva  avec^précaution 
la  terre,  et  reconnut  ou  crut  reconnaître  tout  cet  in- 


—  114  — 

génieux  artifice.  Alors  il  sa  mit  à  attaquer  avec  sa 
pioche  cette  muraille  intermédiaire,  cimentée  par  le 
temps. 

Après  un  travail  de  dix  minutes,  la  muraille  céda, 
et  un  trou  à  y  fourrer  le  bras  fut  ouvert,  Dantès  alla 
couper  l'oliner  le  plus  fort  qui I  put  trouver,  le  dé- 
garnit de  ses  branches,  l'introduisit  dans  le  trou  et  en 
fit  un  levier:  mais  le  roc  était  à  la  fois  trop  lourd  et 
calé  trop  solidement  par  le  rocher  inférieur  pour 
qu'une  force  humaine,  fût-ce  celle  d'Hercule  lui- 
même,  pût  l'ébranler. 

Dantès  réfléchit  alors  que  c'était  cette  cale  elle- 
même  qu"  1  fallait  attaquer:  mais  par  quel  moyen? 
Dantès  jeta  les  y^ux  autour  de  lui.  comme  font  les 
hommes  embarras5.és.  et  son  regard  tomba  sur  une 
corne  de  mouflon  pleine  de  poudre  que  lui  avait  lais- 
sée son  aniiJacopo:  il  sourit  :  Tinvention  infernale 
allait  f^iire  son  œuvre. 

A  l'aide  de  sa  pioche.  Dantès  creusa  entre  le  rocher 
supérieur  et  celui  sur  lequel  il  était  posé,  un  conduit 
de  mine  comme  ont  l'habitude  de  faire  les  pionniers 
lorsqu'ils  veulent  épargner  au  bras  de  l'homme  une 
trop  grande  fatigue,  puis  il  le  bourra  de  pou  're.  puis 
effilant  son  mouchoir  et  le  roulant  dans  le  salpêtre,  il 
en  fit  une  mèche.  Le  feu  mis  à  cette  mèche,  Dantès 
s'éloigna.  L'explosion  ne  se  fit  pas  attendre;  le  rocher 
supérieur  fut  un  instant  soulevé  par  Tincalculable 
force,  le  rocher  inférieur  vola  en  éclats.  Par  la  petite 
ouverture  qu'avait  d'abord  pratiquée  Dantès,  s'échappa 
tout  un  monde  d'insectes  frémissants,  et  une  couleuvre 
énorme,  gardienne  de  ce  chemin  mystérieux,  roula 
sur  ses  volutes  bleuâtres  et  disparut. 

Dantès  s'approcha.  Le  rocher  supérieur,  désormais 
sans  appui,  inclinait  vers  labime.  Lintrépide  cher- 
eheur  en  fit  le  tour,  choisit  l'endroit  le  plus  vacillant, 


—  115  — 

appuya  son  levier  dans  une  de  ses  arêtes,  et.  pareil  à 
Sisyphe,  se  roidit  de  toute  sa  puissance  contre  le  ro- 
cher. Le  rocher,  déjà  ébranlé  par  la  commotion, 
chancela;  Dantès  redoubla  defforts.  On  eût  dit  un  de 
ces  Titans  qui  déracinaient  des  montagnes  pour  faire 
la  guerre  au  raaitre  des  dieui.  EnGn  le  rocher  céda, 
roula,  bondit,  se  précipita  et  disparut,  sVngloulissant 
dans  la  nier,  il  laissait  découverte  une  place  circulaire 
et  mettait  à  jour  un  anneau  de  fer  scellé  au  milieu 
d"une  dalle  de  forme  carrée. 

Daniès  poussa  un  cri  de  joie  et  d'étonnement.  Ja- 
mais plus  magnifique  résultat  n'avoit  couronné  une 
première  tentative.  Il  voulut  continuer;  mais  ses  jam- 
bes tremblaient  si  fort,  mais  son  cœur  battait  si  vio- 
lemment, mais  un  nuage  si  brûlant  passait  devant  ses 
yeux,  qui!  fut  forcé  de  s'arrêter.  Ce  moment  d'hési- 
tation eut  la  durée  d'un  éclair.  Edmond  passa  son  le- 
vier dans  l'anneau,  le  leva  visoureus^'inent.  et  la  dalle, 
descellée,  s'ouvrit,  découvrant  la  pente  rapide  d'une 
sorte  d'escalier  qui  allait  s'enfonçant  dans  l'ombre 
d'une  grotte  de  plus  en  plus  obscure. 

Un  autre  se  fût  précipité,  eût  poussé  des  exclama- 
tions de  joie  :  Dantès  s'arrêta,  pâlit,  douta. 

—  Voyons,  se  dit-il.  soyons  homm?.  Accoutumé  à 
l'adversité,  ne  nous  laissons  pas  abattre  par  une  dé- 
ception, ou  sans  cela  ce  serait  donc  pour  rien  que 
j'aura  s  souffert.  Le  cœur  se  brise  lo-i-sque,  après  avoir 
été  dilaté  outre  mesure  par  lespérance  à  tiède  ha- 
leine, il  rentre  et  se  renferme  dans  la  froide  réalité. 
Paria  a  fait  un  rêve  ;  le  cardinal  Spada  n'a  rien  enfoui 
dans  cette  grotte  ;  peut-être  même  n'y  est-il  jamais 
venu,  ou  s'il  y  est  venu.  César  Borgia,  l'intrépide 
aTenluricr,  l'infatigable  cl  sombre  larron,  y  est  venu 
après  lui,  a  découvert  sa  trace  a  suivi  les  mêmes  bri- 
sées que  moi,  comme  moi  a  soulevé  cette  pierre,  et, 


—  116  — 

descendu  avant  moi.  ne  m"a  rien  laissé  à  prendre 
après  lui. 

Il  resta  un  moment  immobile,  pensif,  les  yeux  fixés 
sur  cette  ouverture  sombre  et  continue. 

Or,  maintenant  que  je  ne  compte  plus  sur  rien, 
maintenant  que  je  me  suis  dit  qu'il  serait  insensé  de 
conserver  quelque  espoir,  la  suite  de  cette  aventure 
est  pour  moi  une  chose  de  curiosité,  voilà  toul. 

Et  il  demeura  encore  immobile  et  méditant. 

—  Oui,  oui,  c.'ci  est  une  aventure  à  trouver  sa  place 
dans  la  vie.  mêlée  d"ombre  et  de  lumière,  de  ce  royal 
bandit.  Dans  ce  tissu  d'événements  étranges  qui  com- 
posent la  trame  diaprée  de  son  existence,  ce  fabuleux 
événement  a  dû  s'enchaîner  invinciblement  aux  autres 
choses.  Oui.  Borgia  est  venu  quelque  nuit  ici,  un  flam- 
beau d'une  main,  une  épée  de  l'autre,  tandis  qu  à 
vingt  pas  de  lui,  au  pied  de  cette  roche  peut-être,  se 
tenaient,  sombres  et  menaçants,  deux  sbires  interro- 
geant la  terre,  l'air  et  la  mer.  pendant  que  leur  maître 
entrait  comme  je  vais  le  faire,  secouant  les  ténèbres 
de  son  bras  redoutable  et  fiamboyant.  Oui,  mais  des 
sbires  auxquels  il  aura  livré  ainsi  son  secret,  qu'en 
aura  fait  César?  se  demanda  Dantès.  Ce  qu'on  fit,  se 
répondit  il  en  souriant,  des  ensevelisseurs  d'AIarie, 
que  l'on  enterra  avec  rcuscvcli. 

—  Cependaut  s'il  y  était  venu,  reprit  Dantès.  il 
eût  retrouvé  et  pris  le  trésor;  Borgia,  l'homme  qui 
comparait  l'Italie  à  un  artichaut  et  qui  la  mangeait 
feuille  à  feuille.  Borgia  savait  trop  bien  l'emploi  du 
temps  pour  avoir  p^rdu  le  sien  à  replacer  ce  rocher 
^ur  sa  base.  Descendons. 

Alors  il  descendit,  le  sourire  du  doute  sur  les  lè- 
vres et  murmurant  ce  dernier  mol  de  la  sagesse  hu- 
maine : 

—  Peut-être!... 


—  117  — 

Mais  au  lieu  des  ténèbres  qu'il  s'était  attendu  à 
trouver,  au  iieu  dune  atmosphère  opaque  et  viciée, 
Dantès  ne  vit  qu'une  douce  lueur  décomposé?  en  jour 
bleuâtre  ,  l'air  et  ia  lumière  filtraient  non-seulement 
par  l'ouverture  q:!i  venait  d'être  pratiquée,  mais  en- 
core par  des  gerçures  de  rochers  invisibles  du  so'  ex- 
térieur, et  à  travers  lesquilifs  on  voyait  l'azur  du 
ciel  où  se  jouaient  les  branches  tremblotantes  des 
chênes  verds  et  les  ligaments  épineuiet  rampants  d?s 
ronces.  Après  quelques  secondes  Je  séjour  dans  cett'_' 
grotte,  dont  l'atmosphère  plutôt  liede  qu'humide,  plu- 
tôt odorante  que  fade,  était  à  ia  température  de  i'îie 
ce  que  la  lueur  bîeue  était  au  soleil ,  le  regard  de 
Dantès.  habitué  d'ailleurs,  comme  nous  l'avons  dit. 
aux  ténèbres,  put  sonder  les  angles  les  plus  reculés  di' 
la  caverne  ;  elle  était  de  granit  dent  les  facettes  pail- 
letées étincelaient  c  mme  des  diamants. 

—  Hélas!  se  dit  Edmond  en  souriant,  voilà  sans 
doute  tous  les  trésors  qu'aura  laissés  le  cardinal.  (  t 
ce  bon  abbé,  en  voyant  on  ré\e  ces  murs  tout  res  . 
plenuisiants.  se  sera  entretenu  dans  ses  riches  espi- 
rances  ! 

Mais  Daatès  se  rappela  les  termes  dj  testamer,.' 
qu'il  savait  par  cœur.  «  Dans  l'angle  le  plus  éloigné  <io 
la  seconde  ouverture.  »  disait  ce  testament. 

Or.  Dantès  avait  pénétré  sculcm  nt  dans  la  pr.- 
mière  grotte,  il  fallait  maintenant  cherch-.  r  l'entrée  d  ■ 
la  .seconde. 

Dantès  s'orienta.  Cette  seconde  groUe  devait  nalu- 
rellemcnt  s'enfoncer  d:ns  l'intéri-jur  d.;  i'ile.  1!  txa- 
mina  les  couches  des  pierres,  et  il  aiia  frapper  à  ai.  ; 
dis  parois  qui  lui  parut  celle  où  devait  être  cette 
ouverture .  masquée  .  siiiis  douto.pour  plus  ^'rande 
précaution.  La  pioche  ié-onni  priiiîaiit  un  iiist-ant, 
tirant  du  rocher  un  m>î!  mat  dont  la  compacité  faisait 
II-  8 


—  118  — 

germer  la  sueur  au  front  de  Dantès.  Enfin  il  sembla  au 
mineur  persévérant  qu'une  portion  de  la  muraille  gra- 
nitique répondait,  par  un  écho  plus  sourd  et  plus  pro- 
fon:l ,  à  rappel  qui  lui  était  t'ait,  il  rapprocha  son 
regard  ardent  de  la  muraille,  et  reconnut,  avec  le 
tact  du  prisonnier,  ce  que  nul  autre  n'eût  reconnu 
peut-être  :  c'est  qu'il  devait  y  avoir  là  une  ouverture. 
Cependant .  pour  ne  pas  faire  une  besogne  inutile . 
Dantès  qui.  comme  César  Borgia ,  avait  étudié  le  prix 
du  temps,  sonda  les  autres  parois  avec  sa  pioche, 
interrogea  le  sol  avec  la  crosse  de  son  fusil .  ouvrit  lé 
sable  aux  endroits  suspects,  et,  n'ayant  rien  trouvé  . 
rien  reconr.u  ,  revint  à  la  portion  de  la  muraille  qui 
rendait  en  son  consolateur.  II  frappa  de  nouveau  et 
avec  plus  de  force. 

Alors  il  vit  une  chose  singulière  :  c'est  que ,  sous 
les  coups  de  l'instrument,  une  espèce  d'enduit,  pareil 
à  celui  qu'on  applique  sur  les  murailles  pour  peindre 
à  fresque  ,  se  soulevait  et  tombait  en  écailles,  décou- 
vrant une  pierre  blanchâtre  et  molle  pareille  à  nos 
pierres  de  taille  ordinaires.  On  avait  fermé  l'ouverture 
du  rocher  avec  des  pierres  d'une  autre  nature ,  puis 
on  avait  étendu  sur  ces  pierres  cet  enduit .  puis  sur 
cet  enduit .  on  avait  imité  la  teinte  et  le  cristallin  du 
granit.  Dantès  frappa  alors  par  le  bout  aigu  de  la 
pioche,  qui  entra  d'un  pouce  dans  la  porte-muraille. 
C'était  là  qu'il  fallait  fouiller. 

Par  un  mystère  étrange  de  l'organisation  humaine, 
plus  les  preuves  que  Faria  ne  s'était  pas  trompé , 
devaient,  en  s'accumulant,  rassurer  Dantès,  plus  son 
cœur  défaillant  se  laissait  aller  au  doute  et  presque 
au  découragement.  Cette  nouvelle  expérience ,  qui 
aurait  dû  lui  donner  une  force  nouvelle,  lui  ôta  la 
force  qui  lui  restait  ;  la  pioche  descendit,  s'échappant 
presque  de  ses  mains,  il  la  posa  sur  le  sol,  s'essuya  le 


—  119  — 

front,  et  remonta  vers  le  jour,  se  donnant  à  lui-même 
le  prétexte  de  voir  si  personne  ne  Tépiait,  mais,  en 
réalité  parce  qu'il  avait  besoin  d'air,  parce  qu'il  sen- 
tait qu'il  allait  s'évanouir. 

L'île  était  déserte  .  et  le  soleil ,  à  son  zénith  .  sem- 
blait la  couvrir  de  son  œil  de  feu  :  au  loin  .  de  petites 
barques  de  pêcheurs  ouvraient  leurs  ai'es  sur  la  mer 
d'un  bleu  de  saphir.  Dantès  n'avait  «ncore  rien  pris  ; 
mais  c'était  bien  long  de  manger  dans  un  pareil  mo- 
ment :  il  avala  une  gorgée  de  rhum,  et  rentra  dans  la 
grotte  le  cœur  raffermi.  La  pioche  qui  lui  avait  semblé 
si  lourde  était  rt devenue  légère;  il  la  souleva  comme 
il  eilt  fait  d'unp  plume,  et  se  remit  vigoureusement  à 
la  besogne.  Après  qu^^iques  coups,  il  s'aperçut  que 
les  pierres  n'étaient  point  .«cvllées.  mais  siulemont 
posées  les  unes  sur  les  autres  et  recouvertes  de  i'tn- 
duit  dont  nous  avons  parlé  :  il  introduisit  dans  une 
des  fissures  la  pointe  de  la  pioche,  pesa  sur  le  manche, 
et  vit  avec  joie  la  pierre  rouler  comme  sur  des  gonds 
et  tomber  à  ses  pieds.  Dès  lors  Dantès  n'eut  plus  qu'à 
tirer  chaque  pierre  à  lui  avec  la  dent  de  fer  de  Is 
pioche  ,  et  chaque  pierre  à  son  tour  roula  près  dt-  ia 
première. 

Dès  la  première  ouverture  Dantès  eût  pu  entrer  ; 
mais  en  tardant  de  quelques  instants,  c'était  retarder 
la  certitude  en  se  cramponnant  à  l'espérance.  Enfin  , 
après  une  nouvelle  hésitation  d'un  instant .  Dantès 
passa  de  cette  première  grotte  dans  la  seconde. 

Cette  seconde  grotte  était  plus  basse  .  plus  sombre 
et  d'un  aspect  plus  efifrayanl  que  la  première.  L'air. 
qui  n'y  pénétrait  que  par  l'ouverture  pratiquée  à  l'in- 
stant mêine,  avait  cette  odeur  méphitique  que  Dantès 
s'était  étonné  de  ne  pas  trouver  dans  la  première. 
Dantès  donna  le  temps  à  i'air  extérieur  daller  raviver 
cette  atmosphère  morte  ,  et  entra.  A  gauche  de  l'ou- 


—  120  — 

verture  était  un  angle  profond  et  sombre.  Mais,  nous 
l'avons  dit,  pour  l'œil  de  Dantès  il  n'y  avait  pas  do 
ténèbres.  Il  sonda  du  regard  la  seconde  grotte  :  oll  ■ 
était  vide  comme  la  première.  Le  trésor,  s'il  existait . 
était  enterré  dans  cet  angle  sombre. 

L'heure  de  l'angoisse  était  arrivé»  :  deux  pieds  de 
terre  à  fouiller,  c'était  tout  ce  qui  restait  à  Dantès 
entre  ia  suprême  joie  ou  le  suprême  désespoir  !î 
s'avança  vers  Tangle.  et,  comme  pris  d'une  résolu- 
tion subite .  il  attaqua  le  sol  hardiment.  Au  cinquième 
ou  sixième  coup  de  pioche,  le  fer  résonna  sur  du  fer. 
Jamais  tocsin  funèbre,  jamais  glas  frémissant  ne  pro 
duisil  pareil  effet  sur  c^lui  qui  l'entendit.  Danlès  n'au- 
rait rien  rencontré  qu'il  ne  fût  certes  pas  devenu  plus 
pâle.  11  sonda  à  c6té  de  l'endroit  où  il  avait  sondé 
déjà .  et  rencontra  la  même  résistance ,  mais  non  pas 
le  même  son. 

—  C'est  un  coffre  de  bois  cerclé  de  fer,  dit-il. 

En  ce  moment  une  ombre  rapide  passa  .  intercep- 
tant le  jour.  Dantès  laissa  tomber  sa  pioche  .  .saisit 
son  fusil .  repassa  par  l'ouverture ,  et  s'élança  vers 
le  jour. 

Une  chèvre  sauvage  avait  bondi  par-dessus  la  pre- 
mière entrée  de  la  grotte  et  broutait  à  quelques  pas 
de  là.  C'était  une  belle  occasion  de  s'assurer  son  dîner  ; 
mais  Dantès  eut  peur  que  la  détonation  du  fusil  n'at- 
tirât quelqu'un.  Il  réfléchit  un  instant,  coupa  un  arbre 
résineux,  alla  Tallumer  au  feu  encore  fuman!  où  les 
contrebandiers  avaient  fait  cuire  leur  déjeuner .  et 
revint  avec  cette  torche.  M  ne  voulait  perdre  aucun 
détail  de  ce  qu'il  allait  voir. 

Il  approcha  la  torche  du  trou  informe  et  inachevé, 
et  reconnut  qu'il  ne  s'était  pas  trompé  :  ses  coups 
avaient  alternalivemenl  frappé  sur  le  fer  et  sur  le  bois. 
Il  planta  sa  torche  dans  la  terre,  et  se  remit  à  l'œuvre. 


—  121  — 

En  un  instant,  un  emplacement  de  trois  pieds  de  long 
sur  deux  de  large  à  piu  près  fut  déblayé  .  et  Dp.ntcs 
put  reconnaître  un  coffre  de  bois  de  chêne,  cerclé  de 
fer  ciselé.  Au  milieu  du  couvercle  resplendissaient, 
sur  une  plaque  d'argent  que  la  terre  ti'avail  pu  ternir, 
les  armes  de  la  famille  Spada,  c'est-à-dire  une  épéc 
posée  en  pal  sur  un  écusson  ovale .  comme  sont 
les  écussons  italiens,  et  surmontée  d'un  chapeau  de 
cardinal.  Dantés  les  reconnut  faeiienîent .  l'abbé  Fa- 
ria  les  lui  avait  tant  de  fois  dessinées.  Dès  lor.s  il  n'y 
avait  plus  de  doute  ,  le  trésor  était  bien  là;  on  n'eût 
pas  pris  lant  de  précautions  pour  remettre  à  cette  plac; 
un  coffre  vide. 

En  un  instant  tous  les  alentours  du  coffre  furent 
déblayés,  et  Danlès  \it  tour  à  tour  apparaître  la  ser- 
rure du  milieu,  placée  entre  deux  cadenas,  et  le.s 
anses  des  faces  latérales;  tout  c-'!a  était  ciselé,  comme 
on  ciselait  à  cette  époque  où  lart  rendait  précieux  les 
plus  vils  métaux.  Dantès  prit  le  coffre  par  les  anses 
<t  essaya  de  le  soulever  :  c'était  chose  impossible. 
Dantes  essaya  de  l'ouvrir,  1<  s  serrures  et  les  cadenas 
étaient  fermés  :  ces  fidèles  gardiens  semblaient  ne  pas 
vouloir  rendre  leur  trésor.  Dantès  introduisit  le  côté 
tranchant  de  sa  pioche  entre  le  coffre  et  le  couvercle , 
pesa  sur  le  manche  de  la  pioche,  et  le  couvercle,  après 
avoir  crié,  éclata.  Une  large  ouverture  des  ais  rendit 
1er  ferrures  inutiles,  elles  tombèrent  à  leur  tour,  ser- 
rant encore  de  leurs  ongles  tenaces  les  planches  cnts- 
mées  par  leur  chute,  et  le  coffre  fut  découvert. 

Une  fièvre  vertigineuse  s'empara  de  Dantes;  il  sai- 
sit son  fusil,  l'arma  et  le  plaça  près  de  lui.  D'abord 
il  ferma  les  yeux  ,  comme  font  les  enfants  ,  pour 
apercevoir  ,  dans  la  nuit  étinceîante  de  leur  imagina- 
tion, plus  d'étoiles  qu'ils  n'en  peuvent  compter  daris 
un  ciel  encore  éclairé  ,  puis  il  les  rouvrit  et  demeura 
ébloui. 


-—  122  — 

Trois  compartiments  scindaient  le  coffre  :  dans  le 
premier  brillaient  de  rutilants  écus  d'or  aux  fauves 
reflets  ;  dans  le  second ,  des  lingots  mal  polis ,  mais 
rangés  en  bon  ordre .  et  qui  n'avaient  de  l'or  que  le 
poids  et  la  valeur;  dans  le  troisième  enfin  ,  à  demi 
plein  ,  Edmond  remua  à  poignée  les  diamants ,  les 
perles  ,  les  rubis,  qui,  cascade  étincelante,  faisaient, 
en  retombant  les  uns  sur  les  autres,  le  bruit  de  la  grêle 
sur  les  vitres. 

Après  avoir  touché  .  palpé  .  enfoncé  ses  mains  fré- 
missantes dans  Tor  et  les  pierreries,  Edmond  se  releva 
et  prit  sa  course  à  travers  les  cavernes  avec  la  trem- 
blante exaltation  d'un  homme  qui  touche  à  la  folie.  Il 
sauta  sur  un  rocher  d'où  il  pouvait  découvrir  la  mer, 
et  naperçut  rien  ;  il  était  seul ,  bien  seul ,  avec  ces 
richesses  incalculables,  inouïes,  fabuleuses  ,  qui  lui 
appartenaient:  seulement  rêvait-il  ou  était-il  éveillé? 
faisait-il  un  songe  fugitif  ou  étreignait-il  corps  à  corps 
une  réalité  ? 

Il  avait  besoin  de  revoir  son  or,  et  cependant  il  sen- 
tait qu'il  naurait pas  la  force  en  ce  moment  d'en  sou- 
tenir la  vue.  Un  instant  il  appuya  ses  deux  mains  sur 
le  haut  de  sa  tète,  comme  pour  empêcher  sa  raison  de 
s'enfuir  :  puis  il  s'élança  tout  au  travers  de  l'île,  sans 
suivre  ,  non  pas  de  chemin  ,  il  n'y  en  a  pas  dans  l'île 
de  Monte-Christo  ,  mais  de  ligne  arrêtée  .  faisant  fuir 
les  chèvres  sauvages  et  eflrayant  les  oiseaux  de  mer 
par  ses  cris  et  ses  gesticulations.  Puis,  par  un  détour, 
il  revint,  doutant  encore,  se  précipitant  de  la  première 
grotte  dans  la  seconde ,  et  se  retrouvant  en  face  de 
cette  mine  d"or  et  de  diamants.  Cette  fois  il  tomba  à 
genoux  .  comprimant  de  ses  deux  mains  convulsives 
son  c<Eur  bondissant,  et  murmurant  une  prière  intel- 
ligible pour  Dieu  seul.  Bientôt  il  se  sentit  plus  calme, 
et,  partant,  plus  heureux  ;  car  de  cette  heure  seule- 
meDt  il  commençait  à  croire  à  sa  félicité. 


—  123  — 

Il  se  mit  alors  à  compter  sa  fortune;  il  y  avait  mille 
lingots  d"or  de  deux  à  trois  livres  chacun  ;  ensuite  il 
empila  vingt-cinq  mille  écus  d'or,  pouvant  valoir 
chacun  quatre-vingts  francs  de  notre  monnaie  actuelle, 
tous  à  l'effigie  du  pape  Alexandre  VI  et  de  ses  prédé- 
cesseurs, et  il  s'aperçut  que  le  compartiment  n'était 
qu'à  moitié  vide  ;  enfin  il  mesura  dix  fois  la  capacité 
de  ses  deux  mains  en  perles  ,  en  pierreries .  en  dia- 
mants ,  dont  beaucoup  .  montés  par  les  meilleurs  or- 
févres  de  l'époque  .  offraient  ui  o  valeur  d'exécution 
remarquable,  même  à  côté  de  leur  valeur  intrinsèque. 

Dantès  vit  le  jou.  baisser  et  s'éteindre  peu  à  peu. 
11  craignit  d'être  surpris  s'il  restait  dans  la  caverne , 
et  sortit  son  fusil  à  la  main.  Un  morceau  de  biscuit  <  t 
quelques  gorgées  de  vin  furent  son  souper.  Puis  il 
replaça  la  pierre,  se  coucha  dessus,  et  dormit  à  peine 
quelques  heures ,  couvrant  de  son  corps  l'entrée  de 
la  grotte.  Cette  nuit  fut  à  la  fois  une  de  ces  nuits 
délicieuses  et  terribles  jomme  cet  homme  aux  fou- 
droyantes émotions  en  avait  déjà  passé  deux  ou  trois 
dans  sa  vie. 


XI.  —  L'inconnu. 

Le  jour  vint  :  Dantès  l'attendait  depuis  longtemps 
les  yeux  ouverts.  A  ses  premiers  rayons  .  il  se  leva  , 
monta,  comme  la  veille,  sur  le  rocher  le  plus  élevé  de 
rile .  afin  d'explorer  les  alentours.  Comme  la  veille  , 
tout  était  désert. 

Edmond  descendit,  leva  la  pierre,  emplit  sds  poches 
de  pierreries,  replaça  du  mieux  qu'ii  put  ics  planches 
et  les  ferrures  du  coffre,  le  recouvrit  de  terre,  piétina 


—  124  — 

cette  tci  rc,  jeta  du  sabîe  dessus,  afin  de  rmjîro  IVr.droit 
fraîchcmprit  retourné  pareil  au  reste  du  soi.  sortit  de 
la  grotte  ,  replaça  la  dal!»',  amassa  sur  la  dalle  des 
pierres  de  diiTéreiiles  ,°:rns~curs,  introduisit  de  la  terre 
dans  les  intervalles,  planta  dans  ces  intervalles  des 
myrtes  et  des  bruyères,  arrosa  ces  plantations  nou- 
velles .  afin  qu'elles  semblassent  anciennes,  effaça  les 
traces  de  ses  pas  amassées  autour  de  cet  endroit .  et 
attendit  avec  impatience  le  retour  de  ses  compagnons. 
En  effet,  il  ne  s'agissait  plus  maintenant  de  passer  son 
temps  à  regarder  cet  or  et  ces  diamants  .  et  à  rester  à 
Xonte-Cristo  conimo  un  dragon  surveillant  dinutiies 
trésors.  3Jaintenant  il  fallait  retourner  dans  la  ^^c. 
parmi  les  hommes,  et  prendre  dans  la  société  le  rang, 
rinfluence  et  le  pouvoir  que  donne  en  ce  monde  la 
richesse,  la  première  et  la  plus  grande  des  forces  dont 
peut  disposer  la  créature  humaine. 

Les  contrebaniliers  revinrent  le  siiième  jour.  Dan- 
tès  reconnut  de  loin  le  port  et  la  marche  de  la  Jeum- 
Âmé'ie  ,■  il  se  traîna  jusqu'au  port  comme  le  Philoclèle 
blessé  ,  et  lorsque  ses  compagnons  abordèrent,  il  leur 
annonça,  (oui  en  se  plaignant  encore  ,  un  mieux  sen- 
sible :  puis,  à  son  tour ,  il  écouta  le  récit  des  aventu- 
riers, lis  avaient  réussi ,  il  est  vrai  :  mais  à  peine  le 
cbrirgement  avait-i!  été  dépcsé,  qu'ils  avaient  eu  avis 
(;u'u!i  briek  en  survi  illance  à  Toulon  venait  de  sor- 
tir du  port ,  et  se  dirigeait  de  h  ur  côté  :  ils  s'étaient 
alors  enfuis  à  tirc-d'aiie,  regrettant  que  Bantès  ,  qui 
savait  donner  une  vitesse  si  supérieure  au  bâtiment , 
ni'  fût  point  !à  pour  le  diriger.  En  effet,  bientôt  ils 
avaient  aperçu  le  bâtiment  chassrur;  mais  à  l'aide 
de  !a  nuit  et  «  n  doublant  le  cap  Corse,  ils  lui  avaient 
échappé.  En  somme  ,  ce  voyage  n"a\ait  pas  été  mau- 
vais, et  tous,  et  surtout  Jacopo,  regrettaient  que  Dantés 
n'en  eût  pas  été ,  afin  d'avoir  sa  part  des  bénéfices 


—  123  — 
qu'il  avail  rapporlc's.  part  qui  se  montait  à  cim'uante 
piastres. 

Edmond  dcmoura  impénétrable,  il  ne  sourit  même 
pas  à  rénuméralion  des  avantages  qu'il  eût  partagés 
s'il  eût  pu  quitter  l'île  :  et  comme  la  Jeune- Amélie  n'é- 
tait venue  à  Monte-Cristo  que  pour  le  chercher,  il  se 
rembarqua  le  soir  même  et  suivit  le  patron  à  Livourne. 
A  Livourne  il  alla  chez  un  juif,  cl  vendit  vingt-cinq 
millefrancs  chacun  quatre  de  ses  plus  petits  diamants. 
Le  juif  aurait  pu  s'informer  comment  un  matelot.se 
trouvait  possesseur  de  pareils  objets  :  mais  il  s'en 
garda  bien,  il  gagnait  mille  francs  sur  chacun.  Le  len- 
demain il  acheta  une  barque  toute  neuve,  qu'il  donna 
à  Jacopo,  en  ajoutant  à  ce  don  cent  piastres,  afin 
qu'il  pût  engager  un  équipage ,  et  cela  à  la  condition 
que  Jacopo  irait  à  Marseille  demander  des  nouvelles 
d'un  vieillard  nommé  Louis  Dantès.etqui  demeu- 
rait aux  Allées  de  Meilhan,  et  d'une  jeune  fille  qui  de- 
meurait au  village  des  Catalans  ,  et  que  l'on  nommait 
Mercedes. 

Ce  fut  à  Jacopo  à  croire  qu'il  faisait  un  rêve.  Ed- 
mond lui  raconta  alors  qu'il  s'était  fait  marin  par  un 
coup  de  tète  et  parce  que  sa  famille  lui  refusait  l'ar- 
gent nécessaire  à  son  entretien  ,  mais  qu'en  arrivant 
à  Livourne  il  avait  touché  la  succession  d'un  oncle  qui 
l'avait  fait  son  seul  héritier.  L'éducation  élevée  de 
Dantès  donnait  à  ce  récit  une  telle  vraisemblance , 
que  Jacopo  ne  douta  point  un  instant  que  son  ancien 
compagnon  ne  lui  eût  dit  la  vérité.  D'un  autre  côté, 
comme  l'engagement  d'Edmond  à  bord  de  la  Jewte- 
Âmélie  était  expiré,  il  prit  congé  du  marin,  qui 
essaya  d'abord  de  le  retenir,  mais  qui,  ayant  appris 
comme  Jacopo  l'histoire  de  l'héritage .  renonça  dès 
lors  à  l'espoir  de  vaincre  la  résolution  de  son  ancien 
matelot. 


—  126  — 

Le  lendemain.  Jacopo  mit  à  la  voile  pour  Marseille, 
il  devait  retrouver  Edmond  à  Monte-Cristo.  Le  même 
jour,  Dan  tes  partit  sans  dire  où  il  allait,  prenant 
congé  de  l'équipage  de  la  Jeune-Amélie  par  une  grati- 
fication splendide,  et  du  patron  avec  la  promesse  de 
lui  donner  un  jour  ou  l'autre  de  ses  nouvelles.  Dantès 
alla  à  Gènes. 

Au  moment  où  il  arrivait,  on  essayait  un  petit  yacht, 
commandé  par  un  Anglais  qui  ayant  entendu  dire 
que  les  Génois  étaient  les  meilleurs  constructeurs  de 
la  Méditerranée,  avait  voulu  avoir  un  yaclit  construit 
à  Gênes.  L'Anglais  avait  fait  prix  à  quarante  mille 
francs:  Dantès  en  offrit  soixante  mille,  à  la  condition 
que  le  bâtiment  lui  serait  livré  le  jour  même.  L'An- 
glais était  allé  faire  un  tour  en  Suisse,  en  attendant 
que  son  bâtiment  fàt  achevé.  Il  ne  devait  revenir  que 
dans  trois  semaines  ou  un  mois;  le  constructeur  pensa 
qu'il  aurait  le  temps  d'en  remettre  un  autre  sur  le 
chantier.  Danlès  emmena  le  constructeur  chez  un  juif, 
passa  avec  lui  danslarrière-boutique,  et  le  juif  compta 
soixante  mille  francs  au  constructeur.  Le  construc- 
teur offrit  à  Dantès  ses  services  pour  lui  composer  un 
équipage,  mais  Dantès  le  remercia  en  disant  qu'il 
avait  Ihabitude  de  naviguer  seul,  et  que  la  seule  chose 
qu'il  désirât,  c'était  qu'on  exécutât  dans  la  cabine,  à 
la  tête  du  lit.  une  armoire  à  secret,  dans  laquelle  se 
trouveraient  trois  compartiments  à  secret  aussi;  il 
donna  la  mesure  de  ces  compartiments,  qui  furent 
exécutés  le  lendemain.. 

Deux  heures  après.  Dantès  sortait  du  port  de  Gênes, 
escorté  par  les  regards  d'une  foule  de  curieux  qui  vou- 
laient voir  le  seigneur  espagnol  qui  avait  l'habitude 
de  naviguer  seul.  Dantès  s'en  tira  à  merveille  :  avec 
l'aide  du  gouvernail,  et  sans  avoir  besoin  de  le  quitter, 
il  fit  faire  à  son  bâtiment  toutes  les  évolutions  vou- 


—  127  — 

lues;  on  eût  dit  un  être  intelligent,  prêt  à  obéir  à  la 
moindre  impulsion  donnée,  et  Dantes  convint  en  lui- 
même  que  les  Génois  méritaient  leur  réputation  de 
premiers  constructeurs  du  monde.  Les  curieux  sui- 
virent le  petit  bâtimentdes  yeux,  jusqu'à  ce  qu'ils  l'eus- 
sent perdue  de  vue,  et  alors  les  discussions  s'établirent 
pour  savoir  où  il  allait  :  les  uns  penchèrent  pourt 
la  Corse,  les  autres  pour  i"ile  dElbi; ceux-ci  offrirent 
de  parier  qu'il  allait  en  Espagne,  ceux-là  soutinrent 
qu'il  allait  en  Afrique,  nul  ne  pensa  à  nommer  l'île 
de  3Ionte-Cristo. 

C'était  cependant  à  Monte-Cristo  qu'allait  Dantès. 
Il  y  arriva  vers  la  fin  du  second  jour.  Le  navire  était 
excellent  voilier  et  a\ait  parcouru  la  distance  en 
trente-cinq  heures.  E-autès  avait  parfuitemont  reconnu 
le  gisement  de  la  côte,  et,  au  lieu  d'aborder  au  port 
habituel,  il  jeta  l'ancre  dans  la  petite  crique.  L'île  était 
déserte:  personne  ne  paiaissait  y  avoir  abordé  depuis 
que  Dantès  en  était  parti.  Il  alla  à  son  trésor;  tout 
était  dans  le  même  état  qu'il  Tavait  laissé. 

Le  lendemain  soir,  l'immense  fortune  était  trans- 
portée à  bord  du  yacht  et  enfermée  dans  les  trois  com- 
partiments de  l'armoire  à  secret.  Dantès  attendit  huit 
jours  encore:  pendant  ces  huit  jours,  il  fit  manœuvrer 
son  yacht  autour  de  l'île,  l'étudiant  comme  un  écuyer 
étudie  un  cheval.  Au  bout  de  ce  temps,  il  connaissait 
toutes  ses  qualités  et  tous  ses  défauts.  Dantès  se  pro- 
mit d'augmenter  les  unes  et  de  remédier  aux  autres. 
Le  huitième  jour,  Dantès  vit  un  petit  bâtiment  qui 
venait  sur  lui  toutes  voiles  dehors,  et  reconnut  la 
barque  de  Jacopo.  Il  fit  un  .signal  auquel  Jacopo  ré- 
pondit, et  deux  heures  après  la  barque  était  près  du 
yacht.  Il  y  avait  une  triste  réponse  à  chacune  des  deux 
demandes  faites  par  Edmond  :  le  vieux  Dantès  était 
mort;  Mercedes  avait  disparu. 


-   128  - 

Edmond  écouta  ces  deux  nouvelles  d'un  visage 
calme;  mais  aussilôt  il  descendit  à  terre,  en  défendant 
que  personne  l'y  suivît.  Deux  heures  après  ii  revint  : 
deux  hommes  de  la  barque  de  Jacopo  passèrent  sur 
son  yacht  pour  l'aider  à  la  manœuvre,  rt  il  donna 
l'ordre  de  mettre  le  cap  sur  Marseille.  Il  prévoyait  la 
mort  de  son  père  ;  mais  Mercedes,  qu"était-tclle  de- 
venue ? 

Sans  divulguer  son  secret,  Edmond  ne  pouvait  don- 
ner d'instructions  suffisantes  à  un  agent  ;  d'ailleurs  il 
y  avait  d'autres  renseignements  encore  qu'il  voulait 
prendre,  et  pour  lesquels  i!  ne  s'en  rapportait  qu'à 
lui-même  Son  miroir  lui  a\ait  apprisà  Livourne  qu'il 
ne  courait  pas  le  danger  d'être  reconnu;  d'ailleurs  il 
avait  maintenant  ii  sa  disposition  tous  les  moyens  de 
se  déguiser.  Un  matin  donc,  le  yacht,  suivi  de  la  petite 
barque,  entra  bravement  dans  le  port  de  Marseille, 
et  s'arrêta  juste  en  facede  Tendroitoù.  ce  soirde  fatale 
mémoire,  on  l'avait  embarqué  pour  ie  château  d'!f. 

Ce  ne  fut  pas  sans  un  certain  frémissement  que. 
dans  le  canot  de  santé,  Dantès  vit  venir  à  lui  un 
gendarme.  Mais  Dantès,  avec  cette  assurance  parfaite 
qu'il  avait  acquise,  lui  présenta  un  passe-port  anglais 
acheté  à  Li^ourne  et  moyennant  ce  laissez-passer 
étranger,  beaucoup  plus  respecté  en  France  que  le 
nôtre,  il  descendit  sans  difficulté  à  terre.  La  première 
chose  qu'aperçut  Dantès,  en  mettant  le  pied  sur  la 
Cannebière,  fut  un  des  anciens  matelots  du  Pharaon. 
Cet  homme  avait  servi  sous  ses  ordres,  et  se  trouvait 
là  tomme  un  moyen  de  rassurer  Dantès  sur  les  chan- 
gements qui  s'étaient  faits  en  lui.  11  alla  droit  à  cet 
homme,  et  lui  fit  plusieurs  questions  auxquelles  celui- 
ci  répondit  sans  même  laisser  soupçonner,  ni  par  ses 
paroles,  ni  par  sa  physionomie,  qu'il  se  rappelât  avoir 
jamais  vu  celui  qui  lui  adressait  la  parole.  Dantès 


—  129  — 
donna  au  matelot  une  pièce  de  monnaie  pour  le  remer- 
cier do  SCS  renspignements;  uninstantapres.il  en- 
tendit le  brave  homme  qui  courait  après  lui.  Dant  s 
se  retourna. 

— Pardon,  monsi-^ur.  dit  1;^  matelot,  mais  vous  vous 
êtes  trompé  sans  dou- e  :  vous  aurez  cru  me  donnei 
une  pièce  de  quarante  sous,  et  vous  m'avez  donné  un 
double  Napoléon.  —  E.a  effet,  mon  ami.  dit  Dantè.<;. 
je  m'étais  trompé;  mais  comme  votre  honnêteté  .mé- 
rite une  récompense,  en  voici  un  second  que  je  vou. 
prie  d'accepter  pour  boire  à  ma  santé  avec  vos  carat- 
rades. 

Le  matelot  regarda  Edmond  avec  tant  d'étonneraeni . 
qu'il  ne  songea  pas  même  à  le  remercier;  et  il  le  rc 
garda  s'éloigner  en  disant  : 

—  C'est  quelque  nabab  qui  arrive  de  llnde. 

Danlès  continua  son  chemin:  chaque  pas  qu'il  fai  - 
sait  oppressait  sou  cœur  d'une  émotion  nouvelle;  tou5 
ces  souvenirs  d'enfance,  souvenirs  indélébiles,  éter- 
nelli-mcnt  présents  à  sa  pensée,  étaient  là  se  dressan! 
à  chaque  coin  de  piaee.  ù  chaque  a.'ig!  ■  de  rue,  à  chaque 
borne  d;-  carrefour  En  arrivant  au  bout  de  la  ru  • 
de  Xoailies,  et  en  apercevant  les  AUées  deMeiihan.  i! 
sentit  ses  genoux  qui  fléchissaient,  et  i!  faillit  tomber 
sous  les  roues  dune  voiture.  Enfin  il  arriva  jusqu'à  h 
maison  qu'avait  habitée  son  père.  Les  aristoloches  et 
les  capucines  avaient  disparu  de  la  mansarde,  ou  autre 
fois  la  main  du  bonhomme  les  :  reillageait  avec  tant  de 
soin.  Dantès  s'appuya  contre  un  arbre,  et  resta 
quelque  temps  pensif,  regardunl  les  derniers  étages  de 
cette  pauvre  pe'ite  maison  :  enfin  il  s'avança  vers  la 
porte,  en  franehit  le  seuil,  d;inanda  s'il  n'y  avait  pa^ 
un  logement  vacant,  et.  quoiqu'il  fût  oceupé,  insista 
si  longtemps  pour  visiter  celui  du  cinquième,  que  le 
concierge  monta,  et  demanda  de  la  part  d'un  étranger 


—  130  — 

aux  personnes  qui  Thabitaient  la  permission  de  voir 
les  deuï  pièci's  dont  il  était  composé. 

Les  personnes  qui  habitaient  ce  petit  logement 
étaient  un  jeune  homme  et  une  jeune  femme  qui  ve- 
naient de  se  marier  depuis  huit  jours  seulement.  En 
voyant  ces  deux  jeunes  gens.  Dantès  poussa  un  pro- 
fond soupir.  Au  reste,  rien  ne  rappelait  plus  à  Dantès 
l'appartement  de  son  père  :  ce  n'était  plus  le  même 
papier;  tous  les  vieux  meubles,  ces  amis  denfancc 
d"Edmond,  présents  à  son  souvenir  dans  tous  leurs 
détails,  avaient  disparu.  Les  murailles  seules  étaient 
les  mêmes.  Dantès  se  tourna  du  côté  du  lit  :  il  était  à 
la  mê:ne  place  que  celui  de  rancien  locataire  ;  malgré 
lui,  les  y  ux  d'Edmond  se  mouillènnt  de  larmes  : 
c'était  à  cette  place  que  le  vieillard  avait  dû  expirer  en 
nommant  son  fils.  Les  deux  jeunes  gens  regardaient 
avec  étonneincnt  cet  homme  au  front  sévère,  sur  les 
joues  duquel  coulaient  deux  grosses  larmes  sans  qui, 
son  visage  sourcillât.  Mais,  comme  toute  douleur  port.; 
avec  elle  sa  religion,  les  jeunes  gens  ne  firent  aucune 
question  à  l'inconnu .  seulement  ils  se  retirèrent  en 
arrière  pourle  laisser  pleurer  tout  à  son  aise. et  quand  il 
sortit,  ils  l'accompagnèrent  en  lui  disant  qu'il  pouvait 
revenir  quand  il  voudrait  et  que  leur  pauvre  maison 
lui  serait  toujours  hospitalière.  En  passant  à  l'étage 
au-dessous,  Edmond  s'arrêta  devant  une  autre  porte. 
et  demanda  si  c'était  toujours  le  tailleur  Caderousse 
qui  demeurait  là.  Mais  le  concierge  lui  répondit  que 
l'homme  dontil  parlait  avait  fait  de  mauvaises  affaires. 
et  tenait  maintenant  une  petite  auberge  sur  la  route 
de  Bellegarde  à  Beaucaire. 

Dantès  descendit,  demanda  l'adresse  du  propriétaire 
de  !a  maison  des  Allées  de  Meilhan.  se  rendit  chez 
lui,  se  fit  annoncer  sous  le  nom  de  lord  Wilmore 
(c'étaient  le  nom  et  le  titre  qui  étaient  portés  sur  son 


—  131  — 

passe-port),  et  lui  acheta  cette  petite  maison  pour  la 
somme  de  vingt-cinq  mille  francs.  C'était  dix  mille 
francs  au  moins  de  plus  qu'elle  ne  valait.  MaisDanlès, 
s'il  la  lui  eût  faite  un  demi-million,  l'eût  payée  le  prix 
qu'il  la  lui  eût  faite. 

Le  jour  même  les  jeunes  gens  du  cinquième  étage 
furent  prévenus  par  I2  notaire  qui  avait  fait  le  contrat 
que  le  nouveau  propriétaire  leur  donnait  le  choix  d'un 
appartement  dans  toute  la  maison,  sans  augmenter  en 
aucune  façon  leur  loyer,  à  la  condition  qu'ils  lui  cé- 
deraient les  deux  chambres  qu'ils  occupaient.  Cet  évé- 
nement étrange  occupa  pendant  plus  de  huit  jours 
tous  les  habitués  des  AlléiS  de  Meilhan,  et  fit  faire 
mille  conjectures  dont  pas  une  ne  se  trouva  être  exacte. 
Mais  ce  qui  surtout  brouilla  toutes  les  cervelles  et 
troubla  tous  les  esprits,  c'est  qu'on  vit  le  soir  le  mémo 
hoaime  qu'on  avait  vu  entrer  dans  ia  maison  des  Ailées 
de  Meilhan  se  promener  dans  le  petit  village  dts  Cata- 
lans, et  entrer  dans  une  pauvre  maison  de  pêcheurs, 
où  il  resta  plus  d'une  heure  à  demander  des  nouvelles 
de  plusieurs  personnes  qui  étaient  mortes  ou  qui 
avaient  disparu  depuis  plus  de  quinze  ou  seize  ans. 

Le  lendemain  les  gens  chez  lesquels  il  éîait  entré 
pour  faire  toutes  ers  questions  r(  çur  nt  en  cadeau  un,' 
barque  catalane  toute  neuve,  garnie  de  deux  seines  et 
d'un  chalut.  Ces  braves  gens  eussent  bien  voulu  re- 
mercier le  généreux  questionneur,  mais  en  les  quittant, 
on  lavait  vu,  aprè>  avoir  donné  quelques  ordres  à  un 
marin,  monter  à  cheval  et  sortir  de  Marseille  par  la 
porte  d'Aix. 


—  132  — 


XII.  —  L'aoberge  da  pont  do  Sard. 

Ceux  qui.  comme  moi .  ont  parcouru  à  pied  le  raidi 
de  la  France  .  ont  pu  remarquer  entre  Bellegarde  et 
Beaucaire.  à  rnoitii^  chemiii  à  peu  prés  du  village  à  la 
ville,  mais  plus  rapprochée  cependant  de  Beaucaire 
que  de  Bellegarde.  une  petite  auberge  où  pend,  sur 
une  plaque  de  tû!e  qui  grince  au  moindre  vent,  un  ■ 
grotesque  représentation  du  pont  du  Gard.  Cette  pe- 
tite auberge,  en  prenant  pour  régie  !e  cours  du  Rhône, 
es'  située  au  côté  g;iucho  de  la  roule,  tournant  !e  dos 
au  fleuve  ;  elle  es!  accoMspigr.ée  de  ce  que  dans  le 
Languedoc  on  appelle  un  jardin,  c'est-à-dire  que  la 
face  opposée  à  celle  qui  ouvre  sa  porte  aux  voyageurs 
donne  sur  un  enclos  où  ratnpent  quelques  oliviers  ra- 
bougris et  quelques  figuiers  sau\ages.  au  feuillag» 
argenté  par  la  poussière:  dans  leurs  intervalles 
poussent .  pour  tout  lé;ume.  des  aulx,  des  piments  ei 
des  échalotes  ;  cnQn.  à  l'un  de  ses  angles,  comme  une 
s.nîinelle  oubliée,  un  grnnd  pin  parasol  élance  mé- 
lancoliquement sa  tige  ilesilde.  tandis  que  sa  cime . 
épanouie  en  éventail  ,  craqu'-  S'^us  un  soleil  de  trente 
degrés.  Tous  ces  arbres,  grands  ou  petits,  S'. 
courbent  inclinés  naluriUement  dans  la  direction  où 
passe  le  mistral,  l'un  d's  trois  fiéaux  de  la  Provence. 
Les  deux  autres,  co.'unie  on  sait  ou  comme  on  ne  sait 
pas.  étaient  la  Durance  et  le  Parlement.  Ça  et  là  dans 
la  plaine  environnante,  qui  ressemble  à  un  grand  lac 
de  poussière,  végclr-il  qu.  iques  iiges  de  froment  que 
les  horticulteurs  du  pays  élèvent  s:ins  doute  par  cu- 
riosité, et  dont  chacune  sert  de  perchoir  à  une  cigale 


—  133  — 

qui  poursuit  de  son  chant  aigre  et  monotone  les  voya- 
geurs égarés  dans  cette  Thébaide. 

Depuis  sept  ou  huit  ans  à  peu  près,  cette  petite 
auberge  était  tenue  par  un  homme  et  une  femme 
ayant  pour  tous  domestiques  une  filie  de  chambre 
appelée  Trinette  et  un  garçon  d'écurie  répondant  au 
nom  de  Pacaud  ;  double  coopération  qui,  au  reste, 
suffisait  largement  aux  besoins  du  service,  depuis 
qu'un  canal  creusé  de  Beaucaire  à  Aigues-Mortes 
avait  fait  succéder  victorieusement  les  bateaux  au  rou- 
lage accéléré,  et  le  coche  à  la  diligence.  Ce  canal  , 
comme  pour  rendre  plus  \ifs  encore  les  regrets  du 
malheureux  aubergiste  qu'il  ruinait,  passait,  entre  le 
Rhône  qui  Talimento  et  la  route  qu'il  épuise,  à  cent 
pas  à  peu  près  de  l'auberge  dont  nous  venons  de 
donner  une  courte,  mais  fidèle  description. 

L'hôtelier  qui  tenait  cette  petite  auberge  était  un 
homme  de  quarante  à  quarante-cinq  ans,  grand  ,  sec 
et  nerveux,  véritable  type  méridional .  avec  ses  yeux 
enfoncés  et  brillants,  son  nez  en  bec  d'aigle  et  ses 
dents  blanches  comme  celles  d'un  animal  carnassier: 
ses  cheveux  qui  semblaient,  malgré  les  premiers  souf- 
fles de  l'âge  ne  pouvoir  se  décider  à  blanchir,  étaient, 
ainsi  que  sa  barbe,  qu'il  portait  en  collier,  épais,  cré- 
pus, et  à  peine  parsemés  de  quelques  poils  gris  :  son 
teint,  hàlé  naturellement,  s'était  encore  couvert  d'une 
nouvelle  couche  de  bistre  par  Ihabitude  que  !e  pauvre 
diable  avait  prise  de  se  tenir  depuis  le  matin  jusqu'au 
soir  9ur  le  seuil  de  sa  porte,  pour  voir  si,  soit  à  pied, 
soit  en  voiture,  il  ne  lui  arrivait  pas  quelque  pra- 
tique; attente  presque  toujours  déçue  et  pendant 
laquelle  il  n'opposait  à  l'ardeur  dévorante  du  soleil 
d'autre  préservatif  pour  son  visage  qu'un  mouchoir 
rouge  noué  sur  sa  tète  à  la  manière  des  muletiers 
espagnols.  Cet  homme,  c'était  noire  ancienne  con- 
n-  y 


—  134  — 

naissance,  Gaspard  Caderousse.  Sa  femme,  au  con- 
traire, qui;  de  son  nom  do  fille,  s'appelait  Madeleine 
Radelle.  était  une  femrne  pâle,  maigre  et  maladive. 
K(ie  aux  environs  d  Arles,  clleavaù.  tout  en  conser- 
vant les  traces  primitives  de  la  beauté  traditionnelle 
de  ses  compatriotes,  vu  son  visage  se  délabrer  lente- 
ment dans  l'accès  presque  continuel  dune  de  ces 
fièvres  sourdes  si  communes  parmi  les  populations 
voisines  des  étangs  d"Aigues-3îortes  et  des  marais  de 
la  Camargue.  Elle  se  tenait  donc  presque  toujours 
assise  et  grelottante  au  fond  de  sa  chambre  située  au 
premier,  soit  étendue  dans  un  fauteuil,  soit  appuyée 
contre  son  lit,  tandis  que  son  mari  montait  à  la  porte 
sa  faction  habituelle,  faction  qu'il  prolongeait  d'au- 
tant plus  volontiers  que  chaque  fois  qu'il  se  retrou- 
vait avec  son  aigre  moitié,  celle-ci  le  poursuivait 
de  ses  plaintes  éternelles  contre  le  sort,  plaintes 
auxquelles  son  mari  ne  répondait  d'habitude  que  par 
ces  paroles  philosophiques  : 

))  Tais-toi .  la  Carconte  !  c'est  Dieu  qui  le  veut 
comme  cela.  » 

Ce  sobriquet  venait  de  ce  que  ^'adeleine  Radelle 
était  née  dans  le  village  de  la  Carconte.  situé  entre 
Salon  et  Lambese.  Or,  suivant  une  habitude  du  pays, 
qui  veut  que  l'on  désigne  presque  toujours  les  gens 
par  un  surnom  au  lieu  de  Ifs  désigner  par  un  nom  , 
son  mari  avait  substitué  cette  appellation  à  celle  de 
Madeleine,  trop  douce  et  trop  euohonique  peut-être 
pour  son  rude  langage. 

Cependant,  malgré  cette  prétendue  résignation  aux 
décrets  de  la  Providence,  que  l'on  n'aille  pas  croire 
que  notre  aubergiste  ne  sentît  pas  profondément 
l'état  de  misère  où  l'avait  réduit  ce  misérable  canal 
de  Bcaucaire,  et  qu'il  fût  invulnérable  aux  plaintes 
incessantes  dont  sa  femme  le  poursuivait.  C'était, 


—  i35  — 

comme  tous  les  méridionaux,  un  homme  sobre  et 
sans  grands  beboins,  mais  vaniteux  pour  les  choses 
extérieures.  Ainsi,  au  temps  de  sa  prospérité,  il  ne 
laissait  passer  ni  une  ferrade  ni  une  procession  de  la 
Tarasque  sans  s'y  montrer  avec  la  Carconte.  l'un 
dans  ce  costume  pittoresque  des  hommes  du  midi,  et 
qui  tient  à  la  fois  du  Catalan  et  de  l'Andalou;  l'autre 
avec  ce  charmant  habit  des  femmes  d'Arles  ,  qui 
semble  emprunté  à  la  Grèce  et  à  l'Arabie.  Mais  peu 
à  peu,  chaînes  de  montre  ,  colliers ,  ceintures  aux 
mille  couleurs,  corsages  brodés,  vestes  de  velours, 
bas  à  coins  élégants,  guêtres  bariolées,  souliers  à 
boucles  d'argent  avaient  disparu;  et  Gaspard  Cade- 
rousse,  ne  pouvait  plus  se  montrer  à  la  hauteur  de 
sa  splendeur  passée,  avait  renoncé  pour  lui  et  pour 
sa  femme  à  toutes  ces  pompes  mondaines,  dont  il  en- 
tendait, en  se  rongeant  sourdement  le  cœur,  les  bruits 
joyeux  retentir  jusqu'à  cette  pauvre  auberge  qu'il 
continuait  de  garder  bien  plus  comme  un  abri  que 
comme  une  spéculation.  Caderou.-se  s'était  donc  tenu, 
comme  c'était  son  habitude,  une  partie  de  la  matinée 
devant  la  porte,  promenant  son  regard  mélancolique, 
d'un  petit  gazon  pelé  où  picoraient  quelques  poules, 
aux  deux  extrémités  du  chemin  désert  qui  s'enfonçait 
d'un  côté  au  midi  et  de  l'autre  au  nord,  quand  tout  à 
coup  la  voix  aigre  de  sa  femme  le  força  de  quitter 
son  poste.  11  rentra  en  grommelant,  et  monta  au  pre- 
mier étage,  laissant  néanmoins  sa  porte  toute  grande 
ouverte,  comme  pour  inviter  les  voyageurs  à  ne  pas 
l'oublier  en  passant. 

Au  moment  où  Caderousse  rentrait,  la  grande  route 
dont  nous  avons  parlé,  et  que  parcouraient  se  re- 
gards, était  aussi  nue  et  aussi  solitaire  que  le  désert 
à  midi  ;  elle  s'étendait  blanche  et  infinie,  entre  deux 
rangées  d'arbres  maigres,  et  l'on  comprenait  parfaite- 


—  136  — 

ment  qu"aucun  voyageur,  libre  de  choisir  une  autre 
h.'iire  du  jour,  ne  se  hasardât  dans  cet  effroyable 
Sahara.  Cependant,  malgré  toutes  les  probabilités , 
s'il  fût  resté  à  son  poste,  Caderousse  aurait  pu  voir 
poindre  du  côté  de  Bellegarde  un  cavalier  et  un 
cheval,  venant  de  cette  allure  honnête  et  amicale  qui 
indique  les  meilleures  relations  entre  l'homme  et 
l'animal  :  le  cheval  était  un  cheval  hongre,  marchant 
agréablement  lamble  ;  le  cavalier  était  un  prêtre 
vêtu  de  noir  et  coiffé  d'un  chapeau  à  trois  cornes. 
Malgré  la  chaleur  dévorante  du  soleil  ,  alors  à  son 
midi,  ils  n'allaient  tous  deux  qu'un  trot  fort  raison- 
nable. Arrixé  devant  la  porte,  le  groupe  s'arrêta  :  il 
eût  été  difficile  de  décider  si  ce  fut  le  cheval  qui  arrêta 
rhomm=»  ou  l'homme  qui  arrêta  le  cheval;  mais  en 
tout  cas  le  cavalier  mit  pied  à  terre,  et.  tirant  l'animal 
par  la  bride,  il  alla  l'attacher  au  tourniquet  d'un  con- 
trevent délabré,  qui  ne  tenait  plus  qu'à  un  gond;  puis, 
s'avançant  vers  la  porte  en  essuyant  d'un  mouchoir  de 
coton  rouge  son  front  ruisselant  de  sueur,  le  prêtre 
frappa  trois  coups  sur  le  seuil,  du  bout  ferré  de  la 
canne  qu'il  tenait  à  la  main. 

Aussitôt  un  grand  chien  noir  se  leva  et  fit  quelques 
pas  en  aboyant  et  en  montrant  ses  dents  blanches  et 
aiguës:  double  démonstration  hostile  qui  prouvait  le 
peu  d'habitude  qu'il  avait  de  la  société.  Aussitôt  un 
pas  lourd  ébranla  l'escalier  de  bois  rampant  le  long 
de  la  muraille,  et  que  descendait,  en  se  courbant  et  à 
reculons,  l'hôte  du  pauvre  logis  à  la  porte  duquel  se 
tenait  le  prêtre. 

—  Me  voilà!  disait  Caderousse,  tout  étonné;  me 
voilà  !  Veux-tu  te  taire.  Margotin  '  N'ayez  pas  peur, 
monsieur,  il  aboie,  mais  il  ne  mord  pas.  Vous  dé- 
sirez du  vin.  n'est-ce  pas  ?  car  il  fait  une  polissonne  de 
chaleur.  Ah!   pardon,  interrompit  Caderousse,  ea 


—  137  — 

voyant  à  quelle  sorte  de  voyageur  il  avait  affaire  ; 
pardon,  je  ne  savais  pas  qui  j'avais  Ihonneur  de  rece- 
voir. Que  désirez-vous?  que  demandez-vous,  M.Tabbé? 
Je  suis  à  vos  ordres. 

Le  prêtre  regarda  cet  homme  pendant  deux  ou  trois 
secondes  avec  une  attention  étrange  ;  il  parut  même 
.  chercher  à  attirer  de  son  côté  sur  lui  l'attention  de 
l'aubergiste  ;  puis,  voyant  que  les  traits  de  celui-ci 
n'exprimaient  d'autre  scntiin.  ni  que  la  surprise  de  ne 
pas  recevoir  une  réponse,  il  jugea  qu'il  était  temps  de 
faire  cesser  cette  surprise,  et  dit  avec  un  accent  ita- 
lien très-prononcé  . 

—  N'êtes-vous  pas  monsou  Caderousse?  —  Oui, 
monsieur,  dit  l'hôte,  peut-être  ancore  plus  étonné  de 
la  demande  qu'il  ne  l'avait  été  du  silence  ;  je  le  suis 
en  effet,  Gaspard  Caderousse ,  pour  vous  servir.  — 
Gaspard  Caderousse?...  Oui...  Je  crois  que  c'est  là  le 
prénom  et  le  nom.  Vous  demeuriez  autrefois  Allée  de 
IMeillian,  n'est-ce  pas,  au  quatrième?  — C'est  cela.  — 
Et  vous  y  exerciez  la  profession  de  tailleur?  —  Oui, 
mais  l'état  a  mal  tourné.  Il  fait  si  chaud  à  ce  coquin 
de  Marseille,  que  l'on  linira,  je  crois,  par  ne  plus  s'y 
habiller  du  tout.  Mais,  à  propos  de  chaleur,  ne  voulez- 
vous  pas  vous  rafraîchir,  M.  l'abbé?  —  Si  fait.  Don- 
nez-moi une  bouteille  de  votre  meilleur  vin,  et  nous 
reprendrons  la  conversation,  s'il  vous  plaît,  où  nous 
la  laissons.  —  Comme  il  vous  fera  plaisir,  M.  l'abbé, 
dit  Caderousse. 

Et  pour  ne  pas  perdre  cette  occasion  de  placer  une 
des  dernière?  bouteilles  de  vin  de  Cahors  qui  lui  res- 
taient. Caderousse  se  hâta  de  lever  une  trappe  prati- 
quée dans  le  plancher  même  de  cette  espèce  de  chambre 
du  rez-de-chaussée,  qui  servait  à  la  fois  de  salle  et  de 
cuisine.  Lorsqu'au  bout  de  cinq  minutes  il  reparut, 
il  trouva  l'abbé  assis  sur  un  escabeau,  le  coude  ap- 


—  138  — 

puy'^  à  une  table  longue,  tandis  que  Margotin,  qui 
parnissaitavoir  fait  la  paix  avec  lui.  en  entendant  que, 
contre  l'habitude,  ce  voyageur  singulier  allaitprendre 
quelque  chose,  allongeait  sur  sa  cuisse  son  cou  dé- 
charné et  son  œil  langoureux. 

—  Vous  êtes  seul  ?  demanda  l'abbé  à  son  hôte, 
tandis  que  celui-ci  posait  devant  lui  la  bouteille  et  un 
verre.  —  Oh!  mon  Dieu,  oui,  seul,  ou  à  peu  près, 
M.  l'abbé,  car  j'ai  ma  femme  qui  ne  me  peut  aider  en 
rien,  attendu  qu'elle  est  toujours  malade,  la  pauvre 
Carconte.  —  Ah!  vous  êtes  marié,  dit  le  prêtre  avec 
une  sorte  d'intérêt  et  en  jetant  autour  de  lui  un  re- 
gard qui  paraissait  estimer  à  sa  mince  valeur  le  mai- 
gre mobilier  du  pauvre  ménage.  —  Vous  trouvez  que 
je  ne  suis  pas  riche,  n'est-ce  pas,  M.  l'abbé?  dit  en 
soupirant  Caderousse  ;  mais  que  voulez-vous,  il  ne 
suffit  pas  d'être  honnête  homme  pour  prospérer  dans 
ce  monde. 

L'abbé  fixa  sur  lui  un  regard  perçant. 

—  Oui.  honnête  homme  :  de  cola  je  puis  m'en  van- 
ter, monsieur,  dit  rhôtc  en  soutenant  le  regard  de 
l'abbé,  une  main  sur  sa  poitrine  et  en  hochant  la  tête 
du  haut  en  bas,  et,  dans  notre  époque,  tout  le  monde 
n'en  peut  pas  «lire  autant.  —  Tant  mi:  ux  si  ce  dont 
vous  vous  vantez  est  vrai,  dit  l'abbé  :  car  tôt  ou  tard, 
j'en  ai  la  ferme  conviction,  l'honnête  homme  est  ré- 
compensé et  le  méchant  puni.  —  C'est  votre  état  de 
dire  cela,  M.  l'abbé:  c'est  votre  état  de  dire  cela,  re- 
prit Caderousse  avec  une  expression  an  ère.  Après 
cela,  on  est  libre  de  ne  pas  croire  ce  que  vous  dites. 
—  Vous  avez  tort  d  >  parler  ainsi,  monsieur,  dit  l'abbé, 
car  peut-être  vais-je  être  moi-même  pour  vous,  tout  à 
l'heure,  une  preuve  de  ce  que  j'avance.  —  Que  vou- 
lez-vous dire  ?  demanda  Caderousse  d'un  air  étonné. 
—  Je  veux  dire  qu'il  faut  que  je  m'assure  avant  tout 


—  139  — 
cpie  TOUS  êtes  bien  celui  à  qui  j"ai  affaire.  —  Quelles 
preuves  voulez-vous  que  je  vous  donne  ?  —  Âvez-vous 
connu  en  18ti  ou  1815  un  marin  qui  sappelait  Dan- 
tès  ? — Dantès  !..  si  je  l"ai  connu,  ce  pauvre  Edmond  ! 
je  le  crois  bien  :  cétait  même  un  de  mes  meilleurs 
amis  !  s'écria  Cadcrousse.  dont  un  rougs  de  pourpre 
envahit  le  visage,  tandis  que  l'œil  clair  et  assuré  de 
l'abbé  semblait  se  dilater  pour  couvrir  tout  entier  ce- 
lui qu'il  int'-rrogeait.  —Oui,  je  crois  en  elTct  qu'il 
s'appelait  Edmond.  — S'il  s'appelait  Edmond,  le  petit! 
je  le  crois  bien,  aussi  vrai  que  je  m'appelle,  moi.  Gas- 
pard Caderousse.  Et  qu'est-il  Mevenu,  monsieur,  ce 
pauvre  Edmond  ?  continua  l'aubergiste  ;  l'aurirz-voi'.s 
connu?  vit-il  encore  ?  est-il  libre?  est-il  heureux?  — 
Il  est  mort  prisonnier,  plus  désr'spéré  et  plus  miséra- 
ble que  les  forçats  qui  traînent  leur  boulet  au  bagne 
de  Toulon,  répondit  labbé. 

Une  pâleur  m.ortelle  succéda  sur  le  visage  de  Cade- 
rousse à  la  rougeur  qui  s'en  était  d'abord  emparée. 
Il  se  retourna,  et  l'ahbp  lui  vit  essuyer  uni?  larme 
avec  un  coin  du  mouchoir  rouge  qui  lui  servait  de 
coiflure. 

—  Pauvre  petit,  murmura  Caderousse.  Eh  bien  ! 
voilà  encore  une  preuve  de  ce  que  je  vous  disais, 
M.  l'abbé,  que  le  bon  Dieu  n'était  bon  que  pour  les 
mauvais.  Ah  !  continua  Caderousse  avec  ce  langage 
coloré  des  gens  du  Midi,  ce  monde  va  de  mal  en  pis. 
Qu'il  tombe  donc  du  ciel  deux  jours  de  poudre  et  une 
heure  de  feu,  et  que  tout  soit  dit  !  —  Vous  paraissez 
aimer  ce  garçon  de  tout  votre  cœur,  monsieur?  de- 
manda l'abbé.  —  Oui,  je  l'aimais  bien,  dit  Caderousse, 
quoique  j'aie  à  me  reprocher  d'avoir  un  instant  envié 
son  bonheur.  Mais  depuis,  je  vous  le  jure,  foi  de  Ca- 
derousse, j'ai  bien  plaint  son  malheureux  sort. 

Il  se  fit  un  instant  de  silence  pendant  lequel  le  rea 


—  140  — 

gard  uxe  de  l'abbé  ne  cessa  point  un  instant  d'inter- 
roger ia  physionomie  mobile  de  rauberg:iste.  —  Et 
vous  ]"avez  connu,  le  pauvre  petit?  continua  Cade- 
rousse.  —  J'ai  été  appelé  à  son  lit  de  mort  pour  lui 
offrir  les  derniers  secours  de  la  religion,  répondit 
l'abbé.  —  Et  de  quoi  est-il  mort  ?  demanda  Cadc- 
rousse  d'une  voix  étranglée.  —  Et  de  quoi  meurt-on 
en  prison  quand  on  y  meurt  à  trente  ans,  si  ce  n'est 
de  la  prison  elle-même  ? 

Caderousse  essuya  la  sueur  qui  coulait  de  son 
front. 

—  Ce  qu'il  y  a  d'étrange  dans  tout  cela,  reprit 
l'abbé,  c'est  que  Dantès,  à  son  lit  de  mort,  sur  le 
Christ  dont  il  boisait  les  pieds,  m'a  toujours  juré  qu'il 
ignorait"  la  véritable  cause  de  sa  capti\ité.  —  C'est 
vrai,  c'est  vrai,  murmura  Caderousse,  il  ne  pouvait 
pas  la  savoir  ;  non.  M.  l'abbé,  il  ne  mentait  pas.  le 
pauvre  petit.  —  C'est  ce  qui  fait  qu'il  m'a  chargé  d'é- 
claircirson  malheur  qu'il  n'avait  jamais  pu  éclaircir 
lui-même,  et  de  réhabiliter  sa  mémoire,  si  cette  mé- 
moire avait  reçu  quelque  souillure. 

Et  le  regard  de  l'abbé,  devenant  de  plus  en  plus 
fiie,  dévora  l'expression  presque  sombre  qui  apparut 
sur  le  visage  de  Caderousse. 

—  Un  riche  Anglais,  continua  l'abbé,  sou  compa- 
gnon d'infortune,  et  qui  sortit  de  prison  à  la  seconde 
restauration,  était  possesseur  d'un  diamant  d'une 
grande  valeur.  En  sortant  de  prison  .  il  voulut  laisser 
à  Dantès  qui.  dans  une  maladie  qu'il  avait  faite,  l'a- 
vait soigné  comme  un  frère,  un  témoignage  de  sa 
reconnaissance,  et  lui  laissa  ce  diamant.  Dantès,  au 
lieu  de  s'en  sernr  pour  séduire  ses  geôliers,  qui 
d'ailleurs  pouvaient  le  prendre  et  le  trahir  après,  le 
conserva  toujours  précieusement  pour  le  cas  où  il 
sortirait  de  prison  ;  car  s'il  sortait  de  prison,  sa  for  - 


—  141  — 

fune  était  assurée  par  la  vente  seule  de  ce  diamanl. 
—  C'était  donc,  comme  vous  le  dites,  demanda  Cade- 
rousso  avec  des  yeux  ardents,  un  diamant  dune 
grande  valeur? —  Tout  est  relatif,  reprit  labbé  : 
d'une  grande  valeur  pour  Edmond  ;  ce  diamant  était 
estimé  cinquante  mille  francs.  —  Cinquante  mille 
francs!  dit  Caderousse  ;  mais  il  était  donc  gros 
comme  une  noix  ?  —  Non.  pas  tout  à  fait,  dit  l'abbé  ; 
mais  allez  eu  juger  vous-même,  car  je  lai  sur  moi. 

Caderousse  sembla  chercher  sous  les  vêlements  do 
l'abbé  le  lîépôt  dont  il  parlait. 

L'abbé  tira  de  sa  poche  une  petite  boîte  de  chagrin 
noir,  l'ouvrit,  et  fit  briller  aux  yeux  éblouis  de  Cade- 
rousse l'étincolante  merveille,  montée  sur  une  bague 
d'un  admirable  travail. 

—  Et  cela  vaut  cinquante  mille  francs  ?  —  Sans  la 
monture,  qui  est  elle-même  duo  certain  prix,  dit 
l'abbé. 

Et  il  referma  Técrin,  et  remit  dans  sa  poche  le  dia- 
mant, qui  continuait  d'étinceler  au  fond  de  la  pensée 
de  Caderousse. 

—  Mais  comment  vous  trouvez-vous  avoir  ce  dia- 
mant en  votre  possession.  M.  l'abbé  ?  demanda  Cade- 
rousse ;  Edmond  vous  a  donc  fait  son  héritier  ?  — 
Non.  mais  son  exécuteur  testamentaire.  J'avais  trois 
bons  amis  et  une  fiancée,  ni'a-t-il  dit  ;  tous  quatre, 
j'en  suis  sûr,  me  regrettent  amèrement  ;  l'un  de  ces 
bons  amis  s'appelait  Caderousse. 

Caderousse  frémit. 

—  L'autre,  continua  l'abbé  sans  paraître  s'aperce- 
voir de  l'émotion  de  Caderousse,  l'autre  s'appelait 
Danglars:  le  troisième,  a-l-il  ajouté,  bien  que  mon 
rival;  m'aimait  aussi... 

Un  sourire  diabolique  éclaira  les  traits  de  Cade- 
rousse, quifitunraouvementpourinterrompre  l'abbé. 


—  142  — 

—  Attendez,  dit  l'abbé,  laissez-raoi  finir,  et  si  vous 
avez  quelque  observation  à  aie  faire,  vous  me  la  ferez 
tout  à  l'heure.  L'autre,  bien  que  mon  rival,  m'aimait 
aussi,  et  s'appelait  Fernand  :  quant  à  ma  fiancée,  son 
nom  était...  Je  ne  me  rappelle  plus  le  nom  de  la  fian- 
cée, dit  l'abbé.  —  Mercedes,  dit  Caderousse.  —  Ah  ! 
oui  !  c'est  cela,  reprit  l'abbé  avec  un  soupir  étouffé, 
Mercedes.  —  Eh  bien  ?  demanda  Qiderousse.  — 
Donnez-moi  une  carafe  d'eau,  dit  l'abbé. 

Caderousse  s'empressa  d"obéir.  L'abbé  remplit  le 
verre  ,  et  but  quelques  gorgées. 

—  Où  en  étions-nous?  demanda-t-il  en  posant  son 
verre  sur  la  table.  La  fiancée  s'appelait  M.TCédès  : 
oui,  c'est  cela.  Vous  irez  à  Marseille...  C'est  toujours 
Danfès  qui  parle,  comprenez-vous?  —  Parfaitement. 
—  Vous  vendrez  ce  diamant,  vous  ferez  cinq  parts, 
et  vous  les  partagerez  entre  ces  bons  amis,  les  seuls 
êtres  qui  m"aient  aimé  sur  la  terre  !  —  Comment,  cinq 
parts  !  dit  Caderousse  :  vous  ne  m'avez  nommé  que 
quatre  personnes  !  —  Parce  que  la  cinquième  est 
morte,  à  ce  qu'on  m'a  dit...  La  cinquième  étaitle  père 
de  Dantès.  —  Hélas!  oui,  dit  Caderousse  ému  par  les 
passions  qui  s'entre-choquaipnt  en  lui;  hélas  !  oui,  le 
pauvre  homme,  il  est  mort  !  —  J"ai  appris  ces  événe- 
ments à  Marseille,  répondit  Tabbé  en  faisant  un  effort 
pour  paraître  indifférent,  mais  il  y  a  si  longtemps  que 
cette  mort  est  arrivée  que  je  n'ai  pu  recueillir  aucun 
détail...  Sauriez-vous  quelque  chose  de  la  fin  de  ce 
vieillard,  vous  ?  —  Eh  !  dit  Caderousse.  qui  peut  sa- 
voir cela  mieux  que  moi?...  Je  demeurais  porte  à 
porte  avec  le  bonhomme...  Eh  !  mon  Dieu  !  oui. un  an 
à  peine  après  la  disparition  de  son  fils,  il  mourut,  le 
pauvre  vieillard  !  —  Mais,  de  quoi  mourut-il  ?  —  Les 
médecins  ont  nommé  la  maladie  ;  une  gastro-entérite, 
je  crois  ;  ceux  qui  le  connaissaient  ont  dit  qu'il  était 


—  143  — 

mort  de  douleur...  et  moi,  qui  l'ai  presque  vu  mourir, 
je  dis  qu'il  est  mort... 
Caderousse  s'arrêta. 

—  Mort  de  quoi  ?  reprit  avec  anxiété  le  prêtre.  — 
Eh  bien  !  mort  de  faim.  —  De  faim  !  s'écria  Tabbé, 
bondissant  sur  son  escabeau;  de  faim!  Les  plus  vils 
animaux  ne  meurent  pas  de  faim  :  L's  chiens  qui 
errent  dans  les  rues  trouvent  une  main  compatissante 
qui  leur  jette  un  morceau  de  pain  !  et  un  homme,  un 
chrétien,  est  mort  de  faim  au  milieu  d'autres  hommes 
qui  se  disaient  chrétiens  comme  lui  !  Impossible  !  oh! 
c'est  impossible  !  —  J'ai  dit  ce  que  j'ai  dit,  reprit  Ca- 
derousse.— Et  tu  as  tort,  dit  une  voix  dans  l'escalier  : 
de  quoi  te  mêles-tu? 

Les  deux  hommes  se  retournèrent,  et  virent  à  tra- 
vers les  barres  de  la  rampe  la  tète  maladive  de  la 
Carconte  :  elle  s'était  traînée  jusque-là  et  écoutait  la 
conversation,  assise  sur  la  dernière  marche,  la  tête 
appuyée  sur  ses  genoux. 

—  De  quoi  te  méles-tu  toi-même,  femme  ?  dit  Cade- 
rousse. Monsieur  demande  des  renseignements,  la 
politesse  veut  que  je  les  lui  donne.  —  Oui.  mais  la 
prudence  veut  que  tu  les  lui  refuses.  Qui  te  dit  dans 
quelle  intention  on  veut  te  faire  parler,  imbécile  ?  — 
Dans  une  excellente,  madame,  je  vous  en  réponds, 
dit  l'abbé.  Votre  mari  n*a  donc  rien  à  craindre, 
pourvu  qu'il  réponde  franchement. — Rien  à  craindre, 
oui.  on  commence  par  de  belles  promesses,  puis  on  se 
contente,  après,  de  dire  qu'on  n"a  rien  à  craindre,  puis 
on  s'en  va  sans  rien  tenir  de  ce  qu'on  a  dit,  et  un 
beau  matin  le  malheur  tombe  sur  le  pauvre  monde 
sans  que  l'on  sache  d"où  il  vient.  —  Soyez  tranquille, 
bonne  femme,  répondit  l'abbé,  le  malheur  ne  vous 
viendra  pas  de  mon  côté,  je  vous  en  réponds. 

La  Carconte  grommela  quelques  paroles  qu'on  ne 


—  144  — 

put  entendre,  laissa  retomber  sur  ses  genouï  sa  tête 
un  instant  soulevée  et  continua  de  trembler  la  fièvre, 
laissant  son  mari  libre  de  continuer  la  conversa- 
tion, mais  placée  de  manière  à  n'en  pas  perdre  un 
mot. 

Pondant  ce  temps  Fabbé  avait  bu  quelques  gorgées 
d'eau,  et  s'était  remis. 

—  Mais,  reprit-il ,  ce  malheureux  vieillard  était-il 
donc  si  abandonné  de  tout  le  monde  qu'il  soit  mort 
d'une  pareille  mort?  —  Oh  !  monsieur  ,  reprit  Cadc- 
rousse  .  ce  n'est  pas  que  Mercedes  la  Catalane  ,  ni 
M.  Morrel  i'aient  abandonné;  mais  le  pauvre  vieillard 
s'était  pris  d'une  antipathie  profonde  pour  Fernand, 
celui-là  même,  continua  Caderousse  avec  un  sourire 
ironique ,  que  Dantès  vous  a  dit  être  de  ses  amis.  — 
Ne  létait-il  donc  pas?  dit  l'abbé. — Gaspard.  Gaspard, 
murmura  la  femme  du  haut  de  son  escalier,  fais  atten- 
tion à  ce  que  tu  vas  dire  ! 

Caderousse  fit  un  mouvement  d'impatience,  et,  sans 
accorder  d'autr.'  réponse  à  celle  qui  l'interrompait  : 

—  Peut-on  être  l'ami  de  celui  dont  on  convoite  la 
femme?  répondit-il  à  l'abbé.  Dantès,  qui  était  un  cœur 
d'or,  appelait  tous  ces  gens-là  ses  amis...  Pauvre 
Edmond!...  Au  fait,  il  vaut  mieux  qu'il  n'ait  rien  su; 
il  aurait  eu  trop  de  peine  à  leur  pardonner  au  moment 
de  la  mort...  Et.quoi  qu'on  dise,  continua  Caderousse 
dans  son  langage  qui  ne  manquait  pas  d'une  sorte  de 
rude  poésie ,  j'ai  encore  plus  peur  de  la  malédiction 
des  morts  que  de  la  haine  des  vivants.  —  Imbécile  ! 
dit  la  Carconte.  —  Savez-vous  donc,  continua  l'abbé  , 
ce  que  ce  Fernand  a  fait  contre  Dantès?  —  Si  je  le 
sais?  Je  le  crois  bien  !  —  Parlez  ,  alors.  —  Gaspard, 
fais  ce  que  tu  veux  ,  tu  es  le  maître,  dit  la  femme  ; 
mais  si  lu  m'en  croyais,  tu  ne  dirais  rien.  —  Cette 
fois,  je  crois  que  tu  as  raison,  femme,  dit  Caderousse  • 


—  145  — 

—  Ainsi  vous  ne  voulez  rien  dire?  reprit  Tabbé.  — 
A  quoi  bon  ?  dit  Caderousse.  Si  le  petit  était  vivant 
et  qu'il  vint  à  moi  pour  connaitre  une  bonne  fois  pour 
toutes  ses  amis  et  ses  ennemis,  je  ne  dis  pas  :  mais  il 
est  sous  terre  .  à  ce  que  vous  m'avez  dit,  il  ne  peut 
plus  avoir  de  haine  .  il  ne  peut  plus  se  venger,  étei- 
gnons tout  cela.  —  Vous  voulez  alors,  dit  labbé  ,  que 
je  donne  à  ces  gens,  que  vous  donnez  pour  d'in- 
dignes et  faux  amis  ,  une  récompense  destinée  à  la 
fidélité?  —  C'est  vrai,  vous  avez  raison,  dit  Cade- 
rousse. D'ailleurs  que  serait  pour  eux  maintenant  le 
legs  du  pauvre  Edmond  ?  une  goutte  d'eau  tombant  à 
la  mer  !  —  Sans  compter  que  ces  gens-là  peuvent 
t'écraser  d'un  geste,  dit  la  femme.  —  Comment  cela  ? 
ces  gens-ià  sont  donc  devenus  riches  et  puissants? — 
Alors  vous  ne  savez  pas  leur  histoire?— Is'on;  racontez- 
la-moi. 
Caderousse  parut  réfléchir  un  instant. 

—  Non  .  en  vérité,  dit-il ,  ce  serait  (rop  long.  — 
Libre  à  vous  de  vous  taire  ,  mon  ami.  dit  l'abbé  avec 
l'accent  de  la  plus  profonde  indifférence,  et  je  res- 
pecte vos  scrupules  ;  d'ailleurs  .  ce  que  vous  faites  là 
est  d'un  homme  vraiment  bon  ;  n'en  parlons  donc 
plus.  De  quoi  étais-je  chargé  ?  d'une  simple  formalité. 
Je  vendrai  donc  ce  diamant. 

Et  il  tira  le  diamant  de  sa  poche,  ouvrit  I  écrin  ,  et 
le  fit  briller  une  seconde  fois  aux  yeux  éblouis  de 
Caderousse. 

—  Viens  donc  voir ,  femme  ,  dit  celui-ci  d'une  voix 
rauque.  —  Un  diamant  !  dit  la  Carconte  se  levant  et 
descendant  d'un  pas  assez  ferme  l'escalier.  Qu'est-ce 
que  c'est  donc  que  ce  diamant  ?  —  N"as-tu  donc  pas 
entendu,  femme?  dit  Cad  rousse  :  c'est  un  diamant 
que  le  petit  nous  a  légué  :  à  son  père  d'abord  .  à  ses 
t  rois  amis  Fernand  .  Danglars  et  moi ,  et  à  Mercedes, 


-  146  — 

sa  fiancée.  Ce  diamant  vaut  cinquante  mille  francs. 

—  Oh?  le  beau  joyau!  dit-elle.  —  Le  cinquième  de 
cette  somme  nous  appartient  alors  ?  dit  Caderousse. 

—  Oui,  monsieur,  répondit  labbé  :  plus  la  part  du 
père  de  Dantès,  que  je  me  crois  autorisé  à  répartir 
sur  vous  quatre.  — Et  pourquoi  sur  nous  quatre?  de- 
manda la  Carcontc.  —  Parce  que  vous  êtes  les  quatre 
amis  d'Edmond.  —  Les  amis  ne  sont  pas  ceux  qui 
trahissent,  murmura  sourdement  à  son  tour  la  femme. 

—  Oui,  oui,  dit  Caderousse  .  et  c'est  ce  que  je  disais. 
C'est  presque  une  profanation  ,  presque  un  sacrilège, 
que  de  récompenser  la  trahisson  ,  le  crime  peut-être. 

—  C'est  vous  qui  l'avez  voulu  ,  reprit  tranquillement 
l'abbé  ,  en  remettant  le  diamant  dans  la  poche  de  sa 
soutane  :  maintenant  donnez-moi  J'adresse  des  amis 
d'Edmond  ,  afin  que  je  puisse  exécuter  ses  dernières 
volontés. 

La  sueur  coulait  à  lourdes  gouttes  du  front  de  Cade- 
rousse: il  vit  l'abbé  se  lever  .  se  diriger  vers  la  porte, 
comme  pour  jeter  un  coup  d'oeil  d'avis  à  son  cheral 
et  revenir.  Caderousse  et  sa  femme  se  regardaient  avec 
une  indicible  expression. 

—  Le  diamant  serait  tout  entier  pour  nous!  dit 
Caderousse.  —  Le  crois-tu?  répondit  la  femme.  — Un 
homme  d'Église  ne  voudrait  pas  nous  tromper.  — 
Fais  comme  tu  voudras  ,  dit  la  femme.  Quant  à  moi , 
je  ne  m'en  mêle  pas. 

Et  elle  reprit  le  chemin  de  l'escalier .  toute  grelot- 
tante. Ses  dents  claquaient,  malgré  la  cha  eur  ardente 
qu'il  faisait.  Sur  la  dernière  marche,  elle  s'arrêta  un 
instant. 

—  Réfléchis  bien  ,  Gaspard  ;  dit-elle.  —  Je  suis  dé- 
cidé, répondit  Caderousse. 

La  Carconte  rentra  dans  sa  chambre  en  poussant 
un  soupir  ;  on  entendit  le  plafond  crier  sous  ses  pas 


—  147  — 

jusqu'à  ce  qu'elle  eût  rejoint  son  fauteuil  eu  elle  tomba 
assise  lourdement. 

—  A  quoi  êles-vous  décidé  ?  demanda  l'abbé.  —  A 
tout  vous  dire,  répondit  Caderousse.  —  Je  crois,  en 
•vérité,  que  c"cst  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire  ,  dit  le 
prêtre  :  non  pas  que  je  tienne  à  savoir  les  choses  que 
vous  voudriez  me  cacher;  mais  enfin  .  si  vous  pouvez 
m'amener  à  distribuer  le  legs  selon  les  vœux  du  tes- 
tateur ,  ce  sera  mieux.  —  Je  l'espère  ,  répondit  Cade- 
rousse ,  les  joues  enflammées  par  la  rougeur  de  l'es- 
pérance et  de  la  cupidité.— Je  vous  écoule,  dit  l'abbé. 

—  Attendez  .  reprit  Caderousse  .  on  pourrait  nous 
interrompre  à  l'endroit  le  plus  intéressant,  et  ce  serait 
désagréable:  d'ailleurs  il  est  inutile  que  personne 
sache  que  vous  êtes  venu  ici. 

Et  il  alla  à  la  porte  de  son  auberge  qu'il  ferm.6  et  à 
laquelle  .  pour  surcroît  de  précaution  .  il  mit  la  barre 
de  nuit.  Pendant  ce  temps,  l'abbé  avait  choisi  sa  place 
pour  écouter  tout  à  son  aise  ;  il  s'était  assis  dans  un 
angle  de  manière  à  demeurer  dans  l'ombre,  tandis  que 
la  lumière  tomberait  en  plein  sur  le  visage  de  son  inter- 
locuteur. Quant  à  lui.  la  tête  inclinée,  les  mains  jointes 
ou  plutôt  crispées ,  il  s'apprêtait  à  écouter  de  toutes 
ses  oreilles.  Caderousse  approcha  un  escabeau  et 
.s'assit  en  face  de  lui. 

—  SouN  iens-toi  que  je  ne  te  pousse  à  rien ,  dit  la 
voix  tremblotante  de  la  Carconte,  comme  si,  à  travers 
le  plancher,  elle  eût  pu  voir  la  scène  qui  se  préparait. 

—  C'est  bien,  c'est  bien,  dit  Caderousse  ;  n'en  parlons 
plus,  je  prends  tout  sur  moi. 

£t  il  commença. 


—  148  — 


XIII.  —  Le  récit. 

—  Avant  tout ,  dit  Caderousse  .  je  dois  ,  monsieur, 
vous  prier  de  me  promettre  une  chose.  —  Laquelle  ? 
demanda  Tabbé.  —  Cest  que  jamais,  si  vous  faites  un 
usage  quelconque  des  détails  que  je  vais  vous  donner, 
on  ne  saura  que  ces  détails  viennent  de  moi  :  car  ceux 
dont  je  vais  vous  parler  sont  riches  et  puissants,  et  s'ils 
me  touchaient  seulement  du  doigt,  ils  me  briseraient 
comme  verre.— Soyez  tranquille,  mon  ami.  dit  l'abbé, 
je  suis  prêtre  .  et  les  confessions  meurent  dans  mon 
sein.  Rappelez-vous  que  nous  n'avons  d'autre  but  que 
d'accomplir  dignement  les  dernières  volontés  de  notre 
ami.  Parlez  donc  sans  ménagement  comme  sans 
haine  ;  dites  la  vérité  .  toute  la  vérité.  Je  ne  connais 
pas  et  je  ne  connaîtrai  probablement  jamais  les  per- 
sonnes dont  vous  allez  me  parler .  d'ailleurs  je  suis 
Italien  et  non  pas  Français  :  j'appartiens  à  Dieu  et  non 
aux  hommes,  et  je  vais  rentrer  dans  mon  couvent 
dont  je  ne  suis  sorti  que  pour  accomplir  les  dernières 
volontés  d'un  mourant. 

Cette  promesse  positive  parut  donner  à  Caderousse 
un  peu  d'assurance. 

—  Eh  bien!  en  ce  cas,  dit  Caderousse ,  je  veux, 
je  dirai  même  plus .  je  dois  vous  détromper  sur  ces 
amitiés  que  le  pauvre  Edmond  croyait  sincères  et 
dévouées.  —  Commençons  par  son  père,  s'il  vous 
plait ,  dit  l'abbé.  Edmond  m'a  beaucoup  parlé  de  ce 
vieillard  pour  lequel  il  avait  un  profond  amour.  — 
L'histoire  est  triste,  monsieur,  dit  Caderousse  en 
hachant  la  tète.  Vous  en  connaissez  probablement  les 
commencements?  —  Oui ,  lépondit  l'abbé  ,  Edmond 


—  149  — 

m'a  raconté  les  choses  jusqu'au  nioiutut  où  il  a  été 
arrêté  dans  uu  petit  cabaret  près  de  Marseille.  — 
A  la  RéaiTve.  Oh  !  mon  Dieu  .  oui.  Je  vois  encore  la 
chose  comme  si  j'y  étais.  —  N'était-ce  pas  au  repas 
même  de  ses  fiançailles  ?  —  Oui  ;  et  le  repas,  qui  avait 
eu  un  gai  commencement,  eut  une  triste  fin.  Un  com- 
missaire de  police,  suivi  de  quatre  fusiliers  ,  entra,  et 
Dantès  fut  arrêté.  —  Voilà  où  s'arrête  ce  que  je  sais  , 
monsieur,  dit  le  prêtre.  Dantès  lui-même  ne  savait  ritn 
autre  que  ce  qui  lui  était  absolument  personnel  ;  car 
il  n'a  jamais  revu  aucune  des  cinq  personnes  que  je 
vous  ai  mommées ,  ni  entendu  parler  délies.  —  Eh 
bien  !  Dantès  une  fois  arrêté,  M.  3ïorrel  courut  pour 
prendre  des  informations  ;  elles  furent  bien  tristes. 
Le  vieillard  retourna  seul  dans  sa  maison  ,  ploya  son 
habit  de  noces  en  pleurant,  passa  toute  la  journée  à 
aller  et  venir  dans  sa  chambre,  et  le  soir  ne  se  coucha 
point  ;  car  je  demeurais  au-dessous  de  lui ,  et  je  l'en- 
tendis marcher  toute  la  nuit  ;  moi  même,  je  dois  le 
dire,  je  ne  dormis  pas  non  plus,  car  la  douleur  de  ce 
pauvre  père  me  faisait  grand  mal .  et  chacun  de  ses 
pas  me  broyait  le  cœur,  eomme  s'il  eût  réellement 
posé  son  pied  sur  ma  poitrine.  Le  lendemain  ,  Merce- 
des vint  à  Marseille,  pour  implorer  la  protection  de 
M.  de  VilKfort;  elle  n'obtint  rien  •  mais  du  même 
coup  elle  alla  rendre  visite  au  vieillard.  Quand  elle  le 
vit  si  morne  et  si  abattu,  qu'il  avait  passé  la  nuit  sans 
se  mettre  au  lit,  et  qu'il  n'avait  pas  mangé  depuis  la 
veille,  elle  voulut  l'emmener  avec  elle  pour  en  prendre 
soin  ;  mais  le  vieillard  ne  voulut  jamais  y  consentir. 
«  Non,  disait-il,  je  ne  quitterai  pas  la  maison  ;  car  c'est 
moi  que  mon  pauvre  enfant  aime  avant  toutes  choses, 
et  s'il  sort  de  prison  .  c'est  moi  qu'il  accourra  voir 
d'abord. Que  dirait-il  si  je  n'étais  point  là  à  l'attendre?» 
J'écoutais  tout  cela  du  carré  ,  car  j'aurais  voulu  que 
11.  JO 


—  150  — 

Mercedes  déterminât  le  vieillard  à  la  suivre  ;  ce  pas 
retentissant  nuit  et  jour  sur  ma  tête  ne  me  laissait  pas 
un  instant  de  repos.  —  Mais  ne  montiez-vous  pas 
vous-même  près  du  Aneillard  pour  le  consoler?  de- 
manda le  prêtre.  —  Ah  !  monsieur,  répondit  Cade- 
rousse  ,  ou  ne  console  que  ceux  qui  veulent  être  con- 
solés :  et  lui  ne  voulait  pas  Têtre.  D'ailleurs,  je  ne  sais 
pourquoi ,  mais  il  me  semblait  qu'il  avait  de  la  répu- 
gnance à  me  voir.  Une  nuit  cependant  que  j'entendais 
ses  sanglots,  je  n'y  pu  résister,  et  je  montai;  mais 
quand  j'arrivai  à  la  porte  .  il  ne  sanglotait  plus  ,  il 
priait.  Ce  quil  trouvait  d'éloquentes  paroles  et  de  pi- 
toyables supplications  ,  je  ne  saurais  vous  le  redire  , 
monsieur  :  c'était  plus  que  de  la  pitié,  c'était  plus  que 
de  la  douleur  ;  aussi,  moi  qui  ne  suis  pas  cagot  et  qui 
n'aime  pas  les  jésuites  .  je  me  dis  ce  jour-là  :  C'est 
bien  heureux,  en  vérité,  que  je  sois  seul  et  que  le  bon 
Dieu  ne  m'ait  pas  envoyé   d'enfants ,  car  si  j'étais 
père  et  que  je  ressentisse  une  douleur  semblable  à 
celle  du  pauvre  vieillard,  ne  pouvant  trouver  dans  ma 
mémoire  ni  dans  mon  cœur  tout  ce  qu'il  dit  au  bon 
Dieu,  j'irais  tout  droit  me  précipiter  dans  la  mer  pour 
ne  pas  souffrir  plus  longtemps.  —  Pauvre  père!  mur- 
mura le  prêtre.  —  De  jour  en  jour,  il  ^ivait  plus  seul 
et  plus  isolé  :  souvent  M.  Morrel  ou  Mercedes  venait 
pour  le  voir,  mais  sa  porte  était  fermée;  et ,  quoique 
je  fusse  bien  sûr  qu'il  était  chez  lui ,  il  ne  répondait 
pas.  Un  jour  que  ,  contre  son  habitude  ,  il  avait  reçu 
Mercedes,  et  que  la  pauvre  enfant,  au  désespoir  elle- 
même  ,   tentait  de  le  réconforter  :  —  «  Crois-moi ,  ma 
fille,  lui  dit-il.  il  est  mort...  et,  au  lieu  que  nous  l'at- 
tendions, c'est  lui  qui  nous  atten  i...  Je  suis  bien  heu- 
reux, car  c'est  moi  qui  suis  le  plus  vieux,  et  qui,  par 
conséquent,  le  reverrai  le  premier.  » 

Si  bon  que  Ton  soit  ;  voyez-vous ,  on  cesse  bientôt 


—  151  — 

de  voir  les  gens  qui  vous  attristent  :  le  vieux  Danfès 
finit  par  demeurer  tout  à  fait  seul.  Je  ne  voyais  plus 
monter  de  temps  en  temps  chez  lui  que  des  gens  in- 
connus qui  descendaient  avec  quelque  paquet  mal 
dissimulé;  j'ai  compris  depuis  ce  que  c'étaient  que 
ces  paquets  :  il  vendait  peu  à  peu  ce  qu'il  avait  pour 
vivre.  Enfin  le  bonhomme  arriva  au  bout  de  ses  pau- 
vres hardes...  11  devait  trois  termes,  on  menaça  de  le 
renvoyer  ;  il  demanda  huit  jours  encore,  on  les  lui 
accorda.  Je  sus  ce  détail  parce  que  le  propriétaire 
entra  chez  moi  en  sortant  de  chez  lui.  Pendant  les 
trois  premiers  jours .  je  l'entendis  marcher  comme 
d'habitude;  mais  le  quatrième...  je  n'entendis  plus 
rien...  Je  me  hasardai  à  monter,  la  porte  était  fermée; 
mais  à  travers  la  serrure,  je  l'aperçus  si  pâle  et  si 
défait ,  que  le  jugeant  bien  malade ,  je  fis  prévenir 
M.  Morrel  et  courus  chez  Mercedes.  Tous  deux  s'em- 
pressèrent de  venir.  M.  Morrel  amenait  un  médecin  ; 
le  médecin  reconnut  une  gastro-entérite,  et  ordonna 
la  diète.  J'étais  là ,  monsieur,  et  je  n'oublierai  jamais 
le  sourire  du  vieillard  à  cette  ordonnance.  Dès  lors 
il  ouvrit  sa  porte  ,  il  avait  une  excuse  pour  ne  plus 
manger,  le  médecin  avait  ordonné  la  diète. 

L'abbé  poussa  une  espèce  de  gémissement. 

—  Cette  histoire  vous  intéresse,  n'est-ce  pas.  mon- 
sieur ?  dit  Caderousse.  —  Oui ,  répondit  l'abbé  ;  elle 
est  attendrissante.  —  Mercedes  revint;  elle  le  trouva 
si  changé  que,  comme  la  première  fois ,  elle  voulut  le 
faire  transporter  chez  elle.  C'était  aussi  l'avis  de 
M.  Morrel ,  qui  voulait  opérer  le  transport  de  force  ; 
mais  le  vieillard  cria  tant,  qu'ils  eurent  peur.  Merce- 
des resta  au  chevet  de  son  lit.  M.  Morrel  s'éloigna  en 
faisant  signe  à  la  Catalane  qu'il  laissait  une  bourse 
sur  la  cheminée.  Mais,  armé  de  l'ordonnance  du  mé- 
decin, le  vieillard  ne  voulut  rien  prendre.  Enfin,  après 


~  15-2  — 

neuf  jours  de  désespoir  et  d'abstinence,  le  vieillard 
expira  en  maudissant  ceux  qui  avaient  causé  son  mal- 
heur, et  en  disant  à  Mercedes  :  «  —  Si  vous  revoyez 
mon  Edmond ,  dites-lui  que  je  meurs  en  le  bénis- 
sant. )) 

L'abbé  se  leva  ,  fit  deux  tours  dans  la  chambre  en 
portant  une  main  frémissante  à  sa  gorge  aride. 

—  Et  vous  croyez  qu'il  est  mort  ?...  —  De  faim... 
monsieur,  de  faim,  dit  Caderousse  ;  j'en  réponds,  aussi 
vrai  que  nous  sommes  ici  deux  chrétiens. 

L'abbé,  d'une  main  convulsive,  saisit  le  verre  d'eau 
encore  à  moitié  plein  ,  le  vida  d'un  trait  et  se  rassit . 
les  yeux  rouges  et  les  joues  pâles. 

— Avouez  que  voilà  un  grand  malheur,  dit-il  d'une 
voix  rauque.  —  D'autant  plus  grand,  monsieur,  que 
Dieu  n'y  est  pour  rien  et  qu  '.  les  hommes  seuls  en  sont 
la  cause.  —  Passons  donc  à  ces  hommes,  dit  l'abbé  ; 
mais,  songez-y,  continua-t-il  d'un  air  presque  mena- 
çant, vous  vous  êtes  engagé  à  me  tout  dire  ;  voyons! 
quels  sont  ces  hommes  qui  ont  fait  mourir  le  fils  de 
désespoir  et  le  père  de  faim.?  —  Deux  hommes  jaloux 
de  lui,  monsieur,  l'un  par  amour  l'autre  par  ambi- 
tion. Fernand  et  Danglars. — De  quelle  façon  se  mani- 
festa cette  jalousie,  dite?  —  Ils  dénoncèrent  Edmond 
comme  agent  bonapartiste.  —  Mais  lequel  des  deux 
le  dénonça?  lequel  des  deux  est  le  plus  coupable  ?  — 
Tous  deux,  monsieur  :  lun  écri^it  la  lettre,  l'autre  !a 
mit  à  la  poste,  —  Et  où  cette  lettre  fut-elle  écrite  ?  — 
A  la  Réserve  même,  la  veille  du  mariage. — C'est  bien 
cela,  c'est  bien  cela,  murmura  l'abbé.  Oh!  Faria! 
Faria  !  comme  tu  connaissais  les  hommes  et  les  choses! 
—  Vous  dites,  monsieur?  demanda  Caderousse. — 
Rien,  reprit  le  prêtre  ;  continuez.  —  Ce  fut  Danglars 
qui  écrivit  la  dénonciation  de  sa  main  gauche  pour 
que  son  écriture  ne  fût  pas  reconnue,  et  Fernand  qui 


—  153  — 

l'envoya.— Mais,  s'écria  tout  à  coup  l'abbé,  vous  étiez 
là.  vous?  —  Moi?  dit  Cadarouss'»  étonné  ;  qui  voui 
a  dit  que  j'y  étais  ?  —  L'abbé  vit  qu'il  s'était  lancé  trop 
avant.  —  Personne,  dit-il,  mais  pour  être  si  bien  au 
fait  de  tous  ces  détails,  il  faut  que  vous  en  ayez  été 
le  témoin?  —  C'est  vrai,  dit  Caderousse  d'une  voix 
étouffée,  j'y  étais.  —  Et  vous  ne  vous  êtes  pas  opposé 
à  celte  infamie  ?  dit  l'abbé  ;  alors  vous  êtes  leur  com- 
plice. —  Monsieur,  dit  Caderousse.  ils  m'avaient  fait 
boire  tous  deui  au  point  que  j'en  avais  à  peu  près 
perdu  la  raison.  Je  ne  voyais  plus  qu'à  travers  un 
nuage.  Je  dis  tout  ce  que  peut  dire  un  homme  dans 
cet  état,  mais  ils  me  répondirent  tous  deux  que  c'était 
une  plaisanterie  qu'ils  avaient  voulu  faire,  et  que 
cutte  plaisanterie  n'aurait  pas  de  suite.  —  Le  lende- 
main, monsieur,  le  lendemain,  vous  vîtes  bien  qu'elle 
avait  une  suite  ;  cependant  vous  ne  dîtes  rien,  vous 
étiez  là  pourtant  lorsqu'il  fût  arrêté.  — Oui,  monsieur, 
j'étais  là  et  je  voulus  parler,  je  voulus  tout  dire,  mais 
Danglars  me  retint.  «  Et  .s'il  est  coupable  par  hasard, 
me  dit-il,  s'il  a  véritablement  relâché  à  l'île  d'Elbe, 
s'il  est  véritablement  chargé  d'une  lettre  pour  le  comité 
bonapartiste  de  Paris,  si  on  trouve  cette  lettre  sur  lui, 
ceux  qui  l'auront  soutenu  pisseront  pour  ses  compli- 
ces. »  J'eus  peur  de  la  politique  telle  qu'elle  se  faisait 
alors,  je  l'avoue;  je  me  tus,  ce  fut  une  lâcheté,  j'en 
conviens,  mais  ce  ne  fut  pas  un  crime. — Je  comprends, 
vous  laissâtes  faire,  voilà  tout.  —  Oui.  monsieur,  ré- 
pondit Caderousse,  et  c'est  mon  remords  de  la  nuit  et 
du  jour.  J'en  demande  bien  souvent  pardon  à  Dieu,  je 
vous  le  jure,  d'autant  plus  que  cette  action,  la  seule 
que  j'aie  sérieusement  à  me  reprocher  dans  tout  le 
cours  de  ma  vie,  est  sans  doute  la  cause  de  mes  adver- 
sités J'expie  un  in.stant  d'égoisme  ;  aussi  c'est  ce 
que  je  dis  toujours  à  la  Carconte  lorsqu'elle  se  plaint  : 


—  tu  — 

<T  Tais-toi.  femme.  C'est  Dieu  qui  le  veut  ainsi. 

Et  Caderousse  baissa  la  tête  avec  tous  les  signes 
d'un  vrai  repentir.  » 

—  Bien,  monsieur,  dit  l'abbé,  vous  avez  pari'  avec 
franchise:  s'accuser  ainsi,  c'est  mériter  son  pardon. 

—  Malheureusement,  dit  Caderousse,  Edmond  est 
mort  et  ne  m'a  pas  pardonné,  lui  !  —  Il  ignorait,  dit, 
]"abbé.  —  Mais  il  sait  maintenant,  peut-être,  reprit 
Caderousse.  On  dit  que  les  morts  savent  tout. 

Il  se  fit  un  instant  de  silence  :  l'abbé  s'était  levé  et 
se  promenait  pensif;  il  revint  à  sa  place  et  se  rassit. 

—  Tous  m'avez  nommé  déjà  deux  ou  trois  fois  un 
certain  M.  Morrel,  dit-il.  Qu'était-ce  que  cet  homme? 

—  C'était  l'armateur  du  Pharaon,,  le  patron  de  Dantès. 

—  Et  quel  rôle  a  joué  cet  homme  dans  toute  cette 
triste  aSTaire?  demanda  labbé.  — Le  rôle  d'un  hon- 
nête homme,  courageus  et  affectionné,  monsieur. 
Vingt  fois  il  intercéda  pour  Edmond  ;  quand  l'empe- 
reur rentra,  il  écri\-it.  pria,  menaça  si  bien  qu'à  la 
seconde  restauration ,  il  fut  fort  persécuté  comme 
bonapartiste.  Dix  fois,  comme  je  vous  l'ai  dit,  il  était 
venu  chez  le  père  de  Dantès  pour  le  retirer  chez  lui , 
et  la  veille  ou  la  surveille  de  sa  mort,  je  vous  l'ai  dit 
encore,  il  avait  laissé  sur  la  cheminée  une  bourse  avec 
laquelle  on  paya  les  dettes  du  bonhomme ,  et  l'on 
subvint  à  son  enterrement  :  de  sorte  que  le  pauvre 
>icillard  put  du  moins  mourir  comme  il  avait  vécu, 
sans  faire  de  tort  à  personne.  C'est  encore  moi  qui  ai 
la  bourse,  une  grande  bourse  en  filet  rouge.  —  Et , 
demanda  l'abbé,  ce  M.  Morrel  vit-il  encore  ?  —  Oui , 
dit  Caderousse.  —  En  ce  cas,  reprit  l'abbé,  ce  doit 
être  un  homme  béni  du  ciel,  il  doit  être  riche...  heu- 
reux ?... 

Caderousse  sourit  amèrement. 
^—  Gai,  heureux  comme  moi,  dit-il.  —  Comment  ! 


^  155  — 

M.  Morrel  serait  malheureux  !  s'écria  l'abbé.  —  Il 
touche  à  la  misère,  monsieur  ;  et  bien  plus,  il  touche 
au  déshonneur.  —  Comment  cela?  —  Oui,  reprit 
Caderousse,  c'est  comme  cela;  après  vingt-cinq  ans  de 
travail,  après  avoir  acquis  la  plus  honorable  place 
dans  le  commerce  de  Marseille,  M.  Morrel  est  ruiné 
de  fond  en  comble.  Il  a  perdu  cinq  vaisseaux  en  deux 
ans,  a  essuyé  trois  banqueroutes  effroyables,  et  n'a 
plus  d'espérances  maintenant  que  dans  ce  même 
Pharaon  que  commandait  le  pauvre  Dantès  et  qui 
doit  revenir  des  Indes  avec  un  chargement  de  coche- 
nille et  dindigo.  Si  ce  navire-là  manque  comme  les 
autres,  il  est  perdu.  —  Et,  dit  l'abbé,  a-t-il  une 
femme,  des  enfants,  le  malheureux  ?  —  Oui:  il  a 
une  femme  qui,  dans  tout  cela,  se  conduit  comme 
une  sainte  ;  il  a  une  filie  qui  allait  épouser  un  homme 
qu'elle  aimait,  et  à  qui  sa  famille  ne  veuf  plus  laisser 
épouser  une?  fille  ruinée  ;  il  a  un  fils  enfin,  lieutenant 
dans  larmée.  Mais,  vous  lecomprt^nez  bien,  tout  cela 
double  sa  douleur,  au  lieu  de  l"adoucir,  à  ce  pauvre 
cher  homme.  S'il  était  seul,  il  se  brûlerait  la  cervelle, 
et  tout  serait  dit.  —  C'est  affreux  !  murmura  le 
prêtre.  —  Voilà  comme  Dieu  récompense  la  vertu, 
monsieur,  dit  Caderousse.  Tenez,  moi  qui  n'ai  jamais 
fait  une  mauvaise  action,  à  part  ce  que  je  vous  ai 
raconté,  moi,  je  suis  dans  la  misère  ;  moi,  après  avoir 
TU  mourir  ma  pauvre  femme  de  la  fièvre  sans  pouvoir 
rien  faire  pour  elle,  je  mourrai  de  faim  comme  est 
mort  le  père  de  Dantès,  tandis  que  Fernand  et  Dan- 
glars  roulent  sur  l'or.  —  Et  comment  cela  ?  Parce 
que  tout  leur  a  tourné  à  bien,  tandis  qu'aux  honnêtes 
gens  tout  tourne  à  mal.  —  Qu'est  devenu  Danglars? 
le  plus  coupable,  n'est-ce  pas,  l'instigateur  ?  —  Ce 
qu'il  est  devenu  ?  il  a  quitté  Marseille  ;  il  est  entré 
sur  la  recommandation  de  M.  Morrel  qui  ignorait  son 


—  156  — 

crime,   comme  commis  d'ordre   chez  un  banquier 
espagnol.  A  l'époque  de  la  guerre  d'Espagne,  il  s'est 
chargé  d'une  part  dans  les  fournitures  de  l'armée 
française  et  a  fait  fortune  ;  alors,  avec  ce   premier 
argent,  il  a  joué  sur  les  fonds,  et  a  triplé,  quadruplé 
ses  capitaux,  et.  veuf  lui-même  de  la  fille   de  son 
banquier,  il  a  épousé  une  veuve,  madame  de  Nargonne, 
fille  de  M.  de  Servicux.  chambellan  du  roi  actuel ,  et 
qui  jouit  de  la  plus  grande  faveur.  Il  s'était  fait  mil- 
lionnaire, on  l'a  fait  baron,  de  sorte  qu'il  est  baron 
Danglars   maintenant,  qu'il  a  un  hôtel  rue  du  Mont- 
Blanc,  dix  chevaux  dans  ses  écuries,  six  laquais  dans 
son  antichambre  ,  et  je  ne  sais  combien  de  millions 
dans  ses  caisses.  —  Ah  !  fit  l'abbé  avec  un  singulier 
accent;  et  il  est  heureux?  —  Ah!  heureux,  qui  peut 
dire  cela  ?  Le  malheur  ou  le  bonheur,  c'est  le  secret 
des  murailles  ;  les  murailles  ont  des  oreilles,  mais 
elles  n'ont  pas  de  langue;  si  l'on  est  heureux  avec 
une  grande  fortune,  Danglars  est  heureux.  —  EtFer- 
nand.  —  Fcrnand?  c'est  bien  autre  chose  encore.  — 
Mais  comment  a  pu  faire  fortune  un  pauvre  pêcheur 
catalan,  sans  ressources ,    sans  éducation  ?  cela  me 
passe,  je  vous  l'avoue.  —  Et  cela  passe  tout  le  monde 
aussi  :  il  faut  qu'il  y  ait  dans  sa  vie  quelque  étrange 
secret  que  personne  ne  sait.  —  Mais  enfin  par  quels 
échelons  visibles  a-t-il  monté  à  cette   haute  fortune 
ou  à  cette  haute  position  ?   —  A  toutes    deux,  mon- 
sieur ,  à  toutes  deux  !  il  a  fortune  et  position  tout 
ensemble.   —  C'est    un  conte  que  vous  me  faites 
là  !  —  Le  fait  est  que  la  chose  en  a  bien  lair  ;  mais 
écoutez  et  vous  allez  comprendre.  Fcrnand,  quelques 
jours  avant  le  retour  de  Banlès,  était  tomlié  à  la  con- 
scription. Les  Bourbons  le  laissèrent  bien  tranquille 
aux  Catalans:  mais  Napoléon  rennt.un  levée  extraor- 
dinaire fut  décrétée,  et  Fcrnand  fut  forcé  de  partir. 


—  157  — 

Moi  aussi  je  partis  ;  mais  comme  j'étais  plus  vieux 
que  Fernand.  et  que  je  venais  d'épouser  ma  pauvre 
femme,  je  fus  envoyé  sur  les  côtes  seulement.  Fcr- 
nand,  lui,  fut  enrégimenté  dans  les  trou  pes  actives, 
gagna  la  frontière  avec  son  régiment,  et  assista  à  la 
bataille  de  Ligny.  La  nuit  qui  suivit  la  bataille,  il 
était  de  planton  à  la  portn  d'un  général  qui  avait  des 
relations  secrètes  avec  l'ennemi.  Cette  nuit  même  le 
général  devait  rejoindre  les  Anglais  ;  il  proposa  à 
Fernand  de  l'accompagner  :  Fernand  accepta,  quitta 
son  poste  et  suivit  le  généra!,  te  qui  eût  fait  passer 
Fernand  à  un  conseil  de  guerre  si  Napoléon  fût  resté 
sur  le  trône,  lui  servit  de  recommandation  près  des 
Bourbons.  Il  rentra  en  France  avec  l'épaulette  rie 
sous-lieutenant;  et  comme  la  protection  du  général  . 
qui  est  en  haute  faveur,  ne  l'abandonna  point,  il  était 
capitaine  en  18^5.  lors  de  la  guerre  d'Espagne  . 
c'est-à-dire  au  moment  même  où  Danglars  risquait 
ses  premières  spéculations.  Fernand  était  Espagnol  : 
il  fut  envoyé  à  Madrid  pour  y  étudier  l'esprit  de  ses 
compatriotes.  Il  y  retrouva  Danglars,  s'aboucha  avec 
lui,  promit  à  son  général  un  appui  parmi  les  roya- 
listes de  la  capitale  et  des  provinces,  reçut  des  pro- 
messes, prit  de  son  côté  des  engagements,  guida  son 
régiment  par  des  chemins  connus  de  lui  seul  dans  des 
gorges  gardées  par  les  royalistes,  et  enfin  rendit  dans 
cette  courte  campagne  de  tels  services,  qu'après  la 
prise  du  Trocadero  il  fut  nommé  colonel  et  reçut  la 
croix  d'officier  de  la  Légion  d'honneur  avec  le  titre  de 
baron.  —  Destinée  !  destinée  !  murmura  l'abbé.  — 
Oui,  mais  écoutez,  ce  n'est  pas  le  tout.  La  guerre 

I d'Espagne  finie,  la  carrière  de  Fernand  se  trouvait 
compromise  par  la  longue  paix  qui  promcUait  de 
régner  en  Europe.  La  Grèce  seule  était  soulevée  contre 
ia  Turquie,  et  venait  de  commencer  la  guerre  de  son 


—  158  — 

indépendance:  tous  los  yeux  étaient  tournés  vers 
Athènes;  c'était  la  mode  de  plaindre  et  de  soutenir 
les  Grecs.  Le  gouvernement  français,  sans  jes  pro- 
téger ouvertement,  comme  vous  savez,  tolérait  les 
migrations  partielles.  Fernand  sollicita  et  obtint  la 
permission  aller  servir  en  Grèce .  en  demeurant 
toujours  porté  néanmoins  sur  les  contrôles  de  l'armée. 
Quelque  temps  après,  on  apprit  que  le  comte  de  Mor- 
cerf,  c'était  le  nom  qu'il  portait,  était  entré  au  service 
d".\li-Pacha.  avec  le  grade  de  général  instructeur. 
Ali-Pacha  fut  tué.  comme  vous  savez  ;  mais  avant  de 
mourir,  il  récompensa  les  services  de  Fernand,  en 
lui  laissant  une  somme  considérable  avec  laquelle 
Fernand  revint  en  France,  où  son  grade  de  lieutenant 
général  lui  fut  confirmé.  —  De  sorte  qu'aujourd'hui  , 
poursuivit  Caderousse.il  possède  un  hôtel  magnifique 
à  Paris,  rue  du  Helder  .  n"  27. 

L'abbé  ouvrit  la  bouche,  demeiira  un  instant  comme 
un  homme  qui  hésite;  mais  faisant  un  effort  sur  lui- 
même  : 

—  Et  Mercedes?  dit-il,  on  m'a  assuré  qu'elle  avait 
disparu.  —  Disparu,  dit  Caderousse,  comme  disparaît 
le  soleil  pour  se  lever  le  lendemain  plus  éclatant,  — 
A-t-el!e  donc  fait  fortune  aussi  ?  demanda  l'abbé  avec 
un  sourire  ironique. — Mercé  'es  est  à  cette  heure  une 
des  plus  grandes  dames  de  Paris,  répondit  Caderousse. 
—  Continuez,  dit  l'abbé  ;  il  me  semble  que  j'écoute  le 
récit  d'un  rêve.  Mais  j'ai  vu  moi-même  des  choses  si 
extraordinaires,  que  celles  que  vous  me  dites  m'éton- 
nent  moins. — Mercedes  fut  d'aboid  désespérée  du 
coup  qui  lui  enlevait  Edmond.  Je  vous  ai  dit  ses 
instances  près  de  M.  de  Villefort  et  son  dévouement 
pour  le  père  de  Dantès.  Au  milieu  de  son  désespoir  une 
nouvelle  douleur  vint  l'atteindre,  ce  fut  le  départ  de 
Fernand,  de  Fernand  dont  elle  ignorait  le  crime,  et 


—  159  — 

qu'elle  regardait  comme  son  frère.  Fernand  partit, 
Mercedes  denipura  seule. 

Trois  mois  s'écoulèrent  pour  elle  dans  les  larmes  ; 
pas  de  nouvelles  d'Edmond,  pas  de  nouvelles  de  Fer- 
nand; rien  devant  les  yeux  qu'un  vieillard  qui  s'en 
allait  mourant  de  désespoir.  Un  soir,  après  être  restée 
toute  la  journée  assise,  comme  c'était  son  habitude, 
à  l'angle  des  deux  chemins  qui  se  rendent  de  Mar- 
seille aui  Catalans,  elle  rentra  chez  elL'  plus  abattue 
qu'elle  ne  lavait  encore  été  :  ni  son  amant,  ni  son  ami 
ne  revenaient  par  l'un  ou  lautre  de  ces  deux  chiMuins,  et 
elle  navait  de  nouvelles  ni  de  l'un  ni  de  l'autre.  Tout 
à  coup  il  lui  sembla  entendre  un  pas  connu;  elle  se 
retourna  avec  anxiété,  la  porte  s'ouvrit,  et  elle  vit 
apparaître  Fernand  avec  son  uniforme  de  sous-lieu- 
tenant. Ce  n'était  pas  la  moitié  de  ce  qu'elle  pleurait, 
mais  c'était  une  portion  de  sa  vie  passée  qui  revenait 
à  elle.  Mercedes  saisit  les  mains  de  Fernand  avec  un 
transport  que  celui-ci  prit  pour  de  l'amour,  et  qui 
n'était  que  de  la  joie  de  n'être  plus  seule  au  monde  et 
de  r«voir  enfln  un  ami  après  les  longues  heures  de  la 
tristesse  solitaire.  Et  puis,  il  faut  le  dire,  Fernand 
n'avais  jamais  été  haï,  il  n'était  pas  aimé,  voilà  tout; 
un  autre  tenait  tout  le  cœur  de  Mercedes,  cet  autre 
était  absent...  avait  disparu...  était  mort  peut-être. 
A  cette  dernière  idée.  Mercedes  éclatait  en  sanglots 
et  se  tordait  les  bras  de  douleur  :  mais  celte  idée, 
qu'elle  repoussait  autrefois  ({uand  elle  lui  était  suggé- 
rée par  un  autre,  lui  revenait  maintenant  toute  seule 
à  l'esprit;  d'ailleurs,  de  son  côté,  le  vieux  Dantès  ne 
i  cessait  de  lui  dire  :  «  Notre  Edmond  est  mort,  car,  s'il 
n'était  pas  mort,  il  nous  reviendrait.  » 

Le  vieillard  mourut,  comme  je  vous  l'ai  dit  :  s'il  eût 
vécu,  peut-être  Mercedes  ne  fiit-elle  jamais  devenue 
la  femme  d'un  autre  ;  car  il  eût  été  là  pour  lui  repro- 


—  160  — 
cher  son  infidélité.  Fnrnand  comprit  cela.  Quand  il 
connut  la  mort  du  vieillard,  il  revint.  Cette  fois  i! 
était  lieutenant.  Au  preniiiT  voyage,  il  n'avait  pas  dit 
à  Mercedes  un  mot  damour:  au  second,  il  lui  rappela 
quïl  Taimait.  Mercedes  lui  demanda  six  mois  encore 
pour  attendre  et  pleurer  Edmond. 

—  Au  fait,  dit  l'abbé  avec  un  sourire  amer,  cela 
faisait  dix-huit  mois  en  tout.  Que  peut  demander  da- 
vantage l'amant  le  plus  adoré  ? 

Puis  il  mu.-mura  les  paroles  du  poëtc  anglais. 

—  FrniltUj  finj  nume  is  worn/m  ! 

—  Six  mois  après,  reprit  Caderousse,  le  mariage 
eut  lieu  à  l'église  des  Accoules.  —  C'ctaif  la  même 
église  où  elle  devait  épouser  Edmond,  murmura  le 
prêtre;  il  n'y  avait  que  le  fiancé  de  changé,  voilà  tout. 
—  Mercedes  se  maria  donc,  continua  Caderousse  : 
mais,  quoique  aux  yeux  de  tous  elle  parût  calme, 
elle  ne  manqua  pas  moins  de  s'évanouir  en  passant 
devant  la  Réserve,  où  dit-huit  mois  auparavant  avaient 
été  célébrées  ses  fiançailles  avec  celui  qu'elle  eût  vu 
qu'elle  aimait  encore,  si  elle  eût  osé  regarder  au  fond 
de  son  cœur.  Fernand.  plus  heureux,  mais  non  pas 
plus  tranquille,  car  jo  le  vis  à  cette  époque,  et  il  crai- 
gnait sans  cesse  le  retour  d'Edmond,  Fernand  s'oc- 
cupa aussitôt  de  dépayser  sa  femme  et  de  s'exiler  lui- 
même  :  il  y  avait  à  la  fois  trop  de  dangers  à  craindre 
et  de  souvenirs  à  combattre  en  restant  aux  Catalans. 
Huit  jours  après  la  noce  ils  partirent.  —  Et  revîtes- 
vous  Mercedes?  demandais  prêtre.  — Oui,  au  mo- 
ment de  la  guerre  d'Espa?ne.  à  Perpignan,  où  Fer- 
nand l'avait  laissée;  elle  faisait  alors  l'éducation  de 
son  fils. 

L'abbé  tressaillit 

—  De  son  fils  '?  dit-il.  —  Oui.  répondit  Caderousse, 
du  petit  Albert.  —  Mais  pour  instruire  ce  fiis,  con- 


i 


—  161   — 
tinua  l'abbé,  elle  avait  donc  reçu  de  l'édiicalion  elle- 
même  ?  il  rnc  semblait  avoir  entendu  dire  à  Edmond 
que  c'était  la  fille  d'un  simple  pécheur,  btlle,  mais 
inculte. 

—  Oh  !  dit  Caderousse,  connaissait-il  donc  si  mal 
sa  propre  fiancée?  Mercedes  eût  pu  devenir  reine, 
monsieur,  si  la  couronne  se  devait  poser  seulement 
sur  les  têtes  les  plus  belles  et  les  plus  intelligentes. 
Sa  fortune  grandissait  déjà,  et  elle  grandissait  avec  sa 
fortune.  Elle  apprenait  le  dessin,  elle  apprenait  la 
musique,  elle  apprenait  fout.  D'ailleurs,  je  crois,  entre 
nous,  qu'elle  ne  faisait  tout  cela  que  pour  se  dis- 
traire, pour  oublier,  et  qu'elle  ne  mettait  tant  de 

j  choses  dans  sa  tête  que  pour  combattre  ce  qu'elle 
avait  dans  le  cœur.  Mais  maintenant  tout  doit  être 
dit,  continua  Caderousse  ;  la  fortune  et  les  honneurs 
l'ont  consolée  sans  doute.  Elle  est  riche,  elle  est  com- 
tesse, et  cependant.... 
Caderousse  s'arrêta. 

—  Cependant,  quoi?  demanda  l'abbé.  —  Cependant 
je  suis  sûr  qu'elle  n'est  pas  h;  ureuse ,  dit,  Cade- 
rousse. 

—  Et  qui  vous  le  fait  croire  ?  —  Eh  bien,  quand  je 
me  suis  trouvé  trop  malhoureux  moi-même,  j'ai  pensé 
que  mes  anciens  amis  m'aideraient  en  quelque  chose. 
Je  me  suis  présenté  chez  Danglars,  qui  ne  m'a  pas 
même  reçu  J'ai  été  chez  Fernand,  qui  ma  fait  re- 
mettre cenî  francs  par  son  valet  de  chambre.  — Alors 
vous  ne  les  vîtes  ni  l'un  ni  l'autre?  —  Non.  mais  ma- 
dame de  Morcerf  m'a  vu,  elle.  —  Comment  cela  ?  — 
Lorsque  je  suis  sorti,  une  bourse  est  tombée  à  mes 
pieds;  elle  contenait  vingt-cinq  louis.  J'ai  levé  vive- 
ment la  tête,  et  j'ai  vu  Mercedes  qui  refermait  la  per- 
sienne.  —  Et  31.  de  Villefort?  demanda  l'abbé.— Oh! 
lui  n'avait  pas  été  moa  ami,  lui  je  ne  I0  connaitisais 


—  162  — 
pas,  lui  je  n'avais  rien  à  lui  demander.  —  Mais  ne 
savez-\ous  point  ce  qu'il  est  devenu,  et  la  part  qu'il  a 
prise  au  malheur  d'Edmond?  —  Non:  je  sais  seule- 
ment que.  quelque  temps  après  l'avoir  fait  arrêter,  il  a 
épousé  mademoiselle  de  Saint-Méran .  et  bientôt  a 
quitté  Marseille.  Sans  doute  que  le  bonheur  lui  aura 
souri  comme  aux  autres,  sans  doute  qu'il  est  riche 
comme  Dan^lars,  considéré  comme  Fernand:  moi 
seul,  vous  le  voyez,  je  suis  resté  pauvre,  misérable 
et  oublié  de  Dieu.  —  Tous  vous  trompez,  mon  ami, 
dit  l'abbé  :  Dieu  peut  paraître  oublier  parfois  quand 
.sa  jusîice  se  repose,  mais  il  vient  toujours  un  moment 
où  il  se  souvient,  et  en  voici  la  preuve. 

A  ces  mots  l'abbé  tira  le  diamant  de  sa  poche,  et  le 
présentant  à  Caderousse  : 

—  Tenez,  mon  ami.  lui  dit-il,  prenez  ce  diamant, 
car  il  est  àvous.  —  Comment  !  à  moi  seul  ?  s'écria  Cade- 
rousse:  ah  !  monsieur,  ne  raillez-vous  pas? — Ce  diamant 
devait  être  partagé  entre  les  amis  d'Edmond  :  Edmond 
n'avait  qu'un  seul  ami.  le  partage  de\ient  donc  inu- 
tile. Prenez  ce  diamant  et  vendez-le.  il  vaut  cinquante 
mille  francs,  je  vous  le  répète,  et  cette  somme,  je  l'es- 
père, suffira  pour  vous  tirer  de  la  misère.  —  Oh  ! 
monsieur,  dit  Cadcrousse  en  avançant  timidement 
une  main  et  en  essuyant  de  l'autre  la  sueur  qui  perlait 
sur  son  front  :  oh  !  monsieur,  ne  faites  pas  une  plai- 
santerie du  boiîheur  ou  du  désespoir  d'un  homme!  — 
Je  sais  ce  que  c'est  que  le  bonheur  et  ce  que  c'est  que 
le  désespoir,  et  je  ne  jouerai  jamais  à  plaisir  avec  ces 
sentiments,  répondit  i'abbé.  Prenez  donc  !  mais  en 
échange...  Caderoutsc,  qui  touchait  déjà  le  diamant, 
retira  sa  main. 
L'abbé  sourit. 

—   En   échange,   continua-t-il,    donnez-moi    cette 
bourse  de  soie  rouge  que  M.  Morrel  avait,  laissée  sur 


—  163  - 

la  cheminée  du  vieux  Dantès,  et  qui,  me  l'avez-Tou» 
dit,  est  encore  entre  vos  mains. 

Caderousse.  de  plus  en  plus  étonné,  alla  vers  une 
grande  armoire  de  chêne,  l'ouvrit,  et  donna  à  l'abbé 
une  bourse  longue,  de  soie  rouge  flétrie,  et  autour  de 
laquelle  glissaient  deux  anneaux  de  cuivre  dorés  au- 
trefois. L'abbé  la  prit,  et  en  sa  place  donna  le  diamant 
à  Caderousse. 

—  Oh  !  vous  êtes  un  homme  de  Dieu,  monsieur, 
s'écria  Caderousse  ;  car  en  vérilé  personne  ne  savait 
qu'Edmond  vous  avait  donné  ce  diamant,  et  vous 
auriez  pu  le  garder.  —  Bien,  se  dit  tout  bas  l'abbé, 
tu  l'eussesfait,  à  ce  qu'il  paraît,  toi  ! 

—  L'abbé  se  leva,  prit  son  chapeau  et  ses  gants. 

—  Ah  çà  !  dit-il,  tout  ce  que  vous  m'avez  dit  est 
bien  vrai,  n'est-ce  pas,  et  je  puis  y  croire  en  tous 
points?  —  Tenez,  monsieur  l'abbé,  dit  Caderousse, 
voici  dans  le  coin  de  ce  mur  un  christ  de  bois  béni  ; 
voici  sur  ce  bahut  le  livre  d'évangiles  de  ma  femme; 
ouvrez  ce  livre,  et  je  \ais  vous  jurer  dessus,  la  main 
étendue  vers  le  christ,  je  vais  jurer  sur  le  salut  de 
mon  âme,  sur  ma  foi  de  chrétien,  que  je  vous  ai  dit 
toutes  choses  comme  elles  s'étaient  passées,  et  comme 
l'ange  des  hommes  le  dira  à  l'oreille  de  Dieu  le  jour  du 
jugement  dernier  !  —  C'est  bien,  dit  l'abbé,  con- 
vaincu par  cet  accent  que  Caderousse  disait  la  vérité  ; 
c'est  bien;  que  cet  argent  vous  profilel  Adieu,  je  re- 
tourne loin  des  hommes  qui  se  font  tant  de  mal  les  uns 
aux  autres. 

Et  l'abbé,  se  délivrant  à  grand'peine  des  enthou- 
siastes élans  de  Caderousse.  leva  lui-même  la  barre  de 
la  porte,  sortit,  remonta  à  cheval,  salua  une  dernière 
fois  l'aubergiste  qui  se  confondait  en  adieux  bruyants, 
et  partit,  suivant  la  même  direction  qu'il  avait  déjà 
sui>1e  pour  venir. 


—  164  — 

Qiionil  Cadi-roiisse  se  rclourpa,  il  \il  derrière  lui 
la  Carconlo  plus  paie  et  phis  (rcmbîanle  que  jamais. 

—  Est-ce  bien  vrai  ce  que  jai  entendu  ?  dit-elic.  — 
Quoi  ?  quïl  nous  donnait  le  diamant  pour  nous  tout 
seuls  ?  dit  Caderousse  presque  fou  de  joie.  —  Oui.  — 
Rien  de  plus  vrai,  car  le  voilà. 

La  femme  le  regarda  un  instant,  puis  d'une  voix 
sourde  : 

—  Et  s'il  éîait  faux  ?  dit-elle. 
Caderousse  pâlit  et  chancela. 

—  Faux,  murmura-t-il,  faux...  Et  pourquoi  cet 
homme  m'aurait-il  donné  un  diamant  faux  ?  —  Pour 
avoir  ton  secret  sans  le  payer,  imbécile! 

Caderousse  resta  un  instant  étourdi  sous  le  poids 
de  cette  supposition. 

—  Oh  !  dit-i!  au  bout  d"un  instant  et  en  prenant  son 
chapeau  qu'il  posa  sur  le  mouchoir  rouge  noué  au- 
tour de  sa  îéle,  nous  allons  bien  le  savoir.  —  Et  com- 
ment cela?  —  C'est  la  foire  à  Braucaire:  il  y  a  des 
bijoutiers  de  Paris  :  je  vais  aller  le  leur  montrer. 
Toi;  garde  la  maison,  femme  ;  dans  deux  heures,  je 
serai  de  retour. 

Et  Caderousse  s'élança  hors  de  la  maison,  et  prit 
tout  courant  la  route  opposée  à  celle  que  venait  de 
prendre  rinconiiu. 

—  Cinquante  niiîle  francs!  murmura  la  Carconte 
restée  seule;  c'est  de  l'argent...  mais  ce  n'est  pas  une 
fortune. 


XIV.  —  les  registres  des  prisons. 

Le  lendemain  du  jour  où  s'était  passée,  sur  la  route 
de  Bellcgarde  à  Beaucaire,  la  scène  que  nous  venons 


—  165  — 

de  raconter,  un  homme  de  trente  à  irente-deui  ans, 
vêtu  d'un  frac  bleu  barbeau,  dun  pantalon  de  nankin 
et  d'un  gilit  blanc,  ayant  à  la  fois  la  tournure  et  l'accent 
britannique,  se  présenta  chez  le  maire  de  >Jarseille, 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  je  suis  le  premier  commis 
de  la  maison  Thomson  et  French  de  Rome  ;  nous 
sommes  depuis  dix  ans  en  relation  avec  !a  maison 
Morrel  et  fils  de  Marseille,  nous  avons  une  centaine 
de  mille  francs  à  peu  près  engagés  dans  ces  relations, 
et  nous  ne  sommes  pas  sans  inquiétudes,  attendu  que 
Ton  dit  que  la  maison  menace  ruine.  J'arrive  donc 
tout  exprès  de  Rome  pour  vous  demander  des  rensei- 
gnements sur  cette  maison.  —  3Ionsieur,  répondit  le 
maire,  je  sais  effectivement  que  depuis  quatre  ou  cinq 
ans  le  malheur  semble  poursuivre  M.  Morrel  :  il  a 
successivement  perdu  quatre  ou  cinq  bâtiments  et  es- 
suyé trois  ou  quatre  banqueroutes;  mais  il  ne  m'ap- 
partient pas,  quoique  son  créancier  moi-même  pour 
une  dizaine  de  mille  francs,  de  donner  aucun  resci- 
gnement  sur  l'état  de  sa  fortune.  Demandr-z-moi 
comme  maire  ce  que  je  pense  de  M.  Morrtl:  et  je  vous 
répondrai  que  c'est  un  homme  probe  jusqu'à  la  rigi- 
dité, et  qui  jusqu'à  présent  a  rempli  tous  ses  engage- 
ments avec  une  parfaite  exactitude.  Voilà  tout  ce  que 
jepuis  vous  dire,  monsieur  :  si  vous  voulez  en  savoir  da- 
vantage, adressez-vous  à  M.  de  Boville,  inspecteur  des 
prisons,  rue  de  >'oailles.  n°  13;  il  a,  je  crois,  deux 
cent  iiiille  francs  placés  dans  la  maison  Morrel.  et  s'il 
y  a  réellement  quelque  chose  à  craindre,  comme  celte 
somme  est  plus  considérable  que  la  mienne,  vous  le 
trouverez  probablement  sur  ce  point  miiux  renseigné 
que  moi. 

L'Anglais  parut  apprécier  cette  suprême  délicatesse, 
salua  ,  sortit,  et  s'achemina  de  ce  pas  particulier  aux 
fils  de  la  Grande-Bretagne  vers  la  rue  indiquée.  M.  de 
II.  II 


—  466  — 

Boville  était  dans  son  cabinet  :  en  l'apercevant  l'An- 
glais fit  un  mouvement  de  surprise  qui  semblait  in- 
diquer que  ce  n'était  pas  h  première  fois  qu'il  se 
trouvait  devant  celui  auquel  il  venait  faire  une  visite. 
Quant  à  M.  de  Boville.  il  était  si  désespéré,  qu'il  était 
évident  que  toutes  les  facultés  de  son  esprit  absor- 
bées dans  la  pensée  qui  l'occupait  en  ce  moment,  ne 
laissaient  ni  à  sa  mémoire  ni  à  son  imagination  le  loisir 
de  s'égarer  dans  le  passé.  L'Anglais,  avec  le  flegme 
de  sa  nation  .  lui  posa  à  peu  près  dans  les  mêmes 
termes  la  même  question  qu'il  venait  de  poser  au 
maire  de  Marseille. 

—  Oh  '  monsieur,  s'écria  M.  de  Boville,  vos  craintes 
sont  malheureusement  on  ne  peut  plus  fondées  ,  et 
vous  voyez  un  homme  désespéré,  .l'avais  deux  cent 
mille  francs  placés  dans  la  maison  Morrel  :  ces  deux 
cent  mille  francs  était  la  dot  de  ma  fille,  que  je 
comptais  marier  dans  quinze  jours  ;  ces  deux  cent  mille 
francs  étaient  remboursables  ,  cent  mille  le  1 S  de  ce 
mois-ci  .  cent  mille  le  13  du  mois  prochain.  J'avais 
donné  avis  à  M.  Morrel  du  désir  que  j'avais  que  ce 
remboursement  fût  fait  exactement ,  et  voilà  qu'il  est 
venu  ici  .  monsieur,  il  y  a  à  peine  une  demi-heure, 
pour  me  dire  que  si  son  bâtiment  le  Pharaon  n'était 
pas  rentré  d'ici  au  15  .  il  se  trouverait  dans  l'impossi- 
bilité de  me  faire  ce  payement.— Mais,  dit  l'Anglais, 
ce!a  ressemble  fort  à  un  atermoiement.  —  Dites,  mon- 
sieur .  que  cela  ressemble  à  une  banqueroute  !  sécria 
M.  de  Boville  désespéré. 

L'Anglais  parut  réfléchir  un  instant,  puis  il  dit  : 

—  Ainsi ,  monsieur ,  cette  créance  vous  inspire  des 
craintes  ?  —  C'est-à-dire  que  je  la  regarde  comme 
perdue.  —  Eh  birn  !  moi  ,  j^  vous  l'acheté.  —  Vous? 

—  Oui.  moi.  —  Mais  "i  un  rabais  énorme,  sans  doute? 

—  jSon ,  moyennant  deux  cent  mille  francs  :  notre 


—  167  — 

maison  .  ajouta  l'Anglais  en  riant ,  ne  fait  pas  de  ces 
sortes  d'affaires.  — Et  vous  payez?...  —  Comptant. 

Et  l'Anglais  tira  de  sa  poche  une  liasse  de  billets  de 
banque  qui  pouvaient  faire  le  double  de  la  somme  que 
M.  de  Boville  craignait  de  perdre.  Un  éclair  de  joie 
passa  sur  le  \-isage  de  M.  de  Boville  ;  mais  cependant 
il  fit  un  effort  sur  lui-même  et  dit  : 

—  Monsieur,  je  dois  vous  prévenir  que,  selon  toute 
probabilité  .  vous  n'aurez  pas  six  du  cent  de  cette 
somme.  —  Cela  ne  me  regarde  pas.  répondit  l'Anglais; 
cela  regarde  la  maison  Thomson  et  French  au  nom 
de  laquelle  j'agis.  Peut-être  a-t-e!ie  intérêt  à  hâter  la 
ruine  d'une  maison  rivale.  Mais  ce  que  je  sais  .  mon- 
sieur .  c'est  que  je  suis  prêt  à  vous  compter  cette 
somme  contre  le  transport  que  vous  m'en  ferez  :  seu- 
lement je  demanderai  un  droit  dp  courtage.  —  Com- 
ment' monsieur,  c'est  trop  juste,  s'éeria  M.  de  Boville» 
La  commission  est  ordinairement  d'un  et  demi;  vou" 
lez-vous  deux?  voulez-vous  trois?  voulez-vous  cinq  ? 
voulez-vous  plus  encore?  parlez  !  —  Monsieur,  reprit 
l'Anglais  en  riant,  je  suis  comme  ma  maison  .  je  ne 
fais  pas  de  ces  sortes  d'affaires  ;  non .  mon  droit  de 
courtage  est  de  toute  autre  nature.  —  Parlez  donc', 
monsieur,  je  vous  écoute.  —  Tous  êtes  inspecteur  des 
prisons?  —  Deiiuis  plus  de  quatorze  ans.  —  Vous 
tenez  les  registres  d'entrée  et  de  sortie?  —  Sans  doute. 

—  A  ces  registres  doivent  être  jointes  des  notes  rela- 
tives aux  prisonniers.  —  Chaque  prisonnier  a  son 
dossier.  —  Eh  bien  !  monsieur.  j"ai  été  élevé  à  Piome 
par  un  pauvre  diable  d'abbé  qui  disparut  tout  à  coup. 
J'ai  appris,  depuis,  qu'il  avait  été  détenu  au  château 
d'If,  et  je  voudrais  avoir  quelques  détails  sur  sa  mort. 

—  Comment  ie  nonmiicz-vous  V  —  L'abbé  Faria.  — 
nh  !  je  me  le  rappciie  parf'aitcm' ni .  s'tcria  ?î.  de 
Boville ,  il  était  fou.  —  Ou  le  disait.  —  Ch  !  il  Tétait 


—  168  — 
bien  certainement.  —  Cest  possible  ;  et  quel  était  son 
^cnre  de  folie  ?  —  11  prétendait  avoir  la  connaissance 
d'un  trésor  immense,  et  olTrait  des  sommes  folles  au 
gouvernement  si  on  voulait  le  mettre  en  liberté.  — 
Pauvre  diable  !  et  il  est  mort?  —  Oui,  monsieur,  il  y 
a  cinq  ou  six  mois  à  peu  près  ,  en  février  dernier.  — 
Vous  avez  une  heureuse  mémoire,  moHsieur .  pour 
vous  rappeler  ainsi  les  dates. — Je  me  rappelle  celle-ci, 
parce  que  la  mort  du  pauvre  diable  fut  accompagnée 
d'une  circonstance  sin^iulière.  —  Peut-on  connaître 
cette  circonstance?  demanda  l'Anglais  avec  une  expres- 
sion de  curiosité  qu'un  profond  observateur  eût  été 
étonnéde  trouver  sur  son  flegmatique  visage.  — Oh  I  .lion 
Dieu  !  oui,  monsieur  :  le  cachot  de  l'abbé  était  éloigné 
de  quarante-cinq  à  cinquante  pieds  à  peu  près  de 
CL'lui  d'un  ancien  agent  bonaparùste,  un  de  ceux  qui 
avaient  le  plus  contribué  au  retour  de  l'usurpateur 
ea  1815,  homme  très  résolu  et  très -dangereux.  — 
Vraiment  !  dit  l'Anglais.  —  Oui ,  répondit  M.  de  Bu- 
ville,  j'ai  eu  l'occasion  moi-même  de  voir  cet  homme 
en  1816  ou  1S17 .  et  l'on  ne  descendait  dans  son  ca- 
chot qu'a\ec  un  piquet  de  soldats  :  cet  homme  m'a  fait 
une  profonde  impression,  et  je  n'oublierai  jamais  son 
visage. 
L'Anglais  sourit  imperceptiblement. 
—  Et  vous  dites  donc  -  monsieur  ,  reprit-il,  que  les 
deux  cachots...  —  Éuient  séparés  par  une  distance 
de  cinquaiite  pieds,  mais  il  paraît  que  cet  Edmond 
Danlès...  —  Cet  homme  dangereux  s'appelait?...  — 
Edmond  Dantès.  Oui,  monsieur,  il  paraît  que  cet 
Edmonû  Dantcs  s'était  procuré  des  outils  ou  en  avait 
fabriqué  ,  car  on  trouva  un  couloir  à  l'aide  duquel 
les  prisonniers  communiquaient.  —  Ce  couloir  avait 
sans  doute  été  pratiqué  dans  un  but  d'évasion  ?— Jus- 
tement; miis,  milhMi(\,'a;;ia3nt p>ur  Ivs  prisonniers  ? 


—  169  — 
l'abbé  Faria  fut  atteint  d'une  attaque  de  catalepsie  ft 
mourut.  —  Je  comprends  ,  cela  dut  arrêter  court  les 
projets   d'évasion. —  Pour  le  mort,   oui,  répondit 
M.  de  Boville,  mais  pas  pour  le  vivant  ;  au  contraire, 
ce  Dan  tes  y  vit  un  moyen  de  hâter  sa  fuite;  il  pensait 
sans  doute  que  les  prisonniers  morts  au  château  dif 
étaient  enterrés  dans  un  cimetière  ordinaire;  il  trans- 
porta le  défunt  dans  sa  chambre  ,  prit  sa  place  dans 
le  sac  où  on  l'avait  cousu,  et  attendit  le  moment  de 
l'enterrement.  —  C'était  un  moyen  hasardeux  et  qui 
indiquait  quelque  courage,  reprit  l'Anglais.  —  Oh  !  je 
vous  ai  dit,  monsieur,  que  c'était  un  homme  fort  dan- 
gereux;  par  bonheur  qu'il  a  débarrassé  lui-même  !e 
gouvernement  des  craintes   qu'il    avait  à  son  sujet. 
—  Comment  cela?  —  Comment,  vous  ne  compren(z 
pas?  —  Non. —  Le  château  d'If  n'a  pas  de  cimetière; 
on  jette  tout  simplement  les  morts  à  la  mer  après  leur 
avoir  attaché  aux  pieds  un  boulet  de  trente-six.  —  Eh 
bien  ?  tit  l'Anglais ,  comme  s'il  avait  la  conception 
difficile. — Eh  bien  !  on  lui  attacha  un  boulet  de  trente- 
six  aux  pieds  et  on  le  jeta  à  la  mer.  —  En  vérité  ! 
sécria  l'Anglais.  —  Oui,  monsieur,  continua  linspec- 
leur.  Vous  comprenez  quel  dut  être  l'élonnement  du 
fugitif  lorsqu'il  se  sentit  précipiter  du  haut  en  bas 
des  rochers.  J'aurais  voulu  voir  sa  figure  en  ce  mo- 
ment-là. —  C'eût  été  difficile. —  îS'importe,  dit  M.  d« 
Boville,  que  la  certitude  de  rentrer  dans  ses  deux  cent 
mille  francs  mettait  de  belle  humeur  ;  n'importe!  je 
me  la  représente. 
Et  il  éclata  de  rire. 

—  Et  moi  aussi,  dit  l'Anglais. 

Et  il  se  mit  à  rire  de  son  côté  ,  mais  comme  rient 
les  Anglais,  c'est-à-dire  du  bout  des  dents. 

—  Ainsi;  continua  l'Anglais  ,  qui  reprit  le  premier 
son  sang-froid,  ainsi  le  fugitif  fut  noyé  ?— Bel  et  bien. 


—  170  — 

—  De  sorte  que  le  gouverneur  du  château  fut  débar- 
rassé à  la  fois  du  furieux  et  du  fou  ?  —  Justement.  — 
Mais  une  espère  d'acte  a  dû  être  dressé  de  cet  événe- 
ment ?  demanda  l'Angiais.  —  Oui,  un  acte  mortuaire. 
Yous  comprenez  .  ks  parents  de  ce  Dantès  ,  s'il  en  a, 
pouvaient  avoir  intérêt  à  s'assurer  s'il  était  mort  ou 
vivant.  —  De  sorte  que  maintenant  ils  peuvent  être 
tranquilles  sils  héritent  de  lui.  11  est  mort  et  bien 
mort  ?  — Oh  !  mon  Dieu  ,  oui.  Et  on  leiir  en  délivrera 
attestation  quand  ils  voudiout.  —  Ainsi  soit-il ,  dit 
l'Anglais.  ]\iais  retenons  aux  registres.  —  C'est  vrai. 
Celte  histoire  nous  en  avait  éloighés.  Pardon.  —  Par- 
don, de  quoi  ?  de  l'histoire  ?  Pas  du  tout  ;  elle  m'a  paru 
curieuse.  —  Elle  l'est  en  effet.  Ainsi,  vous  désirez  voir, 
inonsieur,  tout  ce  qui  est  relatif  à  votre  pauvre  abbé, 
qui  était  bien  la  douceur  même,  lui  ? — Cela  me  ferait 
plaisir.  —  Passez  dans  mon  cabinet,  et  je  vais  vous 
montrer  cela. 

Et  tous  deux  passèrent  dans  le  cabinet  de  M.  de 
Boville. 

Tout  y  était  efTectivement  dans  un  ordre  parfait  : 
chaque  registre  était  à  son  numéro  ,  chaque  dossier  à 
sa  case.  L'inspecteur  lit  asseoir  l'Aijglais  dans  son 
fauteuil ,  et  posa  devant  lui  le  registre  et  le  dossier 
relatifs  au  château  d'If,  lui  donnant  tout  le  loisir  de 
feuilleter,  tandis  que  lui-même  ,  assis  dans  un  coin  , 
lisait  sou  journal. 

L'Anglais  trouva  facilement  le  dossier  relatif  à 
l'abbé  Iraria;  mais  il  paraît  que  l'histoire  que  lui  avait 
racontée  M.  de  BoviUe  ra\ait  vivement  intéressé, 
car.,  après  avoir  pris  connaissance  de  ces  premières 
pièces ,  il  continua  de  feuilleter  jusqu'à  ce  qu'il  fût 
arrivé  à  la  liasse  d'Edmond  Dames.  Là  il  retrouva 
chaque  chose  à  sa  place,  dénonciation,  interrogatoire, 
pétition  de  M.  Alorrel ,  apostille  de  M.  dé  \'illefort. 


—  171  — 

Il  plia  tout  doucement  la  dénondation,  la  mit  dans  sa 
poche.  lut  rinterrogatoire  et  vit  que  le  nom  de  Noir- 
tier  n'y  était  pas  prononcé,  parcourut  la  demande  en 
date  du  10  avril  4815  ,  dans  laquelle  Morrel ,  d'après 
le  conseil  du  substitut,  exagérait  dans  une  excellente 
intention,  puisque  Napoléon  régnait  alors,  les  services 
que  Danlès  avait  rendus  à  la  cause  impériale,  services 
que  le  certificat  de  Yillefort  rendait  incontestables. 
Alors  il  comprit  tout.  Cette  demande  à  Napoléon  , 
gardée  par  Villefort ,  était  devenue  sous  la  seconde 
restauration  une  arme  terrible  entre  les  mains  du 
procureur  du  roi.  Il  ne  s'étonna  donc  plus ,  en  feuil- 
letant le  registre  ,  de  cette  note  mise  en  accolade  en 
regard  de  son  nom  : 

!    Bonapartiste  enragé ,  a  pris  une  part  actir» 
au  retour  de  Tile  d'Elbe. 
A  tenir  au  plus  grand  secret  et  lous  la  plat 
stricte  surveillance. 

Au-dessus  de  ces  lignes  était  écrit  d'une  autre 
écriture  : 

«  Vu  la  note  ci-dessus,  rien  à  faire.  » 

Seulement,  en  comparant  l'écriture  de  l'accolade 
avec  celle  du  certificat  placé  au  bas  de  la  demande  de 
Morrel ,  il  acquit  la  certitude  que  la  note  de  l'acco- 
lade était  de  la  même  écriture  que  le  certificat,  c'est- 
à-dire  tracée  par  la  main  de  Villefort. 

Quant  à  la  note  qui  l'accompagnait,  l'Anglais  com- 
prit qu'elle  avait  dti  être  consignée  par  quelque  inspec- 
teur qui  avait  pris  un  intérêt  passager  à  la  situation 
de  Dantès  ,  mais  que  le  renseignement  que  nous  ve- 
nons de  citer  avait  mis  dans  l'impossibilité  de  donner 
suite  à  cet  intérêt. 

Comme  nous  l'avons  dit ,  l'inspecteur,  par  discré- 
tion et  pour  ne  pas  gêner  l'élève  de  l'abbé  Faria  dans 
ses  recherches,  s'était  éloigné  et  lisait  le  Drapeau 


—  17Î  ~ 

blanc.  Il  ne  vit  donc  pas  l'Anglais  plier  et  mettra 
dans  sa  poche  la  dénonciation  écrite  par  Danglars 
sous  la  tonnelle  de  la  Réserve,  et  portant  le  timbre  de 
la  poste  de  Marseille ,  27  février,  levée  de  six  heures 
du  soir.  Mais,  il  faut  le  dire  ,  il  l'eût  vu  ,  qu'il  atta- 
chait trop  peu  d'importance  à  ce  papier  et  trop  d'im- 
iiortance  à  ses  deux  cent  mille  francs  ,  pour  s'opposer 
à  ce. que  faisait  l'Anglais,  si  incorrect  que  cela  fût. 

—  Merci ,  dit  celui-ci  en  fermant  bruyamment  le 
registre.  J'ai  ce  qu'il  me  faut  ;  maintenant  c'est  à  moi 
de  tenir  ma  promesse  :  faites-moi  un  simple  transport 
de  votre  créance  ;  reconnaissez  dans  ce  transport  en 
avoir  reçu  le  montant,  et  je  vais  vous  compter  la 
somme. 

Et  il  céda  sa  place  au  bureau  à  M.  de  Boville  ,  qui 
s'y  assit  sans  façon  et  s'empressa  de  faire  le  transport 
demandé,  tandis  que  l'Anglais  comptait  les  billets  de 
banque  sur  le  rebord  du  casier. 


XV.  —  La  maison  Morrei. 

Celui  qui  eût  quitté  Marseille  quelques  années  au- 
paravant, connaissant  l'intérieur  de  la  maison  Morrel, 
et  qui  y  fut  entré  à  l'époque  où  nous  sommes  parvenus, 
y  eût  trouvé  un  grand  changement.  Au  lieu  de  cet  air 
de  vie.  d'aisance  et  de  bonheur  qui  s'eihale,  pour 
ainsi  dire ,  d'une  maison  en  voie  de  prospérité  ;  au 
lieu  de  ces  flgures  joyeuses  se  montrant  derrière  les 
rideaux  des  fenêtres  ,  de  ces  commis  affairés  traver- 
sant les  corridors  une  plume  fichée  derrière  l'oreille  ; 
au  lieu  de  cette  cour  encombrée  de  ballots ,  retentis- 
sant des  cris  et  des  rires  des  facteurs  ,  il  eût  trouvé, 
dès  la  première  vue,  je  ne  sais  quoi  de  triste  et  de 
mort  dans  ces  corridors  déserts  et  dans  cette  cour 
vide.  Des  nombreux  employés  qui  autrefois  peuplaient 


—  173  — 

les  bureaux  ,  deux  seuls  étaient  restés  :  l'un  était  un 
jeune  homme  de  vingt-trois  ou  vingt-quatre  ans . 
nommé  Emmanuel  Raymond  ,  lequel  était  amoureux 
de  la  fille  de  M.  Jîorrel,  et  était  resté  dans  la  maison 
quoi  qu'eussent  pu  faire  ses  parents  pour  l'en  retirer; 
l'autre  était  un  vieux  garçon  de  caisse,  borgne,  nommé 
Coclès,  sobriquet  que  lui  avaient  donné  les  jeunes 
gens  qui  peuplaient  autrefois  cette  grande  ruche  bour- 
donnante, aujourd'hui  presque  inhabitée,  et  qui  avait 
si  bien  et  si  complètement  remplacé  son  vrai  nom  . 
que,  selon  toute  probabilité,  il  ne  se  serait  pas  même 
retourné,  si  on  l'eût  appelé  aujourd'hui  de  ce  nom. 

Coclès  était  resté  au  service  de  M.  Morrel .  et  il 
s'était  fait  dans  la  situation  du  brave  homme  un  sin- 
gulier changement;  il  était  à  la  fois  monté  au  grade 
de  caissier  et  descendu  au  rang  de  domestique.  Ce 
n'en  était  pas  moins  le  même  Coclès,  bon  .  patient, 
dévoué  ,  mais  inflexible  à  l'endroit  de  l'arithmétique, 
le  seul  point  sur  lequel  il  eût  tenu  t;ète  au  monde  en- 
tier, même  à  M.  Morrel,  et  ne  connaissant  que  sa 
table  de  Pythagore,  qu'il  savait  sur  le  bout  du  doigt , 
de  quelque  façon  qu'on  la  retournât  et  dans  quelque 
erreur  qu'on  tentât  de  le  faire  tomber. 

Au  milieu  de  la  tristesse  générale  qui  avait  envahi 
la  maison  Morrel.  Coclès  était  d'ailleurs  le  seul  qui 
fût  resté  impassible.  Or,  qu'on  ne  s'y  trompe  point, 
cette  impassibilité  ne  venait  point  d'un  défaut  d'affec- 
tion, mais  au  contraire  d'une  inébranlable  conviction. 
Comme  les  rats  qui ,  dit-on,  aaittent  peu  à  peu  un 
bâtiment  condamné  d'avance  par  le  destin  à  périr  en 
mer,  de  manière  que  ces  hôtes  égoïstes  l'ont  complè- 
tement abandonné  au  moment  où  il  lève  l'ancre  :  de 
même,  nous  l'avons  dit,  toute  cette  foule  de  commis 
et  d'employés  qui  tirait  son  existence  de  la  maison  de 
l'armateur,  avait  peu  à  peu  déserté  bureau  et  maga- 


—  174  — 
a  in;or.  Coclès  les  avait  vus  s'éloigner  tous  sans  songer 
même  à  se  rendre  compte  de  la  cause  de  leur  départ  : 
tout,  comme  nous  l'avons  dit,  se  réduisait  pour  Coclès 
à  une  question  de  chiffres ,  et  depuis  vingt  ans  qu'il 
était  dans  la  maison  IVJorrel ,  il  avait  toujours  vu  les 
payements  s'opérer  à  Lureau  ouvert  avec  une  telle  ré- 
gularité, qu'il  n'admettait  pas  plus  que  cette  régula- 
rité pût  s'arrêter  et  ces  payemenis  se  suspendre,  qu'un 
meunier  qui  possède  un  moulin  alimenté  par  les  eaux 
d'une  riche  rivière,  quelle  puisse  cesser  de  couler.  En 
effet,  jusque-là  rien  n'était  encore  venu  porter  atteinte  à 
la  conviction  de  Codés.  La  dernière  lin  du  mois  s'était 
effectuée  avec  une  ponctualité  rigoureuse.  Coclès  avait 
relevé  une  erreur  de  soixante  et  dix  centimes  com- 
mise par  M.  Morrel  à  son  préjudice,  et  le  même  jour  il 
avait  rapporté  les  quatorze  sous  d'excédant  à  M. Morrel, 
qui,  avec  un  sourire  mélancolique ,  les  avait  pris  et 
laissés  tomber  dans  un  tiroir  à  peu  près  vide,  en  disant: 

—  Bien,  Codes,  vous  êtes  la  perle  des  caissiers. 

Et  Coclès  s'était  retiré  on  ne  peut  plus  satisfait;  car 
un  éloge  de  M.  Morrel,  cette  perle  des  honnêtes  gens 
de  Marseille,  flattait  plus  Coclès  qu'une  gratification 
de  cinquante  écus.  JVAais  depuis  cette  fin  de  mois  si 
victorieusement  accomplie,  M.  Morrel  a^ait  passé  de 
cruelles  heurts  ;  peur  laire  face  à  cette  fin  de  mois,  il 
avait  réuni  toutes  ses  ressources,  et  lui-même,  crai- 
gnant que  le  bruit  de  sa  détresse  ne  se  répandit  dans 
llarseille,  lorsqu'on  le  verrait  recourir  à  de  pareilles 
extrémités,  avait  fait  un  voyage  à  la  foire  de  Beau- 
caire  pour  vendre  quelques  bijoux  appartenant  à  sa 
femme  et  à  sa  fille,  et  une  partie  de  son  argenterie. 
Moyennant  ce  sacrifice,  tout  s'était  encore  cette  fois 
passé  au  plus  grand  honneur  de  la  maison  Morrel. 
Mais  la  caisse  était  demeurée  complètement  vide.  Le 
crédit,  effrayé  par  le  bniit  qui  courait,  s'était  retiré 


—  175  — 

avec  son  égoïsme  habituel,  et,  pour  faire  face  aux  cent 
mille  francs  à  rembourser  le  13  du  présent  mois  à 
M.  de  Boville,  et  aux  autres  cent  mille  francs  qui  al- 
laient échoir  le  13  du  mois  suivant,  M.  Morrel  n'avait 
en  réalité  que  l'espérance  du  retour  du  Pharaon,  dont 
un  bâtiment,  qui  avait  levé  l'ancre  en  même  temps 
que  lui,  et  qui  était  arrivé  à  bon  port,  avait  appris  le 
départ.  Mais  déjà  ce  bâtiment,  venant  comme  le  Pha- 
raon de  Cakutia,  était  arri>é  depuis  quinze  jours, 
tandis  que  du  Pharaon,  l'on  n'avait  aucune  nouvelle. 

C'est  dans  cet  état  de  choses  que  le  lendemain  du 
jour  où  il  avait  terminé  avec  M.  de  Boville  l'impor- 
tante affaire  que  nous  avons  dite,  l'envoyé  de  la  maison 
Thomson  et  French  de  Rome  se  présenta  chez  >* .  Mor- 
tel. Emmanuel  le  reçut.  Le  jeune  homme,  que  chaque 
nouveau  visage  effrayait,  car  chaque  nouveau  \isage 
annonçait  un  nouveau  créancier  qui,  dans  son  inquié- 
tude venait  questionner  le  chef  de  la  maison,  le  jeune 
homme,  disons-nous,  voulut  épargner  à  son  patron 
l'ennui  de  cette  visite  ;  il  questionna  le  nouveau  venu  ; 
mais  le  nouveau  venu  déclara  qu'il  n'avait  rien  à  dire 
à  M.  Emmanuel,  et  que  c'était  à  M.  Morrel  en  per- 
sonne qu'il  voulait  parler. 

Emmanuel  appela  en  soupirant  Coclès.  Coclès  parut, 
et  le  jeune  homme  lui  ordonna  de  conduire  l'étranger 
à  M.  Jlorrel.  Codes  marcha  devant,  et  l'étranger  le 
suivit.  Sur  l'escalier  on  rencontra  une  belle  jeune  fille 
de  seize  à  dix-sept  ans  qui  regarda  l'étranger  avec 
inquiétude.  Coclesne  remarqua  point  celte  expression 
de  visage  qui  cependant  parut  n'avoir  point  échappé 
à  l'étranger. 

II.  Morrelest  à  son  cabinet,  n'est-ce  pas,  mademui- 
selie  Julie,  demanda  le  caissier. —  Oui,  du  moins  je 
crois  ,  dit  la  jeune  fille  en  hésitant;  voyez  d'abord, 
Coclès ,  et  si  mon  père  y  est,  anooncez  monsieur. 


—  176  — 

—  M'annoncer  serait  inutile,  mademoiselle,  répondit 
l'Anglais,  M.  Morrcl  ne  connaît  pas  mon  nom.  Ce 
brave  homme  n"a  qu'à  dire  seulement  que  je  suis  le 
premier  commis  de  MM.  Thomson  et  French  de 
Rome,  avec  lesquels  la  maison  de  monsieur  votre 
père  est  en  relations. 

La  jeune  fille  pâlit  et  continua  de  descendre,  tandis 
que  Coclès  et  lélranger  conlinuaient  de  monter.  Elle 
entra  dans  le  bureau  où  se  tenait  Emmanuel,  et  Co- 
clès. à  Paide  d"une  ckf  dont  il  était  possesseur,  et  qui 
annonçait  ses  grandes  entrées  près  du  maître,  ouvrit 
une  porte  placée  dans  langie  du  palier  du  deuxième 
étage,  introduisit  l'étranger  dans  une  antichambre, 
ouvrit  une  seconde  porte  qu'il  referma  derrière  lui, 
et  après  avoir  laissé  seul  un  instant  l'envoyé  de  la 
maison  Thomson  et  French.  reparut  en  lui  faisant 
signe  qu'il  pouvait  entrer.  L'Anglais  entra  :  il  trouva 
M.Morrel  assis  devant  une  table,  pâlissant  devant  les 
colonnes  etfravantes  du  registre  où  était  inscrit  son 
passif.  En  voyant  l'étranger,  M.  >îorrel  ferma  le  re- 
gistre, se  leva  et  avança  un  siège,  puis,  lorsqu'il  eut 
vu  l'étranger  s'asseoir,  il  s'assit  lui-même. 

Qatorze  années  avaient  bien  changé  le  digne  négo- 
ciant, qui,  âgé  de  trente-siï  ans  au  commencement  de 
celte  histoire,  était  sur  le  point  d'atteindre  la  cinquan- 
taine. Ses  cheveux  avaient  blanchi,  son  front  s'était 
creusé  sous  des  rides  soucieuses:  enfin  son  regard, 
autrefois  si  ferme  et  si  arrêté,  était  devenu  vague  et 
irrésolu,  et  semblait  toujours  craindre  d'être  forcé  de 
s'arrêter  ou  sur  une  idée  ou  sur  un  homme.  L'Anglais 
le  regarda  avec  un  sentiment  de  curiosité  évidemment 
mêlé  d'intérêt. 

—  Monsieur,  dit  Morrel,  dont  cet  examen  semblait 
redoubler  le  malaise,  tous  avez  désiré  me  parler?  — 
Oui,  monsieur.  "Vous  savez  de  quelle  part  ja  viens, 


—  177  — 

n'est-ce  pas?  —  De  la  part  de  la  maison  Thomson  et 
French.  à  ce  que  m'a  dit  mon  caissier  du  moins.  —  II 
vous  a  dit  la  vérité,  monsieur.  La  maison  Thomson  et 
French  avait,  dans  le  courant  de  ce  mois  et  du  mois 
prochain,  trois  ou  quatre  cent  mille  francs  à  payer 
en  France^  et  connaissant  votre  rigoureuse  exactitud", 
elle  a  réuni  tout  le  papier  qu'elle  a  pu  trouver  portant 
votre  signature,  et  ma  chargé,  au  fur  et  à  mesure  que 
ces  papiers  écherraient,  d'en  toucher  les  fonds  chez 
vous  et  de  faire  emploi  de  ces  fonds. 

Morrel  poussa  uq  profond  soupir  et  passa  la  main 
sur  son  front  couvert  de  sueur. 

—  Ainsi,  monsieur,  demanda  Morrel,  vous  avez 
des  traites  signées  par  moi?  —  Oui,  monsieur,  pour 
une  somme  assez  considérable.  —  Pour  quelle 
somme?  demanda  Morrel  d'une  voix  qu'il  tachait  de 
rendre  assurée.  —  Xîais  voici  d'abord,  dit  l'Anglais 
en  tirant  une  liasse  do  sa  poche,  un  tr&»5portde  deux 
cent  mille  francs  fait  à  notre  maison  par  M.  de  Bo- 
ville,  l'inspecteur  des  prisons.  Reconnaissez -vous  de- 
voir cette  .^1  m  me  à  M.  de  Boville?  —  Oui.  monsieur, 
c'est  un  placement  qu'il  a  fait  chez  moi  à  quatre  et 
demi  du  cent,  voici  bientôt  cinq  ans.  —  Et  que  vous 
devez  rembourser?  —  Moitié  le  quinze  de  ce  mois-ci. 
moitié  le  quinze  du  mois  prochain.  —  C'est  cela  ;  puis 
voici  trente-deux  miile  cinq  cents  francs  fin  courant; 
ce  sont  des  traites  signées  par  vous  et  passées  à  notre 
ordre  par  des  tiers  porteurs.  —  Je  les  reconnais,  dit 
Morrel,  à  qui  le  rouge  de  la  honte  montait  à  la  figure 
en  songeant  que  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  il  ne 
pourrait  peut-être  pas  faire  honneur  à  sa  signature. 
Est-ce  tout?  —  Non,  monsieur,  j'ai  encore  pour  la 
fin  du  mois  prochain  ces  valeurs-ci.  que  nous  ont  pas- 
sées la  maison  Pascale  et  la  maison  Wild  et  Turnerde 
Marseille,  cinquante-cinq  mille  francs  à  peu  près,  en 


—  178  — 

toutdeuxcentquatre-vingt-sept  mille  cioq  cents  francs. 
Ce  que  souSVait  le  malh'îureux  Morrel  pendant  cette 
énumération  est  impossible  à  décrire. 

—  Deux  cent  quatre-vingt-sept  mille  cinq  cents 
francs!  répéta-t-il  machinalement.  —  Oui,  monsieur, 
répondit  l'Anglais  Or,  continua-t-il  après  un  moment 
de  silence,  je  ne  vous  cacherai  pa<:,  M.  Morrel ,  que, 
tout  en  faisant  la  part  de  votre  probité  sans  reproche 
jusqu'à  présent ,  le  bruit  public  de  Marseille  est  que 
TOUS  n'êtes  pas  en  état  de  faire  face  à  vos  affaires. 

A  cette  ouverture  presque  brutale.  Morrel  pâlit  af- 
freusement. 

—  ÎJonsieur,  dit-il,  jusqu'à  présent,  et  il  y  a  plus 
de  vingt-quatre  ans  que  j"ai  reçu  la  maison  des  mains 
de  mon  père  .  qui  lui-même  l'avait  gérée  trente-cinq 
ans,  jusqu'à  présent  pas  un  billet  signé  "orreî  et  fils 
n'a  élé  présenté  à  la  caisse  sans  être  payé.  —  Oui .  je 
sais  cela,  répondit  l'Anglais;  mais,  d'homme  d'hon- 
neur à  homme  d'honneur,  parlez  franchement,  mon- 
sieur. Payerez-vous  ceux-ci  avec  la  même  exactitude  ? 

Morrel  tressaillit  et  regarda  celui  nui  lui  parlait 
ainsi  avec  plus  d'assurance  qu'il  ne  l'avait  encore  fait. 

—  Aux  questions  posées  avec  cette  franchise,  dit-il, 
il  faut  faire  une  réponse  franche.  Oui .  monsieur,  je 
payerai,  si,  comme  je  l'espère,  mon  bâtiment  arrive  à 
bon  port,  car  son  arrivée  me  rendra  le  crédit  que  les 
accidents  successifs  dont  j'ai  été  la  victime  m'ont  ôté; 
mais  si  par  malheur  le  Pharaon ,  cette  dernière  res- 
source sur  laquelle  je  compte,  me  manquait... 

Les  larmes  montèrent  aux  yeux  du  pauvre  armateur. 

—  Eh  bien  !  demanda  son  interlocuteur,  si  cette  der- 
nière ressource  vous  manquait?...  —  Eh  bien  .  conti- 
nua Morrel,  monsieur,  r'.  st  cru"l  à  dire  ..  mais,  déjà 
habitué  au  n;alheur.  il  faut  que  je  m'hubitue  à  la 
honte...  eh  bien  !  je  crois  que  je  serais  forcé  de  sus- 


—  17^  — 

pendre  mes  payements.  —  N'avez-vous  donc  point 
d'amis  qui  jiuissent  vous  aider  dans  cette  circonstancét 
Morrel  sourit  tristement. 

—  Dans  les  affaires .  monsieur,  dit-il  ,  on  n'a  point 
d'amis,  vous  le  savez  bien ,  on  n'a  que  des  correspon- 
dants. —  C'est  vrai,  murmura  l'Anglais.  Ainsi  vous 
n'avez  plus  qu'une  espérance  ?  —  Une  seule.  —  La 
dernière?  —  La  dernière.  —  De  sorte  que  si  cette 
espérance  vous  manque  . .  —  Je  suis  perdu,  monsieur, 
complètement  perdu.  —  Comme  je  venais  chez  vous, 
un  navire  entrait  dans  le  port.  —  Je  le  sais,  monsieur. 
Un  jeune  homme  qui  est  resté  fidèle  à  ma  mauvaise 
fortune  passe  une  partie  de  son  temps  à  un  belvédère 
situé  au  haut  de  la  maison,  dans  l'espérance  de  venir 
m'annoncer  le  premier  une  bonne  nouvelle.  J'ai  su  par 
lui  l'entrée  de  ce  navire.  —  Et  ce  n'est  pas  le  vôtre  ? 
—  Non.  c'est  un  navire  bordelais,  la  Gironde;  il  vient 
de  l'Inde  aussi,  mais  ce  n'est  pas  le  mien.  — 
Peut-être  a-t-il  eu  connaissance  du  Pharaon  et  vous 
apporte-t-il  quelque  nouvelle.  —  Faut-il  que  je  vous 
le  dise,  monsieur!  je  crains  presque  autant  d'apprendre 
des  nouvelles  de  mon  trois-màts  que  de  rester  dans 
l'incertitude.  L'incertitude,  c'est  encore  une  espérance. 

Puis  M.  Morrel  ajouta  d'une  voix  sourde  : 

—  Ce  retard  n't  >>t  pas  naturel  :  le  Pharaon  est  parti 
de  Calcutta  le  5  février,  depuis  plus  d'un  mois  il  de- 
vrait être  ici.— Qu'rst-ce  cela  ?  dit  rAnp:Iais  en  prêtant 
l'oreille,  et  que  veut  dire  ce  bruit  ?  —  Oh!  mon  Dieu  ! 
mon  Dieu!  s'écria  Morrel  pâlissant,  qu'y  a-t-il  encore? 

En  effet ,  il  se  faisait  un  grand  bruit  dans  l'escalier  ; 
on  allait,  on  venait,  on  entendit  même  un  cri  de  dou- 
leur. Morrel  se  leva  pour  aller  ouvrir  la  porte,  mais  les 
forces  lui  manquèrent,  et  il  retomba  sor  son  fauteuil. 

Les  deux  hommes  restèrent  en  face  l'un  de  l'autre, 
Morrel  tremblant  de  tous  ses  membres  ,  l'étranger  le 


—  180  — 
regardant  avec  une  expression  de  profonde  pitié.  Le 
bruit  avait  cessé,  mais  cependant  on  eu*  dit  que  Mor- 
rel  attendait  quelque  chose;  ce  bruit  avait  une  cause, 
et  devait  avoir  une  suite.  Il  sembla  à  l'étranger  qu'on 
montait  doucement  l'escalier,  et  que  les  pas.  qui 
étaient  ceux  de  plusieurs  personnes  .  s'arrêtaient  sur 
le  palier.  Une  clef  fut  introduite  dans  la  serrure  de 
la  première  porte ,  et  Ion  entendit  cette  porte  crier 
sur  ses  gonds. 

—  II  n'y  a  que  deux  personnes  qui  aient  la  clef  de 
cette  porte,  murmura  Morrel  :  Coclès  et  Julie. 

En  même  temps  la  seconde  porte  s'ouvrit  et  Ion  vit 
apparaître  la  jeune  fille  pâle  et  les  joues  baignées  de 
larmes.  Morrel  se  leva  tout  tremblant,  et  s'appuya  au 
bras  de  son  fauteuil,  car  il  n'aurait  pu  se  tenir  de- 
bout. Sa  voix  voulait  interroger,  mais  il  n'avait  plus 
de  voix. 

—  Oh  !  mon  père  .  dit  la  jeune  fille  en  joignant  les 
mains,  pardonnez  à  votre  enfant  d'être  la  messagère 
d'une  mauvaise  nouvelle. 

3îorrcl  pâlit  affreusement  :  Julie  vint  se  jeter  dans 
SOS  bras. 

—  Oh!  mon  père,  mon  père,  dit-elle,  du  courage  ! 
—  Ainsi  le  Pharaon  a  péri  ?  demanda  Morrel  d'une 
voix  étranglée. 

La  jeune  fille  ne  répondit  pas.  mais  elle  fit  un  signe 
afïirmatif  avec  sa  tête  appuyée  à  la  poitrine  de  son  père. 

—  Et  l'équipage  ?  demanda  Morrel.  — Sauvé,  dit  la 
jeune  fille ,  sauvé  par  le  navire  bordelais  qui  vient 
d'entrer  dans  le  port. 

Morrel  leva  les  deux  mains  au  ciel  avec  une  expres- 
sion de  résignation  et  de  reconnaissance  sublime. 

—  Merci,  mon  Ditu  !  dit  Morrel  ;  au  moins  vous 
ne  frappez  que  moi  seul. 

Si  ûegmatique  que  fût  l'Anglais,  une  larme  humecta 


—  181  — 

sa  paupière.  —  Entrez,  dit  Morrel,  entrer,  car  je 
présume  que  vous  êtes  tous  à  la  porte. 

En  effet ,  à  peine  avait-il  prononcé  ces  mots  ,  que 
madame  Morrel  entra  en  sanglotant.  Emmanuel  la 
suivait  :  au  fond  ,  dans  rantichanibre  ,  on  voyait  les 
rudes  figures  de  sept  ou  huit  marins  à  moitié  nus. 
A  la  vue  de  ces  hommes,  l'Anglais  tressàllit;  il  fil  un 
pas  comme  pour  aller  à  eux ,  mais  il  se  contint ,  et 
s'effaça,  au  contraire,  dans  l'angle  le  plus  obscur  et  le 
plus  éloigné  du  cabinet.  Madame  Morrel  alla  s'asseoir 
dans  le  fauteuil,  prit  une  des  mains  de  son  mari  dans 
les  siennes  ,  tandis  que  Julie  demeurait  debout  ap- 
puyée à  la  poitrine  de  son  père.  Emmanuel  était  resté 
à  mi-chemin  de  la  chambre,  et  semblait  servir  de  lien 
entre  le  groupe  de  la  famille  Morrel  et  les  marins  qui 
se  tenaient  à  la  porte- 

—  Comment  cela  est-il  arrivé?  demanda  M.  Mor- 
rel. —  Approchez ,  Penelon ,  dit  le  jeune  homme  ,  et 
racontez  l'événement. 

Un  vieux  matelot,  bronzé  par  le  soleil  de  l'équateur. 
s'avança,  roulant  entre  ses  mains  les  restes  d'un  cha- 
peau :  —  Bonjour.  M.  Morrel.  dit-il,  comme  s'il  avait 
quitté  Marseille  la  veille  et  qu'il  arrivât  d'Aix  ou  d.* 
Toulon.  —  Bonjour,  mon  ami!  dit  l'armateur  ne  pou- 
vant s'empêcher  de  sourire  dans  ses  larmes  ;  mais  où 
est  le  capitaine  ?  —  Quant  à  ce  qui  est  du  capitaine  , 
M.  Morrel.  il  est  resté  malade  à  Palma;  mais,  s'il  plaît 
à  Dieu ,  cela  ne  sera  rien,  et  vous  le  verrez  arriver 
dans  quelques  jours  ,  aussi  bien  portant  que  vous  ri 
moi.  —  C'est  bien...  maintenant  parlez,  Penelon,  dit 
M.  Morrel. 

Penelon  fil  passer  sa  thiquc  delà  joue  droite  à  la  joue 

gauche,  mit  la  main  devant  sa  bouche,  se  dé-  tourna, 

lança  dans  l'antichambre  un  jet  de  salive  noirâtre, 

avança  le  pied,  et,  se  balançant  sur  ses  hanches  • 

II.  12 


—  182  — 

«  Pour  lors,  M.  Morrel,  dit-il,  nous  étions  quelque 
chose  comme  cela  entre  le  cap  Blanc  et  le  cap  Boya- 
dor,  marchant  avec  une  jolie  brise  sixJ-sud-ouest , 
après  avoir  bourlingué  pendant  huit  jours  de  calme , 
quand  le  capitaine  Gaumard  s'approche  de  moi  (il 
faut  vous  dire  que  j'étais  au  gouvernail)  et  me  dit  : 
«  Père  Penelon.  dit  il,  que  pensez-vous  de  ces  nuages 
qui  s'élèvent  là-bas  à  l'horizon?  »  Justement  je  les  re- 
gardais à  ce  moment-là.  —  «  Ce  que  j'en  pense,  capi- 
taine ?  j'en  pense  qu'ils  montent  un  peu  plus  vite  qu'ils 
n'en  ont  le  droit,  et  qu'ils  sont  plus  noirs  qu'il  ne 
convient  à  des  nuages  qui  n'auraient  pas  de  mauvaise^ 
intentions.  —  C'est  mon  avis  aussi,  dit  le  capitaine, 
et  je  m'en  vais  toujours  prendre  mes  précautions. 
Nous  avons  trop  de  voiles  pour  le  vent  qu'il  va  faire 
tout  à  l'heure...  Holà,  hé  !  range  à  serrer  les  cacatois 
et  à  haler  bas  le  clin-foc.  »  11  était  temps ,  l'ordre 
n'était  pas  exécuté  que  le  vent  était  à  nos  trousses,  et 
que  le  bâtiment  donnait  de  la  bande.  —  «  Bon  !  dit  le 
capitaine ,  nous  avons  encore  trop  de  toile  ,  range  à 
carguer  la  grande  voile!  »  Cinq  minutes  après,  la 
grande  voile  était  carguée,  et  nous  marchions  avec  la 
misaine,  les  huniers  et  les  perroquets.  —  «  Eh  bien  ! 
père  Penelon,  me  dit  le  capitaine  ,  qu'avcz-vous  donc 
à  secouer  la  tète  ?  —  J'ai ,  qu'à  votre  place,  voyez- 
vous,  je  ne  resterais  pas  en  si  beau  chemin.  —  Je  crois 
que  tu  as  raison  ,  vieux .  dit-il ,  nous  allons  avoir  un 
coup  de  vent.  —  Ah  !  par  exemple  ,  capitaine ,  que  je 
lui  réponds,  celui  qui  nous  achèterait  ce  qui  se  passe 
là-bas  pour  un  coup  de  vent,  gagnerait  quelque  chose 
dessus  :  c'est  une  belle  et  bonne  tempête,  ou  je  ne 
m'y  connais  pas  !  >:  C'est-à-dire  qu'on  voyait  venir  le 
vent  comme  on  voit  venir  la  poussière  à  Mondredon  ; 
heureusement  qu'il  avait  à  faire  à  un  homme  qui  le 
coanaissait.  —  «  Range  à  prendre  deux  ris  dans  les 


—  183  - 

huniers  !  cria  le  capitaine,  largue  les  boulines,  brasse 
au  vent ,  amène  les  huniers ,  pèse  les  palanquins  sur 
les  vergues  !  » 

—  Ce  n'était  pas  assez  dans  ces  parages-là.  dit  l'An- 
glais ;  j'aurais  pris  quatre  ris  et  je  me  serais  débar- 
rassé de  la  misaine. 

Cette  voix  ferme,  sonore  et  inattendue  fit  tressaillir 
tout  le  monde.  Penelon  mit  sa  main  sur  ses  yeux  et 
regarda  celui  qui  contrôlait  avec  tant  d'aplomb  la  ma- 
nœuvre de  son  capitaine. 

—  Nous  fimes  mieux  que  cela  encore ,  monsieur, 
dit  le  vieux  marin  avec  un  certain  respect .  car  nous 
carguâmes  la  brigantine  et  nous  nitmes  la  barre  au 
vent  pour  courir  devant  la  tempête.  Dix  minutes 
après,  nous  carguions  les  huniers  et  nous  nous  en 
allions  à  sec  de  voiles. 

L'Anglais  hocha  la  tête. 

—  Le  bâtiment  était  bien  >Teux  pour  risquer  cela, 
dit-il.  —  Eh  bien  !  justement,  c'est  ce  qui  nous  perdit. 
Au  bout  de  douze  heures  que  nous  étions  ballotés  que 
le  diable  en  aurait  pris  les  armes,  il  se  déclara  une 
voie  d"eau.  —  "  Penelon  ,  me  dit  le  capitaine,  je  crois 
que  nous  coulons,  mon  vieux;  donne-moi  donc  la 
barre  et  descends  à  la  cale.  »  Je  lui  donne  la  barre  , 
je  descends  :  il  y  avait  déjà  trois  pieds  d'eau.  Je  re- 
monte en  criant  :  —  »  Aux  pompes  !  aux  pompes  !  » 
Ah  bien  oui  !  il  était  déjà  trop  tard.  On  se  mit  à  l'ou- 
vrage ;  mais  je  crois  que  plus  nous  en  tirions  .  plus  il 
y  en  avait.  Ah  !  ma  foi  !  que  je  dis  au  bout  de  quatre 
heures  de  travail,  puisque  nous  coulons,  laissons-nous 
couler  ;  on  ne  meurt  qu'une  fois.  —  «  C'est  comme 
cela  que  lu  donnes  l'exemple  ,  maître  Penelon  ?  dit  le 
capi'.aine  :  eh  bien  i  at!(  nds.  attends!  »  Il  ai  la  prendre 
une  paire  de  pist'jlcts  dans  sa  cabine.  —  Le  premier 
qui  quitte  la  pompe,  dit-il,  je  lui  brûle  la  cervelle  !  » 


—  184  — 

—  Bien,  dit  l'Anglais. 

—  Il  n'y  a  rien  qui  donne  du  courage  comme  les 
bonnes  raisons,  continua  le  marin,  d'autant  plus  que 
pendant  ce  temps-là  le  temps  s'était  éclairci,  et  que 
le  vent  avait  tombé  :  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  l'eau  montait  toujours,  pas  de  beaucoup,  de  deux 
pouces  peut-être  par  heure,  mais  enfin  elle  montai!. 
Deux  pouces  par  heure,  voyez-vous,  ça  n'a  l'air  de 
rien;  mais  en  douze  heures  ça  ne  fait  pas  moins  do 
vingt-cjuatre  pouces,  et  vingt-quatre  pouces  font  deux 
pieds.  Deux  pieds  et  trois  que  nous  avions  déjà,  ça 
nous  en  faisait  cinq.  Or.  quandun  bàtimenta  cinq  pieds 
d'eou  dans  le  ventre,  il  peut  passer  pour  hydropique. 
«  Allons,  dit  le  capitaine,  c'est  assez  comme  cela,  ei 
M.  Morrel  n'aura  rien  à  nous  reprocher  :  nous  avons 
fait  ce  que  nous  avons  pu  pour  sauver  le  bâtiment  ; 
maintenant  il  faut  tâcher  de  sauver  les  hommes.  A  la 
chaloupe,  enfants,  et  plus  vite  que  cela!...  »  — 
Écoulez.  M.  Morrei,  continua  Penelon,  nous  aimions 
bien  le  Pharaon  .■  mais  si  fort  que  le  marin  aime  son 
navire,  il  aiiiic  encore  mieux  sa  peau.  Aussi  nous  ne 
nous  le  fîmes  pas  dire  deux  fois  ;  avec  cela,  voyez- 
vous,  que  le  bâtiment  se  plaijfnait  et  semblait  nous 
dire  :  «  Allez-vous-en  donc  !  mais  allez-vous-en  donc:  » 
et  il  ne  mentait  pas,  le  pauvre  Pharaon  ;  nous  le  sen- 
tions litléralemcnt  s'enfoncer  sous  nos  pieds.  Tant  il 
y  a,  qu'en  un  tour  de  main  la  chaloupe  était  à  la  mer, 
et  que  nous  étions  tous  les  huit  dedans.  Le  capitaine 
descendit  \z  dernier,  ou  plutôt,  non,  il  ne  descendit 
pas,  car  il  ne  voulait  pas  quitter  le  navire,  c'est  moi 
qui  le  pris  à  bras-le-corps  et  qui  le  jetai  aux  cama- 
rades, aprc?  quoi  je  sautai  à  mon  tour.  Il  était  temps. 
Comme  je  venais  de  sauter,  le  pont  creva  avec  un  bruit 
qu'on  aurait  dit  la  bordée  d'un  vaisseau  de  quarante- 
huit.  Dix  minutes  après,  il  plongea  de  l'avant,  puis 


—  188  — 

de  l'arrière,  puis  il  se  mit  à  tourner  sur  lui-même 
comme  un  chien  qui  court  après  sa  queue;  et  puis, 
bonsoir  la  compagnie,  brrrrrou!...  Tout  a  été  dit. 
plus  de  Pharaon  ! 

»  Quant  à  nous,  nous  sommes  restés  trois  jours 
sans  boire  ni  manger  :  si  bien  que  nous  parlions  déjà 
de  tirer  au  sort  pour  savoir  qui  alimenterait  les  autres, 
quand  nous  aperçûmes  la  Gironde  ,■  nous  lui  fîmes  de-- 
signaux,  elle  nous  vit,  mit  le  cap  sur  nous,  nou. 
envoya  sa  chaloupe  et  nous  recueillit.  Voilà  comm 
ça  s'est  passé,  M.  Morrel,  parole  d'honneur  !  foi  d 
marin  !  N'est-ce  pas.  les  autres  ?  » 

Un  murmure  général  d'approbation  indiqua  que  h 
narrateur  avait  réuni  tous  les  suffrages  par  la  vérité 
du  fond  et  le  pittoresque  des  détails.  —  Bien,  mcb 
amis,  dit  M,  Morrel,  vous  êtes  de  braves  gens,  et  je 
savais  d'avance  que  dans  le  malheur  qui  ra'arrivait  ii 
n'y  avait  pas  d'autre  coupaMe  que  ma  destinée.  C'esl  la 
volonté  de  Dieu,  et  non  la  faute  des  hommes.  Adorons 
la  volonté  de  Dieu.  Maintenant  combien  vous  est-il 
dû  desolîe?  —  Oh!  bah...  ne  parlons  pas  décela. 
M.  Morrel.  —  Au  contraire,  parlons-en,  dit  l'arma- 
teur avec  un  sourire  triste.  —  Eh  bien  !  on  nous  doit 
trois  mois...  dit  Pcnelon.  —  Codés,  payez  deux  cents 
francs  à  chacun  de  ces  braves  gens.  Dans  une  autre 
époque,  mes  amis,  continua  Morrel.  j'eusse  ajouté  : 
Donnez-leur  à  chacun  deux  cents  fra;ies  de  gratification: 
mais  les  temps  sont  malheureux,  mes  amis,  et  le  peu 
d'argent  qui  me  reste  ne  m'appartient  plus:  excusez- 
moi  donc,  et  ne  m'en  aimez  pas  moins  pour  cela. 

Penelon  fit  une  grimace  d'attendrissement,  se  re- 
tourna vers  ses  comp''?nons,  échangea  quelques  mots 
avec euxet  revint. — Pour  ce  qiiieit  décela.  M.  Jlorrel, 
dit-il  en  passant  sa  chique  de  l'autre  côté  de  sa  bouche 
et  en  lançant  dans  l'antichambre  un  second  jet  de  salive 


-  l^p  - 

qui  alla  faire  le  pendant  du  premier,  pour  ce  qui  est 
de  cela...  —  De  quoi?  —  De  Targent.  —  Eh  bien  ?  — 
Eh  bien  ,  M.  Morrel,  les  camarades  disent  que.  pour 
le  moment,  ils  auront  assez  avec  cinquante  francs 
chacun,  et  qu'ils  attendront  pour  le  reste.  —  Merci, 
mes  amis,  merci  !  s'écria  M.  Morrcl  touché  jusqu'au 
cœur  ;  \ous  êtes  tous  de  braves  gens  ;  mais  prenez  ! 
prenez  !  et  si  vous  trouvez  un  bon  service,  entrez-y, 
vous  êtes  libres. 

Cette  dernière  partie  de  la  phrase  produisit  un  effet 
prodigieux  sur  les  dignes  marins  :  ils  se  regardèrent 
les  uns  les  autres  d'un  air  effaré.  Penelon,  à  qui  la 
respiration  manqua,  faillit  en  avaler  sa  chique  ;  heu- 
reusement il  porta  à  temps  la  main  à  son  gosier. 

—  Comment  I  ?tl  Morrel,  dit-il  d'une  voix  étran- 
glée, comment  !  vous  nous  renvoyez.  >ous  êtes  donc 
mécontent  de  nous?  — !S'on.  mes  enfants,  dit  l'arma- 
teur ;  non,  je  ne  suis  pas  mécontent  de  vous,  tout  au 
contraire  :  non,  je  ne  vous  renvoie  pas.  3Iais,  que 
voulez-vous,  je  n'ai  plus  de  bâtiments,  je  n'ai  plus 
besoin  de  marins.  —  Comment  !  vous  n'avez  plus  de 
bâtiments,  dit  Penelon  ;  eh  bien  !  vous  en  fi-rez  con- 
struire d'autres  ;  nous  attendrons.  Dieu  merci  !  nous 
savons  ce  que  c'est  que  de  bourlinguer. — Je  n'ai  plus 
d'argent  pour  faire  construire  des  bâtiments,  Penelon, 
dit  l'armateur  avec  un  triste  sourire.  Je  ne  puis  donc 
pas  accepter  votre  offre,  tout  obligeante  qu'elle  est. — 
Eh  bien  !  si  vous  n'avez  plus  d'argent,  il  ne  faut  pas 
nous  payer  alors  :  nous  ferons  comme  a  fait  ce  pauvre 
Pharaon^  nous  courrons  à  sec.  \o\\k  tout!  —  Assez, 
assez,  mes  amis,  dit  Morrel  étouffant  démotion  ;  allez, 
je  vous  en  prie.  Nous  nous  retrouverons  dans  des 
temps  meilleurs.  Eînrnaui!:!.  ajouta  l'armât'  ur.  ac- 
compagnez-les. et  veiliez  à  ce  que  mes  désirs  soitnt 
accomplis.  —  Au  moins  c'est  au  revoir,  n'est-ce  pas, 


—  187  — 
M.  Morrel  ?  dit  Penelon. — Oui,  mes  amis,  je  l'espère 
du  moins.  Allez. 

Et  il  fit  un  signe  à  Coclès  qui  marcha  devant  ;  les 
marins  suivirent  le  caissier,  et  Emmanuel  suivit  les 
marins. 

— Maintenant,  dit  Tarmateur  à  sa  femme  età  sa  fille, 
jlaissez-moi  seul  un  instant.j'ai  à  causer  avecmonsieur. 

Et  il  indiqua  des  yeux  le  mandataire  de  la  maison 
Thomson  et  French  qui  était  resté  debout  et  immo- 
bile dans  son  coin  pendant  toute  cette  scène,  à  la- 
quelle il  n'avait  pris  part  que  par  les  quelques  mots 
que  nous  avons  rapportés.  Les  deux  femmes  levèrent 
les  yeux  sur  l'étranger  qu'elles  avaient  complètement 
oublié,  et  se  retirèrent  :  mais  en  se  retirant  la  jeune 
fille  lança  à  cet  homme  un  coup  d'œil  sublime  de  sup- 
plication auquel  il  répondit  par  un  sourire  qu'un  froid 
observateur  eût  été  étonné  de  voir  éclore  sur  ce  visage 
de  glace.  Les  deux  hommes  restèrent  seuls.  —  Eh 
bien  !  monsieur,  dit  Morrel  en  se  laissant  retomber 
sur  son  fauteuil,  vous  avez  tout  vu,  tout  entendu,  et 
je  n'ai  plus  rien  à  vous  apprendre. — J'ai  vu.  monsieur, 
dit  l'Anglais,  qu'il  vous  était  arrivé  un  nouveau  mal- 
heur immérité  comme  les  autres,  et  cela  m'a  confirmé 
dans  le  désir  où  j'étais  de  vous  être  agréable.  —  Oh  ! 
monsieur  !  dit  Morrel. — Voyons,  continua  l'étranger, 
je  suis  un  de  vos  principaux  créanciers,  n'est-ce  pas  ? 

—  Vous  êtes  du  moins  celui  qui  possédez  les  valeurs 
à  plus  courte  échéance.— Vous  désirez  un  délai  pour 
me  payer?  —  Un  délai  pourrait  me  sauver  l'honneur, 
dit  Morrel,  et  par  conséquent  la  \ie.  —  Combien  de- 
mandez-vous ? 

Morrel  hésita. 

—  Deux  mois,  dit-il.  —  Bien,  dit  l'étranger,  je  vous 
en  donne  trois.  —  Mais,  dit  Morrel,  croyez-vous  que 
la  maison  Thomson  et  French?....  —  Soyez  tranquille, 


—  188  — 
monsieur,  je  prends  tout  sur  moi...  Nous  sommes  au- 
jourd'hui le  5  juin  ?  —  Oui.  —  Eh  bien  !  renouvelez- 
moi  tous  ces  billots  au  o  septembre,  et  le  3  septembre, 
à  onze  heures  du  matin  (la  pendule  marquait  onze 
heures  juste  en  ce  moment),  je  me  présenterai  chez 
vous.  — Je  vous  attendrai,  monsieur,  dit  Morrel,  et 
vous  serez  payé  ou  je  serai  mort. 

Ces  derniers  mots  furent  prononcés  si  bas  que  l'é- 
tianger  ne  put  les  entendre.  Les  billets  furent  renou- 
velés: on  déchira  les  anciens,  et  le  pauvre  armateur 
se  trouva  au  moins  avoir  trois  mois  devant  lui  pour 
réui.ir  ses  dernières  ressources.  L'Anglais  reçut  ses 
remercîraents  avec  le  flegme  particulier  à  sa  nation  . 
et  prit  congé  de  Morrel,  qui  le  reconduisit,  en  le  bé- 
nissant, jusqu'à  la  porte.  Sur  l'escalier  il  rencontra 
Julie:  la  jeune  fille  faisait  semblant  de  descendre, 
mais  en  réalité  elle  l'attendait. 

—  Oh  !  monsieur  !  dit-elle  en  joignant  les  mains. — 
Mademoiselle,  dit  létranger.  vous  recevrez  un  jour 
une  lettre  signée...  Simbad  le  m.\r!?(...  Faites  de  point 
en  point  ce  que  vous  dira  cette  leti.re.  si  étrange  que 
vous  paraisse  la  recommandation.  —  Oui,  monsieur, 
répondit  Julie.  —  Me  promettez-vous  de  le  faire?  — 
Je  vous  le  jure.  —  Bien  !  adieu,  mademoiselle;  de 
meurez  toujours  une  bonne  et  sainte  fille  comme  vous 
êtes,  et  j'ai  bon  espoir  que  Dieu  vous  récompensera 
en  vous  donnant  M.  Emmanuel  pour  mari. 

Julie  poussa  un  petit  cri,  devint  rouge  comme  une 
cerise,  et  se  retint  à  la  rampe  pour  ne  pas  tomber. 
L'étranger  continua  son  chemin  en  lui  faisant  un 
g.-ste  d'adieu.  D  ans  la  cour  il  rencontra  Penelon  qui 
ti'nait  un  ruuioau  de  ccul  francs  de  chaque  miin.  et 
qui  semblait  ne  pouvoir  se  décider  à  les  emporter. 

—  Venez,  mon  ami.  lui  dit-il,  j'ai  à  vous  parler. 

FI>  Dr  SECOND  YOLLBE. 


LE   COMTE 


DE  MONTE-CRISTO 


LE  COMTE 


MONTE-CRISTO 


Par  Alexauflrc  Dumas 


TOME  TROISIEME 


BRUXELLES 

WODTERS   FRÈRES,    IMPRIMEDRS-LIBRAIRES 
8,  rue  d'Assaut 

1847 


l(j(l 


LE  COMTE' 


DE  MONTE-CRISTO 


I.  —  Le  5  septembre. 

Ce  délai  accordé  par  le  mandataire  de  la  nihison 
Thomson  et  rrench,  au  moment  où  Morrel  s'y  atten- 
dait le  moins,  parut  au  pauvre  armateur  un  de  ces 
retours  de  bonheur  qui  annoncent  à  Thomme  que  le 
sort  s'est  enfin  lassé  de  s'acharner  sur  lui.  Le  même 
jour  il  raconta  ce  qui  lui  était   arrivé  à  sa  fille,  à  sa 
femme  et  à  Emmanuel,  et  un  peu  d'espérance,  sinon 
de  tranquillité,  rentra  dans  la  famille.  Mais  malheu- 
reusement Morrel  n'avait  pas  seukment  aflaire  à  la 
maison  Thomson  et  French,  qui  s'était  montrée  envers 
lui  de  si  bonne  composition.  Comme  il  l'avait  dit. 
dans  le  commerce  on  a  des  correspondants  et  pas 
d'amis.    Lorsqu'il  y  songeait  profondément,   il  ne 
comprit    même    pa«  cette    conduite    généreuse   de 
MM.  Thomson  et  French  envers  lui;  il  ne  se  l'ei- 
111.  1 


—  6  — 

pliquait  que  par  cette  réfleiion  intellifremment 
égoïste  que  cette  maison  aurait  faite  :  Mieui  vaut 
soutenir  un  homme  qui  nous  doit  près  de  trois  cent 
mille  francs,  et  avoir  ces  trois  cent  mille  francs  au 
bout  de  trois  mois,  que  de  hâter  sa  ruine,  et  d'avoir 
six  ou  huit  du  cent  du  capital. 

Sîalheurcusement,  soit  haine,  soit  aveuglement, 
tous  les  correspondants  de  Worrel  ne  firent  pas  la 
même  réflexion,  et  quelques-uns  mêmes  firent  la  ré- 
flexion contraire.  Les  traites  souscrites  par  Morrel 
furent  donc  présentées  à  la  caisse  avec  une  scrupu- 
leuse rigueur,  et,  grâce  au  délai  accordé  par  l'Anglais, 
furent  payées  par  Coclès  à  bureau  ouvert.  Coclès  con- 
tinua donc  de  demeurer  dans  sa  tranquillité  fati- 
dique. M.  Morrel  seul  vit  avec  terreur  que  s'il  avait 
eu  à  rembourser,  le  15,  les  cent  mille  francs  de  M.  de 
Boville,  et,  le  50,  les  trente-deux  mille  cinq  cents 
francs  de  traites  pour  lesquelles,  ainsi  que  pour  la 
créance  de  l'inspecteur  des  prisons,  il  avait  un  délai , 
il  était  dès  ce  mois-là  un  homme  perdu. 

L'opinion  de  tout  le  commerce  de  Marseille  était 
que  ,  sous  les  revers  successifs  qui  l'accablaient , 
Morrel  ne  pouvait  tenir.  L'étonnement  fut  donc  grand 
lorsqu'on  vit  sa  fin  de  mois  remplie  avec  son  exacti- 
tude ordinaire.  Cependant  la  confiance  ne  rentra  point 
pour  cela  dans  les  esprits,  et  l'on  remit  dune  voix 
unanime  à  la  fin  de  mois  prochaine  la  déposition  du 
bilan  du  malheureux  armateur. 

Tout  le  mois  se  passa  dans  des  efforts  inouïs  de  la 
part  de  Morrel  pour  réunir  toutes  ses  ressources. 
Autrefois  son  papier,  à  quelque  date  que  ce  fût,  était 
pris  avec  confiance,  et  même  demandé.  Morrel  essaya 
de  négocier  du  papier  à  quatre-vingt-dix  jours,  et 
trouva  toutes  les  banques  fermées.  Heureusement 
Uorrelarait  lui-même  quelques  rentrées  sur  lesquelles 


—  7  — 
il  poiiT«it  compter  ;  ces  rentrées  s'opérèrent  :  Mcrrel 
se  trouva  donc  encore  en  rresnre  de  faire  face  à  ses 
engagements  lorsque  arrivé  la  fin  de  juillet. 

Au  reste,  on  n'avait  pas  revu  h  Marseille  le  man- 
dataire de  la  maison  Thomson  et  French.  Le  lende- 
main ou  le  surlendemain  de  sa  visite  à  M.  Morrel,  il 
avait  disparu  :  or.  comme  il  n'avait  eu  à  Marseille  de 
relations  qu'avec  le  maire,  l'inspecteur  des  prisons  et 
M.  Morrel,  son  passa?e  n'avait  laissé  d'autrp  trace 
que  le  souvenir  différent  qu'avaient  pardé  de  lui  ces 
trois  personnes.  Ouant  aux  matelots  du  P/ior^/r'/»,  il 
paraît  qu'ils  avaient  trouvé  quelque  engagement,  ehr 
ils  avaient  disparu  aussi. 

Le  capitaine  Gaumard,  remis  de  l'indisposition  qui 
l'avait  retenu  à  Palma.  re\-int  à  son  tour.  Il  hésitait  Ji 
se  présenter  chez  M.  Morrel  :  mais  celui-ci  apprit 
son  arrivée,  et  Talla  trouver  lui-même.  Le  digne  ar- 
mateur savait  d'avance,  par  le  récit  de  Pcnelon,  la 
conduite  courageuse  qu'avait  tenue  le  capitaine  pen- 
dant tout  ce  sinistre,  et  ce  fut  lui  qui  essaya  de  1( 
eonsolf  r.  Tl  lui  apportait  le  montant  de  sa  solde,  que 
le  capitaine  Gaumard  n"eût  point  osé  aller  toucher. 

Comme  il  descendait  l'escalier.  M.  Morre'.  ren- 
contra Penelon  qui  le  montait.  Penelon  avait,  à  ce 
qu'il  paraissait,  fait  bon  emploi  de  son  argent ,  car  il 
était  tout  vêtu  de  neuf.  En  apercevant  son  armateur, 
le  digne  timonier  parut  fort  embarrassé  :  il  se  range» 
dans  l'angle  le  plus  éloigné  du  palier,  passa  alterna-- 
tivement  sa  chique  de  gauche  à  droite  et  de  droite  a 
gauche,  en  roulant  de  gros  yeux  efTarés  et  ne  répondit 
que  par  une  pression  timide  à  la  poignée  de  mau. 
que  lui  offrit  avec  sa  cordialité  ordinaire  M  Morrel. 
M.  Morrel  attribua  l'embarras  de  Penelon  à  l'élégance 
de  sa  toilette:  il  était  évident  que  le  brave  honiniC 
tl 'avait  pas  donné  à  son  compte  dans  un  pareil  luxe; 


—  s  — 

il  éait  donc  déjà  engagé  sans  doute  à  bord  de  quelque 
autre  bâtinaent.  et  sa  honte  lui  venait  de  ce  qu'il 
n'avait  pas,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  porté  plus 
longtemps  le  deuil  du  Pharaon.  Peut-être  même 
venait-il  pour  faire  part  au  capitaine  Gaumard  de  sa 
bonne  fortune  et  pour  lui  faire  part  des  offres  de  sou 
nouvtau  maître. 

—  Braves  gens  !  dit  Morrel  en  s'éloignant,  puisse 
votre  nouveau  maître  vous  aimer  comme  je  vous 
aiuiais.  et  être  plus  heureux  que  je  ne  le  suis!.  . 

Août  s'écoula  dans  des  tentatives,  sans  cesse  renou- 
velées par  Morrel,  de  relever  son  ancien  crédit  ou  de 
s\n  ouvrir  un  nouveau.  Le  20 août  on  sut  à  Marseille 
qu'il  avait  pris  une  place  à  la  malle-poste,  et  l'on 
.se  dit  alors  que  c'était  pour  la  fin  du  mois  courant 
que  le  bilan  devait  être  déposé,  et  que  3Iorrel  était 
parti  d'avance  pour  ne  pas  assister  à  cet  acte  cruel . 
délégué  sans  doule  à  son  premier  commis  Emmanuel 
et  à  son  caissier  Codés.  ]\!ais.  contre  toutes  les  prévi- 
sions, lorsque  le  51  août  arriva,  la  caisse  s'ouvrit 
comme  d'habilude.  Codes  apparut  derrière  le  gril- 
lage, calme  comme  le  juste  d'Horace,  examina  avec  la 
même  attention  le  papier  qu'on  lui  présentait  et  , 
dipuis  la  première  jusqu'à  la  dernière,  paya  les 
traites  avec  la  même  exactitude.  Il  vint  même  deux 
remboursements  qu'avait  prévus  M.  Morrel,  et  que 
Codés  paya  avec  la  même  ponctualité  que  les  traites 
qui  étaient  personnelles  à  l'armateur.  Ou  n'y  compre- 
nait glus  rien,  et  l'on  remettait,  avec  la  ténacité  par- 
ticulière aux  prophètes  de  mauvaises  nouvelles,  la 
faillite  à  la  fin  de  septembre. 

Le  1"^,  Morrel  arriva  :  il  était  attendu  par  toute  sa 
famille  avec  une  grande  anxiété  :  de  ce  voyage  à  Paris 
(levait  surgir  sa  dernière  voie  de  salut.  Morrel  avait 
pensé  à  Danglars ,  aujourd'hui  millionnaire  et  autre- 


—  9  — 

fois  son  obligé  ,  puisque  c'était  à  la  recommandation 
de  Morrel  que  Danglars  était  entré  au  service  du  ban- 
quier espagnol  chez  lequel  il  avait  commencé  son  im- 
mense fortune.  Aujourd'hui  Danglars.  disait-on.  avait 
six  ou  huit  millions  à  lui,  un  créditillimité;  Danglars, 
sans  tirer  un  écu  de  sa  poche,  pouvait  sauver  Morrel: 
il  n'avait  qu'à  garantir  un  emprunt .  et  Morrel  était 
sauvé.  Morrel  avait  depuis  longtemps  pensé  à  Dan- 
glars; mail  il  y  a  de  ces  répulsions  instinctives  dont 
on  n"esl  pas  maître  :  Morrel  avait  lardé  autant  qu'il 
lui  avait  été  possible  de  recourir  à  ce  suprême  moyen. 
Et  Morrel  avait  eu  raison  ,  car  il  était  revenu  brisé 
sous  l'humiliation  d'un  refus. 

Aussi,  à  son  retour,  n'avait-i!  exhalé  aucune  plainte, 
proféré  aucune  récrimination:  il  avait  embrassé ,  en 
pleurant,  sa  femme  et  sa  fillC;  avait  tendu  une  main 
amicale  à  Emmanuel,  s'était  enfermé  dans  son  cabinet 
du  second  .  et  avait  demandé  Codes.  —  Pour  celte 
fois  ,  avaient  dit  les  deux  femmes  à  Emmanuel ,  nous 
sonmies  perdus. 

Puis  .  dans  un  court  conciliabule  tenu  entre  elles, 
il  avait  été  convenu  que  Julie  écrirait  à  son  frère,  en 
garnison  à  Nîmes,  d'arriver  à  l'instant  même.  Les 
pauvres  femmes  sentaient  instinctivement  qu'elles 
avaient  besoin  de  toutes  leurs  forces  pour  soutenir  le 
coup  qui  les  menaçait.  D'ailleurs  Maximili:  n  Morrel, 
quoique  âgé  de  vingt-deux  ans  à  peine,  avait  déjà  une 
grande  infiui-nce  sur  son  père. 

C'était  un  jeune  homme  ferme  et  droit.  Au  moment 
où  il  s'était  agi  d'embrasser  une  carrière  ,  son  père 
n'avait  point  voulu  lui  imposer  d'avance  un  avenir,  et 
avait  consulté  les  goûts  du  jeune  Maxiniilien.  Celui-ci 
avait  alors  déclaré  qu'il  \oulait  suivre  la  carrière 
militaire;  il  avait  fait,  en  conséquence, d'excellentes 
éludes,  était  entré  par  le  concours  à  l'École  poiylech- 
lli.  2 


—  io- 
nique et  en  était  sorti  sous-lieutcnant  au  oo»  de  ligne. 
Depuis  un  an  il  occupait  ce  grade,  et  avait  promesse 
d"étrc  nommé  lieutenant  îi  la  première  occasion.  Dans 
le  régiment,  Maximilion  Morrtl  était  cité  comme  le 
rigide  observateur,  noîi-seulcment  de  toutes  les  obli- 
gations imposées  au  soldat,  mais  encore  de  tous  les 
devoirs  imposés  à  i"homme  .  et  on  ne  !"app;'iait  que 
ie  stoïcien.  1!  va  sans  dire  que  biaucoup  de  ctux  qui 
lui  donnaient  cette  épithète  la  répétaient  pour  lavoir 
entendue,  et  ne  savaient  pas  même  ce  qu'elle  voulait 
dire.  C'était  ce  jeune  homme  que  sa  mère  et  sa  sœur 
appelaient  à  leur  aide  pour  l.s  souti^nir  dans  la  cir- 
constance grave  où  elles  sentaient  quelles  allaient  se 
trouver. 

Elles  ne  sélaient  pas  trompées  sur  la  gravité  de 
cette  circonstance,  car  un  instant  après  que  M.  Yior- 
rel  fut  entré  dans  son  cabinet  avec  Cociès  .  Julie  en 
vit  sortir  ce  dernier  pile,  tremblant  et  ie  visage  tout 
bouleversé.  Elle  voulut  l'interroger  comme  il  passait 
près  d'elle  :  mais  le  brave  homme,  continuant  de  des- 
cendre l'escaiier  avec  une  précipitation  qui  ne  lui 
était  pas  habituelle ,  se  contenta  de  s'écrier  en  leyant 
les  bras  au  ciel  : 

—  Ob  !  mademoiselle  .  mademoiselle  ,  quel  aflreux 
malheur,  et  qui  jamais  aurait  cru  cela  ! 

Un  instant  après,  Julie  le  vit  remonter,  portant 
deux  ou  trois  gros  registres,  un  portefeuille  et  un  sac 
d'argent.  Jlorrel  consulta  les  registres,  ouvrit  le  por- 
tefeuille, compta  l'argent.  Toutes  ses  ressources  mon- 
taient à  six  ou  huit  mille  francs  ;  ses  rentrées  jusqu'au 
cinq,  à  quatre  ou  cinq  mille:  ce  qui  faisait,  en  cotant 
au  plus  haut,  un  actif  de  quatorze  mille  francs  pour 
faire  face  à  une  traite  de  deux  cent  quatre-vingt-sept 
mille  cinq  cents  francs.  Il  n'y  avait  pas  moyen  d'offrir 
un  pareil  à-compte. 


—  11  — 

Cependant  lorsque  Morrel  descendit  pour  dîner  il 
paraissait  assez  calme.  Ce  calme  effraya  plus  les  deux 
femmes  que  n'aurait  pu  le  faire  le  plus  profond  abat- 
tement. Après  le  diner.  Morrcl  avait  Thabitude  de 
sortir;  il  allait  prendre  son  café  au  cercle  des  Pho- 
céens et  lire  le  Sémaphore  :  ce  jour-là  il  ne  sortit  point 
et  remonta  dans  son  bureau. 

Quant  àCociès.  il  paraissait  complètement  hébété. 
Pendant  une  partie  de  la  journée  il  s'était  tenu  dans 
la  cour,  assis  sur  une  pierre,  la  tête  nue,  par  un  soleil 
de  trente  degrés. 

Emmanuel  essayait  de  rassurer  les  femmes,  mais  il 
était  mal  éloquent.  Le  jeune  homme  était  trop  au 
courant  des  afl'aires  de  la  maison  .  pour  ne  pas  sentir 
quune  grande  catastrophe  pesait  sur  la  famille  Morrel. 
La  nuit  vint  :  les  deui  femmes  avaient  veillé,  espérant 
qu'en  descendant  de  son  cabinet.  Morrel  entrerait 
chez  elles  ;  mais  elles  l'entendirent  passer  devant  leur 
porte,  allégeant  son  pas.  dans  la  crainte  sans  doute 
d'être  appelé.  Elles  prêtèrent  l'oreille  .  il  rentra  dans 
sa  chambre  et  ferma  >a  porte  en  di  dans. 

Madame  Morrel  envoya  coucher  sa  Bile:  puis,  une 
demi-heure  après  que  Juiie  se  fut  retirée,  elle  se  leva, 
ôta  ses  souliers  et  se  glissa  dans  le  corridor  pour  voir 
par  la  serrure  ce  que  faisait  son  mari.  L'ans  le  corri- 
dor, elle  aperçut  une  ombre  qui  se  retirait.  C'était 
Julie  qui.  inquiète  elle-même,  avait  précédé  sa  mère. 
La  jeune  fille  alla  à  madame  Morrel. 

—  11  écrit,  dit-elle. 

Les  deux  femmes  s'étaient  devinées  sans  se  parler. 

Madame  Morrel  s'inclina  au  niveau  de  la  serrure. 
En  effet,  Morrel  écrivait  ;  mais,  ce  que  n'avait  pas  re- 
marqué sa  fille  .  madame  Morrel  le  remarqua ,  elle  ; 
c'est  que  son  mari  écrivait  sur  du  papier  marqué.  Cette 
idée  terrible  lui  nnt  qu'il  faisait  son  testament  ;  elle 


—  12  — 

frissonna  de  tous  ses  membres ,  et  cependant  elle  eut 
la  force  de  ne  rien  dire. 

Le  îend-jifiain  31.  .^îoirei  paraissait  toat  à  fait  calme; 
il  se  tint  dans  son  bureau  comme  à  Tordinaire,  des- 
cendit pour  déjeuner,  comme  dhabitude  ;  seulement, 
après  son  dîner,  il  fit  asseoir  sa  fille  près  de  lui ,  prit 
la  tôle  de  l'enfant  dans  ses  bras  ,  et  la  tint  longtemps 
contre  sa  poitrine.  Le  soir  .  Julie  dit  à  sa  mère  que , 
quoique  calme  en  apparence,  elle  avait  remarqué 
que  le  cœur  de  son  père  battait  violemment.  Les  deux 
autres  jours  s'écoulèrent  à  peu  près  pareils.  Le  4  sep- 
tembre, au  soir,  ^l.  Morrel  redemanda  à  sa  fille  la 
clef  de  son  cabinet.  Julie  tressaillit  à  cette  demande 
qui  lui  sembla  sinistre.  Pourquoi  son  père  lui  rede- 
mandait-il cette  clef  qu'elle  avait  toujours  eue,  et 
qu'on  ne  lui  reprenait,  dans  son  enfance,  que  lorsqu'on 
voulait  la  punir?  La  jeune  fille  regarda  monsieur 
Morrel. 

—  Qu'ai-je  donc  fait  de  mal ,  mon  père,  dit-elle, 
pour  (jue  vous  me  repreniez  cette  clef?  —  Rien,  mou 
enfant,  répondit  le  maiheureuï  ilorrel  à  qui  celte  de- 
mande si  simple  fit  jaillir  les  larmes  des  yeux  ;  rien  , 
seulement  j'en  ai  besoin. 

Julie  fit  semblant  de  chercher  la  clef. 

—  Je  l'aurai  laissée  chez  moi,  dit-elle. 

Et  elle  sortit:  mais,  au  lieu  daller  chez  elle,  elle  des- 
cendit et  courut  consulter  Emmanuel. 

—  Ne  rendez  pas  cette  clef  à  votre  père,  dit  celui-ci, 
et  demain  matin,  s'il  est  possible,  ne  le  quittez  pas. 

Elle  essaya  de  questionner  Emmanuel,  mais  celui-ci 
ne  savait  rien  autre  chose,  ou  ne  voulait  pas  dire  autre 
chose. 

Pendant  toute  la  nuit  du  i  au  5  septembre,  madame 
Morrel  resta  l'oreille  collée  contre  la  boiserie;  jusqu'à 
trois  heures  du  matin,  elle  eoteodit  sou  mari  marcher 


—  13  — 

avec  agitation  dans  sa  chambre  ;  à  trois  heures  seule- 
ment il  se  jeta  sur  son  lit.  Les  deux  femmes  passèrent 
la  nuit  ensemble.  Depuis  la  veille  au  soir,  elles  atten- 
daient Maximilien.  A  huit  heures,  M.  Morrel  entra 
dans  leur  chambre  :  il  était  calme,  mais  l'agitation  de 
la  nuit  se  lisait  sur  son  visage  pâle  et  défait.  Les 
femmes  n'osèrent  lui  demander  s"il  avait  bien  dormi. 
Morrcl  fut  meilleur  pour  sa  femm-  .  et  plus  paternel 
pour  sa  fille  qu'il  n'avait  jamais  été.  Il  ne  pouvait  se 
rassasier  de  regarder  et  d'embrasser  la  pauvre  (ufant. 
Julie  se  rappela  la  recommandation  d'Emmanuel  et 
voulut  suivre  son  père  lorsqu'il  sortit;  mais  celui-ci 
la  repoussant  avec  douceur  : 

—  Reste  près  de  ta  mère,  dit-il. 
Julie  voulut  insister. 

—  Je  îe  veux,  dit  Morrel. 

C'était  la  première  fois  que  Morrel  disait  à  sa  fille  : 
«  Je  le  veux,  »  mais  il  le  dit  avec  un  accent  empreint 
d'une  si  paternelle  douceur  que  Julie  n'osa  faire  un  pas 
en  avant.  Elle  resta  à  la  même  place,  debout,  muette 
et  immobile.  Un  instant  après ,  la  porte  se  rouvrit,  et 
elle  sentit  deux  bras  qui  l'entouraient  et  une  bouche 
qui  se  collait  à  son  front.  Elie  leva  les  yeux  et  poussa 
une  exclamation  de  joie. 

—  Maximilien  !  mon  frère  !  s'écria-t-elle. 

A  ce  cri,  madame  Morrel  accourut  et  se  jeta  dans 
les  bras  de  son  fils. 

—  Ma  mère  !  dit  le  jeune  homme  en  regardant  alter- 
nativement madame  Morrel  et  sa  fille:  qu'y  a-t-il  donc, 
et  que  se  passe-t-il?  Votre  lettre  m'a  épouvanté  et  j'aj- 
cours.  —  Julie ,  dit  madame  Morrel  en  faisant  signe 
au  jeune  homme,  va  dire  à  ton  père  que  Maximilien 
vient  d'arriver. 

La  jeune  fille  s'élança  hors  de  l'appartement;  mais 
sur  la  première  marche  de  l'escalier,  elle  trouva  un 
homme,  tenant  une  lettre  à  la  main. 


—  14  — 

—  N'êtes-vous  pas  mademoiselle  Julie  Morrel?  dit 
cet  homme  avec  uu  accent  italien  des  plus  prononcés. 
—  Oui ,  monsieur,  répondit  Julie  toute  balbutiante; 
mais  que  me  voulez-vous  ?  Je  ne  vous  connais  pas!  — 
Lisez  cette  lettre,  dit  Tliomme  en  lui  tendant  un  billet. 
Julie  hésitait. 

—  Il  y  va  du  salut  de  votre  père  !  dit  le  messager. 
La  jeune  fille  lui  arracha  le  billet  des  mains  ,  puis 

elle  rouvrit  vivement  et  lut  : 

«  R;ndez-vous  à  l'instant  même  aux  Allées  de 
Moiihan;  entrez  dans  la  maison  n»  1d;  demandez  au 
concierge  la  clef  de  la  chambre  du  cinquième  ;  entrez 
dans  cette  chambre;  prenez  sur  le  coin  de  la  cheminée 
une  bourse  en  filot  de  soie  rouge,  et  apportez  cette 
bourse  à  votre  père.  11  est  important  qu'il  lait  avant 
onze  heures.  Vous  avez  promis  de  m'obéir  aveuglé- 
ment :  je  vous  rappelle  votre  promesse. 

»    SlMBAD    LE    MARIλ.  » 

La  jeune  fille  poussa  un  cri  de  joie .  leva  les  yeux, 
chercha  pour  l'interroger  l'homme  qui  lui  avait  remis 
ce  billet;  mais  il  avait  disparu.  Elle  r^-porta  alors  les 
yeux  sur  le  billet  pour  le  lire  une  seconde  fois,  et 
s'aperçut  qu'il  avait  un  post-scriptum;  elle  lut  ; 

((  Il  est  important  que  vous  remplissiez  cette  mis- 
sion en  personne  et  seule;  si  vous  veniez  accompagnée 
ou  qu'une  autr^  que  vous  se  présentât,  le  concierge 
répondrait  qu'il  ne  sait  pas  ce  que  l'on  VfUt  dire.  » 

Ce  poxt-scriptiim  fut  une  puissante  correction  à  !a 
joie  de  la  jeune  fille.  ?î'avait-elle  rien  à  craindre? 
n'était-ce  pas  quelque  piège  qu'on  lui  tendait?  Son  in- 
nocence lui  laissait  ignorer  (jucls  étaient  les  dang.'rs 
que  pouvait  courir  une  jeune  fille  de  son  âge.  ?-Iais  on 
n'a  pas  besoin  de  connaître  le  danger  pour  craindre; 
il  y  a  même  une  chose  à  remarquer,  c'est  que  ce  sont 


—  15  — 

justement  les  dangers  inconnus  qui  inspirent  les  plus 
grandes  terreurs.  Julie  hésitait;  elle  résolut  de  de- 
mander conseil  ;  mais ,  par  un  sentiment  étrange .  ce 
ne  fat  ni  à  sa  mère  ni  à  son  frère  qu'elle  eut  recours, 
ce  fut  à  Emmanuel. 

Eil?  descendit,  lui  r.iconta  c;^  qui  lui  était  arrive  le 
jour  où  le  mandataire  de  la  maison  Thomson  et  FrencU 
était  venu  chez  son  père  :  elie  lui  dit  la  scène  de  Tes- 
caîier,  lui  répéta  la  promesse  qu'elle  avait  faite,  et  lui 
montra  la  lettre.  —  Il  faut  y  aller,  mademoiselle  ,  dit 
Emmanuel.  —  Y  aller?  murmura  Julie.  —  Oui.  je  vous 
y  accompagnerai.  —  lïais  n"a-ez-voas  pas  vu  que  je 
dois  être  seule  ?  dit  Julie.  — Vous  serez  seule  aussi , 
répondit  le  jeune  homme;  moi  je  vous  attendrai  au 
coin  de  la  rue  du  Musée  :  et  si  vous  tardiez  de  façon  à 
me  donner  quelque  inquiétude,  alors  j'irai  vous  re- 
joindre, et.  je  vous  en  réponds  .  malheur  à  ceux  dont 
vous  médiriez  que  vous  auriez  eu  à  vous  plaindre  !  — 
Ainsi,  Emmanuel,  reprit  en  hésitant  la  jeune  fille, 
votre  avis  est  donc  que  je  me  rende  à  cette  invitation? 
—  Oui.  Le  messager  ne  vous  a-t-il  pas  dit  qu'il  y  allait 
du  salut  de  votre  nère?  —  >?^ais  enfin.  Emmanuel, 
quel  danger  court-il  donc  ?  dem.anda  la  jeune  fille. 

Emmanuel  hésita  un  instant,  mais  le  désir  de  déci- 
der la  jeune  fille  d'un  seul  coup  et  sans  retard  l'em^ 
porta. 

—  Écoutez,  lui  dit-il.  c'est  aujourd'hui  le  S  sep- 
tembre, n'est-ce  pas?  —  Oui.  —  Aujourd'hui  à  onze 
heures,  votre  père  a  près  de  trois  cent  mille  francs  à 
payer.  —  Oui,  nous  le  savons  —  Eh  bien!  dit  Emma- 
nuel il  n'en  a  pas  quinze  mille  en  caisse.  —  Alors , 
que  va-t-il  donc  arriver  ?  —  Tl  va  arriver  que  si  au- 
jourd'hui, avant  onze  heures,  votre  père  n'a  pas  trouvé 
quelqu'un  qui  lui  vienne  en  aide,  à  midi  votre  père  sera 
obligé  de  se.déclarer  en  faillite.  —  Oh  !  venez,  .s'éc  ria 


—  16  — 

la  jeune  fille  en  entraînant  le  jeune  homme  avec  elle. 
PcnJant  ce  temps,  madame  5rorrel  avait  tout  dit  à 
Son  fils.  Le  j^une  homme  savait  bien  qu'à  la  suite  des 
malheurs  successifs  qui  étaient  arrivés  à  son  père,  de 
grandes  réformes  avaient  été  faites  dans  les  dépenses 
de  la  maison:  mais  il  ignorait  que  les  choses  en  fussent 
arrivées  à  ce  point.  ïl  demeura  anéanti;  puis  tout  à 
coup  il  s'élança  hors  de  l'appartement,  monta  rapide- 
ment l'esealier,  car  il  croyait  son  père  à  son  cabinet  ; 
mais  il  frappa  vainement.  Comme  il  était  à  la  porte  de 
ce  cabinet,  il  entendit  celle  de  l'appartement  s'ouvrir; 
il  se  retourna,  et  vit  son  père.  Au  lieu  de  remonter 
droit  à  son  cabinet,  M.  Morrel  était  rentré  dans  sa 
chambre,  et  en  sortait  seulement  maintenant.  M.  Mor- 
rel  poussa  un  cri  de  surprise  en  apercevant  Maxirai- 
Iien;il  ignorait  l'arrivée  du  jeune  homme.  Il  demeura 
immobile  à  la  même  place  ,  serrant  avec  son  bras 
gauche  un  objet  qu'il  tenait  caché  sous  sa  redingote. 
Maximilien  descendit  vivement  l'escalier  et  se  jeta  au 
cou  de  son  père:  mais  tout  à  coup  il  se  recula,  lais- 
sant sa  main  droite  seulement  appuyée  sur  la  poitrine 
de  ?.îorrel. 

—  Mon  père,  dit-il.  en  devenant  pâle  comme  la 
mort,  pourquoi  avez-vous  donc  une  paire  de  pistolets 
sous  votre  redingote  ?  —  Oh  !  voilà  ce  que  je  craignais, 
dit  Morrel  !— Mon  père...  mon  père  !  au  nom  du  ciel! 
s'écria  le  jeune  homme,  pourquoi  ces  armes  ?  —  3îaxi- 
milien,  répondit  Morrel  en  regardant  fixement  son 
fils,  tu  es  un  homme,  et  un  homme  d'honneur  ;  viens, 
jo  vais  te  le  dire. 

Et  Morrel  monta  d'un  pas  assuré  à  son  cabinet, 
tandis  que  Maximilien  le  suivait  en  chancelant.  Mor- 
rel ouvrit  la  porte  et  la  rpfcrma  derrière  son  fils,  puis 
il  traversa  l'antichambre,  s'approcha  du  bureau, 
déposa  ses  pistolets  sur  le  coin  de  la  table,  et  montra 


—  17  — 

du  bout  du  doi^t  à  son  fils  un  registre  ouvert.  Sur  ce 
registre  était  consigné  l"état  exact  de  ta  situation  ; 
Morrel  avait  à  payer  dans  une  demi-heure,  deux  ct^nt 
quatre-vingt-sept  mille  cinq  cents  francs.  Il  possédait 
en  tout  quatorze  milie  deux  cent  cinquante-sept 
francs... 

—  Lis!  dit  Morrel. 

Le  Jeune  homme  lut  et  resta  un  moment  comme 
écrasé.  Morrel  ne  disait  pas  une  parole  :  qu'aurait-il 
pu  dire  qui  ajoutât  à  l'inexorable  arrêt  des  chiffres  ! 

—  Et  vous  avez  tout  fait,  mon  père,  dit  au  bout 
d'un  instant  le  jeune  homme,  pour  aller  au-devant  de 
ce  malheur?  —  Oui.  répondit  Morrel. —  Vous  ne 
comptez  sur  aucune  rentrée  ?  —  Sur  aucune. 

—  Vous  avez  épuisé  toutes  vos  ressources  ?  —  Tou- 
tes. —  Et  drins  une  demi-heure.  .  .  ajouta-t-il  d'une 
voix  sombre,  noire  nom  est  déshonoré  !  —  Le  sang 
lave  le  déshonneur,  dit  Morrel.  —  Vous  avez  raison, 
mon  père,  dit-il.  je  vous  comprends.  Puis  étendant 
la  main  vers  les  pistolets  :  —  11  y  en  a  un  pour  vous 
et  un  pour  moi,  dit-il  :  merci  ! 

Morrel  lui  arrêta  la  main. 

—  Et  ta  mère...  ta  sœur...  qui  les  nourrira? 

Un  frisson  courut  par  tout  le  corps  du  jeune 
homme. 

—  Mon  père,  dit-il.  songez-vous  que  vous  me  dites 
de  vivre?  —  Oui.  je  te  le  dis.  reprit  Morrel,  car  c'est 
ton  devoir;  lu  as  l'esprit  calme  et  fort.  Maximilien... 
Maximilien,  tu  n'es  pas  un  homme  ordinaire;  je  ne  te 
commande  rien,  je  ne  t'ordonne  rien,  seulement  je  te 
dis:  "  Examine  la  situation  comme  si  lu  étais  étran- 
ger, et  juge-la  toi-même.  » 

Le  jeune  homme  réfléchit  un  instant,  puis  une 
expression  de  résignation  suhlime  passa  dans  ses 
ye.ix;  seulement  ii  ôta  d'un  mouvement  lent  et  triste 


—  18  — 

sonépaulette  et  sa  contre-épaulette;  insignes  de  son 
grade. 

—  C'est  bien,  dit-il  en  tendant  la  main  à  Morrel, 
mourez  en  paix,  mon  père,  je  vivrai. 

Morrel  fit  un  mouvement  pour  se  jeter  aux  genoux 
de  son  fils.  Maximilien  l'attira  à  lui.  et  ces  doux 
nobles  cœurs  battirent  un  iiistant  l'un  contre  l'autre. 

—  Tu  sais  qu'il  n'y  a  pas  de  ma  faute  ?  dit  Jîorrel. 
Maximilien  sourit. 

—  Je  sais,  mon  père,  que  vous  êtes  le  plus  honnête 
homme  que  j'aie  jamais  connu.  —  C'est  bien,  tout  est 
dit  :  maintenant  retourne  près  de  ta  mère  et  de  ta 
sœur.  —  Mon  père,  dit  le  jeune  homme  en  fléchis- 
sant le  genou,  bénissez-moi  ! 

Morrel  saisit  la  tête  de  son  fils  entre  ses  deux  mains , 
l'approcha  de  lui,  et,  y  imprimant  plusieurs  fois  ses 
lèvres  : 

— Oh  'oui.  oui.  dit-ii.  je  te  bénis  en  mon  nom  et  au 
nom  de  trois  générations  d'hommes  irréprochables. 
Écoute  donc  ce  qu'ils  te  disent  par  ma  vois  :  l'édiiîce 
que  le  malheur  a  détruit,  la  Providence  peut  'e  rebâ- 
tir. En  me  voyant  mort  d'une  pareille  mort,  les  plus 
inexorables  auront  pitié  de  moi  :  à  foi  peut-être  on 
donnera  le  temps  qu'on  m'aurait  refusé  ;  alors  tâche 
que  le  mot  infâme  ne  soit  point  prononcé  :  mets-toi  à 
l'œuvre,  travaille,  jeune  homme,  lutte  ardemment  et 
courageusement;  vis,  toi,  ta  mère  et  ta  sœur,  du 
strict  nécessaire,  afin  que,  jour  par  jour,  le  bien  de 
ceux  à  qui  je  dois  s'augmente  et  fructifie  entre  tes 
mains.  Songe  que  ce  sera  un  beau  jour,  uu  grand 
jour,  un  jour  solennel  que  celui  de  la  réhabilitation, 
le  jour  où,  dans  ce  même  bureau,  tu  diras  :  «  Mon 
père  est  mort  parce  qu'il  ne  pouvait  pas  faire  ce  que  je 
fais  aujourd'hui,  mais  il  est  mort  tranquille  et  calme, 
parce  qu'il  savait  en  mourant  que  je  le  ferais.  —  Oh  ! 


—  19  — 

mon  père,  mon  père,  s'écria  le  jeune  homme,  si  cepen- 
dant vous  pouviez  vivre  ?  —  Si  je  vis,  tout  est  perdu  ; 
si  je  vis.  l'intérêt  se  change  en  doute,  la  pitié  en  achar- 
nement ;  si  je  vis,  je  ne  suis  plus  qu'un  homme  qui  a 
manqué  à  sa  parole,  qui  a  failli  à  ses  engagements  ;  je 
ne  suis  plus'  qu'un  banqueroutier  enfin.  Si  je  meurs, 
au  contraire,  songes-y,  Maximilien.  mon  cadavre 
n'est  plus  que  celui  d'un  honnête  homme  malheureux. 
Vivant,  mes  meilleurs  amis  évitent  ma  maison;  mort, 
Marseille  tout  en  entier  me  suit  en  pleurant  jusqu'à 
ma  dernière  demeure.  Vivant,  tu  as  honte  de  mon 
nom  :  mort,  tu  lèves  haut  la  tête  et  tu  dis  • 

«  Je  suis  le  ISls  de  celui  qui  s'est  tué,  parce  que 
pour  la  première  fois  il  a  été  forcé  de  manquer  à  sa 
parole.  » 

Le  jeune  homme  poussa  un  gémissement,  mais  il 
parut  résigné.  C'était  la  seconde  fois  que  la  conviction 
rentrait  non  dans  son  cœur,  mais  dans  son  esnrit. 

—  Et  maintenant,  dit  Morrel.  laisse-moi  seul  et 
tâche  d'éloigner  les  femmes.  -Ne  vouiez- vous  pas 
revoir  ma  sœur  ?  demanda  Maximiîien. 

Un  dernier  et  sourd  espoir  était  caché  pour  le  jeune 
homme  dans  cette  entrevue,  voilà  pourqu^à  il  la  pro- 
posait. M.  Morrel  secoua  la  tête. 

—  Je  l'ai  vue  ce  malin,  dit-il,  et  je  lui  ai  dit  adieu. 
—  Navez-vous  pas  quelque  recommandation  particu- 
lière à  me  faire,  mon  père?  demanda  Maximilicn  d'une 
voix  altérée.  —  Si  fait,  mon  fils,  une  recommandation 
sacrée.  —  Dites,  mon  père.  —  La  maison  Thomson  et 
French  est  la  seule  qui.  par  humanité,  par  égoïsrae 
peut-être,  mais  ce  n'est  pas  à  moi  à  lire  dans  le  cœur 
des  hommes,  a  eu  pitié  d'  moi.  Son  mandataire,  celui 
qui.  dans  dix  minutes,  se  présentera  pour  loucher  le 
montant  d'une  traite  de  deux  cent  quatre-vingt-sept 
mille  cinq  cents  francs,  je  ne  dirai  pas  m'a  accordé, 


—  20  — 

maïs  m'a  offert  trois  mois;  que  cette  maison  soit  rem- 
boursée la  première,  mon  fils,  que  cet  homme  te  soit 
sacré.  —  Oui.  mon  père,  dit  Maximilien.  —  Et  main- 
tenant, encore  une  fois,  adieu,  dit  Morrel  ;  va,  va,  j'ai 
besoin  d"être  seul:  tu  trouveras  mon  testament  dans 
le  secrétaire  de  ma  chambre  à  coucher. 

Le  jeune  homme  resta  debout  et  inerte,  n'ayant 
qu'une  force  de  volonté,  mais  pas  d'exécution. 

—  Ecoute.  Maiimilien,  dit  son  père,  suppose  que 
je  sois  soldat  comme  toi,  que  j'aie  reçu  l'ordre  d'em- 
porter une  redoute,  et  que  tu  saches  que  je  doive  être 
tué  en  l'emportant,  ne  me  dirais-tu  pas  ce  que  tu  me 
disais  tout  à  l'heure  :  «  Allez,  mon  père,  car  vous  vous 
déshonorez  en  restant,  et  mieux  vaut  la  mort  que  la 
honte  !  »  —  Oui.  oui,  dit  le  jeune  homme,  oui. 

Et  serrant  convulsivement  Morrel  dans  ses  bras  : 

—  Allez,  mon  père,  dit- il. 

Et  il  s'élança  hors  du  cabinet. 

Quand  son  fils  fut  sorti,  Morrel  resta  un  instant 
debout  les  yeux  fixés  sur  la  porte,  puis  il  allongea  la 
main,  trouva  le  cordon  d'une  sonnette  et  sonna.  Au 
bout  d'un  instant,  Codés  parut.  Ce  n'était  plus  le 
même  homme,  ces  trois  jours  de  conviction  l'avaient 
brisé.  Cette  pensée  :  la  maison  Morrel  va  cesser  ses 
payements ,  le  courbait  vers  la  terre  plus  que  ne 
l'eussent  fait  vingt  autres  années  sur  sa  tête. 

—  Mon  bon  Coclès.  dit  M.  Morrel  avec  un  accent 
dont  il  serait  impossible  de  rendre  l'expression,  tu 
vas  rester  dans  l'antichambre.  Quand  ce  monsieur  qui 
est  déjà  venu  il  y  a  trois  mois,  tu  sais,  le  mandataire 
de  la  maison  Thomson  et  French,  va  venir,  tu  l'an- 
nonceras. 

Coclès  ne  répondit  point  ;  il  fit  un  signe  de  tête, 
alla  s'asseoir  dans  l'antichambre,  et  attendit.  Morrel 
retomba  sur  sa  chaise  ;  ses  yeux  se  portèrent  vers  la 


—  21  — 

pendule  :  il  lui  restait  sept  minutes,  voilà  tout  ;  l'ai- 
guille marchait  avec  une  rapidité  incroyable  ;  il  lui 
semblait  quil  la  voyait  aller.  Ce  qui  se  passa  alors,  et 
dans  ce  moment  suprême,  dans  l'esprit  de  cet  homme , 
qui,  jeune  encore,  à  la  suite  d'un  raisonnement  faux 
peut-être,  mais  spécieux  du  moins,  allait  se  séparer 
de  tout  ce  qu'il  aimait  au  monde,  et  quitter  la  \ie  qui 
avait  pour  lui  toutes  les  douceurs  de  la  famille,  est 
impossible  à  exprimer  ;  il  eût  fallu  voir,  pour  en 
prendre  une  idée,  son  front  couvert  de  sueur,  et  ce- 
pendant résigné,  ses  yeux  mouillés  de  larmes,  et  ce- 
pendant levés  au  ciel. 

L'aiguille  marchail  toujours,  les  pistolets  étaient 
tout  chargés  ;  il  allongea  la  main,  en  prit  un,  et  mur- 
mura le  nom  de  sa  fille  ;  puis  il  posa  l'arme  mortelle, 
prit  la  plume,  et  écrivit  quelques  mots.  Il  lui  semblait 
alors  qu'il  n'avait  pas  assez  dit  adieu  à  son  enfant 
chérie.  Puis  il  se  retourna  vers  la  pendule  ;  il  ne  comp- 
tait plus  par  minutes,  mais  par  secondes.  Il  reprit 
l'arme,  la  bouche  enlr'ouverte  et  les  yeux  fixés  sur 
l'aiguille  ;  puis  il  tressallit  au  bruit  qu'il  faisait 
lui-même  en  armant  le  chien.  En  ce  moment  une 
sueur  plus  froide  lui  pesa  sur  le  front,  une  angoisse 
plus  mortelle  lui  serra  le  cœur;  il  entendit  la  porte 
de  l'escalier  crier  sur  ses  gonds,  puis  s'ouvrir  celle 
de  son  cabinet  ;  la  pendule  allait  sonner  onze  heures. 

Morrel  ue  se  retourna  point,  il  attendait  ces  mots 
de  Coclès  :  «  Le  mandataire  de  la  maison  Thomson  et 
French  !  »  et  il  approchait  l'arme  de  sa  bouche... 
Toutà  coup  il  entendit  un  cri...  c'était  la  voix  de  sa 
fille... 

Il  se  retourna  et  aperçut  Julie;  le  pistolet  lui 
échappa  des  mains. 

—  Mon  père  !  s'écria  la  jeune  fille  hors  d'haleine  et 
presque  mouraole  idc  joie,  sauvé  !  vous  êtes  sauvé  ! 


—  22  — 

Et  elle  se  jeta  dans  ses  bras,  en  élevant  à  la  main 
une  bourse  rouge  en  filet  de  soie. 

—  Sauvé  !  mon  enfant  !  dit  Jlorel,  que  veux-tu  dire? 
—  Oui,  sauvé  !  voyez,  voyez,  dit  la  jeune  tille. 

Morrel  prit  la  bourse  et  tressaillit,  car  un  vague 
souvenir  iui  rappela  cet  objet  pour  lui  avoir  appar- 
tenu. Dun  côté  était  la  traite  de  deux  cent  quatre- 
\-ingl-sept  mille  cinq  cints  francs  ;  ia  traite  était  ac- 
quittée. De  l'autre  était  un  diamant  de  la  grosseur 
dune  noisette,  avec  ces  trois  mots  écrits  sur  un  petit 
morceau  de  parchemin  :  «  Dot  do  Julie.  » 

Morrel  passa  sa  main  sur  son  front  :  il  croyait 
rêver.  En  ce  moment,  la  pendule  sonna  onze  heures. 
Le  timbre  vibra  pour  lui  comme  si  chaque  coup  du 
marteau  dacier  vibrait  sur  son  propre  cœur. 

—  Voyons,  mon  enfant,  dit-ii.  explique-toi.  Où 
as-tu  trouvé  cette  bourse  ?  —  Dans  une  maison  des 
Allées  de  Meilhan.  au  numéro  15.  sur  le  coin  delà 
cheminée  d'une  pauvre  petit  •  chambre  au  cinquième 
étage.  —  Mais,  s'écria  Slorrel,  cette  bourse  n'est  pas 
à  toi  ! 

Julie  tendit  à  sou  père  la  lettre  qu'elle  avait  reçue 
le  matin. 

—  Et  tu  as  été  seule  dans  cette  maison?...  dit 
Morrel  après  l'avoir  lue.  —  Emmanuel  m'accompa- 
gnait, mon  père,  il  devait  m'attendre  au  coin  de  la 
rue  du  Musée  :  mais,  chose  étrange,  à  mon  retour  il 
n'y  était  plus.  —  M.  Morrel  !...  s'écria  une  voix  dans 
rcscalier.  M.  Morrel  !  —  C'est  sa  voix,  dit  Julie. 

En  même  temps  Emmanuel  entra,  le  visage  boule- 
versé de  joie  et  d'émotion. 

—  Le  Pharaon  !  s'écria-t-il ,  le  Pharaon!  —  Eh 
bien  !  quoi?  le  Pharaon  !  ètes-vous  fou.  Emmanuel  ? 
Yous  savez  bien  qu'il  est  perdu.  —  Le  Pharaon! 
monsieur,  on  signale  le  Pharaon!  le  Pharaon  entre 
dans  le  port  ! 


—  23  — 

JVIorrel  retomba  sur  sa  chaise  ;  les  forces  lui  man- 
quaient ;  son  intelligence  se  refusait  à  classer  cette 
suite d'événenientsincroyables. inouïs,  fabuleux.  Mais 
son  fils  enira  à  son  tour. 

—  ?,îon  père.  s"ccria  Hîasimilicn,  que  disiez-vous 
donc  que  le  Phuraou  était  perdu  ?  la  vigie  Ta  signalé, 
et  il  entre,  dit-on,  dans  le  port.  —  Mes  amis,  dit 
MorreLsi  cola  était  ,il  faudrait  croireàun  miraclede 
T)ifu  !  impossible  !  impossible  ! 

Mais  ce  qui  était  réel  et  non  moins  incroyable,  c'é- 
tait cette  bourse  qu"il  tenait  dans  sa  main,  c'était  cette 
lettre  de  change  acquittée,  c'était  ce  magnifique  dia- 
mant. 

—  Ah  !  monsieur  !  dit  Coèlès  à  son  tour,  qu'est-ce 
que  cela  veut  dire,  le  Pharaon?  —  Allons,  mes  en- 
fants, dit  Morrel  en  se  soulevant,  allons  voir,  et  que 
Dieu  ail  pitié  de  nous,  si  c'est  une  fausse  nouvelle. 

Ils  descendirent  :  au  milieu  de  l'escalier  attendait 
madame  Jîoirel  :  ia  pauvre  femme  n'avait  pas  osé 
monter.  En  un  instant  ils  furent  à  la  Canncbière.  fly 
avait  foule  sur  le  port.  Toute  cette  foule  s'ouvrit  de- 
vant Morrel. 

—  Le  Pharaon  !  le  Pharaon  !  disaient  toutes  ces 
voix. 

En  effet,  chose  merveilleuse,  inouïe  !  en  face  de  la 
tour  Saint-Jtan  un  bâtiment  portant  sur  sa  poupe  ces 
mots  écriîs  m  lettres  blanches  :  «  Le  Pharaon  y  Morrel 
et  fils  de  Marseille,  »  absolument  de  la  contenance  de 
l'autre  Pharaon,,  et  chargé  comme  l'autre  de  coche- 
nille et  d'indigo,  jetait  l'ancre  et  carguait  ses  voiles  ; 
sur  le  pont,  le  capitaine  Gaumard  donnait  ses  ordres, 
et  maître  Penelon  faisait  des  signes  à  M.  Morrel.  Il 
n'y  avait  plus  à  en  douter,  le  témoignage  des  sens 
était  là,  et  dix  mille  personnes  venaient  en  aide  à  ce 
témoignage.  Comme  Morrel  et  son  fils  s'embrassaient 


—  24  — 

sur  la  jetée  aux  applaudissrmciits  de  toute  la  >ille 
témoin  de  ce  prodige,  un  homme,  dont  le  visage 
était  à  moitié  couvert  par  une  barbe  ncire,  et  qui, 
caché  derrière  la  guérite  d'un  (iictionnaire.  contem- 
plait cette  scène  avec  attendrissement,  murmura  ces 
mots  : 

—  Sois  heureux,  noble  cœur  :  sois  béni  pour  tout 
le  bien  que  tu  as  fait  et  que  tu  feras  encore,  et  que 
ma  reconnaissance  reste  dans  l'ombre  comme  ton 
bienfait. 

Et  avec  un  sourire  où  la  joie  et  le  bonheur  se 
révélaient,  il  quitta  l"abri  où  ii  était  caché,  et  sans 
que  personne  fit  attention  à  lui.  tant  chacun  était  pré- 
occupé de  l'événement  du  jour,  il  descendit  un  de  ces 
petits  escaliers  qui  servent  de  débarcadère,  et  héla 
trois  fois  : 

—  Jacopo  !  Jacopo  !  Jacopo  ! 

Alors  une  cha.oupe  vint  à  lui,  le  reçut  à  bord  et  le 
conduisit  à  un  yacht  richement  gréé,  sur  le  pont 
duquel  il  s'élança  avec  la  légèreté  d'un  marin  ;  de  là, 
il  regarda  une  fois  encore  Morrel  qui,  pleurant  de 
joie,  distribuait  de  cordiales  poignées  de  main  à 
toute  cette  foule,  et  remerciait  d'un  vague  regard  ce 
bienfaiteur  inconnu  qu'il  semblait  chercher  au  ciel. 

—  Et  maintenant,  dit  l'homme  inconnu,  adieu, 
bonié,  humanité,  reconnaissance...  adieu  à  tous  les 
sentiments  qui  épanouissent  le  cœur...  Je  me  suis 
substitué  à  la  Providence  pour  récompenser  les 
bons...  maintenant,  que  le  Dieu  vengeur  me  cède  sa 
place  pour  punir  les  méchants! 

A  ces  mots ,  il  fit  un  signal ,  et  comme  s'il  n'eût 
attendu  que  ce  signal  pour  partir,  le  yacht  prit  aussitôt 
la  mer. 


—  26 


II.  —  Ilalie.  —  Simbad  !e  mariii. 

Vers  le  commencement  de  1838,  se  trouvaient  à 
Florence  deui  jeunes  ^Pns-  appartenant  à  la  plus  élé- 
gante société  de  Paris  :  Tun  le  vicomte  Albert  de 
^îorccrf,  l'autre  le  baron  Franz  d'Épinay.  Il  avait  été 
convenu  entre  eux  quïls  iraiint  passer  le  carnaval  de 
la  mêfu"  année  à  Rome,  où  Franz,  qui  depuis  près  d" 
quatre  ans  habitait  Tltalie,  servirait  de  cicérone  à 
.\lbert.  Or,  comme  ce  n'est  pas  une  petite  affaire  que 
dalier  passer  le  carnaval  à  Rome  .  surtout  quand  on 
tient  à  ne  pas  couchi'r  place  del  Pnpoio  ou  dans  li' 
Campo-Vaccino,  ils  écrivirent  à  maître  l'astrini.  pro- 
priétaire de  l'hôtel  de  Londres  ,  place  d'Espagne , 
pour  le  prier  de  leur  retenir  un  appartem''nt  confor- 
table. Maître  Pastrini  répondit  qu'il  n'avait  plus  à  leur 
disposition  que  deux  chambres  et  un  cabinet  situés  al 
sccondo  piano_.  et  qu'il  offrait  moyennant  la  modique 
rétribution  d'un  louis  par  jour.  Les  deux  jeunes  gens 
acceptèrent;  puis,  voulant  mettre  à  profit  le  temps 
qui  lui  restait,  Albert  partit  pour  Naples.  Quant  à 
Franz .  il  resta  à  Florence.  Quand  il  eut  joui  quelque 
temps  de  la  vie  que  donne  la  ville  des  Médicis,  quand 
il  se  fut  bien  promené  dans  cet  Eden  qu'on  nomme 
les  Casines-  quand  il  eut  été  reçu  chez  ces  hôtes  magni- 
fiques qui  font  les  honneurs  de  Florence  .  il  lui  prit 
fantaisie,  ayant  déjà  \isitc  la  Corse,  ce  berceau  do 
Bonaparte,  d'aller  voir  l'île  d'Eibe,  ce  grand  relais 
de  Napoléon. 

Un  soir  donc  .  il  détacha  une  barchelta  de  l'anneau 
de  fer  qui  la  scellait  au  port  de  Livourne  ,  se  coucha 
au  fond  de  son  luantcau,  en  disant  aux  mariniers 
111.  3 


—  26  — 

ces  seules  paroles  :— «  4  l'Hed'Elbe!  «La  barque  quitta 
le  port  comme  l'oiseau  de  mer  quitte  son  iiid,  et  le  len- 
demain eiie  débarquait  Franz  à  Porto-Ferrajo  Franz 
traversa  Tile  impériale  après  avoir  suivi  toutes  les 
traces  que  le  pas  du  géanty  a  laissées,  et  alla  s'em- 
b«rquer  à  Marciana.  Drux  heures  après  avoir  quitté 
la  terre  ,  il  la  reprit  pour  descendre  à  la  Pianosa.  où 
l'attenJaicnt.  assurait-on  ,  des  vols  ivifinis  de  perdrix 
rouges.  !.a  chasse  fut  mauvaise.  Franz  tua  à  grand'- 
peine  quelques  perdrix  maigres,  et.  comme  tout  chas- 
seur qui  s'est  fatigué  pour  rien,  il  remonta  dans  sa 
barque  d'assez  mauvaise  humeur. 

— Ah  !  si  Voire  Excellence  voulait,  lui  dit  îe  patron, 
elle  ferait  une  belle  chasse.  —  Et  où  cela  ?  —  Voyez- 
vous  cette  île?  continua  le  patron  en  étendant  le  doigt 
vers  le  midi  et  en  montrant  une  masse  conique  qui 
sortait  du  milieu  de  la  mer.  teintée  du  plus  bel  indigo. 

—  Eh  bien  !  qu'est-ce  que  cette  îlo  ?  demanda  Franz. 

—  L"île  de  Jîonte-Cristo  ,  répondit  ie  Livournais.  — 
Mais  je  n'ai  pas  de  permission  pour  chasser  dans  cette 
île,  — Votre  Excilience  n'en  a  pas  besoin;  l'île  est 
déserte.  — Ah  I  par  dieu  .  dit  !e  jeune  homme,  une  île 
déserte  au  milieu  de  la  Méditerranée  .  c'est  chose  cu- 
rieuse.—  Et  chose  naturelle.  Excellence.  Cette  île  est 
un  banc  de  rochers,  et,  dans  toute  son  étendue  il  n'y 
a  peut-être  pas  un  arpent  de  terre  labourable.  —  Et 
à  qui  appartient  cotte  île?  —  A  la  Toscane.  —  Quel 
gibier  y  trouverai-je?  —  Des  milliers  de  chèvres  sau- 
vages. —  Qui  vivent  en  léchant  les  pierres?  dit  Franz 
avecun  sourire  d'incrédulité.— Non,  mais  en  broutant 
les  bruyères  ,  les  myrtes  .  les  lentisques  qui  poussent 
dans  leurs  intervalles.  —  Mais  où  coucherai-je  ?  —  A 
terre,  dans  les  grottes,  ou  à  bord  dans  votre  manteau. 
D'ailleurs  .  si  Son  Excellence  le  veut .  nous  pourrons 
partir  aussitôt  après  la  chasse  ;  elle  sait  que  nous  raar- 


—  27  — 
chons  la  nuit  comme  le  jour,  et  qu'à  défaut  de  voile , 
nous  avons  les  rames. 

Comme  il  restait  encore  assez  de  temps  à  Franz 
pour  rf'joindre  son  compagnon,  et  qu'il  n'avait  plus  à 
s'inquiéter  de  son  logement  à  Rome  -  il  accepta  cette 
proposition  de  se  dédommager  de  sa  première  chasse. 
Sur  sa  réponse  affirmative,  les  matelots  alors  échan- 
gèrent entre  euï  quelques  paroles  à  voix  basse. 

—  Eb  bien  i  demanda-t-il ,  qu'avons-nous  de  nou- 
veau ?  serait-il  survenu  quelque  impossibilité  ?—  Non, 
reprit  le  patron  ;  mais  nous  devons  prévenir  Yotre 
Excellence  que  l'île  est  en  contumace.  —  Qu'est-ce 
que  cela  veut  dire  ?  —  Cela  veut  dire  que,  comme 
Âlonte-Cristo  est  inhabitée;  et  sert  parfois  de  relâche 
à  des  contrebandiers  et  à  des  pirates  qui  viennent  de 
Corse,  de  Sardaigne  ou  d'Afrique,  si  un  signe  quel- 
conque dénonce  notre  séjour  dans  l'île,  nous  seions 
forcés,  à  notre  retour  à  Livourne.  de  faire  une  qua- 
rantaine de  six  jours.  —  Diable  !  voilà  qui  change  la 
thèse  !  six  jours.  Juste  autant  cju'il  en  a  fallu  à  Dieu 
pour  créer  le  monde.  C'est  un  peu  long,  mes  enfants. 
—  Mais  qui  dira  que  Son  Excellence  a  été  à  Monte- 
Cristo  ?  —  Oh  !  ce  n'est  pas  moi ,  s'écria  Franz.  —  Ni 
nous  non  plus,  Brent  les  matelots.  —  En  ce  cas  ,  va 
pour  Monte-Cristo. 

Le  patron  commanda  la  manœuvre;  on  mit  le  cap 
sur  l'île,  et  la  barque  commença  à  voguer  dans  sa  di- 
rection. Franz  laissa  l'opération  s'achever,  et  quand  on 
eut  pris  la  nouvelle  route  ,  quand  la  voile  fut  gonllée 
par  la  brise  ,  et  que  les  quatre  marins  eurent  repris 
leurs  places ,  trois  à  l'avant ,  un  au  gouvernail ,  il  re- 
noua la  conversation.  —  Mon  cher  Gactano.  dit-il  au 
patron  ,  vous  venez  de  me  dire  ,  je  crois ,  que  l'île  de 
Monte-Cristo  servait  de  refuge  à  des  contrebandiers 
et  à  des  pirat-s ,  ce  qui  me  paraît  un  bien  autre  gi- 


—  28  — 

bicr  que  des  chèvres.  —  Oui ,  Excellence ,  et  c'est  la 
vérité. 

—  Je  savais  bien  l'existence  des  contrebandiers, 
mais  je  pensais  que  depuis  la  prise  d'Alger  et  la  des- 
truction de  la  régence ,  les  pirates  n'existaient  plus 
que  dans  les  romans  de  Cooper  et  du  capitaine  Mar- 
ryat.  — Eh  bien  !  Votre  Excellence  se  trompait:  il  en 
est  des  pirates  comme  des  bandits  qui  sont  censés 
exterminés  par  le  pape  Léon  XII,  et  qui  cependant 
arrêtent  tous  les  jours  les  voyageurs  jusqu'aux  portes 
de  Rome.  r>"avez-vous  pas  entendu  dire  qu'il  y  a  six 
mois  à  peine,  le  chargé  d'affaires  de  France  près  le 
saint-siége  avait  été  dévalisé  à  cinq  cents  pas  de  Velle- 
tri  ?  —  Si  fait.  —  Eh  bien  !  si  comme  nous  Votre  Excel- 
lence habitait  Livourne,  elle  entendrait  dire  de  temps 
en  temps  qu'un  petit  bâtiment  chargé  de  marchan- 
dises ou  qu'un  joli  yacht  anglais  ,  qu'on  attendait  à 
Bastia,  à  Porto-Ferrajo  ou  à  Civita-Vecchia,  n'est  point 
arrivé ,  qu'on  ne  sait  ce  qu'il  est  devenu  ,  et  que  sans 
doute  il  se  sera  brisé  contre  quelque  rocher.  Or,  ce 
rocher  qu'il  a  rencontré^  c'est  une  barque  basse  «^t 
étroite,  montée  de  six  ou  huit  hommes  qui  l'ont  sur- 
pris ou  pillé  par  une  nuit  sombre  et  orageuse  ,  au  dé- 
tour de  quelque  îlot  sauvage  et  inhabité ,  comme  dis 
bandits  arrêtent  et  pillent  une  chaise  de  poste  au  coin 
d'un  bois. —  Mais  enfin,  reprit  Franz  toujours  étendu 
dans  sa  barque,  comment  ceux  à  qui  pareil  accident 
arrive  ne  se  plaignent-ils  pas  ?  comment  n'appellent- 
ils  pas  sur  ces  pirates  la  vengeance  du  gouvernement 
français ,  sarde  ou  toscan  ?  —  Pourquoi  ?  dit  Gaetano 
avec  un  sourire.  —  Oui,  pourquoi  ?  —  Parce  que  d'a- 
bord on  transporte  du  bâtiment  ou  du  yacht  sur  la 
barque  tout  ce  qui  est  bon  à  prendre  ;  puis  on  lie  les 
pieds  et  les  mains  à  l'équipage ,  on  attache  au  cou  de 
chaque  homme  un  boulot  de  2^,  on  fait  un  trou  de  la 


—  29  — 
grandeur  d'une  barrique  dans  la  quille  du  bâtiment 
capturé,  on  remonte  sur  le  pont  ,  on  ferme  les  écou- 
tilles,  et  Ton  passe  sur  la  barque.  Au  bout  de  dix  mi- 
nutes le  bâtiment  commence  à  se  plaindre  et  à  gémir. 
Peu  à  peu  il  s'enfonce.  Dabord  un  des  côtés  plonge, 
puis  l'autre,  puis  il  se  relève,  puis  il  replonge  encore, 
s'enfonçant  toujours  davantage.  Tout  à  coup  un  bruit 
pareil  à  un  coup  de  canon  retentit  :  c'est  l'air  qui 
brise  le  pont.  Alors  le  bâtiment  s'agite  comme  un 
noyé  qui  se  débat,  s'alourdisstnt  à  chaque  mouve- 
ment. Bientôt  l'eau,  trop  pressé  dans  les  cavités,  s'é- 
lance des  ouvertures,  pareille  aux  colonnes  liquides 
que  jetterait  par  ses  évents  quelque  cachalot  gigan- 
tesque. Enfin  il  pousse  un  dernier  râle,  fait  un  der- 
nier tour  sur  lui-même,  et  s'engouffre  en  creusant 
dans  l'abîme  un  vaste  entonnoir  qui  tournoie  un  in- 
stant, se  comble  peu  à  peu  et  finit  par  s'effacer  tout  à 
fait,  si  bien  qu'au  bout  de  cinq  minutes  il  faut  l'œil  de 
Dieu  lui-même  pour  aller  chercher  au  fond  de  cette 
mer  calme  le  bâtiment  disparu.  Comprenez-vous  main- 
tenant, ajouta  le  patron  en  souriant,  comment  le  bâti- 
ment ne  rentre  pas  dans  le  port,  et  pourquoi  l'équi- 
page ne  porte  pas  plainte  ? 

Si  Gaetano  eût  raconté  la  chose  avant  de  proposer 
l'expédition,  il  est  probable  que  Franz  eût  regardé  à 
deux  fois  avant  de  l'entreprendre;  mais  la  barque 
voguait  dans  la  direction  de  l'île,  et  il  lui  sembla  qu'il 
y  aurait  lâcheté  à  reculer.  C'était  un  de  ces  hommes 
qui  ne  courent  pas  à  une  occasion  périlleuse,  mais  qui, 
si  celle  occasion  vient  au-devant  d'eux,  gardent  un 
sang-froid  inaltérable  pour  la  combattre:  c'était  un 
de  ces  hommes  à  la  volonté  calme,  qui  ne  regardent  un 
danç.'er  dans  la  vie  que  comme  un  adversaire  dans  un 
duel,  qui  calculent  ses  mouvements,  qui ctulicnt  sa 
force,  qui  rompent  assez  pour  reprendre  haleine  ,  pas 


—  30  — 
pour  paraître  assez  lâches,  enfin  qui,  comprenant  d'un 
seul  regard  tous  leurs  avantaires,  tuent  d'un  seul  coup. 

—  Bah  !  reprit-il,  j'ai  traversé  la  Sicile  et  la  Caiabre, 
j'ai  navigué  deux  mois  dans  l'Archipel,  et  je  n'ai 
jamais  vu  l'ombre  d'un  bandit  ni  d'un  forban.  —  Aussi 
jn'ai-je  pas  dit  cela  à  Votre  Excellence,  fit  Gaelario, 
pour  la  faire  renoncer  à  son  projet;  elle  m'a  inter- 
rogé, et  je  lui  ai  répondu;  voilà  tout.  —  Oui.  mon 
cher  Gaetano,  et  votre  conversation  est  des  plus  inté- 
ressantes; aussi,  comme  je  veux  en  jouir  le  plus  long- 
temps possible,  va  pour  3îonte-Cristo. 

Cependant  on  approchait  rapidement  du  terme  du 
voyage;  il  ventait  bon  frais,  et  la  barque  faisait  six  à 
sept  milles  à  l'heure.  A  mesure  qu'on  approchait, 
nie  semblait  sortir  grandissante  du  sein  de  la  mer, 
et,  à  travers  l'atmosphère  limpide  des  derniers  rayons 
du  jour,  on  distinguait,  comme  les  boulets  dans  un 
arsenal,  cet  amoncellement  de  rochers  empilés  les 
uns  sur  les  autres,  et  dans  les  interstices  desquels  on 
voyait  rougir  las  bruyères  et  verdir  les  arbres.  Quant 
aux  matelots,  quoiqu'ils  parussent  parfaitement  tran- 
quilles ,  il  était  évident  que  leur  vigilance  était 
éveillée  et  que  leurs  regards  interrogeaient  le  vaste 
miroir  sur  lequel  ils  glissaient,  et  dont  quelques 
barques  de  pêcheurs,  avec  leurs  voiles  blanches , 
peuplaient  seules  l'horizon,  se  balançant  comme  des 
mouettes  au  bout  des  flots. 

ils  n'étaient  plus  guère  qu'à  une  quinzaine  de  milles 
de  Monte-Cristo  lorsque  le  soleil  commença  de  se 
coucher  derrière  la  Corse,  dont  les  montagnes  appa- 
raissîiient  à  droite,  découpant  sur  le  ciel  leur  sombre 
dentelure  ;  cette  masse  de  pierres,  pareille  au  géant 
Admastor,  se  dressait  menaçante  devant  la  barque, 
à  laquelle  elle  dérobait  le  soleil  dont  la  partie 
supérieure   se    dorait.   Peu  à  peu  l'ombre   monta 


—  ai- 
de la  mer  et  sembla  chasser  devant  elle  ce  dernier 
reflet  du  jour  qui  allait  s'éteindre  ;  enfin  le  rayon 
lumineux  fut  repoussé  jusqu'à  la  cime  du  cône,  où  il 
s'arrêta  un  instant  comme  If^  panache  enflammé  d'un 
volcan  :  enfin  l'ombre,  toujours  ascendante,  envahit 
progressivement  le  sommet  comme  elle  avait  envahi 
la  base,  et  l'île  n'apparut  plus  que  comme  une  mon- 
tagne grise  qui  allait  toujours  se  rembrunissant.  Une 
demi-heure  après,  il  faisait  nuit  noire. 

Heureusement  que  les  marins  étaient  dans  leurs 
parages  habituels  et  qu'ils  connaissaient  jusqu'au 
moindre  rocher  de  l'archipel  toscan  ;  car  au  milieu  de 
l'obscurité  profonde  qui  enveloppait  la  barque,  Franz 
n'eût  pas  été  tout  à  fait  sans  inquiétude  La  Corse  avait 
entièrement  disparu,  iile  de  Monte-Cristo  était  elle- 
même  devenue  invisible:  mais  les  matelots  semblaient 
avoir  ,  comme  le  lyni ,  la  faculté  de  voir  dans  les  té- 
nèbres, et  le  pilote  ,  qui  se  tenait  au  gouvernail  ,  ne 
marquait  pas  la  moindre  hésitation. 

Une  heure  à  peu  près  s'était  écoulée  depuis  le  cou- 
cher du  soleil.  lorsque  Franz  crut  apercevoir  à  un  quart 
de  mille  à  la  gauche  une  masse  sombre  ;  mais  il  était 
si  impossible  de  distinguer  ce  que  c'était .  que  .  crai- 
gnant d'exciter  rhiiarité  de  ses  matelots  en  prenant 
quelques  nuages  flottants  pour  la  terre  ferme,  il  garda 
le  silence.  Tout  à  coup  uni' grande  lu^'ur  apparut,  la 
terre  pouvait  ressembler  à  un  nuage,  mais  le  feu  n'était 
pas  un  météore. 

—  Qu'est-ce  que  cette  lumière?  demanda  Franz. 
—  Chut!  dit  le  patron,  c'est  un  feu.  — Mais  vous  di- 
siez que  l'îl''  était  inhabitée  ?—  Je  disais  qu'elle  n'avait 
pas  de  population  fixe,  mais  j'ai  dit  aussi  qu'ell.i  est 
un  lieu  de  relâche  pour  les  contrebandiers.  —  Et  pour 
les  pirates  ?  —  Et  pour  les  pirates .  continua  Gietano 
répétant  les  paroles  de  Franz  ;  c'est  pour  cela  que  j'ai 


—  32  — 

donné  l'ordre  de  passer  Tile  ,  car ,  ainsi  que  vous  le 
voyez,  maintenant  le  feu  est  d  rrièrenous. — Mais  ce 
feu  .  continua  Franz  .  me  semble  plutôt  un  motif  de 
sécurité  que  d'inquiétude:  des  gens  qui  craindraient 
d'être  vus  n'auraient  pas  allumé  ce  feu.  —  Oh  !  cela 
ne  veut  rien  dire  .  fit  Gaelano  :  si  vous  pouviez  juger- 
au  milieu  de  Tobscurité,  de  la  position  de  l'île,  vous 
verriez  que  .  pLicé  comme  il  l'est,  le  feu  ne  peut  être 
aperçu  ni  de  la  Corse  ni  de  la  Pianosa  .  mais  seule- 
ment de  la  pleine  mer,  —  Ainsi  vous  craignez  que  ce 
fou  ne  nous  annonce  mauvaise  compagnie  ?  — C'est  ce 
dont  il  faudra  s'assurer,  reprit  Gactano,  les  yeux  tou- 
jours fixés  sur  cette  étoile  terrestre.  —  Et  comment 
s'en  assurer?  —  Vous  allez  voir. 

A  ces  mots  .  Gaetano  tint  conseil  avec  ses  compa- 
gnons, et  au  bout  de  cinq  minutes  de  discussion  on 
exécuta  en  silence  une  manœu\re  à  i'side  de  laquelle 
en  un  instant  ou  eut  viré  de  bord  :  alors  on  reprit  la 
route  qu'on  venait  de  suivre,  et  quelques  secondes  après 
ce  changement  de  direction,  le  feu  disparut,  caché  par 
un  mouvement  de  terrain.  Alors  le  pilote  imprima  à 
l'aide  du  gouvernail  une  nouvelle  direction  au  petit 
bâtiment  qui  se  rapprocha  \isiblemcnt  de  l'île  et  qui 
bientôt  ne  s'en  trouva  plus  éloigné  que  d'une  cinquan- 
taine de  pas.  Gaetano  abittit  la  voile  .  et  la  barque 
resta  stationnaire. 

Tout  cela  avait  été  fait  dans  le  plus  grand  silence  , 
et  d'ailleurs,  depuis  le  changement  de  route  .  pas  une 
parole  n'avait  été  prononcée  à  bord.  Gaetano  .  qui 
avait  proposé  l'expéditinn  ,  en  avait  pris  toute  la  res- 
ponsabilité sur  lui.  Les  quatre  matelots  ne  le 
quittaient  pas  des  yeux,  tout  en  préparant  les  anrons 
et  en  se  !e:ia:!t  évid.-mrnent  i)rêis  à  faire  force  de 
rames,  ce  qui,  grâce  h  l'obscurité,  n'était  pas  difficile. 
Quant  à  Franz,  il  visitait  ses  ar;ncs  avec  ce  sang-froid 


—  33  — 
que  nous  lui  connaissons  ;  il  avait  deux  fusils  h  deux 
coups  et  une  carabine,  il  les  chargea,  s'assura  des  bat- 
teries, et  attendit. 

Pendant  ce  temps  le  patron  avait  Jeté  bas  son  caban 
et  sa  chemise  ,  assuré  son  pantalon  autour  de  ses 
reins,  et,  comme  il  était  pieds  nus,  il  n'avait  eu  ni 
souliers  ni  bas  à  défaire.  Une  fois  dans  ce  costume  , 
il  mit  un  doigt  sur  ses  lèvres  pour  faire  signe  de  gar- 
der le  plus  profond  silence,  et.  se  laissant  couler  dans 
la  mer.  il  nagea  vers  le  rivage  avec  tant  de  précaution 
qu'il  était  impossible  d'entendre  le  moindre  bruit. 
Seulement,  au  sillon  phosphorescent  que  dégageaient 
ses  mouvements,  on  pouvait  suivre  sa  trace.  Bientôt 
ce  sillon  même  disparut  :  il  était  évident  que  Gaetano 
avait  touché  terre. 

Tout  le  monde  sur  le  petit  bâtiment  resta  immobile 
pendant  une  demi-heure  ,  au  bout  de  laquelle  on  vit 
reparaître  près  du  rivage  etse  rapprocher  de  la  barque 
le  même  sillon  lumineux.  En  quelques  brassées , 
Gaetano  atteignit  la  barque. 

—  Eh  bien  ?  firent  ensemble  Franz  et  les  quatre  ma- 
telots. —  Eh  bien!  dit-il.  ce  sont  des  contrebandiers 
espagnols;  ils  ont  seulement  avec  eux  deux  bandits 
corses.  —  Et  que  font  ces  deux  bandits  corses  avec 
des  contrebandiers  espagnols  ?  —  Eh  !  mon  Dieu  !  Ex- 
cellence, reprit  Gaetano  d'un  ton  de  profonde  charité 
chrétienne,  il  faut  bien  s'aider  les  uns  les  autres.  Sou- 
vent les  bandits  se  trouvent  un  peu  pressés  sur  terre 
par  les  gendarmes  ou  les  carabiniers;  eh  bien!  ils 
trouvent  là  une  barque,  et  dans  celte  barque  de  bons 
garçons  comme  nous.  Ils  viennent  nous  demander 
l'hospitalité  dans  notre  maison  flottante.  Le  moyen 
de  refuser  secours  à  un  pauvre  diable  qu'on  poursuit  ! 
Nous  le  recevons,  et,  pour  plus  grande  sécurité  ,  nous 
gagnons  le  large.  Cela  ne  nous  coûte  rien,  et  sauve  la 


—  34  — 

vie,ou  tout  au  moins  la  liberté  à  un  de  nos  semblables, 
qui.  dans  l'occasion,  reconnaît  le  service  que  nous  lui 
avons  rendu  en  nous  indiquant  un  bon  endroit  où 
nous  puissions  débarquer  nos  marchandises  sans  être 
dérangés  par  les  curieux.  —  Ah  çà  !  dit  Franz  ,  vous 
êtes  donc  un  peu  contrebandier  vous-même,  mon  cher 
Gaetano  ?  —  Eh  !  que  voulez-vous.  Excellence  ,  dit-il 
avec  un  sourire  impossible  à  décrire  .  on  fait  un  peu 
de  tout  ;  i!  faut  bien  vivre.  —  Alors  vous  êtes  en  pays 
de  connaissance  avec  les  gens  qui  habitent  Monte- 
Cristo,  à  cette  heure  ?  —  A  peu  près.  Nous  autres  ma^ 
fins  .  nous  sommes  comme  les  francs-maçons  ,  nous 
nous  reconnaissons  à  certains  .signes. — Et  vous  croyez 
que  nous  n'aurions  rien  à  craindre  en  débarquant  à 
notre  tour?  —  Absolument  rien  .  les  contrebandiers 
ne  sont  pas  des  voleurs  !  —  Mais  ces  deux  bandits 
corses...  reprit  Franz .  calculant  d'avance  toutes  les 
chances  de  danger.  —  Eh  !  mon  Dieu  !  dit  Gaetano,  ce 
n'est  pas  leur  faute  s'ils  sont  bandits  .  c'est  celle  de 
l'autorité.  —  Comment  cela?  —  Sans  doute  :  on  les 
poursuit  peur  avoir  fait  une  peau,,  pas  autre  chose, 
comme  s'il  n'était  pas  dans  la  nature  du  Corse  de  se 
venger.  —  Qa'entendez-vous  par  avoir  fait  une  peau  ? 
Avoir  assassiné  un  homme  ?  dit  Franz,  continuant  ses 
investigations.  —  J'entends  avoir  tué  un  ennemi , 
reprit  le  patron,  ce  qui  est  bien  différent.  —  Eh  bien! 
fit  le  jeune  homme,  allons  demander  l'hospitalité  aux 
contrebandiers  et  aux  bandits.  Croyez-vous  qu'ils  nous 
l'accordent?  —  Sans  aucun  doute.  —  Combien  sont- 
ils  ?  —  Quatre.  Excellence,  et  les  deux  bandits,  ça  fait 
six  !  —  Eh  bien  !  c'est  juste  notre  chiffre  ;  nous 
sommes  ,  dans  le  cas  ,  où  ces  messieurs  montreraient 
de  mauvaises  dispositions  ,  en  force  égale,  et  par  con- 
séquent en  mesure  de  les  contenir.  Ainsi,  une  dernière 
fois,  va  pour  Monte-Cristo.  —  Oui .  Excellence  ;  mais 


—  35  — 
vous  nous  permettrez  bien  encore  de  prendre  quelques 
précautions?  —  Comment  donc,  mon  cher;  soyez 
sage  comme  ÎSestor  et  prudent  comme  Ulysse.  Je  fais 
plus  que  de  vous  le  permettre  ,  je  vous  y  exhorte.  — 
Eh  bien  !  alors,  silence  !  fit  Gaetano.  Tout  le  monde 
se  tut 

Pour  un  homme  envisageant  comme  Franz  toutes 
choses  sous  leur  véritable  point  de  vue.  la  situation, 
sans  être  dangereuse,  ne  manquait  pas  d'une  certaine 
gravité.  Il  se  trou\ait  dans  l'obscurité  la  plus  pro- 
fonde, isolé,  au  milieu  de  la  mer.  avec  des  marins  qui 
ne  le  connaissaient  pas  et  qui  n'a\ aient  aucun  motif 
de  lui  être  dévoués,  qui  savaient  qu'il  avait  dans  sa 
ceinture  quelques  milliers  de  francs,  et  qui  avaient 
dix  fois,  sinon  avec  envie,  du  moins  avec  curiosité, 
examiné  ses  armes,  qui  étaient  fort  belks.  D'un  autre 
côté,  il  allait  aborder,  sans  autre  escorte  que  ces 
hommes,  dans  une  île  qui  portait  un  nom  fort  reli- 
gieux, mais  qui  ne  semblait  pas,  grâce  à  ses  conirc- 
bandiers  et  à  ses  bandits,  promettre  à  Franz  une  autre 
hospitalité  que  celle  du  Calvaire  au  Christ.  Puis  cette 
histoire  de  bâtiments  coulés  à  fond,  et  qu'il  avait  crue 
exagérée  le  jour,  lui  semblait  plus  '.raisiiubiable  la 
nuit.  Aussi,  placé  qu'il  était  entre  ce  double  danger, 
peut-être  imaginaire,  mais  peut-être  réel,  il  ne  quit- 
tait pas  ses  hommes  des  yeux  et  son  fusil  de  la  main. 

Cependant  les  marins  avaient  de  nouveau  hissé 
leurs  voiles  et  avaient  repris  leur  sillon,  déjà  creusé 
en  allant  et  en  revenant  A  travers  l'obscurité.  Fraaz, 
un  peu  habitué  aux  ténèbres,  distinguait  le  géant  de 
granit  que  la  barque  côtoyait  ;  puis  enfin,  en  dépas- 
sant de  nouveau  l'angle  d'un  rocher,  il  aperçut  le  feu 
qui  brillait  plus  éclatant  que  jamais,  et,  autour  de  ce 
feu.  quatre  ou  cinq  personnes  assises.  La  réverbéra- 
tion du  foyer  s'étendait  à  une  centaine  de  pas  en  mer. 


—  36  — 

Gaelano  côtoya  la  lumière,  en  maintenant  toutefois  la 
barque  dans  la  partie  non  éclairée  ;  puis,  lorsqu'elle 
fut  tout  à  fait  en  face  du  foyer,  il  mit  le  cap  sur  lui. 
et  entra  bravement  dans  le  cercl^^  lumineui,  en  enton- 
nant une  chanson  de  pêcheur  donl  il  soutenait  léchant 
à  lui  seul,  et  dont  ses  compagnons  reprenaient  le 
refrain  en  chœur. 

Au  premier  mot  de  la  chanson,  les  hommes  assis 
autour  du  foyer  s'étaient  levés  et  s'élaient  approchés 
du  débarcadère,  les  yeux  fixés  sur  la  barque,  dont  ils 
sV'fforçaicnt  visiblement  déjuger  la  force  et  de  devi- 
ner les  intentions.  Bientôt  ils  parurent  avoir  fait  un 
examen  suffisant,  et  allèrent,  à  Texception  d'un  seul 
qui  resta  debout  sur  le  rivage,  se  rasseoir  autour  du 
ff'u  devant  lequel  rôtissait  un  chevreau  tout  entier. 

Lorsque  le  bateau  fut  arrivé  à  une  vingtaine  de  pas 
de  la  terre,  l'homme  qui  était  sur  le  rivage  fil  machi- 
nalement avec  sa  carabine  le  geste  d'une  sentinelle 
qui  attend  une  patrouille,  et  cria  :  Qui  vive!  en  patois 
sarde. 

Franz  arma  froidement  ses  deux  coups. 

Gaétan©  échangea  alors  avec  cet  homme  quelques 
paroles  auxquelles  le  voyageur  ne  comprit  rien,  mais 
qui  le  concernaient  évidemment. 

—  Son  excellence  demanda  le  patron,  veut-elle  se 
nommer  ou  garder  l'incognito  ?  —  Mon  nom  doit  être 
parfaitement  inconnu  de  ces  messieurs,  répondit 
Franz:  dites-leur  donc  simplement  que  je  suis  un 
Français  voyagi  anl  [lour  son  plaisir. 

Lorsque  Gattano  avait  transmis  cette  réponse,  la 
sentinelle  donna  un  ordre  à  l'un  des  hommes  assis 
devant  le  feu,  lequel  se  leva  aussitôt  et  disparut  dans 
les  rochers.  Il  se  fit  un  silence.  Chacun  semblait  pré- 
occupé de  ses  affaires  :  Franz,  de  son  débarquement; 
les  matelots,  de  leurs  voiles;  les  contrebandiers,  de 


—  37  — 

leur  thevicuu;  mais  au  ri  ilieu  de  celle  insouciance 
apparente,  on  s'observait  mutupUement. 

L'homme  qui  s'était  éloigne  reparut  tout  à  coup  du 
eôté  opposé  à  celui  par  lequel  il  avait  disparu.  Il  fit 
un  signe  de  la  tête  à  la  sentinelle,  qui  se  retourna  de 
son  côté  et  se  contenta  de  prononcer  ces  seules  paro- 
les :  s'accommodi. 

Le  s'accommodi  italien  est  intraduisible.  Il  veut 
dire  à  la  fois  :  Venez,  entrez,  soyez  le  bienvenu,  faites 
comme  chez  vous,  vous  êtes  le  maître:  le  s'accommodi_, 
c'est  comme  cette  phrase  turque  de  Molière,  qui  éton- 
nait si  fort  le  bourgeois  gentilhomme  par  la  quantité 
de  choses  qu'elle  contenait.  Les  matelots  ne  se  le  firent 
pas  dire  deux  fois:  en  quatre  coups  de  rames, la  barque 
toucha  la  terre.  Gaetano  s.iuta  sur  la  grève,  échan- 
gea encore  quelques  mots  à  voix  basse  avec  la  sen- 
tinelle, ses  compagnons  descendirentl'un  après  l'autre, 
puis  enfin  \intle  tour  de  Franz. 

Il  avait  un  de  ses  fusils  en  bandoulière,  Gaetano 
avait  l'autre,  un  des  matelots  tenait  sa  carabine.  Son 
costume  tenait  à  la  fois  de  l'artiste  et  du  dandy,  ce 
qui  n'inspira  aux  hôtes  aucun  soupçon,  et  par  consé- 
quent aucune  inquiétude.  On  amarra  la  barque  au 
rivage,  on  fit  quelques  pas  pour  chercher  un  bivac 
commode;  mais  sans  doute  le  point  sur  lequel  on 
.s'acheminait  n'était  pas  dans  la  convenance  du  con- 
trebandier qui  remplissait  le  poste  de  surveillant,  car 
il  cria  à  Gaetano  ;  —  Non,  point  par  là.  s'il  vous 
plaît  ! 

Gaetano  balbutia  une  excuse,  et ,  sans  insister 
davantage,  s'avança  du  côté  opposé,  tandis  que  deux 
matelots,  pour  éclairer  la  route,  allaient  allumer  des 
torches  au  foyer.  On  fit  trente  pas  à  peu  près,  et  l'on 
s'arrêta  sur  une  petite  esplanade  tout  entourée  de 
rochers,  dans  lesquels  on  avait  creusé  des  espèces  de 


—  as- 
sièges à  peu  près  pareils  à  de  petites  guérites,  où  Ton 
monterait  la  garde  assis.  Arentour  poussaient,  dans 
des  vciiits  de  terre  ^égétaie.  quelques  chênes  nains  et 
des  fouiTes  épaisses  de  inyrti  s.  Franz  abaissa  une 
torche,  tt  reconnut,  à  unaniâs  de  crndres.  qu'il  n"était 
pas  le  premier  à  s'api-rcevoir  du  conrortable-  de  cette 
localité,  et  que  ce  devait  être  une  de  ces  stations 
habituelles  des  visiteurs  nomades  de  l'île  de  Monte- 
Cristo. 

Quant  à  son  attente  d'événements.  el!e  avait  cessé. 
Une  fois  le  pied  sur  la  terre  ferme,  une  fois  qu'il  eut 
vu  les  dispositions  sinon  amicales,  du  moins  indiffé- 
rentes de  ses  hôtes,  toute  sa  préoccupation  avait  dis- 
paru, et,  à  l'odeur  du  chevreau  qui  rôtissait  au  bivac 
voisin,  la  préoccupation  s'était  changée  en  appétit. 

Il  toucha  deux  mots  de  ce  nouvel  incident  à  Gae- 
tano.  qui  lui  répondit  qu'il  n'y  avait  rien  de  plus 
simple  qu'un  souper  quand  on  avait,  comme  eux,  dans 
leur  barque,  du  pain,  six  perdrix  et  un  bon  feu  pour 
les  faire  rôtir. 

—  D'ailleurs,  ajouta-t-il.  si  Votre  Excellence  trouve 
si  tentante  l'od.  ur  du  chevreau,  je  puis  alkr  offrir  à 
nos  voisins  deux  de  nos  oiseaux  pour  une  tranche  de 
leur  quadrupède.  —  Faites,  Gaelano,  faites,  dit 
Franz  ;  vous  êtes  véritablement  né  avec  le  génie  de  la 
négociation. 

Pendant  ce  temps,  les  matelots  avaient  arraché  des 
brassées  de  bruyères,  fait  des  fagots  de  myrtes  et  de 
chênes  verts,  auxquels  ils  avaient  mis  fe  feu,  ce 
qui  présentait  un  foyer  assez  respectable.  Franz  atten- 
dait donc  avec  impatience,  humant  toujours  l'odeur 
du  chevreau,  le  retour  du  patron,  lorsque  celui-ci 
reparut,  et  vint  à  lui  d'un  air  fort  préoccupé.   ■ 

—  Eh  bien  !  demanda-t-il,  quoi  de  nouveau?  On 
repousse  notre  offre?  —  Au  contraire,  Gt  Gaetano;  le 


—  39  — 

chef,  à  qui  Ton  a  dit  que  vous  étiez  un  jeune  gentil- 
homme français,  vous  invile  à  souper  avec  lui.  —  Eh 
bien  !  mais,  dit  Franz,  c'est  un  homme  fort  civilisé 
que  ce  chef,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  je  refuserais , 
d'autant  plus  que  j'apporte  ma  part  du  souper.  — 
Oh  !  ce  n'est  pas  ce'a  :  i!  a  de  quoi  souper,  et  au  delà  ; 
mais  c'est  qu'il  met  à  votre  présentation  ciuz  lui  un  e 
singulière  condition.  —  Chex  lui  !  reprit  le  jeune 
homme;  il  a  donc  fait  bâtir  une  maison?  —  Non  , 
mais  il  n'en  a  pas  moins  un  chez  lui  fort  confortable , 
à  ce  que  l'on  assure  du  moins.  —  Vous  connaissez 
donc  ce  chef?  —  J'en  ai  ciitcnJu  parier.  —  En  bien 
ou  en  mal  ?  —  Des  deux  façons.  —  Diable  !  Et  quelle 
est  cette  condition?  —  C'est  de  vous  laisser  bander 
les  yeux  et  de  noter  le  bandeau  que  lorsqu'il  vous  y 
invitera  lui-même. 

Franz  sonda  autant  que  possible  le  regard  de  Gae- 
tauo  pour  savoir  ce  que  cachait  cette  proposition. 

—  Ah!  dame,  reprit  celui-ci  répondant  à  la  pensée 
de  Franz,  je  le  sais  bien,  la  chose  mérite  réflexion.  — 
Que  feritz-vous  à  ma  place  ?  dit  le  jeune  homme.  — 
Moi,  qui  n'ai  rien  à  piidre,  j'irais.  —  '^^ous  accepte- 
riez? —  Oui.  ne  fût-ce  que  par  curiosité.  —  H  y  a 
donc  quelque  chose  de  curieux  à  voir  chez  ce  chef?  — 
Écoutez,  dit  Gaetano  en  baissant  îa  voix,  je  ne  sais 
pas  si  ce  qu'on  dit  est  vrai  (  Il  s'arrêta  en  regardant 
si  aucun  étranger  ne  l'écoutait.  )  —  Et  que  dit-on  ? 

—  On  dit  que  ce  chef  habite  un  palais  souterrain 
auprès  duquel  le  palais  Pitti  est  bien  peu  de  chose. 

—  Quel  rêve  !  dit  Franz  en  se  rasseyant.  —  Oh  !  ce 
n'est  pas  un  rêve,  coulinui  le  patron,  c'est  une  réalité. 
Cama.  le  pilote  du  Saiiii-Ferdinand^  y  est  entré  un 
jour,  et  il  en  est  sorti  tout  émerveillé,  en  disant  qu'il 
n'y  a  de  pareils  trésors  que  dans  les  contes  des  fées. 

—  Ah  çà  !  mais  savez-vous,  dit  Franz,  qu'avec  de  pa- 


reillcs  paroks  vous  me  feriez  descendre  dans  la 
caverne  d'Ali-Baba  !  —  Je  vous  dis  ce  qu'on  ra'a  dit, 
Excellence.  —  Alors  vous  me  conseillez  d'accepter  ? 
—Oh  !  je  ne  dis  pas  cela  ;  Votre  Excellence  fera  selon 
son  bon  plaisir.  Je  ne  ^oud^8is  pas  lui  donner  un 
conseil  dans  une  semblable  occasion. 

Franz  réfléchit  quelques  ins'ants,  comprit  que  cet 
homme  si  riche  ne  pouvait  lui  en  vouloir,  à  lui  qui 
portait  seulement  quelques  milliers  de  francs;  et 
comme  il  n'entrevoyait  dans  tout  cela  qu'un  excellent 
souper,  il  accepta.  Gaetano  alla  porter  sa  réponse. 

Cependant,  nous  lavons  dit,  Franz  était  prudent. 
Aussi  voulut-il  avoir  le  plus  de  détails  possibles  sur 
son  hôte  étrange  et  mystérieux,  il  se  tourna  donc 
du  côté  du  matelot,  qui,  pendant  ce  dialogue,  avait 
piumé  les  perdrix  avec  la  gravité  d  un  homme  fier  de 
ses  fonctions,  et  lui  demanda  dans  quoi  ces  hommes 
avaient  pu  aborder,  puisqu'on  ne  >ojait  ni  barques, 
ui  sperouares,  ni  tartanes. 

—  Je  ne  suis  pas  inquiet  de  cela,  dit  le  matelot,  et 
je  connais  le  bàtimeiit  qu'ils  montent.  —  Est-ce  un 
joli  bâtiment?  —  J'en  souhaite  un  pareil  à  Votre  Ex- 
cellence pour  faire  le  tour  du  monde.  —  De  quelle 
force  est-il?  —  Mais  de  cent  tonneaux  à  peu  près. 
C'est  du  reste  un  bâtiment  de  fantaisie,  un  yacht, 
comme  disent  les  Anglais,  mais  confectionné,  voyez- 
vous,  de  façon  à  tenir  la  mer  par  tous  les  temps.  — 
Et  où  a-t-il  été  construit  ?  —  Je  Tignore,  cependant 
je  le  crois  génois.  —  Et  comment  un  chef  de  contre- 
bandiers, continua  Franz,  ose-t-il  faire  construire  un 
yacht  destiné  à  son  commerce,  dans  le  port  de  Gênes? 
—  Je  n'ai  pas  dit,  fit  le  matelot,  que  le  propriétaire 
de  ce  yacht  fût  un  chef  de  contrebandiers. — Non, 
mais  Gaetano  la  dit,  ce  me  semble.  —  Gaetano  avait 
TU  l'équipage  de  loin,  mais  il  n'avait  encore  parlé  à 


—  41  — 

personne.  —  Mais  si  cet  homme  n'est  pas  un  chef  de 
contrebandiers,  quel  est-il  donc?— Un  riche  seigneur 
qui  voyage  pour  son  plaisir.  —  Allons,  pensa  Franz, 
le  personnage  n'en  est  que  plus  mystérieux,  puisque 
les  versions  sont  différentes.  Et  comment  s'appelle-t-il  ? 
—  Lorsqu'on  le  lui  demande,  il  répond  qu'il  se 
nomme  Simbad  le  marin  :  mais  je  doute  que  ce  soit 
son  véritable  nom.  —  Simbad  le  marin  ?  —  Oui.  — 
El  où  habite  ce  seigneur  ?  —  Sur  la  mer.  —  De  quel 
pays  est-il  ?  —  Je  ne  sais  pas.  —  L'avez-vous  atj  ?  — 
Quelquefois.  —  Quel  homme  est-ce?  —  Votre  Excel- 
lence en  jugera  elie-même.  —  Et  où  va-t-il  me  recc- 
Toir  ?  —  Sans  doute  dans  ce  palais  souterrain  dont 
vous  a  parlé  Gsefano.  —  Et  vous  n'avez  jamais  eu  la 
curiosité,  quand  \  ous  avez  relâché  ici  et  que  vous  avez 
trouvé  lîle  déserte,  de  chercher  à  pénétrer  dans  ce 
palais  enchanté  ?  —  Oh  !  si  fait.  Excellence,  reprit  le 
matelot,  et  plus  d'une  fois  même,  mais  toujours  nos 
recherches  ont  été  inutiles  :  nous  avons  fouillé  la 
grotte  de  tous  côtés,  et  nous  n'avons  pas  trom  é  le  plus 
petit  passage.  Au  reste,  on  dit  que  la  porte  ne  s'ouvre 
pas  avec  une  cief,  mais  avs^c  un  mot  magique.  — 
Allons,  décidément,  murmura  Frsnz,  me  voilà  em- 
barqué dans  un  conte  des  Mille  et  une  Nuits.  —  Son 
Excellence  vous  attend,  dit  derrière  lui  une  voix  qu'il 
reconnut  pour  celie  de  la  sentinelle. 

Le  nouveau  venu  était  accoiupagné  de  deux  hommes 
de  l'équipage  du  yacht.  Pour  toute  réponse,  Franz  tira 
un  mouchoir  de  sa  poche  et  le  présenta  à  celui  qui  lui 
lavait  adressé  ia  parole.  Sans  dire  un  seul  mot.  on 
jlui  banda  les  yeuxavec  un  soin  qui  indiquait  la  crainte 
[qu'il  ne  cnmmît  quelque  indisirélion  ,  après  qiioi  on 
jlui  fit  jurer  qu'il  u'ci^sayerait  en  aucune  façon  doter 
(son  bandeau  avant  qu'il  n'en  reçut  l'invitation.  Il  jura. 
Alors  les  deux  hommes  le  prirent  chacun  par  un 
III.  4 


—  il  — 

bras  et  il  marcha  guidé  par  eux  et  précédé  de  la  sen- 
tinelle. Après  une  trentaine  de  pas.  il  sentit  à  la  cha- 
leur du  brasier  et  à  l'odeur  de  plus  en  plus  appétis- 
sante du  chevreau,  qu'il  repassait  devant  le  bivac, 
puis  on  lui  Gt  continuer  sa  route  pendant  une  cin- 
quantaine de  pas  encore .  en  avançant  évidemment 
du  côté  où  l'on  n'avait  pas  voulu  laisser  pénétrer 
Gaetano,  défense  qui  s'expliquait  maintenant.  Bientôt, 
au  changement  d'atmosphère  .  Franz  comprit  qu'il  en- 
trait dans  un  souterrain.  Au  bout  de  quelques  se- 
condes de  marche  il  entendit  un  craquement .  et  il 
lui  sembla  que  l'almospbèr"  changeait  encore  de  na- 
ture et  devinait  tiède  et  parfumée  ;  enfin  ii  sentit  que 
ses  pieds  posaient  sur  un  tapis  épais  et  moelleux;  ses 
guides  l'abandonnèrent.  Il  se  fit  un  insantde  silence, 
et  une  voiï  dit  en  bon  français ,  quoique  avec  un  ac- 
cent étranger  : 

—  Vous  êtes  le  bienvenu  chez  moi,  monsieur,  et 
vous  pouvez  ôtcr  votre  bandeau. 

Comme  on  le  pi'nse  bien  .  Franz  ne  se  fit  pas  ré- 
péter dcuï  fois  cette  invitation  :  il  leva  son  mouchoir, 
et  se  lrou\a  en  face  d'un  homme  de  trente-huit  à  qua- 
rante ans.  portant  le  costume  tunisien  ,  c'cst-ù-dire 
une  calotte  rouge  avec  un  long  ^ land  de  soie  bleue, 
une  veste  de  drap  noire  toute  brodée  d'or,  des  panta- 
lons sang  de  bœuf  larges  et  bouffants  ,  des  guêtres  de 
même  couleur  ,  brodées  d'or  comme  la  vesl"  .  et  des 
babouches  jaunes:  un  magnifique  cachemire  lui  ser- 
rait la  taille  .  et  un  petit  cangiar  aigu  et  recourbé 
était  tassé  dans  cette  ceinture.  Quoique  d'une  pâleur 
presque  livide,  cet  homme  avait  une  figure  remarqua- 
blement belle  ;  ses  yeux  étaient  vifs  et  perçants:  son 
nez,  droit  et  presque  de  nivi  au  avec  le  fruJit  indiquait 
le  type  grec  dans  toute  sa  pureté,  et  ses  dents  blanches 
comme  des  p&rles  ressortaicct  admirablement  sous  la 


moustache  noire  qui  les  encadrait.  Seulement  cette 
pâleur  était  étrange:  on  eût  dit  un  homme  enfcrmélong" 
temps  dans  un  tombeau,  et  qui  n'eût  pas  pu  reprendre 
la  carnation  des  vivante.  Sans  être  d'une  grande  taille, 
il  était  bien  fait  du  reste  ,  eî,  comme  les  hommes  du 
Midi,  avait  les  mains  et  les  pieds  petits.  Mais  ce  qui 
étonna  Franz  .  qui  avait  traité  de  rêve  le  récit  de 
Gaetano,  ce  fut  la  somptuosité  di-  l'ameublement. 

Toute  la  chambre  était  tendue  d'étoffe  turque  de 
couleur  cramoisie  et  broihée  de  fleurs  d'or.  Dans  un 
enfoncement  était  une  espèce  de  divan  surmonté  d'un 
trophée  d'armes  arabes  à  fourreaux  de  vermeil  et  à 
poignées  resplendissantes  de  pierreries .  au  plafond 
pendait  une  lampe  en  verre  de  Venise,  d'une  forme  et 
d'une  couleur  charmantes,  et  les  pieds  renosaient  sur 
un  tapis  de  Turquie  dans  lequel  iîs  enfonçaient  jus- 
qu'à la  cheville ,  des  portières  pendaient  devant  la 
porte  par  laquelle  Franz  était  entré  ,  et  devant  une 
autre  porte  donnant  passage  dans  une  seconde  cham- 
bre qui  paraissait  splendidement  éclairée.  L'hôte 
laissa  un  instant  Franz  tout  à  sa  surprise,  et  d'ailleurs 
il  lui  rendait  examen,  pour  examen  et  ne  ie  quittait 
pas  des  yeux. 

—  Monsieur,  lui  diî-i!  enfin  .  mille  fois  pardon  des 
précautions  que  l'on  a  exigées  do  vous ,  pour  vous  in- 
troduire chez  moi  :  mais,  comme  !a  plupart  du  temps 
cette  ile  est  déserte,  si  le  secret  de  cette  demeure  était 
connu,  je  trouverais  sans  doute  .  en  revenant,  mon 
pied-à-terre  en  assez  mauvais  élst.  ce  qui  me  serait 
fort  désagréable,  non  pas  pour  la  perte  que  cela  me 
causerait,  mais  parce  que  je  n'aurais  plus  la  certitude 
de  pouvoir,  quand  je  le  veux,  me  séparer  du  reste  de 
la  terre.  Mainientînt .  je  vais  tâcher  de  vous  faire  ou- 
blier ce  p"tit  désarmement,  en  vous  offrant  ce  que 
vous  n'espériez  certes  pas  trouver  ici ,  c'est-à-dire  un 


—  44  — 

souper  passable  et  d'assez  bons  lits.  —  Ma  foi ,  mon 
cher  hôte,  répondit  Franz,  il  ne  faut  pas  vous  excuser 
pour  cela.  J"ai  toujours  vu  que  l'on  bandait  les  yeux 
aux  gens  qui  pénétraient  dans  les  palais  enchantés  ; 
voyez  plutôt  Raoul  dans  les  Huguenots  ^  et,  vérita- 
blement, je  n'ai  pas  à  me  plaindre,  car  ce  que  vous  me 
montrez  fait  suite  aux  nier\eilles  des  Mille  et  une 
Nuits.  —  Eéîas  !  je  vous  dirai  comme  Lucullus ,  si 
j'avais  su  avoir  l'honneur  de  votre  visite,  je  m'y  s:  rais 
préparé.  Mais,  enlin  .  tel  qu'est  mon  ermitage  .  je  le 
mets  à  votre  disposition:  tout  maigre  qu'il  est.  mon 
souper  vous  est  olTert.  Aii,  sommes-nous  servis? 

Presque  au  même  insiaiit  la  portière  se  souleva,  et 
un  nègre  nubien,  noir  comme  dt-  Tébène  et  vêtu  d'une 
simple  tunique  blanche .  fit  signe  à  son  maitre  qu'il 
pouvait  passer  dans  la  saile  à  manger. 

—  Maintenant .  dit  l'inconnu  à  Fran?. .  je  ne  sais  si 
vous  êtes  de  mon  avis,  uisis  je  trouve  que  rien  n'est 
gênant  comm.'  de  rester  deux  ou  trois  heures  en  tète- 
à-lête  sans  ^avoir  de  qut  1  nom  ou  de  quel  titre  s'ap- 
peler. Remarquez  que  je  respecte  trop  les  lois  de 
l'hospitalité  pour  vous  demander  ou  votre  nom  ou 
votre  titre  :  je  vous  prie  seulement  de  me  désigner  une 
appellation  quelconque,  à  l'aide  de  laquelle  je  puisse 
vous  adresser  la  parole.  Quant  à  moi.  pour  vous 
mettre  à  votre  aise,  je  vous  dirai  qu'on  a  l'habitude  de 
m'appeler  Simbad  le  niarin.  —  Et  moi,  reprit  Franz, 
je  vous  dirai  que.  comm;  il  ne  me  manque,  pour  être 
dans  la  situation  d'Aladin.  que  la  fameuse  lampe  mer- 
veilleuse ,  je  ne  vois  aucune  diiïiculté  à  ce  ijue  ,  pour 
le  moment,  vous  m'appeliizAladin.  Cela  ne  nous  sortira 
pas  de  rOiient  où  je  suis  tenté  de  croire  que  j'ai  été 
transporté  par  la  puissancede  quelque  bon  génie. — Eh 
bien!  seigneur  Aladin.  fit  l'étrange  Amphitryon,  >ous 
avez  entendu  que  nous  étions  servis .  n'est-ce  pas? 


—  45  — 

veuillez  donc  prendre  la  peine  d'entrer  dans  la  salle  à 
manger i  votre  très-humble  SL-rviteiir  passe  devant 
vous  pour  vous  montrer  le  chemin.  Et  à  ces  mots,  soule- 
vant la  portière,  Simbad  passa  effectivement  devant 
Franz. 

Franz  marchait  d'cnchanlcment  en  enchantement  : 
la  table  était  splendidement  servie.  Une  fois  convaincu 
de  ce  point  important,  il  porta  les  yeux  autour  de  lui. 
La  salle  à  manger  était  moins  splendide  que  le  bou- 
doir qu'il  venait  de  quitter,  elle  était  tout  en  marbre, 
avec  des  bas-relicis  antiques  du  plus  grand  prix;  et 
aux  deux  extrémités  de  cette  saile,  qui  était  oblongue, 
deux  magnincjucs  statues  portaient  des  corbeilles  sur 
leurs  tètes.  Ces  corbeilles  contenaiinl  des  pyramides 
de  fruits  magnifiques  ;  c'étaient  des  ananas  de  Sicile  , 
des  grenades  de  Malaga,  des  oranges  des  îles  Baléares, 
des  pêches  de  France  et  des  dattes  de  Tunis.  Quant 
au  souper,  il  se  composait  d'un  faisan  rôti  entouré  de 
merles  de  Corse,  d'un  jambon  d;;  sanglier  à  ia  gelée, 
d'un  quartier  de  chevreau  à  la  tartare  .  d'un  turbot 
m;!gnifique  et  d'une  gigantesque  langouste.  Les  inter- 
valles des  grands  plats  étnient  remplis  par  de  petits 
plats  contenant  les  entermets.  Les  plats  étaient  en 
argent,  les  assiettes  en  porcelain  '  du  Japon.  Franz  se 
frotta  les  yeux  pour  s'assurer  qu'il  ne  rêvait  pas.  Ali 
seu!  était  admis  à  faire  le  s 'rvice  et  s'en  acquittait 
fort  bien.  Le  convive  en  fil  compliment  à  son  hôte. 

—  Oui,  reprit  celui-ci  tout  en  faisant  les  honneurs 
de  son  soupi  r  avec  la  plus  grande  aisance,  oui,  c'est 
un  pauvre  diable  qui  m'est  fort  dévoué  et  qui  fait  de 
son  mieux.  Il  se  souvient  que  je  lui  ai  sauvé  la  vie,  et 
comme  il  tenait  à  sa  tète,  à  ce  qu'il  parait,  il  m'a 
gardé  quelque  reconnaissance  de  la  lui  avoir  con- 
servée. 

Ali,  s'approcha  de  son  maître,  lui  prit  la  main  et  la 
baisa. 


—  46  — 

—  Et  serait-ce  trop  indiscret,  seigneur  SimLad,  dit 
Franz,  de  vous  demander  en  quelle  circonstance  vous 
avez  fait  cette  belle  action  ?  —  Oh  !  mon  Dieu  !  c'est 
bien  simple,  répondit  rhûte.  II  paraît  que  le  drôie 
avait  rôdé  plus  près  du  sérail  du  bey  de  Tunis  qu"il 
n'était  convenable  de  le  faire  à  un  gaillard  de  sa  cou- 
leur; de  sorte  qu'il  avait  été  condamné  par  le  bey  à 
avoir  la  langue,  la  main  et  la  tête  tranchéts  :  la  langue 
le  premier  jour,  la  main  le  second,  et  la  tète  le 
troisième.  J'avais  toujours  eu  envie  d'avoir  un  muet 
à  mon  service:  j'attendis  qu'il  eût  la  langue  coupée, 
et  J'allai  proposer  au  bey  de  me  le  donner  pour  un 
magniBque  lusil  à  deux  coups  qui  la  veille  avait  paru 
éveiller  les  désirs  de  Sa  Bautesse.  11  balança  un 
instant,  tant  il  tenait  à  eu  finir  avec  ce  pauvre  diable. 
Mais  j'ajoutai  à  ce  fusil  un  couteau  de  chasse  anglais 
avec  lequel  j'avais  haché  le  yatagan  de  SaHautcsse; 
de  sorte  que  le  bey  se  décida  à  lui  faire  grâce  de  la 
main  et  delà  tête,  mais  à  la  condition  qu'il  ne  remet- 
trait jamais  le  pied  à  Tunis.  La  recommandation  était 
inutile.  Du  plus  loin  que  le  mécréant  aperçoit  les 
côtes  d'Afrique,  il  se  sauv  e  au  fond  de  cale,  et  l'on  ne 
peut  le  faire  sortir  de  là  que  lorsqu'on  est  hors  de 
vue  de  la  troisième  partie  du  monde. 

Franz  resta  un  moment  muet  et  pensif,  cherchant 
ce  qu'il  devait  penser  de  la  bonhomie  cruelle  avec 
laquelle  son  hôte  venait  de  lui  faire  ce  récit.  —  Et 
comme  l'honorable  marin  dont  vous  avez  pris  le  nom, 
dit-il  en  changeant  de  conversation,  vous  passez  votre 
vie  à  vovager?  —  Oui,  c'est  un  vœu  que  jai  fait  dans 
un  temps  où  je  ne  pensais  guère  pouvoir  l'accomplir, 
dit  l'inconnu  en  souriant;  j'en  ai  fait  quelques-uns 
comme  cela,  et  qui,  je  l'espère,  s'accompUront  tous 
à  leur  tour. 

Quoique  Simbad  eût  prononcé  ces  mots  avec  le  plus 


—  47  — 
grand  sang-froid,  ses  yeux  avaient  lancé  un  regard 
de  férocité  étrange.  —  Vous  avez  beaucoup  souffert, 
monsieur  ?  lui  dit  Franz. 

Simbad  tressaillit  et  le  regarda  fiieraent. 

A  quoi  voyez-vous  cela  ?  demanda-t-il.  —  A  tout, 
reprit  Franz  :  à  votre  voix,  à  votre  regard,  à  votre 
pâleur  et  à  la  vie  même  que  vous  menez.  —  Moi  !  je 
mène  la  vie  la  plus  heureuse  que  je  connaisse,  une 
véritable  vie  de  pacha;  je  suis  le  roi  de  la  création  ; 
je  me  plais  dans  un  endroit,  j'y  reste  :  je  m'ennuie,  je 
pars:  je  suis  libre  comme  l'oiseau,  j'ai  des  ailes  comme 
lui.  Les  gens  qui  m'entourent  m'obéissent  sur  un 
signe  ;  de  temps  en  temps  je  m'amuse  à  railler  la  jus- 
lice  humaine  en  lui  enlevant  un  bandit  quelle  cherche, 
un  criminel  qu'elle  poursuit.  Puis  j'ai  ma  justice  à 
moi,  justice  basse  et  haute,  sans  sursis  et  sans  appel, 
qui  condamne  ou  qui  absout,  et  à  laquelle  personne 
n'a  rien  avoir.  Ah  !  si  vous  aviez  goûté  de  ma  vie,  vous 
n'en  voudriez  plus  d'autre  ;  et  vous  ne  resteriez 
jamais  dans  le  monde,  à  moins  que  vous  n'eussiez 
quelque  projet  à  y  accomplir.  —  Une  vengeance  !  par 
exemple,  dit  Franz. 

L'inconnu  fixa  sur  le  jeune  homme  un  de  ces  re- 
gards qui  plongent  au  plus  profond  du  cœur  et  de  la 
pensée. 

—  Et  pourquoi  une  vengeance?  demanda-t-il.  — 
Parce  que,  reprit  Franz,  vous  m'avez  l'air  d'un  homme 
qui,  persécuté  par  la  société,  a  quelque  compte  ter- 
rible à  régler  avec  elle.  —  Eh  bien  I  fit  Simbad  en 
riant  de  son  rire  étrange  qui  montrait  ses  dents  blan- 
ches et  aiguës,  vous  n'y  êtes  pas  :  tel  que  vous  me 
voyez,  je  suis  une  espèce  de  philanthrope,  et  peut-être 
un  jour  irai-je  à  Paris  pour  faire  concurrence  à 
ii.  Appert  et  à  l'homme  au  petit  manteau  bleu. — Et  ce 
sera  la  première  fois  que  vous  ferez  ce  voyage?  — 


-  48  — 
Oh  !  'non  Dieu  oui.  J'ai  Tair  d'être  bien  peu  curieux, 
n'est-ce  pas  ?  mais  je  vous  assure  qu'il  n'y  a  pas  de 
ma  fauk',  si  j'ai  tant  tardé:  cela  viendra  un  jour  ou 
l'autre.  —  Et  comptez-vous  faire  hientôt  ce  voyage  ? 
—  Je  ne  sais  encore;  il  dépend  de  circonstances 
fiOiunisesà  des  combinaisons  incerlaines.— Je  voudrais 
y  être  à  l'époque  où  vous  y  viendrez,  je  tâcherais  de 
vous  rendre,  en  tant  qu'il  serait  en  mon  pouvoir, 
l'hospitalité  que  vous  me  donnezsi  largement  à  .Vonte- 
Cristo.— J'accepterais  votre  offre  avec  un  grand  plai- 
sir, reprit  l'hôte  :  mais  maihcureuscmcnt,  si  j'y  vais, 
ce  sera  peut-être  incognito. 

Cependant  le  souper  s'avançait  et  paraissait  avoir 
été  sern  à  la  seule  intention  de  Franz,  car  à  peine  si 
l'inconnu  avait  tocei'.é  du  bout  des  dents  à  un  ou  deux 
plats  du  spîendide  festin  qu'il  lui  avait  offert,  et 
auquel  son  convive  inattendu  avait  fait  si  largement 
honneur.  Enfin  Âii  apporfa  le  dessert,  ou  plutôt  prit 
les  corbeilles  diS  mains  des  statues  et  les  posa  sur  la 
table.  Entre  les  deux  corbeilles,  il  plaça  une  petite 
coupe  de  vermeil  fermée  par  une  couvercle  de  même 
métal. 

Le  respect  avec  lequel  Ali  avait  apporté  cette  coupe 
piqua  la  curiosité  de  Franz.  Il  leva  le  couvercle,  et 
vit  une  espèce  de  pâte  verdàtre  qui  ressemblait  à  des 
confitures  d'angé'ique.  mais  qui  lui  était  parfaitement 
inconnue.  11  replaça  le  couvercle,  aussi  ignorant  de 
ce  que  la  coupe  coiitenait  après  avoir  remis  le  cou- 
vercle qu'avant  de  l'avoir  levé,  et.  en  reportant  les 
yeux  sur  son  hûle,  il  le  vit  sourire  de  son  désappoin- 
tement. 

—  Vous  ne  pouvez  pas  deviner,  lui  dit  celui-ci, 
qu'elle  espèce  de  comestible  contient  ce  petit  vass.  et 
cela  vous  intrigue,  n'est-ce  pas  ?  —  Je  l'avoue.  —  Eh 
bien!  cette  sorte    de  confiture  verte  n'est  ni  plus  ni 


—  49  — 

moins  que  l'ambroisie  quHébé  servait  à  la  table  de 
Jupiter.  — Mais  cette  ambroisie,  dit  Franz,  a  sans 
doute,  en  passant  par  îa  main  des  hommes,  perdu  son 
nom  céleste  pour  prendre  un  nom  humain  ?  En  lanprue 
vulgaire,  coramint  cet  ingrédient,  pour  lequel,  au 
reste,  je  ne  me  sens  pas  une  grande  sympathie.  s"ap- 
prllo-t-il?  —  Eh!  voilà  justement  ce  qui  révèle  notre 
origine  matérielle,  s"écria  Simbad;  souvent  nous  pas- 
tons  ainsi  auprès  du  bonheur  sans  le  voir,  sans  le 
regarder,  ou.  si  nous  Tavons  vu  et  regardé,  sans  le 
reconnaître.  Etes-vous  un  homme  positif,  et  i"or  est- 
il  votre  dieu  !  goûtez  à  ceci,  et  les  mines  du  Pérou,  de 
Guzerate  et  de  Golconde  vous  seront  ouvertes.  Étes- 
vous  un  homme  dïmagination?  êtes-A'ous  poète? 
goûtez  encore  à  ceci,  et  if  s  barrières  du  possible  dis- 
paraîtront. Les  champs  de  linfiai  vont  s'ouvrir:  vous 
vous  promènerez,  libre  de  cœur,  libre  d'esprit,  dans 
domaine  sans  borns^s  de  la  rêverie.  Êtes-vous 
ambitieux?  courez-vous  après  les  grandeurs  de  la 
terre?  goûtez  de  ceci  toujours,  et  dans  une  heure  vous 
Iscrez  roi.  non  pas  roi  dun  petit  royaume  caché  dans 
lun  coin  de  l'Europe,  comme  la  France.  TEspagne  ou 
|rAnglcterre.  mais  roi  du  monde,  roi  de  1" univers,  roi 
le  la  création.  Votre  trône  sera  dressé  sur  la  monngne 
bà  Satan  emporta  .Tésus;  et,  sans  avoir  bi'soin  de  lui 
faire  hommage,  sans  être  forcé  de  lui  baiser  la  griffe, 
^ous  serez  le  souverain  maitr',-  de  tous  les  royaumv-^s 
je  la  t'.îrrc.  N'est-ce  pas  tintant  ce  que  je  vous  offre 
|à.  dit(  s.  et  n'est-ce  pas  urie  chose  bien  facile,  puis- 
iu'il  n'y  a  que  cela  à  faire  ?  regardez. 

A  ces  mots ,  il  découvrit  à  son  tour  la  petite  coupe 
le  vermeil  qui  contenait  la  substance  tant  louée,  prit 
Ine  cuillerée  à  café  des  confitures  magiques  ,  la  porta 

sa  bouche  et  la  savoura  lentement,  les  yeuià  moitié 
fermés  et  la  tête  renversée  en  arrière.  Franz  lui  laissa 


—  50  —      .,      . 
tout  le  temps  d'absorber  son  mets  farôfi  ;  puis,  lors- 
qu'il le  vit  un  peu  revenu  à  lui  : 

—  Mais  enfin  ,  dit-il ,  qu'est-ce  que  ce  mets  si  pré- 
cieux?—  Avez-vous  entendu  parler  du  Vieux  de  la 
Montagne  ?  lui  demanda  son  hôte,  le  même  qui  voulut 
faire  assassiner  Philippe-Auguste?  —  Sans  doute.  — 
Eh  bien  !  vous  savez  qu'il  régnait  sur  une  riche  vallée 
qui  dominait  la  montagne,  d'où  il  avait  pris  son  nom 
pittoresque  Dans  cette  vallée  étaient  de  magnifiques 
jardins  plantés  parH  :sscn-ben-Sabah,et  dans  ces  jar- 
dins, des  pavillons  isolés.  C'est  dans  ces  pavillons  qu'il 
faisait  entrer  ses  élus,  et  là  il  leur  faisait  manger,  dit 
Marco  Polo .  une  certaine  herbe  qui  les  transportait 
dans  le  paradis  ,  au  milieu  de  plantes  toujours  fleu- 
ries ,  de  fruits  toujours  mûrs  ,  de  femmes  toujours 
vierges.  Or.  ce  que  ces  jeunes  gens  bienheureux  pre- 
naient pour  la  réalité,  c'était  un  rêve  ;  mais  un  rêve  si 
doux  ,  si  enivrant ,  si  voluptueux  ,  qu'il  se  vendaient 
corps  et  âme  à  celui  qui  le  leur  avait  donné ,  et 
qu'obéissant  à  ses  ordres  comme  à  ceux  de  Dieu ,  ils 
allaient  frapper  au  bout  du  monde  la  victime  indiquée, 
mourant  dans  les  tortures  sans  se  plaindre,  à  la  seule 
idée  que  la  mort  qu'ils  subissaient  n'était  qu'une  tran- 
sition à  cette  vie  de  déiices  dont  cette  herbe  sainte, 
servie  devant  vous,  leur  avait  donné  un  avant-goût. 
—  Alors,  s'écria  Franz,  c'est  du  hatchis.  Oui,  je  con- 
nais cela,  de  nom,  du  moins.  —  Justement  vous  avez 
dit  le  mot ,  seigneur  Aladin ,  c'est  du  hatchis,  tout  ce 
qui  se  fait  de  meilleur  tt  de  plus  pur  en  hatchis  à 
Alexandrie ,  du  hatchis  d'Abou-Gor,  le  grand  faiseur, 
l'homme  unique,  l'homme  à  qui  l'on  devrait  bâtir  un 
palais  avec  cette  inscription  :  Au  marchand  du  bon- 
heur _,  le  monde  reconnaissant.  —  Savez-vous,  lui  dit 
Fr  anz ,  que  j'ai  bien  envie  de  juger  par  moi-même  de 
la  vérité  ou  de  l'exagération  de  vos  éloges.  —  Jugez 


—  51  — 

par  vous-même,  mon  hôte ,  jugez  ;  mais  ne  vous  en 
tenez  pas  à  une  première  expérience.  Comme  en  toute 
chose,  il  faut  habituer  les  sens  à  une  impression  nou- 
velle, douce  ou  violente,  triste  ou  joyeuse.  11  y  a  une 
lutte  (!e  la  nature  contre  cette  dixine  substance,  de  la 
nature  qui  n"est  pas  faite  pour  la  joie,  et  qui  se  cram- 
ponne à  la  douleur.  11  faut  que  la  nature  vaincue 
succombe  dans  le  combat  ;  il  faut  que  la  réalité  suc- 
cède au  rêve  ,  et  alors  le  rêve  règne  en  maître ,  alors 
c'est  le  rêve  qui  devient  la  vie,  et  la  vie  qui  devient 
le  rêve  ;  mais  quelle  différence  dans  cette  transfigu- 
ration .  c'est-à-dire  qu'en  comparant  les  douleurs  de 
l'existence  réeile  aux  jouissances  de  Texistence  fac- 
tice, vous  ne  voudrez  plus  \ivre  jamais,  et  que  vous 
voudrez  rêver  toujours.  Quand  vous  quitterez  votre 
monde  à  vous  pour  le  monde  des  autres,  il  vous  sem- 
blera passer  dun  print<  mps  napolitain  à  un  hiver 
lapon.  Il  vous  semblera  quilter  le  paradis  pour  la 
terre ,  le  ciel  pour  l'enfer.  Goûtez  du  hatchis,  mon 
hôte,  goûtez-en  ! 

Pour  toute  réponse,  Franz  prit  une  cuillerée  de 
cette  pâte  merveilleuse ,  mesurée  sur  celle  qu'avait 
prise  son  amphitryon,  et  la  porta  à  la  bouche. 

—  Diable  ,  fit-il  après  avoir  avalé  ces  confitures 
divines,  je  ne  sais  pas  encore  si  le  résultat  sera  aussi 
agréable  que  vous  le  dites,  mais  la  chose  ne  me  parait 
pas  aussi  succulente  que  vous  l'affirmez.  —  Parce  que 
les  houppes  de  votre  palais  ne  sont  pas  encore  faites 
à  la  sublimité  de  la  substance  qu'elles  dégustent. 
Dites-moi ,  est-ce  que  des  la  première  fois  vous  avez 
aimé  les  huîtns.  le  thé,  le  j  orler,  les  truffes,  toutes 
choses  que  vous  avez  adorées  par  la  suite?  Est-ce  que 
vous  comprenez  les  Romains  qui  assaisonnaient  les 
faisans  avec  de  l'assa  fcetida,  et  les  Chinois  qui  mangent 
des  nids  d'hirondelles  ?  Ehimon  Dieu,  non.  Eh  bien  ! 


—  52  — 

il  en  est  de  même  du  hatchis  :  mangez-en  huit  jours 
de  suite  seulement,  nulle  nourriture  au  monde  ne 
vous  paraîtra  atteindre  à  la  finesse  de  co  gortt  qui  vous 
paraît  aujourd'hui  fade  et  nauséabond.  D'ailleurs  pas- 
sons dans  la  chambre  à  côté  ,  c'est-à-dire  dans  votre 
chambre,  et  Ali  va  nous  servir  du  café  et  nous  donner 
des  pipes. 

Tous  deux  se  levèrent ,  et.  pendant  que  celui  qui 
s'était  donné  le  nom  de  Simbad  ,  et  que  nous  avons 
ainsi  nommé;  de  façon  à  pouvoir,  comme  son  convive, 
lui  donner  une  dénomination  quelconque,  donnait 
quelques  ordres  à  son  domestique  ,  Franz  entra  dans 
la  chambre  attenante. 

Celle-ci  était  d'un  ameublement  plus  simple, 
quoique  non  moins  riche.  Elle  était  do  forme  ronde, 
et  un  grand  divan  régnait  tout  à  l'entour.  Mais  divan  . 
murailies,  plafonds  et  parquets  élaiint  tous  tendus  de 
pcaui  magnifiques  ,  douces  et  moelleuses  comme  les 
plus  moelleux  tapis:  c'étaient  des  peaux  de  lions  de 
l'Atlas  aux  puissantes  crinières,  c'étaient  des  peaux  de 
tigres  du  Bengale  aux  chaudes  rayures  .  des  peaux  de 
panthères  du  Cap,  tachetées  joyeusement  comme  celle 
qui  apparaît  à  Dante  ,  enfin  des  peaux  d'ours  de  la 
Sibérie,  des  renards  de  Norwégc.  et  toutes  ces  peaux 
étaient  jetées  en  profusion  les  unes  sur  les  autres,  de 
façon  qu'on  eût  cru  marcher  sur  ie  gazon  le  plus  épais, 
et  reposer  sur  le  lit  le  plus  soyeux.  Tous  deux  se 
couchèrent  sur  les  divans  ,  des  chibouques  aux  tuyaux 
de  jasmin  et  aux  bouquins  d'ambre  étaient  à  la  portée 
de  la  main  ,  et  toutes  préparées»  pour  qu'on  n'eût  pas 
l'ennui  de  fumer  doux  fois  dans  la  même.  Ils  en  prirent 
chacun  une.  Ali  les  alluma  et  sortit  pour  aller  cher- 
cher le  café. 

II  y  eut  un  moment  de  silence,  pendant  lequel  Sim- 
bad se  laissa  aller  aux  pensées  qui  semblaient  roccuper 


—  53  — 
sans  cesse  ,  même  au  milieu  de  sa  conversation ,  et 
Franz  s'abandonna  à  cette  rêverie  muette  dans  laquelîu 
on  tonsbe  presque  toujours  en  fumant  d'excellent  ta- 
bac ,  qui  semble  emporter  avec  la  fumée  toutes  les 
peines  de  l'esprit ,  et  rendre  en  échange  au  fumeur 
tous  les  rêves  de  l'âme. 

Ali  apporta  le  café. 

—  Comment  le  prendrez-vous?  dit  l'inconnu,  à  la 
française  ou  à  la  turque .  fort  ou  léger  ,  sucré  ou  non 
sucré .  pa^sé  ou  bouilli  ?  à  votre  choix  ;  il  y  en  a  de 
préparé  de  toutes  les  façons.  —  Je  le  prendrai  à  la 
turque,  répondit  Franz. —  Et  vous  avez  raison,  s'écria 
son  hôte  ;  cela  prouve  que  vous  avez  des  dispositions 
pour  la  vie  orientale.  Ah  !  les  Orientaux,  voyez-vous, 
ce  sont  les  seuls  hommes  qui  sachent  vivre.  Quant  à 
moi,  ajouia-t-il  avec  un  de  ces  singuliers  sourires  qui 
n'éehappaiiut  pas  au  jeune  honune.  quand  j'aurai  fini 
mes  affaires  à  Paris,  j'irai  niourir  en  Orient,  »t  si  vous 
vouiez  me  retrouver,  alors  iî  faudra  venir  me  cher- 
cher au  Caire  ,  à  Bagdad  ou  à  ispahan.  —  Ma  foi ,  dit 
Franz,  ce  sera  la  chose  du  monde  ia  plus  facile  ,  car 
je  crois  qu'il  me  pousse  des  aiies  d'aigle,  et  avec  ces 
ailes  je  ferais  le  tour  du  monde  en  vingt-quatre  heures. 
—  Ah  !  ah  !  c'est  le  hatchis  qui  opère;  eh  bien  :  ou- 
vrez vos  ailes  et  envolez-vous  dans  les  régions  surhu- 
maines :  ne  craignez  rien  .  on  veille  sur  vous  ,  et  si , 
comme  celles  d'Icare,  vos  ailes  fondent  au  soleil,  nous 
sommes  ià  pour  vous  recevoir. 

Alors  il  dit  quelques  mots  arabes  à  Ali ,  qui  fit  un 
signe  d'obéissance  et  se  relira  ,  mais  sans  s'éloigner. 
Quant  à  Franz ,  une  étrange  transformation  s'opérait 
en  lui  :  toute  la  fa'iiue  physique  de  la  jouriiée,  toute 
la  préoccupation  d'tspiit  qu'avaient  fait  naître  les 
événements  du  soir  disparaissaient  comme  dans  un 
premier  moment  de  repos  où  rpn  nt  encore  assez 


—  54  - 
pour  sentir  Tenir  le  sommeil.  Son  corps  semblait  ac- 
quérir une  16  ;èreté  immatérielle  ,  son  esprit  s'éclair- 
cissait  d'une  façon  inouïe,  ses  sens  semblaient  doubler 
leurs  facultés.  L'horizon  allait  toujours  s'élargissant, 
mais  non  plus  cet  horizon  sombre  sur  lequel  planait 
une  vague  terreur,  et  qu'il  avait  vu  avant  son  sommeil, 
mais  un  horizon  bleu,  transparent,  vaste,  avec  tout  ce 
que  la  mer  a  d'azur  .  avec  tout  ce  que  le  soleil  a  de 
paillettes,  avec  tout  ce  que  la  brise  a  de  parfum  ;  puis, 
au  milieu  du  chant  de  ses  matelots,  chants  si  limpides 
et  si  clairs  qu'on  en  eût  fait  une  harmonie  divine  si 
l'on  eût  pu  les  noter,  il  voyait  apparaître  l'île  de  Monte- 
Cristo  ,  non  plus  comme  un  écueil  menaçant  sur  les 
vagues,  mais  comme  une  oasis  perdue  dans  le  désert  ; 
puis,  à  mesure  que  la  barque  approchait,  les  chants 
devenaient  plus  nombreux,  car  une  harmonie  enchan- 
teresse et  mystérieuse  montait  de  cette  île  à  Dieu, 
comme  si  quelque  fée,  comme  Lorelei,  ou  quelque  en- 
chanteur comme  Amphion  ,  eût  voulu  y  attirer  une 
âme  ou  y  bâtir  une  ville. 

Enfin  la  barque  toucha  la  rive,  mais  sans  effort,  sans 
secousse  .  comme  les  lèvres  touchent  les  lèvres  ,  et  il 
sembla  à  Franz  qu"il  entrait  dans  la  grotte  sans  que 
cette  musique  charmante  cessât.  11  descendit,  ou  plu- 
tôt il  lui  sembla  descendre  quelques  marches  ,  respi- 
rant un  air  frais  et  embaumé  comme  celui  qui  devait 
régn:'r  autour  de  la  grotte  de  Circé  ,  composé  de  tels 
parfums  ,  qu'ils  font  rêver  l'esprit ,  de  telles  ardeurs, 
qu'ils  font  brûler  les  sens,  etil  revit  tout  ce  qu'il  avait 
vu  avant  son  sommeil,  depuis  Simbad  ,  l'hôte  fantas- 
tique, jusqu'à  Ali,  le  serviteur  muet  ;  puis  tout  sembla 
s'effacer  et  se  confondre  sous  ses  yeux  comme  les  der- 
nières ombi'cs  d'une  lanSî'rne  magique  qu'on  éteint, 
et  il  se  retrouva  dans  la  chambre  aux  statuc's,  éclairée 
seulement  d'une  de  ces  lampes  antiques  et  pâles  qui 


—  65  — 

veillent  au  milieu  de  la  nuit  sur  le  sommeil  ou  la 
volupté. 

C'étaient  bien  les  mêmes  statues  riches  de  formes  , 
de  luxure  et  de  poésie  ,  aux  yeux  magnétiques,  aux 
sourires  lascifs ,  aux  chevelures  opulentes.  C'étaient 
Phryné,  Ciéopâtre,  Sîessaline,  ces  trois  grandes  cour- 
tisanes, puis  au  milieu  de  ces  ombres  impudiques  se 
glissait,  comme  un  rayon  pur,  comme  un  ange  chrétien 
au  milieu  de  l'Olympe,  une  de  ces  figures  chastes,  une 
de  ces  ombres  calmes  ,  une  de  ces  visions  douces  qui 
semblait  voiler  son  front  virginal  sous  toutes  ces  im- 
puretés de  marbre. 

Alors  il  lui  parut  que  ces  trois  statues  avaient  réuni 
leurs  trois  amours  pour  un  seul  homme  .  et  que  cet 
homme  cétait  lui  :  qu'elles  s'approchaient  du  lit  où  il 
rêvait  un  second  sommeil.  les  pieds  perdus  dans  leurs 
longues  tuniques  blanches  ,  la  gorge  nue.  les  cheveux 
se  déroulant  comme  une  onde  .  avec  une  de  ces  poses 
auxquelles  résistaient  les  saints,  mais  auxquelles  suc- 
combaient les  dieux,  avec  un  de  ces  regards  inflexibles 
et  ardents  comme  celui  du  serpent  sur  l'oiseau  .  et 
qu'il  s'abandonnait  à  ces  regaids  douloureux  comme 
une  étriinte.  voluptueux  comme  un  baiser. 

11  sembla  à  Franz  qu'il  tVnoait  les  yeux,  et  qu'à 
travers  le  dernier  regard  qu'il  jetait  autour  de  lui,  il 
entrevoyait  la  statue  pudique  qui  se  voilait  entière- 
ment: puis  .  ses  yeux  fermés  aux  choses  réelles  ,  ses 
sens  s'ouvrirent  aux  impressions  isnpossibles.  Alors 
ce  fut  une  volupté  sans  trêve .  an  amour  sans  repos 
comme  celui  que  promettait  le  prophète  à  ses  élus. 
Alors  toutes  ces  bouches  de  pierre  se  firent  vivantes, 
toutes  CCS  poitrines  se  firent  chaudes  au  point  que 
pour  Franz,  subissant  pour  la  première  fois  l'em- 
pire du  kakhis ,  cet  amour  était  presque  une  dou- 
leur ,  cette  volupté  presque  une  torture ,  lorsqu'il 


—  56  — 

sentait  passer  sur  sa  bouche  altérée  les  lèvres  de  ces 
statues  .  souples  et  froides  comme  les  anneaux  d'une 
couleuvre.  Mais  plus  ses  bras  tentaient  de  repousser 
cet  amour  inconnu  ,  plus  ses  sens  subissaient  le 
charme  de  ce  songe  mystérieux  ;  si  bien  qu'après 
une  lutte  pour  laquelle  on  eût  donné  son  âme,  il  s'a- 
bandonna sans  réserve  et  finit  par  retomber  ,  hal;'- 
tant ,  brûlé  de  fatigue,  sous  les  eDchanlemenls  de  ce 
rêve  inouï. 


III.  -  Réveil. 

Lorsque  Franz  revint  à  lui.  les  objets  extérieurs 
semblaient  une  seconde  partie  de  son  rêve,  il  se  crut 
dans  un  sépulcre  où  pénétrait  à  peine,  comme  un 
regard  de  pitié,  un  rayon  de  soieil  ;  il  étendit  la  main 
et  sentit  de  la  pierre  ;  il  se  mit  sur  son  séant,  il  était 
couché  dans  son  burnous  sur  un  lit  de  bruyères 
sèches,  fort  doux  et  fort  odoriférant.  Toute  vision 
avait  disparu  :  et,  comme  si  les  statues  n'eussent  été 
que  des  ombres  sorties  de  leurs  tombeaux  pendant 
son  rêve,  elles  s'étaient  enfuies  à  son  réveil.  I!  fît 
quelques  pas  vers  le  point  doù  venait  le  jour  :  à  toute 
l'agitation  du  songe  succédaient  le  calme  et  la  réalité. 
Il  se  vit  dans  une  grotte,  s'avança  du  côté  de  l'ouver- 
ture, et,  à  travers  la  porte  cintrée,  aperçut  un  ciel 
bleu  et  une  mer  d'azur.  L'air  et  l'eau  resplendissaient 
aux  rayons  du  soitii  du  malin;  sur  le  rivage,  Ils 
matelots  étaient  as.;is.  causant  et  riant:  à  dix  pas  en 
mer,  la  barque  se  balançait  gracieusement  sur  son 
ancre. 

Alors  il  savoura  quelque  temps  cette  brise  fraîche 


—  57  — 

qui  lui  passait  sur  le  front;  il  écouta  le  bruit  affaibli 
de  la  vague  qui  se  mouvait  sur  le  bord,  et  laissait  sur 
les  rochers  une  dentelle  d"écume  blanche  comme  ce 
l'argent  ;  il  se  laissa  aller  sans  réfléchir,  sans  penser  à 
ce  charme  divin  qu'il  y  a  dans  les  choses  de  la  nature, 
surtout  lorsqu'on  sort  d'un  rêve  fanastique;  puis  peu 
à  peu  cette  vie  du  dehors  si  calme,  si  pure,  si  grandi , 
lui  rappela  l'invraisemblance  de  son  sommeil,  et  h  s 
souvenirs  commencèrent  à  rentrer  dans  sa  mémoir; . 
Il  se  souvint  de  son  arrivée  dans  Tile.  de  sa  prcsentc- 
tion  à  un  chef  de  contrebandiers,  dun  palais  souter- 
rain plein  de  splendeurs,  d'un  souper  excellent  tt 
d'une  cuillerée  de  hatchis.  Seulement,  eu  face  de  cette 
réalité  de  plein  jour,  il  lui  semblait  qu'il  y  avait  au 
moins  un  an  que  toutes  ces  choses  s'étaient  passée, 
tant  le  rêve  qu'il  avait  fait  était  vivant  dans  sa  pensée 
et  prenait  d'importance  dans  son  esprit.  Aussi  de 
temps  en  temps  son  imagination  faisait  assi'oir  nu 
milieu  des  matelots  ou  traverser  un  rocher,  ou  balai  - 
cer  sur  la  barque,  une  de  ces  ombres  qui  avaient  étiolé 
sa  nuit  de  leurs  regards  et  de  leurs  baisers.  Du  restr', 
il  avait  la  tête  parfaitement  libre  et  le  corps  parfaiu- 
mcnt  reposé  ;  aucune  lourdeur  dans  le  cerveau  :  mais, 
au  contraire,  un  certain  bien-être  général,  une  faculté 
d'absorber  lair  et  le  soleil  plus  grande  que  jamais.  Il 
s'approcha  donc  gaiement  de  ses  matelots.  Dès  qu'ils 
le  revirent,  ils  se  levèrent,  et  le  patron  s'approcha  de 
lui. 

— Le  seigneur  Sinibad,  lui  dit-il,  nous  a  chargés  de 
tous  ses  compliments  pour  Votre  Excellence,  et  nous 
a  dit  de  lui  exprimer  le  regret  qu'il  a  de  ne  pouvoir 
prendre  congé  d'elle  ;  mais  il  espère  que  vous  l'excuse- 
rez quand  vous  saurez  qu'une  affaire  très-pressante 
l'appelle  à  Malaga.  —  .4h  çà  !  mon  cher  Gaetano,  dit 
Franz,  tout  cela  est  donc  bien  véritablement  une 
m.  » 


-  58  — 
réalité  ?  Il  existe  un  homme  qui  m'a  reçu  dans  cette 
île,  qui  m'y  a  donné  une  hospitalité  royale,  et  qui 
est  parti  pendant  mon  sommeil  ?  —  Il  existe  si  bien 
que  voilà  son  petit  yacht  qui  s'éloigne,  toutes  voiles 
dehors,  et  que,  si  vous  voulez  prendre  votre  lunette 
d'approche,  vous  reconnaîtrez,  selon  toutes  probabili- 
tés, votre  hôte  au  milieu  de  son  équipage. 

Et  en  disant  ces  paroles,  Gaetano  étendait  le  bras 
dans  la  direction  d'un  petit  bâtiment  qui  faisait  voile 
vers  la  pointe  méridionale  de  la  Corse.  Franz  tira  sa 
lunette,  ia  mit  à  son  point  de  vue,  et  la  dirigea  vers 
l'endroit  indiqué.  Gaetano  ne  se  trompait  pas.  Sur 
l'arrière  du  bâtiment,  le  mystérieux  étranger  se  tenait 
debout,  tourné  de  son  côté,  et  tenant  comme  lui  une 
lunette  à  la  main,  il  avait  en  tout  point  le  costume 
sous  lequel  il  avait  apparu  la  veille  à  son  convive,  et 
agiîait  un  mouchoir  en  signe  d'adieu.  Franz  lui  rendit 
son  salut  en  tirant  à  son  tour  son  mouchoir  et  en 
l'agitant  comme  il  agitait  le  sien.  Au  bout  d'une 
seconde  un  léger  nuage  de  fumée  se  dessina  à  ia  poupe 
du  bâtiment,  se  détacha  grecieusement  de  l'arrière, 
et  monta  lentement  vt  rs  ie  ciel,  puis  une  faible  déto- 
nation arriva  jusqu'à  Franz. 

—  Tenez,  entcndfz-vous,  dit  Gaetano,  le  voilà  qu'il 
vous  dit  adieu!  Le  jeune  homme  prit  sa  carabine  et  la 
déchargea  en  l'air,  mfiis  sans  espérance  que  le  bruit 
pût  franchir  la  distance  qui  séparait  le  yacht  de  la 
côte.  —  Qu'ordonne  Yoire  Excellence?  dit  Gaetano. 
—  D'abord  que  vous  m'ailumiez  une  torche.  —  Ah  ! 
oui,  je  comprends,  reprit  io  patron,  pour  chercher 
l'entrée  de  l'appartement  enchanté.  Bien  du  plai«r, 
Excellence,  si  (a  chose  vous  amuse,  et  je  vais  vous 
donner  îa  torche  demandée.  I^Iais  moi  aussi  j'ai  été  pos- 
sédé de  l'idée  qui  vous  tient,  et  je  m'en  suis  passé  la 
fantaisie  trois  ou  quatre  fois;  mais  j'ai  fini  par  y  renon- 


—  59  - 
cer.  Giovani.  ajouta-t-il,  allume  une  torche  et  apporte- 
la  à  Son  Excellence.  Giovani  obéit.   Franz  prit  la 
torche  et  entra  dans  le  souterrain,  suivi  de  Gaetano. 

Il  reconnut  la  place  où  il  s'était  réveillé  à  son  lit 
de  bruyères  encore  tout  froissé  ;  mais  il  eut  beau  pro- 
mener sa  torche  sur  toute  la  surface  extérieure  de  la 
grotte,  il  ne  vit  rien,  si  ct-  n'est,  à  des  traces  de  fumée, 
que  d'autres  avant  lui  avaient  déjà  tenté  inutilement 
la  même  investigation.  Cependant  il  ne  laissa  pas  un 
pied  de  cette  muraiUegraniîique.  impénétrable  comme 
l'avenir,  sans  Texa miner,  il  ne  vit  pas  une  gerçure 
qu'il  n"v  introduisît  la  lame  de  son  couteau  de  chasse. 
Il  ne  remarqua  pas  un  point  saillant  qu'il  n'oppuyàt 
dessus,  dans  Tespoir  qu'il  céderait  ;  mais  tout  fui 
inutile,  et  il  perdit,  sans  aucun  résultat,  deux  heures 
à  cette  recherche.  Au  bout  de  ce  temps,  i!  y  renonça. 
Gaetano  était  triomphant. 

Quand  Franz  reriîit  sur  la  plage,  le  yacht  n'-sppa- 
raissait  plus  que  comme  un  poi:n  blanc  à  l'horizon:  il 
eut  recours  à  sa  lun  tte.  mais  même  avec  l'inslrurnent 
il  était  impossible  de  r'an  distinguer.  Gaetano  lui 
rappela  qu'il  était  venu  pour  chasser  des  chèvres,  ce 
qu'il  avait  complètement  oublié.  11  prit  son  fusil  et  se 
mita  parcourir  l'île  de  l'air  d'un  homme  qui  accom- 
plit un  devoir  piutùt  qu'il  ne  prmd  un  plaisir,  et  au 
bout  d'Un  quart  d'hiurc  il  avait  tué  une  chèvre  et 
deux  chevreaux.  Mais  ces  chèvres,  quoique  sauvages 
et  alertes  comme  des  chamois,  av.-.ient  une  trop  grande 
ressemblance  avec  nos  chèvres  domestiques,  et  Franz 
ne  les  regardait  pas  comme  un  gibier. 

Puis  des  idées  bien  autrement  puiss.întcs  préoccu- 
paient son  esprit.  Depuis  la  veille  il  était  véritable- 
ment le  héros  d'uv.  conte  des  3Iit!e  et  une  Nuiis  _,  et 
invinciblement  il  ét.=jit  ramené  vers  la  grotte.  Alors  , 
malgré  l'inutilité  de  sa  première  perquisition,  ii  en 


—  60  ~ 

recommença  une  seconde  ,  après  avoir  dit  à  Gaetano 
de  faire  rôtir  un  des  deui  chevreaux.  Cette  seconde 
visite  dura  assez  longtemps,  car  lorsqu'il  revint  i  ; 
chevreuil  était  rôti  et  le  déji  uner  était  prêt. 

Franz  s'assit  à  l'endroit  où  la  veille  on  était  venu 
l'inviter  à  souper  de  la  part  de  cet  hôte  mystérieux, et 
il  aperçut  encore  comme  une  mouette  bercée  au  som- 
met dune  vague,  le  petit  yacht  qui  continuait  de 
s'avancer  vers  la  Corse.  —  Mais,  dit-il  à  Gaetano,  vous 
m'avez  annoncé  que  le  seigneur  Simbad  faisait  voiie 
pour  Malaga,  tandis  qu'il  me  sem.ble ,  à  moi ,  qu'il  se 
dirige  directemfnt  vers  Porto-Yecchio.  —  Ne  vous 
rappelez-vous  plus  ,  reprit  le  patron  ,  que  parmi  l»s 
gens  de  son  équipage,  je  vous  ai  dit  qu'il  y  avait  pour 
le  moment  deux  bandits  cors "s?  —  C'est  vrai!  et  il  \,i 
les  jeter  sur  la  côte,  fit  Franz.  —  Justement.  Ah!  c'est 
un  individu,  s'écria  Gaetano,  qui  ne  craint  ni  Dieu  ni 
diable,  à  ce  qu'on  dit  .  et  qui  se  dérangerait  de 
cinquante  lieues  d''  sa  route  pour  rendre  service  à  un 
pauvre  homme.  —  Mais  ce  genre  deservice  pourrait  bien 
V^  brouiller  avec  les  autorités  du  pays  ou  il  exerce  ce 
genre  de  philanthropie?ditFranz. — AhbieniditGaetano 
en  riant,  qu'est-ce  que  ça  lui  fait,  à  lui,  les  autorités, 
il  s'en  moque  pas  mal  !  On  n'a  qu'à  essayer  de  le  pour- 
suivre. D'abord  son  yacht  n'est  pas  un  navire,  c'est  un 
oiseau,  et  il  rendrait  trois  nœuds  sur  douze  à  une  fré- 
gate ,  et  puis  il  n'a  qu'à  se  jetsT  lui-même  à  la  côte  , 
est-ce  qu'il  ne  trouvera  pas  partout  des  amis? 

Ce  qu'il  y  avait  de  plus  clair  dans  tout  cela,  c'est 
que  le  seigneur  Simbad.  Ihôte  de  Franz,  avait  l'hon- 
neur d'être  en  relation  avec  les  contrebanliers  et  les 
bandits  de  toutes  les  côtes  de  la  Méditerranée,  ce  qui 
ne-  laissait  pas  que  d'établir  pour  lui  une  position  assez 
étrange.  Quant  à  Franz  .  rien  ne  le  retenait  plus  à 
Monte-Cristo  ;  il  avait  perdu  tout  espoir  de  trouver 


—  6i  — 

le  secret  de  la  grotte  ;  il  se  hâta  donc  de  di^jcuner,  en 
ordonnant  à  ses  hommes  de  tenir  leur  barque  prête 
pour  le  moment  où  il  aurait  Oui.  Une  demi-heure 
après,  il  était  à  bord.  11  jeta  un  dernier  regard  sur  le 
yacht:  il  était  prêta  disparaître  dans  le  goife,  de  Porto- 
Vecchio.  11  donna  le  signal  du  départ.  Au  moment  où 
la  barque  .se  mettait  en  mouvement ,  le  yacht  dispa- 
raissait; avec  lui  s'effaçait  la  dernière  réalité  de  la  nuit 
précédente  :  aussi  souper,  Simbad,  hatchis  et  slalues. 
tout  commençait  pour  Franz  à  se  tondre  dans  le  même 
rêve. 

La  barque  niaicha  toute  la  journée  et  toute  la  nuit, 
et  le  lendemain  quand  le  soleil  se  leva,  c'était  l'île  du 
Monte-Cristo  qui  avait  disparu  à  son  tour.  Une  fois 
que  Franz  eut  touché  à  terre  ,  il  oublia  ,  momentané- 
ment du  moins,  b-s  événements  qui  venaient  de  se 
passer,  pour  terminer  ses  affaires  de  plaisir  et  de  i^o- 
litesse  à  Florence,  et  ne  .s'occuper  que  de  rejoindre 
son  compagnon  qui  l'attendait  à  Rome.  Il  partit  donc, 
et  le  samedi  soir  il  arriva  à  la  place  de  la  Douane  par 
la  malle-poste. 

L'appartement,  comme  nous  l'avons  dit .  était  re- 
tenu d'avance  ;  il  n'y  avait  donc  plus  qu'à  rejoindre 
l'hôtel  de  maître  Pastrini.  ce  qui  n'était  pas  chose 
très-facile,  car  la  foule  encombrait  les  rues,  et  Rome 
était  déjà  en  proie  à  cette  rumeur  sourde  et  fébrile 
qui  précède  les  grands  événements.  Or.  à  Rome  il  y  a 
quatre  grands  événements  par  an  :  le  carnaval,  la  se- 
maine sainte,  la  Fête-Dieu  et  la  Saint-Pierre.  Tout  le 
reste  de  l'année  ,  la  ville  retombe  dans  sa  morne  apa- 
thie, état  intermédiaire  entre  la  vie  et  la  mort,  qui  la 
rend  semblable  à  une  espèce  de  station  entre  ce  monde 
et  l'autre  ,  station  sublime  ,  halte  pleine  de  poésie  et 
de  caractère  que  Franz  avait  déjà  faite  cinq  ou  six 
fois,  et  qu'à  chaque  fois  il  avait  trouvée  plus  mervcil- 


~  62  — 

leuse  et  plus  fantastique  encore.  Enfin,  il  traversa 
cette  foule  toujours  grossissante  et  pius  agitée,  et  at- 
teignit l'hûtel.  Sur  sa  première-  demande  il  lui  fut  ré- 
pondu ,  avec  cette  impertinence  particchère  aux  co- 
chers de  fiacre  retenus  et  aux  aubergistes  au  complet, 
qu'il  n'y  avait  pas  de  place  pour  lui  à  Ihôtel  de 
Londres.  Alors  il  envoya  sa  carte  à  maître  Pastrini, 
et  se  fit  réciamer  d'Albi-i  l  de  Morcerf.  Le  moyen  réus- 
sit, et  maître  Pastrini  accourut  lui-même  ,  s'excusant 
d'avoir  fait  attendre  Son  Excciieuce,  grondant  ses  gar- 
çons, prenant  le  bougeoir  de  ia  main  du  cicérone,  qui 
s'était  déjà  emparé  du  voyageur,  et  se  préparant  à  le 
mener  près  d'Albert,  quand  celui-ci  vint  ii  sa  ren- 
contre. 

L'appartement  retenu  se  composait  de  deux  petites 
chambres  et  d'un  cabinet.  Les  deux  chambres  don- 
naient sur  la  rue,  circonstance  que  maître  Pastrini  fit 
valoir  comme  y  ajoutant  un  mérite  inappréciable.  Le 
reste  de  l'étage  était  loué  à  un  personnage  fort  riche, 
que  ion  croyait  Sicilien  ou  I^îaltâis;  mais  l'hôtelier  ne 
put  pas  dire  au  juste  à  laquelle  de  ces  deux  nations 
appartenait  ce  voyageur. 

—  C'est  fort  bien,  maître  Pastrini,  dit  Franz ,  mais 
il  nous  faudrait  tout  de  suite  un  souper  quelconque 
pour  ce  soir  et  une  calèche  pour  demain  et  les  jours 
suivants.  —  Quant  au  souper  ,  répondit  l'aubergiste  , 
vous  allez  être  servi  à  l'instant  même  ;  mais  quant  à 
la  calèche...  —  Comment,  quant  à  la  calèche?  s'écria 
Albert.  Un  instant,  un  instant!  ne  plaisantons  pas, 
maître  Pastrini,  il  nous  faut  une  calèche. — Monsieur, 
dit  l'aubergiste,  on  fera  tout  ce  qu'on  pourra  pour  en 
avoir  une  :  voilà  tout  ce  que  je  puis  vous  dire.  —  Et 
quand  aurons-nous  la  réponse  ?  demenda  Franz.  — 
Demain  matin,  répondit  Taubergiste.  —  Que  diable! 
dit  Albert,  on  la  payera  plus  cher,  voilà  tout...  on  sait 


—  63  — 

ce  que  c'est  :  chez  Drake  et  Aaron,  vingt-cinq  francs 
pou  r  les  jours  ordinaires  et  trente  ou  trente-cinq  francs 
pour  les  dimanches  et  les  fêtes,  mettez  cinq  francs  par 
jour  de  courlage  ,  cela  fera  quarante ,  et  n'en  parlons 
plus.  —  J'ai  bien  peur  que  ces  messieurs ,  même  en 
offrant  le  double ,  ne  puissent  pas  s'en  procurer.  — 
Alors  qu'on  fasse  mettre  des  chevaux  à  la  mienne... 
elle  est  un  peu  écornée  par  le  voyage...  mais  n'ira- 
porte  !  —  On  ne  trouvera  pas  de  chevaux. 

Albert  regarda  Franz  en  homme  auquel  on  fait  une 
réponse  qui  lui  paraît  incompréhensible. 

—  Comprenez-vous  cela,  Franz,  pas  de  chevaux! 
dit-il. Mais  des  chevaux  de  poste,  ne  pourrait-on  pas 
en  avoir?  —  Ils  sont  tous  loués  depuis  quinze  jours  , 
et  il  ne  reste  maintenant  que  ceux  absolument  néces- 
saires au  service.  —  Que  dites- vous  de  cela  ?  demanda 
Franz.  —  Je  dis  que  lorsqu'une  chose  passe  mon  in- 
telligence ,  j'ai  l'habitude  de  ne  pas  m'appesantir  sur 
cette  chose  et  de  passer  à  une  autre.  Le  souper  est-il 
prêt,  maître  Pastrini  ?  —  Oui,  Excellence.  —  Eh  bien! 
soupons  d'abord.  —  Mais  la  calèche  et  les  chevaux? 
dit  Franz.  —  Soyez  tranquille,  cher  ami,  ils  viendront 
tout  seuls  ;  il  ne  s'agira  que  d'y  mettre  le  prix. 

Et  Morcerf ,  avec  cette  admirable  philosophie  d'un 
homme  qui  ne  croit  rien  impossible  tant  qu'il  sent 
sa  bourse  ronde  et  son  portefeuille  bien  garni , 
soupa,  se  coucha,  s'endormit  sur  les  deux  oreilles ,  et 
rêva  qu'il  courait  le  carnaval  dans  une  calèche  à  six 
chevaux. 


IV.  —  Bandits  romains. 

Le  lendemain,  Franz  se  réveilla  le  premier,  et,  aus- 
sitôt réveillé,  sonna.  Le  tintement  de  la  clochette 


—  04  — 
«brait  encore,  lorsque  maître  Pastrini  entra  en  per- 
sonne. 

—  Eh  bien  !  dit  Thôte  triomphant:  et  sans  même 
attendre  que  Franz  Tinterrogeàt.  je  m'en  doutais  bien 
hier,  Exceilence,  quand  je  ne  voulais  rien  vous  pro- 
mettre ;  vous  vous  y  êtes  pris  trop  tard,  et  il  n "y  a  plus 
une  seule  calèche  à  louer  à  Rome,  pour  les  trois  der- 
niers jours  s'entend.  —  Oui.  reprit  Franz,  c'est-à-dire 
p:)ur  ceux  où  elle  est  absolument  nécessaire.  — Qu'v 
a-t-il?  demanda  Albert  en  entrant  :  pas  de  calèche?— 
Justement,  mon  cher  ami.  répondit  Franz,  et  vous 
avez  deviné  du  premier  coup.  —  Eh  bien  !  voilà  une 
jolie  ville,  que  votre  ville  éternelle!  — C'est-à-dire, 
Excellence.,  reprit  maître  Pastrini,  qui  désirait  main- 
tenir la  capitale  du  monde  chrétien  dans  une  certaine 
dignité  à  l'égard  de  ses  voyageurs,  c'est-à-dire  qu'il 
n'y  a  plus  de  calèche  à  partir  de  dimanche  matin 
jusqu'à  mardi  soir;  mais  d'ici  là  vous  en  trouverez 
cinquante  si  vous  voulez.  —  Âh  !  c'est  déjà  quelque 
chose,  dit  Albert  ;  nous  sommes  aujourd'hui  jeudi, 
qui  sait  d'ici  à  dimanche  ce  qui  peut  arriver? — Il 
arrivera  dix  ou  douze  mille  voyageurs,  répondit 
Franz,  lesquels  rendront  la  difficulté  plus  grande 
encore.  —  Mon  ami.  dit  Morcerf,  jouissons  du  pré- 
sent, et  n'assombrissons  pas  l'avenir.  —  Au  moins, 
d.^manJa  Franz,  nous  pourrons  avoir  une  fenêtre?  — 
Sur  quoi?  —  Sur  la  rue  du  Cours,  parbleu  ! — Ah  bien 
OUI,  une  fenêtre  !  s'exclama  maître  Pastrini  ;  impossi- 
ble, de  toute  impossibilité  ;  il  en  restait  une  au 
cinquième  étage  du  palais  Doria.  et  elle  a  été  louée  à 
un  prince  russe  pour  vingt  scquins  par  jour. 

Les  deux  ji-unes  gens  se  regardèrent  d'un  air  stupé- 
fait. 

—  T^hbien!  mon  cher,  dit  Franz  à  Albert,  savez- 
vous  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire-  c'est  de  Dousen  aller 


~  65  - 
passer  le  carnaval  h  Venise  :  su  nioins  là.  si  nous  ne 
trouvons  pas  de  voiture,  du  moins  trouverons-nous 
des  gondoles.  —  Ah!  ma  foi  non.  j"ai  décidé  que  je 
verrais  le  carnaval  à  Rome,  et  je  l'y  verrai,  fût-ce  sur 
des  échasscs.  —  Tiens,  s'écria  Franz,  c'est  une  idée 
triomphante  surtout  pour  éteindre  les  moccoletti  ; 
nous  nous  déguiserons  en  polichinelles  vampires  ou 
en  habitants  des  Landes,  et  nous  aurons  un  succès  fou. 
—  Leurs  Excellences  désirent-elles  toujours  une  voi- 
lure jusqu'à  dimanche?  —  Parbleu,  dit  Albert,  est-ce 
que  vous  croyez  que  nous  allons  courir  les  rues  de 
Rome  à  pied  comme  d.-s  clercs  d'huissier?  —  Je  vais 
m'empresser  d'exécuter  les  ordres  de  Leurs  Excellen- 
ces, dit  maître  Pastrini.  seulement  je  les  préviens  que 
la  voiture  leur  coûtera  six  piastres  par  jour.— Et  moi. 
mon  cher  monsieur  Pastrini.  dit  Franz,  moi  qui  ne 
suis  pas  notre  voisin  le  millionnaire,  je  vous  préviens 
à  mon  tour  qu'attendu  que  c'est  la  quatrième  fois  que 
je  viens  à  Rome,  je  sais  le  prix  des  calèches,  jours 
ordinaires,  dimanches  et  fêtes ,  nous  vous  donnerons 
douze  piastres  pour  aujourd'hui,  demain  et  après- 
demain,  et  vous  aurez  encore  un  fort  joli  bénéfice.  — 
Cependant,  Excellence,  dit  maître  Pastrini  essayant 
dese  rebeller.— Allez,  moucher  hôte, allez.  ditFranz, 
ou  je  vais  moi-même  faire  mon  prix  avec  votre  afflit- 
tatore_,  qui  est  le  mien  aussi  :  c'est  un  vieil  ami  à  moi 
qui  m'a  déjà  pas  mal  volé  d'argent  dans  sa  vie.  et  qui, 
dans  l'espérance  de  m'en  voler  encore,  en  passera  par  un 
prix  moindre  que  celui  que  je  vous  offre  :  vous  perdrez 
donc  la  différence,  et  ce  sera  votre  faute.  —  Ne  prenez 
pas  cette  peine.  Excellence,  dit  maître  Pastrini  avec 
le  sourire  du  spéculateur  italien  qui  s'avoue  vaincu: 
je  ferai  de  mon  mieux,  et  j'espère  que  vous  serez  con- 
tent. —  A  merveille,  voilà  ce  qui  s'appelle  parler.  — 
Quand  voulez-vous  la  voiture  ?  —  Dans  une  heure.  — 
Dbds  une  heure  elle  sera  à  la  porte. 


—  66  — 

Une  heure  après,  effectivement,  la  voiture  attendait 
les  deux  jeunes  gens  ;  cétait  un  modeste  fiacre,  que, 
Yu  la  solennité  de  la  circonstance,  on  avait  élevé  au 
rang  de  calèche.  Mais,  quelque  médiocre  apparence 
qu"il  eût,  les  deux  jeunes  gens  se  fussent  trouvés  bien 
heureux  d'avoir  un  pareil  véhicule  pour  les  trois  der- 
niers jours. 

~  Excellence,  cria  le  cicérone  en  voyant  Franz 
mettre  le  nez  à  la  fenêtre,  faut-il  faire  approcher  le 
carrosse  du  palais? 

Si  habitué  que  fût  Franz  à  Temphase  italienne,  son 
premier  mouvement  fut  de  regarder  autour  de  lui: 
mais  c'était  bien  à  lui-même  que  ces  paroles  s'adres- 
saient, Franz  était  rExcellence;  le  carrosse,  c'était  le 
fiacre  ;  le  palais  c'était  Thùtel  de  Londres.  Tout  le 
génie  laudatif  de  la  nation  était  dans  cette  seule 
phrase. 

Franz  et  Albert  descendirent,  ie  carrosse  s'appro- 
cha du  palais.  Leurs  Excellences  allongèrent  leurs 
jambes  sur  les  banquettes,  le  cicérone  sauta  sur  le 
siège  de  derrière. 

—  Où  Leurs  Excellences  veulent-elles  qu'on  les 
conduise?  —  Mais,  à  Saint-Pierre  d'abord,  et  au 
Colysée  ensuite,  dit  Albert  en  véritable  Parisien. 
Mais  Albert  ne  savait  pas  une  chose  :  c'est  qu'il  faut 
un  jour  pour  voir  Saint-Pierre,  et  un  mois  pour  l'étu- 
dier. J.a  journée  se  passa  rien  qu'à  voir  Saint-Pierre. 

Tout  à  coup  les  deux  amis  s'aperçurent  que  le  jour 
baissait.  Franz  tira  sa  montre,  il  était  quatre  heures 
et  demie.  On  reprit  aussitôt  le  chemin  de  l'hôtel;  à 
la  porîc,  Franz  donna  l'ordre  au  cocher  de  se  tenir 
p:ét  à  huit  heures,  il  voulait  faire  voir  à  Albert  le 
Colysée  au  clair  delà  lune,  comme  il  lui  avait  fait  voir 
Saint-Pierre  au  grand  jour.  Lorsqu'on  fait  voir  à  un  ami 
une  ville  qu'on  a  déjà  vue,  on  met  la  même  coquetterie 


—  67  — 

qu'à  montrer  une  femme  dont  on  a  été  l'amant.  En 
conséquence,  Franz  traça  au  cocher  son  itinéraire  ; 
il  devait  sortir  par  la  porte  del  PopolO;  longer  la  mu- 
raille extérieure  et  rentrer  parla  porte  San-Gio\anni. 
Ainsi  le  Colysée  leur  apparaissait  sans  préparation 
aucune,  et  sans  que  le  Capitole,  le  Forum,  Tare  de 
Septime  Sévère,  le  temple  d'Antonin  et  Faustine,  et 
la  Via-Sacra,  eussent  servi  de  degrés  placés  sur  sa 
route  pour  le  rapetisser.  On  se  mit  à  table  :  maître 
Pastrini  avait  promis  à  ses  hôtes  un  festin  excellent; 
il  leur  donna  un  dîner  passable,  il  n'y  avait  rien  à 
dire. 

—  A  la  fin  du  dîner,  il  entra  lui-même  ;  Franz  crut 
d'abord  que  c'était  pour  recevoir  ses  compliments,  et 
s'apprêtait  à  les  lui  faire,  lorsqu'aux  premiers  m.olsii 
l'interrompit  :  —  Excellence,  dit-ii,  je  suis  flatté  de 
votre  approbation,  mais  ce  nétait  point  pour  cela  que 
j'étais  monté  chez  vous....  —  Était-ce  pour  nous  dire 
que  vous  nous  aviez  trouvé  une  voiture?  demanda 
Albert  en  allumant  son  cigare.  ~  Encore  moins,  et 
même,  Excellence,  vous  ferez  bien  de  n'y  plus  penser 
et  d'en  prendre  votre  parti.  A  Rome,  les  choses  se 
peuvent  ou  ne  se  peuvent  pas.  Quand  on  vous  a  dit 
qu'elles  ne  se  pouvaient  pas.  c'est  fini. — à  Paris,  c'est 
bien  plus  commode  :  quand  cela  ne  se  peut  pas,  ou 
paye  le  double  el  l'on  a  à  l'instant  même  ce  que  l'on 
demande.  —  J'entends  dire  cela  à  tous  les  Français, 
dit  maître  Pastrini  un  peu  piqué,  ce  qui  fait  que  je 
ne  comprends  pas  comment  ils  voyagent.  —  i\Iais 
aussi,  dit  Albert  en  poussant  flegmatiquement  sa  fu- 
mée au  plafond  et  en  se  renversant  balancé  sur  les 
deux  pieds  de  derrière  de  son  fauteuil,  ce  sont  les 
fous  et  les  niais  comme  nous  quî  voyagent  ;  ks  gens 
sensés  ne  quittent  pas  leur  hôtel  de  la  rue  duHeldtr,  le 
boulevard  de  Gand  et  le  café  de  Paris.-— Il  va  sans 


-  68  - 
dire  qu'Albert  demeurant  dans  la  rue  susdite,  faisait 
tous  h-s  jours  sa  promenade  fashionable,  et  dînait  quo- 
tidieunement  dans  le  seul  café  où  l'on  dîne,  quand 
toutefois  on  est  en  bons  termes  avec  les  garçons. 
Maître  Pastrini  resta  un  moment  silencieux  :  il  est 
évident  qu'il  méditait  la  réponse  que  lui  avait  faite 
Albert,  réponse  qui  sans  doute  ne  lui  paraissait  pas 
parfaitement  claire.  —  Mais  enfin,  dit  Franz  à  son 
tour,  interrompant  Us  réflexions  géographiques  de 
son  hôte,  vous  étitz  venu  dans  un  but  quelconque: 
voulez-vous  nous  exposer  l'objet  de  votre  visite.  — 
Oh!  c'est  juste:  le  voici  :  vous  avez  commandé  la 
calèche  pour  huit  heures?  —  Parfaitement.  —Vous 
avez  l'intention  de  visiter  il  Colosseo?  —  C'est-à-dire 
le  Coiysée.  —  C'est  exactement  la  même  chose. — Soit. 

—  Tous  avez  dit  à  votre  cocher  de  sortir  par  la  porte 
dtl  Popolo,  de  faire  le  tour  dos  murs,  et  de  rentrer 
parla  porte  San-Giovanni  ?  —  Ce  sont  mes  propres 
paroles.  —  Eh  bien  !  cet  itinéraire  est  impossible.  — 
liiipossible  !  —  Du  moins  fort  dangereux.  —  Dange- 
reux! et  pourquoi? — A  cause  du  fameux  LuigiVampa. 

—  D'abord,  mon  cher  hôte,  qu'est-ce  que  le  famenx 
Luigi  Vampa?  demanda  Albert.  —  11  peut  être  très- 
fameux  à  Rome,  mais  je  vous  préviens  qu'il  est  fort 
ignoré  à  Paris.  —  Comment  !  vous  ne  le  connaissez 
pas  ?  —  Je  n'ai  pas  cet  honneur. — Vous  n'avez  jamais 
entendu  prononcer  son  nom?  —  Jamais.  —  Eh  bien  ! 
c'est  un  bandit  près  duquel  les  Decesaris  et  les  t^as- 
parone  sont  des  espèces  d'enfant  de  choeur.  —  Atten- 
tion !  Albert,  s'écria  Franz,  voilà  donc  enfin  un  ban- 
dit !  Je  vous  préviens  mon  cher  hôte,  que  je  ne  croirai 
pas  un  mot  de  ce  que  vous  allez  nous  dire.  Ce  point 
arrêté  entre  nous,  parlez  tant  que  vous  voudrez,  je 
vous  écoute.  —  »  Il  y  avait  une  fois...  » 

—  Eh  bien  !  allez  donc. 


—  69  — 

Maître  Pastrini  se  retourna  du  côté  de  Franz,  qui 
lui  paraissait  le  plus  raisonnable  des  deux  jeunes  gens. 
Il  faut  rendre  justice  au  brave  homme,  il  avait  loso 
bien  des  Français  dans  sa  vie,  m.ais  jamais  il  n'avait 
compris  certain  côté  de  leur  esprit. 

—  Excellence,  dit-il  fort  gravement,    s'adressan!. 
comme  nous  l'avons  dit.  à  Franz,  si  vous  me  regard;  :^ 
comme  un  menteur,  il  est  inutile  que  je  vous  dise  < 
que  je  voulais  vous  dire  :  je  puis  cependant  vous  affi. 
mer  que  c'était  dans  l'intérêt  de  Vos  Excllences.  - 
Albert  ne  vous  dit  pas  que  vous  êtes  un  menteur,  m'  •, 
cher  M.  Pastrini.   reprit  Franz,  il  vous  dit  qu'il  i. 
vous  croira  pas,  voilà  tout.  Mais  moi,  je  vous  croirt.-  , 
soyez  tranquille  ;  parlez  donc. —  Cependan;    T- xct  ! 
lence,  vous  comprenez  bien  que  si  l'on  met  ^ii   rm: 
ma  véracité...  —  Mon  cher,  reprit  Franz,  voi.>  ôl    . 
plus  susceptible  que  Cussandre.  qui  cepeD(i.:;nv  é'.ii' 
prophéiesse,  et  que   personne  n'écoutait;   îand  i  q;. 
vous,  au  moins,  vous  êtes  sûr  de  la  moitié  de  \o!r 
auditoire.  Voyons,  asseyez-vous  et  dites-nous  ce  qu 
c'est  que  M.  S^ainpa.  —  Je  vous  l'ai  dit,  Exceileuci 
c'est  un  bandit  comme  nous  n'en  avons  pas  encore  mi 
depuis  le  fameux  Mastrilla.  —  Eh  bien  !  quel  rappc  ; 
a    ce    bandit  avec    l'ordre    que   j'ai  donné    à   moi. 
cocher  de  sortir  par  la  porte  del  Popolo  et  de  rentn  ; 
par  ;a  porte  San-Giovanni  ?  —  il  y  a,  répondit  maîtr 
Pastrini.  que  vous  pourriez  bien  sortir  par  l'une,  mais 
je  doute  que  vous  rentriez  par  l'autre.  —  Pourquoi 
cela  ?  demanda  Franz.  —  Parce  que.  la  nuit  venue,  or. 
n'est  plus   en  sûreté  à  cinquante  pas  des  portes.  — 
D'honneur  ?  s'écria  Albert.  —  Monsieur  le  comte,  dit 
maître  Pastrini,  toujours   blessé  jusqu'au   fond   du 
cœur  du  doute  émis  par  Albert  sur  sa  véracité,  ce  que 
je  dis  n'est  pas  pour  vous,  c'est  pour  votre  compagnon 
de  voyage  qui  connaît  Rome  lui,  et  qui  sait  qu'on  ne 


—  70  — 
badine  pas  avec  ces  choses-ià.  —  liîoa  cher,  dit  Al- 
bert sadressant  à  Franz,  voici  une  aventure  admi- 
rable toute  trouvée  :  nous  bourrons  notre  calèche  de 
pistolets,  de  troinblons  et  de  fusils  à  deux  coups. 
Luigi  Vampa  vient  pour  nous  arrêter,  isous  l'arrêtons. 
Nous  le  ramenons  à  Rome,  nous  en  faisons  hommage 
à  Sa  Sainteté,  qui  nous  demande  ce  qu'elle  peut  faire 
pour  reconnaître  un  si  grand  service,  alors  nous  récla- 
mons purement  et  simplement  un  carrosse  et  deux 
chevaux  df  ses  écuries,  et  nous  voyons  le  carnaval  en 
voiture,  sans  compter  que  probablement  le  peuple 
romain  reconnaissant  nous  couronne  au  Capitole,  et 
nous  proeiame,  comme  Curlius  et  Horatius  C.oclès, 
les  sauveurs  dv^  la  patrie. 

Pendant  qu'Albert  déduisait  cette  proposition, 
maître  Past.nni  faisait  une  figure  qu'on  essayerait 
vainement  de  décrire. 

—  Et  d'abord,  demanda  Franz  à  Albert,  où  pren- 
drez-vous  ces  pistolets,  ces  tremblons,  ces  fusils  à 
deux  coups  dont  vous  voulez  farcir  notre  voiture  ?  — 
Le  fait  est  que  ce  ne  sera  pas  dans  mon  arsenal,  dit-il, 
car  à  la  Terracine,  on  m"a  pris  jusqu'à  mou  couteau- 
poignard  ;  et  à  vous?  —  A  moi,  on  m'en  a  fait  autant 
à  Âquapendcnte.  — Âh  çà!  mon  cher  hôte,  dit  Aibert 
en  allumant  un  second  cigare  au  reste  de  son  premier, 
savoz-vous  que  c'est  très  commode  pour  les  voleurs, 
cette  mesure-ià,  et  qu'elle  m'a  tout  l'air  d'avoir  été 
prise  de  compte  à  demi  avec  eux  ? 

Sans  doute  maître  Pastrini  trouva  la  plaisanterie 
compromettante,  car  il  n'y  répondit  qu'à  moitié,  et 
encore  en  adressant  !a  parole  à  Franz  comme  au  seul 
être  raisonnable  avec  lequel  il  ptit  convenablement 
s'entcnd.-e. 

—  Son  Excellence  sait  que  ce  n'est  pas  l'habilude 
de  se  défendre  quand  on  est  attaqué  par  des  bandits. 


—  71  — 

—  Comment  !  s'écria  Aibert,  dont  le  courage  se  ré- 
voltait à  ridée  de  se  laisspr  dévaliser  sans  rien  dire  ; 
comment  !  ce  n'est  pas  l'habitude?  —  Non.  car  toute 
défense  serait  inutile.  Que  voulez-vous  faire  contre 
une  douzaine  de  bandits,  qui  sortent  dun  fossé,  d'une 
masure  ou  dun  aqueduc,  et  qui  vous  couchent  en 
joue  tous  à  la  fois  ?  —  Eh!  sacrebleu,  je  veux  me  faire 
tuer ,  s'écria  Albert. 

L'aubergiste  se  retourna  vers  Franz  d'un  air  qui 
voulait  dire  :  Décidément,  Excellence,  votre  camarade 
est  fou. 

—  Mon  cher  Albert,  reprit  Franz,  votre  réponse 
est  sublime,  et  vaut  le  qu'il  mourût  du  vieux  Cor- 
neille :  seulement,  quand  Korscc-  répondait  cela,  il 
s'agissait  du  saîut  de  Rome,  et  la  chose  en  valait  la 
peine.  Mais  quant  à  nous,  remarquez  qu'il  s'agit  sim- 
plement dun  caprice  à  satisfaire,  et  qu'il  serait  ridi- 
cule pour  un  caprice  de  risquer  notre  vie.  —  Ah  î  per 
Jîacco  !  s'écria  maître  Pastrini,  à  la  bonne  heure,  voilà 
ce  qui  s'appelle  parler  ! 

Albert  se  versa  un  verre  de  lacryma-christi,  qu'il 
but  à  petits  coups  eu  grommelant  dos  paroles  inin- 
telligibles. 

—  Eh  bien,  maître  Pastrini,  reprit  Franz,  mainte- 
nant que  voilà  mon  compagn;in  calmé,  et  que  vous 
avez  pu  aoprécier  mes  dispositions  pacifiques  ;  main- 
tenant, voyons  :  qu'est-ce  que  !e  seigneur  Luigi 
Vampa?  Est-il  bergrr  ou  patricien?  est-il  jeune  ou 
vieux  ?  est-il  petit  ou  grand  ?  Bépeignez-nous-le,  alin 
que  si  nous  le  rencontrions  par  hasard  dans  !e  monde, 
comme  Jean  Sbogar  ou  Lara,  nous  puissioiis  au  moins 
le  reconnaître.  —  Vous  ne  pouviez  pas  mieux  vous 
adresser  qu'à  moi.  Escellenro,  pour  avoir  des  détails 
exacts,  car  j'ai  connu  Luigi  Yampatout  enfant  :  et,  un 
jour  que  j'étais  tombé  moi-même  dans  ses  mains  en 


—  72  — 

allant  de  Ferentino  à  Alatri,  il  se  souvint,  heureuse- 
ment pour  moi.  de  notre  anci'nne  connaissance  ;  i! 
me  laissa  aller,  non-seulement  sans  me  faire  payer  de 
rançon,  mais  encore  après  ra'avoir  fait  cadeau  d'une 
fort  belle  montre  et  m'avoir  raconté  son  histoire.  — 
Voyons  la  montre,  dit  .41bort.  —  Maître  Pastrini  tira 
de  son  gousset  une  magnifique  Breguct  portant  le  nom 
de  son  auteur,  le  timbre  de  Paris  et  une  couronm^  d? 
comte.  —  Voilà,  dit-il. —  Peste,  fit  Albert,  je  vous  en 
fais  mon  compliment.  J" ai  la  pareille  à  peu  près  (il 
tira  sa  montre  de  la  poche  de  son  gilet),  et  elle  m'a 
coûté  trois  raille  francs.  —  Voyons  l'histoire,  dil 
Franz  à  son  tour  en  tirant  un  fauteuil  et  en  faisant 
signe  à  maître  Pastrini  de  s'asseoir. 

—  Leurs  Excellences  permettent  ?  dit  l'hôte.  — 
Pardieu  !  dit  Albert .  vous  n'êtes  pas  un  prédicateur  . 
mon  cher,  pour  parier  debout. 

L'hôtelier  s'assit .  après  avoir  fait  à  chacun  de  ses 
futurs  auditeurs  un  salut  respectueux .  lequel  avai; 
pour  but  d'indiquer  qu'il  était  prêt  à  leur   donnr  :• 
sur  Luigi  Vampa  les  renseignements  qu'ils  deman 
daient. 

—  Ah  çà  !  fit  Franz  .  arrêtant  maître  Pastrini  an 
moment  où  il  ouvrait  la  bouche,  vous  dites  que  vous 
avez  connu  Luigi  Vampa  tout  enfant  ;  c'est  donc  en- 
core un  jiune  homme?  —  Comment  un  jeune  homme! 
je  crois  bien  :  il  a  \ingt-deux  ans  à  peine  !  Oh  !  c'eslt 
un  gaillard  qui  ira  loin,  soyez  tranquille.  —  Que 
dites-vous  de  cela  .  Albert  ?  c'est  beau  à  vingt-dent 
ans,  de  s'être  déjà  fait  une  réputation  .  dit  Franz.  — 
Oui  certes  .  et  à  son  âge  .  Alexandre  .  César  et  Napo- 
léon .  qui  depuis  ont  fait  un  certain  bruit  dans  le 
monde  .  n'éiaiciit  j.as  si  a\ancés  que  lui.  —  Ainsi , 
reprit  Franz  en  s'adressant  à  son  hôie  .  le  héros  dont 
nous  allons  entendre  l'histoire  n'a  que  vingt-deux  ans? 


~  73  — 

—  A  peine,  comme  j'ai  vu  l'honneur  de  vous  le  dire. 

—  Est -il  grand  ou  pelit  ?  —  De  taille  moyenne,  à  peu 
près  comme  Son  Excellence  .  dit  Ihùte  en  montrant 
Albert. 

—  Merci  de  la  comparaison  .  dit  celui-ci  en  s'incli- 
nant. — Allez  toujours,  maître  Pastrini.  reprit  Franz, 
souriant  de  la  susceptibilité  de  son  ami.  Et  à  quelle 
classe  de  la  société  appartenait-il?— C'était  un  simple 
petit  pâtre  attaché  à  la  ferme  du  comte  de  San-Felics, 
située  entre  Palestrina  et  le  lac  (  e  Gabri.  11  était  né 
à  Pampinara,  et  était  entré  à  l'âge  de  cinq  ans  au  ser- 
vice du  comte.  Son  père  .  berger  lui-même  à  Aiiagni  , 
avait  un  petit  troupeau  à  lui .  et  vi>ait  de  la  iaine  de 
ses  moutons  et  de  ia  récoKe  faite  avec  le  lait  ue  ses 
brebis  qu'il  venait  vendre  à  Rome.  Tout  enfant,  le 
petit  Vampa  avait  un  caractère  étrange.  Un  jour  ,  à 
l'âge  de  sept  ans,  ii  était  venu  trouver  le  curé  de  Pa- 
lestrina. et  l'avait  prié  de  lui  a[)prendre  à  lire.  C'était 
chose  difficile  :  car  le  jeune  pâtre  ne  pouvait  quitter 
son  troupeau.  Mais  le  bon  curé  allait  tous  les  jours 
dire  la  messe  à  un  pauvre  petit  bourg  trop  peu  con- 
sidérable pour  payer  un  prêtre,  et  qui .  n'ayant  pas 
même  de  nom  ,  était  connu  sous  celui  del  Eorgo.  Il 
offrit  à  Luigi  de  se  trouver  sur  son  chemin  à  l'heure 
de  son  retour  et  de  lui  donner  ainsi  sa  leçon,  le 
prévenant  que  sa  leçon  serait  courte,  et  qu'il  eût 
par  conséquent  à  en  profiter.  L'enfant  accepta  avec 
joie. 

Tous  les  jours  Luigi  menait  paître  son  troupeau 
sur  la  route  de  PaK  strina  au  Borgo ,  tous  les  jours,  à 
neuf  heures  du  matin  ,  le  curé  passait  ;  le  prêtre  et 
l'enfant  s'asseyaient  sur  le  revers  dun  fossé,  et  le  petit 
pâtre  prenait  sa  leçon  dans  le  bréviaire  du  curé.  Au 
bout  de  trois  mois  il  savait  lire.  Ce  n'était  pas  tout,  il 
lui  fallait  maintenant  apprendre  à  écrire.  Le  prêtre 
lU.  G 


—  74  — 

fit  faire  par  un  professeur  d'écrituri;  de  Rome  trois 
alphabets  :  un  en  gros,  un  en  moyen  et  un  en  fin,  et  il 
lui  montra  qu'en  suivant  cet  alphabet  sur  une  anJoisc, 
il  pouvait,  à  l'aide  iKune  pointe  de  fer  ,  apprendre  à 
écrire. 

Le  même  soir  .  lorsque  le  troupeau  fut  rentré  à  ia 
ferme  .  le  petit  Vampa  courut  chez  le  serrurier  de 
Paiestrina  ,  prit  un  gros  ciou  .  le  forgea,  le  martela  , 
Tarrondit,  et  en  fit  une  espèce  de  stylet  antique.  Le 
lendemain  ,  il  avait  réuni  une  provision  d'ardoises  et 
se  mettait  à  l'œuvre.  Au  bout  de  trois  mois,  il  savait 
écrire. 

Le  curé ,  étonné  de  cette  profonde  intelligence  et 
touché  de  cette  aptitude  .  lui  fit  cadeau  de  piusieu.s 
cahiers  de  papier  ,  d'un  p.'^quet  de  plumc-s  et  dun  ca- 
nif. Ce  fut  une  nouvelle  étude  à  faire,  mais  éiude  (iui 
n'était  rien  auprès  de  la  première.  Huit  jours  après, 
il  maniait  la  piumc  conmio  il  maniait  le  stylet.  Le 
curé  raconta  cette  anecdote  au  comte  de  San-Fclite  , 
qui  voulut  voir  le  petit  pâtre  ,  le  ut  lire  et  écrire  de- 
vant iui  ;  ordonna  à  son  intendant  de  le  faire  niang<;r 
avec  les  domestiques,  et  lui  donna  deux  piastres  par 
mois.  Avec  cet  argent ,  Luigi  acheta  des  livres  et  des 
crayons. 

En  effet,  il  avait  appliqué  à  tous  les  objets  cette  fa- 
cilité d'imitation  qu'il  avait,  et,  comme  Giotto  enfant, 
il  dessinait  sur  ses  ardoises  ses  brebis,  les  arbres,  les 
maisons  Puis,  avec  la  pointe  de  son  canif,  il  commença 
à  tailler  le  bois  et  à  lui  donner  toutes  sortes  de  formes. 
C'est  ainsi  que  Pineili ,  le  sculpteur  populaire,  avait 
commencé. 

Une  jeune  fille  de  six  ou  sept  ans ,  c'est-à-dire  un 
peu  plus  jeune  que  Vampa,  gardait  de  son  côlé  les 
Lrebis  dans  une  ferme  voisine  de  Paiestrina ,  elle  était 
orpheline ,  née  à  'Vaimontone,  et  s'appelait  Terc^a, 


1 


—  73  — 
Les  deux  enfants  se  rencontraient ,  s'asseyaient  l'un 
près  de  Tautre.  laissaient  leurs  troupeaux  se  mêler  et 
paître  ensemble,  causaient ,  riaient  ei  jouaient:  puis, 
le  soir,  on  démêlait  les  moulons  du  comte  de  San- 
Fclice  de  ceux  du  baron  de  Cervetri  .  et  les  enfants 
se  quittaient  pour  revenir  à  kur  ferme  respective  , 
en  se  promettant  de  se  retrouver  le  lendemain  mat-n. 
Le  lendemain  ,  ils  tenaient  parole  .  et  grandissaient 
ainsi  côte  à  côte.  Vampa  atteignit  douze  ans  et  la  p-ctitc 
Teresa  onze. 

Cependant  leurs  instincts  naturels  se  développaient. 
A  côté  du  goût  des  arts  que  Luigi  avait  poussé  aussi 
loin  qu'il  le  pouvait  fr.ire  dans  l'isolement  .  il  était 
triste  par  boutade,  ardent  par  secouse  .  colore  par 
caprice  ,  railieur  loujfiurs.  Aucun  des  jrunes  garçons 
de  Pampinara  .  de  Pakstrina  ou  de  Talmonione  n'a- 
vait pu  non-seulemf-nt  prendre  aucune  influence  sur 
lui  .  mais  encore  devenir  son  compagnon.  Son  tem- 
pérament volontaire,  toujours  disposé  à  exiger  sans 
jamais  vouloir  se  plier  à  aucune  concession,  écartait 
de  lui  tout  mouvement  amical  ,  toute  démonstration 
sympathique.  Teresa  seule  commandait  d'un  mot  , 
d'un  regard,  d'un  eeste  à  ce  caractère  entier,  qui 
pliait  sous  la  main  dune  femme,  et  qui.  sous  celle  de 
quelque  homme  que  ce  fût ,  se  serait  roidi  jusqu'à 
rompre.  Teresa  était  au  contraire  ^ive,  alerte  et  gaie, 
mais  coquette  à  l'excès  ;  les  deux  piastres  que  donnait 
à  Luigi  l'intendant  du  comte  de  Sau-Felice,  le  prix  de 
tous  les  ouvrages  sculptés  qu'il  vendait  aux  marchands 
de  joujous  de  Rome  ,  passaient  en  boucles  d'oreilics 
de  perles  ,  en  colliers  de  verre  ,  en  aiguillettes  d'or  ; 
aussi,  grâce  à  cette  prodigalité  de  son  jeune  ami .  Te- 
resa était-elle  Ja  plus  belle  et  la  plus  élégante  paysanne 
des  environs  de  Rome.  Les  deux  enfants  continuèrent 
à  grandir,  passant  toutes  leurs  journées  ensemJble,  et 


—  76  — 

se  livrant  sans  combats  aux  instincts  de  leur  nature 
primitive  :  aussi,  dans  leurs  conversations,  dans  leurs 
souhaits  .  dans  leurs  rêves.  Vampa  se  voyait  toujours 
capitaine  de  vaisseau,  général  d'armée  ou  f.'ouverncur 
,  d"une  province  :  Teresa  se  voyait  riche,  vêtue  des  plus 
belles  robes,  et  suivie  de  domestiques  en  livrée  ;  puis, 
quand  ils  avaient  passé  toute  la  juiirnée  à  broder  leur 
avenir  de  ces  folles  et  riantes  arabesques,  iis  se  sépa- 
raient pour  ramener  chaeun  leurs  moutons  dans  leur 
étable.  et  redescendre,  de  la  hauteur  de  leur  songe,  à 
l'humilité  de  leur  position  réelle. 

Un  joui  le  jeune  b  r^er  dit  à  l'intendant  du  comte 
qu'il  avait  vu  un  loup  sortir  des  monta?nes  de  la  Sa- 
bine et  rôd'T  autour  de  son  troupeau.  L'intendant  lui 
donna  un  fusil  :  c'est  ce  que  voulait  Tampa.  Ce  fu-il 
se  trouva  par  hasard  èlie  un  excellent  canon  de  Bns- 
cia.  portant  la  balle  comme  une  carabine  anglaise  ; 
seulement  un  jour,  le  comte,  en  assommant  un  re- 
nard bli  -se.  en  avait  cassé  la  crosse,  et  Ion  avait  jeté 
le  fusil  au  rebut.  Cela  n'était  pas  une  difficulté  pour 
un  sculpteur  comme  Vampa.  51  examina  la  couche  pri- 
mitive, calcula  ce  qu'il  fallait  y  changer  pour  la  mettre 
à  son  coup  d'œil.  et  fit  une  autre  crosse  chargée  d'or- 
nements si  merveilleux  que.  s'il  eût  voulu  aller  vendre 
à  la  ville  le  bois  seul,  il  en  eût  certainement  tiré 
quinze  ou  vingt  piastres.  Mais  il  n'avait  garde  d'agir 
ainsi  :  un  fusil  avait  longtemps  été  le  rêve  du  jeune 
homme.  Dans  tous  les  pays  où  l'iadép-  ndance  est  sub- 
stituée à  la  liberté,  le  premier  besoin  qu'éprouve  tout 
cœur  fort,  toute  organisation  puissante,  est  celui  dun 
arme  qui  assure  en  même  temps  l'attaque  et  ia  dé- 
fense, et  qui.  faisant  celui  qui  la  porte  terrible,  le  fait 
souvent  redouté.  A  partir  de  ce  moment.  Yamtia 
donna  tous  les  instants  oui  lui  restèrent  à  l'exercice 
4u  fusil  ;  il  acheta  de  la  poudre  et  des  balles,  et  tout 


lui  deWnt  un  but  :  le  tronc  de  l'olivier,  triste.  cUétif 
et  gris,  qui  pousse  au  versant  des  montagnes  de  la 
Sabine;  le  nnard  qui  le  soir  sortait  de  son  terrier 
pour  commencer  sa  chasse  nocturne  et  l'aigle  qui  pla- 
nait dansTair.  Bientôt  il  devint  si  adroit,  que  Teresa 
surmonta  la  crainte  qu'elle  avait  éprouvée  d'abord  en 
entendant  la  détonation,  et  s'amusa  à  voir  son  jeune 
compagnon  placer  la  balle  de  son  fusil  où  il  voulait 
la  mettre,  avfc  autant  de  jus:r.-se  que  s'il  l'eût  poussée 
avec  la  main. 

Un  soir,  un  loup  sortit  furtivement  d'un  bois  de 
sapins  près  duquel  les  diu'.  jeunes  gens  avaient  l'ha- 
bitude de  demeurer  :  le  loup  n'avait  pas  fait  dix  pas 
en  plaine  qu'il  était  mort.  Yampa,  tout  fier  de  ce  beau 
coup,  le  chargea  sur  ses  épaules  et  le  rapporta  à  la 
ferme.  Tous  ces  détails  donnaient  à  Luigi  une  cer- 
taine réputation  aux  alentours  de  la  ferme  ;  l'homme 
supérieur,  partout  où  il  se  trouve,  se  crée  une  clien- 
tèle d'admirateurs.  On  parlait  dans  les  environs  de 
ce  jeune  paire  comme  du  plus  adroit,  du  plus  fort  et 
du  plus  brave  contadino  qui  fût  à  dix  lieues  à  la  ronde; 
et  quoique  de  son  côté  Teresa.  dans  un  cercle  plus 
étendu  encore,  passât  pour  une  des  plus  jolies  filles 
de  la  Sabine,  personne  ne  s'avisait  de  lui  dire  un  mot 
d'amour,  car  on  la  savait  aimée  par  Vampa. 

Et  cependant  les  deux  jeunes  gens  ne  s'étaient  ja- 
mais dit  qu'ils  s'aimaient.  Ils  avaient  poussé  l'un  à 
côté  de  l'autre  comme  deux  arbres  qui  mêlent  leurs 
racines  sous  le  sol.  leurs  branches  dans  l'air,  leur 
parfum  dans  le  ciel  ;  seuliUK  nt  leur  désir  de  se  voir 
était  le  même  ;  ce  désir  était  devenu  un  besoin,  et  ils 
comprenaient  plutôt  la  mort  qu'une  séparation  d'un 
seul  jour.  Teresa  avait  seize  ans  et  Vampa  dix-sept. 

Vers  ce  temps,  on  commença  de  parier  beaucoup 
d'une  bande  de  brigands  qui  s'organisait  dans  les  moûts 


—  78  — 
Lepini.  Le  brigandage  n'a  jamais  été  sérieusement 
eitirpé  dans  le  voisinage  de  Rome.  II  manqu?de  chefs 
parfois,  mais  (Juand  un  chef  se  présente,  il  est  rare 
qu'il  lui  manque  une  bande.  Le  célèbre  Cucumedo, 
traqtié  dans  les  Abruzzes,  chassé  du  royaume  de  Na- 
plcs  où  il  avait  soutenu  une  véritable  guerre,  avait 
traversé  le  Garigliano  comme  Manfred,  et  était  venu 
eiitre  Sonnino  et  Jupcrno  se  réfugier  sur  les  bords 
de  TAmasine.  C'était  lui  qui  s'occupait  à  réorganiser 
ù'ne  troupe,  et  qui  marchait  sur  les  traces  de  Decesaris 
et  d,'  Gasparcne,  qu'il  espérait  bientôt  surpasser.  Plu- 
sieurs jeunes  gens  de  Palestrina,  de  Frascati  et  de 
P.'impinara  disparurent.  On  s'inquiéta  d'eux  d'abord, 
puis  bientôt  on  sut  qu'ils  étaient  allés  rejoindre  la 
bande  de  Cucumetto.  Au  bout  de  quelques  temps, 
Cucumetto  devint  l'objet  de  Fattenticn  générale.  On 
citait  de  ce  chef  de  bandits  des  traits  d'audace  extraor- 
dinaire et  de  brutalité  révoltante. 

LYi  jour  il  enleva  uni'  jeune  fille,  c'était  la  fille  de 
l'arpinteur  de  Frcsinone.  Les  lois  des  bandits  .sont 
positives  :  une  jeune  filîe  est  à  celui  qui  l'enlève  d'a- 
bord, puis  les  autres  la  tirent  au  sort,  et  la  malheu- 
reuse sert  aux  plaisirs  de  toute  la  troupe,  jusqu'à  ce 
que  les  bandits  l'abandonnent  ou  qu'elle  meure.  Lors- 
que les  parents  sont  assez  riches  pour  la  racheter,  on 
envoie  un  messager  qui  traite  de  la  rançon  :  la  tête  du 
prisonnier  répond  de  la  sécurité  de  l'émissaire  Si  la 
rançon  est  refusée.  le  prisonni  r  est  condamné  irré- 
vocablement. La  jeune  fille  avait  son  amant  dans  la 
troupe  de  Cucumetto;  il  s'appelait  Carlini.  En  recon- 
naissant le  jeune  homme,  ell  tendit  les  bras  vers  lui 
et  s."  crut  bau\ée;  mais  le  pauvre  Carlini.  en  la  re- 
connaissant, lui.  sentit  son  cœur  se  briser,  car  il  se 
doutait  bien  du  sort  qui  attendait  si  maîtresse. 

Cependant,  comme  il  était  le  favori  de  Cucumetto, 


—  79  — 
comme  il  avait  partagé  ses  dangers  depuis  trois  ans, 
comme  il  lui  avait  sauvé  la  vi."  en  ab<iîtant  d'un  coup 
de  nistol'^t  ua  CTrabinior  qui  avait  îiéjîi  le  sar)re  levé 
sursa  fête,  il  espéra  quo  Cuc!im''tto  aurait  quelque 
pitié  do  lui.  I!  prit  di)nc  le  chef  à  part,  tandis  que  la 
jeune  filîe.  assise  contre  te  tronc  d'un  ^'ran-i  pin  qui 
s'élevait  au  milieu  d'une  clairière  de  la  forêt,  s  était 
fait  un  voile  de  la  coiffure  pittoresque  des  paysannes 
romaines,  et  cachait  son  visage  aux  regards  luxurieux 
des  bandits.  Là.  il  lui  raconta  tout:  ses  amours  avec 
la  prisonnière,  leurs  sermpnts  d^  n.léHté-  et  cornaient 
chaque  nuit,  depuis  qu'ils  étaient  dans  les  environs, 
ils  se  donnaient  rendez-vous  dans  une  ruine. 

Ce  soir-là  justement  Cucumetto  avait  envoyé  Carlin' 
dans  un  village  voisin,  il  n'avait  pu  se  trouver  au  ren- 
dez-vous: mais  CucuineHo  s'y  était  trouvé  par  hasard, 
disait-il.  et  c'est  alors  qu'il  avait  enlevé  la  jeune  fille. 

Carlini  supplia  son  chef  de  faire  une  excention  en 
sa  fivcur  et  de  respecter  Rita.  lui  disant  que  le  père 
était  riche  et  qu'il  payerait  une  bonne  rançon.  Cucu- 
metîo  parut  se  rendre  aux  prières  de  son  ami.  et  le 
chargea  de  trouver  un  berger  qu'on  pût  envoyer  chez 
le  père  de  Rita.  à  Frosinone.  Alors  Carlini  s'appro- 
cha tout  joyeux  de  la  jeune  fille,  lui  dit  qu'elle  était 
sauvée,  et  l'invita  à  écrire  à  son  père  une  lettre  dans 
laquelle  elle  racontait  ce  qui  loi  était  arrivé,  et  lui 
annonçait  que  sa  rançon  était  fixée  n  trois  cents  pias- 
tres. On  donnait  pour  fout  délai  au  père  douze  heures, 
c'et-à-dirc.  jusqu'au  letidemain  neuf  heures  du  matin. 

La  lettre  écrite.  Carlini  s'en  empara  ôussitût.  et 
courut  dans  la  plaine  pour  chercher  un  niessajïer.  Il 
trouva  un  jeune  p.3tre  qui  parquait  son  troupeau.  Les 
messagers  naturel  d.\s  bandits  sont  les  bergers  qui 
vivent  entre  la  ville  et  la  moîitagne.  entre  la  vie  sau- 
vage et  la  vie  civilisée.  Le  jeune  berger  partit  aussi- 


—  80  — 
tit.  proniL'ttant  d'être  avant  une  heure  à  Frosinone. 
Cariini  revint  tout  joyux  pour  rejoindre  sa  maîtresse 
et  lui  annimccr  celt;!  bonne  nouvelle.  Il  trouva  la 
troupe  da:!s  ia  clarièrc,  où  elle  soupait  joyust'ment 
des  provisions  que  les  bandits  levaient  sur  les  [jaysans 
comme  un  tribut  seuienic-nt  :  au  milieu  de  ces  gais 
convives  il  chercha  vainement  Cucuinctto  et  Rita.  Il 
demanda  où  ils  étaient;  les  bandits  répondirent  par 
un  grand  éclat  de  rire.  Une  sueur  froide  coula  sur  le 
front  de  Cariini,  et  il  sentit  l'angoisse  qui  le  prenait 
auï  cheveux.  II  renouvela  sa  question.  Un  des  con- 
vives remplit  un  verre  de  vin  d'Orvietto  et  le  lui  tendit 
en  (lisant  :  «  A  la  santé  du  brave  Cucumctlo  et  de  la 
belle  Rita!  » 

En  ce  moment  Cariini  crut  entendre  un  cri  de 
fernme;  il  devina  tout  ;  il  prit  le  verre,  le  brisa  sur  la 
face  de  celui  qui  le  lui  présentait,  et  s'élança  dans  la 
direction  du  cri.  Au  bout  de  cent  pas,  au  détour  d'un 
buisson,  il  trouva  Rita  évanouie  entre  les  bras  de 
Cucumetto.  En  apercevant  Cariini,  Cucumetto  se  re- 
leva ,  tenant  un  pistolet  de  chaque  main.  Les  deux 
bandits  se  regarder 'nt  un  instant ,  l'un  le  sourire  de 
la  luxure  sur  les  lèvres,  l'autre  la  pâleur  de  la  mort 
sur  le  front.  On  eût  cru  qu'il  allait  se  passer  entre 
ces  deux  hommes  quelque  chose  de  terrible  ,  mais 
peu  à  peu  les  traits  de  Cariini  se  délendiroiil  ;  sa 
main,  qu'il  avait  portée  à  un  des  pistolets  de  sa  cein- 
.  ture,  retomba  près  de  lui .  pendant  à  son  côté  ;  Rita 
était  couchée  entre  eux  deux.  La  lune  éclairait  cette 
scène. 

—  Eh  bien  !  lui  dit  Cucumetto.  as-tu  fait  la  commis- 
sion dont  tu  t'étais  chargé?  —Oui,  capitaine. répondit 
Cariini,  et  demain  avant  neuf  heures  le  père  de  Rita 
sera  ici  avec  l'argent.  —  A  merveille.  En  attendant , 
nous  allons  passer  une  joyeuse  nuit.  Celte  jeune  fille 


—  81  — 
est  charmante,  et  la  as  en  vérité  bon  goût,  maître  Car- 
lini  ;  aussi,  couune  je  ne  suis  pas  égoïste,  nous  allons 
relouriisT  auprès  des  camaraclLS,  et  tirer  au  sort  à 
qui  elle  appartiendra  maintenant.  — Ainsi,  vous  êtes 
décidé  à  J'abandoiinrr  à  la  loi  commune?  demanda 
Cariini.  —  Et  pourquoi  ferait  on  exception  eu  sa  fa- 
veur?— J'ava-.s  cru  qu'a  ma  prière... —  El  qu"cs-tu  de 
plus  que  les  autres?  —  C'est  juste.  — Mais  sois  tran- 
quille, reprit  Cueumetto  en  riant,  un  pou  plus  tût.  un 
peu  plus  tard .  ton  tour  viendra.  (  Les  dénis  de  Car- 
iini se  serraient  à  se  briser.  )  Allons  ,  dit  Cucumetto 
en  faisant  un  pas  vers  les  convives ,  Aiens-tu  ?  —  Je 
vous  suis... 

Cucumetto  s'éloigna  sans  perdre  de  vue  Carîini, 
car  sans  doute  il  craignait  qu'il  ne  1.  frappât  par  der- 
rière: mais  rien  dans  le  bandit  ne  dénoiiçait  une  in- 
tention hosiiie.  il  était  debout,  les  bras  croisés,  près 
de  Rita  toujours  évanouie.  Un  instant  l'idée  de  Cucu- 
metto fut  que  le  jeune  homme  allait  la  prendre  dans 
ses  bras  et  fuir  avec  elle  :  mais  peu  lui  importait 
mainU'nant ,  il  avait  eu  de  Rita  c?  qu'il  voulait,  et 
quant  à  l'argent ,  trois  cents  piastres  réparties  sur  la 
troupe  faisaient  une  si  pauvre  somme  qu'il  s'en  sou- 
ciait médiocrement.  Il  continua  donc  sa  route  vers 
la  clairière  ;  mais,  à  son  grand  étonnement ,  Cariini 
y  arriva  presque  aussitôt  qu  •  lui.  »  Le  tiraire  au  sort! 
le  tirage  au  sort  !  »  crièrent  tons  les  bandits  en  aper- 
cevant le  chef.  Et  les  yeux  ûp:  tous  ces  hornsnes  bril- 
lèrent d'ivresse  et  de  lasciveté  .  tandis  que  la  flamme 
du  foyer  jetait  sur  toute  leur  personne  une  lueur  rou- 
geàlre  qui  les  faisait  ressembler  à  des  démons. 

Ce  qu'ils  demandaient  était  juste  :  aus.si  le  chef  fit-il 
de  la  tête  un  sign:-  annonçant  qu'il  acquiesçait  à  leur 
demande.  On  mil  tous  les  noms  dans  un  chapeau,  ce- 
lui de  Cariini  comme  ceux  des  autres,  et  le  plus  jeune 


—  82  — 
de  la  bande  tira  de  l'urne  improvisée  un  bulletin.  Ce 
bulletin  portait  le  nom  d'^  Diavolaccio. C'était  cplui-là 
même  qui  avait  proposé  à  Cnr'ini  la  santé  du  rhef.  et 
à  qui  Carlini  avaif  répondu  en  lui  brisan.'  le  verre  sur 
la  figure.  Une  large  blessure,  ouverte  de  !a  tempe  à 
SI  bouche,  laissait  couler  le  sang  à  Cols.  Diavolaccio, 
se  voyant  ainsi  favorisé  de  la  fortune,  poussa  un  éclat 
de  rire. 

—  Capitaine ,  dît-il ,  tout  à  l'heure  Carlini  n'a  pas 
voulu  boire  à  votre  santé  .  proposez-lui  de  boire  à  la 
mienne  :  il  aura  peut-être  plus  de  condescendance 
pour  vous  que  pour  moi. 

Chacun  s'attenda't  à  une  explosion  de  la  part  de 
Carlini  ;  ma's.  au  grand  étonnement  de  tous  ,  il  prit 
un  verre  d'une  main,  un  fiasco  de  l'autre,  puis,  rem- 
plissant le  verre  :  —  A  ta  santé  ,  Diavolaccio  !  dit-il 
d'une  voix  parfaitement  calme,  et  il  avala  le  contenu 
du  verre,  sans  que  sa  main  tremblât.  Puis,  s'asseyant 
près  du  feu  :  —  Ma  part  de  soup'  r,  dit-il  .  la  course 
que  je  viens  de  faire  m'a  donné  de  l'appétit.  —  Vive 
Carlini  !  s'écrièrent  les  brigands. — A  la  bonne  heure! 
voilà  ce  qui  s'appelle  prendre  les  choses  en  bons  com- 
pagnons !  Et  tous  reformèrent  le  cercle  autour  du 
foyer,  tandis  que  Diavolaccio  s'éloignait. 

Carlini  mangeait  et  buvait  conime  si  rien  ne  s'était 
passé. 

Les  bandits  le  regardèrent  avec  étonnement .  ne 
comprenant  rien  à  cette  impassibilité  .  lorsiju'ils  en- 
tendirent derrière  eux  retentir  sur  le  sol  un  pas 
alourdi.  Ils  se  retournèrent  et  aperçurent  Diavolaccio 
tenant  la  jeune  fille  entre  ses  bras  :  elle  avait  la  tête 
renversée ,  et  ses  longs  cheveux  pendaient  jusqu'à 
terre.  A  mesure  qu'ils  rentraient  dans  le  cercle  de  la 
lumière  projetée  par  le  foyer,  on  s'apercevait  de  la 
pâleur  de  la  jeune  fille  et  de  la  pâleur  du  bandit.  Cette 


—  83  — 

apparition  ayait  quelque  chose  de  si  étrange  et  de  si 
solennel ,  que  chacun  se  leva  ,  excepté  Carlini ,  qui 
resta  assis  et  continua  do  boire  et  de  mang?r  cornme 
si  rien  ne  se  passait  autour  de  lui,  Diavolaccio  conti- 
nua de  s'avancer  au  milieu  du  plus  profond  silence  , 
et  déposa  ïlila  aux  pieds  du  capitaine. 

Alors  tout  le  monde  put  reconnaître  la  cause  de 
cette  pâleur  de  la  jeune  fille  et  de  cette  pâleur  du  ban- 
dit :  Rita  avait  un  couteau  enfoncé  jusqu'au  manche 
au-dessous  de  la  mamelle  gauche. 

Tous  les  yeux  se  portèrent  sur  Carlini  :  la  gaine 
était  vide  à  sa  ceinture. 

—  Ah  !  ah  !  dit  le  chef,  je  comprends  maintenant 
pourquoi  Carlini  était  resté  en  arrière. 

Toute  nature  sauvage  est  apte  à  apprécier  une  ac- 
tion forte  ;  quoique  peut-être  aucun  des  bandits  n'etit 
fait  ce  que  venait  de  faire  Carlini ,  tous  comprirent  ce 
qu'il  avait  fait. 

—  Eh  bien  ,  dit  Carlini  .  en  se  levant  à  son  tour  et 
en  sapprochant  du  cadavre,  la  m.-iin  sur  la  crosse 
d'un  de  ses  pistolets ,  y  a-t-ii  encore  quelqu'un  qui 
tne  dispute  celte  feriime  ?  —  Non  .  dit  le  chef,  elle  est 
à  toi  !  ^  . 

Alors  Carlini  la  prit  à  son  tour  dans  ses  bras  et 
l'emporta  hors  du  cercle  de  lumière  que  projetait 
la  fiamme  du  foyer. 

Cucumetto  di*;posa  les  sentinelles  comme  d'habi- 
tude, et  les  bandits  se  couchèrent  enveloppés  dans 
leurs  manteaux  autour  du  foyer.  A  minuit  la  sentinelle 
donna  l'éveil ,  et  en  un  instant  le  chef  et  ses  compa- 
gnons furent  sur  pied.  C'était  le  père  de  Rita  qui 
arrivait  lui-même,  port, ml  la  rançon  de  sa  fille. 
.  —  Tiens,  dit-il  à  Cucumetto  en  lui  tendant  un  sac 
d'argent ,  voici  trois  cents  pistoles  ,  rends-moi  mon 
enfant. 


—  84  — 

Mais  le  chef,  sans  prendre  Targenl,  lui  fit  signe  de 
le  suivre. 

Le  vieillard  obéit  ^  tous  deux  s'éloignèrent  sous  les 
arbres,  à  travers  les  branches  desquels  filtraient  les 
rayons  de  la  lune.  Enfin  Cucunietto  s'arrêla.  étendant 
la  main,  et  montrant  au  vieillard  deux  personnes 
groupées  au  pied  d'un  arbre  : 

—  Tiens  lui  dit-il.  demande  ta  fille  à  Carlini.  c'est 
lui  qui  fen  rendra  compte. 

El  il  s'en  retourna  vers  ses  compasmons. 

Le  vieillard  resta  immobile  et  les  yeux  fixes  II 
sentait  que  quelque  malheur  inconnu,  immense,  inouï, 
planait  sur  sa  tête.  Enfin  il  fit  qu  Iqurs  pas  vers  le 
groupe  informe  dont  il  ne  pouvait  se  rendre  compte. 
Au  bruit  qu'il  faisait  en  s'avançant  vers  lui  ,  Carlini 
releva  la  télé  .  et  les  formes  des  deux  personnages 
commoncèrent  à  apparaître  plus  distinctes  aux  yeux 
du  vieillard.  Une  femme  était  couchée  à  terre,  la  tête 
posée  sur  les  genoux  d'un  homme  assis  et  qui  se  te- 
nait penché  vers  elle  ;  c'était  en  se  relevant  que  cet 
homme  avait  dé:'ouvert  le  visage  de  la  femme  qu'il 
tenait  serrée  contre  sa  poitrine.  Le  vieillard  reconnut 
sa  fille,  et  Carlini  reconnut  le  vieillard. 

—  Je  t'attendais,  dit  le  bandit  au  père  de  Rita.  — 
IHisérable  !  dit  le  vieillard,  qu'as-tu  fait  ? 

Et  il  regardait  avec  terreur  Rita.  pâle,  immobile, 
ensanglantée,  a\ec  un  couteau  dans  la  poitrine.  Un 
rayon  de  la  lune  frappait  sur  elle  et  l'éclairait  de  sa 
lueur  blafarde. 

—  Cjium.nto  avait  violé  ta  fille,  dit  le  bandit,  et, 
comme  je  l'aimais,  je  l'ai  tuée;  car  après  lui  elle  allait 
servir  de  jouet  à  toute  la  bande. 

Le  vieillard  ne  prononça  point  une  parole,  seule- 
ment il  devint  pâle  comme  un  spectre. 

—  Maintenant,  dit  CarUni,  si  j'ai  eu  tort,  venge-la. 


—  85  — 
Et  il  arracha  'e  couteau  du  sein  de  la  jeune  fille,  et. 
se  levant,  il  l'alla  offrir  d'uue  main  au  vieillard,  tan- 
dis que  de  Tautre  il  écartait  sa  veste  et  lui  présentait 
sa  poitrine  nue. 

—  Tu  as  bien  fait,  lui  dit  le  vieillard  d'une  voix 
sourde.  Embrasse-moi.  mon  fils. 

C  nrlini  se  j:ta  en  sanglolnnt  dans  les  bras  du  père 
de  sa  maîtresse  Celaient  les  premières  larmes  que 
versait  cet  homme  de  sang. 

—  Maintenant,  dit  le  vieillard  à  Carlini,  aide-mo 
à  enterrer  ma  fille. 

Carlini  alla  chercher  deux  pioches,  et  le  père  et  l'a- 
mant se  mirent  à  creuser  la  terre  au  pied  d'un  chêne 
dont  les  branches  touffues  devaient  recouvrir  la 
tombe  de  la  jeune  fille.  Quand  la  tombe  fut  creusée. 
le  père  l'embrassa  le  premier,  lamant  ensuite,  puis, 
l'un  la  prenant  par  les  pieds  l'autre  par -dessous  les 
épaules  ils  la  descendirent  dans  la  fosse.  Puis  ils  s'a- 
genouillèrent des  deux  cùiés  et  dirent  les  prières  des 
morts.  Puis,  lorsqu'ils  eurent  fini,  ils  repoussèrent  la 
terre  sur  le  cadavre,  jusqu'à  ce  que  la  fosse  fût  com- 
blée. Alors  lui  tendant  la  main  : 

— Je  te  remercie,  mon  fils,  dit  le  vieillard  à  Carlini; 
maintenant  laisse-moi  seul.  —  Mais  cependant...  dit 
celui-ci.  —  !  aisse-moi.  je  te  l'ordonne. 

Carlini  obéit,  alla  rfjoindre  ses  camarades,  s'enve- 
loppa dans  son  manteau,  et  bientôt  parut  aussi  profon- 
dément endormi  que  les  autres.  Il  avait  été  décidé  la 
vei  le  que  l'on  changerait  de  campement.  Une  heure 
avant  le  jour,  Cucumetto  éveilla  ses  hommes,  et  Tor- 
dre fut  donné  de  partir:  mais  Carlini  ne  voulut  pas 
quitter  la  forêt  sans  savoir  ce  qu'était  devenu  le  père 
de  Rita.  Il  se  dirigea  vers  l'endroit  où  il  l'avait  laissé. 
Il  trouva  le  vieillard  pendu  à  une  des  branchus  du 
fhéne  qui  ombrageait  la  tombe  de  sa  fille.  Il  fit  alors 


—  86  — 

sur  le  cadavre  de  Tun  et  sur  la  tombe  de  lautre  le 
serment  de  les  venger  tous  deux  ;  mais  il  ne  put  tenir 
ce  serment  :  car,  deux  jours  après,  dans  une  rencon- 
tre avec  lescarabiniiTs  romains.  Cailiiii  fut  tué.  Seu- 
lement on  sétouna  que.  faisant  face  à  l'ennemi,  i'. 
eût  reçu  ia  balle  entre  les  deux  ùpaules.  L'élonnement 
cessa  quand  un  des  bandits  eut  fait  remarquer  à  ses 
camarades  que  Cucumelto  était  placé  dix  pas  en  ar- 
rière de  CarJini  lorsque  Carlini  était  tombé. 

Le  matin  du  départ  de  la  foret  de  Frosinone,  il 
avait  suivi  Carlini  dens  lobscurité.  et  avait  entendu 
le  serment  qu'il  avait  fait,  et,  en  homme  de  précau- 
tion, il  avait  pris  l'avance.  On  racontait  encore  sur  ce 
terrible  chef  de  bande  dixautiis  histoiies  non  moins 
curieuses  que  celle-ci.  Ainsi,  de  Foudi  à  Perouse, 
tout  le  monde  fremblait  au  scui  nom  de  (..ucumitto. 

Ces  histoires  avaient  été  souvent  l'objet  des  conver- 
sations de  Luigi  et  de  Teresa.  La  jeune  fille  tremblait 
fort  à  tous  ces  récits;  mais  Vauipa  la  rassurait  avec 
un  sourire  frappant  son  bon  fusil,  qui  portait  si  bien 
la  balle  :  puis,  si  elle  n'était  pas  rassurée,  il  lui  mon- 
trait à  cL-nt  p.!S  quelque  corbeau  perché  sur  une 
branche  morte,  le  mettait  eu  joue,  lâchait  Is  détente, 
et  l'animal  frappé  tombait  au  pied  de  l'arbre.  Néan- 
moins le  temps  s'écoulait:  les  deux  jeunes  gens  avaient 
arrêté  qu'ils  se  marieraient  lorsqu'ilsauraient,  Vampa 
vingt  ans  et  Teresa  dix  neuf.  Ils  étaient  orphelins 
tous  deux,  ils  n'avaient  de  permission  à  demander 
qu'à  leurs  maîtres  :  ils  l'avaient  demandée  et  ob- 
tenue. 

Un  jour  qu'ils  causaient  de  leurs  projets  d'avenir. 

ils  entendirent  deux  ou  trois  coups  de  feu,  puis  tout 

à  coup  un  homme  sortit  du  bois  près  duquel  les  deux 

jeunes  gens  avaient  l'habitude  défaire  paître  leurs 

troupeaux,  et  accourut  vers  eux. 


—  87  — 
Arrivé  à  la  portée  de  la  vois  :  —  je  suis  poursuivi, 
leur  cria-t-il  ;  nouvez-vousme  cacher?  Les  deux  jeunes 
gens  reconnurent  bien  ^^le  que  ce  fugitif  devait  être 
quelque  bandit;  mais  il  y  a  entre  le  paysan  et  le  ban- 
dit romain  une  sympathie  innée  qui  fût  que  le  pre- 
mier est  toujours  préi  à  rendre  sirvice  au  second, 
Vampa,  sans  rien  dire,  courut  donc  à  la  [ierrc  qui 
bouchait  l'entrée  de  la  grotte,  démiisqua  cette  entrée 
en  tirant  ia  pierre  à  lui.  fit  signe  au  fugitif  de  se  réfu- 
gier dans  cette  asile  inconnu  de  tous,  repoussa  la 
pierre  sur  lui  et  revint  s'asseoir  près  de  Tcresa. 

Presque  aussilôt  quatre  carabiniers  à  cheval  appa- 
rurt  nt  à  ia  lisser-  du  bois;  trois  paraissaient  être  à  la 
recherche  du  fugitif,  le  quatrième  traînait  par  le  cou 
un  baudit  prisonnier.  Les  trois  carabiniers  explo- 
rèrent le  pays  d'un  coup  d'ceil,  aperçurent  les  deuï 
jeunes  gens,  accouiur-iU  à  tui  au  galop  et  les  inter- 
rogèrent. Ils  n'avaient  rieu  vu. 

—  C'est  fàcueus.  dit  le  brigadier,  car  celui  que 
nous  cherchons,  c'est  le  chef.  —  Cucumetlo?  ne 
purent  s'empêcher  de  s'écrier  ensemble  Luigi  et 
Ter.  sa.  —  Oui;  répondit  le  brigadier^  et  comme  sa 
tête  est  mise  à  prix  à  mille  écus  romains,  il  y  eu  aurait 
eu  cinq  cents  pour  vous,  si  vous  nous  aviez  aidés  à  le 
prendre. 

Les  deux  j<^unfs  gens  échangèrent  un  r-  gard.  Le 
brigadier  eut  un  instant  d'espérance.  Cinq  cents  écus 
romains  font  trois  mille  francs,  et  trois  mille  francs 
fout  une  fortune  pour  deux  pauvres  orphelins  qui 
vont  se  marier. 

—  Oui,  c'est  fâcheux,  dit  Vampa  ;  mais  nous  ne 
l'avons  pas  vu.  Alors  les  carabiniers  battirent  le  pays 
dans  des  directions  différentis,  mais  inutilement- 
puis  successivement  ils  disparurtnt.  Alors  Vampa 
alla  tirer  la  pierre,  et  Cucumetto  sortit. 


—  SS- 
II avait  vu.  à  travers  les  jours  delà  porte  de  granit 
les  deux  jeunfs  gens  causer  avec  les  carabiniers;  il 
s'était  douté  du  sujet  de.  lucr  conversation,  il  avait  lu 
sur  le  visage  de  Luigi  et  de  Tcresa  l'inébranlable 
résolution  de  ne  point  le  livrer  :  il  tira  de  sa  poche 
une  bourse  pleine  dor  et  la  leur  offrit.  Mais  Vampa 
releva  la  tête  avec  fierté  :  quant  à  Tercsa,  ses  yeux 
brillèrent  en  pensant  à  tout  ce  quelle  pourrait  ache- 
ter de  riches  bijoux  et  de  beaux  habits  avec  cette 
bourse  pleine  d"or: 

Cucumetto  était  un  Satan  fort  habile  :  seulement 
il  avait  prit  la  forme  d'un  bandit,  au  lieu  de  celle  d'un 
serpent.  Il  surprit  c  '  regard,  reconunt  dans  Teresa 
une  digne  fille  d'Eve  et  rentra  dans  la  forêt  en  se  re- 
tournant plusieurs  fois  sous  prétexte  do  saluer  ses 
libérateurs.  Plusieurs  jours  s'écoulcrcnf  sans  que  l'on 
revît  Cucumetto.  sans  qu'on  entendit  reparler  de  lui. 
Le  temps  du  carnaval  approchait,  le  comte  de  San- 
Felice  annonça  un  grand  bal  masqué  où  tout  ce  que 
Rome  avait  de  plus  élégant  fut  invité.  Tcrisa  avait 
grande  envie  de  voir  ce  bal.  Luigi  demanda  à  son  pro- 
lecteur l'intendant  la  permission  pour  elle  et  pour  lui 
d'y  assister  cachés  parmi  les  serviteurs  de  la  maison  : 
cette  permission  lui  fut  accordée. 

Ce  bal  était  surfont  donné  par  le  comte  pour  faire 
plaisir  à  sa  fille  Carmcla  qu'il  adorait.  Carmela  était 
juste  de  l'âge  et  de  la  taille  de  Teresa,  et  Tcresa  était 
au  moins  aussi  belle  que  Carmela  Le  soir  du  bal, 
Teresa  mit  sa  plus  belle  toilette,  ses  plus  riches  ai- 
guilles, ses  plus  brillantes  verroteries.  Elle  avait  le 
costume  des  femmes  de  Fraseati  ;  Luigui  avait  l'habit 
si  pittoresque  du  paysan  romain  les  jours  de  fête. 
Tous  deux  se  mêlèrent,  comme  on  l'avait  permis,  aux 
serviteurs  et  aux  paysans. 
La  fête  ^tait  magnifique.  Non-seulement  la  villa 


—  89  ~ 
était  ardemment  illuminée,  mais  des  milliers  de  lan- 
ternes de  couleur  étaient  suspendues  aux  arbres  du 
jardin.  Aussi  bientôt  le  palais  eut-il  débordé  sur  les 
terrasses  et  les  terrasses  dans  les  allées.  A  chaque 
carrefour  il  y  avait  un  orchestre  ,  des  buffets  et  des 
rafraîchissements;  les  promeneurs  s'arrêtaient,  des 
quadrilles  se  formaient,  et  Ton  dansait  là  où  il  plai- 
sait de  danser.  Carmela  était  vêtue  en  femme  de  So- 
nino:  elle  avait  son  bonnet  tout  brodé  de  perles,  les 
aiguilles  de  ses  cheveux  étaient  d'or  et  de  diamants, 
sa  ceinture  était  de  soie  turque  à  grandes  fleurs  bro- 
chées, son  surtout  et  son  jupon  étaient  de  cachemire, 
son  tablier  était  de  mousseline  des  Indes,  les  boutons 
de  son  corset  étaient  autant  de  pierreries.  Deux  au- 
tres de  ses  compagnes  étaient  vêtues.  Tune  en  femme 
de  Ncttuno.  Tautre  en  femme  de  la  Riccia. 

Quatre  jeunes  gens  d  s  plus  riches  et  des  plus  no- 
bles familles  de  Rome  les  accompagnaient  avec  celle 
liberté  italienne  qui  n'a  son  égale  dans  aucun  autre 
pays  du  monde  ;  ils  éiaienî  vêtus  de  leur  côté  en  pav- 
sans  d"Albano.  de  Velletri.  de  Civita-Castellane  et  de 
Sora.  11  va  sans  dire  que  ces  costumes  de  pavsans, 
comme  ceux  des  paysannes,  étaient  resplendissants 
d'or  et  de  pierreries. 

Il  vint  à  Carmela  l'idée  de  faire  un  quadrille  uni- 
forme ;  seulement  il  manquait  une  femme.  Carmela 
regardait  tout  autour  d'elle,  pas  une  des  invitées 
n'avait  un  costume  analogue  au  sien  et  à  ceux  de  ses 
compagnes.  Le  comte  de  San-Fclice  lui  montra  au 
milieu  des  paysannes  Teresa  appuyée  au  bras  de 
Luigi. 

—  Est-ce  que  vous  permettez,  mon  père  ?  dit  Car- 
mela. —  Sans  doute,  répondit  le  comte;  ne  sommes- 
nous  pas  en  carnaval  ?  Carmela  se  pencha  vers  un 
jeune  homme  qui  raccompagnait  en  causant,  et  lui 

ai.  7 


—  90  — . 

dit  quelques  mots  tout  bas  tn  lui  montrant  du  doigt 
la  jeune  fllle.  Le  jeune  homme  suivit  des  yeux  la  di- 
rection de  la  jolie  main  qui  lui  servait  de  conductrice, 
fit  un  geste  d'obéissance,  et  vint  inviter  Teresa  à  figu- 
rer au  quadrille  dirigé  par  la  fille  du  comte. 

Teresa  sentit  comme  une  flamme  qui  lui  passait 
sur  le  visage.  Elle  interrogea  du  regard  Luigui  :  il  n'y 
avait  pas  moyen  de  refuser  :  Luigi  laissa  lentement 
glisser  le  bras  de  Teresa  qu'il  tenait  sous  le  sien,  et 
Teresa  s'éloignant,  conduite  par  son  élégant  cavalier, 
vint  prendre,  toute  tremblante,  sa  place  au  quadrille 
aristocratique.  Certes,  aux  yeux  dun  artiste,  l'exact 
et  sévère  costume  de  Teresa  eût  eu  un  bien  autre  ca- 
ractère que  celui  de  Carraela  et  de  ses  compagnes; 
mais  Teresa  était  une  jeune  fille  frivole  et  coquette, 
les  broderies  de  la  mousseline,  les  palmes  de  la  cein- 
ture, l'éclat  du  cachemire  léblouissaient,  le  reflet  des 
saphirs  et  des  diamants  la  rendait  folle.  De  son  côté, 
Luigi  sentait  naître  en  lui  un  sentiment  inco.  nu, 
c'était  comme  une  douleur  sourde  qui  le  mordait  au 
cœur  d'abord,  et  de  là.  toute  fréaiissante,  courait  par 
ses  veines  et  s'emparait  de  tout  son  corps.  Il  sui-.ait 
des  yeux  les  moindres  mouvements  de  Teresa  et  de 
son  cavalier  :  lorsque  leurs  mains  se  touchaient,  il 
ressentait  comme  des  éblouissenunts,  ses  artères  bat- 
taient avec  violence,  et  l'on  eût  dit  que  le  son  d'une 
idoche  vibrait  à  ses  oreilles.  Lorsqu'ils  se  parlaient, 
quoique  Teresa  écoutât,  timide  et  les  yeux  baissés,  les 
discours  de  son  cavalier,  comme  Luigi  lisait  dans  les 
yeux  ardents  du  beau  jeune  homme  que  ces  discours 
étaient  des  louanges,  il  lui  semblait  que  la  terre  tour- 
nait sous  lui  et  que  toutes  les  voix  de  l'enfer  lui  souf- 
flaient des  idées  de  meurtres  et  d  assassinat.  Alors, 
craignant  de  se  laisser  emporter  à  sa  folie,  il  se  cram- 
ponnait d'une  main  à  la  charmille  contre  laquelle  il 


—  91  — 
était  debout,  et  de  l'autre  il  serrait  d'un  mouveinent 
convulsif  le  poignard  au  manche  sculpté  qui  était 
passé  dans  sa  ceinture,  et  que,  sans  s'en  apercevoir, 
il  tirait  quelquefois  presque  entièrement  du  four- 
reau. 

Luigi  était  jaloux,  il  sentait  qu'emportée  par  sa  na- 
ture coquette  et  orgueilleuse.  Teresa  pouvait  lui 
échapper.  Et  cependant  la  jeune  paysanne,  timide  et 
presque  effrayée  d'abord,  s'était  bientôt  remise.  Nous 
avons  dit  que  Teresa  était  belle.  Ce  n'est  pas  tout, 
Teresa  était  gracieuse,  de  cette  grâce  sauvage,  bien 
autrement  puissante  que  notre  grâce  minaudière  et 
affectée.  Elle  eut  presque  les  honneurs  du  quadrille, 
et  si  elle  fut  envieuse  de  la  fille  du  comte  de  San-Fe- 
lice,  nous  n'oserions  pas  dire  que  Carmela  ne  fut  pas 
jalouse  d'elle.  Aussi  fût-ce  avec  force  compliments 
que  son  beau  cavalier  la  reconduisit  à  la  place  où  il 
l'avait  prise,  et  où  l'attendait  Luigi.  Deux  ou  trois  fois 
pendant  la  contredanse,  la  jeune  Glle  avait  jeté  un 
regard  sur  lui,  et  chaque  fois  elle  l'avait  vu  pâle  et 
les  traits  crispés.  Une  fois  même  la  lame  de  son  cou- 
teau, à  moitié  tirée  de  sa  gaine,  avait  ébloui  ses  yeux 
comme  un  sinistre  éelair.  Ce  fut  donc  presque  en 
tremblont  qu'elle  rejîrit  le  bras  de  son  amatit.  Le 
quadrille  avait  eu  le  plus  grand  succès,  et  il  était  évi- 
dent qu'il  était  question  d'en  faire  une  seconde  édi 
tion.  Carmela  seule  s'y  opposait;  mais  le  comte  de 
San-Felice  pria  sa  fille  si  tendrement,  qu'elle  finit  pai 
constniir. 

Auî^sitôt  un  des  cavaliers  s'élança  pour  inviter  Te- 
resa, sans  laquelle  il  était  impossible  que  la  contre- 
danse eût  lieu  ;  mais  la  jeune  fille  avait  déjà  disparu. 
En  effet,  Luigi  ne  s'était  pas  senti  la  force  de  suppor- 
ter une  seconde  épreuve  :  it,  moitié  par  persuasion  et 
moitié  par  force,  il  avait  entraîné  Teresa  vers  un 


—  92  — 
Eufre  point  du  jardin.  Teresa  avait  cédé  bien  malgré 
flje  :  mns  ollc  avait  vu  à  la  figure  bouleversée  du 
icu!!?  homme,  elle  comprenait  à  son  silence  entre- 
coupé de  îrcssailkments  nerveux  qui  quelque  chose 
d'étrange  se  passait  en  lui.  Ellc-nième  n'était  pas 
exempte  d"unc  agitaton  intérieure  :  et.  sans  avoir  ce- 
pendant rien  fait  de  mal,  elle  comprenait  que  Luigi 
était  en  droit  de  lui  faire  des  reproches  :  sur  quoi  ? 
elle  i'itrnorait  :  mais  elle  ne  sentait  pas  moins  que  ses 
reproches  seraient  mérités.  Cependant.au  grand  éton- 
nement  de  Teresa.  Luigi  demeura  muet,  et  pas  une 
parole  n"enlr"ouvrit  ses  lèvres  pendant  tout  le  reste 
de  la  soirée.  Seulement,  lorsque  le  froid  de  la  nuit 
eut  chassé  les  invités  dis  jardins  et  que  les  portes  de 
la  villa  se  furent  rcfcrn.éf  s  sur  eux  pour  une  fête  in- 
térieure, il  reconduisit  Teresa  ;  puis,  comme  elle  allait 
rentrer  chez  elle  :  —  Teresa.  dit-il,  à  quoi  pensais-tu 
lorsque  lu  Hansais  en  face  de  la  jeune  comtesse  de 
San  -F elice  ?  —  Je  pensais,  répondit  la  jeune  fille  dans 
toute  la  franchise  de  son  âme,  que  je  donnerais  la 
moitié  de  ma  vie  pour  avoir  un  costume  comme  celui 
qu'elle  portait.  —  Et  que  te  disait  ton  cavalier  ?  —  îl 
me  disait  qui!  ne  tiendrait  qu'à  moi  de  l'avoir  et  que 
je  n'avais  qu'un  mot  à  dire  pour  cela.  —  II  avait  rai- 
son, répondit  Luigi. Le  désires-tu  aussi  ardemment  que 
tu  le  dis  ?  --  Oui.  —  Eh  bien  !  tu  l'auras. 

La  jeune  filie  étonnée  leva  la  tète  pour  la  question- 
ner: mais  son  visage  était  si  sombre  et  si  terrible  que 
la  parole  se  glaça  sur  ses  lèvres.  D'ailleurs,  en  disant 
ces  paroles,  Luigi  s'était  éloigné.  Teresa  le  suivit  des 
veux  dans  la  nuit  tant  qu'elle  put  l'apercevoir.  Puis, 
lorsqu'il  eut  disparu,  elle  rentra  chez  elle  en  soupi- 
rant. 

Cette  même  nuit  il  arriva  un  grand  événement  par 
l'imprudence  sans  dfsnte  de  quelque  domestique  qui 


—  93  — 
avait  négligé  d'éteindre  les  lumières  :  le  feu  prit  à  la 
viila  San-Felice.  juste  dans  les  dépendances  de  Tap- 
part?menl  de  la  belle  Carmeîa.  Réveillée  au  milieu  de 
Ja  nuit  par  la  lutur  des  (lamnics,  elle  a\".i!,  sauté  en 
b/isde  son  lit.  s'était  enveloppée  de  sa  robe  de  chambre, 
et  a\ait  essayé  de  fuir  par  la  porte:  mais  le  corridor 
i'.ir  lequel  il  fallait  passer  était  déjà  en  proie  à  iin- 
c;ndie.  Alors  elle  était  rentrée  dans  sa  chambre,  ap- 
ii.'.laut  à  grands  cris  au  secours,  quand  tout  à  coup  sa 
f  iiêtre,  située  à  vingt  pieds  du  soi,  s'était  ouverte, 
un  jeune  paysan  s'était  élancé  dans  l'appartement, 
i'uvait  prise  dans  s»s  bras,  et  avec  une  force  et  une 
«dresse  surhumaines,  l'avait  transportée  sur  le  gazon 
de  la  pelouse,  où  elle  s'était  évanouie.  Lorsqu'elle 
avait  reprisses  sens,  son  père  était  devant  elle.  Tous 
I  s  serviteurs  l'entouraient,  lui  portant  des  secours. 
Une  aile  tout  entière  de  la  villa  était  brûlée  ;  mais 
qu'importait,  puisque  Carmela  était  .saine  et  sauve  ? 
Ou  chercha  partout  son  libérateur,  mais  son  libéra- 
!  ur  ne  reparut  point:  on  le  demanda  à  tout  le  monde, 
mais  personne  ne  l'avait  vu.  Quant  à  Carmela,  elle 
était  si  troublée  qu'elle  ne  l'avait  point  reconnu.  Au 
reste,  comme  le  comte  était  immensément  riche,  à 
part  le  danger  qu'avait  couru  CarmeLi;  et  qui  lui 
parut,  par  la  manière  miraculeuse  dont  elle  y  avait 
échappé,  plutôt  une  nouvelle  faveur  de  la  Providence 
qu'un  malheur  réel,  la  perte  occasionnée  par  les 
Ilammes  fut  peu  de  chose  pour  lui. 

Le  lendemain,  à  l'heure  habituelle,  les  deux  jeunes 
gens  se  retrouvèrent  à  la  lisière  de  la  forêt.  Luigi 
était  arrivé  le  premier.  Il  vint  au-devant  de  la  j-une 
fille  avec  une  grande  gaieté  :  il  semblait  avoir  compk* 
tement  oublié  la  scène  de  la  veiile.  Teresa  était  visi- 
blement pensive,  mais  en  voyant  Luigi  ainsi  disposé, 
elle  affecta  de  son  côté  l'insouciance  rieuse  qui  était 


—  94  — 

le  fond  de  son  caractère  quand  quelque  passion  ne  la 
venait  pas  troubler.  Luigi  prit  le  bras  de  Teresa  sous 
le  sien,  et  la  conduisit  jusqu'à  la  porte  de  la  grotte.  Là 
il  s'arrêta.  La  jeune  fiile,  comprenant  qu'il  y  avait 
quelque  chose  d'extraordinaire,  le  regarda  fixement, 

—  Teresa.  dit  Luigi,  bicr  au  soir  tu  m'as  dit  que  tu 
donnerais  tout  au  monde  pour  avoir  un  costume  pareil 
à  celui  de  la  fille  du  comte  ?  —  Certes,  dit  Teresa 
avec  étonnement,  mais  j'étais  folle  de  faire  un  pareil 
souhait.  —  Et  moi  je  t'ai  répondu  :  —  C'est  bien,  tu 
l'auras.  —  Oui,  reprit  la  jeune  fille,  dont  l'étonne- 
ment  croissait  à  chaque  parole  de  Luigi ,  mais  tu  as 
répondu  cela  sans  doute  pour  me  faire  plaisir.  —  Je 
ne  t'ai  jamais  rien  promis  que  je  ne  t'aie  donné, 
Teresa,  dit  orgueilleusement  Luigi  :  entre  dans  la 
grotte  et  habille-toi. 

A  ces  mots,  il  tira  la  pierre  et  montra  à  Teresa  la 
grotte  éclairée  par  deux  bougies,  qui  brûlaient  de 
chaque  côté  d'un  magnifique  miroir  ;  sur  la  table  rus- 
tique, faite  par  Luigi,  étaient  étalés  le  collier  de  perles 
et  les  épingles  de  diamants  ;  sur  une  chaise  à  côté, 
était  déposé  le  reste  du  costume.  Teresa  poussa  un 
cri  de  joie,  et  sans  s'informer  d'où  venait  ce  costume, 
sans  perdre  le  temps  de  remercier  Luigi,  elle  s'élança 
dans  la  grotte  transformée  en  cabinet  de  toilette. 
Derrière  elle  Luigi  repoussa  la  pierre,  car  il  venait 
d'apercevoir  sur  la  crête  d'une  petite  colline,  qui 
empêchait  que  de  la  place  où  il  était  on  ne  vît  Pales- 
trina,  un  voyageur  à  cheval,  qui  s'arrêta  un  instant 
comme  incertain  de  sa  route,  se  dessinant  sur  l'azur 
du  ciel  avec  cette  netteté  de  contour  particulière  aux 
lointains  dos  pays  méridionaux, 

En  apercevant  Luigi,  le  voyageur  mit  son  cheval  au 
galop,  et  vint  à  lui.  Luigi  ne  s'était  pas  trompé;  le 
voyageur  qui  allait  de  Palestrina  à  Tivoli,  était  dans 


—  95  — 
le  doute  de  son  chemin.  Le  jeune  homme  le  lui  in- 
diqua ;  mais  comme  à  un  quart  de  mille  de  là  la  route 
se  divisait  en  trois  sentiers,  et  qu'arrivé  à  ces  trois 
sentiers  le  voyageur  pouvait  de  nouveau  s'égarer,  il 
pria  Luigi  de  lui  servir  de  guide.  Luigi  détacha  son 
manteau  et  le  déposa  à  terre,  jeta  sur  son  épaule  sa 
carabine,  et,  dégagé  ainsi  du  lourd  vêtement,  marcha 
devant  le  voyageur  de  ce  pas  rapide  du  montagnard 
que  le  pas  d'un  cheval  a  peine  à  suivre. 

En  dix  minutes,  Luigi  et  le  voyageur  furent  à  l'es- 
pèce de  carrefour  indiqué  par  le  jeune  pâtre.  Arrivé 
là,  d'un  geste  majestueux  comme  celui  d'un  empereur , 
il  étendit  la  main  vers  celle  des  trois  routes  que  le 
voyageur  devait  suivre. 

—  Voilà  votre  chemin,  dit-il.  Excellence,  vous 
n'avez  plus  à  vous  tromper  maintenant.  —  Et  loi, 
voici  ta  récompense,  dit  le  voyageur  en  offrant  au 
jeune  pâtre  quelques  pièces  de  menue  monnaie.  — 
Merci,  dit  Luigi  en  retirant  sa  main  ,  je  rends  un  ser; 
vice,  je  ne  le  vends  pas.  —  Mais,  dit  le  voyageur,  qui 
paraissait  du  reste  habitué  à  cette  différence  entre  la 
servilité  de  l'homme  des  nlles  et  l'orgueil  du  campa- 
gnard, si  tu  refuses  un  salaire  ,  tu  acceptes  au  moins 
un  cadeau?  —  Ab  !  oui,  c'est  autre  chose.  —  Eh 
bien  !  dit  le  voyageur,  prends  ces  deux  soquins  de 
Venise,  et  donne-les  à  ta  fiancée  pour  en  faire  une 
paire  de  boucles  d'oreilles.  —  Et  vous,  alors,  prenez 
ce  poignari],  dit  le  jeune  pâtre,  vous  nVn  trouveriez 
pas  un  dont  la  poi,'née  fût  mieux  sculptée,  d'Albano 
à  Civita-Caslellane.  — J'accepte,  dit  le  voyageur, 
mais  alors  c'est  moi  qui  suis  ton  obligé,  car  ce  poi- 
gnard vaut  plus  de  d(»ux  sequins.  —  Pour  un  mar- 
chand peut-être,  mais  pour  moi  qui  l'ai  sculpté  moi 
mèaïc,  il  vaut  à  peine  une  piastre.  —  Comment 
t'appelles-tu?  demanda  le  voyageur.  —  Luigi  Vampa, 


—  96  — 

répondit  le  pâtre,  du  même  air  qu'il  eût  répondu  : 
Alexandre,  roi  de  Macédoine.  — El  vous?  —Moi, 
dit  le  voyageur,  je  m'appelle  Simbad  le  marin. 
Franz  d'Epinay  jeta  un  cri  de  surprise. 

—  Simbad  le  marin  !  dit-il.  —  Oui.  reprit  le  nar- 
rateur, c'est  le  nom  que  le  voyageur  donna  à  Vampa 
comme  étant  le  sien.  —  Eh  bien  !  mais  qu'avez-vous 
n  dire  contre  ce  nom  ?  interrompit  Albert:  c'est  un 
fort  beau  nom.  et  les  aventures  du  patron  de  ce  mon- 
sieur m'ont,  je  dois  l'avouer,  fort  amusé  dans  ma 
jeunesse. 

Franz  n'insista  pas  davantage.  Ce  nom  de  Simbad 
le  marin,  comme  on  le  comprend  bien,  avait  réveillé 
en  lui  tout  un  monde  de  souvenirs,  comme  avait  fait 
la  veille  celui  du  comte  de  ^lonte-Crislo. 

—  Continuez,  dit-il  à  l'hôte 

'V'ampa  mit  dédaigneusement  les  deux  sequins  dans 
sa  poche,  et  reprit  lentement  le  chemin  par  lequel  il 
était  venu.  Arrivé  à  doux  ou  trois  cents  pas  de  la 
grotte,  il  crut  entendre  un  cri.  Il  s'arrêta,  écoutant 
de  quel  côté  venait  ce  cri.  Au  bout  d'une  seconde,  il 
(entendit  son  nom  prononcé  distinctement:  l'appel  ve- 
nait du  côté  de  la  grotte. 

Il  bondit  comme  un  chamois,  armant  son  fusil  tout 
en  courant,  et  parvint  en  moins  d'une  minute  au  som- 
met de  la  petite  colline  opposée  à  celle  où  il  avait 
aperçu  le  voyageur.  Là,  les  cris  :  Au  secours  !  arrivè- 
rent à  lui  plus  distincts,  il  jeta  les  yeux  sur  l'espace 
qu'il  dominait  :  un  hommi^  enlevait  Teresa  comme  le 
centaure  Jsessus  Déjanire.  Cet  homme,  qui  se  diri- 
geait vers  le  bois,  était  déjà  aux  trois  quarts  du  chemin 
de  la  grotte  à  la  forêt.  Yampa  mesura  l'intervalle  ;  cet 
homme  avait  deux  cents  pas  d'avance  au  moins  sur 
lui.  il  n'y  avait  pas  de  chance  de  le  rejoindre  avant 
qu'il  eût  gagné  le  bois.  Le  jeune  pâtre  s'arrêta  comme 


—  97  — 

si  ses  pieds  eussent  pris  racine.  Il  appuya  la  crosse  de 
son  fusil  à  son  épaule,  leva  lentement  le  canon  dans 
la  direction  du  ravisseur,  le  suivit  une  seconde  dans 
sa  course,  et  flt  feu. 

Le  ravisseur  s'arrêta  court  ;  ses  genoux  plièrent ,  et 
il  tomba,  entraînant  Teresa  dans  sa  chute.  'Mais  Te- 
rcsa  se  releva  aussitôt  ;  quant  au  fugitif,  il  resta  cou- 
ché, se  débattant  dans  les  convulsions  de  Fagonie. 
Vampa  s  élança  aussitôt  vers  Teresa  ;  car  à  dix  pas  du 
moribond  les  jambes  lui  avai.nt  manqué  à  son  tour  , 
el  elle  était  retombée  à  genoux  ,  et  le  jeune  homme 
avait  cette  crainte  terrible  que  la  balle  qui  venait 
d'abattre  son  ennemi  n'eût  en  même  temps  blessé  sa 
fiancée.  Heureusement  il  n'en  était  rien;  c'était  la 
terreur  seule  qui  avai!  paralysé  les  forces  de  Teresa. 
Lorsque  Luigi  se  fut  bien  assuré  qu'elle  était  saine 
et  sauve  ,  il  se  retourna  vers  le  blessé  ;  il  venait 
d'expirer,  les  poings  fermés,  la  bouche  contractée 
par  la  douleur  et  les  cheveux  hérissés  sous  la  sueur 
de  l'agonie;  ses  yeux  étaient  restés  ouverts  et  me- 
naçants. 

Vampa  s'approcha  du  cadavre  .  et  reconnut  Cucu- 
metto  Depuis  le  jour  où  le  bandit  avait  été  sauvé  par 
les  deux  jeunes  gens,  il  était  devenu  amoureux  de 
Teresa  ,  et  avait  juré  que  la  jeune  fille  serait  à  Iuj. 
Depuis  ce  jour  ,  il  l'avait  épiée;  et.  profitant  du  mo- 
ment où  son  amant  l'avait  laissée  seule  pour  indiquer 
le  chemin  au  voyageur,  il  lavait  enlevée  et  le  croyait 
déjà  h  lui .  lorsque  la  balle  de  A'^ampa  ,  guidée  par  le 
conpd'œil  infaillible  du  jeune  pâtre,  lui  avait  traversé 
le  cœur.  Vampa  le  regarda  un  instant  sans  que  la 
mcindre  émotion  se  trahit  sur  son  visage,  tandis  qu'au 
contraire  Teresa  ,  toute  tremblante  encore  ,  n'osait  se 
rapprocher  du  bandit  mort  qu'à  petits  pas ,  et  jetait 
en  hésitant  un  coup  d'œil  sur  ie  cadavre  par-dessus 


—  98  — 
l'épaule  de  son  amant.  Au  bout  d'un  instant,  Vamp  a 
se  retourna  vers  sa  maîtresse, 

—  Ah  !  ah  !  dit-il.  c'est  bien,  tu  es  habillée  :  à  mon 
tour  de  faire  ma  toilette.  En  effet,  Teresa  était  revêtue 
de  la  tête  aux  pieds  dn  costumLi  de  la  fille  du  comte 
de  San-Felice.Vampa  prit  le  corps  de  Cueumetto  entre 
ses  bras,  et  l'emporta  dans  la  grotte,  tandis  qu'à  son 
tour  Teresa  restait  dfhors. 

Si  un  second  voyasreur  fût  alors  passé,  il  eût  vu  une 
chose  étrange  ,  c'était  une  bergère  gardant  ses  brebis 
avec  une  robe  de  cachemire  .  des  boucles  d'oreilles  , 
un  collier  de  perles,  des  épingles  en  diamauls  et  des 
boutons  de  saphirs  ,  démeraudes  et  de  rubis.  Sans 
doute  il  se  fût  cru  revenu  au  temps  de  Florian,  et  eût 
affirmé,  en  revenant  à  Paris,  qu'il  avait  rencontré  la 
bergère  des  Alpes  assise  au  pied  des  monts  Sabins. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure  ,  Vampa  sortit  à  son 
tour  de  la  grotte.  Son  costume  n'était  pas  moins  élé- 
gant dans  so,\  genre  que  celui  de  Teresa.  Il  avait  une 
veste  de  velours  grenat .  à  boutons  d'or  ciselés  ,  un 
gilet  de  soie  tout  couvert  de  broderies,  une  écharpe 
romaine  nouée  autour  du  cou  ,  une  cartouchière  toute 
piquée  d'or  et  de  soie  rouge  et  verte,  des  culottes  de 
velours  bleu  de  ciel  attachée  au-dessus  du  genou  par 
des  boucles  de  diamants,  des  guêtres  de  peau  de  daim 
bariolées  de  mille  arabesques,  et  un  chapeau  où  flot- 
taienl  des  rubans  de  toutes  couleurs ,  deux  montres 
pendaient  à  sa  ceinture  .  et  un  magnifique  poignard 
était  passé  à  sa  cartouchière. 

Teresa  jeta  un  cri  d'admiration:  Vampa  sous  cet 
habit  ressemblait  à  une  peinture  de  Léopold  Robert 
ou  de  Schnetz.  Il  avait  revêtu  le  costume  complet  de 
Cueumetto.  Le  jeune  homme  s'aperçut  de  l'effet  qu'il 
produisait  sur  sa  âaacée,  et  un  sourire  d'orgueil  passa 
tur  sa  bouche. 


—  99  — 

—Maintenant,  dit-  il  à  Tercsn.  os-tu  prête  à  partager 
ma  fortune  quelle  qu'elle  soit?  —  Oh  oui  !  s'écria  la 
jeune  fille  avec  enthousiasme.  —A  me  suivre  partout 
où  j'irai  ?—  Au  bout  du  monde  !  —  Alors  prends  mon 
bras  et  partons ,  car  nous  n'avons  pas  de  temps  à 
perdre. 

La  jeune  fille  passa  son  bras  sous  celui  de  son 
amant  sans  même  lui  demander  où  il  la  conduisait; 
car  en  ce  moment  il  lui  paraissait  beau  ,  fier  et  puis- 
sant comme  un  dieu.  Et  tous  deux  s'avancèrent  dans 
la  forêt,  dont  au  bout  de  quelques  minutes  ils  eurent 
franchi  la  lisière . 

Il  va  sans  dire  que  tous  les  sentiers  de  la  montagne 
étaient  connus  de  Vampa  :  il  avança  donc  dans  la  forêt 
sans  hésiter  un  seul  instant ,  quoiqu'il  n'y  eût  aucun 
chemin  frayé,  mais  seulement  reconnaissant  la  route 
quil  devait  suivre  à  la  seule  inspection  des  arbres  et 
des  buissons  :  ils  marchèrent  ainsi  une  heure  et  demie 
à  peu  près.  Au  bout  de  ce  temps  ,  ils  étaient  arrivés 
à  l'endroit  le  plus  loufi"u  du  bois.  Un  torrent  dont  le 
lit  était  à  sec  conduisait  dans  une  gorge  profonde. 
Vampa  prit  cet  étrange  cheiiiin  .  qui  .  encaissé  entre 
deux  rives  et  rembruni  par  Tombre  épaisse  drs  pins  , 
semblait .  moins  la  descente  facile  .  ce  sentier  de  l'A- 
verne  dont  parle  Virgile.  Tercsa.  redevenue  craintive 
à  l'aspect  de  ce  lieu  sauvage  et  désert,  se  serrait  contre 
son  guide  sans  dire  une  parole;  mais  comme  elle  le 
voyait  marcher  toujours  dun  pas  égal  .  comme  un 
calme  profond  rayonnait  sur  son  visage,  elle  avait 
elle-même  la  force  de  dissimuler  son  émotion. 

Tout  à  coup,  à  dix  pas  deux,  un  homme  sembla  se 
détacher  d'un  arbre  derrière  lequel  il  était  caché,  et, 
mettant  Vampa  en  joue  : 

—  Pas  un  pas  de  plus  .  cria-t-il .  ou  tu  es  mort.  — 
ÀUoas  donc  !  dit  Vampa  en  levant  la  main  avec  ua 


—  100  - 

geste  de  mépris  ,  tandis  que  Teresa  ,  ne  dissimulant 
plus  sa  terreur ,  se  pressait  contre  lui  ;  est-ce  que  les 
loups  SI"  déchireni  entre  eux  !  —  Qui  es-lu  ?  demanda 
!a  s"nline!lc.  — Je  suis  Lui^'i  Vampa,  le  berger  de  la 
terme  de  San-Felice.  —  Que  veux-tu  ?  —  Je  veux 
parler  à  tes  compagnons  qui  sont  à  la  clairière  de 
îlocca-Bianca. —  Alors,  suis-moi,  dit  la  sentinelle,  ou 
pluiôt,  puisque  tu  sais  où  cela  est,  marche  devant. 

Vampa  sourit  d'un  air  de  méprisa  cette  précaution 
du  bandit,  passa  devant  avec  Teresa.  et  continua  son 
chemin  du  même  pas  ferme  et  tranquille  qui  l'avait 
conduit  jusque-là. 

Au  bout  de  cinq  minutes,  le  bandit  leur  fil  signe  de 
s'arrêter  Les  deux  jeunes  gens  obéirent.  Le  bandit 
imita  trois  fois  le  cri  du  corbeau  :  un  croassement  ré- 
pondit à  ce  triple  appel. 

— C'est  bien,  dit  le  bandit.  Maintenant  tu  peux  con- 
tinuer ta  route.  Luigi  et  Teresa  se  mirent  en  chemin. 
Mais  à  mesure  qu'ils  avançaient ,  Teresa  tremblante 
se  serrait  contre  son  amant:  en  effet ,  à  travers  les 
arbres  on  voyait  apparaître  des  hommes  et  étinceler 
des  canons  de  fusils.  La  clairière  de  Rocca-Bianca  était 
au  sommet  d'une  petite  montagne  qui  autrefois  sans 
doute  avait  été  un  volcan,  volcan  éteint  avant  que 
Rémus  et  Romulus  n'eussent  déserté  Albe  pour  aller 
bâtir  Rome.  Teresa  et  Luigi  atteignirent  le  sommet , 
et  se  trouvèrent  au  même  instant  en  face  d'une  ving- 
taine de  bandits.  —  Voil;'i  un  jeune  homme  qui  vous 
cherche  et  qui  désire  vous  parler,  dit  la  sentinelle. 

—  Et  que  veut-il  nous  dire?  deri  anda  celui  qui  en 
l'absence  du  chef  remplissait  l'intérim  de  capitaine. 

—  Je  veux  dire  que  je  m'ennuie  de  faire  le  métier  de 
berger,  dit  Vampa.  — Ah  !  je  comprends  ,  dit  le  lieu- 
tenant ,  et  tu  viens  nous  demander  à  être  reçu  dans 
nos  rangs?  —  Qu'il  soit  le  bienvenu ,  crièrent   plu- 


—  101  — 

sieurs  bandits  de  Ferrusino.  de  Pampinara  et  d'Ana- 
gni  qui  avaient  reconnu  Luigri  Vampa.  —  Oui.  seule- 
ment je  \iens  vous  demander  une  autre  chose  que 
d'être  votre  compagnon.  —  Et  que  viens-tu  nous  de- 
mander? dirent  les  bandits  avec  étonnement.  —  Je 
viens  vous  demander  d'être  votre  capitaine ,  dit  le 
jeune  homme. 

Les  bandits  éclatèrent  de  rire. 

—  Et  qu"as-tu  fait  pour  aspirer  à  cet  honneur?  de- 
manda le  lieutenant.  —  J'ai  tué  votre  chef  Cucumetlo, 
dont  voici  la  dépouille  .  dit  Luigi ,  et  j'ai  mis  le  feu  à 
la  villa  de  San-Felice  pour  donner  une  robe  de  noce 
à  ma  fiancée. 

Une  heure  après,  Luigi  "S'ampa  était  élu  capitaine 
en  remplacement  de  Cucumelto. 

—  Eh  bien  !  mon  cher  Albirt.  dit  Franz,  en  se  re- 
tournant vers  son  ami  .  que  pense z-\ous  maintenant 
du  citoyen  Luigi  Vampa  ?  —  Je  dis  que  c'est  un  mythe, 
répondit  Albert,  et  qu'il  n'a  jamais  existé.  —  Qu'est- 
ce  que  c'est  qu'un  mylhe  ?  demanda  Pastrini.  — Ce 
serait  trop  ion;/  a  vous  expliquer,  mon  cher  hùle.  ré- 
pondit Franz.  Et  vous  dites  donc  que  maître  Vampa 
exerce  en  ce  itioment  sa  profession  aux  environs  de 
Rome  ?  —  Et  avec  une  hardiesse  dont  jamais  bandit 
avant  lui  n'avait  donné  l'exemple.  —  La  poliie  a  tenté 
Tainemer.t  de  s'en  emparer  alors? — Que  voulez-vous? 
il  est  d'accord  à  la  fois  avec  les  bergers  de  la  plaine  . 
les  pêcheurs  du  Tibre  et  ks  contrebandiers  de  la  côte. 
On  le  cherche  dans  la  montagne,  il  est  sur  le  fleuve  : 
on  le  poursuit  sur  le  fleuve  .  il  gagne  la  pleine  mer  ; 
puis,  tout  à  coup,  quand  on  le  croit  réfugié  dans  l'Ile 
d'El-Giglio.  d'EI-Guanouti  ou  de  Monte-Cristo .  on  le 
voit  reparaître  à  Albano .  à  Tivoli  ou  à  la  Riccia.  — 
Et  quelle  tst  sa  manière  de  procéder  à  l'égard  des 
yoyagcurs?— Ab  !  mon  Dieu  !  c'est  biça  simple.  Selon 


—  102  — 

la  distance  où  l'on  est  de  la  ville ,  il  leur  donne  hait 
heures  ,  douze  heures  .  un  jour  pour  payer  leur  ran- 
çon; pais  le  tomf)s  écoulé  ,  il  accorde  une  heure  de 
grâce.  A  la  soixantième  minute  de  celte  heure ,  s"il 
n"a  pas  Targent,  il  fait  sauter  la  cervelle  du  prison- 
nier d"un  coup  de  jistolet.  ou  lui  plante  son  poignard 
dans  le  cœur,  et  tout  est  dit.  —  Eh  bien  !  Albert,  de- 
manda Franz  à  son  compagnon .  éîcs-vous  toujours 
disposé  à  aller  au  Colysée  par  les  boulevards  exté- 
rieurs ? —  Parfaitement,  dit  Albert,  si  la  route  est 
plus  pittoresque. 

En  ce  moment  neuf  heures  sonnèrent ,  la  porte 
s'ouvrit,  et  le  cocher  parut. 

—  Excellences,  dit-il,  la  voiture  vous  attend.  —  Eh 
bien  !  dit  Franz,  en  ce  cas,  au  Colysée.  —  Par  la  porte 
del  Popolo  .  Excellences,  ou  par  les  rues?  —  Par  les 
rues  ,  morbleu  !  far  les  rues.  s"écria  Franz.  — Ah' 
mon  cher,  dit  Albert  en  se  levant  à  son  tour  et  en 
allumant  son  troisième  cigare ,  en  vérité  ,  je  vous 
croyais  plus  brave  que  cela. 

Sur  ce,  les  deux  jeunes  geas  descendirent  l'escalier 
et  montèrent  en  voiture. 


V.  —  Apparition. 

Franz  avait  trouvé  un  terme  moyen  pour  qu'Albert 
arrivât  au  Colysée  sans  i)asser  dtvant  aucune  ruine 
aniique.  et  par  conséquent  sans  que  hs  préparations 
graduelles  ôtasscnt  au  colosse  une  seule  coudée  de  ses 
gigantesques  proporlions.  C'était  de  suivre  la  via  Sis- 
tina,  de  couper  à  angle  droit  devant  Sainte-SIarie 
Tûajture.  et  d'arriver  parla  via  Urbana  et  San-Pictro 
in  Vincoli  jusqu'à  la  via  del  Colosseo. 


—  103  - 

Cet  itinéraire  offrait  daillcurs  un  autre  avantage; 
c'était  celui  de  ne  distraire  en  rien  Franz  de  l'impres- 
sion produite  sur  lui  par  Ihistoire  qu'avait  racontée 
maître  Pastrini.  et  dans  laquelle  se  trouvait  mêlé  son 
mystérieux  amphitryon  de  Monte-Cristo.  Aussi  s'était- 
il  accoudé  dans  un  coin,  et  était-il  retombé  dans  ces 
mille  interrogatoires  sans  fin  qu'il  s'était  faits  à  lui- 
même,  et  dont  pas  un  ne  lui  avait  donné  une  réponse 
satisfaisante. 

Une  chose ,  au  reste  .  lui  avait  encore  rappelé  son 
ami  Simbad  le  marin  :  c'étaient  ces  mystérieuses  re- 
lations entre  les  brigands  et  les  matelots.  Ce  qu'avait 
dit  maître  Pastrini  du  refuge  que  trouvait  Vampa  sur 
les  barques  des  pêcheurs  et  des  contrebandiers,  rap- 
pelait à  Franz  ces  deux  bandits  corses  qu'il  avait 
trouvés  soupant  avec  l'équipage  du  petit  yacht,  lequel 
s'était  détourné  de  son  chemin  et  avait  abordé  à  Porto- 
Vecchio ,  dans  le  s^ul  but  de  les  remettre  à  terre.  Le 
nom  que  se  donnait  sou  hôte  de  Monte-Cristo  ,  pro- 
noncé par  sou  hôte  de  i'hôtel  de  Londres,  lui  prouvait 
qu'il  jouait  le  même  rôle  philanthropique  sur  les  cotes 
de  Piombino,  de  Civita-Vecchia,  d'Ostie  et  de  Gaëte 
que  sur  celles  de  Tuais  et  de  Palerme.  C'était  une 
preuve  qu'il  embrassait  un  cercle  de  relations  assez 
élcndues. 

Mais  si  puissantes  que  fussent  sur  l'esprit  du  jeune 
homme  toutes  ces  réilexions ,  elles  s'évanouirent  à 
rinstai.t  où  il  vit  s'élever  devant  lui  le  spectre  sombre 
et  gigantesque  du  Colysée.  à  travers  les  ouvertures 
duquel  la  lune  projetait  ces  longs  et  pâles  rayons  qui 
tombent  des  yeux  des  fantômes.  La  voiture  s'arrêta  à 
quelques  pas  de  la  Mêla  Sudans.  Le  cocher  vint  ou- 
vrir la  portière  :  les  deux  jeunes  gins  sautèrent  à  bas 
de  la  voilure  et  se  trouvèrent  en  face  d'ua  cicérone 
qui  semblait  sortir  de  dessous  terre.  Comme  celui  de 


—  10^  — 
l'hôtel  les  avait  suivis,   cela  leur  en  faisait  deux 

Impossible  ,  au  reste  .  d'éviter  à  Rome  ce  luxe  de 
guides  :  outre  le  cicérone  général  qui  s'empare  de 
vous  au  moment  où  vous  mettez  le  pi^d  sur  le  seuil  de 
la  porte  de  l'hôtel  et  qui  ne  vous  abandonne  plus  que 
le  jour  où  vous  mettez  le  pied  hors  de  la  ville,  il  y  a 
encore  un  cicérone  spécial  attaché  à  chaque  monu- 
ment et  je  dirai  presque  à  chaque  fraction  de  monu- 
ment :  qu'on  juge  donc  si  l'on  doit  manquer  de  ciceroni 
au  Colosseo,  c'est-à-dire  au  monument  par  excellence 
qui  faisait  dire  à  Martial  :  «  Que  Memphis  cesse  de 
nous  vanter  les  barbares  miracles  de  ses  pyramides, 
que  l'on  ne  chante  plus  les  merveilles  de  Babylone , 
tout  doit  céder  devant  l'immense  travail  de  Tamphi- 
théâtre  des  Césars,  et  toutes  les  voix  de  la  renommée 
doivent  se  réunir  pour  vanter  ce  monument.  » 

Franz  et  Albert  n'essayèrent  point  de  se  soustraire 
à  la  tyrannie  ciceronienne.  Au  reste,  cela  serait  d'au- 
tant plus  difficile  que  ce  sont  les  guides  seulement 
qui  ont  le  droit  de  parcourir  le  monument  avec  des 
torches.  Ils  ne  firent  donc  aucune  résistance,  et  se 
livrèrent  pieds  et  poings  liés  à  leurs  conducteurs. 

Franz  connaissait  cette  promenade  pour  l'avoir  faite 
dix  fois  déjà;  mais  comme  son  compagnon,  plus  no- 
vice, mettait  pour  la  première  fois  le  pied  dans  le 
monument  de  Flavius  Vcspasien.  je  dois  l'avouer  à  sa 
louange,  malgré  le  caquetage  ignorant  de  ses  guides, 
il  était  fortement  impressionné.  C'est  qu'en  effet  on 
n'a  aucune  idée,  quand  on  ne  l'a  pas  vue,  de  la  majesté 
d'une  pareille  ruine,  dont  toutes  les  proportions  sont 
doublées  encore  par  la  mystérieuse  clarté  de  cette  lune 
méridionale  dont  les  rayons  semblent  un  crépuscule 
d'Occident. 

Aussi  à  p?ine  Franz  le  pens^-ur  eut  il  fait  cent  pas 
sous  les  portiques  intérieurs,  qu'abandonnant  Albert 


—  105  — 

à  ses  guides,  qui  ne  voulaient  pas  renoncer  au  droit 
imprescriptible  de  lui  faire  voir  dans  tous  leurs  dé- 
tails la  Fosse  dos  Lions,  la  Loge  des  Gladiateurs,  le 
Podium  des  Césars,  il  prit  un  escalier  à  moitié  ruiné, 
et.  leur  laissant  continuer  leur  route  symétrique,  il 
alla  tout  simplement  s'asseoir  à  Tombre  d'une  colonne 
en  face  d'une  échancrure  qui  lui  permettait  d'em- 
brasser le  géant  de  granit  dans  toute  sa  majestueuse 
étendue. 

Franz  était  là  depuis  un  quart  <!'heure  à  peu  près, 
perdu,  comme  je  l'ai  dit,  dans  l'ombre  d'une  colonne, 
occupé  à  regarder  Albert  qui,  accompagné  de  ses 
deux  porteurs  de  torches,  venait  de  sortir  d'un  vomi- 
torium  placé  à  l'autre  extrémité  du  Colysée,  et  les- 
quels, pareils  à  des  ombres  qui  suivent  un  feu  follet, 
descendaient  de  gradins  en  gradins  vers  les  places  ré- 
servées aux  vestales  .  lorsqu'il  lui  sembla  entendre 
rouler  dans  les  profondeurs  du  monument  une  pierre 
détachée  de  l'escalier  situé  en  face  de  celui  qu'il  ve- 
nait de  prendre  pour  arriver  à  l'endroit  où  il  était 
assis  Ce  n"est  pas  chose  rare  sans  doute  qu'une  pierre 
qui  se  détache  sous  le  pied  du  temp=  et  va  rouler 
dans  l'abîme  ;  mais  celte  fuis  il  lui  senjblait  que  c'é- 
tait aux  pieds  d'un  homme  que  la  pierre  avait  cédé,  et 
qu'un  bruit  de  pas  arrivait  jusqu'à  lui.  quoique  celui 
qui  l'occasionnait  fit  tout  ce  qu'il  pût  pour  l'assourdir. 

En  effet,  au  bout  d'un  instant,  un  homme  parut, 
sortant  graduellement  de  l'ombre  à  mesure  qu'il  mon- 
tait l'escalier  dont  l'orifice,  situé  en  face  de  Franz, 
était  éclairé  par  la  lune,  mais  dont  les  degrés,  à  me- 
sure qu'on  les  descendait,  s'enfonçaient  dans  l'obscu- 
rité. 

Ce  pouvait  être  un  voyageur  comme  lui,  préférant 
une  méditation  solitaire  au  bavardage  insignifiant  de 
ses  guides,  et  par  conséquent  son  apparition  n'avait 

m.  8 


-  106  — 

rien  qui  pût  le  surprendre  :  mais  à  l'hésitation  avec 
laquc'llf  il  monta  les  dernières  marches,  à  la  fiiçon 
dont,  arrivé  sur  la  plate-forme,  il  s'arrêta  et  parut 
écouter,  il  était  évident  qu'il  était  venu  là  dans  un  but 
particulier  et  qu'il  attendait  quelqu'un.  Par  un  mou- 
vement instinctif.  Franz  s'effaça  le  plus  qu'il  put  der- 
rière la  colonne. 

X  dix  pieds  du  sol  où  ils  se  trouvaient  tous  deux,  la 
voûte  était  défoncée,  et  une  ouverture  ronde,  pareille 
à  celle  d'un  puits,  permettait  d'apercevor  le  ciel  tout 
constellé  détoiles.  Autour  de  cette  ouverture,  qui 
donnait  peut-être  déjà  depuis  des  centaines  d'années 
pis.sagï  auî  rayons  dij  la  lune,  poussaient  des  brous- 
sailles dont  les  vertes  et  frêles  découpures  se  déta- 
chaient en  vigueur  sur  l'azur  miU  du  firiiument.  tan- 
dis que  de  grandes  lianes  et  de  paissants  jets  de  lierre 
p?nda!ent  de  celte  terrasse  supérieure  et  se  balan- 
çais-nt  sous  le  voûte,  pareilles  à  des  cordages  flot- 
tants. 

Le  personnage  dont  l'arrivée  mystérieuse  avait 
attiré  l'attention  de  Franz  était  placé  dans  unedemi- 
teiiite  qui  ne  lui  perm"ttait  pas  de  distinguer  ses 
traits,  mais  qui  cepemlanl  n'était  pas  assez  obscure 
pour  l'empêcher  de  détailler  son  costume  :  il  était 
enveloppé  d'un  grand  manteau  brun,  dont  un  des 
pans,  rejeté  sur  son  épaule  gauche,  lui  cachait  le  bas 
du  visage,  tandis  que  son  chapeau  à  larges  bords  en 
couvrait  la  partie  supérieure.  L'extréiniîé  seule  de  ses 
vêlements  se  trouvait  éclairée  par  la  lumière  oblique 
qui  passait  par  l'ouverture,  et  qui  permettait  de  dis- 
tinguer un  pantalon  noir  encadrant  coquettement  une 
botte  vernie.  Cet  homme  appartenait  évidemment, 
sinon  à  l'aristocratie,  du  moins  à  la  haute  société. 

Il  était  ià  dejiuis  qu;lques  minutes  et  ecmmeneait 
à  donner  des  signes  visibles  d'impatience,  lorsqu'un 


—  107  — 

légrer  bruit  se  fit  entendre  sur  la  terrasse  supérieure. 
Au  même  instant,  une  ombre  int-rcepta  la  lumière  ; 
un  homme  apparut  à  l'orifice  de  l'ouverture,  plongea 
son  regard  perçant  dans  les  ténèbres,  et  aperçut 
l'homme  au  manteau  ;  aussitôt  il  saisit  une  poignée  de 
CCS  lianes  pendantes  et  de  ces  lierres  flottants,  se  laissa 
glisser  et,  arrivé  à  trois  ou  quatre  pieds  du  sol,  sauta 
légèrement  à  terre.  Celui-ci  avait  le  costume  complet 
d'un  Trastevere. 

—  Excusez-moi,  Excellence,  dit-il  en  dialecte  ro- 
main, je  vous  ai  fait  attendre;  cependant  je  ne  suis 
en  retard  que  de  quelques  minutes  ,  dix  heures 
viennent  de  sonnera  Saint-Jean  de  Latran. — C'est  moi 
(lui  étais  en  avance,  et  non  vous  qui  étiez  en  retard, 
répondit  l'élranger  dans  le  plus  pur  toscan  :  ainsi  pas 
de  céréoronie  :  d'aills  urs.  ra'eussiez-vous  fait  attendre, 
que  je  me  serais  bien  douté  que  celait  par  quelque 
motif  indépendant  de  votre  volonté.  —  El  vous  au- 
riez eu  raison.  Excellence  ;  je  viens  du  château  Saint- 
Ange,  et  j'ai  eu  toutes  les  peines  du  monde  à  parler 
à  Beppo.  —  Qu'est-ce  que  Beppo  ?  —  Beppo  est  un 
employé. de  la  prison  à  qui  je  fais  u:!e  pvtite  rente 
pour  savoir  ce  qui  se  passe  dans  rintérieur  du  châ- 
teau de  Sa  Sainteté.  —  Ah  !  ali  !  je  vois  que  vous  êtes 
homme  de  précaution,  mon  cher!  —  Que  voulez-vous. 
Excellence  !  on  ne  sait  pas  ci-  qui  peut  arriver  ;  peul- 
élre  moi  aussi  serai-je  un  jous"  j.ris  au  filet  comme  ce 
pauvre  Peppino,  et  aurai-je  besoin  d'un  rat  pour  ron- 
ger quelques  mailles  de  ma  prison.  —  Bn-f,  qu'avez - 
^ous  appris?  —  Il  y  aura  deux  exécutions  mardi,  à 
deux  heures,  comme  c'est  l'habitude  à  Romclors  des 
ouvertures  des  grandi  s  fêtes  ;  un  condamné  sera  maz- 
zolato_,  c'est  un  misérable  qui  a  lue  un  prêtre  qui 
l'avait  élevé,  et  qui  ne  niérilc  aucun  intérêt;  l'autre 
sera  decapitalo,  et  celui-là  c'est  le  pauvre  Peppino.  — 


—  108  — 
Que  voulez-vous,  mon  cher,  vous  inspirez  une  si 
grande  terreur  non-seulement  au  gouvernement  pon- 
tifical. Riais  encore  aux  royaumes  voisins,  quon  veut 
absolument  faire  un  exemple.  —  IVÏaisPeppino  ne  fait 
pas  même  partie  de  ma  bande,  c'est  un  pauvre  berger 
qui  n"a  commis  dautre  crime  que  de  nous  fournir  des 
vivres.  —  Ce  qui  le  constitue  parfaitement  votre  com- 
plice. Aussi  vous  voyez  qu"on  a  des  égards  pour  lui. 
Au  lu'u  de  lassommer  comme  vous  le  serez,  si  Jamais 
on  vous  met  la  main  dessus,  on  se  contentera  de  le 
guillotiner.  Au  reste,  cela  v^rierales  plaisirs  du  peuple, 
et  il  y  aura  spcclacL-  pour  tous  les  goûts.  —  Sans 
comi'.tcr  celui  que  je  lui  ménage  et  auquel  il  ne  s'at- 
tend pas.  reprit  le  Translcvere.  —  Mon  cher  ami, 
periii(:îtoz-uioi  de  vous  dire,  reprit  l'homme  au  man- 
teau, que  vous  me  parraisscz  tout  disposé  à  faire 
queliiue  solîise.  —  .Je  suis  disposé  à  ioal  pour  em- 
pêcher l'exécuticn  du  pauvre  diable  qui  est  dans  l'em- 
barras pour  iii'avoir  servi;  par  la  madone  !  je  me 
regarderais  comme  un  lâche,  si  je  ne  faisais  pas 
quelque  chose  pour  ce  brave  garçon.  —  Et  que  ferez- 
vous?  Je  phicerai  une  vingtaine  d'hommes  autour  de 
Téchafaud.  et  au  moment  où  on  l'amènera,  au  signal 
que  je  donnerai,  nous  nous  élancerons  le  poignard  ou 
poing  sur  l'escorte,  et  nous  l'enlèverons.  —  Cela  me 
paraît  fort  chanceux,  et  je  crois  décidément  que  mon 
projet  vyut  mieux  que  le  vôtre.  —  Et  quel  est  votre 
projet,  Excellence?  —  Je  donnerai  deux  mille  piastres 
a  quelqu'un  que  je  sais,  et  qui  obtier.dra  que  l'exécu- 
tion de  Peppinosoil  remise  à  l'année  prucbaiue;  puis, 
dans  le  courant  de  l'aimée,  je  donnerai  mille  autres 
piastres  à  un  autre  quelqu'un  que  je  sais  encore,  et  je 
le  ferai  évader  de  piison.--Èies  vous  sûr  de  réussir? 
—  Pardieu!  dit  en  français  l'homme  au  manteau. — 
PlaU"il  ?  demanda  le  Transtevere.— Jedis.mon  cher, 


—  109  — 
que  j'en  ferai  plus  à  moi  seul  avec  mon  or  que  vous 
et  tous  vos  gens  avec  leurs  poignards ,  leurs  pis- 
tolets ,  leurs  carabines  et  leurs  tromblons.  Lais- 
sez-moi donc  faire.  —  A  merveille  ;  mais  si  vous 
échouez,  nous  nous  tiendrons  toujours  prêts. — Tenez- 
vous  toujours  prêts,  si  c'est  votre  plaisir,  mais  soyez 
certains  que  j'aurai  sa  grâce.  —  C'est  après-demain 
mardi,  faites  y  attention.  Yous  n"avez  plus  que  de- 
main.—  Eb  bien  !  mais  un  jour  se  compose  de  vingt- 
quatre  heures,  chaque  heure  se  compose  de  soixante 
minutes,  chaque  minute  de  soixante  secondes  ;  et  en 
quatre-vingt-six  mille  quatre  cents  secondes  on  fait 
bien  des  choses.  —  Si  vous  avez  réussi,  Excellence, 
comment  le  saurons-nous?  —  C'est  bien  simple.  J'ai 
loué  les  trois  dernières  fenêtres  du  café  Rospoli  ;  si 
j'ai  obtenu  le  sursis,  les  deux  fenêtres  du  coin  seront 
tendues  en  damas  jaune,  mais  celle  du  milieu  sera 
tendue  en  damas  blanc  avec  une  croix  rouge.  —  A 
mer\eille;  et  par  qui  ferez-vous  passer  la  grâce  ?  — 
Envoyez-moi  un  de  \os  hommes  déguisé  en  pénitent, 
et  je  la  lui  donnerai.  Grâce  à  son  costume,  il  arriveia 
jusqu'au  pied  de  léchafaud.  et  remettra  la  bulle  au 
chef  de  la  confrérie,  qui  la  remettra  au  bourreau.  En 
attendant,  faites  savoir  celte  nouvelle  à  Peppino. 
qu'il  n'aille  pas  mourir  de  peur  ou  devenir  fou,  ce  qui 
serait  cause  que  nous  aurions  fait  pour  lui  une  dépense 
inutile.  —  Écoutez.  Excellence,  dit  le  paysan,  je  vous 
suis  bien  dévoué,  et  vous  en  êtes  convaincu,  n'est-ce 
pas?  —  Je  l'espère,  au  luoins.  —  Eh  bien  !  si  vous 
sauvez  Peppino,  ce  sera  plus  que  du  dé\ouemeut,  à 
l'avenir,  ce  sera  de  l'obéissance.  —  Fais  attention  h 
ce  que  tu  dis  là,  mon  cher  I  je  te  le  rappellerai  peut- 
être  un  jour,  car  peut-être  un  jour  moi  aussi  j'aurai 
besoin  de  toi...  — Eh  bien!  alors,  Excellence,  vous 
me  trouverez  à  l'heure  du  besoin  comme  je  vous  aurai 


—  110  — 

trouvé  à  celle  même  heure  ;  alors,  fussiez-vous  à 
l'autre  bout  du  monde,  vous  n'aurez  qu'à  ra'écrire  : 
u  fais  cela,  «  et  je  le  ferai,  foi  de...  —  Cbut  !  dit  !in- 
connu,  j'entends  du  bruit.  —  Ce  sont  des  voyageuis 
qui  visitent  le  Colyséeaui flambeaux.  —  Il  est  inutile 
qu'ils  nous  trouvent  ensemble.  Ces  mouchards  de 
guides  pourraient  vous  reconnaître,  et,  si  honorable 
que  soit  votre  amitié,  mon  cher  ami,  si  on  nous  saNait 
liéscoœnie  nous  ie  sommes,  cette  liaison,  j'en  ai  bien 
peur,  me  ferai  perdre  qui  Ique  peu  de  mon  crédit.  — 
Ainsi,  si  \ous  avez  le  sursis?... — La  fenéire  du  miiiiu 
tendue  en  damas  bianc  avec  une  croix  rouge.  — Si  vous 
ne  l'avez  pas?  ..  —  Trois  tentures  jaunes.— Et  alors?... 
—  Alors,  mon  cher  ami,  jouez  du  poignard  lout  à 
votre  aise,  je  vous  le  permets  et  je  serai  là  pour  \ous 
Yoir  faire.  —  Adieu,  Excellence;  je  compte  sur  vous, 
comptez  sur  moi. 

A  ces  mots,  ie  Trastevere  disparut  par  l'escalier, 
tandis  que  l'inconnu,  se  couvrant  plus  que  jamais  le 
visage  de  son  manteau,  passa  à  deux  pas  de  Franz,  et 
descendit  dans  l'arène  par  ks  gradins  extérieurs.  Une 
seconde  après.  Franz  entendit  son  nom  reten'ir  sous 
les  voûtes  :  c'était  Albert  qui  l'appelait.  11  attendit 
pour  répondre  que  les  deux  hommes  fussent  éloignés, 
ne  sê  souciant  piiS  de  leur  apprendre  qu'ils  a\aienl  eu 
un  témoin  qui,  s'il  n'avait  pas  vu  leur  visage-,  n'avait 
pas  perdu  un  mot  de  leur  entretien.  Dix  minutes  ne 
s'étaient  pas  éeoulces  que  Franz  roulait  vers  l'hôtel 
d'Espagne,  écoulant  avec  une  distraction  fort  imper- 
tinente la  savante  dissertation  qu'Albert  faisait,  d'a- 
près Pline  et  Calpuinius.  sur  les  filets  garnis  de 
pointes  de  fer  quiemj  échaiect  les  animaux  féroces  de 
s'élancer  sur  les  spectateurs.  11  le  laissait  aller  sans  le 
contredire  :  il  avait  hâte  de  se  trouver  seul  pour  pen- 
ser sans  distraction  à  ce  qui  venait  de  se  passer  de- 
yaut  lui. 


—  111  — 

De  ces  deux  hommes,  l'un  lui  était  certainement 
étranger,  et  c'était  la  première  fois  qu'il  le  voyait  et 
l'entendait  ;  mais  il  n'en  était  pas  ainsi  de  l'autre,  et, 
quoique  Franz  n'eût  pas  distingué  son  visage  con- 
stamment enseveli  dans  l'ombre  ou  caché  par  son  man- 
teau, les  accents  de  cette  voix  l'avaient  trop  frappé 
la  première  fois  qu'il  les  avait  entendus,  pour  qu'ils 
pussent  jamais  retentir  devant  lui  sans  qu'il  les  re- 
connût. Il  y  avait  surtout  dans  les  intonations  rail- 
leuses quelque  chose  de  strident  et  de  métallique  qui 
l'avait  fait  tressaillir  dans  les  ruines  du  Colysée 
comme  dans  la  grotte  de  Monte-Cristo  ;  aussi  était-il 
bien  convaincu  que  cet  homme  n'était  autre  que 
Simbad  le  marin. 

Aussi,  en  toute  autre  circonstance,  la  curiosité  que 
lui  avait  inspirée  cet  homme  eût  été  si  grande  qu'il  se 
serait  fait  reconnaître  à  lui  ;  mais  dans  cette  occasion, 
la  conversation  qu'il  venait  d'entendre  était  trop  in- 
time pour  qu'il  ne  fût  pas  retenu  par  la  crainte  très- 
sensée  que  SOI!  apparition  ne  lui  serait  pas  agréable. 
11  l'avait  donc  laissé  s'éloigner,  comme  on  l'a  vu.  mais 
en  se  promettant,  s'il  le  rencontrait  une  autre  fois, 
de  ne  pas  laisser  échapper  cette  seconde  occasion 
comme  il  avait  fait  de  la  première. 

Franz  était  trop  préoccupé  pour  bien  dormir.  Sa 
nuit  fut  employée  à  passer  et  à  repasser  dans  son 
esprit  toutes  les  circonstances  qui  se  rattachaient  à 
l'homme  de  la  grotte  et  à  l'inconnu  du  Colysée,  et  qui 
tendaient  à  faire  de  ces  deux  personnages  le  même 
individu;  et  plus  Franz  y  pensait,  plus  il  s'affermis- 
sait dans  cette  opinion.  Il  s'endormit  au  jour,  ce  qui 
flt  qu'il  ne  s'éveilla  que  fort  tard.  Albert,  en  véritable 
Parisien,  avait  déjà  pris  ses  précautions  pour  la  soi- 
rée. 11  avait  envoyé  chercher  une  loge  au  théâtre  Ar- 
gCQtina.  Franz  avait  plusieurs  lettres  à  écrire  en 


—  112  — 

France,  il  abandonna  donc  pour  toute  la  journée  la 
voiture  à  Albert. 

A  cinq  heures,  Albert  rentra:  il  avait  porté  ses 
lettres  de  recommandation,  avait  des  invitations  pour 
toutes  ses  soirées  et  avait  vu  Rome. 

Une  journée  avait  suffi  à  Albert  pour  tout  cela.  Et 
encore  avait-il  eu  le  temps  de  s'informer  do  la  pièce 
qu'on  jouait  et  des  acteurs  qui  la  joueraient.  La  pièce 
avait  titre  :  Pan'shia  ,•  les  acteurs  avaient  noms  : 
Cosf^'lli.  Moriani  et  la  Spech. 

Nos  deux  jeunes  gens  n'étaient  pas  si  malheureux, 
comme  on  le  voit  :  ils  allaient  assister  à  la  représen- 
tation d'un  des  meilleurs  opéras  de  l'auteur  de  Lucia 
di  Lnmmermoor ,  joué  par  trois  des  artistes  les  plus 
renommés  de  l'Italie. 

Albert  n'avait  jamais  pu  s'habituer  aux  théâtres 
ultramontains.  à  l'orchestre  desquels  on  ne  va  pas, 
et  qui  n'ont  ni  balcons,  ni  loges  découvertes  :  c'était 
dur  pour  un  homme  qui  avait  sa  stalle  aux  Bouffes, 
et  sa  part  do  loge  infernale  à  l'Opéra.  Ce  qui  n'empê- 
chait pas  Albert  de  faire  des  toilettes  flamboyantes 
toutes  les  fois  qu'il  allait  à  l'Opéra  avec  Franz:  toi- 
lettes perdues,  car.  il  faut  l'avouer  à  la  honte  d'un  des 
représentants  les  plus  dignes  de  notre  fashion,  depuis 
quatre  mois  qu'il  sillonnait  l'Italie  en  tous  sens.  Al- 
bert n'av  lit  pas  eu  une  seule  aventure. 

Albert  essayait  quelquefois  de  plaisanter  à  cet  en- 
droit :  mais  au  fond,  il  était  singulièrement  mortifié, 
lui, -Albert  de  Worcerf,  un. des  jeunes  gens  les  plus 
courus,  d'en  être  encore  pour  ses  frais.  La  chose  était 
d'autant  plus  pénible,  que,  selon  l'habitude  modeste 
de  nos  chers  compatriotes.  Albert  était  parti  de  Paris 
avec  cette  conviction  qu'il  allait  avoir  en  Italie  1  s 
plus  grands  succès,  et  qu'il  viendrait  faire  les  délices 
du  boulevard  de  Gand  du  récit  de  ses  bonnes  fortunes. 


—  113  — 

Hélas  !  il  n'en  avait  rien  été  :  les  charmantes  ccm- 
tosses  génoises,  florentines  et  napolitaines  s'en  étaient 
tenues,  non  pas  à  Irurs  maris,  mais  à  leurs  amants,  et 
Albert  avait  acquis  cette  cruelle  conviction,  que  Us 
Italiennes  ont  du  moins  sur  les  Françaises  Tavantage 
d'être  fidèles  à  leur  infidélité.  Je  ne  veu\  pas  dire  ce- 
pendant qu'en  Italie,  comme  partout,  il  n'y  ait  pas 
des  exceptions. 

Et  cependant  Albert  était  non-seulement  un  cava- 
lier parfaitement  élégant,  mais  encore  un  homme  de 
beaucoup  d'esprit  :  de  plus  il  était  vicomte,  vicomte 
de  nouvelle  noblesse,  c'est  vrai  :  mais  aujourd'hui 
qu'on  ne  fait  plus  ses  preuves,  qu'importe  qu'on  date 
de  1599  ou  de  1813  ?  Par-dessus  tout  cela  il  avait  cin- 
quante mille  livres  de  rente  ;  c'était  plus  qu'il  n'en 
faut,  comme  on  voit,  pour  être  à  la  mode  à  Paris. 
C'était  donc  quelque  pou  humiliant  de  n'avoir  encore 
été  sérieusem.ent  remarqué  par  personne  dans  aucune 
des  villes  où  il  avait  passé. 

Mais  aussi  comptait-il  se  rattraper  à  Rome,  le  car- 
naval étant. dans  tous  les  pays  de  la  terre  qui  célèbrent 
celte  estimable  institution  ,  une  époque  de  liberté  où 
les  plus  sévères  se  laissent  entraîner  à  qm  Ique  acte 
de  folie.  Or.  comme  le  carnaval  s'ouvrait  le  lendemain. 
il  était  fort  important  qu'Aibcrl  lançât  son  prospectus 
avant  cette  ouvcriure. 

Albert  a^ait  donc,  dans  ccîte  intention  .  loué  une 
des  loges  les  plus  apparentes  du  théâtre  ,  et  fait  pour 
s'y  rendre  une  toilette  irréprochable.  C'était  au  pre- 
mier rang,  qui  remplace  chez  nous  la  galerie.  Au  reste 
les  trois  premiers  étages  sont  aussi  aristocratiques 
les  uns  que  les  autres,  et  on  les  appelle  pour  cette  rai- 
son les  rangs  nobles.  Au  reste,  cette  loge,  où  l'on  pou- 
vait tenir  à  douze  sans  être  serrés  .  avait  coûté  aux 
deux  amis  un  peu  moins  cher  qu'une  loge  de  quatre 
personnes  à  TAnibigu. 


—  114  — 

Albert  avait  encore  un  autre  espoir,  c'est  que  s'il 
arrivait  à  prendre  place  dans  le  cœur  d'une  belle  Ro- 
maine, cela  le  conduirait  naturellenaent  à  conquérir 
un  posto  dans  la  voiture  ,  et  par  conséquent  à  voir  le 
carnaval  du  haut  d'un  véhicule  aristocratique  ou  d'un 
balcon  princier. 

Toutes  ces  considérations  rendaient  donc  Albert 
plus  sémillant  qu'il  ne  lavait  jamais  été.  Il  tournait 
le  dos  aux  acteurs ,  se  penchant  à  moitié  hors  de  la 
loge,  et  lorgnant  toutes  les  jolies  femmes  avec  une  ju- 
melle de  six  pouces  de  long,  ce  qui  n'amenait  pas  une 
seule  jolie  femme  à  récompenser  d'un  seul  regard, 
même  de  curiosité,  tout  le  mouvement  que  se  donnait 
Albert.  En  clfet,  chacun  causait  de  ses  aîFaires,  de  ses 
amours ,  de  ses  plaisirs  ,  du  carnaval  qui  s'ouvrait  le 
lendemain,  de  la  semaine  sainte  prochaine,  sans  faire 
attention  un  seul  instant  ni  aux  acteurs  ni  à  la  pièce, 
à  l'exception  des  moments  indiqués,  où  chacun  alors 
se  retournait,  soit  pour  entendre  une  portion  de  réci- 
tatif de  Coselli,  suit  pour  applaudir  quelque  trait 
brillant  deMariani,  soit  pour  crier  bravo  !  à  la  Spech; 
puis  les  conversations  particulières  reprenaient  leur 
train  habituel.  Vers  la  fln  du  premier  acte,  la  porte  d'une 
loge  Ti'stée  vide  jusque-là,  s'ouvrit,  et  Franz  vit  eutrer 
une  personne  à  laquelle  il  avait  eu  l'honneur  d'être 
présenté  à  Paris  et  qu'il  croyait  encore  en  France. 
Albert  vit  le  mouvement  que  fit  son  ami  à  cette  appa- 
rition, et  se  retournant  vers  lui  :  Est-ce  que  vous  con- 
naissez cette  femme?  dit-il.  —  Oui;  comment  la 
trouvez-vous  ?  —  Charmante ,  mon  cher,  et  blonde. 
Oh!  les  adoraMcs  cheveux!  C'est  une  Française?  — 
C'est  une  'Vénitienne.  —  Et  vous  l'appelez?  —  La 
comtesse  G  ....  —  Oh  !  je  la  connais  de  nom ,  s'écria 
Albert,  on  la  dit  aussi  spirituelle  que  jolie.  Parbleu! 

Parbleu  !  quand  je  pense  que  j'aurais  pu  me  faire  pré- 


—  115  — 

senter  à  elle  au  dernier  bal  de  madame  de  Viliefort, 
où  elle  était,  et  que  j"ai  négligé  cela,  je  suis  un  grand 
niais  î  —  Voulez-vous  que  je  répare  ce  tort  ?  demanda 
Franz.  —  Comment  !  vous  la  connaissez  assez  intime- 
ment pour  me  conduire  dans  sa  loge?  —  Jai  eu  l'hon- 
neur de  lui  parler  trois  ou  quatre  fois  dans  ma  \ie  , 
mais,  vous  le  savez,  c'est  strictement  assez  pour  ne  pas 
commettre  une  inconvenance. 

En  ce  moment ,  la  comtesse  aperçut  Franz  et  lui  fit 
de  la  main  un  signe  j^racieux.  auquel  il  répondil  par 
une  respectueuse  inclination  de  tête. 

—  Ah  ça,  mais  il  me  semble  que  vous  êtes  au 
mieux  avec  elle  ?  dit  Albert.  —  Eh  bien  !  voiià  ce  qui 
vous  trompe  et  ce  qui  nous  fera  faire  sans  cesse ,  à 
nous  autres  Français,  mille  sottises  à  l'étranger;  c'est 
de  tout  soumettre  à  nos  points  de  vue  parisiens. 
En  Espagne  et  en  Italii-  surtout,  ne  jugez  jamais  de 
rinlimilé  des  gens  sur  la  liberté  des  rapports.  >'ous 
nous  sommes  trouvés  en  sympathie  avec  la  com- 
ti'sse,  voilà  tout.  —  En  sympathie  de  cœur?  demanda 
Albert  en  riant.  —  Non  ,  d'esprit .  répondil  sérieuse- 
ment Franz.  —  Et  à  quelle  occasion  ?  —  A  roccasion 
d'une  promenade  au  Coiysée  pareille  à  celle  que  nous 
avons  faite  ensemble.  —  Au  clair  de  la  lune  ?  —  Oui. 

—  Seuls  ?— A  peu  près. —Et  vous  avez  parlé  ?...— Des 
morts.  —  Ah  I  s'écria  Albert,  c'était  en  vérité  fort 
récréatif.  Eh  Lien  !  moi,  je  vous  promets  que  si  j'ai  le 
bonheur  d'être  le  cavalier  de  la  belle  comtesse  dans 
une  pareille  promenade  ,  je  ne  lui  parlerai  que  des 
vivants.  —  Et  vous  aurez  peut-être  tort.  —  En  atten- 
dant, vous  allez  me  présenter  à  elle  comme  vous  me 
l'avez  promis  ?  —  Aussitôt  la  toile  baissée.  —  Que  ce 
diable  de  premier  acte  est  long  !  —  Écoulez  le  linale, 
il  est  fort  beau  ,  et  Coselli  le  chante  admirablement. 

—  Oui,  mais  quelle  tournure  ?  ~  La  Spech  y  est  od 


—  116  — 

ne  peut  plus  dramatique.  —  Vous  comprenez  que 
lorsqu'on  a  entendu  la  Sontagcl  la  Blalibran...—  ÎS'o 
trouvez- vous  pas  la  méthode  de  Moriani  excellente? 
—  Je  n'aime  pas  les  bruns  qui  chantent  blond.  — 
Ah!  mon  cher  .  dit  Frar.z  en  se  retournant ,  tandis 
qu'Albert  continuait  de  lorgner,  en  vérité  vous  êtes 
par  trop  difficile. 

Enfin  la  toile  tomba ,  à  la  grande  satisfaction  du 
vicomte  de  Morcorf.  qui  prit  son  chapeau  ■  donna  un 
coup  de  main  rapide  à  sis  cheveux  ,  à  sa  cravate  et  à 
ses  manchettes,  et  fit  observer  à  Franz  qu'il  l'atten- 
dait. Comme  de  son  côté  la  comtesse,  que  Franz  in- 
terrogeait dos  yeux,  lui  fit  comprendre  par  un  signe 
qu'il  serait  le  bienvenu  ,  Franz  ne  mit  aucun  retard  à 
satisfaire  l'empressement  d'Albert,  et  faisant,  suivi  de 
son  compagnon  qui  profitait  du  voyage  pour  rectifier 
les  faux  nlis  que  les  mouvements  avaient  pu  imprimer 
à  son  col  de  chemise  et  au  revers  de  son  habit,  le  tour 
de  l'hémicycle,  il  vint  frapper  à  la  loge  n"  ^.  qui  était 
celle  qu'occupait  la  comtesse.  Aussitôt  le  jeune  homme 
qui  était  assis  à  côté  d'elle  sur  le  devant  de  la  loge  se 
leva  ,  cédant  sa  place,  selon  Thabitude  italienne  ,  au 
nouveau  venu,  qui  doit  la  céder  à  son  tour  lorsqu'une 
autre  visite  arrive. 

Franz  présenta  Albert  à  la  comtesse  comme  un  de 
nos  jeunes  gens  les  plus  distingués  par  sa  position 
sociale  et  par  son  esprit .  ce  qui  d'ailleurs  était  vrai  . 
car  à  Paris  et  dans  le  milieu  où  vivait  Albert,  c'était 
un  cavalier  irrcprocliabic.  Il  ajouta  que,  désespéré 
de  n'avoir  pas  su  profiter  du  séjour  de  la  comtesse  à 
Paris  pour  se  faire  présenter  à  elle  ,  il  l'avait  chargé 
de  réparer  cette  faute,  mission  dont  il  s'acquittait  en 
priant  la  comtesse  ,  près  de  laquelle  il  aurait  eu  be- 
soin lui-même  d'un  introducteur,  d'excuser  son  indis- 
crétion. La  comtesse  répondit  en  faisant  un  charmant 


—  117  — 

salut  à  Albert  et  en  tendant  la  main  à  Franr.  Albert, 
invité  jwr  elle  .  prit  la  place  vide  sur  le  de\ant,  et 
Franz  s"as.sit  au  second  rang,  derrière  la  comtesse. 

Albert  avait  trouve  un  excellent  sujet  de  conver- 
sation, c'était  Paris  ;  il  parlait  à  la  comtesse  de  leurs 
connaissances  coniraunos.  Franz  comprit  qu'il  était 
sur  le  terrain  :  il  le  laissa  aller ,  et  ,  lui  demandant  sa 
gigantesque  lorgnette,  il  se  mit  à  son  tour  à  explorer 
la  salle.  Seule  sur  le  di  vant  d'une  loge ,  placée  au 
troisième  rang  en  face  d'eux .  était  une  femme  admi- 
rablement belle,  vèfue  d'un  costume  grec  qu'elle 
portait  avec  tant  d'aisance,  qu'il  était  évident  que  c'é- 
tait son  costume  naturel.  Derrière  elle  .  dans  l'ombre, 
se  dessinait  la  forme  d'un  homme  dont  il  était  im- 
possible de  distinguer  le  visage  Franz  interrompit  la 
conversation  d'Albert  et  de  la  comtesse  pour  demander 
à  celte  dirnière  si  elle  connaissait  la  belle  Albanaise 
qui  était  si  digne  d'attirer  non-seulement  l'attention 
des  hommes,  mais  encore  des  femmes. 

—  Non  ,  dit-elle:  tout  ce  que  je  sais  ,  c'est  qu'elle 
est  à  Rome  depuis  le  commencement  de  la  saison  :  car 
à  l'ouverture  du  théâtre,  je  l'ai  \ue  où  elle  est:  et  de- 
puis un  mois  .  elle  n'a  pas  manqué  une  seule  repré- 
sentation .  tantôt  accompagnée  de  l'homme  qui  est 
avec  elle  en  ce  moment,  tantôt  suivie  simplement  d'un 
domestique  noir.  —  Comment  la  trouvez-vous  com- 
tesse ?  —  Extrêmement  belle.  Medora  devait  ressem- 
bler à  celte  femme. 

Franz  et  la  comtesse  échangèrent  un  sourire  .  puis 
la  comtesse  se  remit  à  causer  avec  Albert,  et  Franz  à 
lorgner  son  Albanaise.  La  toile  se  leva  sur  le  ballet. 
C'était  un  de  ces  bons  ballets  italiens  mis  en  scène 
par  le  fameux  Henri .  qui  s'est  fait  comme  choré- 
graphe ,  en  Italie,  une  réputation  colossale,  que  le 
malheureux  est  venu  perdre  au  Théâtre-Nautique  ; 


—  118  — 

un  de  ces  ballets  où  tout  le  monde,  depuis  le  premier 
jusqu'au  dernier  comparse,  prend  une  part  si  active  à 
l'action,  que  cent  cinquante  personnes  font  à  la  fois  le 
même  geste ,  et  lèvent  ensemble  ou  le  même  bras  ou 
la  même  jambe  On  appelait  ce  ballet:  Poliska. 

Franz  était  trop  préoccupé  de  sa  belle  Grecque 
pour  s'occuper  du  ballet,  si  intéressant  qu'il  fût-  Quant 
à  elle,  elle  prenait  un  plaisir  visible  à  ce  spectacle, 
plaisir  qui  faisait  une  opposition  supiêmc  avec  lïn- 
souciance  profotide  de  celui  qui  l'accompagnait ,  et 
qui ,  tant  que  dura  le  cbef-d'œuvre  chorégraphique  , 
ne  fit  pas  un  mouvement ,  paraissant,  malgré  le  bruit 
infernal  que  menaient  les  trompettes  ,  les  cymbales 
et  les  cbap/aux  chinois  à  l'orchestre  ,  goûter  les  cé- 
lestes douceurs  d'un  sommeil  paisible  et  radieux. 

Enfin  le  ballet  finit,  et  la  toile  tomba  au  milieu  des 
applaudissr:ra(nls  frénétiques  d'un  parterre  enivré. 
Grâce  à  cette  habitude  de  couper  l'opéra  par  un  bal- 
let, les  cntr'acles  sont  très-courts  en  Italie  .  les  chan- 
teurs ayant  le  temps  de  se  reposer  et  de  changer  de 
costume  tandis  que  les  danseurs  exécutent  leurs 
pirouettes  et  confectionnent  leurs  entrechats.  L'ou- 
verture du  second  acte  commença.  Aux  premiers 
coups  d'archet ,  Franz  vit  le  dormeur  se  soulever  len- 
tement et  se  rapprocher  de  la  Grecque  ,  qui  se  re- 
tourna pour  lui  adresser  quelques  paroles,  et  s'accouda 
de  nouveau  sur  le  devant  de  la  loge.  La  figure  de  son 
interlocuteur  était  toujours  dans  l'ombre,  et  Franz  ne 
pouvait  distingu'-r  uurun  de  ses  traits. 

La  toile  se  leva  ,  l'attention  de  Franz  fut  nécessai- 
rement attirée  par  les  acteurs  ,  et  ses  yeux  quittèrent 
un  instant  la  loge  de  la  belle  Grecque  pour  se  porter 
vers  la  scène. 

L'acte  s'ouvre,  comme  on  sait,  par  le  duo  du  rêve  : 
Parisina.  couchée,  laisse  échapper  devant  Azzo  le  se- 


—  119  — 

cret  de  son  amour  pour  Ugo.  Lépoux  trahi  passe  par 
toutes  !es  fureurs  de  la  jalousie  .  jusqu'à  ce  que.  con- 
vaincu que  sa  femme  lui  est  infidèle,  il  la  réveille  pour 
lui  îinnoncer  sa  prochaine  vengeance.  Ce  duo  est  un 
des  plus  beaux  ,  des  plus  expressifs  et  des  plus  ter- 
ribles qui  soient  sortis  de  la  plume  féconde  de  Doni- 
zetti.  Franz  l'entendait  pour  la  troisième  fois  ,  et 
quoiqu'il  ne  passât  pas  pour  un  mélomane  enrazé  ,  il 
produisit  sur  lui  un  effet  profond.  11  allait  en  consé- 
quence joindre  ses  applaudissements  à  ceux  de  la  salle, 
lorsque  ses  mains,  prêtes  à  se  réunir  .  restèrent  écar- 
tées ,  et  que  le  bravo  qui  s'échappait  de  sa  bouche 
expira  sur  ses  lèvres. 

L'homme  de  la  loge  s'était  levé  tout  debout ,  et.  sa 
tête  s'avançant  dans  la  lumière  .  Franz  venait  de  re- 
trouver le  mystérieux  habitant  de  ?TÎont?-Cristo.  celui 
dont  la  veille  il  lui  avait  si  bien  semblé  reconnaître 
la  taille  et  ia  voix  dans  les  ruines  du  Coiysée.  Il 
n'y  avait  plus  de  doute  ,  l'étrange  voyageur  habitait 
Rome. 

Sans  doute  l'expression  de  la  figure  de  Franz  était 
en  harmonie  avec  le  trouble  que  celte  apparition  jetait 
dans  son  esprit,  car  la  comtesse  le  regarda  ,  éclata  de 
rire,  et  lui  demanda  ce  qu'il  avait. 

—  Madame  la  comtesse,  répondit  Franz,  je  vous  ai 
demandé  tou;  à  l'heure  si  vous  coimaissiez  cette  femme 
albanaise  ;  maintenant  je  vous  demanderai  si  vous  con- 
naissez son  mari.  —  Pas  plus  qu'elle,  répondit  la  com- 
tesse. —  Vous  ne  l'avez  jamais  remarqué?  —  Voilà 
bien  une  question  à  la  française  !  Vous  savez  bien  que, 
p-)ur  nous  autres  Italiennes  il  n'y  a  pas  d'autre  homme 
au  monde  que  celui  que  nous  aimons  '  —  C'est  juste, 
répondit  Franz.  —  En  tout  cas,  dit-elle  en  appliquant 
les  jumelli-s  d'Âlb  rt  à  sis  yeux  et  qu  les  diri^'eant 
vers  la  loge ,  ce  doit  être  quelque  nouveau  déterré. 


—  120  — 

quelque  trépassé  sorti  du  tombeau  avec  la  permission 
du  fossoyeur,  car  il  me  si^mble  affreusement  pâle. 
—  Il  est  toujours  comme  cela,  répondit  Franz.  — 
Vous  le  connaissez  donc  ?  demanda  la  comtesse  :  alors 
c'est  moi  qui  vous  demanderai  qui  il  est.  .—  Je  crois 
l'avoir  déjà  vu.  et  il  me  semble  le  reconnaître.  —  En 
effet,  dit-elle,  en  faisant  un  mouvement  de  ses  belles 
épaules,  comme  si  un  frisson  lui  passait  dans  les 
veines,  je  comprends  que  lorsqu'on  a  une  fois  vu  un 
pareil  homm?  on  ne  l'oublie  jamais." 

L'effet  que  Franz  avait  éprouvé  n'était  donc  pas  une 
impression  particulière,  puisqu'une  autre  personne  le 
ressentait  comme  lui. 

— \  Eh  bien  !  demanda  Franz  à  la  comtesse,  après 
qu'elle  eut  pris  sur  elle  de  le  lorgner  une  seconde  fois, 
que  pensez-vous  de  cet  homme  ?  —  Que  cela  me  pa- 
raît être  lord  Ruthwen  en  chair  et  en  os.  En  effet,  ce 
nouveau  souvenir  de  lord  Byron  frappa  Franz  :  si  un 
homme  pouvait  le  faire  croire  à  l'existence  des  vam- 
pires, c'était  cet  homme.— Il  faut  que  je  sache  qui  il  est, 
dit  Franz  en  se  levant.— Oh  non!  s'écria  ia  comtesse; 
non.  ne  me  quittez  pas,  je  compte  sur  vous  pour  me 
reconduire,  et  je  vous  garde.  —  Comment  !  véritable- 
ment, lui  dit  Franz  en  se  penchant  à  son  oreille,  vous 
avez  p^ur?  —  Écoutez,  lui  dit-elle.  Byron  ma  juré 
qu'il  croyait  aux  vampires,  il  m'a  dit  qu'il  en  avait  vu. 
il  m'a  déptnnt  leur  visage,  eh  bien  !  c'est  absolument 
cela  :  ces  cheveux  noirs,  ces  grands  yeux  brillant 
d'une  flamme  étrange,  cette  pâleur  mortelle;  puis  re- 
marquez qu'il  n'est  pas  avec  une  femme  comme  toutes 
les  femmes:  il  est  avec  une  étrangère,  une  Grecque... 
une  schismatique...  sans  doute  avec  une  magicienne 
comme  lui...  Je  vous  en  prie,  n'y  allez  pas.  Demain 
mettez-vous  à  sa  recherche,  si  bon  vous  semble  !  mais 
aujourd'hui  je  vous  déclare  que  je  vous  garde. 


—  121   — 

Franï  insista. 

—  Écoutez,  dit-elle  en  se  levant,  je  m'en  vais  :  je 
ne  puis  rester  jusqu'à  la  fin  du  spectacle,  j"ai  du  monde 
chez  moi,  serez-vous  assez  peu  galant  pour  me  refuser 
votre  compagnie? 

11  n'y  avait  d'autre  réponse  à  faire  pour  Franz  que 
de  prendre  son  chapeau,  d'ouvrir  la  porte  et  de  pré- 
senter son  bras  à  la  comtesse.  C'est  ce  qu'il  fit. 

La  comtesse  était  véritablement  fort  émue;  et  Franz 
lui-même  ne  pouvait  échapper  à  une  certaine  terreur 
superstitieuse,  d'autant  plus  naturelle  que  ce  qui  était 
chez  la  comtesse  le  produit  d'une  sensationinstinctive, 
était  chez  lui  le  résultat  d'un  souvenir.  11  sentit  qu'elle 
tremblait  en  montant  en  voiture.  Il  la  conduisit 
jusque  chez  elle  :  il  n'y  avait  personne  et  elle  n'était 
aucunement  attendue:  il  lui  en  fit  le  reproche. 

—  En  vérité,  lui  dit-elle,  je  ne  me  sens  pas  bien, 
et  j'ai  besoin  d'être  seule;  la  vue  de  cet  homme  m'a 
toute  bouleversée.  Franz  essaya  de  rire.  —  Ne  riez 
pas,  lui  dit-elle;  d'ailleurs,  vous  n'en  avez  pas  envie. 
Puis  promettez -moi  une  chose.  —  Laquelle  ?  —  Fio- 
meltez-ia-moi.  —  Tout  ce  que  vous  voudrez,  excepté 
de  renoncer  à  découvrir  quel  est  cet  homme.  J'ai  des 
motifs  que  je  ne  puis  vous  dire  pour  désirer  savoir 
qui  il  est.  doù  i!  vient  et  où  il  va.  —  Doùii  \ient, 
je  l'ignore:  mais  où  il  va,  je  puis  vous  le  dire  :  il  va 
en  enfer,  à  coup  t,ûr.  —  Revenons  à  la  promesse  que 
vous  vouliez  exigir  di'  moi.  comtesse?  <iit  Franz. — 
Ah  !  c'est  de  rentrer  directement  à  l'hôtel  et  de  no  pas 
chercher  ce  soir  à  voir  col  homme.  Il  y  a  c.  rlaisns 
affinités  entre  les  personnes  que  l'on  quitte  et  lispi-r- 
sonnes  que  l'on  rejoint.  Ne  servez  pas  de  comiu-jlc  ur 
entre  cet  homme  et  moi.  Demain  courez  après  lui  si 
bon  vous  semble;  mais  ne  me  le  préstnliz  jai.iais.  si 
vous  ne  voulez  pas  me  faire  mourir  de  peur.  Sur  ce 

ni.  • 


—  122  — 

bonsoir,  tâchez  de  dormir,  moi  je  sais  bien  qui  ne  dor- 
mira pas. 

Et  à  ces  mets  la  comtesse  quitta  Franz,  le  laissant 
iadécis  de  savoir  si  e!!o  sétait  amusée  à  ses  dépens, 
ou  si  elle  avait  véritablement  ressenti  la  crainte 
qu'elle  avait  exprimée. 

En  rentrant  à  rhùtoî.  Franz  trouva  Albert  en  robe 
de  chambre,  en  pantalon  à  pied.  Toluptueusement 
étendu  sur  un  fauteuil,  en  fu.mant  son  cigare. 

—  Ah  !  c'est  vous  !  lui  dit-il  ;  ma  foi.  je  ne  vous 
attendais  que  demain.  —  3Ion  cher  Albert,  répondit 
Franz,  je  suis  heureux  de  trouver  l'occasion  de  vous 
dire  une  fois  pour  toutes  que  vous  avez  la  plus  fausse 
idée  des  femmes  italiennes:  il  me  semble  pourtant  que 
vos  mécomptes  amoureux  auraient  dû  vous  la  faire 
perdre. — Que  voulez-vous  !  ces  diablesses  de  femmes, 
c'est  à  n'y  rien  comprendre  i  Elles  vous  donnent  la 
main,  elles  vous  la  serrent  :  elles  vous  parlent  tout 
bas  :  elles  se  font  reconduire  chez  elles  :  avec  le  quart 
de  ces  manières  de  faire,  une  Parisienne  se  perdrdit  de 
réputation.  —  Eh  !  justement,  c"est  parce  qu'elles 
n'ont  rien  à  cacher  et  parce  qu'elles  vivent  au  grand 
soleil,  que  les  fensnies  y  mettent  si  peu  de  façons, 
dans  le  beau  pays  où  résonne  le  si^  comme  dit  Dante. 
D'ailleurs  vous  avez  bien  vu  que  la  comtesse  a  eu  vé- 
ritablement pL'ur.  —  Peur  de  quoi?  de  cet  honnête 
monsii-ur  qui  était  en  Ijce  de  nous  avec  cette  jolie 
Grecque?  Mais  j'ai  voulu  en  avoir  le  cœur  net  quand 
ils  sont  sortis,  et  je  les  ai  croisés  dans  le  corridor.  Je 
ne  sais  pas  où  diable  vous  avez  pris  toutes  vos  idées 
de  l'autre  monde  !  C'est  un  fort  beau  garçon  qui  est 
fort  bien  mis.  et  qui  a  tout  lair  de  se  faire  habiller  en 
France  chez  Blin  ou  chez  lîumann.  Un  peu  paie,  c'est 
vrai  :  mais  vous  savez  que  la  pâleur  est  un  cachet  de 
distinction. 


—  123  — 

Franz  sourit  :  Albert  avait  de  grandes  prétentions 
à  être  pâle. 

—  Aussi,  lui  dit  Franz,  je  suis  convaincu  que  les 
idées  de  la  comtesse  sur  cet  homme  n'ont  pas  le  sens 
commun.  A-t-il  parlé  près  de  vous,  et  avez-vous  en- 
tendu quelques-unes  de  ses  paroles?  —  Ha  parlé, 
mais  en  romaïque.  J'ai  reconnu  l'idiome  à  quelques 
mots  grecs  défigurés.  Il  faut  vous  dire,  mon  cher, 
(|u"au  collège  j'étais  très-fort  en  grec.  —  Ainsi  il  par- 
lait le  romaïque  ?  —  C'est  probable.  —  Plus  de  doute, 
murmura  Franz,  c'est  loi.  —  Vous  dites  ?...  —  Rien. 
Que  faisiez-vous  donc  là?  —  Je  vous  ménageais  une 
surprise.  —  Laquelle?  —  Vous  savez  qu'il  est  ira- 
possible  de  se  procurer  une  caièche  ?  —  Pardif u  ! 
puisque  nous  avons  t'ait  inutilement  tout  ce  qu'il  était 
buîiiaioemrnt  possibie  de  faire  pour  cela. — Eh  bien  ! 
j'ai  eu  une  idée  merveilleuse. 

Franz  regarda  Albert  en  homme  qui  n'avait  pas 
grande  confiance  dans  son  imagination. 

—  Mon  cher,  dit  Albert,  vous  m'honorez  là  d'un 
regard  qui  mériterait  bien  que  je  vous  demandasse 
réparation.  —  Je  suis  prêt  à  vous  la  faire,  cher  ami, 
SI  l'idée  est  aussi  ingénieuse  que  vous  le  dites.  — 
Écoutez.  —  J'écoule.  —  51  n'y  a  pas  moyen  de  se 
procurer  de  voiture,  n'est-ce  pas.  —  Kon.  —  Ni  de 
chrvaux.  —  Pas  davantage.  —  Mais  l'on  peut  se  pro- 
curer une  charrette? — Peut  être.  —  Une  paire  de 
bœufs.  —  C'est  probable.  — Eh  bien  !  mon  cher,  voilà 
notre  affaire.  Je  faisvairedécorerla  charrette,  nousnous 
habillons  en  moissonneurs  napolitains  et  nous  repré- 
sentons au  naturel  le  magnifique  tableau  deLéopoldRo- 
bert  Si  pour  la  plus  grande  ressemblance.  la  comtesse 
vpuf  prep'ire  le  eosfnrne  dune  femii'.n  dp  Puzzole  ou 
de  Sorrente.  cela  coinplélira  la  mascarade,  et  elle  est 
certes  assez  belles  pour  qu'on  la  prenne  pour  l'original 


—  124  — 
de  la  femme  à  l'enfant.  —  Pardieu  !  sécria  Franz, 
pour  cette  fois  vous  avez  raison,  Albert,  et  voilà  une 
idée  véritablement  beureuse.  —  Et  toute  nationale, 
renouvelée  des  rois  fainéants,  mon  cher,  rien  que  cela! 
Ab!  messieurs  les  Romains,  vous  croyez  quon  courra 
à  pied  par  vos  rues  comme  des  lazzaroni,  et  cela  parce 
que  vous  manquez  de  calèches  et  de  chevaux;  eh 
bien  !...  on  en  inventera. — Et  avez-vous  déjà  fait  part 
à  quelqu'un  de  cette  triomphante  imagination  ?  — 
A  notre  bôt;'.  En  rentrant,  je  Tai  fait  monter  et  lui  ai 
exposé  mes  désirs.  Il  m"a  assuré  que  rien  n'était  plus 
facile:  je  voudrais  faire  dorer  les  cornes  des  bœufs, 
mais  il  ma  dit  que  cela  demanderait  trois  jours  :  il 
faudra  donc  nous  passer  de  cette superfluité.  —  Et  où 
est-il  ?  —  Qui  ?— Notre  bote.  —  En  quête  de  la  chose. 
Demain,  il  serait  déjà  peut-être  un  peu  tard.  —  De 
sorte  qu'il  va  nous  rendre  réponse  ce  soir  même  ?  — 
Je  l'attends. 

En  ce  moment  la  porte  s'ouvrit,  et  maître  Pastrini 
passa  la  tête. 

—  Pcnnesso?  dit-il.  —  Certainement  que  c'est  per- 
mis !  sécria  Franz.— Eh  bien!  dit  Albert,  nous  avez- 
vous  trouvé  la  ch;;rrelte  requise  et  les  bœufs  deman- 
dés.—J'ai  trouvé  mieux  que  cela,  répondit-il  d'un  air 
parfaitement  satisfait  de  lui-même.  —  Ab  !  mon  cher 
bote,  prenez  gardr,  dit  Albert;  le  mieux  est  l'enDcmi 
du  bien.  —  Que  Vos  Excellences  s'en  rapportent  à 
moi.  dit  maître  Pastrini  d'un  (on  capable.  —  Mais 
enfin,  qu'y  a-t-il  ?  demanda  Franz  à  son  tour.  —  Vous 
savtz.  dit  l'aubi-rgiste.  que  le  comte  de  Monte-Cristo 
habite  sur  le  même  carré  que  vous?  —  Je  le  crois 
bifu,  dit  Albert,  puisque  c'est  grâce  à  lui  que  nous 
sommes  logés  comme  deux  étudiants  de  la  rue  Saint- 
Nicolas  du  Chardonnet.  —  Eh  bien  !  il  sait  l'embarras 
dans  lequel  vous  vous  trouvez,  et  vous  fait  offrir  deux 


—  125  — 

places  dans  sa  voiture,  et  deux  places  à  ses  fenêtres 
du  palais  Rospoli. 
Albert  ot  Franz  se  regardèrent. 

—  Mais,  demaiida  Albert,  devons-nous  accepter 
l'offre  de  cet  étranger  ?  dun  homme  que  nous  ne  con- 
naissons pas  ?  —  Quel  homme  est-ce,  que  ce  comte 
de  Jlonte-Cristo  ?  demanda  Franz  à  son  hôte.  —  Un 
très-grand  seigneur  sicilien  ou  maltais,  je  ne  sais  ;  as 
au  juste,  mais  noble  comme  un  Borghese  et  riche 
comme  une  mine  d'or.  — il  nie  semble,  dit  Franz  à 
Albert,  que  si  cet  homme  était  d'aussi  bonnes  maniè- 
res que  le  dit  notre  hôte,  il  aurait  dû  nous  faire  par- 
venir son  invitation  dune  autre  façon,  soit  en  ncus 
écrivant,  soit... 

En  ce  moment  on  frappa  à  la  porte. 

—  Entrez,  dit  Franz. 

Un  domestique,  vêtu  d'une  livrée  parfaitement  élé- 
gante, parut  sur  le  seuil  de  la  chambre. 

—  De  la  part  du  comte  de  Monte-Cristo  ,  pour 
M.  Franz  d'Epinay  et  pour  M.  le  vicumte  Albert  de 
Morcerf,  dit-il. 

Et  il  présenta  à  Thùte  deux  cartes,  que  celui-ci 
remit  aux  jeunes  gens. 

—  M.  le  comte  de  Monte-Cristo,  continua  le 
domestique,  fait  demander  à  ces  messieurs  la  pirmis- 
sion  de  se  présenter  en  voisin  demain  matin  chez 
eux:  il  aura  l'honneur  de  s'informer  auprès  de  ces 
messieurs  à  quelle  heure  ils  sont  visibles.  —  Ma  foi, 
dit  Albert  à  Franz,  il  n'y  arien  à  y  reprendre;  tout  y 
est.  —  Dites  au  comte,  répondit  Franz,  que  c'est  nous 
qui  aurons  l'honneur  de  lui  faire  notre  visite. 

Le  domestique  se  retira. 

—  >oilà  ce  qui  s'appelle  faire  assaut  d'élégance, 
dit  Albert:  allons,  décidément  vous  aviez  raisoD, 
maître  Pastrini.  et  c'est  un  homme  tout  à  fait  comme 


—  126  — 
il  faut,  que  votre  comte  de  Monte-Cristo.  —  Alors, 
vous  acceptez  son  offre  ?  dit  i"hôte.  —  3Ia  foi,  oui, 
répondit  Albert.  Cependant,  je  vous  l'avouC;  je 
regrette  notre  charrette  et  les  moissonneurs  :  et  s'il 
n'y  avait  pas  la  fenêtre  du  palais  Rospoli  pour  faire 
compensation  à  ce  que  nous  perdons,  je  crois  que  j'en 
reviendrais  à  ma  première  idée  :  qu'en  dites-vous, 
Franz  ?  —  Je  dis  que  ce  sont  aussi  les  fenêtres  du 
palais  Rospoli  qui  me  décident,  répondit  Franz  à 
Albert. 

En  effet,  cette  offre  de  deux  places  à  une  fenêtre 
du  palais  Rospoli  avait  rappelé  à  Franz  la  conversa- 
tion quïl  avait  entendue  dans  les  ruines  du  Colysée, 
entre  son  inconnu  et  son  Trastcvere .  conversation 
dans  laquelle  rengagement  avait  été  pris  par  Ihomme 
au  manteau  d'obtenir  la  grâce  du  condamné.  Or,  si 
l'homme  au  manteau  était,  com.me  tout  portait  Franz 
à  le  croire,  le  même  que  celui  dont  l'apparition  dans 
la  salle  Argentina  l'avait  si  fort  préoccupé,  il  le  recon- 
naîtrait sans  aucun  doute,  et  alors  rien  ne  l'empêche- 
rait  de  satisfaire  sa  curiosité  à  son  égard. 

Franz  passa  une  partie  de  la  nuit  à  rêver  à  ses  deux 
apparitions  et  à  désirer  le  lendemain.  En' effet,  le 
lendemain  tout  devait  s'éclaircir  !  et  cette  fois,  à 
moins  que  son  hôte  de  Monte-Cristo  ne  possédât 
l'anneau  de  Gygès,  et  grâce  à  cet  anneau,  la  faculté  de 
se  rendre  invisible,  il  était  évident  qu'il  ne  lui  échap- 
perait pas.  Aussi  fut-il  éveillé  avant  huit  heures. 
Quant  à  Albert,  comme  il  n'avait  pas  les  mêmes  motifs 
que  Franz  d'être  matinal,  il  dormait  encore  de  son 
mieux.  Franz  fit  appeler  son  hôte,  qui  se  présenta  avec 
son  obséquiosité  ordinaire. 

—  Maître  Pastrini,  lui  dit-il,  ne  doit-il  pas  y  avoir 
aujourd'hui  une  exécution  ?  —  Oui,  excellence  ;  mais 
si  vous  me  demandez  cela  pour  avoir  une  fenêtre, 


—  1Î7  — 

vous  vous  y  prenez  bien  tard.  —  Non,  reprit  Franz; 
d'ailleurs,  si  je  tenais  absolument  à  voir  ce  spectacle, 
je  trouverais  place,  je  pense,  sur  le  mont  Pincio.  — 
Oh  !  je  présumais  que  Votre  Excellence  ne  voudrait 
pas  se  compromettre  avec  toute  la  canaille  dont  c'est 
en  quelque  sorte  l'amphithéâtre  naturel.— H  est  pro- 
bable que  je  n'irai  pas.,  dit  Franz  ;  mais  je  désirais 
avoir  quelques  détails.  —  Lesquels  ?  —  Je  voudrais 
savoir  le  nombre  des  condamnés,  leurs  noms  et  le 
genre  de  leur  supplice.  —  Cela  tombe  à  merveille, 
Excellence  !  on  vient  justement  de  m'apporter  les 
tavolette.  —  Qu'est-ce  que  les  tarolette  ?  —  Les  tavo- 
lette  sont  des  tablettes  en  bois  que  l'on  accroche  à 
tous  les  coins  de  rue  la  veille  des  exécutions,  et  sur 
lesquelles  on  colle  les  noms  des  condamnés,  la  cause 
de  leur  condamnation  et  le  mode  de  leur  supplice. 
Cet  avis  a  pour  but  d'inviler  les  fidèles  à  prier  Dieu  de 
donner  aux  coupables  un  repentir  sincère.  —  Et  l'on 
vous  apporte  ces  tarolette  pour  que  vous  joigniez  vos 
prières  à  celles  des  fidèles  ?  demanda  Franz  d'un  air 
de  doute.  —  Non.  Excellence  ;  je  me  suis  entendu 
avec  le  colleur,  et  il  m'apporte  cela  comme  il  m'ap- 
porte les  affiches  de  spectacle,  afin  que  si  quelques- 
uns  de  mes  voyageurs  désirent  assister  à  l'exécution, 
ils  soient  prévenus.  —  Ah  !  mais,  c'est  une  attention 
tout  à  fait  délicate  !  s'écria  Franz.  —  Oh  !  dit  maître 
Pastrini  en  souriant,  je  puis  me  vanter  de  faire  tout 
ce  qu'il  est  en  mon  pouvoir  pour  salisf:nre  les  nobles 
étrangers  qui  m'honorent  de  leur  confiance.  —  C'est 
ce  que  je  vois,  mon  hôte  et  c'est  ce  que  je  répéterai  à 
qui  voudra  l'entendre,  soyez-en  bien  certain.  En  at- 
tendant, je  désirerais  lire  une  de  ces  tavolette. — C'est 
bien  facile,  dit  Ihûti".  en  ouvrant  la  porte,  j'en  ai  fait 
mettre  une  là  sur  le  carré. 
Il  sortit,  détacha  la  tavoletta^  et  la  présenta  à  Franz. 


—  128  — 
Voici  la  traduction  littérale  de  l'afiiche  patibulaire  : 

«  On  fait  savoir  à  tous  que  le  mardi  22  février,  pre- 
mier jour  du  carnaval ,  seront .  par  arrêt  du  tribunal 
de  la  Rota,  exécutés  sur  la  plyce  del  Popolo,  les  nom- 
més Andréa  Rondolo.  coupable  d'assassinat  sur  In 
personne  très-rr-spe  table  et  très -vénérée  de  don 
César  Torlini.  cliaiioine  de  Téglise  de  Saint-Jean  de 
Latran,  et  le  nommé  Peppino.  dit  P.occa  Priori^  co:; 
vaincu  de  complicité  avec  le  détestable  bandit  Luif;i 
Vanipa  et  les  hommes  de  sa  troupe.  Le  premier  sera 
vwzzolafo  ^  0'.  le  SQCor(\  decnpi/ti/o.  Tes  âmes  chari 
tables  sont  priétS  de  demander  à  Dieu  un  repentir 
sincère  pour  ces  dcuî  malheureux  condamnés.  » 

C'était  bien  ce  que  Franz  avait  entendu  la  surveill-? 
dans  les  ruines  du  Colysée.  et  rien  n'était  changeai, 
pro^raninie  :  les  noms  des  condamnés,  la  cause  à- 
leur  supplice  et  le  sfenre  de  leur  exécution  étaieni 
exactement  les  mêmes.  Ainsi,  selon  toute  probabilité. 
leTrastevere  n'était  autre  que  le  bandit  Luigi  Vampa, 
et  l'homme  au  manteau  Simbad  le  marin,  qui.  à  Rome 
comme  ii  Porto-Vccchio  et  à  Tunis  .  poursuivait  le 
cours  de  ses  philanthropiques  expéditions. 

Cpindanl  le  temps  s'écoulait,  il  était  neuf  heures, 
et  Frarsz  allait  réveilkr  Albert,  lorsqu'à  son  grarnl 
étounement  il  le  \it  sortir  tout  habillé  de  sa  chambre. 
Le  carnaval  lui  avait  trotté  par  la  tète,  et  l'avait  éveille 
plus  matin  que  son  ami  ne  l'espéiait. 

—  Eh  bien  I  dit  Franz  à  son  hôte ,  m.îintenant  que 
nous  voilà  prêts  tous  deux,  croycz-^ous,  mon  cher 
monsieur  Pa^iiini,  que  nous  puissions-nous  présenter 
chez  le  comte  de  Monte-Cristo?  —  Oh!  bien  certaint- 
ment.  répondil-il  ;  le  comte  de  Wonle-Crislo  a  l'habi- 
tude d'être  tres-matinal .  et  je  suis  sûr  qu'il  y  a  plus 
de  deux  heurts  déjà  qu'il  est  levé.  —  El  vous  croyta 
qu'il  n  y  a  pas  dindiscrction à  se  présenter  chea  lui 


—  129  — 

maintenant  ?  —  Aucune.  —  En  ce  cas,  Albert,  si  vous 
êtes  prêt...  —  Entièrement  prêt,  dit  Albert.  —  Allons 
remercier  notre  voisin  de  sa  courtoisie.  —  Allons  ! 

Franz  et  Albert  n'avaient  que  le  carré  à  traverser. 
L'aubergiste  les  devança  et  sonna  pour  eux;  un  do- 
mestique vint  ouvrir. 

—  /  signori  Francesi^  dit  l'hôte. 

Le  donirstiquc  s'inclina  et  leur  fit  signe  d'entrer. 

Ils  traversèrent  deux  pièces  meub'ées  avec  un  luxe 
qu'ils  ne  croyaient  pas  trouver  dans  Tbôtel  de  maître 
Pastrini ,  et  ils  arrivèrent  enfin  dans  un  salon  d'un  ■ 
élégance  parfaite.  Un  tapis  de  Turquie  était  étendu 
sur  le  parquet,  et  les  meubles  les  plus  confortabl.  s 
oflFraient  leurs  coussins  rebondis  et  leurs  dossiers  n  n- 
versés.  De  magnifiques  tableaux  de  maîtres,  entre- 
mêlés de  trophées  d'armes  splendides,  étaient  suspen- 
dus aux  murailles,  et  de  grandes  portières  de  tapisserie 
flottaient  devant  les  portes. 

—  Si  Leurs  Excellences  veulent  s'asseoir,  dit  le  do- 
mestique, je  vais  prévenir  M.  le  comte. 

Et  il  disparut  par  une  des  portes. 

Au  moment  où  cette  porte  s'ouvrit .  le  son  d'une 
guzla  arriva  jusqu'aux  deux  amis,  mais  s'éteignit  aus- 
sitôt, la  porte,  refermée  presque  en  même  temps  qu'ou- 
verte, n'avait,  pour  ainsi  dire,  laissé  pénétrer  dans  le 
salon  qu'une  bouffée  d  harmonie.  Franz  et  Albert 
échangèrent  un  regard  et  reportèrent  les  yeux  sur  lis 
meubles,  sur  les  tableaux  et  sur  les  armes.  Tout  cela, 
à  !a  seconde  vue ,  leur  parut  encore  plus  magnifique 
qu'à  la  première. 

—  Eh  bien  !  demanda  Franz  à  son  ami .  que  dites- 
vous  de  cela?  —  Ma  foi ,  mon  cher,  je  dis  qu'il  faut 
que  notre  voisin  soit  quelque  agoni  de  change  qui  a 
joué  à  la  baisse  sur  l(s  fonds  espagnols,  ou  quelque 
prince   qui    voyage    iiicognito.    —  Chut  !    lui    dit 


—  130  — 

Franz,  c'est  ce  que  nous  allons  savoir,  car  le  voilà. 

En  effet,  le  bruit  d'une  porte  tournant  sur  ses  gonds 
venait  d'arriver  jusqu'aux  visiteurs,  et  presque  aussi- 
tôt la  tapisserie,  se  soulevant,  donna  passage  au  pro- 
priétaire de  toutes  ces  richesses.  Albert  s'avança  au- 
devant  dé  lui ,  mais  Franz  resta  cloué  à  sa  [ilace. 

Celui  qui  venait  d'entrer  n'était  autre  que  l'homme 
au  manteau  du  Colysée,  l'inconnu  de  la  loge,  l'hôte 
mvstérieus  de  Monte-Cristo. 


Vï.  —  lirMazzolala. 

3Tessicurs  .  dit  en  entrant  le  comte  de  Slonte- 
Cristo  .  recevez  toutes  mes  excuses  de  ce  que  je  me 
suis  laissé  prévenir .  mais  en  me  présentant  de  meil- 
leur!' heure  chez  vous,  j'aurais  craint  d'être  indiscret. 
D'ailleurs  vous  m'aviez  fait  dire  que  vous  viendriez, 
et  je  me  suis  tenu  à  votre  disposition.  — Nous  avons, 
Franz  et  moi  -  mille  remerciments  à  vous  présenter, 
monr.ieur  le  comte  .  dit  Albert  ;  vous  nous  tirez  véri- 
tablement d'un  grand  embarras .  et  nous  étions  en 
train  d'inventer  les  véhicules  les  plus  fantastiques 
au  moment  où  votre  gracieuse  innlalion  nous  est 
parvenue.  —  Eh  ,  mon  Bieu  !  messieurs  ,  reprit  le 
comte  ,  eh  faisant  signe  aux  deux  jeunes  gens  de  s'as- 
seoir sur  un  divan  .  c'est  la  faute  de  cet  imbécile  de 
Pastrini.  si  je  vous  ai  laissés  si  longtemps  dans  la  dé- 
tresse ;  il  ne  m'avait  pas  dit  un  mot  de  votre  embarras, 
à  moi  qui .  seul  et  isolé  comme  je  le  suis  ici.  ne  cher- 
chais qu'une  occasion  de  faire  connaissance  avec  mes 
voisins.  Aussi .  du  moment  où  j'ai  appris  que  je  pou- 
vais vous  être  bon  à  quelque  chose,  vous  avez  vu  avec 


—  131  — 

quel  empressement  j'ai  saisi  celte  occasion  de  vous 
présenter  mes  compliments. 

Les  deux  jeunes  gens  sïnclinèrent  Franz  navait 
pas  encore  trouvé  un  seul  mot  à  dire  :  il  navait  en- 
core pris  aucune  résolu  lion.  et.  comme  rien  nindiquait 
dans  le  comte  sa  volonté  de  le  reconnaître  ou  le  désir 
d'être  reconnu  de  lui  .  il  ne  savait  pas  s"ii  devait  jiar 
un  mot  quelconque  faire  allusion  au  pa!-sé,  ou  laisser 
le  temps  à  l'avenir  de  lui  apporter  de  nouvelles 
preuves.  D'ailleurs .  sûr  que  c'était  lui  qui  était  la 
veille  dans  la  loge  .  il  ne  pouvait  répondre  aussi  posi- 
tivement que  ce  fût  lui  qui,  la  surveille,  était  au  Co- 
lysée.  II  résolut  donc  de  laisser  aller  les  choses  sans 
faire  au  comte  aucune  ouverture  directe.  D'ailleurs  il 
avait  une  supériorité  sur  lui,  i!  était  maître  de  sou  se. 
cret,  tandis  qu'au  contraire  il  ne  pouvait  avoir  aucune 
action  sur  Franz^  qui  n'avait  rien  à  cacher.  Cependant 
il  résolut  de  faire  tomber  la  conversation  sur  un  point 
qui  pouvait,  en  attendant,  amener  toujours  l'éclair- 
cissement de  certains  doutes. 

—  Monsieur  le  comte  .  lui  dit-il ,  vous  nous  avez 
offert  des  places  dans  votre  voiture  et  des  places  ù  vos 
fenêtres  du  palais  Rospoli  ;  maintenant  pourrit  z-vous 
nous  dire  comment  nous  pourrions  nous  procurer  un 
poste  quelconque,  comme  on  dit  en  Italie,  sur  la  place 
del  Popolo  ?  —  Ah  !  oui.  c'est  vrai,  dit  le  comte  d'un 
air  distrait  et  en  regardant  Morcerf  avec  une  attention 
soutenue.'n'y  a  t-ilpas.place  del  Popolo, quelque  chose 
comme  une  exécution  ? — Oui,  répondit  Franz,  voyant 
qu'il  venait  de  lui-même  où  il  voulait  l'amener.  — 
Attendez,  attendez  .  je  crois  avoir  dit  hier  à  mon  in- 
tendant de  s'occuper  de  cela  .  peut-être  pourrai -je 
vous  rendre  encore  ce  petit  service. 

11  allongea  la  main  vers  un  cordon  de  sonnette,  qu'il 
tira  trois  fois. 


—  132  — 

—  Vous  êtes-vous  préoccupé  jamais,  dit-il  à  Franz, 
de  l'emploi  du  temps  et  du  moyen  de  simplifier  les 
allées  et  venues  des  domestiques  ?  Moi .  j"en  ai  fdit 
une  étude  :  quand  je  sonne  une  fois  .  c'est  pour  mon 
valet  de  chambre  ;  deux  fois,  c'est  pour  mon  maitrc 
d'hôtel  ;  trois  fois,  c'est  pour  mon  intendant.  De  cette 
façon  je  ne  perds  ni  une  minute  ni  une  parole.  Tenez, 
voici  notre  homme. 

On  vit  alors  entrer  un  individu  de  quarante  cinq  à 
cinquante  ans  qui  parut  ressembler  comme  deux  gouttes 
d'eau  au  contrebandier  qui  lavait  introduit  dyns  ia 
grotte,  mais  qui  ne  parut  pas  le  moins  du  monde  le 
reconnaître.  Il  \it  que  le  mot  était  donné. 

— Monsieur  iJertuccio,  dit  le  comte,  vous  êtes-vous 
occupé  .  comme  je  vous  l'avais  ordonné  hier,  de  me 
procurer  une  fenêtre  sur  la  plac  del  Popolo  ?  —  Oui, 
Kxcellence  .  répondit  l'intendant  ;  mais  il  était  bien 
tard.  —  Comment!  dit  le  comte  en  fronçant  le  sour- 
cil, ne  vous  ai  je  pas  dit  que  je  voulais  en  avoir  une? 

—  Et  Votre  Excellence  en  a  une  aussi ,  celle  qui 
était  loué  au  prince  Lobanieff:  mais  j'ai  été  obligé  du 
la  payer  cent... — C'est  bien,  c'est  bien,  monsieur  Ber- 
tuccio:  faites  grâce  à  ces  messieurs  de  tous  ces  dé- 
tails de  ménage  ;  vous  avez  la  fenêtre  ,  c\st  tout  ce 
qu'il  faut.  Donnez  l'adresse  de  la  maison  au  cocher  , 
et  tenez-vous  sur  Tescalier  pour  nous  conduire.  Cela 
suflit  :  a'iez. 

L'intendant  salua  et  fil  un  pas  pour  se  retirer. 

—  Ah  !  reprit  le  comte,  faites-moi  le  plaisir  de  de- 
mander à  Pastrini  s'il  a  reçu  la  tavoletla  et  s'il  veut 
m'envoyer  le  programme  de  l'exécution,  —  C'est  inu- 
tile, reprit  Franz  en  ùrant  son  calepin  de  sa  poche: 
j'ai  eu  ces  tablettes  sous  les  yeux,  je  les  ai  copiées  et 
les  voici.  —  C'est  bien  ;  alors,  monsieur  Bertuccio , 
TOUS  pouvez  vous  retirer,  je  n'ai  plus  besoin  de  vous. 


—  13:?  — 

Qu'on  nous  prévienne  seulement  quand  le  déjeuner 
sera  servi.  Ces  messieurs,  continua-t-il  en  se  retour- 
nant vers  les  deux  amis  .  me  font-ils  l'honneur  de  dé- 
jeuner avec  moi  ?  —  Mais  ,  en  vérité,  monsieur  le 
comte  ,  dit  Albert ,  ce  serait  abuser.  —  Non  pas  ,  au 
contraire,  vous  me  faites  grand  plaisir  ;  vous  me  ren- 
drez tout  cela  un  jour  à  Paris  ,  l'un  ou  l'autre  ,  et 
peut-être  tous  les  deux.  Monsieur  Bertuccio,  vous  ferez 
mettre  trois  couvi-rts. 

11  prit  le  calepin  des  mains  de  Franz. 

—  Nous  disons  donc,  continua-t-il  du  ton  dont  il 
eût  lu  les  Petites  À ffiche.i_,  que  useront  exécutés,  au- 
jourd'hui 22  février,  les  nommés  Andréa  Rondolo,  cou- 
pable d'assassinat  sur  ia  personne  très-respectable  et 
très-vénérée  de  don  C  sar  Toriini ,  chanoine  de  l'é- 
glise de  Saint-Jean  de  Latran,  et  le  nommé  Peppino, 
dit  Rocca  Priori,,  convaincu  de  complicité  avec  le 
détestable  bandit  Luigi  Vampa  et  les  hommes  de  sa 
troupe.  »  Hum  1  m  le  premier  sera  mazzolato  ^  le  se- 
cond decapilato.  »  Oui ,  en  effet .  reprit  le  comte , 
c'était  bien  comme  cela  que  la  chose  devait  se  pas- 
ser d'abord  ,  mais  je  crois  que  depuis  hier  il  est  sur- 
venu qui-lques  changements  dans  l'ordre  et  la  marche 
de  la  céréinonie.  —  Bah  !  dit  Franz.  —  Oui ,  hier  , 
chez  le  cardinal  Rospigiiosi,  où  j'ai  passé  la  soirée,  il 
était  question  de  quelque  chose  comme  d  un  sursis 
accordé  à  l'un  des  deux  condamnés.  —  A  Andréa 
Rondolo  ?  demanda  Franz  —  Non...  reprit  négligem- 
ment le  comte  :  à  l'autre...  (il  jeta  un  coup  d'œil  sur 
le  calepin  comme  pour  se  rappeler  le  nom) ,  à  Pep- 
pino, dit  Rocca  Priori.  Cela  vous  prive  d'une  guil- 
îotinadc,  mais  il  vous  reste  la  mazzolala^  qui  est  un 
supplice  fort  curieux  quand  on  le  voit  pour  la  pre- 
mière fois  ,  et  même  pour  la  seconde ,  tandis  que 
l'autre  ,  que  vous  devez  connaître  d'ailleurs ,  est  trop 


—  134  — 

simple,  trop  uni,  il  n'y  a  rien  d'inattendu.  Lamandaiu 
ne  se  trompe  pas,  elle  ne  tremble  pas  ,  ne  frappe  pas 
à  faux ,  ne  s'y  reprend  pas  à  trente  fois  comme  le 
soldat  qui  coupait  ia  tête  au  comte  de  Chalais  ,  et  au- 
quel au  reste  Riilulieu  avait  peut  être  recommandé 
le  palient.  Ah  !  tenez,  ajouta  le  comte  d'un  ton  mé- 
prisant, ne  me  parlez  pas  des  Européens  pour  les  sup- 
plices, ils  n'y  entendent  rien  et  en  sont  véritablement 
à  l'enfance  ou  plutôt  à  la  vieillesse  de  la  cruauté.  — 
En  vérité,  monsieur  le  comte ,  répondit  Franz,  on 
croirait  que  vous  avez  fait  une  étude  comparée  des 
supplices  c'ncz  les  diliérenis  neuples  du  monde.  —  U 
y  en  a  peu  du  moins  que  je  n'aie  vus.  reprit  froide- 
ment le  comte.  —  Et  vous  avez  trouvé  du  plaisir  à 
assister  à  ces  horribles  spec'acics  ?  —  Mon  premier 
Sentiment  a  été  la  répulsion,  le  second  l'indifférence, 
le  troisième  la  curiosité.  —  La  curiosité?  le  mot  est 
terrible,  saY(z-vous  ? —  Pourquoi  ?  il  n'y  a  guère  dans 
la  vie  qu'une  préoccupation  grave,  c'est  la  mort;  eh 
bien,  n'est-il  pas  curieux  d'étudier  de  queiies  diffé- 
rentes façons  l'Ame  peut  sortir  du  corps,  et  comment, 
.selon  le.<  caractères,  les  tempéraments  et  même  les 
mœurs  des  pays,  les  individus  supportent  ce  suprême 
passage  de  l'être  au  néant  ?  Quant  à  moi,  je  vous  ré- 
ponds d'une  chose  :  c'isl  que  plus  on  a  vu  mourir, 
plus  il  devient  facile  de  mourir  :  ainsi,  à  mon  avis,  la 
mort  est  peut-être  un  supplice,  mais  n'est  pas  une  ex- 
piation.—  Je  ne  vous  comprends  pas  bien,  dit  Franz  ; 
expliquez-vous,  car  je  ne  puis  vous  dire  à  quel  point 
ce  que  vous  me  dites  là  pique  ma  curiosité.  —  Écoutez, 
dit  le  comte,  et  son  visage  s'infiltra  de  fiel,  comme  le 
visnge  d'un  autre  se  colore  de  sasig.  Si  un  homme  eût 
fait  périr  par  des  tortures  inouies.  au  milieu  de  tour- 
ments sans  fin.  votrepère,  votre  mère,  votre  maîtresse, 
un  de  ces  êtres  enfin  qui,  lorsqu'on  les  déracine  de 


—  135  — 
votre  cœur,  y  laissent  un  vide  éternel  et  urie  plaie  tou- 
jours sanglante,  croiricz-vous  ia  réparation  que  vous 
accorde  la  société  suffisante,  parce  que  le  fer  de  la 
guillotine  a  passé  entre  la  base  de  roceipilal  et  les 
muscles  trapèzes  du  meurtrier,  et  parce  que  celui  qui 
vous  a  fait  ressentir  des  années  de  soufl'raitces  morales 
a  éprouvé  quelques  secondes  de  douleurs  physiques  ? 
—  Oui.  je  le  sais,  reprit  Franz,  la  justice  humaine  est 
insuffisante  comme  consolatrice;  elle  peut  verser  le 
sang  en  échange  du  sang,  voilà  tout  :  il  faut  lui  de- 
mander ce  qu'elle  peut,  et  pas  autre  chose.  —  Et  en- 
core je  vous  pose  là  un  cas  matériel,  reprit  le  comte, 
celui  où  la  société,  attaquée  par  la  mort  d'un  individu 
dans  la  base  sur  latiuelle  elle  repose,  venge  la  mort 
par  la  mort.  Mais  n'y  a-t-il  pas  des  millions  de  dou- 
leurs dont  les  entrailles  de  l'homme  peuvent  être  dé- 
chirées, sans  que  la  société  s'en  préoccupe  le  moins 
du  monde,  sans  qu'elle  lui  ofTre  le  moyen  insuffisant 
de  vengeance  doiit  nous  parlions  tout  à  l'heure?  n'y 
a-t-il  pas  des  crimes  pour  lesquels  le  pal  des  Turcs, 
les  auges  des  Persans,  les  nerfs  roulés  des  Troquois 
seraient  des  supplices  trop  doux,  et  que  cependant  la 
société  indifférente  laisse  sans  châtiment...  répondez, 
n'y  a-t-il  pas  de  ces  crimes-là?  —  Oui,  reprit  Franz, 
et  c'est  pour  les  punir  que  le  duel  est  toléré.  — Ah! 
le  duel,  sécria  le  comte;  piaisunte  manière,  sur  mon 
âme,  d'arriver  à  son  but.  quand  le  but  est  la  ven- 
geance !  Un  homme  vous  a  enlevé  votre  maîtresse,  un 
homme  a  séduit  votre  femme,  un  homme  a  déshonoré 
votre  fille  ;  d'une  vie  tout  entière,  qui  avait  le  droit 
d'attendre  de  Dieu  la  part  de  bonheur  qu'il  a  promis 
à  tout  être  humain  en  le  créant,  il  a  fait  une  existence 
de  douleur,  de  misère  ou  d'infamie,  et  vous  vous 
croyez  vengé,  parce  qu'à  cet  homme,  qui  vous  a  mis 
le  délire  dans  l'esprit  et  le  désespoir  dans  le  cœur. 


—  i3b  — 
vous  avez  donné  un  coup  d'épé  ■  dans  la  poitrine  ou 
logé  une  ballo  dans  la  tête?  Allons  donc  !  Sans  comp- 
ter que  c'est  lui  qui  souvent  sort  triomphant  de  la 
lutte,  lavé  aux  yeux  du  monde  et  en  quelque  sorte 
absous  par  Dieu.  Non.  non.  continua  le  comte,  si  j'a- 
vais jamais  à  me  venger,  ce  n'est  pas  ainsi  que  je  me 
vengerais.  —  Ainsi,  vous  désapprouvez  le  duel  ?  ainsi, 
vous  ne  vous  battriez  pas  en  duel?  demanda  à  son 
tour  Albert,  étonné  d'entendre  émettre  une  si  étrange 
théorie.  —  Oh  1  si  fait  !  dit  le  comte.  Entendons-nous  : 
je  me  battrais  en  duel  pour  une  misère,  pour  une  in- 
sulte, pour  un  démenti,  pour  un  soufflet,  et  cela  avec 
d'autant  plus  d'insouciance  que.  grâce  à  l'adresse  que 
j'ai  acquise  à  tous  les  exercices  du  corps  et  à  la  lente 
habitude  que  j'ai  prise  du  danger,  je  serais  à  peu  près 
sûr  de  tuer  mon  homme.  Oh  !  si  fait  !  je  me  battrais  en 
duel  pour  tout  cela  :  mais  pour  une  douleur  lente, 
profonde,  infinie,  éternelle,  je  rendrais,  s'il  était  pos- 
sible, une  douleur  pareille  à  celle  que  l'on  m'aurait 
faite  :  œil  pour  œil,  dent  pour  dent,  comme  disent  les 
Orientaux,  nos  maîtres  on  toutes  choses,  ces  élus  de  la 
création  qui  ont  su  se  faire  une  vie  de  rêves  et  un  pa- 
radis de  réalités.  —  Mais,  dit  Franz  au  comte,  avec 
cette  théorie  qui  vous  constitue  juge  et  bourreau  dans 
votre  propre  cause,  il  est  difficile  que  vous  vous  teniez 
dans  une  mesure  où  vous  échappiez  éternellement 
vous-même  à  la  puissance  de  la  loi.  La  haine  est 
aveugle,  la  colère  étourdie,  et  celui  qui  verse  la  ven- 
geance risque  de  boire  un  breuvage  amer.  —  Oui, 
s'il  est  pauvre  et  maladroit  :  non.  s'il  est  millionnaire 
et  habile.  D'ailleurs  le  pis  aller  pour  lui  est  ce  der- 
nier supplice  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  celui 
que  la  philanthropique  révolution  française  a  substi- 
tué à  l'écarlèlement  et  à  la  roue.  Eh  bien  !  qu'est-ce 
que  le  supplice,  s'il  s'est  vengé?  En  vérité,  je  suis 


—  137  — 

presque  fâché  que,  selon  toute  probabilité,  ce  misé- 
Table  PeppiDO  ne  soit  pas  decapitato_,  comme  ils 
disent,  vous  verriez  le  temps  que  cela  dure,  et  si 
c'est  véritablement  la  peine  d'en  parler.  Mais,  d'hon- 
neur, messieurs,  nous  avons  là  une  singulière  conver- 
sation pour  UB  jour  de  carnaval.  Comment  donc  cela 
est-il  venu?  Ah!  je  me  le  rappelle  :  vous  m'avez  de- 
mandé une  place  à  ma  fenêtre,  eh  bien  !  soit,  vous 
l'aurez  :  mais  mettons-nous  à  table  d'abord,  car  voilà 
qu'on  vient  nous  annoncer  que  nous  sommes  servis. 

En  eÉfet  un  domestique  ouvrit  une  des  quatre  portes 
du  salon,  et  fit  entendre  les  paroles  sacramentelles  : 

—  Al suo  commodo ! 

Les  deux  jeunes  gens  se  levèrent  et  passèrent  dans 
la  salle  à  manger  ;  pendant  le  déjeuner  qui  était  ex- 
cellent et  servi  avec  une  recherche  infinie,  Franz 
chercha  des  yeux  le  regard  d'Albert,  afin  d'y  lire  l'im- 
pression qu'il  ne  doutait  pas  qu'eussent  produite  en 
lui  les  paroles  de  leur  hôte  :  mais  soit  que  dans  son 
insouciance  habituelle  il  ne  leur  tût  pas  prêté  une 
grande  attention,  soit  que  la  concession  que  le  comte 
de  Monte-Cristo  lui  avait  faite  à  l'endroit  du  duel 
l'eût  raccommodé  avec  lui,  soit  enfin  que  les  antécé- 
dents que  nous  avons  racontés,  connus  de  Franz  seul, 
eussent  doublé  pour  lui  seul  l'effet  des  théorijs  du 
comte,  il  ne  s'aperçut  pas  que  son  compagnon  fût 
préoccupé  le  moins  du  monde  :  tout  au  contraire  il 
faisait  honneur  au  repas  en  homme  condamné  depuis 
quatre  ou  cinq  mois  à  la  cuisine  italienne,  c'est-à-dire 
à  l'une  des  plus  mauvaises  cuisines  du  monde.  Quant 
au  comte,  en  proie  à  une  préoccupation  assez  vive, 
que  paraissait  lui  inspirer  la  personne  d'Albert,  il 
effleurait  à  peine  chaque  plat  :  on  eût  dit  qu'en  sa 
mettant  à  table  avec  ses  convives  il  accomplissait  un 
simple  devoir  de  politesse,  et  qu'il  attendait  leur  dé- 
ni. 10 


—  13^  — 

part  pour  se  faire  servir  quelque  ni:Hs  étrange  ou  par- 
ticulier. Cela  rappelait,  malzré  lui,  à  Franz,  la  terreur 
que  le  comte  avait  inspirée  à  la  comtesse  G......  et  la 

conviction  où  il  lavait  laissée  que  le  comte.  Fhommc 
qu'il  lui  avait  montré  dans  la  loge  en  face  d'elle  était 
un  vampire.  A  la  fia  du  déjeuner,  Fi'anz  tira  sa 
montre. 

—  Eli  bien  !...  lui  dit  le  comte,  que  faites-vous  donc? 
—  Vous  nous  excuserez,  monsieur  le  comte.,  répondit 
Franz,  mais  nous  avons  encore  mille  choses  à  faire.  — 
Lesquelles  ?  —  Nous  n"avons  pas  de  déguisements,  et 
aujourd'hui  le  déguisement  est  de  rigueur.  —  Ne  vous 
occupez  donc  pas  de  cela.  Nous  avons,  à  ce  (jue  je 
crois,  place  del  Popolo,  une  charnhre  particulière  :  j'y 
ferai  porter  les  costumes  que  vous  voudrez  bii^u  in'in- 
diquer.  ( t  nous  nous  masquerons  séance  tenante.  — 
Après  rexéculion?  s'écria  Franz.  ^  Sans  doute,  après, 
pendant  ou  a-.ant,  comme  vous  voudrez.  —  En  face 
de  Téchafaud  ?  —  Léchafaud  fait  partie  de  la  fête.  — 
Tenez,  monsieur  le  comte,  j'ai  réfléchi,  dit  Franz;  dé- 
cidément je  vous  remercie  de  votre  obligeance  ,  mais 
je  me  contenterai  d'accepter  unp  place  dans  votre  voi- 
ture, une  place  à  la  fenêtre  du  palais  Rospoli,  et  je 
vous  laisserai  libre  de  disposer  de  ma  place  à  la  fe- 
nêtre de  la  piazza  del  Popolo.  —  Mais  vous  perdrez, 
je  vous  en  préviens,  une  chos?  fort  curieuse,  répondit 
le  comte.  —  Vous  me  la  raconterez,  reprit  Franz,  et  je 
suis  convaincu  que  dans  votre  bouche  le  récit  m'im- 
pressionnera presque  autant  que  la  vue  pourrait  le 
faire  D'ailleurs,  plus  dune  fuis  déjà  j'ai  voulu  prendre 
sur  moi  d'assister  à  une  exécution,  et  je  n'ai  jamais  pu 
m'y  décider,  et  vous,  Albert?  —  Moi.  répondit  le  vi- 
comte, j'ai  vu  exécuter  Castaing  ;  mais  je  crois  que 
j'étais  un  peu  gris  ce  jour-là,  c'était  le  jour  de  ma  sor- 
tie du  collège ,  et  nous  avions  passé  la  nuit  je  ne  sais 


—  139  — 

à  quel  cabaret.  —  Mais ,  reprit  le  comte,  ce  n'est  pas 
une  raison,  parce  que  vous  n'avez  pas  fait  une  chose  à 
Paris,  pour  que  vous  ne  la  fassiez  pas  à  rétranger; 
quand  on  voyage,  cVst  pour  s'instruire  :  quand  on 
change  de  lieu,  cesl  pour  voir.  Songez  donc  quelle 
figure  vous  ferez  quand  on  vous  demandera  :  Com- 
ment exécute-t-on  à  Rome  ?  et  que  vous  répondrez  :  Je 
ne  sai'i  pas.  Et  puis .  on  dit  que  le  condamné  est  un 
infàni-  coquin,  un  drôle  qui  a  tué  à  coups  de  chenet  un 
bon  chanoine  qui  l'avait  élevé  comme  son  fils.  Que 
diable!  quand  on  tue  un  homme  d'Église  on  prend 
une  armi-  plus  convenable  qu'un  chenet,  surtout  quand 
cet  homme  d'Église  est  peut-être  notre  père.  Si  vous 
voyagiez  en  Espagne  ,  vous  iriez  voir  les  combats  de 
taureaux,  n'est-ce  pas?  Eh  bien,  supposez  que  c'est  un 
combat  que  nous  allons  voir  ;  souviuez-vous  donc  des 
anciens  Romains  du  Cirque,  des  chasses  où  l'on  tuait 
trois  cents  lions  et  une  centaine  d'hommes.  Souvenez- 
vous  donc  de  ces  quatre-vingt  mille  spectateurs  qui 
battaient  des  mains,  de  ces  sages  matrones  qui  con- 
duisaient là  Kurs  filhs à  marier,  et  de  ces  charmantes 
vestuhs  aux  mains  blanches  qui  liiisaientavec  le  pouce 
un  charmant  petit  signe  qui  voulait  dire  :  —  Allons, 
pas  de  paresse,  achevt  z-moi  ctt  homme-là  qui  est  aux 
trois  quarts  mort.  —  Y  allez-vous  .  Albert  ?  demanda 
Franz.  —  Ma  foi,  oui  .  mon  cher  ;  j'hésitais  comme 
VOUS;  mais  l'éloquence  du  comte  me  décide— Allons-y 
donc,  puisque  vous  le  voulez,  dit  Franz  ,  mais  en  me 
rendant  place  del  Popolo,  je  dé?ire  passer  par  la  rue 
du  Cours;  est-ce  possible,  monsieur  le  comte?  —  A 
pied,  oui  ;  en  voiture .  non.  —  Eh  bien  !  j'irai  à  pied. 
—  Il  est  bien  nécessaire  que  vous  passiez  par  la  rue 
du  Cours  ?  —  Oui ,  j'ai  quelque  chose  à  y  voir.  —  Eh 
bien  !  passons  par  la  rue  du  Cours,  nous  enverrons  la 
voilure  nous  attendre  sur  la  piazza  del  Popolo,  par  là 


—  140  - 
strada  del  Babuino:  d'ailleurs,  je  ne  suis  pas  fâché  non 
plus  de  passer  par  la  rue  du  Cours  pour  voir  si  des 
ordres  que  j'ai  donnés  ont  été  exécutés.  —  Excellence, 
dil  le  domestique  en  ouvrant  la  porte,  un  homme  vêtu 
en  pénitent  demande  à  vous  parler.  —  Ah  !  oui,  dit  le 
comte,  je  sais  ce  que  c'est.  Messieurs,  voulez-vous  re- 
passer au  salon,  vous  trouverez  sur  la  table  du  milieu 
d'excellents  cii-ares  de  la  Havane .  je  vous  y  rejoins 
dans  un  instant. 

Les  deux  jeunes  gens  se  levèrent  et  sortirent  par 
une  porte,  tandis  que  le  comte,  après  leur  avoir  renou- 
velé ses  excuses,  sortait  par  l'autre.  Albert,  qui  était 
un  grand  amateur,  rt  qui.  d.°puis  qu'il  était  en  Italie, 
ne  comptait  ras  comme  un  mince  sacrifice  celui  d'être 
privé  des  cigares  du  café  de  Paris  ,  s'approcha  de  la 
table  et  poussa  un  cri  de  joie  en  apercevant  de  véri- 
tables pures. 

—  Eh  bien  !  lui  demanda  Franz  .  que  pcnscz-vous 
du  comte  de  Monte  Cristo? —  Ce  que  j'en  pense?  dit 
Albert  visible  ment  étonné  que  son  compagnon  lui  fît 
une  pareille  question;  je  pense  que  c'est  un  homme 
charmant .  qui  fait  à  merveille  les  honneurs  de  chez 
lui.  qui  a  beaucoup  vu.  bt-aucoup  étudié,  beaucoup 
réfléchi,  qui  est.  comme  Brutus.  de  l'école  sîoïque,  et, 
ajouta-t-i!  en  poussant  amoureusement  une  bouffée  de 
fumée  qui  monta  en  spirale  vers  le  plafond,  et  qui, 
par-dessus  tout  cela,  possède  dexcellents  cigares. 

C'était  l'opinion  d'Albert  sur  le  comte  :  or,  comme 
Franz  savait  qu'Albert  avait  la  prétention  de  ne  se 
faire  une  ojiinion  sur  les  hommes  et  sur  les  choses 
qu'après  de  mûres  réflexions,  il  ne  tenta  pas  de  rien 
changer  à  la  sienne. 

—  Afais.  dit-il.  avez- vous  remarqué  une  chose  sin- 
gulière? —  Laquelle  ?  ~  L'attention  avec  laquelle  il 
vous  regardait  ?  —  Moi  ?  —  Oui,  vous. 


—  141  — 

Albert  réfléchit. 

—  Ah  !  dit-il  en  poussant  un  soupir,  rien  d'étonnant 
à  cela.  Je  suis  depuis  près  d'un  an  absent  de  Paris,  je 
dois  avoir  des  habits  de  l'autre  monde.  Le  comte 
m'aura  pris  pour  un  provincial;  détrompez-le  .  cher 
ami.  et  dites-lui.  je  vous  prie,  à  la  pr.'mière  occasion, 
qu'il  n'en  est  rien. 

Franz  sourit;  un  instant  après  le  comte  rentra. 

—  Me  voici,  messieurs  ,  dit-il  .  et  tout  à  vous  ,  les 
ordres  sont  donnés:  la  voiture  va  de  son  côté  place  del 
Popolo.  et  nous  allons  nons  y  n  ndr.'  du  nôtre,  si  vous  le 
voulezbien,  parla  rue  du  Cours.  Prenez  donc  quelques- 
uns  de  ces  cigares,  monsieur  di-  Morcerf.— Ma  foi,  avec 
grand  plaisir,  dit  Albert,  car  vos  cigares  italiens  sont 
encore  pis  que  ceux  de  la  réi;ie.  Quand  vous  viendrez  à 
Paris.je  vous  rendrai  tout  cela.— Ce  n'est  pas  de  refus,  je 
compte  y  aller  quelque  jour,  et.  puisque  vous  le  per- 
mettez, j'irai  frapper  à  votre  porte.  Allons,  messieurs, 
allons,  nous  n'avons  pas  de  temps  à  perdre,  il  est 
midi  et  demi,  partons. 

Tous  trois  descendirent.  Alors  le  cocher  prit  les 
derniers  ordn's  de  son  maître  et  suivit  la  via  del  Ba- 
buino.  tandis  que  les  piétons  remontaient  par  la  place 
d'Espagne  et  par  la  via  Frattina  qui  les  conduisait  tout 
droit  entre  le  palais  Fiano  et  le  palais  Rospoli.  Tous 
les  regards  de  Franz  furent  pour  les  fenêtres  de  ce  der- 
nier palais  ;  il  n'avait  pas  oublié  le  signal  convenu 
dans  le  Colysée  entre  l'homme  au  manteau  et  le 
Transtévérin. 

—  Quelles  sont  vos  fenêtres?  demanda-t-il  au  comte 
du  ton  le  plus  naturel  qu'il  put  prendre.  —  Les  trois 
dernières,  répondit-il  avec  une  négligence  qui  n'avait 
rien  d'affecté;  car  il  no  pouvait  deviner  dans  quel  sens 
cette  question  lui  était  faite. 

Les  yeux  de  Franz  se  portèrent  rapidement  sur  les 


—  1^2  ~ 

trois  fenêtres.  Les  fenêtres  latérales  étaient  tendues 
en  damas  jaune,  et  celle  du  milieu  en  damas  blanc 
avec  une  croix  rouge.  L'homme  au  manteau  avait  tenu 
sa  parole  au  Trastévéré.  et  il  n'y  avait  plus  de  doute, 
Th'imme  au  manteau  c'était  bien  le  comte.  Les  trois 
fenêtres  étaient  encore  \ides.  Au  reste  .  de  tous  côtés 
se  faisaient  les  préparatifs  ;  on  plaçait  des  chaises,  on 
dressait  des  échafaudages,  on  tendait  des  fenêtres. 
Les  masques  ne  pouvaient  paraître,  les  voitures  ne 
pouvaient  circuler  qu'au  son  de  la  cloche  ;  mais  on 
sentait  les  masques  derrière  toutes  les  fenêtres,  les 
voitures  derrière  toutes  les  portes. 

Franz.  Albert  et  le  comte  continuèrent  de  descendre 
la  rue  du  Cours.  A  mesure  qu'ils  approchaient  de  la 
place  du  Peuple,  la  foule  devenait  plus  épaisse,  et  au- 
dessus  des  têtes  de  cette  foule  on  voy.iit  s'élever  deux 
choses  ;  l'obélisque  surmonté  d'une  croix  qui  indique 
le  centre  de  la  place,  et,  en  avant  de  l'obélisque,  juste 
au  point  de  correspondance  visuelle  des  (rois  rues  del 
Rabuino.  del  Corso  et  di  Ripetta.  les  deux  poutres  su- 
prêmes de  l'éehafaud.  entre  lesquelles  brillait  le  fer 
arrondi  de  la  mandaia.  A  l'angle  de  la  rue  on  trouva 
l'intendant  du  comte  qui  attendait  son  maître.  La  fe- 
nêtre, louée  à  un  prix  exorbitaîit  sans  doute  .  dont  le 
comte  n'avait  point  voulu  faire  part  à  ses  invités,  ap- 
partenait au  second  étage  du  s rand  palais  situé  entre 
la  rue  del  Babuino  et  le  monte  Pincio;  c'était,  comme 
nous  l'avons  dit.  une  espèce  de  cabinet  de  toiletîe 
donnant  dans  une  chambre  à  coucher:  en  fermant  la 
porte  de  la  chambre  à  coucher,  les  locataires  du  cabi- 
net étaient  chez  eux;  sur  les  chaises  on  avait  déposé 
des  costumes  de  paillasse,  en  satin  blanc  et  bleu ,  des 
plus  élégants. 

— Comme  vous  m'avez  laissé  le  choix  des  costumes , 
djit  le  copite  aux  deux  amis,  je  vous  ^i  fait  préparer 


—  143  — 

c,ej^x-ei.  l)'abord,  c'est  ce  qu'il  y  a  de  mieux  porté 
cette  anuée;  ensuite,  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  com- 
njode  pour  les  eoiifetti,  attendu  que  la  farine  n"y  pa- 
raît pas. 

Frnnz  n'entendit  que  fort  imparfaitement  les  paro- 
les du  comte  eXil  n'apprécia  peut-fitre  pas  à  sa  valeur 
cette  nouvelle  gracieuseté:  car  toute  son  attention  était 
arrêté  par  le  spectacle  que  présentait  la  piazza  dcl 
Popolo.  et  par  l'instrument  terrible  qui  en  faisait  à 
celte  heure  le  principal  ornement.  C'était  la  première 
fois  que  Franz  apercevait  une  guillotine  :  nous  disons 
guillotine,  car  la  mandaia  romaine  est  taillée  à  peu 
près  sur  le  même  patron  que  notre  instrument  de 
mort.  Le  couteau,  qui  a  la  forme  d'un  croissant  qui 
couperait  par  la  partie  convexe,  tonibe  de  moins  haut, 
voilà  tout. 

Deux  hommes  assis  sur  une  planche  à  bascule  où  l'on 
couche  le  condamné,  déjeunaient  en  atler.dant  et 
inangeaiont,  autant  que  Franz  put  le  voir,  du  pain  et 
des  saucisses:  l'un  dcuxsouleva  la  plamhe,  en  (ira  un 
flacon  de  vin,  but  un  coup  et  passa  le  flacon  à  son 
camarade  ;  ces  deux  'nommes,  c'étaient  les  aides  du 
bourreau  !  A  ce  seul  aspect,  Franz  avait  seqli  sa 
sueur  poindre  à  la  racine  de  ses  cheveux. 

Les  condamnés,  transportés  la  veille  au  soir  des 
Carceri  Nuove  dans  la  petits^  église  Sainte-Marie  del 
Popolo,  avaient  passé  la  nuit,  assistés  chacun  de  dcjjx 
prêtres,  dans  une  chapelle  ardente  fermée  d'une  grille 
devant  laquelle  se  promenait  des  sentinelles  relevées 
d'heure  en  heure.  Une  double  haie  de  carabiniers 
placés  de  chaque  côté  de  la  porte  de  l'église  s'ét'^n- 
dait  jusqu'à  l'échafaud.  autour  duquel  elle  s'arrondijs- 
sait.  laissant  libre  un  chemin  de  dix  pieds  de  long  à 
peu  près,  et  autour  de  la  guillotine  un  espace  d'uije 
jCfiptBÀuç  de  pas  de  circonférence.  Tout  le  reste  ,d,e  \f 


—  144  — 

place  était  pavé  de  têtes  d'hommes  et  des  femmes. 
Beaucoup  de  femmes  tenaient  leurs  enfants  sur  leurs 
épaules.  Ces  enfants,  qui  dépassaient  la  fonle  de  tout 
le  torse,  étaient  admirablement  placés. 

Le  monte  Pincio  semblait  un  vaste  amphithéâtre 
dont  tous  les  gradins  eussent  été  chargés  de  specta- 
teurs; les  balcons  des  deui  églises  qui  font  Tangle 
des  rues  del  Babuino  et  de  la  rue  di  Ripetta  regor- 
gaient  do  curieux  privilégiés  :  les  marches  des  péris- 
tyles semblaient  un  flot  mouvant  et  bariolé  qu'une 
marée  incessante  poussait  vers  le  portique  :  chaque 
aspérité  de  la  muraille  qui  pouvait  donner  place  à  un 
homme  avait  sa  statue  vivante.  Ce  que  disait  le  comte 
est  donc  vrai  :  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux  dans  la  vie 
est  le  spectacle  de  la  mort.  Et  cependant,  au  lieu  du 
silence  que  semblait  commander  la  solennité  du  spec- 
tacle, un  grand  bruit  montait  de  cette  foule,  bruit 
composé  de  rires,  de  huées  et  de  cris  joyeux  ;  il  était 
évident  encore,  comme  l'avait  dit  le  comte,  que  cette 
exécution  n'était  rien  autre  chose  pour  tout  le  peuple 
que  le  commencement  du  carnaval. 

Tout  à  coup  ce  bruit  cessa  comme  par  enchante- 
ment ;  la  porte  de  l'église  venait  de  s'ouvrir.  Une  con- 
frérie de  pénitents,  dont  chaque  membre  était  vêtu 
d'un  sac  gris  percé  aux  yeux  seulement,  et  tenait  un 
cierge  allumé  à  la  main,  parut  d'abord,  en  tête  mar- 
chait le  chef  de  la  confrérie.  Derrière  les  pénitents 
venait  un  homme  de  haute  taille:  cet  homme  était  nu, 
à  l'exception  d'un  caleçon  de  toile  au  côté  gauche 
duquel  était  attaché  un  grand  couteau  caché  dans  sa 
gaine  ;  il  portait  sur  l'épaule  droite  une  lourde  masse 
de  fer.  Cet  homme,  c'était  le  bourreau.  Il  avait  en 
outre  des  sandales  attachées  au  bas  de  la  jambe  par 
des  cordes.  Derrière  le  bourreau  marchaient,  dans 
l'ordre  où  ils  devaient  être  exécutés,  d'abord  Peppino, 


—  145  — 

et  ensuite  Andréa.  Chacun  était  accompagné  de  deux 
prêtres.  ÎS'i  l'un  ni  l'autre  avaient  les  yeux  bandés. 
Peppino  marchait  d"un  pas  assez  ferme:  sans  doute  il 
avait  eu  avis  de  ce  qui  se  préparait  pour  lui.  Andréa 
était  soutenu  sous  chaque  bras  par  un  prêtre.  Tous 
deux  baisaient  de  temps  en  temps  le  crucifix  que  leur 
présentait  leur  confesseur. 

Franz  sentait,  rien  qu"à  celte  vue,  les  jambes  qui 
lui  manquaient:  il  regarda  Albert.  Il  était  pâle  comme 
sa  chemise,  et  par  un  mouvement  machinal  il  jeta  loin 
de  lui  son  cigare,  quoiqu'il  ne  l'eût  fumé  qu'à  moitié. 
Le  comte  seul  paraissait  impassible.  îl  y  avait  même 
plus,  une  légère  teinte  rouge  semblait  vouloir  perc;>r 
la  pâleur  livide  de  ses  joues.  Son  nez  se  dilatait  comme 
celui  d'un  animal  féroce  qui  flaire  le  sang,  et  ses 
lèvres,  légèrement  écartées.  laissaient  voir  ses  dents 
blanches,  petites  et  aiguës  comme  celles  d'un  chacal. 
Et  cependant,  malgré  tout  cela,  son  visage  avait  une 
expression  de  douceur  souriante  que  Franz  ne  lui  avait 
jamais  vue  ;  ses  yeux  noirs  surtout  étaient  admirables 
de  mansuétude  et  de  velouté. 

Cependant  les  deux  condamnés  continuaient  de 
marcher  vers  l'échafaud,  et  à  mesure  qu'ils  avançaient 
on  pouvait  distinguer  les  traits  de  leur  visage.  Pep- 
pino était  un  beau  garçon  de  vingt-quatre  à  vingt-six 
ans,  au  teint  hùlé  par  le  soleil,  au  regard  libre  et  sau- 
vage. Il  portail  la  tête  haute  et  semblait  flairer  lèvent 
pour  voir  de  quel  côté  lui  viendrait  son  libérateur. 
Andréa  était  gros  et  court  :  son  visage,  bassement 
cruel,  n'indiquait  pas  d'âge,  il  pouvait  cependant 
avoir  trente  ans  à  peu  près.  Dans  la  prison,  il  avait 
laissé  pousser  sa  barbe.  Sa  tête  retombait  sur  une  de 
ses  épaules,  ses  jambes  pliaient  sous  lui;  tout  son 
être  paraissait  obéir  à  un  mouvement  machinal  dans 
lequel  sa  voloatc  n'était  déjà  plus  pour  rien. 


—  146  — 

—  Il  me  semble,  dit  Franz  au  comte,  que  vous 
p'aviez  annoncé  qu"i!  n'y  aurait  qu'une  exécution.  — 
je  vous  ai  dit  la  vérité,  répondit-il  froidement.  — 
Cependant  voici  deux  condamnés.  — Oui,  mais  de  ces 
deux  condamnés,  l'un  touche  à  la  mort,  et  l'autre  a 
encore  de  longues  années  à  >ivre.  —  il  me  semble  que 
si  la  grâce  doit  venir,  il  n'y  a  plus  de  temps  à  perdre. 
—  Aussi  la  voilà  qui  vient;  regardez,  dit  le  comte. 

En  effet,  au  moment  où  Peppino  arrivait  au  pied  de 
la  mandaia.  Un  nénitent  qui  semblait  être  en  retard, 
perça  la  haie  sans  que  les  soldats  fissent  obstacle  à 
son  passage,  et  s'avançant  vers  le  chef  de  la  confrérie, 
lui  remit  un  papier  plié  en  quatre.  Le  regard  ardent 
de  Peppino  n'avait  perdu  aucun  de  ces  détails  :  le 
chef  de  la  confrérie  déplia  le  papier,  le  lut  et  leva  la 
main. 

—  Le  Seigneur  soit  béni  et  Sa  Sainteté  soit  louée! 
dit-il  à  haute  et  intelligible  voix  :  il  y  a  grâce  de  la 
vie  pour  l'un  des  condamnés  !  —  Grâce  !  s'écria  le 
peuple  dun  seul  cri  ;  il  y  a  grâce  ! 

A  ce  mot  de  grâce,  Andréa  sembla  bondir  et  re- 
dresser la  tête. 

—  Grâce  pour  qui  ?  cria-t-il. 

Peppino  resta  immobile,  muet  et  haletant. 

—  Il  y  a  grâce  di  la  peine  de  mort  pour  Peppino, 
dit  Rocca  Priori^  dit  le  chef  de  la  confrérie,  et  il  passa 
le  papier  au  capitaine  commandant  les  carabiniers, 
lequel,  après  Tavoir  lu.  le  lui  rendit.  —  Grâce  pour 
Peppino  !  s'écria  -\iidrea  entièrement  tiré  de  la  tor- 
peur où  il  semblait  être  plongé.  Pourquoi  grâce  pour 
lui  et  pas  pour  moi  ?  Nous  devions  mourir  ensemble, 
on  m'avait  prorais  qu'il  mourrait  avant  moi,  on  n'a 
pas  le  droit  de  me  faire  mourir  seul:  je  ne  veux  pas 
mourir  seul,  je  ne  le  veux  pas! 

Et  il  s'attacha  aux  bras  des  deux  prêtées,  se  tordant, 


—  147  — 

hurlant,  rugissant  et  faisant  des  efforts  insensés  pour 
rompre  les  cordes  qui  lui  liaient  les  mains.  Le  bour- 
reau fit  signe  à  ses  deux  aides,  qui  sautèrent  au  bas 
de  l'échafaud  et  vinrent  s'emparer  du  condamné. 

—  Qu'y  a-t-il  donc?  demanda  Franz  au  comte,  car 
comme  tout  cela  se  passait  en  patois  romain,  il  n'avait 
pas  très-bien  compris.  —  Ce  qu'il  y  a?  dit  le  comte, 
ne  de\inez-YOus  pas  ?  Il  y  a  que  cette  créature  hu- 
maine, qui  va  mourir,  est  furieuse  de  ce  que  son 
semblable  ne  meurt  pas  avec  elle,  et  que,  si  on  la 
laissait  faire  elle  la  déchirerait  avec  ses  ongles  et 
avec  ses  dents  plutôt  que  de  le  laisser  jouir  de  la  vie 
dont  elle  va  être  privée.  0  hommes,  hommes  !  race  de 
crocodiles,  comme  dit  Karl  Moor,  s'écria  le  comte  en 
étendant  les  deux  poings  vers  toute  cette  foule,  que 
je  vous  reconnais  bien  \h,  et  qu'en  tout  temps  vous 
êtes  bien  dignes  de  vous-mêmes. 

En  effet.  Àmlrca  et  les  deux  aides  du  bourreau  se 
roulai(  nt  dans  la  poussière:  le  condamné  criait  tou- 
jours :  «  1!  doit  mourir,  je  veux  qu'il  meure,  on  n'a 
pas  le  droit  de  me  tuer  seul  !  >' 

—  Regardez,  regardez,  continua  le  comte  en  saisis- 
sant chacun  dos  deux  jeunes  gens  par  la  main  :  regar- 
dez, car  sur  mon  âme.  c'est  curieux  :  voilà  un  homme 
qui  était  résigné  à  son  sort,  qui  marchait  à  l'échafaud, 
qui  allait  mourir  comme  un  lâche,  c'est  vrai,  mais 
enfin  il  allait  mourir  sans  résistance  et  sans  récrimi- 
joation.  Savcz-vous  ce  qui  lui  donnait  quelque  force  ? 
savez-vous  ce  qui  le  consolait  ?  savez-vous  ce  qui  lui 
faisait  prendre  son  supplice  en  patience?  c'est  qu'un 
autre  partageait  son  angoisse;  c'est  qu'un  autre  allait 
mourir  comme  lui  :  c'est  qu'un  autre  allait  mou- 
rir avant  lui  îMenez  deux  moutons  à  la  bouche- 
rie, deux  bœufs  à  l'abattoir,  et  faites  comprendre 
à  l'un  d'eux  que  son  compagnon  pc  mourra  pas  ;  le 


—  148  — 
mouton  bêlera  de  joie,  le  bœuf  mugira  de  plaisir; 
mais  l'homme.  Thomme  que  Dieu  a  fait  à  son  image, 
l'homme  à  qui  Dieu  a  imposé  pour  première,  pour 
unique,  pour  suprêm,-  loi  l'amour  de  son  prochain, 
l'homme  à  qui  Dieu  a  donné  une  voix  pour  exprimer 
sa  pensée,  quel  sera  son  premier  cri  quand  il  appren- 
dra que  son  camarade  est  sauvé  ?  un  blasphème. 
Honneur  à  Ihomme,  ce  chef-d'œuvre  de  la  nature,  ce 
roi  de  la  création  ! 

Elle  comte  éclata  de  rire,  mais  d'un  rire  terrible 
qui  indiquait  qu'il  avait  dû  horriblement  souffrir 
pour  en  arriver  à  rire  ainsi. 

Cependant  la  lutte  continuait,  et  c'était  quelque 
chose  d'affreux  à  voir.  Los  deux  valets  portaient  An- 
dréa sur  léchafaud:  tout  le  peuple  avait  pris  parti 
contre  lui,  et  vingt  mille  voix  criaient  d'un  seul  cri  : 
«  A  mort!  à  mort!  »  Franz  se  rejeta  en  arrière;  mais 
le  comte  ressaisit  son  bras  et  le  retint  devant  la  fe- 
nêtre. 

—  Que  faites-vous  donc?  lui  dit-il;  de  la  pitié? 
elle  est  ma  foi  bien  placée  !  si  vous  entendiez  crier  au 
chien  enragé  vous  prendriez  votre  fusil,  vous  vous 
jetteriez  dans  la  rue,  vous  tueriez  sans  miséricorde  à 
bout  portant  la  pauvre  bête,  qui  au  bout  du  compte, 
ne  serait  coupable  que  d'avoir  été  mordue  par  un  autre 
chien,  et  de  rendre  ce  qu'on  lui  a  fait  ;  et  voilà  que 
vous  avez  pitié  d'un  homme  qu'aucun  autre  homme 
n'a  mordu,  et  qui  cependant  a  tué  son  bienfaiti^ur.  et 
qui  maintenant,  ne  pouvant  plus  tuer,  parce  qu'il  a 
les  mains  liées,  veut  à  toute  force  voir  mourir  son 
compagnon  de  captivité,  son  camarade  d'infortune  ? 
Non,  non.  regardez,  regardez. 

La  recommandation  était  presque  devenue  inutile. 
Franz  était  comme  fasciné  par  l'horrible  spectacle. 
Les  deux  valets  avaient  apporté  le  condamné  sur  l'é- 


—  149  — 

chafaud.ct  là.  malgré  ses  cfforis.  ses  morsures,  sescris, 
ils  l'avaient  forcé  de  se  mettre  à  genoux  ;  pendant  ce 
temps  le  bourreau  s'était  placé  de  côté  et  la  masse  en 
arrêt;  alors,  sur  un  signe,  les  deux  aides  s'écartèrent. 
Le  condamné  voulut  se  relever,  mais  avant  qu'il  n'en 
eût  eu  le  temps.  la  masse  s'abattit  sur  sa  tempe  gauche; 
on  entendit  un  bruit  sourd  et  mat,  le  patient  tomba 
comme  un  bœuf,  la  face  contre  terre  :  puis,  du  contre- 
coup, se  retourna  sur  le  dos:  alors  le  bourreau  laissa 
tomber  sa  masse,  tira  le  couteau  de  sa  ceinture,  d'un 
seul  coup  lui  ouvrit  la  gorge,  et  montant  aussitôt  sur 
son  ventre,  se  mit  à  le  pétrir  avec  ses  pieds.  A  chaque 
pression,  un  jet  de  sang  s'élançait  du  cou  du  condamné. 

Pour  celte  fois  Franz  n'y  put  tenir  plus  longtemps  ; 
il  se  rejeta  en  arrière  et  alla  tomber  sur  un  fauteuil, 
à  moitié  évanoui. 

Albert,  les  yeux  fermés,  resta  sur  ses  pieds,  mais 
cramponné  aux  rideaux  de  la  fenêtre,  sans  l'appui  des- 
quels il  serait  certainement  tombé. 

Le  comte  était  debout  et  triomphant  comme  le  mau- 
vais ange. 


VII  —  Le  carnaval  de  Rome. 

Quand  Franz  revint  à  lui  il  trouva  Albert  qui  bu- 
vait un  verre  d'eau,  dont  sa  pâleur  indiquait  qu'il 
avait  grand  besoin,  et  le  comte  qui  passait  déjà  son 
costume  de  paillasse.  Il  jeta  machinalement  les  yeux 
sur  la  place  :  tout  avait  disparu,  échafaud,  bourreau, 
victimes;  il  ne  restait  plus  que  le  peuple,  bruyant, 
affairé,  joyeux;  la  cloche  du  Moole-Citorio.  qui  ne 
retentit  que  pour  la  mort  du  pape  et  l'ouverture  de  la 
mascberata,  sonnait  à  pleines  volées. 


—  150  — 

—  Eh  bien  !  deraanda-t-il  au  comte,  que  s'est-il 
donc  passé?  —  Rien,  absolument  rien,  dit-il.  comme 
vous  voyez;  seulement  le  carnaval  est  commenc*!.  ha- 
billons-nous vite.— En  effet  répondit  Franz  au  ''omte, 
il  ne  reste  de  toute  cette  horrible  scène  que  la  trace 
d"un  rêve.  —  C'est  que  ce  n'est  pas  r.utre  chose  qu'un 
rêve,  qu'un  cauchemar  que  vous  avez  eu.  —  Oui,  moi, 
mais  le  condamné?  —  C'est  un  rêve  aussi  :  seulement 
il  est  resté  endormi,  lui,  tandis  que  vous  vous  êtes 
réveillé,  vous  ;  et  qui  peut  dire  lequel  de  vous  deux 
est  le  privilégié?  —  Mais  Peppioo,  demanda  Franz, 
qu'est-il  devenu  ?  —  Peppino  est  un  garçon  de  sens 
qui  n'a  pas  le  moindre  amour-propre,  et  qui.  contre 
l'habitude  d.  s  hommes  qui  sont  furieux  lorsqu'on  ne 
s'occupe  pas  d'eus,  a  été  enchanté,  lui.de  ^oirque 
lattenlion  générale  se  portait  sur  son  camarade  :  il  a 
en  conséquence  profilé  de  cette  disfraction  pour  se 
glisser  dans  la  foule  et  disparaître,  sans  même  remer- 
cier les  dignes  prêtres  qui  lavaient  accompagné.  Dé- 
cidément l'homme  est  un  animal  fort  ingrat  et  fort 
égoïste...  Mais  habillez-vous;  tenez,  ^ous  voyez  bien 
que  M.  de  Morcerf  vous  donne  l'exemple. 

En  effet.  Albert  passait  machinalement  son  panta- 
lon de  taffetas  par-dessus  son  pantalon  noir  et  ses 
bottes  vernies. 

—  Eh  bien  !  Albert,  demanda  Franz,  êtes-vous 
I)ien  en  train  de  faire  des  folies  V  Voyons,  répondez 
franchement.  —  Non.  dit-il,  mais  en  vérilé  je  suis 
aise  maintenant  d'avoir  vu  une  pareille  chose,  et  je 
comprends  ce  que  disait  monsieur  le  comte  :  c'est 
que.  lorsqu'on  a  dû  s'habituer  une  fois  à  un  pareil 
spectacle,  ce  soit  le  seul  qui  donne  encore  des  émo- 
tions. —  Sans  compter  que  c'est  en  ce  momcnt-Ià 
seulement  qu'on  peut  faire  des  études  de  caractères, 
dit  le  comte  ;  sur  la  première  marche  de  l'echafaud,  la 


-  15!  — 

mort  arrache  le  masqnc  qu'on  a  porté  toute  !a  vie,  et 
le  véritable  visage  apparaît.  Il  faut  en  convenir,  ccluî 
d'Andréa  n'était  pas  beau  à  voir...  le  hideux  coquin  !... 
Habillons-nous,  messieurs,  habillons-nous  !  J'ai  be- 
soin de  voir  des  masques  de  carton  pour  me  consoler 
des  masques  de  chair. 

H  eût  été  ridicule  à  Franz  de  faire  la  pctitc-maï- 
Iressc  et  de  ne  pas  suivre  Pexemple  que  lui  donnaienl! 
ses  deul  compagnons.  îi  passa  donc  à  son  tour  son' 
costûttie,  et  mit  son  masque  qui  n'était  certainement 
pas  plus  pâle  que  son  visage.  La  toilette  achevée,  on 
descendit.  La  voiture  attendait  à  la  porte,  pleine  de 
confetti  et  de  bouquets.  On  prit  la  file. 

Il  est  ditScile  de  se  faire  l'idée  d'une  oppositiort 
plus  complète  que  cille  qui  venait  de  s'opérer.  Au 
lieu  de  ce  spectacle  de  mort  sombre  et  silencieux,  la 
place  del  Popoio  présentait  l'aspect  d'une  folle  et 
bruyante  orgie.  Une  foule  de  masqurs  sortait,  débor- 
dant de  tous  les  côtés,  s'échappant  par  ks  portes,  des- 
cendant par  les  fenêtres;  les  voitures  débouchaient 
de  tous  les  coins  de  rues,  chargé' s  de  pierrots,  d'arle- 
quins, de  dominos,  de  marquis,  de  Trastévérins,  de 
grotesques,  de  chevaliers,  de  paysans  :  tout  cela 
criant,  gesticulant,  iançant  des  œufs  pleins  de  farine, 
des  confetti,  des  bouquets:  attaquant  de  la  parole  et 
du  proj'ctile  amis  et  étrangers,  connus  et  inconnus, 
sans  que  [i -rsonne  ait  le  droit  de  s'en  fâcher,  sans 
que  pas  un  .*^)ssc  autre  chose  que  d'en  rire. 

Franz  et  Albert  étaient  comme  dos  hommes  que  pour 
les  distrair  d'un  violent  chagrin  on  conduirait  dans 
une  orgie,  et  qui.  à  mesure  qu'ils  boivent  et  qu'ils 
s'enivrent,  sentent  un  voile  s'épaissir  entre  le  passé  et 
le  présent.  Ils  voyaient  toujours,  ou  plutôt  ils  conti- 
nuaient de  sentir  en  eux  le  reflet  de  ce  qu'ils  avaient 
vu.  Mais  pea  à  peu  l'ivresse  générale  les  gagna;  il 


—  152  — 

leur  sembla  que  leur  raison  chancelante  allait 
les  abandonner  ;  ils  éprouvaient  un  besoin  étrange 
de  prendre  leur  part  de  ce  bruit,  de  ce  monvement, 
de  ce  verticre.  Une  poignée  de  confetti  qui  arriva  à 
Morcerf  d'une  voiture  voisine,  et  qui.  en  le  couvrant 
de  poussière,  ainsi  que  ses  deux  compagnons,  piqua 
son  cou  et  toute  la  portion  de  visage  que  ne  garantis- 
sait pas  le  masque,  comme  si  on  lui  eût  jeté  un  cent 
d'épingles,  acheva  de  le  pousser  à  la  lutte  générale 
dans  laquelle  était  déjà  engagés  tous  les  masques 
qu'ils  rencontraient.  Il  se  leva  à  son  tour  dans  la  voi- 
ture :  il  puisa  à  pleines  mains  dans  les  sacs,  et  avec 
toute  la  vigueur  et  l'adresse  dont  il  était  capable,  il 
envoya  à  son  tour  œufs  et  dragées  à  ses  voisins.  Dès 
lors  le  combat  était  engagé.  Le  souvenir  de  ce  qu'ils 
avaient  vu  une  demi-heure  auparavant  s'effaça  tout  à 
fait  de  l'esprit  des  deux  jeunes  gens,  tant  le  spectacle 
bariolé,  mouvant,  insensé,  qu'ils  avaient  sous  les 
yeux,  était  venu  leur  faire  diversion.  Quant  au  comte 
de  Monte-Cristo,  il  n'avait  jamais,  comme  nous  l'avons 
dit.  paru  impressionné  un  seul  instant. 

En  effet,  qu'on  se  figure  cette  grande  et  belle  rue  du 
Cours,  bordée  d'un  bout  à  l'autre  de  palais  à  quatre 
ou  cinq  étages,  avec  tous  leurs  balcons  garnis  de 
tapisseries,  avec  toutes  leurs  fenêtres  drapées.  A  ces 
balcons  et  à  ces  fenêtres,  trois  cent  mille  spectateurs, 
romains,  italiens,  étrangers  venus  des  quatre  parties 
du  monde  ;  toutes  les  aristocraties  réunies  :  aristo- 
craties de  naissance,  d'argent,  de  génie  :  des  femmes 
charmantes  qui.  subissant  elles-mêmes  l'influence  de 
ce  spectacle,  se  courbint  sur  les  balcons,  se  penchent 
hors  des  fenêtres,  font  pleuvoir  sur  les  voilures  qui 
passent  une  grêle  de  confetti  qu'on  leur  rend  en  bou- 
quets, l'atmosphère  tout  épaissie  de  dragées,  qui  des- 
cendent, et  de  fleurs  qui  montent:  puis  sur  le  pavé 


—  153  — 

des  rues,  une  foule  joyause,  incessante,  folle,  avec  des 
costumes  insensés  ;  dos  choux  gigantesques  qui  se 
promènent,  des  têtes  de  buffles  qui  mugissent  sur  des 
corps  d'hommes,  des  chiens  qui  semblent  marcher 
sur  les  pieds  de  devant  ;  au  milieu  de  tout  cela,  un 
masque  qui  se  soulève,  et  dans  cette  Tentation  de 
saint  Antoine  rêvée  par  Callot,  quelque  Astarté  qui 
montre  une  ravissante  figure  qu'on  veut  suivre  et  de 
laquelle  on  est  séparé  par  des  espèces  de  dénions 
pareils  à  ceux  qu'on  voit  dans  ses  rêves,  et  l'on  aura 
une  faible  idée  de  ce  qu'est  le  carnaval  de  Rome. 

Au  second  tour,  le  comte  fil  arrêter  la  voiture  et 
demanda  à  ses  compagnons  la  permission  de  les  quit- 
ter, laissant  sa  voiture  à  leur  disposition.  Franz  leva 
les  yeux  :  on  était  en  face  du  palais  Rospoli.  et  à  la 
fenêtre  Ju  milieu,  à  celle  qui  était  drapée  d'une  pièce 
de  damas  blanc  avec  une  croix  rouge,  était  un  domino 
bleu  sous  lequi'l  l'imagination  de  Franz  se  représenta 
sans  peine  la  belle  Grecque  du  théâtre  Argentina. 

—  Messieurs,  dit  le  comte  en  sautant  à  terre,  quand 
vous  .serez  las  d'être  acteurs  et  que  vous  voudrez  rede- 
venir spectateurs,  vous  savez  que  vous  avez  place  à 
mes  fenêtres  ;  en  attendant  disposez  de  mon  cocher, 
de  ma  voiture  et  de  mes  domestiques. 

Nous  avons  oublié  de  dire  que  le  cocher  du  comte 
était  gravement  vêtu  d'une  peau  d'ours  noir,  exacte- 
ment pareille  à  celle  d'Odry  dans  l'Ours  et  le  Pacha^ 
et  que  les  deux  lacjuais  qui  se  tenaient  debout  derrière 
la  calèche  possédaient  des  costumes  de  singes  verts, 
parfaitement  adaptés  à  leur  taille,  et  ces  masques  à 
ressorts  avec  lesquels  ils  faisaient  la  grimace  aux 
passants. 

Franz  remercia  le  comte  de  son  offre  obligeante. 
Quant  à  Albert,  il  étaiten  coquetterie  avec  une  pleine 
voilure  de  paysannes  romaines ,  arrêtée  comme  celle 
m.  Il 


—  154  — 
du  comte  par  un  de  ces  repos  si  communs  dans  les 
files,  et  qu" il  écrasait  de  bouquels.  Malheureusement 
pour  lui  la  file  reprit  son  mouvement,  ei  tandis  qu'il 
défendait  vers  la  place  del  Popolo,  la  voiture  qui 
avait  attiré  son  attention  remontait  vers  le  palais  de 
Venise. 

—  Ah!  mon  cher,  dit  Albert,  vous  n'avez  pas  vu 
cette  calèche  qui  s'en  va  toute  chargée  de  paysannes 
romaines  — Non.  —  Eh  bien!  je  suis  sQr  que  ce 
sont  des  femmes  charmantes.  —  Quel  m-^lheur  que 
vous  soyez  masqué;  mon  cher  Aihert  !  dit  Franz; 
c'était  le  momt'nt  de  vous  rattraper  de  vos  désappoin- 
tements amoureux  —  Oh!  répondit-iL  moitié  riant, 
moitié  convaincu,  j'espère  bien  que  le  carnaval  ne  se 
passera  pas  sans  m"apporter  quelque  dédommage- 
ment. 

.\la!gré  c  tte  espérance  d'Albert,  toute  la  journée 
se  passa  sans  autre  aventure  que  la  rencontre  deux 
ou  trois  fois  renouvelée  de  la  calèche  aux  paysannes 
romaines;  à  l'une  de  ces  rencontres,  soit  hasard,  soit 
calcul  d'Albert,  son  masque  se  détacha.  A  cette  ren- 
contre, il  prit  le  restes  des  bouquels  et  les  jeta  dans 
la  calèche  Sans  doute  une  des  femmes  charmantes 
qu'Albert  devinait  sous  le  costume  coquet  de  pay- 
sannes fut  touchée  de  cette  galanterie,  car  à  son  tour, 
lorsque  la  voiture  des  deux  amis  repassa,  elle  y  jeta 
un  bouquet  de  viuutleS,  Albert  se  précipita  sur  le 
bouquet.  Comme  Franz  n'avait  aucun  motif  de  croire 
qu'il  était  à  son  adresse,  il  laissa  Albert  s'en  emparer. 
Albert  le  mit  victorieusement  à  sa  boutonnière,  et  la 
voiture  continua  sa  course  triomphante. 

—  Eh  bien  !  lui  dit  Franz,  voilà  un  commencement 
d'aventure.  —  Riez  tant  que  vous  voudrez,  répondit-il, 
mais  en  vérité  je  croisque  oui  ;  aussi  je  ne  quitte  plus 
ce  bouquet.  —  Pardieu,  je  le  crois  i>ieo,  répondit 


—  155  — 

Franz  en  riant,  c'est  un  signe  de  reconnaissance. 

La  plaisanterie,  au  reste,  prit  bientôt  un  caractère 
de  réalité,  car,  lorsque,  toujours  conduits  par  la  file, 
Franz  et  Albert  croisèrent  de  nouveau  la  voiture  des 
contadine^  celle  qui  avait  jeté  le  bouquet  à  Albert 
battit  des  mains  en  le  vojant  à  sa  boutonnière. 

—  Bravo,  mon  ch'-r  !  bravo  !  lui  dit  Franz,  voilà  qui 
se  préparc  à  merveille;  voulez-vous  que  je  vous  quitte, 
et  vous  est-il  plus  agréable  d"être  seul? —  Non.  dit-il. 
non.  ne  brusquons  rien.  Je  ne. veux  pas  me  laisser 
prendre  comme  un  sot  à  une  première  démonstration, 
ù  un  rendez-vous  sous  Iborioge.  comme  nous  disions 
pour  le  bal  de  l'Opéra.  Si  la  belle  paysanne  a  envie 
d'aller  plus  loin,  nous  la  retrouverons  demain,  ou 
plutôt  elle  nous  retrouvera  ;  alors  elle  me  donnera 
signe  d'existence,  et  je  verrai  ce  que  j"aurai  à  faire. 
—  En  vérité,  mon  cher  Albert,  dit  Franz,  vous  êtes 
sage  comme  Nestor  et  prudent  comme  Ulysse,  et  si 
\otre  Circé  parvient  à  vous  changer  en  une  bête  quel- 
conque, il  faudra  qu'elle  soit  bien  adroite  ou  bien 
puissante. 

Albert  avait  raison  :  la  belle  inconnue  avait  résolu 
sans  doute  de  ne  pas  pousser  plus  loin  l'intrigue  ce 
jour  là:  car.  quoique  les  jeunes  gens  fissent  encore 
plusieurs  tours,  ils  ne  revirent  pas  la  calèche  qu'ils 
cherchaient  des  yeux  :  elle  avait  disparu  sans  doute 
par  une  des  rues  adjacentes.  Alors  ils  revinrent  au 
palais  Rosf.oli  :  mais  le  comte  aussi  avait  disparu  avec 
le  domino  bleu  ;  les  deux  fenêtres  tendues  en  damas 
jaune  continuaient,  au  reste,  d'être  occupées  par  des 
personnes  qu'il  avait  sans  doute  invitées. 

En  ce  moment  la  même  eloche  qui  avait  sonné  Fou- 
verture  de  la  mascherata  sonna  la  retraite;  la  fie  du 
Corso  se  rompit  aussitôt,  et  en  un  instant  toutes  les 
voilures  disparurent  dans  les  rues  transversales.  Franz 


—  156  — 

et  Albert  étaient  en  ce  moment  en  face  de  la  via  délie 
Maratte;  le  cocher  TenËia  sons  rien  dire,  et  saunant 
la  place  d'Espagne  en  longeant  le  palais  Rospoli.  il 
s'arrêta  devant  l'hôtel.  iJaitre  Pastrini  vint  recevoir 
ses  hùKs  sur  le  seuil  de  la  porte. 

Le  premitrrsoin  de  Fi  anz  fut  de  s'informer  du  comte 
et  d'exprimer  le  regret  de  ne  l'avoir  pas  repris  à 
temps:  mais  Pastrini  le  rassura,  en  lui  disant  que  le 
comiede  Monte-Cristo  avait  commandé  une  seconde 
voitur^"  pour  lui.  et  que  cette  voiture  était  allée  le 
chercher  à  quatre  heures  au  palais  Rospoli.  11  était 
en  outre  chargé  de  sa  part  d'offrir  aux  deux  amis  la 
clef  de  sa  loge  au  théâtre  Ârgentino.  Franz  interrogea 
Albert  sur  ses  dispositions:  mais  Albert  avait  de 
grands  projets  à  mettre  à  exécution  avant  de  pensera 
aller  au  théâtre.  En  conséquence,  au  lieu  de  répondre, 
il  s'informa  si  maître  Pastrini  pourrait  lui  procurer  un 
tailleur. 

—  Un  tailleur,  demanda  l'hôte,  et  pourquoi  faire  ? 
—  Pour  nous  faire  d'ici  à  demain  des  habits  de  pay- 
sans romains  aussi  élégants  que  possible,  dit  Albert. 

Maître  Pastrini  secoua  la  tète. 

—  Vous  faire  dïciàdemain  deux  habits  !  s'écria-t-il: 
voilà  bien,  j'en  demande  pardon  à  Vos  Excellences. 
une  demande  à  la  française.  D;  ui  habits,  quand  d'ici 
à  huit  jours  vous  ne  trouveriez  pas  un  tailleur  qui 
consentit  à  coudre  six  boutons  à  un  gilet,  lui  payas- 
siez-vous  c"s  boutons  un  écu  la  pièce.  — Alors  il  faut 
donc  renoncer  a  se  procurer  les  habits  que  je  désire? 

Non.  parce  que  nous  aurons  ces  habits  tout  faits. 

Laissez-moi  m'occuper  de  cela,  et  demain  vous  trou- 
verez en  vous  éveillant  une  collection  de  chapeaux, 
de  vestes  et  de  culottes  dont  vous  serez  satisfaits.  — 
iîon  cher,  dit  Franz  à  Albert,  rapportons-nous-en  à 
notre  hôte,  il    nous  a  déjà  prouvé  qu'il  était  homme 


—  157  — 
de  ressources  :  dînons  donc  tranquinetn?nt,  et  après 
le  dîner  allons  \oir  l'Italienne  à  Alger.  —  Ya  pour 
l'Italienne  à  Affjer^  dit  Aib?rt  :  mais  songi'z,  maître 
Paslrini.  que  moi  et  monsieur,  continua -t-il  en  dési- 
gnant Franz,  nous  mettons  ia  plus  h.iute  importance 
à  avoir  demain  les  habits  que  nous  vous  avons  de- 
mandés. 

L'aubergiste  affirma  une  dernière  fois  à  ses  hôtes 
qu'ils  n'avaient  à  s'inquiéter  de  rien  et  qu'ils  seraient 
servis  à  leurs  souhaits  ;  sur  quoi  Franz  et  Albert  re- 
montèrent pour  se  débarrasser  de  leurs  costumes  de 
paillasse.  Albert,  en  dépouillant  le  sien,  serra  avec  le 
plus  grand  soin  son  bouquet  de  violettes  :  c'était  son 
signe  de  reconnaissance  pour  le  lendemain.  Les  deux 
amis  se  mirent  à  table  ;  mais,  tout  en  dînant,  Albert 
ne  put  s'empêcher  de  remarquer  la  différence  notable 
qui  existait  entre  les  mérites  respectifs  du  cuisinier  de 
maître  Pastrini  et  de  celui  du  comte  de  Monte-Cristo. 
Or  la  vérité  força  Franz  davouer,  malgré  les  prévenî 
lions  qu'il  paraissait  avoir  contre  le  comte,  que  le 
parallèle  n'était  point  à  l'avantage  du  chef  de  maître 
Pastrini. 

Au  dessert,  le  domestique  s'informa  de  l'heure  à 
laquelle  les  jeunes  gens  désiraient  la  voiture.  Albert 
et  Franz  se  regardèrent,  craignant  véritablement  d'être 
indiscrets.  Le  domestique  les  comprit. 

—  Son  Excellence  le  comte  de  Monte-Cristo,  leur 
dit-il.  a  donné  des  ordres  positifs  pour  que  la  voiture 
demeurât  toute  la  journée  aux  ordres  de  Leurs  Sei- 
gneuries; Leurs  Seigneuries  peuvent  donc  en  disposer 
sans  craindre  d'être  indiscrètes. 

Les  jeunes  gens  se  résolurent  de  profiter  jusqu'au 
bout  de  ia  courtoisie  du  comte,  et  ordonnèrent  d'at- 
teler, tandis  qu'ils  allaient  substituer  une  toilette  du 
soir  à  leur  toilette  de  la  journée,  tant  soit  peu  froissée 


~  158  — 
par  les  combats  nombreux  auxquels  ils  s'étaient  livrés. 
Cette  précaution  prise,  ils  se  rendirent  au  théâtre  Ar- 
gentina.  et  s'installèrent  dans  la  loge  du  comte. 

Pendant  le  premier  acte,  la  comtesse  G***  entra 
dans  la  sienne  :  son  premier  ngard  se  dirigea  du  côté 
où  la  veille  elle  avait  vu  le  comte,  de  sorte  qu'elle 
aperçut  Franz  et  Albert  dans  la  loge  de  celui  sur  le 
compte  duqu.  1  elle  avait  exprimé,  il  y  avait  vingt- 
quai  re  heures,  à  Franz,  une  si  étrange  opinion. 

Sa  lorgnette  était  dirigée  sur  lui  avec  un  tel  acharne- 
ment, que  Franz  vit  bien  qu'il  v  aurait  de  la  cruauté 
à  tarder  plus  longlcir.ps  de  satisfaire  sa  curiosité. 
Aussi,  usant  du  privilège  accordé  aux  spectateurs  des 
théâtres  italiens,  qui  consiste  à  faire  des  salles  de 
spectacles  leurs  salons  de  réception,  les  deux  amis 
quitterent-ils  leur  loge  pour  aller  présenter  leurs 
hommages  à  la  comtesse.  A  peine  furent-ils  entrés 
dans  sa  loge  quelle  fit  signe  à  Franz  de  se  mettre  à 
la  place  d'honneur  ;  Albert,  à  son  tour,  se  plaça  der- 
rière elle. 

—  Eh  bien  !  dit-elle,  donnant  à  peine  à  Franz  le 
temps  de  s'asseoir,  il  paraît  que  vous  n'avez  rien  eu 
de  plus  pressé  que  de  faire  connaissance  avec  le  nou- 
veau lord  Ruthwen,  et  que  vous  voilà  les  meilleurs 
amis  du  monde?  —  Sans  que  nous  soyons  si  avancés 
que  vous  le  dites,  dans  une  intimité  réciproque,  je  ne 
puis  nier,  madame  la  comtesse,  répondit  Franz,  que 
nous  n'ayons  toute  lajournée  abusé  de  son  obligeance. 

—  Comment .  toute  la  journée  ?  —  Ma  foi.  c'est  le 
mot  :  ce  matin  nous  avons  accf>pté  son  déjeuner: 
pendant  toute  la  mascherata  nous  avons  couru  le 
Corso  dans  sa  voiture,  enfin  ce  soir  nous  venons  au 
spectacle  dans  sa  loge.  —  Vous  le  connaissiez  donc? 

—  Oui  et  non.  —  Comment  cela  ?  —  C'est  toute  une 
longue  histoire.  —  Que  vous  me  raconterez  ?  —  Elle 


—  159  — 
vous  ferait  trop  peur.  —  Raison  de  plus.  —  Attendez 
au  moins  que  cette  histoire  ait  un  dénoùment.  —  Soit, 
j'aime  les  histoires  complètes.  En  allendant.  comment 
vous  êtes-vous  trouvé  en  contact?  qui  vous  a  présenté 
à  lui?  —  Personne  ;  c'est  lui  au  contraire  qui  s'est 
fait  présenter  à  nous  hier  soir,  en  vous  quittant.  — 
Par  quel  intermédiaire?  —  Oh  !  mon  Dieu  ;  par  l'in- 
termédiaire très-prosaïque  de  notre  hôte.  —  Il  loge 
donc  hôtel  de  Londres,  comme  vous?  —  Non-seule- 
ment dans  le  même  hôtel,  mais  sur  le  même  carré. — 
Comment  s"appelle-t-il?  car  sans  doute  vous  savez  son 
nom.  —  Parfaitement  :  le  comte  de  Monte-Cristo.  — 
Qu'est-ce  que  ce  nom-là?  ce  n'est  pas  un  nom  de  race. 
—  Non,  c'est  le  nom  d'une  île  qu'il  a  achetée.  —  Et 
il  est  comte  ?  —  Comte  toscan.  —  Enfin,  nous  avale- 
rons celui-là  comme  les  autres,  reprit  la  comtesse  qui 
était  d'une  des  plus  vieilles  familles  des  environs  de 
Venise.  Et  quel  homme  est-ce  d'ailleurs  ?  —  Deman- 
dez au  vicomte  de  IVîorcerf.  —  Vous  entendez,  mon- 
sieur ?  on  me  renvoie  à  vous,  dit  la  comtesse.  —  Nous 
serions  difnciles  si  nous  ne  le  trouvions  pas  charmante 
madame,  répondit  Albert  ;  un  ami  de  dix  ans  n'eùt 
pas  fait  pour  nous  plus  qu'il  n'a  fait,  et  cela  avec  une 
grâce,  une  délicatesse,  une  courtoisie  qui  indiquent 
véritablement  un  homme  du  monde.  —  Allons,  dit  la 
comtesse  en  riant,  vous  verrez  que  mon  vampire  sera 
tout  bonnement  quelque  nouvel  enrichi  qui  veut  se 
fair-  pardonner  ses  millions,  et  qui  aura  pris  le  regard 
de  Nara  pour  qu'on  ne  le  confonde  pas  avec  M.  de 
Rothschild.  Et  elle,  l'avez-vous  vue?  — Qui,  elle? 
demanda  Franz  en  souriant.  —  La  belle  Grecque 
d'hier.  —  Non.  Nous  avons,  je  crois  bien  entendu 
le  son  à.i'  sa  guzla ,  mais  elle  est  restée  parfaite- 
ment invisible.  —  C'est-à-dire  .  quand  vous  dites 
invisible,  mon  cher  Franz,  dit  Albert,  c'est  tout  bon- 


—  160  — 
nemcDt  pour  faire  du  mystérieux.  Pour  qui  prenee- 
vous  ce  domino  bleu  qui  était  à  la  fenêtre  tendue  de 
damas  blanc  au  palais  Rospoli  ?  —  Le  comte  avait 
donc  trois  fenêtres  au  palais  Rospoli  ?  —  Oui.  Étes- 
vous  passée  rue  du  Cours  ?  —  Sans  doute.  Qui  n'est 
point  passé  rue  du  Cours,  aujourd'hui?  —  Eh  bien  ! 
avez-vous  remarqué  deux  fenêtres  tendues  de  damas 
jaune  et  une  fenêtre  tendue  de  damas  blanc,  avec  une 
croix  rouge  ?  Ces  trois  fenêtres  étaient  au  comte.  — 
Ah  çà  !  mais  c'est  donc  un  nabab  que  cet  homme  ? 
Savez-vousce  que  valent  trois  fenêtres  comme  celles-là 
pour  huit  jours  de  carnaval,  et  du  palais  Rospoli, 
c'est-à-dire  dans  la  plus  belle  situation  du  Corso  ?  — 
Deux  ou  trois  cents  écus  romains  ?  —  Dites  deux  ou 
trois  mille.  —  Ah  diable  !  —  Et  est-ce  son  île  qui  lui 
fait  ce  beau  revenu?  —  Son  île.  elle  ne  rapporte  pas  un 
bajocco.  —  Pourquoi  l'a-t-il  achetée  alors?  —  Par 
fantaisie.  —  C'est  donc  un  original  ?  —  Le  fait  est, 
dit  Albert,  qu'il  m'a  paru  assez  excentrique.  S'il  ha- 
bitait Paris,  s'il  fréquentait  nos  spectacles,  je  vous 
dirais,  mon  cher,  ou  que  c'est  un  mauvais  plaisant 
qui  pose,  ou  que  c'est  un  pauvre  diable  que  la  litté- 
rature moderne  a  perdu.  En  vérité,  il  a  fait  hier  matin 
deux  ou  trois  sorties  dignes  de  Didier  ou  dAntony. 

En  ce  moment  une  visite  entra  ,  et,  selon  l'usage  , 
Albert  céda  sa  place  au  nouveau  venu,  cette  circon- 
stance ,  outre  le  déplacement ,  eut  encore  pour  résul- 
tat de  changer  le  sujet  de  la  conversation.  Une  heure 
après,  les  deux  amis  rentraient  à  Ihôtel.  Maître  Pas- 
trini  s'était  déjà  occupé  de  leurs  déguisements  du  len- 
demain .  et  il  leur  promit  qu'ils  seraient  satisfaits  de 
son  intelligi.nte  activité. 

En  effet .  le  lendemain  .  à  neuf  heures  ,  il  entrait 
dans  la  chambre  de  Franz  avec  un  tailleur  chargé  de 
huit  ou  dix  costumes  de  paysans  romains  .  Les  deux 


—  161   - 

amis  en  choisirent  deux  pareils,  qui  allaie  nt  à  peu 
près  à  leur  taille,  et  chargèrent  leur  hôte  de  leur  faire 
coudre  une  vingtaine  de  mètres  de  rubans  à  chacun 
de  leurs  chapeaux .  et  de  leur  procurer  deux  de  ces 
charmantes  écharpes  de  soie  aux  bandes  transversales 
et  aux  vives  couleurs .  dont  les  hommes  du  peuple 
dans  les  jours  de  fête  ont  l'habitude  de  se  serrer  la 
taille. 

Albert  avait  hâte  de  voir  comment  son  nouvel  ha- 
bit lui  irait  ;  c'était  une  veste  et  une  culotte  de  velours 
bleu ,  des  bas  à  coins  brodés ,  des  souliers  à  boucles 
et  un  gilet  de  soie.  Le  jeune  homme  ne  pouvait,  au 
reste  ,  que  gagner  à  ce  costume  pittoresque  ,  et 
lorsque  sa  ceinture  eut  serré  sa  taille  élégante,  lorsque 
son  chapeau,  légèrement  incliné  de  côté,  laissa  re- 
tomber sur  son  épaule  des  Ilots  de  rubans,  Franz  fut 
forcé  d'avouer  que  le  costume  est  souvent  pour  beau- 
coup dans  la  supériorité  physique  que  nous  accor- 
dons à  certains  peuples.  Les  Turcs ,  si  pittoresques 
autrefois  avec  leurs  longues  robes  aux  vives  couleurs, 
ne  sont-ils  pas  hideux  maintenant  avec  leurs  redin- 
gotes bleues  boutonnées  et  leurs  calottes  grecques  qui 
leur  donnent  l'air  de  bouteilles  de  vin  à  cachet  rouge. 
Franz  fit  ses  compliments  à  Albert,  qui.  au  reste,  de- 
bout devant  la  glace,  se  souriait  avec  un  air  de  satis- 
faction qui  n'avait  rien  déquivoque.  lis  en  étaient  là 
lorsque  le  comte  de  Monte-Cristo  entra. 

—  Messieurs  ,  leur  dit-il  .  comme,  si  agréable  que 
soit  un  compagnon  de  plaisir,  la  liberté  est  plus 
agréable  encore  .  je  viens  vous  annoncer  que  pour 
aujourd'hui  et  les  jours  suivants  je  laisse  à  votre  dis- 
position la  voiture  dont  vous  vous  êtes  servis  hier. 
Notre  hôte  a  dû  vous  dire  que  j'en  avais  trois  ou 
quatre  en  pension  chez  lui;  vous  ne  m'en  pri\ez  donc 
pas  :  usez-en  librement,  soit  pour  aller  à  votre  plaisir 


—  162  — 

soit  pour  Rller  à  vos  affaires.  Notre  rtnadez-vous ,  si 
nous  avons  quelque  chose  à  nous  dire,  sera  au  palais 
Rospoli. 

Les  deux  jeunes  gens  voulurent  lui  faire  quelques 
observaiions,  maisiis  navaient  véritablement  aucune 
bonne  raisoo  de  refuser  une  offre  qui  dailleurs  leur 
était  agréable.  Ils  finirent  donc  par  accepter. 

Le  corato  de  Monte-Cristo  resta  un  quart  d"heure  à 
peu  près  avec  eux.  i>srlant  do  toute  chose  avec  une 
facilité  extrême.  I!  était ,  comme  on  a  déjà  pu  le  re- 
marquer, fort  au  courant  de  la  littérature  de  tous  les 
pays.  Un  coup  dœil  jeté  sur  les  murailles  de  son  sa- 
lon avait  prouvé  à  Franz  et  à  Albert  qu'il  était  ama- 
teur de  tableaux.  Quelques  mots  sans  prétention,  qu'il 
laissa  tomber  en  passant,  leur  prouva  que  les  sciences 
ne  lui  étaient  pas  étrangères ,  il  paraissait  surtout 
s'être  particulièrement  occupé  de  chimie. 

Les  deux  amis  n'avaient  pas  la  prétention  de  rendre 
au  comte  le  déjeuner  qu'il  leur  avait  donné:  c'eût 
été  une  trop  mauvaise  plaisanterie  à  lui  faire,  que  de 
lui  offrir  .  en  échange  de  son  excellente  table  ,  l'ordi- 
naire fort  médiocre  de  maître  Pastrini.  Ils  le  lui 
dirent  lout  franchement  et  il  reçut  leurs  excuses  en 
homme  qui  appréciait  leur  délicatesse, 

Albert  était  ravi  des  manier,  s  du  comte,  que,  sans 
sa  science  ,  il  eût  reconnu  pour  un  véritable  gentil- 
homme. La  liberté  de  disposer  entièrement  de  la  voi- 
ture le  comblait  surtout  de  joie;  il  avait  ses  vues  sur 
ces  gracieuses  paysannes  ,  et  comme  elles  lui  étaient 
apparues  ia  veille  dans  une  voiture  fort  élégante,  il 
n'était  pas  fâché  de  continuer  à  paraître  sur  ce  point 
avec  elles  sur  un  pied  d'égalité. 

A  une  heure  et  demie ,  les  deux  jeunes  gens  des- 
cendirent ;  le  cocher  et  les  laquais  avaient  eu  l'idée 
de  mettre  leurs  habits  de  livrée  sur  leurs  peaux  de 


—  163  — 
bêtes,  ce  qui  leur  donnait  une  tournur»  encore  plus 
grotesque  que  ia  veilie  .  et  ce  ((ui  leur  valut  tous  les 
complirnonts  de  Franz  et  d'Albert.  Albert  avait  atta- 
ché sentimentalement  son  bouquet  de  violettes  fanées 
à  sa  boutonnière. 

Au  premier  son  de  la  cloche  ,  ils  partirent  et  se 
précipitèrent  dans  la  rue  du  Cours,  par  la  via  Yitto- 
ria.  Au  second  tour,  un  bouquet  de  violettes  fraîches, 
parfit  d'une  calèche  chargée  de  paillassines.  et  qui  nnt 
tomber  dans  la  calèche  du  comte  ,  indiqua  à  Albert 
que,  comme  lui  et  son  ami.  les  paysannes  de  la  veille 
avaient  changé  de  costume  .  et  que  .  soit  par  hasird 
soit  par  un  sentiment  pareil  à  celui  qui  l'avait  fait 
agir,  tandis  qu'il  avait  pr^s  galamment  leur  costume, 
elles,  de  leur  côté,  avaient  pris  le  sien. 

Albert  mit  le  bouquet  frais  à  la  place  de  l'antre  : 
mais  il  frarda  le  bouquet  fané  dans  sa  main,  et  quand 
il  croisa  de  nouveau  la  calèche,  il  le  porta  amoureu- 
sement à  ses  lèvres  .  action  qui  parut  récréer  b''au- 
coup  non-seulement  celle  qui  le  lui  avait  jeté  ,  mais 
encore  ses  folles  compagnes.  La  journée  fut  non  moins 
animée  que  la  veille  :  il  est  probable  même  qu'un  pro- 
fond observateur  y  eût  encore  reconnu  um^  augmen- 
tation de  bruit  et  de  gaieté.  Un  instant  on  aperçut  le 
comte  à  sa  fenêtre  :  mais  lorsque  la  voiture  repassa  . 
il  avait  déjà  disparu. 

11  va  sans  dire  que  l'échange  de  coquetterie  entre 
Albert  et  la  paillassine  aui  bouquets  de  violettes  dura 
toute  la  journée.  Le  soir,  en  rentrant ,  Franz  trouva 
une  lettre  de  l'ambassade  ;  on  lui  annonçait  qu'il  au- 
rait l'honneur  d'être  reçu  le  lendemain  par  Sa  Sain- 
teté. A  chaque  voyage  précédent  qu'il  avait  fait  à 
Rome,  il  avait  sollicité  et  obtenu  la  même  faveur:  et, 
autant  par  religion  que  par  reconnaissance  ,  il  n'a- 
vait pas  voulu  toucher  barre  dans  la  capitale  du 


-  164  — 

monde  chrétien  sans  mettre  son  respectueux  hom- 
mage aux  pieds  d'un  des  successeurs  de  saint  Pierr? 
qui  a  donné  le  rare  exemple  de  tou'es  les  vertus.  Il 
ne  s'agissait  donc  pas  pour  lui .  ce  jour-là  .  de  songer 
au  carnaval:  car.  malgré  la  bonté  dont  il  entoure  sa 
grandeur,  c'est  toujours  avec  un  respect  plein  de  pro- 
fonde émotion  que  Ton  s'apprête  à  s'incliner  de- 
vant ce  noble  et  saint  vieillard  que  l'on  nomme  Gré- 
goire XVI. 

En  sortant  du  Vatican.  Franz  revint  droit  à  l'hôtel, 
en  évitant  même  de  passer  par  la  rue  du  Cours.  Il  em- 
portait un  trésor  de  pieuses  pensées,  pour  lesquelles 
le  contact  des  folles  joies  de  la  mascherata  eût  été  une 
profanation.  A  cinq  heures  dix  minutes.  Albert  ren- 
tra. 11  était  au  comble  de  la  joie  ;  la  paillassine  avait 
repris  son  costume  de  paysanne  ,  et  en  croisant  la  ca- 
lèche d'Albert  elle  avait  levé  son  masque  :  elle  était 
charmante. 

Franz  fit  à  Albert  ses  compliments  bien  sincères  : 
il  les  reçut  en  homme  à  qui  ils  sont  dus.  Il  avait  re- 
connu ,  disait-il  ,  à  certains  signes  d'élégance  inimi- 
table ,  que  sa  belle  inconnue  devait  appartenir  à  la 
plus  haute  aristocratie.  Il  était  décidé  à  lui  écrire  le 
lendemain. 

Franz,  tout  en  recevant  cette  confidence,  remarqua 
qu'Albert  paraissait  avoir  quelque  chose  à  lui  de- 
mander.  et  que  cependant  il  hésitait  à  lui  adresser 
cette  demande.  Il  insista,  en  lui  déclarant  d'avance 
qu'il  était  prêt  à  faire,  au  profit  de  son  bonheur,  tous 
les  sacrifices  qui  seraient  en  son  pouvoir.  Albert  se 
fit  prier  tout  juste  le  temps  qu'exigeait  une  amicale 
politesse;  puis  enfin  il  avoua  à  Franz  qu'il  lui  ren- 
drait service  en  lui  abandonnant  pour  le  len  lemain  la 
calèche  à  lui  tout  seul. 

Albert  attribuait  à  l'absence  de  son  ami  l'extrême 


—  les  — 

bonté  qu'avait  eue  la  belle  paysanne  de  soulever  son 
masque.  On  comprend  que  Franz  n'était  pas  assez 
égoïste  pour  arrêter  Albert  au  milieu  dune  aventure 
qui  promettait  à  la  fois  d'être  si  agréable  pour  sa  cu- 
riosité et  si  flatteuse  pour  son  amour-propre.  Il  con- 
naissait assez  la  parfaite  indiscrétion  de  son  digne 
ami  pour  être  sur  qu'il  le  tiendrait  au  courant  des 
moindres  détails  de  sa  bonne  fortune  :  et ,  comme 
depuis  deui  ou  trois  ans  qu'il  parcourait  l'Italie  en 
tous  sens  .  il  n'avait  jamais  eu  la  chance  même  dé- 
baucher semblable  intrigue  pour  son  compte  ,  Franz 
n'était  pas  fâché  d'apprendre  comment  les  choses  se 
passaient  en  pareil  cas.  Il  promit  donc  à  Albert  qu'il 
se  contenterait,  le  lendemain,  de  regarder  le  spectacle 
des  fenêtres  du  palais  Rospoli. 

En  effet ,  le  lendemain  il  vit  passer  et  repasser  Al- 
bert. Il  avait  un  énorme  bouquit  que  sans  doute  il 
avait  chargé  d'être  le  porteur  de  son  épître  amoureuse. 
Cette  probabilité  se  changea  en  certitude  quand  Franz 
revit  le  même  bouquet,  remarquable  par  un  cercle  de 
camélias  blnncs.  entre  les  mains  d'une  charmante 
paillassine  habillée  de  satin  rose.  Aussi  le  soir  ce 
n'était  plus  de  la  joie,  c'était  du  délire.  Albert  ne 
doutait  pas  que  la  belle  inconnue  ne  lui  répondît  par 
la  même  voie.  Franz  alla  au-devant  de  ses  désirs  en 
lui  disant  que  tout  ce  bruit  le  fatiguait .  et  qu'il  était 
décidé  à  employer  la  journée  du  lendemain  à  revoir 
son  album  et  à  prendre  des  note.-;.  Au  reste,  Albert  ne 
s'était  pas  trompé  dans  sos  pré\isions  :  le  lendemain 
au  soir,  Franz  le  vit  entrer  d'un  seul  bond  dans  sa 
chambre,  secouant  triomphalement  un  carré  de  papier 
qu'il  tenait  par  un  de  ses  angles. 

—  Eh  bien  !  dit-il.  m'étais-je  trompé  ?  —  Elle  a  ré- 
pondu ?  s'écria  Franz.  —  Lisez. 

Ce  mot  fut  prononcé  par  une  intonation  impossible 
À  rendre.  Fianz  prit  le  billet  et  lut  ; 


—  166  — 

(.  Mardi  soir,  à  sept  heures.  dcsccDdez  de  votre  voi- 
ture en  face  de  la  via  dfi  Pontifici.  et  suivez  la  paysanne 
romaine  qui  vous  arrachera  votre  moccoletlo.  Lorsque 
vous  arriverez  sur  la  première  marche  de  l'église  Saa- 
Giacomo,  ayez  soin  ,  pour  qu'elle  puis.ie  vous  recon- 
naître ,  de  nouer  un  ruban  rose  sur  Tépaule  de  votre 
costume  de  paillasse. 

«  D'ici  là  vous  ne  me  reverrez  plus. 

»  Constaucc  et  discrétion.  » 

—  Eh  bien  î  dit-il  à  Franz,  lorsque  celui-ci  eut  ter- 
miné cette  lecture,  que  pensez-vous  de  cela,  cher  ami? 
—  Jlais  je  pense,  répondit  Franz,  que  la  chose  prend 
tout  le  caractère  d'une  aventure  Tort  agréable.  —  C'est 
mon  avis  aussi,  dit  Albert,  et  j'ai  grand'peur  que  vous 
n'alliez  seul  au  bal  du  duc  de  Bracciano. 

Franz  et  Albert  avaient  reçu  le  matin  même  chacun 
une  inxitalion  du  célèbre  banquier  romain. 

—  Prenez  garde,  mon  cher  Albert  dit  Franz,  toute 
l'aristocratie  sera  chez  le  duc  ,  et  si  votre  belle  incon- 
nue est  véritablement  de  i'arislocrati  ,  elle  ne  pourra 
se  dispenser  d'y  paraître.  —  Qu'elle  y  paraisse  ou  non, 
je  maintiens  mon  opinion  sur  elle,  continua  Albert. 
Vous  avez  lu  le  billet;  vous  savez  la  pauvre  éducation 
que  reçoi\eut  en  Italie  ks  femmis  du  Mczzo  ciio  (  on 
appelle  ainsi  la  bourgeoisie);  eh  bien  !  relisez  ce  billet, 
examinez  l'écriture  ,  et  cherchez  moi  une  faute  ou  de 
langue  ou  d'orthographe. 

En  effet,  l'écriture  était  charmante  et  l'orthographe 
irréprochable. 

—  Vous  êtes  prédestiné  .  dit  Franz  à  Albert  en  lui 
rendant  pour  la  seconde  fois  le  billet.  —  Riez  tant  que 
vous  voudrez,  plaisantez  tout  à  votre  aise,  reprit  Al- 
bert, je  suis  amoureux.  —  Oh  !  mon  Dieu,  vous  m'ef- 
frayez, s'écria  Franz,  et  je  vois  que  non-seulement 
j'irai  seul  au  bai  du  duc  de  Bracciano^  mais  encore  que 


—  167  — 

je  pourrai  bien  retourner  seul  à  Florence.  —  Le  fait 
est  que  si  mon  innonnue  est  aussi  aimable  quelle  est 
belle  .  je  vous  déclare  que  je  me  fixe  à  Rome  pour  six 
semaines  au  moins.  J'adore  Rome,  et  d'ailleurs  j'ai 
toujours  eu  un  goût  marqué  pous  l'archéologie.  — 
Allons,  encore  une  rencontre  ou  deux  comme  celle-là, 
et  je  ne  désespère  pas  do  vous  voir  membre  de  l'Aca- 
démie des  inscriptions  et  belles-lettres. 

Sans  doute  Albert  allait  discuter  sérieusement  ses 
droits  au  fauteuil  acadéiiiique,  maison  vint  annoncer 
aux  jeunes  gens  qu'ils  étaient  servis.  Or,  l'amour 
chez  Albert  n'était  nullement  contraire  à  rappélit. 
Il  s'empressa  donc,  ainsi  que  sou  ami.  de  se  mettre 
à  table  quitte  à  repri.'ndre  la  discussion  après  le 
dîner. 

Après  le  dîner,  on  annonça  le  comte  de  IVIonte- 
Cristo.  Depuis  diux  jours  les  jeunes  gens  ne  l'avaient 
pas  aperçu.  Une  alVaire,  avait  dit  maître  Pastrini,  la- 
vait  appelé  à  CiNita-Vecchia.  Il  était  parti  la  veille  au 
soir,  et  se  trouvait  de  retour  depuis  une  heure  seule- 
ment. Le  comte  fut  charmant.  Soit  qu'il  observât,  soit 
que  l'occasion  névciiiùi  point  chez  lui  les  fibres  acri- 
monieuses que  certaines  circonstances  avaient  déjà 
fait  résonner  deux  ou  trois  fois  dans  sis  amères  jia- 
roles,  il  fut  à  peu  prés  comme  tout  le  monde.  Cet 
homme  était  pour  Franz  une  véritable  énigme.  Le 
comte  ne  pouvait  douter  que  le  jeune  voyageur  ne 
l'eût  reconnu,  et  cependant,  pas  une  seule  parole  de- 
puis leur  nouvelle  rencontre  ne  semblait  indiquer 
dans  sa  bouche  qu'il  se  rappelât  l'avoir  ^u  ailleurs. 
De  son  côté,  quelque  envie  (lueùt  Franz  de  faire  allu- 
sion à  leur  première  entrevue,  la  ereiute  dètre  dés- 
agréable à  un  homme  qui  l'avait  comblé,  lui  et  son 
ami,  de  prévenances,  le  retenait  ;  il  continua  dcac  de 
rester  sur  ia  même  réserve  que  lui. 


—  168  — 

Le  conile  avait  appris  que  les  deux  amis  avaient 
voulu  faire  prendre  une  loge  dans  le  théâtre  Argen- 
tina,  et  qu'on  leur  avait  répondu  que  tout  était  loué. 
En  conséquence,  il  leur  apportait  la  clef  de  la  sienne: 
du  moins  c'était  le  motif  apparent  de  sa  visite.  Franz 
et  Albert  firent  quelques  difficultés,  alléguant  la 
craint?  de  l'en  priver  lui-même  :  mais  le  comte  leur 
répondit  qu'allant  ce  soir-là  au  théâtre  Palli,  sa  loge 
au  théâtre  Argentina  serait  perdue  s'ils  n'en  pro- 
fitaient pas. 

Cette  assurance  détermina  les  deux  amisà  accepter. 
Franz  s'était  peu  à  peu  habitué  à  cette  pâleur  du 
comte  qui  l'avait  si  fort  frappé  la  première  fois  qu'il 
l'avait  vu.  il  ne  pouvait  s'empèch.^r  de  rendre  justice 
à  la  beauté  de  sa  tête  sévère,  dont  la  pâleur  était 
le  seul  défaut  ou  peut-être  la  principale  qualité.  Véri- 
table héros  de  Byron.  Franz  ne  pouvait,  nous  ne  di- 
rons pas  le  voir,  mais  seulement  songer  à  lui  sans 
qu'il  s^'  représentât  ce  visage  sombre  sur  les  épaules 
deManfred  ou  sous  la  toque  de  Lara.  Il  avait  ce  pli 
du  front  qui  indique  la  présence  incessante  d'une 
amèrc  pensée:  il  avait  ces  yeux  ardents  qui  lisent  au 
plus  profond  des  âmes:  il  avait  cette  lèvre  hautaine 
et  moquease  qui  donne  aux  paroles  qui  s'en  échappent 
ce  caractère  particulier  qui  fait  qu'elles  se  gravent 
profondément  dans  la  mémoire  de  ceux  qui  les 
écoutent. 

Le  comte  n'était  plus  jeune  ;  il  avait  quarante  ans 
au  moins,  et  cependant  on  comprenait  à  merveille 
qu'il  était  fait  pour  l'emporter  sur  les  jeunes  gens 
avec  lesquels  il  se  trouverait.  En  réalité,  c'est  que, 
par  une  dernière  ressemblance  avec  les  héros  fantas- 
tiques du  poète  anglais,  le  comte  semblait  avoir  le 
don  de  la  fascination. 

Albert  pe  tarissait  pas  sur  le  bonheur  que  lui  et 


—  169  — 

Franz  avaient  eu  de  rencontrer  un  pareil  homme  i 
Franz  était  moins  enthousiaste,  et  cependant  il  subis- 
sait l'influence  qu'exerce  tout  homuin  supérieur  sur 
l'esprit  de  ceux  qui  l'eutourent.  Il  pensait  à  ce  projet 
qu'avait  déjà  d,-ux  ou  trois  fois  manifesté  le  comte 
d'aller  à  Paris,  et  il  ne  doutait  pas  qu'avec  son  carac- 
tère excentrique,  son  visajre  caractérisé  et  sa  fortune 
colossale,  le  comte  n'y  produisit  le  plus  grand  effet. 
Et  cependant  il  ne  désirait  pas  se  trouver  à  Paris 
quand  il  y  viendrait. 

La  soirée  se  passa  comme  les  soirées  se  passent 
d'habitude  au  théâtre  en  Italie,  non  pas  à  écouler  les 
chanteurs,  mais  à  faire  des  visites  et  à  causer.  La 
comtesse  G...  voulait  ramener  la  conversation  sur  le 
comte:  mais  Franz  lui  annonça  qu'il  avait  quelque 
chose  de  beaucoup  plus  nouveau  à  lui  apprendre  ;  et 
malgré  les  démonstrations  de  fausse  modestie  aux- 
quelles se  livra  Albert,  il  raconta  à  la  comtesse  le 
grand  événement  qui,  depuis  trois  jours,  formait  l'ob- 
jet de  la  préoccupation  des  deux  amis. 

Comme  ers  intrigues  ne  sont  pas  rares  enTlalie,  du 
moins  s'il  faut  en  croire  les  voyageurs,  la  comtesse  ne 
fit  pas  le  moins  du  monde  l'incrédule,  et  félicita  Al- 
bert sur  les  commencements  d'une  aventure  qui  pro- 
mt'ltait  de  se  terminer  d'une  façon  si  satisfaisante.  On 
se  quitta  en  se  ijromettant  de  se  retrouver  au  bal  du 
duc  de  Bracciano,  auquel  Rom*'  entière  était  invitée. 
La  dame  au  bouquet  tint  sa  promesse  :  ni  le  lende- 
main ni  le  surlendem-iin  elle  ne  donna  à  Albert  signe 
d'existence. 

Enfin  arriva  le  mardi,  le  dernier  et  le  plus  bruyant 
des  jours  de  carna\al.  Le  mardi,  les  théâtres  s'ouvrent 
à  dix  heures  du  matin:  car,  pas-é  huit  heures  du  soir, 
on  entre  dans  le  carême.  Le  mardi,  tout  ce  qui,  faute 
de  temps,  d'argent  ou  d'enthousiasme,  n'a  pas  pris 
lU.  12 


—  ttD  — 
part  encore  aux  fêtes  précédentes,  se  raéle  à  la  bac- 
chanale, se  laisse  entraîner  par  l'orj^ie  et  apporte  sa 
part  de  bruit  et  de  mouvement  au  mouvement  et  au 
bruit  général,  depuis  deux  heures  jusqu'à  cinq  heu- 
res. Franz  et  Albert  suinrent  la  file,  échangeant  des 
poignées  de  confetti  avec  les  voitures  de  la  SIe  oppo- 
sée et  les  piétons  qui  circulaient  entre  les  pieds  de* 
chevaux,  entre  les  roues  des  carrosses,  sans  qu'il  sur- 
vint au  milieu  de  cette  affreuse  cohue  un  seul  accident, 
une  seule  dispute,  une  seule  rixe.  Les  Italiens  sont  le 
peuple  par  excellence  sous  ce  rapport.  Les  fè'cs  sont 
pour  eux  de  véritables  fêles.  L'aut'  ur  de  cette  histoire, 
qui  a  habité  l'Italie  cinq  ou  six  ans,  ne  se  rappelle  pas 
avoir  vu  jamais  une  solennité  troublée  par  un  seul 
de  ces  événements  qui  servcul  toujours  de  corollaire 
aux  nôtres. 

Albert  triomphait  dans  son  costume  de  paillasse. 
Il  avait  sur  l'épaule  un  nœud  de  ruban  rose,  dont  les 
extrémités  lui  tombaient  jusqu'aux  jarrets  pour  n'a- 
mener aucun  ■  confusion  entre  lui  et  Franz.  Celui-ci 
avait  conservé  son  habit  de  paysan  romain. 

Plus  la  journée  s'avançait,  plus  le  tumulte  devenait 
grand  :  il  n'y  avait  pas  sur  tous  ces  pavés,  dans  toutes 
ces  voilures,  à  toutes  ces  fenêtres,  une  bouche  qui 
restât  muette,  un  bras  qui  demeurât  oisif;  c'était  vé- 
ritablement un  orage  humain  composé  d'un  tonnerre 
de  cris  et  d'une  grêle  de  dragéi's.  de  bouquets,  d'oeufs, 
d'oranges  et  de  fleurs.  A  trois  heures.  le  bruit  de 
boites  tirées  à  la  fois  sur  la  place  du  Peuple  et  au  pa- 
lais de  Venise,  perçant  à  graudpcine  cet  horrible  tu- 
multe, annonça  que  les  courses  allaient  commencer... 

Les  coursi'S,  comme  les  moccoli.  sont  un  des  épi- 
sodes particuliers  des  derniers  jours  du  carnaval.  Au 
bruit  de  ces  boites,  les  voitures  rompirent  à  l'instant 
tnèuiQ  leurs  rangs,  et  se  réfugièrent  chacune  dans  la 


—  171  — 

rue  transversale  la  plus  proche  de  l'endroit  où  elles  se 
trouvaient.  Toutes  ces  évolutions  se  font,  au  reste, 
avec  une  inconcevable  adresse  et  une  merveilleuse 
rapidité,  et  cela  sans  que  la  police  se  préoccupe  le 
moins  du  monde  d'assigner  à  chacun  son  poste  ou  de 
tracer  à  chacun  sa  route.  Les  piétons  se  collèrent 
contre  les  palais,  puis  on  entendit  un  grand  hruit  de 
chevaux  et  de  fourreaux  de  sabre. 

Une  escouade  de  car<ibiniers  sur  quinze  de  front 
parcourait  au  galop  et  dans  toute  sa  largeur  la  rue  du 
Cours  quelle  balayait  pour  faire  place  aux  barberi. 
Lorsque  l'escouade  arriva  au  palais  de  Venise,  le  re- 
tenlissoment  d"une  autre  batterie  de  boîtes  annonça 
que  la  rue  était  libre. 

Presque  aussitôt,  au  milieu  d'une  clameur  immense, 
universelle,  inouïe,  on  vit  passer  comme  des  ombres 
sept  ou  huit  chevaux  excités  par  les  clameurs  de  trois 
cent  mille  personnes  et  par  les  châtaignes  de  fer  qui 
leur  bondissent  sur  le  dos;  puis  le  canon  du  château 
Saint-Ange  tira  trois  coups  :  c'était  pour  annoncer 
que  le  numéro  trois  avait  gagné. 

Aussitôt,  sans  autre  signal  que  celui-là,  1rs  voilures 
se  mirent  en  mouvement,  refluant  vers  le  Corso,  dé- 
bordant par  toutes  les  rues  comme  des  torrents  un 
instant  contenus  qui  se  rejettent  tous  ensemble  dans 
le  lit  du  fleuve  qu'ils  alimentent,  et  le  flot  immense 
reprit  'plus  rapide  que  jamais  son  cours  entre  les 
deux  rives  de  granit.  Seulement  un  nouvel  élément 
de  bruit  et  de  mouvement  s'était  encore  mêlé  à  cette 
foule  :  les  marchands  de  moccoli  \enaient  d'entrer  en 
scène. 

Les  moccoli  ou  moccoletti  sont  des  bougies  qui 
varient  de  grosseur,  depuis  le  cierge  pascal  jusqu'au 
rat  de  cave,  ci,  qui  c  eilleul  chez  les  acteurs  delà 
grande  scène  qui  termine  le  carnaval  romain  deux 


—  172  — 

préoccupations  opposées  :  1°  cellede  conserver  allumé 
son  raoccoletto,  2°  celle  d'éteindre  le  moccoletto  des 
autres. 

11  en  est  du  moccoletto  comme  de  la  vie  ;  l'homme 
n'a  encore  trouvé  qu'un  moyen  de  la  transmettre,  et 
ce  moyen,  il  le  tient  de  Dieu.  Mais  il  a  découvert 
mille  moyens  de  l'uter  ;  il  est  vrai  que  pour  cette  su- 
prême opération  le  diable  lui  est  quelque  peu  venu 
en  aide. 

Le  moccoletto  s'allume  en  l'approchant  d'une  lu- 
mière quelconque.  Mais  qui  décrira  les  mille  moyens 
inventés  pour  éteindre  le  moccoletto,  les  soufllcls  gi- 
gantesques, leséteignoirs  monstres,  les  éventails  sur- 
humains? Chacun  se  hâta  donc  d'acheter  des  mocco- 
letti,  Franz  et  Albert  comme  les  autres. 

La  nuit  s'approchait  rapidement,  et  déjà,  au  cri  de  : 
Moccoli!  répété  par  les  voix  stridentes  d'un  millier 
d'industriels,  deux  ou  trois  étoiles  commencèrent  à 
briller  au-dessus  de  la  foule.  Ce  fut  comme  un  signal. 
Au  bout  de  dix  minutes,  cinquante  mille  lumières 
scintillèrent,  descendant  du  palais  de  Venise  à  la 
place  du  Peuple,  et  remontant  de  la  place  du  Peuple 
au  palais  de  Venise.  On  eût  dit  la  fête  des  feux  fol- 
lets. On  ne  peut  se  faire  aucune  idée  de  cet  aspect  si 
on  ne  l'a  pa-^  vu. 

Supposez  toutes  les  étoiles  se  détachant  du  ciel  et 
venant  se  mêler  sur  la  terre  à  une  danse  insensée  ;  le 
tout  accompagné  de  cris  comme  jamais  oreille  hu- 
maine n"en  a  entendu  sur  le  reste  de  la  surface  du 
globe. 

C'est  en  ce  moment  surtout  qu'il  n'y  a  plus  de  dis- 
tinction sociale.  Le  facchino  s'allacho  au  prince,  le 
prince  au  Trastévérin.  le  Trastévérin  au  bourgeois, 
chacun  soufflant,  éteignant,  rallumant.  Si  le  vieil  Eole 
apparaissait  en  ce  moment,  il  serait  proclamé  roi  des 


—  173  — 
moccoli,  [H  Aquilon  héritier  présomptif  de  la  cou- 
ronne. 

Cette  course  folle  et  flamboyante  dura  deux  heures 
à  peu  près;  la  rue  du  Cours  était  éclairée  comme  en 
plein  jour,  on  distinguait  les  traits  des  spectateurs 
jusqu'au  troisième  et  quatrième  étage.  De  cinq  minu- 
tes en  cinq  minutes.  Albert  tirait  sa  montre;  enfin 
elle  marqua  sept  heures.  Les  deux  amis  se  trouvaient 
justement  à  la  hauteur  de  la  via  dei  Pontcfici:  Albert 
sauta  à  bas  de  'a  calèche,  son  moccoletto  à  la  main. 

Deux  ou  trois  masques  voulurent  s'approcher  de  lui 
pour  l'éteindre  ou  le  lui  arracher;  mais,  en  habile 
boxeur,  Albert  les  envoya  les  uns  après  les  autres 
rouler  à  dix  pas  de  lui.  continuant  sa  course  vers  l'é- 
glise San-Giacomo.  Les  degrés  étaient  chargés  de 
curieux  et  de  masques  qui  luttaient  à  qui  s'arracherait 
le  flambeau  des  mains.  Franz  suivait  des  yeux  Albert, 
et  le  vit  mettre  le  pied  sur  la  première  marche. 
Presque  aussitôt  un  masque  portant  le  costume  bien 
connu  de  la  paysanne  au  bouquet  allongea  le  bras, 
et,  sans  que  cette  fois  il  fît  aucune  résistance,  lui  en- 
leva le  moccoletto. 

Franz  était  trop  loin  pour  entendre  les  paroles 
qu'ils  échangèrent:  mais  sans  doute  elles  n'eurent 
rien  d'hostile,  car  il  vit  Albert  et  la  paysanne  s'éloi- 
gner bras  dt'ssus.  bras  dessous.  Quelque  temps  il  les 
suivit  8u  milieu  de  la  foule,  mais  à  la  via  Macello  il 
les  perdit  de  vue. 

Tout  à  coup  le  son  de  la  cloche  qui  donne  le  signal 
de  la  clôlure  du  carnaval  retentit,  et  au  même  instant 
tous  les  moccoli  s'éteignirent  comme  par  enchante- 
ment. On  eût  dit  qu'une  seule  et  immense  bouffée  de 
vent  avait  tout  anéanti.  Franz  se  trouva  dans  l'obscu- 
rité la  plus  profonde. 

Du  même  coup,  tous  les  cris  cessèrent,  comme  si 


—  174  — 

le  souffle  puissant  qui  avait  emporté  les  lamièrcs 
emportait  eu  même  temps  le  bruit.  On  nentendit  plus 
que  le  roulement  des  carrosses  qui  ramenaient  les 
masques  chez  eux  ;  on  ne  vit  plus  que  les  rares  lu- 
mières qui  brillaient  derrière  les  fenêtres. 
Le  carnaval  était  iSni. 


VIII.  —  Les  calacombes  de  Sainl-Sébaslien. 

Peut-être,  de  sa  vie,  Franz  n'avait-il  éprouvé  une 
impression  si  tranchée,  un  passage  si  rapide  de  la 
gaieté  à  la  tristesse,  que  dans  ce  moment:  on  eût  dit 
que  Rome,  sous  le  .souffle  magique  de  quelque  démon 
(le  la  nuit,  venait  de  se  changer  tn  un  vaste  tombeau. 
Par  un  hasard  qui  ajoutait  encore  à  l'intensité  des 
ténèbres,  la  lune,  qui  était  dans  sa  décroissance,  ne 
devait  se  lever  que  vers  les  onze  heures  du  soir;  les 
rues  que  le  jeune  homme  traversait  étaient  donc  plon- 
gées dans  la  plus  profonde  obsurilé.  Au  reste,  le  trajet 
était  court;  au  bout  de  dix  minutes,  sa  voiture 
ou  plutôt  celle  du  comte  sarrêia  devant  l'hôtel  de 
Londres. 

Le  dîner  attendait;  mais  comme  Albert  avait  pré- 
venu qu'il  ne  comptait  pas  rentrer  de  sitôt,  Franz  se 
mit  à  table  sans  lui.  Maître  Pastrini  qui  avait  Thabi- 
tude  de  les  voir  diner  ensemble,  s'informa  des  causes 
de  son  absence;  mais  Franz  se  contenta  de  répondre 
(juAiberi  avait  reçu  la  surveille  une  invitation  à  la- 
quelle il  s'était  rendu.  L'extinction  subite  des  mocco- 
letti,  cette  obscurité  qui  avait  reuiplacé  la  lumière, 
ce  silence  qui  avait  succédé  au  bruit,  avaient  laissé 
dans  l'esprit  de  Franz  une  certaine  tristesse  qui  n'é- 
tait pas  exempte  d'inquiétude.  Il  dina  fort  silencieu- 


—  175  — 

sèment,  malgré  TofTicieuse  sollicitude  de  son  hôte,  qui 
entra  deux  ou  trois  fois  pour  s'informer  s"il  n'avait 
besoin  de  rien. 

Franz  était  résolu  à  attendre  Albert  aussi  tard  que 
possible.  11  demanda  donc  la  voiture  pour  onze  heures 
seulement,  en  priant  maître  Pastrini  de  le  faire  pré- 
venir à  l'instant  mênie.  si  Albert  repassait  par  l'hôtel 
pour  quelque  chose  que  ce  fût.  A  onze  heures,  Albert 
n'était  pas  rentré.  Franz  s'habilla  et  partit,  en  préve- 
nant son  hôte  qu'il  passait  la  nuit  chez  le  duc  de  Brac- 
ciano. 

La  maison  du  duc  de  Bracciano  est  une  des  plus 
charmantes  maisons  de  Rome  :  sa  femme  une  des  der- 
nières héritières  des  Colonna.  en  fait  les  honneurs 
d'une  façon  parfaite  :  il  en  résulte  que  les  fêtes  qu'il 
donne  ont  une  célébrité  européenne.  Franz  et  Albert 
étaient  arri\ es  à  Rome  a^ec  des  lettres  de  recomman- 
dation pour  lui  :  aussi  sa  première  question  fut-elle 
pour  demander  à  Franz  ce  quêtait  devenu  son  compa- 
gnoii  de  voyage.  Franz  lui  répondit  qu'il  l'avait  quitté 
au  moment  où  on  allait  éteindre  les  moccoli,  et  qu'il 
l'avait  perdu  de  vue  à  la  ^ia  Macello. 

—  Alors  il  n'est  pas  rentré  ?  demanda  le  duc.  —  Je 
l'ai  attendu  jusqu'à  cette  heure,  répondit  Franz.— Et 
savez-vous  où  il  allait?  —  Non.  pas  précisément; 
cependant  je  crois  qu'il  s'agissait  de  quelque  chose 
comme  un  rendez-vous.  —  Diable!  dit  le  duc,  c'est  un 
mauvais  jour,  ou  plutôt  c'est  une  mauvaise  nuit  pour 
s'attarder,  n'est-ce  pas,  madame  la  comtesse  ? 

Ces  derniers  mots  s'adressaient  à  la  comtesse  G*** 
qui  venait  d'arriver  et  qui  .se  promenait  au  bras  de 
M.  Torlonia,  frère  du  duc 

—  Je  trouve  au  contraire  que  c'est  une  charmante 
nuit,  répondit  la  comtesse;  et  ceux  qui  sont  ici  ne  se 
plaindront  que  d'une  chose,  ce  qu'elle  passera  trop 


—  176  — 

vite.  —  Aussi,  reprit  le  duc  en  souriant,  je  ne  parle 
pas  des  personnes  qui  sont  ici  ;  elles  ne  courent  d'au- 
tres dangers,  les  hommes  que  de  devenir  amoureux 
de  vous,  les  femmes  de  tomber  malades  de  jalousie 
en  vous  voyant  si  belle  ;  je  parle  de  ceux  qui  courent 
les  rues  de  Rome.  —  Eh  !  bon  Dieu,  demanda  la  com- 
tesse, qui  court  les  rues  de  Rome  à  cette  heure-ci,  à 
moins  que  ce  ne  soit  pour  aller  au  bal  ?  —  Notre  ami 
Albert  de  Morcerf,  madame  la  comtesse,  que  j"ai 
quitté  à  la  poursuite  de  son  inconnue  vers  les  sept 
heures  du  soir,  dit  Franz,  et  que  je  nai  pas  revu  de- 
puis. —  Comment  !  et  vous  ne  savez  pas  où  il  est?  — 
Pas  le  moins  du  monde.  —  Et  a-t-il  des  armes  ?  —  Il 
est  paillasse.  —  Yous  n'auriez  pas  dû  le  laisser  aller, 
dit  le  duc  à  Franz,  vous  qui  connaissez  mieux  Rome 
que  lui.  —  On  !  bien  oui.  autant  aurait  valu  essayer 
d'arrêter  le  numéro  trois  des  barberi  qui  a  gagné 
aujourdhui  le  prix  de  la  course,  répondit  Franz;  et 
puis,  d'ailleurs  que  voulez-vous  qu'il  lui  arrive? — Qui 
sait  !  la  nui*  est  très-sombre,  et  le  Tibre  est  bien  près 
dela\ia  Macello. 

Franz  sentit  un  frisson  qui  lui  courait  dans  les 
veines,  en  voyant  l'esprit  du  duc  et  de  la  comtesse  si 
bien  d'accord  avec  ses  inquiétudes  personnelles. 

—  Aussi  ai-je  prévenu  à  l'hôtel  que  j'avais  l'hon- 
neur de  passer  la  nuit  chez  vous,  monsieur  le  duc,  dit 
Franz,  et  on  doit  venir  m'annoncer  son  retour.  — 
Tenez,  dit  le  duc.  je  crois  justement  que  voilà  un  de 
mes  domestiques  qui  vous  cherche. 

Leduc  ne  se  trompait  pas:  en  apercevant  Franz, 
le  domestique  s'approcha  de  lui. 

— Excellence,  dit-il,  le  maître  de  l'hôtel  de  Londres 
vous  fait  prévenir  qu'un  homme  vous  attend  chez  lui 
avec  une  lettre  du  vicomte  de  Morcerf.  —  Avec  une 
lettre  du  vicomte?  s'écria  Fran2.  —  Oui.  —  Et  quel 


—  177  — 

est  cet  homme?  —  Je  l'ignore.  —  Pourquoi . n'est-il 
point  venu  me  l'apporter  ici?  —  Le  messager  ne  m'a 
donné  aucune  explication. 

—  Et  ouest  le  messager? —  Il  est  parti  aussitôt 
qu'il  m'a  vu  entrer  dans  la  salle  du  bal  pour  vous  pré- 
venir. —  Oh!  mon  Dieu!  dit  la  comtesse  à  Franz, 
allez  vite  ;  pauvre  jeune  homme,  il  lui  est  peut-être 
arrivé  quelque  accident.  —  Je  cours,  dit  Franz.  — 
Vous  reverrons-nous  pour  nous  donner  des  nouvelles? 
demanda  'la  comtesse.  —  Oui.  si  la  chose  n'est  pas 
grave  ;  sinon,  je  ne  réponds  pas  de  ce  que  je  vais  de- 
venir moi-même.  —  En  tout  cas.  de  la  prudence,  dit 
la  comtesse.  —  Oh  !  soyez  tranquille. 

Franz  prit  son  chapeau  et  partit  en  toute  hâte.  11 
avait  renvoyé  sa  voiture  en  lui  donnant  l'ordre  pour 
deux  heures:  mais,  par  bonheur,  le  palais  Braceiano, 
qui  donne  d'un  cOté  rue  du  Cours,  et  de  l'autre  place 
des  Saints-Apôtres,  est  à  dix  minutes  de  chemin  à 
peine  de  l'hôtel  de  Londres.  En  s'approchant  de  l'hô- 
tel, Franz  vit  un  homme  debout  au  milieu  de  la  rue  ; 
il  ne  douta  pas  un  seul  instant  que  ce  ne  fût  le  mes- 
sager d'Albert.  Cet  homme  était  lui-même  enveloppé 
d'un  grand  manteau.  11  alla  à  lui;  mais.au  grand 
étonnement  de  Franz,  ce  fut  cet  homme  qui  lui  adressa 
la  parole  le  premier. 

—  Que  me  voulez-vous,  Excellence  ?  dit-il  en  faisant 
un  pas  en  arrière .  comme  un  homme  qui  désire  de- 
meurer sur  ses  gardes.  —  N'est-ce  pas  \ous.  demanda 
Franz,  qui  m'apportez  une  lettre  du  vicomte  de  Mor- 
cerf  ?  —  C'est  Votre  Excellence  qui  loge  à  l'hôtel  de 
Pastrini  ?  —  Oui.  —  C'est  Votre  Excellence  qui  est  le 
compagnon  de  voyage  du  vicomte  ?  —  Oui. — Comment 
s'appelle  Votre  Excellence?  —  Le  baron  Franz  d'Epi- 
nay.  —  C'est  bien  à  Volr.e  Excellence  alors  que  cette 
lettre  est  adressée.  —  Y  a-t-il  une  réponse  ?  demanda 


—  178  — 
Franz  en  lui  prenant  la  lettre  des  mains.  —  Oui,  du 
moins  \o(re  ami  l'espère  bien.  —  Montez  ehez  moi 
alors,  je  vous  la  donnerai.  —  J'aime  mieux  l'attendre 
ici ,  dit  en  riant  le  messager.  —  Pourquoi  cela  ?  — 
Votre  Excellence  comprendra  la  chose  quand  elle  aura 
lu  la  lettre.  —  Alors  je  vous  retrouverai  ici?  —  Sans 
aucun  doute. 

Franz  rentra  ;  sur  l'escalier,  il  rencontra  maître 
Pastrini. 

—  Eh  bien?  lui  dcmanda-t-il.  —  Eh  bien!  quoi? 
répondit  Franz.  —  Vous  avez  vu  l'homme  qui  désirait 
vous  parler  de  la  part  de  votre  ami  '!  demanda-t-il  à 
Franz.  —  Oui.  je  lai  vu,  répondit  celoi-ci,  et  il  m'a 
remis  cette  lettre. Faites  allumer  chez  moi,  je  vous  prie. 

L'aubf  rgiste  donna  l'ordre  à  un  domestique  de  pré- 
céder Franz  avec  une  bougie.  Le  jeune  homme  avait 
trouvé  à  maître  Pastrini  un  air  fort  effaré  ,  et  cet  air 
ne  lui  avait  donné  qu'un  désir  plus  grand  de  lire  la 
lettre  d'Albert  :  il  s'approcha  de  la  bougie  aus.silôt 
qu'elle  fut  allumée,  et  déplia  le  papier.  La  lettre  était 
écrite  de  la  main  d'Albert,  et  signée  de  lui.  Franz  la 
relut  deux  fois,  tant  il  était  loin  de  s'attendre  à  ce 
qu'elle  contenait.  La  voici  textuellement  reproduite  : 
«  Cher  ami, 

»  Aussitôt  la  présente  reçue,  ayez  l'obligeance  de 
prendre  dans  mon  portefeuille,  que  vous  trouverez 
dans  le  tiroir  carré  du  secrétaire ,  la  lettre  de  crédit; 
joignez-y  la  vôire,  si  elle  n'est  pas  suffisante.  Courez 
chez  Torlonia,  prenez-y  à  l'instant  même  quatre  mille 
piastres  et  remellez-ks  au  porteur.  Il  est  urgent  que 
cette  somme  me  soit  adressée  sans  aucun  retard.  Je 
n'insiste  pas  davantage,  comptant  sur  vous  comme 
yous  pourriez  compter  sur  moi. 

»  P.  S.l  hehe\e  now  to  italian  banditti. 
»   Votre  ami, 
»   Albèbt  db  Morcehf.  » 


—  179  — 

Au-dessous  de  ces  lignes  étaient  écrits  d'une  main 
étrangère  ces  quelques  mois  italiens  : 

«  Se  allé  sei  délia  matlina  le  quatlro. mille  piastre 
non  sono  nelle  mie  mani ,  aile  setle,  il  conte  Alberto 
avra  cessato  di  virere  '. 

»  LciGi  Vamp  A.  » 

Cette  seconde  signature  expliqua  tout  à  Franz,  qui 
comprit  la  répugnance  du  messager  à  monter  chez  lui; 
la  rue  lui  paraissait  plus  sûre  que  la  chambre  de 
Franz.  Albert  était  tombé  entre  les  mains  du  fameux 
chef  de  bandits  à  l'existence  duquel  il  s'était  si  long- 
temps refusé  de  croire. 

11  n'y  a^ait  pas  de  temps  à  perdre.  Il  courut  au  se- 
crétaire .  l'ouvrit,  dans  le  tiroir  indiqué  trouva  le 
portefuciîle,  et  dans  le' portefeuille  la  lettre  de  crédit  : 
elle  était  en  tout  de  six  mille  piastres;  mais  sur  ces 
six  mille  piastres  Albert  en  a\ait  déjà  dépensé  trois 
mille.  Quant  à  f  ranz  ,  il  n'avait  aucune  lettre  de  cré- 
dit ;  comme  il  habitait  Florence,  et  qu'il  était  venu  à 
Rome  pour  y  passer  sept  à  huit  jours  seulement,  il 
avait  prib  une  centaine  de  louis  ,  et  de  ces  cent  louis, 
il  lui  en  restait  cinquante  tout  au  plus.  11  s'en  fallait 
doue  de  sept  ou  huit  cents  piastres  pour  qu'à  eux  deux 
Franz  et  Albert  pussent  réunir  la  somme  demandée.  Il 
est  vrai  que  Franz  pouvait  compter,  dans  un  cas  pa- 
reil, sur  l'obligeance  de  MM.  Torlonia.  11  se  préparait 
donc  à  retourner  au  palais  Bracciano  sans  perdre  un 
instant,  quand  tout  à  coup  une  idée  lumineuse  tra- 
versa son  esprit. 

Il  songia  au  comte  de  Monte-Cristo.  Franz  allait 
donner  l'ordre  qu'on  lui  fît  venir  maître  Pastrini, 


'  0  Si,  à  six  heures  du  matin,  les  quatre  mille  piastres  ne 
sûot  point  entre  mes  mains,  à  sept  heures,  le  vicomte  Albert  de 
Morcerf  aura  cessé  d'exister.  » 


—  180  — 
lorsqu'il  le  vit  apparaître  en  personne  sur  le  seuil  de 

sa  porte. 

—  Mon  cher  monsieur  Pastrini.  lui  dit-il  ^^vement, 
croyez-vous  que  le  comte  soit  chez  lui?  —  Oui.  Excel- 
lence ,  il  vient  de  rentrer.  —  A-t-il  eu  le  temps  de  se 
mettre  au  lit  ?  —  J'en  doute.  —  Alors,  sonnez  à  sa 
porte,  je  vous  prie,  et  demandez-lui  pour  moi  la  per- 
mission de  me  présenter  chez  lui. 

Maître  Pastrini  scmpressa  de  suivre  les  instruc- 
tions qu'on  lui  donnait;  cinq  minutes  après,  il  était  de 
retour. 

-^  Le  comte  attend  Votre  Excellence ,  dit-il. 

Franz  traversa  le  carré,  un  domestique  l'introduisit 
chez  le  comte.  Il  était  dans  un  petit  cabinet  que  Franz 
n'avait  pas  encore  vu.  et  qui  était  tout  entouré  de  di- 
vans. Le  comte  vint  au-devant  de  lui. 

—  Eh!  quel  bon  vent  vous  amène  à  cette  heure? 
lui  dit- il  :  viendriez-vous  me  demander  à  souper  par 
hasard  ?  Ce  serait  pardieu  bien  aimable  à  vous.— Non, 
je  viens  pour  vous  parler  dune  affaire  grave. —  D'une 
affaire  !  dit  le  comte  en  regardant  Franz  de  ce  regard 
profond  qui  lui  était  habituel  ;  et  de  quelle  affaire?  — 
Sommes-nous  seuls? 

Le  comte  alla  à  la  porte  et  revint  : 

—  Parfaitement  seuls,  dit-il. 
Franz  lui  présenta  la  lettre  d'Albert. 

—  Lisez,  lui  dit-il.  Le  comte  lut  la  lettre.  —  Ah  ! 
ah  !  dit-il.  —  Avez-vous  pris  connaissance  du  post- 
scriptum?  —  Oui,  dit-il,  je  vois  bien  : 

«  Se  aile  sei  délia  mattina  le  quattro  mille  piastre 
non  sono  nelle  mie  mani,  aile  sette  .  il  conte  Alberto 
avra  ccssato  di  vivere. 

»  LriGi  Vampa.  « 

—  Que  dites-vous  de  cela  ?  demanda  Franz.  —  Avez- 
Yous  la  somme  qu'on  vous  a  demandée  ?  —  Oui,  moins 


—  181  — 

huit  cents  piastres.  Le  comte  alla  à  son  secrétaire, 
l'ouvrit,  et  faisant  glisser  un  tiroir  plein  d"or  ;  —  J'es- 
père, dit-il  à  Franz,  que  vous  ne  me  ferez  pas  l'injure 
de  vous  adresser  à  un  autre  qu'à  moi  ?  —  Vous  voyez 
au  contraire  que  je  suis  venu  droit  à  vous,  dit  Franz. 

—  Et  je  vous  en  remercie  ;  prenez.  Et  il  fit  signe  à 
Franz  de  puiser  dans  le  tiroir.  — Est-il  bien  nécessaire 
d'envoyer  cette  somme  à  Luigi  Yampa?  demanda  le 
jeune  homme  en  regardantàson  tour  fixement  le  comte. 

—  Dame  !  fit-il,  jugcz-cn  vous-même,  le  post-scriptum 
est  précis.  —  Il  me  semble  que  si  vous  vous  donniez 
la  peine  de  chercher,  vous  trouveriez  quelque  moyen 
qui  simplifierait  beaucoup  la  négociation  ?  dit  Franz. 

—  Et  lequel  ?  demanda  le  comte  étonné.  —  Par 
exemple,  si  nous  all'ons  trouver  Luigi  Vampa  en- 
semble ,  je  suis  sûr  qu'il  ne  nous  refuserait  pas  la  li- 
berté d'Albert.  —  A  moi  ?  Et  quelle  influence  voulez- 
vous  que  j'aie  sur  ce  bandit  ?  —  Ne  venez- vous  pas  de 
lui  rendre  un  de  ces  services  qui  ne  s'oublient  point  ? 

—  Et  lequel  ?  —  Ne  venez-vous  pas  de  sauver  la  vie  à 
Peppino  ?  —  Ah!  ah  !  dit  ie  comte,  qui  vous  a  dit 
cela  ?  —  Que  vous  importe  ?  je  le  sais. 

Le  comte  resta  un  moment  muet  et  les  sourcils 
froncés. 

—  Et  si  j'allais  trouver  Vampa.  vous  m'accompa- 
gneriez ?  —  Si  ma  compagnie  ne  vous  était  pas  trop 
désagréable.  —  Eh  bien  !  soit:  le  temps  est  beau,  une 
promenade  dans  la  campagne  de  Rome  ne  peut  que 
nous  faire  du  bii  n.  —  Faut-il  prendre  des  armes?  — 
Pourquoi  faire  ?  —  De  l'argent? — C'est  inutile,  Où 
est  l'homme  qui  a  apporté  ce  billet?  —  Dans  la  rue. 
11  attend  ia  réponse?  Oui.  —  H  faut  un  peu  savoir  où 
nous  allons  ;  je  vais  l'appeler.  —  Inutile,  il  n'a  pas 
voulu  monter.  Chez  vous,  peut-être;  mais  chez  moi  il 
ne  fera  pas  de  difficultés. 


—  182  — 
Le  comte  alla  à  la  fenêtre  du  cabinet  qui  donnait 
sur  la  rue,  et  siffla  d'une  certaine  façon.  L"homme  au 
manteau  se  détacha  de  la  muraille  et  s'avança  jusqu'au 
milieu  de  la  rue. 

—  Salite  !  dit  le  comte  du  ton  dont  i!  aurait  donné 
un  ordre  à  son  domestique.  Le  messager  obéit  sans 
retard,  sans  hésitation,  avec  empressement  même,  et. 
franchissant  les  quatre  marches  du  perron,  entra  dans 
l'hôtel.  Cinq  secondes  après  il  était  à  la  porte  du 
cabinet.  —  Ah  !  c'est  toi,  Peppino.  dit  le  comte. 

Mais  Peppino,  au  lieu  de  répondre,  se  jeta  à  ge- 
noux, saisit  la  main  du  comte  et  y  appliqua  ses  lèvres 
à  plusieurs  reprises. 

—  Ah  !  ah  !  dit  le  comte,  tu  n'as  pas  encore  oublié 
que  je  fai  sauvé  la  vie  !  c"est  étrange,  il  y  a  pourtant 
aujourd'hui  huit  jours  de  cela.  —  Non,  Excellence,  je 
ne  l'oublierai  jamais,  répondit  Peppino  avec  l'accent 
d'une  profonde  reconnaissance.  —  Jamais  !  c'est  bien 
long,  mais  enfin  c'est  déjà  beaucoup  que  tu  le  croies. 
Relève-toi  et  réponds. 

Peppino  jeta  un  coup  d'oeil  inquiet  sur  Franz. 

—  Oh  !  tu  peux  [sarler  devant  Son  Exceilence,  dit-il. 
c'est  un  de  mes  amis.  Vous  permettez  que  je  vous 
donne  ce  titre  ?  dit  en  français  le  comte  en  se  retour- 
nant du  côté  de  Franz;  il  est  nécessaire  pour  exciter 
la  confiance  de  cet  homme.  —  Vous  pouvez  parler 
devant  moi,  reprit  Franz,  je  suis  un  ami  du  comte.  — 
A  la  bonne  heure,  dit  Peppino  en  se  retournant  à  son 
tour  vers  le  comte  ;  que  Votre  Excellence  m'inter- 
roge, et  je  répondrai.  —  Comment  le  vicomte  Albert 
est-il  tombé  entre  les  mains  de  Luigi  ?  —  Excellence  , 
la  calèche  du  Français  a  croisé  plusieurs  fois  celle  où 
était  Teresa.  —  La  maîtresse  du  chef?  —  Oui.  Le 
Fiançais,  iui  a  fait  les  yeux  doux,  Teresa  .Vc  st  auiusée 
à  lui  répondre,  le  Français  lui  a  jelé  des  bouquets. 


—  183  — 
elle  lui  en  a  rendu  ,  tout  cela,  bien  entendu,  du  con- 
sentement du  chef,  qui  était  dans  la  même  calèche.  — 
Comment!  s'écria  Franz,  Luigi  Vampa  était  dans  la 
calèche  des  paysannes  romaines?  —  C'était  lui  qui  con- 
duisait, déguisé  en  cocher,  répondit  Peppino. — Après? 
demanda  le  comte.  —  Eh  bien  !  après,  le  Français  se 
démasqua:  Teresa.  toujours  du  consentement  du  chef, 
en  fit  autant:  le  Français  demandé  un  rendez-vous. 
Teresa  accorda  le  rendez-vous  demandé  ;  seulement, 
au  lieu  de  Teresa,  ce  fut  Beppo  qui  se  trouva  sur  les 
marches  de  iéglise  San-Giacomo.  —  Comment  !  inter- 
rompit encore  Franz,  cettepajsanne  qui  lui  a  arraché 
son  mcccoletto  ?...  —  C'était  un  jeune  garçon  dé 
quinze  ans,  répondit  Pcppino.  mais  il  n'y  a  pas  de  hon  te 
pour  votre  ami  à  y  avoir  été  pris;  Beppo  en  a  attrapé 
bien  d'autres,  allez  —  Et  Bejq)o  l'a  conduit  hors  clés 
murs?  dit  le  comte.  —  Justement  ;  une  calèche  atten- 
dait au  bout  de  la  >illa  Macello.  Beppo  est  monté 
dedans  en  invitant  le  Français  à  !e  suivre;  il  ne  se 
l'est  pas  fait  dire  deux  fois.  1!  a  galamment  offert  la 
droite  à  Ceppo.  s'est  placé  près  de  lui.  Bepiio  lui  a 
annoncé  alors  qu'il  allait  le  conduire  à  une  villa  située 
à  une  lieue  de  Rome.  Le  Frinçais  a  assuré  à  Beppo 
qu'il  était  prêt  à  le  suivre  au  bout  du  monde.  Aussitôt 
le  cocher  a  remonté  la  rue  di  Ripetta ,  a  gagné  la 
porte  San-Pao'o.  et  à  deux  cents  pas  dans  la  cam- 
pagne, comme  le  Français  devenait  trop  entreprenant, 
ma  foi,  Beppo  lui  a  mis  une  paire  de  pistolets  .sur  la 
gorge  ;  aussitôt  le  cocher  a  arrêté  ses  chevaux,  s'est 
retourné  sur  son  siège,  et  en  a  fait  autant.  En  même 
temps  quatre  des  nôtres  qui  étaient  cochés  sur  les 
bords  de  lAlmo,  se  sont  élancés  aux  portières.  Le 
Français  avait  bonne  envie  de  se  défendre,  il  a  même 
un  peu  étranglé  Beppo- à  ce  que  jai  entendu  dire, 
mais  11  n'y  avait  rien  à  faire  cohlre  cinq  homme.** 


—  184  — 

armés,  il  a  bien  fallu  se  rendre,  on  l'a  fait  descendre 
de  voiture,  on  a  suin  les  bords  de  la  petite  rivière  , 
et  on  Ta  conduit  à  Teresa  et  à  Luigi  qui  l'attendaient 
dans  les  catacombes  de  Saint-Sébastien.  — Eh  bien  ! 
mais,  dit  le  comte  en  se  tournant  du  côté  de  Franz,  il 
me  semble  qu'elle  en  vaut  bien  une  autre,  cette  his- 
toire ?  Qu'en  dites-vous,  vous  (}ui  êtes  connaisseur  ?  — 
Je  dis  que  je  la  trouverais  fort  drôle,  répondit  Franz, 
si  elle  était  arrivée  à  un  autre  qu'à  ce  pauvre  Albert. — 
Le  fait  est.  dit  le  comte,  que  si  vous  ne  m"aviez  pas 
trouvé  là,  c'était  une  bonne  fortune  qui  coûtait  un 
peu  cher  à  votre  ami  :  mais,  rassurez-vous,  il  en  sera 
quitte  pour  la  peur.  —  Et  nous  allons  toujours  le 
chercher?  demanda  Franz.  —  Pardieu  !  dautant 
plus  qu'il  est  dans  un  endroit  fort  pittoresque.  Con- 
naissez-vous les  catacombes  de  Saint-Sébastien  ?  — 
'Son.  je  n'y  suis  jamais  descendu,  mais  je  me  promet- 
tais d'y  descendre  un  jour.  — Eh  bien  !  voici  l'occa- 
sion toute  trouvée,  et  il  sérail  difficile  d'en  rencontrer 
une  autre  meilleure.  Avez-vous  votre  voiture?  — 
Non.  —  Cela  ne  fait  rien  ;  on  a  l'habitude  de  m'en 
tenir  une  tout  attt^lée.  nuit  et  jour.  —  Tout  attelée?  — 
Oui,  je  suis  un  être  fort  capricieux  :  il  faut  vous  dire 
que  parfois,  en  me  levant,  à  la  fin  de  mon  dîner,  au 
milieu  de  la  nuil,  il  m?  pr.nd  l'envie  de  partir  pour 
un  point  du  monde  quelconque,  et  je  pars. 

Le  comte  sonna  un  coup,  son  valet  de  chambre 
parut. 

—  Faites  sortir  la  voiture  de  la  remise,  dit-il,  et 
ôtez-en  les  pistolets  qui  sont  dans  les  poches;  il  est 
inutile  de  réveiller  le  cocher,  Ali  conduira. 

Au  bout  d'un  instant,  on  entendit  le  bruit  de  la 
voiture  qui  s'arrêtait  devant  la  porte.  Le  comte  tira 
sa  montre. 

—  Minuit  et  demi,  dit-il,  nous  aurions  pu  partir 


—  185  — 

d'ici  à  cinq  heures  du  matin  et  arriver  encore  à 
temps;  mais  peut-être  ce  retard  aurait-il  fait  passer 
une  mauvaise  nuit  à  votre  compagnon,  il  vaut  donc 
mieux  aller  tout  courant  le  tirer  des  mains  des  infi- 
dèles. Etes-vous  toujours  décidé  à  m'accompagner  ?  — 
Plus  que  jamais.  —  Eh  bien,  venez  alors.  —  Franz  et 
le  comte  sortirent  suivis  de  Peppino.  A  la  porte,  ils 
trouvèrent  la  voiture.  Ali  était  sur  le  siège  ;  Franz 
reconnut  l'esclave  muet  de  la  grotte  de  Monte-Cristo. 
Franz  et  le  comte  montèrent  dans  la  voiture,  qui 
était  un  coupé;  Peppino  se  plaça  près  d"Ali,  et  l'on 
partit  au  galop.  Ali  avait  reçu  ses  ordres  d'avance  , 
car  il  prit  la  rue  du  Cours,  traversa  le  campo  Vac- 
cino,  remonta  la  strada  San-Grcgorio  et  arrêta  à  la 
porte  Saint-Sébastien:  là  le  concierge  voulut  faire 
quelques  difficultés,  mais  le  comte  de  Monte-Cristo 
présenta  une  autorisation  du  gouverneur  de  Rome 
d'entrer  dans  la  ville  et  d'en  sortir  à  toute  heure  du 
jour  et  de  la  nuit  :  la  herse  fut  donc  levée,  le  con- 
cierge reçut  un  louis  pour  sa  peine,  et  Ton  passa. 

La  route  que  suivait  la  voityre  était  lancienne  voie 
Appienne  .  toute  bordée  de  tombeaux.  De  temps  en 
temps,  au  clair  de  la  lune  qui  commençait  à  se  lever , 
il  semblait  à  Franz  voir  comme  une  sentinelle  se  dé- 
tacher d'une  ruine  ;  mais  aussitôt  un  signe  échangé 
entre  Peppino  et  cette  sentinelle,  elle  rentrait  dans 
l'ombre  et  disparaissait.  Un  peu  avant  le  cirque  de 
Caracalla  la  voiture  s'arrêta  ,  Peppino  vint  ouvrir  la 
portière,  et  le  comte  et  Franz  descendirent. 

— Dans  dix  minutes,  dit  le  comte  à  son  compagnon, 
nous  serons  arrivés.  Puis  il  prit  Peppino  à  part ,  lui 
donna  un  ordre  tout  bas,  et  Peppino  partit  après  s'être 
muni  d'une  tonhe  que  l'on  tira  du  coffre  du  coupé. 
Cinq  minutes  s'écoulèrent  encore  pendant  lesquelles 
Franz  vit  le  berger  s'enfoncer  par  un  petit  sentier  au 
III.  13 


—  186  — 

milieu  d^s  mouvements  de  terrain  qui  forment  le  sol 
convulsionné  de  la  plaine  de  Rome,  et  disparaître  dans 
ces  hautes  herbes  rou^eâtres  qui  semblent  la  crinière 
hérissée  de  quelque  lion  gigantesque.  —  Maintenant, 
dit  le  comte,  suivons-le. 

Franz  et  le  comte  s'engagèrent  à  leur  tour  dans  le 
même  sentier  qui ,  au  bout  de  cent  pas,  les  conduisit 
par  une  pente  iuclinée  au  fond  d'une  petite  vallée. 
Bientôt  on  aperçut  deux  hommes  causant  dans 
l'ombre. 

—  Devons -nous  continuer  d'avancer?  demanda 
Franz  au  comte  ,  ou  faut-il  attendre  ?  —  Marchons; 
Peppino  doit  avoir  prévenu  la  sentinelle  de  notre 
arrivée. 

En  effet,  l'un  de  ces  hommes  était  Peppino .  l'autre 
était  un  bandit  placé  en  vedette.  Franx  et  le  comte 
s'approchèrent,  le  bandit  salua. 

— Excellence,  dit  Peppino  en  s'adressant  au  comte, 
si  vous  voulez  me  suivre,  l'ouverture  des  catacombes 
est  à  deux  pas  d'ici. — C'est  bien,  dit  le  comte,  marche 
devant. 

En  effet .  derrière  un  massif  de  buissons  et  au  mi- 
lieu de  quelques  roches  is'offrait  une  ouverture  par 
laquelle  un  homme  pouvait  à  peine  passer.  Peppino 
se  glissa  le  piemipr  par  cette  gerçure;  mais  à  peine 
eut-il  fait  quelques  pas  que  le  passage  souterrain  s'é- 
largit. Alors  il  s'arréia ,  alluma  sa  torche  ,  et  se  re- 
tourna pour  voir  s'il  était  sui\d. 

Le  comte  s'était  engagé  le  premier  dans  une  espèce 
de  soupirail .  et  Franz  venait  après  lui.  Le  terrain 
s'enfonçait  par  une  pente  douce  et  s'élargissait  à  ine- 
sure  que  l'on  avançait;  mais  cependant  Franz  et  le 
comte  étaient  encore  forcés  de  marcher  courbés  et 
eussent  eu  peine  à  passer  deux  de  front.  Ils  firent  en- 
core leurs  cinquante  pas  ainsi,  puis  ils  furent  arrêtés 


—  187  — 
par  le  cri  de  :  qui  vive'f  En  même  temps  ,  ils  \'irent 
au  milieu  de  lobscurité  briller  sur  le  canon  d'une  ca- 
rabine le  reflet  de  leur  propre  torche. 

—  ^»u.' dit  Peppino  ;  et  il  s'avança  seul  et  dit 
quelques  mots  à  voix  basse  à  cette  seconde  sentinelle 
qui.  comme  la  première,  salua  en  faisant  signe  aui 
visiteurs  nocturnes  qu'ils  pouvaient  continuer  leur 
chemin.  Derrière  la  sentinelle  était  un  escalier  d'une 
vingtaine  de  marches.  Franz  et  le  comte  descendirent 
les  vingt  marches  et  se  trouvèrent  dans  une  espèce 
de  carrefour  mortuaire.  Cinq  routes  divergeaient 
comme  les  rayons  d'une  étoile,  et  les  parois  des  mu- 
railles creusées  de  niches  superposées,  ayant  la  forme 
de  cercueils ,  indiquaient  que  l'on  était  enfin  entré 
dans  les  catacombes.  Dans  l'une  de  ces  cavités  dont 
il  était  impossible  de  distinguer  retendue,  on  voyait, 
le  jour,  quelques  reflets  de  lumière.  Le  comte  posa  la 
main  sur  l'épaule  de  Franz.  —  Youlez  vous  voir  un 
camp  de  bandits  au  repos  ?  lui  dit-il. —  Certainement; 
répondit  Franz.  —  Eh  bien  !  venez  avec  moi.  Pep- 
pino  ,  éteins  la  torche.  Peppino  obéît  .  et  Franz  et  le 
comte  se  trouvèrent  dans  la  plus  profonde  obscurité  : 
seulement,  à  cinquante  pas  à  peu  près  en  avant  d'eux, 
continuaient  de  danser,  le  long  des  murailles,  quelqut  s 
lueurs  rougeâlres  devenues  encore  plus  visibles  de- 
puis que  Peppino  avait  éteint  sa  torche.  Ils  avancèrent 
silencieusement ,  le  comte  guidant  Franz  comme  s'il 
avait  eu  cette  singulière  faculté  de  voir  dans  'es  té- 
nèbres. Au  reste  .  Franz  lui-même  distinguait  plus 
facilement  son  chemin  à  mesure  qu'il  approchait  de 
ces  reflets  qui  leur  servaient  d''  guides. 

Trois  arcades,  dont  celle  du  milieu  servait  de  porte, 
leur  donnaient  passage.  Ces  arcades  s'ouvraient  d'un 
côté  sur  le  corridor  où  étaient  le  comte  et  Franz,  et 
de  l'autre  sur  une  grande  chambré  carrée  tout  en- 


—  188  — 
tourée  de  niches  pareilles  à  celles  dont  nous  avons 
déjà  parlé.  Au  milieu  de  cette  chambre  s'élevaient 
quatre  pierres  qui  autrefois  avaient  servi  d"autel , 
comme  l'indiquait  la  croix  qui  1rs  surmontait  encore. 
Une  seule  lampe  posée  sur  un  fût  de  colonne  éclairait 
d'une  lumière  pâle  et  vacillante  l'étrange  scène  qui 
s'offrait  aux  yeux  des  deux  visiteurs  cachés  dans 
l'ombre. 

Un  homme  était  assis  .  le  coude  appuyé  sur  cette 
colonne,  et  lisait  .  tournant  le  dos  aux  arcades  ,  par 
l'ouverture  desquelles  les  nouveaux  arrivés  le  regar- 
daient. C'était  le  chef  de  la  bande.  Luigi  Vampa.Tout 
autour  de  lui,  groupés  selon  leur  caprice  .  couchés 
dans  leurs  manteaux  ou  adossés  à  une  espèce  de  banc 
de  pierre  qui  régnait  tout  autour  du  Colombarium. 
on  distinguait  une  vingtaine  de  brigands;  chacun  avait 
sa  carabine  à  la  portée  de  la  main.  Au  fond,  silen- 
cieuse .  à  peine  visible  et  pareille  à  une  ombre  ,  une 
sentinelle  se  promenait  de  long  en  large  devant  une 
espèce  d'ouverture  qu'on  ne  distinguait  que  parce  que 
les  ténèbres  scmbîaitnt  plus  épaisses  en  cet  endroit. 

Lorsque  le  comte  crut  que  Franz  avait  suffisamment 
réjoui  ses  regards  de  ce  pittoresque  tableau ,  il  porta 
le  doigt  à  ses  lèvres  pour  lui  recommander  le  silence, 
et.  montant  les  trois  marches  qui  conduisaient  du 
corridorauColombarium.il  entra  dans  la  chambre 
par  l'arcade  du  milieu  et  s'avança  vers  Vampa  ,  qui 
était  si  profondément  plongé  dans  sa  lecture  qu'il 
n'entendit  point  le  bruit  de  ses  pas.  —  Qui  vire?  s'é- 
cria la  sentinelle  moins  préoccupée  et  qui  ^^t  à  la 
lueur  de  la  lampe  une  espèce  d'ombre  qui  grandissait 
derrière  son  chef.  A  ce  cri,  Vampa  se  leva  vivement, 
tirant  du  même  coup  un  pistolet  de  sa  ceinture.  En 
un  instant  tous  les  bandits  furent  sur  pied  et  vingt 
canons  de  carabine  se  dirigèrent  sur  le  comte.  —  Eh 


—  189  — 
bien  '  dit  tranquillement  celui-ci  dune  voii  parfaite- 
ment calme  et  sans  qu'un  seul  muscle  de  son  visage 
bougeât;  eb  bien  !  mon  cher  Yampa ,  il  me  semble 
que  voilà  bien  des  frais  pour  recevoir  un  ami!  — 
Armes  bas  !  cria  le  chef  en  faisant  un  signe  impératif 
d'une  main,  tandis  que  de  l'autre  il  ôlait  respectueu- 
sement son  chapeau.  Puis  se  retournant  vers  le  sin- 
gulier personnage  qui  dominait  toute  cette  scène  : 

—  Pardon  .  monsieur  le  comte ,  lui  dit-il ,  mais  j'é- 
tais si  loin  de  m'attendre  à  l'honneur  de  votre  visite, 
que  je  ne  vous  avais,  pas  reconnu.  —  Il  paraît  que 
vous  avez  la  mémoire  courte  en  toute  chose  .  Vampa  , 
dit  le  comte  .  et  que  non-seulement  vous  oubliez  le 
visage  des  gens,  mais  encore  les  conditions  faites  avec 
eux. — Et  quelles  conditions  aije  donc  oubliées,  n  on- 
sieur  le  comte?  demanda  le  bandit  en  homme  qui, 
s'il  a  commis  une  erreur,  ne  demande  pas  mieux  que 
de  la  réparer.  —  >"'a-t-il  pas  été  convenu  ,  dit  le 
comte,  que  non-seulement  ma  personne,  mais  encore 
celle  de  mes  amis  ,  vous  seraient  sacrées  ?  —  Et  en 
quoi  ai~je  manqué  au  traité  ,  Excellence  ?  —  Yous 
avez  enlevé  ce  soir  .  et  vous  avez  transporté  ici  le  vi- 
comte Albert  de  Morcerf  :  eh  bien,  continua  le  comte 
avec  un  accent  qui  fit  frissonner  Franz .  ce  jeune 
homme  est  de  mes  amis  _,  ce  jeune  homme  loge  dans 
le  même  hôtel  que  moi  .  ce  jeune  homme  a  fait  Corso 
pendant  huit  jours  dans  ma  propre  calèche,  et  ce- 
pendant .  je  vous  le  répète  .  vous  l'avez  enlevé  ,  vous 
l'avez  transporté  ici ,  et .  ajouta  le  comte  en  tirant  la 
lettre  de  sa  poche  ,  vous  l'avez  mis  à  rançon  comme 
s'il  était  le  premier  venu.  —  Pourquoi  ne  m'aver-vous 
pas  prévenu  de  cela,  vous  autres?  dit  le  chef  en  se 
retournant  vers  ses  hommes  ,  qui  reculèrent  tous  de- 
vant son  regard  ;  pourquoi  m'avez-vous  exposé  ainsi  à 
manquer  «  ma  parole  envers  un  homme  comme  mon- 


—  190  — 
sieur  le  comte ,  qui  tient  notre  vie  à  tous  entre  ses 
mains  ?  Par  le  sang  du  Christ  !  si  je  croyais  qu'un  de 
vous  eût  su  que  le  jeune  homme  était  Tarai  de  Son 
Excellence  ,  je  lui  brûlerais  la  cervelle  de  ma  propre 
main.  —  Eh  bien  !  dit  le  comte  en  se  retournant  du 
côté  de  Franz .  je  vous  avais  bien  dit  qu'il  y  avait 
quelque  erreur  là-dessous.  —  >"ètes-Y0us  pas  seul? 
demanda  Vampa  a\ec  inquiétude.  —  Je  suis  avec  la 
personne  à  qui  cette  lettre  était  adressée,  et  à  qui  j'ai 
voulu  prouver  que  Luigi  Yampa  est  un  homme  de 
parole.  Venez  ,  Excellence ,  dit-il  à  Franz,  voilà  Luigi 
Vampa  qui  va  vous  dire  lui-même  qu'il  est  désespéré 
de  Terreur  qu'il  vient  de  commettre. 

Franz  s'approcha,  le  chef  fit  quelques  pas  au-devant 
de  lui. 

—  Soyez  le  bienvenu  parmi  nous,  Excellence,  lui 
dit-il  :  vous  avez  entendu  ce  que  Aient  de  dire  le  comte 
et  ce  que  je  lui  ai  répondu  :  j'ajouterai  que  je  ne  vou- 
drais pas .  pour  les  quatre  mille  piastres  auxquelles 
j'avais  fixé  la  rançon  de  votre  ami ,  que  pareille  chose 
fût  arrivée.  —  Mais .  dit  Franz  en  regardant  tout  au- 
tour de  lui  a\ec  inquiétude,  où  donc  est  le  prisonnier, 
je  ne  le  vois  pas?  —  Il  ne  lui  est  rien  arrivé,  j'espère? 
demanda  le  comte  en  fronçant  le  sourcil.  — Le  prison- 
nier est  là,  dit  Vampa  en  montrant  de  la  main  l'enfon- 
cement devant  lequel  se  promenait  le  bandit  en  faction, 
et  je  vais  lui  annoncer  moi-même  qu'il  est  libre. 

Le  chef  s'avança  vers  l'endroit  désigné  par  lui  comme 
servant  de  prison  à  Albert ,  et  Franz  et  le  comte  le 
suivirent.  —  Que  fait  le  prisonnier?  demanda  Vampa 
à  la  sentinelle.  —  Ma  foi.  capitaine,  répondit  celui-ci, 
je  n'en  sais  rien  :  depuis  plus  d'une  heure  ,  je  ne  l'ai 
pas  entendu  remuer.  —  Venez,  Excellence,  dit  Vampa. 

Le  comte  et  Frai.z  montèrent  $ept  ou  huit  marches, 
toujours  précédés  par  le  chef,  qui  tira  un  verrou  et 


—  i91  ~ 

poussa  une  porte.  Alors,  à  la  lueur  d'une  lampe  pa- 
reille à  celle  qui  éclairait  le  Columbarium,  on  put  voir 
Albert,  enveloppé  d"un  manteau  que  lui  avait  prêté 
un  des  bandits  ,  couché  dans  un  coin  et  dormant  du 
plus  profond  sommeil. 

—  Allons ,  dit  le  comte  souriant  de  ce  sourire  qui 
lui  était  particulier,  pas  mal  pour  un  bomme  qui  de- 
vait être  fusillé  à  sept  heures  du  matin. 

Yampa  regardait  Albert  endormi  avec  une  certaine 
admiration  ;  on  voyait  qu'il  n'était  pas  insensible  à 
cette  preuve  de  courage. 

—  Vous  avez  raison,  monsieur  le  comte,  dit-il,  cet 
homme  doit  être  de  vos  amis.  Puis  s'approchant  d'Al- 
bert et  lui  touchant  l"épaule  :  —  Excellence,  dit-il, 
vous  plaît-il  de  vous  éveiller  ? 

Albert  étendit  les  bras ,  se  frotta  les  paupières  et 
ouvrit  les  yeux. 

—  Ah  '  ah  !  dit-il ,  c'est  vous .  capitaine?  Pardieu  ! 
vous  auriez  bien  dû  me  laisser  dormir  ;  je  faisais  un 
rêve  charmant  :  je  rêvais  que  je  dansais  le  galop  chez 
Torlonia  avec  la  comtesse  G***.  11  tira  sa  montre  qu'il 
avait  gardée  pour  juger  lui-même  le  temps  écoulé.  — 
Une  heure  et  demie  du  matin ,  dit-il ,  mais  pourquoi 
diable  m'éveillez-vous  à  cette  heure-ci?  —  Pour  vous 
dire  que  vous  êtes  libre.  Excellence.  —  Mon  cher, 
reprit  Albert  avec  une  liberté  d'esprit  parfaite,  retenez 
bien  à  l'avenir  cette  maxime  de  Napoléon  le  Grand  : 
«  Ne  m'éveillez  que  pour  les  mauvaises  nouvelles.  » 
Si  vous  m'aviez  laissé  dormir,  j'achevais  mon  galop, 
et  je  vous  en  aurais  été  reconnaissant  toute  ma  vie... 
On  a  donc  payé  ma  rançon  ?  —  Non  .  Excellence.  — 
Eh  bien  !  alors,  comment  suis-je  libre  ?  —  Quelqu'un, 
à  qui  je  n'ai  rjen  à  refuser,  est  venu  vous  réclamer.— 
Jusqu'ici?— Jusqu'ici. — Ah!  parbleu!  ce quelqu'un-là 
est  bien  aimable. 


—  192  — 

Albert  regarda  tout  autour  de  lui  et  aperçut  Franz. 

—  Comment  !  lui  dit-il,  c'est  vous,  mon  cher  Franz, 
qui  poussez  le  dévouement  jusque-là  ?  —  Non  pas  moi, 
répondit  Franz,  mais  notre  voisin.  M.  le  comte  de 
Monte-Cristo.  —  Ah  !  pardieu  !  monsieur  le  comte,  dit 
gaiement  Albert  eu  rajustant  sa  cravate  et  ses  man- 
chettes, vous  êtes  un  homme  véritablement  précieuj, 
et  j"espère  que  vous  me  regarderez  comme  votre  éter- 
nel obligé,  d'abord  pour  l'affaire  de  la  voiture,  ensuite 
pour  celle-ci  :  et  il  lendit  la  main  au  comte,  qui  fris- 
sonna au  moment  de  lui  donner  la  sienne ,  mais  qui 
cependant  la  lui  donna. 

Le  bandit  regardait  toute  crtte  scène  d'un  air  stu- 
péfait :  il  était  évidemment  habitué  à  voir  ses  prison- 
niers trembler  devant  lui,  et  voiià  qu'il  y  en  avait  un 
dont  l'humeur  railleuse  n'avait  subi  aucune  altération; 
quant  à  Franz,  il  était  enchanté  qu'Albert  eût  soutenu, 
même  vis-à-vis  d'un  bandit,  l'honneur  national. 

—  Mon  cher  Albert,  lui  dit-il .  si  vous  voulez  vous 
hâter,  nous  aurons  encore  le  temps  d'aller  finir  la  nuit 
chez  Torîonia.  Vous  reprendrez  votre  galop  où  vous 
l'avez  interrompu,  de  sorte  que  vous  ne  garderez  au- 
cune rancune  au  seigneur  Luigi  qui  s'est  véritable- 
ment, dans  toute  cette  affaire,  conduit  en  galant 
homme.  —  Ah  !  vraiment ,  dit-il,  vous  avez  raison,  et 
nous  pourrons  y  être  à  deux  heures.  Seigneur  Luigi, 
continua  Albert,  y  a-t-il  quelque  autre  formalité  à 
remplir  pour  prendre  congé  de  Votre  Excellence?  — 
Aucune,  monsieur,  répondit  le  bandit,  et  vous  êtes 
libre  comme  l'air.  —  En  ce  cas,  bonne  et  joyeuse  vie. 
Venez,  messieurs,  venez  ! 

Et  Alberf.  suivi  de  Franz  et  du  comte,  descendit 
l'escalier  et  traversa  la  grande  salle  carrée.  Tous  les 
bandits  étaient  debout  et  le  chapeau  à  la  main. 

—  Peppino.  dit  le  chef,  donne-moi  la  torche.  —  Eh 


—  193  — 

bien  !  que  faites-vous  donc  ?  demanda  le  comte.  —  Je 
vous  reconduis,  dit  le  capitaine,  c'est  bien  le  moindre 
honneur  que  je  puisse  rendre  à  Votre  Excellence. 

El  prenant  la  torche  allumée  des  mains  du  pâtre,  il 
marcha  devant  ses  hôtes,  non  pas  comme  un  valet  qui 
accomplit  une  œuvre  de  servilité,  mais  comme  un  roi 
qui  précède  des  ambassadeurs.  Arrivé  à  la  porte ,  il 
s'inclina. 

—  Et  maintenant,  monsieur  le  comte,  dit-il,  je  vous 
renouvelle  mes  excuses,  et  j'espère  que  vous  ne  me 
gardez  aucun  ressentiment  de  ce  qui  vient  d'arriver? 
—  Non  ,  mon  cher  Vampa,  dit  le  comte;  d'ailkurs, 
vous  rachetez  vos  erreurs  d'une  façon  si  galante,  qu'on 
est  presque  tenté  de  vous  savoir  gré  de  les  avoir  com- 
mises. —  Messieurs  .  reprit  le  chef  en  se  retournant 
du  côté  des  jeunes  gens,  peut-être  l'offre  ne  vous  pa- 
raitra-t-elle  pas  bien  attrayante,  mais  s'il  vous  prenait 
jamais  envie  de  me  faire  une  seconde  visite  ,  partout 
où  je  serai,  vous  serez  les  bien^enus. 

Franz  et  Albert  saluèrent.  Le  comte  sortit  le  pre- 
mier. Albert  ensuite.  Franz  restait  le  dernier. 

—  Votre  Excellence  a  quelque  chose  à  me  deman- 
der? dit  Vampa  en  souriant.  —  Oui.  je  l'avoue,  répon- 
dit Franz  ,  je  serais  curieux  de  savoir  quel  était  l'ou- 
vrage que  vous  lisiez  avec  tant  d'attention  quand  nous 
sommes  arrivés.  —  Les  Commentaires  de  César ^  dit  le 
bandit .  c'est  mon  livre  de  prédilection.  —  Eh  bien! 
ne  venez-vous  pas  ?  demanda  Albert.  —  Si  fait,  répon- 
dit Franz,  me  voilà. 

Et  il  sortit  à  son  tour  du  soupirail.  On  fit  quelques 
pas  dans  la  plaine. 

—  Ah  !  pardon,  dit  Albert  en  revenant  en  arrière; 
voulez-vous  me  permettre,  capitaine  ?  Et  il  alluma  son 
cigare  à  la  torche  de  Vampa. — Maintenant,  monsieur 
le  comte,  dit-il,  la  plus  grande  diligence  possible,  je 


—  194  — 

tiens  énormément  à  aller  finir  ma  nuit  chez  le  duc  de 
Bracciano. 

On  retrouva  la  voiture  où  on  l'avait  laissée.  Le 
comte  dit  un  seul  mot  arabe  à  Ali  et  les  chevaux  par- 
tirent à  fond  de  train.  Il  était  deux  heures  juste  à  la 
montre  d'Albert  quand  les  deux  amis  rentrèrent  dans 
la  salle  de  danse  :  leur  retour  fit  événement,  mais 
comme  ils  rentraient  ensemble,  toutes  les  inquié- 
tudes que  l'on  avait  pu  concevoir  sur  Albert  cessèrent 
à  l'instant  même. 

—  Madame,  dit  le  comte  de  Morcerf  en  s'avançant 
vers  la  comtesse,  hier  vous  avez  eu  la  bonté  de  me 
promettre  un  galop,  je  viens  un  peu  tard  réclamer 
cette  gracieuse  promesse  ;  mais  voilà  mon  ami  dont 
vous  connaissez  la  véracité  et  qui  vous  affirmera  qu'il 
n'y  a  pas  de  ma  faute. 

Et  comme  en  ce  moment  la  musique  donnait  le 
signal  de  la  valse,  Albert  passa  son  bras  autour  de  la 
taille  de  la  comtesse,  et  disparut  avec  elle  dans  le 
tourbillon  des  danseurs.  Pendant  ce  temps  Franz  son- 
geait au  singulier  frissonnement  qui  avait  passe  par 
tout  le  corps  du  comte  de  Monte-Cristo  au  moment 
où  il  avait  été  en  quelque  sorte  forcé  de  donner  la 
main  à  Albert. 


Fm  DU  THOISIEME  VOLUME. 


B--- 


ibn 


LE   COMTE 


DE  MONTE-CRISTO 


LE  COMTE 


MONTE-CRISTO 


Par  Alexandre  Dumas 


TOME   QUATRIÈME 


BRUXELLES 

WODTERS    FRÈRES,    IMPRIMEDRS-LIBRAIRES 

8,  rue  d'Assaut 

1847 


LE  COMTE 


DE  MONTE-CRISTO 


I.  —  Le  rendez-YOus. 

Le  lendemain,  en  se  levant,  le  premier  mot  dAl- 
bcrt  fut  pour  proposer  à  Franz  d'aller  faire  une  visite 
au  comte.  Il  l'avait  déjà  remercié  la  veille,  mais  il 
comprenait  qu'un  service  comme  celui  qu'il  lui  avait 
rendu  valait  bien  deux  remercîments.  Franz,  qu'un 
attrait  mêlé  de  t  rrour  attirait  vers  le  comte  d^ 
Monte-Crislo,  ne  voulut  pas  \p  laisser  seul  chez  cet 
homme,  et  l'accompagna.  Tous  deux  furent  introduits; 
cinq  minutes  après  le  comte  parut. 

—  Monsieur  le  conit'^  lui  dit  Albert  en  allant  h 
lui,  pcrriiettcz-mci  de  aous  répéter  ce  matin  ce  que  jp 
vous  ai  mal  dit  hier  :  c'est  que  je  n'ouLiieiai  jjinais 
dans  quelle  ci;cons!anc<'  vous  m'êtes  venu  cii  aidi-,  et 
que  je  nie  sou\ieudrai  toujours  que  je  vous  dois  la 
vie,  ou  à  peu  près.  —  Mon  tUer  voisin,  répondit  le 
IV.  l 


—  6  — 

comte  en  riant,  vous  vous  exagérez  vos  obligations 
envers  moi  :  vous  me  devez  une  petite  économie  d'une 
vingtaine  de  mille  francs  sur  votre  budget  de  voyage, 
et  voilà  tout.  Vous  voyez  bien  que  ce  n'est  pas  la  peine 
d'en  parler.  De  votre  côté,  ajouta-t-il,  recevez  tous 
mes  compliments  ;  vous  avez  été  adorable  de  sans-gêne 
et  de  laisser  aller.  —  Que  voulez-vous,  comte  !  dit 
Albert,  je  me  suis  figuré  que  je  m'étais  fait  une  mau- 
vaise querelle,  et  qu'Un  duel  s'en  était  suivi,  et  j'ai 
voulu  faire  comprendre  une  chose  à  ces  bandits  :  c'est 
qu'on  se  bat  dans  tous  les  pays  du  monde,  mais  qu'il 
n'y  a  que  les  Français  qui  se  battant  en  riant.  Néan- 
moins, comme  mon  obligalian  vis-à-vis  de  vous  n'en 
est  pas  moins  grande,  je  viens  vous  demander  si,  par 
moi,  par  mes  amis  et  par  mes  connaissances,  je  ne 
pourrais  pus  vous  être  bon  à  quelque  chose.  Mon 
père,  le  comte  de  Morcerf,  qui  est  d'origine  espa- 
gnole, a  une  haute  position  en  France  et  en  Espagne  ; 
je  viens  me  mettre,  moi  et  tous  les  gens  qui  m'aisnent, 
à  votre  disposition.  —  Eh  bien  !  dit. le  comte,  je  vous 
avoue,  M.  de  lïorcerf.  que  j'attendais  votre  offre  et 
que  je  l'accepte  de  grand  cœur.  J'avais  déjà  jeté  mon 
dévolu  sur  vous  pour  vous  demander  un  grand  ser- 
vice. —  Lequel  ?  —  Je  n'ai  jamais  été  à  Paris;  je  ne 
connais  pas  Paris...— Vraiment  !  s'écria  Albert,  vous 
avez  pu  vivre  jusqu'à  présent  sans  voir  Paris  ?  C'est 
incroyable!  —  C'est  ainsi  cependant.  Mais  je  sens 
comme  vous  qu'une  plus  longue  ignorance  de  la  ca- 
pitale du  monde  intelligent  est  chose  impossible.  H  y 
a  plus  :  peut-être  aurais-je  fait  ce  voyage  indispen- 
sable depuis  longtemps,  si  j'avais  connu  quelqu'un 
qui  pût  m'introduire  dans  ce  monde  où  je  n'avais 
aucune  relation.  —  Oh  !  un  homme  comme  vous  ! 
s'écria  Albert, — Vous  êtes  bien  bon .  Mais  comme  je  ne 
me  reconnais  à  moi-même  d'autre  mérite  que  de  pouvoir 


—  7  — 
faire  concurrence,  comme  millionnaire  à  M.  Aguado 
ou  à  M.  Kothschild,  et  que  je  ne  vais  pas  à  Paris 
pour  jouer  à  la  Bourse,  cette  petite  circonstance  m'a 
retenu  Maintenant  votre  offre  me  décide.  Voyons, 
vous  engagez-vous,  mon  cher  AI.  de  Morcerf(  le  comte 
accompagna  ces  mots  d'un  singulier  sourire),  vous 
engagez-vous,  lorsque  j'irai  »^n  France,  à  ra'ouvrir  les 
portts  de  ce  monde  où  je  serai  aussi  étranger  qu'un 
Huron  ou  un  Coihinchinois ?  —  Oh  !  quant  à  ctla, 
monsieur  le  comte,  à  merveille  et  de  grand  cœur,  ré- 
pondit Albert:  et  daulant  plus  volontiers  (mon  cher 
Franz,  ne  vous  moquez  pas  trop  de  moi  ),  que  je  suis 
rappelé  à  Paris  par  une  Irtlre  que  je  reçois  ce  matin 
même,  et  où  il  est  (jutstion  pour  moi  d'une  alliance 
avec  une  maison  fort  agréable  et  qui  a  les  meilleures 
relations  dans  le  monde  parisien.  —  Alliance  par 
mariage  ?  dit  Franz  en  riant.  —  Oh!  mon  Dieu,  oui. 
Ainsi;  quand  vous  reviendrez  à  Paris,  vous  me  trou- 
verez homme  posé  et  peut-être  père  de  famille.  Cela 
ira  bien  à  ma  gravité  naturelle,  n'est-ce  pas  ?  En  tous 
cas,  comte,  je  vous  le  répète,  moi  et  les  miens, 
sommes  à  vous  corps  et  âme.  —  J'accepte,  dit  le 
comte,  car  je  vous  jure  qu"il  ne  me  manquait  que 
celte  occasion  pour  réaliser  des  projets  que  je  rumine 
depuis  longtemps. 

Franz  ne  douta  point  un  instant  que  ces  projets  ne 
fussent  ceux  dont  le  comte  avait  laissé  échapper  un 
mot  dans  la  grotte  de  Monte-Cristo,  et  il  regarda  le 
comte  pendant  qu'il  disait  ces  paroles  pour  essayer 
de  saisir  sur  sa  physionomie  quelque  révélation  de  ces 
projets  qui  le  conduisaient  à  Paris;  mais  il  était  bien 
difficile  de  pénétrer  dans  l'âme  de  cet  homme  surtout 
lorsqu'il  la  voilait  avec  un  sourire. 

—  Mais  voyons,  comte,  reprit  Albert  enchanté 
d'avoir  à  produire  un  homme  comme  Monte  Crislo, 


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n'est-ce  pas  là  un  de  ces  projets  en  Tair,  comme  on 
en  fait  mille  en  voyage,  et  qui,  bâtis  sur  le  sable,  sont 
emportés  au  premier  souffle  du  vent?  —  Non.  d'hon- 
neur, dit  le  comte:  je  veux  aller  à  Paris,  il  faut  que 
j'y  aille.  —  Et  quand  cela  ?  —  Mais  quand  y  sercz- 
vous,  vous-même  ?  —  Moi  ?  dit  Albert  :  oh  !  mon 
Dieu  !  dans  quinze  jours  ou  trois  semaines  au  plus 
tard;  le  temps  de  retourner,  voila  tout.  —  Eh  bien  ! 
dit  le  comte,  je  vous  donne  trois  mois;  vous  voyez 
que  je  vous  fais  la  mesure  large. — Et  dans  trois  mois, 
s'écria  Albert  avec  joie,  vous  venez  frapper  à  ma 
porte?  —  Voulez  vous  un  rendez-vousjour  pour  jour, 
heure  pour  heure  ?  dit  le  comte.  Je  vous  préviens 
que  je  suis  d'une  exaclilude  désespérante.  —  Jour 
pour  jour,  heure  pour  heure  !  dit  Albert;  cela  me  va 
à  merveille.  —  Eh  bien  î  soit. 

Il  étendit  la  main  vers  un  calendrier  suspendu  près 
de  la  slace. 

—  Nous  sommes  aujourd'hui,  dilil.  le  21  février 
(il  tira  sa  montre),  il  est  dix  heures  et  demie  du 
malin.  Voulez-vous  m'a  (tendre  le  21  mai  prochain,  à 
dis  heures  et  demie  du  matin  ?  —  A  merveille,  dit 
Albert,  le  déjeuner  sera  prêt  —  Vous  demeurez?  — 
Rue  du  Helder.  numéro  27.  —  Vous  êtes  chez  vous  en 
garçon,  jenevou:  gênerai  pas  ?—J  habite  dans  l'hôtel 
de  mon  père,  mais  un  pavillon  au  fond  de  la  cour,  eu- 
tièrement  séparé.  —  Bien. 

Le  comte  prit  ses  tablettes  et  écrivit  :  «  Rue  du 
Helder.  numéro  'H ,  21  mai,  à  dix  heures  et  demie  du 
matin.  » 

—  Et  maintenant,  dit  le  comte  en  remettant  ses 
tablettes  dans  sa  poche,  soyez  tranquille,  l'aiguille  de 
votre  pendule  ne  sera  pas  plus  exacte  que  moi.  —  Je 
vous  reverrai  avant  mon  départ?  demanda  Albert.  — 
C'est  selon  ;  quand  parlez-vous? — Je  pars  demain. 


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à  cinq  heures  du  soir.  —  En  ce  cas,  je  vous  dis  adiea. 
J'ai  affaire  à  Naples,  et  ne  serai  de  retour  ici  que  sa- 
medi soir  ou  dimanche  matin.  Et  vous,   demanda  le 
comte  à  Franz,  partez-vous  aussi,  monsieur  le  baron  ? 

—  Oui.  —  Pour  la  France?  —  Non.  pour  Venise,  je 
resterai  encore  un  an  ou  deux  en  Italie.  —  Nous  ne 
nous  verrons  donc  pas  à  Paris  ?  —  Je  crains  de  ne  pas 
avoir  cet  honneur.  —  Allons,  messieurs,  bon  voyage, 
dit  le  comte  aux  deux  amis  en  leur  tendant  à  chacun 
une  main. 

C'était  la  première  fois  qu-  Franz  touchait  la  main 
de  cet  homme;  il  tressaillit,  en-  elle  était  glacée  comme 
celle  d'un  mort. 

—  Une  dernière  fois,  dit  Albert,  c'est  bien  arrêté, 
sur  jarole  d'honneur,  n'est-ce  pas,  rue  du  Helder, 
numéro  27.  21  mai.  à  dix  heures  et  demie  du  matin  ? 

—  Le  21  mai,  à  dix  heures  et  demie  du  matin,  rue  du 
Helder,  numéro  27.  reprit  le  comte. 

Sur  quoi  les  deux  jeunes  gens  saluèrent  le  comte  et 
sortirent. 

—  Quavcz-vous donc  ?  dit  en  rentrant  chez  lui  Al- 
bert à  Franz;  vous  avez  l'air  tout  soucieux?  —  Oui 
dit  Franz,  je  vous  l'avoue,  le  comte  est  un  homme 
.singulier,  et  je  vois  avec  inquiétude  ce  rendez-vous 
qu'il  vous  a  donné  à  Paris.  —  Ce  rendez-vous...  avec 
inquiétude!  Ahçà!  mais,  êtes  vousfou.  mon  cher  Franz, 
s'écria  Albert.  —  Que  voulez-vous!  dit  Franz,  fou  ou 
non,  c'est  ainsi.  —  Écoutez,  reprit  Albert,  et  je  suis 
bien  aise  que  l'occasion  se  présente  de  vous  dire  cela, 
mais  je  vous  ai  toujours  trouvé  assez  froid  pour  le 
comte,  que,  de  son  côté,  j'ai  toujours  trouvé  parfait, 
au  contraire,  pour  nous.  Avez-vous  quelque  chose  de 
particulier  contre  lui  ?  —  Peut-être.  —  L'aviez-vous 
déjà  \ru  quelque  part  avant  de  le  rencontrer  ici?  — 
Justement.  —  Où  cela  ?  —  Me  promettez -vous  de  ne 


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pas  dire  un  mot  de  ce  que  je  vais  vous  racont  er  ? — Je 
vous  le  promets.— C'est  bien.  Écoutez  donc. 

Et  alors  Franz  raconta  à  Albert  son  excursion  à 
l'île  de  Monte-Cristo,  comment  il  y  avait  trouvé  un 
équipage  de  contrebandiers,  et  au  milieu  de  cet  équi- 
pa?'^ deux  bandits  corses.  Il  s'appesantit  sur  toutes  les 
circonstances  de  l'hospitalité  féerique  que  le  comte 
lui  avait  donnée  dans  sa  grotte  des  Mille  et  une 
Nuits,-  il  lui  raconta  le  souper,  le  hatchis,  les  statues, 
la  réalité  et  le  rêve,  et  comment  à  son  réveil  il  ne  res- 
\^\t  plus,  comme  preuve  et  comme  sonvenir  de  tous 
ces  événements,  que  ce  petit  yacht,  faisant  à  l'horizon 
yt^le  pour  Porto-Vecchio.  Puis  il  passa  à  Rome,  la 
puitdu  Colysée,  à  la  conversation  qu'il  avait'entendue 
entre  lui  et  Vampa,  conversation  relative  à  Peppino, 
et  dans  laquelle  le  comte  avait  promis  d'obtenir  la 
grâce  du  bandit,  ^promesse  qu'il  avait  si  bien  tenue 
ainsi  que  nos  lecteurs  ont  pu  en  juger. 

Enfin, il  en  arriva  àl'aventurede  la  nuit  précédente, 
à  l'embarras  où  il  s'était  trouvé  en  voyant  qu'il  lui 
manquait,  pour  compléter  la  somme,  six  ou  sept 
cents  piastres  :  enfin,  à  l'idée  qu'il  avait  eue  de  s'a- 
dresser au  comte,  idée  qui  avait  eu  à  la  fois  un  résul^ 
tatsi  pittoresque  et  si  satisfaisant. 

Albert  écoutait  Franz  de  toutes  ses  oreilles. 

—  Eh  bien  !  lui  dit-il  quand  il  eut  fini,  où  voyez- 
vous  dans  fout  cela  quelque  chose  à  reprendre?  Le 
comte  est  voyageur,  le  comte  a  un  bâtiment  à  lui  parce 
qu'il  est  riche.  Allez  à  Portsmouth  ou  à  Southampton, 
vous  verrez  les  ports  encombrés  de  yacbts  apparte- 
nant à  di^  riches  Anglais  qui  ont  la  même  fantaisie. 
Pour  savoir  où  s'arrêter  dans  ses  excursions,  pour  ne 
pas  manger  cette  affreuse  cuisine  qui  nous  empoi- 
sonne, moi  depuis  quatre  mois,  vous  depuis  quatre 
ans,  pour  ne  pas  coucher  dans  ses  abominables  lits  où 


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l'on  ne  peut  dormir,  il  se  fait  meubler  un  pied-à-terre 
à  Monte-Cristo.  Quand  son  pied-à-terre  est  meublé,  il 
craint  que  le  jjouvernement  toscan  ne  lui  donne  congé 
et  que  ses  dépenses  ne  soient  p  -rduos.  alors  il  achète 
rîle  et  en  prend  le  nom.  Mon  ch'>r,  fouillez  dans  votre 
souvenir,  et  diles7moi  combien  d^"  gens  de  noire  con- 
naissance prennent  le  nom  de  propriétés  qu'ils  n'ont 
jamais  eues  ?  —  Mais,  dit  Franz  à  Albert,  ces  bandits 
corses  qui  se  trouvant  dans  son  équipage  ?  —  Eh 
bien  !  qu'y  a-t-il  d'étonnant  à  C;'la?  Vous  savez  mi  mix 
que  personne,  n'est-ce  pas,  qu  •  les  bandits  eorsis  ne 
ç:jDt  point  des  volpurs,  mais  porement  Pt  simpi^'inent 
des  fugitifs  que  quelqu  •  vendetta  a  exilés  de  leur  ville 
ou  de  leur  village:  on  p  «ut  donc  les  voir  sans  se  com- 
promt'ttre.  Quant  à  moi.  je  déclare  que  si  jamais  je 
vais  en  Corse,  avant  de  me  faire  présenter  au  gouver- 
neur et  au  préfet,  je  me  fais  présenter  aux  bandits  de 
Colomba,  si  toutefois  on  peut  mettre  la  main  dessus  ; 
je  les  trouve  charmants.  —  Mais  Vanipa  et  sa  roupp. 
reprit  Frauz.  ceux-là  sont  des  bandits  qui  arrêtent 
pour  voler,  vous  ne  ]^  nierez  pas.  je  l'espère?  Que 
dites-vous  dj  l'influence  du  comte  sur  de  pareils 
hommes  ■'  —  Je  dirai,  mon  cher,  que,  comme,  selon 
toute  probabilité,  je  dois  la  vi'^  à  cette  influence,  ce 
n'est  point  à  moi  à  la  critiquer  di;  trop  près.  .Ainsi 
donc,  au  lieu  de  lui  en  faire,  comme  vous,  un  crime 
capital,  vous  trouverez  bon  que  je  l'excuse,  sinon  de 
ni'avoir  sauvé  la  vie.  ce  qui  est  peut-être  un  peu  exa- 
géré, mais  du  moins  de  m'avoir  épargné  quatre  mille 
piastres,  qui  font  bel  et  bien  vingt-quatre  mille  livres 
de  notre  monnaie,  somme  à  laquelle  on  ne  m'aurait 
certes  pas  estimé  en  France,  ce  qui  prouve,  ajouta 
Albert  en  riant,  que  nul  n'est  prophète  en  son  pays. 
—  Eh  bien  !  voilà  justement  :  de  quel  pays  est  le 
comte?  quelle  langue  parlc-t-il?  quels  sont  ses  moyens 


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d'eîistcnre  ?  d'où  lui  vient  son  immense  fortune? 
quelle  a  étù  cette  première  partie  de  sa  vie  mystérieuse 
et  inconnue?  qui  a  répandu  sur  la  seconde  cette  teinte 
sombre  et  misanlhrnpique?  voilà,  à  votre  place,  ce 
que  Je  voudrais  savoir.  —  Mon  cher  Franz,  reprit 
Albert,  quand  en  recevant  ma  lettre  vous  avez  vu  que 
nous  avions  besoin  de  l'influen  :e  du  comte,  vous  ayez 
été  lui  dire  :  «  Albert  de  Morcerf,  mon  ami.  court  un 
danger,  aidez-moi  à  le  tirer  de  ce  danger  ;  «  n'est-ce 
pas?  —  Oui.  —  Alors  vous  a-t-il  demandé  :  «Qu'est- 
ce  que  M.  Albert  de  Morcerf?  d'où  lui  vient  son  nom? 
d'où  lui  vient  sa  fortune?  qurls  sont  ses  moyens 
d'existence?  quel  est  son  pays  ?  où  est-il  né  ?  «vous 
a-t-il  demandé  tout  cela,  dites?  —  Non,  je  l'avoue.  — 
Il  est  venu,  Aoilà  tout;  il  m'a  tiré  des  mains  de 
M.  Vampa.  où,  malgré  mes  apparences  pleines  de  dés- 
involture, comme  vous  dites,  je  faisais  fort  mauvaise 
figure,  je  l'avoue;  eh  bien!  mon  cher,  quand,  en 
échange  d'un  pareil  s-ervice,  il  me  demande  de  faire 
pour  lui  ce  qu'on  fait  tous  les  jours  pour  le  premier 
prince  russe  ou  italien  qui  passe  par  Paris,  c'est-à-dire 
de  le  présenter  dans  le  monde,  vous  voulez  que  je  lui 
refuse  cela?  Allons  donc.  Franz,  vous  êtes  fou! 

Tl  faut  dire  que,  contre  l'habitude,  toutes  les  bonnes 
raisons  étaient  celte  fois  du  côté  d'Albert. 

—  Enfin,  reprit  Franz  avec  un  soupir,  faites  comme 
vous  voudrez,  mon  cher  vicomte,  car  tout  ce  que  vous 
me  dites  là  est  fort  spécieux,  je  l'avoue:  mais  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  le  comte  de  Monte-Cristo  est 
un  homme  étrange.  —  Le  comte  de  Monte-Cristo  est 
un  philanthrope  :  il  ne  vous  a  pas  dit  dans  quel  but  il 
venait  à  Paris;  eh  bien  !  il  vient  pour  concourir  au 
prix  Monthyon,  et  s'il  ne  lui  faut  que  ma  voix  pour 
qu'il  l'obtienne,  je  la  lui  donnerai.  Sur  ce,  mon  cher 
Franz,  ne  parlons  plus  de  cela,  mettons-nous  à  table 


—  13  — 

et  allons  faire  une  dernière  visite  à  Saint-Pierre. 

îl  fut  fait  coinnie  disait  Albert,  et  le  Icndc  main,  à 
cinq  heures  de  l'après-midi,  les  deux  jeunes  gens  se 
quittaient.  Albert  de  Morcerf  pour  revenir  à  Paris. 
Franz  d'Epi,  ay  pour  aller  passer  une  quinzaine  de 
jours  à  Venise. 

Mais,  avant  de  monter  en  voiture.  Albert  remit 
encore  au  garçon  de  Ihôtel,  tant  il  avait  peur  que  son 
convive  ne  manquât  .lu  rendez-vous,  une  carie  pour 
le  comte  de  Monte-Cristo,  sur  laquelle,  au-dessous 
de  ces  mots:  «  Vicomte  Albert  de  Morcerf,  »  il  avait 
écrit  au  crayon  : 

21  mai  à  die  heures  et  demie  du  matin j 
27 ,  rue  du  Helder. 


II.  —  Les  convives. 

Dans  cette  maison  de  la  rue  du  Helder.  où  Albert 
de  Morcerf  avait  donné  rendez-vous  à  Rome  au  comte 
de  Monte-Cristo,  tout  se  préparait  dans  la  matinée  du 
21  mai  pour  faire  honneur  à  la  parole  du  jeune  homme. 
Albert  de  Morcerf  habitait  un  pavillon  situé  à  l'angle 
d'une  grande  cour  et  faisant  f^ce  à  un  autre  bâtimer>t 
destiné  aux  communs.  Deux  fenêtres  de  ce  pavillon 
seulement  donnaient  sur  la  rue,  les  autres  étaient 
percées,  trois  sur  la  cour  et  deux  autres  en  retour  sur 
le  jardin. 

Entre  celte  cour  et  ce  jardin  s'élevait,  bâtie  avec  le 

mauvais  goût  de  l'architecture  impériale,  l'habitation 

fashicnable  et  vaste  du  comte  et  de  la  comtesse  de 

Morcerf. 

Sur  toute  la  largeur  de  la  propriété  régnait,  dosnant 


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sur  la  rue ,  un  mur  surmonté  de  distance  en  distance 
de  vases  de  fleurs,  et  coupé  au  milieu  par  une  grande 
grille  aux  lances  dorées,  qui  servait  aux  entrées  d'ap- 
parat; une  petite  porte  presque  accolée  à  la  loge  du 
concierge  donnait  passage  aux  gens  de  service  ou  aux 
maîtres  entrant  ou  sortant  à  pied. 

On  devinait  dans  ce  choix  du  pavillon  destiné  à  Tlia- 
bitation  d'Albert  la  délicate  prévoyance  d'une  mère, 
qui,  ne  voulant  pas  se  séparer  de  son  fils,  avait  cepen- 
dant compris  qu"un  jeune  homme  de  l'âge  du  vicomte 
avait  besoin  de  sa  liberté  tout  entière.  On  y  recon- 
naissait aussi  d'un  autre  côté,  nous  devons  le  dire, 
rintelligent  égoïsme  du  jeune  homme,  épris  de  cette 
vie  libre  et  oisive,  qui  est  celle  des  fils  de  famille,  et 
qu'on  lui  dorait  comm-  à  l'oiseau  sa  cage. 

Par  ces  deux  fenêtres  donnant  sur  la  rue.  Albert  de 
Morcerf  pouvait  faire  s?s  explorations  au  dehors.  La 
vue  du  dehors  est  si  nécessaire  aux  jeunes  gens  qui 
veulent  toujours  voir  le  monde  traverser  leur  horizon, 
cet  horizon  ne  fût-il  que  celui  de  la  rue  !  Puis ,  son 
exploration  faite  .  si  cette  exploration  paraissait  mé- 
riter un  examen  plus  approfondi .  Albert  de  IMorcerf 
pouvait,  pour  se  livrer  à  ses  recherches,  sortir  par  une 
petite  porte  faisant  p^mdant  à  celle  que  nous  avons  in- 
diquée près  de  la  loge  du  portier,  et  qui  mérite  une 
mention  particulière. 

C'était  une  petite  porte  qu'on  eût  dit  oubliée  de  tout 
Je  monde  depuis  le  jour  où  la  maison  avait  été  bâtie, 
et  qu'on  eût  cru  condamnée  à  tout  jamais  ,  tant  elle 
semblait  discrète  et  poudreuse,  mais  dont  la  serrure 
et  les  gonds  soigneusement  huilés  annonçaient  une 
pratique  mystérieuse  et  suivie.  Celte  petite  porte  sour- 
noise faisait  concurrence  aux  deux  autres  et  se  mo- 
quait du  concierge  ,  à  la  vigilance  et  à  la  juridiction 
duquel  elle  échappait,  s'ouvrant  comme  la  fameuse 


J 


—  15  — 
porte  de  la  caverne  des  Mille  et  nne  Nuits ^  comme  la 
Sésame  enchantée  d"ÀIi  -Baba,  au  moyen  de  quelques 
mots  cabalistiques,  ou  de  quelques  grattements  conve- 
nus, prononcés  par  les  plus  douces  voix  ou  opérés  par 
les  doigts  les  plus  effilés  du  monde. 

Au  bout  d"un  corridor  vaste  et  calme  ,  auquel  cora- 
muniquaitcetle  petite  porte,  et  qui  faisait  antichambre; 
s'ouvraient  à  droite  la  salle  à  manger  d'Albert  donnant 
sur  la  cour,  et  à  gauche  son  petit  salon  donnant  sur  le 
jardin.  Des  massifs,  des  plantes  grimpantes  s"élargis- 
sant  en  éventail  devant  les  fenêtres,  cachaient  à  la  cour 
et  au  jardin  l'intérieur  de  ces  deux  pièces,  les  seules, 
placées  au  rez-de-chaussée,  comme  elles  Tétaient,  où 
pussent  pénétrer  les  regards  indiscrets. 

Au  premier,  ces  deux  pièces  se  répétaient,  enrichies 
d'une  troisième  prise  sur  rantichambre.  Ces  trois 
pièces  étiient  un  salon  ,  une  chambre  à  coucher  et  un 
boudoir. 

Le  salon  d'en  bas  n'était  qu'une  espèce  de  divan 
algérien  destiné  aux  fumeurs. 

Le  boudoir  du  premier  donnait  dans  la  chambre  à 
coucher  .  et ,  par  une  porte  invisible .  communiquait 
avec  l'escalier.  On  voit  que  toutes  les  mesures  de  pré- 
caution étaient  prises. 

Au-dessus  de  ce  premier  étage  régnait  un  vaste  ate- 
lier, que  l'on  avait  agrandi  en  jetant  bas  murailles  et 
cloisons,  pandémonium  que  l'artiste  disputait  au 
dandy.  Là  se  réfugiaient  et  s'entassaient  tous  les  ca- 
prices successifs  d'Albert,  les  cors  de  chasse,  les 
basses,  les  flûtes,  un  orchestre  complet,  car  Albert 
avait  eu  un  instant,  non  pas  le  goût,  mais  la  fantaisie 
de  la  musique  :  les  chevalets,  les  palettes,  les  pastels, 
car  à  la  fantaisie  de  la  musique  avait  succédé  ia  fa- 
tuité de  la  peinture;  enfin  les  fleurets,  Ips  gants  de 
boxe ,  les  espadons  et  les  cannes  de  tous  genres  ;  car 


—  16  — 

enfin,  suivant  les  traditions  des  jeunes  gens  à  la  mode 
de  l'époque  où  nous  sommes  arrivé,  Albert  de  Mor- 
cerf  cultivait,  avec  infiniment  plus  de  persévérance 
qu'il  n'avait  fait  de  la  musique  et  de  la  painture.  ces 
t,rois  arts  qui  complètent  Téducation  léonine,  c'est- 
à-dire  l'escrime,  la  boxe  et  le  bâton,  et  il  recevait  suc- 
cessivement dans  cette  pièce  destinée  à  tous  les  exer- 
cices du  corps.  Grisier.  Cooks  et  Charls  Leboucber. 

Le  reste  des  meubles  de  cette  pièce  privilégiée 
étaient  de  vieux  bahuts  du  temps  de  François  I^"^, 
bahuts  pleins  de  porcelaines  de  Chine,  de  vases  du 
Japon,  de  fai-:>nces  de  Lucca  de  la  Robbia  et  de  plats  de 
Bernard  de  Palissy  :  dantiques  fauteuils  où  s'étaient 
peut-être  assis  Henri  IV  ou  Sully.  Louis  XIII  ou 
Richelieu,  car  deux  de  ces  fauteuils,  ornés  d'un  écus- 
son  sculpté,  où  brillaient  sur  l'azur  les  trois  fleurs  de 
lis  de  France  surmontées  d'une  couronne  royale,  sor- 
taient visiblement  des  garde-meubles  du  Louvre,  ou 
tout  au  moins  de  celui  de  quelque  château  royal.  Sur 
ces  fauteuils,  aux  fonds  sombres  et  sévères,  étaient 
jetées  pêle-mêle  de  riches  étofifes  aux  vives  couleurs, 
teintes  au  soleil  de  la  Perse  ou  écloses  sous  les  doigts 
des  femmes  de  Calcutta  et  de  Chandernagor.  Ce  que 
faisaient  là  ces  étoffes  .  on  n'eût  pas  pu  le  dire  ;  elles 
attendaient,  en  récréant  les  yeux,  une  destination 
inconnue  à  leur  propriétaire  lui-même  ,  et,  en  atten- 
dant, elles  illuminaient  l'appartement  de  leurs  reflets 
soyeux  et  dorés. 

À  la  place  la  plus  apparente  se  dressait  un  piano, 
taillé  par  Roller  et  Blanchet  dans  du  bois  de  rose, 
piano  à  la  taille  de  nos  salons  de  Lilliputiens  renfer- 
mant cependant  un  orchestre  dans  son  étroite  et  sonore 
cavité,  et  géni'issant  sous  le  poids  des  chefs-d'œuvre 
de  Beethoven,  de  Weber,  de  Mozart,  d'Haydo,  de 
Grétry  et  de  Porpora. 


—  17  — 

Puis  partfiui,  le  long  des  murailles,  au-dessus  des 
portes,  au  plafond,  des  épées,  des  poignards,  des 
eriks,  des  masses,  des  haches,  des  armures  complètes 
dorées,  damasquinées,  incrustées  :  des  herbiers,  des 
blocs  de  minéraux,  des  oiseaux  bourrés  de  crin, 
ouvrant  pour  un  vol  immobile  leurs  ailes  couleur  de 
feu  et  leur  bec  qu'ils  ne  ferment  jamais. 

Il  va  sans  dire  que  cette  pièce  était  la  pièce  de  pré- 
dilection d'Albert. 

Cependant,  le  jour  du  rendez-vous,  le  jeune  homme, 
en  demi-toilette,  avait  établi  son  quartier  général 
dans  le  petit  salon  du  rez-de-chaussée.  Là,  sur  une 
table  entourée  à  distance  d'un  divan  large  et  moel- 
leux, tous  les  tabacs  connus,  depuis  le  tabac  jaune  de 
Pétersbourg  jusqu'au  tabac  noir  du  Sinaï.  en  passant 
par  le  marjlaiid.  le  porto-rico  et  le  lalakié.  resplen- 
dissaient dans  les  pots  de  faïence  craquelée  qu'ado- 
rent It-s  Hollandais.  A  côté  d'eux,  dans  des  cases  de 
bois  odorant,  étaient  rangées  par  ordre  de  taille  et  de 
qualité  les  puros,  les  regalia,  les  havane  et  les  ma- 
Dille;  enfin,  danc  une  armoire  tout  ouverte,  une  col- 
lection de  pipes  allemandes,  de  chibouques  aux 
bouquins  d'ambres,  ornées  do  corail,  et  de  narguilés 
incrustés  d'or,  aux  longs  tuyaux  de  maroquin  roulés 
comme  des  serpents  .  attendaient  le  caprice  ou  la 
sympathie  des  fumeurs.  Albert  avait  présidé  lui- 
même  à  l'arrangement  ou  plutôt  au  désordre  symé- 
trique qu'après  le  café  les  convives  d'un  déjeuner 
moderne  aiment  à  contempler  à  travers  la  vapeur  qui 
s'échappe  de  leur  bouihe  et  qui  monte  au  plafond  en 
longues  et  capricieuses  spirales. 

A  dix  heures  moins  un  quart,  un  Aalet  de  chambre 
entra.  C'était  un  petit  groom  de  quinze  ans,  ne  par- 
lant qu'anglais  et  lépondant  au  nom  de  John,  tout  le 
domestique  de  Morcerf.  Bien  euteodu  ^uc  dans  les 


—  18  — 

jours  ordinaires  !e  cuisinier  de  l'hôtel  était  à  sa  dis- 
position, et  que  dans  les  grandes  occasions  le  chas- 
seur du  comte  était  misa  sa  disposition. 

Ce  valet  de  chambre,  qui  s'appelait  Germain  et  qui 
jouissait  de  la  confiance  entière  de  son  jeune  maître  , 
tenait  à  la  main  une  liasse  de  journaux  qu'il  déposa 
sur  une  table,  et  un  paquet  de  lettres  qu'il  remit  à 
Albert. 

Albert  jeta  un  œil  distrait  sur  ces  différentes  mis- 
sives, en  choisit  deux  aux  écritures  fines  et  aux  enve- 
loppes parfumées,  les  décacheta  et  les  lut  avec  une 
certaine  attention. 

—  Comment  sont  venues  ces  Irttres?  demanda-t-il. 

—  L'une  est  venue  par  la  poste,  l'autre  a  été  apportée 
par  le  valet  de  chambre  de  madame  Danglars.  — 
Faites  dire  à  madame  Danglars  que  j'accepte  la  place 
qu'elle  m'offre  dans  sa  loge...  Attendez  donc...  puis, 
dans  la  journée,  vous  passerez  chez  Rosa  :  vous  lui 
direz  que  j'irai,  comme  elle  m'y  invite,  souper  avec 
elle  en  sortant  de  l'Opéra,  et  vous  lui  porterez  six 
bouteilles  de  vins  assortis,  de  Chypre,  de  Xérès,  de 
Malaga,  et  un  baril  d'huîtres  d'Ostendc...  :  prenez  les 
huîtres  chez  Borel.  et  dites  surtout  que  c'est  pour  moi. 

—  A  quelle  heure  3Jûnsieur  veut-il  être  servi?  — 
Quelle  heure  avons  nous  ?  —  Dix  heures  moins  un 
quart.  —  Eh  bien  !  servez  pour  dix  heures  et  demie 
précises.  Bebray  sera  peut-être  forcé  d'aller  à  son  mi- 
nistère... Et  d'ailÎLurs...  (Albert  consulta  ses  tablet- 
tes), c'est  bien  l'heure  que  j'ai  indiquée  au  comt  ,  le 
21  mai,  à  dix  heures  et  demie  du  matin,  et  quoique  je 
ne  fasse  pas  grand  fonds  sur  sa  promesse,  je  veux  être 
exact.  A  propos,  savez-vous  si  madame  la  comtesse 
est  levée  ? — Si  monsieur  le  vicomte  le  désire,  je  m'en 
informerai.  —  Oui  ..  vous  lui  demanderez  une  de  ses 
caves  à  liqueurs,  la  mienne  est  incomplète,  et  vous 


—  19  — 

lui  direz  que  j'aurai  l'honneur  de  passer  chez  elle  vers 
les  trois  heures,  et  que  je  lui  fais  demander  la  permis- 
sion de  lui  présenter  quelqu'un. 

Le  valet  sortit.  Albert  se  jeta  sur  le  divan,  déchira 
l'enveloppe  de  deux  ou  trois  journaux,  regarda  les 
spectacles,  fit  la  grimace  en  rtconnaissant  que  l'on 
jouait  un  opéra  et  non  un  ballet,  chercha  vainement 
dans  les  annonces  de  parfumerie  un  opiat  pour  les 
dents,  dont  on  lui  avait  parlé,  et  rejeta  l'une  après 
l'autre  les  trois  feuilles  les  plus  courues  de  Paris,  en 
murmurant  au  milieu  d'un  bâillement  prolongé  : 

—  En  vérité,  ces  journaux  deviennent  de  plus  en 
plus  assommants. 

En  ce  moiuent  une  voiture  légère  s'arrêta  devant  la 
porte,  et  un  instant  après  le  valet  de  chambre  rentra 
pour  annoncer  M.  Lucien  Debray.  Un  grand  jeune 
homme  blond,  pâle,  à  l'œil  gris  et  assuré,  aux  lèvres 
minces  et  froides,  à  Ihabit  bleu  aux  boutons  d'or  ci- 
selés, à  la  cravate  blanche,  au  lorgnon  d'écaillé  sus- 
pendu par  un  fil  de  soie,  et  que,  par  un  effort  du  nerf 
sourcillieret  du  nerf  zigomaliqae,  il  parvenait  à  fixer 
de  temps  en  temps  dans  la  cavité  :.c  son  œil  droit; 
entra  sans  sourire,  sans  parler,  et  d'un  air  demi-offi- 
ciel. 

—  Bonjour,  Lucien,  bonjour!  dit  Albert.  Ah!  vous 
m'effrayez,  mon  cher,  avec  votre  exactitude  !  Que  dis- 
je?  exactitude  !  Vous  que  je  n'attendais  que  le  dernier, 
vous  arrivez  à  dix  heures  moins  cinq  minutes,  lorsque 
le  rendez-vous  définitif  n'est  qu'à  dix  heures  et  demie! 
c'est  miraculeux  1  le  ministère  serait-il  renversé,  par 
hasard? — Non,  très-cher,  dit  le  jeune  homme  en  «'in- 
crustant dans  le  divan;  rassurez-vous,  nous  chance- 
lons toujours,  mais  nous  ne  tombons  jamais,  et  je 
commence  à  croire  que  nous  passons  tout  bonnement 
à  l'inamovibilité,  sans  compter  que  les  affaires  de  la 


—  20  — 

Péninsule  \ont  nous  consolider  tout  à  fait.— Ah  !  oui. 
c'est  vrai,  vous  chassez  don  Carlos  d'Espagne.  —  Non 
pas.  très-cher:  ne  confondons  point;  nous  le  rame- 
nons de  Tautre  côté  de  la  frontière  de  France,  et  nous 
lui  offrons  une  hospitalité  royale  à  Bourges.  — 
A  Courges  ?  — Oui.  il  n'a  pas  à  se  plaindre.  qu<?  diable  ! 
Bourges  est  la  capitale  du  roi  Charles  VII.  Comment, 
vous  ne  saviez  pas  cela?  C'est  connu  depuis  hier  de 
tout  Paris,  et  avant-hier  la  chose  avait  déjà  transpiré 
à  la  Bourse,  car  M.  Danglars(je  ne  sais  point  par  quel 
moyen  cet  homme  sait  les  nouvelles  en  même  temps 
que  nous),  car  M.  Danglars  à  joué  à  la  hausse  et  a 
gagné  un  million. — Et  vous,  un  ruban  nouveau,  à  ce 
qu'il  paraît  ;  car  je  vois  un  liséré  bleu  ajouté  à  votre 
brochette?  — Heu!  ils  m'ont  envoyé  la  plaque  de 
Charles  llï,  répondit  négligemment  Debray. — Allons, 
ne  faites  donc  pas  l'indifférent,  et  avouez  que  la  chose 
vousafait  plaisir  à  recevoir.  — Ma  foi,  oui.  comme  com- 
plément de  toilette,  une  plaque  fait  bien  sur  un 
habit  noir  boutonné  ;  c'est  élégant.  —  Et,  dit  ?»ïorcerf 
en  souriant,  on  a  lair  du  prince  de  Galles  ou  du  duc 
de  Reichstadt.  —  Voilà  donc  pourquoi  ^ous  me  voyez 
si  matin,  très-cher.  —  Parce  que  vous  avez  la  plaque 
de  Charles  III  et  que  vous  vouliez  m'annonccr  cette 
bonne  nouvelle? 

—  Non  :  parce  que  j'ai  passé  la  nuit  à  expédier  des 
Icllrcs  :  vingt-cinq  dépêches  diplomatiques.  Rentré 
chez  moi  ce  matin  au  jour  .  j'ai  voulu  dormir;  mais 
le  mal  de  tête  m'a  pris  .  et  je  me  suis  relevé  pour 
monter  à  cheval  une  heure.  A  Boulogne  ,  l'ennui  et  la 
faim  m'ont  saisi,  deux  enn: mis  qui  vont  rarement  en- 
semble, et  qui  cependant  se  sont  ligués  contre  moi  : 
une  espèce  d'alliance  carlo- républicaine  ;  je  me  suis 
alors  souvenu  que  l'on  festinait  chiz  vous  ce  matin, 
et  me  voilà  :  j'ai  faim,  nourrissez-moi  ;  je  m'ennuie , 


—  2i  — 
amusez-moi.  —  C'est  mon  devoir  d'amphitryon  ,  cher 
ami,  dit  Albert  en  sonnant  le  valet  de  chambre  ,  tan- 
dis que  Lucien  faisait  sauter  ,  avec  Je  bout  de  sa  ba- 
dine à  pomme  d'or  incrustée  de  turquoise  .  les  jour- 
naux dépliés  ;  Germain ,  un  verre  de  xérès  et  un 
biscuit.  En  attendant,  mon  cher  Lucien,  voici  des 
cigares,  de  contrebande,  bien  entendu:  je  vous  engage 
à  les  goûter  ,  et  à  inviter  votre  ministre  à  nous  en 
vendre  de  pareils,  au  lieu  de  ces  espèces  de  feuilles  de 
noyer  qu'il  condamne  les  bons  citoyens  à  fumer.  — 
Peste  !  je  m'en  garderais  bien.  Du  moment  où  ils  vous 
viendraient  du  gouvernement  vous  n'en  voudriez  plus 
et  les  trouveriez  exécrables.  D'ailleurs  ,  cela  ne  re- 
garde point  l'intérieur,  cela  regarde  les  finances: 
adressez- vous  à  M.  Humann,  section  des  contrihulions 
indirectes,  corridor  A.  n"  26.  —  En  vérité,  dit  Albert, 
vous  m'élonnez  par  Téti  ndue  de  vos  connaissances. 
Mais  prenez  donc  un  cigare  !  —  Ah  !  cher  vicomte, 
dit  Lucien  en  allumant  un  manille  à  une  bougie  rose 
brûlant  dans  un  bougeoir  de  vermeil  et  en  se  renver- 
sant sur  le  divan  ,  ah  !  cher  vicomte  ,  que  vous  êtes 
heureux  de  n'avoir  rien  à  faire  !  en  vérité  vous  ne 
connaissez  pas  votre  bonheur  !  —  Et  que  feriez-vous 
donc,  mon  cher  pacificateur  de  royaumes,  reprit  Mor- 
cerf  avec  une  légère  ironie  .  si  vous  ne  faisiez  rien? 
Comment!  secrétaire  particulier  d'un  minisire  ,  lancé 
à  la  fois  dans  la  grande  cabale  européenne  et  dans  les 
petites  intrigues  de  Paris  :  ayant  des  rois  .  et  mieux 
que  cela,  des  reines  à  protéger ,  des  partis  à  réunir  , 
des  élections  à  diriger  ;  faisant  plus  de  votre  cabinet, 
avec  votre  plume  et  votre  télégraphe  que  Napoléon  ne 
faisait  de  ses  champs  de  bataille  avec  son  épée  et  ses 
vicfoirps":  possédant  vin^rt-einq  mille  livres  de  rentes 
en  dehors  de  voire  pliiee:  un  cheval  dont  Chàleau- 
jReoaud  vous  â  offert  quatre  ccuts  louis ,  et  que  vous 


—  22  — 

n'avez  pas  voulu  donner:  un  tailleur  qui  ne  vous 
manque  jamais  un  pantalon  ;  ayant  l'Opérable  Jockey- 
Club  et  le  théâtre  des  Variétés,  v  ous  ne  trouvez  pas 
dans  tout  cela  de  quoi  vous  distraire?  Eh  bien,  soit, 
je  vous  distrairai,  moi.  —  Comment  cela?  —  En  vous 
faisaul  faire  une  connaissance  nouvelle.  —  En  homme 
ou  en  femme  ?  —  En  homme.  —  Oh  !  j'en  connais 
déjà  beaucoup  !  —  Mais  vous  n'en  connaissez  pas 
comme  celui  dont  je  vous  parle.  — D'où  vient-il  donc? 
du  bout  du  monde  ?  —  De  plus  loin  peut-être.  —  Ah  ! 
diable  !  j'espère  qu'il  u'apporte  pas  notre  déjeuner? 

—  Non  .  soyez  tranquille  ,  notre  déjeuner  se  confec- 
tionne dans  les  cuisines  maternelles.  Slais  vous  avez 
donc  faim  ?  —  Oui ,  je  l'avoue ,  si  humiliant  que  cela 
soit  à  dire.  Mais  j'ai  dîné  hier  chez  M.  de  Viliefort; 
et  avez-vous  remarqué  ci'Ia  ,  cher  ami  ?  on  dîne  très- 
mal  chez  tous  ces  gens  du  parquet  ;  on  dirait  toujours 
qu'ils  ont  des  remords.  —  Ah  pardieu  !  dépréciez  les 
dîners  des  autres  :  avec  cela  qu'on  dine  bien  chez  vos 
ministres.  —  Oui ,  mais  nous  n'invitons  pas  les  gens 
comme  il  faut,  au  moins:  et  si  nous  n'étions  pas 
obligés  de  faire  les  honneurs  de  notre  table  à  quelques 
croquants  qui  pensent  et  surtout  quivotent  bien,  nous 
nous  garderions  comme  de  la  pesîe  de  dîner  chez 
nous,  je  vous  prie  de  le  croire.  —  Alors .  mon  cher  , 
prenez  un  second  verre  de  xérès  et  un  autre  biscuit. 

—  Volontiers,  votre  \in  d'Espagne  est  excellent;  vous 
voyez  bien  que  nous  avons  eu  tout  à  fait  raison  de 
pacifi' r  ce  pays-là.  —  Oui;  mais  don  Carlos?  —  Eh 
bien  !  don  Carlos  boira  du  vin  de  Bordeaux,  et  dans 
dix  ans  nous  marierons  son  fils  à  la  petite  reine.  — 
Ce  qui  \ous  vaudra  la  Toison  d'or  ,  si  vous  êtes  en- 
core au  ministère.  —  Je  crois  ,  Albert,  que  vous  avez 
adopté  pour  système  ce  matin  de  me  nourrir  de  fuajée. 

—  Eh  !  c'est  encore  ce  qui  amuse  le  mieux  l'estomac. 


—  23  — 

convenez-en  ;  mais,  tenez,  justement  j'entends  la  voix 
de  Beauchamp  dans  ranliehambre  ,  vous  vous  dispu- 
terez, cela  vous  fera  prendre  patience.  —  A  propos  de 
quoi  ?  —  A  propos  de  journaux.  —  Oh  !  cher  ami , 
dit  Lucien  avec  un  souverain  mépris .  est-ce  que  je 
lis  les  journaux  !  —  Raison  de  plus  ,  alors  vous  vous 
disputerez  bien  davanlage.  —  M.  Beauchamp  !  an- 
nonça le  valet  de  chambre.  —  Entrez,  entrez  !  plume 
terrible  !  dit  Albert  en  se  levant  et  en  allant  au-de- 
vant du  jeune  homme  .  tenez,  voici  Debray  qui  vous 
déleste  sans  >ous  lire,  à  ce  qu'il  dit  du  moins.  —  Il  a 
bien  raison  .  dit  Beauchamp .  cest  comme  moi ,  je  le 
critique  sans  savoir  ce  qu'il  fait.  Bonjour ,  comman- 
deur. —  Ah  !  >ous  savez  déjà  cela,  répondit  le  secré- 
taire particulier  en  échangeant  avec  le  journaliste  une 
poignée  de  main  et  un  sourire.  —  Pardieu  !  reprit 
Beauchamp.  —  Et  qu'en  dit-on  dans  le  monde  ?  — 
Dans  quel  monde  ?  iSous  avons  beaucoup  de  mondes 
en  l'an  de  grâce  1858.  — Eh  !  dans  le  monde  critico- 
poiitique.  dont  vous  êtes  un  des  lions.  —  Mais  on  dit 
que  c'est  chose  fort  juste  ,  et  que  vous  semez  assez  de 
rouge  pour  qu'il  pousse  un  peu  de  bleu.  —  Allons, 
allons,  pas  mal.  dit  Lucien,  pourquoi  n'étes-vous  pas 
des  nôtres,  mon  cher  Beauchamp:  ayant  de  l'esprit 
comme  vous  en  avez  ,  vous  feriez  fortune  en  trois  ou 
quatre  ans.  —  Aussi .  je  n'attends  qu'une  chose  pour 
suivre  votre  conseil.  Cest  un  ministère  qui  soit  assuré 
pour  six  mois.  31aintcnant ,  un  seul  mot,  mon  cher 
Albert,  car  aussi  bien  faut-il  que  je  laisse  respirer  le 
pauvre  Lucien.  Déjeunons-nous  ou  dinons-nous  ?  J'ai 
la  Chambre  .  moi.  Tout  n'est  pas  rose  comme  vous  le 
\oyez,  dans  notre  métier.  — On  déjeunera  seulement; 
nous  n'attendons  plu.s  que  deux  personnes  et  l'on  se 
mettra  à  table  aussitôt  qu'elles  seront  arrivées.  —  Et 
quelles  sortes  de  personnes  atteudez-vous  à  déjeuner? 


—  24  — 

dit  D  ■aiidiamp,  —  Un  gcnlilhonime  et  un  diplomate, 
re-rit  Albert.  —  Alors  c"cst  l'affaire  de  deux  petites 
heures  pour  le  scnlilhomine  et  de  deux  grandes  heures 
pour  le  diplomate.  Je  reviendrai  au  dessert.  Gardiz- 
moi  des  fraisis.  du  café  et  des  cijj;ares  Je  mangirai 
ur.c  côtelette  ii  la  Cbauibre.  —  ISeii  faites  rien.  Beau- 
chainp:  car  le  gcniiihommo  fiit-il  un  Montmorency  et 
le  diplomate  un  Metlernich,  nous  déjeunerons  à  onze 
heures  précises  :  en  atteudanl  faites  comme  Debray  , 
gotitez  mon  xérès  et  mes  biscuits.  —  Allons  donc, 
soit,  je  reste.  11  faut  absolument  queje  me  distraie  ce 
matin. —  Bon.  vous  voiià  comme  Debray  !  il  me 
semble  cependant  que  lorsque  le  ministère  est  triste 
l'opposition  doit  être  gaie.  —  Ah  !  voyez-vous,  cher 
ami.  c'est  que  vous  ne  savez  point  ce  qui  me  menace. 
J'entendrai  ce  matin  un  discours  de  M.  Danglars  à  la 
chambre  des  députés  .  et  ce  soir .  chez  sa  femme,  une 
tragédie  d'un  pair  de  France.  Le  diable  emporte  le 
gouvernement  constitutionnel!  Et  puisque  nous  avions 
le  choix  ;  à  ce  qu'on  dit.  comment  avons-nous  choisi 
celui-là  ?  —  Je  comprends  ;  vous  avez  besoin  de  l'aire 
provision  d'hilarité.  —  Ke  dites  donc  pas  de  mal  des 
discours  de  3Î.  Bangiars,  dit  Debray:  il  vote  pour 
vous,  il  fait  de  l'opposition.  —  Toiià  .  pardieu  !  bien 
le  mal  :  aussi  j'alttnds  que  vous  l'envoyiez  discourir 
au  Luxembourg  pour  en  rire  tout  à  mon  aise.  —  Mon 
cher  ,  dit  Albert  à  iicauchamp  ,  on  voit  bien  que  les 
affaires  d'Espagne  sont  arrangées,  vous  êtes  ce  matin 
dune  aigreur  révoltante.  Kappekz-vcus  donc  que  la 
chronique  parisienne  parle  d'un  m.ariage  entre  moi 
et  mademoiselle  Eugénie  Danglars.  Je  ne  puis  donc 
pas,  en  conscience,  >ous  laisser  mal  parUr  de  l'élo- 
quence d'un  Lcuinic  qui  doit  me  dire  un  jour:  «  Jîon- 
sieur  ie  vicomte.  \ous  savez  que  je  donne  deux  mil- 
jiors  à  nia  fille.  »  —  Alites  dciic  !  dit  Ikâucbaïup, 


ce  mariaga  ne  se  fera  jamais.  Le  roi  a  pu  le  faire 
baron,  il  pourra  le  faire  pair,  mais  il  ne  le  fjra  point 
jïcntilhomme ,  et  le  comte  de  Morcerf  est  une  épée 
trop  aristocratique  pour  consentir,  moyennant  deux 
jauvres  millions,  à  une  nsésalliaRce.  Le  viconsfe  de 
îTorcerf  ne  doit  épouser  qu'une  marquise.  —  Deux 
millions  !  c'est  cependant  joii.  reprit  Morcerf  —  C'est 
ie  capital  social  d'un  théâtre  de  boulevard  ou  d'un 
chemin  de  fer  du  Jardin  des  Fiantes  à  la  Râpée.  — 
Laissez-le  dire  ,  ^'Jorcerf ,  reprit  nonchalamment  De- 
bray  ,  et  mariez-vous.  Vous  épousez  l'étiquette  d'un 
sac,  n'est-ce  pas  ?  eh  bien  !  que  vous  importe?  mieux 
'•aut  alors  sur  celle  étiquette  un  blason  de  moins  et 
un  zéro  de  plus;  vous  avez  sept  merlettes  dans  vos 
armes,  vous  en  donnerez  trois  à  votre  f.  mme  et  il 
vous  en  restera  encore  quatre.  C"<  st  une  de  plus  qu'à 
M.  de  Guise  qui  a  failli  être  roi  de  France,  et  dont  le 
cousin  germain  était  empereur  d'Allemagne. —  31a 
foi  .je  crois  que  vous  avez  raison  .  Lucien  ,  répondit 
distraitement  Albert.  —  Et  cerîainemL'nt  !  d'aiileurs 
tout  millionnaire  est  noble  comme  un  bâtard  ,  c'est- 
■i-dire  qu'il  peut  l'être.— Chut  i  ne  dites  pas  cela,  De- 
bray  ,  reprit  en  riant  Beauchamp  ,  car  voici  Château- 
Renaud  qui ,  pour  vous  guérir  de  votre  manie  de 
paradoxer,  vous  passera  au  travers  du  corps  l'épée  de 
Renaud  de  3îontauban,  son  ancêtre.  —  Jl  dérogerait 
alors,  répondit  Lucien,  car  je  suis  vilain  et  très-vilain. 
—  Bon  !  s'écria  Beauchamp .  voilà  le  ministère  qui 
chante  du  Bérangcr.  où  allons-nous,  mon  Dieu!  — 
M.  de  Château-Renaud!  M.  3îaximilien  Morrel  ! 
dit  le  valet  de  chambre,  en  annonçant  deux  nouveaux 
convives.  —  Complets  alors  !  dit  Beauchamp.  et  nous 
alîuns  déjeuner  ;  car ,  si  je  ne  me  trompe ,  vous  n'at- 
tendiez plus  que  deux  personnes,  Albert?  —  Morrel! 
murmura  Albert  surpris:  ]\Iorrel  !  qu'est-ce  que 
cela? 


—  26  — 

Mais  avant  qu'il  eût  achevé,  M.  de  Château-Renaud, 
beau  jeune  homme  de  trente  ans,  gentilhomme  des 
pieds  à  la  tète,  c'est-à-dire  avec  la  figure  d'un  Guiche 
et  l'esprit  d'un  Mortcmart,  avait  pris  Albert  par  la 
main. 

—  Permettez-moi.  mon  cher,  lui  dit-il.  de  vous 
présenter  M.  le  capitaine  de  spahis  Maximilien  Mor- 
rel,  mon  ami.  et  de  plus  mon  .sauveur.  Au  reste, 
rhomme  se  présente  assez  bien  par  lui-même.  Saluez 
mon  héros,  vicomte. 

Et  il  se  rangea  pour  démasquer  ce  ?rand  et  noble 
jeune  homme  au  front  large,  à  l'œil  perçant,  aux  mous- 
taches noires,  que  nos  lecteurs  sa  rappellent  avoir  vu 
à  Marseille,  dans  une  circonstance  assez  dramatique 
peut-être  pour  qu'ils  ne  l'aient  point  encore  oublié. 
Un  riche  uniforme,  demi-français,  demi-oriental,  ad- 
mirablement porté,  faisait  valoir  sa  large  poitrine  dé- 
corée de  la  croix  de  la  Légion  d'honneur  et  ressortir 
la  cambrure  hardie  de  sa  taille. 

Le  jeune  officier  s'inclina  avec  une  politesse  pleine 
d'élégance  :  Morrel  était  gracieux  dans  chacun  de  ses 
mouvements,  parce  qu'il  était  fort. 

—  Monsieur,  dit  Albert  avec  une  affectueuse  cour- 
toisie, M.  le  baron  de  Château-Renaud  savait  d'avance 
tout  le  plaisir  qu'il  me  procurait  en  me  faisant  faire 
votre  connaissance  ;  vous  êtes  de  ses  amis,  monsieur, 
soyez  des  nôtres.  —  ïrès-bien,  dit  Château-Renaud, 
et  souhaitez,  mon  cher  vicomte,  que,  le  cas  échéant,  il 
fasse  pour  vous  ce  qu'il  a  fait  pour  moi. — Et  qu'a-t-il 
donc  fait?  demanda  Albert.  —  Oh  !  dit  Morrel,  cela 
ne  vaut  pas  la  peine  d'en  parler,  et  monsieur  exagère. 
—  Comment!  dit  Château-Renaud,  cela  ne  vaut  pas 
la  peine  d'en  parler!  La  vie  ne  vaut  pas  la  peine  qu'on 
en  parle!...  En  vérité,  c'est  par  trop  philosophique 
ce  que  vous  dites  là,  mon  cher  M.  Morrel...  Bon  pour 


—  27  — 
TOUS  qui  exposez  votre  \ie  tous  les  jours,  mais  pour 
moi  qui  l'expose  une  fois  par  hasard,..  —  Ce  que  je 
vois  de  plus  clair  dans  tout  cela,  b^ron,  c'est  que 
M.  le  capitaine  Morrel  vous  a  sauvé  la  vie.  —  Oh  ! 
mon  Dieu  !  oui,  tout  bonnement,  reprit  Château-Re- 
naud. —  Et  à  quelle  occasion  ?  demanda  Beauchamp. 

—  Beauchamp,  mon  ami.  vous  saurez  que  je  meurs 
de  faim!  dit  Debray.  ne  donnez  donc  pas  dans  les 
histoires.  —  Eh  bien  !  mais,  dit  Beauchamp,  je  n'em- 
pêche pas  qu'on  se  mette  à  table,  moi...  Château- 
Renaud  nous  racontera  cela  à  table.  — Messieurs,  dit 
Morcerf.  il  n'est  encore  que  dix  heures  un  quart,  re- 
marquez bien  cela,  et  nous  attendons  un  dernier  con- 
vive. —  Ah  !  c'est  vrai,  un  diplomate,  reprit  Debray. 

—  Un  diplomate,  ou  autre  chose,  je  n'en   sais  rien; 
ce  que  je  sais,   c'est   que  pour  mon  compte,  je  l'ai 
chargé  d'une  ambassade  qu'il  a  si  bien  terminée  à  ma 
satisfaction,  que  si  j'avais  été  roi.  je  l'eusse  fait  à 
l'instant  même  chevalier  de  tous  mes  ordres,  eussé-je 
eu  à  la  fois  la  disposition  de  la  Toison  dor  et  de  la 
Jarretière.  —  Alors,  puisqu'on   ne  se  met  point  en- 
core à  table,   dit   Debray.  versez-vous  un  verre   de 
xérès   comnip  nous  avons  fait,  et  racontez-nous  Cela, 
baron.  — Vous  savez  tous  que  l'idée  m'était   venue 
d'aller  en  Afrique.  —  C'est  un  chemin   que  vos  an- 
cêtres vous  ont  tracé,  mon  cher  Chàteau-Renand,  ré- 
pondit ji^alamment  ^forcerf  —  Oui.  mais  je  doute  que 
cela  fût,  comme  eux,  pour  délivrer  le  tombeau  du 
Christ.  —  Et  vous  avez  raison.  Beauchamp.  dit  le 
jeune  aristocrate  :  c'était   tout  bonnement  pour  faire 
le  coup  de  pistolet  en  amateur.  Le  duel  me  répugne, 
comme  vous  savez,   depuis  que  deux  témoins,  que 
j'avais  choisis  pour  accommoder  une  affaire,   mont 
forcé  de  casser  le  bras  à  un  de  mes  meilleurs  amis... 
eh!  pardieu  !  à  ce  pauvre  Franz  d'Epînay,  que  vous 


—  28  — 
connaissez  tous.  —  Âh  oui  !  c'est  vrai,  dit  Debray, 
vous  vous  êtes  battu  dans  le  temps...  A  quel  propos  ? 

—  Le  diable  m'emporte  si  je  m'en  sonviens  !  dit  Châ- 
teau-Renauil  ;  .mais  ce  que  je  me  rappelle  parfaite- 
ment, c'est  qu'ayant  honte  de  laisser  dormir  un  talrnt 
comme  le  mien,  j'ai  voulu  essayer  sur  les  Arabes  drs 
pistolets  neufs  dont  on  venait  de  me  faire  cadeau.  En 
conséquence,  je  m'embarquai  pour  Oran  ;  d'Oran  je 
gagnai  Constantine,  et  j'arrivai  juste  pour  voir  lever 
ie  siège.  Je  me  mis  en  retraite  comme  les  autres.  Pen- 
daîjt  quarante-huit  h:*ures  je  supportai  assez  bien  la 
pluie  le  jour,  la  neige  la  nuit  ;  dans  la  troisième  ma- 
tinée, mon  cheval  mourut  de  froid.  Pauvre  bête  !  ac- 
coutumée auï couvertures  etau  poêle  deT  curie...  un 
cheval  arabe  qui  seulement  s'est  trouvé  un  peu  dé- 
paysé en  rencontrant  dii  degrés  de  froid  en  Arabie.  — 
Cest  pour  cela  que  vous  voulez  m'acheter  mon  cheval 
anglais,  dit  Debray;  vous  supposez  qu'il  supportera 
mieux  le  froid  que  votre  arabe.  —  Vous  vous  trora 
pez.  car  j'ai  fait  vœu  de  ne  plus  retourner  en  Afrique. 

—  Vous  avez  donc  eu  bien  peur?  demanda  Beau- 
champ.  —  31a  foi,  oui.  je  l'avoue,  répondit  Château- 
Renaud  :  et  il  y  avait  de  quoi  !  Mon  cheval  était  donc 
mort;  je  faisais  ma  retraite  à  pied,  six  Arabes 
vinrent  au  galop  pour  me  couper  la  tête,  j'en  abattis 
deux  de  mes  deux  coups  de  fusil,  deux  de  mes  deux 
coups  de  pistolets,  mouches  pleines;  mais  ii  en  restait 
deux,  et  jetais  désarmé.  L'un  me  prit  par  les  cheveux, 
c'est  pour  cela  que  je  les  porte  courts  maintenant,  on 
ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver,  l'autre  m'enveloppa  le 
cou  de  son  yatagan,  et  je  sentais  déjà  le  froid  aigu  du 
fer  quand  monsieur,  que  vous  voyez,  chargea  à  son 
tour  sur  eux,  tua  celui  qui  me  tenait  par  les  cheveux 
d  un  coup  de  pistolet,  et  fendit  la  tête  de  celui  qui 
s'apprêtait  à  me  couper  ia  gorge  d'un  coup  de  sabre. 


—  29  — 

MonsiMir  s'était  donné  pour  tâche  de  sauver  un 
homme  ce  jour-là,  K-  hasard  a  voulu  qw  cl-  filt  moi; 
quand  je  serai  riche,  je  ferai  faire  par  Klagmann  ou 
par  'îarochetti  une  statue  du  Hasard. 

—  Oui.  dit  en  souriant  Morrel  ;  c'était  le  o  sep- 
tembre, c'pst-à-dire  l'anniversaire  d'un  jour  où  mon 
père  fut  miraculeusement  sauvé  :  aussi,  autant  qu'il 
est  en  mon  pouvoir,  je  célèbre  tous  les  ans  ce  jour-là 
par  quelque  action...  —  Héroïque,  n'est-ce  pas?  in- 
lei-rompit  Château-Renaud  ;  bref,  je  fus  l'élu,  mais  ce 
n'est  pas  le  tout.  Après  ra'avoir  sauvé  du  fer.  il  me 
sauva  du  froid  en  me  donnant,  non  pas  la  moitié  de 
son  manteau,  comme  faisait  saint  Mariin.  mais  en  me 
le  donnant  tout  entier,  puis  de  la  faim,  en  p-irtageant 
avec  moi.  devinez  quoi  ?  —  Un  pâté  de  chez  Félix  ? 
demanda  Beauchauip.  —  Non  pas,  son  cheval,  dont 
nous  mangeâmes  chacun  un  morceau  de  grand  appé- 
tit :  c'était  dur.  —  Le  chtval  ?  demanda  en  riant  Mor- 
crf.  —  Is'on.  le  sacrifice,  répondit  Chât'au-Rcnaud. 
Demandez  à  Debray  s'il  sacrifierait  son  anglais  pour 
un  étranger?  —  Pour  un  étranger,  non.  dit  Debray. 
mais  pour  un  ami,  peut  être.  —  Je  devinai  que  vous 
deviendriez  le  mien,  monsieur  le  baron,  dit  Aforrel  : 
d'ailleurs,  j'ai  eu  déjà  i'iionneur  de  vous  le  dire,  hé- 
roïsme ou  non.  sacriticc  ou  non,  ce  jour-là.  je  devais 
une  offrande  à  la  mauvaise  fortune  en  récompense  de 
la  faveur  que  nous  avait  .^aite  autrefois  la  bonne.  — 
Cette  histoire  à  laquell''  M.  Morre!  fait  allusion,  con- 
tinua Château-Renaud,  est  toute  une  admirable  his- 
toire qu'il  vous  racontera  un  jour,  quand  vous  aurez 
fait  avec  lui  plus  ample  connaissance;  pour  aujour- 
d'hui, garnissons  l'estomac  et  non  la  mémoire.  A 
quelle  heure  déjeunez-vous.  Albert?  — A  dix  heures 
et  demie.  —  Précises  ?  demanda  Debray  en  tirant  sa 
montre.  —  Oh!  vous  m'accorderez  bien  les  cinq  mi- 


—  30  — 

mîtes  de  f^râce,  dit  Morcerf  :  car  moi  anssi  j'attends 
un  sauveur —  A  qui  ?  —  A  moi,  parbleu  !  répondit 
Morcerf.  Croyez-vous  donc  qu'on  ne  puisse  pas  me 
sauver  comme  un  autre  et  qu'il  n'y  a  que  les  Arabes 
qui  coupent  la  tête  !  Notre  déjeuner  est  un  déjeuner 
philanthropique,  et  nous  aurons  à  notre  table,  je  l'es- 
père du  moins,  deux  bienfaiteurs  de  l'humanité.  — 
Comment  f-rons-nous  ?  dit  Debray  :  nous  n'avons 
qu'un  prix  Monlhyon  ?  —  Eh  bien  !  mais  on  le  don- 
nera à  quelqu'un  qui  n'aura  rien  fait  pour  l'avoir,  dit 
Beauchamp.  C'est  de  cette  faron-là  que  d'ordinaire 
l'Aca'lémie  se  tire  d'embarras.  —  Et  d'où  vient-il  ? 
demanda  Debray  :  excus'^z  l'insistance  :  vous  avez  déjà, 
je  le  sais  bien,  répondu  à  cette  question,  mais  assez 
vaguement  pour  que  je  me  permette  de  la  poser  une 
seconde  fois.  —  En  vérité,  dit  Albert,  je  n'en  sais 
rien.  Quand  je  l'ai  invité,  il  y  a  deux  mois  de  cela,  il 
était  à  Rome;  mais  depuis  ce  temps-là  qui  peut  dire 
le  chemin  qu'il  a  fait!  —  Et  le  croyez-vous  caprible 
d'être  exict  ?  riemandi  D?bray.  —  Ji  le  crois  capable 
de  tout,  répondit  Morcerf.  — Faites  attention  qu'avec 
les  cinq  minutes  de  ^râee.  nous  n'avons  plus  que  dix 
minutes.  —  Eh  bien  !  j'en  profiterai  pour  vous  dire 
un  mot  de  mon  convive.  — Pardon,  dit  Beauchamp, 
y  a-t-il  matière  à  un  feuilleton  dans  ce  que  vous  allez 
nous  raconter?  —Oui.  certes,  dit  Morcerf:  et  des  plus 
curieux,  même.  —  Dites  alors,  carje  vois  bien  que  je 
manquerai  la  Chambre;  il  faut  que  je  me  rattrappe  — 
J'étais  à  Rome  au  carnaval  dernier. — Nos  savons  cela, 
dit  Beauchamp. —Oui.  mais  ce  que  vous  ne  savez  pas, 
c'est  que  j'avais  été  enlevé  par  des  brigands.- Il  n'y  a 
pas  de  brigands,  dit  Debray  —  Si  fait,  il  y  en  a.  et 
de  hideux  même,  c'est-à-dire  d'admirables,  carje  les 
ai  trouvés  beaux  à  faire  peur.  —  Voyons,  mon  cher 
Albert,  dit  Debray,  avouez  que  votre  cuisinier  est  en 


—  31  — 

retard,  que  les  liuîtros  ne  sont  pas  arrivées  de  ^Fa- 
rennes  ou  dOstende.  et  qu'à  l'exemple  de  madame  de 
Maintenon,  \ous  voulez  remplacer  le  plat  par  un  conte. 
Dites-le,  mon  cher,  nous  sommes  d'assez  bonne  com- 
pagnie pour  vous  le  pardonner  et  pour  écouter  votre 
histoire,  toute  fabuleuse  qu'elle  promet  d"être.  — Et 
moi  jj  vous  dis,  toute  fabuleuse  qu'elle  est.  je  vous  la 
donne  pour  vraie  d'un  bout  à  lautre.  Les  brigands 
m'avaient  donc  enlevé  et  m'avaient  conduit  dans  un 
endroit  fort  triste  qu"on  appelle  les  catacombes  de 
Saint-Sébastien.  —  Je  connais  cela,  dit  Château-Re- 
naud ;  j'ai  manqué  d'y  attraper  la  fièvr;».  — Et  moi 
j'ai  fait  mieux  que  cela,  dit  Morcerf  ;  je  l'ai  eue  réel- 
lement. On  m'avaitannoncéque  j'étais  prisonnier  sauf 
rançon,  une  misère,  quatre  mill','  éciis  romains,  vingt- 
six  mille  livres  tournois.  Malheureusement  je  n'en 
avais  plus  que  quinze  cents  ;  j'étais  au  bout  de  mon 
voyage,  et  mon  crédit  était  épuisé.  J'écrivis  à  Franz. 
Et  pardieu  !  tenez,  Franz  en  était,  et  vous  pouvez  lui 
demander  si  je  mens  d'une  virgule;  j'écrivis  à  Franz 
que  s'il  n'arrivait  pas  à  six  heures  du  matin  avec  les 
quatre  mille  écus,  à  six  heures  dix  minutes  j'aurais 
rejoint  les  bienheureux  saints  et  les  glorieux  martyrs 
dans  la  compagnie  desquels  j'avais  l'honneur  de  me 
trouver,  et  M.  Luigi  Vampa,  c'est  le  nom  de  mon  chef 
de  brigands,  m'aurait,  je  vous  prie  de  le  croire,  tenu 
scrupuleusement  parole.  —  3îais  Franz  arriva  avec 
les  quatre  mille  écus?  dit  Chàlrau-Renaud.  Que 
diable  !  on  n'est  pas  embarrassé  pour  quatre  mille 
écus  quand  on  s'appelle  Franz  d'Epinay  ou  Albert  de 
Morcerf!  —  Non.  il  arriva  purement  et  simplement 
accompagné  du  convive  que  je  vous  annonce  et  que 
j'espère  vous  présenter. —  Ah  çà  !  mais,  c'est  donc  un 
Hercule  tuant  Caeus,  que  ce  monsieur,  un  Persée  dé- 
livrant Andromède  ?  —  Non,  c'est  un  homme  de  ma 


—  32  — 
taille,  à  pou  près.  —  Armé  jusqu'aux  dents  ?  —  Il 
navait  pas  même  une  aiguille  à  tricoter.  —  Mais  il 
Iraita  de  votre  rançon  ?  —  Il  dit  deux  mots  à  l'oreille 
du  chef,  et  je  fus  libre.  —  On  lui  fit  même  des  excuses 
àv  ravoir  arrêté,  dit  Beaucbamp.  —  Justement,  ré- 
pondit Morcerf.—  Ah  çà  !  mais,  c'ét.iit  donc  rArioste 
(;uc  cet  homme  !  —  Non.,  c'était  tout  simplement  le 
comte  de  Monte-Cristo.  —  On  ne  s'appelle  pas  le  comte 
de  Monte-Cristo,  dit  Debray.  —  Je  ne  crois  pas, 
ajouta  Chàtrau-Renaud  avec  le  sang-froid  d'un  homme 
qui  connaît  sur  le  bout  du  doigt  son  nobiliaire  euro- 
péen ;  qui  est-ce  qui  connaît  quelque  part  un  comte 
de  Monte-Cristo  ?  —  11  vient  ptut-êtrc  de  terre- 
sainte,  dit  Ecauchamp:  un  de  ses  aïeux  aura  possédé 
le  Calvaire,  comme  les  Mortemart  la  mer  Morte.  — 
Pardon,  dit  ?,îaximi!Jen.  mais  je  crois  que  je  vais 
vous  tirer  d'embarras,  messieurs  :  Monte-Crislo  est 
ui!C  petite  île  dont  j'ai  souvent  entendu  parler  aux 
nsarins  qu'employaient  mon  père:  un  grain  de  sable 
au  milieu  de  la  Méditerranée,  un  atome  dans  l'infini. 
—  C'est  parfaitement  cela,  monsieur,  dit  Albert.  Eh 
bien  !  de  ce  grain  de  sable,  de  cet  atome,  est  seigneur 
et  roi  celui  dont  je  vous  parle:  il  aura  acheté  ce  bre- 
vet de  comte  quelque  part  en  Toscane.  —  Il  est  donc 
riche,  votre  comte?  —  .'  a  foi!  je  le  crois.  —  Mais 
cela  doit  se  voir,  il  me  semble  ?  —  Yoilà  ce  qui  vous 
trompe,  Debray. — Je  ne  vous  comprends  plus. — Avez- 
vous  lu  les  Mille  et  nue  Nuits?  —  Parbleu!  belle 
question  !  —  Eh  bien  !  savoz-vous  donc  si  les  gens 
qu'on  y  voit  sont  riches  ou  pauvres  ?  si  leurs  grains 
de  blés  ne  sont  pas  des  rubis  ou  dos  diamants  ?  I  Is  ont 
l'air  de  misérables  pêcheurs,  n'est-ce  pas?  vous  les 
traitez  comme  tels,  et  tout  à  coup  ils  vous  ouvrent 
quelque  caverne  mystérieuse,  où  vous  trouvez  un  tré- 
sor à  acheter  l'Inde.  —  Après?  —  Après,  mon  comte 


—  33  — 

de  Monle-Cristo  est  un  de  cos  pèclu-urs-là.  II  a  nu-uu- 
un  nom  tiré  de  la  chose,  il  s"app„lle  Simbad  le  Marin 
et  possède  une  caverne  pleine  d'or.  —  Et  vous  avez 
vu  cette  caverne.  Morcerf?  demanda  Beauchamp. — 
—  Non  pas  moi.  Franz.  Mais,  chut!  il  ne  faut  pr.s 
dire  un  mot  de  ce'a  disant  Un.  Franz  y  est  descendu 
les  yeux  bandes,  et  il  a  été  servi  par  des  muets  et  par 
des  femmes,  près  desquelles,  à  ce  qu'il  paraît.  Ciéopà- 
tre  n'est  qu'une  lorette.  Seulement  des  femmes  il  n'en 
est  pas  bien  sûr.  vu  quelles  ne  sont  entrées  qu'après 
qu'il  eut  mangé  du  hatchis  :  de  sorte  qu"il  se  pour- 
rait bien  que  ce  qu'il  a  pris  pour  des  femmes  fût  !out 
bonnement  un  quadrilli;  de  statues. 

Lis  jeunes  gens  regardèrent  Morcerf  d'un  œil  qui 
voulait  dire  : 

—  Ah  çà  !  mon  cher,  devenez-vous  insensé  ou  vous 
moquez-vous  de  nous?  —  En  effet  dit  Morrel  pensif, 
j'ai  entendu  raconter  encore  par  un  vieux  marin 
nommé  Pénelon  quelque  chose  de  pareil  à  ce  que  dit 
là  M.  de  Morcerf.  —  Ah  !  fit  Albert,  c'est  bien  heu- 
reux que  31.  Morrel  me  vienne  en  aide.  Cela  vous  con- 
trarie, n'est  cf  pas.  qu'il  jette  ainsi  un  peloton  de  fil 
dans  mon  labyrinthe?  —  Pardon,  cher  ami,  dit  De- 
bray,  c'est  que  vous  nous  racontez  des  choses  si  in- 
vraisemblables   — Ah!    parbleu,  parce  que   vos 

ambassadeurs,  vos  consuls  ne  vous  en  parlent  pas  ! 
ils  n'ont  pas  le  temps,  il  faut  bien  qu'ils  molestent 
leurs  compatriotes  qui  voyagent.  —  Ah'  bon,  voilà 
que  vous  vous  fâchez,  et  que  vous  tombez  sur  nos 
pauvres  agents.  Eh!  mon  Dieu!  avec  quoi  voulez-vous 
qu'ils  vous  protègent?  la  chambre  leur  rogne  tous  les 
jours  leurs  appointen\ents;  c'est  au  point  qu'on  n'en 
trouve  plus.  Vonlcz-veus  être  ambnssadiur.  Alb(rl  ' 
je  vous  fuis  nemmer  à  Ccnslaiiliiiople.  —  IS'on  pas  ! 
pour  que  Je  suUan,  ù  la  première  démonslratioD  que 


—  34  — 
je  ferai  en  faveur  de  Sléhémel-Ali.  m'envoie  le  cordon 
et  que  mes  secrétaires  m'étranglent.  —  Vous  voyez 
bien,  dit  Dtbraj.  —  Oui.  mais  tout  cela  n'empêche 
pas  mon  comte  de  Monle-Crislo  d'exister  ! — Pardieu! 
tout  le  monde  existe,  le  beau  miracle  !  —  Tout  le 
monde  existe  sans  doute,  mais  pas  dans  d  s  condi- 
tions pareilles.  Tout  le  monde  n'a  pas  des  esclaves 
noires,  des  galerii  s  princicres,  des  armes  comme  à  la 
Casauba.  dos  chevaux  de  six  mille  francs  pièce,  des 
maîtresses  grecques  !  —  L"avez-vous  vue.  la  maîtresse 
grecque  ?— Oui.  je  lai  vue  et  entendue.  Vue  au  théâtre 
Valle.  entendue  un  jour  que  j'ai  déjeuné  chez  le  comte. 
—  !1  Hiange  donc  votre  homme  extraordinaire? — Ma 
foi.  s'il  mange,  c'est  si  peu.  que  ce  n'est  point  la  peine 
d'en  parler.  —  Vous  verrez  que  c'est  un  vampire.  — 
Riez  si  vous  voulez.  Cétait  l'opinion  de  la  comtesse  G.. 
qui.  comme  vous  le  savez,  a  connu  lord  Ruthwen.  — 
Ah  !  joli  î  dit  Eiauchamp.  voilà  pour  un  homme  non 
journaliste  îe  pendant  du  fameux  serpent  de  mer  du 
Constilntioiiiitl;  un  vampire,  c'est  parfait  !  —  Œil 
fauve  dont  la  prunelle  diminue  et  se  dilate  à  volonté. 
dit  Debray  ;  angle  facial  développé,  front  magnifique, 
teint  livide,  barbe  noire,  dents  blanches  et  aiguës, 
politesse  tout  pareille.  —  Eh  bien  !  c'est  justement 
cela.  Lucien,  dit  ^forceif.  et  le  signalement  est  tracé 
trait  pour  trait.  Oui,  politesse  aigué  et  incisive.  Cet 
homme  m'a  souvent  donné  le  frisson,  et  un  jour  entre 
autres  que  nous  regardions  ensemble  une  exécution, 
j'ai  cru  que  j'allais  me  trou\er  mal.  bien  plus  de  le 
voir  et  de  l'entendre  causer  froidement  sur  tous  les 
supplices  de  la  terre  que  •ie  Noir  îe  bourreau  remplir 
son  office,  et  que  d'entendre  les  cris  du  patient.  —  Ne 
vous  a-t-il  pas  conduit  un  peu  dans  les  ruines  du  Co- 
lisée  pour  vous  sucer  le  sang.  Morcerf?  demanda 
Beauchamp.  —  Ou,  après  avoir  délivré,  ne  vous  a-t-il 


—  35  — 
pas  fait  signer  quelque  parchemin  couleur  de  feu,  par 
lequel  vous  lui  cédiez  votre  âme,  comme  Esaii  son 
droit  d'aînesse  ?  —  Raillez  !  raillez  tant  que  vous 
voudrez,  Messieurs!  dit  Morcerf  un  peu  piqué. 
Quand  je  vous  regarde,  vous  autres  beaux  Parisiens, 
habitués  du  boulevard  de  Gand,  promeneurs  du  bois 
de  Boulogne,  et  que  je  me  rappelle  cet  homme,  eh 
bien!  il  me  semble  que  nous  ne  sommes  pas  de  la 
même  espèce.  —  Je  m'en  flatte!  dit  Bt-auchamp.  — 
Toujours  est-il,  ajouta  Château-Renaud,  que  votre 
comte  de  Monte-Cristo  est  un  galant  homme  dans  ses 
moments  perdus,  saufloutefois  ses  petits  arrangements 
avec  Us  bandits  italiens.  —  Eh  !  il  n'y  a  pas  de  ban- 
dits italiens  !  dit  Debray.  —  Pas  de  vampires  !  ajouta 
Beauchamp.  —  Pas  de  comte  de  Monte-Cristo,  ajouta 
Debray.  Tenez,  cher  Albert,  voilà  dix  heures  et  demie 
qui  sonnent. — Avouez  que  vous  avez  eu  le  cauchemar, 
et  allons  déjeuner,  dit  Beauchamp, 

Mais  la  vibration  ue  la  pendule  ne  s'était  pas  encore 
éteinte,  lorsque  la  porte  s'ouvrit,  et  que  Germain  an- 
nonça : 

—  Son  Excellence  le  comte  de  Monte-Cristo  ! 

Tous  les  auditeurs  Orent  malgré  eux  un  bond  qui 
dénotait  la  préoccupation  que  le  récit  île  Morcerfavait 
infiltrée  dans  leurs  âmes.  Albert  lui-même  ne  put  se 
défendre  d'une  émotion  soudaine.  On  n'avait  entendu 
ni  voiture  dans  la  rue.  ni  pas  dans  l'antichambre:  la 
porte  elle-même  s'était  ouverte  sans  bruit. 

Le  comte  parut  sur  le  seuil,  vêtu  avec  la  plus  grande 
simplicité,  mais  le  lion  le  plus  exigeant  n'eût  rien 
trouvé  à  reprendre  à  sa  toilette.  Tout  était  d'un  goût 
exquis,  tout  sortait  des  mains  des  plus  élégants  four- 
nisseurs, habits,  chapeau  etiinge. 

Il  paraissait  âgé  de  trente-cinq  ans  à  peine,  et  ce 
qui  frappa  tout  le  monde,  ce  fut  son  extrême  ressem- 


-  36  — 

blance  avec  le  portrait  qu'avait  tracé  de  lui  Debray. 
Le  cointe  s'avança  en  souriant  au  milieu  du  salon, 
et  vint  droit  à  Albert,  qui,  marchant  au-devant  de  lui. 
lui  oflVit  la  main  avec  empressement. 

—  L'exactitude,  dit  Monte-Cristo,  est  la  politesse 
des  rois,  h  ce  qu"a  prétendu,  je  crois,  un  de  vos  souve- 
rains. Mais  quelle  que  soit  leur  bonne  ^olonté,  elle 
n'est  pas  toujours  celle  des  voyageurs.  Cependant 
j'espère,  mon  cher  vicomte,  que  vous  m'excuserez,  en 
faveur  de  ma  bonne  volonté,  les  deux  ou  trois  secon- 
des d"  retard  que  je  crois  avoir  mises  à  paraître  au 
rendoz-vous.  Cinq  cents  lieues  ne  se  font  pas  sans 
quelque  contrariété,  surtout  en  France,  où  il  est  dé- 
fendu, à  ce  qu'il  parait,  de  battre  les  postillons.  — 
Monsieur  le  comte,  répondit  Albert,  jéiais  en  traiu 
d'annoncer  votre  visite  à  quelques-uns  de  mes  a.mis 
que  j'ai  réunis  à  l'oceasion  de  la  promesse  que  vous 
avez  bien  voulu  me  faire,  et  que  j'ai  l'honneur  de  vous 
présenter.  Ce  sont  MM.  le  comte  de  Château-Renaud, 
dont  la  noblesse  remonte  aux  douze  pairs,  et  dont  les 
ancêtres  ont  eu  leur  place  à  la  Table  roude  :  SI.  Lu- 
cien Dtbray,  secrétaire  particulier  du  ministre  de 
l'intérieur  :  M.  Beauchamp,  terrible  journaliste,  l'ef- 
froi du  gouvernement  français,  mais  dont  peut-être, 
malgré  sa  célébrité  nationale  ^ous  n'avez  jamais  en- 
tendu parler  en  Italie,  attendu  que  son  journal  n'y 
entre  pas  ;  enfin  M.  Maximilien  Morrel.  capitaine  de 
spahis. 

A  ce  nom,  le  comte,  qui  avait  jusque-là  salué  cour- 
toisement, mais  avec  une  froideur  et  une  impassibi- 
lité tout  anglaise,  fit  malgré  lui  un  pas  en  avant,  et  un 
léger  ton  de  vermillon  passa  comme  l'éclair  sur  ses 
joues  pâles. 

—  Monsii  ur  porte  l'uniforme  des  nouveaux  vain- 
queurs français;  djt-ilj  c'est  un  bel  uniforme. 


—  37  — 

On  n'eût  pas  pu  dire  quel  était  le  sentiment  qui 
donnait  à  !a  voix  du  comte  une  si  profonde  vibration, 
ot  qui  faisait  briller,  comme  malgré  lui,  son  œil  si 
beau,  si  calme  et  si  limpide,  quand  il  navait  point 
un  motif  quelconque  de  le  ^  oiler. 

—  Vous  n'aviez  jamais  vu  nos  Africains,  monsieur? 
dit  Albert.  —  Jamais,  répliqua  le  comte,  redevenu 
parfaitement  libre  de  lui.  —  Eh  bien  !  monsieur,  sous 
cet  uniforme  bat  un  des  cœurs  les  plus  braves  et  les 
plus  nobles  de  larmée,  -  Oh!  monsieur  le  comte, 
interrompit  Morrel.  —Laissez-moi  dire,  capitaine.... 
Et  nous  venons,  continua  Albert,  d'apprendre  de 
monsieur  un  trait  si  héroïque,  que,  quoique  je  Taie  vu 
aujourd'hui  pour  la  première  fois,  je  réclame  de  lui 
la  faveur  de  vous  le  présenter  comme  mon  ami. 

Et  Ton  put  encore,  à  ces  parobs,  remarquer  chez 
Monte-Cristo  ce  regard  étrange  de  flxité,  cette  rou- 
geur fugitive  et  ce  léger  tremblement  de  la  paupière 
qui  chez  lui  décelaient  l'émotion. 

—  Ah  !  monsieur  est  un  noble  cœur,  dit  le  comte, 
tant  mieux  ! 

Cette  espèce  d'exclamation  .  qui  répor:dait  à  la 
propre  pensée  du  comle  plutôt  quà  ce  que  venait  de 
dire  Albert,  surprit  tout  le  monde  et  surtout  Morrel. 
qui  regarda  Monte-Cristo  avec  étonnemcnl.  Mais  en 
même  temps  l'intonation  était  si  douce  et  pour  ainsi 
dire  si  suave,  que,  quelque  étrange  que  fût  cette  excla- 
mation, il  n'y  avait  pas  moyen  de  s'en  fâcher. 

—  Pourquoi  en  douterait  il  donc?  dit  Beauchamp 
àChâteau-Ren.iud.  —  En  vérité,  répondit  celui-ci,  qui. 
avec  son  habitude  du  monde  et  la  netteté  de  son  coup 
d'œil  aristocratique .  avait  pénétré  de  Monte-Cristo 
tout  ce  qui  était  pénétrable  en  lui.  en  vérité  Albert  ne 
nous  a  point  trompés,  et  c'est  un  singulier  personnage 
que  le  comte  ;  qu'en  dites-vous ,  Morrel  ?  —  Ma  foi, 

IV.  S 


—  38  — 

dit  celui-ci,  il  a  l'œil  franc  et  la  voix  sympathique,  de 
sorte  qu'il  me  piait ,  malgré  la  réÛL'xion  bizarre 
qu'il  vient  de  faire  à  mon  endroit.  —  Messieurs,  dit 
Albert.  Germain  m'annonce  que  vous  êtes  servis.  Mon 
cher  comte,  permettez-moi  de  vous  montrer  le  chemin. 

On  passa  silencieusement  dans  la  salle  à  manger. 
Chacun  prit  sa  place. 

—  Messieurs,  dit  le  comte  en  s'asseyant,  permettez- 
moi  un  aveu  qui  sera  mon  excuse  pour  toutes  les  in- 
convenances que  je  pourrai  faire  :  je  suis  étranger, 
mais  étranger  à  tel  point  que  c'est  la  première  fois  que 
je  viens  à  Paris.  La  vie  française  m'est  donc  parfaite- 
ment inconnue,  et  je  n'ai  guère  jusqu'à  présent  prati- 
qué que  la  vie  orientale,  la  plus  antipathique  aux 
bonnes  traditions  parisiennes.  Je  vous  prie  donc  de 
m"excuser  si  vous  trouvez  en  moi  quelque  chose  de 
trop  turc  ,  de  trop  napolitain  ou  de  trop  arabe.  Cela 
dit.  messieurs,  déjeunons.  —  Comme  il  dit  tout  cela  ! 
mu.rmura  Beauchamp  ;  c'est  décidément  un  g.-and 
seigneur.  —  Un  grand  seigneur  étranger  .  ajouta  De- 
bray.  —  Un  grand  seigneur  de  tous  les  pays,  monsieur 
Debray,  dit  Château-Renaud. 


III.  —  le  déjeuner. 

Le  comte,  on  se  le  rappelle,  était  un  sobre  convive. 
Albert  en  fit  la  remarque  en  témoignant  la  crainte  que 
dès  son  commencement  la  vie  parisienne  ne  déplût  au 
voyageur  par  son  côté  le  plus  matériel,  mais  eu  même 
temps  le  plus  nécessaire.  —  on  cher  comte,  dit-il, 
vous  me  voyez  atteint  d'une  crainte  .  c'est  qu3  la  cui- 
sine de  la  rue  du  Ke'der  ne  vous  plaise  pas  autant  que 


—  39  — 

celle  de  la  place  d'Espagne.  J'aurais  dû  vous  deman- 
der votre  goût  et  vous  faire  préparer  quelques  plats  à 
votre  fantaisie.  —  Si  vous  me  connaissiez  davantage, 
monsieur,  répondit  en  souriant  le  comte,  vous  ne  vous 
préoccuperiez  pas  d'un  soin  presque  humiliant  pour 
un  voyageur  comme  moi  qui  a  successivement  vécu 
avec  du  macaroni  à  Naples.  de  la  polenta  à  :>Iilan,  de 
l'oUa  podrida  à  Valence,  du  pilau  à  Constantinople. 
jdu  karrick  dans  l'înde.  et  des  nids  d'hirondolks  dans 
a  Chine.  Il  n'y  a  pas  de  cuisine  pour  un  cosmopolite 
omme  moi.  Je  mange  de  tout  et  partimt,  s:ulenient 
je  mange  peu  ;  et  aujourd'hui  que  vous  me  reprochez 
ma  sobriété,  je  suis  dans  mon  jour  d'appétit,  car  de- 
puis hier  matin  je  n'ai  point  mangé.  —  Comment, 
depuis  hier  matin!   s'écrièrent  les  convives;  vous 
n'avez  point  m-^ngé  depuis  vingt-quatre  heures?  — 
Non  .  répondit  Monlc-Cristo  ;  j'avais   été  obligé  de 
m'écarter  de  ma  route  et  de  prendre  des  r?ns!igne- 
ments  aux  environs  de  Nîmes,  de  sorte  que  j'étais  un 
peu  en  retard,  et  je  n'ai  pas  voulu  m'arrcter.— Et  vous 
avez  mangé  dans  votre  voiture  ?  demanda  Itîorcerf.  — 
Non.  j'ai  dormi,  comm.c  cela  m'arrive  quand  je  m'en- 
nuie .sans  avoir  le  courage  de  me  distraire,  ou  quand 
j'ai  faim  sans  avoir  envie  de  manger    —  Mais  vous 
commandez  donc  au  sommeil,  monsieur?  demanda 
Morrel.  —  A  peu  près.  —  Vous  avez  une  rccelle  pour 
cela  ?  —  Infaillible.  —  Voilà  qui  serait  excellent  pour 
nous  autres  Africains,  qui  n'avons  pas  toujoTirs  de 
quoi  manger,  et  qui  avons  rarement  de  quoi  boire,  dit 
Sîorrel.  —  Oui ,  dit  Monte-Cristo  :  malheureusement 
ma  recette,  excellente  pour  un  homme  comm.-  moi, 
qui  mène  une  vie  tout  fxc'ptionisclle,  serait  fort  dan- 
gereuse appliquée  à  une  ^rmée,  qui  ne  se  réveillerait 
plus  quand  on  aurait  besoin  d'elle.  —  Et  peut-on  sa- 
voir quelle  est  cette  recette  ?  demanda  Debray.  —  Oh! 


—  40  — 

mon  Dieu ,  oui .  dit  "^fonte-Cristo  ,  je  n'en  fais  pas  de 
secret  :  c'est  un  mélan;?e  d'excellent  opium  que  j'ai  été 
chercher  moi-même  à  Canton  pour  être  certain  de 
l'avoir  pur,  et  du  meilleur  hatchis  qui  se  récolte  en 
Orient,  c'est-à-dire  entre  le  Tigre  et  l'Euphrate:  on 
ri^unit  ces  diux  ingrédients  en  portions  égaies,  et  on 
fait  des  espèces  de  pilules  qui  s'avaient  au  moment  où 
l'on  en  a  besoin.  Dix  minutes  après  l'eÛ'et  est  produit. 
Demandez  à  M.  le  baron  Franz  d'Épinay:  je  crois  qu'il 
en  a  goûté  un  jour. — Oui,  répondit  Morcerf,  il  m'en  a 
dit  quelques  mots. et  il  en  a  gardé  même  un  fort  agréable 
souvenir.  —  Mais,  dit  Boauchamp.  qui  en  sa  qualité 
de  journaliste  était  fort  incrédule  .  vous  portez  donc 
toujours  cette  drogue  sur  vous?  —  Toujours,  répondit 
Monte-Cristo.  —  Serait-ce  indiscret  de  vous  demander 
à  voir  ces  précieuses  pilules?  continua  Beaueliamp, 
espérant  prendre  létrangiT  en  défaut.  —  Non.  mon- 
sieur, répondit  le  conite  :  et  il  tira  de  sa  poche  une 
merveilleuse  bonbonnière  creusée  dans  une  seule 
émeraude  et  fermée  par  un  écrou  d'or  qui  .  en  se  dé- 
vissant, donnait  passage  à  une  petite  boule  de  couleur 
verdàtre  et  de  la  grosseur  dun  pois.  Cette  boule  avait 
une  odeur  acre  et  pénétrante  ;  il  y  en  avait  quatre  ou 
cinq  pareilles  dans  i'énieraude,  et  elle  pouvait  en  con- 
tenir une  douzaine. 

La  bonbonnière  fit  le  tour  de  la  table  .  mais  c'était 
bien  plus  pour  examiner  cette  admirable  émeraude 
que  pour  voir  ou  pour  flairer  les  pilules,  que  les  con- 
vives se  la  faisaient  passer. 

—  Et  c"(St  votre  cuisinier  qui  vous  prépare  ce  régal? 
demanda  Bcauehamp.  —  Non  pas ,  mousieur,  dit 
Monte-Cristo  ,  je  ne  li\re  pas  comme  cela  mes  jouis- 
sances réelles  à  la  merci  de  mains  indignes.  Je  suis 
assez  bon  chimiste,  et  je  prépare  mes  pilules  moi- 
même.  —  Voilà  une  admirable  émeraude  et  la  plus 


—  41  — 

grosse  que  j'aie  jamais  \ue,  quoique  ma  mère  ait 
quelques  bijoux  de  famille  assez  remarquables,  dit 
Château-Renaud.  —  J'en  avais  trois  [lareilies  .  riprit 
Montt-Crislo  ;  jai  donné  lune  au  Grand  Seigneur,  qui 
l'a  fait  monter  sur  son  sabre:  Tautre  à  notre  saini-pèn 
le  pape,  qai  Ta  fait  incruster  sur  sa  tiare  en  face  d'une 
émeraude  à  peu  près  pareille,  mais  moins  belle  etpeu- 
dant.  qui  avait  été  donnée  à  son  prédécesseur.  Pi;- YH, 
par  l'empereur  ISapoléon  ;  j'ai  gardé  la  troisième  pou; 
moi.  et  je  l'ai  fait  cr;'user,  ce  qui  lui  a  ôté  la  moitié 
de  sa  valeur,  mais  ce  qui  l'a  rendue  plus  comînode 
pour  l'usage  que  j'en  voulais  faire. 

Chacun  regardait  Aîonte-Crislo  avec  étonnemcnt;  i! 
pariait  avec  tant  de  simplicité  qu'il  était  évident  qu'il 
disait  la  vérité  ou  qu'il  était  fou,  cependant  lémtraude 
qui  était  restée  entre  sts  mains  faisait  que  l'on  pen- 
chait naturellement  vers  la  première  supposition. 

—  Et  que  vous  ont  donné  ces  deux  souverains  en 
échange  de  ce  magnifique  cadeau  ?  demanda  Debray. 
— Le  Grand  SeigVieur,  la  liberté  d'une  femme,  répondit 
le  comte;  notre  saint-père  le  pape,  la  vie  d'un  homme. 
De  sorte  qu'une  fois  dans  mon  existence  j'ai  été  aussi 
puissant  que  si  Dieu  m'eût  fait  naître  sur  les  marches 
d'un  trône.  —  Et  c'est  Peppino  que  vous  avez  délivré, 
n'est-ce  pas  ,  s'écria  IV'orccrf.  c'est  à  lui  que  vous  avez 
fait  l'application  de  votre  droit  de  grâce  ?  —  Peut-être, 
dit  Monte-Cristo  en  souriant.  —  Monsieur  le  comte, 
vous  ne  vous  faites  pas  l'idée  du  plaisir  que  j'éprouve 
à  vous  entendre  parler  ainsi  !  dit  Morcerf.  Je  vous 
avais  annoncé  d'avance  à  mes  amis  comme  un  homme 
fabuleux,  comme  un  enchanteur  des  Jf»7/e  et  une 
NuitSj  comme  un  sorcier  du  moyen  âge;  mais  les  Pa- 
risiens sont  gens  tellement  subtils  en  paradoxes, 
qu'ils  prennent  pour  des  caprices  de  l'imagination  les 
vérités  les  plus  incontestables  ,  quand  ces  vérités  ne 


—  Kl  — 
rentrent  pas  dans  toutes  les  conditions  de  leur  éxis' 
tcnce  quotidienne.  Par  exemple,  voici  Diliray  qui  lit 
et  Beauchainp  qui  imprime  tous  les  jouis  quon  a  ar- 
rêté et  qu'on  a  dévalisé  sur  le  boule\ard  un  membre 
du  Jockfy-Club  aiiardé;  qu'on  a  a.vsassiné  quatre  per- 
sonnes rue  Saint-Denis  ou  faubouig  Saint-Germain; 
qu'on  a  arrêté  dix,  quinze,  vingt  \oleurs,  soit  dans  un 
café  du  boulevard  du  Temple  .  soil  dans  les  Thermes 
de  Julien,  et  qui  contestent  l'existence  des  bandits  des 
Karemmes.  de  la  Campagne  de  Rome  ou  dis  marais 
Pontins.  Ditcs-kur  donc  vous-même,  je  vous  en  prie, 
monsieur  le  comte,  que  j'ai  été  pris  par  ces  bandits,  et 
que  ,  sans  %otre  fféneriuic  intercession  ,  j'attendrais  . 
selon  toute  probabilité,  aujourd'hui  la  résurrection 
éternelle  dans  les  caiacombes  de  Saint  Sébastien  ,  au 
lieu  de  leur  donner  à  dîner  dans  mon  indigne  petite 
maison  de  la  rue  eiu  Beldei.  —  Bah  !  dit  Sioute-Crislo, 
vous  m'aviez  promis  de  ne  jamais  me  parler  de  cetic 
misère.  —  Ce  u'cbl  piis  moi;  monsieur  ie  comte,  s'écria 
IVÎorcerf,  c'est  quelque  autre  à  qui  \ous  aurez  rendu  le 
même  ser\iee  qu'à  moi  et  que  vous  aurez  confondu 
a\ec  moi.  Parlons-en  ,  au  coulraire,  J3  vous  en  prie  : 
car  si  vous  \ous  décidez  à  parler  de  cette  circonstance, 
peut-être  non-seulement  me  redirez-vous  un  peu  de  ce 
que  je  sais  .mais  encore  beaucoupde  ce  queje  nesais  pas. 
— Iviais  il  me  semble,  dit  en  souriant  le  comte,  que  vous 
avez  joué  dans  toute  celte  affaire  un  rôle  assez  impor- 
tant pour  savoir  aussi  bien  que  moi  ce  qui  s'est  passé. 

—  Youlez-vous  me  promettre.  Si  je  dis  tout  ce  queje 
sais,  dit  Jlorcerf.  de  dire  à  votre  tour  tout  ce  que  je  ne 

sais  pas?  —  C'est  trop  juste,  répondit  3*onte-Cristo. 

—  Kh  bien,  reprit  SJorceri,  dût  mon  amour-propre  en 
souflrii,  je  me  suis  cru  pendant  trois  jours  l'objet  des 
agaceries  d'un  masque  que  je  prenais  pour  quelque 
descendante  des  Tullie  ou  des  Poppée,  tandis  que 


—  43  — 

j'étais  tout  purement  et  tout  simplement  l'objet  des 
agaceries  d'une  couiadine  ;  et  remarquez  que  je  dis 
contadinc  pour  ne  pas  dire  paysanne.  Ce  que  je  sais,  c'est 
que.  comme  un  niais,  plus  niais  encore  que  celui  dont 
je  parlais  tout  à  l'heure,  j'ai  pris  pour  cette  paysanne 
un  jeune  ban  it  de  quinze  à  seize  ans,  au  meulou  ini- 
bcrbe,  à  la  taille  iine,  qui .  au  moment  où  je  voulais 
m'émanciper  jusqu'à  déposer  un  baiser  sur  sa  cLaste 
épaule,  m'a  mis  le  pistolet  sous  la  gorge,  et,  avec 
l'aide  de  sept  ou  huit  de  ses  compagnons,  m'a  conduit 
ou  plutôt  traîné  au  fond  des  catacombes  de  Saint-Sé- 
bastien ou  j'ai  trouvé  un  chef  de  bandits  fort  lettré, 
ma  foi,   lequel  lisait  les  Commentaires  de  César^  et 
qui  a  daigné  interrompre  sa  lecture  pour  me  dire  que 
si  le  lendemain  à  six  heures  du  matin  je  n'avais  pas 
versé  quatre  mille  tcus  dans  sa  caisse,  le  lendemain 
à  six  heures  et  tin  quart  j'aurais  parfaitement  cessé 
d'exister.  La  lettre  existe,  elle  est  entre  les  mains  de 
Franz,  signée  de  moi,  avec  un  post-scriptum  de  maître 
Luigi  Van.pa.  Si  vous  en  doutez,  j'écris  à  Franz,  qui 
fera  légaliser  les  signatures.  Voilà  ce  que  je  sais. 
Maintinant  ce  que  je  ne  sais  pas,  c'est  comment  vous 
êtes  parvenu,  monsieur  le  comte,  à  frapper  d'un  si 
grand  respect  les  bandits  de  Rome  qui  respectent  si 
peu  de  choses.  Je  vous  avoue  que  Franz  et  moi  nous 
en  fûmes  ravis  d'admiration.  —  Rien  de  plus  simple, 
monsieur,  répondit  le  comte,  je  connaissais  le  fameux 
Vampa  depuis  plus  de  dix  ans.  Tout  jeune  et  quand  il 
était   encore  berger,  un  jour  que  je  lui  donnai  je  ne 
sais  plus  quelle  monnaie  d'or  parce  qu'il  m'avait  mon- 
tré mou  chemin,  il  me  donna,  lui.  pour  ne  rien  avoir 
à  moi,  un  poignard  sculpié  par  lui  et  que  vous  avez 
dû  voir  dans  ma  colltclion  d'armes.  Plus  tard,  soit 
qu'il  eût  oublié  cet  échange  de  petits  cadeaux  qui 
eût  dû  entretenir  l'amitié  entre  nous,  soit  qu'il  ne 


—  44  - 

m'eût  pas  reconnu,  il  t.nta  de  m'arrèter  :  mais  co  fut 
moi  tout  au  contraire  qui  le  pris  avec  une  douzaine  de 
ses  gens.  Je  pouvais  le  livrera  la  justice  romaine,  qui 
est  pxpéditive  et  qui  se  serait  encore  hâtée  en  sa  fa- 
veur, mais  je  n'en  fis  rien.  Je  le   renvoyai,  lui  et  les 
siens.  —  A  la  condition  qu'ils   ne  pécheraient  plus, 
dit  le  journaliste  en  riant.  Je  vois  avec   plaisir  qu'ils 
ont  scrupuleusement  tenu  leur  parole.  —  Non,  mon- 
sieur,  répondit  Monte-Cristo,  à  la  simple  condition 
qu'ils  me  respecteraient  toujours,  moi  et  les  miens. 
Peut-être  ce  que  je  vais  vous  dire  vous  paraîtra-t-il 
étrange,  à  vous  messieurs  les  socialistes,  les  progres- 
sifs, les  humanitaires  :  mais  je  ne  m'occupe  jamais  de 
mon  prochnin,  mais  je  n'essaye  jamais  de  protéger  la 
société  qui  ne  me  protège  pas,  et  je  dirai  même  plus, 
quigéuéralemenf  nes'occupede  moi  que  pourmenuire, 
et,  en  les  supprimant  dans  mon  estime  et  en  gardant 
la  neutralité  vis-à  vis  d'eux,  c'est  encore  la  société 
et  mon  prochain  qui  me  doivent  du  retour.  —  A  la 
bonne  heure  !   s  écria  Château-Renaud,  voMà  le  pre- 
mier homme  courageux  que  j'entends  prêcher  loyale- 
ment et  brutalement  l'égoïsme  :  c'est  très-beau,  c?la! 
bravo,  monsieur  le  comte  !  —  C'est  franc  du  moins, 
dit  Morrel  :   mais  je  suis  sûr  que  monsieur  le  comte 
ne  s'est  pas  repenti  d'avoir  manqué  une  fois  aux  prin- 
cipes  qu'il  vient  cependant   de  nous  exposer  d'une 
façon  si  absolue.  — Comment  ai-je  manqué  à  ces  prin- 
cipes,   monsieur?    demanda   Monte-Cristo,   qui   de 
temps  en  temps  ne  pouvait  s'empêcher  de  regarder 
Maximiiien   avec  tant   d'attention  que  deux  ou  trois 
fois  déjà  le  hardi  jtunc  homme  avait  baissé  les  yeux 
devant  le  regard  clair  et  limpide  du  comte.  —  Mais  il 
me   semble,   reprit  Morrel,   qu'en  délivrant  M.   de 
Morcerf,  que  vous  ne  connaissiez  pas,  vous  serviez 
votre  prochain  et  la  société.  —  Dont  il  faille  plus  bel 


—  45  — 

ornement,  dit  gravement  Bcauchamp  en  vidant  d'un 
seul  trait  un  verre  de  vin  de  Champaj^ne.  —  Monsieur 
le  comte,  s'écria  IHorcerf,  vous  voilà  pris  par  le  rai- 
sonnement, vous,  c'est-à-dire  un  dés  plus  rudes  logi- 
ciens que  je  connaisse  ;  et  vous  allez  voir  qu'il  va  vous 
être  clairement  démontré  tout  à  l'heure  que  loin  d'être 
un  égoïste,  vous  êtes  au  contraire  un  philanthrope. 
Ah  !  monsieur  le  comte,  vous  vous  dites  Oriental,  Le- 
vantin. Malais,  Indien,  Chinois,  sauvage;  vous  vous 
appelez  Monte-Cristo  de  votre  nom  de  famille,  Simbad 
le  Marin  de  votre  nom  de  baptême,  et  voilà  que  du 
jour  où  vous  mettez  le  pied  à  Paris   vous  possédez 
d'instinct  le  plus  grand  mérite  ou  le  plus  grand  défaut 
de  nos  excentriques  Parisiens,  c'est-à-dire  que  vous 
usurpez  les  vices  que  vous  n"avez  pas  et  que  vous 
cachez  les  vertus  que  vous  avez  ! — Mon  cher  vicomte, 
dit  Monte-Cristo,  je  ne  vois  pas  dans  tout  ce  que  j'ai 
dit  ou  fait  un  seul  mot  qui  me  vaille,  de  votre  part  et 
de  celle  de  ces  messieurs,  le  prétendu  «loge  que  je 
viens  de  recevoir.  Vous  nétiez  pas  un  étranger  pour 
moi,   puisque  je  vous  connaissais,  puisque  je  vous 
avais  cédé  deux  chambres,   puisque  je  vous   avais 
donné  à  déjeuner,  puisque  je  vous  avais  prêté  une  de 
mes  voitures,    puisque  nous  avions  vu  passer  les 
masques  ensemble  dans  la  rue  du  Cours,  et  puisque 
nous  avions  regardé  d'une  fenêtre  de  la  place  del  Po- 
polo  cette  exécution  qui  vous  a  si  fort  impressionné  que 
vous  avez  failli  vous  trouver  mal.  Or,  je  le  demande  à 
tous  ces  messieurs,  pouvais-je  laisser  mon  hôte  entre 
les  mains  de  ces  affreux  bandits,  comme  vous  les  ap- 
pelez !  D'ailleurs,  \ous  le  savez,  j'avais,  en  vous  sau- 
vant,   une  arrière-pensée   qui  était  de  me  servir  de 
vous  pour  m'introduire    dans  les  salons  de  Paris 
quand  je  viendrais  visiter  la  France.  Quelque  temps 
vous  avez  pu  considérer  cette  résolution  comme  un 


—  46  — 

projet  yague  et   fugitif:  mais  aujourd'hui,  vous  le 
voyez,  c'est  une  belle  et  bonne   réalité,  à  laquelle  il 
faut  vous  soumettre  sous  peine  de  manquer  à  votre  pa- 
role.—Et  je  la  tiendrai,  dit  Morcerf;  mais  je  crainsbien 
que  vous  ne  soyez  fort  désenchanté,  mon  cher  comte, 
vous,  habitué  aui  sites  accidentés.  au.v  événements 
pittoresques,  aux   fantastique   horizons.   Chez  nous, 
pas  le  moindre  épisode  du  genre  de  ceux  auxquels  votre 
vie  aventureuse  vous  a  habitué.  Notre  Cimborazzo. 
c'est  Montmarte;  notre  Hymalaya,  c'est  le  Sïont-Valé- 
rien  :  notre  Grand-Désert,  c'est  la  piaine  de  Grenelle, 
encore  y  perce-ton  un  puits  artésien  pour  que  les  ca- 
ravanes y  trouvent  de  l'eau.  Nous  avons  des  voleurs, 
beaucoup  même,  quoique  nous  nen  ayons  pas  autant 
qu'on  le  dit,  mais  ces  voleurs  redoutant  infiniment 
davantage  le  plus  petit  mouchard  que  le  plus  grand 
seigneur;  enfin,  la  France  est  un  pays  si  prosaïque,  et 
Paris  une  ville  si  fort  civilisée,  que  vous  ne  trouverez 
pas,  en  cherchant  dans  nos  quatre-vingt-cinq  dépar- 
tements, je  dis  quatre-vingt-cinq  départements,  car, 
bien  entendu,  jexcepte  la  Corse  de  la  France,  que 
vous  ne  trouverez  pas  dans  nos  quatre-vingt-cinq  dé- 
partements la  moindre  montagne  sur  laquelle  il  n'y 
ait  un  télégraphe,  et  la  moindre  grotte  un  peu  noire 
dans  laquelle  un  commissaire  de  police  n'ait  faitposer 
un  bec  de  gaz.  Il  n'y  a  donc  qu'un  seul  ser\ice  que 
je  puisse  vous  reiidre.  mon  cher  comte,  et  pour  celui- 
là  je  me  mets  à  votre  disposition  :  vous  préSL-nter  par- 
tout, ou  vous  faire  présenter  par  mes  amis,  cela  va 
sans  dire.  D'ailleurs,  vous  n'avez  besoin  de  personne 
pour  c(la;  avec  Aotrc  nom.  votre  fortune  et  votre 
esprit  (  Hlonte-Cristo  s'inclina  avec  un  sourire  légère- 
ment ironique),  on  se  présente  partout  soi-même  et 
l'on  est  bien  reçu  partout.  Je  ne  peux  donc  en  réalité 
vous  être  bon  qu'aune  chose  :  Si quelqiie habitude  de 


—  47  — 
la  vie  parisienne, quelque  expérience  du  confortable, 
quelque  connaissance  de  nos  bazars  peuvent  me  re- 
commander à  vous,  je  me  mets  à  votre  disposition 
pour  vous  trouver  une  maison  convenable.  Je  n'ose 
vous  proposer  de  partager  mon  logement  comme  j'ai 
partagé  le  vôtre  à  Rome .  moi  qui  ne  professe  pas  l'é- 
goïsme,  mais  qui  suis  égoïste  par  excellence  ;car  chez 
moi.  excepté  moi,  il  ne  tiendrait  pas  une  ombre,  à 
moins  que  cette  ombre  ne  fût  celle  dune  femme. 

—  Ah  !  fit  ie  comte,  voici  une  réserve  toute  conju- 
gale. Vous  m'avez  en  efiet,  monsieur,  dit  à  Rome 
quelques  mots  d'un  mariage  ébauché;  dois-je  vous 
féliciter  sur  votre  prochain  bonheur?  —  La  chose  est 
toujours  à  Tetat  de  projet,  monsieur  le  comte.  —  Et 
qui  dit  projet,  reprit  Debray,  veut  dire  éventualité. 
— Non  pas!  ditMorcerf;  mon  pèro  y  lient,  et  j'espèie 
bien,  avant  peu,  vous  présenter,  sinon  ma  femme,  du 
moins  mai  future  :  mademoiselle  Eugénie  Danglars. 

—  Eugénie  Danglars!  reprit  Monte-Cristo,  attendez 
donc;  son  père  n'est-ii  pas  m.  le  baron  Danglars?  — 

—  Oui.  répondit  ]>]orcerf ;  mais  baron  de  nouvelle 
création.  —  Oh  !  qu'importe  !  répondit  Monte-Cristo, 
s'il  a  rendu  l'Étal  dis  ser\ices  qui  lui  aient  mCrilé 
celle  distinction.  —  D'énormes,  dit  Beaucharap.  ÎI  a 
quoique  libéral  dans  rùmc,  complété  en  1829  un  em- 
prunt de  six  millions  pour  le  roi  Charles  X,  qui  l'a, 
ma  foi.  fait  baron  et  chevalier  de  la  Légion  dhon- 
neiir.  de  sorte  qu'il  porte  le  ruban,  non  à  la  poche  de 
son  gilet;  comme  on  pourrait  le  croire,  mais  bel  et 
bien  à  la  boutonnière  de  son  habit.  —  Ah!  dit  iJor- 
ccrf  en  riant,  Beauchamp.  Beauchamp,  gardez  cela 
pour  le  Corsaire  et  le  Cliarivari,-  mais  devant  moi 
épargnez  mon  futur  beau-père. 

I*uis  se  retournant  vers  Monte-Cristo  : 
—  Mais  vous  avez  tout  à  l'heure  prononcé  son  nom 


—  48  — 
comme  quelqu'un  qui  ccinnaitrait  le  baron?  dit-il.  — 
Je  ne  le  connais  pas.  dit  né^ligreniment  Monte-Cristo; 
mais  je  ne  tarderai  pas  p;  obableracnt  à  faire  sa  con- 
naissance, attendu  que  j"ai  un  crédit  ouvert  sur  lui 
par  les  maisons  Richard  et  Blount  de  Londres,  Ar- 
stein  et  Eskeks  de  Tienne,  et  Thomson  et  French  de 
Rome. 

Et  en  prononçant  ces  deux  derniers  noms,  Monte- 
Cristo  regarda  du  coin  de  l'œil  Maiimilien  llorrel. 

Si  rétrangi T  s'était  attendu  à  produire  de  l'effet  sur 
>Iaiimilien?.îorrel,  il  ne  s'était  pas  trompé;  Maximi- 
lien  tressailli",  comme  s'il  eût  reçu  une  commotion 
électrique. 

—Thomson  et  French.  dit-il,  connaissez-vous  cette 
maison,  monsieur?  —  Ce  sont  mes  banquiers  dans  la 
capitale  du  monde  chrétien,  répondit  tranquillement 
le  comte  :  puis-je  vous  être  bon  à  quelque  chose 
auprès  d'eux  ?  —  Oh  !  monsieur  le  comte,  vous  pour- 
riez nous  aider  peut-être  dans  des  recherches  jusqu'à 
présent  infructueuses:  cette  maison  a  autrefois  rendu 
un  grand  service  à  la  nôtre,  et  a  toujours,  je  ne  sais 
pourquoi,  nié  nous  avoir  rendu  ce  service.  —  A  vos 
ordres,  monsieur,  répondit  31onte-Cristo  en  sïncli- 
nant.  —  Mais,  dilMorcerf,  nrjus  nous  sommes  singi:- 
lièrement  écartés,  à  propos  de  M.  Dan^ilars,  du  sujet 
de  notre  conversation.  Il  était  question  de  trouver 
une  habitation  convenable  au  comte  de  Monte-Cristo  : 
voyons,  messieurs,  cotisons-nous  pour  avoir  une  idée. 
Où  logerons-nous  cet  hôte  nouveau  du  grand  Paris? 
—  Faubourg  Saint-Germain,  dit  château-Renaud  : 
monsieur  trouvera  là  un  charmant  petit  hôtel  entre 
cour  et  jardin.  —  Bah  !  Château-Renaud,  dit  Debray, 
vous  ne  connaissez  que  votre  triste  et  maussade  fau- 
bourg Saint-Germain  :  ne  l'écoutez  pas,  monsieur  le 
comte,  logez -TOUS  Chaussée-d' An  tin  :  c'est  le  véritable 


—  49  — 

centre  de  Paris.  —  Boulevard  de  l'Opéra,  dit  Beau- 
champ;  au  premier,  une  maison  à  balcon.  Monsieur 
le  comte  y  fera  apporter  des  coussins  de  drap  d'argent, 
et  verra,  en  fumant  sa  chibouque,  ou  en  avalant  ses 
pilules,  toute  la  capitale  déOlersous  ses  yeux.  —  Vous 
n'avez  donc  pas  d'idées,  vous,  Morrel.  dit  Château- 
Renaud,  que  vous  ne  proposez  rien  ?  —  Si  fait,  dit 
en  souriant  le  jeune  homme  ;  au  contraire,  j'en  ai  une, 
mais  j'attendais  que  monsieur  se  laissât  tenter  par 
quelqu'une  des  oîiVes  brillantes  qu'on  vient  de  lui 
faire.  Maintenant,  comme  il  n'a  pas  répondu,  je  crois 
pouvoir  lui  offrir  un  appartement  dans  un  petit  hôtel 
tout  charmant,  tout  Pompadour,  que  ma  sœur  vient 
de  louer  depuis  un  an  dans  la  rue  Meslay.  —  Vous 
avez  une  .sœur?  demanda  Monte-Cristo  —  Oui,  mon- 
sieur, et  une  excelleiile  sœur.  —  Mariée?  —  Depuis 
bientôt  neuf  ans.  —  Heureuse?  demanda  de  nouveau 
le  comte.  —  Aussi  heureuse  qu'il  est  permis  à  une 
créature  humaine  de  l'être,  répondit  Msximilien  :  elle 
a  épousé  l'homme  qu'elle  aimait,  celui  qui  nous  est 
resté  fidèle  dans  notre  mauvaise  fortune  :  Emmanuel 
Kerhaut. 

Monte-Cristo  sourit  imperceptiblement. 

—  J'habite  là  pendant  mon  si-mestre  .  continua 
Maximilien,  et  je  serai  avec  mon  beau-frère  Emma- 
nuel à  la  disposition  de  M.  le  comte  pour  tous  les  ren- 
seignements dont  il  aura  besoin.  —  Un  moment,  s'é- 
cria Albert  avant  que  Monte-Cristo  eût  eu  le  temps 
de  répondre,  prenez  garde  à  ce  que  vous  faites,  mon- 
sieur Morrel,  vous  allez  claquemurer  un  voyageur, 
Simbad  le  Marin,  dans  la  vie  de  famille;  un  homme 
qui  est  venu  pour  voir  Paris,  vous  allez  en  faire  un 
patriarche.  —  Oh!  (^ue  non  pas,  répondit  Morrel  en 
souriant,  ma  .sœur  a  vingt-cinq  ans,  mon  beau-frère 
en  a  trente  ;  ils  sont  jeunes,  gais  et  heureux  ;  d'ail- 


-   50  — 

leurs  M.  le  comte  sera  chez  lui.  et  il  ne  rencontrera 
ses  hôtes  qu'autant  qu'il  lui  plaira  de  descendre  chez 
eux.  —  Merci,  monsieur,  merci,  dit  Monte-Cristo,  je 
me  contenterai  d'être  présenté  par  vous  à  votre  sœur 
et  à  votre  beau-frère,  si  vous  voulez  bien  me  faire  cet 
honneur  :  mais  je  n'ai  accepté  l'offre  d'aucun  de  ces 
messieurs,  attpndu  quo  j'ai  déjà  mon  habitation  toute 
prête.  —  Comment  !  s'écria  ^îorcerf.  vous  allez  donc 
descendre  à  l'hôf']  ?  Ce  sera  Port  mau?sa-îe  pour  vous. 
cela.  —  Élais-je  donc  si  mal  à  Rome  ?dnmanda  Monte- 
Cristo.  —  Parbleu  !  à  Rome,  dit  Morcerf.  vous  aviez 
dépensé  cinquante  mille  piastres  pour  faire  meubler 
un  appartement,  mais  je  présume  que  vous  n'êtes  jias 
disposé  à  renouveler  tous  les  jours  une  pareille   dé- 
pense. —  Ce  n'est  pas  cela  qui  m'a  arrêté,  répondit 
Monte-Cristo  ;  niais  j'étais  résolu  d'avoir  une  maison 
à  Paris,  une  maison  à  moi.  j'entends.  .T'ai  envoyé  d'a- 
vance mon  valet  de  chambre  et  il  a  déjà  dû  acheter 
cette  maison  et  me  la  faire  meubler.  —  Mais  dites- 
nous  donc  que  vous  avez  un  valet  de  chamlire   qui 
connaît  Paris,  s'écria  Bcauchamp.  —  C'estla  première 
fois  comme  moi  qu'il  vient  en  Franc,  il  est  noir  et 
ne  parle   pas.  dit  5'onte-Cristo.  —  Alors,  c'est  Ali? 
demanda  Albert  au  milieu  delà  surprise  générale.  — 
Oui,  monsieur,  c'est  Ali  lui-même,  mon  Nubien,  mon 
muet,  que  vous  avez  vu  :■  Rome,  je  crois.  —  Oui.  cer- 
tainement, répondit  ]\'orcerf.  je  me  le  rappelle  à  mer- 
veille. Mais  comment  avez-vous  chargé  un  Nubien  de 
vous  acheter  une  maison  à  Paris,  et  un  muet  de  vous 
ia  meubler?  Il  aura  fait  toutes  choses  de  travers,  le 
pauvre  malheureux.  —  Détrompez-vous,  monsieur; 
je  suis  ctrtain,  au  contraire,  qu'il  aura  choisi  toutes 
choses  selon  mon  goût  :  car,  \ous  le  savez,  m.on  goût 
n'est  pas  celui  de  tout  le  monde.  11  est  arrivé  il  y  a 
huit  jours  ;  il  aura  couru  toute  la  ville  avec  cet  instinct 


—  51  — 

que  pourrait  avoir  un  bon  chien  chassant  tout  seul  ; 
il  connaît  mes  caprices,  mes  fantaisies  ;  mes  besoins  : 
il  aura  tout  organisé  à  ma  guise.  Il  savait  que  j'arri- 
verais aujourd'hui  à  dix  heures  ;  depuis  neuf  heures 
il  m'attendait  à  la  barrière  de  Fontainebleau  :  il  m'a 
remis  ce  papier  ;  c'est  ma  nouvelle  adresse  :   tenez, 
lisez.  —Et  ^Îonte-Cristo  passa  un  papier  à  Albert. 
—  Champs-Elysées.  50,    lut   ?vorcerf.  —  Ah  !    voilà 
qui  est  vraiment  original!  ne  put  s"empêcher  de  dire 
Beauchamp.  —  Et  très-princier,  ajouta  Château-Re- 
naud. —  Comment  !   vous   ne   connaissez   pas   votre 
maison  ?  demanda  Debray.  —  ^on.  dit  ?Jonte-Cristo. 
Je  vous  ai  déjà  dit  que  je  ne   voulais  pas  manqui-r 
l'heure.  J'ai  fait  ma  toilette  dans  ma  voiture,  cl  je 
suis  descendu  à  la  porte  du  vicomte. 

Les  jeunfs  gens  se  regardèrent:  ils  ne  savaient  si 
c'était  une  comédie  jouée  par  Monte-Cristo,  mais  tout 
ce  qui  sortait  de  la  bouche  de  cet  honisne  avait,  mal- 
gré son  caractère  original,  un  tel  cach.  t  de  simplicité, 
que  l'on  ne  pouvait  supposer  qu'il  dût  mentir.  D'ail- 
leurs pourquoi  aurait-il  menti? 

—  Il  faudra  donc  nous  contenter,  dit  Beauchamp, 
de  rendre  à  monsieur  le  comte  tous  les  petits  services 
qui  seront  en  notre  pouvoir.  Moi,  en  ma  qualité  de 
journaliste,  je  lui  ouvre  tous  les  théâtres  de  Paris.  — 
?TÎerci,  monsieur,  dit  en  souriant  Alonte-Cristo  :  mon 
intendant  a  déjà  l'ordre  de  me  louer  une  loge  à  cha- 
cun d'eux.  —  Et  votre  intendant  est-il  aussi  un  Nu- 
bien, un  muet  ?  demanda  Dâbray.  —  Non,  monsieur, 
c'est  tout  bonnement  un  compat.noie  à  vous,  si  tant 
est  cependant  qu'un  Corso  soit  cumpalrioto  de  quel- 
qu'un :  mais  vous  le  connaissez,  monsieur  de  Morcerf. 
—  Serait-ce  par  hasard  le  brave  siguor  Bcrtuccio,  nui 
s'entend  si  bien  à  louer  les  fenêtres  ?  —  Justement, 
et  vous  l'avez  vu  chez  moi  le  jour  où  j'ai  eu  'honneur 


—  Sa- 
de veus  recevoir  à  déjeuner.  C'est  un  fort  brave 
homme,  qui  a  été  un  peu  soldat,  un  peu  contrebandier, 
un  peu  de  tout  ce  qu'on  peut  être  enfin.  Je  ne  jure- 
rais même  pas  qu'il  n'a  point  eu  quelque  démêlé  avec 
la  police  pour  une  misère,  quelque  chose  comme  un 
coup  de  couteau.  —  Et  vous  avez  choisi  cet  honnête 
citoyen  du  n  onde  pour  votre  intendant,  monsieur  le 
comte?  dit  Di'bray  ;  combien  vous  volc-t-il  par  an  ? 
—  Eh  bien  !  parole  d'honneur  !  dit  le  comte,  pas  plus 
qu'un  autre,  j'en  suis  sûr  :  mais  il  fait  mon  affaire, 
ne  connaît  pas  d'impossibilité,  et  je  le  garde.  —  Alors 
dit  Château-Renaud,  vous  voilà  avec  une  maison  mon- 
tée, vous  avez  un  hôtel  aux  Champs-Elysées,  domes- 
tiques, intendant,  il  ne  vous  manque  plus  qu'une 
maîtresse. 

Albert  sourit  :  il  songeait  à  la  belle  Grecque  qu'il 
avait  vue  dans  la  loge  du  comte  au  théâtre  Valle  et 
au  théâtre  Argentina. 

—  J'ai  mieux  que  cela,  dit  Monte-Cristo  ;  j'ai  unr- 
esclave  ;  vous  louez  vos  maîtresses  au  théâtre  de  l'O- 
péra, au  théâtre  du  Vaudevi  le,  au  théâtre  des  Varié- 
tés, moi  j'ai  acheté  la  mienne  à  Constantinople;  cela 
m'a  coûté  plus  cher,  mais  sous  ce  rapport-là  je  n'ai 
plus  besoin  de  m'inquiéter  de  rien.  —  Mais  vous  ou- 
bliez, dit  en  riant  Debray,  que  nous  sommes,  comme 
l'a  dit  le  roi  Charles,  francs  de  nom,  francs  de  nature; 
qu'en  mettant  le  pied  sur  la  terre  de  France,  votre  es- 
clave est  devenue  libre  ?  —  Qui  le  lui  dira,  demanda 
Monte-Cristo.  —  Mais,  dame!  le  premier  venu.  — 
Elle  ne  parle  que  le  romaïque.  —  Alors  c'est  autre 
chose.  —  Mais  la  verron-i-nous  au  moins?  demanda 
Beauchamp,  ou,  ayant  déjà  un  muet,  avez-vous  aussi 
des  eunuqui's?  —  Ma  foi  non,  dit  Monte-Cristo,  je  ne 
pousse  pas  l'orientalisme  jusque-là  :  tout  ce  qui  m'en- 
teure  est  libre  de  me  quitter,  et  en  me  quittant  n'aura 


—  53  — 

plus  besoin  de  moi  ni  de  personne,  voilà  pcut-ôtre 
pourquoi  on  ne  me  quitte  pas. 

Dopuis  longtemps  on  était  passé  au  dnssert  et  aux 
cigares. 

—  Mon  cher,  dit  Debray  en  se  levant,  il  est  deux 
heures  et  demie,  votre  convive  est  charmant,  mais  il 
n'y  a  si  bonne  compagnie  qu'on  ne  quitte,  et  quelque- 
fois même  pour  la  mauvaise  :  il  faut  que  je  retourne 
à  mon  ministère.  Je  parierai  du  comte  au  ministre, 
et  il  faudra  bien  que  nous  sachions  qui  il  est.  —  Vrc- 
nez  garde,  dit  Morcerf,  les  plus  malins  y  ont  renoncé, 
—  Bah  !  nous  avons  trois  millions  pour  notre  police, 
il  est  vrai  qu'ils  sont  presque  toujours  dépensés  à  l'a- 
vance ;  mais  n'importe,  il  restera  toujours  bien  une 
cinquantaine  de  mille  francs  à  mettre  à  cela.  —  Et 
quand  vous  saurez  qui  il  est,  vous  me  le  direz  ?  —  Je 
vous  le  promets.  Au  revoir,  Albert  ;  messieurs,  votre 
très-humble. 

Et  en  sortant.  Debray  cria  très-haut  dans  l'anti- 
chombre  : 

—  Faites  avancer.  —  Bon,  dit Beauchampà  Alb'rt. 
je  n'irai  pas  à  !a  chambre,  mais  j'ai  à  offrir  à  mes 
lecteurs  rai;ux  qu'un  discours  de  M.  Danglars.  —  De 
grâce,  Renuchamp,  dit  Morcerf,  pas  un  mot,  je  vous 
en  supplie:  ne  ni'ôtez  pas  le  mérite  de  le  i>résenteret 
de  l'expliquer.  N'i  st-ce  pas  qu'il  est  curieux  ?  —  Jl  e.st 
mieux  que  cela,  répondit  Chùteau-Uenaud.  et  c'est 
vraiment  un  d->s  hommes  les  plus  extraordinaires  que 
j'aie  vus  de  ma  vie,  Ven  z-vous,  Morrel?  —  Le  temps 
de  donner  ma  carte  à  M.  le  comte,  qui  veut  bien  me 
promettre  de  venir  nous  faire  une  petite  visite,  rue 
Meslay.  l-i.  —  Soyez  sûr  que  y'  n'y  manquerai  pas, 
monsieur,  dit  en  s'inclinant  le  comte. 

Et  Maximilicn  Morrel  sortit  avec  le  baron  de  Châ- 
teau-Renaud .laissant  Moute-Cilsto  seul  avec  S"  orcerf. 
IV.  4 


—  54  — 


IV.  —  La  présentalion. 

Quand  Albert  se  trouva  ea  tête-à-tête  avec  Monte- 
Cristo  : 

—  Monsieur  le  comte,  lui  dit-il,  permettez-moi  de 
commencer  avec  vous  mon  métier  de  cicérone  en  vous 
donnant  le  spécimen  d'un  appartement  de  garçon. 
Habitué  aux  palais  d'italie.  ce  sera  pour  vous  une 
étude  à  faire  que  de  calculer  dans  combien  de  pieds 
carrés  peut  vivre  un  des  jeunes  gens  de  Paris  qui  ne 
passe  pas  pour  être  le  plus  mal  logé.  À  mesure  que 
nous  passerons  d'une  chambre  à  l'autre,  nous  ouvri- 
rons les  fenêtres  pour  que  vous  respiriez. 

Monte-Cristo  connaissait  déjà  la  salle  à  manger  et 
le  salon  du  rez-de-chaussée.  Albert  le  conduisit  d'a- 
bord à  son  atelier  ;  c'était,  on  se  le  rappelle  .  sa  pièce 
de  prédilection. 

Monte-Cristo  était  un  digne  appréciateur  de  toutes 
les  chosf's  qu'Albert  avait  entassées  dans  cette  pièce  : 
vieux  bahuts,  porcelain-3s  du  Japon  ,  étoffes  d'Orient, 
verroteries  de  Venise  .  armes  de  tous  les  pays  du 
monde  .  tout  lui  était  familier,  et  au  premier  coup 
d'œil  il  reconnaissait  le  siècle  .  le  pays  et  l'origine. 
Morcerf  avait  cru  être  lexplicateur,  et  c'était  lui  au 
contraire  qui  faisait ,  sous  la  direction  du  comte  .  un 
cours  d'archéologie,  de  minéralogie  et  d'histoire  na- 
turelle. On  descendit  au  premier.  Albert  introduisit 
son  hôte  dans  le  salon.  Ce  salon  était  tapissé  des 
œuvres  des  peintres  modern^^s;  il  y  avait  des  paysages 
de  Dupré,  aui  longs  roseaux,  aux  arbres  élancés  .  aux 
vaches  beuglantes  et  aux  ciels  merTeilleui  :  il  y  avait 
des  cavaliers  arabes  de  Delacroix,  aux  longs  burnous 


—  55  — 

blancs  ,  aux  ceintures  brillantes  ,  aux  armes  damas- 
quinées, dont  les  chevaux  se  mordaient  avec  rage, 
tandis  que  les  hommes  se  déchiraient  avec  des  masses 
de  fer:  des  aquarelles  de  Boulanger,  représentant 
tout  Notre-Dame  de  Paris  avec  cette  vigueur  qui  fait 
du  peintre  l'émule  du  poète  :  il  y  avait  des  toiles  de 
Diaz  .  qui  fait  les  fleurs  plus  belles  que  les  fleurs  .  le 
soleil  plus  brillant  que  le  soleil .  des  dessins  de  De- 
camps  aussi  colorés  que  ceux  de  Salvator  Rosa  ,  mais 
plus  poéiiques  :  des  pastels  de  Giraud  et  de  MuUer  , 
réprésentant  des  enfants  aux  têtes  dange,  des  femmes 
aux  traits  de  vierge  :  d;'s  croquis  arrachés  à  lalbum 
du  voyage  d"Orient  de  Dauzats  ,  qui  avaient  été 
crayonnés  en  quelques  secondes  sur  la  selle  d'un  cha- 
meau ou  sous  le  dôme  d'une  mosquée  :  enfin  tout  ce 
que  l'art  moderne  peut  donner  en  échange  et  en  dé- 
dommagement de  l'art  perdu  et  envolé  avec  les  siècles 
précédents. 

Albert  s'attendait  à  montrer  celte  fois  du  moins 
quelque  chose  de  nouveau  à  l'étrange  voyageur:  mais, 
à  son  grand  étonnement,  celui-ci.  san^  avoir  bpsoin 
de  chercher  les  signatures,  dont  quelques  unes  d'ail- 
leurs n'étaient  présentes  que  par  des  initiales,  appli- 
qua à  l'instant  même  le  nom  de  chaque  auteur  à  son 
œuvre  .  de  façon  qu'il  était  facile  de  voir  que  non- 
seulement  chacun  de  ces  noms  lui  était  connu  ,  mais 
encore  que  chacun  de  ces  lalenls  avait  été  apprécié  et 
étudié  par  lui. 

Du  salon  on  passa  dans  la  chambre  à  coucher.  C'é- 
tait à  la  fois  un  modèle  d'élégance  et  de  goût  sévère  : 
là  un  seul  portrait .  mais  signé  Léopold  Robert,  res- 
plendissait dans  son  cadre  d'or  mat. 

Ce  portrait  attira  tout  d'abord  les  regards  du  comte 
de  ?.îonte-Cristo  ,  car  il  fit  trois  pas  rapi  '.es  dans  la 
chambre  et  s'arrêta  tout  à  coup  devant  lui. 


—  56  — 

C'était  celui  d'une  jeune  femme  de  vingt-cinq  à 
vingt-six  ans  .  au  teint  brun  .  au  regard  de  feu  .  voilc^ 
sous  une  paupière  languissante:  elle  portail  le  cos- 
tuuic  pittoresque  des  pêcheuses  catalanes  avec  son 
corset  rouge  et  noir  et  ses  aiguilles  dor  piquées  dans 
les  cheveux  ;  el!e  regardait  la  mer,  et  sa  silhouette 
élégante  se  détachait  sur  le  double  azur  des  Dots  et 
du  ciel. 

Il  faisait  sombre  dans  la  chambre,  sans  quoi  Albert 
eût  pu  voir  la  pâleur  livide  qui  s'étendit  sur  les  joues 
du  comîe.  et  surprendre  le  frisson  nerveux  qui  effleura 
ses  épauh's  et  sa  poitrine. 

II  se  lit  un  instant  de  silence,  pendant  lequel  Monte- 
Cristo  demeura  l'oeil  obstinément  fixé  sur  cette  pein- 
ture. 

—  Vous  avez  là  une  belle  maîtresse  ,  vicomte  .  dit 
Monte-Cristo  d'une  \oix  parfaitement  calme;  et  ce 
costume,  costume  de  bal  sans  doute,  lui  sied  vraiment 
à  ravir.  —  Ah  !  monsieur  .  dit  Albert .  voilà  une  mé- 
prise que  je  ne  vous  pardonnerais  pas  ,  si  à  côté  de  ce 
portrait  vous  en  eussiez  >u  quelque  autre.  Tous  ne 
connaissez  pas  ma  mère  ,  monsieur  ;  c'est  elle  que 
vous  vovez  dans  ce  cadre  ;  elle  se  fit  peindre  ainsi ,  il 
y  a  six  ou  huit  ans.  Ce  costume  est  un  costume  de 
fantaisie,  à  ce  qu'il  paraît .  et  la  ressemblance  est  si 
grande,  que  je  crois  encore  voir  ma  mère  telle  qu'elle 
était  en  1830.  La  comtess.  fit  faire  ce  portrait  pendant 
une  absence  du  comte.  Sans  doute  elle  croyait  lui 
préparer  pour  son  retour  une  gracieuse  surprise  ; 
mais  .  chose  bizarre  ,  ce  portrait  déplut  à  mon  père; 
et  la  valeur  de  la  peinture,  qui  est.  comme  vous  le 
voyez  .  une  des  belles  toiles  de  Léopold  Robert,  ne 
put  le  faire  passer  sur  l'antipathie  dans  laquelle  il 
l'avait  prise.  11  est  vrai  de  dire  entre  nous,  mon  cher 
comte  ,que  M.  de  Morcerf  est  un  des  pairs  les  plus 


—  37  ^ 

assidus  au  Luxembourg,  un  général  renommé  pour  la 
théorie,  mais  un  amateur  à"art  des  plus  médiocns  ; 
il  n'en  est  pas  de  même  de  ma  mère,  qui  peint  d'une 
façon  remarquable,  et  qui,  estimant  trop  une  pareille 
œuvre  pour  s'en  séparer  tout  à  fait ,  me  l'a  donnée 
pour  que  chez  moi  tlk-  fût  moins  exposée  à  déplaire  à 
M.  de  Morcerf ,  dont  je  vous  ferai  voir  à  son  tour  le 
portrait  peint  par  Gros.  Pardonnez-moi  si  je  vous 
parle  ainsi  ménage  et  famille  :  mais  comme  je  vais 
avoir  l'honneur  de  vous  conduire  chez  le  comte,  jo 
vous  dis  Cl  la  pour  qu'il  ne  vous  échappe  pas  de  vanf.  r 
ce  portrait  devant  lui.  Au  reste  ,  il  a  une  funeste  in- 
fluence ;  car  il  est  bien  rare  que  ma  mère  vienne  ch;  z 
moi  sans  11-  regarder ,  et  plus  rare  encore  qu'elle  le 
regarde  sans  pleurer.  I.e  nuage  qu'amena  l'apparition 
de  cette  peinture  dans  l'hôtel  esl  du  reste  le  seul  qui 
se  soit  élevé  entre  le  comte  et  la  comtesse,  qui,  quoique 
mariés  depuis  plus  de  vingt  ans  ,  sent  encore  unis 
comme  au  premier  jour. 

Monte-Cristo  jeta  un  regard  rapide  sur  Albert . 
comme  pour  chercher  une  intention  rac'néo  à  ses  pa- 
roles; mais  il  était  évident  que  le  jeune  homme  les 
avait  dites  dans  toute  la  simplicité  dv'  son  âme. 

—  Maintenant,  dit  Albert,  vous  avez  \u  toutes  mes 
richesses  ,  monsieur  le  comte ,  permcttcz-moi  de  vous 
les  offrir  ,  si  indignes  qu'elles  soient  :  regardez-vous 
comme  étant  ici  chez  vous,  et,  pour  vous  mettre  plus 
à  votre  aise  encore,  veuillez  m'accompagner  jusque 
chez  M.  de  Morcerf.  à  qui  j'ai  écrit  de  Rome  le  service 
que  vous  m'avez  rendu ,  à  qui  j'ai  annoncé  la  visite 
que  vous  m'aviez  promise,  et.  je  puis  le  dire,  le  comte 
et  h  comtesse  attendaient  avec  impatience  qu'il  leur 
fût  permis  de  vous  remercier.  >  ous  êtes  un  peu  blasé 
sur  toutes  choses,  je  le  sais,  monsieur  le  comte,  et  les 
scènes  de  famille  n'ont  pas  sur  Simbad  le  JVIarin  beau 


—  68  — 
coup  d'action  :  vous  avez  vu  tant  d'autres  scènes  !  Ce- 
pendant acceptez  ce  que  je  vous  propose  comme  ini- 
tiation à  la  vie  parisienne,  vie  de  politesses,  de  visites 
et  de  présentations. 

llonle-Cristo  s'inclina  sans  répondre,  il  acceptait 
la  proposition  sans  tnlbousiasme  et  sans  rtgrcts, 
comme  une  des  convenances  de  société  dont  tout 
homme  comme  il  faut  se  fait  un  devoir.  Albert  appela 
son  valet  de  chambre,  et  lui  ordonna  d'aller  prévenir 
M.  etM'^'de  Morcerfde  l'arrivée  prochaine  du  comte 
de  Monte-Cristo. 

Albert  le  suivit  avec  le  comte. 

En  arrivant  dans  l'antichambre  du  comte,  on  voyait 
au-dessus  de  la  porte  qui  donnait  dans  Je  salon  un 
écusson  qui.  par  son  entourage  riche  et  son  harmonie 
avec  l'ornementation  de  la  pièce  .  indiquait  l'impor- 
tance que  le  propriétaire  de  l'hôtel  attachait  à  ce 
blason. 

Monte-Cristo  s'arrêta  devant  ce  blason,  qu'il  exa- 
mina avec  attention. 

—  D'azur  à  sept  jnerlettts  d'or  posées  en  bande. 
C'est  sans  doute  l'écusson  de  votre  famille,  mon- 
sieur ?  demanda-l-il.  A  part  la  connaissance  des 
pièces  du  blason  qui  me  permet  de  le  déchiffrer,  je 
SUIS  fort  ignorant  en  matière  héraldique  ,  moi .  comte 
de  hasard,  fabriqué  par  la  Toscane  à  l'aide  d'une 
coniraandtrie  de  Saint-Étienne,  et  qui  me  fusse  passé 
d'èire  grand  seigneur  si  l'on  ne  m'tût  répété  que 
lorsqu'on  voyage  beaucoup,  c'est  chose  absolument 
nécessaire.  Car  enfin  il  faut  bien,  ne  fût-ce  que  pour 
que  les  douaniers  ne  \ous  visitent  pas,  avoir  quelque 
chose  sur  les  panneaux  de  sa  voiture.  Excusez-moi 
donc  si  je  aous  fais  une  pareille  question.  —  Elle 
n'est  aucunement  indiscrète,  monsieur ,  dit  Moncerf 
avec  la  simplicité  de  la  conviction,  et  vous  aviez 


—  59  — 

deviné  juste  :  ce  sont  nos  armes,  c'est-à-dire  celles  du 
chef  de  mon  père  ;  mais  elles  sont ,  comme  vous 
voyez,  accolées  à  un  autre  écusson,  qui  est  de  gueules 
a  la  tour  d'argent,  et  qui  est  du  chef  de  ma  mère  ;  par 
'^s  femmes  je  suis  Espagnol,  mais  la  maison  de 
Morcerf  est  française,  et.  à  ce  que  j'ai  entendu  dire, 
même  une  des  plus  anciennes  du  midi  de  la  France. 
—  Oui,  reprit  Monte-Cristo,  c'est  ce  qu'indiquent  les 
merlettes.  Presque  tous  les  pèlerins  armés  qui  ten- 
tèrent ou  qui  firent  la  conquête  de  la  fterre  sainte  , 
prirent  pour  armes  ou  des  croix,  signe  de  la  mission 
à  laquelle  ils  s'étaient  voués,  ou  des  oiseaux  voya- 
geurs, symbole  du  long  voyage  qu'ils  allaient  entre- 
prendre et  qu'ils  espéraient  accomplir  sur  les  ailes  de 
la  foi .  Un  de  vos  aïeux  paternels  aura  été  de  quelqu'une 
de  ces  croisades,  et  en  supposant  que  ce  ne  soit  que 
celle  de  saint  Louis,  cela  vous  fait  déjà  remonter  au 
treizième  siècle,  ce  qui  est  encore  fort  joli.  —  C'est 
possible,  dit  Morcerf,  il  y  a  quelque  part  dans  le 
cabinet  de  mon  père  un  arbre  généalogique  qui  nous 
dira  cela,  et  sur  lequel  j'avais  fait  autrefois  des  com- 
mentaires qui  eussent  fortédifié  d'Hozier  et  Jaucourt. 
A  présent  je  n'y  pense  plus  et  cependant  je  vous  dirai, 
monsieur  le  comte,  et  ceci  rentre  dans  mes  attribu- 
tions de  cicérone .  que  l'on  commence  à  s'occuper 
beaucoup  de  ces  choses-là  sous  notre  gouvernement 
populaire.  —  Eh  bien  !  alors  votre  gouvernement 
aurait  bien  dû  choisir  dans  son  passé  quelque  chose 
de  mieux  que  ces  deux  pancartes  que  j'ai  remarquées 
sur  vos  monuments,  et  qui  n'ont  aucun  sens  héral- 
dique. Quant  à  vous,  vicomte,  reprit  Monte-Cristo  en 
revenant  à  Morcerf,  vous  êtes  plus  heureux  que  votre 
gouvernement,  car  vos  armes  sont  vraiment  belles  et 
parlent  à  l'imagination.  Oui,  c'est  bien  cela,  vous  êtes 
à  la  fois  de  Provence  et  d'Espagne;  c'est  ce  qui 


—  60  — 

explique,  si  le  portrait  que  vous  m'avez  montré  est 
ressemblant,  cette  belle  couleur  brune  que  j'admirais 
si  fort  sur  le  visage  d-:  la  noble  Catalane. 

Il  eût  fallu  être  Œdipe  ou  le  sphinx  lui-même  pour 
d;'viner  lironie  que  mit  le  comte  dans  ces  parok •* 
empreintes  en  apparence  de  la  plus  grande  politesse  : 
aussi  ^^îorcerf  le  remorcia-t-i!  d'un  sourire,  el,  pas- 
sant le  premier  pour  lui  montrer  le  chemin,  poussa-t-ii 
la  porte  qui  s'ouvrait  au-dessous  de  ses  armes,  et  qui. 
ainsi  que  nous  lavons  dit.  donnait  dans  le  salon. 

Bans  l'endroit  le  plus  apparent  de  ce  salon  se 
voyait  aussi  un  portrait;  c'était  celui  d'un  homme  àv 
trente-cinq  à  trente-huit  ans.  vêtu  d'un  uniforme 
d'officier  général,  portant  cette  double  épnulette  en 
torsade,  .signe  des  grades  supérieurs,  le  ruban  de  la 
Légion  d'honneur  au  cou.  ce  qui  indiquait  qu'il  étail 
commandeur,  et  sur  la  poitrine,  à  droite,  la  plaque 
de  grand  officier  de  l'Ordre  du  Sauveur,  et  à  gauche  , 
celle  de  grand'croix  de  Charles  !!I.  ce  qui  indiquait 
que  la  personne  représentée  par  c^  portrait  avait  dû 
faire  les  guerres  de  Grèce  et  d'Espagne,  ou,  ce  qui 
revient  absolument  au  même  en  matière  de  cordons, 
avoir  rempli  quelque  mission  diplomatique  dans  les 
deux  pays. 

MontL-Cristo  était  occupé  à  détailler  ce  portrait 
avec  non  moins  de  soin  qu'il  avait  fait  de  l'autre  . 
lorsqu'une  porte  latérale  s'ouvrit,  et  qu'il  se  trouva 
en  face  du  comte  de  Hîorcerf  lui-même. 

C'était  un  homme  de  quarante  à  quarante-cinq  ans, 
mais  qui  eu  paraissait  bien  au  moins  cinquante,  et 
dont  la  moustache  et  les  sourciis  noirs  tranchaient 
étrangement  avec  des  cheveux  presque  blancs  coupés 
en  brosse  à  la  mode  militaire  :  il  était  vêtu  en  bour- 
geois et  poilait  à  sa  bcutounière  un  ruban  dont  les 
différents  lisérés  rappelaient  les  différents  ordres  dont 


—  Gl   — 

il  était  décoré.  Col  hoinuie  cuira  dun  pas  assez  iiob!.' 
et  avec  une  sorte  dVmpressement.  Monte-Cristo  le 
vit  venir  à  lui  sans  faire  un  seul  pas  :  ou  eût  dit  que 
ses  pieds  étaient  cloués  au  parquet  comme  ses  yeux 
sur  le  visage  du  comte  de  Morccrf. 

—  Mon  père,  dit  le  jf'une  homme,  j'ai  Thonneur  de 
vous  présenter  M.  le  comte  de  Monte-Cristo,  ce  géné- 
reux ami  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  rencontrer  dans 
les  circonstances  difficiies  que  vous  savez.  —  Mon- 
sieur est  le  bienvenu  parmi  nous,  dit  le  comte  de 
Morcert  en  saluant  Monte-Cristo  avec  un  sourire , 
et  il  a  rendu  à  notre  nsaison.  en  lui  conservant  son 
unique  héritier,  un  service  qui  sollicitera  éternelle- 
ment notre  reconnaissance. 

Et  en  disant  ce  paroles  le  comte  de  Morcerf  indi- 
quait un  fauteuil  à  Monte-Cristo,  en  même  temps  que 
lui-même  s'asseyait  en  face  de  ia  fenêtre. 

Quant  à  Monte-Cristo,  tout  en  prenant  le  fauteuil 
désigné  par  le  comte  de  Morccrf,  il  s'arrangea  di; 
manière  à  demeurer  caché  dans  l'ombre  des  grands 
rideaux  de  velours  et  à  lire  de  là  sur  les  traits 
empreints  de  fatigue  et  de  soucis  du  comte  toute  un-j 
histoire  de  secrètes  douleurs  écrites  dans  chacune  de 
ses  rides  venues  avant  le  temps. 

—  31adame  la  comtesse,  dit  Morcerf.  était  à  sa  toi= 
lette  lorsque  le  vicomte  l'a  fait  prévenir  de  la  visite 
qu'elle  allait  avoir  le  bonheur  de  recevoir:  elle  \a 
descendre,  et  dans  dix  minutes  elle  sera  au  salon.  — 
C'est  beaucoup  dhonneur  pour  moi.  dit  Monte-Cristo, 
d'être  ainsi,  dès  le  jour  de  mon  arrivée  à  Paris,  mis 
en  rapport  avec  un  homme  dont  le  mérité  égale  la 
réputation,  et  pour  lequel  la  fortune,  juste  une  fois, 
n'a  pas  fait  d'erreur  ;  mais  n'a-t-tlle  pas  encore  dans 
les  plaines  de  la  Mitidja  ou  dans  les  montagnes  de 
l'Atlas,  un  bâton  de  maréchal  h  vous  offrir  ?  —  Oh  ! 


—  62  — 

répliqua  Morcerf  en  rougissant  un  peu,  j'ai  quitté  le 
service,  monsieur.  >'ommé  pair  sous  la  restauration, 
j'étais  de  la  première  campagne,  et  je  servais  sous  les 
ordres  du  niaréthal  de  Bourmont  :  je  pouvais  donc 
prétendre  à  un  commandement  supérieur,  et  qui  sait 
ce  qui  fût  arrivé  si  la  branche  aînée  fût  restée  sur  !e 
trône!  Mais  la  révolution  de  juillet  était,  à  ce  qu'il 
paraît,  assez  glorieuse  pour  se  permettre  d'être 
ingrate,  elle  le  fut  pour  tout  service  qui  ne  datait  pas 
de  la  période  impériale  :  je  donnai  donc  ma  démis- 
sion, car,  lorsqu'on  a  gagné  ses  épaulettes  sur  les 
champs  de  bataille,  on  ne  sait  guère  manoeuvrer  sur  le 
terrain  glissant  des  salons:  j'ai  quitté  l'épée,  je  me 
suis  jeté  dans  la  politique,  je  me  voue  à  l'industrie  , 
j'étudie  les  arts  utiles.  Pendant  les  vingt  années  que 
j'étais  rcslé  au  service,  j'en  avais  bien  eu  le  ■  ésir, 
mais  je  n'en  avais  pas  eu  le  temps.  —  Ce  sont  de 
pareilles  idées  qui  entretiennent  la  supériorité  de 
votre  nation  sur  les  autres  pays,  monsieur,  répondit 
Monte-Cristo;  gentilhomme  issu  de  grande  maison, 
possédant  une  belle  fortune,  vous  avez  d'abord  con- 
senti à  gagner  les  premiers  grades  en  soldat  obscur, 
c'est  fort  rare  ;  puis,  devenu  général,  pair  de  France, 
commandeur  de  la  Légion  d'honneur,  vous  consentez 
à  recommencer  un  sicond  apprentissage,  sans  autre 
espoir,  sans  autre  récompense  que  celle  d'être  un  jour 
utile  à  vos  semblables...  Ah  !  monsieur,  voilà  qui  est 
vraiment  beau;  je  dirai  plus,  voilà  qui  est  sublime. 

Albert  regardait  et  écoutait  Monte-Cristo  avec 
étonnenient  ;  il  n'était  pas  habitué  à  le  voir  s'élever  à 
de  pareilles  idées  d'enthousiasme. 

—  Hélas  !  continua  l'étranger,  sans  doute  pour  faire 
disparaître  l'imperceptible  nuage  que  ces  paroles  ve- 
naient de  faire  |  asser  sur  le  front  de  Morcerf.  nous  ne 
faisons  pas  ainsi  en  Italie,  nous  croissons  selon  notre 


—  63  — 
race  et  notre  espèce,  et  nous  gardons  même  feuillage, 
même  taille,  et  souvent  même  inutilité  toute  notre 
vie.  —  Mais,  monsieur,  réponditle  comte  de  ?»îorcerf, 
pour  un  homme  de  votre  mérite,  l'Italie  n'est  pas  une 
patrie,  et  la  France  vous  tend  les  bras  ;  répondez  à 
son  appel,  la  France  ne  sera  peut-être  pas  ingrate 
pour  toutle  monde  ;  elle  traite  mal  ses  enfants,  mais 
d'habitude  elle  accueille  grandement  les  étrangers.  — 
Eh  !  mon  père,  dit  Albert  avec  un  sourire,  on  voit 
bien  que  vous  ne  connaissez  pas  monsieur  le  comte  de 
Monte-Cristo.  Ses  satisfactions  à  lui  sont  en  dehors 
de  ce  monde  ;  il  n'aspire  point  aux  honneurs,  et  rn 
prend  seulement  ce  qui  peut  tenir  sur  un  passe-port. 
—  Voilà,  à  mou  égard,  l'expression  la  plus  juste  que 
j'ai  jamais  entendue,  répondit  l'étranger.  —  Monsieur 
a  été  le  maître  de  son  avenir,  dit  le  comte  de  Morceif 
avec  un  soupir,  et  il  a  choisi  le  chemin  de  fleurs.  — 
Justement,  monsieur,  répliqua  Monte-Cristo  avec  un 
de  ces  sourires  qu'un  peintre  ne  rendra  jamais,  et  qu'un 
physiologiste  désespérera  toujours  d'analyser.  — Si  je 
n'eusse  craint  de  fatiguer  monsieur  le  comte,  dit  le 
général,  évidemment  charmé  des  manières  de  Monte- 
Cristo,  je  l'eusse  emmené  à  la  chambre,  il  y  a  aujour- 
d'hui séance  curieuse  pour  quiconque  ne  connaît  pas 
nos  sénateurs  modernes.  —  Je  vous  serai  fort  recon- 
nq,issant,  monsieur,  si  vous  voulez  bien  me  renou- 
veler cette  ofl're  une  autre  fois  ;  mais  aujourd'hui 
l'on  m'a  flatté  de  l'espoir  d'être  présenté  à  madame  la 
comtesse,  et  j'attendrai.  —  Ah!  voici  ma  mère, 
s'écria  le  vicomte. 

En  effet,  Monte-Cristo,  en  se  retournant  vivement, 
vit  madame  de  Morcerf  à  l'entrée  du  salon,  au  seuil  de 
la  porte  opposée  à  celle  par  laquelle  était  entré  son 
mari  :  immobile  et  pâle,  elle  laissa,  lonsque  Monte- 
Cristo  se  retourna  de  son  côté,  tomber  son  bras  qui. 


—  64  — 

on  lie  sait  pourquoi,  s'était  appuyé  sur  Je  charn- 
branie  doré;  elle  était  là  depuis  qu<  Iques  secondts,  et 
avait  entendu  les  dernières  paroles  prononcées  par  l^ 
visiteur  ultramonlain. 

Celui-ci  se  leva  et  salua  profondément  la  com- 
tesse, qui  s'inclina  à  son  tour,  muette  et  cérémo- 
nieuse. 

—  Eh  !  mon  Dieu,  madame,  demanda  le  comte, 
qu'avez-vous  donc?  serait  ce  par  hdsard  la  chaleur 
de  ce  salon  qui  vous  fait  mal  V  —  Souffrez- vous,  ma 
mère?  s'écria  le  vicomte  eu  s'élançant  au-devant  de 
Mercedes. 

Elle  les  remercia  tous  deux  avec  un  sourire. 

—  Non.  dit-elle,  mais  j'ai  éprouvé  quelque  émotion 
en  voyant  pour  la  première  fois  celui  sans  iintcrven- 
tion  du(|uel  nous  serions  en  ce  moment  dans  les  larmes 
et  dans  le  d;  uii.  Monsiiur,  continua  la  comtesse  en 
s'avançant  avec  la  maj- sté  d'une  reine,  je  vous  dois  lei 
vie  de  mon  fils,  et  pour-  ce  bienfait  je  vous  bénis. 
Maintenant  je  vous  rends  grâce  pour  le  plaisir  que 
vous  me  faites  en  me  procurant  Toccasion  de  vous 
remercier  comme  je  vous  ai  béni,  c'est-à-dire  du  fond 
du  cœur. 

Le  comte  s'inclina  encore,  mais  plus  profondément 
que  la  première  fois;  il  était  plus  pâle  encore  que 
Mercedes. 

—  Madame,  dit-il.  monsieur  le  comte  et  vous  me 
récompensez  trop  généreusement  d'une  action  bien 
simple.  Sauver  un  homme,  épargner  un  tourment  à 
un  père,  ménager  la  sensibilité  dune  femme,  ce  n'est 
point  faire  une  bonne  œuvre,  c'est  faire  acte  d'huma- 
nité. 

A  ces  mots  prononcés  avec  une  douceur  et  une  poli- 
tesse exquises,  M"«^  de  Morcerf  répondit  avec  un 
accent  profond. 


—  65  — 

—  Il  est  bien  heureux  pour  mon  fils,  monsieur,  de 
vous  avoir  pour  ami,  et  je  rends  grâce  à  Dieu  qui  a 
fait  les  choses  ainsi. 

—  Et  >\îercédès  1  va  ses  beaux  yeux  au  ciel  avec 
une  gratitude  si  infinie,  que  le  comte  crut  y  voir 
trembler  deux  larmes. 

M.  de  Morcerf  s'approcha  d'elle. 

—  ]\îadame,  dit-il,  j'ai  déjà  fait  mes  excuses  à  mon- 
sieur le  comte  d'être  obligé  de  le  quitter,  et  vous  les 
lui  renouvellerez,  je  vous  prie.  La  séance  ouvre  à  deux 
heures,  il  en  est  trois,  et  je  dois  partir.  —  Allez, 
monsieur,  je  tâcherai  de  faire  oublier  votre  absence  à 
notre  hôte,  dit  la  comtesse  avec  le  uiême  accent  do 
sensibilité.  Monsieur  le  comte,  continua-l-elie  en  se 
retournant  vers  Jîonle-Cristo,  nous  fera-t-ii  la  grâce 
de  passer  le  reste  de  la  journée  avec  nous  ?  —  Morci, 
madame,  e^  vous  me  voyez,  croyez-le  bien,  on  ne  peut 
plus  reconnaissant  de  votre  otfrc.  mais  je  suis  des- 
cendu ce  matin  à  votre  rorte  de  ma  voiture  de  voyage. 
Comment  sois-je  installe  à  Paris,  je  l'ignore:  où  le 
suis-je.  je  le  sais  à  peine.  C'est  une  inquiétude  légère, 
je  le  sais,  mais  appréciable  c(  pendant.  —  Nous  aurons 
ce  plaisir  une  autre  fois  au  moins,  vous  nous  le  pro- 
mettez? demanda  la  comtesse. 

Monte-Cristo  s'inclina  sans  répondre,  mais  le  geste 
pouvait  passer  pour  un  assentiment. 

—  Alors,  je  ne  vous  retiens  pas.  nionsieur.  dit  la 
comtesse,  car  je  ne  veux  pas  que  ma  reconnaissance 
devienne  ou  une  indiscrétion  ou  uneimportunilé.  — 
Mon  cher  comte,  dit  Albert,  si  vous  le  voulez  bien,  je 
vais  essayer  de  vous  rendre  à  Paris  votre  gracieuse 
polite.ese  de  Rome,  et  mettre  mon  coupé  à  votre  dis- 
position jusquâ  ce  que  vous  ayez  eu  le  temps  démon- 
ter vos  équipages.  —  Merci  mille  fois  de  votre  obli- 
geance, vicomte,  dit  Monte-Cristo,  mais  je  présume 


—  66  — 

que  M.  Bertuccio  aura  convenablement  employé  les 
quatre  heures  et  demie  que  je  viens  de  lui  laisser,  et 
que  je  trouverai  à  la  porte  une  voiture  quelconque 
tout  attelée. 

Albert  était  habitu-'  à  ces  façons  de  la  part  du 
comte,  il  savait  qu'il  était  comme  Néron  à  la  re- 
cherche de  l'impossible,  et  il  ne  s'étonnait  plus  de  rien, 
seulement  il  voulut  jujer  par  lui-même  de  quelle 
façon  ses  ordres  avaient  été  exécutés:  il  l'accompagna 
doncjusqu'à  la  porte  de  l'hôtel. 

Monte-Cristo  ne  s'était  pas  trompé  :  dès  qu'il  avait 
paru  dans  l'antichambre  du  comte  de  Morcerf,  un 
valet  de  pied,  le  même  qui  à  Rome  était  venu  ap- 
porter la  carte  du  comte  aux  deux  jeunes  gens  et  leur 
annoncer  sa  visite,  s'était  élancé  hors  du  péristyle, 
de  sorte  qu'en  arrivant  au  pi^rron  l'illustre  voyageur 
trouva  effectivement  sa  voiture  qui  l'attendait. 

C'était  un  coupé  sortant  des  ateliers  de  Relier,  et 
un  attelage  dont  Drake  avait,  à  la  connaissance  de 
tous  les  lions  de  Paris,  refusé  la  veille  encore  dix- 
huit  mille  francs. 

—  Monsieur,  dit  le  comte  à  Albert,  je  ne  vous 
propose  pas  dem'accompagner  jusque  chez  moi.  je  ne 
pourrais  vous  montrer  qu'une  maison  improvisée,  et 
j'ai,  vous  le  savez,  sous  le  rapport  des  improvisations, 
une  réputation  à  ménager.  Accordez  moi  un  jour  et 
permettez-moi  alors dt'  vous  inviter.  Je  serai  plus  sûr 
de  ne  pas  manquer  aux  lois  de  l'hospitalité. — Si  vous 
me  demandez  un  jour,  monsieur  le  comte,  je  suis 
tranquille  ;  ce  ne  sera  plus  une  maison  que  vous  me 
montrerez,  ce  sera  un  palais.  Décidément,  vous  avez 
quelque  génie  à  votre  disposition.  —  Ma  foi.  laissez- 
le  croire,  dit  Montr-Crislo  en  mettant  le  pied  sur  les 
degrés  garnis  de  velours  de  son  splendide  équipage, 
cela  me  fera  quelque  bien  auprès  des  dame  s 


—  67  — 

Et  il  s'élança  dans  sa  voiture,  qui  se  referma  der- 
rière lui.  et  partit  au  galop,  mais  pas  si  rapidement 
que  le  comte  n'aperçût  le  mouvement  imperceptible 
qui  fit  trembler  le  rideau  du  salon  où  il  avait  laissé 
madame  de  3Iercerf. 

Lorsque  Albert  rentra  chez  sa  mère,  il  trouva  la 
comtesse  au  boudoir,  plongée  dans  un  grand  fauteuil 
de  velours;  toute  la  cbambre,  noyée  d'ombre,  ne  lais- 
sait apercevoir  que  la  paillette  étincelante  attachée  çà 
et  là  au  ventre  de  quelque  pastiche  ou  à  langle  de 
quelque  cadre  d'or. 

Albert  ne  put  voir  le  visage  de  la  comtesse  perdu 
dans  un  nuage  de  gaze  que'le  avait  rouiée  autour  de 
ses  cheveux  comme  une  auréole  de  vapeur  ;  mais  il 
lui  sembla  que  sa  voix  était  altérée  ;  il  distingua  aussi 
parmi  les  parfums  des  roses  et  des  héliotropes  de  la 
jardinière  ,  la  trace  âpre  et  mordante  des  sels  de  vi- 
naigre ;  sur  une  des  coupes  ciselées  de  la  cheminée,  en 
effet,  le  flacon  de  la  comtesse,  sorti  de  sa  gaine  de 
chagrin,  attira  l'attention  inquiète  du  jeune  homme. 

—  Souffrez-vous  .  ma  mère  .  s'écria-t-il  en  entrant , 
et  vous  seriez-vous  trouvée  mal  pendant  mon  absence  ? 

—  Moi  ?  non  pas.  Albert  :  mais,  vous  comprenez,  ces 
roses,  ces  tubéreuses  et  ces  Qeurs  d'oranger  dégagent 
pendant  ces  premières  chaleurs  .  auxquelles  on  n'est 
pas  habitué,  de  si  violents  parfums...  —  .Alors,  ma 
mère,  dit  >îorcerf  en  portant  la  main  à  la  sonnette,  il 
faut  les  faire  porter  dans  votre  antichambre.  Vous 
êtes  vraiment  indisposée:  déjà  tantôt,  quand  vous 
êtes  entrée ,  vous  étiez  fort  pâle.  —  J'étais  pâle,  di- 
tes-vous, Albert?  —  D'une  pâleur  qui  vous  sied  à 
merveille,  ma  mère  ,  mais  qui  ne  nous  a  pas  moins 
effrayés  pour  cola,  mon  père  et  moi.  — Votre  père 
vous  en  a-t-il  parlé  ?  demanda  vivement  SIerccdès. 

—  Non,  madame,  mais  c'est  à  vous-même,  souvenez- 


—  68  — 
vous,  qu'il  a  fait  cette  observation.  —  Je  ne  me  sou- 
vions  pas.  dit  la  comtesse. 

Un  valet  entra  :  il  venait  au  bruit  de  la  sonnette 
tirée  par  Albert. 

—  Portez  ces  fleurs  dans  Tanlichaflibre  ou  dans  le 
cabinet  de  toilette,  dit  le  vicomte;  elles  font  mal  à 
madame  la  comtesse. 

Le  valet  obéit. 

Il  y  eut  un  assez  long  silens^'e ,  et  qui  dura  pendant 
tout  le  temps  que  se  fit  le  dcm.énairem  nt. 

—  Qu'est-ce  donc  que  ce  nom  de  Monte-Cristo  ?  de- 
manda la  comtesse  quand  1:^  domestique  fut  sorti 
emportant  le  dernier  vase  de  fleurs,  est-ce  un  nom  de 
famille,  un  nom  de  tcrro.  un  titre  simple  ?  —  C'est,  je 
crois,  un  titre,  ma  mère  ,  et  voilà  tout.  Le  comte  a 
ach'té  une  île  dans  l'archipel  toscan,  et  a.  d'après  ce 
qu'il  disait  lui-même  ce  malin  ,  fondé  une  comman- 
derie.  Vous  savez  que  cela  se  fiit  ainsi  pour  Saint- 
ÉtiennedeFloronce.pour  Saiiit-Georore  Constantinien 
de  Parme,  et  même  pour  Tordre  de  Malte.  Au  reste,  il 
n'a  aucune  prétention  à  la  noble.'se  et  s'ap[»('l!e  un 
comte  de  hasard,  quoique  Topinion  générale  de  Rome 
soit  que  le  comte  est  un  très-t^rand  seigneur.  —  Ses 
manières,  sont  exccllent-s  dit  la  comtesse  ,  du  moins 
d"après  ce  que  j'en  ai  ou  juger  par  les  courts  instants 
pendant  lesquels  il  est  resté  ici.  —  Oh  !  parfaites,  ma 
mère  .  si  parfaites  même  qu'elles  surpassent  de  beau- 
coup tout  ce  que  j'ai  connu  de  plus  aristocratique 
dans  les  trois  noblesses  les  plus  fières  de  l'Europe, 
c'est-à-dire  dans  la  noblesse  anglaise,  dans  la  noblesse 
espagnole  et  dans  la  noblesse  allemande. 

La  comtesse  réfléchit  un  instant ,  puis  après  cette 
courte  hésitation  elle  reprit  : 

—  Vous  avez  vu  mon  cher  Albert...  c'est  une 
question  de  uiere  iiue  je  vous  adresse  là,  vous  le  com- 


—  69  — 

prenez,  vous  avez  vu  M.  de  Monte-Cristo  dans  son 
intérieur  ;  vous  avez  de  la  perspicacité .  vous  avez 
l'habitude  du  monde,  plus  de  tact  qu'on  n'en  a  d'or- 
dinaire à  votre  âge;  croyez-vous  que  le  comte  soit  ce 
qu'il  parait  réellement  être?  —  Et  que  paraît-il?  — 
Vous  l'avez  dit  vous-même  à  l'instant ,  un  grand  sei- 
gneur. —  Je  vous  ai  dit ,  ma  mère ,  qu'on  le  tenait 
pour  tel.  — Mais  qu'en  pensez-vous. vous.  Albert?  — 
Je  n'ai  pas,  je  vous  l'avouerai,  d'opinion  bien  arrêtée 
sur  lui  ;  je  le  crois  Maltais.  —  Je  ne  vous  interroge 
pas  sur  son  origine  ;  je  vous  interroge  sur  sa  personne. 

—  Ah  !  sur  sa  personne  ,  c'est  autre  chose  ;  et  j'ai  vu 
tant  de  choses  étranges  de  lui,  que  si  vous  vouliez  que 
je  vous  dise  ce  que  j'en  pense,  je  vous  répondrai  que 
je  le  regarderais  volontiers  comme  un  des  hommes  de 
Byron ,  que  le  malheur  a  marqués  d'un  sceau  fatal  ; 
quelque  Manfred  ,  quelque  Lara ,  quelque  Werner  ; 
comme  un  de  ces  débris  enfin  de  quelque  vieille  fa- 
mille qui.  déshérités  de  leur  fortune  paternelle,  en 
ont  trouvé  une  par  la  force  de  leur  génie  aventureux 
qui  les  a  mis  au-dessus  des  lois  de  la  société.  —  Vous 
dites?,..  —  Je  dis  que  Monte-Cristo  est  une  île  au 
milieu  de  la  Méditerranée,  sans  habitants,  sans  gar- 
nison, repaire  de  contrebandiers  de  toutes  nations, 
de  pirates  de  tous  pays.  Qui  sait  si  ces  dignes  indus- 
triels ne  payent  pas  à  leur  seigneur  un  droit  d'asile? 

—  C'est  possible  ,  dit  la  comtesse  rêveuse.  —  Mais 
n'importe,  reprit  le  jeune  homme,  contrebandier  ou 
non,  vous  en  conviendrez ,  ma  mère  ,  puisque  vous 
l'avez  vu,  M.  le  comte  de  Monte-Cristo  est  un  homme 
remarquable  et  qui  aura  les  plus  grands  succès  dans 
les  salons  de  Paris.  Et  tenez  ,  ce  matin  même  ,  chez 
moi,  il  a  commencé  son  entrée  dans  le  monde  en 
frappant  de  stupéfaction  jusqu'à  Château-Renaud.  — 
Et  quel  âge  peut  avoir  le  comte  ?  demanda  Mercedes 

ïv.  a 


—  70  — 

attachant  visibkmenl  une  grande  importance  à  celtç 
question. — Il  a  trente-cinq  à  (ren(e-six  ans.  ma  mère. 

—  Si  jeune  !  c'est  impossible,  dit  Mercedes  répondaiit 
en  même  temps  à  ce  que  lui  disait  Albert  et  à  ce  au?. 
lui  disait  sa  propre  pensée.  —  C'est  la  vérité,  cep(  n- 
dant.  Trois  ou  quatre  fois  il  m'a  dit,  et  certes  san.^ 
préméditation,  à  leile  époque  j'avais  cinq  ans,  à  telle 
autre  j'avais  dix  ans.  à  telle  outre  douze  ;  moi.  que  !a 
curiosité  tenait  éveillé  sur  ces  détails  ,  je  rapprochais 
les  dates .  et  jamais  je  ne  l'ai  trouvé  en  défaut.  Làg: 
de  cet  homme  singulier,  qui  n"a  pas  d'âge  ,  est  donc. 
j'en  suis  sûr,  de  trente-cinq  ans.  Au  surplus  ,  rapp.- 
lez-vous,  ma  mère  ,  combien  son  œil  est  vif,  combien 
ses  cheveux  sont  noirs  et  combien  son  front,  quoique 
pâle,  est  exempt  de  rides  ;  c'est  une  nature  non-seule- 
jnent  vigoureuse,  mais  encore  jeune. 

La  comtesse  baissa  ia  tête  comme  sous  un  flot  trop 
lourd  d'amères  pensées. 

—  Et  cet  homme  s'est  pris  damitié  pour  vous,  Al- 
bert ?  demanda  t-elie  avec  un  frissonnement  nerveux. 

—  Je  te  crois,  madame.  —  Et  vous...  l'aimez-vous 
aussi  ?  —  Il  me  plaît,  madame,  quoi  qu'en  dise  Franz 
dÉpinay,  qui  voulait  le  fair,^  passer  à  mes  yeux  pour 
un  homme  revenant  de  lautre  monde. 

La  comtesse  fit  un  mouvement  de  terreur. 

—  Albert,  dit-elle  d'une  voix  altérée,  je  vous  ai 
oujours  mis  en  garde  contre  les  nouvelles  connais- 
sances. Maintenant  vous  êtes  homme,  et  vous  pourriez 
nie  donner  des  conseils  à  moi-même;  cependant  je 
vous  répéterai  :  Soyez  prudent ,  Albert.  —  Encore 
faudrait-il ,  chère  mère,  pour  que  le  conseil  me  fût 
profitable,  que  je  susse  d'avance  de  quoi  me  défier. 
Le  comte  ne  joue  jamais,  le  comte  ne  boit  que  de  leau 
dorée  par  une  goutte  de  Tin  d'Espagne  ;  le  »;omte  s'est 
annoncé  si  riche  que ,  sans  se  faire  rire  au  nez,  il  ne 


—  71  — 

pourrait  m'emprunter  d'argent  :  que  voulez-vous  donc 
que  je  craigne  de  la  part  du  comte?  —  Vous  avez 
raison  .  dit  la  comtesse  ,  et  mes  terreurs  soîit  folles, 
ayant  pour  objet  surtout  un  homme  qui  vous  a  sauvé 
la  vie.  A  propos,  votre  père  Ta-t-il  bien  reçu,  Albirt? 
Il  est  important  que  nous  soyons  plus  que  convenables 
avec  le  comte.  M.  de  ^Forcerf  est  parfois  occupé  .  ses 
affaires  le  rendent  soucieux,  et  il  se  pourrait  que,  sans 
le  vouloir...  —  Mon  père  a  été  parfait ,  madame .  in- 
terrompit Albert;  je  dirai  plus:  il  a  paru  infiniment 
Gatté  de  deus  ou  trois  compliments  des  plus  adroits 
que  le  comte  lui  a  glissés  avec  autant  de  bonhiur  que 
d'à-propos,  comme  s'il  leùt  connu  depuis  trente  cns. 
Chacune  de  ces  petites  flèches  louangeuses  a  dû  cha- 
touiller mon  père  .  ajouta  Albert  en  riant ,  de  sorte 
qu'ils  se  sont  quittés  les  meilleurs  amis  du  monde,  et 
que  M.  de  Morcerf  voulait  même  l'emmener  à  la 
Chambre  pour  lui  faire  cnt*  ndre  son  discours. 

La  comtesse  ne  répendit  pas:  elle  était  absorbée 
dans  une  révvrie  si  profonde  que  ses  yeux  s'étaient 
fermés  peu  à  peu  Le  jeune  homme,  debout  devant 
elle,  la  regardait  avec  cet  amour  filial  plus  tendre  et 
plus  affectueui  chez  les  enfants  dont  les  mères  sont 
jeunes  et  beiks  encore  :  puis,  après  avoir  vu  ses  yeux 
se  fermer,  il  Pécouta  respirer  un  inslnnl  dans  sa  douce 
immobilité,  et,  la  croyant  assoupie,  il  s'éloigna  sur  la 
pointe  du  pied  .  poussant  avec  précaution  la  porte  de 
la  chambre  où  il  laissait  sa  mère. 

—  Ce  diable  d'homme,  murmura-t  il  en  secouant  la 
tête,  je  lui  ai  bien  prédit  là-bas  qu'il  ferait  sensation 
dans  le  monde  ;  je  mesure  son  effet  sur  un  thermo- 
nièlrc  infaillible.  j>îa  n;ère  la  remarqué  .  donc  il  faut 
qu'il  soit  bien  remarquable. 

Et  il  descendit  à  ses  écurjes,  pop  s^qs  uq  dépit  se- 
crjtit.  de  ce  que,  saps  y  avoir  même  songé,  le  çpiute  4^ 


—  72  — 

Monte-Crislo  avait  mis  la  main  sur  un  attelage  qui 
renvoyait  ses  bais  au  numéro  2  dans  l'esprit  des  con- 
naisseurs. 

—  Décidément  ,  dit-il  ,  les  hommes  ne  sont  pas 
égaux,  il  faudra  que  je  prie  mon  père  de  développer 
ce  théorème  à  la  Chambre  haute. 


V.  —  Honsieur  Berluccio. 

Pendant  ce  temps  le  comte  était  arrivé  chez  lui;  il 
avait  mis  six  minutes  pour  faire  le  chemin.  Ces  six 
minutes  avaient  sufii  pour  quïi  fût  vu  de  vingt  jeun;  s 
gens  qui  ,  connaissant  le  prix  de  l'attelage  quils  n'a- 
vaient pu  acheter  eux-mêmes,  avaient  mis  leur  mon- 
ture au  g;!lop  pour  entrevoir  le  sphndide  seigneur  qui 
se  donnait  des  chevaux  de  10, «300  fr.  la  pièce. 

La  maison  choisie  par  Ali,  et  qui  devait  servir  de 
résidence  de  ville  à  ]\îonte-Crislo,  était  située  à  droite 
en  montant  les  CLamps-Élysées  .  placée  entre  cour  et 
jardin;  un  massif  fort  touffu  ,  qui  s'élevait  au  milieu 
de  la  cour  ,  masquait  une  partie  de  la  façade  :  autour 
de  ce  massif  savançai  nt,  parcilks  à  deux  bras,  deux 
allées  qui,  s'élendant  à  droite  et  à  gauche,  amenaient, 
à  partir  de  la  grille,  les  \oitures  à  un  double  perron 
supportant  à  chaque  marche  un  vase  de  porcelaine 
plein  de  fleurs.  Celte  maison  ,  isolée  au  milieu  d'un 
large  espace,  avait,  outre  l'entrée  principale,  une  autre 
entrée  donnant  sur  la  rue  de  Ponthieu. 

Avant  même  que  le  cocher  eût  hélé  le  concierge,  la 
grille  massive  roula  sur  ses  gonds;  on  avait  vu  venir 
le  comte  ,  et  à  Paris  comme  à  Rome  ,  comme  partout, 
il  était  servi  avec  la  rapidité  de  l'éclair.  Le  cocher 
entra  donc,  décrivit  le  demi- cercle  sans  avoir  raleuli 


—  73  — 

son  allure,  et  la  grille  était  refermée  déjà  que  les  roues 
criaient  encore  sur  le  srible  de  l'allée. 

Au  côté  gauche  du  perron  la  voiture  s'arrêta  ;  deux 
hommes  parurent  à  la  portii'r.'  :  Tun  était  Ali,  qui 
sourit  à  son  maître  avec  une  incroyable  franchise  de 
joie,  et  qui  se  trouva  payé  j'ir  un  simple  regard  de 
Monte-Cristo. 

L'autre  salua  humblement  et  présenta  son  bras  au 
comte  pour  l'aider  à  descendre  de  la  voiture. 

—  Merci,  monsieur  Burtuccio,  dit  le  comte  en  sau- 
tant légèrement  les  trois  degrés  du  marche-pied  ,  et 
le  notaire  ?  —  Il  est  dans  le  petit  salon  ,  Excellence, 
répondit  Bertuccio.  —  Et  les  cartes  de  visite  que  je 
vous  ai  dit  de  faire  graver  dès  que  vous  auriez  le  nu- 
méro de  la  maison  ?  —  Monsieur  le  comte  .  c'est  déjà 
fait  ;  j'ai  été  chez  le  meilleur  graveur  du  Palais-Royal, 
qui  a  exécuté  la  planche  devant  moi  ;  la  première  carte 
tirée  a  été  portée  à  linstant  même,  selon  votre  ordre, 
à  M  le  baron  Danglars  ,  député  ,  rue  de  la  Chaussée- 
d'Antin,  n»  7  ;  les  autres  sont  sur  la  cheminée  de  la 
chambre  à  coucher  de  votre  Excellence.  —  Bien. 
Quelle  heure  est-il  ?  —  Quatre  heures. 

Monte-Cristo  donna  ses  gants .  son  chapeau  et  sa 
canne  à  ce  même  laquais  français  qui  s'était  élancé 
hors  de  l'antichambre  du  comte  de  Morcerf  pour  ap- 
peler la  voiture,  puis  il  passa  dans  le  petit  salon,  con- 
duit par  Bertuccio.  qui  lui  montra  le  chemin. 

— Voilà  de  pauvres  marbres  dans  cette  antichambre, 
dit  Monte-Cristo,  j'espère  bien  qu'on  m'enlèvera  tout 
cela. 

Bertuccio  s'inclina. 

Comme  l'avait  dit  l'intendant ,  le  notaire  attendait 
dans  le  petit  salon. 

C'était  une  honnête  Bgure  de  deuxième  clerc  de 
Paris  élevé  à  la  dignité  infranchissable  de  tabellion 
de  la  banlieue. 


-74—. 

—  lllonsîéùr  est  le  hbtàîré  chargé  de  véhdl-è  îa 
maison  de  campagne  que  je  veux  acheter?  demanda 
Monte-Crisio.  —  Oui,  monsieur  le  comte,  répliqua  le 
notaire.  —  L'acte  de  vente  est-il  prêt  ?  —  Oui ,  mon- 
sieur le  comte.  —  L'avez-vous  apporté  ?  —  Le  voici. 
—  Parfaitement.  Et  où  est  cette  maison  que  j'achète? 
demanda  négligemment  Monte-Cristo,  s'adressaiitmoi- 
tié  à  lîertuccio.  riioitié  au  notaire. 

L'intendant  fit  un  geste  qui  signifiait  :  Je  ne  sais 
pak. 

Le  iiotdire  regarda  Monte  Cristo  avec  étonnement. 

—  Comment?  dit-il.  monsieur  le  comte  ne  saH  pas 
où  est  la  maison  qu'il  achète?  —  Non,  ma  foi,  dit  le 
comte.  —  Monsieur  le  comte  ne  la  connaît  pas?  —Et 
tomment  diable  la  connaîtrais-je?  j'arrive  de  Cadii  ce 
matin,  je  ne  suis  jamais  venu  à  Paris,  c'est  même  la 
première  fois  que  je  mets  le  pied  en  France.  — Alors 
c"est  autre  chose,  répondit  le  notaire,  la  maison  que 
M-  le  comte  achète  est  située  à  Auteuil. 

A  CCS  mots  Bertuccio  pâlit  visiblement. 

—  Et  où  prenez-vous  Auteuil  ?  demanda  Monte- 
Cristo.  —  A  deux  pas  d'ici,  monsieur  le  comte,  dit  le 
hotaîre.  un  peu  après  Passy.  dans  une  situation  char- 
mante au  milieu  du  bois  de  Boulogne.  —  Si  près  que 
cela  !  dit  Monte-Cristo,  mais  ce  n'est  pas  la  campagne. 
Comment  diable  m'avez-vous  été  choisir  une  maison  à 
la  porte  de  Paris,  monsieur  Bertuccio?  — Moi  !  s'écria 
l'intendant  avec  un  étrange  empressement,  non  certes; 
ce  n'est  pas  moi  que  monsieur  le  comte  à  chargé  de 
choisir  cette  maison  ;  que  monsieur  le  comte  veuille 
bii'n  se  rappeler,  chercher  dans  sa  mémoire,  interro- 
ger ses  souvenirs  —Ah  !  c'est  juste,  dit  Monte-Cristo; 
je  me  rappelle  maintenant,  j'ai  lu  cette  annonce  dans 
un  journal,  et  je  me  suis  laissé  séduire  à  ce  titre  men- 
teur :  Maison  de  campagne.  —  Il  est  encore  tenip  s,  di  t 


—  ■75  — 

Tiveménl  Sertnccio  :  et  si  Votre  Escellence  veut  me 
charger  de  chsrcher  partout  ailleurs.  j<^  lui  trouverai 
ce  qu'il  y  aura  do  mieux,  soit  à  Knghioa.  soit  à  Fon- 
lénay-aux-ftoseS:  s'oit  à  Bollevue.  —  Non,  ma  foi,  dit 
insoucieusement  Monte-Cristo  ;  puisque  j"ai  celle-là, 
je  la  garderai.  —  Et  monsieur  a  raison,  dit  vivement 
le  notaire,  qui  craignait  de  perdre  ses  honoraires  : 
c'est  une  charmante  prôpviélé  :  eaux  vives,  bois  touf- 
fus, hahitalion  confort:ibie,  quoique  abandonnée  de- 
puis longtemps,  sans  compter  le  mobilit'r  qui.  si  vi'US 
qu'il  soit,  a  de  la  val' lir.  surtout  aujounrhui  que  l'on 
cherclie  les  aiitiquailîes.  Pardou.  mais  je  crois  que 
monsieur  le  comte  a  le  goût  de  son  époque.  —  Dites 
toujours,  fit  Monte-Cristo  :  c'est  convenable  alors?  — 
Ah  !  monsieur,  c'est  mieux  que  cela,  c'est  maguiiique. 
—  Peste!  ne  mioquons  pas  une  pareille  occasion,  dit 
i\lonte-Cristo;  le  contrat,  s'il  vous  plaît,  monsieur  le 
notaire. 

Et  il  signa  rapidement .  après  avoir  jeté  un  regard  à 
l'endroit  de  l'acte  où  éîaient  désignés  la  situation  de 
la  maison  et  les  noms  de«  propriétaires. 

—  Dertuccio,  dit-il,  donnez  cinquante-ciuq  raillé 
francs  a  monsieur. 

L'intendant  sortit  d'un  pas  mal  assuré,  et  revint 
ivec  une  liasse  de  billets  dï-  banque  que  li  notaire 
compta  en  homme  qui  a  l'habitude  de  ne  irecevoii"  son 
argent  qu'après  la  purge  légale. 

— Et  maintenant,  demanda  le  comte,  toutes  les  for- 
nialités  sont-elles  remplies?  —  Toutes,  monsieur  le 
comte.  —  Avez-vous  les  clefs?  —  Elles  sont  aux  mains 
du  concierge  qui  garde  la  maison  :  mais  voici  l'ordre 
que  je  lui  ai  donné  d'installer  mon.sieur  dans  sa  nou- 
velle propriété.  —  Fort  bien. 

Et  Monte-Ci-isto  fit  àù  hotéire  lin  signe  de  tête  qui 
toùiàil  dire  : 


—  76  — 

—  Je  n'ai  plus  besoin  de  vous,  allez-vous-en.  — 
Mais,  hasarda  l'honnête  tabellion,  monsieur  le  comte 
s'est  trompé,  il  me  semble  ;  ce  n'est  que  cinquante 
mille  francs,  tout  compris.  —  Et  vos  honoraires  ?  — 
Se  trouvent  payés  moyennant  cette  somme,  monsieur 
le  comte.  —  Mais  n"êtes-vous  pas  venu  d'Autouil  ici  ? 
— Oui,  sans  doute. — Eli  bien  !  il  faut  bien  vous  payer 
votre  dérangement,  dit  le  comte.  Et  il  le  congédia  du 
geste. 

Le  notaire  sortit  à  reculons  et  en  saluant  jusqu'à 
terre;  c'était  la  première  fois,  depuis  le  jour  où  il 
avait  pris  ses  inscriptions,  qu'il  rencontrait  un  pareil 
client. 

—  Conduisez  monsieur,  dit  le  comte  àBertuccio. 
Et  lintendant  sortit  derrière  le  notaire. 

A  peine  le  comte  fut-il  seul,  quïl  tira  de  sa  poche 
un  portefeuille  à  serrure,  qu'il  ouvrit  avec  une  petite 
clef  quil  portait  au  cou  et  qui  ne  le  quittait  jamais. 

Après  avoir  cherché  un  instant,  il  s'arrêta  à  un 
feuillet  qui  portait  quelques  notes,  confronta  ces  notes 
avec  l'acte  de  vente  déposé  sur  la  table,  et,  recueillant 
ses  souvenirs  : 

—  Auteuil,  rue  de  la  Fontaine,  n»  28,  c'est  bien 
cela,  dit-il  ;  maintenant  dois-je  m'en  rapporter  à  un 
aveu  arraché  par  la  terreur  religieuse  ou  parla  terreur 
physique  ?  Au  reste  dans  une  heure  je  saurai  tout.  — 
Bertuccio  !  cria-t-il  en  frappant  avec  une  espèce  de 
petit  marteau  à  manche  pliant  sur  un  timbre  qui  ren- 
dit un  son  aigu  et  prolongé  pareil  à  celui  d'un  tam- 
lara.  —  Bertuccio  ! 

L'intendant  parut  sur  le  seuil. 

— Monsieur  Bertuccio,  dit  le  comte,  ne  m'avez-vous 
pas  dit  autrefois  que  vous  axiez  voyagé  en  France  ?  — 
Dans  certaines  parties  de  la  France,  oui.  Excellence. 
—  Vous  connaissez  les  environs  de  Paris  sans  doute  ? 


—  77  — 
—  Non,  Excellence,  non,  répondit  l'intendant  avec 
une  sorte  de  tremblement  nerveui,  que  Monte-Cristo, 
connaisseur  en  fait  d'émotions,  attribua  avec  raison  à 
une  vive  inquiétude.—  C'est  fâcheux,  dit-il,  que  vous 
n"ayez  jamais  visité  les  environs  de  Paris,  car  je  veux 
aller  ce  soir  même  voir  ma  nouvelle  propriété,  et  en 
venant  avec  moi  vous  m'eussiez  donné  sans  doute 
dutilos  renseignements.  —  A  Auteuil  !  s"écria  Ber- 
tuccio ,  dont  le  teint  cuivré  devint  presque  livide. 
3Joi,  aller  à  Auteuil?  —  Eh  bien  !  qu'y  a-t-il  d'éton- 
nant que  vous  veniez  à  Auteuil,  je  vous  le  demande  ? 
Quand  je  demeurerai  à  Auteuil.  il  faudra  bien  que 
vous  y  veniez,  puisque  vous  faites  partie  de  la 
maison. 

Bertuccio  baissa  la  tète  devant  le  regard  impérieux 
du  maître,  et  il  demeura  immobile  et  sans  réponse. 

—  Ah  ça!  mais,  que  vous  arrivc-t-il?  Vous  allez 
donc  me  faire  sonner  une  seconde  fois  pour  la  voiture  ? 
dit  3Ionte-Cristo  du  ton  que  Louis  XIV  mit  à  pronon- 
cer le  fameux  :  «  J'ai  failli  attendre!  » 

Bertuccio  ne  fit  qu'un  bond  du  petit  salon  à  l'anti- 
chambre, et  cria  d'une  voix  rauque  : 

—  Les  chevaux  de  son  Excellence  ! 
Monte-Cristo  écrivit  deux  ou  trois  lettres  ;  comme 

il  cachetait  la  dernière,  l'intendant  reparut. 

—  La  voiture  de  Son  Excellence  est  à  la  porte,  dit- 
il.  —  Eh  bien  !  prenez  vos  gants  et  votre  chapeau, 
dit  Monte-Cristo.  —  Est-ce  que  je  vais  avec  monsieur 
le  comte  ?  s'écria  Bertuccio.  —  Sans  doute,  il  faut  bien 
que  vous  donniez  vos  ordres,  puisque  je  compte  ha- 
biter cette  maison. 

Il  était  sans  exemple  que  l'on  eût  répliqué  à  une 
injonction  du  comte  ;  aussi  Tintendant,  sans  faire  au- 
cune objection,  suivit-il  son  maître,  qui  monta  dans 
la  voiture  et  lui  fit  signe  de  le  suivre. 


—  78  — 
L'intendant  s'assit  res'pectli'éaséftênt  sur  la  ban- 
quette du  devant. 


V^I.  —  La  maison  d'Auteuil. 

Slortte-Cristo  avait  romârqué  qu'en  descendant  le 
perron.  Bertuccio  s'était  signé  à  la  manière  des  Corses, 
c'cs!  à-dire  en  coupant  lair  en  croix  avec  ie  pouce,  et 
qu>n  prenant  sa  place  dans  la  voiture  il  avait  raàr- 
moilé  tout  bas  une  courte  prière.  Tout  autre  qu'un 
hoîHme  curieux  eût  eu  pitié  de  la  singulière  répu- 
gnance manifestée  par  le  digne  intendant  pour  la 
promenade  méditée  extra  muros  par  le  comte  :  mais, 
à  ce  qu'il  parait,  celui-ci  était  trop  curieux  pour  dis- 
penser Bertuccio  de  ce  p>tit  voyage.  En  vingt  minutes 
on  fut  à  Auteil.  L'émotion  de  l'intendant  avait  été 
toujours  croissant.  En  entrant  dans  le  village,  Ber- 
tuccio, rencognédans  l'angle  de  la  voiture,  corameiiça 
â  ctaminer  avec  une  émotion  fiévreuse  chacune  des 
maisons  devant  lesquelles  on  passait. 

—  Vous  ferez  arrêter  rue  de  la  Fontaine,  au  n»  28, 
dit  le  comte  en  fixant  impitoyablement  son  regard  sur 
l'intendant,  auquel  il  donnait  cet  ordre. 

La  sueur  monta  au  visage  de  Bertuccio,  et  cepen- 
dant il  obéit,  et,  se  penchant  en  dehors  de  la  voiture, 
il  cria  au  cocher  : 

—  Rue  de  la  Fontaine,  n»  28. 

Ce  no  28  était  situé  à  l'extrémité  du  village.  Pen- 
dant le  voyage,  la  nuit  était  -venue,  ou  plutôt  un  nuige 
hoir  tout  chargé  d'électricité  donnait  à  ces  ténèbres 
prématurées  l'apparence  et  le  solennité  d'un  épisode 
dramatique.  La  voiture  s'arrêta,  le  valet  de  pied  âe 
précipita  à  lajportière  qu'il  ouvrit. 


.    ~  ^  — 

—  EK  biêii  !  dit  le  èoirité.  vous  ne  descendez  ^as, 
M.  Beriuccio  ?  vous  restez  donc  dans  la  voiture 
alors  ?  Mais  à  qiioi  diable  soo^ez-vous  donc  ce  soir  ? 

Bertuccio  se  précipita  par  la  riortière  et  présenta 
son  épaule  aii  comte,  qui  cette  fois  s'appuya  dessus 
et  descendit  un  à  un  les  trois  degrés  du  marche- 
pied. 

—  Frappez,  dit  le  comte,  et  annoncez-moi. 
Bertuccio  frappa,  la  porte  s'ouvrit  et  le  concierge 

parut. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  ?  demanda-t-il.  —  C'est  votre 
nouveau  maître,  brave  homme,  dit  le  valet  de  pied. 

Et  il  tendit  au  concierge  le  billet  de  reconnaissance 
donné  par  le  notaire. 

—  La  maison  est  donc  vendue  ?  demanda  le  con- 
cierge, et  c'est  monsieur  qui  vient  l'habiter  ?  —  Oui, 
mon  ami,  dit  Vi  comte,  et  je  tàch-^rai  que  vous  n'ayez 
pas  à  regretter  votre  ancien  maître.  —  Oh  !  monsieur, 
dit  le  concierge,  je  n'aurai  pas  à  le  regretter  beaucoup, 
car  nous  le  voyions  bien  rarement  ;  il  y  a  plus  de  cinq 
ans  qu'il  n'est  venu,  et  il  a,  nia  foi  !  bien  fait  de  ven- 
dre une  maison  qui  ne  lui  rapportait  absolument  rien. 
—  Et  comment  se  nommait  votre  ancien  maître  ?  de- 
manda Monte-Cristo.  3î.  le  marquis  de  Saint-Méran  ; 
ah  !  il  n'a  pas  vendu  la  mai<.on  ce  qu'elle  lui  a  coûté, 
j'en  suis  bien  sûr.  —  Le  mnrquis  de  Saint-Méran  ! 
reprit  Monte  Crislo,  mais  il  nie  semblé  que  ce  nom 
ne  m'est  pas  inconnu,  dit  le  comte;  le  marquis  de 
Saint-Méran... 

Et  il  parut  chercher. 

—  Un  \ieux gentilhomme,  continua  le  concierge, 
lin  fidèle  serviteur  des  Bourbons  ;  il  avait  un^  fille 
unique  qu'il  avait  mariée  à  M.  de  Villefort.  qui  a  été 
procureur  du  roi  à  Nîmes  et  ensuite  à  Versailles. 

Monte-Cristo  jeta  un  regard  qui  rencontra  Bertucéi  0 


—  80  — 
plus  livide  que  le  mur  contre  lequel  il  s'appuyait  pour 
ne  pas  tomber. 

—  Et  cette  fille  n'est-elle  pas  morte?  demanda 
Monte-Cristo:  il  mp  semble  que  j"ai  entendu  dire 
cela.  —  Oui,  monsieur,  il  y  a  vingt  et  un  ans.  et  de- 
puis ce  temps-là  nous  n'avons  pas  revu  trois  fois  le 
pauvre  cher  marquis.  —  Merci,  merci,  dit  Monte- 
Cristo,  jugeant  à  la  prostration  de  l'intendant  qu'il 
ne  pouvait  tendre  davantage  cette  corde  sans  risquer 
de  la  briser  ;  merci  1  Donnez-moi  de  la  lumière,  brave 
homme.  —  Accompagnerai-je  monsieur?  —  Non, 
c'est  inutile,  Bertuccio  m'éclairera.  Et  Monte-Cristo 
accompagna  ces  paroles  du  don  de  deux  pièces  d'or 
qui  soulevèrent  une  explosion  de  bénéili étions  et  de 
soupirs.  —  Ah  !  monsieur  !  dit  le  concierge  après 
avoir  cherché  inutilement  sur  le  rebord  de  la  chemi- 
née et  sur  les  planches  y  attenantes,  c'est  que  je  n'ai 
pas  de  bougies  ici.  —  Prenez  une  des  lanternes  de  la 
voiture,  Bertuccio,  et  montrez-moi  les  appartements, 
dit  le  comte. 

L'intendant  obéit  sans  observation,  mais  il  était 
facile  avoir,  au  tremblement  de  la  main  qui  tenait  la 
lenterne.  ce  qu'il  lui  en  coûtait  pour  obéir. 

On  parcourut  un  rez-de-chaussée  assez  vaste  ;  un 
premier  étage  composé  d'un  salon,  d'une  salle  de 
bains,  et  de  deux  chambres  à  coucher.  Par  une  de  ces 
chambres  à  coucher,  on  arrivait  à  un  escalier  tournant 
dont  l'extrémité  aboutissait  au  jardin. 

—  Tiens  !  voilà  un  escalier  de  dégagement,  dit  le 
comte,  c'est  assez  commode.  Éclairez-moi.  M.  Ber- 
tuccio ;  passez  devant,  et  allons  où  cet  escalier  nous 
conduira.  —  .Monsieur,  dit  Bertuccio.  il  va  au  jardin. 
—  Et  comment  savez-vous  cela,  je  vous  prie?  — 
C'est-à-dire  qu'il  doit  y  aller.  —  Eh  bien  !  assurons- 
nous-en. 


—  81  — 
Bertuccio  poussa  un  soupir  et  marcha  devant.  L'es- 
calier aboutissait  efTectiveiDcnt  au  jardin. 
A  la  porte  extérieure  l'intendant  s'arrêta. 

—  Allons  donc  !  monsieur  Bertuccio,  dit  le  comte. 
Mais  celui   auquel  il  s'adressait  était  abasourdi, 

stupide,  anéanti.  Ses  yeux  égarés  cherchaient  tout  au- 
tour de  lui  comme  les  traces  d'un  passé  terrible,  et  de 
ses  mains  crispées  il  semblait  essayer  de  repousser 
des  souvenirs  affreux. 

—  Eh  bien  !  insista  le  comte.  —  Non,  non,  s'écria 
Bertuccio  en  posant  la  lanterne  à  l'angle  du  mur  in- 
térieur; non,  monsieur,  je  n'irai  pas  plus  loin,  c'est 
impossible  !  —  Qu'est-ce  à  dire?  articula  la  voix  irré- 
sistible de  Monte-Cristo.  —  Mais  vous  voyez  bien, 
monsieur,  s'écria  l'intendant,  que  cela  n'est  point  na- 
turel: qu'ayant  une  maison  à  acheter  à  Paris,  vous 
l'achetiez  justement  à  Auteuil,  et  que  l'achetant  à 
Autcuil,  cette  maison  soit  le  n»  28  de  la  rue  de  la 
Fontaine.  Ah  !  pourquoi  ne  vous  ai-je  pas  tout  dit 
là-bas,  monseigneur  !  Vous  n'auriez  certes  pas  exiiié 
que  je  vinsse.  J'espérais  que  la  maison  de  monsieur 
le  comte  serait  une  autre  maison  que  celle-ci.  Comme 
s'il  n'y  avait  d'autre  maison  à  Auteuil  que  celle  de 
l'assassinat  !  —  Oh  !  oh  !  fit  Monte-Cristo  s'arrétant 
tout  à  coup,  quel  vilain  mot  venez-vous  de  prononcer 
là  !  Diable  dhomme  !  Corse  enraciné  !  toujours  des 
mystères  ou  des  superstitions  !  Voyons,  prenez  cette 
lanterne  et  visitons  le  jardin  ;  avec  moi  vous  n'aurez 
pas  peur,  j'espère  ! 

Bertuccio  ramassa  la  lanterne  et  obéit.  La  porte,  en 
s'ouvrant,  découvrit  un  ciel  blafard  dans  lequel  la 
lune  s'efforçait  vainement  de  lutter  contre  une  mer  de 
nuages  qui  la  couvraient  de  leurs  flots  sombres  qu'elle 
illuminait  un  instant,  et  qui  allaient  ensuite  se  perdre, 
plus  sombres  encore,  dans  les  profondeurs  de 
l'infini. 


—  82  — 

L'intendant  voulait  appuyer  sur  la  gauche. 

— \on  pas.  monsieur,  dit  Monte-Cristo,  à  quoi  bon 
suivre  les  allées?  voici  une  belle  pelouse,  allons  de- 
vant nous. 

Bertuccio  essuya  la  sueur  qui  coulait  de  son  front, 
mais  obéit  ;  cependant  il  continuait  de  prendre  à  gau- 
che. 

Monte-Cristo,  au  contraire,  appuyait  à  droite; 
arrivé  près  d'un  massif  d"arbres.  il  sarrèta. 

L'intendant  n'y  put  tenir. 

—  Éloignez-vous,  monsieur,  s'écria-t-il.  éloignez- 
vous,  je  vous  en  supplie,  vous  êtes  justement  à  la 
place  !  —  Â  quelle  plate?  —  A  la  place  mèms  où  il 
est  tombé. — ]\îon  cher  monsieur  Beriuccio.  dit  Monte- 
Cristo  en  riant,  revenez  à  vous,  je  vous  y  engage; 
nous  ne  somme  pas  ici  à  Sartène  ou  à  Corte.  Ceci  n'est 
point  un  maquis,  mais  un  jardin  anglais,  mal  entre- 
tenu, j'en  conviens,  mais  qu'il  ne  faut  pas  calf>n<nicr 
pour  cela. — Monsieur,  ne  restez  pas  là.  ne  restez  pas 
là,  je  vous  en  supplie.  —  Je  crois  que  vous  devenez 
fou,  maître  Bertuccio.  dit  froidement  le  comte;  >i  cela 
est,  prévenez-moi,  car  je  vous  ferai  enfermer  dans 
quelque  maison  de  santé  avant  qu'il  n'arrive  un  mal- 
heur.— Eéias  !  Excellence,  dit  Bertuccio.  en  secouant 
la  têie  et  en  joignant  les  mains  avec  une  altitude  qui 
eût  fait  rire  le  comte,  si  des  pensées  d'un  intérêt  su- 
périeur ne  l'eussent  captivé  en  ce  moment  et  rendu 
fort  attentif  aux  moindres  eipensions  de  cette  con- 
science timorée,  hélas  !  Excellence,  le  malheur  est 
arrivé.  —  Monsieur  Bertuccio.  dit  le  comte,  je  suis 
fort  aise  de  vous  dire  que.  tout  en  gesticulant,  vous 
vous  tordez  les  bras,  et  que  vous  roulez  des  yeux 
comme  un  possédé  du  corps  duquel  le  diable  ne  veut 
pas  sortir;  or  j'ai  presque  toujours  remarqué  que  le 
diable  le  plus  entêté  à  rester  à  son  ppstg,  ç'gst  |U|i 


—  8:^  — 

secret.  Je  vous  savais  Corse,  je  vous  savais  sombre  et 
ruminant  toujours  quelque  vieille  histoire  de  vendetta, 
et  je  vous  passais  cel.i  en  Italie,  parce  qu'en  Italie  ces 
sortes  de  choses  sont  de  mise  ;  mais  en  France  on 
trouve  généralement  l'assassinat  de  fort  mauvais  goût, 
il  y  a  des  gendarmes  qui  s'en  occupent,  des  juges  qui 
le  condamnent  et  des  échafauds  qui  les  vengent. 

Bertuccio  joignit  les  mains,  et,  comme  en  exécutait 
ces  différentes  évolutions  il  ne  quittait  point  sa  lan- 
terne, la  lumière  éclaira  son  visage  bouleversé. 

Monte-Cristo  l'examina  du  même  œil  qu'à  Rome  il 
avait  examiné  le  supplice  d'Andréa  :  puis,  d'un  ton  de 
voix  qui  fit  courir  un  nouveau  frisson  par  le  corps 
du  pauvre  intendant  : 

—  L'abbé  Husoni  m'avait  donc  menti,  dit-il,  lors- 
qu'après  son;voyagc  en  France,  en  1829, il  vous  envoya 
vers  '.i;oi,  muni  d'une  lettre  de  recommandation  dans 
laquelle  il  me  recommandait  vos  précieuses  qualités? 
Eh  bien  !  je  vais  écrire  à  l'abbé;  je  le  rendrai  respon- 
sable de  son  protégé,  et  je  saurai  sans  doute  ce  que 
c'est  que  toute  cette  affaire  d'assassinat.  Seulement  je 
vous  préviens  monsieur  Bertuccio,  que  lorsque  je  vis 
dans  un  pays,  j'ai  l'habitude  de  me  conformer  à  ses 
lois,  el  que  je  n'ai  pas  envie  de  me  brouiller  pour  vous 
avec  la  justice  <ie  France.  —  Oh!  ne  faites  pas  cela. 
Excellence,  je  vous  ai  servi  fidèlement,  n'est-ce  pas? 
s'écria  Bertuccio  au  désespoir;  j'ai  toujours  été  hon- 
nête honune,  et  j'ai  même,  le  plus  que  j'ai  pu,  fait  de 
bonnes  actions.  —  Je  ne  dis  pas  non,  reprit  le  comte, 
mais  pourquoi  diable  êies-vous  agité  de  la  sorte  ? 
t'est  mauvais  signe  :  une  conscience  pure  n'amène  pas 
tant  de  pàkursur  les  joues,  tant  d»  fièvre  dans  les 
mains  d'un  homme...  —  Mais,  monsieur  le  comte, 
reprit  en  hésitant  Bertuccio,  ne  m'avez-vous  pas  dit 
vous-même  que  M.  ïabH  Busoni,  qui  a  epteodu 


—  84  — 

ma  confession  dans  les  prisons  de  Nîmes,  vous  avait 
prévenu,  en  m'envoyant  chez  vous,  que  j'avais  un 
lourd  reproche  à  me  faire  ?  —  Oui.  mais  comme  il 
vous  adressait  à  moi  en  me  disant  que  vous  feriez  un 
excellent  intendant,  j'ai  cru  que  vous  aviez  volé,  voilà 
tout  !  —  Oh  !  monsieur  le  comte  !  fit  Bertuccio  avec 
mépris.  —  Ou  que,  comme  vous  étiez  Corse,  vous  n'a- 
viez pu  résister  au  désir  de  faire  une  peau,  comme  on 
dit  dans  le  pays  par  antiphrase,  quand  au  contraire  on 
en  défait  une.  —  Eh  bien  !  oui.  mon  seigneur,  oui, 
mon  bon  seigneur,  c'est  cela  !  s'écria  Bertuccio  en  se 
jetant  aux  genoux  du  comte;  oui.  c'est  une  vengeance, 
je  te  le  jure,  une  simple  vengeance.  —  Je  comprends, 
mais  ce  que  je  ne  comprends  pas.  c'est  que  ce  soit 
cette  maison  justement  qui  vous  galvanise  à  ce  point. 
—  Mais,  monseigneur,  n'est-ce  pas  bien  naturel,  re- 
prit Bertuccio,  puisque  c'est  dans  cette  maison  que  la 
vengeance  s'est  accomplie?  —  Quoi  !  ma  maison?  — 
Oh  !  monseigneur,  elle  n'était  pas  encore  à  vous,  ré- 
pondit naïvement  Bertuccio.  —  Mais  à  qui  donc  était- 
elle  ?  à  M.  le  marquis  de  Saint-Méran.  nous  a  dit,  je 
crois,  le  concierge.  Que  diable  aviez-vous  donc  à  vous 
venger  du  marquis  de  Saint-Méran?  —  Oh  !  ce  n'était 
pas  de  lui,  monsieur,  c'était  d'un  autre.  —  Voilà  une 
étrange  rencontre,  dit  Monte-Cristo  paraissant  céder 
à  ses  réflexions,  que  vous  vous  trouviez  comme  cela 
par  hasard,  sans  préparation  aucune,  dans  une  maison 
où  s'est  passée  une  scène  qui  vous  donne  de  si  affreux 
remords.— Monsieur,  dit  l'intendant,  c'est  la  fatalité 
qui  amène  tout  cela,  j'en  suis  bien  sûr  :  d'abord  vous 
achetez  une  maison  juste  à  Auteuil.  cette  maison  est 
celle  où  j'ai  commis  un  assassinat  ;  vous  descendez  au 
jardin  juste  p:ir  l'escalier  où  il  est  descendu;  vous 
vous  arrêtez  juste  à  l'endroit  où  il  reçut  le  coup  ;  à 
deux  pas  sous  ce  platane  était  la  fosse  où  il  venait 


—  85  — 
d'enterrer  l'enfant  :  tout  cela  n'est  pas  du  hasard, 
non.  car  en  ce  cas  le  hasard  ressemblerait  trop  à  la 
Providence. 

—  Eh  bien  !  voyons,  monsieur  le  Corse  ,  supposons 
que  ce  soit  la  Providence  ;  je  suppose  toujours  tout  ce 
qu'on  veut,  moi  ;  d'ailleurs  aux  esprits  malades  il  faut 
faire  des  concessions.  Voyons,  rappelez  vos  esprits  et 
racontez  moi  cela.  —  Je  ne  l'ai  jamais  raconté  quunc 
fois ,  et  c'était  à  l'abbé  Busoni.  De  pareilles  choses, 
ajouta  Bertuccio  en  secouant  la  tête,  ne  se  disent  que 
sous  le  sceau  de  la  confession.  —  Alors,  mon  cher 
Bertuccio ,  dit  le  comte  ,  vous  trouverez  bon  que  je 
vous  renvoie  à  votre  confesseur;  vous  vous  ferez  avec 
lui  chartreux  ou  bernardiu,  et  vous  causerez  de  vos 
secrets.  Jiîais  moi  j'ai  peur  d'un  hôte  effrayé  par  de 
pareils  fantômes  ;  je  n'aime  point  que  mes  gens  n'osent 
point  se  promener  le  soir  dans  mon  jardin.  Puis  ,  j.j 
vous  l'avoue,  je  serais  peu  curieux  de  quelque  visite 
de  commissaire  de  police:  car,  apprenez  ceci ,  maître 
Bertuccio  :  en  Italie  on  ne  paye  la  justice  que  si  elle 
se  tait,  mais  en  France  on  ne  la  paye  au  contraire  que 
quand  elle  parle.  Peste  !  je  vous  croyais  bien  un  peu 
Corse,  beaucoup  contrebandier,  fort  habile  intendant, 
mais  je  vois  que  vous  avez  encore  d'autres  cordes  à 
votre  arc.  Vous  n'êtes  plus  à  moi,  monsieur  Bertuccio. 
—  Oh  !  monseigneur  !  monseigneur  !  s'écria  l'inten- 
dant frappé  de  terreur  à  cette  menace;  oh!  s'il  ne 
tient  qu'à  cela  que  je  demeure  à  votre  service,  je  par- 
lerai, je  dirai  tout;  et  si  je  vous  quitte, eh  bien  '  alors 
ce  sera  pour  marcher  à  l'échafaud.  —  C'est  différent 
alors,  dit  Monte-Cristo  .  mais  si  vous  voulez  mentir, 
réfléchissez-y  :  mieux  vaut  que  vous  ne  parliez  pas  du 
tout.  —  Non,  monsieur,  je  vous  le  jure  sur  le  salut 
de  mon  âme,  je  vous  dirai  tout  !  car  labbé  Busoni  lui- 
même  n'a  su  qu'une  partie  de  mon  secret.  Mais  d'a- 
IV.  6 


—  86  — 
bord,  je  voiis  en  sUpplie,  éloignez-vous  de  ce  platane; 
tenez,  la  lune  va  blanchir  ce  nuage,  et  là.  placé  comme 
vous  l'êtes,  enveloppé  de  ce  manteau  qui  me  cache 
votre  taille  et  qui  ressemble  à  celui  de  M.  de  Vilie- 
fort!...  —  Comment!  s'écria  Jlonte  -  Cristo ,  c'est 
M.  de  Villefort...  —  Votre  Eicellence  le  connaît?  — 
L'ancien  procureur  du  roi  de  Nîmes  ?  —  Oui.  —  Qui 
avait  épousé  la  fi'le  du  marquis  de  Saint-Méran  ?  — 
Oui.  —  Et  qui  avait  dans  le  barreau  la  réputation  du 
plus  honnête,  du  plus  sévère,  du  plus  rigide  magistrat. 

—  Eh  bien  !  monsieur,  sécria  Bertuccio  ,  cet  homme 
à  la  réputation  irréprochable...  —  Oui.  —  C'était  un 
infâme.  — Bah  !  dit  Monte-Cristo,  impossible.  —  Cela 
est  pourtant  comme  je  vous  le  dis.  —  Ah  !  vraiment  ! 
dit  Monte-Cristo  ,  et  vous  en  avez  la  preuve  ?  —  Je 
l'avais  du  moins?  — Et  vous  l'avez  perdue,  maladroit? 

—  Oui  ;  mais  en  cherchant  bien  on  peut  la  retrouver. 

—  En  vérité  !  dit  le  comte  ,  contez-moi  cela ,  mon- 
sieur Bertuccio!  car  cela  commence  vérit.^blemenl  à 
m'intéresser. 

Et  le  comte,  en  chantonnant  un  petit  air  de  la  Lucia^ 
alla  s'asseoir  sur  un  banc  ,  tandis  que  Bertuccio  Je 
suivait  en  rappelant  ses  souvenirs. 

Bertuccio  resta  debout  devant  lui. 


VII.  —  La  Vcudella. 

—  D'où  monsieur  le  comte  désire-t-il  que  je  re- 
prenne les  choses?  demanda  Bertuccio.  —  Mais  d'où 
vous  voudrez,  dit  Monte-Cristo,  puisque  je  ne  sais 
absolument  rien. —  Je  croyais  cependant  que  M.  l'abbé 
Busoni  avait  dit  à  Votre  Excellence...  —  Oui,  quelques 
détails  sans  doute,  mais  sept  ou  huit  ans  ont  passé  là- 


—  87  — 
dessus,  et  j'ai  oublié  tout  cela.  —  Alors  je  puis  donc, 
sans  crainte  d'ennuyer  Votre  Excellence...  —  Allez, 
monsieur  Bertuccio.  allez  ,  \ous  me  tiendrez  lieu  de 
journal  du  soir.  —  Les  choses  remontent  à  1813.  — 
Ah!  ahl  fit  Monte-Cristo,  ce  n'est  pas  hier  18lo.  — 
Non,  monsieur,  et  cependant  les  moindres  détails  me 
sont  aussi  présents  à  la  mémoire  que  si  nous  et  ons 
seulement  au  lendemain.  J'avais  un  frère,  un  frère 
aîné,  qui  était  au  service  de  l'empereur.  Il  était  devenu 
lieutenant  dans  un  régiment  composé  entierom'.nt  de 
Corses.  Ce  frère  était  mon  unique  ami  ;  nous  étions 
restés  orphelins,  moi  à  cinq  ans,  lui  à  dix-huit,  il 
m'avait  élevé  comme  si  j'eusse  été  son  fils.  En  1814, 
sous  les  Bourbons,  il  s'était  marié  ;  l'empereur  revint 
de  l'île  d'Elbe,  mon  frère  reprit  aussitôt  du  service, 
et,  blessé  légèrement  à  Waterloo,  il  se  retira  avec 
l'armée  derrière  la  Loire.  —  31ais  c'est  l'histoire  des 
Cent-Jours  que  vous  me  faites-là.  monsieur  Eertuccio, 
dit  le  comte,  et  elle  est  déjà  faite,  si  je  ne  me  trompe. 

—  Excusez-moi,  Excellence,  mais  ces  premiers  détails 
sont  nécessaires,  et  vous  m'avez  promis  d'être  patient. 

—  Allez!  allez!  je  n'ai  qu'une  parole.  —  Un  jour 
nous  reçtlmes  une  lettre  .  il  faut  vous  diri>  que  nous 
habitions  le  petit  village  de  Rogliano,  à  Textrémité 
du  cap  Corse  :  cette  lettre  était  de  mon  frère  .  il  nous 
disait  que  l'armée  était  licenciée  et  qu'il  revenait  par 
Châteaurouî  .  Clemiont-Ferrand ,  le  Put  et  Nîmes, 
si  j'avais  quelque  argent ,  il  me  priait  de  le  lui  faire 
tenir  à  Nîmes,  chez  un  aubergiste  de  notre  connais- 
sance .  avec  lequel  j'avais  nuelqu"s  relations.  —  De 
contrebande,  reprit  Monte-Cristo.  —  Eh  !  mon  Dieu! 
monsieur  le  comte,  il  faut  bien  vivr».  —  Certainement, 
coniinuLZ  donc.  —  J'aimais  tcndrernfn.'  mon  frère,  je 
vous  l'ai  dit ,  Excellence  .  aussi  j"  résolus  non  pas  de 
lui  envoyer  l'argent,  mais  de  le  lui  porter  moi-même. 


—  88  — 
Je  possédais  un  millier  de  francs,  j'en  laissai  cinq  cents 
à  Assunta,  c'était  ma  belle-sœur,  je  pris  les  cinq  cents 
autres .  et  je  me  mis  en  route  pour  Nîmes.  C'était 
chose  facile,  j'avais  ma  barque,  un  chargement  à  faire 
en  mer,  tout  secondait  mon  projet. 

Mais  le  chargement  fait,  le  vent  devint  contraire  , 
de  sorte  que  nous  fûmes  quatre  ou  cinq  jours  sans 
pouvoir  entrer  dans  le  Rhùne.  Enfin  nous  y  parvînmes, 
nous  remontâmes  jusqu'à  Arles ,  je  laissai  la  barque 
entre  Celkgarde  et  Beaucaire,  et  je  pris  le  chemin  de 
Nîmes. 

—  Nous  arrivons,  n'est-ce  pas  ?  —  Oui,  monsieur  : 
excusez-moi ,  mais  comme  Votre  Excellence  le  verra, 
je  ne  lui  dis  que  les  choses  absolument  nécessaires. 
Or,  c'était  le  moment  où  avaient  lieu  les  fameux  mas- 
sacres du  Midi.  Il  y  avait  là  deux  ou  trois  brigands 
que  l'on  appelait  Trestaillon  ,  Truphemy  et  Graffan  , 
qui  égorgeaient  dans  les  rues  tous  ceux  qu'on  soup- 
çonnait de  bonapartisme.  Sans  doute  monsieur  le 
comte  a  entendu  parler  de  ces  assassinats.  —  Vague- 
ment .  j'étais  fort  loin  de  la  France  à  cette  époque. 
Continuez.  —  En  entrant  à  Nîmes,  on  marchait  litté- 
ralement dans  le  sang ,  à  chaque  pas  on  rencontrait 
des  cadavres ,  les  assassins  ,  organisés  par  bandes , 
tuaient,  pillaient  et  brûlaient. 

A  la  vue  de  ce  carnage,  un  frisson  me  prit,  non  pas 
pour  moi,  moi .  simple  pêcheur  corse  ,  je  n'avais  pas 
graiid'chosc  à  craindre  ;  au  contraire,  ce  temps-là  c'é- 
tait notre  bon  temps,  à  nous  autres  contrebandiers  , 
mais  pour  mon  frère,  pour  mon  frère,  soldat  de  l'em- 
pire, revenant  de  l'armée  de  la  Loire  avec  son  uniforme 
et  ses  épauleltes  ,  et  qui  par  conséquent  avait  tout  à 
craindre. 

Je  courus  chez  notre  aubergiste.  Mes  pressentiments 
pe  m'avaientpas  trompé;mon  frère  étaitarrivé  la  veille 


—  89  - 
à  Nîmes ,  et  à  la  porte  même  de  celui  à  qui  il  venait 
uemander  rhospilalité,  il  avait  été  assassiné. 

Je  fis  tout  au  monde  pour  connaître  les  meurtriers  ; 
niais  personne  n"osa  me  dire  leurs  noms,  tant  ils 
étaient  redoutés.  Je  songeai  alors  à  cette  justice  fran- 
çaise ,  dont  on  m'avait  parlé,  qui  ne  redoute  rien, 
elle,  et  je  me  présentai  chez  le  procureur  du  roi. 

—  Et  ce  procureur  du  roi  se  nommait  Villefort  ? 
demanda  négligemment  ?iIonte-Cristo.  —  Oui.  Excel- 
lence :  il  venait  de  ]»'arseiUe.  où  il  avait  été  substitut. 
Son  zèle  lui  avait  valu  de  Tavancement.  Il  était  un 
des  premiers,  disait-on,  qui  eussent  annoncé  au  gou- 
vernement le  débarquement  de  lile  d"Elbe.  —  Donc 
reprit  Monte-Cristo,  vous  vous  présentâtes  chez  lui. 
—  «  Monsieur,  lui  dis-je  .  mon  frère  a  été  assassiné 
hinr  dans  les  rues  de  Nîmes,  je  ne  sais  pas  par  qui , 
mais  c'est  votre  mission  de  le  savoir.  Vous  êtes  ici 
chef  de  la  justice,  et  c"est  à  la  justice  de  venger  ceux 
qu'elle  n'a  pas  su  défendre.  —  Et  qu'était  votre 
frère  ?  demanda  le  procureur  du  roi.  —  Lieutenant 
au  bataillon  corse.  —  Un  soldat  de  l'usurpateur, 
alors  ?  —  Un  soldat  des  armées  français;s.  —  Eh  bien  ! 
répliqua-t-il .  il  s'est  servi  de  l'épée  et  il  a  péri  par 
î'épée.  — Vous  vous  trompez,  monsieur  ;  il  a  péri  par 
ie  poignard.  —  Que  voulez-vous  que  j'y  fasse  ?  répon- 
dit le  magistrat.  —  Mais  je  vous  lai  dit  :  je  veux  que 
vous  le  vengiez.  —  Et  de  qui?  —  De  ses  assassins.  — 
Est-ce  que  je  les  connais,  moi  ?  —  Faites-l«s  chercher. 
—  Pourquoi  faire  ?  Votre  frère  aura  eu  quelque  que- 
■•e!le  et  se  sera  battu  en  duel .  Tous  ces  anciens  soldats 
se  portent  à  des  excès  qui  leur  réussissaient  sous 
l'empire,  mais  qui  tournent  mal  pour  eux  maintenant  ; 
or  nos  gens  du  Midi  n'aiment  ni  les  soldats  ni  les 
excès.  —  Monsieur,  repris-je ,  ce  n'est  pas  pour  moi 
que  je  vous  prie.  Moi,  je  pleurerai  ou  je  me  vengerai, 


—  90  — 
Toîlà  lont  ;  mais  mou  pauvre  frère  ayait  une  femme . 
S'il  niarrivuit  malheur  à  mon  tour  .  fette  pauvre 
créature  mourrait  de  faim,  car  le  travail  seul  de  mon 
frère  la  faisait  vivre.  Obtenez  pour  elle  une  petite 
pension  du  gouvernement.  — Chaque  révolution  a  ses 
caîastrophes.  répondit  M.  de  Villcfort;  votre  frère  a 
été  victime  de  celle-ci,  c*.  st  un  nialheur,  et  le  gouver- 
neaient  ne  doit  rien  à  votre  famille  pour  cela.  Si  nous 
avions  à  juger  toutes  les  vengeances  que  les  partisans 
de  l'usurpateur  ont  exercées  contre  les  partisans  du 
roi  quand  à  leur  tour  ils  disposaient  du  pouvoir, 
votre  frère  serait  peut-être  aujourd'hui  condamne  à 
mort.  Ce  qui  s'accomplit  est  chose  toute  naturelle, 
car  c'est  la  loi  des  représailles.  —  Eh  quoi  !  mon- 
sieur, m'écriai-je,  il  est  possible  que  vous  me  parliez 
ainsi,  vous,  un  magistrat!...  —  Tous  ces  Corses  sont 
fous,  ma  parole  d'honneur,  répondit  M.  de  Villcfort, 
et  ils  croient  encore  que  leur  compatriote  est  empe- 
reur. Vous  vous  trompez  de  temps,  mon  cher  :  il  fal- 
lait venir  me  dire  cela  il  y  a  deux  mois.  Aujourd'hui 
il  est  trop  tard  :  allez  vous-en  donc,  et  si  vous  ne  vous 
en  allez  pas,  moi.  je  vais  vous  faire  reconduire.  » 

Je  le  regardai  un  instant  pour  vo'r  si  par  une  nou- 
velle supplication  il  y  avait  quelque  chose  à  espérer. 
Cet  homme  était  de  pierre.  Je  m'approchai  de  lui  : 
—  «  Eh  bien  !  lui  dis-je  à  demi-voii.  puisque  vous 
connaissez  les  Corses  ,  vous  devez  savoir  comment  ils 
tiennent  leur  parole.  Vous  trouvez  qu'on  a  bien  fait 
de  tuer  mon  frère  qui  était  bonapartiste  ,  parce  que 
vous  êtes  royaliste,  vous;  eh  bien!  moi ,  qui  suis 
bonapartiste  aussi,  je  vous  déclare  une  chose  :  c'est 
que  je  vous  tuerai ,  vous.  A  partir  de  ce  moment  je 
vous  déclare  la  vendetta  ;  ainsi,  tenez-vous  bien  ,  et 
gardez-vous  do  votre  mieux  ;  car  la  première  fois  que 
nous  nous  trouverons  face  à  face,  c'est  que  votre  der- 
nière heure  sera  venue.  » 


—  91  — 

Et  là-dessus,  avant  qu'il  fût  revenu  de  sa  surprise, 
J'ouvris  la  porte  et  je  m'enfuis. 

—  Ah  !  ah  !  dit  Monte-Cristo  ,  avec  votre  honnête 
figure,  vous  faites  de  ces  choses-là,  monsieur  Be  rtuccio, 
et  à  un  procureur  du  roi,  encore  I  Fi  donc  !  et  savait-il 
au  moins  ce  que  cela  voulait  dire,  ce  mot  vendetta  ? — 
Il  le  savait  si  bien  qu'à  partir  de  ce  moment  il  ne  sor- 
tit plus  seul  et  se  calfeutra  chez  lui .  me  faisant  chercher 
partout.  Heureusement  j'étais  si  bien  caché  qu'il  ne 
put  me  trouver.  Alors  la  peur  le  prit  :  il  trembla  de 
rester  plus  longtemps  à  Nîmes  ;  il  sollicita  son  chan- 
pemcnt  de  résidence,  et,  comme  c'était  en  effet  un 
homme  influent,  il  fut  nommé  à  Versailles;  mais,  vous 
le  savez,  il  n'y  a  pas  de  distance  entre  un  Corse  qui  a 
juré  de  se  venger  de  son  ennemi  ,  et  sa  voiture,  si 
bien  menée  qu'elle  fût,  n'a  jamais  eu  plus  d'une  demi- 
journée  d'avance  sur  moi,  qui  cependant  la  suivis  à 
pied. 

L'important  n'était  pas  de  le  tuer,  cent  fois  j'en 
avais  trouvé  l'occasion  ;  mais  il  fallait  le  tuer  sans  être 
découvert  et  surtout  sans  être  arrêté.  Désormais  je  ne 
m'appartenais  plus  :  j'avais  à  protéger  et  à  nourrir 
ma  bflle-sœur.  Pendant  trois  mois  je  guettai  M.  de 
Villefort  :  pendant  trois  mois  il  ne  fit  pas  un  pas.  une 
démarche .  une  promenade  .  que  mon  regard  ne  le 
suivît  là  où  il  allait.  Enfin,  je  découvris  qu'il  venait 
mystérieusement  à  Auteuil  ;  je  le  suivis  encore  et  je 
le  vis  entrer  dans  cette  maison  où  nous  sommes  :  seu- 
lement, au  lieu  d'entrer  comme  tout  le  monde  par  la 
grande  porte  de  la  rue.  il  venait  soit  à  cheval,  soit  en 
voiture  .  laissant  voiture  ou  cheval  à  lauberge,  et  en- 
trait par  cette  petite  porte  que  vous  voyez  là. 

Monte-Cristo  fit  de  la  tête  un  signe  qui  prouvait 
qu'au  milieu  de  l'obscurité  il  distingua  it  en  effet  l'en- 
trée indiquée  par  Bertuccio. 


—  92  — 

—  Je  n'avais  plus  besoin  d'être  à  Versailles ,  je  me 
fixai  à  Auteuil  et  je  m'informai.  Si  je  voulais  le 
prendre,  c'était  évidemment  là  qu'il  me  fallait  tendre 
mon  piège. 

La  maison  appartenait,  comme  le  concierge  l'a  dit 
à  Votre  Excellence,  à  M.  de  Saint-Mcran,  beau-père 
de  Villefort.  M.  de  Sainl-Méran  habitait  Marseille; 
par  conséquent,  cette  campagne  lui  était  inutile  : 
aussi  disait-on  qu'il  venait  de  la  louer  à  une  jeune 
veuve  que  l'on  ne  connaissait  que  sous  le  nom  de  la 
baronne. 

En  effet,  un  soir  en  regardant  par-dessus  le  mur,  je 
vis  une  femme  jeune  et  belle  qui  se  promenait  seule 
dans  ce  jardin,  que  nulle  fenêtre  étrangère  ne  domi- 
nait ;  elle  regardait  fréquemment  du  côté  de  la  petite 
porte,  et  je  compris  que  ce  soir-là  elle  attendait  M.  de 
Villefort.  Lorsqu'elle  fut  assez  près  de  moi  pour  que 
malgré  l'obscurité  je  pusse  distinguer  ses  traits,  je 
vie  une  belle  jeune  femme  de  dix-huit  à  dix-neuf  ans, 
grande  et  blonde.  Comme  elle  était  en  simple  pei- 
gnoir et  que  rien  ne  gênait  sa  taille,  je  pus  remarquer 
qu'elle  était  enceinte  et  que  sa  grossesse  même  parais- 
sait assez  avancée. 

Quelques  moments  après,  on  ouvrit  la  petite  porte; 
un  homme  entra  :  la  jeune  femme  courut  le  plus  vite 
qu'elle  put  à  sa  rencontre  ;  ils  se  jetèrent  dans  les 
bras  l'un  de  l'autre,  s'embrassèrent  tendrement  et 
regagnèrent  ensemble  la  maison. 

Cet  homme,  c'était  M.  de  Villefort.  Je  jugeai  qu'en 
sortant,  surtout  s'il  sortait  la  nuit,  il  devait  traverser 
seul  le  jardin  dans  toute  sa  longueur. 

—  Et,  demanda  le  comte,  avez-vous  su  depuis  le 
nom  de  cette  femme?  —  Non,  Excellence,  répondit 
Bertuccio;  vous  allez  voir  que  je  n'eus  pas  le  temps 
de  l'apprendre.  —  Continuez.  —  Ce  soir-là,  reprit 


—  93  — 

Bertuccio,  j'aurais  pu  tuer  peut-être  le  procureur  du 
roi  ;  mais  je  ne  connaissais  pas  encore  assez  le  jardin 
dans  tous  ses  détails.  Je  crai.rnis  de  ne  pas  le  tuer 
roide,  et.  si  quelqu'un  accourait  à  ses  cris,  de  ne  pou- 
voir fuir.  Je  remis  la  partie  au  prochain  rendez-vous, 
et  pour  que  rien  ne  m'échappât,  je  pris  une  petite 
chambre  donnant  sur  la  rue  que  longeait  le  mur  du 
jardin. 

Trois  jours  après,  vers  sept  heures  du  soir,  je  vis 
sortir  de  la  maison  un  domestique  à  cheval  qui  prit 
au  galop  le  chemin  qui  conduisait  à  la  route  de 
Sèvres:  je  présumai  qu'il  allait  à  Versailles.  Je  ne  me 
trompais  pas.  Troisheures  après,  l'homme  revint  tout 
couvert  de  poussière:  son  message  était  terminé.  Dix 
minutes  après,  un  autre  homme  à  pied,  enveloppé 
d'un  manteau,  ouvrait  la  petite  porte  du  jardin,  qui 
s  •  referma  sur  lui. 

Je  descendis  rapidement.  Quoique  je  n'eusse  pas  vu 
le  visage  de  Villefort.  je  le  reconnus  au  battement  de 
mon  cœur  :  je  traversai  la  rue.  je  gagnai  une  borne 
placée  à  i'angle  du  mur  et  à  l'aide  de  laquelle  j'avais 
regardé  une  première  fois  dans  le  jardin. 

Cette  fois  je  ne  me  contentai  pas  de  regarder,  je 
tirai  mon  couteau  de  ma  poche ,  je  m'assurai  que 
la  pointe  était  bien  aililée,  et  je  sautai  par-dessus  le 
mur. 

Mon  premier  soin  fut  de  courir  à  la  porte  ;  il  avait 
laissé  la  clef  en  dedans,  en  prenant  la  simple  précau- 
tion de  donner  un  double  tour  à  la  serrure. 

Rien  n'entravait  donc  ma  fuite  de  ce  côlé-là.  Je  me 
mis  à  étudier  les  localités.  Lejardin  formait  un  carré 
long,  une  pelouse  de  fin  gazon  anglais  s'étendait  au 
milieu,  aux  angles  de  cette  pelouse  étaient  des  mas- 
sifs d'arbres  au  feuillage  touffu  et  tout  entremêlés  de 
fleurs  d'automne. 


—  94  — 

Pour  se  rendre  de  la  m^iison  à  la  petite  porte,  on  de 
la  pf lite  porte  à  la  maison,  soit  qu'il  entrât,  soit  qui  I 
sortît,  m.  de  Villefort  était  obligé  de  passer  près 
d'un  de  ces  massifs. 

On  était  à  la  fin  de  septembre:  le  vent  soufflait  avec 
force  ;  un  peu  de  lune  pâle  et  voilée  à  chaque  instant 
par  de  gros  nuages  qui  glissaient  rapidement  au  ciel, 
blanchissait  le  sable  des  allées  qui  conduisaient  à  la 
maison,  mais  ne  pouvait  percer  l'obscurité  de  ces 
massifs  toulTus  dans  lesquels  un  hommtî  pouvait 
demeurer  caché  sans  qu'il  y  eût  crainte  qu'on  ne 
Taperçilt. 

Je  me  cachai  dans  celui  le  plus  près  duquel  devait 
passer  Villefort  ;  à  peine  y  étais-je.  qu'au  milieu  des 
bouffé  s  de  vent  qui  courbaient  les  arbres  au-dessus 
de  mon  front,  je  crus  distinguer  comme  des  gémisse- 
ments. Mais  vous  savez,  ou  plutôt  vous  ne  savez  pas  , 
monsieur  le  comte,  que  celui  qui  attend  le  moment 
de  commettre  un  assassinat  croit  toujours  entendre 
pousser  d.^s  cris  sourds  dans  l'air.  Deux  heures 
s'écoulèrent  pendant  lesquelles,  à  plusieurs  reprises  , 
ji;  crus  entendre  les  mêmes  gémissements.  Minuit 
sonna. 

Comme  le  dernier  son  vibrait  encore  lugubre  et  re- 
tentissant, j'aperçus  une  faible  lueur  illuminant  les 
fenêtres  de  l'escalier  dérobé  par  lequel  nous  sommes 
descendus  tout  à  l'heure. 

La  porte  s'ouvrit .  et  l'homme  au  manteau  reparut. 
^C'était  le  moment  terrible .  mais  depuis  si  long- 
temps je  m'étais  préparé  à  ce  moment .  que  rien  en 
moi  ne  faiblit  ;  je  tirai  mon  couteau  ,  je  l'ouvris  et  je 
me  lins  prêt. 

L'homme  au  manteau  vint  droit  à  moi  ;  mais  à  me- 
sure qu'il  avançait  dans  l'espace  découvert,  je  croyais 
remarquer  qu'il  teaait  une  arme  de  la  main  droite  : 


—  95  — 

j'eus  ppur.  non  pas  d'une  lutl?,  nnis  d'un  insuccès. 
Lorsqu'il  fut  à  quelques  pas  de  moi  SL^uIement,  je  re- 
connus que  ce  que  j'avais  pris  pour  une  arnj  e  n'était 
rien  autre  chose  qu'une  bêche. 

Je  n'avais  pas  encore  pu  deviner  dans  quel  bu  t 
M.  de  Villeforl  tenait  une  bêche  à  la  main  ,  lorsqu'il 
s'arrêta  sur  la  lisière  du  massif,  jeta  un  regard  autour 
de  lui,  et  se  mit  à  creuser  un  trou  dans  la  terre.  Ce 
fut  alors  que  je  m'aperçus  qu'il  y  avait  quelque  chose 
dans  son  manteau  qu'il  venait  de  déposer  sur  la  pe- 
louse pour  être  plus  libre  dans  ses  mouvements. 

Alors,  je  l'avoue,  un  peu  de  curiosité  se  glissa  dans 
ma  haine  :  je  voulus  voir  ce  que  venait  faire  là  Ville- 
fort  ;  je  restai  immobile  ,  sans  haleine  ;  j'attendis. 

Puis  une  idée  m'était  venus  qui  se  confirma  en 
voyant  le  procureur  du  roi  tirer  de  son  manteau  un 
petit  coffre  long  de  deux  pieds  et  large  de  six  à  huit 
pouces. 

Je  le  laissai  déposer  le  coffre  dans  le  trou  sur  le- 
quel il  repoussa  la  terre;  puis,  sur  Celte  terre  fraîche, 
il  appuya  ses  pieds  pour  faire  disparaître  la  trace  de 
l'œuvre  nocturne.  Je  m'élançai  alors  sur  lui  et  je 
lui  enfonçai  mon  couteau  dans  la  poitrine  en  lui  di- 
sant : 

«  Je  suis  Giovanni  Bertuccio  !  ta  mort  pour  mon 
frère,  ton  trésor  pour  sa  veuve  :  tu  vois  bien  que  ma 
vengeance  est  plus  complète  que  je  ne  l'cspéiais.  » 

Je  ne  sais  s'il  entendit  ces  paroles  ;  je  ne  le  crois 
pas,  car  il  tomba  sans  pousser  un  cri:  je  sentis  les 
flots  de  son  sang  rejaillir  brûlants  sur  mes  mains  et 
sur  mon  visage:  mais  j'étais  ivre,  j'étais  en  délire:  ce 
sang  me  rafraîchissait  au  lieu  de  me  brûler.  En  une 
seconde,  j'eus  déterré  le  coffret  à  l'aide  de  la  bêche  ; 
puis,  pour  qu'on  ne  vît  pas  que  je  l'avais  enlevé,  je 
comblai  à  mon  tour  le  trou,  je  jetai  la  bêche  par-des- 


—  96  — 
sus  le  mur,  je  m'élançai  par  la  porte,  que  je  fermai  à 
double  tour  en  dehors  et  dont  j'emportai  la  clef. 

—  Bon  !  dit  Monte-Cristo,  c'était,  à  ce  que  je  vois, 
un  petit  assassinat  doublé  de  vol.  — Non,  Excellence, 
répondit  Bertuccio.  c'était  une  vendetta  suivie  de  res- 
titution. —  Et  la  somme  était  ronde,  au  moins?  —  Ce 
n'était  pas  de  l'argent  —  Oh!  oui.  je  me  rappelle,  dit 
Hîonte-Cristo;  n'avez-vous  pas  parlé  d'un  enfant?  — 
Justement,  Excellence.  Je  courus  jusqu'à  la  rivière, 
je  m'assis  sur  le  talus,  et.  pressé  de  savoir  ce  que  con- 
tenait le  coffre,  je  fis  sauter  la  serrure  avec  mon  cou- 
teau. 

Dans  un  lange  de  fine  batiste  était  enveloppé  un 
enfant  qui  venait  de  naître;  son  ^■isagc  empourpre, 
ses  mains  violettes  annonçaient  qu'il  avait  dû  succom- 
ber à  une  asphyxie  causée  par  des  ligaments  naturels 
roulés  autour  de  son  cou:  cependant,  comme  ii  n'é- 
tait pas  froid  encore,  j'hésitai  à  le  jeter  dans  celte  eau 
qui  coulait  à  mes  pieds.  En  effet,  au  bout  d'un  instant, 
je  crus  sentir  un  léger  battement  vers  la  région  du 
coeur:  je  dégageai  son  cou  du  cordon  qui  l'enveloppait, 
et,  comme  j'avais  été  infirmier  à  l'hôpital  de  Bastia, 
je  fis  ce  qu'aurait  pu  faire  un  médecin  en  pareille  cir- 
constance :  c'est-à-dire  que  je  lui  insufflai  courageuse- 
ment de  l'air  dans  les  poumons,  et  qu'après  un  quart 
d'heure  d'efforts  inouïs,  je  le  vis  respirer,  et  j'enten- 
dis un  cri  s'échapper  de  sa  poitrine. 

A  mon  tour,  je  jetai  un  cri,  mais  un  cri  de  joie. 
«  Dieu  ne  me  maudit  donc  pas,  me  dis-je,  puisqu'il 
permet  que  jp  rende  la  vie  à  une  créature  humaine  en 
échange  de  la  vie  que  j'ai  ôtée  à  une  autre  !  » 

—  Et  que  fîtes-vous  de  cet  enfant?  demanda  Monte- 
Cristo  ;  c'était  un  bagage  assez  embarrassant  pour  un 
homme  qui  avait  besoin  <ie  fuir.  —  Aussi  n'eus-je 
point  un  instant  l'idée  de  le  garder.  Mais  je  savais 


—  97  — 
qu'il  txislai!.  à  Paris  un  hospsee  où  on  reçoit  ces 
pauvres  créatures.  En  passant  à  la  barrière,  je  déclarai 
avoir  trouvé  cet  enfant  sur  la  route,  et  je  m'informai. 
Le  coffre  était  là  qui  faisait  foi;  les  langes  de  batiste 
indiquaient  que  l'enfant  appartenait  à  des  parents 
riches  ;  le  sang  dont  j'étais  couvert  pouvait  aussi  bien 
appartenir  à  l'enfant  qu'à  tout  autre  individu.  On  ne 
me  fit  aucune  objection  ;  on  m'indiqua  l'hospice,  qui 
était  situé  tout  au  haut  de  la  rue  d'Enfer,  et,  après 
avoir  pris  la  précaution  de  couper  le  lange  en  deux,  de 
manière  à  ce  qu'une  des  deux  lettres  qui  le  marquaient 
continuât  d'en\elopper  le  corps  de  l'enfant,  tandis 
que  je  garderais  l'autre,  je  déposai  mon  fardeau  dans 
le  .  tour,  je  sonnai  et  je  m'enfuis  à  toutes  jambes. 
Quinze  jours  après,  j'étais  de  retour  à  Rogliano.  et  je 
disais  à  Assunta  :  —  Console-toi,  ma  sœur  ;  Israël  est 
mort,  mais  je  l'ai  vengé. 

Alors  elle  me  demanda  l'explication  de  ces  paroles, 
et  je  lui  racontai  tout  ce  qui  s'était  passé. 

—  «Giovanni,  me  dit  Assunta,  tu  aurais  dû  rappor- 
ter cet  enfant,  nous  lui  eussions  tenu  lieu  de  parents 
qu'il  a  perdus  :  nous  l'eussions  appelé  Benedetto,  et  en 
faveur  de  cette  bonne  action  Dieu  nous  eût  bénis  ef- 
fectivement, n 

Pour  toute  réponse  je  lui  donnai  la  moitié  de  lange 
que  j'avais  conservée,  afin  de  faire  réclamer  l'enfant 
si  nous  étions  plus  riches. 

—  Et  de  quelles  lettres  était  marqué  ce  lange?  de- 
manda Monte-Cristo.  —  D'un  H  et  d'un  N  surmontés 
d'un  lortil  de  baron.  —  Je  crois,  Dieu  me  pardonne  ! 
que  vous  vous  servez  de  termes  de  blason,  monsieur 
Bertuccio  !  Où  diable  avez-vous  fait  vos  éludes  héral- 
diques ?  —  A  votre  service,  monsieur  le  comte,  où 
l'on  apprend  toutes  choses.  —  Continuez,  je  suis  cu- 
rieux de  savoir  deux  choses.  —  Lesquelles,  moDsei- 


—  98  — 

gneur  ?  —  Ce  que  devint  ce  petit  garçon  ;  ne  m'avez- 
vous  pas  dit  que  c'était  un  petit  garçon,  monsietir 
Bertuccio  ?  —  Non,  Excellence  :  je  ne  me  rappelle  pas 
avoir  parlé  de  cela.  —  Ah  !  je  croyais  avoir  entendu, 
je  me  serai  trompé.  —  Non,  vous  ne  vous  êtes  pas 
trompé,  car  c'était  effectivement  un  petit  garçon;  mais 
Yotre  Excellence  désirait,  disait-elle,  savoir  deux 
choses  :  quelle  est  la  seconde?  —  La  seconde  était  le 
crime  dont  vous  étiez  accusé  quand  vous  demandâtes 
un  confesseur,  et  que  l'abbé  Busoni  alla  vous  trouver 
sur  cette  demande  dans  la  prison  de  Nîmes. — Peut-être 
ce  récit  sera-t-il  bien  long.  Excellence. — Qu'importe? 
il  est  dix  heures  à  peine,  vous  savez  que  je  ne  dors 
pas,  et  je  suppose  que  de  votre  côté  vous  n'avez  pas 
grande  envie  de  dormir. 

Bertuccio  s'inclina  et  reprit  sa  narration. 

—  Moitié  pour  chasser  les  souvenirs  qui  m'assié- 
gaient.  moitié  pour  subvenir  aux  besoins  de  la  pauvre 
veuve,  je  me  remis  avec  ardeur  à  ce  métier  de  contre- 
bandier, devenu  plus  facile  par  le  relâchement  des 
lois  qui  suivent  toujours  Us  révolutions.  Les  côtes  du 
Midi,  surtout,  étaient  mal  gardéi  s.  à  cause  des  émeu- 
tes éternelles  qui  avaient  lieu,  tantôt  à  Avignon,  tan- 
tôt à  Ni  nus.  tantôt  à  Uzés.  Ncus  profitàmis  de  cette 
espèce  de  trêve  qui  nous  était  accordée  par  le  gouver- 
nement pour  lier  des  relations  avec  tout  le  littoral. 
Depuis  l'assassinat  de  mon  frère  dans  les  rues  de 
Ninies.  je  n'avais  pas  voulu  rentrer  dans  cette  ville. 
11  en  résulta  que  iaubergiste  avec  lequel  nous  faisions 
des  a  flaires,  voyant  que  nous  ne  voulions  plus  venir 
à  lui,  était  venu  à  nous  et  avait  fondé  une  succursale 
de  son  auberge  sur  la  route  de  Bellegarde  à  Beau. 
Caire,  à  l'enseigne  du  Pont  du  Gard.  Nous  avions 
ainsi,  soit  du  côté  dAigues-Mortcs,  soit  aux  Alarti- 
gucst  i>oi\.  à  BoujC,  une  douzaine  d'entrepôts  où  nous 


—  99  — 

déposions  DOS  marchandises  et  où,  au  besoin,  nous 
trouvions  un  refuge  contre  les  douaniers  et  les  gen- 
darmes. C'est  un  métier  qui  rapporte  beaucoup  que 
celui  de  contrebandier,  lorsqu'on  y  applique  une  cer- 
taine intelligence  secondée  par  quelque  vigueur;  quant 
à  moi,  je  vivais  dans  les  montagnes,  ayant  maintenant 
une  double  raison  de  craindre  les  ge  ndarmes  et  doua- 
niers, attendu  que  toute  comparution  devant  les  juges 
pouvait  amener  une  enquête,  que  cette  enquête  est 
toujours  une  excursion  dans  le  passé,  et  que  dans  mon 
passé,  à  moi,  on  pouvait  rencontrer  maintenant  quel- 
que chose  plus  grave  que  des  cigares  entrés  en  con- 
trebande ou  des  barils  d"eas-de-vie  circulant  sans 
laissez-passer.  Aussi,  préférant  raille  fois  la  mort  à 
une  arrestation,  j'accomplissaisdcschosesétonnantes, 
et  qui.  plus  dune  fois,  me  donnèrent  cette  preuve 
que  le  trop  grand  soin  que  nous  ^îrenons  de  notre  corps 
est  à  peu  près  le  seul  obstacle  à  la  réussite  de  ceuï  de 
nos  projets  qui  ont  besoin  dune  décision  rapide  et 
dune  exécution  vigoureuse  et  déterminée.  En  effet, 
une  fois  qu'on  a  fait  le  sacrifice  de  sa  vie,  on  n'est  plus 
l'égal  des  autres  hommes,  ou  plutôt  Us  autres  hom- 
mes ne  sont  plus  vos  égaux,  et  quiconque  a  pris  celle 
résolution  sent,  à  l'instant  même  décupler  ses  forces 
et  s'agrandir  son  horizon.  —  Delà  philosophie,  mon- 
sieur Bertuccio  !  interrompit  le  comte:  mais  vous 
avez  donc  fait  un  peu  de  tout  dans  votre  vie?  —  Oh  ! 
pardon.  Excellence  !  —  Mon.  non  !  c'est  que  de  la  phi- 
losophie à  dix  heures  et  demie  du  soir,  c'est  un  peu 
tard.  Mais  je  n'ai  pas  d'autre  observation  à  faire; 
attendu  que  je  la  trouve  exacte,  ce  qu'on  ne  peut  pas 
dire  de  toutes  les  philosophies.  —  Mes  courses  devin- 
rent donc  de  plus  en  plus  étendues,  de  plus  en  plus 
fructueuses.  Assuma  était  ménagère,  et  notre  petite 
fortune  s'arrondissait.  Un  jour  que  je  partis  pour  une 


—  100  - 

course  :  —  Va.  dit-elle,  et  à  ton  retour  je  te  ménage 
une  surprise. 

Je  rinterrogeai  inutilement  :  elle  ne  voulut  rien 
me  dire  et  je  partis. 

la  course  dura  près  de  six  semaines  ;  nous  avions 
été  à  Lucques  charger  de  Thuilc,  et  à  Livourne  prendre 
des  cotons  anglais  :  notre  débarquement  se  fit  sans 
événement  contraire,  nous  réalisâmes  nos  bénéfices  et 
nous  revînm  s  tout  joyeux. 

En  rentrant  dans  la  maison,  la  première  chose  que 
je  vis  à  Tendroit  le  plus  apparent  de  la  chambre  d'As- 
sunta.  dans  un  berceau  somptueux  relativement  au 
reste  de  Tappartement,  fut  un  enfant  de  sept  à  huit 
mois.  Je  jetai  un  cri  de  joie.  Les  seuls  moments  de 
tristesse  que  j'eusse  éprouvés  depuis  lassassinal  du 
procureur  du  roi  m'avaient  été  causés  par  l'abandon 
de  cet  enfant.  11  va  sans  dire  que  de  remords  de  las- 
sassinat  iui  même,  je  nen  avais  point  eu. 

La  pauvre  Assunta  avait  tout  deviné  :  elle  avait 
profité  de  mon  absence,  et,  munie  de  la  moitié  du 
lange,  ayant  inscrit,  pour  ne  point  l'oublier,  le  jour 
et  1  heure  précis  où  Tentant  avait  été  déposé  à  l'hos- 
pice, elle  étaitpartie  pour  Paris  et  avait  été  elle-même 
le  réclamer.  Aucune  objection  ne  lui  avait  été  faite, 
et  l'enfant  lui  avait  été  remis. 

Ah  !  j'avoue,  monsieur  le  comte,  qu'envoyant  cette 
pauvre  créature  dormant  dans  son  berceau,  ma  poi- 
trine se  gonfla,  et  que  des  larmes  sortirent  de  mes 
yeux. 

—  En  vérité,  Assunta,  m'écriai-je,  tu  es  une  digne 
femme,  et  la  Providence  te  bénira.  —  Ceci,  dit  Monte- 
Cristo,  est  moins  exact  que  votre  philosophie;  il  est 
vrai  que  ce  n'est  que  la  foi.  —  Hélas  !  Excellence,  re- 
prit Bertuccio,  vous  avez  bien  raison,  et  ce  fut  cet 
enfant  lui-même  que  Dieu  chargea  de  ma  punition. 


—  101  — 

Jamais  nature  plus  perverse  ne  se  déclara  plus  pré- 
maturément, et  cependant  on  ne  dira  pas  qu'il  fut 
mal  élevé,  car  ma  sœur  le  traitait  comme  le  fils  d'un 
prince  ;  c'était  un  garçon  dune  figure  charmante,  avec 
des  yeux  d'un  bleu  clair  comme  ces  tons  d.  faïences 
chinoises  qui  s'harmonisent  si  bien  a\ec  le  blanc  lai- 
teux du  ion  général:  seulement  ses  cheveux,  d'un 
blond  trop  vif.  donnaient  à  sa  figure  un  caractère 
étrange,  qui  doublait  la  vivacité  de  son  regard  et  la 
malice  de  son  sourire.  Malheureusement  il  y  a  un 
proverbe  qui  dit  que  le  roux  est  tout  bon  ou  tout 
mauvais  ;  le  proverbe  ne  mentit  pas  pour  Benedetto, 
et  dès  sa  jeunesse  il  se  montra  tout  mau\ais.  Il  est 
vrai  aussi  que  la  douceur  de  sa  mère  encouragea  ces 
premiers  penchants  ;  l'enfant,  pour  qui  ma  pauvre 
sœur  allait  au  marché  de  la  ville,  située  à  quatre  ou 
cinq  lieues  de  là.  acheter  les  primiers  fruits  et  les 
sucreries  les  plus  délicates,  préférait  aux  oranges  de 
Paimaetaux  conserves  de  Gènes  les  châtaignes  vo- 
lées au  \oisin  en  franchissant  les  haies,  ou  les  pommes 
scchécs  dans  son  grenier,  tandis  qu'il  avait  à  sa  dis- 
position les  châtaignes  et  les  pommes  de  notre  verger. 
Un  jour,  B(  nedetlo  pouvait  avoir  cinq  ou  six  ans, 
le  voisin  Vasilio,  qui,  selon  les  habitudes  de  notre 
pays,  n'enfermait  ni  sa  bourse  ni  ses  bijoux,  car, 
monsieur  le  comte  le  sait  aussi  bien  que  personne,  en 
Corse  il  n'y  a  pas  de  voleurs,  le  voisin  Vasilio  se 
plaignit  à  nous  qu'un  louis  avait  disparu  de  sa  bourse; 
on  crut  qu'il  avait  mal  compté,  mais  lui  prétendit  être 
sûr  de  son  fait.  Ce  jour-là  Benedetto  avait  quitté  la 
maison  des  le  matin,  et  c  était  une  grande  inquiétude 
chez  nous,  lorsque  le  soir  nous  I3  vîmes  revenir  traî- 
nant un  singe  qu'il  avait  trou\é,  disoit-il.  tout  enchiiîné 
au  pied  d'un  arbre.  Depuis  un  mois  la  passion  du  mé- 
chant enfant,  qui  ne  savait  quelle  chose  s'imaginer, 
IV.  7 


-  102  — 
était  d'avoir  un  singe.  Un  bateleur,  qui  était  passé  à 
Rogliano^  et  qui  avait  plusieurs  de  ces  animaiix  dont 
les  exercices  l'avaient  fort  réjoui,  lui  avait  inspiré  sans 
doute  cette  malheureuse  fantaisie. 

—  On  ne  trouve  pas  de  singre  dans  nos  bois,  lui  dis-je, 
et  surtout  de  singe  enchaîné  ;  avoue-moi  donc  com- 
ment tu  fes  procuré  cilul-ci. 

Benedetto  soutint  son  mensonge,  et  l'accompagna  de 
détails  qui  faisaient  plus  d'honneur  à  son  imagination 
qu'à  sa  véracité:  je  m'irritai,  il  se  mit  à  rire;  je  le  me- 
naçai, il  fit  deui  pas  en  arrière. 

—  Tu  ne  peux  pas  me  battre,  dit-il  ,  tu  n'en  as  pas 
le  droit,  tu  n'es  pas  mon  père. 

Nous  ignorâmes  toujours  qui  lui  avait  révélé  ce  fatal 
secret,  que  nous  lui  avions  caché  cependant  avec  tant 
de  soin:  quoi  qu'il  en  soit,  cette  réponse,  dans  laquelle 
l'enfant  se  révélait  tout  entier,  m'cpou'-anta  presque, 
mon  bras  levé  retomba  effectivement  sans  toucher  le 
coupable  :  l'enfant  triompha,  et  cette  victoire  lui  donna 
une  telle  audace  qu'à  partir  de  ce  moment  tout  l'argent 
d'Assunta.  dont  l'amour  semblait  augmenter  pour  lui 
à  mesure  qu'il  en  était  moins  digne,  passa  en  caprices 
qu'elle  ne  savait  pas  combattre,  en  folies  qu'elle  n'avait 
point  le  courage  d'empêcher.  Quand  j'étais  à  Rogliano, 
î-s  choses  marchaient  encore  assez  convenablement; 
uiiis  des  que  j'étais  parti,  c'était  Bem^detto  qui  était 
devenu  le  maître  de  la  maison,  et  tout  tournait  à  mal. 
Agé  de  onze  ans  à  peine  ,  tous  ses  camarades  étaient 
choisis  parmi  des  jeunes  gens  de  dix-huit  ou  vingt  ans, 
les  plus  mauvais  sujets  de  Bastia  et  de  Corte,  et  déjà, 
pour  quelques  espiègleries  qui  méritaient  un  nom  plus 
sérieux,  la  justice  nous  avait  donné  des  avertisse- 
ments. 

Je  fus  effrayé:  toute  information  pouvait  avoir  des 
suites  funestes  :  j'allais  justement  être  forcé  de  m'éloi- 


—  ^p  — 

gner  de  la  Corse  pour  une  expédition  importante.  Je 
réfléchis  longtemps,  et,  dans  le  pressenliihéhtd'ëviter 
quelques  malheurs,  je  me  décidai  à  emmener  Bsne- 
detto  avec  moi.  J'espérais  que  la  vie  active  et  rude  du 
contrebandier,  la  discipline  sévère  du  bord,  change- 
raient ce  caractère  prêt  à  se  corrompre,  s'il  n'était  pas 
déjà  affreusement  corrompu. 

Je  tirai  donc  Benedetto  à  part  et  lui  fis  la  proposi- 
tion de  me  suivre,  en  entourant  cette  proposition  de 
toutes  les  promesses  qui  peuvent  séduire  un  enfant  de 
douze  ans; 

îl  me  laissa  aller  jusqu'au  bout,  et  lorsque  j'eus  fini , 
(■'liatant  de  rire  : 

—  Êtes- vous  fou,  mon  oncle?  dit-il  (il  m'appelait 
ainsi  quand  il  était  de  belle  humeur);  moi  changer  la 
vie  que  je  mène  contre  celle  que  vous  menez,  ma  bonne 
et  excellente  paresse  contre  l'horrible  travail  que  vous 
Vous  êtes  imposé!  passer  la  nuit  au  froid  ,  le  jour  au 
chaud  ;  se  cacher  sans  cessé  ;  quand  on  se  montre  re- 
cevoir des  coups  de  fusil,  et  tout  cela  pour  gagner  un 
peu  d'argent!  L'argent,  j'i'u  ai  tant  que  j'en  veux! 
mère  Assunta  m'en  donne  quand  je  lui  en  demande 
Vous  voyez  doit>c  bien  que  je  serais  un  imbécile  si  j'ac- 
ceptais ce  que  vous  me  proposez. 

J'étais  stupéfait  de  cette  audace  et  de  ce  raisonne- 
i:mt.  Bensdetto  retourna  jouer  avec  ses  camarades , 
et  je  le  vis  de  loin  me  montrant  à  eux  comme  un  idiot. 

—  Charmant  enfant  !  murmura  Monte-Cristo.  — 
Oh  !  s'il  eût  été  à  moi,  répondit  Bertuccio.  s'il  eût  été 
irion  fils,  ou  tout  au  moins  mon  neveu,  je  l'eusse  bien 
ramené  au  droit  sentier,  car  la  conscience  donne  la 
force.  Mais  l'idée  que  j'allais  battre  un  enfant  dont 
j''avais  tué  le  père  me  rendait  toute  correction  impos- 
sible. Je  donnai  de  bons  conseils  à  ma  sœur,  qui,  dans 
iibs  discussions,  j;)reiîait  sans  cesse  la  défense  du  petit 


—  104  — 

malheureux  ;  et  comme  elle  m'avoua  que  plusieurs 
fois  des  sommes  assez  considérables  lui  avaient  man- 
qué ,  je  lui  indiquai  un  endroit  où  elle  pouvait  cacher 
notre  petit  trésor.  Quant  à  moi ,  ma  résolution  était 
prise,  Benedetto  savait  parfaitement  lire,  écrire  et 
compter,  car  lorsqu'il  voulait  sadonner  par  hasard  au 
travail .  il  apprenait  en  un  jour  ce  que  les  autres  ap- 
prenaient en  une  semaine.  Ma  résolution,  dis-je,  était 
prise:  je  devais  rengager  comme  secrétaire  sur  quelque 
navire  au  long  cours .  et .  sans  le  prévenir  de  rien,  le 
faire  prendre  un  beau  malin  et  le  faire  transporter  à 
bord  ;  de  cette  façon,  et  en  le  recommandant  au  capi- 
taine, tout  son  avenir  dépendait  de  lui. 

Ce  plan  arrêté,  je  partis  pour  la  France. 

Toutes  nos  opérations  devaient  cette  fois  s'esécuter 
dans  le  golfe  de  Lyon,  et  ces  opérations  devenaient  de 
plus  en  plus  difficiles,  car  nous  étions  en  1829.  La 
tranquillité  était  parfaitement  rétablie,  et.  par  consé- 
quent, le  service  des  côtes  était  redevenu  plus  régulier 
et  plus  sévère  que  jamais.  Cette  surveillance  était  en- 
core augmentée  momentanément  par  la  foire  de  Beau- 
caire  qui  venait  de  s'ouvrir. 

Lps  commencements  de  notre  expédition  s'exécu- 
tèrent sans  encombre.  Nous  amarrâmes  notre  barque, 
qui  avait  un  double  fond  dans  lequel  nous  cachions 
nos  marchandises  de  contrebande,  au  milieu  d'une 
quantité  de  bateaux  qui  bordaient  les  deux  rives  du 
Rhône  depuis  Beaucaire  jusqu'à  Arles.  Arrivés  là.  nous 
commençâmes  à  décharger  nuitamment  nos  marchan- 
dises prohibées ,  et  à  les  faire  passer  dans  la  'viile  par 
lintermédiairo  des  gens  qui  étaient  en  relations  avec 
nous  .  ou  des  aubergistes  chez  lesquels  nous  faisions 
des  dépôts.  Soit  que  la  réussite  nous  eût  rendus  im- 
prudentSjSoit  que  nous  ayons  été  trahis,un  soir,  vers  les 
cinq  heures  de  raprès-midi ,  comme  nous  allions  nous 


—  105  — 
mettre  à  goûter,  notre  petit  mousse  accourut  tout  eflfaré 
en  disant  qu"il  avait  vu  une  escouade  do  douaniers  se 
diriger  de  notre  côté.  Ce  n'était  "^as  précisément  les- 
couade  qui  nous  effrayai!  :  à  chaque  instant,  surtout 
dans  ce  moment-là,  des  compagnirs  entières  rôdaient 
sur  les  bords  du  Rhône;  mais  c'étaient  les  précautions 
qu'au  dire  de  l'enfant  cette  escouade  prenait  pour  ne 
pas  être  vue.  En  un  instant  nous  fûmes  sur  pied,  mais 
il  était  déjà  trop  tard:  notre  barque,  é\idemment 
l'objet  des  recherches,  était  entourée.  Parmi  les  doua- 
niers, je  remarquai  quelques  gendarmes:  et,  aussi 
timide  à  la  vue  de  ceux-ci  que  j'étais  brave  ordinaire- 
ment à  la  vue  de  tout  autre  corps  militaire,  je  descen- 
dis dans  la  cale,  et,  me  glissant  par  un  sabord  .  je  me 
laissai  couler  dans  le  fleuve,  puis  je  nageai  entre  deux 
eaux ,  ne  respirant  qu'à  de  longs  intervalles  ,  si  bien 
que  je  gagnai  sans  être  vue  une  tranchée  que  l'on  ve- 
nait de  faire,  et  qui  communiquait  du  Rhône  au  canal 
qui  se  rend  de  Beaucaire  à  Aigues-Mortes.  Une  fois 
arrivé  là,  j'étais  sauvé,  car  je  pouvais  suivre  sans  être 
vu  cette  tranchée.  Je  gagnai  donc  le  canal  sans  acci- 
dent Ce  n'était  pas  par  hasard  et  sans  préméditation 
que  j'avais  sui\i  ce  chemin  ;  j'ai  déjà  parlé  à  Votre 
Excellence  d'un  aubergiste  de  Psîmes  qui  avait  établi 
sur  la  route  de  Bellegarde  à  Beaucaire  une  petite 
hôtellerie. 

—  Oui,  dit  Monte-Cristo,  je  me  souviens  parfai- 
tement. Ce  digne  homme,  si  je  ne  me  trompe,  était 
même  votre  associé  ? — C'est  cela,  répondit  Bertuccio; 
mais  depuis  sept  ou  huit  ans  il  avait  cédé  son  éta- 
blissement à  un  ancien  tailUur  de  Marseille  qui, 
après  s'être  ruiné  dans  son  état,  a>ait  voulu  essayer 
de  faire  sa  fortune  dans  un  autre.  11  ^  a  sans  dire  que 
les  petits  arrangements  que  nous  avions  faits  avec  le 
premier  propriétaire  furent  maintenus  avec  le  second; 


—  106  — 
c'était  donc  à  cet  homme  que  je  comptais  demander 
asile.  —  Et  comment  se  nommait  cet  bomme  ?  de- 
manda le  comte  qui  paraissait  commencer  à  reprendre 
quelque  intérêt  au  récit  de  Bertuicio.  —  11  s'appelait 
Gaspard  Caderousse,  il  était  marié  à  une  ftmme  du 
\illagc  de  la  Cartonle.  et  que  cous  ne  connaissions 
pas  sous  un  autre  nom  que  celui  de  son  \illage:  c'é- 
tait une  pauvre  femme  atteinte  de  la  fièvre  des  marais, 
qui  s'en  allait  mourant  de  langueur.  Quantàj'honune, 
c'était  un  robuste  gaillard  de  quarante  à  qyarante- 
cinq  ans,  qui  plus  d'une  fois  nous  avait,  dans  des 
circonstances  difficiles,  donné  des  preuves  de  sa  pré- 
sence d'esprit  et  de  son  courage..  —  Et  vous  dites,  de- 
manda Monte-Cristo,  que  ces  choses  se  passaient  vers 
rannéc...  —  IbSt),  monsieur  le  comtu.  —  En  quel 
mois?  —  Au  mois  de  juin.  —  Au  commencement  ou 
à  la  fin?  —  C'était  le  5  au  soir.  —  Ah  !  fit  Monte- 
Cristo,  le  5  juin  1828...  Bien,  continuez.  —  C'était 
donc  à  Caderousse  q^ue  je  comptais  demander  asile  : 
mais,  comme  d'habitude,  et  même  dans  les  circon- 
stances ordinaires.  noi'S  n'enliions  pas  chez  lui  par 
la  porte  qui  donnait  sur  la  route,  je  résolus  de  ne  pas 
déroger  à  nos  habitudes  .  j'enjambai  la  haie  du  jar- 
din: je  me  glissai  en  rampint  à  travers  les  olivieis 
raboupris  e(  1rs  figuiers  S8n^ag(s,  et  je  gagnai,  da'ns 
la  crainte  que  Caderousse  eût  quelque  voyageur  dans 
son  auberge,  une  ispèce  de  .soupente  dans  laquelle 
plus  dune  ibis  j'avais  passé  la  nuit  aussi  bien  que 
dans  le  meilleur  lit.  Cette  soupente  n'était  séparée  elfe 
la  salle  ccmniune  du  rez-de-chaussée  de  l'auberge 
que  par  une  cloison  en  planehts  dans  laqutlle  des 
jours  avaient  été  ménages  à  notre  intention,  afin  que 
de  là  nous  pussions  guetter  le  moment  opportun  de 
faire  reconnaître  que  nous  étions  dans  le  voisinage. 
Je  complais,  si  Câdèroùssé  étoit  séuï,  ïc  prévenir  Ae 


—  107  — 

mon  arrivée,  achever  chez  lui  le  repas  interrompu  par 
l'apparition  des  douaniers,  et  profiter  de  Forage  qui 
se  préparait  pour  regagner  les  bords  du  Rhône  et 
ra'assurer  de  ce  qu'étaient  devenus  la  barque  et  ceux 
qui  la  montaient.  Je  me  glissai  donc  dans  la  souiiente, 
et  bleu  m'en  prit,  car  en  ce  moment-là  même  Cade- 
rousse  rentrait  chez  lui  avec  un  inconnu. 

Je  me  tins  coi  et  j'attendis,  non  point  dans  l'inten- 
tion de  surprendre  les  secrets  de  mon  hôte,  mais 
parceque  je  ne  pouvais  faire  autrement;  d'ailleurs  dix 
fois  même  chose  était  déjà  arrivée. 

L'homme  qui  accompagnait  Caderousse  était  én- 
demment  étranger  au  midi  de  la  Frince  :  c'était  un 
de  ces  négociants  forains  qui  viennent  vendre  des 
bijoux  à  la  foire  deBeaucaire  et  qui,  pendant  un  mois 
que  dure  cette  foire,  où  affluent  des  marchands  et  des 
acquéreurs  de  toutes  les  parties  de  l'Europe,  font 
quelquefois  pour  cent  ou  cent  cinquante  mille  francs 
d'affaires. 

Caderousse  entra  vivement  et  le  premier. 

Puis,  voyant  la  salle  d'en  bas  vide  comme  d'habir- 
tude  et  simplement  gardée  par  son  chien,  il  appela 
sa  femme. 

—  Hé  !  la  Carconte,  dit-il,  ce  digne  homme  de 
prêtre  ne  nous  avait  pas  trompés  ;  le  diamant  était 
bon. 

Une  exclamation  joyeuse  se  fit  entendre,  et  presque 
aussitôt  l'escalier  craqua  sous  un  pas  alourdi  par  la 
faiblesse  et  la  maladie. 

—  Qu'est  ce  que  tu  dis  ?  demanda  la  femme  plus 
pâle  qu'une  morte.  —  Je  dis  que  le  diamant  était  bon. 
que  voilà  monsieur,  un  des  premiers  bijoutiers  dg 
Paris,  qui  esî  prêt  à  nous  en  donner  cinquante  mille 
francs.  Seulement,  pour  être  sûr, que  le  diamant  est 
bien  à  nous,  il  demande  que  tu  lui  racontes,  comme 


—  108  — 
je  l'ai  déjà  fait,  de  quelle  façon  miraculeuse  le  diamant 
est  tombé  entre  nos  mains.  En  attendant,  monsieur, 
asseyez-vous,  s'il  vous  plaît,  et  comme  le  temps  est 
lourd,  je  vais  aller  chercher  de  quoi  vous  rafraîchir. 

Le  bijoutier  examinait  avec  attention  lintérieur  de 
l'auberge  et  !a  pauvreté  bien  visible  de  ceux  qui  al- 
laient lui  vendre  un  diamant  qui  semblait  sorti  de 
l'écrin  d'un  prince. 

—  Racontez,  madame,  dit-il.  voulant  sans  doute 
profiter  de  l'absence  du  mari  pour  qu'aucun  signe  de 
de  la  part  de  celui-ci  n'influençât  la  femme,  et  pour 
voir  si  les  deux  récilscadreraient  bien  l'un  avec  l'autre, 
— Eh  !  mon  Dieu  !  dit  la  femme  avec  volubilité,  c'est 
une  bénédiction  du  ciel  à  laquelle  nous  étions  loin  de 
nous  attendre.  Imaginez-vous,  mon  cher  monsieur, 
que  mon  mari  a  été  lié  en  1814.  ou  181S  avec  un  marin 
nommé  Edmond  Dantès  :  ce  pauvre  garçon,  que  Ca- 
derousse  avait  complètement  oublié,  ne  l'a  pas  oublié, 
lui.  et  lui  a  laissé  en  mourant  le  diamant  que  vous 
venez  de  voir,  —  Mais  comment  était-il  devenu  pos- 
sesseur .le  ce  diamant  ?  demanda  le  bijoutier.  Il  l'a- 
vait donc  avant  d'entrer  en  prison?  — Non  monsieur, 
répondit  la  femme  ;  mais  en  prison  il  a  fait,  à  ce  qu'il 
parait,  la  connaissance  d'un  Anglais  très-riche  ;  et 
comme  en  prison  son  compagnon  de  chambre  est 
tombé  malade,  et  que  Dantès  en  prit  les  mêmes  soins 
que  si  c'était  son  frère  ,  l'Anglais,  en  sortant  de  cap- 
tivité .  laissa  au  pauvre  Dantès  ,  qui .  moins  heureux 
que  lui ,  est  mort  en  prison,  ce  diamant  qu'il  nous  a 
légué  à  son  tour  en  mourant,  et  qu'il  a  chargé  le  digne 
abbé  qui  est  venu  ce  matin  nous  le  remettre.  —  C'est 
bien  la  même  chose  ,  murmura  le  bijoutier:  et,  au 
bout  du  compte,  l'histoire  peut  être  vraie,  tout  invrai- 
semblable qu'elle  paraisse  au  premier  abord.  11  n'y  a 
donc  que  le  prix  sur  lequel  nous  ne  sommes  pas  d'ac- 


—  109  — 
cord.  —  Comment  !  pas  d'accord  !  dit  Caderousse  ;  je 
croyais  que  vous  aviez  consenti  au  prii  que  j'en  de- 
mandais. —  C'est-à-dire  ,  reprit  le  bijoutier,  que  j'en 
ai  offert  quarante  raille  francs.  —  Quarante  mille  ! 
s'écria  la  Carconte  ;  nous  ne  le  donnerons  certaine- 
ment pas  pour  ce  prix-là.  L'abbé  nous  a  dit  qu'il  va- 
lait cinquante  mille  francs,  et  sans  la  monture  encore. 
—  Et  comment  se  nommait  cet  abbé  ?  demanda  Fin 
fitigable  questionneur.  —  L'abbé  Busoni,  répondit  la 
femme.  —  C'était  donc  un  étranger?  —  C'était  un 
Italien  des  environs  de  Mantoue,  je  crois.  —  Montrez- 
moi  ce  diamant ,  reprit  le  bijoutier ,  que  je  le  revoie 
une  seconde  fois,  souvent  on  juge  mal  les  pierres  à 
une  première  vue. 

Caderousse  tirade  sa  poche  un  petit  étui  de  chagrin 
noir ,  l'ouvrit  et  le  passa  au  bijoutier.  A  la  vue  du 
diamant,  qui  était  gros  comme  une  petite  noisette,  je 
me  le  rappelle  comme  si  je  le  voyais  encore  ,  les  yeux 
de  la  Carconte  étincelèrent  de  cupidité. 

—  Et  que  pensiez-vous  de  tout  cela,  monsieur  l'é- 
couteur aux  portes?  demanda  Monte-Cristo  ;  ajoutiez- 
vous  foi  à  cette  bellle  fable  ?  —  Oui,  Excellence  ;  je  ne 
regardais  pas  Caderousse  comme  un  méchant  homme, 
et  je  le  croyais  incapable  d'avoir  commis  un  crime  ou 
même  un  vol.  —  Cela  fait  plus  honneur  à  votre  cœur 
qu'à  votre  expérience,  monsieur  Bertuccio.  Aviez-vous 
connu  cet  Edmond  Dantès  dont  il  était  question  ?  — 
Kon.  Excellence,  je  n'en  ava's  jamais  entendu  parler 
jusqu'alors,  et  je  n'en  ai  jamais  entendu  reparler  de- 
puis qu'une  seule  fois  par  l'abbé  Busoni  lui-même , 
quand  je  le  vis  dans  les  prisons  de  Nîmes.  —  Bien  ! 
continuez. 

Le  bijoutier  prit  la  bague  des  mains  de  Caderousse, 
et  tira  de  sa  poche  une  petite  pince  en  acier  et  une 
petite  paire  de  balances  de  cui>re;  puis,  écartant  les 


_  1^6  — 

cranQ"pô'ns  îtôf  cfùï  retenaient  la  pierre  rféios  là'  bagué^ 
il  fit  sortir  le  diamant  de  son  alvéole,  et  le  pesa  minu- 
tieusement dans  les  Laiances. 

—  J'irai  jusqu'à  quarante-cinq^  mille  francs,  dit-il, 
mais  je  ne  donnerai  pas  un  sou  avec,  d'ailleurs  comme 
c'était  ce  que  valait  le  diamant ,  jai  pris  juste  cette 
somme  sur  moi.  —  Où  !  qu'à  cela  ne  tienne,  dit  Cade- 
rousse  ,  je  retournerai  avec  vous  à  Beaucaire  pour 
chercher  les  cinq  autres  mille  francs.  —  Non,  dit 
le  bijoutier  en  rendant  l'anneau  et  le  diauiaut  à  Ca- 
derousse .  non ,  cela  ne  vaut  pas  davantage ,  et  encore 
je  suis  fâché  d'avoir  offert  cette  somme,  attendu  qu'il 
y  a  dans  la  pierre  un  défaut  que  je  n'avais  pas  vu 
d'abord,  mais  n'importe,  je  n'ai  qu'une  parole,  j'ai  àii 
quarante-cinq  mille  francs  ,  je  ne  m'en  dédis  pas.  — 
Au  moins  .'  émettez  le  diamant  dans  la  bague ,  dît 
aigrement  la  Carconte.  —  C'est  juste,  dit  le  bijoutier, 
il  replaça  la  pierre  dans  le  chaton.  —  B.  n,  bon,  bon, 
dit  Caderousse  en  remettant  l'étui  dans  sa  poche  ,  on 
le  vendra  à  un  autre.  —  Oui,  reprit  le  bijoutier,  mais 
un  autre  ne  sera  pas  si  facile  que  moi ,  un  autre  ne  se 
contentera  pas  des  renseignements  que  vous  m'avez 
donnés  :  il  n'est  pas  naturel  qu'un  homme  comme 
vous  possède  un  diamant  de  cinquante  mille  francs, 
il  ira  prévenir  les  magistrats ,  il  faudra  retrouver 
l'abbé  Busorii,  et  les  abbés  qui  donnent  di  s  diamants 
de  deux  mille  louis  sont  rares  :  la  justice  commencera 
par  mettre  la  main  dessus,  on  vous  enverra  en  prison, 
et  si  vous  êtes  reconnu  innocent,  qu'on  vous  mette 
dehors  après  trois  ou  quatre  mois  de  captivité ,  la 
bague  se  sera  égarée  au  greffe ,  ou  l'on  vous  donnera 
une  pierre  fausse  qui  vaudra  trois  francs,  au  lieu 
d'un  diamant  qui  en  vaut  cinquante  niiille,  cinquante- 
cinq  mille  pt ut-être,  maïs  que,  vous  en  conviendrez, 
mon  brave  tioùime  ,  6d  court  ceriaiiis  flisqués  à 
acheter. 


—  111  — 

Caderousse  et  sa  femme  s'interrogèrent  du  regard. 

—  Non  ,  dit  Caderousse,  nous  ne  sommes  pas  assez 
riches  pour  perdre  cinq  mille  francs.  —  Comme  vous 
voudrez  ,  mon  cher  ami ,  dit  le  bijoutier  .  j"avais  ce- 
pendant, comme  vous  le  voyez,  apporté  de  la  belle 
monnaie.  . 

Et  il  tira  d"une  de  ses  poches  une  poignée  d'or  qu'il 
fit  briller  aux  yeux  éblouis  de  l'aubergiste,  et,  de 
l'aytre,  un  paquet  de  billets  de  banque. 

Un  rude  combat  se  livrait  visiblement  dans  l'esprit 
de  Caderousse  :  il  était  é\)dent  que  ce  petit  éUii  de 
chagrin  qu'il  tournait  et  retournait  dans  sa  main  ne 
lui  paraissait  pas  correspondre  .  comme  valeur  .  à  la 
somme  énorme  qui  fascinait  ses  yeux. 

il  se  retourna  vers  sa  femUie. 

—  Qu'en  dis-tu  ?  lui  dimanda-t-îl  tout  bas.  — 
ï)onnc,  donne,  dit-elle;  s'il  retourne  à  Beaucaire  sans 
le  diamant,  il  nous  dénoncera;  et,  comme  il  ledit, 
qui  sait  si  nous  pourrons  jamais  remettre  la  main  sur 
l'abbé  Busoni.  —  Eh  bien  !  soit,  dit  Caderousse,  pre- 
nez donc  le  diamant  pour  quaranle-cinq  mille  francs; 
mais  ma  femme  veut  une  chaîne  d'or,  et  moi.  une 
paire  de  boucles  d'argent. 

Le  bijoulier  lira  de  sa  poche  une  boîte  longue  et 
plate  qui  contenait  plusieurs  échantillons  des  objets 
demandés.        ... 

—  Tenez,  dii-it,  je  suis  rond  en  affaires,  choi- 
sissez. 

La  femme  choisit  une  chaîne  d'or  qui  pouAail  va- 
loir cinq  louis,  et  ïe  rnari  une  paire  de  boucles  qui 
pouvait  valoir  quinze  francs,  _  . 

—  J'espère  que  aous  ne  vous  plaindrez  pas?  dît  le 
bijoutier.  —  L'abbé  a\ait  dit  qu'il  valait  cinquante 
i^iilie  frai?cs,  murmura  Caderousse.  —  Allons,  allons, 
doDuez  donc  !  Quel  homme  terriï)le ,  reprit  le  bijou- 


—  112  — 
tier  en  lui  tirant  des  mains  le  diamant,  je  lui  compte 
quarante-cinq  mille  francs ,  deux  mille  cinq  cents 
livres  de  rente,  c'est-à-dire  une  fortune  comme  je 
voudrais  bien  en  avoir  une,  moi.  et  il  n'est  pas  encore 
content  !  —  Et  les  quarante-cinq  mille  francs ,  de- 
manda Caderousse  dune  voix  rauque  ;  voyons .  où 
sont-ils  ?  —  Les  voilà,  dit  1^-  bijoutier. 

Et  il  compta  sur  la  table  quinze  mille  francs  en  or 
et  trente  mille  francs  en  billets  de  banque. 

—  Attendez  que  j'allume  la  lampe,  dit  la  Carconte, 
il  n'y  fait  plus  clair,  et  on  pourrait  se  tromper. 

En  effet,  la  nuit  était  venue  pendant  cette  discus- 
sion, et  avec  la  nuit,  l'orage  qui  menaçait  depuis  une 
demi-heure.  On  entendit  gronder  sourdement  le  ton- 
nerre dans  le  lointain;  mais  ni  le  bijoutier,  ni  Cade- 
rousse, ni  la  Carconte  ne  paraissaient  s'en  occuper, 
possédés  qu'ils  étaient  tous  les  trois  du  démon  du  gain. 

Moi-même  j'éprouvais  une  étrange  fascination  à  la 
vue  de  tout  cet  or  et  de  tous  ces  billets.  Il  me  sem- 
blait que  je  faisais  un  rêve,  et .  comme  il  arrive  dans 
un  rêve,  je  me  sentais  enchaîné  à  ma  place. 

Caderousse  compta  et  recompta  l'or  et  les  billets, 
puis  il  les  passa  à  sa  femme,  qui  les  compta  et  re- 
compta à  s<jn  tour. Pendant  ce  temps,  le  bijoutier  faisait 
miroiter  le  diamant  sous  le  rayon  de  la  lampe,  et  le 
diamant  jetait  des  éclairs  qui  faisaient  oublier  ceux 
qui .  précurseurs  de  l'orage  .  commençaient  à  enflam- 
mer les  fenêtres. 

—  Eh  bien  !  le  compte  y  est-il  ?  demanda  le  bijou- 
tier. —  Oui ,  dit  Caderousse ,  donne  le  portefeuille  et 
cherche  un  sec.  Carconte. 

La  Carconte  alla  à  une  armoire  et  revint  apportant 
un  vieux  portefeuille  de  cuir,  duquel  on  tira  quelques 
lettres  graisseu.ses  à  la  place  desquelles  on  remit  les 
iillets,  et  un  sac  dans  lequel  étaient  enfermés  deux  ou 


—  113  — 

trois  écus  de  six  livres,  qui  composaient  probablement 
toute  la  fortune  du  misérable  ménage. 

—  Là,  dit  Caderoussf',  quoique  vous  nous  ayez  sou- 
levé une  dizaine  de  mille  francs  peut-être,  voulez-vous 
souper  avec  nous  ?  c'est  de  bon  cœur.  —  Merci,  dit  le 
bijoutier,  il  doit  se  faire  tard,  et  il  faut  que  je  re- 
tourne à  Beaucaire  :  ma  femme  serait  inquiète  :  il 
tira  sa  montre.  Morbleu!  s"écria-l-i! ,  neuf  heures 
bientôt,  yi  ne  serai  pas  à  Beaucaire  axant  minuit; 
adieu,  mes  petits  enfants;  s'il  vous  revient  par  hasard 
des  abbés  Busoni ,  pensez  à  m.oi.  —  Dans  huit  jours 
vous  ne  serez  plus  à  Beaucaire,  dit  Caderousse,  puis- 
que la  foire  finit  la  semaine  prochaine.  —  Non ,  mais 
cela  ne  fait  rien  ;  écrivez-moi  à  Paris ,  à  M.  Joannès , 
au  Palais -Royal ,  galerie  de  Pierre ,  n»  4S  ,  je  ferai  le 
voyage  exprès  si  cela  en  vaut  la  peine. 

Un  coup  de  tonnerre  retentit,  accompagné  d'un 
éclair  si  violent  qu'il  effaça  presque  la  clarté  de  la 
lampe. 

—  Oh  !  oh  !  dit  Caderousse,  vous  allez  'partir  par  ce 
temps-là  ?  —  Oh  !  je  n'ai  pas  peur  du  tonnerre,  dit  le 
bijoutier.  —  El  des  voleurs?  demanda  la  Carconte. 
La  route  n'est  jamais  bien  sûre  pendant  la  foire. — Oh! 
quant  aux  voleurs,  dit  .Joannès.  voilà  pour  eux. 

El  il  tira  de  sa  poche  une  paire  de  petits  pistolets 
chargés  jusqu'à  la  gueule. 

— Voici ,  dit-il ,  des  chiens  qui  aboient  et  mordent 
en  même  temps  :  c'est  pour  les  deux  premiers  qui  au- 
raient envie  de  votre  diamant,  père  Caderousse. 

Caderousse  et  sa  femme  échangèrent  un  regard 
sombre.  U  paraît  qu'ils  avaient  en  même  temps  quelque 
terrible  pensée. 

—  Alors  ,  bon  voyage  !  dit  Caderousse.  —  Merci  ! 
dit  le  bijoutier. 

U  prit  sa  canne  qu'il  avait  posée  contre  un  vieux 


-m- 

bahut,  et  sortit.  Au  moment  où  il  ouvrit  la  porte,  une 
telle  bouffée  de  vent  entra  qu'elle  faillit  éteindre  là 
lampe. 

—  Oh!  dit-il,  il  va  faire  un  joli  temps,  et  deux 
lieues  de  pays  à  faire  avec  ce  temps-là  !  —  Restez,  dit 
Cadcrousse,  vous  coucherez  ici.  —  Oui,  restez,  dit  la 
Carconte  d'une  voix  tremblante  :  nous  aurons  bien 
soin  de  vous.  —  Non  pas,  il  faut  que  j'aille  coucher  à 
Beaucaire.  Adieu. 

Caderousse  alla  lentement  jusqu'au  seuil. 

—  Il  ne  fait  ni  ciel  ni  terre,  dit  le  bijoutier  déjà 
liors  de  la  maison.  Faut-il  prendre  à  droite  ou  à 
gauche?  —  A  droite,  dit  Caderousse  ;  il  n'y  a  pas  à  s'y 
tromper,  la  route  est  bordée  d'arbres  de  chaque  côté. 
— ^  Bon .  j'y  suis,  dit  la  voix  presque  perdue  dans  le 
lointain.  —  Ferme  donc  la  porte  !  dit  la  Carconte,  je 
naime  pas  les  portes  ouvertes  quand  if  tonne.  —  Et 
quand  il  y  a  de  l'argent  dans  la  maison,  n'est-ce  pas  ? 
répondit  Caderousse  en  donnant  un  double  tour  à  la 
serrure. 

Tl  rentra,  alla  à  l'armoire,  retira  le  sac  et  le  porte- 
feuille, et  tous  deux  se  mirent  à  recompter  pour  la 
troisième  fois  leur  or  et  leurs  billets. 

Je  n'ai  jamais  vu  expression  pareille  à  ces  deux 
visages  dont  cette  maigre  lampe  éclairait  la  cupidité. 
La  femme  surtout  était  hideuse  ;  le  tremblement  fié- 
vr.ux  qui  l'animait  habituellement  avait  redoublé. 
Son  visage,  de  pâle  était  devenu  livide;  ses  yeux 
caves  flamboyaient. 

— Pourquoi  donc,  demanda-t-elle  d'une  voix  sourde, 
lui  avais-tu  offert  de  coucher  ici?  —  Mais,  répondit 
Caderousse  en  tressaillant,  pour...  pour  qu'il  n'eût 
pas  la  peine  de  retourner  à  Beaucaire.  —  Ah  !  dit  la 
femme  avec  une  expression  impossible  à  rendre,  je 
croyais  que  c'était  pour  autre  chose,  moi.  —  ÎFemme! 

xr-i-f-    ■  j    -    '  ■•         ^.--k:    •■Vf,   ;r;'  ••  •     •■ 


—  fl.5  — 
femme,  s'écria  Ca^erousse,  pourquoi  as-tu  de  pareilles 
idées,  et  pourquoi  les  ayant  ne  les  gardes-tu  pas  pour 
toi  ?  —  C'est  égal,  dit  la  Carconte  après  un  instant  ^e 
silence,  tu  n'es  pas  un  homme.  —  Comment  cela  ?  ifit 
Caderousse.  —  Si  tu  avais  été  un  homme,  il  ne  sf-rait 
pas  sorti  d'ici.  — Femme  !  —  Ou  bien  il  narriverait 
pas  à  Beaucaire.—  Femme  !  —  La  route  fait  un  coude, 
il  est  obligé  de  suivre  la  route,  tandis  qu'il  y  a  lé  long 
du  canal  un  chemin  qui  raccourcit.  —  Femme,  tu 
oiTenses  le  bon  Dieu.  Tiens,  écoute  .. 

En  effet,  on  entendit  un  effroyable  coup  de  ton- 
nerre en  même  temps  qu'un  éclair  bleuâtre  enflam- 
mait toute  la  sal,le,  et  la  foudre  ,  décroissant  lente- 
ment, sembli  s'éloigner  comme  à  regret  de  la  maison 
maudite. 

—  Jésus  !  dit  la  Carconte  en  se  signant. 

Au  même  instant,  et  au  milieu  de  ce  silence  de 
terrL'ur  qui  suit  ordinairement  les  coups  de  tonnerre, 
on  entendit  frapper  à  la  porte. 

Cadi rousse  et  sa  femme  tressaillirent  et  se  regar- 
dèrent épouvantés. 

—  Qui  va  là  ?  s'écria  Caderousse  en  se  levant  et  en 
réunissant  en  un  seul  tas  Tor  et  les  billets  épars  sur 
la  table,  et  qu'il  couvrit  de  .ses  deux  mains. 

—  Moi  !  dit  une  voix.  —  Qui.  vous  ?  —  Ëh  pardieu  ! 
Joannès  le  bijoutier!  —  Eh  bien  !  que  disais-tu  donc, 
reprit  la  Carconte  avec  un  effroyable  sourire,  que  j'of- 
fensais le  bon  Dieu  ?...  Voilà  le  bon  Dieu  qui  nous  le 
renvoie. 

Caderousse  retomba  pâle  et  haletant  sur  sa  chaise. 
La  Carconte.  au  contraire,  se  leva,  et  allant  d'un 
pas  ferme  à  la  porte,  qu'elle  rouvrit  : 

—  Entrez  donc,  cher  monsieur  Joannès,  dit-elle.  — 
Ma  foi,  dit  le  bijoutier  ruisselant  de  pluie,  il  paraît 
que  le  diable  ne  veut  pas  que  je  retourne  à  Beaucaire 


—  116  — 

ce  soir.  Les  plus  courtes  folies  sont  les  meilleures, 
mon  cher  monsieur  Caderousse  ;  vous  m'avez  offert 
l'hospitalité;  je  l'accepte,  et  je  reviens  coucher  chez 
vous. 

Caderousse  balbutia  quelques  mots  en  essuyant  la 
sueur  qui  coulait  sur  son  front. 

La  Carconte  referma  la  porte  à  double  tour  derrière 
le  bijoutier. 


Vm.  —  La  pluie  de  sang. 

En  entrant,  le  bijoutier  jeta  un  regard  interroga- 
teur antour  de  lui  ;  mais  rien  ne  semblait  faire  naître 
les  soupçons  s'il  n'en  avait  pas,  rien  ne  semblait  les 
confirmer  s'il  en  avait. 

Caderousse  tenait  toujours  des  deux  mains  ses  bil- 
lets et  son  or.  La  'arconte  souriait  à  son  hôte  le  plus 
agréablement  qu'elle  pouvait. 

—  Âh  !  ah  !  dit  le  bijoutier,  il  paraît  que  vous  aviez 
peur  de  ne  pas  avoir  votre  compte,  que  vous  repassiez 
votre  trésor  après  mon  départ?  —  Non  pas.  dit  Cade- 
rousse ;  mais  l'événement  qui  nous  (  n  a  fait  possesseur 
est  si  inattendu  que  nous  n'y  pouvons  croire,  et  que, 
lorsque  nous  n'avons  pas  la  preuve  matérielle  sous 
les  yeux,  nous  croyons  faire  encore  un  rêve. 

Le  bijoutier  sourit. 

—  Est-ce  que  vous  avez  des  voyageurs  dans  votre 
auberge?  demanda-t-il.  —  Non,  répondit  Caderousse, 
nous  ne  donnons  point  à  coucher  ;  nous  sommes  trop 
près  de  la  ville,  et  personne  ne  s'arrête.  —  Alors,  je 
vais  vous  gêner  horriblement  ?  —  Nous  gêner,  vous  ! 
mon  cher  monsieur  1  dit  gracieusement  la  Carconte, 


—  117  — 

pas  du  tout,  je  vous  jure.  —  "Voyons,  où  me  mettez- 
vous? — Dans  la  chambre  là  haut. — Mais  n'est  ce  pas 
votre  chambre?  —  Oh!  n'importe  ;  nous  avons  un  se- 
cond lit  dans  la  pièce  à  côté  de  celle-ci. 

Caderousse  regarda  avec  étonnement  sa  femme. 

Le  bijoutier  chantonna  un  petit  air  en  se  chauffant 
le  dos  à  un  fagot  que  la  Carconte  venait  d'allumer 
dans  la  cheminée  pour  sécher  son  hôte. 

Pendant  ce  temps,  elle  apportait  sur  un  coin  de  la 
table  où  elle  avait  étendu  une  serviette  les  maigres 
restes  d'un  dîner,  auquel  elle  joignit  deux  ou  trois 
œufs  frais. 

Caderousse  avait  renfermé  de  nouveau  les  billets 
dans  son  portefeuille,  son  or  dans  son  sac,  et  le  tout 
dans  son  armoire.  11  se  promenait  de  long  en  large, 
so.mbre  et  pensif,  levant  de  temps  en  temps  la  tétc 
sur  le  bijoutier,  qui  se  tenait  toutiumantdevantrâtre, 
et  qui,  à  mesure  qu'il  se  séchait  d'un  côté,  se  tour- 
nait de  l'autre. 

—  Là  !  dit  la  Cafconte  en  posant  une  bouteille  de 
vin  sur  la  table,  quand  vous  voudrez  souper  tout  est 
prêt.  — Et  vous?  demanda  Joannès.  —  Moi,  je  ne 
soupcrai  pas,  répondit  Caderousse.  —  Nous  avons 
dîné  très-tard,  se  hâta  de  dire  la  Carconte.  —  Je  vais 
donc  souper  seul?  fit  le  bijoutier.  —Nous  vous  ser- 
virons, répondit  la  Carconte  avec  un  empressement 
qui  ne  lui  était  pas  habituel,  même  envers  ses  hôtes 
payans. 

De  temps  en  temps  Caderousse  lançait  sur  elle  un 
regard  rapide  comme  un  éclair. 
L'orage  continuait. 

—  Entend. z-vous.  entendez-vous?  dit  la  Carconte; 
vous  avez,  ma  foi,  bien  fait  de  revenir.  —  Ce  qui 
n'empêche  pas,  dit  le  bijoutier,  que  si,  pendant  mon 
souper,  l'ouragan  s'apaise,  je  me  remettrai  en  route. 

IV.  8 


—  118  — 

—  C'est  le  mistral.  ditCaderousse  en  secouant  la  tête; 
nous  en  avons  pour  jusqu'à  demain. 

Et  il  poussa  un  soupir. 

—  Ma  foi,  dit  le  bijoutier  en  se  mettant  à  table, 
tant  pis  pour  ceux  qui  sont  dehors.  —  Oui,  reprit  la 
Carconte.  ils  passeront  une  mauvaise  nuit. 

Le  bijoulier  commença  de  souper,  et  la  Carconte 
continua  d'avoir  pour  lui  tous  les  petits  soins  d'une 
hôtesse  attentive  ;  elle  d'ordinaire  si  quinteuse  et  si 
revêche,  elle  était  devenue  un  modèle  de  prévenance 
et  de  politesse.  Si  le  bijoutier  l'eût  connue  aupara- 
vant, un  si  grand  changement  Teùt  certes  étonné  et 
n'eût  pas  manqué  de  lui  inspirer  quelque  soupçon. 
Quant  à  Caderousse.  il  ne  disait  pas  une  parole,  con- 
tinuant sa  promenade  et  paraissant  hésiter  même  à 
regarder  son  hôte. 

Lorsque  le  souper  fut  terminé,  Caderousse  alla  lui- 
même  ouvrir  la  porte. 

—  Je  crois  que  l'orage  se  calme,  dit-il. 

Mais  en  ce  moment,  comme  pour  lui  donner  un  dé- 
menti, un  coup  de  tonnerre  terrible  ébranla  la  mai- 
son, et  une  boulïée  de  vent  mêlée  de  pluie  entra  qui 
éteignit  la  lampe. 

Caderousse  referma  la  porte  ;  sa  femme  alluma  une 
chandelle  au  brasier  mourant, 

—  Tenez,  dit-elle  au  bijoulier,  vous  devez  être  fa- 
tigué ;  j'ai  mis  des  'draps  blancs  au  lit.  montez  vous 
coucher  et  dormez  bien. 

Joannès  resta  encore  un  instant  pour  s'assurer  que 
l'ouragan  ne  se  caimail  point,  et  lorsqu'il  eut  acquis 
la  certitude  que  le  tonnerre  et  Ja  pluie  ne  faisaient 
qu'aller  en  augmentant,  il  souhaita  le  bonsoir  à  ses 
hôtes  et  monta  l'escalier. 

Il  passait  au-dessus  de  ma  tète,  et  j'entendais  chaque 
nr.aiche  craquer  sous  ses  pas. 


—  119  — 

La  Carconte  le  suivit  d'un  œil  avide,  tandis  qu'au 
contraire  Caderousse  lui  tournait  le  dos  et  ne  regar- 
dait pas  même  de  son  côté. 

Tous  ces  détails,  qui  sont  revenus  à  mon  esprit  de- 
puis ce  temps-là,  ne  me  frappèrent  point  au  moment 
où  ils  se  passaient  sous  mes  yeux  ;  il  n'y  avait,  à  tout 
prendre,  rien  que  de  naturel  dans  ce  qui  arrivait,  et 
à  part  l'histoire  du  diamant,  qui  me  paraissait  bien 
un  peu  invraisemblable,  tout  allait  de  source. 

Aussi,  comme  j'étais  écrasé  de  fatigue,  que  je  comp- 
tais profiter  moi-même  du  premier  répit  que  la  tem- 
pête donnerait  aux  éléments,  je  résolus  de  dormir 
quelques  heures  et  de  ra'éloigner  au  milieu  de  la  nuit. 

J'entendais  dans  la  pièce  au-dessus  le  bijoutier  qui 
faisait  de  son  côté  toutes  ses  dispositions  pour  passer 
la  meilleure  nuit  possibl- ,  Bientôt  sou  lit  craqua  sous 
lui  ;  il  venait  de  se  coucher. 

Je  sentais  mes  yeux  qui  se  fermaient  malgré  moi, 
et  comme  je  n'avais  conçu  aucun  soupçon,  je  ne  ten- 
tai point  de  lutter  contre  le  sommeil  ;  je  jetai  un  der- 
nier regard  sur  l'intérieur  de  la  cuisine.  Caderousse 
était  assis  à  côté  d'une  longue  table,  sur  un  de  ces 
bancs  de  bois  qui  dans  les  auberges  de  village  rem- 
placent les  chaises  ;  il  me  tournait  le  dos,  de  sorte 
que  je  ne  pouvais  voir  sa  jihysionomie  ;  d'ailleurs 
eût-il  été  dans  la  position  contraire,  la  chose  m'eût 
encore  été  impossible,  attendu  qu'il  tenait  sa  tête  en- 
sevelie dans  ses  deux  mains. 

La  Carconte  le  regarda  quelque  temps,  haussa  les 
épaules  et  vint  s'asseoir  en  face  de  lui. 

En  ce  moment  la  flamme  mourante  gagna  un  reste 
de  bois  sec  oublié  par  elle  ;  une  lueur  un  peu  plus 
vive  éclaira  le  sombre  intérieur.  La  Carconte  tenait 
ses  yiux  fixés  sur  son  mari,  et  coii;me  celui-ci  restait 
toujours  dans  la  même  position,  Je  la  vis  étendre  vers 


—  120  — 

lui  sa  main  crochue,  et  elle  le  toucha  au  front. 

Cadr^rousse  tressaillit.  Il  me  sembla  que  la  femme 
remuait  les  lèvres  ;  mais,  soit  qu'elle  parlât  tout  à  fait 
bas.  soit  que  mes  sens  fussent  déjà  engourdis  par  le 
sommeil,  le  bruit  de  sa  parole  n'arri\a  point  jusqu'à 
moi.  Je  ne  voyais  même  plus  qu'à  travers  un  brouil- 
lard et  avec  ce  doute  précurseur  du  sommeil  pendant 
lequel  on  croit  que  l'on  commence  uu  rêve.  Enfin  mes 
yeux  se  fermèrent,  et  je  perdis  la  conscience  de  moi- 
même. 

J'éiais  au  plus  profond  démon  sommeil,  lorsque  je 
fus  révr^illé  par  un  coup  de  pistolet,  suivi  d'un  cri 
terib'.e.  Quelques  pas  chancilants  retentirent  sur  le 
plaiicher  de  la  chambre,  et  une  masse  inerte  vint  s'a- 
battre dans  l'escalier,  juste  au-dessus  de  ma  tête. 

Je  n'étais  pas  encore  bien  maître  de  moi.  J'enten- 
dais des  gémissements,  puis  des  cris  étouffés  comme 
ceux  qui  accompagnent  une  lutte. 

Un  dernier  cri,  plus  prolongé  que  les  autres  et  qui 
dégénéra  en  gémissements,  vint  me  tirer  complète- 
ment de  ma  léthargie. 

Je  me  soulevai  sur  un  bras,  j'ouvris  les  yeux,  qui 
ne  virent  rien  dans  les  ténèbres,  et  je  portai  la  main 
à  mon  front,  sur  lequel  il  me  semblait  que  dégouttait 
à  travers  les  planches  de  l'escalier  une  pluie  tiède  et 
abondante. 

Le  plus  profond  silence  avait  succédé  à  ce  bruit  af- 
freux. J'entendis  les  pas  d'un  homme  qui  marchait 
au-dessus  de  ma  tête  ;ses  pas  firent  craquer  l'escalier. 
L'homme  descendit  dans  la  salle  inférieure,  s'appro- 
cha de  la  cheminée  et  alluma  une  chandelle. 

Cet  homme,  c'était  Caderousse:  il  avait  le  visage 
pâle,  et  sachi^mise  était  tout  ensanglantée. 

La  chandelle  allumée,  il  remonta  rapidement  l'es- 
calier, et  j'entendis  de  nouveau  ses  pas  rapides  et 
inquiets. 


—  121  — 

Un  inslaot  après  il  redescendit.  II  tenait  à  la  main 
lécrin  ;  il  s"assura  que  le  diamant  était  bien  dedans, 
chercha  un  instant  dans  laquelle  de  ses  poches  il  le 
mettrait;  puis  sans  doute  ne  considérant  point  la 
poche  comme  une  cachette  assez  slire.  il  le  roula  dars 
son   mouchoir  rouge  quïl  tourna  autour  de  son  cou. 

Puis  il  courut  à  l'armoire,  en  tira  ses  billets  et  son 
or.  mit  les  uns  dans  le  gousset  de  son  pantalon,  l'autre 
dans  la  poche  de  sa  veste,  prit  deux  ou  trois  chemises, 
et  s'élançant  vers  la  porte,  il  (disparut  dans  l'obscu- 
rité. Alors  tout  devint  clair  et  lucide  pour  moi:  je 
me  reprochai  ce  qui  venait  d'arriver,  comme  si  j'eusse 
été  le  vrai  coupable.  Il  me  sembla  enlcidre  des  gt- 
missements  :  le  malheureux  bijoutier  pouvait  n'être 
pas  mort;  peut-être  était-il  en  mon  pouvoir,  en  lui 
portant  secours,  de  réparer  une  partie  du  mal  non  pas 
que  j'avais  fait,  mais  que  j'avais  iaissé  faire.  J'appuyai 
mes  épaules  contre  une  de  ces  planches  mal  joinies 
qui  séparaient  l'espèce  de  tambour  dans  lequel  j'étais 
couché,  de  la  salie  inférieure.  Les  planches  cédèrent, 
et  je  me  trouvais  dans  la  maison. 

Je  courus  à  la  chandelle  ,  et  je  m'élançai  dans  l'es- 
calier; un  corps  le  barrait  en  travers,  c'était  le  cadavre 
de  la  Carconte. 

Le  coup  de  pistolet  que  j'avais  entendu  avait  été  tiré 
sur  elle  :  elle  avait  la  gorge  traversée  de  part  en  part, 
et  outre  sa  double  blessure  qui  coulait  à  flots,  elle 
vomissait  le  sang  par  la  bouche. 

Elle  était  tout  à  fait  morte. 

J'enjambai  par-dessus  son  corps,  et  je  passai. 

La  chambre  offrait  l'aspect  du  plus  affreux  désordre. 
Deux  ou  trois  meubles  étaient  renversés:  les  draps  aux- 
quels le  malheureux  bijoutier  s'était  cramponné  traî- 
naient par  la  chambre  :  lui-même  était  couché  à  terre, 
la  tête  appuyée  contre  le  mur,  nageant  dans  une  mare 


—  122  — 

de  sang  qui  s'échappait  de  trois  larges  blessures  reçues 
dans  la  poitrine. 

Dans  la  quatrième  était  resté  un  long  couteau  de 
cuisine,  dont  on  ne  voyait  que  le  manche. 

Je  marchai  sur  le  second  pistolet  qui  n'était  point 
parti ,  la  poudre  étant  probablement  mouillée. 

Je  m'approchai  du  bijoutier  ;  il  n'était  pas  mort  ef- 
fectivement; au  bruit  que  je  Gs,  à  l'ébranlement  du 
plancher  surtout,  il  rouvrit  des  yeux  hagards,  parvint 
à  les  fixer  un  instant  sur  moi.  remua  les  lèvres  comme 
s'il  voulait  parler,  et  expira. 

Cet  affreux  spectacle  m'avait  rendu  presque  insensé; 
du  moment  où  je  ne  pouvais  plus  porter  de  secours  à 
personne  ,  je  n'éprouvais  plus  qu'un  besoin,  celui  de 
fuir.  Je  me  précipitai  dans  l'escalier,  en  enfonçant 
mes  mains  dans  mes  cheveux  et  en  poussant  un  rugis- 
sement de  terreur. 

Dans  la  salle  inférieure  il  y  avait  cinq  ou  six  doua- 
niers et  deux  ou  trois  gendarmes ,  toute  une  troupe 
armée. 

On  s'empara  de  moi:  je  n'essayai  même  pas  de  faire 
résisiancc,  je  n'étais  plus  le  maître  de  mes  sens.  J'es- 
sayai de  parler,  je  poussai  quelques  cris  inarticulés  , 
voilà  tout. 

Je  vis  que  les  douaniers  et  les  gendarmes  me  mon- 
traient au  doigt;  j'abaissai  mes  ytui  sur  moi-même, 
j'étais  tout  couvert  de  sang.  Cette  pluie  tiède  que 
j'avais  senti  to  mber  sur  moi  à  travers  les  planches  de 
l'escalier,  c'était  le  sang  de  la  Carconte. 

Je  montrai  du  doigt  l'endroit  ou  j'étais  caché. 

—  Que  veut-il  dire  ?  demanda  un  gendarme. 
Un  douanier  alla  voir. 

—  11  veut  dire  qu'il  est  passé  par  là,  répondit-il. 
Et  il    montra  le  trou  far  kqutl  j'avais  passé  tffccti 

V  emeat. 


—  123  — 

Alors,  je  compris  qu'on  me  prenait  pour  l'assassin. 
Je  retrouvai  la  voiï,  je  retrouvai  la  force,  et  me  déga- 
geai des  mains  des  deux  hommes  qui  me  tenaient,  en 
m'écriant  :  Ce  n'est  pas  moi  !  ce  n'est  pas  moi  ! 

Deux  gendarmes  me  mirent  en  joue  avec  leurs  cara- 
bines. 

—  Si  tu  fais  un  mouvement ,  dirent-ils,  tu  es  mort. 
—  Mais ,  m'écriai-je  ,  puisque  je  vous  répète  que  ce 
n'est  pas  moi.  —  Tu  conteras  ta  petite  histoire  aux 
juges  de  Nîmes,  répondirent-ils.  En  attendant,  suis- 
nous;  et  si  nous  avons  un  conseil  à  te  donner,  c'est  de 
ne  nas  faire  résistance. 

Ce  n'était  point  mon  intention,  j'étais  brisé  par 
l'étonnement  et  par  la  terreur.  On  me  mit  les  me- 
nottes, on  m'attacha  à  la  queue  d'un  cheval,  et  l'on  m» 
conduisit  à  Nîmes. 

J'avais  été  suivi  par  un  douanier  ;  il  m'avait  perda 
de  vue  aux  environs  de  la  maison,  il  s'était  douté  que 
j'y  passerais  la  nuit;  il  avait  été  prévenir  ses  compa- 
gnons, et  ils  étaient  arrivés  juste  pour  entendre  le 
coup  de  pistolet  et  pour  me  prendre  au  milieu  de 
telles  preuves  de  culpabilité  ,  que  je  compris  tout  de 
suite  la  peine  que  j'aurais  à  faire  reconnaître  mon  in- 
nocence. 

Aussi,  ne  m'attachai-je  qu'à  une  chose  :  ma  pre- 
mière demande  au  juge  d'instruction  fut  pour  le  prier 
de  faire  chercher  partout  un  certain  abbé  Busoni,  qiri 
s'était  arrêté  dans  la  journée  à  l'auberge  du  Ponl-du- 
Gard.  Si  Caderousse  avait  inventé  une  histoire  .  si  cet 
abbé  n'existait  pas,  il  était  évident  que  j'étais  perdu, 
à  moins  que  Caderousse  ne  fût  pris  à  son  tour  et 
n'avouât  tout. 

Deux  mois  s'écoulèrent  pendant  lesquels,  je  dois  le 
dire  à  la  louange  de  mon  juge  ,  toutes  les  recherches 
furent  faites  pour  retrouver  celui  que  je  lui  demandais. 


—  124  — 

J'avais  déjà  perdu  tout  espoir.  Ca-lerousse  n'avait  point 
été  pris.  J'allais  être  jugé  à  la  première  session,  lorsque 
le  8  septcrubre,  c'est-à-dire  trois  mois  et  cinq  jours 
après  révénement.  l'abbé  Busoni .  sur  lequel  je  n'es- 
pérais plus  .  se  présenta  à  la  seule  .  disant  qu'il  avait 
appris  (ju'un  prisonnier  désirait  lui  parler.  Il  avait  su. 
disait-il,  la  chose  à  5îarseille.  et  il  s'empressait  de  se 
rendre  à  mon  désir. 

Yous  comprenez  avec  quelle  ardeur  je  le  reçus;  je  lui 
racontai  tout  ce  dont  j'avais  été  témoin,  j'abordai  ave;; 
inquiétude  l'histoire  du  diamant;  contre  mon  attente 
elle  était  vraie  de  point  en  point  ;  contre  mon  attente 
encore .  il  ajouta  une  foi  entière  à  tout  ce  que  je  lui 
dis.  Ce  fut  alors,  qu'entraîné  par  sa  douce  charité,  re- 
connaissant en  lui  une  profonde  connaissance  des 
mœurs  de  mon  pays,  pensant  que  le  pardon  du  seul 
crime  que  j'eusse  commis  pouvait  peut-être  descendr  ■ 
de  SCS  lèvres  si  charitables,  je  lui  racontai,  sous  le 
scc&u  de  la  confession,  l'aventure  d'Auteuil  dans  tous 
ses  détails.  Ce  que  j'avais  fait  par  entraînement 
obtint  le  même  résultat  que  si  je  l'eusse  fait  par  calcul 
^a^eu  de  ce  premier  assassinat,  que  rien  ne  me  forçait 
de  lui  révéler,  lui  prouva  que  je  n'avais  pas  commis 
le  second,  et  il  me  quitta  en  mordonnant  d'espérer, 
et  en  promettant  de  faire  tout  ce  qui  serait  en  son 
pouvoir  pour  convaincre  mes  juges  de  mon  inno- 
cence. 

J'eus  la  preuve  qu'en  eCfet  il  s'était  occupé  de  moi 
quand  je  vis  ma  prison  s'adoucir  graduellement,  et 
quand  j'appris  qu'on  attendrait  pour  me  juger  les  as- 
sises qui  devaient  suivre  celles  pour  lesquelles  on  se 
rassemblait. 

Dans  cet  intervalle,  la  Providence  permit  que  Cade- 
rousse  fût  pris  à  l'étranger  et  ramené  en  France.  11 
avoua  tout ,  rejetant  la  préméditation  et  surtout  Fin- 


—  125  — 

stigation  sur  sa  femme.  Il  fut  condamné  aux  galères 
perpétuelles,  et  moi  mis  en  liberté. 

—  Et  ce  fut  alors,  dit  Monte-Cristo ,  que  vous  vous 
présentâtes  chez  moi  porteur  d'une  lettre  de  Tabbé 
Busoni.  —  Oui.  Excellence,  il  avait  pris  à  moi  un  in- 
térêt visible.  —  Votre  état  de  contrebandier  vous 
perdra  ,  me  dit-il  ;  si  vous  sortez  d'ici ,  quittez-le.  — 
Mais,  mon  père  .  deraandai-je  .  comment  voulez-vous 
que  je  vive  et  que  je  fasse  vivre  ma  pauvre  sœur  ?  — 
Un  de  mes  pénitents .  me  répondit-il  ,  a  une  grande 
estime  pour  moi ,  et  m'a  chargé  de  lui  chercher  ui: 
homme  de  confiance.  Voulez-vous  être  cet  homme,  je 
vous  adresserai  à  lui.  —  Oh  !  mon  père,  m'écriai-jc. 
que  de  bonté  !  —  Mais  vous  me  jurez  que  je  n'aurai 
jamais  à  me  repentir. 

J'étendis  la  main  pour  faire  serment, 

—  C'est  inutile,  dit-il ,  je  connais  et  j'aime  les 
Corses,  voici  ma  recommandation  : 

Et  il  écrivit  quelques  lignes  que  je  vous  remis,  et 
sur  lesquelles  Votre  Excellence  eut  la  bonté  de  mo 
prendre  à  son  service.  Maintenant,  je  le  demande  av(  c 
orgueil  à  Votre  Excellence,  a-t-elle  jamais  eu  à  se 
plaindre  de  moi? 

—  Non,  répondit  le  comte,  et  je  le  confesse  avec 
plaisir,  vous  êtes  un  bon  serviteur,  Bertuccio,  quoique 
vous  manquiez  de  confiance. —  Moi,  monsieur  le 
comte  !  —  Oui,  vous.  Comment  se  fait-il  que  vous  ayez 
une  sœur  et  un  fils  adoptif,  et  que.  cependant,  vous 
ne  m'ayez  jamais  parlé  ni  de  l'une  ni  de  lautrc?  — 
Hélas  !  Excellence,  c'est  qu"il  me  reste  à  vous  dire  la 
partie  la  plus  triste  de  ma  vie.  Je  partis  pour  la  Corse. 
J'avais  hâte,  vous  le  comprenez  bien,  de  revoir  et  de 
consoler  ma  pauvre  sœur;  mais  quand  j'arrivai  à  Ro- 
gliano,  je  trouvai  la  maison  en  deuil  ;  il  y  avait  tu 
une  scène  horrible  et  dont  les  voisins  gardent  encoie 


—  126  — 
le  souvenir  !  Ma  pauvre  sœur.  seJon  mes  conseils,  ré- 
sistait aux  exigences  de  Benedetto  qui,  à  chaque  in- 
stant, >oulail  se  faire  donner  tout  l'argent  qu'il  y  avait 
à  la  maison.  Un  matin,  il  la  menaça,  et  disparut  pen- 
dant toute  la  journée.  Elle  pleura,  car  celte  chère  As- 
sunta  avait  pour  le  misérable  un  cœur  de  mère.  Le 
soir  vint,  elle  l'attendit  sans  se  coucher.  Lorsqu'à 
onze  heures  il  rentra  avec  deux  de  ses  amis,  compa- 
gnons ordinaires  de  toutes  ses  folies,  alors  elle  lui 
tendit  les  bras  :  mnis  eux  s'emparèrent  d'elle,  et  l'iin 
des  trois,  je  tremble  que  ce  ne  soit  cet  infernal  enfant, 
l'un  des  trois  s'écria  :  —  Jouons  à  la  question,  et  il 
faudra  bien  qu'elle  avoue  où  est  son  argent. 

Justement  le  voisin  Vasilio  était  à  Baslia;  sa 
femme  seule  était  restée  à  la  maison.  Nul,  excepté 
elle,  ne  pouvait  ni  voir  ni  entendre  ce  qui  se  passait 
chez  ma  sœur.  Deux  retinrent  !a  pauvre  Assunta,  qui, 
ne  pouvant  croire  à  la  possibilité  d'un  pareil  crime, 
souriait  à  ceux  qui  allaient  devenir  ses  bourreaux  ;  le 
troisième  alla  barricader  portes  et  fenêtres,  puis  il 
revint,  et,  tous  trois  réunis,  étouffant  les  cris  que  la 
terreur  lui  arrachait  devant  ces  préparatifs  plus  sé- 
rieux, approchèrent  les  pieds  d'Assuiita  du  brasier 
sur  lequel  ils  comptaient  pour  lui  faire  avouer  où 
était  caché  notre  petit  trésor  ;  mais  dans  la  lutte  le 
feu  prit  à  ses  vètenieuis  :  ils  lâchèrent  alors  la  pa- 
tiente, pour  ne  pas  être  brûlés  eux-mêmes.  Toute  en 
flamme  elle  courut  à  la  porte,  mais  la  porte  était  fer- 
mée. Elle  s'élança  vers  la  fenêtre  ;  mais  la  fenêtre 
était  barricadée.  Alars  la  voisine  entendit  des  cris 
afireux  :  c'était  Assunta  qui  appelait  au  secours. 
Bientôt  sa  voix  fut  étouffée  ;  les  cris  devinrent  des  gé- 
missements, et  le  lendemain,  après  une  nuit  de  ter- 
reur et  d'angoisses,  quand  la  femme  de  Vasiiio  se 
hasarda  de  sortir  de  chez  elle  et  ht  ouvrir  la  porte  de 


—  127  — 
notre  maison  par  le  juge,  on  trouva  Assnnta  à  moitié 
brûlée,  mais  respirant  encore,  les  armoires  forcées, 
l'argent  disparu.  Quanta  Benedetfo.il  avait  quitté 
Rogliano  pour  n'y  plus  revenir;  depuis  ce  jour  je 
ne  lai  pas  revu,  et  je  n'ai  pas  même  entendu  parler 
de  lui. 

Ce  fut,  reprit  Bertuccio,  après  avoir  appris  ces  tristes 
nouvelles,  que  j'allai  à  Votre  Eicellencc.  Je  n'avais 
plus  à  vous  parler  de  Benedetto,  puisqu'il  avait  dis- 
paru, ni  de  ma  sœur,  puisqu'elle  était  morte. 

—  Et  quavez-vous  pensé  de  cet  événement?  de- 
manda Monte-Cristo.  —  Que  c'était  le  châtiment  du 
crime  que  j'avais  commis,  répondit  Bcrluccio.  Ah  ! 
ces  Villefort,  c'était  une  race  maudite.  —  Je  le  ciois, 
murmura  le  comte  avec  un  accent  lugubre.  —  Et 
maintenant,  n'est-ce  pas.  reprit  Bertuccio,  Votre  Ex- 
cellence comprend  que  cette  maison  que  je  n'ai  pas 
revue  depuis,  que  ce  jardin  où  je  me  suis  retrouvé 
tout  à  coup,  que  cette  place  où  j'ai  tué  un  homme,  ont 
pu  me  causer  ces  sombres  éniotions  dont  vous  a\ez 
voulu  connaître  la  source  :  car  enfin  je  ne  suis  pas  bien 
sûr  que  devaut  moi.  là.  à  mes  pieds.  M.  de  Villefort 
ne  soit  pas  couché  dans  la  fosse  qu'il  avait  creusée 
pour  son  enfant.  —  En  effet,  tout  est  possible,  dit 
?»"onte-Crislo  en  se  levant  du  banc  où  il  était  assis, 
même,  ajouta-t-il  tout  bas.  que  le  procureur  du  roi 
ne  soit  pas  m.ort.  L'abbé  Busoni  a  bien  fait  de  ^(;us 
envoyer  à  moi.  Vous  avez  bien  fait  aussi  de  me  ra- 
conter votre  histoire,  car  je  n'aurai  pas  de  mauvaises 
pensées  à  votre  sujet.  Quant  à  ce  Benedelio  si  mal 
nommé,  n'avez-vous  jamais  essayé  de  retrouver  sa 
trace,  n'avez-vous  jamais  cheiché  à  savoir  ce  qu'il 
était  devenu  ?  —  Jamais.  Si  j'avais  su  où  il  était,  au 
lieu  d'aller  à  lui,  j'aurai  fui  comme  de\ant  un  monstre. 
KoD,  heureusement,  jamais  je  n'en  ai  entendu  parler 


—  lop,  — 

par  qui  que  ce  soit  au  monde  :  j'espère  qu'il  est  mort. 
—  N'csîércz  pas,  Berluccio,  dit  le  comte  :  les  mé- 
chants ne  meurent  pas  ainsi,  car  Dieu  me  semble  li  s 
prendre  sous  sa  garde  pour  en  faire  Tinstrument  ùi; 
ses  vengeances.  —  Soit,  dit  Bertuccio.  Tout  ce  que  je 
demande  au  ciel  seulement,  c'est  de  ne  le  revoir  ja- 
mais. Maintenant,  continua  Tintendant  on  baissant  la 
tête,  vous  savez  tout,  monsieur  le  comte  :  vous  êtes 
mon  juge  ici-bas  comme  Dieu  le  sera  là-haut;  ne  me 
direz-vous  point  quelques  paroles  de  consolation  ?  — 
Vous  avez  raison,  en  effi-t.  et  je  puis»  vous  dire  ce  que 
vous  dirait  l'abbé  Busoni  .  celui  que  vous  avez  frappé, 
ce  Villefort,  méritait  un  châtiment  pour  ce  qu'ii  avait 
fait  à  vous  et  peut-être  pour  autre  chose  encore.  Be- 
nedetto,  s'il  vil.  servira,  comme  je  l'ai  dit,  à  quelque 
vengeance  divine,  puis  sera  puni  à  son  tour.  Quant  à 
vous,  vous  n'avez  en  réalité  qu'un  reproche  à  vous 
adresser;  demandez-vous  pourquoi,  ayant  enlevé  cet 
enfant  à  la  mort,  vous  ne  l'avez  pas  rendu  à  sa  mère  : 
là  est  le  crime.  Bertuccio.  —  Oui.  monsieur,  là  est  le 
crime  et  le  ^éritablc  crime,  car  en  cela  j'ai  été  lâche. 
Une  fois  que  jeus  rappelé  l'enfant  à  la  vie,  je  n'avais 
qu'une  chose  à  faire,  vous  l'avez  dit.  c'était  de  le  ren- 
voyer à  sa  mère.  3Iais  pour  cela,  il  me  fallait  faire  dos 
rceherches,  attirer  l'attention,  me  livrer  peut-être; 
je  n"ai  pas  voulu  mourir,  je  tenais  à  la  vie  par  ma 
sœur,  par  lamour-propre  inné  chez  nous  autres  de 
rester  entiers  et  victorieux  dans  notre  vengeance  ;  et 
puis  enfin,  peut  être  tenais-je  simplement  à  la  ^ie  par 
l'amour  même  de  la  vie.  Oh  !  moi,  je  ne  suis  pas  un 
brave  comme  mon  pauvre  frère  ! 

Bertuccio  cacha  son  visage  dans  ses  deux  mains,  et 
Monte-Cristo  attacha  sur  lui  un  long  et  indéfinissable 
regard. 

Puis  après  un  instant  de  silence  rendu  plus  soleunel 
encore  par  l'heure  et  par  le  lieu  : 


—  129  — 

—  Pour  terminer  dignement  cet  entretien  qui  sera 
le  dernier  sur  ces  aventures,  monsieur  Bertuccio.  dit 
le  comte  avec  un  accent  de  mélancolie  qui  ne  lui  était* 
pas  habituel,  retenez  bien  mes  paroles,  je  les  ai  sou- 
vent entendu  prononcer  à  Tabbé  Busoni  lui-même  : 
A  tous  maux  il  est  deux  remèdes,  le  temps  et  le  si- 
lence. Maintenaat.  monsieurBrrtuccio,  laissez-moi  me 
promener  un  instant  dans  ce  jardin.  Ce  qui  est  une 
émotion  poignante  pour  vous,  acteur  dans  cette  ter- 
rible scène,  sera  pour  moi  uiie  sensation  presque  douce 
et  qui  donnera  un  double  prix  à  celte  propriété.  Les 
arbres,  voyez-vous,  monsieur  Bertuccio,  uo  plaisent 
que  parce  quiis  font  de  l'ombre,  et  Pombre  elle-même 
ne  piaîl  que  parce  qu'elle  est  pleine  de  rêveries  et  de 
visions.  Yoilii  que  j'ai  acheté  un  jardin  croyant  acheter 
un  simple  enclos  fermé  de  murs,  et  point  du  tout; 
tout  à  coup  cet  endos  se  trouve  être  un  jardin  tout 
plein  de  faniômes  qui  n'étaient  point  portés  sur  le 
contrat.  Or,  j'aime  les  fantômes,  je  n'ai  jamais  entendu 
dire  que  les  morts  eussent  fait  en  six  mille  ans  autant 
de  mal  que  les  vivants  en  font  en  un  jour.  Rentrez 
donc  monsieur  Bertuccio.  et  allez  dormir  en  paix.  Si 
votre  confesseur,  au  moment  suprême,  est  moins  in- 
dulgent que  ne  fut  l'abbé  Busoni,  faites-moi  venir  si 
je  suis  encore  de  ce  monde,  et  je  vous  trouverai  des 
paroles  qui  berceront  doucement  votre  âme  au  mo- 
ment où  elle  sera  prête  à  se  mettre  en  route  pour  faire 
ce  rude  voyage  qu'on  appelle  l'éternité. 

Bertuccio  s'inclina  respectueusement  devant  le 
comte,  et  s'éloigna  en  poussant  un  soupir. 

Monte-Cristo  resta  seul  ;  et  faisant  quatre  pas  en 
avant  : 

—  Ici ,  près  de  ce  platane  ,  murmura-t-il ,  la  fosse 
où  Tenfant  fut  déposé  :  l.i-bas,  la  petite  porte  par  la- 
quelle on  entrait  dans  le  jardin;  à  cet  angle,  l'escalier 


-  130  — 

dérobé  qui  conduit  à  la  chambre  à  coucher.  Je  ne  crois 
pas  avoir  besoin  d'inscrire  tout  cela  sur  mes  tablettes, 
car  voilà  devant  mes  yeux,  autour  de  moi ,  sous  mes 
pieds,  le  plan  en  relief,  le  plan  vivant. 

Et  le  comte  ,  nprès  un  dernier  tour  dans  ce  jardin  , 
alla  retrouver  sa  voiture  :  Bertu<;cio  .  qui  le  voyait 
rêveur,  monta  sans  rien  dire  sur  le  siège  auprès  du 
cocher. 

La  voiture  reprit  le  chemin  de  Paris. 

Le  soir  même,  à  son  arrivée  k  la  maison  des  Champs- 
Elysées,  le  comte  de  Monte-Cristo  visita  toute  Iha- 
bitation  comme  eût  pu  le  faire  un  homme  familiarisé 
avec  elle  depuis  longues  années;  pas  une  seule  fois  , 
quoiqu'il  marchât  le  premier ,  il  n'ouvrit  une  porte 
pour  une  autre  ,  et  ne  prit  un  escalier  ou  un  corridor 
qui  ne  le  conduisit  pas  directem.ent  où  il  comptait 
aller.  Ali  l'accompagnait  dans  cette  revue  nocturne. 
Le  comte  donna  à  Bertuccio  plusieurs  ordres  pour 
l'embellissement  ou  la  distribution  nouvelle  du  logis, 
et,  tirant  sa  montre,  il  dit  au  Nubien  attentif. 

—  Il  est  onze  heures  et  demie .  Haydée  ne  peut 
tarder  à  arriver.  A-ton  prévenu  les  femmes  fran- 
çaises ? 

Ali  étendit  la  main  vers  l'appartement  destiné  à  la 
belle  Grecque,  et  qui  était  tellement  isolé  qu'en  ca- 
chant la  porte  derrière  une  tapisserie  on  pouvait  visiter 
toute  la  maison  sans  se  douter  qu'il  y  eût  là  un  salon 
et  deux  chambres  habités  ;  Ali ,  disons-nous  donc, 
étendit  la  main  vers  l'appartement,  montra  le  nombre 
trois  avec  li"s  doigts  de  sa  main  gauche .  et  sur  cette 
même  main  mise  à  plat  appuyant  sa  tête ,  ferma  les 
yeux  en  guise  de  sommeil. 

—  Ah!  fit  Monte-Cristo,  habitué  à  ce  langage,  elles 
sont  trois  qui  attendent  dans  la  chambre  à  coucher  , 
n'est-ce  pas  ?  —  Oui,  fit  Ali  en  agitant  la  tête  du  haut 


—  131  — 

en  bas.  —  /.îadame  sera  fatiguée  ce  soir ,  continua 
Monte-Cristo,  et  sans  doute  elle  voudra  dormir  ; 
qu'on  ne  la  fasse  pas  parier  :  les  suivantes  françaises 
doivent  seulement  saluer  leur  nouvelle  maîtresse  et 
se  retirer  -,  vous  veillerez  à  ce  que  la  suivante 
grecque  ne  communique  pas  avec  les  suivantes  fran- 
çaises. 

AJi  s'inclina. 

Bientôt  on  entendit  hêler  le  concierge  .  la  grille 
s'ouvrit,  une  voiture  roula  dans  l'allée  et  s'arrêta  de- 
vant le  perron.  Le  comte  descendit .  la  portière  était 
déjà  ouverte  ,  il  tendit  la  main  à  une  jeune  femme 
tout  enveloppée  dune  mante  de  soie  verte  toute  brodée 
d'or  qui  lui  couvrait  la  tête.  La  jeune  femme  prit  la 
main  qu'on  lui  tendait,  la  baisa  avec  un  certain  amour 
mêlé  de  respect,  et  quelques  mots  furent  échangés 
tendrement  de  la  part  de  la  jeune  femme,  et  avec  une 
douce  gravité  de  la  part  du  comte  .  dans  cette  langue 
sonore  que  le  vieil  Homère  a  mise  dans  la  bouche  de 
ses  dieui. 

Alors  ,  précédée  d'Ali  qui  portait  un  Oambeau  de 
cire  rose  .  la  jeune  femme  .  laquelle  n'était  autre  que 
cette  belle  Grecque,  compagne  ordinaire  de  Monte- 
Cristo  en  Italie,  fut  conduite  à  son  appartement,  puis 
le  comte  se  retira  dans  le  pavillon  qu'il  s'était 
réservé. 

A  minuit  et  demi ,  toutes  les  lumières  étaient 
éteintes  dans  la  maison,  et  l'on  eût  pu  croire  que  tout 
le  monde  dormait. 


IK.  —  Le  crédit  illimité. 

Le  lendemain  .  vers  deux  heures  de  l'après-midi , 
une  calèche,  attelée  de  deux  magnifiques  chevaux  au- 


—  132  — 

glais ,  s'arrêta  devant  la  porte  de  Monte-Cristo  :  un 
homme  vêtu  d'un  habit  bleu  .  à  boutous  de  soie  de 
même  couleur ,  dun  ^ilct  blanc  sillonné  par  une 
énormn  chaîne  d"nr  et  d'un  pantalon  couleur  noisette, 
coiffé  de  cheveux  si  noirs  f^t  descndant  si  bas  sur  les 
sourcils,  que  Ton  eût  pu  hésiter  à  les  croire  naturels 
tant  ils  semblaient  peu  en  harmonie  avec  celles  des 
rides  inférieures  niTils  np  parvenaient  point  à  cacher: 
un  homme  enfin  de  cinquante  à  cinquante-cinq  ans.  et 
qui  cherchait  à  "n  paraître  ({uarante.  passa  sa  tète  par 
la  portière  d'un  coupé  sur  le  panneau  duquel  était 
peinte  une  couronne  de  baron  .  et  envoya  son  groom 
demander  au  concierge  si  le  comte  de  Monte-Cristo 
était  chez  lui. 

En  attendant,  cet  homme  considérait,  avec  une 
attention  si  minu'ieuse  quelle  devenait  presque  im- 
pertinente. Teitérieur  de  la  maison,  ce  que  Ton  pou- 
vait distinguer  du  jardin  .  et  la  livrée  de  quelques 
domestiques  que  l'on  pouvait  apercevoir  allant  et  ve- 
nant. L"œil  de  cet  homme  était  vif ,  mais  plutôt  rusé 
que  spirituel.  Ses  lèvres  étaient  si  minces,  qu'au  lieu 
de  saillir  en  dehors  elles  rentraient  dans  la  bouche; 
enfin  la  largeur  et  la  proéminence  des  pommettes, 
signe  infaillible  d'astuce  ,  la  dépression  du  front ,  le 
renflement  de  l'occiput  qui  dépassait  de  beaucoup  de 
larges  oreilles  des  moins  aristocratiques,  contribuaient 
à  donner  pour  tout  physionomiste  un  caractère  presque 
repoussant  à  la  figure  de  ce  personnage  fort  recom- 
mandable  aux  yeux  du  vulgaire  par  ses  chevaux  ma- 
gnifiques, l'énorme  diamant  qu'il  portait  à  sa  chemise 
et  le  ruban  rouge  qui  s'étendait  d'une  boutonnière  à 
l'autre  de  son  habit. 

Li-  groom  fiapja  au  carreau  du  concierge,  et  de- 
manda : 

—  N'est-ce  point  ici  que  demeure  M.  le  comte  de 


—  133  — 

Monte-Cristo  ?  ~  C'est  ici  que  demeure  Son  Excel- 
lence ,  répondit  le  concierge  ;  mais...  Il  consulta  Ali 
du  regard. 
Ali  fit  un  signe  négatif. 

—  Mais  !  demanda  le  groom.  —  Jîais  Son  Excel- 
lence n'est  pas  visible  .  répondit  le  concierge.  —  En 
ce  cas,  voici  la  carte  de  mon  maître  :  M.  le  baron 
Danglars.  Vous  la  remettrez  au  comte  de  Monte- 
Cristo,  et  vous  lui  direz  qu'en  allant  à  la  Chambre 
mon  maître  s'est  détourné  pour  avoir  l'honneur  de  le 
voir.  —  Je  ne  parle  pas  à  Son  Excellence,  dit  le  con- 
cierge ;  le  valet  de  chambre  fora  la  commission. 

Le  groom  retourne  vers  la  voilure. 

—  Eh  bien  ?  demanda  Danglars. 

L'enfant,  assez  honteux  de  la  it'çon  qu'il  avait  reçue, 
apporta  à  son  maître  la  réponse  qu'il  avait  reçue  du 
concierge, 

—  Oh  !  fit  celui-ci .  c'est  donc  un  prince  que  ce 
monsieur  qu'on  l'appelle  Excellence  ,  et  qu'il  n'y  ait 
que  son  valctde  chambre  qui  ait  le  droit  de  lui  parler; 
n'importe. puisqu'il  a  un  créditsur  moi,  il  faudra  bien 
que  je  le  voie  quand  il  voudra  de  l'argent. 

Et  Danglars  se  rejeta  dans  le  fond  de  sa  voiture  en 
criant  au  cocher  de  manière  à  ce  qu'on  prtt  l'entendre 
de  l'autre  côté  de  la  route  : 

—  A  la  Chambre  des  Députés  ! 

Au  travers  d'une  jalousie  de  son  pavillon  ,  Monte- 
Cristo  .  prévenu  à  temps  ,  avait  vu  le  baron  et  l'avait 
étudié  à  l'aide  d'une  excellente  lorgnclle  avec  non 
moins  d'attention  que  M.  Danglars  en  avait  mis  lui- 
même  à  analyser  la  maison,  le  jardin  et  les  livrées. 

—  Décidément,  fit-il  avec  un  geste  de  dégoAt  et  en 
faisant  rentrer  les  tuyaux  de  sa  lunette  dans  leur  four- 
reau d'ivoire,  décidément  c'est  une  laide  créature  que 
cet  homme  ;  comment,  dès  la  première  fois  qu'on  lo 

IV.  9 


—  134  — 

voit,  ne  reconnaît-on  pas  le  serpent  au  front  àptàtî,îë 
vautour  au  crâne  bombé  et  la  buse  au  bec  tranchant! 

—  Ali  !  cria-t-il.  puis  il  frappa  un  coup  sur  le  timbre 
de  cuivre.  Ali  parut.  Appelez  Ecrtuccio,  dit-il. 

Au  même  moment  Bcrtuccio  entra. 

—  Votre  Excellence  me  faisait  demander  ?  dit  l'in- 
tendant. —  Oui.  monsieur  ,  dit  le  comte.  Âvez-vous 
vu  les  chevaux  qui  viennent  de  s'arrêter  devant  ma 
porte? —  Certainement,  Excellence  ,  ils  sont  même 
fort  beaux.  —  Comment  se  fait-il ,  dit  Monte-Cristo 
en  fronçant  le  sourcil,  quand  je  vous  ai  demandé  les 
deux  plus  beaux  chevaux  de  Paris,  qu'il  y  ait  à  Paris 
deux  autres  chevaux  aussi  beaux  que  les  miens,  et  que 
ces  chevaux  ne  soient  pas  dans  mes  écuries  ? 

Au  froncement  de  sourcil  et  à  l'intonation  sévère  de 
cette  voix,  Ali  baissa  la  tête  et  pâlit. 

—  Ce  nesl  pas  ta  faute  ,  bon  Ali,  dit  en  arabe  le 
comte  avec  une  douceur  qu'on  n'aurait  pas  cru  pou- 
voir rencontrer  ni  dans  sa  voix  ni  sur  son  visage,  tu 
ne  te  connais  pas  en  chevaux  anglais,  toi. 

La  sérénité  reparut  sur  les  traits  d'Ali. 

—  Monsie  ur  le  comte  .  dit  Bcrtuccio ,  les  chevaux 
dont  vous  me  parlez  n'étaient  pas  à  vendre. 

Monte-Cristo  haussa  les  épaules. 

—  Sachez,  monsieur  l'intendant,  dit-il,  que  tout 
est  toujours  à  vendre  pour  qui  sait  y  mettre  le  prix. 

—  M.  Danglars  les  a  payés  seize  mille  francs ,  mon- 
sieur le  comte.  —  Eh  bien  !  il  fallait  lui  en  offrir 
trente-deux  mille  ;  il  est  banquier,  et  un  banquier  ne 
manque  jamais  une  occasion  de  doubler  son  capital. 
• —  Monsieur  le  comte  parle-t-il  sérieusement?  de- 
manda Bcrtuccio. 

Monte-Cristo  regarda  l'intendant  en  homme  étonné 
qu'on  ose  lui  faire  une  question. 

—  Ce  soir,  dit-il.  j'ai  une  visite  à  rendre}  je  veux 


^  155  ^ 

que  ces  deux  chevaux  soient  attelés  à  ma  voilure  avec 
un  harnais  neuf. 

Bertuccio  se  retira  en  saluant;  près  de  la  porte,  il 
s'arrêta  : 

—  A  quelle  heure,  dit-il,  Son  Excellence  compte- 
t-elle  faire  cette  visite?  —  A  cinq  heures,  dit  Monte- 
Cristo.— Je  ferai  observer  à  Votre  Excellence  qu'il  est 
deux  heures,  hasarda  linlendanl. — Je  le  sais,  se  con- 
tenta de  répondre  Sîonte-Cristo;  puis  se  retournant 
vers  Ali  :  —  Faites  passer  tous  les  chevaux  devant 
madame,  dit-il,  qu'elle  choisisse  l'attelage  qui  lui 
conviendra  le  mieux,  et  qu'elle  me  fasse  dire  si  elle 
veut  dîner  avec  moi  :  dans  ce  cas  on  servira  chez  elle, 
allez:  en  descendant,  vous  m'enverrez  le  valet  de 
chambre. 

Ali  venait  de  disparaître  à  peine,  que  le  valet  de 
chambre  entra  à  son  tour. 

—  Monsieur  Baptistin,  dit  le  comte,  depuis  un  an 
vous  êtes  à  mon  service  ;  c'est  le  temps  d'épreuve  que 
j'impose  d'ordinaire  à  mes  gens  :  vous  me  convenez. 

Baptistin  s'inclina. 

—  Reste  à  savoir  si  je  vous  conviens.  —  Oh  !  mon- 
sieur le  conit.-»  !  se  hâta  r.e  dire  Baptistin.  —  Écoutez 
jusqu'au  bout,  reprit  le  comte.  Vous  gagnez  par  an 
quinze  cents  francs,  c'esl-a-dire  les  appointements 
d'un  bon  et  brave  officier  qui  risque  tous  les  jours  sa 
vie,  vous  avez  une  table  telle  que  beaucoup  de  chefsde 
bureau,  malheureux  serviteurs  infiniment  plus  occupés 
que  vous,  en  désireraient  une  pareille.  Domestique, 
vous  avez  vous-même  des  domestiques  qui  ont  soin 
de  votre  linge  et  de  vos  elTets.  Outre  vos  quinze  cents 
francs  de  gage,  vous  me  volez  sur  les  achats  que  vous 
faites  pour  ma  toilette,  à  peu  près  quinze  cents  autres 
francs  par  an.  —  Oh!  Excellence. — Je  ne  m'en  plains 
pas,  monsieur  Baptistin,  c'est  raisonnable;  cependant 


—  136  — 

je  désire  que  cela  s'arrête  là.  Vous  ne  trouveriez  donc 
nulle  part  un  poste  pareil  à  celui  que  votre  bonne 
fortune  vous  a  donné.  Je  ne  bats  jamais  mes  gens,  je 
ne  jure  jamais,  je  ne  me  mets  jamais  en  colère,  je  par- 
donne toujours  une  erreur,  jamais  une  négligence  ou 
un  oubli.  Mes  ordres  sont  d'ordinaire  courts,  mais 
clairs  et  précis  ;  j'aime  mieux  les  répéter  à  deux  fois 
et  même  à  trois,  que  de  les  voir  mal  interprétés. 

Je  suis  assez  riche  pour  savoir  tout  ce  que  je  veux 
savoir,  et  je  suis  fort  curieux,  je  vous  en  préviens.  Si 
j'apprenais  donc  que  vous  ayez  parlé  de  moi  en  bon 
ou  en  mal,  commenté  mes  actions,  surveillé  ma  con- 
duite, vous  sortiriez  de  chez  moi  à  l'instant  naême.  Je 
n'avertis  jamais  mes  domestiques  qu'une  seule  fois  ; 
vous  voilà  averti,  allez! 

Baptistin  s'inclina  et  fit  trois  ou  quatre  pas  pour  se 
retirer. 

—  A  propos,  reprit  le  comte,  j'oubliais  de  vous 
dire  que.  chaque  année,  je  place  une  certaine  somme 
sur  la  tète  de  mes  gens.  Ceux  que  je  renvoie  perdent 
nécessairemaul  cet  argent  qui  profite  à  ceux  qui 
restent  et  qui  y  auront  droit  après  ma  mort.  Voilà  un 
an  que  vous  êtes  chez  moi  ;  votre  fortune  est  commen- 
cée, continuez-là. 

Cette  allocution,  fa'te  devant  Ali,  qui  demeurait 
impassible,  att-endu  qu'il  n'entendait  pas  un  mot  de 
français,  produisit  sur  M.  Baptistin  un  effet  que  com- 
prendront tous  ceux  qui  ont  quelque  peu  étudié  la 
physiologie  du  domestique  français. 

—  Je  tâcherai  de  me  conformer  en  tous  points  aux 
désirs  de  Votre  Excellence,  dit-il:  d'ailleurs  je  me 
modèlerai  sur  M.  Ali. — Oh  !  pas  du  tout,  dit  le  comte 
avec  une  froideur  de  marbre.  Ali  a  beaucoup  de  dé- 
fauts mêlés  à  SCS  qualités:  ne  prenez  donc  pas  excm. 
pie  sur  lui,  car  Aii  est  une  exception;  il  n'a  pas  de 


—  137  — 

gages ,  ce  n'est  pas  un  domestique,  est  mon  esclave, 
c'est  mon  chien;  s'il  manquait  à  son  devoir,  je  ne  le 
chasserais  pas,  lui.  je  le  tuerais. 
Baptistin  ouvrit  de  grands  yeux. 

—  Vous  doutez  ?  dit  'lonte-Cristo. 

Et  il  répéta  à  Ali  les  mêmes  paroles  qu'il  venait  de 
dire  en  français  à  Baptistin. 

Ali  écouta,  sourit,  s'approcha  de  son  maître,  mit 
un  genou  à  terre,  cl  lui  baisa  respectueusement  la  main. 

Ce  petit  corollaire  de  leçon  mit  le  comble  à  la  stu- 
péfaction de  M.  Baptistin. 

Le  comte  fis  signe  à  Baptistin  de  sortir  et  Ali  de  le 
suivre.  Tous  deux  passèrent  dans  son  cabinet,  et  là  ils 
causèrent  longtemps. 

A  cinq  heures,  le  comte  frappa  trois  coups  sur  son 
timbre.  Un  coup  appelait  Ali,  deux  coups  Baptistin, 
trois  coups  Bertuccio. 

L'intendant  entra. 

—  Mes  chevaux!  dit  Pdonte-Cristo.  —  ils  sont  à  la 
voiture,  Excellence,  répliqua  Bertuccio.  Accompagne- 
rai-je  monsieur  le  comte  ? — Non,  la  cocher,  Baptistin 
et  Ali,  voilà  tout. 

Le  comte  descendit  et  vit,  attelés  à  sa  voiture,  les 
chevaux  qu'il  avait  admirés  le  matin  à  la  voiture  de 
Danglars. 

En  passant  près  d'eux  il  leur  jeta  un  coup  d'oeil. 

—  Us  sont  beaux,  en  effet,  dit-il,  et  vous  avez  bien 
fait  de  les  acheter,  seulement  c'était  un  peu  tard.  — 
Excellence,  dit  Bertuccio,  j'ai  eu  bien  delà  peine  à  les 
avoir,  et  ils  ont  coûté  bien  cher.  —  Les  chevaux  en 
sont-ils  moins  b{  aux  ?  demanda  le  comte  en  haussant 
les  épaules.  —  Si  Votre  Excellence  est  satisfaite,  dit 
Bertuccio.  tout  est  bien.  Où  va  votre  Excellence?  — 
Rue  de  la  Chaussée-d'Antin,  chez  M.  le  baron  Dan- 
glars. 


-  138  - 

Cette  conversation  se  passait  sur  "le  haut  du  per- 
ron. Bertuccio  fit  un  pas  pour  descendre  la  première 
marche. 

—  Attendez,  monsieur,  dit  Monte-Cristo  en  l'arrê- 
tant. J"ai  besoin  d'une  terre  sur  les  bords  de  la  mer, 
en  Normandie,  par  exemple,  entre  le  Havre  et  Bou- 
logne. Je  vous  donne  de  l'espace,  comme  vous  voyez. 
Il  faudrait  que.  dans  cette  acquisition,  il  y  eût  un 
petit  port,  une  petite  crique,  une  petite  baie,  où  puisse 
entrer  et  se  tenir  ma  corvette;  elle  ne  tire  que  quinze 
pieds  d'eau.  Le  bâtiment  sera  toujours  prêt  à  mettre 
à  la  mer,  à  quelque  heure  du  jour  ou  de  la  nuit  qu'il 
me  plaise  de  lui  donner  le  signal.  Vous  vous  informe- 
rez chez  tous  les  notaires  d'une  propriété  dans  les  con- 
ditions que  je  vous  explique  :  quand  vous  en  aurez 
connaissance,  vous  irez  la  visiter,  et  si  vous  êtes  con- 
tent, vous  l'achèterez  en  votre  nom.  La  corvette  doit 
être  en  route  pour  Fécamp,  n'est-ce  pas  ?  —  Le  soir 
même  où  nous  avons  quitté  Marseille,  je  Tai  vue  met- 
tre à  la  mer.  —  Et  le  yacht?  —  Le  yacht  a  ordre  de 
demeurer  aux  ?TÎartigues. — Bien  !  vous  correspondrez 
de  temps  en  temps  avec  les  deux  patrons  qui  les  com- 
mandent ,  afin  qu'ils  ne  s'endorment  pas.  —  Et  pour 
le  bateau  à  vapeur  ?...  —  Qui  est  à  Chàlons  ?  —  Oui . 
—  Mêmes  ordres  que  pour  les  deux  navires  à  voile. — 
Bien  !  — Aussitôt  cette  propriété  achetée,  j'aurai  de  s 
relais  de  dix  lieues  en  dix  lieues  sur  la  route  du  nord 
et  sur  la  route  du  midi.  —  Votre  Excellence  peut 
compter  sur  moi. 

Le  comte  fit  un  signe  de  satisfaction,  descendit  les 
degrés  .  sauta  dans  sa  voiture  qui,  entraînée  au  trot 
du  magnifique  attelage,  ne  .s'arrêta  que  devant  l'hôtel 
du  banquier. 

Danglars  présidait  une  commission  nommée  pour 
un  chemin  de  fer,  lorsqu'on  vint  lui  annoncer  la  visite 


—  139  — 

du  comte  de  Monte-Cristo.  La  séance ,  au  reste  ,  était 
presque  finie. 

Au  nom  du  comte,  il  se  leva. 

—  Messieurs,  dit-il ,  en  s'adressant  à  ses  collègues, 
dont  plusieurs  étaient  des  honorables  membres  de 
l'une  on  l'autre  chambre,  pardonnez-moi  si  je  vous 
quitte  ainsi;  mais  imaginez-vous  que  la  maison  Thom- 
son et  French ,  de  Rome,  m'adresse  un  certain  comte 
de  Monte-Cristo  ,  en  lui  ouvrant  chez  moi  un  crédit 
illimité.  C'est  la  plaisanterie  la  plus  drôle  que  mes 
correspondants  de  l'étranger  se  soient  encore  permise 
vis-à-vis  de  moi.  Ma  foi,  vous  le  comprenez,  la  curio- 
sité m'a  saisi  et  me  tient  encore;  je  suis  passé  ce  matin 
chez  le  prétendu  comte.  Si  c'était  un  vrai  comte,  vous 
comprenez  qu'il  ne  serait  pas  si  riche.  Monsieur  n'était 
pas  visible.  Que  vous  en  semble  ?  ne  sont-ce  point  des 
façons  d'altesse  ou  de  jolie  femme  que  se  donne  là 
maître  Piîonte-Cristo?  Au  reste,  la  maison  située  aux 
Champs-ÉIisées  et  qui  est  à  lui,  je  m'en  suis  informé, 
m'a  paru  propre.  Mais  un  crédit  illimité,  reprit  Dan- 
glars  en  riant  de  son  vilain  sourire,  rend  bien  exigeant 
le  banquier  chez  qui  le  crédit  est  ouvert.  J'ai  donc 
hâte  de  voir  notre  homme.  Je  me  crois  mystifié.  Mais 
ils  ne  savent  point  là-bas  à  qui  ils  ont  affaire;  rira 
bien  qui  rira  le  dernier. 

En  achevant  ces  mots  et  en  leur  donnant  une  em- 
phase qui  gonfla  les  narines  de  M  le  baron  ,  celui-ci 
quitta  ses  hôtes  et  passa  dans  un  salon  blanc  et  or  qui 
faisait  grand  bruit  dans  la  Chaussée-d'Antin. 

C'est  là  qu'il  avait  ordonné  d'introduire  le  visiteur 
pour  l'éblouir  du  premier  coup. 

Le  comte  était  debout,  considérant  quelques  copies 
de  l'Albane  et  du  Fattore  qu'on  avait  fait  passer  au 
banquier  pour  des  originaux,  et  qui,  toutes  copies 
qu'elles  étaient,  juraient  fort  avec  les  chicorées  d'or 


—  140  — 

de  toutes  couleurs    qui   garnissaient    les  plafonds. 

Au  bruit  que  fit  Danglars  en  entrant,  le  comte  se 
retourna. 

Danglars  salua  légèrement  de  la  tête,  et  fit  signe  au 
comte  de  s'asseoir  dans  un  fauteuil  de  bois  doré  g»rni 
de  satin  blanc  broché  d'or. 

Le  comte  s'assit. 

—  C'est  à  monsieur  de  Monte-Cristo  que  J'ai  l'hon- 
neur de  parler  ?  —  Et  moi,  répondit  le  comte,  à  mon- 
sieur le  baron  Danglars ,  chevalier  de  la  Légion 
d'honneur,  membre  de  la  chambre  des  députés? 

Monte-Cristo  redisait  tous  les  titres  qu'il  avait  trou- 
vés sur  la  carte  du  baron. 
■~-  Danglars  sentit  la  botte  et  se  mordit  les  lèvres. 

—  Excusfz-moi ,  monsieur,  dit-il ,  de  ne  pas  vous 
avoir  donné  du  premier  coup  le  titre  sous  lequel  vous 
m'avez  été  annoncé  :  mais,  vous  le  savez,  nous  vivons 
sous  un  gouvernement  populaire  ,  et  moi  je  suis  un 
représentant  des  intérêts  du  peuple.  —  De  sorte  , 
répondit  Monte-Cristo,  que,  tout  en  conservant  l'ha- 
bitude de  vous  faire  appeler  baron,  vous  ave^  perdu 
celle  d'appeler  les  autres  comte.— Ah!  je  n'y  tiens  pas 
même  pour  moi,  mousieur.  répondit  négligemment 
Danglars  ;  ils  m'ont  nomme  baron  et  fait  chevalier  de 
la  Légion  d'honneur  pour  quelques  services  rendus, 
mais...  —  Mais  vous  avez  abdiqué  vos  titres,  comme 
ont  fait  autrefois  MM.  de  Montmorency  et  de  La- 
fayettc?  C'était  un  bel  exemple  à  suivre,  monsieur.  — 
Pa?  tout  à  fait  cependant,  reprit  Danglars  embarassé; 
pour  les  domestiques,  vous  comprenez...  — Oui,  vous 
TOUS  appelez  monseigneur  pour  vos  gens  :  pour  les 
journaiislcs,  vous  vous  appelez  monsieur;  et  pour 
vos  commettants,  citoyen.  Ce  sont  des  nuances  très- 
applicables  au  gouvernement  constitutionnel.  Je  com- 
prends parfaitement. 


—  141  — 

Danglars  se  pinça  les  lèvres;  il  vit  que.  sur  ce  ter- 
rain-là, il  n'était  pas  de  force  avec  Monte-Cristo,  il 
essaya  donc  de  revenir  sur  un  terrain  qui  lui  était 
plus  familier. 

— Monsieur  le  comte,  dit-il  en  s'inclinanl.  j'ai  reçu 
une  lettre  d'avis  de  la  maison  Thomson  et  French. 

—  J'en  suis  charmé,  monsieur  le  baron.  Permettez- 
moi  de  vous  traiter  comme  vous  traitent  vos  gens; 
c'est  une  mauvaise  habitude  prise  dans  des  pays  où  il 
y  a  encore  des  barons  justement  parce  qu'on  n'en  fait 
plus.  J'en  suis  charmé,  dis-je  ;  je  n'aurai  pas  besoin 
de  me  présenter  moi-même,  ce  qui  est  toujours  assez 
embarrassant.  Vous  aviez  donc,  disiez-vous.  reçu  une 
lettre  d'avis?  —  Oui,  répondit  Danglars  :  mais  je  vous 
avoue  que  je  n'en  ai  pas  parfaitement  compris  le  sens, 

—  Bah  !  —  Et  j'avais  même  eu  l'honneur  de  passer 
chez  vous  pour  vous  demander  quelques  explications. 

—  Faites,  monsieur,  me  voilà,  j'écoute  et  suis  prêt  à 
vous  entendre.  —  Cette  lettre,  reprit  Danglars.  je  l'ai 
sur  moi,  je  crois  (  il  fouilla  dans  sa  poche  ).  Oui,  la 
voici  .  Cette  lettre  ouvre  à  monsieur  le  comte  de 
Monte-Cristo  un  crédit  illimité  sur  ma  maison.  —  Eh 
bien  !  monsieur  le  baron  ,  que  voyez-vous  d'obscur  là 
dedans? — Rien,  monsieur:  seulement  le  mot  illi- 
mité...—  Eh  bien!  ce  mot-là  n'est-il  pas  français? 
Vous  comprenez,  ce  sont  des  Anglo-Allemands  qui 
écrivent.  —  Oh  !  si  fait,  monsieur,  et  du  côté  de  la 
syntaxe  il  n'y  a  rien  à  redire,  mais  il  n'en  est  pas  de 
même  du  côté  de  la  comptabilité.  —  Est-ce  que  la 
maison  Thomson  et  French.  demanda  Monte-Cristo 
de  l'air  le  plus  naïf  qu'il  put  prendre,  n'est  point 
parfaitement  sûre  à  votre  avis  .  monsieur  le  baron  ? 
Diable  cela  me  contrarierait,  car  j'ai  quelques  fonds  de 
placés  chez  elle.  —  Ah  !  parfaitement  sûre,  répondit 
Danglars  avec  un  sourire  presque  railleur;  mais  le 


—  142  — 

sens  da  mot  illimité j  en  matière  de  finances,  est  telle- 
ment vague... — Qu'il  est  illimité,  n'est-ce  pas?  dit 
Monte-Cristo.  —  C'est  justement  cela,  monsieur,  que 
je  voulais  dire.  Or.  le  vague,  c'est  le  doute,  et,  dit  le 
sage,  dans  le  doute,  abstiens-toi.  —  Ce  qui  signifie, 
reprit  Monte-Cristo,  que  si  la  maison  Thomson  et 
French  est  disposée  à  faire  des  folies,  la  maison  Dan- 
glars  ne  Test  pas  à  suivre  son  exemple.  —  Comment 
cela,  monsieurlccomte?— Oui,  sans  doute  MM.  Thom- 
son et  French  font  les  affaires  sans  chiffres;  mais 
M.  Danglars  a  une  limite  aui  siennes;  c'est  un  homme 
sage,  comme  il  le  disait  tout  à  l'heure.  —  Monsieur, 
répondit  orgueilleusement  le  banquier,  personne  n'a 
compté  avec  ma  caisse.  —  Alors,  répondit  froidement 
Monte-Cristo,  il  paraît  que  c'est  moi  qui  commence- 
rai. —  Qui  vous  dit  cela? — Les  explications  que  vous 
me  demandez,  monsieur,  et  qui  ressemblent  fort  à  des 
hésitations. 

Danglars  se  mordit  les  lèvres  ;  c'était  la  seconde 
fois  qu'il  était  battu  par  cet  homme,  et  cette  fois  sur 
un  terrain  qui  était  le  sien.  Sa  politesse  railleuse 
n'était  qu'affectée,  et  touchait  à  cet  extrême  si  voi- 
sin qui  est  l'impertinence. 

Monte-Cristo,  au  contraire,  souriait  delà  meilleure 
grâce  du  monde,  et  possédait,  quand  il  le  voulait,  un 
certain  air  naïf  qui  lui  donnait  bien  des  avantages. 

—  Enfin,  monsieur,  dit  Danglars  après  un  moment 
de  silence,  je  vais  essayer  de  me  faire  comprendre  en 
vous  priant  de  fixer  vous-même  la  somme  que  vous 
comptez  toucher  chez  moi.  —  Mais,  monsieur,  reprit 
Monte-Cristo  décidé  à  ne  pas  perdre  un  pouce  de  ter- 
rain dans  la  discussion,  si  j'ai  demandé  un  crédit  illi- 
mité sur  vous,  c'est  que  je  ne  savais  justement  pas  de 
quelles  sommes  j'avais  besoin. 

Le  banquier  crut  que  le  moment  était  venu  enfin  4e 


—  143  — 

prendre  le  dessus  :  il  se  renversa  dans  son  fauteuil,  ej 
avec  un  lourd  et  orgueilleux  sourire  : 

—  Oh  !  monsieur.  dit-iL  ne  craignez  pas  dç  dési- 
rer: vous  pourrez  vous  convaincre  alors  que  le  chiffre 
de  la  maison  Danglars,  tout  limité  qu'il  soil,  peut 
satisfaire  les  plus  larges  exigences,  et  dussiez -vous 
demander  un  million....  —  Plaît-il  ?  fit  Monte-Cristo. 
—  Je  dis  un  million,  répéta  Danglars  avee  l'aplomb 
de  la  sottise.  —  Et  que  ferais-je  d'un  million  ?  dit  le 
comte.  Bon  Dieu  !  monsieur,  s'il  ne  m'eût  fallu  qu'un 
million,  je  ne  me  serais  pas  fait  ouvrir  un  crédit  pour 
une  pareille  misère.  Un  million?  mais  j'ai  toujours 
un  million  dans  mon  portefeuille  ou  dansinonnéca  s- 
saire  de  voyage. 

Et  Monte-Cristo  retira  d'un  petit  carnet  où  étaient 
ses  cartes  de  visite,  deux  bons  de  cinq  cent  mille 
francs  chacun,  payables  au  porteur,  sur  le  trésor. 

Il  fallait  assommer  et  non  piquer  un  homme  conwne 
Danglars.  Le  coup  de  massue  fit  son  effet:  le  banquier 
chancela  et  eut  le  vertige  :  il  ouvrit  sur  Monte-Cristo 
deux  yeux  hébétés  dont  la  prunelle  se  dilata  effroya- 
blement. 

—  Voyons,  avouez-moi,  dit  Monte-Cristo,  que  vous 
vous  défiez  de  la  maison  Thomson  et  French.  Mon 
Dieu,  c'est  tout  simple!  j'ai  prévu  le  cas,  et  quoique 
assez  étranger  aux  affaires,  j'ai  pris  mes  précautions. 
'Vo'ci  donc  deux  autres  lettres  pareilles  à  celle  qui 
vous  est  adressée  :  l'une  est  de  la  maison  Arestein  et 
Eskeles  de  'Vienne  sur  M.  le  baron  de  Rothschild, 
l'autre  est  de  la  maison  Baring  de  Londres  sur  31.  Laf- 
fitte.  Dites  un  mot,  monsieur,  et  je  vous  ôterai  toute 
préoccupation,  en  me  présentant  dans  l'une  ou  dans 
l'autre  de  ces  deux  maisons. 

C'en  était  fait,  Danglars  était  vaincu  ;  il  ouvrit  avec 
un  tremblement  visible  la  lettre  d'A4lefloi9gne  et  la 


—  144  — 

lettre  de  Londres  que  lui  tendait  du  bout  des  doigts 
le  comte  ;  vérifia  Tauthenticité  des  signatures  avec 
une  minutie  qui  eût  été  insultante  pour  ?»îonte-Cristo, 
s'il  n'eût  pas  fait  la  part  de  l'égarement  du  banquier. 

—  Oh  !  monsieur,  voilà  trois  signatures  qui  valent 
bien  des  millions,  dit  Danglars  en  se  levant  comme 
pour  saluer  la  puissance  de  l'or  personnifiée  en  cet 
homme  qu'il  avait  devant  lui.  Trois  crédits  illimités 
sur  nos  trois  maisons!  Pardonnez-moi,  monsieur  le 
comte,  mais  tout  en  cessant  d'être  défiant,  on  peut 
demeurer  encore  étonné.  —  Oh  I  ce  n'est  pas  une 
maison  comme  la  vôtre  qui  s'étonnerait  ainsi  !  dit 
Monte-Cristo  avec  toute  sa  politesse;  ainsi  tous  pour- 
rez donc  m'cnvoyer  quelque  argent,  n'est-ce  pas?  — 
Parlez,  monsieur  le  comte  ;  je  suis  à  vos  ordres.  —  Eh 
bien!  reprit  Monte-Cristo,  à  présent  que  nous  nous 
entendons,  car  nous  nous  entendons,  n'est-ce  pas? 

Danglars  fit  un  signe  de  tète  affirmatif. 

—  Et  vous  n'avez  plus  aucune  défiance  ?  continua 
Monte-Cristo.  —  Oh  !  monsieur  le  comte,  s'écria  le 
banquier,  je  n'en  ai  jamais  eu.  —  Non  :  vous  désiriez 
une  preuve,  voilà  tout.  Eh  bien  !  répéta  le  comte, 
maintenant  que  nous  nous  entendons,  maintenant  que 
vous  n'avez  plus  aucune  défiance,  fiions,  si  vous  le 
voulez  bien,  une  somme  générale  pour  la  première 
année,  six  millions  par  exemple.  —  Six  millions, 
soit  !  dit  Danglars  suffoqué.  —  S'il  me  faut  plus,  re- 
prit nonchalamment  Monte-Cristo,  nous  mettrons 
plus  :  mais  je  ne  compte  rester  qu'une  année  en  France, 
et  pendant  cette  année,  je  ne  crois  pas  dépasser  ce 
chiffre....  enfin  nous  verrons....  "Veuillez,  pour  com- 
mencer, me  faire  porter  cinq  cent  mille  francs  de- 
main, je  serai  chez  moi  jusqu'à  midi  :  et,  d'ailleurs,  si 
je  n'y  étais  pas,  je  laisserais  un  reçu  à  mon  inten- 
dant. —  L'argent  sera  chez  vous  demain  à  dix  heures 


—  145  — 

du  matin,  monsieur  le  comte,  répondit  Danglars. 
Voulez-vous  de  l'or,  ou  des  billets  de  banque,  ou  de 
l'argent?  —  Or   et    billets    par  moitié,    s'il    vous 
plaît. 
Et  le  comte  se  leva. 

—  Je  dois  vous  confesser  une  chose,  monsieur  le 
comte,  dit  Danglars  à  son  tour  :  je  croyais  avoir  des 
notions  exactes  sur  toutes  les  belles  fortunes  de  l'Eu- 
rope, et  cependant  la  vôtre,  qui  me  paraît  considé- 
rable, m'était,  je  Tavoue,  tout  à  fait  inconnue:  elle 
est  récente?  —  Non,  monsieur,  répondit  Monte- 
Cristo,  elle  est,  au  contraire,  de  fort  vieille  date  : 
c'était  une  espèce  de  trésor  de  famille  auquel  il  était 
défendu  de  loucher,  et  dont  les  intérêts  accumulés 
ont  triplé  le  capital  :  lépoque  fiiée  par  le  testateur 
est  révolue  depuis  quelques  années  seulement,  ce  n'est 
donc  que  depuis  quelques  années  que  j'en  use  ;  et 
votre  ignorance  à  ce  sujet  n"a  rien  que  de  naturel  ;  au 
reste,  vous  la  connaîtrez  mieux  dans  quelque  temps. 

Et  le  comte  accompagna  ces  mots  d'un  de  ces  sou- 
rires pâles  qui  faisaient  si  grand'pcur  à  Franz 
d'Épi  nay. 

—  Avec  vos  goûts  et  vos  intentions,  monsieur,  con- 
tinua Danglars  ,  vous  allez  déployer  dans  la  capitale 
un  luxe  qui  va  nous  écraser  tous,  nous  autres  pauvres 
petits  millionnaires  :  cependant ,  comme  vous  me  pa- 
raissez amateur,  car  lorsque  je  suis  entré  vous  regar- 
diez mes  tableaux,  je  vous  demande  la  permission  de 
vous  faire  voir  ma  galerie  ;  tous  tableaux  anciens,  tous 
tableaux  de  maîtres  .  garantis  comme  tels  ;  je  n'aime 
pas  les  modernes.  —  Yous  avez  raison,  monsieur,  car 
ils  ont  en  général  un  grand  défaut,  c'est  celui  de  n'avoir 
pas  encore  eu  le  temps  de  devenir  des  anciens.  — 
Puis-je  vous  montrer  quelques  statues  de  Thorwald- 
sen.  de  Bartoloni,  de  Canova,  tous  artistes  étrangers? 


—  146  — 

Comme  vous  voyez,  je  n'apprécie  pas  les  artistes  fran- 
çais. —  Vous  avez  le  droit  d'être  injuste  avec  eux, 
monsieur,  ce  sont  vos  compatriotes.  —  Mais  tout  cela 
sera  pour  plus  tard,  quand  nous  aurons  fait  meilleure 
connaissance  ;  pour  aujourd'hui  je  me  contenterai ,  si 
vous  le  permettez  toutefois  ,  de  vous  présenter  à  ma- 
dame la  baronne  Danglars  ;  excusez  mon  empresse- 
ment, monsieur  le  comte,  mais  un  client  comme  vous 
fait  presque  partie  de  la  famille. 

Monte-Cristo  s'inclina,  en  signe  qu'il  acceptaitrhoB- 
neur  que  le  financier  voulait  bien  lui  faire. 

Danglars  sonna  :  un  laquais,  vêtu  d'une  livrée  écla- 
tante, parut. 

—  Madame  la  baronne  est-elle  chez  elle?  demanda 
Danglars.  —  Oui.  monsieur  le  baron,  répondit  le 
laquais.  —  Seule  ?  —  Non  ,  madame  a  du  monde.  — 
Ce  ne  sera  pas  indiscret  de  vous  présenter  devant 
quelqu'un  ,  n'est-ce  pas  .  monsieur  le  comte  ?  vous  ne 
gardez  pas  l'incognito  ?  —  Non ,  monsieur  le  baron, 
dit  en  souriant  Monte-Cristo,  je  ne  me  reconnais  pas 
ce  droit-là.  —  Et  qui  est  près  de  madame?  M.  Debray? 
demanda  Danglars  avec  une  bonhomie  qui  fit  sourire 
intérieurement  Monte-Cristo ,  déjà  renseigné  sur  les 
transparents  secrets  d'intérieur  du  financier.— M.  De- 
bray. oui,  monsieur  le  baron,  répondit  le  laquais. 

Danglars  fit  un  signe  de  tète. 

Puis  se  tournant  vers  Monte-Cristo  : 

— M.  Lucien  Debray.  dit-il, estun ancien amiànous, 
secrétaire  intime  du  ministre  de  l'intérieur  ;  quant  à 
ma  femme  ,  elle  a  dérogé  en  m'épousant,  car  elle  ap- 
partient à  une  ancienne  famille  :  c'est  une  demoiselle 
de  Servières.  veuve  en  premières  noces  de  M.  le  colo- 
nel marquis  de  Nargonne.  —  Je  n'ai  pas  l'honneur  de 
connaître  madame  Danglars  ;  mais  j'ai  déjà  rencontré 
M.  Lucien  Debray.  —  Bah  !  dit  Danglars,  où  donc 


—  Îi7  — 

cela  ?  —  Chez  M.  de  Morcerf.  —  Ah  !  vous  connaisset 
le  petit  vicomte  ?  dit  Danglars.  —  Nous  nous  sommes 
trouvés  ensemble  à  Rome  à  Tépoque  du  carnaval.  — 
Ah  !  oui .  dit  Danglars  :  n'ai-je  pas  entendu  parler  de 
quelque  chose  comme  une  aventure  singulière  avec  des 
bandits,  des  voleurs  dans  les  ruines  !  il  a  été  tiré  de  là 
miraculeusement.  Je  crois  qu'il  a  raconté  quelque 
chose  de  tout  cela  à  ma  femme  et  à  ma  fille  à  son  re- 
tour d'Italie.  —  Madame  la  baronne  attend  ces  mes- 
sieurs, rcTÎnt  dire  le  laquais.  —  Je  passe  devant  pour 
vous  montrer  le  chemin .  fit  Danglars  en  saluant.  — 
Et  moi,  je  vous  suis,  dit  Monte-Cristo. 


X.  —  l'attelage  gris-pommelé. 

Le  baron,  suivi  du  comte ,  traversa  une  longue  file 
d'appartements  remarquables  par  leur  lourde  somp- 
tuosité et  leur  fastueux  mauvais  goût,  et  arriva  jus- 
qu'au boudoir  de  madame  Danglars  ,  petite  pièce 
octogone  tendue  de  sa^in'rose  recouvert  de  mousseline 
des  Indes  ;  les  fauteuils  étaient  en  vieux  bois  doré  et 
en  vieilles  étoffes:  les  dessus  de.«  portes  représentaient 
des  bergeries  dans  le  genre  de  Boucher:  enfin  deux 
jolis  pastels  en  médaillon,  en  harmonie  avec  le  reste 
de  l'ameublement,  faisaient  de  cette  petite  chambre  la 
seule  pièce  de  Thôtel  qui  eût  quelque  caractère;  il  est 
vrai  qu'elle  avait  échappé  au  plan  général  arrêté  entre 
M,  Danglars  et  son  architecte,  une  des  plus  hautes  et 
des  plus  éminentes  célébrités  de  l'empire,  et  que 
c'étaient  la  baronne  et  Lucien  Debray  seulement  qui 
s'en  étaient  réservé  la  décoration.  Aussi  M.  Danglars, 
grand  admirateur  de  l'antique  à  la  manière  dont  le 
comprenait  le  Directoire .  méprisait-il  fort  ce  coquet 


-  148  - 
petit  réduit,  où  ,  au  reste,  il  nétait  admis  en  général 
qu'à  la  condition  quïl  ferait  excuser  sa  présence  en 
amenant  quelqu'un  ;  ce  n'était  donc  pas  en  réalité  Dan- 
glars  qui  présentait,  c'était  au  contraire  lui  qui  était 
présenté  ,  et  qui  était  bien  ou  mal  reçu  selon  que  le 
visage  du  visiteur  était  agréable  ou  désagréable  à  la 
baronne. 

Madame  Danglars,  dont  la  beauté  pouvait  encore 
être  citée,  malgré  ses  trente-six  ans,  était  à  son  piano, 
petit  chef-d'œuvre  de  marqueterie,  tandis  que  Lucien 
Debray  ,  assis  devant  une  table  à  ouvrage  ,  feuilletait 
un  album. 

Lucien  avait  déjà,  avant  son  arrivée,  eu  le  temps  de 
raconter  à  la  baronne  bien  des  choses  relatives  au 
comte.  On  sait  combien .  pendant  le  déjeuner  chez 
Albert,  Monte-Cristo  avait  fait  impression  sur  ses  con- 
yives:,  cette  impression,  si  peu  impressionnable  quïl 
fût,  n'était  pas  encore  effacée  chez  Debray,  et  les  ren- 
seignements qu'il  avait  donnés  à  la  baronne  sur  le 
comte  s'en  étaient  ressentis.  La  curiosité  de  madame 
Danglars,  excitée  par  les  anciens  détails  venus  de 
Morcerf  et  les  nouveaux  détails  venus  de  Lucien,  était 
donc  portée  à  son  comble.  Aussi  cet  arrangement  de 
piano  et  d'album  n'était  qu'une  de  ces  petites  ruses  du 
monde  à  laide  desquelles  on  voile  les  plus  fortes 
préoccupations.  La  baronne  reçut  en  conséquence 
M.  Danglars  avec  un  sourire,  ce  qui  de  sa  part  n'était 
pas  chose  habituelle.  Quant  au  comte,  il  eut  en  échange 
de  son  salut  une  cérémonieuse  ,  mais  en  même  temps 
gracieuse  révérence. 

Lucien,  de  son  côté,  échangea  avec  le  comte  un  salut 
de  demi-connaissance,  et  avec  Danglars  un  geste  d'in- 
timité. 

—  Madame  la  baronne,  dit  Danglars.  permettez  que 
je  \ous  présente  M.  le  comte  de  Monte-Cristo,  qui 


—  149  — 

m'est  adressé  par  mes  correspondants  de  Rome  avec 
les  recommandations  les  plus  instantes  :  je  n'ai  qu'un 
mot  à  en  dire  et  qui  va  en  un  instant  le  rendre  la 
coqueluche  de  toutes  nos  belles  dames;  il  vient  à 
Paris  avec  Tintcntion  d'y  rester  un  an  et  de  dépenser 
six  millions  pendant  cette  année;  cela  promet  une 
série  de  bals,  de  dîners,  de  médianoches,  dans  lesquels 
j'espère  que  monsieur  le  comte  ne  nous  oubliera  pas 
plus  que  nous  ne  l'oublierons  nous-mêmes  dans  nos 
petites  fêtes. 

Quoique  la  présentation  fût  assez  grossièrement 
Iouanj|;cuse,  c'est,  en  général,  une  chose  si  rare  qu'un 
homme  venant  à  Paris  pour  dépenser  en  une  année  la 
fortune  d'un  prince,  que  madame  Danglars  jeta  sur  le 
comte  un  coup  d'œil  qui  n'était  pas  dépourvu  d'un 
certain  intérêt. 

—  Et  vous  êtes  arrivé  ,  monsieur  ?...  demanda  la 
baronne.  —  Depuis  hier  matin  ,  madame.  —  Et  vous 
venez,  selon  voire  habitude  .  à  ce  qu'on  m'a  dit,  du 
bout  du  monde  ?  —  De  Cadix  cette  fois,  madame,  pu- 
rement et  simplement.  —  Oh  !  vous  arrivez  dans  une 
affreuse  saison.  Paris  est  détestable  Tété  ;  il  n'y  a 
plus  ni  bals,  ni  réunions,  ni  fêtes.  LOpéra  italien  est 
à  Londres  ,  l'Opéra  français  est  partout ,  excepté  à 
Paris;  et  quant  au  Théâtre-Français,  vous  savez  qu'il 
n'est  plus  nulle  part.  11  nous  reste  donc  pour  toute 
distraction  quelques  malheureuses  courses  au  Champ- 
de-Mars  et  à  Satory.  Ferez-vous  courir ,  monsieur  le 
comte  ?  —  Moi .  madame  ,  dit  I»ïonte-Cristo ,  je  ferai 
tout  ce  qu'on  fait  à  Paris,  si  j'ai  le  bonheur  de  trouver 
quelqu'un  qui  me  renseigne  convenablement  sur  les 
habitudes  françaises.  —  Vous  êtes  amateur  de  che- 
vaux, monsieur  le  comte?  —  J'ai  passé  une  partie  de 
ma  vie,  en  Orient,  madame,  et  les  Orientaux,  vous  le 
savez,  n'estiment  que  deux  choses  au  monde  :  la  no- 
IV.  IQ 


—  iSO  — 

blesse  des  chevaux  et  la  beauté  des  femmes.  —  Ah  f 
monsieur  le  comte  ,  dit  la  baronne .  vous  auriez  dû 
avoir  la  galanterie  de  mettre  les  femmes  les  premières. 
—  Vous  voyez,  madame,  que  j'avais  bien  raison  quand 
tout  à  l'heure  je  souhaitais  un  précepteur  qui  pût  me 
guider  dans  les  habitudes  françaises. 

En  ce  moment  la  caniérière  favorite  de  madame  la 
baronne  Danglars  entra,  et.  s'approchant  de  sa  maî- 
tresse, lui  glissa  quelques  mots  à  loreille. 

Madame  Danglars  pâlit. 

—  Impossible  !  dit-elle.  —  C'est  l'exacte  vérité,  ce- 
pendant, madame,  répondit  la  camériste. 

Madame  Danglars  se  retourna  du  côté  de  son  mari. 

—  Est-ce  vrai,  monsieur?  —  Quoi?  madame  !  de- 
manda Danglars  visiblement  agité.  —  Ce  que  me  dit 
cette  fille...  —  Et  que  vous  dit-elle  ?  —  Elle  me  dit 
qu'au  moment  où  mon  cocher  a  été  pour  mettre  mes 
chevaux  à  ma  voiture ,  il  ne  les  a  plus  trouvés  à  l'é- 
curie; que  signifie  cela,  je  vous  le  .emande  ?  —  Ma- 
dame ,  dit  Danglars,  écoutez-moi.  —  Oh!  je  vous 
écoute,  monsieur,  car  je  suis  curieuse  de  savoir  ce 
que  vous  allez  me  dire:  je  ferai  ces  messieurs  juges 
entre  nous,  et  je  vais  commencer  par  leurdire  ce  qu'il 
en  est.  Messieurs  ,  continua  la  baronne.  M.  le  baron 
Danglars  a  dix  chevaux  à  l'écurie  ;  parmi  ces  dix  che- 
vaux, il  y  en  a  deux  qui  sont  à  moi.  des  chevijux  char- 
mants ,  les  plus  beaux  chevaux  de  Paris  ;  vous  les 
connaissez,  monsieur  Bebray  ,  mes  gris-pommelé  î 
Eh  bien  !  au  moment  où  madame  de  Villefort  m'em- 
prunte ma  voiture ,  où  je  la  lui  promets  pour  aller 
demain  au  bois  .  voilà  les  deux  chevaux  qui  ne  se  re- 
trouvent plus  !  M.  Danglars  aura  trouvé  à  gagner 
dessus  quelques  milliers  de  francs,  et  il  les  aura 
vendus.  Oh  !  la  vilaine  race,  mon  Dieu  !  que  celle  des 
spéculateurs  !  —  Madame ,  répondit  Danglars ,  les 


-  f5f  - 

chevaux  étaient  trop  vifs ,  ils  avaient  quatre  ans  à 
peine,  ils  me  faisaient  pour  vous  des  peurs  horribles. 
—  Eh  !  monsieur,  dit  la  baronne,  vous  savez  bien  que 
j"ai  depuis  un  mois  à  mon  service  le  meilleur  cocher 
de  Paris,  à  moins  toutefois  que  vous  ne  l'ayez  vendu 
avec  les  chevaux.  —  Chère  amie  ,  je  vous  trou- 
verai les  pareils,  de  plus  beaux  même ,  s'il  y  en  a  , 
mais  des  chevaux  doux,  calmes,  et  qui  ne  m'inspirent 
plus  pareille  terreur. 

La  baronne  haussa  les  épaules  avec  un  air  de  pro- 
fond mépris. 

Danglars  ne  parut  pas  s'apercevoir  de  ce  geste 
plus  que  conjugal,  et.  se  retournant  vers  Monte- 
Cristo  : 

—  En  Térité,  je  regrette  de  ne  pas  vous  avoir  connu 
plus  tôt  monsieur  le  comte,  dit-il  ;  vous  montez  votre 
maison?  —  Mais  oui,  dit  le  comte.  —  Je  vous  les 
eusse  proposés.  Imaginez-vous  que  je  les  ai  donnés 
pour  rien  ;  mais,  comme  je  vous  l'ai  dit .  je  voulais 
m'en  défaire  :  ce  sont  des  chevaux  de  jeune  homme. 
—  Monsieur,  dit  le  comte  ,  je  vous  remercie:  j'en  ai 
acheté  ce  matin  d'assez  bons  et  pas  trop  cher.  Tenez^ 
voyez,  monsieur  Dcbray.  vous  êtes  amateur,  je  crois? 

Pendant  que  Dcbray  s'approchait  de  la  fenêtre . 
Danglars  s'approcha  de  sa  femme. 

—  Imaginez-vous,  madame,  lui  dit-il  tout  bas,  qu'on 
est  venu  m'ofîrir  un  prix  exorbitant  de  ces  chevaux. 
Je  ne  sais  quel  est  le  fou  en  train  de  se  ruiner  qui 
m'a  envoyé  ce  matin  son  intendant .  mais  le  fait  est 
que  j'ai  gagné  seize  mille  francs  dessus  :  ne  me  boudez 
pas,  et  je  vous  en  donnerai  quatre  mille,  et  deux  raille 
à  Eugénie. 

Madame  Danglars  laissa  tomber  sur  son  mari  un 
regard  écrasant. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  s'écria  Debray.  —  Quoi  donc  ? 


—  452  — 

demanda  la  baronne.  —  Mais  je  ne  me  trompe  pas,  ce 
sont  vos  chevaux  ,  vos  propres  chevaux  attelés  à  la 
voiture  du  comte.  —  Mes  gris-pommelé  !  s'écria  ma- 
dame Danglars. 
Et  elle  s'élança  vers  la  fenêtre. 

—  En  effet,  ce  sont  eux,  dit-elle. 
Danglars  était  stupéfait. 

—  Est-ce  possible  ?  dit  Monte-Cristo  en  jouant  l'é- 
tonnement. 

—  Cest  incroyable  !  murmura  le  banquier. 

La  baronne  dit  deux  mots  à  l'oreille  de  Debray,  qui 
s'approcha  à  son  tour  de  Monte-Cristo. 

—  La  baronne  vous  fait  demander  combien  son 
mari  vous  a  vendu  son  attelage.  —  Mais  je  ne  sais 
trop,  dit  le  comte,  c'est  une  surprise  que  mon  inten- 
dant m'a  faite  et...  qui  m'a  coûté  trente  mille  francs  , 
je  crois, 

Debr«y  alla  reporter  la  réponse  à  la  baronne. 
Danglars  était  si  pâle  et  si  décontenancé .  que  le 
«omte  eut  l'air  de  le  prendre  en  pitié. 

—  Voyez  ,  lui  dit-il ,  combien  les  femmes  sont  in- 
grates :  celte  prévenance  de  votre  part  n'a  pas  touché 
un  instant  la  baronne  ;  ingrate  nest  pas  le  mot ,  c'est 
folle  que  je  devrais  dire.  Mais  que  voulei-vous ,  ou 
aime  toujours  ce  qui  nuit  ;  aussi,  le  plus  court,  croyez- 
moi  ,  cher  baron  ,  est  toujours  de  les  laisser  faire  à 
leur  tête;  si  elles  se  la  brisent ,  au  moins  ,  ma  foi  ! 
elles  ne  peuvent  s'en  prendre  qu'à  elles. 

Danglars  ne  répondit  rien,  il  prévoyait  dans  un  pro- 
chain avenir  une  scène  désastreuse;  déjà  le  sourcil  de 
madame  la  baronne  s'était  froncé,  et,  comme  celui  de 
Jupiter  Olympien,  présageait  un  orage;  Debray,  qui 
le  sentait  grossir,  prétexta  une  affaire  et  partit. 
Monte-Cristo,  qui  ne  voulait  pas  gâter  la  position  qu'il 
comptait  conquérir  en  demeurant  plus  longtemps, 


—  153  ^ 

salua  madame  Danglars  et  se  retira,  livrant  le  baron 
ait  colère  de  sa  femme. 

—  Bon  !  pensa  Monte-Cristo  en  se  retirant,  j'en 
suis  arrivé  où  j'en  voulais  venir  ;  voilà  que  je  liens 
dans  mes  mains  la  paii  du  ménage  et  que  je  vais  ga- 
gner d'un  seul  coup  le  cœur  de  Monsieur  et  le  cœur 
de  Madame  ;  quel  bonheur!  Mais,  ajouta-t-il,  dans 
tout  cela,  je  n"ai  point  été  présenté  à  mademoiselle 
Eugénie  Danglars  que  j'eusse  été  cependant  fort  aise 
de  connaître.  —  Mais,  reprit-il  avec  ce  sourire  qui 
luiélait  particulier,  nous  voici  à  Paris,  et  nous  avons 
du  temps  devant  nous...  Ce  sera  pour  plus  tard  1... 

Sur  cette  réflexion,  le  comte  monta  en  voiture  et 
rentra  chez  lui. 

Deux  heures  après,  madame  Danglars  reçut  une 
lettre  charmante  du  comte^de  Monte-Cristo,  dans  la- 
quelle il  lui  déclarait  que,  ne  voulant  pas  commencer 
ses  débuts  dans  le  monde  parisien  en  désespérant  une 
jolie  femme,  il  la  suppliait  de  reprendre  ses  chevaux. 
Ils  avaient  le  même  harnais  qu'elle  leur  avait  vu  le 
matin  ;  seulement,  au  centre  de  chaque  rosette  qu'ils 
portaient  sur  l'oreille,  le  comte  avait  fait  coudre  un 
diamant. 

Danglars,  aussi,  eut  sa  lettre.  Le  comte  lui  deman- 
dait la  permission  de  passer  à  la  baronne  ce  caprice 
de  millionnaire,  le  priant  d'excuser  les  façons  orien- 
tales dont  le  renvoi  des  chevaux  était  accompagné. 
Pendant  la  soirée,  Monte-Cristo  partit  pour  Auteuil, 
accompagné  d'Ali. 

Le  lendemain,  vers  trois  heures,  Ali,  appelé  par  ua 
coup  du  timbre,  entra  dans  le  cabinet  du  comte. 

—  Ali,  lui  dit-il,  tu  m'as  souvent  parlé  de  ton 
adresse  à  lancer  le  lasso  ! 

Ali  fit  signe  que  oui  et  se  redressa  fièrement. 

—  Bien!...  Ainsi,  avec  le  lasso,  tu  arrêterais  uq 
bœuf? 


—  154  — 

Ali  fit  signe  de  la  tête  que  oui. 

—  Un  tigre  ? 

Ali  fit  le  même  signe. 

—  Un  lion  ? 

Ali  fit  le  geste  d'un  homme  qui  lance  le  lasso  et 
imita  un  rugissement  étranglé. 

—  Bien!  je  comprends,  dit  Monte-Cristo;  tu  as 
chassé  le  lion? 

Ali  fit  un  signe  de  tête  orgueilleux. 

—  Mais  arrêterais-tu  dans  leur  course  deux  chCTaui 
emportés  ? 

Ali  sourit. 

—  Eh  bien  !  écoute,  dit  Monte-Cristo.  Tout  à 
l'heure  une  voiture  passera  emportée  par  deux  che- 
vaux gris-pommelé,  les  mêmes  que  j'avais  hier.  Dus- 
ses-tu te  faire  écraser,  il  faut  que  tu  arrêtes  cette  voi- 
ture devant  ma  porte. 

Ali  descendit  dans  la  rue  et  traça  devant  la  porte 
une  ligne  sur  le  pavé  ;  puis  il  rentra  et  montra  la 
ligne  au  comte,  qui  l'avait  suivi  des  yeux. 

Le  comte  lui  frappa  doucement  sur  Tépaule  :  c'était 
sa  manière  de  remercier  Ali.  Puis  le  Nubien  alla  fu- 
mer sa  chibouque  sur  la  borne  qui  formait  l'angle  de  la 
maison  et  de  la  rue.  tandis  que  Monte-Cristo  rentrait 
sans  plus  s'occuper  de  rien. 

Cependant  vers  cinq  heures,  c'est-à-dire  à  l'heure 
où  le  comte  attendait  la  voiture,  on  eût  pu  voir  naître 
en  lui  les  signes  presque  imperceptibles  d'une  légère 
impatience  :  il  se  promenait  dans  une  chambre  don- 
nant sur  la  rue.  prêtant  l'oreille  par  intervalles  et  de 
temps  en  temps  se  rapprochant  de  la  fenêtre  par  la- 
quelle il  apercevait  Ali  poussant  des  bouffées  de  fumée 
avec  une  régularité  indiquant  que  le  Nubien  était 
tout  entier  à  cette  importante  occupation. 

Tout  à  coup  on  entendit  un  roulement  lointain, 


—  158  — 

mais  qui  se  rapprochait  avec  la  rapidité  de  la  foudre  : 
puis  une  calèche  apparut  dont  le  cocher  essayait 
inutilement  de  retenir  les  chevaux,  qui  s'avançaient 
furieux,  hérissés,  bondissant  avec  des  élans  insensés. 

Dans  la  calèche,  une  jeune  femme  et  un  enfant  de 
sept  à  huit  ans,  se  tenant  enbrassés,  avaient  perdu 
par  l'excès  de  la  terreur  jusqu'à  la  force  de  pousser  un 
cri  :  il  eût  suffi  d'une  pierre  sous  la  roue  ou  d"un  arbre 
accroché  pour  briser  tout  à  fait  la  voiture  qui  cra- 
quait. La  voiture  tenait  le  milieu  du  pavé,  et  on  en- 
tendait dans  la  rue  les  cris  de  terreur  de  ceux  qui  la 
voyaient  venir. 

Soudain  Ali  pose  sa  chibouque,  tire  de  sa  poche  le 
lasso,  le  lance,  enveloppe  d'un  triple  tour  les  jambes 
de  devant  du  cheval  de  gauche,  se  laissa  entraîner 
trois  ou  quatre  pas  par  la  violence  de  l'impulsion  ; 
mais  au  bout  de  ces  trois  ou  quatre  pas,  le  cheval  en- 
chaîné s'abat,  tombe  sur  la  flèche,  qu'il  brise,  et  pa- 
ralyse les  efforts  que  fait  le  cheval  resté  debout  pour 
continuer  sa  course.  Le  cocher  saisit  cet  instant  de 
répit  pour  sauter  en  bas  de  son  siège  ;  mais  déjà  Ali 
a  saisi  les  naseaux  du  second  cheval  avec  ses  doigts 
de  fer,  et  l'animal,  hennissant  de  douleur,  s'est  al- 
longé convulsivement  près  de  son  compagnon. 

Il  a  fallu  à  tout  cela  le  temps  qu'il  faut  à  la  balle 
pour  frapper  le  but. 

Cependant  il  a  suffi  pour  que  de  la  maison  en  face 
de  laquelle  l'accident  est  arrivé,  un  homme  se  soit 
élancé  suivi  de  plusieurs  serviteurs.  Au  moment  où 
le  cocher  ouvre  la  portière,  il  enlève  de  la  calèche  la 
dame,  qui  d'une  main  se  cramponne  au  coussin, 
tandis  que  de  l'autre  elle  serre  contre  sa  poitrine  son 
fils  évanoui.  Monte-Cristo  les  emporta  tous  les  deux 
dans  le  salon  et  les  déposant  sur  un  canapé  : 

—  Ne  craignez  plus  rien,  madame,  dit-il  ;  vous  êtes 
sauvés. 


—  156  — 

La  femme  re\int  à  elle,  et  pour  réponse  elle  lui 
présenta  son  fils  avec  un  regard  plus  éloquent  que 
toutes  les  prières. 

En  effet,  l'enfant  était  toujours  évanoui. 

—  Oui,  madame,  je  comprends,  dit  le  comte  en 
examinant  Tenfant  ;  mais  soyez  tranquill*.  il  ne  lui 
est  arrivé  aucun  mal.  et  c'est  la  peur  seule  qui  Ta 
mis  dans  cet  état.  —  Oh  !  monsieur,  s'écria  la  mère, 
ne  me  dites-vous  pas  cela  pour  me  rassurer?  Voyez 
comme  il  est  pâle!  Mon  fils!  mon  enfant!  mon 
Edouard  !  réponds  donc  à  ta  mère?  Ah  !  monsieur  ! 
envoyez  chercher  un  médecin.  Ma  fortune  à  qui  me 
rend  mon  fils  ! 

Monte-Cristo  fit  de  la  main  un  geste  pour  calmer 
la  mère  éplorée.  et  ouvrant  un  coffret,  il  en  tira  un 
flacon  de  Bohême,  incrusté  d'or,  contenant  une  li- 
queur rouge  comme  du  sang  et  dont  il  laissa  tomber 
une  seule  goutte  sur  les  lèvres  de  l'enfant. 

L'enfant,  quoique  toujours  pâle  ,  rouvrit  aussitôt 
les  yeux. 

A  cette  vue  ,  la  joie  de  la  mère  fut  presque  un 
délire. 

—  Où  suis-je.  s'écria-t-elle,  et  à  qui  dois-je  tant  de 
bonheur  après  une  si  cruelle  épreuve?  —  Tous  êtes, 
madame,  répondit  Montc-Crislo,  chez  ["homme  le  plus 
heureux  d'avoir  pu  vous  épargner  un  chagrin.  —  Oh! 
maudite  curiosité  !  dit  la  dame.  Tout  Paris  parlait  de 
ces  magnifiques  chevaux  de  madame  Danglars.  et  j'ai 
eu  la  folie  de  vouloir  les  essayer.  —  Comment  !  s'écria 
le  comte  avec  une  surprise  admirablement  jouée,  ces 
chevaux  sont  ceux  de  la  baronne  ?  —  Oui,  monsieur  ; 
la  connaissez-vous?  —  Madame  Danglars?...  j'ai  cet 
honneur,  et  ma  joie  est  double  de  vous  voir  sauvée  du 
péril  que  ces  chevaux  vous  ont  fait  courir  ;  car  ce 
péril ,  c'est  à  moi  que  vous  eussiez  pu  l'attribuer  : 


—  157  — 

j'avais  acheté  hier  ces  chevaux  au  baron  ;  mais  la  ba- 
ronne a  paru  tellement  les  regretter,  que  je  les  lui  ai 
renvoyés  hier  en  la  priant  de  les  accepter  de  ma  main . 
—  Mais  alors  vous  êtes  donc  le  comte  de  Monte-Cristo 
dont  Hermine  m'a  tant  parlé  hier  ?  —  Oui,  madame, 
fit  le  comte.  —  Moi ,  monsieur ,  Je  suis  madame  Hé- 
loïse  de  Villefort. 

Le  comte  salua  en  homme  devant  lequel  on  pro- 
nonce un  nom  parfaitement  inconnu. 

—  Oh  !  que  M.  de  Villefort  sera  reconnaissant  !  re- 
prit Héloïse  :  car  cnGn  il  vous  devra  notre  vie  à  tous 
deux  :  vous  lui  avez  rendu  sa  femme  et  son  Gis.  Assu- 
rément, sans  votre  généreux  serviteur,  ce  cher  enfant 
et  moi,  nous  étions  tués.  —  Hélas  !  madame,  je  frémis 
encore  du  péril  que  vous  avez  couru.  —  Oh  !  j'espère 
que  vous  me  permettrez  de  récompenser  dignement  le 
dévouement  de  cet  homme.  —  ]^Iadame  ,  répondit 
Monte-Cristo  ,  ne  me  gâtez  pas  Ali ,  je  vous  prie ,  ni 
par  des  louanges,  ni  par  des  récompenses  :  ce  sont  des 
habitudes  que  je  ne  veux  pas  qu'il  prenne.  Ali  est 
mon  esclave:  en  vous  sauvant  la  vie  il  me  sert,  et 
c'est  de  son  devoir  de  me  servir.  —  Mais  il  a  risqué 
sa  vie  !  dit  madame  de  Villefort,  à  qui  ce  ton  de  mai  tre 
imposait  singulièrement.  —  J'ai  sauvé  cette  vie  .  ma- 
dame ,  répondit  Monte-Cristo  :  par  conséquent  elle 
m'appartient. 

Madame  de  Villefort  se  tut  :  peut-être  réfléchissait- 
elle  à  cet  homme  qui ,  du  premier  abord  .  faisait  une 
si  profonde  impression  sur  les  esprits. 

Pendant  cet  instant  de  silence,  le  comte  put  consi- 
dérer à  son  aise  l'enfant  que  sa  mère  couvrait  de 
baisers.  Il  était  petit,  grêle,  blanc  de  peau  comme  les 
enfants  roux,  et  cependant  une  forêt  de  cheveux  noirs, 
rebelles  à  toute  frisure,  couvrait  son  front  bombé,  et, 
tombant  sur  ses  épaules  en  encadrant  son  visage,  re- 


—  158  — 

doublait  h  vivacité  de  ses  yeux  pleins  de  malice 
sournoise  et  de  juvénile  méchanceté  ;  sa  bouche ,  à 
peine  redevenue  vermeille,  était  fine  de  lèvres  et  large 
d'ouverture;  les  traits  de  cet  enfant  de  huit  ans  an- 
nonçaient déjà  douze  ans  au  moins.  Son  premier  mou- 
vement fut  de  se  débarrasser  par  une  brusque  secousse 
des  bras  de  sa  mère,  et  d'aller  ouvrir  le  coffret  d'où 
le  comte  avait  tiré  le  flacon  d'élixir  ;  puis  aussitôt , 
sans  en  demander  la  permission  à  personne ,  et  en 
enfant  habitué  à  satisfaire  tous  ses  caprices,  il  se  mi 
à  déboucher  les  fioles,  — Ne  touchez  pas  à  cela  ,  mon 
ami ,  dit  vivement  le  comte  ,  quelques-unes  de  ces 
liqueurs  sont  dangereuses ,  non-seulement  à  boire  , 
mais  même  à  respirer. 

Madame  de  Villefort  pâlit  et  arrêta  le  bras  de  son 
fils  qu'elle  ramena  vers  elle  ;  mais,  sa  crainte  calmée, 
elle  jeta  aussitôt  sur  le  coffret  un  court  mais  expressif 
regard  que  le  comte  saisit  au  passage. 

En  ce  moment  Ali  entra. 

Madame  de  Villefort  fit  un  mouvement  de  joie,  et 
ramenant  l'enfant  plus  près  d'elle  encore  : 

—  Edouard,  dit-elle,  vois-tu  ce  bon  serviteur  :  il  a 
été  bien  courageux,  car  il  a  exposé  sa  vie  pour  arrêter 
les  chevaux  qui  nous  emportaient  et  la  voiture  qui 
allait  se  briser.  Remercie-le  donc,  car  probablement 
sans  lui,  à  cette  heure ,  serions-nous  morts  tous  les 
deux. 

L'enfant  allongea  les  lèvres  et  tourna  dédaigneuse- 
ment la  tète. 

—  Il  est  trop  laid,  dit-il. 

Le  comte  sourit  comme  si  l'enfant  venait  de  rem- 
plir une  de  ses  espérances  ;  quant  à  madame  de  Ville- 
fort,  elle  gourmanda  son  fils  avec  une  modération  qui 
n'eût,  certes,  pas  été  du  goût  de  Jean-Jacques  Rous- 
seau si  le  petit  JÉdouard  se  fdt  appelé  Éaiile. 


—  159  — 

—  Vois-tu,  dit  en  arabe  le  comte  à  AJi,  cette  dame 
prie  son  fils  de  te  remercier  pour  la  \ie  que  tu  leur 
as  sauvée  à  tous  deux  ,  et  l'eufant  répond  que  tu  es 
Iroplaid. 

Ali  détourna  un  instant  sa  t'^tc  intelligente  et  re- 
garda l'enfant  sans  expression  apparente  .  mais  un 
simple  frémissement  de  sa  narine  apprit  à  Monte- 
Cristo  que  lArabe  venait  d"étre  blessé  au  cœur. 

—  Monsieur  ,  demanda  madame  de  Villefort  en  se 
levant  pour  se  retirer,  est-ce  votre  demeure  habituelle 
que  cette  maison  ?  —  Non .  madame ,  répondit  le 
comte,  c'est  une  espèce  de  pied-à-terre  que  j'ai  acheté  : 
j'habite  avenue  des  Champs-Elysées  .  n'^  50.  Mais  je 
Tois  que  vous  êtes  tout  à  fait  remise,  et  que  vous  dé- 
sirez vous  retirer  Je  viens  d'ordonner  qu'on  attelle  ces 
mêmes  chevaux  à  ma  voiture  ,  et  Ali .  ce  garçon  si 
laid  ,  dit-il  en  souriant  à  l'enfant  ,  va  avoir  l'honneur 
de  vous  reconduire  chez  vous,  tandis  que  votre  cocher 
restera  ici  pour  faire  raccommoder  la  calèche.  Aussi- 
tôt cette  petite  besogne  indispensable  terminée  .  un 
de  mes  attelages  la  reconduira  directement  chez  ma- 
dame Danglars.  —  Mais  .  dit  madame  de  Villefort , 
avec  tes  mêmes  chevaux,  je  n'oserai  jamais  m'en  aller. 
—  Oh  !  vous  allez  voir,  madame  .  dit  Monte-Cristo  ; 
sous  la  main  d'Ali ,  ils  vont  devenir  doux  comme  des 
agneaux. 

En  effet ,  Ali  s'était  approché  des  chevaux  qu'on 
avait  remis  sur  leurs  jambes  avec  beaucoup  de  peine. 
Il  tenait  à  la  main  une  petite  éponge  imbibée  de  vi- 
naigre aromatique  ;  il  en  frotta  les  naseaux  et  les 
tempes  des  chevaux,  couverts  de  sueur  et  d'écume,  et 
presque  aussitôt  ils  se  mirent  à  souffler  bruyamment 
et  à  frissonner  de  tout  leur  corps  durant  quelques 
secondes. 

Puis,  au  milieu  d'une  foule  nombreuse  que  les  dé- 


—  160  — 

bris  de  la  voiture  et  le  bruit  de  l'événement  avait 
attirée  devant  la  maison  ,  Ali  fit  atteler  les  chevaux 
au  coupé  du  comte,  rassembla  les  rênes,  monta  sur  le 
siège ,  et ,  au  grand  étonnement  des  assistants  qui 
avaient  vu  ces  chevaux  emportés  comme  par  un  tour- 
billon ,  il  fut  obligé  d'user  vigoureusement  du  fouet 
pour  les  faire  partir ,  et  encore  ne  put-il  obtenir  des 
fameux  gris-pommelé,  maintemantstupides,  pétrifiés, 
morts,  qu'un  trot  si  mal  assuré  et  si  languissant,  qu'il 
fallut  près  de  deux  heures  à  madame  de  Villefort  pour 
regagner  le  faubourg  Saint-Honoré-^où  elle  demeurait. 

A  peine  arrivée  chez  elle,  et  les  dernières  émotions 
de  famille  apaisées ,  elle  écrivit  le  billet  suivant  à 
madame  Danglars  : 

«  Chère  Hermine  , 

»  Je  viens  d'être  mii-aculeusement  sauvé  avec  mon 
fils  par  ce  même  comte  de  Monte-Cristo  dont  nous 
avons  tant  parlé  hier  soir,  et  que  j'étais  loin  de  me 
douter  que  je  verrais  aujourd'hui.  Hier  vous  m'avez 
parlé  de  lui  avec  un  enthousiasme  que  je  n'ai  pu 
m'empêcher  de  railler  de  toute  la  force  de  mon  pauvre 
petit  esprit,  mais  aujourd'hui  je  trouve  cet  enthou- 
siasme bien  au-dessous  de  l'homme  qui  l'inspirait. 
Vos  chevaux  s'étaient  emportés  au  Ranclagh  comme 
s'ils  eussent  été  pris  de  frénésie ,  et  nous  allions  pro- 
bablement être  mis  en  morceaux,  mon  pauvre  Edouard 
et  moi,  contre  le  premier  arbre  de  la  route  ou  la  pre- 
mière borne  du  village  ,  quand  un  Arabe  ,  un  nègre , 
un  Nubien,  un  homme  noir  enfin,  au  service  du  comte, 
a,  sur  un  signe  de  lui,  je  crois,  arrêté  l'élan  des  che- 
vaux, au  risque  d'être  brisé  lui-même,  et  c'est  vrai- 
ment un  miracle  qu'il  ne  l'ait  pas  été.  Alors  le  comte 
est  accouru,  nous  a  emportés  chez  lui,  Edouard  et 
moi,  et  là  a  rappelé  mon  fils  à  la  vie.  C'est  dans  sa 
propre  voiture  que  j'ai  été  ramenée  à  l'hôtel  ;  la  vôtre 


—  161  — 

vous  sera  renvoyée  demain.  Vous  trouverez  vos  che- 
vaux bien  affaiblis  depuis  cet  accident;  ils  sont  comme 
hébétés;  on  dirait  qu'ils  ne  peuvent  se  pardonner  à 
eux-mêmes  de  s'être  laissé  dompter  par  un  homme. 
Le  comte  ma  chargée  de  vous  dire  que  deux  jours  de 
repos  sur  la  litière  et  de  l'orge  pour  toute  nourriture 
les  remettront  dans  un  étit  aussi  florissant,  ce  qui 
veut  dire  aussi  efl'rayant  qu'hier. 

»  Adieu!  je  ne  vous  remercie  pas  de  ma  promenade; 
et  quand  je  réfléchis,  c'est  cependant  de  l'ingratitude 
que  de  vous  garder  rancune  pour  les  caprices  de  votre 
attelage,  car  c'est  à  l'un  de  ces  caprices  que  je  dois  d'a- 
voir vu  le  comte  de  Monte-Cristo,  et  l'illustre  étranger 
me  paraît,  à  part  les  millions  dont  il  dispose,  un  pro- 
blème si  curieux  et  si  intéressant,  que  je  compte  l'é- 
ludier  à  tout  prix,  dussé-je  recommencer  une  prome- 
nade au  bois  avec  vos  propres  chevaux. 

»  Edouard  a  supporté  l'accident  avec  un  courage 
miraculeux.  11  s'est  évanoui,  mais  il  n'a  pas  poussé 
un  cri  auparavant,  et  n'a  pas  versé  une  larme  après. 
Vous  me  direz  encore  que  mon  amour  maternel  m'a- 
veugle :  mais  il  y  a  une  âme  de  fer  dans  ce  pauvre 
petit  corps  si  frêle  et  si  délicat. 

»  Notre  chère  Valenline  dit  bien  dis  choses  à 
votre  chère  Eugénie;  ^moi,  je  vous  embrasse  de  tout 
cœur. 

»  HÉLOÏSEDE  ViLl.EFORT.  » 

«  P.  S.  Faites-moi  donc  trouver  chez  vous  d'une 
façon  quelconque  avec  ce  comte  de  Monte-Cristo,  je 
veux  absolument  le  revoir.  Au  reste,  je  viens  d'obte- 
nir de  M.  de  Villefort  qu'il  lui  fasse  une  visite;  j'es- 
père qu'il  la  lai  rendra  .  » 

Le  soir,  l'événement  d'Auteuil  faisait  le  sujet  de 
toutes  les  conversations  :  Albert  le  racontait  à  sa 
mère,  Château-Renaud  au  Jockey-Club,  Debray  dans 


—  162  — 

le  salon  du  ministre:  Beauchamp  lui-même  fit  au 
comte  la  galanterie,  dans  son  journal,  d'un  fait-divers 
de  vingt  lignes,  qui  posa  le  noble  étranger  en  héros 
auprès  de  toutes  les  femmes  de  Taristocralie. 

Beaucoup  de  gens  allèrent  se  faire  inscrire  chez 
madame  de  Villefort  afin  davoir  le  droit  de  renouveler 
leur  visite  en  temps  utile  et  d'entendre  alors  de 
sa  bouche  tous  les  détails  de  cette  pittoresque  aven- 
ture. 

Quant  à  M.  de  Yillefort.  comme  l'avait  dit  Héloïse, 
il  prit  un  habit  noir,  des  gants  blancs,  sa  plus  belle 
livrée  et  monta  dans  son  carosse  qui  vint,  le  même 
soir,  s'arrêter  à  la  porte  du  numéro  50  de  la  maison 
des  Champs-Elysées. 


XI.  —  Idéologie. 

Si  le  comte  de  Monte-Cristo  eût  vécu  depuis  long- 
temps dans  le  monde  parisien,  il  eût  apprécié  de  toute 
sa  valeur  la  démarche  que  faisait  près  de  lui  M.  de 
Yillefort. 

Bien  en  cour,  que  le  roi  régnant  fût  de  la  branche 
aînée  ou  de  la  branche  cadette,  que  le  ministre  gou- 
vernant fût  doctrinaire,  libéral  ou  conservateur:  ré- 
puté habile  par  tous,  comme  on  répute  généralement 
habiles  les  gensqui  n'ont  jamais  éprouvé  d'échecs  po- 
litiques :  haï  de  beaucoup,  mais  chaudement  protégé 
par  quelques-uns  sans  cependant  être  aimé  de  per- 
sonne: 3î.  de  Villefort  avait  une  des  hautes  positious 
de  la  nisgistraturj,  et  se  tenait  à  cette  hauteur  comme 
uîi  Rarlay  ou  comme  un  Mole.  Son  salon,  régénéré 
par  une  jeune  femme  et  par  une  fille  de  son  premier 
mariage  à  peine  âgée  de  dix-huit  ans,  n'en  était  pas 


—  163  — 

moins  un  de  ces  salons  sévères  de  Paris  oùTon  observe 
le  culte  des  traditions  ci  la  religion  de  l'étiquette.  La 
politesse  froide,  la  fidélité  absolue  aux  principes  gou- 
vernementaux; un  mépris  profond  des  théories  et  des 
théoriciens,  la  haine  profonde  des  idéologues,  tels 
étaient  éléments  de  la  vie  intérieure  et  publique  aflS- 
chés  par  M.  de  Yillefort. 

M.  de  Yillefort  n'était  pas  seulement  magistrat, 
c'était  presque  un  diplomate.  Ses  relations  avec  l'aO' 
cienné  cour,  dont  il  parlait  toujours  avec  dignité  et 
respect,  le  faisaient  respecter  de  la  nouvelle,  et  il 
savait  tant  de  choses  que  non-seulement  on  le  ména- 
geait toujours,  mais  encore  qu'on  le  consultait  quel- 
quefois. Peut-être  n'en  eût-il  pas  été  ainsi  si  l'on  eût 
pu  se  débarrasser  de  M.  de  YiUefort  :  mais  il  ha- 
bitait, comme  ces  seigneurs  féodaux  rebelles  à  leur 
suzerain,  une  forteresse  inexpugnable.  Cette  forte- 
resse, c'était  sa  charge  de  procureur  du  roi.  dont  il 
exploitait  merveilleusement  tous  tes  avantages,  ef 
qu'il  n'eût  quittée  que  pour  se  faire  député  et  pour 
remplacer  ainsi  la  neutralité  par  de  l'opposition. 

En  général,  M.  de  Yillefort  faisait  ou  rendait  peu 
de  visite.  Sa  femme  visitait  pour  lui  ;  c'était  chose 
reçue  dans  le  monde,  où  l'on  m^-ttait  sur  le  compte 
des  graves  et  nombreuses  occupations  du  magistrat  ce 
qui  n'était  en  réalité  qu'un  calcul  d'orgueil,  qu'une 
quintessence  d'aristocratie,  l'application  enfin  de  cet 
axiome  :  Fais  semblant  de  l'estimer^  et  on  t'estimera_, 
axiome  plus  utile  cent  fois  dans  notre  société  que 
celui  des  Grecs  :  Connais-toi  toi-même^  remplacé  de 
nos  jours  par  l'art  moins  difficile  et  plus  avantageux 
de  connaître  les  autres. 

Pour  ses  amis,  M.  de  Yil'efort  était  un  protecteur 
puissant:  pour  ses  ennemis,  c'était  un  adversaire 
sourd,  mais  acharné  ;  pour  les  indiiiérents,  c'était  la 


—  164  — 

statue  de  la  loi  faite  homme  ;  abord  hautain,  physio- 
nomie impassible,  regard  terne  et  dépoli  ou  insolem- 
ment perçant  et  scrutateur,  tel  était  l'homme  dont 
quatre  révolutions  habiknicnt  entassées  l'une  sur 
l'autre  avaient  d'abord  construit,  puis  cimenté  le  pié- 
destal. 

M.  de  'Villefort  avait  la  réputation  d'être  l'homme 
le  moins  curieux  et  le  moins  banal  de  France  :  il  don- 
nait un  bal  tous  les  ans  et  n'y  paraissait  qu'un  quart 
d'heure,  c'est-à-dire  quarante-cinq  minutes  de  moins 
que  ne  le  fait  le  roi  aux  siens  :  jamais  on  ne  le  voyait 
ni  aux  théâtres,  ni  aux  concerts,  ni  dans  aucun  lieu 
public:  quelquefois,  mais  rarement,  il  faisait  une 
partie  de  whist,  et  l'on  avait  soin  alors  de  lui  choisir 
des  joueurs  dignes  de  lui  :  c'était  quelque  ambassa- 
deur, quelque  archevêque,  qnclquc  prince,  quelque 
président,  ou  enfin  qnelque  duchesse  douairière. 

Voilà  quel  était  l'homme  doué  dout  la  voiture  venait 
de  s'arrêter  devant  la  porte  du  comte  de  Monte- 
Cristo. 

Le  valet  de  chambre  annonça  M.  de  Villefort  au 
moment  où  le  comte,  incliné  sur  une  grande  table, 
suivit  sur  une  carte  un  itinéraire  de  Saint-Pétersbourg 
en  Chine. 

Le  procureur  du  roi  entra  du  mémo  pas  grave  et 
compassé  qu'il  entrait  au  tribunal:  c'était  bien  le 
même  homme,  ou  plutôt  la  suite  du  même  homme  que 
nous  avons  vu  autrefois  substitut  à  Marseille.  La  na- 
ture, conséquente  avec  ses  principes,  n'avait  rien 
changé  pour  lui  au  cours  qu'elle  devait  suivre.  De 
mince,  il  était  devenu  maigre,  de  pâle  il  était  devenu 
jaune  ;  ses  yeux  enfoncés  étaient  caves,  et  ses  lunettes 
aux  branches  d'or,  en  posant  sur  l'orbite,  semblaient 
faire  partie  de  la  figure  ;  excepté  sa  cravate  blanche, 
}e  reste  de  son  costume  était  parfaitement  noir  ;  et 


—  165  — 

cette  couleur  funèbre  n'était  tranchée  que  par  le 
léger  liséré  de  ruban  rouge  qui  passait  imperceptible 
par  sa  boutonnière,  et  qui  semblait  une  ligne  de  sang 
tracée  au  pinceau. 

Si  maître  de  lui  que  fût  Monte-Cristo,  il  examina 
avec  une  visible  curiosité,  en  lui  rendant  son  salut,  le 
magistrat  qui,  défiant  par  habitude,  et  peu  crédule 
surtout  quant  aux  merveilles  sociales,  était  plus  dis- 
posé à  voir  dans  le  noble  étranger,  c'était  ainsi  qu'on 
appelait  déjà  Monte-Cristo,  un  chevalier  d'industrie 
venant  exploiter  un  nouveau  théâtre,  ou  un  malfai- 
teur en  état  de  rupture  de  ban,  qu'un  princedu  saint- 
siége  ou  un  sultan  des  Mille  et  une  Nuits. 

—  Monsieur,  dit  Viilefort  avec  ce  ton  glapissant 
affecté  ipar  les  magistrats  dans  leurs  périodes  ora- 
toires, et  dont  ils  ne  peuvent  ou  ne  veulent  pas  se 
défaire  dans  la  conversation  ;  monsieur,  le  service 
signalé  que  vous  avez  rendu  hier  à  ma  femme  et  à 
mon  fils  me  fait  un  devoir  de  vous  remercier.  Je 
viens  donc  m"acquitter  de  ce  devoir  et  vous  exprimer 
toute  ma  reconnaissance. 

Et  en  prononçant  ces  paroles,  l'œil  sévère  du  ma- 
gistrat n'avait  rien  perdu  de  son  arrogance  habi- 
tuelle. Ces  paroles  qu'il  venait  de  dire,  il  les  avait 
articulées  avec  sa  voix  de  procureur  général,  avec 
cette  roideur  inflexible  de  cou  et  d'épaules  qui  faisait, 
comme  nous  le  répétons,  dire  à  ses  flatteurs  qu'il  était 
la  statue  vivante  de  la  loi. 

—  Monsieur,  répliqua  le  comte  à  son  tour  avec  une 
froideur  glaciale,  je  suis  fort  heureux  d'avoir  pu  con- 
server un  fils  à  sa  mère,  car  on  dit  que  le  sentiment 
de  la  maternité  est  le  plus  saint  de  tous,  et  ce  bon- 
heur qui  m'arrive  vous  dispensait,  monsieur,  de  rem- 
plir un  devoir  dont  l'exécution  m'honore  sans  doute, 
car  je  sais  que  monsieur  de  "Viilefort  ne  prodigue  pas 

IV.  Il 


—  166  — 

le  faveur  qu'il  me  fait,  mais  qui.  si  précieusa  qu'elle 
soit  cependant,  ne  vaut  pas  pour  moi  la  satisfaction 
intérieure. 

Villefort,  étonné  de  celte  sortie,  à  laquaîle  il  ne 
s'attendait  pas,  tressaillit  comme  un  soldat  qui  sent  le 
coup  qu'on  lui  porte  sous  l'armure  dont  il  est  couvert, 
et  un  pli  de  sa  lèvre  dédaigneuse  indiqua  que  dès  l'a- 
bord il  ne  tenait  pas  le  comte  de  Monte-Cristo  pour 
un  gentilhomme  bien  civil. 

II  jeta  les  yeux  autour  de  lui  pour  raccrocher  à  quel- 
que chose  la  conversation  tombée,  et  qui  semblait 
s'être  brisée  en  tombant. 

Il  vit  la  carte  qu'interrogeait  Monte-Cristo  au  mo- 
ment où  il  était  entré,  et  il  reprit  : 

— Vous  vous  occupezde  géographie,  monsieur?  C'est 
une  riche  étude-  pour  vous  surtout  qui,  à  ce  qu'on  as- 
sure, avez  vu  autant  de  pays  qu'il  y  en  a  de  gravés  sur 
cet  atlas.  —  Oui.  monsieur,  répondit  le  comte,  j'ai 
voulu  faire  sur  l'espèce  humaine  prise  en  masse  ce  que 
vous  pratiquez  chaque  jour  sur  des  exceptions,  c'est- 
à-dire  une  étude  physiologique.  J'ai  pensé  qu'il  me 
serait  plus  facile  de  descendre  ensuite  du  tout  à  la 
partie,  que  de  la  partie  au  tout.  C'est  un  axiome  algé- 
brique qui  veut  que  l'on  procède  du  connu  à  l'inconnu 
et  non  de  l'inconnu  au  connu...  Mais  asseyez-vous 
donc,  monsieur,  je  vous  en  supplie. 

Et  Monte-Cristo  indiqua  de  la  main  au  procureur 
du  roi  un  fauteuil  que  celui-ci  fut  obligé  de  prendre 
la  peine  d'avancer  lui-même,  tandis  que  lui  n'eut  que 
celle  de  se  laisser  retomber  dans  celui  sur  lequel  il 
était  agenouillé  quand  le  procureur  du  roi  était  entré  : 
de  cette  façon,  le  comte  se  trouva  à  demi-lourné  vers 
son  visiteur,  ayant  le  dos  à  la  fenêtre  et  le  coude  ap- 
puyé sur  la  carte  géographique,  qui  faisait,  pour  le 
moment,  l'objet  de  la  conversation,  conversation  qui 


—  167  — 

prenait,  comme  elle  l'avait  fait  chez  Morcerf  et  Dan- 
glars,  une  tournure  tout  à  fait  analogue,  sinon  à  la 
situation,  du  moins  aux  personnages. — Âb  !  vous  phi- 
losophez, reprit  Villefort  après  un  instant  de  silence, 
pendant  lequel,  comme  un  athlète  qui  rencontre  unrude 
adversaire,  il  avait  fait  provision  de  forces.  Eh  bien  ! 
monsieur,  parole  d'honneur  si,  comme  vous,  je  n'avais 
rien  à  faire,  je  chercherais  une  moins  triste  occupa- 
tion. —  C'est  vrai,  monsieur,  reprit  Monte-Cristo,  et 
l'homme  est  une  laide  chenille  pour  celui  qui  l'étudié 
au  microscope  solaire.  Mais  vous  venez  de  dire,  je 
crois,  que  je  n'avais  rien  à  faire.  Voyons,  par  hasard, 
croyez-vous  avoir  quelque  chose  à  faire,  vous,  mon- 
sieur? ou,  pour  parler  plus  clairement,  croyez-vous 
que  ce  que  vous  faites  vaille  la  peine  de  s'appeler  quel- 
que chose? 

L'étonnement  de  Villefort  redoubla  à  ce  second 
coup  si  rudement  porté  par  cet  étrange  adversaire;  il 
y  avait  longtemps  que  le  magistrat  ne  s'était  entendu 
dire  un  paradoxe  de  cette  force,  ou  plutôt,  pour  parler 
plus  exactement,  c'était  la  première  fois  qu'il  l'enten- 
dait. 

Le  procureur  du  roi  se  mit  à  l'œuvre  pour  répon- 
dre. 

—  Monsieur,  dit-il,  vous  êtes  étranger,  et,  vous  le 
dites  vous-même,  je  crois,  une  portion  de  votre  vie 
s'est  écoulée  dans  les  pays  orientaux;  vous  ne  savez 
donc  pas  combien  la  justice  humaine,  expéditive  en 
ces  contrées  barbares,  a  chez  nous  des  allures  pru- 
dentes et  compassées?  —  Si  fait,  monsieur,  si  fait; 
c'est  lepede  claudo  antique.  Je  sais  tout  cela,  car  c'est 
surtout  de  la  justice  de  tous  les  pays  que  je  me  suis 
occupé,  c'est  la  procédure  criminelle  de  toutes  les  na- 
tions que  j'ai  comparée  à  la  justice  naturelle;  et,  je  dois 
le  dire,  monsieur,  c'est  encore  cette  loi  des  peuples 


—  168  — 
primitifs  ,  c'est-à-dire  la  loi  du  talion  .  que  j'ai  le 
plus  trouvée  selon  le  cœur  de  Dieu.— Si  celte  loi  était 
adoptée,  monsieur,  dit  le  procureur  du  roi,  elle  sim- 
plifierait fort  nos  codes,  et  c'est  pour  le  coup  que  nos 
magistrats  n'auraient,  comme  tous  le  disiez  tout  à 
l'heure,  plus  grand'ihose  à  faire.— Cela  viendra  peut- 
être,  dit  Monte-Cristo  ;  vous  savez  que  les  inventions 
humaines  marchent  du  composé  au  simple,  ef  que  le 
simple  est  toujours  la  perfection.  —  En  attendant, 
monsieur,  dit  le  magistrat,  nos  codes  existent,  avec 
leurs  articles  contradictoires,  tirés  des  coutumes  gau- 
loises, des  lois  romaines,  des  usages  francs;  or,  la 
connaissance  de  toutes  ces  lois-là,  vous  en  convien- 
drez, ne  s'acquiert  pas  sans  de  longs  travaux,  et  il  faut 
une  longue  étude  pour  acquérir  cette  connaissance  et 
une  grande  puissance  de  tète,  cette  connaissance  une 
fois  acquise,  pour  ne  pas  l'oublier.  —  Je  suis  de  cet 
avis-là.  monsieur:  mais  tout  ce  que  vous  savez,  vous, 
à  regard  de  ce  code  français,  je  le  sais,  moi,  ^non-seu- 
lement à  l'égard  de  ce  code,  mais  à  l'égard  du  code  de 
toutes  les  nations  :  les  lois  anglaises,  turques,  japo- 
naises, indoues  me  sont  aussi  familières  que  les  lois 
françaises;  et  j'avais  donc  raison  de  dire  que,  relative- 
ment (vous  savez  que  tout  est  relatif,  monsieur],  que 
relativement  atout  ce  que  j'ai  fait,  vous  avez  bien  peu 
de  choses  à  faire,  et  que  relativement  à  ce  que  j'ai  ap- 
pris, vous  avez  encore  bien  de  choses  à  apprendre. 
—  Mais  dans  quel  but  avez-vous  appris  tout  cela  ?  re- 
prit Yiliefort  étonné. 

Monte-Cristo  =ourit. 

—  Bien,  monsieur,  dit-il;  je  vois  que,  malgré  la 
réputation  qu'on  >ous  a  faite  d'homme  supérieur,  vous 
voyez  toutes  choses  au  point  de  vue  matériel  et  vul- 
gaire de  la  société,  commençant  à  l'homme  et  finissant 
à  Thomme,  c'est-à-dire  au  point  de  vue  le  plus  res- 


—  169  — 
treint  elle  plus  étroit  qu'il^a  été  permis  àrintcUigcnce 
humaine  d'embrasser.  —  Expliquez-vous,  monsieur, 
dit  Villefort  de  plus  en  plus  étonné;  je  ne  vous  com- 
prends pas...  très-bien.  —  Je  dis,  monsieur,  que,  les 
yeux  fixés  sur  l'organisation  sociale  des  nations,  vous 
ne  voyez  quelles  ressorts  de  la  machine,  et  non  Tou- 
vrier  sublime  qui  la  fait  agir  ;  je  dis  que  vous  ne  re- 
connaissez devant  vous  et  autour  de  vous  que  les  titu- 
laires des  places  dont  les  brevets  ont  été  signés  rar 
des  ministres  ou  par  un^roi,  et  que  les  hommes  que 
Dieu  a  rais  au-dessus  des  titulaires,  des  ministres  et 
des  rois,  en  leur  donnant  une  mission  à  poursuivre  au 
lieu  d"une  place  à  remplir,  je  dis  que  ceux-là  échap- 
pent à  votre  courte  vue.  C'est  le  propre  de  la  faiblesse 
humaine  aux  organes  débiles  et  incon^plets.  Tobie 
prenait  l'ange  qui  devait  lui  rendre  la  vue  pour  un 
jeune  homme  ordinaire.  Les  nations  prenaient  Attila, 
qui  devait  les  anéantir,  pour  un  conquérant  comme 
tous  les  conquérants,  et  il  a  fallu  que  tous  révélassent 
leurs  missions  célestes  pour  qu'on  les  reconnût,  il  a 
fallu  que  l'un  dit  :  —  Je  suis  l'ange  du  Seigneur  —  et 
l'autre  :  —  Je  suis  le  marteau  de  Dieu,  —  pour  que 
l'essence  divine  da  tous  deux  fut  révélée.— Alors,  dit 
Villefort  de  plus  en  plus  étonné  et  croyant  parler  à  un 
illuminé  ou  à  un  fou,  vous  vous  regardez  comme  un  de 
ces  êtres  extraordinaires  que^vous  venez  de  citer,  — 
Pourquoi  pas?  dit  froidement  Monte-Cristo. — Pardon, 
monsieur,  reprit  Villefort  abasourdi,  mais  vousmei- 
cuserez  si,  en  me  présentant  chez  vous,  j'ignorais  me 
présenter  chez  un  homme  dont  les  connaissances  et 
dont  l'esprit  dépassent  de  si  loin  les  connaissances 
ordinaires  et  l'esprit  habituel  des  hommes.  Ce  n'est 
point  l'usage  chez  nous,  malheureux  corrompus  de  la 
civilisation,  queles  gentilshommes  possesseurs  comme 
vous  d'une  fortune  immense,  du  moins  à  ce  qu'on  as- 


—  170  — 
sure,  remarquez  que  je  n'interroge  pas.  que  seule- 
ment je  répètC;  ce  n'est  pas  l'usage,  dis-je.  que  ces 
privilégiés  des  richesses  perdent  leur  temps  à  des 
spéculations  sociales,  à  des  rêves  philosophiques  faits 
tout  au  plus  pour  consoler  ceux  que  le  sort  a  déshéri- 
"tés  des  biens  de  la  terre. 

—  Eh  !  monsieur,  reprit  le  comte,  en  êtes-vous  donc 
arrivé  à  la  situation  érainente  que  vous  occupez  sans 
avoir  admis,  et  même  sans  avoir  rencontré  des  excep- 
tions :  et  n'exercez-vous  jamais  votre  regard,  qui  aurait 
cependant  tant  besoin  de  finesse  et  de  sûreté,  à  deviner 
d'un  seul  coup  sur  quel  homme  est  tombé  votre  re- 
gard ?  Un  magistrat  ne  devrait-il  pas  être,  non  pas  le 
meilleur  applicateur  de  la  loi,  non  pas  le  plus  rusé 
interprète  des  obscurités  de  la  chicane,  mais  une  sonde 
d'acier  pour  éprouver  les  cœurs,  mais  une  pierre  de 
touche  pour  essajer  l'or  dont  chaque  âme  est  toujours 
faite  avec  plus  ou  moins  d alliage?  —  Monsieur,  dit 
Tiik'fort,  A  eus  me  confondez,  sur  ma  parole,  et  je  n'ai 
jamais  entendu  parler  personne  comme  vous  faites. 
—  C'est  que  vous  êtes  constamment  resté  enfermé 
dans  le  cercle  des  conditions  générales,  et  que  vous 
n'avez  jamais  osé  vous  élever  d'un  coup  d'aile  dans  les 
sphères  supérieures  que  Dieu  a  peuplées  d'êtres  invi- 
sibles ou  exceptionnels.  —  Et  vous  admettez,  mon- 
sieur, que  ces  sphères  existent,  que  les  êtres  excep- 
_tionnels  et  invisibles  se  mêlent  à  nous?  —  Pourquoi 
pas  ?  est-ce  que  vous  voyez  l'air  que  vous  respirez  et 
sans  lequel  vous  ne  pourriez  pss  vivre  ?  —  Alors  nous 
ne  vojons  pas  ces  êtres  dont  vous  parlez?  —  Si  fait, 
vous  les  voyez  quand  Dieu  permet  qu'ils  se  matéria- 
lisent ;  vous  les  touchez,  vous  les  coudoyez,  vous  leur 
parlez,  et  ils  vous  répondent.  —  Ah  !  dit  'V'illefort,  en 
souriant,  j'avoue  que  je  voudrais  bien  être  prévenu 
quand  un  de  ces  êtres  se  trouvera  en  contact  avec 


—  171  ^ 

moi.  —  Vous  avez  été  servi  à  votre  guise ,  monsieur; 
car  vous  avez  été  prévenu  tout  à  Iheure,  et  maintenant 
encore  je  vous  préviens.  —  Ainsi,  vous  même...  —  Je 
suis  un  de  ces  êtres  exceptionnels ,  oui ,  monsieur,  et 
je  crois  que.  jusqu'à  ce  jour,  aucun  homme  ne  s'est 
trouvé  dans  une  position  semblable  à  la  mienne.  Les 
royaumes  des  rois  sont  limités,  soit  par  des  mon- 
tagnes, soit  par  des  rivières,  soit  par  un  changement 
de  mœurs,  soit  par  une  mutation  de  langage.  Mon 
royaume  .  à  moi,  est  grand  comme  le  monde ,  car  je 
ne  suis  ni  Italien,  ni  Français,  ni  Indou,  niAméricain, 
ni  Espagnol  ;  je  suis  cosmopolite.  Nul  pays  ne  peut 
dire  qu'il  m'a  vu  naître.  Dieu  seul  sait  quelle  contrée 
me  verra  mourrir.  J'adopte  tous  les  usages,  je  parle 
toutes  les  langues.  Vous  me  croyez  Français,  vous, 
n'est-ce  pas,  car  je  parle  français  avec  la  même  facilité 
et  la  même  pureté  que  vous  ?  eh  bien  !  Ali,  mon  Nu- 
bien, me  croit  Arabe  ;  BertucciO;  mon  intendant,  me 
croit  Romain  ;  Haydée,  mon  esclave  .  me  croit  Grec. 
Donc  vous  comprenez,  n'étant  d'aucun  pays,  ne  de- 
mandant protection  à  aucun  gouvernement,  ne  recon- 
naissant aucun  homme  pour  mon  frère,  pas  un  seul 
des  scrupules  qui  arrêtent  les  puissants  ou  des  ob- 
stacles qui  paralysent  les  faibles,  ne  me  paralyse  ou 
ne  m'arrête.  Je  n'ai  que  deux  adversaires;  je  ne  dirai 
pas  deux  vainqueurs,  car  avec  de  la  persistance  je  les 
soumets  ;  c'est  la  distance  et  le  temps.  Le  troisième,  et 
le  plus  terrible  ,  c'est  ma  condition  d'homme  mortel. 
Celle-là  seule  peut  m'arrêter  dans  le  chemin  où  je 
marche  ,  et  avant  que  je  n"aie  atteint  le  but  auquel  je 
tends  :  tout  le  reste,  je  l'ai  calculé.  Ce  que  les  hommes 
appellent  les  chances  du  sort,  c'est-à-dire  la  ruine,  le 
changement,  les  éventualités,  je  les  ai  toutes  prévues; 
et  si  quelques-unes  peuvent  m'atteindre,  aucune  ne 
peut  me  renverser.  A  moins  que  je  ne  meure,  je  serai 


—  172  — 

toujours  ce  que  je  suis  ;  voilà  pourquoi  je  vous  dis  des 
choses  que  vous  n'avez  jamais  entendues,  même  de  la 
bouche  des  rois,  car  les  rois  ont  besoin  de  vous,  elles 
autres  hommes  en  ont  peur.  Qui  est-ce  qui  ne  se  dit 
pas,  dans  une  société  aussi  ridiculement  organisée 
que  la  nôtre  : 

a  Peut-être  un  jour  aurai-je  affaire  au  procureur 
du  roi  !  » 

—  Mais,  vous-même,  monsieur,  pouvez-vous  dire 
cela  ?  car,  du  moment  où  vous  habitez  la  France,  vous 
êtes  naturellement  soumis  aux  lois  françaises.  —  Je 
le  sais,  monsieur,  répondit  Hîonte-Cristo  ;  mais  quand 
je  dois  aller  dans  un  pays,  je  commence  à  étudier,  par 
des  moyens  qui  me  sont  propres,  tous  les  hommes 
dont  je  puis  avoir  quelque  chose  à  espérer  où  à 
craindre ,  et  j'arrive  à  les  connaître  aussi  bien  ,  et 
mieux  peut-être,  qu'ils  ne  se  connaissent  eux-mêmes. 
Cela  amène  ce  résultat,  que  le  procureur  du  roi.  quel 
qu'il  fût .  à  qui  j'aurais  affaire,  serait  très-certaine- 
ment plus  embarrassé  que  moi-même.  —  Ce  qui  veut 
dire  ,  reprit  avec  hésitation  Villefort ,  que  la  nature 
humaine  étant  faible,  tout  homme,  selon  vous,  a  com- 
mis... des  fautes.  —  Des  fautes...  ou  des  crimes,  ré- 
pondit négligemment  Monte-Cristo.  —  Et  que  vous 
seul,  parmi  les  hommes  que  vous  ne  reconnaissez  pas 
pour  vos  frères,  vous  l'avez  dit  vous-même,  reprit  Vil- 
lefort d'une  voix  légèrement  altérée,  et  que  vous  seul 
êtes  parfait  ?  —  Non  point  parfait,  répondit  le  comte, 
impénétrable ,  voilà  tout.  Mais  brisons  là-dessus , 
monsieur,  si  la  conversation  vous  déplaît  :  je  ne  suis 
pas  plus  menacé  de  votre  justice  que  vous  ne  l'êtes  de 
ma  double  vue.  —  Non  !  non  !  monsieur,  dit  vivement 
Villefort,  qui.  sans  doute,  craignait  de  paraîtra  aban- 
donner le  terrain  ;  non  !  Par  votre  brillante  et  presque 
sublime  conversation,  vous  m'avez  élevé  au-dessus 


—  173  — 

des  niveaux  ordinaires;  nous  ne  causons  plus,  nous 
dissertons.  Or,  vous  savez  combien  les  théologiens  en 
chaire  de  Sorbonne ,  ou  les  philosophes  dans  leurs , 
disputes  se  disent  parfois  de  cruelles  vérités  :  suppo- 
sons que  nous  faisons  de  la  théologie  sociale  et  de  la 
philosophie  théologique,  je  vous  dirai  donc  celle-ci 
toute  rude  qu'elle  est  :  Mon  frère,  vous  sacrifiez  à 
l'orgueil  ;  vous  êtes  au-dessus  des  autres,  mais  au- 
dessus  de  vous  il  y  a  Dieu.  —  Au-dessus  de  tous, 
monsieur,  répondit  Monte-Cristo  ;  avec  un  accent  si 
profond  que  Villefort  en  frissonna  involontairement. 
J'ai  mon  orgueil  pour  les  hommes,  serpents  toujours 
prêts  à  se  dresser  contre  celui  qui  les  dépasse  du  front 
sans  les  écraser  du  pied.  Mais  je  dépose  cet  orgueil 
devant  Dieu  qui  m'a  tiré  du  néant  pour  me  faire  ce 
que  je  suis.  — Alors,  monsieur  le  comte,  je  vous  ad- 
mire, dit  Villefort.  qui  pour  la  première  fois  dans  cet 
étrange  dialogue ,  venait  d'employer  cette  formule 
aristocratique  vis-à-vis  de  l'étranger  qu'il  n'avait  jus- 
que-là appelé  que  Monsieur.  Oui .  je  vous  le  dis ,  si 
vous  êtes  réellement  fort,  réellement  supérieur,  réel- 
lement saint  ou  impénétrable,  ce  qui,  vous  avez  raison, 
revient  à  peu  près  au  même  :  soyez  superbe,  monsieur  ; 
c'est  la  loi  des  dominations.  Mais  vous  avez  bien  ce- 
pendant une  ambition  quelconque  ?  —  J'en  ai  eu 
une  ,  monsieur.  —  Laquelle  ?  —  Moi  aussi ,  comme 
cela  est  arrivé  à  tout  homme  une  fois  dans  sa  'vie,  j'ai 
été  enlevé  par  Satan  sur  la  plus  haute  montagne  de  la 
terre  ;  arrivé  là,  il  me  montra  le  monde  tout  entier,  et 
comme  il  avait  dit  autrefois  au  Christ,  il  m'a  dit  à 
moi  :  «  Toyons  ,  enfant  des  hommes  ,  pour  m'adorer 
que  veux-tu?  »  Alors  j'ai  réfléchi  longtemps,  car,  de- 
puis longtemps  une  terrible  ambition  dévorait  effecti- 
vement mon  cœur;  puis  je  lui  répondis  :  «Écoute, 
j'ai  toujours  entendu  parler  de  la  Providence,  et  ce- 


—  174  — 
pendant  je  ne  l'ai  jamais  vue,  ni  rien  qui  lui  ressemble, 
ce  qui  me  fait  croire  qu'elle  n'existe  pas  :  je  veux  être 
la  Proyidcnce,  car  ce  que  je  sais  de  plus  beau,  de  plus 
grand  et  de  plus  sublime  au  monde ,  c'est  de  récom- 
penser et  de  punir.  »  Mais  Salan  baissa  la  tête  et 
poussa  un  soupir.  «  Tu  te  trompes,  dit-il ,  la  Provi- 
dence existe  :  seulement  tu  ne  la  vois  pas,  parce  que, 
fille  de  Dieu ,  elle  est  invisible  comme  son  père.  Tu 
n'a  rien  vu  qui  lui  ressemble ,  parce  qu'elle  procède 
par  des  ressorts  cachés ,  et  marche  par  des  voies 
obscures  ;  tout  ce  que  je  puis  faire  pour  toi .  c'est  de 
le  rendre  un  des  agents  de  cette  Providence.  »  Le 
marché  fut  fait,  j'y  perdrai  peut-être  mon  âme  ;  mais 
n'importe,  reprit  Monte-Cristo,  et  le  marché  serait  à 
refaire  que  je  le  ferais  encore. 

Villefort  regardait  Monte-Cristo  avec  un  suprême 
étonnement. 

— Monsieur  le  comte,  dit-il,  avcz-vous  des  parents? 
—  Non,  monsieur,  je  suis  seul  au  monde.  —  Tant 
pis!  —  Pourquoi?  demanda  Monte-Cristo.  —  Parce 
que  vous  auriez  pu  voir  un  spectacle  propre  à  briser 
votre  orgueil.  Tous  ne  craignez  que  la  mort,  dites- 
vous  ?  —  Je  ne  dis  pas  que  je  la  craigne,  je  dis  qu'elle 
seule  peut  marrêter.  —  Et  la  vieillesse  ?  —  Ivia  mis- 
sion sera  remplie  avant  que  je  ne  sois  vieux.  —  Et  la 
folie  ?  —  J"ai  manqué  de  devenir  fou,  et  vous  connais- 
sez l'axiome  no7i  lis  in  idem/  c'est  un  axiome  cri- 
minel, et  qui,  par  conséquent,  est  de  votre  ressort.  — 
Monsieur,  reprit  Villefort,  il  y  a  encore  autre  chose 
à  craindre  que  la  mort,  que  la  vieillesse,  ou  que  la 
folie  :  il  y  a,  par  exemple,  l'apoplexie,  ce  coup  de 
foudre  qui  vous  frappe  sans  vous  détruire,  et  après 
lequel  cependant  tout  est  fini.  C'est  toujours  vous  et 
cependant  vous  n'êtes  plus  vous  :  vous  qui  touchiez, 
comme  Ariel,  à  l'ange,  vous  n'êtes  plus  qu'une  masse 


—  175  — 

inerte,  qui,  comme  Caliban,  louche  à  la  bête;  cela 
s'appelle  tout  bonnement,  comme  je  vous  le  disais, 
dans  la  langue  humaine,  une  apoplexie.  Venez,  s'il 
vous  plaît,   continuer  cette   conversation  chez  moi, 
monsieur  le  comte,  un  jour  que  vous  aurez  envie  de 
rencontrer  un  adversaire  capable  de  vous  comprendre, 
et  avide  de  vous  réfuter,  et  je  vous  montrerai  mon 
père,  M.  Noirtier  de  Villefort,  un  des  plus  fougueux 
jacobins  de  la  révolution  française,  c'est-à-dire  la  plus 
brillante  audace  mise  au  service  de  la  plus  vigoureuso 
organisation,  un  homme  qui,  comme  vous,  n'avait 
peut-être  pas  vu  tous  les  royaumes  de  la  terre,  mais 
avait  aidé  à  bouleverser  un  des  plus  puissants,  un 
homme  enfin,  qui,  comme  vous,  se  prétendait  un  des 
envoyés,  non  pas  de  Dieu,  mais  de  l'Être  suprême, 
non  pas  de  la  Providence,  mais  de  la  fatalité  ;  eh  bien  ! 
monsieur,  la  rupture  d'un  vaisseau  sanguin  dans  un 
lobe  du  cerveau  a  brisé  tout  cela,  non  pas  en  un  jour, 
non  pas  en  une  heure,  mais  en  une  seconde.  La  veille, 
M.  Noirtier,  ancien  jacobin,  ancien  sénateur,  ancien 
carbonaro,  riant  de  la  guillotine,  riant  du  canon, 
riant  du  poignard,  M.  ÎVoirtier  jouant  avec  les  révo- 
lutions, M.  Noirtier  pour  qui  la  France  n'était  qu'un 
vaste  échiquier  duquel  pions,  tours,  cavaliers  et  reine 
devaient  disparaître  pourvu  que  le  roi  fût  mat,  M.  de 
Noirtier,  si  redoutable,  était  le  lendemain  ce  pauvre 
monsieur  Noirtier.  vieillard  immobile,  livré  aux  vo- 
lontés de  l'être  le  plus  faible  de  la  maison,  c'est-à-dire 
de  sa  petite-fille  Yalcnline  ;  un  cadavre  muet  et  glacé 
enfin,  qui  ne  vit  sans  souffrance  que  pour  donner  le 
temps  à  la  matière  d'arriver  sans  secousse  à  son  en- 
tière décomposition.  —  Hélas  !  Monsieur,  dit  Monte- 
Cristo,  ce  spectacle  n'est  étranger  ni  à  mes  yeux  ni  à 
nia  pensée;  je  suis  quelque  peu  médecin,  et  j'ai, 
comme  mes  confrères,  cherché  plus  d'une  fois  l'âme 


—  176  — 

dans  la  matière  vivante  ou  dans  la  matière  morte;  e 
comme  la  Providence,  elle  est  restée  invisible  à  mest 
yeux,  quoique  présente  à  mon  cœur.  Cent  auteurs,  de- 
puis Socratc,  depuis  Sénèque,  depuis  saint  Augustin, 
depuis  Gall,  ont  fait  en  prose,  ou  en  vers,  le  rappro- 
chement que  vous  venez  de  faire  ;  mais  cependant  je 
comprends  que  les  souffrances  d'un  père  puissent  opé- 
rer de  grands  changements  dans  l'esprit  de  son  fils. 
J'irai;  monsieur,  puisque  vous  voulez  bien  m'y  enga- 
ger, contempler  au  profit  de  mon  humilité  ce  terrible 
spectacle,  qui  doit  fort  attrister  votre  maison.  — Cela 
serait  sans  doute,  si  Dieu  ne  m'avait  point  donné  une 
large  compensation.  En  face  du  vieillard  qui  descend 
en  se  traînant  vers  la  tombe  sont  deux  enfants  qui 
rentrent  dans  la  vie  :  Valentine.  une  fille  de  mon  pre- 
mier mariage  avec  mademoiselle  Renée  de  Saint- 
Méran,  et  Edouard,  ce  fils  à  qui  vous  avez  sauvé  la 
vie.  —  Et  que  concluez-vous  de  cette  compensation, 
monsieur  ?  demanda  Monte-Cristo.  —  Je  conclus , 
monsieur,  répondit  Yillefort.  que  mon  père,  égaré  par 
les  passions,  a  commis  quelques-unes  de  ces  fautes 
qui  échappent  à  la  justice  humaine,  mais  qui  relèvent 
de  la  justice  de  Ditu  !...  et  que  Dieu,  ne  voulant  pu- 
nir qu'une  seule  personne,  n'a  frappé  que  lui  seul. 

Monte-Cristo,  le  sourire  sur  les  lèvres,  poussa  au 
fond  du  cœur  un  rugissement  qui  etit  fait  fuir  Ville- 
fort,  si  Villefûrt  eût  pu  l'entendre. 

—  Adieu,  monsieur,  reprit  le  magistrat  qui.  depuis 
quelque  temps  déjà,  s'était  levé  et  parlait  debout;  je 
vous  quitte,  emportant  de  vous  un  souvenir  d'estime 
qui,  je  l'espère,  pourra  vous  être  agréable  lorsque 
■vous  me  connaîtrez  mieux,  car  je  ne  suis  point  un 
homme  banal,  tant  s'en  faut.  Vous  vous  êtes  fait  d'ail- 
leurs dans  madame  de  Villefort  une  amie  éternelle. 

Le  comt«  salua  et  se  contenta  de  reconduire  jusqu'à 


—  177  — 

la  porte  de  son  cabinet  seulement  Villefort,  lequel 
regagna  sa  voiture,  précédé  de  deux  laquais  qui,  sur 
un  signe  de  leur  maître,  s'empressaient  de  la  lui  ou- 
vrir. 
Puis,  quand  le  procureur  du  roi  eut  disparu  : 

—  Allons,  dit  Monte-Cristo  en  tirant  avec  effort  un 
soupir  de  sa  poitrine  oppressée;  allons,  assez  de  poison 
comme  cela,  et  maintenant  que  mon  cœur  en  est  plein, 
allons  chercher  l'antidote. 

Et  frappant  un  coup  sur  le  timbre  retentissant  : 

—  Je  monte  chez  madame,  dit-il  à  Ali;  que  dans 
une  demi-heure  la  voiture  soi  prête  ! 


XII.  —  Haydée. 

On  se  rappelle  quelles  étaient  les  nouvelles  ou 
plutôt  les  anciennes  connaissances  du  comte  de  Monte- 
Cristo  qui  demeurait  rue  Meslay  :  c'étaient  Maximi- 
lien,  Julie  et  Emmanuel. 

L'espoir  de  celte  bonne  usité  qu'il  allait  faire,  de 
ces  quelques  moments  heureux  qu'il  allait  passer,  de 
cette  lueur  du  paradis  glissant  dans  l'enfer  où  il  s'était 
volontairement  engagé,  avait  répandu,  à  partir  du 
moment  où  il  avait  perdu  de  vue  Villefort.  la  plus 
charmante  sérénité  sur  le  visage  du  comte,  et  Ali  qui 
était  accouru  au  bruit  du  timbre,  en  voyant  ce  visage 
ainsi  rayonnant  d'une  joie  si  rare,  s'était  retiré  sur  la 
pointe  du  pied  et  la  respiration  suspendue,  comme 
pour  ne  pas  effaroucher  les  bonnes  pensées  qu'il 
croyait  voir  voltiger  autour  de  son  maître. 

Il  était  midi  :  le  comte  s'était  réservé  une  heure 
pour  monter  chez  Haydée  ;  on  eût  dit  que  la  joie  ne 
pouvait  rentrer  tout  à  coup  dans  cette  âme  si  long- 


-  178  — 

temps  brisée,  et  qu'elle  avait  besoin  de  se  préparer 
aux  émotions  douces,  comme  les  autres  âmes  ont  be- 
soin de  se  préparer  aux  émotions  violentes. 

La  jeune  Grecque  était,  comme  nous  l'avons  dit, 
dans  un  appartement  entièrement  séparé  de  l'appar- 
tement du  comte,  Cet  appartement  était  tout  entier 
meublé  à  la  manière  orientale  :  c'est-à-dire  que  les 
parquets  étaient  couverts  d'épais  tapis  de  Turquie, 
que  des  étoffes  de  brocart  retombaient  le  long  des 
murailles,  et  que.  dans  chaque  pièce,  un  large  divan 
régnait  tout  autour  de  la  chambre  avec  des  piles  de 
coussins  qui  se  déplaçaient  à  la  volonté  de  ceux  qui 
en  usaient. 

Haydée  avait  trois  femmes  françaises  et  une  femme 
grecque.  Les  trois  femmes  françaises  se  tenaient  dans 
la  première  pièce,  prêtes  à  accourir  au  bruit  d'une 
petite  sonnette  d'or  et  à  obéir  aux  ordres  de  l'esclave 
romaïque,  laquelle  savait  assez  de  français  pour  trans- 
mettre les  volontés  de  sa  maîtresse  à  ses  trois  camé- 
rières  ,  auxquelles  Monte-Cristo  avait  recommandé 
d'avoir  pour  Haydée  les  égards  que  l'on  aurait  pour 
une  reine. 

La  jeune  fille  était  dans  la  pièce  la  plus  reculée  de 
son  appartement,  c"est-à-dire  dans  une  espèce  de  bou- 
doir rond,  éclairé  seulement  par  le  haut,  et  dans  le- 
quel le  jour  ne  pénétrait  qu'à  travers  des  carreaux  de 
verre  rose.  Elle  était  couchée  à  terre  sur  des  coussins 
de  satin  bleu  brochés  d'argent,  à  demi  renversée  en 
arrière  sur  le  divan,  encadrant  sa  tête  avec  son  bras 
droit  mollement  arrondi,  tandis  que,  du  gauche,  elle 
fixait  à  ses  lèvres  le  tube  de  corail  dans  lequel  était 
enchâssé  le  tuyau  flexible  d'un  narguillé,  qui  ne  lais- 
sait arriver  la  vapeur  à  sa  bouche  que  parfumée  par 
l'eau  de  benjoin,  à  travers  laquelle  sa  douce  aspira- 
tioa  la  forçait  de  passer. 


—  179  — 

Sa  pose,  toute  naturelle  pour  une  femme  d'Orient, 
eût  été  pour  une  Française  d'une  coquetterie  peut- 
être  un  peu  affectée. 

Quant  à  sa  toilette,  c'était  celle  des  femmes  épirotes, 
cest-à-dire  un  caleçon  de  satin  blanc  broché  de  fleurs 
roses,  et  qui  laissait  à  découvert  deux  pieds  d'enfant 
qu'on  eût  cru  de  marbre  de  Paros,  si  on  ne  les  eût  vus 
se  jouer  avec  deux  petites  sandales  à  la  pointe  recour- 
bée, brodées  d'or  et  de  perles  ;  upe  veste  à  longues 
raies  bleues  et  blanches,  à  larges  manches  fendues  par 
les  bras,  avec  des  boutonnières  d'argent  et  de  boutons 
de  perles  ;  enlin  une  espèce  de  corset  laissant,  par  sa 
coupe  ouverte  en  cœur,  voir  le  cou  et  tout  le  haut  de 
la  poitrine,  et  se  boutonnant  au-dessous  du  sein  par 
trois  boutons  de  diamant.  Quant  au  bas  du  corset  et 
au  haut  du  caleçon,  ils  étaient  perdus  dans  une  de  ces 
ceintures  aux  vives  couleurs  et  aux  longues  franges 
soyeuses  qui  font  l'ambition  de  nos  él 'gantes  Pari- 
siennes. 

La  Ictc  était  coiffée  d'une  petite  calotte  d'or  brodée 
de  perles,  inclinée  sur  le  côté,  et  au-dessous  de  la  ca- 
lotte, du  côté  où  elle  inclinait,  une  belle  rose  naturelle 
de  couleur  pourpre  ressortait  mêlée  à  des  cheveux  si 
noirs  qu'ils  paraissaient  bleus. 

Quant  à  la  beauté  de  ce  visage,  c'était  la  beauté 
grecque  dans  toute  la  perfection  de  son  type,  avec  ses 
grands  yeux  noirs  veloutés  ,  son  nez  droit,  ses  lèvres 
de  corail  et  ses  dents  do  perles. 

Puis,  sur  ce  charmant  ensemble,  la  fleur  de  la  jeu- 
nesse était  répandue  avtc  tout  son  éclat  el  tout  son  par- 
fum; Haydée  pouvait  avoir  dix-neuf  ou  vingt  ans. 

Monte-Cristo  appela  la  suivante  grecque  ,  et  6t  de- 
mander à  Haydée  la  permission  d'entrer  auprès  d'elle. 

Pour  toute  réponse  ,  Haydée  fit  signe  à  la  suivante 
de  relever  la  tapisserie  qui  pendait  devant  la  porte , 


—  180  — 

dont  le  chambranle  carré  encadrala  jeune  fille  couchée 
comme  un  charmant  tableau. 

Monte-Cristo  s'avança. 

Haydéc  se  souleva  sur  le  coude  qui  tenait  le  nar- 
guillé  ,  et  tendant  au  comte  sa  main  en  même  temps 
qu'elle  l'accueillait  avec  un  sourire  : 

—  Pourquoi,  dit-elle  dans  sa  langue  sonore  des  filles 
de  Sparte  et  d'Athènes,  pourquoi  me  fais-tu  demander 
la  permission  d'entrer  chez  moi  ?  N'es-tu  plus  mon 
maître,  ne  suis-je  plus  ton  esclave? 

Monte-Cristo  sourit  à  son  tour. 

—  Haydéc.  dit-il,  vous  savez...  —  Pourquoi  ne  me 
dis-tu  pas  tu  comme  d'habitude?  interrompit  la  jeune 
Grecque  ;  ai-je  donc  commis  quelque  faute  ?  En  ce  cas 
il  faut  me  punir,  mais  non  pas  me  dire  vous.  —  Hay- 
déc, reprit  le  comte,  tu  sais  que  nous  sommes  en 
France,  et  par  conséquent  que  tu  es  libre.  —  Libre  de 
quoi  faire  ?  demanda  la  jeune  fille.  —  Libre  de  me 
quitter.  —  Te  quitter!...  et  pourquoi  te  quitterais-je? 
—  Que  sais-jc,  moi  ?  nous  allons  voir  le  monde.  —  Je 
ne  veux  voir  personne.  —  Et  si  parmi  les  beaux  jeunes 
gens  que  tu  rencontreras ,  tu  en  trouvais  quelqu'un 
qui  te  plût,  je  ne  serais  pas  assez  injuste...  —  Je  n'ai 
jamais  vu  d'hommes  plus  beaux  que  toi ,  et  je  n'ai  ja- 
mais aimé  que  mon  père  et  toi.  —  Pauvre  enfant,  dit 
3Ionte-Cristo  ,  c'est  que  tu  n'as  guère  parlé  qu'à  ton 
père  et  à  moi.  —  Eh  bien  !  qu"ai-je  besoin  de  parler  à 
d'autres?  Mon  père  m'appelait  sa  joie^  toi  tu  m'ap- 
pelles ton  amour,,  et  tous  deux  vous  m'appelez  votre 
enfant.  —  Tu  te  rappelles  ton  père,  Haydée  ? 

La  jeune  fille  sourit. 

—  Il  est  là  et  là,  dit-elle  en  mettant  la  main  sur  ses 
yeux  et  sur  son  cœur.  —  Et  moi,  où  suis-je?  demanda 
en  souriant  Monte-Cristo.  —  Toi,  dit-elle,  tu  es 
partout. 


-  181  — 

Monte-Cristo  prit  la  main  à  Hajdée  pour  la  baiser; 
mais  la  naïve  enfant  retira  sa  main  et  présenta  son 
front.  —  Maintenant,  Hajdée.  lui  dit-il ,  tu  sais  que  tu 
es  libre,  que  tu  es  maîtresse,  que  tu  es  reine;  tu  peux 
garder  ton  costume  ou  le  quitter  à  ta  fantaisie;  tu  res- 
teras ici  quand  tu  voudras  rester,  tu  sortiras  quand 
tu  voudras  sortir  :  il  y  aura  toujours  une  voiture  atte- 
lée pour  toi  ;  Ali  et  Myrto  t'accompagneront  partout 
et  seront  à  tes  ordres  ;  seulement,  une  seule  chose,  je 
te  prie.  —  Dis.  —  Garde  le  secret  sur  ta  naissance,  ne 
dis  pas  un  mot  de  ton  passé;  ne  prononce  dans  aucune 
occasion  le  nom  de  ton  illustre  père ,  ni  celui  de  ta 
pauvre  mère.  —  Je  te  l'ai  déjà  dit,  seigneur,  je  ne  ver- 
rai personne.  —  Écoute,  Haydée;  peut-être  cette  réclu- 
sion tout  orientale  sera-t-elle  impossible  à  Paris;  con- 
tinue d'apprendre  la  vie  de  nos  pays  du  nord  comme 
tu  l'as  fait  à  Rome,  à  Florence,  à  Milan  et  à  Madrid; 
cela  te  servira  toujours  ,  que  tu  continues  à  vivre  ici 
ou  que  tu  retournes  en  Orient. 

La  jeune  fille  leva  sur  le  comte  ses  grands  yeux  hu- 
mides, et  répondit: 

—  Ou  que  nous  retournions  en  Orient,  veux-tu  dire, 
n'est-ce  pas,  mon  seigneur?— Oui,  ma  fille,  dit  Monte- 
Cristo  ;  tu  sais  bien  que  ce  n'est  jamais  moi  qui  te 
quitterai.  Ce  n'est  point  l'arbre  qui  quitte  la  fleur, 
c'est  la  fleur  qui  quitte  l'arbre.  —  Je  ne  te  quitterai 
jamais  ,  seigneur ,  dit  Haydée  ,  car  je  suis  sûre 
que  je  ne  pourrais  pas  vivre  sans  toi.  —  Pauvre 
enfant  !  dans  dix  ans  je  serai  vieux  et  dans  dix  ans  tu 
seras  toute  jeune  encore.  —  Mon  père  avait  une  longue 
barbe  blanche  ;  cela  ne  m'empêchait  point  de  l'aimer; 
mon  père  avait  soixante  ans  ,  et  il  me  paraissait  plus 
beau  que  tous  les  jeunes  hommes  que  je  voyais.  — 
Mais  voyons,  dis-moi,  crois-tu  que  tu  t'habitueras  ici? 
—  Te  yerrai-je?  — •  Tous  les  jours.  —  Eh  bien  !  que 
IT.  12 


—  182  — 

me*demandes-tu  donc,  seigneur?  —  Je  crains  que  tu 
ne  t'ennuies.— Non,  seigneur,  carie  matin  je  penserai 
que  tu  viendras  ,  et  le  soir,  je  me  'rappellerai  que  tu 
es  venu  ;  d'ailleurs,  quand  je  suis  seule  j'ai  de  grands 
souvenirs  ,  je  revois  d'immenses  tableaux  ,  de  grands 
horizons  avec  le  Pinde  et  l'Olympe  dans  le  lointain 
puis  j'ai  dans  le  cœur  trois  sentiments  avec^lesquels 
on  ne  s'ennuie  jamais  :  de  la  tristesse,  de  l'amour  et 
de  la  reconnaissance.  —  Tu  es  une  digne  fille  de 
rÉpire,  Haydée,  gracieuse  et  poétique,  et  l'on  voit  que 
tu  descends  de  cette  famille  de  déesses  qui  est  née 
dans  ton  pays.  Sois  donc  tranquille ,  ma  fille ,  je  ferai 
en  sorte  que  ta  jeunesse  ne  soit  pas  perdue,  car  si  tu 
m'aimes  comme  ton  père  ,  moi  je  t'aime  comme  mon 
enfant.  —  Tu  te  trompes,  seigneur,  je  n'aimais  point 
mon  père  comme  je  t'aime  ,  mon  amour  pour  toi  est 
un  autre  amour  :  mon  père  est  mort  et  je  ne  suis  pas 
morte,  tandis  que  toi  si  tu  mourais,  je  mourrais. 

Le  comte  tendit  la  main  à  la  jeune  fille  avec  un  sou 
rire  plein  de  profonde  tendresse;  elle  y  imprima  ses 
lèvres  comme  d'habitude. 

Et  le  comte,  ainsi  disposé  à  l'entrevue  qu'il  allait 
avoir  avec  Hforrel  et  sa  famille,  partit  en  murmurant 
ces  vers  de  Pindare  : 

«  La  jeunesse  est  une  fleur  dont  l'amour  est  le 
fruit...  Heureux  le  vendangeur  qui  le  cueille  après 
l'avoir  vu  lentement  mûrir.  » 

Selon  ses  ordres ,  la  voiture  était  prête.  11  y  monta, 
et  la  voiture,  comme  toujours,  partit  au  galop. 


FIN  DD  QUATRlioiE  VOLDIE. 


LE   COMTE 


DE  MONTE-CRISTO 


LE  COMTE 


MONTE-CRÏSTO 


Par  Alexandre  Dumas 


TOME   Ci:«QUIEME 


BRUXELLES 

WODTERS    FRÈRES,    IMPRIMEURS-LIBRAIRES 

8,  rue  d'Assaut 

1847 


LE  C03ÏTE 


DE  MONTE-CRISTO 


I.  —  La  famille  Moml. 

Le  comte  arriva  en  quelques  minutes  rue  Meslay, 
no7. 

La  maison  était  blanche  ,  riante  et  précédée  d'une 
cour  dans  laquelle  deux  petits  massifs  contenaient 
d'assez  belles  fleurs. 

Dans  le  concierge  qui  lui  ouvrit  cette  porte  le  comte 
reconnut  le  vieux  Coclès.  Mais  comme  celui-ci .  on  se 
le  rappelle,  n'avait  qu'un  œil,  et  que  depuis  neuf  ans 
cet  œil  avait  encore  considérablement  faibli.  Coclès  u» 
reconnut  pas  le  comte. 

Les  voitures,  pour  s'arrétor  devant  l'entrée,  devaient 
tourner  afin  d'éviter  un  petit  jet  d'eau  jailiissanl  d'un 
bassin  en  rocaille  ,  magnificence  qui  avait  excité  bien 
des  jalousies  dans  le  quartier,  et  qui  était  cause  qu'eu 
appelait  cette  maison  le  Petit-Versailles. 

V.  I 


—  6  — 

Inutile  de  dire  que  dans  le  bassia  manœuvraient 
une  foule  de  poissons  rouges  et  jaunes. 

La  maison,  élevée  au-dessus  d'un  étage  de  cuisines 
et  de  caveaux  ,  avait .  outre  le  rez-de-chaussée  ,  deux 
étages  pleins  et  des  combles;  les  jeunes  gens  l'avaient 
achetée  avec  les  dépendances,  qui  consistaient  en  un 
immense  atelier,  en  deux  paillons  au  fond  d'un  jardin 
et  dans  le  jardin  lui-même.  Emmanuel  avait ,  du  pre- 
mier coup  d'œil ,  vu  dans  cette  disposition  une  petite 
spéculation  à  faire  ;  il  s'était  réservé  la  maison ,  la 
moitié  du  jardin  et  avait  tiré  une  ligne  ,  c'est-à-dire 
qu'il  avait  bâti  un  mur  entre  lui  et  les  ateliers  qu'il 
avait  loués  à  bail  avec  les  pavillons  et  la  portion  de 
jardin  qui  y  était  adhérente:  de  sorte  qu'il  se  trouvait 
logé  pour  une  somme  assez  modique,  et  aussi  bien  clos 
chez  lui  que  le  plus  minutieux  propriétaire  d'un  hôtel 
du  faubourg  Saint-Germain. 

La  salle  à  manger  était  de  chêne  ;  le  salon  d'acajou 
et  de  velours  bleu  :  la  chambre  à  coucher  de  citron- 
nier et  de  damas  vert  ;  il  y  avait  en  outre  un  cabinet 
de  travail  pour  Emmanuel  qui  ne  travaillait  pas,  et  un 
salon  de  musique  pour  Julie  qui  n'était  pas  musi- 
cienne. 

Le  second  étage  tout  entier  était  consacré  à  Maii- 
milien  :  il  avait  là  une  répétition  exacte  du  logement 
de  sa  sœur,  la  salle  à  manger  seulement  avait  été  con- 
vertie en  une  salle  de  billard  où  il  amenait  ses  amis. 

Il  surveillait  lui-même  le  pansage  de  son  cheval,  et 
fumait  son  cigare  à  l'entrée  du  jardin  quand  la  voiture 
du  comte  s'arrêta  à  la  porte. 

Codés  ouvrit  la  porte,  comme  nous  l'avons  dit,  et 
Baptistin,  s'élançant  de  son  siège,  demanda  si  M.  et 
madame  Herbault  et  M.  Maximilien  Morrel  étaient 
visibles  pour  le  comte  de  Monte-Cristo. 

—  Pour  le  comte  de  Monte-Cristo  1  s'écria  Itiorrel 


—  7  — 

en  jetant  son  cigare  et  en  s'élançant  au  devant  de  son 
visiteur  :  je  le  crois  bien  que  nous  sommes  visibles 
pour  lui.  Ah  !  merci,  cent  fois  merci,  monsieur  le 
comte,  de  ne  pas  avoir  oublié  votre  promesse. 

Et  le  jeune  officier  serra  si  cordialement  la  main  du 
comte,  que  celui-ci  ne  put  se  méprendre  à  la  franchise 
de  la  manifestation,  et  il  vit  bien  qu'il  avait  été  attendu 
avec  impatience  et  était  reçu  avec  empressement. 

—  Venez,  venez,  dit  Maximilicn,  je  veux  vous  servir 
d'introducteur:  un  homme  comme  vous  ne  doit  pas  être 
annoncé  par  un  domestique  :  ma  sœur  est  dans  son 
jardin  ,  elle  casse  ses  roses  fanées  ;  mon  frère  lit  ses 
deux  journaux,  la  Presse  et  les  Débats^  à  siï  pas  d'elle» 
car  partout  où  l'on  voit  madame  Herbault,  on  n'a  qu'à 
regarder  dans  un  rayon  de  quatre  mèires,  M.  Emma- 
nuel s'y  trouve  ,  et  réciproquement,  comme  on  dit  à 
l'école  Polytechnique. 

Le  bruit  des  pas  fit  lever  la  tête  h  une  jeune  femme 
de  vingt  à  vingt-cinq  ans,  vêtue  d'une  robe  de  chambre 
de  soie  ,  et  épluchant  avec  un  soin  tout  particulier  un 
magnifique  rosier-noisette. 

Cette  femme,  c'était  notre  petite  Julie,  devenue 
comme  le  lui  avait  prédit  le  mandataire  de  la  maison 
Thomson  et  Frcnch,  madame  Emmanuel  Herbault. 

Elle  poussa  un  cri  en  voyant  un  étranger.  Maximi- 
licn se  mit  à  rire. 

—  Ne  te  dérange  pas,  ma  sœur,  dit-il  ;  monsieur  le 
comte  n'est  que  depuis  deux  ou  trois  jours  à  Paris, 
mais  il  sait  déjà  ce  que  c'est  qu'une  rentière  du  Marais, 
et,  s'il  ne  le  sait  pas  ,  tu  vas  le  lui  apprendre.  —  Ah  ! 
monsieur,  dit  Julie,  vous  amener  ainsi,  c'est  un^  tra- 
hison de  mon  frère,  qui  n'a  pas  pour  sa  pauvre  sœur  la 
moindre  coquetterie...  Pencionî...  Peneton!... 

Un  vieillard  qui  bêchait  une  plate-bande  de  roriers 
du  Bengale  ficha  sa  bêche  en  terre  et  s'approcha,  la 


—  8  — 
casquette  à  la  main ,  en  dissimulant  du  mieux  qu'il  le 
pouvait  une  chique  enfoncée  momentanément  dans  les 
profondeurs  de  ses  joues.  Quelques  mèches  blanches 
argentaient  sa  chevelure  encore  épaisse,  tandis  que  son 
teint  bronzé  et  son  œil  hardi  et  vif  annonçaient  le 
vieux  marin  ,  bruni  au  soleil  de  Téqualeur  et  hàlé  au 
souffle  des  tempêtes.  —  Je  crois  que  vous  m"avez  hélé, 
mademoiselle  Julie,  dit-il  ;  me  voilà. 

Penelon  avait  conservé  l'habilMde  d'appeler  la  fille 
de  son  patron  mademoiselle  Julie,  et  n'avait  jamais 
pu  prendre  celle  de  l'appeler  madame  Herbault. 

—  Penelon,  dit  Julie,  allez  prévenir  M.  Emmanuel 
de  la  bonne  visite  qui  nous  arrive,  tandis  que  Maximi- 
lien  conduira  monsieur  au  salon. 

Puis  se  tournant  vers  Monte-Cristo  : 

—  Monsieur  me  permettra  bien  de  m'enfuir  une  mi- 
nute, n'est-ce  pas?  dit-elle. 

Et  sans  attendre  Tassentiment  du  comte,  elle  s'é- 
lança derrière  un  massif  et  gagna  la  maison  par  une 
allée  latérale. 

—  Ah  çà  !  mon  cher  monsieur  Morrel.  dit  Monte- 
Cristo,  je  m'aperçois  avec  douleur  que  je  fais  révolu- 
tion dans  votre  famille. — Tenez,  tenez,  ditMaiimilien 
en  riant,  voyez-vous  là-bas  le  mari  qui.  de  son  c6té, 
va  troquer  sa  veste  contre  une  redingote?  Oh!  c'est 
qu"on  vous  connaît  rue  Meslay^  vous  étiez  annoncé, 
je  vous  prie  de  le  croire.  —  Vous  me  pnraissez  avoir 
là.  monsieur,  une  heureuse  famille,  dit  le  comte,  ré- 
pondant à  sa  propre  pensée.  —  Oh  oui!  je  vous  en 
réponds,  monsieur  le  comte:  que  voulez-vous,  il  ne 
leur  manque  rien  pour  être  heureux,  ils  sont  jeunes, 
ils  sont  gais,  ils  s'aiment,  et  avec  leurs  vingt-cinq 
mille  livres  de  rente  ils  se  figurent,  eux  qui  ont  cepen- 
dant côtoyé  tant  d'immenses  fortunes,  ils  se  figurent 
posséder  la  richesse  des  Rothschild.  —  C'est  peu,  ce- 


—  9  — 
pendant,  vingt- cinq  mille  livres  de  rente,  dit  Monte- 
Cristo  avec  une  douceur  si  suave  qu'elle  pénétra  le 
cœur  de  îlaximilien,  comme  eût  pu  le  faire  la  voix 
d'un  tendre  père:  mais  ils  ne  s'arrêteront  pas  là  nos 
jeunes  gens,  ils  deviendront  à  leur  tour  millionnaires. 
Monsieur  votre  beau- frère  est  avocat...  médecin...  — 
Il  était  négociant,  monsieur  le  comte,  et  avait  pris  la 
maison  de  mon  pauvre  père.  M.  Morrcl  est  mort  en 
laissant  cent  mille  francs  de  fortune  ;  j'en  avais  une 
moitié  et  ma  sœur  l'autre,  car  nous  n'étions  que  deux 
enfants.  Son  mari,  qui  l'avait  épousée  sans  avoir  d'au- 
tre patrimoine  que  sa  noble  probité,  son  intelligence 
de  premier  ordre  et  sa  réputation  sans  lâche,  a  voulu 
posséder  autant  que  sa  femme.  11  a  travaillé  jusqu'à  ce 
qu'il  eût  amassé  deux  cent  cinquante  mille  francs  ; 
six  ans  ont  sulli.  C'était,  je  vous  le  jure,  monsieur  le 
comte,  un  touchant  spectacle  que  celui  de  ces  deux 
enfants  si  laborieux,  si  unis,  destinés  par  leur  capa- 
cité à  la  plus  haute  fortune,  et  qui.  n'ayant  rien  voulu 
changer  aux  habitudes  de  la  maison  paternelle,  ont 
mis  six  ans  à  faire  ce  que  les  novateurs  eussent  pu 
faire  en  deux  ou  trois;  aussi  Marseille  retentit  encore 
des  louanges  qu'on  n'a  pu  refusera  tant  de  courageuse 
abnégation.  Enfin,  un  jour  Emmanuel  vint  trouver  sa 
femme  qui  achevait  de  payer  l'échéance.  — Julie,  lui 
dit-il,  voici  le  dernier  rouleau  de  cent  francs  que  vient 
de  me  remettre  Co'lès  et  qui  complète  les  deux  cent 
cinquante  mille  francs  que  nous  avons  fixés  comme 
limite  de  nos  gains.  Seras-tu  contente  de  ce  peu  dont 
il  va  falloir  nous  contenter  désormais  ?  Ecoute ,  la 
maison  fait  pour  un  million  d'affaires  par  an,  et  peut 
rapporter  quarante  mille  francs  de  bénéfices.  Nous 
vendrons,  si  nous  le  voulons  ,  la  clientèle ,  trois  cent 
mille  francs  dans  une  heure  ,  car  voici  une  lettre  de 
M.  Delaunay  qui  nous  les  offre  en  échange  de  notre 


—  10  — 

fonds  qu'il  veut  réunir  au  sien.  Vois  ce  que  tu  penses 
qu'il  y  ait  à  faire.  —  Mon  ami,  dit  ma  sœur ,  la  mai- 
son Morrei  ne  peut  être  tenue  que  par  un  Morrel. 
Sauver  à  tout  jamais  des  mauvaises  chances  de  la  for- 
tune le  nom  de  notre  père  ,  cela  ne  vaut-il  pas  bien 
trois  cent  mille  francs?  —  Je  le  pensais,  répondit 
Emmanuel  :  cependant  je  voulais  prendre  ton  avis. 

—  Eh  bien  !  mon  ami  .  ie  voilà.  Toutes  nos  rentrées 
sont  faites,  tous  nos  biiicts  sont  payés:  nous  pouvons 
tirer  une  l)arre  au-dessous  du  compte  de  celte  quin- 
zaine et  fermer  nos  comptoirs;  tirons  cette  barre  et 
fermons -les.  Ce  qui  fut  fait  à  linslant  même.  11  était 
trois  heures  :  à  trois  heures  un  quart,  un  client  S3 
présenta  pour  faire  assurer  le  passage  de  deux  na- 
vires ;  c'était  un  bénéfice  net  de  (juinze  mille  francs 
comptant,  —  Monsieur,  dit  Emmanuel,  veuillez  vous 
adresser  pour  cette  assurance  à  notre  confrère.  M.  Be- 
launay.  Quant  à  nous,  nous  avons  quitté  les  affaires. 

—  Et.  depuis  quand?  demanda  le  client  étonné. — 
Depuis  un  quart  d  heure.  —  Etvoiià,  monsieur,  con- 
tinua en  souriant  Maximiîien  ,  conjraent  ma  sœur  et 
mon  beau'frère  n'ont  que  vingt-cinq  mille  livres  de 
rentes. 

Maximilitn  achevait  à  peine  sa  narration  pendant 
laquelle  le  cœur  du  comte  s'était  dilaté  de  plus  en 
plus,  lorsque  Emmanuel  reparut,  restauré  d'un  cha- 
peau cl  d'une  redingote  :  il  salua  en  homme  qui  con- 
naît la  qualité  du  visitcur  ,  puis  ,  après  avoir  fait  faire 
au  comte  le  tour  du  pdit  enclos  fleuri ,  il  ie  ramena 
vers  la  maison. 

Le  salon  était  déjà  embaumé  de  Heurs  contenues  à 
grande  peine  dans  un  immense  vase  du  Japon  à  anses 
naturelles.  Juiie .  convenablement  vêtue  et  coquette- 
ment coiffée  (elle  avait  accompli  ce  tour  de  force  en 
dix  minutes  !},  se  présenta  pour  recevoir  le  c<jmte  à 
SOD  entrée. 


—  li- 
on entendait  caqueter  les  oiseaux  d'une  volière  voi- 
sine ;  les  branches  des  faux  ébéniers  et  des  acacias 
roses  venaient  border  de  leurs  grappes  les  rideaux  de 
velours  bleu.  Tout  dans  cette  charmante  petite  re- 
traite respirait  le  calme ,  depuis  le  chant  de  l'oiseau 
jusqu'au  sourire  des  maîtres. 

Le  comte ,  depuis  son  entrée  dans  la  maison  s'était 
déjà  imprégné  de  ce  bonheur  ;  aussi  restait-il  muet 
et  rêveur,  oubliant  qu'on  l'attendait  pour  reprendre 
la  conversation  interrompue  après  les  premiers  com- 
pliments. 

11  s'aperçut  de  ce  silence  devenu  presque  inconve- 
nant, et  s'arrachant  avec  effort  à  sa  rêverie  : 

—  Madame  ,  dit-il  enfin  .  pardonnez-moi  une  émo- 
tion qui  doit  vous  étonner  ,  vous  accoutumée  à  cette 
paix  et  à  ce  bonheur  que  je  rencontre  ici  ;  mais  pour 
moi,  c'est  chose  si  nouvelle  que  la  satisfaction  sur  un 
visage  humain ,  que  je  ne  me  lasse  pas  de  vous  re- 
garder vous  et  votre  mari.  —  Nous  sommes  bien  heu- 
reux .  en  effet,  monsieur,  répliqua  Julie;  mais  nous 
avons  été  longtemps  à  souffrir ,  et  peu  de  gens  ont 
acheté  leur  bonheur  aussi  cher  que  nous. 

La  curiosité  se  peignit  sur  les  traits  du  comte. 

—  Oh  !  c'est  toute  une  histoire  de  famille,  comme 
vous  le  disait  lautre  jour  Château-Renaud ,  reprit 
Maximilien  ;  pour  vous  ,  monsieur  le  comte,  habitué 
à  voir  d'illustres  malheurs  et  des  joies  splendides ,  il 
y  aurait  peu  d'intérêt  dans  ce  tableau  d'intérieur. 
Toutefois  ,  nous  avons,  comme  vient  de  vous  le  dire 
Julie  ,  souffert  de  bien  vives  douleurs ,  quoiqu'elles 
fussent  renfermées  dans  ce  petit  cadre...  —  Et  Dieu 
vous  a  versé,  comme  il  le  fait  pour  tous  ,  la  consola- 
tion sur  la  souffrance  ?  demanda  Monte-Cristo.—  Oui, 
monsieur  le  comte .  dit  Julie  ;  nous  pouvons  le  dire , 
car  il  a  fait  pour  nous  ce  qu'il  ne  fait  que  pour  ses 
élus  ;  il  nous  a  eovoyé  un  de  ses  anges. 


—  1-2  — 

Le  rouge  monta  aux  joues  du  comte  ,  et  il  toussa 
pour  avoir  un  moyen  de  dissimuler  son  émotion  en 
portant  son  mouchoir  à  sa  bouche. 

—  Ceui  qui  sont  nés  dans  un  berceau  de  pourpre 
et  qui  n"ont  jamais  rien  désire,  dit  Emmanuel,  ne 
savent  pas  ce  que  c'est  que  le  bonheur  de  vivre  ;  de 
même  que  ceux-là  ne  connaissent  !pas  le  prix  d'un 
ciel  pur,  qui  n"ont  jamais  livré  leur  vie  à  la  merci  de 
quatre  planches  jetées  sur  une  mer  en  fureur. 

Monte-Cristo  se  leva,  et  sans  rien  répondre,  car  au 
tremblement  de  sa  voix,  on  eût  pu  reconnaître  l'émo- 
tion dont  il  était  agité,  il  se  mit  à  parcourir  pas  à  pas 
le  salon. 

—  Notre  magnificence  vous  fait  sourire,  monsieur 
le  comte,  dit  Maximilien  qui  suivait  Monte-Cristo 
des  yeux.  —  Non  .  non  ,  répondit  Monte-Cristo  fort 
pâle  ,  et  comprimant  d'une  main  les  battements  de 
son  cœur,  tandis  que.  de  lautre,  ii  montrait  au  jeune 
homme  un  globe  de  cristal  sous  lequel  une  bourse  de 
soie  reposait  précieusement  couchée  sur  un  coussin 
de  velours  noir.  Je  me  demandais  seulement  à  quoi 
sert  cette  bourse  .  qui ,  d'un  côté,  contient  un  pa- 
pier ,  ce  me  semble ,  et  de  l'autre  un  assez  beau 
diamant. 

Maximilien  prit  un  air  grave  et  répondit  : 

—  Ceci,  monsieur  le  comte,  c'est  le  plus  précieux 
de  uos  trésors  de  famille.  —  En  effet,  ce  diamant  est 
assez  beau,  répliqua  Monte-Cristo.  —  Oh  !  mon  frère 
ne  vous  parle  pas  du  prix  de  la  pierre,  quoiqu'elle 
soit  estimée  cent  mille  francs,  monsieur  le  comte  ;  il 
veut  seulement  vous  dire  que  les  objets  que  renferme 
cette  bourse  sont  les  reliques  de  l'ange  dont  nous 
vous  parlions  tout  à  l'heure.  —  Voilà  ce  que  je  ne 
saurais  comprendre,  et  cependant  ce  que  je  ne  dois 
pas  demander,  madame,  répliqua  Monte-Cristo  en 


—  13  — 

slnclinanl  ;  pardonnez-niûi,  je  n'ai  pas  voulu  être  in- 
discret. —  Indiscret,  dites-vous?  oh  !  que  vous  nous 
rendez  heureux,  monsieur  le  comte,  au  contraire,  en 
nous  offrant  une  occasion  de  nous  étendre  sur  ce 
sujet  !  Si  nous  Ciichions  comme  un  secret  la  belle 
action  que  rappelle  cette  bourse,  nous  ne  l'expose- 
rions pas  ainsi  à  la  vue.  Oh  !  nous  voudrions  pouvoir 
la  publier  dans  tout  l'uiiivers,  pour  qu'un  tressaille- 
ment de  notre  bienfaiteur  inconnu  nous  révélât  sa 
présence.  —  Ah  !  vraiment  !  fit  Monte-Cristo  d'une 
voix  étouffée.  —  Monsieur,  dit  Maxiniilien  en  sou- 
levant le  globe  de  cristal  et  en  baisant  religieusement 
la  bourse  de  soie,  ceci  a  touché  la  main  d'un  homme 
par  lequel  mon  père  a  été  sau\é  de  la  mort,  nous  de 
la  ruine  et  notre  nom  de  la  honte  ;  d"un  homme  grûce 
auquel  nous  autres,  pauvres  enfants  voués  à  la  misère 
et  aux  larmes,  nous  pouvons  entendre  aujourd'hui  des 
gens  s'extasier  sur  notre  bonheur.  Cette  lettre,  et 
Maximilien  tirant  un  billet  de  la  bourse  le  présenta 
au  comte,  cette  lettre  futécritepar  luiun  jouroùmon 
père  avait  pris  une  résolution  bien  désespérée,  et  ce 
diamant  fut  donné  en  dot  à  ma  sœur  par  ce  généreux 
inconnu. 

Alonte-Criàlo  ouvrit  la  lettre  cl  la  lut  avec  une  in- 
définissable expression  de  bonheur  ;  c'était  le  billet 
que  nos  lecteurs  connaissent,  adressé  à  Julie  et  signé 
Simbad  le  Marin. 

—  Inconnu,  dites-vous?  Ainsi,  l'homme  qui  vous 
a  rendu  ce  service  est  resté  inconnu  pour  vous  ?  — 
Oui,  monsieur,  jamais  nous  n'avons  eu  le  bonheur 
de  serrer  sa  main ,  ce  n'est  pas  faute  cependant 
d'avoir  demandé  à  Dieu  cette  faveur,  reprit  Maximi- 
lien ;  mais  il  y  a  eu  dans  toute  cette  aventure  une 
mystérieuse  direction  que  nous  ne  pouvons  com- 
prendre encore  :  tout  a  été  conduit  par  une  main  in- 
V.  2 


—  14  ~ 

visible,  puissante  comme  celle  d'un  enchanteur.  « 
Ob  !  dit  Julie,  je  n'ai  pas  encore  perdu  tout  espoir  de 
baiser  un  jour  cette  main  comme  je  baise  la  bourse 
qu'elle  a  touchée.  11  y  a  quatre  ans,  Peneton  (?tait  à 
Tricste:  Penclon,  monsieur^le  comte,  c'est  ce  brave  ma- 
rin que  vous  avez  vu  une  bêche  à  la  main  ,  et  qui ,  de 
contre-maître,  s'est  fait  jardinier.  Peneton.  étant  donc 
à  Trieste,  vit  sur  le  quai  un  Anglais  qui  allait  s'em- 
barquer dans  un  yacht,  et  il  reconnut  celui  qui  vint 
chez  mon   père  le  3  juin  1829,  et  qui  m'écrivit  ce 
billet  le  o  septembre.  C'était  bien  le  même,  à  ce  qu'il 
assure,  mais  il  n'osa  point  lui  parler   —  Un  Anelais! 
fit  Monte-Cristo  rêveur  et  qui   s'inquiétait  de  chaque 
regard  de  Julie  ;  un  Anglais,  dites-vous  ?  —  Oui.  re- 
prit Masinrii:en,"un  Anglais  qui  se  présenta  chez  nous 
comme  mandataire  de  la  maison  Thomson  et  Frcnch 
de  Rome.  Voilà  pourquoi,  lorsque  vous  avez  dit  l'autre 
jour  chez  M.  de  -\îorceri  que  TvIM.  Thomson  et  French 
étaient  vos  banquiers  ,  vous  m'avez  vu  tressaillir.  Au 
nom  du  ciel .  monsieur ,  cela  se  passait ,  com.me  nous 
l'avons  dit,  en  1829  ;  avez-vous  connu  cet  Anglais?  — 
Mais  ne  m'avez-vous   pas  dit  aussi  que  la  maison 
Thomson  et  French  avait  constamment  nié  vous  avoir 
rendu  ce  service?  —  Oui.  —  Alors  cet  Anglais  ne 
serait-il  pss  un  homme  qui ,  reconnaissant  envers 
votre  père  t!c  quelque  bonne  action  qu'il  aurait  ou- 
bliée lui-même,  aurait  pris  ce  prétexte  pour  lui  rendre 
un  service  ?  — Tout  est  supposable .  monsieur,  en 
pareille  circoustance.  même  un  miracle.  —  Comment 
s'appc!ait-il?  demanda  Tilonte-Cristo.  —  Il  n'a  laissé 
d'autre  nom  ,  répondit  Julie  en  regardant  le  comte 
avec  une  profonde  attention,  que  le  nom  qu'il  a  signé 
au  bas  du  billet  :  Simbad  le  Marin.  —  Ce  qui  n'est 
j)as  un  nom  évidemment,  mais  un  pseudonyme. 
Puis  ,  comme  Julie  le  regardait  plus  attentivement 


—  15  — 

encore,  et  essayait  encore  de  saisir  au  vol  et  de  ras- 
sembler quelques  noies  de  sa  voix  : 

—  Voyons,  continua-t-il.  n'est-ce  point  un  homme 
de  ma  taille  à  peu  près,  un  peu  plus  grand  peut-être, 
un  peu  plus  mince  ,  emprisonné  dans  une  haute  cra- 
vate, boutonné  .  corsé  ,  sanglé  et  toujours  le  crayon  à 
la  main  ?  —  Oh  !  mais  vous  le  connaissez  donc  ?  s'é- 
cria Julie  les  yeux  étincelants  de  joie.  —  Non  ,  dit 
Monte-Cristo  ,  je  suppose  seulement.  J'ai  connu  un 
lord  Wilmore  qui  semait  ainsi  des  traits  de  générosité  » 
—  Sans  se  faire  connaître  ?  —  C'était  un  homme  bi- 
zarre et  qui  ne  croyait  pas  à  la  reconnaissance.  — 
Oh  !  mon  Dieu  !  s'écria  Julie  avec  un  accent  sublime 
et  enjoignant  les  mains,  à  quoi  croit-il  donc,  le  mal- 
heureux !  —  Il  n'y  croyait  pas .  du  moins  ,  à  l'époque 
où  je  l'ai  connu ,  dit  Monte-Cristo .  que  cette  voix 
partie  du  fond  de  l'âme  avait  remué  jusqu'à  la  der- 
nière fibre  :  mais  depuis  ce  temps  ,  peut-être  a-t-il  eu 
quelque  preuve  que  la  reconnaissance  existait.  —  Et 
vous  connaissez  cet  homme,  monsieur?  demanda 
Emmanuel.  —  Oh  !  si  vous  le  connaissez  ,  monsieur  , 
s'écria  Julie ,  dites  ,  dites  ,  pouvez-vous  nous  mener  à 
lui.  nous  le  montrer ,  nous  dire  où  il  est  ?  Dis  donc  , 
Maximilien  .  dis  donc,  Emmanuel,  si  nous  le  retrou- 
vions jamais,  il  faudrait  bien  qu'il  crût  à  la  mémoire 
du  cœur  ! 

Monte-Cristo  sentit  deux  larmes  rouler  dans  ses 
yeux  ;  il  fit  encore  quelques  pas  dans  le  salon. 

—  Au  nom  du  ciel .  monsieur ,  dit  Maximilien ,  si 
vous  savez  quelque  chose  de  cet  homme  ,  dites-nous 
ce  que  vous  en  savez!  —  Hélas  !  dit  Monte-Cristo  en 
comprimant  l'émotion  de  sa  voix  ,  si  c'est  lord  Wil- 
more  qui  est  votre  bienfaiteur  ,  je  crains  bien  que 
jamais  vous  ne  le  retrouviez.  Je  l'ai  quitté  il  y  a  deux 
ou  trois  ans  à  Palerme  ,  et  il  partait  pour  les  pays  les 


—  16  — 
plus  fabuleux  ;  si  bien  que  je  doute  fort  qu'il  en  re- 
vienne jamais.  —  Ah  !  monsieur  .  vous  êtes  cruel  ! 
s'écria  Julie  avec  elTroi. 
Et  les  larmes  vinrent  aux  yeux  de  la  jeune  femme. 

—  Madame  .  dit  gravement  Monte-Cristo  en  dévo- 
rant du  regard  les  deux  perles  liquides  qui  roulaient 
sur  les  joues  de  Julie  ,  si  lord  Wilmore  avait  au  ce 
que  je  viens  de  voir  ici.  il  aimerait  encore  la  vie  ,  car 
les  larmes  que  vous  versez  le  raccommoderaient  avec 
fe  genre  humain. 

Et  il  tendit  la  main  à  Julie  qui  lui  donna  la  sienne, 
entraînée  qu'elle  se  trouvait  par  le  regard  et  par  l'ac- 
cent du  comte. 

—  Mais  ce  lord  Wilmore,  dit-elle  .,  se  rattachant 
à  une  dernière  espérance,  il  avait  un  pays,  une  fa- 
mille ,  des  parents  ,  il  était  connu  enfin  ?  est-ce 
que  nous  ne  pourrions  pas...?  —  Oh  !  ne  cherchez 
point,  madame,  dit  le  comte,  ne  bâtissez  point  de 
douces  chimères  sur  cette  parole  que  j'ai  laissé  échap- 
per. 'Son  ,  lord  Wilmore  n'fst  probablement  pas 
rhonime  que  vous  cherchez,  il  était  mon  ami.  je  con- 
naissais tous  ses  secrets  .  il  m'eût  raconté  celui-là.  — 
Et  il  ne  vous  en  a  rien  dit  ?  s'écria  Julie.  —  Rien,  — 
Jamais  un  mot  qui  pût  vous  faire  supposer...? — Jamais. 
—  Cependant  vous  l'avez  nommé  tout  de  suite.  —  Ah! 
vous  savez...  en  pareil  cas  on  suppose. —  Ma  sœur,  ma 
sœur,  dit  Maximilien,  venant  en  aide  au  comte,  mon- 
sieur a  raison.  Rappelle-loi  ce  que  nous  a  dit  si 
souvent  notre  bon  père  :  ce  n'est  pas  un  Anglais  qui 
nous  a  fait  ce  bonheur. 

Monte-Cristo  tressaillit. 

—  Votre  père  vous  disait.  V.  Morrel?...  rcprit-il 
vivement.  —  Mon  père  .,  monsieur,  voyait  dans  cette 
action  un  miracle.  Mon  père  croyait  à  un  bienfaiteur 
^orti  pour  nous  de  la  tombe.  Oh  !  la  toucbaute  super- 


—  17  — 

stiîîon,  monsieur,  que  celle-là,  et  comme  tout  en  n'y 
croyant  pas  moi-même  j'étais  loin  de  vouloir  détruire 
cette  croyance  dans  son  noble  cœur  !  Aussi  combien  de 
fois  y  rêva-t-il,  en  prononçant  tout  bas  un  nom  d'ami 
bien  cher,  un  nom  d'ami  perdu  ;  et  lorsqu'il  fut  près 
de  mourir,  lorsque  l'approche  de  l'éternité  eût  donné 
à  son  esprit  quelque  chose  de  l'illumination  de  la 
tombe,  cette  pensée  .  qui  n'avait  jusque-là  été  qu'un 
doute,  devint  une  conviction,  et  les  dernières  paroles 
qu'il  prononça  en  mourant  furent  celles-ci  :  «  Maxi- 
milien,  c'était  Edmond  Danlcs!  » 

La  pâleur  du  comte,  qui  depuis  quelques  secondes 
allait  croissant,  devint  effrayante  à  ces  paroles.  Tout 
son  sang  venait  d'affluer  au  cœur,  il  ne  pouvait  parler; 
il  tira  sa  montre  comme  s'il  eût  oublié  l'heure  .  prit 
son  chapeaU;  présenta  à  madame  Herbault  un  compli- 
ment brusque  et  embarrassé,  et  serrant  les  mains 
d'Emmanuel  et  de  MaximiJien  : 

—  Madame,  dit-il,  permettez-moi  de  venir  quelque- 
fois vous  rendre  mes  devoirs.  J'aime  votre  maison,  et 
je  vous  suis  reconnaissant  de  votre  accueil ,  car  voici 
la  première  fois  que  je  me  suis  oublié  depuis  bien  des 
années. 

Et  il  sortit  à  grands  pas. 

—  C'est  un  homme  singulier  que  ce  comte  de  Monte- 
Cristo,  dit  Emmanuel.  —  Oui .  répondit  Maximilicn, 
mais  je  crois  qu'il  a  un  cœur  excellent,  et  je  suis  sûr 
qu'il  nous  aime  —  Et  moi!  dit  Julie,  sa  voix  m'a  été 
au  cœur,  et  deux  ou  trois  fois  il  m'a  semblé  que  ce 
n'était  point  la  première  fois  que  je  l'entendais. 


II.  —  Pyrame  cl  Thisbé. 
Aux  deux  tiers  du  faubourg  Saint-Honoré^  derrière 


—  18  — 
un  bel  hôtel  remarquable  entre  les  remarquables  ha- 
bitations de  ce  riche  quartier.  s"étend  un  vaste  jardin 
dont  les  marronniers  touffus  dépassent  les  énormes 
murailles,  hautes  comme  des  remparts,  et  laissent, 
quand  vient  le  printem-ps  ,  tomber  leurs  fleurs  roses 
et  blanches  dans  deux  vases  de  pierre  cannelée  placés 
parallèlement  sur  deux  pilastres  quadrangulaires  dans 
lesquels  s'enchâsse  une  grille  de  fer  du  temps  de 
Louis  XIII. 

Cette  entrée  grandiose  est  condamnée,  malgré  les 
magniGques  géraniums  qui  poussent  dans  les  deux 
yases,  et  qui  balancent  au  vent  leurs  feuilles  mar- 
brées et  leurs  fleurs  de  pourpre ,  depuis  que  les  pro- 
priétaires de  l'hôtel ,  et  cela  date  de  longtemps  déjà,  se 
sont  restreints  à  la  possession  de  l'hôtel,  de  la  cour 
plantée  d'arbres  qui  donne  sur  le  faubourg,  et  du  jar- 
din que  ferme  cette  grille ,  laquelle  donnait  autrefois 
sur  un  magnifique  potager  d'un  arpent ,  annexé  à  la 
propriété.  Mais  le  démon  de  la  spéculation  ayant  tiré 
une  ligne ,  c'est-à-dire  une  rue  à  l'extrémité  de  ce  po- 
tager, et  la  rue.  avant  d'exister,  ayant  déjà  ,  grâce  à 
une  plaque  de  fer  bruni,  reçu  un  nom.  on  pensa  pou- 
voir vendre  ce  potager  pour  bâtir  sur  la  rue  ,  et  faire 
concurrence  à  cette  grande  artère  de  Paris  qu'on  ap- 
pelle le  faubourg  Saint-Honoré. 

Mais  en  matière  de  spéculation,  l'homme  propose  et 
l'argent  dispose  ;  la  rue  baptisée  mourut  au  berceau  ; 
l'acquéreur  du  potager,aprèsravoir  parfaitement  payé, 
ne  put  trouver  à  le  revendre  la  somme  qu'il  en  voulait 
et.  en  attendant  une  hausse  de  prix  qui  ne  peut  man- 
quer, un  jour  ou  l'autre,  de  l'indemniser  bien  au  delà 
de  ses  pertes  passées  et  de  son  capital  au  repos ,  il  se 
contenta  de  louer  cet  enclos  à  des  maraîchers,  moyen- 
nant la  somme  de  cinq  cents  francs  par  ap. 

C'est  de  l'argent  placé  à  un  demi  pour  cent ,  ce  qui 


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n'est  pas  cher  par  le  temps  qui  court,  où  il  y  a  tant  de 
gens  qui  le  placent  à  cinquante,  et  qui  trouvent  encore 
que  l'argent  est  d'un  bien  pauvre  rapport. 

Néanmoins,  comme  nous  l'avons  dit.  la  fîrille  du 
jardin  qui  autrefois  donnait  sur  le  potager  est  condam- 
née, et  la  rouilïc  ronsre  ses  gonds  :  ii  va  même  plus  : 
pour  que  d'igiiobies  maraîchers  ne  souillent  pas  de 
leurs  regards  vulgaires  Tintérieur  de  Tenclos  aristo- 
cratique, une  cloison  de  planches  est  appliquée  aux 
barreaux  jusqu'à  la  hauteur  de  six  pieds.  !1  est  vrai  que 
les  planches  ne  sont  pas  si  bien  jointes  qu'on  ne  puisse 
glisser  un  regard  furtif  entre  Irs  intervalles  :  mais 
cette  maison  est  une  maison  sévère  ,  et  qui  ne  craint 
point  les  indiscrétions. 

Dans  ce  potager,  au  lieu  de  choux. .  de  carottes  ,  de 
radis,  de  poids  et  de  melons,  poussent  de  grandes 
luzernes,  seule  culture  qui  annonce  que  l'on  songe 
encore  à  ce  lieu  sbandouné.  Une  petite  porte  basse, 
s'ouvrant  sur  la  rue  projetée,  donne  entrée  en  ce  ter- 
rain clos  de  murs,  que  ses  locataires  viennent  d'aban- 
donner à  cause  de  sa  stéril'lc.  et  qui.  depuis  huit 
jours,  au  lieu  de  rapporter  un  demi  pour  cent,  comme 
par  le  passé,  ne  rapporte  plus  rien  du  tout. 

Du  côté  de  l'hôtel,  les  niarronniers  dont  ïious  avons 
parlé  couronnent  la  muraille,  ce  qui  n'empêche  pas 
d'autres  arbres  luxuriants  et  fleuris  de  glisser  dans 
leurs  intervalles  leurs  branciies  avides  d'air.  A  un 
angle  où  le  feuillage  devient  tellement  touffu  qu'à 
peine  si  la  lu.mière  y  pénètre,  un  large  banc  de  pierre 
et  des  sièges  de  jardin  indiquent  un  lieu  de  réunion 
ou  une  retraite  favorite  à  quelque  habitant  de  l'hôtel 
situé  à  cent  pas.  et  que  l'on  aperçoit  à  peine  à  travers 
le  rempart  de  verdure  qui  l'enveloppe.  Enfin.  le  choix 
de  cet  asile  mystérieux  est  à  la  fois  justifié  par  l'ab- 
sence du  soleil,  par  la  fraîcheur  éternelle,  même  pen- 


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danl  les  jours  les  plus  brûlants  de  l'été,  par  le  gazouil- 
lement des  oiseaux  et  par  l'éloignement  de  la  maison 
et  de  la  rue,  c'est  à-dire  des  afTaircs  et  du  bruit. 

Yers  le  soir  d'une  dps  plus  chaudes  journées  que  le 
printemps  eût  encore  accordées  aui  habitants  de  Pa- 
ris, il  y  avait  sur  ce  banc  de  pierre  un  livre,  une  om- 
brelle, un  panier  à  ouvrage  et  un  mouchoir  de  batiste 
dont  la  broderie  était  commencée  ,  et  non  loin  de  ce 
banc,  près  de  la  grille,  debout  devant  les  planches, 
l'oeil  appliqué  à  la  cloison  à  claire-voie  .  une  jeune 
femme  dont  le  regard  plongeait  par  une  fente  dans  le 
terrain  désert  que  nous  connaissons. 

Presque  au  même  moment ,  la  petite  porte  de  ce 
terrain  se  refermait  'snns  bruit .  et  un  jeune  homme , 
grand  ,  vigoureux  .  vêtu  d'une  blouse  de  toile  écrue  , 
d'une  casquelte  de  velours,  mais  dont  les  moustaches, 
la  barbe  et  les  chrvrux  noirs  extré.mement  soignés 
juraient  quelque  peu  avec  ce  costume  populaire,  après 
un  rapide  coup  d'œii  jeté  autour  de  lui  pour  s'assurer 
que  personne  ne  l'épiait,  passant  par  cette  porte,  qu'il 
referma  derrière  lui.  se  dirigeait  d'un  pas  précipité 
vers  la  grille. 

A  la  vue  de  celui  qu'elle  attendait,  mais  non  pas 
piobablcnicnt  sous  ce  costume.  la  jeune  fille  eut  peur 
et  se  rejeta  en  arrière. 

El  cependant  déjà,  à  travers  les  fentes  de  la  porte,  le 
jeuue  homme,  avec  ce  regard  qui  n'appartient  qu'aux 
amants,  avait  vu  flotter  la  robe  blanche  et  la  longue 
ceinture  bleue.  Il  s'élança  vers  la  cloison  ,  et  appli- 
quant sa  bouche  a  une  ouverture  : 

—  >"avez  pas  peur,  Valentine.  dit-il,  c'est  moi. 
La  jeune  lilic  s'approcha. 

—  Oh  !  monsieur,  dit-elle,  pourquoi  donc  êtes-vous 
venu  si  tard  aujourd'hui?  Savez-vous  que  l'on  va 
dîner  bientôt,  et  qu'il  ma  fallu  bien  de  la  diplomatie 


—  21  — 

et  bien  de  la  promptitude  pour  me  débarrasser  de  ma 
belle-mère  qui  m'épie,  de  ma  femme  de  chambre  qui 
m'espionne  et  de  mon  frère  qui  me  tourmente,  pour 
venir  travailler  ici  à  cette  broderie  ,  qui.  j'en  ai  bien 
peur,  ne  sera  pas  finie  de  longtemps?  Puis  quand 
vous  vous  serez  excusé  sur  votre  retard,  vous  me  direz 
quel  est  ce  nouveau  costume  qu'il  vous  a  plu  d'adopter 
et  qui  presque  a  été  cause  que  je  ne  vous  ai  pas  re- 
connu. —  Chère  Valentine.  dit  le  jeune  homme,  vous 
êtes  trop  au-dessus  de  mon  amour  pour  que  j'ose  vous 
en  parler,  et  cependant  toutes  les  fois  que  je  vous 
vois  ,  j'ai  besoin  de  vous  dire  que  je  vous  adore  ,  afin 
que  l'écho  de  mes  propres  paroles  me  caresse  douce- 
ment le  cœur  lorsque  je  ne  vous  vois  plus.  Mainte- 
nant je  vous  remercie  de  votre  gronderie  :  elle  est 
toute  charmante,  car  elle  me  prouve  je  n'ose  pas  dire 
que  vous  m'attendiez ,  mais  que  vous  pensiez  à  moi. 
Vous  vouliez  savoir  la  cause  de  mon  retard  et  le  motif 
de  mon  déguisement  :  je  vais  vous  les  dire,  et  j'espère 
que  vous  les  excuserez  :  j'ai  fait  choix  d'un  état.  — 
D'un  état  !...  Que  voulez-vous  dire  .  Maximilien?  Et 
sommes-nous  donc  assez  heureux  pour  que  vous  par- 
liez de  ce  qui  nous  regarde  en  plaisantant?  —  Oh! 
Dieu  me  préserve,  dit  le  jeune  homme  ,  de  plaisanter 
avec  ce  qui  est  ma  vie;  mais  fatigué  d'être  un  coureur 
de  champs  et  un  escaladeur  de  murailles,  sérieusement 
effrayé  de  l'idée  que  vous  me  fîtes  naître  l'autre  soir 
que  votre  père  me  ferait  juger  un  jour  comme  voleur, 
ce  qui  compromettrait  l'honneur  de  l'armée  française 
tout  entière,  non  moins  effrayé  de  la  possibilité  que 
l'on  s'étonne  de  voir  éternellement  tourner  autour  de 
ce  terrain ,  où  il  n'y  a  pas  la  plus  petite  citadelle  à 
assiéger  ou  le  plus  petit  blockhaus  à  défendre  ,  un 
capitaine  de  spahis  ,  je  me  suis  fait  maraîcher,  et  j'ai 
adopté  le  costume  de  ma  profession.  —  Bon!  quelle 


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folie  !  —  C'est  au  contraire  la  chose  la  plus  sage  ,  je 
crois,  que  j'aie  faite  de  ma  vie  ,  car  elle  nous  donne 
toute  sécurité.  —  Voyons,  expliquez-vous.  — Eh  bien, 
j'ai  été  trouver  le  propriétaire  de  cet  enclos  ;  le  bail 
avec  les  anciens  locataires  était  fini,  et  je  le  lui  ai  loué 
à  nouveau.  Toute  cette  luzerne  que  vous  voyez 
m'appartient,  Yalontine;  rien  ne  m'empêche  de  me 
faire  bàiir  une  cabane  dans  ces  foins  et  de  vivre  désor- 
mais à  vingt  pas  devons.  Oh!  ma  joie  et  mon  bonheur, 
je  ne  puis  les  contenir  Comprenez-vous,  Valenline, 
que  l'on  parvienne  à  payer  ces  choses-là?  C'est  impos- 
sible, n'est-ce  pas?  Eh  bien!  toute  cette  félicité,  tout 
ce  bonheur,  toute  cette  joie  pour  lesquels  j'eusse  donné 

dix  ans  de  ma  vie,  me  coûtent  devine.^  combien? 

Gnq  cents  francs  par  an,  payables  par  trimestre. 
Ainsi,  vous  le  voyez,  désormais  plus  rien  à  craindre. 
Je  suis  ici  chez  moi,  je  puis  mettre  des  échelles  contre 
mon  mur  et  regarder  par-dessus,  et  j"ai,  sans  crainte 
qu'une  patrouille  vienne  me  déranger,  le  droit  de  vous 
dire  que  je  vous  aime,  tant  que  votre  fierté  ne  se  bles- 
sera pas  d'entendre  sortir  ce  mot  de  la  bouche  d'un 
pauvre  journalier  velu  d'une  blouse  et  coiffé  d'une 
casquette. 

Valcntine  poussa  un  petit  cri  de  surprise  joyeuse  ; 
puis  tout  à  coup  : 

— Hélas!  Maximilien,  dit-elle  tristement  et  comme 
si  un  nuage  jaloux  était  soudain  venu  voiler  le  rayon 
de  soleil  qui  illuminait  son  cœur,  maintenant  nous 
.serons  trop  libres;  notre  bonheur  nous  fera  tenter 
Dieu:  nous  abuserons  de  notre  sécurité,  et  notre  sécu- 
rité nous  perdra.  —  Pouvez -vous  me  dire  cela,  mon 
amie,  à  moi  qui,  depuis  que  je  vous  connais,  vous 
prouve  chaque  jour  que  j'ai  subordonné  mes  pensées 
et  ma  vie  à  votre  vie  et  à  vos  pensées?  Qui  vous  a  donné 
conflance  en  moi  ?  mon  honneur,  n'est-ce  pas?  Quand 


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vous  m'avez  dit  qu'un  vague  instinct  vous  assurait  que 
vous  couriez  quelque  grand  danger,  j'ai  mis  mon  dé- 
vouement à  votre  service,  sans  vous  demander  d'aulre 
récompense  que  le  bonheur  de  vous  servir.  Depuis  ce 
temps,  vous  ai-je,  par  un  mot,  par  un  signe,  donné 
l'occasion  de  vous  repentir  de  m'avoir  distingué  au 
milieu  de  ceux  qui  eussent  été  heureux  <ie  mourir 
pour  vous?  Vous  m'avez  dit,  pauvre  enfant,  que  vous 
étiez  fiancée  à  M.  d'Épinay.  que  votre  père  avait  décidé 
cette  alliance,  c'est-à-dire  qu'elle  était  certaine  ;  car 
tout  ce  que  veut  M.  de  Villefort  arrive  infailliblement. 
Eh  bien!  je  suis  resté  dans  l'ombre,  attendant  tout, 
non  pas  de  ma  volonté,  non  pas  de  la  vôtre,  mais  des 
événements,  de  la  Providence,  de  Dieu,  et  cependant 
vous  m'aimez,  vous  avez  eu  pitié  de  moi,  Valentine,  et 
vous  me  l'avez  dit:  merci  pour  cette  douce  parole  que 
je  ne  vous  demande  que  de  me  répéter  de  temps  en 
temps,  et  qui  me  fera  tout  oublier.  —  Et  voilà  ce  qui 
vous  a  enhardi,  Maxirailien,  voilà  ce  qui  me  fait  à  la 
fois  une  vie  bien  douce  et  bien  malheureuse,  au  point 
que  je  me  demande  souvent  lequel  vaut  mieux  pour 
moi,  du  chagrin  que  me  causait  autrefois  la  rigueur 
de  ma  belle-mère  et  sa  préférence  aveugle  pour  son 
enfant,  ou  du  bonheur  plein  de  dangers  que  je  goûte 
en  vous  voyant. 

—  Du  danger  !  s'écria  Maximilien  ;  pouvez-vous 
dire  un  mot  si  dur  et  si  injuste  !  Avez-vous  jamais  vu 
un  esclave  plus  soumis  que  moi  ?  Vous  m'avez  permis 
de  vous  adresser  quelquefois  la  parole,  Valentine, 
mais  vous  m'avez  défendu  de  vous  suivre;  j'ai  obéi. 
Depuis  que  j'ai  trouve  le  moyen  de  me  glisser  dans 
cet  enclos,  de  causer  avec  vous  à  travers  cette  porte, 
d'être  enfin  si  près  de  vous  sans  vous  voir,  ai-je  ja- 
paais,  dites-le-moi,  demandé  à  toucher  le  bas  de  votre 
robe  à  travers  ces  grilles  ?  ai-je  jamais  fait  un  pas 


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pour  franchir  ce  mur,  ridicule  obstacle  pour  ma  jeu- 
nesse et  ma  force?  Jamais  un  reproche  sur  votre 
rigueur,  jamais  un  désir  exprimé  tout  haut;  j'ai  été 
rivé  à  ma  parole  comme  un  chevalier  des  temps  pas- 
sés. Avouez  cela  du  moins,  pour  que  je  ne  vous  croie 
pas  injuste.  —  Cest  vrai,  dit  Valentine.  en  passant 
entre  deux  planches  le  bout  d'un  de  ses  doigts  effilés 
sur  lequel  Maximilien  posa  ses  lèvres  :  c'est  vrai,  vous 
êtes  un  honnête  ami.  Mais  enfin  vous  n'avez  agi 
qu'avecle  sentiment  de  votre  intérêt,  mon  cher  Maxi- 
milien :  vous  saviez  bien  que,  du  jour  où  l'esclave  de- 
viendrait exigeant,  il  lui  faudrait  tout  perdre.  Vous 
m'avez  promis  lamitié  d'un  frère,  à  moi  qui  n'ai  pas 
d'amis,  à  moi  ;que  mon  père  oublie,  à  moi  que  ma 
belle-mère  persécute,  et  qui  n"ai  pour  consolation 
que  le  vieillard  immobile,  muet,  glacé,  dont  la  main 
ne  peut  serrer  ma  main,  dont  l'œil  seul  peut  me  parler 
et  dont  le  cœur  bat  sans  doute  pour  moi  d'un  reste  de 
chaleur.  Dérision  amère  du  sort  qui  me  fait  ennemie 
et  victime  de  tous  ceux  qui  sont  plus  forts  que  moi, 
et  qui  me  donne  un  cadavre  pour  soutien  et  pour 
ami  !  Oh  !  vraiment,  Maximilien,  je  vous  le  répète,  je 
suis  bien  malheureuse,  et  vous  avez  raison  de  m'ai- 
mer  pour  moi  et  non  pour  vous.  —  Valentine,  dit  le 
jeune  homme  avec  une  émotion  profonde,  je  ne  dirai 
pas  que  je  n'aime  qu°  vous  au  monde,  car  j'aime  aussi 
ma  sœur  et  mon  beau-frère,  mais  c'est  d'un  amour 
doux  et  calme,  qui  ne  ressemble  en  rien  au  sentiment 
que  j'éprouve  pour  vous  :  quand  je  pense  à  vous,  mon 
sang  bout,  ma  poitrine  se  gonfle,  mon  cœur  déborde; 
mais  cette  force,  cette  ardeur,  cette  puissance  surhu- 
maine, je  les  emploierai  à  vous  aimer  seuleutent  jus- 
qu'au jour  où  vous  me  direz  de  les  employer  à  vous 
servir.  M.  Franz  d'Epinay  sera  absent  un  an  encore, 
dit-on  ;  en  un  an,  que  de  chances  favorables  peuvent 


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nous  seconder!  Espérons  donc  toujours,  ces  si  bon 
et  si  doux  d'espérer  !  Mais  eu  attendant,  vous  Valen- 
tine,  vous  qui  me  reprochez  mon  égoisnie.  qu'avez - 
vous  été  pour  moi?  la  belle  et  frtide  statue  delà 
"Vénus  pudique.  En  échange  de  ce  dévouement,  de 
cette  obéissance,  de  cette  retenue,  que  m"avez-vous 
promis,  vous  ?  rien  :  que  m"avez-vous  accordé  ?  bien 
peu  de  chose.  Tous  me  parlez  de  M.  d"Épinay,  votre 
fiancé,  et  vous  soupirez  à  cette  idée  détrc  un  jour  à 
lui.  Voyons.  Valentine,  est-ce  là  tout  ce  que  vous  avez 
dans  l'âme  ?  Quoi  !  je  vous  engage  ma  vie,  je  vous 
donne  mon  âme,  je  vous  consacre  jusqu'au  plus  insi- 
gnifiant battement  de  mon  cœur,  et  quand  je  suis  tout 
à  vous,  moi,  quand  je  me  dis  tout  bas  que  je  mourrai 
si  je  vous  perds,  vous  ne  vous  épouvantez  pas,  vous,  à 
la  seule  idée  d'appartenir àun  autre!  Oh  !  Yalentine! 
Valentine,  si  j'étais  ce  que  vous  êtes,  si  je  me  sentais 
aimé  comme  vous  êtes  sûre  que  je  vous  aime,  déjà 
cent  fois  j'eusse  passe  ma  main  entre  les  barreaux  de 
cette  grille,  et  j'eusse  serré  la  main  du  pauvre  Maxi- 
milien  en  lui  disant  :  «  A  vous,  à  vous  seul,  Slaximi- 
lien.  dans  ce  monde  et  dans  l'autre.  » 

Valentine  ne  répondit  rien,  mais  le  jeune  homme 
l'entendit  soupirer  et  pleurer. 
La  réaction  fut  prompte  sur  Maiimilien, 
—  Oh  !  s'écria-t-il.  Valentine  !  Valentine  !  oubliez 
mes  paroles,  s'il  y  a  dans  mes  paroks  quelque  chose 
qui  ail  pu  vous  blesser!  — Non,  dit-elle,  vous  avez 
raison,  mais  ne  voyez-vous  pas  que  je  suis  une  pauvre 
créature,  abandonnée  dans  une  maison  presque  étran- 
gère, car  mon  père  m'est  presque  un  étranger,  et  dont 
la  volonté  a  été  brisée  depuis  dix  ans.  jour  par  jour, 
heure  par  heure,  minute  par  minute,  par  la  volonté 
de  fer  de  maîtres  qui  pèsent  sur  moi  ?  Personne  ne 
voit  ce  que  je  souffre,  et  je  ne  l'ai  dit  à  personne  qu'à 


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TOUS.  En  apparence,  et  aux  yeux  de  tout  le  monde, 
tout  m'est  bon,  tout  m'est  affectueux,  en  réalité  tout 
m'est  hostile.  Le  monde  dit  :  M.  de  Villefort  est  trop 
sévère  pour  cire  bien  tendre  envers  sa  fille-  mais  elle 
a  eu  du  moins  le  bonheur  de  retroujer  dans  madame 
de  Villefort  une  seconde  mère.  Eh  bien  !  le  monde  se 
trompe,  mon  père  m'abandonne  avec  indifférence,  et 
ma  belle-mère  me  hait  avec  un  acharneraent  d'autant 
plus  terrible  qu'il  est  voilé  par  un  éternel  sourire.  — 
Vous  haïr  !  vous  Valenline  !  et  comment  peut-on  vous 
haïr  ?  —  Hélas  !  mon  ami,  dit  Valentine.  je  suis  forcée 
d'avouer  que  cette  haine  pour  moi  vient  d'un  senti- 
ment presque  naturel.  Elle  adore  son  fils,  mon  frère 
Edouard.  —  Eh  bien  ?  —  Eh  bien  !  cela  me  semble 
étrange  de  mêler  à  ce  que  nous  disions  une  question 
d'argent;  eh  bien!  mon  an, i,  je  crois  que  sa  haine 
vient  de  là  du  moins.  Comme  elle  n'a  pas  de  fortune 
de  son  côté,  (jue  moi  je  suis  déjà  riche  du  chef  de  ma 
mère,  et  que  cette  fortune  sera  encore  plus  que  dou- 
blée par  celle  de  M.  cl  de  M"^"  de  Saint-Méran  qui 
doit  me  revenir  un  jour,  eh  bien  !  je  crois  qu'elle  est 
envieuse.  Oh  !  mon  Dieu  !  si  je  pouvais  lui  donner  la 
moitié  de  cette  fortune  et  me  retrouver  chez  M.  de 
Villefort  comme  une  fille  dans  la  maison  de  son  père, 
certes  je  le  ferais  à  l'instant  même.  —  Pauvre  Va- 
lentine !  —  Oui,  je  me  sens  enchaînée,  et  en  même 
temps  je  me  sens  si  faible,  qu'il  me  semble  que  ces 
liens  me  soutiennent,  et  que  j'ai  peur  de  les  rompre. 
D'ailleurs,  mon  père  n'est  pas  un  homme  dont  on 
puisse  enfreindre  impunément  les  ordres  :  il  est 
puissant  contre  moi,  il  le  serait  contre  vous,  il  le 
serait  contre  le  roi  lui-même,  protégé  qu'il  est  par  un 
irréprochable  passé  et  par  une  position  presque  inat- 
taquable. Oh  !  Maximilien  !  je  vous  le  jure,  je  ne  lutte 
pas,  parce  que  c'est  vous  autant  que  moi  que  je  crains 


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de  briser  dans  cette  lutte.  —  Mais  enfin,  Valentine, 
reprit  Maxinailicn,  pourquoi  désespérer  ainsi,  et  voir 
l'avenir  toujours  sombre  ?  —  Ah  !  mon  ami,  parce  que 
je  le  juge  par  le  passé.  —  Voyous  cependaut,  si  je  ne 
suis  pas  un  parti  illustre  au  point  de  vue  aristocra- 
tique, je  tiens  cependant,  par  beaucoup  de  points,  au 
monde  dans  lequel  vous  vivez  :  le  temps  où  il  y  avait 
deux  Frances  dans  la  France  n'existe  plus,  les  plus 
bautcs  familles  de  la  monarchie  se  sont  fondues  dans 
les  familles  de  TEmpire  :  l'aristocratie  de  la  lance  a 
épousé  la  noblesse  du  canon.  Eh  bien  !  moi,  j'appar- 
tiens à  cette  dernière  :  j'ai  un  bel  avenir  dans  l'armée, 
je  jouis  d'une  fortune  bornéC;  m.ais  indépendante  ;  la 
mémoire  de  mon  père,  enfin,  est  vénérée  dans  notre 
pays  comme  celle  d'un  des  plus  honnêtes  négociants 
qui  aient  existé.  Je  i!is  notre  pays,  Yalentine,  parce 
que  vous  êtes  presque  de  Marseille. 

—  Ne  me  parlez  pas  de  Marseille,  Maximilien  .  ce 
seul  mot  me  rappelle  ma  bonne  mère  .  cet  ange  que 
tout  le  monde  a  regretié.  et  qui,  après  avoir  veillé  sur 
sa  fille  pendant  son  court  séjour  sur  la  terre,  veille 
encore  sur  elle,  je  l'espère  du  moins,  pendant  son 
éternel  séjour  au  ciel.  Oh  !  si  ma  pauvre  mère  vivait, 
Maximilien,  je  n'r.urais  plus  rien  à  craindre:  je  lui 
dirais  que  je  vous  aime,  et  elle  nous  protégerait.  — 
Hélas  !  Valentine.  reprit  >!aximilien,  si  elle  vivait,  je 
ne  vous  connaîtrais  pas  .  sans  doute  :  car.  vous  l'avez 
dit ,  vous  seriez  heureuse  si  elle  vivait .  et  Valentine 
heureuse  m'eût  regarde  bien  dédaigneusement  du  haut 
de  sa  grandeur.  —  Ah  !  mon  ami ,  s'écria  Valentine  , 
c'est  vous  qui  êtes  injuste  à  votre  tour...  3Iais,  dites- 
moi...  —  Que  voulez-vous  que  jo  vous  dise  ?  reprit 
Maximilien  .  %oyant  que  Valentine  hésitait.  —  Dites- 
moi,  continua  la  jeune  fille,  est-ce  qu'autrefois  à  Mar- 
seille il  y  a  eu  quelque  sujet  de  mésintelligence  entre 


—  28  — 
votre  père  et  le  mien  ?  —  Non  pas  que  je  sache,  répon- 
dit Maximiiieu  ,  si  ce  n'est  cependant  que  votre  père 
était  un  partisan  plus  que  zélé  des  Bourbons,  et  le 
mien  un  homme  dévoué  à  l'empereur.  C'est,  je  le  pré- 
sume, tout  ce  qu'il  y  a  jamais  eu  de  dissidence  entre 
eux.  Mais  pourquoi  cetie  question  ,  Valentine  ?  —  Je 
vais  vous  le  dire,  reprit  la  jeune  fille  ,  car  vous  devez 
tout  savoir.  Eh  bien  !  c'était  le  jour  où  votre  nomina- 
tion d'officier  de  la  Légion  d'honneur  fut  publiée  dans 
le  journal.  Nous  étions  tous  chez  mon  grand-père, 
M  Noirtier,  et  de  plus  il  y  avait  encore  M.  Danglars, 
vous  savez  ,  ce  banquier  dont  les  chevaux  ont  avant- 
hier  failli  tuer  ma  mère  et  mon  frère  ?  Je  lisais  le 
journal  tout  à  mon  grand-père  pendant  que  ces  mes- 
sieurs causaient  du  mariage  de  mademoiselle  Dan- 
:glars.  Lorsque  jeu  vins  au  paragraphe  qui  vous  con- 
cernait et  que  j'avais  déjà  lu,  car  dès  la  veille  au 
matin  vous  m'aviez  annoncé  cette  bonne  nouvelle  ; 
lorsque  j'en  vins,  dis-je,  au  paragraphe  qui  vous  con- 
cernait, j'étais  bien  heureuse...  mais  aussi  bien  trem- 
blante d'être  forcée  de  prononcer  tout  haut  votre  nom, 
et  certainement  je  l'eusse  omis  sans  la  crainte  que 
Jéprouvais  qu'on  interprétât  à  mal  mon  silence;  donc 
je  rassemblai  tout  mon  courage  et  je  lus.  —  Chère 
Valentine  !  —  Eh  bien  !  aussitôt  que  résonna  votre 
nom,  mon  père  tourna  la  tête.  J'étais  si  persuadée 
■(voyez  comme  je  suis  folle  !  )  que  tout  le  monde  allait 
être  frappé  de  ce  nom  comme  dun  coup  deloudre,  que 
je  crus  voir  tressaillir  mon  père  et  même  (pour  celui-là 
«"était  une  illusion,  j'en  suis  sûre)  et  même  M.  Dan- 
glaj'S.  —  Alorrel ,  dit  mon  père ,  attendez  donc  !  (il 
fronça  le  sourcil.)  Serait-ce  un  de  ces  Morrel  de  Mar- 
seille, un  de  ces  enragés  bonapartistes  qui  nous  ont 
donné  tant  de  mal  en  1813  ?  — Oui.  répondit  M.  Dan- 
glars; je  crois  même  que  c'est  le  fils  de  l'ancien  arma- 


—  29  — 

leur.  —  Vraiment  !  fit  Maximilien.  Et  que  répondit 
votre  père,  dites,  Valentine?— Oli  !  une  chose  affreuse 
et  que  je  n'ose  vous  redire.  —  Dites  toujours  ,  reprit 
Maximilien  en  souriant.  —  Leur  empereur,  continua- 
t-il  en  fronçant  le  sourcil,  savait  les  mettre  à  leur 
place,  tous  ces  fanatiques  :  il  les  appelait  de  la  chair  à 
canon,  et  c'était  le  seul  nom  qu'ils  méritassent.  Je  vois 
avec  joie  que  le  gouvernement  nouveau  remet  en  vi- 
gueur ce  salutaire  principe.  Quand  ce  ne  serait  que 
pour  cela  qu'il  garde  l'Algérie,  j'en  féliciterais  le  gou- 
vernement, quoiqu'elle  nous  coûte  un  peu  cher.  — 
C'est  en  effet  d'une  politique  assez  brutale,  dit  Maxi- 
milien. Mais  ne  rougissez  point,  chère  amie,  de  ce 
qu'a  dit  là  M.  de  Villefort  ;  mon  brave  père  ne  cédait 
en  rien  au  vôtre  sur  ce  point,  et  il  répétait  sans  cesse  : 
((  Pourquoi  donc  l'empereur,  qui  fait  tant  de  belles 
choses,  ne  fait-il  pas  un  légiment  de  juges  et  d'avocats, 
et  ne  les  envoie-t-il  pas  toujours  au  premier  feu  ?  » 
Vous  le  voyez,  chère  amie.  les  partis  se  valent  pour  le 
pittoresque  de  l'expression  et  pour  la  douceur  de  la 
pensée.  Mais  M.  Danglars,  que  dit-il  à  cette  sortie  du 
procureur  du  roi  ? —  Oh  !  lui  se  mit  à  rire  de  ce  rire 
sournois  qui  lui  est  particulier  et  que  je  trouve  féroce; 
puis  ils  se  levèrent  l'instant  d'après  et  partirent.  Je 
vis  alors  seulement  que  mon  bon  grand-père  était  tout 
agité.  Il  faut  vous  dire  ,  Maximilien  ,  que  moi  seul  je 
devine  ses  agitations  ,  à  ce  pauvre  paralytique,  et  je 
me  doutais dailleurs  que  la  conversation  qui  avait  eu 
lieu  devant  lui  (car  on  ne  fait  plus  attention  à  lui, 
pauvre  grand-père  !  )  l'avait  fort  impressionné,  attendu 
qu'on  avait  dit  du  mal  de  son  empereur  et  que  ,  à  ce 
qu'il  parait,  il  a  été  fanatique  de  l'empereur.  —  C'est 
en  effet,  dit  Maximilien,  un  des  noms  connus  de  l'em- 
pire :  il  a  été  sénateur,  et,  comme  vous  le  savez  ou 
comme  vous  ne  le  savez  pas  ;  Valentine ,  il  fut  à  pei| 
V.  3 


—  50  — 
près  de  toutes  les  conspirations  bonapartistes  que  l'on 
fit  sous  la  restauration.  —  Oui,  j'entends  quelquefois 
dire  tout  bas  de  ces  choses-là,  qui  me  semblent 
étranges  :  le  grand-pcre  bonapartiste,  le  père  royaliste; 
enfin  que  \oulez-vous?...  Jeme  retournai  donc  yers  lui. 
11  me  montra  le  journal  du  regard. 

—  Qu"avez-Yous,  bon  papa?  lui  dis-je ;  êtes-vous 
content? 

Il  fit  de  la  tête  signe  que  oui. 

—  De  ce  que  mon  père  vient  de  dire?  demandai-je. 
Il  fit  signe  que  non. 

—  De  ce  que  M.  Danglars  a  dit  ? 
Il  fit  signe  que  non  encore. 

—  C'est  donc  de  ce  que  M.  Morrel,  je  n'osai  pas 
dire  Maximilien  ,  est  nommé  officier  de  la  Légion 
d'honneur  ? 

Il  Ht  signe  que  oui. 

—  Le  croiriez-vous  ,  Maximilien  ?  il  était  content 
que  vous  fussiez  nommé  officier  de  la  Légion  d'hon- 
neur, lui  qui  ne  vous  connaît  pas.  C'est  peut-être  de 
la  folie  de  sa  part,  car  il  tourne  ,  dit  on  ,  à  l'enfance; 
mais  je  Taime  bien  pour  ce  oui-là.  —  C'est  bizarre, 
pensa  Maximilien.  Votre  père  me  haïrait  donc,  tandis 
qu'au  contraire  votre  grand-père...  Étranges  choses 
que  ces  amours  et  ces  haines  de  partis  !  —  Chut  ! 
s'écria  tout  à  coup  Yalentine.  Cachez-vous,  sauvez- 
vous  ;  on  vient  ! 

Maximilien-sauta  sur  une  bêche  et  se  mit  à  retour- 
ner impitoyablement  la  luzerne. 

—  Mademoiselle  !  mademoiselle,  cria  une  voix  der- 
rière les  arbres,  madame  de  Villefort  vous  cherche 
partout  et  vous  appelle  ;  il  y  a  une  visite  au  salon.  — 
Une  visite  !  dit  Yalentine  tout  agitée:  et  qui  nous  fait 
cette  visite  ?  —  Un  grand  seigneur,  un  prince,  à  ce 

qu'on  dit ,  M.  le  comte  de  Monte-Cristo.  —  J'y  vais, 
dit  tout  haut  Yalentine. 


i 


—  SI  — 

Ce  nom  fit  tressaillir  de  l'autre  côté  de  la  grille 
celui  à  qui  lefy  vais  de  Valentine  servait  d'adieu  à  la 
fin  de  chaque  entrevue. 

—  Tiens  !  se  dit  Maximilien  en  s'appuyant  tout 
pensif  sur  sa  bêche,  comment  le  comte  de  Monte- 
Cristo  connaît-il  M.  de  Villefort  ? 


III.  —  Toîicologie. 

C'était  bien  réellement  M.  le  comte  de  Monte-Cristo 
qui  venait  d'entrer  chez  madame  de  Villefort,  dans 
lintenlion  de  rendre  à  M.  le  procureur  du  roi  la  vi 
site  qu'il  lui  av^l  faite,  et  à  ce  nom  toute  la  maison, 
comme  on  le  comprend  bien,  avait  été  mise  en  émoi. 

Madam.e  de  Villefort,  qui  était  seule  au  salon  lors- 
qu'on annonça  le  comte,  fit  aussitôt  venir  son  fils  pour 
que  l'enfant  réitérât  ses  remercîments  au  comte,  et 
Edouard  qui  n'avait  cessé  d'entendre  parler  depuis 
deui  jours  du  grand  personnage,  se  hâta  d'accourir, 
non  par  obéissance  pour  sa  mère,  non  pour  remercier 
le  comte,  mais  par  curiosité  et  pour  faire  quelque  re- 
marque à'  laide  de  laquelle  il  pût  placer  un  de  ces 
lazzi  qui  faisaient  dire  à  sa  mère:  Oh!  le  méchant 
enfant:  mais  il  faut  bien  que  je  lui  pardonne,  il  a 
tant  d'esprit  ! 

Après  les  premières  politesses  d'usage,  le  comte 
s'informa  de  M.  de  Villefort. 

—  Mon  mari  dîne  chez  M  le  chancelier,  répondit 
la  jeune  femme  :  il  vient  de  partir  à  l'instant  même, 
et  il  regrettera  bien,  j'en  suis  stlre,  d'avoir  été  privé 
du  bonheur  de  vous  voir. 

Deux  visiteurs  qui  avaient  précédé  le  comte  dans  le 
salon,  et  qui  le  dévoraient  des  yeux,  se  retirèrent 


—  32  -. 

après  le  temps  raisonnable  exigé  à  la  fois  par  la  poli- 
tesse et  par  la  curiosité. 

—  A  propos,  que  fait  donc  ta  sœur  Valentine  !  dit 
madame  de  Villefort  à  Edouard  :  qu'on  la  prévienne 
afin  que  jaie  l'honneur  de  la  présenter  à  M.  le  comte. 

—  "V^ous  avez  une  fille,  madame?  demanda  le  comte; 
mais  ce  doit  être  une  enfant?—  C'est  la  fille  de 
M.  de  "Villefort,  répliqua  la  jeune  femme  ;  une  fille 
d'un  premier  mariage,  une  grande  et  belle  personne. 

—  Mais  mélancolique,  interrompit  le  jeune  Edouard 
en  arrachant,  pour  en  faire  une  aigrette  à  son  cha- 
peau, les  plumes  de  la  queue  du  magnifique  ara  qui 
criait  de  douleur  sur  son  perchoir  doré. 

Madame  de  Villefort  se  contenta  de  dire  : 

—  Silence,  Edouard  ! 
Puis  elle  ajouta  : 

—  Ce  jeune  étourdi  a  presque  raison,  et  répète  là 
ce  qu'il  m'a  bien  des  fois  entendue  dire  avec  douleur; 
car  mademoiselle  de  Villefoit  est,  malgré  tout  ce  que 
nous  pouvons  faire  pour  la  distraire,  d'un  caractère 
triste  et  dune  humeur  taciturne  qui  nuit  souvent  à 
l'effet  de  sa  beauté.  Mais  elle  ne  vient  pas,  Edouard  ; 
voyez  donc  pourquoi  cela.  —  Parce  qu'on  la  cherche 
où  elle  n'est  pas.  —  Où  la  cherche-t-on  ?  —  Chez 
grand-papa  Noirlier.  —  Et  elle  n'est  pas  là,  vous 
croyez  ?  —  Non,  non,  non,  non,  non,  elle  n'y  est  pas, 
répondit  Edouard  en  chantonnant.  —  Et  où  est-elle? 
Si  vous  le  savez,  ditts-le.  —  Elle  est  sous  le  grand 
marronnier,  continua  le  méchant  garçon,  en  présen- 
tant, malgré  les  cris  de  sa  mère,  des  mouches  vivantes 
au  perroquet,  qui  paraissait  fort  friand  de  celte  sorte 
de  gibier. 

Madame  de  Tillefort  étendait  la  main  pour  sonner, 
et  pour  indiquer  à  la  femme  de  chambre  le  lieu  où 
e)ip  trouverait  Yalcntine,  lorsque  celle-ci  entra. 


—  33  — 

Elle  semblait  triste  en  effet,  et  en  la  regardant  at- 
tentivement on  eût  même  pu  voir  dans  ses  yeus  des 
traces  de  larmes. 

Valentine,  que  nous  avons,  entraîné  par  la  rapid'té 
du  récit,  présentée  à  nos  lecteurs  sans  la  leur  faire 
connaître,  était  une  grande  et  svelte  jeune  fille  de 
dix-neuf  ans,  aux  cheveux  châtain  clair,  aux  yeux 
bleu  foncé,  à  la  démarche  languissante  et  empreinte 
de  cette  exquise  distinction  qui  caractérisait  sa  mère; 
ses  mains  blanches  et  effilées,  son  cou  nacré,  ses  joues 
marbrées  de  fugitives  couleurs,  lui  donnaient  au  pre- 
mier aspect  lair  d'une  de  ces  bslles  Anglaises  qu'on 
a  comparées  assez  poétiquement  dans  leurs  allures  à 
des  cygnes  qui  se  mirent. 

Elle  entra  donc,  et  voyant  près  de  sa  mère  l'étran- 
ger dont  elle  avait  tant  entendu  parler  déjà,  elle  salua 
sans  aucune  minauderie  de  jeune  fille  et  sans  baisser 
les  yeux,  avec  une  grâce  qui  redoubla  l'attention  du 
comte. 

Celui-ci  se  leva. 

—  Mademoiselle  de  Villefort ,  ma  belle-fille,  dit 
madame  de  Villefort  à  Monte-Cristo,  en  se  penchant 
sur  son  sofa  et  en  montrant  de  la  main  Valentine.  — 
Et  monsieur  le  comte  de  Monte-Cristo,  roi  de  la 
Chine,  empereur  de  la  Cochinchine,  dit  le  jeune  drôle 
en  lançant  un  regard  sournois  à  sa  sœur. 

Pour  cette  fois,  madame  de  Villefort  pâlit,  et  faillit 
s'irriter  contre  ce  fléau  domestique  qui  répondait  au 
nom  d'Edouard  ;  mais  tout  au  contraire  le  comte  sourit 
et  parut  regarder  Tenfant  avec  complaisance,  es  qui 
porta  au  comble  la  joie  et  l'enthousiasme  de  sa  mère. 

—  Mais,  madame,  reprit  le  comte  en  renouant  la 
conversation  et  en  regardant  tour  à  tour  madame  de 
Villefort  et  Valentine,  est-ce  que  je  n'ai  pas  déjà  eu 
l'honneur  de  vous  voir  quelque  part,  vous  et  made- 


—  34  — 

moiselle  ?  Tout  à  l'heure  j'y  songeais  déjà  ;  et  quand 
mademoiselle  est  entrée,  sa  vue  a  été  une  lueur  de 
plus  jetée  sur  un  souvenir  confus,  pardonnez-moi  ce 
mot.  —  Cela  n'est  pas  probable,  monsieur  ;  mademoi- 
selle de  Villefort  aime  peu  le  monde  et  nous  sortons 
rarement,  dit  la  jeune  femme  —  Aussi  n'est-ce  point 
dans  le  monde  que  j'ai  vu  mademoiselle  ,  ainsi  que 
•vous,  madame,  ainsi  que  ce  charmant  espiègle.  Le 
monde  parisien  dailleurs.  m'est  absolument  inconnu, 
car,  jecroisavoir  eu  Ihonneur  de  vous  le  dire,  je  suis 
à  Paris  depuis  quelques  jours.  Non,  si  vous  permettez 
que  je  me  rappelle...  attendez... 

Le  comte  mit  sa  main  sur  son  front  comme  pour 
concentrer  tous  ses  souvenirs  : 

— Non.  c'estau  dehors c'est je  ne  sais  pas 

mais  il  me  semble  que  ce  souvenir  est  inséparable 

d"un  beau  soleil  et  d'une  espèce  de  fête  religieuse 

Mademoiselle  tenait  des  fleurs  à  la  main;  l'enfant  cou- 
rait après  un  beau  paon  dans  un  jardin,  et  vous,  ma- 
dame, vous  étiez  sous  une  treille  en  berceau...  Aidez- 
moi  donc,  madame  ;  est-ce  que  les  choses  que  je  vous 
dis  là  ne  vous  rappellent  rien? —  Non  en  vérité, 
répondit  madame  de  Villefort  ;  et  cependant  il  me 
semble,  monsieur,  que  si  j."  vous  avais  rencontré  quel- 
que part,  votre  souvenir  serait  resté  présent  à  ma  mé- 
moire. —  Monsieur  le  comte  nous  a  vus  peut-être  en 
Italie,  dit  timidement  Valentine.— En  effet,  en  Italie... 
c'est  possible,  dit  Monte-Cristo.  Vous  avez  voyagé  en 
Italie,  mademoiselle? — Madame  et  moi  nous  y  allâmes 
il  y  a  deux  ans.  Les  médecins  craignirent  pour  ma 
poitrine  et  m'avaient  recommandé  l'air  de  Naples. 
Nous  passâmes  par  Bologne,  par  Pérouse  et  par  Rome. 
—  Ah!  c'est  vrai,  mademoiselle,  s'écria  3fonte-Cristo, 
comme  si  cette  simple  indication  suflisait  à  fixer  tous 
ses  souvenirs.  C'est  à  Pérouse,  le  jour  de  la  Fête-Dieu, 


—  85  ^ 

dans  le  Jardin  de  l'hôtellerie  de  la  Poste,  où  le  hasard 
nous  a  réunis,  vous,  mademoiselle,  votre  fils  et  moi, 
que  je  me  rappelle  avoir  eu  l'honneur  de  vous  voir. 
—  Je  me  rappelle  parfaitement  Pérouse,  monsieur,  et 
l'hôtellerie  de  la  Poste,  et  la  fête  dont  vous  me  parlez, 
dit  madame  de  Villefort;  mais  j'ai  beau  interroger 
mes  souvenirs,  et  j'ai  honte  de  mon  peu  de  mémoire, 
je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  eu  l'honneur  de  vous 
voir.  —  C'est  étrange,  ni  moi  non  plus,  dit  Valentine 
en  levant  ses  beaux  yeux  sur  Monte-Cristo.  —  Ah  I 
moi  je  m'en  souviens,  dit  Edouard.  —  Je  vais  vous 
aider,  madame,  reprit  le  comte.  La  journée  avait  été 
brûlante  ;  vous  attendiez  des  chevaui  qui  n'arrivaient 
pas  à  cause  de  la  solennité.  Mademoiselle  s'éloigna 
dans  les  profondeurs  du  jardin,  et  votre  fils  disparut, 
courant  après  l'oiseau.  —  Je  l'ai  attrapé,  maman;  tu 
sais,  dit  Edouard,  je  lui  ai  arraché  trois  plumes  de  la 
queue. — Vous ,  madame,  vous  demeurâtes  sous  le 
berceau  de  vigne;  ne  vous  souvient-il  plus,  pendant 
que  vous  étiez  assis  sur  un  banc  de  pierre  et  pendant 
que,  comme  je  vous  l'ai  dit,  mademoiselle  de 'V^illefort 
et  monsieur  votre  fils  étaient  absents,  d'avoir  causé 
assez  longtemps  avec  quelqu'un  ?  —  Oui,  vraiment, 
oui,  dit  la  jeune  femme  en  rougissant,  je  m'en  sou- 
viens, avec  un  homme  enveloppé  d'un  long  manteau 
de  laine...  avec  un  médecin,  je  crois.  —  Justement, 
madame;  cet  homme,  c'était  moi;  depuis  quinze  jours 
j'habitais  cette  hôtellerie,  j'avais  guéri  mon  valet  de 
chambre  de  la  fièvre  et  mon  hôte  de  la  jaunisse,  de 
sorte  que  l'on  me  regardait  comme  un  grand  docteur. 
Nous  causâmes  longtemps,  madame,  de  choses  diffé- 
rentes, du  Pérugin,  de  Raphaël,  des  mœurs,  des  cos- 
tumes, de  cette  fameuse  aqua-tofana,  dont  quelques 
personnes,  vous  avait-on  dit,  je  crois,  conservaient 
encore  le  secret  à  Pérouse.  —  Ah  !  c'est  vrai,  dit  vi  - 


—  36  — 
vement  madame  de  Villefort  avec  une  certaine  inquié- 
tude, je  me  rappelle.— Je  ne  sais  plus  ce  que  vous  me 
dîtes  en  détail,  madame,  reprit  le  comte  avec  une  par- 
faite tranquillité,  mais  je  me  souviens  parfaitement 
que,  partageant  à  mon  sujet  l'erreur  générale,  vous  me 
consultâtes  sur  la  santé  de  mademoiselle  de  Ville- 
fort.  —  Mais  cependant,  monsieur  ,  vous  étiez  bien 
réellement  un  médecin,  dit  madame  de  Villefort.  puis- 
que vous  avez  guéri  des  malades.  —  Molière  ou  Beau- 
marchais vous  répondraient,  madame,  que  c'est  juste- 
ment parce  que  je  ne  l'étais  pas  que  j'ai  non  point 
guéri  des  malades,  mais  que  mes  malades  ont  guéri; 
moi,  je  me  contenterai  de  vous  dire  que  j'ai  étudié 
assez  à  fond  la  chimie  et  les  sciences  naturelles,  mais 
en  amateur  seulement...  vous  comprenez  ? 
En  ce  moment  six  heures  sonnèrent. 

—  Voilà  six  heures,  dit  madame  de  Villefort,  visi- 
blement agitée  ;  n'allez-vous  pas  voir,  Valentine,  si 
votre  grand-père  est  prêt  à  dîner? 

Valentine  se  leva,  et,  saluant  le  comte,  elle  sortit  de 
la  chambre  sans  prononcer  un  seul  mot. 

—  Oh  !  mon  Dieu,  madame,  serait-ce  donc  à  cause 
de  moi  que  vous  congédiez  mademoiselle  de  Villefort? 
dit  le  comte  lorsque  Valentine  fut  partie.  —  Pas  le 
moins  du  monde,  reprit  vivement  la  jeune  femme  ; 
mais  c'est  l'heure  à  laquelle  nous  disons  faire  à 
M.  Noirlier  le  triste  repas  qui  soutient  sa  triste  exis- 
tence. Vous  savez,  monsieur,  dans  quel  état  déplo- 
rable est  le  père  de  mon  mari? — Oui,  madame,  M.  de 
Villefort  m'en  a  parlé;  une  paralysie,  je  crois.  —  Hé- 
las !  oui,  il  y  a  chez  le  pauvre  vieillard  absence  com- 
plète du  mouvement,  l'ùme  seule  veille  dans  cette 
machine  humaine,  et  encore  pâle  et  tremblante,  et 
comme  une  lampe  prête  à  s'éteindre.  Mais  pardon, 
monsieur,  de  vous  entretenir  de  nos  infortunes  do- 


mestiques,  je  vous  ai  interrompu  au  moment  où  vous 
me  disiez  que  vous  étiez  un  habile  chimiste.  —  Oh!  je 
ne  disais  pas  cela,  madame,  répondit  le  comte  avec 
un  sourire;  bien  au  contraire,  j"ai  étudié  la  chimie 
parce  que,  décidé  à  vivre  particulièrement  en  Orient, 
j'ai  voulu  suivre  l'exemple  du  roi  Mithridate,  —  Mi- 
thridates^  rex  PonticuSj  dit  l'étourdi  en  découpant 
des  silhouettes  dans  un  magnifique  album;  le  même 
qui  déjeunait  tous  les  matins  avec  une  tasse  de  poison 
à  la  crème.  —  Edouard  !  méchant  enfant!  s'écria  ma- 
dame de  Villefort  en  arrachant  le  livre  mutilé  des 
mains  de  son  fils,  vous  êtes  insupportable,  vous  nous 
étourdissez.  Laissez-nous,  et  allez  rejoindre  votre 
sœur  Valentinc  chez  bon  papa  Noirtier.  — L'album... 
dit  Edouard.  —  Comment,  l'album  ?  —  Oui  :  je  veux 
l'album...— Pourquoi  avez-vous  découpé  les  dessins? 

—  Parce  que  cela  m'amuse.  —  Allez-vous-en  !  allez! 

—  Je  ne  m'en  irai  pas  si  l'on  ne  me  donne  pas  l'album, 
fit.  en  s'établissant  dans  un  grand  fauteuil,  l'enfant, 
fidèle  à  son  habitude  de  ne  jamais  céder.  —  Tenez,  et 
laissez-nous  tranquilles,  dit  madame  de  Villefort;  et 
elle  donna  l'album  à  Edouard,  qui  partit  accompagné 
de  sa  mère. 

Le  comte  suivit  des  yeux  madame  de  Villefort. 

— Voyons  si  elle  fermera  la  porte  derrière  lui,  mur- 
mura-t-il. 

Madame  de  Villefort  ferma  la  porte  avec  le  plus 
grand  soin  derrière  l'enfant  :  le  comte  ne  parut  pas 
s'en  apercevoir. 

Puis,  en  jetant  un  dernier  regard  autour  d'elle,  la 
jeune  femme  revint  s'asseoir  sur  sa  causeuse. 

—  Permettez-moi  de  vous  faire  observer,  madame, 
dit  le  comte  avec  cette  bonhomie  que  nous  lui  con- 
naissons, que  vous  êtes  bien  sévère  pour  ce  charmant 
espiègle.— 11  le  faut  bien,  monsieur,  répliqua  madame 


—    38    r- 

deVillefortavec  un  véritable  aplomb  de  mère.— C'est 
son  Cornélius  Nepos  que  récitait  M.  Edouard  en  par- 
lant du  roi  Mithridate,  dit  le  comte,  et  vous  l'avez 
interrompu  dans  une  citation  qui  prouve  que  son  pré- 
cepteur n'a  point  perdu  son  temps  avec  lui,  et  que 
votre  fils  est  fort  avancé  pour  son  âge. 

—  Le  fait  est,  monsieur  le  comte,  répondit  la  mère 
flattée  doucement,  qu'il  a  une  grande  facilité,  et  qu'il 
apprend  tout  ce  qu'il  veut.  Il  n'a  qu'un  défaut ,  c'est 
d'être  trop  volontaire  ;  mais ,  à  propos  de  ce  qu'il  di- 
sait, est-ce  que  vous  croyez,  par  exemple,  monsieur  le 
comte  que  Mithridate  usât  de  ces  précautions  et  que 
ces  précautions  pussent  être  efficaces  ?  —  J'y  crois  si 
bien,  madame,  que  moi  qui  vous  parle  ,  j'en  ai  usé 
pour  n'être  pas  empoisonné  à  Naples  ,  à  Palerme  et  à 
Smyrne ,  c'est-à-dire  dans  trois  occasions,  où,  sans 
cette  précaution,  j'aurais  pu  laisser  ma  vie.  —  Et  le 
moyen  vous  a  réussi?  —  Parfaitement.  —  Oui,  c'est 
vrai  ;  je  me  rappelle  que  vous  m'avez  déjà  raconté 
quelque  chose  de  pareil  à  Pérouse.  —  Vraiment  !  fit 
le  comte  avec  une  surprise  admirablement  jouée  ;  je 
ne  nie  le  rappelle  pas  ,  moi.— Je  vous  demandai  si  les 
poisons  agissaient  également  et  avec  une  semblable 
énergie  sur  les  hommes  du  Nord  et  sur  les  hommes 
du  Midi,  et  vous  me  répondîtes  même  que  les  tempé- 
raments froids  et  lymphatiques  des  Septentrionaux  ne  ■ 
présentaient  pas  la  même  aptitude  que  la  riche  et  ; 
énergique  nature  des  gens  du  Midi.  —  C'est  vrai,  dit 
Monte-Cristo  ;  j'ai  vu  des  Russes  dévorer ,  sans  en 
être  incommodés,  des  substances  végétales  qui  eussent 
tué  infailliblement  un  Napolitain  ou  un  Arabe.  — 
Ainsi ,  vous  le  croyez  .  le  résultat  serait  encore  plus 
stlr  chez  nous  qu'en  Orient,  et  au  milieu  de  nos  brouil- 
lards et  de  nos  pluies  ,  un  homme  s'habituerait  plus 
facilement  que  sous  uae  plus  chaude  latitude  à  cette 


—  39  — 

absorption  progressive  du  poison.  —  Certainement; 
bien  entendu  ,  toutefois ,  qu'on  ne  sera  prémuni  que 
contre  le  poison  auquel  on  se  sera  habitué  ?  —  Oui, 
je  comprends;  et  comment  vous  habilueriez-vous , 
vous,  par  exemple,  ou  plutôt  comment  vous  ètes-vous 
habitué?  —  C'est  bien  facile.  Supposez  que  vous 
sachiez  d'avance  de  quel  poison  on  doit  user  contre 
vous.,  supposez  (|ue  ce  poison  soit  de  la...  brucine , 
par  exemple...  —  La  brucine  se  tire  de  la  fausse  an- 
gusture  ',  je  crois .  dit  madame  de  Villofort.  —  Jus- 
tement, madame,  répondit  Monte-Cristo:  mais  je  vois 
qu'il  ne  me  reste  pas  grand'chose  à  vous  apprendre  . 
recevez  mes  compliments  :  de  pareilles  connaissances 
sont  rares  chez  les  femmes.  —  Oh  !  je  l'avoue ,  dit 
madame  de  Villefort,  j'ai  la  plus  violente  passion 
pour  les  sciences  occultes  qui  parlent  à  l'imagination 
comme  une  poésie,  et  se  résolvent  en  chiffres  comme 
une  équation  algébrique  ;  mais  continuez  .  je  vous 
prie,  ce  que  vous  me  dites  m'intéresse  au  plus  haut 
point.  —  Eh  bien  !  reprit  Monte-Cristo,  supposez  que 
ce  poison  soit  de  la  brucine.  par  exemple,  et  que  vous 
en  preniez  un  milligramme  le  premier  jour,  deux  mil- 
ligrammes le  second,  eh  bien  !  au  bout  de  dix  jours 
vous  aurez  un  centigramme  ;  au  bout  de  vinîit  jours , 
en  augmentant  d'un  autre  milligramme,  vous  aurez 
trois  centigrammes;  c'est-à-dire,  une  dose  que  vous 
supporterez  sans  inconvénient,  et  qui  serait  déjà  fort 
dangereuse  pour  une  au'rc  personne  qui  n'aurait  pas 
pris  les  mêmes  précautions  que  vous  :  enfin ,  au  bout 
d'un  mois,  en  buvant  de  l'eau  dans  la  même  carafe, 
vous  tuerez  la  personne  qui  aura  bu  cette  eau  en 
même  temps  que  vous ,  sans  vous  apercevoir  autre- 
ment que  par  un  simple  malaise  qu'il  y  ait  eu  une 

'  Brucea  ferruginea. 


—  40  ^ 

substance  vénéneuse  quelconque  mêlée  à  cette  eau. 
—  Vous  ne  connaissez  pas  d'autre  contre-poison?  — 
Je  n'en  connais  pas.  —  J'avais  souvent  lu  et  relu  cette 
histoire  de  Mithridate,  dit  madame  de  Villefort  pen- 
sive, et  je  l'avais  prise  pour  une  fable.  —  Non,  ma- 
dame; contre  l'habitude  de  l'histoire,  c'est  une  vérité, 
mais  ce  que  vous  me  dites  là ,  madame,  ce  que  vous 
me  demandez  n'est  point  le  résultat  d'une  question 
capricieuse  ,  puisqu'il  y  a  deux  ans  déjà  vous  m'avez 
fait  des  questions  pareilles,  et  que  vous  me  dites  que 
depuis  longtemps  cette  histoire  de  Mithridate  vous 
préoccupait.  —  C'est  vrai,  monsieur  ,  les  deux  études 
favorites  de  ma  jeunesse  ont  été  la  botanique  et  la  mi- 
néralogie ;  et  puis ,  quand  j'ai  su  plus  tard  que  l'em- 
ploi des  simples  expliquait  souvent  toute  l'histoire 
des  peuples  et  toute  la  vie  des  individus  d'Orient, 
comme  les  fleurs  expliquent  toute  leur  pensée  amou- 
reuse, j'ai  regretté  de  n'être  pas  homme,  pour  devenir 
un  Flamel ,  un  Fontana  ou  un  Cabanis.  —  D'autant 
plus,  madame,  reprit  Monte-Cristo,  que  les  Orien- 
taux ne  se  bornent  point ,  comme  Mithridate  ,  à  se 
faire  des  poisons  une  cuirasse ,  il  s'en  font  aussi  un 
poignard;  la  science  devient  entre  leurs  mains  non- 
seulement  une  arme  défensive,  mais  encore  fort  sou- 
vent offensive;  l'une  sert  contre  leurs  souffrances 
physiques,  l'autre  contre  leurs  ennemis;  avec  l'o- 
pium, avec  la  belladone,  avec  la  fausse  angusture  ,  le 
bois  de  couleuvre ,  le  laurier-cerise  ,  ils  endorment 
ceux  qui  voudraient  les  réveiller.  Il  n'est  pas  une  de 
ces  femmes ,  égyptienne ,  turque  ou  grecque  ,  qu'ici 
vous  appelez  de  bonnes  femmes,  qui  ne  sache  en  fait 
de  chimie  de  quoi  stupéQer  un  médecin,  et  en  fait  de 
psychologie  de  quoi  épouvanter  un  confesseur.  — 
Vraiment  !  dit  madame  de  Villefort  dont  les  yeux 
brillaient  d'un  feu  étrange  à  cette  conversation.  — 


—  41  — 

Eh,  mon  Dieu  !  oui,  madame,  continua  Monte-Cristo, 
les  drames  secrets  de  l'Orient  se  nouent  et  se  dé- 
nouent ainsi  depuis  la  plante  qui  fait  aimer,  jusqu'à 
la  plante  qui  fait  mourir;  depuis  le  breuvage  qui  ouvre 
le  ciel ,  jusqu'à  celui  qui  vous  plonge  un  homme  dans 
l'enfer.  II  y  a  autant  de  nuances  de  tous  genres  qu'il 
y  a  de  caprices  et  de  bizarreries  dans  la  nature  hu- 
maine, physique  et  morale  .  et ,  je  dirai  plus  ,  l'art  de 
ces  chimistes  sait  accommoder  admirablement  le  re- 
mède et  le  mal  à  ses  besoins  d'amour  ou  à  ses  désirs 
de  vengeance.  —  Mais,  monsieur,  reprit  la  jeune 
femme,  ces  sociétés  orientales  au  milieu  des- 
quelles vous  avez  passé  une  partie  de  votre  existence, 
sont  donc  fantastiques  comme  les  contes  qui  nous 
viennent  de  leur  beau  pays  ;  un  homme  y  peut  donc 
être  supprimé  impunément;  c'est  donc  en  réalité  la 
Bagdad  ou  la  Bassora  de  M.  Galland?  Les  sultans  et 
les  vizirs  qui  régissent  ces  sociétés  et  qui  constituent 
ce  qu'on  appelle  en  France  le  gouvernement,  sont 
donc  sérieusement  des  Haroun-al-Baschild  et  des 
Giaffar  qui  non-seulement  pardonnent  à  un  empoison- 
neur, mais  encore  le  font  premier  ministre  si  le  crime 
a  été  ingénieux,  et  qui,  dans  ce  cas,  en  font  graver 
l'histoire  en  lettres  d'or  pour  se  divertir  aux  heures 
de  leur  ennui?  —  Non,  madame,  le  fantastique  n'existe 
plus  même  en  Orient;  il  y  a  là-bas  aussi,  déguisés  sous 
d'autres  noms  et  cachés  sous  d'autres  costumes,  des 
commissaires  de  police  ,  des  juges  d'instruction,  des 
procureurs  du  roi  et  des  experts.  On  y  pend,  on  y  dé- 
capite et  l'on  y  empale  très-agréablement  les  crimi- 
nels: mais  ceux-ci.  en  fraudeurs  adroits,  ont  su 
dépister  la  justice  humaine  et  assurer  le  succès  de 
leurs  entreprises  par  des  combinaisons  habiles.  Chez 
nous,  un  niais  possédé  du  démon  de  la  haine  ou  de  la 
upidité,  qui  a  un  eiimmi  à  dcliuiic  ou  un  grend  pa- 


—  42  — 

rent  à  annihiler,  s'en  va  chez  un  épicier,  lui  donne  un 
faux  nom  qui  le  fait  décom'ir  bien  mieux  que  son  nom 
véritable  ,  et  achète  ,  sous  prétexte  que  les  rats  Tem- 
pêchent  de  dormir,  cinq  à  six  grammes  d'arsenic;  s'il 
est  très-adroit,  il  va  chez  cinq  ou  six  épiciers,  et  n'en 
est  que  cinq  ou  six  fois  mieux  reconnu;  puis,  quand  il 
possède  son  spécifique,  il  administre  à  son  ennemi,  à 
son  grand  parent,  une  dose  d'arsonic  qui  ferait  crever 
un  mammouth  ou  un  mastodonle,  et  qui,  sans  rime  ni 
raison  ,  fait  pousser  à  la  victime  des  hurlements  qui 
mettent  tout  le  quartier  en  émoi.  Alors  arrive  une  nuée 
d'agents  de  poiice  et  de  gendarmes;  on  envoie  chercher 
un  médecin  .  qui  ouvre  le  mort,  et  récolte  dans  son 
estomac  et  dans  ses  entrailles  l'arsenic  à  la  cuillère. 
Le  lendemain,  cent  journaux  racontent  le  fait  avec  le 
nom  de  la  victime  et  du  meurtrier.  Dès  le  soir  même 
lépicier  ou  les  épiciers  vient  ou  viennent  dire  :  <.•  C'est 
moi  qui  ai  vendu  l'arsenic  à  Jionsicur  ;  »  et  plutôt  que 
de  ne  pas  reconnaître  lacquéreur,  ils  en  reconnaîtront 
vingt  ;  alors  le  niais  criminel  est  pris,  emprisonné, 
interrogé,  confronté,  confondu,  condamné  et  guillo- 
tiné ;  ou  si  c'est  une  femme  de  quelque  valeur,  on 
renferme  pour  la  vie.  Voilà  comme  vos  septentrionaux 
entendent  la  chimie,  madame.  Desrues  cependant  était 
plus  fort  que  cela,  je  dois  l"avouer. 

—  Que  voulez-vous?  monsieur,  dit  en  riant  la 
jeune  femme,  on  fait  ce  qu'on  peut.  Tout  le  monde 
n'a  pas  îe  secret  des  Médicis  ou  des  Borgia.  —  Main- 
tenant, dit  le  comte  en  haussant  les  épaules,  voulez- 
vous  que  je  vous  dise  ce  qui  cause  toutes  ces  inepties? 
C'est  que  sur  vos  théâtres,  à  ce  dont  j'ai  pu  juger  du 
moins  en  lisant  les  pièces  qu'on  y  joue,  on  voit  tou- 
jours des  gens  avaler  le  contenu  d'une  Bole  ou  mordre 
le  chaton  d'une  bague,  et  tomber  roides  morts;  cinq 
minutes  après,  le  rideau  baisse  ;  les  spectateurs  sont 


—  43  — 

dispersés.  On  ignore  les  suites  du  meurtre;  on  ne 
voit  jamais  ni  le  commissaire  de  police  avec  son 
écharpe,  ni  le  caporal  avec  ses  quatre  hommes,  et 
cela  autorise  beaucoup  de  pauvres  cerveaux  à  croire 
que  les  choses  se  passent  ainsi.  Mais  sortez  un  peu  de 
France,  allez  soità  Alep,  soit  au  Caire,  soit  seulement 
à  Naples  et  à  Rome,  et  vous  verrez  passer  par  la  rue 
des  gens  droits,  frais  et  roses  dont  le  Diable  boiteux, 
s'il  vous  effleurait  de  son  manteau,  pourrait  vous 
dire  :  «  Ce  monsieur  est  empoisonné  depuis  trois  se- 
maines, et  il  sera  tout  à  fait  mort  dans  un  mois.  »  — 
Mais  alors,  dit  madame  de  Villefort,  ils  ont  donc  re- 
trouvé le  secret  de  cette  fameuse  aqua-tofana  que  l'on 
me  disait  perdu  à  Pérousc  ?  —  Eh  !  mon  Dieu  !  ma- 
dame, est-ce  que  quelque  chose  se  perd  chez  les 
hommes  ?  Les  arts  se  déplacent  et  font  le  tour  du 
monde  ;  les  choses  changent  de  nom,  voilà  tout,  et  le 
vulgaire  s'y  trompe  ;  mais  c'est  toujours  le  même  ré- 
sultat, le  poison  porte  particulièrement  sur  tel  ou  tel 
organe;  l'un  sur  l'estomac,  l'autre  sur  le  cerveau, 
l'autre  sur  les  intestins.  Eh  bien  !  le  poison  détermine 
une  toux,  cette  toux  une  fluxion  de  poitrine  ou  telle 
autre  maladie  cataloguée  au  livre  de  la  science,  ce  qui 
ne  l'empêche  pas  d'être  part'aiteraent  mortelle,  et  qui, 
ne  le  fût-elle  pas,  le  deviendrait  grâce  aux  remèdes 
que  lui  administrent  les  naïfs  médecins,  en  général 
fort  mauvais  chimistes,  et  qui  tourneront  pour  ou 
contre  la  maladie,  comme  il  vous  plaira,  et  voilà  un 
homme  tué  avec  art  et  dans  toutes  les  règles,  sur  le- 
quel la  justice  n'a  rien  à  apprendre,  comme  disait  un 
horrible  chimiste  de  mes  amis,  l'excellent  abbé  Adel- 
monte  de  Taormine,  en  Sicile,  lequel  avait  fort  étu- 
dié ces  phénomènes  nationaux. — C'est  effayrant,  mais 
c'est  admirable,  dit  la  jeune  femme  immobile  d'atten- 
tion ;  je  croyais,  je  l'avoue,  toutes  ces  histoires  des 


—  44  — 
inventions  du  moyen  âge.  —  Oui,  sans  doute,  mais 
qui  se  sont  encore  perfectionnées  de  nos  jours. 
A  quoi  donc  voulez-vous  quL>  servent  le  temps,  les  en- 
couragements, les  médailles,  les  croix,  les  prix  Mon- 
thyon,  si  ce  n'est  pour  mener  la  société  vers  sa  plus 
grande  perfection  ?  Or;  l'homme  ne  sera  parfait  que 
lorsqu'il  saura  créer  et  détruire  comme  Dieu  ;  il  sait 
déjà  détruire,  c'est  moitié  du  chemin  de  fait.  —  De 
sorte,  reprit  madame  de  Villcfort  revenant  invaria- 
blement à  son  but,  que  les  poisons  des  Borgia,  des 
Médicis,  des  René,  des  Ruggiori,  et  plus  tard  proba- 
blement du  baron  de  Trenk.  dont  ont  tant  abusé  le 
drame  moderne  et  le  roman...  —  Étaient  des  objets 
d'art,  madame,  pas  autre  chose,  répondit  le  comte. 
Croyez-vous  que  le  vrai  savant  sadresse  banalement 
à  l'individu  même?  Non  pas.  La  science  aime  les  ri- 
cochets, les  tours  de  force,  la  fantaisie,  si  l'on  peut 
dire  cela.  Ainsi .  par  exemple,  cet  excellent  abbé 
Adelmonte,  dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure,  avait 
fait,  sous  ce  rapport,  des  expériences  étonnantes.  — 
Vraiment!  — Oui,  je  vous  en  citerai  une  seule.  Il 
avait  un  fort  beau  jardin  plein  de  légumes,  de  (leurs 
et  de  fruits  ;  parmi  ces  légumes,  il  choisissait  le  plus 
honnête  de  tous,  un  chou  par  exemple.  Pendant  trois 
jours  il  arrosait  ce  chou  avec  une  dissolution  d'arse- 
nic; le  troisième  jour,  le  chou  tombait  malade  et  jau- 
nissait, c'était  le  moment  de  le  couper  ;  pour  tous  il 
paraissait  mûr  et  conservait  son  apparence  honnête  : 
pour  l'abbé  Adelmonte  seul  il  était  empoisonné. 
Alors,  il  rapportait  le  chou  chez  lui,  prenait  un  lapin, 
l'abbé  Adelmonte  avait  une  collection  de  lapins,  de 
chats  et  de  cochons  d'Inde  qui  ne  le  cédait  en  rien  à 
sa  collection  de  légumes,  de  fleurs  et  de  fruits  :  l'abbé 
Adelmonte  prenait  donc  un  lapin  et  lui  faisait  man- 
ger une  feuille  de  cbou  ;  le  lapin  mourait-  Quel  est  le 


—  45  — 

juge  d'instruction  qui  oserait  touver  à  redire  à  cela, 
et  quel  est  le  procureur  du  roi  qui  s'est  jamais  ayisé 
de  dresser  contre  M.  Magendie  ou  M.  Flourens  un 
réquisitoire  à  propos  des  lapins,  des  cochons  d"Inde 
et  des  chats  qu'ils  ont  tués  ?  Aucun.  Voilà  donc  le 
lapin  mort  sans  que  la  justice  s'en  inquiète.  Ce  lapin 
mort,  l'abbé  Adelmonte  le  fait  vider  par  sa  cuisinière 
et  jette  les  intestins  sur  un  fumier.  Sur  c?  fumier,  il 
y  a  une  poule,  elle  becqueté  ces  int*stinS;  tombe  ma- 
lade à  son  tour  et  meurt  le  lendemain.  Au  moment 
où  elle  se  débat  dans  les  convulsions  de  l'agonie,  un 
vautour  passe  (il  y  a  beaucoup  de  vautours  dans  le 
pays  d'Adelmonte).  celui-là  fond  sur  le  cadavre,  l'em- 
porte sur  un  rocher  et  en  dîne.  Trois  jours  après,  le 
pauvre  vautour  qui  depuis  ce  repas  s'est  trouvé  con- 
stamment indisposé;  se  sent  pris  d'un  étourdissement, 
au  plus  haut  de  la  nue.  i!  roule  dans  le  vide  et  vient 
tomber  lourdement  dans  votre  vivier;  le  brochet, 
l'anguille  et  la  murène  mangent  goulûment,  vous  sa- 
vez cela,  ils  mordent  le  vautour.  Eh  bien  !  supposez 
que  le  lendemain  l'on  serve  sur  votre  table  cette  an- 
guille, ce  brochet  ou  cette  murène,  empoisonnés  à  la 
quatrième  génération,  votre  convive.  lui.  sera  empoi- 
sonné à  la  cinquième. et  mourra  au  bout  de  huit  ou  dii 
jours  de  douleurs  d'entrailles. de  maux  de  cœur. d'abcès 
au  pylore.  On  fera  l'autopsie  ,  et  les  médecins  diront  : 
Le  sujet  est  mort  d'une  tumeur  au  foie  ou  d'une 
fièvre  typhoïde. 

—  Mais,  dit  madame  de  Villefort.  toutes  ces  cir- 
constances, que  vous  enchaînez  les  unes  aux  autres, 
peuvent  être  rompues  par  le  moindre  accident;  le 
vautour  peut  ne  pas  passer  à  temps  ou  tomber  à  cent 
pas  du  vivier  —  Ah  I  voilà  justement  où  est  l'art  : 
pour  être  un  grand  chimiste  en  Orient,  il  faut  diriger 
le  hasard  ;  oo  y  arrive. 

V.  4 


Madame  de  Villefort  était  rêveuse,  et  écoutait. 

— Mais,  dit-elle.  Tarsenic  est  indélébile;  de  quelque 
façon  qu'on  l'absorbe,  il  se  retrouvera  dans  le  corps 
delhomme,  du  moment  où  il  sera  entré  en  quantité 
suffisante  pour  donner  la  mort.  —  Bien  !  s'écria 
Monte-Cristo,  bien  !  Voilà  justement  ce  que  je  dis  à 
ce  bon  Adelmonte. 

Il  réfléchit,  sourit,  et  me  répondit  par  un  proverbe 
sicilien  .  qui  est  aussi,  je  crois,  un  proverbe  fran- 
çais :  «  Mon  enfant,  le  monde  n'a  pas  été  fait  en  un 
jour,  mais  en  sept  ;  revenez  dimanche.  » 

Le  dimanche  suivant,  je  revins:  au  lieu  d'avoir  ar- 
rosé son  chou  avec  de  l'arsenic,  il  l'avait  arrosé  avec 
une  dissolution  de  sel  à  base  de  strychnin3,  stnjchnos 
colnhrina  ^  comme  disent  les  savants.  Cette  fois  le 
chou  n'avait  pas  l'air  malade  le  moins  du  monde; 
aussi  le  lapin  ne  s'en  défia-t-il  point,  aussi  cinq  mi- 
nutes après  le  lapin  était-il  mort;  la  poule  mangea  le 
lapin,  et  le  lendemain  elle  était  trépassée.  Alors  nous 
fîmes  les  vautours,  nous  emportâmes  la  poule  et  nous 
l'ouvrîmes.  Cette  fois  tous  les  symptômes  particuliers 
avaient  disparu,  et  il  ne  restait  que  les  symptômes  gé- 
néraux. Aucune  indication  particulière  dans  aucun 
organe  ;  exaspération  du  système  nerveux,  voilà  tout, 
et  trace  de  congestion  cérébrale,  pas  davantage,  la 
poule  n'avait  pas  été  empoisonnée,  elle  était  morte 
d'apoplexie.  C'est  un  cas  rare  chez  les  poules,  je  le 
sais  bien,  mais  fort  commun  chez  les  hommes. 

Madame  de  Villefort  paraissait  de  plus  en  plus  rê  • 
yeuse. 

—  C'est  bien  heureux,  dit-elle,  que  de  pareilles 
substances  ne  puissent  être  préparées  que  par  des 
chimistes,  car,  en  vérité,  la  moitié  du  monde  empoi- 
sonnerait l'autre.  —  Par  dis  cliimisîts  ou  des  per- 
sonnes qui  s'occupent  de  chimie,  répondit  nés^ligem» 


—  47  — 
ment  3îonte-Cristo.— Et  puis,  dit  madame  de  Villefort 
s'arrachatit  elle-même  et  avec  clTort  à  ses  pensées,  si 
savamment  préparé  qu'il  soit,  le  crime  est  toujours 
le  crime  :  et  s'il  échappe  à  l'investigation  humaine,  il 
n'échappe  pas  au  regard  de  Dieu.  Les  Orientaux  sont 
plus  forls  que  nous  sur  les  cas  de  conscience,  et  ont 
prudemment  supprimé  l'enfer  ;  voilà  tout.  —  Eh  ! 
madame,  ceci  est  un  scrupule  qui  doit  naturellement 
naître  dans  une  âme  honnêle  comme  la  vôtre,  mais  qui 
t'j)  serait  bientôt  déraciné  par  ic  raisonncmcni.  Le 
mauvais  côté  de  la  ptn^éc  humaine  sera  toujours  ré- 
sumé par  ce  paradoxe  de  Jeen-Jacijucs  Kous.seau, 
vous  savez. —  Le  mandarin  qu'on  tue  à  cinq  milic 
lieues  en  levant  le  boutdudoigî.  —  La  vie  de  l'homme 
se  passe  à  faire  de  ces  choses-là,  et  son  intelligeocç 
g'épuise  à  les  rêver.  Vous  trouviz  fort  peu  de  gens  qui 
s'cjî  aijicnl  Lrutalenunt  planter  un  couteau  dans  le 
cœur  de  leur  semblabie  ou  qui  lui  cdminist.'-cnt.  pour 
le  faire  disparaître  delà  surface  du  globe,  cette  quan- 
tité d"arscnic  que  nous  disions  tout  à  l'heure.  C'tst  là 
l'éeilement  une  excentricité  ou  une  bèlise.  Tour  en 
arriver  là,  il  faut  que  le  sang  se  chauffe  à  trente-six 
degrés,  que  le  pouls  balte  à  quatre-vingt-dix  pulsa- 
tions, et  que  l'âme  sorte  de  ses  limites  ordinaires; 
mais  si.  passant,  comme  cela  se  pratique  en  philolo- 
gie, du  mot  au  synonyme  mitigé,  vous  faites  une 
.simple  élimination  ;  au  lieu  de  commettre  un  ignoble 
assassinat,  si  vous  écartez  purement  et  simplement 
de  votre  chemin  celui  qui  vous  gêne,  et  cela  sans 
choc,  sans  violence,  sans  l'aiipareil  de  ces  souffrances 
qui,  devenant  un  supplice.  foi;t  de  la  victime  un  mar- 
tyr, et  de  celui  qui  agit  un  carHifex  dans  toute  la  force 
du  mot;  s'il  n'y  a  ni  sang,  ni  hurlements,  ni  contor- 
sions, ni  surtout  cette  horrible  et  compromettante 
instantanéité  de  l'accomplisâcment,  alors  vous  échap- 


-?  48  — 
pez  au  coup  de  la  loi  humaine  qui  vous  dit  :  Ne 
trouble  pas  la  société!  Voilà  comment  procèdent  et 
réussissent  les  gens  d'Orient,  personnages  graves  et 
flegmatiques,  qui  s'inquiètent  peu  des  questions  de 
temps  dans  les  conjectures  d'une  certaine  importance. 
—  !1  reste  la  conscience,  dit  madame  de  Villefort 
d'une  voix  émue  et  avec  un  soupir  étouffé.  —  Oui,  dit 
Monte-Cristo,  oui,  heureusement,  il  reste  la  con- 
science, sans  quoi  Ton  serait  fort  malheureux.  Après 
toute  action  un  peu  vigoureuse,  c'est  la  conscience  qui 
nous  sauve,  car  elle  nous  fournit  mille  bonnes  excu- 
ses dont  seuls  nous  sommes  juges;  et  ces  raisons,  si 
excellentes  qu'elles  soient  pour  nous  conserver  le 
sommeil,  seraient  peut-être  médiocres  devant  un  tri- 
bunal pour  nous  conserver  la  vie.  Ainsi  Richard  III, 
par  exemple,  a  dû  être  merveilleusement  servi  par  sa 
conscience  après  la  suppression  des  deux  enfants  d'E- 
douard IV  ;  en  effet,  il  pouvait  se  dire  :  Ces  deux  en- 
fants d'un  roi  cruel  et  persécuteur,  et  qui  avaient 
hérité  des  vices  de  leur  père,  que  moi  seul  ai  su  re- 
connaître dans  leurs  inclinations  juvéniles  :  ces  deux 
enfants  me  gênaient  pour  faire  la  félicité  du  peuple 
anglais  dont  ils  eussent  infailliblement  fait  le  mal- 
heur. Ainsi  fut  servie  par  sa  conscience  lady  Mac- 
beth, qui  voulait,  quoi  qu'en  ait  dit  Shakspeare, 
donner  un  trône,  non  à  son  mari,  mais  à  son  ûls.  Ah! 
l'amour  maternel  est  une  si  grande  vertu,  un  si  puis- 
sant mobile,  qu'il  fait  excuser  bien  des  choses  :  aussi, 
après  la  mort  de  Duncan,  lady  Macbeth  eût-elle  été 
fort  malheureuse  sans  sa  conscience. 

Madame  de  Villefort  absorbait  avec  avidité  ces  ef- 
frayantes maximes  et  ces  horribles  paradoxes  débités 
par  le  comte  avec  cette  naïve  ironie  qui  lui  était  par- 
ticulière. 

Puis,  après  un  instant  de  silence  : 


—  49  — 

—  Savez-vous,  dit-elle,  nionsieiir  le  comte,  que 
vous  êtes  un  terrible  argumentateur,  et  que  vous 
voyez  le  monde  sous  un  jour  quelque  peu  livide? 
Est-ce  donc  en  regardant  l'humanité  à  travers  les 
alambics  et  les  cornues  que  vous  l'avez  jugée  telle  ? 
Car  vous  aviez  raison,  vous  êtes  un  grand  chimiste, 
et  cet  élixir  que  vous  avez  fait  prendre  à  mon  fils,  et 
qui  Ta  si  rapidement  rappelé  à  la  vie... —  Oh  !  ne 
vous  y  fiez  pas,  madame,  dit  Monte-Cristo,  une  goutte 
de  cet  élixir  a  suffi  pour  rappeler  à  la  vie  cet  enfant 
qui  se  mourrait,  mais  trois  gouttes  eussent  poussé  le 
sang  à  ses  poumons  de  manière  à  lui  donner  des  bat- 
tements de  cœur;  six  lui  eussent  coupé  la  respiration, 
et  causé  une  syncope  beaucoup  plus  grave  que  celle 
dans  laquelle  il  se  trouvait  ;  dix  enfin  l'eussent  fou- 
droyé. Vous  savez,  madame,  comme  je  l'ai  écarté  vi- 
vement de  ces  flacons  auxquels  il  avait  l'imprudence 
de  toucher? 

—  C'est  donc  un  poison  terrible?— Oh  !  mon  Dieu, 
non!  D'abord,  admettons  ceci,  que  le  mot  poison 
n'existe  pas,  puisqu'on  se  sert  en  médecine  des  poi- 
sons les  plus  violents,  qui  deviennent,  par  la  façon 
dont  ils  sont  administrés,  des  remèdes  salutaires.  — 
Qu'était-ce  donc,  alors  ?  —  C'était  une  savante  prépa- 
ration de  rnon  ami,  cet  excellent  abbé  Adeimonie,  et 
dont  il  m'a  appris  à  me  servir.  —  Oh  !  dit  madame  de 
Villefort,  ce  doit  être  un  excellent  antispasmodique^ 

—  Souverain,  madame,  vous  l'avez  vu,  répondit  le 
comte,  et  j'en  fait  un  usage  fréquent;  avec  toute  la 
prudence  possible,  bien  entendu,  ajou(a-t-il  en  riant, 

—  Je  le  crois,  répliqua  sur  b;  même  ton  madame  de 
Villefort.  Quant  à  moi.  si  nerveuse  et  si  prompte  à  ra'é- 
vanouir,  j'aurais  besoin  d'un  docteur  Adeluionte  pour 
m'inventer  des  moyens  de  respirer  librement  et  me 
tranquilliser  sur  la  crainte  que  j'éprouve  do  mourir 


nn  beau  jonr  suffoqu(''e.  En  attcn'dantj  cominplai  chose 
est  difficile  à  Iromcr  en  Franco,  et  que  votre  abbé 
n'est  probablement  pas  disposé  à  faire  pour  moi  le 
voyage  de  Paris,  je  m"cn  tiens  aux  antispasmodiques 
deBï.  Planche;  et  la  menthe  et  les  gouttes  d'Hoifmann 
jouent  chez  moi  un  grand  rôle.  Tenez,  voici  des  pas- 
tilles que  je  me  fais  faire  exprès  ;  elles  sont  à  double 
dose. 

Monte-Cristo  ouvrit  la  boîte  d'écaillé  que  lui  pré- 
sentait la  jeune  femme,  et  respira  l'odeur  des  pastillés 
en  amateur  digne  d'apprécier  cette  préparation. 
'  —  Elles  sont  exquises,  dit-il.  mais  soumises  à  la 
nécessité  de  la  déglutition,  fonction  qui  souvent  est 
impossible  à  accomplir  de  la  part  de  la  personne  éva- 
nouie. J'aime  mieux  mon  sfiécifique. — Mais  bien  cer- 
tciincmcnl.  moi  aussi,  je  le  préférerais  d'après  les  cfiels 
que  j'en  ai  vus  surtout:  mais  c'est  un  secret  sans  doute, 
et  je  n'en  suis  par  indiscrète  pour  vous  le  demander. 
— Mais  moi,  madame,  dit  ]\!ontc-Cristo  en  se  levant, 
je  suis  assez  galant  pour  vous  l'offrir. — Oh!  monsieur. 
—  Seulement  rappelez  vous  une  chose,  c'est  qu'à  pe- 
tite dose  c'est  un  remède,  à  forte  dose  c'est  un  poison. 
Une  goutte  rend  la  vie,  comme  vous  l'avez  vu  :  cinq 
ou  six  tueraient  infaillibl  ment,  et  d'une  façon  d'au- 
tant plus  terrible,  qu'étendues  dans  un  verre  de  vin, 
elles  n'en  changeraient  aucunemejit  le  goût.  ]\îais  je 
m'arrête,  madame,  j'aurais  presque  l'air  de  vous  con- 
seiller. 

Six  heures  et  demie  venaient  de  sonner,  on  annonça 
une  amie  de  madame  de  Viilefort  qui  venait  dîner 
avec  elle. 

• —  Si  j'avais  l'honneur  de  vous  voir  pour  la  troi- 
sième ou  la  quatrième  fois,  monsieur  le  comte,  au  lieu 
de  vous  voir  pour  la  seconde  fois,  dit  madame  de  Vil- 
lefert  :  si  j'avais  l'honneur  d'être  votre  amie,  au  lie» 


—  81  - 

d'avoir  tout  bonnement  le  bonheur  d'être  votre  obli- 
gée, j'insisterais  pour  vous  retenir  à  dîner,  et  je  ne  nie 
laisserais  pas  battre  par  un  premier  refus.  —  Mille 
grâces,  madame,  répondit  Monte-Cristo,  j'ai  moi- 
même  un  engagement  auquel  je  ne  puis  manquer. 
J'ai  promis  de  conduire  au  spectacle  une  princesse 
grecque  demes  amies,  qui  n'a  pas  encore  vu  le  grand 
Opéra,  et  qui  compte  sur  moi  pour  l'y  mener. — Allez, 
monsieur,  mais  n'oubliez  pas  ma  recette. —  Comment 
donc,  m.adamc,  il  faudrait  pour  cela  oublier  l'heure 
de  conversation  que  je  viens  de  passer  près  de  vous,  ce 
qui  est  tout  à  fait  impossible. 

Monte-Cristo  salua  et  sortit. 

Madame  de  Yillefort  demeura  rêveuse. 

—  "Voilà  un  homme  étrange,  dit-elle,  et  qui  m'a 
tout  l'air  de  s'appeler  de  son  nom  de  baptême  Adel- 
monte. 

Quant  à  Monte-Cristo,  le  résultat  avait  dépassé  son 
attente. 

—  Allons,  dit-il  en  s'en  allant,  voilà  une  bonne 
terre;  je  suis  convaincu  que  le  grain  qu'on  y  laisse 
tomber  n'y  avorte  pas. 

Et  le  lendemain,  fidèle  à  sa  promesse,  il  envoya  là 
recette  demandée. 


IV.—  RoLert  le  Diable. 

La  raison  de  l'Opéra  était  d'autant  meilleure  à  don- 
ner, qu'il  y  avait  ce  soir-là  solennité  à  l'Académie 
royale  de  musique.  Levasseur.  après  une  longue  in- 
disposition, rentrait  par  le  rôle  de  Berfram.  et  comme 
toujours,  l'œuvre  du  maestro  à  la  mode  a\ait  attiré  la 
plus  brillante  société  de  Paris. 


—  52  — 

Morcerf,  comme  la  plupart  des  jeunes  gens  riches, 
avait  sa  stalle  d'orchestre,  plus  dix  loges  de  personnes 
de  sa  connaissance  auxquelles  il  pouvait  aller  deman- 
der une  place,  sans  compter  celle  à  laquelle  il  avait 
droit  dans  la  loge  des  lions. 

Château-Renaud  avait  la  stalle  voisine  de  la  sienne. 

Beauchanip.  en  sa  qualité  de  journaliste,  était  roi 
de  la  salle  et  avait  sa  place  partout. 

Ce  soir-là  Lucien  Debray  avait  la  disposition  de  la 
loge  du  ministre,  et  il  l'avait  offerte  au  comte  de 
Morcerf,  lequel,  sur  le  refus  de  Mercedes,  l'avait  en- 
voyée à  Danglars  en  lui  faisant  dire  qu'il  irait  proba- 
blement faire  dans  sa  soirée  une  visite  à  la  baronne 
et  à  sa  fille,  si  ces  dames  voulaient  bien  accepter  la 
loge  qu'il  leur  proposait.  Ces  dames  n'avaient  eu  garde 
de  refuser.  Nul  n'est  friand  de  loges  qui  ne  coûtent 
rien  comme  un  millionnaire. 

Quant  à  Danglars,  il  avait  déclaré  que  ses  principes 
politiques  en  sa  qualité  de  député  de  l'opposition  ne 
lui  permettaient  pas  d'aller  dans  la  loge  du  minisre. 
En  conséquence,  la  baronne  avait  écrit  à  Lucien  de  la 
venir  prendre,  attendu  qu'elle  ne  pouvait  pas  aller  à 
l'Opéra  seule  avec  Eugénie. 

En  effet,  si  les  deux  femmes  y  eussent  été  seules, 
on  eût,  certes,  trouvé  cela  fort  mauvais;  tandis  que 
mademoiselle  Danglars  allant  à  l'Opéra  avec  sa  mère 
et  l'amant  de  sa  mère,  il  n'y  avait  rien  à  dire  :  il  faut 
bien  prendre  le  monde  comme  il  est  fait. 

La  toile  se  leva,  comme  d'habitude,  sur  une  salle  à 
peu  près  vide.  C'est  encore  une  des  habitudes  de  notre 
fashion  parisienne  d'arriver  au  spectacle  quand  le 
spectacle  est  commencé  :  il  en  résulte  que  le  premier 
acte  se  passe  de  la  part  des  spectateurs  arrivés,  non 
pas  à  regarder  ou  à  écouter  la  pièce,  mais  à  regarder 
entrer  les  spectateurs  qui  arrivent  et  à  ne  rien  entendre 


—  53  - 

que  le  bruit  des  portes  et  celui  des  conversations. 

—  Tiens!  dit  tout  à  coup  Albert  en  voyant  s'ouvrir 
une  loge  de  côté  de  premier  rang;  tiens  !  la  comtesse 
G...  !  —  Qu'est-ce  que  c'est  que  la  comtesse  G...?  de- 
manda Château-Renaud.  —  Oh!  par  exemple,  baron, 
voici  une  question  que  je  ne  vous  pardonne  pas;  vous 
demandez  ce  que  c'est  que  la  comtesse  G...?  —  Ah  ! 
c'est  vrai,  dit  Château-Renaud;  n'est-ce  pas  cette  char- 
mante Vénitienne?  —  Justement. 

En  ce  moment  la  comtesse  G...  aperçut  Albert  et 
échangea  avec  lui  un  salut  accompagné  d'un  sourire. 

—  Vous  la  connaissez  !  dit  Château-Renaud. 

—  Oui,  fit  Albert  ;  je  lui  ai  été  présenté  à  Rome  par 
Franz.  —  Voudrez-vous  me  rendre  à  Paris  le  même 
service  que  Franz  vous  a  rendu  à  Rome  ?  —  Bien  vo- 
lontiers. —  Chut  !  cria  le  public. 

Les  deux  jeunes  gens  continuèrent  leur  conversa- 
tion, sans  paraître  s'inquiéter  le  moins  du  monde  du 
désir  que  paraissait  éprouver  le  parterre  d'entendre 
la  musique. 

—  Elle  était  aux  courses  du  Champ  de  Mars,  dit 
Château-Renaud.  —  Aujourd'hui?  —  Oui.  —  Tiens  ! 
au  fait,  il  y  avait  courses.  Étiez-vous  engagé?  —  Oh  ! 
pour  une  misère ,  pour  cinquante  louis.  —  Et  qui  a 
gagné  ?  —  Nautilus,-  je  pariais  pour  lui.  —  Mais  il  y 
avait  trois  courses?  t-  Oui.  11  y  avait  le  prix  du 
Jockey-Club,  une  coupe  d'or.  Il  s'est  même  passé  une 
chose  assez  bizarre.  —  Laquelle  ?  —  Chut  donc  1  cria 
le  public.  —  Laquelle  ?  répéta  Albert.  —  C'est  un 
cheval  et  un  jockey  complètement  inconnus  qui  ont 
gagné  cette  course.  —  Comment  ?  —  Oh  !  mon  Dieu, 
oui  ;  personne  n'avait  fait  attention  à  un  chcva!  inscrit 
sous  le  nom  de  Vampa  et  à  un  jockey  inscrit  sous  le 
nom  de  Job_,  quand  on  a  vu  s'avancer  tout  à  coup  un 
admirable  alezan  et  un  jockey  gros  comme  le  poing; 


-  84- 

on  a  été  obligé  de  lui  fourrer  vingt  livres  de  plotnb 
dans  SCS  poches,  ce  qui  ne  l'a  pas  empêché  d'arriver 
au  but  trois  longueurs  de  cheval  avant  Ariel  ci  Bar- 
baro  qui  couraient  avec  lui.  —  Et  Ton  n'a  pas  su  à 
qui  appartenaient  le  cheval  et  le  jockey  ?  —  Non.  — 
Vous  dites  que  le  cheval  était  inscrit  sous  le  nom  de...? 
—  Vampa.  —  Alors  .  dit  Albert ,  je  suis  plus  avancé 
que  vous  :  je  sais  à  qui  il  appartenait,  moi.  —  Silence 
donc  !  cria  pour  la  troisième  fois  le  parterre. 

Celte  fois  la  levée  de  boucliers  était  si  grande,  que 
les  deux  jeunes  gens  s'aperçurent  enfin  que  c'était  à 
eux  que  le  public  s'adressait.  Ils  se  retournèrent  un 
instant,  cherchant  dans  cette  foule  un  homme  qui  prît 
la  responsabilité  de  ce  qu'ils  regardaient  comme  unie 
impertinence  ;  mais  personne  ne  réitéra  l'invitation, 
et  ils  se  retournèrent  vers  la  scène. 

En  ce  moment  la  loge  du  minisire  s'ouvrait,  et  ma- 
dame Danglars,  sa  fille  et  Lucien  Debray  prenaient 
leurs  places. 

— Ah  !  ah  !  dit  Château-Renaud,  voilà  des  personnes 
de  votre  connaissance,  vicomte.  Que  diable  regardez- 
vous  donc  à  droite  ?  On  vous  cherche. 

Albert  se  retourna  et  ses  yeux  rencontrèrent  eflFec- 
tivement  ceux  de  la  baronne  Danglars.  qui  lui  fit  avec 
son  éventail  un  petit  salut.  Quant  à  mademoiselle 
Eugénie  ,  ce  fut  à  peine  si  ses  grands  yeux  noirs  dai- 
gnèrent s'abaisser  jusqu'à  l'orchestre. 

—  En  vérité,  mon  cher,  dit  Château-Renaud,  je  rie 
consprends  point,  à  part  la  mésalliance,  et  je  ne  crois 
point  que  ce  soit  cela  qui  vous  préoccupe  beaucoup  ; 
je  ne  comprends  pas.  dis-je,  à  part  la  mésalliance,  ce 
que  vous  pouvez  avoir  contre  mademoiselle  Danglars; 
c'est  en  vérité  une  fort  belle  personne.  —  Fort  bellej 
certainement ,  dit  Albert;  mais  je  vous  avoue  qu'en 
fait  d«  beauté  j'aimerais  mieux  quelque  chose  de  plus 


—  55  — 
doux  ,  de  plus  suave  .  de  plus  féminin  enfin.  —  Voilà 
bien  les  jeunes  gens  .  dit  Château-Renaud ,  qui  en  sa 
qualité  d'homme  de  trente  ans ,  prenait  avec  Morcerf 
des  airs  paternels  :  iis  ne  sont  jamais  satisfaits.  Com- 
ment, mon  cher,  on  vous  trouve  une  fiancée  bâtie  sur 
le  modèle  de  la  Diane  chasseresse,  et  vous  n'êtes  pas 
content  !  —  Eh  bien  !  justement,  jaurais  mieui  aimé 
quelque  chose  dans  !e  genre  de  la  Vénus  de  Milo  ou 
de  Capoue.  Cette  diane  chasseresse,  toujours  au  milieu 
de  ses  nymphes,  mépouvante  un  peu  :  jai  peur  qu'elle 
ne  me  traite  en  Actéon. 

En  effet,  un  coupd'ceil  jeté  sur  la  jeune  fille  pouvait 
presque  expliquer  le  sentiment  que  venait  d'avouer 
Morcerf.  Mademoiselle  Danglars  était  belle,  mais, 
comme  l'avait  dit  Albert,  d'une  beauté  un  peu  arrêtée  : 
ses  cheveux  étaient  d'un  beau  noir,  mais  dans  leurs 
ondes  naturelles  on  remarquait  une  certaine  rébellion 
à  la  main  qui  voulait  leur  imposer  sa  volonté;  ses 
yeux,  noirs  comme  ses  cheveux,  encadrés  sous  de  ma- 
gnifiques sourcils  qui  n'avaient  qu'un  défaut,  celui  dose 
froncer  quelquefois,  étaient  surtout  remarquables  par 
une  expression  de  fermeté  qu'on  était  étonné  de  trou- 
ver dans  le  regard  d'une  femme  ;  son  nez  avait  les 
proportions  exactes  qu'un  statuaire  eût  données  à 
celui  de  Junon  ;  sa  bouche  seule  était  trop  grande, 
mais  garnie  de  belles  dents  qui  faisaient  ressortir 
encore  des  lèvres  dont  le  carmin  trop  vif  tranchait 
avec  la  pâleur  de  son  teint  ;  enfin  un  signe  noir  placé 
au  coin  de  la  bouche,  et  plus  large  que  ne  le  sont  d'or- 
dinaire ces  sortes  de  caprices  de  la  nature,  achevait 
de  donner  à  celte  physionomie  ce  caractère  décidé  qui 
efFraycit  quelque  peu  Morcerf. 

D'ailleurs ,  tout  le  reste  de  la  personne  d'Eugénie 
s'alliait  avec  cette  tète  que  nous  venons  d'essayer  de 
décrire.  Cétait.  comme  l'avait  dit  Château-Renaud,  la 


—  56  — 
Diane  chasseresse ,  mais  avec  quelque  chose  de  plus 
ferme  et  de  plus  musculeux  dans  sa  beauté. 

Quant  à  léducation  qu'elle  avait  reçue,  s'il  y  avait 
un  reproche  à  lui  faire.  c"est  que,  comme  certains 
points  de  sa  physionomie,  elle  semblait  un  peu  appar- 
tenir à  un  autre  sexe.  En  effet,  elle  parlait  deux  ou 
trois  langues,  dessinait  facilement,  faisait  des  \crs  et 
composait  de  la  musique  ;  elle  était  surtout  passionnée 
pour  ce  dernier  art.  qu'elle  étudiait  avec  une  de  ses 
amies  de  pension  .  jeune  personne  sans  fortune ,  mais 
ayant  toutes  les  dispositions  possibles  pour  devenir,  à 
ce  que  Ton  assurait,  une  excellente  cantatrice.  Un 
grand  compositeur  portait,  disait-on.  à  cette  dernière 
un  intérêt  presque  paternel,  et  la  faisait  travailler 
avec  l'espoir  quelle  trouverait  un  jour  une  fortune 
dans  sa  voix. 

Cette  possibilité  que  mademoiselle  Louise  d'Ar- 
milly,  c'était  le  nom  de  la  jeune  virtuose,  entrât  un 
jour  au  théâtre,  faisait  que  mademoiselle  Danglars, 
quoiqu'en  la  recevant  chez  elle  ,  ne  se  montrait  point 
en  public  dans  sa  compagnie.  Du  reste ,  sans  avoir 
dans  la  maison  du  banquier  la  position  indépendante 
d'une  amie .  Louise  avait  une  position  supérieure  à 
celle  des  institutrices  ordinaires. 

Quelques  secondes  après  l'entrée  de  madame  Dan- 
glars dans  sa  loge,  la  toile  avait  baissé,  et  grâce  à 
cette  faculté  laissée  parla  longueur  des  entr'actes  de  se 
promener  au  foyer  ou  de  faire  des  visites  pendant  une 
demi-heure  ,  l'orchestre  serait  à  peu  près  dégarni. 

?»înrcerf  et  Château -Renaud  étaient  sortis  des  pre- 
miers. Un  instant  madame  Danglars  avait  pensé  que 
cet  emprcss:  ment  d'Albert  avait  pour  but  de  lui 
venir  présenter  ses  compliments,  et  elle  s'était  penchée 
à  l'oreille  de  sa  fille  pour  lui  annoncer  cette  visite  ; 
mais  celle-ci  s'était  contentée  de  secouer  la  tête  en 


—  57  — 
souriant  ;  et  en  même  temps,  comme  pour  prouver 
combien  la  dénégation  d'Eugénie  était  fondée,  Mor- 
cerf  apparut  dans  une  loge  de  côté  du  premier  rang. 
Cette  loge  était  celle  de  la  comtesse  G..- 

— Ah  !  vous  voilà,  monsieur  le  voyageur,  dit  celle-ci 
en  lui  tendant  la  main  avec  toute  la  cordialité  d'une 
vieille  connaissance  ;  c'est  bien  aimable  à  vous  de 
m'avoir  reconnue,  et  surtout  de  m'avoir  donné  la  pré- 
férence pour  votre  première  visite. — Croyez,  madame, 
répondit  Albert,  que  si  j'eusse  su  votre  arrivée  à 
Paris  et  connu  votre  adresse,  je  n'eusse  point  attendu 
si  tard.  Mais  veuillez  me  permettre  de  vous  présenter 
M.  le  baron  de  Château-Renaud ,  mon  ami,  un  des 
rares  gentilshommes  qui  restent  encore  en  France,  et 
par  lequel  je  viens  d'apprendre  que  vous  étiez  aux 
courses  du  Champ-de-Mars. 

Château-Renaud  salua. 

—  Ah!  vous  étiez  aux  courses,  monsieur?  dit 
vivement  la  comtesse.  —  Oui,  madame.  —  Eh  bien  ! 
reprit  vivement  madame  G...,  pouvez-vous  me  dire  à 
qui  appartenait  le  cheval  qui  a  gagné  le  prix  du 
Jockey-Club? —  Non,  madame,  dit  Château-Renaud, 
et  je  faisais  tout  à  l'heure  la  même  question  à  Albert. 

—  Y  tenez-vous  beaucoup,  madame  la  comtesse? 
demanda  Albert.  —  A  quoi  ?  —  A  connaître  le  maître 
du  cheval  ?  —  Infiniment.  Imaginez-vous...  mais  sau- 
riez-vousqui,  par  hasard,  vicomte  ?  —  Madame,  vous 
alliez  raconter  une  histoire  :  Imaginez-vous,  avez-vous 
dit.  —  Eh  bien  !  imaginez-vous  que  ce  charmant  cheval 
alezan  et  ce  joli  petit  jockey  à  casaque  rose  m'avaient, 
à  la  première  vue,  inspiré  une  si  vive  sympathie,  que 
je  faisais  des  vœux  pour  l'un  et  pour  l'autre,  exacte- 
ment comme  si  j'avais  engagé  sur  eux  la  moitié  de  ma 
fortune  ;  aussi,  lorsque  je  les  vis  arriver  au  but,  de- 
vançant les  autres  coureurs  de  trois  longueurs  de  che- 


val,  je  fus  si  jgyeuse  que  je  me  miç  à  battre  des  mains 
comme  une  folle.  Figurez-vous  mon  étonnement  lors- 
qu'en  rentrant  chez  moi  je  rencontrai  sur  mon  esca- 
lier le  petit  jockey  rose  !  Je  crus  que  le  vainqueur  de 
la  course  demeurait  par  hasard  dans  la  même  maison 
que  moi;  lorsque,  en  ouvrant  la  porte  de  mon  salou,  la 
première  chose  que  je  vis  fut  la  coupe  dor  qui  formait 
le  prix  gagné  par  le  cheval  et  le  jockey  inconnus. 
Dans  la  coupe  il  y  avait  un  petit  papier  sur  lequel 
étaient  écrits  ces  mots:  «A  la  comtesse  G...,  lord 
Ruthwen.  »  —  C'est  justi  ment  cela,  dit  Morcerf,  — 
Comment  !  c'est  justement  cela  ;  que  voulez-vous  dire? 

—  Je  veux  dire  que  c'est  lord  Ruthven  en  personne. 

—  Quel  lord  Ruthwen  ?  —  Le  nôtre,  le  vampire,  celui 
du  théâtre  Argentina. — Vraiment!  s'écria  la  comtesse, 
il  est  donc  ici  ?  —  Parfaitement.  —  Et  vous  le  voyez? 
vous  le  recevez  ?  vous  allez  ch^z  lui  ?  —  C'est  mon  ami 
intime,  et  M.  de  Château-Renaud  lui-même  a  l'hon- 
neur de  le  connaître. — Qui  peut  vous  faire  croire 
que  c'est  lui  qui  a  gagné?  —Son  cheval  inscrit  sous 
le  nom  de  Vumpa.  —  Eh  bien  !  après  ?  —  Eh  bien  J 
vous  ne  vous  rappelez  pas  le  nom  du  fameux  bandit 
qui  m'avait  fait  prisonnier  ?  —  Ah  !  c'est  vrai-  —  Et 
des  mains  duquel  le  comte  m'a  miraculeusement  tiré? 

—  Si  fait.  —  11  s'appelait  Vaiupa.  Vous  voyez  bien 
que  c'est  lui.  —  Mais  [:ourquoi  m'a-t  il  envoyé  cette 
coupe  à  moi  ?  —  D'abord,  madame  la  comtesse,  parce 
que  je  lui  avais  fort  parlé  de  vous,  comme  vous  pouvez 
le  croire,  ensuite  parce  qu'il  aura  été  enchanté  de 
retrouver  une  compatriote,  et  heureux  de  rintérct 
que  cette  compatriote  prenait  à  lui.  —  J'espère  bien 
que  vous  ne  lui  avez  jamais  raconté  les  folies  que  nous 
avons  dites  à  son  sujet?  —  Tifa  foi.  je  n'en  jurerais 
pas.  et  cette  façon  de  vous  offrir  cette  coupe  sous  le 
nom  de  lord  Bulh^en...  — Mais  c'est  affreux,  il  va 


-Bf- 

m'efl  vouloir  mortellement  !  —  Son  proeédé  et t-jl 
celui  d'un  ennemi  ?  —  Non,  je  lavoue.  —  Eh  bien  ! 

—  Ainsi  il  est  à  Paris  ?  —  Oui.  —  Et  quelle  sensatioQ 
a-t-il  faite  ?  —  Mais,  dit  Albert,  on  en  a  parle  huit 
jours,  puis  est  arrivé  le  couronnement  de  la  reine 
d'Angleterre  et  le  vol  des  diamants  de  mademoiselle 
Mars,  et  Ton  n'a  plus  parlé  que  de  cela.  —  Mon  cher, 
dit  Château-Renaud,  on  voit  bien  que  le  comte  est 
votre  ami.  vous  le  traitez  en  conséquence.  Ne  croyez 
pas  ce  que  vous  dit  Albert,  madame  la  comtesse,  il 
n'est  au  contraire  question  que  du  comte  de  Monte- 
Cristo  à  Paris.  II  a  dabord  débuté  par  envoyer  à  ma- 
dame Danglars  des  chevaux  de  trente  mille  francs, 
puis  il  a  sauvé  la  vie  à  madame  de  Villefort  ;  puis  il 
a  gagné  la  course  du  Jockey-Club,  à  ce  qu'il  paraît.  Je 
maintiens  au  contraire,  moi.  quoi  qu'en  dise  Morcerf. 
qu'on  s'occupe  encore  du  comte  en  ce  moment,  et 
qu'on  ne  s'occupera  même  plus  que  de  lui  dans  un 
mois,  s'il  veut  continuer  de  faire  de  l'excentricité,  ce 
qui,  au  reste,  paraît  être  sa  manière  de  vivre  ordi- 
naire. —  C'est  possible,  dit  Morcerf.  en  attendant, 
qui  donc  a  repris  la  loge  de  l'ambassadeur  de  Russie  ? 

—  Laquelle?  demanda  la  comtesse.  —  L'entre -co- 
lonnes du  premier  rang  .  elle  me  semble  parfaitement 
remise  à  neuf.  —  En  effet,  dit  Château-Renaud.  Est- 
ce  qu'il  y  avait  quelqu'un  pendant  le  premier  acte? 

—  Où? — Dans  cette  loge?  —  Non,  reprit  la  com- 
tesse, je  n'ai  vu  personne  .  ainsi,  continua-t-elle,  re- 
venant à  la  première  conversation,  vous  croyez  que 
c'est  votre  comte  de  Monte-Cristo  qui  a  gagné  le  prix? 

—  J'en  suis  sûr.  —  Et  qui  m'a  envoyé  cette  coupe? 

—  Sans  aucun  doute.  — Mais  je  ne  le  connais  pas, 
moi,  dit  la  comtesse,  et  j'ai  fort  envie  de  la  lui  ren- 
voyer. —  Oh  !  n'en  faites  rien  ;  il  vous  en  enverrait 
uacdulrc,  taillée  dans  quelque  saphir  ou  creusée  dans 


—  60  — 

quelque  rubis.  Ce  sont  ses   manières  d'agir;  que 
voulez-vous,  il  faut  le  prendre  comme  il  est. 

En  ce  moment  on  entendit  la  sonnette  qui  annonçait 
que  le  deuxième  acte  allait  commencer,  Albert  se  leva 
pour  regagner  sa  place. 

—  Vous  reverrai-je  ?  demanda  la  comtesse.  —  Dans 
les  entr'actes,  si  vous  le  permettez,  je  viendrai  m'iu- 
former  si  je  puis  vous  être  bon  à  quelque  chose  à 
Paris.  — Messieurs,  dit  la  comtesse,  tous  les  samedis 
soir,  rue  de  Rivoli,  22,  je  suis  chez  moi  pour  mes 
amis.  Vous  voilà  prévenus. 

Les  jeunes  gens  saluèrent  et  sortirent. 

En  entrant  dans  la  salle,  ils  virent  le  parterre  de- 
bout et  les  yeux  fixés  sur  un  seul  point  de  la  salle  ; 
leurs  regards  suivirent  la  direction  générale,  et  s'ar- 
rêtèrent sur  Tancienne  loge  de  l'ambassadeua  de 
Russie.  Un  homme  habillé  de  noir,  de  trente-cinq  à 
quarante  ans,  venait  d"y  entrer  avec  une  femme  vêtue 
d'un  costume  oriental.  La  femme  était  de  la  plus 
grande  beauté,  et  le  costume  d'une  telle  richesse,  que, 
comme  nous  Pavons  dit,  tous  les  yeux  s'étaient  à 
l'instant  tournés  vers  elle. 

—  Eh  !  dit  Albert,  c'est  Monte-Cristo  et  sa  Grecque. 
En  effet,  c'étaient  le  comte  et  Haydée. 

Au  bout  d'un  instant,  la  jeune  femme  était  l'objet 
de  l'attention  non-seulement  du  parterre,  mais  de 
toute  la  salle;  les  femmes  se  penchaient  hors  des 
loges  pour  voir  ruisseler  sous  les  feux  du  lustre  cette 
cascade  ôe  diamants. 

Le  second  acte  se  passa  au  milieu  de  cette  rumeur 
sourde  qui  indique  dans  les  masses  assemblées  un 
grand  événement.  Personne  ne  songea  à  crier  silence. 
Cette  femme  si  jeune,  si  belle,  si  éblouissante,  était 
le  plus  curieux  spectacle  qu'on  pût  voir. 

Cette  ioin  un  signe  de  madame  Daoglars  indiqua 


—  61  — 

clairement  à  Albert  que  ia  baronne  désirait  avoir  sa 
visite  dans  l'entr'acte  suivant. 

Morcerf  était  de  trop  bon  goût  pour  se  faire  at- 
tendre quand  on  lui  indiquait  clairement  qu'il  était 
attendu.  L"acte  fini,  il  se  hâta  donc  de  monter  dans 
lavant-scèoe. 

11  salua  les  deux  dames  et  tendit  la  main  à  Debray. 

La  baronne  Taccueillit  avec  un  charmant  sourire, 
et  Eugénie  avec  sa  froideur  habituelle. 

—  Ma  foi,  mon  cher,  dit  Debray,  vous  voyez  un 
homme  à  bout,  et  qui  vous  appelle  à  son  aide  pour  le 
relayer.  Yoici  madame  qui  m'écrase  de  questions  sur 
le  comte,  et  qui  veut  que  je  sache  d'où  il  vient,  où  il 
va  ;  ma  foi.  je  ne  suis  pas  Cagliostro,  moi,  et,  pour 
me  tirer  daffaire,  j"ai  dit  :  Demandez  tout  cela  à 
Morcerf.  il  connaît  son  Monte-Cristo  sur  le  bout  du 
doigt  ;  alors  on  vous  a  fait  signe.  —  N'est-il  pas  in- 
croyable, dit  la  baronne,  que  lorsqu'on  a  un  demi- 
millionide  fonds  secrets  à  sa  disposition,  on  ne  soit  pas 
mieux  instruit  que  cela?  —  Madame,  dit  Lueir-n,  je 
vous  prie  de  croire  que  si  j'avais  un  demi-million  à 
ma  disposition,  je  l'emploierais  à  autre  chose  qu'à 
prendre  des  informations  sur  M.  de  Monte-Cristo,  qui 
n'a  d'autre  mérite  à  mes  yeux  que  d'être  deux  fois 
,  riche  comme  un  nabab  :  mais  j'ai  passé  la  parole  à 
mon  ami  Morcerf:  arrangez-vous  avec  lui,  cela  ne  me 
regarde  plus.  —  Un  nabab  ne  m'eût  certainement  pas 
envoyé  une  paire  de  chevaux  de  trente  mille  francs, 
avec  quatre  diamants  aux  oreilles,  de  cinq  mille  francs 
chacun.  —  Oh  !  les  diamants,  dit  en  riant  Morcerf, 
c'est  sa  manie.  Je  crois  que.  pareil  à  Potemkin.  il  en  a 
toujours  dans  ses  poches,  et  qu'il  en  sème  son  chemin, 
comme  le  petit  Poucet  faisait  de  ses  cailloux.  —  Il 
aura  trouvé  quelque  mine,  dit  madame  Danglars; 
vous  savez  qu'il  a  un  crédit  illimité  sur  la  maison  du 
V.  S 


—  62  - 

baron  ?  —  Non,  je  ne  le  savais  pas,  répondit  Albert, 
mais  cela  doit  être.  —  Et  quil  a  annoncé  à  M.  Dan- 
glars  qu'il  comptait  rester  un  an  à  Paris  et  y  dépenser 
six  millions  ?  —  C'est  la  schah  de  Perse  qui  voyage 
incognito.  —  Et  cette  femme,  monsieur  Lucien,  dit 
Eugénie,  avez-vous  remarqué  comme  elle  est  belle. 

—  En  vérité,  mademoiselle,  je  ne  connais  que  vous 
pour  faire  si  bonne  justice  aux  personnes  de  votre 
sexe. 

Lucien  approcha  son  lorgnon  de  son  œil. 

—  Charmante  !  dit-il.  —  Et  cette  femme,  M.  de 
Morcerf  sait-il  qui  elle  est?  —  Mademoiselle,  dit  Al- 
bert, répondant  à  cette  interpellation  directe,  je  le 
sais  à  peu  près,  comme  tout  ce  qui  regarde  le  person- 
nage mystérieux  dont  nous  nous  occupons.  —  Cette 
femme  est  une  Grecque.  —  Cela  se  voit  facilement  à 
son  costume,  et  vous  ne  m'apprenez  là  que  ce  que  toute 
la  salle  sait  déjà  comme  nous.  —  Je  suis  fâché,  dit 
Morcerf,  d'être  un  cicérone  si  ignorant;  mais  je  dois 
avouer  que  là  se  bornent  mes  connaissances;  je  sais, 
en  outre,  qu'elle  est  musicienne,  car  un  jour  que  j"ai 
déjeuné  chez  le  comte,  j'ai  entendu  les  sons  d'une 
guzla  qui  ne  pouvaient  venir  certainement  que  d'elle. 

—  Il  reçoit  donc,  votre  comte?  demanda  madame  Dan- 
glars.  —  Et  d'une  façon  splendide ,  je  vous  le  jure.  — 
Il  faut  que  je  pousse  M.  Danglars  à  lui  offrir  quelque 
dîner,  quelque  bal,  afin  qu'il  nous  les  rende.  —  Com- 
ment !  vous  irez  chez  lui?  dit  Debray  en  riant. — Pour- 
quoi pas  ?  avec  mon  mari  !  —  Mais  il  est  garçon,  ce 
mystérieux  comte.  —  Vous  voyez  bien  que  non,  dit  en 
riant  à  son  tour  la  baronne,  en  montrant  la  belle 
Grecque.  —  Cette  femme  est  une  esclave .  à  ce  qu'il 
nous  a  dit  lui-mêm?,  vous  rappelez-vous,  Morcerf?  à 
votre  déjeuner.  —  Convenez,  mon  cher  Lucien,  dit  la 
baronne,  qu'elle  a  bien  plutôt  l'air  d'une  princesse.— 


—  04  — 

Des  Mille  et  une  Nuits.  —  Des  Mille  et  une  Nutts,  je 
ne  dis  pas;  mais  qu'est-ce  qui  fait  les  princesses,  mon 
cher?  ce  sont  les  diamants,  et  celle-ci  en  est  couverte. 

—  Elle  en  a  même  trop,  dit  Eugénie  ;  elle  serait  plus 
belle  sans  cela,  car  on  verrait  son  cou  et  ses  poignets 
qui  sont  charmants  de  forme.  —  Oh  !  l'artiste.  Tenez, 
dit  madame  Danglars,  la  voyez-vous  qui  se  passionne? 

—  J'aime  tout  ce  qui  est  beau  ,  dit  Eugénie.  —  Mais 
que  dites  vous  du  comte  alors  ?  dit  Debiay  ;  il  me 
semble  qu'il  n'est  pas  mal  non  plus.  —  Le  comte?  dit 
Eugénie  .  comme  si  elle  n'eût  point  encore  pensé  à  le 
regarder;  ie  comte,  il  est  bien  pâle.  —  Justement,  dit 
Hlorcerf .  c'est  dans  celle  pâleur  qu'est  le  secret  que 
nous  cherchons.  La  comtesse  G...  prétend,  vous  le 
savez,  que  c'est  un  vampire.  —  Elle  rst  donc  de  re- 
tour, la  comtesse  G...?  demanda  la  baronne.  —  Dans 
cette  loge  de  côté ,  dit  Eugénie  ,  presque  en  face  de 
nous,  ma  mère;  celte  femme  avec  ces  admirables  che- 
veux blonds,  c'f-st  elle.  —  Oh  !  oui.  dit  madame  Dan- 
glars. vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  devriez  faire, 
Worcerf? —  Ordonnez,  madame.  —  Tous  devriez  aller 
faire  une  visite  à  votre  comte  de  Monte-Cristo  et  nous 
l'amener.  —  Pour  quoi  faire?  dit  Eugénie.  —  Mais 
pour  que  nous  lui  parlions  :  n'es-tu  pas  curieuse  de  le 
voir?  —  Pas  le  moins  du  monde.  —  Étrange  enfant  ! 
murmura  la  baronne.  —  Oh  !  ditMorcerf,  il  viendra 
probablement  de  lui-même.  Tenez,  il  vous  a  vue,  ma- 
dame, et  il  vous  salue. 

La  baronne  rendit  au  comte  son  salut  accompagné 
d'un  charmant  sourire. 

—  Allons,  dit  Morcerf.  je  me  sacrifie;  je  vous  quitte 
et  vais  voir  s'il  n'y  a  pas  moyen  de  lui  parler. — Allez 
dans  sa  loge;  c'est  bien  simple.  —  Mais  je  ne  suis 
pas  présenté.  —  A  qui?  —  A  la  belle  Grecque.  — 
C'est  une  esclave ,  dites- vous.  —  Oui,  mais  vous  pré- 


—  64  — 

tendez,  vous,  que  c'est  une  princesse...  Non.  J'espère 
que  lorsqu'il  me  verra  sortir,  il  sortira.  —  C'est  pos- 
sible. Allez.  —  .l'y  vais. 

Morcerf  salua  et  sortit.  Effectivement ,  au  moment 
où  il  passait  devant  la  loge  du  comte,  la  porte  s'ouvrit; 
le  comte  dit  quelques  mots  en  arabe  à  Ali,  qui  se 
tenait  dans  le  corridor,  et  prit  le  bras  de  Morcerf. 

Ali  referma  la  porte  et  se  tint  debout  devant  elle;  il 
y  avait  dans  le  corridor  un  rassemblement  autour  du 
Nubien. 

—  En  vérité,  dit  Monte-Cristo  .  votre  Paris  est  une 
étrange  ville,  et  vos  Parisiens  un  singulier  peuple.  On 
dirait  que  c'est  la  première  fois  qu'ils  voient  un  Nu- 
bien. Regardez-les  donc  se  presser  autour  de  ce  pauvre 
Ali  qui  ne  sait  pas  ce  que  cela  veut  dire.  Je  vous  ré- 
ponds d'une  chose,  par  exemple,  c'est  qu'un  Parisien 
peut  aller  à  Tunis,  à  Constantinoplc,  à  Bagdad  ou  au 
Caire,  on  ne  fera  pas  cercle  autour  de  lui.  —  C'est  que 
vos  Orientaux  sont  des  gens  sensés  et  qu'ils  ne  re- 
gardent que  ce  qui  vaut  la  peine  d'être  vu;  mais, 
croyez-moi,  Ali  ne  jouit  de  cette  popularité  que  parce 
qu'il  vous  appartient  et  qu'en  ce  moment  vous  êtes 
l'homme  à  la  mode.  —  Vraiment  I  et  qui  me  vaut  cette 
faveur  ?  —  Pardieu  !  vous-même.  Yous  donnez  des 
attelages  de  mille  louis  ;  vous  sauvez  la  ^ie  à  des 
femmes  de  procureur  du  roi  ;  vous  faites  courir,  sous 
le  nom  du  major  Black  ,  des  chevaux  pur  sang  et  des 
jockeys  gros  comme  des  ouistitis  :  enfin  ,  vous  gagnez 
des  coupes  d"or  et  vous  les  envoyez  aux  jolies  femmes. 

—  Et  qui  diable  vous  a  conté  toutes  ces  folies?  — 
Dame  !  la  premiè.'e,  madame  Danglars,  qui  meurt 
d'envie  de  vous  voir  dans  sa  loge,  ou  plutôt  qu'on  vous 
y  voie;  la  seconde,  le  journal  de  Beauchamp,  et  la  troi- 
sième, ma  propre  Imaginative.  Pourquoi  appelez-vous 
votre  cheval  Tampa^  si  vous  voulez  garder  iïnco- 


—  65  — 

gnito?  —  Ah  !  c'est  vrai  !  dit  le  comte,  c'est  une  im- 
prudence. Mais,  dites-moi  donc,  le  comte  de  Morcerf 
ne  vient-il  pas  quelquefois  à  l'Opéra  ?  Je  l'ai  cherché 
des  yeux,  et  je  ne  Tai  aperçu  nulle  part.  —  Il  viendra 
ce  soir.  —  Où  cela?  —  Dans  la  loge  de  la  baronne,  je 
crois.  —  Cette  charmante  personne  qui  est  avec  elle, 
c'est  sa  fille?  —  Oui.  —  Je  vous  en  fais  mon  corapli- 
raent. 

Morcerf  sourit. 

—  Nous  reparlerons  de  cela  plus  lard  et  en  détail, 
dit-il.  Que  dites-vous  delà  musique?  —  De  quelle 
musique?  —  Mais  de  celle  que  vous  venez  d'entendre. 
—  Je  dis  que  c'est  de  fort  belle  musique  pour  de  la 
musique  composée  par  un  compositeur  humain,  et 
chantée  par  des  oiseaux  à  deux  pieds  et  sans  plumes  , 
comme  disait  feu  Diogène.  —  Ah  ça  !  mais,  mon  cher 
comte,  il  semblerait  r,ue  vous  pourriez  entendre  à 
votre  caprice  les  sept  chœurs  du  Paradis  ?  — Mais  c'est 
un  peu  de  cela.  Quand  je  veux  entendre  d'admirable 
musique,  vicomte,  de  la  musique  comme  jamais  l'o- 
reille mortelle  n'tn  a  entendu,  je  dors.  —  Eh  bien! 
mais  vous  êtes  à  merveille  ici  :  dormez,  mon  cher 
comte,  dormez,  l'Opéra  n'a  pas  été  inventé  pour  autre 
chose.  —  Non,  en  vérité  ;  votre  orchestre  fait  trop  de 
bruit.  Pour  que  je  dorme  du  sommeil  dont  je  vous 
parle,  il  me  faut  le  calme  et  le  silence,  et  puis  une 
certaine  préparation...  —  Ah  !  le  fameux  hatchis?  — 
—  Justement.  Vicomte,  quand  vous  voudrez  entendre 
de  la  musique,  venez  souper  avec  moi.  —  Mais  j'en  ai 
déjà  entendu  en  allant  y  déjeuner  .  dit  Morcerf.  — 
A  Rome? — Oui.— Ah  !  c'était  la  guzla  d'Haydée.  Oui , 
la  pauvre  exilée  s'amuse  quelquefois  à  me  jouer  des 
airs  de  son  pays. 

Morcerf  n'insista  point  d'avantage:  de  son  cûté,  le 
comte  se  tut. 


—  66  — 

En  ce  moment  la  sonnette  retentit. 

—  Vous  m'excusez  ?  dit  le  comte  en  reprenant  le 
chemin  de  sa  loge.  —  Comment  donc  !  —  Emportez 
bien  des  choses  pour  la  comtesse  G...  de  la  part  de  son 
vampire.  —  Et  à  la  baronne  ?  —  Dites-lui  que  j'aurai 
l'honneur,  si  elle  le  permet,  d"aller"lui  présenter  mes 
hommages  dans  la  soirée. 

Le  troisième  acte  commença.  Pendant  le  troisième 
acte,  le  comte  de  Morcerf  vint,  comme  il  l'avait  promis, 
rejoindre  madame  Danglars. 

Le  comte  n'était  point  un  de  ces  hommes  qui  font 
révolution  dans  une  salle  ;  aussi  personne  ne  s'aper- 
çut-il  de  son  arrivée  que  ceux  dans  la  loge  desquels  il 
venait  de  prendre  une  place. 

Monte-Cristo  le  vit  cependant,  et  un  léger  sourire 
effleura  ses  lèvres. 

Quant  à  Haydée,  elle  ne  voyait  rien  tant  que  la  toile 
était  le\ée  ;  comme  toutes  les  natures  primitives,  elle 
adorait  tout  ce  qui  parle  à  l'oreille  et  à  la  vue. 

Le  troisième  acte  s'écoula  comme  d'habitude:  mes- 
demoiselles Noblet,  et  Julia  Leroux  exécutèrent 
leurs  entrechats  ordinaires  ;  le  prince  de  Grenade  fut 
déOé  par  Robert-Mario;  enfin  ce  majestueux  roi  que 
vous  savez  fit  le  tour  de  la  salle  pour  montrer  son 
manteau  de  velours,  en  tenant  sa  fille  par  la  main:  puis 
la  toile  tomba,  et  la  salle  se  dégorgea  aussitôt  dans  le 
foyer  et  les  corridors. 

Le  comte  sortit  de  sa  loge,  et  un  instant  après  ap- 
parut dans  celle  de  la  baronne  Danglars. 

La  baronne  ne  put  s'empêcherde  jeter  un  cri  de  sur- 
prise légèrement  mêlée  de  joie. 

—  Ah  !  venez  donc ,  monsieur  le  comte  ,  s'é- 
cria-t-elle,  car,  en  vérité,  j'avcis  hâte  de  joindre  mes 
grâces  verbales  aux  remeniments  écrits  que  je  vous  ^i 

déjà  faits.— Oh  !  madame,  dit  le  comte,  vous  vous  rap- 


pelez  encore  cette  misère?  je  l'avais  déjà  oubliée,  moi. 
— Oui;  mais  ce  qu'on  n'oublie  pas.  monsieur  le  comte/ 
c'est  que  vous  avez  le  lendemain  sauvé  ma  bonne  amie 
madame  de  Villefort  du  danger  que  lui  faisaient  cou- 
rir ces  mêmes  chevaux.  —  Cette  fois  encore,  madame, 
je  ne  mérite  pas  vos  remercîments  ;  c'est  AJi,  mon 
Nubien,  qui  a  eu  le  bonheur  de  rendre  à  madame  de 
Villefort  cet  éminent  service.  —  Et  est-ce  aussi  Ali, 
dit  le  comte  de  Morcerf,  qui  a  tiré  mon  fils  des  mains 
des  bandits  romains  ?  —  Non.  monsieur  le  comte,  dit 
Monte-Cristo  en  serrant  la  main  que  le  général  lui 
tendait,  non.  cette  fois  je  prends  les  remercîments 
pour  mon  compte;  mais  vous  me  les  avez  déjà  faits, 
je  les  ai  déjà  reçus,  et,  en  vérité,  je  suis  honteux  de 
vous  retrouver  encore  si  reconnaissant.  Faites-moi 
donc  l'honneur,  je  vous  prie,  madame  la  baronne,  de 
me  présenter  à  mademoiselle  votre  fille.  —  Oh  !  vous 
êtes  tout  présenté,  de  nom  du  moins,  car  il  y  a  deux 
ou  trois  jours  que  nous  ne  parlons  que  de  vous.  Eugé- 
nie, continua  la  baronne  en  se  retournant  vers  sa  fille, 
monsieur  le  comte  de  Monte-Cristo  ! 

Le  comte  s'inclina  ;  mademoiselle  Danglars  fit  un 
léger  mouvement  de  tète. 

—  Vous  êtes  là  avec  une  admirable  personne  mon- 
sieur le  comte,  dit  Eugénie  ;  est-ce  votre  fille  ? — Non, 
mademoiselle,  dit  Monte-Cristo  étonné  de  cette 
extrême  ingénuité  ou  de  cet  étonnant  aplomb  ;  c'est 
une  pauvre  Grecque  dont  je  suis  le  tuteur.  —  Et  qui 
se  nomme?...  —  Haydée,  répondit  Monte-Cristo.  — 
Une  Grecque  !  murmura  le  comte  de  Morcerf.  —  Oui, 
comte,  dit  madame  Danglars  ;  et  dites-moi  si  vous 
avez  jamais  vu  à  la  cour  d"Ali-Tebelin,  que  vous  avez 
si  glorieusement  servi,  un  aussi  admirable  costume 
que  celui  que  nous  avons  là  devant  les  yeux? —  Ah! 
dit  Monte-Cristo,  vous  avez  servi  à  Janina,  monsieur 


le  comte  ?  —  J'ai  été  général-inspecteur  des  troupes 
du  pacha,  répondit  Morcerf,  mon  peu  de  fortune  je 
ne  le  cache  pas,  vient  des  libéralités  de  l'illustre  chef 
albanais.— Regardez  donc!  insista  madame Danglars. 
—  Où  cela?  balbutia  Morcerf.  —  Tenez  !  dit  Monte- 
Cristo. 

Et ,  enveloppant  le  comte  de  son  bras ,  il  se  pencha 
avec  lui  hors  de  la  loge. 

En  ce  moment,  Haydée,  qui  cherchait  le  comte  des 
yeux  .  aperçut  sa  tête  pâle  près  de  celle  de  Morcerf 
quïl  tenait  embrassé. 

Cette  vue  produisit  sur  la  jeune  fille  l'effet  de  la  tête 
de  Méduse  ;  elle  fit  un  mouvement  en  avant  comme 
pour  les  dévorer  tous  deux  du  regard,  puis,  presque 
aussitôt  elle  se  rejeta  en  arrière  en  poussant  un  faible 
cri,  qui  fut  cependant  entendu  des  personnes  qui 
étaient  les  plus  proches  d'elle  et  d'Ali  qui  aussitôt 
ouvrit  la  porte. 

—  Tiens,  dit  Eugénie,  que  vient-il  donc  d'arriver  à 
votre  pupille,  monsieur  le  comte?  On  dirait  qu'elle  se 
trouve  mal.  —  En  effet ,  dit  le  comte,  mais  ne  vous 
effrayez  point,  mademoiselle  ;  Haydée  est  très-ner- 
veuse et  par  conséquent  très-sensible  aux  odeurs  !  un 
parfum  qui  lui  est  antipathique  suffit  pour  la  faire 
évanouir  ;  mais,  ajouta  le  comte  en  tirant  un  flacon  de 
sa  poche,  j'ai  là  le  remède. 

Et  après  avoir  salué  la  baronne  et  sa  fille  d'un  seul 
et  même  salut ,  il  échangea  une  dernière  poignée  de 
main  avec  le  comte  et  avecDebray,  et  sortit  de  la  loge 
de  madame  Danglars. 

Quand  il  rentra  dans  la  sienne,  Haydée  était  encore 
fort  pâle  ;  à  peine  parut-il  qu'elle  lui  saisit  la  main. 

Monte-Cristo  s'aperçut  que  les  mains  de  la  jeune 
fille  étaient  humides  et  glacées  à  la  fois. 

—  Avec  qui  donc  causais-tu  là,  seigneur?  demanda 


—  69  — 
la  jeune  fille.  —  Mais,  répondit  Monte-Cristo,  avec  le 
comte  de  Morccrf,  qui  a  été  au  service  de  ton  illustre 
père,  et  qui  avoue  lui  devoir  sa  fortune.  —  Ah  !  le 
misérable  !  s'écria  Haydée,  c'est  lui  qui  l'a  vendu  aux 
Turcs  ;  et  cette  fortune  ,  c'est  le  prix  de  sa  trahison. 
Ne  savais-tu  donc  pas  cela,  mon  cher  seigneur?  — 
J'avais  bien  déjà  entendu  dire  quelques  mots  de  cette 
histoire  en  Épire ,  dit  Monte-Cristo  ,  mais  j'en  ignore 
les  détails.  Viens,  ma  fille,  tu  me  les  donneras,  ce  doit 
être  curieux.  —  Oh  !  oui,  viens  .  viens  ;  il  me  semble 
que  je  mourrais  si  je  restais  plus  longtemps  en  face  de 
cet  homme. 

Et  Haydée,  se  levant  vivement,  s'enveloppa  de  son 
burnous  de  cachemire  blanc  brodé  de  perles  et  de 
corail,  et  sortit  vivement  au  moment  où  la  toile  se 
levait. 

—  Voyez  si  cet  homme  fait  rien  comme  un  autre  1 
dit  la  comtesse  G...  à  Albert,  qui  était  retourné  près 
d'elle:  il  écoule  religieusement  le  troisième  acte  de 
Robert,  et  il  s'en  va  au  moment  où  le  quatrième  va 
commencer. 


V.  —  la  hausse  cl  h  baisse. 

Quelques  jours  après  cette  rencontre.  Albert  de 
Morcerf  vint  faire  visite  au  comte  de  Monte-Cristo 
dans  sa  maison  des  Champs-Elysées,  qui  avait  déjà 
pris  cette  allure  de  palais  que  le  comte  .  grâce  à  son 
immense  fortune,  donnait  à  ses  habitations  même  les 
plus  passagères.  Il  venait  lui  renouveler  les  remercl- 
ments  de  madame  Danglars.  que  lui  avait  déjà  appor- 
tés une  lettre  signée  baronne  Danglars,  née  Herminie 
de  Servieux. 


—  70  — 

Albert  était  accompagné  de  Lucien  Debray ,  lequel 
joignit  aux  paroles  de  son  ami  quelques  compliments 
qui  n'étaient  pas  officiels  sans  doute,  mais  dont,  grâce 
à  la  finesse  de  son  coup  d'œil,  le  comte  ne  pouvait  sus- 
pecter la  source. 

Il  lui  sembla  même  que  Lucien  venait  le  voir,  mû 
par  un  double  sentiment  de  curiosité,  et  que  la  moitié 
de  ce  sentiment  émanait  de  la  rue  de  la  Chaussée- 
d'Antin.  En  effet,  il  pouvait  supposer,  sans  crainte  de 
se  tromper,  que  madame  Danglars  ,  ne  pouvant  con- 
naître par  ses  propres  yeux  l'intérieur  d'un  homme 
qui  donnait  des  chevaux  de  trente  mille  francs,  et  qui 
allait  à  l'Opéra  avec  une  esclave  grecque  portant  pour 
un  million  de  diamants,  avait  chargé  les  yeux  par  les- 
quels elle  avait  l'habitude  de  voir,  de  lui  donner 
quelques  renseignements  s';r  cet  intérieur. 

Mais  le  comte  ne  parut  pas  soupçonner  la  moindre 
corrélation  entre  la  visite  de  Lucien  et  la  curiosité  de 
la  baronne. 

—  Vous  êtes  en  rapports  presque  continuels  avec  le 
baron  Danglars  ?  demanda-t-il  à  Albert  de  Morcerf. 

—  Mais  oui,  monsieur  le  comte  ;  vous  savez  ce  que  je 
vous  ai  dit.  —  Cela  tient  donc  toujours?  —  Plus  que 
jamais,  dit  Lucien,  c'est  une  affaire  arrangée. 

Et  Lucien,  jug  ant  sans  doute  que  ce  mot  mêlé  à  la 
conversation  lui  donnait  le  droit  d'y  demeurer  étran- 
ger, plaça  son  lorgnon  d'écaiile  dans  son  œil,  et  mor- 
dant la  pomme  d'or  de  sa  badine,  se  mit  à  faire  le  tour 
de  la  chambre  en  examinant  les  armes  et  les  tableaux. 

—  Ah  !  dit  Monte-Cristo  :  mais ,  à  vous  entendre  ,  je 
n'avais  pas  cru  à  une  si  prompte  solution.  —  Que 
voulez-vous?  les  choses  marchent  sans  qu'on  s'en 
doute  :  pendant  que  vous  ne  songez  pas  à  elles ,  elles 
songent  à  vous  ;  et  quand  vous  vous  retournez  vous 
êtes  étonné  du  chemin  qu'elles  ont  fait.  Mon  père  et 


—  71  — 

M.  Danglars  ont  servi  ensemble  en  Espagne,  mon  père 
dans  l"armée  .  M.  Danglars  dans  les  vivres.  C'est  là 
que  mon  père,  ruiné  par  la  révolution,  et  M.  Danglars 
qui  n'avait,  lui,  jamais  eu  de  patrimoine,  ont  jeté  les 
fondements,  mon  père,  de  sa  fortune  politique  et  mi- 
litaire qui  est  belle,  M.  Danglars,  de  sa  fortune  poli- 
tique et  floancière  qui  est  admirable.  —  Oui,  en  effet, 
dit  Monte-Cristo,  je  crois  que  pendant  la  visite  que  je 
lui  ai  faite,  M.  Danglars  m"a  parlé  de  cela  ;  et,  conti- 
nua-t-il  en  jetant  un  coup  d'oeil  de  côté  sur  Lucien  qui 
feuilletait  un  album,  et  est-elle  jolie,  mademoiselle 
Eugénie?  car  je  crois  me  rappeler  que  c"cst  Eugénie 
qu'elle  s'appelle.  —  Fort  jolie  ,  ou  plutôt  fort  belle, 
répondit  Albert,  mais  d'une  beauté  que  je  n'apprécie 
pas.  Je  suis  un  indigne  !  —  Vous  en  parlez  déjà  comme 
si  vous  étiez  son  mari?  —  Oh  !  fit  Albert,  en  regardant 
autour  de  lui  pour  voir  à  son  tour  ce  que  faisait  Lu- 
cien. —  Savez-vous  ,  dit  Monte-Cristo  en  baissant  la 
voix,  que  vous  ne  me  paraissez  pas  enthousiaste  de  ce 
mariage!  —  Mademoiselle  Danglars  est  trop  riche 
pour  moi.  dit  Morcerf,  cela  m'épouvante.  —  Bah  î  dit 
Monte-Cristo ,  voilà  une  belle  raison  ;  n'êtes-vous  pas 
riche  vous-même  ?  —  Mon  père  a  quelque  chose 
comme  une  cinquantaine  de  mille  livres  de  rente  ,  et 
m'en  donnera  peut-être  dix  ou  douze  en  me  mariant. 
—  Le  fait  est  que  c'est  modeste,  dit  le  comte,  à  Paris 
surtout;  mais  tout  n'est  pas  dans  la  fortune  en  ce 
monde,  et  c'est  bien  quelque  chose  aussi  qu'un  beau 
nom  et  une  haute  position  sociale.  Votre  nom  est  cé- 
lèbre ,  votre  position  magnifique  ,  et  puis  le  comte  de 
Morcerf  est  un  soldat,  et  l'on  aime  à  voir  s'allier  cette 
intégrité  de  Bavard  à  la  pauvreté  de  Duguesclin  ;  le 
désinti'ressement  est  le  plus  beau  rayon  de  soleil  au- 
quel puisse  reluire  une  noble  épée.  Moi,  tout  au  con- 
traire, je  trouve  cette  union  on  ne  peut  plus  sortable, 


—  7-2  — 

mademoiselle  Danglars  vous  enrichira,  et  vous  l'ano- 
blirez ! 

Albert  secoua  la  tête  et  demeura  pensif. 
—  Il  va  encore  aulrccbose,  dit-il.— J'avoue,  reprit 
Monto-Crisfo,  que  j'ai  peine  à  comprendre  cette  ré- 
pugnance pour  une  jeune  fille  riche  et  belle.  —  Oh  ! 
mou  Dieu  !  dit  Moicerf,  cette  répugnance,  si  répu- 
gnance il  y  a,  ne  >  ient  pas  toute  de  mon  côté.  —  Mais 
de  quel  côté  donc  ?  car  vous  m'avez  dit  que  votre  père 
désirait  ce  mariage.  —  Du  côté  de  ma  mère,  et  ma 
mère  est  un  œil  prudent  et  sûr.  Eh  bien  !  elle  ne 
sourit  pas  à  cette  union,  elle  a  je  ne  sais  quelle  pré- 
vention contre  les  Danglars.  —  Oh  !  dit  le  comte  avec 
un  ton  un  peu  forcé,  cela  se  conçoit  ;  madame  la  com- 
tesse de  Morcerf.  qui  est  la  distinction,  l'aristocratie, 
la  finesse  en  personne,  hésite  un  peu  à  toucher  une 
main  roturière,  épaisse  et  brutale  :  c'est  naturel. — Je 
ne  sais  si  c'est  c(  la,  en  effet,  dit  Albert  :  mais  ce  que 
je  sais,  c'est  qu'il  me  s'mble  que  ce  mariage,  s'il  se 
fait,  la  rendra  malheureuse.  Déjà  l'on  devait  s'assem- 
bler pour  parler  d'affaires  il  y  a  six  semaines:  mais 
j'ai  été  tellement  pris  de  migraines...  —  Réelles  ?  dit 
le  comte  en  souriant.  —  Oh  !  bien  réelles,  la  peur 
sans  doute...  que  l'on  a  remis  le  rendez-vous  à  deux 
mois.  Rien  ne  presse,  vous  comprenez  ;  je  n'ai  pas 
encore  vingt  et  un  ans,  et  Eugénie  n'en  a  que  dix- 
sept;  mais  les  deux  mois  expirent  la  semaine  pro- 
chaine. Il  faudra  s'exécuter.  Tous  ne  pouvez  vous  ima- 
giner, mon  chcrcomle.  combien  je  suis  embarrassé... 
Ah  !  que  vous  êtes  heureux  d'être  libre  !  — Eh  bien  ! 
mais  soyez  libre  aussi  ;  qui  vous  en  empêche,  je  vous 
le  demande  un  peu  ?  —  Oh  !  ce  serait  une  trop  grande 
déception  pour  mon  père,  si  je  n'épouse  pas  made- 
moiselle Danglars.  —  Épousez-la  alors,  dit  le  comte 
avecun  singulier  mouvement  d'épaules.  —  Oui,  dit 


—  73  — 

Morcerf  ;  mais  pour  ma  mère  ce  ne  sera  pas  de  la  dé- 
ception, mais  de  la  douleur,  —  Alors  ne  Fépouscz 
pas,  fit  le  comte.  —  Je  verrai,  j'essayerai  ;  vous  me 
donnerez  conseil,  n'est-ce  pas?  ot,  s'il  vous  est  pos- 
sible, vous  me  tirerez  de  cet  embarras.  Oli  !  pour  ne 
pas  faire  de  peine  à  mon  excellente  mère,  je  me  brouil- 
lerais avec  le  comte,  je  crois. 
Monte-Cristo  se  détourna  ;  il  semblait  ému. 

—  Eh  !  dit-il  à  Dcliray  assis  dans  un  fauteuil  pro- 
fond à  l'extrémité  du  salon,  et  qui  tenait  de  la  main 
droite  un  crayon  et  de  la  gauche  un  carnet,  que  faites- 
vous  donc,  un  croquis  d'après  le  Poussin  ?  —  Moi? 
dit-il  tranquillement,  oh  !  bien  oui  !  un  croquis, 
j'aime  trop  la  peinture  pour  cela  !  Non  pas.  je  fais  tout 
l'opposé  de  la  peinture,  je  fais  des  chiffres.  —  Des 
chiffres  ?  —  Oui,  je  calcule,  cela  vous  regarde  indi- 
rectement, vicomte  :  je  calcule  ce  que  la  maison  Dan- 
glars  a  gagné  sur  la  dernière  hausse  d'Haïti  :  de  deux 
cents  six  le  fonds  est  monté  à  quatre  cent  neuf  en  trois 
jours,  et  la  prudent  banquier  avait  acheté  beaucoup  à 
deux  cent  six.  11  a  dû  gagner  trois  cent  mille  livres.  — 
Ce  n'est  pas  son  meilleur  coup,  dit  Morcerf;  n'a-t-il 
pas  gagné  un  million  cette  année  avec  les  bons  d'Es- 
pagne ?  —  Écoutez,  mon  cher,  dit  Lucien,  voici  M.  le 
comte  de  Monte-Cristo  qui  vous  dira  comme  les  Ita- 
liens : 

Duiaro  e  sanlilà 
Meta  detla  meta  ', 

Et  c'est  encore  beaucoup.  Aussi,  quand  on  me  fait 
de  pareilles  histoires,  je  hausse  les  épaules. 

—  Mais  vous  parliez  d'Haïti,  dit  Monte-Cristo. — 
Haïti,  c'est  autre  chose  ;  Haïti,  c'est  l'écarté  de  l'a- 

'  Arg«nl  et  sainlelé 

Moitié  de  la  moitié. 


■  —  74  — 
giotage  français.  On  pf  ut  aimer  la  bouillotte,  chérir 
le  Avhist,  rafl'olcr  duboston,  et  se  lasser  cependant  de 
tout  cela  :  mais  on  en  revient  toujours  à  l'écarté,  c'est 
un  hors-d"œuYre.  Ainsi  M  Danglars  a  vendu  hier  à 
quatre  cent  six  et  empoché  trois  cent  mille  francs  ; 
s'il  eût  attendu  à  aujourd'hui,  le  fonds  retombait  à 
deux  cent  cinq,  et  au  lieu  de  gagner  trois  cent  raille 
francs,  il  en  perdait  vingt  ou  vingt-cinq  mille.  —  Et 
pourquoi  le  fonds  est-il  retombé  de  quatre  cent  neuf 
à  deux  cent  cinq  ?  demanda  Monte-Cristo.  Je  vous  de- 
mande pardon,  je  suis  fort  ignorant  de  Iculfs  ces 
intrigues  de  Bourse.  —  Parce  que.  répondit  en  riant 
Albert,  les  nouvelles  se  suivent  et  ne  se  ressemblent 
pas.  —  Ah  !  diable  !  fit  le  comte.  M.  Danglars  joue  à 
gagner  ou  à  perdre  trois  ci  ni  mille  francs  en  un  jour  ! 
Ah  çà,  mais  il  i  st  donc  énormcm».  nt  riche  !  — Ce  n'est 
pas  lui  qui  joue,  s"écria  vivinient  Lucien,  c'est  ma- 
dame Danglars  :  elle  est  vérilablement  intrépide. — 
Bîais  vous  qui  êtes  raisonnable,  Luticn.  et  qui  con- 
naissez le  peu  de  stabilité  des  nouvelles,  pu'squevous 
ôies  à  la  source,  vous  devriez  l'empêcher.  dilRîorcerf 
avec  un  sourire.  —  Comment  le  pourrais-je,  si  son 
mari  ne  réussit  pas?  demanda  Lucien.  Yous  con- 
naissiez le  caractère  de  la  baronne  ;  personne  n"a  d'in- 
fluence sur  elle,  et  elle  ne  fait  absolument  que  ce 
qu'elle  veut.  —  Oh  !  si  j'étais  à  votre  place,  dit  Al- 
bert. —  Eh  bien  ?  —  Je  la  guérirais!  moi  ;  ce  serait 
un  service  à  rendre  à  son  futur  gendre.  —  Comment 
cela  !  —  Ah  !  pardieu.  c'est  bien  facile.  Je  lui  don- 
nerais une  leçon.  —  Une  leçon?  —  Oui.  Votre  posi- 
tion de  secrétaire  du  ministre  vous  donne  une  grande 
autorité  pour  les  nouvelles  ;  vous  n'ouvrez  pas  la 
bouche  que  les  agents  de  change  ne  sténographient 
au  plus  vile  vos  paroles;  faites-lui  perdre  une  cen- 
taine de  mille  francs  coup  sur  coup,  et  cela  la  rendra 


—  7b  ^ 
prudente.  —  Je  ne  comprends  pas,  balbutia  Lucien. 
—  C'est  cependant  limpide,  répondit  le  jeune  homme 
avec  une  naïveté  qui  n'avait  rien  d'affecté  ;  annoncez- 
lui  un  beau  matin  quelque  chose  d'inouï,  une  nou- 
velle téiégraphiqueque  vous  seul  puissiez  savoir;  que 
Henri  IV,  par  exemple,  a  été  vu  hier  chez  Gabrielle  ; 
cela  fera  monter  les  fonds,  elle  établira  son  coup  de 
bourse  là-dessus,  et  elle  perdra  certainement  lorsque 
Beauchamp  écrira  le  lendemain  dans  son  journal  : 

«  C'est  à  tort  que  les  gens  bien  informés  prétendent 
que  le  roi  Henri  IV  a  été  vu  avant-hier  chez  Gabrielle, 
ce  fait  est  complètement  inexact;  le  roi  Henri  IV  n'a 
pas  quitté  le  pont  Neuf.  » 

Lucien  se  mit  à  rire  du  bout  des  lèvres.  Monte- 
Cristo,  quoique  indifférent  en  apparence,  n'avrit  pas 
perdu  un  mot  de  cet  entretien,  et  son  œil  perçant  avait 
même  cru  lire  un  secret  dans  l'embarras  du  secrétaire 
intime. 

Il  résulta  de  cet  embarras  de  Lucien .  qui  avait 
complètement  échappé  à  Albert,  que  Lucien  abrégea 
sa  visite  ;  il  se  sentait  évidemment  mal  à  l'aise.  Le 
comte  lui  dit  en  le  reconduisant  quelques  mots  à  voix 
basse  auxquels  il  répondit  : 

—  Bien  volontiers,  monsieur  le  comte,  j'accepte. 
Le  comte  revint  au  jeune  de  Morcerf. 

—  Ne  pensez-vous  pas.  en  y  réfléchissant,  lui  dit-il, 
que  vous  avez  eu  tort  de  parler  comme  vous  l'avez  fait 
de  votre  belle-mère  devant  31.  Debray?  —  Tenez, 
comte,  dit  Morcerf,  je  vous  en  prie,  ne  dites  pas  d'a- 
vance ce  mot-là.  —  Vraiment,  et  sans  exagération,  la 
comtesse  est  à  ce  point  contraire  à  ce  mariage  ?  — 
A  ce  point  que  la  baronne  vient  rarement  à  la  maison, 
et  que  ma  mère,  je  crois,  n'a  pas  été  deux  fois  dans 
sa  vie  chez  madame  Danglars.  —  Alors,  dit  le  comte, 
me  voilà  enhardi  à  vous  parler  à  cœur  ouvert  :  M.  Dan  • 


—  76  — 

glars  est  mon  banquier,  M.  de  Villefort  m'a  comblé 
de  politesses  en  remerciment  du  service  qu'un  heu- 
reux hasard  m'a  mis  à  même  de  lui  rendre.  Je  devine 
sous  tout  cela  une  avalanche  de  diners  et  de  raouts. 
Or.  pour  ne  pas  paraître  brocher  fastueusement  sur  le 
tout,  et  même  pour  avoir  le  mérite  de  prendre  les 
devants,  si  vous  voulez,  j'ai  projeté  de  réunir  à  ma 
maison  de  campagne  d'Âutcuil  M.  et  madame  Dan- 
glars,  M.  et  madame  de  Villefort  Si  je  vous  invite  à 
ce  dîner,  ainsi  que  M.  le  comte  et  madame  la  comtesse 
de  ''orcerf,  cela  naura-t-il  pas  l'air  d'une  espèce  de 
rendez-vous  matrimonial,  ou  du  moins  madame  la 
comtesse  de  Morcerfn'envisagera-t-elle  point  la  chose 
ainsi,  surtout  si  M.  le  baron  Danglars  me  fait  l'hon- 
neur d'amener  sa  fille  ?  Alors  votre  mère  me  prendra 
en  horreur,  et  je  ne  veux  aucunement  de  cela,  moi, 
je  tiens,  au  contraire  .  et  dites-le-lui  toutes  les  fois 
que  l'occasion  s'en  présentera,  à  rester  au  mieux  dans 
son  esprit.  —  Ma  foi,  comte,  dit  Morcerf,  je  vous  re- 
mercie d'y  mettre  avec  moi  cette  franchise,  et  j'accepte 
l'exclusion  que  vous  me  proposez.  Vous  dites  que 
vous  tenez  à  rester  au  mieux  dans  l'esprit  de  ma  mèn;, 
où  vous  êtes  déjà  à  merveille.  —  Vous  croyez?  fit 
Monte-Cristo  avec  intérêt.  —  Oh!  j'en  suis  sûr. 
Quand  vous  nous  avez  quittés  l'autre  jour,  nous  avons 
causé  une  heure  de  vous  ;  mais  j'en  reviens  à  ce  que 
nous  disions.  Eh  bien  !  si  ma  mère  pouvait  savoir  cette 
attention  de  votre  part,  et  je  me  hasarderai  à  la  lui 
dire,  je  suis  sûr  quelle  vous  en  serait  on  ne  peut  plus 
reconnaissante.  Il  est  vrai  que,  de  son  côté,  mon  père 
serait  furieux. 

Le  comte  se  mit  à  rire. 

—  Eh  bien  !  dit-il  à  Morcerf,  vous  voilà  prévenu. 
Mais,  j'y  pense,  il  n'y  aura  pas  que  votre  père  qui  sera 
furieux  :  M.  et  madame  Danglars  vont  me  considérer 


—  T7  — 
comme  un  homme  de  fort  mauvaise  façon.  Ils  sayent 
que  je  vous  vois  avec  une  certaine  iniiniilé,  que  vous 
êtes  même  ma  plus  ancienne  connaissance  parisienne, 
et  ils  ne  vous  trouveront  pas  chez  moi  ;  ils  me  deman- 
deront pourquoi  je  ne  vous  ai  pas  invité  Songez  au 
moins  à  vous  munir  d"un  engagement  antérieur  qui 
ait  quelque  apparence  de  probabilité  et  dont  vous  me 
ferez  part  au  moyen  dun  petit  mot.  Vous  le  savez, 
avec  les  banquiers  les  écrits  seuls  sont  valables.  — 
Je  ferai  mieux  que  cela,  monsieur  le  comte,  dit  Al- 
bert. Ma  mère  veut  aller  respirer  l'air  de  la  mer.  A 
quil  jour  est  fiïé  votre  dîntr  ?  —  A  samedi.  —  Kous 
soumies  à  mardi,  bien  ;  demain  soir  nous  partons  ; 
après-demain  matin  nous  serons  au  Tréport.  Savoz- 
vous,  monsieur  le  comte,  que  vous  êtes  un  homme 
charmant  de  mettre  ainsi  les  gens  à  leur  aise?  — 
Moi  !  en  vérité  vous  m:  tenoz  pour  plus  que  je  ne 
vaux  ;  je  désire  v  ous  être  agréable,  voilà  tout.  —  Quel 
jour  avez-vous  fait  vos  invitations?  —  Aujourd'hui 
même.  —  Bien  !  Je  cours  chez  M.  Danglars,  je  lui 
annonce  que  nous  quittons  Paris  demain,  ma  mère  et 
moi.  Je  ne  vous  ai  pas  vu  ;  par  conséquent  je  ne  sais 
rien  de  votre  dîner.  — Fou  que  vous  êtes  !  et  M.  De- 
bray  qui  vient  de  vous  voir  chez  moi,  lui!  — Ah! 
c'est  juste.  —  Au  contraire,  je  vous  ai  vu  et  invité  ici 
sans  cérémonie,  et  vous  m'avez  tout  naïvement  ré- 
pondu que  vous  ne  pouviez  pas  être  mon  convive. 
parce  que  vous  partiez  pour  le  Tréport.  —  Eh  bien  ! 
voilà  qui  est  conclu.  Mais  vous,  viendrcz-vous  voir 
ma  mère  avant  demain  ?  —  Avant  demain,  c'est  diffi- 
cile ;  puis  je  tomberais  au  milieu  de  vos  préparatifs 
de  départ.  —  Eh  bien  !  faites  mieux  que  cela  ;  vous 
n'étiez  qu'un  homme  charmant,  vous  serez  un  homme 
adorable.  —  Que  faut-il  que  je  fasse  pour  arrivera 
cette  sublimité  ?  —  Ce  qu'il  faut  que  vous  fassiez  ?  — 
V.  « 


—  78  — 
Je  le  demande  ?  —  Vous  êtes  aujourd'hui  libre  comme 
Tair  ;  venez  dincr  avec  moi  :  r.cus  serons  en  polit  co- 
mité, vous,  ma  mère  et  moi  seulement.  Vous  avez  à 
peine  aperçu  ma  mère;  mais  vous  la  verrez  de  près. 
C'est  une  femme  fort  remarquable,  et  je  ne  regrette 
qu'une  chose,  c'est  que  sa  pareille  n'existe  pas  avec 
vingt  ans  de  moins  :  il  y  aurait  bientôt,  je  vous  le 
jure,  une  comtesse  et  une  vicomtesse  de  Jiîorccrf. 
Quant  à  mon  père,  vous  ne  le  trouverez  pas  :  il  est  de 
commission  ce  soir  et  dîne  chez  le  grand  référendaire. 
Venez,  nous  causerons  voyages.  Vous  qui  ave.  vu  le 
monde  tout  entier,  vous  nous  raconterez  vos  aven- 
tures; vous  nous  direz  l'histoire  de  cette  helIcGrecque 
qui  était  l'autre  soir  avec  vous  à  l'Opéra,  que  vous 
appelez  votre  esclave  et  que  vous  traitez  comme  une 
princesse.  IS'ous  parlerons  italien,  espagnol.  Voyons, 
acceptez:  ma  mère  vous  remerciera.  —  Mille  grâces, 
dit  le  comte  :  l'invitation  est  des  plus  gracieuses,  et 
je  regrette  de  ne  pouvoir  l'accepter.  Je  ne  suis  pas 
libre  comme  vous  le  pensiez,  et  j"ai  au  contraire  un 
rendez-vous  des  plus  importants.  —  Ah  !  prenez  garde; 
vous  m'avez  appri.î  tout  à  l'heure,  comment,  en  fait 
de  dîner,  on  se  décharge  d'une  chose  désagréable.  Il 
me  faut  une  preuve.  Je  ne  suis  heureusement  pas 
banquier  comme  M.  Danglars;  mais  je  suis,  je  \ous 
en  préviens,  aussi  incrédule  que  lui.  —  Aussi  vais-je 
vous  la  donner,  dit  le  comte. 
Et  il  sonna. 

—  Hum  !  fit  Morcerf,  voilà  déjà  deux  fois  que  vous 
refusez  de  dîner  avec  ma  mère.  C'est  uu  parti  pris, 
comte. 

Monte-Cristo  tressaillit. 

—  Oh  !  vous  ne  le  croyez  pas.  dit-il:  d'ailleurs  Toici 
jna  preuve  qui  vient. 

Baplistin  entre  et  se  tint  sur  la  porte  debout  et  at- 
tendant. 


—  79  — 
—  Je  n'étais  pas  prévenu  de  votre  visite,  n'est-ce 
pas?  —  Dame  !  vous  êtes  un  homme  si  extraordinaire 
que  je  n'en  répondrais  pas.  —  Je  ne  pouvais  point  de- 
viner que  vous  m'inviteriez  à  dîner,  au  moins.  —  Oli! 
quant  à  cela  c'est  probable.— Eh  bien  !  écoutez.  Bap- 
tislin:  que  vous  ai-je  dit  ce  maiin  quand  je  vous  ai 
appelé  dans  mon  cabinet  de  travail?— De  faire  fermer 
la  porte  de  M.  le  comte  une  fois  cinq  heures  sonnées, 
répondit  le  vaiet.  —  Ensuite?  —  Oh!  monsieur  le 
comte...  dit  Alb  rt.  —  Non,  non,  je  veux  absolument 
me  débarrasser  de  celte  réputation  mystérieuse  que 
vous  m'avez  faite,  mon  cher  comte.  11  est  trop  difficile 
de  jouer  éternellement  le  3Janfred.  Je  veux  vivre  dans 
une  maison  de  verre.  Ensuite...  Continuez,  Baptislin. 
—  Ensuite,  de  ne  recevoir  que  M.  le  major  Bartolo- 
meo  Cavalcanli  et  son  fils.  —  Tous  entendez,  M.  le 
major  Barloloraeo  Cavalcanli.  un  homme  de  la  plus 
vieille  noblesse  d'Ualie  et  dont  Dante  a  pris  la  peine 
d'êtreled'Hozier...  vous  vous  rappelez  ou  vous  ne  vous 
rappelez  pas  le  X«  chant  de  l'Enfer,-  de  plus,  son  fils, 
un  charmant  jeune  homme  de  votre  âge,  à  peu  près, 
vicomte,  portant  le  même  titre  que  vous,  et  qui  fait 
son  entrée  dans  le  monde  parisien  avec  les  millions 
de  son  père.  Le  major  m'amène  ce  soir  son  fils  Andréa, 
le  contino,  comme  nous  disons  en  Italie.  Il  me  le 
confie.  Je  le  pousserai  s'il  a  quelque  mérite.  Vous 
m'aiderez,  n'est-ce  pas?  —  Sans  doute  !  C'est  donc  un 
ancien  ami  à  vous  que  ce  major  Cavalcanli  ?  demanda 
Albert.  — Pas  du  tout,  c'est  un  digne  seigneur,  très- 
poli,  très-modeste,  très-discret,  comme  il  y  en  a  une 
foule  en  Italie;  des  descendants  très-descendus  des 
vieilles  familles.  Je  l'ai  vu  plusieurs  fois,  soit  à  Flo- 
rence, soit  à  Bologne,  soit  à  Lucques,  et  il  m'a  pré- 
venu de  son  arrivée.  Les  connaissances  de  voyage  sont 
exigeantes  :  elles  réclament  de  vous  en  tout  lieu  l'a- 


—  80  — 
mitié  qu'on  leur  a  témoignée  une  fois  par  hasard  ; 
comme  si  l'homme  civilisé,  qui  sait  vivre  une  heure 
avec  n'importe  qui,  n'avait  pas  toujours  son  arrière- 
pensée  !  Ce  bon  major  Cavalcanli  va  revoir  Paris  qu'il 
n'a  vu  qu'en  passant,  sous  l'empire,  en  allant  se  faire 
geler  à  Moscou.  Je  lui  donnerai  un  bon  dîner,  il  me 
laissera  son  fils;  je  lui  promettrai  de  veiller  sur  lui  ; 
je  lui  laisserai  faire  toutes  les  folies  qu'il  lui  convien- 
dra de  faire,  et  nous  serons  quittes.  —  A  merveille! 
dit  Albert,  je  vois  que  vous  êtes  un  précieux  mentor. 
Adieu  donc,  nous  serons  de  retour  dimanche.  A  pro- 
pos, j'ai  reçu  des  nouvelles  de  Franz.— Ahl  vraiment? 
dit  Monte-Cristo  :  et  se  plait-il  toujours  en  Italie?  — 
Je  pense  que  oui;  cependant  il  vous  y  regrette  II  dit 
que  vous  étiez  le  soleil  de  Rome,  et  que  sans  vous  il 
y  fait  gris.  Je  sais  même  pas  s'il  ne  va  point  jusqu'à 
dire  qu'il  y  pleut.  —  11  est  donc  revenu  sur  mon 
compte,  votre  ami  Franz?  —  Au  contraire,  il  persiste 
à  vous  croire  fantastique  au  premier  chef;  voilà  pour- 
quoi il  vous  regrette.  —  Charm.aut  jeune  homme  !  dit 
Monte-Cristo,  et  pour  lequel  je  me  suis  senti  une  vive 
sympathie,  le  premier  soir  où  je  l'ai  vu  cherchant  un 
souper  quelconque,  et  où  il  a  bien  voulu  accepter  le 
mien.  C'est,  je  crois  le  fils  du  général  d'Épinay?  — Jus- 
tement.—Le  même  quia  été  si  misérablement  assassiné 
en  I81u? — Par  les  bonapartistes. — C'est  cela  !  ]îfa  foi 
je  l'aime  !  N'y  a-t-il  pas  pour  lui  aussi  des  projets  de 
mariage  ? — Oui.  il  doit  épouser  mademoiselle  de  Vil- 
lefort.  —  C'est  vrai  ?  —  Comme  moi.  je  dois  épouser 
mademoiselle  Dangiars,  reprit  Albert  en  riant.  — 
Vous  riez?...  —  Oui.  —  Pourquoi  riez-vous?  —  Je 
ris  parce  qu'il  me  semble  voir  de  ce  côté-là  autant  de 
sympathie  pour  le  mariage  qu'il  en  a  d'un  autre  côté 
entre  mademoist  lie  Dangiars  cl  moi.  3Iais  vraiment, 
faon  cher  comte,  nous  causons  de  femmes  comme 


—  81  — 
les  femmes  causent  d'hommes;  c'est  impardonnable  ! 

Albert  se  leva. 

—  Vous  vous  en  allez?  —  La  question  es!,  bonne!  il 
y  a  deux  heures  que  je  vous  assomme,  et  vous  avez  la 
politesse  de  me  demander  si  je  m'en  vais!  En  vérité, 
comte,  vous  êtes  rhonime  le  plus  poli  de  la  terre!  Et 
vos  domestiques,  comme  ils  sont  dressés!  î^î.  lîaptis- 
lin  surtout  !  je  n'ai  jamais  pu  en  avoir  un  comme  cela. 
Les  miens  semblent  tous  prendre  exemple  sur  ceux  du 
Théâtre-Français,  qui,  justemeut  parce  qu'ils  n'ont 
qu'un  mot  à  dire,  viennent  toujours  le  dire  sur  la 
rampe.  Ainsi,  si  vous  vous  défaites  de  M.  Baplistin, 
je  vous  demande  la  préférence.  —  C'est  dit.  vicomte. 

—  Ce  n'est  pas  tout,  attendez  :  faites  bien  mes  com- 
pliments à  votre  discret  Lucquois.  au  seigneur  Caval- 
vante  dei  Cavalcanti  :  et  si  par  hasard  il  tenait  à  éta- 
blir son  fils,  trouvez-lui  une  femme  bien  riche,  bien 
noble,  du  chef  de  sa  mère,  du  moins,  et  bien  baronne 
du  chef  de  son  père.  Je  vous  y  aiderai,  moi.  —  Oh  ! 
oh  !  répondit  Monte-Cristo,  en  vérité,  vous  en  êtes  là? 

—  Oui.  —  Ma  foi,  il  ne  faut  jurer  de  rien.  —  Ah  ! 
comte,  s'écria  Morccrf.  quel  service  vous  me  rendriez, 
et  comme  je  vous  aimerais  cent  fois  davantage  encore 
si,  grâce  à  vous,  je  restais  garçon,  ne  fût-ce  que  dix 
ans.  —  Tout  est  possible,  répondit  gravement  Monte- 
Cristo. 

En  prenant  congé  d" Albert,  il  rentra  chez  lui  et 
frappa  trois  fois  sur  son  timbre. 

Bertuccio  parut. 

—  M.  Bertuccio.  dit-il,  vous  saurez  que  je  reçois 
samedi  dans  ma  maison  d'Auteuil. 

Bertuccio  eut  un  léger  frisson. 

—Bien,  monsieur,  dit-il.— J'ai  besoin  devons,  con- 
tinua le  comte,  pour  que  tout  soit  préparé  convena- 
blement. Cette  maison  est  fort  belle,  ou  du  moins  peut 


—  82  — 
être  fort  belle.  —  II  faudrait  tout  changer  pour  en  ar- 
river là,  monsieur  le  comte,  car  les  teintures  ont 
vieilli. — Changez  donc  tout,  à  Tcxception  d'une  seule, 
celle  de  la  chambr>^  à  coucher  de  damas  rouge  ;  vous 
la  laisserez  même  absolument  telle  quelle  est. 

Bertuccio  s'inclina. 

—  Vous  ne  toucherez  pas  au  jardin  non  plus  ;  mais 
de  la  cour,  par  exemple,  faites-en  tout  ce  que  vous 
voudrez:  il  me  sera  même  agréable  qu"on  ne  la  puisse 
pas  reconnaître. — Je  ferai  tout  mon  possible  pour  que 
monsieur  le  comte  soit  content;  je  serais  plus  rassuré 
cependant  si  monsieur  le  comte  me  voulait  dire  ses 
intentions  pour  le  dîner.  —  En  vérité,  mon  cher  mon- 
sieur Bertuccio,  dit  le  comte,  depuis  que  vous  êtes  à 
Paris  je  vous  trouve  dépaysé,  tremblcur;  mais  vous 
ne  me  connaissez  donc  plus? — Mais  enfin,  son  Excel- 
lence pourrait  me  dire  qui  elle  reçoit  ?  —  Je  n'en  sais 
rien  encore,  et  vous  n'avez  pas  besoin  de  le  savoir  non 
plus.  Lucullus  dîne  chez  Lucullus,  voilà  tout. 

Bertuccio  s'inclina  et  sortit. 


VI.  —  Le  major  Cavaleanli. 

Ni  le  comte,  ni  Baptistin  n'avaient  menti  en  annon- 
çant à  Morcerf  cette  visite  du  major  lucquois,  qui 
servait  à  Monte-Cristo  de  prétexte  pour  refuser  le 
dîner  qui  lui  était  offert. 

Sept  heures  venaient  de  sonner,  et  M.  Bertuccio,  se- 
lon l'ordre  qu'il  en  avait  reçu,  était  parti  depuis  deux 
heures  pour  Auteuil ,  lorsqu'un  fiacre  s'arrêta  à  la 
porte  de  l'hôtel,  et  sembla  s'enfuir  tout  honteux  aussi- 
tôt qu'il  eut  déposé  près  de  la  grille  un  homme  de 
cinquante -deux  ans  environ  ,  vêtu  d'une  de  ces  redin- 


—  83  — 

gotes  vertes  à  brandebourgs  noirs  dont  l'espèce  est 
impérissable  ,  à  ce  qu'il  paraît .  en  Europe.  Un  large 
pantalon  de  drap  bleu,  une  boUe  encore  assez  propre, 
quoique  d"un  vernis  incertain  et  un  peu  trop  épaisse 
de  semelle,  des  gants  de  daim,  un  chapeau  se  rappro- 
chant pour  la  forme  d'un  chapeau  de  gendarme,  un 
col  noir,  bordé  d'un  liseré  blanc,  qui.  si  son  proprié- 
taire ne  l'eût  porté  de  sa  pl-ine  et  entière  volonté,  eût 
pu  passer  pour  un  carcan  ;  tel  était  le  costume  pitto- 
resque sous  lequel  se  présenta  le  personnage  qui  sonna 
à  la  grille,  en  demandant  si  ce  n'était  point  au  n"  30 
de  l'avenue  des  Champs-Elysées  que  demeurait  M  le 
comte  de  Monte-Cristo,  et  qui.  sur  la  réponse  affir- 
mative du  concierge,  entra  ,  ferma  la  porto  derrière 
lui  et  se  dirigea  vers  le  perron. 

La  tête  petite  et  anguleuse  de  cet  homme  .  ses  che- 
veux blanchissants,  sa  moustache  épaisse  et  grise  le 
firent  reconnaître  par  Baptistin,  qui  avait  l'exact  signa- 
lement du  visiteur  et  qui  l'attendait  au  bas  du  vesti- 
bule. Aussi  à  peine  eut-il  prononcé  son  nom  devant  le 
serviteur  intelligent,  que  Monte-Cristo  était  prévenu 
de  son  arrivée. 

On  introduisit  l'étranger  dans  le  salon  le  plus 
simple.  Le  comte  l'y  attendait  et  alla  au-devant  de  lui 
d'un  air  riant. 

— Ah  !  cher  monsieur,  dit-il.  soyez  le  bien-venu.  Je 
vous  attendais.  —  Vraiment  !  dit  le  Lucquois,  Votre 
Eicelleuce  m'attendait?  —  Oui,  j'avais  été  prévenu 
de  votre  arrivée  pour  aujourd'hui  à  sept  heures.— De 
mon  arrivée  ?  Ainsi  vous  étiez  prévenu  ?  —  Parfaite- 
ment. —  Ah  !  tant  mieux  !  Je  craignais,  je  l'avoue, 
que  Ton  eûtoublié  cette  petite  précaution.— Laquelle? 
—  De  vous  prévenir.  —  Oh  !  non  pas  !  —  Mais  vous 
êtes  sur  de  ne  pas  vous  tromper?  —  J'en  suis  sûr.  — 
C'est  bien  moi  que  Votre  Excellence  attendait  aujour 


—  84  — 
d'hui  à  sept  heures?  —  Cest  bien  vous.  D'ailleurs 
vérifions.  —  Oh  !  si  vous  m'attendiez,  dit  IcLucquois. 
ce  n'est  pas  la  peine.  —  Si  fait!  si  fait!  dit  IMontc- 
Cristo. 

Le  Lucquois  parut  lésrèrement  inquiet. 

—  Vojons,  dit  Monte-Cristo,  n"ètes-vous  pas  mon- 
sieur le  mnrquis  Bartolomeo  Civalcanti?  —  Barto- 
lomeo  Cavalcanti,  répéta  le  Lucquois  joyeux,  c'est  bien 
<".ela.  —  Eï-major  au  service  d'Autriche  ?  —  Élait-cc 
major  que  j'étais?  demanda  timidement  le  vieux  mili- 
taire. —  Oui.  dit  Mon!c-Cris!o.  c'était  major.  C'est  le 
nom  que  l'on  donn?  en  Franco  au  grade  que  vous 
occupiez  en  Italie.  —  Bon  .  dit  le  Lucquois  ,  je  ne  de- 
mande pas  .'uicux,  moi  ,  ^ous  comprenez...  —  D'ail- 
leurs, vous  ne  venez  pis  ici  de  votre  propre  mouve- 
ment, reprit  Jlontc-Cristo.  —Oh  !  bien  certainement. 
— Vous  m'êtes  adressé  par  quelqu'un.  —  Oui.  —  Par 
cet  excellent  abbé  Dusoni  '!  —  C'est  cela,  s'écria  le 
major  joyeux.  —  Et  vous  avez  une  lettre?  —  La  voilà. 
—  Eh  pardieu  !  vous  voyez  bien.  Donnez  donc. 

El  ?,îonîe-Cristo  prit  la  lettre  ,  qu'il  ouvrit  et  qu'il 
lut. 

Le  major  regardait  le  comte  avec  de  gros  yeux 
étonné.s  qui  se  {torîaient  curieusement  sur  chaque 
partie  de  l'appartement,  mais  qui  revenaient  invaria- 
blement à  son  propriétaire. 

—  C'est  bien  cela...  ce  cher  abbé.  «  le  major  Caval- 
canti, un  digne  patricien  de  Lucques  .  descendant  des 
Cavalcanti  de  Florence .  continua  ?fonte-Cristo  tout 
en  lisant,  jouissant  d'un?  fortune  d'un  demi-million 
de  revenu.  » 

-WoDtc-Cristo  leva  les  yeux  de  dessus  le  papier  et 
salua. 

—  D'un  demi-million,  dit  il  :  peste  !  mon  cher  mon- 
sieur Cavalcanti. —  Y  a-t-il  un  d3mi-million  ?  de  - 


—  85  — 
manda  le  Lucquois.  —  En  toutes  lettres  ;  et  cela  doit 
être.  l'abbé  Busoni  est  l'homme  qui  connaît  le  mieux 
toutes  les  grandes  fortunes  de  l'Europe.  —  Va  pour 
un  demi-million  .  dit  le  Lucquois  .  mais ,  ma  parole 
d'honneur  !  je  ne  croyais  pas  que  cela  montât  si  haut. 
—  Parce  que  vous  avez  un  intendant  qui  vous  vole  ; 
que  voulez-vous,  cher  monsieur  Cavalcanti,  il  faut  bien 
passer  par  là!  — Vous  venez  de  m'éclairer,  dit  grave- 
ment le  Lucquois.  je  mettrai  le  drôle  à  la  porte. 
Monte-Cristo  continua  : 

—  »  Et  auquel  il  ne  manquait  qu'une  chose  pour 
être  heureux.  »  —  Oh  !  mon  Dieu,  oui  !  une  seule,  dit 
le  Lucquois  avec  un  soupir.  —  «  De  retrouver  un  fils 
adoré.  »  —  Un  fils  adoré  !  —  »  Enlevé  dans  sa  jeu- 
nesse, soit  par  un  ennemi  de  sa  noble  famille,  soit 
par  des  Bohémiens.  »  —  A  l'âge  de  cinq  ans  ,  mon- 
sieur! dit  le  Lucquois  avec  un  profond  soupir  et  en 
levant  les  yeux  au  ciel.  —  Pauvre  père  ,  dit  Monte- 
Cristo. 

Le  comte  continua  : 

—  "  Je  lui  rends  l'espoir,  je  lui  rends  la  vie  ,  mon- 
sieur le  comte,  en  lui  annonçant  que  ce  fils,  que  depuis 
quinze  ans  il  cherche  vainement  ,  vous  pouvez  le  lui 
faire  retrouver.  » 

Le  Lucquois  regarda  Monte-Cristo  avec  une  indéfi- 
nissable expression  d'inquiétude. — Je  le  puis,  répon- 
dit Monte-Cristo. 

Le  major  se  redressa. 

—  Ah  !  ah  !  dit-il,  la  lettre  était  donc  vraie  jusqu'au 
bout  ?  —  En  aviez-vous  douté  ,  cher  monsieur  Barto- 
lomeo  ?  —  Non  pas ,  jamais  !  Comment  donc  !  un 
homme  grave,  un  homme  revêtu  d'un  caractère  reli- 
gieux comme  l'abbé  Busoni  ,  ne  se  serait  pas  permis 
une  plaisanterie  pareille  ;  mais  vous  n'avez  pas  tout 
lu,  Excellence.  —  Ah  !  c'est  vrai,  dit  Monte-Cristo,  il 


—  86  — 
y  a  un  post-seriptum.  —  Oui ,  répéta  le  Lucquois,.. 
oui...  il...  y...  a...  un...  post-scriptiim.  —  «  Pour  ne 
point  causer  au  major  Cavalcar.ti  l'embarras  de  dé- 
placer des  fonds  de  chez  son  banquier,  je  lui  envoie 
une  traite  de  deux  mille  francs  pour  ses  frais  de 
voyage  et  le  crédit  sur  vous  de  la  somme  de  quarante- 
huit  mille  francs  que  vous  restez  me  redevoir.  » 

Le  major  suivait  des  yeux  ce  post-scriplum  avec 
une  visible  anxiété. 

—  Bon  !  se  contenta  de  dire  le  comte.  —  Il  a  dit 
bon,  murmura  le  Lucquois.  —Ainsi...  monsieur, 
reprit-il.  —  Ainsi?  demanda  Slonte-Cristo.  — Ainsi, 
ie  post-scriptum...  —  Eh  bien  !  le  post-scriptum...  — 
Est  accueilli  par  vous  aussi  favorablement  que  le  reste 
de  la  lettre  ?  —  Certainement.  Nous  sommes  en  compte 
l'abbé  Busoni  et  moi  :  je  ne  sais  pas  si  c'est  quarante- 
huit  mille  livres  précisément  que  je  reste  lui  redevoir, 
mais  nous  n'en  sommes  pas  entre  nous  à  quelques  bil- 
lets de  banque.  Ah  ça,  vous  attachiez  donc  une  grande 
importance  à  ce  post-scriptum^  cher  monsieur  Caval- 
canti?  —  Je  vous  avouerai,  répondit  le  Lucquois,  que, 
plein  de  confiance  dans  la  signature  de  l'abbé  Busoni, 
je  ne  m'étais  pas  muni  d'autres  fonds;  de  sorte  que 
si  celte  ressource  m'eût  manqué  .  je  me  serais  trouvé 
fort  embarrassé  à  Paris.  —  Est-ce  qu'un  homme 
comme  vous  est  embarrassé  quelque  part  ?  dit  Monte- 
Cristo  :  allons  donc!  —  Dame!  ne  connaissant  per- 
sonne, fit  le  Lucquois.  —  Mais,  on  vous  connaît,  vous, 
—  Oui,  l'on  me  connaît,  de  sorte  que...  —  Achevez, 
cher  monsieur  Cavalcanti  !  —  De  sorte  que  vous  me 
remettrez  ces  quarante-huit  mille  livres  ?  —  A  votre 
première  réquisition. 

Le  major  roulait  de  gros  yeux  ébahis. 

—  Mais  asseyez-vous  donc  ,  dit  Monte-Cristo  ;  en 
vérité,  je  ne  sais  ce  que  je  fais,..  Ja  vous  tieus  debout 


—  S7  — 
depuis  un  quart  d'heure.  —  Ne  faites  pas  attention. 
Le  raajor  tira  un  fauteuil  et  s'assit, 

—  Maintenant,  dit  le  comte,  voulez-vous  prendre 
quelque  chose  :  un  verre  de  xérès,  de  porto,  d'ali- 
cante  !  —  D'alicante.  puisque  vous  le  voulez  bien  ; 
c'est  mon  vin  de  prédilection.  —  J'en  ai  d'excellent. 
Avec  un  biscuit,  n'est-ce  pas?  —  Avec  un  biscuit, 
puisque  vous  m'y  forcez. 

Monte-Cristo  sonna;  Baplistin  parut. 
Le  comte  s'avança  vers  lui  : 

—  Eh  bien?...  demanda-t-il  tout  bas.  —  Le  jeune 
homme  est  là,  répondit  le  valet  de  chambre  sur  le 
même  ton.  —  Bien;  où  l'avez-vous  fait  entrer?  — 
Dans  le  salon  bleu,  comme  l'avait  ordonné  Son  Ex- 
cellence. —  A  merveille.  Apportez  du  vin  d'Alicante 
et  des  biscuits. 

Baptistin  sortit. 

—  En  vérité,  dit  le  Lucquois,  je  vous  donne  une 
peine  qui  me  remplit  de  confusion.  —  Allons  donc  ! 
dit  Monte-Cristo. 

Baptistin  rentra  avec  les  verres,  le  vin  et  les 
biscuits. 

Le  comte  emplit  un  verre  et  versa  dans  le  second 
quelques  gouttes  seulement  du  rubis  liquide  que  con- 
tenait la  bouteille  toute  couverte  de  toiles  d'araignée 
et  de  tous  les  autres  signes  qui  indiquent  la  vieillesse 
du  vin.  bien  plus  sûrement  que  ne  le  font  les  rides 
pour  l'homme. 

Le  major  ne  se  trompa  point  au  partage,  il  prit  le 
verre  plein  et  un  biscuit. 

Le  comte  ordonna  à  Baptistin  de  poser  le  plateau  à 
la  portée  de  la  main  de  son  hôte,  qui  commença  par 
goûter  lalicantc  du  bout  des  lèvres,  fit  une  grimace 
de  satisfaction,  et  introduisit  délicatement  le  biscuit 
dans  le  verre. 


—  Ainsi,  monsieur,  dit  Monte-Cristo,  vous  habi- 
tiez Lucques.  vous  étiez  riche,  vous  êtes  noble,  vous 
jouissiez  de  la  considération  générale,  vous  aviez  tout 
ce  qui  peut  rendre  un  homme  heureux  ?  —  Tout,  Ex- 
cellence, dit  le  major  en  engloutissant  son  biscuit, 
tout  absolument.  —  Et  il  ne  manquait  qu'une  chose 
à  votre  bonheur? —  Qu'une  seule,  dit  le  Lucquois. 

—  C'était  de  rcirouver  votre  enfant? —  Ah!  Gt  le 
major  en  prenant  un  second  biscuit  ;  mais  aussi  cela 
me  manquait  bien. 

Le  digne  Lucquois  leva  les  yeux  au  ciel  et  tenta  un 
eflort  pour  soupirer. 

—  Maintenant  voyons,  cher  monsieur  Cavalcanti, 
dit  Monte-Cristo,  qu'était-ce  que  ce  fils  tant  regretté? 
car  on  m'avait  dit  à  moi  que  vous  étiez  resté  céliba- 
taire.—On  le  croyait,  monsieur,  dit  le  major,  et  moi- 
même...  —  Oui.  reprit  Monte-Cristo,  et  vous-même 
aviez  accrédité  ce  bruit.  Un  péché  de  jeunesse  que 
vous  vouliez  cacher  à  tous  les  yeux. 

Le  Lucquois  se  redressa,  prit  son  air  le  plus  calme 
et  le  plus  digne,  en  même  temps  qu'il  baissait  mo- 
destement les  yeux,  soit  pour  assurer  sa  contenance, 
soit  pour  aider  à  son  imagination,  tout  en  regardant 
en  dessous  le  comte,  dont  le  sourire  stéréotypé  sur 
les  lèvres  annonçait  toujours  la  même  bienveillante 
curiosité. 

—  Oui,  monsieur,  dit-il,  je  voulais  cacher  cette 
faute  à  tous  les  yeux.  —  Pas  pour  vous,  dit  Monte- 
Cristo,  car  un  homme  est  au-dessus  de  ces  choses-là. 

—  Oh  !  non,  pas  pour  moi  certainement,  dit  le  major 
avec  un  sourire  et  en  hochant  la  tête.  —  Mais  poursa 
mère,  dit  le  comte.  —  Pour  sa  mère  !  s'écria  le  Luc- 
quois en  prenant  un  troisième  biscuit  :  pour  sa  pau- 
vre mère  !  —  Buvez  donc,  cher  monsieur  Cavalcanti, 
dit  Monte-Cristo  en  versant  au  Lucquois  un  second 


—  89  — 
verre  d'alicante;  l'éniolion  vous  étouffe.  —  Pour  sa 
pauvre  mère  !  murmura  le  Lucquois  en  essayant  si  la 
puissance  de  la  volonté  ne  pourrait  pas,  en  agissant 
sur  la  glande  lacrymale,  mouiller  le  coin  de  son  œil 
d'une  fausse  larme.  —  Qui  appartenait  à  Tune  des 
premières  familles  de  lllaiie.  je  crois  ?  —  Patricienne 
de  Fiesole,  monsieur  le  comte,  patricienne  de  Fiesole! 

—  Et  se  nommant?  —  Vous  désirez  savoir  son  nom? 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  dit  Monte-Cristo,  c'est  inutile  que 
vous  me  le  disiez,  je  le  connais.  —  Monsieur  le  comte 
sait  tout,  dit  le  Lucquois  en  s'inclinant.  —  Oliva  Cor- 
sinari,  n"cst-ce  pas?  —  Oliva  Corsinari  !  —  Mar- 
quise ?— Marquise  !— Et  vous  avez  fini  par  l'épouser 
cependant,  malgré  les  oppositions  de  famille.  —  Mon 
Dieu  !  oui.  j'ai  fini  par  là.  —Et,  reprit  Monte-Cristo, 
vous  apportez  vos  papiers  bien  en  règle?  —  Quels  pa- 
piers ?  demanda  le  Lucquois.  —  Mais  votre  acte  de 
mariage  avec  Oliva  Corsinari,  et  l'acte  de  naissance  de 
l'enfant.  —  L'acte  de  naissance  de  l'enfant  ?  —  L'acte 
de  naissance  d'Andréa  Cavalcanti,  de  voire  fils  ;  ne 
s*appelle-t-il  pas  Andréa?  —  Je  crois  que  oui,  dit  le 
Lucquois.  —  Comment  !  vous  le  croyez?  —  Dame!  je 
n'ose  pas  afiSrmer,  il  y  a  si  longtemps  qu'il  est  perdu. 

—  C'est  juste,  dit  Monte-Cristo.  Enfin  vous  avez  tous 
ces  papiers?  —  Monsieur  le  comte,  c'est  avec  regret 
que  je  vous  annonce  que.  n'étant  pas  prévenu  de  me 
munir  de  ces  pièces,  j'ai  négligé  de  les  prendre  avec 
moi.  —  Âb  !  diable  !  fit  Monte-Cristo.  —  Étaient-elles 
donc  tout  à  fait  nécessaires  ?  —  Indispensables. 

Le  Lucquois  se  gratta  le  front. 

—  Ah  !  per  Bacco  !  dit-il,  indispensables  !  —  Sans 
doute;  si  l'on  allait  élever  ici  quelque  doute  sur  la 
validité  de  votre  mariage,  sur  la  légitimité  de  votre 
enfant!  — C'est  juste,  dit  le  Lucquois,  on  pourrait 
élever  des  doutes.  —  Ce  serait  fâcheux  pour  ce  jeune 


—  90  — 

homme.  •—  Ce  serait  fatal.  —  Cela  pourrait  lui  faire 
manquer  quelque  magnifique  mariage.  —  O  peccaio  ! 

—  En  France,  vous  comprenez,  on  est  sévère  ;  il  ne 
suffît  pas,  comme  en  llalie,  d'aller  trouver  un  prêtre 
et  de  lui  dire  :  Nous  nous  aimons,  unissez-nous.  11  y 
a  mariage  civil  en  France,  et  pour  se  marier  civile- 
ment, il  faut  des  pièces  qui  constatent  lidentité.  — 
Voilà  le  malheur,  ces  papiers  je  ne  ies  ai  pas.  —  Heu- 
reusement que  je  les  ai,  moi,  dit  Monte-Cristo.  — 
Vous  ?  —  Oui.  —  Vous  les  avez  ?  —  Je  les  ai.  —  Ah  ! 
par  exemple,  dit  le  Lucquois,  qui,  voyant  le  but  de 
son  voyage  manqué  par  l'absence  de  ses  papiers,  crai- 
gnait que  cet  oubli  n'amenât  quelque  difficulté  au 
sujet  des  quarante-huit  mille  livres;  ah!  parexemplf, 
voilà  un  bonheur.  Oui,  reprit-il,  voilà  un  bonheur, 
car  je  n'y  eusse  pas  songé,  moi.  —  Pardieu  !  je  crois 
bien,  on  ne  songe  pas  à  tout.  Mais  heureusement 
l'abbé  Busoni  y  a  songé  pour  vous.  —  Voyez-vous  ce 
cher  abbé  ?  —  C'est  un  homme  de  précaution.—  C'est 
un  homme  admirable,  dit  le  Lucquois,  et  il  vous  les 
a  envoyés  ?  —  Les  voici. 

Le  Lucquois  joignit  les  mains  en  signe  d'admira- 
tion. 

—  Vous  avez  épousé  Oliva  Corsinari  dans  l'église  de 
Sainte-Paule  de  Monle-Cattini  ;  voici  le  certificat  du 
prêtre.  —  Oui,  ma  foi  !  !e  voilà,  dit  le  major  en  le  re- 
gardant avec  étonnement.  —  Et  voici  l'acte  de  bap- 
tême d'Andréa  Cavalcanti.  délivré  par  le  curé  de  Sara- 
vezza.  —  Tout  est  en  règle ,  dit  Je  major.  —  Alors 
prenez  ces  papiers,  dont  je  n'ai  que  faire,  vous  les 
donnerez  à  votre  fils,  qui  les  gardera  soigneusement. 

—  Je  le  crois  bien  !...  S'il  les  perdait...  —  Eh  bien  ! 
s'il  les  perdait?  demanda  Monte-Cristo.  —  Eh  bien  ! 
reprit  le  Lucquois,  on  serait  obligé  d'écrire  là-bas,  et 
ce  serait  fort  long  de  s'en  procurer  d'autres.  —  En 


—  91  — 

effet,  ce  serait  difficile,  dit  Monte-Cristo.  —  Presque 
impossible,  répondit  le  Lucquois.  —  Je  suis  bien  aise 
que  vous  compreniez  la  valeur  de  ces  papiers. — C'est- 
à-dire  que  jo  les  resrarde  comme  impayables. — Main- 
tenant, dit  Monte-Cristo  ,  quant  à  Ja  mère  du  jeune 
homme... — Quant  à  la  mère  du  jeune  homme...  répéta 
le  major  avec  inquiétude.  —  Quant  à  la  marquise  Cor- 
sinari...  —  Mon  Dieu!  dit  le  Lucquois,  sous  les  pas 
duquel  les  difiicultcs  semblaient  naître,  est-ce  qu'on 
aurait  besoin  d'elle  ?  —  Non.  monsieur,  reprit  Monte- 
Cristo  :  d'ailleurs,  n'a-t-elle  point...  —  Si  fait,  si  fait, 
dit  le  major,  elle  a...  —  Payé  son  tribut  à  la  nature... 

—  Hélas  !  oui,  dit  vivement  le  Lucquois.  —  J'ai  su 
celas  reprit  Monte-Cristo;  elle  est  morte  il  y  a  dix  ans. 

—  Et  je  pleure  encore  sa  niort,  monsieur,  dit  ie  major, 
en  tirant  de  sa  poche  un  mouchoir  à  carreaux  et  en 
s'essuyant  alternativement  d'abord  l'œil  gauche  et  en- 
suite l'œil  droit.  —  Que  voulez-vous,  dit  Monte-Cristo, 
nous  sommes  tous  mortels.  Maintenant  vous  compre- 
nez ,  cher  monsieur  Cavakanti ,  vous  comprenez  qu'il 
est  inutile  qu'on  sache  eu  France  que  vous  êtes  séparé 
de  votre  Ois  depuis  quinze  ans.  Toutes  ces  histoires 
de  Bohémiens  qui  enlèvent  les  enfants  n'ont  pas  de 
vogue  chez  nous.  Vous  l'avez  envoyé  faire  sou  éduca- 
tion dans  un  collège  de  province,  et  vous  \oulez  qu'il 
achève  cette  éducation  dans  le  monde  parisien.  Voilà 
pourquoi  vous'avez  quitté  Yia-Reggio  .  que  vous  ha- 
bitez depuis  la  mort  de  votre  femme.  Cela  suffira.  — 
Vous  croyez?  —  Certainement.  —  Très  bien  ,  alors. 

—  Si  l'on  apprenait  quelque  chose  de  cette  séparation... 

—  Ah  !  oui.  Que  dirais-je  ?  —  Qu'un  précepteur  infi- 
dèle, vendu  aux  ennemis  de  votre  famille...  —  Aux 
Corsinari  ?  —  Certainement...  avait  enlevé  cet  enfant 
pour  que  votre  nom  s'éteignit.  — C'est  juste  puisqu'il 
est  fils  uDique.  —  Eh  bieu  !  maiBienaut  que  tout  est 


~  92  — 

arrêté,  que  vos  souvenirs  remis  à  neuf  ne  vous  trabi- 
ront  pas  ,  vous  avez  deviné  sans  doute  que  je  vous  ai 
ménagé  une  surprise  ?  —  Agréable  ?  demanda  le  Luc- 
quois.  —  Ab  !  dit  Monte-Cristo,  je  vois  bien  qu'on  ne 
trompe  pas  plus  îœil  que  le  cœur  d'un  père.  —  Hum! 
fit  le  major.  —  On  vous  a  fait  quelque  révélation  in- 
discrète, ou  plutôt  vous  avez  deviné  qu'il  était  là.  — 
Qui,  là  ?  —  Votre  enfant,  votre  fils,  votre  Andréa.  — 
Je  l'ai  deviné,  répondit  le  Lucquois  avec  le  plus  grand 
Oegme  du  monde:  ainsi  il  est  ici?  —  Ici  même,  dit 
Monte-Cristo  ;  en  entrant  tout  à  l'heure  ,  le  valet  de 
chambre  m'a  prévenu  de  son  arrivée.  —  Ah  !  fort 
bien  !  ah  !  fort  bien  !  dit  le  major  en  resserrant  à 
chaque  exclamation  les  brandebourgs  de  sa  polonaise. 
—  Mon  cher  monsieur,  dit  Monte-Cristo,  je  comprends 
toute  votre  émotion  ,  il  faut  vous  donner  le  temps  de 
vous  remettre  ;  je  veux  aussi  préparer  le  jcupe  homme 
à  cette  entrevue  tant  désirée,  car  je  présume  qu'il  n'est 
jîas  moins  impatient  que  vous.  —  Je  le  crois,  dit  Ca- 
valcanti  — Eh  bien!  dans  un  petit  quart  d'heure, 
nous  sommes  à  vous.  —  Vous  me  l'amenez  donc  ? 
vous  poussez  donc  la  bonté  j:;squ'à  me  le  présenter 
vous-même  ?  —  iS'on,  je  ne  veux  point  me  placer  entre 
un  père  et  son  Ois,  vousserezseuls,  monsieur  le  major; 
mais  soyez  tranquille,  au  cas  même  où  la  voix  du  sang 
resterait  muette ,  il  n'y  aurait  pas  à  vous  tromper  :  il 
«ntrera  par  cette  porte.  C'est  un  beau  jeune  homme 
blond,  un  peu  trop  blond  peut-être,  de  manières  toutes 
prévenantes;  vous  verrez.  —  A  propos  ,  dit  le  major, 
vous  savez  que  je  n'ai  emporté  avec  moi  que  les  deux 
mille  francs  que  ce  bon  abbé  Busoni  m'avait  fait  pas- 
ser. Là-dessus  j'ai  fait  le  voyage,  et...  —  Et  vous  avez 
besoin  d'argent...  c'est  trop  juste  ,  cher  monsieur  Ca- 
valcanti.  Tenez,  voici  pour  faire  un  compte  ,  huit  bil- 
lets de  mille  francs. 


—  93  - 

Les  yeux  du  major  brillèrent  comme  des  escar- 
boucles.   * 

—  C'est  quarante  mille  francs  que  je  vous  redois,  dit 
Monte-Cristo.  —  Votre  Excellence  veut- elle  un  reçu? 
dit  le  major  en  glissant  les  billets  dans  la  poche  inK'- 
rieure  de  sa  polonaise.  —  A  quoi  bon?  dit  le  comte. 

—  Mais  pour  vous  décharger  vis-à-vis  de  Tabbé  Bu- 
.soni!  —  Eh  bien  !  vous  me  donnerez  un  reçu  gî-néral 
en  touchant  les  quarante  derniers  mille  francs.  Entre 
honnêtes  gens  de  pareilles  précautions  sont  inutiles. 

—  Ah!  oui,  c"est  vrai,  dit  le  major,  entre  honnêtes 
gens.  —  Maintenant,  un  dernier  mot,  marquis.  — 
Dites.  —  Vous  permettez  une  petite  recommandation, 
n'est-ce  pas  ?  —  Comment  donc  !  Je  la  demande.  —  Il 
n'y  aurait  pas  de  mal  que  vous  quittassiez  cette  polo- 
naise. —  Vraiment?  dit  le  major,  en  regardant  le  vê- 
tement avec  une  certaine  complaisance.  —  Oui.  cela 
se  porte  encore  à  Via-Reggio,  mais  à  Paris  il  y  a  long- 
temps déjà  que  ce  costume,  quelque  élégant  qu'il  soif, 
a  passé  de  mode.  —  C'est  fâcheux,  dit  le  Lucquois. — 
Oh  !  si  vous  y  tenez,  vous  le  reprendrez  en  vous  en 
allant.  —  Mais  que  mettrai-je  ?  —  Ce  que  vous  trou- 
verez dans  vos  malles.  —  Comment,  dans  mes  malles? 
Je  n'ai  qu'un  porte-manteau.  —  Avec  vous  sans  doute. 
A  quoi  bon  s'embarrasser?  D'ailleurs,  un  vieux  solda  t 
aime  à  marcher  en  leste  équipage.  —  Voilà  justement 
pourquoi...  —  Mais  vous  êtes  homme  de  précaution, 
et  vous  avez  envoyé  vos  m=)lles  en  avant.  Elles  sont 
arrivées  hier  à  Ihôtel  des  Princes,  rue  Richelieu.  C'est 
là  que  vous  avez  retenu  votre  logement.  — Alors  dans 
ces  malles?  —  Je  présume  que  aous  avez  eu  la  pré- 
caution de  faire  enfermer  par  votre  valet  de  chambre 
tout  ce  qu'il  vous  faut  :  habits  de  ville,  habits  d'uni- 
forme. Dans  ks  grandes  circonstances,  vous  mettrez 
l'habit  d'uniforme ,  cela  fait  bien,  N'oubliez  pas  vos 

V.  7 


-^  94  — 

croix.  On  s'en  moque  encore  en  France ,  mais  on  en 
porte  toujours. —  Très-bien!  très-bien!  très-bien! 
dit  le  major,  qui  marchait  d"èblouissemen(s  en 
éblouissements.  —  Et  maintenant,  dit  Monte-Cristo, 
que  votre  cœur  est  affermi  contre  les  sensations  trop 
vives,  préparez-vous,  cher  monsieur  Cavalcanli,  à  re- 
voir votre  fils  Andréa. 

Et  faisant  un  charmant  salut  au  Lucquois   ravi  en 
extase,  Monte-Cristo  disparut  derrière  la'tapisserie. 


VII.  —  Audrea  Cavalcanli. 

Le  comte  Monte-Cristo  entra  dans  le  salon  voisin, 
que  Baptistin  avait  désigné  sous  le  nom  de  salon  bleu, 
et  où  venait  de  le  précéder  un  jeune  homme  de  tour- 
nure dégagée,  assez  élégamment  vêtu,  et  qu"un  cabrio- 
let de  place  avait,  uue  demi- heure  auparavant ,  jeté  à 
la  porte  de  Thôttl. 

Baptistin  n'avait  pas  eu  de  peine  à  le  reconnaître  ; 
c'était  bien  ce  grand  jeune  homme  aux  courts  cheveux 
blonds,  à  la  barbe  rousse,  aux  yeux  noirs  ,  pont  le 
teint  vermeil  et  la  peau  éblouissante  de  blancheur  lui 
avaient  été  signalés  par  son  maître. 

Quand  le  comte  entra  dans  le  salon,  le  jeune  homme 
était  négligemment  étendu  sur  un  sofa,  fouettant  avec 
distraction  sa  botte  d'un  petit  jonc  à  pomme  d'or. 

En  apercevant  Monte-Cristo  ,  il  se  leva  vivement^ 

—  Monsieur  est  le  comte  de  Monte-Cristo  ?  dit-il. 
—  Oui.  monsieur,  répondit  celui-ci,  et  j'ai  l'honneur 
de  parler,  je  crois,  à  monsieur  le  vicomte  Andréa  Ca- 
valcanti?  —  Le  vicomte  Andréa  Cavalcanti,  répéta  le 
jeune  homme  en  accompagnant  ces  mots  d'un  salut 
plein  de  désinvolture.  —  Yous  devez  avoir  une  lettre 


—  95  ^ 

qui  vous  accrédite  près  de  moi  ?  dit  Monte-Cristo.  — 
Je  ne  vous  en  parlais  pas  à  cause  de  la  signature  .  qui 
m'a  paru  étrange.  —  Simbad  le  Marin .  n'est-ce  pas  ! 

—  Justement.  Or,  comme  je  n"ai  jamais  connu  d'autre 
Simbad  le  Marin  que  celui  des  Mille  et  une  yuits... 

—  Eh  bien  !  c'est  un  de  ses  descendants .  un  de  mes 
amis  fort  riche,  un  Anglais  plus  qu'original,  presque 
fou,  dont  le  véritable  nom  est  lord  '^^'ilmo^e.  —  Ah  ! 
voilà  qui  m'explique  tout ,  dit  Andréa.  Alors  cela  va 
à  merveille.  C'est  ce  même  Anglais  que  j'ai  connu... 
à...  oui.  très-bien  !...  Monsieur  le  comte,  je  suis  votre 
ser\-iteur.  —  Si  ce  que  vous  me  faites  l'honneur  de  me 
dire  est  vrai,  répliqua  en  souriant  le  comte,  j'espère 
que  vous  serez  assez  bon  pour  me  donner  quelques 
détails  sur  vous  et  votre  famille.  —  Yolontiers,  mon- 
sieur le  comte  ,  répondit  le  jenne  homme  avec  une 
volubilité  qui  prouvait  la  solidité  de  sa  mémoire.  Je 
suis  ,  comme  vous  l'avez  dit.  le  vicomte  Andréa  Ca- 
valcanti,  fils  du  major  BartolomeoCavalcanti,  descen- 
dant des  Cavalcanti  inscrits  au  livre  d'or  de  Florence. 
Notre  famille,  quoique  très-riche  encore,  puisque  mon 
père  possède  un  demi-million  de  rente,  a  éprouvé 
bien  des  malheurs,  et  moi-même,  monsieur  ,  j'ai  été 
à  l'âge  de  cinq  on  six  ans  enlevé  par  un  gouverneur 
infidèle  .  de  sorte  que  depuis  quinze  ans  je  n'ai  point 
revu  l'auteur  de  mes  jours.  Depuis  que  jai  l'âge  de 
raison,  depuis  que  je  suis  libre  et  maître  de  moi,  je 
li  cherche,  mais  inutilement.  Enfin  cette  lettre  de 
votre  ami  Simbad  m'annonce  qu'il  est  à  Paris ,  et 
m'autorise  à  m'adresser  à  vous  pour  en  obtenir  des 
nouvelles.  —  En  vérité  ,  monsieur  .  tout  ce  que  vous 
me  racontez  là  est  fort  inlércss'int,  dit  le  comte,  re- 
gardant avec  une  sombre  satisfaction  cette  mine  dé- 
gagée ,  empreinte  dune  beauté  pareille  à  celle  du 
mauvais  ange,  et  vous  avez  fort  bien  fait  de  vous  con- 


—  96  — 

former  en  toutes  choses  à  l'invitation  de  mon  ami 
Simbad,  car  votre  père  est  en  effet  ici  et  vous  cherche. 
Le  comte ,  depuis  son  entrée  au  salon ,  n'avait  pas 
perdu  de  vue  le  jeune  homme  ;  il  avait  admiré  l'assu- 
rance de  son  regard  et  la  sûreté  de  sa  voix;  mais  à 
ces  mots  si  naturels  :  Votre  père  est  en  effet  ici  et  vous 
rherc/iej  le  jeune  Andréa  fit  un  bond  et  s'écria  : 

—  Mon  père  !  mon  père  ici  !  —  Sans  doute,  répon- 
dit Monte-Cristo ,  votre  père ,  le  major  Bartolomeo 
Cavalcanti. 

L'impressionjde  terreur  répandue  sur  les  traits  du 
jeune  homme  s'effaça  presque  aussitôt. 

—  Ah  !  oui,  c'est  vrai,  dit-il,  le  major  Bartolomeo 
Cavalcanti.  Et  vous  dites,  monsieur  le  comte,  qu'il  est 
ici  ce  cher  père  ?  —  Oui,  monsieur.  J'ajouterai  même 
que  je  le  quitte  à  l'instant  ;  que  l'histoire  qu'il  m'a 
contée  de  ce  fiils  chéri,  perdu  autrefois  ,  m'a  fort  tou- 
ché ;  en  vérité  ,  ses  douleurs  ,  ses  craintes  ,  ses  espé- 
rances à  ce  sujet  composeraient  un  poème  attendris- 
sant. Enfin  il  reçut  un  jour  des  nouvelles  qui  lui 
annonçaient  que  les  ravisseurs  de  son  fils  offraient 
de  le  rendre,  ou  d'indiquer  où  il  était,  moyennanlun 
somme  assez  forte. 

Mais  rien  ne  retint  ce  bon  père  ;  cette  somme  fut 
envoyée  à  la  frontière  du  Piémont,  avecun passe-port 
tout  visé  pour  Tllalie.  Vous  étiez  dans  le  midi  de  la 
France,  je  crois? 

—  Oui ,  monsieur ,  répondit  Andréa  d'un  air  asseï 
embarrassé  ;  oui,  j'étais  dans  le  midi  de  la  France.  — 
Une  voiture  devait  vous  attendre  à  Nice  ?  —  C'est  bien 
cela,  monsieur  ;  elle  m'a  conduit  de  Nice  à  Gènes,  de 
Gênes  à  Turin  ,  de  Turin  à  Chambéry  .  de  Cliambéry 
à  Pont-dc-Beauvoisin  ,  et  de  Pont-de-Bcauvoisin  à 
Paris.  —  A  merveille  !  Il  espérait  toujours  vous  ren- 
iConlrer  en  chemin ,  car  c  était  la  route  qu'il  suivait 


—  97  — 
lui-même;  voilà  pourquoi  votre  itinéraire  avait  été 
tracé  ainsi.  —  Mais,  dit  Andréa.  s"il  m'eût  rencontré, 
ce  cher  père  .  je  doute  quil  m'eût  reconnu  ;  je  suis 
quelque  peu  changé  depuis  que  je  l'ai  perdu  de  vue. 

—  Oh  !  la  voix  du  sang,  dit  Monte-Cristo.  —  Ah  !  oui. 
c'est  vrai ,  reprit  le  jeune  homme,  je  n'y  songeais  pas 
à  la  voiï  du  sang  !  —  Maintenant,  reprit  Monte-Cristo, 
une  seule  chose  inquiète  le  marquis  Cavalcanti.  c'est 
ce  que  vous  avez  fait  pendant  que  vous  avez  été  éloi- 
gné de  lui  :  c'est  de  quelle  façon  vous  avez  et;'  traité 
par  vos  persécuteurs  ;  c'est  si  Ton  a  conservé  pour 
votre  naissance  tous  les  égards  qui  lui  étaient  dus  ; 
c'est  enfln  s"il  ne  vous  est  pas  resté  de  cette  souffrance 
morale  à  laquelle  vous  avez  été  exposé,  souffrance  pire 
cent  fois  que  la  souffrance  physique,  quelque  affai- 
blissement des  facultés  dont  la  nature  vous  a  si  lar- 
gement doué  ,  et  si  vous  croyez  vous-même  pouvoir 
reprendre  et  soutenir  dignement  dans  le  monde  le 
rang  qui  vous  appartient.  —  Monsieur,  balbutia  le 
jeunehommeétourdi.j'espère  qu'aucun  faux  rapport... 

—  Moi  !  Jai  entendu  parler  de  vous  pour  la  première 
fois  par  mon  ami  Wilmore  ,  le  philanthrope.  J'ai  su 
qu'il  vous  avait  trouvé  dans  une  position  fâcheuse, 
j'ignore  laquelle,  et  ne  lui  ai  fait  aucune  question  :  je 
ne  suis  pas  curieux.  Vos  malheurs  l'ont  intéressé, 
donc  vous  étiez  intéressant.  Il  ma  dit  qu'il  voulait 
vous  rendre  dans  le  monde  la  position  que  vous  a\iez 
perdue,  quil  chercherait  votre  père  ,  quil  le  trouve- 
rait :  il  l'a  cherché  ,  il  la  trouvé  ,  à  ce  qu'il  partit, 
puisqu'il  est  là;  enfin  il  m'a  prévenu  hier  de  votre 
arrivée ,  en  me  donnant  encore  quelques  autres  in- 
structions relatives  à  votre  fortune  ;  voilà  tout  Je  sais 
que  c'est  un  original .  mon  ami  Vrilmorc,  mais  en 
même  temps,  comme  c'est  un  homme  sûr.  riche  comme 
une  mine  d'or,  et  qui,  par  conséquent,  peut  se  passer 


—  98  — 

ses  originalités  sans  qu'elles  le  ruinent ,  j'ai  promis 
de  suivre  ses  instructions.  Maintenant;  monsieur, 
ne  vous  blessez  pas  de  ma  question  :  comme  je  serai 
obligé  de  aous  patronner  quelque  peu,  je  désirerais 
savoir  si  les  malheurs  qui  vous  sont  arrivés,  malheurs 
indépendants  de  votre  volonté  .  et  qui  ne  diminuent 
en  aucune  façon  la  considération  que  je  vous  porte,  ne 
vous  ont  pas  rendu  quelque  peu  étranger  à  ce  monde 
dans  lequel  votre  fortune  et  votre  nom  vous  appelaient 
à  fiire  si  bonne  figure.  —  Monsieur,  répondit  le  jeune 
homme  reprenant  son  aplomb  au  fur  et  à  mesure  que 
le  comte  parlait .  rassurez-vous  sur  ce  point  :  les  ra- 
visseurs qui  m'ont  éloigné  de  mon  père,  et  qui.  sans 
doute,  avaient  pour  but  de  me  vendre  plus  tard  à  lui 
comme  ils  Tont  fait,  ont  calculé  que.  pour  tirer  un 
bon  parti  de  moi.  il  fallait  me  laisser  toute  ma  valeur 
personnelle,  et  même  l'augmenter  encore,  s'il  était 
possible;  j'ai  donc  reçu  une  assez  bonne  éducation,  et 
j'ai  été  traité  par  les  larrons  d'enfants  à  peu  près 
comme  l'étaient  dans  l'Asie  Mineure  les  esclaves  dont 
leurs  maîtres  faisaient  des  grammairiens,  des  méde- 
cins et  des  philosophes,  pour  les  vendre  plus  cher  au 
marché  de  Rome. 

Monte-Cristo  sourit  avec  satisfaction  ;  il  n'avait  pas 
tant  espéré,  à  ce  qu'il  paraît,  de  M.  Andréa  Caval- 
canti. 

—  D'ailleurs,  reprit  le  jeune  homme,  s'il  y  avait  en 
moi  quelque  défaut  d'éducation  ou  plutôt  d'habitude 
du  monde,  on  aurait,  je  suppose,  l'indulgence  de  les 
excuser,  en  considération  des  malheurs  qui  ont  accom- 
pagné ma  naissance  et  poursuivi  ma  jeunesse.  —  Eh 
bien  1  dit  négligemment  Monte-Cristo,  vous  en  ferez 
ce  que  vous  voudrez,  vicomte,  car  vous  êtes  le  maître, 
pt  cela  vous  regarde  ;  mais,  sur  ma  parole,  au  con- 
traire, je  ne  dirais  pas  un  mot  de  toutes  ces  aventure», 


—  99  — 

c'est  un  roman  que  votre  histoire,  et  le  monde  qui 
adore  les  romans  serrés  entre  deux  couvertures  de  pa- 
pier jaune,  se  défie  étrangement  de  ceux  qu'il  voit 
reliés  en  vélin  vivant,  fussent-ils  dorés  comme  vous 
pouvez  l'être.  Voiià  la  difficulté  que  je  me  permettrai 
de  vous  signaler,  monsieur  le  vicomte:  à  peine  aurez- 
vous  raconté  à  quelqu'un  votre  touchante  histoire, 
qu'elle  courra  dans  le  monde  complètement  déna- 
turée. Vous  serez  obligé  de  vous  poser  en  Antony,  et 
le  temps  des  Antony  est  un  peu  passé.  Peut-être  aurez- 
Yous  un  succès  de  curiosité,  mais  tout  le  monde  n'aime 
pas  à  se  faire  centre  d'observations  et  cible  à  com- 
mentaires. Cela  vous  fatiguera  peut-être. 

—  Je  crois  que  vous  avez  raison,  monsieur  le  comte, 
dit  le  jeune  homme  pâlissant  malgré  lui,  sous  lin- 
flexible  regard  de  Monte-Cristo  ;  c'est  là  un  grave  in- 
convénient, —  Oh  !  il  ne  faut  pas  non  plus  .se  l'exagé- 
rer, dit  Monte-Cristo  ;  car,  pour  éviter  une  faute,  on 
tomberait  alors  dans  une  folie.  Non.  c'est  un  simple 
plan  de  conduite  à  arrêter,  et,  pour  un  homme  intelli- 
gent comme  vous,  ce  plan  est  d'autant  plus  facile  à 
adopter,  qu'il  est  conforme  à  vos  intérêts  :  il  faudra 
combattre,  par  des  témoignages  et  par  d'honorables 
amitiés,  tout  ce  que  votre  passé  peut  avoir  d'obscur. 

Andréa  perdit  visiblement  contenance. 

—  Je  m'offrirais  bien  à  Vous  comme  répondant  et 
caution,  dit  Monte-Cristo;  mais  c'est  chez  moi  une 
habitude  morale  de  douter  de  mes  meilleurs  amis,  et 
un  besoin  de  chercher  à  faire  douter  les  autres  ;  aussi 
jouerais-je  là  un  rôle  hors  de  mon  emploi,  comme 
disent  les  tragédiens,  et  je  risquerais  de  me  faire  sif- 
fler, ce  qui  est  inutile.  —  Cependant,  monsieur  le 
comte,  dit  Andréa  avec  audace,  en  considération  de 
lord  Wilmore  qui  m'a  recommandé  à  vous...  —  Oui, 
certainement,  reprit  Mon  te-Cristo  ;  mais  lord  Wil- 


—  100  — 

more  ne  m'a  pas  laissé  ignorer,  cher  monsieur  Andréa, 
que  vous  aviez  eu  une  jeunesse  quelque  peu  orageuse. 
Oh  !  dit  le  comte  en  voyant  le  mouvement  que  faisait 
Andréa,  je  ne  vous  demande  pas  de  confession:  d'ail- 
leurs, c'est  pour  que  vous  n'ayez  pas  besoin  de  per- 
sonne que  Ton  a  fait  venir  de  Lucques  M.  le  marquis 
Cavalcanli,  votre  père.  Vous  allez  le  voir,  il  est  un 
peu  roide.  un  peu  guindé:  mais  c'est  une  question 
d'uniforme;  et  quand  on  saura  que  depuis  dix-huit  ans 
il  est  au  service  de  l'Autriche,  tout  s'excusera:  nous  ne 
sommes  pas,  en  général,  exigeants  pour  les  Autri- 
chiens. En  somme,  c'est  un  père  fort  suflisant,  je  vous 
assure.  —  Ah  1  vous  me  rassurez,  monsieur;  je  l'avais 
quitté  depuis  si  longtemps,  que  je  n'avais  de  lui  aucun 
souvenir.  —  Et  puis,  vous  savez,  une  grande  fortune 
fait  passer  sur  bien  des  choses.  —  Mon  père  est  donc 
réellement  riche,  monsieur?  —  Millionnaire...  cinq 
cent  mille  livres  de  rente.  —  Alors,  demanda  le  jeune 
homme  avec  anxiété,  je  vais  me  trouver  dans  une  po- 
sition... agréable?  —  Des  plus  agréables,  mon  cher 
monsieur;  il  vous  fait  cinquante  mille  livres  de  rente 
par  an  pendant  tont  le  temps  que  vous  resterez  à  Paris. 
—  Mais  j'y  resterai  toujours  en  ce  cas.  —  Heu  !  qui 
peut  répondre  dos  circonstances,  mon  cher  monsieur? 
l'homme  propose  et  Dieu  dispose. 

Andréa  poussa  un  soupir. 

—  Mais  enfin,  dit-il.  tout  le  temps  que  je  resterai  à 
Paris,  et...  qu'aucune  circonstance  ne  me  forcera 
de  m'éloigner,  cet  argent  dont  vous  me  parliez  tout  à 
l'heure  m'est-il  assuré?  —  Oh  !  parfaitement.  —  Par 
mon  père?  demanda  Andréa  avec  inquiétude.  —  Oui, 
mais  garanti  par  lord  Wilmore,  qui  vous  a,  sur  la  de- 
mande de  votre  père,  ouvert  un  crédit  de  cinq  mille 
francs  par  mois  chez  M.  Danglars,  un  des  plus  sûrs 
banquiers  de  Paris.  —  Et  mon  père  compte  rester 


—  101  —  I 

longtemps  à  Paris?  demanda  Andréa  avec  inquiétude. 
—  Quelques  jours  seulement,  répondit  Monte-Cristo. 
Son  service  ne  lui  permet  pas  de  s'absenter  plus  de 
deux  ou  trois  semaines.— Oh!  ce  cher  père!  dit  Andréa, 
visiblement  enchanté  de  ce  prompt  départ.  —  Aussi, 
dit  Monte-Cristo,  faisant  semblant  de  se  tromper  à 
Taccenl  de  ces  paroles;  aussi,  je  ne  veux  pas  retarder 
d'un  instant  l'heure  de  votre  réunion.  Ètes-vous  pré- 
paré à  embrasser  ce  digne  M.  Cavalcanti?— Vous  n'en 
douiez  pas,  je  l'espère?  —  Eh  bien!  entrez  donc  dans- 
le  salon,  mon  jeune  ami,  et  vous  trouverez  votre  père 
qui  vous  attend. 

Andréa  fit  un  profond  salut  au  comte  et  entra  dans 
le  salon. 

Le  comte  le  suivit  des  yeux,  et,  l'ayant  vu  dispa- 
raître, poussa  un  ressort  correspondant  à  un  tableau, 
lequel,  en  s'écartant  du  cadre,  laissait,  par  un  inter- 
stice habilement  ménagé,  pénétrer  la  vue  dans  le 
salon. 

Andréa  referma  la  porte  derrière  lui  et  s'avança 
vers  le  major,  qui  se  leva  dès  qu'il  entendit  le  bruit 
des  pas  qui  s'approchaient. 

—  Ah  !  monsieur  et  cher  père,  dit  Andréa  à  haute 
voix  et  de  manière  à  ce  que  le  comte  entendit  à  tra- 
vers la  porte  fermée,  est-ce  bien  vous  ?  —  Bonjour, 
mon  cher  fils,  dit  gravement  le  major.  —  Après  tant 
d'années  de  séparation,  dit  Andréa  en  continuant  de 
regarder  du  côté  de  la  porte,  quel  bonheur  de  nous 
revoir!  —  En  effet,  la  séparation  a  été  longue.  —  Ne 
nous  embrassons- nous  pas,  monsieur?  reprit  An- 
dréa. —  Comme  vous  voudrez ,  mon  fils ,  dit  le 
major. 

Et  les  deux  hommes  s'embrassèrent  comme  on 
s'embrasse  au  Théâtre-Français,  c'est-à-dire  en  se  pas- 
sant la  tête  par-dessus  l'épaule. 


—  102  — 

— Ainsi  donc  nous  voici  réunis!  dit  Andréa. — Nous 
voici  réunis,  reprit  le  major.  —  Pour  ne  plus  nous  sé- 
parer? —  Si  fait:  je  crois,  mon  cher  fils,  que  vous  re- 
gardez maintenant  la  France  comme  une  seconde 
patrie  ? — î.c  fait  est,  dit  le  jeune  homme,  que  je  serais 
désespéré  de  quitter  Paris. — Et  moi.  vous  comprenez 
je  ne  saurais  vivre  hors  de  Lucques.  Je  retournera 
donc  en  Italie  aussitôt  que  je  pourrai. —Mais  avant  de 
partir,  très  cher  père,  vous  me  remettrez  sans  doute 
les  papiers  à  l'aide  desquels  il  me  sera  facile  de  con- 
stater le  sang  dont  je  sors.  — Sans  aucun  doute,  car  je 
viens  exprès  pour  cela,  et  j"ai  eu  trop  de  peine  à  vous 
rencontrer,  afin  de  vous  les  remettre,  pour  que  nous 
recommencions  encore  à  nous  chercher;  cela  prendrait 
la  dernière  partie  de  ma  vie.  —  Et  ces  papiers?— Les 
Toici. 

Andréa  saisit  avidement  l'acte  de  mariage  de  son 
père,  son  certificat  de  baptême  à  lui,  et  après  avoir 
ouvert  le  tout  avec  une  andité  bien  naturelle  à  un 
bon  fils,  i!  parcourut  les  deux  pièces  avec  une  rapidité 
et  une  habitude  qui  dénotaient  le  coup  dœil  le  plus 
exercé  on  même  temps  que  l'intérêt  le  plus  vif. 

Lorsqu'il  eut  fini,  une  indéfinissable  expression  de 
joie  brilla  sur  son  front,  et  regardant  le  major  avec 
un  étrange  sourire  : 

—  Ah  ça.  dit-il  en  excellent  toscan,  il  n'y  a  donc 
pas  de  galères  en  Italie  ?.... 

Le  major  se  redressa. 

—  Et  pourquoi  cela?  dit-il,  — Qu'on  y  fabrique 
impunément  de  pareilles  pièces?  .Pour  la  moitié  de 
cela,  mon  très-cher  père,  en  France  on  vous  enver- 
rait prendre  l'air  à  Toulon  pour  cinq  ans. —  Plaît-il? 
dit  le  Lucquois  en  essayant  de  conquérir  un  air  ma- 
jestueux. —  Mon  cher  monsieur  Cavalcanti ,  dit 
Andréa  en  pressant  les  bras  du  major,  combien  vous 
donne-t-on  pour  être  mon  père  ? 


—  103  — 

Le  major  voulut  parler. 

—  Chut!  dit  Andréa  en  baissant  la  voix,  je  vais 
vous  donner  l'exemple  de  la  confiance  ;  on  me  donne 
cinquante  mille  francs  paran  pour  être  votre  fils  :  par 
conséquent,  vous  comprenez  que  ce  n'est  pas  moi  qui 
serai  jamais  disposé  à  nier  que  vous  soyez  mon  père. 

Le  major  regarda  avec  inquiétude  autour  de  lui. 

—  Eh!  soyez  tranquille,  nous  sommes  seuls,  dit 
Andréa  :  d'ailleurs  nous  parlonsitalien. —  Eh  bien  !  à 
moi,  dit  le  Lucquois,  on  me  donne  cinquante  mille 
francs  une  fois  payés.  —  Monsieur  Cavalcauli.  dit 
Andréa,  aviez-vous  foi  aux  contes  de  fées?  —  Non, 
pas  autrefois^  mais  maintenant  il  faut  bien  que  j'y 
croie.  —  Vous  avez  donc  eu  d'js  preuves  ? 

Le  major  tira  de  son  gousset  une  poignée  d'or. 

—  Palpables,  comme  vous  voyez.  —  Vous  pensez 
donc  que  je  puis  croire  aux  promesses  qu'on  m'a 
faites  ?  —  Je  le  crois.  —  Et  que  ce  brave  homme  de 
comte  les  tiendra  ?  —  De  point  en  point,  mais,  vous 
comprenez,  pour  arrivera  ce  but,  il  faut  jouer  notre 
rôle.  —  Comment  donc!...  —  Moi  de  tendre  père... 

—  Et  moi  de  fils  respectueux.  —  Puisqu'ils  désirent 
que  vous  descendiez  de  moi.  —  Qui ,  ils'f  —  Dame, 
je  n'en  sais  rien,  ceux  qui  vous  ont  écrit  ;  n'avez-vous 
pas  reçu  une  lettre?  — Si  fait.  —  Do  qui?  —  Dun 
certain  abbé  Busoni.  —  Que  vous  ne  connaissez  pas? 

—  Que  je  n'ai  jamais  vu.  —  Que  vous  disait  cette 
lettre  ?  —  Vous  ne  me  trahirez  pas?  —  Je  m'en  gar- 
derai bien,  nos  intérêts  sont  les  mêmes.  —  Alors 
lisez. 

Et  le  major  passa  une  lollee  au  jeune  homme. 

Andréa  lut  à  voix  basse  : 

<(  Vous  êtes  pauvre,  une  vieillesse  malheureuse  vous 
attend.  Voulez-vous  devenir  sinon  riche,  du  moins 
indépendant  ? 


—  104  — 

»  Partez  pour  Paris  à  Finstant  môme,  et  allez  ré- 
clamer à  M.  le  comte  de  Monte-Cristo,  avenue  des 
Champs-Elysées,  n»  50,  le  flis  que  vous  avez  eu  de  la 
marquise  Corsinari,  et  qui  vous  a  été  enlevé  à  l'âge 
de  cinq  ans. 

»  Ce  fils  se  nomme  Andréa  Cavalcanti. 

»  Pour  que  vous  ne  révoquiez  pas  en  doute  l'inten- 
tion qu'a  le  soussigné  de  vous  être  agréable,  vous 
trouvez  ci-joint  : 

«  1o  Un  bon  de  deux  mille  quatre  cents  livres  tos- 
canes, payables  chez  M.  Gozzi,  à  Florence  ; 

»  2°  Une  lettre  d'introduction  près  de  M.  le  comte 
de  Monte-Cristo,  sur  lequel  je  vous  crédite  d'une 
somme  de  quarante-huit  raille  francs. 

"Soyez  chez  le  comte  le  26  mai,  à  sept  heures  du  soir. 
»  Signé  Abbé  Bisom.  » 

—  C'est  cela.  —  Comment  !  c'est  cela  ?  Que  voulez- 
vous  dire  ?  demanda  le  major.  —  Je  dis  que  j"ai  reçu 
la  pareille,  à  peu  près.  —  Vous  ?  —  Oui,  moi.  —  De 
l'abbé  Busoni?  —  Non.  —  De  qui  donc?  —  D'un 
Anglais,  d'un  certain  lord  Wilmore,  qui  prend  le 
nom  de  Simbad  le  Marin.  —  Et  que  vous  ne  con- 
naissez pas  plus  que  je  ne  connais  l'abbé  Busoni  ?  — 
Si  fait  ;  moi  je  suis  plus  avancé  que  vous.  —  Vous 
l'avez  vu  ?  —  Oui,  une  fois.  —  Où  cela  ?  —  Ah  !  jus- 
tement voici  ce  que  je  ne  puis  pas  vous  dire  ;  vous 
seriez  aussi  savant  que  moi.  et  c'est  inutile.  — Et 
cette  lettre  vous  disait?— Lisez. —  «  Vous  êtes  pauvre 
et  n'avez  qu'un  avenir  misérable  :  voulez-vous  avoir 
un  nom,  être  libre,  être  riche  ?»  —  Parbleu  !  fit  le 
jeune  homme,  en  se  balançant  sur  ses  talons,  comme 
si  une  pareille  question  se  faisait  !  —  «  Prenez  la 
chaise  de  poste  que  vous  trouverez  tout  attelée  en 
sortant  de  Nice  par  la  porte  de  Gênes.  Passez  par 
Turin,  Chambéry  et  Ponl-de-Beauvoisin.  Présentez- 


—  105  — 

vous  chez  M.  le  comte  de  Monte-Cristo,  avenue  des 
Champs-Elysées,  le  2G  mai.  à  sept  heures  du  soir,  et 
demandez-lui  votre  père. 

»  Vous  êtes  fils  du  marquis  Barlolomeo  Cavalcanli 
et  de  la  marquise  Oliva  Corsinari,  ainsi  que  le 
constateront  les  papiers  qui  vous  seront  remis  par  le 
marquis,  et  qui  vous  permettront  de  vous  présenter 
sous  ce  nom  dans  le  monde  parisien. 

)i  Quant  à  votre  rang,  un  revenu  de  cinquante  mille 
livres  par  an  vous  mettra  à  même  de  le  soutenir. 

1)  Ci-joint  un  bon  de  cinq  mille  livres  payable  sur 
M.  Ferrea,  banquier  à  ÎS'ice,  et  une  lettre  d'introduc- 
tion près  du  comte  de  Monte-Cristo,  chargé  par  moi 
de  pourvoir  à  vos  besoins. 

»    SiMBAD   LE    5IARI5.    n 

—  Ilum  !  fit  le  major,  c'est  fort  beau  !  —  N'est-ce 
pas?  —  Tous  avez  vu  le  comte  ?  —  Je  le  quitte.  —  Et 
il  a  ratifié  ?  —  Tout.  —  Y  comprenez-vous  quelque 
chose  ?  —  Ma  foi  non.  —  H  y  a  une  dupe  dans  tout 
cela.  —  En  tout  cas,  ce  n'est  ni  vous  ni  moi?  —  Non, 
certainement.  —  Eh  bien  alors!...  —  Peu  nous  im- 
porte, n'est-ce  pas?  —  Justement,  c'est  ce  que  je  vou- 
lais dire  ;  allons  jusqu'au  bout  et  jouons  serré.  —  Soit; 
vous  verrez  que  je  suis  digne  de  faire  votre  partie.  — 
Je  n'en  ai  pas  douté  un  seul  instant,  mon  cher  père. 

—  Vous  me  faites  honneur,  mon  cher  fils. 
Monte-Cristo  choisit  ce  moment  pour  rentrer  dans 

le  salon.  En  entendant  le  bruit  de  ses  pas  ,  les  deux 
hommes  se  jetèrent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre  :  le 
comte  les  trouva  embrassés. 

—  Eh  bien  !  monsieur  le  marquis,  dit  Monte-Cristo, 
il  parait  que  vous  avez  retrouvé  un  fils  selon  votre 
coeur?  —  Ah  !  monsieur  le  comte,  je  suffoque  de  joie. 

—  Et  vous,  jeune  homme  ?  —  Ah  !  monsieur  le  comte, 
j'étouffe  de  bonheur.  —  Heureux  père  !  heureux  en- 


—  106  — 
fant  !  dit  le  comte.  —  Une  seule  chose  m'attriste  ,  dit 
le  major  ;  c'est  la  nécessité  où  je  suis  de  quitter  Paris 
si  vite.  —  Oh  !  cher  monsieur  Cavakanli,  dit  Monte- 
Cristo,  vous  ne  partirez  pas.  je  l'espère,  que  je  ne  vous 
aie  présenté  à  quelques  amis.  —  Je  suis  aux  orrres  de 
M.  le  comte,  dit  le  major.  —  ruaintecant,  voyons, 
jeune  homme,  confessez-vous.  —  A  qui?  —  Mais  à 
monsieur  votre  père  :  dites-lui  quelques  mots  de  l'état 
de  vos  finances.  — Ah!  di.?ible!  fit  Andréa,  vous  touchez 
Ja  corde  sensible. — Entendez-vous,  mojor  ?  dit  Monte- 
Cristo.  —  Sans  doute  que  je  l'entends.  —  Oui .  mais 
comprenez-vous  ?  —  A  merveille.  —  Il  dit  qu'il  a  be- 
soin d'argent,  ce  cher  enfant  !  — Que  voulez-vous  que 
j'y  fasse  ?  —Que  vous  lui  en  donniez,  parbleu  !  —  3Ioi? 

—  Oui.  vous  ! 

îlonle-Cristo  passa  entre  les  deux  hommes. 

—  Tenez  !  dit-il  à  Andréa  en  lui  glissant  un  paquet 
de  billets  de  banque  dans  la  main.  —  Qu'est-ce  que 
cela  ?  —  La  réponse  de  votre  père.  —  De  mon  père  ? 

—  Oui.  Ne  venez-vous  pas  de  laisser  entendre  que  vous 
aviez  besoin  d'argent  ?  —  Gui.  Eh  bien  ?  —  Eh  bien  ! 
il  me  charge  de  vous  remettre  cela.  —  A  compte  sur 
mes  revenus  ?  —  îS"on.  pour  vos  frais  d'installation. — 
Oh!  cher  père  !  —  Silence,  dit  Monte-Cristo,  vous  voyex 
bien  qu'il  ne  veut  pas  que  je  dise  que  cela  vient  de  lui. 

—  J'apprécie  cette  déiicatebse ,  dit  Andréa,  en  enfon- 
çant ses  billets  de  banque  dans  le  gousset  de  son  pan- 
talon. —  C'est  bien,  dit  Monte-Cristo,  maintenant 
allez  !  —  Et  quand  aurons-nous  l'honneur  de  revoir 
monsieur  le  comte  ?  demanda  Cavalcanti.  —  Ah  !  oui, 
demanda  .Andréa,  quand  aurons-nous  cet  honneur? 

—  Samedi,  si  vous  voulez...  oui...  tenez...  samedi.  J'ai 
à  dînera  ma  maison  d'Autcuil.rue  La  Fontaine,  n^âS, 
plusieurs  personnes,  et  entre  autres  M.  Danglars,  votre 
banquier  ;  je  vous  présenterai  à  lui ,  il  faut  bien  qu'il 


—  107  — 

vous  connaisse  tous  deux  pour  vous  compter  votre  ar- 
gent. —  Grande  tenue  ?  demanda  à  demi-voix  le  ma- 
jor. —  Grande  tenue  :  uniforme,  croix,  culotte  courte. 
—  Et  moi  ?  demanda  Andréa.  —  Oh  I  vous,  très-sim- 
plcnient  :  pantalon  noir,  bottes  vernies  ,  gilet  blanc, 
habit  noir  ou  bleu,  cravate  longue  :  prenez  Blin  ou 
Véronique  jjour  vous  habiller.  Si  vo'is  ne  connaissez 
pas  leurs  adresses,  Baptislin  vous  les  donnera.  Moins 
vous  affecterez  de  prétention  dans  votre  mise,  étant 
riche  comme  vous  Tètes,  meilleur  effet  cela  fera.  Si 
vous  achetez  des  chevaux  .  prenez-les  chez  Devedcux; 
si  vous  achetez  un  phaëton  ,  allez  chez  Baptiste.  —  A 
quelle  heure  pourrons-nous  nous  présenter?  demanda 
le  jeune  homme.  —  ?iîais  vers  six  heures  et  demie.  — 
C'est  bien,  on  y  sera,  dit  le  major  en  portant  la  main 
à  son  chapeau. 

Les  deux  Cavalcanfi  saluèreat  le  comte  et  sortirent. 

Le  comte  s'approcha  de  la  fenêtre,  et  les  vit  qui  tra- 
versaient la  cour  bras  dessus  bras  dessous. 

—  En  vérité  ,  dit-il,  voilà  deux  grands  misérables  ! 
Quel  malheur  que  ce  ne  soit  pas  véritablement  le  père 
et  le  fils  ! 

Puis  après  un  instant  de  sombre  réflexion  : 

—  Allons  chez  les  >îorrel  !  dit-il  ;  je  crois  que  le 
dégoût  m'écœure  encore  plus  que  la  haine. 


VIII.  —  L'endos  à  la  Luzerne. 

Il  faut  que  nos  lecteurs  nous  permettent  de  les  ra- 
mener à  cet  enclos  qui  confine  à  la  maison  de  M.  de 
Villefort ,  et ,  derrière  îa  grille  envahie  per  des  mar- 
ronniers, nous  retrouverons  des  personnages  de  notre 
connaissaDce. 


—  108  — 

Celte  fois  Maximilien  est  arrivé  le  premier.  C'est  lui 
qui  a  collé  son  œil  contre  la  cloison,  et  qui  guette 
dans  le  jardin  profond  une  ombre  entre  les  arbres  et 
le  craquement  d'un  brodequin  de  soie  sur  le  sable  des 
allées. 

Enfin  le  craquement  tant  désiré  se  fit  entendre  .  et 
au  lieu  d'une  ombre  ce  furent  deux  ombres  qui  s'ap- 
prochèrent. Le  relard  de  Valentine  avait  été  occa- 
sionné par  une  visite  de  madame  Danglars  et  d'Eugé- 
nie, visite  qui  s'était  prolongée  au-delà  de  l'heure  où 
Valentine  était  attendue.  Alors,  pour  ne  pas  manquer 
à  son  rendez-vous,  la  jeune  fille  avait  proposé  à  made- 
moiselle Danglars  une  promenade  au  jardin  .  voulant 
montrer  à  ^faximilien  qu'il  n'y  avait  point  de  sa  faute 
dans  le  retard  dont  sans  doute  il  souffrait. 

Le  jeune  homme  comprit  tout  avec  cette  rapidité 
d'intuition  particulière  aui  amants,  et  son  cœur  fut 
soulagé.  D'ailleurs,  sans  arriver  à  la  portée  de  la  voix, 
Valentine  dirigea  sa  promenade  de  manière  à  ce  que 
Maximilien  pût  la  voir  passer  et  repasser  :  et  chaque 
fois  qu'elle  passait  et  repassait,  un  regard  inaperçu 
de  sa  compagne,  mais  jeté  de  l'autre  côté  de  la  grille 
et  recueilli  par  le  jeune  homme,  lui  disait  . 

«  Prenez  patience,  ami,  vous  voyez  qu'il  n'y  a  point 
de  ma  faute.  » 

Et  Maximilien.  en  effet,  prenait  patience  tout  en 
admirant  ce  contraste  entre  les  deux  jeunes  filles  : 
entre  celte  blonde  aux  yeux  languissants  et  à  la  taille 
inclinée  comme  un  beau  saule,  et  cette  brune  aux 
yeux  fiers  et  à  la  taille  droite  comme  un  peuplier; 
puis  il  va  sans  dire  que  dans  cette  comparaison  entre 
deux  natures  si  opposées,  tout  Tavantage.  dans  le  cœur 
du  jeune  homme  du  moins,  était  pour  Valentine. 

Au  bout  dune  demi-heure  de  promenade,  les  deux 
jeunes  filles  s'éloignèrent.  Maximilien  comprit  que 


—  109  — 

le  terme  de  la  visite  de  madame  Danglars  était  arrivé» 
En  effpt.  un  instant  après.  Valentine  reparut  seule. 
De  crainte  qu'un  regard  indiscret  ne  suivît  son  re- 
tour, elle  venait  lentement;  et,  au  lieu  de  s'avancer 
directement  vers  la  grille,  elle  alla  s'asseoir  sur  un 
banc,  après  avoir  sans  affectation  interrogé  chaque 
touffe  de  feuillage  et  plongé  son  regard  dans  le  fond 
de  toutes  les  allées. 
Ces  précautions  prises,  elle  courut  à  la  grille. 
—  Bonjour.  Valentine.  dit  une  voix.  —  Bonjour, 
Maximilion  :  je  vous  ai  fait  attendre,  mais  vous  avez 
vu  la  cause?  —  Oui.  j"ai  reconnu  mademoiselle  Dan- 
glars ;  je  ne  vous  croyais  pas  si  liée  avec  cette  jeune 
personne.  —  Qui  vous  a  donc  dit  que  nous  étions  liées, 
Maximilien.  —  Personne  :  mais  il  m'a  semblé  que  cela 
ressortait  de  la  façon  dont  vous  vous  donniez  le  bras, 
de  la  façon  dont  vous  causiez  :  on  eût  dit  deux  com- 
pagnes de  pension  se  faisant  1.  urs  confidences.  — 
Nous  nous  faisions  nos  confidences,  en  effet,  dit  Va- 
lentine :  elle  m'avouait  sa  répugnance  pour  un  ma- 
riage avec  M.  de  Morcerf,  et  moi  je  lui  avouais  de 
mon  côté  que  je  regardais  comme  un  malheur  d'épou- 
ser M,  d'Epinay.  —  Chère  Valentine  !  —  Voilà  pour- 
quoi, mon  ami,  continua  la  jeune  fille,  vous  avez  vu 
cette  apparence  d'abandon  entre  moi  et  Eugénie  ;  c'est 
que,  tout  en  j  arlant  de  l'homme  que  je  ne  puis  aimer, 
je  pensais  à  l'homme  que  j'aime. —  Que  vous  êtes 
bonne  en  foutes  choses,  Valentine,  et  que  vous  avez 
en  vous  une  chose  que  mademoiselle  Danglars  n'aura 
jamais  :  c'est  ce  charme  indéfini  qui  est  à  la  femme 
ce  que  le  parfum  est  à  la  fleur,  ce  que  la  saveur  est  au 
fruit  ;  car  ce  n'est  pas  le  tout  pour  une  fleur  que  d'être 
belle,  ce  n'est  pas  le  tout  pour  un  fruit  que  d'être 
beau.  —  C'est  votre  amour  qui  vous.fait  voir  les  choses 
ainsi,  Maximilien  !  —Non,  Valentine,  je  vous  jure. 
V.  8 


—  110  — 

Tenez,  je  vous  regardais  toutes  deux  tout  à  l'heure, 
et  sur  mon  honneur,  tout  en  rendant  justice  à  la 
beauté  de  mademoiselle  Dangiars,  je  ne  comprenais 
pas  qu'un  homme  devînt  amoureux  d'elle. 

—  C'est  que,  comme  vous  le  disiez,  Maiimilien, 
j'étais  là.  et  que  ma  présence  vous  rendrait  injuste. 

—  Non...  mais  dites-moi...  une  question  de  simple 
curiosité,  et  qui  émane  de  eertain-s  idées  que  je 
me  suis  faites  sur  mademoiselle  Danglars. 

— Oh  !  bien  injustes,  sans  que  je  sache  lesquelles 
certainement.  Quand  vous  nous  jugtz.  nous  autres 
pauvres  femmes,  nous  n-e  devons  pas  nous  etîendrcà 
l'indulgence.— Avec  cela  qu'entre  voiiS  vous  êtes  bien 
justes  I(S  unes  envers  les  autres  !  —  Psrce  que  presque 
toujours  il  y  a  de  la  passion  dans  nos  jugements.  ?Ȕais 
revenc'Z  à  voire  question.  —  Est-ce  parce  que  made- 
moiselle Danglars  aime  quelqu'un  qu'elle  redoute  son 
mariage  avec  M.  de  Iforctrf  ?  —  Masiniilien,  je  >ous 
ai  dit  que  je  n'étais  pas  l'amie  d'Eugénie.  —  Eh  mou 
Dieu  !  dit  Morrel.  sans  être  amies,  ks  jeunes  filles  se 
font  des  confidences  :  convenez  que  vous  lui  avez  fait 
quelques  questions  là-dessus  ?  Ah  !  je  vous  vois  sou- 
rire. —  S'il  en  est  ainsi.  Maxirailien.  ce  n'est  pas  la 
peine  que  nous  ayons  entre  nous  cette  cloison  de 
planches.  —  Voyons,  que  vous  a  t-elle  dit?  —  Elle 
m'a  dit  qu'elle  n'aimait  personne,  dit  Vaicntine; 
qu'elle  avait  le  mariage  en  horreur  ;  que  sa  plus  grande 
joie  eût  été  de  mener  une  vie  libre  et  indépendante, 
et  qu'elle  désirait  presque  que  son  père  perdît  sa  for- 
tune pour  se  faire  artiste  comme  son  amie,  mademoi- 
selle Louise  d'Armilly.  —  Ah  !  vous  voyez  !  —  Eh 
bien  !  qu'est-ce  que  cela  prouve  ?  demanda  Valentine. 
—  Piiî-n.  répindit  en  souriant  Maïiniilien  —  Alors. 
dit  Valintine.  pourquoi  souriez-vous  à  'lOtre  tour  ?  — 
Ah  !  dit  3Iaximilien,  vous  voyez  bien  que  vous  aussi 


^  111  — 

vous  regar.ieï.  Valenline.  —  Youle^-vous  que  je  m'é- 
loigne ?  —  Oh  non  !  non  pas  !  mais  revenons  à  vous. 
—  Ail  !  oui,  c'est  vrai,  car  à  peine  avons-nous  dix  mi- 
nutes à  passer  ensemble.  —  Mon  Dieu  !  s'écria  Maxi- 
miiicn  consterné.  —  Oui,  Maximilien,  vous  avez  rai- 
son, dit  avec  mélancolie  Yalentine,  et  vous  avez  là 
une  pauvre  amie.  Quelle  existence  je  vous  fais  passer, 
pauvre  Maximilien,  vous  si  bien  fait  pour  être  heu- 
reux !  Je  me  le  reproche  amèrement,  croyez-moi.  — 
Eh  bien  !  que  vous  importe,  Valenline.  si  je  me  trouve 
heureux  ainsi  ;  si  cette  attente  éternelle  me  sembla 
payée,  à  moi,  par  cinq  minut  s  do  votre  vue,  par  deui 
mots  de  votre  bouche,  et  par  cette  conviction  pro- 
fonde, élcrnellc,  que  Dieu  n'a  pas  créé  deux  cœurs 
aussi  en  harmonie  que  les  nôtres,  et  ne  Us  a  pas 
presque  miraculeusement  réunis,  surtout,  pour  les 
séparer.  —  Don,  merci,  espérez  pour  nous  deux,  Masi- 
milien  :  cela  me  rend  à  moitié  heureuse.  —  Que  vous 
arrive-l-ii  donc  encore,  Valenijne,  que  vous  nie  quit- 
tez si  vite?  —  Je  ne  sais  :  madame  de  Viilefort  m'a 
fait  prier  de  passer  chez  elle  pour  une  comnmnication 
de  laquelle  dépend,  m"a-t-elle  fait  dire,  une  portion 
de  ma  fortune.  Eh  !  mou  Dieu,  qu'ils  la  prennent  ma 
fortune,  je  suis  trop  riche,  et  qu'après  me  l'avoir 
prise  ils  me  laissent  iranquilie  et  libre  ;  vous  m'ai- 
merez tout  autant  pauvre,  n'est-ce  pas,  Morrel?  — 
Oh  !  je  vous  aimerai  toujours,  moi  ;  que  m'importe 
richesse  ou  pauvreté,  si  ma  Yalentiac  était  près  de 
moi  et  que  je  fusse  sûr  (jue  personne  ne  me  la  pût  ôter! 
Mais  cette  cammunication,  Valenline,  ne  craignez- 
vous  point  que  ce  soit  quelque  nouTclle  relative  à 
votre  mariage?  —  Je  ne  le  crois  pas.  —  Cependant, 
écoutez-moi,  Valenline,  et  ne  vous  effrayez  pas,  car 
tant  que  je  vivrai  je  ne  serai  pas  à  une  autre.  —  Vous 
proyex  m&  rassurer  en  me  disant  cela,  Maximilieii? 


—  112  — 

—  Pardon  !  vous  avez  raison,  je  suis  un  brutal.  Eh 
bien  !  je  voulais  donc  vous  dire  que  Tautre  jour  ]"ai 
rencontré  M.  de  Morcerf.  —  Eh  bien  !  —  M.  Franz 
est  son  ami.  comme  vous  savez.  —  Oui;  eh  bien  ?  — 
Eh  bien  !  il  a  reçu  une  lettre  de  Franz  qui  lui  annonce 
son  prochain  retour. 

Valentine  pâlit  et  appuya  sa  main  contre  la  grille. 

—Ah!  mon  Dieu!  dit-elle,  si  c'était  cela!  Mais  non, 
la  communication  ne  viendrait  point  de  madame  de 
Villefort. — Pourquoi  cela  ?— Pourquoi...  je  n'en  sais 
rien...  mais  il  me  semble  que  madame  de  Villefort, 
tout  en  ne  s'y  opposant  point  franchement,  n'est  pas 
sympathique  à  ce  mariage.  —  Eh  bien  !  mais  Valen- 
tine. il  me  semble  que  je  vais  l'adorer,  madame  de 
Villefort.— Oh  1  ne  vous  pressez  pas,  Maximilien,  dit 
Valentine  avec  un  triste  sourire.  —  Enfin,  si  elle  est 
antipathique  à  ce  mariage,  ne  fût-ce  que  pour  le  rom- 
pre, peut-être  ouvrirait-elle  loreille  à  quelque  autre 
proposition.  —  >'e  croyez  point  cela,  Maiimilien  ;  ce 
ne  sont  point  les  maris  que  madame  de  Villefort  re- 
pousse, c'est  le  mariage.  —  Comment  ?  le  mariage  !  si 
elle  déteste  si  fort  le  mariage,  pourquoi  s'est-elle  ma- 
riée elle-même?  —Vous  ne  me  comprenez  pas.  Maxi- 
milieu  :  ainsi,  lorsqu'il  y  a  un  an  j'ai  parlé  de  me  reti- 
rer dans  un  couvent,  elle  avait,  malgré  les  observations 
qu'elle  avait  cru  devoir  faire,  adopté  ma  proposition 
avecjoie  ;  mon  père  même  y  avait  consenti  à  son  insti- 
gation, j'en  suis  sûre;  il  n'y  eut  que  mon  pauvre 
grand-père  qui  m'a  retenue.  Vous  ne  pouvez  vous 
figurer.  Maximilien,  qu'elle  expression  il  y  a  dans  les 
yeux  de  ce  pauvre  vieillard,  qui  n'aime  que  moi  au 
monde,  et  qui,  Dieu  me  pardonne  si  c'est  un  blasphème, 
et  qui  n'est  aimé  au  monde  que  de  moi.  Si  vous  saviez, 
quand  il  a  appris  ma  résolution,  comme  il  m'a  regar- 
dée, ce  qu'il  y  avait  de  reproche  dans  ce  regard  et  de 


—  113  — 

désespoir  dans  ses  larmes  qui  roulaient  sans  plaintes, 
sans  soupirs,  le  long  de  ses  joues  immobiles!  Ah! 
Maximilicn,  j'ai  éprouvé  quelque  chose  comme  un  re- 
mords; je  me  suis  jetée  à  ses  pieds  en  lui  criant  :  Par- 
don !  pardon  !  mon  père  !  on  fera  de  moi  ce  qu'on  vou- 
dra, mais,  je  ne  vous  quitterai  jamais.  Alors  il  leva 
les  yeux  au  ciel!  Maximilicn,  je  puis  soulfrir  beaucoup; 
ce  regard  de  mon  vieux  grand-père  m'a  payée  d'avance 
pour  ce  que  je  souffrirai. — Chère  Valenline!  vous  êtes 
un  ange,  et  je  ne  sais  vraiment  pas  comment  j'ai  mé- 
rité en  sabrant  à  droite  et  à  giuche  des  Bédouins,  à 
moins  que  Dieu  n'ait  considéré  que  ce  sont  des  infi- 
dèles, je  ne  sais  pas  comment  j'ai  mérité  que  vous  vous 
révéliez  à  moi.  Mais  enfin,  voyons,  Valentine,  quel  est 
donc  l'intérêt  de  madame  de  Viliefort  à  ce  que  vous 
ne  vous  mariez  pas?  —  rs'avez-vous  pas  entendu  tout 
à  l'heure  que  je  vous  disais  que  j'étais  riche,  ÎVJaii- 
milien,  trop  riche?  J'ai  du  chef  de  ma  mère,  près  de 
cinquante  raille  livres  de  rente;  mon  grand-père  et 
ma  grand  mère,  le  marquis  et  la  marquise  de  Sain!- 
Méran,  doivent  m'en  laisser  autant;  M.  Noirtier  a  bien 
visiblement  l'intention  de  me  faire  sa  seule  héritière. 
Il  en  résulte  donc  que,  comparativement  à  moi,  mon 
frère  Edouard,  qui  n'attend,  du  côté  de  madame  de 
Viliefort  aucune  fortune,  est  pauvre.  Or.  madame  de 
Viliefort  ai.aie  cet  enfant  avec  admiration,  et  si  je  fusse 
entrée  en  religion,  toute  ma  fortune,  concentrée  sur 
mon  père,  qui  héritait  du  marquis,  de  la  marquise 
et  de  moi.  revenait  à  son  fils.  —  Oh!  que  c'est  étrange 
cette  cupidité  dans  une  jeune  et- belle  femme!  —  Re- 
marquez que  ce  n'est  point  pour  elle,  Maxiniilien,  mais 
pour  son  fils,  et  que  ce  que  vous  lui  reprochoz  «omme 
un  défaut,  au  point  de  \ue  de  l'amour  maternel  (st 
presque  une  vertu.  —  Mais:  voyons,  Valentine,  dit 
Morrel,  si  vous  abandonniez  une  portion  de  celle  for- 


—  114  — 

tune  à  ce  fils.  —  Le  moyen  de  faire  une  pareille  pro- 
position, dit  Valcntine,  et  surtout  à  une  femme  qui  a 
sans  cesse  à  !a  bouche  le  mot  de  désintéressement? — 
Valentine,  mon  amour  m'est  toujours  resté  sacré,  et , 
comme  toute  chose  sacrée,  je  Pai  couvert  du  voile  de 
mon  respect  et  enfermé  dans  mon  cœur;  personne  au 
monde,  pas  même  ma  sœur,  ne  se  doute  donc  de  cet 
amour,  que  je  n'ai  confié  à  qui  que  ce  soit  au  monde. 
Yalcntine,  me  permettez-vous  de  parler  de  cet  amour 
à  un  ami  ? 

Valcntine  tressaillit. 

—  A  un  ami?  dit-elle.  Oh  !  mon  Dieu  !  MaximiiieD, 
je  frissonne  rien  qu'à  vous  entendre  parler  ainsi  !  A 
un  ami  !  et  qui  donc  est  cet  ami?  —  Ecoutez,  Valen- 
tine :  a vez-vous  jamais  senti  pour  quelqu'un  une  de 
ces  sympathies  irrésistibles  qui  font  que,  tout   en 
voyant  cette  personne  pour  la  première  fois,  vous 
croyez  la  connaître  depuis  longtemjs,  et  vous  vous 
demandez  où  rt  quand  vous  ra\ez  vue,  si  bien  que,  ne 
pouvant  vous  rappeler  ni  le  lieu  ni  le  temps,  vous 
arrivez  à  croire  que  c'est  dans  un  monde  antérieur  au 
nôtre,  et  que  cette  sympathie  n'est  qu'un  souvenir  qui 
se  réveille?— Oui.— Eb  bieu!  voiià  ce  que  j'ai  éprouvé 
la  première  fois  que  j'ai  vu  cet  homme  extraordinaire, 
—  Un  homme  cxtraordiuaire?  —  Oui.  —  Que  vous 
connaissez  depuis  longtemps  alors?  Depuis  huit  ou  dix 
jours  à  peine.  —  Et  vous  appelez  votre  ami  un  homme 
que  vous  connaissez  depuis  huit  jours  ?  Oh  !  Masi- 
milien.  je  vous  croyais  plus  avare  de  ce  beau  nom 
d'ami.— Vous  avez  raison  en  logique,  Valentine:  mais 
dites  ce  que  vous  voudrez,  rien  ne  me  fera  revenir  sur 
ce  sentiment  instinctif.  Je  crois  que  cet  homme  sera 
mêlé  à  tout  ce  qui  m'arrivera  de  bien  dans  l'avenir, 
que  parfois  son  regard  profond  semble  connaître  et  sa 
main  puissante  diriger.  —  C'est  donc  un  devin?  dit  en 


—  415  — 

souriant  Valentine.  —  Ma  foi,  dit  Maximilien,  je  suis 
tenté  de  croire  souvent  quil  devine....  le  bien  sur- 
tout. —  Oh  !  dii  Valentine  tristement,  faites -moi  con- 
naître cet  homme,  Maximilien,  que  je  sache  de  lui  si 
je  serai  assez  aimée  pour  me  dédommager  de  tout  ce 
que  j'ai  souffert.  — Pauvre  amie!  mais  vous  le  con- 
naissez ?  —  Moi?  —  Oui.  C'est  celui  qui  a  sauvé  la  vie 
à  votre  belle-mère  et  à  son  fils. — Le  comte  de  Monte- 
Cristo  !  —  Lui-même.  —  Oh!  s'écria  Valentine,  il  ne 
peut  jamais  être  mon  ami,  il  est  trop  celui  de  ma  belle- 
mère.  —  Le  comte,  l'ami  de  voire  belle-mère.  Valen- 
tine ?  mon  instinct  ne  faillirait  pas  à  ce  point  ;  je  suis 
sûr  que  vous  vous  trompez.— Oh!  si  vous  saviez,  Maxi- 
milien !  mais  ce  n'est  plus  Edouard  qui  règne  à  la 
maison,  c'est  le  comte  :  recherché  de  madame  de  Ville- 
fort,  qui  voit  en  lui  le  résumé  des  connaissances  hu- 
maines: admiré,  entendez-vous,  admiré  de  mon  père, 
qui  dit  n'avoir  jamais  entendu  formuler  avec  plus  d'é- 
loquence des  idées  plus  élevées;  idolâtré  d'Edouard, 
qui.  malgré  sa  peur  des  grands  yeux  noirs  du  comte, 
court  à  lui  aussitôt  qu'il  le  voit  arriver,  et  lui  ouvre  la 
main,  où  il  trouve  toujours  quelque  jouet  admirable  : 
M.  de  Monte-Cristo  n'est  pas  ici  chez  mon  père  ;  M.  de 
Monte-Cristo  n'fst  pas  ici  chez  madame  d.  Villefort  ; 
M.  de  Monte-Cristo  est  chez  lui. 

—  Eh  bien  !  chère  Valentine,  si  les  choses  sont  ainsi 
que  vous  dites,  vous  devez  déjà  res.-cnlir  ou  vous  res- 
sentirez bienlût  les  effets  de  sa  présence.  Il  rencontre 
Albert  de  Morcerf  en  Italie  ,  c'est  pour  le  tirer  des 
mains  des  brigands  ;  il  aperçoit  madame  Danglars, 
c'est  pour  lui  faire  un  cadeau  royal;  votre  belle-mère 
et  votre  frère  passent  devant  sa  porte.  <;'est  pour  que 
son  Nubien  leur  sauve  la  vie.  Cet  homme  a  évidem- 
ment reçu  le  pouvoir  d'influer  sur  les  choses.  Je  n'ai 
jamais  vu  des  goûts  plus  simples  alliés  à  une  plus 


—  116  — 

haute  magnificence.  Son  sourire  est  si  doux,  quand  il 
me  Tadrcsse,  que  j'oublie  combien  les  autres  trouvent 
son   sourire  amer.  Oh  !    dites-moi,  Valentine,  vous 
a-t-il  souri  ainsi?  S"il  Fa  fait,  vous  serez  heureuse.  — 
Moi  !  dit  la  jeune  fille  ;  oh  !  mon  Dieu  !  Maximilien 
il  ne  me  regarde  seulement  pas:  ou  plutôt,  si  js  passe 
par  hasard,  il  détourne  la  vue  de  moi.  Oh  !  il  if  est  pas 
généreux  ,  allez  !  ou  il  n"a  pas  ce  regard  profond  qui 
lit  au  fond  des  coeurs,  et  que  \ouslui  supposez  à  tort; 
car  s"il  eût  été  généreux,  me  voyant  seule  et  triste  au 
milieu  de  toute  celte  maison,  il  m"eût  protégée  de 
cet'"  inn'î'^ncrt  qu'il  exerce:  et  puisqu'il  joue,  à  ce  que 
vous  pretenaez.  le  rôle  du  soleil,  il  eût  réchauffé  mon 
cœur  à  l'un  de  ses  rayons.  Vous  dites  qu'il  vous  aime^ 
Maximilicn  :  eh!  mon  Dieu,  qu'en  savez-vous  ?  les 
hommes  font  gracieux  visage  à  un  grand  officier  de 
cinq  pieds  huit  pouces  contme  vous,  qui  a  une  longue 
moustache  et  un  grand  sabre,  mais  ils  croient  pouvoir 
écraser  sans  crainte  une  pauvre  fille  qui  pleure.— Ohl 
"Valentine  1  vous  vous  trompez  :  je  vous  jure  !  —  S'il 
en  était  autrement,  voyons. Maximilien,  s'il  me  traitait 
diplomatiquement,  c'est-à-dire  en  homme  qui,  d'une 
façon  ou  de  l'autre,  veut  s'impatroniser  dans  la  mai- 
son, il  m'eût ,  ne  fût-ce  qu'une  seule  fois ,  honorée  de 
ce  sourire  que  vous  me  vantez  si  fort,  mais  non.  il  m'a 
Yue  malheureuse .  il  comprend  que  je  ne  puis  lui  être 
bonne  à  rien  ,  et  il  ne  fait  pas  même  attention  à  moi. 
Qui  sait  même  si,  pour  faire  sa  cour  à  mon  jére.  à 
madame  de  Yilk-fort  ou  à  mon  frère  ,  il  ne  me  persé- 
cutera point  aussi  en  tant  qu'il  sera  en  son  pou\  oir  de 
le  faire  ?  Voyons,  franchement,  je  ne  suis  i.as  une 
femme  que  l'on  doive  mépriser  ainsi  sans  raisoii  :  vous 
me  l'avez  dit.  Ah  !  pardonnez-moi.  continua  lu  jtune 
fille  en  voyant  l'impression  que  ces  paroles  produi- 
saient sur  Maximilicn.  je  suis  mauvaise,  et  je  vous  dis 


—  117  — 
Ihi'^ur  cet  homme  des  choses  que  je  ne  savais  pas  même 
avoir  dans  le  cœur.  Tenez,  je  ne  nie  pas  que  celte  in- 
fluence dont  vous  me  parlez  existe,  et  qu'il  ne  l'exerce 
même  sur  moi  ;  mais  s'il  l'exerce ,  c'est  d"une  manière 
nuisible  et  corruptrice,  comme  vous  le  voyez,  de 
bonnes  pensées.  —  C'est  bien  ,  Valcntine,  dit  Morrel 
avec  un  soupir,  n'en  parlons  plus;  je  ne  lui  dirai  rien. 
—  Hélas  1  mon  ami,  dit  Valenline.  je  vous  afflige,  je  le 
vois.  Oh  !  que  ne  puis-je  vous  serrer  la  main  pour  vous 
demander  pardon!  Mais  enfin,  je  ne  demande  pas 
mieux  que  d'être  convaincue  ;  dites,  qu'a  donc  fait 
pour  vous  ce  comte  de  Monte-Cristo  ?  —  Vous  m'em- 
barrassez fort,  je  l'avoue,  Valcntine,  en  me  demandant 
ce  que  le  comte  a  fait  pour  moi  :  rien  d'ostensible,  je 
le  sais  bien.  Aussi,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  mon 
affection  pour  lui  est-elle  tout  instinctive  et  n'a-telle 
rien  de  raisonné.  Est-ce  que  le  soleil  m'a  fait  quelque 
chose?  Non  :  il  me  réchauffe  ,  et  à  sa  luinière  je  vous 
vois,  voilà  tout.  Est-ce  que  tel  ou  tel  parfum  a  fait 
quelque  chose  pour  moi  ?  Non:  son  odeur  récrée  agréa- 
blement un  de  mes  sens.  Je  n'ai  pas  autre  chose  à  dire 
quand  on  me  demande  pourquoi  je  vante  ce  parfum  , 
mon  amitié  pour  lui  est  étrange  comme  la  sienne  pour 
moi.  Une  voix  secrète  m'avf  rtit  qu'il  y  a  plus  que  du 
hasard  dans  cette  amitié  imprévue  et  réciproque.  Je 
trouve  de  la  corrélation  jusque  dans  ses  plus  simples 
actions,  jusque  dans  ses  plus  secrètes  pensées  entre 
mes  actions  et  mes  pensées.  Vous  allez  encore  rire  de 
moi,  Valcntine,  mais  depuis  que  je  connais  cet  homme, 
l'idée  absurde  m'est  venue  que  tout  ce  qui  m'arrivc  de 
bien  émane  de  lui.  Cependant,  j'ai  vécu  trente  ans 
sans  avoir  eu  besoin  de  ce  protecteur,  n'est-ce  pas? 
n'importe,  tenez,  un  exemple  :  il  m'a  invité  à  dîner 
pour  samedi,  c'est  naturel  au  point  où  nous  en  sommes, 
n'est-ce  pas  ?  Eh  bien  I  qu'ai-je  su  depuis?  Votre  père 


—  118  ~ 

est  invité  à  ce  dîner,  votre  mère  y  viendra.  Je  me  ^;^ç- 
contrerai  avec  eux,  et  qui  sait  ce  qui  résultera  dans 
l'avenir  de  cette  entrevue?  Yoilà  des  circonstances  fort 
simples  en  apparence. Cependant,  moi,  je  >  ois  là-dedans 
quelque  chose  qui  m'étonne;  j'y  puise  une  confiance 
étrange.  Je  me  dis  que  le  comte,  cet  homme  singulier 
qui  devine  tout,  a  voulu  me  faire  trouver  a>ec  M.  et 
madame  de  Yilkfort,  et  quelquefois  je  cherche,  je 
vous  le  jure,  à  lire  dans  ses  yeux  s'il  a  deviné  mon 
amour.  —  Mon  bon  ami,  dit  Valentine,  je  vous  pren- 
drais pour  un  visionnaire ,  et  j'aurais  véritablement 
peur  pour  votre  bon  sens,  si  je  n'écoutais  de  vous  que 
de  semblables  raisonnements.  Quoi  1  vous  voyez  autre 
chose  que  du  hasard  dans  cette  rencontre  ?  En  vérité, 
réfléchissez  donc.  Tilon  père,  qui  ne  sort  jamais,  a  été 
sur  le  point  dix  fois  de  refuser  cette  invitation  à  ma- 
dame de  Viilcfort ,  qui,  au  contraire  ,  brûle  du  désir 
de  voir  chez  lui  ce  nabab  extraordinaire,  et  c'est  à 
grand'peinc  qu'elle  a  obtenu  qu'il  l'accompagnerait. 
Non,  non,  croyez-moi ,  je  n'ai,  à  part  vous  ,  Maximi- 
lien,  d'autres  secours  à  demander  dans  ce  monde  qu'à 
mon  grand-père,  un  cadavre  !  d'autre  appui  à  chercher 
que  dans  ma  pauvre  mère,  une  ombre  1  —  Je  sens  que 
vous  avez  raison,  Yalentine,  et  que  la  logique  est  pour 
vous,  dit  Maxi milieu  ;  mais  votre  douce  voix,  toujours 
si  puissante  sur  moi,  aujourd'hui  ne  me  convainc  pas. 
—  Ni  la  vôtre  non  plus  ,  dit  Valentine,  et  j'avoue 
que  si  vous  n'avez  pas  d'autre  exemple  à  me  citer... 
—  J'en  ai  un,  dit  31aiimilien  en  hésitant;  mais  en 
vérité,  Valentine,  je  suis  forcé  de  l'avouer  moi-même, 
il  est  encore  plus  absurde  que  le  premier.  —  Tantpis, 
dit  en  souriant  Valentine.  —  Et  cependant,  continua 
J'orrel ,  il  n'en  est  pas  moins  concluant  pour  moi , 
homme  tout  d'inspiration  et  de  sentiment,  et  qui  ai 
quelquefois,  depuis  dix  ans  que  je  sers,  dû  la  vie  à  un 


J 


—  Ii9  — 

de  ces  éclairs  intérieurs  qui  vous  disent  un  mouve- 
ment en  avant  et  en  arrière  pour  que  la  balle  qui  de- 
vait vous  tuer  passe  à  côté  de  vous.  —  Cher  Maxinii- 
lien.  pourquoi  no  pas  faire  honneur  à  mes  prières  de 
cette  déviation  des  balles  ?  Quand  vous  êtes  là-bas,  ce 
n'est  plus  pour  moi  que  je  prie  Dieu  et  ma  mère,  c'est 
pour  vous.  —  Oui,  depuis  que  je  vous  connais,  dit  en 
souriant  Morrel  :  mais  avant  que  je  vous  connusse, 
Valentine? — Voyons,  puisque  vous  ne  voulez  rien 
me  devoir,  méchant ,  revenez  donc  à  cet  exemple  que 
vous-même  avouez  être  absurde.  —  Eh  bien  !  regardez 
par  les  planches,  et  voyez  là-bas,  à  cet  arbre,  le  cheval 
nouveau  avec  lequel  je  suis  venu.  — Oh  !  Tadmirable 
bête  !  s'écria  Valentine,  pourquoi  ne  Tavez-vous  pas 
amené  près  de  la  grille  ?  je  lui  eusse  parlé  et  il  m'eût 
entendu.  —  C'est  en  efiet,  comme  vous  le  voyez,  une 
bête  d'un  assez  grand  prix  ,  dit  Maxirailien.  Eh  bien  ! 
vous  savez  que  ma  fortune  est  bornée  ,  Valentine,  et 
que  je  suis  ce  que  l'on  appelle  un  homme  raisonnable. 
Eh  bien  !  j'avais  vu  chez  un  marchand  de  chevaux  ce 
magnifique  Medeah_,  je  le  nomme  ainsi.  Je  demandai 
quel  était  son  prix  :  on  me  répondit  quatre  mille  cinq 
cents  francs  ;  je  dus  m'abstenir,  comme  vous  le  com- 
prenez bien,  de  le  trouver  beau  plus  longtemps,  et  je 
partis,  je  l'avoue,  le  cœur  assez  gros,  car  le  cheval 
m'avait  tendrement  regardé,  m'avait  caressé  avec  sa 
tête  et  avait  caracolé  sous  moi  de  la  façon  la  plus  co- 
quette et  la  plus  charmante.  Le  même  soir  j'avais 
quelques  amis  à  la  maison.  M.  de  Château-Renaud, 
M.  Debray  et  cinq  ou  six  autres  mauvais  sujets,  que 
vous  avez  le  bonheur  de  ne  pas  connaître  ,  même  de 
nom.  On  proposa  une  bouiliote:  je  ne  joue  jamais, 
car  je  ne  suis  pas  assez  riche  pour  pouvoir  perdre,  ni 
assez  pauvre  pour  désirer  gagner.  Mais  j'étais  chez 
moi ,  vous  comprenez ,  je  n'avais  autre  chose  à  faire 


—  120  — 

que  d'envoyer  chercher  des  cartes ,  et  c'est  ce  que 
je  fis. 

Comme  on  se  mettait  à  table  ,  M.  de  Monte-Cristo 
arriva.  Il  prit  sa  place,  on  joua,  et  moi  je  gagnai  ;  j'ose 
à  peine  vous  avouer  cela  ,  Valentine ,  je  gagnai  cinq 
mille  francs.  Nous  nous  quittâmes  à  minuit.  Je  n'y 
pus  tenir,  je  pris  un  cabriolet  et  me  fis  conduire  chez 
mon  marchand  de  chevaux.  Tout  palpitant,  tout  fié- 
vreux ,  je  sonnai  :  celui  qui  me  vint  m'ouvrir  dut  me 
prendre  pour  un  fou.  Je  m'élançai  de  l'autre  côté  de 
la  porte  à  peine  ouverte.  J'entrai  dans  iécurie,  je  re- 
gardai au  ratelieR  O  bonheur  !  Meddah  grignotait  son 
foin.  Je  saule  sur  une  selle  ;  je  la  lui  applique  moi- 
même  sur  le  dos.  je  lui  passe  la  bride,  Médtah  se 
prête  de  la  meilleure  grâce  du  monde  à  cette  opéra- 
tion !  Pu's,  déposant  les  quatre  mille  cinq  cents  francs 
entre  les  mains  du  marchand  stupéfait .  je  reviens  ou 
plutôt  je  passe  la  nuit  à  me  promener  dans  les  Champs- 
Elysées.  Eh  bien  !  jai  vu  de  la  lumière  à  la  fenêtre  du 
comte,  il  m'a  semblé  apercevoir  son  ombre  derrière 
les  rideaux.  Maintenant,  Valentine,  je  jurerais  que  le 
comtf  a  su  que  je  désirerais  ce  cheval  et  qu'il  a  perdu 
exprès  pour  me  le  faire  gagner. 

—  Mon  cher  Maximilien,  dit  Valentine,  vous  êtes 
trop  fantastique,  en  vérité....  vous  ne  m'aimerez  pas 
longtemps....  Un  homme  qui  fait  ainsi  de  la  poésie 
ne  saurait  s'étioier  à  plaisir  dans  une  passion  mono- 
tone comme  la  nôtre...  Mais,  grand  Dieu  !  tenez,  on 
m'appelle....,  enlendcz-vous?  —  Oh!  Valentine.  dit 
Maximilien,  par  le  petit  jour  de  la  cloison...  votre 
doigt  le  plus  petit,  que  je  le  baise.  —  Maximilien, 
nous  avions  dit  que  nous  serions  l'un  pour  l'autre 
deux  voix,  deux  ombres  !  —  Comme  il  vous  plaira, 
Valentine.  —  Serez-vous  heureux  si  je  fais  ce  que 
vous  voulez  ?  —  Oh  !  oui  ! 


—  121  — 

Valentine  monta  sur  un  banc  et  passa,  non  pas  son 
pclil  doigt  à  travers  Touverture,  mais  sa  main  tout 
entière  par-dessus  la  dois  jH. 

Maximilien  poussa  un  cri,  et  s"élançant  à  son  tour 
sur  la  borne,  saisit  cette  main  adorée  et  y  appliqua 
ses  lèvres  ardentes  ;  mais  aussitôt  la  petite  main  glissa 
entre  les  siennes,  et  le  jeune  homme  entendit  fuir 
Valentine,  effrayée  peut-être  de  la  sensation  quelle 
venait déprouver  ! 


IX.  —  M.  Noirtier  de  Villefort. 

Voici  ce  qui  s'était  passé  dansja  maison  du  procu- 
reur du  roi,  après  le  départ  de  madame  Danglars  et  de 
sa  fille,  et  pendant  la  conversation  que  nous  venons 
de  rapporter. 

M.  de  Villefort  était  entré  chez  son  père,  suivi  de 
madame  de  Villefort  ;  quant  à  Valentine,  nous  savons 
où  elle  était. 

Tous  deux,  après  avoir  salué  le  vieillard,  après  avoir 
congédié  Barrois,  vieux  domestique  depuis  plus  de 
vingt-cinq  ans  à  son  service  .  avaient  pris  place  à  ses 
côtés. 

M.  Noirtier.  assis  dans  son  grand  fauteuil  à  rou- 
lettes, où  on  le  plaçait  le  matin  et  doù  on  le  tirait  le 
soir,  assis  devant  une  glace  qui  réfléchissait  tout 
l'appartement  et  lui  permettait  de  voir,  sans  même 
tenter  un  mouvement  devenu  impossible,  qui  entrait 
dans  sa  chambre,  qui  en  sortait,  et  ce  quon  faisait 
tout  autour  de  lui  :  M,  Noirtier,  immobile  comme  un 
cadavre,  regardait  avec  des  jeux  intelligents  et  >'ifs 
ses  enfants,  dont  la  cérémonieuse  révérence  lui  an- 
nonçait quelque  démarche  officielle  et  inattendue. 


—  122  -- 

La  vue  et  l'ouïe  étaient  les  deux  seuls  sens  qui  ani- 
massent encore,  comme  deux  étincelles,  cette  matière 
humaine  déjà  aux  trois  quarts  façonnée  pour  la  tombe; 
encore,  de  cesdeuïsens,  un  seul  pouvait-il  révéler  au 
dehors  la  vie  intérieure  qui  animait  la  statue,  et  le 
regard  qui  dénonçait  cette  vie  intérieure  était  sem- 
blable à  une  de  ces  lumières  lointaines  qui,  durant  la 
nuit,  apprennent  au  voyageur  perdu  dans  un  désert 
qu'il  y  a  encore  un  être  existant  qui  veille  dans  ce 
silence  et  cette  obscurité. 

Aussi,  dans  crta*il  noir  du  vieux  Noirtier,  surmonté 
d'un  sourcil  noir,  tandis  que  toute  la  chevelure,  qu'il 
portait  longue  et  pendante  sur  les  épaules ,  était 
blanche;  dans  cet  œil.  comme  cela  arrive  pour  tout 
orgnne  de  l'homme  exercé  aux  dépens  des  autres 
organes,  s'étaient  concentrées  toute  j'aetivilé.  toute 
l'adresse,  toute  la  force,  toute  rintelligence  répandues 
autrefois  dans  ce  corps  et  dans  cet  esprit.  Certes,  le 
geste  du  bras.  1«  son  de  la  voix,  l'attitude  du  corps 
manquaient,  mais  cet  œil  puissant  suppléait  à  tout  : 
il  commandait  avec  les  yeux,  il  remerciait  avec  le» 
yeux  ;  c'était  un  cadavre  avec  des  yeux  vivants,  et  rien 
n'était  plus  effrayant  parfois  que  ce  visage  de  marbre 
au  haut  duquel  s'allumait  une  colère  ou  luisait  une 
joie.  Trois  personnes  seulement  savaient  comprendre 
ce  langage  du  pauvre  paralytique  :  c'étaient  Villefort, 
Valentine  elle  vieux  domestique  dont  nous  avons  déjà 
parlé.  Mais  comme  Villefort  ne  voyait  que  rarement 
son  père,  et,  pour  ainsi  dire,  quand  il  ns  pouvait  faire 
autrement  ;  comme,  lorsqu'il  le  voyait,  il  ne  cherchait 
pasà  lui  plaire  en  le  comprenant,  tout  le  bonheur  du 
vieillard  reposait  en  sa  petite-fille,  et  Valentine  était 
par\cijae.  à  force  de  dé\ournient,  d'sniour  et  de  pa- 
tience, à  comprendre  du  regard  tout*  s  les  pensées  de 
Noirtier.  A  ce  laugage  muet  ou  inintelligible  pour 


—  125  — 

tout  autre,  elle  répondait  avec  toute  sa  voix,  toute  sa 

physionomie,  toute  son  âme,  de  sorte  qu'il  s'établis- 
sait des  dialogues  animés  entre  cette  jeune  fille  et  cette 
prétendue  argile,  à  peu  près  redevenue  poussière,  et 
qui  cependant  était  encore  un  homme  d'un  savoir  im- 
mense, d'une  pénétration  inouïe  et  d'une  volonté  aussi 
puissante  que  peut  l'être  l'àmc  enfermée  dans  une 
matière  par  laquelle  elle  a  perdu  le  pouvoir  de  se 
faire  obéir. 

Valentine  avait  donc  résolu  cet  étrange  problème 
de  comprendre  la  pensée  du  vieillard  pour  lui  faire 
comprendre  sa  pensée  à  cl'e  ;  et.  grâce  à  cette  étude, 
il  était  bien  rare  que,  pour  les  choses  ordinaires  de  la 
vie.  eiic  ne  tombât  point  avec  précision  sur  le  désir 
de  celle  âme  vivante,  ou  sur  le  besoin  de  ce  cadavre  à 
moitié  insensible. 

Quant  au  domrstiquc,  comme  depuis  vingt-cinq 
ans.  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  i!  servait  son  maître, 
il  connaissait  si  bien  toutes  ses  habitudes,  qu'il  était 
rare  que  Noirtier  eût  besoin  cîe  lui  demander  quelque 
chose. 

"Vil'.efort  n'avait  en  conséquence  besoin  du  secours 
ni  de  l'un  ni  de  l'autre  pour  entamer  avec  son  père 
l'étrange  conversation  qu'il  venait  provoquer.  Lui- 
môme,  nous  l'avons  dit.  connaissait  parfaitem.ent  le 
vocabulaire  du  vieillard,  et  s'il  ne  s'en  servait  point 
plus  souvent,  c'était  par  ennui  et  par  indifférence.  Il 
laissa  donc  Valentine  descendre  au  jardin,  il  éloigna 
donc  Barrois,  et  après  avoir  pris  sa  place  à  la  droite 
de  son  père,  tandis  que  madame  de  Villefort  s'asseyait 
à  sa  gauche  : 

—  Monsieur,  ditsil,  ne  vous  étonnez  pas  que  "Valen- 
tin;-  n?  soit  pis  montée  avec  nous  et  que  j'aie  éloigné 
Barrois.  car  la  conférence  que  nous  allons  avoir  en- 
semble est  de  celles  qui  oc  peuvent  avoir  lieu  devant 


—  124  — 

une  jeune  fille  ou  un  domestique  ;  madame  de  Ville- 
fort  et  moi  avons  une  communication  à  vous  faire. 

Le  visa?e  de  Noirtier  resta  impassible  pendant  ce 
préambule,  tandis  qu'au  contraire  l'œil  de  Villefort 
semblait  vouloir  plonger  jusqu'au  plus  profond  du 
cœur  du  vieillard. 

—  Cette  communication,  continua  le  procureur  du 
roi  avec  son  ton  glacé  et  qui  semblait  ne  jamais  ad- 
mettre la  contestation,  nous  sommes  sûrs,  madame 
de  Villefort  et  moi.  qu'elle  vous  agréera. 

L'œil  du  vieillard  continua  de  demeurer  atone  ;  il 
écoutait;  voilà  tout. 

—  Monsieur,  reprit  Villefort,  nous  marions  Valen- 
tine. 

Une  figure  de  cire  ne  fût  pas  restée  plus  froide  à 
cette  nouvelle  que  ne  resta  la  figure  du  vieillard. 

—  Le  mariage  aura  lieu  avant  trois  mois,  reprit 
Villefort. 

L'œil  du  vieillard  continua  d'être  inanimé. 
Madame  de  Villefort  prit  la  parole  à  son  tour,  et 
se  hâta  d'ajouter  : 

—  Nous  avons  pensé  que  cette  nouvelle  aurait  de 
rintérèt  pour  vous,  monsieur  ;  d'ailleurs  Valenline  a 
toujours  semblé  attirer  votre  affection  :  il  nous  reste 
donc  à  vous  dire  seulement  le  nom  du  jeune  homme 
qui  lui  est  destiné.  C'est  un  des  plus  honorables  partis 
auxquels  Valentine  puisse  prétendre  :  il  y  a  de  la  for- 
tune, un  beau  nom  et  des  garanties  parfaites  de  bon- 
heur dans  la  conduite  et  les  goûts  de  celui  que  nous 
lui  destinons,  et  dont  le  nom  ne  doit  pas  vous  être 
inconnu.  11  s'agit  de  M.  Franz  de  Quesnel,  baron 
d'Epinay. 

Villefort,  pendant  le  petit  discours  de  sa  femme, 
attachait  sur  le  vieillard  un  regard  plus  attentif  que 
jamais.  Lorsque  madame  de  Villefort  prononça  le  nom 


—  12S  — 

de  Franz,  l'œil  de  Noirtier,  que  son  fils  connaissait  si 
bien,  frissonna  et  les  paupières  se  dilatant  comme 
eussent  pu  faire  des  lèvres  pour  laisser  passer  des  pa- 
roles, laissèrent,  elles,  passer  un  éclair. 

Le  procureur  du  roi,  qui  savait  les  anciens  rapports 
d'inimitié  publique  qui  avaient  existé  entre  son  père  et 
le  père  de  Franz,  comprit  ce  feu  et  cette  agitation; 
mais  cependant  il  les  laissa  passer  comme  inaperçus, 
et  reprenant  la  parole  où  sa  femme  l'avait  laissée  : 

—  Monsieur,  dit-il,  il  est  important,  vous  le  com- 
prenez bien,  près  comme  elle  est  d'atteindre  sa  dix- 
neuvième  année ,  que  Valcntine  soit  enfin  établie. 
Néanmoins,  nous  ne  vous  avons  point  oublié  dans  les 
conférences,  cl  nous  nous  sommes  assurés  d'avance 
que  le  mari  de  Valentine  accepterait,  sinon  de  vivre 
près  de  nous,  qui  gênerions  peut-être  un  jeune  mé- 
nage, du  moins  que  vous,  que  Valentine  chérit  parti- 
culièrement, et  qui,  de  votre  côté,  paraissez  lui  rendre 
cette  affection,  vivriez  près  d'eux,  de  sorte  que  vous 
ne  perdrez  aucune  de  vos  habitudes,  et  que  vou«  aurez 
seulement  deux  enfants  au  lieu  d'un  pour  veiller  sur 
vous. 

L'éclair  du  regard  de  Noirtier  devint  sanglant. 

Assurément  il  se  passait  quelque  chose  d"affreux 
dans  l'âme  du  vieillard  ;  assurément  le  cri  de  la  dou- 
leur et  de  la  colère  montait  à  sa  gorge,  et,  ne  pouvant 
éclater,  Tétouffait,  car  son  visage  s'empourpra  et  ses 
lèvres  devinrent  bleues. 

Villefort  ouvrit  tranquillement  une  fenêtre  en  di- 
sant : 

—  Il  fait  bien  chaud  ici,  et  cette  chaleur  fait  mal  à 
M.  Noirtier. 

Puis  il  revint,  mais  sans  se  rasseoir. 

—  Ce  mariage,  ajouta  madame  de  Villefort,  plaît  à 
M.  d'Epinay  et  à  sa  famille  ;  d'ailleurs  sa  famille  se 

V.  9 


—  126  — 

compose  seulement  d'un  oncle  et  d'une  tante.  Sa  mère 
étant  morte  au  moment  où  elle  le  meltait  au  monde, 
et  son  père  ayant  été  assassiné  en  18ib.  c'est-à-dire 
quand  l'enfant  avait  d'?ui  ans  à  peine,  il  ne  relève 
donc  que  de  sa  propre  volonté.  —  Assassinat  mysté- 
rieux, dit  Villefort,  et  dont  les  auteurs  sont  restés  in- 
connus, quoique  le  soupçon  ait  plané  sans  s'abrttre  au- 
dessus  de  la  tête  de  b-aucoup  de  gens. 

Noirtier  fit  un  tel  effort  que  ses  lèvres  se  contrac- 
tèrent comme  pour  sourire. 

—  Or,  continu:)  Villefort,  les  véritables  coupables, 
ceux-là  qui  savent  qu'ils  ont  commis  le  crime,  ceux-là 
sur  lesquels  peut  descendre  la  justice  des  hommes 
pendant  leur  vie  et  la  justice  de  Dieu  après  leur  mort, 
seraient  bien  heureux  d'être  à  notre  place,  et  d'avoir 
une  fille  à  offrir  à  31.  Franz  d'Epinay  pour  éteindre 
jusqu'à  l'apparence  du  soupçon. 

Noirtier  s'était  calmé  avec  une  puissance  que  l'on 
n'aurait  point  dû  attendre  de  cette  organisation 
brisée. 

—  Oui,  je  comprends,  répondit-il  du  regard  à  Vil- 
lefort; et  ce  regard  exprimait  tout  ensemble  le  dédain 
profond  et  la  colère  intelligente. 

Villefort.  de  son  côté,  répondit  à  ce  regard,  dans 
lequel  il  avait  lu  ce  qu'il  contenait,  par  un  léger  mou- 
vement d'épaules. 

Puis  il  fit  signe  à  sa  femme  de  se  lever. 

—  3îaintenant,  monsieur,  dit  madame  de  Villefort, 
agréez  tous  mes  respects.  Vous  plaîl-il  qu'Edouard 
vienne  vous  présenter  ses  respects  ? 

Il  était  convenu  que  le  vieillard  exprimait  son  ap- 
probation en  fermant  les  yeux,  son  refus  en  les  cli- 
gnant à  plusieurs  reprises,  et  avait  quelques  désirs  à 
exprimer  quand  il  les  levait  au  ciel. 

S'il  demandait  Valentine,  il  fermait  l'œil  droit  seu- 
lement. 


—  127  — 

S'il  demandait  Barrois,  il  fermait  l'œil  gauche. 

A  la  proposition  de  madame  de  Villefort,  il  cligna 
vivement  les  yeux. 

Madame  de  Yillefort,  accueillie  par  un  refus  évi- 
dent, se  pinça  les  lèvres. 

—  Je  vous  enverrai  donc  Yalentine,  alors?  dit-elle. 
—  Oui,  fit  le  vieillard  en  fermant  les  yeux  avec  viva- 
cité. 

M.  et  madame  de  Villefort  saluèrent  et  sortirent  en 
ordonnant  qu'on  appelât  Valentine,  déjà  prévenue  au 
reste  qu'elle  aurait  quelque  chose  à  faire  dans  la  jour- 
née près  de  M.  Noirtier. 

Derrière  eux,  Valentine,  toute  rose  encore  d'émo- 
tion, entra  cbcz  le  vieillard.  Il  ne  lui  fallut  qu'un 
regard  pour  qu'elle  comprit  combien  souffrait  son 
aïeul  c-t  combien  de  choses  il  avait  à  lui  dire. 

—  Oh  !  bon  papa,  s'écria- t-elle.  qu'est-il  donc  arri- 
vée ?  On  t'a  fàihé,  n'est-ce  pas.  et  tu  es  en  colère  ?  — 
Oui,  fit-il  en  fermant  ks  yeux.  —  Contre  qui  donc? 
contre  mon  père  ?  non  ;  contre  madame  de  Villefort? 
non  ;  contre  moi? 

Le  vieillard  fit  signe  que  oui. 

—  Contre  moi  ?  reprit  Valentine  étonnée. 
Le  vieillard  renouvela  le  signe. 

—  Et  que  t'ai-je  donc  fait,  cher  bon  papa?  s'écria 
Yalentine. 

Pas  de  réponse  :  clic  continua  : 

— Je  ne  t'ai  pas  vu  de  la  journée,  on  t'a  donc  rapporté 
quelque  chose  de  moi?  —  Oui,  dit  le  vieillard  avec 
vivacité.  — Voyons  donc  que  je  cherche.  Mon  Dieu,  je 
te  jure,  bon  père...  Ah  !...  M.  et  madame  de  Villefort 
sort.'iit  d'ici,  n'est  ce  pas  ?  —  Oui.  —  Et  ce  sont  eux 
qui  l'ont  dit  ces  choses  qui  te  fâchent?  Qu'est-ce  donc? 
Yeux-tu  que  j'aille  le  leur  demander  pour  que  je 
puisse  m'excuscr  près  de  toi  ?  —  Non,  non,  fit  le  re- 


—  128  — 
gard.  —  Oh  !  mais  tu  m'effraies.  Qu'ont-ils  pu  dire, 
mon  Dieu  ?  Et  elle  chercha.  —  Oh  !  j'y  suis,  dit-elle, 
en  baissant  la  voix  et  en  se  rapprochant  du  vieillard. 
Ils  ont  parlé  de  nion  mariage  peut-être?  —  Oui,  ré- 
pliqua le  regard  courroucé.  —  Je  comprends;  tu  m'en 
veux  de  mon  silence.  Oh  !  vois-tu,  c'est  qu'ils  m'a- 
vaient bien  recommandé  de  ne  t'en  rien  dire  ;  c'est 
qu'ils  ne  m'en  avaient  rien  dit  à  moi-même,  et  que 
j'avais  surpris  en  quelque  sorte  ce  secret  par  indiscré- 
tion ;  voilà  pourquoi  j"ai  été  si  réservée  avec  toi.  Par- 
donne-moi, bon  papa  Noirticr. 

Redevenu  lixe  et  atone,  le  regard  sembla  répondre  : 
«  Ce  n'est  pas  seulement  ton  silence  qui  m'afflige.  » 

—  Qu'est-ce  donc?  demanda  la  jeune  tille  :  tu  crois 
peut-être  que  je  t'abandonnerais,  bon  père,  et  que  mon 
mariage  me  rendrait  oublieuse  ?  —  Non.  dit  le  vieil- 
lard. —  lis  t'ont  dit  alors  que  M.  d'Épinay  consentait 
à  ce  que  nous  demeurassions  ensemble  ?— Oui.— Alors 
pourquoi  es-t;i  fâché  ? 

Les  yeux  du  vieillard  prirent  une  expression  de 
douceur  infinie. 

—  Oui,  je  comprends,  dit  Valentine,  parce  que  tu 
m'aimes  ? 

Le  vieillard  fit  signe  que  oui. 

—  Et  tu  as  peur  que  je  ne  sois  malheureuse  ?  — 
Oui.  —  Tu  n'aimes  pas  M.  Franz  ? 

Les  yeux  répétèrent  trois  ou  quatre  fois  : 

—  ÎS'on,  non,  non.  —  Alors  tu  as  bien  du  chagrin, 
bon  père.  —  Oui.  —  Eh  bien  !  écoute,  dit  Valentine 
en  se  mettant  à  genoux  devant  Noirtier  et  en  lui  pas- 
sant ses  bras  autour  du  cou,  moi  aussi  j'ai  bien  du 
chagrin,  car  moi  non  plus  je  n'aime  pas  M.  Franz 
d'Épinay. 

Un  éclair  de  joie  passa  dans  les  yeux  de  l'aïeul. 

—  Quand  j'ai  voulu  me  retirer  au  couvent,  tu  te 


—  129  — 
rappelles  bien,  que  tu  as  été  si  fort  fâché  contre  moi? 
Une  larme  humecta  la  paupière  aride  du  vieillard. 

—  Eh  bien  !  continua  Valenline. c'était  pour  échap- 
per à  ce  mariage  qui  fait  mon  désespoir. 

La  respiration  de  >'oirtier  devint  haletante. 

—  Alors  ce  mariage  te  fait  bien  du  chagrin,  bon 
père  ?  O  mon  Dieu  !  si  tu  pouvais  m'oider.  si  nous 
pouvions  à  nous  deux  rompre  leur  projet  !  îlais  tu  es 
sans  force  contre  eux.  toi  dont  Tcsprit  cependant  est 
si  vif  et  la  volonté  si  ferme  :  mais  quand  il  s'agit  de 
lutter,  tu  es  aussi  faible  et  même  plus  faible  que  moi. 
Hélas  !  tu  eusses  été  pour  moi  un  protecteur  si  puis- 
sant aux  jours  de  ta  force  et  do  la  santé  ;  mais  aujour- 
d'hui lu  ne  peux  pins  que  me  comprendre  et  te  réjouir 
ou  t'afïliger  avec  moi.  C'est  un  dernier  bonheur  que 
Dieu  a  oublié  de  m'enlevcr  avec  ks  autres. 

11  y  eut  à  ces  paroles  dans  les  yeux  de  Noirtier  une 
telle  expression  de  malice  et  de  profondeur,  que  la 
jiunc  fille  crut  y  lire  ces  mots  : 

—  Tu  le  trompes  ;  je  puis  encore  beaucou ji  pour  toi. 
—  Tu  peux  quelque  chose  pour  moi,  cher  bon  papa? 
traduisit  Valentine.  —  Oui. 

Noirtier  leva  les  yeux  au  ciel.  C'était  le  signe  con- 
venu entre  lui  et  Yalentine  lorsqu'il  désirait  quelque 
chose. 

—  Que  veux-tu,  cher  père,  voyons? 

Valentine  chercha  un  instant  dans  son  esprit,  ex- 
prima tout  haut  ses  pensées  à  mesure  qu'elles  se  pré- 
sentaient à  elle,  et  voyant  qu'à  tout  ce  qu'elle  pouvait 
dire,  le  vieillard  répondait  constamment  non  .• 

—  Allons,  fit-elle,  les  grands  moyens,  puisque  je 
suis  si  sotte  ! 

Alors  elle  récita  l'une  après  l'autre  toutes  les  lettres 
de  l'alphabet  depuis  A  jusqu'à  N,  tandis  que  son  sou- 
rire interrogeait  l'œil  du  paralytique;  à  N,  Noirtier 
fit  signe  que  oui. 


—  130  — 

—  Ah  !  dit  Valentine,  la  chose  que  vous  désirez 
commence  par  la  lettre  N  ;  c'est  à  TN  que  nous  avons 
affaire.  Eh  bien  !  voyons,  que  lui  voulons-nous  à  TN  ? 
Na-ne-ni-no.  —  Oui,  oui,  fit  le  vieillard.  —  Ah  !  c'est 
no.  —  Oui. 

Yalenline  alla  chercher  un  dictionnaire  qu'elle  posa 
sur  un  pupitre  devant  Noirlier  ;  elle  i'ouvrit,  et  quand 
elle  eut  vu  l'oeil  du  vieillard  fixé  sur  les  ft-uilles,  son 
doigt  courut  vivement  du  haut  en  bas  des  colonnes. 

L'eiercice,  depuis  six  ans  que  Noirtier  était  tombé 
dans  le  fâcheux  état  où  il  se  trouvait,  lui  avait  rendu 
les  épreuves  si  faciles,  qu'elle  devinait  aussi  vite  la 
pensée  du  vieiliard  que  si  lui-même  eût  pu  chercher 
dans  le  dictionnaire. 

Au  mot  notaire,  îVoirticr  fit  signe  de  s'arrêter. 

—  Notaire,,  dit-elle  :  tu  veux  un  notaire,  bon  papa? 
Le  vieillard  fit  signe  que  c'était  effectivement  un 

notaire  qu'il  désirait. 

—  11  faut  donc  envoyer  chercher  un  notaire?  de- 
manda Valentine.  —  Oui,  fit  le  paralytique.  —  Mon 
père  doit-il  le  savoir  ?  —  Oui.  —  Es-tu  pressé  d'avoir 
ton  notaire  ?  —  Oui.  —  Alors  on  va  te  l'envoyer  cher- 
cher tout  de  suite,  cher  père.  Est-ce  tout  ce  que  tu 
veux  ?  —  Oui. 

Valentine  courut  à  la  sonnette  et  appela  un  domes- 
tique pour  le  prier  de  faire  venir  ^l.  ou  madame  de 
Villefort  chez  le  grand  père. 

—  Est-lu  coiUenl  ?  dit  Valentine  :  oui...  je  le  crois 
bien,  hein  ?  ce  nOlait  pas  facile  à  trouver  cela? 

Et  la  jeune  fille  sourit  à  laïeul  comme  elle  eût  pu 
faire  à  un  enfant. 
M.  de  Villefort  entra  ramené  par  Barrois. 

—  Que  voulez-vous,  monsieur?  demanda-t-il  au 
paralytique.  —  Monsieur,  dit  Valentine,  mon  grand- 
père  désire  un  notaire. 


i 


—  131  — 

A  cette  demande  étrange  et  surtout  inattendue, 
M.  de  Villefort  échangea  un  regard  avec  le  paraly- 
tique. 

—  Oui,  lit  00  dernier  avec  une  fermeté  qui  indiquait 
qu'avec  Taide  de  Valenline  et  de  son  vieux  serviteur, 

qui  savait  maintenant  ce  qu'il  désirait,  il  était  prêta 
soutenir  la  lutte.  —  Vous  demandez  le  notaire  ?  répéta 
de  Villefort.  —  Oui.  —  Pour  quoi  faire? 
Noirtier  ne  répondit  pas. 

—  Mais  qu'avez-Yous  besoin  d'un  notaire  ?  demanda 
Villefort. 

Le  regard  du  paralytique  demeura  immobile  et  par 
conséquent  muet,  ce  qui  voulait  dire  :  —  Je  persiste 
dans  ma  volonté. 

—  Pour  nous  faire  quelque  mauvais  tour  ?  dit  Ville- 
fort  ;  est-ce  la  peine  ?  —  Mais  enfin,  dit  Barrois,  prêt 
à  insister  avec  la  persévérance  habituelle  aux  vieux 
domestiques,  si  monsieur  veut  un  notaire,  c'est  appa- 
remment qu'il  en  a  besoin.  Ainsi  je  vais  aller  cher- 
cher un  notaire. 

Barrois  ne  reconnaissait  d'autre  maître  que  Noirtier 
et  n'admettait  jamais  que  ses  volontés  fussent  contes- 
tées en  rien. 

—  Oui,  je  veux  un  notaire,  fit  le  vieillard  en  fer- 
mant les  yeux  d'un  air  de  défi  et  comme  s'il  eût  dit  : 
—  Voyons  si  l'on  osera  me  refuser  ce  que  je  veux.  — 
On  aura  un  notaire,  puisque  vous  en  voulez  absolu- 
ment un,  monsieur  :  mais  je  m'excuserai  près  de  lui 
et  vous  excuserai  vous-même,  car  la  scène  sera  fort 
ridicule.  —  N'importe,  dit  Barrois,  je  vais  toujours 
l'aller  chercher. 

Et  le  vieux  serviteur  sortit  triomphant. 


132  — 


X.  — Le  testament. 

Au  moment  où  Barrois  sortit,  Noirtier  regarda  Va- 
lentine  avec  cet  intérêt  malicieux  qui  annonçait  tant 
de  choses.  La  jeune  fille  comprit  ce  regard  et  Yille- 
fort  aussi,  car  son  front  se  rembrunit  et  son  sourcil 
se  fronça. 

Il  prit  un  siège,  s'installa  dans  la  chambre  du  para- 
lytique, et  attendit. 

Noirtier  le  regardait  faire  avec  une  parfaite  indiffé- 
rence :  mais,  du  coin  de  Toeil.  il  avait  ordonné  à  Va- 
lenline  de  ne  point  s'inquiéter  et  de  rester  aussi. 

Trois  quarts  d'heure  après,  le  domestique  rentra 
avec  le  notaire. 

—  Monsieur,  dit  Villefort  après  les  premières  salu- 
tations, vous  êtes  mandé  par  M.  Noirtier  de  Villefort 
que  voici  ;  une  paralysie  générale  lui  a  ùté  l'usage  des 
membres  et  de  la  voix .  et  nous  seuls  à  grand'peine 
parvenons  à  saisir  quelques  lambeaux  de  ses  pensées. 

Psoirlier  fit  de  l'œil  un  appel  à  Valentine  .  appel  si 
sérieux  et  si  impératif,  qu'elle  répondit  sur-le-champ  : 

—  Moi,  monsieur,  je  comprends  tout  ce  que  veut 
dire  mon  grand-père.  —  C'est  vrai,  ajouta  Barrois, 
tout,  absolument  tout,  comme  je  le  disais  à  monsieur 
en  venant.  —  Permettez,  monsieur,  et  vous  aussi,  ma- 
demoiselle ,  dit  le  notaire  s'adressant  à  Villefort  et  à 
Valentine  ;  c'est  là  un  de  ces  cas  où  l'officier  public 
ne  peut  inconsidérément  procéder  sans  assumer  une 
responsabilité  dangereuse.  La  première  nécessité,  pour 
qu'un  acte  soit  valable  ,  est  que  le  notaire  soit  bien 
convainru  qu'il  a  fidèlement  interprété  la  volonté  de 
celui  qui  le  dicte.  Or,  je  ne  puis  pas  moi-même  être 


—  133  — 

sûr  de  l'approbation  ou  de  l'iniprobalion  d'un  client 
qui  ne  parle  pas  ;  et  comme  l'objet  de  ses  désirs  ou  de 
ses  répugnances  ,  vu  son  mutisme  ,  ne  peut  m'ctrc 
prouvé  clairement,  mon  ministère  est  plus  qu'inutile 
et  serait  illésralement  exercé. 

Le  notaire  fit  un  pas  pour  se  retirer.  Un  impercep- 
tible sourire  de  Iriompbe  se  dessina  sur  les  lèvres  du 
procureur  du  roi. 

De  son  cûlé  ,  Noirtier  regarda  Valentine  avec  une 
telle  expression  de  douleur,  qu'elle  se  plaça  sur  le 
chemin  du  notaire. 

—  Monsieur,  dit-elle  ,  la  langue  que  je  parle  avec 
mon  grand-père  est  une  langue  qui  se  peut  apprendre 
facilement  ;  et  de  même  que  je  le  comprends,  je  puis 
en  quelnuts  minutes  vous  amener  à  le  comprendre. 
Que  vous  faut-il.  voyons,  monsieur,  pour  arriver  à  la 
parfaite  édification  de  votre  conscience  ?  —  Ce  qui  est 
nécessaire  pour  que  nos  actes  soient  valables,  made- 
moiselle, répondit  le  no'aire;  c'est-à-dire  la  certitude 
de  l'approbation  ou  de  l'improbation.  On  peut  tester 
malade  de  corps,  mais  il  faut  lester  sain  d'esprit.  — 
Eh  bien  !  monsieur,  avec  deux  signes  vous  acquerrez 
cette  certitude  que  mon  grand-père  n'a  jamais  mieux 
joui  qu'à  cette  heure  de  la  plénitude  de  son  intelli- 
gence. M.  Noirtier.  privé  de  la  voix,  privé  du  mouve- 
ment, ferme  les  yeux  quant  il  veut  dire  oui,  et  les 
cligne  à  plusieurs  reprises  quand  il  veut  dire  non. 
Vous  en  savez  assez  maintenant  pour  causer  avec 
M.  Noirtier,  essayez. 

Le  regard  que  lança  le  vieillard  à  Valentine  était  si 
humide  de  tendresse  et  de  reconnaissance ,  qu'il  fut 
compris  du  notaire  lui-même. 

—  Vous  avez  entendu  et  compris  ce  que  vient  de 
dire  votre  petite-fille,  monsieur?  demanda  le  notaire. 

Noirtier  ferma  doucement  les  yeux,  et  les  rouvrit 
après  un  instant. 


—  134  — 

—  Et  vous  approuvez  ce  qu'elle  a  dit  ?  c'est-à-dire 
que  les  signes  indiqués  par  elle  sont  bien  ceux  à  Taide 
desquels  vous  faites  comprendre  votre  pensée? — Oui, 
fit  encore  le  vieillard.  —  C'est  vous  qui  m'avez  fait 
demander  ?  —  Oui.  —  Pour  faire  voire  testament  ?  — 
Oui.  —  Et  vous  ne  voulez-pas  que  je  me  retire  sans 
avoir  fait  ce  testament? 

Le  paralytique  cligna  vivement  et  à  plusieurs  re- 
prises ses  yeux. 

—  Eh  bien  !  monsieur,  comprenez-vous  maintenant, 
demanda  la  jeune  fille,  et  ^otre  conscience  sera-t-elle 
en  repos? 

Mais  avant  que  le  notaire  n"eût  pu  répondre,  Ville- 
fort  le  tira  à  part  : 

—  Monsieur ,  dit-il ,  croyez  -  vous  qu'un  homme 
puisse  supporter  impunément  un  choc  physique  aussi 
terrible  que  celui  qu"a  éprouvé  M.  Noirtier  de  Ville- 
fort  ,  sans  que  le  moral  ait  reçu  lui-même  une  grave 
atteinte?  —  Ce  n'est  point  cela  précisément  qui  m'in- 
quiète, monsieur,  répondit  le  notaire,  mais  je  me  de- 
mande comment  nous  arriverons  à  deviner  les  pensées, 
afin  de  provoquer  les  réponses.  —  Vous  voyez  donc 
que  c'est  impossible,  dit  Villefort. 

Valenfine  et  le  vieillard  entendaient  cette  conver- 
sation. Noirtier  arrêta  son  regard  si  fixe  et  si  ferme 
sur  Valentine,  que  ce  regard  appelait  évidemment  une 
riposte. 

—  Monsieur,  dit-elle,  que  cela  ne  vous  inquiète 
point:  si  difficile  qu'il  soit,  ou  plutôt  qu'il  vous  pa- 
raisse de  découvrir  la  pensée  de  mon  grand-père,  je 
vous  la  révélerai,  moi,  de  façon  à  lever  tous  les  doutes 
à  cet  égard.  Voilà  six  ans  que  je  suis  près  de  M.  Noir- 
tier, et,  qu'il  le  dise  lui-même,  si.  depuis  six  ans,  un 
seul  de  ses  désirs  est  resté  enseveli  dans  son  cœur 
faute  de  pouvoir  me  le  faire  comprendre.  —  Non ,  fit 


—  1S5  — 

le  vieillard.  —  Essayons  donc ,  dit  le  notaire  ;  vous 
acceptez  mademoiselle  pour  votre  interprète? 

Le  paralytique  fit  signe  que  oui. 

Bien  ;  voyons ,  monsieur,  qi>e  désirez-vous  de  moi, 
et  quel  est  rac:e  que  vous  désirez  faire  ? 

Yalentinc  nomma  toutes  les  lettres  de  Talphabet 
jusqu'à  la  lettre  T. 

A  celte  lettre ,  Téloquent  coup  d"œil  de  Koirtier 
l'arrêta. 

—  C'est  la  lettre  T  que  monsieur  demande,  dit  le 
notaire  ;  la  chose  est  visible.  —  Attendez ,  dit  Valen- 
tine  ;  puis,  se  tournant  vers  son  grand-père  :  Ta...  te... 

Le  vieillard  Tarrèla  à  la  seconde  de  ces  syllabes. 
Alors  Yalentine  prit  le  dictionnaire,  et  aux  yeux  du 
notaire  attentif  elle  fcuilkla  ks  pages. 

—  Testament,  dit  son  doigt,  arrêté  par  le  coup  d'œil 
de  Noirtier.  —  Testament,  s'écria  le  notaire,  la  chose 
est  visible  ;  monsieur  veut  lester.  —  Oui,  fit  Koirtier 
à  plusieurs  reprises.  —  Yoilà  qui  est  merveilleux, 
monsieur,  convcnez-cn,  dit  le  notaire  à  Yillefort  stu- 
péfait. —  En  effet ,  répliqua-t-il ,  et  plus  merveilleux 
encore  serait  ce  testament  :  car,  enfin,  je  ne  pense  pas 
que  les  articles  se  viennent  ranger  sur  le  papier,  mot 
par  mot,  sans  rintcliigente  aspiration  de  ma  fille.  Or, 
Valentine  sera  peut-être  un  peu  trop  intéressée  à  ce 
testament  pour  être  un  interprète  convenable  des  ob- 
scures volontés  de  M.  Koirtier  de  Yillefort.  —  Non, 
non.  non  !  fit  le  paralytique.  —  Comment  !  dit  M.  de 
Yillefort,  Yalentine  n'est  point  intéressée  à  votre 
testament  ?  —  Kon  ,  fit  Noirlier.  —  Tt.onsieur,  dit  le 
notaire  qui,  enchanté  de  cette  épreuve,  se  promettait 
de  raconter  dans  le  monde  les  détails  de  cet  épisode 
pittoresque  ;  monsieur,  rien  ne  me  paraît  plus  facile 
maintenant  que  ce  que  tout  à  l'heure  je  regardais 
comme  une  chose  impossible ,  et  ce  testament  sera 


—  136  — 

tout  simplement  un  testament  mystique,  c'est-à-dire, 
prévu  et  autorisé  parla  loi  pourvu  qu'il  soit  lu  en  face 
de  sept  témoins ,  approuvé  par  le  testateur  devant 
eux.  et  fermé  par  le  notaire,  toujaurs  devant  eux. 
Quant  au  temps,  il  durera  à  peine  plus  longtemps 
qu'un  testament  ordinaire,  il  y  a  d"abord  les  formules 
consacrées  et  qui  sont  toujours  1rs  mêmes,  et  quant 
aux  détails,  la  plupart  seront  fournis  par  Pétat  même 
des  affaires  du  testateur  et  par  vous  qui,  les  ayant 
frérées  ,  les  connaissez.  r»îais  d'ailleurs  .  pour  que  cet 
acte  demeure  inattaquable  .  nous  allons  lui  donner 
l'authenticité  la  plus  complète  ;  l'un  de  mes  confrères 
me  servira  d'aide  et.  contre  les  habitudes,  assistera  à 
la  dictée.  Êtcs-vous  satisfait,  monsieur  ?  continua  le 
notaire  en  s'adressent  au  Nieillard.  —  Oui.  répondit 
Noirtier.  radieux  d'être  compris.  —  Que  A^a-t-il  faire  ? 
se  dem  :nda  Villefortà  qui  sa  haute  position  comman- 
dait tant  de  réserve,  et  qui ,  d'ailleurs,  ne  pouvait 
deviner  vers  quel  but  tendait  son  père. 

Il  se  retourna  donc  pour  envoyer  chercher  le 
deu.xiéme  notaire  dé.signé  parle  premier:  mais  Sar- 
roîs,  qui  avait  tout  entendu  et  qui  avait  deviné  le 
désir  de  son  maître,  était  déjà  parti. 

Alors  le  procureur  du  roi  fit  dire  à  sa  femme  de 
monter. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  tout  le  monde  était 
réuni  dans  la  chambre  du  paralytique,  et  le  second 
notaire  était  arrivé. 

En  peu  de  mots  les  deux  officiers  ministériels  furent 
d'accord.  On  lut  à  Noirtier  une  formule  de  testament 
vague,  banale;  puis,  pour  commencer,  pour  ainsi  dire, 
l'investigation  de  son  intelligence,  le  premier  notaire, 
se  retournant  de  son  côté,  lui  dit  : 

—  Lorsqu'on  fait  son  testament,  monsieur,  c'est  en 
faveur  de  quelqu'un  ou  au  préjudice  de  quelqu'un.  — 


—  137  — 
Ouij  fit  Noirlier.  —  Avez-vous  quelque  idée  du  chiffre 
auquel  se  monte  votre  fortune?  —  Oui.  —  Je  vais  vous 
nommer  plusieurs  chiffrer  qui  monteront  successive- 
ment ;  vous  m'arrêterez  quand  j'aurai  atteint  celui  que 
vous  croirez  être  le  vôtre.  —  Oui. 

11  y  avait  dans  cet  interrogatoire  une  espèce  de  so- 
lennité; d'ailleurs  jamais  la  lutte  de  l'intelligence 
contre  la  matière  n'avait  peut-être  été  plus  visible;  et 
si  ce  n'était  un  sublime,  comme  nous  allions  le  dire, 
c'était  au  moins  un  curieux  spectacle. 

On  faisait  cercle  autour  de  Vilkfort  ;  le  second  no- 
taire était  assis  à  une  table,  tout  prêt  à  écrire:  le  pre- 
mier notaire  se  tenait  debout  devant  lui  et  interrogeait. 

—  Votre  fortune  dépasse  trois  cent  mille  francs, 
n'est-ce  pas?  demanda-t-il. 

—  Noirtier  fit  signe  que  oui. 

—  Possédez- vous  quatre  cent  mille  francs?  demanda 
le  notaire. 

Noirtier  resta  immobile. 

—  Cinq  cent  mille  ? 
Même  immobilité. 

—  Six  cent  mille  ?  sept  cent  mille?  huit  cent  mille? 
neuf  cent  mille  ? 

Noirtier  fit  signe  que  oui. 

—  Vous  possédez  neuf  cent  mille  francs?  —  Oui. 
—  En  immeubles  ?  demanda  le  notaire. 

Noirtier  fit  signe  que  non. 

—  En  inscriptions  de  rentes  ? 
Noirtier  fit  si.;ne  que  oui. 

—  Ces  inscriptions  sont  entre  vos  mains  ? 

Un  coup  d'œil  adressé  à  Barrcis  fit  sortir  le  vieux 
serviteur  qui  revint  un  instant  après  avec  une  petite 
cassette. 

—  Permettez-vous  qu'on  ouvre  celte  cassette  ?  de- 
manda le  notaire. 


—  138  — 

Noirtier  fit  signe  que  oui. 

On  ouvrit  la  cassette  et  l'on  trouva  pour  neuf  cent 
mille  francs  dinscriptions  sur  le  Grand-Livre. 

Le  iiremicr  notaire  passa  les  unes  après  les  autres 
chaque  inscription  à  son  collègue  ;  le  compte  y  était , 
comme  l'avait  accusé  Noirticr. 

—  Cest  bi'f'n  cela  ,  dit-il  ;  il  est  évident  que  l'intel- 
ligence est  dans  toute  sa  force  et  dans  toute  son  étendue. 

Puis,  se  retournant  vers  le  paralytique  : 

—  Donc,  lui  dit-il.  vous  possédez  neuf  cent  mille 
francs  de  capital,  qui.  à  la  façon  dont  ils  sont  placés, 
doivent  vous  produire  quarante  mille  livres  de  rentes 
à  peu  près?  —  Oui.  fit  Noirtier.  —  A  qui  désiroz-vous 
laisser  cette  fortune  ?  —  Oh  !  dit  madame  de  '\''illcfort, 
cela  n'est  point  douteux  ;  M.  Noirtier  aime  unique- 
ment sa  petite  fille,  mademoiselle  Valentine  de  Ville- 
fort;  c'est  elle  qui  le  soigne  depuis  six  ans  :  elle  a  su 
captiver  par  s^s  soins  assidus  l'affection  de  son  grand- 
père,  et  je  dirai  presque  sa  reconnaissance;  il  est  donc 
juste  qu'elle  recueille  le  prix  de  son  dévoûment. 

L'œil  de  jSoirlier  lança  un  éclair  comme  s'il  n'était 
pas  dupe  de  ce  faux  assentiment  donné  par  madame 
de  Viilefort  aux  intentions  qu'elle  lui  supposait. 

—  Est-ce  donc  à  mademoiselle  Valentine  de  Ville- 
fort  que  vous  laissez  ces  neuf  cent  mille  francs?  de- 
manda le  notaire  ,  qui  croyait  n'avoir  jdus  qu'à  enre- 
gistrer cette  clause  .  mais  qui  tenait  à  s'assurer 
cependant  de  l'assentiment  de  Noirîier.  et  voulait 
faire  constater  cet  assentiment  par  tous  les  témoins 
de  cette  étrange  scène. 

Valentine  avait  fait  un  pas  en  arrière  et  pleurait  les 
yeux  baissés;  le  vii'il.'ard  la  regarda  un  iiistant  avec 
l'expression  d'une  profonde  tendresse,  puis  se  retour- 
nant vers  le  notaire  ,  il  cligna  des  yeux  de  la  façon  la 
plus  significative. 


—  139  — 

—  Non?  dît  le  notaire  ;  comment,  ce  n'est  pas  ma- 
demoiselle Valentine  de  Villefort  que  vous  instituez 
pour  votre  légataire  universelle  ? 

Noirtier  Ot  signe  que  non. 

—  Vous  ne  vous  trompez  pas  ?  s'écria  le  notaire 
étonné;  vous  dites  bien  non?  —  Non!  répéta  Koir- 
tier.  non  ! 

Valentine  releva  la  tête  ;  elle  était  stupéfaite ,  non 
pas  de  son  exhérédation.  mais  d'avoir  provoqué  le  sen- 
timent qui  dicte  d'ordinaire  de  pareils  actes. 

Mais  Noirticr  la  regarda  avec  une  si  profonde  ex- 
pression de  tendresse,  qu'elle  s'écria  : 

—  Oh  !  mon  bon  père,  je  le  vois  bien,  ce  n'est  que 
votre  fortune  que  vous  m'ôtez.  mais  vous  me  laissez 
toujours  votre  cœur  ?  —  Oh  !  oui,  bien  certainement, 
dirent  les  yeux  du  paralytique  se  fermant  avec  une 
expression  à  laquelle  Valentine  ne  pouvait  se  trom- 
per. —  Merci!  merci  !  murmura  la  jeune  fille. 

Cependant  ce  refus  avait  fait  naître  dans  le  cœur  de 
madame  de  Villefort  une  espérance  inattendue;  elle 
se  rapprocha  du  vieillard 

—  Alors  c'est  donc  à  votre  petit-fils  Edouard  de 
Villefort  que  vous  laissez  votre  fortune.'cher  monsieur 
Noirtier  ?  demanda  la  mère. 

Le  clignement  des  yeux  fut  terrible  :  il  exprimait 
presque  la  haine, 

—  Non,  fit  le  notaire  ;  alors  c'est  à  monsieur  votre 
fils  ici  présent  ?  —  Non  !  répliqua  le  vieillard. 

Les  deux  notaires  se  regardèrent  stupéfaits  ;  Ville- 
fort  et  sa  femme  se  sentaient  rougir  ,  l'un  de  honte , 
l'autre  de  colère. 

—  5îais.  que  vous  avons-nous  donc  fait,  père?  dit 
Valentins  ;  vous  ne  nous  aimez  donc  plus  ? 

Le  regard  du  vieillard  passa  rapidement  sur  son 
fils,  sur  sa  belle-fille,  et  s'arrêta  sur  Talentine  avec 
uae  expresssioa  de  profonde  tendresse. 


—  140  — 

—  Eh  bien  !  dit-elle,  si  tu  m'aimes,  voyons,  bon 
père,  tâche  d'allier  cet  amour  avec  ce  que  tu  fais  en 
ce  moment.  Tu  me  connais,  tu  sais  que  je  n'ai  jamais 
songé  à  fa  fortune  :  d'ailleurs  on  dit  que  je  suis  riche 
du  côté  de  ma  mère,  trop  riche  même  :  explique-toi 
donc. 

Noirtier  fixa  son  regard  ardent  sur  la  main  de 
Valentine. 

Ma  main  ?  dit-elle.  —  Oui,  fit  Noirtier.  —  Sa  main  ! 
répétèrent  tous  les  assistants.  —  Ah  !  messieurs,  vous 
voyez  bien  que  tout  est  inutile,  et  que  mon  pauvre 
père  est  fou,  dit  Villeforl.  —  Oh  !  s'écria  tout  à  coup 
Valentine,  je  comprends  !  Mon  mariage,  n'esl-ce  pas, 
bon  père?  —  Oui,  oui.  oui,  répétatrois  fois  le  para- 
lytique, lançant  un  éclair  à  chaque  fois  que  se  relevait 
sa  paupière.  —  Tu  nous  en  veux  pour  le  mariage , 
n'est-ce  pas?  —  Oui.  —  Mais  c'est  absurde  !  dit  Vil- 
lefort.  —  Pardon,  monsieur,  dit  le  notaire,  tout  cela 
au  contraire  est  très-logique  et  me  fait  l'effet  de  s'en- 
chaîner parfaitement.  —  Tu  ne  veux  pas  que  j'épouse 
M.  Franz  d'Epinay  ?  — Non,  je  ne  veux  pas.  exprima 
J'œil  du  vieillard.  —  Et  vous  déshéritez  votre  petite- 
fille,  s'écria  le  notaire,  parce  qu'elle  fait  un  mariage 
contre  votre  gré  ?  —  Oui,  répondit  Noirtier.  —  De 
sorte  que  sans  ce  mariage  elle  serait  votre  héritière? 
—  Oui. 

Il  se  fit  alors  un  silence  profond  autour  du  vieil- 
lard. 

Les  deux  notaires  se  consultaient;  Valentine,  les 
mains  jointes,  regardait  son  grand-père  avec  un  sou- 
rire reconnaissant;  Villcfort  mordait  ses  lèvres 
minces;  madame  de  Villefort  uc  pouvait  réprimer  un 
sentiment  joyeux  qui,  malgré  elle  ,  s'épanouissait  sur 
son  visage. 

—  Mais,  dit  enfin  Villefort  rompant  le  premier  ce 


—  141  — 

silence,  il  me  semble  que  je  suis  seul  juge  des  conve- 
nances qui  plaident  en  faveur  de  cotte  union.  Seul 
maître  delà  main  de  ma  fille,  je  veux  qu'elle  épouse 
M.  Franz  d'Epinay,  et  elle  l'épousera. 

Valentine  tomba  pleurante  sur  un  fauteuil. 

—  Monsieur,  dit  le  notaire  s'adressent  au  vieillard, 
que  comptez-vous  faire  de  votre  fortune  au  cas  où 
mademoiselle  Valentine  épouserait  M.  Franz  ? 

Le  vieillard  resta  immobile. 

—  Vous  comptez  en  disposer,  cependant?  —  Oui , 
fit  Noirtier.  —  En  faveur  de  quelqu'un  de  votre  fa- 
mille ?  — Non. — En  faveur  des  pauvres,  alors  ?  —  Oui. 
—  Mais,  dit  le  notaire,  vous  savez  que  la  loi  s'oppose 
à  ce  que  vous  dépouilliez  entièrement  votre  fils?  — 
Oui.  —  Vous  ne  disposerez  donc  que  de  la  partie  que 
la  loi  vous  autorise  à  distraire  ? 

Noirtier  demeura  immobile. 

—  Vous  continuez  à  vouloir  disposer  de  tout  ?  — 
Oui.  —  Mais  après  votre  mort  on  attaquera  le  testa- 
ment. —  Non.  —  Mon  père  me  connaît,  monsieur , 
dit  M.  de  Villefort,  il  sait  que  sa  volonté  sera  sacrée 
pour  moi  ;  d'ailleurs  il  comprend  que  dans  ma  posi- 
tion je  ne  puis  plaider  contre  les  pauvres. 

L'œil  de  Noirtier  exprima  le  trioinpbe. 

—  Que  décidez-vous,  monsieur  ?|demanda  le  notaire 
à  Villefort.  —  Rien,  monsieur,  c'est  une  résolution 
prise  dans  l'esprit  de  mon  père,  et  je  sais  que  mon 
père  ne  change  pas  de  résolution.  Je  me  résigne  donc. 
Ces  neuf  cent  mille  francs  sortiront  delà  famille  pour 
aller  enrichir  les  hôpitaux  ;  mais  je  ne  céderai  pas  à 
un  caprice  de  vieillard,  et  je  ferai  selon  ma  con- 
science. 

Et  Villefort  se  retira  avec  sa  femme,  laissant  son 
père  libre  de  tester  comme  il  Tentendrail. 
Lq  même  jour  le  testament  fut  fait  ;  on  alla  chcr- 
V.  10 


—  142  — 

cher  les  témoins,  il  fut  approuvé  par  le  vieillard, 
fermé  en  leur  présence  et  déposé  chez  M.  Leschamps, 
le  notaire  de  la  famille. 


XI.  —  Le  îéiégraphc. 

Monsieur  et  madame  de  Villefort  apprirent  en  ren- 
trant chez  eux  que  M.  le  comte  de  Monte-Cristo,  qui 
était  venu  pour  leur  faire  visite,  avait  été  introduit 
dans  le  salon,  où  il  les  attendait  :  madame  de  Ville- 
fort,  trop  émotionnéc  pour  entrer  ainsi  tout  à  coup, 
passa  par  sa  chambre  à  coucher,  tandis  que  le  procu- 
reur du  roi,  plus  sûr  de  lui-même,  s'avança  directe- 
ment vers  le  salon. 

Mais  si  ma<îtro  qu"il  fût  de  ses  sensations,  si  bien 
qu'il  sût  composer  son  visage,  M.  de  Villefort  ne  put 
si  bien  écarter  le  nuage  de  son  front  que  le  comte, 
dont  le  sourire  brillait  radieux,  ne  remarquât  cet  air 
sombre  et  rêveur. 

—  Ohl  mon  Dieu  I  dit  Monte-Cristo  après  les  premiers 
compliments,  qu'avez-vous  donc,  monsieur  de  Ville- 
ort  ?  et  suis-je  arrivé  au  moment  où  vous  dressiez 
quelque  accusation  un  peu  trop  capitale  ? 

Villefort  essaya  de  sourire. 

—  Non,  monsieur  le  comte,  dit-il,  il  n'y  a  d'autre 
victime  ici  que  moi.  C'est  moi  qui  perds  mon  procès  ; 
et  c'est  le  hasard,  l'entêtement,  la  folie  qui  a  lancé  le 
réquisitoire.— Que  \oulez-vous  dire?  demanda  Monte- 
Cristo  avec  un  intérêt  parfaitement  joué.  Vous  est-il, 
en  réalité,  arrivé  quelque  malheur  grave  ?  —  Oh  ! 
monsieur  le  comte,  dit  Vilkfort  avec  un  calme  plein 
d'amertume,  cela  ne  vaut  pas  la  peine  d'en  parler; 
presque  rien,  une  simple  perte  d'argent.  —  En  effet, 
répondit  Monte-Cristo,  une  perte  d'argent  est  peu  de 


—  143  — 

chose  avec  une  fortune  comme  celle  que  vous  possédez 
et  avec  un  esprit  philosophique  et  élevé  comme  l'est 
le  vôtre  !  —  Aussi,  répondit  Vijlefort,  n'est-ce  point 
la  question  d'arger.t  quime  préoccupe,  quoique,  après 
tout,  neuf  cent  mille  francs  vaillent  bien  un  regret, 
ou  tout  au  moins  un  mouvement  de  dépit.  Mais  je  me 
blesse  surtout  de  cette  disposition  du  sort,  du  hasard, 
de  la  fatalité,  je  ne  sais  comment  nommer  la  puissance 
qui  dirige  le  coup  qui  me  frappe  et  qui  renverse  mes 
espérances  de  fortune  et  détruit  peut-être  l'avenir  de 
ma  fille,  par  le  caprice  d'un  vieillard  tombé  en  en- 
fance. —  Eh!  mon  Dieu!  qu'est-ce  donc?  s'écria  le 
coiiitc.  Neuf  cent  mille  francs,  avez-vous  dit  ?  Mais, 
en  vérité,  comme  vous  le  dites,  la  somme  mérite  d'être 
regrettée  même  par  un  philosophe.  Et  qui  vous  donne 
ce  chagrin  ?  —  Mon  père,  dont  je  vous  ai  parlé.  — 
M.  Noirlier.  vraiment  !  Mais  vous  m'aviez  dit,  ce  me 
semble,  qu'il  était  en  paralysie  complète,  et  que  toutes 
SCS  facultés  étaient  anéanties?— Oui.  ses  facultés  phy- 
siques, car  il  ne  peut  pas  remuer,  il  ne  peut  point  par- 
ler, et  avec  tout  cela  cependant  il  pense,  il  veut,  il 
agit  comme  vous  voyez.  Je  le  quitte  il  y  a  cinq  minu- 
tes, et  dans  ce  moment  il  est  occupé  à  dicter  un  testa- 
ment à  deux  notaires.  —  Mais  alors  il  a  parlé.  —  lia 
fait  mieux,  il  s'est  fait  comprendre.  —  Comment  cela? 
—  A  l'aide  du  regard:  ses  yeux  ont  continué  de  vivre, 
et  vous  voyez,  ils  tuent.  —  Mon  ami,  dit  madame  de 
Villefort.  qui  venait  d'entrer  à  son  tour,  peut-être 
vous  exagérez-vous  la  situation.  —  Madame...  dit  le 
comte  en  s'inclinanl. 

Madame  de  Yiilefort  salua  avec  son  plus  gracieux 
sourire. 

— Mais  que  me  dit  donc  là  31.  de  Villefort?  demanda 
Monte-Cristo;  tt  qu'elle  disgrâce  incompréhensible?... 
— Incompréhensible,  c'est  le  mot!  reprit  le  procureur 


—  144  — 

du  roi  en  haussant  les  épaules,  un  caprice  de  vieil- 
lard !  —  Et  il  n'y  a  pas  moyen  de  le  faire  revenir  sur 
cette  décision?  —Si fait,  ditmadauie  de  Villefort;  et 
il  dépend  même  de  mon  mari  que  ce  testament,  au 
lieu  d'être  fait  au  détriment  de  Valcntine.  soit  fait  an 
cnrilraire  en  sa  faveur. 

Le  comte,  voyant  que  les  deux  époux  commençaient 
à  parler  par  paraboles,  prit  T^ir  distrail,  et  regarda 
avec  l'attention  la  plus  profonde  et  l'approbation  la 
plus  marquée  Edouard,  qui  versait  de  l'encre  dans 
l'abreuvoir  des  oiseaux.  —  Ma  chère,  dit  Villefort, 
répondant  à  sa  femme,  vous  savez  que  j'aime  peu  me 
poser  chez  moi  en  patriarche,  et  que  je  n'ai  jamais  cru 
que  le  sort  de  l'univers  dépendit  d'un  signe  de  ma 
tête.  Cependant  il  importe  que  mes  décisions  soient 
respectées  dans  ma  famille,  cl  que  la  folie  d'un  vieil- 
lard et  le  Ciiprice  d'un  enfant  ne  renversent  pas  un 
projet  arrêté  dans  mou  esprit  depuis  longues  années. 
Le  baron  d'Épinay  était  mon  ami,  vous  le  savez,  it 
une  alliance  avec  son  fils  était  des  plus  convenables. 
—  Vous  croyez,  dit  madame  do  Villefort,  que  Valen- 
tine  est  d'accord  avec  lui?  En  effet.  .  elle  a  toujours 
été  opposée  à  ce  mariage,  et  je  ne  serais  pas  étonnée 
que  tout  ce  que  nous  venons  de  voir  et  d'entendre  ne 
soit  que  l'exécution  d'un  pian  concerté  entre  eux.  — 
Madame,  dit  Villefort,  on  ne  renonce  pas  ainsi, 
croyez-moi,  aune  fortune  deneuf  cent  mille  francs. — 
Elle  renonçait  au  monde,  monsieur,  puisqu'il  y  a  un 
an  elle  voulait  entrer  dans  un  couvent. — ÎS'iniporte. 
reprit  de  Villefort,  je  dis  que  ce  mariage  doit  se  faire, 
madame  !  —  Malgré  la  volonté  de  votre  père  ?  dit  ma- 
dame de  Villefort,  attaquant  une  autre  corde,  c'est 
bien  grave  ! 

Monte-Cristo  faisait  semblant  de  ne  point  écouter, 
£t  ne  perdait  point  un  mot  de  ce  qui  se  disait. 


—  145  - 

—  Madame,  reprit  Villefort,  je  puis  dire  que  j"ai 
toujours  respecté  mon  père,  parce  qu'au  sentiment 
naturel  de  la  descendance  se  joignait  chez  moi  la  con- 
science de  sa  supériorité  morale,  parce  qu'enfin  un 
père  est  sacré  à  deux  titres,  sacré  comme  notre  créa- 
teur, sacré  comme  notre  maître  ;  mais  aujourd'hui  je 
dois  renononcpr  à  reconnaître  une  intelligence  dans 
le  vieillard  qui.  sur  un  simple  souvenir  de  haine  pour 
le  père,  poursuit  ainsi  le  fils  ;  il  serait  donc  ridicule  à 
moi  de  conformer  ma  conduite  à  ses  caprices.  Je  con- 
tinuerai d'avoir  le  plus  grand  respect  pour  5î.  ÎS'oir- 
tier.  Je  subirai  sans  me  plaindre  la  punition  pécuniaire 
qu'il  m'inflige;  mais  je  resterai  imnmabie  dans  ma  vo- 
lonté, et  le  monde  appréciera  de  quel  côté  était  la  saine 
raison.  En  conséquence,  je  marierai  ma  fille  au  baron 
Franz  d'Épinny.  parce  que  ce  mariage  est  à  mon  sens 
bon  et  honorable,  et  qu'en  définitive  je  veux  m.arier  ma 
fille  à  qui  me  plaît. — Eh  quoi!  dit  le  comte,  dont  le  pro- 
cureur du  roi  avait  constamment  sollicité  Tapprobation 
du  regard:  eh  quoi,  M.  Noirtier  déshérite,  dites-vous, 
mademoiselle  Valent) ne,  parce  qu'elle  va  épouser  le 
baron  Franz  d'Épinay?  —  Eh  !  mon  Dieu  !  oui,  mon- 
sieur; voilà  la  raison,  dit  Villefort  en  haussant  les 
épaules.  —  La  raison  visible.,  du  moins,  ajouta  ma- 
dame de  Villefort.  —  La  raison  réelle,  madame. 
Croyez-moi,  je  connais  mon  père.  —  Conçoit-on  cela? 
répondit  la  jeune  femme;  en  quoi,  je  vous  le  demande, 
M.  d'Épinay  déplaît-il  plus  qu'un  autre  à  M.  Noirtier? 
— En  effet,  dit  le  comte,  j'ai  connu  M.  Franz  d'Épinay, 
le  fils  du  général  de  Qucsnel,  n'est-ce  pas.  qui  a  été 
fait  baron  d'Epinay  par  le  roi  Charles  X?  —  Juste- 
ment, reprit  Villefort.— Eh  bien  !  mais  c'est  un  jeune 
homme  charmant,  ce  me  semble  !  —  Aussi  n'est-ce 
qu'un  prétexte,  j'en  suis  cerlaine,  dit  madame  de  Vil- 
lefort; les  vieillards  sont  tyrans  de  leurs  affections  ; 


—  146  — 

M.  Noirtier  ne  veut  pas  que  sa  petite-fille  se  marie. 
— 'iTais,  dit  Monte-Cristo,  ne  connaissez-vous  pas  une 
cause  à  cette  haine?— Eh!  mon  Dieu!  qui  peut  savoir? 
—  Quelque  antipathie  politique  peut-être  ?— En  effet, 
mon  père  et  le  père  de  M.  d'Épinay  ont  vécu  dans  des 
temps  orageux  dont  je  n'ai  vu  que  les  derniers  jours, 
dit  Viilefort. — Votre  père  n'était-il  pas  bonapartiste? 
demanda  Monte-Cristo.  Je  crois  me  rappeler  que  vous 
m'avez  dit  quelque  chose  comme  cela.  —  Mon  père  a 
été  jacobin  avant  toutes  choses,  reprit  Viilefort  em- 
porté par  son  émotion  hors  des  bornes  de  la  prudence, 
et  la  robe  de  sénateur  que  Napoléon  lui  avait  jetée  sur 
les  épaules  ne  faisait  que  déguiser  le  vieil  homme, 
mais  sans  l'avoir  changé.  Quand  mon  père  conspirait, 
ce  n'était  pas  pour  l'empereur,  c'était  contre  les  Bour- 
bons ;  car  mon  père  avait  cela  de  terrible  en  lui  qu'il 
n'a  jamais  combattu  pour  les  utopies  irréalisables, 
mais  pour  les  choses  possibles,  et  qu'il  a  appliqué  à 
la  réussite  de  ces  choses  possibles  ces  terribles  théo- 
ries de  la  Montagne  qui  ne  reculaient  devant  aucun 
moyen.— Eh  bien  !  dit  Monte-Cristo,  voyez-vous,  c'est 
cela,  M.  Noirtier  et  M.  d'Épinay  se  seront  rencontrés 
sur  le  sol  de  la  politique.  M.  le  général  d'Épinay, 
quoique  ayant  servi  sous  Napoléon,  n'avait-il  pas  au 
fond  du  cœur  gardé  des  sentiments  royalistes,  et  n'est- 
ce  pas  le  même  qui  fut  assassiné  un  soir  en  sortant 
d"un  club  napoléonien,  où  on  l'avait  attiré  dans  l'es- 
pérance de  trouver  en  lui  un  frère  ? 

Viilefort  regarda  le  comte  presque  avec  terreur. 

—  Est-ce  que  je  me  trompe?  dit  Monte-Cristo.  — 
Non  pas,  monsieur,  dit  madame  de  Viilefort ,  et  c'est 
bien  cela  au  contraire,  c'est  justement  à  cause  de  ce 
que  vous  venez  de  dire  que  pour  voir  s'éteindre  de 
vieilles  haines.  M.  de  Viilefort  avait  eu  l'idée  de  faire 
aimer  deux  enfants  dont  les  pères  s'étaient  haïs.  — 


—  147  — 

Idée  sublime  !  dit  Monte-Cristo,  idée  pleine  de  cha- 
rité et  à  laquelle  le  monde  devait  applaudir.  En  effet, 
c'était  beau  de  voir  mademoiselle  Noirtier  de  Ville- 
fort  s'appeler  madame  Franz  d'Épinay. 

Villefort  tressaillit  et  regarda  Monte-Cristo  comme 
s'il  eût  voulu  lire  au  fond  de  son  cœur  l'intention  qui 
avait  dicté  les  parolns  qu'il  venait  de  prononcer. 

3îais  le  comte  garda  le  bienveillant  sourire  stéréo- 
typé sur  ses  lèvre?,  et  cette  fois  encore,  malgré  la 
profondeur  de  son  regard ,  le  procureur  du  roi  ne  vit 
pas  au  delà  de  l'épiderme. 

—  Aussi,  reprit  Villefort,  quoique  ce  soit  un  grand 
malheur  pour  Valentine  que  de  perdre  la  fortune  de 
son  grand-père . je  ne  crois  pas  cependant  que  pour 
cela  le  mariage  manque  :  je  ne  crois  pas  que  M.  d'É- 
pinay recule  devant  cit  échec  pécuniaire  ;  il  verra  que 
je  vauï  peut-être  mieux  que  la  somme  ,  moi  qui  la 
sacrifie  au  désir  do  lui  tenir  ma  parole  :  il  calculera 
que  Valentine  .  d'ailleurs,  est  riche  du  bien  de  sa 
mère,  administré  par  M.  et  madame  de  Saint-Méran, 
ses  aïeuls  malerneh.  qui  la  chérissent  tous  deuï  ten- 
drement. —  Et  qui  valent  bi?n  qu'on  les  aime  et  qu'on 
les  soigne  comme  Valentine  a  fait  pour  M.  Noirtier. 
dit  madame  de  Villefort  :  d'ailleurs  .  ils  vont  venir  à 
Paris  dans  un  mois  au  plus,  et  Valentine,  après  un  tel 
affront .  sera  dispensée  de  s'enterrer  comme  elle  l'a 
fait  jusqu'ici  auprès  de  M.  Noirtier. 

Le  comte  écoutait  avec  complaisance  la  voix  discor- 
dante de  ces  amours-propres  blessés  et  de  ces  intérêts 
meurtris. 

—  Mais  il  me  semble  ,  dit  Monte-Cristo  après  un 
instant  de  silence,  et  je  vous  demande  pardon  d'avance 
de  ce  que  je  vais  dire  :  il  me  semble  que  si  M.  Noir- 
tier déshérite  mademoiselle  de  Villefort,  coupable  de 
se  vouloir  marier  avec  un  jeune  homme  dont  il  a 


—  148  — 
détesté  le  père .  il  n'a  pasrle  même  tort  à  reprocher  à 
ce  cher  Edouard.— N'est-ce  pas,  monsieur,  s'écria  ma 
dame  de  Yillefort  avec  une  intonation  impossible  à 
décrire;  n'est-ce  pas  que  c'est  injuste,  odieusement 
injuste.  Ce  pauvre  Edouard,  il  est  aussi  bien  le  petit- 
fils  de  ^î.  Noirtier  que  Valentine  ,  et  cependant  si 
Valentine  n'avait  pas  dû  épouser  M.  Franz.  M.  Noir- 
tier  lui  laissait  tout  son  bien  ;  et  de  plus  enfin  , 
Edouard  porte  le  nom  de  la  famille,  ce  qui  n'empêche 
pas  que,  même  en  supposant  que  Valentine  soit  effec- 
tivement déshéritée  par  son  grand-père  ,  elle  sera 
encore  trois  fois  plus  riche  que  lui. 
Ce  coup  porté  le  comte  écouta  et  ne  parla  plus, 
—  Tenez,  reprit  Yillefort,  tenez,  monsieur  le  comte, 
cessons,  je  vous  on  prie,  de  nous  entretenir  de  ces 
misères  de  famille;  oui.  c'est  vrai,  ma  fortune  va 
grossir  le  revenu  des  pauvres,  qui  sont  aujourd'hui  les 
véritables  riches.  Oui ,  mon  père  m'aura  frustré  d'un 
espoir  légitime,  et  cela  sans  raison  ;  mais  moi  j'aurai 
agi  comme  un  homme  de  sens,  comme  un  homme  de 
cœur.  M.  d'Épinay.  à  qui  j'avais  promis  le  revenu  de 
cette  somme,  le  recevra,  dussé-je  m'imposer  les  plus 
cruelles  privations.  —  Cependant ,  reprit  madame  de 
Yilleforl.  revenant  à  la  seule  idée  qui  murmurât  sans 
cesse  au  fond  de  son  cœur,  peut-être  vaudrait-il  mieux 
que  l'on  confiât  cette  mésaventure  à  M.  d'Épinay,  et 
qu'il  rendu  lui-même  sa  parole.  —  Oh  !  ce  serait  un 
grand  malheur!  s'écria  Yillefort.  —  Un  grand  mal- 
heur? répéta  Monte-Cristo.  —  Sans  doute-  reprit 
Yillefort  en  se  radoucissant;  un  mariage  manqué, 
même  pour  des  raisons  d'argent,  jette  de  la  liéfaveur 
sjr  une  jeune  fiile:  puis,  d'anciens  bruits  que  je  voulais 
éteindre  reprendraient  de  la  consistance.  Mais  non,  il 
n'en  sera  rien.  M.  d'Épinay,  s'il  est  honnête  homme, 
se  verra  encore  plus  engagé  par  l'exhérédation  de  Ya- 


—  149  — 
lentine  qu'auparavant;  autrement  il  agirait  donc  dans 
un  simple  but  d"avarice  :  non.  c'est  impossible.  —  Je 
pense  comme  M.  de  Villefort ,  dit  Monte-Cristo  en 
fixant  son  regard  sur  madame  de  Villefort  ;  et  si  j'étais 
assez  de  ses  amis  pour  me  permettre  de  lui  donner  un 
conseil,  je  l'inviterais ,  puisque  M.  dÉpinay  va  reve- 
nir, à  ce  que  l'on  m"a  dit  du  moins  .  à  nouer  cette 
affaire  si  fortement  qu'elle  ne  se  pût  dénouer  ;  j'enga- 
gerais enfin  une  partie  dont  l'issue  doit  être  si  hono- 
rable pour  M.  de  Villefort. 

Ce  dernier  se  leva,  transporté  d'une  joie  visible, 
tandis  que  sa  femme  pâlissait  légèrement. 

—  Bien,  dit-il,  voilà  tout  ce  que  je  demandais  et  je 
me  prévaudrai  de  l'opinion  d'un  conseiller  tel  que 
vous,  dit-il  en  tendant  la  main  à  Monte-Cristo.  Ainsi 
donc,  que  tout  le  monde  ici  considère  ce  qui  est  arrivé 
aujourd'hui  comme  non  avenu  :  il  n'y  a  rien  de  changé 
à  nos  projets.  —  Monsieur,  dit  le  comte  ,  le  monde , 
tout  injuste  qu'il  est.  vous  saura,  je  vous  en  réponds, 
gré  de  votre  résolution  :  vos  amis  en  seront  fiers,  et 
M.  d'Épinay.  dût-il  prendre  mademoiselle  de  Ville- 
fort  sans  dot.  ce  qui  ne  saurait  être,  sera  charmé 
d'entrer  dans  une  famille  où  l'on  sait  s'élever  à  la 
hauteur  de  tels  sacrifices  pour  tenir  sa  parole  et  rem- 
plir son  devoir. 

En  disant  ces  mots,  le  comte  s'était  levé  et  s'apprê- 
tait à  partir. 

—  Vous  nous  quittez,  monsieur  le  comte  ?  dit  ma- 
dame de  Villefort.  —  J'y  suis  forcé,  madame,  je  venais 
seulement  vous  rappeler  votre  promesse  pour  samedi. 
—  Craignez-vous  que  nous  l'oubliassions  ?  —  Vous 
êtes  trop  bonne  ,  madame  ;  mais  M.  de  Villefort  a  de 
si  graves  et  parfois  de  si  urgentes  occupations... — 
Mon  mari  a  donné  sa  parole  ,  monsieur,  dit  madame 
de  Villefort  ;  vous  venez  de  voir  qu'il  la  lient  quand 


—  150  — 

il  a  tout  à  perdre,  à  plus  forte  raison  quand  il  a  tout 
à  gagner.  —  Et ,  demanda  Villefort  ,  est-ce  à  votre 
maison  des  Champs-Elysées  que  la  réunion  a  lieu?— 
Non  pas,  dit  Monte-Cristo,  et  c'est  ce  qui  rend  encore 
votre  dévouement  plus  méritoire:  c'est  à  la  campagne. 

—  A  la  campagne  ?— Oui.— Et  où  cela  ?  près  de  Paris, 
n'est-ce  pas  ?— Aux  portes,  à  une  demi-lieue  de  la  bar- 
rière, à  Auteuil  !  —  A  Auteuil  !  s'écria  Villefort.  Ah  ! 
c'est  vrai,  madame  m"a  dit  dit  que  vous  demeuriez  à  Au- 
teuil, puisque  c'est  chez  vous  qu'elle  a  été  transportée. 
Et  h  quel  endroit  d'Auteuil?  —  Rue  de  la  Fontaine  ! 

—  Rue  de  la  Fontaine  !  reprit  Villefort  dune  voix 
étranglée;  et  à  quel  numéro?  —  Au  numéro  28.  — 
Mais,  s'écria  Villefort  ,  c'est  donc  à  vous  que  l'on  a 
vendu  la  maison  de  M.  de  Saint-Méran  ?  —  De  M.  de 
Saint-Méran  ?  demanda  Monte-Cristo.  Cette  maison 
appartenai'-elle  donc  à  M.  de  Saint-Méran  ?  —  Oui , 
reprit  madame  de  Villefort, et  croyez-vous  une  chose, 
monsieur  le  comte?  —  Laquelle?  —  Vous  trouvez 
cette  maison  jolie,  n'est-ce  pas?  —  Charmante.  — 
Eh  bien  !  mon  mari  n'a  jamais  voulu  l'habiter.  —  Oh! 
reprit  Monte-Cristo  ,  en  vérité  .  monsieur  .  ccst  une 
prévention  dont  je  ne  me  rends  pas  compte.  —  Je 
n'aime  pas  Auteuil,  monsieur,  répondit  le  procureur 
du  roi,  en  faisant  un  effort  sur  lui-même.  —  Mais  je 
ne  serai  pas  assez  malheureux  .  je  l'espère  ,  dit  avec 
inquiétude  Monte-Cristo ,  pour  que  cette  antipathie 
me  prive  du  bonheur  de  vous  recevoir  ?  — Non,  mon- 
sieur le  comte...  j'espère  bien...  croyez  que  je  ferai 
tout  ce  que  je  pourrai,  balbutia  Villefort.  —  Oh  !  ré- 
pondit Monte-Cristo ,  je  n'admets  pas  d'excuse.  Sa- 
medi, à  six  heures  je  vous  attends,  et  si  vous  ne  veniez 
pas,  je  croirais  ,  que  sais-je  ,  moi  ?  qu'il  y  a  sur  cette 
maison  inhabitée  depuis  vingt  ans  quelque  lugubre 
tradition,  quelque  sanglante  légende.  —  J'irai,  mon- 


—  151  — 

sieur  le  comte,  j'irai,  dit  vivement  Villefort.  —  Merci, 
dit  Monte-Cristo.  Slaintenant  il  faut  que  vous  me 
permettiez  de  prendre  congé  de  vous.  —  En  effet,  vous 
avez  dit  que  vous  étiez  forcé  de  nous  quitter,  mon- 
sieur le  comte,  dit  madame  de  Villefort,  et  vous  alliez 
même,  je  crois,  nous  dire  pourquoi  faire,  quand  vous 
vous  êtes  interrompu  pour  passer  à  une  autre  idée. 

—  En  vérité,  madame,  dit  Monte-Cristo,  je  ne  sais  si 
j'oserais  vous  dire  où  je  vais.  —  Bah  !  dites  toujours. 

—  Je  vais,  en  véritable  badaud  que  je  suis,  visiter 
une  chose  qui  m"a  bien  souvent  fait  rêver  des  heures 
entières.  —  Laquelle  ?  —  Un  télégraphe.  Ma  foi  tant 
pis,  voilà  le  mot  lâché.  —  Un  télégraphe!  répéta  ma- 
dame de  Villefort.  —  Eh  !  mon  Dieu  ,  oui ,  un  télé- 
graphe. J'ai  vu  parfois  au  bout  d'un  chemin  .  sur  un 
tertre,  par  un  beau  soleil ,  se  lever  ces  bras  noirs  et 
pliants  pareils  aux  pattes  d'un  immense  coléoptère, 
et  jamais  ce  ne  fut  sans  émotion,  je  vous  jure,  car  je 
pensais  que  ces  signes  bizarres  fendant  Tair  avec  pré- 
cision ,  et  portant  à  trois  cents  lieues  la  volonté  in- 
connue d'un  homme  assis  devant  une  table,  à  un  autre 
homme  assis  à  l'exlrémilé  de  la  ligne  devant  une 
autre  table  .  se  dessinaient  sur  le  gris  du  nuage  ou 
sur  l'azur  du  ciel ,  par  la  seule  force  du  vouloir  de  ce 
chef  tout-puissant  .  je  croyais  alors  aux  génies,  aux 
sylphes,  aux  gnomes,  aux  pouvoirs  occultes  enfin  .  et 
je  riais.  Or,  jamais  l'envie  ne  métait  venue  de  voir  de 
près  ces  gros  insectes  au  ventre  blanc .  aux  pattes 
noires  et  maigres  ,  car  je  craignais  de  trouver  sous 
leurs  ailes  de  pierre  le  petit  génie  humain,  bien 
gourmé,  bien  pédant,  bien  bourré  de  science,  de  ca- 
bale ou  desorcellerie.  Mais  voilà  qu'un  beau  matin  j'ai 
appris  que  le  moteur  de  chaque  télégraphe  était  un 
pauvre  diable  d'employé  à  douze  cents  francs  par  an, 
occupé  tout  le  jour  à  regarder  non  pas  le  ciel  comme 


—  152  — 

Tastronome  ,  non  pas  l'eau  comme  le  pêcheur ,  non 
pas  le  paysage  comme  un  cerveau  vide ,  mais  bien 
l'insecte  au  ventre  blanc,  aux  pattes  noires,  son  cor- 
respondant, placé  à  quelque  quatre  ou  cinq  lieues  de 
lui.  Alors  je  me  suis  senti  pris  d'un  désir  curieux  de 
voir  de  près  cette  chrysalide  vivante  et  d'assister  à  la 
comédie  que  du  fond  de  sa  coque  elle  donne  à  cette 
autre  chrysalide,  en  tirant  les  uns  après  les  autres 
quelques  bouts  de  licelle.  —  Et  vous  allez  là  ?  —  J'y 
vais.  —  A  quel  télégraphe?  A  celui  du  ministère  de 
l'intérieur  ou  de  l'Observatoire  ?  —  Oh  !  non  pas,  je 
trouverais  là  des  gens  qui  voudraient  me  forcer  de 
comprendre  des  choses  que  je  veux  ignorer  et  qui 
m'expliqueraient  malgré  moi  un  mystère  qu'ils  ne 
connaissent  pas.  Peste  !  je  veux  garder  les  illusions 
que  j'ai  encore  sur  les  insectes  ;  c'est  bien  assez  d'avoir 
déjà  perdu  celles  que  javais  sur  les  hommes.  Je  n'irai 
donc  ni  au  télégraphe  du  ministère  de  l'intérieur ,  ni 
au  télégraphe  de  l'Observatoire.  Ce  qu'il  me  faut,  c'est 
le  télégraphe  en  plein  champ  ,  pour  y  trouver  le  pur 
bonhomme  pétrifié  dans  sa  tour.  —  Vous  êtes  un  sin- 
gulier grand  seigneur,  dit  Villefort.  —  Quelle  ligne 
me  conseillez-vous  d'étudier  ?  —  Mais  la  plus  occupée 
à  cette  heure.  —  Bon  !  celle  dEspagnc.  alors  ?  —  Jus- 
tement. Voulez-vous  une  lettre  du  ministre  pour 
qu'on  vous  explique... —  Mais  non,  dit  Monte-Cristo, 
puisque  je  vous  dis,  au  contraire,  que  je  n'y  veux  rien 
comprendre.  Du  moment  où  j'y  comprendrai  quelque 
chose,  il  n'y  aura  plus  de  télégraphe,  il  n'y  aura  plus 
qu'un  signe  de  M.  Ducbâtel  ou  de  M.  de  Montalivet 
transmis  au  préfet  de  Bayonnc  et  travesti  en  deux 
mots  grecs  :  —  zf,lz  ,  ypàyîiv  —  C'est  la  bête  aux 
pattes  noires  et  le  mot  elfrayant  que  je  veux  conserver 
dans  toute  sa  pureté  et  dans  toute  ma  vénération.  — 
Allez  donc,  car  dans  deux  heures  il  fera  nuit,  et  vous 


~  153  — 

ne  verrez  plus  rien.  —  Diable!  vous  m'effrayez  !  Quel 
est  le  plus  proche  ?  —  Sur  la  route  de  Bayonne  ?  — 
Oui.  va  pour  la  route  de  Bayonuc.  —  C'est  celui  de 
Chàtillon.  —  Et  après  celui  de  Chàtillon  ?  —  Celui  de 
la  tour  de  Montlhéry .  je  crois.  —  Merci ,  au  revoir  ! 
Samedi  je  vous  raconterai  mes  impressions. 

A  la  porte,  le  comte  se  trouva  avec  les  deux  notaires 
qui  venaient  de  déshériter  Valentine,  et  qui  se  re- 
tiraient enchantés  davoir  fait  un  acte  qui  ne  pouvait 
manquer  de  leur  faire  grand  honneur. 


XII.  —  Le  moyen  de  délivrer  uu  jardJDior  dts  loirs  qai 
mangent  ses  pèches. 

Non  pas  le  même  soir,  comme  il  l'avait  dit,  mais  le 
lendemain  matin,  le  comte  de  Monte-Cristo  sortit  par 
la  barrière  d'Enfer,  prit  la  route  d'Orléans,  dépassa  le 
village  de  Linas  sans  s'arrêter  au  télégraphe,  qui, 
justement  au  moment  où  le  comte  passait,  faisait  mou- 
voir ses  longs  bras  décharnés,  et  gagna  la  tour  de 
Montlhéry;  située,  comme  chacun  sait,  sur  le  point  le 
plus  élevé  de  la  plaine  de  ce  nom. 

Au  pied  de  la  colline,  le  comte  mit  pied  à  terre,  et 
par  un  petit  sentier  circulaire,  large  de  dix-huit 
pouces,  commença  de  gravir  la  monlagne  ;  arrivé  au 
sommet,  il  se  trouva  arrêté  par  une  haie  sur  laquelle 
les  fruits  verls  avaient  succédé  aux  fleurs  roses  et 
blanches. 

Monte-Cristo  chercha  la  porte  du  petit  enclos,  et  ne 
tarda  point  à  la  trouver.  C'était  une  petite  herse  en 
boiS;  roulant  sur  des  gonds  d'osier  et  se  fermant 
avec  un  clou  et  une  ficelle.  En  un  instant  le  comte  fut 
au  courant  du  mécanisme  et  la  porte  s'ouvrit. 


—  154  — 

Le  comte  se  trouva  alors  dans  un  petit  jardin  de 
vingt  pieds  de  long  sur  douze  de  large,  borné  d'un 
côté  par  la  partie  de  la  haie  dans  laquelle  était  enca- 
drée l'ingénieuse  machine  que  nous  avons  décrite  sous 
le  nom  de  porte  ;  et  de  l'autre  par  la  vieille  tour  ceinte 
de  lierre,  toute  parsemée  de  ravenelles  et  de  giro- 
flées. 

On  n'eût  pas  dit.  à  Ja  voir  ainsi  ridée  et  fleurie 
comme  une  aïeule  à  qui  ses  petits-enfants  viennent 
de  souhaiter  la  fête,  quelle  pourrait  raconter  bien 
des  drames  terribles,  si  elle  joignait  une  voix  aux 
oreilles  menaçantes  qu'un  vieux  proverbe  donne  aux 
murailles. 

On  parcourait  ce  jardin  rn  suivant  une  allée  sablée 
de  sable  rouge,  sur  lequel  mordait,  avec  des  tons  qui 
eussent  réjoui  l'œil  de  Deiacroix.  notre  Rubens  mo- 
derne, une  bordure  de  gros  buis,  vieille  de  plusieurs 
années.  Cette  allée  avait  la  forme  d'uu  8,  et  tournait 
en  .s'élançar.t  do  manière  à  faire  dans  un  jardin  de 
vingt  pieds  une  promenade  de  soixante.  Jamais  Flore, 
la  riante  et  fraîche  déesse  des  bons  jardiniers  latins, 
n'avait  été  honorée  duii  culte  aussi  minuticuxet  aussi 
pur  que  l'était  celui  qu'on  lui  rendait  dans  ce  petit 
enclos. 

En  effet,  de  vingt  rosiers  qui  composaient  le  par- 
terre, pas  une  feuille  ne  portait  la  trace  delà  mouche, 
pas  un  filet  la  petite  grappe  de  pucerons  verts  qui 
désolent  et  rongent  les  plantes  grandissant  sur  un 
terrain  humide.  Ce  n'était  cependant  point  l'humi- 
dité qui  manquait  à  ce  jardin  :  la  terre  noire  comme 
de  la  suie,  l'opaque  feuillage  des  arbres,  le  disaient 
assez  :  d'ailleurs  l'humidité  factice  eût  promptement 
suppléé  à  l'humidité  naturelle,  grâce  au  tonneau 
plein  d'eau  croupissante  qui  creusait  un  des  angles 
du  jardin,  et  dans  lequel  stationnaient,  sur  une  nappa 


—  135  — 
verte,  une  grenouille  et  un  crapaud  qui,  par  incompa- 
tibilité dhumeur.  sans  doute,  se  tenaient  toujours, 
en  se  tournant  le  dos,  aux  deux  points  opposés  du 
cercle. 

D'ailleurs,  pas  une  herbe  dans  les  allées,  pas  un 
rejeton  parasite  dans  les  plates-bandes;  une  petite 
maîtresse  polit  et  émonde  avec  moins  de  soin  les  gé- 
raniums, les  cactus  et  les  rhododendrons  de  sa  jardi- 
nière de  porcelaine  que  ne  le  faisait  le  maître  jus- 
qu'alors invisible  du  petit  enclos. 

3Ionte-Crislo  s'arrêta  après  avoir  refermé  la  porte 
en  agrafant  la  ficelle  à  son  clou,  et  embrassa  d'un  re- 
gard toute  la  propriété. 

—  11  paraît,  dit-il,  que  Ihomme  du  télégraphe  a 
des  jardiniers  à  l'année,  ou  se  livre  passionnément  à 
l'agriculture. 

Tout  à  coup  il  se  heurta  à  quelque  chose,  tapi  der- 
rière une  brouette  chargée  de  feuillage  :  ce  quelque 
chose  se  redressa  en  laissant  échapper  une  exclamation 
qui  peignait  son  étonnement,  et  3Ionte-Cristo  se 
trouva  en  face  d'un  bonhomme  dune  cinquantaine 
d'années  que  ramassait  des  fraises  qu'il  plaçait  sur 
des  feuilles  de  vigne. 

Il  y  avait  douze  feuilles  de  vigne  et  presque  autant 
de  fraises. 

Le  bonhomme,  en  se  relevant,  faillit  laisser  choir 
fraises,  feuilles  et  assiette. 

—  Vous  faites  votre  récolle. monsieur  ?  dit  Monte- 
Cristo  en  souriant.  —  Pardon,  monsieur,  répondit  le 
bonhomme  en  portant  la  main  à  sa  cîsquette,  je  ne 
suis  pas  là-haut^  c'est  vrai,  mais  je  viens  d'en  des- 
cendre à  l'instant  même.  —  Que  je  ne  vous  gêne  en 
rien,  mon  ami.  dit  le  comte,  cueillez  vos  fraises,  si 
toutefois  il  vous  en  reste  encore.  —  J'en  ai  encore 
dix,  dit  l'homme,  car  en  voici  onze,  et  j'en  avais 


—  156  — 
vingt  et  une,  cinq  de  plus  que  l'année  dernière.  Mais 
ce  n'est  pas  étonnant,  le  printemps  a  été  chaud  cette 
année,  et  ce  qu'il  faut  aux  fraises,  voyez-vous,  mon- 
sieur, c'est  la  chaleur.  Voilà  pourquoi,  au  lieu  de 
seize  que  j'ai  eues  l'année  passée,  j'en  ai  cette  année, 
voyez-vous,  onze  déjà  cueillies,  douze,  treize,  qua- 
torze, quinze,  seize,  dix-sept,  dix-huit.  Oh!  mon  Dieu! 
il  m'en  manque  deux,  elles  y  étaient  encore  hier, 
monsieur,  elles  y  étaient,  j'en  suis  sûr,  je  les  ai  comp- 
tées. 11  faut  que  ce  soit  le  fils  de  la  mère  Simon  qui 
me  les  ait  soufflées  ;  je  l'ai  vu  rôder  par  ici  ce  matin. 
Ah!  le  petit  drôle,  voler  dans  un  enclos!  il  ne  sait 
donc  pas  où  cela  peut  le  mener.— En  effet,  dit  Monte- 
Cristo,  c'est  grave,  mais  vous  ferez  la  part  de  la  jeu- 
nesse du  délinquant  et  de  sa  gourmandise.  —  Certaine- 
ment, dit  le  jardinier  ;  cependant  ce  n'en  est  pas  moins 
fort  désagréable.  Mais,  encore  une  fois,  pardon  ,  mon- 
sieur :  c'est  peut-cire  un  chef  que  je  fais  attendre  ainsi  ? 

Et  il  interrogeait  d'un  regard  craintif  le  comte  et 
son  habit  bleu. 

—  Rassurez-vous,  mon  ami,  dit  le  comte  avec  ce 
sourire  qu'il  faisait  à  sa  volonté  si  terrible  et  si  bien- 
veillant, et  qui  celte  fois  n'exprimait  que  la  bienveil- 
lance, je  ne  suis  point  un  chef  qui  vient  pour  vous 
inspecter,  mais  un  simple  voyageur  conduit  par  la 
curiosité  et  qui  commence  même  à  se  reprocher  sa 
visite  en  voyant  quïl  vous  fait  perdre  votre  temps.  — 
Oh  !  mon  temps  n'est  pas  cher,  répliqua  le  bonhomme 
avec  un  sourire  mélancoIi(iue.  Cependant  c'est  le 
temps  du  gouvernement  et  je  ne  devrais  pas  le  perdre, 
mais  j'avais  reçu  le  signal  qui  m'annonçait  que  je  pou- 
vais me  reposer  une  heure  (il  jeta  les  yeux  sur  un 
cadran  solaire,  car  il  y  avait  de  tout  dans  Tenclos  de 
la  tour  de  Montlhéry,  même  un  cadran  solaire),  et, 
vous  le  voyez,  j'avais  encore  dix  minutes  devant  moi. 


—  157  — 
puis  mes  fraises  étaient  mûres,  et  un  jour  de  plus  .. 
D'ailleurs,  croiriez-vous,  monsieur,  que  les  loirs  me 
les  mangent  ?  — Ma  foi,  non,  je  ne  l'aurais  pas  cru,  ré- 
pondit gravement  Monte-Cristo  :  c'est  un  mauvais 
voisinage,  monsieur,  que  celui  des  loirs,  pour  nous 
qui  ne  les  mangeons  pas  confits  dans  du  miel  comme 
faisaient  les  Romains.  —  Ah  !  les  Romains  les  man- 
geaient? fit  le  jardinier,  ils  mangeaient  les  loirs  ?  — 
J'ai  lu  cela  dans  Pétrone,  dit  le  comte.  —  Vraiment  ? 
Ça  ne  doit  pas  être  bon.  quoi  qu'on  dise  :  Gras  comme 
un  loir.  Et  ce  n'est  pas  étonnant,  monsieur,  que  les 
loirs  soient  gras,  attendu  qu'ils  dorment  toute  la 
sainte  journée,  et  qu'ils  ne  se  réveillent  que  pour 
ronger  toute  la  nuit.  Tenez ,  l'an  dernier,  j'avais 
quatre  abricots  :  ils  m'en  ont  entamé  un.  J'avais  un 
brugnon,  un  seul,  il  est  vrai  que  c'est  un  fruit  rare  , 
eh  bien  !  monsieur,  ils  me  l'ont  à  moitié  dévoré  du 
côté  de  la  muraille  ;  un  brugnon  superbe  et  qui  était 
excellent.  Je  n'en  ai  jamais  mangé  de  meilleur.  — 
Vous  l'avez  mangé  ?  dcm^.nda  Monte-Cristo. —C'est-à- 
dire  la  moitié  qui  restait,  vous  comprenez  bien.  C'é- 
tait eiquis,  monsieur.  Âh  !  dame  1  ces  messieurs-là  ne 
choisissent  pas  les  pires  morceaux.  C'est  comme  le 
fils  de  la  mère  Simon,  il  n'a  pas  choisi  Us  plus  mau- 
vaises fraises,  allez  !  Mais  cette  année,  continua  l'hor- 
ticulteur, soyez  tranquille,  cela  ne  m'arrivera  pas, 
dussé-je,  quand  les  fruits  seront  près  de  mûrir,  passer 
la  nuit  pour  les  garder. 

Monte-Cristo  en  avait  assez  vu.  Chaque  homme  a  sa 
passion  qui  le  mord  au  fond  du  cœur,  comme  chaque 
fruit  son  ver;  celle  de  l'homme  au  télégraphe,  c'était 
l'horticulture. 

Il  se  mit  à  cueillir  les  feuilles  de  vigne  qui  cachaient 
les  grappes  au  soleil,  et  se  conquit  par  là  le  cœur  du 
jardinier. 

y.  li 


—  458  — 

—  Monsieur  était  venu  pour  voir  le  télégraphe? 
dit-il.  —  Oui,  monsieur,  si  toutefois  cela  n'est  pas 
défendu  par  les  règlements.  —  Oh  !  pas  défendu  le 
moins  du  monde,  dit  le  jardinier,  attendu  qu'il  n'y  a 
rien  de  dangereuï,  vu  que  personne  ne  sait  ni  ne  peut 
savoir  ce  que  nous  disons.  —  On  m'a  dit.  en  effet,  re- 
prit le  comte,  que  vous  répétiez  des  signaux  que  vous 
ne  compreniez  pas  vous-même.  —  Certainement,  mon- 
sieur, et  j'aime  hien  mieux  cela,  dit  en  riant  l'homme 
du  télégraphe.  —  Pourquoi  aimez-Aous  mieux  cela? 
—  Parce  que,  de  cette  façon,  je  n"ai  pas  de  responsa- 
bilité. Je  suis  une  maihine.  moi,  et  pas  autre  chose, 
et  pourvu  que  je  fonctionne,  on  ne  m'en  demande  pas 
davantage.  —  Diable!  fit  Jîonte-Cristo  en  lui-même, 
est-ce  que  par  hasard  je  serais  tombé  sur  un  homme 
qui  n'aurait  pas  d'ambition?  Morbleu  !  ce  serait  jouer 
de  malheur.  — Bîonsieur.  dit  le  jardinier  en  jetant  un 
coup  d"œii  sur  son  cadran  solaire,  les  dix  minutes 
vont  expirer,  je  retourne  àr  mon  poste.  Vous  plaît-il 
de  monter  avec  moi  ?  —  Je  vous  suis. 

Rîonte-Crislo  entra,  en  effet,  dans  la  tour  divisée  en 
trois  étages;  celui  du  bas  contenait  quelques  instru- 
ments aratoires,  tels  que  bêches,  râteaux,  arrosoirs, 
dressés  contre  la  muraille  :  c'était  tout  rameublenient. 

Le  second  était  rhabitalion  ordinaire  ou  plutôt  noc- 
turne de  l'employé  ;  il  contcnai!-  quelques  pauvres 
ustensiles  do  ménage,  un  lit.  une  table,  deux  chaises, 
une  fontaine  de  grès,  plu.";  quelques  herbes  sèches  pen- 
dues au  plafond,  et  que  le  comte  reconnut  pour  des 
pois  de  senteur  et  des  haricots  d'Espagne  dont  le  bon- 
horanie  conservait  la  graine  dans  sa  coque:  il  avait 
étiqueté  tout  cela  avec  le  soin  d'un  maître  botaniste 
du  Jardîn  des  Plantes. 

—  Faut-il  passer  beaucoup  de  temps  à  étudier  la 
télégraphie  ,  monsieur  ?  demanda  Alonle-Crislû.  — 


—  1S9  — 
Ce  n'est  pas  l'étude  qui  est  longue,  c'est  le  surnumé-» 
rariat.  —  Et  combien  reçoit-on  d'appointements?  -« 
?.Mlle   francs,  monsieur.  —  Ce  n'est  guère.  —  Non^ 
mais  on  est  logé,  comme  vous  voyez. 
Monte-Cristo  regarda  la  chambre. 

—  Pourvu  qu'il  n'aille  pas  tenir  à  son  logement  ! 
murmura-t-il. 

On  passa  au  troisième  étage  :  c'était  la  chambre  du 
télégraphe.  Jîonte-Cristo  regarda  tour  à  tour  les  deux 
poignées  de  fer  à  l'aide  desquelles  l'employé  faisait 
jouer  la  machine. 

—  C'est  fort  intéressant,  dit-il,  mais  à  la  longue 
c'est  une  vie  qui  doit  vous  paraître  un  peu  insipide  ? 

—  Oui,  dans  le  commencement  cela  donne  le  torti- 
colis à  force  de  regarder,  mais  au  bout  d'un  an  ou 
deux  on  s'y  fait  ;  puis  nous  avons  nos  heures  de  ré- 
création et  nos  jours  de  congé.  —  Tos  jours  de  congé? 

—  Oui.  —  Lesquels?  —  Ceux  où  il  fait  du  brouillard. 

—  Ah  !  c'est  juste.  —  Ce  sont  mes  jours  de  fête  à  moi; 
je  descends  dans  le  jardin  ces  jours-là,  et  je  plante, 
je  taille,  je  rogne,  j'échenille,  en  somme  le  temps 
passe. —  Depuis  combien  de  temps  êtes-vous  ici?  —  De- 
puis dix  ans,  et  cinq  ans  de  suruumérariat,  quinze.  — 
Vous  avez...  —  Cinquante-cinq  ans.  —  Combien  de 
temps  de  service  vous  faut-il  pour  avoir  la  pension? 

—  Oh  !  monsieur,  vingt-cinq  ans.  —  Et  de  combien 
est  cette  pension  ?  —  De  cent  écus.  —  Pauvre  huma- 
nité !  murmura  Monte-Cristo.  —  "Vous  dites,  mon- 
sieur... demanda  l'employé.  —  Je  disque  c'est  fort 
intéressant.  —  Quoi?  —  Tout  ce  que  vous  me  mon- 
trez... Et  vous  ne  comprenez  rien  absolument  à  vos 
signes  ?  —  Rien  absolument.  —  Vous  n'avez  jamais 
essayé  de  comprendre?  —  Jamais:  pour  quoi  faire? 

—  Cependant,  il  y  a  des  signaux  qui  s'adressent  à 
Yous  directement.  —  Sans  doute.  —  Et  ceux-là  vous 


--  160  — 
les  comprenez  ?  —  Ce  sont  toujours  les  mêmes.  —  Et 
ils  disent  ?...  —  Rien  de  nouveau. ..  vous  avez  une 
heure...  ou  àdemain.  —  Voilà  qui  est  parfaitenn'nt 
innocent,  dit  le  comte,  mais  regardez  donc,  ne  voilà- 
t-il  pas  votre  correspondant  qui  se  met  en  mouve- 
ment ?  —  Ah  !  c'est  vrai  ;  merci,  monsieur.  —  Et  que 
vous  dit-il?  est-ce  quelque  chose  que  vous  compre- 
nez? —  Oui  ;  il  me  demande  si  je  suis  prêt.  —  Et 
vous  lui  répondez  ?  —  Par  un  signe  qui  apprend  en 
même  temps  à  mon  correspondant  de  droite  que  je  suis 
prêt,  tandis  qu'il  invite  mon  correspondant  de  gauche 
à  se  préparera  son  tour.  —  C'est  très-ingénieux,  dit 
le  comte.  —  Vous  allez  voir,  reprit  avec  orgueil  le 
honhomme,  dans  cinq  minutes  il  va  parler.  —  J'ai 
cinq  minutes  alors,  dit  3îonte-Cristo,  c'est  plus  de 
temps  qu'il  ne  m'en  faut,  ?.îon  cher  monsieur,  dit-il, 
permettez-moi  de  vous  faire  une  question.  —  Faites. 

—  Vous  aimez  le  jardinage?  —  Avec  passion.  —  Et 
vous  seriez  heureux,  au  lieu  d'avoir  une  terrasse  de 
vingt  pieds,  d'avoir  un  enclos  de  deux  arpents?  — 
Monsieur,  j'en  ferais  un  paradis  terrestre.  —  Avec 
vos  mille  francs  vous  vivez  mal  ?  —  Assez  mal  ;  mais 
enfin  je  vis.  —  Oui  ;  mais  vous  n'avez  qu'un  jardin 
misérable. —  Ah  !  c'est  vrai,  le  jardin  n'est  pas  grand. 

—  Et  encore,  tel  qu'il  est,  il  est  peuplé  de  loirs  qui 
dévorent  tout.  —  Ça  c'est  mon  fléau.  —  Dites-moi, 
si  vous  aviez  le  malheur  de  tourner  la  tête,  quand  le 
correspondant  de  droite  va  marcher?  —  Je  ne  le  ver- 
rais pas.  —  Alors,  qu'arrivcrait-il  ?  —  Que  je  ne  pour- 
rais pas  répéter  ses  signaux.  —  Et  après  ?  11  arriverait 
que  ne  les  ayant  pas  répétés  par  négligence,  je  serais 
mis  à  l'amende.  —  Do  combien  ?  —  De  cent  francs. 

—  Le  dixième  de  votre  revenu  ;  c'est  joli  !  —  Ah  !  fit 
l'employé.  —  Cela  vous  est  arrivé?  dit  Monte-Cristo. 

—  Une  fois,  monsi':ur.  une  fois  que  je  greffais  un  ro- 


—  164  — 

sier  noisette.  —  Bien.  Maintenant,  si  vous  \ous  avi- 
siez de  changer  quelque  chose  au  signal  ou  d'en  trans- 
metlro  un  autre.  —  Alors,  c'est  différent,  je  serais 
renvoyé  et  je  perdrais  ma  pension.  —  Trois  cents 
francs?  —  Cent  écus,  oui,  monsieur;  aussi,  vous 
comprenez  que  jamais  je  ne  ferai  rien  de  tout  cela. 

—  Pas  même  pour  quinze  ans  de  vos  appointements  ? 
Voyons,  ceci  mérite  réflexion,  hein  ?  —  Pour  quinze 
mille  francs?  —  Oui.  —  Monsieur,  vous  m'effrayez. 

—  Bdh  !  —  Monsieur,  vous  voulez  me  tenter  ?  —  Jus- 
tement !  Quinze  mille  francs,  comprenez-vous?  — 
Monsieur,  laissez-moi  regarder  mon  correspondant 
de  droite  !  —  Au  contraire,  ne  le  regardez  pas  et  re- 
gardez ici.  —  Qu'est-ce  que  c'est?—  Comment  !  vous 
ne  connaissez  pas  ces  petits  papiers-là  ?  —  Des  billets 
de  banque  !  —  Carrés:  il  y  en  a  quinze.  —  Et  à  qui 
sont-ils?  —  A  vous,  si  vous  voulez.  —  A  moi.  s'écria 
l'employé  suffoque.  —  Oh  !  mon  Dieu,  oui  !  à  vous, 
en  toute  propriété.  —  Monsieur  .  voilà  mon  corres- 
pondant de  droite  qui  marche.  —  Laissez-le  marcher. 

—  Monsieur,  vous  m'avez  distrait,  et  je  vais  être  à 
l'amende.  —  Cela  vous  coûtera  cent  francs  ;  vous 
vovez  bien  que  vous  avez  tout  intérêt  à  prendre  mes 
quinze  billets  de  banque.  —  Monsieur,  le  correspon- 
dant de  droite  s'impatiente,  il  redouble  sis  signaux. 

—  Laissez-le  faire  et  prenez. 

Le  comte  mit  le  paquet  dans  la  main  de  l'employé. 

—  Maintenant ,  dit-il ,  ce  n'est  pas  tout  :  avec  vos 
quinze  mille  francs  vous  ne  \ivrez  pas.  —  J'aurai  tou- 
jours ma  place.  — >'on,  vous  la  perdrez:  car  vous 
allez  faire  un  autre  signe  que  celui  de  votre  correspon- 
dant. —  Oh  !  monsitur.  que  me  proposez-vous  la  !  — 
Un  enfantillage.  —  Monsieur,  à  moins  que  d'y  être 
forcé...  —  Je  compte  bien  vous  forcer  offeclivement. 

Et  Monte-Cristo  tira  de  sa  poche  un  autre  paquet. 


—  162  — 

—  Voici  dix  autres  mille  francs,  dit-il  ;  avec  les 
quinze  qui  sont  dans  \olro  poche,  cela  fera  \ingt-cinq 
mille.  Avec  cinq  mille  francs  vous  achèterez  une  jolie 
petite  maison  et  deux  arpents  de  terre  ;  avec  les  vingt 
mille  autres  vous  vous  ferez  mille  francs  de  rente.  — 
Un  jardin  de  deux  arpents?  —  Et  mille  francs  de 
rente.  —  31on  Ditu!  mon  Dieu!  —  Mais  prenez  donc! 

Et  5ionte-Cris!o  mit  de  force  les  dix  mille  francs 
dans  la  main  de  lempioyo. 

—  Que  doisje  faire?  —  Rienide  bien  difficile.  — 
3Iais  enSn  ?  —  Répéter  les  signes  que  voici. 

Monte-Cristo  tira  de  sa  poche  un  papier  sur  lequel 
il  y  avait  trois  signes  tout  tracés,  des  numéros  indi- 
quant l'ordre  dans  lequel  ils  devaient  être  faits. 

—  Ce  ne  sera  pss  long,  comme  vous  voyez.  —  Oui, 
mais...  —  C'est  pour  le  coup  que  vous  aurez  des  bru- 
gnons, et  de  reste. 

Le  coup  porta  ;  rouge  de  fièvre  et  suant  à  grosses 
gouttes.  le  bonhomme  exécuta  les  uns  après  les  autres 
les  trois  signes  donnés  par  le  comte .  malgré  les  ef- 
frayantes dislocations  du  correspondant  de  droite,  qui, 
ne  comprenant  rien  à  ce  changement,  commençait  à 
croire  que  l'homme  aux  brugnons  était  devenu  fou. 

Quant  au  correspondant  de  gauche  ,  il  répéta  con- 
sciencieusement les  mêmes  signaux,  qui  furent  re- 
cueillis définitivement  an  ministère  de  l'intérieur. 

—  Itiaintenant.  vous  voilà  riche,  dit  Monte-Cristo. — 
Oui,  répondit  Ttraployé,  mais  à  quel  prix?— Écoutez, 
mon  ami ,  dit  ^îontc-Cristo  ,  je  ne  veux  pas  que  vous 
ayez  des  remords,  croyez-moi  donc,  car,  je  vous  jure, 
vous  n'avez  fait  de  tort  a  personne,  et  vous  avez  servi 
les  projets  de  Dieu. 

L'employé  regardait  les  billets  de  banque,  les  paU 
pait.  les  comptait  ;  il  était  pâle,  il  était  rouge  ^  enfin 
il  se  précipita  vers  sa  chambre  pour  boire  un  verre 


—  163  — 

d'eau;  mais  il  n'eut  pas  le  temps  d'arriver  jusqu'à  la 
fontaine,  et  il  s'évanouit  au  milieu  de  ses  haricots 
secs. 

Cinq  minutes  après  que  la  nouvelle  télégraphique 
fui  arrivée  au  ministère,  iJebray  Gt  mettre  les  chevaux 
à  son  coupé,  et  courut  chez  Danglars. 

—  Yotre  mari  a  des  coupons  de  l'emprunt  espagnol  ? 
dit-il  à  la  baronne.  —  Je  crois  bien  !  il  en  a  pour  six 
millions.  —  Qu'il  les  vende  à  quelque  prix  ce  soit.  — 
Pourquoi  cela?  —  Parer-  que  don  Carlos  s'est  sauvé 
de  Bourges  et  est  rentré  en  Espagne.  —  Comment 
savoz-vous  cela?  —  Parbleu,  dit  Debray  en  haussant 
les  épaules,  comme  je  sais  les  nouvelles. 

La  baronne  ne  se  le  âl  pas  répéter  deux  fois  :  elle 
courut  chez  son  mari,  lequel  courut  à  son  tour  chez 
son  agent  de  change  et  lui  ordonna  de  vendre  à  tout 
prix. 

Quant  on  vit  que  M.  Danglars  vendait,  les  fonds 
espagnols  baissèrent  aussitôt.  Danglars  y  perdit  cinq 
cent  mille  francs,  mais  il  se  débarrassa  de  tous  ses 
coupons. 

Le  soir  on  lut  dans  le  Messager  .• 

Dépêche  ttldyraphique. 

«  Le  roi  don  Carlos  a  échappé  à  la  surveillance 
qu'on  exerçait  sur  lui  à  Bourges,  et  est  rentré  en 
Espagne  par  la  frontière  de  Catalogne.  Barcelone 
s'est  soulevée  en  sa  f;iveur.  » 

Pendant  toute  la  soirée  il  ne  fut  bruit  que  de  la 
prévoyance  de  Danglars  qui  avait  vendu  ses  coupons, 
et  du  bonheur  de  l'agioteur  qui  ne  perdait  que  cinq 
cent  mille  francs  sur  un  pareil  coup. 

Ceux  qui  avaient  conservé  leurs  coupons  ou  acheté 
ceux  de  Danglars  se  regardèrent  comme  ruinés  et 
passèrent  une  fort  mauvaise  nuit. 


—  164  — 

Le  lendemain,  on  lut  dans  le  Moniteur  .- 

H  C'est  sans  aucun  fondement  que  le  Messager  a 
annoncé  hier  la  fuite  do  don  Carlos  et  la  révolte  de 
Barcelone. 

»  Le  roi  don  Carlos  n'a  pis  quitté  Bourges,  et  la 
Péninsule  jouit  de  la  plus  profonde  tranquillité. 

I)  Un  signe  télégraphique,  mal  interprété  à  cause 
du  brouillard,  a  donné  lieu  à  cctie  erreur.  » 

Les  fonds  remontèrent  dun  chiffre  double  de  celui 
où  ils  étaient  descendus. 

Cela  fit,  en  perte  et  en  manque  à  gagner,  un  million 
de  différence  pour  Danglars. 

—  Bon  !  dit  Monte-Cristo  à  Morrel,  qui  se  trou- 
vait chez  lui  au  moment  où  on  annonçait  l'étrange 
revirement  de  bourse  dent  Danglars  avait  clé  vic- 
time: je  viens  de  faire  pour  vingt-cinq  mille  francs 
une  découverte  que  j'eusse  pnyée  cent  mille.  —  Que 
venez-vous  donc  de  découvrir?  demanda  IVIaximilien. 
—  Je  viens  de  découvrir  le  moyen  de  délivrer  un 
jardinier  des  loirs  qui  lui  mangeaient  ses  pêches. 


f\Ti  DU  Cl^QVIEMR  VOLVME.