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LE COMTE
DE MONTE-CRISTO
LE COMTE
MONTE-CRISTO
Par Alexandre Diuuas
TO»E PREXIER
BRUXELLES
WOUTERS FRÈRES, IMPRIMEDRS-LIBRAIRES
8, rue d'Assaut
1847
LE COMTE
DE MONTE-CRISTO
I. — Marseille. — L'arrivée.
Le 24 février 18io, la \ig\e de Notre-Dame de la
Garde signala le trois-mâts le Pharaon _, venant de
Smyrne, Trieste et Naples.
Comme d'habitude, un pilote côticr partit aussitôt
du port, rasa le château dlf, et alla aborder le navire
entre le cap de IMorjjion et lîle de Rien.
Aussitôt comme d'habitude encore , la plate-forme
du fort Saint-Jean s'étsit couverte de curieux; car
c'est toujours une grande affaire à Marseille , que
l'arrivée d'un bâtiment, surtout quand ce bâtiment,
comme le Pharaon, a été construit, gréé, arrimé sur
les chantiers de la vieille Phocée, et appartient à un
armateur de la ville.
Cependant ce bâtiment s'avançait; il avait heureuse-
ment franchi le détroit que quelque secousse volca-
I. 1
— 6 —
nique a creusé entre Tîle de Calasareign? et l'île cîc Ja-
ros ; il avait doublé Pomègue, et il s'avançait sous ses
trois huniers, son grand foc et sa briganîine, mais si
lentement et dune allure si triste, que les cirieuï.
avec cet instinct qui pressent un malheur, se deman-
daient quel accident pouvait èlre arrivé à bord. Néan-
moins les experts en navigation reconnaissaient que,
si un accident était arri\é, ce ne pouvait être au bâti-
ment iui-méme. car il savançait dans toutes les con-
ditions d"un na'.ire parfaitement gouverné : son ancre
était en mouillage, ses haubans de beaupré décrochés ;
et près du pilote, qui s'apprêtait à diriger le Pharaon
par l'étroite entrée du port de Marseille, était un
jeune homme au geste rapide et à Iceil actif, qui sur-
veillait chaque mouvement du navire et répétait cha-
que ordre du pilote.
La vague inquiétude qui planait sur ia d/uie a\ait
particulièrement atteint un des spectateurs de l'tspiu-
nade de Saint- Jean, de sorte qu'il ne put attendre
l'entrée du bàiiment dans le port : il sauta dans une
petite barque et ordonna de ramer au-devant du l'ha-
raon, qu'il atteignit en face de l'anse de la Réserve.
En voyant venir cet homme, le jeune marin quitta
son poste à côté dupiloteet vint, le chapeau à ia main,
s'appuyer à ia muraille du bâtiment.
C'était un jeune homme de dix-huit à vingt ans,
grand, svelte . avec de beaux yeux noirs et des che-
veux d'ébène; il y avait dans toute sa personne cet
air de calme et de résolution particulier aux hommes
habitués depuis leur enfance à lutter avec le danger.
— Ah! c'est ^ous, Dantès ! cria l'homme à la
barque, qu'csl-il donc arri\é, et pourquoi cet air de
tristesse répandu sur tout votre bord? — Un grand
malheur , M. Morrel ! répondit le jeune homme, un
grand malheur pour moi surtout : à la hauteur de
— 7 —
Civita-Vecchia, nous avons perdu ce brave capitaine
Leclère. — Et le chargement ? demanda vivement Tar-
mateur. — Il est arrivé à bon port, M. Morrel, et je
crois que vous serez content sous ce rapport : mais
ce pauvre capitaine Leclère. — Que lui est-il donc
arrivt-S demanda rarniatcur d'un air visiblement sou-
lagé, que lui est-il donc arrivé à ce brave capitaine ? —
Il est mort. — Tombé à la mer? — Non, monsieur;
mort d'une ficre cérébrale, au milieu d'horribles souf-
frances. Puis, se retournant vers ses hommes : Holà
hé ! dit-il, chacun à sou poste pour le mouillage.
L'équipage obéit. Au même instant, les huit ou dix
matelots qui le composaient s'élancèrent, les uns sur
les écoutes les autres sur les bras , les autres aux
drisses, les autres aux halebas des focs , enfin les
autres aux cargues des voiles.
Le jeune marin jeta un coup d'œil n nchalant sur
ce commencement de manœuvre . et, voyant que ses
ordres al aient s'exécuter, il revint à son interlocu-
teur.
— Et comment ce malheur est-il donc arrivé ? con-
tinua l'armateur reprenant la conversation où le jeune
marin l'avait quittée. — Mon Dieu, monsieur! de la
façon la plus imprévue : après une longue conversa-
lion avec le commandant du port, le capitaine Leclère
quitta Naples fort agité: au bout de \ingl-quatre heu-
res la fièvre le prit, trois jours après, il était mort...
Nous lui avons fait les funérailles ordinaires, et il
repose décemment enveloppé dans un hamac, avec un
boulet de trente-six aux pieds et un à la tète, à la hau-
teur de Pile del Giglio. Nous rapportons à sa veuve sa
croix d'honneur et son épée. C'était bien la peine, con-
tinua le jeune homme avec un sourire mélancolique,
de faire dix ans la guerre aux cinglais pour eu arriver
à mourir comme tout le monde, dans son lit.
— 8 —
— Dame ! que voulez-vous, monsieur Edmond ! re-
prit l'armateur, qui paraissait se consoler de plus en
plus, nous sommes tous mortels, et il faut bien que
les anciens fassent place aux nouveaux ; sans cela, il
n'y aurait pas d'avancement; et du moment que vous
m'assurez que la cargaison... — Est en bon état,
M. Morrel. je vous en réponds. Voici un voyage que
je vous donne le conseil de ne point escompter pour
23,000 fr, de bénéfice.
Puis, comme on venait de dépasser la tour ronde :
Range à carguer 1> s voiles de hune, le foc et la bri-
gantine ! cria le jeune marin . faites penaud !
L'ordre s'exécuta avec presque autant de prompti-
tude que sur un bâtiment de guerre.
— Amène etcargue partout.
Au dernier commandement . toutes 1;'S voiles s'a-
baissèrent, et le navire s'avança d'une façon presque
insensible , ne marchant plus que par l'impulsion
donnée. — Et maintenant . si vous voulez monter.
M. Morrel dit Dantès voyant rimi)atience de l'arma-
teur, voici votre comptable. M. Danglars. qui sort
de sa cabine, et qui vous donnera tous les renseigne-
ments que vous pouvez désirer. Quant à moi, il faut
que je veille au mouillage et que je mette le navire en
deuil.
L'armateur ne se le fit pas dire deux fois. Il saisit
uîî câble que lui jeta Dantès, et. avec une dextérité qui
eût fait honneur à un homme de mer, il gravit les
échelons cloués sur le flanc rebondi du bâtiment,
tandis que celui-ci. retournant à son poste de second,
cédait la conversation à celui qu'il avait annoncé sous
le nom de Danglars, et qui, sortant de sa cabine, s'a-
vançait elîeclivement au-devant de l'armateur.
Le nouveau venu était un homme de vingt-cinq à
vingt'Six jins, d'une figure assez sombre , obséquieux
— 9 ~
envers ses supérieurs, insolent envers ses subordon-
nés : outre son titre d'agent comptable . qui est tou-
jours un motif de répulsion pour les raatelols, était-il
généralement aussi mal vu de l'équipage qu'Edmond
Dantès, au contraire, en était aimé.
— Eh bien, M. ^!orrel, dit Danglars, vous savez
déjà le malheur, n'est-ce pas? — Oui, oui, pauvre
capitaine Leclère ! — C'était un brave et honnête
homme ! — Et un excellent marin surtout, vieilli
entre le ciel et l'eau, comme il convient à un
homme chargé des intérêts d'une maison aussi im-
portante que la maison Morrel et fils, répondit Dan-
glars. — Mais, dit l'armateur suivant des yeux Dan-
tès qui cherchait son mouillage, mais il me semble
qu'il n'y a pas besoin d'être si vieux marin que
vous le dites, Danglars. pour connaître son métier,
et voici notre ami Edmond qui fait le sien, ce me
semble, en homme qui n'a pas besoin de demander de
conseils à personne. — Oui. dit Danglars en jetant sur
Dantès un regard oblique où brilla un éclair de
haine , oui, c'est jeune, et cela ne doute de rien.
.4. peine le capitaine a-t-il été mort qu'il a pris le com-
mandem'^nt sans consulter personne, et qu'il nous a
fait perdre un jour et demi à l'île d'Elbe, au lieu de
revenir directement à Marseille. — Quant à prendre
le commandement du navire, dit l'armateur, c'était
son devoir comme second ; quant à perdre un jour et
demi à l'île d'Elbe, il a eu tort : à moins que le na-
vire n'ait eu quelque avarie à réparer. — Le navire
se portait comme je me porte, et comme je désire que
vous vous portiez. M. ?.Iorrel : et cette journée et
demie a été perdue par caprice, pour le plaisir d'aller
à terre; voilà tout, — Dantès. dit l'armateur se retour-
nant vers lejeune homme, venez donc ici. — Pardon,
monsieur, dit Dantès, je suis à vous dans un instant.
— 10 —
Puis s'adressant à l'équipage: — Mouille! dit-il.
Aussitôt l'ancre tomba, et la chaîne fila avec bruit,
Bantès resta à son poste, malgré la présence du
pilote, jusqu'à ce que cette dernière manœuvre fût
terminée: puis alors : — Abaissez la flamme à mi-
mât, dit -il, mettez le pavillon en berne, croisez les
vergues !
— Vous voyez, dit Danglars, il se croit déjà capi-
taine, sur ma parole. — Et il Test de fait, dit l'arma-
teur. — Oui. sauf votre signature et celle de votre
associé. M. Morrel. — Dame, pourquoi nele laisserions-
nous pas à ce poste, dit Tarmateur : il est jeune, je le
sais bien, mais il me paraît tout à la chose, et fort
expérimenté dans son état.
Un nuage passa sur le front de Danglars.
— Pardon, ?.ï. Morrel, dit Dantès en sapprochant ;
maintenant que le navire est mouillé, me voilà tout
à vous : vous m'avez appelé, je crois?
Danglars fit un pas en arrière.
— Je voulais vous demander pourquoi vous vous
étiez arrêté à l'îie d'Elbe. — Je l'ignore, monsieur :
c'était pour accomplir un dernier ordre du capitaine
Leclère, qui, en mourant, m'avait remis un paquet
pour le grand maréchal Bertrand. — L'avez-vous
donc vu, Edmond? — Oui ! — Le grand maréchal !
Oui.
Morrel regarda autour de lui. et tira Dantès à part,
— Et comment va l'empereur? demanda-t-il vive-
ment. — Bien, autant que j'ai pu en juger par mes
yeux — Vous avez donc vu l'empereur aussi ? — Il est
entré chez le maréchal pendant que j'y étais. — Et
TOUS lui avez parlé ? — C'est-à-dire que c'est lui qui
m'a parlé, monsieur, dit Dantès en souriant. — Et
que VOUS a-til dit? — Il m'a fait des questions sur le
bâtiment, sur l'époque de son départ de Marseille,
— 11 —
sur la route qu'il avait suivie et sur la cargaison qu'il
portait. Je crois que s'il eût été vidp, et que j'en eusse
été le maître, son intention eût été de l'acheter ;
mais je lui ai dit que je n'étais quf^ simple se-
cond . et que le bâtiment appartenait à la maison
Morrol et fils. — Ah ! ah ! a-t-il dit, je la connais.
Les ASorrel sont armateurs de père en fils, et il y
avait un 7»Iorrel qui servait dans le même régiment
que moi lorsque j'étais en garnison à Valence. —
C'est, pirdien. vrai, s'écria l'armateur tout joyeux,
c'était PoHcar Morrel, mon oncle, qui est devenu
capitaine. Dsntcs, vous direz à mon oncle que Tem-
pcreur s'est souvenu de lui, et vous le verrez pleurer,
le vieux grognard. Allons, allons, continua l'armateur
en frappant amicalement sur lépaule du jeune homme,
vous avez bien fait Dantès, de suivre les instructions
du capitaine Leelèrc et de vous arrêter à l'île d'Elbà.
Quoique si l'on savait que vous avez remis un paquet
au maréchal et causé avec l'empereur, cela pourrait
vous compromettre. — En quoi voulez-vous, monsieur,
que cela me compromette? dit Dantès; je ne sais
mêm ■ pas ce que je portais, et l'empereur ne m'a fait
que des questions qu'il eût faites au premier venu.
Mais, pardon, reprit Dantès, voici la santé et la
douane qui nous arrivent : vous permettez, n'est-ce
pas? — Faites, faites, mon cher Dantès.
Le jeune homme s'éloigna, et comme il s'éloignait
Danglars se rapprocha.
— Eh bien, demanda-t-il, il paraît qu'il vous a
donné de bonnes raisons de son mouillage â Porto-
Ferrajo? — D'excellentes, mon cher M. Danglars. —
Ah ! tant mieux, répondit celui-ci, car c'est toujours
pénible de voir un camarade qui ne fait pas son
devoir. — Dantès a fait le sien, répondit l'armateur,
et il n'y a rien à dire. C'était le capitaine Leclère qui
— a —
lui avait ordonné cette relâche. — A propos du
capitaine Leclère. ne vous a-t-il pas remis une lettre
de lui ? — Qui? — Dantès. — A moi, non ! En avait-
il donc une ? — Je croyais qu'outre le paquet le
capitaine Leclère lui avait confié une lettre.— De quel
paquet voulez-vous parler Danglars? — Mais de celui
que Dantès a déposé en passant à Porto-Ferrajo. —
Comment savez-vous qu'il avait un paquet à déposer
à Porto-Ferrajo ?
Danglars rougit.
— Je passais devant la porte du capitaine qui était
entr'ouverte, et je lui ai vu remettre ce paquet et
cette lettre à Dantès. — Il ne m'en a point parié, dit
l'armateur ; mais sil a cette lettre, il me la remettra.
Danglars refléchit un instant.
— Alors, M. Morrel, je vous prie, dit-il, ne parlez
point de cela à Dantès. Je me serai trompé.
En ce moment le jeune homme revenait. Danglars
s'éloigna.
— Eh bien, mon cher Dantès, êtes-vous libre?
demanda l'armateur. — Oui, monsieur, — La chose
n"a ras été longue. — rson. j'ai donne aux douaniers
la liste de nos marchandises; et quanta la consigne,
elle avait envoyé avec le pilote côtier un homme à qui
j'ai remis nos papiers. — Alors, vous n'avez plus rien
à faire ici ?
Dantès jeta un regard rapide autour de lui.
— Non, tout est en ordre, dit-il. — Vous pouvez
donc alors venir dîner avec nous? — Eïcusez-moi,
M. Morrel. excusez-moi. je vous prie, mais je dois ma
première visite à mon père. Je n'en suis pas moins
reconnai.ssant de l'honneur que vous rae faites.
— C'est ju^te, Dantès, c'est juste. Je sais que vous
êtes bon fils. — Et, demanda Dantès avec une certaine
hésitation, et il se porte bien, que vous sachiez, mon
— 13 —
père ? — Mais, je crois que oui, mon cher Edmond,
quoique je ne laie pas aperçu. — Oui, il se tient
enfermé dans sa petite chambre. — Cela prouve au
moins quil n"a manqué de rien pendant votre ab-
sence.
Dan tes sourit.
— Mon père est fii'r, monsieur^ et eût-il mùn.iué
de tout, je doute qu'il eût demandé quelque chose à
qui que ce soit au monde, excepté à Dieu. — Eh bien,
après cette première visite, nous comptons sur \ous.
— E\cusez-moi encore, 31. Morrel, après cette
première visite, j'en ai une seconde qui ne me tient
pas moins au cœur. — Ah! c'est vrai. Dantès, j'oubliais
qu'il y a auï Catalans quelqu'un qui doit vous attendre
avec non moins d'impatience que votre père : c'est la
belle Mercedes.
Dantès rougit.
— Ah. ah ! dit l'armateur, cela ne m'étonne plus
qu'elle soit venue trois fois me demander des nou-
velles du Pharaon. Peste ! Edmond, vous n'êtes point
à plaindre, et vous avez là une jolie maîtresse ! — Ce
n'est point ma maîtresse, monsieur, dit gravement le
jeune marin, c'est ma fiancée. — C'est quelquefois tout
un, dit l'armateur en riant. — Pas pour nous, mon-
sieur, répondit Dantès. — Allons, allons, mon cher
Edmond, continua l'armateur, que je ne vous retienne
pas; vous avez assez bien fait mes affaires pour que
je vous donne tout loisir de faire les vôtres. Avez-vous
besoin d'argent? — Non, monsieur ; j'ai tous mes ap-
pointements du voyage, c'est-à-dire près de trois
mois ie solde. — Vous êtes un garçon rangé, Emond.
— Ajoutez que j'ai un père pauvre. M. Morre!. — Oui,
oui, je sais que vous êtes bon fils. Allez donc voir
votre père : J'ai un fils aussi, et j'en voudrais fort à
celui qui, après un voyage de trois mois, le retiendrait
— 14 —
loin de moi. — Alors, vous permettez? dit le jeune
homme en saluant. — Oui, si vous n'avez rien de
plus à me dire. — Non. — Le capitaine Leclère ne
vous a pas, en mourant, donné une lettre pour moi ?
— Il lui eût été impossible d'écrire, monsieur : mais
cela me rappelle que j'aurai un congé de quelques
jours à vous demander. — Pour vous marier? —
D'abord ; puis pour aller à Paris. — Bon. bon ! vous
prendrez le temps que vous voudrez. Dantès : le temps
de décharger le bâtiment nous prendra bien six se-
maines, et nous ne nous remettrons guère en mer
avant trois... seulement... dans trois mois... il fa'idra
que vous soyez I:i... Le Pharaon, continua l'armateur
en frappant sur l'épaule du jeune marin, ne pourrait
pas repartir sans son capitaine. — Sans son capitaine !
s'écria Dantès les yeux brillants de joie, faites bien
attention à ce que vous dites là, monsieur . car
TOUS venez de répondre aux plus secrètes espérances
de mon cœur. Votro intention serait-elle de me nom-
mer capitaine du Pharaon'^ — Si j'étais seul, je vous
tendrais la main, mon cher Dantès. et je vous dirais:
C'est fait : mais j'ai un associé, et vous savez le pro-
verbe italien : <' Chi a compagno a padrone.» Mais
la moitié de la besogne est (^lilc au moins, puisque
sur deux voix vous en avez déjà une. Rapportez-vous-
en à moi de vous avoir l'autre, et je ferai de mon
mieux. — Oh. M. Morrel ! s'écria le jeune marin sai-
sissant, les larmes aux yeux, les mains de l'armateur,
M. Morrel, je vous remercie au nom de mon père et
de l'iîercédès. — C'est bien, c'est bien. Edmond, il y
a un Dieu au ci"l pour l?s braves frens. que diable !
Alhz voir votre père, allez voir Mercedes et revenez
me voir après. — Vous ne voulez pas que je vous
ramène à terre ? — Non , merci : je reste à régler mes
comptes avec Danglars. Avez-vous été content de lui
— i$ —
pendant le voj'age ? — C'est selon le sens que vous
attachez à cette question, monsieur : si c'est comme
bon camarade, non : car je crois qu'il ne m'aime pas
depuis le jour où j"ai eu la bêtise, à la suite d'une
petit? querelle que nous avions eue ensemble, de lui
proposer de nous arrêter dis minutes à l'île de Monte-
Cristo pour vider cette quorello : proposition que
j'avais eu tort de lui faire, et qu'il avait eu, lui, raison
de refuser. Si c'est comme comptable que vous me
faites cette question, je crois qu'ii n'j' a rien à dire, et
que vous serez content de la fiiçon dont sa besogne est
faite — Mais, demanda l'armateur, voyons, Dantès,
si vous étiez capitaine du Pharaon^ garderiez-vous
Danglars avec plaisir? — Capitaine ou second,
M. Morrel, répondit Dantès. j'aurai toujours les plus
grands égards pour ceux qui posséd^-ront la confiance
de mes armateurs. — Allons, allons, Dantès ! je vois
qu'en tout point vous êtes un brave garçon ; que je ne
vous retienne plus ; allez, car je vois que vous êtes
sur des charbons. — J'ai donc mon congé ? demanda
Dantès. — Allez, vous dis-je. — Vous permettez que
je prenne votre canot? — Prenez. — Au revoir,
M. Morrel. et mille fois merci. — Au revoir, mon
cher Edmond, bonne chance !
Le jeune marin sauta dans le canot. alKi s'asseoir à
la poupe, et donna l'ordre d'aborder à la Cannebière.
Deux matelots se penchèrent aussitôt sur leurs rames,
et l'embarcation glissa aussi rapidement qu'il est
possible de le faire au milieu des mille barques qui
obstruent l'espèce de rue étroite qui conduit, entre
deux rangées de navires, de l'entrée du port au quai
d'Orléans.
L'armateur le suivit des yeux, en souriant, jusqu'au
bord, le vit sauter sur les dalles du quai et se perdre
aussitôt au milieu de la foule bariolée, qui, de cinq
— 16 —
heures du matin à neuf heures du soir, encombre cette
fameuse rue de la Cannebière, dont les Phocéens mo-
dernes sont si fiiTs. qu'ils diseijt avec le plus grand
sérieux du monde, et avec cet accent qui donne tant
de caractère à ce qu'ils disent : Si Paris avait la Can-
nebière. Paris serait un petit Sîarseille.
En se retournant, l'armr.îcur vil derrière lui Dan-
giars, qui. en apparence, semblait attendre ses ordres,
mais qui, en réaliié, suivait, comme lui, le jeune
marin du regard.
Seulement, il y avait une grande différence dans
l'expression de ce double regard qui suivait le même
homme.
II. — Le père et le fils.
Laissons Danglars. aux prises avec le génie de la
haine, essayer de souffler contre son camarade quelque
maligne supposition à Toreille de larmateur, et sui-
vons Dantès. qui. après avoir parcouru la Cannebière
dans toute sa longueur, prend ia rue deNoailles, entre
dans une p'.'lite maison située du côté gauche des
allées de Meillan. monte vivement les quatre étages
d"un escalier obscur, et. se retenant à la rampe d'une
main, comprimant de l'autre les battements de son
cœur, s'arrête devant une porte entre-bâillée, qui
laisse voir jusqu'au fond d'une petite chambre.
Cette chambre était celle qu'habitait le père de
Dantès.
La nouvelle de l'arrivée du Pharaon n'était pas
encore parvenue au vieillard, qui s'occupait, monté
sur une chaise, à palissader, d'un main tremblante,
— 17 —
quelques capucines, mêlées de clématites, qui mon-
taient en grimpant le long du treillage de sa fenêtre.
Tout à coup il se sintit prendre à bras le corps, et
une voix bien connue sécria derrière lui :
— Mon père, mon bon père !
Le vieillard jeta un cri. et se retourna : puis, voyant
son filS; il ie laissa aller dans ses bras, tout tremblant
et tout paie.
— Qu'as-tu donc, père, s'écria le jeune homme in-
(juict. serais-tu malade? — Non. non. mon cher Ed-
mond, mon fils, mon enfant ? non ; mais je ne t'atten-
daispas, et la joie, le saisissement de te revoir ainsi à
l'improviste : ah, mon Dieu ! il me semble que je vais
mourir ! — Eh bien ! remets-toi donc, père ! c'est
moi. c'est bien moi ! On dit toujours que la joie ne
fait pas de mal. et voilà pourquoi je suis entré ici
sans préparation. Voyons, souris-moi. au lieu de me
regarder, comme tu le fais, avec des yeux égarés : je
reviens, et nous allons être heureux. — Ah ! tant
mieux, garçon ! reprit le vieillard ; mais comment
allons-nuus être heureux? tu ne me quittes donc plus ?
voyons, conte-moi ton bonbeur? — Que le Seigneur
me pardonne dit le jeune homme, de me réjouir d'un
bonheur fait avec le deuil dune famille, mais Dieu
sait que je n'eusse pas désiré ce bonheur : il arrive,
et je n'ai pas la force de m'en affliger : le brave capi-
taine Leclère est mort, mon père, tt il est probable
que, par la protection de ?il. Aforrel, je vais avoir sa
place. Comprenez-vous, mon père ? capitaine à vingt
ans !... avec cent louis d'appointements, et une part
dans les bénéfices ! n'est-ce pas plus que ne pouvait
vraiment l'espérer un pauvre matelot comme moi?
— Oui. mon fils, oui, en effet, dit le vieillard, c'est
bien heureux. — Aussi je veux que, du premier ar-
gent que je toucherai, ^ous ayez une petite maison
— 18 —
avec UD jardin pour planter vos clématites, vos capu-
cines et vos chèvrefeuilles... Mais, qu'as-tu donc,
père, on dirait que tu té trouves mal ? — Patience,
patience ! ce ne sera rien.
Et les forces manquant au vieillard, il se renversa
en arrière.
— Voyons, voyons ! dit le jeune homme, un verre de
vin, mon père, cela vous ranimera; ou mettez-vous
votre vin? — >"on merci! ne cherche pas; je n'en ai
pas besoin , dit le vieillard, essayant de retenir son
fils... — Si fait, si fait, père, indiquez-moi Teu-
droit...
Et il ouvrit deux ou trois armoires.
— Inutile . dit le vieillard, il n'y a plus de vin. —
Comment, il n'y a plus de vin ! dit en pâlissant à son
tourDantès.rcgardantaiterualivemenLles joues creuses
et blêmes du ^itiliard et ks armoires vides ; com-
ment, il n'y a plus de \in ! aurifcz-\ous manqué dar-
gent. mon père ? — Je nai manqué de rien puisque te
voilà, dit le vieillard. — Cependant, balbutia Dautès
en essayant la sueur qui coulait de son front, cepen-
dant je NOUS avais laissé deux cents francs, il y a trois
mois, eu pariant. Gui, oui. Edmond, c'est vrai: mais
tu avais oublié en partant une petite dette chez le
voisin Caderousse : il me la rappelée, en me disant
que. si je ne payais pas pour toi, il irait se faire
payer chez M. 3îorrei : alors, tu comprends, de peur
que cela ne te fit du tort,,. — Eh bien ? — Eh bien !
j'ai payé, moi, — Mais s'écria Dantcs, c'était cent
quarante francs que je devais à Caderousse ! — Oui,
balbutia le vieillard. — Et vous les avez donnés sur
les deux cents francs que je vous avais laissés ?
Le vieillard fit un signe de tète.
De sorte que vous avez vécu trois mois avec soixante
francs, murmura le jeune homme. — Tu sais combien
— 19 —
il me faut peu de chose, dit le vieillard. — Oh, mon
Dieu, mon Dieu ! pardonnez-moi, s'écria Edmond ea
se jetant à genoux devant le bonhomme. — Que fais-tu
donc ? Oh ! vous in"avez déchiré le cœur. — Bah ! te
voilà, dit le vieillard en souriant, maintenant tout est
oublié, car tout est bien. — Oui. me voilà, dit le jeune
homme, me voilà avec un bel avenir et un peu d'ar-
gent; tenez, père, dit-il, prenez, prenez, et envoyez
chercher tout de suite quelque chose.
Et il vida sur la table ses poches, qui contenaient
une douzaine de pièces d'or, cinq ou six écus de cinq
francs, et de la menue monnaie.
Le visage du \ieux Dantès s'épanouit.
— A qui cela ! dit-il. — Jlais, à moi !... à toi ! à
nous ! prends, achète des provisions . sois heureux,
demain il y en aura d'autres. — Doucement, douce-
ment, dit le vieillard en souriant, avec ta permission
j'userai modérément de ta bourse , on croirait, si l'on
me voyait ach. ter trop de choses à la fois, que j'ai été
obligé d'attendre ton retour pour les acheter. — Fais
comme tu voudras; mais, avant toutes choses prends
une servante, père. Je îie veux plus que tu rt stes seul.
J'ai du café de contrebande et dcxcfîlenl tabac dans
un petit ccfî're de la cale, tu l'auras des demain ; mais,
chut ! voici quelqu'un — C'est Caderousse qui aura
appris ton arrivée, et qui vient sans doute te faire son
compliment de bon retour. — Bon, encore des lèvres
qui disent une chose tandis que ie cœur en pense une
autre! murmura Edmond. Mais n'importe, c'est ud
voisin qui nous a rendu service autrefois, qu'il soit le
bienvenu.
En elTet, au moment où Edmond achevait la phrase
à voix basse , on vit apparaître, encadrée par la porte
du palier, la tête noire et barbue de Caderousse ;
c'était un hcniDie de vingt-cinq à vingi-six ans ; il
— 20 —
tenait à sa main un morceau de drap qu'en sa qualité
de tailleur il s'apprêtait à changer en un revers
d'habit.
— Eh, te voilà donc revenu, Edmond? dit-il avec
un accent marseillais des plus prononcés et avec un
large sourire qui découvrait ses dents blanches comme
de rivoire. — Comme vous voyez, voisin Caderousse ,
et prêt à vous être agréable en quelque chose que ce
soit, répondit Danlès en dissimulant mal sa froid^'ur
sous cette offre de service. — Merci, merci, heureu-
sement je n'ai besoin de rien, et ce sont même quel-
quefois les autres qui ont besoin de moi. Dantès fit
un mouvement Je ne te dis pas cela pour toi. garçon.
Je t'ai prêté de l'argent, tu me l'as rendu ; cela se fait
entre bons voisins, et nous sommes quittes. — On n'est
jamais quitte envers ceux qui nous ont obligés, dit
Dantès. car lorsqu'on ne leur doit plus d'argent on
leur doit la reconnaissance. — A quoi bon parler de
cela? Ce qui est passé, est passé. Parlons de ton heu-
reux retour, garçon. J'étais donc allé comme cela sur
le port pour rassortir du drap marron, lorsque je ren-
contre l'ami Danglars. — Toi, à îïarseiile? — Eh
oui ! tout de même, me répondit-il. — Je te croyais à
Smyrne. — J'y pourrais être, car j'en reviens. — Et
Edmond, où est-il donc, le petit? — ÎJais chez son
père, sans doute, répondit Danglars. et alors je suis
venu, continua Caderousse. pour avoir le plaisir de
serrer la main à un ami ! — Ce bon Caderousse, dit le
vieillard, il nous aime tant. — Certainement que je
vous aime, et que je vous estime encore, attendu que
les honnêtes gens sont rares 1 Mais il paraît que tu re-
viens riche, garçon ? continua le tailleur en jetant un
regard oblique sur la poignée d'or el d'argent que
Dantès avait déposée sur la table.
Le jeune homme remarqua l'éclair de convoitise
qui illumina les j eux noirs de son voisin.
— 21 —
— Eh, mon Dieu ! dit-il négligemment, cet argent
n'est point à moi, je manifestais au père la crainte qu'il
n'eût manqué de quelque chose en mon absence, et
pour me rassurer, il a vidé sa bourse sur la table.
Allons, père, continua Dantès, remettez cet argent
dans voire tirelire ; à moins que le voisin Caderoussc
n'en ail besoin à son tour, auquel cas il est bien à son
service. — Non pas, garçon, dit Caderoussc, je n'ai
besoin de rien, et, Dieu merci, létat nourrit son
homme; garde ton argent, garde : on n'en a jamais de
trop; ce qui n'empêche pas que je ne te sois obligé
de ton offre comn^e si j'en profitais. — C'était de bon
cœur, dit Dantès. — Je n'en doule pas. Eh bien ! te
voilà donc au mieux avec M. Morrel, câlin que tu es ?
M. Morrel a toujours eu beaucoup de bonté pour moi,
répondit Dantès. — En ce cas, tu as eu tort de re-
fuser son dîner — Comment refuser son dîner, reprit
le vieux Dantès, il t'avait donc invité à dîner ? — Oui,
mon père, r -prit Edmond en souriant de l'étonnement
que causait à son père l'excès d'honneur dont il était
l'objet. — Et pourquoi donc as-tu refusé, fils ? de-
manda le vieillard. — Pour revenir plus tôt près de
vous, mon père, répondit le jeune homme, j'avais
hâte de vous voir. — Cela l'aura contrarié, ce bon
M. Morrel, reprit Caderoussc. et quand on vise à être
capitaine , c'est un tort que de contrarier son arma-
teur. — Je lui ai expliqué la cause de mon refus, re-
prit Dantès, et il l'a comprise, je l'ispère. — Ah !
c'est que, pour être capitaine, il faut un peu fialU r
ses patrons. — J'espère être capitaine sans cela, ré-
pondit Dantès. — Tant mieux, tant mieux ! cela fera
plaisir à tous les anciens amis , et je sais ijuelqu'un
là-bas, derrière la citadelle Saint-Nicolas, qui n'en
sera pas fiché. — Mercedes ? dit le vieillard. — Oui ,
mon père, reprit Dantès, et. avec votre permission ,
I. %
— 22 —
maintenant que je \ous ai vu. maintenant que je sais
que vous vous portez bien et que vous avez tout ce
qu'il vous faut, je vous demanderai la permission
daller faire visite aux Catalans. — Va, mon enfant,
va. dit le vieux Dantès, et Dieu te hénisse dans ta
femme comme il m"abéni dans mon Cls' — Sa femme!
dit Cadcrousse. comme vous y allez, père Dantès ! elle
ne Test pas encore, ce me semble ! — Non ; mais ,
selon toute probabilité, répondit Edmond, elle ne
tardera point à la devenir. — Nixnporte, n'importe ,
ditCaderousse. tuasbien fait de te dépêcher, garçon.—
Pourquoi cela ? — Parce que la Mercedes est une belle
fille, et que les belles filles ne manquent pas d'amou-
reux; celle-là surtout, ils la suivent par douzaines. —
Vraiment? dit Edmond avec un sourire sous lequel
perçait une légère nuance d'inquiétude. — Oh oui ,
reprit Caderousse, et de beaux partis même ; mais ,
tu comprends, tu vas être capitaine^ on n'aura garde
de te refuser, toi ! — Ce qui veut dire, reprit Dantès
avec un sourire qui dissimulait mal son inquiétude ,
que si je n'étais pas capitaine... — Eh! eh ! fit Cade-
rousse. — Allons, allons, dit le jeune homme, j'ai
meilleure opinion que vous des femmes en général et
de Mercedes en particulier, et. j'en suis ccnvaincu,
que je sois capitaine ou non. elle me restera fidèle —
Tant mieux, tant mieux ! dit Caderousse, c'est tou-
jours, quand on va se marier, une bonne chose que
d'avoir la foi : mais n'importe, crois-moi. garçon, ne
perds pas de temps à aller lui annoncer ton arrivée
et à lui faire part de tes espérances. J'y vais, dit
Edmond.
Et il embrassa son père, salua Cad( rousse d'un signe
de tête et sortit.
Caderousse resta un instant encore: puis . prenant
congé du vieux Dautès, il descendit à son tour et alla
— 23 —
rejoindre Danglars , qui l'attendait au coin de la rue
Senac.
— Eh bien ! dit Danglars. Tas-tu vu ? — Je le quitte,
dit Caderousse. — Et t'a-t-il parlé de son espérance
d'être capitaine? — 11 en parle comme s'il l'était
déjà. — Patience! dit Danglars. Il se presse un peu
trop . ce me semble ! — Dame ! il paraît que la chose
lui est promise par M. ?iIorrel. — De sorte qu'il est
bien joyeux? — C'est-à-dire qu'il en est insolent : il
m"a déjà fait ses offres de service, comme si c'était
un grand personnage : il m'a offert de me prêter de
l'argent, comme s'il était un banquier. — Et vous avez
refusé? — Parfaitement, quoique j'eusse bien pu ac-
cepter, attendu que c'est moi qui lui ai mis à la main
leè premières pièces blanches qu'il a maniées : mais,
maintenant, M. Dantès n'aura plus besoin de personne,
il va être capitaine. — Bah ! dit Danglars, il ne Test pas
encore. — Ma foi, ce serait bien fait qu'il ne le fût
pas , dit Caderousse , ou sans cela il n'y aura plus
moyen de lui parler. — Que si nous le voulons bien,
dit Danglars, il restera ce qu'il est, et peut-être mênae
deviendra moins qu'il n'est. — Que ds-tu ? — Rien, je
me parle à moi-même. Et il est toujours amoureux de la
belle Catalane ?— Amoureui fou; il y est allé: mais ou
je me trompe fort, ou il aura du désagrément de ce côté-
là. — Explique-toi, — A quoi bon ? — C'est plus im-
portant que tu ne crois : tu n'aimes pas Dantès, hein?
— Je n'aime pas les arrogants. — Eh bien alors , dis-
moi ce que tu sais relativement à la Catalane. — Je ne
sais rien de bien positif; seulement, j'ai vu des choses
qui me font croire , comme je te lai dit. que le futur
capitaine aura du désagrément aux environs du chemin
des Yieilles-Infirmeries.— Quas-tu vu! allons! dis. —
Eh bien, j'ai vu que toutes les fois que 3Iercédes vient
en ville, eilej vient accompagnée d'un grand gaillard
— 24 —
de Catalan à lœil noir, à la peau rouge, très-hrun.
très-ardent, et qu'elle appelle mon cousin. — Ah,
yraiment 1 et crois-tu que ce cousin lui fasse la cour?
— Je le suppose? que diable peut faire un grand gar-
çon de vingt et un an à une belle fille de dix-sept ! —
Et tu dis que Dantès est allé aux Catalans ? — Il est
parti devant moi. — Si nous allions du même côté,
nous nous arrêterions à la Réserve ; et, tout en buvant
un verre de vin de Lamalgue. nous attendrions des
nouvelles. — Et qui nous en donnera ? — Nous serons
sur la route, et nous verrons sur le visage de Dan-
tès ce qui se sera passé. — Allons, dit Caderousse,
mais c'est toi qui payes ? — Certainement, répondit
Danglars.
Et tous deux s'acheminèrent d'un pas rapide vers
l'endroit indiqué. Arrivés là, ils se firent apporter une
bouteille et deux verres. Le père Pamphile venait de
voir passer Dantès il n'y avait pas dix minutes.
Certains que Dantès était aux Catalans, ils s'as-
sirent sous le feuillage naissant des platanes et des
sycomores , dans les branches desquels une bande
joveuse d'oiseaux chantaient un d-s premiers beaux
j ours du printemps.
III. — les CatalaD.s.
A cent pas de l'endroit où les deux amis, les re-
gards à l'horizon et l'oreille au guet, sablaient le vin
pétillant de Lamalgue, s'élevait, derrière une butte
nue et rongée par le soleil et le mistral , le petit Wl-
lage des Catalans.
Un jour, une colonie mystérieuse partit de l'Es-
L
— 25 —
pagne et vint aborder à la langue de terre où elle est
encore aujourd'hui. Elle arrivait on ne savait d'où, et
parlait une langue inconnue. Un dos chefs, qui enten-
dait le provençal, demanda à la commune de Marseille
de leur donner ce promontoire nu et aride, sur lequel
ils venaient, comme les matelots antiques, de tirer
leurs bâtiments. La demande lui fut accordée, et troi«
mois après, autour des douze ou quinze bâtiments qui
avaient amené ces Bohémiens de la mer, un petit viW
lage sélevait.
Ce village, construit d'une façon bizarre et pitto-
resque, moitié more, moitié espagnol , est celui que
l'on voit aujourd'hui habité par les descendants de
ces hommes, qui parlent la langue de leurs pères.
Depuis trois ou quatre siècles ils sont encore demeu-
rés fidèles à ce petit promontoire, sur lequel ils s'é-
taient abattus pareils à une bande d'oiseaux de mer,
sans se mêler en rien à la population marseillaise, se
mariant entre eux et ayant conservé les mœurs et le
costume de leur mère patrie comme ils en ont con-
servé le langage.
Il faut que nos lecteurs nous suivent à travers
l'unique rue de ce petit village , et entrent avec nous
dans une de ces maisons auxquelles le soleil a donDé
au dehors de cette belle couleur feuille morte parti-
culière aux monuments du pays, et au dedans une
couche de badigeon, cette teinte blanche qui forme le.
seul ornement des posadas espagnoles.
Une belle jeune fille aux cheveux noirs comme le
jais, aux yeux veloutés comme ceux de la gazelle, se
tenait debout adossée à une cloison, et froissait entre
ses doigts effilés et dun dessin antique une bruyère
inuoiîonte dont elle arrachait les fleurs, et dont Iok
dé.'ji is jonchaient déjà le sol : en outre, ses bras nus
jusqu'au coude, ses bras brunis, mais qui semblaient
— 26 —
modelés sur ceux de la Vénus d'Arles, frémissaient
d'une sorte d'impatience fébrile et elle frappait la terre
de son pied souple etcambsé. de sorte que l'on entre-
voyait la forme pure, fière et hardie de sa jambe em-
prisonnée dans un bas de coton rouge à coins gris et
bleus.
A trois pas d'elle, assis sur une chaise qu'il balan-
çait d'un mouvement saccadé, appuyant son coude à
ftn Aïeux meuble vermoulu, un grand garçon de vingt
à vingt-deux ans la regardait d'un air où se combat-
taient l'inquiétude et le dépit: ses yeux interrogeaient,
mais le regard ferme et fixe de la jeune fille dominait
son interlocuteur.
— Voj'ons. Mercedes, disait le jeune homme, voici
Pâques qui va revenir. c'est le moment de faire une noce,
répondez-moi ? — Je vous ai répondu cent fois, Fer-
nand, et il faut en vérité que vous soyez bien ennemi
de vous-même pourm'interrogcr encore ! — Eh bien,
répétez-le encore, je vous en supplie, répétez-le encore
pour que j'arrive à le croire ! Dites-moi pour la cen-
tième fois qu? vous refusez mon amour, qu'approuvait
votre mère: faites-moi bien comprendre que vous vous
jouez de mon bonheur, que ma vie et ma mort ne sont
rien pour vous ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! avoir rêvé
dix ans d'être votre époux, Mercedes, et perdre cet
espoir qui était le seul but de ma vie ! — Ce n'est pas
moi du moins qui vous ai jamais encouragé dans cet
espoir. Fernand, répon lit 3îcrcédès ; vous n'avez pas
une seule coquetterie à me reprocher à votre égard.
Je vous ai toujours dit : Je vous aime comme un frère,
mais n'exigez jamais de moi autre chose que cette
amitié fraternelle; car mon cœur est à un autre. Je
vous ai toujours dit cela, Fernand ? — Oui, je le sais
bien, Mercedes, répondit le jeune homme : oui. vous
vous êtes donné vis-à-vis de moi le cruel mérite de la
— 27 —
franchise ; mais oubliez-vous que c'est parmi les Cata-
lans une loi sacrée de se marier entre eux ? — Vous vous
trompez. Fcrnand. ce n'est pas une loi, c'est une habi-
tude, voilà tout, et, croyez-moi , n'invoquez pas cette
habitude en votre faveur. Vous êtes tombé à la con-
scription, Fernand ; la liberté qu'on vous laisse, c'est
une simple tolérance ; d'un moment à l'autre vous
pouvez être appelé sous les drapeaux. Une fois soldat,
que ferez-vous de moi. c'est-à-dire d'une pauvre fille,
orpheline, triste, sans fortune, possédant pour tout
bien une cabane presque en ruine, où pendent quelques
filets usés, misérable héritage laissé par mon père à
ma mère et par ma mère à moi ! Depuis un an qu'elle
est morte, songez donc, Fernand , que je vis presque
de la charité publique ! Quelquefois vous feignez que
je vous suis utile, et cela pour avoir le droit de parta-
ger votre pèche avec moi : et j'accepte, Fernand. parce
que vous êtes le fils dun frère de mon père, parce que
nous avons été élevés ensemble, et plus encore parce
que. par-dessus tout, cela vous ferait trop de peine si
je vous refusais. Mais je sens bien que ce poisson que
je vais vendre et dont je tire l'argent avec lequel
j'achète le chanvre que je file, je sens bien. Fernand ,
que c'est une charité. — Et qu'importe, Mercedes, si,
pauvre et isolée que vous êtes , vous me convenez
mieux ainsi que la fille du plus fi^T armateur ou du
plus riche b:mquier de Marseille ! A nous autres. que
nous faut il ? Une honnête femme et une bonne ména-
gère. Où trouvorais-je mi 'ux que vous sous ces deux
rapports? — Fernand, répondit Mercedes en secouant
la tête, on devient mauvaise ménagère et on ne peut
répondre de rester honnête fem;ne lorsqu'on aime un
autre ho.nime que son mari. Contentez-vous de mon
amitié : car, je vous le répète, c'est tout ce que je puis
vous promettre . et je ne promets que ce que je suis
— as-
sure de pouvoir donner. — Oui, je comprends, dit
Fernand, vous supportez patiemment votre misère,
mais vous avez peur de la mienne. Eh bien, Mercedes,
aimé de vous, je tenterai la fortune; vous me porterez
bonheur et je deviendrai riche : je puis étendre mon
état de pécheur. j'> puis entrer comme commis dans
un comptoir : je puis moi-même devenir marchand!
— Vous ne pouvez rien tenter de tout cela. Fernand,
vous êtes soldat, et si vous restez aux Catalans c'est
parce qu'il n'y a pas de guerre. Demeurez donc pê-
cheur, ne faites point de rêves qui vous f^'raient pa-
raître la réalité plus terrible encore, et contentez-vous
de mon amitié . puisqui' je ne puis vous donner autre
chose.— Eh bien, vous avez raison, Mercedes, je serai
marin ; j'aurai, au li'^u du costume de nos pères, que
vous méprisez . un chapeau verni , une chemise rayée
et une veste bleue avec des ancres sur les boutons.
?i'est-ce point ainsi qu'il faut être habillé pour vous
plaire ? — Que voulez-vous dire? demanda ^îercédès
en lançant un regard impérieux, que voulez-voos dire,
je ne vous comprends pas? — Je veux dire. Mercedes,
que vous n'êtes si dure et si cruelle pour moi que
parce que vous attendez quelqu'un qui est ainsi vêtu.
Mais celui que vous attendez est inconstant peut-être,
et, s'il ne l'est pas. la mer l'est pour lui. — Fernand,
s'écria Mercedes . je vous croyais bon et je me trom-
pais ! Fernand . vous êtes un mauvais cœur d'appeler
à l'aide de votre jalousie les colères de Dieu ! Eh bien.
oui, je !ie m'en cache pas : j'attends et j'aime celui
que vous dites, et s'il ne revient pas.au lieu d'accuser
cette inconslance que vous invoquez, vous, je dirai
qu'il est mort en m'aimant.
Le jeune Catalan Qt un geste de rage.
— Je vous comprends, Fernand ; vous vou s en pren-
drez à lui de ce que je ne vous aime pas, vous croise-
— 29 —
rez votre'couleau catalan contre son poignard ! A. quoi
cela vous avancera-t-il ? A perdre mon amitié si vous
êtes vaincu, à voir mon amitié se changer en haine si
vous êtes vainqueur. Croyez-moi, chercher querelle à
un homme est un mauvais moyen de plaire à la femme
qui aime cet homme. Non . Fcrnand , vous ne vous
laisserez point aller ainsi à vos mauvaises pensées. Ne
pouvant m'avoir pour femme . vous vous contenterez
de m'avoir pour amie et pour sœur; et d'ailleurs,
ajouta-t-elle les yeux troublés et mouillés de larmes,
attendez . attendez , Fernand : vous T'avez dit tout à
l'heure, la mer est 'perBde ; et il y a déjà quatre mois
qu'il est parti , depuis quatre mois jai compté bien
des tempêtes !
Fernaud demeura impassible , il ne chercha pas à
essuyer les larmes qui roulaient sur les joues de Mer-
cedes : et cependant pour chacune de ces larmes il eût
donné un verre de son sang : mais ces larmes coulaient
pour un autre.
11 se leva, fit un tour dans la cabane et revint, s'ar-
rêta devant Mercedes , lœil sombre et les poings
crispés.
— Voyons, Mercedes, dit-il, encore une fois, ré-
pondez: est-ce bien résolu ?— Jairae Edmond Dantès,
dit froidement la jeune fille, et nul autre qu'Edmond
ne sera mon époux. — Et vous l'aimerez toujours ?-
— Tant que je vivrai.
Fernand baissa la tète comme un homme décou-
ragé, poussa un soupir qui ressemblait à un gémisse-
ment : puis tout à coup relevant le front, les dents
serrées et les narines entrouvertes :
— Mais s'il est mort? dit-il. — S'il est mort, je
mourrai. — Mais s'il vous oublie ? — Mercedes ! cria
une voix joyeuse au dehors de la maison, Mercedes !
— Ah! s'écria la jeune fille en rougissant de joie et
— 30 —
en bondissant d'amour, tu vois bien quil ne m'a pas
oubliée puisque le voilà.
Et elle s'élança vers la porte, qu'elle ouvrit en s'é-
criant.
— A moi, Edmond ! me voici.
Fernand. pâle et frémissant, recula en arrière,
comme fait un voyageur à ia vue d'un serpent, et ren-
contrant sa chaise il y retomba assis.
Edmond et Mercedes étaient dans les bras l'un de
l'autre. Le soleil ardent de ^darseillc. qui pénétrait à
travers l'ouverture de la porte, les inondait d'un flot
de lumière. D'abord ils ne virent rien de ce qui les
entourait. Un immense bonheur les isolait du monde,
et ils ne parlaient que par ces mots entrecoupés qui
sont les élans dune joie si vive qu'ils semblent l'ex-
pression de la douleur.
Tout à coup Edmond aperçut la figure sombre de
Fernand, qui se dessinait dans l'ombre pâle et mena-
çante : par un mouvement, dont peut-être il ne se
rendit pas compte lui-même, le jeune Catalan tenait
la main sur le couteau passé à sa ceinture.
— Ah ! pardon, dit Dantès en fronçant le sourcil à
son tour, je n'avais pas remarqué que nous étions
trois.
Puis se tournant vers Mercedes:
— Qui est monsieur ? demanda-t-il. — Monsieur
sera votre meilleur ami. Dantès. car c'est mon ami à
moi. c'est mon cousin, c'est mon frère, c'est Fernand,
c'est-à-dire l'homme qu'après vous. Edmond, j'aime
le plus au monde, ne le reconnaissez-vous pas ? — Ah!
si fait, dit Edmond, et sans abandonner Mercedes,
dont il tenait la main serrée dans une des siennes, il
tendit avec un mouvement de cordialité son autre
main au Catalan.
Mais Fernand, loin de répondre à ce geste amical,
resta muet et immobile comme une statue.
— 31 —
Alors Edmond promena son regard investigateur
de Mercedes émue et tremblante à Fernand sombre
et menaçant.
Ce seul regard lui apprit tout.
La colère monta à son front.
— Je ne savais pas venir avec tant de hâte chez
vous, Mercedes, pour y trouver un ennemi. — Un
ennemi ! s'écria Mercedes avec un regard de courroux
à l'adresse de son cousin ; un ennemi choz moi, dis-tu,
Edmond ! Si je croyais cela, je te prendrais sous le
bras, et je m'en irais à Marseille, quittant la maison
pour n'y plus jamais rentrer.
L'œil de Fernand lança un éclair,
— Et s'il t'arrivait malheur, mon Edmond, conti-
nua-t-elle avec ce même flegme implacable qui prou-
vait à Fernand que la jeune fille avait lu jusqu'au plus
profond de sa sinistre pensée, s'il t'arrivait malheur,
je monterais sur le cap de Morgiou, et je me jetterais
sur les rochers la tète la première.
Fernand devint affreusement pâle.
— Mais tu t'es trompé. Edmond, poursuivit-elle,
tu n'as point d'ennemi ici ; il n'y a que Fernand, mon
frère, qui va te serrer la main comme à un ami dé-
voilé.
Et à ces mots la jeune fille fixa son visage impé-
rieux sur le Catalan, qui. comme s'il eût été fasciné
par ce regard, s'approcha lentement d'Edmond et lui
tendit la main.
Sa haine, pareille à une vague impuissante quoique
furieuse, venait se briser contre l'ascendant que cette
femme exerçait sur lui.
Mais à peine eut-il touché la main d'Edmond qu'il
sentit qu'il avait fait tout ce qu'il pouvait faire, et
qu'il s'élança hors de la maison.
— Oh ! s'écriait-il en courant comme un insensé et
— 32 —
en noyant ses mains dans ses cheveux, oh ! qui me
délivrera donc de cet homme ? Malheur à moi ! mal-
heur ! — Hé, le Catalan ! hé, Fernand ! où cours-tu ?
dit une voix.
Le jeune homme s'arrêta tout court, regarda autour
de lui et aperçut Caderousse attablé avec Danglars
sous un berceau du feuillage.
— Eh! dit Caderousse. pourquoi ne viens-tu pas
dire bonjour aux amis ? — Surtout quand ils ont en-
core une bouteille presque pleine devant eux ? ajouta
Danglars.
Fernand regarda les deux hommes d'un air hébété
et ne répondit rien.
— Il semble tout penaud, dit Danglars poussant du
genou Caderousse : est-ce que nous nous serions
trompés, et qu'au [contraire de ce que nous avions
prévu. Dantès triompherait ? — Dame ! il faut voir,
dit Caderousse ; et, se retournant vers le jeune
homme : Eh bien, voyons, le Catalan, te décides-tu ?
dit-il.
Fernand essuya la^sueur qui ruisselait de son front
et entra lentement sous la tonnelle, dont l'ombrage
sembla rendre un peu de calme à ses sens et la fraî-
cheur un peu de bien-être à son corps épuisé.
— Bonjour, dit-il , vous m'avez appelé , n'est-ce
pas ?
Et il tomba plutôt qu'il ne s'assit sur un des sièges
qui entouraient la table.
— Je t'ai appelé parce que lu courais comme un
fou et que j'ai eu peur que tu n'allasses te jeter à la
mer, dit en riant Caderousse. Que diable, quand on
a des amis, c'est non-seulement pour leur offrir un
verre de vin, mais encore pour les empêcher de boire
trois ou quatre pintes d'eau !
Fernand poussa un gémissement qui ressemblait à
— 33 —
un sanglot et laissa tomber sa tête sur ses deux poi-
gnets posés en croix sur la table.
— Eh bien, veux-tu que je te dise. Fernand ^ re-
prit Caderousse entamant rcntreticn avec cette bru-
talité grossière des gens du peuple auxquels la
curiosité fait oublier toute diplomatie ; eh bien, tuas
l'air d'un amant déconfit !
Et il accompagna cette plaisanterie d"un gros rire.
— Bah! répondit Dangiars, ungnrçon taillé comme
celui-là n'est pas fait pour être malheureux en amour;
lu te moques, Caderousse. — Non pas, reprit celui ci;
écoute plutôt comme il soupire. Allons allons, Fer-
nand, dit Caderousse. lève le nez et réponds-nous.
Ce n'est pas aimable de ne pas répondre aux amis qui
nous demandent des nouvelles de notre santé. — ^la
santé \a bien, dit Fernand crispant ses poings mais
sans lever la tête. — Ah ! vois-tu, Dangiars, dit Cade-
rousse en faisant un signe du coin de l'œil à son ami,
voici la chose : Fernand, que tu vois, et qui est un
bon et brave Catalan, un des meilleurs pêcheurs de
Marseille, est amoureux d'une belle fille qu'on ap-
pelle Mercedes, mais malheureusement il paraît que
la belle fille, de son côté, est amoureuse du second
du Pharaon ; et comme le Pharaon est entré aujour-
d'hui même dans le port, tu comprends? — Non, je
ne comprends pas ! dit Dangiars. — Le pauvre Fer-
nand aura reçu son congé, continua Caderousse. —
Eh bien, après ? dit Fernand relevant la tête et regar-
dant Caderousse en homme qui cherche quelqu'un
sur qui faire tomber sa colère, Mercedes ne dépend
de personne, n'est-ce pas? elle est bien libre d'aimer
qui elle veut? — Ah ! si tu le prends ainsi, dit Cad3-
rousse, c'est autre chose! Moi, je te croyais un Cata-
lan ; et l'on m'avait dit que les Catalans n'étaient pas
hommes à se laisser supplanter par un rival, on avait
— 34 —
même ajouté que Fcrnand surtout était terrible dans
sa vengeance.
Fernand sourit avec pitié.
— Un amoureux n'est jamais terrible, dit-il. —
Pauvre garçon! reprit Danglars feignant de plaindre
le jeune homme du p'us profond de son cœur. Que
veux-tu. il ne sattendait pasà voir revenir ainsi Dantès
tout à coup ! il le croyait peut-être mort . inGdèle, qui
sait ! ces choses-là sont d'autant plus sensibles qu'elles
nous arrivent tout à coup. — Ah , ma foi , dans tout
les cas, dit Caderousse , qui buvait tout en parlant, et
sur lequel le vin fumeux de Lamalgue commençait à
faire son effet, dans tous les cas , Fernand n'est pas
le seul que Iheureusc arrivée de Dantès contrarie !
n'est-ce pas, Danglars? — Non, tu dis vrai, et j'ose-
rais presque dire que, cela lui portera malheur. —
Mais, n'importe, reprit Caderousse en versant un verre
de vin à Fernand et en remplissant pour la huitième
ou dixième fois son propre verre tandis que Banglars
avait à peine effleuré le si' n, n'importe . en attendant
il épouse Mercedes, la belle Mercedes, il revient pour
cela, du moins.
Pendant ce temps Danglars cc^eloppaitd'un regard
perçant le jeune homme, surle cœur duquel les paroles
de Caderousse tombaient comme du plomb foiidu. —
Et à quand la noce? dcmanda-t-il. — Oh! elle n'est
pas encore faite ! murmura Fernand. — Non. mais elle
se fera , dit Caderousse . au-si vrai que Dantès sera
capitaine du Pharaon, n'est-ce pas, Danglars?
Danglars tressaillit à cette atteinte inattendue et se
retourna vers Caderousse , dont , à son tour, il étudia
le visage pour voir si le coup était prémédité; mais il
ne lut rien que l'envie sur ce visage déjà presque hé-
bété par livresse.
— Eh bien, dit-il en remplissant les yerres, buvons
— 38 —
donc au capitaine Edmond Tantes, mari de la belle
Catalane!
Caderousse porta son verre à sa bouche d'une main
alourdie, et lavala d'un trait. Fernand prit le sien et
le brisa contre terre.
— Eh, eh, eh ! dit Caderousse , qu'aperçois-je donc
là-bas , au haut de la butte, dans la direction des Ca-
talans ? regarde donc, Fernand, tuas meilleure vue
que moi ; je crois que je commence à voir trouble, et,
tu le sais, le vin est un traître; on dirait de doux
amants qui marchent côte à côte et la main dans la
main : Dieu me pardonne ! ils ne se doutf nt pas que
nous les voyons, et les voilà qui s'embrassent !
Danglars ne perdait pas une des angoisses de Fer-
nand , dont le visage se décomposait à vue d'oeil. —
Les connaissez-vous , M. Fernand ? dit-il. — Oui, ré-
pondit celui-ci d'une voix, sourde , c'est M. Edmond
et mademoiselle Mercedes. — Ah! voyez-vous! dit
Caderousse , et moi qui ne les reconnaissais pas ! —
Ohé. Dantès ! ohé. la belle fille! venez par ici un peu
et dites-nous à quand la noce : car voici M. Fernand
qui est si entêté qu'il ne veut pas nous le dire! —
"Veux-tu te taire ! dit Danglars affectant de retenir
Caderousse, qui. avec la ténacité des ivrognes, se pen-
chait hors du berceau, tâche de te tenir debout, et
laisse les amoureux s'aimer tranquillement. Viens,
regarde M. Fernand, et prends exemple : il est raison-
nable, lui.
Peut-être Fernand . poussé à bout, aiguillonné par
Danglars commele taureau par h sbandilleros, allait-il
enfin s'élancer , car il s'était déjà levé et semblait se
ramasser sur lui-même pour bondir au-devant de son
rival; mais Mercedes, riante et droite, leva sa belle
tête, et fit rayonner son clair regard : alors Fernand
se rappela la menace qu'elle avait faite, de mourir si
— 36 —
Edmond mourait, et ictoniba tout découragé sur son
siège.
Danglars regarda successivement les deux hommes :
l'un abruti par lïvresse. Tautre dominé par l'amour.
— Je ne tirerai rien de ces niais-là . raurmura-t-il,
et j'ai grand'peur d'être ici entre un ivrogne et un
poltron . voici un envieux qui se grise avec du vin
tandis qu'il devrait s'enivrer de fiel, voici un grand
imbécile à ijui on vient prendra sa maîtresse sous son
nez et qui se contente de pleurer et de se plaindre
comme un enfant. Et cependant, cela vous a des yeux
fiamboyaiits comme ces Espagnols, ces Siciliens et ces
Calabrais, qui se vengent si bien: cela vous a des poings
à écraser une tête de bœuf aussi sûrenunt que le fe-
rait la masse d'un boucher. Décidément, le destin
d'Edmond l'emporte ; il épousera la belle fille, il sera
capitaine et se moquera de nous ; à moins que.. Un
sourire livide se dessina sur les lèvres de Danglars...
à moins que je ne m'en mêle, ajouta-t-il. — Holà!
continuait de crier Caderousse à moitié levé et les
poings sur la table . holà , Edmond ! tu ne vois donc
pas tes amis , ou est-ce que tu es déjà trop fier pour
leur parler? — Non. mon cher Caderousse, répondit
Dantes . je ne suis pas fier : je suis heureux, et le bon-
heur aveugle, je crois, encore plus que la fierté. — A
la bonne heure, voilà une explication ! dit Caderousse.
— Eh 1 bonjour, madame Danlos I
Mercedes salua gravement.
— Ce n'est pas encore mon nom , dit-elle , et dans
mon pays cela porte malheur , assure-t-on , d'appeler
les filles du nom de leur fiancé avant que ce fiancé ne
soit leur mari ; appelez-moi donc Mercedes, je vous
prie. — Il faut lui pardonner, à ce bon voisin Cade-
rousse , dit Dantès, il se trompe de si peu de chose !
— Ainsi la noce va avoir lieu incessamment, monsieur
— 37 —
Dantès ? dit Danglars en saluant les deux jeunes gens.
— Le plus tôt possible, ^.l. Dinsiars: aujourd'hui
tous les aLTords ihez le p-ipa O.intès. et demain ou
après-demain . au plus tard , le dîner des (ianeailies.
ici, à la Réserve. Les amis y seront, je Tespère : c'est
vous dire que vous êtes invité , JL Danglars ; c'est te
dire (jue tu en rs. Caderousse — Et Fernand. dit Ca-
derousse en riant d'un rire pâteux, Fernand en est-il
aussi? — Le frère de ma femme est mon frère, dit
Edmond , et nous le verrions avec un profond regret,
3Iei cédés et moi, s'écarter de nous dans un pareil
moment.
Fernand ouvrit la bouche pour répondre ; mais la
voix expira dans sa gorge , et il ne put articuler un
seul mot.
— Aujourd'hui les accords, demain ou après-demain
les fiançailles... diable ! vous et s bien pressé , capi-
taine ? — Danglars, reprit Edmond en souriant, je
vous dirai comme Mercedes disait tout à l'heure à
Cadeioussc : ne me donnez pas le titre qui ne me con-
vient pas encore . cela me porterait malheur. — Par-
don, répondit Danglars : je disais donc simplement
que vous paraissiez bien pri'ssé : que diable ! nous
avons le temps le Pharaon; ne se remettra guère en
mer avant trois mois — Gn est toujours pro.'.sé d'être
heureux, M. Danglars ; car lorsqu'on a souffert long-
temps on a grand" peine à croire au bonheur. Mais ce
n'est pas régoisinc seul qui me fait agir : il faut que
j'aille à Pans. — Ah, vraiment! à Paris, et c'est la
première fois que vous y allez , Dantès ? — Oui. —
Vous y avez affaire ? — Pas pour zuon compte : une
dernière commission de notre pauvre capitain;^' Leclerc
à remplir; vous comprenez, Danglars, c'est sacré.
D'aillîurs, soyez tranquille, je ne prendrai que le
temps d'aller et de revenir. — Oui, oui, je comprends,
1. 3
— 38 —
dit tout haut Danglars. — Puis tout bas : — A Paris,
pour remettre à son adresse, sans doute, la lettre que
le grand maréclial lui a donnée. Pardieu! cette lettre
me fait pousser une idée , une excellente idée ! Ah !
Dantès, mon ami! tu n"es pas encore couché au re-
gistre du Phfiraon sous le numéro 1.
Puis se retournant vers Edmond, qui s'éloignait
déjà :
— Bon voyage ! lui cria-t-il.— Merci, répondit Ed-
mond en retournant la tête et en accompagnant ce
ruouvemoul d'un geste amical.
Puis les (i 'uxamanlscontmuèrent Iciur route, calmes
et joyeux comme deui élus qui montent au ciel.
IV. — Complot.
Danglars suivit Edmond et Mercedes des yeux jus-
qu'à ce que lesdcuxamants eussent disparu à Tundes
angles du fort Saint-Nicolas ; puis, se retournant alors,
il aperçut Fernand qui était retombé pâle et frémis-
sant sur sa chaise, tandis que Cidcrousse balbutiait
les paroles d'une chanson à boire.
— Ah çà ! mon cher monsieur, dit Danglars à Fer-
nand, voilà un mariage qui ne me paraît pas faire le
bonheur de tout le monde ? — Il me désespère, dit
Fernand. — Vous aimiez donc Mercedes? — Je l'a-
dorais ! — Depuis longtemps? — Depuis que nous
nous connaissons, je l'ai toujours aimée. — ' Et vous
êtes là à vous arracher les cheveux, au lieu de cher-
cher remède à la chose ! Que diable ! je ne croyais pas
que ce fut ainsi qu'agissaient les gens de votre nation.
— Que voulez-vous que je fasse ? demanda Fernand,
— 39 —
— Et que sais-je, moi? Est-ce que cela me regarde?
Ce n'est pas moi. ce me semble, qui suis amoureux
de mademoiselle Mercedes, mais vous : Cherchez, dit
l'Évangile, et vous trouverez. — J'avais trouvé déjà...
— Quoi? — Je voulais poignarder Vhomms: mais la
femme m'a dit que s'il arrivait malheur à son fiancé,
elle se tuerait. — Bah ! on dit ces choses-là, mais on
ne les fait point. — Vous ne connaissez point Merce-
des, monsieur : du moment où elle a menacé, elle exé-
cuterait. — Imbécile ! murmura Danglars : qu'elle se
tue ou non, que m'importe! pourvu que Dantès ne
soit point capitaine . — Et avant que Mercedes ne
meure, reprit Fernand avec l'accent d'une immuable
résolution, je mourrais moi-même. — En voilà de
l'amour, dit Caderousse dune voix de plus en plus avi-
née, en voilà, ou je ne m'y connais plus ! — Voyons,
dit Danglars, vous me paraissez un gentil garçon, et
je voudrais, le diable m'emporte, vous tirer de peine,
mais... — Oui. dit Caderousse, voyons. — Mon cher,
reprit Danglars, tu es aux trois quarts ivre ; achève
la bouteille, tu le seras tout à fait. Bois, et ne te mêle
pas de ce que nous faisons. Pour ce que nous faisons
il faut avoir toute sa tête. — Moi, ivre, dit Caderousse,
allons donc ! j'en boirais encore quatre, de tes bou-
teilles qui ne sont pas plus grandes que des flacons
d'eau de Cologne ? Père Pamphile. du vin !
Et pour joindre la preuve à la proposition, Cade-
rousse frappa avec sou verre sur la table.
— Vous disiez donc, monsieur? reprit Fernand at-
tendant avec avidité la suite de la phrase interrom-
pue. — Que disais-je? je ne me le rappelle plus. Cet
ivrogne de Caderousse m'a fait perdre le fil de mes
pensées. — Ivrogne tant que tu voudras; tant pis pour
ceux qui craignent le vin. c'est qu'ils ont quelque mau-
vaise pensée qu'ils craignent que le vin ne leur tire
— 40 —
du cœur. EtCaderousse se mita chanter les deux der-
niers vers d'une chanson fort en vogue à cette époque :
Tous les méchants soal buïe.irs d'can,
C'est bien prouvé par le flélu?:e.
— Vous disiez, monsieur, reprit Fernand, que vous
voudriez me tirer de peine, mais, ajoutiez-vous... —
Oui, mais, ajoutais-je. . pour vous tirer de peine, il
suffit que Dantès n"épouse pas celle que vous aimez;
et le mariage peut très-bien manquer, ce me semble,
sans que Dantès meure. — La mort seule les séparera,
ditFcrnand. — Vous raisonnez comme un coquillage,
mon ami. dit Caderousse. et voilà Danvlars, qui est un
finot, un malin, un grec, qui va vous prouver que vous
avez tort. Prouve. Dang'ars. J'ai répondu de toi. Dis-
lui qu'il n'est pas besoin que Dantès meure : d'ail-
leurs, ce serait fâcheux qu'il mourût, Dantès. C'est un
bon garçon, je Taime, moi, Dantès. A ta santé, Dan-
tès !
Fernand se leva avec impatience.
— Laissez-le dire, reprit Danglars en retenant le
jeune homme, et d'ailleurs, tout ivre qu'il est. il ne
fait point si grande erreur. L'absence disjoint tout
auss' bien que Ja mort ; et supposez ({u'il y ait entre
Edmond et Mercedes les murailles d'une prison, il
seront séparés ni plus ni moins que s'il y a\ait la
pierre d'une tombe. — Oui, mais on sort de prison,
dit Caderousse. qui. avec les restes de son intelli-
gence, se cramponnait à la conversation, et quand on
est sorti de prison et qu'on s'appelle Edmond Dantès,
on se venge. — Qu'importe! murmura Fernand. —
D'ailleurs, reprit Caderousse, pourquoi metlrait-on
Dantès en prison? il n'a ni volé, ni tué, ni assassiné.
— Tais-toi, dit Dangiars. — Je ne veux pas im taire,
moi, dit Caderousse. Je veux qu'on me dise pourquoi
— 41 —
on mettrait Dantès en prison. Moi j'aime Dantès. A ta
santé. Dantès.
Et il avaia un nouveau verre de vin.
Danglars suivit dans les yeux atones du tailleur les
progrès de Tivressc, et se retournant vers Fernand :
— Eh bien ! comprenez-vous, dit-il, qu'il n'y ait pas
besoin de tuer? — Non certes, si, comme vous le di-
siez tout à l'heure, on avait le moyen de faire arrêter
Dantès. Mais ce moyen, l'avez-vous? — En cherchant
bien, dit Danglars. (m pourrait le trouver, ftlais, eon-
tinua-t-il, de quoi diable vais-je me mêler là, est-ce
que cela me regarde ? — Je ne sais pas si cela vous
regarde, dit Fernand en lui saisissant le bras; mais
ce que je sais, c'est que vous avez quelque motif de
haine particulière contre Dantès. Celui qui hait lui-
même ne se trompe pas aux sentiments des autres.
— Moi, des motifs de haine contre Dantès? Aucun
sur ma parole. Je vous ai vu malheureux, et votre
malheur m'a intéressé, voilà tout ; mais du moment
où vous croyez que j'agis pour mon propre compte,
adieu, mon cher ami, tirez-vous d'affaire comme vous
pourrez.
Et Danglars fit semblant de se lever à son tour.
— Non pas, dit Fernand en le retenant, restez ! peu
m'importe, au bout du compte, que vous en vouliez
à Dantès ou que vous ne lu: en vouliez pas : je lui en
veux, moi; je l'avoue hautement. Trouvez le moyen»
et je l'exécute; pourvu qu'il n'y ait pas mort d'homme,
car ]\!ercédès a dit qu'elle se tuerait si l'on luait
Dantès.
Caderousse, qui avait laissé tomber sa tète 'sur la
table, releva le front, et regardant Fernand et Dan-
glars avec des yeux lourds et hébétés :
— Tuer Dantès ! dit-il, qui parle ici de tuer Dantès?
je ne veux pas qu'on le tue, moi : c'est mon ami , il a
— 42 —
offert ce matin de partager son argent avec moi,
comme j'ai partagé le mien avec lui : je ne veux pas
qu'on tue Dantès ! — Et qui te parle de le tuer, imbé-
cile ! reprit Danglars; il s'agit dune simple plaisan-
terie ; bois à sa santé, ajouta- t-il en remplissant le
verre de Caderousse . et laisse-nous tranquilles. —
Oui, oui , à la santé de Dantès ! dit Caderousse en
vidant son verre , à sa santé !... à sa santé... la ! —
Mais, le moyen... le moyen? dit Fernand. — Vous
ne l'avez donc pas trouvé encore, vous ? — Non, vous
vous en êtes chargé. — C'est \rai, reprit Danglars,
les Français ont celte supériorité sur les Espagnols :
que les Espagnols ruminent et que les Français in-
ventent.— ]n^ entez donc alors, dit Fernand avec impa-
tience. — Garçon, dit Dangiars, une plume, de l'encre
et du papier ! — Une plume, de lencre et du papier !
murmura Fernand. — Oui , je suis agent comptable :
la plume , Tencre et le papier sont mes instruments ;
et sans mes instruments je ne sais rien faire. — Une
plume , de l'encre et du papier ! cria à son tour Fer-
nand. — 11 y a ce que vous désirez là, sur cette table,
dit le garçon en montrant les objets demandés. —
Donnez-nous-les alors.
Le garçon prit le papier, lencre et la plume, et les
déposa sur la table du bureau.
— Quand on pense, dit Caderousse en laissant tom-
ber sa main sur le papier, qu'il y a là de quoi tuer un
homme plus sûrement que si on lattendait au coin
d'un bois pour l'assassiner ! J'ai toujours eu plus peur
d'une plume, dune bouteille d'encre et d'une feuille
de papier, que dune épée ou d'un pistolet.— Le drôle
n'est pas encore si ivre qu'il en a l'air, dit Danglars,
versez-lui donc à boire, Fernand.
Fernand remplit le verre de Caderousse ; et celui-ci,
en véritable buveur qu'il était, leva la main de dessus
le papier et la porta à son verre.
— 43 —
Le Catalan suivit le mouvement jusqu'à ce que Ca-
derousse , presque vaincu par cette nouvelle attaque,
reposât ou plutôt laissât retomber son verre sur la
table.
— Eh bien ! reprit le Catalan en voyant que le reste
de la raison de Caderousse comnn nçait à disparaître
sous ce dernier verre de vin. — Eh bien ! je disais
donc, par exemple , reprit Danglars. que si après un
voyage comme celui que vient de faire Danlès, et dans
lequel il a touché à Naples et à l'île d'Elbe, quelqu'un
le dénonçait au procureur du roi comme agent bona-
partiste... — Je le dénoncerai, moi! dit vivement le
jeune homme. — Oui; mais alors on vous fait signer
votre déclaration , on vous confronte avec celui que
vous avez dénoncé : je vous fournis de quoi soutenir
votre accusation, je le sais bien ; mais Dantès ne peut
rester éternellement en prison , un jour ou l'autre il
en sort, et, ce jour où il sort , malheur à celui qui l'y
a fait entrer ! — Oh ! je ne demande qu'une chose,
dit Fernand , c'est qu'il vienne me chercher une que-
relle ! — Oui, et Mercedes! Mercedes, qui vous prend
en haine, si vous avez s."ulement le malheur d'écorcher
l'épiderme à son bien-aimé Edmond ! — C'est juste,
dit Fernand. — Pson , non , reprit Danglars, si on se
décidait à une pareille chose, voyez-vous, il faudrait
bien mieux prendre tout bonnement, comme je le
fais, cette plume, la tremper dans l'encre, el écrire de
la main gauche, pour que l'écriture ne fût pas reconnue
une petite dénoncintion ainsi conçue :
Et Danglars. joignant l'exemple au précepte, écrivit
de la main gauche et d'une écriture renversée , qui
n'avait aucune analogie avec son écriture habituelle ,
les lignes suivantes, qu'il passa à Fernand, et que
Fernand lut à demi-voix :
« M. le procureur du roi est prévenu par un ami du
trône et de la religion . que le nommé Edmond Dan-
tès, second du navire le rharaon_, arrivé ce malin de
Smyrne après avoir touché à Naples ctà Porto-Fcrrajo,
a été chargé . par Z^'urat. d'une lettre pour l'usurpa-
teur, et, par l'usurpotcur. d'une lettre pour le comité
bonapartiste de Paris,
» On aura la preuve de son crime en l'arrêtant : car
on trouvera cett;^ Ir.ltre ou sur lui . ou chiz son père,
ou dans sa cabine à bord du rharaon. »
— A la bonne heure, continua De.nglars. ainsi votre
vengeance aurait le sens commun, car d'aucune façon
alors elle ne pourrait retomber sur vous . et la chose
irait toute seule: il n'y aurait plus qu'à plier celte
lettre comme je le f .is, et à écrire dessus : « A M. le
procureur royal. » Tout sera dit.
Et Danglars écrivit l'adresse en se jouant.
— Oui, tout serait dit. s'écria Caderousse, qui. par
un dernier elTort d'intelligence, avait suivi la lecture,
et qui comprenait d'instinct tout ce qu'une pareille
dénonciation pourrait entraîner de malheurs ; oui ,
tout serait dit : seulement ce serait une infamie.
Et il allongea le bras pour prendre la lettre.
— Aussi, dit Danglars en la poussant hors de la
portée de sa main, aussi, ce que je dis et ce que je fais
c'est en plaisantant, et. le premier je serais bien fâché
qu'il arrivât quelque chose à Danlès, ce bon Dantés !
Aussi, tiens...
Il prit la lettre, la froissa dans ses mains et la jeta
dans un coin de la ionnelîe.
— A la bonne heure, dit Cadorousse, Danlès est
mon a.mi. et je ne veux pas qu'on lui fasse du mal. -
Eh ! qui diable y songe, à lui faire du mal ! ce n'est
ni moi ni Fernand ! dit Danglars en se levant et en
regardant le jeune homme, qui était demeuré assis,
mais dont l'œil oblique couvait le papier dénoncia-
— 45 —
teur jeté dans un coin. — En ce cas, reprit Cade-
rousse. qu'on nous donne du vin : je veux boire à la
santé d'Edmond et de la belle Mercedes. — Tu n'as
déjà que trop bu. ivrogne, dit Danglars, et si lu con-
tinues, lu seras obligé de coucher ici, attendu que tu
ne pourras plus te tenir sur les jambes. — r>îoi ? dit
Caderousse en se levant avec la fatuité de l'homme
ivre : moi . ne pas pouvoir me tenir sur mes jambes ?
je parie que je monte au clocher d?s Accoulcs. et sans
balancer encore ! — Eh bien ! soit, dit Danglars; je
parie, mais pour demain : aujourd'hui, il est temps
de rentrer. Donne-moi donc le bras et rentrons. —
Renlrons, dit Caderousse, mais je n'ai pas besoin de
ton bras pour cela. Viens-tu, Fernand? rentres-lu
avec nous à Marseille? — ÎS'on , dit Fernand , je re-
tourne aux Catalans, moi. — Tn as tort ; viens avec
nous à Maiseille, viens. — Je n'ai pas besoin à Mar-
seille, et n'y veux point aller. — Comment as tu dit
cela ? tu ne veux pas mon bonhomme ! eh bien, à ton
aise ? liberté pour tout le monde ! Viens, Danglars, et
laissons monsieur r. ntrer aux Catalans, puisqu'il le
veut.
Danglars profita de ce moment de bonne volonté
de Caderousse pour l'entraîner du côté de Marseille :
seulement , pour ouvrir un chemin plus court et plus
facile à Fernand , au lieu de revenir par le quai de la
Rive-jVeuve, il revint par la porte Saint-Victor.
Caderousse le suivait, tout chancelant, accroché à
son bras.
Lorsqu'il eut fait une vingtaine de pas, Danglars se
retourna , et vit Fernand se précipiter sur le papier,
qu'il mit dans sa poche ; puis aussitôt, s'élançant hors
de la tonnelle , le jeune homme tourna du côté du
Pillon.
— Eh bien, que fait-il donc ? dit Caderousse , il
— 46 —
nous a menti : il a dit qu'il allait aux Catalans, et il
Ta à la ville ! Holà, Fornand ! tu te trompes, mon
garçon ! — C'est toi qui vois trouble. ditDanglars; il
suit tout droit le chemin des Vieilles-Infirmeries. —
En vérité ! ditCadcrousse, eh bien ! j'aurais juré qu'il
tournait adroite; décidément le vin est un traître! —
Allons, allons ! murmura Danglars. je crois que main-
tenant la chose est bien lancée, et qu'il n'y a plus qu"à
la laisser marcher toute seule.
V. — le repas des fiançailles.
Le lendemain fut un beau jour. Le soleil se leva
pur et brillant, et les premiers rayons d'un rouge de
pourpre diaprèrent de leurs rubis les pointes écu-
mtuses des vagues.
Le repas avait été préparé au premier étage de cette
même Réserve avec la tonnelle de laquelle nous avons
déjà fait connaissance. C'était une grande salle éclairée
par cinqousixfenêtrtsiiu-dessus de chacune desquelles
(explique le phénomène qui pourra î) était écrit le nom
d'une des grandes villes de France.
Une balustrade en bois, comme le reste du bâti-
ment, régnait tout le long de ces fenêtres.
Quoique le repas ne fût indiqué que pour midi, dès
onze heures du matin cette balustrade était chargée
de promeneurs impatients. C'étaient les marins pri-
vilégiés du Pharaon et quelques soldats amis de
Dantès. Tous avaient, pour faire honneur aux fiancés,
fait voir le jour à leurs belles toilettes.
Le bruit circulait parmi les futurs convives que les
armateurs du Pharaon devaient honorer de leur pré-
— 47 —
sence le repas de noces de leur second ; mais c'était
de leur part un si grand honneur accordé à Dantès
que personne n'osait encore y croire.
Cependant Danglars. en arriAant avec Caderousse ,
confirma à son tour cette nouvelle. 11 avait vu le matin
M. Morrel lui-même, et M. Morrel lui avait dit qu'il
viendrait dlncr à la Réserve.
En effet, un instant après eux, M. Morrel fit à son
tour son entrée dans la chambre et fut salué par les
matelots du Pharaon d'un hourra unanime d'applau-
dis.semf nls. La présence de l'armateur était pour eux
la confirmation du bruit qui courait déjà, que Dantès
serait nommé capitaine ; et comme Dantès était fort
aimé à bord, ces braves gens remerciaient ainsi l'ar-
mateur de ce qu'une fois par hasard son choix était en
harmonie avec leurs désirs, à peine M. Morrel fut-il
entré, qu'on dépécha unanimement Danglars et Cade-
rousse vers le fiancé. Ils avaient mission de le pré-
venir de l'arrivée du personnage important dont la
vue avait produit une si vive sensation, et de lui dire
de se hâter.
Danglars et Cardcrousse partirent tout courant,
mais ils n'eurent pas fait cent pas, qu'à la hauteur
du magasin à poudre ils aperçurent la petite troupe
qui venait.
Cette petite troupe se composait de quatre Jeunes
filles , amies de Mercedes et Catalanes comme elle, et
qui accompagnaient la fiancée à laquelle Edmond don-
nait le bras. Près de la future marchait le père Dantès,
et derrière eux venaitFernand avec son mauvais sourire.
Ni Mercedes, ni Edmond ne voyaient ce mauvais
sourire de Fcrnand. Les pauvres enfants étaient si
heureux qu'ils ne voyaient qu'eux seuls, et ce beau
ciel pur qui les bénissait.
Danglars et Caderousse s'acquittèrent de leur mis-
— 48 —
sion d'ambassadeurs; puis, après avoir échangé une
poignée de main bien vigoureuse et bien amicale avec
Edmond, ils allèrent, Danglars prendre place près de
Fernand, Caderousse se ranger aux côtés du père
Dantès. centre de l'attention générale.
Ce vieillard était vêtu de son bel habït de tafifetas
épingle, orné de larges boutons dacier. taillés à fa-
cettes. Ses jambes grêles mais nerveuses s'épanouis-
saient dans de magnifiques bas de coton mouchetés
qui sentaient d'une lieue la contrebande anglaise. A
son chapeau à trois cornes pendait un flot de rubans
blancs et bleus. Enfin, il s'eppuyait sur un bâton de
bois tordu et recourbé par le haut comme le péduni
antique. On eût dit un de ces muscadins qui para-
daient en 179G dans les jardins nouvellement rouverts
du Luxembourg et des Tuileries.
Près de lui. nous lavons dit, s'était glissé Cadc-
rousse, Caderousse que l'espérance d'un bon repas
avait achevé de réconcilier avec les Dantès , Cade-
rousse à qui il restait dans la mémoire un ^ague sou-
venir de ce qui s'était passé la veille, comme en se
réveillant le malin on trouve dans son esprit l'ombre
du rêve qu'on a fait pendant le sommeil.
Danglars, en s'approchant de Fernand , avait jeté
sur l'amant désappointé un regard profond. Fernand
marchant derrière les futurs époux, complètement
oublié par Mercedes qui. dans cet égoïsme juvénile et
charmant de l'amour, n'avait d'ytux que pour son
Edmond. Fernand. était pâle, puis rouge par bouffées
subites qui disparaissaient pour faire place chaque
fois à une pâleur croissante. De temps en temps, il
regardait du côté de Marseille, et alors un tremble-
ment nerveux et involontaire faisait frissonner ses
membres. Fernand semblait attendre , ou tout au
moins prévoir quelque grand événement.
— 49 —
Dantès était simplement vêtu. Appartenant à la
marine marchande, il avait un habit qui tenait le
milieu entre l'uniforme militaire et le costume civil ;
et sous cet habit, sa bonne mine, que rehaussaient
encore la joie et la beauté de sa fiancée , était par-
faite.
Mercedes était belle comme une de ces Grecques de
Chypre ou de Chéos aux yeui débène et aux lèvres de
corail. Elle marchait de ce pas libre et franc dont mar-
chent les Ârlésienncs et les Andalouscs. Une fille des
villes eût peut-être essayé de cacher sa joie sous un
voile ou tout au moins sous le velours de ses pau-
pières; mais Mercedes souriait et regardait tous ceux
qui Tentouraient, et son sourire et son regard di-
saient aussi franchement qu'auraient pu le dire ses
paroles : Si vous êtts mes amis, rejouissez-vous avec
moi, car en vérité, je suis bien heureuse !
Lès que les fiancés et ceux qui les accompagnaient
furent en vue de la Réserve, M. Morrel descendit et
s'avança à son tour au-devant d'eux, suivi des mate-
lots et des soldats avec lesquels il était resté, et
auxquels il avait renouvelé la promesse déjà faite à
Daatès. qu'il succcdeiait au capitaine Lcclère. En le
voyant venir, Edmond quitta le bras de sa fiancée et
le passa sous celui de 3î. Morrcl. L'armateur et la
jeune fille donnèrent alors l'exemple en montant les
premiers l'escalier de bois qui conduisait à la chambre
où le dîner était servi, et qui cria pendant cinq mi-
nutes sous les pas pesants des convives.
— Mon père, dit Mercedes en s'arrètant au milieu
de la table, vous à ma droite, je vous prie ; quant à
nia gauche, j'y mettrai celui qui m'a servi de frère ,
ajouta-t-elle avec une douceur qui pénétra au plus
profond du cœur de Fernand comme un coup de poi-
gnard. Ses lèvres blêmirent, et sous la teinte bistrée
— so-
dé son mâle visage on put voir encore une fois lesan^
se retirer peu à peu pour affluer au cœur.
Pendant ce temps. Dantès avait exécuté la même
manœuvre; à sî droite il avait mis M. Morrel, à sa
gauche, Danglars, puis de la main il avait fait signe à
chacun de se placer à sa fantaisie.
Déjà couraient autour de la table les saucissons
d'Arles à la chair brune et au fumet accentué, les lan-
goustes à la c\iirasse éblouissante, les prayres à la
coquille rosée, les oursins qui semblent des châtaignes
entourées de leur enveloppe piquante, les clovis qui
ont la prétention de remplacer avec supériorité, pour
les gourmets du Midi, les huîtres du Nord : enfin,
tous ces hors-d'œuvre délicats que la vague roule sur
sa rive sablonneuse, et que les pêcheurs reconnaissants
désignent sous le nom générique de fruits de mer.
— Un beau silence ! dit le vieillard en savourant
un verre de vin jaune comme la topaze, que le père
Paraphileen personne venait d'apporter devant Mer-
cedes. Dirait-on quïl y a ici trente personnes qui ne
demandent qu'à rire. — Eh ! un mari n'est pas tou-
jours gai, dit Caderousse. — Le fait est. dit Dantès,
queje suis tropheureux en ce moment pour être gai. —
Si c'est comme cela que vous l'entendez, voisin, vous
avez raison ! La joie fait quelquefois un effet étrange,
elle oppresse comme la douleur.
Danglars observa Fernand, dont la nature impres-
sionnable absorbait et renvoyait chaque émotion.
— Allons donc, dit-il, est-ce que vous craindriez
quelque chose ? il me semble, au contraire, que tout
va selon vos désirs. — Et c'est justement cela qui
m'épouvante, dit Dantès. Il me semble que l'homme
n'est pas fait pour être si facilement heureux! Le
bonheur est comme ces palais des îles enchantées
dont les dragons gardent les portes. Il faut combattre
— 51 —
pour le conquérir, et moi. en vérité, je ne sais en quoi
j'ai mérité le bonheur d"ètrc la mari de Mercedes. —
Le mari, le mari, dit Cadorousse en riant : pas encore,
mon capitaine ; essaye un peu de faire le mari et tu
verras comme tu seras reçu !
Jlercédès rougit,
Fcrnandse tourmentait sur sa chaise, tressaillait au
moindre bruit, et de temps en temps essuyait de
larges plaques de sueur qui perlaient sur son front
comme Is-s prcmiéres";;oultes d'une pluie d'orage.
— ^la foi, dit Dantès, voisin Caderousse. ce n'est
point la peine de me démentir pour si peu. Mercedes
n'est point encore ma femme, c'est vrai...
Il tira sa montre.
— 3îais dans une heure et demie, elle la sera !
Chacun poussa un cri de surprise, à l'exception du
père Dantès dont le large rire montra des dents en-
core belles. 3ïcrcédès sourit et ne rougit plus. Fer-
nand saisit convulsivement le manche de son couteau.
— Dans une heure ! dit Danglars pâlissant lui-
même : et comment cela' — Oui. mes amis, répondit
Dantès , grâce au crédit de M. Morrei, l'homme après
mon père, auquel je dois le plus au monde, toutes les
difficultés sont aplanies. ]Vous avons acheté les bans,
et à deux heures et demie le maire de Marseille nous
att'. nJ à Ihùtel de ville. Or, comme une heure un
quart viennent de sonner, je crois ne pas me tromper
de beaucoup en disant que dans une heure trente mi-
nutes Mercedes s'appellera madame Dantès.
Fernand ferma les yeux : un nuage de feu brûla ses
paupières ; il s'appuya à la table pour ne point dé-
faillir, et, malgré tous ses efforts, ne put retenir un
gémissement sourd qui se perdit dans le bruit des rires
et des félicitations de l'assemblée.
— C'est bien agir, cela, hein ! dit le père Dantès.
k
— 52 —
Cela s'appelle-t-il perdre son temps, à votre avis ?
Arrivé d'hier au malin ! marié aujourd'hui à- trois
heures ! Parlez-moi des marins pour aller rondement
en besogne. — Mais les autres formalités ? objecta
timidement Danglars : le contrat, les écritures... —
Le contrat, dit Dantès en riant, le contrat est tout
fait : Mercedes n'a rien, ni moi non plus ! Nous nous
marions sous le régime de la communauté, et voilà!
Ça n'a pas été long à écrire, et ce ne sera pas cher à
payer.
Cette plaisanterie excita une nouvelle explosion de
joie et de bravos.
— Ainsi, ce que nous prenions pour un repas de
flançailles. dit Danglars. est tout bonnement un repas
de noces. — Non pas, dit Dantès; vous n'y perdrez
rien, soyez tranquille. Demain matin je pars pour
Paris. Quatre jours pour aller, quatre jours pour re-
venir, un jour pour faire en conscience la commission
dont je suis chargé, et le l^f mars je suis de retour ;
au 2 mars donc le véritable repas de noces.
Cette perspective d'un nouveau festin redoubla Ihi-
larité au point que ie père Dantès, qui, au commence-
ment du dîner se plaignait du silence, faisait mainte-
nant au milieu de la conversation générale de vains
efforts pour placer son vœu de prospérité en faveur
des futurs époux.
Dantès devina la pensée de son père et y répondit
par un sourire plein d'amour. Mercedes commença
de regarder l'heure au coucou de la salle et fit un
petit signe à Edmond.
Il y avait autour de la table cette hilarité bruyante
et cette liberté individuelle qui accompagne, chez les
gens de coudiiion inférieure, la fin des repas. Ceux
qui étaient mécoiiteots de leur plarc s'étaient levés de
table et avaient été chercher d'autres voisins. Tout le
— 53 —
monde commençait à parler à la fois, et personne ne
s'occupait de répondre à ce que son interlocuteur lui
disait, mais seulement à ses propres pensées.
La pâleur de Fernand était presque passée sur les
joues deDanglars; quanta Fernand lui-même, il ne
vivait plus et semblait un damné dans le lac de feu.
Un des premiers, il s'était levé et se promenait de
lonj^en large dans la salle, essayant d'isoler son oreille
du bruit des chansons et du choc des verres.
Caderousse s'approcha de lui au moment où Dan-
giars, qu'il semblait fuir, venait de le rejoindre dans
un angle de la salle.
— En vérité, dit Caderousse, à qui les bonnes fa-
çons de Dantès et surtout le bon vin du père Pam-
phile avaient enlevé tous les restes de la haine dont
le bonheur inattendu de Bantes avait jcié les germes
dar.s son âme, en vérité, Dantès est un gentil garçon:
et quand je le vois assis près de sa fiaiicée, je me dis
que c'eût été dommage de lui faire la mauvaise plai-
santerie que vous eomplotifz hier. — Aussi, dit Dan-
glars. tu as vu que la chose n'a pas eu de suite : ce
pauvre M. Fernand était si bouleversé, qu'il m'avait
fait de la peine d'abord : in»is du moment qu'il t-n a
pris son parti, au point de s'être fait le premier garçon
de noces de son rival, il n'y a plus rien à dire.
Caderousse regarda Fernand, il était livide.
— Le sacrifice est d'auiant plus grand, continua
Danglars, qu'en vérité la fdle est belle. Peste ! l'heu-
reux coquin que mon futur capitaine; je voudrais
m'appeler Dantès douze heures seulement. — Partons -
nous ? demanda la douce voix de Mercedes ; voici deux
heures qui sonnent, et l'on nous attend à deux heures
un quart. — Oui, oui. partons ! dit Déniés en se
levant vivement. — Partons! répétèrent en chœur
tous les convives.
!. 4
— 54 —
Au même instant. Danglars. qui ne perdait pas de
vue Fernand assis sur le rebord de la fenêtre, le vit
ouvrir des yeux hagards, se lever comme par un mou-
vement convulsif. et retomber assis sur l'appui de
cette croisée: presque au même instant, un bruit sourd
retentit dans l'escalier ; ce retentissement d'un pas
pesant, une rumeur confuse de voix mêlées à un cli-
quetis d'armes, couvrirent les exclamations des con-
vives, si bruyantes qu'elles fussent, et attirèrent l'at-
tention générale qui sf^ manifesta à l'instant même
par un silence inquiet.
Le bruit s'approcha ; trois coups retentirent dans le
panneau de la porte ; chacun regarda son voisin d'un
air étonné.
— Au nom de la loi ! cria une voix vibrante, à la-
quelle aucune voix ne répondit.
Aussitôt la porte s'ouvrit, et un commissaire, ceint
de son écbarpe, entra dans la salle, suivi de quatre
soldats armes, conduits par un caporal.
L'inquiétude fit place à la terreur.
— Qu'ya-t-il? demanda l'armateur en s'avançant
au-devant du commissaire qu'il connaissait ; bien cer-
tainement, monsieur, il y i- méprise. — S'il y a mé-
prise, ]VF. 3îorrel. répondit le commissaire, croyez
que la méprise sera promptement réparée: en atten-
dant, je suis porteur d'un mandat d'arrêt : et, qu'ique
ce soit avec regret que je remplisse ma mission, il ne
faut pas moins que je la remplisse : lequel de vous,
messieurs, est Edasond Darfès?
Tous les regerds ?" tournèrent vers le jeune homme
qui, fort ému, mais conservant sa dignité, fit un pas
en avant, et dit :
— C'est moi, monsieur, que me voulez-vous ? —
Edmond Dantès. reprit le commissaire, au nom de la
loi, je vous arrête ! — Vous m'arrêtez ! dit Edmond
— 55 —
avec une légère pâleur, mais pourquoi rn'arrêtez-vous?
— Je rignore, monsieur, mais votre premier interro-
gatoire vous l'apprendra.
]<.!. Morrcl comprit qu'il n'y avait rien à faire con-
tre l'inflexibilité de la situation : un commissaire ceint
de son écharpe n'est plus un homme, c'est la statue de
la loi, froide, sourde, muette.
Le vieillard, au contraire, se précipita vers l'offi-
cier : il y a des choses que le cœur d'un père ou d'une
mère ne comprendra jamais: il pria et supplia : lar-
mes et prières ne pouvaient rien ; cependant son déses-
poir était si grand que le commissaire en fut touché.
— Monsieur, dit-il. tranquillisez-vous, peut-être
votre fils a-t-il négligé quelque formalité de douane
ou de santé, et. selon toute probabilité. lorsqu'on aura
reçu de lui les renseignements qu'on désire en tirer,
sera-t-il remis en liberté. — .4h çà ! qu'est-ce que cela
signifie? demanda en fronçant le sourcil Caderousse
à Danglars qui jouait la surprise. — Le sais-je, moi,
dit Danglars; je suis comme toi : je vois ce qui sa
passe, je n'y co."aprends rien, et je reste confondu.
Cadcrousse chercha des yeux Fernand : il avait dis-
paru.
Toute la scène de la veille se représenta alors à son
esprit avec une effraysnte lucidité : on eût dit que la
catastrophe venait de tirer le voile que l'ivresse de la
veille avait jeté entre lui et sa mémoire.
— Oh. oh ! dit-il d'une voix rauque, serait-ce la
suite de la plaisanterie dont vous parliez hier. Dan-
glars? en ce cas, malheur à celui qui l'aurait faite,
car elle est bien triste. — Pas du tout ! s'écria Dan-
glars, tu sais bien, au contraire, que j'ai déchiré le
papier. — Tu ne l'as pas déchiré, dit Cadcrousse, tu
l'as jeté dans un coin, voilà tout. — Tais-toi. tu n'as
rien vu, tu étais ivre. — Ou est Fernand ? demanda
— 56 —
Caderousse. — Le sais-je. moi? répondit Danglars :
à ses affaires probablement ; mais au lieu de nous oc-
cuper de cela, allons donc porter du secours à ces pau-
vres afiligés.
En effet, pendant celte conversation, Dantcs avait,
en souriant, serré la main à tous ses amis, et s'était
constitué prisonnier en disant : Soyez tranquilies-
l'erreur va s'expliquer, et probablement que je n'irai
même pas jusqu'à la prison.
— Oh ! bien certainement, j'en répondrais, dit
Danglars qui. en ce moment, s'approchait, comme
nous lavons dit, du groupe principal.
Dantcs descendit l'escalier, précédé du commis-
saire de police et entouré par les soldats, une voiture
dont la portière était tout ouverte attendait à la porte;
il v monta, deux soldats et !e commissaire montèrent
après lui ; la portière se referma, et la voilure reprit
le chemin de .Marseille.
— Adieu, Dantès ! adieu. Edmond ! s'écria Merce-
des en s'élançant sur la balustrade.
Le prisonnier entendit ce dernier cri. sorti comme
un sanglot du coeur déchiré de sa fiancée : il passa la
tête par la portière, cria : Au revoir. 3ïercédès I et
disparut à l'un des angles du fort Saint-?vicolas. —
Attendez-moi ici. dit l'armateur, je prends la première
voiture que je rencontre, je cours à Marseille, et je
vous rapporte des nouvelles. — Allez ! crièrent toutes
les voix, allez ! et revenez bien vite !
Il y cul après ce double départ un moment de stu-
peur terrible parmi tous ceux qui étaient restés.
Le vieillard et Mercedes restèrent quelque temps
isolés chacun dans sa propre douleur; mais enfin
leurs yeux se rencontrèrent : ils se reconnurent
comme deux victimes frappées du même coup, et se
jetèrent dans les bras l'un de l'autre.
— o/
Pendant ce temps Fernand entra, se versa un verre
d'eau qu'il but. et alla s'asseoir sur une chaise.
Le hasard fit que ce fut sur une chaise voisine que
vint tomber 3[ercédès en sortant des bras du vieil-
lard.
Fernand, par un mouvement instinctif, recula sa
chaise.
— C'est lui. dit à Danglars Caderousse. qui n'avait
pas perdu de vu.^ le Catalan. — Je ne crois pas. ré-
pondit Danglars. il est trop béte: en tout cas, que ie
coup retombe sur celui qui Ta fait. — Tu ne parles
pas de celui qui l'a conseillé, dit Caderousse. — Ah.
ma foi ! dit Banglars. si l'on était responsable de tout
ce qu'on dit en l'air ! — Oui. lorsque ce que l'on dit
en l'air en retombe par la pointe.
Pendant ce temps, les groupes commentaient l'ar-
restation de toutes les manières.
— Et vous. Danglars. dit une voix, que pensez-vous
de cet événement ? — Moi, dit Danglars. ji- crois qu'il
aura rapporté quelques ballots de marchandises pro-
hibées. — Mais si c'était cela, vous devriez ie savoir,
Danglars. vous qui étiez agent comptable. — Oui. c'est
vrai : mais l'agent comptable ne connaît que les colis
qu'on lui déclare : je sais que nous sommes chargés de
coton, voilà tout ; que nous avons pris le chargement à
Alexandrie, chez M. Pastret. et à Smyrne, chez
M. Pascal ; ne m'en demandez pas davantage. — Oh !
je me rappelle maintenant, murmura le pauvre père
se rattachant à Cf débris, (juil m'a dit hier qu'il avait
pour moi une caisse d»" café et une caisse de labao. —
Voyez-vous, dit Danglars. c'est cela : en notre absence,
la douane aurait fait une visite k bord du Pharaon^
et aura découvert le pot aux roses
Mercedes ne croyait point à tout cela : car compri-
mée jusqu'à ce moment, sa douleur éclata tout à coup
en sanglots.
— 58 —
— Allons, allons, espoir ! dit sans trop savoir ce
qu'il disait le père Dantès.
— Espoir ! répéta Danglars. — Espoir ! essaya de
murmurer Fernand, mais ce mot l'étouffait; ses lè-
vres s'agitèrent, aucun son ne sortit de sa bouche. —
Messieurs, cria un des convives resté en vedette sur
la balustrade : messieurs, une voiture ! Ah ! c'est
M. Morrel ! courage, courage ! sans doute qu'il nous
apporte de boi nés nouvelles.
Mercedes et le vieux père coururent au devant de
l'armateur , qu'ils rencontrèrent à la porte. Morrel
était fort pâle.
— Eh bien ! s'écrièrent-ils d'une même voix. — Eh
bien, mes amis ! répondit lamiateur en secouant la
tète , la chose est plus grave que nous ne le pensions.
— Oh , monsieur ! s'écria Mercedes . il est innocent !
— Je le crois , répondit M. Morrel, mais on l'accuse.
— De quoi donc ? demanda le vieux Dantès. — D'être
un agent bonapartiste.
Ceux de mes lecteurs qui ont vécu dans Tépoque où
se passe cette histoire, se rappelleront quelle terrible
accusation c'était à cette époque-là, que celle que ve-
nait de formuler M. Morrel.
Mercedes poussa un cri ; le vieillard se laissa tom-
ber sur une chaise.
— Ah ! murmura Caderousse, vous m'avez trompé ,
Danglars , et la plaisanterie a été faite ; mais je ne
veux pas laisser mourir de douleur ce viciilard et cette
jeune fille, et je veux tout leur dire. — Tais-toi, mal-
heureux ! s'écria Danglars en saisissant la main de
Caderousse, ou je ne réponds pas de toi-même: qui
te dit que Dantès n'est pas véritablement coupable?
le bâtiment a touché à lile dElbe , il y est descendu,
il est resté tout un jour à Porto-Fcrrajo ; si l'on trou-
vait sur lui quelque lettre qui le compromette, ceux
— 59 —
qui l'auraient soutenu passeraient pour ses complices.
Caderousse, a vecrinslinct rapide de légoïsme. com-
prit toute la solidité de ce raisonnement; il regarda
Dangiars avec des yeux hébétés par la crainte et par
la douleur, et , pour un pas quil avait fait en avant,
il en fit deux en arrière. — Attendons alors , murmu-
ra-t-il. — Oui, attendons, dit Dangiars : s'il est inno-
cent, on le mettra en liberté ; s"il est coupable ; il est
inutile de se compromettre pour un conspirateur. —
Alors partons, je ne puis rester plus longtemps ici. —
Oui, viens, dit Dangiars enchanté de trouver un com-
pagnon de retraite, viens, et laissons-les se tirer de là
comme ils pourront.
Ils partirent : Fernand. redevenu l'appui de la jeune
fille, prit Mercedes par la main et la ramena aux Ca-
talans. Les amis de Dantès ramenèrent, de leur côté,
aux allées de 3Ieillan, le vieillard presque évanoui.
Bientôt cette rumeur, que Dantes venait détre ar-
rêté comme agent bonapartiste, se répandit par toute
la ville.
— Eussiez-vous cru cela . mon cher Dangiars ? dit
M. Morrel en rejoignant son agent comptable et Ca-
derousse, car il regagnait lui-même la ville en toute
hâte, pour avoir quelque nouvelle d'Edmond par le
substitut du procureur du roi, M. de Villefort. qu'il
connaissait un peu: auriez-vous cru cela? — Dame,
monsieur! répondit Dangiars. je vous avais dit que
Dantès. sans aucun motif, avait rtlàché à l'Ile d'Elbe,
et cette relâche, vous le savez, m'avait parut suspecte.
— Mais aviez vous fait part de vos soupçons à d'autres
qu'à moi ? — Je m'en serais bien gardé, monsieur,
ajouta tout bas Dangiars: vous savez bien qu'à cause
de votre oncle , 31. Policar Morrel . qui a servi sous
l'autre et qui ne cache pas sa pensée, on vous soup-
çonne de regretter Napoléon ; j'aurais eu peur de faire
— 60 —
tort à Edmoîid et ensuite à vous ; il y a de ces choses
qu'il est du devoir dun subordonné de dire à son ar-
mateur, et de cncher sévèrement aux autres. — Bien,
Danglars ! bien ! dit l'armateur, vous êtes un brave
erareon: aussi j'avais d'avance pensé à vous, dans le cas
où ce pauvre Danlès fût devenu capitaine du Pharaon.
— Comment cela, monsieur? — Oui .j'avais d'avance
demandé à Dantès ce qu'il pensait de vous, et s'il
aurait quelque répugnance à vors garder à votre poste,
car je ne sais pourquoi j'avnis cru remarquer qu'il y
avait du froid entre vous. — Et que vous a-t-il répondu?
— QùW croyait efTectivement avoir eu. dans une cir-
constance qu'il re m'a pas dite, quelques torts envers
vous, mais que toute personne qui avait la confiance
de l'armateur, avait la sienne. — L'hypocrite ! mur-
mura Danslars. — Pauvre Dantès ! dit Caderousse. c'est
un fait qu'il était excellent garçon. — Oui; mais en
attendant, dit?»!. Morrel. voilà le P/ta/v/oH sans capi-
taine.— Oh!... dit Danglars.il faut espérer... puisque
nous ne pouvons repartir que dans trois mois , que
d'ici à cette époque Dantès sera mis en liberté .. —
Sans doute, mais jusque-là ? — Eh bien 1 jusque-là me
voici. M. Morrel. dit Danglars ; vous savez que je con-
nais le manieraeiît d'un navire aussi bien que le pre-
mier capitaine au long cours venu ; cela vous offrira
même un avantage, de vous servir de moi, car lorsque
Edmond sorîiia de prison... vous n'aurez personne à
remercier :ii reprendra sa place... et moi la mienne.,
voilà tout. — Merci. Danglars- dit l'armateur: voilà,
en effet, qui concilie tout. Prenez donc le commande-
ment. je vous y autorise, et surveillez le débarque-
ment : il ne faut jamais, quelque catastrophe qui arrive
aux individus, que les affaires souffrent. — Soyez tran-
quille, monsieur; mais pourra-t-on le voir au moins, ce
bon Edmond ?— Je vous dirai cela tout à rbeure. Dan-
- 61 -
glars: je vais tâcher de parler à M. de Villefort, et
d'intercéder près de lui en faveur du prisonnier. Je
sais bien que c'est un royaliste enragé: mais que diable!
toutroyajisteet procureur du roi qu'il est.il est homme
aussi, et je ne le crois pas méchant. — Non. dit Dan-
glars. mais jai entendu dire qu'il était ambitieux, et
cela se ressemble braucoup. — EnGn. dit M. Morrel
avec un soupir, nous verrous: allez à bord, je vous y
rejoins.
Et il quitta les deux amis pour (jrendre le chemin
du palais de justice.
— Tu vois, dit Danglais à Cadi rousse, ia tournure
que prend ratfaire. As-tu encore envie d'aller soutenir
Lantès maintenant? — iSon. sans doute, mais c'est
cependant une terrible chose quune plaisanterie qui
a de pareilles suites. — Dame ! qui l'a faite ? ce n'est
ni loi. ni moi . n'est-ce pas? c"est Fernand. Tu sais
bien que. quant à moi. j'ai jeté le papier dans un coin:
je croyais même lavoir déchiré. — Non, non, dit Ca-
derousse. Oh ! quant à cela j"cn suis sûr. je le vois au
coin de la tonnelle touî froissé, tout roulé , et je vou-
drais même bien qu'il fût encore où je le vois ! — Que
veux-tu ? Fernand l'aura ramassé , Fernand l'aura
copié ou fait copier, Fernand n'aura peut-être même
pas pris celte peine: et j'y pense... mon Dieu ! il aura
peut-être envoyé ma propre lettre ! Heureusement que
j'avais déguisé mon écriture. — Mais, tu savais donc
que Dantès conspirait ? — IVioi , je ne savais rien au
monde. Comme je te l'ai dit, j'ai cru faire une plaisan-
terie, pas autre chose. Il parait que, comme Arlequin,
j'ai dit la vérité en riant. — C'est égal . reprit Cade-
rousse, je donnerais bien des choses pour que toute
cette affaire ne fût pas arrivée , ou du moins pour
n'être mêlé en rien à toute celte affaire. Tu verras
qu'elle nous portera malheur , Danglars ? — Si elle
— 62 —
doit porter malheur à quoiqu'un, c'est au vrai coupable,
et le vrai coupable, c'est Fernand et non pas nous.
Quel malheur veux-tu qu'il nous arrive, à nous? Nous
n'avons qu'à nous tenir tranquilles , sans souffler le
mot de tout cela, et l'orao^e passera sans que le ton-
nerre tombe. — Amen . dit Caderousse en faisant un
signe d'adieu à Danglars et en se dirigeant vers les
allées de Meilian , tout en secouant la tête et en se
parlant à lui-même comme ont l'habitude de le faire
les gens fort préoccupés. — Bon . dit Danglars , les
choses prennent la tournure que j'avais prévue : me
voilà capitaine par intérim , et si cet imbécile de Ca-
derousse peut se taire, capitaine tout de bon. Il n'y a
donc que le cas où la justice relâcherait Dantès ? Oh !
mais, ajouta-t-il avec un sourire , la justice est la jus-
tice, et je m'en rapporte à elle.
Et sur ce. il sauta dans une barque en donnant
l'ordre au batelier de le conduire à bord du Pharaon,
où l'armateur, on se le rappelle , lui avait donné
rendez-vous.
VI. — Le substitut ^u procureur du roi.
Rue du Grand-Cours , en face de la fontaine des
Méduses . dans une de ces vieilles maisons à l'archi-
tecture aristocratique bâties par Puget. on célébrait
aussi le même jour, à la même heure , un repas de
fiançailles.
Seulement , au lieu que les acteurs de cette autre
scène fussent des gens du peuple, des matelots et des
soldats , ils appartenaient à la tête de la société mar-
seillaise. C'étaient d'anciens magistrats qui avaient
— 63 —
donné la démission de leur charge sous l'usurpateur;
de vieux officiers qui avaient déserté nos rangs pour
passer dans ceux de l'armée de Condé : des jeunes gens
élevés, par leur famille encore mal rassurée sur leur
existence, malgré les quatre ou cinq remplaçanis
qu'elle avait payés , dans la haine de cet homme dont
cinq ans d'exil devaient faire un martyr, et quinze ans
de restauration un dieu.
On était à table et la conversation roulait, brûlante
de toutes les passions, les passions de l'ipoque. pas-
sions d'autant plus terribles , .vivantes et acharnées
dans le midi , que depuis cinq cents ans les haines
religieuses viennent en aide aux haines politiques.
L'empereur, roi de l'ile d'Elbe, après avoir été sou-
verain d'une partie du monde, régnant sur une popu-
lation de cinq à six mille âmes . après avoir entendu
crier : Vice Napoléon! par cent vingt millions de sujets
et en dix langues différentes, était traité là comme un
perdu à tout jamais pour la France et pour le trône.
Les magistrats relevaient les bé\ues politiques: les
militaires parlaient de JIoscou et de Lcipsig: les
femmes, de son divorce avec Joséphine. 11 semblait à
ce monde royaliste . tout joyeux et tout triomphant
non pas de la chute de l'homme, mais de l'anéantisse-
ment du principe . que la vie recommençait pour lui,
et qu'il sortait d'un rêve pénible.
Un \iciliard décoré de la croix de Saint-Louis se
leva et proposa la santé du roi Louis XYIII à ses con-
vives ; c'était le marquis de Saint-Méran.
Ace toast; qui rappelait à la fois l'exilé de Hartwell
et le roi pacificateur de la France. la rumeur fut
grande, les verres se levèrent à la manière anglaise, les
femmes détachèrent leurs bonnets et en jonchèrent la
nappe. Ce fut un enthousiasme presque poétique.
— Ils en con>iendraient s'ils étaient là. dit la mar-
— u —
quise de Saint-Méran , femme à l'œil sec. aux lèvres
minces, à la touruurc aristocratique, et encore élé-
gante malgré ses cinquante ans: tous ces révolution-
naires qui nous ont chassés, et que nous laissons h
notre tour bien tranquilleme.nt conspirer dans nos
vieux chùliaux qu'ils ont achetés pour un morceau de
pain . sous la Terreur : ils en conviendraient que le
véritable dévoutuicnt était de notre côté . puisque
nous nous attachions à la monarchie croulante, tandis
qu'eux, au contraire, saluaient le soleil levant et fai-
saient leur fortune, pendant que nous, nous perdions
la nôtre: ils en conviendraient, que notre roi. à nous,
était bien véritablement. Louis le 8ien-Aimé. tandis
que leur usurpateur, à eux . n'a jamais été que TS'apo-
léon le Maudit, n'est-ce pas. Vilkfort? — Vous dites,
madame la marquise?... Pardonnez-moi. je n"étais
pas à la conversalioo.— Eh ! laissez ces enfants, mar-
quise , reprit le vieillard qui avait porté le toast: ces
enfants vont s"épouser, et tout naturellement ils ont
à parler d'autre chose que de politique. — Je vous
demande pardon, ma mère, dit une jeune et belle
personne aux blonds cheveux, à l'œil de velours nageant
dans un fluide nacré. Je vous rends monsieur de Vil-
lefort. que j'avais accaparé pour un instant. Monsieur
de Villcfort. ma mère vous parle- — Je me tiens prêt
à répondre à madame, si elle veut bien renouveler sa
question que j'ai mal entendue, dit M. de Villefort.
— On vous pardonne. Renée, dit la marquise avec un
sourire de tendresse qu'on était étonné de voir fleuri.'*
sur cette sèche figure : mais le cœur de la femme est
ainsi fait , que si aride qu'il devienne au souffle des
préjugés et aux exigences de l'étiquette, il y a toujours
un coin fertile et riant : c'est celui que Dieu a con-
sacré à l'amour maternel. On vous pardonne... Main-
tenant je disais, Yillefort, que les bonapartistes
— 65 —
n'avaient ni notre conviction . ni notre enthousiasme,
ni notre dévoui-ment. — Oh! madame, ils ont du
moins quelque chose qui remplace tout ceia : c'est le
fanatisme. Napoléon est le ?Jahomct de !"Occi(knt;
c'est pour tous ces hommes vulijaires. mais aux ambi-
tions suprêmes, non-seulemont un léjjislateur et un
maître, mais encore c'est un type, le type de l'éttalité.
— De ré°;alité ! s'écria la marquise, Napoléon, le type
de l'égalité ! et que ferez-vous donc de M. de Robes-
pierre? Il me semble que vous lui volez sa place pour
la donner au Corse ; c'est cependant bien as>iez d'une
usurpation, ce me semble. — Non. madame, dit Vil-
lefort, je laisse chacun sur son piédeslal ; Robespierre,
place Louis XV, sur son échafaud ; Napoléon, place
Vendôme, sur sa colonne; seulement l'un a fait de
légalité qui abaisse, et l'autre de l'égalité qui élève ;
l'un a ramené les rois au niveau de la guillotine,
l'autre a élevé le peuple au niveau du trône. Cela ne
veut pas dire, ajouta Villefort en riant, que tous deuï
ne soient pas dip.fàmcs révolutionnaires, et que le
1) thermidor et le ^invril IHl-i ne soient pas deui jours
heureux pour la France et dignes d'être également
fêtés par les amis de l'ordre et de la monarchie; mais
cela explique aussi comment, tout tombé qu'il est
pour ne se relever jamais, je l'espère, Napoléon a con-
servé ses séides. Que voulez-vous, marquise? Crom-
well, qui n'était que la moitié de tout ce qu'a été
Napoléon, avait bien les siens ! — Savez-vous que ce
que vous dîtes là, Villefort, sent la révolution d'une
lieue ? Mais je vous pardonne : on ne peut pas être
fils de girondin et ne pas conserver un goût de ter-
roir.
Une vive rougeur passa sur le front de Villefort.
— Mon père était girondin, madame, dit-il, c'est
vrai ; mais mou père ua pas voté la mort du roi: mou
— 66 —
père a été proscrit par cetto même Terreur qui tous
proscrivait, et peu s'en est fallu qu'il ne portât sa tète
sur le même échafaud qui avait vu tomber la tête de
voire père. — Oui. dit la marquise, sans que ce sou-
venir sanslant amenât la moindre altération sur ses
traits, seulement c'était pour des principes diamétra-
lement opposés qu'ils y fussent montés tous deux, et la
preuve, c'est que toute ma famille est restée attachée
aux princes exilés, tandis que votre père a eu hâte de
se rallier au nouveau gouvernement, et qu'après que
lecitoyen >«oirtier a été girondin, le comte Noirtier est
devenu sénateur. — Ma mèr^. ma mère, dit Renée,
vous savez qu'il était convenu qu'on ne parlerait plus
de tous ces mauvais souvenirs. — Madame, répondit
Villefort. je me joindrai à mademoiselle de Saint-Mé-
ran pour vous demander bien humblement l'oubli du
passé. A quoi bon récriminer sur des choses devant
lesquelles la volonté de Dieu rnê.Tie est impuissante ?
Dieu peut changer l'avenir ; il ne peut pas même mo-
difier le passé, Ce que nous pouvons, nous autres
hommes, c'est, sinon de le renier, du moins de jeter un
voile dessus. Eh bien ! moi, je me suis séparé, non-
seulement de l'opinion, mais encore du nom de mon
père. Mon père a été ou est même peut-être encore
bonapartiste et s'appelle ?soirtier : moi je suis roya-
liste et m'appelle de Villefort. Laissez mourir dans le
^^eux tronc un reste de sève révolutionnaire, et ne
voyez, madame, que le rejeton qui s'écarte de ce tronc
sans pouvoir, et je dirai presque sans vouloir s'en
détacher tout à fait. — Bravo. Villefort, dit le mar-
quis, bravo, bien répondu ! Moi aussi j'ai toujours
prêché à la marquise l'oubli du passé, sans jamais
avoir pu l'obtenir d'elle : vous serez pfus heureux, je
l'espère. — Oui. c'est bien, dit la marquise, oublions
le passé, je ne demande pas mieux , et c'est convenu ;
— 67 —
mais qu'au moins Villefort soit inflexible pour Tave-
nir. Noubliez pas. Villefort. que nous avons répondu
de vous à Sa 3îajesté. que Sa Majesté, elle aussi, a
bien voulu oublier, à notre recommandation (elle lui
tendit la main), comme j'oublie à votre prière. Seule-
ment, s'il vous tombe quelque conspirateur entre les
mains, songez qu'on a d'autant plus les yeux sur vous
que l'on sait que vous êtesd"une famille qui peut-être
est en rapport avec ces conspirateurs. — Hélas !
madame, dit Villefort, ma profession et surtout le
temps dans lequel nous vivons m'ordonnent d'être
sévère, je le serai. J'ai déjà eu quelques accusations
politiques à soutenir, et. sous ce rapport, j'ai fait mes
preuves. Malheureusement nous ne sommes pas au
bout. — Vous croyez? dit la marquise. — J'en ai
peur. Napoléon à Tile d'Elbe est bien près de la
France ; sa présence, presque en vue de nos côtes en-
tretient l'espérance de ses partisans. 31arseille est
plein d'officiers à demi-solde, qui. tous les jours, sous
un prétexte frivole... cherchent querelle aux roya-
listes : de là des ducîs parmi les gens des classes éle-
vées, de là. des assassinats dans !e peuple. — Oui. dit
le comte de Salvieux. vieil ami de 31. de Saint-3îéran
et chambellan de 3Ï. le comte d'Artois, oui. mais
vous savez que la Sainte-Alliance le déloge? Oui , il
était question de cela lors de notre départ de Paris,
dit M. de Saint-Méran. Et où l'envoie-t-on? — A
Sainte-Hélène. — A Sainte-Hélène! Qu'est-ce que
cela? demanda la marquise. — Une île située à deux
mille lieues d'ici, au delà de léquateur, répondit le
comte. — A la bonne heure ! Comme le dit Villefort.
c'est une grande folie que d'avoir laissé un pareil
homme entre la Corse où il est né, entre Naples où
règne encore son beau-frère, et en face de cette Italie
dont il voulait faire un rovaume à son fils. — Mal-
— 68 —
hourcusement, dit Villefort, nous avons les traités
de ISl-t, et Ton ne peut toucher à Napoléon sans
manquer à cos traités. — Eh bien ! on y manquera ,
dit ^ï. de Saivieux. Y a-t-il rea:ardé de si près, lui ,
lorsqu'il s'est a^i de faire fusiller le malheureux duc
d"Enghien ? — Oui. dit la miLi-quise- c"est convenu, la
Sainte-Alliance débarrasse TEurope de Napoléon, et
Villefort débarrase Marseille de ses parti.sans. Le roi
règne ou ne rcfrne. pas : s"i! règne, son ^gouvernement
doit être fort oi ses agents inflixibles : c'est le moyen
de prévenir le mal. — Slaiheureusement, madame, dit
eu souriant Viilefort, un substitut du procureur du
roi arrive tf.ujours quand le mal est fait. — Alors,
c'est à lui de le réparer. — Je pourrais vous dire en-
core, madame, que nous ne réparons pas le mal. mais
que nous le vengeons : voilà tout. — Oh, M. de Ville-
fort ! dit une jeune et jolie personne, fille du comte de
Saivieux et amie de mademoiselle de Saint-Méran,
tâchez donc davoir un beau procès tandis que nous
serons à Marseille. Je nai jamais vu une cour d'as-
sises, et l'on dit que c'est fort curieux. — Fort cu-
rieux, en effet, mademoiselle, ditli' substitut : car au
lieu d'une tragédie factice,|c"est un drame véritable: au
lieu de douleurs jouées, ce sont des douleurs réelles.
Cet homme qu'on voit là, au lieu, la toile baissée,
de rentrer chez lui, de souper en famille et de se
coucher tranquillement pour rccomnicncer le lende-
main, rentre dans la prison où il trouve le bourreau.
Vous voyez bien que pour les personnes nerveuses
qui cherchent les émotions, il n'y a pas de spectacle
qui vaille celui-là. Soyez tranquille, mademoiselle, si
la circonstance se présente, je vous le procurerai. —
il nous fait frissonner... et il rit ! dit Renée toute
pâlissante. — Que voulez-vous... c'est un duel... J'ai
Aéjà requis cinq eu six fois la peine de mort contre
— 69 —
des accusés politiques ou autres... eh bien ! qui sait
combien t de poignards à celle heure s'aiguisent dans
lonibrc, ou sont déjà dirigés contre moi ? — Oh. mon
Dieu ! dit Renée en s"assombrissant de plus m plus,
parlez-vous donc sérieusement, M. de Viilefort? —
On ne peut plus sérieusement, mademoiselle, reprit
le jeune magistrat le sourire sur les lèvres. Et avec
ces beaux procès que désire mademoiselle pour satis-
faire sa curiosité, et que je dé.sire. moi. pour satisfaire
mon ambition, la silualion ne fera que s'aggraver.
Tous ces soldais de Napoléon, habitués à aller en
aveugles à l'ennemi, croyez-vous qu'ils réfiéchissent
en brûlant une cartouche ou en marchant à la baïon-
nette? Eh bien! réfléchiroi:t-ils da\aiilagc pour un
homme qu'ils croient leur ennemi personnel, que pour
tuer un Russe , un Autriehien ou un Hongrois qu'ils
. n'ont jamais vu ? D'ailleurs, il faut cela, voyez-vous ;
sans cela, notre métier n'aurait point d'excuse. Moi-
même, quand je vois luire dans l'fjeil de l'accusé
l'éclair lumineux de la rage, je me sens tout encou-
ragé, je m'exalte : ce n'est plus un procès, c'est un
combat ; je lutte contre lui. il riposte, je redouble, et
le combat finit, comme tous les combats, par une vic-
toire ou une défaite. Voilà ce que c'est que de plaider!
c'est le danger qui fait l'éloquence. Un accusé qui me
sourirait après ma réplique, me ferait croire que j'oi
parlé mal, que ce que j'ai dit est pâle, sans vigueur,
insuffisant. Songez donc à la sensation d'orgtiiil
qu'éprouve un procureur du roi convaincu de la < ul-
pabilité de l'accusé, lorsqu'il vuit blêmir et s'incliner
son coupable sous le poids des preuves et sous les
foudres de son éloquence ! Cette tèle se baisse, elle
tombera...
Renée jeta un léger cri.
— Voilà qui ^st parler, dit un de.s convives. —
I. &
— 70 —
rhomme qu'il faut dans des temps corame les nôtres !
dit un second. — Aussi, dit un troisième, dans votre
dernière affaire vous avez été supeibe, mon cher Vil-
lefort. Vous le savez, cet homme qui avait assassiné
son père, eh bien ! littéralement vous laviez tué avant
que le bourreau n'y touchât. — Oh ! pour les parrici-
des, dit Renée, oh ! peu m'importe, il n'y a pas de
supplice assez grand pour de pareils hommes; mais
pour les malheureux accusés politiques ! — Mais c'est
pis encore. Renée, car le roi est le père de la nation,
et vouloir renverser ou tuer le roi, c'est vouloir tuer
le père de trente-deux millions d'hommes. — Oh !
c'est égal, M. de Villefort, dit Renée, vous me pro-
mettez d'avoir de l'indulgence pour ceux que je vous
recommanderai? — Soyez tranquille, dit Villefort .
avec son plus charmant sourire, nous ferons ensemble
mes réquisitoires. — 3Ia chère, dit la raanjuise .
mèlez-vous de vos colibris, de vosépagnculs et do vos
chiffons, et laissez votre futur époux faire son état.
Aujourd'hui les armes se reposent et la robe est eu
crédit : il y a là-dessus un mot latin d'une grande pro-
fondeur. — Cédant arma fogœ^ dit en sinclinant
Villefort. — Je n'osais point parler latin, répondit la
marquise. — Je crois que j'aimerais mieux que vous
fussiez médecin, reprit Reiiée : l'ange exterminateur,
tout ange qu'il est. m'a toujours fort épouvantée. —
Bonne Renée ! murmura Villefort , en couvant la
jeune flile d'un regard damour. — Ma fille, dit le
marquis, M. de Villefort. sera le médecin moral et
politique de cette province; croyez-moi, c'est un beau
rôle à jouer. — Et ce sera un moyen de faire oublier
celui qu'a joué son père, reprit l'incorrigible mar-
quise. — Madame, reprit Villefort avec un triste
sourire, j'ai déjà eu l'honneur de vous dire que mon
père aAait. je l'espère du moins, abjuré Icserreurs de
— Ti-
son passé; qu'il était devenu un ami zélé de la reli-
gion et de Tordre, meilleur royaliste que moi peut-
être, car lui c"est avec repentir, et moi je ne le suis
qu'avec passion.
Et après cette phrase arrondie. Villefort. pour ju-
ger de l'effet de sa faconde, regarda les convives,
comme, après une phrase équivalente, il aurait au par-
quet regardé l'auditoire.
— Eh bien, ni.in cher Villefort. reprit le comte de
Salvieuï. c'est justement ce qu'aux Tuileries je répon-
dais avant-hier au ministre de la maison du roi qui
me demandait un peu compte de cette singulière al-
liance entre le fils dun girondin et la fille d'un ofllciir
de l'armée de Condé. tt le rhinistre a très-hien com-
pris. Ce système de fusion est celui de Louis XVni.
Aussi le roi qui, sans que nous nous en doutassions,
écoutait notre conversation, nous a-t-il interrompus
en disant : « Yillefort (remarquez que le roi n'a pas
prononcé le nom de Noirtier. et au contraire, a ap-
puyé sur celui de Yillefort). Villefort. a donc dit le
roi. fera un bon chemin ; c'est un jeune homme déjà
mûr. et qui est de mon monde. J'ai vu avec plaisir
que le marquis et la marquise de Sainl-Méran le prir>-
sent pour gendre, et je leur eusse conseillé cette al-
liance s'ils n'étaient venus les premiers me demander
permission de la contracter. » — Le roi a dit cela,
comte ? s'écria Villefort ra\i. — Je vous rapporte ses
propres paroles, et si le marquis veut être franc, il
avouera que ce que je vous rapporte à celte heure s'ac-
corde parfaitement avec ce que le roi lui a dit à lui-
même quand il lui a parlé, il y a six mois, d'un projet
de mariage entre sa fille et vous. — C'est vrai, dit le
marquis. — Oh ! mais, je lui devrai donc tout, à ce
digne prince! aussi que ne ferais-je pas pour le ser-
yir ! — A la bonne heure, dit la marquise, yoilà
— 72 —
comme je vous aime : vienne un conspirateur dans ce
moment, et il sora 1" bienvonu. ~ Et moi. ma mère,
dit Renée, je prie Dieu qu"il ne vous écoute point, et
qu'il n'envoie à M. de Villefort que de petits voleurs,
de faibles banqueroutiers et de timides escrocs;
moyennant cela, je dormirai tranquille. — C'est comme
si, dit en riant Villefort. vous souhaitiez au médecin
des migraines, des rougeoles et des piqûres de guêpes,
toutes choses qui ne compromettent que l'épiderme;
si vous voulez me voir procureur du roi. au contraire,
souhaitez-moi de c?s terribles maladies dont la cure
fait honneur au médecin.
En ce moment, et comme si le hasard n'avait en-
tendu que l'émission du souhait de Villefort pour que
ce souhait fût exaucé, un valet de chambre entra et
lui dit quelques mots à l'oreille. Villefort quitta alors
la table en s'excusant. et revint quelques instants
après, le visage ouvert et les lèvres souriantes.
Renée le regarda avec amour; car. >u ainsi, avec ses
yeux bleus, son teint mnt et ses favoris noirs qui en-
cadraient son visage, c'était véritablement un éiégani
et beau jeune homme; aussi l'esprit tout entier de la
jeune fille sembla-t-il suspendu à ses lèvres, en atten-
dant qu'il expliquât la cunse de sa disparition mo-
mentanée.
— Eh bien ! dit Villefort. vous ambitionniez tout à
l'heur?, maderaoiseile. d'avoir pour mari un méde-
cin: j'ai au moins avec les disciples d'Escuiape. on
parlait encore ainsi en iSio. cette ressemblance que
jamais l'heure présente même n'est à moi. et qu'on
me vient déranger même à côté de vous, même au
repas (]e mes fiançailles. — Et pour quelle cause vous
dérange-t-on, monsieur ? demanda la belle jeune fille
avec une légère inquiétude. — Hélas! pour un malade
qui serait, s'il faut en croire ce que l'on m'a dit, à
— 73 —
toute extrémité : cette fois, c'est un cas grave, et la
maladie frise léchafaud. — Oh ! mon Dieu! s'écria
Renée en pâlissant. — En vérité ! dit tout d'une voix
l'assemblée. — Il paraît qu'on vient tout simplement
de découvrir un petit complot bonapartiste. — Est-il
possible ? dit la marquise.— Yoici la lettre de dénon-
ciation.
Et Villefort lut :
( M. le procureur du roi est prévenu, par un ami
du trône et de la religion, que le nommé Edmond
Dantès. second du navire le Pharaon,, arrivé ce matin
de Smyrne, après avoir touché à Xaples et à Porto-
Ferrajo a été chargé, par Murât, d'une lettre pour
lusurpateur : et par l'usurpateur, d'une lettre pour le
comité bonapartiste de Paris.
» On aura la preuve de son crime en l'arrêtant; car
on trouvera cette lettre ou sur lui. ou chez son père,
ou dans sa cabine à bord du Pharaon. »
— Mais dit, Renée, cette lettre qui n'est qu'une
letlre anonyme d'ailleurs, est adressée à M. le procu-
reur du roi. et non à vous. — Oui. mais le procureur
du roi est absent : en son absence Tépitre est parvenue
à son secrétaire, qui avait mission d'ouvrir les lettres;
il a donc ouvert celle-ci. m'a fait chercher, et ne me
trouvant pas, a donné des ordres pour l'arrestation.
— Ainsi, le coupable est arrêté? dit la marquise. —
C'est-à-dire l'accusé, reprit Renée. — Oui, madame,
dit Villefort, et comme j'avais l'honneur de le dire
tout à l'heure à mademoiselle Renée, si l'on trouve la
lettre en question, le malade est bien malade. — Et
où est ce malheureux? demanda Renée. — Il attend
chez moi. — Allez, mon ami. dit le marquis, ne man-
quez pas à vos dc'voi.-s pour demeurer avec nous,
quand le service du roi vous attend ailleurs; allez
donc où le service du roi vous attend. — Oh ! M. de
— 74 —
Villefort, dit Renée enjoignant les mains, soyez in-
dulgent, c'est le jour de vos fiançailles !
Villefort fit le tour de la table, et, s'approchant de
la chaise de la jeune fille, sur le dossier de laquelle il
s'appuya :
— Pour vous épargner une inquiétude, dit-il, je
ferai tout ce que je pourrai, chère Renée : mais, si les
indices sont sûrs, si Taccusation est vraie, il faudra
bien couper cette mauvaise herbe bonapartiste.
Renée frissonna à ce mot de couper, car cette herb e
quïl s'agissait de couper avait une tète.
— Bah ! bah ! dit la marquise, n'écoutez pas cette
petite fille. Villefort, elle s'y fera.
Et la marquise tendit à Villefort une main sèche,
qu'il baisa tout en regardant Renée et en lui disant
des yeux :
— C'est votre main que je baise ou du moins que je
voudrais baiser en ce moment. — Tristes auspices !
murmura Renée. — En vérité, mademoiselle, dit la
marquise, vous êtes d'un enfantillage désespérant, je
vous demande un peu ce que le destin de l'État peut
avoir à faire avec vos fantaisies de sentiment et vos
sensibleries de coeur. — O ma mère ! murmura Renée.
— Grâce pour la mauvaise royaliste, madame la mar-
quise, dit de Villefort. je vous promets de faire mon
métier de substitut du procureur du roi en conscience,
c'est-à-dire d'être horriblement sévère.
Mais, en même temps que le magistrat adressait
ces paroles à la marquise, le fiancé jetait à la déro-
bée un regard à sa fiancée, et ce regard disait :
— Soyez tranquille, Renée; en faveur de votre
amour, je serai indulgent.
Renée répondit à ce regard par son plus doux sou-
rire, et Villefort sortit avec le paradis dans le cœur.
— 75 —
VII. — L'inlerrogaloire.
A peine de Villcfoit lut-il hors de la salle à man-
ger, qu'il quitta son masque joyeux pour prendre Fair
grave d'un homme appelé à cette suprême fonction de
prononcer sur la vie de son semblable. Or, malgré la
mobilité ds sa physionomie, mobilité que le substitut
avait, comme doit faire un habile acteur, plus d'une
fois étudiée devant sa glace, ce fut cette fois un tra-
vail pour lui que de froncer son sourcil et d'assom-
brir ses traits. En effet, à part le souvenir de cette
ligue politique, suivie par son père, et qui pouvait,
s'il ne s'en éloignait complètement, faire dévier son
avenir, Gérard de Yillefort était en ce moment aussi
heureux qu'il est donné à un homme de le devenir :
déjà riche par lui-même, il occupait à vingt-sept ans
une place élevée dans la magistrature, il épousait une
jeune et belle personne qu'il aimait, non pas passion-
nément, mais avec raison, comme un substitut du
procureur du roi peut aimer : et outre sa beauté, qui
était remarquable, midemoiselle de Saint-Méran, sa
fiancée, appartenait à une des familles le mieux en
cour de l'époque, et outre l'influence de son père et
de sa mère. qui. n'ayant point d'autre enfant, pou-
vaient la consacrer tout entière à leur gendre, elle ap-
portait encore à son mari une dot de cinquante mille
écus, qui, grâce aux espérances, ce mot atroce inventé
par les entremetteurs de mariage, pouvait s'augmenter
un jour d'un héritage d'un demi-million : tous ces élé-
ments réunis composaient donc pour Villefort un total
de félicité éblouissant à ce point, qu'il lui semblait
— 76 —
voir dos tachos au soleil, quand il avait longtemps pe-
gar.ié sa vie intérieure avec la vue de Tâme.
A ia porte il trouva le commissaire de police qui
l'altondait. I.a vue de l'homme noir le fit aussitôt re-
to.nbi'r des hauteurs du troisième ciel, sur la terre
malériellc où nous marchons ; il composa son visage,
comme nous l'avons dit. et s'approchant de Tofficier
de justice :
— i\te voici, monsieur, lui dit-il ; j'ai lu la lettre, et
vous avez bien fait d'arrêter cet homme; maintenant
dormez-moi sur lui et sur la conspiration tous les dé-
tails iTuc vous avez recueillis. — De la conspiration,
monsieur, nous ne savons rien encore ; tous les papiers
saisis sur lui ont été enfermés en une seule liasse, et
déposés cachelés sur votre bureau. Quant au prévenu,
vous l'avez vu par la lettre même qui le dénonce, c'est
un nommé Edmond Dantès, second à bord du trois-
mùls le Pharaon^ faisant le commerce de coton avec
Alexandrie et Smyrne, et appartenant à la maison
Morrcl et fils de Marseille. — Avant de servir dans la
marine marchande, avait-il servi dans la marine mili-
taire?—Oh non, monsieur ! c'est un jeune homme. —
Quel âge ? — Dix-neuf ou vingt ans au plus.
En ce moment, et comme Villefort, en suivant la
Grai'<ie-Rue, était arrivé au coin de la rue des Con-
seils, un homme, qui semblait l'attendre au passage,
l'aborda : c'était M. Morrel.
— Ah, monsieur do Villefort! s'écria le brave
homme en apercevant le substitut, je suis bien heu-
reux di! vous rencontrer; imaginez-vous qu'on vient
de commettre la méprise la plus étrange, la plus
inouïe : on vient d'arrêter le second de mon bâtiment,
Edmond Dantès. — Fe le sais, monsieur, dit Villefort,
et je viens pour l'iiilerroger. — Oh, monsieur! con-
tinua Morrel emporté par son amitié pour le jeune
— / / —
homme, vous ne connaissez pas celui qu'on accuse, et
je le connais, moi : imaginez-vous Thomme le plus
doux, rhorame le plus probe, et j"cserai presque dire
rhonimo qui sait le mieux son état de toute la marine
marchaiidc; oh, .M. de Villefort ! je vous le recom-
mande bien sincèrement et de tout mon cœur.
Villefort. comme on a pu le voir, appartenait au
parti noble de la ville, et Morrcl au parti plébéien : le
premier était royaliste ultra. le second étaitsoupçonné
de sourd bonapartisme. Villefort regarda dédaigneu-
sement Morrcl. et lui répondit avec froideur :
— Vous savez, monsieur, qu'on peut être doux dans
la vie privée, probe dans ses relations commerciales.
savant dans son état, et ncn être pas moins un grand
coupable, politiquement parlant; vous le savez, n'est-
ce pas, monsi'ur ?
Et le magistrat appuya sur ces derniers mots, comme
s'il en voulait faire l'application à l'armateur lui-même;
tandis que son regard scrutateur semblait vouloir pé-
nétrer jusqu'au fond du cœur de cet homme assez
hardi d'intercéder pour un autre , quand il devait sa-
voir que lui-même avait besoin de l'indulgence.
Morrel rougit, car il ne se sentait pas la conscience
bien nette à l'endroit de ses opinions politiques; et
d'ailleurs, la confidence que lui avait faite Dantès à
l'endroit de son entrevue avec le grand maréchal, et
des quelques mots que lui avait adressés l'empereur,
lui troublait quelque peu l'esprit. ïl ajouta toutefois,
avec l'accent du plus profond intérêt :
— Je vous en supplie, M. de Villefort, soyez juste
comme vous devez l'être, bon comme vous l'êtes tou-
jours, et rendez-nous bien vite ce pauvre Dantès !
Le re/)rfez-Ho«5sonna révolutioniiairement à l'oreille
du substitut du procureur du rui.
— Eh, eh ! se dit-il tout bas, rendez-nous... ce Dan-
— 78 -
tes serait-il aflâlié à quelque secte de carbonari, pour
que son protecteur emploie ainsi, sans y songer, la
formule collective ! On la arrêté dans un cabaret, m'a
dit, je crois, le commissaire ; en nombreuse compa-
gnie, a-t-il ajouté : ce sera quelque vente.
Puis, tout haut :
— Monsieur, répondit-il, vous pouvez être parfai-
tement tranquille, et vous n'aurez pas fait un appel
inutile à ma justice si le prévenu est innocent : mais,
si au contraire il est coupable, nous vivons dans une
époque difficile, monsieur, où l'impunité serait d'un
fatal exemple : je serai donc forcé de faire mon de-
voir.
Et sur ce, comme il était arrivé à la porte de sa
maison adossée au palais de justice, il entra majes-
tueusement, après avoir salué avec une politesse de
glace le malheureux armateur, qui resta comme pé-
trifié à la place où l'avait quitté Villefort.
L'antichambre était pleine de gendarmes et d'agents
de policp; au milieu d'eux, gardé à vue, enveloppé de
regards flamboyants de haine, se tenait debout, calme
et immobile, le prisonnier.
Villefort traversa l'antichambre . j>'ta un regard
oblique sur Dantès. et, après avoir pris une liasse que
lui remit un agent, disparut en disant :
— Qu'on amène le prisonnier.
Si rapide qu'eût été ce regard, il avait suffi à "Ville-
fort pour se faire une idée de l'homme qu'il allait avoir
à interroger : il avait reconnu rintelligence dans ce
front large et ouvert, le courage dans cet œil fixe et ce
sourcil froncé, et la franchise dans ces lèvres épaisses
et à demi ouvertes, qui laissaient voir une double
rangée de dents blanches comme l'ivoire.
La première impression avait été favorable à Dantès,
mais Villefort avait entendu dire si souvent, comme
— 79 —
un mot de profonde politique, qu'il fallait se défier
de son proraierraouvement. attendu que c'était le bon,
qu'il appliqua la maxime à l'impression, sans tenir
compte de la différence qu'il y a entre les deux mots.
Il étouffa donc les bons instincts qui voulaient en-
vahir son cœur pour livrer de là assaut à son esprit,
arrangea devant la glace sa figure îles grands jours et
s'assit, sombre et menaçant, devant son bureau .
— • Un instant après lui, Dantès entra.
Le jeune homme était toujours pâle, mais calme et
souriant; il salua son juge avec une politesse aisée,
puis chercha des yeux une siège, comme s'il eût été
dans le salon de l'armateur Morrel.
Ce fut alors seulement qu'il rencontra ce regard
terne de Villefort, ce regard particulier aui hommes
de palais, qui ne veulent pas qu'on lise dans leur pen-
sée, et qui font de leur œil un verre dépoli. Ce regard
lui apprit qu'il était devant la justice, figure aux som-
bres façons.
— Qui êtes-vous et comment vous nommez-vous?
demanda Villefort en feuilletant ces notes que l'agent
lui avait remises en entrant, et qui. depuis une heure,
étaient déjà devenues volumineuses, tant la corrup-
tion des espionnages s'attache vite à ce corps malheu-
reux qu'on nomme les prévenus. — Je m'appelle Ed-
mond Dantès. monsieur, répondit le jeune homme
d'une voix calme et sonore, je suis second à bord du
navire le Pharaon, qui appartient à MM. Morrel et
fils. — Votre âge? continua Villefort. — Dix-neuf
ans, répondit Dantès. — Que faisiez-vous au moment
où vous avezéié arrêté? — J'assistais au repas de mes
propres fiançailles, monsieur, dit Dantès d'une voix
légèrement émue, tant ce contraste était douloureux,
de ces moments de joie avec la lugubre cérémonie
qui s'accomplissait ; tant le visage sombre de M. de
— 80 —
Villcfort faisait briller de toute sa lumière la rayon-
nante figure de Mercedes. — Vous assistiez au repas
de vos fiançailles? dit le substitut en tressaillant mal-
gré lui. — Oui. monsieur, je suis sur le point d'épou-
ser une femme que j"aime depuis trois ans.
Villcfort. tout impassible qu'il était d'ordinaire, fut
cependant frappé de cette coïncidence, et cette voii
émue de Danles, surpris au milieu de son bonheur,
alla éveiller une fibre sympalbique au fond de son
âme : lui aussi se mariait, lui aussi était heureux, et
on venait troubler son bonheur pour qu'il contribuât
à détruire la joie d'un homme qui, comme lui, tou-
chait déjà au bonheur.
Ce rapprochement philosophique . pensa-t-il. fera
grand effet à mon retour dans le salon de M. de Mé-
ran : et il arrangea d'avance dans son esprit, et pen-
dant que Dantès attendait d ■ nouvelles questions, les
mois antithétiques à l'aide desquels les orateurs con-
struisent ces phrases ambitieuses d'applaudissements,
qui. parfois, font croire chez eux à une véritable élo-
quence.
Lorsque son petit speach intérieur fut arrangé, Vil-
lcfort sourit à son effet : et revenant à Dantès :
— Continuez, monsieur, dit-il. — Que voulez-vous
que je continue? — D'éclairer la justice. — Que la
justice me dise sur quel point elle veut être éclairée,
et je lui dirai tout ce que je sais ; seulement ajouta-
t-il à son tour avec un sourire, je la préviens que je
ne sais pas grand'chose. — Avez-vous servi sous l'u-
surpateur?— J'allais être incorporé dans la marine
militaire lorsqu'il est tombé. — On dit vos opinions
politiques exagérées, dit Villcfort, à qui l'on n'avait
pas soufflé le mot de cela, mais qui n'était pas fâché
de poser la demande comme on pose une accusation.
— Mes opinions politiques, à moi, monsieur, hélas !
— 81 -
c'est presque honteux à dire, mais je n'ai jamais eu ce
qu'on appelle une opinion : j'ai dix-neuf ans à peine,
comme j'ai eu Ihonneur de vous le dire: je ne sais
rien, je ne suis destiné à jouer aucun rôle, le peu que
je suis et que je serai, si l'on m'accorde la place que
j'ambitionne, c'est à M. Blorrel que je le devrai. Aussi,
toutes mes opinions, je ne dirai pas politiques, mais
privées, se bornent-elles à ces irois sentiments .-j'aime
mon père, je respecte M. Morrel et j'adore Mercedes.
Voilà, monsieur, tout ce que je puis dire à la justice,
vous voyez que c'est peu intéressant pour elle.
A mesure que Danlès parlait, Villefort regardait
son visage à la fois si doux et si ouvert et se sentait
revenir à la mémoire les paroles de Renée, qui, sans
le connaître, lui avait demandé son indulgence pour
le prévenu; avec Ihabiludc qu'avait déjà le substitut
du crime et des criminels, il voyait, à chaque parole
de Danlès. surgir la preuve de son innocence. En effet,
ce jeune homme, on pourrait presque dire cet enfant,
simple, naturel, éloquent de cette éloquence du cœur
qu'on ne trouve jamais quand on la cherche, plein
d'affection pour tous, parce qu'il était heureux et que
le bonheur rend bons les méchants eux-mêmes, ver-
sait jusque sur son juge la douce affabilité qui débor-
dait de son cœur. Edmond n'avait dans le regard, dans
la voix, dans le geste, tout rude et tout sévère qu'avait
été Villefort envers lui, que caresses et bouté pour
celui qui l'interrogeait.
— Pardieu . se dit Villefort, voici un charmant
garçon, et je n'aurai pas grand'peine, je l'espère, à me
faire bien venir de Renée en accomplissant la première
recommandation qu'elle m'a faite ; cela me vaudra un
bon serrement de main devant tout le monde et un
charmant baiser dans un coin.
Et à cette double espérance la jQgure de 'Villefort
- 82 —
sï'panouit, de sorte que. lorsqu'il reporta ses regards
de sa pensée à Dan'.es, Cantès. qui avait suivi tous les
mouvements de physionomie de son juge, souriait
comme sa pensée.
— >'c!!si?ur. dit Villefort, vous connaissez-vous
quelques (.iiuemis ? — Des ennemis à moi ! dit Dantès :
jai le bonheur d'être encore trop peu de chose pour
que ma position men ait fait. Quant à mon caractère,
un peu vif peut-être. j"ai toujours essayé de ladoucir
envers mes subordonnés. J'ai dix ou douze matelots
sous mes ordres. Qu'on les interroge, monsieur, et ils
vous diront qu'ils m'aiment et me respectent, non pas
comme un père, je suis trop jeune pour cela, mais
comme un frère aîné. — Mais, à défnut d'ennenjis,
peut-être avez-vous des jaloux : vous allez être nommé
capitaine à dix-neufans, ce qui est un poste élevé dans
votre état : vous allez épouser une jolie femme qui
vous aime, ce qui est un bonheur rare dans tous les
états de la terre. Ces deux préférences du destin ont
pu vous faire des envieux. — Oui, vous avez raison.
"Vous devez mieux connaître les hommes que moi. et
c'est possible. 3îais si ces envieux devaient être parmi
mes amis, je vous avoue que j'aime mieux ne pas les
connaître pour ne point être forcé de les haïr. — Votjs
avez tort, monsieur. li faut toujours, autant que pos-
sible, voir clair autour de soi. Et. en vérité, vous me
paraissez un si digne jeune homme que je vais m'é-
carter pour vous des règles ordinaires de la justice et
vous aider à faire la lumière en vous communiquant
la dénonciation qui vous amène devant moi; voici le
papier accusateur; reconnaissez-vous l'écriture?
Et Yillofort tira la lettre de sa poche et la présenta
à Dantès. Dantes regarda et lut. Un nuage passa sur
son front, et il dit :
— Non, monsieur, je ne connais pas cette écriture;
— 83 —
elle est déguisée , et cependant elle est d'une forme
assez franche. En tout cas, c'est une main habile qui
l'a tracée. Je suis bien heureux, ajouta-t-il en regar-
dant avec reconnaissance Yillefort, d'avoir affaire à un
homme tel que vous, car, en effet, mon envieux est un
véritable ennemi.
Et à l'éclair qui passa dans les yeux du jeune homme
en prononçant ces paroles, Viilefort put distinguer
tout ce qu'il y avait de violente énergie cachée sous
cette première douceur.
— Et maintenant, voyons, dit le substitut, répon-
dez-moi franchement, monsieur, non pas comme un
prévenu à son juge, mais comme un homme dans une
fausse position répond à un autre homme qui s'inté-
resse à lui : quy a-t-il de vrai dans cette accusation
anonyme ?
Et Vilkforl jeta avec dégoût sur le bureau la lettre
que Dantès venait de lui rendre.
— Tout et rien , monsieur, et voici la vérité pur ■ ,
sur mon honneur de marin, sur mon amour pour Mer-
cedes , sur la vie de mon père. — Parlez , monsieur ,
dit tout haut Viilefort.
Puis tout bas il ajouta :
— Si Renée pouvait me voir . j'espère quelle serait
contente de moi, et qu'elle ne mappeilerait plus un
coupeur de tètes. — Eh bien ! en quittant Naplcs , le
capitaine Lcclère tomba malade dune fièvre cérébrale;
comme nous na\ions pas de médecin à bord et quil
ne voulut relâcher sur aucun point de la côte, pressé
quil était de se rendre à l'île d Elbe, sa maladie em-
pira au point que vers la fin du troisième jour, sentant
qu'il allait mourir, il m appela près de lui. — « Mon
cher Dantès , me dit- il, jurez-moi sur votre honneur
de faire ce que je vais vous dire, il y va des plus hauts
intérêts. — » Je vous le jure , capitaine , répondis-je.
— 84 —
— » Ehbien ! comme après ma mortle commandement
du navire vous appartient en qualité de second, vous
prendrez ce commandement , vous mettrez le cap sur
lile d'Elbe, vous débarquerez à Porto-Ferrajo , vous
demanderez le grand maréchal . vous lui remettrez
cette lettre ; peut-être alors vous remetlra-t-on une
autre lettre et vous char?era-t-on de quelque mission.
Celte mission qui m'était réservée. Dantès,vous l'ac-
complirez à ma place, et tout l'honneur en sera pour
vous. » — Je le ferai . capitaine . mais peut-être n'ar-
rive-t-on pas si facilement que vous le pensez près du
grand maréchal. — » Voici une bague que vous lui
ferez parvenir, dit le capitaine, et qui lèvera toutes les
difficultés. 1) Et à ces mots il me remit une bague.
Il était temps : deux heures après , le délire le prit ;
le lendemain, il était mort. — Et que fîtes-vousalors?
— Ce que je devais faire, monsieur, ce que tout autre
eût fait à ma place. En tout cas, les prières d'un mou-
rant sont sacrées ; mais chez les marins les prières
d'un supérieur sont des ordres que l'on doit accomplir.
Je fis donc voile vers l'île d'Elbe, où j'arrivai le lende-
main ; je consignai tout le monde à bord , et je des-
cendis seul à terre. Comme je l'avais prévu , on fit
(luelqucs difficultés pour m'introduire près du grand
maréchal ; mais je lui envoyai la bague qui devait me
servir de signe de reconnaissance, et toutes les portes
s'ouvrirent devant moi. 11 me reçut, m'interrogia sur
les dernières circonstances de la mort du malheureux
Lcclère , et, comme celui-ci l'avait prévu, il me remit
une lettre qu'il me chargea de porter en personne à
Paris. Je le lui promis, car c'était accomplir les der-
nières volontés de mon capitaine. Je descendis à terre,
je réglai rapidement toutes les affaires de bord ; puis
je courus voir ma fiancée , que je retrouvai plus belle
f t plus aimante que jamais. GrAce ik ^. Morrei, nous
— 83 —
passAines pardessus tout''s les tiifiicull(''s cctlésias-
liqucs: enliii- inoi!siei:r. j'assistais, i-oiuiiie ji- vous l'ai
dit, au repas de nies fiançailles- j'allais me marier dans
une heure, et je comptais partir demain pour Paris,
lorsque , sur cette dénonciation que vous paraissez
maintenant mépriser autant que moi. je fus arrêté. —
Oui. oui, murmura Villefort. tout cela me paraît être
la vérité, et. si vous êtes coupable, c'est d'imprudence;
encore, cette imprudence était-elle légitimée par les
ordres de votre capitaine. Rendez-nous cette lettre
qu'on vous a remise à l'île d'Elbe . donnez-moi votre
parole de vous représenter à la première réquisition,
et allez rejoindre vos amis. — Ainsi je suis libre,
monsieur ! s'écria Dantès au comble de la joie. — Oui.
seulement donnez-moi cette lettre. — Elle doit être
devant vous, monsieur; car on me l'a prise avec mes
autres papiers . et j'en reconnais quelques-uns dans
cette liasse. — Attendez, dit le substitut à Dantès qui
prenait ses gants et son chapeau, attendez : à qui était-
elle adressée ? — A monsieur Noirtier. rue Coq-Héron^
à Paris.
La foudre tombée sur Villefort ne l'eût point frappé
d'un coup plus rapide et plus imprévu: il retomba sur
son fauteuil, d'où il s'était levé à demi pour atteindre
la liasse de papiers saisis sur Dantès, et, la feuilletant
précipitamment, il en tira la lettre fatale, sur laquelle
il jeta un regard empreint d'une indicible terreur.
— M. Noirtier rue Coq-Héron, n^ 15 ! murmura-
t-il en pâlissant de plus en plus. — Oui, monsieur,
répondit Dantès étonné , le connaissez-vous ? — Non.
répondit vivement Villefort, un fidèle serviteur du roi
ne connaît pas les conspirateurs. — Il s'agit donc
d'une conspiration? demanda Dantès, qui commen-
çait , après s'être cru libre , à reprendre une terreur
plus graode que la première j en tout cas, monsieur,
I. ç
— 86 —
j e vous l'ai dit, j'ignorais complètement le contenu de
la dépèche dont j"étais porteur — Oui; reprit Vilie-
fort d'une voix sourde, mais vous savez le nom de
celui à qui elle était adressée ? — Pour la lui remettre
à lui-même, monsieur, i! fallait bien que je le susse.
— Et vous n'avez montré cette lettre à personne? dit
Villefort, tout en lisant et en pâlissant à mesure qu'il
lisait. — A personne, monsieur, sur l'honneur! — Tout
le monde ignore que vous étiez porteur d'une lettre
venant de iile dElbc et adressée à M. Noirtier? —
Tout le monde, monsieur, excepté celui qui me l'a
remise. — C'est trop, c'est encore trop! murmura Vil-
lefort.
Le front de Villefort s'obscurcissait de plus en plus
à mesure qu'il avançait vers la fin , ses lèvres blanch- s,
ses mains tremblantes, ses yeux ardtnls faisaient
passer dans l'esprit de Dantès les plus douloureuses
appréhensions.
Après cette lecture, Villefort laissa tomber sa téîe
dans ses mains, et demeura un instant accablé.
— Oh mon Dieu ! qu'y a-t-il donc . monsieur ? de-
manda timidement Dantès.
Villefort ne répondit pas , mais au bout de quelques
instants, il releva sa tète pâle et décomposée, et relut
une seconde fois la lettre.
— Et vous dites que vous ne savez pas ce que con-
tient cette lettre ? reprit Villefort. — Sur l'honneur ,
je vous le répète , monsieur , dit Dantès . je l'ignore ,
mais qu'avez-vous vous-même . mon Dieu ! vous allez
vous trouver mal , voulez-vous que je sonne? voulez-
vous que j'appelle? — Non. monsieur, dit Villefort eu
se levant vivement, ne bougez pas, ne dites pas un
mot, c'est à moi à donner des ordres ici . et non pas
à vous. — Monsieur, dit Dantès blessé, c'était pour
venir à votre aide , voilà tout. — Je n'ai besoin de
— 87 —
rien, un éblouissement passager , voilà tout : occupez-
vous de vous et non de moi, répondez.
Dantès attendit l'interrogatoire qu'annonçait cette
demande, mais inutilement : Yillefort retomba sur
son fauteuil, passa une main glacée sur son front ruis-
selant de sueur, et, pour la troisième fois, se mit à
relire la lettre.
— Oh ! s'il sait ce que contient cette lettre, mur-
murait-il, et qu'il apprenne jamais que Noirtier est
le père de Yillefort, je suis perdu, perdu à tout ja-
mais.
Et, de temps en temps, il regardait Edmond comme
si son regard eût pu Ijriser celte barrière invisible
qui enferme dans le cœur les secrets que garde la
bouche.
— Oh. n'en doutons plus ! s'écria-t-il tout à coup. —
Mais, au nom du ciel, monsieur ! s'écria le malheu-
reux jeune homme, si vous doutez de moi, si vous me
soupçonnez, interrogez-moi, et je suis prêt à vous
répondre.
"Villefort fit sur lui-même un effort violent, et d'un
ton qu'il voulait rendre assuré .
— Monsieur, dit-il. les charges les plus graves ré-
sultent pour vous de votre interrogatoire : je ne suis
donc pas le maître, comme je l'avais espéré d'abord,
de vous rendre à l'instant même à la liberté; je dois,
avant de prendre une pareille mesure, consulter le
juge d'instruction ; en attendant, vous avez vu d«
quelle façon j'en ai agi envers vous. — Oh! oui, mon-
sieur ! s'écria Dantcs, et je vous remercia, car vous
avez été pour moi bien plutôt un ami qu'un juge. —
Eh bien, monsieur ! je vais vous retenir quelqu»
temps encore prisonnier, le moins longtemps que ja
pourrai ; la principale charge qui exige contre vous
c'est cette lettre, et vous voyez...
— 88 —
Villefort sapproche de la thcininéc. la jcla diinsle
feu, et demeura jusqu'à ce qu'elle fût réduite ; ii een-
dres.
— Et vous voyez, continua-t-il, je l'anéantis. —
Oh ! s'écria Dantès, monsieur, vous êtes plus que la
justice, TOUS êtes la bonté ! — Mais, écoutez-moi,
poursuivit Yillefort : après un pareil acte, vous com-
prenez que \ous pouvez avoir confiance en moi, n'est-
ce pas?. — 0 monsieur! ordonnez, et je suivrai vos
ordres. — Non. dit Villefort en s'approchant du jeune
homme, non, ce ne sont point des ordres que je veux
vous donner ; vous le comprenez, ce sont des con-
seils. — Dites, et je m'y conformerai comme à des
ordres. — Je vais vous garder jusqu'au soir ici, au
palais de justice: peut-être qu'un autre que moi vien-
dra vous interroger : dites tout ce que vous m'avez dit.
mais pas un mot de cette lettre. — Je vous le pro-
mets, monsieur.
Cétait Villefort qui semblait supplier, c'était le
prévenu qui rassurait le juge.
— Vous comprenez, dit-il en jetant un regard sur
les cendres qui conservaient encore la forme du pa-
pier, et qui voltigeaient au-dessus des flammes, main-
tenant cette lettre est anéantie, vous et moi savons
seuls qu'elle a existé, on ne vous la représentera
point ; niez-la donc si l'on vous en parle, niez-la har-
diment, et vous êtes sauvé. — Je nierai, monsieur,
soyez tranquille, dit Dantès. — Bien ! dit Villefort en
portant la main au cordon d'une sonnette ; puis s'ar-
rêfant au moment de sonner : — C'était la seule
lettre que vous eussiez? dit-il. — La seule. — Faites-
en serment.
Dantès étendit la main.
— Je le jure, dit-il.
Villefort .sonna.
Le commissaire de police entra.
Villefort s'approcha de l'oflicier public et lui dit
quelques mots à l'oreille, le commissaire répondit par
un simple signe de tête.
— Suivez monsieur, dit Villefort à Dantès.
Dantès s'inclina, jeta un dernier regard de recon-
naissance à Villefort, et sortit.
A peine la porte fut-elle refermée derrière lui, que
les forces manquèrent à Villefort, et qu'il tomba pres-
que évanoui sur un fauteuil.
Puis, au bout dun instant :
— 0 mon Dieu! murmura-t il, à quoi tiennent la
vie et la fortune .. si le procureur du roi eût été à
Marseille, si le juge d'instruction eût été appelé au
lieu de moi, j'étais perdu, et ce papier, ce papier
maudit me précipitait dans l'abîme. Ah ! mon père !
mon père ! sercz-vous donc toujours un obstacle à
mon bonheur en ce monde, et dois-je lutter éternel-
lement avec votre passé !
Puis, tout à coup, une lueur inattendue parut
passer par son esprit et illumina son visage, un sou-
rire se dessina sur sa bouche encore crispée, ses yeux
hagards devinrent fixes et parurent s'arrêter sur une
pensée.
— C'est cela, dit-il, oui, cette lettre, qui devait me
perdre, fera ma fortune peut-être ; allons Villefort, à
l'œuvre.
Et après s'être assuré que le prévenu n'était plus
d.ins l'antichambre, le substitut du procureur du
roi sortit à son tour, et s'achemina vivement vers la
«liaison de sa fiancée.
— 90 —
VIII. — Le cJiàleau d'If.
En fravrrsant rantichsmbre , le commissaire de
police fit un signe à deux gendarmes , lesquels se pla-
cèrent Tun à droite, l'autre à gauche de Dantès ; on
ouvrit une porte qui communiquait de Tappartement
du procureur du roi au palais de justice, on suivit
quelque temps un de ces grands corridors sombres
qui font frissonner ceux-là qui y passent, quand même
ils n'ont aucun motif de frissonner.
De même que l'appartement de Villefort commu-
niquait au palais de justice. le palais de justice com-
muniquait a la prison, sombre monument accolé au
palais, et que regarde curieusement, de toutes ses
ouvertures béantes. le clocher des Accoules qui se
dresse devant lui.
Apres nombre de détours dans le corridor qu'il
suivait, Dantes vit s'ouvrir une porte avec un guichet
de fer: le commissaire de police frappa, avec un
marteau de fer. trois coups qui retentirent pour
Dantes, comme s'ils étaient frappés sur son cœur; la
porte s'ouvrit, les djus gendarmes poussèrent légère-
ment leur prisonnier qui hésitait encore. Dantès
franchit le seuil redoutable, et la porte se referma
derrière lui.
Il respirait un autre air, un air méphitique et lourd :
il était eu prison.
On le conduisit dans une chambre assez propre,
mais grillée et verrouillée: il en résulta que l'aspect
de sa demeure ne lui donna point trop de craintes :
d'ailleurs, les paroles de substitut du procureur du
— 91 —
roi, prononcées avec une voix qui avait paru à Daatès
si pleine d'intérêt, résonnaient à son oreille comme
une douce promesse d'espérance.
Il était déjà quatre heures lorsque Dantès avait été
conduit dans sa chambre. On était, comm"^ nous l'a-
vons dit. au 1er mars : les jours déclinaient vite , le
prisonnier se trouva donc bientôt dans la nuit.
Alors. le sens de louïe s'augmenta chez lui du sens
de la vue qui venait de s'éteindre : au moindre bruit
qui pénétrait jusqu'à lui, convaincu qu'on venait le
mettre en liberté, il se levait vivement et faisait un
pas vers la porte, mais bientôt le bruit s'en allait mou-
rant dans une autre direction, et Dantès retombait sur
son escabeau.
EnGn, vers les dix heures du soir, au moment où
Dantès commençait à perdre l'espoir, un nouveau
bruit se fit entendre, qui lui parut, cette fois, se diriger
vers sa chambre : en effet, des pas retentirent dans le
corridor et s'arrêtèrent devant sa porte, une clef tourna
dans la serrure, les verrous erincèrent, et la massive
barrière de chêne s'ouvrit, laissant voir tout à coup
dans la chambre sombre l'éblouissante lumière de
deux torches.
A la lueur de ces torches, Dantès, vitbriller les sa-
bres et les mousquetons de quatre gendarmes.
11 avait fait deux pas en avant, il demeura immo-
bile à sa place, en voyant ce surcroît de force.
— Yenez-vous me chercher? demanda Dantès. —
Oui, répondit un des gendarmes. — De la part de
M. le substitut du procureur du roi? — Mais je le pense .
— Bien, dit Dantès, je suis prêt à vous suivre.
La con\'iction qu'on venait le chercher de la part
de M. de Villefort ôtait toute crainte au malheureux
jeune homme : il s'avança donc, calme d'esprit, libre
de démarche, et se plaça de lui-même au milieu de son
escorte.
— 92 —
Une voiture attendait à la porte delà rue, le cocher
était sur le siéjïo, un exempt était assis près du cocher.
— Est-ce donc pour moi que cette voiture est là?
demanda Dantès. — C"cst pour vous, répondit un des
gendarmes, montez.
Dantès voulut faire quelques observations, mais
la portière s'ouvrit, il sentit qu'on le poussait , il n'a-
vait ni la possibilité ni même l'intention de faire ré-
sistance : il se trouva en un instant assis au fond de
la voiture, entre deux gendarmes, les deux autres s'as-
sirent sur la banquette de devant, et la pesante ma-
chine se mit en route avec un roulement sinistre.
Le prisonnier jeta les yeux sur les ouvertures: elles
étaient grillées, il n'avait fait que chanecr de prison .
seulement celle-là roulait, et le transportait en roulant
vers un but ignoré. A travers les barreaux serrés à
pouvoir à peine y passer la main. Dantès reconnut ce-
pendant qu"on longeait la rue Caisserie, et que, par la
rue Saint-Laurent et la rue Tamaris, on descendait
vers le quai.
Bientôt il vit à travers ses barreaux, à lui, et les
barreaux du monument près duquel il se trouvait,
briller les lumières de la Consisne.
La voiture s"arrèta. Texempt descendit, s'approcha
du corps de garde , une douzaine de soldats en sor-
tirent et se mirent en haie . Dantès voyait, à la lueur
des réverbères du quai, reluire leurs fusils.
— Serait-ce pour moi. se demanda-t-il, que l'on dé-
ploie une pareille force militaire?
L'exempt, en ouvrant la portière qui fermait à clef,
quoique sans prononcer une seule parole, répondit à
cette question, car Dantès vit entre les deux haies de
soldais un chemin ménagé pour lui de la voiture au
port.
Les deux gendarmes qui étaient assi.s sur la ban-
— 93 —
quette de derant descendirent les premiers, puis on le
fit descendre à son tour, puis ceux qui se tenaient à
ses côtés le suivirent. On marcha vers un cinot qu'un
marinier de la douane maintenait près du quai par une
chaîne. Les soldats regardèrent passer Dantès d"an
air de curiosité hébétée. En un instant il fut installé
à la poupe du bateau, toujours entre ces quatre gen-
darmes, tandis que l'ciempt se tenait à la proue. Une
violente secousse éloigna le bateau du bord, quatre
rameurs nagèrent vigoureusement vers le Pilon. A un
cri poussé de la barque, la chaîne qui ferme le port
s'abaissa, et Dantès se trouva dans ce qu'on appelle le
Frioul. c'est-à-dire hors du port.
Le premier mouvement du prisonnier, en se retrou-
vant en plein air, avait été un mouvement de joie.
L'air, c'est presque la liberté. 11 respira donc à pleine
poitrine cette brise vivace qui apporte sur ses ailes
toutes ces senteurs inconnues de la nuit et de la mer.
Bientôt cependant il poussa un soupir, il passait de-
vant cette Réserve où il avait été si heureux le matin
même pendant l'heure qui avait précédé son arresta-
tion, et, à travers l'ouverture ardente de deux fenêtres,
le bruit joyeux d'un bal arrivait jusqu'à lui.
Dantès joignit les mains, leva les yeux au ciel et
pria.
La barque continuait son chomin , elle avait dé-
passé la Tête-de-Mort. elle était en face de l'anse du
Pharo, elle allait doubler la batterie, c'était une ma-
nœuvre incompréhensible pour Dantès.
— Mais où donc me menez-vous? demanda-t-il. —
"Vous le saurez tout à l'heure. — Mais encore... — Il
nous est interdit de vous donner aucune explication.
Dantès était à moitié soldat, questionner des subor-
donnés auxquels il était délVn iu de répondre lui parut
une chose absurde, et il se tut.
— 94 —
Alors les pensées les plus étranges passèrent par
son esprit ; comme on ne pouvait faire une longue
route dans une pareille barque, comme il n'y avait
aucun bâtiment à Tancre du côté où l'on se rendait, il
pciisa qu'on allait le déposer sur un point éloigné de
la côte et lui dire quil était libre, il nétait point at-
taché, on n'avait fait aucune tentative pour lui mettre
les menottes, cela lui paraissait d'un bon augure;
d'ailleurs le substitut, si excellent pour lui. ne lui
avait-il pas dit que, pourvu qu'il ne prononçât point
ce nom fatal de Noirtier, il n'avait rien à craindre?
'V'iilefort n'avait-il pas, en sa présence, anéanti cette
dangereuse lettre, seule preuve qu'il eût contre lui?
Il attendit donc muet et pensif, et essayant de per-
cer avec cet œil du marin exercé aux ténèbres, et ac-
coutumé à l'espace dans l'obscurité de la nuit.
On avait laissé à droite l'île Ratonneau, où brûlait
un phare, et tout en longeant presque la côte on était
arrivé à la hauteur de l'anse des Catalans. Là les re-
gards du prisonnier redoublèrent d'énergie; c'était là
qu'était 3Iercédès, et il lui semblait à chaque instant
voir se dessiner sur le rivage sombre la forme vague
et indécise d'une femme.
Comment un pressentiment ne disait-il donc pas à
^fiTcédès que son amant passait à trois cents pas
délie?
Une seule lumière brillait aux Catalans. En inter-
rogeant la position de cette lumière. Dantès reconnut
qu'elle éclairait la chambre de sa fiancée. Mercedes
étîit la seule qui veillât dans toute la petite colonie.
En poussant un grand cri, le jeune homme pouvait
être entendu de sa fiancée.
Une fausse honte le retint. Que diraient ces hommes
qui le gardaient en l'entendant crier comme un in-
sensé ?
— 95 —
Il resta donc muet et les ycui fixés sur cette lumière.
Pendant ce temps, la barque continuait son chemin ,
mais le prisonnier ne pensait point à la barque, il
pensait à Mercedes.
Un accident de terrain fit disparaître la lumière.
Dantès se retourna et s'aperçut que la barque gagnait
le large.
Pendant qu'il regardait, absorbé dans sa propre
pensée, on avait substitué les voiles aux rames, et la
barque s'avançait maintenant poussée par le vent.
Malgré la répugnance qu'éprouvait Dantès à adres-
ser au gendarme de nouvelles questions, il se rappro-
cha de lui. et lui prenant la main :
— Camarade, lui dit-il. au nom de votre conscience,
et de par votre qualité de soldat, je vous adjure d'a-
voir pitié de moi et de me répondre. Je suis le capi-
taine Dantès. bon et loyal Français, quoique accusé
de je ne sais quelle trahison : où me menez- vous ?
dites-le. et. foi de marin, je me rangerai à mon devoir
et me résignerai à mon sort.
Le gendarme se gratta l'oreille, regarda son cama-
rade. Celui-ci fit un mouvement qui voulait dire à peu
près : il me semble qu'au point où nous en sommes il
n'y a pas d'inconvénient, et le gendarme se retourna
vers Dantès :
— Vous êtes Marseillais et marin, dit-il. et vous me
demandez où nous allons ? — Oui. car, sur mon hon-
neur, je l'ignore. — Ne vous en doutez-vous pas ? —
Aucunement. — Ce n'est pas possible! — Je \ûus le
jure sur ce que j'ai de plus sacré au monde. Répon-
dez-moi donc de grâce! — Mais la consigne? — La
consigne ne vous défend pas de ra'apprendre ce que
je saurai dans dix minutes, dans une demi-heure, dans
une heure peut-être. Seulement vous m'épargnez d'ici
là des siècles d'incertitudes. Je vous le demande
— 96 —
comme si vous étiez mon ami. Regardez, je ne veux
ni me révolter ni fuir. Bailleurs je ne le puis. Où
allons-nous? — A moins que vous n'ayez un bandeau
sur les yeux, ou que vous ne soyez jamais sorti du
port de Marseille, vous devez cependant deviner où
vous allez ? — Non. — Regardez autour de vous, alors.
Dantès se leva, jeta naturellement les yeux sur le
point où paraissait se diriger le bateau, et à cent
toises devant lui il vit sélever la roche noire et ardue
sur laquelle monte, comme une superfétation du si-
lex, le sombre château dif.
Cette forme étrange, cette prison autour de laquelle
règne une si profonde terreur, cette forteresse qui
fait vivre, depuis trois cents ans, Marseille de ses
lugubres traditions, apparaissant ainsi tout à coup à
Dantès qui ne songeait point à elle, lui fit l'effet que
fait au condamné à mort Taspect de l'échafaud.
— Ah ! mon Dieu ! s'écria-t-il, le château d'If, et
qu"alions-nuns faire là ?
Le gendarme sourit.
— Mais on ne me mène pas là pour y être empri-
sonné ? continua Dantès. Le château d'If est une pri-
son d'Étal, destinée seulement aux grands coupables
politiques. Je n'ai commis aucun crime. Est-ce qu'il
y a des juges d'instruction, des magistrats quelcon-
ques au château d'If ? — Il n'y a, je le suppose, ditle
gendarme, qu'un gouverneur, des geôliers, une gar-
nison et de bons murs. Allons, allons, l'ami, ne faites
pas si fort l'étonné : car, en vérité, vous me feriez
croire que vous reconnaissez ma complaisance en vous
moquant de moi.
Dantès serra la main du gendarme à la lui briser.
— Vous prétendez donc, dit-il, que l'on me conduit
au château d'If pour m'y emprisonner? — C'est pro-
bable, dit le gendarme ; mais, en !out cas, catnarade.
— 97 -
il est ihuliic di' nie stiicrsi fort. — Sans antre infor-
mation, sans autres formalités ? demanda le jeune
homme. — Les formalités sont remplies, l'informa-
tion est faite. — Ainsi, malgré la promesse de M. de
Villefort?... — Je ne sais si M. de Villefort vous a
fait une promesse, dit le gendarme, mais ce que je
sais, c'est que nous allons au château d'ïf. Eh bien !
que faites-vous donc? Holà, camarades, à moi ?
Par un mouvement prompt comme l'éclair, qui
cependant avait été prévenu par l"œil exercé du g n-
darme, Dantès avait voulu s'élancer à la mer : mais
quatre poignets vigoureux le retinrent au moment où
ses pieds quittaient le plancher du bateau.
Il retomba au fond de la barque en hurlant de rage.
— Bon ! s"écria le gendarme en lui mettant le genou
sur la poitrine, bon ! voilà comme vous tenez vofre
parole de marin? Fiez-vous donc aux gens doucereux'
Eh bien, maintenant, mon cher ami, faites un mou-
vement, un seul, et je vous loge une balle dans la
tête. J'ai manqué à ma première consigne, mais, je
vous en réponds, je ne manquerai pas à la seconde.
Et il abaissa effectivement sa carabine vers Dantès.
qui sentit s'appuyer le bout du canon contre sa
tempe.
Un instant il eut lidée de faire ce mouvement
défendu, et d'en finir ainsi violemment avec le mal-
heur inattendu qui s'était abattu sur lui et l'avait
pris tout à coup dans ses serres de vautour. Mais,
justement parce ([ue ce malheur était inattendu.
Dantès songea qu'il ne pouvait être durable; puis l<s
promesses de M. de Villefort lui revinrent à l'esprit ;
puis, s'il faut le dire enfin, cette mort au fond d'un
bateau, venant de la main d'un gendarme, lui apparut
laide et nue.
Il retomba donc sur le plancher de la barque en
— 98 —
}KJUSsant un huricmcnt de rage et en se rongeant les
mains avec fureur.
Presque au même instant un choc violent ébranla
le canot. Un des bateliers sauta sur le roc que la
proue de la petite barque venait de toucher une corde
grinça en se déroulant autour dune poulie, et Dau-
tès comprit qu'on était arrivé et qu'on amarrait l'es-
quif.
En effet, ses gardiens, qui le tenaient à la fois par
les bras et par le collet de son habit, le forcèrent de
se relever, le contraignirent à descendre à terre, et
le traînèrent vers les degrés qui montent à la porte
de la citadelle, tandis que l'exempt, armé d'un mous-
queton à baïonnette, ie suivait par derrière.
Dantès, au reste, neiit point une résistance inutile.
Sa lenteur venait plutôt d'inertie que d'opposition, il
était étourdi et chancelant comme un homme ivre: il
vit de nou\eau des soldats qui s'échelonnaient sur ie
talus rapide, il sentit dts escaliers qui le forçaient de
lever les pieds, il s'aperçut qu'il passait sous une porte
et que cette porte se refermait derrière lui : mais tout
cela machinalement, comme à Iraversun brouillard,
sans rien distinguer de positif. Il ne voyait même plus
la mer, cette immense douleur des prisonniers qui
regardent l'espace avec le sentiment terrible qu'ils
sont impuissants à le franchir.
Il y eut une balte d'un moment pendant laquelle il
essaya de recueillir ses esprits. 11 regarda autour de
lui; il était dans une cour carré:-, formée par quatre
hautes murailles ; on entendait le pas lent et régulier
des sentinelles, et chaque fois qu'elles passaient devant
deux ou trois reflets que projetait sur les murailles la
lueur de deux ou trois lumières qui brillaient dans
l'intérieur du château, on voyait scintiller le canon de
leurs fusils.
— 99 —
On attendit là dix niiiiulfs à peu près. Certains que
Dantès ne pouvait plus fuir, les gendarmes Tavaii nt
lâché. On semblait attendre des ordres; ces ordres
arrivèrent.
— Où est le prisonnier? demanda une voix. — Le
voici, répondirent Ks gendarmes. — Qu'il me suive.
je vais le conduire à son logement. — Allez, diieiit
les gendarmes en poussant Danfès.
Le prisonnier suivit son conducteur, qui le condui-
sit effectivement dans une salle presque souterraine,
dont les murailles nues et suantes semblaient impré-
gnées d'une vapeur de larmes. Une espèce de lampion
posé sur un escabeau, et dont ia mèche nageait dans
une graisse fétide, illuminait les parois lustrées de cet
affreux séjour, en montrait à Dautès son conducti ur,
espèce de geôlier subalterne^ mal vêtu et de basse
mine.
— Voici votre chambre pour cette nuit, dit-il : ii est
tard, et M. le gouverneur est couché. Dem.ain. quand
il se réveillera et qu'il aura pris connaissance di^s
ordres qui vous concernent, peut-être vous change.'-a-
t-il de domicile : en attendant, voici du pain, ii y a de
l'eau dans celte cruche, de la paille là-bas dans un coin,
c'est tout ce qu'un prisonnier peut désirer. Bon soir.
Et avant que Dantes eût songé à ouvrir la bouche
pour lui répondre . avant qu'il eût remarqué où !c
geôlier posait ce pain, avant qu'il se fût rendu compta
de l'endroit où gisait cette cruche, avant qu'il (ût
tourné les yeux vers le coin où l'attendait cette paille
destinée à lui servir de lit. le geôlier avait pris le
lampion, et. refermant la porte, enlevé au prisonnier
ce reflet blafard qui lui avait montré comme à la
lueur d'un éclair les murs ruisselants de sa prison.
Alors il se trouva seul dans les ténèbres et dans le
silence, aussi muet et aussi sombre que ces voûtes
— 100 —
liont il srnîait le fn i»! glaiial s'abaisser sur son front
liiùiaul.
Quand les premiers rayons du jour eurent ramené
un peu de clarté dans cet antre, le geôlier revint avec
ordre de laisser le prisonnier où il était. Dantès n'a-
vait point changé de place. Une main de fer semblait
ravoir cloué à lendroit même où, la veille , il sétait
arrêté ; seulement son œil profond se cachait sous une
enflure causée par la vapeur humide de ses larmes.
11 était immobile et regardait la terre.
Il a\ait ainsi [lassé toute la nuit debout et sans
dormir un seul instant:
Le geôlier s'approcha de lui. tourna autour de lui,
mais Dantès ne parut pas le voir.
Il lui frap^^a sur ïépaule , Dantès tressaillit e!
secoua la tète.
— Kavez-vous donc pas dormi? demanda le geô-
lier. — Je ne sais pas. répondit Dantès.
Le geôlier le regarda avec étonnement.
— N'avez-vous pas faim? continua-t-il. — Je ne
sais pas. répondit encore Dantès. — Voulez-vous
quelque chose? — Je >oudrais voir le gouverneur.
Le geôlier haussa les épaules et sortit.
Dantès le suivit des yeux, tendit les mains vers la
porte entr"ouverte. mais la porte se referma.
Alors sa poitrine sembla se déchirer dans un long
sanglot. Ses larmes, qui gonflaient sa paupière, jail-
lirent comme deux ruisseaux : il se précipita le front
contre terre, et pria longtemps, repassant dans son
esprit toute sa vie passée, et se demandant à lui-
même quel crime il avait commis dans cette vie, si
jeune encore, qui méritât une si cruelle punition.
La journée se passa ainsi. A peine s"il mangea
quelques bouchées de pain et but quelques gouttes
d'eau. Tantôt il restait assis et absorbé dans ses pen-
— 101 —
sées , tantôt il tournait tout autour de sa prison
comme fait un animal sauvage enfermé dans une cage
de fer.
Une pensée surtout le faisait bondir: c'est que
pendant cette traversée, où. dans cette ignorance du
lieu où on le conduisait, il était resté si calme et si
tranquille , il aurait pu dix fois se jeter à la mer , et
une fois dans Teau . grâce à son habileté à nager,
grâce à cette habitude qui faisait de lui un des plus
habiles plongeurs de Marseille, disparaître sous l'eau,
échapper à ses gardiens, gagner la côte, fuir, se cacher
dans quelque crique déserte , attendre un bâtiment
génois ou catalan, gagner l'Italie ou l'Espagne , et de
là écrire à Mercedes de venir le rejoindre. Quant à sa
vie. dans aucune contrée il n'en était inquiet ; partout
les bons marins sont rares : il parlait l'italien comme
un Toscan, l'espagnol comme un enfant de la vieille
Castille; il eût vécu libre, heureux, avec Jîercédès,
son père, car son père fût venu le rejoindre: tandis
qu'il était prisonnier, enfermé au château d'If, dans
cette infranchissable prison, ne sachant pas ce que de-
venait son père . ce que devenait 3îercédès . et tout
cela parce qu'il avait cru à la parole de "V'illefort :
c'était à en devenir fou ; aussi Dantès se roulait-il fu-
rieux sur la paille fraîche que lui avait apportée son
geôlier.
Le lendemain , à la même heure , le geôlier rentra.
— Eh bien ! lui demanda le geôlier, êtes-vous plus
raisonnable aujourd'hui qu'hier ?
Dantès ne répoadit^point.
— Voyons donc, dit celui-ci, un peu de courage;
désircz-vou; quelque chose qui soit à ma disposition?
voyons , diîfs. — Je désire parler au guuvi'rn'ur. —
Eh! dit le geôlier avec impatience, je vous ai déjà dit
que c'était impossible. — Pourquoi cela, impossible?
1. 7
— 102 —
— Parce que, par les règlements de la prison, il n'est
point permis à un prisonnier de le demander. — Et
qiiY a-t-il donc de permis ici? demanda Dantès. —
Une meilleure nourriture en payant , la promenade ,
et quelquefois des livres. — Je n" ai pas besoin de
livres , je n'ai aucune envie de me promener et je
trouve ma nourriture bonne ; ainsi je ne veux qu'une
(lîose, Aoir le j:^ouvorneur. — Si vour; m'ennuyezàme
répéter toujours la même chose , dit le geôlier , je ne
vous apporterai plus à manger. — Kh bien ! dit Dantès,
si tu ne m'apportes plus à mangrr , je mourrai de
fiim, voilà tout.
Uacccnl avec lequel Dantès prononça ces mots
jirouva au geôlier que son prisonnier serait heureux
d2 mourir: aussi, comme tout prisonaier. de compte
fait, rapporte dix sous à peu près par jour à son
geôlier . celui de Dantès envisagea le déScit qui ré-
sulterait pour lui de sa mort, et reprit d'un ton plus
adouci :
— Écoutez : ce que vous désirez Là est impossible ;
ne le demandez donc pas davantage , car il est sans
exemple que. sur sa demande, ic gouverneur soit venu
dans la chambre d'un prisonnier, seulement . soyez
bien sage, on vous permettra la promenade , et il est
[)0ssible qu'un jour, pendant que vous vous promène-
rez, le gouverneur passera : alors vous l'interrogerez,
et, s'il veut vous répondre , c"la le regarde. — Mais ,
dit Dantès, combien de temps puis-je attendre ainsi
sans que ce hasard se présente? — Ah dame ! dit le
geôlier, un mois, trois mois, six mois, un an peut-être.
— C'est trop long, dit Dantès, je veux le voir tout de
suite. — Ah ! dit le geôlier, ne vous absorbez pas ainsi
dans un seul désir impossible, ou avant quinze jours
""" serez fou. — Âh ! tu crois .' dit Danles. — Oui,
i^'if c'est toujours aicsi que commence la folie , nous
— 103 —
en ayons un exemple ici : c'est en oflFrant sans cesse
un million au isrouverneur , si on voulait le mettre en
liberté, que le cerveau de Tabbé ([ui habitait cette
chambre avant vous s'est détraqué. — Et combien y
a-t-il qu'il a quitté cette chambre? — Deux ans. —
On Ta rais en liberté? — Non . ou Ta mis au cachot.
— Écoute, dit Dantès, je ne suis pas un abbé , je ne
suis pas fou; peut-être le dcviendrai-je. mais malheu-
reusement à cette heure j'ai encore tout mon bon sens;
je vais te faire une autre proposition. — Laquelle ? —
Je ne t'offrirai pas un million, moi. car je ne pourrais
pas te le donner: mais je t'oifrirai centécus, si tu
veux . la première fois que tu iras à Marseille , des-
cendre jusqu'aux Catalans , et remettre une b.'ttre à
une jeune fille qu'on appelle Mercedes, pas même une
lettre, deux lignes seulement. — Si je portais ces deux
lisrnes et que je fuss? découvert, je perdrais ma place,
qui est de mille livres par an, sans compter les béné-
fices et la nourriture , vous voy>z donc bien que je
serais un grand imbécile de risquer de perdre mille
livres pour en gagner trois cents. — Eh bien ! dit
Dantès . écoute et retiens bien ceci : si tu refuses de
prévenir le gouverneur que je désire lui parier , si tu
refuses de porter ds^ux lignes à Mercedes , ou tout au
moinsdelaprévenirqucjesuisici.unjour je t'attendrai
caché derrière ma porte, et au moment où lu entreras
je te briserai la tête avec cet escabeau. — Des menaces!
s'écria le geôlier eu faisant un pas en arrière et en se
mettant sur la défensive : décidément la tête vous
tourne ; l'abbé a commencé comme vous, et dans trois
jours vous serez fou à lier, comme lui ; heureusement
que Ton a des cachots au château dif.
Dantès prit lescabeau et il ie fit tournojer autour
de sa tête.
— C'est bien, c'est. bien ! dit le geôlier, eh bien!
— 104 —
puisijue vous le voulez absolument, on va prévenir le
gouverneur. — A la bonne heure, dit Dantès en re-
posant son escabeau sur le sol et en s'asseyant dessus,
la fête basse et les yeux hagards, comme s'il devenait
réellement insensé.
Le geôlier sortit, et un instant après rentra avec
quatre soldats et un caporal.
— Par ordre du gouverneur, dit-il, descendez le
prisonnier un étage au-dessous de celui-ci. — Au
cachot alors? dit le caporal. — Au cachot , il faut
meltre les fous avec les fous.
Les quatre soldats s'emparèrent de Dantès. qui
touiba dans une espèce d'atonie, et les suivit sans
résistance.
On lui fit descendre quinze marches, et on ouvrit
la porte dun cachot dans lequel il entra en murmu-
rant :
— Il a raison , il faut meltre les fous avec les
fous.
La porte se referma, et Dantès alla devant lui, les
mains étendues jusqu'à ce qu'il sentit le mur ; alors il
s'assit dans un angle et resta immobile, tandis que
ses yeuxs habituant peu à peu à l'obscurité, commen-
çaient à distinguer les objets.
Le geôlier avait raison : il s'en fallait de bien peu
que Dantès ne fût fou.
IX. — Le soir des fiançailles.
Villefort, comme nous l'avons dit. avait repris le
chemin de la place du Grand-Cours, et, en rentrant
dans la maison de madame de Saint-Méran, il trouva
— 105 —
les conviyes qu'il avait laissés à table passés au salon
et jir( naiit le café.
Renée Tattendait avec une iiiipalicrico qui éiait
partagée par tout le reste de la société. Aussi fut-il
accueilli par une exclamation générale,
— Eh bien, tranchcur de têtes, soutien de lÉtat ,
Brutus royaliste ! sécria lun. qu'y a-t-il? voyons. —
Eh bien ! sommes-nous menacés d'un nouveau régime
de la terreur ? demanda l'autre. — Logre de Corse
serait-il sorti de sa caverne? demanda un troisième.
— Madame la marquise, dit Villeforl s'approchant
de sa future belle-mère, je viens vous prier de m'ex-
cuser si je suis forcé de vous quitter ainsi... M. le
marquis . pourrais-je avoir l'honneur de vous dire
deux mots en particulier ? — Ah ! mais, c'est donc
réellement grave? demanda la marquise en remarquant
le nuage qui obscurcissait le front de Villefort. — Si
grave que je suis forcé de prendre congé de vous pour
quelques jours ; ainsi, continua-t-il en se tournant vers
Renée, voyez s'il faut que la chose soit grave. — Vous
partez, monsieur? s'écria Renée incapable de cacher
l'émotion que lui causait cette nouvelle inattendue. —
Hélas! oui, mademoiselle, répondit Villefort: il le
faut. — Et où allez-vous donc? demanda la mar-
quise. — C'est le secret de la justice , madame ;
cependant, si quelqu'un d'ici a des commissions pour
Paris , j'ai un de mes amis qui partira ce soir et
qui s'en chargera avec plaisir.
Tout le monde se regarda.
— Vous m'avez demandé un moment d'cnlretiin ?
dit le marquis.
— Oui, passons dans votre cabinet, s'il voul plaît.
Le marquis prit le bras de Villefort et sortit avec
lui.
— Eh bien ! demanda celui-ci en arrivant dans son
— 106 —
cabinet, que se passe-t-il? Parlez. — Des choses que
je crois de la plus haute gravité, et qui nécessitent
mon départ à 1 instant même pour Paris. Maintenant,
marquis, excusez lindiscrète brutalité de la question,
avez-vous des rentes sur l'État? — Toute ma fortune
est en inscriptions; six à sept cent mille francs, à peu
près. — Eh bien, \endcz. marquis, \endez. ou vous
êtes ruiné. — Jiiais comment voultz->cus que je
vende dici ? — Vous avez un agent île change, n est-ce
l)as ? — Oui. — Donnez-moi une lettre pour lui, et
quil vende sans perdre une minute, sans perdre une
seconde ; peut-être même arriverai-je trop tard. —
Diable ! dit k marquis, ne perdons pas de temps.
Et il se mit à table et écri\it une lettre à son agent
de change, dans laquelle il lui ordonnait de vendre à
tout prix.
— Maintenant que j'ai cette lettre, dit Villefort en
la serrant soigneusement dans son portefeuille, il
m'en faut une autre. — Pour qui V — Pour le roi. —
Pour le roi ? — Oui. — Mais je nosc prendre sur moi
d'écrire ainsi à Sa Majesté. — Aussi, n'est-ce pointa
vous que je la demande, mais je vous charge de la
demander à M. de Salvieux. Il faut qu'il me donne
une lettre à l'aide de laquelle je puisse pénétrer près
de Sa Majesté sans être soumis à toutes les formalités
de demande d'audience, qui peuvent me faire perdre
un temps précieux. — Mais n'avez-vous pas le garde
des sceaux qui a ses grandes entrées aux Tuileries et
par l'intermédiaire duquel vous pouvez, jour et nuit,
parvenir jusqu'au roi ? — Oui, sans doute, mais il est
inutile que je partage avec un autre le mérite de la
nouvelle que je porte. Comprenez-^ous? Le garde des
sceaux me reléguerait tout naturellement au second
rang et m'enlèverait tout le bénéfice de la chose. Je ne
vous dis qu'une chose , marquis : ma carrière est
— 407 —
assurée si j'arrive ie premier aux Tuileries, car j'aurai
rendu au roi un service qu'il ne lui sera pas permis
d'oublier. — En ce cas^ mon cher, allez faire vos
paquets; moi jappellc Sahieux, et je lui fais écrire la
lettre qui doit a eus servir de iaissiz-passcr. — Eicn,
ne perdez pas de temps, car dans un quart dheure il
faut que je sois en chaise de poste. — Faites arrêter
votre voiture devant la porte. — Sans aucun dcutc ,
vous m'excuserez aupies de la marquise, n'est-ce
pas? auprès de mademoiselle de Saint-Méran. que
je quitte dans un pareil jour avec un bien profond
regret. — Vous les trouverez toutes deux dans mon
cabinet, et vous pourrez leur faire vos adieux. —
Jierci cent fois, occupez-vous de ma lettre.
Le marquis sonna ; un laquais parut.
— Dites au comte de Sal\ieux que jerattends. —
Allez maintenant, continua le niarquis s'adressant à
Yillcfort. — Bon, je ne fais qu'aller et venir.
Et A'illefort sertit en courant; mais à la porte, il
son^'ca qu'un substitut du procureur du roi qui serait
\u marchant à pas précipités risquerait de troubler le
repos de toute une ^ille: il reprit donc son allure
ordinaire, et qui était toute magistrale.
A sa porte il aperçut dans l'ombre comme un fan-
tôme qui l'attendait debout et immobile.
C était la belle fille catalane , qi.i, n'ayant pas de
nouvelles d'Edmond, s'était échappée à la nuit tom-
bante du Pharo pour venir savoir eile-méme la cause
de l'arrestation de son amant.
A l'approche de Villefort elle se détacha de la
muraille contre laquelle elle était appuyée et vint lui
barrer le cht min. Danlès avait parle au substitut de
sa fiancée, et Ajercédes n'eut point besoin de se
nommer pour que Villefort la reconnût. 11 fui surpris
de la beauté et de la dignité de cette femme, et,
— 108 —
lorsqu'elle lui demanda ce qu'était devenu son amant,
il lui s'.Tiibia que cotait lui l'accusé, et qu*^ c'était elle
le juge.
— L'homme dont vous parlez, dit brusquement
Villefort , est un grand coupable, et je ne puis rien
faire pour lui, mademoiselle.
Mercedes laissa échapper un sanglot, et, comme
Villefort essayait de passer outre, elle l'arrêta une
seconde fois.
— ■ Mais où est-il du moins, deraanda-t-elle, que je
puisse m'informer s'il est mort ou vivant ? — Je ne
sais. Il ne m'appartient plus, répondit Villefort.
Et gêné par ce regard fin et cette suppliante atti-
tude, il repoussa Mercedes et rentra, refermant vive-
ment la porte comme pour laisser dehors cette douleur
qu'on lui apportait.
Mais la douleur ne se laisse pas repousser ainsi.
Comme le trait mortel dont parle Virgile, i"homme
blessé l'emporte avec lui. Villefort rentra, referma la
porte ; mais arrivé dans son salon, les jambes lui
manquèrent à son tour ; il poussa un soupir qui res-
semblait à un sanglot, et se laissa tomber dans un
fauteuil.
Alors, au fond de ce cœur malade naquit le premier
germe d'un ulcère mortel. Cet homme qu'il sacrifiait
à son ambition, cet innocent qui payait pour son père
coupable, lui apparut pâle et menaçant, donnant la
main à sa fiancée pâle comme lui. entraînant après
lui le remords, non pas celui qui fait bondir le ma-
lade, comme les furieux de la fatalité antique, mais ce
tintement, sourd et douloureux qui , à de certains
moments, frappe sur le cœur et le meurtrit au souvenir
d'une action passée, meurtrissure dont les lancinantes
douleurs creusent un mal qui va s'approfondissant
toujours jusqu'à la mort.
— 109 —
Alors il T eut dans riime de cet homme encore un
instant d'hésitation. Déjà jilusifurs fois il avait re-
quis, et cela sans autre émotioi! qir^ eo!i? de la lutte
du juge avec l'accusé, la peine de mort contre les pré-
venus, et ces prévenus exécutés, grâce à son éloquence
foudroyante qui avait entraîné ou les juges ou le jury,
n'avaient pas même laissé un nuage sur son front, car
ces prévenus étaient coupables, ou du moins Villefcrt
les croyait tels. Mais cette fois c'était bien autre
chose : cette peine de la prison perpétuelle, il venait
de l'appliquer à un innocent, à un innocent qui allait
être heureux, et dont il détruisait non-seulement la
liberté mais le bonheur : cette fois, il n'était plus
juge, il était bourreau..
Et en songeant à cela.il sentait ce battement sourd
que nous avons décrit, et qui lui était inconnu jus-
qu'alors, retentissant au fjnd de son cœur et emplis-
sant sa poitrine de vagues appréhensions. C'est ainsi
que, par une violente souffrance instinctive, est averti
le blessé qui jamais n'approchera, sans trembler, le
doigt de sa blessure ouverte et saignante avant que sa
blessure ne soit refermée.
Mais la blessure qu'avait reçue Villefort était de
celles qui ne se ferment pas. ou qui ne se ferment que
pour se rouvrir plus sanglantes et plus douloureuses
qu'auparavant.
Si, dans ce moment, la douce voix de Renée eût
retenti à son oreille pour lui demander grâce, si la
belle Mercedes fût entrée et lui eût dit : Au nom du
Dieu qui nous regarde et qui nous juge, rendez-moi
mon fiancé : oui, ce front, à moitié plié sous la néces-
sité, s'y fût courbé tout à fait, et de ses mains glacées
il eût sans doute, au risque de tout ce qui pouvait en
résulter pour lui, signé l'ordre de mettre en liberté
Santés : mais aucune voix ne murmura dans le si-
— 110 —
lence ; et la porte ne s'ouvrit que pour donner entrée
au valet de chambre de Yillefort, qui ^int lui dire que
les chevaux de posle étaient à la calèche de voyage.
yillefort se le^ a ou jiiulùt bondit comme un homme
qui triomphe dune lutte intérieure, courut à son se-
crétaire, versa dans ses poches tout l'or qui se trouvait
dans Tun des tiroirs, tourna un instant effaré dans la
chambre, la main sur son front, en articulant des
paroles sans suite; puis enfin, sentant que son valet
de chambre venait de lui poser son manteau sur les
épaules, il sortit, sélança en voiture et ordonna dune
voix brève de toucher rue du Grand-Cours, chez M. de
Saint-Méran.
Le malheureux Dantès était condamné.
Comme lavait promis M. de Saint-Méran, "Villefort
trouva la marquise et Renée dans le cabinet. En
apercevant Renée, le jeune homme tressaillit; car il
crut quelle allait lui demander de nouveau la liberté
de Dantes. Mais, hélas ! il faut le dire à la honte de
notre égoisme, la belle jeune fille n'était préoccupée
que d'une chose : du départ de Yillefort.
Elle aimait Villefort. Yillefort allait partir au mo-
ment de devenir son mari; Yillefort ne pouvait dire
quand il reviendrait, et Renée, au lieu de plaindre
î)antès. maudit Ihomme qui, par son crime, la sépa-
rait de son amant.
Que devait donc dire Mercedes !
La pauvre Mercedes avait retrouvé , au coin de la
rue de la Loge. Fernand. qui l'avait suivie ; elle était
rentrée aux Catalans, et. mourante, désespérée, elle
s'était jetée sur son lit. Devant ce lit Fernand s"étail
mis à genoux, et pressant sa main glacée, que 31er-
cédès ne songeait pas à retirer, il la couvrait de bai-
sers brûlants que Bîercédès ne sentait même pas.
Elle passa la nuit ainsi. La lampe s'éteignit quand
— 111 —
il n'y eut plus d'huile : elle ne vit pas plus l'obscurité
qu'elle n'avait vu la lumière, et le jour revint sans
qu'elle vît le jour,
La douleur avait mis devant ses yeux un handcau
qui ne lui laissait voir qu'Edmond.
— Ah, vous êtes là ! dit-elle enfin en se retournant
du côté de Fernand.
— Depuis hier je ne vous ai pas quittée, répondit
Fernand avec un soupir douloureux.
M. Morrel ne s'était pas tenu pour battu : il avait
appris qu'à la suite de son interrogatoire , Danîès
avait été conduit à la prison; il avait alors couru chez
tous ses amis, il s'était présenté chez les personnes de
Marseille qui pouvaient avoir de lintJuence, mais
déjà le bruit s'était répandu que le jeune homme avait
été arrêté comme agent bonapartiste 5 et, comme à
cette époque, les plus hasardeux regardaient comme
un rêve insensé toute tentative de Napoléon pour re-
monter sur le trône, il n'avait trouvé partout que froi-
deur, crainte et refus, et il était rentré chez lui déses-
péré, mais avouant cependant que la position était
grave et que personne n'y pouvait rien.
De son côté, Caderousse était fort inquiet et fort
tourmenté : au lieu de sortir comme l'avait fait M. Mor_
rel, au lieu d'essayer quelque chose en faveur de Dan-
tés, pour lequel d'ailleurs il ne pouvait rien, il s'était
enfermé avec deux bouteilles de vin de cassis et avait
essayé de noyer son inquiétude dans l'ivresse.
Mais, dans l'état d'esprit où il se trouvait, c'était
trop peu de deux bouteilles pour éteindre son juge-
ment; il était donc demeuré, trop ivre pour aller
chercher d'autre vin. pas assez ivre pour que l'ivresse
eût éteint ses souvenirs, accoudé en face de ses deux
bouteilles vides sur une table boiteuse, et voyant
danser au reflet de sa chandelle à la longue mèche tous
— 112 —
ces spectros. qu'Hoffmann <•) semés sur ses manuscrits
liiHiiidf'S r!i^ {iiiiich comme Tino poij>sièro fantastique.
Î3ai:glais seul n'étuitni tourmenté ni inquicL; Uan-
glais même était joyeux; car il s'était vengé d'un en-
nemi et avait assuré abord du Pharaon sa place, qu'il
craignait de perdre : Danglars était un de ces hommes
de calcul qui naissent avec une plume derrière To-
reille et un encrier à la place du cœur ; tout était pour
lui dans ce monde soustraction ou multiplication, et
un chiffre lui paraissait hien plus précieui qu'un
homme, quand ce chiffre pouvait augmenter le total
que cet homme pouvait diminuer.
Danglars s'était donc couché à son heure ordinaire
et dormait tranquillement.
Yillefort, après avoir reçu la lettre de monsieur de
Sa! vieux, embrassé Renée sur les deux joues, baisé la
main de madame de Saint-IVJéran, et serré celle du
marquis, courait la poste, sur la route d"Aix.
Le père Dantès se mourait de douleur et d'inquié-
tude.
Quant à Edmond, nous savons ce qu'il était devenu.
X. — Le petit cabiuel des Tuileries.
Abandonnons Viliefort sur la route de Paris, où,
grâce aux triples guides qui! paye, il brûle le chemin,
et pénétrons à travers les deux ou trois salons qui ie
précèdent dans ce petit cabinet des Tuileries, à la fe-
nêtre cintrée, si bien connu pour avoir été le cabinet
favori de Napoléon et de Louis XVIII, et pour être
aujourd'hui celui du roi Louis-Philippe.
Là, dans ce cabinet, assis devant une table de noyer
— 113 —
qu'il avait rapportés de Hartwell, et que. par une de
ces manies familières aux grands personnages, ii af-
fectionnait tout particulièrement, le roi Louis XVIH
écoutait assez légèrement un homme de cinquante à
cinquante deux ans, à cheveux gris, à la figure aristo-
cratique, à la mise scrupuleuse, tout en notant à la
marge un volume d'Horace, édition deGryphius, assez
incorrecte quoique estimée, et qui prêtait beaucoup
aux sagaces observations philosophiques de Sa Ma-
jesté.
— Vous dites donc, monsieur ? dit le roi. — Que
je suis on ne peut plus inquiet, sire. — Vraiment,
auriez-vous vu en songe sept vaches grasses et sept
vaches maigres ? — Non, sire, car cela ne nous an-
noncerait que sept années de fertilité et sept années
de disette, et avec un roi aussi prévoyant que l'est
Votre Majesté la disette n'est pas à craindre. — De
quel autre fléau est-il donc question, mon cher Blacas?
— Sire, je crois, j'ai tout lieu de croire qu'un orage se
forme du côté du Midi. — Eh bien, mon cher duc,
répondit Louis XVIII, je vo«s crois mal renseigné,
et je sais positivement, au contraire, qu'il fait très-
beau temps de ce cô;ô-là. — Tout homme d'esprit qu'il
était, Louis XVIII aimait la plaisanterie facile, —
Sire, dit M. de Blacas, ne fût-ce que pour rassurer un
fidèle serviteur, Votre Majesté ne pourrait-elle pas
envoyer dans le Languedoc, dans la Provence et dans
le Dauphiné des hommes sûrs qui lui feraient un rap-
port sur l'esprit de ces trois provinces? — Canimua
surdis^ répondit le roi tout en continuant d'annoter
son Horace. — Sire, répondit le courtisan en riant
pour avoir l'air de comprendre rhémistiche du poète
de Vénus, Votre Majoslé peut avoir parfaitement rai-
son en comptant sur le bon esprit de la Fiance; mais
je crains de ne pas avoir tout à fait tort en craignant
— 114 —
quelque tentative désespérée. — De la part de qui ? —
De la part de Bonaparte, ou du moins de son parti. —
Mon cher Blacas. dit le roi, vous m'empêchez de tra-
vailler avec vos terreurs. — Et moi. sire, vous m'em-
pêchez de dormir avec votre sécurité. — Attendez,
mon cher, attendez, je tiens une note très-heureuse
sur le Pastor qutnn trahere ; attendez, et vous conti-
nuerez après.
11 se fit un instant de silence, pendant lequel
Louis XVIII inscrivit, d'une écriture qu'il faisait aussi
menue que possible, une nouvelle note en marge de
son Horace ; puis, cette note inscrite :
— Continuez, mon cher duc. dit-il en se relevant de
l'air satisfait d'un homme qui croit avoir eu une idée
lorsqu'il a commenté l'idée d'un autre — Continuez,
je vous écoule. — Sire, dit Blacas qui avait eu un in-
stant l'espoir de confisquer Villefort à son profit, je
suis forcé de vous dire que ce ne sont point de sim-
ples bruits dénués de fondement, de simples nouvelles
en l'air, qui m'inquiètent. C'est un homme bien pen-
sant, méritant toute ma confiance, et chargé par moi
de surveiller le^^iidi, le duc hésita en prononçant ces
mots, qui arrive en posic pour me dire : Un grand
péril menace le roi. Alors, je suis accouru, sire. —
Mula ducis avi dominn_. continua Louis XVIII en an-
notant. — "Votre majesté m"ordonne-t-e!le de ne plus
insister sur ce sujet? — Non. mon cher duc, mais
allongez la main. — Laquelle? Celle que vous vou-
drez, là-bas à gauche. — Ici, sire? — Je vous dis à
gauche et vous cherchez à droite ; c'est h ma gauche
que je veux dire : là, vous y êtes, vous devez trouver
le rapport du ministre de la police en date d'hier...
mais, tenez, voici M.Dandré lui-même... n'est-ce pas.
vous dites 'SI. Dandié? interrompit Louis XVIII s'a-
dressant à l'huissier qui venait eu effet d'annonceiia
— 115 —
ministre de la police. — Oui, sire. M, le baron Dan-
dré. reprit Thuissier. — C'est juste, biron. reprit
Louis XVIÏI avec un imperceptible sourire ; entrez,
baron, et racontez au duc ce que vous savez de plus
récent sur 31. de Bonaparte. Ne nous dissimulez rien
de la situation, quelque grave qu'elîe soit. Voyons,
rUe d"Elbe est-elle un volcan, et allons-nous en voir
sortir la guerre toute flamboyante et tout hérissée,
hclla,, horridn bella ?
5î. Bandré se balança fort gracieusement sur le
dos d"un fauteuil auquel il appuyait ses deux mains
et dit:
— Votre Majesté a-t-cUe bien voulu consulter le
rapport dhier? — Oui. oui; mais dites au comte lui-
même, qui ne peut le trouver, ce que contenait es rap-
port; détaillez-lui ce que fait lusurpafeur dans son
île. — ^.îonsieur. dit le baron au comte, tous les ser-
viteurs de Sa Majesté doivent s'applaudir des nouvelles
récentes qui nous parviennent de lile d'Elbe. Bona-
Darte...
5î. Dandré regarda Louis XVîlI. qui. occupé d'é-
crire une note, ne leva pas même la tète.
— Bonaparte, continua le baron, s'ennuie mortelle-
ment; il passe des journées entières à regarder tra-
vailler ses mineurs de Porto-Lonjronc-.— Et il se gratte
pour se distraire, dit le roi. — 11 se gratte ! demanda
le comte, que veut dire Votre 3îajesté ? — Eh oui.
mou cher comte, oubliez-vous donc que ce grand
homme, cehé.'os. ce demi-dieu est atteint d'une ma-
ladie de peau qui le dévore ! pnnifjo. — 11 y a plus,
monsieur le comte, continua le ministre de la police,
nous sommes à peu près sûrs que dans peu de temps
l'usurpiteur sera fou. — Fou? — Fou à lier : sa tète
s'affaiblit, tantôt il pleuie à chaudes larmes, tantôt il
rit à gorge déployée ; d'autres fois, il passe des heures
— 116 —
sur le rivage à jeter des cailloux dans l'eau, et lorsque
le eaillou a fait cinq ou six ricochets, il paraît aussi
satisfait que s'il avait gagné un autre Marengo ou un
nouvel Austerlitz : voilà, vous en conviendrez, des
signes de folie. — Ou de sagesse, monsieur le baron,
ou de sagesse, dit Louis XVIII en riant; c'était en
jetant des cailloux à la mer que se récréaient les grands
capitaines de l'antiquité; voyez Plutarque, à la vie de
Scipion l'Africain.
M. de Blacas demeura rêveur entre ces deux insou-
ciances, Villefort, qui n'avait pas voulu tout lui dire
pour qu'un autre ne lui enlevât point le bénéfice tout
entier de son secret, lui en avait dit assez cependant
pour lui donner de graves inquiétudes.
— Allons, allons, Dandré. dit Louis XVIII, Blacas
n'est point encore convaincu; passez à la conversion
de l'usurpateur.
— Conversion do l'usurpateur ! murmura le comle,
regardant le roi et Dandré, qui alternaient comme
deux bergers de Virgile. L'usurpateur est-il converti ?
— Absolument, mon cher comte. — Mais converti à
quoi? — Aux bons princip. s ; expliquez-cela, baron.
— Voici ce que c'est. M. le comte, dit le ministre
avec le plus grand sérieux du monde : dernièrement
Napoléon a passé une revue, et comme deux ou trois
de ses vieux grognards, comme il les appelle, mani-
festaient le désir de revenir en France, il leur a donné
leur congé en les exhortant à servir leur bon roi; ce
furent ses propres paroles. M. le comte, j'en ai la
certitude. — Eh bien? Blacas, qu'en pensez- vous?
ditlo roi triomphant, en cessant un instant de com-
puls;-r le scolia^te volumineux ouvert devant lui. —
Je dis, sire, que le ministre de la police ou moi
nous nous trompons ; mais comme il est impossible
que ce soit le ministre de la police, puisqu'il a en garde
— 117 —
le salut et l'honneur de Votre Majesté, il est probable,
que c'est moi qui fais erreur. Cependant, sire, à la
place de Votre Majesté, je voudrais interroger la per-
sonne dont je lui ai parlé ; j'insisterai même pour
que Votre Majesté lui fasse cet honneur. — Volon-
tiers, comte, sous vos auspices je recevrai qui vous
voudrez ; mais je veux le recevoir les armes en main.
M. le ministre, avcz-vous un rapport plus récent que
celui-ci ? car celui-ci a déjà la date du 20 février, et
nous sommes au 3 mars? — Non, sire, mais j'en at-
tendais un d'heure en heure. Je suis sorti depuis le
malin, et peut-être pendant mon absence est-il arrivé.
— Allez à la préfecture, et s'il n'y en a pas, eh bien,
eh bien, continua en riant Louis XVIIl. faites-en un ;
n'est-ce pas ainsi que cela se pratique ! — Oh ! sire,
dit le ministre. Dieu merci, sous ce rapport, il n'est
besoin de rien inventer; chaque jour on encombre
nosbureauxdesdénonciations les plus circonstanciées,
lesquelles proviennent d'une foule de pauvres hères
qui espèrent un peu de reconnaissance pour les ser-
vices qu'ils ne rendent pas, mais qu'ils voudraient
rendre. Ils placent sur le hasard, et ils espèrent une
espèce de réalité à leurs prédictions. — C'est bien,
allez, monsieur, dit Louis XVIII, et songez que je vous
attends. — Je ne fais qu'aller et venir, sire, dans dix
minutes je suis de retour. — Et moi. sire, dit M. de
Blacas, je vais chercher mon messager. — Attendez
donc, attendez donc, dit Louis XVÏII. En vérité, Bla-
cas. il faut que je vous change vos armes: je vous
donnerai un aigle aux vols éployés, tenant entre ses
serres une proie qui essaye vainement de lui échap-
per, avec cette divise : Tenax. — Sire, j'écoute, dit
M. de Blacas, se rongeant les poings d'impatience. —
Je voulais vous consulter sur ce passage t Molli fugies
anhiletti,, vous savez, il s'agit du cerf qui fuit devant
J. 8
— 418 —
le loup. N'ètcs-vous pas chasseur et grand louvetier ?
Comment trouvez-vous, à ce double titre. le moHi
anhiletti? — Admirable, sire; mais mon messager
est comme le cerf dont vous parlez, car il vient de
faire 220 lieues en poste, et cela en trois jours à
peine. — Cest prendre bien de la fatigue et bien du
souci, mon cher comte, quand nous avons le télégraphe
qui ne met que trois ou quatre heures, et cela sans
que son haleine en souffre le moins du monde. — Ah
sire ! tous récompensez bien mal ce pauvre jeune
homme qui arrive de si loin et avec tant d'ardeur
pour donner à Votre Majesté un a\is utile. Ne fut-ce
que pour M. de Salvieui qui me le recommande, re-
cevez-le bien, je vous en supp.ie. — 31. de Salvieux,
le chambellan de mon frère? — Lui-même. — En
effet, il est à jîarscille. — C'est de là qu'il m'écrit.
— Vous par!e-l-il aussi de cette conspiration ? — Non,
mais il me recommande monsieur de Villefort, et me
charge de lintroduire près de Votre Majesté. —
M. de Villefort. s'écria le roi: ce messager s'appelle-
t-il donc M. de Villefort? — Oui, sire. — Et c'est lui
qui vient de Marseille ? — En personne. — Que ne
me disicz-vous son nom tout de suite? reprit le roi
en laissant percer sur son visage un commencement
d'inquiétude. — Sire, je croyais ce nom inconnu de
Votre Msjpsté. — Non pas. non pas, Biacas ; c'est un
esprit sérieux, élrvé, ambitieux surtout, et. pardieu,
vous connaissez do nom son père ? — Son père ? —
Oui, Noirtier. — Noirtier le girondin ? Noirtier le
sénateur ? — Oui. justement. — Et Votre ?.Iajesté a
employé le fils d'un pareil homme ! — Biacas. mon
ami. vous n'y entendez rien : je vous ai dit que Ville-
fort sacrifiera (out, rnème son père. — Alors, sire,
je dois donc le faire entrer? — A l'instant même,
comte, où est-il ? — Il doit m'attendre en bas dans
— 119 —
ma voiture. — Allez me le chercher. — J'y cours.
Le comte sortit avec la vivacité d'un jeune homme,
l'ardeur de son royalisme sincère lui donnait vingt
ans.
Louis XVni resta seul, reportant les yeux sur son
Horace entr' ouvert et murmurant :
Justumet tenacempropositi virutn,
M. de Blacas remonta avec la même rapidité qu'il
était descendu : mais dans l'antichambre il fut forcé
d'invoquer l'autorité du roi : Ihabit poudreux de
Viilefort, son costume où rien n'était conforme à la
tenue de cour, avaient excité la susceptibilité de M. de
Brézé: qui fut tout étonné de trouver dans ce jeune
homme la prétention de paraître ainsi vêtu devant le
roi. Mais le comte leva toutes les difficultés avec un
seul mot : ordre de Sa Majesté ; et, malgré les obser-
vations que continua de faire le maître des céré-
monies, pour l'honneur du principe, Yillefort fut in-
troduit.
Le roi était assis à la même place où lavait laissé
le comte. En ouvrant la porte, Yillefort se trouva
juste en face de lui : le premier mouvement du jeune
magistrat fut de s'arrêter.
— Entrez, monsieur de Yillefort, dit le roi, entrez.
Yillefort salua et fit quelques pas en avant, atten-
dant que le roi l'inlorrogeât.
— Monsieur de Yiilefort, continua Louis XYIII,
voici le comte de Blacas qui prétend que vous avez
quelque chose d'important à nous dire. — Sire, M. le
comte a raison, et j"espère que Votre Majesté va le
reconnaître elle-même. — Bâbord et avant toutes
choses, monsieur, le mal est-il aussi grand, à votre
avis, que l'on veut me le faire croire ?— Sire, je le crois
pressant ; mais grâce à la diligence que j'ai faite, il
— 120 —
n'est pas irréparable, je l'espère. — Parlez longue-
ment si vous le voulez, monsieur, dit le roi, qui com-
mençait à se laisser aller lui-même à l'émotion qui
avait bouleversé le visage de M. de Blacas et qui
altérait la voix de Villefort. parlez, et surtout com-
mencez par le commencement : j'aime l'ordre en toutes
choses. —Sire, dit Villefort. je ferai à Votre Majesté
un rapport fidèle; mais je la prierai cependant de
ra'eicuser si le trouble où je suis jette quelque ob-
scurité dans mes paroles.
Un coup d'oeil, jeté sur le roi après cet exorde insi-
nuant assura Villefort de la bienveillance de son au-
guste auditeur, et il continua :
— Sire, je suis arrivé le plus rapidement possible à
Paris pour apprendre à Votre Majesté que j'ai décou-
vert dans le ressort de mes fonctions, non pas un de
ces complots vulgaires et sans conséquences, comme il
s'en trame tous les jours dans les derniers rangs du
peuple et de l'armée, mais une conspiration véritable,
une tempête qui ne menace rien moins que le trône de
Votre Majesté. Sire, l'usurpateur arme trois vaisseaux;
il médite quelque projet, insensé peut-être, mais
peut-être aussi terrible tout insensé qu'il est. A cette
heure, il doit avoir quitté l'île d'Elbe, pour aller où?
je l'ignore , mais à coup sûr pour tenter une descente
soit à Naples, soit sur les côtes de Toscane, soit même
en France. Votre Majesté n'ignore pas que le souve-
rain de l'île d'Elbe a conservé des relations avec l'Italie
et avec la France. — Oui . monsieur, je le sais, dit le
roi fort ému. et dernièrement encore on a eu avis que
des réunions bonapartistes avaient lieu rue Saint-
Jacques, mais continuez, je vous prie; comment avez-
vous eu ces détails ? — Sire . il résulte d'un interro-
gatoire que j'ai fait subir à un homm.^ dcMars.rllieque
depuis longtemps je surveillais et que j'ai fait arrêter
— 121 —
le jour inômc de mon d(^part ; cet hoinm?!. marin lur-
hulenl et d'un bonr.parlismo qui mï'tait suspect, a
été secrètement à IHe d Elbe ; ii y a vu le grand ma-
réchal, qui l'a chargé d'une mission verbale pour un
bonapartiste de Paris dont je n'ai jamais pu lui faire
dire le nom ; mais cette mission était de charger ce
bonapartiste de préparer les esprits à un retour ( re-
marquez que c'est l'interrogatoire qui parle, sire,) à
un retour qui ne peut manquer d'être prochain. —
Et où est cet homme ? demanda Louis XVÎII. — En
prison, sire. — Et la chose vous a paru grave ? — Si
grave , sire , que cet événement m"ayant surpris au
milieu d'une fêle de famille , le jour même de mes
fiançailles, j'ai tout quitté, fiancée et amis, tout remis
à un autre temps pour venir déposer aux pieds de
Votre Majesté et les craintes dont j'étais atteint, et
l'assurance de mon dévouement. — C'est vrai , dit
Louis XVIÎl , n'y avait-il pas un projet d'union enlie
vous et mademoiselle de Saint-Méran? — La fille d'un
des plus célèbres serviteurs de Votre Majesté. — Oui,
oui ; mais revenons à ce complot, M. de Villefort. —
Sire, j'ai peur que ce ne soit plus qu'un complot , j'ai
peur que ce ne soit une conspiration. — Une conspi-
ration dans ces temps-ci, dit Louis XVIII en souriant,
est chose facile à méditer mais plus difficile à conduire
à son but par cela même que. rétabli d'hier sur le
trône de nos ancêtres, nous avons les yeux ouverts
à la fois sur le passé, sur le présent et sur l'avenir ;
depuis dix mois mes ministres redoublent de sur-
veillance, pour que le littoral de la Méditerranée soit
bien gardé. Si Bonaparte descendait à Naples, la coa-
lition tout entière serait sur pied avant sculemint qu'il
fût à Piombino : s'il descendait en Toscane, il mettrait
le pied en pays ennemi; s'il descend en France, ce
sera avec une poignée d'hommes, et nous en viendrons
— 122 —
facilement à bout , exécré comme il l'est par la popu-
lation. Rassurez-vous donc, monsieur; mais ne comp-
tez pas moins sur notre reconnaissance royale.
— Ah ! voici M. Dandré, s"écria le comte de Blacas.
En ce moment parut en effet sur le seuil de la porte
M. le ministre de la police, pâle, tremblant, et dont
le regard vacillait comme s'il eût été frappé d'un
éblouissement.
Villefort fit un pas pour se retirer, mais un serre-
ment de main de M. de Blacas le retint.
XI. — l'ogre de Corse.
Louis XVIII , à l'aspect de ce visage bouleversé .
repoussa ^iolemmenl la table devant laquelle il se
trouvait. — Qu'avez- vous donc. M. le baron? sécria-
t-il. vous paraissez tout bouleversé : ce trouble, cette
hésitation, ont-ils rapport à ce que disait M. de Blacas,
et à ce que confirmait M. de Yillcforl?
De son cûté, M. de Blacas s'approchait vivement du
baron ; mais la terreur du courtisan empêchait de
triompher l'orgueil de l'homme dÉlal : en effet , en
pareille circonstance, il était bien autrement avanta-
geux pour lui d'être humilié par le préfet de police que
de l'humilier sur un pareil sujet. — Sire... balbutia
le baron. — Eh bien, voyous? dit Louis XTIIl.
Le ministre de la police . cédant alors à un mouve-
ment de désespoir, alla se précipiter aux pieds de
Louis XYIII , qui recula d'un pas en fronçant le
sourcil.
— Parlerez-vous? dit-il. — Oh ! sire, quel affreux
malbeur ! suis-je assez à plaindre ? je ne m'en conso-
— 193 —
lerai jamais ! — Monsieur, dit Louis XVIII, je vous
ordonne de parler. — Eh bien. sire, l'usurpateur a
quitté l'île dElbe le 26 février, et a débarqué le
le' mars.— Où cela ? en Italie ? demanda viAement le
roi. — En France, sire, dans un petit port près d'An-
tibes, au golfe Juan. — L'usurpateur a débarqué en
France, près d'Antibes. au ^olfe Juan, à deux cent
cinquante lieues de Paris, le i" mars, et vous appre-
nez cette nouvelle aujourd'hui seulement 5 mars!...
Eh ! monsieur, ce que vous me dites là est impossible :
on vous aura fait un faux rapport, ou vous êtes fou.
— Hélas ! sire, ce n'est que trop vrai !
Louis XVÎII fit un geste indicible de colère et d'ef-
froi , et se dressa tout debout , comme si ce coup
imprévu l'avait frappé en même temps au cœur et au
visage.
— En France ! s'écrîa-t-il, l'usurpateur en France !
Mais on ne veillait donc pas sur cet homme ? mais qui
sait ? on était donc d'accord avec lui ! — Oh ! sire ,
s'écria le comte de Blacas , ce n'est pas un homme
comme M. Dandré que l'on peut accuser de trahison.
Sire, nous étions tous aveugles, et le ministre de la
police a partagé l'aveuglement général, voilà tout. —
Mais... dit Villefort; puis s'arrètant tout à coup ;
Ah!... pardon... pardon... sire, fit-il en sinclinant,
mon zèle m'emporte... que Votre STajesté daigne
m'excuser. — Parlez, monsieur, parlez, parlez hardi-
ment, dit Louis XVIII ; vous seul nous avez prévenu
du mal, aidez-nous à y chercher remède ! — Sire, dit
Villefort, l'usurpateur est détesté dans le Midi ; il m«
semble que s'il se hasarde dans le Midi, on peut faci-
lement soulever contre lui la Provence et le Langue-
doc—Oui, sans doute, dit le ministre, mais il
s'avance par Gap etSisteron.— 11 s'avance ! il s'avance,
dit Louis XVIII ; il marche donc sur Paris ?
— 124 —
Le ministre de la police garda un silence qui équi-
valait au plus complet aveu.
— Et le Dauphiné, monsieur, demanda le roi à Ville-
fort, croyez-vous qu'on puisse le soulever comme In
Provence V — Sire, je suis fâché de dire à Votre Majesté
une vérité cruelle ; maislesprit du Dauphiné est loin
de valoir celui de la Provence et du Languedoc. Les.
monlagnards sont bonapartistes, sire. — Allons, mur-
mura Louis XVI'I, il était bien renseigné. Et combi( n
d'hommes a-t-ii avec lui ! — Sire, je ne sais, dit le
ministre de la police. — Comment, vous ne savez !
Vous avrz cublié de vous infoimer de cette circci:-
stance? Il est vrai qu'elle est de peu d'importance,
ajouta-t-il avec un sourire écrasant.— Sire, je ne pou-
vais m'en informer: la dépêche portait simplement
lannonce du débarquement et de la route prise par
l'usurpateur. — Et comment donc vous est parvenue
cette dépêche ? demanda le roi.
Le ministre baissa la tête, et une vive rougeur en-
vahit son front.
— Par le télégraphe, sire. ba!butia-t-il.
Louis XVIII fit un pas en avant et croisa les bras
comme eût fait Xapoléon.
— Ainsi, dit-il, palissant de colère, sept armées
coalisées auront renversé cet homme; un miracle du
ciel m'aura replacé sur le trône de mes pères après
vingt-cinq ans d'exil; j'aurai, pendant ces vingt-cinq
ans, étudié, sondé, analysé les hommes et les choses
de cette France qui m'était promise, pour qu'arrivé
au but de tous mes vœux, une force que je tenais entre
mes mains éclate et me brise ! — Sire, c'est de la fa-
talité, murmura le ministre, sentant qu'un parti!
poids, léger pour le destin, sufiisait à écraser un
homme. — 3Iais ce que disaient de nous nos ennemis
est donc vrai : Rien appris, rien cublié ! Si j'étais
— 125 —
trahi opjme îiii. encore, je m'en consolerais; mais
être au milieu des gens élevés par moi aui ùigujlés,
qui devaient veiller sur moi plus précieusement que
sur eux-mêmes? car ma fortune c'est la leur : avant
moi. ils n'étaient rien ; après moi, ils ne seront rien.
Et périr misérablement par incapacité , par ineptie:
ah ! oui, monsieur, vous avez bien raison , c'est de la
fatalité.
Le ministre se tenait courbé sous cet effrayant ana-
thème; M. de Blacas essuyait son front couvert de
sueur : Villefort souriait intérieurement, car il sentait
grandir son importance.
— Tomber, continuait Louis XVII I, qui du pre-
mier coup d'oeil arait sondé le précipice où penchait
la monarchie, tomber et apprendre sa chute par le
télégraphe ! Oh ! j'aimerais mieux monter sur lécha-
faud de mon frère Louis XVI que de descendre ainsi
l'escalier des Tuileries, chassé par le ridicule... le
ridicule, monsieur, vous ne savez pas ce que c'est en
France, et cependant vous devriez le savoir. — Sire,
sire, murmura le ministre, par pitié !...— Approchez,
M. de Villefort. continua le roi en s'adressaut au
jeune homme, qui debout, immobile et en arrière
considérait la marche de cette conversation où flottait
éperdu le destin d'un royaume, approchez, et dites à
monsieur qu'on pouvait savoir d'avance tout ce qu'il
n'a pas su. — Sire, il était matériellement impossible
de deviner des projets que cet homme cachait à tout le
monde. — Matériellement impossible ! oui, voilà un
grand mot, monsieur; malheureusement il en est des
grands mots comme des grands hommes, je les ai
mesurés. Matériellement impossible à un ministre,
qui a une administration, des bureaux, des agents,
des mouchards, des espions, et quinze cents mille
francs de fonds secrets, de savoir ce qui se passe à
— 126 —
soixante lieues des côtes de France ? Eh bien, tenez,
voici monsieur, qui n'avait aucune de ces ressources
à sa disposition, voici monsieur, simple magistrat,
qui en savait plus que vous avec toute votre police, et
qui eût sauvé ma couronne s'il eût eu, comme vous, le
droit de diriger un télégraphe.
Le regard du ministre de la police se tourna avec
une expression de profond dépit sur Villefort, qui in-
clina la tète avec la modestie du triomphé.
— Je ne dis pas cela pour vous. Blacas, continua
Louis XVIII, car si vous n'avez rien découvert, vous
au moins, avez-vous eu le bon esprit de persévérer
dans votre soupçon : un autre que vous eût peut-être
considéré la révélation de Villefort comme insigni-
fiante, ou bien encore suggérée par une ambition vé-
nale.
Ces mots faisaient allusion à ceux que le ministre
de la police avait prononcés avec tant de confiance
une heure auparavant.
Villefort comprit le jeu du roi. Un autre peut-être
se sefait laissé emporter par l'ivresse de la louange ;
mais il craignait de se faire un ennemi mortel du mi-
nistre de la police, bien qu'il sentît que celui-ci était
irrévocablement perdu. En effet, le ministre qui n'a-
vait pas. dans la plénitude de sa puissance, su devi-
ner le secret de Napoléon, pouvait dans les convul-
sions de son agonie, pénétrer celui de Villefort : il ne
lui fallait pour cela qu'interroger Dantès. Il vint donc
en aide au ministre au lieu de l'accabler.
— Sire, dit Villefort, la rapidité de l'événement
doit prouver à Votre Majesté que Dieu seul pouvait
l'enipccher en soule\antune tempête; ce que Votre
Majesté croit de ma part l'effet d'une profonde per-
spicacité est dû purement et simplement au hasard ;
j'ai profilé de ce hasard en serviteur dévoué, voilà
— 127 —
tout. Ne m'accordez pas plus que je ne mérite, sire,
pour ne revenir jamais sur la première idée que vous
aurez conçue de moi.
Le ministre de la police remercia le jeune homme
par un regard éloquent. Yilleforl comprit qu'il avait
réussi dans son projet, c'est-à-dire que. sans rien
perdre de la reconnaissance du roi. il venait de se
faire un ami sur lequel, le cas échéant, il pouvait
compter.
— C'est bien, dit le roi. Et maintenant, messieurs,
continua-t-il en se retournant vers M. de Blacas et
vers le ministre de la police, je n'ai plus besoin de
TOUS, et vous pouvez vous retirer : ce qui reste à faire
est du ressort du ministre de la guerre. — Heureu-
sement, sire, dit M. de Blacas. que nous pouvons
compter sur l'armée : Votre I^îajcsté sait combien
tous les rapports nous la peignent dévouée à votre
gouvernement— Ne me parlez pas de rapports : main-
tenant, comte, je sais la confiance que l'on peut avoir
en euï. Eh ! mais, à propos de rapports^ M. ie barou,
qu'avez-vous appris de nouveau sur Taffaire de la
rue Saint-Jacques? — Sur TafiFaire de la rue Sainl-
Jacques, s'écria Villefort ne pouvant retenir une eicla-
mation. — Pardon, sire, dit-il, mon dévouement à
Votre-HIajesté me fait sans cesse oublier, non le res-
pect que j'ai pour elle, ce respect est trop profondé-
ment gravé dans mon cœur, mais les règles de l'éti-
quette.—Dites et faites, monsieur, reprit Louis XYlll,
vous avez acquis aujourd'hui le droit d'interroger. —
Sire, répondit le ministre de la police, je venais jus-
tement aujourd'hui donner à Totre Majesté les nou-
veaux renseignements que j'avais recueillis sur cet
événement, lorsque l'attenlion de Votre Majesté a été
détournée par la terrible catastrophe du golfe ; main-
tenant ces renseignements n'auraient aucun intérêt
— 128 —
pour le roi. — Au contraire, monsieur, au contraire,
(lit Louis XVllT: cet affaire me semble avoir un rap-
port direct avec celle qui nous occupe, et la mort du
général Quesnel va peut-être nous mettre sur la voie
d'un grand complot intérieur.
A ce nom du général Quesnel , Villefort frissonna.
— En effet, sire, reprit le ministre de la police,
tout porterait à croire que cette mort est le résultat
non pis d'un suicide , comme on l'avait cru d'abord ,
mais d'un assassinat; le général Quesnel sortait à ce
qu'il paraît, d'un club bonapartiste lorsqu'il a disparu.
Un homme inconnu était venu le chercher le matin
même et lui avait donné rendez-vous rue Saint-Jacques:
malheureusement, le valetde cham.bre du général, qui
le coiffait au moment où cet inconnu a été introduit
dans le cabinet, a bien entendu qu'il désignait la rue
Saint-Jacques, mais n'a pas retenu le numéro.
A mesure (jue le ministre de la police donnait au
roi Louis XVIII ces renseignements, Villefort , qui
semblait suspendu à ses lè\rcs. rougissait et pâ-
lissait.
Le roi se retourna de son côté.
— TS"est-ce pas votre avis comme c'est le mien ,
Prl. de Villefort, que le général Quesnel, que l'on pou-
vait croire attaché à l'usurpateur, mais qui. réelle-
ment, était tout entier à moi, a péri victime d'un guel-
apens bonapartiste? — C'est probable, sire, répondit
Villefort ; mais ne sait-on rien de plus ? — On est sur
les traces de l'homme qui avait donné le rendez-vous.
— On est sur ses traces ? répéta Villefort. — Oui , le
domestique a donné son signalement : c'est un homme
de cinquante à cinquante-deux ans , brun , avec des
yeux noirs couverts d'épais sourcils, et portant mous-
tache ; il était vêtu d'une redingote bleue boutonnée,
€t portait à sa boutonnière une rosette d'officier de la
— 129 —
Légion d'honneur. Hier on a suivi un individu dont
le signalement répond exactement à celui que je viens
de dire, et on Ta perdu au coin de la rue de la Jus-
sienne et de la rue Coq-Héron.
Villifort s'était appuyé au dossierd'un fauteuil ; car
à mesure que le ministre de la police parlait, il sentait
ses jambes se dérober sous lui : mais lorsqu'il vit que
l'inconnu avait échappa aux recherches de l'agent qui
lesuivait.il respira.
— Vous chercherez cet homme , monsieur . dit le
roi au ministre de la police : car si , comme tout me
porte à le croire, le général Quesnel, qui nous eût été
si utile en ce moment, a été victime d'un meurtre ,
bonapartiste ou non , je veux que ses assassins soient
cruellement punis.
Villcfort eut besoin de tout son sang-froid pour ne
point trahir la terreur que lui inspirait cette recom-
mandation du roi.
— Chose étrange ! continua le roi avec un mouve-
ment d'humeur, la police croit avoir tout dit lorsqu'elle
a dit : un meurtre a été commis, et tout fait lorsqu'elle
a ajouté . on est sur la trace des coupables. — Sire ,
Votre Majesté, sur ce point du moins, sera satisfaite,
je l'espère. — C'est bien , nous verrons : je ne vous
retiens pas plus longtemps, baron; M. de Villefort,
vous devez être fatigué de ce long voyage, allez vous
reposer.
Vous êtes sans doute descendu chez votre père?
Un éblouissement passa sur les yeux de Villcfort.
— Non , sire , dit-il , je suis descendu hôtel de Ma-
drid . rue de Tournon. — Mais vous l'avez vu? —
Sire, je me suis fait conduire tout d'abord chez M. le
comte de Biac as. — Mais vous le verrez . du moins ?
— Je ne le pense pas. sire. — Ah ! c'est juste, dit
Louis XVIH en souriant de manière à prouver que
— 130 —
toutes ces questions réitérées n'avaicut pas été faites
sans intention, j'oubliais que vous êtes en froid avec
M. Noirtier. et que c'est un nouveau sacrifice fait à la
cause royale et dont il faut que je vous dédommage.
— Sire, la bonté que me témoigne Votre Majesté est
une récompense qui dépasse de si loin toutes mes am-
bitions que je n"ai rien à demander de plus au roi. —
N'importe, monsieur, et nous ne vous oublierons pas,
soyez tranquille; en attendant (le roi détacha la croix
de la Légion dhonncur qu'il portait d'ordinaire sur
son habit bleu, près de la croix de Saint-Louis , au-
dsssus de la plaque de l'ordre de Notre-Dame-du-3îont-
Carmel et de Saint-Lazare, et la donnant ùVillefort),
en attendant, dit-il , prenez toujours cette croix. —
Sire, dit Villefort. Yolre Miijesté se trompe, cette croix
est celle d'officier. — Ma foi, monsieur, dit Louis XVIII,
prenez-la telle qu'elle est ; je n"ai pas le temps d'en
faire demander une autre. Blacas, vous veillerez à ce
que le brevet soit délivré à M. de Villefort.
Les yeux de Villefort se mouillèrent d'une orgueil-
ieuse joie :il prit la croix et la baisa.
— Et maintenant, dcnianda-t-il, quels sont les ordres
ijue me fait l'honneur de me donner Votre Siajesté?
— Prenez le repos qui vous est nécessaire et songez
que, sans force à Taris pour me servir, vous pouvez
m'ètre à Marseille de la plus grande utilité. — Sire ,
répondit Villefort en s'inclinant. dans une heure j'au-
rai quitté Paris. — Allez , monsieur, dit le roi, et si
je vous oubliais (la mémoire des rois est courte), ne
iraignez pas de vous rappcli r à mon souvenir... Mon-
sieur le baron, donnez l'ordie qu'on aille chercher le
ministre de la ^ruerre. Blacas. restez. — Ah! monsieur,
dit le ministre de la police à Villefort, en sortant des
Tuileries, nous entrez par la bonne porte, ol ',olre
fortune est faite. — Sera-t-elle longue? murmura
— 131 —
Villefort, en saluant le nainistre dont la carrière était
finie et en cherchant des yeux une voiture pour rentrer
chez lui.
Un fiacre passait sur le quai , Tillefori lui fit un
signe, le fiacre s"approcha, Villefort donna son adresse
et se jeta dans le fond de la voiture , se laissant aller
à ses rêves d'ambition.
Dix minutes après, Villefort était rentré chez lui ; il
commanda ses chevaux pour dans deux heures, et or-
donna qu'on lui servît à déjeuner.
Il allait se mettre à table lorsque le timbre de la
sonnette retentit sous une main franche et ferme : le
valet de chambre alla ouvrir, et Villefort entendit une
voix qui prononçait son nom. — Qui peut déjà savoir
que je suis ici ? se demanda le jeune homme.
En ce moment le valet de chaiiibre rentra.
— Eh bien , dit Villefort . qu y a-t-il donc ? qui a
sonné ' qui me demanda ? — Un étranger qui ne veut
pas dire son nom. — Comment , un étran;,'cr qui ne
veut pas dire son nom ? et que me veut cet étranger ?
— Il veut parler à monsieur. — A moi ? — Oui. — Il
ma nommé ? — Parfaitement. — Et quelle apparence
a cet étranger? — Mais, monsieur, c"est un homme
d'une cinquantaine d"années. — Petit ? grand ? — De
la taille de monsieur, à peu près. — Brun ou blond ?
— Brun, très-brun : des cheveux noirS; des yeux noirs,
des sourcils noirs. — Et vêtu ? demanda vivement Vil-
lefort, vêtu de quelle façon ? — Dune grande lévite
bleue boutonnée du haut en bas : décoré de la Légion
d'honneur. — C'est lui , murmura Villefort en pâlis-
sant. — Eh pardieu ! dit en paraissant sur la porte
l'individu dont nous avons déjà donné deux fois le
signalement , Toilà bien des façons ; est-ce l'habitude
à Marseille que les fils f<isseut faire antichambre à
leur» pares 1 — Mon père ! s'écria Villefort ; je ne
— 132 —
m'étais donc pas trompé... et je me doutais que c'était
vous. — Alors, si tu te doutais que c'était moi. reprit
II.' nouveau venu, en posant sa canne dans un coin et
son chapeau sur une cliaise, permets-moi de te dire,
mon cher Gérard, que ce n'est guère aimable à toi de
me faire attendre ainsi. — Laissez-nous. Germain ,
dit Villefort.
Le domestique sortit en donnant des marques vi-
sibles détonnement.
XII — Le père cl le fils.
M. Noirtier, car c'était en effet lui-même qui venait
d'entrer, suivit des yeux le domestique jusqu'à ce qu'il
eût refermé la porte ; puis, craignant sans doute qu'il
n'écoutât dans l'antichambre, il alla la rouvrir d^-r-
riére lui : la précaution n'était pas inutile, et la rapi-
dité avec laquelle maître Germain se retira prouva
qu'il n'était point txempt du péché qui perdit nos
premiers pères. M. N'oirtier prit alors la peine d'aller
fermer lui-même la porte de l'antichambre, revint
f.TUier celle de la chambre à eouch'r, poussa les ver-
rous, et revint tendre la main à Villefort, qui avait
suivi tous ses mouvements avec une surprise dont il
n'était pas encore revenu.
— Ah çà! sais-tu bien, mon cher Gérard, dit-il au
jeune homme en le regardant avec un sourire dont il
était assez difficile de définir l'expression, que tu n'as
jias l'air ravi de me voir ? — Si fait, mon père, dit
Villefort. je suis enchanté : mais j'étais si loin, j" vous
avoue, de m'atteiidreà voire visite, qu'elle m'a quelque
Peu étourdi. — Mais, mon cher ami, reprit 51. Noirtier
— 133 —
en s'asscyant, il me semble que je pourrais vous en
dire aulant. Comment ! vous nranuonccz vos fiançailles
à Marsi ille pour le 28 février, et le 3 mars vous êtes
à Paris. — Si j'y f.uis, mon père, dit Gérard en se rap-
prochant de M. Noirîier, ne vous en plaignez pas, car
c'est pour vous que j'y suis venu, et ce voyage vous
sauvÇra peut-être. — Ah vraiment! dit M. Noirtier
en s'allongeant nonchalamment dans le fauteuil où il
était assis ; vraiment ! contez moi donc cela, iVl . le ma-
gistrat, ce doit être curieux. — Mon père, avez-vous
entendu parler de certain club bonapartiste qui se
tient rue Saint-Jacques ? — N» 83 ! Oui, j'en suis vice-
président. — Mou père, votre sang-froid me fait fré-
mir. — Que veux-tu , mon cher ! quand on a été pro-
scrit par les montagnards, qu'on est sorti de Paris dans
une charrette de foin, qu'on a été traqué dans les
landes de Bordeaux par les limiers de M. de Robes-
pierre, cela vous aguerrit à bien des choses. Continue
donc. Eh bien ! que s"esl-il passé à ce club de la rue
Saint-Jacques? — Il s'y est passé qu'on y a fait venir
le général Qucsnel et que le général Quesncl, sorti à
neuf heures du soir de chez lui. a été retrouvé le .sur-
lendemain dans la Seine. — El qui vous a conté cette
belle histoire ? — Le roi lui-même, monsieur. — Eh
bien ! moi, en échange de votre histoire, continua
Noirtier.je vais vous apprendre une nouvelle. — Mon
père, je crois savoir déjà ce que vous allez me dire.
— Ah! vous savfz le débarquement dç Sa Majesté
l'empereur? — Silence, mon père, je vous prie, pour
vous d'abord, et puis ensuite pour moi ; oui, je savais
cette nouvelle, et même je la savais avant vous : car
depuis trois jours je brûle le pavé de Marseille à
Paris avec la rage de ne pouvoir lancer à deux cents
lieues en avant de moi !a pensée qui me brûle le cer-
veau. — Il y a trois jours ! ctcs-vous fou ? il y a trois
I. 9
— 134 —
jours, Tempereur n'était pas encore débarqué.— K"im-
porte. je savais le projet. — Et comment cela ? — Par
une lettre qui vous était adressée delile d'Elbe. — A
moi? — A vous, et que j'ai surprise dans le porte-
feuille du messager ; si cette lettre était tombée entre
les mains d'un autre, à cette heure, mon père, v)us
seriez fusillé, peut-être.
Le père de Villefort se mit à rire. — Allons, allons,
dit-il. il paraît que la restauration a appris de l'em-
pire la façon d'expédier promptement les affaires...
Fusillé ! mon cher, comme vous y allez ! Et cette
lettre. où est-elle ? Je vous connais trop pour craindre
que vous l'ayez laissée traîner. — Je l'ai brûlée, de
peur qu'il n'en restât un seul fragment ; car c tte
lettre, c'était votre condamnation. — Et la perte de
votre avenir, répondit froidement Noirtier ; oui, je
comprends cela ; mais je n'ai rien à craindre puisque
vous me portégez. — Je fais mieux que cela, monsieur,
je vous sauve. — Ah! diable ! ceci devient plus dra-
matique: expliquez-vous. — Monsieur, j'en reviens
à ce club de la rue Saint-Jacques. — 11 paraît que ce
club tient au cœur de messieurs de la police ; pour-
quoi n'ont-ils pas mieux cherché? ils l'auraient
trouvé. — Ils ne l'ont pas trouvé, mais ils sont sur la
trace. — C'est le mot consacré, je le sais bien ; quand
la police est en défaut, die dit qu'elle est sur la
trace, et le gouvernement attend tranquillement le
jour où elle vient dire, l'oreille basse, que cette trace
est perdue. — Oui, mais on a trouvé un cada\re ; le
général a été tué, et dans tous les pays du monde
cela s'appelle un meurtre. — Un meurtre, dites-vous?
mais rien ne prouve que le général ait été vic-
time d'un meurtre ; on trouve tous les jours dis gens
dans la Seine, qui s'y sont jetés de désespoir ou qui
s'y sont noyés, ne sachant pas nager. — Mon père.
— 135 —
vous savez très-bien que le général ne s'est pas noyé
par désespoir, et qu'on ne se baigne pas dans la Seine
au mois de janvier. Non. ne vous abusez pas. cette
mort est bien qualifiée de meurtre. — Et qui l'a qua-
lifiée ainsi? — Le roi lui-même. — Le roi! .le le
croyais asstz philosopbe pour comprendre qu'il n y a
pas de meurtre en politique. En politique, mon chtr,
vous le savez comme moi. il n'y a pas d'hommes,
mais des idées ; pas de sentiments, mais des intérêts;
en politique, on ne tue pas un homme : on supprime
un obstacle, voilà tout. Voulez-vous savoir comment
les choses se sont passées ? Eh bien, moi je vais vf^us
le dire. On croyait pouvoir compter sur le génér; I
Quesnel , on nous l'avait recommandé de l'île d'Elfat^' ;
l'un de nous va chez lui, l'invite à se rendre rue Saiiit-
Jacques à une assemblée où il trouvera des amis ; il y
vient, et là on lui déroule tout le plan : le départ do
l'île d'Elbe, le dcbarqutmmt projeté ; puis, quand il a
tout écouté, tout entendu, qu'il ne reste lien à lui p-
prendre, il répond qu'il est royaliste : alors chacijn se
regarde ; on lui l'ait faire serment, il le fait, mais de si
mauvaise grâce vraiment que c'était tenter Dieu que de
jurer ainsi : eh bien, malgré tout cela, on a lai.>'Sé io
général sortir libre, parfaitement libre. 11 n'est pas
rentré chez lui ; que voulez-vous, mon cher ? 11 est
sorti de chez nous, il se sera trompé de chemin, voilà
tout. Un meurtre! en vérité, vous me surprenez, Vil-
lefort, substitut du procureur du roi, de bâtir une
accusation sur de si pauvres preuves; est-ce que jamais
je me suis avisé de vous dire à vous, quand vous exercez
votre métier de royaliste et que vous faites couper la
tête à l'un des miens : Mon fils, vous avez commis
un meurtre ! iS'on, j'ai dit : Très-bien, monsieur, vous
avez combattu victorieustiucnt ; à demain la revanche.
— Mais, mon père, prenez garde, cette revanche sera
— 136 —
terrible quand nous la prendrons. — Je ne vous com-
prends pas. — Vous comptez sur le retour de l'usur-
pateur?—Je Tavoue. — Vous vous trompez, mon
père, il ne fera pas dix lieues dans Tinlérieur de la
France sans être poursuivi, traqué, pris comme une
bête fauve. — Mon cher ami, l'empereur est en ce
moment sur la route de Grenoble : le 10 eu le 12 il
sera à Lyon et le 20 ou le 23 à Paris. — Les popula-
tions vont se soulever... — Pour aller au-devant de
lui. — Il n'a avec lui que quelques hommes et l'on
enverra contre lui des armées. — Qui lui feront es-
corte pour rentrer dans la capitale. En vérité, mon
cher Gérard, vous n"étes encore qu'un enfant; vous
vous croyez bien informé parce qu'un télégraphe vous
a dit trois jours après le débarquement: » L'usurpa-
teur est débarqué à Cannes avec quelques hommes,
on est à sa poursuite. » Mais où est-il ? que fait-il ?
vous n'en savez rien : on le poursuit, voilà tout ce que
vous savez : eh bien, on le poursuivra ainsi jusqu'à
Paris sans brûler une amorce. — Grenoble et Lyon
sont des villes fidèles, et qui lui opposeront une bar-
rière infranchissable. — Grenoble lui ouvrira ses
portes avec enthousiasme. Lyon tout entier ira au-
devant de lui. Croyez-moi, nous sommes aussi bien
informés que vous, et notre police vaut bien la vôtre:
en voulez-vous une preuve? c'est que vous vouliez me
cacher votre voyage, et que cependant j'ai su votre
arrivée une demi-heure après que vous avez eu passé
la barrière : vous n'avez donné votre adresse à per-
sonne qu'à votre postillon, eh bien, je connais votre
adresse, et la preuve en est que j'arrive chez vous
juste au moment où vous allez vous mettre à table :
sonnez donc, et demandez un second couvert, nous
dînerons ensemble. — En effet, répondit Villefort
regardant son père avec étonnement, en effet, vous
— 137 —
me paraissez bien instruit. — Eh ! mon Dieu, la chose
est toute simple ; vous autres, qui tenez le pouvoir,
vous n'avez que les moyens que donne l'argent ; nous
autres, qui l'attendons, nous avons ceux que donne le
dévouement. — Le dévouement ! dit Villefort en
riant. — Oui, le dévouement ; c'est ainsi qu'on ap-
pelle en termes honnêtes l'ambition qui espère.
Et le père de Villefort étendit lui-même la main
vers le cordon de la sonnette pour appeler le domes-
que, que n'appelait pas son Ois.
Villefort lui arrêta le bras.
— Attendez, mon père, dit le jeune homme, encore
un mot. — Dites. — Si mal faite que soit la police
royaliste, elle sait cependant une chose terrible. —
Laquelle ? — C'est le signalement de l'homme qui, le
matin du jour où a disparu le général Quesnel. s'est
présenté chez lui. — Ah ! elle sait cela, cette bonne
police? et ce signalement quel est-il ? — Teint brun,
cheveux, favoris et yeux noirs, redingote bleue bou-
tonnée jusqu'au menton, rosette doflicier de la Légion
d'honneur à la boutonnière, chapeau à larges bords et
canne de jonc. — Ah ! ah ! elle sait cela ! ditNoirtier,
et pourquoi donc, en ce cas, n"a-t-elle pas mis la main
sur cet homme? — Parce qu'elle Ta perdu hier ou
avant-hier au coin de la rue Coq-Héron. — Quand je
vous disais que votre police était une sotte? — Oui,
mais d'un moment à l'autre elle peut le trouver. —
Oui, dit ÎSoirticr en regardant insoucieusement autour
de lui, oui, si cet homme n'est pas averti, mais il
l'est; et. ajouta-t-il en souriant, il va changer de vi-
sage et de costume.
A ces mots, il se leva, mit bas sa redingote et sa
cravate, alla vers une table sur laquelle étaient pré-
parées toutes les pièces du nécessaire de toilette de
son fils, prit un rasoir, se savonna le visage, et, d'une
— 138 —
main parfaitement ferme, abattit ces favoris compro-
mettants qui donnaient à la police un document si
précieux.
Villefort le regardait faire, avec une terreur qui
n'était pas exempte d'admiration .
Ses favoris coupés, Noirtier donna un autre tour à
ses cheveux ; prit, au lieu de sa cravate noire, une cra-
vate de couleur, qui se présentait à la surface d'une
malle ouverte ; endossa, au lieu de sa redingote bleue
et boutonnante, une redingote de Villefort, de couleur
marron et de forme évasée ; essaya devant la glace le
chapoau abords retroussés du jeune homme, parut
satisfait de la manière dont il lui allait , et, laissant la
canne de jonc dans le coin de la cheminée où il l'avait
posée, il fit siffler dans sa main nerveuse une petite
badine de bambou, avec laquelle l'élégant substitut
donnait à sa démarche la désinvolture qui en était une
des principales qualités.
— Eh bien ! dit-il. se retournant vers son fils stu-
péfait, lorsque cette espèce de changement à vue fut
opéré; eh bien, crois-tu que ta police me reconnaisse
maintenant ? — Non. mon père, balbutia Villefort ; je
l'espère du moins. — Maintenant, mon cher Gérard,
continua Noirtier je m'en rapporte à ta prudence pour
faire disparaître tous les objets que je laisse à ta garde .
— Oh! soyez tranquille, mon père, dit Villefort. —
Oui, oui! et maintenant je crois que tu as raison, et
que tu pourrais bien, en effet, m'avoir sauvé la vie;
mais, sois tranquille, je te rendrai cela prochaine-
ment.
Villefort hocha la tête.
— Tu n'es pas convaincu? — J'espère au moins que
vous vous trompez. — Reverras-tu le roi? — Peut-être.
— Veux-tu passer à ses yeux pour un prophète?— Les
prophètes de malheur sont mal venus à la cour, mon
— 139 —
père. — Oui; mais un jour ou l'autre on leur rend
justice ; et suppose une seconde restauration, alors tu
passeras pour un grand homme. — Enfin, que dois-je
dire au roi ? — Dis-lui ceci : — c Sire, on vous trompe
sur les dispositions de la France, sur l'opinion des
villes, sur l'esprit de l'armée: celui que vous appelez
à Paris l'ogre de Corse, qui s'appelle encore l'usurpa-
teur à Nevers, s'appelle déjà Bonaparte à Lyon, et
l'empereur à Grenoble. Vous le croyez traqué, pour-
suivi, en fuite; il marche, rapide comme l'aigle qu'il
rapporte. Les soldats, que vous croyez mourants de
faim, écrasés de fatigue, prêts à déserter, s'augmen-
tent comme les atomes de neige autour de la boule
qui se précipite. Sire, partez, abandonnez la France à
son véritable maître, à celui qui ne l'a pas achetée,
mais conquise ; partez, sire, non pas que vous couriez
quelque danger : votre adversaire est assez fort pour
vous faire grâce ; mais parce qu'il serait humiliant
pour un petit-fils de saint Louis de devoir la vie à
l'homme d'Arcole, de Marengo et d'Austerlitz. Dis-lui
cela, Gérard: ou plutôt va. ne lui dis rien; dissimule
ton voyage, ne le vante pas de ce que tu es venu faire
et de ce que tu as fait à Paris : reprends la poste; si
tu as brûlé le chemin pour venir, dévore l'espace
pour retourner; rentre à Marseille, de nuit; pénètre
chez toi par une porte de derrière; et là reste bien
doux, bien humble, bien secret, bien inoffensif sur-
tout : car cette fois, je te le jure, nous agirons en gens
vigoureux et qui connaissent leurs ennemis. Allez,
mon fils; allez, mon cher Gérard, et moyennant cette
obéissance aux ordres paternels, ou, si vous l'aimez
mieux, cette déférence pour les conseils d'un ami,
nous vous maintiendrons dans votre place. Ce sera,
ajouta Noirticr en souriant, un moyen pour vous de
me sauver une seconde fois, si la bascule politique
— 140 —
TOUS remet un jour en haut et moi en bas. Adieu, mon
cher Gérard : à votre prochain voyage descendez chez
moi.
Et Noirlier sortit à ces mois, avec la tranquillité
qui ne lavait pas abandonné un instant pendant la
duré • de cet entretien si difficile.
Villefort. pâle et agité, courut à la fenêtre, en f Cou-
vrit !e rideau, et le vit passer calme et impassible' au
milieu de deux ou trois hommes de mauvaise raine
embusqués au coin des bornes et à l'angle des rues,
qui étaient peut-être là pour arrêter Thomme aux fa-
voris noirs, à la redingote bleue et au chapeau à lar-
ges bords.
Villefort demeura ainsi debout et haletant jusqu'à
ce que son père eût disparu au carrefour Bussy. Alors
il s'éîança vers les objets abandonnés par lui. mit au
plus profond de sa malle la cravate noire et la redin-
gote bleue, tordit le chapeau qu'il fourra dans le bas
d'une armoire, brisa la canne de jonc en trois mor-
ceaux qu'il jeta au feu. mit une casquette de voyage,
appela son valet de chambre, lui interdit d'un regard
les mille questions qu'il avait envie de faire, régla
son compte avec l'hôte!, sauta dans sa voiture qui l'at-
tendait tout attelée, apprit à Lyon que Bonaparte
venait d'entrer à Grenoble, et, au mili'u de l'agita-
tion qui régnait tout le long de la route, arriva à Mar-
seille, en proie à toutes les transes qui entrent dans
le cœur de l'homme avec l'ambition et les premiers
honneurs.
Xin. — Les teiil-jonrs.
M. Nuirtier était un bon prophète, et les choses
— 141 —
marchèrent vite, comme il l'avait dit. Chacun connaît
ce retour de l'île d'Elbe, retour étrange, miraculeux.
qui. sans exemple dans le passé, restera probable-
ment sans imitation dans l'avenir.
Louis XVIII n'essaya que faiblement de parer ce
coup si rude : son peu de confiance dans les hommes
lui ôtait sa confiance dans les événements. La royaulé,
ou plutôt la monarchie, à peine reconstituée par lui,
trembla sur sa base encore incertaine, et un seul geste
de l'empereur fit crouler tout cet édifice, mélange in-
forme de vieux préjugés et didées nouvelles. Villefort
n'eut donc de son roi qu'une reconnaissance non-
seulement inutile pour le moment, mais même dan-
gereuse, et cette croix d'oflicier de la Légion d'hon-
neur, qu'il eut la prudence de ne pas montrer, quoique
M. de Blacas, comme le lui avait reccmniandé le roi,
lui en eût fait soigneusement expédier le brevet.
Napoléon eût certes destitué Villefort sans la pro-
tection de Noirlier, devenu tout-puissant à la cour
des cent jours , et par les périls qu'il avait affrontés,
et par les services qu'il avait rendus. Ainsi . comme
il le lui avait promis, le girondin de 93 et le sénateur
de 1806 protégea celui qui l'avait protégé la veille.
Toute la puissance de Villefort se borna donc, pen-
dant cette évocation de l'empire, dont, au reste, il fut
bien facile de prévoir la seconde chute , à étouffer le
secret que Dantès avait été sur le point de divulguer.
Le procureur du roi seul fut destitué, soupçonné
qu'il était de tiédeur en bonapartisme.
Cependant, à peine le pouvoir impérial fut-il établi,
c'est-à-dire à peine l'empereur habita-t-il ces Tuileries
que Louis XVIII venait de quitter, et eut-il lancé ses
ordres nombreux et divergents, de ce petit cabinet où
nous avons , à la suite de Villefort , introduit nos lec-
teurs et sur la table de noyer duquel il retrouva
— 142 —
encore tout oHverte et à moitié pleine, la tabatière de
Louis XVIII , que Marseille, malgré Tattitude de ses
magistrats, commença à sentir fermenter en elle ces
brandons de guerre civile toujours mal éteints dans
le midi: peu s'en fallut alors que les représailles
nallassent au delà de quelques charivaris dont on
assiégea les royalistes enfermés chez eux, et des affronts
publics dont on poursuivit ceux qui se harsadaient à
sortir.
Par un revirement tout naturel, le digne armateur,
que nous avons désigné comme appartenant au parti
populaire, se trouva à son tour en ce moment, nous
ne dirons pas tout-puissant, car M. Morrel était un
homme prudent et légèrement timide , comme tous
ceux qui ont fait une lente et laborieuse fortune
commerciale; mais en mesure, tout dépassé qu'il
était par les zélés bonapartistes qui le traitaient de
modéré, en mesure, dis-je, d'élever la voix pour faire
entendre une réclamation : cette réclamation, comme
on le devine facilement, avait trait à Dantès.
Villefort était demeuré debout malgré la chute de
sou supérieur, et son mariage, en restant décidé, était
cependant remis à dos temps plus heureux. Si l'empe-
reur gardait le trône, c'était une autre alliance qu'il
fallait à Gérard , et son père se chargerait de la
lui trouver: si une seconde restauration ramenait
Louis XVIII en France . l'influence de M. de Saint-
Méran doublait, ainsi que la sienne, et Tunion projetée
redevenait plus sortable que jamais.
Le substitut du procureur du roi était donc mo-
mentanément le premier magistrat de Marseille, lors-
qu'un matin sa porte s'ouvrit et on lui annonça
M. Morrel.
Un autre se fût empressé au-devant de l'armateur
et, par cet empressement, eût indiqué sa faiblesse ;
— 143 —
maisVillefort était un homme supérieur qui avait.sinon
la pratique: du moins Tinstinct de toutes choses. Il fit
faire antichambre à M. Morrel, comme il eût fait sous
la restauration, quoiqu'il n'eût personne près de lui,
mais par la simple raison quïl est d'habitude qu'un
substitut du procureur du roi fasse faire antichambre ;
puis, après un quart d'heure qu'il employa à lire deux
ou trois journaux de nuances différentes, il ordonna
que l'armateur fût introduit.
M. Morrel s'attendait à trouver Villefort abattu : il
le trouva comme il l'avait vu six semaines auparavant,
c'est-à-dire calme, ferme, et plein de cette froide poli-
tesse, la plus infranchissable de toutes les barrières,
qui sépare l'homme élevé de l'homme vulgaire.
Il avait pénétré dans le cabinet de Villefort, con-
vaincu que le magistrat allait trembler à sa vue , et
c'était lui, tout au contraire, qui se trouvait tout
frissonnant et tout ému devant ce personnage inter-
rogateur, qui l'attendait , le coude appuyé sur son
bureau et le menton appuyé sur sa main.
Il s'arrêta à la porte. Villefort le regarda comme
s'il avait quelque peine à le reconnaître. Enfin, après
quelques secondes d'examen et de silence . pendant
lesquelles le digne armateur tournait et retournait son
chapeau entre ses mains :
— M. Morrel, je crois ? dit Villefort. — Oui, mon-
sieur, moi-même, répondit l'armateur. — Approchez-
vous donc, continua le magistrat, en faisant de la main
un signe protecteur, et dites-moi à quelle circonstance
je dois l'honneur de votre visite. — Ne vous en doutez-
vous point, monsieur? demanda Morrel. — Non. pas
le moins du monde ; ce qui n'empêche pas que je n3
sois tout disposé à vous être agréable , si la chose est
en mon pouvoir. — La chose dépend entièrement de
vous, monsieur, dit Morrel. — Expliquez-vous donc
_ 144 —
alors. — Monsieur continua l'armateur reprenant son
assurance à mf^sure qu'il parlait . et affermi d'ailleurs
par la justice de sa cause et la netteté de sa position ,
vous vous rappelez que , quelques jours avant qu'on
n'apprit le débarquement de Sa Majesté l'empereur,
j'étais venu réclamer votre indulgence pour un mal-
heureux jeune homme . un marin , second à bord de
mon brick; il était accusé , si vous vous le rappelez ,
de relations avec i'ile d'Elbe : ces relations, qui étaient
un crime à cette époque . sont aujourd'hui des titres
de faveur. Vous serviez Louis XVIIl alors , et ne
l'avez pas ménagé, monsieur ; c'était votre devoir.
Aujourd'hui vous servez Napoléon , et vous devez le
proléger; c'est votre devoir encore. Je viens donc
vous demander ce qu'il est devenu.
Villefort fit un violent effort sur lui-même.
— Le nom de cet homme? demanda-t-il ; ayez la
bonté de me dire son nom... — Edmond Dantès.
Évidemment Viliefort eût autant aimé, dans un
duel, essuyer le feu de son adversaire à vingt-cinq
pas, que d'entendre prononcer ainsi ce nom à bout
portant ; cependant il ne sourcilla point.
— De celte façon, se dit en lui-même Viliefort, on
ne pourra point m'accuser d'avoir fait de l'arrestation
de ce jeune homme une question personnelle. —
Dantès? répéta-t-i!, Edmond Dantès, dites-vous? —
Oui. monsieur.
Viliefort ouvrit alors un gros registre placé dans
un casier voisin, recourut à une table, de la table
passa à des dossiers, et, se retournant vers l'armateur :
— Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, mon-
sieur? lui dit-il de l'air le plus naturel.
Si Morrel eût été un homme plus fin ou mieux
éclairé sur cette affaire, il eût trouvé bizarre que le
substitut du procureur du roi daignât lui répondre
— 145 —
sur CCS matières complètement étrangères à «on res-
sort, et il se fût demandé pourquoi Viiieforl ne le
renvoyait point aux registres d'écrous, aux gouver-
neurs de prison, au préfet du département.
Mais Morrel, cherchant en vain la crainte dans Vil-
lefort, n'y vit plus, du moment où toute crainte pa-
raissait absente, que de la condescendance : Villefort
avait rencontré juste. — Non, monsieur, dit Morrel,
je ne me trompe pas : d'ailleurs, je connais le pauvre
garçon depuis dix ans et il est à mon service depuis
quatre. Je vins, vous en souvenez-vous, il y a six se-
maines, ^ous prier d'élre clément, comme je viens
aujourd'hui vous prier d'être juste pour le pauvre
garçon? vous me reçûtes même assez mal , et répon-
dîtes en homme mécontent. Ahl c'est que les royalistes
étaient durs aux bonapartistes en ce temps-là! —
Monsieur, répondit Tillefort, arrivant à la parade avec
sa prestesse et son sang-froid ordinaires, j'étais rova-
liste alors que je croyais les Bourbons, non-seulement
les héritiers légitimes du trône, mais encore les élus
de la nation: mais le retour miraculeux dont nous
venons d'être témoins ma prouvé que je me trompais.
Le génie de Napoléon a vaincu : le monarque légitime
est le monarque aimé. — A la bonne heure, s'écria
Morrel avec sa bonne grosse franchise, vous me faites
plaisir de me parler ainsi, et j'en augure bien pour le
sort d'Edmond. — Attendez donc, reprit Villefort en
en feuilletant un nouveau registre, j'y suis: c'est un
marin, n'est-ce pas. qui épousait une Catalane? Oui,
oui ; oh ! je me rappelle mainteiant, la chose était
très-grave. — Conmicnt cela? — Vous savez qu'en
sortant de chez moi il avait été conduit aux prisons du
palais de la justice. — Oui: eh bien? — Eh bien !
j' ai fait mon rapport à Paris ; j'ai envoyé les papiers
trouvés sur lui. C'était mon devoir.que voulez-vous...
— 146 —
et huit jours après son arrestation, le prisonnier fut
enlevé. — Enlevé! s'écria Morrel ; mais qu"a-t-onpu
faire du pauvre garçon ? — Oh ! rassurez-vous. Il aura
été transporté à Feneslrelles, à Pignerol . aux îles
Sainte-Marguerite : ce que l'on appelle dépaysé, en
termes d'administration ; et un beau matin vous allez
le voir revenir prendre le commandement de son na-
vire. — Qu'il vienne quand il voudra, sa place lui
sera gardée. ."Mais comment n'est-il pas déjà revenu?
Il me semble que le premier soin de la justice bona-
partiste eût dû être de mettre dehors ceux qu'avait in-
carcérés la justice royaliste. — N'accusez pas témé-
rairement, mon cher monsieur 3Iorrel . répondit
Villefort: il faut en toutes choses procéder légalement.
L'ordre d'incarcération était venu d'en haut, il faut
que d'en haut aussi vienne l'ordre de liberté. Or,
Napoléon est rentré depuis quinze jours à peine ; à
peine aussi les lettres d'abolition doivent-elles être
expédiées. — Mais, demanda Morrel, n'y a- t-il pas
moyen de presser les formalités, maintenant que nous
triomphons J'ai quelques amis, quelque influence ;
je puis obtenir main levée de larrêt. — Il n'y a pas eu
d'arrêt. — De l'écrou, alors. — En matière politique,
il n'y a pas de registre d'écrou : parfois les gouverne-
ments ont intérêt à faire disparaître un homme sans
qu'il laisse trace de son passage; des notes d'écrou
guideraient les recherches. — C'était comme cela sous
les Bourbons peut-être , mais maintenant... — C'est
comme cela dans tous les temps, mon cher M. Morrel :
les gouvernements se suivent et se ressemblent; la
machine pénitentiaire montée sous Louis XIV va en-
core aujourd'hui , à la Bastille près. L'empereur a
toujours été plus strict pour le règlement de ses pri-
sons que ne l'a été le grand roi lui-même ; et le nombre
des incarcérés dont les registres ne gardent aucune
trace est incalculable.
— 147 —
Tant de bienveillance eût détourné des certitudes,
et Morrel n'avait pas même de soupçons. — Mais en-
fin, M. de Villefort, dit-il, quel conseil me donneriez-
vous qui hâlât le retour du pauvre Dantcs ? — Un seul,
monsieur ; faites une pétition au ministre de la justice.
— Oh ! monsieur, nous savons ce que c'est que les
i pétitions : le ministre en reçoit deuxcents par jour, ;t
n'en lit point quatre. — Oui, reprit Villefort; mais il
lira une pétition envoyée par moi, aposlillée par moi,
adressée directement par moi. — Et vous vous char-
j gériez de faire parvenir cette pétition , monsieur? —
; Avec le plus grand plaisir. Bantès pouvait être cou-
, pable alors , mais il est innocent aujourd'hui ; et il est
de mon devoir de rendre la liberté à celui qu'il a été
I de mon devoir de mettre en prison.
j Villefort prévenait ainsi le danger d'une enquête
I peu probable , mais possible . enquête qui le perdait
' sans ressource.
: — Mais comment écrit-on au ministre? — 3Iettez-
vous là, M. Morrel, dit Villefort en cédant sa place à
, l'armateur ; je vais vous dicter. — Vous auriez cette
I bonté ! — Sans doute, ne perdons pas de temps, nous
n'en avons déjà que trop perdu. — Oui, monsieur;
ij songeons que le pauvre garçon attend , souffre et se
.1 désespère peut-être.
j Villefort frissonna à l'idée de ce prisonnier, le mau-
i| dissant dans le silence et l'obscurité; mais il était
3j engagé trop avant pour reculer : Dantès devait être
II brisé entre les rouages de son ambition.
1 — J'attends, monsieur, dit l'armateur assis dans le
i, fauteuil de Villefort, et une plume à la main.
Villefort, alors, dicta une demande dans laquelle,
dans un but excellent , il n'y avait point à en douter,
il exagérait le patriotisme de Dantès et les services
rendus par lui à la cause bonapartiste ; dans cette
~ 148 —
demande , Dantès était devenu un des agents les plus
actifs du retour de Napoléon ; il était évident qu'en
voyant une pareille pièce , le ministre devait faire
justice à l'instant même , si justice n'était point faite
déjà.
La pétition terminée , Villefort la relut à haute
voix.
— C'est cela, dit-il, et maintenant reposez-vous sur
moi. — Et la pétition partira bientôt, monsieur? —
Aujourd'hui même. — Apostillée par vous? — La
meilleure apostille que je puisse mettre, monsieur,
est de certifier véritable tout ce que vous dites dans
cette demande.
Et Villefort s'assit à son tour, et sur un coin de la
pétition appliqua son certificat.
— Maintenant, monsieur, que faut-il faire? de-
manda Morrel. — Attendre, reprit Villefort, je ré-
ponds de tout.
Cette assurance rendit l'espoir à Morrel : il quitta le
substitut du procureur du roi enchanté de lui. et alla
annoncer au vieux père de Dantès qu'il ne tarderait
pas à revoir son fils.
Quant à Villefort. au lieu de l'envoyer à Paris, il
conserva précii^usement entre ses mainscette demande
qui, pour sauver Dantès dans le présent, le compro-
mettait si effroyablement dans l'avenir, en supposant
une chose, que l'aspect de l'Europe et la tournure
des événements permettaient déjà de supposer, c'est-
à-dire une seconde restauration.
Dantès demeura donc prisonnier . perdu dans les
profondeurs de son cachot, il n'entendit point le bruit
formidable de la chute du trône de Louis XVIII, et
celui plus épouvantable encore de l'écroulement de
l'empire.
Mais Villefort, lui, avait tout suin d'un œil vigilant,
i
— MO —
tout écouté d'une oreiile attentive. Deux fois, pendant
celte tourte apparition impériale que l'on appela les
cent-jours, Morrel était revenu à la charge, insistant
toujours pour la liberté de Dantès.età chaque fois
Villefort l'avait calmé par des promesses et des espé-
rances; enfin Waterloo arriva. Morrel ne reparut pas
chez Villefort : l'armateur avait fait pour son jeune
ami tout ce qu'il était humainement possible de faire;
essayer de nouvelles tentatives sous cette seconde res-
tauration était se compromettre inutilement.
Louis XVIII remonta sur le trône. Villefort. pour
qui Marseille était plein de souvenirs, devenus pour
lui des remords, demanda et obtint la place de pro-
cureur du roi vacante à Toulouse; quinze jours après
son installation dans sa nouvelle résidence, il épousa
mademoiselle Renée deSaint-Méran, dont le père était
mieux en cour que jamais.
Voilà comment Dantès, pendant les cent-jours et
après Waterloo, demeura sous les verrous, oublié,
sinon des hommes, au moins de Dieu.
Danglars comprit toute la portée du coup dont il
avait frappé Dantès. en voyant revenir Napoléon en
France : sa dénonciation avait touché juste, et comme
tous les hommes dune certaine portée pour le crime
et d'une moyenne intelligence pour la vie ordinaire,
il appela cette coïncidence bizarre un décret de la
Providence.
Mais quand Napoléon fut de retour à Paris, et que
sa voix retentit de nouveau, impérieuse et puissante,
Danglars eut peur; à chaque instant, il s'attendit à
voir reparaître Dantès, Dantès sachant tout, Dantès
menaçant et fort pour toutes les vengeances; alors il
manifesta à M. Morrel le désir de quitter le service
de mer, et se fit recommander par lui à un négociant
espagnol, chez lequel il £utra comme commiis d'ordre
1- 10
— 150 —
vers la fin de mars, c'est-à-dire dix ou douze jours
après la rentrée de Napoléon aux Tuileries: il partit
donc pour Madrid, et Ion n"(n entendit plus parler...
Fernand. lui. ne comprit rien. Lantès était absent,
c'était tout ce qu"il fallait. Qu'était-il devenu? 11 ne
chercha point à le sai oir. Soulement. pendant tout le
répit que lui donnait son absence.il sïngénia. partie
à abuser Mercedes sur les motifs de cette absence;
partie à méditer des plans démigralion et d'enlève-
ment: de temps en temps aussi, et c'étaient les heures
sombres de sa vie. il s'asseyait sur la pointe du cap
Pharo. de cet endroit où Ton distingue à la fois Mar-
seille et !e village des Catalans, refiardant, triste et
immobile, comme un oiseau de proie, s'il ne verrait
point, par l'une de ces deux routes, revenir le beau
jeune homme, à la démarche libre, à la tête haute,
qui. pour lui aussi, était devenu le messager d'une
rude vengeance. Alors, le dessein de Fernand était
arrêté, il cassait ia tète de Dantès d'un coup de fusil
et se tuait après, se disait-il à lui-même, pour colorer
son assassinat. Mais Fernand s'abusait : cethomme-là
ne se fût jamais tué. car il espérait toujours.
Sur ces entrefaites, et parmi tant de fluctuations
douloureuses, l'empire appela un dernier ban de sol-
dats, et tout ce qu'il y avait d'hommes en étal de
porter les armes s'élança hors de France à la voix re-
tentissante de l'empereur.
Fernand partit comme les autres, quittant sa cabane
et Mercedes, et rongé de cette sombre et terrible
pensée que derrière lui peut-être son rival allait re-
venir et épouser celle qu'il aimait.
Si Fernand avait jamais dû se tuer, c'était en quit-
tant Mercedes qu'il l eût fait.
Ses attentions pour Mercedes, la pitié qu'il parais-
sait donner à son malheur, le soin qu'il prenait d'aller
— 151 —
au-devant de ses moindres désirs, avaient pro(!uit
l'effet que produisent toujours sur les cœurs généreux
les apparences du dévouement : Mercedes avcit tou-
jours aimé Fernand d"smitié: son amitié s'augmenta
pour lui d'un nouveau sentiment, la reconnaissancs-.
— Mon frère, dit-elle en attachant le sac du con-
scrit sur les épaules du Catalan, mon frère, mon svul
ami, ne vous faites pas tuer, ne me laissez pas seuie
dans ce monde où je pleure et où jeserai seule dès que
vous n'y serez plus.
Ces paroles, dites au moment du départ, rendirent
quelque espoir à Fernand. Si Dantès ne revenait pas.
Mercedes pourrait donc un jour être à lui.
Mercedes resta seule sur cette terre nue qui ne lui
avait jamais paru si aride, et avec la mer immense
pour horizon. Toute baignée de pleurs, commi; celte
folle dont on nous raconte la douloureuse histoirC; on
la voyait errer sans cesse autour du petit village des
Catalans : tantùt s'arrètant sous le soleil ardent du
Midi, debout, immobile, muette comme une statue,
et regardant Marseille; tantôt, assise au bord du ri-
vage, écoutant ce gémissement de la mer. étfrneî
comme sa douleur, et se demandant sans cesse s'il ne
valait pas mieux se pencher en avant, se laisser aller
à son propre poids, ouvrir l'abîme et s'y engloutir,
que de souffrir ainsi toutes ces cruelles alternatives
d'une attente sans espérances.
Ce ne fut pas le courage qui manqua à Mercedes
pour accomplir ce projet, ce fut la religion qui lui
vint en aide et qui la sauva du suicide.
Caderousse fut appelé comme Fernand; seulement,
comme il avait huii ans de plus que Catalan et qu'il
était marié, il ne fit partie que du troisième ban, et
fut envoyé sur les côtes.
Le vieux Dantès. qui n'était plus soutenu que par
— 152 —
l'espoir , perdit l"espoir à la chute de renippicur.
Cinqîmois, jour pour jour, après avoir été séparé
de son fils, et presque à la même heure où il avait été
arrêté, il rendit le dernier soupir entre les bras de
!!\îercédès.
M. Morrel pourvut à tous les frais de son enterre-
ment, et paya les pauvres petites dettes que le vieil-
lard avait faites pendant sa maladie.
II y avait plus que de la bienfaisance à agir ainsi,
il y a\ ail du c ourage. Le midi était en feu. et secou-
rir, même à son lit de mort, le père d'un bonapar-
tiste aussi dangereux que Danlès. était un crime.
XIV, — Le prisonnier furieux et le prisonnier fou.
Un an environ après le retour de Louis XVIII, il y
eut une visite de M. l'inspecteur général des prisons.
Dantès entendit rouler et grincer du fond de son
cachot tous ces préparatifs, qui faisaient en haut beau-
coup de fracas, mais qui, en bas, eussent été des
bruits inappréciables pour toute autre oreille que poup
celle d'un prisonnier accoutumé à écouter, dans le
silence de la nuit, l'araignée qui tisse sa toile, el la
chute périodique de la goutte d'eau, qui met une
heure à se former au plafond de son cachot.
Il devina qu'il se passait chez les vivants quelque
chose d'inaccoutumé : il habitait depuis si longtemps
une tombe quïl pouvait bien se regarder comme mori.
En effet, l'inspecteur visitait, l'un après l'autre,
chambres, cellules et cachois Plusieurs prisonniers
furent iuterrogés, c'étaient ceux que leur douceur ou
Jeur stupidité recommandait à la bienveillance de Tad-
— 153 —
ministration ; l'inspecteur leur domanJa comment ils
étaient nourris, et quelles étaient les réclamations
qu'ils avaient à faire.
Ilsrépondirentunanimementquela nourriture était
détestable, et qu'ils réclamaient leur liberté.
L'inspecteur leur demanda alors s'ils n'avaient pas
autre chose à lui dire.
Ils secouèrent la tête. Quel autre bien que la liberté
peuvent réclamer des prisonniers ?
L'inspecteur se retourna et dit au gouverneur :
— Je ne sais pas pourquoi on nous fait faire ces
touriiées inutiles. Qui voit une prison en voit cent ;
qui entend un prisonnier en entend mille; c'est tou-
jours la même chose : mal nourris et innocents. En
avez-vous d'autres? — Oui, nous avons les prisonniers
dangereux ou fous , que nous gardons au cachot. —
Voyons , dit l'inspecteur avec un air de profonde las-
situde , faisons notre métier jusqu'au bout; descen-
dons dans les cachots. — Attendez, dit le gouverneur,
que l'on aille au moins chercher deux hommes; les
prisonniers commettent parfois, ne fût-ce que par dé-
goût de la vie et pour se faire condamner à mort, des
actes de désespoir inutiles : vous pourriez être victime
de l'un de ces actes. — Prenez donc vos précautions ,
dit l'inspecteur.
En effet, on envoya chercher deux soldats et l'on
commença de descendre par un escalier si puant , si
infect, si moisi, que rien que le passage dant un pareil
endroit aifectait désagréablement à la fois la vue, l'o-
dorat et la respiration.
— Oh ! fit l'inspecteur en s'arrclant à moitié de la
di'scente, qui diable peut loger là ? — Un conspirateur
des plus dangereux, et qui nous est particulièrement
recommandé comme un homme capable do tout. — Il
est seul ? — Certainement. — Depuis combien de
— iU —
temps est-il là ? -r- Depuis un an à peu près. — Et il
a été mis dans ce cachot dès son entrée? — Non, mon-
sieur, mais après avoir voulu tu3r le porte-clefs chargé
de lui porter sa nourriture. — Il a voulu tuer le porte-
clefs? — Oui; monsieur, ceiui-là même qui nous éclaire.
N'est-il pas vrai. Antoi.ae ? demanda le gouverneur.
— Il a voulu me tuer tout de même, répondit le porte-
clefs— Ah çà ! mais, c'est donc un fou que cet homme?
— C'est pis que cela, dit le porte-clefs, c'est un démon.
— Voulez-vous qu'on s'en plaigne ? demanda l'inspec-
teur au gouverneur — Inutile, monsieur, il est assez
puni comme cela; d'ailleurs, à présent, il touche
presque à la folie, et selon l'expérience que nous don-
nent nos oiiservatious , avant une autre année d'ici il
sera complètement aliéné. — Ma foi, tant mieux pour
lui , dit l'inspecteur, une fois fou tout à fait, il souf-
frira moins. — C'était comme on le voit, un homme
plein d'humanité que cet inspecteur, et bien digne des
fonctions philanthropiques qu'il remplissait. — Vous
avez raison, monsieur, dit le gouverneur, et votre ré-
flexion prouve que vous avez profondément étudié la
matière. Ainsi nous avons , dans un cachot qui n'est
séparé de celui-ci que par une vingtaine de pieds , et
dans lequel on descend par un autre escalier, un vieil
abbé, ancien chef de parti en Italie, quiest ici depuis
1811, auquel la tète a tourné vers la fin de 1813, et
qui, depuis ce moment, n'est pas physiquement recon-
naissable : li pleurait , il rit ; il maigrissait , il en-
graisse. Voulez-vouslevoir plutôt que celui-ci; sa folie
est divertissante et ne vous attristera point. — Je les
verrai l'un et l'autre , répondit l'inspecteur ; il faut
faire son état en conscience.
L'inspecteur en était à sa première tournée , et
voulait donner bonne idée de lui à l'autorité.
— Entrons donc chez celui-ei d'abord , ajonta-t-il.
=— VolonU ers, répondit le gouverneur, et il fit un signe
au porte-clefs qui ouvrit la porte.
Au grincement des massives serrures, au cri des
gonds rouillées tournaatsur leurs pivots, Dantès, ac-
croupi dans un angle de son cachot, où il recevait
avec un bonheur indicible le mince rayon du jour
qui flltrait à travers un étroit soupirail grillé , releva
la tête.
A la vue d'un homme inconnu, éclairé par deux
porte-clefs tenant des torches , accompagné par deux
soldats, et auquel le gouverneur parlait le chapeau à
la main, Dantès devina ce dont il s'agissait, et, voyant
en6n se présenter une occasion d'implorer une autorité
supérieure, bondit en avant les mains jointes.
Les soldats croisèrent aussitôt la baïonnette, car ils
crurent que le prisonnier s'élançait vers l'inspecteur
avec de mauvaises intentions.
L'inspecteur lui-même fit un pas en arrière.
Dantès vit qu'on l'avait présenté comme un homme
à craindre .
Alors il réunit dans son regard tout ce que le cœur
de l'homme peut contenir de mansuétude et d'humi-
lité, et, s'exprimant avec une sorte d'éloquence pieuse
qui étonna les assistants, il essaya de toucher l'âme
de son visiteur.
L'inspecteur écouta le discours de Dantès jusqu'au
bout ; puis, se tournant vers le gouverneur :
— Il tournera à la dévotion , dit-il à demi-voix, il
est déjà disposé à des sentiments plus doux. Voyez ,
la peur fait son effet sur lui , il a reculé devant les
baïonnettes : or , un fou ne recule devant rien : j'ai
feit sur ce sujet des observations bien curieuses à
Charenton.
Puis se retournant vers le prisonnier :
— En résumé , dit-il , que demandez -vous ? — Je
— 156 —
demande quel crime j'ai commis ; je demande que l'on
me donne des jugns , je demande que mon procès
soit instruit : je demande enfin qu'on me fusille si je
suis coupable, mais aussi qu'on me mette en liberté
si je suis innocent. — Ètes-vousbien nourri? demanda
l'inspecteur. — Oui, je le crois, je n'en sais rien. Mais
cela importe peu: ce qui doitimporter. non-seulement
à moi, malheureux prisonnier, mais encore à tous les
fonctionnaires rendant la justice, mais encore au roi
qui nous gouverne, c'est qu'un innocent ne soit pas
victime d'une dénonciation infâme, et ne meure pas
sous les verrous en maudissant ses bourreaux. —
Vous êtes bien humble aujourd'hui, dit le gouverneur;
vous n'avez pas toujours été comme cela. Vous parliez
tout autrement, mon cher ami, le jour où vous vouliez
assommer votre gardien. — C'est vrai, monsieur , dit
Dantès, et j'en demande bien humblement pardon à
cet homme , qui a toujours élé bon pour moi... Mais,
que voulez-vous ! j'étais fou , j'étais furieux. — Et
vous ne l'êtes plus ? — Non, monsieur: car la captivité
m'a plié, brisé . anéanti... 11 y a si longtemps que je
suis ici ! — Si longtemps ?. .. Et à quelle époque avez-
vous été arrêté? demanda l'inspecteur. — Le 27
février 1815, à deux heures de l'après-midi.
— Nous sommes au 50 juillet 1816 : que dites-vous
donc ? il n'y a que dix-sept mois que vous êtes prison-
nier. — Que dix-sept mois ! reprit Dantès. Ah ! mon-
sieur , vous ne savez pas ce que c'est que dix-sept mois
de prison : dix-sept années, dix-sept siècles ; surtout
pour un homme qui , comme moi , touchait au bon-
heur, pour un homme qui, comme moi, allait épouser
une ff-mme aimée , pour un homme qui voyait s'ou-
vrir d'vfint lui une carrière honorable, et à qui tout
niamiue à l'instant: ijui , du ndlicu du jour le plus
beau, tombe dans la nuit la plus profonde, qui voit sa
— 157 —
carrière détruite , qui ne sait pas si celle qu'il aimait
l'aime toujours, qui ignore si son AÏeui père est mort
ou vivant! Dix-sept mois de prison, pour un homme
habitué à l'air de la mer , à l'indépendance du marin ,
à l'espace, à l'immensité, à l'infini, monsieur, dix-sept
mois de prison , c'est plus que ne le méritent tous les
crimes que désigne par les noms les plus odieux la
langue humaine. Ayez donc pitié de moi , monsieur .
et demandez pour moi. non pas d'indulgence, mais la
rigueur , non pas une grâce . mais un jugement : des
juges, monsieur, je ne demande que des juges : on ne
peut pas refuser des juges à un accusé. — C'est bien,
dit l'inspecteur: on verra.
Puis, se retournant vers le gouverneur :
— En vérité , dit-il . le pauvre diable me fait de la
peine. En remontant , vous me montrerez son livre
d'écrou. — Certainement , dit le gouverneur : mais je
crois que vous trouverez contre lui des notes terribles.
— Monsieur, continua Dantès , je sais que vous ne
pouvez pas me faire sortir d'ici de votre propre dé-
cision ; mais vous pouvez transmettre ma demande à
l'autorité ; vous pouvez provoquer une enquête . vous
pouvez, enfin, me faire mettre en jugement : un juge-
ment, c'est tout ce que je demande : que je sache quel
crime j'ai commis, et à quelle peine je suis condamné;
car voyez-vous, l'incertitude, c'est le pire de tous les
supplices. — Éclairez-moi . dit l'inspecteur. — Mon-
sieur, s'écria Dantès, je comprends au son de votre
voix que vous êtes ému. Monsieur . dites-moi d'espé-
rer. — Je ne puis vous dire cela . répondit l'inspec-
teur ; je puis seulement vous promettre d'examiner
votre dossier. — Oh ! alors, monsieur . je suis libre ,
je suis sauvé! — Qui vous a fait arrêter? demanda
l'inspecteur. — M. de Villefort, répondit Dantès.
Voyez-le et entendez-vous avec lui. — M. de Yill*fort
— 158 —
tt'est plus à Marseille depuis un an. mais à Toulouse,
— Ah ! cela ne m'étoaae plus, murmura Dantès ; mon
seul protecteur est éloigné . — M. de Yillefort avait-il
quelque motif de haine contre vous? demanda lin-
spv-'cteur. — Aucun, monsieur ; et même il a été bien-
veillant pour moi. — Je pourrai donc me fier aux
noies qu'il a laissées sur vous, ou qu'il me donnera ?
-T Entièrement, monsieur. — C"est bien. Attendez.
Dantès tomba à genoux, leva les deux mains vers le
ciel, et murmurant une prière dans laquelle il recom-
mandait à Dieu cet homme qui était descendu dans
sa prison, pareil au Sauveur allant délivrer les âmes
de l'enfer.
La porte se referma ; mais l'espoir descendu avec
["inspecteur était resté enfermé dans le cachot de
Dantès.
— Voulez-vous voir le registre d'écrou tout de
suite , demanda le gouverneur , ou passer au cachot
dtî labbé ? — Finissons-en avec les cachots tout d'un
coup, répondit l'inspecteur. Si je remontais au jour,
je n'aurais peut-être plus le courage de continuer ma
triste mission. — Ah Icelui-là n'est point un prisonnier
comme l'autre, et sa folie, à lui. est moins attristante
que la raison de son voisin. — Et quelle est sa folie ?
— Oh ! une folie étrange : il se croit possesseur d'un
trésor immense. La première année de sa captivité, il
a fait offrir au gouvernement un million si le gouver-
nement le voulait mettre en liberté ; la seconde année,
deux millions : la troisième . trois millions , et ainsi
progressivement. Il en est à sa cinquième année de
captivité : il va vous demander de vous parler en
secret, et vous offrira cinq millions. — Ah ! ah ! c'est
curieux en effet , dit l'inspecteur : et comment appelez-
vous ce millionnaire ? — L'abbé Faria. — ?i*» 27 ? dit
l'inspecteur. — C'est ici. Ouvrez, Antoine:
— 159 —
Le portc-ck'fs obL'it, et le regard curieux de l'inspec-
teur plongea dans le cachot de Vabbii fou.
C'était ainsi que l'on nommait généralement le pri-
sonnier.
A,u milieu de la chambre . dans un cercle tracé sur
la terre avec un morceau de plâtre détaché du mur ,
était couché un homme presque nu, tant ses vête-
ments étaient tombés en lambeaux. Il dessinait dans
ce cercle des lignes géométriques fort nettes et pa-
raissait aussi occupé de résoudre son problème qu'Ar-
chimède l'était lorsquil fut tué par un soldat de Mar-
ccUus. Aussi ne bougea-t-il pas même au bruit que fit
le cachot en s'ouvrant, et ne sembla-t-il se réveiller
que lorsque la lumière des torches éclaira d'un éclat
inaccoutumé le sol humide sur lequel il travaillait.
Alors il se retourna , et vit avec étonnement la nom-
breuse compagnie qui venait de descendre dans son
cachot.
Aussitôt il se leva vivement , prit une couverture
jetée sur le pied de son lit misérable, et se drapa pré-
cipitamment pour paraître dans un étal plus décent
aux yeux des étrangers.
— Que demandez-vous? dit l'inspecteur sans varier
sa formule. — Moi, monsieur? dit l'abbé d'un air
étonné; je ne demande rien. — Vous ne comprenez
pas , reprit l'inspecteur : je suis agent du gouverne-
ment ; j'ai mission de descendre dans les prisons et
d'écouter les réclamations des prisonniers. — Oh !
alors, monsieur , c'est autre chose, s'écria vivement
l'abbé , et j'espère que nous allons nous entendre. —
Voyez, dit tout bas le gouverneur, cela ne commence-
t41 pas comme je vous l'avais annoncé ? — Monsieur,
continua le prisonnier, je suis l'abbé Faria. né à Rome;
j'ai été vingt ans secrétaire du cardinal Rospigliosi ;
j'ai été arrêté, je ne sais trop pourquoi, vers le
— 460 —
commencement de l'année 181 i , depuis ce temps je
réclame m^ liberté des autorités italiennes et fran-
çaises. — Pourquoi près des autorités italiennes ? de-
manda le gouverneur. — Parce que j"ai été arrêté à
Viombino , et que je présume que , comme Milan et
Florence, Piombino. est devenu le chef-lieu de quelque
département français.
L'inspecteur et le gouverneur se regardèrent enriant.
— Diable! mon cher, dit Tinspecteur , vos nou-
velles de l'Italie ne sont pas fraîches. — Elles datent
du jour où j'ai été arrêté, monsieur, dit l'abbé Faria :
et comme Sa Majesté l'empereur avait créé la royauté
de Rome pour le fils que le ciel venait de lui envoyer,
je présume que poursuivant le cours de ses conquêtes,
il a accompli le rêve de Machiavel et de César Borgia,
qui était de faire de toute l'Italie un seul et unique
royaume. — Monsieur, dit l'inspecteur, la Providencr
a heureusement apporté quelque changement à ce plan
gigantesque dont vous me paraissez assez chaud par-
tisan. — C'est le seul moyen de faire de l'Italie un
État fort, indépendant et heureux, répondit l'abbé. —
Cela est possible, répondit l'inspecteur , mais je no
suis pas venu ici pour faire avec vous un cours de
politique ultramontaine , mais pour vous demander ,
ce que j'ai déjà fait, si vous avez quelques réclama-
tions à faire sur la manière dont vous êtes nourri et
logé. — La nourriture est ce qu'elle est dans toutes
les prisons, répondit l'abbé, c'est-à-dire fort mauvaise;
quant au logement, vous le voyez, il est humide el
malsain, mais néanmoins , assez convenable pour un
cachot. Maintenant ce n'est pas de cela qu'il s'agit .
mais bien de révélations de la plus haute importance
et du plus haut intérêt que j'ai à faire au gouverne-
ment. — Nous y voici , dit tout bas le gouverneur à
l'inspecteur. — Voilà pourquoi je suis si heureux de
— 161 —
vous voir , continua l'abbé , quoique vous m"ayez dé-
rangé dans un calcul fort important, et qui, s'il réus-
sit, changera peut-être le système de Newton. Pouvez-
vous m'accorder la faveur d'un entretien particulier?
— Hein ! que disais-je ? Gt le gouverneur à l'inspec-
teur. — Vous connaissez votre personnel, répondit ce
dernier en souriant. Puis, se retournant vers Faria :
— Monsieur, dit-il. ce que vous me demandez est im-
possible. — Cependant, monsieur . reprit labbé, s'il
s'agissait de faire gagner au gouvernement une somme
énorme, une somme de cinq millions . par exemple?
— Ma foi. dit l'inspecteur en se retournant à son tour
vers le gouverneur, vous aviez prédit jusqu'au chiflre.
— "Voyons, reprit l'abbé, s'a percevant que l'inspecteur
faisait un mouvement pour se retirer, il n'est pas né-
cessaire que nous soyons absolument seuls ; M. le
gouverneur pourra assister à notre entretien. — Mon
cher mon.sieur , dit le gouverneur, malheureusement
nous savons d'avance et par coeur ce que vous direz.
Il s'agit de vos trésors, n'est-ce pas?
Faria regarda cet homme railleur avec des yeux où
un observateur désintéressé eût vu certes luire l'éclair
de la raison et de la vérité.
— Sans doute, dit-il, de quoi voulez-vous que je
parle, sinon de cela? — M. l'inspecteur, continua le
gouverneur, je puis vous raconter celte histoire aussi
bien que l'abbé,, car il y a quatre ou cinq ans que j'en
ai les oreilles rebattues. — Cela prouve, M. le gou-
verneur, dit l'abbé, que vous êtes comme ces gens
dont parle l'Écriture, qui ont des yeux et qui ne voient
pas, qui ont des oreilles et qui n'entendent pas. —
Mon cher monsieur, dit l'inspecteur, le gouvernement
est riche et n'a, Dieu merci, pas besoin de votre argent ;
gardez-le donc pour le jour que vous sortirez de prison.
L'œil de l'abbé se dilata; il saisit la main de i'io-
spf«t«ur.
— 162 —
— Mais si je n'en sors pas de prison, dit-il, si, con-
tre toute ju«;tice, on me retient dans ce cachot, si j"y
meurs sans avoir légné mon secret à personne, ce tré-
sor sern donc pordu ? Ne vaut-il f as mieux que le gou-
vernement en profite et moi aussi? J'irai jusqu" ii six
millions, monsieur, oui. j'abandonnerai six millions,
et je me contenterai du reste, si Ion Vfut me rendre
la liberté. — Sur ma parole, dit l'inspecteur à demi-
voix, si l'on ne savait pas que cet homme est fou. ii
parie avec un accent si convaincu ou on croirait qu'il
dit la vérité. — Je ne suis pas fou. monsieur, et je dis
bien la vérité, reprit Faria, qui. avec cette finesse
d'ouïe particulière aux prisonniers, n'avait pas perdu
une seule des paroles de l'inspecteur. Ce trésor dont
je vous parie existe bien réellement, et l'offre de si-
gner un traité avec vous, en veriu duquel vous me
conduirez à l'endroit désigné par moi : on fouillera 'a
terre sous nos yeux, et si je mens, si l'on ne trou-.e
rien, si je suis un fou comme vous le dites, eh bien !
vous me ramènerez dans ce même cachot où je reste-
rai éternellement, et où je mourrai sans plus rien de-
mander à vous ni à personne.
Le gouverneur se mit à rire.
— Et est-ce bien loin, voire trésor? demanda-t-il.
— A cent lieues d'ici à peu près, dit Faria.— La chose
n'est pas mal imaginée, dit le gouverneur: si tous les
prisonniers voulaient s'amuser à promener leurs gar-
diens pendant cent lieues, et si les gardiens consen-
taient à faire une pareille promenade, ce serait une
excellente chance que les prisonniers se ménageraient
de prendre la clef des champs dès qu'ils en trouve-
raient roccasion, et pendant un pareil voyage l'occa-
sion se présenterait certaîuement. — C'est un moyen
connu, dit l'inspecteur, et monsieur n'a pas inéraè fe
mérite de Finvention.
— 163 —
Puis, se retournant vers Tabbé :
^— Je vous ai demandé si vous étiez bien noui ri.
dit-il. — Monsieur, répondit Faria. jurez-moi sur le
Christ de me délivrer, si je vous ai dit vrai, et je vous
indiquerai l'endroit où le trésor est enfoui. — Etrs-
vous bien nourri? répéta linspecteur. — Monsitur,
vous ne risquez rien ainsi, et vous voyez bien qu.' ce
n'est pas pour me ménager une cbance pour me -au-
ver, puisque je resterai en prison tandis qu'on fera le
voyage. — Vous ne répondez pas à ma question, re-
prit avec impatience l'insprctcur. — Psi vous à ma
demande, s'écria labbé. Soyez donc maudit comme
les autres insensés qui n'ont pas voulu me crcirt !
Vous ne voulez pas de mon or. je le garderai : aous
me refusez la liberté, Dieu me l'enverra. Allez, je n'ai
plus rien à dire.
Et l'abbé, rejetant sa couverture, ramassa son mor-
ceau de plâtre, et alla s'asseoir de nouveau au miii"u
de son cercle où il continua ses lignes et ses chifiVis.
— Que fait-il là? dit l'inspecteur en se retirant. —
Il compte ses trésors, reprit le gouverneur.
Faria répondit à ce sarcasme par un coup d'œil em-
preint du plus suprém.e mépris.
Ils sortirent. Le geûlier referma la porte derrière eux.
— Il aura en effet possédé quelques trésors, dit 1 in-
specteur en remontant l'escalier. — Ou il aura rêvé
qu'il les possédait, répondit le gouNcrneur. et le len-
demain il se sera réveillé fou. — En effet, dit lin-
speeteur avec la naïveté de la corruption, s'il eût é'é
réellement riche, il ne serait pas en prison.
Ainsi finit l'aventure pour l'abbé Faria. Il demeura
prisonnier, et, à la suite de cette visite, sa réputation
de fou réjouissant s'augmenta encore.
Galigula ou Kéron. ces grands chercheurs de tré-
sors, ces désireurs de l'impossible, eussent prêté l'o-
— 164 —
riil'.e aux jiaroîos de ce pauvre homme, et lui eussent
accordé l'air qu'il désirait, l'espace qu'il estimait à un
si haut priï. et la liberté qu'il offrait de payer si cher.
Mais les rois de nos jours, maintenus dans la limite
du probable, n'ont plus même l'audace de la volonté ;
ils craignent l'oreille qui écoute les ordres qu'ils don-
nent, l'œil qui scrute leurs actions ; ils ne sentent plus
la supériorité de leur essence divine ; ils sont des
hommes couronnés, voilà tout. Jadis ils se croyaient
ou du moins ils se disaient fils de Jupiter et retenaient
quelque chose des façons du dieu de leur père : on ne
contrôle pas facilement ce qui se passe au delà des
nuages : aujourd'hui les rois se laissent aisément re-
joindre. Or, comme il a toujours répugné au gouver-
nement despotique de montrer au grand jour les effets
de la prison et de la torture, comme il y a peu d'exem-
ples qu'une victime des inquisitions ait pu reparaître
avec ses os broyés et ses plaies saignantes, de même la
folie, cet ulcère né dans la fange des cachots à la suite
dos tortures morales, se cache presque toujours avec
soin dans le lieu où elle est née, ou, si elle en sort,
elle va s'ensevelir dans quelque hôpital sombre où les
midecins ne reconnaissent ni l'homme, ni la pensée,
dans le débris informe que lui transmet le geôlier
fatigué.
L'abbé Faria devenu fou en prison, était condamné
par sa folie même, à une prison perpétuelle.
Quant à Dantès l'inspecteur lui tint parole. En re-
montant chez le gouverneur, il se fit représenter le
registre d'écrou. La note concernant le prisonnier
était ainsi conçue :
1 Bonapartiste eurage ; a pris une part active au
retour de l'ile d'Elbe.
A tenir au plus grand secret et sous la plus
- I ! stricte surveillaucc.
— 165 —
Cette note était d'une autre écriture et d'une encre
différente que le reste du registre, ce qui prouvait
qu'elle avait été ajoutée depuis l'incarcération de
Dan tes.
L'accusation était trop positive pour essayer de la
combattre. L'inspecteur écrivit donc au-dessous de
l'accolade :
« Rien à faire. »
Cette visite avait pour ainsi dire, ra\-ivé Dantès ;
depuis qu'il était entré en prison, il avait oublié de
compter les jours: mais l'inspecteur lui avait donné
une nouvelle date et Dantès ne l'avait pas oubliée.
Derrière lui, il écrivit sur le mur. avec un morceau
de plâtre détaché de son plafond : 30 juillet 1S16, et
à partir de ce moment, il fit un cran chaque jour pou r
que la mesure du temps ne lui échappât plus.
Les jours s'écoulèrent, puis les semaines, puis les
mois : Dantès attendait toujours: il avait commencé
par fixer à sa liberté un terme de quinze jours. En
mettant à suivre son affaire la moitié de l'intérêt
qu'il avait paru éprouver, l'inspecteur devait avoir
assez de quinze jours. Ces quinze jours écoulés, il
se dit qu'il était absurde à lui de croire que l'in-
specteur se serait occupé de lui avant son retour
à Paris ; or , son retour à Paris ne pouvait avoir
lieu que lorsque sa tournée serait finie, et sa tournée
pouvait durer un mois ou deux ; il se donna donc trois
mois au lieu de quinz;' jours. Les trois mois écoulés.
an autre raisonnement vint à son aide qui fit qu'il
s'accorda six mois : mais ces six mois écoulés, en met-
tant les jours au bout les uns des autres, il se trou-
vait qu'il avait attendu dix mois et demi. Pendant ces
dix mois rien n'avait été changé au régime de sa prison;
aucune nouvelle consolante ne lui était parvenue : le
geôlier interrogé était muet comme d'habitude. Dan-
I. 11
— 166 —
tes commença à douter de ses sens, à croire que ce
qu'il prenait pour un souvenir de sa mémoire n'était
rien autre chose qu'une hallucination de son cerveau,
et que cet ange consolateur, qui était apparu dans sa
prison, y était descendu sur Taile d'un rêve.
Au bout d'un an le gouverneur fut changé, ii avait
obtenu la direction du fort de Ham : il emmena avec
lui plusieurs de ses subordonnés, et, entre autres, le
geôlier de Dantès. Un nouveau gouverneur arriva: il
eût été trop long pour lui d'apprendre les noms de ses
prisonniers, il se fît représenter seulement leurs nu-
méros. Cet horrible hôtel garni se composait de cin-
quante chambres; leurs habitants furent appelés du
numéro de la chambre qu'ils occupaient, et le malheu-
reux jeune homme cessa de s'appeler de son prénom
d'Edmond ou de son nom de Dantès : il s'appela le
n» M.
XV. — Le naméro 34 elle nume'ro 27.
Dantès passa par tous les degrés du malheur que
subissent les prisonniers oubliés dans une prison.
11 commença par l'orgueil, qui est une suite de l'es-
poir et une conscience de linocence, puis il en vint
à douter de son innocence, ce qui ne justifiait pas mal
les idées dugouverneur sur l'aliénation mentale; enfin
il tomba du haut de son orgueil, il pria, non pas en-
core Dieu, mais les hommes, Dieu est le dernier re-
cours. Le malheureux, qui devrait commencer par le
Seigneur, n'on arrivée espérer en lui qu'après avoir
épuisé toutes esp-jrances.
Dantès pria donc qu'on voulût bien le tirer de son
— 167 —
't cachot pour le mettre dans un autre, fût-il plus noir
et plus profond. Un changement même désavanta-
soux. était toujours un changement, et procurerait à
Danlès une distraction de quelques jours. 11 pria qu'on
lui accordât la promenade, l'air, des livres, des in-
struments. Rien de tout cela ne lui fut accordé; mais,
n'importe, il demandait toujours. Il s'était habitué à
parler à son nouveau geôlier, quoiqu'il fût encore, s'il
était possible, plus muet que l'ancien ; mais parler à
un homme, même à un muet, était encore un plaisir.
Danlès parlait pour entendre le son de sa propre voix:
il avait essayé de parler lorsqu'il était seul, mais alors
il se faisait peur.
Souvent, du temps qu'il était en liberté. Dantès
s'était fait un épouvantail de ces chambrées de prison-
niers, composées de vagabonds, de bandits et d'as-
sassins, dont la joie ignoble met en commun des orgies
inintelligibles et des amitiés cfTrayantes. Il en vint à
souhaiter d'être jeté dans quelqu'un de ces b- :.-;?s,
afin de voir d'autres visages que celui de ce (.-. 'Wvv
impassible qui ne voulait point parler; il regr.itait
le bagne, avec son costume infamant, sa chaîne au
pied, sa flétrissure sur l'épaule. Au mois les galériens
étaient dans la société de leurs semblables, ils respi-
raient l'air, ils voyaient le ciel ; les galériens étaient
bien heureux.
Il supplia un jour le geôlier de demander pour lui
un compagnon, quel qu'il fût, ce compagnon dût-il être
cet abbé fou dont il avait entendu parler. Sous l'écorce
du geôlier, si rude qu'elle soit, il reste toujours un
peu de l'homme. Celui-ci avait souvent au fond du
cœur, et quoique son \isage n'en eût rien dit, plaint
ce malheureux jeune homme, à qui la captivité était
si dure; il transmit la dcmarde du n» 54^ au gouver-
neur ; mais celui-ci. prudent comme s'il eût été un
— 168 —
homme politique, se figura que Dantès voulait
ameuter les prisonniers, tramer quelque complot,
s'aider d'un ami dans quelque tentative d'évasion, et
il refusa.
Dantès avait épuisé le cercle des ressources hu-
maines. Comme nous avons dit que cela devait
arriver retourna alors vers Dieu.
Toutes les idées pieuses éparses dans le monde, et
que glanent les malheureux courbés par la destinée,
vinrent alors rafraîchir son esprit; il se rappela les
prières que luia\aitappr!sessa mère, cl leur trouva un
sens jadis ignoré de lui : car. pour Ihommc heureux,
la prière demcureun assemblage monotone et \ide de
sens jusqu'au jour où ia douleur vient expliquer à
l'infortune ce langage sublime à l'aide duquel il parla
à Dieu.
11 pria donc, non pas avec ferveur, mais avec rage.
En priant tout haut, il ne s'effrayait plus de ses
paroles : alors il tombait dans dis espèces d'estases;
il voyait Dieu éclatant à chaque mot qu'il prononçait ;
toutes les actions de sa vie humble et perdue, il les
rapportait à la volonté do ce Dieu puissant, s'en faisait
djs leçons, se proposait des tâches à accomplir, et, à
la (in de chaque prière, glissait le vœu intéressé que
des hommes trouvent bien plus souvent moyen
d'adresser aux hommes qu'à Dieu : et pardonnez-nous
nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui
nous ont offensés.
Malgré ses prier. s ferventes, Dantès demeura
prisonnier.
Alors son esprit devint sombre, un nuage s'épaissit
devatsl s-s yeux. Dan'ès était un homme simple et
saift éducation ; le p;issé était resté pour lui couvert
de ce voile sombre quesoulevelascience.il ne pouvait,
dans la solitude de son cachot et dans le désert de sa
— 169 —
pensée, reconstruire les âges révolus, ranimer les
jH'upk's éteints, rebâtir les villes aiiiiqius. que l'ima-
f,'iii:ition grandit et poétise, et qui passent devant
Us yeux, gigantesques et éelairées par le feu du eiel
( oiiiine les tableaux babyloniens de Martinn ; lui
n'avait que son passé si court, son présent si sombre,
son avenir si douteux : dis-neufans de lumière a mé-
diler peut-être dans une éternelle nuit ! Aucune dis--
traction ne pouvait donc lui ^enir en aide : son esprit
éiK'.-gique, et qui n"eût pas mieux aimé que de prendre
svn vol à travers les âges, était lorcé de rester prison-
nier comme un aigle dans une cage. Il se cramponnait
alors à une idée, celle de son bonheur, détruit
sans cause apparente et par une fatalité inouïe, il s"c-
cliarnait sur celte idée, la tournant, la retournant sur
i(iulcs les faces, et la dévorant, pour ainsi dire, à
belles dents, comme dans l'enfer de Dante, l'impi-
i«vable Ugolin dévore le crâne de l'archevêque Roger.
Danlès n'avait eu qu'une foi passagère basée sur la
puissance ; il la perdit comme d'autres la perdent
après le succès. Seulement il n'avait pas profité.
î.a rage succéda à l'ascétisme. Edmond lançait des
bhjsj)hemes qui faisaient reculer d'horreur le geôlier,
il brisait son corps contre les murs de sa prison, il
s'( n [)renait avec fureur à tout c" qui l'entourait, et
surtout à lui-même, de la moindre contrariété que lui
faisait éprouver un grain de sable, un fétu de paille,
un soufîle d'air. Alors cette lettre dénonciatrice qu'il
avait vue, que lui avait montrée Villefort, qu'il avait
tuiitiiée. lui revenait à l'esprit; chaque ligne flam-
boyait sur la nmraille comme \e Mane TJiecel Phuns
de Balthazar. Il se disait que c'était bien ia haine des
hommes, et non la vengeance de Dieu qui l'avait plongé
dans l'abime où il était ; il vouait ces hommes in-
|. connus à tous les supplices dont son ardente iraagi-
— no —
Dation lui fournissait l'idée, et il trouvait (ncore que
les plus terribles étaient trop doux et surtout trop
courts pour eux; car après le supplice venait la mort,
et dans la mort était, sinon le repos, du moins l'in-
sensibilité qui lui ressemble.
A force de se dire à lui-même, à proposde ses enne-
mis, que le calme était dans la mort, et qu"à celui qui
veut punir cruellement il faut d'autres moyens que la
mort, il tomba dans l'immobilité morne des idées de
suicide : malheur à celui qui, sur la pente du malheur,
s'arrête à ces sombres idées. C'est une de ces mers
mortes qui s'étendent comme l'azur des flots purs,
mais dans lesquelles le nageur sent de plus en plus
s'engluer ses pieds dans une vase bitumineuse qui
l'attire à elle,raspire, l'engloutit. Une fois pris ainsi,
si le secours divin ne vient point à son aide, tout est
fini et chaque effort qu'il tente l'enfonce plus avant
dans la mort.
Cependant cet état d'agonie morale est moins ter-
rible que la souffrance qui l'a précédé et que le châti-
ment qui le suivra peut-être : c'est une espèce de con-
solation vertigineuse, qui vous montrelegouffre béant,
mais au fond du gouflre le néant. Arrivé là, Edmond
trouva quelque consolation dans cette idée 5 toutes ses
douleurs, toutes ses souffrance», ce cortège de spectres
qu'elles traînaient à leur suite, parurent s'envoler de
ce coin de sa prison où l'ange de la mort pouvait poser
son pied silencieux. Dantès regarda avec calme sa vie
passée, avec terreur sa vie future, et choisit ce point
milieu qui lui paraissait être un lieu d'asile.
— Quelquefois, se disait-il alors, dans mes courses
lointaines, quand j'étais encore un homme, et quand
cet homme, libre et puissant, jetait à d'autres hommes
des commandements qui étaient exécutés, j'ai vu le
ciel se couvrir, lamer frémir et gronder, l'orage naître
— 171 —
dans un coin du ciel, et comme un aigle gigantesque,
battre les deux horizons de ses deux ailes; alors je
sentais que mon vaisseau n'était plus qu'un refuge
impuissant, car mon vaisseau, léger commeune plume
à la main d'un géant, tremblait et frissonnait lui-
même. Bientôt, au bruit effroyable des lames, l'as-
pect des rochers tranchants m'annonçaient la mort,
et la mort m'épouvantait, et je faisais tous mes ef-
forts pour y échapper, et je réunissais toutes les forces
de l'homme et toute l'intelligence du marin pour
lutter avec Dieu!... C'est que j'étais heureux alors,
c'est que revenir à la vie, c'était revenir au bonheur ;
c'est que cette mort, je ne l'avais pas appelée, je ne
Tarais pas choisie ; c'est que le sommeil enfin me
paraissait dur sur ce lit d'algues et de cailloux;
c'est que je m'indignais , moi qui me croyais une
créature faite à l'image de Dieu, de servir, après ma
mort, de pâture aux goélands et aux vautours. SJais
aujourd'hui cest autre chose : j'ai perdu tout ce qui
pouvait me faire aimer la vie, aujourd'hui la mort
nae sourit comme une nourrice à l'enfant qu'elle va
bercer: mais aujourd'hui je meurs à ma guise, et je
m'endors las et brisé, comme je m'endormais après
un de CCS soirs de désespoir et de rage pendant les-
quels j'a\ais compté trois mille tours dans ma cham-
bre, c'est-à-dire trente mille pas, c'est-à-dire à peu
près dix lieues.
Dès que cette pensée eut germé dans l'esprit du
jeune homme, il devint plus doux, plus souriant, il
s'arrangea mieux de son lit dur et de son pain noir,
mangea moins, ne dormit plus, et trouva à peu près
supportable ce reste d'existence qu'il était sûr de lai?-
ser là quand il voudrait, comme on laisse un vête-
ment usé.
Il y avait deux moyens de mourir: Tud était simple;
— 172 —
il s'agissait d'attacher son mouchoir à un barreau de
la fenêtre et de se pendre : l'autre consistait à faire
semblant de manger et à se laisser mourir de faim.
Le premier répugna fort à Dantès. Il avait été élevé
dans l'horreur des pirates, gens que Ton pend aux
vergues des bâtiments ; la pendaison était donc pour
lui une espèce de supplice infamant qu'il ne voulait
pas s'appliquer à lui -même; il adopta donc le deuxième
et en conunença l'exécution le jour même.
Près de quatre années s'étaient écoulées dans les
alternatives que nous avons racontées. A la fin de la
deuxième. Dantès avait cessé de compter les jours et
était retombé dans cette ignorance du temps dont au-
trefois l'avait tiré l'inspecteur.
Dantès avait dit: Je veux mourir, et s'é'ait choisi
son genre de mort ; alors il l'avait bien envisagé, et,
de peur de revenir sur sa décision, il s'était fait ser-
ment à lui-même de mourir ainsi. Quand on me ser-
vira mon repas du matin et mon repas du soir, avait-
il pensé, je jetterai les aliments par la fenêtre et j'aurai
l'air de les avoir mangés.
Il le fit comme il s'était promis de le faire. Deux
fois le jour, par la petite ouverture grillée qui ne lui
laissait apercevoir que le ciel, il jetait ses vivres,
d'abord gaiement . puis avec réflexion , puis avec
regret; il iui fallut le souvenir du serment qu'il
s'était fait pour avoir la force de poursuivre ce ter-
rible dessein. Ces aliments, qui lui répugnaient
autrefois, la faim, aux dents aiguës, les lui faisait
paraître appétissants à l'œil et exquis à l'odorat : quel-
quefois il tenait pendant une heure à sa main le plat
qui les contenait, l'oeil fixé sur ce morceau de viande
-pourrie ou sur ce poisson infect, et sur ce pain noir
et moisi. C'étaient les derniers instincts de la vie qui
luttaient encore en lui et qui de temps en temps ter-
— 173 —
Tassaient sa résolution. Alors son cachot ne lui parais-
sait plus aussi sombre, son état lui semblait moins
désespéré; il était jeune crcorc. il de^a!t avoir 23
ou 26 ans. il lui restait cinquante ans à vivre à peu
près, c'est-à-dire, deux fois ce qu'il avait vécu. Pen-
dant ce laps de temps immense, que d'événements
pouvaient forcer les portes, renverser les murailles du
château d'If et le rendre à la liberté. Alcrs il apprc-
( hait ses dents du repas que. Tantale volontaire, il
éloignait lui-même de sa bouche ; mais alors le sou-
venir de son serment lui revenait à l'esprit, et cette
généreuse nature avait trop peur de se mépriser soi-
même pour manquer à son serment, il usa donc,
rigoureux et impitoyable, le peu d'existence qui lui
restait, et un jour vint où il n'eut plus la force de se
lever pour jeter par la lucarne le souper qu'on lui
apportait.
Le lendemain il ne voyait plus, il entendait à peinp.
Le geôlier croyait à une maladie grave, Edmond espé-
rait dans une mort prochaine.
La journée s'écoula ainsi : Edmond sentait un vague
engourdissement, qui ne manquait pas d'un certain
bien-être, le gagner. Les tiraillements nerveux de
son estomac s'étaient assoupis: les ardeurs de sa soif
s'étaient calméi s; lorsqu'il fermait les yeux, il voyait
une foule de lueurs brillantes pareilles à ces feux fol-
lets qui courent la nuit sur les terrains fangeux :
c'était le crépuscule de ce pays inconnu qu'on appelle
la mort.
Tout à coup le soir, vers neuf heures, il entendit
un bruit sourd à la paroi du mur contre lequel il était
couché.
Tant d'animaux immondes étaient venus faire leur
bruit dans cette prison, que peu à peu Edmond avait
habitué son sommeil à ne pas se troubler de si peu de
— 174 —
chose ; mais cette fois , soit que S€s sens fussent
exaltés par rabstinence, soit que réellement le bruit
fût plus fort que de coutume, soit que dans ce mo-
ment suprême tout acquit de limportance, Edmond
souleva sa tète pour mieux entendre.
C'était un grattement égal qui s emblait accuser,
soit une grifle énorme^ soit une dent puissante, soit
enfin la pression dun instrument quel conque sur des
pierres.
Bien qu'affaibli, le cerveau du jeune homme fut
frappé par cette idée banale constamment présente
à l'esprit des prisonniers, la liberté. Ce bruit arrivait
si juste au moment où tout bruit allait cesser pour
lui , qu'il lui semblait que Dieu se montrait enfin
pitoyable à ses souffrances et lui envoyait ce bruit
pour l'avertir de s'arrêter au bord de la tombe où
chancelait déjà son pied. Qui pouvait savoir si un de
ses amis, un de ces êtres bien-aimés auxquels il avait
songé si souvent qu'il y avait usé sa pensée , ne s'oc-
cupait pas de lui en ce moment et ne cherchait pas à
rapprocher la dislance qui les séparait?
Mais non, sans doute Edmond se trompait, et
c''était un de ces rêves qui flottent à la porte de la
mort.
Cependant Edmond écoutait toujours ce bruit. Ce
bruit dura trois heures à peu près , puis Edmond
entendit une sorte de croulement, après quoi le bruit
cessa.
Quelques heures après, il reprit plus fort et plus
rapproché. Déjà Edmond s'intéressait à ce travail
qui lui faisait société ; tout à coup le geôlier entra.
Depuis huit jours à peu près qu'il avait résolu de
mourir, depuis quatre jours qu'il avait commencé de
mettre ce projet à exécution , Edmond n'avait point
adressé la parole à cet homme , ne lui répondant pas
— 175 —
quand il lui avait parlé pour lui demander de quelle
maladie il croyait être atteint , et se retournant du
côté du mur quand il en était regardé trop attentive-
ment. Mais aujourd'hui , le geôlier pouvait entendre
ce bruissement sourd, sen alarmer, y mettre fin, et
déranger ainsi, peut-être, je ne sais quoi d'espérance,
dont ridée seule charmait les derniers moments de
Dantès.
Le geôlier apportait à déjeuner.
Dantès se souleva sur son lit, et, enflant sa voix, se
mit à parler sur tous les sujets possibles, sur la miau-
vaise qualité des vivres qu'il apportait , sur le froid
dont on souffrait dans ce cachot, murmurant et gron-
dant pour avoir le droit de crier plus fort, et lassant
la patience du geôlier, qui, justement ce jour-là avait
sollicité pour le prisonnier malade un bouillon et du
pain frais . et qui lui apportait ce bouillon et ce pain.
Heureusement , il crut que Dantès avait le délire ;
il posa les vivres sur la mauvaise table boiteuse sur
laquelle il avait l'habitude de les poser, et se retira.
Libre alors, Edmond se remit à écouter avec joie.
Le bruit devenait si distinct que maintenant le
jeune homme l'entendait sans efiforts.
— Plus de doute , se dit-il à lui-même, puisque ce
bruit continue , malgré le jour, c'est quelque mal-
heureux prisonnier comme moi qui travaille à sa
délivrance. Oh ! si j'étais près de lui comme je l'ai-
derais !
Puis tout à coup un nuage sombre passa sur cette
aurore d'espérance dans ce cerveau habitué au mal-
heur, et qui ne pouvait se reprendre que difficilement
aux joies humaines; cette idée surgit aussitôt, que ce
bruit avait pour cause le travail de quelques ouvriers
que le gouverneur employait aux réparations d'une
chambr« voisine.
— 176 —
Il était facile de s'en assurer ; mais comment risquer
une question ? Certes il était tout simple d'attendre
l'arrivée du geôlier, de lui faire écouter ce bruit, et
de voir la mine qu'il ferait en l'écoutant; mais se
donner une pareille satisfaction . n'éîait-ce pas trahir
des intérêts bien précieux pour une satisfaction bien
courte ? Malheureusement la tête d'Edmond, cloche
vide, était assourdie par le bourdonnement d'une idée ;
il était si faibie que son esprit fiottait comme une va-
peur, et ne pouvait se condenser autour d'une pensée.
Edmond ne vit qu'un moyen de rendre la netteté à sa
réflexion et la luciuité à son jugement ; il tourna les
yeux vers le bouillon fumant encore que le geôlier
venait de déposer sur la table, se leva . alla en chan-
celant jusqu'à lui, prit la tasse, la porta à ses lèvres, et
avala le breuvage qu'elle contenait avec une indicible
sensation de bien-être.
Alors il eut le courage d'en rester là : il avait en-
tendu dire que de malheureux naufragés, recueillis,
exténués par la faim, étaient morts pour avoir glou-
tonnement dévoré une nourriture trop substantielle.
Edmond posa sur la table le pain qu'il tenait déjà
presque à portée de sa bouche, et alla se recoucher.
Edmond ne voulait pas mourir.
Bientôt il sentit que le jour rentrait dans son cer-
veau ; toutes ses idées, vagues et presque insaisis-
sables , reprenaient leur place dans cet échiquier
merveilleux, où une case de plus peut-être suffit pour
établir la supériorité de l'homme sur les animaux. 11
put penser et fortifier sa pensée avec le raisonne-
ment.
Alors il se dit :
Il faut tenter l'épreuve, mais sans compromettre
personne. Si le travailleur est un ou\rier ordinaire,
je n'ai qu'à frapper contre mon mur. aussitôt il cessera
— 177 —
sa besogne pour tâcher de deviner quel est celui qui
frappe et dans quel but il frappe. Mais comme son
travail sera non-seulement licite, mais encore com-
mandé, il reprendra bientôt son travail Si au contraire
c'est un prisonnier, le bruit que je ferai leffayera ; il
craindra d"êlre découvert : il cessera son travail . et
ne le rejirc-ndra que ce soir, quand il croira tout le
monde couché et endormi.
Aussitôt Edmond se leva de nouveau. Cette fois, ses
jambes ne vacillaient plus et ses yeux étaient sans
éblcuissements. ii alla vers un angle de sa prison ,
détacha une pierre minée par i"humidité , et re^int
frapper le mur à iendruit même où le retentissement
était îe plus sensible.
Il frappa trois coups.
Dès le premier, le bruit avait cessé comme par
enchantement.
Edmond écouta de toute son àme. Une heure s'é-
coula, deux heures s'écoulèrent, aucun bruit nouv' au
ne se fit entendre : Edmond avait fait naître de l'autre
côté de la muraille un silence profond.
Plein d'espoir. Edmond mangea quelques bouchées
de son pain, avala quelques gorgées d'eau, et, grâce
à la constitution puissante dont la nature l'avait doué,
se retrouva à peu près comme auparavant.
La journée s'écoula, le silence durait toujours.
La nuit vint sans que le bruit eût recommencé.
— C'est un prisonnier, se dit Edmond avec une in-
dicible joie.
Dès lors sa tête s'embrasa, la vie lui revint violente
à force d'être active.
La nuit se passa sans que le moindre bruit se fit
entendre.
Edmond ne ferma jias les yeux de cette nuit.
Le jour revint : le geôlier rentra apportant les pro-
— 178 —
visions. Edmond avait déjà dévoré les àùcîeiihës ,' il
dévora les nouvelles, écoutant sans cesse ce bruit qui
ne revenait pas , tremblant qu'il eût cessé pour tou-
jours , faisant dix ou douze lieues dans son cachot ,
ébranlant pendant des heures entières les barreaux de
fer de son soupirail, rendant l'élasticité et la vigueur
à ses membres par un exercice désappris depuis long-
temps, se disposant enfin à reprendre corps à corps sa
destinée à venir, comme fait, en étendant ses bras et
en frottant son corps d'huile, le lutteur qui va entrer
dans l'arène. Puis, dans les intervalles de cette acti-
vité fiévreuse . il écoutait si le bruit ne revenait pas,
s'impaticntant de la prudence de ce prisonnier qui ne
devinait point qu'il avait été distrait dans son œuvre
de liberté par un autre prisonnier, qui avait au moins
aussi grande hâte d'être libre que lui.
Trois jours s'écoulèrent, soixante et douze mortelles
heures comptées minute par minute.
Enfin un soir, comme le geôlier venait de faire sa
dernière >isite, comme pour la centième fois Dantès
collait son oreille à la muraille, il lui sembla qu'un
ébranlementimperceptible répondait sourdement dans
sa tête, mise en rapport avec les pierres silencieuses.
Dantès se recula pour bien rasseoir son cerveau
ébranlé, fit quelques tours dans la chambre, et replaça
son oreille au même endroit.
II n'y avait plus de doute, il se faisait quelque chose
de l'autre côté : le prisonnier avait reconnu le danger
de sa manœuvre et en avait adopté quelque autre, et,
.sans doute pour continuer son œuvre avec plus de sé-
curité, il avait substitué le levier au ciseau.
Enhardi par cette découverte, Edmond résolut de
venir en aide à l'infatigable travailleur. 11 commença
par déplacer son lit derrière lequel il lui semblait que
l'oKuvre de délivrance s'accomplissait, et chercha des
I
- 179 -
yeux un objet avec lequel il pût entamer la muraille,
faire tomber le ciment humide, desceller une pierre
enfin.
Rien ne se présenta à sa vue. Il n'avait ni couteau
ni instrument tranchant ; du fer à ses barreaux seule-
ment, et il s'était assuré si souvent que ses barreaux
étaient bien scellés, que ce n'était plus même la peine
d'essayer de les ébranler.
Pour tout ameublement, un lit, une chaise, une ta-
ble, un seau, une cruche.
A ce lit il y avait bien des tenons de fer. mais ces
tenons étaient scellés au bois par des vis. Il eût fallu
un tourne-vis pour tirer ces vis et arracher ces te-
nons.
A la table et à la chaise, rien; au seau il y avait eu
autrefois une anse, mais cette anse avait été enlevée.
Il n'y avait plus pour Dantès qu'une ressource c'é-
tait de briser sa cruche, et, avec un des morceaux de
grès taillé en angle, de se mettre à la besogne.
Il laissa tomber la cruche sur un pavé, et la cruche
vola en éclats.
Dantès choisit deux ou trois éclats aigus, les cacha
dans sa paillasse, et laissa les autres épars sur la terre.
La rupture de sa cruche était un incident trop naturel
pour que l'on s"en inquiétât.
Edmond avait toute la nuit pour travailler ; mais
dans l'obscurité la besogne allait mal, car il lui fallait
travaillera tâtons, et il sentit bientôt qu'il émoussait
l'instrument informe contre un grès plus dur. Il re-
poussa donc son lit et attendit le jour. Avec l'espoir,
la patience lui était revenue.
Toute la nuit il écouta et entendit le mineur in-
cotmu qui continuait son œuvre souterraine.
Le jour vint, le geôlier entra. Dantès lui dit qu'en
buvant la veille à même la cruche, elle avait échappe
— 180 —
à sa main et s'était brisée en tombant. Le geôlier alla
en grommelant chercher une cruche neuve, sans même
prendre la peine d'emporter les morceaux de la vieille.
Il revint un instant après, recommanda plus d'a-
dresse au prisonnier, et sortit.
Dantcs écouta avec une joie indicible le grincement
de la serrure qui, chaque fois qu'elle se refermait ja-
dis lui serrait le cœur, li écouta s'éloigner le bruit
des pas : puis, quand ce bruit se fut éteint, il bondit
vers sa couchette qu'il déplaça, et, à la lueur du faible
rayon du jour qui pénétrait dans son cachot, put voir
la besogne inutile qu'il avait faite la nuit précédente
en s'adressant au corps de la pierre au lieu de s'adres-
ser au plâtre qui entourait ses extrémités.
L'humidité avait rendu ce plâtre friable.
Dantès vit avec un battement de coeur joyeux que ce
plâtre se détachait par fragments: ces fragments
étaient presque des atomes, c'est vrai; mais au bout
d'une demi-heure cependant, Dantès en avait détaché
une poignée à peu près. Un mathématicien eût pu cal-
culer qu'avec deux années à peu près de ce travail,
en supposant qu'on ne rencontrât point le roc, on
pouvait se creuser un passage de deux pieds carrés et
de vingt pieds de profondeur.
Le prisonnier se reprocha alors de ne pas avoir em-
ployé à ce travail ces longues heures successivement
écoulées, toujours plus lentes et qu'il avait perdues
dans l'espérance, dans la prière et dans le désespoir.
Depuis six ans à peu près qu'il était enfermé dans
ce cachot, quel travail, si lent qu'il fût, n" eût-il pas
achevé !
Et cette idée lui donna une nouvelle ardeur.
En trois jours il parvint, avec des précautions
inouïes, à enloer tout le ciment et à mettre à nu la
pierre : la muraille était faite de moellons, au milieu
-- 181 —
desquels, pour ajouter à la solidité, avait pris place
de temps en temps une pierre de taille. C'était une de
ces pierres de taille qu'il avait presque déchaussée et
qu'il s'agissait maintenant d'ébranler dans son alvéole.
Dantès essaya avec ses ongles , mais ses ongles
étaient insuffisants pour cela.
Les morceaux de la cruche introduits dans les inter-
valles se brisaient lorsque Dantès voulait s'en servir
en manière de levier.
Après une heure de tentatives inutiles, Dantès se
releva la sueur de l'angoisse sur le front.
Allait-il donc être arrêté ainsi dès le début, et lui
faudrait -il attendre, inerte et inutile, que son voi-
sin qui de son côté se lasserait peut-être, eût tout
fait!
Alors une idée lui passa par l'esprit; il demeura
debout et souriant ; son front humide de sueur se sé-
cha tout seul.
Le geôlier apportait tous les jours la soupe de Dan-
tès dans une casserole de fer-blanc. Cette casserole
contenait sa soupe et celle d'un second prisonnier, car
Dantès avait remarqué que cette casserole était ou
entièrement pleine ou à moitié vide, selon que le por-
te-clefs commençait la distribution des vivres par lui
ou par son compagnon.
Cette casserole avait un manche de fer; c'était co
manche de fer qu'ambitionnait Dantès, et qu'il eût
payé, si on les lui avait demandées, en échange de dix
années de sa vie.
Le geôlier versait le contenu de cette casseroK;
dans l'assiette de Dantès. Après avoir mangé sa soupe
avec une cuiller de bois. Dantès lavait cette assiette
qui servait ainsi chaque jour.
Le soir, Dantès posa son assiette à terre, à nii-che-
rain di' la porte à la table ; le geôlier, en entrant, mit
I- 12
— 182 —
le pied sur l'assiclte et la brisa en mille morceaui.
Cette fois il n'y avait rien à dire contre Dantès ; il
avait eu le tort de laisser son assiette à terre, c'esl
vrai ; mais le geôlier avait eu celui de ne pa« regarder
à ses pieds.
Le geôlier se contenta de grommeler.
Puis il regarda autour de lui dans quoi il pouvait
verser la soupe : le mobilier de Dantès se bornait à
cette seule assiette, il n y avait pas de choix.
— Laissez la casserole, dit Dantès, vous la repren-
drez eu m'apportant demain mon déjeuner.
Ce conseil fiattait la paresse du geôlier, qui n'avait
pas besoin ainsi de remonter, de redescendre et de re-
monter encore.
Il laissa la casserole.
Dantès frémit de joie.
Cette fois il mangea vivement la soupe et la viande
que, selon l'habitude des prisons, on mettait avec la
soupe-. Puis, après avoir attendu une heure, pour être
certain que le geôlier ne se raviserait point, il dérangea
son lit, prit sa casserole, introduisit le bout du manche
entre la pierre de taille dénuée de son ciment et les
moellons voisins, et commença de faire le levier.
Une légère oscillation prouva à Dantès que la be-
sogne venait à bien.
En effet, au bout d'une heure, la pierre était tirée du
mur où elle laissait une excavation de plus d'un pied
et demi de diamètre.
Dantès ramassa avec soin tout le plâtre, le porta
dans les angles de sa prison, gratta la terre grisâtre
avec un des fragments de sa cruche, et recouvrit le
plâtre de terre.
Puis, voulaul mettre à profit cette nuit, où le hasard
ou plutôt la savante combinaison qu'il avait imaginée,
avait remis entre ses mains ua instrument si précieui,
il continua d« areuser avec acharnement.
— 183 —
A l'aube da jour il replaça la pierre dans Son ttùn,
repoussa son lit contre la muraille et se coucha.
Le déjeuner consistait en un morceau de pain : le
geôlier entra, et posa ce morceau de pain sur la table.
— Eh bien ! vous ne m'apportez pas une autre as^
sietle ? demanda Dantès. — Non, dit le porte-clefs :
vous êtes un brise-tout, vous avez détruit votre cru-
che, et vous êtes cause que j'ai cassé votre assiette ,
si tous les prisonniers faisaient autant de dégât, le
gouvernement n'y pourrait pas tenir. On vous laisse
la casserole, on vous versera votre soupe dedans, de
cette façonvous ne casserez pas votre ménage,peut-être.
Dantès leva les yeUx au ciel, et joignit ses mains
sous sa couverture.
Ce morceau de fer qui lui restait faisait naître dans
son cœur un élan de recontiaissance plus vif vers le
ciel, que ne lui avaient jamais causé dans sa vie passéte
les plus grands biens qui lui étaient survenus. Seule-
ment il avait remarqué que depuis quïl avait com-
mencé à travailler, lui, le prisonnier ne travaillait
plus.
N'importe, ce n'est pas une raison pour cesser sa
tâche ; si son voisin ne venait pas à lui, c'était lui qui
irait à son voisin.
Toute la journée il travailla sans relâche; le soir il
avait, grâce à son nouvel instrument, tiré de la mu-
raille plus de dix poî nées de débris de moellons, dé
plâtre et déciment.
Lorsque l'heure de la visite arriva, il redressa de
son mieux le manche tordu de sa casserole, et remit
le récipient à sa place accoutuinée. Le porte-clefs y
versa là ration ordinaire de soupe et de viande, ou
plutôt de soupe et de poisson ; car ce jour-là était un
jour maigre, et trois fois par semaine on faisait faire
maigre aux prisonniers. C'eût été encore uq ioaoyéQ d«
— 184 —
calculer le temps, si depuis longtemps Dantès n'avait
pas abandonné ce calcul.
Puis, la soupe versée, le porte-clefs se retira.
Cette fois Dantès voulut s'assurer si son voisin avait
bien réellement cessé de travailler.
Il écouta.
Tout était silencieux comme pendant ces trois jours
où les travaux avaient été interrompus.
Dantès soupira, il était évident que son voisin se
défiait de lui.
Cependant il ne se découragea point et continua d-
travailler toute la nuit : mais après deux ou trois heu-
res de labeur, il rencontra un obbtacle-
Le fer ne mordait plus et glissait sur une surface
plane.
Dantès toucha l'obstacle avec ses mains et reconnut
qu'il avait atteint une poutre.
Cette poutre traversait ou plutôt barrait entière-
ment le trou qu'avait commencé Dantès.
Maintenant il fallait creuser dessus ou dessous.
Le malheureux jeune homme n'avait point songé à
cet obstacle.
— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! s"écria-t-il, je vous
avais cependant tant prié, que j'espérais que vous
m'aviez entendu. Men Dieu ! après m'avoir ôté la li-
berté de la vie, mon Dieu ! après m'avoir ôté le calme
de la mort, mon Dieu ! qui m"avez rappelé à lexis-
tence, mon Dieu ! ayez pitié de moi, ne me laissez pas
mourir dans le désespoir !
— Qui parle de Dieu et de désespoir en même temps?
articula une voix qui semblait venir de dessous terre
et qui, assourdie par l'opacité, parvenait au jeune
homme avec un accent sépulcral.
Edmond sentit se dresser ses cheveux sur sa t^-te. et
recula sur les genoux.
— 185 —
— Ah! murmura-t-il, j'entends parler un homme.
Il y avait quatre ou cinq ans qu'Edmond n'avait en-
tendu parler que son geôlier, et pour le prisonnier le
geôlier n'est pas un homme : c'est une porte vivante
ajoutée à sa porte de chêne, c'est un barreau de chair
ajouté à ses barreaux de fer.
— Au nom du ciel ! s'écria Dantès, vous qui avez
parlé, parlez encore, quoique votre voix m'ait épou-
vanté : qui êtes-vous? — Qui êtes-vous, vous-même?
demanda la voix. — Un malheureux prisonnier, reprit
Dantès, qui ne faisait, lui, aucune difficulté de répon-
dre. — De quel pays? — Français. — Votre nom? —
Edmond Dantès. — Votre profession? — Marin. —
Depuis combien de temps êtes-vous ici? — Depuis le
28 février \8VÔ. — Votre crime ? — Je suis innocent.
— Mais de quoi vous accuse-t-on? — D'abord d'avoir
conspiré pour le retour de l'empereur. — Comment pour
le retour de l'empereur! l'empereur n'est donc plus
sur le trône? — Il a abdiqué à Fontainebleau en ISl'i,
et a été relégué de l'île d'Elbe. Mais vous-même de-
puis quel temps êtes-vous donc ici, que vous ignoriez
tout cela? — Depuis 1811.
Dantès frissonna: cet homme avait quatre ans de
prison de plus que lui.
— C'est bien, ne creusez plus, dit la voix en parlant
fort vite ; seulement dites-moi à quelle hauteur se
trouve l'excavation que vous avez faite? — Au ras de
la terre. — Comment est-elle cachée? — Derrière mon
lit. — A-t-on dérangé votre lit depuis que vous êtes
en prison ? — Jamais. — Sur quoi donne votre cham-
bre ? — Sur un corridor. — Et le corridor ? — Aboutit
à la cour. — Hélas ! murmura la voix. — Oh ! mon
Dieu ! qu'y a-t-il donc ? s'écria Dantès. — Il y a que
je me suis trompé, que l'imperfection de mes dessins
m'a abusé, que le défaut d'un corapas m"a perdu.
— 186 —
qu'une ligne d'erreur sur mon plan a équivalu à quinze
pieds en réalité, et que j"ai pris le mur que yous creu-
sez pour celui de la citadelle ! — Mais alors yous abou-
tissiez à la mer. — C'était ce que je voulais. — Et si
TOUS a^iez réussi ? — Je me jetais à la nage, je gagnais
une des îles qui environnent le château d"If, soit l'île
de Daume, soit l'île de Tiboulen. soit même la côte,
et alors j'étais sauvé. — Auriez-vous donc pu nager
jusque-là? — Dieu m'eût donné la force ; et main-
tenant tout est perdu. — Tout ? — Oui. Rebouchez
votre trou avec précaution, ne travaillez plus, ne vous
occupez de rien et attendez de mes nouvelles. — Qui
êtes-vous au moins?... dites-moi qui vous êtes? Je
suis... je suis le n" 27. — Tous défiez-vous donc de
moi ? den;anda Dantès.
Edmond crut entendre comme un rire amer percer
la voûte et monter jusqu'à lui.
— Oh ! je suis bon chrétien , s'écria-t-il . devinant
instinctivement que cet homme songeait à l'abandon-
ner ; je vous jure sur le Christ que je me ferai tuer
plutôt que de laisser entrevoir à vos bourreaux et aux
miens l'ombre de la vérité ; mais au nom du ciel , ne
me privez pas de votre présence, ne me privez pas de
votre voix, ou. je vous le jure, car je suis au bout de
ma force, je me brise la tète contre la muraille, et
TOUS aurez ma mort à vous reprocher. — Quel âge
avez-vous? votre voix semble être celle d'un jeune
homme. — Je ne sais pas mon âge , car je n'ai pas
mesuré le temps depuis que je suis ici. Ce que je sais,
c'est que j'allais avoir dix-neuf ans lorsque j'ai été
arrêté le 28 février 181S. — Pas tout à fait vingt-six
ans, murmura la voix. Allons, à cet âge on n'est pas
encore un traître. — Oh ! non ! non ! je vous le jure ,
répéta Dantès. Je vous lai déjà dit et je vous le redis,
je me ferai couper en morceaux plutôt que de vous
— 187 -
trahir. — Vous avez bien fait de me parler, vous avez
bien fait de me prier : car j'allais former un autre plan
et m'éloîgner de vous. 3îais votre âge me rassure, je
vous rejoindrai , attendez-moi. — Quand cela? — ïl
faut que je calcule nos chances, laissez-moi vous don-
ner le signal. — Mais vous ne m'abandonnerez pas,
vous ne me laisserez pas seul, vous viendrez à moi ou
vous me permettrez d'aller à vous ? Nous fuirons en-
semble, et, si nous ne pouvons fuir , nous parle-
rons, vous des gens que vous aimez, moi des gens que
j'aime. Vous devez aimer quelqu'un ? — Je suis seul
au monde. — Alors vous m'aimerez, moi : si vous êtes
jeune . je serai votre camarade ; si vous êtes vieux, je
serai votre fils. J'ai un père qui doit avoir soixante et
dix ans. s'il vit encore; je n'aimais que lui et une jeune
fille qu'on appelait Mercedes. Mon père ne m'a pas ou-
blié , j'en suis sûr ; mais elle . Dieu sait si elle pense
encore à moi. Je vous aimerai comme j'aimais mon
père. — C'est bien, dit le prisonnier, à demaifi.
Ce peu de paroles furent dites avec un accent qui"
convainquit Dantès ; il n'en demanda pas davantage,
se releva, prit les mêmes précautions pour les débris
tirés du mur qu'il avait déjà prises , et repoussa son
lit contre la muraille.
Dès lors Dantès se laissa aller tout entier à son
bonheur; il n'allait plus être seul certainement, peut-
être même allait-il être libre; le pis aller , s'il restait
prisonnier , était d'avoir un compagnon ; or, la capti-
vité partagée n'est plus qu'une demi-captivité. Les
plain tes qu'on met en commun son t presque des prières;
des prières qu'on fait à deux sont presque des actions
de grâces.
Toute la journée , Dantès alla et vint dans son ca-
chot, le cœur bondissant de joie. De temps en temps
tetié joie l'étouffait. il s'asseyait sur son lit , pressant
— 188 —
sa poitrine avec sa main. Au moindre bruit qu'il en-
tendait dans le corridor, il bondissait vers la porte.
Une fois ou deux, cette crainte qu'on le séparât de cet
homme qu'il ne connaissait point, et que cependant il
aimait déjà comme un ami , lui passa par le cerveau.
Alors il était décidé : au moment où le geôlier écar-
terait son lit. passerait la tète pour examiner l'ouver-
ture , il lui briserait la tête avec le pavé sur lequel
était posée sa cruche.
On le condamnerait à mort, il le savait bien ; mais
n'allait-il pas mourir d'ennui et de désespoir au mo-
ment où ce bruit miraculeux l'avait rendu à la vie ?
Le soir le geôlier vint; Dantès était sur son lit ; de
là il lui semblait qu'il gardait mieux l'ouverture ina-
chevée ; sans doute il regarda le visiteur importun
d'un oeil étrange, car celui-ci lui dit :
— Voyons, allez-vous redevenir encore fou?
Dantès ne répondit rien , il craignait que l'émotion
de sa voix ne le trahit.
Le geôlier se retira en secouant la tête,
La nuit arrivée, Dantès crut que son voisin profite-
rait du silence et de l'obscurité pour renouer la con-
versation avec lui ; mais il se trompait, la nuit s'écoula
sans qu'aucun bruit répondit à sa fiévreuse attente.
Mais le lendemain, après la visite du matin et comme
il venait d'écarter son lit de la muraille , il entendit
frapper trois coups à intervalles égaux, il se précipita
à genoux.
— Est-ce vous ? dit-il , me voilà ! — Votre geôlier
est-il parti ? demanda la voix. — Oui, répondit Dantès,
il ne reviendra que ce soir, nous avons douze heures
de liberté. — Je puis donc agir? dit la voix. — Oh !
oui, oui, sans relard, à l'instant même , je vous en
supplie !
Aussitôt la portion de terre sur laquelle Dantès , à
— 189 —
moitié perdu dans l'ouverture , appuyait ses deux
mains , sembla céder sous lui , il se rejeta en arrière
tandis qu'une masse de terre et de p'crres détachées
se précipitait dans un trou qui venait de s'ouvrir au-
dessous de l'ouverture que lui-même avait faite : alors
au fond de ce trou sombre et dont il ne pouvait mesu-
rer la profondeur, il vit paraître une tête, des épaules,
et enfin un homme tout entier qui sortit avec assez
d'agilité de l'excavation pratiquée.
FI> Dr TREHIER VOLUME.
LE COMTE
DE MONTE-CRISTO
LE COMTE
MONTE-CRISTO
Par Alexandre Damas
TOKK SECOND
BRUXELLES
WODTERS FRÈRES, IMPRIMEDRS-LIBRÀIRES
8, rne d'Assaut
1847
LE COMTE
DE MONTE-CRISTO
I — Un savant llalicn.
Dantès prit dans ses bras ce nouvel ami, si long-
temps et si impatiemment attendu . et l'attira vers sa
fenêtre , afin que le peu de jour qui pénétrait dans le
cachot l'éclairàl tout entier.
C'était un personnage de petite taille , aiiv cheveux .
blanchis par la peine plutôt que par l'âge, à l'oei! pé-
nétrant, caché sous d'épais sourciis qui grisonnaient,
à la barbe encore noire et descendant jusque sur sa
poitrine : la maigreur de son visi!>;e creusé par des
rides profondes, la ligne hardie de ses traits caracté-
ristiques, révélaient un homme plus habitué à exercer
ses facultés morales que ses forces physiques. Le front
du nouNcau venu était couvert de sueur.
Quant à son vêtement, il était impossible d'en dis-
tinguerla forme primitive, car il tombait en lambeaux.
11. 1
— 6 —
Il paraissait avoir soixante-cinq ans au moins, quoi-
qu'une certaine vigueur dans les mouvements annon-
çât qu'il avait moins d années , peut-être . que n'en
accusait une longue capu^^té,
Il accueillit avec une sorte de plaisir les protesta-
tions enthousiastes du jeune homme, son âme glacée
sembla pour un instant se réchaufTer et se fondre au
contact de cette âme ardente. 11 le remercia de sa
cordialité avec une certaine chaleur . quoique sa dé-
cption eût été grande de trouver un second cachot où
il croyait rencontrer la liberté.
— Voyons d'abord , dit-il , s'il y a moyen de faire
disparaître aus yeuî de vos geôliers les traces de mon
passage. Toute notre tranquillité à venir est dans lei'.r
ignorance de ce uui s'est passé.
Alors il se pencha vers Touverture, prit la pierre,
qu'il souleva facilement, malgré son poids, et la fit en-
trer dans le trou.
— Cette pierre a été descellée bien négligemment,
dit-il en hochant la tête ; vous n'avez donc pas d'ou-
tils? — Et vous? demanda Danlès avec étonnement,
en avez-vous donc ? — Je m'en suis fait quelques-uns.
Excepté une lime, j'ai tout ce qu'il me faut, ciseau,
pince, levier. — Oh ! je serais curieux de voir ces
produits de votre patience et de votre industrie, dit
Dantès. — Tenez, voici d'abord un ciseau.
Et il lui montra une lame forte et aiguë, emman-
chée dans un morceau de bois de hêtre.
— Avec quoi avez-vous fait cela? dit Dantès. —
Avec une des fiches de mon lit. C'est avec cet instru-
ment que jo me suis creusé tout le chemin qui m'a
conduit jusqu'ici; cinquante pieds à peu près. —
Cinquante pieds ! s'écria Dantès avec une espèce de
terreur. — Parlez plus bas. jeune homme, parlez plus
bas; souvent il arrive qu'on écoute aux portes des pri-
— 7 —
sonnicrs. — On me sait seul. — K'importe. — Et tous
dites que vous avez percé cinquante pieds pour arriver
jusqu'ici? — Oui, et telle est à peu près la distance
qui sépare ma chambre de la vôtre ; seulement j'ai
mal calculé ma courbe, faute d'instruments de géomé-
trie pour dresser mon échelle de proportion ; au lieu
de quarante pieds d'ellipse, il s'en est rencontré cin-
quante : je croyais, ainsi que je vous Tai dit, arriver
jusqu'au mur extérieur, percer ce mur et me jeter à
la mer. J'ai longé le corridor, contre lequel donne
votre chambre, au lieu de passer dessous ; tout mon
travail est perdu, car ce corridor donne sur une cour
pleine de gardes. — C'est vrai, dit Dantès: mais ce
corridor ne longe qu'une face de ma chambre ; et ma
chambre en a quatre. — Oui, sans doute, mais en
voici d'abord une dont le rocher fait la muraille ; il
faudrait dix années de travail à dix mins urs munis de
tous k-ursoutiis pour percer le rocher; celte autre doit
être adossée aux fondations de l'appartement du gou-
verneur : noi;s toniberions dans les caves qui ferment
évidemment à la clef, et nous serions pris : l'autre face
donne, attendez donc, où donne l'autre face?
Cette face était celle où élait percée la meurtrière
à travers laquelle venait le jour : cette meurtrière,
qui allait toujours en se rétrécissant jusqu'au moment
où elle donnait entrée au jour, et par laquelle un
enfant n'aurait certes pas pu passer . était en outre
garnie par trois rangs de barreaux de fer. qui pou-
vaient assurer sur la craiuic d'une évasion, par ce
moyen, le geôlier le plus soupçonneux.
Et le nouveau venu, en faisant cette question, traîna
la table au-dessous de la fenêtre.
— Montez sur cette table, dit-il à Dantès.
Dantès obéit, monta t,ur la table, et, devinant les
intentions de son compagnon, appuya Je dos au mur
et lui présenta les deux maias<
— 8 —
Celui qui s'était donné le nom du numéro de sa
chambre, et dont Danlès ignorait encore le véritable
nom, monta alors plus Icslcmeut que n'eût pu le faire
présager son âge. avec une habilité de chat ou de
lézard, sur la table d'abord, puis de la table sur les
mains de Dantès. puis de ses mains sur ses épaules ;
ainsi courbé en deux, car la voûte du cachot Vempè-
chait de se redresser, il glissa sa tète entre le premier
rang de barreaux, et put plonger alors de haut en bas.
Un instant après, il retira vivement la tète. — Oh !
oh ! dit-il, je m'en étais douté.
Et il se laissa glisser le long du corps de Dantès sur
la table, et de la table sauta à terre. — De quoi vous
étiez-vous dojlé, demanda le jeune homme anxieux.
en sautant à son tour auprès de lui.
Le vieux prisonnier méditait. — Oui. dit-il, c'est
cela ; la quatrième face de votre cachot donne sur un?
galerie extérieure , espèce de chemin de ronde où
passent les patrouilles et où veillent des sentinelles. —
Tous en êtes sûr? — J'ai vu le shako du soldat et le
bout de son fusil, et je ne me suis retiré si vivement
que de peur qu'il m'aperçût moi-même. — Eh bien ?
dit Dantès. — Vous voyez bien qu'il est impossible d"
fuir par votre cachot. — Alors? continua le jeun»
homme avec son accent interrogateur. — Alors, dit le
vieux prisoimier. <jue la volonté de Dieu soit faite I
Et une teinte de profonde résignation s'étendit sur
les traits du vieillard.
Dantès regarda cet homme qui renonçait ainsi et avec
tant de philosophie à une espérance nourrie depuis si
longtemps, avec un élonnement mêlé d'admiration.
— ]%faintenant, voulez-vous me dire qui vous êtes ?
demanda Diintès. — Oh ! mon Dieu. oui. si cela peut
encore vous intéresser, maintenant que je ne puis
plus vous être bon à rien. — "Vous pouvez être bon à
— 9 —
me consoler et à me soutenir, car vous m? semblez
fort parmi les forts.
L"abbé sourit tristement.
— Je suis l"abhé Faria. dit-il, prisonnier depuis
1811, comnae vous le savez, au cbâteau d"If; mais j'é-
tais depuis trois ans renfermé dans la forteresse de
Fenestrelle, En !811 . on m'a trusféré du Piémont
en France. C'est alors que j"ai appris que la destinée,
qui. à cette époque, lui semblailsoumisc. avait donné
un iils à Napoléon et que ce fils au berceau avait été
nommé roi de Rome. J'étais loin de me douter alors
de ce que vous m'avez dit tout à l'iieure : c'est que.
quatre ans plus lard, le colosse serait renvarsé ; qui
rè?ne donc en France? est-ce Napol'^^n TT! — Non,
c'est Louis XVIII. — Louis XVilI, le frère de
Louis XVI ! les décrets du ciel sont étranses et mys-
térieux. Quelle a donc été l'intention de la Providence
en abaissant l'homme qu'elle avait élevé, et en élevant
celui qu'elle avait abaissé?
Dantès suivait des yeux cet homme qui oubliait un
instant sa propre destinée pour se préoccuper ainsi
des destinées du monde.
— Oui. oui, continua t-il, c'est comme en Angle-
terre : après Charles l*^''. Cromwell ; après Cromwell,
Charles II, et peut-être après Jacques II. quelque
gendre, quelque parent, quelque prince d'Orange ;
un stathouder qui se fera roi : et alors de nouvelles
concessions au peuple, alors une conslilution . alors
la liberté ! Vous verrez cela, jeune homme, dit-il en
se retournant vers Dantès et en le regardant avec des
yeuï brillants et profonds comme en devaient avoir
les prophètes. Vous êtes encore d'âge à le voir, vous
yerrez cela. — Oui ! si je sors d'ici. — Ab, c'est juste,
dit l'abbé Faria. Nous sommes prisonniers; il y a des
moments où je l'oublie et où, parce que mes yeux
— 10 —
percent les murailles qui m'enferment, je me crois
en liberté. — Mais pourquoi êtes-vous enf,;rmé .
vous? — Moi ? parce que j"ai rêvé, en 1807, le projet
que Napoléon a voulu réalis-^r en 1811; parce que,
comme Machiavel, au milieu de tous ces principi-
culos qui faisaient de l"Italie un nid de petits royaumes
tvranniques et faibles, j'ai voulu un grand etsf^u! em-
pire, compacte et fort; parce que j"ai cru trouver mon
César Borgia dans un niais couronné qui a fait sem-
blant de me co.mprendre pour me mieux trahir. C'é-
tait le projet d'Alexandre VI et de Clément VU; il
é.:houera toujours, puisqu'ils l'ont entrepris inutile-
ment et que Napoléon n'a pu l'achever ; décidément
l'îtalie est maudite !
Et le vieillard baissa la tête.
Dantès ne comprenait pas comment un homme
pouvait risquer sa ne pour de pareils intérêts ; il est
vrai que, s'il connaissait Napoléon pour l'avoir vu et
lui avoir parlé, il i^cnorait complètement, en revanche,
C2 que c'était que Clément VII et Alexandre VI.
— N'êtes-vous pas, dit Cantès . commençant à par-
tager l'opinion de son geôlier, qui était l'opinion
générale au château d'If, le prêtre que l'on croit...
malade? — Que l'on croit fou. vous voulez dire, n'est-
ce pas ? — Je n'osais, dit Dantès en souriant. — Oui,
oui, continua Faria avec un rire amer : oui, c'est moi
qui passe pour fou. c'est moi qui divertis depuis si
longtemps les hôtes de cette prison, et qui réjouirais
les petits enfants, s'il y avait des enfants dans le séjour,
de la douleur sans espoir.
Dantès demeura un instant immobile et muet d'é-
tonnement.
— Ainsi... vous renoncez à fuir?,., lui dit-il. —
Je vois la fuite impossible ; c'est se révolter contre
Dieu que de tenter ce que Dieu ne veut pas qui
— n —
s'accomplisse. — Pourquoi vous décourager ? ce
serait trop demander aussi à la Providence que de
vouloir réussir du premier coup. Ne pouvoz-vous pas
recommencer dans un autre sens... a que vous avez
fait dans celui-ci ? — Mais savez-vous ce que j"ai fait,
pour parler ainsi de recommencer ? Savez-vous qu'il
m'a fallu quatre ans pour fair:^ 1 s outils que je pos-
sède? savez-vous que depuis di'uv ans je gratte et
creuse une terre dure comme le granit ? savez-vous
qu'il m'a fallu déchausser des pierres qu'autrefois je
n'aurais pas cru pouvoir remuer, que des joiirnées
tout entières se sont passées dans ce labeur titanique,
et que parfois, le soir, j'étais heureux quand j'avais
enlevé un pouce carré de ce vieux ciment , devenu
aussi dur que la pierre elle-même? Savez-vous, savez-
vous que pour loger toute cette terre et toutes ces
pierres que j'enterrais, il m'a fallu percer la voûte
d'un escalier, dans le tambour duquel tous ces dé-
combres ont été tour à tour ensevelis : si bien qu'au-
jourd'hui le tambour est plein . et que je ne saurais
plus où mettre une poignée de poussière? savez-vous.
enfin , que je croyais toucher au but de tous mes tra-
vaux . que je me sentais juste la force d'accomplir cette
tâche, et que voilà que Dieu , non -seulement recale
ce but . mais le transporte je ne sais où ? Ah ! je vous
le dis. je vous le répète, je ne ferai pins rien désormais
pour essayer de conquérir tua liberté . puisque la
volonté de Dieu est qu'elle soit perdue à tout jamais.
Edmond baissa la tète pour ne pas avouer à cet
homme que la joie d'avoir un compagnon l'empêchait
de compatir comme il eût dû à la douleur qu'éprou-
vait le prisonnier de n'avoir pu se sauver.
L'abbé Faria se laissa aller sur le lit d'Edmond , et
Edmond resta debout.
Le jeune homme n'avait jamais songé à la fuite. Il
— 12 —
y a de ces choses qui semblent tellement impossibles
qu'on n'a pas même l'idée de les tenter, et qu'on les
éTite d'inslinet. Creuser cinquante pieds sous la terre,
consacrer à cette opération un travail de trois ans
pour arriver, si on réussit, à un précipice donnant à
pic sur la mer : se précipiter de cinquante, de soiiante,
de cent pieds peut-être . pour s'écraser, en tombant .
la tèlc sur quelque rocher, si la balle des sentinelles
ne vous a déjà point tué auparavant : être obligé . si
Ton échappe à tous ces dangers . de faire en nageant .
une lieue . c'en était trop pour qu'on ne se résignât
point, et nous avons vu que Dantès avait failli pousser
cette résignation jusqu'à la mort.
Mais maintenant que li jeune homme avait vu un
vieillard se cramponner à la vie avec tant d'énergie et
lui donner l'exemple des résolutions désespérées, il
se mit à réfléchir et à mesurer son courage. Un autre
avait tenîé ce qu'il n'avait pas même eu l'idée de faire ;
un autre moins jeuni' . moins fort , moins adroit que
lui. s'était procuré, à force d'adresse et de patience,
tous les instruments dont il avait eu besoin pour cette
incroyjible opération, qu'une mesure mal prise avait
j)U seule faire échouer: un autre avait fait tout cela,
rien n'était donc impossible à Dantès : Faria avait
percé cinquante pieds, il en perceraitcent; Faria. à cin-
quante ans, avait mis trois ans à son œuvre : il n'avait
(jue la moitié de l'âge de Faria. lui^ et il en mettrait
six ; Faria, abbé . savant, homme d'Église, n'avait pas
craint de risquer la traversée du château d'ifàl'ile
deDaume. de Ratonneau ou de Lemaire ; lui. Edmond,
le marin, lui. Dantès. le hardi plongeur, qui a>ait été
.si souvent chercher une brandie de corail au fond de
la mer, hésiterait-;! donc à faire une lieue en nageant?
Que fallait-il pour faire une lieue en nageant? une
keure ? Eh bien ! n'était-il donc pas souvent resté des
— 13 —
heures entières à la mer sans reprendre pied sur le
rivage ! Non. non. Danlès n'avait I)"soin que d'être
encouragf^ par un cxLMnple. Tout co qu'un autre a fait
ou aurait pu faire, Dantès le fera...
Le jeune Iionnnc réfléchit un instant.
— J'ai trouvé ce que vous cherchiez, dit-il au vieil-
lard.
Faria tressaillit.
— Vous? dit-il, et en relevant la tète d'un air qui
indiquait (jue si Dantès disait la vérité. le dccourafçc-
nicnt de son compagnon ne serait pas de longue durée.
Vous, voyons, qu"avez-vous trouvé ? — Le corridor
que vous av<'z percé pour venir de chez vous ici s'é-
tend dans le même sens que la galerie extérieure ,
n'est-ce pas? — Oui. — Il doit n'en être éloigné que
d'une quinzaine de pas. — Tout au plus. — Eh bien !
vers le milieu du corridor nous perçons un chemin
formant comme la branche d'une croix. Cette fois
vous prenez mieux vos mesures. Nous débouchons
sur la galerie extérieure. Nous tuons la sentinelle
et nous nous évadons. Il ne faut , pour que ce plan
réussisse, que du courage, vous en avez ; que de ia
vigueur, je n'en manque pas. Je ne parle pas de la
patience, vous avez fait vos preuves et je ferai les
miennes. — Un instant, répondit labbé ; vous n'avez
pas su. mon cher compagnon . de quelle espèce est
mon courage, et quel emploi je compte faire de ma
force. Quant à la patience, je crois avoir été assez
patient en recommençant cliaque matin la tâche de la
nuit, et chaque nuit la tâche du jour. Mais alors,
écoutez-moi bien, jeune homme, c'est qu'il me semblait
que je servais Dieu en délivrant une de ses créatures
qui . étant innocente, n'avait pu être condamnée. —
Eh bien ! demanda Dantès, la chose n'en est-elle pas
au m«uie point , et vous ètes-vous reconnu coupable
— 14 —
depuis que vous m'avez rencontré, dites? — Non,
mais je ne veux pas le devenir. Jusqu'ici je croyais
n'avoir affaire qu'aux choses , voilà que vous me pro-
posez d'avoir affaire aux hommes. J'ai pu percer un
mur et détruire un escalier, mais je ne percerai pas
une poitrine et ne détruirai pas une existence.
D;intès fit un Ié»er mouvement de surprise.
— Comment, dit-il, pouvant être libre, vous seriez
retenu par un semblable scrupule? — Mais vous-même,
dit Faria , pourquoi n'avez-vous pas un soir assommé
votre geôlier avec le pied de votre table , revêtu ses
habits et essayé de fuir ! — C'est que l'idée ne m'en
est pas venue , dit Dantès. — C'est que vous avez une
telle horreur instinctive pour un pareil crime , une
telle horreur que vous n'y avez pas même songé, re-
prit le vieillard ; car dans les choses simples et per-
mises, nos appétits naturels nous avertissent que nous
ne dévions pas de la ligne de notre droit. Le tigre qui
verse le sang par nature, dont c'est l'état, la destina-
tion, n"a besoin que d'une chose, c'est que son odorat
l'avertisse qu'il a une proie à sa portée. Aussitôt il
bondit vers cette proie , tombe dessus et la déchire.
C'est son instinct et il y obéit. Mais l'homme , au
contraire, répugne au sang; ce ne sont point les lois
sociales qui répugnent au meurtre , ce sont les lois
naturelles.
Dantès resta confondu ; c'était en effet l'explication
de ce qui s'était passé à son insu dans son esprit ou
plutôt dans son âme, car il y a des pensées qui
viennent de la tête, et d'autres qui viennent du cœur.
— Et puis ! continua Faria. depuis tantôt douze ans
que je suis en prison, j'ai repassé dans mon esprit
toutes les évasions célèbres. Je n'ai vu réussir que
rarement les violentes évasions. Les évasions heureu-
ses , les évasions couronnées d'un plein succès , sont
— 15 -
les évasions méditées avec soia et lentement prépa-
rées : c'est ainsi que le duc de Beaufort s'est échappé
du château de Vincennes ; labbé Dubuquoi du For-
l'Evéque , et Latudc de la Bastille. 11 y a encore
celles que le hasard peut oiîrir : celles-là sont les
meilleures ; attendons une occasion, croyez-moi, et si
cette occasion se présente, profitons-en. — Vous avez
pu attendre, vous, dit Dantès en soupirant ; c(- long tra-
vail vous faisait une occupation dctous les instants, et
quand vous n'aviez pas votre travail pour vous distraire,
vous auez vos espérances pour vous consoler. — Puis,
dit l'abbé , je ne m'occupais point qu'à cela. — Que
faisiez-vous donc? — J'écrivais ou j'étudiais. — On
vous donne t onc du papier, des plumes , de l'encre?
— Non .dit l'abbé, mais je m'en fais. — Vous vous
faites du papier, des plumes et de l'encre! s'écria
Dantès. — Oui.
Dantès regarda cet homme avec admiration ; seule-
ment il avait encore peine à croir ce qu'il disait.
Faria s'aperçut de ce léger doute.
— Quand vous viendrez chez moi. lui dit-il, je vous
montrerai un ouvrage entier, résultat des pensées, des
recherches et des réflexions de toute ma vie . que
j'avais médité à l'ombre du Colysée à Rome, au pied
de la colonne Saint-Marc à Venise, sur les bords de
l'Arno à Florence . et que je ne me doutais guère
qu'un jour mes geôliers me laisseraient le loisir
d'exécuter entre les quatre murs du château d'If.
C'est un Traité sur la possibilité d'une inounrchie géné-
rale en Italie. Cela fera un grand volume in-quarto. —
Et vous l'avez écrit ? — Sur deux chemises. J'ai
inventé une préparation qui rend le linge lisse et uni
comme le parchemin. — Vous êtes donc cliimiste? —
Un peu. J'ai connu Lavoisier et j'ai été lié avec Ca-
banis. — Mais pour un pareil ouvrage, il vous a
— 16 —
fallu faire des recherches historiques. Vous a>iez
donc des livres? — A Rome j"avais à peu près cinq
mille volumes dans ma bibliothèque. A. force de les
lire et de les relire, jai découvert qu'avec cent cin -
quante ouvrages bien choisis on a. sinon le résumé
co.oiplel des connaissances humaines, du moins tout
ce qu"il est utile à un homme de savoir. J'ai consacré
trois années de ma vie à lire et à relire ces cent cin-
quante ^oluDJes. de sorte que je les savais à peu près
par cœur lorsque j"ai été arrêté. Dans ma prison, avec
un lé?er effort de mémoire, je me les suis rappelés tout
à fait. Ainsi pourrais-je vous réciter Thucydide, Xéno-
phon, Plutarque, Tite-Live. Tacite, Strada, Jornan
dès, Dante. Montaigne, Shakspeare, Spinosa, Machia-
vel et Bossuet. Je ne vous cite que les plus importants.
— Mais vous savez donc plusieurs langues ?— Je parle
cinq langues vivantes. Tallemand. le français, l'ita-
lien, l'anglais et l'espagnol ; à l'aide du grec ancien
je comprends le grec moderne: seulement je le parle
mal. mais je l'étudié en ce moment. — Yousl'étudiez?
dit Danles. — Oui. je me suis fait un vocabulaire des
mo!s que je sais, je les ai arrangés, combinés, tournés,
retournés, de façon à ce qu'ils puissent me suffire
pour exprimer ma pensée. Je sais à peu près mille
mots, c'est tout ce qu'il me faut à la rigueur, quoiqu'il
y en ait cent mille, je crois, dans les dictionnaires.
Seulement je ne serai pas éloquent, mais je me ferai
comprendre à merveille et cela me suffit.
De plus en plus émerveillé. Edmond commençait à
trouver presque surnaturelles les facultés de cet
homme étrange. 11 voulut le trouver en défaut sur un
point quelconque, il continua :
— Mais si l'on ne vous a pas donné de plumes ,
dit-il. avec quoi avez-vous pu écrire ce traité si volu-
mineux? — Je m'en suis fait d'excellentes, et que
— 17 —
l'on préférerait aux plumes ordinaires si la matière
était connue, avec les cartilages des têtes de ces
énormes merlans que Ton nous sert quelquefois pen-
dant les jours maigres. Aussi vois-je toujours arriver
ks mercredis, les vendredis et les samedis avec grand
plaisir, car ils mo donnent l'espérance d'augmenter
ma provision de plumes, et mes travaux historiques
sont, je l'avoue, ma plus douce occupation. En des-
cendant dans le passé, j'oublie le présent; en mar-
chant libre et indépendant dans l'histoire, je ne me
souvii ns plus que je suis prisonnier. — ÎMais de
l'encre ? dit Dantès : avec quoi vous étes-vous fait de
l'encre? — 11 y avait autrefois une cheminée dans
mon cachot, dit Faria: cette cheminée a été bouchée
quelque temps avant mon arrivée sans doute, mais
pendant longues années on y avait fait du feu, tout
l'intérieur en est donc tapissé de suie. Je fais dis-
soudre cjtte suie dans une portion du vin qu'on me
donne tous les dimanches, cela me fournit de l'encre
excellente. Pour les notes particulières et qui ont
besoin d'attirer les yeux, je me pique les doigts et
j'écris avec mon sang. — Et quand pourrai-je voir
tout cela ? demanda Dantès. — Quand vous voudrez ,
répondit Faria. — Oh ! tout de suite ! s'écria le jeune
homme. — Suivez-moi donc, dit l'abbé.
Et il rentra dans le corridor .souterrain où il dis-
parut; Dantès le suivit.
II. — La chambre de l'abbé.
Après avoir passé en se courbant, mais cependant
avec assez de facilité, par le passage souterrain,
Dantès ar riva à l'extrémilé opposée du corriâor qui
— 18 —
donnait dans la chambre de TabLé. Là le rassage se
rétrécissait et offrait à peine l'espace sufTisant pour
qu'un homme pût se glisser en rampant. La chambre
de labbé était dallée ; cctait en soulevant une de c(s
dalles placée dans le coin le plus obscur quil avait
coramoncé la laborieuse opération dont Dantès avait
vu la fin.
A peine entré et debout, le jeune homme examina
cette chambre mystérieuse avec la plus grande atten-
tion. Au premier aspect, elle ne présentait rien de
particulier.
— Bon , dit Tabbé. il n'est que midi un quart, et
nous avons encore quelques heures devant nous.
Dantès regarda autour de lui, cherchant à quelle
horloge Tabbé avait pu lire l'heure d'une façon si
précise.
— Regardez ce rayon du jour qui vient par ma
fenêtre, dit l'abbé, et regardez sur le mur les îign .s
que j'ai tracées. Grâce à ces lignes qui sont combi-
nées avec le double raouvemenl de la terre et l'ellipse
qu"'^lle décrit autour du soleil, je sais plus exacte-
ment l'heure que si j'avais une montre , car une
montre se dérange, tandis que le soleil et la terre ne
se dérangent jamais.
Dantès n'avait rien compris à cette explication, il
avait toujours cru, en voyant le soleil se lever der-
rière les montagnes et se coucher dans la Méditer-
ranée, que c'était lui qui marchait et non la terre. €e
double mouvement du globe qu'il babilaitct dont
cependant il ne s'aperce\aitpas, lui semblait presque
impossible : dans chacune des paroles de son interlo-
cuteur il voyait des mystères de sciences aussi admi-
rables à creuser que ces mines d'or et de diamants qu'il
avait visitées dans un voyage qu'il avait fait presque
enfant encore à Guzarate et à Golconde.
— 19 —
— Voyons, dit-il à Tabbé, j'ai hûtc d'examiner vos
trésors.
L'abbé alla vers la cheminée, déplaça avec le ciseau
qu'il tenait toujours à la main la pierre qui formait
autrefois l'àtre et qui cachait une cavité assez pro-
fonde; c'est dans celte cavité qu'étaient renfermés tous
les objets dont il avait parlé à Dantès.
— Que voulez-vous voir d'abord? lui demanda-î-il.
— Montrez-moi votre grand ouvrage sur la royauté
en Italie.
Faria tira de l'armoire précieuse trois ou quatre
rouleaux de linge tournés sur eux-mêmes, comme des
feuilles de papyrus; c'étaient des bandes de toile lar-
ges de quatre pouces à ptupres- et longues de dix-huit.
Cesbande.s. numérotées, étaient couvertes d'une écii-
ture que Dantès put lire, car elle était écrite dans la
langue raaterneile de l'abbé, c'est à-dire en italien,
idiome qu'en sa qualité de Provençal Dantès compre-
nait parfaitement.
— Voyez, lui dit-il. tout est là : il y a huit jours
à peu près que j'ai écrit le mot fin au bas de la
soixante-huitième bande. Deux de mes chemises et
tout ce que j'avais de mouchoirs y ont passé : si jamais
je redeviens libre et qu'il se trouve dans toute l'Italie
un imprimeur qui ose m'imprimcr. ma réputation est
faite. — Oui. répondit Dantès. je vois bien. Et mainte-
nant montrez-moi donc, je vous prie, les plumes avec
lesquelles a été écrit cet ouvrage. — Voyez, dit Faria.
Et il montra au jeune homme un petit bâton long
de six pouces, gros comme le manche d'un pinceau,
au bout et autour duquel était lié par un fil un de ces
cartilages. CDCore taché par l'encre, dont l'abbé avait
parlé à Dantès : il était allongé en bec et fendu comme
une plume ordinaire.
Dantès l'examina, chercbaot des yeux l'iDâtrument
— 20 —
avec lequel il avait pu être taillé dune façon si cor-
recte.
— Ah oui, dit Faria. 1c ca nif, n'est-ce pas ? C'est mon
chef-dœuvre ; je l'ai fait, ainsi que le couteau que
voici, avec un vieux chandelier de fer.
Le canif coupait comme un rasoir. Quant au cou-
teau, il avait cet avantage qu'il pouvait servir tout à
la fois de couteau et de poignard.
Danlès examina ces différents objets avec la même
attention que dans les boutiques de curiosités de Mar-
seille il avait examiné parfois ces instruments exécutés
par des sauvages et rapportés des mers du Sud par les
capitaines au long cours.
— Quant à l'encre, dit Faria, vous savez comment
je procède : je la fais à mesure que j'en ai besoin. —
Maintenant je métonne d'une chose, dit Dantès, c'est
que les jours vous aient suffi pour toute cette besogne.
— J'avais les nuits, répondit Faria. — Les nuits!
êtes-vous donc de la nature des chats, et voyez- vous
clair pendant la nuit ? — Non ; mais Dieu a donné à
l'homme l'intelligence pour venir en aide à la pauvreté
de ses sens : je me suis procuré de la lumière —Com-
ment cela ? — De la viande qu'on m'apporte je sépare
la graisse, je la fais fondre, et j'en tire une espèce
d'huile compacte. Tenez, voilà ma bougie.
Et l'abbé montra à Dantès une espèce de lampion
pareil à ceux qui servent dans les illuminations pu-
bliques.
— Mais du feu? — Voici deux cailloux et du linge
brûlé. — Mais i!es allumettes?— J'ai feint une maladie
de peau, et j'ai demandé du soufre, que l'on ma ac-
cordé.
Dantès posa les objets qu'il tenait sur la tabi;-, et
baissa la tète, écrasé sous !a persévérance et la force
de cet esprit.
— -2^ —
— Ce ii>sl pas tout, continua Faria ; car il ne faut
pas mettre tous ses trésors dans une seule cachette;
refermons celle-ci.
Ils posèrent la dalle à sa place; Tabbé sema un peu
de poussière dessus, y passa son pied pour faire dis-
paraître toute tracede solution de continuité, s'avança
vers son ht et le déplaça.
Derrière le chevet, caché par une pierre qui le re-
fermait avec une herméticité presque parfaite, était
un trou, et dansée trou une échelle de corde longue
de viiigt-cinq à trente pieds.
Dantès l'examina; elle était d'une solidité à toute
épreuve.
— Qui vous a fourni la corde nécessaire à ce mer-
veilleux ouvrage? demanda Dantès. — D'abord quel-
ques chemises que j'avais, puis les draps de mon lil.
que. pendant trois ans de captivité à Ftnestrelle, j'ai
effilés. Qand on ma transporté au château d"lf, j';ii
trouvé moyen d'emporter avec moi cet effilé; ici j'ai
continué la besogne. — Mais ne s'apercevait-on pcs
que les draps de votre lit n'avaient plus d"ourlet? —
Je les recousais. — Avec quoi? — Avec cette aiguille.
Et Tabbé, ouvrant un lambeau de ses vêtements,
montra à Daniès une arête longue, aiguë et encore
enfilée, qu'il portait sur lui.
— Oui, continua Faria. j'avais d'abord songea des-
celler ces barreaux et à fuir par cette fenêtre qui est
un peu plus large que la vôtre, comme vous voyez, et
que j'eusse élargie encore au moment de mon éva-
sion : mais je me suis aperçu que cette fenêtre don-
nait sur une cour intérieure, et j'ai renoncé à ce projet
comme trop chanceux. Cependant j'ai conservé l'é-
chelle pour une circonstance imprévue, pour une de
ces événements dont je vous parlais, et que le hasard
procure.
JI. 2
— 22 —
Dantès. tout en ayant Tair d'examiner l'échelle,
pensait cette fois à autre chose ; une idée avai t traversé
son esprit. C'est que cet homme . si intelligent , si
ingénieux, si profond, verrait peut-être dans l'obscu-
rité de son propre malheur, où jamais lui-même n"a-
Tait rien pu distinguer.
— Â quoi songez-vous? demanda l'abbé en souriant,
et prenant l'absorption de Dantès pour une admiration
portée aa plus haut degré. — Je pense à une chose
d'abord, c'est à la somme énorme d'intelligence qu'il
vous a fallu dépenser pour arriver au but où vous
êtes parvenu; qu'eussiez-vous donc fait libre? — Ri^n
peut-être : ce trop plein de mon cerveau se fût évaporé
en futilités. Il faut le malheur pour creuser certaines
mines mysiérieuses cachées dans l'intelligrence hu-
maine ; il faut la pression pour faire éclater la poudr •.
La captivité a réuni sur un seul point toutes mes fa-
cultés flottantes çà et là : elles se sont heurtées dons
un espace étroit: et, vous le savez, du choc des nu.ig.-s
résulte Télectricité. de l'électricité l'éclair, de l'écbiir
la lumière. — ?yon, je ne sais rien, dit Dantès, abitui
par son ignorance ; une partie dos mois que vous pro-
noncez sont pour moi des mots vides de sens; vous
êtes bien heureux d'être si savant, vous!
L'abbé sourit.
— Vous pensiez à deux choses, disiez-vous ton! à
l'heure ? — Oui. — Et vous ne m'avez fait conndUre
que la première : quelle est la seconde ? — La seconile
est que vous m'avez raconté votre vie, et que vous ne
connaissez pas la mienne. — Votre vie. jeune homme,
est bien courte pour renfermer des événements de
quelque importance. — Elle renferme un immense
malheur, dit Dantès, un malheur que je n'ai pas mé-
rité; et je voudrais, pour ne plus blasphémer Dieu
comme je l'ai £ait quelquefois, pouvoir m'en prendre
— 23 —
aux hommes de mon malheur. — Alors, vous vous
prétendez innocent du fait qu'on vous impute? —
Complètement innocent, sur la tête des deux seules
personnes qui me sont chères, sur la tête de mon père
et de Mercedes. — Voyons . dit l'abbé en refermant
sa cachette et en repoussant son lit à sa place, racon-
tez-moi donc votre histoire.
Dantès alors raconta ce qu'il appelait son histoire,
et qui se bornait à un voyage dans l'Tnde et à deux
ou trois voyages dans le Levant ; enfin il en arriva à sa
dernière traversée, à la mort du capitaine Leclère. au
paquet remis par lui pour le grand maréchal : à l'en-
trevue du grand maréchal , à la lettre remise par lui
et adressée à un monsieur Noirfier: en6n à son ar^
rivée à Marseille, à son entrevue avec son père . à ses
amours avec Mercedes, au repas de ses fiançailles, à
son arrestation, à son interrogatoire, à sa prison pro-
visoire au palais de justice; enfin à sa prison définitive
au château dlf. Arrivé là, Dantès ne savait plus rien,
pas même le temps qu'il y était resté prisonnier.
Le récit achevé, Tabbé réfléchit profondément.
— Il y a, dit-il au bout d'un instant, un axiome de
droit d'une grande profondeur, et qui m revient à ce
que je vous disais tout à l'heure, c'est qu'à moins que
la pensée mauvaise ne naisse avec une organisation
faussée, la nature humaine répugne au crime. Cepen-
dant la civilisation nous a doiuié des besoins, des
vices, des appétits factices qui ont parfois l'influence
de nous faire éfoufl'er nos bons instincts et qui nous
conduisent au mal. De là cette maxime : Si'vous voulez
découvrir le coupable , cherchez d'abord celui à qui
le crime commis peut être utile! A qui votre dispaçi-
tion pouvait-elle être utile ? — A personne, mon Dieu !
j'étais si peu de chose. — Ne répondez pas ainsi , car
la réponse manque à la fois de logique et de philoso-
— 24 —
phie : tout est relatif, mon cher ami, depuis le roi qui
gêne son futur successeur, jusqu'à l'employé qui jrène
le surnuméraire. Si le roi meurt, le successeur hérite
d'une couronne. Si l'employé meurt, le surnuméraire
liéritc de douze cents livres d'appointements, ds
douze cents livres d'appointements, c'est sa liste ci\ île
à lui ; ils lui sont aussi nécessaires pour vivre que les
douze millions d'un roi. Chaque individu, depuis le
plus bas jusqu'au plus haut degré de l'échelle sociale,
groupe autour de lui tout un petit monde d'intérêts,
ayant ses tourbillons et ses atomes crochus , comme
les mondes de Descartes. Seulement ces mondes vont
toujours s'élargisîant à mesure qu'ils montent. C't si
une spirale renversée et qui se tient sur la pointe par
un jeu d'équilibre. Revenons-en donc à votre monde
à TOUS. Tous alliez être nommé capitaine du Pharaon'/
— Oui. — Vous alliez épouser une belle jeune fdlc?
— Oui. — Quelqu'un avait-il intérêt à ce que vous
ne devinssiez pas capitaine du /'/laraoi* Quelqu'un
avait-il intérêt à ce que vous n'épousassiez pas Mer-
cedes ? Répondez d'abord à la première question ,
l'ordre est la clef de tous les problèmes. Quelqu'un
avait-il intérêt à ce que vous ne devinssiez pas capi-
taine du Pharaon^ — Non : j'étais fort aimé à boid.
Si les matelots avaient pu élire un chef, je suis sûr
qu'ils m'eussent élu. Un seul homme avait quelque
motif de m'en vouloir, j'avais eu quelque temps aupa-
ravant une querelle avec lui. et je lui avais proposé un
duel qu'il avait refusé. — Allons donc ! Cet homme,
comment se nommait-il ? — Danglars. — Qu'étail-il
à bord ? — Agejit comptable. — Si vous fussiez devenu
«capitaine, l'eussiez-vous conservé dans son posre ? —
TS'on , si la chose eût dépendu de moi , car j'avais cru
remarquer quelques infidélités dans ses comptes. —
BicB, ÎJaintenant quelqu'un a-t-il assisté ù AOtreder-
— 25 —
nier entretien avec le capitaine Leclère? — Non, nôus
étions seuls. — Quelqu'un a-t-il pu entendre votre
conversation? — Oui, car la porte était ouverte ; et
même... attendez... oui, oui. Danglars est passé juste
au moment où le capitaine Leclère me remettait le
paquet destiné au grand maréchal. — Bon, fit Tabbé,
nous sommes sur la voie. Avez-vous amené quelqu'un
avec vous à terre quand vous avez relâché à l'ile d'Elbe?
— Personne. — On vous a remis une lettre? — Oui,
le grand maréchal. — Cette lettre, qu'en avez-vous
fait? — Je l'ai mise dans mon portefeuille. — Vous
aviez donc votre portefeuille sur vous ? Comment un
jiortefeuille devant contenir une lettre officielle pou-
\ ait-il tenir dans la poche dun marin ? — Vous avez
r.iison, mon portefeuille était à bord. — Ce n'est donc
qu'à bord que vous avez enfermé la lettre dans le por-
tefeuille ? — Oui. — DePorto-Ferrajo à bord qu'avez-
Aous fait de cette lettre? — Je l'ai tenue à ma main.
— Quand vous êtes remonté sur le Pharaon^ chacun a
donc pu voir que vous teniez une lettre? — Oui. —
Danglars comme les autres? — Danglars comme les
autres. — Maintenant , écoutez bien : réunissez tous
vus souvenirs : vous rappelez-vous dans quels termes
était rédigée la dénonciation ? — Oh ! oui, je l'ai relue
trois fois , et chaque parole en est restée dans ma
mémoire. — Répétez-la-moi.
Danlès se recueillit un instant.
— La voici, dit-il, textuellement.
« M. le procureur du roi est prévenu par un ami
du trône et de la religion que le nommé Edmond
Pnntès, second du navire le Pharaon^ arrivé ce matin
de Sniyrne , après avoir touché à Nantes et à Porto-
Ferrajo , a été chargé par Murât d'un paquet pour
l'usurpateur, et par l'usurpateur d'une lettre pour le
comité bonapartiste de Paris.
— 26 —
» On aura ]a preuve de soh crime en l'arrêtant, ear
on trouvera cette lettre ou sur lui , ou chez son père ,
ou dans sa cabine à bord du Pharaon. »
L'abbé haussa les épaules.
— C'est clair comme le jour , dit-il , et il faut que
vous ayez eu le cœur bien naïf et bien bon pour n'a-
voir pas deviné la chose tout d'abord.— Vous croyez?
s'écria Dantès. Ah ! ce serait bien infâme ! — Quelle
était l'écriture ordinaire de Danglars ? — Une belle
cursivc. — Quelle était l'écriture de la lettre anonjme?
— Une écriture renversée.
L'abbé sourit.
— Contrefaite, n'est-ce pas ? — Bien hardie pour
être contrefaite. — Attendez, dit-il.
Il prit sa plume, ou plutôt ce qu'il appelait ainsi, la
trempa dans l'encre et écrivit de la main gauche, sur
un linge préparé à cet effet, les deux ou trois pre-
mières lignes de la dénonciation.
Dantès recula et regarda presque avec terreur
l'abbé.
— Oh ! c'est étonnant, s'écria-t-il , comme cette
éeriture ressemblait à celle-ci. — C'est que la dénon-
ciation avait été écrite de la main gauche. J'ai observé
une chose, continua l'abbé. — Laquelle ? — C'est que
toutes les écritures tracées de la main droite sont
variées , c'est que toutes les écritures tracées de la
main gauche se ressemblent. — Vous avez donc
tout vu , tout observé ? — Continuons. — Oh ! oui ,
oui. — Passons à la seconde question. — J'écoute.
— Quelqu'un avait-il intérêt à ce que vous n'épou-
sassiez pas Mercedes ? — Oui ! un jeune homme qui
l'aimait. — Son nom ? — Fernand.— C'est un nom espa-
gnol?—II étaitCatalan.— Croyez-vous que celui-ci était
capable d'écrire la lettre? —Non ! celui-ci m'eût donné
un coup de couteau^ voilà tout. — Oui, c'est dans la na-
— 27 —
ture espagaole : un assassinat, oui ; une lâcheté, non.
— D'ailleurs . continua Dantès , il ignorait tous les
détails consignés dans la dénonciation. —Vous ne les
aviez donnés à personne ? — A personne. — Pas même
à votre maltresse ? — Pas même à ma fiancée. — Cest
Danglars. — Oh I maintenant j'en suis sûr. — Atten-
dez.., Danglars connaissait-il Fernand ? — Non... si...
Je me rappelle... — Quoi ? — La surveille de mon ma-
riage je les ai vus attablés ensemble sous la loanelle
du père Pamphile. Danglars était amical et railleur,
Fernand était pâle et troublé. — Ils étaient seuls? —
Non, ils avaient avec eux un troisième compagnon
bien connu di moi, qui sans doute leur avait fait faire
connaissance, un tailleur nommé Caderousse ; mais
celui-ci était déjà ivre: attendez... attendez... Com-
ment ne me suis-je pas rappelé cela ! Près de la table
où ils bavaient étaient un encrier, du papier, des
plumes. ( Dantès porta la main à son front. ) — Oh !
les infâmes ! les infâmes ! — Voulez-vous encore savoir
autre chose? dit l'abbé en riant. — Oui, oui. puisque vous
approfondissez tout, puisque vous voyez clair en toutes
choses. Je veux savoir pourquoi je n"ai été interrogé
qu'une fois , pourquoi on ne m"a pas donné de juges ,
et comment je suis condamné sans arrêt. — Oh! ceci,
dit l'abbé . c'est un peu plus grave ; la justice a des
allures sombres et mystérieuses qu'il est difficile de
pénétrer. Ce que nous avons fait jusqu'ici pour vos
deux ennemis était un jeu d'enfant ; il va falloir, sur
ce sujet, me donner les indications les plus précises.
— Voyons, interrogez-moi, car, en vérité, vous voyez
plus clair dans ma vie que moi-même. — Qui vous a
interrogé ? est-ce le procureur du roi , le substitut, le
juge d'instruction ? — C'était le substitut. — Jeune ou
vieux ?— Jeune : vingt-sept ou vingt-huit ans. — Bien!
pas corrompu encore, mais ambitieux déjà, dit l'abbé.
— 28 -
Quelles furent ses manières avec vous ? — Douces plu-
tôt que sévères. — Lui avez-vous tout raconté? — Tout.
— Et ses manières ont-elles changé dans le courant
de l'interrogatoire ?— Un instant elles ont été altérées
lorsqu'il eut lu la lettre qui me compromettait ; il
parut comme accablé de mon malheur. — De votre
malheur ? — Oui. — Et vous êtes bien sûr que c'était
votre malheur qu'il plaignait? —Il m'a donné une
grande preuvp d" sympathie. — Laquelle ? — Il a brûlé
la seule piocu qui pouvait me compromettre. — La-
quelle? la dénonciation? — Non. la lettre. — Vous en
êtes sûr ? — Cela s'est passé devant moi. — C'est autre
chose ; cet homme pourrait être un plus profond scé-
lérat que vous ne croyez.— Vous me faites frissonner,
sur mon honneur ! dit Dantès . le monde est-il donc
peuplé de tigres et de crocodiles? — Oui : seulement,
les tigres et les crocodiles à deus pieds sont plus dan-
gereux que les autres. — Continuons . continuons. —
Volontiers : il a brûlé la lettre, dites-vous ? — Oui. en
me disant : Vous voyez , il n'existe que cette preuve-
là contre vous , et je l'anéantis. — Cette conduite est
trop sublime pour être naturelle. — Vous croyez ? —
•T'en suis sûr. A qui cette lettre était-elle adressée? —
A M. Noirtier, rue Coq-Héron, n» 1". à Paris. — Pou-
vez-vous présumer que votre substitut eût quelque
intérêt à ce que cette lettre disparût ? — Peut-être ;
car il m'a fait promettre deux ou trois fois, dans mon
intérêt . disait-il . de ne parler à personne de cette
lettre , et il nva même fait jurer de ne pas prononcer
le nom qui était inscrit sur l'adresse. — Noirtier ?
répéta l'abbé... Noirtier ? j'ai connu un Noirtier à la
cour de l'ancienne reine d'Élrurie. un Noirtier qui
avait été girondin dans la révolution. Comment s'ap-
pelait votre substitut, à vous ? — De Viliefort.
L'abbé éclata de rire.
— 29 —
Dantès le reg.irfla avec stupéfaction.
— Qu'avez-vous? dit-il. — Voyez-vous ce rayon de
jour ? demanda Tabbé. — Oui. — Eh bien ? tout est
plus clair pour moi maintenant que ce rayon transpa-
rent et lumineux. Pauvre enfant, pauvre jeune homme I
Et ce magistrat a été bon pour vous ?— Oui. — Ce digne
substitut a brûlé, anéanti la lettre ? — Oui. — Cet hon-
nête pourvoyeur du bourreau vous a fait jurer de ne
jamais prononcer le nom de Noirlier? — Oui. — Ce
IS'oirtier, pauvre aveugle que vous êtes . savez-vousce
que c'était que ce Noirlier? Ce Noirtier,c'élait son père!
La foudre, tombée aux pieds de Dantès et lui creu-
sant un abîme au fond duquel s'ouvrait Tenfer. lui eût
produit un effet moins prompt, moins électrique,
moins écrasant que ces paroles inattendues : il se leva,
saisissant sa tête à deux mains comme pour l'empc-
chcr d'éclater.
— Son père! son père! s'écria-t-il. — Oui, son
père, qui s'appelle Noirtier de Villefort. reprit l'abbé.
Alors une lumière fulgurante traversa le cerveau
du prisonnier; tout ce qui lui était demeuré obscur
fut à l'instant même éclairé d'un jour éclatant. Ces
tergiversations de Villefort pendant l'interrogatoire,
cette lettre détruite , ce serment exigé , celte voix
presque suppliante du magistrat qui, au lieu de me-
nacer, semblait implorer, tout lui revint à la mé-
moire ; il jeta un cri . chancela un instant comme un
homme ivre: puis, s'élançant par l'ouverture qui
conduisait de la cellule de l'abbé à la sienne :
— Oh ! dit-il, il faut que je sois seul pour penser à
tout cela.
Et, en arrivant dans son cachot, il tomba sur son
lit où le porte-clefs le retrouva le soir, assis, les yeux
fixes, les traits contractés, mais immobile et muet
comme une statue.
— 30 —
Pendant ces heures de méditation qui s'étalent
écoulées comme des secondes , il avait pris une ter-
rible résolution et fait un formidable serment !
Une voix tira Dantès de cette rêverie , c'était celle
de l'abbé Faria, qui. ayant reçu à son tour la visite
de son geôlier, venait inviter Dantès à souper avec
lui. Sa qualité de fou reconnu, et surtout de fou
divertissant . donnait au vieux prisonnier quelques
privilèges, comme celui d'avoir du pain un peu plus
blanc et un petit flacon de vin le dimanche. Or, on
était justement arrivé au dimanche . et l'abbé venait
inviter son jeune compagnon à partager son pain et
son vin .
Dantès le suivit : toutes les lignes de son nsage
s'étaient remises et avaient repris leur place accoutu-
mée, mais avec une roideur et une fermeté, si on peut
le dire, qui accusaient une résolution prise. L'abbé le
regarda fixement.
— Je suis fâché de vous avoir aidé dans vos re-
cherches, et de vous avoir dit ce que je vous ai dit ,
fit-il. — Pourquoi cela? demanda Dantès. — Parce
que je vous ai infiltré dans le cœur un sentiment qui
n'y était point, la vengeance.
Dantès sourit.
— Parlons d'autre chose, dit-il.
L'abbé le regarda encore un instant et hocha tris-
tement la tête ; puis, comme l'en avait prié Dantès, il
parla d'autre chose.
Le vieux prisonnier était un de ces hommes dont
la conversation, comme celle des gens qui ont beau-
coup souflfert , contient des enseignements nombreux
et renferme un intérêt soutenu ; mais elle n'était pas
égoïste , et ce malheureui ne parlait jamais de ses
malheurs.
Dantès écoutait chacuoe de ses paroles avec admi-
— 31 —
ration : les unes correspondaient à des idées qu'il avait
déjà et à des connaissances qui étaient du ressort de
son état de marin ; les autres touchaient à des choses
inconnues. et, comme ces aurores boréales qui éclairent
les navigateurs dans les latitudes australes . mon-
traient au jeune homme des passages et des horizons
nouveaux, illuminés de lueurs fantastiques. Dantès
comprit le bonheur qui! y aurait pour une organisa-
tion intelligent!' à suivre cet esprit élevé sur les hau-
teurs morales , philosophiques ou sociales sur les-
quelles il avait Thabitude de se jouer.
— Vous devriez na'apprendre un peu de ce que vous
savez; dit Dantès. ne fût-ce que pour ne pas vous
ennuyer avec moi. II me semble maintenant que vous
devez préférer la solitude à un compagnon sans édu-
cation et sans portée comme moi. Si vous consentez à
ce que je vous demande, je m'engage à ne plus vous
parler de fuir.
L'abbé sourit.
— Hélas ! mon enfant, dit-il, la science humaine
est bien bornée, et quand je vous aurai appris les ma-
thématiques, la physique, l'histoire, et les trois ou
quatre langues vivantes que je parle, vous saurez ce
que je sais : or. toute cette science, je serais deux ans
à peine à la verser de mon esprit dans le vôtre. —
Deux ans! dit Dantès, vous croyez que je pourrais
apprendre toutes ces choses en deux ans ? — Dans
leur application, non : dans leurs principes, oui ;
apprendre n'est point savoir ; il y a les sachants et les
savants : c'est la mémoire qui fait les uns, c'est la phi-
losophie qui fait les autres. — Mais ne peut-on ap-
prendre la philosophie ? — La philosophie ne s'ap-
prend pas, la philosophie est la réunion des sciences
acquises au génie qui les applique ; la philosophie,
c'est le nuage éclatant sur lequel le Christ a posé le
— 32 —
pied pour remonter au ciel. — Voyons, dit Dantès,
que m'approndrpz-Yous d'abord ? J'ai hâte de com-
moncor, j'ai soif de science. — Tout ! dit labbé.
En efTet. dès le soir les deux prisonniers arrêtèrent
un plan d'éducation qui coram nça de s'exécuter le
lendemain. Dantès a^ait une mémoire prodieieuse.
une facilité de conception extrême : la disposition ma-
(hématique de son esprit le rendait apte à tout com-
prendre par le calcul, tandis que la poésie du marin
corrigeait tout ce que pouvait avoir de trop matériel
la démonstration réduite à la sécheresse des chiffres
où à la rectitude des lignes ; il savait déjà d'ailleurs
l'italien et un peu de roniaïque qu'il avait appris dans
ses voyages dOrient. Avec ces deux langues, il com-
prit bientôt le mécanisme de toutes les autres, et, au
bout de six mois, il commençait à parler l'espagnol,
l'anglais et l'allemand.
Comme il lavait dit à labbé Faria. soit que la dis-
traction que lui donnaillétude lui tînt lieu de liberté,
soit qu'il fût. comme nous l'avons vu déjà, rigide
observateur de sa parole , il ne parlait plus de
fuir, et les journées s'écoulaient pour lui rapides
et instructives. Au bout d'un an, c'était un autre
hoiîime.
Quant à l'abbé Faria , Dantès remarquait que ,
malgré la distraction que sa présence avait apportée
à sa captivité, il s'assombrissait tous les jours. Une
pensée incessante et éternelle paraissait assiéger son
esprit ; il tombait dans de profondes rêveries, soupi-
rail involontairement, se levait tout à coup, croisait
les bras, et se promenait sombre autour de sa prison.
Un jour il s'arrêta tout à coup au milieu d'un de ces
cercles cent fois répétés qu'il décrivait autour de sa
chambre, et s'écria :
— Ah ! s'il n'y avait pas de sentinelle ! —Il n'y aura
— Sa-
de sentinelle qu'autant que vous le voudrez bien, dit
Danlès qui avait suivi sa pensée à travers la botte de
son cerveau comme à travers un cristal. — Ah ! je
vous l'ai dit. reprit labbé, je répugne à un meurtre.
— Et cependant ce meurtre, s'il est commis, le sera
par l'instinct de notre conservation, par un sentiment
de défense personnelle. — ^'importe, je ne saurais.
— Vous y pensez cependant ? — Sans cesse, sans
cesse, murmura l'abbé. — Et vous aviez trouvé un
moyen, n'est-ce pas ? dit vivement Dantès. — Oui,
s'il arrivait qu'on pût mettre sur la galerie une senli-
nel e aveugle et sourde. — Elle sera aveugle, elle
sera sourde, répondit le jeune homme avec un accent
de résolution qui épouvanta l'abbé. — Non, non !
s'écria-t-il : impossible.
Dantès voulut le retenir sur ce sujet, mais l'abbé
secoua la tête et refusa de répondre davantage.
Trois mois s'écoulèrent.
— Étes-vous fort ? demanda un jour l'abbé à
Dantès.
Dantès. sans répondre, prit le ciseau, le tordit
comme un fer à cheval et le redressa.
— Vousengageriez-vous à ne tuer la sentinelle qu'à
la dernière extrémité? — Oui, sur Ihonneur. —
Alors, dit l'abbé, nous pourrons exécuter notre dessein
— Et combien nous faudra-t-il de temps pour l'exécu-
ter?— Un an, au moins.— Mais nous pourrions-nous
mettre au travail? — Tout de suite.— Oh ! voyez donc,
nous avons perdu un an ! s'écria Dantès. — Trouvez-
vous que nous l'ayons perdu? dit l'abbé. — Oh!
pardon, s'écria Edmond rougissant. — Chut! dit
l'abbé; l'homme n'est jamais qu'un homme, et vous
êtes encore un des meilleurs que j'aie connus. Tenez,
voici mon plan .
L'abbé montra alors à Danlès un dessin qu'il avait
— 34 —
tracé, c'élait le plan de sa cbarabre, de celle de
Dantès et du corridor qui joignait lune à l'autre. Au
milieu de cette galerie, il établissait un boyau pareil à
celui qu'on pratique dans les mines. Ce boyau menait
les deux prisonniers sous la galerie où se promenait
la sentinelle ; une fois arrivés là. ils pratiquaient une
large excavation, descendaient une des dalles qui for-
maient le planehiT de !a galerie : h dalle, à un moment
donné. sVnfonçait sous le poids du soldat qui dispa-
raissait englouti dans Tcxcavation. Dantès se préci-
pitait sur lui au moment où, tout étourdi de sa chute,
il ne pouvait se défendre, le liait, le bâillonnait, et
tous deux alors, passant par mie des fenêtres de cette
galerie, descendaient le long de la muraille extérieure
à l'aide de récbclicdc cordes et se sauvaient.
Dantès battit des mains et ses yeux étincelèrent de
joie ; ce plan était si simple qu'il devait réussir.
Le même jour, les mineurs se mirent à l'ouvrage
avec d'autant plus d'ardeur que ce travail succédait
à un long repos, et ne faisait, selon toute probabilité,
que Continuer la pensée intime et secrète de chacun
d'eux.
Rien ne les interrompait que l'heure à laquelle cha-
cun d'eux était forcé de rentrer chez soi pour recevoir
la visite du geôlier. Ils avaient, au reste, pris l'habi-
tude de distinguer, au bruit imperceptible des pas. le
moment où cet homme descendait, ■. t jamais ni l'un
ni l'au're ne funnt pris à Timproviste. La terre qu'ils
extrayaient de la nouvelle galerie, et qui eût fini par
combler l'ancien corridor, était jetée petit à petit et
avec des précautions inouïes, par l'une ou l'autre des
deux fenêtres du cachot de Dantès ou du cachot de
Faria; on la puhérisait avec soin, et le vent de la nuit
l'emportait au loin sans qu'elle laissât de traces.
Plus d'un an se passa à ce travail, exécuté avec un
— 35 —
ciseau, un couteau et un levier de bois pour tous in-
struments; pendant cette année, et. tout en IravaiUanf ,
Faria continuait d'instruire Danlès, lui parlant lanlôt
dans une langue, tantôt dans une autre, lui apprenan t
l'histoire des nations et des grands hommes qui lais-
sent de temps en temps derrière eux une de ces traces
lumineuses qu'on appelle la gloire. L'abbé, homme
du monde et du grand monde, avait en outre dans
ses manières une sorte de majesté mélancolique, dont
Dantès. grâce à l'esprit d'assimilation dont la nature
l'avait doué, sut extraire cotte politesse élégante qui
lui manquait, et ces façons aristocratiques que l'on
n'acquiert d'habitude que par le frottement des classes
élevées ou la société des hommes supérieurs.
Au bout de quinze mois, le trou était achevé : l'exca-
vation était faite sous la galerie : on entendait passer et
repassarla sentinelle, et les deux ouvriers, qui étaient
forcés d'attendre une nuit obscure et sans lune pour
rendre leur évasion plus certaine encore, n'avaient
plus qu'une crainte : c'était de voir le sol trop hùlif
s'iffondrcr de lui-même sous le poids du soldat. On
obvia à cet inconvénient (n plaçant une espèce de
petite poutre, qu'on avait trouvée dans les fonda-
tions, comme un support. Dantès était occupé à la
placer lorsqu'il entendit tout à coup l'abbé Faria,
resté dans la chambre du jeune homme, où il s'occu-
pait de son côté à aiguiser une cheville destinée à
maintenir l'échelle de cordes, qui l'appelait avec un
accent de détresse. Dantès rentra vivement . et
aperçut l'abbé, debout au milieu de la chambre ,
pâle, la sueur au front et les mains crispées.
— Oh! mon Dieu! s'écria Dantès, qu'y a-t-il. et
qu'avez-vous donc? — Vite, ^ite ! dit l'abbé, écoutez-
moi.
Dantès regarda le visage livide de Faria, ses yeux
— 30 —
cernés d'un cercle bleuâtre, ses lèvres blanches, ses
cheveux hérissés: et, dépouvante, il laissa tomber à
terre le ciseau qu'il tenait à ia main.
— Mais qu'y a-t- 1 donc? s'écria Edmond. — Je
suis perdu ! dit l'abbé . écoutez-moi. Un mal terrible,
mortel peut-être, va me saisir ; l'accès arrive, je le
sens: déjà j'en fus atteint l'année qui précéda mon
incarcération. A ce mal il n'est qu'un remède, je vais
vous le dire : courez vite chez moi. levez Je pied du
lit: ce pied est creux, vous y trouverez un petit flacon
de cristal à moitié plein d'une liqueur rouge; apportez-
le, ou plutôt, non, non. je pourrais être surpris ici :
aidez-moi à rentrer chez moi pendant que j'ai eticorc
quelques forets. Qui sait ce qui va arriver, et le
temps que durera l'accès ?
Dantes, sans perdre la tète, bi'n que le niallieur
qui le frappait fût immrns?, descendit dans le cor-
ridor, traînant son malheureux compagnon après lui.
et, le conduisant, avec une peine infinie, jusqu'à
rextrémité opposée, se retrouva dans la chambre de
l'abbé, qu'il .léposa sur son lit.
— Merci, dit l'abbé, frissonnant de tous ses mem-
bres comme s'il sortait d'une eau glacée. Voici le mal
qui vient, je vais tomber ei; catalepsie : peut-être na
ferai-je pas un mouvement, peut-être ne jetterai-je
pas une plainte : mais, peut-être aussi, j'écumcrai. je
me roidirai, je crierai; tâchez que l'on n'entende pas
mes cris, c'est l'important, car alors peut-être me
changerait-on de chambre, et nous serions séparés à
tout jamais. Quand vous me verrez immobile, froid et
mort, pour ainsi dire, seulement à cet instant, en-
tendez-vous bien, desserrez-moi les dents avec le
couteau, faites couler dans ma bouche huit à dix
gouttes de cette liqueur . et peut-être reviendrai-je.
— Peut-être? s'écria douloureusement Dantès. —
— 37 --=-
A moi ! à moi! s'écria Tabbé , je me... je me m...
L'accès fut si subit et si violent que le malheureux
prisonnier ne put même achever le mot commencé ;
un nuage passa sur son front, rapide et sombre comme
les tempêtes de la mer ; la crise dilata ses yeux, tordit
sa bouche, empourpra ses joues; il s"agita. écuma,
rugit: mais, ainsi qu'il Tavait recommandé lui-même,
Danlès étouffa ses cris sous sa couverture Cela dura
deux heures. Alors, plus inerte qu'une masse , plus
pâle et plus froid que le marbre, plus brisé qu'un
roseau foulé aux pieds, il tomba, se roidit encore
dans une dernière convulsion et devint livide.
Edmond attendit que cette mort apparente eût
enra'hi le corps et glacé jusqu'au cœur: alors il prit le
couteau, introduisit ia lame entre les dents, desserra
avec une peine infinie les mâchoires crispées, compta
l'une après l'autre dix gouttes de la liqueur rouge, et
attendit.
Une heure s'écoula sans que le vieillard fît le moindre
mouvement. Dantès craignait d'avoir attendu trop
tard, et le regardait les deux mains enfoncées dans ses
cheveux. Enfin une légère coloration parut sur ses
joues: ses ycux.consiammen trestés ouverts et atones,
reprirent leur regard, un faible soupir s'échappa de
sa bouche, il fit un mouvement.
— Sauvé ! sauvé ! s'écria Dantès.
Le malade ne pouvait point parler encore . mais il
étendit avec une anxiélé visible la main vers ia porte.
Dantès écouta et entendit les pas du g:ôlier : il allait
être sep! heures, et Dantès n'avait pas eu le loisir de
mesurer le temps.
Le jeune homme bondit vers l'ouverture, s'y en-
fonça, replaça la dalle au-dessus de sa tête, et rentra
chez lui.
Un instant après, sa porte s'ouvrit à son tour, et le
If. 3
— 38 —
geôlier, comme d'habitude, trouva le prisonnier assis
sur son lit.
A peine eut-il le dos tourné, à peine le bruit des
pas se fut-il perdu dans le corridor, que Dantcs ,
dévoré d'inquiétude, reprit, sans sonj^i-r à mander, le
chemin qu'il venait de faire, et, soulevant la dalle avec
sa tète, rentra dans la chambre de Tabbé.
Celui-ci avait repris connaissance ; mais il était
toujours étendu, inerte et sans force, sur son lit.
— Je ne comptais plus vous revoir, dit-il à Dantès.
— Pourquoi cela, demanda le jeune homme; comp-
tiez-vous donc mourir ? — Non : mais tout est prêt
pour votre fuite, et je comptais que vous fuiriez.
La rougeur de rindiïnation colora les joues de
Dantès.
— Sans vous! s'écria-t-i! : m'avez-vous véritable-
ment cru capable de cela ? — A présent je vois que
je ra'ét.iis trompé, dit le malade. Ah ! je suis bien
faible, bien brisé, bien anéanti — Courage, vos
forces reviendront, dit Dantès. s'asseyarit près du lit
de Faria et lui prenant les mains.
L"abbé secoua la tète.
— La dernière fois, dit-il. l'accès dura une demi-
h"ure. après quoi j'eus faim et me relevai seul ;
aujourd'hui, je ne puis remuer ni ma jambe ni mon
bras droit; ma tète est embarrassée, ce qui prouve
un épanchement au cerveau. La troisième fois, j'en
resterai paralysé entièrement ou je mourrai sur le
coup. — Non, non. rassurez-vous, vous ne mourrez
pas ; ce troisième accès, s'il vous prend, vous trouvera
libre Nous vous sauverons comme cette fois, et mieux
que cette fois, car nous aurons fous les secours néces-
saires. — Mon ami. dit le vieillard, ne vous abusez
pas. la crise qui vient de se passer m'a condamné à
une prison perpétuelle : pour fuir, il faut pouvoir
— 39 —
marcher. — Eh bien ! nous attendrons huit jours, un
mois, deux mois, s'il le faut ; dans cet intervaUe , vos
forces reviendront; tout est préparé pour notre fuite,
et nous avons la liberté d'en choisir l'heure et le
moment. Le jour où vous vous sentirez assez de force
pour nager, eh bien ! ce jour-là. nous mettrons notre
projet à exécution. — Je ne nagerai plus, dit Faria .
ce bras est paralysé non pas pour un jour, mais à
jamais. Soulevez-le vous-même . et voyez ce ([u'il
pèse.
Le jeune homme souleva le bras, qui retomba
insensible. Il poussa un soupir. — Vous êtes ron-
vaincu. maintenant, n'est-ce pas, Edmond ? dit Faria ;
croyez-moi, je sais ce que je dis ; depuis la première
attaque que j'ai eue de ce mal, je n'ai pas cessé d'y
réfléchir. Je l'attendais , car c'est un héritage de
famille; mon père est mort à la troisième crise, mon
aïeul aussi. Le médecin qui m'a composé celte liqueur,
et qui n'est autre que le fameux Cabanis, m'a prédit
le même sort.— Le médecin se trompe, s'écria Dantès ;
quant à votre paralysie, elle ne me gène pas, je vous
prendrai sur mes épaules et je nagerai en vous soute-
nant. — Enfant, dit labbé, vous êtes marin, voiîs
êtes nageur, vous devez par conséquent savoir qu'un
homme chargé d'un fardeau pareil ne ferait pas cin-
quante brasses dans la mer. Cessez de vous laisser
abuser par des chimères dont votie excellent cœur
n'est pas même la dupe ; je resterai donc ici jusqu'à
ce que sonne l'heure de ma délivrance qui ne peut
plus être maintenant que celle de la mort. Quant à
vous, fuyez, partez ! Vous êtes jeune, adroit et fort,
ne vous inquiéti-z pas de moi. je vous rends votre
parole. — C'est bien, dit Dantès. Eh bien, alors, moi
aussi, je resterai.
Puis, se levant et étendant une main solennelle sur
— 40 —
le vieillard : — Par le sang du Christ , je jure de ne
\ous quiltcr qu'à votre mort !
Faria considéra ce jeune homme si noble, si simple,
si élevé, et lut sur ses traits animés par l'eiprcssion
du dévouement le plus pur la sincérité de son affection
et ia loyauté de son serment.— Allons, dit le malade,
j'accepte ; merci.
Puis, lui tendant la main : — Vous serez pcul-ètre
récompensé de ce dévouement si désinlércssé. lui dit-
il, mais comme je ne |;uis et que vous ne voulez j)as
partir, il importe que nous bouchions le souterrain
fait sous la galerie : le soldat peut découvrir en mar-
chant la sonorité de Tendroit miné, appeler l'attention
d'un inspecteur, et alors nous serions découverts et
séparés. Allez faire cette besogne, dans laquelle je ne
puis plus malheureusement vous aider ; employez-y
toute la nuit, s'il le faut, et ne revenez que demain
après la visite du geôlier, j'aurai quelque chose d'im-
porlant à vous dire...
Dantès prit la main de l'abbé, qui le rassura par un
sourire , et sortit avec cette obéissance et ce respect
qu'il avait voués à son vieil ami.
III. — h Trésor.
Lorsque Dantès rentra le Icnderaahi matin dans la
chambre de son compsynon de captivité, il trouva
Faria assis, le '.isage calme. Sous !c rayon qui glissait
à travers l'étroite fenèire d" sa cellule, il tenait ouvert
dans sa main gauche, ia seul*', on se le rappelle, dont
l'usage lui t'ùl resté, un morceau de papier auquel
i'habituds détre roulé en un mince volume avait im-
— 41 —
primé la forme d'un cylindre rebelle à s'étendre. Il
montra sans rien dire le papier à Danlès. — Quest-ce
cela ? demanda celui-ci. — Regardez bien, dit Fabbé
en souriant. — Je regarde de tous mes yeux , dit
Dantès ; et je ne \ois rien qu'un papier à demi brûlé,
et sur lequel sont tracés des caractères gothiques,
avec une encre singulière. — Co papier, mon ami, dit
Faria, est. je puis vous tout avouer maintenant, puis-
que je vous ai éprouvé, ce papier . c'est mon trésor,
dont, à compter d'aujourd'hui, la inoilié vous appar-
tient.
Une sueur froide passa sur le front de Dantès. Jus-
qu'à ce jour, et pendant quel espace de temps ! ilavait
évité de parler avec Faria de ce trésor, source de l'ac
cusalion de folie qui pesait sur le pauvre abbé. Avec
sa délicatesse instinctive. Edmond avait préféré !i«
pas toucher cette cmùp douloureusement vibrante, et
de son cûlé Faria s'était tu : il avait pris le silence
du vieillard pour un retour à la raison. Aujourd'hui
ces quelques mots échappés à Faria , après une
crise si pénible, semblaient , annoncer une grave le
chute d'aliénation mentale. — Votre trésor ? balbutia
Dantès.
Faria sourit. — Oui, dit-il ; en tout point vous êtes
un noble cœur. Edmond, et je comprends, à votre
pâleur et à votre frisson, ce qui se passe en vous en ce
moment. Non. soyez tranquille, je ne suis pas fou. ce
trésor existe, Dantès, et, s'il ne m'a pas été donné de
le posséder , vous le posséderez . vous. Personne n'a
voulu m'écouter ni me croire, parce qu'on me jugeait
fou : mais vous, qui devez sa voir que je ne le suis pas.,
écoutez moi. et vous me croirez après si vous vouiez.
— Hélas! murmura Edmond en lui-même, le voilà
retombé : ce malheur me manquait !
Puis tout haut :
— 42 —
— Mon ami, dit-il àFaria, yotre accès vous a peut-
être fatigué . ne voulez-vous pas prendre un peu de
repos ? Lemain , si vous le désirez , j'entendrai votre
histoire; mais aujourd'hui je veux vous soigner, voiià
tout: d'ailleurs, continua-t-il en souriant, un trésor,
est-ce bien pressé pour nous? — Fort pressé, Edmond I
répondit le vieillard. Qui sait si demain, apresdemain
peut-être, n'arrivera pas le troisième accès? Songez
que tout serait fini alors... Oui, c'est vrai; souvent jai
pensé avec un amer plaisir à ces richesses, qui feraient
la fortune de dix familles, perdues pour ces hommes
qui me persécutaient; cette idée me servait de ven -
geance, et je la savourais lentement dans la nuit de
mon cachot et daus le désespoir de ma captivité : mais
à présent que j'ai panlonué au monde pour l'amour
de vous, maintenant que je vous >ois jeune et plein
d'avenir, maintenant que je songe à tout ce qui peut
résulter pour vous de bonheur à la suite d'une pareille
révélation , je frémis du retard, et je tremble de ne
pas assurera un propriétaire si digne que vous l'êtes
la possession de lani de richesses enfouies.
Edmond détourna la tête en soupirant.
— Vous persistez dans votre incrédulité, Edmond,
poursuivit fana , ma voix n^ vous a point convaincu.
Je vois qu'il vous faut des preu\es. Eh bien ! lisez ce
papierque je n'ai jiiniais montre a personne. — Demain,
mon ami, dit Edmond, répugnant à se prêter à la folie
du -ueillaid :je erujais qu'il éiait convenu que nous
ne parlerions de eila que demain. — rsous n'eu par-
lerons que demain ; mais lisez ce papier aujourd'hui.
— IVe l'irritons point, pensa Edmond.
Et prenant ce papier dont la moitié manquait, con-
sumée qu'elle a^ait été sans doute par quelque acci-
dent, il lut...
« Ce trésor qui peut monter à deux
— 43 —
d'écus romains dans l'angle le plus él
de la seconde ouverture, lequel
déclare lui appartenir en toute pro
lier.
)) 2S avril 149 »
— Eh bien ! dit Faria quand le jeune homme eut
fini sa lecture. — Mais, répondit Lantès, je ne vois
là que des lignes tronquées, des mots sans suite ; les
caractères sont interrompus par l'action du fou et
restent inintelligibles. — Pour vous. mon ami, qui lisez
pour la première lois, mais pas pour moi qui ai pâli
dessus pendant bien des nuits, qui ai reconstruit cha-
que phrase, complété chaque pensée.— Et vous croyez
avoir retrouvé ce sens suspendu ?— Jen suis sûr ; \ous
en jugenz vous-même ; mais d'abord , écoutez l'his-
toire de ce papier. — Silence ! s'écria Dantès ; des pas !..
on approche... je pars... adieu !
Et Dantès, heureux d'échapper à l'histoire et à l'ex-
plication qui n'eussent pas manqué de lui confirmer
le malheur de son ami, se glissa comme une couleuvre
par l'étroit couloir , tandis que Faria , rendu à une
sorte d'activité par la terreur, repoussait du pied la
dalle qu'il recouvrait dune natte afin de cacher aux
yeux la solution de continuité qu'il n'avait pas eu le
temps de faire disparaître.
C'était le gouverneur qui, ayant appris par le geô-
lier l'accident de Faria, venait s'assurer par lui-même
de sa gravité. Faria le reçut assis, évita tout geste
compromettant, et parvint à cacher au gouverneur la
paralysie qui avait déjà frappé de mort la moitié de sa
personne- Sa crainte était que le gouverneur, touché
de pitié pour lui, ne le voulût mettre dans une prison
plus saine . et ne le séparât ainsi de son jeune com-
pagnon ; mais il n'en fut heureusement pas ainsi, et le
gouverneur se retira convaincu que son pauvre fou.
— 44 —
pour lequel il ressentait au fond du cœur une cer-
taine affection, n'était atteint que d'une indisposition
légère.
Pendant ce temps, Edmond, assis sur son lit et la
tête dans ses mains, essayait de rassem.bler ses cen-
sées ; tout était si raisonné, si grand et si logique dans
Faria depuis qu"il ie connaissait, qu'il ne pouvait
comprendre celte suprême sagesse sur tous les points
alliée à ia déraison sur un seul : était-ce Faria qui se
trornpail sur son trésor? était-ce tout le monde qui
se trompait sur Faria? Dantès resta chez lui toute la
journée, n'osant retourner chez son ami. 11 essayait,
de reculer ainsi le moment où il acquerrait la certi-
tude que l'abbé était fou , cette conviction devait être
effroyable pour lui. Mais vers le soir, après Theure
de la visite ordinaire. Faria, ne voyant pas revenir le
jeune homme, essaya de franchir l'espace qui le sépa-
rait de lui. Edmond frissonna en entendant les efforts
douloureux que faisait le vieillard pour se traîner : sa
jambe était inerte, et il ne pouvait plus s'aider de son
bras. Edmond fut obligé de l'attirer à lui. car il n"eût
jamais pu sortir par l'étroite ouverture qui donnait
dans la chambre de Dantès.
— Me voici impitoyablement acharné à votre pour-
suite, dit-il avec un sourire rayonnant de bienveil-
lance, vous avez cru pouvoir échapper à ma magnili-
cence, mais il n'en sera rien .Ecoutez donc.
Edmond vit qu'il ne pouvait reculer : il fit asseoir
le vieillard .sur son lit. et se plaça prés de lui sur son
escabeau.
— « Vous savez, dit l'abbé, que j'étais le secrétaire,
le familier, l'ami du cardinal Spada , le dernier des
princes de ce nom. Je dois à ce digne seigneur tout ce
que j'ai goùié de bonheur en cette vie. il n'était pas
riche, bien que les richesses de sa famille fussent pro-
— 45 —
verbiales. et que j'aie entendu dire souvent : Riche
comme un Spada. Mais lui, comme le bruit public,
vivait sur cette réputation d'opulence : son palais fut
mon paradis. J'instruisis ses neveux, qui sont morts,
et. lorsqu'il fut seul au monde, je lui rendis, par un
dévouement absolu à ses volonlés. tout ce qu'il avait
fait pour moi depuis dix ans.
)) La maison du cardinal n'eut bientôt plus de secrets
ponr moi ; j'avais vu souvent monseigneur travailler
à compulser des livres antiques, et fouiller avidement
dans la poussière des manuscrits de famille. Un jour
que je lui reprochais ces inutiles veilles et l'espèce
d'abattement qui les suivait, il me regarda en sou-
riant amèrement, et m'ouvrit un livre qui est l'his-
toire de la ville de Rome. Là, au vingtième chapitre
de la vie du pape Alexandre VL il y avait les lignes
suivantes que je n'ai jamais pu oublier :
» Les grandes guerres de la Romagne étaient ter-
minées; César Borgia. qui avait achevé sa conquête,
avait besoin d'argent pour acheter l'Italie tout en-
tière ; le pape avait également besoin d'argent pour
en finir avec Louis XIL roi de France, encore terrible
malgré ses derniers revers. Il s'agissait donc de faire
une bonne spéculation, ce qui devenait difficile dans
celte pauvre Italie épuisée.
)) Sa Sainteté eut une idée. Elle résolut de faire
deux cardinaux.
» En choisissant deux des grands personnages àc
Rome, deux richrs surtout, >oici ce qui revenait au
saint-père de la spéculation : d'abord il avait à vendre
les grandes charges et les emplois magnifiques dont
ces deux futurs cardinaux étaient en possession : en
outre, il pouvait conipter sur un prix très- brillant de
la vente de ces deux chapeaux.
» Il restait une troisième part de spéculation, qui
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va apparaître bientôt. Le pape et César Borgia trou-
yèrent d"abord les deux cardinaux futurs: c'était Jean
Rospigliosi, qui tenait à lui seul quatre des plus hau-
tes dignités du saint-siége , puis César Spada, lun
des plus nobles et des plus riches Romains. L'un et
l'autre sentaient le prix d'une pareil le faveur du pape.
Ils étaient ambîtiiux. Ctux-la trouvés, César trou\a
bientôt des acquéreurs pour leurs charges.
1) II résulta que Rospigliosi et Spada payèrent pour
être cardinaux, et nue huit autres payèrent pour être
ce qu'étaient auparavant les deux cardinaux de créa-
tion nouvelle. Il entra huit cent mille écus dans les
coffres de? spéculateurs.
)) Passons à la dernière partie de la spéculation, il
est temps. Le pape ayant comblé de caresses Rispo-
gliosi et Spada. leur ayant conféré les insignes du
cardinalat, sûr qu'ils avaient dû, pour acquitter la
dette non ficii>e de leur reconnaissance, rapprocher
et réaliser leur fortune pour se fixer à Rome, le pape
et César liorgia in\ itèrent à dîner ces deux cardinaux.
Ce fut le sujet d'une contestation entre le saint-pere
et son flis. César pensait qu'on pourrait user de l'un
de ces moyens quïl tenait toujours à la disposition
de ses amis intimes, savoir : d'abord de la fameuse
clef a>ec laquelle on priait certaines gens d'aller ou-
vrir certaine armoire. Cette clef était garnie d'une
petite pointe de fer, négligence de l'ouvrier. Lorsqu'on
forçait pour ouvrir l'armoire dont la serrure était dif-
ficile, on se piquait avec cette pointe et l'on en mou-
rait le lendtmain. 11 y a\ait aussi la bague a tête de
lion que César passait à son doigt lorsqu'il donnait de-
certaines poignées de main. Le lion mordait lépiderme
de ces mains fàvoriséts, et la morsure était mortelle
au bout de vingt-quatre heures. César proposa donc à
son père, soit d'envoyer les cardinaux ouvrir l'ar-
— 47 -
moire, soit de leur donner à chacun une cordiale poi-
gnée de main. Mais Alexandre YI lui répondit :
— » Ne regardons pas à un diner quand il s'agit de
CCS excellents cardinaux Spada et Rospigliosi. Quel-
que chose me dit que nous regagnerons cet argent-là.
D'ailleurs, vous oubliez, César, qu'une indigestion se
déclare tout de suite, tandis qu'une piqûre ou une
morsure n'aboutit qu'après un jour ou deux.
)) César se rendit à ce raisonnement. Voilà pour-
quoi les cardinaux furent invités à ce diner. On dressa
le couvert dans la vigne que possédait le pape près de
Saiut-Pierre-ès-Liens : cliarmaule habitation que les
cardinaux connaissaient bien de rép«tation. Rospi-
gliosi, étourdi de sa dignité nouvelle, apprêta son isto-
mac et sa meilleure mine. Spada, homme prudent et
qui aimait uniquement son neveu, jeune capitaine de
la plus belle espérance, prit un papier, une plume, et
fil son testament. Il fit dire ensuite à ce neveu de lal-
irndre aux environs de la vigne ; mais il parait que le
serviteur ne le trouva pas.
» Spsda connaissait la coutume des invitations.
Depuis que le christianisme,éminemment civilisateur,
avait apporté ses progrès dans Rome, ce n'était plus
lui centurion qui arrivait de la part du tyran vous
dire : u César veut que tu meures: » mais c'était un
Il .:atrt /afcre qui venait, la bouche souriante, vous dire
(il la part du pape : « Sa Sainteté veut que vous dîniez
n\ ce l'Ile. » Spada partit vers les deux heures pour la
vi^'ue de Saint-Pierre-ès-Liens : le pape l'y attendait,
la première figure qui frappa les yeux de Spada fut
celle de son neveu tout paré, tout gracieux, auquel
César Borgia prodiguait des caresses. Spada pâlit, et
César, qui lui décocha un regard plein d'ironie, laissa
V oir qu'il avait tout prévu,que lepiége était bien dressé.
» Ou dtna. Spada n'avait pu que demander à son
— 48 —
neveu : « Atez-vous reçu mon message? » Le neveu
répondit que non, et comprit parfaitement la valeur
de cette question. Il était trop tard, car il venait de
boire un verre d"csc lient vin misa part, pour lui. par
le sommelier du pape. Spada vit au même moment
approcher une autre bouteille dont on lui ofifrit libé-
ralement. Une heure après un médecin les déclarait
tous deux empoisonnés par des morilles vénéneuses.
Spada mourait sur le seuil de la vigne, le neveu expi-
rait à sa porte, en faisant un signe que sa femme nr
comprit pas.
)) Aussitôt César et le pape s'empressèrent d'enva-
hir l'héritage sous prétexte de rechercher les papiers
des défunts. Mais Théritage consistait en ceci . un
morceau de papier sur lequel Spada avait écrit: « Je
lèi^uc à mon neveu bien-aimé mes coffres, mes livres,
parmi lesquels est mon bréviaire à coins d'or, désirant
qu'il garde le souvenir de son oncle affectionné. » Les
héritiers cherchèrent partout, admirèrent le bréviaire,
firent main basse sur les meubles, et s'étonnèrent que
Spada. l'homme riche, fût effectivement le plus misé-
rable des oncles; de trésors, aucun, si ce n'est des tré-
sors de science renfermés dans la bibliothèque et les
laboratoires Ce fut tout. César et son père cherchèrent,
fouillèrent, espionnèrent ; on ne trouva rien, ou du
moins très-peu de chose : pour un millier d'écus,
peut-être, d'orfèvrerie, et pour auîanlà peu près d'ar-
gent monnayé ; mais le neveu avait eu le temps de dire
en rentrant à sa femme : <( Cherchez parmi les papiers
de mon oncle, il y a un testament réel. ><
» On chercha plus activement encore peut-être que
n'avaient fait les augustes héritiers ; ce fut en vain. II
resta deux palais et une vigne derrière le Palatin ;
mais à cette époque, les biens immobiliers avaient
une valeur médiocre ; les deux palais et la vigne res-
— -iv "~
iptent à la famille, comme indignes de la rapacité du
pspe et de son fils. Les mois et les années s'écoulèrent ;
Alexandre TI mourut empoisonné, vous savez par
(|ue!le méprise : César, empoisonné en même temps
i]iip lui. en fut quitte pour changer de peau, comme
i;ii serpent, et revêtir une nouvelle enveloppe où le
jii'ison avait laissé des taches pareilles à celles que
ion voit sur la fourrure du tigre: enfin, forcé de
ijuitter Rome, il alla se fr.ire tuer obscurément dans
11 lie escarmouche nocturne et presque oublié" par
l'histoire.
)i Apre* la mort du pape, après Texil de son fils, on
s'altendaivt généralement à voir reprendre à la famille
le train princier qu'elle menait du temps du cardinal
^{■ada : mais il n'en était pas ainsi : les Spada res-
Urcntjdans une aisance douteuse. un;mystèrc éternel
p'jsa sur celte sombre affaire, et le bruit public fut
-1!.^ César, meilleur politique que son père . avait
I vé au pape la fortune des deux cardinaux ; je dis
- deux, parce que ie cardinal Eospi.^liosi qui n'avait
pris aucune précaution, fut dépouillé complètement.»
— Jusqu'à présent, interrompit Faria en souriant,
ctia ne vous semble pas trop insensé, n'est-ce pas ? —
Oh! mon ami. dit Dantès. il me semble que je lis au
contraire une chronique pleine d'intérêt. Continuez,
il vous en prie. — Je continue :
La famille s'accoutuma à cette obscurité. Les an-
is s'écoulèrent. Parmi les descendants, les uns
iiiront soldats, les autres diplomates; ceux-ci gens
iJ Eglise, ceux-là banquiers : les uns s'enrichirent, les
;u;tres ache\èrent de se ruiner. J'arrive au dernier de
la famille, à celui-là dont je fus le secrétaire, au comte
Spada. Je l'avais bien souvent entendu se plaindre de
la disproportion de sa fortune avec son rang; aussi
lui avais-je donné le conseil de placer le peu de biens
— 50 —
qui lui restait en rentes viagères ; il suivit ce conseil
et doubla ainsi son revenu. Le fameux bréviaire était
resté dans la famille, et c'était le comte de Spada qui le
possédait : on l'avait conservé de père en fils ; car la
clause bizarre du seul testament qu'on eût retrouvé en
avait fait une véritable reliqiip jrardée avec une su-
perstitieuse vénération dans la famille. C'était un livre
enluminé des plus belles figures gothique s, et si pesant
d'or, qu'un domestique le portait toujours devant le
cardinal dans les jours de grande solennité.
» A la vue des papiers de ioutes sortes, titres, con-
trats, parchemins, qu'on gardait dans les archives de
la famille , et qui tous venaient du cardinal empoi-
sonné, je me mis à mon tour, comme vingt serviteurs,
vingt intendants, vingt secrétaires qui m'avaient pré-
cédé . à compulser ces liasses formidables Malgré
l'activité et la religion de mes recherches, je ne re-
trouvai absolument rien. Cependant j'avais lu. j'avais
même écrit une histoire exacte et presque éphémé-
rique de la famille des Borgia. dans le seul but de m'as-
surer si un supplément de fortune était survenu à ces
princesàla mortde mon cardinal César Spada, et je n'y
avais remarqué que Taddition des biens du cardinal
Rospigliosi . son compagnon d"infortune. J'étais donc
à peu près sûr que l'héritage n'avait profité ni aux Bor-
gia ni à la famille, mais était resté sans maître comme
ces trésors des contes arabes qui dorment au sein de
la terre, sous les regards d'un génie. Je fouillai , je
comptai, je supputai mille et mille fois les revenus et
les dépenses de la famille depuis trois cents ans ; tout
fut inutile ; je restai dans mon ignorance, et le comte
Spada dans sa misère.
)i ]V!o!i patron îtiourut. De sa rente i-n viager il avait
excepté ses papiers de fannlle. sa bibliothèque compo-
sée de cinq mille volumes et son fameux bréviaire; il
— si-
ffle légua tout cela avec un millier d'écus romains
qu'il possédait en argent comptant, à la condition que
je ferais dire des messes anniversaires et que je dres-
serais un arbre généalogique et une histoire de sa
maison: ce que je fis fort exactement... w — Tran-
quillisez-vous, mon chi.T Edmond . nous approchons
de la fin.
(( En 1807, un mois avant mon arrestation, et
quinze jours après la mort du comte de Spada, Je 23 du
mois de décembre ( vous allez comprendre tout à
l'heure comment la date de ce jour mémorable est
restée dans mon souvenir;, je relisais pour la millième
fois ces papiers que je coordonnais ; car, le palais
appartenant désormais à un étranger, j'allais quitter
Rome pour aller m'établir à Florence . en emportant
une douzaine de mille livres que je possédais, ma
bibliothèque et mon fameux bré\iairt', lorsque, fatigué
df cette étude assidue, mal disposé par un dîner assez
lourd que j'avais fait . je laissai tomb^^r ma tète sur
mes deux mains et m'endormis : i! était trois heures de
l'après-midi. Je me réveillai comme la pendule son-
nait six heures. Je levai la tète. j"étais dans l'obscurité
la plus profonde. Je sannii pour qu'on m'apporlùl de
la lumière, p-rsonne ne vint. Je résolus alors de me
servir moi-même : c'était d'ailleurs une habitude de
philosophe qu'il allait me falloir prendre. Je pris
d'une main unn bougie foute préparée, et de l'autre je
chrrchai. à défaut des allumettes absentes de leur
boite, un papier qun je comptais allumer à un dernier
reste de flamme dansant au-dessus du foyer : mais
craicrnant. dans l'obscurité, de prendre un papier
précif^ux à la plac<^ d'un papier inutile . j'hésitais .
lorsque j- me rapii-l ù avoir vu dans le f^m^-ux bré-
viaire , qui était posé sur la table à côté de moi . un
>ieux papier tout jauni par le haut qui avait Tair de
— IJ2 —
servir de signet et qui avait traversé les siècles, main-
tenu à sa place par la vénération des héritiers. Je
cherchai, en tâtonnant, cette feuille inutile; je la
trouvai, je la tordis, et, la présentant à la flamme
mourante, je l'allumai; mais sous mes doigts, comme
par magie, à mesure que le feu montait, je vis des ca-
ractères jaunâtres sortir du papier blanc et apparaître
sur la feuille. Alors la terreur me prit ; je serrai dans
mes mains le papier ; j'étouffai le feu, j'allumai directe-
ment la bougie au foyer : je rouvris avec une indicible
émotion la lettre ("roissée. et je reconnus qu'une encre
mystérieuse et sympathique avait tracé ces lettres
apparues seulement au contact de la vive chaleur;
un peu plus du tiers du papier avait été consumé par
la flamme. C'est ce papier que vous avez lu ce matin.
Relisez-le, Dantès : puis, quand vous l'aurez relu, je
vous compléterai, moi. les phrases interrompues et le
sens incomplet. »
Et Faria. triomphant, offrit le papier à Dantès,
qui, cette fois, relut avidement les mots suivants tracés
avec une encre rousse, pareiiîe à de la rouille :
« Cejourdhui 2o avril 14.98. ay
Alexandre VI. et craignant que non
il ne veuille hériter de moi et ne me ré
et Bentivoglio, morts empoisonnés,
mon légataire universel, que j'ai enf
pour lavoir visité avec moi, c'est-à-dire dans
île de Monte-Cristo, tout ce que je pos
reries, diamants, bijoux ; que seul
peut monter à peu près à deux mil
trouvera ayant lové la vingtième roch
crique de l'est en droite ligne. Deux ouvertu
dans ces grottes : le trésor dans l'angle le plus é
lequel trésor je lui lègue et cède en tou
seul héritier.
» 2S âTnl 1498 » Ces
— 53 —
—Maintenant, reprit l'abbé, lisez cet autre papier. . .
Et il présenta à Dantès une seconde feuille avec
d'autres fragments de lignes.
Dantès prit et lut :
ant été innté à dîner par Sa Sainteté
content de m'avoir fait payer le chapeau,
serve le sort des cardinaux Caprara
je déclare à mon neveu Guido Spada,
oui dans un endroit qu'il connaît
les grottes de la petite
sédais de lingots, d'or monnayé, de pier-
je connais l'existence de ce trésor,
lions d'écus romains, et qu'il
e, à partir de la petite
res ont été pratiquées
loigné de la deuxième ;
te propriété comme à mon
ARE •{- Spada. n
Faria le suivait d'un œil ardent.
— El maintenant, dit-il lorsqu'il eut vu que Dantès
en était arrivé à la dernière ligne , rapprochez les
deux fragments et jugez vous-même.
Dantès obéit: les deux fragments rapprochés don-
naient l'ensemble suivant :
« Cejourdhui 2S avril 1498, ay .. ant été invité à
dîner par Sa Sainteté Alexandre VI. et craignant que.
non .. content de m'avoir faiî payer le chapeau.il
ne veuille hériter de moi et ne me ré. ..serre le sort
des cardinaux Caprara et Bentivoglio, morts empoi-
sonnf^s.... je déclare à mon neveu Guido Spada . mon
légataire universel, que j'ai enf...oui dans un endroit
qu'il connaît pour l'avoir visité avec moi, c'est-à dire
dans... les grottes de la petite île de Mont -Cristo ,
tout ce que je pos.. .sédais de lingots , d'or monnayé,
pierreries, diamants, bijuux : que seul... J8 connais
n. 4
— 54 —
f existence de ce trésor qui peut monter à peu près à
deux rail. ..lions d'écus romains, et qu'il trouvera,
ayant levé la vingtième rocli...c, à partir de la petite
crique de Test en ligne droite. Deux ouvertu...res ont
été pratiquées dans ces grottes : le trésor est dans
l'angle le plus é...Ioigné de la deuxième ; lequel trésor
je lui lègue et cède en tou...te propriété, comme à
mon seul héritier.
« 23 aTril H90. »
y Ces...arf.-j-Spada. »
— Eh bien ! comprenez-vous enfin ? dit Faria. —
C'était la déclaration du cardinal Spada et le testament
que l'on cherchait depuis si longtemps, dit Edmond
encore incrédule. — Oui, mille fois oui. — Qui la
reconstruite ainsi ' — Moi, qui, à l'aide du fragment
restant, ai deviné le reste en mesurant la longueur
des lignes par celle du papier, et en pénétrant dans
le sens caché au moyen du sens visible, comme on se
guide dans un souterrain par un reste de lumière qui
vient d'en haut. — Et quavez-vous fait, quand vous
avez cru avoir acquis c Ite connction? — J"ai voulu
partir, et je suis parti à Tinstant mêmie, emportant
avec moi le commencement de mon grand travail sur
l'unité d"un royaume d'Ua'ie : mais depuis longtemps
la police impériale, qui, dans ce temps, au contraire
de ce que Napoléon a voulu depuis quand un fils lui
fut né, voulait la division des provinces, avait les yeux
sur moi : mon départ précipité, dont die était loin
de deviner la cause, éveilla ses soupçons, et, au mo-
ment où je îm'cmbarquais à Piombino. je fus arrêté.
Maintenant, continua Faria en regardant Dantès avec
une expression presque paternelle, maintenant, mon
ami. vous en savez autant que moi. Si nous nous
sauvons jamais ensemble, la moitié de mon trésor est
à vous: si je meurs ici et que wus vous sauvier seul,
- 55 -
ilyousappartient en totalité. — Mais, demanda Dantès
hésitant, ce trésor n'a-t-il pas dans le monde quelque
plus légitime possesseur que nous ? — Non, non. ras-
surez-vous, la famille est éteinte complètement. Le
dernier comte Spada, d'ailleurs, m'a fait son héritier ,
en me léguant ce bréviaire symbolique, il m'a légué
ce qu'il contenait. Non, non, tranquillisez-vous, si
nous mettons la main sur cette fortune, nous pouvons
en jouir sans remords. — Et vous dites que ce trésor
renferme.. . — Deux millions d'écus romains, treize
millions à peu près de notre monnaie. — Impossible!
dit Dantès effrayé de l'énormité de la somme. — Im-
possible ! Et pourquoi? reprit le vieillard. La famille
Spada était une des plus vieilles et des plus puissantes
familles du quinzième siècle. D'ailleurs dans ces
temps où toute spéculation et toute industrie étaient
absentes, ces agglomérations d'or et de bijoux ne sont
pas rares ; il y a encore aujourd'hui des familles ro-
maines qui meurent de faim , et qui ont près d'un
million en diamants et en pierreries transmis par ma-
jorât, et auquel elles ne peuvent toucher.
Edmond croyaitrêver : il flottait entre l'incrédulité
et la joie.
— Je n'ai gardé si longtemps le secret avec vous,
continua Faria, d'abord que pour vous éprouver, et
ensuite pour vous surprendre. Si nous nous fussions
évadés avant mon accès de catalepsie, je vous con-
duisais à Monte-Cristo ; maintenant, ajoula-t-il avec
un soupir, c'est vous qui m'y conduirez. Eh bien,
Dantès, vous ne me remerciez pas ? — Ce trésor vous
appartient, mon ami. dit Dantès ; il appartient à vous
seul, et je n'y ai aucun droit : je ne suis point votre
parent. — Vous êtes mon fils, Banlès, s'écria le vieil-
lard, vous êtes l'enfant de ma captivité, lion état rae
condanvnait au célibat. Dieu vous a envoyé à moi pour
— 56 —
consoler à la foislliomme qui ne pouvait être père et
le prisonnier qui ne pouvait être libre.
ElFaria tendit le bras qui lui restait au jeune
homme, qui se jeta à son cou en pleurant.
IV — Le troisième accès.
Maintenant que ce trésor, qui avait été si longtemps
l'obj'-'t des méditations de l'abbé, pouvait assurer le
bonheur h venir de celui que Faria aimait véritable-
ment comme son fils, il avait encore doublé de va-
leur à ses yeux : tous les jours, il s'appesantissait sur
la quotité de ce trésor, expliquant à Dantès tout ce
qu'avcC treize ou quatorze millions de fortune un
homme dans nos temps modernes pouvait faire de
bien à ses amis: et alors le visage de Dantès se rem-
brunissait ; car le serment de vengeance qu"il avait
fait se représentait à sa pensée, et il songeait, lui,
combien dans nos temps modernes aussi un homme
avec treize ou quatorze milli^jns de fortune pouvait
faire de mal à ses ennemis.
L'abbé ne connaissait pas l'île de Monte - Cristo,
mais Dantès la connaissait; il avait souvent passé
devant cette île. située à vingt-cinq milles de la Pia-
nosa. entre la Corse et l'île d'Elbe, et une fois même
il y avait relâché. Cette île était, avait toujours été et
est encore complètement déserte; c'est un rocher de
forme presque conique, qui semble avoir été poussé
par quelque cataclysme volcanique du fond de l'a-
bîme à la surface de la mer. Dantès faisait le plan de
l'île à Faria , et Faria donnait des conseils à Dantès
sur les moyens à employer pour retrouver ce trésor.
— o/
Mais Dantès était loin d'être aussi enthousiaste et
surtout aussi confiant que le vieillard; certes, il était
bien certain maintenant que Faria nétait pas fou, et
la façon dont il était arrivé à la découverte qui a\ait
fait croire à sa folie redoublait encore son admiration
pour lui ; mais aussi il ne pouvait croire que ce dépôt,
en supposant qu"il eût existé, existât encore ; et quand
il ne regardait pas le trésor comme chimérique, il le
regardait du moins comme absent. Cependant, comme
si le destin eût voulu ûîer aux prisonniers leur der-
nière espérance, et leur faire comprendre qu'ils étaient
condamnés à une prison perpétuelle, un nouveau
malheur les atteignit : la galerie du bord de la mer,
qui depuis longtemps menaçait ruine, avait été re-
construite ; on avait réparé les assises et bouché avec
d'énormes quartiers de roc le trou déjà à demi comblé
par Danlès ; sans cette précaution, qui avait été sug-
gérée, on se le rappelle, au jeune homme par l'abbé,
leur malheur aurait été bien plus grand encore, car on
découvrait leur tentative d"é\asion, et on Us séparait
indubitablement : une nouvelle porte, plus forte, plus
inexorable que les autres, s'était donc encore refer-
mée sur eux.
— Vous voyez bien, disait Danlès avec une douce
tristesse à Faria, que Dieu veut m'ûter jusqu'au mé-
rite de ce que vous appelez mon dévouement pour
vous. Je vous ai promis de rester éternellement avec
vous, et je ne suis plus libre maintenant de ne pas
tenir ma promesse : je naurai pas plus le trésor que
vous, et nous ne sortirons d'ici ni l'un ni l'autre. Au
reste, mon véritable trésor, voyez-vous, mon ani,
celui qui m'attendait sous les sombres murailles de
cette prison, c'est votre présence, c'est notre cohabi-
tation de cinq ou six heures par jour, malgré nos geô-
liers. Ce sont ces ravcr.s d'intelligence que vous avez
— 58 ~
versés dans mon cerveau, ces langues que vous avez
implantées dans ma mémoire, et qui y poussent avec
toute leurs ramifications philologiques. Ces sciences
diverses que vous m'avezjrendues si faciles par la pro-
fondeur de la connaissance que vous en aviez et la
netteté des principes où ^ous les avez réduites, voilà
mon trésor, ami, voilà en quoi vous m'avez fait riche
et heureux. Croyez-moi et consolez- vous, cela vaut
mieux pour moi que des tonnes dor et des caisses
de diamants, ne fussent-elles pas problématiques,
comme ces nuages que Ton voit le matin flotter sur la
mer, que l'on prend pour des terres fermes, et qui
s'évaporent, se volatilisent et s'évanouissent à mesure
qu'on s'en approche. Vous avoir près de moi le plus
longtemps possible, écouter votre voix éloquente,
former mon esprit, retremper mon àme, faire toute
mon organisation capable de grandes et terribles
choses, si jamais je suis libre, les emplir si bien que
le désespoir auquel j'étais prêt à me laisser aller
quand je vous ai connu, n'y trouve plus de place, voilà
ma fortune à moi : celle-là n'est point chimOrique; je
vous la dois bien véritable, et tous les sou\erains de
la terre, fussent-ils des César Borgia, ne viendraient
pas à bout de me l'enlever.
Aussi ce furent pour les deux infortunés, sinon
d'heureux jours, du moins des jours assez promptement
écoulés, que les jours qui suivirent ; Faria qui, pen-
dant de si longues années, avait gardé le silence sur
le trésor, en reparlait maintenant à toute occasion.
Comme il l'avait prévu, il était resté paralysé du bras
droit et de la jambe gauche, et avait à peu près perdu
tout espoir d'en jouir lui-même; mais il rêvait
toujours pour son jeune compagnon une délivrance
ou une évasion , et il en jouissait pour lui. De peur
que la lettre ne fût un jour égarée ou perdue, il avait
— 59 —
forcé Dantès de l'apprendre par cœur, et Dantès te
savait depuis le premier jusqu'au dernier mot; alors
il avait détruit la seconde partie, certain qu'on pou-
vait retrouver et saisir la première sans en deviner le
véritable sens. Quelquefois des heures entières se
passaient pour Faria à donner des instructions à
Dantès. instructions qui devaient lui servir au jour
de sa liberté. Alors, une fois libre, du jour, de l'heure,
du moment où il serait libres il ne devait plus avoir
qu'une seule et unique pensée, gagner Monte-Cristo
par un moyen quelconque, y rester seul sous un pré-
texte qui ne donnât point de soupçon, et, une fois là,
une fois seul, tâcher de retrouver les grottes mer-
veilleuses et fouiller l'endroit indiqué. L'endroit
indiqué, on se le rappelle, c'était Tangle le plus
éloigné de la seconde ouverture.
En attendant, les heures passaient, sinon rapides,
du moins supportables : Faria, comme nous l'avons
dit. sans avoir retrouvé Tusage de sa main et de son
pied, avait reconquis toute la netteté de son intelli-
gence, et avait peu à peu, outre les connaissances
morales que nous avons détaillées, appris à son jeune
compagnon ce métier patient et sublime du prison-
nier qui, de rien, sait faire quelque chose, Faria, de
peur de se voir vieillir, Dantès de peur de se rappeler
son passé presque éteint, et qui ne flottait plus au plus
profond de sa mémoire que comme une lumière loin-
taine, égarée dans la nuit ; tout allait ainsi, comme
dans ces existences où le malheur n"a rien dérangé et
qui s'écoulent machinales et calmes sous l'œil de la
Providence. Mais, sous ce calme superficiel, il y avait
dans le cœur du joune homme, et dans celui du vieil-
lard peut-être, bien des élans retenus, bien des sou-
pirs étouffés qui se faisaient jour lorsque Faria était
resté seul et qu'Edmond était rentré chez lui.
— 60 —
Une nuit, Edmond se réveilla en sursaut, croyant
s'être entendu appeler. Il ouvrit les yeux et essaya de
percer les épaisseurs de lobscurité. Son nom on
plutôt une voix plaintive qui essayait darticuler son
nom. arriva jusquà lui. Il se leva sur son lit. la
sueur de Tangoisse au front, et écouta. Plus de doute,
la plainte Tenait du cachot de son compagnon.
— Grand Dicul murmura Dantès; serait-ce?...
Et il déplaça son lit, tira la pierre. s"élança dans le
corridor, et parvint à Textrémité opposée ; la dalle
était levée. A la lueur de cette lampe informe et vacil-
lante dont nous avons parlé. Edmond vit le vieillard
pâle, debout encore, et se cramponnant au bois de son
lit. Ses traits étaient bouleversés par ces horribles
symptômes qu'il connaissait déjà et qui l'avaient tan?
épouvanté lorsqu'ils étaient apparus pour la première
fois.
— Eh bien ! mon ami, dit Faria résigné, vous com-
prenez, n'est ce pas, et je n'ai besoin de vous rien
apprendre?
Edmond poussa un cri douloureux . et, perdant
complètement la tête, il s'élança vers la porte en
criant:
— Au secours ! au secours!
Faria eut encore la force de l'arrêter par le bras.
— Silence ! dit-il. ou vous êtes perdu. Ne songeons
plus qu'à vous, mon ami. à vous rendre votre captivité
supportable ou \otre fuite possible. Il ^ous faudrait
des années pour refaire seul tout ce que j'ai fait ici .
et qui serait détruit à rinstanl même par la connais-
sance que nos surveillants auraient de notre intelli-
gence. D'ailleurs, soyez tranquille, mon ami, le cachot
que je >ais quitter ne restera pas longtemps nde : un
autre malheureux viendra prendre ma place. A cet
autre vous apparaîtrez comme un ange sauveur. Celui-
— 61 —
là sera peut-être jeune, fort et patient comme vous ;
celui-là pourra vous aider dans votre fuite, tandis que
je l'empêchais. Vous n'aurez plus une moitié de
cadavre liée à vous pour paralyser tous vos mouve-
ments. Décidénife'ut Dieu fait enfin quelque chose
pour vous : il vous rend plus qu'il ne vous ûte, et il
est bien temps que je meure.
Edmond ne put que joindre les mains et s'écrier :
— Oh ! mon ami. mon ami, taisez-vous.
Puis reprenant sa force un instant ébranlée par ce
coup imprévu, et son courage pliée parles paroles
du vieillard :
— Oh ! dit-il, je vous ai déjà sauvé une fois, je
vous sauverai bien une seconde !
Et il souleva le pied du lit. en tira le flacon encore
au tiers plein de la liqueur rouge.
— Tenez, dit-il : il en reste encore de ce breuvage
sauveur. Vile. vite, dites-moi ce qu'il faut que je
fasse. Celte fois, y a-t-il des instructions nouvelles ?
Parlez, mon ami. j'écoute. — 11 n'y a pas d'espoir,
répondit Faria en secouant la tète, mais n'importe ,
Dieu veut que Ihomme qu'il a créé, et dans le cœur
duquel il a si profondément enraciné l'amour de la
vie, fasse tout ce qu"il pourra pour conserver celte
existence, si pénible parfois, si chère toujours. — Oh!
oui, oui, s"écria Dan(ès, et je \ous sauverai, vous
dis-je! — Eh bien ! essayez donc, le froid me gagne ,
je sens le sang qui afflue à mon cerveau; cet horrible
tremblement qui fait claquer mes dents et semble
disjoindre mes os, commence à secouer mon corps ;
dans cinq minutes le mal éclatera, dans un quart
d'heure il ne restera plus de moi qu'un cadavre. —
Oh! s"écria Dantès, le cœur navré de douleur. —
Tous liiez eoninie la premicrv' fois, stul( uicnl \(jus
n'atternlrez pas si longtemps, louslcs ressorts de la
— 62 —
vie sont bien usés à cette heure, et la mort, con-
tinua-t-il en montrant son bras et sa jambe paralysés,
n'aura plus que la moitié de sa besogne à faire. Si,
après m'avoir versé douze gouttes dans la bouche au
lieu de dix, vous voyez que je ne reviens pas, alors
vous verserez le reste. Maintenant portez-moi sur mon
lit : car je ne puis me tenir debout.
Edmond prit le vieillard dans ses bras, elle déposa
sur le lit.
— 3Iaintenant. ami. dit Faria. seule consolation
de ma vie misérable, vous que le ciel m'a donné un
peu tard, mais enfin qu'il m'a donné, présent inappré-
ciable et dont je le remercie, au moment de me sé-
parer de vous pour jamais, je vous souhaite tout le
bonheur, toute la prospérité que vous méritez. Mon
fils, je vous bénis!
Le jeune homme se jeta à genoux appuyant sa tète
contre le lit du vieillard.
— Mais surtout écoutez bien ce que je vous dis à
ce moment suprême : le trésor des Spada existe ; Dieu
permet qu'il n"y ait plus pour moi ni distance, ni ob-
stacle. Je le vois, au fond de la seconde grotte, mes
yeuï percent les profondeurs de la terre etsontéblouis
de tant de richesses... Si vous parvenez à fuir, rappe-
lez-vous que le pauvre abbé que tout le monde croyait
fou, ne l'était pas. Courez à Monte-Cristo, profitez
de notre fortune , profitez-en , vous avez assez souf-
fert.
Une secousse violente interrompit le vieillard. Dan-
tès releva la tête, il vit ses yeux qui s'injectaient de
rouge : on eût dit qu'une vague de sang venait de
monter de sa poitrine à son front.
— Adieu î adieu ! murmura le vieillard en prenant
convulsivement la main du jeune homme, adieu!...
— Oh ! pas encore, pas encore, s'écria celui-ci. Ke
— 63 —
Hous abandoDDez pas, 6 mon Dieu! secourez-le... A
l'aide !... à moi !.-. — Silence! silence, murmura le
moribond, qu'on ne nous sépare pas, si \ous me sau-
vez. — Vous avez raison. Oh! oui, oui, soyez tran-
quille , je vous sauverai. D'ailleurs , quoique vous
souffriez beaucoup, vous paraissez souffrir moins que
la première fois. — Oh ! détrompez-vous , je souffre
moins parce qu'il y a en moi moins de force pour souf-
frir. A votre âge on a foi dans la vie, c'est le privilège
de la jeunesse de croire et d"espérer; mais les vieil-
lards voient plus clairement la mort. Oh ! la voilà...
elle vient... c'est fini... ma vu(3 se perd... ma raison
s'enfuit... Votre main, Dantès... adieu!... adieu !
Et se relevant par un dernier effort dans lequel il
rassembla toutes ses facultés :
— Monte-Cristo! dit-il, n'oubliez pas Monte-
Cristo !
Et il retomba sur son lit.
La crise fui terrible : des membres tordues , des
paupières gonflées , une écume sanglante . un corps
sans mouvement, voilà ce qui resta sur ce lit de dou-
leur à la place de l'être intelligent qui s'y était couché
un instant auparavant. Dantès prit la lampe, la posa
au chevet du lit, sur une pierre qui faisait saillie, et
d'où sa lueur tremblante éclairait d'un reflet étrange
et fantastique ce visage décomposé et ce corps inerte
et roidi. Là. les yeux fixes, il attendit intrépidement
le moment d'administrer le remède sauveur. Lorsqu'il
crut le moment arrivé, il prit le couteau, desserra les
dents qui offrirent moins de résistance que la pre-
mière fois, compta l'une après l'autre douze gouttes,
et attendit; la fiole contenait le double encore à peu
près de ce qu'il avait versé. 11 attendit dix minutes ,
un quart d'heure , une demi-heure , rien ne bougea.
Tremblant, les cheveux roidis, le front glacé de sueur,
— 64 —
il comptait les secondes par les battements de son
cœur.
Alors il pensa qu'il était temps d'essayer la der-
nière épreuve : il approcha la fiole des lèvres violettes
de Faria, et. sans avoir besoin de desserrer les mâ-
choires, restées ouvertes, il versa foule la liqueur
qu'elle contenait. Le remède produisit un effet ga\\a-
nique. un violent tremblement secoua les membres du
vieillard, ses yeux se rouvrirent effrayanis à voir . il
poussa un soupir qui ressemblait à un cri. puis tout
ce corps frissonnant rentra peu à peu dans son immo-
bilité ; 1( s yeux seuls restèrent ouverts.
Une di mi-.'jture . une bture, une heure et demie
s'écoulèrent. Pendant cette heure et demie d'angoisse,
Edmond . penché sur son ami. la main appliquée à
son cœur, sentit successivement ce corps se refroidir,
et ce cœur éteindre son battement de plus en plus
sourd et profond. Enfin rien ne sur\étut. le dernier
frémissement du cœur cessa, la face devint livide, les
yeux restèrent ouverts, mais le regard se ternit.
Il était six heures du matin, le jour commençait à
paraître, et son rayon blafard, envahissant le cachot,
faisait pâlir la lumière mourante de la lampe. iJes
reflets étranges passaient sur le >isagedu cadavre, lui
donnant de temps en temps des apparences de >ie.
Tant que dura cette lutte du jour et de la nuit. T)ai;les
put douter encore ; mais dès que le jour eut vaincu, il
comprit qu'il était seul avec un cadavre. Alors une
terreur profonde et invincible s'empara de lui -, il
n'osa plus presser celte main qui pendait hors du lit;
il n'osa plus arrêter les yeux sur ces ytux fixes et
blancs qu'il essaya, mais inutilement, de fermer, elqui
se rouvraient toujours. Il éteignit la lampe, la cacha
soigneusement et s'enfuit, replaçant de son mieux la
dalle au-dessus de sa tète. D'ailleurs il était temps, le
— 6o —
geôlier allait venir. Cette fois, il conuiiença sa visite
par Dantès : en sortant de son cachot, il allait passer
dans celui de Faria, auquel il portait à déjeuner et du
linge. Rien d'ailleurs n'indiquait chez cet homme
qu'il eût connaissance de l'accident arrivé. Il sortit.
Dantes fut alors pris d'une indicible impatience de
savoir ce qui allait se passer dans le cachot de son
malheureux ami : il rentra donc dans la galerie sou-
terraine, et arriva à temps pour entendre les exclama-
tions du porte-clefs ijui appelait à l'aide. Bientôt le«
autres porte-clefs entrèrent, puis on entendit ce pas
lourd et rég:ulier habituel aux soldats, même hors de
leur service. Derrière les soldats arriva le gouverneur.
Edmond entendit le bruit du lit sur lequel on agitait
le cadavre : il entendit le gouverneur qui ordonnait
de lui jeter de l'eau au visage, et qui. voyant que mal-
gré cette immersion le prisonnier ne revenait pas,
envoya chercher le médecin. Le gouverneur sortit, et
quelques paroles de compassion parvinrent aux oreil-
les de Dantès. mêlées à des rires de moquerie.
— Allons, allons, disait l'un, le fou a été rejoindre
ses trésors : bon voyage. — 11 n'aura pas. avec tous
ses m.iilions, de quoi payer son linceul, disait l'autre.
— Oh ! reprit une troisième voix, les linceuls du châ-
teau d'If ne coûtent pas cher. — Pcut-ètre. dit un
des premiers interbcuteurs, comme c'est un homme
d'Kglise on fera quelques frais en sa faveur. — Alors
il aura les honneurs du sac.
Edmond écoutait, ne perdait pas une parole, mais
ne comprenait pas grand'chose à tout cela. Bientôt les
voiï s'éteignirent, et il lui sembla que les assistants
quittaient la chambre. Cependant il n'osa y rentrer,
on pouvait avoir laissé quelque porte-clefs pour gar-
der le mort. II resta donc muet, immobile et retenant
sa respiration. Au bout d'une heure, à peu près, le si-
— 66 ~
lence s'anima d'un faible bruit qui alla croissant.
C'était le gouverneur qui revenait, suin du médecin
et de plusieurs officiers .
Il se fit un moment de silence , il était évident que
le médecin s'approchait du lit et eiaminait le cadavre.
Bientôt les questions commencèrent. Le médecin ana-
lysa le mal auquel le prisonnier avait succombé, et
déclara qu"il était mort. Questions et réponses se fai-
saient avec une nonchalance qui ini'ignait Dantès. Il
iui semblait que tout le monde devait ressentir pour
le pauvre abbé une partie de l'affection qu'il lui por-
tait.
— Je suis fâché de ce que vous m'annoncez là, dit
le gouverneur, répondant à cette certitude manifestée
par le médecin, que le vieillard était bien réellement
mort : c'était un prisonnier doux, inoîfensif, réjouis-
sant avec sa folie, et surtout facile à surveiller. — Oh !
reprit Je porte-clefs, on aurait pu ne pas le surveiller
du tout, il serait bien resté cinquante ans ici. j'en ré-
ponds, celui-là. sans essayer de faire une seule tenta-
live d'évasion. — Cependant, reprit le gouverneur, je
crois qu'il serait urgent, malgré AOtre conviction, non
pas que je doute de votre science, mais pour ma pro-
pre responsabilité, de nous assurer que le prisonnier
est bien réellement mort.
II se fit un moment de silence absolu pendant
lequel Dantès, toujours aux écoutes, estima que le
médecin examinait et palpait une seconde fois le
cadavre.
— Vous pouvez être tranquille , dit alors le méde-
cin ; il est bien mort . c'est moi qui vous en réponds.
— Vous savez, monsieur, reprit le gouverneur en in-
sistant, que nous ne nous contentons pas, dans les cas
pareils à celui-ci, d'un simple examen ; malgré toute*
le« appareoœe , veuille;z donc aehever la besogne e*i
— 67 —
remplissant les formalités prescrites par la loi. — Que
l'on fasse chauffer les fers . dit le médecin ; mais en
vérité, c'est une précaution bien inutile.
Cet ordre de chauffer les fers fit frissonner Danlès.
On entendit des pas empressés , le grincement de la
porte, quelques allées et venues intérieures, et. quel-
ques instants après, un guichetier rentra en disant :
— Voici le brasier avec un fer.
11 se fit alors un silence d"un instant , puis on en-
tendit le frémissement des chairs qui brûlaient , et
dont l'odeur épaisse et nauséabonde perça le mur
même derrière lequel Dantès écoutait avec horreur.
A cette odeur de chair humaine carbonisée, la sueur
jîiillit du front du j.'une homme et il crut qu'il allait
s'évanouir.
— Vous voyez , monsieur, qu'il est bien mort . dit
le médecin ; cette brûlure au talon est décisive : le
pauvre fou est guéri de sa folie et délivré de sa capti-
vité.— Ne s'appelait=il pas Faria? demanda un des
officiers qui accompagnaient le gouverneur. — Oui ,
tnonsii'ur. et , à ce qu'il prétendait, c'était un vieux
nom ; d'ailleurs il était fort savant et assez raison-
nable même sur tous les points qui ne touchaient pas
à son trésor; mais sur ceiui-l.-i, il faut l'avouer, il était
iiilrailab'.e. — C'est iaffeclion que nous appelons la
raonomanie. dit le médecin. — Vous n'aviez jamais eu
à vous plaindre de lui ? demanda le gouverneur au
geôlier chargé d'apporter les vivres de l'abbé. — Ja-
mais, M. le gouverneur, répondit le geôlier, jamais,
au grand jamais ; au contraire, autrefois môme, il
m'amusait fort en me racontant des histoires ; un jour
que ma femme était malade;, il m'a même donné une
recette qui Ta guérie. — Ah ! ah ! fit le médecin, j'igno-
rais que j'eusse affaire à un collègue ; j'espère , M. le
gouverneur, ajoata-t-il en riant, que vous le traiterse
— 68 —
en conséquence. — Oui, oui, soyez tranquille, il sera
décemment enseveli dans le sac le plus neuf qu'on
pourra trouver ; êtes-vous content ! — Devons-nous
accomplir cette dernière formalité devant vous, mon-
sieur? demanda un guichetier. — Sans doute; mais
(]u"on se hâte : je ne puis rester dans cette chambre
toute la journée.
De nouvelles allées et venues se firent entendre :
un instant après, un bruit de toile froissée parvint aux
oreilles de Dantès, le lit cria sur ses ressorts, un pas
nlourdi comîne celui d'un homme qui soulève un far-
deau s'appesantit sur la dalle, puis le lit cria de nou-
veau sous le poids qu'on lui rendait.
— Â ce soir, dit le gouverneur. — Y aura-t-il une
messe ? demanda un des officiers. — Impossible, ré-
pondit le gouverneur. Le chapelain du château est
venu me demander hier un congé pour faire un petit
voyage de huit jours à Hyères. Je lui ai répondu de
mes prisonniers pendant tout ce temps-là ; le pauvre
abbé navait qu'à ne pas tant se presser, et il aurait
eu son Requiem. — Bah ! bah ! dit le médecin , avec
l'impiété familière aux gens de si profession, il est
homme d'Église. Dieu aura égard à l'état, et ne don-
nera pas à l'enfer le méchant plaisir de lui envoyer un
prêtre.
Un éclat de rire suivit cette mauvaise plaisanterie.
Pendant ce temps, l'opération de Tenscvelissement se
poursuivait.
— A ce soir, dit le gouverneur lorsqu'elle fut finie.
— Â quelle heure? demanda le guici etier. — Mais
vers dix ou onze heures. — Veillera-t-on le mort? —
Pourquoi faire ? On fermera le cachot comme s'il était
vivant, voilà tout.
Alors les pas s'éloignèrent, les voix allèrent s'affai-
blissant. le bruit de la porte, avec sa serrure criarde
— 69 —
el ses verrous grinçants, se lit entendre. Un silenca
plus morne que celui de la solitude, le silence de la
mort, envahit tout, jusqu'à l'âme glacée du jeune
homme. Alors il souleva lentement la dalle avec sa
tête el jeta un regard investigateur dans la chambre :
la chambre était vide. Dantès sortit de la galerie.
V. — Le cinielière du château d'If.
Sur le lit, couché dans le sens de sa longueur, et fai-
blement éclairé par un jour bruineus qui pénétrait à
travers la fenêtro. on voyait un sac de toile grossière
sous les larges plis duquel se dessinait confusément
une forme longue etroide : c'était là le dernier linceul
de Faria, ce linceul qui. au dire des guichetiers, coû-
tait si peu cher. Ainsi, tout était fini : une séparation
matérielle exiitait déjà entre Dantès et son vieil ami :
il ne pouvait plus voir ces veux qui étaient restés ou-
verts comme pour regarder au delà de la mort; il ne
pouvait plus serrer cette main industrieuse qui avait
soulevé pour lui le voile qui couvrait les choses ca-
chées. Faria. l'utile, le bon compagnon auquel il s'était
habitué avec tant de force, n'existait plus que dans
son souvenir ! Alors il s'assit au chevet de son lit ter-
rible et se plongea dans une sombre et araère mélan-
colie.
Seul ! il était redevenu seul ! il était retombé dans
le silence, il se retrouvait en face du néant ! Seul !
plus même la vue. plus même la voix du seul être
humain qui l'attachait encore à la terre ! ne valait-il
pas mieux, comme Faria, s'en aller demander à Dieu
l'énigme de la vie. au risque de passer par la porte
il. $
— 70 —
lugubre des souffrances? L'idée du suicide, chassée
par son ami, écartée par sa présence, revint alors
se dresser comme un fantôme près_du cadavre deFaria.
— Si je pouvais mourir, dit-il, j'irais où il va. et je
le retrouverais certainement. liJais comment mourir?
C'est bien facile, reprit-il en riant. Je vais rester ici,
je me jetterai sur le premier qui va entrer, je l'étran-
glerai, et Ton me guillotinera.
Slais, comme il arrive que dans les grandes douleurs
comme dans les grandes tempêtes, l'abîme se trouve
entre deux cimes de flots. Dantès recula à l'idée de
cette mort infamante, et passa précipitamment de ce
désespoir aune soif ardente de vie et de liberté.
— Mourir ! oh ! non ! s"écria-t-il , ce n'est pas la
peine d'avoir tant vécu, d'avoir tant souffert, pour
mourir maintenant. Mourir! c'était bon quand j'en
avais pris la résolution, autrefois, il y a des années ;
mais maintenant ce serait véritablement trop aider à
ma misérable destinée. jSon, je veux vivre ; non. je
veux lutter jusqu'au bout; non. je veux reconquérir
ce bonheur qu'on m'a enlevé. Avant que je meure,
j'oubliais que j'ai mes bourreaux à punir, et peut-être
bien aussi, qui sait? quelques amis à récompenser;
mais à présent on \a m'oublier ici, et je ne sortirai de
mon cachot que comme Faria.
A cette parole Edmond resta immobile, les yeux
lixis. comme un homme frappé d'une idée subite, mais
que cettr idée épouvante. Tout à coup il se leva,
porta la main à son front comme s'il avait le vertige,
fit deux ou trois tours dans la chambre, et retint s'ar-
rêter devant le lit...
— Oh ! oh ! murniura-t-il, qui envoie cette pen-
.sée ? Est-ce vous, mon Dieu ? puisqu'il n'y a que ks
morts qui sortent librement dïci, prenons la place
des morts.
— 71 —
Et sans prendre le temps de revenir s ur celte déci-
sion, comme pour ne pas donner à la pensée le temps
de détruire cette résolution désespérée, il se pencha
vers le sac hideux, Touviit avec le couteau que Faria
avait fait, relira le cadavre du sac, l'emporta chez lui,
le coucha dans son lit, le coiffa du lambeau de linge
dont il avait l'habitude de se coiffer lui-même, le cou-
vrit de sa couverture, baisa une dernière fois ce front
friacé, essaya de refermer ces yeux rebelles qui conti-
nuèrent de rester ouverts, effrayants par Tabsence de
la pensée, tourna la tête le long du mur. afin que le
geôlier en apportant son repas du soir, crût qu'il était
couché comme c'était souvent son habitude, rentra
dans la galerie, tira le lit contre la muraille, rentra
dans l'autre chambre, prit dans l'armoire l'aiguille, le
fil, jeta ses haillons pour qu'on sentît bien sous la
toile les chairs nues, se glissa dans le sac évcntré, se
plaça dans la situation où était le cadavre, et referma
la couture en dedans. On aurait pu entendre battre
son cœur, si par malheur on fût entré en ce mo-
ment.
Dantès aurait bien pu attendre après la visite du
soir; mais il avait peur que d'ici là le gouverneur ne
changeât de résolution et qu'on n'onIe\ât le cadavre.
Alors sa dernière espérance était perdue. En tout cas,
maintenant son plan était an été. Voilà ce qu'il comp-
tait faire :
Si pendant le trajet les fossoyeurs reconnaissaient
qu'ils portaient un vivant au lieu de porter un mort,
Dantès ne leur donnait pas le temps de se reconnaître:
d'un vigoureux coup de couteau il ouvrait le sac depuis
le haut jusqu'en bas, profilait de leur terreur et s'é-
chappait: s'ils voulaient l'arrêter, il jouait du couteau.
S'ils le conduisaient jusqu'au cimetière et le dépo-
saient dans une fosse, il se laissait couvrir de terre;
— 7-2 -
puis, comme c"était la nuit, à peine les fossoyeurs
a\aieiil-ils le dos lourné. qu'il souvrait un passage à
travers la terre molle et s'enfuyait. Il espérait que le
poids de la terre ne serait pas trop grand pour qu'il
pût le soulever. S'il se trompait, si, au contraire, la
terre était trop pesante, il mourait étouffé, et tant
mieux : tout était fini !
Dantès n'avait pas mangé depuis la veille, mais il
n'avait pas songé à la faim le matin, «'t il n'y songeait
pas encore. La position était trop précaire pour lui
laisser !e temps d'arrêter sa pensée sur aucune autre
idée. Le premier danger que courait Dantès, c'était
que le geôlier, en lui apportant son souper de sept
heures, s'aperçût de la substitution opérée. Heureuse-
ment, vingt fois, soit par misanthropie soit par fatigue,
Dantès a^ait reçu le geôlier couché: et dans ce cas.
d'ordinaire, cet homme déposait son pain et sa soupe
sur la table et se retirait sans lui parler. Mais cette
fois le geôlier pouvait déroger à ses habitudes de mu-
tisme, parler à Dantès, et. voyant que Dantès ne lui
répondait point, s'approcher du lit et tout découvrir!
Lorsque sept heures du soir approchèrent, les an
goisses de Dantès commencèrent véritablement. Sa
main, appuyée sur son cœur, essayait d'en comprimer
les battements, tandis que de l'autre il essuyait la
sueur de son iront qui ruisselait le long de ses tempes:
de temps en temps, des frissons lui passaient par tout
le corps, et lui serraient le cœur comme dans un étau
glacé. Alors il croyait qu'il allait mourir. Les heures
s'écoulèrent sans amener aucun mouvement dans le
château, et Danlès comprit qu'il avait échappé à ce
premier danger. Celait d'un bon augure. Enfin, vers
l'heure fixée par le gouverneur, des pas se firent en-
tendre dans l'escalier. Edmond comprit que le mo-
ment était venu, rappela tout sou courage, retenant
— 73 —
son haleine, heureux s'il eût pu retenir en même
temps et comme elle les pulsations précipitées de ses
artères.
On s'arrêta à la porte ; le pas était doublé. Dantès
devina que c'étaient les deux fossoyeurs qui le ve-
naient chercher. Ce soupçon se changea en certitude
quand il entendit le bruit qu'ils faisaient en déposant
la ci^^ère. La porte s'ouvrit, une lumière voilée par-
vint aux yeux de Dantès ; au travers de la toile qui le
couvrait, il vit deux ombres s'approcher de son lit.
Une troisième restait à la |:orte. tenant un falot à
la main. Chacun des deux hommes, qui s'étaient
approchés du lit, saisit le sac par une de ses extré-
mités.
-— C'est qu'il est encore lourd pour un vieillard si
maigre, dit l'un d'eux en le soulevant par la tête. — On
dit que chaque année ajoute une demi-livre au poids
des os, dit l'autre en le prenant par les pieds. — As-
tu fait ton nœud? demanda le premier. — Ce serait
bien bcte de nous charger d'un poids inutile, dit le
second, je le ferai là-bas. — Tu as raison, partons
alors. — Pourquoi ce nœud? se demanda Dantès.
On transporta le prétendu mort du lit sur la civière.
Edmond se roidissait pour mieux jouer son rôle de
trépassé. On le posa sur la civière, et le cortège,
éclairé par l'homme au falot, qui marchait devant,
monta l'escalier. Tout à coup l'air frais et âpre de la
nuit l'inonda. Dantès reconnut le mistral. Ce fut une
sensation subite, pleine à la fois de délices et d'an-
goisses. Les porteurs firent une vingtaine de pas. puis
ils s'arrêtèrent et déposèrent la civière sur le sol. Un
des porteurs s'éloigna et Dantès entendit ses souliers
retentir sur les dalles.
— Où suis-je donc? se demanda-t-il. — Sais-tu
qu'il n'est pas léger du tout? dit celui qui était resté
— 74 —
près de Dantès en s'asseyant sur le bord de la ci-
vière.
Le premier sentiment de Dantès avait été de s'éloi-
gner ; heureusement il se retint.
— Eclaire-moi donc, animal, dit celui des deux por-
teurs qui s'était éloigné, ou je ne trouverai jamais ce
que je cherche.
L'homme au falot obéit à l'injonction, quoique,
comme on l'a vu. elle fût faite en termes peu conve-
nables.
— Que cherche-t-il donc ? se demanda Dantès ; une
bêche sans doute.
Une exclamation de satisfaction indiqua que le fos-
soyeur avait trouvé ce qu'il cherchait.
— Enfin, dit l'autre, ce n'est pas sans peine. —Oui,
répondit-il. mais il n'aura rien perdu pour attendre.
A CCS mots il se rapprocha d'Edmond qui entendit
déposer près de lui un corps lourd et retentissant :
au même moment une corde entoura ses pieds d'une
vive et douloureuse pression.
— Eh bien 1 le nœud est-il fait? demanda celui des
fossoyeurs qui était resté inactif. — Et bien fait, dit
l'autre, je t'en réponds. — En ce cas, en route !
Et la civière soulevée reprit son chemin.
On fit cinquante pas à peu près, puis on s'arrêta
pour ouvrir une porte, puis on se remit en route : le
bruit des flots se brisant contre le rocher sur lequel
est bâti le château, arrivait plus distinctement à l'o-
reille de Dantès à mesure que l'on avançait.
— Mauvais temps ! dit un des porteurs . il ne fera
pas bon d'être en mer cette nuit. — Oui, l'abbé court
grand risque d'être mouillé, dit l'autre.
Et ils éclatèrent de rire.
Dantès ne comprit pas très-bien la plaisanterie ,
mais ses cheveux ne s'en dressèrent pas moins sur sa
1
— 75 —
— Bon ! nous voilà arrivés, reprit le premier. —
Wus loin, plus loin, dit l'autre , tu sais bien que le
dernier est resté en route, brisé sur les rochers, et
que le gouverneur nous a dit le lendemain que nous
étions des fainéants.
On fit encore quatre ou cinq pas, montant toujours,
puis Dantès sentit qu'on le prenait par la tête et par
les pieds et qu'on le balançait.
— Une ! dirent les fossoyeurs ; deux ! trois !
En même temps Dantès se sentit lancé en efîetdans
un vide énorme, traversant les airs comme un oiseau
blessé, tombant, tombant toujours ave." une épouvante
qui lui glaçait !ec(?ur. Quoique tiré en bas par quelque
chose de pesant qui précipifait son vol rapide, il lui
sembla que cette chute durait un siècle. Enfin, avec
un bruit épouvantable, il entra comme une flèche
dans une eau glacée, qui lui fit pousser un cri, étouffé
à l'instant même par l'immersion.
Dantès avait été lancé dans la mer, au fond de
laquelle l'entraînait un boulet de trente-six attaché
à ses pieds. La mer est le cimetière du château d'If.
VI. — L'île de Tiboulen.
Dantès, étourdi, presque suffoqué, eut cependant
la présence d'esprit de retenir son haleine, et, comme
sa main droite, ainsi que nous l'avons dit, préparé
qu'il était à toutes les chances, tenait son couteau
tout ouvert, il eventra rapidement le sac, sortit le
bras, puis la tête ; mais alors, malgré ses mouvements
pour soulever le boulet, il continua de se sentir en-
traîné : alors il se cambra, cherchant la corde qui
— 76 —
liait ses jambes, et, par un effort suprême, il la
trancha précisément au moment où il suffoquait.
Alors, donnant un vigoureux coup de pied, il remonta
libre à In surface de la mer. tandis que le boulet
entraînait dans ses profondeurs inconnues le tissu
yrnssier qui avait failli devenir son linceul. Dantcs
ne prit que le temps de respirer et replongea une
seconde fois, car la première précaution qu'il devait
prendre était d'éviter les regards.
Lorsqu'il reparut pour la seconde fois, il était déjà
à cinquante pas au moins du lieu de sa chute : il vit
au-dessus de sa tête un ciel noir et tempétueux, à la
surface duquel le vent balayait quelques nuages ra-
pides, découvrant parfois un petit coin d"azur rehaussé
d'une étoile. Devant lui s'étendait la plaine sombre
et inugi'îsante dont les vagues commençaient à bouil-
lonner comme à l'approche d'une tempête tandis que
derrière lui, plus noir que la mer, plus noir que le
ciel, montait comme un fantôme menaçant le géant
de granit, dont la pointe sombre semblait un bras
étendu pour ressaisir sa proie. Sur la roche la plus
haute était un falot éclairant deux ombres. Il lui
semblait que ces deux ombres se penchaient sur la
mer avec inquiétude. En effet, ces étranges fossoyeurs
devaient avoir ent;^ndu le cri qu'il avait jeté en tra-
versant l'espace. Dantès plongea donc de nouTcau
et fit un trajet a.sscz long entre deux eaux. Cette
manœuvre lui était jadis familière, et attirait d'ordi-
naire autour de lui, dans l'anse du Pharo. de nom-
breux admirateurs, lesquels l'avaient proclamé bien
souvent le plus habile nageur de Marseille.
Lorsqu'il revint à la surface de la mer. le falot
a\ait disparu. 11 fallait s'orienter. De toutes les lies
qui entourent le château d'If, Ralonncau et Pomègue
sont les plus proches : mais Katonneau et Pomèf ue
— 77 —
sont habiles, il en estainsidela petite Ile de Daume.
L'Ile la plus sûre était donc C'IIe'de Tiboulen ou de
Lemaire. Les lies de Tiboulen et de Lcmaire sont à
une lieue du château dlf. Dantès ne résolut pas moins
de gagner une de ces deux îles. Mais comment trouver
ces îles au milieu de la nuit qui s'épaississait à
chaque instant autour de lui! En ce moment il vit
brilliT comme une étoile le phare de Planier. En se
dirigeant droit sur ce phare . il laissait l'ile de
Tiboulen un peu à gauche; en appuyant un peu à
gauche, il devait donc rencontrer cette île sur son
cïïëniin. Mais, nous l'avons dit, il y avait une lieue
au moins du château dif à cette île.
Souvent, dans la prison, Faria répétait au jeuiic
homme, en le voyant abattu et paresseux : « Dantès ,
ne vous laissez pas aller à cet amollissement : vous
TOUS noierez si vous essayez de vous enfuir el que vos
forces n'aient pas été entretenues. » Sous l'onde
lourde et amère, cette parole était venue tinter aux
oreilles de Dantès; il avait eu hâte de remonter alors
et de fendre les lames pour voir si effectivement il
n'avait pas perdu de ses forces : il vil avec joie que
son inaction forcée ne lui avait rien ôté de sa puis-
sance et son agilité, et sentit qu'il était toujours
maître de l'élément où, tout enfant, il .s'était joué.
D'ailleurs, la peur, cette rapide persécutrice, doublait
la vigueur de Dantès. Il écoutait, penché sur la cime
des flots, si aucune rumeur n'arrivait jusqu'à lui.
Chaque fois qu'il s'élevait à l'extrémité dune vague .
son rapide regard embrassait l'horizon visible et
essavait de plonger dans l'épaisse obscurité. Chaque
flot un peu plus élevé que les autres flots lui semblait
«ne barque à sa poursuite, et alors il redoublait
d'efforts, qui l'éloigiiaient sans doute, mais dont la
répstilioB devait promptcment user ses forces.
~ 7S —
II nageait cependant, et déjà le château terrible
s'était un peu fondu dans la vapeur nocturne. Il ne le
distinguait plus, mais il le sentait toujours. Une
heure s'écoula pendant laquelle Dantès, exalté par le
sentiment de la liberté qui avait envahi toute sa per-
sonne, continua de fendre les flots dans la direction
qu'il s'était faite.
— "Voyons, se disait-il, voilà bientôt une heure que
je nage : mais comme le vent m'est contraire, j'ai dû
perdre un quart de ma rapidité. Cependant, à moins
que jo ne me sois trompé de ligne, je ne dois pas être
loin de Tiboulen maintenant. Mais, si je m'étais
trompé !
Un frisson passa par tout le corps du nageur. Il
essaya de faire un instant la planche pour se reposer:
mais la mer devenait de plus en plus forte, et il com-
prit bientôt que ce moyen de soulagement sur lequel
il avait compté était impossible.
— Eh bien ! dit-il, soit : j'irai jusqu'au bout, jus-
qu'à ce que mes bras se lassent, jusqu'à ce que mes
jambes se roidissent, jusqu'à ce que les crampes en-
vahissent mon corps, et alors je coulerai à fond !
Et il se remit à nager avec la force et l'impulsion
du désespoir. Tout à coup il lui sembla que le ciel ,
déjà si obscur, s'assombrissait encore, qu'un nuage
épais, lourd, compacte, s'abaissait vers lui; en même
temps il sentit une violente douleur au genou. L'ima-
gination, avec son incalculable vitesse, lui dit alors
que c'était le choc d'une balle, et qu'il allait immé-
diatement entendre l'explosion du coup de fusil, mais
l'explosion ne retentit pas : Dantès allongea la main
et sentit une résistance. Il retira son autre jambe à
lui et toucha la terre. Il vit alors quel était l'objet
qu'il avait pris pour un nuage. A vingt pas de lui
s'élevait une masse de rochers aux formes bizarres
— 79 —
qu'on prendrait pour un foyer immense, pétrifié au
moment de sa plus ardente combustion. C'était l'Ile
de Tiboulen.
Dantès se releva, fit quelques pas en avant, et s'é-
tendit en remerciant Dieu sur ces pointes de granit,
qui lui semblèrent à cette heure plus douces que ne
lui avait jamais paru le lit le plus doux. Puis, malgré
le vent, malgré la tempête, malgré la pluie qui com-
m^nçait à tomber, tout brisé de fatigue qu'il était, il
s'endormit de ce délicieux sommeil de l'homme, cheï
lequel le corps s'engourdit, mais dont lame veille
avec la conscience d'un bonheur inespéré. Au bout
d'une heure. Edmond se réveilla sous le grondement
d'un immense coup de tonnerre : la tempête était dé-
chaînée dans l'espace et battait l'air de son vol écla-
tant. De temps en temps un éclair descendait du ciel
comme im serpent de feu. éclairtint les flots et les
nuaees qui roulaient au-devant les uns des autres
comme les vagues d'un immense chaos.
Danlcs. avec son coup d'œil de marin, ne s'était
pns trompé : il avait abordé à la première des deux
îlf-s. qui est effectivement celle de Tiboulen : il la sa-
vait nue. découverte, et n'offrant pas le moindre asile.
. Mais quand a tempête serait calmée, il se remettrait
' à la mer. et gagnerait à la nage l'île de Lemaire. aussi
aride, mais plus large, et par conséquent plus hospi-
talière. Une rofh° ".\v. surplombait offrit un abri mo-
mentané à Dantès : il s'y réfusia. et presque au même
instant la tempête éclata dans toute sa fureur. Ed-
mond sentait trembler la roche sous laquelle il s'a-
brita'f : les vagues, en sebrisant contre la base de lagi-
( gantesquepvramide. rejaillissaient jusqu'à lui. Tout en
I sûreté qu'il était, il était au milieu de ce bruit profond,
au milieu de ces éblouissements fulgurants, pris d'une
\ espèce de vertige ; il lui semblait que l'Ile tremblait
— 80 ^.
sous lui, et d'un moment à l'autre allait, comme un
vaisseau à l'ancre, briser son câble et Tentraîner au
milieu de Timmense tourbillon. 11 se rappela alors que
depuis vingt-quatre heures il n'avait pas mangé, il
avait faim, il avait soif. Dante? étendit les mains et
la tête, et but Feau de la tempête dans le creux d"un
rocher.
Comme il se relevait, un éclair qui semblait ouvrir
le ciel jus<ju'au pied du trône éblouissant de Dieu,
illumina Tespace. À la lueur de cet éclair, entre llle
de Lemaire et le cap Croisille, à un quart de lieue de .
lui. Dantès vit apparaître comme un spectre, glissant
du haut dune vague dans un abîme, un petit bûlimcnt
pêcheur emporté à la fois par l'orage et par le flot.
Une seconde après, à la cime d'une autre vague. le
fantôme ri'parut, s'approchant avec une effroyable
rapidité. Dantès voulut crier, chercha quelque lam-
beau de linge à agiter en l'air pour leur faire voir
qu'ils se perdaient ; mais ils le voyaient bien eux-
mêmes. A la lueur d'un autre éclair, le jeune homme
vit quatre hommes cramponnés aux mâts et aux étais;
uu cinquième se tenait à la barre du gouvernail^
brisé. Ces hommes qu'il voyait le virent aussi sans
doute, car des cris désespérés, emportés par la rafale
sifflante, arrivèrent à son oreille. Au-dessus du mât,
tordu comme un roseau, claquait en l'air, à coups
précipités, une voile en lambeaux. Tout à coup les
liens qui la retenaient encore se rompirent, et elle
disparut, emportée dans les sombres profondeurs du
ciel, pareille à ces grands oiseaux blancs qui se des-
sinent sur les nuages noirs.
En même temps, un craquement effrayant se fit
entendre, des cris d'agonie arrivèrent jusqu'à Dantès.
Cramponné comme un sphinx à son rocher, d'où il
plongeait sur l'abUnc, un nouvel éclair lui montra le
— 81 —
petit bâtiment brisé, et parmi les débris, oes fêtes au
\isage désespéré, des bras éuiidus vers le ciel. Puis
tout rentra dans la nuit; le terrible spectacle avait eu
la durée de l'éclair.
Dantès se précipita sur la pente glissante des ro-
chers, au risque de rouler lui-même dans la mer. Il
regarda, il écouta, mais il n'entendit et ne vit plus
rien : plus de cris, plus defforts humains, la tempête
seule, cette grande chose de Dieu, continuait de rugir
avec les venis et d'écumer avec les flots. Peu à peu le
vent s'ribsttit; le ciel roula vers l'occident de gros
nuages gris et pour ainsi dire déteints par l'orage;
l'azur reparut avec les étoiles plus scintillantes que
jamais; bientôt, vers l'est, une longue bande rougeâtre
dessina à l'horizon des ondulations d"un bleu noir ; les
flots bondirent, une subite lueur courut sur leurs
cimes et changea leurs cimes écumeuscs en crinières
d'or. C'était le jour.
Dantès resta immobile et muet devant ce grand
spectacle, comme s'il le voyait pour la première fois;
en effet, depuis le temps qu'il était au château d'If,
iil'avait oublié. 11 se retourna vers la forteresse, in-
terrogeant à la foisdun long regard circulaire la terre
et la mer. Le sombre bàtim.ent sortait du sein des
vagues avec cette imposante majesté des choses immo-
biles, qui semblent à la fois surveiller et commander.
11 pouvait être cinq heures du matin ; la mer conti-
nuait de se calmer. Dans deux ou trois heures, se dit
Edmond, le porte-clefs va rentrer dans ma chambre,
trouvera le cadavre de mon pauvre ami, le recon-
naîtra, me cherchera vainement, et donnera l'alarme;
alors on trouvera le trou, la galerie ; on interrogera
ces hommes qui m'ont lancé à la mer et qui ont dû
entendre le cri que j'ai poussé. Aussitôt des barques
remplies de soldats armés courront après le malheu-
— 82 —
reux fugitif, qu"on sait Lien ne pas être loin. Le
canon avertira toute Ja côte qu'il ne faut point donner
asile à un homme que Ion rencontrera errant, nu et
affamé. Les espions et les alguazils de 3Jarseille seront
avertis et battront la côte tandis que le gouverneur
du château d'If fera battre la mer. Alors, traqué sur
leau, cerné sur terre, que deviendrai- je ? Jai faim,
j'ai froid, j'ai lâché jusqu'au couteau sauveur qui me
gêpait pour nager : je suis à la merci du premier
paysan qui voudra gagner vingt francs en me livrant;
j'.' n'ai plus ni force, ni idée, ni résolution. Oh 1 mon
Dieu ! mon Dieu ! voyez si j'ai assez souiîert, et si vous
pouvez faire pour moi plus que je ne puis faire moi-
même.
Au moment où Edmond, dans une espèce de délire
occasionné par l'épuisement de sa force et le vide de
son cerveau, prononçait, anxieusement tourné vers
k- château d'If, celte prière ardente, ii vit apparaître
à ia pointe de l'ile de Pomègue, dessinant sa voile
i.itine à 1 horizon, et pareil à une mouette qui vole en
rasant le flot, un petit bùtimeiit, que l'œil d'un marin
pouvait seul reconnaître pour une tartane génoise sur
la ligne encore à demi-obscure de la mer. Elle venait
du port de 3!arseille et gagnait le large poussant
l'é.ume élincelante devant la proue aigué qui ouvrait
une route plus facile à ses flancs rebondis.
— Oh! s'écria Edmond, dire que dans une demi-
heure j'aurais rejoint ce navire, si je ne craignais pas
d'être questionné , reconnu pour un fugitif et re-
conduit à IVJarseiile ! Que faire ? que dire? quelle
fable inventer dont ils puissent être la dupe ? Ces
gens-là sont tousdes contrebandiers, des demi-pirates.
Sous prélt\le de faire le cabotage, ils écument les
côtes; ils aimeront mieux me vendre que de faire une
bonne action siériJe. Attendons... 31ais attendre est
— 83 —
chose impossible ; je meurs de faim , dans quelques
heures le peu de forces qui me reste sera évanoui;
d'ailleurs l'heure de la visite approche, léveil n'est
pas encore donné, peut-êlre ne se doutera-t-on de
rien : je puis me faire passer pour un des matelots de
(•8 petit bâtiment qui s'est brisé cette nuit : cette fable
ne manquera point de vraisemblance, nul ne revien-
dra pour me contredire, ils sont bien engloutis tous.
Allons.
Et, tout en disant ces mots, Dantès tourna les yeux
vers l'endroit où le petit navire s'était brisé , et tres-
saillit. A l'arête d'un rocher était resté accroché le
bonnet phrygien d'un des matelots naufragés, et tout
près de là flottaient quelques débris de la carène,
solives inertes que la mer poussait et repoussait contre
la base de l'île, qu'elles battaient comme d'impuissants
béliers.
En un instant la résolution de Dantès fut prise ; il
se remit à la mer. nagea vers le bonnet, s'en couvrit la
tète, saisit une des solives, et se dirigea pour couper
la ligne que devait suivre le bâtiment.
— Maintenant je suis sauvé, murmura-t-il.
Et celte conviction lui rendit ses forces. Bientôt il
aperçut la tartane qui, ayant le vent presque debout,
courait des bordées entre le château d'If et la tour de
Planier. Un instant Dantès craignit qu'au lieu de serrer
la côte , le petit bâtiment ne gagnât le large , comme
il eût fait par exemple si sa destination eût été pour
la Corse ou pour la Sardaigne ; mais, à la façon dont
il manœuvrait , le nageur reconnut bientôt qu'il dé-
sirait passer, comme c'est l'habitude des bâtiments
qui vont en Italie, entre l'île de Jaros et l'île de Cala-
seraigne.
Cependant le navire et le nageur approchèrent in-
sensiblement l'un de l'antre ; dans une de ses bordées,
~ u —
Je petit bâtiniont \inl même à un quart de lieue à peu
près de Danlès. 11 se souleva alors sur les flots, agi-
tant son bonnet en signe de détresse ; mais personne
ne le vit sur le bâtiment, qui vira de bord et recom-
mença une nouvelle bordée. Danlès songea à appeler,
mais il mesura de l'œil la distance , et comprit que
sa voix n'arriverait point jusqu'au navire, emportée et
couverte qu'elle serait auparavant par la brise de la
mer et le bruit des flots. C'est alors qu'il se félicita
de cette précaution qu'il avait prise de s'étendre sur
une solive. Affaibli comme il l'était, peut-être n'cût-il
pas pu se soutenir sur la mer jusqu'à ce qu'il eût re-
joint la tartane; et, à coup sûr. si la tartane, ce qui
était possible, passait sans le voir, il n'eût pas pu re-
gagner la côte. Dantès, quoiqu'il fût à peu près cer-
tain de la route que suivait le bâtiment, l'accompagna
des yeux avec une certaine anxiété jusqu'au moment
où il lui vit faire son abatée et revenir à lui. Alors il
s'avança à sa rencontre ; mais avant qu'ils se fussent
joints, le bâtiment commença à virer de bord. Aussi-
tôt Danlès, par un cITort suprême, se leva presque
debout sur l'eau . agitant son bonnet, et jetant un de
ces cris lamentables comme en poussent les marins
en détresse, et qui semble la plainte de quelque génie
de la mer.
Cette fois on le vit et on l'entendit. La tartane in-
terrompit sa manœuvre et tourna le cap de son côté;
en même temps il vit qu'on se préparait à mettre une
chaloupe à la mer. Un instant après, la chaloupe,
montée par deux hommes, se dirigea d? son côté,
battant la mer de son double aviron. Dantès alors
laissa glisser la solive dont il pensait n'avoir plus
besoin , et nagea vigoureusement pour épargner la
moitié du chemin à ceux qui venaient à lui. Cepen-
dant le nageur avait compté sur des forces presque
— 85 —
absentes ; co fut alors qu'il sentit de quelle utilité lui
avait été w morceau d-' bois qui flouait déjà , inerte,
à cent pas de lui. Ses bras commençaient à se roidir,
ses jambes avaient perdu leur flexibilité, ses mouve-
ments devenaient durs et saccadés, sa poitrine était
haletante.
11 poussa un second cri. les deux rameurs redou-
blèrent d'énergie, et Tun d'eux lui cria en italien:
« Courage ! » Le mot lui arriva au moment où une
vague, qu'il n'avait plus la force de surmonter, passait
au-dessus de sa tète et le couvrait décume.
11 reparut battant la mer de ces mouvements iné-
gaux et désespérés d'un homme qui se noie , poussa
un troisième cri, et se sentit enfoncer dans la mer,
comme sil eût encore eu au pied le boulet mortel.
L"eau passa par-dessus sa tète, et à travers l'eau il vit
le ciel livide avec des taches noires. Un violent effort
le ramena à la surface. Il lai semblait alors qu'on le
saisissait par les cheveux , puis il ne vit plus rien , il
n'entendit plus ritn, il était évanoui. Lorsqu'il rouvrit
les yeux, Dantès se retrouva sur le pont de la tartane
qui continuait son chemin; son premier regard fut
pourvoir quelle direction elle suivait : on continuait
de s'éloigner du château d'If,
Dantès était telKment épuisé que l'exclamation de
joie qu'il Gt fut prise pour un soupir de douleur.
Comme nous l'avons dit, il était couché sur le pont :
un matelot lui frollait les membres avec une couver-
ture de laine : un autre, qu'il reconnut pour celui qui
lui avait crié courage . lui introduisait l'oriflce d'une
gourde dans la bouche : un troisième . vieux marin ,
qui était à la fois le pilote et le patron , le regardait
avec ce sentiment de pitié égoïste qu'éprouvent en
général les hommes pour un malheur auquel ils ont
échappé la veille et qui peut les atteindre le lende-
II. 4
— 86 —
main. Quelques gouttes de rhum que contenait la
gourde ranimèrent le cœur défaillant du jeune homme,
tandis que les frictions que le matelot à gcnoui de-
vant lui continuait d'opérer avec de la laine rendaient
Télasticité à ses membres.
— Qui êtes-vous ? demanda en mauvais français le
patron. — Je suis, répondit Dantès en mauvais italien,
un matelot maltais ; nous venions de Syracuse , nous
étions chargés de vins et de panoline. Le grain de
cette nuit nous a surpris au cap Morgiou, et nous avons
été brisés contre ces rochers que vous voyez là-bâs.
— D"où venez-vous? — De ces rochers où j'avais eu
le bonheur de me cramponner tandis que notre pauvre
capitaine s"y brisait la tète. Nos trois autres compa-
gnons se sont noyés. Je crois que je suis le seul qui
res e vivant; j'ai aperçu votre navire, et. craignant
d'avoir longtemps à attendre sur cette île isolée et
dé.'îerte. je me suis hasardé sur un débris de notre
bàlimînt pour essayer de venir jusqu'à vous. Merci ,
continua Dantès. vous m'avez sauvé la vie; jetais
perdu quand l'un de vos matelots m'a saisi par les
elle veux.— L'est moi. dit un matelot à la figure franche
et ouverte, encadrée de longs favoris noirs, et il était
temps, vous couliez. — Oui. dit Dantès en lui tendant
la main , oui . mon ami , et je vous nmercie une se-
conde fois. — Ma foi ! dit le marin, j'hésitais presque ;
avec votre barbe de six ■ ouccs de long et vos cheveux
d'un pi(d. vous a\iez plus l'air d'un brigand que d"un
honnête homme.
Danîès se rappela effectivement que depuis qu'il
était au château d"lf il ne s'était pas coupé les cheveux
et ne s'était point fait la barbe.
— Oui. dit-il, c'est un vœu que j'avais fait à Notre-
Dame del Piè di Grotta. dans un moment de danger,
d'être dix ans sans couper mes cheveux ni ma barbe.
— 87 —
C'est aujourd'hui l'expiration de mon vœu . et j'ai
failli me noyer pour mon anniversaire... — Maintenant,
qu'allons-nous faire de vous ? demanda le patron. —
Hélas! répondit Danlès. ce que vous voudrez. La
felouque que je montais est perdue, le capitaine est
mort. Comme vous le voyez , j'ai échappé au même
sort, mais absolument nu. Heureusement je suis assez
bon matelot. Jetez-moi dans le premier port où vous
relâcherez, et je trouverai toujours de l'emploi sur un
bâtiment marchand, — Tous connaissez la Méditer-
ranée ? — J'y na\igue depuis mon enfance. — Vous
savez les bons mouiliagts? — II y a peu de ports,
même des plus difficiles , dans lesquels je ne puisse
entrer, ou dont je ne puisse sortir les yeux fermés.
— Eh bien ! dites donc . patron . demanda le matelot
qui avait crié courage à Dantès, si le camarade dit
vrai , qui empêche qu'il ne reste avec nous? — Oui,
s'il dit vrai, dit le patron d'un air de doute : mais dans
l'état où est le pauvre diabie, on promet beaucoup,
quitte à tenir ce qu'on peut. — Je tiendrai plus que
je n'ai promis, dit Danlès. — Oh ! oh 1 lit le patron en
riant, nous verrons cela, — Quand vous voudrez, reprit
Dantès en se relevant. Où aU.z-vous? — A Livourne.
— Eh bien ! alors , au lieu de courir des bordées qui
vous font perdre un temps précieux, pourquoi ne
serrez-vous pas tout simplement le vcntauplus près?
— Parce que nous irions donner droit sur l'île de
Rion. — Vous en passerez à plus de vingt brasses. —
Prenez donc le gouvernail . dit le patron, et que nous
jugions de votre science.
Le jeune homme alla s'asseoir au gouvernail, s'assura
par une légère pression que le bâtiment était obéis-
sant, et, voyant que, sans être de première finesse, il ne
se refusait pas :
— Aux bras et aux boulines! dit-il.
— 88 —
Les quatre matelots qui formaient l'équipage cou-
rurent à leur poste, tandis que le patron les regardait
faire.
— Râlez! continua Dantès.
Les matelots obéirent avec assez de précision.
— Et maintenant, amarrez; bien.
Cet ordre fut exécuté comme les deux premiers, et
le petit bâtiment, au lieu de continuer à courir des
bordées, commença de savancer vers l'île de Rion,
près de laquelle il passa, comme Tavait prédit Dantès,
en la laissant par tribord à une vingtaine de brasses.
— Bravo! dit le patron. — Bravo! répétèrent les
matelots.
Et tous regardaient, émerveillés, cet homme dont le
regard avait retrouvé une intelligence et le corps une
vigueur qu'on était loin de soupçonner en lui.
— Vous voyez, dit Dantès en quittant la barre, que
je pourrai vous être de quelque utilité pendant la tra-
versée, du moins : si tous ne voulez pas de moi à
Livourne, eh bien! vous me laisserez là, et sur mes
premiers mois de solde je vous rembourserai ma nour-
riture jusque-là, et les habits que vous allez me prê-
ter—Cest bien ! c'est bien ! dit le patron, nous pour-
rons nous arranger, si vous êtes raisonnable. — Un
homme vaut un homme, dit Dantès: ce que vous
dunncz aux camarades, vous me le donnerez, et tout
sera dit. — Ce n'est pas juste, dit le matelot qui avait
tiré Dantès de la mer, car vous en savez plus que nous.
— Eu quoi diable cela te regarde-t-il, Jacopo? dit
le patron ; chacun est libre de s'engager pour la
somme qui lui convient. — C'est juste, dit Jacopo;
c'était uiie simple observation que je faisais. — Eh
bien ! tu feras bien mieux encore de prêter à ce brave
garçon, qui est tout nu. un pantalon et une vareuse,
si toutefois lu en i»s de rechange. — Non. dit .Tacopo;
— 89 —
mais j'ai une chemise et un pantalon. — C'est tout c9
qu'il me faut, dit Dantès. Merci, mon ami.
Jocopo se laissa glisser pir récoutille et remonta
un instant après avec k's deux vêtements, que Dantès
revêtit avec un indicible bonheur.
— Maintenant vous faut-il encore autre chose ? de-
manda le patron. — Un morceau de pain et une se-
conde gorgée de cet excellent rhum dont j'ai déjà
goûté, car il y a bien longtemps que je n'ai rien pris.
En effet, il y avait quarante heures à peu près.
On apporta à Dantès un morceau do pain, et Jacopo
lui présenta la gourde.
— Ld barre à bâbord, cria le capitaine en se re-
tournant vers le timonier.
Dantès jeta un coup d'oeil du même côté en portant
la gourde à sa bouche, mais la gourde resta à moitié
chemin.
— Tiens, demanda le patron, que se passe-l-il donc
au chûtean d'If?
En effet, un petit nuage blanc, nuagr quiavaitattiré
l'attention de Dantès. venait d'apparaître couron-
nant les créneaux du bastion sud du château d'If. Une
seconde après, le bruit d'une explosion lointaine vint
mourir abord de la tartane. Les matelots levèrent la
tête en se regardant les uns les autres.
— Que veut dire cela? demanda le patron. — Il se
sera sauvé quelque prisonnier cette nuit, dit Dantès,
et l'on tire le canon d'alarme.
Le patron jeta un regard sur le jeune homme, qui ,
en disant ces paroles, avait porté !a gourde à sa bouche ;
mais il le vit savourer la liqueur qu'elle contenait
avec tant de calme et de satisfaction, que, s'il eut un
soupçon quelconque, ce soupçon ne flt que traverser
son esprit et mourut aussitôt.
— Voilà un rhum qui est diablement fort, dit Dan-
— 90 —
tes, essuyant avec la manche de sa chemise son front
ruisselant de sueur. — Eu tout cas, murmura le pa-
tron en le regardant, si c'est lui, tant mieux ; car j'ai
fait là Tacquisition dun fier homme.
Sous le prétexte qu'il était fatigué , Dantès de-
manda alors de s'asseoir au gouvernail. Le timonier,
enchanté d'être relayé dans ses fonctions, consulta de
l'œil le patron, qui lui fit de la tète signe qu'il pouvait
remettre la barre à sou nouveau compagnon. Dantès,
ainsi placé , put rester les yeux fixés du côté de Mar-
seille.
— Quel quantième du mois tenons-nous ? demanda
Dantès à Jacopo, qui était venu s'asseoir près de lui
en perdant de vue le château d'If. — Le 28 de fé-
vrier, répondit celui-ci. — De quelle année? demanda
encore Dantès. — Comment! de quelle année? vous
demandez de quelle année? — Oui, reprit le jeune
homme , je vous demande de quelle année. — Vous
avez oublié l'année que nous sommes? — Que voulez-
vous, j'ai eu si grand'peur cette nuit, dit en riant
Dantès , que j'ai failli en perdre l'esprit , si bien que
ma mémoire e.; est demeurée toute troublée ; je vous
demande donc le 28 de février de quelle année nous
sommes? — De l'année 1829, dit Jacopo.
Il y avait quatorze ans, jour pour jour, que Dantès
avait été arrêté. Il était entré à dix-neuf ans au châ-
teau d'If; il en sortait à trente-trois ans. Un doulou-
reux sourire passa sur ses lèvres ; il se demanda ce
qu'était devenue Mercedes pendant ce temps où elle
avait dû le croire mort. Puis un éclair de haine s'al-
luma dans ses yeux en songeant à ces trois hommes
auxquels il devait une si longue et si cruelle captivité.
Et il renouvela contre Danglars,Fernand et Villefort
ce serment d'implacable vengeance qu'il avait déjà
prononcé dans sa prison 5 et ce serment n'était plus
— 91 —
une vaine menace, car à cette heure le plus fin voilier
de la Méditerranée n'eût certes pas pu rattraper la
petite tartane qui cinglait à pleines voiles vers Li-
vourne.
VII. — Lescoulrebandiers.
Dantès n'avait point encore passé un jour à bord,
qu'il avait déjà reconnu à qui il avait affaire. Sans
avoir été à l'école de l'abbé Faria, le digne patron de
la Jeune Amélie (c'était le nom de la tartane génoise)
savait à peu près toutes les langues qui se parlent au-
tour de ce grand lac qu'on appelle la Méditerranée ,
depuis l'arabe jusqu'au provençal : cela lui donnait,
en lui épargnant les interprètes , gens toujours en-
nuyeux et parfois indiscrets.de grandes facilités de
communication soit avec les navires qu'il rencontrait
en mer, soit avec les petites barques qu'il relevait le
long des cô'.es, soit enfin avec ces gens sans nom. sans
patrie, sans état apparent , comme il y en a toujours
sur les dalles des quais qui avoisinent les ports de
mer. et qui vivent de ces ressources mystérieuses et
cachées qu'il faut bien croire leur venir en ligne di-
recte de la Providence, puisqu'ils n'ont aucuns moyens
d'existence visibles à l'œil nu. On devine que Dantès
était à bord d'un bâtiment contrebandier. Aussi le
patron avait-il d'abord reçu Dantès avec une certaine
défiance ; il était fort connu de tous les douaniers de
la côte, et, comme c'était entre ces messieurs et lui un
échange de ruses plus adroites les unes que les autres,
il avait pensé d'abord que Dantès était tout bonne-
ment un émissaire de dameGabelle, qui employait ce t
— 92 —
ingénieux moyen de pénétrer quelques-uns des se-
crets du métier ; mais la manière brillante dont Dan-
tès s'était tiré de l'épreuve quand il avait orienté au
plus près, l'avait entièrement convaincu : puis ensuite,
quand il avait vu cette légère fumée flotter comme un
panache au-dessus du bastion du château d'If, et qu"il
avait entendu le bruit lointain de l'explosion, il avait
eu un instant lidée qu'il venait de recevoir à bord
celui à qui , comme pour les entrées et sorties des
rois . on accordait les honneurs du canon. Cela l'in-
quiétait moins déjà, il faut le dire . que si le nouveau
venu était un douanier : mais cette seconde supposi-
tion avait bientôt disparu comme la première, à la vue
de la parfaite tranquillité de sa recrue.
Edmond eut donc l'avantage de savoir ce qu'était
son patron, sans que son patron pût sa\oir ce qu'il
était. De quelque côté que l'attaquassent le vieux
marin ou ses camarades, il tint bon et ne fit aucun
aveu, donnant force détails sur Naples et sur Malte .
qu'il connaissait comme Marseille . et maintenant sa
première narration avec une fermeté qui faisait hon-
neur à sa mémoire. Ce fut donc !e Génois, tout subtil
qu'il était, qui se laissa duper par Edmond, en faveur
duquel parlaient sa douceur . son expérience nau-
tique, et surtout la plus savante dissimulation. Et puis,
peut-être le Génois était-il comme ces gens d'esprit
qui ne savent jamais que ce qu'ils doivent savoir . et
qui ne croient que ce qu'ils ont intérêt à croire. Ce
fut dans cette situation réciproque que l'on arriva à
Livourne.
Edmond devait tenter là une première épreuve,
c'était de savoir s'il se reconnaîtrait lui-même, depuis
quatorze ans qu'il ne s'était vu. îl avait conservé une
idée assez précise de ce qu'eiait le jeune homme , il
allait voir ce qu'il était devenu homme. Aux yeux de
— 93 —
SCS camarades, son vœu était accompli, vingt fois déjà
il avait relâché à Livourne. Il connaissait un barbier
rue Saint-Fernand : il entra chez lui pour se faire
couper la barbe et les cheveux. Le barbier r.'garda
avec étonnement cet homme à la longue chevelure et
à la barbe épaisse et noire . qui ressemblait à une de
ces belles têtes du Titien. Ce n'était point encore la
mode , à cette époque-là , que Ton portât la barbe et
les cheveux si développés ; aujourd'hui un barbier
s'étonnerait seulement qu'un homme doué de si grands
avantages physiques consentît volontairement à s'en
priver. Le barbier livournais se mit à la besogne sans
observation.
Lorsque l'opération fut terminée, lorsque Edmond
sentit son menton entièrement rasé, lorsque ses che-
veux furent réduits à la longueur ordinaire, il demanda
un miroir et se regarda. Il avait alors trente-frois ans.
comme nous l'avons dit, et ces quatorze ans de prison
avaient, pour ainsi dire, apporté un grand changement
moral dans sa figure. Dantès était entré au château
d'If avec ce visage rond, riant et épanoui du jeune
homme heureux à qui les premiers pas de la vie ont
été faciles, et qui compte sur l'avenir comme sur la
déduction naturcU- du passé Tout cela était bien
changé. Sa figure ovale s'était allongée, sa bouche
rieuse avait pris ces lignes fermes et arrêtées qui in-
diquent la résolution ; ses sourcils s'étaient arqués
sous une ride unique et pensive, ses yeux s'étaient
empreints d'une profonde tristesse, du fond de la-
quelle jaillissaient de temps en temps les sombres
éclairs de la misanthropie et de la haine ; son teint,
éloigné si longtemps de la lumière du jour et des
rayons du soleil, avait pris cette couleur mate, qui
fait, quand leur visage est encadré dans des cheveux
uoirs, la beauté aristocratique des hommes du Nord.
— 94 —
Cette science profonde, qu'il avait acquise, avait en
outre reflété sur tout son visage une auréole d'intel-
ligente sécurité. En outre, il avait, quoique naturel-
lement d'une tailLî ass.^z haute, acquis cette vigueur
trapue d'un corps toujours concentrant ses forces en
lui. A l'élégance des formes nerveuses et grêles avait
succédé la solidité des formes arrondies et muscu-
leuses. Quant à sa voix, les prières, les sanglots et
les imprécations l'avaient changée, tantôt en un
timbre d'une douceur étrange, tantôt en une accen-
tuation rude et presque rauque. En outre, sans cesse
dans un demi-jouret dans l'obscurité, ses yeux avaient
acquis cette singulière faculté de distinguer les objets
pendant la nuit, co.mme font ceux de l'hyène et du
loup. Edmoni sourit en se voyant: il était impossible
que son meilleur ami. si toutefois il lui restait un ami,
le reconnût ; il ne se reconnaissait pas lui-même.
Le pa:ron de la Jeune-Amélie^ qui tenait beau-
coup à garder parmi ses gens un homme de la valeur
d'Edmond, lui avait proposé quelques avances sur sa
part de bénéfices futurs, et Edmond avait accepté.
Son premier soin, en sortant de chez le barbier qui
venait d'opérer chez lui cette première métamorphose,
fut donc d'entrer dans un magasin et d'acheter un
vêtement complet de matelot. Ce vêtement, comme
on le sait, est fort simple : il se compose d'un panta-
lon blanc, d'une chemise rayée et d'un bonnet phry-
gien. C'est sous ce costume, et rapportant à Jacopo
la chemise et le pantalon qu'il lui avait prêtés. qu'Ed-
mond reparut devant le patron de la Jeune-Amélie^
auquel il fut obligé de répéter son histoire. Le patron
ne voulait pas reconnaître dans ce matelot coquelet
élégant, l'homme à la barbe épaisse, aux cheveux mê-
lés d'algues et au corps trempé d'eau de mer, qu'il
avait accueilli nu et mourant sur le pont de son na-
— 95 —
vire. EDlraiuc par sa bonne mine, il renouvela donc
àDantèsses propositions d'engagement : mais Dantès,
qui avait ses projets, ne les voulut accepter que pour
trois mois.
Au reste, c'était un équipage fort actif que celui de
la Jeune-Amélie^ et soumis aux ordres dun patron
qui avait pris Ihabitude de ne pas perdre son temps.
A peine éiait-il depuis huit jours à Livourne. que les
flancs rebondis du navire étaient remplis de mousse-
lines peintes, de cotons prohibés, de poudre anglaise, et
de tabac sur lequel la régie avait oublié de mettre son
cachi 1. 11 s'agissait de faire sortir tout cela de Livourne,
port franc, et de débarquer sur le rivage de Corse, d'où
certains spéculateurs se chargeaient de faire passer
la cargaison en France. On partit. Edmond fendit de
nouveau cette mer azurée, premier horizon de sa jeu-
nesse, qu'il avait revue si souvent dans les rêves de
sa prison. Il laissa à sa droite la Gorgone, à sa gauche
la Pianosa, et s'avança vers la patrie de Paoli et de
Napoléon. Le lendemain, en montant sur le pont,
ce qu'il faisait toujours de bonne heure, le patron
trouva Dantès appuyé à la muraille du bâtiment et
regardant, avec une expression étrange, un entasse-
ment de rochers granitiques que le soleil levant inon-
dait d'une lumière rosée : celait Tile de Monte-Cristo.
la Jeune-Amélie la laissa à trois quarts de lieue à
peu près à tribord, et continua son chemin vers la
Corse.
Dantès songeait, tout en longeant cette île au nom
si retentissant pour lui, qu'il n'aurait qu'à sauter à la
nier et que dans une demi-heure il serait sur cette terre
promise. Mais là. que ferait-il sans instruments pour
découvrir son trésor, sans armes pour le défendre ?
D'ailleurs que diraient les matelots ? que penserait
le patron? Il fallait attendre. Heureusement Dantès
— 96 —
savait attendre : il avait attend» quatorze ans sa li-
berté, il pouvait bien, maintenant qu'il était libre,
attendre six mois ou un an la richesse. N"( ût-il pas
accepté la liberté sans la richesse, si on la lui eût pro-
posée? D'ailleurs, cette richesse n'était-elle pas toute
chimérique ? Néi^ dans le cerveau malade du pauvre
abbéFaria. n'était-elle pas morte avec lui? Il est vrai
que cette lettre du cardinal Spada était étrangom-^nl
précise. Et Dantès répétait d'un bout à l'autre dans
sa mémoire la lettre dont il n'avait pas oublié un mot.
Le soir vint : Edmond vit l'ile passer par toutes les
teintes que le crépuscule amène avec lui, et se perdre
pour tout le monde dans l'obscurité ; mais lui avec
son regard habitué à l'obscurité de la prison, il con-
tinua sans doute de la voir, car il demeura le dernier
sur le pont. Le lendemain on se réveilla à la hauteur
d'Aleria Tout le jour on courut des bordées, le soir
des feux s'allumèrent sur la côte. A la disposition de
ces feux on reconnut sans doute qu'on pouvait débar-
quer, car i:n fanal monta au lieu de pavillon à la corn"
du petit bâtiment, et l'on s'approcha à portée de fusil
du rivage.
Dantes avait remarqué, pour ces circonstances so-
lennelles sans doute, que le patron de la Jeune-Amélit'
avait monté sur pivot, en approchant de la terre, deux
petites coulevrines pareilhs à des fusils de remparts
qui, sans faire grand bruit, pouvaient envoyer une
jolie balle de qualn' à la livre à mille pas. ^îaispour
ce soir-là la précaution fut superflue; tout se passa le
plus doucement et le plus polim-nt du monde. Quatre
chaloupes s'approchèrent à petit bruit du bâtiment,
qui. sans doute pour leur faire honneur, mit sa propre
chaloupe à la mer; tant il y a que ces cinq chaloupes
s'escrimèrent si bien . qu'à deux heures du matin
tout ic cuargein-nt était passé du bord de la Jemte-
— 97 —
Amilii- sur !;i îorre ferme. La nuit même, tant Ir pa-
tron de la Jeuiie-Amelie était un homme dordre, la
répartition de la prime fui faite : chaque homme eût
cent livres toscanes de part, c'est-à-dire à peu près
quatre-vingts francs de notre monnaie.
Mais Texpédition n'était pas finie, on mille cap sur
la Sardaigne. Il s'agissait d'aller recharger le bâtiment
qu'on venait de décharger.
La seconde opération se fil aussi heureusement que
la première : la Jtune-Amélie était en veine de bon-
heur La nouvelle cargaison était pour le duché de
Lucques. Elle se composait presque entièrement de
cigares de la Ha\ane et de vin de Xérès et de Malaga.
Là on eut maille à partir avec la gabelle, cette éter-
nelle ennemie du patron de la Jeune-Amélie. Un doua-
nier resta sur le carreau, et deux matelots furent
blessés. Dantès était un de ces deux matelots; une
balle lui avait traversé les chairs de l'épaule gauche.
Dantès était presque heureux de cette escarmouche
et presque content de cette blessure; eiles lui avaient,
ces rudes institutrices, appris à lui-même de quel œil
il regardait le danger et de quel cœur il supportait la
souffrance. 11 avait regardé le danger en riant, et en
recevant le coup il avait dit, comme le philosophe
grec : » Douleur, tu n'es pas un mal. » En outre, il
avait examiné le douanier blessé à mort, et, soit cha-
leur du sang dans l'action, soit refroidissement des
sentiments humains, cette vue ne lui avait produit
qu'une légère impression. Dantès était sur la voie
qu'il voulait parcourir et marchait au but qu'il vou-
lait atteindre : son cœur était en train de se pétrifier
dans sa poitrine. Au reste, Jacopo, qui, en le voyant
tomber, l'avait cru mort, s'était précipité sur lui. l'a-
vait relevé, et enfin, une fois relevé, l'avait soigné en
«scellent camarade.
- se -
Ce monde nétait donc pas si bon que le voyait le
docteur Pangloss ; mais il n"était pas non plus si mé-
chant que le voyait Dantcs, puisque cet homme, qui
n'avait rien à attendre de sou compagnon que d'hé-
riter de ses parts de primes, éprouvait une si vive af-
fliction de le voir tué? Heureusement, nous l'avons
dit, Edmond n'était que blessé. Grâce à certaines
herbes cueillies à certaines époques et vendues aux
contrchaiidiers par de vieilles femmes sardes, la bles-
sure se referma bien vite. Edmond voulut tenter
alors Jacopo ; il lui offrit, en échange des soins qu'il
en avait reçus, sa part de primes ; mais Jacopo refusa
avec indignation.
Il était résulté de cette espèce de dévouement sym-
pathique que Jacopo avait voué à Edmond du pre-
mier moment où il l'avait vu, qu'Edmond accordait à
Jacopo une certaine somme d'affection. Mais Jacopo
n'en demandait pas da\antage:il avait deviné iristinc-
livenient chez Edmond celte suprême supériorité à sa
position, supériorité qu'Edniond était parvenu à ca-
cher aux autres ; et de ce peu que lui accordait Ed-
mond, le brave marin était content. Aussi, pendant
les Ion uesjournéesdebord, quand le navire, courant
avec sécurité sur cette mer d'azur, n'avait besoin, grâce
au vent favorable qui gonflaitses voiles, que du secours
du timonier. Edmond, une carte marine à la main,
se faisait instituteur avec Jacopo, comme le pauvre
abbé Faria s'était fait instituteur avec lui. Il lui
montrait le gisement des côtes, lui expliquait les va-
riations de la boussole. lui apprenait à lire dans ce
grand livre ouvert au-dessus de nos têtes qu'on appelle
le ciel, et où Dieu a écrit sur l'azur avec des lettres
de diamant.
Et quand Jacopo lui demandait : « A quoi bon ap-
prendre toutes ces choses à un pauvre matelot comme
— 99 —
moi? » Edmond répondait : » Qui sait ? tu seras peut-
être un jour capitaine de bâtiment : ton compatriote
Bonaparte est bien devenu empereur. »
Nous avons oublié de dire que Jacopo était Corse.
Deux mois et demi s'étaient déjà écoulés dans ces
courses successives. Edmond était devenu aussi ha-
bile caboteur quil était autrefois hardi marin : il avait
lié connaissance avec tous les contrebandiers de la
côte ; il avait appris tous ces .signes maçonniques, à
l'aide desquels ces demi -pirates se reconnaissent entre
eux. Il avait passé et repassé vingt fois devant son ile
de Monte-Cristo; mais dans tout cela il n'avait pas
une seule fois trouvé l'occasion d"y débarquer. Il avait
donc pris une résolution : c'était, aussitôt que son en-
gagement avec le patron delà Jevue-A meUe SiUraii
pris fin, de louer une pelite barque pour son propre
compte (Dantès le pouvait, car dans ses différentes
courses il avait amassé uue centaine de piastres), tt,
sous un prétexte quelconque, de se rendre à l'île de
.Aîonte-Crislo. Là il ferait en tout- liberté ses re-
cherches. Non pas en toute liberté, cir il serait, sans
aucun doute, espionné par ceux qui l'auraient con-
duit. Mais dans ce monde il faut bien risquer quelque
chose.
• La prison avait rendu Edmond prudent, et il aurait
bien voulu ne rien risquer. Mais il avait beau cher-
cher dans son imagination, si féconde qu'elle fût. il
ne trouvait pas d'autres moyens darriver à l'île tant
souhaitée que de s'y faire conduire. Dantès flottait
dans cette hésitation, lorsque le patron, qui avait mis
une grande confiance en lui, et qui avait grande envie
de le garder à son service , le prit un soir par le bras
et remmena dans une taverne de la Val del Ogiio,
dans laquelle avait l'habitude de se réunir ce qu'il y
a de mieux en contrebandiers à Livourne. C'était là
qiio Si- ti-dilsi Mit (i'h;ibi!uii(> les affaires de la cùte.
Déjà deux ou trois fois DaiUes était entré dans celte
bourse maritime, et en voyant ces hardis écumeurs
que fournit tout un littoral de deux mille lieues de
tour à peu près, il s'était demandé de quelle puissance
ne disposerait pas un homme qui arriverait à donner
l'impulsion de sa volonté à tous ces fils réunis ou
divergents. Cette fois il était question d'une grande
affaire: il s'agissait d'un bâtiment chargé de tapis
turcs, d'étoffes du Levant et de cachemires; il fallait
trouver un terrain neutre où l'échange pût se faire,
puis tenter de jeter ces objets sur les côtes de France.
La prime était énorme si l'on réussissait : il s'agissait
de cinquante ou soixante piastres par homme.
Le patron de la Jeune-Amélie proposa comme lieu
de débarquement l'île de Monte-Cristo, laquelle était
complètement déserte, et, n'ayant ni soldats ni doua-
niers, semble avoir été placée au milieu de la mer du
temps de l'Olympe païen par îlercure. ce dieu des
commerçants et des voleurs, classes que nous avons
faites séparées , sinon distinctes . et que l'antiquité, à
ce qu'il parait, rangeait dans la même catégorie.
A ce nom de Monte-Cristo, Dantès tressaillit de joie:
il se leva pour cacher son émotion et fit un tour
dans la taverne enfumée , où tous les idiomes du
monde connu venaient se fondre dans la langue
franque. Lorsqu'il se rapprocha des deux interlocu-
teurs, il était décidé que l'on relâcherait à Monte-
Cristo et que l'on partirait pour cette expédition dès
la nuit suivante. Edmond, consulté, fut d'avis que
l'ile offrait toutes les sécurités possibles, et que les
grandes entreprises, pour réussir, avaient besoin
d'être menées vite. Rien ne fut donc changé au pro-
gramme arrêté. Il fut convenu que l'on appareillerait
Je lendemain soir, et que l'on tâcherait, la mer étant
— 101 —
belle et le vent favorable, de se trouver le surlende-
main soir dans les eaux de l'ile neutre.
VIII. — L'îii- Je Moale-Crisio.
Enfin Dantès, par un de cos bonheurs inespérés
qui arrivent parfois à ceux sur lesquels la rigueur du
sort s"est !on;»tomps lassée. Dantès allait arriver à son
but par un moyen simple et naturel, et mettre le pied
dans l'île sans inspirer à personne aucun soupçon.
Une nuit le séparait seulement de ce départ tant
attendu. Celte nuit fut une des plus fiévreuses que
passa Dantès. Pendant cette nuit, toutes les chances
bonnes et mauvaises se présentèrent tour à tour à
son esprit : s"il fermait les yeux, il voyait la lettre du
cardinal Spada écrite en caractères flamboyants sur
la muraille ; sil s'endormait un instant, les rêves les
plus insensés venaient tourbillonner dans son cer -
veau; il descendait dans des grottes aux pavés dérae-
raudes. aiix parois de rubis, aux stalactites de diamants
les perles tombaient eoutte à goutte, comme filtre d'or-
dinaire l'eau souterraine. Edmond, ravi, émerveillé,
remplissait ses poches de pierreries; puis il revenait
au jour, et ces pierreries s'étaient changées en simples
cailloux : alors il essayait de rentrer dans ces groltt s
merveiileus; s. entrevues seulement: mais le chemin se
tordait en spirales infinies: l'entrée était rcdevenuo
invisible ; il cherchait inutilement dans sa mémoire
fatiguée ce mot magique et mystérieux qui ouvrait
pour le pêcheur arab ' les cavernes splendides d'Âli-
Baba. Tout était inutile : le trésor disparu était rede-
venu la propriété des génies de la terre auxquels il
avait eu un instant l'espoir de l'enlever.
II. 7
— 102 —
Le jour vint presque aussi fébrile que l'avait été la
nuit: mais il amena la logique à Taide de l'imagina-
tion, et Dantès put arrêter un plan jusqu'alors vague
et floitant dans son cerveau. Le soir vint . et avec le
soir les préparatifs du départ. Ces préparatifs étaient
un moyen pour Dantès de cacher son agitation. Peu
à peu il avait pris cettp autorité sur ses compagnons
de command.T comme s'il était le maître du bâtiment,
et comme s?s ordres étaient toujours clairs, précis et
faciles à exécuter, ses corapignons lui obéissaient non-
seulement avec promptitude, mais encore avec plaisir.
Le vieux marin le laissait faire : lui aussi avait reconnu
la supériorité de Dantès sur ses autres matelots et sur
lui-même, il voyait dans le ji-une homme son succes-
seur naturel , et i' regrettait de n'avoir pas une fille
pour enchaîner Edmond par cette alliance.
A sppt heurts du soir, tout fut prêt, à sept heures
dix minutes on doublait le phare ."juste au moment
où il s'allumait. La mer était calme, avec un vent frais
venant du sud-est , on naviguait sous un ciel d'azur où
Dieu allumait aussi tour à tour ses phares dont chacun
est un monde. Dantès déclara que tout le monde pou-
vait se coucher, et qui! se chargeait du gouvernail.
Quand le Maltais (c'est ainsi que l'on appelait Dantès)
avait fait une pareille déclaration, cela suffisait, et
chacun s'en allait coucher tranquille. Cela arrivait
quelquefois. Dantès, rejeté de la solitude dans le
monde , éprouvait de temps en temps d'impérieux
besoins de solitude. Or , quelle solitude à la fois plus
immense et plus poétique que celle d'un bâtiment qui
flotte isolé sur la mer pendant l'obscurité de la nuit,
dans le silence de l'immensité, et sous le regard du
Seigneur ? Cette fois la solitude fut p uplée de ses
pensées, la nuit éclairée par ses illusions, le silence
animé par ses promesses.
— 103 —
Quand le patron se réveilla, le navire marchait sous
tontes ses voiles : il n'y avait pas un lambeau de toile
qui ne fût gonflé par le vent. On faisait plus de deux
lieues et demie à l'heure. L"ile de Monte-Cristo gran-
dissait à l'horizon. Edmond rendit le bâtiment à son
maître, et alla s'étendre à son tour dans son hamac ;
mais, malgré sa nuit d'insomnie, il ne put fermer l'œil
un seul instant. Deui heures après, il remonta sur le
pont. Le bâtiment était en train de doubler l'île d'Elbe.
On était à la hauteur de Mareciana et au-dessus de
l'Ile plate et verte de la Pianosa. On voyait s'élancer
dans l'azur du ciel le sommet flamboyant de 3îonte-
Cristo. Danlès ordonna au timonier de mettre la
barre à bâbord, afin de laisser la Pianosa à droite: il
avait calculé que cette manœuvre devrait raccourcir
la route de deux ou trois nœuds. Vers cinq heures du
soir, on eut la vue complète de l'ile : on en apercevait
les moindres détails, grâce à cotte limpidité atmo-
sphérique qui est particulière à lajiumière que versent
les rayons du soleil à son déclin. •
Edmond dévorait des yeux cette masse de rochers
qui passait par toutes les couleurs crépusculaires, de-
puis le rose vif jusqu'au bleu foncé : de temps en temps
des bouffées ardentes lui montaient au vidage , son
front s'empourprait, un nuage pourpré passait devant
ses yeux Jamais joueur, dont toute la fortune est en
jeu. n'eut, sur un coup de dés, les angoisses que res-
sentait Edmond dans ses paroxysmes d'espérance. La
nuit vint. A dix heures du soir on aborda. La Jeune-
Amélie était la première au rendez-vous. Dantès,
malgré son empire ordinaire sur lui-même, ne put se
contenir : il sauta le premier sur le rivage. S'il l'eût
osé. comme Brutus. il eût baisé la terre. Il faisait nuit
close ; mais à onze heures la lune se leva du milieu de
y* mer, dont elle argenta chaque frémissement: puis
— i04 —
ses rayons, à .'acsure ([u'elle s'éleva, commencèrent à
S3 jouer, en blanches cascades de lumières , sur les
roches entassées de cet autre Pélion.
L'ile était familière à l'équipage de la Jetme- Amélie, ■
c'était une de ses stations ordinaires. Quant à Dantès.
il Tavait reconnue à chacun de ses voyages dans le
Levant, mais jamais il n'y était descendu. 11 interrogea
Jacopo. — Où allons-nous passer la nuit? domanda-t-il.
— Mais à bord de la tartane, répondit le marin. — Ne
serions-nous pas mieux dans les grottes ? — Dans
quelles grottes ? — Mais dans les grottes de l'ile. —
Je ne connais pas de grottes, dit Jacopo.
Une sueur froide passa sur le front de Dantès.
— !l n'y a pas de grottes à Monte-Cristo? denianda-
l-il. — Non.
Dantès demeura un instant étourdi , puis il songea
que ces grotUs pouvaient avoir été comblées depuis
peu par un accidi'nt quelconque , ou même bouchées,
pour plus glande précaution, par le cardinal Spada.
Le tout, dans ce cas. était donc de retrouver cette
ouverture perdue. 11 était inutile de la chercher pen-
dant la nuit : Dantès remit donc l'investigation au
1 ii-iemain ; d'ailleurs, un signal arboré à une demi-
lieue en mer, ctauqu-.i ]aJeu>ie-Amilii' répondit aus-
sitôt par un signal pareil , indiqua que le mo.ment
était \enu de se mettre à la besogne. Le bâtiment re-
tardataire, rassuré par le signal qui devait faire con-
mitre au driiier arrivé qu'il y avait toute sécurité à
s aboucher, apparut bientôt blanc et sileneieuï comme
un fantôme, et vint jeter l'ancre à une encablure du
rivage. Aussitôt le transport commença.
Dantès songeait , tout en travaillant , au hourra de
joie que d'un seul mot il pourrait provoquer parmi
tous ces hommes, s'il disait tout haut lincessante
pensée qui bourdonnait tout bas à son oreille et à son
— 165 —
ca-ur: mais, tout au contraire dp révéler le magnifique
secret, il craignait d'en avoir déjà trop dit, et d'avoir,
par ses allées et ses venues. ses demandes i épétées, ses
observations minutieuses et sa préoccupation conti-
nuelle, éveillé les soupçons. Heureusement, pour cette
circonstance du moins, que chez lui un passé bien dou-
loureux reflélait sur son visage une tristesse indéJ(i-
bile.et que les lueurs de gaieté entrevues sous ce
nuage n'étaient récilcnicnt que des éclairs.
Personne ne se doutait donc de rien : et lorsque le
lendemain. en prenant un fusil, du plomb et delà
poudre, Daniès maniiVsta ie désir daller tirer quel-
qu'une de Cl s nombri uses c!ie»res sauvages que l'on
voyait sauter de rocher en rocher, on n'attribua cette
excursion de Dantes qu'à l'amour de la chasse ou au
désir de la solitude ! H n'y eut que Jacopo qui insista
pour le suivre. Dantes ne vouiul [.as s'y opposer,
craignant, par cette répugnance à être accompagné,
d'insiiirer quelque soupçon. Mais à peine eut-il fait
un quart de lieue , qu'ayant trouvé l'occas on de tirer
eî de tuer un chevreau, il envoya Jacopo le porter à
ses compagnons , les invitant à le faire cuire et à lui
donner . lorsqu'il serait cuit, le signai d'en manger sa
part en tirant un coup de fusil. Quelques frui-.s secs
et un fiasco de vin de Montepuiciano devaient com-
pléter l'ordonnance du repas. Dantes continua son
chemin , en se retournant de temps en temps. Arrivé
au sommet d'une roche, il vit à mille pieds au-dessous
de luises compagnons que venait de rejoindre Jacopo,
et qui s'occupaient déjà activement des apprêts du
déjeuner, augmenté, grâce à l'adresse d'Edmond,
d'une pièce capitale.
Edmond les regarda un instant avec ce sourire douv
et triste de l'homme supérieur. — « Dans deux heures,
dit-il , ces gens-là repartiront rich-s de cinquante
— 106 —
piastres, pour aller, en risquant leur vie, essayer d'en
gagner cinquante autres ; puis ils reviendront , riches
de six cents livres, dilapider ce trésor dans une ville
quelconque , avec la Uci lé lies sultans et lu contiance
des nababs. Aujourd Lui rcspéiance fait que je mé-
prise leur richesse, qui nie parait la profonde niisere ;
demain la décipliou fera peut-être que je serai forcé
de regarder celle profonde misère comme le suprême
bonheur... Uh I non , s'écna Edmond, cela ne sera
pas ; le savant , 1 infaillible Faria ne se serait point
trompé sur celle Stule chose. D'ailleurs, autant vau-
drait mourir que de continuer de mener cette vie mi-
sérable tt luleiieure. « Ainsi Danles qui , il y a trois
mois, n'aspirait qu'a la liberté, n"a\ ait déjà plus assez
de la liberté , et aspirait à la richesse; la taule n'en
était pasàDantes, mais à Dieu qui, en bornant la
puissance de l'homme, lui a fait des désirs infinis!
Cependant, par une route perdue entre deux mu-
railles de roches , suivant un sentier creusé par le
torrent , et que, selou toute probabilité , jamais pied
humain n'avait foulé, Dautes s'était rapproché de l'en-
droit ou il supposait que les groitcs avaient dû exister.
Tout en suivant le riNage de la mer, et eu exauuuaut
les moindres objets avec une alteulion sérieuse, il crut
remarquer bur certains rochers des eulaillts creusets
par ia main de 1 homuie.
Le temps, qui jette sur toule chose physique son
joanteau de mousse, comme sur les choses morales son
manteau d'oubli , semblait avoir respecté ces signes
tracés avec une certaine régularité . et dans le but
probablement d'iniiiquer une trace. De temps en
temps cependant ics signes disparaissaient sous les
touffes de myrtes qui s'épanouissaient en gros bou-
quets chargés de flcuis, ou sous des lichens parasites.
Il fallait alors qu'Edmond écartât les branches ou sou-
— 107 —
levât les mousses pour retrouver les signes indicateurs
qui le conduisaient dans cet autre labyrinthe. Ces
signes a\ aient au reste donné bon espoir à Edmond.
Pourquoi ne serait-ce pas le cardinal qui les aurait
tracés pour qu'ils pussent . au cas d'une catastrophe
qu'il n'avait pas pu prévoir si complète, servir de
guide à son neveu? Ce lieu solitaire était bien celui
qui convenait à un homme qui voulait enfouir un tré-
sor. Seulement ces signes infidèles n'avaient-ils pas
attiré d'autres yeux que ceux pour lesquels ils étaient
tracés, et l'île aux sombres merveilles avait-elle fidè-
lement gardé sou magnifique secret?
Cependant, à soixante pas du port à peu près, il
sembla à Edmond, toujours caché à ses compagnons
par les accidents du terrain , que les entailles s'arrê-
taient; seulement ellcsn'aboulissaient à aucune grotte.
Un gros rocher rond , posé sur une base solide , était
le seul but auquel elles semblassent conduire. Edmond
pensa qu'au lieu d'être arrivé à la fin , il n'était peut-
être . tout au contraire, qu'au commencement ; il prit
en conséquence le contre-pied et retourna sur ses
pas. Pendant ce temps , ses compagnons préparaient
le déjeuner , allaient puiser de l'eau à la source ,
transportaient le pain et les fruits à terre, et faisaient
cuire le chevreau. Juste au moment où ils le tiraient
de sa broche improvisée, ils aperçurent Edmond qui,
léger et hardi comme un chamois , sautait de rocher
en rocher: ils tirèrent un coup de fusil pour lui donner
le signal. Le chasseur changea aussitôt de direction^
et revint tout courant à eux. Mais au moment où tous
le suivaient des yeux dans l'espèce de vol qu'il
exécutait, taxant son adresse de témérité, comme pour
donner raison à leurs craintes, le pied manqua à
Edmond, on le vit chanceler à la cime d'un rocher^
pousser un cri, et disparaître.
— 108 —
Tous bondirent d'un seul élan , car tous aimaient
Edmond. m.ili-Mé sa s'jtiérioritc ; cependant ce fut Ja-
copo qui arriva le premier. 11 trouva Edmond étendu,
sanglant et presque sans connaissance ; il avait dû
rouler d'une hauteur de douze ou quinze pieds. On
lui introduisit quelques gouttes de rhum, et ce remède,
qui avait déjà eu tant d'efficacité sur lui. produisit Je
même effet que la première fois.
Edmond rouvrit les yeux, et se plaignit de souffrir
d'une vive douleur au genou, d'unegrande pesanteur à la
tête et d'élancements insupportables dans les reins.
On voulut le transporter jusqu'au rivage ; mais lors-
qu'on le îoucha . quoique ce fût Jacopo qui dirigeât
l'opération, il déclara en gémissant qu'il ne se sentait
point la force de supporter le transport. On comprend
qu'il ne fut point question de déjeuner pour Dantès ;
mais il exigea que ses camarades, qui n'avaient pas
les mêmes raisons que lui pour faire diète , retour-
nassent à leur poste. Quant à lui, il prétendit qu'il
n'avait besoin que d'un peu de repos, et qu'à leur retour
ils le trouveraient soulagé. Les marins ne se firent pas
trop prier : les marins avaient faim , l'odeur du che-
vreau arrivait jusqu'à eux, et l'on n'est point cérémo-
nieux entre loups de mer.
Une heure après, ils revinrent. Tout ce qu'Pdmond
avait pu faire, c'était de se traîner pendant un espace
d'une dizaine de pas pour s'appuyer à une roche
moussue. 3îais. loin de se calmer, les douleurs de
Dantès avaient semblé croître en violence. Le vieux
patron, qui était forcé de partir dans la matinée pour
aller déposer son chargement sur les frontières du
Piémont et de la France . entre Nice et Fréjus, in-
sista pour que Dantès essayât de se lever. Dantès fit
des efforts surhumaius pour se rendre à cette invi-
tation: mais à chaque effort il retomba plaintif et
pâlissant.
— 109 ~
— Il a les reins rassés . dit tout bas le patron ;
n'importe , c'est un bon compagnon . et il ne faut pas
Tabandonner; tâchons de le transporter jusqu'à ia
tartane.
Mais Dantès déclara qu'il aimait mieux mourir où
il était que de supporter les douleurs atroces que lui
occasionnerait le mouvement, si faible qu'il fût.
— Eh bien ! dit le patron , avienne que pourra; il
ne sera pas dit que nous avons laissé sans secours un
brave compagnon comme vous. Nous ne pâtirons que
ce soir.
Cette proposition étonna fort les matelots, quoique
aucun d'eux ne la comballU, au contraire. Le patron
était un homme si rigide, que c'était la première fois
qu'on le voyait renoncer à une entreprise, ou même
retarder son exécution. Aussi Dantès ne voulut-il pas
souffrir qu'on fit en sa faveur une si grave infraction
aux règles de la discipiin.^ établie à bord.
— Non. dit-il au patron, j'ai été un maladroit, et
il est juste que je porte la peine de ma maladresse.
Laissez-moi une petite provision de biscuit, un fusil,
de la poudre et des balles pour tuer des chevreaux ou
même pour me défendre, et une pioche pour me con-
struire, si vous tardiez trop à me venir prendre, une
espèce de maison.
— Mais lu mourras de faim, dit le patron. — J'aime
mieux cela, répondit Edmond, que de souffrir les dou-
leurs inouïes qu'un seul mouvement me fait en-
durer.
Le patron se retournait du côté du bâtiment, qui
se balançait avec un commencement d'appareillage
dans le petit port, prêt à reprendre la mer dès que sa
toilette serait achevée.
— Que veux-tu donc que nous fassions, Maltais?
dit-il. Nous ne pouvons l'abandonner ainsi, et nous
— 110 —
ne pouvons rester cependant. — Partez ! partez ! s'é-
cria Dantes. — >'ous serons au moins huit jours ab-
sents, dit le patron, encore faudra-t-il que nous nous
détournions de notre route pour te venir prendre. —
Écoutez, dit Dantes, si dici à deux ou trois jours
vous rencontrez quelque bâtiment pêcheur ou autre
qui vienne dans ces parages, recommandez-moi à lui;
je donnerai vingt-cinq piastres pour mon retour à
Livourne. Si vous n'en trouvez pas, revenez.
Le patron secoua la tète.
— Ecoutez, patron Baidi, il y a moyen de tout con-
cilier, dit Jacopo ; partez ; moi je resterai avec le
blessé pour le soigner. — Et tu renonceras à ta part
départage, dit Edmond, pour rester avec moi? —
Oui. dit Jacopo, et sans regret. — Allons, tu es un
brave garçon, Jacopo, dit Edmond, et Dieu te récom-
pensera de ta bonne volonté ; mais je n"ai besoin de
personne, merci ; un jour ou deux de repos me remet-
tront, et j"espère trouver dans ces rochers certaines
herbes excellentes contre les contusions.
Un sourire étrange passa sur les lèvres de Dantes;
il serra la main de Jacopo avec etiusion ; mais il de-
meura inébranlable dans sa résolution de rester, et
de rester seul. Les contrebandiers laissèrent à Edmond
ce qu'il demandait, et séloignèrent non sans se re-
tourner plusieurs fois, lui faisant, à chaque fois qu ils
se retournaient, tous les signes d"un cordial adieu au-
quel Edmond répondait de la main seulement, comme
s"il ne pouvait remuer le reste du corps.
Puis, lorsqu'ils eurent disparu :
-- Cest étrange, murmura Dantes en riant, que ce
soit parmi de pareils hommes que Ion trouve des
preuves damitié et des actes de dévouement.
Alors il se traîna avec précaution jusquau sommet
d'uB rocher qui lui dérobait Taspect de la mer, et de
— lit —
là il vit la tartane achever son appareillage, lever l'an-
cre, se balancer gracieusement comme une mouette
qui va prendre son vol, et partir. Au bout d'une
heure, elle avait complètement disparu ; du moins de
l'endroit où était demeuré le blessé il était impossible
de la voir.
Alors Dantès se releva, plus souple et plus léger
qu'un des chevreaux qui bondissaient parmi les
myrtes et les lentisqucs sur ces rochers sauvages, prit
son fusil d'une main, sa pioche de l'autre, et courut
à cette roche à laquelle aboutissaient les entailles
qu'il avait remarquées sur les rochers.
— Et maintenant, s"écria-t-il en se rappelant cette
histoire du pêcheur arabe que lui avait racontée Faria,
maintenant, Sésame, ouvre-toi !
IX — Ëblouissemenl.
Le soleil était arrivé au tiers de sa course à peu
près, et se^ rayons de mai donnaient, chauds et vivi-
tianls, sur ces rochers, qui eux-mêmes semblaient
sensildes à sa chaleur. Des milliers de cigales, invi-
sibles dans les bruyères, taisaient entendre leur mur-
mure monotone et continu. Les feuilles des myrtes et
des oliviers s'agitaient frissonnantes, et renaaient un
bruit presque métallique. A chaque pas que faisait
Edmond sur le granit echaullé, il faisait fuir des lé-
zards qui semblaient des émeraudes. Ou voyait bondir
au loin, sur les talus inclinés de l'île, les chèvres
sauvages qui parfois y attirent les chasseurs ; en un
mot.l'ile était habitée, vivante, animée, et cependant
Edmond s'y sentait seul sous la main de Dieu. II
— H2 —
i'prouvait jo no sais qur]l,^ t^motion asspz semblable à
do Ja irainlc. C'était rtltc défiance du grand jour,
qui fait supposer, même dans le désert, que des yeux
inquisiteurs sctnt ouverts sur nous.
Ce sentiment fut si fort, qu'au moment de se mettre
à la besogne. Edmond s'arrêta, déposa sa pioche, re-
prit son fusil, gra^Tt une dernière fois le roc le plus
élevé de Tile, et de là jeta un vaste regard sur tout
ce qui l'entourait. Mais, nous devons le dire, ce qui
attira son attention, ce ne fut ni celte Corse poétique
dont il pouvait distinguer jusqu'aux maisons, ni cette
.Sardaigne presque inconnue qui lui fait suite, ni l'Ile
d'Elbe aux souvenirs gigantesques, ni enfin cette ligne
imperceptible qui s'étendait à l'horizon, etqui, à l'œil
exercé du marin, révélait Gènes la superbe et Li-
vourne la commerçante : non. ce fut le briganlin qui
était parti au point du jour, et la tartane qui venait
de partir. Le premier était sur le point de disparaître
au détroit de Bonifacio : l'autre suivant la route op-
posée, côtoyait la Corse au'elle s'apprêtait à dou-
bler.
Cette vue rassura Edmond. Il ramena alors les yeux
sur les objets qui l'entouraient plus immédiatement ;
il se \;t sur Je point le plus élevé de l'île conique,
grêie statue de cet immense piédestal ; au-dessous de
lui, pas un homme; autour de lui. pas une barque,
rien que la mer azurée qui venait battre la base de
l'île, et que ce choc éternel brodait d'une frange d'ar-
gent. Alors il di'sccndit d'une marche rapide mais
cependant pleine de prudence : il craignait fort, en un
pareil moment, un accident semblable à celui qu'il
avait si habilement cl si heureusement simulé.
Dantès. comme nous l'avons dit. avait repris le
contre-piet! des entailles laissées sur ces rochers, et
il avait vu que cette ligne conduisait à une espèce de
— 1*3 —
petite f rique cachée comme un bain de nymphe an-
tique. Cette crique était assez large à son ouverture
et assez profonde à son centre pour qu'un petit bâti-
ment du genre des speronares pût y entrer et y de-
meurer caché. Alors, en suivant le fil des inductions,
ce fil qu'aux mains de l'abbé Faria il avait vu guider
l'esprit d'une façon si ingénieuse dans le dédale drs
probabilités, il songea que le cardinal Spada, dans
son intérêt à ne pas être vu, avait abordé à cette cri-
que, y avait caché son petit bâtiment, avait suivi !a
ligne indiquée par des entailles, etavait. à Textrémité
de cette ligne, enfoui son trésor. C'était cette sup[jo-
sition qui avait ramené Dantès près du rocher circu-
laire. Seulement une chose inquiétait Edmond et bou-
leversait toutes les idées qu'il avait en dynamique :
comment avait-on pu, sens employer des forces consi-
dérables, hisser ce rocher, qui pesait peut-élre cinq
ou six i;iiiliers. sur l'espèce de base où il reposait ?
Tout à coup une idée vint à Dantès.
— Au lieu de le faire monter. ?e dit-il, on l'aura
fait descendre.
Et iui-méme s'élança au-dessus du rocher, afin de
chercher la place de sa base première. En effet, bien-
tôt il vit qu'une pente iéjcc'e avait été pratiquée, Je
rocher asait glissé sur sa base et était venu s'arrêter
à l'endroit où un autre roch' r, gros comme une pierre
de taille ordinaire, lui avait servi de cale. Des pierres
et des cailloux avaient été soigneusement rajustés
pour faire disparaître toute solution de continuité;
cette espèce de petit ouvrage en maçonnerie avait été
recouvert de terre végéiale, Therbe y avait poussé, la
mousse s'y était étendue, quelques semences de myrtes
et de lentisques s'y étai nt arrêté, s, et le vieux rocher
semblait soudé au sol, Dantès enleva avec^précaution
la terre, et reconnut ou crut reconnaître tout cet in-
— 114 —
génieux artifice. Alors il sa mit à attaquer avec sa
pioche cette muraille intermédiaire, cimentée par le
temps.
Après un travail de dix minutes, la muraille céda,
et un trou à y fourrer le bras fut ouvert, Dantès alla
couper l'oliner le plus fort qui I put trouver, le dé-
garnit de ses branches, l'introduisit dans le trou et en
fit un levier: mais le roc était à la fois trop lourd et
calé trop solidement par le rocher inférieur pour
qu'une force humaine, fût-ce celle d'Hercule lui-
même, pût l'ébranler.
Dantès réfléchit alors que c'était cette cale elle-
même qu" 1 fallait attaquer: mais par quel moyen?
Dantès jeta les y^ux autour de lui. comme font les
hommes embarras5.és. et son regard tomba sur une
corne de mouflon pleine de poudre que lui avait lais-
sée son aniiJacopo: il sourit : Tinvention infernale
allait f^iire son œuvre.
A l'aide de sa pioche. Dantès creusa entre le rocher
supérieur et celui sur lequel il était posé, un conduit
de mine comme ont l'habitude de faire les pionniers
lorsqu'ils veulent épargner au bras de l'homme une
trop grande fatigue, puis il le bourra de pou 're. puis
effilant son mouchoir et le roulant dans le salpêtre, il
en fit une mèche. Le feu mis à cette mèche, Dantès
s'éloigna. L'explosion ne se fit pas attendre; le rocher
supérieur fut un instant soulevé par Tincalculable
force, le rocher inférieur vola en éclats. Par la petite
ouverture qu'avait d'abord pratiquée Dantès, s'échappa
tout un monde d'insectes frémissants, et une couleuvre
énorme, gardienne de ce chemin mystérieux, roula
sur ses volutes bleuâtres et disparut.
Dantès s'approcha. Le rocher supérieur, désormais
sans appui, inclinait vers labime. Lintrépide cher-
eheur en fit le tour, choisit l'endroit le plus vacillant,
— 115 —
appuya son levier dans une de ses arêtes, et. pareil à
Sisyphe, se roidit de toute sa puissance contre le ro-
cher. Le rocher, déjà ébranlé par la commotion,
chancela; Dantès redoubla defforts. On eût dit un de
ces Titans qui déracinaient des montagnes pour faire
la guerre au raaitre des dieui. EnGn le rocher céda,
roula, bondit, se précipita et disparut, sVngloulissant
dans la nier, il laissait découverte une place circulaire
et mettait à jour un anneau de fer scellé au milieu
d"une dalle de forme carrée.
Daniès poussa un cri de joie et d'étonnement. Ja-
mais plus magnifique résultat n'avoit couronné une
première tentative. Il voulut continuer; mais ses jam-
bes tremblaient si fort, mais son cœur battait si vio-
lemment, mais un nuage si brûlant passait devant ses
yeux, qui! fut forcé de s'arrêter. Ce moment d'hési-
tation eut la durée d'un éclair. Edmond passa son le-
vier dans l'anneau, le leva visoureus^'inent. et la dalle,
descellée, s'ouvrit, découvrant la pente rapide d'une
sorte d'escalier qui allait s'enfonçant dans l'ombre
d'une grotte de plus en plus obscure.
Un autre se fût précipité, eût poussé des exclama-
tions de joie : Dantès s'arrêta, pâlit, douta.
— Voyons, se dit-il. soyons homm?. Accoutumé à
l'adversité, ne nous laissons pas abattre par une dé-
ception, ou sans cela ce serait donc pour rien que
j'aura s souffert. Le cœur se brise lo-i-sque, après avoir
été dilaté outre mesure par lespérance à tiède ha-
leine, il rentre et se renferme dans la froide réalité.
Paria a fait un rêve ; le cardinal Spada n'a rien enfoui
dans cette grotte ; peut-être même n'y est-il jamais
venu, ou s'il y est venu. César Borgia, l'intrépide
aTenluricr, l'infatigable cl sombre larron, y est venu
après lui, a découvert sa trace a suivi les mêmes bri-
sées que moi, comme moi a soulevé cette pierre, et,
— 116 —
descendu avant moi. ne m"a rien laissé à prendre
après lui.
Il resta un moment immobile, pensif, les yeux fixés
sur cette ouverture sombre et continue.
Or, maintenant que je ne compte plus sur rien,
maintenant que je me suis dit qu'il serait insensé de
conserver quelque espoir, la suite de cette aventure
est pour moi une chose de curiosité, voilà toul.
Et il demeura encore immobile et méditant.
— Oui, oui, c.'ci est une aventure à trouver sa place
dans la vie. mêlée d"ombre et de lumière, de ce royal
bandit. Dans ce tissu d'événements étranges qui com-
posent la trame diaprée de son existence, ce fabuleux
événement a dû s'enchaîner invinciblement aux autres
choses. Oui. Borgia est venu quelque nuit ici, un flam-
beau d'une main, une épée de l'autre, tandis qu à
vingt pas de lui, au pied de cette roche peut-être, se
tenaient, sombres et menaçants, deux sbires interro-
geant la terre, l'air et la mer. pendant que leur maître
entrait comme je vais le faire, secouant les ténèbres
de son bras redoutable et fiamboyant. Oui, mais des
sbires auxquels il aura livré ainsi son secret, qu'en
aura fait César? se demanda Dantès. Ce qu'on fit, se
répondit il en souriant, des ensevelisseurs d'AIarie,
que l'on enterra avec rcuscvcli.
— Cependaut s'il y était venu, reprit Dantès. il
eût retrouvé et pris le trésor; Borgia, l'homme qui
comparait l'Italie à un artichaut et qui la mangeait
feuille à feuille. Borgia savait trop bien l'emploi du
temps pour avoir p^rdu le sien à replacer ce rocher
^ur sa base. Descendons.
Alors il descendit, le sourire du doute sur les lè-
vres et murmurant ce dernier mol de la sagesse hu-
maine :
— Peut-être!...
— 117 —
Mais au lieu des ténèbres qu'il s'était attendu à
trouver, au iieu dune atmosphère opaque et viciée,
Dantès ne vit qu'une douce lueur décomposé? en jour
bleuâtre , l'air et ia lumière filtraient non-seulement
par l'ouverture q:!i venait d'être pratiquée, mais en-
core par des gerçures de rochers invisibles du so' ex-
térieur, et à travers lesquilifs on voyait l'azur du
ciel où se jouaient les branches tremblotantes des
chênes verds et les ligaments épineuiet rampants d?s
ronces. Après quelques secondes Je séjour dans cett'_'
grotte, dont l'atmosphère plutôt liede qu'humide, plu-
tôt odorante que fade, était à ia température de i'îie
ce que la lueur bîeue était au soleil , le regard de
Dantès. habitué d'ailleurs, comme nous l'avons dit.
aux ténèbres, put sonder les angles les plus reculés di'
la caverne ; elle était de granit dent les facettes pail-
letées étincelaient c mme des diamants.
— Hélas! se dit Edmond en souriant, voilà sans
doute tous les trésors qu'aura laissés le cardinal. ( t
ce bon abbé, en voyant on ré\e ces murs tout res .
plenuisiants. se sera entretenu dans ses riches espi-
rances !
Mais Daatès se rappela les termes dj testamer,.'
qu'il savait par cœur. « Dans l'angle le plus éloigné <io
la seconde ouverture. » disait ce testament.
Or. Dantès avait pénétré sculcm nt dans la pr.-
mière grotte, il fallait maintenant cherch-. r l'entrée d ■
la .seconde.
Dantès s'orienta. Cette seconde groUe devait nalu-
rellemcnt s'enfoncer d:ns l'intéri-jur d.; i'ile. 1! txa-
mina les couches des pierres, et il aiia frapper à ai. ;
dis parois qui lui parut celle où devait être cette
ouverture . masquée . siiiis douto.pour plus ^'rande
précaution. La pioche ié-onni priiiîaiit un iiist-ant,
tirant du rocher un m>î! mat dont la compacité faisait
II- 8
— 118 —
germer la sueur au front de Dantès. Enfin il sembla au
mineur persévérant qu'une portion de la muraille gra-
nitique répondait, par un écho plus sourd et plus pro-
fon:l , à rappel qui lui était t'ait, il rapprocha son
regard ardent de la muraille, et reconnut, avec le
tact du prisonnier, ce que nul autre n'eût reconnu
peut-être : c'est qu'il devait y avoir là une ouverture.
Cependant . pour ne pas faire une besogne inutile .
Dantès qui. comme César Borgia , avait étudié le prix
du temps, sonda les autres parois avec sa pioche,
interrogea le sol avec la crosse de son fusil . ouvrit lé
sable aux endroits suspects, et, n'ayant rien trouvé .
rien reconr.u , revint à la portion de la muraille qui
rendait en son consolateur. II frappa de nouveau et
avec plus de force.
Alors il vit une chose singulière : c'est que , sous
les coups de l'instrument, une espèce d'enduit, pareil
à celui qu'on applique sur les murailles pour peindre
à fresque , se soulevait et tombait en écailles, décou-
vrant une pierre blanchâtre et molle pareille à nos
pierres de taille ordinaires. On avait fermé l'ouverture
du rocher avec des pierres d'une autre nature , puis
on avait étendu sur ces pierres cet enduit . puis sur
cet enduit . on avait imité la teinte et le cristallin du
granit. Dantès frappa alors par le bout aigu de la
pioche, qui entra d'un pouce dans la porte-muraille.
C'était là qu'il fallait fouiller.
Par un mystère étrange de l'organisation humaine,
plus les preuves que Faria ne s'était pas trompé ,
devaient, en s'accumulant, rassurer Dantès, plus son
cœur défaillant se laissait aller au doute et presque
au découragement. Cette nouvelle expérience , qui
aurait dû lui donner une force nouvelle, lui ôta la
force qui lui restait ; la pioche descendit, s'échappant
presque de ses mains, il la posa sur le sol, s'essuya le
— 119 —
front, et remonta vers le jour, se donnant à lui-même
le prétexte de voir si personne ne Tépiait, mais, en
réalité parce qu'il avait besoin d'air, parce qu'il sen-
tait qu'il allait s'évanouir.
L'île était déserte . et le soleil , à son zénith . sem-
blait la couvrir de son œil de feu : au loin . de petites
barques de pêcheurs ouvraient leurs ai'es sur la mer
d'un bleu de saphir. Dantès n'avait «ncore rien pris ;
mais c'était bien long de manger dans un pareil mo-
ment : il avala une gorgée de rhum, et rentra dans la
grotte le cœur raffermi. La pioche qui lui avait semblé
si lourde était rt devenue légère; il la souleva comme
il eilt fait d'unp plume, et se remit vigoureusement à
la besogne. Après qu^^iques coups, il s'aperçut que
les pierres n'étaient point .«cvllées. mais siulemont
posées les unes sur les autres et recouvertes de i'tn-
duit dont nous avons parlé : il introduisit dans une
des fissures la pointe de la pioche, pesa sur le manche,
et vit avec joie la pierre rouler comme sur des gonds
et tomber à ses pieds. Dès lors Dantès n'eut plus qu'à
tirer chaque pierre à lui avec la dent de fer de Is
pioche , et chaque pierre à son tour roula près dt- ia
première.
Dès la première ouverture Dantès eût pu entrer ;
mais en tardant de quelques instants, c'était retarder
la certitude en se cramponnant à l'espérance. Enfin ,
après une nouvelle hésitation d'un instant . Dantès
passa de cette première grotte dans la seconde.
Cette seconde grotte était plus basse . plus sombre
et d'un aspect plus efifrayanl que la première. L'air.
qui n'y pénétrait que par l'ouverture pratiquée à l'in-
stant mêine, avait cette odeur méphitique que Dantès
s'était étonné de ne pas trouver dans la première.
Dantès donna le temps à i'air extérieur daller raviver
cette atmosphère morte , et entra. A gauche de l'ou-
— 120 —
verture était un angle profond et sombre. Mais, nous
l'avons dit, pour l'œil de Dantès il n'y avait pas do
ténèbres. Il sonda du regard la seconde grotte : oll ■
était vide comme la première. Le trésor, s'il existait .
était enterré dans cet angle sombre.
L'heure de l'angoisse était arrivé» : deux pieds de
terre à fouiller, c'était tout ce qui restait à Dantès
entre ia suprême joie ou le suprême désespoir !î
s'avança vers Tangle. et, comme pris d'une résolu-
tion subite . il attaqua le sol hardiment. Au cinquième
ou sixième coup de pioche, le fer résonna sur du fer.
Jamais tocsin funèbre, jamais glas frémissant ne pro
duisil pareil effet sur c^lui qui l'entendit. Danlès n'au-
rait rien rencontré qu'il ne fût certes pas devenu plus
pâle. 11 sonda à c6té de l'endroit où il avait sondé
déjà . et rencontra la même résistance , mais non pas
le même son.
— C'est un coffre de bois cerclé de fer, dit-il.
En ce moment une ombre rapide passa . intercep-
tant le jour. Dantès laissa tomber sa pioche . .saisit
son fusil . repassa par l'ouverture , et s'élança vers
le jour.
Une chèvre sauvage avait bondi par-dessus la pre-
mière entrée de la grotte et broutait à quelques pas
de là. C'était une belle occasion de s'assurer son dîner ;
mais Dantès eut peur que la détonation du fusil n'at-
tirât quelqu'un. Il réfléchit un instant, coupa un arbre
résineux, alla Tallumer au feu encore fuman! où les
contrebandiers avaient fait cuire leur déjeuner . et
revint avec cette torche. M ne voulait perdre aucun
détail de ce qu'il allait voir.
Il approcha la torche du trou informe et inachevé,
et reconnut qu'il ne s'était pas trompé : ses coups
avaient alternalivemenl frappé sur le fer et sur le bois.
Il planta sa torche dans la terre, et se remit à l'œuvre.
— 121 —
En un instant, un emplacement de trois pieds de long
sur deux de large à piu près fut déblayé . et Dp.ntcs
put reconnaître un coffre de bois de chêne, cerclé de
fer ciselé. Au milieu du couvercle resplendissaient,
sur une plaque d'argent que la terre ti'avail pu ternir,
les armes de la famille Spada, c'est-à-dire une épéc
posée en pal sur un écusson ovale . comme sont
les écussons italiens, et surmontée d'un chapeau de
cardinal. Dantés les reconnut faeiienîent . l'abbé Fa-
ria les lui avait tant de fois dessinées. Dès lor.s il n'y
avait plus de doute , le trésor était bien là; on n'eût
pas pris lant de précautions pour remettre à cette plac;
un coffre vide.
En un instant tous les alentours du coffre furent
déblayés, et Danlès \it tour à tour apparaître la ser-
rure du milieu, placée entre deux cadenas, et le.s
anses des faces latérales; tout c-'!a était ciselé, comme
on ciselait à cette époque où lart rendait précieux les
plus vils métaux. Dantès prit le coffre par les anses
<t essaya de le soulever : c'était chose impossible.
Dantes essaya de l'ouvrir, 1< s serrures et les cadenas
étaient fermés : ces fidèles gardiens semblaient ne pas
vouloir rendre leur trésor. Dantès introduisit le côté
tranchant de sa pioche entre le coffre et le couvercle ,
pesa sur le manche de la pioche, et le couvercle, après
avoir crié, éclata. Une large ouverture des ais rendit
1er ferrures inutiles, elles tombèrent à leur tour, ser-
rant encore de leurs ongles tenaces les planches cnts-
mées par leur chute, et le coffre fut découvert.
Une fièvre vertigineuse s'empara de Dantes; il sai-
sit son fusil, l'arma et le plaça près de lui. D'abord
il ferma les yeux , comme font les enfants , pour
apercevoir , dans la nuit étinceîante de leur imagina-
tion, plus d'étoiles qu'ils n'en peuvent compter daris
un ciel encore éclairé , puis il les rouvrit et demeura
ébloui.
-— 122 —
Trois compartiments scindaient le coffre : dans le
premier brillaient de rutilants écus d'or aux fauves
reflets ; dans le second , des lingots mal polis , mais
rangés en bon ordre . et qui n'avaient de l'or que le
poids et la valeur; dans le troisième enfin , à demi
plein , Edmond remua à poignée les diamants , les
perles , les rubis, qui, cascade étincelante, faisaient,
en retombant les uns sur les autres, le bruit de la grêle
sur les vitres.
Après avoir touché . palpé . enfoncé ses mains fré-
missantes dans Tor et les pierreries, Edmond se releva
et prit sa course à travers les cavernes avec la trem-
blante exaltation d'un homme qui touche à la folie. Il
sauta sur un rocher d'où il pouvait découvrir la mer,
et naperçut rien ; il était seul , bien seul , avec ces
richesses incalculables, inouïes, fabuleuses , qui lui
appartenaient: seulement rêvait-il ou était-il éveillé?
faisait-il un songe fugitif ou étreignait-il corps à corps
une réalité ?
Il avait besoin de revoir son or, et cependant il sen-
tait qu'il naurait pas la force en ce moment d'en sou-
tenir la vue. Un instant il appuya ses deux mains sur
le haut de sa tète, comme pour empêcher sa raison de
s'enfuir : puis il s'élança tout au travers de l'île, sans
suivre , non pas de chemin , il n'y en a pas dans l'île
de Monte-Christo , mais de ligne arrêtée . faisant fuir
les chèvres sauvages et eflrayant les oiseaux de mer
par ses cris et ses gesticulations. Puis, par un détour,
il revint, doutant encore, se précipitant de la première
grotte dans la seconde , et se retrouvant en face de
cette mine d"or et de diamants. Cette fois il tomba à
genoux . comprimant de ses deux mains convulsives
son c<Eur bondissant, et murmurant une prière intel-
ligible pour Dieu seul. Bientôt il se sentit plus calme,
et, partant, plus heureux ; car de cette heure seule-
meDt il commençait à croire à sa félicité.
— 123 —
Il se mit alors à compter sa fortune; il y avait mille
lingots d"or de deux à trois livres chacun ; ensuite il
empila vingt-cinq mille écus d'or, pouvant valoir
chacun quatre-vingts francs de notre monnaie actuelle,
tous à l'effigie du pape Alexandre VI et de ses prédé-
cesseurs, et il s'aperçut que le compartiment n'était
qu'à moitié vide ; enfin il mesura dix fois la capacité
de ses deux mains en perles , en pierreries . en dia-
mants , dont beaucoup . montés par les meilleurs or-
févres de l'époque . offraient ui o valeur d'exécution
remarquable, même à côté de leur valeur intrinsèque.
Dantès vit le jou. baisser et s'éteindre peu à peu.
11 craignit d'être surpris s'il restait dans la caverne ,
et sortit son fusil à la main. Un morceau de biscuit < t
quelques gorgées de vin furent son souper. Puis il
replaça la pierre, se coucha dessus, et dormit à peine
quelques heures , couvrant de son corps l'entrée de
la grotte. Cette nuit fut à la fois une de ces nuits
délicieuses et terribles jomme cet homme aux fou-
droyantes émotions en avait déjà passé deux ou trois
dans sa vie.
XI. — L'inconnu.
Le jour vint : Dantès l'attendait depuis longtemps
les yeux ouverts. A ses premiers rayons . il se leva ,
monta, comme la veille, sur le rocher le plus élevé de
rile . afin d'explorer les alentours. Comme la veille ,
tout était désert.
Edmond descendit, leva la pierre, emplit sds poches
de pierreries, replaça du mieux qu'ii put ics planches
et les ferrures du coffre, le recouvrit de terre, piétina
— 124 —
cette tci rc, jeta du sabîe dessus, afin de rmjîro IVr.droit
fraîchcmprit retourné pareil au reste du soi. sortit de
la grotte , replaça la dal!»', amassa sur la dalle des
pierres de diiTéreiiles ,°:rns~curs, introduisit de la terre
dans les intervalles, planta dans ces intervalles des
myrtes et des bruyères, arrosa ces plantations nou-
velles . afin qu'elles semblassent anciennes, effaça les
traces de ses pas amassées autour de cet endroit . et
attendit avec impatience le retour de ses compagnons.
En effet, il ne s'agissait plus maintenant de passer son
temps à regarder cet or et ces diamants . et à rester à
Xonte-Cristo conimo un dragon surveillant dinutiies
trésors. 3Jaintenant il fallait retourner dans la ^^c.
parmi les hommes, et prendre dans la société le rang,
rinfluence et le pouvoir que donne en ce monde la
richesse, la première et la plus grande des forces dont
peut disposer la créature humaine.
Les contrebaniliers revinrent le siiième jour. Dan-
tès reconnut de loin le port et la marche de la Jeum-
Âmé'ie ,■ il se traîna jusqu'au port comme le Philoclèle
blessé , et lorsque ses compagnons abordèrent, il leur
annonça, (oui en se plaignant encore , un mieux sen-
sible : puis, à son tour , il écouta le récit des aventu-
riers, lis avaient réussi , il est vrai : mais à peine le
cbrirgement avait-i! été dépcsé, qu'ils avaient eu avis
(;u'u!i briek en survi illance à Toulon venait de sor-
tir du port , et se dirigeait de h ur côté : ils s'étaient
alors enfuis à tirc-d'aiie, regrettant que Bantès , qui
savait donner une vitesse si supérieure au bâtiment ,
ni' fût point !à pour le diriger. En effet, bientôt ils
avaient aperçu le bâtiment chassrur; mais à l'aide
de !a nuit et « n doublant le cap Corse, ils lui avaient
échappé. En somme , ce voyage n"a\ait pas été mau-
vais, et tous, et surtout Jacopo, regrettaient que Dantés
n'en eût pas été , afin d'avoir sa part des bénéfices
— 123 —
qu'il avail rapporlc's. part qui se montait à cim'uante
piastres.
Edmond dcmoura impénétrable, il ne sourit même
pas à rénuméralion des avantages qu'il eût partagés
s'il eût pu quitter l'île : et comme la Jeune- Amélie n'é-
tait venue à Monte-Cristo que pour le chercher, il se
rembarqua le soir même et suivit le patron à Livourne.
A Livourne il alla chez un juif, cl vendit vingt-cinq
millefrancs chacun quatre de ses plus petits diamants.
Le juif aurait pu s'informer comment un matelot.se
trouvait possesseur de pareils objets : mais il s'en
garda bien, il gagnait mille francs sur chacun. Le len-
demain il acheta une barque toute neuve, qu'il donna
à Jacopo, en ajoutant à ce don cent piastres, afin
qu'il pût engager un équipage , et cela à la condition
que Jacopo irait à Marseille demander des nouvelles
d'un vieillard nommé Louis Dantès.etqui demeu-
rait aux Allées de Meilhan, et d'une jeune fille qui de-
meurait au village des Catalans , et que l'on nommait
Mercedes.
Ce fut à Jacopo à croire qu'il faisait un rêve. Ed-
mond lui raconta alors qu'il s'était fait marin par un
coup de tète et parce que sa famille lui refusait l'ar-
gent nécessaire à son entretien , mais qu'en arrivant
à Livourne il avait touché la succession d'un oncle qui
l'avait fait son seul héritier. L'éducation élevée de
Dantès donnait à ce récit une telle vraisemblance ,
que Jacopo ne douta point un instant que son ancien
compagnon ne lui eût dit la vérité. D'un autre côté,
comme l'engagement d'Edmond à bord de la Jewte-
Âmélie était expiré, il prit congé du marin, qui
essaya d'abord de le retenir, mais qui, ayant appris
comme Jacopo l'histoire de l'héritage . renonça dès
lors à l'espoir de vaincre la résolution de son ancien
matelot.
— 126 —
Le lendemain. Jacopo mit à la voile pour Marseille,
il devait retrouver Edmond à Monte-Cristo. Le même
jour, Dan tes partit sans dire où il allait, prenant
congé de l'équipage de la Jeune-Amélie par une grati-
fication splendide, et du patron avec la promesse de
lui donner un jour ou l'autre de ses nouvelles. Dantès
alla à Gènes.
Au moment où il arrivait, on essayait un petit yacht,
commandé par un Anglais qui ayant entendu dire
que les Génois étaient les meilleurs constructeurs de
la Méditerranée, avait voulu avoir un yaclit construit
à Gênes. L'Anglais avait fait prix à quarante mille
francs: Dantès en offrit soixante mille, à la condition
que le bâtiment lui serait livré le jour même. L'An-
glais était allé faire un tour en Suisse, en attendant
que son bâtiment fàt achevé. Il ne devait revenir que
dans trois semaines ou un mois; le constructeur pensa
qu'il aurait le temps d'en remettre un autre sur le
chantier. Danlès emmena le constructeur chez un juif,
passa avec lui danslarrière-boutique, et le juif compta
soixante mille francs au constructeur. Le construc-
teur offrit à Dantès ses services pour lui composer un
équipage, mais Dantès le remercia en disant qu'il
avait Ihabitude de naviguer seul, et que la seule chose
qu'il désirât, c'était qu'on exécutât dans la cabine, à
la tête du lit. une armoire à secret, dans laquelle se
trouveraient trois compartiments à secret aussi; il
donna la mesure de ces compartiments, qui furent
exécutés le lendemain..
Deux heures après. Dantès sortait du port de Gênes,
escorté par les regards d'une foule de curieux qui vou-
laient voir le seigneur espagnol qui avait l'habitude
de naviguer seul. Dantès s'en tira à merveille : avec
l'aide du gouvernail, et sans avoir besoin de le quitter,
il fit faire à son bâtiment toutes les évolutions vou-
— 127 —
lues; on eût dit un être intelligent, prêt à obéir à la
moindre impulsion donnée, et Dantes convint en lui-
même que les Génois méritaient leur réputation de
premiers constructeurs du monde. Les curieux sui-
virent le petit bâtimentdes yeux, jusqu'à ce qu'ils l'eus-
sent perdue de vue, et alors les discussions s'établirent
pour savoir où il allait : les uns penchèrent pourt
la Corse, les autres pour i"ile dElbi; ceux-ci offrirent
de parier qu'il allait en Espagne, ceux-là soutinrent
qu'il allait en Afrique, nul ne pensa à nommer l'île
de 3Ionte-Cristo.
C'était cependant à Monte-Cristo qu'allait Dantès.
Il y arriva vers la fin du second jour. Le navire était
excellent voilier et a\ait parcouru la distance en
trente-cinq heures. E-autès avait parfuitemont reconnu
le gisement de la côte, et, au lieu d'aborder au port
habituel, il jeta l'ancre dans la petite crique. L'île était
déserte: personne ne paiaissait y avoir abordé depuis
que Dantès en était parti. Il alla à son trésor; tout
était dans le même état qu'il Tavait laissé.
Le lendemain soir, l'immense fortune était trans-
portée à bord du yacht et enfermée dans les trois com-
partiments de l'armoire à secret. Dantès attendit huit
jours encore: pendant ces huit jours, il fit manœuvrer
son yacht autour de l'île, l'étudiant comme un écuyer
étudie un cheval. Au bout de ce temps, il connaissait
toutes ses qualités et tous ses défauts. Dantès se pro-
mit d'augmenter les unes et de remédier aux autres.
Le huitième jour, Dantès vit un petit bâtiment qui
venait sur lui toutes voiles dehors, et reconnut la
barque de Jacopo. Il fit un .signal auquel Jacopo ré-
pondit, et deux heures après la barque était près du
yacht. Il y avait une triste réponse à chacune des deux
demandes faites par Edmond : le vieux Dantès était
mort; Mercedes avait disparu.
- 128 -
Edmond écouta ces deux nouvelles d'un visage
calme; mais aussilôt il descendit à terre, en défendant
que personne l'y suivît. Deux heures après ii revint :
deux hommes de la barque de Jacopo passèrent sur
son yacht pour l'aider à la manœuvre, rt il donna
l'ordre de mettre le cap sur Marseille. Il prévoyait la
mort de son père ; mais Mercedes, qu"était-tclle de-
venue ?
Sans divulguer son secret, Edmond ne pouvait don-
ner d'instructions suffisantes à un agent ; d'ailleurs il
y avait d'autres renseignements encore qu'il voulait
prendre, et pour lesquels i! ne s'en rapportait qu'à
lui-même Son miroir lui a\ait apprisà Livourne qu'il
ne courait pas le danger d'être reconnu; d'ailleurs il
avait maintenant ii sa disposition tous les moyens de
se déguiser. Un matin donc, le yacht, suivi de la petite
barque, entra bravement dans le port de Marseille,
et s'arrêta juste en facede Tendroitoù. ce soirde fatale
mémoire, on l'avait embarqué pour ie château d'!f.
Ce ne fut pas sans un certain frémissement que.
dans le canot de santé, Dantès vit venir à lui un
gendarme. Mais Dantès, avec cette assurance parfaite
qu'il avait acquise, lui présenta un passe-port anglais
acheté à Li^ourne et moyennant ce laissez-passer
étranger, beaucoup plus respecté en France que le
nôtre, il descendit sans difficulté à terre. La première
chose qu'aperçut Dantès, en mettant le pied sur la
Cannebière, fut un des anciens matelots du Pharaon.
Cet homme avait servi sous ses ordres, et se trouvait
là tomme un moyen de rassurer Dantès sur les chan-
gements qui s'étaient faits en lui. 11 alla droit à cet
homme, et lui fit plusieurs questions auxquelles celui-
ci répondit sans même laisser soupçonner, ni par ses
paroles, ni par sa physionomie, qu'il se rappelât avoir
jamais vu celui qui lui adressait la parole. Dantès
— 129 —
donna au matelot une pièce de monnaie pour le remer-
cier do SCS renspignements; uninstantapres.il en-
tendit le brave homme qui courait après lui. Dant s
se retourna.
— Pardon, monsi-^ur. dit 1;^ matelot, mais vous vous
êtes trompé sans dou- e : vous aurez cru me donnei
une pièce de quarante sous, et vous m'avez donné un
double Napoléon. — E.a effet, mon ami. dit Dantè.<;.
je m'étais trompé; mais comme votre honnêteté .mé-
rite une récompense, en voici un second que je vou.
prie d'accepter pour boire à ma santé avec vos carat-
rades.
Le matelot regarda Edmond avec tant d'étonneraeni .
qu'il ne songea pas même à le remercier; et il le rc
garda s'éloigner en disant :
— C'est quelque nabab qui arrive de llnde.
Danlès continua son chemin: chaque pas qu'il fai -
sait oppressait sou cœur d'une émotion nouvelle; tou5
ces souvenirs d'enfance, souvenirs indélébiles, éter-
nelli-mcnt présents à sa pensée, étaient là se dressan!
à chaque coin de piaee. ù chaque a.'ig! ■ de rue, à chaque
borne d;- carrefour En arrivant au bout de la ru •
de Xoailies, et en apercevant les AUées deMeiihan. i!
sentit ses genoux qui fléchissaient, et i! faillit tomber
sous les roues dune voiture. Enfin il arriva jusqu'à h
maison qu'avait habitée son père. Les aristoloches et
les capucines avaient disparu de la mansarde, ou autre
fois la main du bonhomme les : reillageait avec tant de
soin. Dantès s'appuya contre un arbre, et resta
quelque temps pensif, regardunl les derniers étages de
cette pauvre pe'ite maison : enfin il s'avança vers la
porte, en franehit le seuil, d;inanda s'il n'y avait pa^
un logement vacant, et. quoiqu'il fût oceupé, insista
si longtemps pour visiter celui du cinquième, que le
concierge monta, et demanda de la part d'un étranger
— 130 —
aux personnes qui Thabitaient la permission de voir
les deuï pièci's dont il était composé.
Les personnes qui habitaient ce petit logement
étaient un jeune homme et une jeune femme qui ve-
naient de se marier depuis huit jours seulement. En
voyant ces deux jeunes gens. Dantès poussa un pro-
fond soupir. Au reste, rien ne rappelait plus à Dantès
l'appartement de son père : ce n'était plus le même
papier; tous les vieux meubles, ces amis denfancc
d"Edmond, présents à son souvenir dans tous leurs
détails, avaient disparu. Les murailles seules étaient
les mêmes. Dantès se tourna du côté du lit : il était à
la mê:ne place que celui de rancien locataire ; malgré
lui, les y ux d'Edmond se mouillènnt de larmes :
c'était à cette place que le vieillard avait dû expirer en
nommant son fils. Les deux jeunes gens regardaient
avec étonneincnt cet homme au front sévère, sur les
joues duquel coulaient deux grosses larmes sans qui,
son visage sourcillât. Mais, comme toute douleur port.;
avec elle sa religion, les jeunes gens ne firent aucune
question à l'inconnu . seulement ils se retirèrent en
arrière pourle laisser pleurer tout à son aise. et quand il
sortit, ils l'accompagnèrent en lui disant qu'il pouvait
revenir quand il voudrait et que leur pauvre maison
lui serait toujours hospitalière. En passant à l'étage
au-dessous, Edmond s'arrêta devant une autre porte.
et demanda si c'était toujours le tailleur Caderousse
qui demeurait là. Mais le concierge lui répondit que
l'homme dontil parlait avait fait de mauvaises affaires.
et tenait maintenant une petite auberge sur la route
de Bellegarde à Beaucaire.
Dantès descendit, demanda l'adresse du propriétaire
de !a maison des Allées de Meilhan. se rendit chez
lui, se fit annoncer sous le nom de lord Wilmore
(c'étaient le nom et le titre qui étaient portés sur son
— 131 —
passe-port), et lui acheta cette petite maison pour la
somme de vingt-cinq mille francs. C'était dix mille
francs au moins de plus qu'elle ne valait. MaisDanlès,
s'il la lui eût faite un demi-million, l'eût payée le prix
qu'il la lui eût faite.
Le jour même les jeunes gens du cinquième étage
furent prévenus par I2 notaire qui avait fait le contrat
que le nouveau propriétaire leur donnait le choix d'un
appartement dans toute la maison, sans augmenter en
aucune façon leur loyer, à la condition qu'ils lui cé-
deraient les deux chambres qu'ils occupaient. Cet évé-
nement étrange occupa pendant plus de huit jours
tous les habitués des AlléiS de Meilhan, et fit faire
mille conjectures dont pas une ne se trouva être exacte.
Mais ce qui surtout brouilla toutes les cervelles et
troubla tous les esprits, c'est qu'on vit le soir le mémo
hoaime qu'on avait vu entrer dans ia maison des Ailées
de Meilhan se promener dans le petit village dts Cata-
lans, et entrer dans une pauvre maison de pêcheurs,
où il resta plus d'une heure à demander des nouvelles
de plusieurs personnes qui étaient mortes ou qui
avaient disparu depuis plus de quinze ou seize ans.
Le lendemain les gens chez lesquels il éîait entré
pour faire toutes ers questions r( çur nt en cadeau un,'
barque catalane toute neuve, garnie de deux seines et
d'un chalut. Ces braves gens eussent bien voulu re-
mercier le généreux questionneur, mais en les quittant,
on lavait vu, aprè> avoir donné quelques ordres à un
marin, monter à cheval et sortir de Marseille par la
porte d'Aix.
— 132 —
XII. — L'aoberge da pont do Sard.
Ceux qui. comme moi . ont parcouru à pied le raidi
de la France . ont pu remarquer entre Bellegarde et
Beaucaire. à rnoitii^ chemiii à peu prés du village à la
ville, mais plus rapprochée cependant de Beaucaire
que de Bellegarde. une petite auberge où pend, sur
une plaque de tû!e qui grince au moindre vent, un ■
grotesque représentation du pont du Gard. Cette pe-
tite auberge, en prenant pour régie !e cours du Rhône,
es' située au côté g;iucho de la roule, tournant !e dos
au fleuve ; elle es! accoMspigr.ée de ce que dans le
Languedoc on appelle un jardin, c'est-à-dire que la
face opposée à celle qui ouvre sa porte aux voyageurs
donne sur un enclos où ratnpent quelques oliviers ra-
bougris et quelques figuiers sau\ages. au feuillag»
argenté par la poussière: dans leurs intervalles
poussent . pour tout lé;ume. des aulx, des piments ei
des échalotes ; cnQn. à l'un de ses angles, comme une
s.nîinelle oubliée, un grnnd pin parasol élance mé-
lancoliquement sa tige ilesilde. tandis que sa cime .
épanouie en éventail , craqu'- S'^us un soleil de trente
degrés. Tous ces arbres, grands ou petits, S'.
courbent inclinés naluriUement dans la direction où
passe le mistral, l'un d's trois fiéaux de la Provence.
Les deux autres, co.'unie on sait ou comme on ne sait
pas. étaient la Durance et le Parlement. Ça et là dans
la plaine environnante, qui ressemble à un grand lac
de poussière, végclr-il qu. iques iiges de froment que
les horticulteurs du pays élèvent s:ins doute par cu-
riosité, et dont chacune sert de perchoir à une cigale
— 133 —
qui poursuit de son chant aigre et monotone les voya-
geurs égarés dans cette Thébaide.
Depuis sept ou huit ans à peu près, cette petite
auberge était tenue par un homme et une femme
ayant pour tous domestiques une filie de chambre
appelée Trinette et un garçon d'écurie répondant au
nom de Pacaud ; double coopération qui, au reste,
suffisait largement aux besoins du service, depuis
qu'un canal creusé de Beaucaire à Aigues-Mortes
avait fait succéder victorieusement les bateaux au rou-
lage accéléré, et le coche à la diligence. Ce canal ,
comme pour rendre plus \ifs encore les regrets du
malheureux aubergiste qu'il ruinait, passait, entre le
Rhône qui Talimento et la route qu'il épuise, à cent
pas à peu près de l'auberge dont nous venons de
donner une courte, mais fidèle description.
L'hôtelier qui tenait cette petite auberge était un
homme de quarante à quarante-cinq ans, grand , sec
et nerveux, véritable type méridional . avec ses yeux
enfoncés et brillants, son nez en bec d'aigle et ses
dents blanches comme celles d'un animal carnassier:
ses cheveux qui semblaient, malgré les premiers souf-
fles de l'âge ne pouvoir se décider à blanchir, étaient,
ainsi que sa barbe, qu'il portait en collier, épais, cré-
pus, et à peine parsemés de quelques poils gris : son
teint, hàlé naturellement, s'était encore couvert d'une
nouvelle couche de bistre par Ihabitude que !e pauvre
diable avait prise de se tenir depuis le matin jusqu'au
soir 9ur le seuil de sa porte, pour voir si, soit à pied,
soit en voiture, il ne lui arrivait pas quelque pra-
tique; attente presque toujours déçue et pendant
laquelle il n'opposait à l'ardeur dévorante du soleil
d'autre préservatif pour son visage qu'un mouchoir
rouge noué sur sa tète à la manière des muletiers
espagnols. Cet homme, c'était noire ancienne con-
n- y
— 134 —
naissance, Gaspard Caderousse. Sa femme, au con-
traire, qui; de son nom do fille, s'appelait Madeleine
Radelle. était une femrne pâle, maigre et maladive.
K(ie aux environs d Arles, clleavaù. tout en conser-
vant les traces primitives de la beauté traditionnelle
de ses compatriotes, vu son visage se délabrer lente-
ment dans l'accès presque continuel dune de ces
fièvres sourdes si communes parmi les populations
voisines des étangs d"Aigues-3îortes et des marais de
la Camargue. Elle se tenait donc presque toujours
assise et grelottante au fond de sa chambre située au
premier, soit étendue dans un fauteuil, soit appuyée
contre son lit, tandis que son mari montait à la porte
sa faction habituelle, faction qu'il prolongeait d'au-
tant plus volontiers que chaque fois qu'il se retrou-
vait avec son aigre moitié, celle-ci le poursuivait
de ses plaintes éternelles contre le sort, plaintes
auxquelles son mari ne répondait d'habitude que par
ces paroles philosophiques :
)) Tais-toi . la Carconte ! c'est Dieu qui le veut
comme cela. »
Ce sobriquet venait de ce que ^'adeleine Radelle
était née dans le village de la Carconte. situé entre
Salon et Lambese. Or, suivant une habitude du pays,
qui veut que l'on désigne presque toujours les gens
par un surnom au lieu de Ifs désigner par un nom ,
son mari avait substitué cette appellation à celle de
Madeleine, trop douce et trop euohonique peut-être
pour son rude langage.
Cependant, malgré cette prétendue résignation aux
décrets de la Providence, que l'on n'aille pas croire
que notre aubergiste ne sentît pas profondément
l'état de misère où l'avait réduit ce misérable canal
de Bcaucaire, et qu'il fût invulnérable aux plaintes
incessantes dont sa femme le poursuivait. C'était,
— i35 —
comme tous les méridionaux, un homme sobre et
sans grands beboins, mais vaniteux pour les choses
extérieures. Ainsi, au temps de sa prospérité, il ne
laissait passer ni une ferrade ni une procession de la
Tarasque sans s'y montrer avec la Carconte. l'un
dans ce costume pittoresque des hommes du midi, et
qui tient à la fois du Catalan et de l'Andalou; l'autre
avec ce charmant habit des femmes d'Arles , qui
semble emprunté à la Grèce et à l'Arabie. Mais peu
à peu, chaînes de montre , colliers , ceintures aux
mille couleurs, corsages brodés, vestes de velours,
bas à coins élégants, guêtres bariolées, souliers à
boucles d'argent avaient disparu; et Gaspard Cade-
rousse, ne pouvait plus se montrer à la hauteur de
sa splendeur passée, avait renoncé pour lui et pour
sa femme à toutes ces pompes mondaines, dont il en-
tendait, en se rongeant sourdement le cœur, les bruits
joyeux retentir jusqu'à cette pauvre auberge qu'il
continuait de garder bien plus comme un abri que
comme une spéculation. Caderou.-se s'était donc tenu,
comme c'était son habitude, une partie de la matinée
devant la porte, promenant son regard mélancolique,
d'un petit gazon pelé où picoraient quelques poules,
aux deux extrémités du chemin désert qui s'enfonçait
d'un côté au midi et de l'autre au nord, quand tout à
coup la voix aigre de sa femme le força de quitter
son poste. 11 rentra en grommelant, et monta au pre-
mier étage, laissant néanmoins sa porte toute grande
ouverte, comme pour inviter les voyageurs à ne pas
l'oublier en passant.
Au moment où Caderousse rentrait, la grande route
dont nous avons parlé, et que parcouraient se re-
gards, était aussi nue et aussi solitaire que le désert
à midi ; elle s'étendait blanche et infinie, entre deux
rangées d'arbres maigres, et l'on comprenait parfaite-
— 136 —
ment qu"aucun voyageur, libre de choisir une autre
h.'iire du jour, ne se hasardât dans cet effroyable
Sahara. Cependant, malgré toutes les probabilités ,
s'il fût resté à son poste, Caderousse aurait pu voir
poindre du côté de Bellegarde un cavalier et un
cheval, venant de cette allure honnête et amicale qui
indique les meilleures relations entre l'homme et
l'animal : le cheval était un cheval hongre, marchant
agréablement lamble ; le cavalier était un prêtre
vêtu de noir et coiffé d'un chapeau à trois cornes.
Malgré la chaleur dévorante du soleil , alors à son
midi, ils n'allaient tous deux qu'un trot fort raison-
nable. Arrixé devant la porte, le groupe s'arrêta : il
eût été difficile de décider si ce fut le cheval qui arrêta
rhomm=» ou l'homme qui arrêta le cheval; mais en
tout cas le cavalier mit pied à terre, et. tirant l'animal
par la bride, il alla l'attacher au tourniquet d'un con-
trevent délabré, qui ne tenait plus qu'à un gond; puis,
s'avançant vers la porte en essuyant d'un mouchoir de
coton rouge son front ruisselant de sueur, le prêtre
frappa trois coups sur le seuil, du bout ferré de la
canne qu'il tenait à la main.
Aussitôt un grand chien noir se leva et fit quelques
pas en aboyant et en montrant ses dents blanches et
aiguës: double démonstration hostile qui prouvait le
peu d'habitude qu'il avait de la société. Aussitôt un
pas lourd ébranla l'escalier de bois rampant le long
de la muraille, et que descendait, en se courbant et à
reculons, l'hôte du pauvre logis à la porte duquel se
tenait le prêtre.
— Me voilà! disait Caderousse, tout étonné; me
voilà ! Veux-tu te taire. Margotin ' N'ayez pas peur,
monsieur, il aboie, mais il ne mord pas. Vous dé-
sirez du vin. n'est-ce pas ? car il fait une polissonne de
chaleur. Ah! pardon, interrompit Caderousse, ea
— 137 —
voyant à quelle sorte de voyageur il avait affaire ;
pardon, je ne savais pas qui j'avais Ihonneur de rece-
voir. Que désirez-vous? que demandez-vous, M.Tabbé?
Je suis à vos ordres.
Le prêtre regarda cet homme pendant deux ou trois
secondes avec une attention étrange ; il parut même
. chercher à attirer de son côté sur lui l'attention de
l'aubergiste ; puis, voyant que les traits de celui-ci
n'exprimaient d'autre scntiin. ni que la surprise de ne
pas recevoir une réponse, il jugea qu'il était temps de
faire cesser cette surprise, et dit avec un accent ita-
lien très-prononcé .
— N'êtes-vous pas monsou Caderousse? — Oui,
monsieur, dit l'hôte, peut-être ancore plus étonné de
la demande qu'il ne l'avait été du silence ; je le suis
en effet, Gaspard Caderousse , pour vous servir. —
Gaspard Caderousse?... Oui... Je crois que c'est là le
prénom et le nom. Vous demeuriez autrefois Allée de
IMeillian, n'est-ce pas, au quatrième? — C'est cela. —
Et vous y exerciez la profession de tailleur? — Oui,
mais l'état a mal tourné. Il fait si chaud à ce coquin
de Marseille, que l'on linira, je crois, par ne plus s'y
habiller du tout. Mais, à propos de chaleur, ne voulez-
vous pas vous rafraîchir, M. l'abbé? — Si fait. Don-
nez-moi une bouteille de votre meilleur vin, et nous
reprendrons la conversation, s'il vous plaît, où nous
la laissons. — Comme il vous fera plaisir, M. l'abbé,
dit Caderousse.
Et pour ne pas perdre cette occasion de placer une
des dernière? bouteilles de vin de Cahors qui lui res-
taient. Caderousse se hâta de lever une trappe prati-
quée dans le plancher même de cette espèce de chambre
du rez-de-chaussée, qui servait à la fois de salle et de
cuisine. Lorsqu'au bout de cinq minutes il reparut,
il trouva l'abbé assis sur un escabeau, le coude ap-
— 138 —
puy'^ à une table longue, tandis que Margotin, qui
parnissaitavoir fait la paix avec lui. en entendant que,
contre l'habitude, ce voyageur singulier allaitprendre
quelque chose, allongeait sur sa cuisse son cou dé-
charné et son œil langoureux.
— Vous êtes seul ? demanda l'abbé à son hôte,
tandis que celui-ci posait devant lui la bouteille et un
verre. — Oh! mon Dieu, oui, seul, ou à peu près,
M. l'abbé, car j'ai ma femme qui ne me peut aider en
rien, attendu qu'elle est toujours malade, la pauvre
Carconte. — Ah! vous êtes marié, dit le prêtre avec
une sorte d'intérêt et en jetant autour de lui un re-
gard qui paraissait estimer à sa mince valeur le mai-
gre mobilier du pauvre ménage. — Vous trouvez que
je ne suis pas riche, n'est-ce pas, M. l'abbé? dit en
soupirant Caderousse ; mais que voulez-vous, il ne
suffit pas d'être honnête homme pour prospérer dans
ce monde.
L'abbé fixa sur lui un regard perçant.
— Oui. honnête homme : de cola je puis m'en van-
ter, monsieur, dit rhôtc en soutenant le regard de
l'abbé, une main sur sa poitrine et en hochant la tête
du haut en bas, et, dans notre époque, tout le monde
n'en peut pas «lire autant. — Tant mi: ux si ce dont
vous vous vantez est vrai, dit l'abbé : car tôt ou tard,
j'en ai la ferme conviction, l'honnête homme est ré-
compensé et le méchant puni. — C'est votre état de
dire cela, M. l'abbé: c'est votre état de dire cela, re-
prit Caderousse avec une expression an ère. Après
cela, on est libre de ne pas croire ce que vous dites.
— Vous avez tort d > parler ainsi, monsieur, dit l'abbé,
car peut-être vais-je être moi-même pour vous, tout à
l'heure, une preuve de ce que j'avance. — Que vou-
lez-vous dire ? demanda Caderousse d'un air étonné.
— Je veux dire qu'il faut que je m'assure avant tout
— 139 —
cpie TOUS êtes bien celui à qui j"ai affaire. — Quelles
preuves voulez-vous que je vous donne ? — Âvez-vous
connu en 18ti ou 1815 un marin qui sappelait Dan-
tès ? — Dantès !.. si je l"ai connu, ce pauvre Edmond !
je le crois bien : cétait même un de mes meilleurs
amis ! s'écria Cadcrousse. dont un rougs de pourpre
envahit le visage, tandis que l'œil clair et assuré de
l'abbé semblait se dilater pour couvrir tout entier ce-
lui qu'il int'-rrogeait. —Oui, je crois en elTct qu'il
s'appelait Edmond. — S'il s'appelait Edmond, le petit!
je le crois bien, aussi vrai que je m'appelle, moi. Gas-
pard Caderousse. Et qu'est-il Mevenu, monsieur, ce
pauvre Edmond ? continua l'aubergiste ; l'aurirz-voi'.s
connu? vit-il encore ? est-il libre? est-il heureux? —
Il est mort prisonnier, plus désr'spéré et plus miséra-
ble que les forçats qui traînent leur boulet au bagne
de Toulon, répondit labbé.
Une pâleur m.ortelle succéda sur le visage de Cade-
rousse à la rougeur qui s'en était d'abord emparée.
Il se retourna, et l'ahbp lui vit essuyer uni? larme
avec un coin du mouchoir rouge qui lui servait de
coiflure.
— Pauvre petit, murmura Caderousse. Eh bien !
voilà encore une preuve de ce que je vous disais,
M. l'abbé, que le bon Dieu n'était bon que pour les
mauvais. Ah ! continua Caderousse avec ce langage
coloré des gens du Midi, ce monde va de mal en pis.
Qu'il tombe donc du ciel deux jours de poudre et une
heure de feu, et que tout soit dit ! — Vous paraissez
aimer ce garçon de tout votre cœur, monsieur? de-
manda l'abbé. — Oui, je l'aimais bien, dit Caderousse,
quoique j'aie à me reprocher d'avoir un instant envié
son bonheur. Mais depuis, je vous le jure, foi de Ca-
derousse, j'ai bien plaint son malheureux sort.
Il se fit un instant de silence pendant lequel le rea
— 140 —
gard uxe de l'abbé ne cessa point un instant d'inter-
roger ia physionomie mobile de rauberg:iste. — Et
vous ]"avez connu, le pauvre petit? continua Cade-
rousse. — J'ai été appelé à son lit de mort pour lui
offrir les derniers secours de la religion, répondit
l'abbé. — Et de quoi est-il mort ? demanda Cadc-
rousse d'une voix étranglée. — Et de quoi meurt-on
en prison quand on y meurt à trente ans, si ce n'est
de la prison elle-même ?
Caderousse essuya la sueur qui coulait de son
front.
— Ce qu'il y a d'étrange dans tout cela, reprit
l'abbé, c'est que Dantès, à son lit de mort, sur le
Christ dont il boisait les pieds, m'a toujours juré qu'il
ignorait" la véritable cause de sa capti\ité. — C'est
vrai, c'est vrai, murmura Caderousse, il ne pouvait
pas la savoir ; non. M. l'abbé, il ne mentait pas. le
pauvre petit. — C'est ce qui fait qu'il m'a chargé d'é-
claircirson malheur qu'il n'avait jamais pu éclaircir
lui-même, et de réhabiliter sa mémoire, si cette mé-
moire avait reçu quelque souillure.
Et le regard de l'abbé, devenant de plus en plus
fiie, dévora l'expression presque sombre qui apparut
sur le visage de Caderousse.
— Un riche Anglais, continua l'abbé, sou compa-
gnon d'infortune, et qui sortit de prison à la seconde
restauration, était possesseur d'un diamant d'une
grande valeur. En sortant de prison . il voulut laisser
à Dantès qui. dans une maladie qu'il avait faite, l'a-
vait soigné comme un frère, un témoignage de sa
reconnaissance, et lui laissa ce diamant. Dantès, au
lieu de s'en sernr pour séduire ses geôliers, qui
d'ailleurs pouvaient le prendre et le trahir après, le
conserva toujours précieusement pour le cas où il
sortirait de prison ; car s'il sortait de prison, sa for -
— 141 —
fune était assurée par la vente seule de ce diamanl.
— C'était donc, comme vous le dites, demanda Cade-
rousso avec des yeux ardents, un diamant dune
grande valeur? — Tout est relatif, reprit labbé :
d'une grande valeur pour Edmond ; ce diamant était
estimé cinquante mille francs. — Cinquante mille
francs! dit Caderousse ; mais il était donc gros
comme une noix ? — Non. pas tout à fait, dit l'abbé ;
mais allez eu juger vous-même, car je lai sur moi.
Caderousse sembla chercher sous les vêlements do
l'abbé le lîépôt dont il parlait.
L'abbé tira de sa poche une petite boîte de chagrin
noir, l'ouvrit, et fit briller aux yeux éblouis de Cade-
rousse l'étincolante merveille, montée sur une bague
d'un admirable travail.
— Et cela vaut cinquante mille francs ? — Sans la
monture, qui est elle-même duo certain prix, dit
l'abbé.
Et il referma Técrin, et remit dans sa poche le dia-
mant, qui continuait d'étinceler au fond de la pensée
de Caderousse.
— Mais comment vous trouvez-vous avoir ce dia-
mant en votre possession. M. l'abbé ? demanda Cade-
rousse ; Edmond vous a donc fait son héritier ? —
Non. mais son exécuteur testamentaire. J'avais trois
bons amis et une fiancée, ni'a-t-il dit ; tous quatre,
j'en suis sûr, me regrettent amèrement ; l'un de ces
bons amis s'appelait Caderousse.
Caderousse frémit.
— L'autre, continua l'abbé sans paraître s'aperce-
voir de l'émotion de Caderousse, l'autre s'appelait
Danglars: le troisième, a-l-il ajouté, bien que mon
rival; m'aimait aussi...
Un sourire diabolique éclaira les traits de Cade-
rousse, quifitunraouvementpourinterrompre l'abbé.
— 142 —
— Attendez, dit l'abbé, laissez-raoi finir, et si vous
avez quelque observation à aie faire, vous me la ferez
tout à l'heure. L'autre, bien que mon rival, m'aimait
aussi, et s'appelait Fernand : quant à ma fiancée, son
nom était... Je ne me rappelle plus le nom de la fian-
cée, dit l'abbé. — Mercedes, dit Caderousse. — Ah !
oui ! c'est cela, reprit l'abbé avec un soupir étouffé,
Mercedes. — Eh bien ? demanda Qiderousse. —
Donnez-moi une carafe d'eau, dit l'abbé.
Caderousse s'empressa d"obéir. L'abbé remplit le
verre , et but quelques gorgées.
— Où en étions-nous? demanda-t-il en posant son
verre sur la table. La fiancée s'appelait M.TCédès :
oui, c'est cela. Vous irez à Marseille... C'est toujours
Danfès qui parle, comprenez-vous? — Parfaitement.
— Vous vendrez ce diamant, vous ferez cinq parts,
et vous les partagerez entre ces bons amis, les seuls
êtres qui m"aient aimé sur la terre ! — Comment, cinq
parts ! dit Caderousse : vous ne m'avez nommé que
quatre personnes ! — Parce que la cinquième est
morte, à ce qu'on m'a dit... La cinquième étaitle père
de Dantès. — Hélas! oui, dit Caderousse ému par les
passions qui s'entre-choquaipnt en lui; hélas ! oui, le
pauvre homme, il est mort ! — J"ai appris ces événe-
ments à Marseille, répondit Tabbé en faisant un effort
pour paraître indifférent, mais il y a si longtemps que
cette mort est arrivée que je n'ai pu recueillir aucun
détail... Sauriez-vous quelque chose de la fin de ce
vieillard, vous ? — Eh ! dit Caderousse. qui peut sa-
voir cela mieux que moi?... Je demeurais porte à
porte avec le bonhomme... Eh ! mon Dieu ! oui. un an
à peine après la disparition de son fils, il mourut, le
pauvre vieillard ! — Mais, de quoi mourut-il ? — Les
médecins ont nommé la maladie ; une gastro-entérite,
je crois ; ceux qui le connaissaient ont dit qu'il était
— 143 —
mort de douleur... et moi, qui l'ai presque vu mourir,
je dis qu'il est mort...
Caderousse s'arrêta.
— Mort de quoi ? reprit avec anxiété le prêtre. —
Eh bien ! mort de faim. — De faim ! s'écria Tabbé,
bondissant sur son escabeau; de faim! Les plus vils
animaux ne meurent pas de faim : L's chiens qui
errent dans les rues trouvent une main compatissante
qui leur jette un morceau de pain ! et un homme, un
chrétien, est mort de faim au milieu d'autres hommes
qui se disaient chrétiens comme lui ! Impossible ! oh!
c'est impossible ! — J'ai dit ce que j'ai dit, reprit Ca-
derousse.— Et tu as tort, dit une voix dans l'escalier :
de quoi te mêles-tu?
Les deux hommes se retournèrent, et virent à tra-
vers les barres de la rampe la tète maladive de la
Carconte : elle s'était traînée jusque-là et écoutait la
conversation, assise sur la dernière marche, la tête
appuyée sur ses genoux.
— De quoi te méles-tu toi-même, femme ? dit Cade-
rousse. Monsieur demande des renseignements, la
politesse veut que je les lui donne. — Oui. mais la
prudence veut que tu les lui refuses. Qui te dit dans
quelle intention on veut te faire parler, imbécile ? —
Dans une excellente, madame, je vous en réponds,
dit l'abbé. Votre mari n*a donc rien à craindre,
pourvu qu'il réponde franchement. — Rien à craindre,
oui. on commence par de belles promesses, puis on se
contente, après, de dire qu'on n"a rien à craindre, puis
on s'en va sans rien tenir de ce qu'on a dit, et un
beau matin le malheur tombe sur le pauvre monde
sans que l'on sache d"où il vient. — Soyez tranquille,
bonne femme, répondit l'abbé, le malheur ne vous
viendra pas de mon côté, je vous en réponds.
La Carconte grommela quelques paroles qu'on ne
— 144 —
put entendre, laissa retomber sur ses genouï sa tête
un instant soulevée et continua de trembler la fièvre,
laissant son mari libre de continuer la conversa-
tion, mais placée de manière à n'en pas perdre un
mot.
Pondant ce temps Fabbé avait bu quelques gorgées
d'eau, et s'était remis.
— Mais, reprit-il , ce malheureux vieillard était-il
donc si abandonné de tout le monde qu'il soit mort
d'une pareille mort? — Oh ! monsieur , reprit Cadc-
rousse . ce n'est pas que Mercedes la Catalane , ni
M. Morrel i'aient abandonné; mais le pauvre vieillard
s'était pris d'une antipathie profonde pour Fernand,
celui-là même, continua Caderousse avec un sourire
ironique , que Dantès vous a dit être de ses amis. —
Ne létait-il donc pas? dit l'abbé. — Gaspard. Gaspard,
murmura la femme du haut de son escalier, fais atten-
tion à ce que tu vas dire !
Caderousse fit un mouvement d'impatience, et, sans
accorder d'autr.' réponse à celle qui l'interrompait :
— Peut-on être l'ami de celui dont on convoite la
femme? répondit-il à l'abbé. Dantès, qui était un cœur
d'or, appelait tous ces gens-là ses amis... Pauvre
Edmond!... Au fait, il vaut mieux qu'il n'ait rien su;
il aurait eu trop de peine à leur pardonner au moment
de la mort... Et.quoi qu'on dise, continua Caderousse
dans son langage qui ne manquait pas d'une sorte de
rude poésie , j'ai encore plus peur de la malédiction
des morts que de la haine des vivants. — Imbécile !
dit la Carconte. — Savez-vous donc, continua l'abbé ,
ce que ce Fernand a fait contre Dantès? — Si je le
sais? Je le crois bien ! — Parlez , alors. — Gaspard,
fais ce que tu veux , tu es le maître, dit la femme ;
mais si lu m'en croyais, tu ne dirais rien. — Cette
fois, je crois que tu as raison, femme, dit Caderousse •
— 145 —
— Ainsi vous ne voulez rien dire? reprit Tabbé. —
A quoi bon ? dit Caderousse. Si le petit était vivant
et qu'il vint à moi pour connaitre une bonne fois pour
toutes ses amis et ses ennemis, je ne dis pas : mais il
est sous terre . à ce que vous m'avez dit, il ne peut
plus avoir de haine . il ne peut plus se venger, étei-
gnons tout cela. — Vous voulez alors, dit labbé , que
je donne à ces gens, que vous donnez pour d'in-
dignes et faux amis , une récompense destinée à la
fidélité? — C'est vrai, vous avez raison, dit Cade-
rousse. D'ailleurs que serait pour eux maintenant le
legs du pauvre Edmond ? une goutte d'eau tombant à
la mer ! — Sans compter que ces gens-là peuvent
t'écraser d'un geste, dit la femme. — Comment cela ?
ces gens-ià sont donc devenus riches et puissants? —
Alors vous ne savez pas leur histoire?— Is'on; racontez-
la-moi.
Caderousse parut réfléchir un instant.
— Non . en vérité, dit-il , ce serait (rop long. —
Libre à vous de vous taire , mon ami. dit l'abbé avec
l'accent de la plus profonde indifférence, et je res-
pecte vos scrupules ; d'ailleurs . ce que vous faites là
est d'un homme vraiment bon ; n'en parlons donc
plus. De quoi étais-je chargé ? d'une simple formalité.
Je vendrai donc ce diamant.
Et il tira le diamant de sa poche, ouvrit I écrin , et
le fit briller une seconde fois aux yeux éblouis de
Caderousse.
— Viens donc voir , femme , dit celui-ci d'une voix
rauque. — Un diamant ! dit la Carconte se levant et
descendant d'un pas assez ferme l'escalier. Qu'est-ce
que c'est donc que ce diamant ? — N"as-tu donc pas
entendu, femme? dit Cad rousse : c'est un diamant
que le petit nous a légué : à son père d'abord . à ses
t rois amis Fernand . Danglars et moi , et à Mercedes,
- 146 —
sa fiancée. Ce diamant vaut cinquante mille francs.
— Oh? le beau joyau! dit-elle. — Le cinquième de
cette somme nous appartient alors ? dit Caderousse.
— Oui, monsieur, répondit labbé : plus la part du
père de Dantès, que je me crois autorisé à répartir
sur vous quatre. — Et pourquoi sur nous quatre? de-
manda la Carcontc. — Parce que vous êtes les quatre
amis d'Edmond. — Les amis ne sont pas ceux qui
trahissent, murmura sourdement à son tour la femme.
— Oui, oui, dit Caderousse . et c'est ce que je disais.
C'est presque une profanation , presque un sacrilège,
que de récompenser la trahisson , le crime peut-être.
— C'est vous qui l'avez voulu , reprit tranquillement
l'abbé , en remettant le diamant dans la poche de sa
soutane : maintenant donnez-moi J'adresse des amis
d'Edmond , afin que je puisse exécuter ses dernières
volontés.
La sueur coulait à lourdes gouttes du front de Cade-
rousse: il vit l'abbé se lever . se diriger vers la porte,
comme pour jeter un coup d'oeil d'avis à son cheral
et revenir. Caderousse et sa femme se regardaient avec
une indicible expression.
— Le diamant serait tout entier pour nous! dit
Caderousse. — Le crois-tu? répondit la femme. — Un
homme d'Église ne voudrait pas nous tromper. —
Fais comme tu voudras , dit la femme. Quant à moi ,
je ne m'en mêle pas.
Et elle reprit le chemin de l'escalier . toute grelot-
tante. Ses dents claquaient, malgré la cha eur ardente
qu'il faisait. Sur la dernière marche, elle s'arrêta un
instant.
— Réfléchis bien , Gaspard ; dit-elle. — Je suis dé-
cidé, répondit Caderousse.
La Carconte rentra dans sa chambre en poussant
un soupir ; on entendit le plafond crier sous ses pas
— 147 —
jusqu'à ce qu'elle eût rejoint son fauteuil eu elle tomba
assise lourdement.
— A quoi êles-vous décidé ? demanda l'abbé. — A
tout vous dire, répondit Caderousse. — Je crois, en
•vérité, que c"cst ce qu'il y a de mieux à faire , dit le
prêtre : non pas que je tienne à savoir les choses que
vous voudriez me cacher; mais enfin . si vous pouvez
m'amener à distribuer le legs selon les vœux du tes-
tateur , ce sera mieux. — Je l'espère , répondit Cade-
rousse , les joues enflammées par la rougeur de l'es-
pérance et de la cupidité.— Je vous écoule, dit l'abbé.
— Attendez . reprit Caderousse . on pourrait nous
interrompre à l'endroit le plus intéressant, et ce serait
désagréable: d'ailleurs il est inutile que personne
sache que vous êtes venu ici.
Et il alla à la porte de son auberge qu'il ferm.6 et à
laquelle . pour surcroît de précaution . il mit la barre
de nuit. Pendant ce temps, l'abbé avait choisi sa place
pour écouter tout à son aise ; il s'était assis dans un
angle de manière à demeurer dans l'ombre, tandis que
la lumière tomberait en plein sur le visage de son inter-
locuteur. Quant à lui. la tête inclinée, les mains jointes
ou plutôt crispées , il s'apprêtait à écouter de toutes
ses oreilles. Caderousse approcha un escabeau et
.s'assit en face de lui.
— SouN iens-toi que je ne te pousse à rien , dit la
voix tremblotante de la Carconte, comme si, à travers
le plancher, elle eût pu voir la scène qui se préparait.
— C'est bien, c'est bien, dit Caderousse ; n'en parlons
plus, je prends tout sur moi.
£t il commença.
— 148 —
XIII. — Le récit.
— Avant tout , dit Caderousse . je dois , monsieur,
vous prier de me promettre une chose. — Laquelle ?
demanda Tabbé. — Cest que jamais, si vous faites un
usage quelconque des détails que je vais vous donner,
on ne saura que ces détails viennent de moi : car ceux
dont je vais vous parler sont riches et puissants, et s'ils
me touchaient seulement du doigt, ils me briseraient
comme verre.— Soyez tranquille, mon ami. dit l'abbé,
je suis prêtre . et les confessions meurent dans mon
sein. Rappelez-vous que nous n'avons d'autre but que
d'accomplir dignement les dernières volontés de notre
ami. Parlez donc sans ménagement comme sans
haine ; dites la vérité . toute la vérité. Je ne connais
pas et je ne connaîtrai probablement jamais les per-
sonnes dont vous allez me parler . d'ailleurs je suis
Italien et non pas Français : j'appartiens à Dieu et non
aux hommes, et je vais rentrer dans mon couvent
dont je ne suis sorti que pour accomplir les dernières
volontés d'un mourant.
Cette promesse positive parut donner à Caderousse
un peu d'assurance.
— Eh bien! en ce cas, dit Caderousse , je veux,
je dirai même plus . je dois vous détromper sur ces
amitiés que le pauvre Edmond croyait sincères et
dévouées. — Commençons par son père, s'il vous
plait , dit l'abbé. Edmond m'a beaucoup parlé de ce
vieillard pour lequel il avait un profond amour. —
L'histoire est triste, monsieur, dit Caderousse en
hachant la tète. Vous en connaissez probablement les
commencements? — Oui , lépondit l'abbé , Edmond
— 149 —
m'a raconté les choses jusqu'au nioiutut où il a été
arrêté dans uu petit cabaret près de Marseille. —
A la RéaiTve. Oh ! mon Dieu . oui. Je vois encore la
chose comme si j'y étais. — N'était-ce pas au repas
même de ses fiançailles ? — Oui ; et le repas, qui avait
eu un gai commencement, eut une triste fin. Un com-
missaire de police, suivi de quatre fusiliers , entra, et
Dantès fut arrêté. — Voilà où s'arrête ce que je sais ,
monsieur, dit le prêtre. Dantès lui-même ne savait ritn
autre que ce qui lui était absolument personnel ; car
il n'a jamais revu aucune des cinq personnes que je
vous ai mommées , ni entendu parler délies. — Eh
bien ! Dantès une fois arrêté, M. 3ïorrel courut pour
prendre des informations ; elles furent bien tristes.
Le vieillard retourna seul dans sa maison , ploya son
habit de noces en pleurant, passa toute la journée à
aller et venir dans sa chambre, et le soir ne se coucha
point ; car je demeurais au-dessous de lui , et je l'en-
tendis marcher toute la nuit ; moi même, je dois le
dire, je ne dormis pas non plus, car la douleur de ce
pauvre père me faisait grand mal . et chacun de ses
pas me broyait le cœur, eomme s'il eût réellement
posé son pied sur ma poitrine. Le lendemain , Merce-
des vint à Marseille, pour implorer la protection de
M. de VilKfort; elle n'obtint rien • mais du même
coup elle alla rendre visite au vieillard. Quand elle le
vit si morne et si abattu, qu'il avait passé la nuit sans
se mettre au lit, et qu'il n'avait pas mangé depuis la
veille, elle voulut l'emmener avec elle pour en prendre
soin ; mais le vieillard ne voulut jamais y consentir.
« Non, disait-il, je ne quitterai pas la maison ; car c'est
moi que mon pauvre enfant aime avant toutes choses,
et s'il sort de prison . c'est moi qu'il accourra voir
d'abord. Que dirait-il si je n'étais point là à l'attendre?»
J'écoutais tout cela du carré , car j'aurais voulu que
11. JO
— 150 —
Mercedes déterminât le vieillard à la suivre ; ce pas
retentissant nuit et jour sur ma tête ne me laissait pas
un instant de repos. — Mais ne montiez-vous pas
vous-même près du Aneillard pour le consoler? de-
manda le prêtre. — Ah ! monsieur, répondit Cade-
rousse , ou ne console que ceux qui veulent être con-
solés : et lui ne voulait pas Têtre. D'ailleurs, je ne sais
pourquoi , mais il me semblait qu'il avait de la répu-
gnance à me voir. Une nuit cependant que j'entendais
ses sanglots, je n'y pu résister, et je montai; mais
quand j'arrivai à la porte . il ne sanglotait plus , il
priait. Ce quil trouvait d'éloquentes paroles et de pi-
toyables supplications , je ne saurais vous le redire ,
monsieur : c'était plus que de la pitié, c'était plus que
de la douleur ; aussi, moi qui ne suis pas cagot et qui
n'aime pas les jésuites . je me dis ce jour-là : C'est
bien heureux, en vérité, que je sois seul et que le bon
Dieu ne m'ait pas envoyé d'enfants , car si j'étais
père et que je ressentisse une douleur semblable à
celle du pauvre vieillard, ne pouvant trouver dans ma
mémoire ni dans mon cœur tout ce qu'il dit au bon
Dieu, j'irais tout droit me précipiter dans la mer pour
ne pas souffrir plus longtemps. — Pauvre père! mur-
mura le prêtre. — De jour en jour, il ^ivait plus seul
et plus isolé : souvent M. Morrel ou Mercedes venait
pour le voir, mais sa porte était fermée; et , quoique
je fusse bien sûr qu'il était chez lui , il ne répondait
pas. Un jour que , contre son habitude , il avait reçu
Mercedes, et que la pauvre enfant, au désespoir elle-
même , tentait de le réconforter : — « Crois-moi , ma
fille, lui dit-il. il est mort... et, au lieu que nous l'at-
tendions, c'est lui qui nous atten i... Je suis bien heu-
reux, car c'est moi qui suis le plus vieux, et qui, par
conséquent, le reverrai le premier. »
Si bon que Ton soit ; voyez-vous , on cesse bientôt
— 151 —
de voir les gens qui vous attristent : le vieux Danfès
finit par demeurer tout à fait seul. Je ne voyais plus
monter de temps en temps chez lui que des gens in-
connus qui descendaient avec quelque paquet mal
dissimulé; j'ai compris depuis ce que c'étaient que
ces paquets : il vendait peu à peu ce qu'il avait pour
vivre. Enfin le bonhomme arriva au bout de ses pau-
vres hardes... 11 devait trois termes, on menaça de le
renvoyer ; il demanda huit jours encore, on les lui
accorda. Je sus ce détail parce que le propriétaire
entra chez moi en sortant de chez lui. Pendant les
trois premiers jours . je l'entendis marcher comme
d'habitude; mais le quatrième... je n'entendis plus
rien... Je me hasardai à monter, la porte était fermée;
mais à travers la serrure, je l'aperçus si pâle et si
défait , que le jugeant bien malade , je fis prévenir
M. Morrel et courus chez Mercedes. Tous deux s'em-
pressèrent de venir. M. Morrel amenait un médecin ;
le médecin reconnut une gastro-entérite, et ordonna
la diète. J'étais là , monsieur, et je n'oublierai jamais
le sourire du vieillard à cette ordonnance. Dès lors
il ouvrit sa porte , il avait une excuse pour ne plus
manger, le médecin avait ordonné la diète.
L'abbé poussa une espèce de gémissement.
— Cette histoire vous intéresse, n'est-ce pas. mon-
sieur ? dit Caderousse. — Oui , répondit l'abbé ; elle
est attendrissante. — Mercedes revint; elle le trouva
si changé que, comme la première fois , elle voulut le
faire transporter chez elle. C'était aussi l'avis de
M. Morrel , qui voulait opérer le transport de force ;
mais le vieillard cria tant, qu'ils eurent peur. Merce-
des resta au chevet de son lit. M. Morrel s'éloigna en
faisant signe à la Catalane qu'il laissait une bourse
sur la cheminée. Mais, armé de l'ordonnance du mé-
decin, le vieillard ne voulut rien prendre. Enfin, après
~ 15-2 —
neuf jours de désespoir et d'abstinence, le vieillard
expira en maudissant ceux qui avaient causé son mal-
heur, et en disant à Mercedes : « — Si vous revoyez
mon Edmond , dites-lui que je meurs en le bénis-
sant. ))
L'abbé se leva , fit deux tours dans la chambre en
portant une main frémissante à sa gorge aride.
— Et vous croyez qu'il est mort ?... — De faim...
monsieur, de faim, dit Caderousse ; j'en réponds, aussi
vrai que nous sommes ici deux chrétiens.
L'abbé, d'une main convulsive, saisit le verre d'eau
encore à moitié plein , le vida d'un trait et se rassit .
les yeux rouges et les joues pâles.
— Avouez que voilà un grand malheur, dit-il d'une
voix rauque. — D'autant plus grand, monsieur, que
Dieu n'y est pour rien et qu '. les hommes seuls en sont
la cause. — Passons donc à ces hommes, dit l'abbé ;
mais, songez-y, continua-t-il d'un air presque mena-
çant, vous vous êtes engagé à me tout dire ; voyons!
quels sont ces hommes qui ont fait mourir le fils de
désespoir et le père de faim.? — Deux hommes jaloux
de lui, monsieur, l'un par amour l'autre par ambi-
tion. Fernand et Danglars. — De quelle façon se mani-
festa cette jalousie, dite? — Ils dénoncèrent Edmond
comme agent bonapartiste. — Mais lequel des deux
le dénonça? lequel des deux est le plus coupable ? —
Tous deux, monsieur : lun écri^it la lettre, l'autre !a
mit à la poste, — Et où cette lettre fut-elle écrite ? —
A la Réserve même, la veille du mariage. — C'est bien
cela, c'est bien cela, murmura l'abbé. Oh! Faria!
Faria ! comme tu connaissais les hommes et les choses!
— Vous dites, monsieur? demanda Caderousse. —
Rien, reprit le prêtre ; continuez. — Ce fut Danglars
qui écrivit la dénonciation de sa main gauche pour
que son écriture ne fût pas reconnue, et Fernand qui
— 153 —
l'envoya.— Mais, s'écria tout à coup l'abbé, vous étiez
là. vous? — Moi? dit Cadarouss'» étonné ; qui voui
a dit que j'y étais ? — L'abbé vit qu'il s'était lancé trop
avant. — Personne, dit-il, mais pour être si bien au
fait de tous ces détails, il faut que vous en ayez été
le témoin? — C'est vrai, dit Caderousse d'une voix
étouffée, j'y étais. — Et vous ne vous êtes pas opposé
à celte infamie ? dit l'abbé ; alors vous êtes leur com-
plice. — Monsieur, dit Caderousse. ils m'avaient fait
boire tous deui au point que j'en avais à peu près
perdu la raison. Je ne voyais plus qu'à travers un
nuage. Je dis tout ce que peut dire un homme dans
cet état, mais ils me répondirent tous deux que c'était
une plaisanterie qu'ils avaient voulu faire, et que
cutte plaisanterie n'aurait pas de suite. — Le lende-
main, monsieur, le lendemain, vous vîtes bien qu'elle
avait une suite ; cependant vous ne dîtes rien, vous
étiez là pourtant lorsqu'il fût arrêté. — Oui, monsieur,
j'étais là et je voulus parler, je voulus tout dire, mais
Danglars me retint. « Et .s'il est coupable par hasard,
me dit-il, s'il a véritablement relâché à l'île d'Elbe,
s'il est véritablement chargé d'une lettre pour le comité
bonapartiste de Paris, si on trouve cette lettre sur lui,
ceux qui l'auront soutenu pisseront pour ses compli-
ces. » J'eus peur de la politique telle qu'elle se faisait
alors, je l'avoue; je me tus, ce fut une lâcheté, j'en
conviens, mais ce ne fut pas un crime. — Je comprends,
vous laissâtes faire, voilà tout. — Oui. monsieur, ré-
pondit Caderousse, et c'est mon remords de la nuit et
du jour. J'en demande bien souvent pardon à Dieu, je
vous le jure, d'autant plus que cette action, la seule
que j'aie sérieusement à me reprocher dans tout le
cours de ma vie, est sans doute la cause de mes adver-
sités J'expie un in.stant d'égoisme ; aussi c'est ce
que je dis toujours à la Carconte lorsqu'elle se plaint :
— tu —
<T Tais-toi. femme. C'est Dieu qui le veut ainsi.
Et Caderousse baissa la tête avec tous les signes
d'un vrai repentir. »
— Bien, monsieur, dit l'abbé, vous avez pari' avec
franchise: s'accuser ainsi, c'est mériter son pardon.
— Malheureusement, dit Caderousse, Edmond est
mort et ne m'a pas pardonné, lui ! — Il ignorait, dit,
]"abbé. — Mais il sait maintenant, peut-être, reprit
Caderousse. On dit que les morts savent tout.
Il se fit un instant de silence : l'abbé s'était levé et
se promenait pensif; il revint à sa place et se rassit.
— Tous m'avez nommé déjà deux ou trois fois un
certain M. Morrel, dit-il. Qu'était-ce que cet homme?
— C'était l'armateur du Pharaon,, le patron de Dantès.
— Et quel rôle a joué cet homme dans toute cette
triste aSTaire? demanda labbé. — Le rôle d'un hon-
nête homme, courageus et affectionné, monsieur.
Vingt fois il intercéda pour Edmond ; quand l'empe-
reur rentra, il écri\-it. pria, menaça si bien qu'à la
seconde restauration , il fut fort persécuté comme
bonapartiste. Dix fois, comme je vous l'ai dit, il était
venu chez le père de Dantès pour le retirer chez lui ,
et la veille ou la surveille de sa mort, je vous l'ai dit
encore, il avait laissé sur la cheminée une bourse avec
laquelle on paya les dettes du bonhomme , et l'on
subvint à son enterrement : de sorte que le pauvre
>icillard put du moins mourir comme il avait vécu,
sans faire de tort à personne. C'est encore moi qui ai
la bourse, une grande bourse en filet rouge. — Et ,
demanda l'abbé, ce M. Morrel vit-il encore ? — Oui ,
dit Caderousse. — En ce cas, reprit l'abbé, ce doit
être un homme béni du ciel, il doit être riche... heu-
reux ?...
Caderousse sourit amèrement.
^— Gai, heureux comme moi, dit-il. — Comment !
^ 155 —
M. Morrel serait malheureux ! s'écria l'abbé. — Il
touche à la misère, monsieur ; et bien plus, il touche
au déshonneur. — Comment cela? — Oui, reprit
Caderousse, c'est comme cela; après vingt-cinq ans de
travail, après avoir acquis la plus honorable place
dans le commerce de Marseille, M. Morrel est ruiné
de fond en comble. Il a perdu cinq vaisseaux en deux
ans, a essuyé trois banqueroutes effroyables, et n'a
plus d'espérances maintenant que dans ce même
Pharaon que commandait le pauvre Dantès et qui
doit revenir des Indes avec un chargement de coche-
nille et dindigo. Si ce navire-là manque comme les
autres, il est perdu. — Et, dit l'abbé, a-t-il une
femme, des enfants, le malheureux ? — Oui: il a
une femme qui, dans tout cela, se conduit comme
une sainte ; il a une filie qui allait épouser un homme
qu'elle aimait, et à qui sa famille ne veuf plus laisser
épouser une? fille ruinée ; il a un fils enfin, lieutenant
dans larmée. Mais, vous lecomprt^nez bien, tout cela
double sa douleur, au lieu de l"adoucir, à ce pauvre
cher homme. S'il était seul, il se brûlerait la cervelle,
et tout serait dit. — C'est affreux ! murmura le
prêtre. — Voilà comme Dieu récompense la vertu,
monsieur, dit Caderousse. Tenez, moi qui n'ai jamais
fait une mauvaise action, à part ce que je vous ai
raconté, moi, je suis dans la misère ; moi, après avoir
TU mourir ma pauvre femme de la fièvre sans pouvoir
rien faire pour elle, je mourrai de faim comme est
mort le père de Dantès, tandis que Fernand et Dan-
glars roulent sur l'or. — Et comment cela ? Parce
que tout leur a tourné à bien, tandis qu'aux honnêtes
gens tout tourne à mal. — Qu'est devenu Danglars?
le plus coupable, n'est-ce pas, l'instigateur ? — Ce
qu'il est devenu ? il a quitté Marseille ; il est entré
sur la recommandation de M. Morrel qui ignorait son
— 156 —
crime, comme commis d'ordre chez un banquier
espagnol. A l'époque de la guerre d'Espagne, il s'est
chargé d'une part dans les fournitures de l'armée
française et a fait fortune ; alors, avec ce premier
argent, il a joué sur les fonds, et a triplé, quadruplé
ses capitaux, et. veuf lui-même de la fille de son
banquier, il a épousé une veuve, madame de Nargonne,
fille de M. de Servicux. chambellan du roi actuel , et
qui jouit de la plus grande faveur. Il s'était fait mil-
lionnaire, on l'a fait baron, de sorte qu'il est baron
Danglars maintenant, qu'il a un hôtel rue du Mont-
Blanc, dix chevaux dans ses écuries, six laquais dans
son antichambre , et je ne sais combien de millions
dans ses caisses. — Ah ! fit l'abbé avec un singulier
accent; et il est heureux? — Ah! heureux, qui peut
dire cela ? Le malheur ou le bonheur, c'est le secret
des murailles ; les murailles ont des oreilles, mais
elles n'ont pas de langue; si l'on est heureux avec
une grande fortune, Danglars est heureux. — EtFer-
nand. — Fcrnand? c'est bien autre chose encore. —
Mais comment a pu faire fortune un pauvre pêcheur
catalan, sans ressources , sans éducation ? cela me
passe, je vous l'avoue. — Et cela passe tout le monde
aussi : il faut qu'il y ait dans sa vie quelque étrange
secret que personne ne sait. — Mais enfin par quels
échelons visibles a-t-il monté à cette haute fortune
ou à cette haute position ? — A toutes deux, mon-
sieur , à toutes deux ! il a fortune et position tout
ensemble. — C'est un conte que vous me faites
là ! — Le fait est que la chose en a bien lair ; mais
écoutez et vous allez comprendre. Fcrnand, quelques
jours avant le retour de Banlès, était tomlié à la con-
scription. Les Bourbons le laissèrent bien tranquille
aux Catalans: mais Napoléon rennt.un levée extraor-
dinaire fut décrétée, et Fcrnand fut forcé de partir.
— 157 —
Moi aussi je partis ; mais comme j'étais plus vieux
que Fernand. et que je venais d'épouser ma pauvre
femme, je fus envoyé sur les côtes seulement. Fcr-
nand, lui, fut enrégimenté dans les trou pes actives,
gagna la frontière avec son régiment, et assista à la
bataille de Ligny. La nuit qui suivit la bataille, il
était de planton à la portn d'un général qui avait des
relations secrètes avec l'ennemi. Cette nuit même le
général devait rejoindre les Anglais ; il proposa à
Fernand de l'accompagner : Fernand accepta, quitta
son poste et suivit le généra!, te qui eût fait passer
Fernand à un conseil de guerre si Napoléon fût resté
sur le trône, lui servit de recommandation près des
Bourbons. Il rentra en France avec l'épaulette rie
sous-lieutenant; et comme la protection du général .
qui est en haute faveur, ne l'abandonna point, il était
capitaine en 18^5. lors de la guerre d'Espagne .
c'est-à-dire au moment même où Danglars risquait
ses premières spéculations. Fernand était Espagnol :
il fut envoyé à Madrid pour y étudier l'esprit de ses
compatriotes. Il y retrouva Danglars, s'aboucha avec
lui, promit à son général un appui parmi les roya-
listes de la capitale et des provinces, reçut des pro-
messes, prit de son côté des engagements, guida son
régiment par des chemins connus de lui seul dans des
gorges gardées par les royalistes, et enfin rendit dans
cette courte campagne de tels services, qu'après la
prise du Trocadero il fut nommé colonel et reçut la
croix d'officier de la Légion d'honneur avec le titre de
baron. — Destinée ! destinée ! murmura l'abbé. —
Oui, mais écoutez, ce n'est pas le tout. La guerre
I d'Espagne finie, la carrière de Fernand se trouvait
compromise par la longue paix qui promcUait de
régner en Europe. La Grèce seule était soulevée contre
ia Turquie, et venait de commencer la guerre de son
— 158 —
indépendance: tous los yeux étaient tournés vers
Athènes; c'était la mode de plaindre et de soutenir
les Grecs. Le gouvernement français, sans jes pro-
téger ouvertement, comme vous savez, tolérait les
migrations partielles. Fernand sollicita et obtint la
permission aller servir en Grèce . en demeurant
toujours porté néanmoins sur les contrôles de l'armée.
Quelque temps après, on apprit que le comte de Mor-
cerf, c'était le nom qu'il portait, était entré au service
d".\li-Pacha. avec le grade de général instructeur.
Ali-Pacha fut tué. comme vous savez ; mais avant de
mourir, il récompensa les services de Fernand, en
lui laissant une somme considérable avec laquelle
Fernand revint en France, où son grade de lieutenant
général lui fut confirmé. — De sorte qu'aujourd'hui ,
poursuivit Caderousse.il possède un hôtel magnifique
à Paris, rue du Helder . n" 27.
L'abbé ouvrit la bouche, demeiira un instant comme
un homme qui hésite; mais faisant un effort sur lui-
même :
— Et Mercedes? dit-il, on m'a assuré qu'elle avait
disparu. — Disparu, dit Caderousse, comme disparaît
le soleil pour se lever le lendemain plus éclatant, —
A-t-el!e donc fait fortune aussi ? demanda l'abbé avec
un sourire ironique. — Mercé 'es est à cette heure une
des plus grandes dames de Paris, répondit Caderousse.
— Continuez, dit l'abbé ; il me semble que j'écoute le
récit d'un rêve. Mais j'ai vu moi-même des choses si
extraordinaires, que celles que vous me dites m'éton-
nent moins. — Mercedes fut d'aboid désespérée du
coup qui lui enlevait Edmond. Je vous ai dit ses
instances près de M. de Villefort et son dévouement
pour le père de Dantès. Au milieu de son désespoir une
nouvelle douleur vint l'atteindre, ce fut le départ de
Fernand, de Fernand dont elle ignorait le crime, et
— 159 —
qu'elle regardait comme son frère. Fernand partit,
Mercedes denipura seule.
Trois mois s'écoulèrent pour elle dans les larmes ;
pas de nouvelles d'Edmond, pas de nouvelles de Fer-
nand; rien devant les yeux qu'un vieillard qui s'en
allait mourant de désespoir. Un soir, après être restée
toute la journée assise, comme c'était son habitude,
à l'angle des deux chemins qui se rendent de Mar-
seille aui Catalans, elle rentra chez elL' plus abattue
qu'elle ne lavait encore été : ni son amant, ni son ami
ne revenaient par l'un ou lautre de ces deux chiMuins, et
elle navait de nouvelles ni de l'un ni de l'autre. Tout
à coup il lui sembla entendre un pas connu; elle se
retourna avec anxiété, la porte s'ouvrit, et elle vit
apparaître Fernand avec son uniforme de sous-lieu-
tenant. Ce n'était pas la moitié de ce qu'elle pleurait,
mais c'était une portion de sa vie passée qui revenait
à elle. Mercedes saisit les mains de Fernand avec un
transport que celui-ci prit pour de l'amour, et qui
n'était que de la joie de n'être plus seule au monde et
de r«voir enfln un ami après les longues heures de la
tristesse solitaire. Et puis, il faut le dire, Fernand
n'avais jamais été haï, il n'était pas aimé, voilà tout;
un autre tenait tout le cœur de Mercedes, cet autre
était absent... avait disparu... était mort peut-être.
A cette dernière idée. Mercedes éclatait en sanglots
et se tordait les bras de douleur : mais celte idée,
qu'elle repoussait autrefois ({uand elle lui était suggé-
rée par un autre, lui revenait maintenant toute seule
à l'esprit; d'ailleurs, de son côté, le vieux Dantès ne
i cessait de lui dire : « Notre Edmond est mort, car, s'il
n'était pas mort, il nous reviendrait. »
Le vieillard mourut, comme je vous l'ai dit : s'il eût
vécu, peut-être Mercedes ne fiit-elle jamais devenue
la femme d'un autre ; car il eût été là pour lui repro-
— 160 —
cher son infidélité. Fnrnand comprit cela. Quand il
connut la mort du vieillard, il revint. Cette fois i!
était lieutenant. Au preniiiT voyage, il n'avait pas dit
à Mercedes un mot damour: au second, il lui rappela
quïl Taimait. Mercedes lui demanda six mois encore
pour attendre et pleurer Edmond.
— Au fait, dit l'abbé avec un sourire amer, cela
faisait dix-huit mois en tout. Que peut demander da-
vantage l'amant le plus adoré ?
Puis il mu.-mura les paroles du poëtc anglais.
— FrniltUj finj nume is worn/m !
— Six mois après, reprit Caderousse, le mariage
eut lieu à l'église des Accoules. — C'ctaif la même
église où elle devait épouser Edmond, murmura le
prêtre; il n'y avait que le fiancé de changé, voilà tout.
— Mercedes se maria donc, continua Caderousse :
mais, quoique aux yeux de tous elle parût calme,
elle ne manqua pas moins de s'évanouir en passant
devant la Réserve, où dit-huit mois auparavant avaient
été célébrées ses fiançailles avec celui qu'elle eût vu
qu'elle aimait encore, si elle eût osé regarder au fond
de son cœur. Fernand. plus heureux, mais non pas
plus tranquille, car jo le vis à cette époque, et il crai-
gnait sans cesse le retour d'Edmond, Fernand s'oc-
cupa aussitôt de dépayser sa femme et de s'exiler lui-
même : il y avait à la fois trop de dangers à craindre
et de souvenirs à combattre en restant aux Catalans.
Huit jours après la noce ils partirent. — Et revîtes-
vous Mercedes? demandais prêtre. — Oui, au mo-
ment de la guerre d'Espa?ne. à Perpignan, où Fer-
nand l'avait laissée; elle faisait alors l'éducation de
son fils.
L'abbé tressaillit
— De son fils '? dit-il. — Oui. répondit Caderousse,
du petit Albert. — Mais pour instruire ce fiis, con-
i
— 161 —
tinua l'abbé, elle avait donc reçu de l'édiicalion elle-
même ? il rnc semblait avoir entendu dire à Edmond
que c'était la fille d'un simple pécheur, btlle, mais
inculte.
— Oh ! dit Caderousse, connaissait-il donc si mal
sa propre fiancée? Mercedes eût pu devenir reine,
monsieur, si la couronne se devait poser seulement
sur les têtes les plus belles et les plus intelligentes.
Sa fortune grandissait déjà, et elle grandissait avec sa
fortune. Elle apprenait le dessin, elle apprenait la
musique, elle apprenait fout. D'ailleurs, je crois, entre
nous, qu'elle ne faisait tout cela que pour se dis-
traire, pour oublier, et qu'elle ne mettait tant de
j choses dans sa tête que pour combattre ce qu'elle
avait dans le cœur. Mais maintenant tout doit être
dit, continua Caderousse ; la fortune et les honneurs
l'ont consolée sans doute. Elle est riche, elle est com-
tesse, et cependant....
Caderousse s'arrêta.
— Cependant, quoi? demanda l'abbé. — Cependant
je suis sûr qu'elle n'est pas h; ureuse , dit, Cade-
rousse.
— Et qui vous le fait croire ? — Eh bien, quand je
me suis trouvé trop malhoureux moi-même, j'ai pensé
que mes anciens amis m'aideraient en quelque chose.
Je me suis présenté chez Danglars, qui ne m'a pas
même reçu J'ai été chez Fernand, qui ma fait re-
mettre cenî francs par son valet de chambre. — Alors
vous ne les vîtes ni l'un ni l'autre? — Non. mais ma-
dame de Morcerf m'a vu, elle. — Comment cela ? —
Lorsque je suis sorti, une bourse est tombée à mes
pieds; elle contenait vingt-cinq louis. J'ai levé vive-
ment la tête, et j'ai vu Mercedes qui refermait la per-
sienne. — Et 31. de Villefort? demanda l'abbé.— Oh!
lui n'avait pas été moa ami, lui je ne I0 connaitisais
— 162 —
pas, lui je n'avais rien à lui demander. — Mais ne
savez-\ous point ce qu'il est devenu, et la part qu'il a
prise au malheur d'Edmond? — Non: je sais seule-
ment que. quelque temps après l'avoir fait arrêter, il a
épousé mademoiselle de Saint-Méran . et bientôt a
quitté Marseille. Sans doute que le bonheur lui aura
souri comme aux autres, sans doute qu'il est riche
comme Dan^lars, considéré comme Fernand: moi
seul, vous le voyez, je suis resté pauvre, misérable
et oublié de Dieu. — Tous vous trompez, mon ami,
dit l'abbé : Dieu peut paraître oublier parfois quand
.sa jusîice se repose, mais il vient toujours un moment
où il se souvient, et en voici la preuve.
A ces mots l'abbé tira le diamant de sa poche, et le
présentant à Caderousse :
— Tenez, mon ami. lui dit-il, prenez ce diamant,
car il est àvous. — Comment ! à moi seul ? s'écria Cade-
rousse: ah ! monsieur, ne raillez-vous pas? — Ce diamant
devait être partagé entre les amis d'Edmond : Edmond
n'avait qu'un seul ami. le partage de\ient donc inu-
tile. Prenez ce diamant et vendez-le. il vaut cinquante
mille francs, je vous le répète, et cette somme, je l'es-
père, suffira pour vous tirer de la misère. — Oh !
monsieur, dit Cadcrousse en avançant timidement
une main et en essuyant de l'autre la sueur qui perlait
sur son front : oh ! monsieur, ne faites pas une plai-
santerie du boiîheur ou du désespoir d'un homme! —
Je sais ce que c'est que le bonheur et ce que c'est que
le désespoir, et je ne jouerai jamais à plaisir avec ces
sentiments, répondit i'abbé. Prenez donc ! mais en
échange... Caderoutsc, qui touchait déjà le diamant,
retira sa main.
L'abbé sourit.
— En échange, continua-t-il, donnez-moi cette
bourse de soie rouge que M. Morrel avait, laissée sur
— 163 -
la cheminée du vieux Dantès, et qui, me l'avez-Tou»
dit, est encore entre vos mains.
Caderousse. de plus en plus étonné, alla vers une
grande armoire de chêne, l'ouvrit, et donna à l'abbé
une bourse longue, de soie rouge flétrie, et autour de
laquelle glissaient deux anneaux de cuivre dorés au-
trefois. L'abbé la prit, et en sa place donna le diamant
à Caderousse.
— Oh ! vous êtes un homme de Dieu, monsieur,
s'écria Caderousse ; car en vérilé personne ne savait
qu'Edmond vous avait donné ce diamant, et vous
auriez pu le garder. — Bien, se dit tout bas l'abbé,
tu l'eussesfait, à ce qu'il paraît, toi !
— L'abbé se leva, prit son chapeau et ses gants.
— Ah çà ! dit-il, tout ce que vous m'avez dit est
bien vrai, n'est-ce pas, et je puis y croire en tous
points? — Tenez, monsieur l'abbé, dit Caderousse,
voici dans le coin de ce mur un christ de bois béni ;
voici sur ce bahut le livre d'évangiles de ma femme;
ouvrez ce livre, et je \ais vous jurer dessus, la main
étendue vers le christ, je vais jurer sur le salut de
mon âme, sur ma foi de chrétien, que je vous ai dit
toutes choses comme elles s'étaient passées, et comme
l'ange des hommes le dira à l'oreille de Dieu le jour du
jugement dernier ! — C'est bien, dit l'abbé, con-
vaincu par cet accent que Caderousse disait la vérité ;
c'est bien; que cet argent vous profilel Adieu, je re-
tourne loin des hommes qui se font tant de mal les uns
aux autres.
Et l'abbé, se délivrant à grand'peine des enthou-
siastes élans de Caderousse. leva lui-même la barre de
la porte, sortit, remonta à cheval, salua une dernière
fois l'aubergiste qui se confondait en adieux bruyants,
et partit, suivant la même direction qu'il avait déjà
sui>1e pour venir.
— 164 —
Qiionil Cadi-roiisse se rclourpa, il \il derrière lui
la Carconlo plus paie et phis (rcmbîanle que jamais.
— Est-ce bien vrai ce que jai entendu ? dit-elic. —
Quoi ? quïl nous donnait le diamant pour nous tout
seuls ? dit Caderousse presque fou de joie. — Oui. —
Rien de plus vrai, car le voilà.
La femme le regarda un instant, puis d'une voix
sourde :
— Et s'il éîait faux ? dit-elle.
Caderousse pâlit et chancela.
— Faux, murmura-t-il, faux... Et pourquoi cet
homme m'aurait-il donné un diamant faux ? — Pour
avoir ton secret sans le payer, imbécile!
Caderousse resta un instant étourdi sous le poids
de cette supposition.
— Oh ! dit-i! au bout d"un instant et en prenant son
chapeau qu'il posa sur le mouchoir rouge noué au-
tour de sa îéle, nous allons bien le savoir. — Et com-
ment cela? — C'est la foire à Braucaire: il y a des
bijoutiers de Paris : je vais aller le leur montrer.
Toi; garde la maison, femme ; dans deux heures, je
serai de retour.
Et Caderousse s'élança hors de la maison, et prit
tout courant la route opposée à celle que venait de
prendre rinconiiu.
— Cinquante niiîle francs! murmura la Carconte
restée seule; c'est de l'argent... mais ce n'est pas une
fortune.
XIV. — les registres des prisons.
Le lendemain du jour où s'était passée, sur la route
de Bellcgarde à Beaucaire, la scène que nous venons
— 165 —
de raconter, un homme de trente à irente-deui ans,
vêtu d'un frac bleu barbeau, dun pantalon de nankin
et d'un gilit blanc, ayant à la fois la tournure et l'accent
britannique, se présenta chez le maire de >Jarseille,
— Monsieur, lui dit-il, je suis le premier commis
de la maison Thomson et French de Rome ; nous
sommes depuis dix ans en relation avec !a maison
Morrel et fils de Marseille, nous avons une centaine
de mille francs à peu près engagés dans ces relations,
et nous ne sommes pas sans inquiétudes, attendu que
Ton dit que la maison menace ruine. J'arrive donc
tout exprès de Rome pour vous demander des rensei-
gnements sur cette maison. — 3Ionsieur, répondit le
maire, je sais effectivement que depuis quatre ou cinq
ans le malheur semble poursuivre M. Morrel : il a
successivement perdu quatre ou cinq bâtiments et es-
suyé trois ou quatre banqueroutes; mais il ne m'ap-
partient pas, quoique son créancier moi-même pour
une dizaine de mille francs, de donner aucun resci-
gnement sur l'état de sa fortune. Demandr-z-moi
comme maire ce que je pense de M. Morrtl: et je vous
répondrai que c'est un homme probe jusqu'à la rigi-
dité, et qui jusqu'à présent a rempli tous ses engage-
ments avec une parfaite exactitude. Voilà tout ce que
jepuis vous dire, monsieur : si vous voulez en savoir da-
vantage, adressez-vous à M. de Boville, inspecteur des
prisons, rue de >'oailles. n° 13; il a, je crois, deux
cent iiiille francs placés dans la maison Morrel. et s'il
y a réellement quelque chose à craindre, comme celte
somme est plus considérable que la mienne, vous le
trouverez probablement sur ce point miiux renseigné
que moi.
L'Anglais parut apprécier cette suprême délicatesse,
salua , sortit, et s'achemina de ce pas particulier aux
fils de la Grande-Bretagne vers la rue indiquée. M. de
II. II
— 466 —
Boville était dans son cabinet : en l'apercevant l'An-
glais fit un mouvement de surprise qui semblait in-
diquer que ce n'était pas h première fois qu'il se
trouvait devant celui auquel il venait faire une visite.
Quant à M. de Boville. il était si désespéré, qu'il était
évident que toutes les facultés de son esprit absor-
bées dans la pensée qui l'occupait en ce moment, ne
laissaient ni à sa mémoire ni à son imagination le loisir
de s'égarer dans le passé. L'Anglais, avec le flegme
de sa nation . lui posa à peu près dans les mêmes
termes la même question qu'il venait de poser au
maire de Marseille.
— Oh ' monsieur, s'écria M. de Boville, vos craintes
sont malheureusement on ne peut plus fondées , et
vous voyez un homme désespéré, .l'avais deux cent
mille francs placés dans la maison Morrel : ces deux
cent mille francs était la dot de ma fille, que je
comptais marier dans quinze jours ; ces deux cent mille
francs étaient remboursables , cent mille le 1 S de ce
mois-ci . cent mille le 13 du mois prochain. J'avais
donné avis à M. Morrel du désir que j'avais que ce
remboursement fût fait exactement , et voilà qu'il est
venu ici . monsieur, il y a à peine une demi-heure,
pour me dire que si son bâtiment le Pharaon n'était
pas rentré d'ici au 15 . il se trouverait dans l'impossi-
bilité de me faire ce payement.— Mais, dit l'Anglais,
ce!a ressemble fort à un atermoiement. — Dites, mon-
sieur . que cela ressemble à une banqueroute ! sécria
M. de Boville désespéré.
L'Anglais parut réfléchir un instant, puis il dit :
— Ainsi , monsieur , cette créance vous inspire des
craintes ? — C'est-à-dire que je la regarde comme
perdue. — Eh birn ! moi , j^ vous l'acheté. — Vous?
— Oui. moi. — Mais "i un rabais énorme, sans doute?
— jSon , moyennant deux cent mille francs : notre
— 167 —
maison . ajouta l'Anglais en riant , ne fait pas de ces
sortes d'affaires. — Et vous payez?... — Comptant.
Et l'Anglais tira de sa poche une liasse de billets de
banque qui pouvaient faire le double de la somme que
M. de Boville craignait de perdre. Un éclair de joie
passa sur le \-isage de M. de Boville ; mais cependant
il fit un effort sur lui-même et dit :
— Monsieur, je dois vous prévenir que, selon toute
probabilité . vous n'aurez pas six du cent de cette
somme. — Cela ne me regarde pas. répondit l'Anglais;
cela regarde la maison Thomson et French au nom
de laquelle j'agis. Peut-être a-t-e!ie intérêt à hâter la
ruine d'une maison rivale. Mais ce que je sais . mon-
sieur . c'est que je suis prêt à vous compter cette
somme contre le transport que vous m'en ferez : seu-
lement je demanderai un droit dp courtage. — Com-
ment' monsieur, c'est trop juste, s'éeria M. de Boville»
La commission est ordinairement d'un et demi; vou"
lez-vous deux? voulez-vous trois? voulez-vous cinq ?
voulez-vous plus encore? parlez ! — Monsieur, reprit
l'Anglais en riant, je suis comme ma maison . je ne
fais pas de ces sortes d'affaires ; non . mon droit de
courtage est de toute autre nature. — Parlez donc',
monsieur, je vous écoute. — Tous êtes inspecteur des
prisons? — Deiiuis plus de quatorze ans. — Vous
tenez les registres d'entrée et de sortie? — Sans doute.
— A ces registres doivent être jointes des notes rela-
tives aux prisonniers. — Chaque prisonnier a son
dossier. — Eh bien ! monsieur. j"ai été élevé à Piome
par un pauvre diable d'abbé qui disparut tout à coup.
J'ai appris, depuis, qu'il avait été détenu au château
d'If, et je voudrais avoir quelques détails sur sa mort.
— Comment ie nonmiicz-vous V — L'abbé Faria. —
nh ! je me le rappciie parf'aitcm' ni . s'tcria ?î. de
Boville , il était fou. — Ou le disait. — Ch ! il Tétait
— 168 —
bien certainement. — Cest possible ; et quel était son
^cnre de folie ? — 11 prétendait avoir la connaissance
d'un trésor immense, et olTrait des sommes folles au
gouvernement si on voulait le mettre en liberté. —
Pauvre diable ! et il est mort? — Oui, monsieur, il y
a cinq ou six mois à peu près , en février dernier. —
Vous avez une heureuse mémoire, moHsieur . pour
vous rappeler ainsi les dates. — Je me rappelle celle-ci,
parce que la mort du pauvre diable fut accompagnée
d'une circonstance sin^iulière. — Peut-on connaître
cette circonstance? demanda l'Anglais avec une expres-
sion de curiosité qu'un profond observateur eût été
étonnéde trouver sur son flegmatique visage. — Oh I .lion
Dieu ! oui, monsieur : le cachot de l'abbé était éloigné
de quarante-cinq à cinquante pieds à peu près de
CL'lui d'un ancien agent bonaparùste, un de ceux qui
avaient le plus contribué au retour de l'usurpateur
ea 1815, homme très résolu et très -dangereux. —
Vraiment ! dit l'Anglais. — Oui , répondit M. de Bu-
ville, j'ai eu l'occasion moi-même de voir cet homme
en 1816 ou 1S17 . et l'on ne descendait dans son ca-
chot qu'a\ec un piquet de soldats : cet homme m'a fait
une profonde impression, et je n'oublierai jamais son
visage.
L'Anglais sourit imperceptiblement.
— Et vous dites donc - monsieur , reprit-il, que les
deux cachots... — Éuient séparés par une distance
de cinquaiite pieds, mais il paraît que cet Edmond
Danlès... — Cet homme dangereux s'appelait?... —
Edmond Dantès. Oui, monsieur, il paraît que cet
Edmonû Dantcs s'était procuré des outils ou en avait
fabriqué , car on trouva un couloir à l'aide duquel
les prisonniers communiquaient. — Ce couloir avait
sans doute été pratiqué dans un but d'évasion ?— Jus-
tement; miis, milhMi(\,'a;;ia3nt p>ur Ivs prisonniers ?
— 169 —
l'abbé Faria fut atteint d'une attaque de catalepsie ft
mourut. — Je comprends , cela dut arrêter court les
projets d'évasion. — Pour le mort, oui, répondit
M. de Boville, mais pas pour le vivant ; au contraire,
ce Dan tes y vit un moyen de hâter sa fuite; il pensait
sans doute que les prisonniers morts au château dif
étaient enterrés dans un cimetière ordinaire; il trans-
porta le défunt dans sa chambre , prit sa place dans
le sac où on l'avait cousu, et attendit le moment de
l'enterrement. — C'était un moyen hasardeux et qui
indiquait quelque courage, reprit l'Anglais. — Oh ! je
vous ai dit, monsieur, que c'était un homme fort dan-
gereux; par bonheur qu'il a débarrassé lui-même !e
gouvernement des craintes qu'il avait à son sujet.
— Comment cela? — Comment, vous ne compren(z
pas? — Non. — Le château d'If n'a pas de cimetière;
on jette tout simplement les morts à la mer après leur
avoir attaché aux pieds un boulet de trente-six. — Eh
bien ? tit l'Anglais , comme s'il avait la conception
difficile. — Eh bien ! on lui attacha un boulet de trente-
six aux pieds et on le jeta à la mer. — En vérité !
sécria l'Anglais. — Oui, monsieur, continua linspec-
leur. Vous comprenez quel dut être l'élonnement du
fugitif lorsqu'il se sentit précipiter du haut en bas
des rochers. J'aurais voulu voir sa figure en ce mo-
ment-là. — C'eût été difficile. — îS'importe, dit M. d«
Boville, que la certitude de rentrer dans ses deux cent
mille francs mettait de belle humeur ; n'importe! je
me la représente.
Et il éclata de rire.
— Et moi aussi, dit l'Anglais.
Et il se mit à rire de son côté , mais comme rient
les Anglais, c'est-à-dire du bout des dents.
— Ainsi; continua l'Anglais , qui reprit le premier
son sang-froid, ainsi le fugitif fut noyé ?— Bel et bien.
— 170 —
— De sorte que le gouverneur du château fut débar-
rassé à la fois du furieux et du fou ? — Justement. —
Mais une espère d'acte a dû être dressé de cet événe-
ment ? demanda l'Angiais. — Oui, un acte mortuaire.
Yous comprenez . ks parents de ce Dantès , s'il en a,
pouvaient avoir intérêt à s'assurer s'il était mort ou
vivant. — De sorte que maintenant ils peuvent être
tranquilles sils héritent de lui. 11 est mort et bien
mort ? — Oh ! mon Dieu , oui. Et on leiir en délivrera
attestation quand ils voudiout. — Ainsi soit-il , dit
l'Anglais. ]\iais retenons aux registres. — C'est vrai.
Celte histoire nous en avait éloighés. Pardon. — Par-
don, de quoi ? de l'histoire ? Pas du tout ; elle m'a paru
curieuse. — Elle l'est en effet. Ainsi, vous désirez voir,
inonsieur, tout ce qui est relatif à votre pauvre abbé,
qui était bien la douceur même, lui ? — Cela me ferait
plaisir. — Passez dans mon cabinet, et je vais vous
montrer cela.
Et tous deux passèrent dans le cabinet de M. de
Boville.
Tout y était efTectivement dans un ordre parfait :
chaque registre était à son numéro , chaque dossier à
sa case. L'inspecteur lit asseoir l'Aijglais dans son
fauteuil , et posa devant lui le registre et le dossier
relatifs au château d'If, lui donnant tout le loisir de
feuilleter, tandis que lui-même , assis dans un coin ,
lisait sou journal.
L'Anglais trouva facilement le dossier relatif à
l'abbé Iraria; mais il paraît que l'histoire que lui avait
racontée M. de BoviUe ra\ait vivement intéressé,
car., après avoir pris connaissance de ces premières
pièces , il continua de feuilleter jusqu'à ce qu'il fût
arrivé à la liasse d'Edmond Dames. Là il retrouva
chaque chose à sa place, dénonciation, interrogatoire,
pétition de M. Alorrel , apostille de M. dé \'illefort.
— 171 —
Il plia tout doucement la dénondation, la mit dans sa
poche. lut rinterrogatoire et vit que le nom de Noir-
tier n'y était pas prononcé, parcourut la demande en
date du 10 avril 4815 , dans laquelle Morrel , d'après
le conseil du substitut, exagérait dans une excellente
intention, puisque Napoléon régnait alors, les services
que Danlès avait rendus à la cause impériale, services
que le certificat de Yillefort rendait incontestables.
Alors il comprit tout. Cette demande à Napoléon ,
gardée par Villefort , était devenue sous la seconde
restauration une arme terrible entre les mains du
procureur du roi. Il ne s'étonna donc plus , en feuil-
letant le registre , de cette note mise en accolade en
regard de son nom :
! Bonapartiste enragé , a pris une part actir»
au retour de Tile d'Elbe.
A tenir au plus grand secret et lous la plat
stricte surveillance.
Au-dessus de ces lignes était écrit d'une autre
écriture :
« Vu la note ci-dessus, rien à faire. »
Seulement, en comparant l'écriture de l'accolade
avec celle du certificat placé au bas de la demande de
Morrel , il acquit la certitude que la note de l'acco-
lade était de la même écriture que le certificat, c'est-
à-dire tracée par la main de Villefort.
Quant à la note qui l'accompagnait, l'Anglais com-
prit qu'elle avait dti être consignée par quelque inspec-
teur qui avait pris un intérêt passager à la situation
de Dantès , mais que le renseignement que nous ve-
nons de citer avait mis dans l'impossibilité de donner
suite à cet intérêt.
Comme nous l'avons dit , l'inspecteur, par discré-
tion et pour ne pas gêner l'élève de l'abbé Faria dans
ses recherches, s'était éloigné et lisait le Drapeau
— 17Î ~
blanc. Il ne vit donc pas l'Anglais plier et mettra
dans sa poche la dénonciation écrite par Danglars
sous la tonnelle de la Réserve, et portant le timbre de
la poste de Marseille , 27 février, levée de six heures
du soir. Mais, il faut le dire , il l'eût vu , qu'il atta-
chait trop peu d'importance à ce papier et trop d'im-
iiortance à ses deux cent mille francs , pour s'opposer
à ce. que faisait l'Anglais, si incorrect que cela fût.
— Merci , dit celui-ci en fermant bruyamment le
registre. J'ai ce qu'il me faut ; maintenant c'est à moi
de tenir ma promesse : faites-moi un simple transport
de votre créance ; reconnaissez dans ce transport en
avoir reçu le montant, et je vais vous compter la
somme.
Et il céda sa place au bureau à M. de Boville , qui
s'y assit sans façon et s'empressa de faire le transport
demandé, tandis que l'Anglais comptait les billets de
banque sur le rebord du casier.
XV. — La maison Morrei.
Celui qui eût quitté Marseille quelques années au-
paravant, connaissant l'intérieur de la maison Morrel,
et qui y fut entré à l'époque où nous sommes parvenus,
y eût trouvé un grand changement. Au lieu de cet air
de vie. d'aisance et de bonheur qui s'eihale, pour
ainsi dire , d'une maison en voie de prospérité ; au
lieu de ces flgures joyeuses se montrant derrière les
rideaux des fenêtres , de ces commis affairés traver-
sant les corridors une plume fichée derrière l'oreille ;
au lieu de cette cour encombrée de ballots , retentis-
sant des cris et des rires des facteurs , il eût trouvé,
dès la première vue, je ne sais quoi de triste et de
mort dans ces corridors déserts et dans cette cour
vide. Des nombreux employés qui autrefois peuplaient
— 173 —
les bureaux , deux seuls étaient restés : l'un était un
jeune homme de vingt-trois ou vingt-quatre ans .
nommé Emmanuel Raymond , lequel était amoureux
de la fille de M. Jîorrel, et était resté dans la maison
quoi qu'eussent pu faire ses parents pour l'en retirer;
l'autre était un vieux garçon de caisse, borgne, nommé
Coclès, sobriquet que lui avaient donné les jeunes
gens qui peuplaient autrefois cette grande ruche bour-
donnante, aujourd'hui presque inhabitée, et qui avait
si bien et si complètement remplacé son vrai nom .
que, selon toute probabilité, il ne se serait pas même
retourné, si on l'eût appelé aujourd'hui de ce nom.
Coclès était resté au service de M. Morrel . et il
s'était fait dans la situation du brave homme un sin-
gulier changement; il était à la fois monté au grade
de caissier et descendu au rang de domestique. Ce
n'en était pas moins le même Coclès, bon . patient,
dévoué , mais inflexible à l'endroit de l'arithmétique,
le seul point sur lequel il eût tenu t;ète au monde en-
tier, même à M. Morrel, et ne connaissant que sa
table de Pythagore, qu'il savait sur le bout du doigt ,
de quelque façon qu'on la retournât et dans quelque
erreur qu'on tentât de le faire tomber.
Au milieu de la tristesse générale qui avait envahi
la maison Morrel. Coclès était d'ailleurs le seul qui
fût resté impassible. Or, qu'on ne s'y trompe point,
cette impassibilité ne venait point d'un défaut d'affec-
tion, mais au contraire d'une inébranlable conviction.
Comme les rats qui , dit-on, aaittent peu à peu un
bâtiment condamné d'avance par le destin à périr en
mer, de manière que ces hôtes égoïstes l'ont complè-
tement abandonné au moment où il lève l'ancre : de
même, nous l'avons dit, toute cette foule de commis
et d'employés qui tirait son existence de la maison de
l'armateur, avait peu à peu déserté bureau et maga-
— 174 —
a in;or. Coclès les avait vus s'éloigner tous sans songer
même à se rendre compte de la cause de leur départ :
tout, comme nous l'avons dit, se réduisait pour Coclès
à une question de chiffres , et depuis vingt ans qu'il
était dans la maison IVJorrel , il avait toujours vu les
payements s'opérer à Lureau ouvert avec une telle ré-
gularité, qu'il n'admettait pas plus que cette régula-
rité pût s'arrêter et ces payemenis se suspendre, qu'un
meunier qui possède un moulin alimenté par les eaux
d'une riche rivière, quelle puisse cesser de couler. En
effet, jusque-là rien n'était encore venu porter atteinte à
la conviction de Codés. La dernière lin du mois s'était
effectuée avec une ponctualité rigoureuse. Coclès avait
relevé une erreur de soixante et dix centimes com-
mise par M. Morrel à son préjudice, et le même jour il
avait rapporté les quatorze sous d'excédant à M. Morrel,
qui, avec un sourire mélancolique , les avait pris et
laissés tomber dans un tiroir à peu près vide, en disant:
— Bien, Codes, vous êtes la perle des caissiers.
Et Coclès s'était retiré on ne peut plus satisfait; car
un éloge de M. Morrel, cette perle des honnêtes gens
de Marseille, flattait plus Coclès qu'une gratification
de cinquante écus. JVAais depuis cette fin de mois si
victorieusement accomplie, M. Morrel a^ait passé de
cruelles heurts ; peur laire face à cette fin de mois, il
avait réuni toutes ses ressources, et lui-même, crai-
gnant que le bruit de sa détresse ne se répandit dans
llarseille, lorsqu'on le verrait recourir à de pareilles
extrémités, avait fait un voyage à la foire de Beau-
caire pour vendre quelques bijoux appartenant à sa
femme et à sa fille, et une partie de son argenterie.
Moyennant ce sacrifice, tout s'était encore cette fois
passé au plus grand honneur de la maison Morrel.
Mais la caisse était demeurée complètement vide. Le
crédit, effrayé par le bniit qui courait, s'était retiré
— 175 —
avec son égoïsme habituel, et, pour faire face aux cent
mille francs à rembourser le 13 du présent mois à
M. de Boville, et aux autres cent mille francs qui al-
laient échoir le 13 du mois suivant, M. Morrel n'avait
en réalité que l'espérance du retour du Pharaon, dont
un bâtiment, qui avait levé l'ancre en même temps
que lui, et qui était arrivé à bon port, avait appris le
départ. Mais déjà ce bâtiment, venant comme le Pha-
raon de Cakutia, était arri>é depuis quinze jours,
tandis que du Pharaon, l'on n'avait aucune nouvelle.
C'est dans cet état de choses que le lendemain du
jour où il avait terminé avec M. de Boville l'impor-
tante affaire que nous avons dite, l'envoyé de la maison
Thomson et French de Rome se présenta chez >* . Mor-
tel. Emmanuel le reçut. Le jeune homme, que chaque
nouveau visage effrayait, car chaque nouveau \isage
annonçait un nouveau créancier qui, dans son inquié-
tude venait questionner le chef de la maison, le jeune
homme, disons-nous, voulut épargner à son patron
l'ennui de cette visite ; il questionna le nouveau venu ;
mais le nouveau venu déclara qu'il n'avait rien à dire
à M. Emmanuel, et que c'était à M. Morrel en per-
sonne qu'il voulait parler.
Emmanuel appela en soupirant Coclès. Coclès parut,
et le jeune homme lui ordonna de conduire l'étranger
à M. Jlorrel. Codes marcha devant, et l'étranger le
suivit. Sur l'escalier on rencontra une belle jeune fille
de seize à dix-sept ans qui regarda l'étranger avec
inquiétude. Coclesne remarqua point celte expression
de visage qui cependant parut n'avoir point échappé
à l'étranger.
II. Morrelest à son cabinet, n'est-ce pas, mademui-
selie Julie, demanda le caissier. — Oui, du moins je
crois , dit la jeune fille en hésitant; voyez d'abord,
Coclès , et si mon père y est, anooncez monsieur.
— 176 —
— M'annoncer serait inutile, mademoiselle, répondit
l'Anglais, M. Morrcl ne connaît pas mon nom. Ce
brave homme n"a qu'à dire seulement que je suis le
premier commis de MM. Thomson et French de
Rome, avec lesquels la maison de monsieur votre
père est en relations.
La jeune fille pâlit et continua de descendre, tandis
que Coclès et lélranger conlinuaient de monter. Elle
entra dans le bureau où se tenait Emmanuel, et Co-
clès. à Paide d"une ckf dont il était possesseur, et qui
annonçait ses grandes entrées près du maître, ouvrit
une porte placée dans langie du palier du deuxième
étage, introduisit l'étranger dans une antichambre,
ouvrit une seconde porte qu'il referma derrière lui,
et après avoir laissé seul un instant l'envoyé de la
maison Thomson et French. reparut en lui faisant
signe qu'il pouvait entrer. L'Anglais entra : il trouva
M.Morrel assis devant une table, pâlissant devant les
colonnes etfravantes du registre où était inscrit son
passif. En voyant l'étranger, M. >îorrel ferma le re-
gistre, se leva et avança un siège, puis, lorsqu'il eut
vu l'étranger s'asseoir, il s'assit lui-même.
Qatorze années avaient bien changé le digne négo-
ciant, qui, âgé de trente-siï ans au commencement de
celte histoire, était sur le point d'atteindre la cinquan-
taine. Ses cheveux avaient blanchi, son front s'était
creusé sous des rides soucieuses: enfin son regard,
autrefois si ferme et si arrêté, était devenu vague et
irrésolu, et semblait toujours craindre d'être forcé de
s'arrêter ou sur une idée ou sur un homme. L'Anglais
le regarda avec un sentiment de curiosité évidemment
mêlé d'intérêt.
— Monsieur, dit Morrel, dont cet examen semblait
redoubler le malaise, tous avez désiré me parler? —
Oui, monsieur. "Vous savez de quelle part ja viens,
— 177 —
n'est-ce pas? — De la part de la maison Thomson et
French. à ce que m'a dit mon caissier du moins. — II
vous a dit la vérité, monsieur. La maison Thomson et
French avait, dans le courant de ce mois et du mois
prochain, trois ou quatre cent mille francs à payer
en France^ et connaissant votre rigoureuse exactitud",
elle a réuni tout le papier qu'elle a pu trouver portant
votre signature, et ma chargé, au fur et à mesure que
ces papiers écherraient, d'en toucher les fonds chez
vous et de faire emploi de ces fonds.
Morrel poussa uq profond soupir et passa la main
sur son front couvert de sueur.
— Ainsi, monsieur, demanda Morrel, vous avez
des traites signées par moi? — Oui, monsieur, pour
une somme assez considérable. — Pour quelle
somme? demanda Morrel d'une voix qu'il tachait de
rendre assurée. — Xîais voici d'abord, dit l'Anglais
en tirant une liasse do sa poche, un tr&»5portde deux
cent mille francs fait à notre maison par M. de Bo-
ville, l'inspecteur des prisons. Reconnaissez -vous de-
voir cette .^1 m me à M. de Boville? — Oui. monsieur,
c'est un placement qu'il a fait chez moi à quatre et
demi du cent, voici bientôt cinq ans. — Et que vous
devez rembourser? — Moitié le quinze de ce mois-ci.
moitié le quinze du mois prochain. — C'est cela ; puis
voici trente-deux miile cinq cents francs fin courant;
ce sont des traites signées par vous et passées à notre
ordre par des tiers porteurs. — Je les reconnais, dit
Morrel, à qui le rouge de la honte montait à la figure
en songeant que pour la première fois de sa vie, il ne
pourrait peut-être pas faire honneur à sa signature.
Est-ce tout? — Non, monsieur, j'ai encore pour la
fin du mois prochain ces valeurs-ci. que nous ont pas-
sées la maison Pascale et la maison Wild et Turnerde
Marseille, cinquante-cinq mille francs à peu près, en
— 178 —
toutdeuxcentquatre-vingt-sept mille cioq cents francs.
Ce que souSVait le malh'îureux Morrel pendant cette
énumération est impossible à décrire.
— Deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents
francs! répéta-t-il machinalement. — Oui, monsieur,
répondit l'Anglais Or, continua-t-il après un moment
de silence, je ne vous cacherai pa<:, M. Morrel , que,
tout en faisant la part de votre probité sans reproche
jusqu'à présent , le bruit public de Marseille est que
TOUS n'êtes pas en état de faire face à vos affaires.
A cette ouverture presque brutale. Morrel pâlit af-
freusement.
— ÎJonsieur, dit-il, jusqu'à présent, et il y a plus
de vingt-quatre ans que j"ai reçu la maison des mains
de mon père . qui lui-même l'avait gérée trente-cinq
ans, jusqu'à présent pas un billet signé "orreî et fils
n'a élé présenté à la caisse sans être payé. — Oui . je
sais cela, répondit l'Anglais; mais, d'homme d'hon-
neur à homme d'honneur, parlez franchement, mon-
sieur. Payerez-vous ceux-ci avec la même exactitude ?
Morrel tressaillit et regarda celui nui lui parlait
ainsi avec plus d'assurance qu'il ne l'avait encore fait.
— Aux questions posées avec cette franchise, dit-il,
il faut faire une réponse franche. Oui . monsieur, je
payerai, si, comme je l'espère, mon bâtiment arrive à
bon port, car son arrivée me rendra le crédit que les
accidents successifs dont j'ai été la victime m'ont ôté;
mais si par malheur le Pharaon , cette dernière res-
source sur laquelle je compte, me manquait...
Les larmes montèrent aux yeux du pauvre armateur.
— Eh bien ! demanda son interlocuteur, si cette der-
nière ressource vous manquait?... — Eh bien . conti-
nua Morrel, monsieur, r'. st cru"l à dire .. mais, déjà
habitué au n;alheur. il faut que je m'hubitue à la
honte... eh bien ! je crois que je serais forcé de sus-
— 17^ —
pendre mes payements. — N'avez-vous donc point
d'amis qui jiuissent vous aider dans cette circonstancét
Morrel sourit tristement.
— Dans les affaires . monsieur, dit-il , on n'a point
d'amis, vous le savez bien , on n'a que des correspon-
dants. — C'est vrai, murmura l'Anglais. Ainsi vous
n'avez plus qu'une espérance ? — Une seule. — La
dernière? — La dernière. — De sorte que si cette
espérance vous manque . . — Je suis perdu, monsieur,
complètement perdu. — Comme je venais chez vous,
un navire entrait dans le port. — Je le sais, monsieur.
Un jeune homme qui est resté fidèle à ma mauvaise
fortune passe une partie de son temps à un belvédère
situé au haut de la maison, dans l'espérance de venir
m'annoncer le premier une bonne nouvelle. J'ai su par
lui l'entrée de ce navire. — Et ce n'est pas le vôtre ?
— Non. c'est un navire bordelais, la Gironde; il vient
de l'Inde aussi, mais ce n'est pas le mien. —
Peut-être a-t-il eu connaissance du Pharaon et vous
apporte-t-il quelque nouvelle. — Faut-il que je vous
le dise, monsieur! je crains presque autant d'apprendre
des nouvelles de mon trois-màts que de rester dans
l'incertitude. L'incertitude, c'est encore une espérance.
Puis M. Morrel ajouta d'une voix sourde :
— Ce retard n't >>t pas naturel : le Pharaon est parti
de Calcutta le 5 février, depuis plus d'un mois il de-
vrait être ici.— Qu'rst-ce cela ? dit rAnp:Iais en prêtant
l'oreille, et que veut dire ce bruit ? — Oh! mon Dieu !
mon Dieu! s'écria Morrel pâlissant, qu'y a-t-il encore?
En effet , il se faisait un grand bruit dans l'escalier ;
on allait, on venait, on entendit même un cri de dou-
leur. Morrel se leva pour aller ouvrir la porte, mais les
forces lui manquèrent, et il retomba sor son fauteuil.
Les deux hommes restèrent en face l'un de l'autre,
Morrel tremblant de tous ses membres , l'étranger le
— 180 —
regardant avec une expression de profonde pitié. Le
bruit avait cessé, mais cependant on eu* dit que Mor-
rel attendait quelque chose; ce bruit avait une cause,
et devait avoir une suite. Il sembla à l'étranger qu'on
montait doucement l'escalier, et que les pas. qui
étaient ceux de plusieurs personnes . s'arrêtaient sur
le palier. Une clef fut introduite dans la serrure de
la première porte , et Ion entendit cette porte crier
sur ses gonds.
— II n'y a que deux personnes qui aient la clef de
cette porte, murmura Morrel : Coclès et Julie.
En même temps la seconde porte s'ouvrit et Ion vit
apparaître la jeune fille pâle et les joues baignées de
larmes. Morrel se leva tout tremblant, et s'appuya au
bras de son fauteuil, car il n'aurait pu se tenir de-
bout. Sa voix voulait interroger, mais il n'avait plus
de voix.
— Oh ! mon père . dit la jeune fille en joignant les
mains, pardonnez à votre enfant d'être la messagère
d'une mauvaise nouvelle.
3îorrcl pâlit affreusement : Julie vint se jeter dans
SOS bras.
— Oh! mon père, mon père, dit-elle, du courage !
— Ainsi le Pharaon a péri ? demanda Morrel d'une
voix étranglée.
La jeune fille ne répondit pas. mais elle fit un signe
afïirmatif avec sa tête appuyée à la poitrine de son père.
— Et l'équipage ? demanda Morrel. — Sauvé, dit la
jeune fille , sauvé par le navire bordelais qui vient
d'entrer dans le port.
Morrel leva les deux mains au ciel avec une expres-
sion de résignation et de reconnaissance sublime.
— Merci, mon Ditu ! dit Morrel ; au moins vous
ne frappez que moi seul.
Si ûegmatique que fût l'Anglais, une larme humecta
— 181 —
sa paupière. — Entrez, dit Morrel, entrer, car je
présume que vous êtes tous à la porte.
En effet , à peine avait-il prononcé ces mots , que
madame Morrel entra en sanglotant. Emmanuel la
suivait : au fond , dans rantichanibre , on voyait les
rudes figures de sept ou huit marins à moitié nus.
A la vue de ces hommes, l'Anglais tressàllit; il fil un
pas comme pour aller à eux , mais il se contint , et
s'effaça, au contraire, dans l'angle le plus obscur et le
plus éloigné du cabinet. Madame Morrel alla s'asseoir
dans le fauteuil, prit une des mains de son mari dans
les siennes , tandis que Julie demeurait debout ap-
puyée à la poitrine de son père. Emmanuel était resté
à mi-chemin de la chambre, et semblait servir de lien
entre le groupe de la famille Morrel et les marins qui
se tenaient à la porte-
— Comment cela est-il arrivé? demanda M. Mor-
rel. — Approchez , Penelon , dit le jeune homme , et
racontez l'événement.
Un vieux matelot, bronzé par le soleil de l'équateur.
s'avança, roulant entre ses mains les restes d'un cha-
peau : — Bonjour. M. Morrel. dit-il, comme s'il avait
quitté Marseille la veille et qu'il arrivât d'Aix ou d.*
Toulon. — Bonjour, mon ami! dit l'armateur ne pou-
vant s'empêcher de sourire dans ses larmes ; mais où
est le capitaine ? — Quant à ce qui est du capitaine ,
M. Morrel. il est resté malade à Palma; mais, s'il plaît
à Dieu , cela ne sera rien, et vous le verrez arriver
dans quelques jours , aussi bien portant que vous ri
moi. — C'est bien... maintenant parlez, Penelon, dit
M. Morrel.
Penelon fil passer sa thiquc delà joue droite à la joue
gauche, mit la main devant sa bouche, se dé- tourna,
lança dans l'antichambre un jet de salive noirâtre,
avança le pied, et, se balançant sur ses hanches •
II. 12
— 182 —
« Pour lors, M. Morrel, dit-il, nous étions quelque
chose comme cela entre le cap Blanc et le cap Boya-
dor, marchant avec une jolie brise sixJ-sud-ouest ,
après avoir bourlingué pendant huit jours de calme ,
quand le capitaine Gaumard s'approche de moi (il
faut vous dire que j'étais au gouvernail) et me dit :
« Père Penelon. dit il, que pensez-vous de ces nuages
qui s'élèvent là-bas à l'horizon? » Justement je les re-
gardais à ce moment-là. — « Ce que j'en pense, capi-
taine ? j'en pense qu'ils montent un peu plus vite qu'ils
n'en ont le droit, et qu'ils sont plus noirs qu'il ne
convient à des nuages qui n'auraient pas de mauvaise^
intentions. — C'est mon avis aussi, dit le capitaine,
et je m'en vais toujours prendre mes précautions.
Nous avons trop de voiles pour le vent qu'il va faire
tout à l'heure... Holà, hé ! range à serrer les cacatois
et à haler bas le clin-foc. » 11 était temps , l'ordre
n'était pas exécuté que le vent était à nos trousses, et
que le bâtiment donnait de la bande. — « Bon ! dit le
capitaine , nous avons encore trop de toile , range à
carguer la grande voile! » Cinq minutes après, la
grande voile était carguée, et nous marchions avec la
misaine, les huniers et les perroquets. — « Eh bien !
père Penelon, me dit le capitaine , qu'avcz-vous donc
à secouer la tète ? — J'ai , qu'à votre place, voyez-
vous, je ne resterais pas en si beau chemin. — Je crois
que tu as raison , vieux . dit-il , nous allons avoir un
coup de vent. — Ah ! par exemple , capitaine , que je
lui réponds, celui qui nous achèterait ce qui se passe
là-bas pour un coup de vent, gagnerait quelque chose
dessus : c'est une belle et bonne tempête, ou je ne
m'y connais pas ! >: C'est-à-dire qu'on voyait venir le
vent comme on voit venir la poussière à Mondredon ;
heureusement qu'il avait à faire à un homme qui le
coanaissait. — « Range à prendre deux ris dans les
— 183 -
huniers ! cria le capitaine, largue les boulines, brasse
au vent , amène les huniers , pèse les palanquins sur
les vergues ! »
— Ce n'était pas assez dans ces parages-là. dit l'An-
glais ; j'aurais pris quatre ris et je me serais débar-
rassé de la misaine.
Cette voix ferme, sonore et inattendue fit tressaillir
tout le monde. Penelon mit sa main sur ses yeux et
regarda celui qui contrôlait avec tant d'aplomb la ma-
nœuvre de son capitaine.
— Nous fimes mieux que cela encore , monsieur,
dit le vieux marin avec un certain respect . car nous
carguâmes la brigantine et nous nitmes la barre au
vent pour courir devant la tempête. Dix minutes
après, nous carguions les huniers et nous nous en
allions à sec de voiles.
L'Anglais hocha la tête.
— Le bâtiment était bien >Teux pour risquer cela,
dit-il. — Eh bien ! justement, c'est ce qui nous perdit.
Au bout de douze heures que nous étions ballotés que
le diable en aurait pris les armes, il se déclara une
voie d"eau. — " Penelon , me dit le capitaine, je crois
que nous coulons, mon vieux; donne-moi donc la
barre et descends à la cale. » Je lui donne la barre ,
je descends : il y avait déjà trois pieds d'eau. Je re-
monte en criant : — » Aux pompes ! aux pompes ! »
Ah bien oui ! il était déjà trop tard. On se mit à l'ou-
vrage ; mais je crois que plus nous en tirions . plus il
y en avait. Ah ! ma foi ! que je dis au bout de quatre
heures de travail, puisque nous coulons, laissons-nous
couler ; on ne meurt qu'une fois. — « C'est comme
cela que lu donnes l'exemple , maître Penelon ? dit le
capi'.aine : eh bien i at!( nds. attends! » Il ai la prendre
une paire de pist'jlcts dans sa cabine. — Le premier
qui quitte la pompe, dit-il, je lui brûle la cervelle ! »
— 184 —
— Bien, dit l'Anglais.
— Il n'y a rien qui donne du courage comme les
bonnes raisons, continua le marin, d'autant plus que
pendant ce temps-là le temps s'était éclairci, et que
le vent avait tombé : mais il n'en est pas moins vrai
que l'eau montait toujours, pas de beaucoup, de deux
pouces peut-être par heure, mais enfin elle montai!.
Deux pouces par heure, voyez-vous, ça n'a l'air de
rien; mais en douze heures ça ne fait pas moins do
vingt-cjuatre pouces, et vingt-quatre pouces font deux
pieds. Deux pieds et trois que nous avions déjà, ça
nous en faisait cinq. Or. quandun bàtimenta cinq pieds
d'eou dans le ventre, il peut passer pour hydropique.
« Allons, dit le capitaine, c'est assez comme cela, ei
M. Morrel n'aura rien à nous reprocher : nous avons
fait ce que nous avons pu pour sauver le bâtiment ;
maintenant il faut tâcher de sauver les hommes. A la
chaloupe, enfants, et plus vite que cela!... » —
Écoulez. M. Morrei, continua Penelon, nous aimions
bien le Pharaon .■ mais si fort que le marin aime son
navire, il aiiiic encore mieux sa peau. Aussi nous ne
nous le fîmes pas dire deux fois ; avec cela, voyez-
vous, que le bâtiment se plaijfnait et semblait nous
dire : « Allez-vous-en donc ! mais allez-vous-en donc: »
et il ne mentait pas, le pauvre Pharaon ; nous le sen-
tions litléralemcnt s'enfoncer sous nos pieds. Tant il
y a, qu'en un tour de main la chaloupe était à la mer,
et que nous étions tous les huit dedans. Le capitaine
descendit \z dernier, ou plutôt, non, il ne descendit
pas, car il ne voulait pas quitter le navire, c'est moi
qui le pris à bras-le-corps et qui le jetai aux cama-
rades, aprc? quoi je sautai à mon tour. Il était temps.
Comme je venais de sauter, le pont creva avec un bruit
qu'on aurait dit la bordée d'un vaisseau de quarante-
huit. Dix minutes après, il plongea de l'avant, puis
— 188 —
de l'arrière, puis il se mit à tourner sur lui-même
comme un chien qui court après sa queue; et puis,
bonsoir la compagnie, brrrrrou!... Tout a été dit.
plus de Pharaon !
» Quant à nous, nous sommes restés trois jours
sans boire ni manger : si bien que nous parlions déjà
de tirer au sort pour savoir qui alimenterait les autres,
quand nous aperçûmes la Gironde ,■ nous lui fîmes de--
signaux, elle nous vit, mit le cap sur nous, nou.
envoya sa chaloupe et nous recueillit. Voilà comm
ça s'est passé, M. Morrel, parole d'honneur ! foi d
marin ! N'est-ce pas. les autres ? »
Un murmure général d'approbation indiqua que h
narrateur avait réuni tous les suffrages par la vérité
du fond et le pittoresque des détails. — Bien, mcb
amis, dit M, Morrel, vous êtes de braves gens, et je
savais d'avance que dans le malheur qui ra'arrivait ii
n'y avait pas d'autre coupaMe que ma destinée. C'esl la
volonté de Dieu, et non la faute des hommes. Adorons
la volonté de Dieu. Maintenant combien vous est-il
dû desolîe? — Oh! bah... ne parlons pas décela.
M. Morrel. — Au contraire, parlons-en, dit l'arma-
teur avec un sourire triste. — Eh bien ! on nous doit
trois mois... dit Pcnelon. — Codés, payez deux cents
francs à chacun de ces braves gens. Dans une autre
époque, mes amis, continua Morrel. j'eusse ajouté :
Donnez-leur à chacun deux cents fra;ies de gratification:
mais les temps sont malheureux, mes amis, et le peu
d'argent qui me reste ne m'appartient plus: excusez-
moi donc, et ne m'en aimez pas moins pour cela.
Penelon fit une grimace d'attendrissement, se re-
tourna vers ses comp''?nons, échangea quelques mots
avec euxet revint. — Pour ce qiiieit décela. M. Jlorrel,
dit-il en passant sa chique de l'autre côté de sa bouche
et en lançant dans l'antichambre un second jet de salive
- l^p -
qui alla faire le pendant du premier, pour ce qui est
de cela... — De quoi? — De Targent. — Eh bien ? —
Eh bien , M. Morrel, les camarades disent que. pour
le moment, ils auront assez avec cinquante francs
chacun, et qu'ils attendront pour le reste. — Merci,
mes amis, merci ! s'écria M. Morrcl touché jusqu'au
cœur ; \ous êtes tous de braves gens ; mais prenez !
prenez ! et si vous trouvez un bon service, entrez-y,
vous êtes libres.
Cette dernière partie de la phrase produisit un effet
prodigieux sur les dignes marins : ils se regardèrent
les uns les autres d'un air effaré. Penelon, à qui la
respiration manqua, faillit en avaler sa chique ; heu-
reusement il porta à temps la main à son gosier.
— Comment I ?tl Morrel, dit-il d'une voix étran-
glée, comment ! vous nous renvoyez. >ous êtes donc
mécontent de nous? — !S'on. mes enfants, dit l'arma-
teur ; non, je ne suis pas mécontent de vous, tout au
contraire : non, je ne vous renvoie pas. 3Iais, que
voulez-vous, je n'ai plus de bâtiments, je n'ai plus
besoin de marins. — Comment ! vous n'avez plus de
bâtiments, dit Penelon ; eh bien ! vous en fi-rez con-
struire d'autres ; nous attendrons. Dieu merci ! nous
savons ce que c'est que de bourlinguer. — Je n'ai plus
d'argent pour faire construire des bâtiments, Penelon,
dit l'armateur avec un triste sourire. Je ne puis donc
pas accepter votre offre, tout obligeante qu'elle est. —
Eh bien ! si vous n'avez plus d'argent, il ne faut pas
nous payer alors : nous ferons comme a fait ce pauvre
Pharaon^ nous courrons à sec. \o\\k tout! — Assez,
assez, mes amis, dit Morrel étouffant démotion ; allez,
je vous en prie. Nous nous retrouverons dans des
temps meilleurs. Eînrnaui!:!. ajouta l'armât' ur. ac-
compagnez-les. et veiliez à ce que mes désirs soitnt
accomplis. — Au moins c'est au revoir, n'est-ce pas,
— 187 —
M. Morrel ? dit Penelon. — Oui, mes amis, je l'espère
du moins. Allez.
Et il fit un signe à Coclès qui marcha devant ; les
marins suivirent le caissier, et Emmanuel suivit les
marins.
— Maintenant, dit Tarmateur à sa femme età sa fille,
jlaissez-moi seul un instant.j'ai à causer avecmonsieur.
Et il indiqua des yeux le mandataire de la maison
Thomson et French qui était resté debout et immo-
bile dans son coin pendant toute cette scène, à la-
quelle il n'avait pris part que par les quelques mots
que nous avons rapportés. Les deux femmes levèrent
les yeux sur l'étranger qu'elles avaient complètement
oublié, et se retirèrent : mais en se retirant la jeune
fille lança à cet homme un coup d'œil sublime de sup-
plication auquel il répondit par un sourire qu'un froid
observateur eût été étonné de voir éclore sur ce visage
de glace. Les deux hommes restèrent seuls. — Eh
bien ! monsieur, dit Morrel en se laissant retomber
sur son fauteuil, vous avez tout vu, tout entendu, et
je n'ai plus rien à vous apprendre. — J'ai vu. monsieur,
dit l'Anglais, qu'il vous était arrivé un nouveau mal-
heur immérité comme les autres, et cela m'a confirmé
dans le désir où j'étais de vous être agréable. — Oh !
monsieur ! dit Morrel. — Voyons, continua l'étranger,
je suis un de vos principaux créanciers, n'est-ce pas ?
— Vous êtes du moins celui qui possédez les valeurs
à plus courte échéance.— Vous désirez un délai pour
me payer? — Un délai pourrait me sauver l'honneur,
dit Morrel, et par conséquent la \ie. — Combien de-
mandez-vous ?
Morrel hésita.
— Deux mois, dit-il. — Bien, dit l'étranger, je vous
en donne trois. — Mais, dit Morrel, croyez-vous que
la maison Thomson et French?.... — Soyez tranquille,
— 188 —
monsieur, je prends tout sur moi... Nous sommes au-
jourd'hui le 5 juin ? — Oui. — Eh bien ! renouvelez-
moi tous ces billots au o septembre, et le 3 septembre,
à onze heures du matin (la pendule marquait onze
heures juste en ce moment), je me présenterai chez
vous. — Je vous attendrai, monsieur, dit Morrel, et
vous serez payé ou je serai mort.
Ces derniers mots furent prononcés si bas que l'é-
tianger ne put les entendre. Les billets furent renou-
velés: on déchira les anciens, et le pauvre armateur
se trouva au moins avoir trois mois devant lui pour
réui.ir ses dernières ressources. L'Anglais reçut ses
remercîraents avec le flegme particulier à sa nation .
et prit congé de Morrel, qui le reconduisit, en le bé-
nissant, jusqu'à la porte. Sur l'escalier il rencontra
Julie: la jeune fille faisait semblant de descendre,
mais en réalité elle l'attendait.
— Oh ! monsieur ! dit-elle en joignant les mains. —
Mademoiselle, dit létranger. vous recevrez un jour
une lettre signée... Simbad le m.\r!?(... Faites de point
en point ce que vous dira cette leti.re. si étrange que
vous paraisse la recommandation. — Oui, monsieur,
répondit Julie. — Me promettez-vous de le faire? —
Je vous le jure. — Bien ! adieu, mademoiselle; de
meurez toujours une bonne et sainte fille comme vous
êtes, et j'ai bon espoir que Dieu vous récompensera
en vous donnant M. Emmanuel pour mari.
Julie poussa un petit cri, devint rouge comme une
cerise, et se retint à la rampe pour ne pas tomber.
L'étranger continua son chemin en lui faisant un
g.-ste d'adieu. D ans la cour il rencontra Penelon qui
ti'nait un ruuioau de ccul francs de chaque miin. et
qui semblait ne pouvoir se décider à les emporter.
— Venez, mon ami. lui dit-il, j'ai à vous parler.
FI> Dr SECOND YOLLBE.
LE COMTE
DE MONTE-CRISTO
LE COMTE
MONTE-CRISTO
Par Alexauflrc Dumas
TOME TROISIEME
BRUXELLES
WODTERS FRÈRES, IMPRIMEDRS-LIBRAIRES
8, rue d'Assaut
1847
l(j(l
LE COMTE'
DE MONTE-CRISTO
I. — Le 5 septembre.
Ce délai accordé par le mandataire de la nihison
Thomson et rrench, au moment où Morrel s'y atten-
dait le moins, parut au pauvre armateur un de ces
retours de bonheur qui annoncent à Thomme que le
sort s'est enfin lassé de s'acharner sur lui. Le même
jour il raconta ce qui lui était arrivé à sa fille, à sa
femme et à Emmanuel, et un peu d'espérance, sinon
de tranquillité, rentra dans la famille. Mais malheu-
reusement Morrel n'avait pas seukment aflaire à la
maison Thomson et French, qui s'était montrée envers
lui de si bonne composition. Comme il l'avait dit.
dans le commerce on a des correspondants et pas
d'amis. Lorsqu'il y songeait profondément, il ne
comprit même pa« cette conduite généreuse de
MM. Thomson et French envers lui; il ne se l'ei-
111. 1
— 6 —
pliquait que par cette réfleiion intellifremment
égoïste que cette maison aurait faite : Mieui vaut
soutenir un homme qui nous doit près de trois cent
mille francs, et avoir ces trois cent mille francs au
bout de trois mois, que de hâter sa ruine, et d'avoir
six ou huit du cent du capital.
Sîalheurcusement, soit haine, soit aveuglement,
tous les correspondants de Worrel ne firent pas la
même réflexion, et quelques-uns mêmes firent la ré-
flexion contraire. Les traites souscrites par Morrel
furent donc présentées à la caisse avec une scrupu-
leuse rigueur, et, grâce au délai accordé par l'Anglais,
furent payées par Coclès à bureau ouvert. Coclès con-
tinua donc de demeurer dans sa tranquillité fati-
dique. M. Morrel seul vit avec terreur que s'il avait
eu à rembourser, le 15, les cent mille francs de M. de
Boville, et, le 50, les trente-deux mille cinq cents
francs de traites pour lesquelles, ainsi que pour la
créance de l'inspecteur des prisons, il avait un délai ,
il était dès ce mois-là un homme perdu.
L'opinion de tout le commerce de Marseille était
que , sous les revers successifs qui l'accablaient ,
Morrel ne pouvait tenir. L'étonnement fut donc grand
lorsqu'on vit sa fin de mois remplie avec son exacti-
tude ordinaire. Cependant la confiance ne rentra point
pour cela dans les esprits, et l'on remit dune voix
unanime à la fin de mois prochaine la déposition du
bilan du malheureux armateur.
Tout le mois se passa dans des efforts inouïs de la
part de Morrel pour réunir toutes ses ressources.
Autrefois son papier, à quelque date que ce fût, était
pris avec confiance, et même demandé. Morrel essaya
de négocier du papier à quatre-vingt-dix jours, et
trouva toutes les banques fermées. Heureusement
Uorrelarait lui-même quelques rentrées sur lesquelles
— 7 —
il poiiT«it compter ; ces rentrées s'opérèrent : Mcrrel
se trouva donc encore en rresnre de faire face à ses
engagements lorsque arrivé la fin de juillet.
Au reste, on n'avait pas revu h Marseille le man-
dataire de la maison Thomson et French. Le lende-
main ou le surlendemain de sa visite à M. Morrel, il
avait disparu : or. comme il n'avait eu à Marseille de
relations qu'avec le maire, l'inspecteur des prisons et
M. Morrel, son passa?e n'avait laissé d'autrp trace
que le souvenir différent qu'avaient pardé de lui ces
trois personnes. Ouant aux matelots du P/ior^/r'/», il
paraît qu'ils avaient trouvé quelque engagement, ehr
ils avaient disparu aussi.
Le capitaine Gaumard, remis de l'indisposition qui
l'avait retenu à Palma. re\-int à son tour. Il hésitait Ji
se présenter chez M. Morrel : mais celui-ci apprit
son arrivée, et Talla trouver lui-même. Le digne ar-
mateur savait d'avance, par le récit de Pcnelon, la
conduite courageuse qu'avait tenue le capitaine pen-
dant tout ce sinistre, et ce fut lui qui essaya de 1(
eonsolf r. Tl lui apportait le montant de sa solde, que
le capitaine Gaumard n"eût point osé aller toucher.
Comme il descendait l'escalier. M. Morre'. ren-
contra Penelon qui le montait. Penelon avait, à ce
qu'il paraissait, fait bon emploi de son argent , car il
était tout vêtu de neuf. En apercevant son armateur,
le digne timonier parut fort embarrassé : il se range»
dans l'angle le plus éloigné du palier, passa alterna--
tivement sa chique de gauche à droite et de droite a
gauche, en roulant de gros yeux efTarés et ne répondit
que par une pression timide à la poignée de mau.
que lui offrit avec sa cordialité ordinaire M Morrel.
M. Morrel attribua l'embarras de Penelon à l'élégance
de sa toilette: il était évident que le brave honiniC
tl 'avait pas donné à son compte dans un pareil luxe;
— s —
il éait donc déjà engagé sans doute à bord de quelque
autre bâtinaent. et sa honte lui venait de ce qu'il
n'avait pas, si l'on peut s'exprimer ainsi, porté plus
longtemps le deuil du Pharaon. Peut-être même
venait-il pour faire part au capitaine Gaumard de sa
bonne fortune et pour lui faire part des offres de sou
nouvtau maître.
— Braves gens ! dit Morrel en s'éloignant, puisse
votre nouveau maître vous aimer comme je vous
aiuiais. et être plus heureux que je ne le suis!. .
Août s'écoula dans des tentatives, sans cesse renou-
velées par Morrel, de relever son ancien crédit ou de
s\n ouvrir un nouveau. Le 20 août on sut à Marseille
qu'il avait pris une place à la malle-poste, et l'on
.se dit alors que c'était pour la fin du mois courant
que le bilan devait être déposé, et que 3Iorrel était
parti d'avance pour ne pas assister à cet acte cruel .
délégué sans doule à son premier commis Emmanuel
et à son caissier Codés. ]\!ais. contre toutes les prévi-
sions, lorsque le 51 août arriva, la caisse s'ouvrit
comme d'habilude. Codes apparut derrière le gril-
lage, calme comme le juste d'Horace, examina avec la
même attention le papier qu'on lui présentait et ,
dipuis la première jusqu'à la dernière, paya les
traites avec la même exactitude. Il vint même deux
remboursements qu'avait prévus M. Morrel, et que
Codés paya avec la même ponctualité que les traites
qui étaient personnelles à l'armateur. Ou n'y compre-
nait glus rien, et l'on remettait, avec la ténacité par-
ticulière aux prophètes de mauvaises nouvelles, la
faillite à la fin de septembre.
Le 1"^, Morrel arriva : il était attendu par toute sa
famille avec une grande anxiété : de ce voyage à Paris
(levait surgir sa dernière voie de salut. Morrel avait
pensé à Danglars , aujourd'hui millionnaire et autre-
— 9 —
fois son obligé , puisque c'était à la recommandation
de Morrel que Danglars était entré au service du ban-
quier espagnol chez lequel il avait commencé son im-
mense fortune. Aujourd'hui Danglars. disait-on. avait
six ou huit millions à lui, un créditillimité; Danglars,
sans tirer un écu de sa poche, pouvait sauver Morrel:
il n'avait qu'à garantir un emprunt . et Morrel était
sauvé. Morrel avait depuis longtemps pensé à Dan-
glars; mail il y a de ces répulsions instinctives dont
on n"esl pas maître : Morrel avait lardé autant qu'il
lui avait été possible de recourir à ce suprême moyen.
Et Morrel avait eu raison , car il était revenu brisé
sous l'humiliation d'un refus.
Aussi, à son retour, n'avait-i! exhalé aucune plainte,
proféré aucune récrimination: il avait embrassé , en
pleurant, sa femme et sa fillC; avait tendu une main
amicale à Emmanuel, s'était enfermé dans son cabinet
du second . et avait demandé Codes. — Pour celte
fois , avaient dit les deux femmes à Emmanuel , nous
sonmies perdus.
Puis . dans un court conciliabule tenu entre elles,
il avait été convenu que Julie écrirait à son frère, en
garnison à Nîmes, d'arriver à l'instant même. Les
pauvres femmes sentaient instinctivement qu'elles
avaient besoin de toutes leurs forces pour soutenir le
coup qui les menaçait. D'ailleurs Maximili: n Morrel,
quoique âgé de vingt-deux ans à peine, avait déjà une
grande infiui-nce sur son père.
C'était un jeune homme ferme et droit. Au moment
où il s'était agi d'embrasser une carrière , son père
n'avait point voulu lui imposer d'avance un avenir, et
avait consulté les goûts du jeune Maxiniilien. Celui-ci
avait alors déclaré qu'il \oulait suivre la carrière
militaire; il avait fait, en conséquence, d'excellentes
éludes, était entré par le concours à l'École poiylech-
lli. 2
— io-
nique et en était sorti sous-lieutcnant au oo» de ligne.
Depuis un an il occupait ce grade, et avait promesse
d"étrc nommé lieutenant îi la première occasion. Dans
le régiment, Maximilion Morrtl était cité comme le
rigide observateur, noîi-seulcment de toutes les obli-
gations imposées au soldat, mais encore de tous les
devoirs imposés à i"homme . et on ne !"app;'iait que
ie stoïcien. 1! va sans dire que biaucoup de ctux qui
lui donnaient cette épithète la répétaient pour lavoir
entendue, et ne savaient pas même ce qu'elle voulait
dire. C'était ce jeune homme que sa mère et sa sœur
appelaient à leur aide pour l.s souti^nir dans la cir-
constance grave où elles sentaient quelles allaient se
trouver.
Elles ne sélaient pas trompées sur la gravité de
cette circonstance, car un instant après que M. Yior-
rel fut entré dans son cabinet avec Cociès . Julie en
vit sortir ce dernier pile, tremblant et ie visage tout
bouleversé. Elle voulut l'interroger comme il passait
près d'elle : mais le brave homme, continuant de des-
cendre l'escaiier avec une précipitation qui ne lui
était pas habituelle , se contenta de s'écrier en leyant
les bras au ciel :
— Ob ! mademoiselle . mademoiselle , quel aflreux
malheur, et qui jamais aurait cru cela !
Un instant après, Julie le vit remonter, portant
deux ou trois gros registres, un portefeuille et un sac
d'argent. Jlorrel consulta les registres, ouvrit le por-
tefeuille, compta l'argent. Toutes ses ressources mon-
taient à six ou huit mille francs ; ses rentrées jusqu'au
cinq, à quatre ou cinq mille: ce qui faisait, en cotant
au plus haut, un actif de quatorze mille francs pour
faire face à une traite de deux cent quatre-vingt-sept
mille cinq cents francs. Il n'y avait pas moyen d'offrir
un pareil à-compte.
— 11 —
Cependant lorsque Morrel descendit pour dîner il
paraissait assez calme. Ce calme effraya plus les deux
femmes que n'aurait pu le faire le plus profond abat-
tement. Après le diner. Morrcl avait Thabitude de
sortir; il allait prendre son café au cercle des Pho-
céens et lire le Sémaphore : ce jour-là il ne sortit point
et remonta dans son bureau.
Quant àCociès. il paraissait complètement hébété.
Pendant une partie de la journée il s'était tenu dans
la cour, assis sur une pierre, la tête nue, par un soleil
de trente degrés.
Emmanuel essayait de rassurer les femmes, mais il
était mal éloquent. Le jeune homme était trop au
courant des afl'aires de la maison . pour ne pas sentir
quune grande catastrophe pesait sur la famille Morrel.
La nuit vint : les deui femmes avaient veillé, espérant
qu'en descendant de son cabinet. Morrel entrerait
chez elles ; mais elles l'entendirent passer devant leur
porte, allégeant son pas. dans la crainte sans doute
d'être appelé. Elles prêtèrent l'oreille . il rentra dans
sa chambre et ferma >a porte en di dans.
Madame Morrel envoya coucher sa Bile: puis, une
demi-heure après que Juiie se fut retirée, elle se leva,
ôta ses souliers et se glissa dans le corridor pour voir
par la serrure ce que faisait son mari. L'ans le corri-
dor, elle aperçut une ombre qui se retirait. C'était
Julie qui. inquiète elle-même, avait précédé sa mère.
La jeune fille alla à madame Morrel.
— 11 écrit, dit-elle.
Les deux femmes s'étaient devinées sans se parler.
Madame Morrel s'inclina au niveau de la serrure.
En effet, Morrel écrivait ; mais, ce que n'avait pas re-
marqué sa fille . madame Morrel le remarqua , elle ;
c'est que son mari écrivait sur du papier marqué. Cette
idée terrible lui nnt qu'il faisait son testament ; elle
— 12 —
frissonna de tous ses membres , et cependant elle eut
la force de ne rien dire.
Le îend-jifiain 31. .^îoirei paraissait toat à fait calme;
il se tint dans son bureau comme à Tordinaire, des-
cendit pour déjeuner, comme dhabitude ; seulement,
après son dîner, il fit asseoir sa fille près de lui , prit
la tôle de l'enfant dans ses bras , et la tint longtemps
contre sa poitrine. Le soir . Julie dit à sa mère que ,
quoique calme en apparence, elle avait remarqué
que le cœur de son père battait violemment. Les deux
autres jours s'écoulèrent à peu près pareils. Le 4 sep-
tembre, au soir, ^l. Morrel redemanda à sa fille la
clef de son cabinet. Julie tressaillit à cette demande
qui lui sembla sinistre. Pourquoi son père lui rede-
mandait-il cette clef qu'elle avait toujours eue, et
qu'on ne lui reprenait, dans son enfance, que lorsqu'on
voulait la punir? La jeune fille regarda monsieur
Morrel.
— Qu'ai-je donc fait de mal , mon père, dit-elle,
pour (jue vous me repreniez cette clef? — Rien, mou
enfant, répondit le maiheureuï ilorrel à qui celte de-
mande si simple fit jaillir les larmes des yeux ; rien ,
seulement j'en ai besoin.
Julie fit semblant de chercher la clef.
— Je l'aurai laissée chez moi, dit-elle.
Et elle sortit: mais, au lieu daller chez elle, elle des-
cendit et courut consulter Emmanuel.
— Ne rendez pas cette clef à votre père, dit celui-ci,
et demain matin, s'il est possible, ne le quittez pas.
Elle essaya de questionner Emmanuel, mais celui-ci
ne savait rien autre chose, ou ne voulait pas dire autre
chose.
Pendant toute la nuit du i au 5 septembre, madame
Morrel resta l'oreille collée contre la boiserie; jusqu'à
trois heures du matin, elle eoteodit sou mari marcher
— 13 —
avec agitation dans sa chambre ; à trois heures seule-
ment il se jeta sur son lit. Les deux femmes passèrent
la nuit ensemble. Depuis la veille au soir, elles atten-
daient Maximilien. A huit heures, M. Morrel entra
dans leur chambre : il était calme, mais l'agitation de
la nuit se lisait sur son visage pâle et défait. Les
femmes n'osèrent lui demander s"il avait bien dormi.
Morrcl fut meilleur pour sa femm- . et plus paternel
pour sa fille qu'il n'avait jamais été. Il ne pouvait se
rassasier de regarder et d'embrasser la pauvre (ufant.
Julie se rappela la recommandation d'Emmanuel et
voulut suivre son père lorsqu'il sortit; mais celui-ci
la repoussant avec douceur :
— Reste près de ta mère, dit-il.
Julie voulut insister.
— Je îe veux, dit Morrel.
C'était la première fois que Morrel disait à sa fille :
« Je le veux, » mais il le dit avec un accent empreint
d'une si paternelle douceur que Julie n'osa faire un pas
en avant. Elle resta à la même place, debout, muette
et immobile. Un instant après , la porte se rouvrit, et
elle sentit deux bras qui l'entouraient et une bouche
qui se collait à son front. Elie leva les yeux et poussa
une exclamation de joie.
— Maximilien ! mon frère ! s'écria-t-elle.
A ce cri, madame Morrel accourut et se jeta dans
les bras de son fils.
— Ma mère ! dit le jeune homme en regardant alter-
nativement madame Morrel et sa fille: qu'y a-t-il donc,
et que se passe-t-il? Votre lettre m'a épouvanté et j'aj-
cours. — Julie , dit madame Morrel en faisant signe
au jeune homme, va dire à ton père que Maximilien
vient d'arriver.
La jeune fille s'élança hors de l'appartement; mais
sur la première marche de l'escalier, elle trouva un
homme, tenant une lettre à la main.
— 14 —
— N'êtes-vous pas mademoiselle Julie Morrel? dit
cet homme avec uu accent italien des plus prononcés.
— Oui , monsieur, répondit Julie toute balbutiante;
mais que me voulez-vous ? Je ne vous connais pas! —
Lisez cette lettre, dit Tliomme en lui tendant un billet.
Julie hésitait.
— Il y va du salut de votre père ! dit le messager.
La jeune fille lui arracha le billet des mains , puis
elle rouvrit vivement et lut :
« R;ndez-vous à l'instant même aux Allées de
Moiihan; entrez dans la maison n» 1d; demandez au
concierge la clef de la chambre du cinquième ; entrez
dans cette chambre; prenez sur le coin de la cheminée
une bourse en filot de soie rouge, et apportez cette
bourse à votre père. 11 est important qu'il lait avant
onze heures. Vous avez promis de m'obéir aveuglé-
ment : je vous rappelle votre promesse.
» SlMBAD LE MARIλ. »
La jeune fille poussa un cri de joie . leva les yeux,
chercha pour l'interroger l'homme qui lui avait remis
ce billet; mais il avait disparu. Elle r^-porta alors les
yeux sur le billet pour le lire une seconde fois, et
s'aperçut qu'il avait un post-scriptum; elle lut ;
(( Il est important que vous remplissiez cette mis-
sion en personne et seule; si vous veniez accompagnée
ou qu'une autr^ que vous se présentât, le concierge
répondrait qu'il ne sait pas ce que l'on VfUt dire. »
Ce poxt-scriptiim fut une puissante correction à !a
joie de la jeune fille. ?î'avait-elle rien à craindre?
n'était-ce pas quelque piège qu'on lui tendait? Son in-
nocence lui laissait ignorer (jucls étaient les dang.'rs
que pouvait courir une jeune fille de son âge. ?-Iais on
n'a pas besoin de connaître le danger pour craindre;
il y a même une chose à remarquer, c'est que ce sont
— 15 —
justement les dangers inconnus qui inspirent les plus
grandes terreurs. Julie hésitait; elle résolut de de-
mander conseil ; mais , par un sentiment étrange . ce
ne fat ni à sa mère ni à son frère qu'elle eut recours,
ce fut à Emmanuel.
Eil? descendit, lui r.iconta c;^ qui lui était arrive le
jour où le mandataire de la maison Thomson et FrencU
était venu chez son père : elie lui dit la scène de Tes-
caîier, lui répéta la promesse qu'elle avait faite, et lui
montra la lettre. — Il faut y aller, mademoiselle , dit
Emmanuel. — Y aller? murmura Julie. — Oui. je vous
y accompagnerai. — lïais n"a-ez-voas pas vu que je
dois être seule ? dit Julie. — Vous serez seule aussi ,
répondit le jeune homme; moi je vous attendrai au
coin de la rue du Musée : et si vous tardiez de façon à
me donner quelque inquiétude, alors j'irai vous re-
joindre, et. je vous en réponds . malheur à ceux dont
vous médiriez que vous auriez eu à vous plaindre ! —
Ainsi, Emmanuel, reprit en hésitant la jeune fille,
votre avis est donc que je me rende à cette invitation?
— Oui. Le messager ne vous a-t-il pas dit qu'il y allait
du salut de votre nère? — >?^ais enfin. Emmanuel,
quel danger court-il donc ? dem.anda la jeune fille.
Emmanuel hésita un instant, mais le désir de déci-
der la jeune fille d'un seul coup et sans retard l'em^
porta.
— Écoutez, lui dit-il. c'est aujourd'hui le S sep-
tembre, n'est-ce pas? — Oui. — Aujourd'hui à onze
heures, votre père a près de trois cent mille francs à
payer. — Oui, nous le savons — Eh bien! dit Emma-
nuel il n'en a pas quinze mille en caisse. — Alors ,
que va-t-il donc arriver ? — Tl va arriver que si au-
jourd'hui, avant onze heures, votre père n'a pas trouvé
quelqu'un qui lui vienne en aide, à midi votre père sera
obligé de se.déclarer en faillite. — Oh ! venez, .s'éc ria
— 16 —
la jeune fille en entraînant le jeune homme avec elle.
PcnJant ce temps, madame 5rorrel avait tout dit à
Son fils. Le j^une homme savait bien qu'à la suite des
malheurs successifs qui étaient arrivés à son père, de
grandes réformes avaient été faites dans les dépenses
de la maison: mais il ignorait que les choses en fussent
arrivées à ce point. ïl demeura anéanti; puis tout à
coup il s'élança hors de l'appartement, monta rapide-
ment l'esealier, car il croyait son père à son cabinet ;
mais il frappa vainement. Comme il était à la porte de
ce cabinet, il entendit celle de l'appartement s'ouvrir;
il se retourna, et vit son père. Au lieu de remonter
droit à son cabinet, M. Morrel était rentré dans sa
chambre, et en sortait seulement maintenant. M. Mor-
rel poussa un cri de surprise en apercevant Maxirai-
Iien;il ignorait l'arrivée du jeune homme. Il demeura
immobile à la même place , serrant avec son bras
gauche un objet qu'il tenait caché sous sa redingote.
Maximilien descendit vivement l'escalier et se jeta au
cou de son père: mais tout à coup il se recula, lais-
sant sa main droite seulement appuyée sur la poitrine
de ?.îorrel.
— Mon père, dit-il. en devenant pâle comme la
mort, pourquoi avez-vous donc une paire de pistolets
sous votre redingote ? — Oh ! voilà ce que je craignais,
dit Morrel !— Mon père... mon père ! au nom du ciel!
s'écria le jeune homme, pourquoi ces armes ? — 3îaxi-
milien, répondit Morrel en regardant fixement son
fils, tu es un homme, et un homme d'honneur ; viens,
jo vais te le dire.
Et Morrel monta d'un pas assuré à son cabinet,
tandis que Maximilien le suivait en chancelant. Mor-
rel ouvrit la porte et la rpfcrma derrière son fils, puis
il traversa l'antichambre, s'approcha du bureau,
déposa ses pistolets sur le coin de la table, et montra
— 17 —
du bout du doi^t à son fils un registre ouvert. Sur ce
registre était consigné l"état exact de ta situation ;
Morrel avait à payer dans une demi-heure, deux ct^nt
quatre-vingt-sept mille cinq cents francs. Il possédait
en tout quatorze milie deux cent cinquante-sept
francs...
— Lis! dit Morrel.
Le Jeune homme lut et resta un moment comme
écrasé. Morrel ne disait pas une parole : qu'aurait-il
pu dire qui ajoutât à l'inexorable arrêt des chiffres !
— Et vous avez tout fait, mon père, dit au bout
d'un instant le jeune homme, pour aller au-devant de
ce malheur? — Oui. répondit Morrel. — Vous ne
comptez sur aucune rentrée ? — Sur aucune.
— Vous avez épuisé toutes vos ressources ? — Tou-
tes. — Et drins une demi-heure. . . ajouta-t-il d'une
voix sombre, noire nom est déshonoré ! — Le sang
lave le déshonneur, dit Morrel. — Vous avez raison,
mon père, dit-il. je vous comprends. Puis étendant
la main vers les pistolets : — 11 y en a un pour vous
et un pour moi, dit-il : merci !
Morrel lui arrêta la main.
— Et ta mère... ta sœur... qui les nourrira?
Un frisson courut par tout le corps du jeune
homme.
— Mon père, dit-il. songez-vous que vous me dites
de vivre? — Oui. je te le dis. reprit Morrel, car c'est
ton devoir; lu as l'esprit calme et fort. Maximilien...
Maximilien, tu n'es pas un homme ordinaire; je ne te
commande rien, je ne t'ordonne rien, seulement je te
dis: " Examine la situation comme si lu étais étran-
ger, et juge-la toi-même. »
Le jeune homme réfléchit un instant, puis une
expression de résignation suhlime passa dans ses
ye.ix; seulement ii ôta d'un mouvement lent et triste
— 18 —
sonépaulette et sa contre-épaulette; insignes de son
grade.
— C'est bien, dit-il en tendant la main à Morrel,
mourez en paix, mon père, je vivrai.
Morrel fit un mouvement pour se jeter aux genoux
de son fils. Maximilien l'attira à lui. et ces doux
nobles cœurs battirent un iiistant l'un contre l'autre.
— Tu sais qu'il n'y a pas de ma faute ? dit Jîorrel.
Maximilien sourit.
— Je sais, mon père, que vous êtes le plus honnête
homme que j'aie jamais connu. — C'est bien, tout est
dit : maintenant retourne près de ta mère et de ta
sœur. — Mon père, dit le jeune homme en fléchis-
sant le genou, bénissez-moi !
Morrel saisit la tête de son fils entre ses deux mains ,
l'approcha de lui, et, y imprimant plusieurs fois ses
lèvres :
— Oh 'oui. oui. dit-ii. je te bénis en mon nom et au
nom de trois générations d'hommes irréprochables.
Écoute donc ce qu'ils te disent par ma vois : l'édiiîce
que le malheur a détruit, la Providence peut 'e rebâ-
tir. En me voyant mort d'une pareille mort, les plus
inexorables auront pitié de moi : à foi peut-être on
donnera le temps qu'on m'aurait refusé ; alors tâche
que le mot infâme ne soit point prononcé : mets-toi à
l'œuvre, travaille, jeune homme, lutte ardemment et
courageusement; vis, toi, ta mère et ta sœur, du
strict nécessaire, afin que, jour par jour, le bien de
ceux à qui je dois s'augmente et fructifie entre tes
mains. Songe que ce sera un beau jour, uu grand
jour, un jour solennel que celui de la réhabilitation,
le jour où, dans ce même bureau, tu diras : « Mon
père est mort parce qu'il ne pouvait pas faire ce que je
fais aujourd'hui, mais il est mort tranquille et calme,
parce qu'il savait en mourant que je le ferais. — Oh !
— 19 —
mon père, mon père, s'écria le jeune homme, si cepen-
dant vous pouviez vivre ? — Si je vis, tout est perdu ;
si je vis. l'intérêt se change en doute, la pitié en achar-
nement ; si je vis, je ne suis plus qu'un homme qui a
manqué à sa parole, qui a failli à ses engagements ; je
ne suis plus' qu'un banqueroutier enfin. Si je meurs,
au contraire, songes-y, Maximilien. mon cadavre
n'est plus que celui d'un honnête homme malheureux.
Vivant, mes meilleurs amis évitent ma maison; mort,
Marseille tout en entier me suit en pleurant jusqu'à
ma dernière demeure. Vivant, tu as honte de mon
nom : mort, tu lèves haut la tête et tu dis •
« Je suis le ISls de celui qui s'est tué, parce que
pour la première fois il a été forcé de manquer à sa
parole. »
Le jeune homme poussa un gémissement, mais il
parut résigné. C'était la seconde fois que la conviction
rentrait non dans son cœur, mais dans son esnrit.
— Et maintenant, dit Morrel. laisse-moi seul et
tâche d'éloigner les femmes. -Ne vouiez- vous pas
revoir ma sœur ? demanda Maximiîien.
Un dernier et sourd espoir était caché pour le jeune
homme dans cette entrevue, voilà pourqu^à il la pro-
posait. M. Morrel secoua la tête.
— Je l'ai vue ce malin, dit-il, et je lui ai dit adieu.
— Navez-vous pas quelque recommandation particu-
lière à me faire, mon père? demanda Maximilicn d'une
voix altérée. — Si fait, mon fils, une recommandation
sacrée. — Dites, mon père. — La maison Thomson et
French est la seule qui. par humanité, par égoïsrae
peut-être, mais ce n'est pas à moi à lire dans le cœur
des hommes, a eu pitié d' moi. Son mandataire, celui
qui. dans dix minutes, se présentera pour loucher le
montant d'une traite de deux cent quatre-vingt-sept
mille cinq cents francs, je ne dirai pas m'a accordé,
— 20 —
maïs m'a offert trois mois; que cette maison soit rem-
boursée la première, mon fils, que cet homme te soit
sacré. — Oui. mon père, dit Maximilien. — Et main-
tenant, encore une fois, adieu, dit Morrel ; va, va, j'ai
besoin d"être seul: tu trouveras mon testament dans
le secrétaire de ma chambre à coucher.
Le jeune homme resta debout et inerte, n'ayant
qu'une force de volonté, mais pas d'exécution.
— Ecoute. Maiimilien, dit son père, suppose que
je sois soldat comme toi, que j'aie reçu l'ordre d'em-
porter une redoute, et que tu saches que je doive être
tué en l'emportant, ne me dirais-tu pas ce que tu me
disais tout à l'heure : « Allez, mon père, car vous vous
déshonorez en restant, et mieux vaut la mort que la
honte ! » — Oui. oui, dit le jeune homme, oui.
Et serrant convulsivement Morrel dans ses bras :
— Allez, mon père, dit- il.
Et il s'élança hors du cabinet.
Quand son fils fut sorti, Morrel resta un instant
debout les yeux fixés sur la porte, puis il allongea la
main, trouva le cordon d'une sonnette et sonna. Au
bout d'un instant, Codés parut. Ce n'était plus le
même homme, ces trois jours de conviction l'avaient
brisé. Cette pensée : la maison Morrel va cesser ses
payements , le courbait vers la terre plus que ne
l'eussent fait vingt autres années sur sa tête.
— Mon bon Coclès. dit M. Morrel avec un accent
dont il serait impossible de rendre l'expression, tu
vas rester dans l'antichambre. Quand ce monsieur qui
est déjà venu il y a trois mois, tu sais, le mandataire
de la maison Thomson et French, va venir, tu l'an-
nonceras.
Coclès ne répondit point ; il fit un signe de tête,
alla s'asseoir dans l'antichambre, et attendit. Morrel
retomba sur sa chaise ; ses yeux se portèrent vers la
— 21 —
pendule : il lui restait sept minutes, voilà tout ; l'ai-
guille marchait avec une rapidité incroyable ; il lui
semblait quil la voyait aller. Ce qui se passa alors, et
dans ce moment suprême, dans l'esprit de cet homme ,
qui, jeune encore, à la suite d'un raisonnement faux
peut-être, mais spécieux du moins, allait se séparer
de tout ce qu'il aimait au monde, et quitter la \ie qui
avait pour lui toutes les douceurs de la famille, est
impossible à exprimer ; il eût fallu voir, pour en
prendre une idée, son front couvert de sueur, et ce-
pendant résigné, ses yeux mouillés de larmes, et ce-
pendant levés au ciel.
L'aiguille marchail toujours, les pistolets étaient
tout chargés ; il allongea la main, en prit un, et mur-
mura le nom de sa fille ; puis il posa l'arme mortelle,
prit la plume, et écrivit quelques mots. Il lui semblait
alors qu'il n'avait pas assez dit adieu à son enfant
chérie. Puis il se retourna vers la pendule ; il ne comp-
tait plus par minutes, mais par secondes. Il reprit
l'arme, la bouche enlr'ouverte et les yeux fixés sur
l'aiguille ; puis il tressallit au bruit qu'il faisait
lui-même en armant le chien. En ce moment une
sueur plus froide lui pesa sur le front, une angoisse
plus mortelle lui serra le cœur; il entendit la porte
de l'escalier crier sur ses gonds, puis s'ouvrir celle
de son cabinet ; la pendule allait sonner onze heures.
Morrel ue se retourna point, il attendait ces mots
de Coclès : « Le mandataire de la maison Thomson et
French ! » et il approchait l'arme de sa bouche...
Toutà coup il entendit un cri... c'était la voix de sa
fille...
Il se retourna et aperçut Julie; le pistolet lui
échappa des mains.
— Mon père ! s'écria la jeune fille hors d'haleine et
presque mouraole idc joie, sauvé ! vous êtes sauvé !
— 22 —
Et elle se jeta dans ses bras, en élevant à la main
une bourse rouge en filet de soie.
— Sauvé ! mon enfant ! dit Jlorel, que veux-tu dire?
— Oui, sauvé ! voyez, voyez, dit la jeune tille.
Morrel prit la bourse et tressaillit, car un vague
souvenir iui rappela cet objet pour lui avoir appar-
tenu. Dun côté était la traite de deux cent quatre-
\-ingl-sept mille cinq cints francs ; ia traite était ac-
quittée. De l'autre était un diamant de la grosseur
dune noisette, avec ces trois mots écrits sur un petit
morceau de parchemin : « Dot do Julie. »
Morrel passa sa main sur son front : il croyait
rêver. En ce moment, la pendule sonna onze heures.
Le timbre vibra pour lui comme si chaque coup du
marteau dacier vibrait sur son propre cœur.
— Voyons, mon enfant, dit-ii. explique-toi. Où
as-tu trouvé cette bourse ? — Dans une maison des
Allées de Meilhan. au numéro 15. sur le coin delà
cheminée d'une pauvre petit • chambre au cinquième
étage. — Mais, s'écria Slorrel, cette bourse n'est pas
à toi !
Julie tendit à sou père la lettre qu'elle avait reçue
le matin.
— Et tu as été seule dans cette maison?... dit
Morrel après l'avoir lue. — Emmanuel m'accompa-
gnait, mon père, il devait m'attendre au coin de la
rue du Musée : mais, chose étrange, à mon retour il
n'y était plus. — M. Morrel !... s'écria une voix dans
rcscalier. M. Morrel ! — C'est sa voix, dit Julie.
En même temps Emmanuel entra, le visage boule-
versé de joie et d'émotion.
— Le Pharaon ! s'écria-t-il , le Pharaon! — Eh
bien ! quoi? le Pharaon ! ètes-vous fou. Emmanuel ?
Yous savez bien qu'il est perdu. — Le Pharaon!
monsieur, on signale le Pharaon! le Pharaon entre
dans le port !
— 23 —
JVIorrel retomba sur sa chaise ; les forces lui man-
quaient ; son intelligence se refusait à classer cette
suite d'événenientsincroyables. inouïs, fabuleux. Mais
son fils enira à son tour.
— ?,îon père. s"ccria Hîasimilicn, que disiez-vous
donc que le Phuraou était perdu ? la vigie Ta signalé,
et il entre, dit-on, dans le port. — Mes amis, dit
MorreLsi cola était ,il faudrait croireàun miraclede
T)ifu ! impossible ! impossible !
Mais ce qui était réel et non moins incroyable, c'é-
tait cette bourse qu"il tenait dans sa main, c'était cette
lettre de change acquittée, c'était ce magnifique dia-
mant.
— Ah ! monsieur ! dit Coèlès à son tour, qu'est-ce
que cela veut dire, le Pharaon? — Allons, mes en-
fants, dit Morrel en se soulevant, allons voir, et que
Dieu ail pitié de nous, si c'est une fausse nouvelle.
Ils descendirent : au milieu de l'escalier attendait
madame Jîoirel : ia pauvre femme n'avait pas osé
monter. En un instant ils furent à la Canncbière. fly
avait foule sur le port. Toute cette foule s'ouvrit de-
vant Morrel.
— Le Pharaon ! le Pharaon ! disaient toutes ces
voix.
En effet, chose merveilleuse, inouïe ! en face de la
tour Saint-Jtan un bâtiment portant sur sa poupe ces
mots écriîs m lettres blanches : « Le Pharaon y Morrel
et fils de Marseille, » absolument de la contenance de
l'autre Pharaon,, et chargé comme l'autre de coche-
nille et d'indigo, jetait l'ancre et carguait ses voiles ;
sur le pont, le capitaine Gaumard donnait ses ordres,
et maître Penelon faisait des signes à M. Morrel. Il
n'y avait plus à en douter, le témoignage des sens
était là, et dix mille personnes venaient en aide à ce
témoignage. Comme Morrel et son fils s'embrassaient
— 24 —
sur la jetée aux applaudissrmciits de toute la >ille
témoin de ce prodige, un homme, dont le visage
était à moitié couvert par une barbe ncire, et qui,
caché derrière la guérite d'un (iictionnaire. contem-
plait cette scène avec attendrissement, murmura ces
mots :
— Sois heureux, noble cœur : sois béni pour tout
le bien que tu as fait et que tu feras encore, et que
ma reconnaissance reste dans l'ombre comme ton
bienfait.
Et avec un sourire où la joie et le bonheur se
révélaient, il quitta l"abri où ii était caché, et sans
que personne fit attention à lui. tant chacun était pré-
occupé de l'événement du jour, il descendit un de ces
petits escaliers qui servent de débarcadère, et héla
trois fois :
— Jacopo ! Jacopo ! Jacopo !
Alors une cha.oupe vint à lui, le reçut à bord et le
conduisit à un yacht richement gréé, sur le pont
duquel il s'élança avec la légèreté d'un marin ; de là,
il regarda une fois encore Morrel qui, pleurant de
joie, distribuait de cordiales poignées de main à
toute cette foule, et remerciait d'un vague regard ce
bienfaiteur inconnu qu'il semblait chercher au ciel.
— Et maintenant, dit l'homme inconnu, adieu,
bonié, humanité, reconnaissance... adieu à tous les
sentiments qui épanouissent le cœur... Je me suis
substitué à la Providence pour récompenser les
bons... maintenant, que le Dieu vengeur me cède sa
place pour punir les méchants!
A ces mots , il fit un signal , et comme s'il n'eût
attendu que ce signal pour partir, le yacht prit aussitôt
la mer.
— 26
II. — Ilalie. — Simbad !e mariii.
Vers le commencement de 1838, se trouvaient à
Florence deui jeunes ^Pns- appartenant à la plus élé-
gante société de Paris : Tun le vicomte Albert de
^îorccrf, l'autre le baron Franz d'Épinay. Il avait été
convenu entre eux quïls iraiint passer le carnaval de
la mêfu" année à Rome, où Franz, qui depuis près d"
quatre ans habitait Tltalie, servirait de cicérone à
.\lbert. Or, comme ce n'est pas une petite affaire que
dalier passer le carnaval à Rome . surtout quand on
tient à ne pas couchi'r place del Pnpoio ou dans li'
Campo-Vaccino, ils écrivirent à maître l'astrini. pro-
priétaire de l'hôtel de Londres , place d'Espagne ,
pour le prier de leur retenir un appartem''nt confor-
table. Maître Pastrini répondit qu'il n'avait plus à leur
disposition que deux chambres et un cabinet situés al
sccondo piano_. et qu'il offrait moyennant la modique
rétribution d'un louis par jour. Les deux jeunes gens
acceptèrent; puis, voulant mettre à profit le temps
qui lui restait, Albert partit pour Naples. Quant à
Franz . il resta à Florence. Quand il eut joui quelque
temps de la vie que donne la ville des Médicis, quand
il se fut bien promené dans cet Eden qu'on nomme
les Casines- quand il eut été reçu chez ces hôtes magni-
fiques qui font les honneurs de Florence . il lui prit
fantaisie, ayant déjà \isitc la Corse, ce berceau do
Bonaparte, d'aller voir l'île d'Eibe, ce grand relais
de Napoléon.
Un soir donc . il détacha une barchelta de l'anneau
de fer qui la scellait au port de Livourne , se coucha
au fond de son luantcau, en disant aux mariniers
111. 3
— 26 —
ces seules paroles :— « 4 l'Hed'Elbe! «La barque quitta
le port comme l'oiseau de mer quitte son iiid, et le len-
demain eiie débarquait Franz à Porto-Ferrajo Franz
traversa Tile impériale après avoir suivi toutes les
traces que le pas du géanty a laissées, et alla s'em-
b«rquer à Marciana. Drux heures après avoir quitté
la terre , il la reprit pour descendre à la Pianosa. où
l'attenJaicnt. assurait-on , des vols ivifinis de perdrix
rouges. !.a chasse fut mauvaise. Franz tua à grand'-
peine quelques perdrix maigres, et. comme tout chas-
seur qui s'est fatigué pour rien, il remonta dans sa
barque d'assez mauvaise humeur.
— Ah ! si Voire Excellence voulait, lui dit îe patron,
elle ferait une belle chasse. — Et où cela ? — Voyez-
vous cette île? continua le patron en étendant le doigt
vers le midi et en montrant une masse conique qui
sortait du milieu de la mer. teintée du plus bel indigo.
— Eh bien ! qu'est-ce que cette îlo ? demanda Franz.
— L"île de Jîonte-Cristo , répondit ie Livournais. —
Mais je n'ai pas de permission pour chasser dans cette
île, — Votre Excilience n'en a pas besoin; l'île est
déserte. — Ah I par dieu . dit !e jeune homme, une île
déserte au milieu de la Méditerranée . c'est chose cu-
rieuse.— Et chose naturelle. Excellence. Cette île est
un banc de rochers, et, dans toute son étendue il n'y
a peut-être pas un arpent de terre labourable. — Et
à qui appartient cotte île? — A la Toscane. — Quel
gibier y trouverai-je? — Des milliers de chèvres sau-
vages. — Qui vivent en léchant les pierres? dit Franz
avecun sourire d'incrédulité.— Non, mais en broutant
les bruyères , les myrtes . les lentisques qui poussent
dans leurs intervalles. — Mais où coucherai-je ? — A
terre, dans les grottes, ou à bord dans votre manteau.
D'ailleurs . si Son Excellence le veut . nous pourrons
partir aussitôt après la chasse ; elle sait que nous raar-
— 27 —
chons la nuit comme le jour, et qu'à défaut de voile ,
nous avons les rames.
Comme il restait encore assez de temps à Franz
pour rf'joindre son compagnon, et qu'il n'avait plus à
s'inquiéter de son logement à Rome - il accepta cette
proposition de se dédommager de sa première chasse.
Sur sa réponse affirmative, les matelots alors échan-
gèrent entre euï quelques paroles à voix basse.
— Eb bien i demanda-t-il , qu'avons-nous de nou-
veau ? serait-il survenu quelque impossibilité ?— Non,
reprit le patron ; mais nous devons prévenir Yotre
Excellence que l'île est en contumace. — Qu'est-ce
que cela veut dire ? — Cela veut dire que, comme
Âlonte-Cristo est inhabitée; et sert parfois de relâche
à des contrebandiers et à des pirates qui viennent de
Corse, de Sardaigne ou d'Afrique, si un signe quel-
conque dénonce notre séjour dans l'île, nous seions
forcés, à notre retour à Livourne. de faire une qua-
rantaine de six jours. — Diable ! voilà qui change la
thèse ! six jours. Juste autant cju'il en a fallu à Dieu
pour créer le monde. C'est un peu long, mes enfants.
— Mais qui dira que Son Excellence a été à Monte-
Cristo ? — Oh ! ce n'est pas moi , s'écria Franz. — Ni
nous non plus, Brent les matelots. — En ce cas , va
pour Monte-Cristo.
Le patron commanda la manœuvre; on mit le cap
sur l'île, et la barque commença à voguer dans sa di-
rection. Franz laissa l'opération s'achever, et quand on
eut pris la nouvelle route , quand la voile fut gonllée
par la brise , et que les quatre marins eurent repris
leurs places , trois à l'avant , un au gouvernail , il re-
noua la conversation. — Mon cher Gactano. dit-il au
patron , vous venez de me dire , je crois , que l'île de
Monte-Cristo servait de refuge à des contrebandiers
et à des pirat-s , ce qui me paraît un bien autre gi-
— 28 —
bicr que des chèvres. — Oui , Excellence , et c'est la
vérité.
— Je savais bien l'existence des contrebandiers,
mais je pensais que depuis la prise d'Alger et la des-
truction de la régence , les pirates n'existaient plus
que dans les romans de Cooper et du capitaine Mar-
ryat. — Eh bien ! Votre Excellence se trompait: il en
est des pirates comme des bandits qui sont censés
exterminés par le pape Léon XII, et qui cependant
arrêtent tous les jours les voyageurs jusqu'aux portes
de Rome. r>"avez-vous pas entendu dire qu'il y a six
mois à peine, le chargé d'affaires de France près le
saint-siége avait été dévalisé à cinq cents pas de Velle-
tri ? — Si fait. — Eh bien ! si comme nous Votre Excel-
lence habitait Livourne, elle entendrait dire de temps
en temps qu'un petit bâtiment chargé de marchan-
dises ou qu'un joli yacht anglais , qu'on attendait à
Bastia, à Porto-Ferrajo ou à Civita-Vecchia, n'est point
arrivé , qu'on ne sait ce qu'il est devenu , et que sans
doute il se sera brisé contre quelque rocher. Or, ce
rocher qu'il a rencontré^ c'est une barque basse «^t
étroite, montée de six ou huit hommes qui l'ont sur-
pris ou pillé par une nuit sombre et orageuse , au dé-
tour de quelque îlot sauvage et inhabité , comme dis
bandits arrêtent et pillent une chaise de poste au coin
d'un bois. — Mais enfin, reprit Franz toujours étendu
dans sa barque, comment ceux à qui pareil accident
arrive ne se plaignent-ils pas ? comment n'appellent-
ils pas sur ces pirates la vengeance du gouvernement
français , sarde ou toscan ? — Pourquoi ? dit Gaetano
avec un sourire. — Oui, pourquoi ? — Parce que d'a-
bord on transporte du bâtiment ou du yacht sur la
barque tout ce qui est bon à prendre ; puis on lie les
pieds et les mains à l'équipage , on attache au cou de
chaque homme un boulot de 2^, on fait un trou de la
— 29 —
grandeur d'une barrique dans la quille du bâtiment
capturé, on remonte sur le pont , on ferme les écou-
tilles, et Ton passe sur la barque. Au bout de dix mi-
nutes le bâtiment commence à se plaindre et à gémir.
Peu à peu il s'enfonce. Dabord un des côtés plonge,
puis l'autre, puis il se relève, puis il replonge encore,
s'enfonçant toujours davantage. Tout à coup un bruit
pareil à un coup de canon retentit : c'est l'air qui
brise le pont. Alors le bâtiment s'agite comme un
noyé qui se débat, s'alourdisstnt à chaque mouve-
ment. Bientôt l'eau, trop pressé dans les cavités, s'é-
lance des ouvertures, pareille aux colonnes liquides
que jetterait par ses évents quelque cachalot gigan-
tesque. Enfin il pousse un dernier râle, fait un der-
nier tour sur lui-même, et s'engouffre en creusant
dans l'abîme un vaste entonnoir qui tournoie un in-
stant, se comble peu à peu et finit par s'effacer tout à
fait, si bien qu'au bout de cinq minutes il faut l'œil de
Dieu lui-même pour aller chercher au fond de cette
mer calme le bâtiment disparu. Comprenez-vous main-
tenant, ajouta le patron en souriant, comment le bâti-
ment ne rentre pas dans le port, et pourquoi l'équi-
page ne porte pas plainte ?
Si Gaetano eût raconté la chose avant de proposer
l'expédition, il est probable que Franz eût regardé à
deux fois avant de l'entreprendre; mais la barque
voguait dans la direction de l'île, et il lui sembla qu'il
y aurait lâcheté à reculer. C'était un de ces hommes
qui ne courent pas à une occasion périlleuse, mais qui,
si celle occasion vient au-devant d'eux, gardent un
sang-froid inaltérable pour la combattre: c'était un
de ces hommes à la volonté calme, qui ne regardent un
danç.'er dans la vie que comme un adversaire dans un
duel, qui calculent ses mouvements, qui ctulicnt sa
force, qui rompent assez pour reprendre haleine , pas
— 30 —
pour paraître assez lâches, enfin qui, comprenant d'un
seul regard tous leurs avantaires, tuent d'un seul coup.
— Bah ! reprit-il, j'ai traversé la Sicile et la Caiabre,
j'ai navigué deux mois dans l'Archipel, et je n'ai
jamais vu l'ombre d'un bandit ni d'un forban. — Aussi
jn'ai-je pas dit cela à Votre Excellence, fit Gaelario,
pour la faire renoncer à son projet; elle m'a inter-
rogé, et je lui ai répondu; voilà tout. — Oui. mon
cher Gaetano, et votre conversation est des plus inté-
ressantes; aussi, comme je veux en jouir le plus long-
temps possible, va pour 3îonte-Cristo.
Cependant on approchait rapidement du terme du
voyage; il ventait bon frais, et la barque faisait six à
sept milles à l'heure. A mesure qu'on approchait,
nie semblait sortir grandissante du sein de la mer,
et, à travers l'atmosphère limpide des derniers rayons
du jour, on distinguait, comme les boulets dans un
arsenal, cet amoncellement de rochers empilés les
uns sur les autres, et dans les interstices desquels on
voyait rougir las bruyères et verdir les arbres. Quant
aux matelots, quoiqu'ils parussent parfaitement tran-
quilles , il était évident que leur vigilance était
éveillée et que leurs regards interrogeaient le vaste
miroir sur lequel ils glissaient, et dont quelques
barques de pêcheurs, avec leurs voiles blanches ,
peuplaient seules l'horizon, se balançant comme des
mouettes au bout des flots.
ils n'étaient plus guère qu'à une quinzaine de milles
de Monte-Cristo lorsque le soleil commença de se
coucher derrière la Corse, dont les montagnes appa-
raissîiient à droite, découpant sur le ciel leur sombre
dentelure ; cette masse de pierres, pareille au géant
Admastor, se dressait menaçante devant la barque,
à laquelle elle dérobait le soleil dont la partie
supérieure se dorait. Peu à peu l'ombre monta
— ai-
de la mer et sembla chasser devant elle ce dernier
reflet du jour qui allait s'éteindre ; enfin le rayon
lumineux fut repoussé jusqu'à la cime du cône, où il
s'arrêta un instant comme If^ panache enflammé d'un
volcan : enfin l'ombre, toujours ascendante, envahit
progressivement le sommet comme elle avait envahi
la base, et l'île n'apparut plus que comme une mon-
tagne grise qui allait toujours se rembrunissant. Une
demi-heure après, il faisait nuit noire.
Heureusement que les marins étaient dans leurs
parages habituels et qu'ils connaissaient jusqu'au
moindre rocher de l'archipel toscan ; car au milieu de
l'obscurité profonde qui enveloppait la barque, Franz
n'eût pas été tout à fait sans inquiétude La Corse avait
entièrement disparu, iile de Monte-Cristo était elle-
même devenue invisible: mais les matelots semblaient
avoir , comme le lyni , la faculté de voir dans les té-
nèbres, et le pilote , qui se tenait au gouvernail , ne
marquait pas la moindre hésitation.
Une heure à peu près s'était écoulée depuis le cou-
cher du soleil. lorsque Franz crut apercevoir à un quart
de mille à la gauche une masse sombre ; mais il était
si impossible de distinguer ce que c'était . que . crai-
gnant d'exciter rhiiarité de ses matelots en prenant
quelques nuages flottants pour la terre ferme, il garda
le silence. Tout à coup uni' grande lu^'ur apparut, la
terre pouvait ressembler à un nuage, mais le feu n'était
pas un météore.
— Qu'est-ce que cette lumière? demanda Franz.
— Chut! dit le patron, c'est un feu. — Mais vous di-
siez que l'îl'' était inhabitée ?— Je disais qu'elle n'avait
pas de population fixe, mais j'ai dit aussi qu'ell.i est
un lieu de relâche pour les contrebandiers. — Et pour
les pirates ? — Et pour les pirates . continua Gietano
répétant les paroles de Franz ; c'est pour cela que j'ai
— 32 —
donné l'ordre de passer Tile , car , ainsi que vous le
voyez, maintenant le feu est d rrièrenous. — Mais ce
feu . continua Franz . me semble plutôt un motif de
sécurité que d'inquiétude: des gens qui craindraient
d'être vus n'auraient pas allumé ce feu. — Oh ! cela
ne veut rien dire . fit Gaelano : si vous pouviez juger-
au milieu de Tobscurité, de la position de l'île, vous
verriez que . pLicé comme il l'est, le feu ne peut être
aperçu ni de la Corse ni de la Pianosa . mais seule-
ment de la pleine mer, — Ainsi vous craignez que ce
fou ne nous annonce mauvaise compagnie ? — C'est ce
dont il faudra s'assurer, reprit Gactano, les yeux tou-
jours fixés sur cette étoile terrestre. — Et comment
s'en assurer? — Vous allez voir.
A ces mots . Gaetano tint conseil avec ses compa-
gnons, et au bout de cinq minutes de discussion on
exécuta en silence une manœu\re à i'side de laquelle
en un instant ou eut viré de bord : alors on reprit la
route qu'on venait de suivre, et quelques secondes après
ce changement de direction, le feu disparut, caché par
un mouvement de terrain. Alors le pilote imprima à
l'aide du gouvernail une nouvelle direction au petit
bâtiment qui se rapprocha \isiblemcnt de l'île et qui
bientôt ne s'en trouva plus éloigné que d'une cinquan-
taine de pas. Gaetano abittit la voile . et la barque
resta stationnaire.
Tout cela avait été fait dans le plus grand silence ,
et d'ailleurs, depuis le changement de route . pas une
parole n'avait été prononcée à bord. Gaetano . qui
avait proposé l'expéditinn , en avait pris toute la res-
ponsabilité sur lui. Les quatre matelots ne le
quittaient pas des yeux, tout en préparant les anrons
et en se !e:ia:!t évid.-mrnent i)rêis à faire force de
rames, ce qui, grâce h l'obscurité, n'était pas difficile.
Quant à Franz, il visitait ses ar;ncs avec ce sang-froid
— 33 —
que nous lui connaissons ; il avait deux fusils h deux
coups et une carabine, il les chargea, s'assura des bat-
teries, et attendit.
Pendant ce temps le patron avait Jeté bas son caban
et sa chemise , assuré son pantalon autour de ses
reins, et, comme il était pieds nus, il n'avait eu ni
souliers ni bas à défaire. Une fois dans ce costume ,
il mit un doigt sur ses lèvres pour faire signe de gar-
der le plus profond silence, et. se laissant couler dans
la mer. il nagea vers le rivage avec tant de précaution
qu'il était impossible d'entendre le moindre bruit.
Seulement, au sillon phosphorescent que dégageaient
ses mouvements, on pouvait suivre sa trace. Bientôt
ce sillon même disparut : il était évident que Gaetano
avait touché terre.
Tout le monde sur le petit bâtiment resta immobile
pendant une demi-heure , au bout de laquelle on vit
reparaître près du rivage etse rapprocher de la barque
le même sillon lumineux. En quelques brassées ,
Gaetano atteignit la barque.
— Eh bien ? firent ensemble Franz et les quatre ma-
telots. — Eh bien! dit-il. ce sont des contrebandiers
espagnols; ils ont seulement avec eux deux bandits
corses. — Et que font ces deux bandits corses avec
des contrebandiers espagnols ? — Eh ! mon Dieu ! Ex-
cellence, reprit Gaetano d'un ton de profonde charité
chrétienne, il faut bien s'aider les uns les autres. Sou-
vent les bandits se trouvent un peu pressés sur terre
par les gendarmes ou les carabiniers; eh bien! ils
trouvent là une barque, et dans celte barque de bons
garçons comme nous. Ils viennent nous demander
l'hospitalité dans notre maison flottante. Le moyen
de refuser secours à un pauvre diable qu'on poursuit !
Nous le recevons, et, pour plus grande sécurité , nous
gagnons le large. Cela ne nous coûte rien, et sauve la
— 34 —
vie,ou tout au moins la liberté à un de nos semblables,
qui. dans l'occasion, reconnaît le service que nous lui
avons rendu en nous indiquant un bon endroit où
nous puissions débarquer nos marchandises sans être
dérangés par les curieux. — Ah çà ! dit Franz , vous
êtes donc un peu contrebandier vous-même, mon cher
Gaetano ? — Eh ! que voulez-vous. Excellence , dit-il
avec un sourire impossible à décrire . on fait un peu
de tout ; i! faut bien vivre. — Alors vous êtes en pays
de connaissance avec les gens qui habitent Monte-
Cristo, à cette heure ? — A peu près. Nous autres ma^
fins . nous sommes comme les francs-maçons , nous
nous reconnaissons à certains .signes. — Et vous croyez
que nous n'aurions rien à craindre en débarquant à
notre tour? — Absolument rien . les contrebandiers
ne sont pas des voleurs ! — Mais ces deux bandits
corses... reprit Franz . calculant d'avance toutes les
chances de danger. — Eh ! mon Dieu ! dit Gaetano, ce
n'est pas leur faute s'ils sont bandits . c'est celle de
l'autorité. — Comment cela? — Sans doute : on les
poursuit peur avoir fait une peau,, pas autre chose,
comme s'il n'était pas dans la nature du Corse de se
venger. — Qa'entendez-vous par avoir fait une peau ?
Avoir assassiné un homme ? dit Franz, continuant ses
investigations. — J'entends avoir tué un ennemi ,
reprit le patron, ce qui est bien différent. — Eh bien!
fit le jeune homme, allons demander l'hospitalité aux
contrebandiers et aux bandits. Croyez-vous qu'ils nous
l'accordent? — Sans aucun doute. — Combien sont-
ils ? — Quatre. Excellence, et les deux bandits, ça fait
six ! — Eh bien ! c'est juste notre chiffre ; nous
sommes , dans le cas , où ces messieurs montreraient
de mauvaises dispositions , en force égale, et par con-
séquent en mesure de les contenir. Ainsi, une dernière
fois, va pour Monte-Cristo. — Oui . Excellence ; mais
— 35 —
vous nous permettrez bien encore de prendre quelques
précautions? — Comment donc, mon cher; soyez
sage comme ÎSestor et prudent comme Ulysse. Je fais
plus que de vous le permettre , je vous y exhorte. —
Eh bien ! alors, silence ! fit Gaetano. Tout le monde
se tut
Pour un homme envisageant comme Franz toutes
choses sous leur véritable point de vue. la situation,
sans être dangereuse, ne manquait pas d'une certaine
gravité. Il se trou\ait dans l'obscurité la plus pro-
fonde, isolé, au milieu de la mer. avec des marins qui
ne le connaissaient pas et qui n'a\ aient aucun motif
de lui être dévoués, qui savaient qu'il avait dans sa
ceinture quelques milliers de francs, et qui avaient
dix fois, sinon avec envie, du moins avec curiosité,
examiné ses armes, qui étaient fort belks. D'un autre
côté, il allait aborder, sans autre escorte que ces
hommes, dans une île qui portait un nom fort reli-
gieux, mais qui ne semblait pas, grâce à ses conirc-
bandiers et à ses bandits, promettre à Franz une autre
hospitalité que celle du Calvaire au Christ. Puis cette
histoire de bâtiments coulés à fond, et qu'il avait crue
exagérée le jour, lui semblait plus '.raisiiubiable la
nuit. Aussi, placé qu'il était entre ce double danger,
peut-être imaginaire, mais peut-être réel, il ne quit-
tait pas ses hommes des yeux et son fusil de la main.
Cependant les marins avaient de nouveau hissé
leurs voiles et avaient repris leur sillon, déjà creusé
en allant et en revenant A travers l'obscurité. Fraaz,
un peu habitué aux ténèbres, distinguait le géant de
granit que la barque côtoyait ; puis enfin, en dépas-
sant de nouveau l'angle d'un rocher, il aperçut le feu
qui brillait plus éclatant que jamais, et, autour de ce
feu. quatre ou cinq personnes assises. La réverbéra-
tion du foyer s'étendait à une centaine de pas en mer.
— 36 —
Gaelano côtoya la lumière, en maintenant toutefois la
barque dans la partie non éclairée ; puis, lorsqu'elle
fut tout à fait en face du foyer, il mit le cap sur lui.
et entra bravement dans le cercl^^ lumineui, en enton-
nant une chanson de pêcheur donl il soutenait léchant
à lui seul, et dont ses compagnons reprenaient le
refrain en chœur.
Au premier mot de la chanson, les hommes assis
autour du foyer s'étaient levés et s'élaient approchés
du débarcadère, les yeux fixés sur la barque, dont ils
sV'fforçaicnt visiblement déjuger la force et de devi-
ner les intentions. Bientôt ils parurent avoir fait un
examen suffisant, et allèrent, à Texception d'un seul
qui resta debout sur le rivage, se rasseoir autour du
ff'u devant lequel rôtissait un chevreau tout entier.
Lorsque le bateau fut arrivé à une vingtaine de pas
de la terre, l'homme qui était sur le rivage fil machi-
nalement avec sa carabine le geste d'une sentinelle
qui attend une patrouille, et cria : Qui vive! en patois
sarde.
Franz arma froidement ses deux coups.
Gaétan© échangea alors avec cet homme quelques
paroles auxquelles le voyageur ne comprit rien, mais
qui le concernaient évidemment.
— Son excellence demanda le patron, veut-elle se
nommer ou garder l'incognito ? — Mon nom doit être
parfaitement inconnu de ces messieurs, répondit
Franz: dites-leur donc simplement que je suis un
Français voyagi anl [lour son plaisir.
Lorsque Gattano avait transmis cette réponse, la
sentinelle donna un ordre à l'un des hommes assis
devant le feu, lequel se leva aussitôt et disparut dans
les rochers. Il se fit un silence. Chacun semblait pré-
occupé de ses affaires : Franz, de son débarquement;
les matelots, de leurs voiles; les contrebandiers, de
— 37 —
leur thevicuu; mais au ri ilieu de celle insouciance
apparente, on s'observait mutupUement.
L'homme qui s'était éloigne reparut tout à coup du
eôté opposé à celui par lequel il avait disparu. Il fit
un signe de la tête à la sentinelle, qui se retourna de
son côté et se contenta de prononcer ces seules paro-
les : s'accommodi.
Le s'accommodi italien est intraduisible. Il veut
dire à la fois : Venez, entrez, soyez le bienvenu, faites
comme chez vous, vous êtes le maître: le s'accommodi_,
c'est comme cette phrase turque de Molière, qui éton-
nait si fort le bourgeois gentilhomme par la quantité
de choses qu'elle contenait. Les matelots ne se le firent
pas dire deux fois: en quatre coups de rames, la barque
toucha la terre. Gaetano s.iuta sur la grève, échan-
gea encore quelques mots à voix basse avec la sen-
tinelle, ses compagnons descendirentl'un après l'autre,
puis enfin \intle tour de Franz.
Il avait un de ses fusils en bandoulière, Gaetano
avait l'autre, un des matelots tenait sa carabine. Son
costume tenait à la fois de l'artiste et du dandy, ce
qui n'inspira aux hôtes aucun soupçon, et par consé-
quent aucune inquiétude. On amarra la barque au
rivage, on fit quelques pas pour chercher un bivac
commode; mais sans doute le point sur lequel on
.s'acheminait n'était pas dans la convenance du con-
trebandier qui remplissait le poste de surveillant, car
il cria à Gaetano ; — Non, point par là. s'il vous
plaît !
Gaetano balbutia une excuse, et , sans insister
davantage, s'avança du côté opposé, tandis que deux
matelots, pour éclairer la route, allaient allumer des
torches au foyer. On fit trente pas à peu près, et l'on
s'arrêta sur une petite esplanade tout entourée de
rochers, dans lesquels on avait creusé des espèces de
— as-
sièges à peu près pareils à de petites guérites, où Ton
monterait la garde assis. Arentour poussaient, dans
des vciiits de terre ^égétaie. quelques chênes nains et
des fouiTes épaisses de inyrti s. Franz abaissa une
torche, tt reconnut, à unaniâs de crndres. qu'il n"était
pas le premier à s'api-rcevoir du conrortable- de cette
localité, et que ce devait être une de ces stations
habituelles des visiteurs nomades de l'île de Monte-
Cristo.
Quant à son attente d'événements. el!e avait cessé.
Une fois le pied sur la terre ferme, une fois qu'il eut
vu les dispositions sinon amicales, du moins indiffé-
rentes de ses hôtes, toute sa préoccupation avait dis-
paru, et, à l'odeur du chevreau qui rôtissait au bivac
voisin, la préoccupation s'était changée en appétit.
Il toucha deux mots de ce nouvel incident à Gae-
tano. qui lui répondit qu'il n'y avait rien de plus
simple qu'un souper quand on avait, comme eux, dans
leur barque, du pain, six perdrix et un bon feu pour
les faire rôtir.
— D'ailleurs, ajouta-t-il. si Votre Excellence trouve
si tentante l'od. ur du chevreau, je puis alkr offrir à
nos voisins deux de nos oiseaux pour une tranche de
leur quadrupède. — Faites, Gaelano, faites, dit
Franz ; vous êtes véritablement né avec le génie de la
négociation.
Pendant ce temps, les matelots avaient arraché des
brassées de bruyères, fait des fagots de myrtes et de
chênes verts, auxquels ils avaient mis fe feu, ce
qui présentait un foyer assez respectable. Franz atten-
dait donc avec impatience, humant toujours l'odeur
du chevreau, le retour du patron, lorsque celui-ci
reparut, et vint à lui d'un air fort préoccupé. ■
— Eh bien ! demanda-t-il, quoi de nouveau? On
repousse notre offre? — Au contraire, Gt Gaetano; le
— 39 —
chef, à qui Ton a dit que vous étiez un jeune gentil-
homme français, vous invile à souper avec lui. — Eh
bien ! mais, dit Franz, c'est un homme fort civilisé
que ce chef, et je ne vois pas pourquoi je refuserais ,
d'autant plus que j'apporte ma part du souper. —
Oh ! ce n'est pas ce'a : i! a de quoi souper, et au delà ;
mais c'est qu'il met à votre présentation ciuz lui un e
singulière condition. — Chex lui ! reprit le jeune
homme; il a donc fait bâtir une maison? — Non ,
mais il n'en a pas moins un chez lui fort confortable ,
à ce que l'on assure du moins. — Vous connaissez
donc ce chef? — J'en ai ciitcnJu parier. — En bien
ou en mal ? — Des deux façons. — Diable ! Et quelle
est cette condition? — C'est de vous laisser bander
les yeux et de noter le bandeau que lorsqu'il vous y
invitera lui-même.
Franz sonda autant que possible le regard de Gae-
tauo pour savoir ce que cachait cette proposition.
— Ah! dame, reprit celui-ci répondant à la pensée
de Franz, je le sais bien, la chose mérite réflexion. —
Que feritz-vous à ma place ? dit le jeune homme. —
Moi, qui n'ai rien à piidre, j'irais. — '^^ous accepte-
riez? — Oui. ne fût-ce que par curiosité. — H y a
donc quelque chose de curieux à voir chez ce chef? —
Écoutez, dit Gaetano en baissant îa voix, je ne sais
pas si ce qu'on dit est vrai ( Il s'arrêta en regardant
si aucun étranger ne l'écoutait. ) — Et que dit-on ?
— On dit que ce chef habite un palais souterrain
auprès duquel le palais Pitti est bien peu de chose.
— Quel rêve ! dit Franz en se rasseyant. — Oh ! ce
n'est pas un rêve, coulinui le patron, c'est une réalité.
Cama. le pilote du Saiiii-Ferdinand^ y est entré un
jour, et il en est sorti tout émerveillé, en disant qu'il
n'y a de pareils trésors que dans les contes des fées.
— Ah çà ! mais savez-vous, dit Franz, qu'avec de pa-
reillcs paroks vous me feriez descendre dans la
caverne d'Ali-Baba ! — Je vous dis ce qu'on ra'a dit,
Excellence. — Alors vous me conseillez d'accepter ?
—Oh ! je ne dis pas cela ; Votre Excellence fera selon
son bon plaisir. Je ne ^oud^8is pas lui donner un
conseil dans une semblable occasion.
Franz réfléchit quelques ins'ants, comprit que cet
homme si riche ne pouvait lui en vouloir, à lui qui
portait seulement quelques milliers de francs; et
comme il n'entrevoyait dans tout cela qu'un excellent
souper, il accepta. Gaetano alla porter sa réponse.
Cependant, nous lavons dit, Franz était prudent.
Aussi voulut-il avoir le plus de détails possibles sur
son hôte étrange et mystérieux, il se tourna donc
du côté du matelot, qui, pendant ce dialogue, avait
piumé les perdrix avec la gravité d un homme fier de
ses fonctions, et lui demanda dans quoi ces hommes
avaient pu aborder, puisqu'on ne >ojait ni barques,
ui sperouares, ni tartanes.
— Je ne suis pas inquiet de cela, dit le matelot, et
je connais le bàtimeiit qu'ils montent. — Est-ce un
joli bâtiment? — J'en souhaite un pareil à Votre Ex-
cellence pour faire le tour du monde. — De quelle
force est-il? — Mais de cent tonneaux à peu près.
C'est du reste un bâtiment de fantaisie, un yacht,
comme disent les Anglais, mais confectionné, voyez-
vous, de façon à tenir la mer par tous les temps. —
Et où a-t-il été construit ? — Je Tignore, cependant
je le crois génois. — Et comment un chef de contre-
bandiers, continua Franz, ose-t-il faire construire un
yacht destiné à son commerce, dans le port de Gênes?
— Je n'ai pas dit, fit le matelot, que le propriétaire
de ce yacht fût un chef de contrebandiers. — Non,
mais Gaetano la dit, ce me semble. — Gaetano avait
TU l'équipage de loin, mais il n'avait encore parlé à
— 41 —
personne. — Mais si cet homme n'est pas un chef de
contrebandiers, quel est-il donc?— Un riche seigneur
qui voyage pour son plaisir. — Allons, pensa Franz,
le personnage n'en est que plus mystérieux, puisque
les versions sont différentes. Et comment s'appelle-t-il ?
— Lorsqu'on le lui demande, il répond qu'il se
nomme Simbad le marin : mais je doute que ce soit
son véritable nom. — Simbad le marin ? — Oui. —
El où habite ce seigneur ? — Sur la mer. — De quel
pays est-il ? — Je ne sais pas. — L'avez-vous atj ? —
Quelquefois. — Quel homme est-ce? — Votre Excel-
lence en jugera elie-même. — Et où va-t-il me recc-
Toir ? — Sans doute dans ce palais souterrain dont
vous a parlé Gsefano. — Et vous n'avez jamais eu la
curiosité, quand \ ous avez relâché ici et que vous avez
trouvé lîle déserte, de chercher à pénétrer dans ce
palais enchanté ? — Oh ! si fait. Excellence, reprit le
matelot, et plus d'une fois même, mais toujours nos
recherches ont été inutiles : nous avons fouillé la
grotte de tous côtés, et nous n'avons pas trom é le plus
petit passage. Au reste, on dit que la porte ne s'ouvre
pas avec une cief, mais avs^c un mot magique. —
Allons, décidément, murmura Frsnz, me voilà em-
barqué dans un conte des Mille et une Nuits. — Son
Excellence vous attend, dit derrière lui une voix qu'il
reconnut pour celie de la sentinelle.
Le nouveau venu était accoiupagné de deux hommes
de l'équipage du yacht. Pour toute réponse, Franz tira
un mouchoir de sa poche et le présenta à celui qui lui
lavait adressé ia parole. Sans dire un seul mot. on
jlui banda les yeuxavec un soin qui indiquait la crainte
[qu'il ne cnmmît quelque indisirélion , après qiioi on
jlui fit jurer qu'il u'ci^sayerait en aucune façon doter
(son bandeau avant qu'il n'en reçut l'invitation. Il jura.
Alors les deux hommes le prirent chacun par un
III. 4
— il —
bras et il marcha guidé par eux et précédé de la sen-
tinelle. Après une trentaine de pas. il sentit à la cha-
leur du brasier et à l'odeur de plus en plus appétis-
sante du chevreau, qu'il repassait devant le bivac,
puis on lui Gt continuer sa route pendant une cin-
quantaine de pas encore . en avançant évidemment
du côté où l'on n'avait pas voulu laisser pénétrer
Gaetano, défense qui s'expliquait maintenant. Bientôt,
au changement d'atmosphère . Franz comprit qu'il en-
trait dans un souterrain. Au bout de quelques se-
condes de marche il entendit un craquement . et il
lui sembla que l'almospbèr" changeait encore de na-
ture et devinait tiède et parfumée ; enfin ii sentit que
ses pieds posaient sur un tapis épais et moelleux; ses
guides l'abandonnèrent. Il se fit un insantde silence,
et une voiï dit en bon français , quoique avec un ac-
cent étranger :
— Vous êtes le bienvenu chez moi, monsieur, et
vous pouvez ôtcr votre bandeau.
Comme on le pi'nse bien . Franz ne se fit pas ré-
péter dcuï fois cette invitation : il leva son mouchoir,
et se lrou\a en face d'un homme de trente-huit à qua-
rante ans. portant le costume tunisien , c'cst-ù-dire
une calotte rouge avec un long ^ land de soie bleue,
une veste de drap noire toute brodée d'or, des panta-
lons sang de bœuf larges et bouffants , des guêtres de
même couleur , brodées d'or comme la vesl" . et des
babouches jaunes: un magnifique cachemire lui ser-
rait la taille . et un petit cangiar aigu et recourbé
était tassé dans cette ceinture. Quoique d'une pâleur
presque livide, cet homme avait une figure remarqua-
blement belle ; ses yeux étaient vifs et perçants: son
nez, droit et presque de nivi au avec le fruJit indiquait
le type grec dans toute sa pureté, et ses dents blanches
comme des p&rles ressortaicct admirablement sous la
moustache noire qui les encadrait. Seulement cette
pâleur était étrange: on eût dit un homme enfcrmélong"
temps dans un tombeau, et qui n'eût pas pu reprendre
la carnation des vivante. Sans être d'une grande taille,
il était bien fait du reste , eî, comme les hommes du
Midi, avait les mains et les pieds petits. Mais ce qui
étonna Franz . qui avait traité de rêve le récit de
Gaetano, ce fut la somptuosité di- l'ameublement.
Toute la chambre était tendue d'étoffe turque de
couleur cramoisie et broihée de fleurs d'or. Dans un
enfoncement était une espèce de divan surmonté d'un
trophée d'armes arabes à fourreaux de vermeil et à
poignées resplendissantes de pierreries . au plafond
pendait une lampe en verre de Venise, d'une forme et
d'une couleur charmantes, et les pieds renosaient sur
un tapis de Turquie dans lequel iîs enfonçaient jus-
qu'à la cheville , des portières pendaient devant la
porte par laquelle Franz était entré , et devant une
autre porte donnant passage dans une seconde cham-
bre qui paraissait splendidement éclairée. L'hôte
laissa un instant Franz tout à sa surprise, et d'ailleurs
il lui rendait examen, pour examen et ne ie quittait
pas des yeux.
— Monsieur, lui diî-i! enfin . mille fois pardon des
précautions que l'on a exigées do vous , pour vous in-
troduire chez moi : mais, comme !a plupart du temps
cette ile est déserte, si le secret de cette demeure était
connu, je trouverais sans doute . en revenant, mon
pied-à-terre en assez mauvais élst. ce qui me serait
fort désagréable, non pas pour la perte que cela me
causerait, mais parce que je n'aurais plus la certitude
de pouvoir, quand je le veux, me séparer du reste de
la terre. Mainientînt . je vais tâcher de vous faire ou-
blier ce p"tit désarmement, en vous offrant ce que
vous n'espériez certes pas trouver ici , c'est-à-dire un
— 44 —
souper passable et d'assez bons lits. — Ma foi , mon
cher hôte, répondit Franz, il ne faut pas vous excuser
pour cela. J"ai toujours vu que l'on bandait les yeux
aux gens qui pénétraient dans les palais enchantés ;
voyez plutôt Raoul dans les Huguenots ^ et, vérita-
blement, je n'ai pas à me plaindre, car ce que vous me
montrez fait suite aux nier\eilles des Mille et une
Nuits. — Eéîas ! je vous dirai comme Lucullus , si
j'avais su avoir l'honneur de votre visite, je m'y s: rais
préparé. Mais, enlin . tel qu'est mon ermitage . je le
mets à votre disposition: tout maigre qu'il est. mon
souper vous est olTert. Aii, sommes-nous servis?
Presque au même insiaiit la portière se souleva, et
un nègre nubien, noir comme dt- Tébène et vêtu d'une
simple tunique blanche . fit signe à son maitre qu'il
pouvait passer dans la saile à manger.
— Maintenant . dit l'inconnu à Fran?. . je ne sais si
vous êtes de mon avis, uisis je trouve que rien n'est
gênant comm.' de rester deux ou trois heures en tète-
à-lête sans ^avoir de qut 1 nom ou de quel titre s'ap-
peler. Remarquez que je respecte trop les lois de
l'hospitalité pour vous demander ou votre nom ou
votre titre : je vous prie seulement de me désigner une
appellation quelconque, à l'aide de laquelle je puisse
vous adresser la parole. Quant à moi. pour vous
mettre à votre aise, je vous dirai qu'on a l'habitude de
m'appeler Simbad le niarin. — Et moi, reprit Franz,
je vous dirai que. comm; il ne me manque, pour être
dans la situation d'Aladin. que la fameuse lampe mer-
veilleuse , je ne vois aucune diiïiculté à ce ijue , pour
le moment, vous m'appeliizAladin. Cela ne nous sortira
pas de rOiient où je suis tenté de croire que j'ai été
transporté par la puissancede quelque bon génie. — Eh
bien! seigneur Aladin. fit l'étrange Amphitryon, >ous
avez entendu que nous étions servis . n'est-ce pas?
— 45 —
veuillez donc prendre la peine d'entrer dans la salle à
manger i votre très-humble SL-rviteiir passe devant
vous pour vous montrer le chemin. Et à ces mots, soule-
vant la portière, Simbad passa effectivement devant
Franz.
Franz marchait d'cnchanlcment en enchantement :
la table était splendidement servie. Une fois convaincu
de ce point important, il porta les yeux autour de lui.
La salle à manger était moins splendide que le bou-
doir qu'il venait de quitter, elle était tout en marbre,
avec des bas-relicis antiques du plus grand prix; et
aux deux extrémités de cette saile, qui était oblongue,
deux magnincjucs statues portaient des corbeilles sur
leurs tètes. Ces corbeilles contenaiinl des pyramides
de fruits magnifiques ; c'étaient des ananas de Sicile ,
des grenades de Malaga, des oranges des îles Baléares,
des pêches de France et des dattes de Tunis. Quant
au souper, il se composait d'un faisan rôti entouré de
merles de Corse, d'un jambon d;; sanglier à ia gelée,
d'un quartier de chevreau à la tartare . d'un turbot
m;!gnifique et d'une gigantesque langouste. Les inter-
valles des grands plats étnient remplis par de petits
plats contenant les entermets. Les plats étaient en
argent, les assiettes en porcelain ' du Japon. Franz se
frotta les yeux pour s'assurer qu'il ne rêvait pas. Ali
seu! était admis à faire le s 'rvice et s'en acquittait
fort bien. Le convive en fil compliment à son hôte.
— Oui, reprit celui-ci tout en faisant les honneurs
de son soupi r avec la plus grande aisance, oui, c'est
un pauvre diable qui m'est fort dévoué et qui fait de
son mieux. Il se souvient que je lui ai sauvé la vie, et
comme il tenait à sa tète, à ce qu'il parait, il m'a
gardé quelque reconnaissance de la lui avoir con-
servée.
Ali, s'approcha de son maître, lui prit la main et la
baisa.
— 46 —
— Et serait-ce trop indiscret, seigneur SimLad, dit
Franz, de vous demander en quelle circonstance vous
avez fait cette belle action ? — Oh ! mon Dieu ! c'est
bien simple, répondit rhûte. II paraît que le drôie
avait rôdé plus près du sérail du bey de Tunis qu"il
n'était convenable de le faire à un gaillard de sa cou-
leur; de sorte qu'il avait été condamné par le bey à
avoir la langue, la main et la tête tranchéts : la langue
le premier jour, la main le second, et la tète le
troisième. J'avais toujours eu envie d'avoir un muet
à mon service: j'attendis qu'il eût la langue coupée,
et J'allai proposer au bey de me le donner pour un
magniBque lusil à deux coups qui la veille avait paru
éveiller les désirs de Sa Bautesse. 11 balança un
instant, tant il tenait à eu finir avec ce pauvre diable.
Mais j'ajoutai à ce fusil un couteau de chasse anglais
avec lequel j'avais haché le yatagan de SaHautcsse;
de sorte que le bey se décida à lui faire grâce de la
main et delà tête, mais à la condition qu'il ne remet-
trait jamais le pied à Tunis. La recommandation était
inutile. Du plus loin que le mécréant aperçoit les
côtes d'Afrique, il se sauv e au fond de cale, et l'on ne
peut le faire sortir de là que lorsqu'on est hors de
vue de la troisième partie du monde.
Franz resta un moment muet et pensif, cherchant
ce qu'il devait penser de la bonhomie cruelle avec
laquelle son hôte venait de lui faire ce récit. — Et
comme l'honorable marin dont vous avez pris le nom,
dit-il en changeant de conversation, vous passez votre
vie à vovager? — Oui, c'est un vœu que jai fait dans
un temps où je ne pensais guère pouvoir l'accomplir,
dit l'inconnu en souriant; j'en ai fait quelques-uns
comme cela, et qui, je l'espère, s'accompUront tous
à leur tour.
Quoique Simbad eût prononcé ces mots avec le plus
— 47 —
grand sang-froid, ses yeux avaient lancé un regard
de férocité étrange. — Vous avez beaucoup souffert,
monsieur ? lui dit Franz.
Simbad tressaillit et le regarda fiieraent.
A quoi voyez-vous cela ? demanda-t-il. — A tout,
reprit Franz : à votre voix, à votre regard, à votre
pâleur et à la vie même que vous menez. — Moi ! je
mène la vie la plus heureuse que je connaisse, une
véritable vie de pacha; je suis le roi de la création ;
je me plais dans un endroit, j'y reste : je m'ennuie, je
pars: je suis libre comme l'oiseau, j'ai des ailes comme
lui. Les gens qui m'entourent m'obéissent sur un
signe ; de temps en temps je m'amuse à railler la jus-
lice humaine en lui enlevant un bandit quelle cherche,
un criminel qu'elle poursuit. Puis j'ai ma justice à
moi, justice basse et haute, sans sursis et sans appel,
qui condamne ou qui absout, et à laquelle personne
n'a rien avoir. Ah ! si vous aviez goûté de ma vie, vous
n'en voudriez plus d'autre ; et vous ne resteriez
jamais dans le monde, à moins que vous n'eussiez
quelque projet à y accomplir. — Une vengeance ! par
exemple, dit Franz.
L'inconnu fixa sur le jeune homme un de ces re-
gards qui plongent au plus profond du cœur et de la
pensée.
— Et pourquoi une vengeance? demanda-t-il. —
Parce que, reprit Franz, vous m'avez l'air d'un homme
qui, persécuté par la société, a quelque compte ter-
rible à régler avec elle. — Eh bien I fit Simbad en
riant de son rire étrange qui montrait ses dents blan-
ches et aiguës, vous n'y êtes pas : tel que vous me
voyez, je suis une espèce de philanthrope, et peut-être
un jour irai-je à Paris pour faire concurrence à
ii. Appert et à l'homme au petit manteau bleu. — Et ce
sera la première fois que vous ferez ce voyage? —
- 48 —
Oh ! 'non Dieu oui. J'ai Tair d'être bien peu curieux,
n'est-ce pas ? mais je vous assure qu'il n'y a pas de
ma fauk', si j'ai tant tardé: cela viendra un jour ou
l'autre. — Et comptez-vous faire hientôt ce voyage ?
— Je ne sais encore; il dépend de circonstances
fiOiunisesà des combinaisons incerlaines.— Je voudrais
y être à l'époque où vous y viendrez, je tâcherais de
vous rendre, en tant qu'il serait en mon pouvoir,
l'hospitalité que vous me donnezsi largement à .Vonte-
Cristo.— J'accepterais votre offre avec un grand plai-
sir, reprit l'hôte : mais maihcureuscmcnt, si j'y vais,
ce sera peut-être incognito.
Cependant le souper s'avançait et paraissait avoir
été sern à la seule intention de Franz, car à peine si
l'inconnu avait tocei'.é du bout des dents à un ou deux
plats du spîendide festin qu'il lui avait offert, et
auquel son convive inattendu avait fait si largement
honneur. Enfin Âii apporfa le dessert, ou plutôt prit
les corbeilles diS mains des statues et les posa sur la
table. Entre les deux corbeilles, il plaça une petite
coupe de vermeil fermée par une couvercle de même
métal.
Le respect avec lequel Ali avait apporté cette coupe
piqua la curiosité de Franz. Il leva le couvercle, et
vit une espèce de pâte verdàtre qui ressemblait à des
confitures d'angé'ique. mais qui lui était parfaitement
inconnue. 11 replaça le couvercle, aussi ignorant de
ce que la coupe coiitenait après avoir remis le cou-
vercle qu'avant de l'avoir levé, et. en reportant les
yeux sur son hûle, il le vit sourire de son désappoin-
tement.
— Vous ne pouvez pas deviner, lui dit celui-ci,
qu'elle espèce de comestible contient ce petit vass. et
cela vous intrigue, n'est-ce pas ? — Je l'avoue. — Eh
bien! cette sorte de confiture verte n'est ni plus ni
— 49 —
moins que l'ambroisie quHébé servait à la table de
Jupiter. — Mais cette ambroisie, dit Franz, a sans
doute, en passant par îa main des hommes, perdu son
nom céleste pour prendre un nom humain ? En lanprue
vulgaire, coramint cet ingrédient, pour lequel, au
reste, je ne me sens pas une grande sympathie. s"ap-
prllo-t-il? — Eh! voilà justement ce qui révèle notre
origine matérielle, s"écria Simbad; souvent nous pas-
tons ainsi auprès du bonheur sans le voir, sans le
regarder, ou. si nous Tavons vu et regardé, sans le
reconnaître. Etes-vous un homme positif, et i"or est-
il votre dieu ! goûtez à ceci, et les mines du Pérou, de
Guzerate et de Golconde vous seront ouvertes. Étes-
vous un homme dïmagination? êtes-A'ous poète?
goûtez encore à ceci, et if s barrières du possible dis-
paraîtront. Les champs de linfiai vont s'ouvrir: vous
vous promènerez, libre de cœur, libre d'esprit, dans
domaine sans borns^s de la rêverie. Êtes-vous
ambitieux? courez-vous après les grandeurs de la
terre? goûtez de ceci toujours, et dans une heure vous
Iscrez roi. non pas roi dun petit royaume caché dans
lun coin de l'Europe, comme la France. TEspagne ou
|rAnglcterre. mais roi du monde, roi de 1" univers, roi
le la création. Votre trône sera dressé sur la monngne
bà Satan emporta .Tésus; et, sans avoir bi'soin de lui
faire hommage, sans être forcé de lui baiser la griffe,
^ous serez le souverain maitr',- de tous les royaumv-^s
je la t'.îrrc. N'est-ce pas tintant ce que je vous offre
|à. dit( s. et n'est-ce pas urie chose bien facile, puis-
iu'il n'y a que cela à faire ? regardez.
A ces mots , il découvrit à son tour la petite coupe
le vermeil qui contenait la substance tant louée, prit
Ine cuillerée à café des confitures magiques , la porta
sa bouche et la savoura lentement, les yeuià moitié
fermés et la tête renversée en arrière. Franz lui laissa
— 50 — ., .
tout le temps d'absorber son mets farôfi ; puis, lors-
qu'il le vit un peu revenu à lui :
— Mais enfin , dit-il , qu'est-ce que ce mets si pré-
cieux?— Avez-vous entendu parler du Vieux de la
Montagne ? lui demanda son hôte, le même qui voulut
faire assassiner Philippe-Auguste? — Sans doute. —
Eh bien ! vous savez qu'il régnait sur une riche vallée
qui dominait la montagne, d'où il avait pris son nom
pittoresque Dans cette vallée étaient de magnifiques
jardins plantés parH :sscn-ben-Sabah,et dans ces jar-
dins, des pavillons isolés. C'est dans ces pavillons qu'il
faisait entrer ses élus, et là il leur faisait manger, dit
Marco Polo . une certaine herbe qui les transportait
dans le paradis , au milieu de plantes toujours fleu-
ries , de fruits toujours mûrs , de femmes toujours
vierges. Or. ce que ces jeunes gens bienheureux pre-
naient pour la réalité, c'était un rêve ; mais un rêve si
doux , si enivrant , si voluptueux , qu'il se vendaient
corps et âme à celui qui le leur avait donné , et
qu'obéissant à ses ordres comme à ceux de Dieu , ils
allaient frapper au bout du monde la victime indiquée,
mourant dans les tortures sans se plaindre, à la seule
idée que la mort qu'ils subissaient n'était qu'une tran-
sition à cette vie de déiices dont cette herbe sainte,
servie devant vous, leur avait donné un avant-goût.
— Alors, s'écria Franz, c'est du hatchis. Oui, je con-
nais cela, de nom, du moins. — Justement vous avez
dit le mot , seigneur Aladin , c'est du hatchis, tout ce
qui se fait de meilleur tt de plus pur en hatchis à
Alexandrie , du hatchis d'Abou-Gor, le grand faiseur,
l'homme unique, l'homme à qui l'on devrait bâtir un
palais avec cette inscription : Au marchand du bon-
heur _, le monde reconnaissant. — Savez-vous, lui dit
Fr anz , que j'ai bien envie de juger par moi-même de
la vérité ou de l'exagération de vos éloges. — Jugez
— 51 —
par vous-même, mon hôte , jugez ; mais ne vous en
tenez pas à une première expérience. Comme en toute
chose, il faut habituer les sens à une impression nou-
velle, douce ou violente, triste ou joyeuse. 11 y a une
lutte (!e la nature contre cette dixine substance, de la
nature qui n"est pas faite pour la joie, et qui se cram-
ponne à la douleur. 11 faut que la nature vaincue
succombe dans le combat ; il faut que la réalité suc-
cède au rêve , et alors le rêve règne en maître , alors
c'est le rêve qui devient la vie, et la vie qui devient
le rêve ; mais quelle différence dans cette transfigu-
ration . c'est-à-dire qu'en comparant les douleurs de
l'existence réeile aux jouissances de Texistence fac-
tice, vous ne voudrez plus \ivre jamais, et que vous
voudrez rêver toujours. Quand vous quitterez votre
monde à vous pour le monde des autres, il vous sem-
blera passer dun print< mps napolitain à un hiver
lapon. Il vous semblera quilter le paradis pour la
terre , le ciel pour l'enfer. Goûtez du hatchis, mon
hôte, goûtez-en !
Pour toute réponse, Franz prit une cuillerée de
cette pâte merveilleuse , mesurée sur celle qu'avait
prise son amphitryon, et la porta à la bouche.
— Diable , fit-il après avoir avalé ces confitures
divines, je ne sais pas encore si le résultat sera aussi
agréable que vous le dites, mais la chose ne me parait
pas aussi succulente que vous l'affirmez. — Parce que
les houppes de votre palais ne sont pas encore faites
à la sublimité de la substance qu'elles dégustent.
Dites-moi , est-ce que des la première fois vous avez
aimé les huîtns. le thé, le j orler, les truffes, toutes
choses que vous avez adorées par la suite? Est-ce que
vous comprenez les Romains qui assaisonnaient les
faisans avec de l'assa fcetida, et les Chinois qui mangent
des nids d'hirondelles ? Ehimon Dieu, non. Eh bien !
— 52 —
il en est de même du hatchis : mangez-en huit jours
de suite seulement, nulle nourriture au monde ne
vous paraîtra atteindre à la finesse de co gortt qui vous
paraît aujourd'hui fade et nauséabond. D'ailleurs pas-
sons dans la chambre à côté , c'est-à-dire dans votre
chambre, et Ali va nous servir du café et nous donner
des pipes.
Tous deux se levèrent , et. pendant que celui qui
s'était donné le nom de Simbad , et que nous avons
ainsi nommé; de façon à pouvoir, comme son convive,
lui donner une dénomination quelconque, donnait
quelques ordres à son domestique , Franz entra dans
la chambre attenante.
Celle-ci était d'un ameublement plus simple,
quoique non moins riche. Elle était do forme ronde,
et un grand divan régnait tout à l'entour. Mais divan .
murailies, plafonds et parquets élaiint tous tendus de
pcaui magnifiques , douces et moelleuses comme les
plus moelleux tapis: c'étaient des peaux de lions de
l'Atlas aux puissantes crinières, c'étaient des peaux de
tigres du Bengale aux chaudes rayures . des peaux de
panthères du Cap, tachetées joyeusement comme celle
qui apparaît à Dante , enfin des peaux d'ours de la
Sibérie, des renards de Norwégc. et toutes ces peaux
étaient jetées en profusion les unes sur les autres, de
façon qu'on eût cru marcher sur ie gazon le plus épais,
et reposer sur le lit le plus soyeux. Tous deux se
couchèrent sur les divans , des chibouques aux tuyaux
de jasmin et aux bouquins d'ambre étaient à la portée
de la main , et toutes préparées» pour qu'on n'eût pas
l'ennui de fumer doux fois dans la même. Ils en prirent
chacun une. Ali les alluma et sortit pour aller cher-
cher le café.
II y eut un moment de silence, pendant lequel Sim-
bad se laissa aller aux pensées qui semblaient roccuper
— 53 —
sans cesse , même au milieu de sa conversation , et
Franz s'abandonna à cette rêverie muette dans laquelîu
on tonsbe presque toujours en fumant d'excellent ta-
bac , qui semble emporter avec la fumée toutes les
peines de l'esprit , et rendre en échange au fumeur
tous les rêves de l'âme.
Ali apporta le café.
— Comment le prendrez-vous? dit l'inconnu, à la
française ou à la turque . fort ou léger , sucré ou non
sucré . pa^sé ou bouilli ? à votre choix ; il y en a de
préparé de toutes les façons. — Je le prendrai à la
turque, répondit Franz. — Et vous avez raison, s'écria
son hôte ; cela prouve que vous avez des dispositions
pour la vie orientale. Ah ! les Orientaux, voyez-vous,
ce sont les seuls hommes qui sachent vivre. Quant à
moi, ajouia-t-il avec un de ces singuliers sourires qui
n'éehappaiiut pas au jeune honune. quand j'aurai fini
mes affaires à Paris, j'irai niourir en Orient, »t si vous
vouiez me retrouver, alors iî faudra venir me cher-
cher au Caire , à Bagdad ou à ispahan. — Ma foi , dit
Franz, ce sera la chose du monde ia plus facile , car
je crois qu'il me pousse des aiies d'aigle, et avec ces
ailes je ferais le tour du monde en vingt-quatre heures.
— Ah ! ah ! c'est le hatchis qui opère; eh bien : ou-
vrez vos ailes et envolez-vous dans les régions surhu-
maines : ne craignez rien . on veille sur vous , et si ,
comme celles d'Icare, vos ailes fondent au soleil, nous
sommes ià pour vous recevoir.
Alors il dit quelques mots arabes à Ali , qui fit un
signe d'obéissance et se relira , mais sans s'éloigner.
Quant à Franz , une étrange transformation s'opérait
en lui : toute la fa'iiue physique de la jouriiée, toute
la préoccupation d'tspiit qu'avaient fait naître les
événements du soir disparaissaient comme dans un
premier moment de repos où rpn nt encore assez
— 54 -
pour sentir Tenir le sommeil. Son corps semblait ac-
quérir une 16 ;èreté immatérielle , son esprit s'éclair-
cissait d'une façon inouïe, ses sens semblaient doubler
leurs facultés. L'horizon allait toujours s'élargissant,
mais non plus cet horizon sombre sur lequel planait
une vague terreur, et qu'il avait vu avant son sommeil,
mais un horizon bleu, transparent, vaste, avec tout ce
que la mer a d'azur . avec tout ce que le soleil a de
paillettes, avec tout ce que la brise a de parfum ; puis,
au milieu du chant de ses matelots, chants si limpides
et si clairs qu'on en eût fait une harmonie divine si
l'on eût pu les noter, il voyait apparaître l'île de Monte-
Cristo , non plus comme un écueil menaçant sur les
vagues, mais comme une oasis perdue dans le désert ;
puis, à mesure que la barque approchait, les chants
devenaient plus nombreux, car une harmonie enchan-
teresse et mystérieuse montait de cette île à Dieu,
comme si quelque fée, comme Lorelei, ou quelque en-
chanteur comme Amphion , eût voulu y attirer une
âme ou y bâtir une ville.
Enfin la barque toucha la rive, mais sans effort, sans
secousse . comme les lèvres touchent les lèvres , et il
sembla à Franz qu"il entrait dans la grotte sans que
cette musique charmante cessât. 11 descendit, ou plu-
tôt il lui sembla descendre quelques marches , respi-
rant un air frais et embaumé comme celui qui devait
régn:'r autour de la grotte de Circé , composé de tels
parfums , qu'ils font rêver l'esprit , de telles ardeurs,
qu'ils font brûler les sens, etil revit tout ce qu'il avait
vu avant son sommeil, depuis Simbad , l'hôte fantas-
tique, jusqu'à Ali, le serviteur muet ; puis tout sembla
s'effacer et se confondre sous ses yeux comme les der-
nières ombi'cs d'une lanSî'rne magique qu'on éteint,
et il se retrouva dans la chambre aux statuc's, éclairée
seulement d'une de ces lampes antiques et pâles qui
— 65 —
veillent au milieu de la nuit sur le sommeil ou la
volupté.
C'étaient bien les mêmes statues riches de formes ,
de luxure et de poésie , aux yeux magnétiques, aux
sourires lascifs , aux chevelures opulentes. C'étaient
Phryné, Ciéopâtre, Sîessaline, ces trois grandes cour-
tisanes, puis au milieu de ces ombres impudiques se
glissait, comme un rayon pur, comme un ange chrétien
au milieu de l'Olympe, une de ces figures chastes, une
de ces ombres calmes , une de ces visions douces qui
semblait voiler son front virginal sous toutes ces im-
puretés de marbre.
Alors il lui parut que ces trois statues avaient réuni
leurs trois amours pour un seul homme . et que cet
homme cétait lui : qu'elles s'approchaient du lit où il
rêvait un second sommeil. les pieds perdus dans leurs
longues tuniques blanches , la gorge nue. les cheveux
se déroulant comme une onde . avec une de ces poses
auxquelles résistaient les saints, mais auxquelles suc-
combaient les dieux, avec un de ces regards inflexibles
et ardents comme celui du serpent sur l'oiseau . et
qu'il s'abandonnait à ces regaids douloureux comme
une étriinte. voluptueux comme un baiser.
11 sembla à Franz qu'il tVnoait les yeux, et qu'à
travers le dernier regard qu'il jetait autour de lui, il
entrevoyait la statue pudique qui se voilait entière-
ment: puis . ses yeux fermés aux choses réelles , ses
sens s'ouvrirent aux impressions isnpossibles. Alors
ce fut une volupté sans trêve . an amour sans repos
comme celui que promettait le prophète à ses élus.
Alors toutes ces bouches de pierre se firent vivantes,
toutes CCS poitrines se firent chaudes au point que
pour Franz, subissant pour la première fois l'em-
pire du kakhis , cet amour était presque une dou-
leur , cette volupté presque une torture , lorsqu'il
— 56 —
sentait passer sur sa bouche altérée les lèvres de ces
statues . souples et froides comme les anneaux d'une
couleuvre. Mais plus ses bras tentaient de repousser
cet amour inconnu , plus ses sens subissaient le
charme de ce songe mystérieux ; si bien qu'après
une lutte pour laquelle on eût donné son âme, il s'a-
bandonna sans réserve et finit par retomber , hal;'-
tant , brûlé de fatigue, sous les eDchanlemenls de ce
rêve inouï.
III. - Réveil.
Lorsque Franz revint à lui. les objets extérieurs
semblaient une seconde partie de son rêve, il se crut
dans un sépulcre où pénétrait à peine, comme un
regard de pitié, un rayon de soieil ; il étendit la main
et sentit de la pierre ; il se mit sur son séant, il était
couché dans son burnous sur un lit de bruyères
sèches, fort doux et fort odoriférant. Toute vision
avait disparu : et, comme si les statues n'eussent été
que des ombres sorties de leurs tombeaux pendant
son rêve, elles s'étaient enfuies à son réveil. I! fît
quelques pas vers le point doù venait le jour : à toute
l'agitation du songe succédaient le calme et la réalité.
Il se vit dans une grotte, s'avança du côté de l'ouver-
ture, et, à travers la porte cintrée, aperçut un ciel
bleu et une mer d'azur. L'air et l'eau resplendissaient
aux rayons du soitii du malin; sur le rivage, Ils
matelots étaient as.;is. causant et riant: à dix pas en
mer, la barque se balançait gracieusement sur son
ancre.
Alors il savoura quelque temps cette brise fraîche
— 57 —
qui lui passait sur le front; il écouta le bruit affaibli
de la vague qui se mouvait sur le bord, et laissait sur
les rochers une dentelle d"écume blanche comme ce
l'argent ; il se laissa aller sans réfléchir, sans penser à
ce charme divin qu'il y a dans les choses de la nature,
surtout lorsqu'on sort d'un rêve fanastique; puis peu
à peu cette vie du dehors si calme, si pure, si grandi ,
lui rappela l'invraisemblance de son sommeil, et h s
souvenirs commencèrent à rentrer dans sa mémoir; .
Il se souvint de son arrivée dans Tile. de sa prcsentc-
tion à un chef de contrebandiers, dun palais souter-
rain plein de splendeurs, d'un souper excellent tt
d'une cuillerée de hatchis. Seulement, eu face de cette
réalité de plein jour, il lui semblait qu'il y avait au
moins un an que toutes ces choses s'étaient passée,
tant le rêve qu'il avait fait était vivant dans sa pensée
et prenait d'importance dans son esprit. Aussi de
temps en temps son imagination faisait assi'oir nu
milieu des matelots ou traverser un rocher, ou balai -
cer sur la barque, une de ces ombres qui avaient étiolé
sa nuit de leurs regards et de leurs baisers. Du restr',
il avait la tête parfaitement libre et le corps parfaiu-
mcnt reposé ; aucune lourdeur dans le cerveau : mais,
au contraire, un certain bien-être général, une faculté
d'absorber lair et le soleil plus grande que jamais. Il
s'approcha donc gaiement de ses matelots. Dès qu'ils
le revirent, ils se levèrent, et le patron s'approcha de
lui.
— Le seigneur Sinibad, lui dit-il, nous a chargés de
tous ses compliments pour Votre Excellence, et nous
a dit de lui exprimer le regret qu'il a de ne pouvoir
prendre congé d'elle ; mais il espère que vous l'excuse-
rez quand vous saurez qu'une affaire très-pressante
l'appelle à Malaga. — .4h çà ! mon cher Gaetano, dit
Franz, tout cela est donc bien véritablement une
m. »
- 58 —
réalité ? Il existe un homme qui m'a reçu dans cette
île, qui m'y a donné une hospitalité royale, et qui
est parti pendant mon sommeil ? — Il existe si bien
que voilà son petit yacht qui s'éloigne, toutes voiles
dehors, et que, si vous voulez prendre votre lunette
d'approche, vous reconnaîtrez, selon toutes probabili-
tés, votre hôte au milieu de son équipage.
Et en disant ces paroles, Gaetano étendait le bras
dans la direction d'un petit bâtiment qui faisait voile
vers la pointe méridionale de la Corse. Franz tira sa
lunette, ia mit à son point de vue, et la dirigea vers
l'endroit indiqué. Gaetano ne se trompait pas. Sur
l'arrière du bâtiment, le mystérieux étranger se tenait
debout, tourné de son côté, et tenant comme lui une
lunette à la main, il avait en tout point le costume
sous lequel il avait apparu la veille à son convive, et
agiîait un mouchoir en signe d'adieu. Franz lui rendit
son salut en tirant à son tour son mouchoir et en
l'agitant comme il agitait le sien. Au bout d'une
seconde un léger nuage de fumée se dessina à ia poupe
du bâtiment, se détacha grecieusement de l'arrière,
et monta lentement vt rs ie ciel, puis une faible déto-
nation arriva jusqu'à Franz.
— Tenez, entcndfz-vous, dit Gaetano, le voilà qu'il
vous dit adieu! Le jeune homme prit sa carabine et la
déchargea en l'air, mfiis sans espérance que le bruit
pût franchir la distance qui séparait le yacht de la
côte. — Qu'ordonne Yoire Excellence? dit Gaetano.
— D'abord que vous m'ailumiez une torche. — Ah !
oui, je comprends, reprit io patron, pour chercher
l'entrée de l'appartement enchanté. Bien du plai«r,
Excellence, si (a chose vous amuse, et je vais vous
donner îa torche demandée. I^Iais moi aussi j'ai été pos-
sédé de l'idée qui vous tient, et je m'en suis passé la
fantaisie trois ou quatre fois; mais j'ai fini par y renon-
— 59 -
cer. Giovani. ajouta-t-il, allume une torche et apporte-
la à Son Excellence. Giovani obéit. Franz prit la
torche et entra dans le souterrain, suivi de Gaetano.
Il reconnut la place où il s'était réveillé à son lit
de bruyères encore tout froissé ; mais il eut beau pro-
mener sa torche sur toute la surface extérieure de la
grotte, il ne vit rien, si ct- n'est, à des traces de fumée,
que d'autres avant lui avaient déjà tenté inutilement
la même investigation. Cependant il ne laissa pas un
pied de cette muraiUegraniîique. impénétrable comme
l'avenir, sans Texa miner, il ne vit pas une gerçure
qu'il n"v introduisît la lame de son couteau de chasse.
Il ne remarqua pas un point saillant qu'il n'oppuyàt
dessus, dans Tespoir qu'il céderait ; mais tout fui
inutile, et il perdit, sans aucun résultat, deux heures
à cette recherche. Au bout de ce temps, i! y renonça.
Gaetano était triomphant.
Quand Franz reriîit sur la plage, le yacht n'-sppa-
raissait plus que comme un poi:n blanc à l'horizon: il
eut recours à sa lun tte. mais même avec l'inslrurnent
il était impossible de r'an distinguer. Gaetano lui
rappela qu'il était venu pour chasser des chèvres, ce
qu'il avait complètement oublié. 11 prit son fusil et se
mita parcourir l'île de l'air d'un homme qui accom-
plit un devoir piutùt qu'il ne prmd un plaisir, et au
bout d'Un quart d'hiurc il avait tué une chèvre et
deux chevreaux. Mais ces chèvres, quoique sauvages
et alertes comme des chamois, av.-.ient une trop grande
ressemblance avec nos chèvres domestiques, et Franz
ne les regardait pas comme un gibier.
Puis des idées bien autrement puiss.întcs préoccu-
paient son esprit. Depuis la veille il était véritable-
ment le héros d'uv. conte des 3Iit!e et une Nuiis _, et
invinciblement il ét.=jit ramené vers la grotte. Alors ,
malgré l'inutilité de sa première perquisition, ii en
— 60 ~
recommença une seconde , après avoir dit à Gaetano
de faire rôtir un des deui chevreaux. Cette seconde
visite dura assez longtemps, car lorsqu'il revint i ;
chevreuil était rôti et le déji uner était prêt.
Franz s'assit à l'endroit où la veille on était venu
l'inviter à souper de la part de cet hôte mystérieux, et
il aperçut encore comme une mouette bercée au som-
met dune vague, le petit yacht qui continuait de
s'avancer vers la Corse. — Mais, dit-il à Gaetano, vous
m'avez annoncé que le seigneur Simbad faisait voiie
pour Malaga, tandis qu'il me sem.ble , à moi , qu'il se
dirige directemfnt vers Porto-Yecchio. — Ne vous
rappelez-vous plus , reprit le patron , que parmi l»s
gens de son équipage, je vous ai dit qu'il y avait pour
le moment deux bandits cors "s? — C'est vrai! et il \,i
les jeter sur la côte, fit Franz. — Justement. Ah! c'est
un individu, s'écria Gaetano, qui ne craint ni Dieu ni
diable, à ce qu'on dit . et qui se dérangerait de
cinquante lieues d'' sa route pour rendre service à un
pauvre homme. — Mais ce genre deservice pourrait bien
V^ brouiller avec les autorités du pays ou il exerce ce
genre de philanthropie?ditFranz. — AhbieniditGaetano
en riant, qu'est-ce que ça lui fait, à lui, les autorités,
il s'en moque pas mal ! On n'a qu'à essayer de le pour-
suivre. D'abord son yacht n'est pas un navire, c'est un
oiseau, et il rendrait trois nœuds sur douze à une fré-
gate , et puis il n'a qu'à se jetsT lui-même à la côte ,
est-ce qu'il ne trouvera pas partout des amis?
Ce qu'il y avait de plus clair dans tout cela, c'est
que le seigneur Simbad. Ihôte de Franz, avait l'hon-
neur d'être en relation avec les contrebanliers et les
bandits de toutes les côtes de la Méditerranée, ce qui
ne- laissait pas que d'établir pour lui une position assez
étrange. Quant à Franz . rien ne le retenait plus à
Monte-Cristo ; il avait perdu tout espoir de trouver
— 6i —
le secret de la grotte ; il se hâta donc de di^jcuner, en
ordonnant à ses hommes de tenir leur barque prête
pour le moment où il aurait Oui. Une demi-heure
après, il était à bord. 11 jeta un dernier regard sur le
yacht: il était prêta disparaître dans le goife, de Porto-
Vecchio. 11 donna le signal du départ. Au moment où
la barque .se mettait en mouvement , le yacht dispa-
raissait; avec lui s'effaçait la dernière réalité de la nuit
précédente : aussi souper, Simbad, hatchis et slalues.
tout commençait pour Franz à se tondre dans le même
rêve.
La barque niaicha toute la journée et toute la nuit,
et le lendemain quand le soleil se leva, c'était l'île du
Monte-Cristo qui avait disparu à son tour. Une fois
que Franz eut touché à terre , il oublia , momentané-
ment du moins, b-s événements qui venaient de se
passer, pour terminer ses affaires de plaisir et de i^o-
litesse à Florence, et ne .s'occuper que de rejoindre
son compagnon qui l'attendait à Rome. Il partit donc,
et le samedi soir il arriva à la place de la Douane par
la malle-poste.
L'appartement, comme nous l'avons dit . était re-
tenu d'avance ; il n'y avait donc plus qu'à rejoindre
l'hôtel de maître Pastrini. ce qui n'était pas chose
très-facile, car la foule encombrait les rues, et Rome
était déjà en proie à cette rumeur sourde et fébrile
qui précède les grands événements. Or. à Rome il y a
quatre grands événements par an : le carnaval, la se-
maine sainte, la Fête-Dieu et la Saint-Pierre. Tout le
reste de l'année , la ville retombe dans sa morne apa-
thie, état intermédiaire entre la vie et la mort, qui la
rend semblable à une espèce de station entre ce monde
et l'autre , station sublime , halte pleine de poésie et
de caractère que Franz avait déjà faite cinq ou six
fois, et qu'à chaque fois il avait trouvée plus mervcil-
~ 62 —
leuse et plus fantastique encore. Enfin, il traversa
cette foule toujours grossissante et pius agitée, et at-
teignit l'hûtel. Sur sa première- demande il lui fut ré-
pondu , avec cette impertinence particchère aux co-
chers de fiacre retenus et aux aubergistes au complet,
qu'il n'y avait pas de place pour lui à Ihôtel de
Londres. Alors il envoya sa carte à maître Pastrini,
et se fit réciamer d'Albi-i l de Morcerf. Le moyen réus-
sit, et maître Pastrini accourut lui-même , s'excusant
d'avoir fait attendre Son Excciieuce, grondant ses gar-
çons, prenant le bougeoir de ia main du cicérone, qui
s'était déjà emparé du voyageur, et se préparant à le
mener près d'Albert, quand celui-ci vint ii sa ren-
contre.
L'appartement retenu se composait de deux petites
chambres et d'un cabinet. Les deux chambres don-
naient sur la rue, circonstance que maître Pastrini fit
valoir comme y ajoutant un mérite inappréciable. Le
reste de l'étage était loué à un personnage fort riche,
que ion croyait Sicilien ou I^îaltâis; mais l'hôtelier ne
put pas dire au juste à laquelle de ces deux nations
appartenait ce voyageur.
— C'est fort bien, maître Pastrini, dit Franz , mais
il nous faudrait tout de suite un souper quelconque
pour ce soir et une calèche pour demain et les jours
suivants. — Quant au souper , répondit l'aubergiste ,
vous allez être servi à l'instant même ; mais quant à
la calèche... — Comment, quant à la calèche? s'écria
Albert. Un instant, un instant! ne plaisantons pas,
maître Pastrini, il nous faut une calèche. — Monsieur,
dit l'aubergiste, on fera tout ce qu'on pourra pour en
avoir une : voilà tout ce que je puis vous dire. — Et
quand aurons-nous la réponse ? demenda Franz. —
Demain matin, répondit Taubergiste. — Que diable!
dit Albert, on la payera plus cher, voilà tout... on sait
— 63 —
ce que c'est : chez Drake et Aaron, vingt-cinq francs
pou r les jours ordinaires et trente ou trente-cinq francs
pour les dimanches et les fêtes, mettez cinq francs par
jour de courlage , cela fera quarante , et n'en parlons
plus. — J'ai bien peur que ces messieurs , même en
offrant le double , ne puissent pas s'en procurer. —
Alors qu'on fasse mettre des chevaux à la mienne...
elle est un peu écornée par le voyage... mais n'ira-
porte ! — On ne trouvera pas de chevaux.
Albert regarda Franz en homme auquel on fait une
réponse qui lui paraît incompréhensible.
— Comprenez-vous cela, Franz, pas de chevaux!
dit-il. Mais des chevaux de poste, ne pourrait-on pas
en avoir? — Ils sont tous loués depuis quinze jours ,
et il ne reste maintenant que ceux absolument néces-
saires au service. — Que dites- vous de cela ? demanda
Franz. — Je dis que lorsqu'une chose passe mon in-
telligence , j'ai l'habitude de ne pas m'appesantir sur
cette chose et de passer à une autre. Le souper est-il
prêt, maître Pastrini ? — Oui, Excellence. — Eh bien!
soupons d'abord. — Mais la calèche et les chevaux?
dit Franz. — Soyez tranquille, cher ami, ils viendront
tout seuls ; il ne s'agira que d'y mettre le prix.
Et Morcerf , avec cette admirable philosophie d'un
homme qui ne croit rien impossible tant qu'il sent
sa bourse ronde et son portefeuille bien garni ,
soupa, se coucha, s'endormit sur les deux oreilles , et
rêva qu'il courait le carnaval dans une calèche à six
chevaux.
IV. — Bandits romains.
Le lendemain, Franz se réveilla le premier, et, aus-
sitôt réveillé, sonna. Le tintement de la clochette
— 04 —
«brait encore, lorsque maître Pastrini entra en per-
sonne.
— Eh bien ! dit Thôte triomphant: et sans même
attendre que Franz Tinterrogeàt. je m'en doutais bien
hier, Exceilence, quand je ne voulais rien vous pro-
mettre ; vous vous y êtes pris trop tard, et il n "y a plus
une seule calèche à louer à Rome, pour les trois der-
niers jours s'entend. — Oui. reprit Franz, c'est-à-dire
p:)ur ceux où elle est absolument nécessaire. — Qu'v
a-t-il? demanda Albert en entrant : pas de calèche?—
Justement, mon cher ami. répondit Franz, et vous
avez deviné du premier coup. — Eh bien ! voilà une
jolie ville, que votre ville éternelle! — C'est-à-dire,
Excellence., reprit maître Pastrini, qui désirait main-
tenir la capitale du monde chrétien dans une certaine
dignité à l'égard de ses voyageurs, c'est-à-dire qu'il
n'y a plus de calèche à partir de dimanche matin
jusqu'à mardi soir; mais d'ici là vous en trouverez
cinquante si vous voulez. — Âh ! c'est déjà quelque
chose, dit Albert ; nous sommes aujourd'hui jeudi,
qui sait d'ici à dimanche ce qui peut arriver? — Il
arrivera dix ou douze mille voyageurs, répondit
Franz, lesquels rendront la difficulté plus grande
encore. — Mon ami. dit Morcerf, jouissons du pré-
sent, et n'assombrissons pas l'avenir. — Au moins,
d.^manJa Franz, nous pourrons avoir une fenêtre? —
Sur quoi? — Sur la rue du Cours, parbleu ! — Ah bien
OUI, une fenêtre ! s'exclama maître Pastrini ; impossi-
ble, de toute impossibilité ; il en restait une au
cinquième étage du palais Doria. et elle a été louée à
un prince russe pour vingt scquins par jour.
Les deux ji-unes gens se regardèrent d'un air stupé-
fait.
— T^hbien! mon cher, dit Franz à Albert, savez-
vous ce qu'il y a de mieux à faire- c'est de Dousen aller
~ 65 -
passer le carnaval h Venise : su nioins là. si nous ne
trouvons pas de voiture, du moins trouverons-nous
des gondoles. — Ah! ma foi non. j"ai décidé que je
verrais le carnaval à Rome, et je l'y verrai, fût-ce sur
des échasscs. — Tiens, s'écria Franz, c'est une idée
triomphante surtout pour éteindre les moccoletti ;
nous nous déguiserons en polichinelles vampires ou
en habitants des Landes, et nous aurons un succès fou.
— Leurs Excellences désirent-elles toujours une voi-
lure jusqu'à dimanche? — Parbleu, dit Albert, est-ce
que vous croyez que nous allons courir les rues de
Rome à pied comme d.-s clercs d'huissier? — Je vais
m'empresser d'exécuter les ordres de Leurs Excellen-
ces, dit maître Pastrini. seulement je les préviens que
la voiture leur coûtera six piastres par jour.— Et moi.
mon cher monsieur Pastrini. dit Franz, moi qui ne
suis pas notre voisin le millionnaire, je vous préviens
à mon tour qu'attendu que c'est la quatrième fois que
je viens à Rome, je sais le prix des calèches, jours
ordinaires, dimanches et fêtes , nous vous donnerons
douze piastres pour aujourd'hui, demain et après-
demain, et vous aurez encore un fort joli bénéfice. —
Cependant, Excellence, dit maître Pastrini essayant
dese rebeller.— Allez, moucher hôte, allez. ditFranz,
ou je vais moi-même faire mon prix avec votre afflit-
tatore_, qui est le mien aussi : c'est un vieil ami à moi
qui m'a déjà pas mal volé d'argent dans sa vie. et qui,
dans l'espérance de m'en voler encore, en passera par un
prix moindre que celui que je vous offre : vous perdrez
donc la différence, et ce sera votre faute. — Ne prenez
pas cette peine. Excellence, dit maître Pastrini avec
le sourire du spéculateur italien qui s'avoue vaincu:
je ferai de mon mieux, et j'espère que vous serez con-
tent. — A merveille, voilà ce qui s'appelle parler. —
Quand voulez-vous la voiture ? — Dans une heure. —
Dbds une heure elle sera à la porte.
— 66 —
Une heure après, effectivement, la voiture attendait
les deux jeunes gens ; cétait un modeste fiacre, que,
Yu la solennité de la circonstance, on avait élevé au
rang de calèche. Mais, quelque médiocre apparence
qu"il eût, les deux jeunes gens se fussent trouvés bien
heureux d'avoir un pareil véhicule pour les trois der-
niers jours.
~ Excellence, cria le cicérone en voyant Franz
mettre le nez à la fenêtre, faut-il faire approcher le
carrosse du palais?
Si habitué que fût Franz à Temphase italienne, son
premier mouvement fut de regarder autour de lui:
mais c'était bien à lui-même que ces paroles s'adres-
saient, Franz était rExcellence; le carrosse, c'était le
fiacre ; le palais c'était Thùtel de Londres. Tout le
génie laudatif de la nation était dans cette seule
phrase.
Franz et Albert descendirent, ie carrosse s'appro-
cha du palais. Leurs Excellences allongèrent leurs
jambes sur les banquettes, le cicérone sauta sur le
siège de derrière.
— Où Leurs Excellences veulent-elles qu'on les
conduise? — Mais, à Saint-Pierre d'abord, et au
Colysée ensuite, dit Albert en véritable Parisien.
Mais Albert ne savait pas une chose : c'est qu'il faut
un jour pour voir Saint-Pierre, et un mois pour l'étu-
dier. J.a journée se passa rien qu'à voir Saint-Pierre.
Tout à coup les deux amis s'aperçurent que le jour
baissait. Franz tira sa montre, il était quatre heures
et demie. On reprit aussitôt le chemin de l'hôtel; à
la porîc, Franz donna l'ordre au cocher de se tenir
p:ét à huit heures, il voulait faire voir à Albert le
Colysée au clair delà lune, comme il lui avait fait voir
Saint-Pierre au grand jour. Lorsqu'on fait voir à un ami
une ville qu'on a déjà vue, on met la même coquetterie
— 67 —
qu'à montrer une femme dont on a été l'amant. En
conséquence, Franz traça au cocher son itinéraire ;
il devait sortir par la porte del PopolO; longer la mu-
raille extérieure et rentrer parla porte San-Gio\anni.
Ainsi le Colysée leur apparaissait sans préparation
aucune, et sans que le Capitole, le Forum, Tare de
Septime Sévère, le temple d'Antonin et Faustine, et
la Via-Sacra, eussent servi de degrés placés sur sa
route pour le rapetisser. On se mit à table : maître
Pastrini avait promis à ses hôtes un festin excellent;
il leur donna un dîner passable, il n'y avait rien à
dire.
— A la fin du dîner, il entra lui-même ; Franz crut
d'abord que c'était pour recevoir ses compliments, et
s'apprêtait à les lui faire, lorsqu'aux premiers m.olsii
l'interrompit : — Excellence, dit-ii, je suis flatté de
votre approbation, mais ce nétait point pour cela que
j'étais monté chez vous.... — Était-ce pour nous dire
que vous nous aviez trouvé une voiture? demanda
Albert en allumant son cigare. ~ Encore moins, et
même, Excellence, vous ferez bien de n'y plus penser
et d'en prendre votre parti. A Rome, les choses se
peuvent ou ne se peuvent pas. Quand on vous a dit
qu'elles ne se pouvaient pas. c'est fini. — à Paris, c'est
bien plus commode : quand cela ne se peut pas, ou
paye le double el l'on a à l'instant même ce que l'on
demande. — J'entends dire cela à tous les Français,
dit maître Pastrini un peu piqué, ce qui fait que je
ne comprends pas comment ils voyagent. — i\Iais
aussi, dit Albert en poussant flegmatiquement sa fu-
mée au plafond et en se renversant balancé sur les
deux pieds de derrière de son fauteuil, ce sont les
fous et les niais comme nous quî voyagent ; ks gens
sensés ne quittent pas leur hôtel de la rue duHeldtr, le
boulevard de Gand et le café de Paris.-— Il va sans
- 68 -
dire qu'Albert demeurant dans la rue susdite, faisait
tous h-s jours sa promenade fashionable, et dînait quo-
tidieunement dans le seul café où l'on dîne, quand
toutefois on est en bons termes avec les garçons.
Maître Pastrini resta un moment silencieux : il est
évident qu'il méditait la réponse que lui avait faite
Albert, réponse qui sans doute ne lui paraissait pas
parfaitement claire. — Mais enfin, dit Franz à son
tour, interrompant Us réflexions géographiques de
son hôte, vous étitz venu dans un but quelconque:
voulez-vous nous exposer l'objet de votre visite. —
Oh! c'est juste: le voici : vous avez commandé la
calèche pour huit heures? — Parfaitement. —Vous
avez l'intention de visiter il Colosseo? — C'est-à-dire
le Coiysée. — C'est exactement la même chose. — Soit.
— Tous avez dit à votre cocher de sortir par la porte
dtl Popolo, de faire le tour dos murs, et de rentrer
parla porte San-Giovanni ? — Ce sont mes propres
paroles. — Eh bien ! cet itinéraire est impossible. —
liiipossible ! — Du moins fort dangereux. — Dange-
reux! et pourquoi? — A cause du fameux LuigiVampa.
— D'abord, mon cher hôte, qu'est-ce que le famenx
Luigi Vampa? demanda Albert. — 11 peut être très-
fameux à Rome, mais je vous préviens qu'il est fort
ignoré à Paris. — Comment ! vous ne le connaissez
pas ? — Je n'ai pas cet honneur. — Vous n'avez jamais
entendu prononcer son nom? — Jamais. — Eh bien !
c'est un bandit près duquel les Decesaris et les t^as-
parone sont des espèces d'enfant de choeur. — Atten-
tion ! Albert, s'écria Franz, voilà donc enfin un ban-
dit ! Je vous préviens mon cher hôte, que je ne croirai
pas un mot de ce que vous allez nous dire. Ce point
arrêté entre nous, parlez tant que vous voudrez, je
vous écoute. — » Il y avait une fois... »
— Eh bien ! allez donc.
— 69 —
Maître Pastrini se retourna du côté de Franz, qui
lui paraissait le plus raisonnable des deux jeunes gens.
Il faut rendre justice au brave homme, il avait loso
bien des Français dans sa vie, m.ais jamais il n'avait
compris certain côté de leur esprit.
— Excellence, dit-il fort gravement, s'adressan!.
comme nous l'avons dit. à Franz, si vous me regard; :^
comme un menteur, il est inutile que je vous dise <
que je voulais vous dire : je puis cependant vous affi.
mer que c'était dans l'intérêt de Vos Excllences. -
Albert ne vous dit pas que vous êtes un menteur, m' •,
cher M. Pastrini. reprit Franz, il vous dit qu'il i.
vous croira pas, voilà tout. Mais moi, je vous croirt.- ,
soyez tranquille ; parlez donc. — Cependan; T- xct !
lence, vous comprenez bien que si l'on met ^ii rm:
ma véracité... — Mon cher, reprit Franz, voi.> ôl .
plus susceptible que Cussandre. qui cepeD(i.:;nv é'.ii'
prophéiesse, et que personne n'écoutait; îand i q;.
vous, au moins, vous êtes sûr de la moitié de \o!r
auditoire. Voyons, asseyez-vous et dites-nous ce qu
c'est que M. S^ainpa. — Je vous l'ai dit, Exceileuci
c'est un bandit comme nous n'en avons pas encore mi
depuis le fameux Mastrilla. — Eh bien ! quel rappc ;
a ce bandit avec l'ordre que j'ai donné à moi.
cocher de sortir par la porte del Popolo et de rentn ;
par ;a porte San-Giovanni ? — il y a, répondit maîtr
Pastrini. que vous pourriez bien sortir par l'une, mais
je doute que vous rentriez par l'autre. — Pourquoi
cela ? demanda Franz. — Parce que. la nuit venue, or.
n'est plus en sûreté à cinquante pas des portes. —
D'honneur ? s'écria Albert. — Monsieur le comte, dit
maître Pastrini, toujours blessé jusqu'au fond du
cœur du doute émis par Albert sur sa véracité, ce que
je dis n'est pas pour vous, c'est pour votre compagnon
de voyage qui connaît Rome lui, et qui sait qu'on ne
— 70 —
badine pas avec ces choses-ià. — liîoa cher, dit Al-
bert sadressant à Franz, voici une aventure admi-
rable toute trouvée : nous bourrons notre calèche de
pistolets, de troinblons et de fusils à deux coups.
Luigi Vampa vient pour nous arrêter, isous l'arrêtons.
Nous le ramenons à Rome, nous en faisons hommage
à Sa Sainteté, qui nous demande ce qu'elle peut faire
pour reconnaître un si grand service, alors nous récla-
mons purement et simplement un carrosse et deux
chevaux df ses écuries, et nous voyons le carnaval en
voiture, sans compter que probablement le peuple
romain reconnaissant nous couronne au Capitole, et
nous proeiame, comme Curlius et Horatius C.oclès,
les sauveurs dv^ la patrie.
Pendant qu'Albert déduisait cette proposition,
maître Past.nni faisait une figure qu'on essayerait
vainement de décrire.
— Et d'abord, demanda Franz à Albert, où pren-
drez-vous ces pistolets, ces tremblons, ces fusils à
deux coups dont vous voulez farcir notre voiture ? —
Le fait est que ce ne sera pas dans mon arsenal, dit-il,
car à la Terracine, on m"a pris jusqu'à mou couteau-
poignard ; et à vous? — A moi, on m'en a fait autant
à Âquapendcnte. — Âh çà! mon cher hôte, dit Aibert
en allumant un second cigare au reste de son premier,
savoz-vous que c'est très commode pour les voleurs,
cette mesure-ià, et qu'elle m'a tout l'air d'avoir été
prise de compte à demi avec eux ?
Sans doute maître Pastrini trouva la plaisanterie
compromettante, car il n'y répondit qu'à moitié, et
encore en adressant !a parole à Franz comme au seul
être raisonnable avec lequel il ptit convenablement
s'entcnd.-e.
— Son Excellence sait que ce n'est pas l'habilude
de se défendre quand on est attaqué par des bandits.
— 71 —
— Comment ! s'écria Aibert, dont le courage se ré-
voltait à ridée de se laisspr dévaliser sans rien dire ;
comment ! ce n'est pas l'habitude? — Non. car toute
défense serait inutile. Que voulez-vous faire contre
une douzaine de bandits, qui sortent dun fossé, d'une
masure ou dun aqueduc, et qui vous couchent en
joue tous à la fois ? — Eh! sacrebleu, je veux me faire
tuer , s'écria Albert.
L'aubergiste se retourna vers Franz d'un air qui
voulait dire : Décidément, Excellence, votre camarade
est fou.
— Mon cher Albert, reprit Franz, votre réponse
est sublime, et vaut le qu'il mourût du vieux Cor-
neille : seulement, quand Korscc- répondait cela, il
s'agissait du saîut de Rome, et la chose en valait la
peine. Mais quant à nous, remarquez qu'il s'agit sim-
plement dun caprice à satisfaire, et qu'il serait ridi-
cule pour un caprice de risquer notre vie. — Ah î per
Jîacco ! s'écria maître Pastrini, à la bonne heure, voilà
ce qui s'appelle parler !
Albert se versa un verre de lacryma-christi, qu'il
but à petits coups eu grommelant dos paroles inin-
telligibles.
— Eh bien, maître Pastrini, reprit Franz, mainte-
nant que voilà mon compagn;in calmé, et que vous
avez pu aoprécier mes dispositions pacifiques ; main-
tenant, voyons : qu'est-ce que !e seigneur Luigi
Vampa? Est-il bergrr ou patricien? est-il jeune ou
vieux ? est-il petit ou grand ? Bépeignez-nous-le, alin
que si nous le rencontrions par hasard dans !e monde,
comme Jean Sbogar ou Lara, nous puissioiis au moins
le reconnaître. — Vous ne pouviez pas mieux vous
adresser qu'à moi. Escellenro, pour avoir des détails
exacts, car j'ai connu Luigi Yampatout enfant : et, un
jour que j'étais tombé moi-même dans ses mains en
— 72 —
allant de Ferentino à Alatri, il se souvint, heureuse-
ment pour moi. de notre anci'nne connaissance ; i!
me laissa aller, non-seulement sans me faire payer de
rançon, mais encore après ra'avoir fait cadeau d'une
fort belle montre et m'avoir raconté son histoire. —
Voyons la montre, dit .41bort. — Maître Pastrini tira
de son gousset une magnifique Breguct portant le nom
de son auteur, le timbre de Paris et une couronm^ d?
comte. — Voilà, dit-il. — Peste, fit Albert, je vous en
fais mon compliment. J" ai la pareille à peu près (il
tira sa montre de la poche de son gilet), et elle m'a
coûté trois raille francs. — Voyons l'histoire, dil
Franz à son tour en tirant un fauteuil et en faisant
signe à maître Pastrini de s'asseoir.
— Leurs Excellences permettent ? dit l'hôte. —
Pardieu ! dit Albert . vous n'êtes pas un prédicateur .
mon cher, pour parier debout.
L'hôtelier s'assit . après avoir fait à chacun de ses
futurs auditeurs un salut respectueux . lequel avai;
pour but d'indiquer qu'il était prêt à leur donnr :•
sur Luigi Vampa les renseignements qu'ils deman
daient.
— Ah çà ! fit Franz . arrêtant maître Pastrini an
moment où il ouvrait la bouche, vous dites que vous
avez connu Luigi Vampa tout enfant ; c'est donc en-
core un jiune homme? — Comment un jeune homme!
je crois bien : il a \ingt-deux ans à peine ! Oh ! c'eslt
un gaillard qui ira loin, soyez tranquille. — Que
dites-vous de cela . Albert ? c'est beau à vingt-dent
ans, de s'être déjà fait une réputation . dit Franz. —
Oui certes . et à son âge . Alexandre . César et Napo-
léon . qui depuis ont fait un certain bruit dans le
monde . n'éiaiciit j.as si a\ancés que lui. — Ainsi ,
reprit Franz en s'adressant à son hôie . le héros dont
nous allons entendre l'histoire n'a que vingt-deux ans?
~ 73 —
— A peine, comme j'ai vu l'honneur de vous le dire.
— Est -il grand ou pelit ? — De taille moyenne, à peu
près comme Son Excellence . dit Ihùte en montrant
Albert.
— Merci de la comparaison . dit celui-ci en s'incli-
nant. — Allez toujours, maître Pastrini. reprit Franz,
souriant de la susceptibilité de son ami. Et à quelle
classe de la société appartenait-il?— C'était un simple
petit pâtre attaché à la ferme du comte de San-Felics,
située entre Palestrina et le lac ( e Gabri. 11 était né
à Pampinara, et était entré à l'âge de cinq ans au ser-
vice du comte. Son père . berger lui-même à Aiiagni ,
avait un petit troupeau à lui . et vi>ait de la iaine de
ses moutons et de ia récoKe faite avec le lait ue ses
brebis qu'il venait vendre à Rome. Tout enfant, le
petit Vampa avait un caractère étrange. Un jour , à
l'âge de sept ans, ii était venu trouver le curé de Pa-
lestrina. et l'avait prié de lui a[)prendre à lire. C'était
chose difficile : car le jeune pâtre ne pouvait quitter
son troupeau. Mais le bon curé allait tous les jours
dire la messe à un pauvre petit bourg trop peu con-
sidérable pour payer un prêtre, et qui . n'ayant pas
même de nom , était connu sous celui del Eorgo. Il
offrit à Luigi de se trouver sur son chemin à l'heure
de son retour et de lui donner ainsi sa leçon, le
prévenant que sa leçon serait courte, et qu'il eût
par conséquent à en profiter. L'enfant accepta avec
joie.
Tous les jours Luigi menait paître son troupeau
sur la route de PaK strina au Borgo , tous les jours, à
neuf heures du matin , le curé passait ; le prêtre et
l'enfant s'asseyaient sur le revers dun fossé, et le petit
pâtre prenait sa leçon dans le bréviaire du curé. Au
bout de trois mois il savait lire. Ce n'était pas tout, il
lui fallait maintenant apprendre à écrire. Le prêtre
lU. G
— 74 —
fit faire par un professeur d'écrituri; de Rome trois
alphabets : un en gros, un en moyen et un en fin, et il
lui montra qu'en suivant cet alphabet sur une anJoisc,
il pouvait, à l'aide iKune pointe de fer , apprendre à
écrire.
Le même soir . lorsque le troupeau fut rentré à ia
ferme . le petit Vampa courut chez le serrurier de
Paiestrina , prit un gros ciou . le forgea, le martela ,
Tarrondit, et en fit une espèce de stylet antique. Le
lendemain , il avait réuni une provision d'ardoises et
se mettait à l'œuvre. Au bout de trois mois, il savait
écrire.
Le curé , étonné de cette profonde intelligence et
touché de cette aptitude . lui fit cadeau de piusieu.s
cahiers de papier , d'un p.'^quet de plumc-s et dun ca-
nif. Ce fut une nouvelle étude à faire, mais éiude (iui
n'était rien auprès de la première. Huit jours après,
il maniait la piumc conmio il maniait le stylet. Le
curé raconta cette anecdote au comte de San-Fclite ,
qui voulut voir le petit pâtre , le ut lire et écrire de-
vant iui ; ordonna à son intendant de le faire niang<;r
avec les domestiques, et lui donna deux piastres par
mois. Avec cet argent , Luigi acheta des livres et des
crayons.
En effet, il avait appliqué à tous les objets cette fa-
cilité d'imitation qu'il avait, et, comme Giotto enfant,
il dessinait sur ses ardoises ses brebis, les arbres, les
maisons Puis, avec la pointe de son canif, il commença
à tailler le bois et à lui donner toutes sortes de formes.
C'est ainsi que Pineili , le sculpteur populaire, avait
commencé.
Une jeune fille de six ou sept ans , c'est-à-dire un
peu plus jeune que Vampa, gardait de son côlé les
Lrebis dans une ferme voisine de Paiestrina , elle était
orpheline , née à 'Vaimontone, et s'appelait Terc^a,
1
— 73 —
Les deux enfants se rencontraient , s'asseyaient l'un
près de Tautre. laissaient leurs troupeaux se mêler et
paître ensemble, causaient , riaient ei jouaient: puis,
le soir, on démêlait les moulons du comte de San-
Fclice de ceux du baron de Cervetri . et les enfants
se quittaient pour revenir à kur ferme respective ,
en se promettant de se retrouver le lendemain mat-n.
Le lendemain , ils tenaient parole . et grandissaient
ainsi côte à côte. Vampa atteignit douze ans et la p-ctitc
Teresa onze.
Cependant leurs instincts naturels se développaient.
A côté du goût des arts que Luigi avait poussé aussi
loin qu'il le pouvait fr.ire dans l'isolement . il était
triste par boutade, ardent par secouse . colore par
caprice , railieur loujfiurs. Aucun des jrunes garçons
de Pampinara . de Pakstrina ou de Talmonione n'a-
vait pu non-seulemf-nt prendre aucune influence sur
lui . mais encore devenir son compagnon. Son tem-
pérament volontaire, toujours disposé à exiger sans
jamais vouloir se plier à aucune concession, écartait
de lui tout mouvement amical , toute démonstration
sympathique. Teresa seule commandait d'un mot ,
d'un regard, d'un eeste à ce caractère entier, qui
pliait sous la main dune femme, et qui. sous celle de
quelque homme que ce fût , se serait roidi jusqu'à
rompre. Teresa était au contraire ^ive, alerte et gaie,
mais coquette à l'excès ; les deux piastres que donnait
à Luigi l'intendant du comte de Sau-Felice, le prix de
tous les ouvrages sculptés qu'il vendait aux marchands
de joujous de Rome , passaient en boucles d'oreilics
de perles , en colliers de verre , en aiguillettes d'or ;
aussi, grâce à cette prodigalité de son jeune ami . Te-
resa était-elle Ja plus belle et la plus élégante paysanne
des environs de Rome. Les deux enfants continuèrent
à grandir, passant toutes leurs journées ensemJble, et
— 76 —
se livrant sans combats aux instincts de leur nature
primitive : aussi, dans leurs conversations, dans leurs
souhaits . dans leurs rêves. Vampa se voyait toujours
capitaine de vaisseau, général d'armée ou f.'ouverncur
, d"une province : Teresa se voyait riche, vêtue des plus
belles robes, et suivie de domestiques en livrée ; puis,
quand ils avaient passé toute la juiirnée à broder leur
avenir de ces folles et riantes arabesques, iis se sépa-
raient pour ramener chaeun leurs moutons dans leur
étable. et redescendre, de la hauteur de leur songe, à
l'humilité de leur position réelle.
Un joui le jeune b r^er dit à l'intendant du comte
qu'il avait vu un loup sortir des monta?nes de la Sa-
bine et rôd'T autour de son troupeau. L'intendant lui
donna un fusil : c'est ce que voulait Tampa. Ce fu-il
se trouva par hasard èlie un excellent canon de Bns-
cia. portant la balle comme une carabine anglaise ;
seulement un jour, le comte, en assommant un re-
nard bli -se. en avait cassé la crosse, et Ion avait jeté
le fusil au rebut. Cela n'était pas une difficulté pour
un sculpteur comme Vampa. 51 examina la couche pri-
mitive, calcula ce qu'il fallait y changer pour la mettre
à son coup d'œil. et fit une autre crosse chargée d'or-
nements si merveilleux que. s'il eût voulu aller vendre
à la ville le bois seul, il en eût certainement tiré
quinze ou vingt piastres. Mais il n'avait garde d'agir
ainsi : un fusil avait longtemps été le rêve du jeune
homme. Dans tous les pays où l'iadép- ndance est sub-
stituée à la liberté, le premier besoin qu'éprouve tout
cœur fort, toute organisation puissante, est celui dun
arme qui assure en même temps l'attaque et ia dé-
fense, et qui. faisant celui qui la porte terrible, le fait
souvent redouté. A partir de ce moment. Yamtia
donna tous les instants oui lui restèrent à l'exercice
4u fusil ; il acheta de la poudre et des balles, et tout
lui deWnt un but : le tronc de l'olivier, triste. cUétif
et gris, qui pousse au versant des montagnes de la
Sabine; le nnard qui le soir sortait de son terrier
pour commencer sa chasse nocturne et l'aigle qui pla-
nait dansTair. Bientôt il devint si adroit, que Teresa
surmonta la crainte qu'elle avait éprouvée d'abord en
entendant la détonation, et s'amusa à voir son jeune
compagnon placer la balle de son fusil où il voulait
la mettre, avfc autant de jus:r.-se que s'il l'eût poussée
avec la main.
Un soir, un loup sortit furtivement d'un bois de
sapins près duquel les diu'. jeunes gens avaient l'ha-
bitude de demeurer : le loup n'avait pas fait dix pas
en plaine qu'il était mort. Yampa, tout fier de ce beau
coup, le chargea sur ses épaules et le rapporta à la
ferme. Tous ces détails donnaient à Luigi une cer-
taine réputation aux alentours de la ferme ; l'homme
supérieur, partout où il se trouve, se crée une clien-
tèle d'admirateurs. On parlait dans les environs de
ce jeune paire comme du plus adroit, du plus fort et
du plus brave contadino qui fût à dix lieues à la ronde;
et quoique de son côté Teresa. dans un cercle plus
étendu encore, passât pour une des plus jolies filles
de la Sabine, personne ne s'avisait de lui dire un mot
d'amour, car on la savait aimée par Vampa.
Et cependant les deux jeunes gens ne s'étaient ja-
mais dit qu'ils s'aimaient. Ils avaient poussé l'un à
côté de l'autre comme deux arbres qui mêlent leurs
racines sous le sol. leurs branches dans l'air, leur
parfum dans le ciel ; seuliUK nt leur désir de se voir
était le même ; ce désir était devenu un besoin, et ils
comprenaient plutôt la mort qu'une séparation d'un
seul jour. Teresa avait seize ans et Vampa dix-sept.
Vers ce temps, on commença de parier beaucoup
d'une bande de brigands qui s'organisait dans les moûts
— 78 —
Lepini. Le brigandage n'a jamais été sérieusement
eitirpé dans le voisinage de Rome. II manqu?de chefs
parfois, mais (Juand un chef se présente, il est rare
qu'il lui manque une bande. Le célèbre Cucumedo,
traqtié dans les Abruzzes, chassé du royaume de Na-
plcs où il avait soutenu une véritable guerre, avait
traversé le Garigliano comme Manfred, et était venu
eiitre Sonnino et Jupcrno se réfugier sur les bords
de TAmasine. C'était lui qui s'occupait à réorganiser
ù'ne troupe, et qui marchait sur les traces de Decesaris
et d,' Gasparcne, qu'il espérait bientôt surpasser. Plu-
sieurs jeunes gens de Palestrina, de Frascati et de
P.'impinara disparurent. On s'inquiéta d'eux d'abord,
puis bientôt on sut qu'ils étaient allés rejoindre la
bande de Cucumetto. Au bout de quelques temps,
Cucumetto devint l'objet de Fattenticn générale. On
citait de ce chef de bandits des traits d'audace extraor-
dinaire et de brutalité révoltante.
LYi jour il enleva uni' jeune fille, c'était la fille de
l'arpinteur de Frcsinone. Les lois des bandits .sont
positives : une jeune filîe est à celui qui l'enlève d'a-
bord, puis les autres la tirent au sort, et la malheu-
reuse sert aux plaisirs de toute la troupe, jusqu'à ce
que les bandits l'abandonnent ou qu'elle meure. Lors-
que les parents sont assez riches pour la racheter, on
envoie un messager qui traite de la rançon : la tête du
prisonnier répond de la sécurité de l'émissaire Si la
rançon est refusée. le prisonni r est condamné irré-
vocablement. La jeune fille avait son amant dans la
troupe de Cucumetto; il s'appelait Carlini. En recon-
naissant le jeune homme, ell tendit les bras vers lui
et s." crut bau\ée; mais le pauvre Carlini. en la re-
connaissant, lui. sentit son cœur se briser, car il se
doutait bien du sort qui attendait si maîtresse.
Cependant, comme il était le favori de Cucumetto,
— 79 —
comme il avait partagé ses dangers depuis trois ans,
comme il lui avait sauvé la vi." en ab<iîtant d'un coup
de nistol'^t ua CTrabinior qui avait îiéjîi le sar)re levé
sursa fête, il espéra quo Cuc!im''tto aurait quelque
pitié do lui. I! prit di)nc le chef à part, tandis que la
jeune filîe. assise contre te tronc d'un ^'ran-i pin qui
s'élevait au milieu d'une clairière de la forêt, s était
fait un voile de la coiffure pittoresque des paysannes
romaines, et cachait son visage aux regards luxurieux
des bandits. Là. il lui raconta tout: ses amours avec
la prisonnière, leurs sermpnts d^ n.léHté- et cornaient
chaque nuit, depuis qu'ils étaient dans les environs,
ils se donnaient rendez-vous dans une ruine.
Ce soir-là justement Cucumetto avait envoyé Carlin'
dans un village voisin, il n'avait pu se trouver au ren-
dez-vous: mais CucuineHo s'y était trouvé par hasard,
disait-il. et c'est alors qu'il avait enlevé la jeune fille.
Carlini supplia son chef de faire une excention en
sa fivcur et de respecter Rita. lui disant que le père
était riche et qu'il payerait une bonne rançon. Cucu-
metîo parut se rendre aux prières de son ami. et le
chargea de trouver un berger qu'on pût envoyer chez
le père de Rita. à Frosinone. Alors Carlini s'appro-
cha tout joyeux de la jeune fille, lui dit qu'elle était
sauvée, et l'invita à écrire à son père une lettre dans
laquelle elle racontait ce qui loi était arrivé, et lui
annonçait que sa rançon était fixée n trois cents pias-
tres. On donnait pour fout délai au père douze heures,
c'et-à-dirc. jusqu'au letidemain neuf heures du matin.
La lettre écrite. Carlini s'en empara ôussitût. et
courut dans la plaine pour chercher un niessajïer. Il
trouva un jeune p.3tre qui parquait son troupeau. Les
messagers naturel d.\s bandits sont les bergers qui
vivent entre la ville et la moîitagne. entre la vie sau-
vage et la vie civilisée. Le jeune berger partit aussi-
— 80 —
tit. proniL'ttant d'être avant une heure à Frosinone.
Cariini revint tout joyux pour rejoindre sa maîtresse
et lui annimccr celt;! bonne nouvelle. Il trouva la
troupe da:!s ia clarièrc, où elle soupait joyust'ment
des provisions que les bandits levaient sur les [jaysans
comme un tribut seuienic-nt : au milieu de ces gais
convives il chercha vainement Cucuinctto et Rita. Il
demanda où ils étaient; les bandits répondirent par
un grand éclat de rire. Une sueur froide coula sur le
front de Cariini, et il sentit l'angoisse qui le prenait
auï cheveux. II renouvela sa question. Un des con-
vives remplit un verre de vin d'Orvietto et le lui tendit
en (lisant : « A la santé du brave Cucumctlo et de la
belle Rita! »
En ce moment Cariini crut entendre un cri de
fernme; il devina tout ; il prit le verre, le brisa sur la
face de celui qui le lui présentait, et s'élança dans la
direction du cri. Au bout de cent pas, au détour d'un
buisson, il trouva Rita évanouie entre les bras de
Cucumetto. En apercevant Cariini, Cucumetto se re-
leva , tenant un pistolet de chaque main. Les deux
bandits se regarder 'nt un instant , l'un le sourire de
la luxure sur les lèvres, l'autre la pâleur de la mort
sur le front. On eût cru qu'il allait se passer entre
ces deux hommes quelque chose de terrible , mais
peu à peu les traits de Cariini se délendiroiil ; sa
main, qu'il avait portée à un des pistolets de sa cein-
. ture, retomba près de lui . pendant à son côté ; Rita
était couchée entre eux deux. La lune éclairait cette
scène.
— Eh bien ! lui dit Cucumetto. as-tu fait la commis-
sion dont tu t'étais chargé? —Oui, capitaine. répondit
Cariini, et demain avant neuf heures le père de Rita
sera ici avec l'argent. — A merveille. En attendant ,
nous allons passer une joyeuse nuit. Celte jeune fille
— 81 —
est charmante, et la as en vérité bon goût, maître Car-
lini ; aussi, couune je ne suis pas égoïste, nous allons
relouriisT auprès des camaraclLS, et tirer au sort à
qui elle appartiendra maintenant. — Ainsi, vous êtes
décidé à J'abandoiinrr à la loi commune? demanda
Cariini. — Et pourquoi ferait on exception eu sa fa-
veur?— J'ava-.s cru qu'a ma prière... — El qu"cs-tu de
plus que les autres? — C'est juste. — Mais sois tran-
quille, reprit Cueumetto en riant, un pou plus tût. un
peu plus tard . ton tour viendra. ( Les dénis de Car-
iini se serraient à se briser. ) Allons , dit Cucumetto
en faisant un pas vers les convives , Aiens-tu ? — Je
vous suis...
Cucumetto s'éloigna sans perdre de vue Carîini,
car sans doute il craignait qu'il ne 1. frappât par der-
rière: mais rien dans le bandit ne dénoiiçait une in-
tention hosiiie. il était debout, les bras croisés, près
de Rita toujours évanouie. Un instant l'idée de Cucu-
metto fut que le jeune homme allait la prendre dans
ses bras et fuir avec elle : mais peu lui importait
mainU'nant , il avait eu de Rita c? qu'il voulait, et
quant à l'argent , trois cents piastres réparties sur la
troupe faisaient une si pauvre somme qu'il s'en sou-
ciait médiocrement. Il continua donc sa route vers
la clairière ; mais, à son grand étonnement , Cariini
y arriva presque aussitôt qu • lui. » Le tiraire au sort!
le tirage au sort ! » crièrent tons les bandits en aper-
cevant le chef. Et les yeux ûp: tous ces hornsnes bril-
lèrent d'ivresse et de lasciveté . tandis que la flamme
du foyer jetait sur toute leur personne une lueur rou-
geàlre qui les faisait ressembler à des démons.
Ce qu'ils demandaient était juste : aus.si le chef fit-il
de la tête un sign:- annonçant qu'il acquiesçait à leur
demande. On mil tous les noms dans un chapeau, ce-
lui de Cariini comme ceux des autres, et le plus jeune
— 82 —
de la bande tira de l'urne improvisée un bulletin. Ce
bulletin portait le nom d'^ Diavolaccio. C'était cplui-là
même qui avait proposé à Cnr'ini la santé du rhef. et
à qui Carlini avaif répondu en lui brisan.' le verre sur
la figure. Une large blessure, ouverte de !a tempe à
SI bouche, laissait couler le sang à Cols. Diavolaccio,
se voyant ainsi favorisé de la fortune, poussa un éclat
de rire.
— Capitaine , dît-il , tout à l'heure Carlini n'a pas
voulu boire à votre santé . proposez-lui de boire à la
mienne : il aura peut-être plus de condescendance
pour vous que pour moi.
Chacun s'attenda't à une explosion de la part de
Carlini ; ma's. au grand étonnement de tous , il prit
un verre d'une main, un fiasco de l'autre, puis, rem-
plissant le verre : — A ta santé , Diavolaccio ! dit-il
d'une voix parfaitement calme, et il avala le contenu
du verre, sans que sa main tremblât. Puis, s'asseyant
près du feu : — Ma part de soup' r, dit-il . la course
que je viens de faire m'a donné de l'appétit. — Vive
Carlini ! s'écrièrent les brigands. — A la bonne heure!
voilà ce qui s'appelle prendre les choses en bons com-
pagnons ! Et tous reformèrent le cercle autour du
foyer, tandis que Diavolaccio s'éloignait.
Carlini mangeait et buvait conime si rien ne s'était
passé.
Les bandits le regardèrent avec étonnement . ne
comprenant rien à cette impassibilité . lorsiju'ils en-
tendirent derrière eux retentir sur le sol un pas
alourdi. Ils se retournèrent et aperçurent Diavolaccio
tenant la jeune fille entre ses bras : elle avait la tête
renversée , et ses longs cheveux pendaient jusqu'à
terre. A mesure qu'ils rentraient dans le cercle de la
lumière projetée par le foyer, on s'apercevait de la
pâleur de la jeune fille et de la pâleur du bandit. Cette
— 83 —
apparition ayait quelque chose de si étrange et de si
solennel , que chacun se leva , excepté Carlini , qui
resta assis et continua do boire et de mang?r cornme
si rien ne se passait autour de lui, Diavolaccio conti-
nua de s'avancer au milieu du plus profond silence ,
et déposa ïlila aux pieds du capitaine.
Alors tout le monde put reconnaître la cause de
cette pâleur de la jeune fille et de cette pâleur du ban-
dit : Rita avait un couteau enfoncé jusqu'au manche
au-dessous de la mamelle gauche.
Tous les yeux se portèrent sur Carlini : la gaine
était vide à sa ceinture.
— Ah ! ah ! dit le chef, je comprends maintenant
pourquoi Carlini était resté en arrière.
Toute nature sauvage est apte à apprécier une ac-
tion forte ; quoique peut-être aucun des bandits n'etit
fait ce que venait de faire Carlini , tous comprirent ce
qu'il avait fait.
— Eh bien , dit Carlini . en se levant à son tour et
en sapprochant du cadavre, la m.-iin sur la crosse
d'un de ses pistolets , y a-t-ii encore quelqu'un qui
tne dispute celte feriime ? — Non . dit le chef, elle est
à toi ! ^ .
Alors Carlini la prit à son tour dans ses bras et
l'emporta hors du cercle de lumière que projetait
la fiamme du foyer.
Cucumetto di*;posa les sentinelles comme d'habi-
tude, et les bandits se couchèrent enveloppés dans
leurs manteaux autour du foyer. A minuit la sentinelle
donna l'éveil , et en un instant le chef et ses compa-
gnons furent sur pied. C'était le père de Rita qui
arrivait lui-même, port, ml la rançon de sa fille.
. — Tiens, dit-il à Cucumetto en lui tendant un sac
d'argent , voici trois cents pistoles , rends-moi mon
enfant.
— 84 —
Mais le chef, sans prendre Targenl, lui fit signe de
le suivre.
Le vieillard obéit ^ tous deux s'éloignèrent sous les
arbres, à travers les branches desquels filtraient les
rayons de la lune. Enfin Cucunietto s'arrêla. étendant
la main, et montrant au vieillard deux personnes
groupées au pied d'un arbre :
— Tiens lui dit-il. demande ta fille à Carlini. c'est
lui qui fen rendra compte.
El il s'en retourna vers ses compasmons.
Le vieillard resta immobile et les yeux fixes II
sentait que quelque malheur inconnu, immense, inouï,
planait sur sa tête. Enfin il fit qu Iqurs pas vers le
groupe informe dont il ne pouvait se rendre compte.
Au bruit qu'il faisait en s'avançant vers lui , Carlini
releva la télé . et les formes des deux personnages
commoncèrent à apparaître plus distinctes aux yeux
du vieillard. Une femme était couchée à terre, la tête
posée sur les genoux d'un homme assis et qui se te-
nait penché vers elle ; c'était en se relevant que cet
homme avait dé:'ouvert le visage de la femme qu'il
tenait serrée contre sa poitrine. Le vieillard reconnut
sa fille, et Carlini reconnut le vieillard.
— Je t'attendais, dit le bandit au père de Rita. —
IHisérable ! dit le vieillard, qu'as-tu fait ?
Et il regardait avec terreur Rita. pâle, immobile,
ensanglantée, a\ec un couteau dans la poitrine. Un
rayon de la lune frappait sur elle et l'éclairait de sa
lueur blafarde.
— Cjium.nto avait violé ta fille, dit le bandit, et,
comme je l'aimais, je l'ai tuée; car après lui elle allait
servir de jouet à toute la bande.
Le vieillard ne prononça point une parole, seule-
ment il devint pâle comme un spectre.
— Maintenant, dit CarUni, si j'ai eu tort, venge-la.
— 85 —
Et il arracha 'e couteau du sein de la jeune fille, et.
se levant, il l'alla offrir d'uue main au vieillard, tan-
dis que de Tautre il écartait sa veste et lui présentait
sa poitrine nue.
— Tu as bien fait, lui dit le vieillard d'une voix
sourde. Embrasse-moi. mon fils.
C nrlini se j:ta en sanglolnnt dans les bras du père
de sa maîtresse Celaient les premières larmes que
versait cet homme de sang.
— Maintenant, dit le vieillard à Carlini, aide-mo
à enterrer ma fille.
Carlini alla chercher deux pioches, et le père et l'a-
mant se mirent à creuser la terre au pied d'un chêne
dont les branches touffues devaient recouvrir la
tombe de la jeune fille. Quand la tombe fut creusée.
le père l'embrassa le premier, lamant ensuite, puis,
l'un la prenant par les pieds l'autre par -dessous les
épaules ils la descendirent dans la fosse. Puis ils s'a-
genouillèrent des deux cùiés et dirent les prières des
morts. Puis, lorsqu'ils eurent fini, ils repoussèrent la
terre sur le cadavre, jusqu'à ce que la fosse fût com-
blée. Alors lui tendant la main :
— Je te remercie, mon fils, dit le vieillard à Carlini;
maintenant laisse-moi seul. — Mais cependant... dit
celui-ci. — ! aisse-moi. je te l'ordonne.
Carlini obéit, alla rfjoindre ses camarades, s'enve-
loppa dans son manteau, et bientôt parut aussi profon-
dément endormi que les autres. Il avait été décidé la
vei le que l'on changerait de campement. Une heure
avant le jour, Cucumetto éveilla ses hommes, et Tor-
dre fut donné de partir: mais Carlini ne voulut pas
quitter la forêt sans savoir ce qu'était devenu le père
de Rita. Il se dirigea vers l'endroit où il l'avait laissé.
Il trouva le vieillard pendu à une des branchus du
fhéne qui ombrageait la tombe de sa fille. Il fit alors
— 86 —
sur le cadavre de Tun et sur la tombe de lautre le
serment de les venger tous deux ; mais il ne put tenir
ce serment : car, deux jours après, dans une rencon-
tre avec lescarabiniiTs romains. Cailiiii fut tué. Seu-
lement on sétouna que. faisant face à l'ennemi, i'.
eût reçu ia balle entre les deux ùpaules. L'élonnement
cessa quand un des bandits eut fait remarquer à ses
camarades que Cucumelto était placé dix pas en ar-
rière de CarJini lorsque Carlini était tombé.
Le matin du départ de la foret de Frosinone, il
avait suivi Carlini dens lobscurité. et avait entendu
le serment qu'il avait fait, et, en homme de précau-
tion, il avait pris l'avance. On racontait encore sur ce
terrible chef de bande dixautiis histoiies non moins
curieuses que celle-ci. Ainsi, de Foudi à Perouse,
tout le monde fremblait au scui nom de (..ucumitto.
Ces histoires avaient été souvent l'objet des conver-
sations de Luigi et de Teresa. La jeune fille tremblait
fort à tous ces récits; mais Vauipa la rassurait avec
un sourire frappant son bon fusil, qui portait si bien
la balle : puis, si elle n'était pas rassurée, il lui mon-
trait à cL-nt p.!S quelque corbeau perché sur une
branche morte, le mettait eu joue, lâchait Is détente,
et l'animal frappé tombait au pied de l'arbre. Néan-
moins le temps s'écoulait: les deux jeunes gens avaient
arrêté qu'ils se marieraient lorsqu'ilsauraient, Vampa
vingt ans et Teresa dix neuf. Ils étaient orphelins
tous deux, ils n'avaient de permission à demander
qu'à leurs maîtres : ils l'avaient demandée et ob-
tenue.
Un jour qu'ils causaient de leurs projets d'avenir.
ils entendirent deux ou trois coups de feu, puis tout
à coup un homme sortit du bois près duquel les deux
jeunes gens avaient l'habitude défaire paître leurs
troupeaux, et accourut vers eux.
— 87 —
Arrivé à la portée de la vois : — je suis poursuivi,
leur cria-t-il ; nouvez-vousme cacher? Les deux jeunes
gens reconnurent bien ^^le que ce fugitif devait être
quelque bandit; mais il y a entre le paysan et le ban-
dit romain une sympathie innée qui fût que le pre-
mier est toujours préi à rendre sirvice au second,
Vampa, sans rien dire, courut donc à la [ierrc qui
bouchait l'entrée de la grotte, démiisqua cette entrée
en tirant ia pierre à lui. fit signe au fugitif de se réfu-
gier dans cette asile inconnu de tous, repoussa la
pierre sur lui et revint s'asseoir près de Tcresa.
Presque aussilôt quatre carabiniers à cheval appa-
rurt nt à ia lisser- du bois; trois paraissaient être à la
recherche du fugitif, le quatrième traînait par le cou
un baudit prisonnier. Les trois carabiniers explo-
rèrent le pays d'un coup d'ceil, aperçurent les deuï
jeunes gens, accouiur-iU à tui au galop et les inter-
rogèrent. Ils n'avaient rieu vu.
— C'est fàcueus. dit le brigadier, car celui que
nous cherchons, c'est le chef. — Cucumetlo? ne
purent s'empêcher de s'écrier ensemble Luigi et
Ter. sa. — Oui; répondit le brigadier^ et comme sa
tête est mise à prix à mille écus romains, il y eu aurait
eu cinq cents pour vous, si vous nous aviez aidés à le
prendre.
Les deux j<^unfs gens échangèrent un r- gard. Le
brigadier eut un instant d'espérance. Cinq cents écus
romains font trois mille francs, et trois mille francs
fout une fortune pour deux pauvres orphelins qui
vont se marier.
— Oui, c'est fâcheux, dit Vampa ; mais nous ne
l'avons pas vu. Alors les carabiniers battirent le pays
dans des directions différentis, mais inutilement-
puis successivement ils disparurtnt. Alors Vampa
alla tirer la pierre, et Cucumetto sortit.
— SS-
II avait vu. à travers les jours delà porte de granit
les deux jeunfs gens causer avec les carabiniers; il
s'était douté du sujet de. lucr conversation, il avait lu
sur le visage de Luigi et de Tcresa l'inébranlable
résolution de ne point le livrer : il tira de sa poche
une bourse pleine dor et la leur offrit. Mais Vampa
releva la tête avec fierté : quant à Tercsa, ses yeux
brillèrent en pensant à tout ce quelle pourrait ache-
ter de riches bijoux et de beaux habits avec cette
bourse pleine d"or:
Cucumetto était un Satan fort habile : seulement
il avait prit la forme d'un bandit, au lieu de celle d'un
serpent. Il surprit c ' regard, reconunt dans Teresa
une digne fille d'Eve et rentra dans la forêt en se re-
tournant plusieurs fois sous prétexte do saluer ses
libérateurs. Plusieurs jours s'écoulcrcnf sans que l'on
revît Cucumetto. sans qu'on entendit reparler de lui.
Le temps du carnaval approchait, le comte de San-
Felice annonça un grand bal masqué où tout ce que
Rome avait de plus élégant fut invité. Tcrisa avait
grande envie de voir ce bal. Luigi demanda à son pro-
lecteur l'intendant la permission pour elle et pour lui
d'y assister cachés parmi les serviteurs de la maison :
cette permission lui fut accordée.
Ce bal était surfont donné par le comte pour faire
plaisir à sa fille Carmcla qu'il adorait. Carmela était
juste de l'âge et de la taille de Teresa, et Tcresa était
au moins aussi belle que Carmela Le soir du bal,
Teresa mit sa plus belle toilette, ses plus riches ai-
guilles, ses plus brillantes verroteries. Elle avait le
costume des femmes de Fraseati ; Luigui avait l'habit
si pittoresque du paysan romain les jours de fête.
Tous deux se mêlèrent, comme on l'avait permis, aux
serviteurs et aux paysans.
La fête ^tait magnifique. Non-seulement la villa
— 89 ~
était ardemment illuminée, mais des milliers de lan-
ternes de couleur étaient suspendues aux arbres du
jardin. Aussi bientôt le palais eut-il débordé sur les
terrasses et les terrasses dans les allées. A chaque
carrefour il y avait un orchestre , des buffets et des
rafraîchissements; les promeneurs s'arrêtaient, des
quadrilles se formaient, et Ton dansait là où il plai-
sait de danser. Carmela était vêtue en femme de So-
nino: elle avait son bonnet tout brodé de perles, les
aiguilles de ses cheveux étaient d'or et de diamants,
sa ceinture était de soie turque à grandes fleurs bro-
chées, son surtout et son jupon étaient de cachemire,
son tablier était de mousseline des Indes, les boutons
de son corset étaient autant de pierreries. Deux au-
tres de ses compagnes étaient vêtues. Tune en femme
de Ncttuno. Tautre en femme de la Riccia.
Quatre jeunes gens d s plus riches et des plus no-
bles familles de Rome les accompagnaient avec celle
liberté italienne qui n'a son égale dans aucun autre
pays du monde ; ils éiaienî vêtus de leur côté en pav-
sans d"Albano. de Velletri. de Civita-Castellane et de
Sora. 11 va sans dire que ces costumes de pavsans,
comme ceux des paysannes, étaient resplendissants
d'or et de pierreries.
Il vint à Carmela l'idée de faire un quadrille uni-
forme ; seulement il manquait une femme. Carmela
regardait tout autour d'elle, pas une des invitées
n'avait un costume analogue au sien et à ceux de ses
compagnes. Le comte de San-Fclice lui montra au
milieu des paysannes Teresa appuyée au bras de
Luigi.
— Est-ce que vous permettez, mon père ? dit Car-
mela. — Sans doute, répondit le comte; ne sommes-
nous pas en carnaval ? Carmela se pencha vers un
jeune homme qui raccompagnait en causant, et lui
ai. 7
— 90 — .
dit quelques mots tout bas tn lui montrant du doigt
la jeune fllle. Le jeune homme suivit des yeux la di-
rection de la jolie main qui lui servait de conductrice,
fit un geste d'obéissance, et vint inviter Teresa à figu-
rer au quadrille dirigé par la fille du comte.
Teresa sentit comme une flamme qui lui passait
sur le visage. Elle interrogea du regard Luigui : il n'y
avait pas moyen de refuser : Luigi laissa lentement
glisser le bras de Teresa qu'il tenait sous le sien, et
Teresa s'éloignant, conduite par son élégant cavalier,
vint prendre, toute tremblante, sa place au quadrille
aristocratique. Certes, aux yeux dun artiste, l'exact
et sévère costume de Teresa eût eu un bien autre ca-
ractère que celui de Carraela et de ses compagnes;
mais Teresa était une jeune fille frivole et coquette,
les broderies de la mousseline, les palmes de la cein-
ture, l'éclat du cachemire léblouissaient, le reflet des
saphirs et des diamants la rendait folle. De son côté,
Luigi sentait naître en lui un sentiment inco. nu,
c'était comme une douleur sourde qui le mordait au
cœur d'abord, et de là. toute fréaiissante, courait par
ses veines et s'emparait de tout son corps. Il sui-.ait
des yeux les moindres mouvements de Teresa et de
son cavalier : lorsque leurs mains se touchaient, il
ressentait comme des éblouissenunts, ses artères bat-
taient avec violence, et l'on eût dit que le son d'une
idoche vibrait à ses oreilles. Lorsqu'ils se parlaient,
quoique Teresa écoutât, timide et les yeux baissés, les
discours de son cavalier, comme Luigi lisait dans les
yeux ardents du beau jeune homme que ces discours
étaient des louanges, il lui semblait que la terre tour-
nait sous lui et que toutes les voix de l'enfer lui souf-
flaient des idées de meurtres et d assassinat. Alors,
craignant de se laisser emporter à sa folie, il se cram-
ponnait d'une main à la charmille contre laquelle il
— 91 —
était debout, et de l'autre il serrait d'un mouveinent
convulsif le poignard au manche sculpté qui était
passé dans sa ceinture, et que, sans s'en apercevoir,
il tirait quelquefois presque entièrement du four-
reau.
Luigi était jaloux, il sentait qu'emportée par sa na-
ture coquette et orgueilleuse. Teresa pouvait lui
échapper. Et cependant la jeune paysanne, timide et
presque effrayée d'abord, s'était bientôt remise. Nous
avons dit que Teresa était belle. Ce n'est pas tout,
Teresa était gracieuse, de cette grâce sauvage, bien
autrement puissante que notre grâce minaudière et
affectée. Elle eut presque les honneurs du quadrille,
et si elle fut envieuse de la fille du comte de San-Fe-
lice, nous n'oserions pas dire que Carmela ne fut pas
jalouse d'elle. Aussi fût-ce avec force compliments
que son beau cavalier la reconduisit à la place où il
l'avait prise, et où l'attendait Luigi. Deux ou trois fois
pendant la contredanse, la jeune Glle avait jeté un
regard sur lui, et chaque fois elle l'avait vu pâle et
les traits crispés. Une fois même la lame de son cou-
teau, à moitié tirée de sa gaine, avait ébloui ses yeux
comme un sinistre éelair. Ce fut donc presque en
tremblont qu'elle rejîrit le bras de son amatit. Le
quadrille avait eu le plus grand succès, et il était évi-
dent qu'il était question d'en faire une seconde édi
tion. Carmela seule s'y opposait; mais le comte de
San-Felice pria sa fille si tendrement, qu'elle finit pai
constniir.
Auî^sitôt un des cavaliers s'élança pour inviter Te-
resa, sans laquelle il était impossible que la contre-
danse eût lieu ; mais la jeune fille avait déjà disparu.
En effet, Luigi ne s'était pas senti la force de suppor-
ter une seconde épreuve : it, moitié par persuasion et
moitié par force, il avait entraîné Teresa vers un
— 92 —
Eufre point du jardin. Teresa avait cédé bien malgré
flje : mns ollc avait vu à la figure bouleversée du
icu!!? homme, elle comprenait à son silence entre-
coupé de îrcssailkments nerveux qui quelque chose
d'étrange se passait en lui. Ellc-nième n'était pas
exempte d"unc agitaton intérieure : et. sans avoir ce-
pendant rien fait de mal, elle comprenait que Luigi
était en droit de lui faire des reproches : sur quoi ?
elle i'itrnorait : mais elle ne sentait pas moins que ses
reproches seraient mérités. Cependant.au grand éton-
nement de Teresa. Luigi demeura muet, et pas une
parole n"enlr"ouvrit ses lèvres pendant tout le reste
de la soirée. Seulement, lorsque le froid de la nuit
eut chassé les invités dis jardins et que les portes de
la villa se furent rcfcrn.éf s sur eux pour une fête in-
térieure, il reconduisit Teresa ; puis, comme elle allait
rentrer chez elle : — Teresa. dit-il, à quoi pensais-tu
lorsque lu Hansais en face de la jeune comtesse de
San -F elice ? — Je pensais, répondit la jeune fille dans
toute la franchise de son âme, que je donnerais la
moitié de ma vie pour avoir un costume comme celui
qu'elle portait. — Et que te disait ton cavalier ? — îl
me disait qui! ne tiendrait qu'à moi de l'avoir et que
je n'avais qu'un mot à dire pour cela. — II avait rai-
son, répondit Luigi. Le désires-tu aussi ardemment que
tu le dis ? -- Oui. — Eh bien ! tu l'auras.
La jeune filie étonnée leva la tète pour la question-
ner: mais son visage était si sombre et si terrible que
la parole se glaça sur ses lèvres. D'ailleurs, en disant
ces paroles, Luigi s'était éloigné. Teresa le suivit des
veux dans la nuit tant qu'elle put l'apercevoir. Puis,
lorsqu'il eut disparu, elle rentra chez elle en soupi-
rant.
Cette même nuit il arriva un grand événement par
l'imprudence sans dfsnte de quelque domestique qui
— 93 —
avait négligé d'éteindre les lumières : le feu prit à la
viila San-Felice. juste dans les dépendances de Tap-
part?menl de la belle Carmeîa. Réveillée au milieu de
Ja nuit par la lutur des (lamnics, elle a\".i!, sauté en
b/isde son lit. s'était enveloppée de sa robe de chambre,
et a\ait essayé de fuir par la porte: mais le corridor
i'.ir lequel il fallait passer était déjà en proie à iin-
c;ndie. Alors elle était rentrée dans sa chambre, ap-
ii.'.laut à grands cris au secours, quand tout à coup sa
f iiêtre, située à vingt pieds du soi, s'était ouverte,
un jeune paysan s'était élancé dans l'appartement,
i'uvait prise dans s»s bras, et avec une force et une
«dresse surhumaines, l'avait transportée sur le gazon
de la pelouse, où elle s'était évanouie. Lorsqu'elle
avait reprisses sens, son père était devant elle. Tous
I s serviteurs l'entouraient, lui portant des secours.
Une aile tout entière de la villa était brûlée ; mais
qu'importait, puisque Carmela était .saine et sauve ?
Ou chercha partout son libérateur, mais son libéra-
! ur ne reparut point: on le demanda à tout le monde,
mais personne ne l'avait vu. Quant à Carmela, elle
était si troublée qu'elle ne l'avait point reconnu. Au
reste, comme le comte était immensément riche, à
part le danger qu'avait couru CarmeLi; et qui lui
parut, par la manière miraculeuse dont elle y avait
échappé, plutôt une nouvelle faveur de la Providence
qu'un malheur réel, la perte occasionnée par les
Ilammes fut peu de chose pour lui.
Le lendemain, à l'heure habituelle, les deux jeunes
gens se retrouvèrent à la lisière de la forêt. Luigi
était arrivé le premier. Il vint au-devant de la j-une
fille avec une grande gaieté : il semblait avoir compk*
tement oublié la scène de la veiile. Teresa était visi-
blement pensive, mais en voyant Luigi ainsi disposé,
elle affecta de son côté l'insouciance rieuse qui était
— 94 —
le fond de son caractère quand quelque passion ne la
venait pas troubler. Luigi prit le bras de Teresa sous
le sien, et la conduisit jusqu'à la porte de la grotte. Là
il s'arrêta. La jeune fiile, comprenant qu'il y avait
quelque chose d'extraordinaire, le regarda fixement,
— Teresa. dit Luigi, bicr au soir tu m'as dit que tu
donnerais tout au monde pour avoir un costume pareil
à celui de la fille du comte ? — Certes, dit Teresa
avec étonnement, mais j'étais folle de faire un pareil
souhait. — Et moi je t'ai répondu : — C'est bien, tu
l'auras. — Oui, reprit la jeune fille, dont l'étonne-
ment croissait à chaque parole de Luigi , mais tu as
répondu cela sans doute pour me faire plaisir. — Je
ne t'ai jamais rien promis que je ne t'aie donné,
Teresa, dit orgueilleusement Luigi : entre dans la
grotte et habille-toi.
A ces mots, il tira la pierre et montra à Teresa la
grotte éclairée par deux bougies, qui brûlaient de
chaque côté d'un magnifique miroir ; sur la table rus-
tique, faite par Luigi, étaient étalés le collier de perles
et les épingles de diamants ; sur une chaise à côté,
était déposé le reste du costume. Teresa poussa un
cri de joie, et sans s'informer d'où venait ce costume,
sans perdre le temps de remercier Luigi, elle s'élança
dans la grotte transformée en cabinet de toilette.
Derrière elle Luigi repoussa la pierre, car il venait
d'apercevoir sur la crête d'une petite colline, qui
empêchait que de la place où il était on ne vît Pales-
trina, un voyageur à cheval, qui s'arrêta un instant
comme incertain de sa route, se dessinant sur l'azur
du ciel avec cette netteté de contour particulière aux
lointains dos pays méridionaux,
En apercevant Luigi, le voyageur mit son cheval au
galop, et vint à lui. Luigi ne s'était pas trompé; le
voyageur qui allait de Palestrina à Tivoli, était dans
— 95 —
le doute de son chemin. Le jeune homme le lui in-
diqua ; mais comme à un quart de mille de là la route
se divisait en trois sentiers, et qu'arrivé à ces trois
sentiers le voyageur pouvait de nouveau s'égarer, il
pria Luigi de lui servir de guide. Luigi détacha son
manteau et le déposa à terre, jeta sur son épaule sa
carabine, et, dégagé ainsi du lourd vêtement, marcha
devant le voyageur de ce pas rapide du montagnard
que le pas d'un cheval a peine à suivre.
En dix minutes, Luigi et le voyageur furent à l'es-
pèce de carrefour indiqué par le jeune pâtre. Arrivé
là, d'un geste majestueux comme celui d'un empereur ,
il étendit la main vers celle des trois routes que le
voyageur devait suivre.
— Voilà votre chemin, dit-il. Excellence, vous
n'avez plus à vous tromper maintenant. — Et loi,
voici ta récompense, dit le voyageur en offrant au
jeune pâtre quelques pièces de menue monnaie. —
Merci, dit Luigi en retirant sa main , je rends un ser;
vice, je ne le vends pas. — Mais, dit le voyageur, qui
paraissait du reste habitué à cette différence entre la
servilité de l'homme des nlles et l'orgueil du campa-
gnard, si tu refuses un salaire , tu acceptes au moins
un cadeau? — Ab ! oui, c'est autre chose. — Eh
bien ! dit le voyageur, prends ces deux soquins de
Venise, et donne-les à ta fiancée pour en faire une
paire de boucles d'oreilles. — Et vous, alors, prenez
ce poignari], dit le jeune pâtre, vous nVn trouveriez
pas un dont la poi,'née fût mieux sculptée, d'Albano
à Civita-Caslellane. — J'accepte, dit le voyageur,
mais alors c'est moi qui suis ton obligé, car ce poi-
gnard vaut plus de d(»ux sequins. — Pour un mar-
chand peut-être, mais pour moi qui l'ai sculpté moi
mèaïc, il vaut à peine une piastre. — Comment
t'appelles-tu? demanda le voyageur. — Luigi Vampa,
— 96 —
répondit le pâtre, du même air qu'il eût répondu :
Alexandre, roi de Macédoine. — El vous? —Moi,
dit le voyageur, je m'appelle Simbad le marin.
Franz d'Epinay jeta un cri de surprise.
— Simbad le marin ! dit-il. — Oui. reprit le nar-
rateur, c'est le nom que le voyageur donna à Vampa
comme étant le sien. — Eh bien ! mais qu'avez-vous
n dire contre ce nom ? interrompit Albert: c'est un
fort beau nom. et les aventures du patron de ce mon-
sieur m'ont, je dois l'avouer, fort amusé dans ma
jeunesse.
Franz n'insista pas davantage. Ce nom de Simbad
le marin, comme on le comprend bien, avait réveillé
en lui tout un monde de souvenirs, comme avait fait
la veille celui du comte de ^lonte-Crislo.
— Continuez, dit-il à l'hôte
'V'ampa mit dédaigneusement les deux sequins dans
sa poche, et reprit lentement le chemin par lequel il
était venu. Arrivé à doux ou trois cents pas de la
grotte, il crut entendre un cri. Il s'arrêta, écoutant
de quel côté venait ce cri. Au bout d'une seconde, il
(entendit son nom prononcé distinctement: l'appel ve-
nait du côté de la grotte.
Il bondit comme un chamois, armant son fusil tout
en courant, et parvint en moins d'une minute au som-
met de la petite colline opposée à celle où il avait
aperçu le voyageur. Là, les cris : Au secours ! arrivè-
rent à lui plus distincts, il jeta les yeux sur l'espace
qu'il dominait : un hommi^ enlevait Teresa comme le
centaure Jsessus Déjanire. Cet homme, qui se diri-
geait vers le bois, était déjà aux trois quarts du chemin
de la grotte à la forêt. Yampa mesura l'intervalle ; cet
homme avait deux cents pas d'avance au moins sur
lui. il n'y avait pas de chance de le rejoindre avant
qu'il eût gagné le bois. Le jeune pâtre s'arrêta comme
— 97 —
si ses pieds eussent pris racine. Il appuya la crosse de
son fusil à son épaule, leva lentement le canon dans
la direction du ravisseur, le suivit une seconde dans
sa course, et flt feu.
Le ravisseur s'arrêta court ; ses genoux plièrent , et
il tomba, entraînant Teresa dans sa chute. 'Mais Te-
rcsa se releva aussitôt ; quant au fugitif, il resta cou-
ché, se débattant dans les convulsions de Fagonie.
Vampa s élança aussitôt vers Teresa ; car à dix pas du
moribond les jambes lui avai.nt manqué à son tour ,
el elle était retombée à genoux , et le jeune homme
avait cette crainte terrible que la balle qui venait
d'abattre son ennemi n'eût en même temps blessé sa
fiancée. Heureusement il n'en était rien; c'était la
terreur seule qui avai! paralysé les forces de Teresa.
Lorsque Luigi se fut bien assuré qu'elle était saine
et sauve , il se retourna vers le blessé ; il venait
d'expirer, les poings fermés, la bouche contractée
par la douleur et les cheveux hérissés sous la sueur
de l'agonie; ses yeux étaient restés ouverts et me-
naçants.
Vampa s'approcha du cadavre . et reconnut Cucu-
metto Depuis le jour où le bandit avait été sauvé par
les deux jeunes gens, il était devenu amoureux de
Teresa , et avait juré que la jeune fille serait à Iuj.
Depuis ce jour , il l'avait épiée; et. profitant du mo-
ment où son amant l'avait laissée seule pour indiquer
le chemin au voyageur, il lavait enlevée et le croyait
déjà h lui . lorsque la balle de A'^ampa , guidée par le
conpd'œil infaillible du jeune pâtre, lui avait traversé
le cœur. Vampa le regarda un instant sans que la
mcindre émotion se trahit sur son visage, tandis qu'au
contraire Teresa , toute tremblante encore , n'osait se
rapprocher du bandit mort qu'à petits pas , et jetait
en hésitant un coup d'œil sur ie cadavre par-dessus
— 98 —
l'épaule de son amant. Au bout d'un instant, Vamp a
se retourna vers sa maîtresse,
— Ah ! ah ! dit-il. c'est bien, tu es habillée : à mon
tour de faire ma toilette. En effet, Teresa était revêtue
de la tête aux pieds dn costumLi de la fille du comte
de San-Felice.Vampa prit le corps de Cueumetto entre
ses bras, et l'emporta dans la grotte, tandis qu'à son
tour Teresa restait dfhors.
Si un second voyasreur fût alors passé, il eût vu une
chose étrange , c'était une bergère gardant ses brebis
avec une robe de cachemire . des boucles d'oreilles ,
un collier de perles, des épingles en diamauls et des
boutons de saphirs , démeraudes et de rubis. Sans
doute il se fût cru revenu au temps de Florian, et eût
affirmé, en revenant à Paris, qu'il avait rencontré la
bergère des Alpes assise au pied des monts Sabins.
Au bout d'un quart d'heure , Vampa sortit à son
tour de la grotte. Son costume n'était pas moins élé-
gant dans so,\ genre que celui de Teresa. Il avait une
veste de velours grenat . à boutons d'or ciselés , un
gilet de soie tout couvert de broderies, une écharpe
romaine nouée autour du cou , une cartouchière toute
piquée d'or et de soie rouge et verte, des culottes de
velours bleu de ciel attachée au-dessus du genou par
des boucles de diamants, des guêtres de peau de daim
bariolées de mille arabesques, et un chapeau où flot-
taienl des rubans de toutes couleurs , deux montres
pendaient à sa ceinture . et un magnifique poignard
était passé à sa cartouchière.
Teresa jeta un cri d'admiration: Vampa sous cet
habit ressemblait à une peinture de Léopold Robert
ou de Schnetz. Il avait revêtu le costume complet de
Cueumetto. Le jeune homme s'aperçut de l'effet qu'il
produisait sur sa âaacée, et un sourire d'orgueil passa
tur sa bouche.
— 99 —
—Maintenant, dit- il à Tercsn. os-tu prête à partager
ma fortune quelle qu'elle soit? — Oh oui ! s'écria la
jeune fille avec enthousiasme. —A me suivre partout
où j'irai ?— Au bout du monde ! — Alors prends mon
bras et partons , car nous n'avons pas de temps à
perdre.
La jeune fille passa son bras sous celui de son
amant sans même lui demander où il la conduisait;
car en ce moment il lui paraissait beau , fier et puis-
sant comme un dieu. Et tous deux s'avancèrent dans
la forêt, dont au bout de quelques minutes ils eurent
franchi la lisière .
Il va sans dire que tous les sentiers de la montagne
étaient connus de Vampa : il avança donc dans la forêt
sans hésiter un seul instant , quoiqu'il n'y eût aucun
chemin frayé, mais seulement reconnaissant la route
quil devait suivre à la seule inspection des arbres et
des buissons : ils marchèrent ainsi une heure et demie
à peu près. Au bout de ce temps , ils étaient arrivés
à l'endroit le plus loufi"u du bois. Un torrent dont le
lit était à sec conduisait dans une gorge profonde.
Vampa prit cet étrange cheiiiin . qui . encaissé entre
deux rives et rembruni par Tombre épaisse drs pins ,
semblait . moins la descente facile . ce sentier de l'A-
verne dont parle Virgile. Tercsa. redevenue craintive
à l'aspect de ce lieu sauvage et désert, se serrait contre
son guide sans dire une parole; mais comme elle le
voyait marcher toujours dun pas égal . comme un
calme profond rayonnait sur son visage, elle avait
elle-même la force de dissimuler son émotion.
Tout à coup, à dix pas deux, un homme sembla se
détacher d'un arbre derrière lequel il était caché, et,
mettant Vampa en joue :
— Pas un pas de plus . cria-t-il . ou tu es mort. —
ÀUoas donc ! dit Vampa en levant la main avec ua
— 100 -
geste de mépris , tandis que Teresa , ne dissimulant
plus sa terreur , se pressait contre lui ; est-ce que les
loups SI" déchireni entre eux ! — Qui es-lu ? demanda
!a s"nline!lc. — Je suis Lui^'i Vampa, le berger de la
terme de San-Felice. — Que veux-tu ? — Je veux
parler à tes compagnons qui sont à la clairière de
îlocca-Bianca. — Alors, suis-moi, dit la sentinelle, ou
pluiôt, puisque tu sais où cela est, marche devant.
Vampa sourit d'un air de méprisa cette précaution
du bandit, passa devant avec Teresa. et continua son
chemin du même pas ferme et tranquille qui l'avait
conduit jusque-là.
Au bout de cinq minutes, le bandit leur fil signe de
s'arrêter Les deux jeunes gens obéirent. Le bandit
imita trois fois le cri du corbeau : un croassement ré-
pondit à ce triple appel.
— C'est bien, dit le bandit. Maintenant tu peux con-
tinuer ta route. Luigi et Teresa se mirent en chemin.
Mais à mesure qu'ils avançaient , Teresa tremblante
se serrait contre son amant: en effet , à travers les
arbres on voyait apparaître des hommes et étinceler
des canons de fusils. La clairière de Rocca-Bianca était
au sommet d'une petite montagne qui autrefois sans
doute avait été un volcan, volcan éteint avant que
Rémus et Romulus n'eussent déserté Albe pour aller
bâtir Rome. Teresa et Luigi atteignirent le sommet ,
et se trouvèrent au même instant en face d'une ving-
taine de bandits. — Voil;'i un jeune homme qui vous
cherche et qui désire vous parler, dit la sentinelle.
— Et que veut-il nous dire? deri anda celui qui en
l'absence du chef remplissait l'intérim de capitaine.
— Je veux dire que je m'ennuie de faire le métier de
berger, dit Vampa. — Ah ! je comprends , dit le lieu-
tenant , et tu viens nous demander à être reçu dans
nos rangs? — Qu'il soit le bienvenu , crièrent plu-
— 101 —
sieurs bandits de Ferrusino. de Pampinara et d'Ana-
gni qui avaient reconnu Luigri Vampa. — Oui. seule-
ment je \iens vous demander une autre chose que
d'être votre compagnon. — Et que viens-tu nous de-
mander? dirent les bandits avec étonnement. — Je
viens vous demander d'être votre capitaine , dit le
jeune homme.
Les bandits éclatèrent de rire.
— Et qu"as-tu fait pour aspirer à cet honneur? de-
manda le lieutenant. — J'ai tué votre chef Cucumetlo,
dont voici la dépouille . dit Luigi , et j'ai mis le feu à
la villa de San-Felice pour donner une robe de noce
à ma fiancée.
Une heure après, Luigi "S'ampa était élu capitaine
en remplacement de Cucumelto.
— Eh bien ! mon cher Albirt. dit Franz, en se re-
tournant vers son ami . que pense z-\ous maintenant
du citoyen Luigi Vampa ? — Je dis que c'est un mythe,
répondit Albert, et qu'il n'a jamais existé. — Qu'est-
ce que c'est qu'un mylhe ? demanda Pastrini. — Ce
serait trop ion;/ a vous expliquer, mon cher hùle. ré-
pondit Franz. Et vous dites donc que maître Vampa
exerce en ce itioment sa profession aux environs de
Rome ? — Et avec une hardiesse dont jamais bandit
avant lui n'avait donné l'exemple. — La poliie a tenté
Tainemer.t de s'en emparer alors? — Que voulez-vous?
il est d'accord à la fois avec les bergers de la plaine .
les pêcheurs du Tibre et ks contrebandiers de la côte.
On le cherche dans la montagne, il est sur le fleuve :
on le poursuit sur le fleuve . il gagne la pleine mer ;
puis, tout à coup, quand on le croit réfugié dans l'Ile
d'El-Giglio. d'EI-Guanouti ou de Monte-Cristo . on le
voit reparaître à Albano . à Tivoli ou à la Riccia. —
Et quelle tst sa manière de procéder à l'égard des
yoyagcurs?— Ab ! mon Dieu ! c'est biça simple. Selon
— 102 —
la distance où l'on est de la ville , il leur donne hait
heures , douze heures . un jour pour payer leur ran-
çon; pais le tomf)s écoulé , il accorde une heure de
grâce. A la soixantième minute de celte heure , s"il
n"a pas Targent, il fait sauter la cervelle du prison-
nier d"un coup de jistolet. ou lui plante son poignard
dans le cœur, et tout est dit. — Eh bien ! Albert, de-
manda Franz à son compagnon . éîcs-vous toujours
disposé à aller au Colysée par les boulevards exté-
rieurs ? — Parfaitement, dit Albert, si la route est
plus pittoresque.
En ce moment neuf heures sonnèrent , la porte
s'ouvrit, et le cocher parut.
— Excellences, dit-il, la voiture vous attend. — Eh
bien ! dit Franz, en ce cas, au Colysée. — Par la porte
del Popolo . Excellences, ou par les rues? — Par les
rues , morbleu ! far les rues. s"écria Franz. — Ah'
mon cher, dit Albert en se levant à son tour et en
allumant son troisième cigare , en vérité , je vous
croyais plus brave que cela.
Sur ce, les deux jeunes geas descendirent l'escalier
et montèrent en voiture.
V. — Apparition.
Franz avait trouvé un terme moyen pour qu'Albert
arrivât au Colysée sans i)asser dtvant aucune ruine
aniique. et par conséquent sans que hs préparations
graduelles ôtasscnt au colosse une seule coudée de ses
gigantesques proporlions. C'était de suivre la via Sis-
tina, de couper à angle droit devant Sainte-SIarie
Tûajture. et d'arriver parla via Urbana et San-Pictro
in Vincoli jusqu'à la via del Colosseo.
— 103 -
Cet itinéraire offrait daillcurs un autre avantage;
c'était celui de ne distraire en rien Franz de l'impres-
sion produite sur lui par Ihistoire qu'avait racontée
maître Pastrini. et dans laquelle se trouvait mêlé son
mystérieux amphitryon de Monte-Cristo. Aussi s'était-
il accoudé dans un coin, et était-il retombé dans ces
mille interrogatoires sans fin qu'il s'était faits à lui-
même, et dont pas un ne lui avait donné une réponse
satisfaisante.
Une chose , au reste . lui avait encore rappelé son
ami Simbad le marin : c'étaient ces mystérieuses re-
lations entre les brigands et les matelots. Ce qu'avait
dit maître Pastrini du refuge que trouvait Vampa sur
les barques des pêcheurs et des contrebandiers, rap-
pelait à Franz ces deux bandits corses qu'il avait
trouvés soupant avec l'équipage du petit yacht, lequel
s'était détourné de son chemin et avait abordé à Porto-
Vecchio , dans le s^ul but de les remettre à terre. Le
nom que se donnait sou hôte de Monte-Cristo , pro-
noncé par sou hôte de i'hôtel de Londres, lui prouvait
qu'il jouait le même rôle philanthropique sur les cotes
de Piombino, de Civita-Vecchia, d'Ostie et de Gaëte
que sur celles de Tuais et de Palerme. C'était une
preuve qu'il embrassait un cercle de relations assez
élcndues.
Mais si puissantes que fussent sur l'esprit du jeune
homme toutes ces réilexions , elles s'évanouirent à
rinstai.t où il vit s'élever devant lui le spectre sombre
et gigantesque du Colysée. à travers les ouvertures
duquel la lune projetait ces longs et pâles rayons qui
tombent des yeux des fantômes. La voiture s'arrêta à
quelques pas de la Mêla Sudans. Le cocher vint ou-
vrir la portière : les deux jeunes gins sautèrent à bas
de la voilure et se trouvèrent en face d'ua cicérone
qui semblait sortir de dessous terre. Comme celui de
— 10^ —
l'hôtel les avait suivis, cela leur en faisait deux
Impossible , au reste . d'éviter à Rome ce luxe de
guides : outre le cicérone général qui s'empare de
vous au moment où vous mettez le pi^d sur le seuil de
la porte de l'hôtel et qui ne vous abandonne plus que
le jour où vous mettez le pied hors de la ville, il y a
encore un cicérone spécial attaché à chaque monu-
ment et je dirai presque à chaque fraction de monu-
ment : qu'on juge donc si l'on doit manquer de ciceroni
au Colosseo, c'est-à-dire au monument par excellence
qui faisait dire à Martial : « Que Memphis cesse de
nous vanter les barbares miracles de ses pyramides,
que l'on ne chante plus les merveilles de Babylone ,
tout doit céder devant l'immense travail de Tamphi-
théâtre des Césars, et toutes les voix de la renommée
doivent se réunir pour vanter ce monument. »
Franz et Albert n'essayèrent point de se soustraire
à la tyrannie ciceronienne. Au reste, cela serait d'au-
tant plus difficile que ce sont les guides seulement
qui ont le droit de parcourir le monument avec des
torches. Ils ne firent donc aucune résistance, et se
livrèrent pieds et poings liés à leurs conducteurs.
Franz connaissait cette promenade pour l'avoir faite
dix fois déjà; mais comme son compagnon, plus no-
vice, mettait pour la première fois le pied dans le
monument de Flavius Vcspasien. je dois l'avouer à sa
louange, malgré le caquetage ignorant de ses guides,
il était fortement impressionné. C'est qu'en effet on
n'a aucune idée, quand on ne l'a pas vue, de la majesté
d'une pareille ruine, dont toutes les proportions sont
doublées encore par la mystérieuse clarté de cette lune
méridionale dont les rayons semblent un crépuscule
d'Occident.
Aussi à p?ine Franz le pens^-ur eut il fait cent pas
sous les portiques intérieurs, qu'abandonnant Albert
— 105 —
à ses guides, qui ne voulaient pas renoncer au droit
imprescriptible de lui faire voir dans tous leurs dé-
tails la Fosse dos Lions, la Loge des Gladiateurs, le
Podium des Césars, il prit un escalier à moitié ruiné,
et. leur laissant continuer leur route symétrique, il
alla tout simplement s'asseoir à Tombre d'une colonne
en face d'une échancrure qui lui permettait d'em-
brasser le géant de granit dans toute sa majestueuse
étendue.
Franz était là depuis un quart <!'heure à peu près,
perdu, comme je l'ai dit, dans l'ombre d'une colonne,
occupé à regarder Albert qui, accompagné de ses
deux porteurs de torches, venait de sortir d'un vomi-
torium placé à l'autre extrémité du Colysée, et les-
quels, pareils à des ombres qui suivent un feu follet,
descendaient de gradins en gradins vers les places ré-
servées aux vestales . lorsqu'il lui sembla entendre
rouler dans les profondeurs du monument une pierre
détachée de l'escalier situé en face de celui qu'il ve-
nait de prendre pour arriver à l'endroit où il était
assis Ce n"est pas chose rare sans doute qu'une pierre
qui se détache sous le pied du temp= et va rouler
dans l'abîme ; mais celte fuis il lui senjblait que c'é-
tait aux pieds d'un homme que la pierre avait cédé, et
qu'un bruit de pas arrivait jusqu'à lui. quoique celui
qui l'occasionnait fit tout ce qu'il pût pour l'assourdir.
En effet, au bout d'un instant, un homme parut,
sortant graduellement de l'ombre à mesure qu'il mon-
tait l'escalier dont l'orifice, situé en face de Franz,
était éclairé par la lune, mais dont les degrés, à me-
sure qu'on les descendait, s'enfonçaient dans l'obscu-
rité.
Ce pouvait être un voyageur comme lui, préférant
une méditation solitaire au bavardage insignifiant de
ses guides, et par conséquent son apparition n'avait
m. 8
- 106 —
rien qui pût le surprendre : mais à l'hésitation avec
laquc'llf il monta les dernières marches, à la fiiçon
dont, arrivé sur la plate-forme, il s'arrêta et parut
écouter, il était évident qu'il était venu là dans un but
particulier et qu'il attendait quelqu'un. Par un mou-
vement instinctif. Franz s'effaça le plus qu'il put der-
rière la colonne.
X dix pieds du sol où ils se trouvaient tous deux, la
voûte était défoncée, et une ouverture ronde, pareille
à celle d'un puits, permettait d'apercevor le ciel tout
constellé détoiles. Autour de cette ouverture, qui
donnait peut-être déjà depuis des centaines d'années
pis.sagï auî rayons dij la lune, poussaient des brous-
sailles dont les vertes et frêles découpures se déta-
chaient en vigueur sur l'azur miU du firiiument. tan-
dis que de grandes lianes et de paissants jets de lierre
p?nda!ent de celte terrasse supérieure et se balan-
çais-nt sous le voûte, pareilles à des cordages flot-
tants.
Le personnage dont l'arrivée mystérieuse avait
attiré l'attention de Franz était placé dans unedemi-
teiiite qui ne lui perm"ttait pas de distinguer ses
traits, mais qui cepemlanl n'était pas assez obscure
pour l'empêcher de détailler son costume : il était
enveloppé d'un grand manteau brun, dont un des
pans, rejeté sur son épaule gauche, lui cachait le bas
du visage, tandis que son chapeau à larges bords en
couvrait la partie supérieure. L'extréiniîé seule de ses
vêlements se trouvait éclairée par la lumière oblique
qui passait par l'ouverture, et qui permettait de dis-
tinguer un pantalon noir encadrant coquettement une
botte vernie. Cet homme appartenait évidemment,
sinon à l'aristocratie, du moins à la haute société.
Il était ià dejiuis qu;lques minutes et ecmmeneait
à donner des signes visibles d'impatience, lorsqu'un
— 107 —
légrer bruit se fit entendre sur la terrasse supérieure.
Au même instant, une ombre int-rcepta la lumière ;
un homme apparut à l'orifice de l'ouverture, plongea
son regard perçant dans les ténèbres, et aperçut
l'homme au manteau ; aussitôt il saisit une poignée de
CCS lianes pendantes et de ces lierres flottants, se laissa
glisser et, arrivé à trois ou quatre pieds du sol, sauta
légèrement à terre. Celui-ci avait le costume complet
d'un Trastevere.
— Excusez-moi, Excellence, dit-il en dialecte ro-
main, je vous ai fait attendre; cependant je ne suis
en retard que de quelques minutes , dix heures
viennent de sonnera Saint-Jean de Latran. — C'est moi
(lui étais en avance, et non vous qui étiez en retard,
répondit l'élranger dans le plus pur toscan : ainsi pas
de céréoronie : d'aills urs. ra'eussiez-vous fait attendre,
que je me serais bien douté que celait par quelque
motif indépendant de votre volonté. — El vous au-
riez eu raison. Excellence ; je viens du château Saint-
Ange, et j'ai eu toutes les peines du monde à parler
à Beppo. — Qu'est-ce que Beppo ? — Beppo est un
employé. de la prison à qui je fais u:!e pvtite rente
pour savoir ce qui se passe dans rintérieur du châ-
teau de Sa Sainteté. — Ah ! ali ! je vois que vous êtes
homme de précaution, mon cher! — Que voulez-vous.
Excellence ! on ne sait pas ci- qui peut arriver ; peul-
élre moi aussi serai-je un jous" j.ris au filet comme ce
pauvre Peppino, et aurai-je besoin d'un rat pour ron-
ger quelques mailles de ma prison. — Bn-f, qu'avez -
^ous appris? — Il y aura deux exécutions mardi, à
deux heures, comme c'est l'habitude à Romclors des
ouvertures des grandi s fêtes ; un condamné sera maz-
zolato_, c'est un misérable qui a lue un prêtre qui
l'avait élevé, et qui ne niérilc aucun intérêt; l'autre
sera decapitalo, et celui-là c'est le pauvre Peppino. —
— 108 —
Que voulez-vous, mon cher, vous inspirez une si
grande terreur non-seulement au gouvernement pon-
tifical. Riais encore aux royaumes voisins, quon veut
absolument faire un exemple. — IVÏaisPeppino ne fait
pas même partie de ma bande, c'est un pauvre berger
qui n"a commis dautre crime que de nous fournir des
vivres. — Ce qui le constitue parfaitement votre com-
plice. Aussi vous voyez qu"on a des égards pour lui.
Au lu'u de lassommer comme vous le serez, si Jamais
on vous met la main dessus, on se contentera de le
guillotiner. Au reste, cela v^rierales plaisirs du peuple,
et il y aura spcclacL- pour tous les goûts. — Sans
comi'.tcr celui que je lui ménage et auquel il ne s'at-
tend pas. reprit le Translcvere. — Mon cher ami,
periii(:îtoz-uioi de vous dire, reprit l'homme au man-
teau, que vous me parraisscz tout disposé à faire
queliiue solîise. — .Je suis disposé à ioal pour em-
pêcher l'exécuticn du pauvre diable qui est dans l'em-
barras pour iii'avoir servi; par la madone ! je me
regarderais comme un lâche, si je ne faisais pas
quelque chose pour ce brave garçon. — Et que ferez-
vous? Je phicerai une vingtaine d'hommes autour de
Téchafaud. et au moment où on l'amènera, au signal
que je donnerai, nous nous élancerons le poignard ou
poing sur l'escorte, et nous l'enlèverons. — Cela me
paraît fort chanceux, et je crois décidément que mon
projet vyut mieux que le vôtre. — Et quel est votre
projet, Excellence? — Je donnerai deux mille piastres
a quelqu'un que je sais, et qui obtier.dra que l'exécu-
tion de Peppinosoil remise à l'année prucbaiue; puis,
dans le courant de l'aimée, je donnerai mille autres
piastres à un autre quelqu'un que je sais encore, et je
le ferai évader de piison.--Èies vous sûr de réussir?
— Pardieu! dit en français l'homme au manteau. —
PlaU"il ? demanda le Transtevere.— Jedis.mon cher,
— 109 —
que j'en ferai plus à moi seul avec mon or que vous
et tous vos gens avec leurs poignards , leurs pis-
tolets , leurs carabines et leurs tromblons. Lais-
sez-moi donc faire. — A merveille ; mais si vous
échouez, nous nous tiendrons toujours prêts. — Tenez-
vous toujours prêts, si c'est votre plaisir, mais soyez
certains que j'aurai sa grâce. — C'est après-demain
mardi, faites y attention. Yous n"avez plus que de-
main.— Eb bien ! mais un jour se compose de vingt-
quatre heures, chaque heure se compose de soixante
minutes, chaque minute de soixante secondes ; et en
quatre-vingt-six mille quatre cents secondes on fait
bien des choses. — Si vous avez réussi, Excellence,
comment le saurons-nous? — C'est bien simple. J'ai
loué les trois dernières fenêtres du café Rospoli ; si
j'ai obtenu le sursis, les deux fenêtres du coin seront
tendues en damas jaune, mais celle du milieu sera
tendue en damas blanc avec une croix rouge. — A
mer\eille; et par qui ferez-vous passer la grâce ? —
Envoyez-moi un de \os hommes déguisé en pénitent,
et je la lui donnerai. Grâce à son costume, il arriveia
jusqu'au pied de léchafaud. et remettra la bulle au
chef de la confrérie, qui la remettra au bourreau. En
attendant, faites savoir celte nouvelle à Peppino.
qu'il n'aille pas mourir de peur ou devenir fou, ce qui
serait cause que nous aurions fait pour lui une dépense
inutile. — Écoutez. Excellence, dit le paysan, je vous
suis bien dévoué, et vous en êtes convaincu, n'est-ce
pas? — Je l'espère, au luoins. — Eh bien ! si vous
sauvez Peppino, ce sera plus que du dé\ouemeut, à
l'avenir, ce sera de l'obéissance. — Fais attention h
ce que tu dis là, mon cher I je te le rappellerai peut-
être un jour, car peut-être un jour moi aussi j'aurai
besoin de toi... — Eh bien! alors, Excellence, vous
me trouverez à l'heure du besoin comme je vous aurai
— 110 —
trouvé à celle même heure ; alors, fussiez-vous à
l'autre bout du monde, vous n'aurez qu'à ra'écrire :
u fais cela, « et je le ferai, foi de... — Cbut ! dit !in-
connu, j'entends du bruit. — Ce sont des voyageuis
qui visitent le Colyséeaui flambeaux. — Il est inutile
qu'ils nous trouvent ensemble. Ces mouchards de
guides pourraient vous reconnaître, et, si honorable
que soit votre amitié, mon cher ami, si on nous saNait
liéscoœnie nous ie sommes, cette liaison, j'en ai bien
peur, me ferai perdre qui Ique peu de mon crédit. —
Ainsi, si \ous avez le sursis?... — La fenéire du miiiiu
tendue en damas bianc avec une croix rouge. — Si vous
ne l'avez pas? .. — Trois tentures jaunes.— Et alors?...
— Alors, mon cher ami, jouez du poignard lout à
votre aise, je vous le permets et je serai là pour \ous
Yoir faire. — Adieu, Excellence; je compte sur vous,
comptez sur moi.
A ces mots, ie Trastevere disparut par l'escalier,
tandis que l'inconnu, se couvrant plus que jamais le
visage de son manteau, passa à deux pas de Franz, et
descendit dans l'arène par ks gradins extérieurs. Une
seconde après. Franz entendit son nom reten'ir sous
les voûtes : c'était Albert qui l'appelait. 11 attendit
pour répondre que les deux hommes fussent éloignés,
ne sê souciant piiS de leur apprendre qu'ils a\aienl eu
un témoin qui, s'il n'avait pas vu leur visage-, n'avait
pas perdu un mot de leur entretien. Dix minutes ne
s'étaient pas éeoulces que Franz roulait vers l'hôtel
d'Espagne, écoulant avec une distraction fort imper-
tinente la savante dissertation qu'Albert faisait, d'a-
près Pline et Calpuinius. sur les filets garnis de
pointes de fer quiemj échaiect les animaux féroces de
s'élancer sur les spectateurs. 11 le laissait aller sans le
contredire : il avait hâte de se trouver seul pour pen-
ser sans distraction à ce qui venait de se passer de-
yaut lui.
— 111 —
De ces deux hommes, l'un lui était certainement
étranger, et c'était la première fois qu'il le voyait et
l'entendait ; mais il n'en était pas ainsi de l'autre, et,
quoique Franz n'eût pas distingué son visage con-
stamment enseveli dans l'ombre ou caché par son man-
teau, les accents de cette voix l'avaient trop frappé
la première fois qu'il les avait entendus, pour qu'ils
pussent jamais retentir devant lui sans qu'il les re-
connût. Il y avait surtout dans les intonations rail-
leuses quelque chose de strident et de métallique qui
l'avait fait tressaillir dans les ruines du Colysée
comme dans la grotte de Monte-Cristo ; aussi était-il
bien convaincu que cet homme n'était autre que
Simbad le marin.
Aussi, en toute autre circonstance, la curiosité que
lui avait inspirée cet homme eût été si grande qu'il se
serait fait reconnaître à lui ; mais dans cette occasion,
la conversation qu'il venait d'entendre était trop in-
time pour qu'il ne fût pas retenu par la crainte très-
sensée que SOI! apparition ne lui serait pas agréable.
11 l'avait donc laissé s'éloigner, comme on l'a vu. mais
en se promettant, s'il le rencontrait une autre fois,
de ne pas laisser échapper cette seconde occasion
comme il avait fait de la première.
Franz était trop préoccupé pour bien dormir. Sa
nuit fut employée à passer et à repasser dans son
esprit toutes les circonstances qui se rattachaient à
l'homme de la grotte et à l'inconnu du Colysée, et qui
tendaient à faire de ces deux personnages le même
individu; et plus Franz y pensait, plus il s'affermis-
sait dans cette opinion. Il s'endormit au jour, ce qui
flt qu'il ne s'éveilla que fort tard. Albert, en véritable
Parisien, avait déjà pris ses précautions pour la soi-
rée. 11 avait envoyé chercher une loge au théâtre Ar-
gCQtina. Franz avait plusieurs lettres à écrire en
— 112 —
France, il abandonna donc pour toute la journée la
voiture à Albert.
A cinq heures, Albert rentra: il avait porté ses
lettres de recommandation, avait des invitations pour
toutes ses soirées et avait vu Rome.
Une journée avait suffi à Albert pour tout cela. Et
encore avait-il eu le temps de s'informer do la pièce
qu'on jouait et des acteurs qui la joueraient. La pièce
avait titre : Pan'shia ,• les acteurs avaient noms :
Cosf^'lli. Moriani et la Spech.
Nos deux jeunes gens n'étaient pas si malheureux,
comme on le voit : ils allaient assister à la représen-
tation d'un des meilleurs opéras de l'auteur de Lucia
di Lnmmermoor , joué par trois des artistes les plus
renommés de l'Italie.
Albert n'avait jamais pu s'habituer aux théâtres
ultramontains. à l'orchestre desquels on ne va pas,
et qui n'ont ni balcons, ni loges découvertes : c'était
dur pour un homme qui avait sa stalle aux Bouffes,
et sa part do loge infernale à l'Opéra. Ce qui n'empê-
chait pas Albert de faire des toilettes flamboyantes
toutes les fois qu'il allait à l'Opéra avec Franz: toi-
lettes perdues, car. il faut l'avouer à la honte d'un des
représentants les plus dignes de notre fashion, depuis
quatre mois qu'il sillonnait l'Italie en tous sens. Al-
bert n'av lit pas eu une seule aventure.
Albert essayait quelquefois de plaisanter à cet en-
droit : mais au fond, il était singulièrement mortifié,
lui, -Albert de Worcerf, un. des jeunes gens les plus
courus, d'en être encore pour ses frais. La chose était
d'autant plus pénible, que, selon l'habitude modeste
de nos chers compatriotes. Albert était parti de Paris
avec cette conviction qu'il allait avoir en Italie 1 s
plus grands succès, et qu'il viendrait faire les délices
du boulevard de Gand du récit de ses bonnes fortunes.
— 113 —
Hélas ! il n'en avait rien été : les charmantes ccm-
tosses génoises, florentines et napolitaines s'en étaient
tenues, non pas à Irurs maris, mais à leurs amants, et
Albert avait acquis cette cruelle conviction, que Us
Italiennes ont du moins sur les Françaises Tavantage
d'être fidèles à leur infidélité. Je ne veu\ pas dire ce-
pendant qu'en Italie, comme partout, il n'y ait pas
des exceptions.
Et cependant Albert était non-seulement un cava-
lier parfaitement élégant, mais encore un homme de
beaucoup d'esprit : de plus il était vicomte, vicomte
de nouvelle noblesse, c'est vrai : mais aujourd'hui
qu'on ne fait plus ses preuves, qu'importe qu'on date
de 1599 ou de 1813 ? Par-dessus tout cela il avait cin-
quante mille livres de rente ; c'était plus qu'il n'en
faut, comme on voit, pour être à la mode à Paris.
C'était donc quelque pou humiliant de n'avoir encore
été sérieusem.ent remarqué par personne dans aucune
des villes où il avait passé.
Mais aussi comptait-il se rattraper à Rome, le car-
naval étant. dans tous les pays de la terre qui célèbrent
celte estimable institution , une époque de liberté où
les plus sévères se laissent entraîner à qm Ique acte
de folie. Or. comme le carnaval s'ouvrait le lendemain.
il était fort important qu'Aibcrl lançât son prospectus
avant cette ouvcriure.
Albert a^ait donc, dans ccîte intention . loué une
des loges les plus apparentes du théâtre , et fait pour
s'y rendre une toilette irréprochable. C'était au pre-
mier rang, qui remplace chez nous la galerie. Au reste
les trois premiers étages sont aussi aristocratiques
les uns que les autres, et on les appelle pour cette rai-
son les rangs nobles. Au reste, cette loge, où l'on pou-
vait tenir à douze sans être serrés . avait coûté aux
deux amis un peu moins cher qu'une loge de quatre
personnes à TAnibigu.
— 114 —
Albert avait encore un autre espoir, c'est que s'il
arrivait à prendre place dans le cœur d'une belle Ro-
maine, cela le conduirait naturellenaent à conquérir
un posto dans la voiture , et par conséquent à voir le
carnaval du haut d'un véhicule aristocratique ou d'un
balcon princier.
Toutes ces considérations rendaient donc Albert
plus sémillant qu'il ne lavait jamais été. Il tournait
le dos aux acteurs , se penchant à moitié hors de la
loge, et lorgnant toutes les jolies femmes avec une ju-
melle de six pouces de long, ce qui n'amenait pas une
seule jolie femme à récompenser d'un seul regard,
même de curiosité, tout le mouvement que se donnait
Albert. En clfet, chacun causait de ses aîFaires, de ses
amours , de ses plaisirs , du carnaval qui s'ouvrait le
lendemain, de la semaine sainte prochaine, sans faire
attention un seul instant ni aux acteurs ni à la pièce,
à l'exception des moments indiqués, où chacun alors
se retournait, soit pour entendre une portion de réci-
tatif de Coselli, suit pour applaudir quelque trait
brillant deMariani, soit pour crier bravo ! à la Spech;
puis les conversations particulières reprenaient leur
train habituel. Vers la fln du premier acte, la porte d'une
loge Ti'stée vide jusque-là, s'ouvrit, et Franz vit eutrer
une personne à laquelle il avait eu l'honneur d'être
présenté à Paris et qu'il croyait encore en France.
Albert vit le mouvement que fit son ami à cette appa-
rition, et se retournant vers lui : Est-ce que vous con-
naissez cette femme? dit-il. — Oui; comment la
trouvez-vous ? — Charmante , mon cher, et blonde.
Oh! les adoraMcs cheveux! C'est une Française? —
C'est une 'Vénitienne. — Et vous l'appelez? — La
comtesse G .... — Oh ! je la connais de nom , s'écria
Albert, on la dit aussi spirituelle que jolie. Parbleu!
Parbleu ! quand je pense que j'aurais pu me faire pré-
— 115 —
senter à elle au dernier bal de madame de Viliefort,
où elle était, et que j"ai négligé cela, je suis un grand
niais î — Voulez-vous que je répare ce tort ? demanda
Franz. — Comment ! vous la connaissez assez intime-
ment pour me conduire dans sa loge? — Jai eu l'hon-
neur de lui parler trois ou quatre fois dans ma \ie ,
mais, vous le savez, c'est strictement assez pour ne pas
commettre une inconvenance.
En ce moment , la comtesse aperçut Franz et lui fit
de la main un signe j^racieux. auquel il répondil par
une respectueuse inclination de tête.
— Ah ça, mais il me semble que vous êtes au
mieux avec elle ? dit Albert. — Eh bien ! voiià ce qui
vous trompe et ce qui nous fera faire sans cesse , à
nous autres Français, mille sottises à l'étranger; c'est
de tout soumettre à nos points de vue parisiens.
En Espagne et en Italii- surtout, ne jugez jamais de
rinlimilé des gens sur la liberté des rapports. >'ous
nous sommes trouvés en sympathie avec la com-
ti'sse, voilà tout. — En sympathie de cœur? demanda
Albert en riant. — Non , d'esprit . répondil sérieuse-
ment Franz. — Et à quelle occasion ? — A roccasion
d'une promenade au Coiysée pareille à celle que nous
avons faite ensemble. — Au clair de la lune ? — Oui.
— Seuls ?— A peu près. —Et vous avez parlé ?...— Des
morts. — Ah I s'écria Albert, c'était en vérité fort
récréatif. Eh Lien ! moi, je vous promets que si j'ai le
bonheur d'être le cavalier de la belle comtesse dans
une pareille promenade , je ne lui parlerai que des
vivants. — Et vous aurez peut-être tort. — En atten-
dant, vous allez me présenter à elle comme vous me
l'avez promis ? — Aussitôt la toile baissée. — Que ce
diable de premier acte est long ! — Écoulez le linale,
il est fort beau , et Coselli le chante admirablement.
— Oui, mais quelle tournure ? ~ La Spech y est od
— 116 —
ne peut plus dramatique. — Vous comprenez que
lorsqu'on a entendu la Sontagcl la Blalibran...— ÎS'o
trouvez- vous pas la méthode de Moriani excellente?
— Je n'aime pas les bruns qui chantent blond. —
Ah! mon cher . dit Frar.z en se retournant , tandis
qu'Albert continuait de lorgner, en vérité vous êtes
par trop difficile.
Enfin la toile tomba , à la grande satisfaction du
vicomte de Morcorf. qui prit son chapeau ■ donna un
coup de main rapide à sis cheveux , à sa cravate et à
ses manchettes, et fit observer à Franz qu'il l'atten-
dait. Comme de son côté la comtesse, que Franz in-
terrogeait dos yeux, lui fit comprendre par un signe
qu'il serait le bienvenu , Franz ne mit aucun retard à
satisfaire l'empressement d'Albert, et faisant, suivi de
son compagnon qui profitait du voyage pour rectifier
les faux nlis que les mouvements avaient pu imprimer
à son col de chemise et au revers de son habit, le tour
de l'hémicycle, il vint frapper à la loge n" ^. qui était
celle qu'occupait la comtesse. Aussitôt le jeune homme
qui était assis à côté d'elle sur le devant de la loge se
leva , cédant sa place, selon Thabitude italienne , au
nouveau venu, qui doit la céder à son tour lorsqu'une
autre visite arrive.
Franz présenta Albert à la comtesse comme un de
nos jeunes gens les plus distingués par sa position
sociale et par son esprit . ce qui d'ailleurs était vrai .
car à Paris et dans le milieu où vivait Albert, c'était
un cavalier irrcprocliabic. Il ajouta que, désespéré
de n'avoir pas su profiter du séjour de la comtesse à
Paris pour se faire présenter à elle , il l'avait chargé
de réparer cette faute, mission dont il s'acquittait en
priant la comtesse , près de laquelle il aurait eu be-
soin lui-même d'un introducteur, d'excuser son indis-
crétion. La comtesse répondit en faisant un charmant
— 117 —
salut à Albert et en tendant la main à Franr. Albert,
invité jwr elle . prit la place vide sur le de\ant, et
Franz s"as.sit au second rang, derrière la comtesse.
Albert avait trouve un excellent sujet de conver-
sation, c'était Paris ; il parlait à la comtesse de leurs
connaissances coniraunos. Franz comprit qu'il était
sur le terrain : il le laissa aller , et , lui demandant sa
gigantesque lorgnette, il se mit à son tour à explorer
la salle. Seule sur le di vant d'une loge , placée au
troisième rang en face d'eux . était une femme admi-
rablement belle, vèfue d'un costume grec qu'elle
portait avec tant d'aisance, qu'il était évident que c'é-
tait son costume naturel. Derrière elle . dans l'ombre,
se dessinait la forme d'un homme dont il était im-
possible de distinguer le visage Franz interrompit la
conversation d'Albert et de la comtesse pour demander
à celte dirnière si elle connaissait la belle Albanaise
qui était si digne d'attirer non-seulement l'attention
des hommes, mais encore des femmes.
— Non , dit-elle: tout ce que je sais , c'est qu'elle
est à Rome depuis le commencement de la saison : car
à l'ouverture du théâtre, je l'ai \ue où elle est: et de-
puis un mois . elle n'a pas manqué une seule repré-
sentation . tantôt accompagnée de l'homme qui est
avec elle en ce moment, tantôt suivie simplement d'un
domestique noir. — Comment la trouvez-vous com-
tesse ? — Extrêmement belle. Medora devait ressem-
bler à celte femme.
Franz et la comtesse échangèrent un sourire . puis
la comtesse se remit à causer avec Albert, et Franz à
lorgner son Albanaise. La toile se leva sur le ballet.
C'était un de ces bons ballets italiens mis en scène
par le fameux Henri . qui s'est fait comme choré-
graphe , en Italie, une réputation colossale, que le
malheureux est venu perdre au Théâtre-Nautique ;
— 118 —
un de ces ballets où tout le monde, depuis le premier
jusqu'au dernier comparse, prend une part si active à
l'action, que cent cinquante personnes font à la fois le
même geste , et lèvent ensemble ou le même bras ou
la même jambe On appelait ce ballet: Poliska.
Franz était trop préoccupé de sa belle Grecque
pour s'occuper du ballet, si intéressant qu'il fût- Quant
à elle, elle prenait un plaisir visible à ce spectacle,
plaisir qui faisait une opposition supiêmc avec lïn-
souciance profotide de celui qui l'accompagnait , et
qui , tant que dura le cbef-d'œuvre chorégraphique ,
ne fit pas un mouvement , paraissant, malgré le bruit
infernal que menaient les trompettes , les cymbales
et les cbap/aux chinois à l'orchestre , goûter les cé-
lestes douceurs d'un sommeil paisible et radieux.
Enfin le ballet finit, et la toile tomba au milieu des
applaudissr:ra(nls frénétiques d'un parterre enivré.
Grâce à cette habitude de couper l'opéra par un bal-
let, les cntr'acles sont très-courts en Italie . les chan-
teurs ayant le temps de se reposer et de changer de
costume tandis que les danseurs exécutent leurs
pirouettes et confectionnent leurs entrechats. L'ou-
verture du second acte commença. Aux premiers
coups d'archet , Franz vit le dormeur se soulever len-
tement et se rapprocher de la Grecque , qui se re-
tourna pour lui adresser quelques paroles, et s'accouda
de nouveau sur le devant de la loge. La figure de son
interlocuteur était toujours dans l'ombre, et Franz ne
pouvait distingu'-r uurun de ses traits.
La toile se leva , l'attention de Franz fut nécessai-
rement attirée par les acteurs , et ses yeux quittèrent
un instant la loge de la belle Grecque pour se porter
vers la scène.
L'acte s'ouvre, comme on sait, par le duo du rêve :
Parisina. couchée, laisse échapper devant Azzo le se-
— 119 —
cret de son amour pour Ugo. Lépoux trahi passe par
toutes !es fureurs de la jalousie . jusqu'à ce que. con-
vaincu que sa femme lui est infidèle, il la réveille pour
lui îinnoncer sa prochaine vengeance. Ce duo est un
des plus beaux , des plus expressifs et des plus ter-
ribles qui soient sortis de la plume féconde de Doni-
zetti. Franz l'entendait pour la troisième fois , et
quoiqu'il ne passât pas pour un mélomane enrazé , il
produisit sur lui un effet profond. 11 allait en consé-
quence joindre ses applaudissements à ceux de la salle,
lorsque ses mains, prêtes à se réunir . restèrent écar-
tées , et que le bravo qui s'échappait de sa bouche
expira sur ses lèvres.
L'homme de la loge s'était levé tout debout , et. sa
tête s'avançant dans la lumière . Franz venait de re-
trouver le mystérieux habitant de ?TÎont?-Cristo. celui
dont la veille il lui avait si bien semblé reconnaître
la taille et ia voix dans les ruines du Coiysée. Il
n'y avait plus de doute , l'étrange voyageur habitait
Rome.
Sans doute l'expression de la figure de Franz était
en harmonie avec le trouble que celte apparition jetait
dans son esprit, car la comtesse le regarda , éclata de
rire, et lui demanda ce qu'il avait.
— Madame la comtesse, répondit Franz, je vous ai
demandé tou; à l'heure si vous coimaissiez cette femme
albanaise ; maintenant je vous demanderai si vous con-
naissez son mari. — Pas plus qu'elle, répondit la com-
tesse. — Vous ne l'avez jamais remarqué? — Voilà
bien une question à la française ! Vous savez bien que,
p-)ur nous autres Italiennes il n'y a pas d'autre homme
au monde que celui que nous aimons ' — C'est juste,
répondit Franz. — En tout cas, dit-elle en appliquant
les jumelli-s d'Âlb rt à sis yeux et qu les diri^'eant
vers la loge , ce doit être quelque nouveau déterré.
— 120 —
quelque trépassé sorti du tombeau avec la permission
du fossoyeur, car il me si^mble affreusement pâle.
— Il est toujours comme cela, répondit Franz. —
Vous le connaissez donc ? demanda la comtesse : alors
c'est moi qui vous demanderai qui il est. .— Je crois
l'avoir déjà vu. et il me semble le reconnaître. — En
effet, dit-elle, en faisant un mouvement de ses belles
épaules, comme si un frisson lui passait dans les
veines, je comprends que lorsqu'on a une fois vu un
pareil homm? on ne l'oublie jamais."
L'effet que Franz avait éprouvé n'était donc pas une
impression particulière, puisqu'une autre personne le
ressentait comme lui.
— \ Eh bien ! demanda Franz à la comtesse, après
qu'elle eut pris sur elle de le lorgner une seconde fois,
que pensez-vous de cet homme ? — Que cela me pa-
raît être lord Ruthwen en chair et en os. En effet, ce
nouveau souvenir de lord Byron frappa Franz : si un
homme pouvait le faire croire à l'existence des vam-
pires, c'était cet homme.— Il faut que je sache qui il est,
dit Franz en se levant.— Oh non! s'écria ia comtesse;
non. ne me quittez pas, je compte sur vous pour me
reconduire, et je vous garde. — Comment ! véritable-
ment, lui dit Franz en se penchant à son oreille, vous
avez p^ur? — Écoutez, lui dit-elle. Byron ma juré
qu'il croyait aux vampires, il m'a dit qu'il en avait vu.
il m'a déptnnt leur visage, eh bien ! c'est absolument
cela : ces cheveux noirs, ces grands yeux brillant
d'une flamme étrange, cette pâleur mortelle; puis re-
marquez qu'il n'est pas avec une femme comme toutes
les femmes: il est avec une étrangère, une Grecque...
une schismatique... sans doute avec une magicienne
comme lui... Je vous en prie, n'y allez pas. Demain
mettez-vous à sa recherche, si bon vous semble ! mais
aujourd'hui je vous déclare que je vous garde.
— 121 —
Franï insista.
— Écoutez, dit-elle en se levant, je m'en vais : je
ne puis rester jusqu'à la fin du spectacle, j"ai du monde
chez moi, serez-vous assez peu galant pour me refuser
votre compagnie?
11 n'y avait d'autre réponse à faire pour Franz que
de prendre son chapeau, d'ouvrir la porte et de pré-
senter son bras à la comtesse. C'est ce qu'il fit.
La comtesse était véritablement fort émue; et Franz
lui-même ne pouvait échapper à une certaine terreur
superstitieuse, d'autant plus naturelle que ce qui était
chez la comtesse le produit d'une sensationinstinctive,
était chez lui le résultat d'un souvenir. 11 sentit qu'elle
tremblait en montant en voiture. Il la conduisit
jusque chez elle : il n'y avait personne et elle n'était
aucunement attendue: il lui en fit le reproche.
— En vérité, lui dit-elle, je ne me sens pas bien,
et j'ai besoin d'être seule; la vue de cet homme m'a
toute bouleversée. Franz essaya de rire. — Ne riez
pas, lui dit-elle; d'ailleurs, vous n'en avez pas envie.
Puis promettez -moi une chose. — Laquelle ? — Fio-
meltez-ia-moi. — Tout ce que vous voudrez, excepté
de renoncer à découvrir quel est cet homme. J'ai des
motifs que je ne puis vous dire pour désirer savoir
qui il est. doù i! vient et où il va. — Doùii \ient,
je l'ignore: mais où il va, je puis vous le dire : il va
en enfer, à coup t,ûr. — Revenons à la promesse que
vous vouliez exigir di' moi. comtesse? <iit Franz. —
Ah ! c'est de rentrer directement à l'hôtel et de no pas
chercher ce soir à voir col homme. Il y a c. rlaisns
affinités entre les personnes que l'on quitte et lispi-r-
sonnes que l'on rejoint. Ne servez pas de comiu-jlc ur
entre cet homme et moi. Demain courez après lui si
bon vous semble; mais ne me le préstnliz jai.iais. si
vous ne voulez pas me faire mourir de peur. Sur ce
ni. •
— 122 —
bonsoir, tâchez de dormir, moi je sais bien qui ne dor-
mira pas.
Et à ces mets la comtesse quitta Franz, le laissant
iadécis de savoir si e!!o sétait amusée à ses dépens,
ou si elle avait véritablement ressenti la crainte
qu'elle avait exprimée.
En rentrant à rhùtoî. Franz trouva Albert en robe
de chambre, en pantalon à pied. Toluptueusement
étendu sur un fauteuil, en fu.mant son cigare.
— Ah ! c'est vous ! lui dit-il ; ma foi. je ne vous
attendais que demain. — 3Ion cher Albert, répondit
Franz, je suis heureux de trouver l'occasion de vous
dire une fois pour toutes que vous avez la plus fausse
idée des femmes italiennes: il me semble pourtant que
vos mécomptes amoureux auraient dû vous la faire
perdre. — Que voulez-vous ! ces diablesses de femmes,
c'est à n'y rien comprendre i Elles vous donnent la
main, elles vous la serrent : elles vous parlent tout
bas : elles se font reconduire chez elles : avec le quart
de ces manières de faire, une Parisienne se perdrdit de
réputation. — Eh ! justement, c"est parce qu'elles
n'ont rien à cacher et parce qu'elles vivent au grand
soleil, que les fensnies y mettent si peu de façons,
dans le beau pays où résonne le si^ comme dit Dante.
D'ailleurs vous avez bien vu que la comtesse a eu vé-
ritablement pL'ur. — Peur de quoi? de cet honnête
monsii-ur qui était en Ijce de nous avec cette jolie
Grecque? Mais j'ai voulu en avoir le cœur net quand
ils sont sortis, et je les ai croisés dans le corridor. Je
ne sais pas où diable vous avez pris toutes vos idées
de l'autre monde ! C'est un fort beau garçon qui est
fort bien mis. et qui a tout lair de se faire habiller en
France chez Blin ou chez lîumann. Un peu paie, c'est
vrai : mais vous savez que la pâleur est un cachet de
distinction.
— 123 —
Franz sourit : Albert avait de grandes prétentions
à être pâle.
— Aussi, lui dit Franz, je suis convaincu que les
idées de la comtesse sur cet homme n'ont pas le sens
commun. A-t-il parlé près de vous, et avez-vous en-
tendu quelques-unes de ses paroles? — Ha parlé,
mais en romaïque. J'ai reconnu l'idiome à quelques
mots grecs défigurés. Il faut vous dire, mon cher,
(|u"au collège j'étais très-fort en grec. — Ainsi il par-
lait le romaïque ? — C'est probable. — Plus de doute,
murmura Franz, c'est loi. — Vous dites ?... — Rien.
Que faisiez-vous donc là? — Je vous ménageais une
surprise. — Laquelle? — Vous savez qu'il est ira-
possible de se procurer une caièche ? — Pardif u !
puisque nous avons t'ait inutilement tout ce qu'il était
buîiiaioemrnt possibie de faire pour cela. — Eh bien !
j'ai eu une idée merveilleuse.
Franz regarda Albert en homme qui n'avait pas
grande confiance dans son imagination.
— Mon cher, dit Albert, vous m'honorez là d'un
regard qui mériterait bien que je vous demandasse
réparation. — Je suis prêt à vous la faire, cher ami,
SI l'idée est aussi ingénieuse que vous le dites. —
Écoutez. — J'écoule. — 51 n'y a pas moyen de se
procurer de voiture, n'est-ce pas. — Kon. — Ni de
chrvaux. — Pas davantage. — Mais l'on peut se pro-
curer une charrette? — Peut être. — Une paire de
bœufs. — C'est probable. — Eh bien ! mon cher, voilà
notre affaire. Je faisvairedécorerla charrette, nousnous
habillons en moissonneurs napolitains et nous repré-
sentons au naturel le magnifique tableau deLéopoldRo-
bert Si pour la plus grande ressemblance. la comtesse
vpuf prep'ire le eosfnrne dune femii'.n dp Puzzole ou
de Sorrente. cela coinplélira la mascarade, et elle est
certes assez belles pour qu'on la prenne pour l'original
— 124 —
de la femme à l'enfant. — Pardieu ! sécria Franz,
pour cette fois vous avez raison, Albert, et voilà une
idée véritablement beureuse. — Et toute nationale,
renouvelée des rois fainéants, mon cher, rien que cela!
Ab! messieurs les Romains, vous croyez quon courra
à pied par vos rues comme des lazzaroni, et cela parce
que vous manquez de calèches et de chevaux; eh
bien !... on en inventera. — Et avez-vous déjà fait part
à quelqu'un de cette triomphante imagination ? —
A notre bôt;'. En rentrant, je Tai fait monter et lui ai
exposé mes désirs. Il m"a assuré que rien n'était plus
facile: je voudrais faire dorer les cornes des bœufs,
mais il ma dit que cela demanderait trois jours : il
faudra donc nous passer de cette superfluité. — Et où
est-il ? — Qui ?— Notre bote. — En quête de la chose.
Demain, il serait déjà peut-être un peu tard. — De
sorte qu'il va nous rendre réponse ce soir même ? —
Je l'attends.
En ce moment la porte s'ouvrit, et maître Pastrini
passa la tête.
— Pcnnesso? dit-il. — Certainement que c'est per-
mis ! sécria Franz.— Eh bien! dit Albert, nous avez-
vous trouvé la ch;;rrelte requise et les bœufs deman-
dés.—J'ai trouvé mieux que cela, répondit-il d'un air
parfaitement satisfait de lui-même. — Ab ! mon cher
bote, prenez gardr, dit Albert; le mieux est l'enDcmi
du bien. — Que Vos Excellences s'en rapportent à
moi. dit maître Pastrini d'un (on capable. — Mais
enfin, qu'y a-t-il ? demanda Franz à son tour. — Vous
savtz. dit l'aubi-rgiste. que le comte de Monte-Cristo
habite sur le même carré que vous? — Je le crois
bifu, dit Albert, puisque c'est grâce à lui que nous
sommes logés comme deux étudiants de la rue Saint-
Nicolas du Chardonnet. — Eh bien ! il sait l'embarras
dans lequel vous vous trouvez, et vous fait offrir deux
— 125 —
places dans sa voiture, et deux places à ses fenêtres
du palais Rospoli.
Albert ot Franz se regardèrent.
— Mais, demaiida Albert, devons-nous accepter
l'offre de cet étranger ? dun homme que nous ne con-
naissons pas ? — Quel homme est-ce, que ce comte
de Jlonte-Cristo ? demanda Franz à son hôte. — Un
très-grand seigneur sicilien ou maltais, je ne sais ; as
au juste, mais noble comme un Borghese et riche
comme une mine d'or. — il nie semble, dit Franz à
Albert, que si cet homme était d'aussi bonnes maniè-
res que le dit notre hôte, il aurait dû nous faire par-
venir son invitation dune autre façon, soit en ncus
écrivant, soit...
En ce moment on frappa à la porte.
— Entrez, dit Franz.
Un domestique, vêtu d'une livrée parfaitement élé-
gante, parut sur le seuil de la chambre.
— De la part du comte de Monte-Cristo , pour
M. Franz d'Epinay et pour M. le vicumte Albert de
Morcerf, dit-il.
Et il présenta à Thùte deux cartes, que celui-ci
remit aux jeunes gens.
— M. le comte de Monte-Cristo, continua le
domestique, fait demander à ces messieurs la pirmis-
sion de se présenter en voisin demain matin chez
eux: il aura l'honneur de s'informer auprès de ces
messieurs à quelle heure ils sont visibles. — Ma foi,
dit Albert à Franz, il n'y arien à y reprendre; tout y
est. — Dites au comte, répondit Franz, que c'est nous
qui aurons l'honneur de lui faire notre visite.
Le domestique se retira.
— >oilà ce qui s'appelle faire assaut d'élégance,
dit Albert: allons, décidément vous aviez raisoD,
maître Pastrini. et c'est un homme tout à fait comme
— 126 —
il faut, que votre comte de Monte-Cristo. — Alors,
vous acceptez son offre ? dit i"hôte. — 3Ia foi, oui,
répondit Albert. Cependant, je vous l'avouC; je
regrette notre charrette et les moissonneurs : et s'il
n'y avait pas la fenêtre du palais Rospoli pour faire
compensation à ce que nous perdons, je crois que j'en
reviendrais à ma première idée : qu'en dites-vous,
Franz ? — Je dis que ce sont aussi les fenêtres du
palais Rospoli qui me décident, répondit Franz à
Albert.
En effet, cette offre de deux places à une fenêtre
du palais Rospoli avait rappelé à Franz la conversa-
tion quïl avait entendue dans les ruines du Colysée,
entre son inconnu et son Trastcvere . conversation
dans laquelle rengagement avait été pris par Ihomme
au manteau d'obtenir la grâce du condamné. Or, si
l'homme au manteau était, com.me tout portait Franz
à le croire, le même que celui dont l'apparition dans
la salle Argentina l'avait si fort préoccupé, il le recon-
naîtrait sans aucun doute, et alors rien ne l'empêche-
rait de satisfaire sa curiosité à son égard.
Franz passa une partie de la nuit à rêver à ses deux
apparitions et à désirer le lendemain. En' effet, le
lendemain tout devait s'éclaircir ! et cette fois, à
moins que son hôte de Monte-Cristo ne possédât
l'anneau de Gygès, et grâce à cet anneau, la faculté de
se rendre invisible, il était évident qu'il ne lui échap-
perait pas. Aussi fut-il éveillé avant huit heures.
Quant à Albert, comme il n'avait pas les mêmes motifs
que Franz d'être matinal, il dormait encore de son
mieux. Franz fit appeler son hôte, qui se présenta avec
son obséquiosité ordinaire.
— Maître Pastrini, lui dit-il, ne doit-il pas y avoir
aujourd'hui une exécution ? — Oui, excellence ; mais
si vous me demandez cela pour avoir une fenêtre,
— 1Î7 —
vous vous y prenez bien tard. — Non, reprit Franz;
d'ailleurs, si je tenais absolument à voir ce spectacle,
je trouverais place, je pense, sur le mont Pincio. —
Oh ! je présumais que Votre Excellence ne voudrait
pas se compromettre avec toute la canaille dont c'est
en quelque sorte l'amphithéâtre naturel.— H est pro-
bable que je n'irai pas., dit Franz ; mais je désirais
avoir quelques détails. — Lesquels ? — Je voudrais
savoir le nombre des condamnés, leurs noms et le
genre de leur supplice. — Cela tombe à merveille,
Excellence ! on vient justement de m'apporter les
tavolette. — Qu'est-ce que les tarolette ? — Les tavo-
lette sont des tablettes en bois que l'on accroche à
tous les coins de rue la veille des exécutions, et sur
lesquelles on colle les noms des condamnés, la cause
de leur condamnation et le mode de leur supplice.
Cet avis a pour but d'inviler les fidèles à prier Dieu de
donner aux coupables un repentir sincère. — Et l'on
vous apporte ces tarolette pour que vous joigniez vos
prières à celles des fidèles ? demanda Franz d'un air
de doute. — Non. Excellence ; je me suis entendu
avec le colleur, et il m'apporte cela comme il m'ap-
porte les affiches de spectacle, afin que si quelques-
uns de mes voyageurs désirent assister à l'exécution,
ils soient prévenus. — Ah ! mais, c'est une attention
tout à fait délicate ! s'écria Franz. — Oh ! dit maître
Pastrini en souriant, je puis me vanter de faire tout
ce qu'il est en mon pouvoir pour salisf:nre les nobles
étrangers qui m'honorent de leur confiance. — C'est
ce que je vois, mon hôte et c'est ce que je répéterai à
qui voudra l'entendre, soyez-en bien certain. En at-
tendant, je désirerais lire une de ces tavolette. — C'est
bien facile, dit Ihûti". en ouvrant la porte, j'en ai fait
mettre une là sur le carré.
Il sortit, détacha la tavoletta^ et la présenta à Franz.
— 128 —
Voici la traduction littérale de l'afiiche patibulaire :
« On fait savoir à tous que le mardi 22 février, pre-
mier jour du carnaval , seront . par arrêt du tribunal
de la Rota, exécutés sur la plyce del Popolo, les nom-
més Andréa Rondolo. coupable d'assassinat sur In
personne très-rr-spe table et très -vénérée de don
César Torlini. cliaiioine de Téglise de Saint-Jean de
Latran, et le nommé Peppino. dit P.occa Priori^ co:;
vaincu de complicité avec le détestable bandit Luif;i
Vanipa et les hommes de sa troupe. Le premier sera
vwzzolafo ^ 0'. le SQCor(\ decnpi/ti/o. Tes âmes chari
tables sont priétS de demander à Dieu un repentir
sincère pour ces dcuî malheureux condamnés. »
C'était bien ce que Franz avait entendu la surveill-?
dans les ruines du Colysée. et rien n'était changeai,
pro^raninie : les noms des condamnés, la cause à-
leur supplice et le sfenre de leur exécution étaieni
exactement les mêmes. Ainsi, selon toute probabilité.
leTrastevere n'était autre que le bandit Luigi Vampa,
et l'homme au manteau Simbad le marin, qui. à Rome
comme ii Porto-Vccchio et à Tunis . poursuivait le
cours de ses philanthropiques expéditions.
Cpindanl le temps s'écoulait, il était neuf heures,
et Frarsz allait réveilkr Albert, lorsqu'à son grarnl
étounement il le \it sortir tout habillé de sa chambre.
Le carnaval lui avait trotté par la tète, et l'avait éveille
plus matin que son ami ne l'espéiait.
— Eh bien I dit Franz à son hôte , m.îintenant que
nous voilà prêts tous deux, croycz-^ous, mon cher
monsieur Pa^iiini, que nous puissions-nous présenter
chez le comte de Monte-Cristo? — Oh! bien certaint-
ment. répondil-il ; le comte de Wonle-Crislo a l'habi-
tude d'être tres-matinal . et je suis sûr qu'il y a plus
de deux heurts déjà qu'il est levé. — El vous croyta
qu'il n y a pas dindiscrction à se présenter chea lui
— 129 —
maintenant ? — Aucune. — En ce cas, Albert, si vous
êtes prêt... — Entièrement prêt, dit Albert. — Allons
remercier notre voisin de sa courtoisie. — Allons !
Franz et Albert n'avaient que le carré à traverser.
L'aubergiste les devança et sonna pour eux; un do-
mestique vint ouvrir.
— / signori Francesi^ dit l'hôte.
Le donirstiquc s'inclina et leur fit signe d'entrer.
Ils traversèrent deux pièces meub'ées avec un luxe
qu'ils ne croyaient pas trouver dans Tbôtel de maître
Pastrini , et ils arrivèrent enfin dans un salon d'un ■
élégance parfaite. Un tapis de Turquie était étendu
sur le parquet, et les meubles les plus confortabl. s
oflFraient leurs coussins rebondis et leurs dossiers n n-
versés. De magnifiques tableaux de maîtres, entre-
mêlés de trophées d'armes splendides, étaient suspen-
dus aux murailles, et de grandes portières de tapisserie
flottaient devant les portes.
— Si Leurs Excellences veulent s'asseoir, dit le do-
mestique, je vais prévenir M. le comte.
Et il disparut par une des portes.
Au moment où cette porte s'ouvrit . le son d'une
guzla arriva jusqu'aux deux amis, mais s'éteignit aus-
sitôt, la porte, refermée presque en même temps qu'ou-
verte, n'avait, pour ainsi dire, laissé pénétrer dans le
salon qu'une bouffée d harmonie. Franz et Albert
échangèrent un regard et reportèrent les yeux sur lis
meubles, sur les tableaux et sur les armes. Tout cela,
à !a seconde vue , leur parut encore plus magnifique
qu'à la première.
— Eh bien ! demanda Franz à son ami . que dites-
vous de cela? — Ma foi , mon cher, je dis qu'il faut
que notre voisin soit quelque agoni de change qui a
joué à la baisse sur l(s fonds espagnols, ou quelque
prince qui voyage iiicognito. — Chut ! lui dit
— 130 —
Franz, c'est ce que nous allons savoir, car le voilà.
En effet, le bruit d'une porte tournant sur ses gonds
venait d'arriver jusqu'aux visiteurs, et presque aussi-
tôt la tapisserie, se soulevant, donna passage au pro-
priétaire de toutes ces richesses. Albert s'avança au-
devant dé lui , mais Franz resta cloué à sa [ilace.
Celui qui venait d'entrer n'était autre que l'homme
au manteau du Colysée, l'inconnu de la loge, l'hôte
mvstérieus de Monte-Cristo.
Vï. — lirMazzolala.
3Tessicurs . dit en entrant le comte de Slonte-
Cristo . recevez toutes mes excuses de ce que je me
suis laissé prévenir . mais en me présentant de meil-
leur!' heure chez vous, j'aurais craint d'être indiscret.
D'ailleurs vous m'aviez fait dire que vous viendriez,
et je me suis tenu à votre disposition. — Nous avons,
Franz et moi - mille remerciments à vous présenter,
monr.ieur le comte . dit Albert ; vous nous tirez véri-
tablement d'un grand embarras . et nous étions en
train d'inventer les véhicules les plus fantastiques
au moment où votre gracieuse innlalion nous est
parvenue. — Eh , mon Bieu ! messieurs , reprit le
comte , eh faisant signe aux deux jeunes gens de s'as-
seoir sur un divan . c'est la faute de cet imbécile de
Pastrini. si je vous ai laissés si longtemps dans la dé-
tresse ; il ne m'avait pas dit un mot de votre embarras,
à moi qui . seul et isolé comme je le suis ici. ne cher-
chais qu'une occasion de faire connaissance avec mes
voisins. Aussi . du moment où j'ai appris que je pou-
vais vous être bon à quelque chose, vous avez vu avec
— 131 —
quel empressement j'ai saisi celte occasion de vous
présenter mes compliments.
Les deux jeunes gens sïnclinèrent Franz navait
pas encore trouvé un seul mot à dire : il navait en-
core pris aucune résolu lion. et. comme rien nindiquait
dans le comte sa volonté de le reconnaître ou le désir
d'être reconnu de lui . il ne savait pas s"ii devait jiar
un mot quelconque faire allusion au pa!-sé, ou laisser
le temps à l'avenir de lui apporter de nouvelles
preuves. D'ailleurs . sûr que c'était lui qui était la
veille dans la loge . il ne pouvait répondre aussi posi-
tivement que ce fût lui qui, la surveille, était au Co-
lysée. II résolut donc de laisser aller les choses sans
faire au comte aucune ouverture directe. D'ailleurs il
avait une supériorité sur lui, i! était maître de sou se.
cret, tandis qu'au contraire il ne pouvait avoir aucune
action sur Franz^ qui n'avait rien à cacher. Cependant
il résolut de faire tomber la conversation sur un point
qui pouvait, en attendant, amener toujours l'éclair-
cissement de certains doutes.
— Monsieur le comte . lui dit-il , vous nous avez
offert des places dans votre voiture et des places ù vos
fenêtres du palais Rospoli ; maintenant pourrit z-vous
nous dire comment nous pourrions nous procurer un
poste quelconque, comme on dit en Italie, sur la place
del Popolo ? — Ah ! oui. c'est vrai, dit le comte d'un
air distrait et en regardant Morcerf avec une attention
soutenue.'n'y a t-ilpas.place del Popolo, quelque chose
comme une exécution ? — Oui, répondit Franz, voyant
qu'il venait de lui-même où il voulait l'amener. —
Attendez, attendez . je crois avoir dit hier à mon in-
tendant de s'occuper de cela . peut-être pourrai -je
vous rendre encore ce petit service.
11 allongea la main vers un cordon de sonnette, qu'il
tira trois fois.
— 132 —
— Vous êtes-vous préoccupé jamais, dit-il à Franz,
de l'emploi du temps et du moyen de simplifier les
allées et venues des domestiques ? Moi . j"en ai fdit
une étude : quand je sonne une fois . c'est pour mon
valet de chambre ; deux fois, c'est pour mon maitrc
d'hôtel ; trois fois, c'est pour mon intendant. De cette
façon je ne perds ni une minute ni une parole. Tenez,
voici notre homme.
On vit alors entrer un individu de quarante cinq à
cinquante ans qui parut ressembler comme deux gouttes
d'eau au contrebandier qui lavait introduit dyns ia
grotte, mais qui ne parut pas le moins du monde le
reconnaître. Il \it que le mot était donné.
— Monsieur iJertuccio, dit le comte, vous êtes-vous
occupé . comme je vous l'avais ordonné hier, de me
procurer une fenêtre sur la plac del Popolo ? — Oui,
Kxcellence . répondit l'intendant ; mais il était bien
tard. — Comment! dit le comte en fronçant le sour-
cil, ne vous ai je pas dit que je voulais en avoir une?
— Et Votre Excellence en a une aussi , celle qui
était loué au prince Lobanieff: mais j'ai été obligé du
la payer cent... — C'est bien, c'est bien, monsieur Ber-
tuccio: faites grâce à ces messieurs de tous ces dé-
tails de ménage ; vous avez la fenêtre , c\st tout ce
qu'il faut. Donnez l'adresse de la maison au cocher ,
et tenez-vous sur Tescalier pour nous conduire. Cela
suflit : a'iez.
L'intendant salua et fil un pas pour se retirer.
— Ah ! reprit le comte, faites-moi le plaisir de de-
mander à Pastrini s'il a reçu la tavoletla et s'il veut
m'envoyer le programme de l'exécution, — C'est inu-
tile, reprit Franz en ùrant son calepin de sa poche:
j'ai eu ces tablettes sous les yeux, je les ai copiées et
les voici. — C'est bien ; alors, monsieur Bertuccio ,
TOUS pouvez vous retirer, je n'ai plus besoin de vous.
— 13:? —
Qu'on nous prévienne seulement quand le déjeuner
sera servi. Ces messieurs, continua-t-il en se retour-
nant vers les deux amis . me font-ils l'honneur de dé-
jeuner avec moi ? — Mais , en vérité, monsieur le
comte , dit Albert , ce serait abuser. — Non pas , au
contraire, vous me faites grand plaisir ; vous me ren-
drez tout cela un jour à Paris , l'un ou l'autre , et
peut-être tous les deux. Monsieur Bertuccio, vous ferez
mettre trois couvi-rts.
11 prit le calepin des mains de Franz.
— Nous disons donc, continua-t-il du ton dont il
eût lu les Petites À ffiche.i_, que useront exécutés, au-
jourd'hui 22 février, les nommés Andréa Rondolo, cou-
pable d'assassinat sur ia personne très-respectable et
très-vénérée de don C sar Toriini , chanoine de l'é-
glise de Saint-Jean de Latran, et le nommé Peppino,
dit Rocca Priori,, convaincu de complicité avec le
détestable bandit Luigi Vampa et les hommes de sa
troupe. » Hum 1 m le premier sera mazzolato ^ le se-
cond decapilato. » Oui , en effet . reprit le comte ,
c'était bien comme cela que la chose devait se pas-
ser d'abord , mais je crois que depuis hier il est sur-
venu qui-lques changements dans l'ordre et la marche
de la céréinonie. — Bah ! dit Franz. — Oui , hier ,
chez le cardinal Rospigiiosi, où j'ai passé la soirée, il
était question de quelque chose comme d un sursis
accordé à l'un des deux condamnés. — A Andréa
Rondolo ? demanda Franz — Non... reprit négligem-
ment le comte : à l'autre... (il jeta un coup d'œil sur
le calepin comme pour se rappeler le nom) , à Pep-
pino, dit Rocca Priori. Cela vous prive d'une guil-
îotinadc, mais il vous reste la mazzolala^ qui est un
supplice fort curieux quand on le voit pour la pre-
mière fois , et même pour la seconde , tandis que
l'autre , que vous devez connaître d'ailleurs , est trop
— 134 —
simple, trop uni, il n'y a rien d'inattendu. Lamandaiu
ne se trompe pas, elle ne tremble pas , ne frappe pas
à faux , ne s'y reprend pas à trente fois comme le
soldat qui coupait ia tête au comte de Chalais , et au-
quel au reste Riilulieu avait peut être recommandé
le palient. Ah ! tenez, ajouta le comte d'un ton mé-
prisant, ne me parlez pas des Européens pour les sup-
plices, ils n'y entendent rien et en sont véritablement
à l'enfance ou plutôt à la vieillesse de la cruauté. —
En vérité, monsieur le comte , répondit Franz, on
croirait que vous avez fait une étude comparée des
supplices c'ncz les diliérenis neuples du monde. — U
y en a peu du moins que je n'aie vus. reprit froide-
ment le comte. — Et vous avez trouvé du plaisir à
assister à ces horribles spec'acics ? — Mon premier
Sentiment a été la répulsion, le second l'indifférence,
le troisième la curiosité. — La curiosité? le mot est
terrible, saY(z-vous ? — Pourquoi ? il n'y a guère dans
la vie qu'une préoccupation grave, c'est la mort; eh
bien, n'est-il pas curieux d'étudier de queiies diffé-
rentes façons l'Ame peut sortir du corps, et comment,
.selon le.< caractères, les tempéraments et même les
mœurs des pays, les individus supportent ce suprême
passage de l'être au néant ? Quant à moi, je vous ré-
ponds d'une chose : c'isl que plus on a vu mourir,
plus il devient facile de mourir : ainsi, à mon avis, la
mort est peut-être un supplice, mais n'est pas une ex-
piation.— Je ne vous comprends pas bien, dit Franz ;
expliquez-vous, car je ne puis vous dire à quel point
ce que vous me dites là pique ma curiosité. — Écoutez,
dit le comte, et son visage s'infiltra de fiel, comme le
visnge d'un autre se colore de sasig. Si un homme eût
fait périr par des tortures inouies. au milieu de tour-
ments sans fin. votrepère, votre mère, votre maîtresse,
un de ces êtres enfin qui, lorsqu'on les déracine de
— 135 —
votre cœur, y laissent un vide éternel et urie plaie tou-
jours sanglante, croiricz-vous ia réparation que vous
accorde la société suffisante, parce que le fer de la
guillotine a passé entre la base de roceipilal et les
muscles trapèzes du meurtrier, et parce que celui qui
vous a fait ressentir des années de soufl'raitces morales
a éprouvé quelques secondes de douleurs physiques ?
— Oui. je le sais, reprit Franz, la justice humaine est
insuffisante comme consolatrice; elle peut verser le
sang en échange du sang, voilà tout : il faut lui de-
mander ce qu'elle peut, et pas autre chose. — Et en-
core je vous pose là un cas matériel, reprit le comte,
celui où la société, attaquée par la mort d'un individu
dans la base sur latiuelle elle repose, venge la mort
par la mort. Mais n'y a-t-il pas des millions de dou-
leurs dont les entrailles de l'homme peuvent être dé-
chirées, sans que la société s'en préoccupe le moins
du monde, sans qu'elle lui ofTre le moyen insuffisant
de vengeance doiit nous parlions tout à l'heure? n'y
a-t-il pas des crimes pour lesquels le pal des Turcs,
les auges des Persans, les nerfs roulés des Troquois
seraient des supplices trop doux, et que cependant la
société indifférente laisse sans châtiment... répondez,
n'y a-t-il pas de ces crimes-là? — Oui, reprit Franz,
et c'est pour les punir que le duel est toléré. — Ah!
le duel, sécria le comte; piaisunte manière, sur mon
âme, d'arriver à son but. quand le but est la ven-
geance ! Un homme vous a enlevé votre maîtresse, un
homme a séduit votre femme, un homme a déshonoré
votre fille ; d'une vie tout entière, qui avait le droit
d'attendre de Dieu la part de bonheur qu'il a promis
à tout être humain en le créant, il a fait une existence
de douleur, de misère ou d'infamie, et vous vous
croyez vengé, parce qu'à cet homme, qui vous a mis
le délire dans l'esprit et le désespoir dans le cœur.
— i3b —
vous avez donné un coup d'épé ■ dans la poitrine ou
logé une ballo dans la tête? Allons donc ! Sans comp-
ter que c'est lui qui souvent sort triomphant de la
lutte, lavé aux yeux du monde et en quelque sorte
absous par Dieu. Non. non. continua le comte, si j'a-
vais jamais à me venger, ce n'est pas ainsi que je me
vengerais. — Ainsi, vous désapprouvez le duel ? ainsi,
vous ne vous battriez pas en duel? demanda à son
tour Albert, étonné d'entendre émettre une si étrange
théorie. — Oh 1 si fait ! dit le comte. Entendons-nous :
je me battrais en duel pour une misère, pour une in-
sulte, pour un démenti, pour un soufflet, et cela avec
d'autant plus d'insouciance que. grâce à l'adresse que
j'ai acquise à tous les exercices du corps et à la lente
habitude que j'ai prise du danger, je serais à peu près
sûr de tuer mon homme. Oh ! si fait ! je me battrais en
duel pour tout cela : mais pour une douleur lente,
profonde, infinie, éternelle, je rendrais, s'il était pos-
sible, une douleur pareille à celle que l'on m'aurait
faite : œil pour œil, dent pour dent, comme disent les
Orientaux, nos maîtres on toutes choses, ces élus de la
création qui ont su se faire une vie de rêves et un pa-
radis de réalités. — Mais, dit Franz au comte, avec
cette théorie qui vous constitue juge et bourreau dans
votre propre cause, il est difficile que vous vous teniez
dans une mesure où vous échappiez éternellement
vous-même à la puissance de la loi. La haine est
aveugle, la colère étourdie, et celui qui verse la ven-
geance risque de boire un breuvage amer. — Oui,
s'il est pauvre et maladroit : non. s'il est millionnaire
et habile. D'ailleurs le pis aller pour lui est ce der-
nier supplice dont nous parlions tout à l'heure, celui
que la philanthropique révolution française a substi-
tué à l'écarlèlement et à la roue. Eh bien ! qu'est-ce
que le supplice, s'il s'est vengé? En vérité, je suis
— 137 —
presque fâché que, selon toute probabilité, ce misé-
Table PeppiDO ne soit pas decapitato_, comme ils
disent, vous verriez le temps que cela dure, et si
c'est véritablement la peine d'en parler. Mais, d'hon-
neur, messieurs, nous avons là une singulière conver-
sation pour UB jour de carnaval. Comment donc cela
est-il venu? Ah! je me le rappelle : vous m'avez de-
mandé une place à ma fenêtre, eh bien ! soit, vous
l'aurez : mais mettons-nous à table d'abord, car voilà
qu'on vient nous annoncer que nous sommes servis.
En eÉfet un domestique ouvrit une des quatre portes
du salon, et fit entendre les paroles sacramentelles :
— Al suo commodo !
Les deux jeunes gens se levèrent et passèrent dans
la salle à manger ; pendant le déjeuner qui était ex-
cellent et servi avec une recherche infinie, Franz
chercha des yeux le regard d'Albert, afin d'y lire l'im-
pression qu'il ne doutait pas qu'eussent produite en
lui les paroles de leur hôte : mais soit que dans son
insouciance habituelle il ne leur tût pas prêté une
grande attention, soit que la concession que le comte
de Monte-Cristo lui avait faite à l'endroit du duel
l'eût raccommodé avec lui, soit enfin que les antécé-
dents que nous avons racontés, connus de Franz seul,
eussent doublé pour lui seul l'effet des théorijs du
comte, il ne s'aperçut pas que son compagnon fût
préoccupé le moins du monde : tout au contraire il
faisait honneur au repas en homme condamné depuis
quatre ou cinq mois à la cuisine italienne, c'est-à-dire
à l'une des plus mauvaises cuisines du monde. Quant
au comte, en proie à une préoccupation assez vive,
que paraissait lui inspirer la personne d'Albert, il
effleurait à peine chaque plat : on eût dit qu'en sa
mettant à table avec ses convives il accomplissait un
simple devoir de politesse, et qu'il attendait leur dé-
ni. 10
— 13^ —
part pour se faire servir quelque ni:Hs étrange ou par-
ticulier. Cela rappelait, malzré lui, à Franz, la terreur
que le comte avait inspirée à la comtesse G...... et la
conviction où il lavait laissée que le comte. Fhommc
qu'il lui avait montré dans la loge en face d'elle était
un vampire. A la fia du déjeuner, Fi'anz tira sa
montre.
— Eli bien !... lui dit le comte, que faites-vous donc?
— Vous nous excuserez, monsieur le comte., répondit
Franz, mais nous avons encore mille choses à faire. —
Lesquelles ? — Nous n"avons pas de déguisements, et
aujourd'hui le déguisement est de rigueur. — Ne vous
occupez donc pas de cela. Nous avons, à ce (jue je
crois, place del Popolo, une charnhre particulière : j'y
ferai porter les costumes que vous voudrez bii^u in'in-
diquer. ( t nous nous masquerons séance tenante. —
Après rexéculion? s'écria Franz. ^ Sans doute, après,
pendant ou a-.ant, comme vous voudrez. — En face
de Téchafaud ? — Léchafaud fait partie de la fête. —
Tenez, monsieur le comte, j'ai réfléchi, dit Franz; dé-
cidément je vous remercie de votre obligeance , mais
je me contenterai d'accepter unp place dans votre voi-
ture, une place à la fenêtre du palais Rospoli, et je
vous laisserai libre de disposer de ma place à la fe-
nêtre de la piazza del Popolo. — Mais vous perdrez,
je vous en préviens, une chos? fort curieuse, répondit
le comte. — Vous me la raconterez, reprit Franz, et je
suis convaincu que dans votre bouche le récit m'im-
pressionnera presque autant que la vue pourrait le
faire D'ailleurs, plus dune fuis déjà j'ai voulu prendre
sur moi d'assister à une exécution, et je n'ai jamais pu
m'y décider, et vous, Albert? — Moi. répondit le vi-
comte, j'ai vu exécuter Castaing ; mais je crois que
j'étais un peu gris ce jour-là, c'était le jour de ma sor-
tie du collège , et nous avions passé la nuit je ne sais
— 139 —
à quel cabaret. — Mais , reprit le comte, ce n'est pas
une raison, parce que vous n'avez pas fait une chose à
Paris, pour que vous ne la fassiez pas à rétranger;
quand on voyage, cVst pour s'instruire : quand on
change de lieu, cesl pour voir. Songez donc quelle
figure vous ferez quand on vous demandera : Com-
ment exécute-t-on à Rome ? et que vous répondrez : Je
ne sai'i pas. Et puis . on dit que le condamné est un
infàni- coquin, un drôle qui a tué à coups de chenet un
bon chanoine qui l'avait élevé comme son fils. Que
diable! quand on tue un homme d'Église on prend
une armi- plus convenable qu'un chenet, surtout quand
cet homme d'Église est peut-être notre père. Si vous
voyagiez en Espagne , vous iriez voir les combats de
taureaux, n'est-ce pas? Eh bien, supposez que c'est un
combat que nous allons voir ; souviuez-vous donc des
anciens Romains du Cirque, des chasses où l'on tuait
trois cents lions et une centaine d'hommes. Souvenez-
vous donc de ces quatre-vingt mille spectateurs qui
battaient des mains, de ces sages matrones qui con-
duisaient là Kurs filhs à marier, et de ces charmantes
vestuhs aux mains blanches qui liiisaientavec le pouce
un charmant petit signe qui voulait dire : — Allons,
pas de paresse, achevt z-moi ctt homme-là qui est aux
trois quarts mort. — Y allez-vous . Albert ? demanda
Franz. — Ma foi, oui . mon cher ; j'hésitais comme
VOUS; mais l'éloquence du comte me décide— Allons-y
donc, puisque vous le voulez, dit Franz , mais en me
rendant place del Popolo, je dé?ire passer par la rue
du Cours; est-ce possible, monsieur le comte? — A
pied, oui ; en voiture . non. — Eh bien ! j'irai à pied.
— Il est bien nécessaire que vous passiez par la rue
du Cours ? — Oui , j'ai quelque chose à y voir. — Eh
bien ! passons par la rue du Cours, nous enverrons la
voilure nous attendre sur la piazza del Popolo, par là
— 140 -
strada del Babuino: d'ailleurs, je ne suis pas fâché non
plus de passer par la rue du Cours pour voir si des
ordres que j'ai donnés ont été exécutés. — Excellence,
dil le domestique en ouvrant la porte, un homme vêtu
en pénitent demande à vous parler. — Ah ! oui, dit le
comte, je sais ce que c'est. Messieurs, voulez-vous re-
passer au salon, vous trouverez sur la table du milieu
d'excellents cii-ares de la Havane . je vous y rejoins
dans un instant.
Les deux jeunes gens se levèrent et sortirent par
une porte, tandis que le comte, après leur avoir renou-
velé ses excuses, sortait par l'autre. Albert, qui était
un grand amateur, rt qui. d.°puis qu'il était en Italie,
ne comptait ras comme un mince sacrifice celui d'être
privé des cigares du café de Paris , s'approcha de la
table et poussa un cri de joie en apercevant de véri-
tables pures.
— Eh bien ! lui demanda Franz . que pcnscz-vous
du comte de Monte Cristo? — Ce que j'en pense? dit
Albert visible ment étonné que son compagnon lui fît
une pareille question; je pense que c'est un homme
charmant . qui fait à merveille les honneurs de chez
lui. qui a beaucoup vu. bt-aucoup étudié, beaucoup
réfléchi, qui est. comme Brutus. de l'école sîoïque, et,
ajouta-t-i! en poussant amoureusement une bouffée de
fumée qui monta en spirale vers le plafond, et qui,
par-dessus tout cela, possède dexcellents cigares.
C'était l'opinion d'Albert sur le comte : or, comme
Franz savait qu'Albert avait la prétention de ne se
faire une ojiinion sur les hommes et sur les choses
qu'après de mûres réflexions, il ne tenta pas de rien
changer à la sienne.
— Afais. dit-il. avez- vous remarqué une chose sin-
gulière? — Laquelle ? ~ L'attention avec laquelle il
vous regardait ? — Moi ? — Oui, vous.
— 141 —
Albert réfléchit.
— Ah ! dit-il en poussant un soupir, rien d'étonnant
à cela. Je suis depuis près d'un an absent de Paris, je
dois avoir des habits de l'autre monde. Le comte
m'aura pris pour un provincial; détrompez-le . cher
ami. et dites-lui. je vous prie, à la pr.'mière occasion,
qu'il n'en est rien.
Franz sourit; un instant après le comte rentra.
— Me voici, messieurs , dit-il . et tout à vous , les
ordres sont donnés: la voiture va de son côté place del
Popolo. et nous allons nons y n ndr.' du nôtre, si vous le
voulezbien, parla rue du Cours. Prenez donc quelques-
uns de ces cigares, monsieur di- Morcerf.— Ma foi, avec
grand plaisir, dit Albert, car vos cigares italiens sont
encore pis que ceux de la réi;ie. Quand vous viendrez à
Paris.je vous rendrai tout cela.— Ce n'est pas de refus, je
compte y aller quelque jour, et. puisque vous le per-
mettez, j'irai frapper à votre porte. Allons, messieurs,
allons, nous n'avons pas de temps à perdre, il est
midi et demi, partons.
Tous trois descendirent. Alors le cocher prit les
derniers ordn's de son maître et suivit la via del Ba-
buino. tandis que les piétons remontaient par la place
d'Espagne et par la via Frattina qui les conduisait tout
droit entre le palais Fiano et le palais Rospoli. Tous
les regards de Franz furent pour les fenêtres de ce der-
nier palais ; il n'avait pas oublié le signal convenu
dans le Colysée entre l'homme au manteau et le
Transtévérin.
— Quelles sont vos fenêtres? demanda-t-il au comte
du ton le plus naturel qu'il put prendre. — Les trois
dernières, répondit-il avec une négligence qui n'avait
rien d'affecté; car il no pouvait deviner dans quel sens
cette question lui était faite.
Les yeux de Franz se portèrent rapidement sur les
— 1^2 ~
trois fenêtres. Les fenêtres latérales étaient tendues
en damas jaune, et celle du milieu en damas blanc
avec une croix rouge. L'homme au manteau avait tenu
sa parole au Trastévéré. et il n'y avait plus de doute,
Th'imme au manteau c'était bien le comte. Les trois
fenêtres étaient encore \ides. Au reste . de tous côtés
se faisaient les préparatifs ; on plaçait des chaises, on
dressait des échafaudages, on tendait des fenêtres.
Les masques ne pouvaient paraître, les voitures ne
pouvaient circuler qu'au son de la cloche ; mais on
sentait les masques derrière toutes les fenêtres, les
voitures derrière toutes les portes.
Franz. Albert et le comte continuèrent de descendre
la rue du Cours. A mesure qu'ils approchaient de la
place du Peuple, la foule devenait plus épaisse, et au-
dessus des têtes de cette foule on voy.iit s'élever deux
choses ; l'obélisque surmonté d'une croix qui indique
le centre de la place, et, en avant de l'obélisque, juste
au point de correspondance visuelle des (rois rues del
Rabuino. del Corso et di Ripetta. les deux poutres su-
prêmes de l'éehafaud. entre lesquelles brillait le fer
arrondi de la mandaia. A l'angle de la rue on trouva
l'intendant du comte qui attendait son maître. La fe-
nêtre, louée à un prix exorbitaîit sans doute . dont le
comte n'avait point voulu faire part à ses invités, ap-
partenait au second étage du s rand palais situé entre
la rue del Babuino et le monte Pincio; c'était, comme
nous l'avons dit. une espèce de cabinet de toiletîe
donnant dans une chambre à coucher: en fermant la
porte de la chambre à coucher, les locataires du cabi-
net étaient chez eux; sur les chaises on avait déposé
des costumes de paillasse, en satin blanc et bleu , des
plus élégants.
— Comme vous m'avez laissé le choix des costumes ,
djit le copite aux deux amis, je vous ^i fait préparer
— 143 —
c,ej^x-ei. l)'abord, c'est ce qu'il y a de mieux porté
cette anuée; ensuite, c'est ce qu'il y a de plus com-
njode pour les eoiifetti, attendu que la farine n"y pa-
raît pas.
Frnnz n'entendit que fort imparfaitement les paro-
les du comte eXil n'apprécia peut-fitre pas à sa valeur
cette nouvelle gracieuseté: car toute son attention était
arrêté par le spectacle que présentait la piazza dcl
Popolo. et par l'instrument terrible qui en faisait à
celte heure le principal ornement. C'était la première
fois que Franz apercevait une guillotine : nous disons
guillotine, car la mandaia romaine est taillée à peu
près sur le même patron que notre instrument de
mort. Le couteau, qui a la forme d'un croissant qui
couperait par la partie convexe, tonibe de moins haut,
voilà tout.
Deux hommes assis sur une planche à bascule où l'on
couche le condamné, déjeunaient en atler.dant et
inangeaiont, autant que Franz put le voir, du pain et
des saucisses: l'un dcuxsouleva la plamhe, en (ira un
flacon de vin, but un coup et passa le flacon à son
camarade ; ces deux 'nommes, c'étaient les aides du
bourreau ! A ce seul aspect, Franz avait seqli sa
sueur poindre à la racine de ses cheveux.
Les condamnés, transportés la veille au soir des
Carceri Nuove dans la petits^ église Sainte-Marie del
Popolo, avaient passé la nuit, assistés chacun de dcjjx
prêtres, dans une chapelle ardente fermée d'une grille
devant laquelle se promenait des sentinelles relevées
d'heure en heure. Une double haie de carabiniers
placés de chaque côté de la porte de l'église s'ét'^n-
dait jusqu'à l'échafaud. autour duquel elle s'arrondijs-
sait. laissant libre un chemin de dix pieds de long à
peu près, et autour de la guillotine un espace d'uije
jCfiptBÀuç de pas de circonférence. Tout le reste ,d,e \f
— 144 —
place était pavé de têtes d'hommes et des femmes.
Beaucoup de femmes tenaient leurs enfants sur leurs
épaules. Ces enfants, qui dépassaient la fonle de tout
le torse, étaient admirablement placés.
Le monte Pincio semblait un vaste amphithéâtre
dont tous les gradins eussent été chargés de specta-
teurs; les balcons des deui églises qui font Tangle
des rues del Babuino et de la rue di Ripetta regor-
gaient do curieux privilégiés : les marches des péris-
tyles semblaient un flot mouvant et bariolé qu'une
marée incessante poussait vers le portique : chaque
aspérité de la muraille qui pouvait donner place à un
homme avait sa statue vivante. Ce que disait le comte
est donc vrai : ce qu'il y a de plus curieux dans la vie
est le spectacle de la mort. Et cependant, au lieu du
silence que semblait commander la solennité du spec-
tacle, un grand bruit montait de cette foule, bruit
composé de rires, de huées et de cris joyeux ; il était
évident encore, comme l'avait dit le comte, que cette
exécution n'était rien autre chose pour tout le peuple
que le commencement du carnaval.
Tout à coup ce bruit cessa comme par enchante-
ment ; la porte de l'église venait de s'ouvrir. Une con-
frérie de pénitents, dont chaque membre était vêtu
d'un sac gris percé aux yeux seulement, et tenait un
cierge allumé à la main, parut d'abord, en tête mar-
chait le chef de la confrérie. Derrière les pénitents
venait un homme de haute taille: cet homme était nu,
à l'exception d'un caleçon de toile au côté gauche
duquel était attaché un grand couteau caché dans sa
gaine ; il portait sur l'épaule droite une lourde masse
de fer. Cet homme, c'était le bourreau. Il avait en
outre des sandales attachées au bas de la jambe par
des cordes. Derrière le bourreau marchaient, dans
l'ordre où ils devaient être exécutés, d'abord Peppino,
— 145 —
et ensuite Andréa. Chacun était accompagné de deux
prêtres. ÎS'i l'un ni l'autre avaient les yeux bandés.
Peppino marchait d"un pas assez ferme: sans doute il
avait eu avis de ce qui se préparait pour lui. Andréa
était soutenu sous chaque bras par un prêtre. Tous
deux baisaient de temps en temps le crucifix que leur
présentait leur confesseur.
Franz sentait, rien qu"à celte vue, les jambes qui
lui manquaient: il regarda Albert. Il était pâle comme
sa chemise, et par un mouvement machinal il jeta loin
de lui son cigare, quoiqu'il ne l'eût fumé qu'à moitié.
Le comte seul paraissait impassible. îl y avait même
plus, une légère teinte rouge semblait vouloir perc;>r
la pâleur livide de ses joues. Son nez se dilatait comme
celui d'un animal féroce qui flaire le sang, et ses
lèvres, légèrement écartées. laissaient voir ses dents
blanches, petites et aiguës comme celles d'un chacal.
Et cependant, malgré tout cela, son visage avait une
expression de douceur souriante que Franz ne lui avait
jamais vue ; ses yeux noirs surtout étaient admirables
de mansuétude et de velouté.
Cependant les deux condamnés continuaient de
marcher vers l'échafaud, et à mesure qu'ils avançaient
on pouvait distinguer les traits de leur visage. Pep-
pino était un beau garçon de vingt-quatre à vingt-six
ans, au teint hùlé par le soleil, au regard libre et sau-
vage. Il portail la tête haute et semblait flairer lèvent
pour voir de quel côté lui viendrait son libérateur.
Andréa était gros et court : son visage, bassement
cruel, n'indiquait pas d'âge, il pouvait cependant
avoir trente ans à peu près. Dans la prison, il avait
laissé pousser sa barbe. Sa tête retombait sur une de
ses épaules, ses jambes pliaient sous lui; tout son
être paraissait obéir à un mouvement machinal dans
lequel sa voloatc n'était déjà plus pour rien.
— 146 —
— Il me semble, dit Franz au comte, que vous
p'aviez annoncé qu"i! n'y aurait qu'une exécution. —
je vous ai dit la vérité, répondit-il froidement. —
Cependant voici deux condamnés. — Oui, mais de ces
deux condamnés, l'un touche à la mort, et l'autre a
encore de longues années à >ivre. — il me semble que
si la grâce doit venir, il n'y a plus de temps à perdre.
— Aussi la voilà qui vient; regardez, dit le comte.
En effet, au moment où Peppino arrivait au pied de
la mandaia. Un nénitent qui semblait être en retard,
perça la haie sans que les soldats fissent obstacle à
son passage, et s'avançant vers le chef de la confrérie,
lui remit un papier plié en quatre. Le regard ardent
de Peppino n'avait perdu aucun de ces détails : le
chef de la confrérie déplia le papier, le lut et leva la
main.
— Le Seigneur soit béni et Sa Sainteté soit louée!
dit-il à haute et intelligible voix : il y a grâce de la
vie pour l'un des condamnés ! — Grâce ! s'écria le
peuple dun seul cri ; il y a grâce !
A ce mot de grâce, Andréa sembla bondir et re-
dresser la tête.
— Grâce pour qui ? cria-t-il.
Peppino resta immobile, muet et haletant.
— Il y a grâce di la peine de mort pour Peppino,
dit Rocca Priori^ dit le chef de la confrérie, et il passa
le papier au capitaine commandant les carabiniers,
lequel, après Tavoir lu. le lui rendit. — Grâce pour
Peppino ! s'écria -\iidrea entièrement tiré de la tor-
peur où il semblait être plongé. Pourquoi grâce pour
lui et pas pour moi ? Nous devions mourir ensemble,
on m'avait prorais qu'il mourrait avant moi, on n'a
pas le droit de me faire mourir seul: je ne veux pas
mourir seul, je ne le veux pas!
Et il s'attacha aux bras des deux prêtées, se tordant,
— 147 —
hurlant, rugissant et faisant des efforts insensés pour
rompre les cordes qui lui liaient les mains. Le bour-
reau fit signe à ses deux aides, qui sautèrent au bas
de l'échafaud et vinrent s'emparer du condamné.
— Qu'y a-t-il donc? demanda Franz au comte, car
comme tout cela se passait en patois romain, il n'avait
pas très-bien compris. — Ce qu'il y a? dit le comte,
ne de\inez-YOus pas ? Il y a que cette créature hu-
maine, qui va mourir, est furieuse de ce que son
semblable ne meurt pas avec elle, et que, si on la
laissait faire elle la déchirerait avec ses ongles et
avec ses dents plutôt que de le laisser jouir de la vie
dont elle va être privée. 0 hommes, hommes ! race de
crocodiles, comme dit Karl Moor, s'écria le comte en
étendant les deux poings vers toute cette foule, que
je vous reconnais bien \h, et qu'en tout temps vous
êtes bien dignes de vous-mêmes.
En effet. Àmlrca et les deux aides du bourreau se
roulai( nt dans la poussière: le condamné criait tou-
jours : « 1! doit mourir, je veux qu'il meure, on n'a
pas le droit de me tuer seul ! >'
— Regardez, regardez, continua le comte en saisis-
sant chacun dos deux jeunes gens par la main : regar-
dez, car sur mon âme. c'est curieux : voilà un homme
qui était résigné à son sort, qui marchait à l'échafaud,
qui allait mourir comme un lâche, c'est vrai, mais
enfin il allait mourir sans résistance et sans récrimi-
joation. Savcz-vous ce qui lui donnait quelque force ?
savez-vous ce qui le consolait ? savez-vous ce qui lui
faisait prendre son supplice en patience? c'est qu'un
autre partageait son angoisse; c'est qu'un autre allait
mourir comme lui : c'est qu'un autre allait mou-
rir avant lui îMenez deux moutons à la bouche-
rie, deux bœufs à l'abattoir, et faites comprendre
à l'un d'eux que son compagnon pc mourra pas ; le
— 148 —
mouton bêlera de joie, le bœuf mugira de plaisir;
mais l'homme. Thomme que Dieu a fait à son image,
l'homme à qui Dieu a imposé pour première, pour
unique, pour suprêm,- loi l'amour de son prochain,
l'homme à qui Dieu a donné une voix pour exprimer
sa pensée, quel sera son premier cri quand il appren-
dra que son camarade est sauvé ? un blasphème.
Honneur à Ihomme, ce chef-d'œuvre de la nature, ce
roi de la création !
Elle comte éclata de rire, mais d'un rire terrible
qui indiquait qu'il avait dû horriblement souffrir
pour en arriver à rire ainsi.
Cependant la lutte continuait, et c'était quelque
chose d'affreux à voir. Los deux valets portaient An-
dréa sur léchafaud: tout le peuple avait pris parti
contre lui, et vingt mille voix criaient d'un seul cri :
« A mort! à mort! » Franz se rejeta en arrière; mais
le comte ressaisit son bras et le retint devant la fe-
nêtre.
— Que faites-vous donc? lui dit-il; de la pitié?
elle est ma foi bien placée ! si vous entendiez crier au
chien enragé vous prendriez votre fusil, vous vous
jetteriez dans la rue, vous tueriez sans miséricorde à
bout portant la pauvre bête, qui au bout du compte,
ne serait coupable que d'avoir été mordue par un autre
chien, et de rendre ce qu'on lui a fait ; et voilà que
vous avez pitié d'un homme qu'aucun autre homme
n'a mordu, et qui cependant a tué son bienfaiti^ur. et
qui maintenant, ne pouvant plus tuer, parce qu'il a
les mains liées, veut à toute force voir mourir son
compagnon de captivité, son camarade d'infortune ?
Non, non. regardez, regardez.
La recommandation était presque devenue inutile.
Franz était comme fasciné par l'horrible spectacle.
Les deux valets avaient apporté le condamné sur l'é-
— 149 —
chafaud.ct là. malgré ses cfforis. ses morsures, sescris,
ils l'avaient forcé de se mettre à genoux ; pendant ce
temps le bourreau s'était placé de côté et la masse en
arrêt; alors, sur un signe, les deux aides s'écartèrent.
Le condamné voulut se relever, mais avant qu'il n'en
eût eu le temps. la masse s'abattit sur sa tempe gauche;
on entendit un bruit sourd et mat, le patient tomba
comme un bœuf, la face contre terre : puis, du contre-
coup, se retourna sur le dos: alors le bourreau laissa
tomber sa masse, tira le couteau de sa ceinture, d'un
seul coup lui ouvrit la gorge, et montant aussitôt sur
son ventre, se mit à le pétrir avec ses pieds. A chaque
pression, un jet de sang s'élançait du cou du condamné.
Pour celte fois Franz n'y put tenir plus longtemps ;
il se rejeta en arrière et alla tomber sur un fauteuil,
à moitié évanoui.
Albert, les yeux fermés, resta sur ses pieds, mais
cramponné aux rideaux de la fenêtre, sans l'appui des-
quels il serait certainement tombé.
Le comte était debout et triomphant comme le mau-
vais ange.
VII — Le carnaval de Rome.
Quand Franz revint à lui il trouva Albert qui bu-
vait un verre d'eau, dont sa pâleur indiquait qu'il
avait grand besoin, et le comte qui passait déjà son
costume de paillasse. Il jeta machinalement les yeux
sur la place : tout avait disparu, échafaud, bourreau,
victimes; il ne restait plus que le peuple, bruyant,
affairé, joyeux; la cloche du Moole-Citorio. qui ne
retentit que pour la mort du pape et l'ouverture de la
mascberata, sonnait à pleines volées.
— 150 —
— Eh bien ! deraanda-t-il au comte, que s'est-il
donc passé? — Rien, absolument rien, dit-il. comme
vous voyez; seulement le carnaval est commenc*!. ha-
billons-nous vite.— En effet répondit Franz au ''omte,
il ne reste de toute cette horrible scène que la trace
d"un rêve. — C'est que ce n'est pas r.utre chose qu'un
rêve, qu'un cauchemar que vous avez eu. — Oui, moi,
mais le condamné? — C'est un rêve aussi : seulement
il est resté endormi, lui, tandis que vous vous êtes
réveillé, vous ; et qui peut dire lequel de vous deux
est le privilégié? — Mais Peppioo, demanda Franz,
qu'est-il devenu ? — Peppino est un garçon de sens
qui n'a pas le moindre amour-propre, et qui. contre
l'habitude d. s hommes qui sont furieux lorsqu'on ne
s'occupe pas d'eus, a été enchanté, lui.de ^oirque
lattenlion générale se portait sur son camarade : il a
en conséquence profilé de cette disfraction pour se
glisser dans la foule et disparaître, sans même remer-
cier les dignes prêtres qui lavaient accompagné. Dé-
cidément l'homme est un animal fort ingrat et fort
égoïste... Mais habillez-vous; tenez, ^ous voyez bien
que M. de Morcerf vous donne l'exemple.
En effet. Albert passait machinalement son panta-
lon de taffetas par-dessus son pantalon noir et ses
bottes vernies.
— Eh bien ! Albert, demanda Franz, êtes-vous
I)ien en train de faire des folies V Voyons, répondez
franchement. — Non. dit-il, mais en vérilé je suis
aise maintenant d'avoir vu une pareille chose, et je
comprends ce que disait monsieur le comte : c'est
que. lorsqu'on a dû s'habituer une fois à un pareil
spectacle, ce soit le seul qui donne encore des émo-
tions. — Sans compter que c'est en ce momcnt-Ià
seulement qu'on peut faire des études de caractères,
dit le comte ; sur la première marche de l'echafaud, la
- 15! —
mort arrache le masqnc qu'on a porté toute !a vie, et
le véritable visage apparaît. Il faut en convenir, ccluî
d'Andréa n'était pas beau à voir... le hideux coquin !...
Habillons-nous, messieurs, habillons-nous ! J'ai be-
soin de voir des masques de carton pour me consoler
des masques de chair.
H eût été ridicule à Franz de faire la pctitc-maï-
Iressc et de ne pas suivre Pexemple que lui donnaienl!
ses deul compagnons. îi passa donc à son tour son'
costûttie, et mit son masque qui n'était certainement
pas plus pâle que son visage. La toilette achevée, on
descendit. La voiture attendait à la porte, pleine de
confetti et de bouquets. On prit la file.
Il est ditScile de se faire l'idée d'une oppositiort
plus complète que cille qui venait de s'opérer. Au
lieu de ce spectacle de mort sombre et silencieux, la
place del Popoio présentait l'aspect d'une folle et
bruyante orgie. Une foule de masqurs sortait, débor-
dant de tous les côtés, s'échappant par ks portes, des-
cendant par les fenêtres; les voitures débouchaient
de tous les coins de rues, chargé' s de pierrots, d'arle-
quins, de dominos, de marquis, de Trastévérins, de
grotesques, de chevaliers, de paysans : tout cela
criant, gesticulant, iançant des œufs pleins de farine,
des confetti, des bouquets: attaquant de la parole et
du proj'ctile amis et étrangers, connus et inconnus,
sans que [i -rsonne ait le droit de s'en fâcher, sans
que pas un .*^)ssc autre chose que d'en rire.
Franz et Albert étaient comme dos hommes que pour
les distrair d'un violent chagrin on conduirait dans
une orgie, et qui. à mesure qu'ils boivent et qu'ils
s'enivrent, sentent un voile s'épaissir entre le passé et
le présent. Ils voyaient toujours, ou plutôt ils conti-
nuaient de sentir en eux le reflet de ce qu'ils avaient
vu. Mais pea à peu l'ivresse générale les gagna; il
— 152 —
leur sembla que leur raison chancelante allait
les abandonner ; ils éprouvaient un besoin étrange
de prendre leur part de ce bruit, de ce monvement,
de ce verticre. Une poignée de confetti qui arriva à
Morcerf d'une voiture voisine, et qui. en le couvrant
de poussière, ainsi que ses deux compagnons, piqua
son cou et toute la portion de visage que ne garantis-
sait pas le masque, comme si on lui eût jeté un cent
d'épingles, acheva de le pousser à la lutte générale
dans laquelle était déjà engagés tous les masques
qu'ils rencontraient. Il se leva à son tour dans la voi-
ture : il puisa à pleines mains dans les sacs, et avec
toute la vigueur et l'adresse dont il était capable, il
envoya à son tour œufs et dragées à ses voisins. Dès
lors le combat était engagé. Le souvenir de ce qu'ils
avaient vu une demi-heure auparavant s'effaça tout à
fait de l'esprit des deux jeunes gens, tant le spectacle
bariolé, mouvant, insensé, qu'ils avaient sous les
yeux, était venu leur faire diversion. Quant au comte
de Monte-Cristo, il n'avait jamais, comme nous l'avons
dit. paru impressionné un seul instant.
En effet, qu'on se figure cette grande et belle rue du
Cours, bordée d'un bout à l'autre de palais à quatre
ou cinq étages, avec tous leurs balcons garnis de
tapisseries, avec toutes leurs fenêtres drapées. A ces
balcons et à ces fenêtres, trois cent mille spectateurs,
romains, italiens, étrangers venus des quatre parties
du monde ; toutes les aristocraties réunies : aristo-
craties de naissance, d'argent, de génie : des femmes
charmantes qui. subissant elles-mêmes l'influence de
ce spectacle, se courbint sur les balcons, se penchent
hors des fenêtres, font pleuvoir sur les voilures qui
passent une grêle de confetti qu'on leur rend en bou-
quets, l'atmosphère tout épaissie de dragées, qui des-
cendent, et de fleurs qui montent: puis sur le pavé
— 153 —
des rues, une foule joyause, incessante, folle, avec des
costumes insensés ; dos choux gigantesques qui se
promènent, des têtes de buffles qui mugissent sur des
corps d'hommes, des chiens qui semblent marcher
sur les pieds de devant ; au milieu de tout cela, un
masque qui se soulève, et dans cette Tentation de
saint Antoine rêvée par Callot, quelque Astarté qui
montre une ravissante figure qu'on veut suivre et de
laquelle on est séparé par des espèces de dénions
pareils à ceux qu'on voit dans ses rêves, et l'on aura
une faible idée de ce qu'est le carnaval de Rome.
Au second tour, le comte fil arrêter la voiture et
demanda à ses compagnons la permission de les quit-
ter, laissant sa voiture à leur disposition. Franz leva
les yeux : on était en face du palais Rospoli. et à la
fenêtre Ju milieu, à celle qui était drapée d'une pièce
de damas blanc avec une croix rouge, était un domino
bleu sous lequi'l l'imagination de Franz se représenta
sans peine la belle Grecque du théâtre Argentina.
— Messieurs, dit le comte en sautant à terre, quand
vous .serez las d'être acteurs et que vous voudrez rede-
venir spectateurs, vous savez que vous avez place à
mes fenêtres ; en attendant disposez de mon cocher,
de ma voiture et de mes domestiques.
Nous avons oublié de dire que le cocher du comte
était gravement vêtu d'une peau d'ours noir, exacte-
ment pareille à celle d'Odry dans l'Ours et le Pacha^
et que les deux lacjuais qui se tenaient debout derrière
la calèche possédaient des costumes de singes verts,
parfaitement adaptés à leur taille, et ces masques à
ressorts avec lesquels ils faisaient la grimace aux
passants.
Franz remercia le comte de son offre obligeante.
Quant à Albert, il étaiten coquetterie avec une pleine
voilure de paysannes romaines , arrêtée comme celle
m. Il
— 154 —
du comte par un de ces repos si communs dans les
files, et qu" il écrasait de bouquels. Malheureusement
pour lui la file reprit son mouvement, ei tandis qu'il
défendait vers la place del Popolo, la voiture qui
avait attiré son attention remontait vers le palais de
Venise.
— Ah! mon cher, dit Albert, vous n'avez pas vu
cette calèche qui s'en va toute chargée de paysannes
romaines — Non. — Eh bien! je suis sQr que ce
sont des femmes charmantes. — Quel m-^lheur que
vous soyez masqué; mon cher Aihert ! dit Franz;
c'était le momt'nt de vous rattraper de vos désappoin-
tements amoureux — Oh! répondit-iL moitié riant,
moitié convaincu, j'espère bien que le carnaval ne se
passera pas sans m"apporter quelque dédommage-
ment.
.\la!gré c tte espérance d'Albert, toute la journée
se passa sans autre aventure que la rencontre deux
ou trois fois renouvelée de la calèche aux paysannes
romaines; à l'une de ces rencontres, soit hasard, soit
calcul d'Albert, son masque se détacha. A cette ren-
contre, il prit le restes des bouquels et les jeta dans
la calèche Sans doute une des femmes charmantes
qu'Albert devinait sous le costume coquet de pay-
sannes fut touchée de cette galanterie, car à son tour,
lorsque la voiture des deux amis repassa, elle y jeta
un bouquet de viuutleS, Albert se précipita sur le
bouquet. Comme Franz n'avait aucun motif de croire
qu'il était à son adresse, il laissa Albert s'en emparer.
Albert le mit victorieusement à sa boutonnière, et la
voiture continua sa course triomphante.
— Eh bien ! lui dit Franz, voilà un commencement
d'aventure. — Riez tant que vous voudrez, répondit-il,
mais en vérité je croisque oui ; aussi je ne quitte plus
ce bouquet. — Pardieu, je le crois i>ieo, répondit
— 155 —
Franz en riant, c'est un signe de reconnaissance.
La plaisanterie, au reste, prit bientôt un caractère
de réalité, car, lorsque, toujours conduits par la file,
Franz et Albert croisèrent de nouveau la voiture des
contadine^ celle qui avait jeté le bouquet à Albert
battit des mains en le vojant à sa boutonnière.
— Bravo, mon ch'-r ! bravo ! lui dit Franz, voilà qui
se préparc à merveille; voulez-vous que je vous quitte,
et vous est-il plus agréable d"être seul? — Non. dit-il.
non. ne brusquons rien. Je ne. veux pas me laisser
prendre comme un sot à une première démonstration,
ù un rendez-vous sous Iborioge. comme nous disions
pour le bal de l'Opéra. Si la belle paysanne a envie
d'aller plus loin, nous la retrouverons demain, ou
plutôt elle nous retrouvera ; alors elle me donnera
signe d'existence, et je verrai ce que j"aurai à faire.
— En vérité, mon cher Albert, dit Franz, vous êtes
sage comme Nestor et prudent comme Ulysse, et si
\otre Circé parvient à vous changer en une bête quel-
conque, il faudra qu'elle soit bien adroite ou bien
puissante.
Albert avait raison : la belle inconnue avait résolu
sans doute de ne pas pousser plus loin l'intrigue ce
jour là: car. quoique les jeunes gens fissent encore
plusieurs tours, ils ne revirent pas la calèche qu'ils
cherchaient des yeux : elle avait disparu sans doute
par une des rues adjacentes. Alors ils revinrent au
palais Rosf.oli : mais le comte aussi avait disparu avec
le domino bleu ; les deux fenêtres tendues en damas
jaune continuaient, au reste, d'être occupées par des
personnes qu'il avait sans doute invitées.
En ce moment la même eloche qui avait sonné Fou-
verture de la mascherata sonna la retraite; la fie du
Corso se rompit aussitôt, et en un instant toutes les
voilures disparurent dans les rues transversales. Franz
— 156 —
et Albert étaient en ce moment en face de la via délie
Maratte; le cocher TenËia sons rien dire, et saunant
la place d'Espagne en longeant le palais Rospoli. il
s'arrêta devant l'hôtel. iJaitre Pastrini vint recevoir
ses hùKs sur le seuil de la porte.
Le premitrrsoin de Fi anz fut de s'informer du comte
et d'exprimer le regret de ne l'avoir pas repris à
temps: mais Pastrini le rassura, en lui disant que le
comiede Monte-Cristo avait commandé une seconde
voitur^" pour lui. et que cette voiture était allée le
chercher à quatre heures au palais Rospoli. 11 était
en outre chargé de sa part d'offrir aux deux amis la
clef de sa loge au théâtre Ârgentino. Franz interrogea
Albert sur ses dispositions: mais Albert avait de
grands projets à mettre à exécution avant de pensera
aller au théâtre. En conséquence, au lieu de répondre,
il s'informa si maître Pastrini pourrait lui procurer un
tailleur.
— Un tailleur, demanda l'hôte, et pourquoi faire ?
— Pour nous faire d'ici à demain des habits de pay-
sans romains aussi élégants que possible, dit Albert.
Maître Pastrini secoua la tète.
— Vous faire dïciàdemain deux habits ! s'écria-t-il:
voilà bien, j'en demande pardon à Vos Excellences.
une demande à la française. D; ui habits, quand d'ici
à huit jours vous ne trouveriez pas un tailleur qui
consentit à coudre six boutons à un gilet, lui payas-
siez-vous c"s boutons un écu la pièce. — Alors il faut
donc renoncer a se procurer les habits que je désire?
Non. parce que nous aurons ces habits tout faits.
Laissez-moi m'occuper de cela, et demain vous trou-
verez en vous éveillant une collection de chapeaux,
de vestes et de culottes dont vous serez satisfaits. —
iîon cher, dit Franz à Albert, rapportons-nous-en à
notre hôte, il nous a déjà prouvé qu'il était homme
— 157 —
de ressources : dînons donc tranquinetn?nt, et après
le dîner allons \oir l'Italienne à Alger. — Ya pour
l'Italienne à Affjer^ dit Aib?rt : mais songi'z, maître
Paslrini. que moi et monsieur, continua -t-il en dési-
gnant Franz, nous mettons ia plus h.iute importance
à avoir demain les habits que nous vous avons de-
mandés.
L'aubergiste affirma une dernière fois à ses hôtes
qu'ils n'avaient à s'inquiéter de rien et qu'ils seraient
servis à leurs souhaits ; sur quoi Franz et Albert re-
montèrent pour se débarrasser de leurs costumes de
paillasse. Albert, en dépouillant le sien, serra avec le
plus grand soin son bouquet de violettes : c'était son
signe de reconnaissance pour le lendemain. Les deux
amis se mirent à table ; mais, tout en dînant, Albert
ne put s'empêcher de remarquer la différence notable
qui existait entre les mérites respectifs du cuisinier de
maître Pastrini et de celui du comte de Monte-Cristo.
Or la vérité força Franz davouer, malgré les prévenî
lions qu'il paraissait avoir contre le comte, que le
parallèle n'était point à l'avantage du chef de maître
Pastrini.
Au dessert, le domestique s'informa de l'heure à
laquelle les jeunes gens désiraient la voiture. Albert
et Franz se regardèrent, craignant véritablement d'être
indiscrets. Le domestique les comprit.
— Son Excellence le comte de Monte-Cristo, leur
dit-il. a donné des ordres positifs pour que la voiture
demeurât toute la journée aux ordres de Leurs Sei-
gneuries; Leurs Seigneuries peuvent donc en disposer
sans craindre d'être indiscrètes.
Les jeunes gens se résolurent de profiter jusqu'au
bout de ia courtoisie du comte, et ordonnèrent d'at-
teler, tandis qu'ils allaient substituer une toilette du
soir à leur toilette de la journée, tant soit peu froissée
~ 158 —
par les combats nombreux auxquels ils s'étaient livrés.
Cette précaution prise, ils se rendirent au théâtre Ar-
gentina. et s'installèrent dans la loge du comte.
Pendant le premier acte, la comtesse G*** entra
dans la sienne : son premier ngard se dirigea du côté
où la veille elle avait vu le comte, de sorte qu'elle
aperçut Franz et Albert dans la loge de celui sur le
compte duqu. 1 elle avait exprimé, il y avait vingt-
quai re heures, à Franz, une si étrange opinion.
Sa lorgnette était dirigée sur lui avec un tel acharne-
ment, que Franz vit bien qu'il v aurait de la cruauté
à tarder plus longlcir.ps de satisfaire sa curiosité.
Aussi, usant du privilège accordé aux spectateurs des
théâtres italiens, qui consiste à faire des salles de
spectacles leurs salons de réception, les deux amis
quitterent-ils leur loge pour aller présenter leurs
hommages à la comtesse. A peine furent-ils entrés
dans sa loge quelle fit signe à Franz de se mettre à
la place d'honneur ; Albert, à son tour, se plaça der-
rière elle.
— Eh bien ! dit-elle, donnant à peine à Franz le
temps de s'asseoir, il paraît que vous n'avez rien eu
de plus pressé que de faire connaissance avec le nou-
veau lord Ruthwen, et que vous voilà les meilleurs
amis du monde? — Sans que nous soyons si avancés
que vous le dites, dans une intimité réciproque, je ne
puis nier, madame la comtesse, répondit Franz, que
nous n'ayons toute lajournée abusé de son obligeance.
— Comment . toute la journée ? — Ma foi. c'est le
mot : ce matin nous avons accf>pté son déjeuner:
pendant toute la mascherata nous avons couru le
Corso dans sa voiture, enfin ce soir nous venons au
spectacle dans sa loge. — Vous le connaissiez donc?
— Oui et non. — Comment cela ? — C'est toute une
longue histoire. — Que vous me raconterez ? — Elle
— 159 —
vous ferait trop peur. — Raison de plus. — Attendez
au moins que cette histoire ait un dénoùment. — Soit,
j'aime les histoires complètes. En allendant. comment
vous êtes-vous trouvé en contact? qui vous a présenté
à lui? — Personne ; c'est lui au contraire qui s'est
fait présenter à nous hier soir, en vous quittant. —
Par quel intermédiaire? — Oh ! mon Dieu ; par l'in-
termédiaire très-prosaïque de notre hôte. — Il loge
donc hôtel de Londres, comme vous? — Non-seule-
ment dans le même hôtel, mais sur le même carré. —
Comment s"appelle-t-il? car sans doute vous savez son
nom. — Parfaitement : le comte de Monte-Cristo. —
Qu'est-ce que ce nom-là? ce n'est pas un nom de race.
— Non, c'est le nom d'une île qu'il a achetée. — Et
il est comte ? — Comte toscan. — Enfin, nous avale-
rons celui-là comme les autres, reprit la comtesse qui
était d'une des plus vieilles familles des environs de
Venise. Et quel homme est-ce d'ailleurs ? — Deman-
dez au vicomte de IVîorcerf. — Vous entendez, mon-
sieur ? on me renvoie à vous, dit la comtesse. — Nous
serions difnciles si nous ne le trouvions pas charmante
madame, répondit Albert ; un ami de dix ans n'eùt
pas fait pour nous plus qu'il n'a fait, et cela avec une
grâce, une délicatesse, une courtoisie qui indiquent
véritablement un homme du monde. — Allons, dit la
comtesse en riant, vous verrez que mon vampire sera
tout bonnement quelque nouvel enrichi qui veut se
fair- pardonner ses millions, et qui aura pris le regard
de Nara pour qu'on ne le confonde pas avec M. de
Rothschild. Et elle, l'avez-vous vue? — Qui, elle?
demanda Franz en souriant. — La belle Grecque
d'hier. — Non. Nous avons, je crois bien entendu
le son à.i' sa guzla , mais elle est restée parfaite-
ment invisible. — C'est-à-dire . quand vous dites
invisible, mon cher Franz, dit Albert, c'est tout bon-
— 160 —
nemcDt pour faire du mystérieux. Pour qui prenee-
vous ce domino bleu qui était à la fenêtre tendue de
damas blanc au palais Rospoli ? — Le comte avait
donc trois fenêtres au palais Rospoli ? — Oui. Étes-
vous passée rue du Cours ? — Sans doute. Qui n'est
point passé rue du Cours, aujourd'hui? — Eh bien !
avez-vous remarqué deux fenêtres tendues de damas
jaune et une fenêtre tendue de damas blanc, avec une
croix rouge ? Ces trois fenêtres étaient au comte. —
Ah çà ! mais c'est donc un nabab que cet homme ?
Savez-vousce que valent trois fenêtres comme celles-là
pour huit jours de carnaval, et du palais Rospoli,
c'est-à-dire dans la plus belle situation du Corso ? —
Deux ou trois cents écus romains ? — Dites deux ou
trois mille. — Ah diable ! — Et est-ce son île qui lui
fait ce beau revenu? — Son île. elle ne rapporte pas un
bajocco. — Pourquoi l'a-t-il achetée alors? — Par
fantaisie. — C'est donc un original ? — Le fait est,
dit Albert, qu'il m'a paru assez excentrique. S'il ha-
bitait Paris, s'il fréquentait nos spectacles, je vous
dirais, mon cher, ou que c'est un mauvais plaisant
qui pose, ou que c'est un pauvre diable que la litté-
rature moderne a perdu. En vérité, il a fait hier matin
deux ou trois sorties dignes de Didier ou dAntony.
En ce moment une visite entra , et, selon l'usage ,
Albert céda sa place au nouveau venu, cette circon-
stance , outre le déplacement , eut encore pour résul-
tat de changer le sujet de la conversation. Une heure
après, les deux amis rentraient à Ihôtel. Maître Pas-
trini s'était déjà occupé de leurs déguisements du len-
demain . et il leur promit qu'ils seraient satisfaits de
son intelligi.nte activité.
En effet . le lendemain . à neuf heures , il entrait
dans la chambre de Franz avec un tailleur chargé de
huit ou dix costumes de paysans romains . Les deux
— 161 -
amis en choisirent deux pareils, qui allaie nt à peu
près à leur taille, et chargèrent leur hôte de leur faire
coudre une vingtaine de mètres de rubans à chacun
de leurs chapeaux . et de leur procurer deux de ces
charmantes écharpes de soie aux bandes transversales
et aux vives couleurs . dont les hommes du peuple
dans les jours de fête ont l'habitude de se serrer la
taille.
Albert avait hâte de voir comment son nouvel ha-
bit lui irait ; c'était une veste et une culotte de velours
bleu , des bas à coins brodés , des souliers à boucles
et un gilet de soie. Le jeune homme ne pouvait, au
reste , que gagner à ce costume pittoresque , et
lorsque sa ceinture eut serré sa taille élégante, lorsque
son chapeau, légèrement incliné de côté, laissa re-
tomber sur son épaule des Ilots de rubans, Franz fut
forcé d'avouer que le costume est souvent pour beau-
coup dans la supériorité physique que nous accor-
dons à certains peuples. Les Turcs , si pittoresques
autrefois avec leurs longues robes aux vives couleurs,
ne sont-ils pas hideux maintenant avec leurs redin-
gotes bleues boutonnées et leurs calottes grecques qui
leur donnent l'air de bouteilles de vin à cachet rouge.
Franz fit ses compliments à Albert, qui. au reste, de-
bout devant la glace, se souriait avec un air de satis-
faction qui n'avait rien déquivoque. lis en étaient là
lorsque le comte de Monte-Cristo entra.
— Messieurs , leur dit-il . comme, si agréable que
soit un compagnon de plaisir, la liberté est plus
agréable encore . je viens vous annoncer que pour
aujourd'hui et les jours suivants je laisse à votre dis-
position la voiture dont vous vous êtes servis hier.
Notre hôte a dû vous dire que j'en avais trois ou
quatre en pension chez lui; vous ne m'en pri\ez donc
pas : usez-en librement, soit pour aller à votre plaisir
— 162 —
soit pour Rller à vos affaires. Notre rtnadez-vous , si
nous avons quelque chose à nous dire, sera au palais
Rospoli.
Les deux jeunes gens voulurent lui faire quelques
observaiions, maisiis navaient véritablement aucune
bonne raisoo de refuser une offre qui dailleurs leur
était agréable. Ils finirent donc par accepter.
Le corato de Monte-Cristo resta un quart d"heure à
peu près avec eux. i>srlant do toute chose avec une
facilité extrême. I! était , comme on a déjà pu le re-
marquer, fort au courant de la littérature de tous les
pays. Un coup dœil jeté sur les murailles de son sa-
lon avait prouvé à Franz et à Albert qu'il était ama-
teur de tableaux. Quelques mots sans prétention, qu'il
laissa tomber en passant, leur prouva que les sciences
ne lui étaient pas étrangères , il paraissait surtout
s'être particulièrement occupé de chimie.
Les deux amis n'avaient pas la prétention de rendre
au comte le déjeuner qu'il leur avait donné: c'eût
été une trop mauvaise plaisanterie à lui faire, que de
lui offrir . en échange de son excellente table , l'ordi-
naire fort médiocre de maître Pastrini. Ils le lui
dirent lout franchement et il reçut leurs excuses en
homme qui appréciait leur délicatesse,
Albert était ravi des manier, s du comte, que, sans
sa science , il eût reconnu pour un véritable gentil-
homme. La liberté de disposer entièrement de la voi-
ture le comblait surtout de joie; il avait ses vues sur
ces gracieuses paysannes , et comme elles lui étaient
apparues ia veille dans une voiture fort élégante, il
n'était pas fâché de continuer à paraître sur ce point
avec elles sur un pied d'égalité.
A une heure et demie , les deux jeunes gens des-
cendirent ; le cocher et les laquais avaient eu l'idée
de mettre leurs habits de livrée sur leurs peaux de
— 163 —
bêtes, ce qui leur donnait une tournur» encore plus
grotesque que ia veilie . et ce ((ui leur valut tous les
complirnonts de Franz et d'Albert. Albert avait atta-
ché sentimentalement son bouquet de violettes fanées
à sa boutonnière.
Au premier son de la cloche , ils partirent et se
précipitèrent dans la rue du Cours, par la via Yitto-
ria. Au second tour, un bouquet de violettes fraîches,
parfit d'une calèche chargée de paillassines. et qui nnt
tomber dans la calèche du comte , indiqua à Albert
que, comme lui et son ami. les paysannes de la veille
avaient changé de costume . et que . soit par hasird
soit par un sentiment pareil à celui qui l'avait fait
agir, tandis qu'il avait pr^s galamment leur costume,
elles, de leur côté, avaient pris le sien.
Albert mit le bouquet frais à la place de l'antre :
mais il frarda le bouquet fané dans sa main, et quand
il croisa de nouveau la calèche, il le porta amoureu-
sement à ses lèvres . action qui parut récréer b''au-
coup non-seulement celle qui le lui avait jeté , mais
encore ses folles compagnes. La journée fut non moins
animée que la veille : il est probable même qu'un pro-
fond observateur y eût encore reconnu um^ augmen-
tation de bruit et de gaieté. Un instant on aperçut le
comte à sa fenêtre : mais lorsque la voiture repassa .
il avait déjà disparu.
11 va sans dire que l'échange de coquetterie entre
Albert et la paillassine aui bouquets de violettes dura
toute la journée. Le soir, en rentrant , Franz trouva
une lettre de l'ambassade ; on lui annonçait qu'il au-
rait l'honneur d'être reçu le lendemain par Sa Sain-
teté. A chaque voyage précédent qu'il avait fait à
Rome, il avait sollicité et obtenu la même faveur: et,
autant par religion que par reconnaissance , il n'a-
vait pas voulu toucher barre dans la capitale du
- 164 —
monde chrétien sans mettre son respectueux hom-
mage aux pieds d'un des successeurs de saint Pierr?
qui a donné le rare exemple de tou'es les vertus. Il
ne s'agissait donc pas pour lui . ce jour-là . de songer
au carnaval: car. malgré la bonté dont il entoure sa
grandeur, c'est toujours avec un respect plein de pro-
fonde émotion que Ton s'apprête à s'incliner de-
vant ce noble et saint vieillard que l'on nomme Gré-
goire XVI.
En sortant du Vatican. Franz revint droit à l'hôtel,
en évitant même de passer par la rue du Cours. Il em-
portait un trésor de pieuses pensées, pour lesquelles
le contact des folles joies de la mascherata eût été une
profanation. A cinq heures dix minutes. Albert ren-
tra. 11 était au comble de la joie ; la paillassine avait
repris son costume de paysanne , et en croisant la ca-
lèche d'Albert elle avait levé son masque : elle était
charmante.
Franz fit à Albert ses compliments bien sincères :
il les reçut en homme à qui ils sont dus. Il avait re-
connu , disait-il , à certains signes d'élégance inimi-
table , que sa belle inconnue devait appartenir à la
plus haute aristocratie. Il était décidé à lui écrire le
lendemain.
Franz, tout en recevant cette confidence, remarqua
qu'Albert paraissait avoir quelque chose à lui de-
mander. et que cependant il hésitait à lui adresser
cette demande. Il insista, en lui déclarant d'avance
qu'il était prêt à faire, au profit de son bonheur, tous
les sacrifices qui seraient en son pouvoir. Albert se
fit prier tout juste le temps qu'exigeait une amicale
politesse; puis enfin il avoua à Franz qu'il lui ren-
drait service en lui abandonnant pour le len lemain la
calèche à lui tout seul.
Albert attribuait à l'absence de son ami l'extrême
— les —
bonté qu'avait eue la belle paysanne de soulever son
masque. On comprend que Franz n'était pas assez
égoïste pour arrêter Albert au milieu dune aventure
qui promettait à la fois d'être si agréable pour sa cu-
riosité et si flatteuse pour son amour-propre. Il con-
naissait assez la parfaite indiscrétion de son digne
ami pour être sur qu'il le tiendrait au courant des
moindres détails de sa bonne fortune : et , comme
depuis deui ou trois ans qu'il parcourait l'Italie en
tous sens . il n'avait jamais eu la chance même dé-
baucher semblable intrigue pour son compte , Franz
n'était pas fâché d'apprendre comment les choses se
passaient en pareil cas. Il promit donc à Albert qu'il
se contenterait, le lendemain, de regarder le spectacle
des fenêtres du palais Rospoli.
En effet , le lendemain il vit passer et repasser Al-
bert. Il avait un énorme bouquit que sans doute il
avait chargé d'être le porteur de son épître amoureuse.
Cette probabilité se changea en certitude quand Franz
revit le même bouquet, remarquable par un cercle de
camélias blnncs. entre les mains d'une charmante
paillassine habillée de satin rose. Aussi le soir ce
n'était plus de la joie, c'était du délire. Albert ne
doutait pas que la belle inconnue ne lui répondît par
la même voie. Franz alla au-devant de ses désirs en
lui disant que tout ce bruit le fatiguait . et qu'il était
décidé à employer la journée du lendemain à revoir
son album et à prendre des note.-;. Au reste, Albert ne
s'était pas trompé dans sos pré\isions : le lendemain
au soir, Franz le vit entrer d'un seul bond dans sa
chambre, secouant triomphalement un carré de papier
qu'il tenait par un de ses angles.
— Eh bien ! dit-il. m'étais-je trompé ? — Elle a ré-
pondu ? s'écria Franz. — Lisez.
Ce mot fut prononcé par une intonation impossible
À rendre. Fianz prit le billet et lut ;
— 166 —
(. Mardi soir, à sept heures. dcsccDdez de votre voi-
ture en face de la via dfi Pontifici. et suivez la paysanne
romaine qui vous arrachera votre moccoletlo. Lorsque
vous arriverez sur la première marche de l'église Saa-
Giacomo, ayez soin , pour qu'elle puis.ie vous recon-
naître , de nouer un ruban rose sur Tépaule de votre
costume de paillasse.
« D'ici là vous ne me reverrez plus.
» Constaucc et discrétion. »
— Eh bien î dit-il à Franz, lorsque celui-ci eut ter-
miné cette lecture, que pensez-vous de cela, cher ami?
— Jlais je pense, répondit Franz, que la chose prend
tout le caractère d'une aventure Tort agréable. — C'est
mon avis aussi, dit Albert, et j'ai grand'peur que vous
n'alliez seul au bal du duc de Bracciano.
Franz et Albert avaient reçu le matin même chacun
une inxitalion du célèbre banquier romain.
— Prenez garde, mon cher Albert dit Franz, toute
l'aristocratie sera chez le duc , et si votre belle incon-
nue est véritablement de i'arislocrati , elle ne pourra
se dispenser d'y paraître. — Qu'elle y paraisse ou non,
je maintiens mon opinion sur elle, continua Albert.
Vous avez lu le billet; vous savez la pauvre éducation
que reçoi\eut en Italie ks femmis du Mczzo ciio ( on
appelle ainsi la bourgeoisie); eh bien ! relisez ce billet,
examinez l'écriture , et cherchez moi une faute ou de
langue ou d'orthographe.
En effet, l'écriture était charmante et l'orthographe
irréprochable.
— Vous êtes prédestiné . dit Franz à Albert en lui
rendant pour la seconde fois le billet. — Riez tant que
vous voudrez, plaisantez tout à votre aise, reprit Al-
bert, je suis amoureux. — Oh ! mon Dieu, vous m'ef-
frayez, s'écria Franz, et je vois que non-seulement
j'irai seul au bai du duc de Bracciano^ mais encore que
— 167 —
je pourrai bien retourner seul à Florence. — Le fait
est que si mon innonnue est aussi aimable quelle est
belle . je vous déclare que je me fixe à Rome pour six
semaines au moins. J'adore Rome, et d'ailleurs j'ai
toujours eu un goût marqué pous l'archéologie. —
Allons, encore une rencontre ou deux comme celle-là,
et je ne désespère pas do vous voir membre de l'Aca-
démie des inscriptions et belles-lettres.
Sans doute Albert allait discuter sérieusement ses
droits au fauteuil acadéiiiique, maison vint annoncer
aux jeunes gens qu'ils étaient servis. Or, l'amour
chez Albert n'était nullement contraire à rappélit.
Il s'empressa donc, ainsi que sou ami. de se mettre
à table quitte à repri.'ndre la discussion après le
dîner.
Après le dîner, on annonça le comte de IVIonte-
Cristo. Depuis diux jours les jeunes gens ne l'avaient
pas aperçu. Une alVaire, avait dit maître Pastrini, la-
vait appelé à CiNita-Vecchia. Il était parti la veille au
soir, et se trouvait de retour depuis une heure seule-
ment. Le comte fut charmant. Soit qu'il observât, soit
que l'occasion névciiiùi point chez lui les fibres acri-
monieuses que certaines circonstances avaient déjà
fait résonner deux ou trois fois dans sis amères jia-
roles, il fut à peu prés comme tout le monde. Cet
homme était pour Franz une véritable énigme. Le
comte ne pouvait douter que le jeune voyageur ne
l'eût reconnu, et cependant, pas une seule parole de-
puis leur nouvelle rencontre ne semblait indiquer
dans sa bouche qu'il se rappelât l'avoir ^u ailleurs.
De son côté, quelque envie (lueùt Franz de faire allu-
sion à leur première entrevue, la ereiute dètre dés-
agréable à un homme qui l'avait comblé, lui et son
ami, de prévenances, le retenait ; il continua dcac de
rester sur ia même réserve que lui.
— 168 —
Le conile avait appris que les deux amis avaient
voulu faire prendre une loge dans le théâtre Argen-
tina, et qu'on leur avait répondu que tout était loué.
En conséquence, il leur apportait la clef de la sienne:
du moins c'était le motif apparent de sa visite. Franz
et Albert firent quelques difficultés, alléguant la
craint? de l'en priver lui-même : mais le comte leur
répondit qu'allant ce soir-là au théâtre Palli, sa loge
au théâtre Argentina serait perdue s'ils n'en pro-
fitaient pas.
Cette assurance détermina les deux amisà accepter.
Franz s'était peu à peu habitué à cette pâleur du
comte qui l'avait si fort frappé la première fois qu'il
l'avait vu. il ne pouvait s'empèch.^r de rendre justice
à la beauté de sa tête sévère, dont la pâleur était
le seul défaut ou peut-être la principale qualité. Véri-
table héros de Byron. Franz ne pouvait, nous ne di-
rons pas le voir, mais seulement songer à lui sans
qu'il s^' représentât ce visage sombre sur les épaules
deManfred ou sous la toque de Lara. Il avait ce pli
du front qui indique la présence incessante d'une
amèrc pensée: il avait ces yeux ardents qui lisent au
plus profond des âmes: il avait cette lèvre hautaine
et moquease qui donne aux paroles qui s'en échappent
ce caractère particulier qui fait qu'elles se gravent
profondément dans la mémoire de ceux qui les
écoutent.
Le comte n'était plus jeune ; il avait quarante ans
au moins, et cependant on comprenait à merveille
qu'il était fait pour l'emporter sur les jeunes gens
avec lesquels il se trouverait. En réalité, c'est que,
par une dernière ressemblance avec les héros fantas-
tiques du poète anglais, le comte semblait avoir le
don de la fascination.
Albert pe tarissait pas sur le bonheur que lui et
— 169 —
Franz avaient eu de rencontrer un pareil homme i
Franz était moins enthousiaste, et cependant il subis-
sait l'influence qu'exerce tout homuin supérieur sur
l'esprit de ceux qui l'eutourent. Il pensait à ce projet
qu'avait déjà d,-ux ou trois fois manifesté le comte
d'aller à Paris, et il ne doutait pas qu'avec son carac-
tère excentrique, son visajre caractérisé et sa fortune
colossale, le comte n'y produisit le plus grand effet.
Et cependant il ne désirait pas se trouver à Paris
quand il y viendrait.
La soirée se passa comme les soirées se passent
d'habitude au théâtre en Italie, non pas à écouler les
chanteurs, mais à faire des visites et à causer. La
comtesse G... voulait ramener la conversation sur le
comte: mais Franz lui annonça qu'il avait quelque
chose de beaucoup plus nouveau à lui apprendre ; et
malgré les démonstrations de fausse modestie aux-
quelles se livra Albert, il raconta à la comtesse le
grand événement qui, depuis trois jours, formait l'ob-
jet de la préoccupation des deux amis.
Comme ers intrigues ne sont pas rares enTlalie, du
moins s'il faut en croire les voyageurs, la comtesse ne
fit pas le moins du monde l'incrédule, et félicita Al-
bert sur les commencements d'une aventure qui pro-
mt'ltait de se terminer d'une façon si satisfaisante. On
se quitta en se ijromettant de se retrouver au bal du
duc de Bracciano, auquel Rom*' entière était invitée.
La dame au bouquet tint sa promesse : ni le lende-
main ni le surlendem-iin elle ne donna à Albert signe
d'existence.
Enfin arriva le mardi, le dernier et le plus bruyant
des jours de carna\al. Le mardi, les théâtres s'ouvrent
à dix heures du matin: car, pas-é huit heures du soir,
on entre dans le carême. Le mardi, tout ce qui, faute
de temps, d'argent ou d'enthousiasme, n'a pas pris
lU. 12
— ttD —
part encore aux fêtes précédentes, se raéle à la bac-
chanale, se laisse entraîner par l'orj^ie et apporte sa
part de bruit et de mouvement au mouvement et au
bruit général, depuis deux heures jusqu'à cinq heu-
res. Franz et Albert suinrent la file, échangeant des
poignées de confetti avec les voitures de la SIe oppo-
sée et les piétons qui circulaient entre les pieds de*
chevaux, entre les roues des carrosses, sans qu'il sur-
vint au milieu de cette affreuse cohue un seul accident,
une seule dispute, une seule rixe. Les Italiens sont le
peuple par excellence sous ce rapport. Les fè'cs sont
pour eux de véritables fêles. L'aut' ur de cette histoire,
qui a habité l'Italie cinq ou six ans, ne se rappelle pas
avoir vu jamais une solennité troublée par un seul
de ces événements qui servcul toujours de corollaire
aux nôtres.
Albert triomphait dans son costume de paillasse.
Il avait sur l'épaule un nœud de ruban rose, dont les
extrémités lui tombaient jusqu'aux jarrets pour n'a-
mener aucun ■ confusion entre lui et Franz. Celui-ci
avait conservé son habit de paysan romain.
Plus la journée s'avançait, plus le tumulte devenait
grand : il n'y avait pas sur tous ces pavés, dans toutes
ces voilures, à toutes ces fenêtres, une bouche qui
restât muette, un bras qui demeurât oisif; c'était vé-
ritablement un orage humain composé d'un tonnerre
de cris et d'une grêle de dragéi's. de bouquets, d'oeufs,
d'oranges et de fleurs. A trois heures. le bruit de
boites tirées à la fois sur la place du Peuple et au pa-
lais de Venise, perçant à graudpcine cet horrible tu-
multe, annonça que les courses allaient commencer...
Les coursi'S, comme les moccoli. sont un des épi-
sodes particuliers des derniers jours du carnaval. Au
bruit de ces boites, les voitures rompirent à l'instant
tnèuiQ leurs rangs, et se réfugièrent chacune dans la
— 171 —
rue transversale la plus proche de l'endroit où elles se
trouvaient. Toutes ces évolutions se font, au reste,
avec une inconcevable adresse et une merveilleuse
rapidité, et cela sans que la police se préoccupe le
moins du monde d'assigner à chacun son poste ou de
tracer à chacun sa route. Les piétons se collèrent
contre les palais, puis on entendit un grand hruit de
chevaux et de fourreaux de sabre.
Une escouade de car<ibiniers sur quinze de front
parcourait au galop et dans toute sa largeur la rue du
Cours quelle balayait pour faire place aux barberi.
Lorsque l'escouade arriva au palais de Venise, le re-
tenlissoment d"une autre batterie de boîtes annonça
que la rue était libre.
Presque aussitôt, au milieu d'une clameur immense,
universelle, inouïe, on vit passer comme des ombres
sept ou huit chevaux excités par les clameurs de trois
cent mille personnes et par les châtaignes de fer qui
leur bondissent sur le dos; puis le canon du château
Saint-Ange tira trois coups : c'était pour annoncer
que le numéro trois avait gagné.
Aussitôt, sans autre signal que celui-là, 1rs voilures
se mirent en mouvement, refluant vers le Corso, dé-
bordant par toutes les rues comme des torrents un
instant contenus qui se rejettent tous ensemble dans
le lit du fleuve qu'ils alimentent, et le flot immense
reprit 'plus rapide que jamais son cours entre les
deux rives de granit. Seulement un nouvel élément
de bruit et de mouvement s'était encore mêlé à cette
foule : les marchands de moccoli \enaient d'entrer en
scène.
Les moccoli ou moccoletti sont des bougies qui
varient de grosseur, depuis le cierge pascal jusqu'au
rat de cave, ci, qui c eilleul chez les acteurs delà
grande scène qui termine le carnaval romain deux
— 172 —
préoccupations opposées : 1° cellede conserver allumé
son raoccoletto, 2° celle d'éteindre le moccoletto des
autres.
11 en est du moccoletto comme de la vie ; l'homme
n'a encore trouvé qu'un moyen de la transmettre, et
ce moyen, il le tient de Dieu. Mais il a découvert
mille moyens de l'uter ; il est vrai que pour cette su-
prême opération le diable lui est quelque peu venu
en aide.
Le moccoletto s'allume en l'approchant d'une lu-
mière quelconque. Mais qui décrira les mille moyens
inventés pour éteindre le moccoletto, les soufllcls gi-
gantesques, leséteignoirs monstres, les éventails sur-
humains? Chacun se hâta donc d'acheter des mocco-
letti, Franz et Albert comme les autres.
La nuit s'approchait rapidement, et déjà, au cri de :
Moccoli! répété par les voix stridentes d'un millier
d'industriels, deux ou trois étoiles commencèrent à
briller au-dessus de la foule. Ce fut comme un signal.
Au bout de dix minutes, cinquante mille lumières
scintillèrent, descendant du palais de Venise à la
place du Peuple, et remontant de la place du Peuple
au palais de Venise. On eût dit la fête des feux fol-
lets. On ne peut se faire aucune idée de cet aspect si
on ne l'a pa-^ vu.
Supposez toutes les étoiles se détachant du ciel et
venant se mêler sur la terre à une danse insensée ; le
tout accompagné de cris comme jamais oreille hu-
maine n"en a entendu sur le reste de la surface du
globe.
C'est en ce moment surtout qu'il n'y a plus de dis-
tinction sociale. Le facchino s'allacho au prince, le
prince au Trastévérin. le Trastévérin au bourgeois,
chacun soufflant, éteignant, rallumant. Si le vieil Eole
apparaissait en ce moment, il serait proclamé roi des
— 173 —
moccoli, [H Aquilon héritier présomptif de la cou-
ronne.
Cette course folle et flamboyante dura deux heures
à peu près; la rue du Cours était éclairée comme en
plein jour, on distinguait les traits des spectateurs
jusqu'au troisième et quatrième étage. De cinq minu-
tes en cinq minutes. Albert tirait sa montre; enfin
elle marqua sept heures. Les deux amis se trouvaient
justement à la hauteur de la via dei Pontcfici: Albert
sauta à bas de 'a calèche, son moccoletto à la main.
Deux ou trois masques voulurent s'approcher de lui
pour l'éteindre ou le lui arracher; mais, en habile
boxeur, Albert les envoya les uns après les autres
rouler à dix pas de lui. continuant sa course vers l'é-
glise San-Giacomo. Les degrés étaient chargés de
curieux et de masques qui luttaient à qui s'arracherait
le flambeau des mains. Franz suivait des yeux Albert,
et le vit mettre le pied sur la première marche.
Presque aussitôt un masque portant le costume bien
connu de la paysanne au bouquet allongea le bras,
et, sans que cette fois il fît aucune résistance, lui en-
leva le moccoletto.
Franz était trop loin pour entendre les paroles
qu'ils échangèrent: mais sans doute elles n'eurent
rien d'hostile, car il vit Albert et la paysanne s'éloi-
gner bras dt'ssus. bras dessous. Quelque temps il les
suivit 8u milieu de la foule, mais à la via Macello il
les perdit de vue.
Tout à coup le son de la cloche qui donne le signal
de la clôlure du carnaval retentit, et au même instant
tous les moccoli s'éteignirent comme par enchante-
ment. On eût dit qu'une seule et immense bouffée de
vent avait tout anéanti. Franz se trouva dans l'obscu-
rité la plus profonde.
Du même coup, tous les cris cessèrent, comme si
— 174 —
le souffle puissant qui avait emporté les lamièrcs
emportait eu même temps le bruit. On nentendit plus
que le roulement des carrosses qui ramenaient les
masques chez eux ; on ne vit plus que les rares lu-
mières qui brillaient derrière les fenêtres.
Le carnaval était iSni.
VIII. — Les calacombes de Sainl-Sébaslien.
Peut-être, de sa vie, Franz n'avait-il éprouvé une
impression si tranchée, un passage si rapide de la
gaieté à la tristesse, que dans ce moment: on eût dit
que Rome, sous le .souffle magique de quelque démon
(le la nuit, venait de se changer tn un vaste tombeau.
Par un hasard qui ajoutait encore à l'intensité des
ténèbres, la lune, qui était dans sa décroissance, ne
devait se lever que vers les onze heures du soir; les
rues que le jeune homme traversait étaient donc plon-
gées dans la plus profonde obsurilé. Au reste, le trajet
était court; au bout de dix minutes, sa voiture
ou plutôt celle du comte sarrêia devant l'hôtel de
Londres.
Le dîner attendait; mais comme Albert avait pré-
venu qu'il ne comptait pas rentrer de sitôt, Franz se
mit à table sans lui. Maître Pastrini qui avait Thabi-
tude de les voir diner ensemble, s'informa des causes
de son absence; mais Franz se contenta de répondre
(juAiberi avait reçu la surveille une invitation à la-
quelle il s'était rendu. L'extinction subite des mocco-
letti, cette obscurité qui avait reuiplacé la lumière,
ce silence qui avait succédé au bruit, avaient laissé
dans l'esprit de Franz une certaine tristesse qui n'é-
tait pas exempte d'inquiétude. Il dina fort silencieu-
— 175 —
sèment, malgré TofTicieuse sollicitude de son hôte, qui
entra deux ou trois fois pour s'informer s"il n'avait
besoin de rien.
Franz était résolu à attendre Albert aussi tard que
possible. 11 demanda donc la voiture pour onze heures
seulement, en priant maître Pastrini de le faire pré-
venir à l'instant mênie. si Albert repassait par l'hôtel
pour quelque chose que ce fût. A onze heures, Albert
n'était pas rentré. Franz s'habilla et partit, en préve-
nant son hôte qu'il passait la nuit chez le duc de Brac-
ciano.
La maison du duc de Bracciano est une des plus
charmantes maisons de Rome : sa femme une des der-
nières héritières des Colonna. en fait les honneurs
d'une façon parfaite : il en résulte que les fêtes qu'il
donne ont une célébrité européenne. Franz et Albert
étaient arri\ es à Rome a^ec des lettres de recomman-
dation pour lui : aussi sa première question fut-elle
pour demander à Franz ce quêtait devenu son compa-
gnoii de voyage. Franz lui répondit qu'il l'avait quitté
au moment où on allait éteindre les moccoli, et qu'il
l'avait perdu de vue à la ^ia Macello.
— Alors il n'est pas rentré ? demanda le duc. — Je
l'ai attendu jusqu'à cette heure, répondit Franz.— Et
savez-vous où il allait? — Non. pas précisément;
cependant je crois qu'il s'agissait de quelque chose
comme un rendez-vous. — Diable! dit le duc, c'est un
mauvais jour, ou plutôt c'est une mauvaise nuit pour
s'attarder, n'est-ce pas, madame la comtesse ?
Ces derniers mots s'adressaient à la comtesse G***
qui venait d'arriver et qui .se promenait au bras de
M. Torlonia, frère du duc
— Je trouve au contraire que c'est une charmante
nuit, répondit la comtesse; et ceux qui sont ici ne se
plaindront que d'une chose, ce qu'elle passera trop
— 176 —
vite. — Aussi, reprit le duc en souriant, je ne parle
pas des personnes qui sont ici ; elles ne courent d'au-
tres dangers, les hommes que de devenir amoureux
de vous, les femmes de tomber malades de jalousie
en vous voyant si belle ; je parle de ceux qui courent
les rues de Rome. — Eh ! bon Dieu, demanda la com-
tesse, qui court les rues de Rome à cette heure-ci, à
moins que ce ne soit pour aller au bal ? — Notre ami
Albert de Morcerf, madame la comtesse, que j"ai
quitté à la poursuite de son inconnue vers les sept
heures du soir, dit Franz, et que je nai pas revu de-
puis. — Comment ! et vous ne savez pas où il est? —
Pas le moins du monde. — Et a-t-il des armes ? — Il
est paillasse. — Yous n'auriez pas dû le laisser aller,
dit le duc à Franz, vous qui connaissez mieux Rome
que lui. — On ! bien oui. autant aurait valu essayer
d'arrêter le numéro trois des barberi qui a gagné
aujourdhui le prix de la course, répondit Franz; et
puis, d'ailleurs que voulez-vous qu'il lui arrive? — Qui
sait ! la nui* est très-sombre, et le Tibre est bien près
dela\ia Macello.
Franz sentit un frisson qui lui courait dans les
veines, en voyant l'esprit du duc et de la comtesse si
bien d'accord avec ses inquiétudes personnelles.
— Aussi ai-je prévenu à l'hôtel que j'avais l'hon-
neur de passer la nuit chez vous, monsieur le duc, dit
Franz, et on doit venir m'annoncer son retour. —
Tenez, dit le duc. je crois justement que voilà un de
mes domestiques qui vous cherche.
Leduc ne se trompait pas: en apercevant Franz,
le domestique s'approcha de lui.
— Excellence, dit-il, le maître de l'hôtel de Londres
vous fait prévenir qu'un homme vous attend chez lui
avec une lettre du vicomte de Morcerf. — Avec une
lettre du vicomte? s'écria Fran2. — Oui. — Et quel
— 177 —
est cet homme? — Je l'ignore. — Pourquoi . n'est-il
point venu me l'apporter ici? — Le messager ne m'a
donné aucune explication.
— Et ouest le messager? — Il est parti aussitôt
qu'il m'a vu entrer dans la salle du bal pour vous pré-
venir. — Oh! mon Dieu! dit la comtesse à Franz,
allez vite ; pauvre jeune homme, il lui est peut-être
arrivé quelque accident. — Je cours, dit Franz. —
Vous reverrons-nous pour nous donner des nouvelles?
demanda 'la comtesse. — Oui. si la chose n'est pas
grave ; sinon, je ne réponds pas de ce que je vais de-
venir moi-même. — En tout cas. de la prudence, dit
la comtesse. — Oh ! soyez tranquille.
Franz prit son chapeau et partit en toute hâte. 11
avait renvoyé sa voiture en lui donnant l'ordre pour
deux heures: mais, par bonheur, le palais Braceiano,
qui donne d'un cOté rue du Cours, et de l'autre place
des Saints-Apôtres, est à dix minutes de chemin à
peine de l'hôtel de Londres. En s'approchant de l'hô-
tel, Franz vit un homme debout au milieu de la rue ;
il ne douta pas un seul instant que ce ne fût le mes-
sager d'Albert. Cet homme était lui-même enveloppé
d'un grand manteau. 11 alla à lui; mais.au grand
étonnement de Franz, ce fut cet homme qui lui adressa
la parole le premier.
— Que me voulez-vous, Excellence ? dit-il en faisant
un pas en arrière . comme un homme qui désire de-
meurer sur ses gardes. — N'est-ce pas \ous. demanda
Franz, qui m'apportez une lettre du vicomte de Mor-
cerf ? — C'est Votre Excellence qui loge à l'hôtel de
Pastrini ? — Oui. — C'est Votre Excellence qui est le
compagnon de voyage du vicomte ? — Oui. — Comment
s'appelle Votre Excellence? — Le baron Franz d'Epi-
nay. — C'est bien à Volr.e Excellence alors que cette
lettre est adressée. — Y a-t-il une réponse ? demanda
— 178 —
Franz en lui prenant la lettre des mains. — Oui, du
moins \o(re ami l'espère bien. — Montez ehez moi
alors, je vous la donnerai. — J'aime mieux l'attendre
ici , dit en riant le messager. — Pourquoi cela ? —
Votre Excellence comprendra la chose quand elle aura
lu la lettre. — Alors je vous retrouverai ici? — Sans
aucun doute.
Franz rentra ; sur l'escalier, il rencontra maître
Pastrini.
— Eh bien? lui dcmanda-t-il. — Eh bien! quoi?
répondit Franz. — Vous avez vu l'homme qui désirait
vous parler de la part de votre ami '! demanda-t-il à
Franz. — Oui. je lai vu, répondit celoi-ci, et il m'a
remis cette lettre. Faites allumer chez moi, je vous prie.
L'aubf rgiste donna l'ordre à un domestique de pré-
céder Franz avec une bougie. Le jeune homme avait
trouvé à maître Pastrini un air fort effaré , et cet air
ne lui avait donné qu'un désir plus grand de lire la
lettre d'Albert : il s'approcha de la bougie aus.silôt
qu'elle fut allumée, et déplia le papier. La lettre était
écrite de la main d'Albert, et signée de lui. Franz la
relut deux fois, tant il était loin de s'attendre à ce
qu'elle contenait. La voici textuellement reproduite :
« Cher ami,
» Aussitôt la présente reçue, ayez l'obligeance de
prendre dans mon portefeuille, que vous trouverez
dans le tiroir carré du secrétaire , la lettre de crédit;
joignez-y la vôire, si elle n'est pas suffisante. Courez
chez Torlonia, prenez-y à l'instant même quatre mille
piastres et remellez-ks au porteur. Il est urgent que
cette somme me soit adressée sans aucun retard. Je
n'insiste pas davantage, comptant sur vous comme
yous pourriez compter sur moi.
» P. S.l hehe\e now to italian banditti.
» Votre ami,
» Albèbt db Morcehf. »
— 179 —
Au-dessous de ces lignes étaient écrits d'une main
étrangère ces quelques mois italiens :
« Se allé sei délia matlina le quatlro. mille piastre
non sono nelle mie mani , aile setle, il conte Alberto
avra cessato di virere '.
» LciGi Vamp A. »
Cette seconde signature expliqua tout à Franz, qui
comprit la répugnance du messager à monter chez lui;
la rue lui paraissait plus sûre que la chambre de
Franz. Albert était tombé entre les mains du fameux
chef de bandits à l'existence duquel il s'était si long-
temps refusé de croire.
11 n'y a^ait pas de temps à perdre. Il courut au se-
crétaire . l'ouvrit, dans le tiroir indiqué trouva le
portefuciîle, et dans le' portefeuille la lettre de crédit :
elle était en tout de six mille piastres; mais sur ces
six mille piastres Albert en a\ait déjà dépensé trois
mille. Quant à f ranz , il n'avait aucune lettre de cré-
dit ; comme il habitait Florence, et qu'il était venu à
Rome pour y passer sept à huit jours seulement, il
avait prib une centaine de louis , et de ces cent louis,
il lui en restait cinquante tout au plus. 11 s'en fallait
doue de sept ou huit cents piastres pour qu'à eux deux
Franz et Albert pussent réunir la somme demandée. Il
est vrai que Franz pouvait compter, dans un cas pa-
reil, sur l'obligeance de MM. Torlonia. 11 se préparait
donc à retourner au palais Bracciano sans perdre un
instant, quand tout à coup une idée lumineuse tra-
versa son esprit.
Il songia au comte de Monte-Cristo. Franz allait
donner l'ordre qu'on lui fît venir maître Pastrini,
' 0 Si, à six heures du matin, les quatre mille piastres ne
sûot point entre mes mains, à sept heures, le vicomte Albert de
Morcerf aura cessé d'exister. »
— 180 —
lorsqu'il le vit apparaître en personne sur le seuil de
sa porte.
— Mon cher monsieur Pastrini. lui dit-il ^^vement,
croyez-vous que le comte soit chez lui? — Oui. Excel-
lence , il vient de rentrer. — A-t-il eu le temps de se
mettre au lit ? — J'en doute. — Alors, sonnez à sa
porte, je vous prie, et demandez-lui pour moi la per-
mission de me présenter chez lui.
Maître Pastrini scmpressa de suivre les instruc-
tions qu'on lui donnait; cinq minutes après, il était de
retour.
-^ Le comte attend Votre Excellence , dit-il.
Franz traversa le carré, un domestique l'introduisit
chez le comte. Il était dans un petit cabinet que Franz
n'avait pas encore vu. et qui était tout entouré de di-
vans. Le comte vint au-devant de lui.
— Eh! quel bon vent vous amène à cette heure?
lui dit- il : viendriez-vous me demander à souper par
hasard ? Ce serait pardieu bien aimable à vous.— Non,
je viens pour vous parler dune affaire grave. — D'une
affaire ! dit le comte en regardant Franz de ce regard
profond qui lui était habituel ; et de quelle affaire? —
Sommes-nous seuls?
Le comte alla à la porte et revint :
— Parfaitement seuls, dit-il.
Franz lui présenta la lettre d'Albert.
— Lisez, lui dit-il. Le comte lut la lettre. — Ah !
ah ! dit-il. — Avez-vous pris connaissance du post-
scriptum? — Oui, dit-il, je vois bien :
« Se aile sei délia mattina le quattro mille piastre
non sono nelle mie mani, aile sette . il conte Alberto
avra ccssato di vivere.
» LriGi Vampa. «
— Que dites-vous de cela ? demanda Franz. — Avez-
Yous la somme qu'on vous a demandée ? — Oui, moins
— 181 —
huit cents piastres. Le comte alla à son secrétaire,
l'ouvrit, et faisant glisser un tiroir plein d"or ; — J'es-
père, dit-il à Franz, que vous ne me ferez pas l'injure
de vous adresser à un autre qu'à moi ? — Vous voyez
au contraire que je suis venu droit à vous, dit Franz.
— Et je vous en remercie ; prenez. Et il fit signe à
Franz de puiser dans le tiroir. — Est-il bien nécessaire
d'envoyer cette somme à Luigi Yampa? demanda le
jeune homme en regardantàson tour fixement le comte.
— Dame ! fit-il, jugcz-cn vous-même, le post-scriptum
est précis. — Il me semble que si vous vous donniez
la peine de chercher, vous trouveriez quelque moyen
qui simplifierait beaucoup la négociation ? dit Franz.
— Et lequel ? demanda le comte étonné. — Par
exemple, si nous all'ons trouver Luigi Vampa en-
semble , je suis sûr qu'il ne nous refuserait pas la li-
berté d'Albert. — A moi ? Et quelle influence voulez-
vous que j'aie sur ce bandit ? — Ne venez- vous pas de
lui rendre un de ces services qui ne s'oublient point ?
— Et lequel ? — Ne venez-vous pas de sauver la vie à
Peppino ? — Ah! ah ! dit ie comte, qui vous a dit
cela ? — Que vous importe ? je le sais.
Le comte resta un moment muet et les sourcils
froncés.
— Et si j'allais trouver Vampa. vous m'accompa-
gneriez ? — Si ma compagnie ne vous était pas trop
désagréable. — Eh bien ! soit: le temps est beau, une
promenade dans la campagne de Rome ne peut que
nous faire du bii n. — Faut-il prendre des armes? —
Pourquoi faire ? — De l'argent? — C'est inutile, Où
est l'homme qui a apporté ce billet? — Dans la rue.
11 attend ia réponse? Oui. — H faut un peu savoir où
nous allons ; je vais l'appeler. — Inutile, il n'a pas
voulu monter. Chez vous, peut-être; mais chez moi il
ne fera pas de difficultés.
— 182 —
Le comte alla à la fenêtre du cabinet qui donnait
sur la rue, et siffla d'une certaine façon. L"homme au
manteau se détacha de la muraille et s'avança jusqu'au
milieu de la rue.
— Salite ! dit le comte du ton dont i! aurait donné
un ordre à son domestique. Le messager obéit sans
retard, sans hésitation, avec empressement même, et.
franchissant les quatre marches du perron, entra dans
l'hôtel. Cinq secondes après il était à la porte du
cabinet. — Ah ! c'est toi, Peppino. dit le comte.
Mais Peppino, au lieu de répondre, se jeta à ge-
noux, saisit la main du comte et y appliqua ses lèvres
à plusieurs reprises.
— Ah ! ah ! dit le comte, tu n'as pas encore oublié
que je fai sauvé la vie ! c"est étrange, il y a pourtant
aujourd'hui huit jours de cela. — Non, Excellence, je
ne l'oublierai jamais, répondit Peppino avec l'accent
d'une profonde reconnaissance. — Jamais ! c'est bien
long, mais enfin c'est déjà beaucoup que tu le croies.
Relève-toi et réponds.
Peppino jeta un coup d'oeil inquiet sur Franz.
— Oh ! tu peux [sarler devant Son Exceilence, dit-il.
c'est un de mes amis. Vous permettez que je vous
donne ce titre ? dit en français le comte en se retour-
nant du côté de Franz; il est nécessaire pour exciter
la confiance de cet homme. — Vous pouvez parler
devant moi, reprit Franz, je suis un ami du comte. —
A la bonne heure, dit Peppino en se retournant à son
tour vers le comte ; que Votre Excellence m'inter-
roge, et je répondrai. — Comment le vicomte Albert
est-il tombé entre les mains de Luigi ? — Excellence ,
la calèche du Français a croisé plusieurs fois celle où
était Teresa. — La maîtresse du chef? — Oui. Le
Fiançais, iui a fait les yeux doux, Teresa .Vc st auiusée
à lui répondre, le Français lui a jelé des bouquets.
— 183 —
elle lui en a rendu , tout cela, bien entendu, du con-
sentement du chef, qui était dans la même calèche. —
Comment! s'écria Franz, Luigi Vampa était dans la
calèche des paysannes romaines? — C'était lui qui con-
duisait, déguisé en cocher, répondit Peppino. — Après?
demanda le comte. — Eh bien ! après, le Français se
démasqua: Teresa. toujours du consentement du chef,
en fit autant: le Français demandé un rendez-vous.
Teresa accorda le rendez-vous demandé ; seulement,
au lieu de Teresa, ce fut Beppo qui se trouva sur les
marches de iéglise San-Giacomo. — Comment ! inter-
rompit encore Franz, cettepajsanne qui lui a arraché
son mcccoletto ?... — C'était un jeune garçon dé
quinze ans, répondit Pcppino. mais il n'y a pas de hon te
pour votre ami à y avoir été pris; Beppo en a attrapé
bien d'autres, allez — Et Bejq)o l'a conduit hors clés
murs? dit le comte. — Justement ; une calèche atten-
dait au bout de la >illa Macello. Beppo est monté
dedans en invitant le Français à !e suivre; il ne se
l'est pas fait dire deux fois. 1! a galamment offert la
droite à Ceppo. s'est placé près de lui. Bepiio lui a
annoncé alors qu'il allait le conduire à une villa située
à une lieue de Rome. Le Frinçais a assuré à Beppo
qu'il était prêt à le suivre au bout du monde. Aussitôt
le cocher a remonté la rue di Ripetta , a gagné la
porte San-Pao'o. et à deux cents pas dans la cam-
pagne, comme le Français devenait trop entreprenant,
ma foi, Beppo lui a mis une paire de pistolets .sur la
gorge ; aussitôt le cocher a arrêté ses chevaux, s'est
retourné sur son siège, et en a fait autant. En même
temps quatre des nôtres qui étaient cochés sur les
bords de lAlmo, se sont élancés aux portières. Le
Français avait bonne envie de se défendre, il a même
un peu étranglé Beppo- à ce que jai entendu dire,
mais 11 n'y avait rien à faire cohlre cinq homme.**
— 184 —
armés, il a bien fallu se rendre, on l'a fait descendre
de voiture, on a suin les bords de la petite rivière ,
et on Ta conduit à Teresa et à Luigi qui l'attendaient
dans les catacombes de Saint-Sébastien. — Eh bien !
mais, dit le comte en se tournant du côté de Franz, il
me semble qu'elle en vaut bien une autre, cette his-
toire ? Qu'en dites-vous, vous (}ui êtes connaisseur ? —
Je dis que je la trouverais fort drôle, répondit Franz,
si elle était arrivée à un autre qu'à ce pauvre Albert. —
Le fait est. dit le comte, que si vous ne m"aviez pas
trouvé là, c'était une bonne fortune qui coûtait un
peu cher à votre ami : mais, rassurez-vous, il en sera
quitte pour la peur. — Et nous allons toujours le
chercher? demanda Franz. — Pardieu ! dautant
plus qu'il est dans un endroit fort pittoresque. Con-
naissez-vous les catacombes de Saint-Sébastien ? —
'Son. je n'y suis jamais descendu, mais je me promet-
tais d'y descendre un jour. — Eh bien ! voici l'occa-
sion toute trouvée, et il sérail difficile d'en rencontrer
une autre meilleure. Avez-vous votre voiture? —
Non. — Cela ne fait rien ; on a l'habitude de m'en
tenir une tout attt^lée. nuit et jour. — Tout attelée? —
Oui, je suis un être fort capricieux : il faut vous dire
que parfois, en me levant, à la fin de mon dîner, au
milieu de la nuil, il m? pr.nd l'envie de partir pour
un point du monde quelconque, et je pars.
Le comte sonna un coup, son valet de chambre
parut.
— Faites sortir la voiture de la remise, dit-il, et
ôtez-en les pistolets qui sont dans les poches; il est
inutile de réveiller le cocher, Ali conduira.
Au bout d'un instant, on entendit le bruit de la
voiture qui s'arrêtait devant la porte. Le comte tira
sa montre.
— Minuit et demi, dit-il, nous aurions pu partir
— 185 —
d'ici à cinq heures du matin et arriver encore à
temps; mais peut-être ce retard aurait-il fait passer
une mauvaise nuit à votre compagnon, il vaut donc
mieux aller tout courant le tirer des mains des infi-
dèles. Etes-vous toujours décidé à m'accompagner ? —
Plus que jamais. — Eh bien, venez alors. — Franz et
le comte sortirent suivis de Peppino. A la porte, ils
trouvèrent la voiture. Ali était sur le siège ; Franz
reconnut l'esclave muet de la grotte de Monte-Cristo.
Franz et le comte montèrent dans la voiture, qui
était un coupé; Peppino se plaça près d"Ali, et l'on
partit au galop. Ali avait reçu ses ordres d'avance ,
car il prit la rue du Cours, traversa le campo Vac-
cino, remonta la strada San-Grcgorio et arrêta à la
porte Saint-Sébastien: là le concierge voulut faire
quelques difficultés, mais le comte de Monte-Cristo
présenta une autorisation du gouverneur de Rome
d'entrer dans la ville et d'en sortir à toute heure du
jour et de la nuit : la herse fut donc levée, le con-
cierge reçut un louis pour sa peine, et Ton passa.
La route que suivait la voityre était lancienne voie
Appienne . toute bordée de tombeaux. De temps en
temps, au clair de la lune qui commençait à se lever ,
il semblait à Franz voir comme une sentinelle se dé-
tacher d'une ruine ; mais aussitôt un signe échangé
entre Peppino et cette sentinelle, elle rentrait dans
l'ombre et disparaissait. Un peu avant le cirque de
Caracalla la voiture s'arrêta , Peppino vint ouvrir la
portière, et le comte et Franz descendirent.
— Dans dix minutes, dit le comte à son compagnon,
nous serons arrivés. Puis il prit Peppino à part , lui
donna un ordre tout bas, et Peppino partit après s'être
muni d'une tonhe que l'on tira du coffre du coupé.
Cinq minutes s'écoulèrent encore pendant lesquelles
Franz vit le berger s'enfoncer par un petit sentier au
III. 13
— 186 —
milieu d^s mouvements de terrain qui forment le sol
convulsionné de la plaine de Rome, et disparaître dans
ces hautes herbes rou^eâtres qui semblent la crinière
hérissée de quelque lion gigantesque. — Maintenant,
dit le comte, suivons-le.
Franz et le comte s'engagèrent à leur tour dans le
même sentier qui , au bout de cent pas, les conduisit
par une pente iuclinée au fond d'une petite vallée.
Bientôt on aperçut deux hommes causant dans
l'ombre.
— Devons -nous continuer d'avancer? demanda
Franz au comte , ou faut-il attendre ? — Marchons;
Peppino doit avoir prévenu la sentinelle de notre
arrivée.
En effet, l'un de ces hommes était Peppino . l'autre
était un bandit placé en vedette. Franx et le comte
s'approchèrent, le bandit salua.
— Excellence, dit Peppino en s'adressant au comte,
si vous voulez me suivre, l'ouverture des catacombes
est à deux pas d'ici. — C'est bien, dit le comte, marche
devant.
En effet . derrière un massif de buissons et au mi-
lieu de quelques roches is'offrait une ouverture par
laquelle un homme pouvait à peine passer. Peppino
se glissa le piemipr par cette gerçure; mais à peine
eut-il fait quelques pas que le passage souterrain s'é-
largit. Alors il s'arréia , alluma sa torche , et se re-
tourna pour voir s'il était sui\d.
Le comte s'était engagé le premier dans une espèce
de soupirail . et Franz venait après lui. Le terrain
s'enfonçait par une pente douce et s'élargissait à ine-
sure que l'on avançait; mais cependant Franz et le
comte étaient encore forcés de marcher courbés et
eussent eu peine à passer deux de front. Ils firent en-
core leurs cinquante pas ainsi, puis ils furent arrêtés
— 187 —
par le cri de : qui vive'f En même temps , ils \'irent
au milieu de lobscurité briller sur le canon d'une ca-
rabine le reflet de leur propre torche.
— ^»u.' dit Peppino ; et il s'avança seul et dit
quelques mots à voix basse à cette seconde sentinelle
qui. comme la première, salua en faisant signe aui
visiteurs nocturnes qu'ils pouvaient continuer leur
chemin. Derrière la sentinelle était un escalier d'une
vingtaine de marches. Franz et le comte descendirent
les vingt marches et se trouvèrent dans une espèce
de carrefour mortuaire. Cinq routes divergeaient
comme les rayons d'une étoile, et les parois des mu-
railles creusées de niches superposées, ayant la forme
de cercueils , indiquaient que l'on était enfin entré
dans les catacombes. Dans l'une de ces cavités dont
il était impossible de distinguer retendue, on voyait,
le jour, quelques reflets de lumière. Le comte posa la
main sur l'épaule de Franz. — Youlez vous voir un
camp de bandits au repos ? lui dit-il. — Certainement;
répondit Franz. — Eh bien ! venez avec moi. Pep-
pino , éteins la torche. Peppino obéît . et Franz et le
comte se trouvèrent dans la plus profonde obscurité :
seulement, à cinquante pas à peu près en avant d'eux,
continuaient de danser, le long des murailles, quelqut s
lueurs rougeâlres devenues encore plus visibles de-
puis que Peppino avait éteint sa torche. Ils avancèrent
silencieusement , le comte guidant Franz comme s'il
avait eu cette singulière faculté de voir dans 'es té-
nèbres. Au reste . Franz lui-même distinguait plus
facilement son chemin à mesure qu'il approchait de
ces reflets qui leur servaient d'' guides.
Trois arcades, dont celle du milieu servait de porte,
leur donnaient passage. Ces arcades s'ouvraient d'un
côté sur le corridor où étaient le comte et Franz, et
de l'autre sur une grande chambré carrée tout en-
— 188 —
tourée de niches pareilles à celles dont nous avons
déjà parlé. Au milieu de cette chambre s'élevaient
quatre pierres qui autrefois avaient servi d"autel ,
comme l'indiquait la croix qui 1rs surmontait encore.
Une seule lampe posée sur un fût de colonne éclairait
d'une lumière pâle et vacillante l'étrange scène qui
s'offrait aux yeux des deux visiteurs cachés dans
l'ombre.
Un homme était assis . le coude appuyé sur cette
colonne, et lisait . tournant le dos aux arcades , par
l'ouverture desquelles les nouveaux arrivés le regar-
daient. C'était le chef de la bande. Luigi Vampa.Tout
autour de lui, groupés selon leur caprice . couchés
dans leurs manteaux ou adossés à une espèce de banc
de pierre qui régnait tout autour du Colombarium.
on distinguait une vingtaine de brigands; chacun avait
sa carabine à la portée de la main. Au fond, silen-
cieuse . à peine visible et pareille à une ombre , une
sentinelle se promenait de long en large devant une
espèce d'ouverture qu'on ne distinguait que parce que
les ténèbres scmbîaitnt plus épaisses en cet endroit.
Lorsque le comte crut que Franz avait suffisamment
réjoui ses regards de ce pittoresque tableau , il porta
le doigt à ses lèvres pour lui recommander le silence,
et. montant les trois marches qui conduisaient du
corridorauColombarium.il entra dans la chambre
par l'arcade du milieu et s'avança vers Vampa , qui
était si profondément plongé dans sa lecture qu'il
n'entendit point le bruit de ses pas. — Qui vire? s'é-
cria la sentinelle moins préoccupée et qui ^^t à la
lueur de la lampe une espèce d'ombre qui grandissait
derrière son chef. A ce cri, Vampa se leva vivement,
tirant du même coup un pistolet de sa ceinture. En
un instant tous les bandits furent sur pied et vingt
canons de carabine se dirigèrent sur le comte. — Eh
— 189 —
bien ' dit tranquillement celui-ci dune voii parfaite-
ment calme et sans qu'un seul muscle de son visage
bougeât; eb bien ! mon cher Yampa , il me semble
que voilà bien des frais pour recevoir un ami! —
Armes bas ! cria le chef en faisant un signe impératif
d'une main, tandis que de l'autre il ôlait respectueu-
sement son chapeau. Puis se retournant vers le sin-
gulier personnage qui dominait toute cette scène :
— Pardon . monsieur le comte , lui dit-il , mais j'é-
tais si loin de m'attendre à l'honneur de votre visite,
que je ne vous avais, pas reconnu. — Il paraît que
vous avez la mémoire courte en toute chose . Vampa ,
dit le comte . et que non-seulement vous oubliez le
visage des gens, mais encore les conditions faites avec
eux. — Et quelles conditions aije donc oubliées, n on-
sieur le comte? demanda le bandit en homme qui,
s'il a commis une erreur, ne demande pas mieux que
de la réparer. — >"'a-t-il pas été convenu , dit le
comte, que non-seulement ma personne, mais encore
celle de mes amis , vous seraient sacrées ? — Et en
quoi ai~je manqué au traité , Excellence ? — Yous
avez enlevé ce soir . et vous avez transporté ici le vi-
comte Albert de Morcerf : eh bien, continua le comte
avec un accent qui fit frissonner Franz . ce jeune
homme est de mes amis _, ce jeune homme loge dans
le même hôtel que moi . ce jeune homme a fait Corso
pendant huit jours dans ma propre calèche, et ce-
pendant . je vous le répète . vous l'avez enlevé , vous
l'avez transporté ici , et . ajouta le comte en tirant la
lettre de sa poche , vous l'avez mis à rançon comme
s'il était le premier venu. — Pourquoi ne m'aver-vous
pas prévenu de cela, vous autres? dit le chef en se
retournant vers ses hommes , qui reculèrent tous de-
vant son regard ; pourquoi m'avez-vous exposé ainsi à
manquer « ma parole envers un homme comme mon-
— 190 —
sieur le comte , qui tient notre vie à tous entre ses
mains ? Par le sang du Christ ! si je croyais qu'un de
vous eût su que le jeune homme était Tarai de Son
Excellence , je lui brûlerais la cervelle de ma propre
main. — Eh bien ! dit le comte en se retournant du
côté de Franz . je vous avais bien dit qu'il y avait
quelque erreur là-dessous. — >"ètes-Y0us pas seul?
demanda Vampa a\ec inquiétude. — Je suis avec la
personne à qui cette lettre était adressée, et à qui j'ai
voulu prouver que Luigi Yampa est un homme de
parole. Venez , Excellence , dit-il à Franz, voilà Luigi
Vampa qui va vous dire lui-même qu'il est désespéré
de Terreur qu'il vient de commettre.
Franz s'approcha, le chef fit quelques pas au-devant
de lui.
— Soyez le bienvenu parmi nous, Excellence, lui
dit-il : vous avez entendu ce que Aient de dire le comte
et ce que je lui ai répondu : j'ajouterai que je ne vou-
drais pas . pour les quatre mille piastres auxquelles
j'avais fixé la rançon de votre ami , que pareille chose
fût arrivée. — Mais . dit Franz en regardant tout au-
tour de lui a\ec inquiétude, où donc est le prisonnier,
je ne le vois pas? — Il ne lui est rien arrivé, j'espère?
demanda le comte en fronçant le sourcil. — Le prison-
nier est là, dit Vampa en montrant de la main l'enfon-
cement devant lequel se promenait le bandit en faction,
et je vais lui annoncer moi-même qu'il est libre.
Le chef s'avança vers l'endroit désigné par lui comme
servant de prison à Albert , et Franz et le comte le
suivirent. — Que fait le prisonnier? demanda Vampa
à la sentinelle. — Ma foi. capitaine, répondit celui-ci,
je n'en sais rien : depuis plus d'une heure , je ne l'ai
pas entendu remuer. — Venez, Excellence, dit Vampa.
Le comte et Frai.z montèrent $ept ou huit marches,
toujours précédés par le chef, qui tira un verrou et
— i91 ~
poussa une porte. Alors, à la lueur d'une lampe pa-
reille à celle qui éclairait le Columbarium, on put voir
Albert, enveloppé d"un manteau que lui avait prêté
un des bandits , couché dans un coin et dormant du
plus profond sommeil.
— Allons , dit le comte souriant de ce sourire qui
lui était particulier, pas mal pour un bomme qui de-
vait être fusillé à sept heures du matin.
Yampa regardait Albert endormi avec une certaine
admiration ; on voyait qu'il n'était pas insensible à
cette preuve de courage.
— Vous avez raison, monsieur le comte, dit-il, cet
homme doit être de vos amis. Puis s'approchant d'Al-
bert et lui touchant l"épaule : — Excellence, dit-il,
vous plaît-il de vous éveiller ?
Albert étendit les bras , se frotta les paupières et
ouvrit les yeux.
— Ah ' ah ! dit-il , c'est vous . capitaine? Pardieu !
vous auriez bien dû me laisser dormir ; je faisais un
rêve charmant : je rêvais que je dansais le galop chez
Torlonia avec la comtesse G***. 11 tira sa montre qu'il
avait gardée pour juger lui-même le temps écoulé. —
Une heure et demie du matin , dit-il , mais pourquoi
diable m'éveillez-vous à cette heure-ci? — Pour vous
dire que vous êtes libre. Excellence. — Mon cher,
reprit Albert avec une liberté d'esprit parfaite, retenez
bien à l'avenir cette maxime de Napoléon le Grand :
« Ne m'éveillez que pour les mauvaises nouvelles. »
Si vous m'aviez laissé dormir, j'achevais mon galop,
et je vous en aurais été reconnaissant toute ma vie...
On a donc payé ma rançon ? — Non . Excellence. —
Eh bien ! alors, comment suis-je libre ? — Quelqu'un,
à qui je n'ai rjen à refuser, est venu vous réclamer.—
Jusqu'ici?— Jusqu'ici. — Ah! parbleu! ce quelqu'un-là
est bien aimable.
— 192 —
Albert regarda tout autour de lui et aperçut Franz.
— Comment ! lui dit-il, c'est vous, mon cher Franz,
qui poussez le dévouement jusque-là ? — Non pas moi,
répondit Franz, mais notre voisin. M. le comte de
Monte-Cristo. — Ah ! pardieu ! monsieur le comte, dit
gaiement Albert eu rajustant sa cravate et ses man-
chettes, vous êtes un homme véritablement précieuj,
et j"espère que vous me regarderez comme votre éter-
nel obligé, d'abord pour l'affaire de la voiture, ensuite
pour celle-ci : et il lendit la main au comte, qui fris-
sonna au moment de lui donner la sienne , mais qui
cependant la lui donna.
Le bandit regardait toute crtte scène d'un air stu-
péfait : il était évidemment habitué à voir ses prison-
niers trembler devant lui, et voiià qu'il y en avait un
dont l'humeur railleuse n'avait subi aucune altération;
quant à Franz, il était enchanté qu'Albert eût soutenu,
même vis-à-vis d'un bandit, l'honneur national.
— Mon cher Albert, lui dit-il . si vous voulez vous
hâter, nous aurons encore le temps d'aller finir la nuit
chez Torîonia. Vous reprendrez votre galop où vous
l'avez interrompu, de sorte que vous ne garderez au-
cune rancune au seigneur Luigi qui s'est véritable-
ment, dans toute cette affaire, conduit en galant
homme. — Ah ! vraiment , dit-il, vous avez raison, et
nous pourrons y être à deux heures. Seigneur Luigi,
continua Albert, y a-t-il quelque autre formalité à
remplir pour prendre congé de Votre Excellence? —
Aucune, monsieur, répondit le bandit, et vous êtes
libre comme l'air. — En ce cas, bonne et joyeuse vie.
Venez, messieurs, venez !
Et Alberf. suivi de Franz et du comte, descendit
l'escalier et traversa la grande salle carrée. Tous les
bandits étaient debout et le chapeau à la main.
— Peppino. dit le chef, donne-moi la torche. — Eh
— 193 —
bien ! que faites-vous donc ? demanda le comte. — Je
vous reconduis, dit le capitaine, c'est bien le moindre
honneur que je puisse rendre à Votre Excellence.
El prenant la torche allumée des mains du pâtre, il
marcha devant ses hôtes, non pas comme un valet qui
accomplit une œuvre de servilité, mais comme un roi
qui précède des ambassadeurs. Arrivé à la porte , il
s'inclina.
— Et maintenant, monsieur le comte, dit-il, je vous
renouvelle mes excuses, et j'espère que vous ne me
gardez aucun ressentiment de ce qui vient d'arriver?
— Non , mon cher Vampa, dit le comte; d'ailkurs,
vous rachetez vos erreurs d'une façon si galante, qu'on
est presque tenté de vous savoir gré de les avoir com-
mises. — Messieurs . reprit le chef en se retournant
du côté des jeunes gens, peut-être l'offre ne vous pa-
raitra-t-elle pas bien attrayante, mais s'il vous prenait
jamais envie de me faire une seconde visite , partout
où je serai, vous serez les bien^enus.
Franz et Albert saluèrent. Le comte sortit le pre-
mier. Albert ensuite. Franz restait le dernier.
— Votre Excellence a quelque chose à me deman-
der? dit Vampa en souriant. — Oui. je l'avoue, répon-
dit Franz , je serais curieux de savoir quel était l'ou-
vrage que vous lisiez avec tant d'attention quand nous
sommes arrivés. — Les Commentaires de César ^ dit le
bandit . c'est mon livre de prédilection. — Eh bien!
ne venez-vous pas ? demanda Albert. — Si fait, répon-
dit Franz, me voilà.
Et il sortit à son tour du soupirail. On fit quelques
pas dans la plaine.
— Ah ! pardon, dit Albert en revenant en arrière;
voulez-vous me permettre, capitaine ? Et il alluma son
cigare à la torche de Vampa. — Maintenant, monsieur
le comte, dit-il, la plus grande diligence possible, je
— 194 —
tiens énormément à aller finir ma nuit chez le duc de
Bracciano.
On retrouva la voiture où on l'avait laissée. Le
comte dit un seul mot arabe à Ali et les chevaux par-
tirent à fond de train. Il était deux heures juste à la
montre d'Albert quand les deux amis rentrèrent dans
la salle de danse : leur retour fit événement, mais
comme ils rentraient ensemble, toutes les inquié-
tudes que l'on avait pu concevoir sur Albert cessèrent
à l'instant même.
— Madame, dit le comte de Morcerf en s'avançant
vers la comtesse, hier vous avez eu la bonté de me
promettre un galop, je viens un peu tard réclamer
cette gracieuse promesse ; mais voilà mon ami dont
vous connaissez la véracité et qui vous affirmera qu'il
n'y a pas de ma faute.
Et comme en ce moment la musique donnait le
signal de la valse, Albert passa son bras autour de la
taille de la comtesse, et disparut avec elle dans le
tourbillon des danseurs. Pendant ce temps Franz son-
geait au singulier frissonnement qui avait passe par
tout le corps du comte de Monte-Cristo au moment
où il avait été en quelque sorte forcé de donner la
main à Albert.
Fm DU THOISIEME VOLUME.
B---
ibn
LE COMTE
DE MONTE-CRISTO
LE COMTE
MONTE-CRISTO
Par Alexandre Dumas
TOME QUATRIÈME
BRUXELLES
WODTERS FRÈRES, IMPRIMEDRS-LIBRAIRES
8, rue d'Assaut
1847
LE COMTE
DE MONTE-CRISTO
I. — Le rendez-YOus.
Le lendemain, en se levant, le premier mot dAl-
bcrt fut pour proposer à Franz d'aller faire une visite
au comte. Il l'avait déjà remercié la veille, mais il
comprenait qu'un service comme celui qu'il lui avait
rendu valait bien deux remercîments. Franz, qu'un
attrait mêlé de t rrour attirait vers le comte d^
Monte-Crislo, ne voulut pas \p laisser seul chez cet
homme, et l'accompagna. Tous deux furent introduits;
cinq minutes après le comte parut.
— Monsieur le conit'^ lui dit Albert en allant h
lui, pcrriiettcz-mci de aous répéter ce matin ce que jp
vous ai mal dit hier : c'est que je n'ouLiieiai jjinais
dans quelle ci;cons!anc<' vous m'êtes venu cii aidi-, et
que je nie sou\ieudrai toujours que je vous dois la
vie, ou à peu près. — Mon tUer voisin, répondit le
IV. l
— 6 —
comte en riant, vous vous exagérez vos obligations
envers moi : vous me devez une petite économie d'une
vingtaine de mille francs sur votre budget de voyage,
et voilà tout. Vous voyez bien que ce n'est pas la peine
d'en parler. De votre côté, ajouta-t-il, recevez tous
mes compliments ; vous avez été adorable de sans-gêne
et de laisser aller. — Que voulez-vous, comte ! dit
Albert, je me suis figuré que je m'étais fait une mau-
vaise querelle, et qu'Un duel s'en était suivi, et j'ai
voulu faire comprendre une chose à ces bandits : c'est
qu'on se bat dans tous les pays du monde, mais qu'il
n'y a que les Français qui se battant en riant. Néan-
moins, comme mon obligalian vis-à-vis de vous n'en
est pas moins grande, je viens vous demander si, par
moi, par mes amis et par mes connaissances, je ne
pourrais pus vous être bon à quelque chose. Mon
père, le comte de Morcerf, qui est d'origine espa-
gnole, a une haute position en France et en Espagne ;
je viens me mettre, moi et tous les gens qui m'aisnent,
à votre disposition. — Eh bien ! dit. le comte, je vous
avoue, M. de lïorcerf. que j'attendais votre offre et
que je l'accepte de grand cœur. J'avais déjà jeté mon
dévolu sur vous pour vous demander un grand ser-
vice. — Lequel ? — Je n'ai jamais été à Paris; je ne
connais pas Paris...— Vraiment ! s'écria Albert, vous
avez pu vivre jusqu'à présent sans voir Paris ? C'est
incroyable! — C'est ainsi cependant. Mais je sens
comme vous qu'une plus longue ignorance de la ca-
pitale du monde intelligent est chose impossible. H y
a plus : peut-être aurais-je fait ce voyage indispen-
sable depuis longtemps, si j'avais connu quelqu'un
qui pût m'introduire dans ce monde où je n'avais
aucune relation. — Oh ! un homme comme vous !
s'écria Albert, — Vous êtes bien bon . Mais comme je ne
me reconnais à moi-même d'autre mérite que de pouvoir
— 7 —
faire concurrence, comme millionnaire à M. Aguado
ou à M. Kothschild, et que je ne vais pas à Paris
pour jouer à la Bourse, cette petite circonstance m'a
retenu Maintenant votre offre me décide. Voyons,
vous engagez-vous, mon cher AI. de Morcerf( le comte
accompagna ces mots d'un singulier sourire), vous
engagez-vous, lorsque j'irai »^n France, à ra'ouvrir les
portts de ce monde où je serai aussi étranger qu'un
Huron ou un Coihinchinois ? — Oh ! quant à ctla,
monsieur le comte, à merveille et de grand cœur, ré-
pondit Albert: et daulant plus volontiers (mon cher
Franz, ne vous moquez pas trop de moi ), que je suis
rappelé à Paris par une Irtlre que je reçois ce matin
même, et où il est (jutstion pour moi d'une alliance
avec une maison fort agréable et qui a les meilleures
relations dans le monde parisien. — Alliance par
mariage ? dit Franz en riant. — Oh! mon Dieu, oui.
Ainsi; quand vous reviendrez à Paris, vous me trou-
verez homme posé et peut-être père de famille. Cela
ira bien à ma gravité naturelle, n'est-ce pas ? En tous
cas, comte, je vous le répète, moi et les miens,
sommes à vous corps et âme. — J'accepte, dit le
comte, car je vous jure qu"il ne me manquait que
celte occasion pour réaliser des projets que je rumine
depuis longtemps.
Franz ne douta point un instant que ces projets ne
fussent ceux dont le comte avait laissé échapper un
mot dans la grotte de Monte-Cristo, et il regarda le
comte pendant qu'il disait ces paroles pour essayer
de saisir sur sa physionomie quelque révélation de ces
projets qui le conduisaient à Paris; mais il était bien
difficile de pénétrer dans l'âme de cet homme surtout
lorsqu'il la voilait avec un sourire.
— Mais voyons, comte, reprit Albert enchanté
d'avoir à produire un homme comme Monte Crislo,
— 8 —
n'est-ce pas là un de ces projets en Tair, comme on
en fait mille en voyage, et qui, bâtis sur le sable, sont
emportés au premier souffle du vent? — Non. d'hon-
neur, dit le comte: je veux aller à Paris, il faut que
j'y aille. — Et quand cela ? — Mais quand y sercz-
vous, vous-même ? — Moi ? dit Albert : oh ! mon
Dieu ! dans quinze jours ou trois semaines au plus
tard; le temps de retourner, voila tout. — Eh bien !
dit le comte, je vous donne trois mois; vous voyez
que je vous fais la mesure large. — Et dans trois mois,
s'écria Albert avec joie, vous venez frapper à ma
porte? — Voulez vous un rendez-vousjour pour jour,
heure pour heure ? dit le comte. Je vous préviens
que je suis d'une exaclilude désespérante. — Jour
pour jour, heure pour heure ! dit Albert; cela me va
à merveille. — Eh bien î soit.
Il étendit la main vers un calendrier suspendu près
de la slace.
— Nous sommes aujourd'hui, dilil. le 21 février
(il tira sa montre), il est dix heures et demie du
malin. Voulez-vous m'a (tendre le 21 mai prochain, à
dis heures et demie du matin ? — A merveille, dit
Albert, le déjeuner sera prêt — Vous demeurez? —
Rue du Helder. numéro 27. — Vous êtes chez vous en
garçon, jenevou: gênerai pas ?—J habite dans l'hôtel
de mon père, mais un pavillon au fond de la cour, eu-
tièrement séparé. — Bien.
Le comte prit ses tablettes et écrivit : « Rue du
Helder. numéro 'H , 21 mai, à dix heures et demie du
matin. »
— Et maintenant, dit le comte en remettant ses
tablettes dans sa poche, soyez tranquille, l'aiguille de
votre pendule ne sera pas plus exacte que moi. — Je
vous reverrai avant mon départ? demanda Albert. —
C'est selon ; quand parlez-vous? — Je pars demain.
— 9 —
à cinq heures du soir. — En ce cas, je vous dis adiea.
J'ai affaire à Naples, et ne serai de retour ici que sa-
medi soir ou dimanche matin. Et vous, demanda le
comte à Franz, partez-vous aussi, monsieur le baron ?
— Oui. — Pour la France? — Non. pour Venise, je
resterai encore un an ou deux en Italie. — Nous ne
nous verrons donc pas à Paris ? — Je crains de ne pas
avoir cet honneur. — Allons, messieurs, bon voyage,
dit le comte aux deux amis en leur tendant à chacun
une main.
C'était la première fois qu- Franz touchait la main
de cet homme; il tressaillit, en- elle était glacée comme
celle d'un mort.
— Une dernière fois, dit Albert, c'est bien arrêté,
sur jarole d'honneur, n'est-ce pas, rue du Helder,
numéro 27. 21 mai. à dix heures et demie du matin ?
— Le 21 mai, à dix heures et demie du matin, rue du
Helder, numéro 27. reprit le comte.
Sur quoi les deux jeunes gens saluèrent le comte et
sortirent.
— Quavcz-vous donc ? dit en rentrant chez lui Al-
bert à Franz; vous avez l'air tout soucieux? — Oui
dit Franz, je vous l'avoue, le comte est un homme
.singulier, et je vois avec inquiétude ce rendez-vous
qu'il vous a donné à Paris. — Ce rendez-vous... avec
inquiétude! Ahçà! mais, êtes vousfou. mon cher Franz,
s'écria Albert. — Que voulez-vous! dit Franz, fou ou
non, c'est ainsi. — Écoutez, reprit Albert, et je suis
bien aise que l'occasion se présente de vous dire cela,
mais je vous ai toujours trouvé assez froid pour le
comte, que, de son côté, j'ai toujours trouvé parfait,
au contraire, pour nous. Avez-vous quelque chose de
particulier contre lui ? — Peut-être. — L'aviez-vous
déjà \ru quelque part avant de le rencontrer ici? —
Justement. — Où cela ? — Me promettez -vous de ne
— 10 —
pas dire un mot de ce que je vais vous racont er ? — Je
vous le promets.— C'est bien. Écoutez donc.
Et alors Franz raconta à Albert son excursion à
l'île de Monte-Cristo, comment il y avait trouvé un
équipage de contrebandiers, et au milieu de cet équi-
pa?'^ deux bandits corses. Il s'appesantit sur toutes les
circonstances de l'hospitalité féerique que le comte
lui avait donnée dans sa grotte des Mille et une
Nuits,- il lui raconta le souper, le hatchis, les statues,
la réalité et le rêve, et comment à son réveil il ne res-
\^\t plus, comme preuve et comme sonvenir de tous
ces événements, que ce petit yacht, faisant à l'horizon
yt^le pour Porto-Vecchio. Puis il passa à Rome, la
puitdu Colysée, à la conversation qu'il avait'entendue
entre lui et Vampa, conversation relative à Peppino,
et dans laquelle le comte avait promis d'obtenir la
grâce du bandit, ^promesse qu'il avait si bien tenue
ainsi que nos lecteurs ont pu en juger.
Enfin, il en arriva àl'aventurede la nuit précédente,
à l'embarras où il s'était trouvé en voyant qu'il lui
manquait, pour compléter la somme, six ou sept
cents piastres : enfin, à l'idée qu'il avait eue de s'a-
dresser au comte, idée qui avait eu à la fois un résul^
tatsi pittoresque et si satisfaisant.
Albert écoutait Franz de toutes ses oreilles.
— Eh bien ! lui dit-il quand il eut fini, où voyez-
vous dans fout cela quelque chose à reprendre? Le
comte est voyageur, le comte a un bâtiment à lui parce
qu'il est riche. Allez à Portsmouth ou à Southampton,
vous verrez les ports encombrés de yacbts apparte-
nant à di^ riches Anglais qui ont la même fantaisie.
Pour savoir où s'arrêter dans ses excursions, pour ne
pas manger cette affreuse cuisine qui nous empoi-
sonne, moi depuis quatre mois, vous depuis quatre
ans, pour ne pas coucher dans ses abominables lits où
— 11 —
l'on ne peut dormir, il se fait meubler un pied-à-terre
à Monte-Cristo. Quand son pied-à-terre est meublé, il
craint que le jjouvernement toscan ne lui donne congé
et que ses dépenses ne soient p -rduos. alors il achète
rîle et en prend le nom. Mon ch'>r, fouillez dans votre
souvenir, et diles7moi combien d^" gens de noire con-
naissance prennent le nom de propriétés qu'ils n'ont
jamais eues ? — Mais, dit Franz à Albert, ces bandits
corses qui se trouvant dans son équipage ? — Eh
bien ! qu'y a-t-il d'étonnant à C;'la? Vous savez mi mix
que personne, n'est-ce pas, qu • les bandits eorsis ne
ç:jDt point des volpurs, mais porement Pt simpi^'inent
des fugitifs que quelqu • vendetta a exilés de leur ville
ou de leur village: on p «ut donc les voir sans se com-
promt'ttre. Quant à moi. je déclare que si jamais je
vais en Corse, avant de me faire présenter au gouver-
neur et au préfet, je me fais présenter aux bandits de
Colomba, si toutefois on peut mettre la main dessus ;
je les trouve charmants. — Mais Vanipa et sa roupp.
reprit Frauz. ceux-là sont des bandits qui arrêtent
pour voler, vous ne ]^ nierez pas. je l'espère? Que
dites-vous dj l'influence du comte sur de pareils
hommes ■' — Je dirai, mon cher, que, comme, selon
toute probabilité, je dois la vi'^ à cette influence, ce
n'est point à moi à la critiquer di; trop près. .Ainsi
donc, au lieu de lui en faire, comme vous, un crime
capital, vous trouverez bon que je l'excuse, sinon de
ni'avoir sauvé la vie. ce qui est peut-être un peu exa-
géré, mais du moins de m'avoir épargné quatre mille
piastres, qui font bel et bien vingt-quatre mille livres
de notre monnaie, somme à laquelle on ne m'aurait
certes pas estimé en France, ce qui prouve, ajouta
Albert en riant, que nul n'est prophète en son pays.
— Eh bien ! voilà justement : de quel pays est le
comte? quelle langue parlc-t-il? quels sont ses moyens
— 12 —
d'eîistcnre ? d'où lui vient son immense fortune?
quelle a étù cette première partie de sa vie mystérieuse
et inconnue? qui a répandu sur la seconde cette teinte
sombre et misanlhrnpique? voilà, à votre place, ce
que Je voudrais savoir. — Mon cher Franz, reprit
Albert, quand en recevant ma lettre vous avez vu que
nous avions besoin de l'influen :e du comte, vous ayez
été lui dire : « Albert de Morcerf, mon ami. court un
danger, aidez-moi à le tirer de ce danger ; « n'est-ce
pas? — Oui. — Alors vous a-t-il demandé : «Qu'est-
ce que M. Albert de Morcerf? d'où lui vient son nom?
d'où lui vient sa fortune? qurls sont ses moyens
d'existence? quel est son pays ? où est-il né ? «vous
a-t-il demandé tout cela, dites? — Non, je l'avoue. —
Il est venu, Aoilà tout; il m'a tiré des mains de
M. Vampa. où, malgré mes apparences pleines de dés-
involture, comme vous dites, je faisais fort mauvaise
figure, je l'avoue; eh bien! mon cher, quand, en
échange d'un pareil s-ervice, il me demande de faire
pour lui ce qu'on fait tous les jours pour le premier
prince russe ou italien qui passe par Paris, c'est-à-dire
de le présenter dans le monde, vous voulez que je lui
refuse cela? Allons donc. Franz, vous êtes fou!
Tl faut dire que, contre l'habitude, toutes les bonnes
raisons étaient celte fois du côté d'Albert.
— Enfin, reprit Franz avec un soupir, faites comme
vous voudrez, mon cher vicomte, car tout ce que vous
me dites là est fort spécieux, je l'avoue: mais il n'en
est pas moins vrai que le comte de Monte-Cristo est
un homme étrange. — Le comte de Monte-Cristo est
un philanthrope : il ne vous a pas dit dans quel but il
venait à Paris; eh bien ! il vient pour concourir au
prix Monthyon, et s'il ne lui faut que ma voix pour
qu'il l'obtienne, je la lui donnerai. Sur ce, mon cher
Franz, ne parlons plus de cela, mettons-nous à table
— 13 —
et allons faire une dernière visite à Saint-Pierre.
îl fut fait coinnie disait Albert, et le Icndc main, à
cinq heures de l'après-midi, les deux jeunes gens se
quittaient. Albert de Morcerf pour revenir à Paris.
Franz d'Epi, ay pour aller passer une quinzaine de
jours à Venise.
Mais, avant de monter en voiture. Albert remit
encore au garçon de Ihôtel, tant il avait peur que son
convive ne manquât .lu rendez-vous, une carie pour
le comte de Monte-Cristo, sur laquelle, au-dessous
de ces mots: « Vicomte Albert de Morcerf, » il avait
écrit au crayon :
21 mai à die heures et demie du matin j
27 , rue du Helder.
II. — Les convives.
Dans cette maison de la rue du Helder. où Albert
de Morcerf avait donné rendez-vous à Rome au comte
de Monte-Cristo, tout se préparait dans la matinée du
21 mai pour faire honneur à la parole du jeune homme.
Albert de Morcerf habitait un pavillon situé à l'angle
d'une grande cour et faisant f^ce à un autre bâtimer>t
destiné aux communs. Deux fenêtres de ce pavillon
seulement donnaient sur la rue, les autres étaient
percées, trois sur la cour et deux autres en retour sur
le jardin.
Entre celte cour et ce jardin s'élevait, bâtie avec le
mauvais goût de l'architecture impériale, l'habitation
fashicnable et vaste du comte et de la comtesse de
Morcerf.
Sur toute la largeur de la propriété régnait, dosnant
— 14 —
sur la rue , un mur surmonté de distance en distance
de vases de fleurs, et coupé au milieu par une grande
grille aux lances dorées, qui servait aux entrées d'ap-
parat; une petite porte presque accolée à la loge du
concierge donnait passage aux gens de service ou aux
maîtres entrant ou sortant à pied.
On devinait dans ce choix du pavillon destiné à Tlia-
bitation d'Albert la délicate prévoyance d'une mère,
qui, ne voulant pas se séparer de son fils, avait cepen-
dant compris qu"un jeune homme de l'âge du vicomte
avait besoin de sa liberté tout entière. On y recon-
naissait aussi d'un autre côté, nous devons le dire,
rintelligent égoïsme du jeune homme, épris de cette
vie libre et oisive, qui est celle des fils de famille, et
qu'on lui dorait comm- à l'oiseau sa cage.
Par ces deux fenêtres donnant sur la rue. Albert de
Morcerf pouvait faire s?s explorations au dehors. La
vue du dehors est si nécessaire aux jeunes gens qui
veulent toujours voir le monde traverser leur horizon,
cet horizon ne fût-il que celui de la rue ! Puis , son
exploration faite . si cette exploration paraissait mé-
riter un examen plus approfondi . Albert de IMorcerf
pouvait, pour se livrer à ses recherches, sortir par une
petite porte faisant p^mdant à celle que nous avons in-
diquée près de la loge du portier, et qui mérite une
mention particulière.
C'était une petite porte qu'on eût dit oubliée de tout
Je monde depuis le jour où la maison avait été bâtie,
et qu'on eût cru condamnée à tout jamais , tant elle
semblait discrète et poudreuse, mais dont la serrure
et les gonds soigneusement huilés annonçaient une
pratique mystérieuse et suivie. Celte petite porte sour-
noise faisait concurrence aux deux autres et se mo-
quait du concierge , à la vigilance et à la juridiction
duquel elle échappait, s'ouvrant comme la fameuse
J
— 15 —
porte de la caverne des Mille et nne Nuits ^ comme la
Sésame enchantée d"ÀIi -Baba, au moyen de quelques
mots cabalistiques, ou de quelques grattements conve-
nus, prononcés par les plus douces voix ou opérés par
les doigts les plus effilés du monde.
Au bout d"un corridor vaste et calme , auquel cora-
muniquaitcetle petite porte, et qui faisait antichambre;
s'ouvraient à droite la salle à manger d'Albert donnant
sur la cour, et à gauche son petit salon donnant sur le
jardin. Des massifs, des plantes grimpantes s"élargis-
sant en éventail devant les fenêtres, cachaient à la cour
et au jardin l'intérieur de ces deux pièces, les seules,
placées au rez-de-chaussée, comme elles Tétaient, où
pussent pénétrer les regards indiscrets.
Au premier, ces deux pièces se répétaient, enrichies
d'une troisième prise sur rantichambre. Ces trois
pièces étiient un salon , une chambre à coucher et un
boudoir.
Le salon d'en bas n'était qu'une espèce de divan
algérien destiné aux fumeurs.
Le boudoir du premier donnait dans la chambre à
coucher . et , par une porte invisible . communiquait
avec l'escalier. On voit que toutes les mesures de pré-
caution étaient prises.
Au-dessus de ce premier étage régnait un vaste ate-
lier, que l'on avait agrandi en jetant bas murailles et
cloisons, pandémonium que l'artiste disputait au
dandy. Là se réfugiaient et s'entassaient tous les ca-
prices successifs d'Albert, les cors de chasse, les
basses, les flûtes, un orchestre complet, car Albert
avait eu un instant, non pas le goût, mais la fantaisie
de la musique : les chevalets, les palettes, les pastels,
car à la fantaisie de la musique avait succédé ia fa-
tuité de la peinture; enfin les fleurets, Ips gants de
boxe , les espadons et les cannes de tous genres ; car
— 16 —
enfin, suivant les traditions des jeunes gens à la mode
de l'époque où nous sommes arrivé, Albert de Mor-
cerf cultivait, avec infiniment plus de persévérance
qu'il n'avait fait de la musique et de la painture. ces
t,rois arts qui complètent Téducation léonine, c'est-
à-dire l'escrime, la boxe et le bâton, et il recevait suc-
cessivement dans cette pièce destinée à tous les exer-
cices du corps. Grisier. Cooks et Charls Leboucber.
Le reste des meubles de cette pièce privilégiée
étaient de vieux bahuts du temps de François I^"^,
bahuts pleins de porcelaines de Chine, de vases du
Japon, de fai-:>nces de Lucca de la Robbia et de plats de
Bernard de Palissy : dantiques fauteuils où s'étaient
peut-être assis Henri IV ou Sully. Louis XIII ou
Richelieu, car deux de ces fauteuils, ornés d'un écus-
son sculpté, où brillaient sur l'azur les trois fleurs de
lis de France surmontées d'une couronne royale, sor-
taient visiblement des garde-meubles du Louvre, ou
tout au moins de celui de quelque château royal. Sur
ces fauteuils, aux fonds sombres et sévères, étaient
jetées pêle-mêle de riches étofifes aux vives couleurs,
teintes au soleil de la Perse ou écloses sous les doigts
des femmes de Calcutta et de Chandernagor. Ce que
faisaient là ces étoffes . on n'eût pas pu le dire ; elles
attendaient, en récréant les yeux, une destination
inconnue à leur propriétaire lui-même , et, en atten-
dant, elles illuminaient l'appartement de leurs reflets
soyeux et dorés.
À la place la plus apparente se dressait un piano,
taillé par Roller et Blanchet dans du bois de rose,
piano à la taille de nos salons de Lilliputiens renfer-
mant cependant un orchestre dans son étroite et sonore
cavité, et géni'issant sous le poids des chefs-d'œuvre
de Beethoven, de Weber, de Mozart, d'Haydo, de
Grétry et de Porpora.
— 17 —
Puis partfiui, le long des murailles, au-dessus des
portes, au plafond, des épées, des poignards, des
eriks, des masses, des haches, des armures complètes
dorées, damasquinées, incrustées : des herbiers, des
blocs de minéraux, des oiseaux bourrés de crin,
ouvrant pour un vol immobile leurs ailes couleur de
feu et leur bec qu'ils ne ferment jamais.
Il va sans dire que cette pièce était la pièce de pré-
dilection d'Albert.
Cependant, le jour du rendez-vous, le jeune homme,
en demi-toilette, avait établi son quartier général
dans le petit salon du rez-de-chaussée. Là, sur une
table entourée à distance d'un divan large et moel-
leux, tous les tabacs connus, depuis le tabac jaune de
Pétersbourg jusqu'au tabac noir du Sinaï. en passant
par le marjlaiid. le porto-rico et le lalakié. resplen-
dissaient dans les pots de faïence craquelée qu'ado-
rent It-s Hollandais. A côté d'eux, dans des cases de
bois odorant, étaient rangées par ordre de taille et de
qualité les puros, les regalia, les havane et les ma-
Dille; enfin, danc une armoire tout ouverte, une col-
lection de pipes allemandes, de chibouques aux
bouquins d'ambres, ornées do corail, et de narguilés
incrustés d'or, aux longs tuyaux de maroquin roulés
comme des serpents . attendaient le caprice ou la
sympathie des fumeurs. Albert avait présidé lui-
même à l'arrangement ou plutôt au désordre symé-
trique qu'après le café les convives d'un déjeuner
moderne aiment à contempler à travers la vapeur qui
s'échappe de leur bouihe et qui monte au plafond en
longues et capricieuses spirales.
A dix heures moins un quart, un Aalet de chambre
entra. C'était un petit groom de quinze ans, ne par-
lant qu'anglais et lépondant au nom de John, tout le
domestique de Morcerf. Bien euteodu ^uc dans les
— 18 —
jours ordinaires !e cuisinier de l'hôtel était à sa dis-
position, et que dans les grandes occasions le chas-
seur du comte était misa sa disposition.
Ce valet de chambre, qui s'appelait Germain et qui
jouissait de la confiance entière de son jeune maître ,
tenait à la main une liasse de journaux qu'il déposa
sur une table, et un paquet de lettres qu'il remit à
Albert.
Albert jeta un œil distrait sur ces différentes mis-
sives, en choisit deux aux écritures fines et aux enve-
loppes parfumées, les décacheta et les lut avec une
certaine attention.
— Comment sont venues ces Irttres? demanda-t-il.
— L'une est venue par la poste, l'autre a été apportée
par le valet de chambre de madame Danglars. —
Faites dire à madame Danglars que j'accepte la place
qu'elle m'offre dans sa loge... Attendez donc... puis,
dans la journée, vous passerez chez Rosa : vous lui
direz que j'irai, comme elle m'y invite, souper avec
elle en sortant de l'Opéra, et vous lui porterez six
bouteilles de vins assortis, de Chypre, de Xérès, de
Malaga, et un baril d'huîtres d'Ostendc... : prenez les
huîtres chez Borel. et dites surtout que c'est pour moi.
— A quelle heure 3Jûnsieur veut-il être servi? —
Quelle heure avons nous ? — Dix heures moins un
quart. — Eh bien ! servez pour dix heures et demie
précises. Bebray sera peut-être forcé d'aller à son mi-
nistère... Et d'ailÎLurs... (Albert consulta ses tablet-
tes), c'est bien l'heure que j'ai indiquée au comt , le
21 mai, à dix heures et demie du matin, et quoique je
ne fasse pas grand fonds sur sa promesse, je veux être
exact. A propos, savez-vous si madame la comtesse
est levée ? — Si monsieur le vicomte le désire, je m'en
informerai. — Oui .. vous lui demanderez une de ses
caves à liqueurs, la mienne est incomplète, et vous
— 19 —
lui direz que j'aurai l'honneur de passer chez elle vers
les trois heures, et que je lui fais demander la permis-
sion de lui présenter quelqu'un.
Le valet sortit. Albert se jeta sur le divan, déchira
l'enveloppe de deux ou trois journaux, regarda les
spectacles, fit la grimace en rtconnaissant que l'on
jouait un opéra et non un ballet, chercha vainement
dans les annonces de parfumerie un opiat pour les
dents, dont on lui avait parlé, et rejeta l'une après
l'autre les trois feuilles les plus courues de Paris, en
murmurant au milieu d'un bâillement prolongé :
— En vérité, ces journaux deviennent de plus en
plus assommants.
En ce moiuent une voiture légère s'arrêta devant la
porte, et un instant après le valet de chambre rentra
pour annoncer M. Lucien Debray. Un grand jeune
homme blond, pâle, à l'œil gris et assuré, aux lèvres
minces et froides, à Ihabit bleu aux boutons d'or ci-
selés, à la cravate blanche, au lorgnon d'écaillé sus-
pendu par un fil de soie, et que, par un effort du nerf
sourcillieret du nerf zigomaliqae, il parvenait à fixer
de temps en temps dans la cavité :.c son œil droit;
entra sans sourire, sans parler, et d'un air demi-offi-
ciel.
— Bonjour, Lucien, bonjour! dit Albert. Ah! vous
m'effrayez, mon cher, avec votre exactitude ! Que dis-
je? exactitude ! Vous que je n'attendais que le dernier,
vous arrivez à dix heures moins cinq minutes, lorsque
le rendez-vous définitif n'est qu'à dix heures et demie!
c'est miraculeux 1 le ministère serait-il renversé, par
hasard? — Non, très-cher, dit le jeune homme en «'in-
crustant dans le divan; rassurez-vous, nous chance-
lons toujours, mais nous ne tombons jamais, et je
commence à croire que nous passons tout bonnement
à l'inamovibilité, sans compter que les affaires de la
— 20 —
Péninsule \ont nous consolider tout à fait.— Ah ! oui.
c'est vrai, vous chassez don Carlos d'Espagne. — Non
pas. très-cher: ne confondons point; nous le rame-
nons de Tautre côté de la frontière de France, et nous
lui offrons une hospitalité royale à Bourges. —
A Courges ? — Oui. il n'a pas à se plaindre. qu<? diable !
Bourges est la capitale du roi Charles VII. Comment,
vous ne saviez pas cela? C'est connu depuis hier de
tout Paris, et avant-hier la chose avait déjà transpiré
à la Bourse, car M. Danglars(je ne sais point par quel
moyen cet homme sait les nouvelles en même temps
que nous), car M. Danglars à joué à la hausse et a
gagné un million. — Et vous, un ruban nouveau, à ce
qu'il paraît ; car je vois un liséré bleu ajouté à votre
brochette? — Heu! ils m'ont envoyé la plaque de
Charles llï, répondit négligemment Debray. — Allons,
ne faites donc pas l'indifférent, et avouez que la chose
vousafait plaisir à recevoir. — Ma foi, oui. comme com-
plément de toilette, une plaque fait bien sur un
habit noir boutonné ; c'est élégant. — Et, dit ?»ïorcerf
en souriant, on a lair du prince de Galles ou du duc
de Reichstadt. — Voilà donc pourquoi ^ous me voyez
si matin, très-cher. — Parce que vous avez la plaque
de Charles III et que vous vouliez m'annonccr cette
bonne nouvelle?
— Non : parce que j'ai passé la nuit à expédier des
Icllrcs : vingt-cinq dépêches diplomatiques. Rentré
chez moi ce matin au jour . j'ai voulu dormir; mais
le mal de tête m'a pris . et je me suis relevé pour
monter à cheval une heure. A Boulogne , l'ennui et la
faim m'ont saisi, deux enn: mis qui vont rarement en-
semble, et qui cependant se sont ligués contre moi :
une espèce d'alliance carlo- républicaine ; je me suis
alors souvenu que l'on festinait chiz vous ce matin,
et me voilà : j'ai faim, nourrissez-moi ; je m'ennuie ,
— 2i —
amusez-moi. — C'est mon devoir d'amphitryon , cher
ami, dit Albert en sonnant le valet de chambre , tan-
dis que Lucien faisait sauter , avec Je bout de sa ba-
dine à pomme d'or incrustée de turquoise . les jour-
naux dépliés ; Germain , un verre de xérès et un
biscuit. En attendant, mon cher Lucien, voici des
cigares, de contrebande, bien entendu: je vous engage
à les goûter , et à inviter votre ministre à nous en
vendre de pareils, au lieu de ces espèces de feuilles de
noyer qu'il condamne les bons citoyens à fumer. —
Peste ! je m'en garderais bien. Du moment où ils vous
viendraient du gouvernement vous n'en voudriez plus
et les trouveriez exécrables. D'ailleurs , cela ne re-
garde point l'intérieur, cela regarde les finances:
adressez- vous à M. Humann, section des contrihulions
indirectes, corridor A. n" 26. — En vérité, dit Albert,
vous m'élonnez par Téti ndue de vos connaissances.
Mais prenez donc un cigare ! — Ah ! cher vicomte,
dit Lucien en allumant un manille à une bougie rose
brûlant dans un bougeoir de vermeil et en se renver-
sant sur le divan , ah ! cher vicomte , que vous êtes
heureux de n'avoir rien à faire ! en vérité vous ne
connaissez pas votre bonheur ! — Et que feriez-vous
donc, mon cher pacificateur de royaumes, reprit Mor-
cerf avec une légère ironie . si vous ne faisiez rien?
Comment! secrétaire particulier d'un minisire , lancé
à la fois dans la grande cabale européenne et dans les
petites intrigues de Paris : ayant des rois . et mieux
que cela, des reines à protéger , des partis à réunir ,
des élections à diriger ; faisant plus de votre cabinet,
avec votre plume et votre télégraphe que Napoléon ne
faisait de ses champs de bataille avec son épée et ses
vicfoirps": possédant vin^rt-einq mille livres de rentes
en dehors de voire pliiee: un cheval dont Chàleau-
jReoaud vous â offert quatre ccuts louis , et que vous
— 22 —
n'avez pas voulu donner: un tailleur qui ne vous
manque jamais un pantalon ; ayant l'Opérable Jockey-
Club et le théâtre des Variétés, v ous ne trouvez pas
dans tout cela de quoi vous distraire? Eh bien, soit,
je vous distrairai, moi. — Comment cela? — En vous
faisaul faire une connaissance nouvelle. — En homme
ou en femme ? — En homme. — Oh ! j'en connais
déjà beaucoup ! — Mais vous n'en connaissez pas
comme celui dont je vous parle. — D'où vient-il donc?
du bout du monde ? — De plus loin peut-être. — Ah !
diable ! j'espère qu'il u'apporte pas notre déjeuner?
— Non . soyez tranquille , notre déjeuner se confec-
tionne dans les cuisines maternelles. Slais vous avez
donc faim ? — Oui , je l'avoue , si humiliant que cela
soit à dire. Mais j'ai dîné hier chez M. de Viliefort;
et avez-vous remarqué ci'Ia , cher ami ? on dîne très-
mal chez tous ces gens du parquet ; on dirait toujours
qu'ils ont des remords. — Ah pardieu ! dépréciez les
dîners des autres : avec cela qu'on dine bien chez vos
ministres. — Oui , mais nous n'invitons pas les gens
comme il faut, au moins: et si nous n'étions pas
obligés de faire les honneurs de notre table à quelques
croquants qui pensent et surtout quivotent bien, nous
nous garderions comme de la pesîe de dîner chez
nous, je vous prie de le croire. — Alors . mon cher ,
prenez un second verre de xérès et un autre biscuit.
— Volontiers, votre \in d'Espagne est excellent; vous
voyez bien que nous avons eu tout à fait raison de
pacifi' r ce pays-là. — Oui; mais don Carlos? — Eh
bien ! don Carlos boira du vin de Bordeaux, et dans
dix ans nous marierons son fils à la petite reine. —
Ce qui \ous vaudra la Toison d'or , si vous êtes en-
core au ministère. — Je crois , Albert, que vous avez
adopté pour système ce matin de me nourrir de fuajée.
— Eh ! c'est encore ce qui amuse le mieux l'estomac.
— 23 —
convenez-en ; mais, tenez, justement j'entends la voix
de Beauchamp dans ranliehambre , vous vous dispu-
terez, cela vous fera prendre patience. — A propos de
quoi ? — A propos de journaux. — Oh ! cher ami ,
dit Lucien avec un souverain mépris . est-ce que je
lis les journaux ! — Raison de plus , alors vous vous
disputerez bien davanlage. — M. Beauchamp ! an-
nonça le valet de chambre. — Entrez, entrez ! plume
terrible ! dit Albert en se levant et en allant au-de-
vant du jeune homme . tenez, voici Debray qui vous
déleste sans >ous lire, à ce qu'il dit du moins. — Il a
bien raison . dit Beauchamp . cest comme moi , je le
critique sans savoir ce qu'il fait. Bonjour , comman-
deur. — Ah ! >ous savez déjà cela, répondit le secré-
taire particulier en échangeant avec le journaliste une
poignée de main et un sourire. — Pardieu ! reprit
Beauchamp. — Et qu'en dit-on dans le monde ? —
Dans quel monde ? iSous avons beaucoup de mondes
en l'an de grâce 1858. — Eh ! dans le monde critico-
poiitique. dont vous êtes un des lions. — Mais on dit
que c'est chose fort juste , et que vous semez assez de
rouge pour qu'il pousse un peu de bleu. — Allons,
allons, pas mal. dit Lucien, pourquoi n'étes-vous pas
des nôtres, mon cher Beauchamp: ayant de l'esprit
comme vous en avez , vous feriez fortune en trois ou
quatre ans. — Aussi . je n'attends qu'une chose pour
suivre votre conseil. Cest un ministère qui soit assuré
pour six mois. 31aintcnant , un seul mot, mon cher
Albert, car aussi bien faut-il que je laisse respirer le
pauvre Lucien. Déjeunons-nous ou dinons-nous ? J'ai
la Chambre . moi. Tout n'est pas rose comme vous le
\oyez, dans notre métier. — On déjeunera seulement;
nous n'attendons plu.s que deux personnes et l'on se
mettra à table aussitôt qu'elles seront arrivées. — Et
quelles sortes de personnes atteudez-vous à déjeuner?
— 24 —
dit D ■aiidiamp, — Un gcnlilhonime et un diplomate,
re-rit Albert. — Alors c"cst l'affaire de deux petites
heures pour le scnlilhomine et de deux grandes heures
pour le diplomate. Je reviendrai au dessert. Gardiz-
moi des fraisis. du café et des cijj;ares Je mangirai
ur.c côtelette ii la Cbauibre. — ISeii faites rien. Beau-
chainp: car le gcniiihommo fiit-il un Montmorency et
le diplomate un Metlernich, nous déjeunerons à onze
heures précises : en atteudanl faites comme Debray ,
gotitez mon xérès et mes biscuits. — Allons donc,
soit, je reste. 11 faut absolument queje me distraie ce
matin. — Bon. vous voiià comme Debray ! il me
semble cependant que lorsque le ministère est triste
l'opposition doit être gaie. — Ah ! voyez-vous, cher
ami. c'est que vous ne savez point ce qui me menace.
J'entendrai ce matin un discours de M. Danglars à la
chambre des députés . et ce soir . chez sa femme, une
tragédie d'un pair de France. Le diable emporte le
gouvernement constitutionnel! Et puisque nous avions
le choix ; à ce qu'on dit. comment avons-nous choisi
celui-là ? — Je comprends ; vous avez besoin de l'aire
provision d'hilarité. — Ke dites donc pas de mal des
discours de 3Î. Bangiars, dit Debray: il vote pour
vous, il fait de l'opposition. — Toiià . pardieu ! bien
le mal : aussi j'alttnds que vous l'envoyiez discourir
au Luxembourg pour en rire tout à mon aise. — Mon
cher , dit Albert à iicauchamp , on voit bien que les
affaires d'Espagne sont arrangées, vous êtes ce matin
dune aigreur révoltante. Kappekz-vcus donc que la
chronique parisienne parle d'un m.ariage entre moi
et mademoiselle Eugénie Danglars. Je ne puis donc
pas, en conscience, >ous laisser mal parUr de l'élo-
quence d'un Lcuinic qui doit me dire un jour: « Jîon-
sieur ie vicomte. \ous savez que je donne deux mil-
jiors à nia fille. » — Alites dciic ! dit Ikâucbaïup,
ce mariaga ne se fera jamais. Le roi a pu le faire
baron, il pourra le faire pair, mais il ne le fjra point
jïcntilhomme , et le comte de Morcerf est une épée
trop aristocratique pour consentir, moyennant deux
jauvres millions, à une nsésalliaRce. Le viconsfe de
îTorcerf ne doit épouser qu'une marquise. — Deux
millions ! c'est cependant joii. reprit Morcerf — C'est
ie capital social d'un théâtre de boulevard ou d'un
chemin de fer du Jardin des Fiantes à la Râpée. —
Laissez-le dire , ^'Jorcerf , reprit nonchalamment De-
bray , et mariez-vous. Vous épousez l'étiquette d'un
sac, n'est-ce pas ? eh bien ! que vous importe? mieux
'•aut alors sur celle étiquette un blason de moins et
un zéro de plus; vous avez sept merlettes dans vos
armes, vous en donnerez trois à votre f. mme et il
vous en restera encore quatre. C"< st une de plus qu'à
M. de Guise qui a failli être roi de France, et dont le
cousin germain était empereur d'Allemagne. — 31a
foi .je crois que vous avez raison . Lucien , répondit
distraitement Albert. — Et cerîainemL'nt ! d'aiileurs
tout millionnaire est noble comme un bâtard , c'est-
■i-dire qu'il peut l'être.— Chut i ne dites pas cela, De-
bray , reprit en riant Beauchamp , car voici Château-
Renaud qui , pour vous guérir de votre manie de
paradoxer, vous passera au travers du corps l'épée de
Renaud de 3îontauban, son ancêtre. — Jl dérogerait
alors, répondit Lucien, car je suis vilain et très-vilain.
— Bon ! s'écria Beauchamp . voilà le ministère qui
chante du Bérangcr. où allons-nous, mon Dieu! —
M. de Château-Renaud! M. 3îaximilien Morrel !
dit le valet de chambre, en annonçant deux nouveaux
convives. — Complets alors ! dit Beauchamp. et nous
alîuns déjeuner ; car , si je ne me trompe , vous n'at-
tendiez plus que deux personnes, Albert? — Morrel!
murmura Albert surpris: ]\Iorrel ! qu'est-ce que
cela?
— 26 —
Mais avant qu'il eût achevé, M. de Château-Renaud,
beau jeune homme de trente ans, gentilhomme des
pieds à la tète, c'est-à-dire avec la figure d'un Guiche
et l'esprit d'un Mortcmart, avait pris Albert par la
main.
— Permettez-moi. mon cher, lui dit-il. de vous
présenter M. le capitaine de spahis Maximilien Mor-
rel, mon ami. et de plus mon .sauveur. Au reste,
rhomme se présente assez bien par lui-même. Saluez
mon héros, vicomte.
Et il se rangea pour démasquer ce ?rand et noble
jeune homme au front large, à l'œil perçant, aux mous-
taches noires, que nos lecteurs sa rappellent avoir vu
à Marseille, dans une circonstance assez dramatique
peut-être pour qu'ils ne l'aient point encore oublié.
Un riche uniforme, demi-français, demi-oriental, ad-
mirablement porté, faisait valoir sa large poitrine dé-
corée de la croix de la Légion d'honneur et ressortir
la cambrure hardie de sa taille.
Le jeune officier s'inclina avec une politesse pleine
d'élégance : Morrel était gracieux dans chacun de ses
mouvements, parce qu'il était fort.
— Monsieur, dit Albert avec une affectueuse cour-
toisie, M. le baron de Château-Renaud savait d'avance
tout le plaisir qu'il me procurait en me faisant faire
votre connaissance ; vous êtes de ses amis, monsieur,
soyez des nôtres. — ïrès-bien, dit Château-Renaud,
et souhaitez, mon cher vicomte, que, le cas échéant, il
fasse pour vous ce qu'il a fait pour moi. — Et qu'a-t-il
donc fait? demanda Albert. — Oh ! dit Morrel, cela
ne vaut pas la peine d'en parler, et monsieur exagère.
— Comment! dit Château-Renaud, cela ne vaut pas
la peine d'en parler! La vie ne vaut pas la peine qu'on
en parle!... En vérité, c'est par trop philosophique
ce que vous dites là, mon cher M. Morrel... Bon pour
— 27 —
TOUS qui exposez votre \ie tous les jours, mais pour
moi qui l'expose une fois par hasard,.. — Ce que je
vois de plus clair dans tout cela, b^ron, c'est que
M. le capitaine Morrel vous a sauvé la vie. — Oh !
mon Dieu ! oui, tout bonnement, reprit Château-Re-
naud. — Et à quelle occasion ? demanda Beauchamp.
— Beauchamp, mon ami. vous saurez que je meurs
de faim! dit Debray. ne donnez donc pas dans les
histoires. — Eh bien ! mais, dit Beauchamp, je n'em-
pêche pas qu'on se mette à table, moi... Château-
Renaud nous racontera cela à table. — Messieurs, dit
Morcerf. il n'est encore que dix heures un quart, re-
marquez bien cela, et nous attendons un dernier con-
vive. — Ah ! c'est vrai, un diplomate, reprit Debray.
— Un diplomate, ou autre chose, je n'en sais rien;
ce que je sais, c'est que pour mon compte, je l'ai
chargé d'une ambassade qu'il a si bien terminée à ma
satisfaction, que si j'avais été roi. je l'eusse fait à
l'instant même chevalier de tous mes ordres, eussé-je
eu à la fois la disposition de la Toison dor et de la
Jarretière. — Alors, puisqu'on ne se met point en-
core à table, dit Debray. versez-vous un verre de
xérès comnip nous avons fait, et racontez-nous Cela,
baron. — Vous savez tous que l'idée m'était venue
d'aller en Afrique. — C'est un chemin que vos an-
cêtres vous ont tracé, mon cher Chàteau-Renand, ré-
pondit ji^alamment ^forcerf — Oui. mais je doute que
cela fût, comme eux, pour délivrer le tombeau du
Christ. — Et vous avez raison. Beauchamp. dit le
jeune aristocrate : c'était tout bonnement pour faire
le coup de pistolet en amateur. Le duel me répugne,
comme vous savez, depuis que deux témoins, que
j'avais choisis pour accommoder une affaire, mont
forcé de casser le bras à un de mes meilleurs amis...
eh! pardieu ! à ce pauvre Franz d'Epînay, que vous
— 28 —
connaissez tous. — Âh oui ! c'est vrai, dit Debray,
vous vous êtes battu dans le temps... A quel propos ?
— Le diable m'emporte si je m'en sonviens ! dit Châ-
teau-Renauil ; .mais ce que je me rappelle parfaite-
ment, c'est qu'ayant honte de laisser dormir un talrnt
comme le mien, j'ai voulu essayer sur les Arabes drs
pistolets neufs dont on venait de me faire cadeau. En
conséquence, je m'embarquai pour Oran ; d'Oran je
gagnai Constantine, et j'arrivai juste pour voir lever
ie siège. Je me mis en retraite comme les autres. Pen-
daîjt quarante-huit h:*ures je supportai assez bien la
pluie le jour, la neige la nuit ; dans la troisième ma-
tinée, mon cheval mourut de froid. Pauvre bête ! ac-
coutumée auï couvertures etau poêle deT curie... un
cheval arabe qui seulement s'est trouvé un peu dé-
paysé en rencontrant dii degrés de froid en Arabie. —
Cest pour cela que vous voulez m'acheter mon cheval
anglais, dit Debray; vous supposez qu'il supportera
mieux le froid que votre arabe. — Vous vous trora
pez. car j'ai fait vœu de ne plus retourner en Afrique.
— Vous avez donc eu bien peur? demanda Beau-
champ. — 31a foi, oui. je l'avoue, répondit Château-
Renaud : et il y avait de quoi ! Mon cheval était donc
mort; je faisais ma retraite à pied, six Arabes
vinrent au galop pour me couper la tête, j'en abattis
deux de mes deux coups de fusil, deux de mes deux
coups de pistolets, mouches pleines; mais ii en restait
deux, et jetais désarmé. L'un me prit par les cheveux,
c'est pour cela que je les porte courts maintenant, on
ne sait pas ce qui peut arriver, l'autre m'enveloppa le
cou de son yatagan, et je sentais déjà le froid aigu du
fer quand monsieur, que vous voyez, chargea à son
tour sur eux, tua celui qui me tenait par les cheveux
d un coup de pistolet, et fendit la tête de celui qui
s'apprêtait à me couper ia gorge d'un coup de sabre.
— 29 —
MonsiMir s'était donné pour tâche de sauver un
homme ce jour-là, K- hasard a voulu qw cl- filt moi;
quand je serai riche, je ferai faire par Klagmann ou
par 'îarochetti une statue du Hasard.
— Oui. dit en souriant Morrel ; c'était le o sep-
tembre, c'pst-à-dire l'anniversaire d'un jour où mon
père fut miraculeusement sauvé : aussi, autant qu'il
est en mon pouvoir, je célèbre tous les ans ce jour-là
par quelque action... — Héroïque, n'est-ce pas? in-
lei-rompit Château-Renaud ; bref, je fus l'élu, mais ce
n'est pas le tout. Après ra'avoir sauvé du fer. il me
sauva du froid en me donnant, non pas la moitié de
son manteau, comme faisait saint Mariin. mais en me
le donnant tout entier, puis de la faim, en p-irtageant
avec moi. devinez quoi ? — Un pâté de chez Félix ?
demanda Beauchauip. — Non pas, son cheval, dont
nous mangeâmes chacun un morceau de grand appé-
tit : c'était dur. — Le chtval ? demanda en riant Mor-
crf. — Is'on. le sacrifice, répondit Chât'au-Rcnaud.
Demandez à Debray s'il sacrifierait son anglais pour
un étranger? — Pour un étranger, non. dit Debray.
mais pour un ami, peut être. — Je devinai que vous
deviendriez le mien, monsieur le baron, dit Aforrel :
d'ailleurs, j'ai eu déjà i'iionneur de vous le dire, hé-
roïsme ou non. sacriticc ou non, ce jour-là. je devais
une offrande à la mauvaise fortune en récompense de
la faveur que nous avait .^aite autrefois la bonne. —
Cette histoire à laquell'' M. Morre! fait allusion, con-
tinua Château-Renaud, est toute une admirable his-
toire qu'il vous racontera un jour, quand vous aurez
fait avec lui plus ample connaissance; pour aujour-
d'hui, garnissons l'estomac et non la mémoire. A
quelle heure déjeunez-vous. Albert? — A dix heures
et demie. — Précises ? demanda Debray en tirant sa
montre. — Oh! vous m'accorderez bien les cinq mi-
— 30 —
mîtes de f^râce, dit Morcerf : car moi anssi j'attends
un sauveur — A qui ? — A moi, parbleu ! répondit
Morcerf. Croyez-vous donc qu'on ne puisse pas me
sauver comme un autre et qu'il n'y a que les Arabes
qui coupent la tête ! Notre déjeuner est un déjeuner
philanthropique, et nous aurons à notre table, je l'es-
père du moins, deux bienfaiteurs de l'humanité. —
Comment f-rons-nous ? dit Debray : nous n'avons
qu'un prix Monlhyon ? — Eh bien ! mais on le don-
nera à quelqu'un qui n'aura rien fait pour l'avoir, dit
Beauchamp. C'est de cette faron-là que d'ordinaire
l'Aca'lémie se tire d'embarras. — Et d'où vient-il ?
demanda Debray : excus'^z l'insistance : vous avez déjà,
je le sais bien, répondu à cette question, mais assez
vaguement pour que je me permette de la poser une
seconde fois. — En vérité, dit Albert, je n'en sais
rien. Quand je l'ai invité, il y a deux mois de cela, il
était à Rome; mais depuis ce temps-là qui peut dire
le chemin qu'il a fait! — Et le croyez-vous caprible
d'être exict ? riemandi D?bray. — Ji le crois capable
de tout, répondit Morcerf. — Faites attention qu'avec
les cinq minutes de ^râee. nous n'avons plus que dix
minutes. — Eh bien ! j'en profiterai pour vous dire
un mot de mon convive. — Pardon, dit Beauchamp,
y a-t-il matière à un feuilleton dans ce que vous allez
nous raconter? —Oui. certes, dit Morcerf: et des plus
curieux, même. — Dites alors, carje vois bien que je
manquerai la Chambre; il faut que je me rattrappe —
J'étais à Rome au carnaval dernier. — Nos savons cela,
dit Beauchamp. —Oui. mais ce que vous ne savez pas,
c'est que j'avais été enlevé par des brigands.- Il n'y a
pas de brigands, dit Debray — Si fait, il y en a. et
de hideux même, c'est-à-dire d'admirables, carje les
ai trouvés beaux à faire peur. — Voyons, mon cher
Albert, dit Debray, avouez que votre cuisinier est en
— 31 —
retard, que les liuîtros ne sont pas arrivées de ^Fa-
rennes ou dOstende. et qu'à l'exemple de madame de
Maintenon, \ous voulez remplacer le plat par un conte.
Dites-le, mon cher, nous sommes d'assez bonne com-
pagnie pour vous le pardonner et pour écouter votre
histoire, toute fabuleuse qu'elle promet d"être. — Et
moi jj vous dis, toute fabuleuse qu'elle est. je vous la
donne pour vraie d'un bout à lautre. Les brigands
m'avaient donc enlevé et m'avaient conduit dans un
endroit fort triste qu"on appelle les catacombes de
Saint-Sébastien. — Je connais cela, dit Château-Re-
naud ; j'ai manqué d'y attraper la fièvr;». — Et moi
j'ai fait mieux que cela, dit Morcerf ; je l'ai eue réel-
lement. On m'avaitannoncéque j'étais prisonnier sauf
rançon, une misère, quatre mill',' éciis romains, vingt-
six mille livres tournois. Malheureusement je n'en
avais plus que quinze cents ; j'étais au bout de mon
voyage, et mon crédit était épuisé. J'écrivis à Franz.
Et pardieu ! tenez, Franz en était, et vous pouvez lui
demander si je mens d'une virgule; j'écrivis à Franz
que s'il n'arrivait pas à six heures du matin avec les
quatre mille écus, à six heures dix minutes j'aurais
rejoint les bienheureux saints et les glorieux martyrs
dans la compagnie desquels j'avais l'honneur de me
trouver, et M. Luigi Vampa, c'est le nom de mon chef
de brigands, m'aurait, je vous prie de le croire, tenu
scrupuleusement parole. — 3îais Franz arriva avec
les quatre mille écus? dit Chàlrau-Renaud. Que
diable ! on n'est pas embarrassé pour quatre mille
écus quand on s'appelle Franz d'Epinay ou Albert de
Morcerf! — Non. il arriva purement et simplement
accompagné du convive que je vous annonce et que
j'espère vous présenter. — Ah çà ! mais, c'est donc un
Hercule tuant Caeus, que ce monsieur, un Persée dé-
livrant Andromède ? — Non, c'est un homme de ma
— 32 —
taille, à pou près. — Armé jusqu'aux dents ? — Il
navait pas même une aiguille à tricoter. — Mais il
Iraita de votre rançon ? — Il dit deux mots à l'oreille
du chef, et je fus libre. — On lui fit même des excuses
àv ravoir arrêté, dit Beaucbamp. — Justement, ré-
pondit Morcerf.— Ah çà ! mais, c'ét.iit donc rArioste
(;uc cet homme ! — Non., c'était tout simplement le
comte de Monte-Cristo. — On ne s'appelle pas le comte
de Monte-Cristo, dit Debray. — Je ne crois pas,
ajouta Chàtrau-Renaud avec le sang-froid d'un homme
qui connaît sur le bout du doigt son nobiliaire euro-
péen ; qui est-ce qui connaît quelque part un comte
de Monte-Cristo ? — 11 vient ptut-êtrc de terre-
sainte, dit Ecauchamp: un de ses aïeux aura possédé
le Calvaire, comme les Mortemart la mer Morte. —
Pardon, dit ?,îaximi!Jen. mais je crois que je vais
vous tirer d'embarras, messieurs : Monte-Crislo est
ui!C petite île dont j'ai souvent entendu parler aux
nsarins qu'employaient mon père: un grain de sable
au milieu de la Méditerranée, un atome dans l'infini.
— C'est parfaitement cela, monsieur, dit Albert. Eh
bien ! de ce grain de sable, de cet atome, est seigneur
et roi celui dont je vous parle: il aura acheté ce bre-
vet de comte quelque part en Toscane. — Il est donc
riche, votre comte? — .' a foi! je le crois. — Mais
cela doit se voir, il me semble ? — Yoilà ce qui vous
trompe, Debray. — Je ne vous comprends plus. — Avez-
vous lu les Mille et nue Nuits? — Parbleu! belle
question ! — Eh bien ! savoz-vous donc si les gens
qu'on y voit sont riches ou pauvres ? si leurs grains
de blés ne sont pas des rubis ou dos diamants ? I Is ont
l'air de misérables pêcheurs, n'est-ce pas? vous les
traitez comme tels, et tout à coup ils vous ouvrent
quelque caverne mystérieuse, où vous trouvez un tré-
sor à acheter l'Inde. — Après? — Après, mon comte
— 33 —
de Monle-Cristo est un de cos pèclu-urs-là. II a nu-uu-
un nom tiré de la chose, il s"app„lle Simbad le Marin
et possède une caverne pleine d'or. — Et vous avez
vu cette caverne. Morcerf? demanda Beauchamp. —
— Non pas moi. Franz. Mais, chut! il ne faut pr.s
dire un mot de ce'a disant Un. Franz y est descendu
les yeux bandes, et il a été servi par des muets et par
des femmes, près desquelles, à ce qu'il paraît. Ciéopà-
tre n'est qu'une lorette. Seulement des femmes il n'en
est pas bien sûr. vu quelles ne sont entrées qu'après
qu'il eut mangé du hatchis : de sorte qu"il se pour-
rait bien que ce qu'il a pris pour des femmes fût !out
bonnement un quadrilli; de statues.
Lis jeunes gens regardèrent Morcerf d'un œil qui
voulait dire :
— Ah çà ! mon cher, devenez-vous insensé ou vous
moquez-vous de nous? — En effet dit Morrel pensif,
j'ai entendu raconter encore par un vieux marin
nommé Pénelon quelque chose de pareil à ce que dit
là M. de Morcerf. — Ah ! fit Albert, c'est bien heu-
reux que 31. Morrel me vienne en aide. Cela vous con-
trarie, n'est cf pas. qu'il jette ainsi un peloton de fil
dans mon labyrinthe? — Pardon, cher ami, dit De-
bray, c'est que vous nous racontez des choses si in-
vraisemblables — Ah! parbleu, parce que vos
ambassadeurs, vos consuls ne vous en parlent pas !
ils n'ont pas le temps, il faut bien qu'ils molestent
leurs compatriotes qui voyagent. — Ah' bon, voilà
que vous vous fâchez, et que vous tombez sur nos
pauvres agents. Eh! mon Dieu! avec quoi voulez-vous
qu'ils vous protègent? la chambre leur rogne tous les
jours leurs appointen\ents; c'est au point qu'on n'en
trouve plus. Vonlcz-veus être ambnssadiur. Alb(rl '
je vous fuis nemmer à Ccnslaiiliiiople. — IS'on pas !
pour que Je suUan, ù la première démonslratioD que
— 34 —
je ferai en faveur de Sléhémel-Ali. m'envoie le cordon
et que mes secrétaires m'étranglent. — Vous voyez
bien, dit Dtbraj. — Oui. mais tout cela n'empêche
pas mon comte de Monle-Crislo d'exister ! — Pardieu!
tout le monde existe, le beau miracle ! — Tout le
monde existe sans doute, mais pas dans d s condi-
tions pareilles. Tout le monde n'a pas des esclaves
noires, des galerii s princicres, des armes comme à la
Casauba. dos chevaux de six mille francs pièce, des
maîtresses grecques ! — L"avez-vous vue. la maîtresse
grecque ?— Oui. je lai vue et entendue. Vue au théâtre
Valle. entendue un jour que j'ai déjeuné chez le comte.
— !1 Hiange donc votre homme extraordinaire? — Ma
foi. s'il mange, c'est si peu. que ce n'est point la peine
d'en parler. — Vous verrez que c'est un vampire. —
Riez si vous voulez. Cétait l'opinion de la comtesse G..
qui. comme vous le savez, a connu lord Ruthwen. —
Ah ! joli î dit Eiauchamp. voilà pour un homme non
journaliste îe pendant du fameux serpent de mer du
Constilntioiiiitl; un vampire, c'est parfait ! — Œil
fauve dont la prunelle diminue et se dilate à volonté.
dit Debray ; angle facial développé, front magnifique,
teint livide, barbe noire, dents blanches et aiguës,
politesse tout pareille. — Eh bien ! c'est justement
cela. Lucien, dit ^forceif. et le signalement est tracé
trait pour trait. Oui, politesse aigué et incisive. Cet
homme m'a souvent donné le frisson, et un jour entre
autres que nous regardions ensemble une exécution,
j'ai cru que j'allais me trou\er mal. bien plus de le
voir et de l'entendre causer froidement sur tous les
supplices de la terre que •ie Noir îe bourreau remplir
son office, et que d'entendre les cris du patient. — Ne
vous a-t-il pas conduit un peu dans les ruines du Co-
lisée pour vous sucer le sang. Morcerf? demanda
Beauchamp. — Ou, après avoir délivré, ne vous a-t-il
— 35 —
pas fait signer quelque parchemin couleur de feu, par
lequel vous lui cédiez votre âme, comme Esaii son
droit d'aînesse ? — Raillez ! raillez tant que vous
voudrez, Messieurs! dit Morcerf un peu piqué.
Quand je vous regarde, vous autres beaux Parisiens,
habitués du boulevard de Gand, promeneurs du bois
de Boulogne, et que je me rappelle cet homme, eh
bien! il me semble que nous ne sommes pas de la
même espèce. — Je m'en flatte! dit Bt-auchamp. —
Toujours est-il, ajouta Château-Renaud, que votre
comte de Monte-Cristo est un galant homme dans ses
moments perdus, saufloutefois ses petits arrangements
avec Us bandits italiens. — Eh ! il n'y a pas de ban-
dits italiens ! dit Debray. — Pas de vampires ! ajouta
Beauchamp. — Pas de comte de Monte-Cristo, ajouta
Debray. Tenez, cher Albert, voilà dix heures et demie
qui sonnent. — Avouez que vous avez eu le cauchemar,
et allons déjeuner, dit Beauchamp,
Mais la vibration ue la pendule ne s'était pas encore
éteinte, lorsque la porte s'ouvrit, et que Germain an-
nonça :
— Son Excellence le comte de Monte-Cristo !
Tous les auditeurs Orent malgré eux un bond qui
dénotait la préoccupation que le récit île Morcerfavait
infiltrée dans leurs âmes. Albert lui-même ne put se
défendre d'une émotion soudaine. On n'avait entendu
ni voiture dans la rue. ni pas dans l'antichambre: la
porte elle-même s'était ouverte sans bruit.
Le comte parut sur le seuil, vêtu avec la plus grande
simplicité, mais le lion le plus exigeant n'eût rien
trouvé à reprendre à sa toilette. Tout était d'un goût
exquis, tout sortait des mains des plus élégants four-
nisseurs, habits, chapeau etiinge.
Il paraissait âgé de trente-cinq ans à peine, et ce
qui frappa tout le monde, ce fut son extrême ressem-
- 36 —
blance avec le portrait qu'avait tracé de lui Debray.
Le cointe s'avança en souriant au milieu du salon,
et vint droit à Albert, qui, marchant au-devant de lui.
lui oflVit la main avec empressement.
— L'exactitude, dit Monte-Cristo, est la politesse
des rois, h ce qu"a prétendu, je crois, un de vos souve-
rains. Mais quelle que soit leur bonne ^olonté, elle
n'est pas toujours celle des voyageurs. Cependant
j'espère, mon cher vicomte, que vous m'excuserez, en
faveur de ma bonne volonté, les deux ou trois secon-
des d" retard que je crois avoir mises à paraître au
rendoz-vous. Cinq cents lieues ne se font pas sans
quelque contrariété, surtout en France, où il est dé-
fendu, à ce qu'il parait, de battre les postillons. —
Monsieur le comte, répondit Albert, jéiais en traiu
d'annoncer votre visite à quelques-uns de mes a.mis
que j'ai réunis à l'oceasion de la promesse que vous
avez bien voulu me faire, et que j'ai l'honneur de vous
présenter. Ce sont MM. le comte de Château-Renaud,
dont la noblesse remonte aux douze pairs, et dont les
ancêtres ont eu leur place à la Table roude : SI. Lu-
cien Dtbray, secrétaire particulier du ministre de
l'intérieur : M. Beauchamp, terrible journaliste, l'ef-
froi du gouvernement français, mais dont peut-être,
malgré sa célébrité nationale ^ous n'avez jamais en-
tendu parler en Italie, attendu que son journal n'y
entre pas ; enfin M. Maximilien Morrel. capitaine de
spahis.
A ce nom, le comte, qui avait jusque-là salué cour-
toisement, mais avec une froideur et une impassibi-
lité tout anglaise, fit malgré lui un pas en avant, et un
léger ton de vermillon passa comme l'éclair sur ses
joues pâles.
— Monsii ur porte l'uniforme des nouveaux vain-
queurs français; djt-ilj c'est un bel uniforme.
— 37 —
On n'eût pas pu dire quel était le sentiment qui
donnait à !a voix du comte une si profonde vibration,
ot qui faisait briller, comme malgré lui, son œil si
beau, si calme et si limpide, quand il navait point
un motif quelconque de le ^ oiler.
— Vous n'aviez jamais vu nos Africains, monsieur?
dit Albert. — Jamais, répliqua le comte, redevenu
parfaitement libre de lui. — Eh bien ! monsieur, sous
cet uniforme bat un des cœurs les plus braves et les
plus nobles de larmée, - Oh! monsieur le comte,
interrompit Morrel. —Laissez-moi dire, capitaine....
Et nous venons, continua Albert, d'apprendre de
monsieur un trait si héroïque, que, quoique je Taie vu
aujourd'hui pour la première fois, je réclame de lui
la faveur de vous le présenter comme mon ami.
Et Ton put encore, à ces parobs, remarquer chez
Monte-Cristo ce regard étrange de flxité, cette rou-
geur fugitive et ce léger tremblement de la paupière
qui chez lui décelaient l'émotion.
— Ah ! monsieur est un noble cœur, dit le comte,
tant mieux !
Cette espèce d'exclamation . qui répor:dait à la
propre pensée du comle plutôt quà ce que venait de
dire Albert, surprit tout le monde et surtout Morrel.
qui regarda Monte-Cristo avec étonnemcnl. Mais en
même temps l'intonation était si douce et pour ainsi
dire si suave, que, quelque étrange que fût cette excla-
mation, il n'y avait pas moyen de s'en fâcher.
— Pourquoi en douterait il donc? dit Beauchamp
àChâteau-Ren.iud. — En vérité, répondit celui-ci, qui.
avec son habitude du monde et la netteté de son coup
d'œil aristocratique . avait pénétré de Monte-Cristo
tout ce qui était pénétrable en lui. en vérité Albert ne
nous a point trompés, et c'est un singulier personnage
que le comte ; qu'en dites-vous , Morrel ? — Ma foi,
IV. S
— 38 —
dit celui-ci, il a l'œil franc et la voix sympathique, de
sorte qu'il me piait , malgré la réÛL'xion bizarre
qu'il vient de faire à mon endroit. — Messieurs, dit
Albert. Germain m'annonce que vous êtes servis. Mon
cher comte, permettez-moi de vous montrer le chemin.
On passa silencieusement dans la salle à manger.
Chacun prit sa place.
— Messieurs, dit le comte en s'asseyant, permettez-
moi un aveu qui sera mon excuse pour toutes les in-
convenances que je pourrai faire : je suis étranger,
mais étranger à tel point que c'est la première fois que
je viens à Paris. La vie française m'est donc parfaite-
ment inconnue, et je n'ai guère jusqu'à présent prati-
qué que la vie orientale, la plus antipathique aux
bonnes traditions parisiennes. Je vous prie donc de
m"excuser si vous trouvez en moi quelque chose de
trop turc , de trop napolitain ou de trop arabe. Cela
dit. messieurs, déjeunons. — Comme il dit tout cela !
mu.rmura Beauchamp ; c'est décidément un g.-and
seigneur. — Un grand seigneur étranger . ajouta De-
bray. — Un grand seigneur de tous les pays, monsieur
Debray, dit Château-Renaud.
III. — le déjeuner.
Le comte, on se le rappelle, était un sobre convive.
Albert en fit la remarque en témoignant la crainte que
dès son commencement la vie parisienne ne déplût au
voyageur par son côté le plus matériel, mais eu même
temps le plus nécessaire. — on cher comte, dit-il,
vous me voyez atteint d'une crainte . c'est qu3 la cui-
sine de la rue du Ke'der ne vous plaise pas autant que
— 39 —
celle de la place d'Espagne. J'aurais dû vous deman-
der votre goût et vous faire préparer quelques plats à
votre fantaisie. — Si vous me connaissiez davantage,
monsieur, répondit en souriant le comte, vous ne vous
préoccuperiez pas d'un soin presque humiliant pour
un voyageur comme moi qui a successivement vécu
avec du macaroni à Naples. de la polenta à :>Iilan, de
l'oUa podrida à Valence, du pilau à Constantinople.
jdu karrick dans l'înde. et des nids d'hirondolks dans
a Chine. Il n'y a pas de cuisine pour un cosmopolite
omme moi. Je mange de tout et partimt, s:ulenient
je mange peu ; et aujourd'hui que vous me reprochez
ma sobriété, je suis dans mon jour d'appétit, car de-
puis hier matin je n'ai point mangé. — Comment,
depuis hier matin! s'écrièrent les convives; vous
n'avez point m-^ngé depuis vingt-quatre heures? —
Non . répondit Monlc-Cristo ; j'avais été obligé de
m'écarter de ma route et de prendre des r?ns!igne-
ments aux environs de Nîmes, de sorte que j'étais un
peu en retard, et je n'ai pas voulu m'arrcter.— Et vous
avez mangé dans votre voiture ? demanda Itîorcerf. —
Non. j'ai dormi, comm.c cela m'arrive quand je m'en-
nuie .sans avoir le courage de me distraire, ou quand
j'ai faim sans avoir envie de manger — Mais vous
commandez donc au sommeil, monsieur? demanda
Morrel. — A peu près. — Vous avez une rccelle pour
cela ? — Infaillible. — Voilà qui serait excellent pour
nous autres Africains, qui n'avons pas toujoTirs de
quoi manger, et qui avons rarement de quoi boire, dit
Sîorrel. — Oui , dit Monte-Cristo : malheureusement
ma recette, excellente pour un homme comm.- moi,
qui mène une vie tout fxc'ptionisclle, serait fort dan-
gereuse appliquée à une ^rmée, qui ne se réveillerait
plus quand on aurait besoin d'elle. — Et peut-on sa-
voir quelle est cette recette ? demanda Debray. — Oh!
— 40 —
mon Dieu , oui . dit "^fonte-Cristo , je n'en fais pas de
secret : c'est un mélan;?e d'excellent opium que j'ai été
chercher moi-même à Canton pour être certain de
l'avoir pur, et du meilleur hatchis qui se récolte en
Orient, c'est-à-dire entre le Tigre et l'Euphrate: on
ri^unit ces diux ingrédients en portions égaies, et on
fait des espèces de pilules qui s'avaient au moment où
l'on en a besoin. Dix minutes après l'eÛ'et est produit.
Demandez à M. le baron Franz d'Épinay: je crois qu'il
en a goûté un jour. — Oui, répondit Morcerf, il m'en a
dit quelques mots. et il en a gardé même un fort agréable
souvenir. — Mais, dit Boauchamp. qui en sa qualité
de journaliste était fort incrédule . vous portez donc
toujours cette drogue sur vous? — Toujours, répondit
Monte-Cristo. — Serait-ce indiscret de vous demander
à voir ces précieuses pilules? continua Beaueliamp,
espérant prendre létrangiT en défaut. — Non. mon-
sieur, répondit le conite : et il tira de sa poche une
merveilleuse bonbonnière creusée dans une seule
émeraude et fermée par un écrou d'or qui . en se dé-
vissant, donnait passage à une petite boule de couleur
verdàtre et de la grosseur dun pois. Cette boule avait
une odeur acre et pénétrante ; il y en avait quatre ou
cinq pareilles dans i'énieraude, et elle pouvait en con-
tenir une douzaine.
La bonbonnière fit le tour de la table . mais c'était
bien plus pour examiner cette admirable émeraude
que pour voir ou pour flairer les pilules, que les con-
vives se la faisaient passer.
— Et c"(St votre cuisinier qui vous prépare ce régal?
demanda Bcauehamp. — Non pas , mousieur, dit
Monte-Cristo , je ne li\re pas comme cela mes jouis-
sances réelles à la merci de mains indignes. Je suis
assez bon chimiste, et je prépare mes pilules moi-
même. — Voilà une admirable émeraude et la plus
— 41 —
grosse que j'aie jamais \ue, quoique ma mère ait
quelques bijoux de famille assez remarquables, dit
Château-Renaud. — J'en avais trois [lareilies . riprit
Montt-Crislo ; jai donné lune au Grand Seigneur, qui
l'a fait monter sur son sabre: Tautre à notre saini-pèn
le pape, qai Ta fait incruster sur sa tiare en face d'une
émeraude à peu près pareille, mais moins belle etpeu-
dant. qui avait été donnée à son prédécesseur. Pi;- YH,
par l'empereur ISapoléon ; j'ai gardé la troisième pou;
moi. et je l'ai fait cr;'user, ce qui lui a ôté la moitié
de sa valeur, mais ce qui l'a rendue plus comînode
pour l'usage que j'en voulais faire.
Chacun regardait Aîonte-Crislo avec étonnemcnt; i!
pariait avec tant de simplicité qu'il était évident qu'il
disait la vérité ou qu'il était fou, cependant lémtraude
qui était restée entre sts mains faisait que l'on pen-
chait naturellement vers la première supposition.
— Et que vous ont donné ces deux souverains en
échange de ce magnifique cadeau ? demanda Debray.
— Le Grand SeigVieur, la liberté d'une femme, répondit
le comte; notre saint-père le pape, la vie d'un homme.
De sorte qu'une fois dans mon existence j'ai été aussi
puissant que si Dieu m'eût fait naître sur les marches
d'un trône. — Et c'est Peppino que vous avez délivré,
n'est-ce pas , s'écria IV'orccrf. c'est à lui que vous avez
fait l'application de votre droit de grâce ? — Peut-être,
dit Monte-Cristo en souriant. — Monsieur le comte,
vous ne vous faites pas l'idée du plaisir que j'éprouve
à vous entendre parler ainsi ! dit Morcerf. Je vous
avais annoncé d'avance à mes amis comme un homme
fabuleux, comme un enchanteur des Jf»7/e et une
NuitSj comme un sorcier du moyen âge; mais les Pa-
risiens sont gens tellement subtils en paradoxes,
qu'ils prennent pour des caprices de l'imagination les
vérités les plus incontestables , quand ces vérités ne
— Kl —
rentrent pas dans toutes les conditions de leur éxis'
tcnce quotidienne. Par exemple, voici Diliray qui lit
et Beauchainp qui imprime tous les jouis quon a ar-
rêté et qu'on a dévalisé sur le boule\ard un membre
du Jockfy-Club aiiardé; qu'on a a.vsassiné quatre per-
sonnes rue Saint-Denis ou faubouig Saint-Germain;
qu'on a arrêté dix, quinze, vingt \oleurs, soit dans un
café du boulevard du Temple . soil dans les Thermes
de Julien, et qui contestent l'existence des bandits des
Karemmes. de la Campagne de Rome ou dis marais
Pontins. Ditcs-kur donc vous-même, je vous en prie,
monsieur le comte, que j'ai été pris par ces bandits, et
que , sans %otre fféneriuic intercession , j'attendrais .
selon toute probabilité, aujourd'hui la résurrection
éternelle dans les caiacombes de Saint Sébastien , au
lieu de leur donner à dîner dans mon indigne petite
maison de la rue eiu Beldei. — Bah ! dit Sioute-Crislo,
vous m'aviez promis de ne jamais me parler de cetic
misère. — Ce u'cbl piis moi; monsieur ie comte, s'écria
IVÎorcerf, c'est quelque autre à qui \ous aurez rendu le
même ser\iee qu'à moi et que vous aurez confondu
a\ec moi. Parlons-en , au coulraire, J3 vous en prie :
car si vous \ous décidez à parler de cette circonstance,
peut-être non-seulement me redirez-vous un peu de ce
que je sais .mais encore beaucoupde ce queje nesais pas.
— Iviais il me semble, dit en souriant le comte, que vous
avez joué dans toute celte affaire un rôle assez impor-
tant pour savoir aussi bien que moi ce qui s'est passé.
— Youlez-vous me promettre. Si je dis tout ce queje
sais, dit Jlorcerf. de dire à votre tour tout ce que je ne
sais pas? — C'est trop juste, répondit 3*onte-Cristo.
— Kh bien, reprit SJorceri, dût mon amour-propre en
souflrii, je me suis cru pendant trois jours l'objet des
agaceries d'un masque que je prenais pour quelque
descendante des Tullie ou des Poppée, tandis que
— 43 —
j'étais tout purement et tout simplement l'objet des
agaceries d'une couiadine ; et remarquez que je dis
contadinc pour ne pas dire paysanne. Ce que je sais, c'est
que. comme un niais, plus niais encore que celui dont
je parlais tout à l'heure, j'ai pris pour cette paysanne
un jeune ban it de quinze à seize ans, au meulou ini-
bcrbe, à la taille iine, qui . au moment où je voulais
m'émanciper jusqu'à déposer un baiser sur sa cLaste
épaule, m'a mis le pistolet sous la gorge, et, avec
l'aide de sept ou huit de ses compagnons, m'a conduit
ou plutôt traîné au fond des catacombes de Saint-Sé-
bastien ou j'ai trouvé un chef de bandits fort lettré,
ma foi, lequel lisait les Commentaires de César^ et
qui a daigné interrompre sa lecture pour me dire que
si le lendemain à six heures du matin je n'avais pas
versé quatre mille tcus dans sa caisse, le lendemain
à six heures et tin quart j'aurais parfaitement cessé
d'exister. La lettre existe, elle est entre les mains de
Franz, signée de moi, avec un post-scriptum de maître
Luigi Van.pa. Si vous en doutez, j'écris à Franz, qui
fera légaliser les signatures. Voilà ce que je sais.
Maintinant ce que je ne sais pas, c'est comment vous
êtes parvenu, monsieur le comte, à frapper d'un si
grand respect les bandits de Rome qui respectent si
peu de choses. Je vous avoue que Franz et moi nous
en fûmes ravis d'admiration. — Rien de plus simple,
monsieur, répondit le comte, je connaissais le fameux
Vampa depuis plus de dix ans. Tout jeune et quand il
était encore berger, un jour que je lui donnai je ne
sais plus quelle monnaie d'or parce qu'il m'avait mon-
tré mou chemin, il me donna, lui. pour ne rien avoir
à moi, un poignard sculpié par lui et que vous avez
dû voir dans ma colltclion d'armes. Plus tard, soit
qu'il eût oublié cet échange de petits cadeaux qui
eût dû entretenir l'amitié entre nous, soit qu'il ne
— 44 -
m'eût pas reconnu, il t.nta de m'arrèter : mais co fut
moi tout au contraire qui le pris avec une douzaine de
ses gens. Je pouvais le livrera la justice romaine, qui
est pxpéditive et qui se serait encore hâtée en sa fa-
veur, mais je n'en fis rien. Je le renvoyai, lui et les
siens. — A la condition qu'ils ne pécheraient plus,
dit le journaliste en riant. Je vois avec plaisir qu'ils
ont scrupuleusement tenu leur parole. — Non, mon-
sieur, répondit Monte-Cristo, à la simple condition
qu'ils me respecteraient toujours, moi et les miens.
Peut-être ce que je vais vous dire vous paraîtra-t-il
étrange, à vous messieurs les socialistes, les progres-
sifs, les humanitaires : mais je ne m'occupe jamais de
mon prochnin, mais je n'essaye jamais de protéger la
société qui ne me protège pas, et je dirai même plus,
quigéuéralemenf nes'occupede moi que pourmenuire,
et, en les supprimant dans mon estime et en gardant
la neutralité vis-à vis d'eux, c'est encore la société
et mon prochain qui me doivent du retour. — A la
bonne heure ! s écria Château-Renaud, voMà le pre-
mier homme courageux que j'entends prêcher loyale-
ment et brutalement l'égoïsme : c'est très-beau, c?la!
bravo, monsieur le comte ! — C'est franc du moins,
dit Morrel : mais je suis sûr que monsieur le comte
ne s'est pas repenti d'avoir manqué une fois aux prin-
cipes qu'il vient cependant de nous exposer d'une
façon si absolue. — Comment ai-je manqué à ces prin-
cipes, monsieur? demanda Monte-Cristo, qui de
temps en temps ne pouvait s'empêcher de regarder
Maximiiien avec tant d'attention que deux ou trois
fois déjà le hardi jtunc homme avait baissé les yeux
devant le regard clair et limpide du comte. — Mais il
me semble, reprit Morrel, qu'en délivrant M. de
Morcerf, que vous ne connaissiez pas, vous serviez
votre prochain et la société. — Dont il faille plus bel
— 45 —
ornement, dit gravement Bcauchamp en vidant d'un
seul trait un verre de vin de Champaj^ne. — Monsieur
le comte, s'écria IHorcerf, vous voilà pris par le rai-
sonnement, vous, c'est-à-dire un dés plus rudes logi-
ciens que je connaisse ; et vous allez voir qu'il va vous
être clairement démontré tout à l'heure que loin d'être
un égoïste, vous êtes au contraire un philanthrope.
Ah ! monsieur le comte, vous vous dites Oriental, Le-
vantin. Malais, Indien, Chinois, sauvage; vous vous
appelez Monte-Cristo de votre nom de famille, Simbad
le Marin de votre nom de baptême, et voilà que du
jour où vous mettez le pied à Paris vous possédez
d'instinct le plus grand mérite ou le plus grand défaut
de nos excentriques Parisiens, c'est-à-dire que vous
usurpez les vices que vous n"avez pas et que vous
cachez les vertus que vous avez ! — Mon cher vicomte,
dit Monte-Cristo, je ne vois pas dans tout ce que j'ai
dit ou fait un seul mot qui me vaille, de votre part et
de celle de ces messieurs, le prétendu «loge que je
viens de recevoir. Vous nétiez pas un étranger pour
moi, puisque je vous connaissais, puisque je vous
avais cédé deux chambres, puisque je vous avais
donné à déjeuner, puisque je vous avais prêté une de
mes voitures, puisque nous avions vu passer les
masques ensemble dans la rue du Cours, et puisque
nous avions regardé d'une fenêtre de la place del Po-
polo cette exécution qui vous a si fort impressionné que
vous avez failli vous trouver mal. Or, je le demande à
tous ces messieurs, pouvais-je laisser mon hôte entre
les mains de ces affreux bandits, comme vous les ap-
pelez ! D'ailleurs, \ous le savez, j'avais, en vous sau-
vant, une arrière-pensée qui était de me servir de
vous pour m'introduire dans les salons de Paris
quand je viendrais visiter la France. Quelque temps
vous avez pu considérer cette résolution comme un
— 46 —
projet yague et fugitif: mais aujourd'hui, vous le
voyez, c'est une belle et bonne réalité, à laquelle il
faut vous soumettre sous peine de manquer à votre pa-
role.—Et je la tiendrai, dit Morcerf; mais je crainsbien
que vous ne soyez fort désenchanté, mon cher comte,
vous, habitué aui sites accidentés. au.v événements
pittoresques, aux fantastique horizons. Chez nous,
pas le moindre épisode du genre de ceux auxquels votre
vie aventureuse vous a habitué. Notre Cimborazzo.
c'est Montmarte; notre Hymalaya, c'est le Sïont-Valé-
rien : notre Grand-Désert, c'est la piaine de Grenelle,
encore y perce-ton un puits artésien pour que les ca-
ravanes y trouvent de l'eau. Nous avons des voleurs,
beaucoup même, quoique nous nen ayons pas autant
qu'on le dit, mais ces voleurs redoutant infiniment
davantage le plus petit mouchard que le plus grand
seigneur; enfin, la France est un pays si prosaïque, et
Paris une ville si fort civilisée, que vous ne trouverez
pas, en cherchant dans nos quatre-vingt-cinq dépar-
tements, je dis quatre-vingt-cinq départements, car,
bien entendu, jexcepte la Corse de la France, que
vous ne trouverez pas dans nos quatre-vingt-cinq dé-
partements la moindre montagne sur laquelle il n'y
ait un télégraphe, et la moindre grotte un peu noire
dans laquelle un commissaire de police n'ait faitposer
un bec de gaz. Il n'y a donc qu'un seul ser\ice que
je puisse vous reiidre. mon cher comte, et pour celui-
là je me mets à votre disposition : vous préSL-nter par-
tout, ou vous faire présenter par mes amis, cela va
sans dire. D'ailleurs, vous n'avez besoin de personne
pour c(la; avec Aotrc nom. votre fortune et votre
esprit ( Hlonte-Cristo s'inclina avec un sourire légère-
ment ironique), on se présente partout soi-même et
l'on est bien reçu partout. Je ne peux donc en réalité
vous être bon qu'aune chose : Si quelqiie habitude de
— 47 —
la vie parisienne, quelque expérience du confortable,
quelque connaissance de nos bazars peuvent me re-
commander à vous, je me mets à votre disposition
pour vous trouver une maison convenable. Je n'ose
vous proposer de partager mon logement comme j'ai
partagé le vôtre à Rome . moi qui ne professe pas l'é-
goïsme, mais qui suis égoïste par excellence ;car chez
moi. excepté moi, il ne tiendrait pas une ombre, à
moins que cette ombre ne fût celle dune femme.
— Ah ! fit ie comte, voici une réserve toute conju-
gale. Vous m'avez en efiet, monsieur, dit à Rome
quelques mots d'un mariage ébauché; dois-je vous
féliciter sur votre prochain bonheur? — La chose est
toujours à Tetat de projet, monsieur le comte. — Et
qui dit projet, reprit Debray, veut dire éventualité.
— Non pas! ditMorcerf; mon pèro y lient, et j'espèie
bien, avant peu, vous présenter, sinon ma femme, du
moins mai future : mademoiselle Eugénie Danglars.
— Eugénie Danglars! reprit Monte-Cristo, attendez
donc; son père n'est-ii pas m. le baron Danglars? —
— Oui. répondit ]>]orcerf ; mais baron de nouvelle
création. — Oh ! qu'importe ! répondit Monte-Cristo,
s'il a rendu l'Étal dis ser\ices qui lui aient mCrilé
celle distinction. — D'énormes, dit Beaucharap. ÎI a
quoique libéral dans rùmc, complété en 1829 un em-
prunt de six millions pour le roi Charles X, qui l'a,
ma foi. fait baron et chevalier de la Légion dhon-
neiir. de sorte qu'il porte le ruban, non à la poche de
son gilet; comme on pourrait le croire, mais bel et
bien à la boutonnière de son habit. — Ah! dit iJor-
ccrf en riant, Beauchamp. Beauchamp, gardez cela
pour le Corsaire et le Cliarivari,- mais devant moi
épargnez mon futur beau-père.
I*uis se retournant vers Monte-Cristo :
— Mais vous avez tout à l'heure prononcé son nom
— 48 —
comme quelqu'un qui ccinnaitrait le baron? dit-il. —
Je ne le connais pas. dit né^ligreniment Monte-Cristo;
mais je ne tarderai pas p; obableracnt à faire sa con-
naissance, attendu que j"ai un crédit ouvert sur lui
par les maisons Richard et Blount de Londres, Ar-
stein et Eskeks de Tienne, et Thomson et French de
Rome.
Et en prononçant ces deux derniers noms, Monte-
Cristo regarda du coin de l'œil Maiimilien llorrel.
Si rétrangi T s'était attendu à produire de l'effet sur
>Iaiimilien?.îorrel, il ne s'était pas trompé; Maximi-
lien tressailli", comme s'il eût reçu une commotion
électrique.
—Thomson et French. dit-il, connaissez-vous cette
maison, monsieur? — Ce sont mes banquiers dans la
capitale du monde chrétien, répondit tranquillement
le comte : puis-je vous être bon à quelque chose
auprès d'eux ? — Oh ! monsieur le comte, vous pour-
riez nous aider peut-être dans des recherches jusqu'à
présent infructueuses: cette maison a autrefois rendu
un grand service à la nôtre, et a toujours, je ne sais
pourquoi, nié nous avoir rendu ce service. — A vos
ordres, monsieur, répondit 31onte-Cristo en sïncli-
nant. — Mais, dilMorcerf, nrjus nous sommes singi:-
lièrement écartés, à propos de M. Dan^ilars, du sujet
de notre conversation. Il était question de trouver
une habitation convenable au comte de Monte-Cristo :
voyons, messieurs, cotisons-nous pour avoir une idée.
Où logerons-nous cet hôte nouveau du grand Paris?
— Faubourg Saint-Germain, dit château-Renaud :
monsieur trouvera là un charmant petit hôtel entre
cour et jardin. — Bah ! Château-Renaud, dit Debray,
vous ne connaissez que votre triste et maussade fau-
bourg Saint-Germain : ne l'écoutez pas, monsieur le
comte, logez -TOUS Chaussée-d' An tin : c'est le véritable
— 49 —
centre de Paris. — Boulevard de l'Opéra, dit Beau-
champ; au premier, une maison à balcon. Monsieur
le comte y fera apporter des coussins de drap d'argent,
et verra, en fumant sa chibouque, ou en avalant ses
pilules, toute la capitale déOlersous ses yeux. — Vous
n'avez donc pas d'idées, vous, Morrel. dit Château-
Renaud, que vous ne proposez rien ? — Si fait, dit
en souriant le jeune homme ; au contraire, j'en ai une,
mais j'attendais que monsieur se laissât tenter par
quelqu'une des oîiVes brillantes qu'on vient de lui
faire. Maintenant, comme il n'a pas répondu, je crois
pouvoir lui offrir un appartement dans un petit hôtel
tout charmant, tout Pompadour, que ma sœur vient
de louer depuis un an dans la rue Meslay. — Vous
avez une .sœur? demanda Monte-Cristo — Oui, mon-
sieur, et une excelleiile sœur. — Mariée? — Depuis
bientôt neuf ans. — Heureuse? demanda de nouveau
le comte. — Aussi heureuse qu'il est permis à une
créature humaine de l'être, répondit Msximilien : elle
a épousé l'homme qu'elle aimait, celui qui nous est
resté fidèle dans notre mauvaise fortune : Emmanuel
Kerhaut.
Monte-Cristo sourit imperceptiblement.
— J'habite là pendant mon si-mestre . continua
Maximilien, et je serai avec mon beau-frère Emma-
nuel à la disposition de M. le comte pour tous les ren-
seignements dont il aura besoin. — Un moment, s'é-
cria Albert avant que Monte-Cristo eût eu le temps
de répondre, prenez garde à ce que vous faites, mon-
sieur Morrel, vous allez claquemurer un voyageur,
Simbad le Marin, dans la vie de famille; un homme
qui est venu pour voir Paris, vous allez en faire un
patriarche. — Oh! (^ue non pas, répondit Morrel en
souriant, ma .sœur a vingt-cinq ans, mon beau-frère
en a trente ; ils sont jeunes, gais et heureux ; d'ail-
- 50 —
leurs M. le comte sera chez lui. et il ne rencontrera
ses hôtes qu'autant qu'il lui plaira de descendre chez
eux. — Merci, monsieur, merci, dit Monte-Cristo, je
me contenterai d'être présenté par vous à votre sœur
et à votre beau-frère, si vous voulez bien me faire cet
honneur : mais je n'ai accepté l'offre d'aucun de ces
messieurs, attpndu quo j'ai déjà mon habitation toute
prête. — Comment ! s'écria ^îorcerf. vous allez donc
descendre à l'hôf'] ? Ce sera Port mau?sa-îe pour vous.
cela. — Élais-je donc si mal à Rome ?dnmanda Monte-
Cristo. — Parbleu ! à Rome, dit Morcerf. vous aviez
dépensé cinquante mille piastres pour faire meubler
un appartement, mais je présume que vous n'êtes jias
disposé à renouveler tous les jours une pareille dé-
pense. — Ce n'est pas cela qui m'a arrêté, répondit
Monte-Cristo ; niais j'étais résolu d'avoir une maison
à Paris, une maison à moi. j'entends. .T'ai envoyé d'a-
vance mon valet de chambre et il a déjà dû acheter
cette maison et me la faire meubler. — Mais dites-
nous donc que vous avez un valet de chamlire qui
connaît Paris, s'écria Bcauchamp. — C'estla première
fois comme moi qu'il vient en Franc, il est noir et
ne parle pas. dit 5'onte-Cristo. — Alors, c'est Ali?
demanda Albert au milieu delà surprise générale. —
Oui, monsieur, c'est Ali lui-même, mon Nubien, mon
muet, que vous avez vu :■ Rome, je crois. — Oui. cer-
tainement, répondit ]\'orcerf. je me le rappelle à mer-
veille. Mais comment avez-vous chargé un Nubien de
vous acheter une maison à Paris, et un muet de vous
ia meubler? Il aura fait toutes choses de travers, le
pauvre malheureux. — Détrompez-vous, monsieur;
je suis ctrtain, au contraire, qu'il aura choisi toutes
choses selon mon goût : car, \ous le savez, m.on goût
n'est pas celui de tout le monde. 11 est arrivé il y a
huit jours ; il aura couru toute la ville avec cet instinct
— 51 —
que pourrait avoir un bon chien chassant tout seul ;
il connaît mes caprices, mes fantaisies ; mes besoins :
il aura tout organisé à ma guise. Il savait que j'arri-
verais aujourd'hui à dix heures ; depuis neuf heures
il m'attendait à la barrière de Fontainebleau : il m'a
remis ce papier ; c'est ma nouvelle adresse : tenez,
lisez. —Et ^Îonte-Cristo passa un papier à Albert.
— Champs-Elysées. 50, lut ?vorcerf. — Ah ! voilà
qui est vraiment original! ne put s"empêcher de dire
Beauchamp. — Et très-princier, ajouta Château-Re-
naud. — Comment ! vous ne connaissez pas votre
maison ? demanda Debray. — ^on. dit ?Jonte-Cristo.
Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas manqui-r
l'heure. J'ai fait ma toilette dans ma voiture, cl je
suis descendu à la porte du vicomte.
Les jeunfs gens se regardèrent: ils ne savaient si
c'était une comédie jouée par Monte-Cristo, mais tout
ce qui sortait de la bouche de cet honisne avait, mal-
gré son caractère original, un tel cach. t de simplicité,
que l'on ne pouvait supposer qu'il dût mentir. D'ail-
leurs pourquoi aurait-il menti?
— Il faudra donc nous contenter, dit Beauchamp,
de rendre à monsieur le comte tous les petits services
qui seront en notre pouvoir. Moi, en ma qualité de
journaliste, je lui ouvre tous les théâtres de Paris. —
?TÎerci, monsieur, dit en souriant Alonte-Cristo : mon
intendant a déjà l'ordre de me louer une loge à cha-
cun d'eux. — Et votre intendant est-il aussi un Nu-
bien, un muet ? demanda Dâbray. — Non, monsieur,
c'est tout bonnement un compat.noie à vous, si tant
est cependant qu'un Corso soit cumpalrioto de quel-
qu'un : mais vous le connaissez, monsieur de Morcerf.
— Serait-ce par hasard le brave siguor Bcrtuccio, nui
s'entend si bien à louer les fenêtres ? — Justement,
et vous l'avez vu chez moi le jour où j'ai eu 'honneur
— Sa-
de veus recevoir à déjeuner. C'est un fort brave
homme, qui a été un peu soldat, un peu contrebandier,
un peu de tout ce qu'on peut être enfin. Je ne jure-
rais même pas qu'il n'a point eu quelque démêlé avec
la police pour une misère, quelque chose comme un
coup de couteau. — Et vous avez choisi cet honnête
citoyen du n onde pour votre intendant, monsieur le
comte? dit Di'bray ; combien vous volc-t-il par an ?
— Eh bien ! parole d'honneur ! dit le comte, pas plus
qu'un autre, j'en suis sûr : mais il fait mon affaire,
ne connaît pas d'impossibilité, et je le garde. — Alors
dit Château-Renaud, vous voilà avec une maison mon-
tée, vous avez un hôtel aux Champs-Elysées, domes-
tiques, intendant, il ne vous manque plus qu'une
maîtresse.
Albert sourit : il songeait à la belle Grecque qu'il
avait vue dans la loge du comte au théâtre Valle et
au théâtre Argentina.
— J'ai mieux que cela, dit Monte-Cristo ; j'ai unr-
esclave ; vous louez vos maîtresses au théâtre de l'O-
péra, au théâtre du Vaudevi le, au théâtre des Varié-
tés, moi j'ai acheté la mienne à Constantinople; cela
m'a coûté plus cher, mais sous ce rapport-là je n'ai
plus besoin de m'inquiéter de rien. — Mais vous ou-
bliez, dit en riant Debray, que nous sommes, comme
l'a dit le roi Charles, francs de nom, francs de nature;
qu'en mettant le pied sur la terre de France, votre es-
clave est devenue libre ? — Qui le lui dira, demanda
Monte-Cristo. — Mais, dame! le premier venu. —
Elle ne parle que le romaïque. — Alors c'est autre
chose. — Mais la verron-i-nous au moins? demanda
Beauchamp, ou, ayant déjà un muet, avez-vous aussi
des eunuqui's? — Ma foi non, dit Monte-Cristo, je ne
pousse pas l'orientalisme jusque-là : tout ce qui m'en-
teure est libre de me quitter, et en me quittant n'aura
— 53 —
plus besoin de moi ni de personne, voilà pcut-ôtre
pourquoi on ne me quitte pas.
Dopuis longtemps on était passé au dnssert et aux
cigares.
— Mon cher, dit Debray en se levant, il est deux
heures et demie, votre convive est charmant, mais il
n'y a si bonne compagnie qu'on ne quitte, et quelque-
fois même pour la mauvaise : il faut que je retourne
à mon ministère. Je parierai du comte au ministre,
et il faudra bien que nous sachions qui il est. — Vrc-
nez garde, dit Morcerf, les plus malins y ont renoncé,
— Bah ! nous avons trois millions pour notre police,
il est vrai qu'ils sont presque toujours dépensés à l'a-
vance ; mais n'importe, il restera toujours bien une
cinquantaine de mille francs à mettre à cela. — Et
quand vous saurez qui il est, vous me le direz ? — Je
vous le promets. Au revoir, Albert ; messieurs, votre
très-humble.
Et en sortant. Debray cria très-haut dans l'anti-
chombre :
— Faites avancer. — Bon, dit Beauchampà Alb'rt.
je n'irai pas à !a chambre, mais j'ai à offrir à mes
lecteurs rai;ux qu'un discours de M. Danglars. — De
grâce, Renuchamp, dit Morcerf, pas un mot, je vous
en supplie: ne ni'ôtez pas le mérite de le i>résenteret
de l'expliquer. N'i st-ce pas qu'il est curieux ? — Jl e.st
mieux que cela, répondit Chùteau-Uenaud. et c'est
vraiment un d->s hommes les plus extraordinaires que
j'aie vus de ma vie, Ven z-vous, Morrel? — Le temps
de donner ma carte à M. le comte, qui veut bien me
promettre de venir nous faire une petite visite, rue
Meslay. l-i. — Soyez sûr que y' n'y manquerai pas,
monsieur, dit en s'inclinant le comte.
Et Maximilicn Morrel sortit avec le baron de Châ-
teau-Renaud .laissant Moute-Cilsto seul avec S" orcerf.
IV. 4
— 54 —
IV. — La présentalion.
Quand Albert se trouva ea tête-à-tête avec Monte-
Cristo :
— Monsieur le comte, lui dit-il, permettez-moi de
commencer avec vous mon métier de cicérone en vous
donnant le spécimen d'un appartement de garçon.
Habitué aux palais d'italie. ce sera pour vous une
étude à faire que de calculer dans combien de pieds
carrés peut vivre un des jeunes gens de Paris qui ne
passe pas pour être le plus mal logé. À mesure que
nous passerons d'une chambre à l'autre, nous ouvri-
rons les fenêtres pour que vous respiriez.
Monte-Cristo connaissait déjà la salle à manger et
le salon du rez-de-chaussée. Albert le conduisit d'a-
bord à son atelier ; c'était, on se le rappelle . sa pièce
de prédilection.
Monte-Cristo était un digne appréciateur de toutes
les chosf's qu'Albert avait entassées dans cette pièce :
vieux bahuts, porcelain-3s du Japon , étoffes d'Orient,
verroteries de Venise . armes de tous les pays du
monde . tout lui était familier, et au premier coup
d'œil il reconnaissait le siècle . le pays et l'origine.
Morcerf avait cru être lexplicateur, et c'était lui au
contraire qui faisait , sous la direction du comte . un
cours d'archéologie, de minéralogie et d'histoire na-
turelle. On descendit au premier. Albert introduisit
son hôte dans le salon. Ce salon était tapissé des
œuvres des peintres modern^^s; il y avait des paysages
de Dupré, aui longs roseaux, aux arbres élancés . aux
vaches beuglantes et aux ciels merTeilleui : il y avait
des cavaliers arabes de Delacroix, aux longs burnous
— 55 —
blancs , aux ceintures brillantes , aux armes damas-
quinées, dont les chevaux se mordaient avec rage,
tandis que les hommes se déchiraient avec des masses
de fer: des aquarelles de Boulanger, représentant
tout Notre-Dame de Paris avec cette vigueur qui fait
du peintre l'émule du poète : il y avait des toiles de
Diaz . qui fait les fleurs plus belles que les fleurs . le
soleil plus brillant que le soleil . des dessins de De-
camps aussi colorés que ceux de Salvator Rosa , mais
plus poéiiques : des pastels de Giraud et de MuUer ,
réprésentant des enfants aux têtes dange, des femmes
aux traits de vierge : d;'s croquis arrachés à lalbum
du voyage d"Orient de Dauzats , qui avaient été
crayonnés en quelques secondes sur la selle d'un cha-
meau ou sous le dôme d'une mosquée : enfin tout ce
que l'art moderne peut donner en échange et en dé-
dommagement de l'art perdu et envolé avec les siècles
précédents.
Albert s'attendait à montrer celte fois du moins
quelque chose de nouveau à l'étrange voyageur: mais,
à son grand étonnement, celui-ci. san^ avoir bpsoin
de chercher les signatures, dont quelques unes d'ail-
leurs n'étaient présentes que par des initiales, appli-
qua à l'instant même le nom de chaque auteur à son
œuvre . de façon qu'il était facile de voir que non-
seulement chacun de ces noms lui était connu , mais
encore que chacun de ces lalenls avait été apprécié et
étudié par lui.
Du salon on passa dans la chambre à coucher. C'é-
tait à la fois un modèle d'élégance et de goût sévère :
là un seul portrait . mais signé Léopold Robert, res-
plendissait dans son cadre d'or mat.
Ce portrait attira tout d'abord les regards du comte
de ?.îonte-Cristo , car il fit trois pas rapi '.es dans la
chambre et s'arrêta tout à coup devant lui.
— 56 —
C'était celui d'une jeune femme de vingt-cinq à
vingt-six ans . au teint brun . au regard de feu . voilc^
sous une paupière languissante: elle portail le cos-
tuuic pittoresque des pêcheuses catalanes avec son
corset rouge et noir et ses aiguilles dor piquées dans
les cheveux ; el!e regardait la mer, et sa silhouette
élégante se détachait sur le double azur des Dots et
du ciel.
Il faisait sombre dans la chambre, sans quoi Albert
eût pu voir la pâleur livide qui s'étendit sur les joues
du comîe. et surprendre le frisson nerveux qui effleura
ses épauh's et sa poitrine.
II se lit un instant de silence, pendant lequel Monte-
Cristo demeura l'oeil obstinément fixé sur cette pein-
ture.
— Vous avez là une belle maîtresse , vicomte . dit
Monte-Cristo d'une \oix parfaitement calme; et ce
costume, costume de bal sans doute, lui sied vraiment
à ravir. — Ah ! monsieur . dit Albert . voilà une mé-
prise que je ne vous pardonnerais pas , si à côté de ce
portrait vous en eussiez >u quelque autre. Tous ne
connaissez pas ma mère , monsieur ; c'est elle que
vous vovez dans ce cadre ; elle se fit peindre ainsi , il
y a six ou huit ans. Ce costume est un costume de
fantaisie, à ce qu'il paraît . et la ressemblance est si
grande, que je crois encore voir ma mère telle qu'elle
était en 1830. La comtess. fit faire ce portrait pendant
une absence du comte. Sans doute elle croyait lui
préparer pour son retour une gracieuse surprise ;
mais . chose bizarre , ce portrait déplut à mon père;
et la valeur de la peinture, qui est. comme vous le
voyez . une des belles toiles de Léopold Robert, ne
put le faire passer sur l'antipathie dans laquelle il
l'avait prise. 11 est vrai de dire entre nous, mon cher
comte ,que M. de Morcerf est un des pairs les plus
— 37 ^
assidus au Luxembourg, un général renommé pour la
théorie, mais un amateur à"art des plus médiocns ;
il n'en est pas de même de ma mère, qui peint d'une
façon remarquable, et qui, estimant trop une pareille
œuvre pour s'en séparer tout à fait , me l'a donnée
pour que chez moi tlk- fût moins exposée à déplaire à
M. de Morcerf , dont je vous ferai voir à son tour le
portrait peint par Gros. Pardonnez-moi si je vous
parle ainsi ménage et famille : mais comme je vais
avoir l'honneur de vous conduire chez le comte, jo
vous dis Cl la pour qu'il ne vous échappe pas de vanf. r
ce portrait devant lui. Au reste , il a une funeste in-
fluence ; car il est bien rare que ma mère vienne ch; z
moi sans 11- regarder , et plus rare encore qu'elle le
regarde sans pleurer. I.e nuage qu'amena l'apparition
de cette peinture dans l'hôtel esl du reste le seul qui
se soit élevé entre le comte et la comtesse, qui, quoique
mariés depuis plus de vingt ans , sent encore unis
comme au premier jour.
Monte-Cristo jeta un regard rapide sur Albert .
comme pour chercher une intention rac'néo à ses pa-
roles; mais il était évident que le jeune homme les
avait dites dans toute la simplicité dv' son âme.
— Maintenant, dit Albert, vous avez \u toutes mes
richesses , monsieur le comte , permcttcz-moi de vous
les offrir , si indignes qu'elles soient : regardez-vous
comme étant ici chez vous, et, pour vous mettre plus
à votre aise encore, veuillez m'accompagner jusque
chez M. de Morcerf. à qui j'ai écrit de Rome le service
que vous m'avez rendu , à qui j'ai annoncé la visite
que vous m'aviez promise, et. je puis le dire, le comte
et h comtesse attendaient avec impatience qu'il leur
fût permis de vous remercier. > ous êtes un peu blasé
sur toutes choses, je le sais, monsieur le comte, et les
scènes de famille n'ont pas sur Simbad le JVIarin beau
— 68 —
coup d'action : vous avez vu tant d'autres scènes ! Ce-
pendant acceptez ce que je vous propose comme ini-
tiation à la vie parisienne, vie de politesses, de visites
et de présentations.
llonle-Cristo s'inclina sans répondre, il acceptait
la proposition sans tnlbousiasme et sans rtgrcts,
comme une des convenances de société dont tout
homme comme il faut se fait un devoir. Albert appela
son valet de chambre, et lui ordonna d'aller prévenir
M. etM'^'de Morcerfde l'arrivée prochaine du comte
de Monte-Cristo.
Albert le suivit avec le comte.
En arrivant dans l'antichambre du comte, on voyait
au-dessus de la porte qui donnait dans Je salon un
écusson qui. par son entourage riche et son harmonie
avec l'ornementation de la pièce . indiquait l'impor-
tance que le propriétaire de l'hôtel attachait à ce
blason.
Monte-Cristo s'arrêta devant ce blason, qu'il exa-
mina avec attention.
— D'azur à sept jnerlettts d'or posées en bande.
C'est sans doute l'écusson de votre famille, mon-
sieur ? demanda-l-il. A part la connaissance des
pièces du blason qui me permet de le déchiffrer, je
SUIS fort ignorant en matière héraldique , moi . comte
de hasard, fabriqué par la Toscane à l'aide d'une
coniraandtrie de Saint-Étienne, et qui me fusse passé
d'èire grand seigneur si l'on ne m'tût répété que
lorsqu'on voyage beaucoup, c'est chose absolument
nécessaire. Car enfin il faut bien, ne fût-ce que pour
que les douaniers ne \ous visitent pas, avoir quelque
chose sur les panneaux de sa voiture. Excusez-moi
donc si je aous fais une pareille question. — Elle
n'est aucunement indiscrète, monsieur , dit Moncerf
avec la simplicité de la conviction, et vous aviez
— 59 —
deviné juste : ce sont nos armes, c'est-à-dire celles du
chef de mon père ; mais elles sont , comme vous
voyez, accolées à un autre écusson, qui est de gueules
a la tour d'argent, et qui est du chef de ma mère ; par
'^s femmes je suis Espagnol, mais la maison de
Morcerf est française, et. à ce que j'ai entendu dire,
même une des plus anciennes du midi de la France.
— Oui, reprit Monte-Cristo, c'est ce qu'indiquent les
merlettes. Presque tous les pèlerins armés qui ten-
tèrent ou qui firent la conquête de la fterre sainte ,
prirent pour armes ou des croix, signe de la mission
à laquelle ils s'étaient voués, ou des oiseaux voya-
geurs, symbole du long voyage qu'ils allaient entre-
prendre et qu'ils espéraient accomplir sur les ailes de
la foi . Un de vos aïeux paternels aura été de quelqu'une
de ces croisades, et en supposant que ce ne soit que
celle de saint Louis, cela vous fait déjà remonter au
treizième siècle, ce qui est encore fort joli. — C'est
possible, dit Morcerf, il y a quelque part dans le
cabinet de mon père un arbre généalogique qui nous
dira cela, et sur lequel j'avais fait autrefois des com-
mentaires qui eussent fortédifié d'Hozier et Jaucourt.
A présent je n'y pense plus et cependant je vous dirai,
monsieur le comte, et ceci rentre dans mes attribu-
tions de cicérone . que l'on commence à s'occuper
beaucoup de ces choses-là sous notre gouvernement
populaire. — Eh bien ! alors votre gouvernement
aurait bien dû choisir dans son passé quelque chose
de mieux que ces deux pancartes que j'ai remarquées
sur vos monuments, et qui n'ont aucun sens héral-
dique. Quant à vous, vicomte, reprit Monte-Cristo en
revenant à Morcerf, vous êtes plus heureux que votre
gouvernement, car vos armes sont vraiment belles et
parlent à l'imagination. Oui, c'est bien cela, vous êtes
à la fois de Provence et d'Espagne; c'est ce qui
— 60 —
explique, si le portrait que vous m'avez montré est
ressemblant, cette belle couleur brune que j'admirais
si fort sur le visage d-: la noble Catalane.
Il eût fallu être Œdipe ou le sphinx lui-même pour
d;'viner lironie que mit le comte dans ces parok •*
empreintes en apparence de la plus grande politesse :
aussi ^^îorcerf le remorcia-t-i! d'un sourire, el, pas-
sant le premier pour lui montrer le chemin, poussa-t-ii
la porte qui s'ouvrait au-dessous de ses armes, et qui.
ainsi que nous lavons dit. donnait dans le salon.
Bans l'endroit le plus apparent de ce salon se
voyait aussi un portrait; c'était celui d'un homme àv
trente-cinq à trente-huit ans. vêtu d'un uniforme
d'officier général, portant cette double épnulette en
torsade, .signe des grades supérieurs, le ruban de la
Légion d'honneur au cou. ce qui indiquait qu'il étail
commandeur, et sur la poitrine, à droite, la plaque
de grand officier de l'Ordre du Sauveur, et à gauche ,
celle de grand'croix de Charles !!I. ce qui indiquait
que la personne représentée par c^ portrait avait dû
faire les guerres de Grèce et d'Espagne, ou, ce qui
revient absolument au même en matière de cordons,
avoir rempli quelque mission diplomatique dans les
deux pays.
MontL-Cristo était occupé à détailler ce portrait
avec non moins de soin qu'il avait fait de l'autre .
lorsqu'une porte latérale s'ouvrit, et qu'il se trouva
en face du comte de Hîorcerf lui-même.
C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans,
mais qui eu paraissait bien au moins cinquante, et
dont la moustache et les sourciis noirs tranchaient
étrangement avec des cheveux presque blancs coupés
en brosse à la mode militaire : il était vêtu en bour-
geois et poilait à sa bcutounière un ruban dont les
différents lisérés rappelaient les différents ordres dont
— Gl —
il était décoré. Col hoinuie cuira dun pas assez iiob!.'
et avec une sorte dVmpressement. Monte-Cristo le
vit venir à lui sans faire un seul pas : ou eût dit que
ses pieds étaient cloués au parquet comme ses yeux
sur le visage du comte de Morccrf.
— Mon père, dit le jf'une homme, j'ai Thonneur de
vous présenter M. le comte de Monte-Cristo, ce géné-
reux ami que j'ai eu le bonheur de rencontrer dans
les circonstances difficiies que vous savez. — Mon-
sieur est le bienvenu parmi nous, dit le comte de
Morcert en saluant Monte-Cristo avec un sourire ,
et il a rendu à notre nsaison. en lui conservant son
unique héritier, un service qui sollicitera éternelle-
ment notre reconnaissance.
Et en disant ce paroles le comte de Morcerf indi-
quait un fauteuil à Monte-Cristo, en même temps que
lui-même s'asseyait en face de ia fenêtre.
Quant à Monte-Cristo, tout en prenant le fauteuil
désigné par le comte de Morccrf, il s'arrangea di;
manière à demeurer caché dans l'ombre des grands
rideaux de velours et à lire de là sur les traits
empreints de fatigue et de soucis du comte toute un-j
histoire de secrètes douleurs écrites dans chacune de
ses rides venues avant le temps.
— 31adame la comtesse, dit Morcerf. était à sa toi=
lette lorsque le vicomte l'a fait prévenir de la visite
qu'elle allait avoir le bonheur de recevoir: elle \a
descendre, et dans dix minutes elle sera au salon. —
C'est beaucoup dhonneur pour moi. dit Monte-Cristo,
d'être ainsi, dès le jour de mon arrivée à Paris, mis
en rapport avec un homme dont le mérité égale la
réputation, et pour lequel la fortune, juste une fois,
n'a pas fait d'erreur ; mais n'a-t-tlle pas encore dans
les plaines de la Mitidja ou dans les montagnes de
l'Atlas, un bâton de maréchal h vous offrir ? — Oh !
— 62 —
répliqua Morcerf en rougissant un peu, j'ai quitté le
service, monsieur. >'ommé pair sous la restauration,
j'étais de la première campagne, et je servais sous les
ordres du niaréthal de Bourmont : je pouvais donc
prétendre à un commandement supérieur, et qui sait
ce qui fût arrivé si la branche aînée fût restée sur !e
trône! Mais la révolution de juillet était, à ce qu'il
paraît, assez glorieuse pour se permettre d'être
ingrate, elle le fut pour tout service qui ne datait pas
de la période impériale : je donnai donc ma démis-
sion, car, lorsqu'on a gagné ses épaulettes sur les
champs de bataille, on ne sait guère manoeuvrer sur le
terrain glissant des salons: j'ai quitté l'épée, je me
suis jeté dans la politique, je me voue à l'industrie ,
j'étudie les arts utiles. Pendant les vingt années que
j'étais rcslé au service, j'en avais bien eu le ■ ésir,
mais je n'en avais pas eu le temps. — Ce sont de
pareilles idées qui entretiennent la supériorité de
votre nation sur les autres pays, monsieur, répondit
Monte-Cristo; gentilhomme issu de grande maison,
possédant une belle fortune, vous avez d'abord con-
senti à gagner les premiers grades en soldat obscur,
c'est fort rare ; puis, devenu général, pair de France,
commandeur de la Légion d'honneur, vous consentez
à recommencer un sicond apprentissage, sans autre
espoir, sans autre récompense que celle d'être un jour
utile à vos semblables... Ah ! monsieur, voilà qui est
vraiment beau; je dirai plus, voilà qui est sublime.
Albert regardait et écoutait Monte-Cristo avec
étonnenient ; il n'était pas habitué à le voir s'élever à
de pareilles idées d'enthousiasme.
— Hélas ! continua l'étranger, sans doute pour faire
disparaître l'imperceptible nuage que ces paroles ve-
naient de faire | asser sur le front de Morcerf. nous ne
faisons pas ainsi en Italie, nous croissons selon notre
— 63 —
race et notre espèce, et nous gardons même feuillage,
même taille, et souvent même inutilité toute notre
vie. — Mais, monsieur, réponditle comte de ?»îorcerf,
pour un homme de votre mérite, l'Italie n'est pas une
patrie, et la France vous tend les bras ; répondez à
son appel, la France ne sera peut-être pas ingrate
pour toutle monde ; elle traite mal ses enfants, mais
d'habitude elle accueille grandement les étrangers. —
Eh ! mon père, dit Albert avec un sourire, on voit
bien que vous ne connaissez pas monsieur le comte de
Monte-Cristo. Ses satisfactions à lui sont en dehors
de ce monde ; il n'aspire point aux honneurs, et rn
prend seulement ce qui peut tenir sur un passe-port.
— Voilà, à mou égard, l'expression la plus juste que
j'ai jamais entendue, répondit l'étranger. — Monsieur
a été le maître de son avenir, dit le comte de Morceif
avec un soupir, et il a choisi le chemin de fleurs. —
Justement, monsieur, répliqua Monte-Cristo avec un
de ces sourires qu'un peintre ne rendra jamais, et qu'un
physiologiste désespérera toujours d'analyser. — Si je
n'eusse craint de fatiguer monsieur le comte, dit le
général, évidemment charmé des manières de Monte-
Cristo, je l'eusse emmené à la chambre, il y a aujour-
d'hui séance curieuse pour quiconque ne connaît pas
nos sénateurs modernes. — Je vous serai fort recon-
nq,issant, monsieur, si vous voulez bien me renou-
veler cette ofl're une autre fois ; mais aujourd'hui
l'on m'a flatté de l'espoir d'être présenté à madame la
comtesse, et j'attendrai. — Ah! voici ma mère,
s'écria le vicomte.
En effet, Monte-Cristo, en se retournant vivement,
vit madame de Morcerf à l'entrée du salon, au seuil de
la porte opposée à celle par laquelle était entré son
mari : immobile et pâle, elle laissa, lonsque Monte-
Cristo se retourna de son côté, tomber son bras qui.
— 64 —
on lie sait pourquoi, s'était appuyé sur Je charn-
branie doré; elle était là depuis qu< Iques secondts, et
avait entendu les dernières paroles prononcées par l^
visiteur ultramonlain.
Celui-ci se leva et salua profondément la com-
tesse, qui s'inclina à son tour, muette et cérémo-
nieuse.
— Eh ! mon Dieu, madame, demanda le comte,
qu'avez-vous donc? serait ce par hdsard la chaleur
de ce salon qui vous fait mal V — Souffrez- vous, ma
mère? s'écria le vicomte eu s'élançant au-devant de
Mercedes.
Elle les remercia tous deux avec un sourire.
— Non. dit-elle, mais j'ai éprouvé quelque émotion
en voyant pour la première fois celui sans iintcrven-
tion du(|uel nous serions en ce moment dans les larmes
et dans le d; uii. Monsiiur, continua la comtesse en
s'avançant avec la maj- sté d'une reine, je vous dois lei
vie de mon fils, et pour- ce bienfait je vous bénis.
Maintenant je vous rends grâce pour le plaisir que
vous me faites en me procurant Toccasion de vous
remercier comme je vous ai béni, c'est-à-dire du fond
du cœur.
Le comte s'inclina encore, mais plus profondément
que la première fois; il était plus pâle encore que
Mercedes.
— Madame, dit-il. monsieur le comte et vous me
récompensez trop généreusement d'une action bien
simple. Sauver un homme, épargner un tourment à
un père, ménager la sensibilité dune femme, ce n'est
point faire une bonne œuvre, c'est faire acte d'huma-
nité.
A ces mots prononcés avec une douceur et une poli-
tesse exquises, M"«^ de Morcerf répondit avec un
accent profond.
— 65 —
— Il est bien heureux pour mon fils, monsieur, de
vous avoir pour ami, et je rends grâce à Dieu qui a
fait les choses ainsi.
— Et >\îercédès 1 va ses beaux yeux au ciel avec
une gratitude si infinie, que le comte crut y voir
trembler deux larmes.
M. de Morcerf s'approcha d'elle.
— ]\îadame, dit-il, j'ai déjà fait mes excuses à mon-
sieur le comte d'être obligé de le quitter, et vous les
lui renouvellerez, je vous prie. La séance ouvre à deux
heures, il en est trois, et je dois partir. — Allez,
monsieur, je tâcherai de faire oublier votre absence à
notre hôte, dit la comtesse avec le uiême accent do
sensibilité. Monsieur le comte, continua-l-elie en se
retournant vers Jîonle-Cristo, nous fera-t-ii la grâce
de passer le reste de la journée avec nous ? — Morci,
madame, e^ vous me voyez, croyez-le bien, on ne peut
plus reconnaissant de votre otfrc. mais je suis des-
cendu ce matin à votre rorte de ma voiture de voyage.
Comment sois-je installe à Paris, je l'ignore: où le
suis-je. je le sais à peine. C'est une inquiétude légère,
je le sais, mais appréciable c( pendant. — Nous aurons
ce plaisir une autre fois au moins, vous nous le pro-
mettez? demanda la comtesse.
Monte-Cristo s'inclina sans répondre, mais le geste
pouvait passer pour un assentiment.
— Alors, je ne vous retiens pas. nionsieur. dit la
comtesse, car je ne veux pas que ma reconnaissance
devienne ou une indiscrétion ou uneimportunilé. —
Mon cher comte, dit Albert, si vous le voulez bien, je
vais essayer de vous rendre à Paris votre gracieuse
polite.ese de Rome, et mettre mon coupé à votre dis-
position jusquâ ce que vous ayez eu le temps démon-
ter vos équipages. — Merci mille fois de votre obli-
geance, vicomte, dit Monte-Cristo, mais je présume
— 66 —
que M. Bertuccio aura convenablement employé les
quatre heures et demie que je viens de lui laisser, et
que je trouverai à la porte une voiture quelconque
tout attelée.
Albert était habitu-' à ces façons de la part du
comte, il savait qu'il était comme Néron à la re-
cherche de l'impossible, et il ne s'étonnait plus de rien,
seulement il voulut jujer par lui-même de quelle
façon ses ordres avaient été exécutés: il l'accompagna
doncjusqu'à la porte de l'hôtel.
Monte-Cristo ne s'était pas trompé : dès qu'il avait
paru dans l'antichambre du comte de Morcerf, un
valet de pied, le même qui à Rome était venu ap-
porter la carte du comte aux deux jeunes gens et leur
annoncer sa visite, s'était élancé hors du péristyle,
de sorte qu'en arrivant au pi^rron l'illustre voyageur
trouva effectivement sa voiture qui l'attendait.
C'était un coupé sortant des ateliers de Relier, et
un attelage dont Drake avait, à la connaissance de
tous les lions de Paris, refusé la veille encore dix-
huit mille francs.
— Monsieur, dit le comte à Albert, je ne vous
propose pas dem'accompagner jusque chez moi. je ne
pourrais vous montrer qu'une maison improvisée, et
j'ai, vous le savez, sous le rapport des improvisations,
une réputation à ménager. Accordez moi un jour et
permettez-moi alors dt' vous inviter. Je serai plus sûr
de ne pas manquer aux lois de l'hospitalité. — Si vous
me demandez un jour, monsieur le comte, je suis
tranquille ; ce ne sera plus une maison que vous me
montrerez, ce sera un palais. Décidément, vous avez
quelque génie à votre disposition. — Ma foi. laissez-
le croire, dit Montr-Crislo en mettant le pied sur les
degrés garnis de velours de son splendide équipage,
cela me fera quelque bien auprès des dame s
— 67 —
Et il s'élança dans sa voiture, qui se referma der-
rière lui. et partit au galop, mais pas si rapidement
que le comte n'aperçût le mouvement imperceptible
qui fit trembler le rideau du salon où il avait laissé
madame de 3Iercerf.
Lorsque Albert rentra chez sa mère, il trouva la
comtesse au boudoir, plongée dans un grand fauteuil
de velours; toute la cbambre, noyée d'ombre, ne lais-
sait apercevoir que la paillette étincelante attachée çà
et là au ventre de quelque pastiche ou à langle de
quelque cadre d'or.
Albert ne put voir le visage de la comtesse perdu
dans un nuage de gaze que'le avait rouiée autour de
ses cheveux comme une auréole de vapeur ; mais il
lui sembla que sa voix était altérée ; il distingua aussi
parmi les parfums des roses et des héliotropes de la
jardinière , la trace âpre et mordante des sels de vi-
naigre ; sur une des coupes ciselées de la cheminée, en
effet, le flacon de la comtesse, sorti de sa gaine de
chagrin, attira l'attention inquiète du jeune homme.
— Souffrez-vous . ma mère . s'écria-t-il en entrant ,
et vous seriez-vous trouvée mal pendant mon absence ?
— Moi ? non pas. Albert : mais, vous comprenez, ces
roses, ces tubéreuses et ces Qeurs d'oranger dégagent
pendant ces premières chaleurs . auxquelles on n'est
pas habitué, de si violents parfums... — .Alors, ma
mère, dit >îorcerf en portant la main à la sonnette, il
faut les faire porter dans votre antichambre. Vous
êtes vraiment indisposée: déjà tantôt, quand vous
êtes entrée , vous étiez fort pâle. — J'étais pâle, di-
tes-vous, Albert? — D'une pâleur qui vous sied à
merveille, ma mère , mais qui ne nous a pas moins
effrayés pour cola, mon père et moi. — Votre père
vous en a-t-il parlé ? demanda vivement SIerccdès.
— Non, madame, mais c'est à vous-même, souvenez-
— 68 —
vous, qu'il a fait cette observation. — Je ne me sou-
vions pas. dit la comtesse.
Un valet entra : il venait au bruit de la sonnette
tirée par Albert.
— Portez ces fleurs dans Tanlichaflibre ou dans le
cabinet de toilette, dit le vicomte; elles font mal à
madame la comtesse.
Le valet obéit.
Il y eut un assez long silens^'e , et qui dura pendant
tout le temps que se fit le dcm.énairem nt.
— Qu'est-ce donc que ce nom de Monte-Cristo ? de-
manda la comtesse quand 1:^ domestique fut sorti
emportant le dernier vase de fleurs, est-ce un nom de
famille, un nom de tcrro. un titre simple ? — C'est, je
crois, un titre, ma mère , et voilà tout. Le comte a
ach'té une île dans l'archipel toscan, et a. d'après ce
qu'il disait lui-même ce malin , fondé une comman-
derie. Vous savez que cela se fiit ainsi pour Saint-
ÉtiennedeFloronce.pour Saiiit-Georore Constantinien
de Parme, et même pour Tordre de Malte. Au reste, il
n'a aucune prétention à la noble.'se et s'ap[»('l!e un
comte de hasard, quoique Topinion générale de Rome
soit que le comte est un très-t^rand seigneur. — Ses
manières, sont exccllent-s dit la comtesse , du moins
d"après ce que j'en ai ou juger par les courts instants
pendant lesquels il est resté ici. — Oh ! parfaites, ma
mère . si parfaites même qu'elles surpassent de beau-
coup tout ce que j'ai connu de plus aristocratique
dans les trois noblesses les plus fières de l'Europe,
c'est-à-dire dans la noblesse anglaise, dans la noblesse
espagnole et dans la noblesse allemande.
La comtesse réfléchit un instant , puis après cette
courte hésitation elle reprit :
— Vous avez vu mon cher Albert... c'est une
question de uiere iiue je vous adresse là, vous le com-
— 69 —
prenez, vous avez vu M. de Monte-Cristo dans son
intérieur ; vous avez de la perspicacité . vous avez
l'habitude du monde, plus de tact qu'on n'en a d'or-
dinaire à votre âge; croyez-vous que le comte soit ce
qu'il parait réellement être? — Et que paraît-il? —
Vous l'avez dit vous-même à l'instant , un grand sei-
gneur. — Je vous ai dit , ma mère , qu'on le tenait
pour tel. — Mais qu'en pensez-vous. vous. Albert? —
Je n'ai pas, je vous l'avouerai, d'opinion bien arrêtée
sur lui ; je le crois Maltais. — Je ne vous interroge
pas sur son origine ; je vous interroge sur sa personne.
— Ah ! sur sa personne , c'est autre chose ; et j'ai vu
tant de choses étranges de lui, que si vous vouliez que
je vous dise ce que j'en pense, je vous répondrai que
je le regarderais volontiers comme un des hommes de
Byron , que le malheur a marqués d'un sceau fatal ;
quelque Manfred , quelque Lara , quelque Werner ;
comme un de ces débris enfin de quelque vieille fa-
mille qui. déshérités de leur fortune paternelle, en
ont trouvé une par la force de leur génie aventureux
qui les a mis au-dessus des lois de la société. — Vous
dites?,.. — Je dis que Monte-Cristo est une île au
milieu de la Méditerranée, sans habitants, sans gar-
nison, repaire de contrebandiers de toutes nations,
de pirates de tous pays. Qui sait si ces dignes indus-
triels ne payent pas à leur seigneur un droit d'asile?
— C'est possible , dit la comtesse rêveuse. — Mais
n'importe, reprit le jeune homme, contrebandier ou
non, vous en conviendrez , ma mère , puisque vous
l'avez vu, M. le comte de Monte-Cristo est un homme
remarquable et qui aura les plus grands succès dans
les salons de Paris. Et tenez , ce matin même , chez
moi, il a commencé son entrée dans le monde en
frappant de stupéfaction jusqu'à Château-Renaud. —
Et quel âge peut avoir le comte ? demanda Mercedes
ïv. a
— 70 —
attachant visibkmenl une grande importance à celtç
question. — Il a trente-cinq à (ren(e-six ans. ma mère.
— Si jeune ! c'est impossible, dit Mercedes répondaiit
en même temps à ce que lui disait Albert et à ce au?.
lui disait sa propre pensée. — C'est la vérité, cep( n-
dant. Trois ou quatre fois il m'a dit, et certes san.^
préméditation, à leile époque j'avais cinq ans, à telle
autre j'avais dix ans. à telle outre douze ; moi. que !a
curiosité tenait éveillé sur ces détails , je rapprochais
les dates . et jamais je ne l'ai trouvé en défaut. Làg:
de cet homme singulier, qui n"a pas d'âge , est donc.
j'en suis sûr, de trente-cinq ans. Au surplus , rapp.-
lez-vous, ma mère , combien son œil est vif, combien
ses cheveux sont noirs et combien son front, quoique
pâle, est exempt de rides ; c'est une nature non-seule-
jnent vigoureuse, mais encore jeune.
La comtesse baissa ia tête comme sous un flot trop
lourd d'amères pensées.
— Et cet homme s'est pris damitié pour vous, Al-
bert ? demanda t-elie avec un frissonnement nerveux.
— Je te crois, madame. — Et vous... l'aimez-vous
aussi ? — Il me plaît, madame, quoi qu'en dise Franz
dÉpinay, qui voulait le fair,^ passer à mes yeux pour
un homme revenant de lautre monde.
La comtesse fit un mouvement de terreur.
— Albert, dit-elle d'une voix altérée, je vous ai
oujours mis en garde contre les nouvelles connais-
sances. Maintenant vous êtes homme, et vous pourriez
nie donner des conseils à moi-même; cependant je
vous répéterai : Soyez prudent , Albert. — Encore
faudrait-il , chère mère, pour que le conseil me fût
profitable, que je susse d'avance de quoi me défier.
Le comte ne joue jamais, le comte ne boit que de leau
dorée par une goutte de Tin d'Espagne ; le »;omte s'est
annoncé si riche que , sans se faire rire au nez, il ne
— 71 —
pourrait m'emprunter d'argent : que voulez-vous donc
que je craigne de la part du comte? — Vous avez
raison . dit la comtesse , et mes terreurs soîit folles,
ayant pour objet surtout un homme qui vous a sauvé
la vie. A propos, votre père Ta-t-il bien reçu, Albirt?
Il est important que nous soyons plus que convenables
avec le comte. M. de ^Forcerf est parfois occupé . ses
affaires le rendent soucieux, et il se pourrait que, sans
le vouloir... — Mon père a été parfait , madame . in-
terrompit Albert; je dirai plus: il a paru infiniment
Gatté de deus ou trois compliments des plus adroits
que le comte lui a glissés avec autant de bonhiur que
d'à-propos, comme s'il leùt connu depuis trente cns.
Chacune de ces petites flèches louangeuses a dû cha-
touiller mon père . ajouta Albert en riant , de sorte
qu'ils se sont quittés les meilleurs amis du monde, et
que M. de Morcerf voulait même l'emmener à la
Chambre pour lui faire cnt* ndre son discours.
La comtesse ne répendit pas: elle était absorbée
dans une révvrie si profonde que ses yeux s'étaient
fermés peu à peu Le jeune homme, debout devant
elle, la regardait avec cet amour filial plus tendre et
plus affectueui chez les enfants dont les mères sont
jeunes et beiks encore : puis, après avoir vu ses yeux
se fermer, il Pécouta respirer un inslnnl dans sa douce
immobilité, et, la croyant assoupie, il s'éloigna sur la
pointe du pied . poussant avec précaution la porte de
la chambre où il laissait sa mère.
— Ce diable d'homme, murmura-t il en secouant la
tête, je lui ai bien prédit là-bas qu'il ferait sensation
dans le monde ; je mesure son effet sur un thermo-
nièlrc infaillible. j>îa n;ère la remarqué . donc il faut
qu'il soit bien remarquable.
Et il descendit à ses écurjes, pop s^qs uq dépit se-
crjtit. de ce que, saps y avoir même songé, le çpiute 4^
— 72 —
Monte-Crislo avait mis la main sur un attelage qui
renvoyait ses bais au numéro 2 dans l'esprit des con-
naisseurs.
— Décidément , dit-il , les hommes ne sont pas
égaux, il faudra que je prie mon père de développer
ce théorème à la Chambre haute.
V. — Honsieur Berluccio.
Pendant ce temps le comte était arrivé chez lui; il
avait mis six minutes pour faire le chemin. Ces six
minutes avaient sufii pour quïi fût vu de vingt jeun; s
gens qui , connaissant le prix de l'attelage quils n'a-
vaient pu acheter eux-mêmes, avaient mis leur mon-
ture au g;!lop pour entrevoir le sphndide seigneur qui
se donnait des chevaux de 10, «300 fr. la pièce.
La maison choisie par Ali, et qui devait servir de
résidence de ville à ]\îonte-Crislo, était située à droite
en montant les CLamps-Élysées . placée entre cour et
jardin; un massif fort touffu , qui s'élevait au milieu
de la cour , masquait une partie de la façade : autour
de ce massif savançai nt, parcilks à deux bras, deux
allées qui, s'élendant à droite et à gauche, amenaient,
à partir de la grille, les \oitures à un double perron
supportant à chaque marche un vase de porcelaine
plein de fleurs. Celte maison , isolée au milieu d'un
large espace, avait, outre l'entrée principale, une autre
entrée donnant sur la rue de Ponthieu.
Avant même que le cocher eût hélé le concierge, la
grille massive roula sur ses gonds; on avait vu venir
le comte , et à Paris comme à Rome , comme partout,
il était servi avec la rapidité de l'éclair. Le cocher
entra donc, décrivit le demi- cercle sans avoir raleuli
— 73 —
son allure, et la grille était refermée déjà que les roues
criaient encore sur le srible de l'allée.
Au côté gauche du perron la voiture s'arrêta ; deux
hommes parurent à la portii'r.' : Tun était Ali, qui
sourit à son maître avec une incroyable franchise de
joie, et qui se trouva payé j'ir un simple regard de
Monte-Cristo.
L'autre salua humblement et présenta son bras au
comte pour l'aider à descendre de la voiture.
— Merci, monsieur Burtuccio, dit le comte en sau-
tant légèrement les trois degrés du marche-pied , et
le notaire ? — Il est dans le petit salon , Excellence,
répondit Bertuccio. — Et les cartes de visite que je
vous ai dit de faire graver dès que vous auriez le nu-
méro de la maison ? — Monsieur le comte . c'est déjà
fait ; j'ai été chez le meilleur graveur du Palais-Royal,
qui a exécuté la planche devant moi ; la première carte
tirée a été portée à linstant même, selon votre ordre,
à M le baron Danglars , député , rue de la Chaussée-
d'Antin, n» 7 ; les autres sont sur la cheminée de la
chambre à coucher de votre Excellence. — Bien.
Quelle heure est-il ? — Quatre heures.
Monte-Cristo donna ses gants . son chapeau et sa
canne à ce même laquais français qui s'était élancé
hors de l'antichambre du comte de Morcerf pour ap-
peler la voiture, puis il passa dans le petit salon, con-
duit par Bertuccio. qui lui montra le chemin.
— Voilà de pauvres marbres dans cette antichambre,
dit Monte-Cristo, j'espère bien qu'on m'enlèvera tout
cela.
Bertuccio s'inclina.
Comme l'avait dit l'intendant , le notaire attendait
dans le petit salon.
C'était une honnête Bgure de deuxième clerc de
Paris élevé à la dignité infranchissable de tabellion
de la banlieue.
-74—.
— lllonsîéùr est le hbtàîré chargé de véhdl-è îa
maison de campagne que je veux acheter? demanda
Monte-Crisio. — Oui, monsieur le comte, répliqua le
notaire. — L'acte de vente est-il prêt ? — Oui , mon-
sieur le comte. — L'avez-vous apporté ? — Le voici.
— Parfaitement. Et où est cette maison que j'achète?
demanda négligemment Monte-Cristo, s'adressaiitmoi-
tié à lîertuccio. riioitié au notaire.
L'intendant fit un geste qui signifiait : Je ne sais
pak.
Le iiotdire regarda Monte Cristo avec étonnement.
— Comment? dit-il. monsieur le comte ne saH pas
où est la maison qu'il achète? — Non, ma foi, dit le
comte. — Monsieur le comte ne la connaît pas? —Et
tomment diable la connaîtrais-je? j'arrive de Cadii ce
matin, je ne suis jamais venu à Paris, c'est même la
première fois que je mets le pied en France. — Alors
c"est autre chose, répondit le notaire, la maison que
M- le comte achète est située à Auteuil.
A CCS mots Bertuccio pâlit visiblement.
— Et où prenez-vous Auteuil ? demanda Monte-
Cristo. — A deux pas d'ici, monsieur le comte, dit le
hotaîre. un peu après Passy. dans une situation char-
mante au milieu du bois de Boulogne. — Si près que
cela ! dit Monte-Cristo, mais ce n'est pas la campagne.
Comment diable m'avez-vous été choisir une maison à
la porte de Paris, monsieur Bertuccio? — Moi ! s'écria
l'intendant avec un étrange empressement, non certes;
ce n'est pas moi que monsieur le comte à chargé de
choisir cette maison ; que monsieur le comte veuille
bii'n se rappeler, chercher dans sa mémoire, interro-
ger ses souvenirs —Ah ! c'est juste, dit Monte-Cristo;
je me rappelle maintenant, j'ai lu cette annonce dans
un journal, et je me suis laissé séduire à ce titre men-
teur : Maison de campagne. — Il est encore tenip s, di t
— ■75 —
Tiveménl Sertnccio : et si Votre Escellence veut me
charger de chsrcher partout ailleurs. j<^ lui trouverai
ce qu'il y aura do mieux, soit à Knghioa. soit à Fon-
lénay-aux-ftoseS: s'oit à Bollevue. — Non, ma foi, dit
insoucieusement Monte-Cristo ; puisque j"ai celle-là,
je la garderai. — Et monsieur a raison, dit vivement
le notaire, qui craignait de perdre ses honoraires :
c'est une charmante prôpviélé : eaux vives, bois touf-
fus, hahitalion confort:ibie, quoique abandonnée de-
puis longtemps, sans compter le mobilit'r qui. si vi'US
qu'il soit, a de la val' lir. surtout aujounrhui que l'on
cherclie les aiitiquailîes. Pardou. mais je crois que
monsieur le comte a le goût de son époque. — Dites
toujours, fit Monte-Cristo : c'est convenable alors? —
Ah ! monsieur, c'est mieux que cela, c'est maguiiique.
— Peste! ne mioquons pas une pareille occasion, dit
i\lonte-Cristo; le contrat, s'il vous plaît, monsieur le
notaire.
Et il signa rapidement . après avoir jeté un regard à
l'endroit de l'acte où éîaient désignés la situation de
la maison et les noms de« propriétaires.
— Dertuccio, dit-il, donnez cinquante-ciuq raillé
francs a monsieur.
L'intendant sortit d'un pas mal assuré, et revint
ivec une liasse de billets dï- banque que li notaire
compta en homme qui a l'habitude de ne irecevoii" son
argent qu'après la purge légale.
— Et maintenant, demanda le comte, toutes les for-
nialités sont-elles remplies? — Toutes, monsieur le
comte. — Avez-vous les clefs? — Elles sont aux mains
du concierge qui garde la maison : mais voici l'ordre
que je lui ai donné d'installer mon.sieur dans sa nou-
velle propriété. — Fort bien.
Et Monte-Ci-isto fit àù hotéire lin signe de tête qui
toùiàil dire :
— 76 —
— Je n'ai plus besoin de vous, allez-vous-en. —
Mais, hasarda l'honnête tabellion, monsieur le comte
s'est trompé, il me semble ; ce n'est que cinquante
mille francs, tout compris. — Et vos honoraires ? —
Se trouvent payés moyennant cette somme, monsieur
le comte. — Mais n"êtes-vous pas venu d'Autouil ici ?
— Oui, sans doute. — Eli bien ! il faut bien vous payer
votre dérangement, dit le comte. Et il le congédia du
geste.
Le notaire sortit à reculons et en saluant jusqu'à
terre; c'était la première fois, depuis le jour où il
avait pris ses inscriptions, qu'il rencontrait un pareil
client.
— Conduisez monsieur, dit le comte àBertuccio.
Et lintendant sortit derrière le notaire.
A peine le comte fut-il seul, quïl tira de sa poche
un portefeuille à serrure, qu'il ouvrit avec une petite
clef quil portait au cou et qui ne le quittait jamais.
Après avoir cherché un instant, il s'arrêta à un
feuillet qui portait quelques notes, confronta ces notes
avec l'acte de vente déposé sur la table, et, recueillant
ses souvenirs :
— Auteuil, rue de la Fontaine, n» 28, c'est bien
cela, dit-il ; maintenant dois-je m'en rapporter à un
aveu arraché par la terreur religieuse ou parla terreur
physique ? Au reste dans une heure je saurai tout. —
Bertuccio ! cria-t-il en frappant avec une espèce de
petit marteau à manche pliant sur un timbre qui ren-
dit un son aigu et prolongé pareil à celui d'un tam-
lara. — Bertuccio !
L'intendant parut sur le seuil.
— Monsieur Bertuccio, dit le comte, ne m'avez-vous
pas dit autrefois que vous axiez voyagé en France ? —
Dans certaines parties de la France, oui. Excellence.
— Vous connaissez les environs de Paris sans doute ?
— 77 —
— Non, Excellence, non, répondit l'intendant avec
une sorte de tremblement nerveui, que Monte-Cristo,
connaisseur en fait d'émotions, attribua avec raison à
une vive inquiétude.— C'est fâcheux, dit-il, que vous
n"ayez jamais visité les environs de Paris, car je veux
aller ce soir même voir ma nouvelle propriété, et en
venant avec moi vous m'eussiez donné sans doute
dutilos renseignements. — A Auteuil ! s"écria Ber-
tuccio , dont le teint cuivré devint presque livide.
3Joi, aller à Auteuil? — Eh bien ! qu'y a-t-il d'éton-
nant que vous veniez à Auteuil, je vous le demande ?
Quand je demeurerai à Auteuil. il faudra bien que
vous y veniez, puisque vous faites partie de la
maison.
Bertuccio baissa la tète devant le regard impérieux
du maître, et il demeura immobile et sans réponse.
— Ah ça! mais, que vous arrivc-t-il? Vous allez
donc me faire sonner une seconde fois pour la voiture ?
dit 3Ionte-Cristo du ton que Louis XIV mit à pronon-
cer le fameux : « J'ai failli attendre! »
Bertuccio ne fit qu'un bond du petit salon à l'anti-
chambre, et cria d'une voix rauque :
— Les chevaux de son Excellence !
Monte-Cristo écrivit deux ou trois lettres ; comme
il cachetait la dernière, l'intendant reparut.
— La voiture de Son Excellence est à la porte, dit-
il. — Eh bien ! prenez vos gants et votre chapeau,
dit Monte-Cristo. — Est-ce que je vais avec monsieur
le comte ? s'écria Bertuccio. — Sans doute, il faut bien
que vous donniez vos ordres, puisque je compte ha-
biter cette maison.
Il était sans exemple que l'on eût répliqué à une
injonction du comte ; aussi Tintendant, sans faire au-
cune objection, suivit-il son maître, qui monta dans
la voiture et lui fit signe de le suivre.
— 78 —
L'intendant s'assit res'pectli'éaséftênt sur la ban-
quette du devant.
V^I. — La maison d'Auteuil.
Slortte-Cristo avait romârqué qu'en descendant le
perron. Bertuccio s'était signé à la manière des Corses,
c'cs! à-dire en coupant lair en croix avec ie pouce, et
qu>n prenant sa place dans la voiture il avait raàr-
moilé tout bas une courte prière. Tout autre qu'un
hoîHme curieux eût eu pitié de la singulière répu-
gnance manifestée par le digne intendant pour la
promenade méditée extra muros par le comte : mais,
à ce qu'il parait, celui-ci était trop curieux pour dis-
penser Bertuccio de ce p>tit voyage. En vingt minutes
on fut à Auteil. L'émotion de l'intendant avait été
toujours croissant. En entrant dans le village, Ber-
tuccio, rencognédans l'angle de la voiture, corameiiça
â ctaminer avec une émotion fiévreuse chacune des
maisons devant lesquelles on passait.
— Vous ferez arrêter rue de la Fontaine, au n» 28,
dit le comte en fixant impitoyablement son regard sur
l'intendant, auquel il donnait cet ordre.
La sueur monta au visage de Bertuccio, et cepen-
dant il obéit, et, se penchant en dehors de la voiture,
il cria au cocher :
— Rue de la Fontaine, n» 28.
Ce no 28 était situé à l'extrémité du village. Pen-
dant le voyage, la nuit était -venue, ou plutôt un nuige
hoir tout chargé d'électricité donnait à ces ténèbres
prématurées l'apparence et le solennité d'un épisode
dramatique. La voiture s'arrêta, le valet de pied âe
précipita à lajportière qu'il ouvrit.
. ~ ^ —
— EK biêii ! dit le èoirité. vous ne descendez ^as,
M. Beriuccio ? vous restez donc dans la voiture
alors ? Mais à qiioi diable soo^ez-vous donc ce soir ?
Bertuccio se précipita par la riortière et présenta
son épaule aii comte, qui cette fois s'appuya dessus
et descendit un à un les trois degrés du marche-
pied.
— Frappez, dit le comte, et annoncez-moi.
Bertuccio frappa, la porte s'ouvrit et le concierge
parut.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il. — C'est votre
nouveau maître, brave homme, dit le valet de pied.
Et il tendit au concierge le billet de reconnaissance
donné par le notaire.
— La maison est donc vendue ? demanda le con-
cierge, et c'est monsieur qui vient l'habiter ? — Oui,
mon ami, dit Vi comte, et je tàch-^rai que vous n'ayez
pas à regretter votre ancien maître. — Oh ! monsieur,
dit le concierge, je n'aurai pas à le regretter beaucoup,
car nous le voyions bien rarement ; il y a plus de cinq
ans qu'il n'est venu, et il a, nia foi ! bien fait de ven-
dre une maison qui ne lui rapportait absolument rien.
— Et comment se nommait votre ancien maître ? de-
manda Monte-Cristo. 3î. le marquis de Saint-Méran ;
ah ! il n'a pas vendu la mai<.on ce qu'elle lui a coûté,
j'en suis bien sûr. — Le mnrquis de Saint-Méran !
reprit Monte Crislo, mais il nie semblé que ce nom
ne m'est pas inconnu, dit le comte; le marquis de
Saint-Méran...
Et il parut chercher.
— Un \ieux gentilhomme, continua le concierge,
lin fidèle serviteur des Bourbons ; il avait un^ fille
unique qu'il avait mariée à M. de Villefort. qui a été
procureur du roi à Nîmes et ensuite à Versailles.
Monte-Cristo jeta un regard qui rencontra Bertucéi 0
— 80 —
plus livide que le mur contre lequel il s'appuyait pour
ne pas tomber.
— Et cette fille n'est-elle pas morte? demanda
Monte-Cristo: il mp semble que j"ai entendu dire
cela. — Oui, monsieur, il y a vingt et un ans. et de-
puis ce temps-là nous n'avons pas revu trois fois le
pauvre cher marquis. — Merci, merci, dit Monte-
Cristo, jugeant à la prostration de l'intendant qu'il
ne pouvait tendre davantage cette corde sans risquer
de la briser ; merci 1 Donnez-moi de la lumière, brave
homme. — Accompagnerai-je monsieur? — Non,
c'est inutile, Bertuccio m'éclairera. Et Monte-Cristo
accompagna ces paroles du don de deux pièces d'or
qui soulevèrent une explosion de bénéili étions et de
soupirs. — Ah ! monsieur ! dit le concierge après
avoir cherché inutilement sur le rebord de la chemi-
née et sur les planches y attenantes, c'est que je n'ai
pas de bougies ici. — Prenez une des lanternes de la
voiture, Bertuccio, et montrez-moi les appartements,
dit le comte.
L'intendant obéit sans observation, mais il était
facile avoir, au tremblement de la main qui tenait la
lenterne. ce qu'il lui en coûtait pour obéir.
On parcourut un rez-de-chaussée assez vaste ; un
premier étage composé d'un salon, d'une salle de
bains, et de deux chambres à coucher. Par une de ces
chambres à coucher, on arrivait à un escalier tournant
dont l'extrémité aboutissait au jardin.
— Tiens ! voilà un escalier de dégagement, dit le
comte, c'est assez commode. Éclairez-moi. M. Ber-
tuccio ; passez devant, et allons où cet escalier nous
conduira. — .Monsieur, dit Bertuccio. il va au jardin.
— Et comment savez-vous cela, je vous prie? —
C'est-à-dire qu'il doit y aller. — Eh bien ! assurons-
nous-en.
— 81 —
Bertuccio poussa un soupir et marcha devant. L'es-
calier aboutissait efTectiveiDcnt au jardin.
A la porte extérieure l'intendant s'arrêta.
— Allons donc ! monsieur Bertuccio, dit le comte.
Mais celui auquel il s'adressait était abasourdi,
stupide, anéanti. Ses yeux égarés cherchaient tout au-
tour de lui comme les traces d'un passé terrible, et de
ses mains crispées il semblait essayer de repousser
des souvenirs affreux.
— Eh bien ! insista le comte. — Non, non, s'écria
Bertuccio en posant la lanterne à l'angle du mur in-
térieur; non, monsieur, je n'irai pas plus loin, c'est
impossible ! — Qu'est-ce à dire? articula la voix irré-
sistible de Monte-Cristo. — Mais vous voyez bien,
monsieur, s'écria l'intendant, que cela n'est point na-
turel: qu'ayant une maison à acheter à Paris, vous
l'achetiez justement à Auteuil, et que l'achetant à
Autcuil, cette maison soit le n» 28 de la rue de la
Fontaine. Ah ! pourquoi ne vous ai-je pas tout dit
là-bas, monseigneur ! Vous n'auriez certes pas exiiié
que je vinsse. J'espérais que la maison de monsieur
le comte serait une autre maison que celle-ci. Comme
s'il n'y avait d'autre maison à Auteuil que celle de
l'assassinat ! — Oh ! oh ! fit Monte-Cristo s'arrétant
tout à coup, quel vilain mot venez-vous de prononcer
là ! Diable dhomme ! Corse enraciné ! toujours des
mystères ou des superstitions ! Voyons, prenez cette
lanterne et visitons le jardin ; avec moi vous n'aurez
pas peur, j'espère !
Bertuccio ramassa la lanterne et obéit. La porte, en
s'ouvrant, découvrit un ciel blafard dans lequel la
lune s'efforçait vainement de lutter contre une mer de
nuages qui la couvraient de leurs flots sombres qu'elle
illuminait un instant, et qui allaient ensuite se perdre,
plus sombres encore, dans les profondeurs de
l'infini.
— 82 —
L'intendant voulait appuyer sur la gauche.
— \on pas. monsieur, dit Monte-Cristo, à quoi bon
suivre les allées? voici une belle pelouse, allons de-
vant nous.
Bertuccio essuya la sueur qui coulait de son front,
mais obéit ; cependant il continuait de prendre à gau-
che.
Monte-Cristo, au contraire, appuyait à droite;
arrivé près d'un massif d"arbres. il sarrèta.
L'intendant n'y put tenir.
— Éloignez-vous, monsieur, s'écria-t-il. éloignez-
vous, je vous en supplie, vous êtes justement à la
place ! — Â quelle plate? — A la place mèms où il
est tombé. — ]\îon cher monsieur Beriuccio. dit Monte-
Cristo en riant, revenez à vous, je vous y engage;
nous ne somme pas ici à Sartène ou à Corte. Ceci n'est
point un maquis, mais un jardin anglais, mal entre-
tenu, j'en conviens, mais qu'il ne faut pas calf>n<nicr
pour cela. — Monsieur, ne restez pas là. ne restez pas
là, je vous en supplie. — Je crois que vous devenez
fou, maître Bertuccio. dit froidement le comte; >i cela
est, prévenez-moi, car je vous ferai enfermer dans
quelque maison de santé avant qu'il n'arrive un mal-
heur.— Eéias ! Excellence, dit Bertuccio. en secouant
la têie et en joignant les mains avec une altitude qui
eût fait rire le comte, si des pensées d'un intérêt su-
périeur ne l'eussent captivé en ce moment et rendu
fort attentif aux moindres eipensions de cette con-
science timorée, hélas ! Excellence, le malheur est
arrivé. — Monsieur Bertuccio. dit le comte, je suis
fort aise de vous dire que. tout en gesticulant, vous
vous tordez les bras, et que vous roulez des yeux
comme un possédé du corps duquel le diable ne veut
pas sortir; or j'ai presque toujours remarqué que le
diable le plus entêté à rester à son ppstg, ç'gst |U|i
— 8:^ —
secret. Je vous savais Corse, je vous savais sombre et
ruminant toujours quelque vieille histoire de vendetta,
et je vous passais cel.i en Italie, parce qu'en Italie ces
sortes de choses sont de mise ; mais en France on
trouve généralement l'assassinat de fort mauvais goût,
il y a des gendarmes qui s'en occupent, des juges qui
le condamnent et des échafauds qui les vengent.
Bertuccio joignit les mains, et, comme en exécutait
ces différentes évolutions il ne quittait point sa lan-
terne, la lumière éclaira son visage bouleversé.
Monte-Cristo l'examina du même œil qu'à Rome il
avait examiné le supplice d'Andréa : puis, d'un ton de
voix qui fit courir un nouveau frisson par le corps
du pauvre intendant :
— L'abbé Husoni m'avait donc menti, dit-il, lors-
qu'après son;voyagc en France, en 1829, il vous envoya
vers '.i;oi, muni d'une lettre de recommandation dans
laquelle il me recommandait vos précieuses qualités?
Eh bien ! je vais écrire à l'abbé; je le rendrai respon-
sable de son protégé, et je saurai sans doute ce que
c'est que toute cette affaire d'assassinat. Seulement je
vous préviens monsieur Bertuccio, que lorsque je vis
dans un pays, j'ai l'habitude de me conformer à ses
lois, el que je n'ai pas envie de me brouiller pour vous
avec la justice <ie France. — Oh! ne faites pas cela.
Excellence, je vous ai servi fidèlement, n'est-ce pas?
s'écria Bertuccio au désespoir; j'ai toujours été hon-
nête honune, et j'ai même, le plus que j'ai pu, fait de
bonnes actions. — Je ne dis pas non, reprit le comte,
mais pourquoi diable êies-vous agité de la sorte ?
t'est mauvais signe : une conscience pure n'amène pas
tant de pàkursur les joues, tant d» fièvre dans les
mains d'un homme... — Mais, monsieur le comte,
reprit en hésitant Bertuccio, ne m'avez-vous pas dit
vous-même que M. ïabH Busoni, qui a epteodu
— 84 —
ma confession dans les prisons de Nîmes, vous avait
prévenu, en m'envoyant chez vous, que j'avais un
lourd reproche à me faire ? — Oui. mais comme il
vous adressait à moi en me disant que vous feriez un
excellent intendant, j'ai cru que vous aviez volé, voilà
tout ! — Oh ! monsieur le comte ! fit Bertuccio avec
mépris. — Ou que, comme vous étiez Corse, vous n'a-
viez pu résister au désir de faire une peau, comme on
dit dans le pays par antiphrase, quand au contraire on
en défait une. — Eh bien ! oui. mon seigneur, oui,
mon bon seigneur, c'est cela ! s'écria Bertuccio en se
jetant aux genoux du comte; oui. c'est une vengeance,
je te le jure, une simple vengeance. — Je comprends,
mais ce que je ne comprends pas. c'est que ce soit
cette maison justement qui vous galvanise à ce point.
— Mais, monseigneur, n'est-ce pas bien naturel, re-
prit Bertuccio, puisque c'est dans cette maison que la
vengeance s'est accomplie? — Quoi ! ma maison? —
Oh ! monseigneur, elle n'était pas encore à vous, ré-
pondit naïvement Bertuccio. — Mais à qui donc était-
elle ? à M. le marquis de Saint-Méran. nous a dit, je
crois, le concierge. Que diable aviez-vous donc à vous
venger du marquis de Saint-Méran? — Oh ! ce n'était
pas de lui, monsieur, c'était d'un autre. — Voilà une
étrange rencontre, dit Monte-Cristo paraissant céder
à ses réflexions, que vous vous trouviez comme cela
par hasard, sans préparation aucune, dans une maison
où s'est passée une scène qui vous donne de si affreux
remords.— Monsieur, dit l'intendant, c'est la fatalité
qui amène tout cela, j'en suis bien sûr : d'abord vous
achetez une maison juste à Auteuil. cette maison est
celle où j'ai commis un assassinat ; vous descendez au
jardin juste p:ir l'escalier où il est descendu; vous
vous arrêtez juste à l'endroit où il reçut le coup ; à
deux pas sous ce platane était la fosse où il venait
— 85 —
d'enterrer l'enfant : tout cela n'est pas du hasard,
non. car en ce cas le hasard ressemblerait trop à la
Providence.
— Eh bien ! voyons, monsieur le Corse , supposons
que ce soit la Providence ; je suppose toujours tout ce
qu'on veut, moi ; d'ailleurs aux esprits malades il faut
faire des concessions. Voyons, rappelez vos esprits et
racontez moi cela. — Je ne l'ai jamais raconté quunc
fois , et c'était à l'abbé Busoni. De pareilles choses,
ajouta Bertuccio en secouant la tête, ne se disent que
sous le sceau de la confession. — Alors, mon cher
Bertuccio , dit le comte , vous trouverez bon que je
vous renvoie à votre confesseur; vous vous ferez avec
lui chartreux ou bernardiu, et vous causerez de vos
secrets. Jiîais moi j'ai peur d'un hôte effrayé par de
pareils fantômes ; je n'aime point que mes gens n'osent
point se promener le soir dans mon jardin. Puis , j.j
vous l'avoue, je serais peu curieux de quelque visite
de commissaire de police: car, apprenez ceci , maître
Bertuccio : en Italie on ne paye la justice que si elle
se tait, mais en France on ne la paye au contraire que
quand elle parle. Peste ! je vous croyais bien un peu
Corse, beaucoup contrebandier, fort habile intendant,
mais je vois que vous avez encore d'autres cordes à
votre arc. Vous n'êtes plus à moi, monsieur Bertuccio.
— Oh ! monseigneur ! monseigneur ! s'écria l'inten-
dant frappé de terreur à cette menace; oh! s'il ne
tient qu'à cela que je demeure à votre service, je par-
lerai, je dirai tout; et si je vous quitte, eh bien ' alors
ce sera pour marcher à l'échafaud. — C'est différent
alors, dit Monte-Cristo . mais si vous voulez mentir,
réfléchissez-y : mieux vaut que vous ne parliez pas du
tout. — Non, monsieur, je vous le jure sur le salut
de mon âme, je vous dirai tout ! car labbé Busoni lui-
même n'a su qu'une partie de mon secret. Mais d'a-
IV. 6
— 86 —
bord, je voiis en sUpplie, éloignez-vous de ce platane;
tenez, la lune va blanchir ce nuage, et là. placé comme
vous l'êtes, enveloppé de ce manteau qui me cache
votre taille et qui ressemble à celui de M. de Vilie-
fort!... — Comment! s'écria Jlonte - Cristo , c'est
M. de Villefort... — Votre Eicellence le connaît? —
L'ancien procureur du roi de Nîmes ? — Oui. — Qui
avait épousé la fi'le du marquis de Saint-Méran ? —
Oui. — Et qui avait dans le barreau la réputation du
plus honnête, du plus sévère, du plus rigide magistrat.
— Eh bien ! monsieur, sécria Bertuccio , cet homme
à la réputation irréprochable... — Oui. — C'était un
infâme. — Bah ! dit Monte-Cristo, impossible. — Cela
est pourtant comme je vous le dis. — Ah ! vraiment !
dit Monte-Cristo , et vous en avez la preuve ? — Je
l'avais du moins? — Et vous l'avez perdue, maladroit?
— Oui ; mais en cherchant bien on peut la retrouver.
— En vérité ! dit le comte , contez-moi cela , mon-
sieur Bertuccio! car cela commence vérit.^blemenl à
m'intéresser.
Et le comte, en chantonnant un petit air de la Lucia^
alla s'asseoir sur un banc , tandis que Bertuccio Je
suivait en rappelant ses souvenirs.
Bertuccio resta debout devant lui.
VII. — La Vcudella.
— D'où monsieur le comte désire-t-il que je re-
prenne les choses? demanda Bertuccio. — Mais d'où
vous voudrez, dit Monte-Cristo, puisque je ne sais
absolument rien. — Je croyais cependant que M. l'abbé
Busoni avait dit à Votre Excellence... — Oui, quelques
détails sans doute, mais sept ou huit ans ont passé là-
— 87 —
dessus, et j'ai oublié tout cela. — Alors je puis donc,
sans crainte d'ennuyer Votre Excellence... — Allez,
monsieur Bertuccio. allez , \ous me tiendrez lieu de
journal du soir. — Les choses remontent à 1813. —
Ah! ahl fit Monte-Cristo, ce n'est pas hier 18lo. —
Non, monsieur, et cependant les moindres détails me
sont aussi présents à la mémoire que si nous et ons
seulement au lendemain. J'avais un frère, un frère
aîné, qui était au service de l'empereur. Il était devenu
lieutenant dans un régiment composé entierom'.nt de
Corses. Ce frère était mon unique ami ; nous étions
restés orphelins, moi à cinq ans, lui à dix-huit, il
m'avait élevé comme si j'eusse été son fils. En 1814,
sous les Bourbons, il s'était marié ; l'empereur revint
de l'île d'Elbe, mon frère reprit aussitôt du service,
et, blessé légèrement à Waterloo, il se retira avec
l'armée derrière la Loire. — 31ais c'est l'histoire des
Cent-Jours que vous me faites-là. monsieur Eertuccio,
dit le comte, et elle est déjà faite, si je ne me trompe.
— Excusez-moi, Excellence, mais ces premiers détails
sont nécessaires, et vous m'avez promis d'être patient.
— Allez! allez! je n'ai qu'une parole. — Un jour
nous reçtlmes une lettre . il faut vous diri> que nous
habitions le petit village de Rogliano, à Textrémité
du cap Corse : cette lettre était de mon frère . il nous
disait que l'armée était licenciée et qu'il revenait par
Châteaurouî . Clemiont-Ferrand , le Put et Nîmes,
si j'avais quelque argent , il me priait de le lui faire
tenir à Nîmes, chez un aubergiste de notre connais-
sance . avec lequel j'avais nuelqu"s relations. — De
contrebande, reprit Monte-Cristo. — Eh ! mon Dieu!
monsieur le comte, il faut bien vivr». — Certainement,
coniinuLZ donc. — J'aimais tcndrernfn.' mon frère, je
vous l'ai dit , Excellence . aussi j" résolus non pas de
lui envoyer l'argent, mais de le lui porter moi-même.
— 88 —
Je possédais un millier de francs, j'en laissai cinq cents
à Assunta, c'était ma belle-sœur, je pris les cinq cents
autres . et je me mis en route pour Nîmes. C'était
chose facile, j'avais ma barque, un chargement à faire
en mer, tout secondait mon projet.
Mais le chargement fait, le vent devint contraire ,
de sorte que nous fûmes quatre ou cinq jours sans
pouvoir entrer dans le Rhùne. Enfin nous y parvînmes,
nous remontâmes jusqu'à Arles , je laissai la barque
entre Celkgarde et Beaucaire, et je pris le chemin de
Nîmes.
— Nous arrivons, n'est-ce pas ? — Oui, monsieur :
excusez-moi , mais comme Votre Excellence le verra,
je ne lui dis que les choses absolument nécessaires.
Or, c'était le moment où avaient lieu les fameux mas-
sacres du Midi. Il y avait là deux ou trois brigands
que l'on appelait Trestaillon , Truphemy et Graffan ,
qui égorgeaient dans les rues tous ceux qu'on soup-
çonnait de bonapartisme. Sans doute monsieur le
comte a entendu parler de ces assassinats. — Vague-
ment . j'étais fort loin de la France à cette époque.
Continuez. — En entrant à Nîmes, on marchait litté-
ralement dans le sang , à chaque pas on rencontrait
des cadavres , les assassins , organisés par bandes ,
tuaient, pillaient et brûlaient.
A la vue de ce carnage, un frisson me prit, non pas
pour moi, moi . simple pêcheur corse , je n'avais pas
graiid'chosc à craindre ; au contraire, ce temps-là c'é-
tait notre bon temps, à nous autres contrebandiers ,
mais pour mon frère, pour mon frère, soldat de l'em-
pire, revenant de l'armée de la Loire avec son uniforme
et ses épauleltes , et qui par conséquent avait tout à
craindre.
Je courus chez notre aubergiste. Mes pressentiments
pe m'avaientpas trompé;mon frère étaitarrivé la veille
— 89 -
à Nîmes , et à la porte même de celui à qui il venait
uemander rhospilalité, il avait été assassiné.
Je fis tout au monde pour connaître les meurtriers ;
niais personne n"osa me dire leurs noms, tant ils
étaient redoutés. Je songeai alors à cette justice fran-
çaise , dont on m'avait parlé, qui ne redoute rien,
elle, et je me présentai chez le procureur du roi.
— Et ce procureur du roi se nommait Villefort ?
demanda négligemment ?iIonte-Cristo. — Oui. Excel-
lence : il venait de ]»'arseiUe. où il avait été substitut.
Son zèle lui avait valu de Tavancement. Il était un
des premiers, disait-on, qui eussent annoncé au gou-
vernement le débarquement de lile d"Elbe. — Donc
reprit Monte-Cristo, vous vous présentâtes chez lui.
— « Monsieur, lui dis-je . mon frère a été assassiné
hinr dans les rues de Nîmes, je ne sais pas par qui ,
mais c'est votre mission de le savoir. Vous êtes ici
chef de la justice, et c"est à la justice de venger ceux
qu'elle n'a pas su défendre. — Et qu'était votre
frère ? demanda le procureur du roi. — Lieutenant
au bataillon corse. — Un soldat de l'usurpateur,
alors ? — Un soldat des armées français;s. — Eh bien !
répliqua-t-il . il s'est servi de l'épée et il a péri par
î'épée. — Vous vous trompez, monsieur ; il a péri par
ie poignard. — Que voulez-vous que j'y fasse ? répon-
dit le magistrat. — Mais je vous lai dit : je veux que
vous le vengiez. — Et de qui? — De ses assassins. —
Est-ce que je les connais, moi ? — Faites-l«s chercher.
— Pourquoi faire ? Votre frère aura eu quelque que-
■•e!le et se sera battu en duel . Tous ces anciens soldats
se portent à des excès qui leur réussissaient sous
l'empire, mais qui tournent mal pour eux maintenant ;
or nos gens du Midi n'aiment ni les soldats ni les
excès. — Monsieur, repris-je , ce n'est pas pour moi
que je vous prie. Moi, je pleurerai ou je me vengerai,
— 90 —
Toîlà lont ; mais mou pauvre frère ayait une femme .
S'il niarrivuit malheur à mon tour . fette pauvre
créature mourrait de faim, car le travail seul de mon
frère la faisait vivre. Obtenez pour elle une petite
pension du gouvernement. — Chaque révolution a ses
caîastrophes. répondit M. de Villcfort; votre frère a
été victime de celle-ci, c*. st un nialheur, et le gouver-
neaient ne doit rien à votre famille pour cela. Si nous
avions à juger toutes les vengeances que les partisans
de l'usurpateur ont exercées contre les partisans du
roi quand à leur tour ils disposaient du pouvoir,
votre frère serait peut-être aujourd'hui condamne à
mort. Ce qui s'accomplit est chose toute naturelle,
car c'est la loi des représailles. — Eh quoi ! mon-
sieur, m'écriai-je, il est possible que vous me parliez
ainsi, vous, un magistrat!... — Tous ces Corses sont
fous, ma parole d'honneur, répondit M. de Villcfort,
et ils croient encore que leur compatriote est empe-
reur. Vous vous trompez de temps, mon cher : il fal-
lait venir me dire cela il y a deux mois. Aujourd'hui
il est trop tard : allez vous-en donc, et si vous ne vous
en allez pas, moi. je vais vous faire reconduire. »
Je le regardai un instant pour vo'r si par une nou-
velle supplication il y avait quelque chose à espérer.
Cet homme était de pierre. Je m'approchai de lui :
— « Eh bien ! lui dis-je à demi-voii. puisque vous
connaissez les Corses , vous devez savoir comment ils
tiennent leur parole. Vous trouvez qu'on a bien fait
de tuer mon frère qui était bonapartiste , parce que
vous êtes royaliste, vous; eh bien! moi , qui suis
bonapartiste aussi, je vous déclare une chose : c'est
que je vous tuerai , vous. A partir de ce moment je
vous déclare la vendetta ; ainsi, tenez-vous bien , et
gardez-vous do votre mieux ; car la première fois que
nous nous trouverons face à face, c'est que votre der-
nière heure sera venue. »
— 91 —
Et là-dessus, avant qu'il fût revenu de sa surprise,
J'ouvris la porte et je m'enfuis.
— Ah ! ah ! dit Monte-Cristo , avec votre honnête
figure, vous faites de ces choses-là, monsieur Be rtuccio,
et à un procureur du roi, encore I Fi donc ! et savait-il
au moins ce que cela voulait dire, ce mot vendetta ? —
Il le savait si bien qu'à partir de ce moment il ne sor-
tit plus seul et se calfeutra chez lui . me faisant chercher
partout. Heureusement j'étais si bien caché qu'il ne
put me trouver. Alors la peur le prit : il trembla de
rester plus longtemps à Nîmes ; il sollicita son chan-
pemcnt de résidence, et, comme c'était en effet un
homme influent, il fut nommé à Versailles; mais, vous
le savez, il n'y a pas de distance entre un Corse qui a
juré de se venger de son ennemi , et sa voiture, si
bien menée qu'elle fût, n'a jamais eu plus d'une demi-
journée d'avance sur moi, qui cependant la suivis à
pied.
L'important n'était pas de le tuer, cent fois j'en
avais trouvé l'occasion ; mais il fallait le tuer sans être
découvert et surtout sans être arrêté. Désormais je ne
m'appartenais plus : j'avais à protéger et à nourrir
ma bflle-sœur. Pendant trois mois je guettai M. de
Villefort : pendant trois mois il ne fit pas un pas. une
démarche . une promenade . que mon regard ne le
suivît là où il allait. Enfin, je découvris qu'il venait
mystérieusement à Auteuil ; je le suivis encore et je
le vis entrer dans cette maison où nous sommes : seu-
lement, au lieu d'entrer comme tout le monde par la
grande porte de la rue. il venait soit à cheval, soit en
voiture . laissant voiture ou cheval à lauberge, et en-
trait par cette petite porte que vous voyez là.
Monte-Cristo fit de la tête un signe qui prouvait
qu'au milieu de l'obscurité il distingua it en effet l'en-
trée indiquée par Bertuccio.
— 92 —
— Je n'avais plus besoin d'être à Versailles , je me
fixai à Auteuil et je m'informai. Si je voulais le
prendre, c'était évidemment là qu'il me fallait tendre
mon piège.
La maison appartenait, comme le concierge l'a dit
à Votre Excellence, à M. de Saint-Mcran, beau-père
de Villefort. M. de Sainl-Méran habitait Marseille;
par conséquent, cette campagne lui était inutile :
aussi disait-on qu'il venait de la louer à une jeune
veuve que l'on ne connaissait que sous le nom de la
baronne.
En effet, un soir en regardant par-dessus le mur, je
vis une femme jeune et belle qui se promenait seule
dans ce jardin, que nulle fenêtre étrangère ne domi-
nait ; elle regardait fréquemment du côté de la petite
porte, et je compris que ce soir-là elle attendait M. de
Villefort. Lorsqu'elle fut assez près de moi pour que
malgré l'obscurité je pusse distinguer ses traits, je
vie une belle jeune femme de dix-huit à dix-neuf ans,
grande et blonde. Comme elle était en simple pei-
gnoir et que rien ne gênait sa taille, je pus remarquer
qu'elle était enceinte et que sa grossesse même parais-
sait assez avancée.
Quelques moments après, on ouvrit la petite porte;
un homme entra : la jeune femme courut le plus vite
qu'elle put à sa rencontre ; ils se jetèrent dans les
bras l'un de l'autre, s'embrassèrent tendrement et
regagnèrent ensemble la maison.
Cet homme, c'était M. de Villefort. Je jugeai qu'en
sortant, surtout s'il sortait la nuit, il devait traverser
seul le jardin dans toute sa longueur.
— Et, demanda le comte, avez-vous su depuis le
nom de cette femme? — Non, Excellence, répondit
Bertuccio; vous allez voir que je n'eus pas le temps
de l'apprendre. — Continuez. — Ce soir-là, reprit
— 93 —
Bertuccio, j'aurais pu tuer peut-être le procureur du
roi ; mais je ne connaissais pas encore assez le jardin
dans tous ses détails. Je crai.rnis de ne pas le tuer
roide, et. si quelqu'un accourait à ses cris, de ne pou-
voir fuir. Je remis la partie au prochain rendez-vous,
et pour que rien ne m'échappât, je pris une petite
chambre donnant sur la rue que longeait le mur du
jardin.
Trois jours après, vers sept heures du soir, je vis
sortir de la maison un domestique à cheval qui prit
au galop le chemin qui conduisait à la route de
Sèvres: je présumai qu'il allait à Versailles. Je ne me
trompais pas. Troisheures après, l'homme revint tout
couvert de poussière: son message était terminé. Dix
minutes après, un autre homme à pied, enveloppé
d'un manteau, ouvrait la petite porte du jardin, qui
s • referma sur lui.
Je descendis rapidement. Quoique je n'eusse pas vu
le visage de Villefort. je le reconnus au battement de
mon cœur : je traversai la rue. je gagnai une borne
placée à i'angle du mur et à l'aide de laquelle j'avais
regardé une première fois dans le jardin.
Cette fois je ne me contentai pas de regarder, je
tirai mon couteau de ma poche , je m'assurai que
la pointe était bien aililée, et je sautai par-dessus le
mur.
Mon premier soin fut de courir à la porte ; il avait
laissé la clef en dedans, en prenant la simple précau-
tion de donner un double tour à la serrure.
Rien n'entravait donc ma fuite de ce côlé-là. Je me
mis à étudier les localités. Lejardin formait un carré
long, une pelouse de fin gazon anglais s'étendait au
milieu, aux angles de cette pelouse étaient des mas-
sifs d'arbres au feuillage touffu et tout entremêlés de
fleurs d'automne.
— 94 —
Pour se rendre de la m^iison à la petite porte, on de
la pf lite porte à la maison, soit qu'il entrât, soit qui I
sortît, m. de Villefort était obligé de passer près
d'un de ces massifs.
On était à la fin de septembre: le vent soufflait avec
force ; un peu de lune pâle et voilée à chaque instant
par de gros nuages qui glissaient rapidement au ciel,
blanchissait le sable des allées qui conduisaient à la
maison, mais ne pouvait percer l'obscurité de ces
massifs toulTus dans lesquels un hommtî pouvait
demeurer caché sans qu'il y eût crainte qu'on ne
Taperçilt.
Je me cachai dans celui le plus près duquel devait
passer Villefort ; à peine y étais-je. qu'au milieu des
bouffé s de vent qui courbaient les arbres au-dessus
de mon front, je crus distinguer comme des gémisse-
ments. Mais vous savez, ou plutôt vous ne savez pas ,
monsieur le comte, que celui qui attend le moment
de commettre un assassinat croit toujours entendre
pousser d.^s cris sourds dans l'air. Deux heures
s'écoulèrent pendant lesquelles, à plusieurs reprises ,
ji; crus entendre les mêmes gémissements. Minuit
sonna.
Comme le dernier son vibrait encore lugubre et re-
tentissant, j'aperçus une faible lueur illuminant les
fenêtres de l'escalier dérobé par lequel nous sommes
descendus tout à l'heure.
La porte s'ouvrit . et l'homme au manteau reparut.
^C'était le moment terrible . mais depuis si long-
temps je m'étais préparé à ce moment . que rien en
moi ne faiblit ; je tirai mon couteau , je l'ouvris et je
me lins prêt.
L'homme au manteau vint droit à moi ; mais à me-
sure qu'il avançait dans l'espace découvert, je croyais
remarquer qu'il teaait une arme de la main droite :
— 95 —
j'eus ppur. non pas d'une lutl?, nnis d'un insuccès.
Lorsqu'il fut à quelques pas de moi SL^uIement, je re-
connus que ce que j'avais pris pour une arnj e n'était
rien autre chose qu'une bêche.
Je n'avais pas encore pu deviner dans quel bu t
M. de Villeforl tenait une bêche à la main , lorsqu'il
s'arrêta sur la lisière du massif, jeta un regard autour
de lui, et se mit à creuser un trou dans la terre. Ce
fut alors que je m'aperçus qu'il y avait quelque chose
dans son manteau qu'il venait de déposer sur la pe-
louse pour être plus libre dans ses mouvements.
Alors, je l'avoue, un peu de curiosité se glissa dans
ma haine : je voulus voir ce que venait faire là Ville-
fort ; je restai immobile , sans haleine ; j'attendis.
Puis une idée m'était venus qui se confirma en
voyant le procureur du roi tirer de son manteau un
petit coffre long de deux pieds et large de six à huit
pouces.
Je le laissai déposer le coffre dans le trou sur le-
quel il repoussa la terre; puis, sur Celte terre fraîche,
il appuya ses pieds pour faire disparaître la trace de
l'œuvre nocturne. Je m'élançai alors sur lui et je
lui enfonçai mon couteau dans la poitrine en lui di-
sant :
« Je suis Giovanni Bertuccio ! ta mort pour mon
frère, ton trésor pour sa veuve : tu vois bien que ma
vengeance est plus complète que je ne l'cspéiais. »
Je ne sais s'il entendit ces paroles ; je ne le crois
pas, car il tomba sans pousser un cri: je sentis les
flots de son sang rejaillir brûlants sur mes mains et
sur mon visage: mais j'étais ivre, j'étais en délire: ce
sang me rafraîchissait au lieu de me brûler. En une
seconde, j'eus déterré le coffret à l'aide de la bêche ;
puis, pour qu'on ne vît pas que je l'avais enlevé, je
comblai à mon tour le trou, je jetai la bêche par-des-
— 96 —
sus le mur, je m'élançai par la porte, que je fermai à
double tour en dehors et dont j'emportai la clef.
— Bon ! dit Monte-Cristo, c'était, à ce que je vois,
un petit assassinat doublé de vol. — Non, Excellence,
répondit Bertuccio. c'était une vendetta suivie de res-
titution. — Et la somme était ronde, au moins? — Ce
n'était pas de l'argent — Oh! oui. je me rappelle, dit
Hîonte-Cristo; n'avez-vous pas parlé d'un enfant? —
Justement, Excellence. Je courus jusqu'à la rivière,
je m'assis sur le talus, et. pressé de savoir ce que con-
tenait le coffre, je fis sauter la serrure avec mon cou-
teau.
Dans un lange de fine batiste était enveloppé un
enfant qui venait de naître; son ^■isagc empourpre,
ses mains violettes annonçaient qu'il avait dû succom-
ber à une asphyxie causée par des ligaments naturels
roulés autour de son cou: cependant, comme ii n'é-
tait pas froid encore, j'hésitai à le jeter dans celte eau
qui coulait à mes pieds. En effet, au bout d'un instant,
je crus sentir un léger battement vers la région du
coeur: je dégageai son cou du cordon qui l'enveloppait,
et, comme j'avais été infirmier à l'hôpital de Bastia,
je fis ce qu'aurait pu faire un médecin en pareille cir-
constance : c'est-à-dire que je lui insufflai courageuse-
ment de l'air dans les poumons, et qu'après un quart
d'heure d'efforts inouïs, je le vis respirer, et j'enten-
dis un cri s'échapper de sa poitrine.
A mon tour, je jetai un cri, mais un cri de joie.
« Dieu ne me maudit donc pas, me dis-je, puisqu'il
permet que jp rende la vie à une créature humaine en
échange de la vie que j'ai ôtée à une autre ! »
— Et que fîtes-vous de cet enfant? demanda Monte-
Cristo ; c'était un bagage assez embarrassant pour un
homme qui avait besoin <ie fuir. — Aussi n'eus-je
point un instant l'idée de le garder. Mais je savais
— 97 —
qu'il txislai!. à Paris un hospsee où on reçoit ces
pauvres créatures. En passant à la barrière, je déclarai
avoir trouvé cet enfant sur la route, et je m'informai.
Le coffre était là qui faisait foi; les langes de batiste
indiquaient que l'enfant appartenait à des parents
riches ; le sang dont j'étais couvert pouvait aussi bien
appartenir à l'enfant qu'à tout autre individu. On ne
me fit aucune objection ; on m'indiqua l'hospice, qui
était situé tout au haut de la rue d'Enfer, et, après
avoir pris la précaution de couper le lange en deux, de
manière à ce qu'une des deux lettres qui le marquaient
continuât d'en\elopper le corps de l'enfant, tandis
que je garderais l'autre, je déposai mon fardeau dans
le . tour, je sonnai et je m'enfuis à toutes jambes.
Quinze jours après, j'étais de retour à Rogliano. et je
disais à Assunta : — Console-toi, ma sœur ; Israël est
mort, mais je l'ai vengé.
Alors elle me demanda l'explication de ces paroles,
et je lui racontai tout ce qui s'était passé.
— «Giovanni, me dit Assunta, tu aurais dû rappor-
ter cet enfant, nous lui eussions tenu lieu de parents
qu'il a perdus : nous l'eussions appelé Benedetto, et en
faveur de cette bonne action Dieu nous eût bénis ef-
fectivement, n
Pour toute réponse je lui donnai la moitié de lange
que j'avais conservée, afin de faire réclamer l'enfant
si nous étions plus riches.
— Et de quelles lettres était marqué ce lange? de-
manda Monte-Cristo. — D'un H et d'un N surmontés
d'un lortil de baron. — Je crois, Dieu me pardonne !
que vous vous servez de termes de blason, monsieur
Bertuccio ! Où diable avez-vous fait vos éludes héral-
diques ? — A votre service, monsieur le comte, où
l'on apprend toutes choses. — Continuez, je suis cu-
rieux de savoir deux choses. — Lesquelles, moDsei-
— 98 —
gneur ? — Ce que devint ce petit garçon ; ne m'avez-
vous pas dit que c'était un petit garçon, monsietir
Bertuccio ? — Non, Excellence : je ne me rappelle pas
avoir parlé de cela. — Ah ! je croyais avoir entendu,
je me serai trompé. — Non, vous ne vous êtes pas
trompé, car c'était effectivement un petit garçon; mais
Yotre Excellence désirait, disait-elle, savoir deux
choses : quelle est la seconde? — La seconde était le
crime dont vous étiez accusé quand vous demandâtes
un confesseur, et que l'abbé Busoni alla vous trouver
sur cette demande dans la prison de Nîmes. — Peut-être
ce récit sera-t-il bien long. Excellence. — Qu'importe?
il est dix heures à peine, vous savez que je ne dors
pas, et je suppose que de votre côté vous n'avez pas
grande envie de dormir.
Bertuccio s'inclina et reprit sa narration.
— Moitié pour chasser les souvenirs qui m'assié-
gaient. moitié pour subvenir aux besoins de la pauvre
veuve, je me remis avec ardeur à ce métier de contre-
bandier, devenu plus facile par le relâchement des
lois qui suivent toujours Us révolutions. Les côtes du
Midi, surtout, étaient mal gardéi s. à cause des émeu-
tes éternelles qui avaient lieu, tantôt à Avignon, tan-
tôt à Ni nus. tantôt à Uzés. Ncus profitàmis de cette
espèce de trêve qui nous était accordée par le gouver-
nement pour lier des relations avec tout le littoral.
Depuis l'assassinat de mon frère dans les rues de
Ninies. je n'avais pas voulu rentrer dans cette ville.
11 en résulta que iaubergiste avec lequel nous faisions
des a flaires, voyant que nous ne voulions plus venir
à lui, était venu à nous et avait fondé une succursale
de son auberge sur la route de Bellegarde à Beau.
Caire, à l'enseigne du Pont du Gard. Nous avions
ainsi, soit du côté dAigues-Mortcs, soit aux Alarti-
gucst i>oi\. à BoujC, une douzaine d'entrepôts où nous
— 99 —
déposions DOS marchandises et où, au besoin, nous
trouvions un refuge contre les douaniers et les gen-
darmes. C'est un métier qui rapporte beaucoup que
celui de contrebandier, lorsqu'on y applique une cer-
taine intelligence secondée par quelque vigueur; quant
à moi, je vivais dans les montagnes, ayant maintenant
une double raison de craindre les ge ndarmes et doua-
niers, attendu que toute comparution devant les juges
pouvait amener une enquête, que cette enquête est
toujours une excursion dans le passé, et que dans mon
passé, à moi, on pouvait rencontrer maintenant quel-
que chose plus grave que des cigares entrés en con-
trebande ou des barils d"eas-de-vie circulant sans
laissez-passer. Aussi, préférant raille fois la mort à
une arrestation, j'accomplissaisdcschosesétonnantes,
et qui. plus dune fois, me donnèrent cette preuve
que le trop grand soin que nous ^îrenons de notre corps
est à peu près le seul obstacle à la réussite de ceuï de
nos projets qui ont besoin dune décision rapide et
dune exécution vigoureuse et déterminée. En effet,
une fois qu'on a fait le sacrifice de sa vie, on n'est plus
l'égal des autres hommes, ou plutôt Us autres hom-
mes ne sont plus vos égaux, et quiconque a pris celle
résolution sent, à l'instant même décupler ses forces
et s'agrandir son horizon. — Delà philosophie, mon-
sieur Bertuccio ! interrompit le comte: mais vous
avez donc fait un peu de tout dans votre vie? — Oh !
pardon. Excellence ! — Mon. non ! c'est que de la phi-
losophie à dix heures et demie du soir, c'est un peu
tard. Mais je n'ai pas d'autre observation à faire;
attendu que je la trouve exacte, ce qu'on ne peut pas
dire de toutes les philosophies. — Mes courses devin-
rent donc de plus en plus étendues, de plus en plus
fructueuses. Assuma était ménagère, et notre petite
fortune s'arrondissait. Un jour que je partis pour une
— 100 -
course : — Va. dit-elle, et à ton retour je te ménage
une surprise.
Je rinterrogeai inutilement : elle ne voulut rien
me dire et je partis.
la course dura près de six semaines ; nous avions
été à Lucques charger de Thuilc, et à Livourne prendre
des cotons anglais : notre débarquement se fit sans
événement contraire, nous réalisâmes nos bénéfices et
nous revînm s tout joyeux.
En rentrant dans la maison, la première chose que
je vis à Tendroit le plus apparent de la chambre d'As-
sunta. dans un berceau somptueux relativement au
reste de Tappartement, fut un enfant de sept à huit
mois. Je jetai un cri de joie. Les seuls moments de
tristesse que j'eusse éprouvés depuis lassassinal du
procureur du roi m'avaient été causés par l'abandon
de cet enfant. 11 va sans dire que de remords de las-
sassinat iui même, je nen avais point eu.
La pauvre Assunta avait tout deviné : elle avait
profité de mon absence, et, munie de la moitié du
lange, ayant inscrit, pour ne point l'oublier, le jour
et 1 heure précis où Tentant avait été déposé à l'hos-
pice, elle étaitpartie pour Paris et avait été elle-même
le réclamer. Aucune objection ne lui avait été faite,
et l'enfant lui avait été remis.
Ah ! j'avoue, monsieur le comte, qu'envoyant cette
pauvre créature dormant dans son berceau, ma poi-
trine se gonfla, et que des larmes sortirent de mes
yeux.
— En vérité, Assunta, m'écriai-je, tu es une digne
femme, et la Providence te bénira. — Ceci, dit Monte-
Cristo, est moins exact que votre philosophie; il est
vrai que ce n'est que la foi. — Hélas ! Excellence, re-
prit Bertuccio, vous avez bien raison, et ce fut cet
enfant lui-même que Dieu chargea de ma punition.
— 101 —
Jamais nature plus perverse ne se déclara plus pré-
maturément, et cependant on ne dira pas qu'il fut
mal élevé, car ma sœur le traitait comme le fils d'un
prince ; c'était un garçon dune figure charmante, avec
des yeux d'un bleu clair comme ces tons d. faïences
chinoises qui s'harmonisent si bien a\ec le blanc lai-
teux du ion général: seulement ses cheveux, d'un
blond trop vif. donnaient à sa figure un caractère
étrange, qui doublait la vivacité de son regard et la
malice de son sourire. Malheureusement il y a un
proverbe qui dit que le roux est tout bon ou tout
mauvais ; le proverbe ne mentit pas pour Benedetto,
et dès sa jeunesse il se montra tout mau\ais. Il est
vrai aussi que la douceur de sa mère encouragea ces
premiers penchants ; l'enfant, pour qui ma pauvre
sœur allait au marché de la ville, située à quatre ou
cinq lieues de là. acheter les primiers fruits et les
sucreries les plus délicates, préférait aux oranges de
Paimaetaux conserves de Gènes les châtaignes vo-
lées au \oisin en franchissant les haies, ou les pommes
scchécs dans son grenier, tandis qu'il avait à sa dis-
position les châtaignes et les pommes de notre verger.
Un jour, B( nedetlo pouvait avoir cinq ou six ans,
le voisin Vasilio, qui, selon les habitudes de notre
pays, n'enfermait ni sa bourse ni ses bijoux, car,
monsieur le comte le sait aussi bien que personne, en
Corse il n'y a pas de voleurs, le voisin Vasilio se
plaignit à nous qu'un louis avait disparu de sa bourse;
on crut qu'il avait mal compté, mais lui prétendit être
sûr de son fait. Ce jour-là Benedetto avait quitté la
maison des le matin, et c était une grande inquiétude
chez nous, lorsque le soir nous I3 vîmes revenir traî-
nant un singe qu'il avait trou\é, disoit-il. tout enchiiîné
au pied d'un arbre. Depuis un mois la passion du mé-
chant enfant, qui ne savait quelle chose s'imaginer,
IV. 7
- 102 —
était d'avoir un singe. Un bateleur, qui était passé à
Rogliano^ et qui avait plusieurs de ces animaiix dont
les exercices l'avaient fort réjoui, lui avait inspiré sans
doute cette malheureuse fantaisie.
— On ne trouve pas de singre dans nos bois, lui dis-je,
et surtout de singe enchaîné ; avoue-moi donc com-
ment tu fes procuré cilul-ci.
Benedetto soutint son mensonge, et l'accompagna de
détails qui faisaient plus d'honneur à son imagination
qu'à sa véracité: je m'irritai, il se mit à rire; je le me-
naçai, il fit deui pas en arrière.
— Tu ne peux pas me battre, dit-il , tu n'en as pas
le droit, tu n'es pas mon père.
Nous ignorâmes toujours qui lui avait révélé ce fatal
secret, que nous lui avions caché cependant avec tant
de soin: quoi qu'il en soit, cette réponse, dans laquelle
l'enfant se révélait tout entier, m'cpou'-anta presque,
mon bras levé retomba effectivement sans toucher le
coupable : l'enfant triompha, et cette victoire lui donna
une telle audace qu'à partir de ce moment tout l'argent
d'Assunta. dont l'amour semblait augmenter pour lui
à mesure qu'il en était moins digne, passa en caprices
qu'elle ne savait pas combattre, en folies qu'elle n'avait
point le courage d'empêcher. Quand j'étais à Rogliano,
î-s choses marchaient encore assez convenablement;
uiiis des que j'étais parti, c'était Bem^detto qui était
devenu le maître de la maison, et tout tournait à mal.
Agé de onze ans à peine , tous ses camarades étaient
choisis parmi des jeunes gens de dix-huit ou vingt ans,
les plus mauvais sujets de Bastia et de Corte, et déjà,
pour quelques espiègleries qui méritaient un nom plus
sérieux, la justice nous avait donné des avertisse-
ments.
Je fus effrayé: toute information pouvait avoir des
suites funestes : j'allais justement être forcé de m'éloi-
— ^p —
gner de la Corse pour une expédition importante. Je
réfléchis longtemps, et, dans le pressenliihéhtd'ëviter
quelques malheurs, je me décidai à emmener Bsne-
detto avec moi. J'espérais que la vie active et rude du
contrebandier, la discipline sévère du bord, change-
raient ce caractère prêt à se corrompre, s'il n'était pas
déjà affreusement corrompu.
Je tirai donc Benedetto à part et lui fis la proposi-
tion de me suivre, en entourant cette proposition de
toutes les promesses qui peuvent séduire un enfant de
douze ans;
îl me laissa aller jusqu'au bout, et lorsque j'eus fini ,
(■'liatant de rire :
— Êtes- vous fou, mon oncle? dit-il (il m'appelait
ainsi quand il était de belle humeur); moi changer la
vie que je mène contre celle que vous menez, ma bonne
et excellente paresse contre l'horrible travail que vous
Vous êtes imposé! passer la nuit au froid , le jour au
chaud ; se cacher sans cessé ; quand on se montre re-
cevoir des coups de fusil, et tout cela pour gagner un
peu d'argent! L'argent, j'i'u ai tant que j'en veux!
mère Assunta m'en donne quand je lui en demande
Vous voyez doit>c bien que je serais un imbécile si j'ac-
ceptais ce que vous me proposez.
J'étais stupéfait de cette audace et de ce raisonne-
i:mt. Bensdetto retourna jouer avec ses camarades ,
et je le vis de loin me montrant à eux comme un idiot.
— Charmant enfant ! murmura Monte-Cristo. —
Oh ! s'il eût été à moi, répondit Bertuccio. s'il eût été
irion fils, ou tout au moins mon neveu, je l'eusse bien
ramené au droit sentier, car la conscience donne la
force. Mais l'idée que j'allais battre un enfant dont
j''avais tué le père me rendait toute correction impos-
sible. Je donnai de bons conseils à ma sœur, qui, dans
iibs discussions, j;)reiîait sans cesse la défense du petit
— 104 —
malheureux ; et comme elle m'avoua que plusieurs
fois des sommes assez considérables lui avaient man-
qué , je lui indiquai un endroit où elle pouvait cacher
notre petit trésor. Quant à moi , ma résolution était
prise, Benedetto savait parfaitement lire, écrire et
compter, car lorsqu'il voulait sadonner par hasard au
travail . il apprenait en un jour ce que les autres ap-
prenaient en une semaine. Ma résolution, dis-je, était
prise: je devais rengager comme secrétaire sur quelque
navire au long cours . et . sans le prévenir de rien, le
faire prendre un beau malin et le faire transporter à
bord ; de cette façon, et en le recommandant au capi-
taine, tout son avenir dépendait de lui.
Ce plan arrêté, je partis pour la France.
Toutes nos opérations devaient cette fois s'esécuter
dans le golfe de Lyon, et ces opérations devenaient de
plus en plus difficiles, car nous étions en 1829. La
tranquillité était parfaitement rétablie, et. par consé-
quent, le service des côtes était redevenu plus régulier
et plus sévère que jamais. Cette surveillance était en-
core augmentée momentanément par la foire de Beau-
caire qui venait de s'ouvrir.
Lps commencements de notre expédition s'exécu-
tèrent sans encombre. Nous amarrâmes notre barque,
qui avait un double fond dans lequel nous cachions
nos marchandises de contrebande, au milieu d'une
quantité de bateaux qui bordaient les deux rives du
Rhône depuis Beaucaire jusqu'à Arles. Arrivés là. nous
commençâmes à décharger nuitamment nos marchan-
dises prohibées , et à les faire passer dans la 'viile par
lintermédiairo des gens qui étaient en relations avec
nous . ou des aubergistes chez lesquels nous faisions
des dépôts. Soit que la réussite nous eût rendus im-
prudentSjSoit que nous ayons été trahis,un soir, vers les
cinq heures de raprès-midi , comme nous allions nous
— 105 —
mettre à goûter, notre petit mousse accourut tout eflfaré
en disant qu"il avait vu une escouade do douaniers se
diriger de notre côté. Ce n'était "^as précisément les-
couade qui nous effrayai! : à chaque instant, surtout
dans ce moment-là, des compagnirs entières rôdaient
sur les bords du Rhône; mais c'étaient les précautions
qu'au dire de l'enfant cette escouade prenait pour ne
pas être vue. En un instant nous fûmes sur pied, mais
il était déjà trop tard: notre barque, é\idemment
l'objet des recherches, était entourée. Parmi les doua-
niers, je remarquai quelques gendarmes: et, aussi
timide à la vue de ceux-ci que j'étais brave ordinaire-
ment à la vue de tout autre corps militaire, je descen-
dis dans la cale, et, me glissant par un sabord . je me
laissai couler dans le fleuve, puis je nageai entre deux
eaux , ne respirant qu'à de longs intervalles , si bien
que je gagnai sans être vue une tranchée que l'on ve-
nait de faire, et qui communiquait du Rhône au canal
qui se rend de Beaucaire à Aigues-Mortes. Une fois
arrivé là, j'étais sauvé, car je pouvais suivre sans être
vu cette tranchée. Je gagnai donc le canal sans acci-
dent Ce n'était pas par hasard et sans préméditation
que j'avais sui\i ce chemin ; j'ai déjà parlé à Votre
Excellence d'un aubergiste de Psîmes qui avait établi
sur la route de Bellegarde à Beaucaire une petite
hôtellerie.
— Oui, dit Monte-Cristo, je me souviens parfai-
tement. Ce digne homme, si je ne me trompe, était
même votre associé ? — C'est cela, répondit Bertuccio;
mais depuis sept ou huit ans il avait cédé son éta-
blissement à un ancien tailUur de Marseille qui,
après s'être ruiné dans son état, a>ait voulu essayer
de faire sa fortune dans un autre. 11 ^ a sans dire que
les petits arrangements que nous avions faits avec le
premier propriétaire furent maintenus avec le second;
— 106 —
c'était donc à cet homme que je comptais demander
asile. — Et comment se nommait cet bomme ? de-
manda le comte qui paraissait commencer à reprendre
quelque intérêt au récit de Bertuicio. — 11 s'appelait
Gaspard Caderousse, il était marié à une ftmme du
\illagc de la Cartonle. et que cous ne connaissions
pas sous un autre nom que celui de son \illage: c'é-
tait une pauvre femme atteinte de la fièvre des marais,
qui s'en allait mourant de langueur. Quantàj'honune,
c'était un robuste gaillard de quarante à qyarante-
cinq ans, qui plus d'une fois nous avait, dans des
circonstances difficiles, donné des preuves de sa pré-
sence d'esprit et de son courage.. — Et vous dites, de-
manda Monte-Cristo, que ces choses se passaient vers
rannéc... — IbSt), monsieur le comtu. — En quel
mois? — Au mois de juin. — Au commencement ou
à la fin? — C'était le 5 au soir. — Ah ! fit Monte-
Cristo, le 5 juin 1828... Bien, continuez. — C'était
donc à Caderousse q^ue je comptais demander asile :
mais, comme d'habitude, et même dans les circon-
stances ordinaires. noi'S n'enliions pas chez lui par
la porte qui donnait sur la route, je résolus de ne pas
déroger à nos habitudes . j'enjambai la haie du jar-
din: je me glissai en rampint à travers les olivieis
raboupris e( 1rs figuiers S8n^ag(s, et je gagnai, da'ns
la crainte que Caderousse eût quelque voyageur dans
son auberge, une ispèce de .soupente dans laquelle
plus dune ibis j'avais passé la nuit aussi bien que
dans le meilleur lit. Cette soupente n'était séparée elfe
la salle ccmniune du rez-de-chaussée de l'auberge
que par une cloison en planehts dans laqutlle des
jours avaient été ménages à notre intention, afin que
de là nous pussions guetter le moment opportun de
faire reconnaître que nous étions dans le voisinage.
Je complais, si Câdèroùssé étoit séuï, ïc prévenir Ae
— 107 —
mon arrivée, achever chez lui le repas interrompu par
l'apparition des douaniers, et profiter de Forage qui
se préparait pour regagner les bords du Rhône et
ra'assurer de ce qu'étaient devenus la barque et ceux
qui la montaient. Je me glissai donc dans la souiiente,
et bleu m'en prit, car en ce moment-là même Cade-
rousse rentrait chez lui avec un inconnu.
Je me tins coi et j'attendis, non point dans l'inten-
tion de surprendre les secrets de mon hôte, mais
parceque je ne pouvais faire autrement; d'ailleurs dix
fois même chose était déjà arrivée.
L'homme qui accompagnait Caderousse était én-
demment étranger au midi de la Frince : c'était un
de ces négociants forains qui viennent vendre des
bijoux à la foire deBeaucaire et qui, pendant un mois
que dure cette foire, où affluent des marchands et des
acquéreurs de toutes les parties de l'Europe, font
quelquefois pour cent ou cent cinquante mille francs
d'affaires.
Caderousse entra vivement et le premier.
Puis, voyant la salle d'en bas vide comme d'habir-
tude et simplement gardée par son chien, il appela
sa femme.
— Hé ! la Carconte, dit-il, ce digne homme de
prêtre ne nous avait pas trompés ; le diamant était
bon.
Une exclamation joyeuse se fit entendre, et presque
aussitôt l'escalier craqua sous un pas alourdi par la
faiblesse et la maladie.
— Qu'est ce que tu dis ? demanda la femme plus
pâle qu'une morte. — Je dis que le diamant était bon.
que voilà monsieur, un des premiers bijoutiers dg
Paris, qui esî prêt à nous en donner cinquante mille
francs. Seulement, pour être sûr, que le diamant est
bien à nous, il demande que tu lui racontes, comme
— 108 —
je l'ai déjà fait, de quelle façon miraculeuse le diamant
est tombé entre nos mains. En attendant, monsieur,
asseyez-vous, s'il vous plaît, et comme le temps est
lourd, je vais aller chercher de quoi vous rafraîchir.
Le bijoutier examinait avec attention lintérieur de
l'auberge et !a pauvreté bien visible de ceux qui al-
laient lui vendre un diamant qui semblait sorti de
l'écrin d'un prince.
— Racontez, madame, dit-il. voulant sans doute
profiter de l'absence du mari pour qu'aucun signe de
de la part de celui-ci n'influençât la femme, et pour
voir si les deux récilscadreraient bien l'un avec l'autre,
— Eh ! mon Dieu ! dit la femme avec volubilité, c'est
une bénédiction du ciel à laquelle nous étions loin de
nous attendre. Imaginez-vous, mon cher monsieur,
que mon mari a été lié en 1814. ou 181S avec un marin
nommé Edmond Dantès : ce pauvre garçon, que Ca-
derousse avait complètement oublié, ne l'a pas oublié,
lui. et lui a laissé en mourant le diamant que vous
venez de voir, — Mais comment était-il devenu pos-
sesseur .le ce diamant ? demanda le bijoutier. Il l'a-
vait donc avant d'entrer en prison? — Non monsieur,
répondit la femme ; mais en prison il a fait, à ce qu'il
parait, la connaissance d'un Anglais très-riche ; et
comme en prison son compagnon de chambre est
tombé malade, et que Dantès en prit les mêmes soins
que si c'était son frère , l'Anglais, en sortant de cap-
tivité . laissa au pauvre Dantès , qui . moins heureux
que lui , est mort en prison, ce diamant qu'il nous a
légué à son tour en mourant, et qu'il a chargé le digne
abbé qui est venu ce matin nous le remettre. — C'est
bien la même chose , murmura le bijoutier: et, au
bout du compte, l'histoire peut être vraie, tout invrai-
semblable qu'elle paraisse au premier abord. 11 n'y a
donc que le prix sur lequel nous ne sommes pas d'ac-
— 109 —
cord. — Comment ! pas d'accord ! dit Caderousse ; je
croyais que vous aviez consenti au prii que j'en de-
mandais. — C'est-à-dire , reprit le bijoutier, que j'en
ai offert quarante raille francs. — Quarante mille !
s'écria la Carconte ; nous ne le donnerons certaine-
ment pas pour ce prix-là. L'abbé nous a dit qu'il va-
lait cinquante mille francs, et sans la monture encore.
— Et comment se nommait cet abbé ? demanda Fin
fitigable questionneur. — L'abbé Busoni, répondit la
femme. — C'était donc un étranger? — C'était un
Italien des environs de Mantoue, je crois. — Montrez-
moi ce diamant , reprit le bijoutier , que je le revoie
une seconde fois, souvent on juge mal les pierres à
une première vue.
Caderousse tirade sa poche un petit étui de chagrin
noir , l'ouvrit et le passa au bijoutier. A la vue du
diamant, qui était gros comme une petite noisette, je
me le rappelle comme si je le voyais encore , les yeux
de la Carconte étincelèrent de cupidité.
— Et que pensiez-vous de tout cela, monsieur l'é-
couteur aux portes? demanda Monte-Cristo ; ajoutiez-
vous foi à cette bellle fable ? — Oui, Excellence ; je ne
regardais pas Caderousse comme un méchant homme,
et je le croyais incapable d'avoir commis un crime ou
même un vol. — Cela fait plus honneur à votre cœur
qu'à votre expérience, monsieur Bertuccio. Aviez-vous
connu cet Edmond Dantès dont il était question ? —
Kon. Excellence, je n'en ava's jamais entendu parler
jusqu'alors, et je n'en ai jamais entendu reparler de-
puis qu'une seule fois par l'abbé Busoni lui-même ,
quand je le vis dans les prisons de Nîmes. — Bien !
continuez.
Le bijoutier prit la bague des mains de Caderousse,
et tira de sa poche une petite pince en acier et une
petite paire de balances de cui>re; puis, écartant les
_ 1^6 —
cranQ"pô'ns îtôf cfùï retenaient la pierre rféios là' bagué^
il fit sortir le diamant de son alvéole, et le pesa minu-
tieusement dans les Laiances.
— J'irai jusqu'à quarante-cinq^ mille francs, dit-il,
mais je ne donnerai pas un sou avec, d'ailleurs comme
c'était ce que valait le diamant , jai pris juste cette
somme sur moi. — Où ! qu'à cela ne tienne, dit Cade-
rousse , je retournerai avec vous à Beaucaire pour
chercher les cinq autres mille francs. — Non, dit
le bijoutier en rendant l'anneau et le diauiaut à Ca-
derousse . non , cela ne vaut pas davantage , et encore
je suis fâché d'avoir offert cette somme, attendu qu'il
y a dans la pierre un défaut que je n'avais pas vu
d'abord, mais n'importe, je n'ai qu'une parole, j'ai àii
quarante-cinq mille francs , je ne m'en dédis pas. —
Au moins .' émettez le diamant dans la bague , dît
aigrement la Carconte. — C'est juste, dit le bijoutier,
il replaça la pierre dans le chaton. — B. n, bon, bon,
dit Caderousse en remettant l'étui dans sa poche , on
le vendra à un autre. — Oui, reprit le bijoutier, mais
un autre ne sera pas si facile que moi , un autre ne se
contentera pas des renseignements que vous m'avez
donnés : il n'est pas naturel qu'un homme comme
vous possède un diamant de cinquante mille francs,
il ira prévenir les magistrats , il faudra retrouver
l'abbé Busorii, et les abbés qui donnent di s diamants
de deux mille louis sont rares : la justice commencera
par mettre la main dessus, on vous enverra en prison,
et si vous êtes reconnu innocent, qu'on vous mette
dehors après trois ou quatre mois de captivité , la
bague se sera égarée au greffe , ou l'on vous donnera
une pierre fausse qui vaudra trois francs, au lieu
d'un diamant qui en vaut cinquante niiille, cinquante-
cinq mille pt ut-être, maïs que, vous en conviendrez,
mon brave tioùime , 6d court ceriaiiis flisqués à
acheter.
— 111 —
Caderousse et sa femme s'interrogèrent du regard.
— Non , dit Caderousse, nous ne sommes pas assez
riches pour perdre cinq mille francs. — Comme vous
voudrez , mon cher ami , dit le bijoutier . j"avais ce-
pendant, comme vous le voyez, apporté de la belle
monnaie. .
Et il tira d"une de ses poches une poignée d'or qu'il
fit briller aux yeux éblouis de l'aubergiste, et, de
l'aytre, un paquet de billets de banque.
Un rude combat se livrait visiblement dans l'esprit
de Caderousse : il était é\)dent que ce petit éUii de
chagrin qu'il tournait et retournait dans sa main ne
lui paraissait pas correspondre . comme valeur . à la
somme énorme qui fascinait ses yeux.
il se retourna vers sa femUie.
— Qu'en dis-tu ? lui dimanda-t-îl tout bas. —
ï)onnc, donne, dit-elle; s'il retourne à Beaucaire sans
le diamant, il nous dénoncera; et, comme il ledit,
qui sait si nous pourrons jamais remettre la main sur
l'abbé Busoni. — Eh bien ! soit, dit Caderousse, pre-
nez donc le diamant pour quaranle-cinq mille francs;
mais ma femme veut une chaîne d'or, et moi. une
paire de boucles d'argent.
Le bijoulier lira de sa poche une boîte longue et
plate qui contenait plusieurs échantillons des objets
demandés. ...
— Tenez, dii-it, je suis rond en affaires, choi-
sissez.
La femme choisit une chaîne d'or qui pouAail va-
loir cinq louis, et ïe rnari une paire de boucles qui
pouvait valoir quinze francs, _ .
— J'espère que aous ne vous plaindrez pas? dît le
bijoutier. — L'abbé a\ait dit qu'il valait cinquante
i^iilie frai?cs, murmura Caderousse. — Allons, allons,
doDuez donc ! Quel homme terriï)le , reprit le bijou-
— 112 —
tier en lui tirant des mains le diamant, je lui compte
quarante-cinq mille francs , deux mille cinq cents
livres de rente, c'est-à-dire une fortune comme je
voudrais bien en avoir une, moi. et il n'est pas encore
content ! — Et les quarante-cinq mille francs , de-
manda Caderousse dune voix rauque ; voyons . où
sont-ils ? — Les voilà, dit 1^- bijoutier.
Et il compta sur la table quinze mille francs en or
et trente mille francs en billets de banque.
— Attendez que j'allume la lampe, dit la Carconte,
il n'y fait plus clair, et on pourrait se tromper.
En effet, la nuit était venue pendant cette discus-
sion, et avec la nuit, l'orage qui menaçait depuis une
demi-heure. On entendit gronder sourdement le ton-
nerre dans le lointain; mais ni le bijoutier, ni Cade-
rousse, ni la Carconte ne paraissaient s'en occuper,
possédés qu'ils étaient tous les trois du démon du gain.
Moi-même j'éprouvais une étrange fascination à la
vue de tout cet or et de tous ces billets. Il me sem-
blait que je faisais un rêve, et . comme il arrive dans
un rêve, je me sentais enchaîné à ma place.
Caderousse compta et recompta l'or et les billets,
puis il les passa à sa femme, qui les compta et re-
compta à s<jn tour. Pendant ce temps, le bijoutier faisait
miroiter le diamant sous le rayon de la lampe, et le
diamant jetait des éclairs qui faisaient oublier ceux
qui . précurseurs de l'orage . commençaient à enflam-
mer les fenêtres.
— Eh bien ! le compte y est-il ? demanda le bijou-
tier. — Oui , dit Caderousse , donne le portefeuille et
cherche un sec. Carconte.
La Carconte alla à une armoire et revint apportant
un vieux portefeuille de cuir, duquel on tira quelques
lettres graisseu.ses à la place desquelles on remit les
iillets, et un sac dans lequel étaient enfermés deux ou
— 113 —
trois écus de six livres, qui composaient probablement
toute la fortune du misérable ménage.
— Là, dit Caderoussf', quoique vous nous ayez sou-
levé une dizaine de mille francs peut-être, voulez-vous
souper avec nous ? c'est de bon cœur. — Merci, dit le
bijoutier, il doit se faire tard, et il faut que je re-
tourne à Beaucaire : ma femme serait inquiète : il
tira sa montre. Morbleu! s"écria-l-i! , neuf heures
bientôt, yi ne serai pas à Beaucaire axant minuit;
adieu, mes petits enfants; s'il vous revient par hasard
des abbés Busoni , pensez à m.oi. — Dans huit jours
vous ne serez plus à Beaucaire, dit Caderousse, puis-
que la foire finit la semaine prochaine. — Non , mais
cela ne fait rien ; écrivez-moi à Paris , à M. Joannès ,
au Palais -Royal , galerie de Pierre , n» 4S , je ferai le
voyage exprès si cela en vaut la peine.
Un coup de tonnerre retentit, accompagné d'un
éclair si violent qu'il effaça presque la clarté de la
lampe.
— Oh ! oh ! dit Caderousse, vous allez 'partir par ce
temps-là ? — Oh ! je n'ai pas peur du tonnerre, dit le
bijoutier. — El des voleurs? demanda la Carconte.
La route n'est jamais bien sûre pendant la foire. — Oh!
quant aux voleurs, dit .Joannès. voilà pour eux.
El il tira de sa poche une paire de petits pistolets
chargés jusqu'à la gueule.
— Voici , dit-il , des chiens qui aboient et mordent
en même temps : c'est pour les deux premiers qui au-
raient envie de votre diamant, père Caderousse.
Caderousse et sa femme échangèrent un regard
sombre. U paraît qu'ils avaient en même temps quelque
terrible pensée.
— Alors , bon voyage ! dit Caderousse. — Merci !
dit le bijoutier.
U prit sa canne qu'il avait posée contre un vieux
-m-
bahut, et sortit. Au moment où il ouvrit la porte, une
telle bouffée de vent entra qu'elle faillit éteindre là
lampe.
— Oh! dit-il, il va faire un joli temps, et deux
lieues de pays à faire avec ce temps-là ! — Restez, dit
Cadcrousse, vous coucherez ici. — Oui, restez, dit la
Carconte d'une voix tremblante : nous aurons bien
soin de vous. — Non pas, il faut que j'aille coucher à
Beaucaire. Adieu.
Caderousse alla lentement jusqu'au seuil.
— Il ne fait ni ciel ni terre, dit le bijoutier déjà
liors de la maison. Faut-il prendre à droite ou à
gauche? — A droite, dit Caderousse ; il n'y a pas à s'y
tromper, la route est bordée d'arbres de chaque côté.
— ^ Bon . j'y suis, dit la voix presque perdue dans le
lointain. — Ferme donc la porte ! dit la Carconte, je
naime pas les portes ouvertes quand if tonne. — Et
quand il y a de l'argent dans la maison, n'est-ce pas ?
répondit Caderousse en donnant un double tour à la
serrure.
Tl rentra, alla à l'armoire, retira le sac et le porte-
feuille, et tous deux se mirent à recompter pour la
troisième fois leur or et leurs billets.
Je n'ai jamais vu expression pareille à ces deux
visages dont cette maigre lampe éclairait la cupidité.
La femme surtout était hideuse ; le tremblement fié-
vr.ux qui l'animait habituellement avait redoublé.
Son visage, de pâle était devenu livide; ses yeux
caves flamboyaient.
— Pourquoi donc, demanda-t-elle d'une voix sourde,
lui avais-tu offert de coucher ici? — Mais, répondit
Caderousse en tressaillant, pour... pour qu'il n'eût
pas la peine de retourner à Beaucaire. — Ah ! dit la
femme avec une expression impossible à rendre, je
croyais que c'était pour autre chose, moi. — ÎFemme!
xr-i-f- ■ j - ' ■• ^.--k: •■Vf, ;r;' •• • •■
— fl.5 —
femme, s'écria Ca^erousse, pourquoi as-tu de pareilles
idées, et pourquoi les ayant ne les gardes-tu pas pour
toi ? — C'est égal, dit la Carconte après un instant ^e
silence, tu n'es pas un homme. — Comment cela ? ifit
Caderousse. — Si tu avais été un homme, il ne sf-rait
pas sorti d'ici. — Femme ! — Ou bien il narriverait
pas à Beaucaire.— Femme ! — La route fait un coude,
il est obligé de suivre la route, tandis qu'il y a lé long
du canal un chemin qui raccourcit. — Femme, tu
oiTenses le bon Dieu. Tiens, écoute ..
En effet, on entendit un effroyable coup de ton-
nerre en même temps qu'un éclair bleuâtre enflam-
mait toute la sal,le, et la foudre , décroissant lente-
ment, sembli s'éloigner comme à regret de la maison
maudite.
— Jésus ! dit la Carconte en se signant.
Au même instant, et au milieu de ce silence de
terrL'ur qui suit ordinairement les coups de tonnerre,
on entendit frapper à la porte.
Cadi rousse et sa femme tressaillirent et se regar-
dèrent épouvantés.
— Qui va là ? s'écria Caderousse en se levant et en
réunissant en un seul tas Tor et les billets épars sur
la table, et qu'il couvrit de .ses deux mains.
— Moi ! dit une voix. — Qui. vous ? — Ëh pardieu !
Joannès le bijoutier! — Eh bien ! que disais-tu donc,
reprit la Carconte avec un effroyable sourire, que j'of-
fensais le bon Dieu ?... Voilà le bon Dieu qui nous le
renvoie.
Caderousse retomba pâle et haletant sur sa chaise.
La Carconte. au contraire, se leva, et allant d'un
pas ferme à la porte, qu'elle rouvrit :
— Entrez donc, cher monsieur Joannès, dit-elle. —
Ma foi, dit le bijoutier ruisselant de pluie, il paraît
que le diable ne veut pas que je retourne à Beaucaire
— 116 —
ce soir. Les plus courtes folies sont les meilleures,
mon cher monsieur Caderousse ; vous m'avez offert
l'hospitalité; je l'accepte, et je reviens coucher chez
vous.
Caderousse balbutia quelques mots en essuyant la
sueur qui coulait sur son front.
La Carconte referma la porte à double tour derrière
le bijoutier.
Vm. — La pluie de sang.
En entrant, le bijoutier jeta un regard interroga-
teur antour de lui ; mais rien ne semblait faire naître
les soupçons s'il n'en avait pas, rien ne semblait les
confirmer s'il en avait.
Caderousse tenait toujours des deux mains ses bil-
lets et son or. La 'arconte souriait à son hôte le plus
agréablement qu'elle pouvait.
— Âh ! ah ! dit le bijoutier, il paraît que vous aviez
peur de ne pas avoir votre compte, que vous repassiez
votre trésor après mon départ? — Non pas. dit Cade-
rousse ; mais l'événement qui nous ( n a fait possesseur
est si inattendu que nous n'y pouvons croire, et que,
lorsque nous n'avons pas la preuve matérielle sous
les yeux, nous croyons faire encore un rêve.
Le bijoutier sourit.
— Est-ce que vous avez des voyageurs dans votre
auberge? demanda-t-il. — Non, répondit Caderousse,
nous ne donnons point à coucher ; nous sommes trop
près de la ville, et personne ne s'arrête. — Alors, je
vais vous gêner horriblement ? — Nous gêner, vous !
mon cher monsieur 1 dit gracieusement la Carconte,
— 117 —
pas du tout, je vous jure. — "Voyons, où me mettez-
vous? — Dans la chambre là haut. — Mais n'est ce pas
votre chambre? — Oh! n'importe ; nous avons un se-
cond lit dans la pièce à côté de celle-ci.
Caderousse regarda avec étonnement sa femme.
Le bijoutier chantonna un petit air en se chauffant
le dos à un fagot que la Carconte venait d'allumer
dans la cheminée pour sécher son hôte.
Pendant ce temps, elle apportait sur un coin de la
table où elle avait étendu une serviette les maigres
restes d'un dîner, auquel elle joignit deux ou trois
œufs frais.
Caderousse avait renfermé de nouveau les billets
dans son portefeuille, son or dans son sac, et le tout
dans son armoire. 11 se promenait de long en large,
so.mbre et pensif, levant de temps en temps la tétc
sur le bijoutier, qui se tenait toutiumantdevantrâtre,
et qui, à mesure qu'il se séchait d'un côté, se tour-
nait de l'autre.
— Là ! dit la Cafconte en posant une bouteille de
vin sur la table, quand vous voudrez souper tout est
prêt. — Et vous? demanda Joannès. — Moi, je ne
soupcrai pas, répondit Caderousse. — Nous avons
dîné très-tard, se hâta de dire la Carconte. — Je vais
donc souper seul? fit le bijoutier. —Nous vous ser-
virons, répondit la Carconte avec un empressement
qui ne lui était pas habituel, même envers ses hôtes
payans.
De temps en temps Caderousse lançait sur elle un
regard rapide comme un éclair.
L'orage continuait.
— Entend. z-vous. entendez-vous? dit la Carconte;
vous avez, ma foi, bien fait de revenir. — Ce qui
n'empêche pas, dit le bijoutier, que si, pendant mon
souper, l'ouragan s'apaise, je me remettrai en route.
IV. 8
— 118 —
— C'est le mistral. ditCaderousse en secouant la tête;
nous en avons pour jusqu'à demain.
Et il poussa un soupir.
— Ma foi, dit le bijoutier en se mettant à table,
tant pis pour ceux qui sont dehors. — Oui, reprit la
Carconte. ils passeront une mauvaise nuit.
Le bijoulier commença de souper, et la Carconte
continua d'avoir pour lui tous les petits soins d'une
hôtesse attentive ; elle d'ordinaire si quinteuse et si
revêche, elle était devenue un modèle de prévenance
et de politesse. Si le bijoutier l'eût connue aupara-
vant, un si grand changement Teùt certes étonné et
n'eût pas manqué de lui inspirer quelque soupçon.
Quant à Caderousse. il ne disait pas une parole, con-
tinuant sa promenade et paraissant hésiter même à
regarder son hôte.
Lorsque le souper fut terminé, Caderousse alla lui-
même ouvrir la porte.
— Je crois que l'orage se calme, dit-il.
Mais en ce moment, comme pour lui donner un dé-
menti, un coup de tonnerre terrible ébranla la mai-
son, et une boulïée de vent mêlée de pluie entra qui
éteignit la lampe.
Caderousse referma la porte ; sa femme alluma une
chandelle au brasier mourant,
— Tenez, dit-elle au bijoulier, vous devez être fa-
tigué ; j'ai mis des 'draps blancs au lit. montez vous
coucher et dormez bien.
Joannès resta encore un instant pour s'assurer que
l'ouragan ne se caimail point, et lorsqu'il eut acquis
la certitude que le tonnerre et Ja pluie ne faisaient
qu'aller en augmentant, il souhaita le bonsoir à ses
hôtes et monta l'escalier.
Il passait au-dessus de ma tète, et j'entendais chaque
nr.aiche craquer sous ses pas.
— 119 —
La Carconte le suivit d'un œil avide, tandis qu'au
contraire Caderousse lui tournait le dos et ne regar-
dait pas même de son côté.
Tous ces détails, qui sont revenus à mon esprit de-
puis ce temps-là, ne me frappèrent point au moment
où ils se passaient sous mes yeux ; il n'y avait, à tout
prendre, rien que de naturel dans ce qui arrivait, et
à part l'histoire du diamant, qui me paraissait bien
un peu invraisemblable, tout allait de source.
Aussi, comme j'étais écrasé de fatigue, que je comp-
tais profiter moi-même du premier répit que la tem-
pête donnerait aux éléments, je résolus de dormir
quelques heures et de ra'éloigner au milieu de la nuit.
J'entendais dans la pièce au-dessus le bijoutier qui
faisait de son côté toutes ses dispositions pour passer
la meilleure nuit possibl- , Bientôt sou lit craqua sous
lui ; il venait de se coucher.
Je sentais mes yeux qui se fermaient malgré moi,
et comme je n'avais conçu aucun soupçon, je ne ten-
tai point de lutter contre le sommeil ; je jetai un der-
nier regard sur l'intérieur de la cuisine. Caderousse
était assis à côté d'une longue table, sur un de ces
bancs de bois qui dans les auberges de village rem-
placent les chaises ; il me tournait le dos, de sorte
que je ne pouvais voir sa jihysionomie ; d'ailleurs
eût-il été dans la position contraire, la chose m'eût
encore été impossible, attendu qu'il tenait sa tête en-
sevelie dans ses deux mains.
La Carconte le regarda quelque temps, haussa les
épaules et vint s'asseoir en face de lui.
En ce moment la flamme mourante gagna un reste
de bois sec oublié par elle ; une lueur un peu plus
vive éclaira le sombre intérieur. La Carconte tenait
ses yiux fixés sur son mari, et coii;me celui-ci restait
toujours dans la même position, Je la vis étendre vers
— 120 —
lui sa main crochue, et elle le toucha au front.
Cadr^rousse tressaillit. Il me sembla que la femme
remuait les lèvres ; mais, soit qu'elle parlât tout à fait
bas. soit que mes sens fussent déjà engourdis par le
sommeil, le bruit de sa parole n'arri\a point jusqu'à
moi. Je ne voyais même plus qu'à travers un brouil-
lard et avec ce doute précurseur du sommeil pendant
lequel on croit que l'on commence uu rêve. Enfin mes
yeux se fermèrent, et je perdis la conscience de moi-
même.
J'éiais au plus profond démon sommeil, lorsque je
fus révr^illé par un coup de pistolet, suivi d'un cri
terib'.e. Quelques pas chancilants retentirent sur le
plaiicher de la chambre, et une masse inerte vint s'a-
battre dans l'escalier, juste au-dessus de ma tête.
Je n'étais pas encore bien maître de moi. J'enten-
dais des gémissements, puis des cris étouffés comme
ceux qui accompagnent une lutte.
Un dernier cri, plus prolongé que les autres et qui
dégénéra en gémissements, vint me tirer complète-
ment de ma léthargie.
Je me soulevai sur un bras, j'ouvris les yeux, qui
ne virent rien dans les ténèbres, et je portai la main
à mon front, sur lequel il me semblait que dégouttait
à travers les planches de l'escalier une pluie tiède et
abondante.
Le plus profond silence avait succédé à ce bruit af-
freux. J'entendis les pas d'un homme qui marchait
au-dessus de ma tête ;ses pas firent craquer l'escalier.
L'homme descendit dans la salle inférieure, s'appro-
cha de la cheminée et alluma une chandelle.
Cet homme, c'était Caderousse: il avait le visage
pâle, et sachi^mise était tout ensanglantée.
La chandelle allumée, il remonta rapidement l'es-
calier, et j'entendis de nouveau ses pas rapides et
inquiets.
— 121 —
Un inslaot après il redescendit. II tenait à la main
lécrin ; il s"assura que le diamant était bien dedans,
chercha un instant dans laquelle de ses poches il le
mettrait; puis sans doute ne considérant point la
poche comme une cachette assez slire. il le roula dars
son mouchoir rouge quïl tourna autour de son cou.
Puis il courut à l'armoire, en tira ses billets et son
or. mit les uns dans le gousset de son pantalon, l'autre
dans la poche de sa veste, prit deux ou trois chemises,
et s'élançant vers la porte, il (disparut dans l'obscu-
rité. Alors tout devint clair et lucide pour moi: je
me reprochai ce qui venait d'arriver, comme si j'eusse
été le vrai coupable. Il me sembla enlcidre des gt-
missements : le malheureux bijoutier pouvait n'être
pas mort; peut-être était-il en mon pouvoir, en lui
portant secours, de réparer une partie du mal non pas
que j'avais fait, mais que j'avais iaissé faire. J'appuyai
mes épaules contre une de ces planches mal joinies
qui séparaient l'espèce de tambour dans lequel j'étais
couché, de la salie inférieure. Les planches cédèrent,
et je me trouvais dans la maison.
Je courus à la chandelle , et je m'élançai dans l'es-
calier; un corps le barrait en travers, c'était le cadavre
de la Carconte.
Le coup de pistolet que j'avais entendu avait été tiré
sur elle : elle avait la gorge traversée de part en part,
et outre sa double blessure qui coulait à flots, elle
vomissait le sang par la bouche.
Elle était tout à fait morte.
J'enjambai par-dessus son corps, et je passai.
La chambre offrait l'aspect du plus affreux désordre.
Deux ou trois meubles étaient renversés: les draps aux-
quels le malheureux bijoutier s'était cramponné traî-
naient par la chambre : lui-même était couché à terre,
la tête appuyée contre le mur, nageant dans une mare
— 122 —
de sang qui s'échappait de trois larges blessures reçues
dans la poitrine.
Dans la quatrième était resté un long couteau de
cuisine, dont on ne voyait que le manche.
Je marchai sur le second pistolet qui n'était point
parti , la poudre étant probablement mouillée.
Je m'approchai du bijoutier ; il n'était pas mort ef-
fectivement; au bruit que je Gs, à l'ébranlement du
plancher surtout, il rouvrit des yeux hagards, parvint
à les fixer un instant sur moi. remua les lèvres comme
s'il voulait parler, et expira.
Cet affreux spectacle m'avait rendu presque insensé;
du moment où je ne pouvais plus porter de secours à
personne , je n'éprouvais plus qu'un besoin, celui de
fuir. Je me précipitai dans l'escalier, en enfonçant
mes mains dans mes cheveux et en poussant un rugis-
sement de terreur.
Dans la salle inférieure il y avait cinq ou six doua-
niers et deux ou trois gendarmes , toute une troupe
armée.
On s'empara de moi: je n'essayai même pas de faire
résisiancc, je n'étais plus le maître de mes sens. J'es-
sayai de parler, je poussai quelques cris inarticulés ,
voilà tout.
Je vis que les douaniers et les gendarmes me mon-
traient au doigt; j'abaissai mes ytui sur moi-même,
j'étais tout couvert de sang. Cette pluie tiède que
j'avais senti to mber sur moi à travers les planches de
l'escalier, c'était le sang de la Carconte.
Je montrai du doigt l'endroit ou j'étais caché.
— Que veut-il dire ? demanda un gendarme.
Un douanier alla voir.
— 11 veut dire qu'il est passé par là, répondit-il.
Et il montra le trou far kqutl j'avais passé tffccti
V emeat.
— 123 —
Alors, je compris qu'on me prenait pour l'assassin.
Je retrouvai la voiï, je retrouvai la force, et me déga-
geai des mains des deux hommes qui me tenaient, en
m'écriant : Ce n'est pas moi ! ce n'est pas moi !
Deux gendarmes me mirent en joue avec leurs cara-
bines.
— Si tu fais un mouvement , dirent-ils, tu es mort.
— Mais , m'écriai-je , puisque je vous répète que ce
n'est pas moi. — Tu conteras ta petite histoire aux
juges de Nîmes, répondirent-ils. En attendant, suis-
nous; et si nous avons un conseil à te donner, c'est de
ne nas faire résistance.
Ce n'était point mon intention, j'étais brisé par
l'étonnement et par la terreur. On me mit les me-
nottes, on m'attacha à la queue d'un cheval, et l'on m»
conduisit à Nîmes.
J'avais été suivi par un douanier ; il m'avait perda
de vue aux environs de la maison, il s'était douté que
j'y passerais la nuit; il avait été prévenir ses compa-
gnons, et ils étaient arrivés juste pour entendre le
coup de pistolet et pour me prendre au milieu de
telles preuves de culpabilité , que je compris tout de
suite la peine que j'aurais à faire reconnaître mon in-
nocence.
Aussi, ne m'attachai-je qu'à une chose : ma pre-
mière demande au juge d'instruction fut pour le prier
de faire chercher partout un certain abbé Busoni, qiri
s'était arrêté dans la journée à l'auberge du Ponl-du-
Gard. Si Caderousse avait inventé une histoire . si cet
abbé n'existait pas, il était évident que j'étais perdu,
à moins que Caderousse ne fût pris à son tour et
n'avouât tout.
Deux mois s'écoulèrent pendant lesquels, je dois le
dire à la louange de mon juge , toutes les recherches
furent faites pour retrouver celui que je lui demandais.
— 124 —
J'avais déjà perdu tout espoir. Ca-lerousse n'avait point
été pris. J'allais être jugé à la première session, lorsque
le 8 septcrubre, c'est-à-dire trois mois et cinq jours
après révénement. l'abbé Busoni . sur lequel je n'es-
pérais plus . se présenta à la seule . disant qu'il avait
appris (ju'un prisonnier désirait lui parler. Il avait su.
disait-il, la chose à 5îarseille. et il s'empressait de se
rendre à mon désir.
Yous comprenez avec quelle ardeur je le reçus; je lui
racontai tout ce dont j'avais été témoin, j'abordai ave;;
inquiétude l'histoire du diamant; contre mon attente
elle était vraie de point en point ; contre mon attente
encore . il ajouta une foi entière à tout ce que je lui
dis. Ce fut alors, qu'entraîné par sa douce charité, re-
connaissant en lui une profonde connaissance des
mœurs de mon pays, pensant que le pardon du seul
crime que j'eusse commis pouvait peut-être descendr ■
de SCS lèvres si charitables, je lui racontai, sous le
scc&u de la confession, l'aventure d'Auteuil dans tous
ses détails. Ce que j'avais fait par entraînement
obtint le même résultat que si je l'eusse fait par calcul
^a^eu de ce premier assassinat, que rien ne me forçait
de lui révéler, lui prouva que je n'avais pas commis
le second, et il me quitta en mordonnant d'espérer,
et en promettant de faire tout ce qui serait en son
pouvoir pour convaincre mes juges de mon inno-
cence.
J'eus la preuve qu'en eCfet il s'était occupé de moi
quand je vis ma prison s'adoucir graduellement, et
quand j'appris qu'on attendrait pour me juger les as-
sises qui devaient suivre celles pour lesquelles on se
rassemblait.
Dans cet intervalle, la Providence permit que Cade-
rousse fût pris à l'étranger et ramené en France. 11
avoua tout , rejetant la préméditation et surtout Fin-
— 125 —
stigation sur sa femme. Il fut condamné aux galères
perpétuelles, et moi mis en liberté.
— Et ce fut alors, dit Monte-Cristo , que vous vous
présentâtes chez moi porteur d'une lettre de Tabbé
Busoni. — Oui. Excellence, il avait pris à moi un in-
térêt visible. — Votre état de contrebandier vous
perdra , me dit-il ; si vous sortez d'ici , quittez-le. —
Mais, mon père . deraandai-je . comment voulez-vous
que je vive et que je fasse vivre ma pauvre sœur ? —
Un de mes pénitents . me répondit-il , a une grande
estime pour moi , et m'a chargé de lui chercher ui:
homme de confiance. Voulez-vous être cet homme, je
vous adresserai à lui. — Oh ! mon père, m'écriai-jc.
que de bonté ! — Mais vous me jurez que je n'aurai
jamais à me repentir.
J'étendis la main pour faire serment,
— C'est inutile, dit-il , je connais et j'aime les
Corses, voici ma recommandation :
Et il écrivit quelques lignes que je vous remis, et
sur lesquelles Votre Excellence eut la bonté de mo
prendre à son service. Maintenant, je le demande av( c
orgueil à Votre Excellence, a-t-elle jamais eu à se
plaindre de moi?
— Non, répondit le comte, et je le confesse avec
plaisir, vous êtes un bon serviteur, Bertuccio, quoique
vous manquiez de confiance. — Moi, monsieur le
comte ! — Oui, vous. Comment se fait-il que vous ayez
une sœur et un fils adoptif, et que. cependant, vous
ne m'ayez jamais parlé ni de l'une ni de lautrc? —
Hélas ! Excellence, c'est qu"il me reste à vous dire la
partie la plus triste de ma vie. Je partis pour la Corse.
J'avais hâte, vous le comprenez bien, de revoir et de
consoler ma pauvre sœur; mais quand j'arrivai à Ro-
gliano, je trouvai la maison en deuil ; il y avait tu
une scène horrible et dont les voisins gardent encoie
— 126 —
le souvenir ! Ma pauvre sœur. seJon mes conseils, ré-
sistait aux exigences de Benedetto qui, à chaque in-
stant, >oulail se faire donner tout l'argent qu'il y avait
à la maison. Un matin, il la menaça, et disparut pen-
dant toute la journée. Elle pleura, car celte chère As-
sunta avait pour le misérable un cœur de mère. Le
soir vint, elle l'attendit sans se coucher. Lorsqu'à
onze heures il rentra avec deux de ses amis, compa-
gnons ordinaires de toutes ses folies, alors elle lui
tendit les bras : mnis eux s'emparèrent d'elle, et l'iin
des trois, je tremble que ce ne soit cet infernal enfant,
l'un des trois s'écria : — Jouons à la question, et il
faudra bien qu'elle avoue où est son argent.
Justement le voisin Vasilio était à Baslia; sa
femme seule était restée à la maison. Nul, excepté
elle, ne pouvait ni voir ni entendre ce qui se passait
chez ma sœur. Deux retinrent !a pauvre Assunta, qui,
ne pouvant croire à la possibilité d'un pareil crime,
souriait à ceux qui allaient devenir ses bourreaux ; le
troisième alla barricader portes et fenêtres, puis il
revint, et, tous trois réunis, étouffant les cris que la
terreur lui arrachait devant ces préparatifs plus sé-
rieux, approchèrent les pieds d'Assuiita du brasier
sur lequel ils comptaient pour lui faire avouer où
était caché notre petit trésor ; mais dans la lutte le
feu prit à ses vètenieuis : ils lâchèrent alors la pa-
tiente, pour ne pas être brûlés eux-mêmes. Toute en
flamme elle courut à la porte, mais la porte était fer-
mée. Elle s'élança vers la fenêtre ; mais la fenêtre
était barricadée. Alars la voisine entendit des cris
afireux : c'était Assunta qui appelait au secours.
Bientôt sa voix fut étouffée ; les cris devinrent des gé-
missements, et le lendemain, après une nuit de ter-
reur et d'angoisses, quand la femme de Vasiiio se
hasarda de sortir de chez elle et ht ouvrir la porte de
— 127 —
notre maison par le juge, on trouva Assnnta à moitié
brûlée, mais respirant encore, les armoires forcées,
l'argent disparu. Quanta Benedetfo.il avait quitté
Rogliano pour n'y plus revenir; depuis ce jour je
ne lai pas revu, et je n'ai pas même entendu parler
de lui.
Ce fut, reprit Bertuccio, après avoir appris ces tristes
nouvelles, que j'allai à Votre Eicellencc. Je n'avais
plus à vous parler de Benedetto, puisqu'il avait dis-
paru, ni de ma sœur, puisqu'elle était morte.
— Et quavez-vous pensé de cet événement? de-
manda Monte-Cristo. — Que c'était le châtiment du
crime que j'avais commis, répondit Bcrluccio. Ah !
ces Villefort, c'était une race maudite. — Je le ciois,
murmura le comte avec un accent lugubre. — Et
maintenant, n'est-ce pas. reprit Bertuccio, Votre Ex-
cellence comprend que cette maison que je n'ai pas
revue depuis, que ce jardin où je me suis retrouvé
tout à coup, que cette place où j'ai tué un homme, ont
pu me causer ces sombres éniotions dont vous a\ez
voulu connaître la source : car enfin je ne suis pas bien
sûr que devaut moi. là. à mes pieds. M. de Villefort
ne soit pas couché dans la fosse qu'il avait creusée
pour son enfant. — En effet, tout est possible, dit
?»"onte-Crislo en se levant du banc où il était assis,
même, ajouta-t-il tout bas. que le procureur du roi
ne soit pas m.ort. L'abbé Busoni a bien fait de ^(;us
envoyer à moi. Vous avez bien fait aussi de me ra-
conter votre histoire, car je n'aurai pas de mauvaises
pensées à votre sujet. Quant à ce Benedelio si mal
nommé, n'avez-vous jamais essayé de retrouver sa
trace, n'avez-vous jamais cheiché à savoir ce qu'il
était devenu ? — Jamais. Si j'avais su où il était, au
lieu d'aller à lui, j'aurai fui comme de\ant un monstre.
KoD, heureusement, jamais je n'en ai entendu parler
— lop, —
par qui que ce soit au monde : j'espère qu'il est mort.
— N'csîércz pas, Berluccio, dit le comte : les mé-
chants ne meurent pas ainsi, car Dieu me semble li s
prendre sous sa garde pour en faire Tinstrument ùi;
ses vengeances. — Soit, dit Bertuccio. Tout ce que je
demande au ciel seulement, c'est de ne le revoir ja-
mais. Maintenant, continua Tintendant on baissant la
tête, vous savez tout, monsieur le comte : vous êtes
mon juge ici-bas comme Dieu le sera là-haut; ne me
direz-vous point quelques paroles de consolation ? —
Vous avez raison, en effi-t. et je puis» vous dire ce que
vous dirait l'abbé Busoni . celui que vous avez frappé,
ce Villefort, méritait un châtiment pour ce qu'ii avait
fait à vous et peut-être pour autre chose encore. Be-
nedetto, s'il vil. servira, comme je l'ai dit, à quelque
vengeance divine, puis sera puni à son tour. Quant à
vous, vous n'avez en réalité qu'un reproche à vous
adresser; demandez-vous pourquoi, ayant enlevé cet
enfant à la mort, vous ne l'avez pas rendu à sa mère :
là est le crime. Bertuccio. — Oui. monsieur, là est le
crime et le ^éritablc crime, car en cela j'ai été lâche.
Une fois que jeus rappelé l'enfant à la vie, je n'avais
qu'une chose à faire, vous l'avez dit. c'était de le ren-
voyer à sa mère. 3Iais pour cela, il me fallait faire dos
rceherches, attirer l'attention, me livrer peut-être;
je n"ai pas voulu mourir, je tenais à la vie par ma
sœur, par lamour-propre inné chez nous autres de
rester entiers et victorieux dans notre vengeance ; et
puis enfin, peut être tenais-je simplement à la ^ie par
l'amour même de la vie. Oh ! moi, je ne suis pas un
brave comme mon pauvre frère !
Bertuccio cacha son visage dans ses deux mains, et
Monte-Cristo attacha sur lui un long et indéfinissable
regard.
Puis après un instant de silence rendu plus soleunel
encore par l'heure et par le lieu :
— 129 —
— Pour terminer dignement cet entretien qui sera
le dernier sur ces aventures, monsieur Bertuccio. dit
le comte avec un accent de mélancolie qui ne lui était*
pas habituel, retenez bien mes paroles, je les ai sou-
vent entendu prononcer à Tabbé Busoni lui-même :
A tous maux il est deux remèdes, le temps et le si-
lence. Maintenaat. monsieurBrrtuccio, laissez-moi me
promener un instant dans ce jardin. Ce qui est une
émotion poignante pour vous, acteur dans cette ter-
rible scène, sera pour moi uiie sensation presque douce
et qui donnera un double prix à celte propriété. Les
arbres, voyez-vous, monsieur Bertuccio, uo plaisent
que parce quiis font de l'ombre, et Pombre elle-même
ne piaîl que parce qu'elle est pleine de rêveries et de
visions. Yoilii que j'ai acheté un jardin croyant acheter
un simple enclos fermé de murs, et point du tout;
tout à coup cet endos se trouve être un jardin tout
plein de faniômes qui n'étaient point portés sur le
contrat. Or, j'aime les fantômes, je n'ai jamais entendu
dire que les morts eussent fait en six mille ans autant
de mal que les vivants en font en un jour. Rentrez
donc monsieur Bertuccio. et allez dormir en paix. Si
votre confesseur, au moment suprême, est moins in-
dulgent que ne fut l'abbé Busoni, faites-moi venir si
je suis encore de ce monde, et je vous trouverai des
paroles qui berceront doucement votre âme au mo-
ment où elle sera prête à se mettre en route pour faire
ce rude voyage qu'on appelle l'éternité.
Bertuccio s'inclina respectueusement devant le
comte, et s'éloigna en poussant un soupir.
Monte-Cristo resta seul ; et faisant quatre pas en
avant :
— Ici , près de ce platane , murmura-t-il , la fosse
où Tenfant fut déposé : l.i-bas, la petite porte par la-
quelle on entrait dans le jardin; à cet angle, l'escalier
- 130 —
dérobé qui conduit à la chambre à coucher. Je ne crois
pas avoir besoin d'inscrire tout cela sur mes tablettes,
car voilà devant mes yeux, autour de moi , sous mes
pieds, le plan en relief, le plan vivant.
Et le comte , nprès un dernier tour dans ce jardin ,
alla retrouver sa voiture : Bertu<;cio . qui le voyait
rêveur, monta sans rien dire sur le siège auprès du
cocher.
La voiture reprit le chemin de Paris.
Le soir même, à son arrivée k la maison des Champs-
Elysées, le comte de Monte-Cristo visita toute Iha-
bitation comme eût pu le faire un homme familiarisé
avec elle depuis longues années; pas une seule fois ,
quoiqu'il marchât le premier , il n'ouvrit une porte
pour une autre , et ne prit un escalier ou un corridor
qui ne le conduisit pas directem.ent où il comptait
aller. Ali l'accompagnait dans cette revue nocturne.
Le comte donna à Bertuccio plusieurs ordres pour
l'embellissement ou la distribution nouvelle du logis,
et, tirant sa montre, il dit au Nubien attentif.
— Il est onze heures et demie . Haydée ne peut
tarder à arriver. A-ton prévenu les femmes fran-
çaises ?
Ali étendit la main vers l'appartement destiné à la
belle Grecque, et qui était tellement isolé qu'en ca-
chant la porte derrière une tapisserie on pouvait visiter
toute la maison sans se douter qu'il y eût là un salon
et deux chambres habités ; Ali , disons-nous donc,
étendit la main vers l'appartement, montra le nombre
trois avec li"s doigts de sa main gauche . et sur cette
même main mise à plat appuyant sa tête , ferma les
yeux en guise de sommeil.
— Ah! fit Monte-Cristo, habitué à ce langage, elles
sont trois qui attendent dans la chambre à coucher ,
n'est-ce pas ? — Oui, fit Ali en agitant la tête du haut
— 131 —
en bas. — /.îadame sera fatiguée ce soir , continua
Monte-Cristo, et sans doute elle voudra dormir ;
qu'on ne la fasse pas parier : les suivantes françaises
doivent seulement saluer leur nouvelle maîtresse et
se retirer -, vous veillerez à ce que la suivante
grecque ne communique pas avec les suivantes fran-
çaises.
AJi s'inclina.
Bientôt on entendit hêler le concierge . la grille
s'ouvrit, une voiture roula dans l'allée et s'arrêta de-
vant le perron. Le comte descendit . la portière était
déjà ouverte , il tendit la main à une jeune femme
tout enveloppée dune mante de soie verte toute brodée
d'or qui lui couvrait la tête. La jeune femme prit la
main qu'on lui tendait, la baisa avec un certain amour
mêlé de respect, et quelques mots furent échangés
tendrement de la part de la jeune femme, et avec une
douce gravité de la part du comte . dans cette langue
sonore que le vieil Homère a mise dans la bouche de
ses dieui.
Alors , précédée d'Ali qui portait un Oambeau de
cire rose . la jeune femme . laquelle n'était autre que
cette belle Grecque, compagne ordinaire de Monte-
Cristo en Italie, fut conduite à son appartement, puis
le comte se retira dans le pavillon qu'il s'était
réservé.
A minuit et demi , toutes les lumières étaient
éteintes dans la maison, et l'on eût pu croire que tout
le monde dormait.
IK. — Le crédit illimité.
Le lendemain . vers deux heures de l'après-midi ,
une calèche, attelée de deux magnifiques chevaux au-
— 132 —
glais , s'arrêta devant la porte de Monte-Cristo : un
homme vêtu d'un habit bleu . à boutous de soie de
même couleur , dun ^ilct blanc sillonné par une
énormn chaîne d"nr et d'un pantalon couleur noisette,
coiffé de cheveux si noirs f^t descndant si bas sur les
sourcils, que Ton eût pu hésiter à les croire naturels
tant ils semblaient peu en harmonie avec celles des
rides inférieures niTils np parvenaient point à cacher:
un homme enfin de cinquante à cinquante-cinq ans. et
qui cherchait à "n paraître ({uarante. passa sa tète par
la portière d'un coupé sur le panneau duquel était
peinte une couronne de baron . et envoya son groom
demander au concierge si le comte de Monte-Cristo
était chez lui.
En attendant, cet homme considérait, avec une
attention si minu'ieuse quelle devenait presque im-
pertinente. Teitérieur de la maison, ce que Ton pou-
vait distinguer du jardin . et la livrée de quelques
domestiques que l'on pouvait apercevoir allant et ve-
nant. L"œil de cet homme était vif , mais plutôt rusé
que spirituel. Ses lèvres étaient si minces, qu'au lieu
de saillir en dehors elles rentraient dans la bouche;
enfin la largeur et la proéminence des pommettes,
signe infaillible d'astuce , la dépression du front , le
renflement de l'occiput qui dépassait de beaucoup de
larges oreilles des moins aristocratiques, contribuaient
à donner pour tout physionomiste un caractère presque
repoussant à la figure de ce personnage fort recom-
mandable aux yeux du vulgaire par ses chevaux ma-
gnifiques, l'énorme diamant qu'il portait à sa chemise
et le ruban rouge qui s'étendait d'une boutonnière à
l'autre de son habit.
Li- groom fiapja au carreau du concierge, et de-
manda :
— N'est-ce point ici que demeure M. le comte de
— 133 —
Monte-Cristo ? ~ C'est ici que demeure Son Excel-
lence , répondit le concierge ; mais... Il consulta Ali
du regard.
Ali fit un signe négatif.
— Mais ! demanda le groom. — Jîais Son Excel-
lence n'est pas visible . répondit le concierge. — En
ce cas, voici la carte de mon maître : M. le baron
Danglars. Vous la remettrez au comte de Monte-
Cristo, et vous lui direz qu'en allant à la Chambre
mon maître s'est détourné pour avoir l'honneur de le
voir. — Je ne parle pas à Son Excellence, dit le con-
cierge ; le valet de chambre fora la commission.
Le groom retourne vers la voilure.
— Eh bien ? demanda Danglars.
L'enfant, assez honteux de la it'çon qu'il avait reçue,
apporta à son maître la réponse qu'il avait reçue du
concierge,
— Oh ! fit celui-ci . c'est donc un prince que ce
monsieur qu'on l'appelle Excellence , et qu'il n'y ait
que son valctde chambre qui ait le droit de lui parler;
n'importe. puisqu'il a un créditsur moi, il faudra bien
que je le voie quand il voudra de l'argent.
Et Danglars se rejeta dans le fond de sa voiture en
criant au cocher de manière à ce qu'on prtt l'entendre
de l'autre côté de la route :
— A la Chambre des Députés !
Au travers d'une jalousie de son pavillon , Monte-
Cristo . prévenu à temps , avait vu le baron et l'avait
étudié à l'aide d'une excellente lorgnclle avec non
moins d'attention que M. Danglars en avait mis lui-
même à analyser la maison, le jardin et les livrées.
— Décidément, fit-il avec un geste de dégoAt et en
faisant rentrer les tuyaux de sa lunette dans leur four-
reau d'ivoire, décidément c'est une laide créature que
cet homme ; comment, dès la première fois qu'on lo
IV. 9
— 134 —
voit, ne reconnaît-on pas le serpent au front àptàtî,îë
vautour au crâne bombé et la buse au bec tranchant!
— Ali ! cria-t-il. puis il frappa un coup sur le timbre
de cuivre. Ali parut. Appelez Ecrtuccio, dit-il.
Au même moment Bcrtuccio entra.
— Votre Excellence me faisait demander ? dit l'in-
tendant. — Oui. monsieur , dit le comte. Âvez-vous
vu les chevaux qui viennent de s'arrêter devant ma
porte? — Certainement, Excellence , ils sont même
fort beaux. — Comment se fait-il , dit Monte-Cristo
en fronçant le sourcil, quand je vous ai demandé les
deux plus beaux chevaux de Paris, qu'il y ait à Paris
deux autres chevaux aussi beaux que les miens, et que
ces chevaux ne soient pas dans mes écuries ?
Au froncement de sourcil et à l'intonation sévère de
cette voix, Ali baissa la tête et pâlit.
— Ce nesl pas ta faute , bon Ali, dit en arabe le
comte avec une douceur qu'on n'aurait pas cru pou-
voir rencontrer ni dans sa voix ni sur son visage, tu
ne te connais pas en chevaux anglais, toi.
La sérénité reparut sur les traits d'Ali.
— Monsie ur le comte . dit Bcrtuccio , les chevaux
dont vous me parlez n'étaient pas à vendre.
Monte-Cristo haussa les épaules.
— Sachez, monsieur l'intendant, dit-il, que tout
est toujours à vendre pour qui sait y mettre le prix.
— M. Danglars les a payés seize mille francs , mon-
sieur le comte. — Eh bien ! il fallait lui en offrir
trente-deux mille ; il est banquier, et un banquier ne
manque jamais une occasion de doubler son capital.
• — Monsieur le comte parle-t-il sérieusement? de-
manda Bcrtuccio.
Monte-Cristo regarda l'intendant en homme étonné
qu'on ose lui faire une question.
— Ce soir, dit-il. j'ai une visite à rendre} je veux
^ 155 ^
que ces deux chevaux soient attelés à ma voilure avec
un harnais neuf.
Bertuccio se retira en saluant; près de la porte, il
s'arrêta :
— A quelle heure, dit-il, Son Excellence compte-
t-elle faire cette visite? — A cinq heures, dit Monte-
Cristo.— Je ferai observer à Votre Excellence qu'il est
deux heures, hasarda linlendanl. — Je le sais, se con-
tenta de répondre Sîonte-Cristo; puis se retournant
vers Ali : — Faites passer tous les chevaux devant
madame, dit-il, qu'elle choisisse l'attelage qui lui
conviendra le mieux, et qu'elle me fasse dire si elle
veut dîner avec moi : dans ce cas on servira chez elle,
allez: en descendant, vous m'enverrez le valet de
chambre.
Ali venait de disparaître à peine, que le valet de
chambre entra à son tour.
— Monsieur Baptistin, dit le comte, depuis un an
vous êtes à mon service ; c'est le temps d'épreuve que
j'impose d'ordinaire à mes gens : vous me convenez.
Baptistin s'inclina.
— Reste à savoir si je vous conviens. — Oh ! mon-
sieur le conit.-» ! se hâta r.e dire Baptistin. — Écoutez
jusqu'au bout, reprit le comte. Vous gagnez par an
quinze cents francs, c'esl-a-dire les appointements
d'un bon et brave officier qui risque tous les jours sa
vie, vous avez une table telle que beaucoup de chefsde
bureau, malheureux serviteurs infiniment plus occupés
que vous, en désireraient une pareille. Domestique,
vous avez vous-même des domestiques qui ont soin
de votre linge et de vos elTets. Outre vos quinze cents
francs de gage, vous me volez sur les achats que vous
faites pour ma toilette, à peu près quinze cents autres
francs par an. — Oh! Excellence. — Je ne m'en plains
pas, monsieur Baptistin, c'est raisonnable; cependant
— 136 —
je désire que cela s'arrête là. Vous ne trouveriez donc
nulle part un poste pareil à celui que votre bonne
fortune vous a donné. Je ne bats jamais mes gens, je
ne jure jamais, je ne me mets jamais en colère, je par-
donne toujours une erreur, jamais une négligence ou
un oubli. Mes ordres sont d'ordinaire courts, mais
clairs et précis ; j'aime mieux les répéter à deux fois
et même à trois, que de les voir mal interprétés.
Je suis assez riche pour savoir tout ce que je veux
savoir, et je suis fort curieux, je vous en préviens. Si
j'apprenais donc que vous ayez parlé de moi en bon
ou en mal, commenté mes actions, surveillé ma con-
duite, vous sortiriez de chez moi à l'instant naême. Je
n'avertis jamais mes domestiques qu'une seule fois ;
vous voilà averti, allez!
Baptistin s'inclina et fit trois ou quatre pas pour se
retirer.
— A propos, reprit le comte, j'oubliais de vous
dire que. chaque année, je place une certaine somme
sur la tète de mes gens. Ceux que je renvoie perdent
nécessairemaul cet argent qui profite à ceux qui
restent et qui y auront droit après ma mort. Voilà un
an que vous êtes chez moi ; votre fortune est commen-
cée, continuez-là.
Cette allocution, fa'te devant Ali, qui demeurait
impassible, att-endu qu'il n'entendait pas un mot de
français, produisit sur M. Baptistin un effet que com-
prendront tous ceux qui ont quelque peu étudié la
physiologie du domestique français.
— Je tâcherai de me conformer en tous points aux
désirs de Votre Excellence, dit-il: d'ailleurs je me
modèlerai sur M. Ali. — Oh ! pas du tout, dit le comte
avec une froideur de marbre. Ali a beaucoup de dé-
fauts mêlés à SCS qualités: ne prenez donc pas excm.
pie sur lui, car Aii est une exception; il n'a pas de
— 137 —
gages , ce n'est pas un domestique, est mon esclave,
c'est mon chien; s'il manquait à son devoir, je ne le
chasserais pas, lui. je le tuerais.
Baptistin ouvrit de grands yeux.
— Vous doutez ? dit 'lonte-Cristo.
Et il répéta à Ali les mêmes paroles qu'il venait de
dire en français à Baptistin.
Ali écouta, sourit, s'approcha de son maître, mit
un genou à terre, cl lui baisa respectueusement la main.
Ce petit corollaire de leçon mit le comble à la stu-
péfaction de M. Baptistin.
Le comte fis signe à Baptistin de sortir et Ali de le
suivre. Tous deux passèrent dans son cabinet, et là ils
causèrent longtemps.
A cinq heures, le comte frappa trois coups sur son
timbre. Un coup appelait Ali, deux coups Baptistin,
trois coups Bertuccio.
L'intendant entra.
— Mes chevaux! dit Pdonte-Cristo. — ils sont à la
voiture, Excellence, répliqua Bertuccio. Accompagne-
rai-je monsieur le comte ? — Non, la cocher, Baptistin
et Ali, voilà tout.
Le comte descendit et vit, attelés à sa voiture, les
chevaux qu'il avait admirés le matin à la voiture de
Danglars.
En passant près d'eux il leur jeta un coup d'oeil.
— Us sont beaux, en effet, dit-il, et vous avez bien
fait de les acheter, seulement c'était un peu tard. —
Excellence, dit Bertuccio, j'ai eu bien delà peine à les
avoir, et ils ont coûté bien cher. — Les chevaux en
sont-ils moins b{ aux ? demanda le comte en haussant
les épaules. — Si Votre Excellence est satisfaite, dit
Bertuccio. tout est bien. Où va votre Excellence? —
Rue de la Chaussée-d'Antin, chez M. le baron Dan-
glars.
- 138 -
Cette conversation se passait sur "le haut du per-
ron. Bertuccio fit un pas pour descendre la première
marche.
— Attendez, monsieur, dit Monte-Cristo en l'arrê-
tant. J"ai besoin d'une terre sur les bords de la mer,
en Normandie, par exemple, entre le Havre et Bou-
logne. Je vous donne de l'espace, comme vous voyez.
Il faudrait que. dans cette acquisition, il y eût un
petit port, une petite crique, une petite baie, où puisse
entrer et se tenir ma corvette; elle ne tire que quinze
pieds d'eau. Le bâtiment sera toujours prêt à mettre
à la mer, à quelque heure du jour ou de la nuit qu'il
me plaise de lui donner le signal. Vous vous informe-
rez chez tous les notaires d'une propriété dans les con-
ditions que je vous explique : quand vous en aurez
connaissance, vous irez la visiter, et si vous êtes con-
tent, vous l'achèterez en votre nom. La corvette doit
être en route pour Fécamp, n'est-ce pas ? — Le soir
même où nous avons quitté Marseille, je Tai vue met-
tre à la mer. — Et le yacht? — Le yacht a ordre de
demeurer aux ?TÎartigues. — Bien ! vous correspondrez
de temps en temps avec les deux patrons qui les com-
mandent , afin qu'ils ne s'endorment pas. — Et pour
le bateau à vapeur ?... — Qui est à Chàlons ? — Oui .
— Mêmes ordres que pour les deux navires à voile. —
Bien ! — Aussitôt cette propriété achetée, j'aurai de s
relais de dix lieues en dix lieues sur la route du nord
et sur la route du midi. — Votre Excellence peut
compter sur moi.
Le comte fit un signe de satisfaction, descendit les
degrés . sauta dans sa voiture qui, entraînée au trot
du magnifique attelage, ne .s'arrêta que devant l'hôtel
du banquier.
Danglars présidait une commission nommée pour
un chemin de fer, lorsqu'on vint lui annoncer la visite
— 139 —
du comte de Monte-Cristo. La séance , au reste , était
presque finie.
Au nom du comte, il se leva.
— Messieurs, dit-il , en s'adressant à ses collègues,
dont plusieurs étaient des honorables membres de
l'une on l'autre chambre, pardonnez-moi si je vous
quitte ainsi; mais imaginez-vous que la maison Thom-
son et French , de Rome, m'adresse un certain comte
de Monte-Cristo , en lui ouvrant chez moi un crédit
illimité. C'est la plaisanterie la plus drôle que mes
correspondants de l'étranger se soient encore permise
vis-à-vis de moi. Ma foi, vous le comprenez, la curio-
sité m'a saisi et me tient encore; je suis passé ce matin
chez le prétendu comte. Si c'était un vrai comte, vous
comprenez qu'il ne serait pas si riche. Monsieur n'était
pas visible. Que vous en semble ? ne sont-ce point des
façons d'altesse ou de jolie femme que se donne là
maître Piîonte-Cristo? Au reste, la maison située aux
Champs-ÉIisées et qui est à lui, je m'en suis informé,
m'a paru propre. Mais un crédit illimité, reprit Dan-
glars en riant de son vilain sourire, rend bien exigeant
le banquier chez qui le crédit est ouvert. J'ai donc
hâte de voir notre homme. Je me crois mystifié. Mais
ils ne savent point là-bas à qui ils ont affaire; rira
bien qui rira le dernier.
En achevant ces mots et en leur donnant une em-
phase qui gonfla les narines de M le baron , celui-ci
quitta ses hôtes et passa dans un salon blanc et or qui
faisait grand bruit dans la Chaussée-d'Antin.
C'est là qu'il avait ordonné d'introduire le visiteur
pour l'éblouir du premier coup.
Le comte était debout, considérant quelques copies
de l'Albane et du Fattore qu'on avait fait passer au
banquier pour des originaux, et qui, toutes copies
qu'elles étaient, juraient fort avec les chicorées d'or
— 140 —
de toutes couleurs qui garnissaient les plafonds.
Au bruit que fit Danglars en entrant, le comte se
retourna.
Danglars salua légèrement de la tête, et fit signe au
comte de s'asseoir dans un fauteuil de bois doré g»rni
de satin blanc broché d'or.
Le comte s'assit.
— C'est à monsieur de Monte-Cristo que J'ai l'hon-
neur de parler ? — Et moi, répondit le comte, à mon-
sieur le baron Danglars , chevalier de la Légion
d'honneur, membre de la chambre des députés?
Monte-Cristo redisait tous les titres qu'il avait trou-
vés sur la carte du baron.
■~- Danglars sentit la botte et se mordit les lèvres.
— Excusfz-moi , monsieur, dit-il , de ne pas vous
avoir donné du premier coup le titre sous lequel vous
m'avez été annoncé : mais, vous le savez, nous vivons
sous un gouvernement populaire , et moi je suis un
représentant des intérêts du peuple. — De sorte ,
répondit Monte-Cristo, que, tout en conservant l'ha-
bitude de vous faire appeler baron, vous ave^ perdu
celle d'appeler les autres comte.— Ah! je n'y tiens pas
même pour moi, mousieur. répondit négligemment
Danglars ; ils m'ont nomme baron et fait chevalier de
la Légion d'honneur pour quelques services rendus,
mais... — Mais vous avez abdiqué vos titres, comme
ont fait autrefois MM. de Montmorency et de La-
fayettc? C'était un bel exemple à suivre, monsieur. —
Pa? tout à fait cependant, reprit Danglars embarassé;
pour les domestiques, vous comprenez... — Oui, vous
TOUS appelez monseigneur pour vos gens : pour les
journaiislcs, vous vous appelez monsieur; et pour
vos commettants, citoyen. Ce sont des nuances très-
applicables au gouvernement constitutionnel. Je com-
prends parfaitement.
— 141 —
Danglars se pinça les lèvres; il vit que. sur ce ter-
rain-là, il n'était pas de force avec Monte-Cristo, il
essaya donc de revenir sur un terrain qui lui était
plus familier.
— Monsieur le comte, dit-il en s'inclinanl. j'ai reçu
une lettre d'avis de la maison Thomson et French.
— J'en suis charmé, monsieur le baron. Permettez-
moi de vous traiter comme vous traitent vos gens;
c'est une mauvaise habitude prise dans des pays où il
y a encore des barons justement parce qu'on n'en fait
plus. J'en suis charmé, dis-je ; je n'aurai pas besoin
de me présenter moi-même, ce qui est toujours assez
embarrassant. Vous aviez donc, disiez-vous. reçu une
lettre d'avis? — Oui, répondit Danglars : mais je vous
avoue que je n'en ai pas parfaitement compris le sens,
— Bah ! — Et j'avais même eu l'honneur de passer
chez vous pour vous demander quelques explications.
— Faites, monsieur, me voilà, j'écoute et suis prêt à
vous entendre. — Cette lettre, reprit Danglars. je l'ai
sur moi, je crois ( il fouilla dans sa poche ). Oui, la
voici . Cette lettre ouvre à monsieur le comte de
Monte-Cristo un crédit illimité sur ma maison. — Eh
bien ! monsieur le baron , que voyez-vous d'obscur là
dedans? — Rien, monsieur: seulement le mot illi-
mité...— Eh bien! ce mot-là n'est-il pas français?
Vous comprenez, ce sont des Anglo-Allemands qui
écrivent. — Oh ! si fait, monsieur, et du côté de la
syntaxe il n'y a rien à redire, mais il n'en est pas de
même du côté de la comptabilité. — Est-ce que la
maison Thomson et French. demanda Monte-Cristo
de l'air le plus naïf qu'il put prendre, n'est point
parfaitement sûre à votre avis . monsieur le baron ?
Diable cela me contrarierait, car j'ai quelques fonds de
placés chez elle. — Ah ! parfaitement sûre, répondit
Danglars avec un sourire presque railleur; mais le
— 142 —
sens da mot illimité j en matière de finances, est telle-
ment vague... — Qu'il est illimité, n'est-ce pas? dit
Monte-Cristo. — C'est justement cela, monsieur, que
je voulais dire. Or. le vague, c'est le doute, et, dit le
sage, dans le doute, abstiens-toi. — Ce qui signifie,
reprit Monte-Cristo, que si la maison Thomson et
French est disposée à faire des folies, la maison Dan-
glars ne Test pas à suivre son exemple. — Comment
cela, monsieurlccomte?— Oui, sans doute MM. Thom-
son et French font les affaires sans chiffres; mais
M. Danglars a une limite aui siennes; c'est un homme
sage, comme il le disait tout à l'heure. — Monsieur,
répondit orgueilleusement le banquier, personne n'a
compté avec ma caisse. — Alors, répondit froidement
Monte-Cristo, il paraît que c'est moi qui commence-
rai. — Qui vous dit cela? — Les explications que vous
me demandez, monsieur, et qui ressemblent fort à des
hésitations.
Danglars se mordit les lèvres ; c'était la seconde
fois qu'il était battu par cet homme, et cette fois sur
un terrain qui était le sien. Sa politesse railleuse
n'était qu'affectée, et touchait à cet extrême si voi-
sin qui est l'impertinence.
Monte-Cristo, au contraire, souriait delà meilleure
grâce du monde, et possédait, quand il le voulait, un
certain air naïf qui lui donnait bien des avantages.
— Enfin, monsieur, dit Danglars après un moment
de silence, je vais essayer de me faire comprendre en
vous priant de fixer vous-même la somme que vous
comptez toucher chez moi. — Mais, monsieur, reprit
Monte-Cristo décidé à ne pas perdre un pouce de ter-
rain dans la discussion, si j'ai demandé un crédit illi-
mité sur vous, c'est que je ne savais justement pas de
quelles sommes j'avais besoin.
Le banquier crut que le moment était venu enfin 4e
— 143 —
prendre le dessus : il se renversa dans son fauteuil, ej
avec un lourd et orgueilleux sourire :
— Oh ! monsieur. dit-iL ne craignez pas dç dési-
rer: vous pourrez vous convaincre alors que le chiffre
de la maison Danglars, tout limité qu'il soil, peut
satisfaire les plus larges exigences, et dussiez -vous
demander un million.... — Plaît-il ? fit Monte-Cristo.
— Je dis un million, répéta Danglars avee l'aplomb
de la sottise. — Et que ferais-je d'un million ? dit le
comte. Bon Dieu ! monsieur, s'il ne m'eût fallu qu'un
million, je ne me serais pas fait ouvrir un crédit pour
une pareille misère. Un million? mais j'ai toujours
un million dans mon portefeuille ou dansinonnéca s-
saire de voyage.
Et Monte-Cristo retira d'un petit carnet où étaient
ses cartes de visite, deux bons de cinq cent mille
francs chacun, payables au porteur, sur le trésor.
Il fallait assommer et non piquer un homme conwne
Danglars. Le coup de massue fit son effet: le banquier
chancela et eut le vertige : il ouvrit sur Monte-Cristo
deux yeux hébétés dont la prunelle se dilata effroya-
blement.
— Voyons, avouez-moi, dit Monte-Cristo, que vous
vous défiez de la maison Thomson et French. Mon
Dieu, c'est tout simple! j'ai prévu le cas, et quoique
assez étranger aux affaires, j'ai pris mes précautions.
'Vo'ci donc deux autres lettres pareilles à celle qui
vous est adressée : l'une est de la maison Arestein et
Eskeles de 'Vienne sur M. le baron de Rothschild,
l'autre est de la maison Baring de Londres sur 31. Laf-
fitte. Dites un mot, monsieur, et je vous ôterai toute
préoccupation, en me présentant dans l'une ou dans
l'autre de ces deux maisons.
C'en était fait, Danglars était vaincu ; il ouvrit avec
un tremblement visible la lettre d'A4lefloi9gne et la
— 144 —
lettre de Londres que lui tendait du bout des doigts
le comte ; vérifia Tauthenticité des signatures avec
une minutie qui eût été insultante pour ?»îonte-Cristo,
s'il n'eût pas fait la part de l'égarement du banquier.
— Oh ! monsieur, voilà trois signatures qui valent
bien des millions, dit Danglars en se levant comme
pour saluer la puissance de l'or personnifiée en cet
homme qu'il avait devant lui. Trois crédits illimités
sur nos trois maisons! Pardonnez-moi, monsieur le
comte, mais tout en cessant d'être défiant, on peut
demeurer encore étonné. — Oh I ce n'est pas une
maison comme la vôtre qui s'étonnerait ainsi ! dit
Monte-Cristo avec toute sa politesse; ainsi tous pour-
rez donc m'cnvoyer quelque argent, n'est-ce pas? —
Parlez, monsieur le comte ; je suis à vos ordres. — Eh
bien! reprit Monte-Cristo, à présent que nous nous
entendons, car nous nous entendons, n'est-ce pas?
Danglars fit un signe de tète affirmatif.
— Et vous n'avez plus aucune défiance ? continua
Monte-Cristo. — Oh ! monsieur le comte, s'écria le
banquier, je n'en ai jamais eu. — Non : vous désiriez
une preuve, voilà tout. Eh bien ! répéta le comte,
maintenant que nous nous entendons, maintenant que
vous n'avez plus aucune défiance, fiions, si vous le
voulez bien, une somme générale pour la première
année, six millions par exemple. — Six millions,
soit ! dit Danglars suffoqué. — S'il me faut plus, re-
prit nonchalamment Monte-Cristo, nous mettrons
plus : mais je ne compte rester qu'une année en France,
et pendant cette année, je ne crois pas dépasser ce
chiffre.... enfin nous verrons.... "Veuillez, pour com-
mencer, me faire porter cinq cent mille francs de-
main, je serai chez moi jusqu'à midi : et, d'ailleurs, si
je n'y étais pas, je laisserais un reçu à mon inten-
dant. — L'argent sera chez vous demain à dix heures
— 145 —
du matin, monsieur le comte, répondit Danglars.
Voulez-vous de l'or, ou des billets de banque, ou de
l'argent? — Or et billets par moitié, s'il vous
plaît.
Et le comte se leva.
— Je dois vous confesser une chose, monsieur le
comte, dit Danglars à son tour : je croyais avoir des
notions exactes sur toutes les belles fortunes de l'Eu-
rope, et cependant la vôtre, qui me paraît considé-
rable, m'était, je Tavoue, tout à fait inconnue: elle
est récente? — Non, monsieur, répondit Monte-
Cristo, elle est, au contraire, de fort vieille date :
c'était une espèce de trésor de famille auquel il était
défendu de loucher, et dont les intérêts accumulés
ont triplé le capital : lépoque fiiée par le testateur
est révolue depuis quelques années seulement, ce n'est
donc que depuis quelques années que j'en use ; et
votre ignorance à ce sujet n"a rien que de naturel ; au
reste, vous la connaîtrez mieux dans quelque temps.
Et le comte accompagna ces mots d'un de ces sou-
rires pâles qui faisaient si grand'pcur à Franz
d'Épi nay.
— Avec vos goûts et vos intentions, monsieur, con-
tinua Danglars , vous allez déployer dans la capitale
un luxe qui va nous écraser tous, nous autres pauvres
petits millionnaires : cependant , comme vous me pa-
raissez amateur, car lorsque je suis entré vous regar-
diez mes tableaux, je vous demande la permission de
vous faire voir ma galerie ; tous tableaux anciens, tous
tableaux de maîtres . garantis comme tels ; je n'aime
pas les modernes. — Yous avez raison, monsieur, car
ils ont en général un grand défaut, c'est celui de n'avoir
pas encore eu le temps de devenir des anciens. —
Puis-je vous montrer quelques statues de Thorwald-
sen. de Bartoloni, de Canova, tous artistes étrangers?
— 146 —
Comme vous voyez, je n'apprécie pas les artistes fran-
çais. — Vous avez le droit d'être injuste avec eux,
monsieur, ce sont vos compatriotes. — Mais tout cela
sera pour plus tard, quand nous aurons fait meilleure
connaissance ; pour aujourd'hui je me contenterai , si
vous le permettez toutefois , de vous présenter à ma-
dame la baronne Danglars ; excusez mon empresse-
ment, monsieur le comte, mais un client comme vous
fait presque partie de la famille.
Monte-Cristo s'inclina, en signe qu'il acceptaitrhoB-
neur que le financier voulait bien lui faire.
Danglars sonna : un laquais, vêtu d'une livrée écla-
tante, parut.
— Madame la baronne est-elle chez elle? demanda
Danglars. — Oui. monsieur le baron, répondit le
laquais. — Seule ? — Non , madame a du monde. —
Ce ne sera pas indiscret de vous présenter devant
quelqu'un , n'est-ce pas . monsieur le comte ? vous ne
gardez pas l'incognito ? — Non , monsieur le baron,
dit en souriant Monte-Cristo, je ne me reconnais pas
ce droit-là. — Et qui est près de madame? M. Debray?
demanda Danglars avec une bonhomie qui fit sourire
intérieurement Monte-Cristo , déjà renseigné sur les
transparents secrets d'intérieur du financier.— M. De-
bray. oui, monsieur le baron, répondit le laquais.
Danglars fit un signe de tète.
Puis se tournant vers Monte-Cristo :
— M. Lucien Debray. dit-il, estun ancien amiànous,
secrétaire intime du ministre de l'intérieur ; quant à
ma femme , elle a dérogé en m'épousant, car elle ap-
partient à une ancienne famille : c'est une demoiselle
de Servières. veuve en premières noces de M. le colo-
nel marquis de Nargonne. — Je n'ai pas l'honneur de
connaître madame Danglars ; mais j'ai déjà rencontré
M. Lucien Debray. — Bah ! dit Danglars, où donc
— Îi7 —
cela ? — Chez M. de Morcerf. — Ah ! vous connaisset
le petit vicomte ? dit Danglars. — Nous nous sommes
trouvés ensemble à Rome à Tépoque du carnaval. —
Ah ! oui . dit Danglars : n'ai-je pas entendu parler de
quelque chose comme une aventure singulière avec des
bandits, des voleurs dans les ruines ! il a été tiré de là
miraculeusement. Je crois qu'il a raconté quelque
chose de tout cela à ma femme et à ma fille à son re-
tour d'Italie. — Madame la baronne attend ces mes-
sieurs, rcTÎnt dire le laquais. — Je passe devant pour
vous montrer le chemin . fit Danglars en saluant. —
Et moi, je vous suis, dit Monte-Cristo.
X. — l'attelage gris-pommelé.
Le baron, suivi du comte , traversa une longue file
d'appartements remarquables par leur lourde somp-
tuosité et leur fastueux mauvais goût, et arriva jus-
qu'au boudoir de madame Danglars , petite pièce
octogone tendue de sa^in'rose recouvert de mousseline
des Indes ; les fauteuils étaient en vieux bois doré et
en vieilles étoffes: les dessus de.« portes représentaient
des bergeries dans le genre de Boucher: enfin deux
jolis pastels en médaillon, en harmonie avec le reste
de l'ameublement, faisaient de cette petite chambre la
seule pièce de Thôtel qui eût quelque caractère; il est
vrai qu'elle avait échappé au plan général arrêté entre
M, Danglars et son architecte, une des plus hautes et
des plus éminentes célébrités de l'empire, et que
c'étaient la baronne et Lucien Debray seulement qui
s'en étaient réservé la décoration. Aussi M. Danglars,
grand admirateur de l'antique à la manière dont le
comprenait le Directoire . méprisait-il fort ce coquet
- 148 -
petit réduit, où , au reste, il nétait admis en général
qu'à la condition quïl ferait excuser sa présence en
amenant quelqu'un ; ce n'était donc pas en réalité Dan-
glars qui présentait, c'était au contraire lui qui était
présenté , et qui était bien ou mal reçu selon que le
visage du visiteur était agréable ou désagréable à la
baronne.
Madame Danglars, dont la beauté pouvait encore
être citée, malgré ses trente-six ans, était à son piano,
petit chef-d'œuvre de marqueterie, tandis que Lucien
Debray , assis devant une table à ouvrage , feuilletait
un album.
Lucien avait déjà, avant son arrivée, eu le temps de
raconter à la baronne bien des choses relatives au
comte. On sait combien . pendant le déjeuner chez
Albert, Monte-Cristo avait fait impression sur ses con-
yives:, cette impression, si peu impressionnable quïl
fût, n'était pas encore effacée chez Debray, et les ren-
seignements qu'il avait donnés à la baronne sur le
comte s'en étaient ressentis. La curiosité de madame
Danglars, excitée par les anciens détails venus de
Morcerf et les nouveaux détails venus de Lucien, était
donc portée à son comble. Aussi cet arrangement de
piano et d'album n'était qu'une de ces petites ruses du
monde à laide desquelles on voile les plus fortes
préoccupations. La baronne reçut en conséquence
M. Danglars avec un sourire, ce qui de sa part n'était
pas chose habituelle. Quant au comte, il eut en échange
de son salut une cérémonieuse , mais en même temps
gracieuse révérence.
Lucien, de son côté, échangea avec le comte un salut
de demi-connaissance, et avec Danglars un geste d'in-
timité.
— Madame la baronne, dit Danglars. permettez que
je \ous présente M. le comte de Monte-Cristo, qui
— 149 —
m'est adressé par mes correspondants de Rome avec
les recommandations les plus instantes : je n'ai qu'un
mot à en dire et qui va en un instant le rendre la
coqueluche de toutes nos belles dames; il vient à
Paris avec Tintcntion d'y rester un an et de dépenser
six millions pendant cette année; cela promet une
série de bals, de dîners, de médianoches, dans lesquels
j'espère que monsieur le comte ne nous oubliera pas
plus que nous ne l'oublierons nous-mêmes dans nos
petites fêtes.
Quoique la présentation fût assez grossièrement
Iouanj|;cuse, c'est, en général, une chose si rare qu'un
homme venant à Paris pour dépenser en une année la
fortune d'un prince, que madame Danglars jeta sur le
comte un coup d'œil qui n'était pas dépourvu d'un
certain intérêt.
— Et vous êtes arrivé , monsieur ?... demanda la
baronne. — Depuis hier matin , madame. — Et vous
venez, selon voire habitude . à ce qu'on m'a dit, du
bout du monde ? — De Cadix cette fois, madame, pu-
rement et simplement. — Oh ! vous arrivez dans une
affreuse saison. Paris est détestable Tété ; il n'y a
plus ni bals, ni réunions, ni fêtes. LOpéra italien est
à Londres , l'Opéra français est partout , excepté à
Paris; et quant au Théâtre-Français, vous savez qu'il
n'est plus nulle part. 11 nous reste donc pour toute
distraction quelques malheureuses courses au Champ-
de-Mars et à Satory. Ferez-vous courir , monsieur le
comte ? — Moi . madame , dit I»ïonte-Cristo , je ferai
tout ce qu'on fait à Paris, si j'ai le bonheur de trouver
quelqu'un qui me renseigne convenablement sur les
habitudes françaises. — Vous êtes amateur de che-
vaux, monsieur le comte? — J'ai passé une partie de
ma vie, en Orient, madame, et les Orientaux, vous le
savez, n'estiment que deux choses au monde : la no-
IV. IQ
— iSO —
blesse des chevaux et la beauté des femmes. — Ah f
monsieur le comte , dit la baronne . vous auriez dû
avoir la galanterie de mettre les femmes les premières.
— Vous voyez, madame, que j'avais bien raison quand
tout à l'heure je souhaitais un précepteur qui pût me
guider dans les habitudes françaises.
En ce moment la caniérière favorite de madame la
baronne Danglars entra, et. s'approchant de sa maî-
tresse, lui glissa quelques mots à loreille.
Madame Danglars pâlit.
— Impossible ! dit-elle. — C'est l'exacte vérité, ce-
pendant, madame, répondit la camériste.
Madame Danglars se retourna du côté de son mari.
— Est-ce vrai, monsieur? — Quoi? madame ! de-
manda Danglars visiblement agité. — Ce que me dit
cette fille... — Et que vous dit-elle ? — Elle me dit
qu'au moment où mon cocher a été pour mettre mes
chevaux à ma voiture , il ne les a plus trouvés à l'é-
curie; que signifie cela, je vous le .emande ? — Ma-
dame , dit Danglars, écoutez-moi. — Oh! je vous
écoute, monsieur, car je suis curieuse de savoir ce
que vous allez me dire: je ferai ces messieurs juges
entre nous, et je vais commencer par leurdire ce qu'il
en est. Messieurs , continua la baronne. M. le baron
Danglars a dix chevaux à l'écurie ; parmi ces dix che-
vaux, il y en a deux qui sont à moi. des chevijux char-
mants , les plus beaux chevaux de Paris ; vous les
connaissez, monsieur Bebray , mes gris-pommelé î
Eh bien ! au moment où madame de Villefort m'em-
prunte ma voiture , où je la lui promets pour aller
demain au bois . voilà les deux chevaux qui ne se re-
trouvent plus ! M. Danglars aura trouvé à gagner
dessus quelques milliers de francs, et il les aura
vendus. Oh ! la vilaine race, mon Dieu ! que celle des
spéculateurs ! — Madame , répondit Danglars , les
- f5f -
chevaux étaient trop vifs , ils avaient quatre ans à
peine, ils me faisaient pour vous des peurs horribles.
— Eh ! monsieur, dit la baronne, vous savez bien que
j"ai depuis un mois à mon service le meilleur cocher
de Paris, à moins toutefois que vous ne l'ayez vendu
avec les chevaux. — Chère amie , je vous trou-
verai les pareils, de plus beaux même , s'il y en a ,
mais des chevaux doux, calmes, et qui ne m'inspirent
plus pareille terreur.
La baronne haussa les épaules avec un air de pro-
fond mépris.
Danglars ne parut pas s'apercevoir de ce geste
plus que conjugal, et. se retournant vers Monte-
Cristo :
— En Térité, je regrette de ne pas vous avoir connu
plus tôt monsieur le comte, dit-il ; vous montez votre
maison? — Mais oui, dit le comte. — Je vous les
eusse proposés. Imaginez-vous que je les ai donnés
pour rien ; mais, comme je vous l'ai dit . je voulais
m'en défaire : ce sont des chevaux de jeune homme.
— Monsieur, dit le comte , je vous remercie: j'en ai
acheté ce matin d'assez bons et pas trop cher. Tenez^
voyez, monsieur Dcbray. vous êtes amateur, je crois?
Pendant que Dcbray s'approchait de la fenêtre .
Danglars s'approcha de sa femme.
— Imaginez-vous, madame, lui dit-il tout bas, qu'on
est venu m'ofîrir un prix exorbitant de ces chevaux.
Je ne sais quel est le fou en train de se ruiner qui
m'a envoyé ce matin son intendant . mais le fait est
que j'ai gagné seize mille francs dessus : ne me boudez
pas, et je vous en donnerai quatre mille, et deux raille
à Eugénie.
Madame Danglars laissa tomber sur son mari un
regard écrasant.
— Oh ! mon Dieu ! s'écria Debray. — Quoi donc ?
— 452 —
demanda la baronne. — Mais je ne me trompe pas, ce
sont vos chevaux , vos propres chevaux attelés à la
voiture du comte. — Mes gris-pommelé ! s'écria ma-
dame Danglars.
Et elle s'élança vers la fenêtre.
— En effet, ce sont eux, dit-elle.
Danglars était stupéfait.
— Est-ce possible ? dit Monte-Cristo en jouant l'é-
tonnement.
— Cest incroyable ! murmura le banquier.
La baronne dit deux mots à l'oreille de Debray, qui
s'approcha à son tour de Monte-Cristo.
— La baronne vous fait demander combien son
mari vous a vendu son attelage. — Mais je ne sais
trop, dit le comte, c'est une surprise que mon inten-
dant m'a faite et... qui m'a coûté trente mille francs ,
je crois,
Debr«y alla reporter la réponse à la baronne.
Danglars était si pâle et si décontenancé . que le
«omte eut l'air de le prendre en pitié.
— Voyez , lui dit-il , combien les femmes sont in-
grates : celte prévenance de votre part n'a pas touché
un instant la baronne ; ingrate nest pas le mot , c'est
folle que je devrais dire. Mais que voulei-vous , ou
aime toujours ce qui nuit ; aussi, le plus court, croyez-
moi , cher baron , est toujours de les laisser faire à
leur tête; si elles se la brisent , au moins , ma foi !
elles ne peuvent s'en prendre qu'à elles.
Danglars ne répondit rien, il prévoyait dans un pro-
chain avenir une scène désastreuse; déjà le sourcil de
madame la baronne s'était froncé, et, comme celui de
Jupiter Olympien, présageait un orage; Debray, qui
le sentait grossir, prétexta une affaire et partit.
Monte-Cristo, qui ne voulait pas gâter la position qu'il
comptait conquérir en demeurant plus longtemps,
— 153 ^
salua madame Danglars et se retira, livrant le baron
ait colère de sa femme.
— Bon ! pensa Monte-Cristo en se retirant, j'en
suis arrivé où j'en voulais venir ; voilà que je liens
dans mes mains la paii du ménage et que je vais ga-
gner d'un seul coup le cœur de Monsieur et le cœur
de Madame ; quel bonheur! Mais, ajouta-t-il, dans
tout cela, je n"ai point été présenté à mademoiselle
Eugénie Danglars que j'eusse été cependant fort aise
de connaître. — Mais, reprit-il avec ce sourire qui
luiélait particulier, nous voici à Paris, et nous avons
du temps devant nous... Ce sera pour plus tard 1...
Sur cette réflexion, le comte monta en voiture et
rentra chez lui.
Deux heures après, madame Danglars reçut une
lettre charmante du comte^de Monte-Cristo, dans la-
quelle il lui déclarait que, ne voulant pas commencer
ses débuts dans le monde parisien en désespérant une
jolie femme, il la suppliait de reprendre ses chevaux.
Ils avaient le même harnais qu'elle leur avait vu le
matin ; seulement, au centre de chaque rosette qu'ils
portaient sur l'oreille, le comte avait fait coudre un
diamant.
Danglars, aussi, eut sa lettre. Le comte lui deman-
dait la permission de passer à la baronne ce caprice
de millionnaire, le priant d'excuser les façons orien-
tales dont le renvoi des chevaux était accompagné.
Pendant la soirée, Monte-Cristo partit pour Auteuil,
accompagné d'Ali.
Le lendemain, vers trois heures, Ali, appelé par ua
coup du timbre, entra dans le cabinet du comte.
— Ali, lui dit-il, tu m'as souvent parlé de ton
adresse à lancer le lasso !
Ali fit signe que oui et se redressa fièrement.
— Bien!... Ainsi, avec le lasso, tu arrêterais uq
bœuf?
— 154 —
Ali fit signe de la tête que oui.
— Un tigre ?
Ali fit le même signe.
— Un lion ?
Ali fit le geste d'un homme qui lance le lasso et
imita un rugissement étranglé.
— Bien! je comprends, dit Monte-Cristo; tu as
chassé le lion?
Ali fit un signe de tête orgueilleux.
— Mais arrêterais-tu dans leur course deux chCTaui
emportés ?
Ali sourit.
— Eh bien ! écoute, dit Monte-Cristo. Tout à
l'heure une voiture passera emportée par deux che-
vaux gris-pommelé, les mêmes que j'avais hier. Dus-
ses-tu te faire écraser, il faut que tu arrêtes cette voi-
ture devant ma porte.
Ali descendit dans la rue et traça devant la porte
une ligne sur le pavé ; puis il rentra et montra la
ligne au comte, qui l'avait suivi des yeux.
Le comte lui frappa doucement sur Tépaule : c'était
sa manière de remercier Ali. Puis le Nubien alla fu-
mer sa chibouque sur la borne qui formait l'angle de la
maison et de la rue. tandis que Monte-Cristo rentrait
sans plus s'occuper de rien.
Cependant vers cinq heures, c'est-à-dire à l'heure
où le comte attendait la voiture, on eût pu voir naître
en lui les signes presque imperceptibles d'une légère
impatience : il se promenait dans une chambre don-
nant sur la rue. prêtant l'oreille par intervalles et de
temps en temps se rapprochant de la fenêtre par la-
quelle il apercevait Ali poussant des bouffées de fumée
avec une régularité indiquant que le Nubien était
tout entier à cette importante occupation.
Tout à coup on entendit un roulement lointain,
— 158 —
mais qui se rapprochait avec la rapidité de la foudre :
puis une calèche apparut dont le cocher essayait
inutilement de retenir les chevaux, qui s'avançaient
furieux, hérissés, bondissant avec des élans insensés.
Dans la calèche, une jeune femme et un enfant de
sept à huit ans, se tenant enbrassés, avaient perdu
par l'excès de la terreur jusqu'à la force de pousser un
cri : il eût suffi d'une pierre sous la roue ou d"un arbre
accroché pour briser tout à fait la voiture qui cra-
quait. La voiture tenait le milieu du pavé, et on en-
tendait dans la rue les cris de terreur de ceux qui la
voyaient venir.
Soudain Ali pose sa chibouque, tire de sa poche le
lasso, le lance, enveloppe d'un triple tour les jambes
de devant du cheval de gauche, se laissa entraîner
trois ou quatre pas par la violence de l'impulsion ;
mais au bout de ces trois ou quatre pas, le cheval en-
chaîné s'abat, tombe sur la flèche, qu'il brise, et pa-
ralyse les efforts que fait le cheval resté debout pour
continuer sa course. Le cocher saisit cet instant de
répit pour sauter en bas de son siège ; mais déjà Ali
a saisi les naseaux du second cheval avec ses doigts
de fer, et l'animal, hennissant de douleur, s'est al-
longé convulsivement près de son compagnon.
Il a fallu à tout cela le temps qu'il faut à la balle
pour frapper le but.
Cependant il a suffi pour que de la maison en face
de laquelle l'accident est arrivé, un homme se soit
élancé suivi de plusieurs serviteurs. Au moment où
le cocher ouvre la portière, il enlève de la calèche la
dame, qui d'une main se cramponne au coussin,
tandis que de l'autre elle serre contre sa poitrine son
fils évanoui. Monte-Cristo les emporta tous les deux
dans le salon et les déposant sur un canapé :
— Ne craignez plus rien, madame, dit-il ; vous êtes
sauvés.
— 156 —
La femme re\int à elle, et pour réponse elle lui
présenta son fils avec un regard plus éloquent que
toutes les prières.
En effet, l'enfant était toujours évanoui.
— Oui, madame, je comprends, dit le comte en
examinant Tenfant ; mais soyez tranquill*. il ne lui
est arrivé aucun mal. et c'est la peur seule qui Ta
mis dans cet état. — Oh ! monsieur, s'écria la mère,
ne me dites-vous pas cela pour me rassurer? Voyez
comme il est pâle! Mon fils! mon enfant! mon
Edouard ! réponds donc à ta mère? Ah ! monsieur !
envoyez chercher un médecin. Ma fortune à qui me
rend mon fils !
Monte-Cristo fit de la main un geste pour calmer
la mère éplorée. et ouvrant un coffret, il en tira un
flacon de Bohême, incrusté d'or, contenant une li-
queur rouge comme du sang et dont il laissa tomber
une seule goutte sur les lèvres de l'enfant.
L'enfant, quoique toujours pâle , rouvrit aussitôt
les yeux.
A cette vue , la joie de la mère fut presque un
délire.
— Où suis-je. s'écria-t-elle, et à qui dois-je tant de
bonheur après une si cruelle épreuve? — Tous êtes,
madame, répondit Montc-Crislo, chez ["homme le plus
heureux d'avoir pu vous épargner un chagrin. — Oh!
maudite curiosité ! dit la dame. Tout Paris parlait de
ces magnifiques chevaux de madame Danglars. et j'ai
eu la folie de vouloir les essayer. — Comment ! s'écria
le comte avec une surprise admirablement jouée, ces
chevaux sont ceux de la baronne ? — Oui, monsieur ;
la connaissez-vous? — Madame Danglars?... j'ai cet
honneur, et ma joie est double de vous voir sauvée du
péril que ces chevaux vous ont fait courir ; car ce
péril , c'est à moi que vous eussiez pu l'attribuer :
— 157 —
j'avais acheté hier ces chevaux au baron ; mais la ba-
ronne a paru tellement les regretter, que je les lui ai
renvoyés hier en la priant de les accepter de ma main .
— Mais alors vous êtes donc le comte de Monte-Cristo
dont Hermine m'a tant parlé hier ? — Oui, madame,
fit le comte. — Moi , monsieur , Je suis madame Hé-
loïse de Villefort.
Le comte salua en homme devant lequel on pro-
nonce un nom parfaitement inconnu.
— Oh ! que M. de Villefort sera reconnaissant ! re-
prit Héloïse : car cnGn il vous devra notre vie à tous
deux : vous lui avez rendu sa femme et son Gis. Assu-
rément, sans votre généreux serviteur, ce cher enfant
et moi, nous étions tués. — Hélas ! madame, je frémis
encore du péril que vous avez couru. — Oh ! j'espère
que vous me permettrez de récompenser dignement le
dévouement de cet homme. — ]^Iadame , répondit
Monte-Cristo , ne me gâtez pas Ali , je vous prie , ni
par des louanges, ni par des récompenses : ce sont des
habitudes que je ne veux pas qu'il prenne. Ali est
mon esclave: en vous sauvant la vie il me sert, et
c'est de son devoir de me servir. — Mais il a risqué
sa vie ! dit madame de Villefort, à qui ce ton de mai tre
imposait singulièrement. — J'ai sauvé cette vie . ma-
dame , répondit Monte-Cristo : par conséquent elle
m'appartient.
Madame de Villefort se tut : peut-être réfléchissait-
elle à cet homme qui , du premier abord . faisait une
si profonde impression sur les esprits.
Pendant cet instant de silence, le comte put consi-
dérer à son aise l'enfant que sa mère couvrait de
baisers. Il était petit, grêle, blanc de peau comme les
enfants roux, et cependant une forêt de cheveux noirs,
rebelles à toute frisure, couvrait son front bombé, et,
tombant sur ses épaules en encadrant son visage, re-
— 158 —
doublait h vivacité de ses yeux pleins de malice
sournoise et de juvénile méchanceté ; sa bouche , à
peine redevenue vermeille, était fine de lèvres et large
d'ouverture; les traits de cet enfant de huit ans an-
nonçaient déjà douze ans au moins. Son premier mou-
vement fut de se débarrasser par une brusque secousse
des bras de sa mère, et d'aller ouvrir le coffret d'où
le comte avait tiré le flacon d'élixir ; puis aussitôt ,
sans en demander la permission à personne , et en
enfant habitué à satisfaire tous ses caprices, il se mi
à déboucher les fioles, — Ne touchez pas à cela , mon
ami , dit vivement le comte , quelques-unes de ces
liqueurs sont dangereuses , non-seulement à boire ,
mais même à respirer.
Madame de Villefort pâlit et arrêta le bras de son
fils qu'elle ramena vers elle ; mais, sa crainte calmée,
elle jeta aussitôt sur le coffret un court mais expressif
regard que le comte saisit au passage.
En ce moment Ali entra.
Madame de Villefort fit un mouvement de joie, et
ramenant l'enfant plus près d'elle encore :
— Edouard, dit-elle, vois-tu ce bon serviteur : il a
été bien courageux, car il a exposé sa vie pour arrêter
les chevaux qui nous emportaient et la voiture qui
allait se briser. Remercie-le donc, car probablement
sans lui, à cette heure , serions-nous morts tous les
deux.
L'enfant allongea les lèvres et tourna dédaigneuse-
ment la tète.
— Il est trop laid, dit-il.
Le comte sourit comme si l'enfant venait de rem-
plir une de ses espérances ; quant à madame de Ville-
fort, elle gourmanda son fils avec une modération qui
n'eût, certes, pas été du goût de Jean-Jacques Rous-
seau si le petit JÉdouard se fdt appelé Éaiile.
— 159 —
— Vois-tu, dit en arabe le comte à AJi, cette dame
prie son fils de te remercier pour la \ie que tu leur
as sauvée à tous deux , et l'eufant répond que tu es
Iroplaid.
Ali détourna un instant sa t'^tc intelligente et re-
garda l'enfant sans expression apparente . mais un
simple frémissement de sa narine apprit à Monte-
Cristo que lArabe venait d"étre blessé au cœur.
— Monsieur , demanda madame de Villefort en se
levant pour se retirer, est-ce votre demeure habituelle
que cette maison ? — Non . madame , répondit le
comte, c'est une espèce de pied-à-terre que j'ai acheté :
j'habite avenue des Champs-Elysées . n'^ 50. Mais je
Tois que vous êtes tout à fait remise, et que vous dé-
sirez vous retirer Je viens d'ordonner qu'on attelle ces
mêmes chevaux à ma voiture , et Ali . ce garçon si
laid , dit-il en souriant à l'enfant , va avoir l'honneur
de vous reconduire chez vous, tandis que votre cocher
restera ici pour faire raccommoder la calèche. Aussi-
tôt cette petite besogne indispensable terminée . un
de mes attelages la reconduira directement chez ma-
dame Danglars. — Mais . dit madame de Villefort ,
avec tes mêmes chevaux, je n'oserai jamais m'en aller.
— Oh ! vous allez voir, madame . dit Monte-Cristo ;
sous la main d'Ali , ils vont devenir doux comme des
agneaux.
En effet , Ali s'était approché des chevaux qu'on
avait remis sur leurs jambes avec beaucoup de peine.
Il tenait à la main une petite éponge imbibée de vi-
naigre aromatique ; il en frotta les naseaux et les
tempes des chevaux, couverts de sueur et d'écume, et
presque aussitôt ils se mirent à souffler bruyamment
et à frissonner de tout leur corps durant quelques
secondes.
Puis, au milieu d'une foule nombreuse que les dé-
— 160 —
bris de la voiture et le bruit de l'événement avait
attirée devant la maison , Ali fit atteler les chevaux
au coupé du comte, rassembla les rênes, monta sur le
siège , et , au grand étonnement des assistants qui
avaient vu ces chevaux emportés comme par un tour-
billon , il fut obligé d'user vigoureusement du fouet
pour les faire partir , et encore ne put-il obtenir des
fameux gris-pommelé, maintemantstupides, pétrifiés,
morts, qu'un trot si mal assuré et si languissant, qu'il
fallut près de deux heures à madame de Villefort pour
regagner le faubourg Saint-Honoré-^où elle demeurait.
A peine arrivée chez elle, et les dernières émotions
de famille apaisées , elle écrivit le billet suivant à
madame Danglars :
« Chère Hermine ,
» Je viens d'être mii-aculeusement sauvé avec mon
fils par ce même comte de Monte-Cristo dont nous
avons tant parlé hier soir, et que j'étais loin de me
douter que je verrais aujourd'hui. Hier vous m'avez
parlé de lui avec un enthousiasme que je n'ai pu
m'empêcher de railler de toute la force de mon pauvre
petit esprit, mais aujourd'hui je trouve cet enthou-
siasme bien au-dessous de l'homme qui l'inspirait.
Vos chevaux s'étaient emportés au Ranclagh comme
s'ils eussent été pris de frénésie , et nous allions pro-
bablement être mis en morceaux, mon pauvre Edouard
et moi, contre le premier arbre de la route ou la pre-
mière borne du village , quand un Arabe , un nègre ,
un Nubien, un homme noir enfin, au service du comte,
a, sur un signe de lui, je crois, arrêté l'élan des che-
vaux, au risque d'être brisé lui-même, et c'est vrai-
ment un miracle qu'il ne l'ait pas été. Alors le comte
est accouru, nous a emportés chez lui, Edouard et
moi, et là a rappelé mon fils à la vie. C'est dans sa
propre voiture que j'ai été ramenée à l'hôtel ; la vôtre
— 161 —
vous sera renvoyée demain. Vous trouverez vos che-
vaux bien affaiblis depuis cet accident; ils sont comme
hébétés; on dirait qu'ils ne peuvent se pardonner à
eux-mêmes de s'être laissé dompter par un homme.
Le comte ma chargée de vous dire que deux jours de
repos sur la litière et de l'orge pour toute nourriture
les remettront dans un étit aussi florissant, ce qui
veut dire aussi efl'rayant qu'hier.
» Adieu! je ne vous remercie pas de ma promenade;
et quand je réfléchis, c'est cependant de l'ingratitude
que de vous garder rancune pour les caprices de votre
attelage, car c'est à l'un de ces caprices que je dois d'a-
voir vu le comte de Monte-Cristo, et l'illustre étranger
me paraît, à part les millions dont il dispose, un pro-
blème si curieux et si intéressant, que je compte l'é-
ludier à tout prix, dussé-je recommencer une prome-
nade au bois avec vos propres chevaux.
» Edouard a supporté l'accident avec un courage
miraculeux. 11 s'est évanoui, mais il n'a pas poussé
un cri auparavant, et n'a pas versé une larme après.
Vous me direz encore que mon amour maternel m'a-
veugle : mais il y a une âme de fer dans ce pauvre
petit corps si frêle et si délicat.
» Notre chère Valenline dit bien dis choses à
votre chère Eugénie; ^moi, je vous embrasse de tout
cœur.
» HÉLOÏSEDE ViLl.EFORT. »
« P. S. Faites-moi donc trouver chez vous d'une
façon quelconque avec ce comte de Monte-Cristo, je
veux absolument le revoir. Au reste, je viens d'obte-
nir de M. de Villefort qu'il lui fasse une visite; j'es-
père qu'il la lai rendra . »
Le soir, l'événement d'Auteuil faisait le sujet de
toutes les conversations : Albert le racontait à sa
mère, Château-Renaud au Jockey-Club, Debray dans
— 162 —
le salon du ministre: Beauchamp lui-même fit au
comte la galanterie, dans son journal, d'un fait-divers
de vingt lignes, qui posa le noble étranger en héros
auprès de toutes les femmes de Taristocralie.
Beaucoup de gens allèrent se faire inscrire chez
madame de Villefort afin davoir le droit de renouveler
leur visite en temps utile et d'entendre alors de
sa bouche tous les détails de cette pittoresque aven-
ture.
Quant à M. de Yillefort. comme l'avait dit Héloïse,
il prit un habit noir, des gants blancs, sa plus belle
livrée et monta dans son carosse qui vint, le même
soir, s'arrêter à la porte du numéro 50 de la maison
des Champs-Elysées.
XI. — Idéologie.
Si le comte de Monte-Cristo eût vécu depuis long-
temps dans le monde parisien, il eût apprécié de toute
sa valeur la démarche que faisait près de lui M. de
Yillefort.
Bien en cour, que le roi régnant fût de la branche
aînée ou de la branche cadette, que le ministre gou-
vernant fût doctrinaire, libéral ou conservateur: ré-
puté habile par tous, comme on répute généralement
habiles les gensqui n'ont jamais éprouvé d'échecs po-
litiques : haï de beaucoup, mais chaudement protégé
par quelques-uns sans cependant être aimé de per-
sonne: 3î. de Villefort avait une des hautes positious
de la nisgistraturj, et se tenait à cette hauteur comme
uîi Rarlay ou comme un Mole. Son salon, régénéré
par une jeune femme et par une fille de son premier
mariage à peine âgée de dix-huit ans, n'en était pas
— 163 —
moins un de ces salons sévères de Paris oùTon observe
le culte des traditions ci la religion de l'étiquette. La
politesse froide, la fidélité absolue aux principes gou-
vernementaux; un mépris profond des théories et des
théoriciens, la haine profonde des idéologues, tels
étaient éléments de la vie intérieure et publique aflS-
chés par M. de Yillefort.
M. de Yillefort n'était pas seulement magistrat,
c'était presque un diplomate. Ses relations avec l'aO'
cienné cour, dont il parlait toujours avec dignité et
respect, le faisaient respecter de la nouvelle, et il
savait tant de choses que non-seulement on le ména-
geait toujours, mais encore qu'on le consultait quel-
quefois. Peut-être n'en eût-il pas été ainsi si l'on eût
pu se débarrasser de M. de YiUefort : mais il ha-
bitait, comme ces seigneurs féodaux rebelles à leur
suzerain, une forteresse inexpugnable. Cette forte-
resse, c'était sa charge de procureur du roi. dont il
exploitait merveilleusement tous tes avantages, ef
qu'il n'eût quittée que pour se faire député et pour
remplacer ainsi la neutralité par de l'opposition.
En général, M. de Yillefort faisait ou rendait peu
de visite. Sa femme visitait pour lui ; c'était chose
reçue dans le monde, où l'on m^-ttait sur le compte
des graves et nombreuses occupations du magistrat ce
qui n'était en réalité qu'un calcul d'orgueil, qu'une
quintessence d'aristocratie, l'application enfin de cet
axiome : Fais semblant de l'estimer^ et on t'estimera_,
axiome plus utile cent fois dans notre société que
celui des Grecs : Connais-toi toi-même^ remplacé de
nos jours par l'art moins difficile et plus avantageux
de connaître les autres.
Pour ses amis, M. de Yil'efort était un protecteur
puissant: pour ses ennemis, c'était un adversaire
sourd, mais acharné ; pour les indiiiérents, c'était la
— 164 —
statue de la loi faite homme ; abord hautain, physio-
nomie impassible, regard terne et dépoli ou insolem-
ment perçant et scrutateur, tel était l'homme dont
quatre révolutions habiknicnt entassées l'une sur
l'autre avaient d'abord construit, puis cimenté le pié-
destal.
M. de 'Villefort avait la réputation d'être l'homme
le moins curieux et le moins banal de France : il don-
nait un bal tous les ans et n'y paraissait qu'un quart
d'heure, c'est-à-dire quarante-cinq minutes de moins
que ne le fait le roi aux siens : jamais on ne le voyait
ni aux théâtres, ni aux concerts, ni dans aucun lieu
public: quelquefois, mais rarement, il faisait une
partie de whist, et l'on avait soin alors de lui choisir
des joueurs dignes de lui : c'était quelque ambassa-
deur, quelque archevêque, qnclquc prince, quelque
président, ou enfin qnelque duchesse douairière.
Voilà quel était l'homme doué dout la voiture venait
de s'arrêter devant la porte du comte de Monte-
Cristo.
Le valet de chambre annonça M. de Villefort au
moment où le comte, incliné sur une grande table,
suivit sur une carte un itinéraire de Saint-Pétersbourg
en Chine.
Le procureur du roi entra du mémo pas grave et
compassé qu'il entrait au tribunal: c'était bien le
même homme, ou plutôt la suite du même homme que
nous avons vu autrefois substitut à Marseille. La na-
ture, conséquente avec ses principes, n'avait rien
changé pour lui au cours qu'elle devait suivre. De
mince, il était devenu maigre, de pâle il était devenu
jaune ; ses yeux enfoncés étaient caves, et ses lunettes
aux branches d'or, en posant sur l'orbite, semblaient
faire partie de la figure ; excepté sa cravate blanche,
}e reste de son costume était parfaitement noir ; et
— 165 —
cette couleur funèbre n'était tranchée que par le
léger liséré de ruban rouge qui passait imperceptible
par sa boutonnière, et qui semblait une ligne de sang
tracée au pinceau.
Si maître de lui que fût Monte-Cristo, il examina
avec une visible curiosité, en lui rendant son salut, le
magistrat qui, défiant par habitude, et peu crédule
surtout quant aux merveilles sociales, était plus dis-
posé à voir dans le noble étranger, c'était ainsi qu'on
appelait déjà Monte-Cristo, un chevalier d'industrie
venant exploiter un nouveau théâtre, ou un malfai-
teur en état de rupture de ban, qu'un princedu saint-
siége ou un sultan des Mille et une Nuits.
— Monsieur, dit Viilefort avec ce ton glapissant
affecté ipar les magistrats dans leurs périodes ora-
toires, et dont ils ne peuvent ou ne veulent pas se
défaire dans la conversation ; monsieur, le service
signalé que vous avez rendu hier à ma femme et à
mon fils me fait un devoir de vous remercier. Je
viens donc m"acquitter de ce devoir et vous exprimer
toute ma reconnaissance.
Et en prononçant ces paroles, l'œil sévère du ma-
gistrat n'avait rien perdu de son arrogance habi-
tuelle. Ces paroles qu'il venait de dire, il les avait
articulées avec sa voix de procureur général, avec
cette roideur inflexible de cou et d'épaules qui faisait,
comme nous le répétons, dire à ses flatteurs qu'il était
la statue vivante de la loi.
— Monsieur, répliqua le comte à son tour avec une
froideur glaciale, je suis fort heureux d'avoir pu con-
server un fils à sa mère, car on dit que le sentiment
de la maternité est le plus saint de tous, et ce bon-
heur qui m'arrive vous dispensait, monsieur, de rem-
plir un devoir dont l'exécution m'honore sans doute,
car je sais que monsieur de "Viilefort ne prodigue pas
IV. Il
— 166 —
le faveur qu'il me fait, mais qui. si précieusa qu'elle
soit cependant, ne vaut pas pour moi la satisfaction
intérieure.
Villefort, étonné de celte sortie, à laquaîle il ne
s'attendait pas, tressaillit comme un soldat qui sent le
coup qu'on lui porte sous l'armure dont il est couvert,
et un pli de sa lèvre dédaigneuse indiqua que dès l'a-
bord il ne tenait pas le comte de Monte-Cristo pour
un gentilhomme bien civil.
II jeta les yeux autour de lui pour raccrocher à quel-
que chose la conversation tombée, et qui semblait
s'être brisée en tombant.
Il vit la carte qu'interrogeait Monte-Cristo au mo-
ment où il était entré, et il reprit :
— Vous vous occupezde géographie, monsieur? C'est
une riche étude- pour vous surtout qui, à ce qu'on as-
sure, avez vu autant de pays qu'il y en a de gravés sur
cet atlas. — Oui. monsieur, répondit le comte, j'ai
voulu faire sur l'espèce humaine prise en masse ce que
vous pratiquez chaque jour sur des exceptions, c'est-
à-dire une étude physiologique. J'ai pensé qu'il me
serait plus facile de descendre ensuite du tout à la
partie, que de la partie au tout. C'est un axiome algé-
brique qui veut que l'on procède du connu à l'inconnu
et non de l'inconnu au connu... Mais asseyez-vous
donc, monsieur, je vous en supplie.
Et Monte-Cristo indiqua de la main au procureur
du roi un fauteuil que celui-ci fut obligé de prendre
la peine d'avancer lui-même, tandis que lui n'eut que
celle de se laisser retomber dans celui sur lequel il
était agenouillé quand le procureur du roi était entré :
de cette façon, le comte se trouva à demi-lourné vers
son visiteur, ayant le dos à la fenêtre et le coude ap-
puyé sur la carte géographique, qui faisait, pour le
moment, l'objet de la conversation, conversation qui
— 167 —
prenait, comme elle l'avait fait chez Morcerf et Dan-
glars, une tournure tout à fait analogue, sinon à la
situation, du moins aux personnages. — Âb ! vous phi-
losophez, reprit Villefort après un instant de silence,
pendant lequel, comme un athlète qui rencontre unrude
adversaire, il avait fait provision de forces. Eh bien !
monsieur, parole d'honneur si, comme vous, je n'avais
rien à faire, je chercherais une moins triste occupa-
tion. — C'est vrai, monsieur, reprit Monte-Cristo, et
l'homme est une laide chenille pour celui qui l'étudié
au microscope solaire. Mais vous venez de dire, je
crois, que je n'avais rien à faire. Voyons, par hasard,
croyez-vous avoir quelque chose à faire, vous, mon-
sieur? ou, pour parler plus clairement, croyez-vous
que ce que vous faites vaille la peine de s'appeler quel-
que chose?
L'étonnement de Villefort redoubla à ce second
coup si rudement porté par cet étrange adversaire; il
y avait longtemps que le magistrat ne s'était entendu
dire un paradoxe de cette force, ou plutôt, pour parler
plus exactement, c'était la première fois qu'il l'enten-
dait.
Le procureur du roi se mit à l'œuvre pour répon-
dre.
— Monsieur, dit-il, vous êtes étranger, et, vous le
dites vous-même, je crois, une portion de votre vie
s'est écoulée dans les pays orientaux; vous ne savez
donc pas combien la justice humaine, expéditive en
ces contrées barbares, a chez nous des allures pru-
dentes et compassées? — Si fait, monsieur, si fait;
c'est lepede claudo antique. Je sais tout cela, car c'est
surtout de la justice de tous les pays que je me suis
occupé, c'est la procédure criminelle de toutes les na-
tions que j'ai comparée à la justice naturelle; et, je dois
le dire, monsieur, c'est encore cette loi des peuples
— 168 —
primitifs , c'est-à-dire la loi du talion . que j'ai le
plus trouvée selon le cœur de Dieu.— Si celte loi était
adoptée, monsieur, dit le procureur du roi, elle sim-
plifierait fort nos codes, et c'est pour le coup que nos
magistrats n'auraient, comme tous le disiez tout à
l'heure, plus grand'ihose à faire.— Cela viendra peut-
être, dit Monte-Cristo ; vous savez que les inventions
humaines marchent du composé au simple, ef que le
simple est toujours la perfection. — En attendant,
monsieur, dit le magistrat, nos codes existent, avec
leurs articles contradictoires, tirés des coutumes gau-
loises, des lois romaines, des usages francs; or, la
connaissance de toutes ces lois-là, vous en convien-
drez, ne s'acquiert pas sans de longs travaux, et il faut
une longue étude pour acquérir cette connaissance et
une grande puissance de tète, cette connaissance une
fois acquise, pour ne pas l'oublier. — Je suis de cet
avis-là. monsieur: mais tout ce que vous savez, vous,
à regard de ce code français, je le sais, moi, ^non-seu-
lement à l'égard de ce code, mais à l'égard du code de
toutes les nations : les lois anglaises, turques, japo-
naises, indoues me sont aussi familières que les lois
françaises; et j'avais donc raison de dire que, relative-
ment (vous savez que tout est relatif, monsieur], que
relativement atout ce que j'ai fait, vous avez bien peu
de choses à faire, et que relativement à ce que j'ai ap-
pris, vous avez encore bien de choses à apprendre.
— Mais dans quel but avez-vous appris tout cela ? re-
prit Yiliefort étonné.
Monte-Cristo =ourit.
— Bien, monsieur, dit-il; je vois que, malgré la
réputation qu'on >ous a faite d'homme supérieur, vous
voyez toutes choses au point de vue matériel et vul-
gaire de la société, commençant à l'homme et finissant
à Thomme, c'est-à-dire au point de vue le plus res-
— 169 —
treint elle plus étroit qu'il^a été permis àrintcUigcnce
humaine d'embrasser. — Expliquez-vous, monsieur,
dit Villefort de plus en plus étonné; je ne vous com-
prends pas... très-bien. — Je dis, monsieur, que, les
yeux fixés sur l'organisation sociale des nations, vous
ne voyez quelles ressorts de la machine, et non Tou-
vrier sublime qui la fait agir ; je dis que vous ne re-
connaissez devant vous et autour de vous que les titu-
laires des places dont les brevets ont été signés rar
des ministres ou par un^roi, et que les hommes que
Dieu a rais au-dessus des titulaires, des ministres et
des rois, en leur donnant une mission à poursuivre au
lieu d"une place à remplir, je dis que ceux-là échap-
pent à votre courte vue. C'est le propre de la faiblesse
humaine aux organes débiles et incon^plets. Tobie
prenait l'ange qui devait lui rendre la vue pour un
jeune homme ordinaire. Les nations prenaient Attila,
qui devait les anéantir, pour un conquérant comme
tous les conquérants, et il a fallu que tous révélassent
leurs missions célestes pour qu'on les reconnût, il a
fallu que l'un dit : — Je suis l'ange du Seigneur — et
l'autre : — Je suis le marteau de Dieu, — pour que
l'essence divine da tous deux fut révélée.— Alors, dit
Villefort de plus en plus étonné et croyant parler à un
illuminé ou à un fou, vous vous regardez comme un de
ces êtres extraordinaires que^vous venez de citer, —
Pourquoi pas? dit froidement Monte-Cristo. — Pardon,
monsieur, reprit Villefort abasourdi, mais vousmei-
cuserez si, en me présentant chez vous, j'ignorais me
présenter chez un homme dont les connaissances et
dont l'esprit dépassent de si loin les connaissances
ordinaires et l'esprit habituel des hommes. Ce n'est
point l'usage chez nous, malheureux corrompus de la
civilisation, queles gentilshommes possesseurs comme
vous d'une fortune immense, du moins à ce qu'on as-
— 170 —
sure, remarquez que je n'interroge pas. que seule-
ment je répètC; ce n'est pas l'usage, dis-je. que ces
privilégiés des richesses perdent leur temps à des
spéculations sociales, à des rêves philosophiques faits
tout au plus pour consoler ceux que le sort a déshéri-
"tés des biens de la terre.
— Eh ! monsieur, reprit le comte, en êtes-vous donc
arrivé à la situation érainente que vous occupez sans
avoir admis, et même sans avoir rencontré des excep-
tions : et n'exercez-vous jamais votre regard, qui aurait
cependant tant besoin de finesse et de sûreté, à deviner
d'un seul coup sur quel homme est tombé votre re-
gard ? Un magistrat ne devrait-il pas être, non pas le
meilleur applicateur de la loi, non pas le plus rusé
interprète des obscurités de la chicane, mais une sonde
d'acier pour éprouver les cœurs, mais une pierre de
touche pour essajer l'or dont chaque âme est toujours
faite avec plus ou moins d alliage? — Monsieur, dit
Tiik'fort, A eus me confondez, sur ma parole, et je n'ai
jamais entendu parler personne comme vous faites.
— C'est que vous êtes constamment resté enfermé
dans le cercle des conditions générales, et que vous
n'avez jamais osé vous élever d'un coup d'aile dans les
sphères supérieures que Dieu a peuplées d'êtres invi-
sibles ou exceptionnels. — Et vous admettez, mon-
sieur, que ces sphères existent, que les êtres excep-
_tionnels et invisibles se mêlent à nous? — Pourquoi
pas ? est-ce que vous voyez l'air que vous respirez et
sans lequel vous ne pourriez pss vivre ? — Alors nous
ne vojons pas ces êtres dont vous parlez? — Si fait,
vous les voyez quand Dieu permet qu'ils se matéria-
lisent ; vous les touchez, vous les coudoyez, vous leur
parlez, et ils vous répondent. — Ah ! dit 'V'illefort, en
souriant, j'avoue que je voudrais bien être prévenu
quand un de ces êtres se trouvera en contact avec
— 171 ^
moi. — Vous avez été servi à votre guise , monsieur;
car vous avez été prévenu tout à Iheure, et maintenant
encore je vous préviens. — Ainsi, vous même... — Je
suis un de ces êtres exceptionnels , oui , monsieur, et
je crois que. jusqu'à ce jour, aucun homme ne s'est
trouvé dans une position semblable à la mienne. Les
royaumes des rois sont limités, soit par des mon-
tagnes, soit par des rivières, soit par un changement
de mœurs, soit par une mutation de langage. Mon
royaume . à moi, est grand comme le monde , car je
ne suis ni Italien, ni Français, ni Indou, niAméricain,
ni Espagnol ; je suis cosmopolite. Nul pays ne peut
dire qu'il m'a vu naître. Dieu seul sait quelle contrée
me verra mourrir. J'adopte tous les usages, je parle
toutes les langues. Vous me croyez Français, vous,
n'est-ce pas, car je parle français avec la même facilité
et la même pureté que vous ? eh bien ! Ali, mon Nu-
bien, me croit Arabe ; BertucciO; mon intendant, me
croit Romain ; Haydée, mon esclave . me croit Grec.
Donc vous comprenez, n'étant d'aucun pays, ne de-
mandant protection à aucun gouvernement, ne recon-
naissant aucun homme pour mon frère, pas un seul
des scrupules qui arrêtent les puissants ou des ob-
stacles qui paralysent les faibles, ne me paralyse ou
ne m'arrête. Je n'ai que deux adversaires; je ne dirai
pas deux vainqueurs, car avec de la persistance je les
soumets ; c'est la distance et le temps. Le troisième, et
le plus terrible , c'est ma condition d'homme mortel.
Celle-là seule peut m'arrêter dans le chemin où je
marche , et avant que je n"aie atteint le but auquel je
tends : tout le reste, je l'ai calculé. Ce que les hommes
appellent les chances du sort, c'est-à-dire la ruine, le
changement, les éventualités, je les ai toutes prévues;
et si quelques-unes peuvent m'atteindre, aucune ne
peut me renverser. A moins que je ne meure, je serai
— 172 —
toujours ce que je suis ; voilà pourquoi je vous dis des
choses que vous n'avez jamais entendues, même de la
bouche des rois, car les rois ont besoin de vous, elles
autres hommes en ont peur. Qui est-ce qui ne se dit
pas, dans une société aussi ridiculement organisée
que la nôtre :
a Peut-être un jour aurai-je affaire au procureur
du roi ! »
— Mais, vous-même, monsieur, pouvez-vous dire
cela ? car, du moment où vous habitez la France, vous
êtes naturellement soumis aux lois françaises. — Je
le sais, monsieur, répondit Hîonte-Cristo ; mais quand
je dois aller dans un pays, je commence à étudier, par
des moyens qui me sont propres, tous les hommes
dont je puis avoir quelque chose à espérer où à
craindre , et j'arrive à les connaître aussi bien , et
mieux peut-être, qu'ils ne se connaissent eux-mêmes.
Cela amène ce résultat, que le procureur du roi. quel
qu'il fût . à qui j'aurais affaire, serait très-certaine-
ment plus embarrassé que moi-même. — Ce qui veut
dire , reprit avec hésitation Villefort , que la nature
humaine étant faible, tout homme, selon vous, a com-
mis... des fautes. — Des fautes... ou des crimes, ré-
pondit négligemment Monte-Cristo. — Et que vous
seul, parmi les hommes que vous ne reconnaissez pas
pour vos frères, vous l'avez dit vous-même, reprit Vil-
lefort d'une voix légèrement altérée, et que vous seul
êtes parfait ? — Non point parfait, répondit le comte,
impénétrable , voilà tout. Mais brisons là-dessus ,
monsieur, si la conversation vous déplaît : je ne suis
pas plus menacé de votre justice que vous ne l'êtes de
ma double vue. — Non ! non ! monsieur, dit vivement
Villefort, qui. sans doute, craignait de paraîtra aban-
donner le terrain ; non ! Par votre brillante et presque
sublime conversation, vous m'avez élevé au-dessus
— 173 —
des niveaux ordinaires; nous ne causons plus, nous
dissertons. Or, vous savez combien les théologiens en
chaire de Sorbonne , ou les philosophes dans leurs ,
disputes se disent parfois de cruelles vérités : suppo-
sons que nous faisons de la théologie sociale et de la
philosophie théologique, je vous dirai donc celle-ci
toute rude qu'elle est : Mon frère, vous sacrifiez à
l'orgueil ; vous êtes au-dessus des autres, mais au-
dessus de vous il y a Dieu. — Au-dessus de tous,
monsieur, répondit Monte-Cristo ; avec un accent si
profond que Villefort en frissonna involontairement.
J'ai mon orgueil pour les hommes, serpents toujours
prêts à se dresser contre celui qui les dépasse du front
sans les écraser du pied. Mais je dépose cet orgueil
devant Dieu qui m'a tiré du néant pour me faire ce
que je suis. — Alors, monsieur le comte, je vous ad-
mire, dit Villefort. qui pour la première fois dans cet
étrange dialogue , venait d'employer cette formule
aristocratique vis-à-vis de l'étranger qu'il n'avait jus-
que-là appelé que Monsieur. Oui . je vous le dis , si
vous êtes réellement fort, réellement supérieur, réel-
lement saint ou impénétrable, ce qui, vous avez raison,
revient à peu près au même : soyez superbe, monsieur ;
c'est la loi des dominations. Mais vous avez bien ce-
pendant une ambition quelconque ? — J'en ai eu
une , monsieur. — Laquelle ? — Moi aussi , comme
cela est arrivé à tout homme une fois dans sa 'vie, j'ai
été enlevé par Satan sur la plus haute montagne de la
terre ; arrivé là, il me montra le monde tout entier, et
comme il avait dit autrefois au Christ, il m'a dit à
moi : « Toyons , enfant des hommes , pour m'adorer
que veux-tu? » Alors j'ai réfléchi longtemps, car, de-
puis longtemps une terrible ambition dévorait effecti-
vement mon cœur; puis je lui répondis : «Écoute,
j'ai toujours entendu parler de la Providence, et ce-
— 174 —
pendant je ne l'ai jamais vue, ni rien qui lui ressemble,
ce qui me fait croire qu'elle n'existe pas : je veux être
la Proyidcnce, car ce que je sais de plus beau, de plus
grand et de plus sublime au monde , c'est de récom-
penser et de punir. » Mais Salan baissa la tête et
poussa un soupir. « Tu te trompes, dit-il , la Provi-
dence existe : seulement tu ne la vois pas, parce que,
fille de Dieu , elle est invisible comme son père. Tu
n'a rien vu qui lui ressemble , parce qu'elle procède
par des ressorts cachés , et marche par des voies
obscures ; tout ce que je puis faire pour toi . c'est de
le rendre un des agents de cette Providence. » Le
marché fut fait, j'y perdrai peut-être mon âme ; mais
n'importe, reprit Monte-Cristo, et le marché serait à
refaire que je le ferais encore.
Villefort regardait Monte-Cristo avec un suprême
étonnement.
— Monsieur le comte, dit-il, avcz-vous des parents?
— Non, monsieur, je suis seul au monde. — Tant
pis! — Pourquoi? demanda Monte-Cristo. — Parce
que vous auriez pu voir un spectacle propre à briser
votre orgueil. Tous ne craignez que la mort, dites-
vous ? — Je ne dis pas que je la craigne, je dis qu'elle
seule peut marrêter. — Et la vieillesse ? — Ivia mis-
sion sera remplie avant que je ne sois vieux. — Et la
folie ? — J"ai manqué de devenir fou, et vous connais-
sez l'axiome no7i lis in idem/ c'est un axiome cri-
minel, et qui, par conséquent, est de votre ressort. —
Monsieur, reprit Villefort, il y a encore autre chose
à craindre que la mort, que la vieillesse, ou que la
folie : il y a, par exemple, l'apoplexie, ce coup de
foudre qui vous frappe sans vous détruire, et après
lequel cependant tout est fini. C'est toujours vous et
cependant vous n'êtes plus vous : vous qui touchiez,
comme Ariel, à l'ange, vous n'êtes plus qu'une masse
— 175 —
inerte, qui, comme Caliban, louche à la bête; cela
s'appelle tout bonnement, comme je vous le disais,
dans la langue humaine, une apoplexie. Venez, s'il
vous plaît, continuer cette conversation chez moi,
monsieur le comte, un jour que vous aurez envie de
rencontrer un adversaire capable de vous comprendre,
et avide de vous réfuter, et je vous montrerai mon
père, M. Noirtier de Villefort, un des plus fougueux
jacobins de la révolution française, c'est-à-dire la plus
brillante audace mise au service de la plus vigoureuso
organisation, un homme qui, comme vous, n'avait
peut-être pas vu tous les royaumes de la terre, mais
avait aidé à bouleverser un des plus puissants, un
homme enfin, qui, comme vous, se prétendait un des
envoyés, non pas de Dieu, mais de l'Être suprême,
non pas de la Providence, mais de la fatalité ; eh bien !
monsieur, la rupture d'un vaisseau sanguin dans un
lobe du cerveau a brisé tout cela, non pas en un jour,
non pas en une heure, mais en une seconde. La veille,
M. Noirtier, ancien jacobin, ancien sénateur, ancien
carbonaro, riant de la guillotine, riant du canon,
riant du poignard, M. ÎVoirtier jouant avec les révo-
lutions, M. Noirtier pour qui la France n'était qu'un
vaste échiquier duquel pions, tours, cavaliers et reine
devaient disparaître pourvu que le roi fût mat, M. de
Noirtier, si redoutable, était le lendemain ce pauvre
monsieur Noirtier. vieillard immobile, livré aux vo-
lontés de l'être le plus faible de la maison, c'est-à-dire
de sa petite-fille Yalcnline ; un cadavre muet et glacé
enfin, qui ne vit sans souffrance que pour donner le
temps à la matière d'arriver sans secousse à son en-
tière décomposition. — Hélas ! Monsieur, dit Monte-
Cristo, ce spectacle n'est étranger ni à mes yeux ni à
nia pensée; je suis quelque peu médecin, et j'ai,
comme mes confrères, cherché plus d'une fois l'âme
— 176 —
dans la matière vivante ou dans la matière morte; e
comme la Providence, elle est restée invisible à mest
yeux, quoique présente à mon cœur. Cent auteurs, de-
puis Socratc, depuis Sénèque, depuis saint Augustin,
depuis Gall, ont fait en prose, ou en vers, le rappro-
chement que vous venez de faire ; mais cependant je
comprends que les souffrances d'un père puissent opé-
rer de grands changements dans l'esprit de son fils.
J'irai; monsieur, puisque vous voulez bien m'y enga-
ger, contempler au profit de mon humilité ce terrible
spectacle, qui doit fort attrister votre maison. — Cela
serait sans doute, si Dieu ne m'avait point donné une
large compensation. En face du vieillard qui descend
en se traînant vers la tombe sont deux enfants qui
rentrent dans la vie : Valentine. une fille de mon pre-
mier mariage avec mademoiselle Renée de Saint-
Méran, et Edouard, ce fils à qui vous avez sauvé la
vie. — Et que concluez-vous de cette compensation,
monsieur ? demanda Monte-Cristo. — Je conclus ,
monsieur, répondit Yillefort. que mon père, égaré par
les passions, a commis quelques-unes de ces fautes
qui échappent à la justice humaine, mais qui relèvent
de la justice de Ditu !... et que Dieu, ne voulant pu-
nir qu'une seule personne, n'a frappé que lui seul.
Monte-Cristo, le sourire sur les lèvres, poussa au
fond du cœur un rugissement qui etit fait fuir Ville-
fort, si Villefûrt eût pu l'entendre.
— Adieu, monsieur, reprit le magistrat qui. depuis
quelque temps déjà, s'était levé et parlait debout; je
vous quitte, emportant de vous un souvenir d'estime
qui, je l'espère, pourra vous être agréable lorsque
■vous me connaîtrez mieux, car je ne suis point un
homme banal, tant s'en faut. Vous vous êtes fait d'ail-
leurs dans madame de Villefort une amie éternelle.
Le comt« salua et se contenta de reconduire jusqu'à
— 177 —
la porte de son cabinet seulement Villefort, lequel
regagna sa voiture, précédé de deux laquais qui, sur
un signe de leur maître, s'empressaient de la lui ou-
vrir.
Puis, quand le procureur du roi eut disparu :
— Allons, dit Monte-Cristo en tirant avec effort un
soupir de sa poitrine oppressée; allons, assez de poison
comme cela, et maintenant que mon cœur en est plein,
allons chercher l'antidote.
Et frappant un coup sur le timbre retentissant :
— Je monte chez madame, dit-il à Ali; que dans
une demi-heure la voiture soi prête !
XII. — Haydée.
On se rappelle quelles étaient les nouvelles ou
plutôt les anciennes connaissances du comte de Monte-
Cristo qui demeurait rue Meslay : c'étaient Maximi-
lien, Julie et Emmanuel.
L'espoir de celte bonne usité qu'il allait faire, de
ces quelques moments heureux qu'il allait passer, de
cette lueur du paradis glissant dans l'enfer où il s'était
volontairement engagé, avait répandu, à partir du
moment où il avait perdu de vue Villefort. la plus
charmante sérénité sur le visage du comte, et Ali qui
était accouru au bruit du timbre, en voyant ce visage
ainsi rayonnant d'une joie si rare, s'était retiré sur la
pointe du pied et la respiration suspendue, comme
pour ne pas effaroucher les bonnes pensées qu'il
croyait voir voltiger autour de son maître.
Il était midi : le comte s'était réservé une heure
pour monter chez Haydée ; on eût dit que la joie ne
pouvait rentrer tout à coup dans cette âme si long-
- 178 —
temps brisée, et qu'elle avait besoin de se préparer
aux émotions douces, comme les autres âmes ont be-
soin de se préparer aux émotions violentes.
La jeune Grecque était, comme nous l'avons dit,
dans un appartement entièrement séparé de l'appar-
tement du comte, Cet appartement était tout entier
meublé à la manière orientale : c'est-à-dire que les
parquets étaient couverts d'épais tapis de Turquie,
que des étoffes de brocart retombaient le long des
murailles, et que. dans chaque pièce, un large divan
régnait tout autour de la chambre avec des piles de
coussins qui se déplaçaient à la volonté de ceux qui
en usaient.
Haydée avait trois femmes françaises et une femme
grecque. Les trois femmes françaises se tenaient dans
la première pièce, prêtes à accourir au bruit d'une
petite sonnette d'or et à obéir aux ordres de l'esclave
romaïque, laquelle savait assez de français pour trans-
mettre les volontés de sa maîtresse à ses trois camé-
rières , auxquelles Monte-Cristo avait recommandé
d'avoir pour Haydée les égards que l'on aurait pour
une reine.
La jeune fille était dans la pièce la plus reculée de
son appartement, c"est-à-dire dans une espèce de bou-
doir rond, éclairé seulement par le haut, et dans le-
quel le jour ne pénétrait qu'à travers des carreaux de
verre rose. Elle était couchée à terre sur des coussins
de satin bleu brochés d'argent, à demi renversée en
arrière sur le divan, encadrant sa tête avec son bras
droit mollement arrondi, tandis que, du gauche, elle
fixait à ses lèvres le tube de corail dans lequel était
enchâssé le tuyau flexible d'un narguillé, qui ne lais-
sait arriver la vapeur à sa bouche que parfumée par
l'eau de benjoin, à travers laquelle sa douce aspira-
tioa la forçait de passer.
— 179 —
Sa pose, toute naturelle pour une femme d'Orient,
eût été pour une Française d'une coquetterie peut-
être un peu affectée.
Quant à sa toilette, c'était celle des femmes épirotes,
cest-à-dire un caleçon de satin blanc broché de fleurs
roses, et qui laissait à découvert deux pieds d'enfant
qu'on eût cru de marbre de Paros, si on ne les eût vus
se jouer avec deux petites sandales à la pointe recour-
bée, brodées d'or et de perles ; upe veste à longues
raies bleues et blanches, à larges manches fendues par
les bras, avec des boutonnières d'argent et de boutons
de perles ; enlin une espèce de corset laissant, par sa
coupe ouverte en cœur, voir le cou et tout le haut de
la poitrine, et se boutonnant au-dessous du sein par
trois boutons de diamant. Quant au bas du corset et
au haut du caleçon, ils étaient perdus dans une de ces
ceintures aux vives couleurs et aux longues franges
soyeuses qui font l'ambition de nos él 'gantes Pari-
siennes.
La Ictc était coiffée d'une petite calotte d'or brodée
de perles, inclinée sur le côté, et au-dessous de la ca-
lotte, du côté où elle inclinait, une belle rose naturelle
de couleur pourpre ressortait mêlée à des cheveux si
noirs qu'ils paraissaient bleus.
Quant à la beauté de ce visage, c'était la beauté
grecque dans toute la perfection de son type, avec ses
grands yeux noirs veloutés , son nez droit, ses lèvres
de corail et ses dents do perles.
Puis, sur ce charmant ensemble, la fleur de la jeu-
nesse était répandue avtc tout son éclat el tout son par-
fum; Haydée pouvait avoir dix-neuf ou vingt ans.
Monte-Cristo appela la suivante grecque , et 6t de-
mander à Haydée la permission d'entrer auprès d'elle.
Pour toute réponse , Haydée fit signe à la suivante
de relever la tapisserie qui pendait devant la porte ,
— 180 —
dont le chambranle carré encadrala jeune fille couchée
comme un charmant tableau.
Monte-Cristo s'avança.
Haydéc se souleva sur le coude qui tenait le nar-
guillé , et tendant au comte sa main en même temps
qu'elle l'accueillait avec un sourire :
— Pourquoi, dit-elle dans sa langue sonore des filles
de Sparte et d'Athènes, pourquoi me fais-tu demander
la permission d'entrer chez moi ? N'es-tu plus mon
maître, ne suis-je plus ton esclave?
Monte-Cristo sourit à son tour.
— Haydéc. dit-il, vous savez... — Pourquoi ne me
dis-tu pas tu comme d'habitude? interrompit la jeune
Grecque ; ai-je donc commis quelque faute ? En ce cas
il faut me punir, mais non pas me dire vous. — Hay-
déc, reprit le comte, tu sais que nous sommes en
France, et par conséquent que tu es libre. — Libre de
quoi faire ? demanda la jeune fille. — Libre de me
quitter. — Te quitter!... et pourquoi te quitterais-je?
— Que sais-jc, moi ? nous allons voir le monde. — Je
ne veux voir personne. — Et si parmi les beaux jeunes
gens que tu rencontreras , tu en trouvais quelqu'un
qui te plût, je ne serais pas assez injuste... — Je n'ai
jamais vu d'hommes plus beaux que toi , et je n'ai ja-
mais aimé que mon père et toi. — Pauvre enfant, dit
3Ionte-Cristo , c'est que tu n'as guère parlé qu'à ton
père et à moi. — Eh bien ! qu"ai-je besoin de parler à
d'autres? Mon père m'appelait sa joie^ toi tu m'ap-
pelles ton amour,, et tous deux vous m'appelez votre
enfant. — Tu te rappelles ton père, Haydée ?
La jeune fille sourit.
— Il est là et là, dit-elle en mettant la main sur ses
yeux et sur son cœur. — Et moi, où suis-je? demanda
en souriant Monte-Cristo. — Toi, dit-elle, tu es
partout.
- 181 —
Monte-Cristo prit la main à Hajdée pour la baiser;
mais la naïve enfant retira sa main et présenta son
front. — Maintenant, Hajdée. lui dit-il , tu sais que tu
es libre, que tu es maîtresse, que tu es reine; tu peux
garder ton costume ou le quitter à ta fantaisie; tu res-
teras ici quand tu voudras rester, tu sortiras quand
tu voudras sortir : il y aura toujours une voiture atte-
lée pour toi ; Ali et Myrto t'accompagneront partout
et seront à tes ordres ; seulement, une seule chose, je
te prie. — Dis. — Garde le secret sur ta naissance, ne
dis pas un mot de ton passé; ne prononce dans aucune
occasion le nom de ton illustre père , ni celui de ta
pauvre mère. — Je te l'ai déjà dit, seigneur, je ne ver-
rai personne. — Écoute, Haydée; peut-être cette réclu-
sion tout orientale sera-t-elle impossible à Paris; con-
tinue d'apprendre la vie de nos pays du nord comme
tu l'as fait à Rome, à Florence, à Milan et à Madrid;
cela te servira toujours , que tu continues à vivre ici
ou que tu retournes en Orient.
La jeune fille leva sur le comte ses grands yeux hu-
mides, et répondit:
— Ou que nous retournions en Orient, veux-tu dire,
n'est-ce pas, mon seigneur?— Oui, ma fille, dit Monte-
Cristo ; tu sais bien que ce n'est jamais moi qui te
quitterai. Ce n'est point l'arbre qui quitte la fleur,
c'est la fleur qui quitte l'arbre. — Je ne te quitterai
jamais , seigneur , dit Haydée , car je suis sûre
que je ne pourrais pas vivre sans toi. — Pauvre
enfant ! dans dix ans je serai vieux et dans dix ans tu
seras toute jeune encore. — Mon père avait une longue
barbe blanche ; cela ne m'empêchait point de l'aimer;
mon père avait soixante ans , et il me paraissait plus
beau que tous les jeunes hommes que je voyais. —
Mais voyons, dis-moi, crois-tu que tu t'habitueras ici?
— Te yerrai-je? — • Tous les jours. — Eh bien ! que
IT. 12
— 182 —
me*demandes-tu donc, seigneur? — Je crains que tu
ne t'ennuies.— Non, seigneur, carie matin je penserai
que tu viendras , et le soir, je me 'rappellerai que tu
es venu ; d'ailleurs, quand je suis seule j'ai de grands
souvenirs , je revois d'immenses tableaux , de grands
horizons avec le Pinde et l'Olympe dans le lointain
puis j'ai dans le cœur trois sentiments avec^lesquels
on ne s'ennuie jamais : de la tristesse, de l'amour et
de la reconnaissance. — Tu es une digne fille de
rÉpire, Haydée, gracieuse et poétique, et l'on voit que
tu descends de cette famille de déesses qui est née
dans ton pays. Sois donc tranquille , ma fille , je ferai
en sorte que ta jeunesse ne soit pas perdue, car si tu
m'aimes comme ton père , moi je t'aime comme mon
enfant. — Tu te trompes, seigneur, je n'aimais point
mon père comme je t'aime , mon amour pour toi est
un autre amour : mon père est mort et je ne suis pas
morte, tandis que toi si tu mourais, je mourrais.
Le comte tendit la main à la jeune fille avec un sou
rire plein de profonde tendresse; elle y imprima ses
lèvres comme d'habitude.
Et le comte, ainsi disposé à l'entrevue qu'il allait
avoir avec Hforrel et sa famille, partit en murmurant
ces vers de Pindare :
« La jeunesse est une fleur dont l'amour est le
fruit... Heureux le vendangeur qui le cueille après
l'avoir vu lentement mûrir. »
Selon ses ordres , la voiture était prête. 11 y monta,
et la voiture, comme toujours, partit au galop.
FIN DD QUATRlioiE VOLDIE.
LE COMTE
DE MONTE-CRISTO
LE COMTE
MONTE-CRÏSTO
Par Alexandre Dumas
TOME Ci:«QUIEME
BRUXELLES
WODTERS FRÈRES, IMPRIMEURS-LIBRAIRES
8, rue d'Assaut
1847
LE C03ÏTE
DE MONTE-CRISTO
I. — La famille Moml.
Le comte arriva en quelques minutes rue Meslay,
no7.
La maison était blanche , riante et précédée d'une
cour dans laquelle deux petits massifs contenaient
d'assez belles fleurs.
Dans le concierge qui lui ouvrit cette porte le comte
reconnut le vieux Coclès. Mais comme celui-ci . on se
le rappelle, n'avait qu'un œil, et que depuis neuf ans
cet œil avait encore considérablement faibli. Coclès u»
reconnut pas le comte.
Les voitures, pour s'arrétor devant l'entrée, devaient
tourner afin d'éviter un petit jet d'eau jailiissanl d'un
bassin en rocaille , magnificence qui avait excité bien
des jalousies dans le quartier, et qui était cause qu'eu
appelait cette maison le Petit-Versailles.
V. I
— 6 —
Inutile de dire que dans le bassia manœuvraient
une foule de poissons rouges et jaunes.
La maison, élevée au-dessus d'un étage de cuisines
et de caveaux , avait . outre le rez-de-chaussée , deux
étages pleins et des combles; les jeunes gens l'avaient
achetée avec les dépendances, qui consistaient en un
immense atelier, en deux paillons au fond d'un jardin
et dans le jardin lui-même. Emmanuel avait , du pre-
mier coup d'œil , vu dans cette disposition une petite
spéculation à faire ; il s'était réservé la maison , la
moitié du jardin et avait tiré une ligne , c'est-à-dire
qu'il avait bâti un mur entre lui et les ateliers qu'il
avait loués à bail avec les pavillons et la portion de
jardin qui y était adhérente: de sorte qu'il se trouvait
logé pour une somme assez modique, et aussi bien clos
chez lui que le plus minutieux propriétaire d'un hôtel
du faubourg Saint-Germain.
La salle à manger était de chêne ; le salon d'acajou
et de velours bleu : la chambre à coucher de citron-
nier et de damas vert ; il y avait en outre un cabinet
de travail pour Emmanuel qui ne travaillait pas, et un
salon de musique pour Julie qui n'était pas musi-
cienne.
Le second étage tout entier était consacré à Maii-
milien : il avait là une répétition exacte du logement
de sa sœur, la salle à manger seulement avait été con-
vertie en une salle de billard où il amenait ses amis.
Il surveillait lui-même le pansage de son cheval, et
fumait son cigare à l'entrée du jardin quand la voiture
du comte s'arrêta à la porte.
Codés ouvrit la porte, comme nous l'avons dit, et
Baptistin, s'élançant de son siège, demanda si M. et
madame Herbault et M. Maximilien Morrel étaient
visibles pour le comte de Monte-Cristo.
— Pour le comte de Monte-Cristo 1 s'écria Itiorrel
— 7 —
en jetant son cigare et en s'élançant au devant de son
visiteur : je le crois bien que nous sommes visibles
pour lui. Ah ! merci, cent fois merci, monsieur le
comte, de ne pas avoir oublié votre promesse.
Et le jeune officier serra si cordialement la main du
comte, que celui-ci ne put se méprendre à la franchise
de la manifestation, et il vit bien qu'il avait été attendu
avec impatience et était reçu avec empressement.
— Venez, venez, dit Maximilicn, je veux vous servir
d'introducteur: un homme comme vous ne doit pas être
annoncé par un domestique : ma sœur est dans son
jardin , elle casse ses roses fanées ; mon frère lit ses
deux journaux, la Presse et les Débats^ à siï pas d'elle»
car partout où l'on voit madame Herbault, on n'a qu'à
regarder dans un rayon de quatre mèires, M. Emma-
nuel s'y trouve , et réciproquement, comme on dit à
l'école Polytechnique.
Le bruit des pas fit lever la tête h une jeune femme
de vingt à vingt-cinq ans, vêtue d'une robe de chambre
de soie , et épluchant avec un soin tout particulier un
magnifique rosier-noisette.
Cette femme, c'était notre petite Julie, devenue
comme le lui avait prédit le mandataire de la maison
Thomson et Frcnch, madame Emmanuel Herbault.
Elle poussa un cri en voyant un étranger. Maximi-
licn se mit à rire.
— Ne te dérange pas, ma sœur, dit-il ; monsieur le
comte n'est que depuis deux ou trois jours à Paris,
mais il sait déjà ce que c'est qu'une rentière du Marais,
et, s'il ne le sait pas , tu vas le lui apprendre. — Ah !
monsieur, dit Julie, vous amener ainsi, c'est un^ tra-
hison de mon frère, qui n'a pas pour sa pauvre sœur la
moindre coquetterie... Pencionî... Peneton!...
Un vieillard qui bêchait une plate-bande de roriers
du Bengale ficha sa bêche en terre et s'approcha, la
— 8 —
casquette à la main , en dissimulant du mieux qu'il le
pouvait une chique enfoncée momentanément dans les
profondeurs de ses joues. Quelques mèches blanches
argentaient sa chevelure encore épaisse, tandis que son
teint bronzé et son œil hardi et vif annonçaient le
vieux marin , bruni au soleil de Téqualeur et hàlé au
souffle des tempêtes. — Je crois que vous m"avez hélé,
mademoiselle Julie, dit-il ; me voilà.
Penelon avait conservé l'habilMde d'appeler la fille
de son patron mademoiselle Julie, et n'avait jamais
pu prendre celle de l'appeler madame Herbault.
— Penelon, dit Julie, allez prévenir M. Emmanuel
de la bonne visite qui nous arrive, tandis que Maximi-
lien conduira monsieur au salon.
Puis se tournant vers Monte-Cristo :
— Monsieur me permettra bien de m'enfuir une mi-
nute, n'est-ce pas? dit-elle.
Et sans attendre Tassentiment du comte, elle s'é-
lança derrière un massif et gagna la maison par une
allée latérale.
— Ah çà ! mon cher monsieur Morrel. dit Monte-
Cristo, je m'aperçois avec douleur que je fais révolu-
tion dans votre famille. — Tenez, tenez, ditMaiimilien
en riant, voyez-vous là-bas le mari qui. de son c6té,
va troquer sa veste contre une redingote? Oh! c'est
qu"on vous connaît rue Meslay^ vous étiez annoncé,
je vous prie de le croire. — Vous me pnraissez avoir
là. monsieur, une heureuse famille, dit le comte, ré-
pondant à sa propre pensée. — Oh oui! je vous en
réponds, monsieur le comte: que voulez-vous, il ne
leur manque rien pour être heureux, ils sont jeunes,
ils sont gais, ils s'aiment, et avec leurs vingt-cinq
mille livres de rente ils se figurent, eux qui ont cepen-
dant côtoyé tant d'immenses fortunes, ils se figurent
posséder la richesse des Rothschild. — C'est peu, ce-
— 9 —
pendant, vingt- cinq mille livres de rente, dit Monte-
Cristo avec une douceur si suave qu'elle pénétra le
cœur de îlaximilien, comme eût pu le faire la voix
d'un tendre père: mais ils ne s'arrêteront pas là nos
jeunes gens, ils deviendront à leur tour millionnaires.
Monsieur votre beau- frère est avocat... médecin... —
Il était négociant, monsieur le comte, et avait pris la
maison de mon pauvre père. M. Morrcl est mort en
laissant cent mille francs de fortune ; j'en avais une
moitié et ma sœur l'autre, car nous n'étions que deux
enfants. Son mari, qui l'avait épousée sans avoir d'au-
tre patrimoine que sa noble probité, son intelligence
de premier ordre et sa réputation sans lâche, a voulu
posséder autant que sa femme. 11 a travaillé jusqu'à ce
qu'il eût amassé deux cent cinquante mille francs ;
six ans ont sulli. C'était, je vous le jure, monsieur le
comte, un touchant spectacle que celui de ces deux
enfants si laborieux, si unis, destinés par leur capa-
cité à la plus haute fortune, et qui. n'ayant rien voulu
changer aux habitudes de la maison paternelle, ont
mis six ans à faire ce que les novateurs eussent pu
faire en deux ou trois; aussi Marseille retentit encore
des louanges qu'on n'a pu refusera tant de courageuse
abnégation. Enfin, un jour Emmanuel vint trouver sa
femme qui achevait de payer l'échéance. — Julie, lui
dit-il, voici le dernier rouleau de cent francs que vient
de me remettre Co'lès et qui complète les deux cent
cinquante mille francs que nous avons fixés comme
limite de nos gains. Seras-tu contente de ce peu dont
il va falloir nous contenter désormais ? Ecoute , la
maison fait pour un million d'affaires par an, et peut
rapporter quarante mille francs de bénéfices. Nous
vendrons, si nous le voulons , la clientèle , trois cent
mille francs dans une heure , car voici une lettre de
M. Delaunay qui nous les offre en échange de notre
— 10 —
fonds qu'il veut réunir au sien. Vois ce que tu penses
qu'il y ait à faire. — Mon ami, dit ma sœur , la mai-
son Morrei ne peut être tenue que par un Morrel.
Sauver à tout jamais des mauvaises chances de la for-
tune le nom de notre père , cela ne vaut-il pas bien
trois cent mille francs? — Je le pensais, répondit
Emmanuel : cependant je voulais prendre ton avis.
— Eh bien ! mon ami . ie voilà. Toutes nos rentrées
sont faites, tous nos biiicts sont payés: nous pouvons
tirer une l)arre au-dessous du compte de celte quin-
zaine et fermer nos comptoirs; tirons cette barre et
fermons -les. Ce qui fut fait à linslant même. 11 était
trois heures : à trois heures un quart, un client S3
présenta pour faire assurer le passage de deux na-
vires ; c'était un bénéfice net de (juinze mille francs
comptant, — Monsieur, dit Emmanuel, veuillez vous
adresser pour cette assurance à notre confrère. M. Be-
launay. Quant à nous, nous avons quitté les affaires.
— Et. depuis quand? demanda le client étonné. —
Depuis un quart d heure. — Etvoiià, monsieur, con-
tinua en souriant Maximiîien , conjraent ma sœur et
mon beau'frère n'ont que vingt-cinq mille livres de
rentes.
Maximilitn achevait à peine sa narration pendant
laquelle le cœur du comte s'était dilaté de plus en
plus, lorsque Emmanuel reparut, restauré d'un cha-
peau cl d'une redingote : il salua en homme qui con-
naît la qualité du visitcur , puis , après avoir fait faire
au comte le tour du pdit enclos fleuri , il ie ramena
vers la maison.
Le salon était déjà embaumé de Heurs contenues à
grande peine dans un immense vase du Japon à anses
naturelles. Juiie . convenablement vêtue et coquette-
ment coiffée (elle avait accompli ce tour de force en
dix minutes !}, se présenta pour recevoir le c<jmte à
SOD entrée.
— li-
on entendait caqueter les oiseaux d'une volière voi-
sine ; les branches des faux ébéniers et des acacias
roses venaient border de leurs grappes les rideaux de
velours bleu. Tout dans cette charmante petite re-
traite respirait le calme , depuis le chant de l'oiseau
jusqu'au sourire des maîtres.
Le comte , depuis son entrée dans la maison s'était
déjà imprégné de ce bonheur ; aussi restait-il muet
et rêveur, oubliant qu'on l'attendait pour reprendre
la conversation interrompue après les premiers com-
pliments.
11 s'aperçut de ce silence devenu presque inconve-
nant, et s'arrachant avec effort à sa rêverie :
— Madame , dit-il enfin . pardonnez-moi une émo-
tion qui doit vous étonner , vous accoutumée à cette
paix et à ce bonheur que je rencontre ici ; mais pour
moi, c'est chose si nouvelle que la satisfaction sur un
visage humain , que je ne me lasse pas de vous re-
garder vous et votre mari. — Nous sommes bien heu-
reux . en effet, monsieur, répliqua Julie; mais nous
avons été longtemps à souffrir , et peu de gens ont
acheté leur bonheur aussi cher que nous.
La curiosité se peignit sur les traits du comte.
— Oh ! c'est toute une histoire de famille, comme
vous le disait lautre jour Château-Renaud , reprit
Maximilien ; pour vous , monsieur le comte, habitué
à voir d'illustres malheurs et des joies splendides , il
y aurait peu d'intérêt dans ce tableau d'intérieur.
Toutefois , nous avons, comme vient de vous le dire
Julie , souffert de bien vives douleurs , quoiqu'elles
fussent renfermées dans ce petit cadre... — Et Dieu
vous a versé, comme il le fait pour tous , la consola-
tion sur la souffrance ? demanda Monte-Cristo.— Oui,
monsieur le comte . dit Julie ; nous pouvons le dire ,
car il a fait pour nous ce qu'il ne fait que pour ses
élus ; il nous a eovoyé un de ses anges.
— 1-2 —
Le rouge monta aux joues du comte , et il toussa
pour avoir un moyen de dissimuler son émotion en
portant son mouchoir à sa bouche.
— Ceui qui sont nés dans un berceau de pourpre
et qui n"ont jamais rien désire, dit Emmanuel, ne
savent pas ce que c'est que le bonheur de vivre ; de
même que ceux-là ne connaissent !pas le prix d'un
ciel pur, qui n"ont jamais livré leur vie à la merci de
quatre planches jetées sur une mer en fureur.
Monte-Cristo se leva, et sans rien répondre, car au
tremblement de sa voix, on eût pu reconnaître l'émo-
tion dont il était agité, il se mit à parcourir pas à pas
le salon.
— Notre magnificence vous fait sourire, monsieur
le comte, dit Maximilien qui suivait Monte-Cristo
des yeux. — Non . non , répondit Monte-Cristo fort
pâle , et comprimant d'une main les battements de
son cœur, tandis que. de lautre, ii montrait au jeune
homme un globe de cristal sous lequel une bourse de
soie reposait précieusement couchée sur un coussin
de velours noir. Je me demandais seulement à quoi
sert cette bourse . qui , d'un côté, contient un pa-
pier , ce me semble , et de l'autre un assez beau
diamant.
Maximilien prit un air grave et répondit :
— Ceci, monsieur le comte, c'est le plus précieux
de uos trésors de famille. — En effet, ce diamant est
assez beau, répliqua Monte-Cristo. — Oh ! mon frère
ne vous parle pas du prix de la pierre, quoiqu'elle
soit estimée cent mille francs, monsieur le comte ; il
veut seulement vous dire que les objets que renferme
cette bourse sont les reliques de l'ange dont nous
vous parlions tout à l'heure. — Voilà ce que je ne
saurais comprendre, et cependant ce que je ne dois
pas demander, madame, répliqua Monte-Cristo en
— 13 —
slnclinanl ; pardonnez-niûi, je n'ai pas voulu être in-
discret. — Indiscret, dites-vous? oh ! que vous nous
rendez heureux, monsieur le comte, au contraire, en
nous offrant une occasion de nous étendre sur ce
sujet ! Si nous Ciichions comme un secret la belle
action que rappelle cette bourse, nous ne l'expose-
rions pas ainsi à la vue. Oh ! nous voudrions pouvoir
la publier dans tout l'uiiivers, pour qu'un tressaille-
ment de notre bienfaiteur inconnu nous révélât sa
présence. — Ah ! vraiment ! fit Monte-Cristo d'une
voix étouffée. — Monsieur, dit Maxiniilien en sou-
levant le globe de cristal et en baisant religieusement
la bourse de soie, ceci a touché la main d'un homme
par lequel mon père a été sau\é de la mort, nous de
la ruine et notre nom de la honte ; d"un homme grûce
auquel nous autres, pauvres enfants voués à la misère
et aux larmes, nous pouvons entendre aujourd'hui des
gens s'extasier sur notre bonheur. Cette lettre, et
Maximilien tirant un billet de la bourse le présenta
au comte, cette lettre futécritepar luiun jouroùmon
père avait pris une résolution bien désespérée, et ce
diamant fut donné en dot à ma sœur par ce généreux
inconnu.
Alonte-Criàlo ouvrit la lettre cl la lut avec une in-
définissable expression de bonheur ; c'était le billet
que nos lecteurs connaissent, adressé à Julie et signé
Simbad le Marin.
— Inconnu, dites-vous? Ainsi, l'homme qui vous
a rendu ce service est resté inconnu pour vous ? —
Oui, monsieur, jamais nous n'avons eu le bonheur
de serrer sa main , ce n'est pas faute cependant
d'avoir demandé à Dieu cette faveur, reprit Maximi-
lien ; mais il y a eu dans toute cette aventure une
mystérieuse direction que nous ne pouvons com-
prendre encore : tout a été conduit par une main in-
V. 2
— 14 ~
visible, puissante comme celle d'un enchanteur. «
Ob ! dit Julie, je n'ai pas encore perdu tout espoir de
baiser un jour cette main comme je baise la bourse
qu'elle a touchée. 11 y a quatre ans, Peneton (?tait à
Tricste: Penclon, monsieur^le comte, c'est ce brave ma-
rin que vous avez vu une bêche à la main , et qui , de
contre-maître, s'est fait jardinier. Peneton. étant donc
à Trieste, vit sur le quai un Anglais qui allait s'em-
barquer dans un yacht, et il reconnut celui qui vint
chez mon père le 3 juin 1829, et qui m'écrivit ce
billet le o septembre. C'était bien le même, à ce qu'il
assure, mais il n'osa point lui parler — Un Anelais!
fit Monte-Cristo rêveur et qui s'inquiétait de chaque
regard de Julie ; un Anglais, dites-vous ? — Oui. re-
prit Masinrii:en,"un Anglais qui se présenta chez nous
comme mandataire de la maison Thomson et Frcnch
de Rome. Voilà pourquoi, lorsque vous avez dit l'autre
jour chez M. de -\îorceri que TvIM. Thomson et French
étaient vos banquiers , vous m'avez vu tressaillir. Au
nom du ciel . monsieur , cela se passait , com.me nous
l'avons dit, en 1829 ; avez-vous connu cet Anglais? —
Mais ne m'avez-vous pas dit aussi que la maison
Thomson et French avait constamment nié vous avoir
rendu ce service? — Oui. — Alors cet Anglais ne
serait-il pss un homme qui , reconnaissant envers
votre père t!c quelque bonne action qu'il aurait ou-
bliée lui-même, aurait pris ce prétexte pour lui rendre
un service ? — Tout est supposable . monsieur, en
pareille circoustance. même un miracle. — Comment
s'appc!ait-il? demanda Tilonte-Cristo. — Il n'a laissé
d'autre nom , répondit Julie en regardant le comte
avec une profonde attention, que le nom qu'il a signé
au bas du billet : Simbad le Marin. — Ce qui n'est
j)as un nom évidemment, mais un pseudonyme.
Puis , comme Julie le regardait plus attentivement
— 15 —
encore, et essayait encore de saisir au vol et de ras-
sembler quelques noies de sa voix :
— Voyons, continua-t-il. n'est-ce point un homme
de ma taille à peu près, un peu plus grand peut-être,
un peu plus mince , emprisonné dans une haute cra-
vate, boutonné . corsé , sanglé et toujours le crayon à
la main ? — Oh ! mais vous le connaissez donc ? s'é-
cria Julie les yeux étincelants de joie. — Non , dit
Monte-Cristo , je suppose seulement. J'ai connu un
lord Wilmore qui semait ainsi des traits de générosité »
— Sans se faire connaître ? — C'était un homme bi-
zarre et qui ne croyait pas à la reconnaissance. —
Oh ! mon Dieu ! s'écria Julie avec un accent sublime
et enjoignant les mains, à quoi croit-il donc, le mal-
heureux ! — Il n'y croyait pas . du moins , à l'époque
où je l'ai connu , dit Monte-Cristo . que cette voix
partie du fond de l'âme avait remué jusqu'à la der-
nière fibre : mais depuis ce temps , peut-être a-t-il eu
quelque preuve que la reconnaissance existait. — Et
vous connaissez cet homme, monsieur? demanda
Emmanuel. — Oh ! si vous le connaissez , monsieur ,
s'écria Julie , dites , dites , pouvez-vous nous mener à
lui. nous le montrer , nous dire où il est ? Dis donc ,
Maximilien . dis donc, Emmanuel, si nous le retrou-
vions jamais, il faudrait bien qu'il crût à la mémoire
du cœur !
Monte-Cristo sentit deux larmes rouler dans ses
yeux ; il fit encore quelques pas dans le salon.
— Au nom du ciel . monsieur , dit Maximilien , si
vous savez quelque chose de cet homme , dites-nous
ce que vous en savez! — Hélas ! dit Monte-Cristo en
comprimant l'émotion de sa voix , si c'est lord Wil-
more qui est votre bienfaiteur , je crains bien que
jamais vous ne le retrouviez. Je l'ai quitté il y a deux
ou trois ans à Palerme , et il partait pour les pays les
— 16 —
plus fabuleux ; si bien que je doute fort qu'il en re-
vienne jamais. — Ah ! monsieur . vous êtes cruel !
s'écria Julie avec elTroi.
Et les larmes vinrent aux yeux de la jeune femme.
— Madame . dit gravement Monte-Cristo en dévo-
rant du regard les deux perles liquides qui roulaient
sur les joues de Julie , si lord Wilmore avait au ce
que je viens de voir ici. il aimerait encore la vie , car
les larmes que vous versez le raccommoderaient avec
fe genre humain.
Et il tendit la main à Julie qui lui donna la sienne,
entraînée qu'elle se trouvait par le regard et par l'ac-
cent du comte.
— Mais ce lord Wilmore, dit-elle ., se rattachant
à une dernière espérance, il avait un pays, une fa-
mille , des parents , il était connu enfin ? est-ce
que nous ne pourrions pas...? — Oh ! ne cherchez
point, madame, dit le comte, ne bâtissez point de
douces chimères sur cette parole que j'ai laissé échap-
per. 'Son , lord Wilmore n'fst probablement pas
rhonime que vous cherchez, il était mon ami. je con-
naissais tous ses secrets . il m'eût raconté celui-là. —
Et il ne vous en a rien dit ? s'écria Julie. — Rien, —
Jamais un mot qui pût vous faire supposer...? — Jamais.
— Cependant vous l'avez nommé tout de suite. — Ah!
vous savez... en pareil cas on suppose. — Ma sœur, ma
sœur, dit Maximilien, venant en aide au comte, mon-
sieur a raison. Rappelle-loi ce que nous a dit si
souvent notre bon père : ce n'est pas un Anglais qui
nous a fait ce bonheur.
Monte-Cristo tressaillit.
— Votre père vous disait. V. Morrel?... rcprit-il
vivement. — Mon père ., monsieur, voyait dans cette
action un miracle. Mon père croyait à un bienfaiteur
^orti pour nous de la tombe. Oh ! la toucbaute super-
— 17 —
stiîîon, monsieur, que celle-là, et comme tout en n'y
croyant pas moi-même j'étais loin de vouloir détruire
cette croyance dans son noble cœur ! Aussi combien de
fois y rêva-t-il, en prononçant tout bas un nom d'ami
bien cher, un nom d'ami perdu ; et lorsqu'il fut près
de mourir, lorsque l'approche de l'éternité eût donné
à son esprit quelque chose de l'illumination de la
tombe, cette pensée . qui n'avait jusque-là été qu'un
doute, devint une conviction, et les dernières paroles
qu'il prononça en mourant furent celles-ci : « Maxi-
milien, c'était Edmond Danlcs! »
La pâleur du comte, qui depuis quelques secondes
allait croissant, devint effrayante à ces paroles. Tout
son sang venait d'affluer au cœur, il ne pouvait parler;
il tira sa montre comme s'il eût oublié l'heure . prit
son chapeaU; présenta à madame Herbault un compli-
ment brusque et embarrassé, et serrant les mains
d'Emmanuel et de MaximiJien :
— Madame, dit-il, permettez-moi de venir quelque-
fois vous rendre mes devoirs. J'aime votre maison, et
je vous suis reconnaissant de votre accueil , car voici
la première fois que je me suis oublié depuis bien des
années.
Et il sortit à grands pas.
— C'est un homme singulier que ce comte de Monte-
Cristo, dit Emmanuel. — Oui . répondit Maximilicn,
mais je crois qu'il a un cœur excellent, et je suis sûr
qu'il nous aime — Et moi! dit Julie, sa voix m'a été
au cœur, et deux ou trois fois il m'a semblé que ce
n'était point la première fois que je l'entendais.
II. — Pyrame cl Thisbé.
Aux deux tiers du faubourg Saint-Honoré^ derrière
— 18 —
un bel hôtel remarquable entre les remarquables ha-
bitations de ce riche quartier. s"étend un vaste jardin
dont les marronniers touffus dépassent les énormes
murailles, hautes comme des remparts, et laissent,
quand vient le printem-ps , tomber leurs fleurs roses
et blanches dans deux vases de pierre cannelée placés
parallèlement sur deux pilastres quadrangulaires dans
lesquels s'enchâsse une grille de fer du temps de
Louis XIII.
Cette entrée grandiose est condamnée, malgré les
magniGques géraniums qui poussent dans les deux
yases, et qui balancent au vent leurs feuilles mar-
brées et leurs fleurs de pourpre , depuis que les pro-
priétaires de l'hôtel , et cela date de longtemps déjà, se
sont restreints à la possession de l'hôtel, de la cour
plantée d'arbres qui donne sur le faubourg, et du jar-
din que ferme cette grille , laquelle donnait autrefois
sur un magnifique potager d'un arpent , annexé à la
propriété. Mais le démon de la spéculation ayant tiré
une ligne , c'est-à-dire une rue à l'extrémité de ce po-
tager, et la rue. avant d'exister, ayant déjà , grâce à
une plaque de fer bruni, reçu un nom. on pensa pou-
voir vendre ce potager pour bâtir sur la rue , et faire
concurrence à cette grande artère de Paris qu'on ap-
pelle le faubourg Saint-Honoré.
Mais en matière de spéculation, l'homme propose et
l'argent dispose ; la rue baptisée mourut au berceau ;
l'acquéreur du potager,aprèsravoir parfaitement payé,
ne put trouver à le revendre la somme qu'il en voulait
et. en attendant une hausse de prix qui ne peut man-
quer, un jour ou l'autre, de l'indemniser bien au delà
de ses pertes passées et de son capital au repos , il se
contenta de louer cet enclos à des maraîchers, moyen-
nant la somme de cinq cents francs par ap.
C'est de l'argent placé à un demi pour cent , ce qui
— 19 —
n'est pas cher par le temps qui court, où il y a tant de
gens qui le placent à cinquante, et qui trouvent encore
que l'argent est d'un bien pauvre rapport.
Néanmoins, comme nous l'avons dit. la fîrille du
jardin qui autrefois donnait sur le potager est condam-
née, et la rouilïc ronsre ses gonds : ii va même plus :
pour que d'igiiobies maraîchers ne souillent pas de
leurs regards vulgaires Tintérieur de Tenclos aristo-
cratique, une cloison de planches est appliquée aux
barreaux jusqu'à la hauteur de six pieds. !1 est vrai que
les planches ne sont pas si bien jointes qu'on ne puisse
glisser un regard furtif entre Irs intervalles : mais
cette maison est une maison sévère , et qui ne craint
point les indiscrétions.
Dans ce potager, au lieu de choux. . de carottes , de
radis, de poids et de melons, poussent de grandes
luzernes, seule culture qui annonce que l'on songe
encore à ce lieu sbandouné. Une petite porte basse,
s'ouvrant sur la rue projetée, donne entrée en ce ter-
rain clos de murs, que ses locataires viennent d'aban-
donner à cause de sa stéril'lc. et qui. depuis huit
jours, au lieu de rapporter un demi pour cent, comme
par le passé, ne rapporte plus rien du tout.
Du côté de l'hôtel, les niarronniers dont ïious avons
parlé couronnent la muraille, ce qui n'empêche pas
d'autres arbres luxuriants et fleuris de glisser dans
leurs intervalles leurs branciies avides d'air. A un
angle où le feuillage devient tellement touffu qu'à
peine si la lu.mière y pénètre, un large banc de pierre
et des sièges de jardin indiquent un lieu de réunion
ou une retraite favorite à quelque habitant de l'hôtel
situé à cent pas. et que l'on aperçoit à peine à travers
le rempart de verdure qui l'enveloppe. Enfin. le choix
de cet asile mystérieux est à la fois justifié par l'ab-
sence du soleil, par la fraîcheur éternelle, même pen-
— 20 —
danl les jours les plus brûlants de l'été, par le gazouil-
lement des oiseaux et par l'éloignement de la maison
et de la rue, c'est à-dire des afTaircs et du bruit.
Yers le soir d'une dps plus chaudes journées que le
printemps eût encore accordées aui habitants de Pa-
ris, il y avait sur ce banc de pierre un livre, une om-
brelle, un panier à ouvrage et un mouchoir de batiste
dont la broderie était commencée , et non loin de ce
banc, près de la grille, debout devant les planches,
l'oeil appliqué à la cloison à claire-voie . une jeune
femme dont le regard plongeait par une fente dans le
terrain désert que nous connaissons.
Presque au même moment , la petite porte de ce
terrain se refermait 'snns bruit . et un jeune homme ,
grand , vigoureux . vêtu d'une blouse de toile écrue ,
d'une casquelte de velours, mais dont les moustaches,
la barbe et les chrvrux noirs extré.mement soignés
juraient quelque peu avec ce costume populaire, après
un rapide coup d'œii jeté autour de lui pour s'assurer
que personne ne l'épiait, passant par cette porte, qu'il
referma derrière lui. se dirigeait d'un pas précipité
vers la grille.
A la vue de celui qu'elle attendait, mais non pas
piobablcnicnt sous ce costume. la jeune fille eut peur
et se rejeta en arrière.
El cependant déjà, à travers les fentes de la porte, le
jeuue homme, avec ce regard qui n'appartient qu'aux
amants, avait vu flotter la robe blanche et la longue
ceinture bleue. Il s'élança vers la cloison , et appli-
quant sa bouche a une ouverture :
— >"avez pas peur, Valentine. dit-il, c'est moi.
La jeune lilic s'approcha.
— Oh ! monsieur, dit-elle, pourquoi donc êtes-vous
venu si tard aujourd'hui? Savez-vous que l'on va
dîner bientôt, et qu'il ma fallu bien de la diplomatie
— 21 —
et bien de la promptitude pour me débarrasser de ma
belle-mère qui m'épie, de ma femme de chambre qui
m'espionne et de mon frère qui me tourmente, pour
venir travailler ici à cette broderie , qui. j'en ai bien
peur, ne sera pas finie de longtemps? Puis quand
vous vous serez excusé sur votre retard, vous me direz
quel est ce nouveau costume qu'il vous a plu d'adopter
et qui presque a été cause que je ne vous ai pas re-
connu. — Chère Valentine. dit le jeune homme, vous
êtes trop au-dessus de mon amour pour que j'ose vous
en parler, et cependant toutes les fois que je vous
vois , j'ai besoin de vous dire que je vous adore , afin
que l'écho de mes propres paroles me caresse douce-
ment le cœur lorsque je ne vous vois plus. Mainte-
nant je vous remercie de votre gronderie : elle est
toute charmante, car elle me prouve je n'ose pas dire
que vous m'attendiez , mais que vous pensiez à moi.
Vous vouliez savoir la cause de mon retard et le motif
de mon déguisement : je vais vous les dire, et j'espère
que vous les excuserez : j'ai fait choix d'un état. —
D'un état !... Que voulez-vous dire . Maximilien? Et
sommes-nous donc assez heureux pour que vous par-
liez de ce qui nous regarde en plaisantant? — Oh!
Dieu me préserve, dit le jeune homme , de plaisanter
avec ce qui est ma vie; mais fatigué d'être un coureur
de champs et un escaladeur de murailles, sérieusement
effrayé de l'idée que vous me fîtes naître l'autre soir
que votre père me ferait juger un jour comme voleur,
ce qui compromettrait l'honneur de l'armée française
tout entière, non moins effrayé de la possibilité que
l'on s'étonne de voir éternellement tourner autour de
ce terrain , où il n'y a pas la plus petite citadelle à
assiéger ou le plus petit blockhaus à défendre , un
capitaine de spahis , je me suis fait maraîcher, et j'ai
adopté le costume de ma profession. — Bon! quelle
— 22 —
folie ! — C'est au contraire la chose la plus sage , je
crois, que j'aie faite de ma vie , car elle nous donne
toute sécurité. — Voyons, expliquez-vous. — Eh bien,
j'ai été trouver le propriétaire de cet enclos ; le bail
avec les anciens locataires était fini, et je le lui ai loué
à nouveau. Toute cette luzerne que vous voyez
m'appartient, Yalontine; rien ne m'empêche de me
faire bàiir une cabane dans ces foins et de vivre désor-
mais à vingt pas devons. Oh! ma joie et mon bonheur,
je ne puis les contenir Comprenez-vous, Valenline,
que l'on parvienne à payer ces choses-là? C'est impos-
sible, n'est-ce pas? Eh bien! toute cette félicité, tout
ce bonheur, toute cette joie pour lesquels j'eusse donné
dix ans de ma vie, me coûtent devine.^ combien?
Gnq cents francs par an, payables par trimestre.
Ainsi, vous le voyez, désormais plus rien à craindre.
Je suis ici chez moi, je puis mettre des échelles contre
mon mur et regarder par-dessus, et j"ai, sans crainte
qu'une patrouille vienne me déranger, le droit de vous
dire que je vous aime, tant que votre fierté ne se bles-
sera pas d'entendre sortir ce mot de la bouche d'un
pauvre journalier velu d'une blouse et coiffé d'une
casquette.
Valcntine poussa un petit cri de surprise joyeuse ;
puis tout à coup :
— Hélas! Maximilien, dit-elle tristement et comme
si un nuage jaloux était soudain venu voiler le rayon
de soleil qui illuminait son cœur, maintenant nous
.serons trop libres; notre bonheur nous fera tenter
Dieu: nous abuserons de notre sécurité, et notre sécu-
rité nous perdra. — Pouvez -vous me dire cela, mon
amie, à moi qui, depuis que je vous connais, vous
prouve chaque jour que j'ai subordonné mes pensées
et ma vie à votre vie et à vos pensées? Qui vous a donné
conflance en moi ? mon honneur, n'est-ce pas? Quand
— t8 —
vous m'avez dit qu'un vague instinct vous assurait que
vous couriez quelque grand danger, j'ai mis mon dé-
vouement à votre service, sans vous demander d'aulre
récompense que le bonheur de vous servir. Depuis ce
temps, vous ai-je, par un mot, par un signe, donné
l'occasion de vous repentir de m'avoir distingué au
milieu de ceux qui eussent été heureux <ie mourir
pour vous? Vous m'avez dit, pauvre enfant, que vous
étiez fiancée à M. d'Épinay. que votre père avait décidé
cette alliance, c'est-à-dire qu'elle était certaine ; car
tout ce que veut M. de Villefort arrive infailliblement.
Eh bien! je suis resté dans l'ombre, attendant tout,
non pas de ma volonté, non pas de la vôtre, mais des
événements, de la Providence, de Dieu, et cependant
vous m'aimez, vous avez eu pitié de moi, Valentine, et
vous me l'avez dit: merci pour cette douce parole que
je ne vous demande que de me répéter de temps en
temps, et qui me fera tout oublier. — Et voilà ce qui
vous a enhardi, Maxirailien, voilà ce qui me fait à la
fois une vie bien douce et bien malheureuse, au point
que je me demande souvent lequel vaut mieux pour
moi, du chagrin que me causait autrefois la rigueur
de ma belle-mère et sa préférence aveugle pour son
enfant, ou du bonheur plein de dangers que je goûte
en vous voyant.
— Du danger ! s'écria Maximilien ; pouvez-vous
dire un mot si dur et si injuste ! Avez-vous jamais vu
un esclave plus soumis que moi ? Vous m'avez permis
de vous adresser quelquefois la parole, Valentine,
mais vous m'avez défendu de vous suivre; j'ai obéi.
Depuis que j'ai trouve le moyen de me glisser dans
cet enclos, de causer avec vous à travers cette porte,
d'être enfin si près de vous sans vous voir, ai-je ja-
paais, dites-le-moi, demandé à toucher le bas de votre
robe à travers ces grilles ? ai-je jamais fait un pas
— 24 —
pour franchir ce mur, ridicule obstacle pour ma jeu-
nesse et ma force? Jamais un reproche sur votre
rigueur, jamais un désir exprimé tout haut; j'ai été
rivé à ma parole comme un chevalier des temps pas-
sés. Avouez cela du moins, pour que je ne vous croie
pas injuste. — Cest vrai, dit Valentine. en passant
entre deux planches le bout d'un de ses doigts effilés
sur lequel Maximilien posa ses lèvres : c'est vrai, vous
êtes un honnête ami. Mais enfin vous n'avez agi
qu'avecle sentiment de votre intérêt, mon cher Maxi-
milien : vous saviez bien que, du jour où l'esclave de-
viendrait exigeant, il lui faudrait tout perdre. Vous
m'avez promis lamitié d'un frère, à moi qui n'ai pas
d'amis, à moi ;que mon père oublie, à moi que ma
belle-mère persécute, et qui n"ai pour consolation
que le vieillard immobile, muet, glacé, dont la main
ne peut serrer ma main, dont l'œil seul peut me parler
et dont le cœur bat sans doute pour moi d'un reste de
chaleur. Dérision amère du sort qui me fait ennemie
et victime de tous ceux qui sont plus forts que moi,
et qui me donne un cadavre pour soutien et pour
ami ! Oh ! vraiment, Maximilien, je vous le répète, je
suis bien malheureuse, et vous avez raison de m'ai-
mer pour moi et non pour vous. — Valentine, dit le
jeune homme avec une émotion profonde, je ne dirai
pas que je n'aime qu° vous au monde, car j'aime aussi
ma sœur et mon beau-frère, mais c'est d'un amour
doux et calme, qui ne ressemble en rien au sentiment
que j'éprouve pour vous : quand je pense à vous, mon
sang bout, ma poitrine se gonfle, mon cœur déborde;
mais cette force, cette ardeur, cette puissance surhu-
maine, je les emploierai à vous aimer seuleutent jus-
qu'au jour où vous me direz de les employer à vous
servir. M. Franz d'Epinay sera absent un an encore,
dit-on ; en un an, que de chances favorables peuvent
— 25 —
nous seconder! Espérons donc toujours, ces si bon
et si doux d'espérer ! Mais eu attendant, vous Valen-
tine, vous qui me reprochez mon égoisnie. qu'avez -
vous été pour moi? la belle et frtide statue delà
"Vénus pudique. En échange de ce dévouement, de
cette obéissance, de cette retenue, que m"avez-vous
promis, vous ? rien : que m"avez-vous accordé ? bien
peu de chose. Tous me parlez de M. d"Épinay, votre
fiancé, et vous soupirez à cette idée détrc un jour à
lui. Voyons. Valentine, est-ce là tout ce que vous avez
dans l'âme ? Quoi ! je vous engage ma vie, je vous
donne mon âme, je vous consacre jusqu'au plus insi-
gnifiant battement de mon cœur, et quand je suis tout
à vous, moi, quand je me dis tout bas que je mourrai
si je vous perds, vous ne vous épouvantez pas, vous, à
la seule idée d'appartenir àun autre! Oh ! Yalentine!
Valentine, si j'étais ce que vous êtes, si je me sentais
aimé comme vous êtes sûre que je vous aime, déjà
cent fois j'eusse passe ma main entre les barreaux de
cette grille, et j'eusse serré la main du pauvre Maxi-
milien en lui disant : « A vous, à vous seul, Slaximi-
lien. dans ce monde et dans l'autre. »
Valentine ne répondit rien, mais le jeune homme
l'entendit soupirer et pleurer.
La réaction fut prompte sur Maiimilien,
— Oh ! s'écria-t-il. Valentine ! Valentine ! oubliez
mes paroles, s'il y a dans mes paroks quelque chose
qui ail pu vous blesser! — Non, dit-elle, vous avez
raison, mais ne voyez-vous pas que je suis une pauvre
créature, abandonnée dans une maison presque étran-
gère, car mon père m'est presque un étranger, et dont
la volonté a été brisée depuis dix ans. jour par jour,
heure par heure, minute par minute, par la volonté
de fer de maîtres qui pèsent sur moi ? Personne ne
voit ce que je souffre, et je ne l'ai dit à personne qu'à
- 26 —
TOUS. En apparence, et aux yeux de tout le monde,
tout m'est bon, tout m'est affectueux, en réalité tout
m'est hostile. Le monde dit : M. de Villefort est trop
sévère pour cire bien tendre envers sa fille- mais elle
a eu du moins le bonheur de retroujer dans madame
de Villefort une seconde mère. Eh bien ! le monde se
trompe, mon père m'abandonne avec indifférence, et
ma belle-mère me hait avec un acharneraent d'autant
plus terrible qu'il est voilé par un éternel sourire. —
Vous haïr ! vous Valenline ! et comment peut-on vous
haïr ? — Hélas ! mon ami, dit Valentine. je suis forcée
d'avouer que cette haine pour moi vient d'un senti-
ment presque naturel. Elle adore son fils, mon frère
Edouard. — Eh bien ? — Eh bien ! cela me semble
étrange de mêler à ce que nous disions une question
d'argent; eh bien! mon an, i, je crois que sa haine
vient de là du moins. Comme elle n'a pas de fortune
de son côté, (jue moi je suis déjà riche du chef de ma
mère, et que cette fortune sera encore plus que dou-
blée par celle de M. cl de M"^" de Saint-Méran qui
doit me revenir un jour, eh bien ! je crois qu'elle est
envieuse. Oh ! mon Dieu ! si je pouvais lui donner la
moitié de cette fortune et me retrouver chez M. de
Villefort comme une fille dans la maison de son père,
certes je le ferais à l'instant même. — Pauvre Va-
lentine ! — Oui, je me sens enchaînée, et en même
temps je me sens si faible, qu'il me semble que ces
liens me soutiennent, et que j'ai peur de les rompre.
D'ailleurs, mon père n'est pas un homme dont on
puisse enfreindre impunément les ordres : il est
puissant contre moi, il le serait contre vous, il le
serait contre le roi lui-même, protégé qu'il est par un
irréprochable passé et par une position presque inat-
taquable. Oh ! Maximilien ! je vous le jure, je ne lutte
pas, parce que c'est vous autant que moi que je crains
— 27 —
de briser dans cette lutte. — Mais enfin, Valentine,
reprit Maxinailicn, pourquoi désespérer ainsi, et voir
l'avenir toujours sombre ? — Ah ! mon ami, parce que
je le juge par le passé. — Voyous cependaut, si je ne
suis pas un parti illustre au point de vue aristocra-
tique, je tiens cependant, par beaucoup de points, au
monde dans lequel vous vivez : le temps où il y avait
deux Frances dans la France n'existe plus, les plus
bautcs familles de la monarchie se sont fondues dans
les familles de TEmpire : l'aristocratie de la lance a
épousé la noblesse du canon. Eh bien ! moi, j'appar-
tiens à cette dernière : j'ai un bel avenir dans l'armée,
je jouis d'une fortune bornéC; m.ais indépendante ; la
mémoire de mon père, enfin, est vénérée dans notre
pays comme celle d'un des plus honnêtes négociants
qui aient existé. Je i!is notre pays, Yalentine, parce
que vous êtes presque de Marseille.
— Ne me parlez pas de Marseille, Maximilien . ce
seul mot me rappelle ma bonne mère . cet ange que
tout le monde a regretié. et qui, après avoir veillé sur
sa fille pendant son court séjour sur la terre, veille
encore sur elle, je l'espère du moins, pendant son
éternel séjour au ciel. Oh ! si ma pauvre mère vivait,
Maximilien, je n'r.urais plus rien à craindre: je lui
dirais que je vous aime, et elle nous protégerait. —
Hélas ! Valentine. reprit >!aximilien, si elle vivait, je
ne vous connaîtrais pas . sans doute : car. vous l'avez
dit , vous seriez heureuse si elle vivait . et Valentine
heureuse m'eût regarde bien dédaigneusement du haut
de sa grandeur. — Ah ! mon ami , s'écria Valentine ,
c'est vous qui êtes injuste à votre tour... 3Iais, dites-
moi... — Que voulez-vous que jo vous dise ? reprit
Maximilien . %oyant que Valentine hésitait. — Dites-
moi, continua la jeune fille, est-ce qu'autrefois à Mar-
seille il y a eu quelque sujet de mésintelligence entre
— 28 —
votre père et le mien ? — Non pas que je sache, répon-
dit Maximiiieu , si ce n'est cependant que votre père
était un partisan plus que zélé des Bourbons, et le
mien un homme dévoué à l'empereur. C'est, je le pré-
sume, tout ce qu'il y a jamais eu de dissidence entre
eux. Mais pourquoi cetie question , Valentine ? — Je
vais vous le dire, reprit la jeune fille , car vous devez
tout savoir. Eh bien ! c'était le jour où votre nomina-
tion d'officier de la Légion d'honneur fut publiée dans
le journal. Nous étions tous chez mon grand-père,
M Noirtier, et de plus il y avait encore M. Danglars,
vous savez , ce banquier dont les chevaux ont avant-
hier failli tuer ma mère et mon frère ? Je lisais le
journal tout à mon grand-père pendant que ces mes-
sieurs causaient du mariage de mademoiselle Dan-
:glars. Lorsque jeu vins au paragraphe qui vous con-
cernait et que j'avais déjà lu, car dès la veille au
matin vous m'aviez annoncé cette bonne nouvelle ;
lorsque j'en vins, dis-je, au paragraphe qui vous con-
cernait, j'étais bien heureuse... mais aussi bien trem-
blante d'être forcée de prononcer tout haut votre nom,
et certainement je l'eusse omis sans la crainte que
Jéprouvais qu'on interprétât à mal mon silence; donc
je rassemblai tout mon courage et je lus. — Chère
Valentine ! — Eh bien ! aussitôt que résonna votre
nom, mon père tourna la tête. J'étais si persuadée
■(voyez comme je suis folle ! ) que tout le monde allait
être frappé de ce nom comme dun coup deloudre, que
je crus voir tressaillir mon père et même (pour celui-là
«"était une illusion, j'en suis sûre) et même M. Dan-
glaj'S. — Alorrel , dit mon père , attendez donc ! (il
fronça le sourcil.) Serait-ce un de ces Morrel de Mar-
seille, un de ces enragés bonapartistes qui nous ont
donné tant de mal en 1813 ? — Oui. répondit M. Dan-
glars; je crois même que c'est le fils de l'ancien arma-
— 29 —
leur. — Vraiment ! fit Maximilien. Et que répondit
votre père, dites, Valentine?— Oli ! une chose affreuse
et que je n'ose vous redire. — Dites toujours , reprit
Maximilien en souriant. — Leur empereur, continua-
t-il en fronçant le sourcil, savait les mettre à leur
place, tous ces fanatiques : il les appelait de la chair à
canon, et c'était le seul nom qu'ils méritassent. Je vois
avec joie que le gouvernement nouveau remet en vi-
gueur ce salutaire principe. Quand ce ne serait que
pour cela qu'il garde l'Algérie, j'en féliciterais le gou-
vernement, quoiqu'elle nous coûte un peu cher. —
C'est en effet d'une politique assez brutale, dit Maxi-
milien. Mais ne rougissez point, chère amie, de ce
qu'a dit là M. de Villefort ; mon brave père ne cédait
en rien au vôtre sur ce point, et il répétait sans cesse :
(( Pourquoi donc l'empereur, qui fait tant de belles
choses, ne fait-il pas un légiment de juges et d'avocats,
et ne les envoie-t-il pas toujours au premier feu ? »
Vous le voyez, chère amie. les partis se valent pour le
pittoresque de l'expression et pour la douceur de la
pensée. Mais M. Danglars, que dit-il à cette sortie du
procureur du roi ? — Oh ! lui se mit à rire de ce rire
sournois qui lui est particulier et que je trouve féroce;
puis ils se levèrent l'instant d'après et partirent. Je
vis alors seulement que mon bon grand-père était tout
agité. Il faut vous dire , Maximilien , que moi seul je
devine ses agitations , à ce pauvre paralytique, et je
me doutais dailleurs que la conversation qui avait eu
lieu devant lui (car on ne fait plus attention à lui,
pauvre grand-père ! ) l'avait fort impressionné, attendu
qu'on avait dit du mal de son empereur et que , à ce
qu'il parait, il a été fanatique de l'empereur. — C'est
en effet, dit Maximilien, un des noms connus de l'em-
pire : il a été sénateur, et, comme vous le savez ou
comme vous ne le savez pas ; Valentine , il fut à pei|
V. 3
— 50 —
près de toutes les conspirations bonapartistes que l'on
fit sous la restauration. — Oui, j'entends quelquefois
dire tout bas de ces choses-là, qui me semblent
étranges : le grand-pcre bonapartiste, le père royaliste;
enfin que \oulez-vous?... Jeme retournai donc yers lui.
11 me montra le journal du regard.
— Qu"avez-Yous, bon papa? lui dis-je ; êtes-vous
content?
Il fit de la tête signe que oui.
— De ce que mon père vient de dire? demandai-je.
Il fit signe que non.
— De ce que M. Danglars a dit ?
Il fit signe que non encore.
— C'est donc de ce que M. Morrel, je n'osai pas
dire Maximilien , est nommé officier de la Légion
d'honneur ?
Il Ht signe que oui.
— Le croiriez-vous , Maximilien ? il était content
que vous fussiez nommé officier de la Légion d'hon-
neur, lui qui ne vous connaît pas. C'est peut-être de
la folie de sa part, car il tourne , dit on , à l'enfance;
mais je Taime bien pour ce oui-là. — C'est bizarre,
pensa Maximilien. Votre père me haïrait donc, tandis
qu'au contraire votre grand-père... Étranges choses
que ces amours et ces haines de partis ! — Chut !
s'écria tout à coup Yalentine. Cachez-vous, sauvez-
vous ; on vient !
Maximilien-sauta sur une bêche et se mit à retour-
ner impitoyablement la luzerne.
— Mademoiselle ! mademoiselle, cria une voix der-
rière les arbres, madame de Villefort vous cherche
partout et vous appelle ; il y a une visite au salon. —
Une visite ! dit Yalentine tout agitée: et qui nous fait
cette visite ? — Un grand seigneur, un prince, à ce
qu'on dit , M. le comte de Monte-Cristo. — J'y vais,
dit tout haut Yalentine.
i
— SI —
Ce nom fit tressaillir de l'autre côté de la grille
celui à qui lefy vais de Valentine servait d'adieu à la
fin de chaque entrevue.
— Tiens ! se dit Maximilien en s'appuyant tout
pensif sur sa bêche, comment le comte de Monte-
Cristo connaît-il M. de Villefort ?
III. — Toîicologie.
C'était bien réellement M. le comte de Monte-Cristo
qui venait d'entrer chez madame de Villefort, dans
lintenlion de rendre à M. le procureur du roi la vi
site qu'il lui av^l faite, et à ce nom toute la maison,
comme on le comprend bien, avait été mise en émoi.
Madam.e de Villefort, qui était seule au salon lors-
qu'on annonça le comte, fit aussitôt venir son fils pour
que l'enfant réitérât ses remercîments au comte, et
Edouard qui n'avait cessé d'entendre parler depuis
deui jours du grand personnage, se hâta d'accourir,
non par obéissance pour sa mère, non pour remercier
le comte, mais par curiosité et pour faire quelque re-
marque à' laide de laquelle il pût placer un de ces
lazzi qui faisaient dire à sa mère: Oh! le méchant
enfant: mais il faut bien que je lui pardonne, il a
tant d'esprit !
Après les premières politesses d'usage, le comte
s'informa de M. de Villefort.
— Mon mari dîne chez M le chancelier, répondit
la jeune femme : il vient de partir à l'instant même,
et il regrettera bien, j'en suis stlre, d'avoir été privé
du bonheur de vous voir.
Deux visiteurs qui avaient précédé le comte dans le
salon, et qui le dévoraient des yeux, se retirèrent
— 32 -.
après le temps raisonnable exigé à la fois par la poli-
tesse et par la curiosité.
— A propos, que fait donc ta sœur Valentine ! dit
madame de Villefort à Edouard : qu'on la prévienne
afin que jaie l'honneur de la présenter à M. le comte.
— "V^ous avez une fille, madame? demanda le comte;
mais ce doit être une enfant?— C'est la fille de
M. de "Villefort, répliqua la jeune femme ; une fille
d'un premier mariage, une grande et belle personne.
— Mais mélancolique, interrompit le jeune Edouard
en arrachant, pour en faire une aigrette à son cha-
peau, les plumes de la queue du magnifique ara qui
criait de douleur sur son perchoir doré.
Madame de Villefort se contenta de dire :
— Silence, Edouard !
Puis elle ajouta :
— Ce jeune étourdi a presque raison, et répète là
ce qu'il m'a bien des fois entendue dire avec douleur;
car mademoiselle de Villefoit est, malgré tout ce que
nous pouvons faire pour la distraire, d'un caractère
triste et dune humeur taciturne qui nuit souvent à
l'effet de sa beauté. Mais elle ne vient pas, Edouard ;
voyez donc pourquoi cela. — Parce qu'on la cherche
où elle n'est pas. — Où la cherche-t-on ? — Chez
grand-papa Noirlier. — Et elle n'est pas là, vous
croyez ? — Non, non, non, non, non, elle n'y est pas,
répondit Edouard en chantonnant. — Et où est-elle?
Si vous le savez, ditts-le. — Elle est sous le grand
marronnier, continua le méchant garçon, en présen-
tant, malgré les cris de sa mère, des mouches vivantes
au perroquet, qui paraissait fort friand de celte sorte
de gibier.
Madame de Tillefort étendait la main pour sonner,
et pour indiquer à la femme de chambre le lieu où
e)ip trouverait Yalcntine, lorsque celle-ci entra.
— 33 —
Elle semblait triste en effet, et en la regardant at-
tentivement on eût même pu voir dans ses yeus des
traces de larmes.
Valentine, que nous avons, entraîné par la rapid'té
du récit, présentée à nos lecteurs sans la leur faire
connaître, était une grande et svelte jeune fille de
dix-neuf ans, aux cheveux châtain clair, aux yeux
bleu foncé, à la démarche languissante et empreinte
de cette exquise distinction qui caractérisait sa mère;
ses mains blanches et effilées, son cou nacré, ses joues
marbrées de fugitives couleurs, lui donnaient au pre-
mier aspect lair d'une de ces bslles Anglaises qu'on
a comparées assez poétiquement dans leurs allures à
des cygnes qui se mirent.
Elle entra donc, et voyant près de sa mère l'étran-
ger dont elle avait tant entendu parler déjà, elle salua
sans aucune minauderie de jeune fille et sans baisser
les yeux, avec une grâce qui redoubla l'attention du
comte.
Celui-ci se leva.
— Mademoiselle de Villefort , ma belle-fille, dit
madame de Villefort à Monte-Cristo, en se penchant
sur son sofa et en montrant de la main Valentine. —
Et monsieur le comte de Monte-Cristo, roi de la
Chine, empereur de la Cochinchine, dit le jeune drôle
en lançant un regard sournois à sa sœur.
Pour cette fois, madame de Villefort pâlit, et faillit
s'irriter contre ce fléau domestique qui répondait au
nom d'Edouard ; mais tout au contraire le comte sourit
et parut regarder Tenfant avec complaisance, es qui
porta au comble la joie et l'enthousiasme de sa mère.
— Mais, madame, reprit le comte en renouant la
conversation et en regardant tour à tour madame de
Villefort et Valentine, est-ce que je n'ai pas déjà eu
l'honneur de vous voir quelque part, vous et made-
— 34 —
moiselle ? Tout à l'heure j'y songeais déjà ; et quand
mademoiselle est entrée, sa vue a été une lueur de
plus jetée sur un souvenir confus, pardonnez-moi ce
mot. — Cela n'est pas probable, monsieur ; mademoi-
selle de Villefort aime peu le monde et nous sortons
rarement, dit la jeune femme — Aussi n'est-ce point
dans le monde que j'ai vu mademoiselle , ainsi que
•vous, madame, ainsi que ce charmant espiègle. Le
monde parisien dailleurs. m'est absolument inconnu,
car, jecroisavoir eu Ihonneur de vous le dire, je suis
à Paris depuis quelques jours. Non, si vous permettez
que je me rappelle... attendez...
Le comte mit sa main sur son front comme pour
concentrer tous ses souvenirs :
— Non. c'estau dehors c'est je ne sais pas
mais il me semble que ce souvenir est inséparable
d"un beau soleil et d'une espèce de fête religieuse
Mademoiselle tenait des fleurs à la main; l'enfant cou-
rait après un beau paon dans un jardin, et vous, ma-
dame, vous étiez sous une treille en berceau... Aidez-
moi donc, madame ; est-ce que les choses que je vous
dis là ne vous rappellent rien? — Non en vérité,
répondit madame de Villefort ; et cependant il me
semble, monsieur, que si j." vous avais rencontré quel-
que part, votre souvenir serait resté présent à ma mé-
moire. — Monsieur le comte nous a vus peut-être en
Italie, dit timidement Valentine.— En effet, en Italie...
c'est possible, dit Monte-Cristo. Vous avez voyagé en
Italie, mademoiselle? — Madame et moi nous y allâmes
il y a deux ans. Les médecins craignirent pour ma
poitrine et m'avaient recommandé l'air de Naples.
Nous passâmes par Bologne, par Pérouse et par Rome.
— Ah! c'est vrai, mademoiselle, s'écria 3fonte-Cristo,
comme si cette simple indication suflisait à fixer tous
ses souvenirs. C'est à Pérouse, le jour de la Fête-Dieu,
— 85 ^
dans le Jardin de l'hôtellerie de la Poste, où le hasard
nous a réunis, vous, mademoiselle, votre fils et moi,
que je me rappelle avoir eu l'honneur de vous voir.
— Je me rappelle parfaitement Pérouse, monsieur, et
l'hôtellerie de la Poste, et la fête dont vous me parlez,
dit madame de Villefort; mais j'ai beau interroger
mes souvenirs, et j'ai honte de mon peu de mémoire,
je ne me souviens pas d'avoir eu l'honneur de vous
voir. — C'est étrange, ni moi non plus, dit Valentine
en levant ses beaux yeux sur Monte-Cristo. — Ah I
moi je m'en souviens, dit Edouard. — Je vais vous
aider, madame, reprit le comte. La journée avait été
brûlante ; vous attendiez des chevaui qui n'arrivaient
pas à cause de la solennité. Mademoiselle s'éloigna
dans les profondeurs du jardin, et votre fils disparut,
courant après l'oiseau. — Je l'ai attrapé, maman; tu
sais, dit Edouard, je lui ai arraché trois plumes de la
queue. — Vous , madame, vous demeurâtes sous le
berceau de vigne; ne vous souvient-il plus, pendant
que vous étiez assis sur un banc de pierre et pendant
que, comme je vous l'ai dit, mademoiselle de 'V^illefort
et monsieur votre fils étaient absents, d'avoir causé
assez longtemps avec quelqu'un ? — Oui, vraiment,
oui, dit la jeune femme en rougissant, je m'en sou-
viens, avec un homme enveloppé d'un long manteau
de laine... avec un médecin, je crois. — Justement,
madame; cet homme, c'était moi; depuis quinze jours
j'habitais cette hôtellerie, j'avais guéri mon valet de
chambre de la fièvre et mon hôte de la jaunisse, de
sorte que l'on me regardait comme un grand docteur.
Nous causâmes longtemps, madame, de choses diffé-
rentes, du Pérugin, de Raphaël, des mœurs, des cos-
tumes, de cette fameuse aqua-tofana, dont quelques
personnes, vous avait-on dit, je crois, conservaient
encore le secret à Pérouse. — Ah ! c'est vrai, dit vi -
— 36 —
vement madame de Villefort avec une certaine inquié-
tude, je me rappelle.— Je ne sais plus ce que vous me
dîtes en détail, madame, reprit le comte avec une par-
faite tranquillité, mais je me souviens parfaitement
que, partageant à mon sujet l'erreur générale, vous me
consultâtes sur la santé de mademoiselle de Ville-
fort. — Mais cependant, monsieur , vous étiez bien
réellement un médecin, dit madame de Villefort. puis-
que vous avez guéri des malades. — Molière ou Beau-
marchais vous répondraient, madame, que c'est juste-
ment parce que je ne l'étais pas que j'ai non point
guéri des malades, mais que mes malades ont guéri;
moi, je me contenterai de vous dire que j'ai étudié
assez à fond la chimie et les sciences naturelles, mais
en amateur seulement... vous comprenez ?
En ce moment six heures sonnèrent.
— Voilà six heures, dit madame de Villefort, visi-
blement agitée ; n'allez-vous pas voir, Valentine, si
votre grand-père est prêt à dîner?
Valentine se leva, et, saluant le comte, elle sortit de
la chambre sans prononcer un seul mot.
— Oh ! mon Dieu, madame, serait-ce donc à cause
de moi que vous congédiez mademoiselle de Villefort?
dit le comte lorsque Valentine fut partie. — Pas le
moins du monde, reprit vivement la jeune femme ;
mais c'est l'heure à laquelle nous disons faire à
M. Noirlier le triste repas qui soutient sa triste exis-
tence. Vous savez, monsieur, dans quel état déplo-
rable est le père de mon mari? — Oui, madame, M. de
Villefort m'en a parlé; une paralysie, je crois. — Hé-
las ! oui, il y a chez le pauvre vieillard absence com-
plète du mouvement, l'ùme seule veille dans cette
machine humaine, et encore pâle et tremblante, et
comme une lampe prête à s'éteindre. Mais pardon,
monsieur, de vous entretenir de nos infortunes do-
mestiques, je vous ai interrompu au moment où vous
me disiez que vous étiez un habile chimiste. — Oh! je
ne disais pas cela, madame, répondit le comte avec
un sourire; bien au contraire, j"ai étudié la chimie
parce que, décidé à vivre particulièrement en Orient,
j'ai voulu suivre l'exemple du roi Mithridate, — Mi-
thridates^ rex PonticuSj dit l'étourdi en découpant
des silhouettes dans un magnifique album; le même
qui déjeunait tous les matins avec une tasse de poison
à la crème. — Edouard ! méchant enfant! s'écria ma-
dame de Villefort en arrachant le livre mutilé des
mains de son fils, vous êtes insupportable, vous nous
étourdissez. Laissez-nous, et allez rejoindre votre
sœur Valentinc chez bon papa Noirtier. — L'album...
dit Edouard. — Comment, l'album ? — Oui : je veux
l'album...— Pourquoi avez-vous découpé les dessins?
— Parce que cela m'amuse. — Allez-vous-en ! allez!
— Je ne m'en irai pas si l'on ne me donne pas l'album,
fit. en s'établissant dans un grand fauteuil, l'enfant,
fidèle à son habitude de ne jamais céder. — Tenez, et
laissez-nous tranquilles, dit madame de Villefort; et
elle donna l'album à Edouard, qui partit accompagné
de sa mère.
Le comte suivit des yeux madame de Villefort.
— Voyons si elle fermera la porte derrière lui, mur-
mura-t-il.
Madame de Villefort ferma la porte avec le plus
grand soin derrière l'enfant : le comte ne parut pas
s'en apercevoir.
Puis, en jetant un dernier regard autour d'elle, la
jeune femme revint s'asseoir sur sa causeuse.
— Permettez-moi de vous faire observer, madame,
dit le comte avec cette bonhomie que nous lui con-
naissons, que vous êtes bien sévère pour ce charmant
espiègle.— 11 le faut bien, monsieur, répliqua madame
— 38 r-
deVillefortavec un véritable aplomb de mère.— C'est
son Cornélius Nepos que récitait M. Edouard en par-
lant du roi Mithridate, dit le comte, et vous l'avez
interrompu dans une citation qui prouve que son pré-
cepteur n'a point perdu son temps avec lui, et que
votre fils est fort avancé pour son âge.
— Le fait est, monsieur le comte, répondit la mère
flattée doucement, qu'il a une grande facilité, et qu'il
apprend tout ce qu'il veut. Il n'a qu'un défaut , c'est
d'être trop volontaire ; mais , à propos de ce qu'il di-
sait, est-ce que vous croyez, par exemple, monsieur le
comte que Mithridate usât de ces précautions et que
ces précautions pussent être efficaces ? — J'y crois si
bien, madame, que moi qui vous parle , j'en ai usé
pour n'être pas empoisonné à Naples , à Palerme et à
Smyrne , c'est-à-dire dans trois occasions, où, sans
cette précaution, j'aurais pu laisser ma vie. — Et le
moyen vous a réussi? — Parfaitement. — Oui, c'est
vrai ; je me rappelle que vous m'avez déjà raconté
quelque chose de pareil à Pérouse. — Vraiment ! fit
le comte avec une surprise admirablement jouée ; je
ne nie le rappelle pas , moi.— Je vous demandai si les
poisons agissaient également et avec une semblable
énergie sur les hommes du Nord et sur les hommes
du Midi, et vous me répondîtes même que les tempé-
raments froids et lymphatiques des Septentrionaux ne ■
présentaient pas la même aptitude que la riche et ;
énergique nature des gens du Midi. — C'est vrai, dit
Monte-Cristo ; j'ai vu des Russes dévorer , sans en
être incommodés, des substances végétales qui eussent
tué infailliblement un Napolitain ou un Arabe. —
Ainsi , vous le croyez . le résultat serait encore plus
stlr chez nous qu'en Orient, et au milieu de nos brouil-
lards et de nos pluies , un homme s'habituerait plus
facilement que sous uae plus chaude latitude à cette
— 39 —
absorption progressive du poison. — Certainement;
bien entendu , toutefois , qu'on ne sera prémuni que
contre le poison auquel on se sera habitué ? — Oui,
je comprends; et comment vous habilueriez-vous ,
vous, par exemple, ou plutôt comment vous ètes-vous
habitué? — C'est bien facile. Supposez que vous
sachiez d'avance de quel poison on doit user contre
vous., supposez (|ue ce poison soit de la... brucine ,
par exemple... — La brucine se tire de la fausse an-
gusture ', je crois . dit madame de Villofort. — Jus-
tement, madame, répondit Monte-Cristo: mais je vois
qu'il ne me reste pas grand'chose à vous apprendre .
recevez mes compliments : de pareilles connaissances
sont rares chez les femmes. — Oh ! je l'avoue , dit
madame de Villefort, j'ai la plus violente passion
pour les sciences occultes qui parlent à l'imagination
comme une poésie, et se résolvent en chiffres comme
une équation algébrique ; mais continuez . je vous
prie, ce que vous me dites m'intéresse au plus haut
point. — Eh bien ! reprit Monte-Cristo, supposez que
ce poison soit de la brucine. par exemple, et que vous
en preniez un milligramme le premier jour, deux mil-
ligrammes le second, eh bien ! au bout de dix jours
vous aurez un centigramme ; au bout de vinîit jours ,
en augmentant d'un autre milligramme, vous aurez
trois centigrammes; c'est-à-dire, une dose que vous
supporterez sans inconvénient, et qui serait déjà fort
dangereuse pour une au'rc personne qui n'aurait pas
pris les mêmes précautions que vous : enfin , au bout
d'un mois, en buvant de l'eau dans la même carafe,
vous tuerez la personne qui aura bu cette eau en
même temps que vous , sans vous apercevoir autre-
ment que par un simple malaise qu'il y ait eu une
' Brucea ferruginea.
— 40 ^
substance vénéneuse quelconque mêlée à cette eau.
— Vous ne connaissez pas d'autre contre-poison? —
Je n'en connais pas. — J'avais souvent lu et relu cette
histoire de Mithridate, dit madame de Villefort pen-
sive, et je l'avais prise pour une fable. — Non, ma-
dame; contre l'habitude de l'histoire, c'est une vérité,
mais ce que vous me dites là , madame, ce que vous
me demandez n'est point le résultat d'une question
capricieuse , puisqu'il y a deux ans déjà vous m'avez
fait des questions pareilles, et que vous me dites que
depuis longtemps cette histoire de Mithridate vous
préoccupait. — C'est vrai, monsieur , les deux études
favorites de ma jeunesse ont été la botanique et la mi-
néralogie ; et puis , quand j'ai su plus tard que l'em-
ploi des simples expliquait souvent toute l'histoire
des peuples et toute la vie des individus d'Orient,
comme les fleurs expliquent toute leur pensée amou-
reuse, j'ai regretté de n'être pas homme, pour devenir
un Flamel , un Fontana ou un Cabanis. — D'autant
plus, madame, reprit Monte-Cristo, que les Orien-
taux ne se bornent point , comme Mithridate , à se
faire des poisons une cuirasse , il s'en font aussi un
poignard; la science devient entre leurs mains non-
seulement une arme défensive, mais encore fort sou-
vent offensive; l'une sert contre leurs souffrances
physiques, l'autre contre leurs ennemis; avec l'o-
pium, avec la belladone, avec la fausse angusture , le
bois de couleuvre , le laurier-cerise , ils endorment
ceux qui voudraient les réveiller. Il n'est pas une de
ces femmes , égyptienne , turque ou grecque , qu'ici
vous appelez de bonnes femmes, qui ne sache en fait
de chimie de quoi stupéQer un médecin, et en fait de
psychologie de quoi épouvanter un confesseur. —
Vraiment ! dit madame de Villefort dont les yeux
brillaient d'un feu étrange à cette conversation. —
— 41 —
Eh, mon Dieu ! oui, madame, continua Monte-Cristo,
les drames secrets de l'Orient se nouent et se dé-
nouent ainsi depuis la plante qui fait aimer, jusqu'à
la plante qui fait mourir; depuis le breuvage qui ouvre
le ciel , jusqu'à celui qui vous plonge un homme dans
l'enfer. II y a autant de nuances de tous genres qu'il
y a de caprices et de bizarreries dans la nature hu-
maine, physique et morale . et , je dirai plus , l'art de
ces chimistes sait accommoder admirablement le re-
mède et le mal à ses besoins d'amour ou à ses désirs
de vengeance. — Mais, monsieur, reprit la jeune
femme, ces sociétés orientales au milieu des-
quelles vous avez passé une partie de votre existence,
sont donc fantastiques comme les contes qui nous
viennent de leur beau pays ; un homme y peut donc
être supprimé impunément; c'est donc en réalité la
Bagdad ou la Bassora de M. Galland? Les sultans et
les vizirs qui régissent ces sociétés et qui constituent
ce qu'on appelle en France le gouvernement, sont
donc sérieusement des Haroun-al-Baschild et des
Giaffar qui non-seulement pardonnent à un empoison-
neur, mais encore le font premier ministre si le crime
a été ingénieux, et qui, dans ce cas, en font graver
l'histoire en lettres d'or pour se divertir aux heures
de leur ennui? — Non, madame, le fantastique n'existe
plus même en Orient; il y a là-bas aussi, déguisés sous
d'autres noms et cachés sous d'autres costumes, des
commissaires de police , des juges d'instruction, des
procureurs du roi et des experts. On y pend, on y dé-
capite et l'on y empale très-agréablement les crimi-
nels: mais ceux-ci. en fraudeurs adroits, ont su
dépister la justice humaine et assurer le succès de
leurs entreprises par des combinaisons habiles. Chez
nous, un niais possédé du démon de la haine ou de la
upidité, qui a un eiimmi à dcliuiic ou un grend pa-
— 42 —
rent à annihiler, s'en va chez un épicier, lui donne un
faux nom qui le fait décom'ir bien mieux que son nom
véritable , et achète , sous prétexte que les rats Tem-
pêchent de dormir, cinq à six grammes d'arsenic; s'il
est très-adroit, il va chez cinq ou six épiciers, et n'en
est que cinq ou six fois mieux reconnu; puis, quand il
possède son spécifique, il administre à son ennemi, à
son grand parent, une dose d'arsonic qui ferait crever
un mammouth ou un mastodonle, et qui, sans rime ni
raison , fait pousser à la victime des hurlements qui
mettent tout le quartier en émoi. Alors arrive une nuée
d'agents de poiice et de gendarmes; on envoie chercher
un médecin . qui ouvre le mort, et récolte dans son
estomac et dans ses entrailles l'arsenic à la cuillère.
Le lendemain, cent journaux racontent le fait avec le
nom de la victime et du meurtrier. Dès le soir même
lépicier ou les épiciers vient ou viennent dire : <.• C'est
moi qui ai vendu l'arsenic à Jionsicur ; » et plutôt que
de ne pas reconnaître lacquéreur, ils en reconnaîtront
vingt ; alors le niais criminel est pris, emprisonné,
interrogé, confronté, confondu, condamné et guillo-
tiné ; ou si c'est une femme de quelque valeur, on
renferme pour la vie. Voilà comme vos septentrionaux
entendent la chimie, madame. Desrues cependant était
plus fort que cela, je dois l"avouer.
— Que voulez-vous? monsieur, dit en riant la
jeune femme, on fait ce qu'on peut. Tout le monde
n'a pas îe secret des Médicis ou des Borgia. — Main-
tenant, dit le comte en haussant les épaules, voulez-
vous que je vous dise ce qui cause toutes ces inepties?
C'est que sur vos théâtres, à ce dont j'ai pu juger du
moins en lisant les pièces qu'on y joue, on voit tou-
jours des gens avaler le contenu d'une Bole ou mordre
le chaton d'une bague, et tomber roides morts; cinq
minutes après, le rideau baisse ; les spectateurs sont
— 43 —
dispersés. On ignore les suites du meurtre; on ne
voit jamais ni le commissaire de police avec son
écharpe, ni le caporal avec ses quatre hommes, et
cela autorise beaucoup de pauvres cerveaux à croire
que les choses se passent ainsi. Mais sortez un peu de
France, allez soità Alep, soit au Caire, soit seulement
à Naples et à Rome, et vous verrez passer par la rue
des gens droits, frais et roses dont le Diable boiteux,
s'il vous effleurait de son manteau, pourrait vous
dire : « Ce monsieur est empoisonné depuis trois se-
maines, et il sera tout à fait mort dans un mois. » —
Mais alors, dit madame de Villefort, ils ont donc re-
trouvé le secret de cette fameuse aqua-tofana que l'on
me disait perdu à Pérousc ? — Eh ! mon Dieu ! ma-
dame, est-ce que quelque chose se perd chez les
hommes ? Les arts se déplacent et font le tour du
monde ; les choses changent de nom, voilà tout, et le
vulgaire s'y trompe ; mais c'est toujours le même ré-
sultat, le poison porte particulièrement sur tel ou tel
organe; l'un sur l'estomac, l'autre sur le cerveau,
l'autre sur les intestins. Eh bien ! le poison détermine
une toux, cette toux une fluxion de poitrine ou telle
autre maladie cataloguée au livre de la science, ce qui
ne l'empêche pas d'être part'aiteraent mortelle, et qui,
ne le fût-elle pas, le deviendrait grâce aux remèdes
que lui administrent les naïfs médecins, en général
fort mauvais chimistes, et qui tourneront pour ou
contre la maladie, comme il vous plaira, et voilà un
homme tué avec art et dans toutes les règles, sur le-
quel la justice n'a rien à apprendre, comme disait un
horrible chimiste de mes amis, l'excellent abbé Adel-
monte de Taormine, en Sicile, lequel avait fort étu-
dié ces phénomènes nationaux. — C'est effayrant, mais
c'est admirable, dit la jeune femme immobile d'atten-
tion ; je croyais, je l'avoue, toutes ces histoires des
— 44 —
inventions du moyen âge. — Oui, sans doute, mais
qui se sont encore perfectionnées de nos jours.
A quoi donc voulez-vous quL> servent le temps, les en-
couragements, les médailles, les croix, les prix Mon-
thyon, si ce n'est pour mener la société vers sa plus
grande perfection ? Or; l'homme ne sera parfait que
lorsqu'il saura créer et détruire comme Dieu ; il sait
déjà détruire, c'est moitié du chemin de fait. — De
sorte, reprit madame de Villcfort revenant invaria-
blement à son but, que les poisons des Borgia, des
Médicis, des René, des Ruggiori, et plus tard proba-
blement du baron de Trenk. dont ont tant abusé le
drame moderne et le roman... — Étaient des objets
d'art, madame, pas autre chose, répondit le comte.
Croyez-vous que le vrai savant sadresse banalement
à l'individu même? Non pas. La science aime les ri-
cochets, les tours de force, la fantaisie, si l'on peut
dire cela. Ainsi . par exemple, cet excellent abbé
Adelmonte, dont je vous parlais tout à l'heure, avait
fait, sous ce rapport, des expériences étonnantes. —
Vraiment! — Oui, je vous en citerai une seule. Il
avait un fort beau jardin plein de légumes, de (leurs
et de fruits ; parmi ces légumes, il choisissait le plus
honnête de tous, un chou par exemple. Pendant trois
jours il arrosait ce chou avec une dissolution d'arse-
nic; le troisième jour, le chou tombait malade et jau-
nissait, c'était le moment de le couper ; pour tous il
paraissait mûr et conservait son apparence honnête :
pour l'abbé Adelmonte seul il était empoisonné.
Alors, il rapportait le chou chez lui, prenait un lapin,
l'abbé Adelmonte avait une collection de lapins, de
chats et de cochons d'Inde qui ne le cédait en rien à
sa collection de légumes, de fleurs et de fruits : l'abbé
Adelmonte prenait donc un lapin et lui faisait man-
ger une feuille de cbou ; le lapin mourait- Quel est le
— 45 —
juge d'instruction qui oserait touver à redire à cela,
et quel est le procureur du roi qui s'est jamais ayisé
de dresser contre M. Magendie ou M. Flourens un
réquisitoire à propos des lapins, des cochons d"Inde
et des chats qu'ils ont tués ? Aucun. Voilà donc le
lapin mort sans que la justice s'en inquiète. Ce lapin
mort, l'abbé Adelmonte le fait vider par sa cuisinière
et jette les intestins sur un fumier. Sur c? fumier, il
y a une poule, elle becqueté ces int*stinS; tombe ma-
lade à son tour et meurt le lendemain. Au moment
où elle se débat dans les convulsions de l'agonie, un
vautour passe (il y a beaucoup de vautours dans le
pays d'Adelmonte). celui-là fond sur le cadavre, l'em-
porte sur un rocher et en dîne. Trois jours après, le
pauvre vautour qui depuis ce repas s'est trouvé con-
stamment indisposé; se sent pris d'un étourdissement,
au plus haut de la nue. i! roule dans le vide et vient
tomber lourdement dans votre vivier; le brochet,
l'anguille et la murène mangent goulûment, vous sa-
vez cela, ils mordent le vautour. Eh bien ! supposez
que le lendemain l'on serve sur votre table cette an-
guille, ce brochet ou cette murène, empoisonnés à la
quatrième génération, votre convive. lui. sera empoi-
sonné à la cinquième. et mourra au bout de huit ou dii
jours de douleurs d'entrailles. de maux de cœur. d'abcès
au pylore. On fera l'autopsie , et les médecins diront :
Le sujet est mort d'une tumeur au foie ou d'une
fièvre typhoïde.
— Mais, dit madame de Villefort. toutes ces cir-
constances, que vous enchaînez les unes aux autres,
peuvent être rompues par le moindre accident; le
vautour peut ne pas passer à temps ou tomber à cent
pas du vivier — Ah I voilà justement où est l'art :
pour être un grand chimiste en Orient, il faut diriger
le hasard ; oo y arrive.
V. 4
Madame de Villefort était rêveuse, et écoutait.
— Mais, dit-elle. Tarsenic est indélébile; de quelque
façon qu'on l'absorbe, il se retrouvera dans le corps
delhomme, du moment où il sera entré en quantité
suffisante pour donner la mort. — Bien ! s'écria
Monte-Cristo, bien ! Voilà justement ce que je dis à
ce bon Adelmonte.
Il réfléchit, sourit, et me répondit par un proverbe
sicilien . qui est aussi, je crois, un proverbe fran-
çais : « Mon enfant, le monde n'a pas été fait en un
jour, mais en sept ; revenez dimanche. »
Le dimanche suivant, je revins: au lieu d'avoir ar-
rosé son chou avec de l'arsenic, il l'avait arrosé avec
une dissolution de sel à base de strychnin3, stnjchnos
colnhrina ^ comme disent les savants. Cette fois le
chou n'avait pas l'air malade le moins du monde;
aussi le lapin ne s'en défia-t-il point, aussi cinq mi-
nutes après le lapin était-il mort; la poule mangea le
lapin, et le lendemain elle était trépassée. Alors nous
fîmes les vautours, nous emportâmes la poule et nous
l'ouvrîmes. Cette fois tous les symptômes particuliers
avaient disparu, et il ne restait que les symptômes gé-
néraux. Aucune indication particulière dans aucun
organe ; exaspération du système nerveux, voilà tout,
et trace de congestion cérébrale, pas davantage, la
poule n'avait pas été empoisonnée, elle était morte
d'apoplexie. C'est un cas rare chez les poules, je le
sais bien, mais fort commun chez les hommes.
Madame de Villefort paraissait de plus en plus rê •
yeuse.
— C'est bien heureux, dit-elle, que de pareilles
substances ne puissent être préparées que par des
chimistes, car, en vérité, la moitié du monde empoi-
sonnerait l'autre. — Par dis cliimisîts ou des per-
sonnes qui s'occupent de chimie, répondit nés^ligem»
— 47 —
ment 3îonte-Cristo.— Et puis, dit madame de Villefort
s'arrachatit elle-même et avec clTort à ses pensées, si
savamment préparé qu'il soit, le crime est toujours
le crime : et s'il échappe à l'investigation humaine, il
n'échappe pas au regard de Dieu. Les Orientaux sont
plus forls que nous sur les cas de conscience, et ont
prudemment supprimé l'enfer ; voilà tout. — Eh !
madame, ceci est un scrupule qui doit naturellement
naître dans une âme honnêle comme la vôtre, mais qui
t'j) serait bientôt déraciné par ic raisonncmcni. Le
mauvais côté de la ptn^éc humaine sera toujours ré-
sumé par ce paradoxe de Jeen-Jacijucs Kous.seau,
vous savez. — Le mandarin qu'on tue à cinq milic
lieues en levant le boutdudoigî. — La vie de l'homme
se passe à faire de ces choses-là, et son intelligeocç
g'épuise à les rêver. Vous trouviz fort peu de gens qui
s'cjî aijicnl Lrutalenunt planter un couteau dans le
cœur de leur semblabie ou qui lui cdminist.'-cnt. pour
le faire disparaître delà surface du globe, cette quan-
tité d"arscnic que nous disions tout à l'heure. C'tst là
l'éeilement une excentricité ou une bèlise. Tour en
arriver là, il faut que le sang se chauffe à trente-six
degrés, que le pouls balte à quatre-vingt-dix pulsa-
tions, et que l'âme sorte de ses limites ordinaires;
mais si. passant, comme cela se pratique en philolo-
gie, du mot au synonyme mitigé, vous faites une
.simple élimination ; au lieu de commettre un ignoble
assassinat, si vous écartez purement et simplement
de votre chemin celui qui vous gêne, et cela sans
choc, sans violence, sans l'aiipareil de ces souffrances
qui, devenant un supplice. foi;t de la victime un mar-
tyr, et de celui qui agit un carHifex dans toute la force
du mot; s'il n'y a ni sang, ni hurlements, ni contor-
sions, ni surtout cette horrible et compromettante
instantanéité de l'accomplisâcment, alors vous échap-
-? 48 —
pez au coup de la loi humaine qui vous dit : Ne
trouble pas la société! Voilà comment procèdent et
réussissent les gens d'Orient, personnages graves et
flegmatiques, qui s'inquiètent peu des questions de
temps dans les conjectures d'une certaine importance.
— !1 reste la conscience, dit madame de Villefort
d'une voix émue et avec un soupir étouffé. — Oui, dit
Monte-Cristo, oui, heureusement, il reste la con-
science, sans quoi Ton serait fort malheureux. Après
toute action un peu vigoureuse, c'est la conscience qui
nous sauve, car elle nous fournit mille bonnes excu-
ses dont seuls nous sommes juges; et ces raisons, si
excellentes qu'elles soient pour nous conserver le
sommeil, seraient peut-être médiocres devant un tri-
bunal pour nous conserver la vie. Ainsi Richard III,
par exemple, a dû être merveilleusement servi par sa
conscience après la suppression des deux enfants d'E-
douard IV ; en effet, il pouvait se dire : Ces deux en-
fants d'un roi cruel et persécuteur, et qui avaient
hérité des vices de leur père, que moi seul ai su re-
connaître dans leurs inclinations juvéniles : ces deux
enfants me gênaient pour faire la félicité du peuple
anglais dont ils eussent infailliblement fait le mal-
heur. Ainsi fut servie par sa conscience lady Mac-
beth, qui voulait, quoi qu'en ait dit Shakspeare,
donner un trône, non à son mari, mais à son ûls. Ah!
l'amour maternel est une si grande vertu, un si puis-
sant mobile, qu'il fait excuser bien des choses : aussi,
après la mort de Duncan, lady Macbeth eût-elle été
fort malheureuse sans sa conscience.
Madame de Villefort absorbait avec avidité ces ef-
frayantes maximes et ces horribles paradoxes débités
par le comte avec cette naïve ironie qui lui était par-
ticulière.
Puis, après un instant de silence :
— 49 —
— Savez-vous, dit-elle, nionsieiir le comte, que
vous êtes un terrible argumentateur, et que vous
voyez le monde sous un jour quelque peu livide?
Est-ce donc en regardant l'humanité à travers les
alambics et les cornues que vous l'avez jugée telle ?
Car vous aviez raison, vous êtes un grand chimiste,
et cet élixir que vous avez fait prendre à mon fils, et
qui Ta si rapidement rappelé à la vie... — Oh ! ne
vous y fiez pas, madame, dit Monte-Cristo, une goutte
de cet élixir a suffi pour rappeler à la vie cet enfant
qui se mourrait, mais trois gouttes eussent poussé le
sang à ses poumons de manière à lui donner des bat-
tements de cœur; six lui eussent coupé la respiration,
et causé une syncope beaucoup plus grave que celle
dans laquelle il se trouvait ; dix enfin l'eussent fou-
droyé. Vous savez, madame, comme je l'ai écarté vi-
vement de ces flacons auxquels il avait l'imprudence
de toucher?
— C'est donc un poison terrible?— Oh ! mon Dieu,
non! D'abord, admettons ceci, que le mot poison
n'existe pas, puisqu'on se sert en médecine des poi-
sons les plus violents, qui deviennent, par la façon
dont ils sont administrés, des remèdes salutaires. —
Qu'était-ce donc, alors ? — C'était une savante prépa-
ration de rnon ami, cet excellent abbé Adeimonie, et
dont il m'a appris à me servir. — Oh ! dit madame de
Villefort, ce doit être un excellent antispasmodique^
— Souverain, madame, vous l'avez vu, répondit le
comte, et j'en fait un usage fréquent; avec toute la
prudence possible, bien entendu, ajou(a-t-il en riant,
— Je le crois, répliqua sur b; même ton madame de
Villefort. Quant à moi. si nerveuse et si prompte à ra'é-
vanouir, j'aurais besoin d'un docteur Adeluionte pour
m'inventer des moyens de respirer librement et me
tranquilliser sur la crainte que j'éprouve do mourir
nn beau jonr suffoqu(''e. En attcn'dantj cominplai chose
est difficile à Iromcr en Franco, et que votre abbé
n'est probablement pas disposé à faire pour moi le
voyage de Paris, je m"cn tiens aux antispasmodiques
deBï. Planche; et la menthe et les gouttes d'Hoifmann
jouent chez moi un grand rôle. Tenez, voici des pas-
tilles que je me fais faire exprès ; elles sont à double
dose.
Monte-Cristo ouvrit la boîte d'écaillé que lui pré-
sentait la jeune femme, et respira l'odeur des pastillés
en amateur digne d'apprécier cette préparation.
' — Elles sont exquises, dit-il. mais soumises à la
nécessité de la déglutition, fonction qui souvent est
impossible à accomplir de la part de la personne éva-
nouie. J'aime mieux mon sfiécifique. — Mais bien cer-
tciincmcnl. moi aussi, je le préférerais d'après les cfiels
que j'en ai vus surtout: mais c'est un secret sans doute,
et je n'en suis par indiscrète pour vous le demander.
— Mais moi, madame, dit ]\!ontc-Cristo en se levant,
je suis assez galant pour vous l'offrir. — Oh! monsieur.
— Seulement rappelez vous une chose, c'est qu'à pe-
tite dose c'est un remède, à forte dose c'est un poison.
Une goutte rend la vie, comme vous l'avez vu : cinq
ou six tueraient infaillibl ment, et d'une façon d'au-
tant plus terrible, qu'étendues dans un verre de vin,
elles n'en changeraient aucunemejit le goût. ]\îais je
m'arrête, madame, j'aurais presque l'air de vous con-
seiller.
Six heures et demie venaient de sonner, on annonça
une amie de madame de Viilefort qui venait dîner
avec elle.
• — Si j'avais l'honneur de vous voir pour la troi-
sième ou la quatrième fois, monsieur le comte, au lieu
de vous voir pour la seconde fois, dit madame de Vil-
lefert : si j'avais l'honneur d'être votre amie, au lie»
— 81 -
d'avoir tout bonnement le bonheur d'être votre obli-
gée, j'insisterais pour vous retenir à dîner, et je ne nie
laisserais pas battre par un premier refus. — Mille
grâces, madame, répondit Monte-Cristo, j'ai moi-
même un engagement auquel je ne puis manquer.
J'ai promis de conduire au spectacle une princesse
grecque demes amies, qui n'a pas encore vu le grand
Opéra, et qui compte sur moi pour l'y mener. — Allez,
monsieur, mais n'oubliez pas ma recette. — Comment
donc, m.adamc, il faudrait pour cela oublier l'heure
de conversation que je viens de passer près de vous, ce
qui est tout à fait impossible.
Monte-Cristo salua et sortit.
Madame de Yillefort demeura rêveuse.
— "Voilà un homme étrange, dit-elle, et qui m'a
tout l'air de s'appeler de son nom de baptême Adel-
monte.
Quant à Monte-Cristo, le résultat avait dépassé son
attente.
— Allons, dit-il en s'en allant, voilà une bonne
terre; je suis convaincu que le grain qu'on y laisse
tomber n'y avorte pas.
Et le lendemain, fidèle à sa promesse, il envoya là
recette demandée.
IV.— RoLert le Diable.
La raison de l'Opéra était d'autant meilleure à don-
ner, qu'il y avait ce soir-là solennité à l'Académie
royale de musique. Levasseur. après une longue in-
disposition, rentrait par le rôle de Berfram. et comme
toujours, l'œuvre du maestro à la mode a\ait attiré la
plus brillante société de Paris.
— 52 —
Morcerf, comme la plupart des jeunes gens riches,
avait sa stalle d'orchestre, plus dix loges de personnes
de sa connaissance auxquelles il pouvait aller deman-
der une place, sans compter celle à laquelle il avait
droit dans la loge des lions.
Château-Renaud avait la stalle voisine de la sienne.
Beauchanip. en sa qualité de journaliste, était roi
de la salle et avait sa place partout.
Ce soir-là Lucien Debray avait la disposition de la
loge du ministre, et il l'avait offerte au comte de
Morcerf, lequel, sur le refus de Mercedes, l'avait en-
voyée à Danglars en lui faisant dire qu'il irait proba-
blement faire dans sa soirée une visite à la baronne
et à sa fille, si ces dames voulaient bien accepter la
loge qu'il leur proposait. Ces dames n'avaient eu garde
de refuser. Nul n'est friand de loges qui ne coûtent
rien comme un millionnaire.
Quant à Danglars, il avait déclaré que ses principes
politiques en sa qualité de député de l'opposition ne
lui permettaient pas d'aller dans la loge du minisre.
En conséquence, la baronne avait écrit à Lucien de la
venir prendre, attendu qu'elle ne pouvait pas aller à
l'Opéra seule avec Eugénie.
En effet, si les deux femmes y eussent été seules,
on eût, certes, trouvé cela fort mauvais; tandis que
mademoiselle Danglars allant à l'Opéra avec sa mère
et l'amant de sa mère, il n'y avait rien à dire : il faut
bien prendre le monde comme il est fait.
La toile se leva, comme d'habitude, sur une salle à
peu près vide. C'est encore une des habitudes de notre
fashion parisienne d'arriver au spectacle quand le
spectacle est commencé : il en résulte que le premier
acte se passe de la part des spectateurs arrivés, non
pas à regarder ou à écouter la pièce, mais à regarder
entrer les spectateurs qui arrivent et à ne rien entendre
— 53 -
que le bruit des portes et celui des conversations.
— Tiens! dit tout à coup Albert en voyant s'ouvrir
une loge de côté de premier rang; tiens ! la comtesse
G... ! — Qu'est-ce que c'est que la comtesse G...? de-
manda Château-Renaud. — Oh! par exemple, baron,
voici une question que je ne vous pardonne pas; vous
demandez ce que c'est que la comtesse G...? — Ah !
c'est vrai, dit Château-Renaud; n'est-ce pas cette char-
mante Vénitienne? — Justement.
En ce moment la comtesse G... aperçut Albert et
échangea avec lui un salut accompagné d'un sourire.
— Vous la connaissez ! dit Château-Renaud.
— Oui, fit Albert ; je lui ai été présenté à Rome par
Franz. — Voudrez-vous me rendre à Paris le même
service que Franz vous a rendu à Rome ? — Bien vo-
lontiers. — Chut ! cria le public.
Les deux jeunes gens continuèrent leur conversa-
tion, sans paraître s'inquiéter le moins du monde du
désir que paraissait éprouver le parterre d'entendre
la musique.
— Elle était aux courses du Champ de Mars, dit
Château-Renaud. — Aujourd'hui? — Oui. — Tiens !
au fait, il y avait courses. Étiez-vous engagé? — Oh !
pour une misère , pour cinquante louis. — Et qui a
gagné ? — Nautilus,- je pariais pour lui. — Mais il y
avait trois courses? t- Oui. 11 y avait le prix du
Jockey-Club, une coupe d'or. Il s'est même passé une
chose assez bizarre. — Laquelle ? — Chut donc 1 cria
le public. — Laquelle ? répéta Albert. — C'est un
cheval et un jockey complètement inconnus qui ont
gagné cette course. — Comment ? — Oh ! mon Dieu,
oui ; personne n'avait fait attention à un chcva! inscrit
sous le nom de Vampa et à un jockey inscrit sous le
nom de Job_, quand on a vu s'avancer tout à coup un
admirable alezan et un jockey gros comme le poing;
- 84-
on a été obligé de lui fourrer vingt livres de plotnb
dans SCS poches, ce qui ne l'a pas empêché d'arriver
au but trois longueurs de cheval avant Ariel ci Bar-
baro qui couraient avec lui. — Et Ton n'a pas su à
qui appartenaient le cheval et le jockey ? — Non. —
Vous dites que le cheval était inscrit sous le nom de...?
— Vampa. — Alors . dit Albert , je suis plus avancé
que vous : je sais à qui il appartenait, moi. — Silence
donc ! cria pour la troisième fois le parterre.
Celte fois la levée de boucliers était si grande, que
les deux jeunes gens s'aperçurent enfin que c'était à
eux que le public s'adressait. Ils se retournèrent un
instant, cherchant dans cette foule un homme qui prît
la responsabilité de ce qu'ils regardaient comme unie
impertinence ; mais personne ne réitéra l'invitation,
et ils se retournèrent vers la scène.
En ce moment la loge du minisire s'ouvrait, et ma-
dame Danglars, sa fille et Lucien Debray prenaient
leurs places.
— Ah ! ah ! dit Château-Renaud, voilà des personnes
de votre connaissance, vicomte. Que diable regardez-
vous donc à droite ? On vous cherche.
Albert se retourna et ses yeux rencontrèrent eflFec-
tivement ceux de la baronne Danglars. qui lui fit avec
son éventail un petit salut. Quant à mademoiselle
Eugénie , ce fut à peine si ses grands yeux noirs dai-
gnèrent s'abaisser jusqu'à l'orchestre.
— En vérité, mon cher, dit Château-Renaud, je rie
consprends point, à part la mésalliance, et je ne crois
point que ce soit cela qui vous préoccupe beaucoup ;
je ne comprends pas. dis-je, à part la mésalliance, ce
que vous pouvez avoir contre mademoiselle Danglars;
c'est en vérité une fort belle personne. — Fort bellej
certainement , dit Albert; mais je vous avoue qu'en
fait d« beauté j'aimerais mieux quelque chose de plus
— 55 —
doux , de plus suave . de plus féminin enfin. — Voilà
bien les jeunes gens . dit Château-Renaud , qui en sa
qualité d'homme de trente ans , prenait avec Morcerf
des airs paternels : iis ne sont jamais satisfaits. Com-
ment, mon cher, on vous trouve une fiancée bâtie sur
le modèle de la Diane chasseresse, et vous n'êtes pas
content ! — Eh bien ! justement, jaurais mieui aimé
quelque chose dans !e genre de la Vénus de Milo ou
de Capoue. Cette diane chasseresse, toujours au milieu
de ses nymphes, mépouvante un peu : jai peur qu'elle
ne me traite en Actéon.
En effet, un coupd'ceil jeté sur la jeune fille pouvait
presque expliquer le sentiment que venait d'avouer
Morcerf. Mademoiselle Danglars était belle, mais,
comme l'avait dit Albert, d'une beauté un peu arrêtée :
ses cheveux étaient d'un beau noir, mais dans leurs
ondes naturelles on remarquait une certaine rébellion
à la main qui voulait leur imposer sa volonté; ses
yeux, noirs comme ses cheveux, encadrés sous de ma-
gnifiques sourcils qui n'avaient qu'un défaut, celui dose
froncer quelquefois, étaient surtout remarquables par
une expression de fermeté qu'on était étonné de trou-
ver dans le regard d'une femme ; son nez avait les
proportions exactes qu'un statuaire eût données à
celui de Junon ; sa bouche seule était trop grande,
mais garnie de belles dents qui faisaient ressortir
encore des lèvres dont le carmin trop vif tranchait
avec la pâleur de son teint ; enfin un signe noir placé
au coin de la bouche, et plus large que ne le sont d'or-
dinaire ces sortes de caprices de la nature, achevait
de donner à celte physionomie ce caractère décidé qui
efFraycit quelque peu Morcerf.
D'ailleurs , tout le reste de la personne d'Eugénie
s'alliait avec cette tète que nous venons d'essayer de
décrire. Cétait. comme l'avait dit Château-Renaud, la
— 56 —
Diane chasseresse , mais avec quelque chose de plus
ferme et de plus musculeux dans sa beauté.
Quant à léducation qu'elle avait reçue, s'il y avait
un reproche à lui faire. c"est que, comme certains
points de sa physionomie, elle semblait un peu appar-
tenir à un autre sexe. En effet, elle parlait deux ou
trois langues, dessinait facilement, faisait des \crs et
composait de la musique ; elle était surtout passionnée
pour ce dernier art. qu'elle étudiait avec une de ses
amies de pension . jeune personne sans fortune , mais
ayant toutes les dispositions possibles pour devenir, à
ce que Ton assurait, une excellente cantatrice. Un
grand compositeur portait, disait-on. à cette dernière
un intérêt presque paternel, et la faisait travailler
avec l'espoir quelle trouverait un jour une fortune
dans sa voix.
Cette possibilité que mademoiselle Louise d'Ar-
milly, c'était le nom de la jeune virtuose, entrât un
jour au théâtre, faisait que mademoiselle Danglars,
quoiqu'en la recevant chez elle , ne se montrait point
en public dans sa compagnie. Du reste , sans avoir
dans la maison du banquier la position indépendante
d'une amie . Louise avait une position supérieure à
celle des institutrices ordinaires.
Quelques secondes après l'entrée de madame Dan-
glars dans sa loge, la toile avait baissé, et grâce à
cette faculté laissée parla longueur des entr'actes de se
promener au foyer ou de faire des visites pendant une
demi-heure , l'orchestre serait à peu près dégarni.
?»înrcerf et Château -Renaud étaient sortis des pre-
miers. Un instant madame Danglars avait pensé que
cet emprcss: ment d'Albert avait pour but de lui
venir présenter ses compliments, et elle s'était penchée
à l'oreille de sa fille pour lui annoncer cette visite ;
mais celle-ci s'était contentée de secouer la tête en
— 57 —
souriant ; et en même temps, comme pour prouver
combien la dénégation d'Eugénie était fondée, Mor-
cerf apparut dans une loge de côté du premier rang.
Cette loge était celle de la comtesse G..-
— Ah ! vous voilà, monsieur le voyageur, dit celle-ci
en lui tendant la main avec toute la cordialité d'une
vieille connaissance ; c'est bien aimable à vous de
m'avoir reconnue, et surtout de m'avoir donné la pré-
férence pour votre première visite. — Croyez, madame,
répondit Albert, que si j'eusse su votre arrivée à
Paris et connu votre adresse, je n'eusse point attendu
si tard. Mais veuillez me permettre de vous présenter
M. le baron de Château-Renaud , mon ami, un des
rares gentilshommes qui restent encore en France, et
par lequel je viens d'apprendre que vous étiez aux
courses du Champ-de-Mars.
Château-Renaud salua.
— Ah! vous étiez aux courses, monsieur? dit
vivement la comtesse. — Oui, madame. — Eh bien !
reprit vivement madame G..., pouvez-vous me dire à
qui appartenait le cheval qui a gagné le prix du
Jockey-Club? — Non, madame, dit Château-Renaud,
et je faisais tout à l'heure la même question à Albert.
— Y tenez-vous beaucoup, madame la comtesse?
demanda Albert. — A quoi ? — A connaître le maître
du cheval ? — Infiniment. Imaginez-vous... mais sau-
riez-vousqui, par hasard, vicomte ? — Madame, vous
alliez raconter une histoire : Imaginez-vous, avez-vous
dit. — Eh bien ! imaginez-vous que ce charmant cheval
alezan et ce joli petit jockey à casaque rose m'avaient,
à la première vue, inspiré une si vive sympathie, que
je faisais des vœux pour l'un et pour l'autre, exacte-
ment comme si j'avais engagé sur eux la moitié de ma
fortune ; aussi, lorsque je les vis arriver au but, de-
vançant les autres coureurs de trois longueurs de che-
val, je fus si jgyeuse que je me miç à battre des mains
comme une folle. Figurez-vous mon étonnement lors-
qu'en rentrant chez moi je rencontrai sur mon esca-
lier le petit jockey rose ! Je crus que le vainqueur de
la course demeurait par hasard dans la même maison
que moi; lorsque, en ouvrant la porte de mon salou, la
première chose que je vis fut la coupe dor qui formait
le prix gagné par le cheval et le jockey inconnus.
Dans la coupe il y avait un petit papier sur lequel
étaient écrits ces mots: «A la comtesse G..., lord
Ruthwen. » — C'est justi ment cela, dit Morcerf, —
Comment ! c'est justement cela ; que voulez-vous dire?
— Je veux dire que c'est lord Ruthven en personne.
— Quel lord Ruthwen ? — Le nôtre, le vampire, celui
du théâtre Argentina. — Vraiment! s'écria la comtesse,
il est donc ici ? — Parfaitement. — Et vous le voyez?
vous le recevez ? vous allez ch^z lui ? — C'est mon ami
intime, et M. de Château-Renaud lui-même a l'hon-
neur de le connaître. — Qui peut vous faire croire
que c'est lui qui a gagné? —Son cheval inscrit sous
le nom de Vumpa. — Eh bien ! après ? — Eh bien J
vous ne vous rappelez pas le nom du fameux bandit
qui m'avait fait prisonnier ? — Ah ! c'est vrai- — Et
des mains duquel le comte m'a miraculeusement tiré?
— Si fait. — 11 s'appelait Vaiupa. Vous voyez bien
que c'est lui. — Mais [:ourquoi m'a-t il envoyé cette
coupe à moi ? — D'abord, madame la comtesse, parce
que je lui avais fort parlé de vous, comme vous pouvez
le croire, ensuite parce qu'il aura été enchanté de
retrouver une compatriote, et heureux de rintérct
que cette compatriote prenait à lui. — J'espère bien
que vous ne lui avez jamais raconté les folies que nous
avons dites à son sujet? — Tifa foi. je n'en jurerais
pas. et cette façon de vous offrir cette coupe sous le
nom de lord Bulh^en... — Mais c'est affreux, il va
-Bf-
m'efl vouloir mortellement ! — Son proeédé et t-jl
celui d'un ennemi ? — Non, je lavoue. — Eh bien !
— Ainsi il est à Paris ? — Oui. — Et quelle sensatioQ
a-t-il faite ? — Mais, dit Albert, on en a parle huit
jours, puis est arrivé le couronnement de la reine
d'Angleterre et le vol des diamants de mademoiselle
Mars, et Ton n'a plus parlé que de cela. — Mon cher,
dit Château-Renaud, on voit bien que le comte est
votre ami. vous le traitez en conséquence. Ne croyez
pas ce que vous dit Albert, madame la comtesse, il
n'est au contraire question que du comte de Monte-
Cristo à Paris. II a dabord débuté par envoyer à ma-
dame Danglars des chevaux de trente mille francs,
puis il a sauvé la vie à madame de Villefort ; puis il
a gagné la course du Jockey-Club, à ce qu'il paraît. Je
maintiens au contraire, moi. quoi qu'en dise Morcerf.
qu'on s'occupe encore du comte en ce moment, et
qu'on ne s'occupera même plus que de lui dans un
mois, s'il veut continuer de faire de l'excentricité, ce
qui, au reste, paraît être sa manière de vivre ordi-
naire. — C'est possible, dit Morcerf. en attendant,
qui donc a repris la loge de l'ambassadeur de Russie ?
— Laquelle? demanda la comtesse. — L'entre -co-
lonnes du premier rang . elle me semble parfaitement
remise à neuf. — En effet, dit Château-Renaud. Est-
ce qu'il y avait quelqu'un pendant le premier acte?
— Où? — Dans cette loge? — Non, reprit la com-
tesse, je n'ai vu personne . ainsi, continua-t-elle, re-
venant à la première conversation, vous croyez que
c'est votre comte de Monte-Cristo qui a gagné le prix?
— J'en suis sûr. — Et qui m'a envoyé cette coupe?
— Sans aucun doute. — Mais je ne le connais pas,
moi, dit la comtesse, et j'ai fort envie de la lui ren-
voyer. — Oh ! n'en faites rien ; il vous en enverrait
uacdulrc, taillée dans quelque saphir ou creusée dans
— 60 —
quelque rubis. Ce sont ses manières d'agir; que
voulez-vous, il faut le prendre comme il est.
En ce moment on entendit la sonnette qui annonçait
que le deuxième acte allait commencer, Albert se leva
pour regagner sa place.
— Vous reverrai-je ? demanda la comtesse. — Dans
les entr'actes, si vous le permettez, je viendrai m'iu-
former si je puis vous être bon à quelque chose à
Paris. — Messieurs, dit la comtesse, tous les samedis
soir, rue de Rivoli, 22, je suis chez moi pour mes
amis. Vous voilà prévenus.
Les jeunes gens saluèrent et sortirent.
En entrant dans la salle, ils virent le parterre de-
bout et les yeux fixés sur un seul point de la salle ;
leurs regards suivirent la direction générale, et s'ar-
rêtèrent sur Tancienne loge de l'ambassadeua de
Russie. Un homme habillé de noir, de trente-cinq à
quarante ans, venait d"y entrer avec une femme vêtue
d'un costume oriental. La femme était de la plus
grande beauté, et le costume d'une telle richesse, que,
comme nous Pavons dit, tous les yeux s'étaient à
l'instant tournés vers elle.
— Eh ! dit Albert, c'est Monte-Cristo et sa Grecque.
En effet, c'étaient le comte et Haydée.
Au bout d'un instant, la jeune femme était l'objet
de l'attention non-seulement du parterre, mais de
toute la salle; les femmes se penchaient hors des
loges pour voir ruisseler sous les feux du lustre cette
cascade ôe diamants.
Le second acte se passa au milieu de cette rumeur
sourde qui indique dans les masses assemblées un
grand événement. Personne ne songea à crier silence.
Cette femme si jeune, si belle, si éblouissante, était
le plus curieux spectacle qu'on pût voir.
Cette ioin un signe de madame Daoglars indiqua
— 61 —
clairement à Albert que ia baronne désirait avoir sa
visite dans l'entr'acte suivant.
Morcerf était de trop bon goût pour se faire at-
tendre quand on lui indiquait clairement qu'il était
attendu. L"acte fini, il se hâta donc de monter dans
lavant-scèoe.
11 salua les deux dames et tendit la main à Debray.
La baronne Taccueillit avec un charmant sourire,
et Eugénie avec sa froideur habituelle.
— Ma foi, mon cher, dit Debray, vous voyez un
homme à bout, et qui vous appelle à son aide pour le
relayer. Yoici madame qui m'écrase de questions sur
le comte, et qui veut que je sache d'où il vient, où il
va ; ma foi. je ne suis pas Cagliostro, moi, et, pour
me tirer daffaire, j"ai dit : Demandez tout cela à
Morcerf. il connaît son Monte-Cristo sur le bout du
doigt ; alors on vous a fait signe. — N'est-il pas in-
croyable, dit la baronne, que lorsqu'on a un demi-
millionide fonds secrets à sa disposition, on ne soit pas
mieux instruit que cela? — Madame, dit Lueir-n, je
vous prie de croire que si j'avais un demi-million à
ma disposition, je l'emploierais à autre chose qu'à
prendre des informations sur M. de Monte-Cristo, qui
n'a d'autre mérite à mes yeux que d'être deux fois
, riche comme un nabab : mais j'ai passé la parole à
mon ami Morcerf: arrangez-vous avec lui, cela ne me
regarde plus. — Un nabab ne m'eût certainement pas
envoyé une paire de chevaux de trente mille francs,
avec quatre diamants aux oreilles, de cinq mille francs
chacun. — Oh ! les diamants, dit en riant Morcerf,
c'est sa manie. Je crois que. pareil à Potemkin. il en a
toujours dans ses poches, et qu'il en sème son chemin,
comme le petit Poucet faisait de ses cailloux. — Il
aura trouvé quelque mine, dit madame Danglars;
vous savez qu'il a un crédit illimité sur la maison du
V. S
— 62 -
baron ? — Non, je ne le savais pas, répondit Albert,
mais cela doit être. — Et quil a annoncé à M. Dan-
glars qu'il comptait rester un an à Paris et y dépenser
six millions ? — C'est la schah de Perse qui voyage
incognito. — Et cette femme, monsieur Lucien, dit
Eugénie, avez-vous remarqué comme elle est belle.
— En vérité, mademoiselle, je ne connais que vous
pour faire si bonne justice aux personnes de votre
sexe.
Lucien approcha son lorgnon de son œil.
— Charmante ! dit-il. — Et cette femme, M. de
Morcerf sait-il qui elle est? — Mademoiselle, dit Al-
bert, répondant à cette interpellation directe, je le
sais à peu près, comme tout ce qui regarde le person-
nage mystérieux dont nous nous occupons. — Cette
femme est une Grecque. — Cela se voit facilement à
son costume, et vous ne m'apprenez là que ce que toute
la salle sait déjà comme nous. — Je suis fâché, dit
Morcerf, d'être un cicérone si ignorant; mais je dois
avouer que là se bornent mes connaissances; je sais,
en outre, qu'elle est musicienne, car un jour que j"ai
déjeuné chez le comte, j'ai entendu les sons d'une
guzla qui ne pouvaient venir certainement que d'elle.
— Il reçoit donc, votre comte? demanda madame Dan-
glars. — Et d'une façon splendide , je vous le jure. —
Il faut que je pousse M. Danglars à lui offrir quelque
dîner, quelque bal, afin qu'il nous les rende. — Com-
ment ! vous irez chez lui? dit Debray en riant. — Pour-
quoi pas ? avec mon mari ! — Mais il est garçon, ce
mystérieux comte. — Vous voyez bien que non, dit en
riant à son tour la baronne, en montrant la belle
Grecque. — Cette femme est une esclave . à ce qu'il
nous a dit lui-mêm?, vous rappelez-vous, Morcerf? à
votre déjeuner. — Convenez, mon cher Lucien, dit la
baronne, qu'elle a bien plutôt l'air d'une princesse.—
— 04 —
Des Mille et une Nuits. — Des Mille et une Nutts, je
ne dis pas; mais qu'est-ce qui fait les princesses, mon
cher? ce sont les diamants, et celle-ci en est couverte.
— Elle en a même trop, dit Eugénie ; elle serait plus
belle sans cela, car on verrait son cou et ses poignets
qui sont charmants de forme. — Oh ! l'artiste. Tenez,
dit madame Danglars, la voyez-vous qui se passionne?
— J'aime tout ce qui est beau , dit Eugénie. — Mais
que dites vous du comte alors ? dit Debiay ; il me
semble qu'il n'est pas mal non plus. — Le comte? dit
Eugénie . comme si elle n'eût point encore pensé à le
regarder; ie comte, il est bien pâle. — Justement, dit
Hlorcerf . c'est dans celle pâleur qu'est le secret que
nous cherchons. La comtesse G... prétend, vous le
savez, que c'est un vampire. — Elle rst donc de re-
tour, la comtesse G...? demanda la baronne. — Dans
cette loge de côté , dit Eugénie , presque en face de
nous, ma mère; celte femme avec ces admirables che-
veux blonds, c'f-st elle. — Oh ! oui. dit madame Dan-
glars. vous ne savez pas ce que vous devriez faire,
Worcerf? — Ordonnez, madame. — Tous devriez aller
faire une visite à votre comte de Monte-Cristo et nous
l'amener. — Pour quoi faire? dit Eugénie. — Mais
pour que nous lui parlions : n'es-tu pas curieuse de le
voir? — Pas le moins du monde. — Étrange enfant !
murmura la baronne. — Oh ! ditMorcerf, il viendra
probablement de lui-même. Tenez, il vous a vue, ma-
dame, et il vous salue.
La baronne rendit au comte son salut accompagné
d'un charmant sourire.
— Allons, dit Morcerf. je me sacrifie; je vous quitte
et vais voir s'il n'y a pas moyen de lui parler. — Allez
dans sa loge; c'est bien simple. — Mais je ne suis
pas présenté. — A qui? — A la belle Grecque. —
C'est une esclave , dites- vous. — Oui, mais vous pré-
— 64 —
tendez, vous, que c'est une princesse... Non. J'espère
que lorsqu'il me verra sortir, il sortira. — C'est pos-
sible. Allez. — .l'y vais.
Morcerf salua et sortit. Effectivement , au moment
où il passait devant la loge du comte, la porte s'ouvrit;
le comte dit quelques mots en arabe à Ali, qui se
tenait dans le corridor, et prit le bras de Morcerf.
Ali referma la porte et se tint debout devant elle; il
y avait dans le corridor un rassemblement autour du
Nubien.
— En vérité, dit Monte-Cristo . votre Paris est une
étrange ville, et vos Parisiens un singulier peuple. On
dirait que c'est la première fois qu'ils voient un Nu-
bien. Regardez-les donc se presser autour de ce pauvre
Ali qui ne sait pas ce que cela veut dire. Je vous ré-
ponds d'une chose, par exemple, c'est qu'un Parisien
peut aller à Tunis, à Constantinoplc, à Bagdad ou au
Caire, on ne fera pas cercle autour de lui. — C'est que
vos Orientaux sont des gens sensés et qu'ils ne re-
gardent que ce qui vaut la peine d'être vu; mais,
croyez-moi, Ali ne jouit de cette popularité que parce
qu'il vous appartient et qu'en ce moment vous êtes
l'homme à la mode. — Vraiment I et qui me vaut cette
faveur ? — Pardieu ! vous-même. Yous donnez des
attelages de mille louis ; vous sauvez la ^ie à des
femmes de procureur du roi ; vous faites courir, sous
le nom du major Black , des chevaux pur sang et des
jockeys gros comme des ouistitis : enfin , vous gagnez
des coupes d"or et vous les envoyez aux jolies femmes.
— Et qui diable vous a conté toutes ces folies? —
Dame ! la premiè.'e, madame Danglars, qui meurt
d'envie de vous voir dans sa loge, ou plutôt qu'on vous
y voie; la seconde, le journal de Beauchamp, et la troi-
sième, ma propre Imaginative. Pourquoi appelez-vous
votre cheval Tampa^ si vous voulez garder iïnco-
— 65 —
gnito? — Ah ! c'est vrai ! dit le comte, c'est une im-
prudence. Mais, dites-moi donc, le comte de Morcerf
ne vient-il pas quelquefois à l'Opéra ? Je l'ai cherché
des yeux, et je ne Tai aperçu nulle part. — Il viendra
ce soir. — Où cela? — Dans la loge de la baronne, je
crois. — Cette charmante personne qui est avec elle,
c'est sa fille? — Oui. — Je vous en fais mon corapli-
raent.
Morcerf sourit.
— Nous reparlerons de cela plus lard et en détail,
dit-il. Que dites-vous delà musique? — De quelle
musique? — Mais de celle que vous venez d'entendre.
— Je dis que c'est de fort belle musique pour de la
musique composée par un compositeur humain, et
chantée par des oiseaux à deux pieds et sans plumes ,
comme disait feu Diogène. — Ah ça ! mais, mon cher
comte, il semblerait r,ue vous pourriez entendre à
votre caprice les sept chœurs du Paradis ? — Mais c'est
un peu de cela. Quand je veux entendre d'admirable
musique, vicomte, de la musique comme jamais l'o-
reille mortelle n'tn a entendu, je dors. — Eh bien!
mais vous êtes à merveille ici : dormez, mon cher
comte, dormez, l'Opéra n'a pas été inventé pour autre
chose. — Non, en vérité ; votre orchestre fait trop de
bruit. Pour que je dorme du sommeil dont je vous
parle, il me faut le calme et le silence, et puis une
certaine préparation... — Ah ! le fameux hatchis? —
— Justement. Vicomte, quand vous voudrez entendre
de la musique, venez souper avec moi. — Mais j'en ai
déjà entendu en allant y déjeuner . dit Morcerf. —
A Rome? — Oui.— Ah ! c'était la guzla d'Haydée. Oui ,
la pauvre exilée s'amuse quelquefois à me jouer des
airs de son pays.
Morcerf n'insista point d'avantage: de son cûté, le
comte se tut.
— 66 —
En ce moment la sonnette retentit.
— Vous m'excusez ? dit le comte en reprenant le
chemin de sa loge. — Comment donc ! — Emportez
bien des choses pour la comtesse G... de la part de son
vampire. — Et à la baronne ? — Dites-lui que j'aurai
l'honneur, si elle le permet, d"aller"lui présenter mes
hommages dans la soirée.
Le troisième acte commença. Pendant le troisième
acte, le comte de Morcerf vint, comme il l'avait promis,
rejoindre madame Danglars.
Le comte n'était point un de ces hommes qui font
révolution dans une salle ; aussi personne ne s'aper-
çut-il de son arrivée que ceux dans la loge desquels il
venait de prendre une place.
Monte-Cristo le vit cependant, et un léger sourire
effleura ses lèvres.
Quant à Haydée, elle ne voyait rien tant que la toile
était le\ée ; comme toutes les natures primitives, elle
adorait tout ce qui parle à l'oreille et à la vue.
Le troisième acte s'écoula comme d'habitude: mes-
demoiselles Noblet, et Julia Leroux exécutèrent
leurs entrechats ordinaires ; le prince de Grenade fut
déOé par Robert-Mario; enfin ce majestueux roi que
vous savez fit le tour de la salle pour montrer son
manteau de velours, en tenant sa fille par la main: puis
la toile tomba, et la salle se dégorgea aussitôt dans le
foyer et les corridors.
Le comte sortit de sa loge, et un instant après ap-
parut dans celle de la baronne Danglars.
La baronne ne put s'empêcherde jeter un cri de sur-
prise légèrement mêlée de joie.
— Ah ! venez donc , monsieur le comte , s'é-
cria-t-elle, car, en vérité, j'avcis hâte de joindre mes
grâces verbales aux remeniments écrits que je vous ^i
déjà faits.— Oh ! madame, dit le comte, vous vous rap-
pelez encore cette misère? je l'avais déjà oubliée, moi.
— Oui; mais ce qu'on n'oublie pas. monsieur le comte/
c'est que vous avez le lendemain sauvé ma bonne amie
madame de Villefort du danger que lui faisaient cou-
rir ces mêmes chevaux. — Cette fois encore, madame,
je ne mérite pas vos remercîments ; c'est AJi, mon
Nubien, qui a eu le bonheur de rendre à madame de
Villefort cet éminent service. — Et est-ce aussi Ali,
dit le comte de Morcerf, qui a tiré mon fils des mains
des bandits romains ? — Non. monsieur le comte, dit
Monte-Cristo en serrant la main que le général lui
tendait, non. cette fois je prends les remercîments
pour mon compte; mais vous me les avez déjà faits,
je les ai déjà reçus, et, en vérité, je suis honteux de
vous retrouver encore si reconnaissant. Faites-moi
donc l'honneur, je vous prie, madame la baronne, de
me présenter à mademoiselle votre fille. — Oh ! vous
êtes tout présenté, de nom du moins, car il y a deux
ou trois jours que nous ne parlons que de vous. Eugé-
nie, continua la baronne en se retournant vers sa fille,
monsieur le comte de Monte-Cristo !
Le comte s'inclina ; mademoiselle Danglars fit un
léger mouvement de tète.
— Vous êtes là avec une admirable personne mon-
sieur le comte, dit Eugénie ; est-ce votre fille ? — Non,
mademoiselle, dit Monte-Cristo étonné de cette
extrême ingénuité ou de cet étonnant aplomb ; c'est
une pauvre Grecque dont je suis le tuteur. — Et qui
se nomme?... — Haydée, répondit Monte-Cristo. —
Une Grecque ! murmura le comte de Morcerf. — Oui,
comte, dit madame Danglars ; et dites-moi si vous
avez jamais vu à la cour d"Ali-Tebelin, que vous avez
si glorieusement servi, un aussi admirable costume
que celui que nous avons là devant les yeux? — Ah!
dit Monte-Cristo, vous avez servi à Janina, monsieur
le comte ? — J'ai été général-inspecteur des troupes
du pacha, répondit Morcerf, mon peu de fortune je
ne le cache pas, vient des libéralités de l'illustre chef
albanais.— Regardez donc! insista madame Danglars.
— Où cela? balbutia Morcerf. — Tenez ! dit Monte-
Cristo.
Et , enveloppant le comte de son bras , il se pencha
avec lui hors de la loge.
En ce moment, Haydée, qui cherchait le comte des
yeux . aperçut sa tête pâle près de celle de Morcerf
quïl tenait embrassé.
Cette vue produisit sur la jeune fille l'effet de la tête
de Méduse ; elle fit un mouvement en avant comme
pour les dévorer tous deux du regard, puis, presque
aussitôt elle se rejeta en arrière en poussant un faible
cri, qui fut cependant entendu des personnes qui
étaient les plus proches d'elle et d'Ali qui aussitôt
ouvrit la porte.
— Tiens, dit Eugénie, que vient-il donc d'arriver à
votre pupille, monsieur le comte? On dirait qu'elle se
trouve mal. — En effet , dit le comte, mais ne vous
effrayez point, mademoiselle ; Haydée est très-ner-
veuse et par conséquent très-sensible aux odeurs ! un
parfum qui lui est antipathique suffit pour la faire
évanouir ; mais, ajouta le comte en tirant un flacon de
sa poche, j'ai là le remède.
Et après avoir salué la baronne et sa fille d'un seul
et même salut , il échangea une dernière poignée de
main avec le comte et avecDebray, et sortit de la loge
de madame Danglars.
Quand il rentra dans la sienne, Haydée était encore
fort pâle ; à peine parut-il qu'elle lui saisit la main.
Monte-Cristo s'aperçut que les mains de la jeune
fille étaient humides et glacées à la fois.
— Avec qui donc causais-tu là, seigneur? demanda
— 69 —
la jeune fille. — Mais, répondit Monte-Cristo, avec le
comte de Morccrf, qui a été au service de ton illustre
père, et qui avoue lui devoir sa fortune. — Ah ! le
misérable ! s'écria Haydée, c'est lui qui l'a vendu aux
Turcs ; et cette fortune , c'est le prix de sa trahison.
Ne savais-tu donc pas cela, mon cher seigneur? —
J'avais bien déjà entendu dire quelques mots de cette
histoire en Épire , dit Monte-Cristo , mais j'en ignore
les détails. Viens, ma fille, tu me les donneras, ce doit
être curieux. — Oh ! oui, viens . viens ; il me semble
que je mourrais si je restais plus longtemps en face de
cet homme.
Et Haydée, se levant vivement, s'enveloppa de son
burnous de cachemire blanc brodé de perles et de
corail, et sortit vivement au moment où la toile se
levait.
— Voyez si cet homme fait rien comme un autre 1
dit la comtesse G... à Albert, qui était retourné près
d'elle: il écoule religieusement le troisième acte de
Robert, et il s'en va au moment où le quatrième va
commencer.
V. — la hausse cl h baisse.
Quelques jours après cette rencontre. Albert de
Morcerf vint faire visite au comte de Monte-Cristo
dans sa maison des Champs-Elysées, qui avait déjà
pris cette allure de palais que le comte . grâce à son
immense fortune, donnait à ses habitations même les
plus passagères. Il venait lui renouveler les remercl-
ments de madame Danglars. que lui avait déjà appor-
tés une lettre signée baronne Danglars, née Herminie
de Servieux.
— 70 —
Albert était accompagné de Lucien Debray , lequel
joignit aux paroles de son ami quelques compliments
qui n'étaient pas officiels sans doute, mais dont, grâce
à la finesse de son coup d'œil, le comte ne pouvait sus-
pecter la source.
Il lui sembla même que Lucien venait le voir, mû
par un double sentiment de curiosité, et que la moitié
de ce sentiment émanait de la rue de la Chaussée-
d'Antin. En effet, il pouvait supposer, sans crainte de
se tromper, que madame Danglars , ne pouvant con-
naître par ses propres yeux l'intérieur d'un homme
qui donnait des chevaux de trente mille francs, et qui
allait à l'Opéra avec une esclave grecque portant pour
un million de diamants, avait chargé les yeux par les-
quels elle avait l'habitude de voir, de lui donner
quelques renseignements s';r cet intérieur.
Mais le comte ne parut pas soupçonner la moindre
corrélation entre la visite de Lucien et la curiosité de
la baronne.
— Vous êtes en rapports presque continuels avec le
baron Danglars ? demanda-t-il à Albert de Morcerf.
— Mais oui, monsieur le comte ; vous savez ce que je
vous ai dit. — Cela tient donc toujours? — Plus que
jamais, dit Lucien, c'est une affaire arrangée.
Et Lucien, jug ant sans doute que ce mot mêlé à la
conversation lui donnait le droit d'y demeurer étran-
ger, plaça son lorgnon d'écaiile dans son œil, et mor-
dant la pomme d'or de sa badine, se mit à faire le tour
de la chambre en examinant les armes et les tableaux.
— Ah ! dit Monte-Cristo : mais , à vous entendre , je
n'avais pas cru à une si prompte solution. — Que
voulez-vous? les choses marchent sans qu'on s'en
doute : pendant que vous ne songez pas à elles , elles
songent à vous ; et quand vous vous retournez vous
êtes étonné du chemin qu'elles ont fait. Mon père et
— 71 —
M. Danglars ont servi ensemble en Espagne, mon père
dans l"armée . M. Danglars dans les vivres. C'est là
que mon père, ruiné par la révolution, et M. Danglars
qui n'avait, lui, jamais eu de patrimoine, ont jeté les
fondements, mon père, de sa fortune politique et mi-
litaire qui est belle, M. Danglars, de sa fortune poli-
tique et floancière qui est admirable. — Oui, en effet,
dit Monte-Cristo, je crois que pendant la visite que je
lui ai faite, M. Danglars m"a parlé de cela ; et, conti-
nua-t-il en jetant un coup d'oeil de côté sur Lucien qui
feuilletait un album, et est-elle jolie, mademoiselle
Eugénie? car je crois me rappeler que c"cst Eugénie
qu'elle s'appelle. — Fort jolie , ou plutôt fort belle,
répondit Albert, mais d'une beauté que je n'apprécie
pas. Je suis un indigne ! — Vous en parlez déjà comme
si vous étiez son mari? — Oh ! fit Albert, en regardant
autour de lui pour voir à son tour ce que faisait Lu-
cien. — Savez-vous , dit Monte-Cristo en baissant la
voix, que vous ne me paraissez pas enthousiaste de ce
mariage! — Mademoiselle Danglars est trop riche
pour moi. dit Morcerf, cela m'épouvante. — Bah î dit
Monte-Cristo , voilà une belle raison ; n'êtes-vous pas
riche vous-même ? — Mon père a quelque chose
comme une cinquantaine de mille livres de rente , et
m'en donnera peut-être dix ou douze en me mariant.
— Le fait est que c'est modeste, dit le comte, à Paris
surtout; mais tout n'est pas dans la fortune en ce
monde, et c'est bien quelque chose aussi qu'un beau
nom et une haute position sociale. Votre nom est cé-
lèbre , votre position magnifique , et puis le comte de
Morcerf est un soldat, et l'on aime à voir s'allier cette
intégrité de Bavard à la pauvreté de Duguesclin ; le
désinti'ressement est le plus beau rayon de soleil au-
quel puisse reluire une noble épée. Moi, tout au con-
traire, je trouve cette union on ne peut plus sortable,
— 7-2 —
mademoiselle Danglars vous enrichira, et vous l'ano-
blirez !
Albert secoua la tête et demeura pensif.
— Il va encore aulrccbose, dit-il.— J'avoue, reprit
Monto-Crisfo, que j'ai peine à comprendre cette ré-
pugnance pour une jeune fille riche et belle. — Oh !
mou Dieu ! dit Moicerf, cette répugnance, si répu-
gnance il y a, ne > ient pas toute de mon côté. — Mais
de quel côté donc ? car vous m'avez dit que votre père
désirait ce mariage. — Du côté de ma mère, et ma
mère est un œil prudent et sûr. Eh bien ! elle ne
sourit pas à cette union, elle a je ne sais quelle pré-
vention contre les Danglars. — Oh ! dit le comte avec
un ton un peu forcé, cela se conçoit ; madame la com-
tesse de Morcerf. qui est la distinction, l'aristocratie,
la finesse en personne, hésite un peu à toucher une
main roturière, épaisse et brutale : c'est naturel. — Je
ne sais si c'est c( la, en effet, dit Albert : mais ce que
je sais, c'est qu'il me s'mble que ce mariage, s'il se
fait, la rendra malheureuse. Déjà l'on devait s'assem-
bler pour parler d'affaires il y a six semaines: mais
j'ai été tellement pris de migraines... — Réelles ? dit
le comte en souriant. — Oh ! bien réelles, la peur
sans doute... que l'on a remis le rendez-vous à deux
mois. Rien ne presse, vous comprenez ; je n'ai pas
encore vingt et un ans, et Eugénie n'en a que dix-
sept; mais les deux mois expirent la semaine pro-
chaine. Il faudra s'exécuter. Tous ne pouvez vous ima-
giner, mon chcrcomle. combien je suis embarrassé...
Ah ! que vous êtes heureux d'être libre ! — Eh bien !
mais soyez libre aussi ; qui vous en empêche, je vous
le demande un peu ? — Oh ! ce serait une trop grande
déception pour mon père, si je n'épouse pas made-
moiselle Danglars. — Épousez-la alors, dit le comte
avecun singulier mouvement d'épaules. — Oui, dit
— 73 —
Morcerf ; mais pour ma mère ce ne sera pas de la dé-
ception, mais de la douleur, — Alors ne Fépouscz
pas, fit le comte. — Je verrai, j'essayerai ; vous me
donnerez conseil, n'est-ce pas? ot, s'il vous est pos-
sible, vous me tirerez de cet embarras. Oli ! pour ne
pas faire de peine à mon excellente mère, je me brouil-
lerais avec le comte, je crois.
Monte-Cristo se détourna ; il semblait ému.
— Eh ! dit-il à Dcliray assis dans un fauteuil pro-
fond à l'extrémité du salon, et qui tenait de la main
droite un crayon et de la gauche un carnet, que faites-
vous donc, un croquis d'après le Poussin ? — Moi?
dit-il tranquillement, oh ! bien oui ! un croquis,
j'aime trop la peinture pour cela ! Non pas. je fais tout
l'opposé de la peinture, je fais des chiffres. — Des
chiffres ? — Oui, je calcule, cela vous regarde indi-
rectement, vicomte : je calcule ce que la maison Dan-
glars a gagné sur la dernière hausse d'Haïti : de deux
cents six le fonds est monté à quatre cent neuf en trois
jours, et la prudent banquier avait acheté beaucoup à
deux cent six. 11 a dû gagner trois cent mille livres. —
Ce n'est pas son meilleur coup, dit Morcerf; n'a-t-il
pas gagné un million cette année avec les bons d'Es-
pagne ? — Écoutez, mon cher, dit Lucien, voici M. le
comte de Monte-Cristo qui vous dira comme les Ita-
liens :
Duiaro e sanlilà
Meta detla meta ',
Et c'est encore beaucoup. Aussi, quand on me fait
de pareilles histoires, je hausse les épaules.
— Mais vous parliez d'Haïti, dit Monte-Cristo. —
Haïti, c'est autre chose ; Haïti, c'est l'écarté de l'a-
' Arg«nl et sainlelé
Moitié de la moitié.
■ — 74 —
giotage français. On pf ut aimer la bouillotte, chérir
le Avhist, rafl'olcr duboston, et se lasser cependant de
tout cela : mais on en revient toujours à l'écarté, c'est
un hors-d"œuYre. Ainsi M Danglars a vendu hier à
quatre cent six et empoché trois cent mille francs ;
s'il eût attendu à aujourd'hui, le fonds retombait à
deux cent cinq, et au lieu de gagner trois cent raille
francs, il en perdait vingt ou vingt-cinq mille. — Et
pourquoi le fonds est-il retombé de quatre cent neuf
à deux cent cinq ? demanda Monte-Cristo. Je vous de-
mande pardon, je suis fort ignorant de Iculfs ces
intrigues de Bourse. — Parce que. répondit en riant
Albert, les nouvelles se suivent et ne se ressemblent
pas. — Ah ! diable ! fit le comte. M. Danglars joue à
gagner ou à perdre trois ci ni mille francs en un jour !
Ah çà, mais il i st donc énormcm». nt riche ! — Ce n'est
pas lui qui joue, s"écria vivinient Lucien, c'est ma-
dame Danglars : elle est vérilablement intrépide. —
Bîais vous qui êtes raisonnable, Luticn. et qui con-
naissez le peu de stabilité des nouvelles, pu'squevous
ôies à la source, vous devriez l'empêcher. dilRîorcerf
avec un sourire. — Comment le pourrais-je, si son
mari ne réussit pas? demanda Lucien. Yous con-
naissiez le caractère de la baronne ; personne n"a d'in-
fluence sur elle, et elle ne fait absolument que ce
qu'elle veut. — Oh ! si j'étais à votre place, dit Al-
bert. — Eh bien ? — Je la guérirais! moi ; ce serait
un service à rendre à son futur gendre. — Comment
cela ! — Ah ! pardieu. c'est bien facile. Je lui don-
nerais une leçon. — Une leçon? — Oui. Votre posi-
tion de secrétaire du ministre vous donne une grande
autorité pour les nouvelles ; vous n'ouvrez pas la
bouche que les agents de change ne sténographient
au plus vile vos paroles; faites-lui perdre une cen-
taine de mille francs coup sur coup, et cela la rendra
— 7b ^
prudente. — Je ne comprends pas, balbutia Lucien.
— C'est cependant limpide, répondit le jeune homme
avec une naïveté qui n'avait rien d'affecté ; annoncez-
lui un beau matin quelque chose d'inouï, une nou-
velle téiégraphiqueque vous seul puissiez savoir; que
Henri IV, par exemple, a été vu hier chez Gabrielle ;
cela fera monter les fonds, elle établira son coup de
bourse là-dessus, et elle perdra certainement lorsque
Beauchamp écrira le lendemain dans son journal :
« C'est à tort que les gens bien informés prétendent
que le roi Henri IV a été vu avant-hier chez Gabrielle,
ce fait est complètement inexact; le roi Henri IV n'a
pas quitté le pont Neuf. »
Lucien se mit à rire du bout des lèvres. Monte-
Cristo, quoique indifférent en apparence, n'avrit pas
perdu un mot de cet entretien, et son œil perçant avait
même cru lire un secret dans l'embarras du secrétaire
intime.
Il résulta de cet embarras de Lucien . qui avait
complètement échappé à Albert, que Lucien abrégea
sa visite ; il se sentait évidemment mal à l'aise. Le
comte lui dit en le reconduisant quelques mots à voix
basse auxquels il répondit :
— Bien volontiers, monsieur le comte, j'accepte.
Le comte revint au jeune de Morcerf.
— Ne pensez-vous pas. en y réfléchissant, lui dit-il,
que vous avez eu tort de parler comme vous l'avez fait
de votre belle-mère devant 31. Debray? — Tenez,
comte, dit Morcerf, je vous en prie, ne dites pas d'a-
vance ce mot-là. — Vraiment, et sans exagération, la
comtesse est à ce point contraire à ce mariage ? —
A ce point que la baronne vient rarement à la maison,
et que ma mère, je crois, n'a pas été deux fois dans
sa vie chez madame Danglars. — Alors, dit le comte,
me voilà enhardi à vous parler à cœur ouvert : M. Dan •
— 76 —
glars est mon banquier, M. de Villefort m'a comblé
de politesses en remerciment du service qu'un heu-
reux hasard m'a mis à même de lui rendre. Je devine
sous tout cela une avalanche de diners et de raouts.
Or. pour ne pas paraître brocher fastueusement sur le
tout, et même pour avoir le mérite de prendre les
devants, si vous voulez, j'ai projeté de réunir à ma
maison de campagne d'Âutcuil M. et madame Dan-
glars, M. et madame de Villefort Si je vous invite à
ce dîner, ainsi que M. le comte et madame la comtesse
de ''orcerf, cela naura-t-il pas l'air d'une espèce de
rendez-vous matrimonial, ou du moins madame la
comtesse de Morcerfn'envisagera-t-elle point la chose
ainsi, surtout si M. le baron Danglars me fait l'hon-
neur d'amener sa fille ? Alors votre mère me prendra
en horreur, et je ne veux aucunement de cela, moi,
je tiens, au contraire . et dites-le-lui toutes les fois
que l'occasion s'en présentera, à rester au mieux dans
son esprit. — Ma foi, comte, dit Morcerf, je vous re-
mercie d'y mettre avec moi cette franchise, et j'accepte
l'exclusion que vous me proposez. Vous dites que
vous tenez à rester au mieux dans l'esprit de ma mèn;,
où vous êtes déjà à merveille. — Vous croyez? fit
Monte-Cristo avec intérêt. — Oh! j'en suis sûr.
Quand vous nous avez quittés l'autre jour, nous avons
causé une heure de vous ; mais j'en reviens à ce que
nous disions. Eh bien ! si ma mère pouvait savoir cette
attention de votre part, et je me hasarderai à la lui
dire, je suis sûr quelle vous en serait on ne peut plus
reconnaissante. Il est vrai que, de son côté, mon père
serait furieux.
Le comte se mit à rire.
— Eh bien ! dit-il à Morcerf, vous voilà prévenu.
Mais, j'y pense, il n'y aura pas que votre père qui sera
furieux : M. et madame Danglars vont me considérer
— T7 —
comme un homme de fort mauvaise façon. Ils sayent
que je vous vois avec une certaine iniiniilé, que vous
êtes même ma plus ancienne connaissance parisienne,
et ils ne vous trouveront pas chez moi ; ils me deman-
deront pourquoi je ne vous ai pas invité Songez au
moins à vous munir d"un engagement antérieur qui
ait quelque apparence de probabilité et dont vous me
ferez part au moyen dun petit mot. Vous le savez,
avec les banquiers les écrits seuls sont valables. —
Je ferai mieux que cela, monsieur le comte, dit Al-
bert. Ma mère veut aller respirer l'air de la mer. A
quil jour est fiïé votre dîntr ? — A samedi. — Kous
soumies à mardi, bien ; demain soir nous partons ;
après-demain matin nous serons au Tréport. Savoz-
vous, monsieur le comte, que vous êtes un homme
charmant de mettre ainsi les gens à leur aise? —
Moi ! en vérité vous m: tenoz pour plus que je ne
vaux ; je désire v ous être agréable, voilà tout. — Quel
jour avez-vous fait vos invitations? — Aujourd'hui
même. — Bien ! Je cours chez M. Danglars, je lui
annonce que nous quittons Paris demain, ma mère et
moi. Je ne vous ai pas vu ; par conséquent je ne sais
rien de votre dîner. — Fou que vous êtes ! et M. De-
bray qui vient de vous voir chez moi, lui! — Ah!
c'est juste. — Au contraire, je vous ai vu et invité ici
sans cérémonie, et vous m'avez tout naïvement ré-
pondu que vous ne pouviez pas être mon convive.
parce que vous partiez pour le Tréport. — Eh bien !
voilà qui est conclu. Mais vous, viendrcz-vous voir
ma mère avant demain ? — Avant demain, c'est diffi-
cile ; puis je tomberais au milieu de vos préparatifs
de départ. — Eh bien ! faites mieux que cela ; vous
n'étiez qu'un homme charmant, vous serez un homme
adorable. — Que faut-il que je fasse pour arrivera
cette sublimité ? — Ce qu'il faut que vous fassiez ? —
V. «
— 78 —
Je le demande ? — Vous êtes aujourd'hui libre comme
Tair ; venez dincr avec moi : r.cus serons en polit co-
mité, vous, ma mère et moi seulement. Vous avez à
peine aperçu ma mère; mais vous la verrez de près.
C'est une femme fort remarquable, et je ne regrette
qu'une chose, c'est que sa pareille n'existe pas avec
vingt ans de moins : il y aurait bientôt, je vous le
jure, une comtesse et une vicomtesse de Jiîorccrf.
Quant à mon père, vous ne le trouverez pas : il est de
commission ce soir et dîne chez le grand référendaire.
Venez, nous causerons voyages. Vous qui ave. vu le
monde tout entier, vous nous raconterez vos aven-
tures; vous nous direz l'histoire de cette helIcGrecque
qui était l'autre soir avec vous à l'Opéra, que vous
appelez votre esclave et que vous traitez comme une
princesse. IS'ous parlerons italien, espagnol. Voyons,
acceptez: ma mère vous remerciera. — Mille grâces,
dit le comte : l'invitation est des plus gracieuses, et
je regrette de ne pouvoir l'accepter. Je ne suis pas
libre comme vous le pensiez, et j"ai au contraire un
rendez-vous des plus importants. — Ah ! prenez garde;
vous m'avez appri.î tout à l'heure, comment, en fait
de dîner, on se décharge d'une chose désagréable. Il
me faut une preuve. Je ne suis heureusement pas
banquier comme M. Danglars; mais je suis, je \ous
en préviens, aussi incrédule que lui. — Aussi vais-je
vous la donner, dit le comte.
Et il sonna.
— Hum ! fit Morcerf, voilà déjà deux fois que vous
refusez de dîner avec ma mère. C'est uu parti pris,
comte.
Monte-Cristo tressaillit.
— Oh ! vous ne le croyez pas. dit-il: d'ailleurs Toici
jna preuve qui vient.
Baplistin entre et se tint sur la porte debout et at-
tendant.
— 79 —
— Je n'étais pas prévenu de votre visite, n'est-ce
pas? — Dame ! vous êtes un homme si extraordinaire
que je n'en répondrais pas. — Je ne pouvais point de-
viner que vous m'inviteriez à dîner, au moins. — Oli!
quant à cela c'est probable.— Eh bien ! écoutez. Bap-
tislin: que vous ai-je dit ce maiin quand je vous ai
appelé dans mon cabinet de travail?— De faire fermer
la porte de M. le comte une fois cinq heures sonnées,
répondit le vaiet. — Ensuite? — Oh! monsieur le
comte... dit Alb rt. — Non, non, je veux absolument
me débarrasser de celte réputation mystérieuse que
vous m'avez faite, mon cher comte. 11 est trop difficile
de jouer éternellement le 3Janfred. Je veux vivre dans
une maison de verre. Ensuite... Continuez, Baptislin.
— Ensuite, de ne recevoir que M. le major Bartolo-
meo Cavalcanli et son fils. — Tous entendez, M. le
major Barloloraeo Cavalcanli. un homme de la plus
vieille noblesse d'Ualie et dont Dante a pris la peine
d'êtreled'Hozier... vous vous rappelez ou vous ne vous
rappelez pas le X« chant de l'Enfer,- de plus, son fils,
un charmant jeune homme de votre âge, à peu près,
vicomte, portant le même titre que vous, et qui fait
son entrée dans le monde parisien avec les millions
de son père. Le major m'amène ce soir son fils Andréa,
le contino, comme nous disons en Italie. Il me le
confie. Je le pousserai s'il a quelque mérite. Vous
m'aiderez, n'est-ce pas? — Sans doute ! C'est donc un
ancien ami à vous que ce major Cavalcanli ? demanda
Albert. — Pas du tout, c'est un digne seigneur, très-
poli, très-modeste, très-discret, comme il y en a une
foule en Italie; des descendants très-descendus des
vieilles familles. Je l'ai vu plusieurs fois, soit à Flo-
rence, soit à Bologne, soit à Lucques, et il m'a pré-
venu de son arrivée. Les connaissances de voyage sont
exigeantes : elles réclament de vous en tout lieu l'a-
— 80 —
mitié qu'on leur a témoignée une fois par hasard ;
comme si l'homme civilisé, qui sait vivre une heure
avec n'importe qui, n'avait pas toujours son arrière-
pensée ! Ce bon major Cavalcanli va revoir Paris qu'il
n'a vu qu'en passant, sous l'empire, en allant se faire
geler à Moscou. Je lui donnerai un bon dîner, il me
laissera son fils; je lui promettrai de veiller sur lui ;
je lui laisserai faire toutes les folies qu'il lui convien-
dra de faire, et nous serons quittes. — A merveille!
dit Albert, je vois que vous êtes un précieux mentor.
Adieu donc, nous serons de retour dimanche. A pro-
pos, j'ai reçu des nouvelles de Franz.— Ahl vraiment?
dit Monte-Cristo : et se plait-il toujours en Italie? —
Je pense que oui; cependant il vous y regrette II dit
que vous étiez le soleil de Rome, et que sans vous il
y fait gris. Je sais même pas s'il ne va point jusqu'à
dire qu'il y pleut. — 11 est donc revenu sur mon
compte, votre ami Franz? — Au contraire, il persiste
à vous croire fantastique au premier chef; voilà pour-
quoi il vous regrette. — Charm.aut jeune homme ! dit
Monte-Cristo, et pour lequel je me suis senti une vive
sympathie, le premier soir où je l'ai vu cherchant un
souper quelconque, et où il a bien voulu accepter le
mien. C'est, je crois le fils du général d'Épinay? — Jus-
tement.—Le même quia été si misérablement assassiné
en I81u? — Par les bonapartistes. — C'est cela ! ]îfa foi
je l'aime ! N'y a-t-il pas pour lui aussi des projets de
mariage ? — Oui. il doit épouser mademoiselle de Vil-
lefort. — C'est vrai ? — Comme moi. je dois épouser
mademoiselle Dangiars, reprit Albert en riant. —
Vous riez?... — Oui. — Pourquoi riez-vous? — Je
ris parce qu'il me semble voir de ce côté-là autant de
sympathie pour le mariage qu'il en a d'un autre côté
entre mademoist lie Dangiars cl moi. 3Iais vraiment,
faon cher comte, nous causons de femmes comme
— 81 —
les femmes causent d'hommes; c'est impardonnable !
Albert se leva.
— Vous vous en allez? — La question es!, bonne! il
y a deux heures que je vous assomme, et vous avez la
politesse de me demander si je m'en vais! En vérité,
comte, vous êtes rhonime le plus poli de la terre! Et
vos domestiques, comme ils sont dressés! î^î. lîaptis-
lin surtout ! je n'ai jamais pu en avoir un comme cela.
Les miens semblent tous prendre exemple sur ceux du
Théâtre-Français, qui, justemeut parce qu'ils n'ont
qu'un mot à dire, viennent toujours le dire sur la
rampe. Ainsi, si vous vous défaites de M. Baplistin,
je vous demande la préférence. — C'est dit. vicomte.
— Ce n'est pas tout, attendez : faites bien mes com-
pliments à votre discret Lucquois. au seigneur Caval-
vante dei Cavalcanti : et si par hasard il tenait à éta-
blir son fils, trouvez-lui une femme bien riche, bien
noble, du chef de sa mère, du moins, et bien baronne
du chef de son père. Je vous y aiderai, moi. — Oh !
oh ! répondit Monte-Cristo, en vérité, vous en êtes là?
— Oui. — Ma foi, il ne faut jurer de rien. — Ah !
comte, s'écria Morccrf. quel service vous me rendriez,
et comme je vous aimerais cent fois davantage encore
si, grâce à vous, je restais garçon, ne fût-ce que dix
ans. — Tout est possible, répondit gravement Monte-
Cristo.
En prenant congé d" Albert, il rentra chez lui et
frappa trois fois sur son timbre.
Bertuccio parut.
— M. Bertuccio. dit-il, vous saurez que je reçois
samedi dans ma maison d'Auteuil.
Bertuccio eut un léger frisson.
—Bien, monsieur, dit-il.— J'ai besoin devons, con-
tinua le comte, pour que tout soit préparé convena-
blement. Cette maison est fort belle, ou du moins peut
— 82 —
être fort belle. — II faudrait tout changer pour en ar-
river là, monsieur le comte, car les teintures ont
vieilli. — Changez donc tout, à Tcxception d'une seule,
celle de la chambr>^ à coucher de damas rouge ; vous
la laisserez même absolument telle quelle est.
Bertuccio s'inclina.
— Vous ne toucherez pas au jardin non plus ; mais
de la cour, par exemple, faites-en tout ce que vous
voudrez: il me sera même agréable qu"on ne la puisse
pas reconnaître. — Je ferai tout mon possible pour que
monsieur le comte soit content; je serais plus rassuré
cependant si monsieur le comte me voulait dire ses
intentions pour le dîner. — En vérité, mon cher mon-
sieur Bertuccio, dit le comte, depuis que vous êtes à
Paris je vous trouve dépaysé, tremblcur; mais vous
ne me connaissez donc plus? — Mais enfin, son Excel-
lence pourrait me dire qui elle reçoit ? — Je n'en sais
rien encore, et vous n'avez pas besoin de le savoir non
plus. Lucullus dîne chez Lucullus, voilà tout.
Bertuccio s'inclina et sortit.
VI. — Le major Cavaleanli.
Ni le comte, ni Baptistin n'avaient menti en annon-
çant à Morcerf cette visite du major lucquois, qui
servait à Monte-Cristo de prétexte pour refuser le
dîner qui lui était offert.
Sept heures venaient de sonner, et M. Bertuccio, se-
lon l'ordre qu'il en avait reçu, était parti depuis deux
heures pour Auteuil , lorsqu'un fiacre s'arrêta à la
porte de l'hôtel, et sembla s'enfuir tout honteux aussi-
tôt qu'il eut déposé près de la grille un homme de
cinquante -deux ans environ , vêtu d'une de ces redin-
— 83 —
gotes vertes à brandebourgs noirs dont l'espèce est
impérissable , à ce qu'il paraît . en Europe. Un large
pantalon de drap bleu, une boUe encore assez propre,
quoique d"un vernis incertain et un peu trop épaisse
de semelle, des gants de daim, un chapeau se rappro-
chant pour la forme d'un chapeau de gendarme, un
col noir, bordé d'un liseré blanc, qui. si son proprié-
taire ne l'eût porté de sa pl-ine et entière volonté, eût
pu passer pour un carcan ; tel était le costume pitto-
resque sous lequel se présenta le personnage qui sonna
à la grille, en demandant si ce n'était point au n" 30
de l'avenue des Champs-Elysées que demeurait M le
comte de Monte-Cristo, et qui. sur la réponse affir-
mative du concierge, entra , ferma la porto derrière
lui et se dirigea vers le perron.
La tête petite et anguleuse de cet homme . ses che-
veux blanchissants, sa moustache épaisse et grise le
firent reconnaître par Baptistin, qui avait l'exact signa-
lement du visiteur et qui l'attendait au bas du vesti-
bule. Aussi à peine eut-il prononcé son nom devant le
serviteur intelligent, que Monte-Cristo était prévenu
de son arrivée.
On introduisit l'étranger dans le salon le plus
simple. Le comte l'y attendait et alla au-devant de lui
d'un air riant.
— Ah ! cher monsieur, dit-il. soyez le bien-venu. Je
vous attendais. — Vraiment ! dit le Lucquois, Votre
Eicelleuce m'attendait? — Oui, j'avais été prévenu
de votre arrivée pour aujourd'hui à sept heures.— De
mon arrivée ? Ainsi vous étiez prévenu ? — Parfaite-
ment. — Ah ! tant mieux ! Je craignais, je l'avoue,
que Ton eûtoublié cette petite précaution.— Laquelle?
— De vous prévenir. — Oh ! non pas ! — Mais vous
êtes sur de ne pas vous tromper? — J'en suis sûr. —
C'est bien moi que Votre Excellence attendait aujour
— 84 —
d'hui à sept heures? — Cest bien vous. D'ailleurs
vérifions. — Oh ! si vous m'attendiez, dit IcLucquois.
ce n'est pas la peine. — Si fait! si fait! dit IMontc-
Cristo.
Le Lucquois parut lésrèrement inquiet.
— Vojons, dit Monte-Cristo, n"ètes-vous pas mon-
sieur le mnrquis Bartolomeo Civalcanti? — Barto-
lomeo Cavalcanti, répéta le Lucquois joyeux, c'est bien
<".ela. — Eï-major au service d'Autriche ? — Élait-cc
major que j'étais? demanda timidement le vieux mili-
taire. — Oui. dit Mon!c-Cris!o. c'était major. C'est le
nom que l'on donn? en Franco au grade que vous
occupiez en Italie. — Bon . dit le Lucquois , je ne de-
mande pas .'uicux, moi , ^ous comprenez... — D'ail-
leurs, vous ne venez pis ici de votre propre mouve-
ment, reprit Jlontc-Cristo. —Oh ! bien certainement.
— Vous m'êtes adressé par quelqu'un. — Oui. — Par
cet excellent abbé Dusoni '! — C'est cela, s'écria le
major joyeux. — Et vous avez une lettre? — La voilà.
— Eh pardieu ! vous voyez bien. Donnez donc.
El ?,îonîe-Cristo prit la lettre , qu'il ouvrit et qu'il
lut.
Le major regardait le comte avec de gros yeux
étonné.s qui se {torîaient curieusement sur chaque
partie de l'appartement, mais qui revenaient invaria-
blement à son propriétaire.
— C'est bien cela... ce cher abbé. « le major Caval-
canti, un digne patricien de Lucques . descendant des
Cavalcanti de Florence . continua ?fonte-Cristo tout
en lisant, jouissant d'un? fortune d'un demi-million
de revenu. »
-WoDtc-Cristo leva les yeux de dessus le papier et
salua.
— D'un demi-million, dit il : peste ! mon cher mon-
sieur Cavalcanti. — Y a-t-il un d3mi-million ? de -
— 85 —
manda le Lucquois. — En toutes lettres ; et cela doit
être. l'abbé Busoni est l'homme qui connaît le mieux
toutes les grandes fortunes de l'Europe. — Va pour
un demi-million . dit le Lucquois . mais , ma parole
d'honneur ! je ne croyais pas que cela montât si haut.
— Parce que vous avez un intendant qui vous vole ;
que voulez-vous, cher monsieur Cavalcanti, il faut bien
passer par là! — Vous venez de m'éclairer, dit grave-
ment le Lucquois. je mettrai le drôle à la porte.
Monte-Cristo continua :
— » Et auquel il ne manquait qu'une chose pour
être heureux. » — Oh ! mon Dieu, oui ! une seule, dit
le Lucquois avec un soupir. — « De retrouver un fils
adoré. » — Un fils adoré ! — » Enlevé dans sa jeu-
nesse, soit par un ennemi de sa noble famille, soit
par des Bohémiens. » — A l'âge de cinq ans , mon-
sieur! dit le Lucquois avec un profond soupir et en
levant les yeux au ciel. — Pauvre père , dit Monte-
Cristo.
Le comte continua :
— " Je lui rends l'espoir, je lui rends la vie , mon-
sieur le comte, en lui annonçant que ce fils, que depuis
quinze ans il cherche vainement , vous pouvez le lui
faire retrouver. »
Le Lucquois regarda Monte-Cristo avec une indéfi-
nissable expression d'inquiétude. — Je le puis, répon-
dit Monte-Cristo.
Le major se redressa.
— Ah ! ah ! dit-il, la lettre était donc vraie jusqu'au
bout ? — En aviez-vous douté , cher monsieur Barto-
lomeo ? — Non pas , jamais ! Comment donc ! un
homme grave, un homme revêtu d'un caractère reli-
gieux comme l'abbé Busoni , ne se serait pas permis
une plaisanterie pareille ; mais vous n'avez pas tout
lu, Excellence. — Ah ! c'est vrai, dit Monte-Cristo, il
— 86 —
y a un post-seriptum. — Oui , répéta le Lucquois,..
oui... il... y... a... un... post-scriptiim. — « Pour ne
point causer au major Cavalcar.ti l'embarras de dé-
placer des fonds de chez son banquier, je lui envoie
une traite de deux mille francs pour ses frais de
voyage et le crédit sur vous de la somme de quarante-
huit mille francs que vous restez me redevoir. »
Le major suivait des yeux ce post-scriplum avec
une visible anxiété.
— Bon ! se contenta de dire le comte. — Il a dit
bon, murmura le Lucquois. —Ainsi... monsieur,
reprit-il. — Ainsi? demanda Slonte-Cristo. — Ainsi,
ie post-scriptum... — Eh bien ! le post-scriptum... —
Est accueilli par vous aussi favorablement que le reste
de la lettre ? — Certainement. Nous sommes en compte
l'abbé Busoni et moi : je ne sais pas si c'est quarante-
huit mille livres précisément que je reste lui redevoir,
mais nous n'en sommes pas entre nous à quelques bil-
lets de banque. Ah ça, vous attachiez donc une grande
importance à ce post-scriptum^ cher monsieur Caval-
canti? — Je vous avouerai, répondit le Lucquois, que,
plein de confiance dans la signature de l'abbé Busoni,
je ne m'étais pas muni d'autres fonds; de sorte que
si celte ressource m'eût manqué . je me serais trouvé
fort embarrassé à Paris. — Est-ce qu'un homme
comme vous est embarrassé quelque part ? dit Monte-
Cristo : allons donc! — Dame! ne connaissant per-
sonne, fit le Lucquois. — Mais, on vous connaît, vous,
— Oui, l'on me connaît, de sorte que... — Achevez,
cher monsieur Cavalcanti ! — De sorte que vous me
remettrez ces quarante-huit mille livres ? — A votre
première réquisition.
Le major roulait de gros yeux ébahis.
— Mais asseyez-vous donc , dit Monte-Cristo ; en
vérité, je ne sais ce que je fais,.. Ja vous tieus debout
— S7 —
depuis un quart d'heure. — Ne faites pas attention.
Le raajor tira un fauteuil et s'assit,
— Maintenant, dit le comte, voulez-vous prendre
quelque chose : un verre de xérès, de porto, d'ali-
cante ! — D'alicante. puisque vous le voulez bien ;
c'est mon vin de prédilection. — J'en ai d'excellent.
Avec un biscuit, n'est-ce pas? — Avec un biscuit,
puisque vous m'y forcez.
Monte-Cristo sonna; Baplistin parut.
Le comte s'avança vers lui :
— Eh bien?... demanda-t-il tout bas. — Le jeune
homme est là, répondit le valet de chambre sur le
même ton. — Bien; où l'avez-vous fait entrer? —
Dans le salon bleu, comme l'avait ordonné Son Ex-
cellence. — A merveille. Apportez du vin d'Alicante
et des biscuits.
Baptistin sortit.
— En vérité, dit le Lucquois, je vous donne une
peine qui me remplit de confusion. — Allons donc !
dit Monte-Cristo.
Baptistin rentra avec les verres, le vin et les
biscuits.
Le comte emplit un verre et versa dans le second
quelques gouttes seulement du rubis liquide que con-
tenait la bouteille toute couverte de toiles d'araignée
et de tous les autres signes qui indiquent la vieillesse
du vin. bien plus sûrement que ne le font les rides
pour l'homme.
Le major ne se trompa point au partage, il prit le
verre plein et un biscuit.
Le comte ordonna à Baptistin de poser le plateau à
la portée de la main de son hôte, qui commença par
goûter lalicantc du bout des lèvres, fit une grimace
de satisfaction, et introduisit délicatement le biscuit
dans le verre.
— Ainsi, monsieur, dit Monte-Cristo, vous habi-
tiez Lucques. vous étiez riche, vous êtes noble, vous
jouissiez de la considération générale, vous aviez tout
ce qui peut rendre un homme heureux ? — Tout, Ex-
cellence, dit le major en engloutissant son biscuit,
tout absolument. — Et il ne manquait qu'une chose
à votre bonheur? — Qu'une seule, dit le Lucquois.
— C'était de rcirouver votre enfant? — Ah! Gt le
major en prenant un second biscuit ; mais aussi cela
me manquait bien.
Le digne Lucquois leva les yeux au ciel et tenta un
eflort pour soupirer.
— Maintenant voyons, cher monsieur Cavalcanti,
dit Monte-Cristo, qu'était-ce que ce fils tant regretté?
car on m'avait dit à moi que vous étiez resté céliba-
taire.—On le croyait, monsieur, dit le major, et moi-
même... — Oui. reprit Monte-Cristo, et vous-même
aviez accrédité ce bruit. Un péché de jeunesse que
vous vouliez cacher à tous les yeux.
Le Lucquois se redressa, prit son air le plus calme
et le plus digne, en même temps qu'il baissait mo-
destement les yeux, soit pour assurer sa contenance,
soit pour aider à son imagination, tout en regardant
en dessous le comte, dont le sourire stéréotypé sur
les lèvres annonçait toujours la même bienveillante
curiosité.
— Oui, monsieur, dit-il, je voulais cacher cette
faute à tous les yeux. — Pas pour vous, dit Monte-
Cristo, car un homme est au-dessus de ces choses-là.
— Oh ! non, pas pour moi certainement, dit le major
avec un sourire et en hochant la tête. — Mais poursa
mère, dit le comte. — Pour sa mère ! s'écria le Luc-
quois en prenant un troisième biscuit : pour sa pau-
vre mère ! — Buvez donc, cher monsieur Cavalcanti,
dit Monte-Cristo en versant au Lucquois un second
— 89 —
verre d'alicante; l'éniolion vous étouffe. — Pour sa
pauvre mère ! murmura le Lucquois en essayant si la
puissance de la volonté ne pourrait pas, en agissant
sur la glande lacrymale, mouiller le coin de son œil
d'une fausse larme. — Qui appartenait à Tune des
premières familles de lllaiie. je crois ? — Patricienne
de Fiesole, monsieur le comte, patricienne de Fiesole!
— Et se nommant? — Vous désirez savoir son nom?
— Oh ! mon Dieu ! dit Monte-Cristo, c'est inutile que
vous me le disiez, je le connais. — Monsieur le comte
sait tout, dit le Lucquois en s'inclinant. — Oliva Cor-
sinari, n"cst-ce pas? — Oliva Corsinari ! — Mar-
quise ?— Marquise !— Et vous avez fini par l'épouser
cependant, malgré les oppositions de famille. — Mon
Dieu ! oui. j'ai fini par là. —Et, reprit Monte-Cristo,
vous apportez vos papiers bien en règle? — Quels pa-
piers ? demanda le Lucquois. — Mais votre acte de
mariage avec Oliva Corsinari, et l'acte de naissance de
l'enfant. — L'acte de naissance de l'enfant ? — L'acte
de naissance d'Andréa Cavalcanti, de voire fils ; ne
s*appelle-t-il pas Andréa? — Je crois que oui, dit le
Lucquois. — Comment ! vous le croyez? — Dame! je
n'ose pas afiSrmer, il y a si longtemps qu'il est perdu.
— C'est juste, dit Monte-Cristo. Enfin vous avez tous
ces papiers? — Monsieur le comte, c'est avec regret
que je vous annonce que. n'étant pas prévenu de me
munir de ces pièces, j'ai négligé de les prendre avec
moi. — Âb ! diable ! fit Monte-Cristo. — Étaient-elles
donc tout à fait nécessaires ? — Indispensables.
Le Lucquois se gratta le front.
— Ah ! per Bacco ! dit-il, indispensables ! — Sans
doute; si l'on allait élever ici quelque doute sur la
validité de votre mariage, sur la légitimité de votre
enfant! — C'est juste, dit le Lucquois, on pourrait
élever des doutes. — Ce serait fâcheux pour ce jeune
— 90 —
homme. •— Ce serait fatal. — Cela pourrait lui faire
manquer quelque magnifique mariage. — O peccaio !
— En France, vous comprenez, on est sévère ; il ne
suffît pas, comme en llalie, d'aller trouver un prêtre
et de lui dire : Nous nous aimons, unissez-nous. 11 y
a mariage civil en France, et pour se marier civile-
ment, il faut des pièces qui constatent lidentité. —
Voilà le malheur, ces papiers je ne ies ai pas. — Heu-
reusement que je les ai, moi, dit Monte-Cristo. —
Vous ? — Oui. — Vous les avez ? — Je les ai. — Ah !
par exemple, dit le Lucquois, qui, voyant le but de
son voyage manqué par l'absence de ses papiers, crai-
gnait que cet oubli n'amenât quelque difficulté au
sujet des quarante-huit mille livres; ah! parexemplf,
voilà un bonheur. Oui, reprit-il, voilà un bonheur,
car je n'y eusse pas songé, moi. — Pardieu ! je crois
bien, on ne songe pas à tout. Mais heureusement
l'abbé Busoni y a songé pour vous. — Voyez-vous ce
cher abbé ? — C'est un homme de précaution.— C'est
un homme admirable, dit le Lucquois, et il vous les
a envoyés ? — Les voici.
Le Lucquois joignit les mains en signe d'admira-
tion.
— Vous avez épousé Oliva Corsinari dans l'église de
Sainte-Paule de Monle-Cattini ; voici le certificat du
prêtre. — Oui, ma foi ! !e voilà, dit le major en le re-
gardant avec étonnement. — Et voici l'acte de bap-
tême d'Andréa Cavalcanti. délivré par le curé de Sara-
vezza. — Tout est en règle , dit Je major. — Alors
prenez ces papiers, dont je n'ai que faire, vous les
donnerez à votre fils, qui les gardera soigneusement.
— Je le crois bien !... S'il les perdait... — Eh bien !
s'il les perdait? demanda Monte-Cristo. — Eh bien !
reprit le Lucquois, on serait obligé d'écrire là-bas, et
ce serait fort long de s'en procurer d'autres. — En
— 91 —
effet, ce serait difficile, dit Monte-Cristo. — Presque
impossible, répondit le Lucquois. — Je suis bien aise
que vous compreniez la valeur de ces papiers. — C'est-
à-dire que jo les resrarde comme impayables. — Main-
tenant, dit Monte-Cristo , quant à Ja mère du jeune
homme... — Quant à la mère du jeune homme... répéta
le major avec inquiétude. — Quant à la marquise Cor-
sinari... — Mon Dieu! dit le Lucquois, sous les pas
duquel les difiicultcs semblaient naître, est-ce qu'on
aurait besoin d'elle ? — Non. monsieur, reprit Monte-
Cristo : d'ailleurs, n'a-t-elle point... — Si fait, si fait,
dit le major, elle a... — Payé son tribut à la nature...
— Hélas ! oui, dit vivement le Lucquois. — J'ai su
celas reprit Monte-Cristo; elle est morte il y a dix ans.
— Et je pleure encore sa niort, monsieur, dit ie major,
en tirant de sa poche un mouchoir à carreaux et en
s'essuyant alternativement d'abord l'œil gauche et en-
suite l'œil droit. — Que voulez-vous, dit Monte-Cristo,
nous sommes tous mortels. Maintenant vous compre-
nez , cher monsieur Cavakanti , vous comprenez qu'il
est inutile qu'on sache eu France que vous êtes séparé
de votre Ois depuis quinze ans. Toutes ces histoires
de Bohémiens qui enlèvent les enfants n'ont pas de
vogue chez nous. Vous l'avez envoyé faire sou éduca-
tion dans un collège de province, et vous \oulez qu'il
achève cette éducation dans le monde parisien. Voilà
pourquoi vous'avez quitté Yia-Reggio . que vous ha-
bitez depuis la mort de votre femme. Cela suffira. —
Vous croyez? — Certainement. — Très bien , alors.
— Si l'on apprenait quelque chose de cette séparation...
— Ah ! oui. Que dirais-je ? — Qu'un précepteur infi-
dèle, vendu aux ennemis de votre famille... — Aux
Corsinari ? — Certainement... avait enlevé cet enfant
pour que votre nom s'éteignit. — C'est juste puisqu'il
est fils uDique. — Eh bieu ! maiBienaut que tout est
~ 92 —
arrêté, que vos souvenirs remis à neuf ne vous trabi-
ront pas , vous avez deviné sans doute que je vous ai
ménagé une surprise ? — Agréable ? demanda le Luc-
quois. — Ab ! dit Monte-Cristo, je vois bien qu'on ne
trompe pas plus îœil que le cœur d'un père. — Hum!
fit le major. — On vous a fait quelque révélation in-
discrète, ou plutôt vous avez deviné qu'il était là. —
Qui, là ? — Votre enfant, votre fils, votre Andréa. —
Je l'ai deviné, répondit le Lucquois avec le plus grand
Oegme du monde: ainsi il est ici? — Ici même, dit
Monte-Cristo ; en entrant tout à l'heure , le valet de
chambre m'a prévenu de son arrivée. — Ah ! fort
bien ! ah ! fort bien ! dit le major en resserrant à
chaque exclamation les brandebourgs de sa polonaise.
— Mon cher monsieur, dit Monte-Cristo, je comprends
toute votre émotion , il faut vous donner le temps de
vous remettre ; je veux aussi préparer le jcupe homme
à cette entrevue tant désirée, car je présume qu'il n'est
jîas moins impatient que vous. — Je le crois, dit Ca-
valcanti — Eh bien! dans un petit quart d'heure,
nous sommes à vous. — Vous me l'amenez donc ?
vous poussez donc la bonté j:;squ'à me le présenter
vous-même ? — iS'on, je ne veux point me placer entre
un père et son Ois, vousserezseuls, monsieur le major;
mais soyez tranquille, au cas même où la voix du sang
resterait muette , il n'y aurait pas à vous tromper : il
«ntrera par cette porte. C'est un beau jeune homme
blond, un peu trop blond peut-être, de manières toutes
prévenantes; vous verrez. — A propos , dit le major,
vous savez que je n'ai emporté avec moi que les deux
mille francs que ce bon abbé Busoni m'avait fait pas-
ser. Là-dessus j'ai fait le voyage, et... — Et vous avez
besoin d'argent... c'est trop juste , cher monsieur Ca-
valcanti. Tenez, voici pour faire un compte , huit bil-
lets de mille francs.
— 93 -
Les yeux du major brillèrent comme des escar-
boucles. *
— C'est quarante mille francs que je vous redois, dit
Monte-Cristo. — Votre Excellence veut- elle un reçu?
dit le major en glissant les billets dans la poche inK'-
rieure de sa polonaise. — A quoi bon? dit le comte.
— Mais pour vous décharger vis-à-vis de Tabbé Bu-
.soni! — Eh bien ! vous me donnerez un reçu gî-néral
en touchant les quarante derniers mille francs. Entre
honnêtes gens de pareilles précautions sont inutiles.
— Ah! oui, c"est vrai, dit le major, entre honnêtes
gens. — Maintenant, un dernier mot, marquis. —
Dites. — Vous permettez une petite recommandation,
n'est-ce pas ? — Comment donc ! Je la demande. — Il
n'y aurait pas de mal que vous quittassiez cette polo-
naise. — Vraiment? dit le major, en regardant le vê-
tement avec une certaine complaisance. — Oui. cela
se porte encore à Via-Reggio, mais à Paris il y a long-
temps déjà que ce costume, quelque élégant qu'il soif,
a passé de mode. — C'est fâcheux, dit le Lucquois. —
Oh ! si vous y tenez, vous le reprendrez en vous en
allant. — Mais que mettrai-je ? — Ce que vous trou-
verez dans vos malles. — Comment, dans mes malles?
Je n'ai qu'un porte-manteau. — Avec vous sans doute.
A quoi bon s'embarrasser? D'ailleurs, un vieux solda t
aime à marcher en leste équipage. — Voilà justement
pourquoi... — Mais vous êtes homme de précaution,
et vous avez envoyé vos m=)lles en avant. Elles sont
arrivées hier à Ihôtel des Princes, rue Richelieu. C'est
là que vous avez retenu votre logement. — Alors dans
ces malles? — Je présume que aous avez eu la pré-
caution de faire enfermer par votre valet de chambre
tout ce qu'il vous faut : habits de ville, habits d'uni-
forme. Dans ks grandes circonstances, vous mettrez
l'habit d'uniforme , cela fait bien, N'oubliez pas vos
V. 7
-^ 94 —
croix. On s'en moque encore en France , mais on en
porte toujours. — Très-bien! très-bien! très-bien!
dit le major, qui marchait d"èblouissemen(s en
éblouissements. — Et maintenant, dit Monte-Cristo,
que votre cœur est affermi contre les sensations trop
vives, préparez-vous, cher monsieur Cavalcanli, à re-
voir votre fils Andréa.
Et faisant un charmant salut au Lucquois ravi en
extase, Monte-Cristo disparut derrière la'tapisserie.
VII. — Audrea Cavalcanli.
Le comte Monte-Cristo entra dans le salon voisin,
que Baptistin avait désigné sous le nom de salon bleu,
et où venait de le précéder un jeune homme de tour-
nure dégagée, assez élégamment vêtu, et qu"un cabrio-
let de place avait, uue demi- heure auparavant , jeté à
la porte de Thôttl.
Baptistin n'avait pas eu de peine à le reconnaître ;
c'était bien ce grand jeune homme aux courts cheveux
blonds, à la barbe rousse, aux yeux noirs , pont le
teint vermeil et la peau éblouissante de blancheur lui
avaient été signalés par son maître.
Quand le comte entra dans le salon, le jeune homme
était négligemment étendu sur un sofa, fouettant avec
distraction sa botte d'un petit jonc à pomme d'or.
En apercevant Monte-Cristo , il se leva vivement^
— Monsieur est le comte de Monte-Cristo ? dit-il.
— Oui. monsieur, répondit celui-ci, et j'ai l'honneur
de parler, je crois, à monsieur le vicomte Andréa Ca-
valcanti? — Le vicomte Andréa Cavalcanti, répéta le
jeune homme en accompagnant ces mots d'un salut
plein de désinvolture. — Yous devez avoir une lettre
— 95 ^
qui vous accrédite près de moi ? dit Monte-Cristo. —
Je ne vous en parlais pas à cause de la signature . qui
m'a paru étrange. — Simbad le Marin . n'est-ce pas !
— Justement. Or, comme je n"ai jamais connu d'autre
Simbad le Marin que celui des Mille et une yuits...
— Eh bien ! c'est un de ses descendants . un de mes
amis fort riche, un Anglais plus qu'original, presque
fou, dont le véritable nom est lord '^^'ilmo^e. — Ah !
voilà qui m'explique tout , dit Andréa. Alors cela va
à merveille. C'est ce même Anglais que j'ai connu...
à... oui. très-bien !... Monsieur le comte, je suis votre
ser\-iteur. — Si ce que vous me faites l'honneur de me
dire est vrai, répliqua en souriant le comte, j'espère
que vous serez assez bon pour me donner quelques
détails sur vous et votre famille. — Yolontiers, mon-
sieur le comte , répondit le jenne homme avec une
volubilité qui prouvait la solidité de sa mémoire. Je
suis , comme vous l'avez dit. le vicomte Andréa Ca-
valcanti, fils du major BartolomeoCavalcanti, descen-
dant des Cavalcanti inscrits au livre d'or de Florence.
Notre famille, quoique très-riche encore, puisque mon
père possède un demi-million de rente, a éprouvé
bien des malheurs, et moi-même, monsieur , j'ai été
à l'âge de cinq on six ans enlevé par un gouverneur
infidèle . de sorte que depuis quinze ans je n'ai point
revu l'auteur de mes jours. Depuis que jai l'âge de
raison, depuis que je suis libre et maître de moi, je
li cherche, mais inutilement. Enfin cette lettre de
votre ami Simbad m'annonce qu'il est à Paris , et
m'autorise à m'adresser à vous pour en obtenir des
nouvelles. — En vérité , monsieur . tout ce que vous
me racontez là est fort inlércss'int, dit le comte, re-
gardant avec une sombre satisfaction cette mine dé-
gagée , empreinte dune beauté pareille à celle du
mauvais ange, et vous avez fort bien fait de vous con-
— 96 —
former en toutes choses à l'invitation de mon ami
Simbad, car votre père est en effet ici et vous cherche.
Le comte , depuis son entrée au salon , n'avait pas
perdu de vue le jeune homme ; il avait admiré l'assu-
rance de son regard et la sûreté de sa voix; mais à
ces mots si naturels : Votre père est en effet ici et vous
rherc/iej le jeune Andréa fit un bond et s'écria :
— Mon père ! mon père ici ! — Sans doute, répon-
dit Monte-Cristo , votre père , le major Bartolomeo
Cavalcanti.
L'impressionjde terreur répandue sur les traits du
jeune homme s'effaça presque aussitôt.
— Ah ! oui, c'est vrai, dit-il, le major Bartolomeo
Cavalcanti. Et vous dites, monsieur le comte, qu'il est
ici ce cher père ? — Oui, monsieur. J'ajouterai même
que je le quitte à l'instant ; que l'histoire qu'il m'a
contée de ce fiils chéri, perdu autrefois , m'a fort tou-
ché ; en vérité , ses douleurs , ses craintes , ses espé-
rances à ce sujet composeraient un poème attendris-
sant. Enfin il reçut un jour des nouvelles qui lui
annonçaient que les ravisseurs de son fils offraient
de le rendre, ou d'indiquer où il était, moyennanlun
somme assez forte.
Mais rien ne retint ce bon père ; cette somme fut
envoyée à la frontière du Piémont, avecun passe-port
tout visé pour Tllalie. Vous étiez dans le midi de la
France, je crois?
— Oui , monsieur , répondit Andréa d'un air asseï
embarrassé ; oui, j'étais dans le midi de la France. —
Une voiture devait vous attendre à Nice ? — C'est bien
cela, monsieur ; elle m'a conduit de Nice à Gènes, de
Gênes à Turin , de Turin à Chambéry . de Cliambéry
à Pont-dc-Beauvoisin , et de Pont-de-Bcauvoisin à
Paris. — A merveille ! Il espérait toujours vous ren-
iConlrer en chemin , car c était la route qu'il suivait
— 97 —
lui-même; voilà pourquoi votre itinéraire avait été
tracé ainsi. — Mais, dit Andréa. s"il m'eût rencontré,
ce cher père . je doute quil m'eût reconnu ; je suis
quelque peu changé depuis que je l'ai perdu de vue.
— Oh ! la voix du sang, dit Monte-Cristo. — Ah ! oui.
c'est vrai , reprit le jeune homme, je n'y songeais pas
à la voiï du sang ! — Maintenant, reprit Monte-Cristo,
une seule chose inquiète le marquis Cavalcanti. c'est
ce que vous avez fait pendant que vous avez été éloi-
gné de lui : c'est de quelle façon vous avez et;' traité
par vos persécuteurs ; c'est si Ton a conservé pour
votre naissance tous les égards qui lui étaient dus ;
c'est enfln s"il ne vous est pas resté de cette souffrance
morale à laquelle vous avez été exposé, souffrance pire
cent fois que la souffrance physique, quelque affai-
blissement des facultés dont la nature vous a si lar-
gement doué , et si vous croyez vous-même pouvoir
reprendre et soutenir dignement dans le monde le
rang qui vous appartient. — Monsieur, balbutia le
jeunehommeétourdi.j'espère qu'aucun faux rapport...
— Moi ! Jai entendu parler de vous pour la première
fois par mon ami Wilmore , le philanthrope. J'ai su
qu'il vous avait trouvé dans une position fâcheuse,
j'ignore laquelle, et ne lui ai fait aucune question : je
ne suis pas curieux. Vos malheurs l'ont intéressé,
donc vous étiez intéressant. Il ma dit qu'il voulait
vous rendre dans le monde la position que vous a\iez
perdue, quil chercherait votre père , quil le trouve-
rait : il l'a cherché , il la trouvé , à ce qu'il partit,
puisqu'il est là; enfin il m'a prévenu hier de votre
arrivée , en me donnant encore quelques autres in-
structions relatives à votre fortune ; voilà tout Je sais
que c'est un original . mon ami Vrilmorc, mais en
même temps, comme c'est un homme sûr. riche comme
une mine d'or, et qui, par conséquent, peut se passer
— 98 —
ses originalités sans qu'elles le ruinent , j'ai promis
de suivre ses instructions. Maintenant; monsieur,
ne vous blessez pas de ma question : comme je serai
obligé de aous patronner quelque peu, je désirerais
savoir si les malheurs qui vous sont arrivés, malheurs
indépendants de votre volonté . et qui ne diminuent
en aucune façon la considération que je vous porte, ne
vous ont pas rendu quelque peu étranger à ce monde
dans lequel votre fortune et votre nom vous appelaient
à fiire si bonne figure. — Monsieur, répondit le jeune
homme reprenant son aplomb au fur et à mesure que
le comte parlait . rassurez-vous sur ce point : les ra-
visseurs qui m'ont éloigné de mon père, et qui. sans
doute, avaient pour but de me vendre plus tard à lui
comme ils Tont fait, ont calculé que. pour tirer un
bon parti de moi. il fallait me laisser toute ma valeur
personnelle, et même l'augmenter encore, s'il était
possible; j'ai donc reçu une assez bonne éducation, et
j'ai été traité par les larrons d'enfants à peu près
comme l'étaient dans l'Asie Mineure les esclaves dont
leurs maîtres faisaient des grammairiens, des méde-
cins et des philosophes, pour les vendre plus cher au
marché de Rome.
Monte-Cristo sourit avec satisfaction ; il n'avait pas
tant espéré, à ce qu'il paraît, de M. Andréa Caval-
canti.
— D'ailleurs, reprit le jeune homme, s'il y avait en
moi quelque défaut d'éducation ou plutôt d'habitude
du monde, on aurait, je suppose, l'indulgence de les
excuser, en considération des malheurs qui ont accom-
pagné ma naissance et poursuivi ma jeunesse. — Eh
bien 1 dit négligemment Monte-Cristo, vous en ferez
ce que vous voudrez, vicomte, car vous êtes le maître,
pt cela vous regarde ; mais, sur ma parole, au con-
traire, je ne dirais pas un mot de toutes ces aventure»,
— 99 —
c'est un roman que votre histoire, et le monde qui
adore les romans serrés entre deux couvertures de pa-
pier jaune, se défie étrangement de ceux qu'il voit
reliés en vélin vivant, fussent-ils dorés comme vous
pouvez l'être. Voiià la difficulté que je me permettrai
de vous signaler, monsieur le vicomte: à peine aurez-
vous raconté à quelqu'un votre touchante histoire,
qu'elle courra dans le monde complètement déna-
turée. Vous serez obligé de vous poser en Antony, et
le temps des Antony est un peu passé. Peut-être aurez-
Yous un succès de curiosité, mais tout le monde n'aime
pas à se faire centre d'observations et cible à com-
mentaires. Cela vous fatiguera peut-être.
— Je crois que vous avez raison, monsieur le comte,
dit le jeune homme pâlissant malgré lui, sous lin-
flexible regard de Monte-Cristo ; c'est là un grave in-
convénient, — Oh ! il ne faut pas non plus .se l'exagé-
rer, dit Monte-Cristo ; car, pour éviter une faute, on
tomberait alors dans une folie. Non. c'est un simple
plan de conduite à arrêter, et, pour un homme intelli-
gent comme vous, ce plan est d'autant plus facile à
adopter, qu'il est conforme à vos intérêts : il faudra
combattre, par des témoignages et par d'honorables
amitiés, tout ce que votre passé peut avoir d'obscur.
Andréa perdit visiblement contenance.
— Je m'offrirais bien à Vous comme répondant et
caution, dit Monte-Cristo; mais c'est chez moi une
habitude morale de douter de mes meilleurs amis, et
un besoin de chercher à faire douter les autres ; aussi
jouerais-je là un rôle hors de mon emploi, comme
disent les tragédiens, et je risquerais de me faire sif-
fler, ce qui est inutile. — Cependant, monsieur le
comte, dit Andréa avec audace, en considération de
lord Wilmore qui m'a recommandé à vous... — Oui,
certainement, reprit Mon te-Cristo ; mais lord Wil-
— 100 —
more ne m'a pas laissé ignorer, cher monsieur Andréa,
que vous aviez eu une jeunesse quelque peu orageuse.
Oh ! dit le comte en voyant le mouvement que faisait
Andréa, je ne vous demande pas de confession: d'ail-
leurs, c'est pour que vous n'ayez pas besoin de per-
sonne que Ton a fait venir de Lucques M. le marquis
Cavalcanli, votre père. Vous allez le voir, il est un
peu roide. un peu guindé: mais c'est une question
d'uniforme; et quand on saura que depuis dix-huit ans
il est au service de l'Autriche, tout s'excusera: nous ne
sommes pas, en général, exigeants pour les Autri-
chiens. En somme, c'est un père fort suflisant, je vous
assure. — Ah 1 vous me rassurez, monsieur; je l'avais
quitté depuis si longtemps, que je n'avais de lui aucun
souvenir. — Et puis, vous savez, une grande fortune
fait passer sur bien des choses. — Mon père est donc
réellement riche, monsieur? — Millionnaire... cinq
cent mille livres de rente. — Alors, demanda le jeune
homme avec anxiété, je vais me trouver dans une po-
sition... agréable? — Des plus agréables, mon cher
monsieur; il vous fait cinquante mille livres de rente
par an pendant tont le temps que vous resterez à Paris.
— Mais j'y resterai toujours en ce cas. — Heu ! qui
peut répondre dos circonstances, mon cher monsieur?
l'homme propose et Dieu dispose.
Andréa poussa un soupir.
— Mais enfin, dit-il. tout le temps que je resterai à
Paris, et... qu'aucune circonstance ne me forcera
de m'éloigner, cet argent dont vous me parliez tout à
l'heure m'est-il assuré? — Oh ! parfaitement. — Par
mon père? demanda Andréa avec inquiétude. — Oui,
mais garanti par lord Wilmore, qui vous a, sur la de-
mande de votre père, ouvert un crédit de cinq mille
francs par mois chez M. Danglars, un des plus sûrs
banquiers de Paris. — Et mon père compte rester
— 101 — I
longtemps à Paris? demanda Andréa avec inquiétude.
— Quelques jours seulement, répondit Monte-Cristo.
Son service ne lui permet pas de s'absenter plus de
deux ou trois semaines.— Oh! ce cher père! dit Andréa,
visiblement enchanté de ce prompt départ. — Aussi,
dit Monte-Cristo, faisant semblant de se tromper à
Taccenl de ces paroles; aussi, je ne veux pas retarder
d'un instant l'heure de votre réunion. Ètes-vous pré-
paré à embrasser ce digne M. Cavalcanti?— Vous n'en
douiez pas, je l'espère? — Eh bien! entrez donc dans-
le salon, mon jeune ami, et vous trouverez votre père
qui vous attend.
Andréa fit un profond salut au comte et entra dans
le salon.
Le comte le suivit des yeux, et, l'ayant vu dispa-
raître, poussa un ressort correspondant à un tableau,
lequel, en s'écartant du cadre, laissait, par un inter-
stice habilement ménagé, pénétrer la vue dans le
salon.
Andréa referma la porte derrière lui et s'avança
vers le major, qui se leva dès qu'il entendit le bruit
des pas qui s'approchaient.
— Ah ! monsieur et cher père, dit Andréa à haute
voix et de manière à ce que le comte entendit à tra-
vers la porte fermée, est-ce bien vous ? — Bonjour,
mon cher fils, dit gravement le major. — Après tant
d'années de séparation, dit Andréa en continuant de
regarder du côté de la porte, quel bonheur de nous
revoir! — En effet, la séparation a été longue. — Ne
nous embrassons- nous pas, monsieur? reprit An-
dréa. — Comme vous voudrez , mon fils , dit le
major.
Et les deux hommes s'embrassèrent comme on
s'embrasse au Théâtre-Français, c'est-à-dire en se pas-
sant la tête par-dessus l'épaule.
— 102 —
— Ainsi donc nous voici réunis! dit Andréa. — Nous
voici réunis, reprit le major. — Pour ne plus nous sé-
parer? — Si fait: je crois, mon cher fils, que vous re-
gardez maintenant la France comme une seconde
patrie ? — î.c fait est, dit le jeune homme, que je serais
désespéré de quitter Paris. — Et moi. vous comprenez
je ne saurais vivre hors de Lucques. Je retournera
donc en Italie aussitôt que je pourrai. —Mais avant de
partir, très cher père, vous me remettrez sans doute
les papiers à l'aide desquels il me sera facile de con-
stater le sang dont je sors. — Sans aucun doute, car je
viens exprès pour cela, et j"ai eu trop de peine à vous
rencontrer, afin de vous les remettre, pour que nous
recommencions encore à nous chercher; cela prendrait
la dernière partie de ma vie. — Et ces papiers?— Les
Toici.
Andréa saisit avidement l'acte de mariage de son
père, son certificat de baptême à lui, et après avoir
ouvert le tout avec une andité bien naturelle à un
bon fils, i! parcourut les deux pièces avec une rapidité
et une habitude qui dénotaient le coup dœil le plus
exercé on même temps que l'intérêt le plus vif.
Lorsqu'il eut fini, une indéfinissable expression de
joie brilla sur son front, et regardant le major avec
un étrange sourire :
— Ah ça. dit-il en excellent toscan, il n'y a donc
pas de galères en Italie ?....
Le major se redressa.
— Et pourquoi cela? dit-il, — Qu'on y fabrique
impunément de pareilles pièces? .Pour la moitié de
cela, mon très-cher père, en France on vous enver-
rait prendre l'air à Toulon pour cinq ans. — Plaît-il?
dit le Lucquois en essayant de conquérir un air ma-
jestueux. — Mon cher monsieur Cavalcanti , dit
Andréa en pressant les bras du major, combien vous
donne-t-on pour être mon père ?
— 103 —
Le major voulut parler.
— Chut! dit Andréa en baissant la voix, je vais
vous donner l'exemple de la confiance ; on me donne
cinquante mille francs paran pour être votre fils : par
conséquent, vous comprenez que ce n'est pas moi qui
serai jamais disposé à nier que vous soyez mon père.
Le major regarda avec inquiétude autour de lui.
— Eh! soyez tranquille, nous sommes seuls, dit
Andréa : d'ailleurs nous parlonsitalien. — Eh bien ! à
moi, dit le Lucquois, on me donne cinquante mille
francs une fois payés. — Monsieur Cavalcauli. dit
Andréa, aviez-vous foi aux contes de fées? — Non,
pas autrefois^ mais maintenant il faut bien que j'y
croie. — Vous avez donc eu d'js preuves ?
Le major tira de son gousset une poignée d'or.
— Palpables, comme vous voyez. — Vous pensez
donc que je puis croire aux promesses qu'on m'a
faites ? — Je le crois. — Et que ce brave homme de
comte les tiendra ? — De point en point, mais, vous
comprenez, pour arrivera ce but, il faut jouer notre
rôle. — Comment donc!... — Moi de tendre père...
— Et moi de fils respectueux. — Puisqu'ils désirent
que vous descendiez de moi. — Qui , ils'f — Dame,
je n'en sais rien, ceux qui vous ont écrit ; n'avez-vous
pas reçu une lettre? — Si fait. — Do qui? — Dun
certain abbé Busoni. — Que vous ne connaissez pas?
— Que je n'ai jamais vu. — Que vous disait cette
lettre ? — Vous ne me trahirez pas? — Je m'en gar-
derai bien, nos intérêts sont les mêmes. — Alors
lisez.
Et le major passa une lollee au jeune homme.
Andréa lut à voix basse :
<( Vous êtes pauvre, une vieillesse malheureuse vous
attend. Voulez-vous devenir sinon riche, du moins
indépendant ?
— 104 —
» Partez pour Paris à Finstant môme, et allez ré-
clamer à M. le comte de Monte-Cristo, avenue des
Champs-Elysées, n» 50, le flis que vous avez eu de la
marquise Corsinari, et qui vous a été enlevé à l'âge
de cinq ans.
» Ce fils se nomme Andréa Cavalcanti.
» Pour que vous ne révoquiez pas en doute l'inten-
tion qu'a le soussigné de vous être agréable, vous
trouvez ci-joint :
« 1o Un bon de deux mille quatre cents livres tos-
canes, payables chez M. Gozzi, à Florence ;
» 2° Une lettre d'introduction près de M. le comte
de Monte-Cristo, sur lequel je vous crédite d'une
somme de quarante-huit raille francs.
"Soyez chez le comte le 26 mai, à sept heures du soir.
» Signé Abbé Bisom. »
— C'est cela. — Comment ! c'est cela ? Que voulez-
vous dire ? demanda le major. — Je dis que j"ai reçu
la pareille, à peu près. — Vous ? — Oui, moi. — De
l'abbé Busoni? — Non. — De qui donc? — D'un
Anglais, d'un certain lord Wilmore, qui prend le
nom de Simbad le Marin. — Et que vous ne con-
naissez pas plus que je ne connais l'abbé Busoni ? —
Si fait ; moi je suis plus avancé que vous. — Vous
l'avez vu ? — Oui, une fois. — Où cela ? — Ah ! jus-
tement voici ce que je ne puis pas vous dire ; vous
seriez aussi savant que moi. et c'est inutile. — Et
cette lettre vous disait?— Lisez. — « Vous êtes pauvre
et n'avez qu'un avenir misérable : voulez-vous avoir
un nom, être libre, être riche ?» — Parbleu ! fit le
jeune homme, en se balançant sur ses talons, comme
si une pareille question se faisait ! — « Prenez la
chaise de poste que vous trouverez tout attelée en
sortant de Nice par la porte de Gênes. Passez par
Turin, Chambéry et Ponl-de-Beauvoisin. Présentez-
— 105 —
vous chez M. le comte de Monte-Cristo, avenue des
Champs-Elysées, le 2G mai. à sept heures du soir, et
demandez-lui votre père.
» Vous êtes fils du marquis Barlolomeo Cavalcanli
et de la marquise Oliva Corsinari, ainsi que le
constateront les papiers qui vous seront remis par le
marquis, et qui vous permettront de vous présenter
sous ce nom dans le monde parisien.
)i Quant à votre rang, un revenu de cinquante mille
livres par an vous mettra à même de le soutenir.
1) Ci-joint un bon de cinq mille livres payable sur
M. Ferrea, banquier à ÎS'ice, et une lettre d'introduc-
tion près du comte de Monte-Cristo, chargé par moi
de pourvoir à vos besoins.
» SiMBAD LE 5IARI5. n
— Ilum ! fit le major, c'est fort beau ! — N'est-ce
pas? — Tous avez vu le comte ? — Je le quitte. — Et
il a ratifié ? — Tout. — Y comprenez-vous quelque
chose ? — Ma foi non. — H y a une dupe dans tout
cela. — En tout cas, ce n'est ni vous ni moi? — Non,
certainement. — Eh bien alors!... — Peu nous im-
porte, n'est-ce pas? — Justement, c'est ce que je vou-
lais dire ; allons jusqu'au bout et jouons serré. — Soit;
vous verrez que je suis digne de faire votre partie. —
Je n'en ai pas douté un seul instant, mon cher père.
— Vous me faites honneur, mon cher fils.
Monte-Cristo choisit ce moment pour rentrer dans
le salon. En entendant le bruit de ses pas , les deux
hommes se jetèrent dans les bras l'un de l'autre : le
comte les trouva embrassés.
— Eh bien ! monsieur le marquis, dit Monte-Cristo,
il parait que vous avez retrouvé un fils selon votre
coeur? — Ah ! monsieur le comte, je suffoque de joie.
— Et vous, jeune homme ? — Ah ! monsieur le comte,
j'étouffe de bonheur. — Heureux père ! heureux en-
— 106 —
fant ! dit le comte. — Une seule chose m'attriste , dit
le major ; c'est la nécessité où je suis de quitter Paris
si vite. — Oh ! cher monsieur Cavakanli, dit Monte-
Cristo, vous ne partirez pas. je l'espère, que je ne vous
aie présenté à quelques amis. — Je suis aux orrres de
M. le comte, dit le major. — ruaintecant, voyons,
jeune homme, confessez-vous. — A qui? — Mais à
monsieur votre père : dites-lui quelques mots de l'état
de vos finances. — Ah! di.?ible! fit Andréa, vous touchez
Ja corde sensible. — Entendez-vous, mojor ? dit Monte-
Cristo. — Sans doute que je l'entends. — Oui . mais
comprenez-vous ? — A merveille. — Il dit qu'il a be-
soin d'argent, ce cher enfant ! — Que voulez-vous que
j'y fasse ? —Que vous lui en donniez, parbleu ! — 3Ioi?
— Oui. vous !
îlonle-Cristo passa entre les deux hommes.
— Tenez ! dit-il à Andréa en lui glissant un paquet
de billets de banque dans la main. — Qu'est-ce que
cela ? — La réponse de votre père. — De mon père ?
— Oui. Ne venez-vous pas de laisser entendre que vous
aviez besoin d'argent ? — Gui. Eh bien ? — Eh bien !
il me charge de vous remettre cela. — A compte sur
mes revenus ? — îS"on. pour vos frais d'installation. —
Oh! cher père ! — Silence, dit Monte-Cristo, vous voyex
bien qu'il ne veut pas que je dise que cela vient de lui.
— J'apprécie cette déiicatebse , dit Andréa, en enfon-
çant ses billets de banque dans le gousset de son pan-
talon. — C'est bien, dit Monte-Cristo, maintenant
allez ! — Et quand aurons-nous l'honneur de revoir
monsieur le comte ? demanda Cavalcanti. — Ah ! oui,
demanda .Andréa, quand aurons-nous cet honneur?
— Samedi, si vous voulez... oui... tenez... samedi. J'ai
à dînera ma maison d'Autcuil.rue La Fontaine, n^âS,
plusieurs personnes, et entre autres M. Danglars, votre
banquier ; je vous présenterai à lui , il faut bien qu'il
— 107 —
vous connaisse tous deux pour vous compter votre ar-
gent. — Grande tenue ? demanda à demi-voix le ma-
jor. — Grande tenue : uniforme, croix, culotte courte.
— Et moi ? demanda Andréa. — Oh I vous, très-sim-
plcnient : pantalon noir, bottes vernies , gilet blanc,
habit noir ou bleu, cravate longue : prenez Blin ou
Véronique jjour vous habiller. Si vo'is ne connaissez
pas leurs adresses, Baptislin vous les donnera. Moins
vous affecterez de prétention dans votre mise, étant
riche comme vous Tètes, meilleur effet cela fera. Si
vous achetez des chevaux . prenez-les chez Devedcux;
si vous achetez un phaëton , allez chez Baptiste. — A
quelle heure pourrons-nous nous présenter? demanda
le jeune homme. — ?iîais vers six heures et demie. —
C'est bien, on y sera, dit le major en portant la main
à son chapeau.
Les deux Cavalcanfi saluèreat le comte et sortirent.
Le comte s'approcha de la fenêtre, et les vit qui tra-
versaient la cour bras dessus bras dessous.
— En vérité , dit-il, voilà deux grands misérables !
Quel malheur que ce ne soit pas véritablement le père
et le fils !
Puis après un instant de sombre réflexion :
— Allons chez les >îorrel ! dit-il ; je crois que le
dégoût m'écœure encore plus que la haine.
VIII. — L'endos à la Luzerne.
Il faut que nos lecteurs nous permettent de les ra-
mener à cet enclos qui confine à la maison de M. de
Villefort , et , derrière îa grille envahie per des mar-
ronniers, nous retrouverons des personnages de notre
connaissaDce.
— 108 —
Celte fois Maximilien est arrivé le premier. C'est lui
qui a collé son œil contre la cloison, et qui guette
dans le jardin profond une ombre entre les arbres et
le craquement d'un brodequin de soie sur le sable des
allées.
Enfin le craquement tant désiré se fit entendre . et
au lieu d'une ombre ce furent deux ombres qui s'ap-
prochèrent. Le relard de Valentine avait été occa-
sionné par une visite de madame Danglars et d'Eugé-
nie, visite qui s'était prolongée au-delà de l'heure où
Valentine était attendue. Alors, pour ne pas manquer
à son rendez-vous, la jeune fille avait proposé à made-
moiselle Danglars une promenade au jardin . voulant
montrer à ^faximilien qu'il n'y avait point de sa faute
dans le retard dont sans doute il souffrait.
Le jeune homme comprit tout avec cette rapidité
d'intuition particulière aui amants, et son cœur fut
soulagé. D'ailleurs, sans arriver à la portée de la voix,
Valentine dirigea sa promenade de manière à ce que
Maximilien pût la voir passer et repasser : et chaque
fois qu'elle passait et repassait, un regard inaperçu
de sa compagne, mais jeté de l'autre côté de la grille
et recueilli par le jeune homme, lui disait .
« Prenez patience, ami, vous voyez qu'il n'y a point
de ma faute. »
Et Maximilien. en effet, prenait patience tout en
admirant ce contraste entre les deux jeunes filles :
entre celte blonde aux yeux languissants et à la taille
inclinée comme un beau saule, et cette brune aux
yeux fiers et à la taille droite comme un peuplier;
puis il va sans dire que dans cette comparaison entre
deux natures si opposées, tout Tavantage. dans le cœur
du jeune homme du moins, était pour Valentine.
Au bout dune demi-heure de promenade, les deux
jeunes filles s'éloignèrent. Maximilien comprit que
— 109 —
le terme de la visite de madame Danglars était arrivé»
En effpt. un instant après. Valentine reparut seule.
De crainte qu'un regard indiscret ne suivît son re-
tour, elle venait lentement; et, au lieu de s'avancer
directement vers la grille, elle alla s'asseoir sur un
banc, après avoir sans affectation interrogé chaque
touffe de feuillage et plongé son regard dans le fond
de toutes les allées.
Ces précautions prises, elle courut à la grille.
— Bonjour. Valentine. dit une voix. — Bonjour,
Maximilion : je vous ai fait attendre, mais vous avez
vu la cause? — Oui. j"ai reconnu mademoiselle Dan-
glars ; je ne vous croyais pas si liée avec cette jeune
personne. — Qui vous a donc dit que nous étions liées,
Maximilien. — Personne : mais il m'a semblé que cela
ressortait de la façon dont vous vous donniez le bras,
de la façon dont vous causiez : on eût dit deux com-
pagnes de pension se faisant 1. urs confidences. —
Nous nous faisions nos confidences, en effet, dit Va-
lentine : elle m'avouait sa répugnance pour un ma-
riage avec M. de Morcerf, et moi je lui avouais de
mon côté que je regardais comme un malheur d'épou-
ser M, d'Epinay. — Chère Valentine ! — Voilà pour-
quoi, mon ami, continua la jeune fille, vous avez vu
cette apparence d'abandon entre moi et Eugénie ; c'est
que, tout en j arlant de l'homme que je ne puis aimer,
je pensais à l'homme que j'aime. — Que vous êtes
bonne en foutes choses, Valentine, et que vous avez
en vous une chose que mademoiselle Danglars n'aura
jamais : c'est ce charme indéfini qui est à la femme
ce que le parfum est à la fleur, ce que la saveur est au
fruit ; car ce n'est pas le tout pour une fleur que d'être
belle, ce n'est pas le tout pour un fruit que d'être
beau. — C'est votre amour qui vous.fait voir les choses
ainsi, Maximilien ! —Non, Valentine, je vous jure.
V. 8
— 110 —
Tenez, je vous regardais toutes deux tout à l'heure,
et sur mon honneur, tout en rendant justice à la
beauté de mademoiselle Dangiars, je ne comprenais
pas qu'un homme devînt amoureux d'elle.
— C'est que, comme vous le disiez, Maiimilien,
j'étais là. et que ma présence vous rendrait injuste.
— Non... mais dites-moi... une question de simple
curiosité, et qui émane de eertain-s idées que je
me suis faites sur mademoiselle Danglars.
— Oh ! bien injustes, sans que je sache lesquelles
certainement. Quand vous nous jugtz. nous autres
pauvres femmes, nous n-e devons pas nous etîendrcà
l'indulgence.— Avec cela qu'entre voiiS vous êtes bien
justes I(S unes envers les autres ! — Psrce que presque
toujours il y a de la passion dans nos jugements. ?Ȕais
revenc'Z à voire question. — Est-ce parce que made-
moiselle Danglars aime quelqu'un qu'elle redoute son
mariage avec M. de Iforctrf ? — Masiniilien, je >ous
ai dit que je n'étais pas l'amie d'Eugénie. — Eh mou
Dieu ! dit Morrel. sans être amies, ks jeunes filles se
font des confidences : convenez que vous lui avez fait
quelques questions là-dessus ? Ah ! je vous vois sou-
rire. — S'il en est ainsi. Maxirailien. ce n'est pas la
peine que nous ayons entre nous cette cloison de
planches. — Voyons, que vous a t-elle dit? — Elle
m'a dit qu'elle n'aimait personne, dit Vaicntine;
qu'elle avait le mariage en horreur ; que sa plus grande
joie eût été de mener une vie libre et indépendante,
et qu'elle désirait presque que son père perdît sa for-
tune pour se faire artiste comme son amie, mademoi-
selle Louise d'Armilly. — Ah ! vous voyez ! — Eh
bien ! qu'est-ce que cela prouve ? demanda Valentine.
— Piiî-n. répindit en souriant Maïiniilien — Alors.
dit Valintine. pourquoi souriez-vous à 'lOtre tour ? —
Ah ! dit 3Iaximilien, vous voyez bien que vous aussi
^ 111 —
vous regar.ieï. Valenline. — Youle^-vous que je m'é-
loigne ? — Oh non ! non pas ! mais revenons à vous.
— Ail ! oui, c'est vrai, car à peine avons-nous dix mi-
nutes à passer ensemble. — Mon Dieu ! s'écria Maxi-
miiicn consterné. — Oui, Maximilien, vous avez rai-
son, dit avec mélancolie Yalentine, et vous avez là
une pauvre amie. Quelle existence je vous fais passer,
pauvre Maximilien, vous si bien fait pour être heu-
reux ! Je me le reproche amèrement, croyez-moi. —
Eh bien ! que vous importe, Valenline. si je me trouve
heureux ainsi ; si cette attente éternelle me sembla
payée, à moi, par cinq minut s do votre vue, par deui
mots de votre bouche, et par cette conviction pro-
fonde, élcrnellc, que Dieu n'a pas créé deux cœurs
aussi en harmonie que les nôtres, et ne Us a pas
presque miraculeusement réunis, surtout, pour les
séparer. — Don, merci, espérez pour nous deux, Masi-
milien : cela me rend à moitié heureuse. — Que vous
arrive-l-ii donc encore, Valenijne, que vous nie quit-
tez si vite? — Je ne sais : madame de Viilefort m'a
fait prier de passer chez elle pour une comnmnication
de laquelle dépend, m"a-t-elle fait dire, une portion
de ma fortune. Eh ! mou Dieu, qu'ils la prennent ma
fortune, je suis trop riche, et qu'après me l'avoir
prise ils me laissent iranquilie et libre ; vous m'ai-
merez tout autant pauvre, n'est-ce pas, Morrel? —
Oh ! je vous aimerai toujours, moi ; que m'importe
richesse ou pauvreté, si ma Yalentiac était près de
moi et que je fusse sûr (jue personne ne me la pût ôter!
Mais cette cammunication, Valenline, ne craignez-
vous point que ce soit quelque nouTclle relative à
votre mariage? — Je ne le crois pas. — Cependant,
écoutez-moi, Valenline, et ne vous effrayez pas, car
tant que je vivrai je ne serai pas à une autre. — Vous
proyex m& rassurer en me disant cela, Maximilieii?
— 112 —
— Pardon ! vous avez raison, je suis un brutal. Eh
bien ! je voulais donc vous dire que Tautre jour ]"ai
rencontré M. de Morcerf. — Eh bien ! — M. Franz
est son ami. comme vous savez. — Oui; eh bien ? —
Eh bien ! il a reçu une lettre de Franz qui lui annonce
son prochain retour.
Valentine pâlit et appuya sa main contre la grille.
—Ah! mon Dieu! dit-elle, si c'était cela! Mais non,
la communication ne viendrait point de madame de
Villefort. — Pourquoi cela ?— Pourquoi... je n'en sais
rien... mais il me semble que madame de Villefort,
tout en ne s'y opposant point franchement, n'est pas
sympathique à ce mariage. — Eh bien ! mais Valen-
tine. il me semble que je vais l'adorer, madame de
Villefort.— Oh 1 ne vous pressez pas, Maximilien, dit
Valentine avec un triste sourire. — Enfin, si elle est
antipathique à ce mariage, ne fût-ce que pour le rom-
pre, peut-être ouvrirait-elle loreille à quelque autre
proposition. — >'e croyez point cela, Maiimilien ; ce
ne sont point les maris que madame de Villefort re-
pousse, c'est le mariage. — Comment ? le mariage ! si
elle déteste si fort le mariage, pourquoi s'est-elle ma-
riée elle-même? —Vous ne me comprenez pas. Maxi-
milieu : ainsi, lorsqu'il y a un an j'ai parlé de me reti-
rer dans un couvent, elle avait, malgré les observations
qu'elle avait cru devoir faire, adopté ma proposition
avecjoie ; mon père même y avait consenti à son insti-
gation, j'en suis sûre; il n'y eut que mon pauvre
grand-père qui m'a retenue. Vous ne pouvez vous
figurer. Maximilien, qu'elle expression il y a dans les
yeux de ce pauvre vieillard, qui n'aime que moi au
monde, et qui, Dieu me pardonne si c'est un blasphème,
et qui n'est aimé au monde que de moi. Si vous saviez,
quand il a appris ma résolution, comme il m'a regar-
dée, ce qu'il y avait de reproche dans ce regard et de
— 113 —
désespoir dans ses larmes qui roulaient sans plaintes,
sans soupirs, le long de ses joues immobiles! Ah!
Maximilicn, j'ai éprouvé quelque chose comme un re-
mords; je me suis jetée à ses pieds en lui criant : Par-
don ! pardon ! mon père ! on fera de moi ce qu'on vou-
dra, mais, je ne vous quitterai jamais. Alors il leva
les yeux au ciel! Maximilicn, je puis soulfrir beaucoup;
ce regard de mon vieux grand-père m'a payée d'avance
pour ce que je souffrirai. — Chère Valenline! vous êtes
un ange, et je ne sais vraiment pas comment j'ai mé-
rité en sabrant à droite et à giuche des Bédouins, à
moins que Dieu n'ait considéré que ce sont des infi-
dèles, je ne sais pas comment j'ai mérité que vous vous
révéliez à moi. Mais enfin, voyons, Valentine, quel est
donc l'intérêt de madame de Viliefort à ce que vous
ne vous mariez pas? — rs'avez-vous pas entendu tout
à l'heure que je vous disais que j'étais riche, ÎVJaii-
milien, trop riche? J'ai du chef de ma mère, près de
cinquante raille livres de rente; mon grand-père et
ma grand mère, le marquis et la marquise de Sain!-
Méran, doivent m'en laisser autant; M. Noirtier a bien
visiblement l'intention de me faire sa seule héritière.
Il en résulte donc que, comparativement à moi, mon
frère Edouard, qui n'attend, du côté de madame de
Viliefort aucune fortune, est pauvre. Or. madame de
Viliefort ai.aie cet enfant avec admiration, et si je fusse
entrée en religion, toute ma fortune, concentrée sur
mon père, qui héritait du marquis, de la marquise
et de moi. revenait à son fils. — Oh! que c'est étrange
cette cupidité dans une jeune et- belle femme! — Re-
marquez que ce n'est point pour elle, Maxiniilien, mais
pour son fils, et que ce que vous lui reprochoz «omme
un défaut, au point de \ue de l'amour maternel (st
presque une vertu. — Mais: voyons, Valentine, dit
Morrel, si vous abandonniez une portion de celle for-
— 114 —
tune à ce fils. — Le moyen de faire une pareille pro-
position, dit Valcntine, et surtout à une femme qui a
sans cesse à !a bouche le mot de désintéressement? —
Valentine, mon amour m'est toujours resté sacré, et ,
comme toute chose sacrée, je Pai couvert du voile de
mon respect et enfermé dans mon cœur; personne au
monde, pas même ma sœur, ne se doute donc de cet
amour, que je n'ai confié à qui que ce soit au monde.
Yalcntine, me permettez-vous de parler de cet amour
à un ami ?
Valcntine tressaillit.
— A un ami? dit-elle. Oh ! mon Dieu ! MaximiiieD,
je frissonne rien qu'à vous entendre parler ainsi ! A
un ami ! et qui donc est cet ami? — Ecoutez, Valen-
tine : a vez-vous jamais senti pour quelqu'un une de
ces sympathies irrésistibles qui font que, tout en
voyant cette personne pour la première fois, vous
croyez la connaître depuis longtemjs, et vous vous
demandez où rt quand vous ra\ez vue, si bien que, ne
pouvant vous rappeler ni le lieu ni le temps, vous
arrivez à croire que c'est dans un monde antérieur au
nôtre, et que cette sympathie n'est qu'un souvenir qui
se réveille?— Oui.— Eb bieu! voiià ce que j'ai éprouvé
la première fois que j'ai vu cet homme extraordinaire,
— Un homme cxtraordiuaire? — Oui. — Que vous
connaissez depuis longtemps alors? Depuis huit ou dix
jours à peine. — Et vous appelez votre ami un homme
que vous connaissez depuis huit jours ? Oh ! Masi-
milien. je vous croyais plus avare de ce beau nom
d'ami.— Vous avez raison en logique, Valentine: mais
dites ce que vous voudrez, rien ne me fera revenir sur
ce sentiment instinctif. Je crois que cet homme sera
mêlé à tout ce qui m'arrivera de bien dans l'avenir,
que parfois son regard profond semble connaître et sa
main puissante diriger. — C'est donc un devin? dit en
— 415 —
souriant Valentine. — Ma foi, dit Maximilien, je suis
tenté de croire souvent quil devine.... le bien sur-
tout. — Oh ! dii Valentine tristement, faites -moi con-
naître cet homme, Maximilien, que je sache de lui si
je serai assez aimée pour me dédommager de tout ce
que j'ai souffert. — Pauvre amie! mais vous le con-
naissez ? — Moi? — Oui. C'est celui qui a sauvé la vie
à votre belle-mère et à son fils. — Le comte de Monte-
Cristo ! — Lui-même. — Oh! s'écria Valentine, il ne
peut jamais être mon ami, il est trop celui de ma belle-
mère. — Le comte, l'ami de voire belle-mère. Valen-
tine ? mon instinct ne faillirait pas à ce point ; je suis
sûr que vous vous trompez.— Oh! si vous saviez, Maxi-
milien ! mais ce n'est plus Edouard qui règne à la
maison, c'est le comte : recherché de madame de Ville-
fort, qui voit en lui le résumé des connaissances hu-
maines: admiré, entendez-vous, admiré de mon père,
qui dit n'avoir jamais entendu formuler avec plus d'é-
loquence des idées plus élevées; idolâtré d'Edouard,
qui. malgré sa peur des grands yeux noirs du comte,
court à lui aussitôt qu'il le voit arriver, et lui ouvre la
main, où il trouve toujours quelque jouet admirable :
M. de Monte-Cristo n'est pas ici chez mon père ; M. de
Monte-Cristo n'fst pas ici chez madame d. Villefort ;
M. de Monte-Cristo est chez lui.
— Eh bien ! chère Valentine, si les choses sont ainsi
que vous dites, vous devez déjà res.-cnlir ou vous res-
sentirez bienlût les effets de sa présence. Il rencontre
Albert de Morcerf en Italie , c'est pour le tirer des
mains des brigands ; il aperçoit madame Danglars,
c'est pour lui faire un cadeau royal; votre belle-mère
et votre frère passent devant sa porte. <;'est pour que
son Nubien leur sauve la vie. Cet homme a évidem-
ment reçu le pouvoir d'influer sur les choses. Je n'ai
jamais vu des goûts plus simples alliés à une plus
— 116 —
haute magnificence. Son sourire est si doux, quand il
me Tadrcsse, que j'oublie combien les autres trouvent
son sourire amer. Oh ! dites-moi, Valentine, vous
a-t-il souri ainsi? S"il Fa fait, vous serez heureuse. —
Moi ! dit la jeune fille ; oh ! mon Dieu ! Maximilien
il ne me regarde seulement pas: ou plutôt, si js passe
par hasard, il détourne la vue de moi. Oh ! il if est pas
généreux , allez ! ou il n"a pas ce regard profond qui
lit au fond des coeurs, et que \ouslui supposez à tort;
car s"il eût été généreux, me voyant seule et triste au
milieu de toute celte maison, il m"eût protégée de
cet'" inn'î'^ncrt qu'il exerce: et puisqu'il joue, à ce que
vous pretenaez. le rôle du soleil, il eût réchauffé mon
cœur à l'un de ses rayons. Vous dites qu'il vous aime^
Maximilicn : eh! mon Dieu, qu'en savez-vous ? les
hommes font gracieux visage à un grand officier de
cinq pieds huit pouces contme vous, qui a une longue
moustache et un grand sabre, mais ils croient pouvoir
écraser sans crainte une pauvre fille qui pleure.— Ohl
"Valentine 1 vous vous trompez : je vous jure ! — S'il
en était autrement, voyons. Maximilien, s'il me traitait
diplomatiquement, c'est-à-dire en homme qui, d'une
façon ou de l'autre, veut s'impatroniser dans la mai-
son, il m'eût , ne fût-ce qu'une seule fois , honorée de
ce sourire que vous me vantez si fort, mais non. il m'a
Yue malheureuse . il comprend que je ne puis lui être
bonne à rien , et il ne fait pas même attention à moi.
Qui sait même si, pour faire sa cour à mon jére. à
madame de Yilk-fort ou à mon frère , il ne me persé-
cutera point aussi en tant qu'il sera en son pou\ oir de
le faire ? Voyons, franchement, je ne suis i.as une
femme que l'on doive mépriser ainsi sans raisoii : vous
me l'avez dit. Ah ! pardonnez-moi. continua lu jtune
fille en voyant l'impression que ces paroles produi-
saient sur Maximilicn. je suis mauvaise, et je vous dis
— 117 —
Ihi'^ur cet homme des choses que je ne savais pas même
avoir dans le cœur. Tenez, je ne nie pas que celte in-
fluence dont vous me parlez existe, et qu'il ne l'exerce
même sur moi ; mais s'il l'exerce , c'est d"une manière
nuisible et corruptrice, comme vous le voyez, de
bonnes pensées. — C'est bien , Valcntine, dit Morrel
avec un soupir, n'en parlons plus; je ne lui dirai rien.
— Hélas 1 mon ami, dit Valenline. je vous afflige, je le
vois. Oh ! que ne puis-je vous serrer la main pour vous
demander pardon! Mais enfin, je ne demande pas
mieux que d'être convaincue ; dites, qu'a donc fait
pour vous ce comte de Monte-Cristo ? — Vous m'em-
barrassez fort, je l'avoue, Valcntine, en me demandant
ce que le comte a fait pour moi : rien d'ostensible, je
le sais bien. Aussi, comme je vous l'ai déjà dit, mon
affection pour lui est-elle tout instinctive et n'a-telle
rien de raisonné. Est-ce que le soleil m'a fait quelque
chose? Non : il me réchauffe , et à sa luinière je vous
vois, voilà tout. Est-ce que tel ou tel parfum a fait
quelque chose pour moi ? Non: son odeur récrée agréa-
blement un de mes sens. Je n'ai pas autre chose à dire
quand on me demande pourquoi je vante ce parfum ,
mon amitié pour lui est étrange comme la sienne pour
moi. Une voix secrète m'avf rtit qu'il y a plus que du
hasard dans cette amitié imprévue et réciproque. Je
trouve de la corrélation jusque dans ses plus simples
actions, jusque dans ses plus secrètes pensées entre
mes actions et mes pensées. Vous allez encore rire de
moi, Valcntine, mais depuis que je connais cet homme,
l'idée absurde m'est venue que tout ce qui m'arrivc de
bien émane de lui. Cependant, j'ai vécu trente ans
sans avoir eu besoin de ce protecteur, n'est-ce pas?
n'importe, tenez, un exemple : il m'a invité à dîner
pour samedi, c'est naturel au point où nous en sommes,
n'est-ce pas ? Eh bien I qu'ai-je su depuis? Votre père
— 118 ~
est invité à ce dîner, votre mère y viendra. Je me ^;^ç-
contrerai avec eux, et qui sait ce qui résultera dans
l'avenir de cette entrevue? Yoilà des circonstances fort
simples en apparence. Cependant, moi, je > ois là-dedans
quelque chose qui m'étonne; j'y puise une confiance
étrange. Je me dis que le comte, cet homme singulier
qui devine tout, a voulu me faire trouver a>ec M. et
madame de Yilkfort, et quelquefois je cherche, je
vous le jure, à lire dans ses yeux s'il a deviné mon
amour. — Mon bon ami, dit Valentine, je vous pren-
drais pour un visionnaire , et j'aurais véritablement
peur pour votre bon sens, si je n'écoutais de vous que
de semblables raisonnements. Quoi 1 vous voyez autre
chose que du hasard dans cette rencontre ? En vérité,
réfléchissez donc. Tilon père, qui ne sort jamais, a été
sur le point dix fois de refuser cette invitation à ma-
dame de Viilcfort , qui, au contraire , brûle du désir
de voir chez lui ce nabab extraordinaire, et c'est à
grand'peinc qu'elle a obtenu qu'il l'accompagnerait.
Non, non, croyez-moi , je n'ai, à part vous , Maximi-
lien, d'autres secours à demander dans ce monde qu'à
mon grand-père, un cadavre ! d'autre appui à chercher
que dans ma pauvre mère, une ombre 1 — Je sens que
vous avez raison, Yalentine, et que la logique est pour
vous, dit Maxi milieu ; mais votre douce voix, toujours
si puissante sur moi, aujourd'hui ne me convainc pas.
— Ni la vôtre non plus , dit Valentine, et j'avoue
que si vous n'avez pas d'autre exemple à me citer...
— J'en ai un, dit 31aiimilien en hésitant; mais en
vérité, Valentine, je suis forcé de l'avouer moi-même,
il est encore plus absurde que le premier. — Tantpis,
dit en souriant Valentine. — Et cependant, continua
J'orrel , il n'en est pas moins concluant pour moi ,
homme tout d'inspiration et de sentiment, et qui ai
quelquefois, depuis dix ans que je sers, dû la vie à un
J
— Ii9 —
de ces éclairs intérieurs qui vous disent un mouve-
ment en avant et en arrière pour que la balle qui de-
vait vous tuer passe à côté de vous. — Cher Maxinii-
lien. pourquoi no pas faire honneur à mes prières de
cette déviation des balles ? Quand vous êtes là-bas, ce
n'est plus pour moi que je prie Dieu et ma mère, c'est
pour vous. — Oui, depuis que je vous connais, dit en
souriant Morrel : mais avant que je vous connusse,
Valentine? — Voyons, puisque vous ne voulez rien
me devoir, méchant , revenez donc à cet exemple que
vous-même avouez être absurde. — Eh bien ! regardez
par les planches, et voyez là-bas, à cet arbre, le cheval
nouveau avec lequel je suis venu. — Oh ! Tadmirable
bête ! s'écria Valentine, pourquoi ne Tavez-vous pas
amené près de la grille ? je lui eusse parlé et il m'eût
entendu. — C'est en efiet, comme vous le voyez, une
bête d'un assez grand prix , dit Maxirailien. Eh bien !
vous savez que ma fortune est bornée , Valentine, et
que je suis ce que l'on appelle un homme raisonnable.
Eh bien ! j'avais vu chez un marchand de chevaux ce
magnifique Medeah_, je le nomme ainsi. Je demandai
quel était son prix : on me répondit quatre mille cinq
cents francs ; je dus m'abstenir, comme vous le com-
prenez bien, de le trouver beau plus longtemps, et je
partis, je l'avoue, le cœur assez gros, car le cheval
m'avait tendrement regardé, m'avait caressé avec sa
tête et avait caracolé sous moi de la façon la plus co-
quette et la plus charmante. Le même soir j'avais
quelques amis à la maison. M. de Château-Renaud,
M. Debray et cinq ou six autres mauvais sujets, que
vous avez le bonheur de ne pas connaître , même de
nom. On proposa une bouiliote: je ne joue jamais,
car je ne suis pas assez riche pour pouvoir perdre, ni
assez pauvre pour désirer gagner. Mais j'étais chez
moi , vous comprenez , je n'avais autre chose à faire
— 120 —
que d'envoyer chercher des cartes , et c'est ce que
je fis.
Comme on se mettait à table , M. de Monte-Cristo
arriva. Il prit sa place, on joua, et moi je gagnai ; j'ose
à peine vous avouer cela , Valentine , je gagnai cinq
mille francs. Nous nous quittâmes à minuit. Je n'y
pus tenir, je pris un cabriolet et me fis conduire chez
mon marchand de chevaux. Tout palpitant, tout fié-
vreux , je sonnai : celui qui me vint m'ouvrir dut me
prendre pour un fou. Je m'élançai de l'autre côté de
la porte à peine ouverte. J'entrai dans iécurie, je re-
gardai au ratelieR O bonheur ! Meddah grignotait son
foin. Je saule sur une selle ; je la lui applique moi-
même sur le dos. je lui passe la bride, Médtah se
prête de la meilleure grâce du monde à cette opéra-
tion ! Pu's, déposant les quatre mille cinq cents francs
entre les mains du marchand stupéfait . je reviens ou
plutôt je passe la nuit à me promener dans les Champs-
Elysées. Eh bien ! jai vu de la lumière à la fenêtre du
comte, il m'a semblé apercevoir son ombre derrière
les rideaux. Maintenant, Valentine, je jurerais que le
comtf a su que je désirerais ce cheval et qu'il a perdu
exprès pour me le faire gagner.
— Mon cher Maximilien, dit Valentine, vous êtes
trop fantastique, en vérité.... vous ne m'aimerez pas
longtemps.... Un homme qui fait ainsi de la poésie
ne saurait s'étioier à plaisir dans une passion mono-
tone comme la nôtre... Mais, grand Dieu ! tenez, on
m'appelle...., enlendcz-vous? — Oh! Valentine. dit
Maximilien, par le petit jour de la cloison... votre
doigt le plus petit, que je le baise. — Maximilien,
nous avions dit que nous serions l'un pour l'autre
deux voix, deux ombres ! — Comme il vous plaira,
Valentine. — Serez-vous heureux si je fais ce que
vous voulez ? — Oh ! oui !
— 121 —
Valentine monta sur un banc et passa, non pas son
pclil doigt à travers Touverture, mais sa main tout
entière par-dessus la dois jH.
Maximilien poussa un cri, et s"élançant à son tour
sur la borne, saisit cette main adorée et y appliqua
ses lèvres ardentes ; mais aussitôt la petite main glissa
entre les siennes, et le jeune homme entendit fuir
Valentine, effrayée peut-être de la sensation quelle
venait déprouver !
IX. — M. Noirtier de Villefort.
Voici ce qui s'était passé dansja maison du procu-
reur du roi, après le départ de madame Danglars et de
sa fille, et pendant la conversation que nous venons
de rapporter.
M. de Villefort était entré chez son père, suivi de
madame de Villefort ; quant à Valentine, nous savons
où elle était.
Tous deux, après avoir salué le vieillard, après avoir
congédié Barrois, vieux domestique depuis plus de
vingt-cinq ans à son service . avaient pris place à ses
côtés.
M. Noirtier. assis dans son grand fauteuil à rou-
lettes, où on le plaçait le matin et doù on le tirait le
soir, assis devant une glace qui réfléchissait tout
l'appartement et lui permettait de voir, sans même
tenter un mouvement devenu impossible, qui entrait
dans sa chambre, qui en sortait, et ce quon faisait
tout autour de lui : M, Noirtier, immobile comme un
cadavre, regardait avec des jeux intelligents et >'ifs
ses enfants, dont la cérémonieuse révérence lui an-
nonçait quelque démarche officielle et inattendue.
— 122 --
La vue et l'ouïe étaient les deux seuls sens qui ani-
massent encore, comme deux étincelles, cette matière
humaine déjà aux trois quarts façonnée pour la tombe;
encore, de cesdeuïsens, un seul pouvait-il révéler au
dehors la vie intérieure qui animait la statue, et le
regard qui dénonçait cette vie intérieure était sem-
blable à une de ces lumières lointaines qui, durant la
nuit, apprennent au voyageur perdu dans un désert
qu'il y a encore un être existant qui veille dans ce
silence et cette obscurité.
Aussi, dans crta*il noir du vieux Noirtier, surmonté
d'un sourcil noir, tandis que toute la chevelure, qu'il
portait longue et pendante sur les épaules , était
blanche; dans cet œil. comme cela arrive pour tout
orgnne de l'homme exercé aux dépens des autres
organes, s'étaient concentrées toute j'aetivilé. toute
l'adresse, toute la force, toute rintelligence répandues
autrefois dans ce corps et dans cet esprit. Certes, le
geste du bras. 1« son de la voix, l'attitude du corps
manquaient, mais cet œil puissant suppléait à tout :
il commandait avec les yeux, il remerciait avec le»
yeux ; c'était un cadavre avec des yeux vivants, et rien
n'était plus effrayant parfois que ce visage de marbre
au haut duquel s'allumait une colère ou luisait une
joie. Trois personnes seulement savaient comprendre
ce langage du pauvre paralytique : c'étaient Villefort,
Valentine elle vieux domestique dont nous avons déjà
parlé. Mais comme Villefort ne voyait que rarement
son père, et, pour ainsi dire, quand il ns pouvait faire
autrement ; comme, lorsqu'il le voyait, il ne cherchait
pasà lui plaire en le comprenant, tout le bonheur du
vieillard reposait en sa petite-fille, et Valentine était
par\cijae. à force de dé\ournient, d'sniour et de pa-
tience, à comprendre du regard tout* s les pensées de
Noirtier. A ce laugage muet ou inintelligible pour
— 125 —
tout autre, elle répondait avec toute sa voix, toute sa
physionomie, toute son âme, de sorte qu'il s'établis-
sait des dialogues animés entre cette jeune fille et cette
prétendue argile, à peu près redevenue poussière, et
qui cependant était encore un homme d'un savoir im-
mense, d'une pénétration inouïe et d'une volonté aussi
puissante que peut l'être l'àmc enfermée dans une
matière par laquelle elle a perdu le pouvoir de se
faire obéir.
Valentine avait donc résolu cet étrange problème
de comprendre la pensée du vieillard pour lui faire
comprendre sa pensée à cl'e ; et. grâce à cette étude,
il était bien rare que, pour les choses ordinaires de la
vie. eiic ne tombât point avec précision sur le désir
de celle âme vivante, ou sur le besoin de ce cadavre à
moitié insensible.
Quant au domrstiquc, comme depuis vingt-cinq
ans. ainsi que nous l'avons dit, i! servait son maître,
il connaissait si bien toutes ses habitudes, qu'il était
rare que Noirtier eût besoin cîe lui demander quelque
chose.
"Vil'.efort n'avait en conséquence besoin du secours
ni de l'un ni de l'autre pour entamer avec son père
l'étrange conversation qu'il venait provoquer. Lui-
môme, nous l'avons dit. connaissait parfaitem.ent le
vocabulaire du vieillard, et s'il ne s'en servait point
plus souvent, c'était par ennui et par indifférence. Il
laissa donc Valentine descendre au jardin, il éloigna
donc Barrois, et après avoir pris sa place à la droite
de son père, tandis que madame de Villefort s'asseyait
à sa gauche :
— Monsieur, ditsil, ne vous étonnez pas que "Valen-
tin;- n? soit pis montée avec nous et que j'aie éloigné
Barrois. car la conférence que nous allons avoir en-
semble est de celles qui oc peuvent avoir lieu devant
— 124 —
une jeune fille ou un domestique ; madame de Ville-
fort et moi avons une communication à vous faire.
Le visa?e de Noirtier resta impassible pendant ce
préambule, tandis qu'au contraire l'œil de Villefort
semblait vouloir plonger jusqu'au plus profond du
cœur du vieillard.
— Cette communication, continua le procureur du
roi avec son ton glacé et qui semblait ne jamais ad-
mettre la contestation, nous sommes sûrs, madame
de Villefort et moi. qu'elle vous agréera.
L'œil du vieillard continua de demeurer atone ; il
écoutait; voilà tout.
— Monsieur, reprit Villefort, nous marions Valen-
tine.
Une figure de cire ne fût pas restée plus froide à
cette nouvelle que ne resta la figure du vieillard.
— Le mariage aura lieu avant trois mois, reprit
Villefort.
L'œil du vieillard continua d'être inanimé.
Madame de Villefort prit la parole à son tour, et
se hâta d'ajouter :
— Nous avons pensé que cette nouvelle aurait de
rintérèt pour vous, monsieur ; d'ailleurs Valenline a
toujours semblé attirer votre affection : il nous reste
donc à vous dire seulement le nom du jeune homme
qui lui est destiné. C'est un des plus honorables partis
auxquels Valentine puisse prétendre : il y a de la for-
tune, un beau nom et des garanties parfaites de bon-
heur dans la conduite et les goûts de celui que nous
lui destinons, et dont le nom ne doit pas vous être
inconnu. 11 s'agit de M. Franz de Quesnel, baron
d'Epinay.
Villefort, pendant le petit discours de sa femme,
attachait sur le vieillard un regard plus attentif que
jamais. Lorsque madame de Villefort prononça le nom
— 12S —
de Franz, l'œil de Noirtier, que son fils connaissait si
bien, frissonna et les paupières se dilatant comme
eussent pu faire des lèvres pour laisser passer des pa-
roles, laissèrent, elles, passer un éclair.
Le procureur du roi, qui savait les anciens rapports
d'inimitié publique qui avaient existé entre son père et
le père de Franz, comprit ce feu et cette agitation;
mais cependant il les laissa passer comme inaperçus,
et reprenant la parole où sa femme l'avait laissée :
— Monsieur, dit-il, il est important, vous le com-
prenez bien, près comme elle est d'atteindre sa dix-
neuvième année , que Valcntine soit enfin établie.
Néanmoins, nous ne vous avons point oublié dans les
conférences, cl nous nous sommes assurés d'avance
que le mari de Valentine accepterait, sinon de vivre
près de nous, qui gênerions peut-être un jeune mé-
nage, du moins que vous, que Valentine chérit parti-
culièrement, et qui, de votre côté, paraissez lui rendre
cette affection, vivriez près d'eux, de sorte que vous
ne perdrez aucune de vos habitudes, et que vou« aurez
seulement deux enfants au lieu d'un pour veiller sur
vous.
L'éclair du regard de Noirtier devint sanglant.
Assurément il se passait quelque chose d"affreux
dans l'âme du vieillard ; assurément le cri de la dou-
leur et de la colère montait à sa gorge, et, ne pouvant
éclater, Tétouffait, car son visage s'empourpra et ses
lèvres devinrent bleues.
Villefort ouvrit tranquillement une fenêtre en di-
sant :
— Il fait bien chaud ici, et cette chaleur fait mal à
M. Noirtier.
Puis il revint, mais sans se rasseoir.
— Ce mariage, ajouta madame de Villefort, plaît à
M. d'Epinay et à sa famille ; d'ailleurs sa famille se
V. 9
— 126 —
compose seulement d'un oncle et d'une tante. Sa mère
étant morte au moment où elle le meltait au monde,
et son père ayant été assassiné en 18ib. c'est-à-dire
quand l'enfant avait d'?ui ans à peine, il ne relève
donc que de sa propre volonté. — Assassinat mysté-
rieux, dit Villefort, et dont les auteurs sont restés in-
connus, quoique le soupçon ait plané sans s'abrttre au-
dessus de la tête de b-aucoup de gens.
Noirtier fit un tel effort que ses lèvres se contrac-
tèrent comme pour sourire.
— Or, continu:) Villefort, les véritables coupables,
ceux-là qui savent qu'ils ont commis le crime, ceux-là
sur lesquels peut descendre la justice des hommes
pendant leur vie et la justice de Dieu après leur mort,
seraient bien heureux d'être à notre place, et d'avoir
une fille à offrir à 31. Franz d'Epinay pour éteindre
jusqu'à l'apparence du soupçon.
Noirtier s'était calmé avec une puissance que l'on
n'aurait point dû attendre de cette organisation
brisée.
— Oui, je comprends, répondit-il du regard à Vil-
lefort; et ce regard exprimait tout ensemble le dédain
profond et la colère intelligente.
Villefort. de son côté, répondit à ce regard, dans
lequel il avait lu ce qu'il contenait, par un léger mou-
vement d'épaules.
Puis il fit signe à sa femme de se lever.
— 3îaintenant, monsieur, dit madame de Villefort,
agréez tous mes respects. Vous plaîl-il qu'Edouard
vienne vous présenter ses respects ?
Il était convenu que le vieillard exprimait son ap-
probation en fermant les yeux, son refus en les cli-
gnant à plusieurs reprises, et avait quelques désirs à
exprimer quand il les levait au ciel.
S'il demandait Valentine, il fermait l'œil droit seu-
lement.
— 127 —
S'il demandait Barrois, il fermait l'œil gauche.
A la proposition de madame de Villefort, il cligna
vivement les yeux.
Madame de Yillefort, accueillie par un refus évi-
dent, se pinça les lèvres.
— Je vous enverrai donc Yalentine, alors? dit-elle.
— Oui, fit le vieillard en fermant les yeux avec viva-
cité.
M. et madame de Villefort saluèrent et sortirent en
ordonnant qu'on appelât Valentine, déjà prévenue au
reste qu'elle aurait quelque chose à faire dans la jour-
née près de M. Noirtier.
Derrière eux, Valentine, toute rose encore d'émo-
tion, entra cbcz le vieillard. Il ne lui fallut qu'un
regard pour qu'elle comprit combien souffrait son
aïeul c-t combien de choses il avait à lui dire.
— Oh ! bon papa, s'écria- t-elle. qu'est-il donc arri-
vée ? On t'a fàihé, n'est-ce pas. et tu es en colère ? —
Oui, fit-il en fermant ks yeux. — Contre qui donc?
contre mon père ? non ; contre madame de Villefort?
non ; contre moi?
Le vieillard fit signe que oui.
— Contre moi ? reprit Valentine étonnée.
Le vieillard renouvela le signe.
— Et que t'ai-je donc fait, cher bon papa? s'écria
Yalentine.
Pas de réponse : clic continua :
— Je ne t'ai pas vu de la journée, on t'a donc rapporté
quelque chose de moi? — Oui, dit le vieillard avec
vivacité. — Voyons donc que je cherche. Mon Dieu, je
te jure, bon père... Ah !... M. et madame de Villefort
sort.'iit d'ici, n'est ce pas ? — Oui. — Et ce sont eux
qui l'ont dit ces choses qui te fâchent? Qu'est-ce donc?
Yeux-tu que j'aille le leur demander pour que je
puisse m'excuscr près de toi ? — Non, non, fit le re-
— 128 —
gard. — Oh ! mais tu m'effraies. Qu'ont-ils pu dire,
mon Dieu ? Et elle chercha. — Oh ! j'y suis, dit-elle,
en baissant la voix et en se rapprochant du vieillard.
Ils ont parlé de nion mariage peut-être? — Oui, ré-
pliqua le regard courroucé. — Je comprends; tu m'en
veux de mon silence. Oh ! vois-tu, c'est qu'ils m'a-
vaient bien recommandé de ne t'en rien dire ; c'est
qu'ils ne m'en avaient rien dit à moi-même, et que
j'avais surpris en quelque sorte ce secret par indiscré-
tion ; voilà pourquoi j"ai été si réservée avec toi. Par-
donne-moi, bon papa Noirticr.
Redevenu lixe et atone, le regard sembla répondre :
« Ce n'est pas seulement ton silence qui m'afflige. »
— Qu'est-ce donc? demanda la jeune tille : tu crois
peut-être que je t'abandonnerais, bon père, et que mon
mariage me rendrait oublieuse ? — Non. dit le vieil-
lard. — lis t'ont dit alors que M. d'Épinay consentait
à ce que nous demeurassions ensemble ?— Oui.— Alors
pourquoi es-t;i fâché ?
Les yeux du vieillard prirent une expression de
douceur infinie.
— Oui, je comprends, dit Valentine, parce que tu
m'aimes ?
Le vieillard fit signe que oui.
— Et tu as peur que je ne sois malheureuse ? —
Oui. — Tu n'aimes pas M. Franz ?
Les yeux répétèrent trois ou quatre fois :
— ÎS'on, non, non. — Alors tu as bien du chagrin,
bon père. — Oui. — Eh bien ! écoute, dit Valentine
en se mettant à genoux devant Noirtier et en lui pas-
sant ses bras autour du cou, moi aussi j'ai bien du
chagrin, car moi non plus je n'aime pas M. Franz
d'Épinay.
Un éclair de joie passa dans les yeux de l'aïeul.
— Quand j'ai voulu me retirer au couvent, tu te
— 129 —
rappelles bien, que tu as été si fort fâché contre moi?
Une larme humecta la paupière aride du vieillard.
— Eh bien ! continua Valenline. c'était pour échap-
per à ce mariage qui fait mon désespoir.
La respiration de >'oirtier devint haletante.
— Alors ce mariage te fait bien du chagrin, bon
père ? O mon Dieu ! si tu pouvais m'oider. si nous
pouvions à nous deux rompre leur projet ! îlais tu es
sans force contre eux. toi dont Tcsprit cependant est
si vif et la volonté si ferme : mais quand il s'agit de
lutter, tu es aussi faible et même plus faible que moi.
Hélas ! tu eusses été pour moi un protecteur si puis-
sant aux jours de ta force et do la santé ; mais aujour-
d'hui lu ne peux pins que me comprendre et te réjouir
ou t'afïliger avec moi. C'est un dernier bonheur que
Dieu a oublié de m'enlevcr avec ks autres.
11 y eut à ces paroles dans les yeux de Noirtier une
telle expression de malice et de profondeur, que la
jiunc fille crut y lire ces mots :
— Tu le trompes ; je puis encore beaucou ji pour toi.
— Tu peux quelque chose pour moi, cher bon papa?
traduisit Valentine. — Oui.
Noirtier leva les yeux au ciel. C'était le signe con-
venu entre lui et Yalentine lorsqu'il désirait quelque
chose.
— Que veux-tu, cher père, voyons?
Valentine chercha un instant dans son esprit, ex-
prima tout haut ses pensées à mesure qu'elles se pré-
sentaient à elle, et voyant qu'à tout ce qu'elle pouvait
dire, le vieillard répondait constamment non .•
— Allons, fit-elle, les grands moyens, puisque je
suis si sotte !
Alors elle récita l'une après l'autre toutes les lettres
de l'alphabet depuis A jusqu'à N, tandis que son sou-
rire interrogeait l'œil du paralytique; à N, Noirtier
fit signe que oui.
— 130 —
— Ah ! dit Valentine, la chose que vous désirez
commence par la lettre N ; c'est à TN que nous avons
affaire. Eh bien ! voyons, que lui voulons-nous à TN ?
Na-ne-ni-no. — Oui, oui, fit le vieillard. — Ah ! c'est
no. — Oui.
Yalenline alla chercher un dictionnaire qu'elle posa
sur un pupitre devant Noirlier ; elle i'ouvrit, et quand
elle eut vu l'oeil du vieillard fixé sur les ft-uilles, son
doigt courut vivement du haut en bas des colonnes.
L'eiercice, depuis six ans que Noirtier était tombé
dans le fâcheux état où il se trouvait, lui avait rendu
les épreuves si faciles, qu'elle devinait aussi vite la
pensée du vieiliard que si lui-même eût pu chercher
dans le dictionnaire.
Au mot notaire, îVoirticr fit signe de s'arrêter.
— Notaire,, dit-elle : tu veux un notaire, bon papa?
Le vieillard fit signe que c'était effectivement un
notaire qu'il désirait.
— 11 faut donc envoyer chercher un notaire? de-
manda Valentine. — Oui, fit le paralytique. — Mon
père doit-il le savoir ? — Oui. — Es-tu pressé d'avoir
ton notaire ? — Oui. — Alors on va te l'envoyer cher-
cher tout de suite, cher père. Est-ce tout ce que tu
veux ? — Oui.
Valentine courut à la sonnette et appela un domes-
tique pour le prier de faire venir ^l. ou madame de
Villefort chez le grand père.
— Est-lu coiUenl ? dit Valentine : oui... je le crois
bien, hein ? ce nOlait pas facile à trouver cela?
Et la jeune fille sourit à laïeul comme elle eût pu
faire à un enfant.
M. de Villefort entra ramené par Barrois.
— Que voulez-vous, monsieur? demanda-t-il au
paralytique. — Monsieur, dit Valentine, mon grand-
père désire un notaire.
i
— 131 —
A cette demande étrange et surtout inattendue,
M. de Villefort échangea un regard avec le paraly-
tique.
— Oui, lit 00 dernier avec une fermeté qui indiquait
qu'avec Taide de Valenline et de son vieux serviteur,
qui savait maintenant ce qu'il désirait, il était prêta
soutenir la lutte. — Vous demandez le notaire ? répéta
de Villefort. — Oui. — Pour quoi faire?
Noirtier ne répondit pas.
— Mais qu'avez-Yous besoin d'un notaire ? demanda
Villefort.
Le regard du paralytique demeura immobile et par
conséquent muet, ce qui voulait dire : — Je persiste
dans ma volonté.
— Pour nous faire quelque mauvais tour ? dit Ville-
fort ; est-ce la peine ? — Mais enfin, dit Barrois, prêt
à insister avec la persévérance habituelle aux vieux
domestiques, si monsieur veut un notaire, c'est appa-
remment qu'il en a besoin. Ainsi je vais aller cher-
cher un notaire.
Barrois ne reconnaissait d'autre maître que Noirtier
et n'admettait jamais que ses volontés fussent contes-
tées en rien.
— Oui, je veux un notaire, fit le vieillard en fer-
mant les yeux d'un air de défi et comme s'il eût dit :
— Voyons si l'on osera me refuser ce que je veux. —
On aura un notaire, puisque vous en voulez absolu-
ment un, monsieur : mais je m'excuserai près de lui
et vous excuserai vous-même, car la scène sera fort
ridicule. — N'importe, dit Barrois, je vais toujours
l'aller chercher.
Et le vieux serviteur sortit triomphant.
132 —
X. — Le testament.
Au moment où Barrois sortit, Noirtier regarda Va-
lentine avec cet intérêt malicieux qui annonçait tant
de choses. La jeune fille comprit ce regard et Yille-
fort aussi, car son front se rembrunit et son sourcil
se fronça.
Il prit un siège, s'installa dans la chambre du para-
lytique, et attendit.
Noirtier le regardait faire avec une parfaite indiffé-
rence : mais, du coin de Toeil. il avait ordonné à Va-
lenline de ne point s'inquiéter et de rester aussi.
Trois quarts d'heure après, le domestique rentra
avec le notaire.
— Monsieur, dit Villefort après les premières salu-
tations, vous êtes mandé par M. Noirtier de Villefort
que voici ; une paralysie générale lui a ùté l'usage des
membres et de la voix . et nous seuls à grand'peine
parvenons à saisir quelques lambeaux de ses pensées.
Psoirlier fit de l'œil un appel à Valentine . appel si
sérieux et si impératif, qu'elle répondit sur-le-champ :
— Moi, monsieur, je comprends tout ce que veut
dire mon grand-père. — C'est vrai, ajouta Barrois,
tout, absolument tout, comme je le disais à monsieur
en venant. — Permettez, monsieur, et vous aussi, ma-
demoiselle , dit le notaire s'adressant à Villefort et à
Valentine ; c'est là un de ces cas où l'officier public
ne peut inconsidérément procéder sans assumer une
responsabilité dangereuse. La première nécessité, pour
qu'un acte soit valable , est que le notaire soit bien
convainru qu'il a fidèlement interprété la volonté de
celui qui le dicte. Or, je ne puis pas moi-même être
— 133 —
sûr de l'approbation ou de l'iniprobalion d'un client
qui ne parle pas ; et comme l'objet de ses désirs ou de
ses répugnances , vu son mutisme , ne peut m'ctrc
prouvé clairement, mon ministère est plus qu'inutile
et serait illésralement exercé.
Le notaire fit un pas pour se retirer. Un impercep-
tible sourire de Iriompbe se dessina sur les lèvres du
procureur du roi.
De son cûlé , Noirtier regarda Valentine avec une
telle expression de douleur, qu'elle se plaça sur le
chemin du notaire.
— Monsieur, dit-elle , la langue que je parle avec
mon grand-père est une langue qui se peut apprendre
facilement ; et de même que je le comprends, je puis
en quelnuts minutes vous amener à le comprendre.
Que vous faut-il. voyons, monsieur, pour arriver à la
parfaite édification de votre conscience ? — Ce qui est
nécessaire pour que nos actes soient valables, made-
moiselle, répondit le no'aire; c'est-à-dire la certitude
de l'approbation ou de l'improbation. On peut tester
malade de corps, mais il faut lester sain d'esprit. —
Eh bien ! monsieur, avec deux signes vous acquerrez
cette certitude que mon grand-père n'a jamais mieux
joui qu'à cette heure de la plénitude de son intelli-
gence. M. Noirtier. privé de la voix, privé du mouve-
ment, ferme les yeux quant il veut dire oui, et les
cligne à plusieurs reprises quand il veut dire non.
Vous en savez assez maintenant pour causer avec
M. Noirtier, essayez.
Le regard que lança le vieillard à Valentine était si
humide de tendresse et de reconnaissance , qu'il fut
compris du notaire lui-même.
— Vous avez entendu et compris ce que vient de
dire votre petite-fille, monsieur? demanda le notaire.
Noirtier ferma doucement les yeux, et les rouvrit
après un instant.
— 134 —
— Et vous approuvez ce qu'elle a dit ? c'est-à-dire
que les signes indiqués par elle sont bien ceux à Taide
desquels vous faites comprendre votre pensée? — Oui,
fit encore le vieillard. — C'est vous qui m'avez fait
demander ? — Oui. — Pour faire voire testament ? —
Oui. — Et vous ne voulez-pas que je me retire sans
avoir fait ce testament?
Le paralytique cligna vivement et à plusieurs re-
prises ses yeux.
— Eh bien ! monsieur, comprenez-vous maintenant,
demanda la jeune fille, et ^otre conscience sera-t-elle
en repos?
Mais avant que le notaire n"eût pu répondre, Ville-
fort le tira à part :
— Monsieur , dit-il , croyez - vous qu'un homme
puisse supporter impunément un choc physique aussi
terrible que celui qu"a éprouvé M. Noirtier de Ville-
fort , sans que le moral ait reçu lui-même une grave
atteinte? — Ce n'est point cela précisément qui m'in-
quiète, monsieur, répondit le notaire, mais je me de-
mande comment nous arriverons à deviner les pensées,
afin de provoquer les réponses. — Vous voyez donc
que c'est impossible, dit Villefort.
Valenfine et le vieillard entendaient cette conver-
sation. Noirtier arrêta son regard si fixe et si ferme
sur Valentine, que ce regard appelait évidemment une
riposte.
— Monsieur, dit-elle, que cela ne vous inquiète
point: si difficile qu'il soit, ou plutôt qu'il vous pa-
raisse de découvrir la pensée de mon grand-père, je
vous la révélerai, moi, de façon à lever tous les doutes
à cet égard. Voilà six ans que je suis près de M. Noir-
tier, et, qu'il le dise lui-même, si. depuis six ans, un
seul de ses désirs est resté enseveli dans son cœur
faute de pouvoir me le faire comprendre. — Non , fit
— 1S5 —
le vieillard. — Essayons donc , dit le notaire ; vous
acceptez mademoiselle pour votre interprète?
Le paralytique fit signe que oui.
Bien ; voyons , monsieur, qi>e désirez-vous de moi,
et quel est rac:e que vous désirez faire ?
Yalentinc nomma toutes les lettres de Talphabet
jusqu'à la lettre T.
A celte lettre , Téloquent coup d"œil de Koirtier
l'arrêta.
— C'est la lettre T que monsieur demande, dit le
notaire ; la chose est visible. — Attendez , dit Valen-
tine ; puis, se tournant vers son grand-père : Ta... te...
Le vieillard Tarrèla à la seconde de ces syllabes.
Alors Yalentine prit le dictionnaire, et aux yeux du
notaire attentif elle fcuilkla ks pages.
— Testament, dit son doigt, arrêté par le coup d'œil
de Noirtier. — Testament, s'écria le notaire, la chose
est visible ; monsieur veut lester. — Oui, fit Koirtier
à plusieurs reprises. — Yoilà qui est merveilleux,
monsieur, convcnez-cn, dit le notaire à Yillefort stu-
péfait. — En effet , répliqua-t-il , et plus merveilleux
encore serait ce testament : car, enfin, je ne pense pas
que les articles se viennent ranger sur le papier, mot
par mot, sans rintcliigente aspiration de ma fille. Or,
Valentine sera peut-être un peu trop intéressée à ce
testament pour être un interprète convenable des ob-
scures volontés de M. Koirtier de Yillefort. — Non,
non. non ! fit le paralytique. — Comment ! dit M. de
Yillefort, Yalentine n'est point intéressée à votre
testament ? — Kon , fit Noirlier. — Tt.onsieur, dit le
notaire qui, enchanté de cette épreuve, se promettait
de raconter dans le monde les détails de cet épisode
pittoresque ; monsieur, rien ne me paraît plus facile
maintenant que ce que tout à l'heure je regardais
comme une chose impossible , et ce testament sera
— 136 —
tout simplement un testament mystique, c'est-à-dire,
prévu et autorisé parla loi pourvu qu'il soit lu en face
de sept témoins , approuvé par le testateur devant
eux. et fermé par le notaire, toujaurs devant eux.
Quant au temps, il durera à peine plus longtemps
qu'un testament ordinaire, il y a d"abord les formules
consacrées et qui sont toujours 1rs mêmes, et quant
aux détails, la plupart seront fournis par Pétat même
des affaires du testateur et par vous qui, les ayant
frérées , les connaissez. r»îais d'ailleurs . pour que cet
acte demeure inattaquable . nous allons lui donner
l'authenticité la plus complète ; l'un de mes confrères
me servira d'aide et. contre les habitudes, assistera à
la dictée. Êtcs-vous satisfait, monsieur ? continua le
notaire en s'adressent au Nieillard. — Oui. répondit
Noirtier. radieux d'être compris. — Que A^a-t-il faire ?
se dem :nda Villefortà qui sa haute position comman-
dait tant de réserve, et qui , d'ailleurs, ne pouvait
deviner vers quel but tendait son père.
Il se retourna donc pour envoyer chercher le
deu.xiéme notaire dé.signé parle premier: mais Sar-
roîs, qui avait tout entendu et qui avait deviné le
désir de son maître, était déjà parti.
Alors le procureur du roi fit dire à sa femme de
monter.
Au bout d'un quart d'heure, tout le monde était
réuni dans la chambre du paralytique, et le second
notaire était arrivé.
En peu de mots les deux officiers ministériels furent
d'accord. On lut à Noirtier une formule de testament
vague, banale; puis, pour commencer, pour ainsi dire,
l'investigation de son intelligence, le premier notaire,
se retournant de son côté, lui dit :
— Lorsqu'on fait son testament, monsieur, c'est en
faveur de quelqu'un ou au préjudice de quelqu'un. —
— 137 —
Ouij fit Noirlier. — Avez-vous quelque idée du chiffre
auquel se monte votre fortune? — Oui. — Je vais vous
nommer plusieurs chiffrer qui monteront successive-
ment ; vous m'arrêterez quand j'aurai atteint celui que
vous croirez être le vôtre. — Oui.
11 y avait dans cet interrogatoire une espèce de so-
lennité; d'ailleurs jamais la lutte de l'intelligence
contre la matière n'avait peut-être été plus visible; et
si ce n'était un sublime, comme nous allions le dire,
c'était au moins un curieux spectacle.
On faisait cercle autour de Vilkfort ; le second no-
taire était assis à une table, tout prêt à écrire: le pre-
mier notaire se tenait debout devant lui et interrogeait.
— Votre fortune dépasse trois cent mille francs,
n'est-ce pas? demanda-t-il.
— Noirtier fit signe que oui.
— Possédez- vous quatre cent mille francs? demanda
le notaire.
Noirtier resta immobile.
— Cinq cent mille ?
Même immobilité.
— Six cent mille ? sept cent mille? huit cent mille?
neuf cent mille ?
Noirtier fit signe que oui.
— Vous possédez neuf cent mille francs? — Oui.
— En immeubles ? demanda le notaire.
Noirtier fit signe que non.
— En inscriptions de rentes ?
Noirtier fit si.;ne que oui.
— Ces inscriptions sont entre vos mains ?
Un coup d'œil adressé à Barrcis fit sortir le vieux
serviteur qui revint un instant après avec une petite
cassette.
— Permettez-vous qu'on ouvre celte cassette ? de-
manda le notaire.
— 138 —
Noirtier fit signe que oui.
On ouvrit la cassette et l'on trouva pour neuf cent
mille francs dinscriptions sur le Grand-Livre.
Le iiremicr notaire passa les unes après les autres
chaque inscription à son collègue ; le compte y était ,
comme l'avait accusé Noirticr.
— Cest bi'f'n cela , dit-il ; il est évident que l'intel-
ligence est dans toute sa force et dans toute son étendue.
Puis, se retournant vers le paralytique :
— Donc, lui dit-il. vous possédez neuf cent mille
francs de capital, qui. à la façon dont ils sont placés,
doivent vous produire quarante mille livres de rentes
à peu près? — Oui. fit Noirtier. — A qui désiroz-vous
laisser cette fortune ? — Oh ! dit madame de '\''illcfort,
cela n'est point douteux ; M. Noirtier aime unique-
ment sa petite fille, mademoiselle Valentine de Ville-
fort; c'est elle qui le soigne depuis six ans : elle a su
captiver par s^s soins assidus l'affection de son grand-
père, et je dirai presque sa reconnaissance; il est donc
juste qu'elle recueille le prix de son dévoûment.
L'œil de jSoirlier lança un éclair comme s'il n'était
pas dupe de ce faux assentiment donné par madame
de Viilefort aux intentions qu'elle lui supposait.
— Est-ce donc à mademoiselle Valentine de Ville-
fort que vous laissez ces neuf cent mille francs? de-
manda le notaire , qui croyait n'avoir jdus qu'à enre-
gistrer cette clause . mais qui tenait à s'assurer
cependant de l'assentiment de Noirîier. et voulait
faire constater cet assentiment par tous les témoins
de cette étrange scène.
Valentine avait fait un pas en arrière et pleurait les
yeux baissés; le vii'il.'ard la regarda un iiistant avec
l'expression d'une profonde tendresse, puis se retour-
nant vers le notaire , il cligna des yeux de la façon la
plus significative.
— 139 —
— Non? dît le notaire ; comment, ce n'est pas ma-
demoiselle Valentine de Villefort que vous instituez
pour votre légataire universelle ?
Noirtier Ot signe que non.
— Vous ne vous trompez pas ? s'écria le notaire
étonné; vous dites bien non? — Non! répéta Koir-
tier. non !
Valentine releva la tête ; elle était stupéfaite , non
pas de son exhérédation. mais d'avoir provoqué le sen-
timent qui dicte d'ordinaire de pareils actes.
Mais Noirticr la regarda avec une si profonde ex-
pression de tendresse, qu'elle s'écria :
— Oh ! mon bon père, je le vois bien, ce n'est que
votre fortune que vous m'ôtez. mais vous me laissez
toujours votre cœur ? — Oh ! oui, bien certainement,
dirent les yeux du paralytique se fermant avec une
expression à laquelle Valentine ne pouvait se trom-
per. — Merci! merci ! murmura la jeune fille.
Cependant ce refus avait fait naître dans le cœur de
madame de Villefort une espérance inattendue; elle
se rapprocha du vieillard
— Alors c'est donc à votre petit-fils Edouard de
Villefort que vous laissez votre fortune.'cher monsieur
Noirtier ? demanda la mère.
Le clignement des yeux fut terrible : il exprimait
presque la haine,
— Non, fit le notaire ; alors c'est à monsieur votre
fils ici présent ? — Non ! répliqua le vieillard.
Les deux notaires se regardèrent stupéfaits ; Ville-
fort et sa femme se sentaient rougir , l'un de honte ,
l'autre de colère.
— 5îais. que vous avons-nous donc fait, père? dit
Valentins ; vous ne nous aimez donc plus ?
Le regard du vieillard passa rapidement sur son
fils, sur sa belle-fille, et s'arrêta sur Talentine avec
uae expresssioa de profonde tendresse.
— 140 —
— Eh bien ! dit-elle, si tu m'aimes, voyons, bon
père, tâche d'allier cet amour avec ce que tu fais en
ce moment. Tu me connais, tu sais que je n'ai jamais
songé à fa fortune : d'ailleurs on dit que je suis riche
du côté de ma mère, trop riche même : explique-toi
donc.
Noirtier fixa son regard ardent sur la main de
Valentine.
Ma main ? dit-elle. — Oui, fit Noirtier. — Sa main !
répétèrent tous les assistants. — Ah ! messieurs, vous
voyez bien que tout est inutile, et que mon pauvre
père est fou, dit Villeforl. — Oh ! s'écria tout à coup
Valentine, je comprends ! Mon mariage, n'esl-ce pas,
bon père? — Oui, oui. oui, répétatrois fois le para-
lytique, lançant un éclair à chaque fois que se relevait
sa paupière. — Tu nous en veux pour le mariage ,
n'est-ce pas? — Oui. — Mais c'est absurde ! dit Vil-
lefort. — Pardon, monsieur, dit le notaire, tout cela
au contraire est très-logique et me fait l'effet de s'en-
chaîner parfaitement. — Tu ne veux pas que j'épouse
M. Franz d'Epinay ? — Non, je ne veux pas. exprima
J'œil du vieillard. — Et vous déshéritez votre petite-
fille, s'écria le notaire, parce qu'elle fait un mariage
contre votre gré ? — Oui, répondit Noirtier. — De
sorte que sans ce mariage elle serait votre héritière?
— Oui.
Il se fit alors un silence profond autour du vieil-
lard.
Les deux notaires se consultaient; Valentine, les
mains jointes, regardait son grand-père avec un sou-
rire reconnaissant; Villcfort mordait ses lèvres
minces; madame de Villefort uc pouvait réprimer un
sentiment joyeux qui, malgré elle , s'épanouissait sur
son visage.
— Mais, dit enfin Villefort rompant le premier ce
— 141 —
silence, il me semble que je suis seul juge des conve-
nances qui plaident en faveur de cotte union. Seul
maître delà main de ma fille, je veux qu'elle épouse
M. Franz d'Epinay, et elle l'épousera.
Valentine tomba pleurante sur un fauteuil.
— Monsieur, dit le notaire s'adressent au vieillard,
que comptez-vous faire de votre fortune au cas où
mademoiselle Valentine épouserait M. Franz ?
Le vieillard resta immobile.
— Vous comptez en disposer, cependant? — Oui ,
fit Noirtier. — En faveur de quelqu'un de votre fa-
mille ? — Non. — En faveur des pauvres, alors ? — Oui.
— Mais, dit le notaire, vous savez que la loi s'oppose
à ce que vous dépouilliez entièrement votre fils? —
Oui. — Vous ne disposerez donc que de la partie que
la loi vous autorise à distraire ?
Noirtier demeura immobile.
— Vous continuez à vouloir disposer de tout ? —
Oui. — Mais après votre mort on attaquera le testa-
ment. — Non. — Mon père me connaît, monsieur ,
dit M. de Villefort, il sait que sa volonté sera sacrée
pour moi ; d'ailleurs il comprend que dans ma posi-
tion je ne puis plaider contre les pauvres.
L'œil de Noirtier exprima le trioinpbe.
— Que décidez-vous, monsieur ?|demanda le notaire
à Villefort. — Rien, monsieur, c'est une résolution
prise dans l'esprit de mon père, et je sais que mon
père ne change pas de résolution. Je me résigne donc.
Ces neuf cent mille francs sortiront delà famille pour
aller enrichir les hôpitaux ; mais je ne céderai pas à
un caprice de vieillard, et je ferai selon ma con-
science.
Et Villefort se retira avec sa femme, laissant son
père libre de tester comme il Tentendrail.
Lq même jour le testament fut fait ; on alla chcr-
V. 10
— 142 —
cher les témoins, il fut approuvé par le vieillard,
fermé en leur présence et déposé chez M. Leschamps,
le notaire de la famille.
XI. — Le îéiégraphc.
Monsieur et madame de Villefort apprirent en ren-
trant chez eux que M. le comte de Monte-Cristo, qui
était venu pour leur faire visite, avait été introduit
dans le salon, où il les attendait : madame de Ville-
fort, trop émotionnéc pour entrer ainsi tout à coup,
passa par sa chambre à coucher, tandis que le procu-
reur du roi, plus sûr de lui-même, s'avança directe-
ment vers le salon.
Mais si ma<îtro qu"il fût de ses sensations, si bien
qu'il sût composer son visage, M. de Villefort ne put
si bien écarter le nuage de son front que le comte,
dont le sourire brillait radieux, ne remarquât cet air
sombre et rêveur.
— Ohl mon Dieu I dit Monte-Cristo après les premiers
compliments, qu'avez-vous donc, monsieur de Ville-
ort ? et suis-je arrivé au moment où vous dressiez
quelque accusation un peu trop capitale ?
Villefort essaya de sourire.
— Non, monsieur le comte, dit-il, il n'y a d'autre
victime ici que moi. C'est moi qui perds mon procès ;
et c'est le hasard, l'entêtement, la folie qui a lancé le
réquisitoire.— Que \oulez-vous dire? demanda Monte-
Cristo avec un intérêt parfaitement joué. Vous est-il,
en réalité, arrivé quelque malheur grave ? — Oh !
monsieur le comte, dit Vilkfort avec un calme plein
d'amertume, cela ne vaut pas la peine d'en parler;
presque rien, une simple perte d'argent. — En effet,
répondit Monte-Cristo, une perte d'argent est peu de
— 143 —
chose avec une fortune comme celle que vous possédez
et avec un esprit philosophique et élevé comme l'est
le vôtre ! — Aussi, répondit Vijlefort, n'est-ce point
la question d'arger.t quime préoccupe, quoique, après
tout, neuf cent mille francs vaillent bien un regret,
ou tout au moins un mouvement de dépit. Mais je me
blesse surtout de cette disposition du sort, du hasard,
de la fatalité, je ne sais comment nommer la puissance
qui dirige le coup qui me frappe et qui renverse mes
espérances de fortune et détruit peut-être l'avenir de
ma fille, par le caprice d'un vieillard tombé en en-
fance. — Eh! mon Dieu! qu'est-ce donc? s'écria le
coiiitc. Neuf cent mille francs, avez-vous dit ? Mais,
en vérité, comme vous le dites, la somme mérite d'être
regrettée même par un philosophe. Et qui vous donne
ce chagrin ? — Mon père, dont je vous ai parlé. —
M. Noirlier. vraiment ! Mais vous m'aviez dit, ce me
semble, qu'il était en paralysie complète, et que toutes
SCS facultés étaient anéanties?— Oui. ses facultés phy-
siques, car il ne peut pas remuer, il ne peut point par-
ler, et avec tout cela cependant il pense, il veut, il
agit comme vous voyez. Je le quitte il y a cinq minu-
tes, et dans ce moment il est occupé à dicter un testa-
ment à deux notaires. — Mais alors il a parlé. — lia
fait mieux, il s'est fait comprendre. — Comment cela?
— A l'aide du regard: ses yeux ont continué de vivre,
et vous voyez, ils tuent. — Mon ami, dit madame de
Villefort. qui venait d'entrer à son tour, peut-être
vous exagérez-vous la situation. — Madame... dit le
comte en s'inclinanl.
Madame de Yiilefort salua avec son plus gracieux
sourire.
— Mais que me dit donc là 31. de Villefort? demanda
Monte-Cristo; tt qu'elle disgrâce incompréhensible?...
— Incompréhensible, c'est le mot! reprit le procureur
— 144 —
du roi en haussant les épaules, un caprice de vieil-
lard ! — Et il n'y a pas moyen de le faire revenir sur
cette décision? —Si fait, ditmadauie de Villefort; et
il dépend même de mon mari que ce testament, au
lieu d'être fait au détriment de Valcntine. soit fait an
cnrilraire en sa faveur.
Le comte, voyant que les deux époux commençaient
à parler par paraboles, prit T^ir distrail, et regarda
avec l'attention la plus profonde et l'approbation la
plus marquée Edouard, qui versait de l'encre dans
l'abreuvoir des oiseaux. — Ma chère, dit Villefort,
répondant à sa femme, vous savez que j'aime peu me
poser chez moi en patriarche, et que je n'ai jamais cru
que le sort de l'univers dépendit d'un signe de ma
tête. Cependant il importe que mes décisions soient
respectées dans ma famille, cl que la folie d'un vieil-
lard et le Ciiprice d'un enfant ne renversent pas un
projet arrêté dans mou esprit depuis longues années.
Le baron d'Épinay était mon ami, vous le savez, it
une alliance avec son fils était des plus convenables.
— Vous croyez, dit madame do Villefort, que Valen-
tine est d'accord avec lui? En effet. . elle a toujours
été opposée à ce mariage, et je ne serais pas étonnée
que tout ce que nous venons de voir et d'entendre ne
soit que l'exécution d'un pian concerté entre eux. —
Madame, dit Villefort, on ne renonce pas ainsi,
croyez-moi, aune fortune deneuf cent mille francs. —
Elle renonçait au monde, monsieur, puisqu'il y a un
an elle voulait entrer dans un couvent. — ÎS'iniporte.
reprit de Villefort, je dis que ce mariage doit se faire,
madame ! — Malgré la volonté de votre père ? dit ma-
dame de Villefort, attaquant une autre corde, c'est
bien grave !
Monte-Cristo faisait semblant de ne point écouter,
£t ne perdait point un mot de ce qui se disait.
— 145 -
— Madame, reprit Villefort, je puis dire que j"ai
toujours respecté mon père, parce qu'au sentiment
naturel de la descendance se joignait chez moi la con-
science de sa supériorité morale, parce qu'enfin un
père est sacré à deux titres, sacré comme notre créa-
teur, sacré comme notre maître ; mais aujourd'hui je
dois renononcpr à reconnaître une intelligence dans
le vieillard qui. sur un simple souvenir de haine pour
le père, poursuit ainsi le fils ; il serait donc ridicule à
moi de conformer ma conduite à ses caprices. Je con-
tinuerai d'avoir le plus grand respect pour 5î. ÎS'oir-
tier. Je subirai sans me plaindre la punition pécuniaire
qu'il m'inflige; mais je resterai imnmabie dans ma vo-
lonté, et le monde appréciera de quel côté était la saine
raison. En conséquence, je marierai ma fille au baron
Franz d'Épinny. parce que ce mariage est à mon sens
bon et honorable, et qu'en définitive je veux m.arier ma
fille à qui me plaît. — Eh quoi! dit le comte, dont le pro-
cureur du roi avait constamment sollicité Tapprobation
du regard: eh quoi, M. Noirtier déshérite, dites-vous,
mademoiselle Valent) ne, parce qu'elle va épouser le
baron Franz d'Épinay? — Eh ! mon Dieu ! oui, mon-
sieur; voilà la raison, dit Villefort en haussant les
épaules. — La raison visible., du moins, ajouta ma-
dame de Villefort. — La raison réelle, madame.
Croyez-moi, je connais mon père. — Conçoit-on cela?
répondit la jeune femme; en quoi, je vous le demande,
M. d'Épinay déplaît-il plus qu'un autre à M. Noirtier?
— En effet, dit le comte, j'ai connu M. Franz d'Épinay,
le fils du général de Qucsnel, n'est-ce pas. qui a été
fait baron d'Epinay par le roi Charles X? — Juste-
ment, reprit Villefort.— Eh bien ! mais c'est un jeune
homme charmant, ce me semble ! — Aussi n'est-ce
qu'un prétexte, j'en suis cerlaine, dit madame de Vil-
lefort; les vieillards sont tyrans de leurs affections ;
— 146 —
M. Noirtier ne veut pas que sa petite-fille se marie.
— 'iTais, dit Monte-Cristo, ne connaissez-vous pas une
cause à cette haine?— Eh! mon Dieu! qui peut savoir?
— Quelque antipathie politique peut-être ?— En effet,
mon père et le père de M. d'Épinay ont vécu dans des
temps orageux dont je n'ai vu que les derniers jours,
dit Viilefort. — Votre père n'était-il pas bonapartiste?
demanda Monte-Cristo. Je crois me rappeler que vous
m'avez dit quelque chose comme cela. — Mon père a
été jacobin avant toutes choses, reprit Viilefort em-
porté par son émotion hors des bornes de la prudence,
et la robe de sénateur que Napoléon lui avait jetée sur
les épaules ne faisait que déguiser le vieil homme,
mais sans l'avoir changé. Quand mon père conspirait,
ce n'était pas pour l'empereur, c'était contre les Bour-
bons ; car mon père avait cela de terrible en lui qu'il
n'a jamais combattu pour les utopies irréalisables,
mais pour les choses possibles, et qu'il a appliqué à
la réussite de ces choses possibles ces terribles théo-
ries de la Montagne qui ne reculaient devant aucun
moyen.— Eh bien ! dit Monte-Cristo, voyez-vous, c'est
cela, M. Noirtier et M. d'Épinay se seront rencontrés
sur le sol de la politique. M. le général d'Épinay,
quoique ayant servi sous Napoléon, n'avait-il pas au
fond du cœur gardé des sentiments royalistes, et n'est-
ce pas le même qui fut assassiné un soir en sortant
d"un club napoléonien, où on l'avait attiré dans l'es-
pérance de trouver en lui un frère ?
Viilefort regarda le comte presque avec terreur.
— Est-ce que je me trompe? dit Monte-Cristo. —
Non pas, monsieur, dit madame de Viilefort , et c'est
bien cela au contraire, c'est justement à cause de ce
que vous venez de dire que pour voir s'éteindre de
vieilles haines. M. de Viilefort avait eu l'idée de faire
aimer deux enfants dont les pères s'étaient haïs. —
— 147 —
Idée sublime ! dit Monte-Cristo, idée pleine de cha-
rité et à laquelle le monde devait applaudir. En effet,
c'était beau de voir mademoiselle Noirtier de Ville-
fort s'appeler madame Franz d'Épinay.
Villefort tressaillit et regarda Monte-Cristo comme
s'il eût voulu lire au fond de son cœur l'intention qui
avait dicté les parolns qu'il venait de prononcer.
3îais le comte garda le bienveillant sourire stéréo-
typé sur ses lèvre?, et cette fois encore, malgré la
profondeur de son regard , le procureur du roi ne vit
pas au delà de l'épiderme.
— Aussi, reprit Villefort, quoique ce soit un grand
malheur pour Valentine que de perdre la fortune de
son grand-père . je ne crois pas cependant que pour
cela le mariage manque : je ne crois pas que M. d'É-
pinay recule devant cit échec pécuniaire ; il verra que
je vauï peut-être mieux que la somme , moi qui la
sacrifie au désir do lui tenir ma parole : il calculera
que Valentine . d'ailleurs, est riche du bien de sa
mère, administré par M. et madame de Saint-Méran,
ses aïeuls malerneh. qui la chérissent tous deuï ten-
drement. — Et qui valent bi?n qu'on les aime et qu'on
les soigne comme Valentine a fait pour M. Noirtier.
dit madame de Villefort : d'ailleurs . ils vont venir à
Paris dans un mois au plus, et Valentine, après un tel
affront . sera dispensée de s'enterrer comme elle l'a
fait jusqu'ici auprès de M. Noirtier.
Le comte écoutait avec complaisance la voix discor-
dante de ces amours-propres blessés et de ces intérêts
meurtris.
— Mais il me semble , dit Monte-Cristo après un
instant de silence, et je vous demande pardon d'avance
de ce que je vais dire : il me semble que si M. Noir-
tier déshérite mademoiselle de Villefort, coupable de
se vouloir marier avec un jeune homme dont il a
— 148 —
détesté le père . il n'a pasrle même tort à reprocher à
ce cher Edouard.— N'est-ce pas, monsieur, s'écria ma
dame de Yillefort avec une intonation impossible à
décrire; n'est-ce pas que c'est injuste, odieusement
injuste. Ce pauvre Edouard, il est aussi bien le petit-
fils de ^î. Noirtier que Valentine , et cependant si
Valentine n'avait pas dû épouser M. Franz. M. Noir-
tier lui laissait tout son bien ; et de plus enfin ,
Edouard porte le nom de la famille, ce qui n'empêche
pas que, même en supposant que Valentine soit effec-
tivement déshéritée par son grand-père , elle sera
encore trois fois plus riche que lui.
Ce coup porté le comte écouta et ne parla plus,
— Tenez, reprit Yillefort, tenez, monsieur le comte,
cessons, je vous on prie, de nous entretenir de ces
misères de famille; oui. c'est vrai, ma fortune va
grossir le revenu des pauvres, qui sont aujourd'hui les
véritables riches. Oui , mon père m'aura frustré d'un
espoir légitime, et cela sans raison ; mais moi j'aurai
agi comme un homme de sens, comme un homme de
cœur. M. d'Épinay. à qui j'avais promis le revenu de
cette somme, le recevra, dussé-je m'imposer les plus
cruelles privations. — Cependant , reprit madame de
Yilleforl. revenant à la seule idée qui murmurât sans
cesse au fond de son cœur, peut-être vaudrait-il mieux
que l'on confiât cette mésaventure à M. d'Épinay, et
qu'il rendu lui-même sa parole. — Oh ! ce serait un
grand malheur! s'écria Yillefort. — Un grand mal-
heur? répéta Monte-Cristo. — Sans doute- reprit
Yillefort en se radoucissant; un mariage manqué,
même pour des raisons d'argent, jette de la liéfaveur
sjr une jeune fiile: puis, d'anciens bruits que je voulais
éteindre reprendraient de la consistance. Mais non, il
n'en sera rien. M. d'Épinay, s'il est honnête homme,
se verra encore plus engagé par l'exhérédation de Ya-
— 149 —
lentine qu'auparavant; autrement il agirait donc dans
un simple but d"avarice : non. c'est impossible. — Je
pense comme M. de Villefort , dit Monte-Cristo en
fixant son regard sur madame de Villefort ; et si j'étais
assez de ses amis pour me permettre de lui donner un
conseil, je l'inviterais , puisque M. dÉpinay va reve-
nir, à ce que l'on m"a dit du moins . à nouer cette
affaire si fortement qu'elle ne se pût dénouer ; j'enga-
gerais enfin une partie dont l'issue doit être si hono-
rable pour M. de Villefort.
Ce dernier se leva, transporté d'une joie visible,
tandis que sa femme pâlissait légèrement.
— Bien, dit-il, voilà tout ce que je demandais et je
me prévaudrai de l'opinion d'un conseiller tel que
vous, dit-il en tendant la main à Monte-Cristo. Ainsi
donc, que tout le monde ici considère ce qui est arrivé
aujourd'hui comme non avenu : il n'y a rien de changé
à nos projets. — Monsieur, dit le comte , le monde ,
tout injuste qu'il est. vous saura, je vous en réponds,
gré de votre résolution : vos amis en seront fiers, et
M. d'Épinay. dût-il prendre mademoiselle de Ville-
fort sans dot. ce qui ne saurait être, sera charmé
d'entrer dans une famille où l'on sait s'élever à la
hauteur de tels sacrifices pour tenir sa parole et rem-
plir son devoir.
En disant ces mots, le comte s'était levé et s'apprê-
tait à partir.
— Vous nous quittez, monsieur le comte ? dit ma-
dame de Villefort. — J'y suis forcé, madame, je venais
seulement vous rappeler votre promesse pour samedi.
— Craignez-vous que nous l'oubliassions ? — Vous
êtes trop bonne , madame ; mais M. de Villefort a de
si graves et parfois de si urgentes occupations... —
Mon mari a donné sa parole , monsieur, dit madame
de Villefort ; vous venez de voir qu'il la lient quand
— 150 —
il a tout à perdre, à plus forte raison quand il a tout
à gagner. — Et , demanda Villefort , est-ce à votre
maison des Champs-Elysées que la réunion a lieu?—
Non pas, dit Monte-Cristo, et c'est ce qui rend encore
votre dévouement plus méritoire: c'est à la campagne.
— A la campagne ?— Oui.— Et où cela ? près de Paris,
n'est-ce pas ?— Aux portes, à une demi-lieue de la bar-
rière, à Auteuil ! — A Auteuil ! s'écria Villefort. Ah !
c'est vrai, madame m"a dit dit que vous demeuriez à Au-
teuil, puisque c'est chez vous qu'elle a été transportée.
Et h quel endroit d'Auteuil? — Rue de la Fontaine !
— Rue de la Fontaine ! reprit Villefort dune voix
étranglée; et à quel numéro? — Au numéro 28. —
Mais, s'écria Villefort , c'est donc à vous que l'on a
vendu la maison de M. de Saint-Méran ? — De M. de
Saint-Méran ? demanda Monte-Cristo. Cette maison
appartenai'-elle donc à M. de Saint-Méran ? — Oui ,
reprit madame de Villefort, et croyez-vous une chose,
monsieur le comte? — Laquelle? — Vous trouvez
cette maison jolie, n'est-ce pas? — Charmante. —
Eh bien ! mon mari n'a jamais voulu l'habiter. — Oh!
reprit Monte-Cristo , en vérité . monsieur . ccst une
prévention dont je ne me rends pas compte. — Je
n'aime pas Auteuil, monsieur, répondit le procureur
du roi, en faisant un effort sur lui-même. — Mais je
ne serai pas assez malheureux . je l'espère , dit avec
inquiétude Monte-Cristo , pour que cette antipathie
me prive du bonheur de vous recevoir ? — Non, mon-
sieur le comte... j'espère bien... croyez que je ferai
tout ce que je pourrai, balbutia Villefort. — Oh ! ré-
pondit Monte-Cristo , je n'admets pas d'excuse. Sa-
medi, à six heures je vous attends, et si vous ne veniez
pas, je croirais , que sais-je , moi ? qu'il y a sur cette
maison inhabitée depuis vingt ans quelque lugubre
tradition, quelque sanglante légende. — J'irai, mon-
— 151 —
sieur le comte, j'irai, dit vivement Villefort. — Merci,
dit Monte-Cristo. Slaintenant il faut que vous me
permettiez de prendre congé de vous. — En effet, vous
avez dit que vous étiez forcé de nous quitter, mon-
sieur le comte, dit madame de Villefort, et vous alliez
même, je crois, nous dire pourquoi faire, quand vous
vous êtes interrompu pour passer à une autre idée.
— En vérité, madame, dit Monte-Cristo, je ne sais si
j'oserais vous dire où je vais. — Bah ! dites toujours.
— Je vais, en véritable badaud que je suis, visiter
une chose qui m"a bien souvent fait rêver des heures
entières. — Laquelle ? — Un télégraphe. Ma foi tant
pis, voilà le mot lâché. — Un télégraphe! répéta ma-
dame de Villefort. — Eh ! mon Dieu , oui , un télé-
graphe. J'ai vu parfois au bout d'un chemin . sur un
tertre, par un beau soleil , se lever ces bras noirs et
pliants pareils aux pattes d'un immense coléoptère,
et jamais ce ne fut sans émotion, je vous jure, car je
pensais que ces signes bizarres fendant Tair avec pré-
cision , et portant à trois cents lieues la volonté in-
connue d'un homme assis devant une table, à un autre
homme assis à l'exlrémilé de la ligne devant une
autre table . se dessinaient sur le gris du nuage ou
sur l'azur du ciel , par la seule force du vouloir de ce
chef tout-puissant . je croyais alors aux génies, aux
sylphes, aux gnomes, aux pouvoirs occultes enfin . et
je riais. Or, jamais l'envie ne métait venue de voir de
près ces gros insectes au ventre blanc . aux pattes
noires et maigres , car je craignais de trouver sous
leurs ailes de pierre le petit génie humain, bien
gourmé, bien pédant, bien bourré de science, de ca-
bale ou desorcellerie. Mais voilà qu'un beau matin j'ai
appris que le moteur de chaque télégraphe était un
pauvre diable d'employé à douze cents francs par an,
occupé tout le jour à regarder non pas le ciel comme
— 152 —
Tastronome , non pas l'eau comme le pêcheur , non
pas le paysage comme un cerveau vide , mais bien
l'insecte au ventre blanc, aux pattes noires, son cor-
respondant, placé à quelque quatre ou cinq lieues de
lui. Alors je me suis senti pris d'un désir curieux de
voir de près cette chrysalide vivante et d'assister à la
comédie que du fond de sa coque elle donne à cette
autre chrysalide, en tirant les uns après les autres
quelques bouts de licelle. — Et vous allez là ? — J'y
vais. — A quel télégraphe? A celui du ministère de
l'intérieur ou de l'Observatoire ? — Oh ! non pas, je
trouverais là des gens qui voudraient me forcer de
comprendre des choses que je veux ignorer et qui
m'expliqueraient malgré moi un mystère qu'ils ne
connaissent pas. Peste ! je veux garder les illusions
que j'ai encore sur les insectes ; c'est bien assez d'avoir
déjà perdu celles que javais sur les hommes. Je n'irai
donc ni au télégraphe du ministère de l'intérieur , ni
au télégraphe de l'Observatoire. Ce qu'il me faut, c'est
le télégraphe en plein champ , pour y trouver le pur
bonhomme pétrifié dans sa tour. — Vous êtes un sin-
gulier grand seigneur, dit Villefort. — Quelle ligne
me conseillez-vous d'étudier ? — Mais la plus occupée
à cette heure. — Bon ! celle dEspagnc. alors ? — Jus-
tement. Voulez-vous une lettre du ministre pour
qu'on vous explique... — Mais non, dit Monte-Cristo,
puisque je vous dis, au contraire, que je n'y veux rien
comprendre. Du moment où j'y comprendrai quelque
chose, il n'y aura plus de télégraphe, il n'y aura plus
qu'un signe de M. Ducbâtel ou de M. de Montalivet
transmis au préfet de Bayonnc et travesti en deux
mots grecs : — zf,lz , ypàyîiv — C'est la bête aux
pattes noires et le mot elfrayant que je veux conserver
dans toute sa pureté et dans toute ma vénération. —
Allez donc, car dans deux heures il fera nuit, et vous
~ 153 —
ne verrez plus rien. — Diable! vous m'effrayez ! Quel
est le plus proche ? — Sur la route de Bayonne ? —
Oui. va pour la route de Bayonuc. — C'est celui de
Chàtillon. — Et après celui de Chàtillon ? — Celui de
la tour de Montlhéry . je crois. — Merci , au revoir !
Samedi je vous raconterai mes impressions.
A la porte, le comte se trouva avec les deux notaires
qui venaient de déshériter Valentine, et qui se re-
tiraient enchantés davoir fait un acte qui ne pouvait
manquer de leur faire grand honneur.
XII. — Le moyen de délivrer uu jardJDior dts loirs qai
mangent ses pèches.
Non pas le même soir, comme il l'avait dit, mais le
lendemain matin, le comte de Monte-Cristo sortit par
la barrière d'Enfer, prit la route d'Orléans, dépassa le
village de Linas sans s'arrêter au télégraphe, qui,
justement au moment où le comte passait, faisait mou-
voir ses longs bras décharnés, et gagna la tour de
Montlhéry; située, comme chacun sait, sur le point le
plus élevé de la plaine de ce nom.
Au pied de la colline, le comte mit pied à terre, et
par un petit sentier circulaire, large de dix-huit
pouces, commença de gravir la monlagne ; arrivé au
sommet, il se trouva arrêté par une haie sur laquelle
les fruits verls avaient succédé aux fleurs roses et
blanches.
Monte-Cristo chercha la porte du petit enclos, et ne
tarda point à la trouver. C'était une petite herse en
boiS; roulant sur des gonds d'osier et se fermant
avec un clou et une ficelle. En un instant le comte fut
au courant du mécanisme et la porte s'ouvrit.
— 154 —
Le comte se trouva alors dans un petit jardin de
vingt pieds de long sur douze de large, borné d'un
côté par la partie de la haie dans laquelle était enca-
drée l'ingénieuse machine que nous avons décrite sous
le nom de porte ; et de l'autre par la vieille tour ceinte
de lierre, toute parsemée de ravenelles et de giro-
flées.
On n'eût pas dit. à Ja voir ainsi ridée et fleurie
comme une aïeule à qui ses petits-enfants viennent
de souhaiter la fête, quelle pourrait raconter bien
des drames terribles, si elle joignait une voix aux
oreilles menaçantes qu'un vieux proverbe donne aux
murailles.
On parcourait ce jardin rn suivant une allée sablée
de sable rouge, sur lequel mordait, avec des tons qui
eussent réjoui l'œil de Deiacroix. notre Rubens mo-
derne, une bordure de gros buis, vieille de plusieurs
années. Cette allée avait la forme d'uu 8, et tournait
en .s'élançar.t do manière à faire dans un jardin de
vingt pieds une promenade de soixante. Jamais Flore,
la riante et fraîche déesse des bons jardiniers latins,
n'avait été honorée duii culte aussi minuticuxet aussi
pur que l'était celui qu'on lui rendait dans ce petit
enclos.
En effet, de vingt rosiers qui composaient le par-
terre, pas une feuille ne portait la trace delà mouche,
pas un filet la petite grappe de pucerons verts qui
désolent et rongent les plantes grandissant sur un
terrain humide. Ce n'était cependant point l'humi-
dité qui manquait à ce jardin : la terre noire comme
de la suie, l'opaque feuillage des arbres, le disaient
assez : d'ailleurs l'humidité factice eût promptement
suppléé à l'humidité naturelle, grâce au tonneau
plein d'eau croupissante qui creusait un des angles
du jardin, et dans lequel stationnaient, sur une nappa
— 135 —
verte, une grenouille et un crapaud qui, par incompa-
tibilité dhumeur. sans doute, se tenaient toujours,
en se tournant le dos, aux deux points opposés du
cercle.
D'ailleurs, pas une herbe dans les allées, pas un
rejeton parasite dans les plates-bandes; une petite
maîtresse polit et émonde avec moins de soin les gé-
raniums, les cactus et les rhododendrons de sa jardi-
nière de porcelaine que ne le faisait le maître jus-
qu'alors invisible du petit enclos.
3Ionte-Crislo s'arrêta après avoir refermé la porte
en agrafant la ficelle à son clou, et embrassa d'un re-
gard toute la propriété.
— 11 paraît, dit-il, que Ihomme du télégraphe a
des jardiniers à l'année, ou se livre passionnément à
l'agriculture.
Tout à coup il se heurta à quelque chose, tapi der-
rière une brouette chargée de feuillage : ce quelque
chose se redressa en laissant échapper une exclamation
qui peignait son étonnement, et 3Ionte-Cristo se
trouva en face d'un bonhomme dune cinquantaine
d'années que ramassait des fraises qu'il plaçait sur
des feuilles de vigne.
Il y avait douze feuilles de vigne et presque autant
de fraises.
Le bonhomme, en se relevant, faillit laisser choir
fraises, feuilles et assiette.
— Vous faites votre récolle. monsieur ? dit Monte-
Cristo en souriant. — Pardon, monsieur, répondit le
bonhomme en portant la main à sa cîsquette, je ne
suis pas là-haut^ c'est vrai, mais je viens d'en des-
cendre à l'instant même. — Que je ne vous gêne en
rien, mon ami. dit le comte, cueillez vos fraises, si
toutefois il vous en reste encore. — J'en ai encore
dix, dit l'homme, car en voici onze, et j'en avais
— 156 —
vingt et une, cinq de plus que l'année dernière. Mais
ce n'est pas étonnant, le printemps a été chaud cette
année, et ce qu'il faut aux fraises, voyez-vous, mon-
sieur, c'est la chaleur. Voilà pourquoi, au lieu de
seize que j'ai eues l'année passée, j'en ai cette année,
voyez-vous, onze déjà cueillies, douze, treize, qua-
torze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit. Oh! mon Dieu!
il m'en manque deux, elles y étaient encore hier,
monsieur, elles y étaient, j'en suis sûr, je les ai comp-
tées. 11 faut que ce soit le fils de la mère Simon qui
me les ait soufflées ; je l'ai vu rôder par ici ce matin.
Ah! le petit drôle, voler dans un enclos! il ne sait
donc pas où cela peut le mener.— En effet, dit Monte-
Cristo, c'est grave, mais vous ferez la part de la jeu-
nesse du délinquant et de sa gourmandise. — Certaine-
ment, dit le jardinier ; cependant ce n'en est pas moins
fort désagréable. Mais, encore une fois, pardon , mon-
sieur : c'est peut-cire un chef que je fais attendre ainsi ?
Et il interrogeait d'un regard craintif le comte et
son habit bleu.
— Rassurez-vous, mon ami, dit le comte avec ce
sourire qu'il faisait à sa volonté si terrible et si bien-
veillant, et qui celte fois n'exprimait que la bienveil-
lance, je ne suis point un chef qui vient pour vous
inspecter, mais un simple voyageur conduit par la
curiosité et qui commence même à se reprocher sa
visite en voyant quïl vous fait perdre votre temps. —
Oh ! mon temps n'est pas cher, répliqua le bonhomme
avec un sourire mélancoIi(iue. Cependant c'est le
temps du gouvernement et je ne devrais pas le perdre,
mais j'avais reçu le signal qui m'annonçait que je pou-
vais me reposer une heure (il jeta les yeux sur un
cadran solaire, car il y avait de tout dans Tenclos de
la tour de Montlhéry, même un cadran solaire), et,
vous le voyez, j'avais encore dix minutes devant moi.
— 157 —
puis mes fraises étaient mûres, et un jour de plus ..
D'ailleurs, croiriez-vous, monsieur, que les loirs me
les mangent ? — Ma foi, non, je ne l'aurais pas cru, ré-
pondit gravement Monte-Cristo : c'est un mauvais
voisinage, monsieur, que celui des loirs, pour nous
qui ne les mangeons pas confits dans du miel comme
faisaient les Romains. — Ah ! les Romains les man-
geaient? fit le jardinier, ils mangeaient les loirs ? —
J'ai lu cela dans Pétrone, dit le comte. — Vraiment ?
Ça ne doit pas être bon. quoi qu'on dise : Gras comme
un loir. Et ce n'est pas étonnant, monsieur, que les
loirs soient gras, attendu qu'ils dorment toute la
sainte journée, et qu'ils ne se réveillent que pour
ronger toute la nuit. Tenez , l'an dernier, j'avais
quatre abricots : ils m'en ont entamé un. J'avais un
brugnon, un seul, il est vrai que c'est un fruit rare ,
eh bien ! monsieur, ils me l'ont à moitié dévoré du
côté de la muraille ; un brugnon superbe et qui était
excellent. Je n'en ai jamais mangé de meilleur. —
Vous l'avez mangé ? dcm^.nda Monte-Cristo. —C'est-à-
dire la moitié qui restait, vous comprenez bien. C'é-
tait eiquis, monsieur. Âh ! dame 1 ces messieurs-là ne
choisissent pas les pires morceaux. C'est comme le
fils de la mère Simon, il n'a pas choisi Us plus mau-
vaises fraises, allez ! Mais cette année, continua l'hor-
ticulteur, soyez tranquille, cela ne m'arrivera pas,
dussé-je, quand les fruits seront près de mûrir, passer
la nuit pour les garder.
Monte-Cristo en avait assez vu. Chaque homme a sa
passion qui le mord au fond du cœur, comme chaque
fruit son ver; celle de l'homme au télégraphe, c'était
l'horticulture.
Il se mit à cueillir les feuilles de vigne qui cachaient
les grappes au soleil, et se conquit par là le cœur du
jardinier.
y. li
— 458 —
— Monsieur était venu pour voir le télégraphe?
dit-il. — Oui, monsieur, si toutefois cela n'est pas
défendu par les règlements. — Oh ! pas défendu le
moins du monde, dit le jardinier, attendu qu'il n'y a
rien de dangereuï, vu que personne ne sait ni ne peut
savoir ce que nous disons. — On m'a dit. en effet, re-
prit le comte, que vous répétiez des signaux que vous
ne compreniez pas vous-même. — Certainement, mon-
sieur, et j'aime hien mieux cela, dit en riant l'homme
du télégraphe. — Pourquoi aimez-Aous mieux cela?
— Parce que, de cette façon, je n"ai pas de responsa-
bilité. Je suis une maihine. moi, et pas autre chose,
et pourvu que je fonctionne, on ne m'en demande pas
davantage. — Diable! fit Jîonte-Cristo en lui-même,
est-ce que par hasard je serais tombé sur un homme
qui n'aurait pas d'ambition? Morbleu ! ce serait jouer
de malheur. — Bîonsieur. dit le jardinier en jetant un
coup d"œii sur son cadran solaire, les dix minutes
vont expirer, je retourne àr mon poste. Vous plaît-il
de monter avec moi ? — Je vous suis.
Rîonte-Crislo entra, en effet, dans la tour divisée en
trois étages; celui du bas contenait quelques instru-
ments aratoires, tels que bêches, râteaux, arrosoirs,
dressés contre la muraille : c'était tout rameublenient.
Le second était rhabitalion ordinaire ou plutôt noc-
turne de l'employé ; il contcnai!- quelques pauvres
ustensiles do ménage, un lit. une table, deux chaises,
une fontaine de grès, plu."; quelques herbes sèches pen-
dues au plafond, et que le comte reconnut pour des
pois de senteur et des haricots d'Espagne dont le bon-
horanie conservait la graine dans sa coque: il avait
étiqueté tout cela avec le soin d'un maître botaniste
du Jardîn des Plantes.
— Faut-il passer beaucoup de temps à étudier la
télégraphie , monsieur ? demanda Alonle-Crislû. —
— 1S9 —
Ce n'est pas l'étude qui est longue, c'est le surnumé-»
rariat. — Et combien reçoit-on d'appointements? -«
?.Mlle francs, monsieur. — Ce n'est guère. — Non^
mais on est logé, comme vous voyez.
Monte-Cristo regarda la chambre.
— Pourvu qu'il n'aille pas tenir à son logement !
murmura-t-il.
On passa au troisième étage : c'était la chambre du
télégraphe. Jîonte-Cristo regarda tour à tour les deux
poignées de fer à l'aide desquelles l'employé faisait
jouer la machine.
— C'est fort intéressant, dit-il, mais à la longue
c'est une vie qui doit vous paraître un peu insipide ?
— Oui, dans le commencement cela donne le torti-
colis à force de regarder, mais au bout d'un an ou
deux on s'y fait ; puis nous avons nos heures de ré-
création et nos jours de congé. — Tos jours de congé?
— Oui. — Lesquels? — Ceux où il fait du brouillard.
— Ah ! c'est juste. — Ce sont mes jours de fête à moi;
je descends dans le jardin ces jours-là, et je plante,
je taille, je rogne, j'échenille, en somme le temps
passe. — Depuis combien de temps êtes-vous ici? — De-
puis dix ans, et cinq ans de suruumérariat, quinze. —
Vous avez... — Cinquante-cinq ans. — Combien de
temps de service vous faut-il pour avoir la pension?
— Oh ! monsieur, vingt-cinq ans. — Et de combien
est cette pension ? — De cent écus. — Pauvre huma-
nité ! murmura Monte-Cristo. — "Vous dites, mon-
sieur... demanda l'employé. — Je disque c'est fort
intéressant. — Quoi? — Tout ce que vous me mon-
trez... Et vous ne comprenez rien absolument à vos
signes ? — Rien absolument. — Vous n'avez jamais
essayé de comprendre? — Jamais: pour quoi faire?
— Cependant, il y a des signaux qui s'adressent à
Yous directement. — Sans doute. — Et ceux-là vous
-- 160 —
les comprenez ? — Ce sont toujours les mêmes. — Et
ils disent ?... — Rien de nouveau. .. vous avez une
heure... ou àdemain. — Voilà qui est parfaitenn'nt
innocent, dit le comte, mais regardez donc, ne voilà-
t-il pas votre correspondant qui se met en mouve-
ment ? — Ah ! c'est vrai ; merci, monsieur. — Et que
vous dit-il? est-ce quelque chose que vous compre-
nez? — Oui ; il me demande si je suis prêt. — Et
vous lui répondez ? — Par un signe qui apprend en
même temps à mon correspondant de droite que je suis
prêt, tandis qu'il invite mon correspondant de gauche
à se préparera son tour. — C'est très-ingénieux, dit
le comte. — Vous allez voir, reprit avec orgueil le
honhomme, dans cinq minutes il va parler. — J'ai
cinq minutes alors, dit 3îonte-Cristo, c'est plus de
temps qu'il ne m'en faut, ?.îon cher monsieur, dit-il,
permettez-moi de vous faire une question. — Faites.
— Vous aimez le jardinage? — Avec passion. — Et
vous seriez heureux, au lieu d'avoir une terrasse de
vingt pieds, d'avoir un enclos de deux arpents? —
Monsieur, j'en ferais un paradis terrestre. — Avec
vos mille francs vous vivez mal ? — Assez mal ; mais
enfin je vis. — Oui ; mais vous n'avez qu'un jardin
misérable. — Ah ! c'est vrai, le jardin n'est pas grand.
— Et encore, tel qu'il est, il est peuplé de loirs qui
dévorent tout. — Ça c'est mon fléau. — Dites-moi,
si vous aviez le malheur de tourner la tête, quand le
correspondant de droite va marcher? — Je ne le ver-
rais pas. — Alors, qu'arrivcrait-il ? — Que je ne pour-
rais pas répéter ses signaux. — Et après ? 11 arriverait
que ne les ayant pas répétés par négligence, je serais
mis à l'amende. — Do combien ? — De cent francs.
— Le dixième de votre revenu ; c'est joli ! — Ah ! fit
l'employé. — Cela vous est arrivé? dit Monte-Cristo.
— Une fois, monsi':ur. une fois que je greffais un ro-
— 164 —
sier noisette. — Bien. Maintenant, si vous \ous avi-
siez de changer quelque chose au signal ou d'en trans-
metlro un autre. — Alors, c'est différent, je serais
renvoyé et je perdrais ma pension. — Trois cents
francs? — Cent écus, oui, monsieur; aussi, vous
comprenez que jamais je ne ferai rien de tout cela.
— Pas même pour quinze ans de vos appointements ?
Voyons, ceci mérite réflexion, hein ? — Pour quinze
mille francs? — Oui. — Monsieur, vous m'effrayez.
— Bdh ! — Monsieur, vous voulez me tenter ? — Jus-
tement ! Quinze mille francs, comprenez-vous? —
Monsieur, laissez-moi regarder mon correspondant
de droite ! — Au contraire, ne le regardez pas et re-
gardez ici. — Qu'est-ce que c'est?— Comment ! vous
ne connaissez pas ces petits papiers-là ? — Des billets
de banque ! — Carrés: il y en a quinze. — Et à qui
sont-ils? — A vous, si vous voulez. — A moi. s'écria
l'employé suffoque. — Oh ! mon Dieu, oui ! à vous,
en toute propriété. — Monsieur . voilà mon corres-
pondant de droite qui marche. — Laissez-le marcher.
— Monsieur, vous m'avez distrait, et je vais être à
l'amende. — Cela vous coûtera cent francs ; vous
vovez bien que vous avez tout intérêt à prendre mes
quinze billets de banque. — Monsieur, le correspon-
dant de droite s'impatiente, il redouble sis signaux.
— Laissez-le faire et prenez.
Le comte mit le paquet dans la main de l'employé.
— Maintenant , dit-il , ce n'est pas tout : avec vos
quinze mille francs vous ne \ivrez pas. — J'aurai tou-
jours ma place. — >'on, vous la perdrez: car vous
allez faire un autre signe que celui de votre correspon-
dant. — Oh ! monsitur. que me proposez-vous la ! —
Un enfantillage. — Monsieur, à moins que d'y être
forcé... — Je compte bien vous forcer offeclivement.
Et Monte-Cristo tira de sa poche un autre paquet.
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— Voici dix autres mille francs, dit-il ; avec les
quinze qui sont dans \olro poche, cela fera \ingt-cinq
mille. Avec cinq mille francs vous achèterez une jolie
petite maison et deux arpents de terre ; avec les vingt
mille autres vous vous ferez mille francs de rente. —
Un jardin de deux arpents? — Et mille francs de
rente. — 31on Ditu! mon Dieu! — Mais prenez donc!
Et 5ionte-Cris!o mit de force les dix mille francs
dans la main de lempioyo.
— Que doisje faire? — Rienide bien difficile. —
3Iais enSn ? — Répéter les signes que voici.
Monte-Cristo tira de sa poche un papier sur lequel
il y avait trois signes tout tracés, des numéros indi-
quant l'ordre dans lequel ils devaient être faits.
— Ce ne sera pss long, comme vous voyez. — Oui,
mais... — C'est pour le coup que vous aurez des bru-
gnons, et de reste.
Le coup porta ; rouge de fièvre et suant à grosses
gouttes. le bonhomme exécuta les uns après les autres
les trois signes donnés par le comte . malgré les ef-
frayantes dislocations du correspondant de droite, qui,
ne comprenant rien à ce changement, commençait à
croire que l'homme aux brugnons était devenu fou.
Quant au correspondant de gauche , il répéta con-
sciencieusement les mêmes signaux, qui furent re-
cueillis définitivement an ministère de l'intérieur.
— Itiaintenant. vous voilà riche, dit Monte-Cristo. —
Oui, répondit Ttraployé, mais à quel prix?— Écoutez,
mon ami , dit ^îontc-Cristo , je ne veux pas que vous
ayez des remords, croyez-moi donc, car, je vous jure,
vous n'avez fait de tort a personne, et vous avez servi
les projets de Dieu.
L'employé regardait les billets de banque, les paU
pait. les comptait ; il était pâle, il était rouge ^ enfin
il se précipita vers sa chambre pour boire un verre
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d'eau; mais il n'eut pas le temps d'arriver jusqu'à la
fontaine, et il s'évanouit au milieu de ses haricots
secs.
Cinq minutes après que la nouvelle télégraphique
fui arrivée au ministère, iJebray Gt mettre les chevaux
à son coupé, et courut chez Danglars.
— Yotre mari a des coupons de l'emprunt espagnol ?
dit-il à la baronne. — Je crois bien ! il en a pour six
millions. — Qu'il les vende à quelque prix ce soit. —
Pourquoi cela? — Parer- que don Carlos s'est sauvé
de Bourges et est rentré en Espagne. — Comment
savoz-vous cela? — Parbleu, dit Debray en haussant
les épaules, comme je sais les nouvelles.
La baronne ne se le âl pas répéter deux fois : elle
courut chez son mari, lequel courut à son tour chez
son agent de change et lui ordonna de vendre à tout
prix.
Quant on vit que M. Danglars vendait, les fonds
espagnols baissèrent aussitôt. Danglars y perdit cinq
cent mille francs, mais il se débarrassa de tous ses
coupons.
Le soir on lut dans le Messager .•
Dépêche ttldyraphique.
« Le roi don Carlos a échappé à la surveillance
qu'on exerçait sur lui à Bourges, et est rentré en
Espagne par la frontière de Catalogne. Barcelone
s'est soulevée en sa f;iveur. »
Pendant toute la soirée il ne fut bruit que de la
prévoyance de Danglars qui avait vendu ses coupons,
et du bonheur de l'agioteur qui ne perdait que cinq
cent mille francs sur un pareil coup.
Ceux qui avaient conservé leurs coupons ou acheté
ceux de Danglars se regardèrent comme ruinés et
passèrent une fort mauvaise nuit.
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Le lendemain, on lut dans le Moniteur .-
H C'est sans aucun fondement que le Messager a
annoncé hier la fuite do don Carlos et la révolte de
Barcelone.
» Le roi don Carlos n'a pis quitté Bourges, et la
Péninsule jouit de la plus profonde tranquillité.
I) Un signe télégraphique, mal interprété à cause
du brouillard, a donné lieu à cctie erreur. »
Les fonds remontèrent dun chiffre double de celui
où ils étaient descendus.
Cela fit, en perte et en manque à gagner, un million
de différence pour Danglars.
— Bon ! dit Monte-Cristo à Morrel, qui se trou-
vait chez lui au moment où on annonçait l'étrange
revirement de bourse dent Danglars avait clé vic-
time: je viens de faire pour vingt-cinq mille francs
une découverte que j'eusse pnyée cent mille. — Que
venez-vous donc de découvrir? demanda IVIaximilien.
— Je viens de découvrir le moyen de délivrer un
jardinier des loirs qui lui mangeaient ses pêches.
f\Ti DU Cl^QVIEMR VOLVME.