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Full text of "Le comte de Monte-Cristo"

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i 


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University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lecomtedemontec05duma 


ŒUVRES  COMPLÈTES 

iD'ALEXANDRE  DUMAS 


rail»        Imprimerie  I>ond»T-I>.ipré,  r    S»int-I,uuii,  46-  »ii  M:ir»ii 


l 


LE  COMTE 


MONTE-CRISTO 


ALEXANDRE    DUMAS 


PARIS 

MICHEL   LÉVY   FRÈRES,   LIBRAIRES-ÉDITEURS 

BUE    VIVIENNF  .    *i  bis. 
IS50 


LE  COMTI] 


DE 


MONTE-CRISTO 


ON    NOUS    i:CRIT    Di-     .lANINA. 

Franz  était  sorti  de  la  chambre  de  Noirtier  si  chance- 
lant et  si  égaré,  qneValentine  elle-même  avait  eu  pitié 
de  lui. 

Villefort,  qui  n'avait  articulé  que  quelques  mots  sans 
suite,  et  qui  s'était  enfui  dans  son  cabinet,  reçut,  deux 
heures  après,  la  lettre  suivante  : 

«  Après  ce  qui  a  été  révélé  ce  malin,  M.  Noirtier  de 
Yillefort  ne  peut  supposer  qu'une  alliance  soit  possible 
entre  sa  famille  et  celle  de  M.  Franz  d'Épinay.  M.  Franz 
d'Épinay  a  horreur  de  songer  que  M.  de  Villefort,  qui 
paraissait  connaître  les  événements  racontés  ce  matin, 
ne  l'ait  pas  prévenu  dans  celte  pensée.  » 

Quiconque  eût  vu  en  ce  moment  le  magistrat  ployé 
sous  le  coup,  n'eût  pas  cru  qu'il  le  prévoyait;  en  effet, 
jamais  il  n'eût  pensé  que  son  père  eût  poussé  la  fran- 
chise, ou  plutôt  la  rudesse,  jusqu'à  raconter  une  pareille 
histoire.  11  est  vrai  que  jamais  M.  Noirtier,  assez  dé- 
daigneux qu'il  était  de  l'opinion  de  son  fils,  ne  s'était 
V.  1 


2  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

préoccupé  d'éclaircir  le  fait  aux  yeux  de  ViUefort,  et  que 
celui-ci  avait  toujours  cru  que  le  général  de  Quesnel,  ou 
le  baron  d'Épinay,  selon  qu'on  voudra  l'appeler,  ou  du 
nom  qu'il  s'était  fait,  ou  du  nom  qu'on  lui  avait  fait, 
était  mort  assassiné  et  non  tué  loyalement  en  duel. 

Cette  lettre  si  dure  d'un  jeune  homme  si  respectueux 
jusqu'alors  était  mortelle  pour  l'orgueil  d'un  homme 
comme  Villeiort. 

A  peine  était-il  dans  son  cabinet  que  sa  femme  entra. 
La  sortie  de  Franz,  appelé  par  M.  Noirtier,  avait  tel- 
lement étonné  toutle  monde,  que  la  position  de  madame 
de  Villefort,  restée  seule  avec  le  notaire  et  les  témoms, 
devint  de  moment  en  moment  plus  embarrassante.  Alors 
madame  de  Villefort  avait  pris  son  parti,  et  elle  était 
sortie  en  annonçant  qu'elle  allait  aux  nouvelles. 

M.  de  Villefort  se  contenta  de  lui  dire  qu'à  la  suite 
d'une  explication  entre  lui,  M.  Noirtier  et  M.  d'Épinay, 
le  mariage  de  Valentine  avec  Franz  était  rompu. 

C'était  difficile  à  reporter  à  ceuxqui  attendaient;  aussi 
madame  de  Villefort,  en  rentrant,  se  contenta-t-elle  de 
dire  que  M.  Noirtier,  ayant  eu,  au  commencement  de  la 
conférence  une  espèce  d'attaque  d'apoplexie,  le  contrat 
était  naturellement  remis  à  quelques  jours. 

Cette  nouvelle,  toute  fausse  qu'elle  était,  arrivait  si 
singulièrement  à  la  suite  de  deux  malheurs  du  même 
genre,  que  les  auditeurs  se  regardèrent  étonnés  et  se 
retirèrent  sans  dire  une  parole. 

Pendant  ce  temps,  Valentine,  heureuse  et  épouvantée 
à  la  fois,  après  avoir  embrassé  et  remercié  le  faible  vieil- 
lard, qui  venait  de  briser  ainsi  d'un  seul  coup  une  chaîne 
qu'elle  rcgardaitdéjà  comme  indissoluble,  avait  demandé 
à  se  retirer  chez  elle  pour  se  remettre,  et  Noirtier  lui 
avait,  de  Fœil.  accordé  la  permission  qu'elle  sollicitait. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  3 

Mais,  au  lieu  de  remonter  chez  elle,  Valentine,  une 
fois  sortie,  prit  le  corridor,  et,  sortant  par  la  petite  porte, 
s'élança  dans  le  jardin.  Au  milieu  de  tous  les  événements 
qui  venaient  de  s'entasser  les  uns  sur  les  autres,  une  ter- 
reur sourde  avait  constamment  comprimé  son  cœur.  Elle 
s'attendait  d'un  moment  à  l'autre  à  voir  apparaître  Mor- 
rel  pâle  et  menaçant  comme  le  laird  de  Ravenswood  au 
contrat  de  Lucie  de  Lammermoor. 

En  effet, ilétait  tempsqu'elle  arrivât  à  la  grille.  Maxi- 
milien,  qui  s'était  douté  de  ce  qui  allait  se  passer  en 
voyant  Franz  quitter  le  cimetière  avec  M.  de  Villefort, 
l'avait  suivi,  puis,  après  l'avoir  vu  entrer,  l'avait  vu  sor- 
tir encore  et  rentrerde  nouveau  avec  Albert  et  Château- 
Renaud.  Pour  lui,  il  n'y  avait  donc  plus  de  doute.  Il  s'é- 
tait alors  jeté  dans  son  enclos,  prêt  à  tout  événement, 
et  bien  certain  qu'au  premier  moment  de  liberté  qu'elle 
pourrait  saisir,  Valentine  accourrait  à  lui. 

Il  ne  s'était  pas  trompé  ;  son  œil,  collé  aux  planches, 
vit  en  effet  apparaître  la  jeune  fdle,  qui,  sans  prendre 
aucune  des  précautions  d'usage,  accourait  à  la  grille. 

Au  premier  coup  d'œil  qu'il  jeta  sur  elle,  Maximilien 
fut  rassuré;  au  premier  mot  qu'elle  prononça,  il  bondit 
de  joie. 

—  Sauvés!  dit  Valentine. 

—  Sauvés!  répéta  Morrel,  ne  pouvant  croire  à  un  pa- 
reil bonheur;  mais  par  qui  sauvés? 

-7-  Par  mon  grand-père.  Oh!  aimez-le  bien,  Morrel. 

Morrel  jura  d'aimer  le  vieillard  de  toute  son  âme;  et 
ce  serment  ne  lui  coûtait  point  à  faire  ;  car,  dans  ce  mo- 
ment, il  ne  se  contentait  pas  de  l'aimer  comme  un  ami 
ou  comme  un  père,  il  l'adorait  comme  un  dieu. 

—  Mais  comment  cela  s'est-il  fait?  demanda  Morrel  ; 
quel  moyen  étrange  a-t-il  employé? 


4  LE  COMTE  DE  MONTE-riRISTO. 

Yalentine  ouvrait  la  bouche  pour  tout  raconter;  mais 
elle  songea  qu'il  y  avait  au  fond  de  tout  cela  un  secret 
terrible  qui   n'était  point  à  son  grand-père  seulement. 

—  Plus  tard,  dit-elle,  je  vous  raconterai  tout  cela. 

—  Mais  quand  ? 

—  Quand  je  serai  votre  femme. 

C'était  mettre  la  'conversation  sur  un  chapitre  qui 
rendait  Morrel  facile  à  tout  entendre  :  aussi  il  entendit 
même  qu'il  devait  se  contenter  de  ce  qu'il  savait,  et  que 
c'était  assez  pour  un  jour.  Cependant  il  ne  consentit  à  se 
retirer  que  sur  la  promesse  qu'il  verrait  Yalentine  le 
lendemain  soir. 

Yalentine  promit  ce  que  voulut  Morrel.Tout  était  chan- 
gé à  ses  yeux,  et  certes  il  lui  était  moins  difficile  de  croire 
maintenant  qu'elle  épouserait  Maximilien,  que  de  croire 
une  heure  auparavant  qu'elle  n'épouserait  pas  Franz. 

Pendant  ce  temps,  madame  de  Yillefort  était  montée 
chez  Noirtier. 

Noirtier  la  regarda  de  cet  œil  sombre  et  sévère  "avec 
lequel  il  avait  coutume  de  la  recevoir. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous 
apprendre  que  le  mariage  de  Yalentine  est  rompu,  puis- 
que c'est  ici  que  cette  rupture  a  eu  lieu. 

Noirtier  resta  impassible. 

—  Mais,  continua  madame  de  Yillefort,  ce  que  vous 
ne  savez  pas,  monsieur,  c'est  que  j'ai  toujours  été  oppo- 
sée à  ce  mariage,  qui  se  faisait  malgré  moi. 

Noirtier  regarda  sa  belle-fille  en  homme  qui  attend 
une  explication. 

—  Or,  maintenant  que  ce  mariage,  pour  lequel  je  con- 
naissais votre  répugnance,  est  rompu,  je  viens  faire  près 
de  vous  une  démarche  que  ni  M.  de  Yillefort  ni  Yalentine 
ne  peuvent  faire. 


LE  COiMTE  DE  MONTE-CRISTO.  S 

Les  yeux  de  Noirtier  demandèrent  quelle  était  cette 
démarche. 

—  Je  viens  vous  prier,  monsieur ,  continua  madame 
de  Villefort,  comme  la  seule  qui  en  ait  le  droit, car  je  suis 
la  seule  à  qui  il  n'en  reviendra  rien  ;  je  viens  vous  prier 
de  rendre,  je  ne  dirai  pas  vos  bonnes  grâces,  elle  les  a 
toujours  eues,  mais  votre  fortune,  à  votre  petite-fille. 

Les  yeux  de  Noirtier  demeurèrent  un  instant  incer- 
tains :  il  cherchait  évidemment  les  motifs  de  cette  dé- 
marche, et  ne  les  pouvait  trouver. 

—  Puis-je  espérer,  monsieur,  dit  madame  de  Villefort, 
que  vos  intentions  étaient  en  harmonie  avec  la  prière 
que  je  venais  vous  faire  ? 

—  Oui,  fit  Noirtier. 

—  En  ce  cas,  monsieur,  dit  madame  de  Villefort,  je 
me  retire  à  la  fois  reconnaissante  et  heureuse. 

Et,  saluant  M.  Noirtier,  elle  se  retira. 

En  effet,  dès  le  lendemain,  Noirtier  fit  venir  le  notaire: 
le  premier  testament  fut  déchiré,  et  un  fut  fait,  dans  le- 
quel il  laissa  toute  sa  fortune  à  Valenline,  à  la  condition 
qu'on  ne  la  séparerait  pas  de  lui. 

Quelques  personnes  alors  calculèrent  de  parle  monde 
que  mademoiselle  de  Villefort,  héritière  du  marquis  et 
de  la  marquise  de  Saint-Méran,  et  rentrée  en  la  grâce  de 
son  grand-père ,  aurait  un  jour  bien  près  de  trois  cent 
mille  livres  de  rente. 

Tandis  que  ce  mariage  se  rompait  chez  les  Villefort, 
M.  le  comte  de  Morcerf  avait  reçu  la  visite  de  Monte- 
Cristo,  et,  pour  montrer  son  empressement  à  Danglars, 
il  endossait  son  grand  uniforme  de  lieutenant-général, 
qu'il  avait  fait  orner  de  toutes  ses  croix,  et  demandait  ses 
meilleurs  chevaux. 

Ainsi  paré,  il  se  rendit  rue  de  la  Chaussée- d'Antin,  et 


C  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

se  (it  annoncer  à  Danglars,  qui  faisait  son  relevé  de  fin 
(le  mois. 

Ce  n'élait  pas  le  moment  où,  depuis  quelque  temps, 
il  fallait  prendre  le  banquier  pour  le  trouver  de  bonne 
humeur. 

Aussi,  à  l'aspect  de  son  ancien  ami,  Danglars  prit  son 
air  majestueux  et  s'établit  carrément  dans  son  fauteuil. 

Morcerf,  si  empesé  d'habiiude,  avait  emprunté  au  con- 
traire un  air  riant  et  affable  ;  en  conséquence,  à  peu  près 
sûr  qu'il  était  que  son  ouverture  allait  recevoir  un  bon 
accueil,  il  ne  fit  point  de  diplomatie,  et  arrivant  au  but 
d'un  seul  coup  : 

—  Baron,  dit-il,  me  voici.  Depuis  longtemps  nous 
tournons  autour  de  nos  paroles  d'autrefois... 

Morcerf  s'attendait,  à  ces  mots,  à  voir  s'épanouir  la 
ligure  du  banquier,  dont  il  attribuait  le  rembrunissement 
<'i  son  silence  ;  mais,  au  contraire,  cette  ligure  devint,  c; 
qui  était  presque  incroyable,  plus  impassible  et  plus 
froide  encore. 

Voilà  pourquoi  Morcerf  s'était  arrêté  au  milieu  de  sa 
phrase. 

—  Quelles  paroles,  monsieur  le  comte?  demanda  le 
banquier,  comme  s'il  cherchait  vainement  dans  son  es- 
prit l'explication  de  ce  que  le  général  voulait  dire. 

—  Oh  !  dit  le  comte  ,  vous  êtes  formaliste,  mon  cher 
monsieur,  et  vous  me  rappelez  que  le  cérémonial  doit  se 
faire  selon  tous  les  rites.  Très  bien  !  ma  foi.  Pardonnez- 
moi,  comme  je  n'ai  qu'un  fds,  et  que  c'est  la  première 
fois  que  je  songe  à  le  marier,  j'en  suis  encore  à  mon  ap- 
prentissage; allons,  je  m'exécute. 

Et  Morcerf,  avec  un  sourire  forcé,  se  leva,  lit  une  pro- 
fonde révérence  à  Danglars,  et  lui  dit  : 

—  Monsieur  le  baron,  j'ai  l'honneur  de  vous  demander 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  7 

la  main  de  mademoiselle  Eugénie  Danglars,  voire  lille, 
pour  mon  fils  le  vicomte  Albert  de  Morcerf. 

Mais  Danglars ,  au  lieu  d'accueillir  ces  paroles  avec 
une  faveur  que  Morcerf  pouvait  espérer  de  lui,  fronça  le 
sourcil,  et,  sans  inviter  le  comte,  qui  était  resté  debout, 
à  s'asseoir  : 

—  Monsieur  le  comte,  dit-il,  avant  de  vous  répondre, 
j'aurais  besoin  de  réfléchir. 

—  De  réfléchir  !  reprit  Morcerf  de  plus  en  plus  étonné  ; 
n'avez-vous  pas  eu  le  temps  de  réfléchir  depuis  tantôt 
huit  ans  que  nous  causâmes  de  ce  mariage  pour  la  pre- 
mière fois  ? 

—  Monsieur  le  comte,  dit  Danglars,  fous  les  jours  il 
arrive  des  choses  qui  font  que  les  réflexions  que  l'on 
croyait  faites  sont  à  refaire. 

—  Comment  cela  ?  demanda  Morcerf;  je  ne  vous  com- 
prends plus,  baron  ! 

—  Je  veux  dire,  monsieur,  que  depuis  quinze  jours 
de  nouvelles  circonstances... 

—  Permettez,  dit  Morcerf;  est-ce,  ou  n'est-ce  pas  une 
comédie  que  nous  jouons? 

—  Comment  cela,  une  comédie? 

—  Oui,  expliquons-nous  catégoriquement. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux. 

—  Vous  avez  vu  M.  de  Monte-Cristo  ? 

—  Je  le  vois  très  souvent,  dit  Danglars  en  secouant 
son  jabot,  c'est  un  de  mes  amis. 

—  Eh  bien  !  une  des  dernières  fois  que  vous  l'avez  vu, 
vous  lui  avez  dit  que  je  semblais  oublieux,  irrésolu  ,  à 
l'endroit  de  ce  mariage. 

—  C'est  vrai. 

—  Eh  bien!  me  voici.  Je  ne  suis  ni  oublieux  ni  irré- 


8  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTU. 

solu,  vous  le  voyez,  puisque  je  viens  vous  sommer  de 
tenir  voire  promesse. 
Danglars  ne  répondit  pas. 

—  Avez-vous  sitôt  changé  d'avis,  ajouta  Morcerf,  ou 
n'avez-vous  [)rovoqué  ma  demande  que  pour  vous  donner 
le  plaisir  de  m'humilier? 

Danglars  comprit  que  s'il  continuait  la  conversation 
sur  le  ton  qu'il  l'avait  entreprise,  la  chose  pourrait  mal 
tourner  pour  lui. 

—  Monsieur  le  comte,  dit-il,  vous  devez  être  à  bon 
droit  surpris  de  ma  réserve,  je  comprends  cela,  aussi, 
croyez  bien  que  moi,  tout  le  premier,  je  m'en  afflige  ; 
croyez  bien  qu'elle  m'est  commandée  par  des  circon- 
stances impérieuses. 

—  Ce  sont  là  des  propos  en  l'air,  mon  cher  monsieur, 
dit  le  comie,  et  dont  pourrait  peut-être  se  contenter  le 
premier  venu  ;  mais  le  comte  de  Morceif  n'est  pas  le 
premier  venu  ;  et  quand  un  homme  comme  lui  vient  trou- 
ver un  a'.' Ire  homme,  lui  rappelle  la  parolexlonnée,  et  que 
cet  homme  manque  à  sa  parole,  il  a  le  droit  d'exiger  en 
place  qu'on  lui  donne  au  moins  une  bonne  raison. 

Danglars  était  lâche,  mais  il  ne  le  voulait  point  paraî- 
tre :  il  fut  piqué  du  ton  que  Morcerf  venait  de  prendre. 

—  Aussi  n'est-ce  pas  la  bonne  raison  qui  me  manque, 
répliqua- t-il. 

—  Que  prétendez-vous  dire  ? 

—  Que  la  bonne  raison,  je  l'ai,  mais  qu'elle  est  difli- 
cile  à  donner. 

—  Vous  sentez  cependant,  dit  Morcerf,  que  je  ne  puis 
me  payer  de  vos  réticences;  et  une  chose,  en  tous  cas, 
me  paraît  claire,  c'est  que  vous  refusez  mon  alliance. 

—  Non,  monsieur,  dit  Danglars,  je  suspends  ma  réso- 
lution, voilà  tout. 


LE  COMTE  DE  MONTE-GKISTO.  0 

—  Mais  vous  n'avez  pas  cependant  la  prétention,  je  le 
suppose  ,  de  croire  que  je  souscrive  à  vos  caprices  ,  au 
point  d'attendre  tranquillement  et  humblement  le  retour 
de  vos  bonnes  grâces? 

—  Alors,  monsieur  le  comte,  si  vous  ne  pouvez  atten- 
dre ,  regardons  nos  projets  comme  non  avenus. 

Le  comte  se  mordit  les  lèvres  jusqu'au  sang  pour  ne 
pas  faire  l'éclat  que  son  caractère  superbe  et  irritable  le 
portait  à  faire;  cependant,  comprenant  qu'en  pareille 
circonstance  le  ridicule  serait  de  son  côté,  il  avait  déjà 
commencé  à  gagner  la  porte  du  salon,  lorsque,  se  ravi- 
sant, il  revint  sur  ses  pas. 

Un  nuage  venait  de  passer  sur  son  front ,  y  laissant 
au  lieu  de  l'orgueil  ofl'ensé  la  trace  d'une  vague  inquié- 
tude. 

—  Voyons,  dit-il,  mon  cher  Danglars,  nous  nous  con- 
naissons depuis  longues  années,  et,  par  conséquent, 
nous  devons  avoir  quelques  ménagements  l'un  pour  l'au- 
tre. Vous  me  devez  une  explication,  et  c'est  bien  le  moins 
que  je  sache  à  quel  malheureux  événement  mon  fds  doit 
la  perte  de  vos  bonnes  intentions  à  son  égard. 

— Ce  n'est  point  personnel  au  vicomte,  voilà  tout  ce  que 
jepuis  vousdire,  monsieur,  répondit  Danglars,  qui  rede- 
venait impertinent  en  voyant  que  Morcerf  s'adoucissait. 

—  Et  à  qui  donc  est-ce  personnel  ?  demanda  d'une 
voix  altérée  Morcerf,  dont  le  front  se  couvrit  de  pâleur. 

Danglars,  à  qui  aucun  de  ces  symptômes  n'écha[)puit, 
lixa  sur  lui  un  regard  plus  assuré  qu'il  n'avait  coutume 
de  le  faire. 

—  Remerciez-moi  de  ne  pas  m'expliquer  davantage, 
dit-il. 

Un  tremblement  nerveux,  qui  venait  sans  doute  d'une 


colère  contenue,  agitait  Morcerf. 


1. 


13  LE  COMTK  DE  MONTE-CRISTO. 

—  J'ai  le  droit,  répondit-il  en  faisant  un  violent  effort 
sur  lui-mcMiie,  j'aile  projet  d'exiger  que  vous  vous  expli- 
quiez; est-ce  donc  contre  madame  Morccrf  que  vous 
avez  quelque  chose?  Est-ce  ma  fortune  qui  n'est  pas 
sullisante  ?  Sout-ce  mes  opinons  qui ,  étant  contraires 
aux  vôtres... 

—  Rien  de  fout  cela,  monsieur,  dit  Danglars;  je  se- 
rais impardonnable,  car  je  me  suis  engagé  connaissant 
tout  cela.  Non,  ne  cherchez  pliis,  je  suis  vraiment  hon- 
teux de  vous  faire  faire  cet  examen  de  conscience  ; 
restons-en  là,  croyez-moi.  Prenons  le  terme  moyen  du 
délai,  qui  n'est  ni  une  rupture,  ni  un  engagement.  Rien 
ne  presse  ,  mon  Dieu!  Ma  fdle  a  dix-sept  ans,  et  votre 
fds  vingt  et  un.  Pendant  notre  halte  le  temps  marchera, 
lui;  il  amènera  les  événements;  les  choses  qui  paraissent 
obscures  la  veille  sont  parfois  trop  claires  le  lendemain  ; 
parfois  ainsi,  en  un  jour,  tombent  les  plus  cruelles  ca- 
lomnies. 

—  Des  calomnies,  avez-vous  dit,  monsieur  !  s'écria 
Morcerf  en  devenant  livide.  On  me  calomnie,  moi!   . 

—  Monsieur  le  comte,  ne  nous  expliquons  pas,  vous 
dis-je. 

—  Ainsi,  monsieur,  il  me  faudra  subir  tranquillement 
ce  refus? 

—  Pénible  surtout  pour  moi,  monsieur.  Oui,  plus  pé- 
nible pour  moi  que  pour  vous,  car  je  comptais  sur  l'hon- 
neur de  votre  alliance,  et  un  mariage  manqué  fait  tou- 
jours plus  de  tort  à  la  liancée  qu'au  fiancé. 

—  C'est  bien,  monsieur,  n'en  parlons  plus,  dit  Mor- 
cerf, 

Et  froissant  ses  gants  avec  rage,  il  sortit  de  l'apparte- 
ment. 
Danglars  remarqua  que,  pas  une  seule  fois,  Morccif 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  11 

n'avait  osé  demander  si  c'était  à  cause  de  lui,  Morceri'; 
que  Danglars  retirait  sa  parole. 

Le  soir  il  eut  une  longue  conférence  avec  plusieurs 
amis ,  et  M.  Calvacanti ,  qui  s'était  constamment  tenu 
dans  le  salon  des  dames,  sortit  le  dernier  de  la  maison 
du  banquier. 

Le  lendemain,  en  se  réveillant,  Danglars  demanda  les 
journaux,  on  les  lui  apporta  aussitôt:  il  en  écarta  trois 
ou  quatre  et  prit  Vimpartial. 

C'était  celui  dont  Beauchamp  était  le  rédacteur-gérant. 
Il  brisa  rapidement  l'enveloppe,  l'ouvrit  avec  une  pré- 
cipitation nerveuse,  passa  dédaigneusement  sur  le  premier 
arts,  et ,  arrivant  aux  faits  divers ,  s'arrêta  avec  son 
^    iniçhant  sourire  sur  un  entre-filets  commençant  par  ces 
'<v      mots  :  On  nous  écrit  de  Janina. 
"ul ^  1*57^  Bon,  dit-il  après  avoir  lu,  voici  un  petit  boutd'ar- 
-  /  ^-«  ^j^fg  g^r  jg  colonel  Fernand  qui,  selon  toute  probabilité, 
me  dispensera  de  donner  des  explications  à  M.  le  comte 
,  1^':     deMorcerf. 

l\  :i^"  même  moment,  c'est  à  dire  comme  neuf  heures  du 

ç-jffj^SLÛa  sonnaient,  Albert  de  Morcerf,  vêtu  de  noir,  bou- 
>^tonné  méthodiquement,  la  démarche  agitée  et  la  parole 
brève,  se  présentait  à  la  maison  des  Champs-Elysées. 

—  M.  le  comte  vient  de  sortir  il  y  a  une  demi-heure 
à  peu  près,  dit  le  concierge. 

—  A-t-il  emmené  Baptistin  ?  demanda  Morcerf. 

—  Non,  monsieur  le  vicomte. 

—  Appelez  Baptistin,  je  veux  lui  parler. 

Le  concierge  alla  chercher  le  valet  de  chambre  lui- 
même,  et  un  instant  après  revint  avec  lui. 

—  Mon  ami,  dit  Albert,  je  vous  demande  pardon  de 
mon  indiscrétion,  mais  j'ai  voulu  vous  demander  à  vous- 
même  si  votre  maître  était  bien  réellement  sorti? 


12  LIi  COMTE  DL  MO.NTE-CIUSTO. 

—  Oui,  monsieur,  répondit  lîaplislin. 

—  Même  j)our  moi? 

—  Je  sais  combien  mon  maître  est  heureux  de  rece- 
voir monsieur,  et  je  me  garderais  bien  de  confondre 
monsieur  dans  une  mesure  générale. 

—  Tu  as  raison,  car  j'ai  à  lui  parler  d'une  alTaire  sé- 
rieuse. Crois-tu  qu'il  taidera  à  rentrer? 

—  Non,  car  il  a  commandé  son  déjeuner  i)our  dix 
heures. 

—  Bien,  je  vais  taire  un  tour  aux  Champs-Elysées  ,  ù 
dix  heures  je  serai  ici  ;  si  M.  le  comte  rentre  avant  moi, 
dis-lui  que  je  le  prie  d'attendre. 

—  Je  n'y  manquerai  pas,  mor.sicur  [)eut  en  être  sûr. 
Albert  laissa  à  la  porte  du  comte  le  cabriolet  de  place 

qu'il  avait  pris  et  alla  se  promener  à  pied. 

En  passant  devant  l'allée  des  Veuves,  il  crut  reconnaî- 
les  chevaux  du  comte  qui  stationnaient  à  la  porte  du  tir 
de  Gosset;  il  s'approcha,  et  après  avoir  reconnu  les  che- 
vaux, reconnut  le  cocher. 

—  Monsieur  le  comte  est  au  tir?  demanda  Morcerl'  à 
celui-ci. 

—  Oui,  monsieur,  répondit  le  cocher. 

En  efl'et,  plusieurs  coups  réguliers  s'étaient  lait  en- 
tendre depuis  que  Morcerf  était  aux  environs  du  tir. 
Il  entra. 
Dans  le  petit  jardin  se  tenait  le  garçon. 

—  Pardon,  dit-il,  maismonsieurle  vicomte  voudrait- 
il  attendre  un  instant? 

—  Pourquoi  cela,  Philippe?  demanda  Albert,  qui, 
étant  un  habitué  ,  s'étonnait  de  cet  obstacle  qu'il  ne 
comprenait  pas. 

—  Parce  que  la  personne  qui  s'exerce  en  ce  moment 
prend  letiràcUeseule,  et  netirejamaisdevantquelqu'uu. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  13 

—  Pas  même  devant  vous,  Philippe? 

—  Vous  voyez,  monsieur,  jesuisàlaportede  maloge. 

—  Et  qui  lui  charge  ses  pistolets? 

—  Son  domestique. 

—  Un  Nubien  ? 

—  Un  nègre.  ^ 

—  C'est  cela. 

—  Vous  connaissez  donc  ce  seigneur? 

—  Je  viens  le  chercher  ;  c'est  mon  ami. 

—  Oh!  alors,  c'est  autre  chose.  Je  vais  entrer  pour 
le  prévenir. 

Et  Philippe,  poussé  par  sa  propre  curiosité,  entra 
dans  la  cabane  de  planches.  Une  seconde  après,  Monte- 
Cristo  parut  sur  le  seuil. 

—  Pardon  de  vous  poursuivre  jusqu'ici,  mon  cher 
comte,  dit  Albert;  mais  je  commence  par  vous  dire  que 
ce  n'est  point  la  faute  de  vos  gens,  et  que  moi  seul  suis 
indiscret.  Je  me  suis  présenté  chez  vous  ;  on  m'a  dit  que 
vous  étiez  en  promenade,  mais  que  vous  rentreriez  à 
dix  heures  pour  déjeuner.  Je  me  suis  promené  à  mon 
tour  en  attendant  dix  heures,  et  en  me  promenant  j'ai 
aperçu  vos  chevaux  et  votre  voiture. 

—  Ce  que  vous  me  dites  là  me  donne  l'espoir  que 
vous  venez  me  demander  à  déjeiiner. 

—  Non  pas,  merci,  il  ne  s'agit  pas  de  déjeuner  à  cette 
heure  ;  peut-être  déjeûnerons-nous  plus  tard  ,  mais  en 
mauvaise  compagnie,  pardieu! 

—  Que  diable  me  contez-vous  là  ? 

—  Moucher,  je  me  bats  aujourd'hui. 

—  Vous?  et  pourquoi  faire? 

—  Pour  me  ])attre,  pardieu! 

—  Oui,  j'entends  bien,  mais  à  cause  de  quoi?  On  se 
bat  pour  toute  espèce  de  choses,  vous  comprenez  bien. 


li  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  A  cause  de  l'honneur. 

—  Ali  !  ceci,  c'est  sérieux. 

—  Si  sérieux,  que  je  viens  vous  prier  de  me  rendre 
un  service. 

—  Lequel  ? 

—  Celui  d'être  mon  témoin. 

—  Alors  cela  devient  grave  ;  ne  parlons  de  rien  ici,  et 
rentrons  chez  moi,  Ali,  donne-moi  de  l'eau. 

Le  comte  retroussa  ses  manches  et  passa  dans  le  petit 
vestibule  qui  précède  les  tirs,  et  où  les  tireurs  ont  l'ha- 
bitude de  se  laver  les  mains. 

—  Entrez  donc  ,  monsieur  le  vicomte,  dit  tout  bas 
Philippe,  vous  verrez  quelque  chose  de  drôle. 

Morcerf  entra.  Au  lieu  de  mouches,  des  cartes  à  jouer 
étaient  collées  sur  la  plaque. 

De  loin  Morcerf  crut  que  c'était  le  jeu  complet  ;  il  y 
avait  depuis  l'as  jusqu'au  dix. 

—  Ah  !  ah  !  dit  Albert,  vous  étiez  en  train  de  jouer 
au  piquet? 

—  Non,  dit  le  comte,  j'étais  en  train  de  faire  un  jeu 
de  cartes. 

—  Comment  cela? 

—  Oui,  ce  sont  des  as  et  des  deux  que  vous  voyez  ; 
seulement  mes  balles  en  ont  fait  des  trois,  des  cinq,  des 
sept,  des  huit,  des  neuf  et  des  dix. 

Albert  s'approcha. 

En  effet,  les  balles  avaient,  avec  des  lignes  parfaite- 
ment exactes  et  des  distances  parfaitement  égales,  rem- 
placé les  signes  absents  et  troué  le  carton  aux  endroits 
où  il  auraitdù  être  peint. 

En  allant  à  la  plaque,  Morcerf  ramassa,  en  outre,  deux 
ou  trois  hirondelles  qui  avaient  eu  l'imprudence  de  pas- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  15 

sera  portée  de  pistolet  du  comte,  et  que  le  comte  avait  ' 
abattues. 

—  Diable  !  fit  Morcerf. 

—  Que  voulez-vous,  mon  cher  vicomte ,  dit  Monte- 
Cristo  en  s'essuyant  les  mains  avecdulinge  apporté  par 
Ali,  il  faut  bien  que  j'occupe  mes  instants  d'oisiveté  ; 
mais  venez,  je  vous  attends. 

Tous  deux  montèrent  dans  le  coupé  de  Monte-Cristo 
qui,  au  bout  de  quelques  instants,  les  eut  déposés  à  la 
porte  du  n"  30. 

Monte-Cristo  conduisit  Morcerf  dans  son  cabinet,  et 
lui  montra  un  siège.  Tous  deux  s'assirent. 

—  Maintenant,  causons  tranquillement,  dit  le  comte. 

—  Vous  voyez  que  je  suis  parfaitement  tranquille. 

—  Avec  qui  voulez-vous  vous  battre  ? 

—  Avec  Beauchamp. 

—  Un  de  vos  amis  ! 

—  C'est  toujours  avec  des  amis  qu'on  se  bal. 

—  Au  moins  faut-il  une  raison. 

—  J'en  ai  une. 

—  Que  vous  a-t-il  fait? 

—  11  y  a,  dans  un  journal  d'hier  soir...  Mais  tenez  , 
lisez. 

Albert  tendit  à  Monte-Cristo  un  journal  où  il  lut  ces 
mots  : 

«  On  nous  écrit  de  Janinu; 

«Un  fait  jusqu'alors  ignoré,  ou  tout  au  moins  inédit, 
est  parvenu  à  notre  connaissance;  les  châteaux  qui  dé- 
fendaient la  ville  ont  été  livrés  aux  Turcs  par  un  officier 
français  dans  lequel  le  vizir  Ali-Tebelin  avait  mis  toute 
sa  confiance,  et  quis'appelait  Fernand.  » 

—  Eh  bien  !  demanda  Monte-Cristo,  que  voyez-vous 
là  dedans  qui  vous  choque? 


If;  IJ-:  COMTE  DE  MuMi:-ci(isro. 

—  Comment!  ce  que  je  vois? 

—  Oui.  Que  vous  importe  à  vous  que  les  châteaux  de 
Jatiina  aient  éti;  livrés  par  un  officier  nommé  Fernand  ? 

—  Il  m'importe  que  mon  père,  le  comte  de  Morcerl', 
s'appelle  Fernand  de  son  nom  de  baptême. 

—  Et  voire  père  servait  Ali-Pacha? 

—  C'est  à  dire  qu'il  combattait  pour  l'indépendan  ce 
des  Grecs  ;  voilà  où  est  la  calomnie. 

—  Ah  !  çà,  mon  cher  vicomte,  parlons  raison. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux. 

—  Diles-moi  un  peu  qui  diable  sait  en  France  que 
l'oflicier  Fernand  est  le  même  homme  que  le  comte  de 
Morcerf,  et  qui  s'occupe  à  celte  heure  de  Janina,  qui  a 
été  pris  en  1822  ou  1823,  je  crois? 

—  Voilà  justement  oi!i  est  la  perfidie  :  on  a  laissé  le 
temps  passer  là-dessus,  puis  aujourd'hui  on  revient  sur 
des  événements  oubliés  pour  en  taire  sortir  un  scandale 
qui  peut  ternir  une  haule  position.  Eh  bien!  moi,  héri- 
tier du  nom  de  mon  père  ,  je  ne  veux  pas  même  que 
sur  ce  nom  Jlotte  l'ombre  d'un  doute.  Je  vais  envoyer  à 
lieauchamp,  dont  le  journal  a  publié  cette  note  ,  deux 
témoins,  et  il  la  rétractera. 

—  Beaucham.pne  rétractera  rien. 

—  Alors,  nous  nous  battrons, 

—  Non,  vous  ne  vous  battrez  pas,  car  il  vous  répondra 
(ju'il  y  avait  peut-être  dans  l'armée  grecque  cinquante 
ofliciers  qui  s'appelaient  Fernand. 

—  Nous  nous  battrons  malgré  celte  réponse.  Oh  !  je 
veux  que  cela  disjiaraisse...  Mon  père,  un  si  noble  sol- 
dat, une  si  illustre  carrière... 

—  Ou  bien  il  mettra  :  Nous  sommes  fondés  à  croire 
que  ce  Fernand  n'a  rien  de  commun  avec  M.  le  comte  de 
Morcerf,  dont  le  nom  de  baptême  est  aussi  Fernand. 


LE  COMTE  DE  MOiME-CRlSTO.  17 

—  Il  iiie  faut  une  rétiac talion  pleine  et  entière;  je  ne 
me  contenterai  point  de  celle-là  ! 

—  Et  vous  allez  lui  envoyer  vos  témoins? 

—  Oui. 

—  Vous  avez  tort. 

—  Ceîa  veut  dire  que  vous  me  refusez  le  service  que  je 
venais  vous  demander. 

— Ah  !  vous  savez  ma  théorie  à  l'égard  du  duel,  je  vous 
ai  fait  ma  profession  de  fol  à  Rome,  vous  vous  la  rappe- 
lez ? 

—  Cependant,  mon  cher  comte,  je  vous  ai  trouvé  ce 
matin,  tout  à  l'heure,  exerçant  une  occupation  peu  en 
harmonie  avec  cette  théorie. 

—  Parce  que,  mon  cher  ami,  vous  comprenez,  il  no 
faut  jamais  être  exclusif.  Quand  on  vit  avec  des  fous,  il 
faut  faire  aussi  son  apprentissage  d'insensé  ;  d'un  moment 
à  l'autre  quelque  cerveau  brûlé,  qui  n'aura  pas  plus  de 
motif  de  me  chercher  querelle  que  vous  n'en  avez  d'aller 
chercher  querelle  à  Beauchamp,  me  viendra  trouver  pour 
la  première  niaiserie  venue,  ou  m'enverra  ses  témoins, 
on  m'insultera  dans  un  endroit  public  :  eh  bien  !  ce  cer- 
veau biùlé,  il  faudra  bien  que  je  le  tue. 

—  Vous  admettez  donc  que  vous-même  vous  vous  bat- 
triez? 

—  Pardieu  ! 

—  Eh  bien,  alors,  pouniuoi  voulez- vous  que  moi  je 
ne  me  batte  pas? 

—  Je  ne  dis  point  que  vous  ne  devez  pas  vous  battre  ; 
je  dis  seulement  qu'un  duel  est  une  chose  grave  et  à  la- 
quelle il  faut  réfléchir. 

—  A-t-il  réfléchi,  lui,  pour  insulter  mon  père? 

—  S'il  n'a  pas  réfléchi,  et  (ju'il  vous  l'avoue,  il  ne  faut 
pas  lui  en  vouloir. 


(8  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Oh!  iijon  cher  comte,  vous  êtes  beaucoup  trop  in- 
dulgent! 

—  Et  vous  beaucoup  trop  rigoureux.  Voyons,  je  sup- 
pose... écoutez  bien  ceci  :  je  suppose...  N'allez  pas  vous 
fâcher  de  ce  que  je  vous  dis  ! 

—  J'écoute. 

—  Je  suppose  que  le  fait  rapporté  soit  vrai... 

—  Un  fils  ne  doit  pas  admettre  une  pareille  supposi- 
tion sur  l'honneur  de  son  père. 

—  Eh,  mon  Dieu!  nous  sommes  dans  une  époque  où 
l'on  admet  tant  de  choses  ! 

—  C'est  justement  le  vice  de  l'époque. 

—  Avez-vous  la  prétention  de  le  réformer? 

—  Oui,  à  l'endroit  de  ce  qui  me  regarde. 

—  Mon  Dieu!  quel  rigoriste  vous  laites,  mon  cher 
ami  ! 

— -Je  suis  ainsi. 

—  Etes-vous  inaccessible  aux  bons  conseils  ? 

—  Non,  quand  ils  viennent  d'un  ami. 

—  Me  croyez-vous  le  vôtre? 

—  Oui. 

—  Eh  bien ,  avant  d'envoyer  vos  témoins  àBeauchamp, 
informez-vous. 

—  Auprès  de  qui? 

— Eh  pardieu!  auprès  d'IIaydée,  par  exemple. 

—  Mêler  une  femme  dans  tout  cela,  que  peut-elle  y 
faire  ? 

—  Vous  déclarer  que  votre  père  n'est  pour  rien  dans 
la  défaite  ou  la  mort  du  sien,  par  exemple,  ou  vous  éclai- 
rer àce  sujet,  si  parhasard  votre  père  avait  eu  le  malheur. . . 

—  Je  vous  ai  déjà  dit,  mon  cher  comte,  que  je  ne  pou- 
vais admettre  une  pareille  supposition. 

—  Vous  refusez  donc  ce  moyen  ? 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  JO 

—  Je  le  refuse. 

—  Absolument  ? 

—  Absolument  ! 

—  Alors,  un  dernier  conseil. 

—  Soit,  mais  le  dernier. 

—  Ne  le  voulez-vous  point? 

—  Au  contraire,  je  vous  le  demande. 

—  N'envoyez  point  de  témoins  à  Beauchamp, 

—  Comment? 

—  Allez  le  trouver  vous-même. 

—  C'est  contre  toutes  les  habitudes. 

—  \otre  aiïaire  est  en  dehors  des  afl'aires  ordinaires. 

—  Et  pourquoi  dois-je  y  aller  moi-même,  voyons? 
-—Parce  qu'ainsi  l'affaire  reste  entre  vous  et  Beau- 
champ. 

—  Expliquez-voug. 

—  Sans  doute;  si  Beauchamp  est  disposé  à  se  rétracter, 
il  faut  lui  laisser  le  mérite  de  la  bonne  volonté  :  la  rétrac- 
tation n'en  sera  pas  moins  faite.  S'il  refuse,  au  contraire, 
il  sera  temps  de  mettre  deux  étrangers  dans  votre  secret. 

—  Ce  ne  seront  pas  deux  étrangers,  ce  seront  deux 
amis. 

— Les  amis  d'aujourd'hui  senties  ennemis  de  demain. 

—  Oh!  par  exemple! 

—  Témoin  Beauchamp. 

—  Ainsi... 

—  Ainsi,  je  vous  recommande  la  prudence. 

—  Ainsi,  vous  croyez  que  je  dois  aller  trouver  Beau- 
champ  moi-même? 

—  Oui. 

—  Seul? 

—  Seul.  Quand  on  veut  obtenir  quelque  chose  de  l'a- 
mour-propre  d'un  homme,  il  faut  sauver  à  l'amour-pro- 


2U  LE  COMTE  DE  MONTE-CKISTO. 

propre  dccclliominejiisqu'à  l'apparence  delà  souilVaiice. 

—  Jocroisqiie  vous  avez  raison. 

—  Ah!  c'est  bien  heureux! 

—  J'irai  seul. 

—  Allez  ;  mais  vous  l'eriez  encore  mieux  de  n'y  point 
aller  du  tout. 

—  C'est  impossible. 

—  Faites  donc  ainsi  ;  ce  sera  toujours  mieux  que  ce 
que  vous  vouliez  faire. 

—  Mais  en  ce  cas,  voyons,  si  malgré  toutes  mes  pré- 
cautions, tous  mes  procédés,  si  j'ai  un  duel,  me  servirez- 
vousde  témoin? 

—  Mon  cher  vicomte,  dit  Monte-Cristo  avec  une  gra- 
vité suprême,  vous  avez  dû  voir,  qu'en  temps  et  lieu,  j'é- 
tais fout  à  votre  dévotion;  mais  le  service  que  vous  me 
demandez  là  sort  du  cercle  de  ceux  que  je  {luis  vous 
rendre. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Peut-être  le  saurez-vous  un  jour. 

—  Mais  en  attendant? 

— Je  demande  votre  indulgence  pour  mon  secret. 

—  C'est  bien.  Je  prendrai  Franz  et  Château-Renaud, 

—  Prenez  Franz  et  Château-Renaud,  ce  sera  à  mer- 
veille. 

—  Mais  enfin,  si  je  me  bats,  vous  me  donnerez  bien 
une  petite  leçon  d'épée  ou  de  pistolet? 

—  Non,  c'est  encore  une  chose  impossible. 

— Singulier  homme  que  vous  faites,  allez!  Alors  vous 
ne  voulez  vous  mêler  de  rien  ? 

—  De  rien  absolument. 

—  Alors  n'en  parlons  plus.  Adieu,  comte. 
— Adieu,  vicomte. 

Morceif  prit  son  chapeau  et  sortit. 


I.K  COMTE  DE  MONTE- CnîSTO.  ?i 

A  la  porle,  il  retrouva  son  cabriolet,  et,  rontcnant  du 
mieux  qu'il  put  sa  colère,  il  se  fit  contUiire  chez  Beau- 
champ  ;  Beauchamp  étaità  son  journal. 

Albert  se  fit  conduire  au  journal. 

Beauchamp  était  dans  un  cabinet  sombre  et  poudreux, 
comme  sont  de  fondation  les  bureaux  de  journaux. 

On  lui  annonça  Albert  de  Morcerf.  Il  lit  répéter  deux 
fois  l'annonce  ;  puis,  mal  convaincu  encore,  il  cria  : 
Entrez! 

Albert  parut. 

Beauchamp  poussa  une  exclamation  de  surprise  en 
voyant  son  ami  franchir  les  liasses  de  papier,  et  fouler 
d'un  pied  mal  exercé  les  journaux  de  toutes  grandeurs 
qui  jonchaient  non  point  le  parquet,  mais  le  carreau 
rougi  de  son  bureau. 

—  Par  ici,  par  ici,  mon  cher  Albert,  dit-il,  en  tendant 
la  main  au  jeune  homme;  qui  diable  vous  amène?  êtes- 
vous  perdu  comme  le  petit  Poucet,  ou  venez-vous  tout 
bonnement  me  demander  à  déjeuner?  Tachez  de  trouver 
une  chaise  ;  tenez,  là-bas,  près  de  ce  géranium  qui,  seul 
ici,  me  rappelle  qu'il  y  a  au  monde  des  feuilles  qui  ne 
sont  pas  des  feuilles  de  papier. 

—  Beauchamp,  dit  Albert,  c'est  de  voire  journal  que 
je  viens  vous  parler. 

—  Vous,  Morcerf?  Quedesirez-vous? 

—  Je  désire  une  rectification. 

—  Vous, une  rectification  !  A  propos  de  quoi ,  Albert? 
mais  asseyez-vous  donc  ! 

—  Merci,  répondit  Albert  pour  la  seconde  fois,  et  avec 
un  léger  signe  de  tête. 

—  Expliquez-vous. 

—  Une  rectification  sur  un  fait  qui  porte  atteinte  à 
l'honneur  d'un  membre  de  ma  famille. 


22  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Allons  donc!   dit  Beaucliamp,  surpris.  Quel  fait? 
Cela  ne  se  peut  pas. 

—  Le  fait  qu'on  vous  a  écrit  de  Janina. 

—  De  Janina? 

—  Oui,  de  Janina.  En  vérité  vous  avez  l'air  d'ignorer 
ce  qui  m'amène? 

—  Sur  mon  honneur...  Baptiste!  un  journal  d'hier! 
cria  Beauchamp. 

—  C'est  inutile,  je  vous  apporte  le  mien. 
Beauchamp  lut  en  bredouillant  : 

a  On  nous  écrit  de  Janina,  etc.,  etc.  » 

—  Vous  comprenez  que  le  fait  est  grave,  dit  Morcerf 
quand  Beauchamp  eut  Uni. 

—  Cet  officier  est  donc  votre  parent?  demanda  le 
journaliste. 

—  Oui,  dit  Albert  en  rougissant. 

—  Eh  bien  !  que  voulez-vous  que  je  fasse  pour  vous 
être  agréable?  dit  Beauchamp  avec  douceur. 

—  Je  voudrais,  mon  cher  Beauchamp,  que  vous  ré- 
tractassiez ce  fait. 

Beauchamp  regarda  Albert  avec  une  attention  qui  an- 
nonçait assurément  beaucoup  de  bienveillance. 

—  Voyons,  dit-il,  cela  va  nous  entraîner  dans  une 
longue  causerie  ;  car  c'est  toujours  une  chose  grave 
qu'une  rétractation.  Asseyez-vous;  je  vaisrelire  ces  trois 
ou  quatre  lignes. 

Albert  s\issit,  et  Beauchamp  relui  les  lignes  incrimi- 
nées par  son  ami  avec  plus  d'attention  que  la  première 
fois. 

—  Eh  bien!  vous  le  voyez,  dit  Albert  avec  fermeté, 
avec,  rudesse  même,  on  a  insulté  dans  votre  journal 
quoiqu'un  de  ma  famille,  et  je  veux  une  rétractation. 

—  Vous...  voulez... 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  23 

—  Oui,  je  veux! 

—  Permettez-moi  de  vous  dire  que  vous  n'êtes  point 
parlementaire,  mon  cher  vicomte. 

—  Je  ne  veux  point  l'être,  répliqua  le  jeune  homme 
en  selevant  ;  je  poursuis  la  rétractation  d'un  fiiitque  vous 
avez  énoncé  hier,  et  je  l'obtiendrai.  Vous  êtes  assez  mon 
ami,  continua  Albertles  lèvres  serrées,  voyant  que  Boau- 
cliamp,  de  son  côté,  commençait  à  relever  sa  tête  dédai- 
gneuse; vous  êtes  assez  mon  ami,  et  comme  tel,  vous  me 
connaissez  assez,  je  l'espère,  pour  comprendre  ma  téna- 
cité en  pareille  circonstance. 

—  Si  je  suis  votre  ami,  Morcerf,  vous  finirez  par  me 
le  faire  oublier  avec  des  mots  pareils  à  ceux  de  tout  à 
l'heure...  Mais  voyons,  ne  nous  fâchons  pas,  ou  du 
moins,  pas  encore.,.  Vous  êtes  inquiet,  irrité,  piqué... 
Voyons,  quel  est  ce  parent  qu'on  appelle  Fernand? 

—  C'est  mon  père,  tout  simplement,  ditAlbert  ;  M. Fer- 
nand Mondego,  comte  de  Morcerf,  un  vieux  militaire  qui 
a  vu  vingt  champs  de  bataille,  et  dont  on  voudrait  cou- 
vrir les  nobles  cicatrices  avec  la  fange  impure  ramassée 
dans  le  ruisseau. 

—  C'est  votre  père?  dit  Beauchamp  ;  alors  c'est  autre 
chose  ;  je  conçois  votre  indignation,  mon  cher  Albert... 
Relisons  donc... 

Et  il  relut  la  note,  en  pesant  cette  fois  sur  chaque 
mot. 

—  Mais  où  voyez-vous,  demanda  Beauchamp,  que  le 
Fernand  du  journal  soit  votre  père  ? 

—  Nulle  part,  je  le  sais  bien;  mais  d'autres  le  verront. 
C'est  pour  cela  que  je  veux  que  le  fait  soit  démenti. 

Aux  mots  je  veux,  Beauchamp  leva  les  yeux  sur  Mor- 
cerf, et  les  baissant  presque  aussitôt,  il  demeura  un 
instant  pensif. 


24  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Vous  démentirez  ce  fait,  n'est-ce  pas  Beauchamp? 
répéta Morcerf  avec  une  colère  croissante,  quoique  tou- 
jours concentrée. 

—  Oui,  dit  Beauchamp. 

—  A  la  bonne  heure  !  dit  Albert. 

—  Mais  quand  je  me  serai  assuré  que  le  fait  est  faux. 

—  Comment! 

—  Oui,  la  chose  vaut  la  peine  d'êlre  éclaircie,  et  je 
l'éclaircirai. 

—  Mais  que  voyez-vous  donc  à  éclaircir  dans  tout 
cela,  monsieur?  dit  Albert, hors  de  toute  mesure.  Si 
vous  ne  croyez  pas  que  ce  soit  mon  père,  dites-le  tout  de 
suite  ;  si  vous  croyez  que  ce  soit  lui,  rendez-moi  raison 
de  cette  opinion. 

Beauchamp  regarda  Albert  avec  ce  sourire  qui  lui  était 
particulier,  et  qui  savait  prendre  la  nuance  de  toutes  les 
passions. 

—  Monsieur,  reprit-il,  puisque  monsieur  il  y  a,  si 
c'est  pour  me  demander  raison  que  vous  êtes  venu,  il 
fallait  le  faire  d'abord  et  ne  point  venir  me  parler  d'ami- 
tié et  u'autres  choses  oiseuses  comme  celles  que  j'ai  la 
patience  d'entendre  depuis  une  demi  heure.  Est-ce  bien 
sur  ce  terrain  que  nous  allons  marcher  désormais, 
voyons  ? 

—  Oui,  si  vous  ne  rétractez  pas  l'infâme  calomnie  ! 

—  Un  moment!  pas  de  menaces,  s'il  vous  plaît,  mon- 
sieur Fernand  de  Mondego,  vicomte  de  Morcerf;  je  n'en 
souffre  pas  de  mes  ennemis,  à  plus  forte  raison  de  mes 
amis.  Donc,  vous  voulez  que  je  démente  le  fait  sur  le 
colonel  Fernand,  fait  auquel  je  n'ai,  sur  mon  honneur, 
pris  aucune  part  ? 

—  Oui,  je  le  veux  !  dit  Albert,  dont  la  tête  commen- 
çait à  s'égarer. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRfSTO.  25 

—  Sans  quoi,  nous  nous  bâtirons?  continua  Beau- 
champ  avec  le  même  calme. 

—  Oui  !  reprit  Albert  en  haussant  la  voix. 

—  Etbien  !  dit  Beauchamp,  voici  ma  réponse,  mon  cher 
monsieur  :  ce  fait  n'a  pas  été  inséré  par  moi,  je  ne  le 
connaissais  pas  ;  mais  vous  avez,  par  votre  démarche, 
attiré  mon  attention  sur  ce  fait,  elle  s'y  cramponne  ;  il 
subsistera  donc  jusqu'à  ce  qu'il  soit  démenti  ouconfirmé 
par  qui  de  droit. 

—  Monsieur,  dit  Albert  en  se  levant,  je  vais  donc 
avoir  l'honneur  de  vous  envoyer  mes  témoins  ;  vous  dis- 
cuterez avec  eux  le  lieu  et  les  armes.  ^ 

—  Parfaitement,  mon  cher  monsieur. 

—  Et  ce  soir,  s'il  vous  plaît,  ou  demain  au  plus  tard, 
nous  nous  rencontrerons. 

—  Non  pas  !  non  pas  !  Je  serai  sur  le  terrain  quand  il 
le  faudra,  et,  à  mon  avis  (j'ai  le  droit  de  le  donner,  puis- 
que c'est  moi  qui  reçois  la  provocation);  et,  à  mon  avis, 
dis-je,  l'heure  n'est  pas  encore  venue.  Je  sais  que  vous 
tirez  très  bien  l'épée,  je  la  tire  passablement,  je  sais  que 
vous  faites  trois  mouches  sur  six,  c'est  ma  force  à  peu 
près;  je  sais  qu'un  duel  entre  nous  sera  un  duel  sérieux, 
parce  que  vous  êtes  braxe  et  que...  je  le  suis  aussi.  Je  ne 
veux  donc  pas  m'exposer  à  vous  tuer  ou  à  être  tué  moi- 
même  par  vous ,  sans  cause.  C'est  moi  qui  vais  à  mon 
tour  poser  la  question  et  ca-té-go-ri-que-ment. 

Tenez-vous  à  cette  rétractation  au  point  de  me  tuer  si 
je  ne  la  fais  pas,  bien  que  je  vous  aie  dit,  bien  que  je  vous 
répète,  bien  que  je  vous  affirme  sur  l'honneur  que  je  ne 
connaissais  pas  le  fait ,  bien  que  je  vous  déclare  enfin 
qu'il  est  impossible  à  tout  autre  qu'à  un  don  Japhct 
comme  vous  de  deviner  M.  le  comte  de  Morcerf  sous  ce 
nom  de  Fernand  ? 

y) 


2C  LE  COMTlî  DE  MONTE-CRISTO, 

—  J'y  liens  absolument. 

—  Eli  bien  !  mon  cher  monsieur,  je  consens  à  niecou- 
[)er  la  gorge  avec  vous,  mais  je  veux  trois  semaines  ; 
dans  trois  semaines  vous  me  retrouverez  pour  vous  dire  : 
Oui,  le  fait  cet  faux,  et  je  l'efface  ;  ou  bien  :  Oui,  le  fait 
est  vrai,  et  je  sors  les  épées  du  fourreau,  ou  les  pistolets 
de  hi  boîte,  à  votre  choix, 

—  Trois  semaines!  s'écria  Albert,  mais  trois  semai- 
nes ,  c'est  trois  siècles  pendant  lesquels  je  suis  désho- 
noré ! 

—  Si  vous  L'tiez  lesté  mon  ami,  je  vous  eusse  dit:  Pa- 
tience ami  ;  vous  vous  êtes  fait  mon  ennemi  et  je  vous 
dis  :  Que  m'importe  à  moi,  monsieur! 

—  Eh  bien,  dans  trois  semaines,  soit,  dit  Morcerf, 
Mais,  songez-y,  dans  trois  semaines  il  n'y  aura  plus  ni 
délai  ni  subterfuge  qui  puisse  vous  dispenser... 

—  Monsieur  Albert  de  Morcerf,  dit  Beauchamp  en  se 
levant  à  son  tour,  je  ne  puis  vous  jeter  par  les  fenêtres 
que  dans  trois  semaines,  c'est  à  dire  dans  vingt-quatre 
jours,  et  vous,  vous  n'avez  le  droit  de  me  pourfendre 
qu'à  cette  époque.  Nous  sommes  le  29  du  mois  d'août., 
au  21  donc  du  mois  de  septembre.  Jusque  là,  croyez- 
moi,  et  c'est  un  conseil  de  genlilhomme  que  je  vousdonne, 
épargnons-nous  les  aboiements  de  deux  dogues  enchaînés 
à  distance. 

Et  Beauchamp  ,  saluant  gravement  le  jeune  homme, 
lui  tourna  le  dos  et  passa  dans  son  imprimerie. 

Albert  se  vengea  sur  une  pile  de  journaux  qu'il  dis- 
persa en  les  cinglant  à  grands  coups  de  badine,  après 
quoi  il  partit,  non  sans  s'être  retourné  deux  ou  trois  fois 
vers  la  porte  de  l'imprimerie. 

•Tandis  qu'Albert  fouettait  le  devant  de  son  cabriolet 
après  avoir  fouetté  les  innocents  papiers  noircis  qui  n'en 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  27 

pouvaient  mais  de  sa  déconvenue,  il  aperçut,  en  traver- 
sant le  boulevard,  Morrel  qui,  le  nez  au  vent,  l'œil  éveillé 
et  les  bras  dégagés,  passait  devant  les  bains  Chinois,  ve- 
nant du  côté  de  la  porte  Saint-Martin,  et  allant  du  côté 
de  la  Madeleine. 

—  Ah  !  dit-il  en  soupirant,  voilà  un  homme  heureux  ! 

Par  hasard,  Albert  ne  se  trompait  point. 


lî 

LA   LIMOiSADE. 

En  effet,  Morrel  était  bien  heureux, 

M.  Noirtier  venait  de  l'envoyer  chercher,  et  il  avait  si 
grande  bâte  de  savoir  pour  quelle  cause,  qu'il  n'avait  pas 
pris  de  cabriolet,  se  liant  bien  plus  à  ses  deux  jambes 
qu'aux  jambes  d'un  cheval  de  place  ;  il  était  donc  parti 
tout  courant  de  la  rue  Meslay  et  se  rendait  au  faubouig 
Sainl-llonoré. 

Morrel  marchait  au  pasgjmnatisque,  et  le  pauvre  Bar- 
rois  le  suivait  de  son  mieux.  Morrel  avait  trente  et  un 
ans,  Barrois  en  avait  soixante  ;  Morrel  était  ivre  d'amour, 
Barrois  était  altéré  parla  grande  chaleur.  Cesdeux  hom- 
mes, ainsi  divisés  d'intérêts  et  d'âge,  ressemblaient  aux 
deux  lignesque  forment  un  triangle  :  écartées  par  la  base, 
elle  se  rejoignent  au  sommet. 

Le  sommet,  c'était  Noirtier,  lequel  avait  envoyé  cher- 
cher Morrel  en  lui  recommandant  de  faire  diligence,  re- 
commandation que  Morrel  suivait  à  la  lettre,  au  grand 
désespoir  de  Barrois. 

En  arrivant,  Morrel  n'était  pas  même  essoufflé  ;  l'a- 
mour donne  des  ailes;  mais  Barrois,  qui,  depuis  long- 
temps n'était  plus  amoureux,  Barrois  était  en  nage. 


28  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Le  vieux  serviteur  fit  entrer  Morrel  par  la  porte  par- 
ticulière, ferma  la  porte  du  cabinet,  et  bientôt  un  frois- 
sement de  robe  sur  le  parquet  annonça  la  visite  de  Va- 
lentine. 

Valentine  était  belle  à  ravir  sous  ses  vêtements  de 
deuil. 

Le  rêve  devenait  si  doux,  que  Morrel  se  fût  presque 
passé  de  converser  avec  Noirtier  ;  mais  le  fauteuil  du 
vieillard  roula  bientôt  sur  le  parquet,  et  il  entra. 

Noirtier  accueillit  par  un  regard  bienvei'llant  les  re- 
mercîments  que  Morrel  lui  prodiguait  pour  cette  merveil- 
leuse intervention  qui  les  avait  sauvés,  Yalentineet  lui, 
du  désespoir.  Puis  le  regard  de  Morrel  alla  provoquer 
sur  la  nouvelle  faveur  qui  lui  était  accordée,  la  jeune 
fille,  qui,  timide  et  assise  loin  de  Morrel,  attendait  d'être 
forcée  à  parler. 

Noirtier  la  regarda  à  son  tour. 

—  Il  faut  donc  que  je  dise  ce  dont  vous  m'avez  char- 
gée ?  demanda- t-elle. 

—  Oui,  fit  Noirtier. 

—  Monsieur  Morrel,  dit  alors  Valentine  au  jeune 
homme,  qui  la  dévorait  des  yeux,  mon  bon  papa  Noir- 
tier avait  mille  choses  à  vous  dire,  que  depuis  trois  jours 
il  m'a  dites.  Aujourd'hui  il  vous  envoie  chercher  pour  que 
je  vous  les  répète;  je  vous  les  répéterai  donc,  puisqu'il 
m'a  choisie  pour  son  interprète,  sans  changer  un  mot  à 
ses  intentions. 

—  Oh  !  j'écoute  bien  impatiemment,  répondit  le  jeune 
homme  ;  parlez,  mademoiselle,  parlez. 

Valentine  baissa  les  yeux:  ce  fut  un  présage  qui  parut 
doux  à  Morrel.  Valentine  n'était  faible  que  dans  le  bon- 
heur. 

—  Mon  père  veut  quitter  celte  maison,  dit-elle.  Bar- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  29 

rois  s'occupe  de  lui  chercher  un  appartemeiUconvenable. 

—  Mais  vous,  niiidemoiselle,  ditMorrel,  vous  qui  êtes 
si  chère  et  si  nécessaire  u  M.  Noirtier  ? 

—  Moi,  repritla  jeune  fille,  je  ne  quitterai  point  mon 
grand-père;  c'est  chose  convenue  entre  lui  et  moi.  Mon 
appartement  sera  près  du  sien.  Ou  j'aurai  le  consente- 
ment de  M.  de  Villefort  pour  aller  habiter  avec  papa 
Noirtier,  ou  on  me  le  refusera  :  dans  le  premier  cas,  je 
pars  dès  à  présent;  dans  le  second,  j'attends  ma  majo- 
rité, qui  arrive  dans  dix  mois.  Alors  je  serai  libre,  j'au- 
rai une  fortune  indépendante,  et... 

—  Et?...  demanda  Morrel. 

—  Et,  avec  l'autorisation  de  bon  papa,  je  tiendrai  la 
promesse  que  je  vous  ai  faite. 

Valentine  prononça  ces  derniers  mots  si  bas,  que  Mor- 
rel n'eût  pu  les  entendre  sans  l'intérêt  qu'il  avait  à  les 
dévorer. 

—  N'est-ce  point  votre  pensée  que  j'ai  exprimé  là  , 
bon  papa  ?  ajouta  Valentine  en  s'adressantà  Noirtier. 

—  Oui,  fit  le  vieillard. 

—  Une  fois  chez  mon  grand-père,  ajouta  Valentine, 
M.  Morrel  pourra  me  venir  voir  en  présence  de  ce  bon  et 
digne  protecteur.  Si  ce  lien  que  nos  cœurs,  peut-être 
ignorants  ou  capricieux,  avaient  commencé  de  former 
paraît  convenable  et  offre  des  garanties  de  bonheur  fu- 
tur à  notre  expérience  (hélas!  dit-on,  les  cœurs  enflam- 
més par  les  obstacles  se  refroidissent  dans  la  sécurité!), 
alors  M.  Morrel  pourra  me  demander  à  moi-môme,  je 
l'attendrai. 

—  Oh  !  s'écria  Morrel,  tenté  de  s'agenouiller  devant  le 
vieillard  comme  devant  Dieu,  devant  Valentine  comme 
devant  un  ange;  oh  !  qu'ai-je  donc  fait  de  bien  dans  ma 
vie  pour  mériter  tant  de  bonheur? 

2. 


30  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Jusque  là,  coiilitiua  la  jeune  fille  de  sa  voix  pure  et 
sévère,  nous  respecterons  les  convenances,  la  volonté 
même  de  nos  parents,  pourvu  que  cette  volonté  ne  tende 
pas  à  nous  séparer  toujours  ;  en  un  mot  et  je  répète  ce 
mot  parce  qu'il  dit  tout,  nous  attendrons. 

—  Et  les  sacrifices  que  ce  mot  impose,  monsieur,  dit 
Morrel,  je  vous  jure  de  les  accomplir,  non  pas  avec  rési- 
gnation, mais  avec  bonheur' 

—  Ainsi,  continua  Valentineavec  un  regard  bien  doux 
au  cœur  de  Maximilien,  plus  d'imprudences,  mon  ami; 
ne  compromettez  pas  celle  qui,  à  partir  d'aujourd'hui, 
se  regarde  comme  destinée  à  porter  purement  et  digne- 
ment votre  nom. 

Morrel  appuya  sa  main  sur  son  cœur. 

Cependant  rs'oirlier  les  regardait  tous  deux  avec  ten- 
dresse. Barrois,  qui  était  resté  au  fond  comme  nn  hom- 
me à  qui  l'on  n'a  rien  à  cacher,  souriait  en  essuyant  les 
grosses  gouttes  d'eau  qui  tombaient  de  son  front  chauve. 

—  Oh  !  mon  Dieu,  comme  il  a  chaud,  ce  bon  Barrois, 
dit  Valentinc. 

—  Ah  !  dit  Barrois,  c'est  que  j'ai  bien  couru,  allez, 
mademoiselle  ;  mais  M.  Morrel,  je  dois  lui  rendre  cette 
justice-là,  courait  encore  plus  vite  que  moi. 

Noirtier  indiqua  de  l'œil  un  plateau  sur  lequel  étaient 
servis  une  carafe  de  limonade  et  un  verre.  Ce  qui  man- 
quait dans  la  carafe  avait  été  bu  une  demi-heure  aupara- 
vant par  Noirtier. 

Tiens,  bon  Barrois,  dit  la  jeune  (ille,  prends,  car  je 
vois  que  tu  couves  des  yeux  cette  carafe  entamée. 

—  Le  fait  est,  dit  Barrois,  que  je  meurs  de  soif,  et 
que  je  boirai  bien  volontiersun  verre  delimonade  à  votre 
santé. 

—  BoisdonCjdit  Valentine,  etreviens  dans  un  instant. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  31 

BaiTois  emporta  le  plateau,  et  à  peine  était-il  dans  le 
corridor,  qu'à  travers  la  porte  qu'il  avait  oublié  de  fer- 
mer, on  le  voyait  pencher  la  tête  en  arrière  pour  vider  le 
verre  que  Valentine  avait  rempli. 

Valentine  et  Morrel  échangeaient  leurs  adieux  en  pré- 
sence de  Noirtier,  quand  on  entendit  la  sonnette  reten- 
tir dans  Fescalier  de  Villefort. 

C'était  le  signal  d'une  visite. 

Valentine  regarda  la  pendule. 

—  Il  est  midi,  dit-elle,  c'est  aujourd'hui  samedi,  bon 
papa,  c'est  sans  doute  le  docteur. 

Noirtier  lit  signe  qu'en  effet  ce  devait  être  lui. 

—  Il  va  venir  ici,  il  faut  que  monsieur  Morrel  s'en 
aille,  n'est-ce  pas,  bon  papa? 

—  Oui,  répondit  le  vieillard. 

—  Barrois!  appela  Valentine;  Barrois,  venez! 

On  entendit  la  voix  du  vieux  serviteur  qui  répondait: 

—  J'y  vais.  Mademoiselle. 

—  Barrois  va  vous  reconduire  jusqu'à  la  porte  ,  dit 
Valentine  à  Morrel  ;  et  maintenant  rappelez-vous  une 
chose,  monsieur  l'officier,  c'est  que  mon  bon  papa  vous 
recommande  de  ne  risquer  aucune  démarche  capable  de 
compromettre  notre  bonheur- 

—  J'ai  promis  d'attendre,  dit  Morrel,  et  j'attendrai. 
En  ce  moment  Barrois  entra. 

—  Qui  a  sonné  ?  demanda  Valentine. 

—  Monsieur  le  docteur  d'Avrigny,  dit  Barrois,  en 
chancelant  sur  ses  jambes. 

—  Eh  bien  !  qu'avez-vous  donc,  Barrois  ?  demanda 
Valentine. 

Le  vieillard  ne  répondit  pas  ;  il  regardait  son  maître 
avec  des  yeux  effarés,  tandis  que  de  sa  main  crispée  il 
cherchait  un  appui  pour  demeurer  debout. 


32  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Mais  il  va  tomber!  s'écria  Morrel. 

En  effet,  le  tremblement  dont  Barrois  était  saisi  aug- 
mentait par  degrés  ;  les  traits  du  visage,  altérés  par  les 
mouvements  convulsifs  des  muscles  de  la  face,  annon- 
çaient une  attaque  nerveuse  des  plus  intenses. 

Noirtier,  voyant  Barrois  ainsi  troublé,  multipliait  ses 
regards  dans  lesquels  se  peignaient,  intelligibles  et  pal- 
pitantes, toutes  les  émotions  qui  agitent  le  cœur  de 
l'homme. 

Barrois  fit  quelques  pas  vers  son  maître. 

—  Ah  !  mon  Dieu!  mon  Dieu!  Seigneur,  dit-il,  mais 
qu'ai-je  donc?...  Je  souffre...  je  n'y  vois  plus.  Mille 
pointes  de  feu  me  traversent  le  crâne.  Oh!  ne  me  tou- 
chez pas,  ne  me  touchez  pas  ! 

En  effet,  lesyeux  devenaient  saillants  et  hagards,  et  la 
tête  se  reversait  en  arrière,  tandis  que  le  reste  du  corps 
se  raidissait. 

Valentine  épouvantée  poussa  un  cri  ;  Morrel  la  prit 
dans  ses  bras  comme  pour  la  défendre  contre  quelque 
danger  inconnu. 

—  Monsieur  d'Avrigny!  monsieur  d'Avrigny  !  cria 
Valentine  d'une  voix  étouffée,  à  nous  !  au  secours  ! 

Barrois  tourna  sur  lui-même,  iit  trois  pas  en  arrière, 
trébucha  et  vint  tomber  aux  pieds  de  Noirtier,  sur  le  ge- 
nou duquel  il  appuya  sa  main  en  criant  : 

—  Mon  maître  !  mon  bon  maître  ! 

En  ce  moment  monsieur  de  Yillefort,  attiré  par  les 
cris,  parut  sur  le  seuil  de  la  chambre. 

Morrel  lâcha  Valentine  à  moitié  évanouie,  et  se  reje- 
tant en  arrière,  s'enfonça  dans  l'angle  de  la  chambre  et 
disparut  presque  derrière  un  rideau. 

Pâle  comme  s'il  eût  vu  un  serpent  se  dresser  devant  lui 
il  attachait  un  regard  glacé  sur  le  malheureux  agonisant. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  33 

Noirtier  bouillait  d'impatience  et  de  terreur  ;  son  ùme 
volait  au  secours  du  pauvre  vieillard,  son  ami  plutôt  que 
son  domestique.  On  voyait  le  combat  terrible  de  la  vie  et 
de  la  mort  se  traduire  sur  son  front  par  le  gonflement 
des  veines  et  la  contraction  de  quelques  muscles  restés 
vivants  autour  de  ses  yeux. 

Barrois,  la  face  agitée,  les  yeux  injectés  de  sang,  le 
cou  renversé  en  arrière,  gisait  battant  le  parquet  de  ses 
mains,  tandis  qu'au  contraire  ses  jambes  raides  sem- 
blaient devoir  rompre  plutôt  que  plier. 

Une  légère  écume  montait  à  ses  lèvres,  et  il  baletait 
douloureusement. 

Villefort,  stupéfait,  demeura  un  instant  les  yeux  fixés 
sur  ce  tableau,  qui,  dès  son  entrée  dans  la  chambre  at- 
tira ses  regards. 

Il  n'avait  pas  vu  Morrei. 

Après  un  instant  de  contemplation  muette  pendant  le- 
quel on  put  voir  son  visage  pâlir  et  ses  cheveux  se  dres- 
ser sur  sa  tête  : 

—  Docteur!  docteur!  s'écria-t-il  en  s'élançant  vers  la 
porte,  venez  !  venez  ! 

— Madame  !  madame  !  cria  Valentine  appelant  sa  belle- 
mère  et  se  heurtant  aux  parois  de  l'escalier,  venez!  ve- 
nez vite!  et  apportez  votre  flacon  de  sels! 

—  Qu'y  a-t-il  ?  demanda  la  voix  métallique  et  con- 
tenue de  madame  de  Villefort. 

—  Oh  !  venez  !  venez  ! 

—  Mais  où  donc  est  le  docteur?  criait  Villefort;  où 
est-il  ? 

Madame  de  Villefort  descendit  lentement  ;  on  enten- 
dait craquer  les  planches  sous  ses  pieds.  D'une  main 
elle  tenait  le  mouchoir  avec  lequel  elle  s'essuyait  le  vi- 
sage, de  l'autre  un  flacon  de  sels  anglais. 


a  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Son  premier  regaid,  en  arrivant  à  la  poile,  fui  pour 
Noirlier,  dont  le  visage,  sauf  l'émotion  bien  naturelle 
dans  une  sembl;  l)le  circonstance,  annonçait  une  santé 
égale  ;  son  second  coup  d'oeil  rencontra  le  moribond. 

Elle  pâlit,  et  son  œil  rebondit  pour  ainsi  dire  du  ser- 
viteur sur  le  maître. 

—  xMais  au  nom  du  ciel,  madame,  où  est  le  docteur? 
il  est  entré  chez  vous.  C'est  une  apoplexie,  vous  le  voNez 
bien,  avec  une  saignée  on  le  sauvera. 

—  A-t-il  mangé  depuis  peu  ?  demanda  madame  de 
Villefort  éludant  la  question. 

—  Madame,  dit  Vaientine,  il  n'a  pas  déjeuné,  mais  il 
a  fort  couru  ce  matin  pour  faire  une  commission  dont 
l'avait  chargé  bon  papa.  Au  retour  seulement  il  a  pris 
un  verre  de  limonade. 

— Ah!  lit  madame  de  Villefort,  pourquoi  pas  du  viji  ? 
C'est  très  mauvais  la  limonade. 

—  La  limonade  était  là  sous  sa  maiu,  dans  la  carafe 
de  bon  papa;  le  pauvre  Barrois  avait  soif,  il  a  bu  ce  qu'il 
a  trouvé. 

Madame  de  Villefort  tressaillit.  Noirlier  l'enveloppa 
de  son  regard  profond. 

— -Il  a  le  cou  si  court!  dit-elle. 
^:f  ï,,—  Madame,  dit  Villefort,  je  vous  demande  où  est 
M.  d'Avrigny  ;  au  nom  du  ciel  répondez  ! 

—  Il  est  dans  la  chambre  d'Edouard  qui  est  un  peu 
souffrant,  dit  madame  de  Villefort  qui  ne  pouvait  éluder 
plus  longtemps. 

Villefort  s'élança  dans  l'escalier  pour  l'aller  chercher 
lui-même. 

—  Tenez,  dit  la  jeune  femme  en  donnant  son  flacon  à 
Vaientine,  on  va  le  saigner  sans  doute.  Je  remonte  chez 
moi,  car  je  ne  puis  supporter  la  vue  du  sang. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  35 

Et  elle  suivit  son  mari. 

Morrel  sortit  de  l'angle  sombre  oij  il  s'était  retiré,  et 
où  personne  ne  l'avait  vu,  tant  la  préoccupation  était 
grande. 

—  Partez  vite,  Maximilien,  lui  dit  Valentine,  et  atten- 
dez que  je  vous  appelle.  Allez. 

Morrel  consulta  Noirtier  par  un  geste.  Noirtier,  qui 
avait  conservé  tout   son  sang-froid,  lui  fit  signe  que  oui. 

11  serra  la  main  de  Valentine  contre  son  cœur  et  sortit 
par  le  corridor  dérobé. 

En  même  temps  Yillefort  et  le  docteur  rentraient  par 
la  porte  opposée. 

Barrois  commençait  à  revenir  à  lui  :  la  crise  était  pas- 
sée, sa  parole  revenait  gémissante,  et  il  se  soulevait  sur 
un  genou. 

D'Avrigny  et  Yillefort  portèrent  Barrois  sur  une  chaise 
longue. 

—  Qu'ordonnez-vous,  docteur?  demanda  Yillefort. 

—  Qu'on  m'apporte  de  l'eau  et  de  l'éther.  Y'ous  en 
avez  dans  la  maison? 

—  Oui. 

—  Qu'on  coure  me  cliorchei"  de  l'huile  de  térében- 
tliine  et  dei'émétique. 

—  Allez!  dit  Yillefort. 

—  Et  maintenant  que  tout  le  monde  se  retire. 

—  Moi  aussi?  demanda  timidement  Valentine. 

—  Oui,  mademoiselle,  vous  surtout,  dit  rudement  le 
docteur. 

Valentine  regarda  M.  d'Avrigny  avccétonnemeni,  em- 
brassa M.  Noirtier  au  front  et  sortit. 

Derrière  elle  le  docteur  ferma  la  porte  d'un  air  sombre. 

— Tenez,  tenez,  docteur,  le  voilà  qui  revient;  ce  n'é- 
tait qu'une  attaque  sans  importance. 


3fi  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

M.  (rAvrigny  soiirit  d'un  air  sombre. 

—  Comment  vous  sentez-vous,  Barrois?  demanda  le 
docteur. 

—  Un  peu  mieux,  monsieur. 

—  Pouvez-vous  boire  ce  verre  d'eau  éthéréc? 

—  Je  vais  essayer  ;  mais  ne  me  touchez  pas. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  qu'il  me  semble  que  si  vous  me  touchiez,  ne 
fût-ce  que  du  bout  du  doigt,  l'accès  me  reprendrait. 

—  Buvez. 

Barrois  prit  le  verre,  l'approcha  de  ses  lèvres  violettes 
et  le  vida  à  moitié  à  peu  près. 
— Où  souffrez- vous?  demanda  le  docteur. 
— Partout;  j'éprouve  comme  d'elTroyables  crampes. 

—  Avez-vous  des  éblouissements? 

—  Oui. 

— Des  tintements  d'oreille? 
— Affreux. 

— Quand  cela  vous  a-t-il  pris? 
— Tout  ù  l'heure. 

—  Rapidement? 

—  Comme  la  foudre. 

—  Rien  hier?  rien  avant-hier? 

—  Rien. 

—  Pas  de  somnolence?  pas  de  pesanteurs? 
— Non. 

—  Qu'avez-vous  mangé  aujourd'hui? 

—  Je  n'ai  rien  mangé;  j'ai  bu  seulement  un  verre  de 
la  limonade  de  monsieur,  voilà  tout. 

Kt  Rarrois  fit  de  la  tête  un  signe  pour  désigner  Xoirtier 
qui,  immobile  dans  son  fauteuil,  comtemplait  cette  terri- 
ble scène  sans  en  perdre  un  mouvement,  sans  laisser 
échapper  une  parole. 


l.G  COMTF-:  DK  MONTE-CRISTO.  37 

—  Où  ost  rcllo  limonade?  dcMnanda  vivonu^nl  le  doc- 
loiir. 

—  Dans  la  carafe,  en  bas. 

—  Où  cela,  en  bas? 

—  Dans  la  cuisine. 

—  Voulez-vous  que  j'aille  la  clierclicr,  docteur?  de- 
manda Yilleforf. 

—  Non,  restez  ici,  et  lâchez  de  l'aire  boire  au  malade 
le  reste  de  ce  verre  d'eau. 

—  Mais  cette  limOTiade... 

—  J'y  vais  moi-même. 

D'Avrigny  fit  un  bond,  ouvrit  la  porte,  s'élança  dans 
l'escalier  de  service,  et  faillit  renverser  madame  de  Ville- 
fort,  qui,  elle  aussi,  descendait  à  la  cuisine. 

Elle  poussa  un  cri. 

D'Avrigny  n'y  fit  même  pas  attention  ;  emporté  par  la 
puissance  d'une  seule  idée,  il  sauta  les  trois  ou  quatre 
dernières  marches,  se  précipita  dans  la  cuisine,  et  aper- 
çut le  carafon  aux  trois  quarts  vide  sur  un  plateau. 

Il  fondit  dessus  comme  un  aigle  sur  sa  proie. 

IlalclanI,  il  remonta  au  rez-de-chaussée  et  rentra  dans 
la  chambre. 

Madame  de  Villefort  remontait  lentement  Tescalier  qui 
conduisait  chez  elle. 

—  Est-ce  bien  celte  carafe  qui  était  ici?  demanda 
d'Avrigny. 

—  Oui,  monsieur  le  docteur. 

—  Cette  limonade  est  la  même  que  vous  avez  bue? 
— Je  le  crois. 

—Quel  goùl  lui  avcz-Yous  trouvé? 
— Un  goùl  amer. 

Le  docteur  versa  quelques  gouttes  de  limonade  dans  le 
creux  de  sa  main,  les  as[)ira  avec  ses  lèvres,  et  après 

V. 


38  KE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

s'en  kve  rincé  la  boiiclie  comnift  on  fait  avec  le  vin  que 
l'on  veut  goiiteiv,  il  cracha  la  liqueur  dans  la  cheminée. 
— C'est  bien  la  même,  dit-il.  El  vous  en  avez  bu  aussi, 
vous,  monsieur  Noirtier? 

—  Oui,  (it  le  vieillard. 

—  Et  vous  lui  avez  trouvé  ce  même  goût  amer? 

—  Oui. 

—  Ah!  monsieur  le  docteur!  cria  Barrois,  voilà  que 
cela  me  reprend  !  Mou  Dieu,  Seigneur,  ayez  pitié  de  moi  ! 

I.e  docteur  courut  au  malade. 

—  Cetémélique,  Villefort,  voyez  s'il  vient. 
Villefort  s'élança  en  criant  : 

—  L'émétique!  l'émétique  !  l'a-t-on  apporté? 
Personne  ne  répondit.  La  terreur  la  plus  profonde  nV 

gnaitdans  la  maison. 

Si  j'avais  un  moyen  de  lui  insuffler  de  l'air' dans  les 
poumons,  dit  d'Avrigny  en  regardant  autour  de  lui,  peut- 
être  y  aurait-il  un  moyen  de  prévenir  l'asphyxie.  Mais 
non,  rien  ,  rien  ! 

—  Oh!  monsieur,  criait  Barrois,  me  laisserez-vous 
mourir  ainsi  sans  secours?  Oh  !  je  me  meurs ,  mon  Dieu  ! 
je  me  meurs! 

—  Une  plume,  une  plume!  demanda  le  docteur. 
Il  en. aperçut  une  sur  la  table. 

Il  essaya  d'introduire  la  plume  dans  la  bouche  du  ma- 
lade, qui  faisait,  au  milieu  de  ses  convulsions,  d'inuliles 
ell'orts  pour  vomir;  mais  les  mâchoires  étaient  tellement 
serrées,  que  la  plume  ne  put  passer. 

Barrois  était  atteint  d'une  attaque  nerveuse  encore 
plus  intense  que  la  première.  Il  avait  glissé  de  la  chaise 
longue  à  terre,  et  se  roidissait  sur  le  parquet. 

Le  docteur  le  laissa  en  proie  à  cet  accès,  auquel  il  ne 
pouvait  apporter  aucun  soulagement,  et  alla  à  Noirtier. 


I.E  COMTK  DE  MONTE-C.niSTO.  39 

—  Comment  vous  (rouvez-\ous  ?  lui  dit-il  pn'cipitam- 
menJ  et  à  voix  basse;  bien? 

—  Oui. 

—  Léger  d'estomac  ou  lourd?  léger? 

—  Oui. 

— Commelorsque  vous  avez  pris  la  pilule  que  je  vous 
fais  donner  chaque  dimanche  ? 

—  Oui. 

— Est-ce  Barrois  qui  a  fait  votre  limonade  ? 

—  Oui. 

—  Est-ce  vous  qui  l'avez  engagé  à  on  boire  ? 

—  Non. 

—Est-ce  M.  de  Villefort. 

—  Non. 

—  Madame? 

—  Non . 

—  C'est  donc  Valenline,  alors? 

—  Oui. 

Un  soupir  de  Barrois,  un  bâillement  qui  faisait  cra- 
quer les  os  de  sa  mâchoire,  appelèrent  l'attention  de  d'A- 
vrigny;  il  quitta  M.  Noirtier  et  courut  près  du  malade. 

—  Barrois,  dit  le  docteur,  pouvez-vous  parler? 
Barrois  balbutia  quelques  paroles  inintelligibles. 
— Essayez  un  effort,  mon  ami. 

Barrois  rouvrit  des  yeux  sanglants. 
— Qui  a  lait  la  limonade? 
—Moi. 

—  L'avez-vous  apportée  à  voiro  maître  aussitôt  après 
l'avoir  faite? 

—  Non. 

—  Vous  l'avez  laissée  quelque  part  alors? 

—  A  roffice;  on  m'appelait. 

—  Qui  l'a  apportée  ici? 


40  LK  COMTK  DR  MONTK-r.HISTd. 

—  Mademoiselle  Valontine. 
D'Avrigny  se  frappa  le  front. 

—  0  mon  Dieu!  mon  Dieiil  mininura-t-il. 

—  Docteur!  docleur  !  criaBarrois,  qui  sentait  un  troi- 
sième accès  arriver. 

—  Mais  n'apportera-t-on  pas  cetémétique?  s'écria  le 
docleur. 

—  Voilà  un  verre  tout  préparé,  dit  Villefort  en  ren- 
trant. 

— Par  qui? 

— Par  le  garçon  pharmacien  qui  est  venu  avec  moi. 

— Buvez. 

—  Impossible,  docteur,  il  est  trop  tard;  j'ai  la  gorge 
qui  se  serre;  j'étouffe!  Oh!  mon  cœur!  Oh!  ma  tête... 
Oh!  quel  enfer...  Est-ce  que  je  vais  souffrir  longtemps 
comme  cela  ? 

— Non,  non,  mon  ami,  dit  le  docteur,  bientôt  vouffne 
souffrirez  plus. 

— Ah!  je  vous  comprends!  s'écria  le  malheureux;  mon 
Dieu ,  prenez  pitié  de  moi  ! 

Et,  jetant  un  cri,  il  tomba  renversé  en  arrière,  comme 
s'il  eût  été  foudroyé. 

D'Avrigny  posa  une  main  sur  son  cœur,  approcha  une 
glace  de  ses  lèvres. 

—  Eh  bien?  demanda  Villefort. 

—  Allez  dire  à  la  cuisine  que  Ton  m'apporte  bien 
vite  du  sirop  de  violettes. 

Villefort  descendit  à  l'instant  même. 

—  Ne  vous  cflVaycz  pas,  monsieur  Noirtier,  dit  d'A- 
vrigny,  j'emporte  le  malade  dans  une  autre  chambre  pour 
le  saigner;  en  vérité,  ces  sortes  d'attaques  sontunallreux 
spectacle  à  voir. 

El  prenant  Barrois  par-dessous  les  bras,  il  le  traîna 


E::- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  41 

daijis  une  chambre  voisine;  mais  presque  aussilôl  il  ren- 
tra chez  Noirlier  pour  prendre  le  reste  de  la  limonade. 
Noirtier  fermait  l'œil  droit. 

—  Valenfine,  n'est-ce  pas?  vous  voulez  Valentine?  Je 
vais  dire  qu'on  vous  l'envoie. 

—  Villefort  remontait  ;  d'Avrigny  le  rencontra  dans  le 
corridor. 

—  Eh  bien?  demanda-l-il. 

—  Venez,  dit  d'Avrigny. 

Et  il  l'emmena  dans  la  chambre. 

—  Toujours  évanoui  ?  demanda  le  procureur  du  roi. 

—  Il  est  mort. 

Villefort  reculade  trois  pas.  joignit  les  mains  au-iles- 
sus  de  sa  tête,  et  avec  une  commisération  non  équivoque  : 

—  Mort  si  promptcnient,  dit-il  en  regardant  le  cadavre. 

—  Oui,  bien  promptement,  n'est-ce  pas?  dit  d'Avrigny  ; 
mais  cela  ne  doit  pas  vous  étonner:  M.  et  madame  de 
Saint-Méran  sont  morts  tout  aussi  promptement.  Oh!  l'on 
meurt  vite  dans  votre  maison,  monsieur  de  Villefort. 

—  Quoi  !  s'écria  le  magistrat  avec  un  accent  d'horreur 
et  de  consternation,  vous  en  revenez  à  cette  terrible  idée! 

—  Toujours,  monsieur,  toujours,  dit  d'Avrigny  avec 
solennité,  car  elle  ne  m'a  pas  quitté  un  instant;  et  pour 
que  vous  soyez  bien  convaincu  que  je  ne  me  trompe  pas 
cette  fois,  écoutez  bien,  monsieur  de  Villefort. 

Villefort  tremblait  convulsivement. 

—  H  y  a  un  poison  qui  tue  sans  presque  laisser  de 
trace.  Ce  poison,  je  le  connais  bien,  je  l'ai  étudié  dans 
tous  les  accidents  qu'il  amène,  dans  tous  les  phénomènes 
qu'il  produit.  Ce  poison,  je  l'ai  reconnu  tout  à  l'heure 
chez  le  pauvre  liarrois,  comme  je  l'avais  reconnu  chez 
madame  de  Saint-Méran.  Ce  poison,  il  y  a  une  manière 
de  reconnaître  sa  présence  :  il  rétablit  la  couleur  bleue 


M  LK  COMTE  DK  MONTE -ClUSTO. 

du  papior  de  tournesol  rougi  par  un  acide,  et  il  teint  en 
vert  le  sirop  de  violettes.  Nous  n'avons  pas  de  papier  de 
tournesol;  mais,  tenez,  voilà  (ju'on  apporte  le  sirop  de 
violettes  que  j'ai  demandé. 

En  effet,  on  entendait  des  pas  dans  le  corridor  ;  le  doc- 
teur entre-bàilla  la  porto,  prit  des  mains  de  la  fonmie  de 
chambre  un  vase  au  fond  duquel  il  y  avait  deux  ou  trois 
cuillerées  de  sirop,  et  referma  la  porte. 

—  R(>gardez,  dit-il  au  |)r()çureur  du  roi,  dont  le  cœur 
battait  si  fort  qu'on  eût  pu  l'entendre,  voici  dans  cette 
tasse  du  sirop  de  violettes,  et  dans  cette  carafe  le  reste  de 
lalimonade  dont  M.  Noirtiorot  Barrois  ont  bu  une  partie. 
8i  lalimonade  est  pure  et  inolTensive,  le  sirop  va  garder 
sa  couleur;  si  la  limonade  est  empoisonnée,  le  sirop  \u 
devenir  vert.  Regardez! 

Le  docteur  versa  lentement  (juelques  gouttes  de  limo- 
nade de  la  carafe  dans  la  tasse ,  et  l'on  vit  à  l'instant 
même  un  nuage  se  former  au  fond  de  la  tasse  :  ce  nuage 
prit  d'abord  une  nuance  bleue  ;  puis  du  saphir  il  passa  ù 
l'opale,  et  de  l'opale  à  l'émeraude. 

Arrivé  à  cette  dernière  couleur,  il  s'y  lixa  pour  ainsi 
dire,  l'expérience  ne  laissait  aucun  doute. 

—  Le  malheureux  Ikirrois  a  été  empoisonné  avec  de 
la  fausse  angusture  ou  de  la  noix  de  Saint-Ignace,  dit 
d'Avrigny  ;  maintenant  j'en  répondrais  devant  les  hom- 
mes et  devant  Dieu, 

Villefort  ne  dit  rien,  lui,  mais  il  leva  les  bras  au  ciel, 
ouvrit  des  yeux  hagards,  et  tomba  foudroyé  sur  un  fau- 
teuil. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  43 

III 

l/ ACCUSATION. 

M.  crAviigny  eut  bientôt  rappelé  à  lui  le  magistrat, 
qui  semblait  un  second  cadavre  dans  cette  cliambie  fu- 
nèbre. 

—  Oh  !  la  mort  est  dans  ma  maison  !  s'écria  Villefort. 

—  Dites  le  ciime,  répondit  le  docteur. 

—  Monsieur  d'Avrigny  !  s'écria  Villefort,  je  ne  puis 
vous  exprimer  tout  ce  qui  se  passe  en  moi  en  ce  mo- 
ment :  c'est  de  l'eflVoi,  c'est  de  la  douleur,  c'est  de  la 
folie. 

—  Oui,  ditM.  d'Avrij.ny  avec  un  calme  imposant  :  mais 
je  crois  qu'il  est  temps  que  nous  agissions,  je  crois  qu'il 
est  temps  que  nous  opposions  une  digue  à  ce  torrent  de 
mortalité.  Quant  à  moi,  je  ne  me  sens  point  capable  de 
porter  plus  longtemps  de  pareils  secrets  sans  espoir  d'en 
faire  bientôt  sortir  la  vengeance  pour  la  société  et  les 
victimes. 

Villefort  jeta  autour  de  lui  un  sombre  regard. 

—  Dans  ma  maison  !  murmura-t-il  ;  dans  ma  maison! 

—  Voyons,  magistrat,  dit  d'Avrigny,  soyez  homme  ; 
inlerprcle  de  la  loi ,  honorez-vous  par  une  immolation 
complète. 

—  Vous  me  faites  frémir,  docteur,  une  immolation  ! 

—  J'ai  dit  le  mot. 

—  Vous  soupçonnez  donc  (|uelqu'un? 

—  Je  ne  soupçonne  personne;  la  mort  frappe  à  votre 
porte,  elle  entre,  elle  va,  non  i)as  aveugle,  mais  intelli- 
gente qu'elle  est,  de  chambre  en  chambre.  Eh  bien  I  moi, 
je  suis  sa  trace,  je  reconnais  son  passage  ;  j'adopte  la  sa- 


4*  LK  GOM'IK  Ut  MOME-CniSK). 

gesse  des  anciens,  je  talonne,  car  mon  amitié  pour  votre 
famille,  car  mon  respect  pour  vous,  sont  deux  bandeaux 
ai>pliqu<'s  sur  mes  yeux  ;  eh  bien... 

—  Oli  !  parlez,  parlez,  docteur,  j'aurai  du  courage. 

—  Eh  bien  !  monsieur,  vous  avez  chez  vous,  dans  le 
sein  de  votre  maison,  dans  votre  famille  peut-être,  un  de 
ces  a/Treux  pliénomènes  comme  chaque  siècle  en  produit 
(iuel(iirmi.  Locuste  et  Agrippino  vivant  on  même  temps, 
.sont  une  exception  qui  prouve  la  l'ureiir  do  la  Providence 
à  perdre  l'empire  romain,  souillé  par  tant  de  crimes. 
BrunehauletFrédégonde  sont  les  résultats  du  travail  pé- 
nibled'uno  civilisation  à  sa  genèse,  danslaciuelle  l'homme 
apprenait  à  dominer  l'esprit,  fût-ce  par  l'envoyé  des  té- 
nèbres. Eh  bien  !  toutes  ces  femmes  avaient  été  ou  étaient 
encore  jeunes  et  belles.  On  avait  vu  fleurir  sur  leur  front, 
ou  sur  leur  front  fleurissait  encore  cette  même  fleur  d'in- 
nocence que  l'on  retrouve  aussi  sur  le  front  de  la  cou- 
pable qui  est  dans  votre  maison. 

Yillefort  poussa  un  cri,  joignit  les  mains ,  et  regarda 
le  docteur  avec  un  geste  suppliant. 
Mais  celui-ci  poursuivit  sans  pitié  : 

—  Cherche  à  qui  le  crime  profile,  dit  un  axiome  de 
jurisprudence. 

—  Docteur  !  s'écria  Villefort,  hélas  !  docteur,  com- 
bien de  fois  la  justice  des  hommes  n'a-t-elle  pas  été 
trompée  par  ces  funestes  paroles  !  Je  ne  sais,  mais  il  me 
semble  que  ce  crime... 

—  Ah  !  vous  avouez  donc  eniin  (pie  le  crime  existe  ? 

—  Oui,  je  le  reconnais.  Que  voulez-vous?  il  le  faut 
bien;  mais  laissez-moi  continuer.  Il  me  semble,  dis-je, 
tpie  ce  crime  tombe  sur  moi  seul  et  non  sur  les  victimes. 
Je  soupçonne  quelque  désastre  pour  moi  sous  tous  ces 
désasiresélianges. 


LE  COMTE  DE  MUiNTE-CKlSiO.  45 

—  0  homme,  murmura  trAvrigriy,  le  plus  égoïste 
de  tous  les  animaux ,  la  plus  personnelle  de  toutes  les 
créatures,  qui  croit  toujours  que  la  terre  tourne,  que  le 
soleil  brille,  que  la  mort  lauclie  pour  lui  tout  seul  ;  fourmi 
maudissant  Dieu  du  haut  d'un  brin  d'herbe  !  Et  ceux  qui 
ont  perdu  la  vie  n'ont-ils  rien  perdu,  eux?  M.  de  Saint- 
Méran,  madame  de  Saint-Méran,  M.  Noirtier... 

—  Comment?  M.  Noirtier  ! 

—  Eh  oui  !  Croyez-vous,  par  exemple,  que  ce  soit  ù  ce 
malheureux  domestique  qu'on  en  voulait  ?  Non,  non  : 
comme  le  Polonais  de  Shakspeare,  il  est  mort  pour  un 
autre.  C'était  Noirtier  qui  devait  boire  la  limonade  ;  c'e.-t 
Noirtier  qui  Ta  bue  scion  Tordre  logique  des  choses  : 
l'autre  ne  l'a  bue  que  par  accident  ;  et  quoique  ce 
soit  liarrois  qui  soit  mort,  c'est  Noirtier  qui  devait  mou- 
rir. 

—  Mais  alors  comment  mon  père  n'a-l-il  pas  succombé? 

—  Je  vous  l'ai  déjà  dit  un  soir,  dans  le  jardin,  après 
la  mort  de  madame  de  Saint-Méran,  parce  que  son  corps 
est  fait  à  l'usage  de  ce  poison  même  ;  parce  que  la  dose 
insigniliante  pour  lui  étaitmorlelle  pour  tout  autre;  parce 
(lu'enlin  personne  ne  sait,  et  pas  même  l'assassin,  que 
depuis  un  an  je  traite  avec  la  bruciiic  la  paralysie  de 
M.  Noirtier,  tandis  que  l'assassin  n'i.unore  pas,  et  il  s'en 
est  assuré  par  expérience,  que  la  brucine  est  un  poison 
violent. 

—  Mon  Dieu,  mon  Dieu  '.  murmura  Villefort  en  se 
tordant  les  bras. 

—  Suivez  la  marche  du  criminel  ;  il  tue  M.  de  Saint- 
Méran. 

—  Oh  !  docteur! 

—  Je  le  jurerais;  ce  que  l'on  m'a  dit  des  symptômes 
s'accorde  trop  bien  avec  ce  que  j'ai  vu  de  mes  yeux. 

5. 


4G  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Villefort  cessa  de  combattre  ,  et  poussa  un  gémisse- 
ment. 

—  Il  tue  M.  de  Saint-Méran,  répéta  le  docteui',  il  tue 
madame  de  Saint-Méran  :  double  héritage  à  recueillir. 

Villefort  essuya  la  sueur  qui  coulait  sur  son  front. 

—  Écoutez  bien. 

—  Hélas  !  balbutia  Villefort,  je  ne  perds  pas  un  mot,     ' 
pas  un  seul. 

—  M.  Noirtior,  reprit  de  sa  voix  impitoyable  M.  d'A- 
vrigny,  M.  Noirtier  avait  testé  naguère  contre  vous,  con- 
tre votre  famille,  en  faveur  des  pauvres,  enlin;  M.  Nuir- 
tier  est  épargné,  on  n'attend  rien  de  lui.  Mais  il  n'a  pas 
plutôt  détruit  son  premier  testament,  il  n'a  pas  plutôt 
fait  le  second,  que,  de  peur  qu'il  n'en  fasse  sans  doute 
un  troisième,  on  le  frap|te  :  le  testament  est  d'avanl-hier, 
je  crois  ;  vous  le  voyez,  il  n'y  a  pas  de  temps  de  perdu. 

—  Oh  !  grâce  !  mot)sieur  d'Avi'igny  ! 

—  Pas  de  grâce,  monsieur  !  le  médecin  a  une  mission 
sacrée  sur  la  (erre,  c'est  pour  la  remplir  qu'il  a  remonté 
jusqu'aux  sources  de  la  vie  et  descendu  dans  les  mysté- 
rieuses ténèbres  de  la  mort.  Quand  le  crime  a  été  commis 
et  que  Dieu,  é])ouvaiUé  sans  doute,  détourne  son  regard 
du  criminel,  c'est  au  médecin  de  dire  :  Le  voilà  ! 

—  Grâce  pour  ma  tille,  monsieur  !  murmura  Villeiurt. 

—  Vous  voyez  bien  que  c'est  vous  (pu  l'avez  nonimée, 
vous,  sou  j)ère  ! 

—  Grâce  pour  Valcnline!  Écoulez,  c'est  iinitossible. 
J'aimerais  autant  m'accuser  moi-même!  Vaieutinc,  un 
cœur  de  diamant,  un  lis  d'innocence!  ^ 

—  Pas  de  grâce,  monsieurle  procureur  du  roi,  le  criuia^ 
est  flagrant.  Mademoiselle  de  Villefort  a  endiallé  elle- 
même  les  médicaments  (|u'on  a  envoyés  à  >L  de  Saint- 
Méran,  et  M.  de  Saint-Méran  est  mort. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  ^1 

Mademoiselle  de  Viliefort  a  préparé  les  tisanes  de 
madame  de  Suint-Méran,  et  madame  de  Suint-Méran  est 
morle. 

Mademoiselle  de  Yillefort  apris  des  mains  de  Barrois, 
Cjiieron  a  envoyé  dtdiors,  le  carafon  de  limonade  que  le 
vieillard  vide  ordinairement  dans  la  malinée,  et  le  vieil- 
lard n'a  échappé  que  i)ar  miracle. 

Mademoiselle  de  Villelort  est  la  coupable  !  c'est  l'em- 
poisonneuse !  Monsieur  le  procureur  du  roi,  je  vous  dé- 
nonce mademoiselle  de  Yillefort,  failes  voire  devoir! 

—  Docteur,  je  ne  résiste  plus,  je  ne  me  défends  plus, 
je  vous  crois;  mais,  par  pitié,  épargnez  ma  vie,  mon 
honneur  ! 

—  Monsieur  de  Viliefort,  reprit  le  docteur  avec  une 
force  croissante,  il  est  des  circonstances  où  je  franchis 
toutes  les  limites  de  la  sotte  circonspection  humaine.  Si 
votre  lille  avait  commis  seulement  un  premier  crime,  et 
que  je  la  visse  en  méditer  un  second,  je  vous  dirais  : 
Avertissez-la,  punissez-la,  qu'elle  passe  le  reste  de  sa 
vie  dans  quelque  cloître,  dans  quelque  couvent,  à  pleu- 
rer, à  prier.  Si  elle  avait  commis  un  second  crime,  je 
vous  dirais  :  Tenez,  monsieur  de  Viliefort,  voici  un  poi- 
son ([ui  n'a  pas  d'antidote  connu,  prompt  comme  la  pen- 
sée, rapide  comme  l'éclair,  mortel  comme  la  foudre,  don- 
nez-lui ce  poison  en  recommandant  son  àme  à  Dieu,  et 
sauvez  ainsi  votre  honneur  et  vos  juui'S,  car  c'est  à  vous 
qu'elle  en  veut.  Et  je  la  vois  s'ap|iroclier  de  votre  chevet 
avec  ses  sourires  hypocrites  et  ses  douces  exhortations  ! 
Malheur  à  vous ,  monsieur  de  Viliefort,  si  vous  ne  vous 
hâtez  pas  de  frapper  le  premier  !  Voilà  ce  que  je  vous 
dirais  si  elle  n'avait  tué  que  deu\  personnes  ;  mais  elle  a 
vu  trois  agonies,  elle  a  contemplé  trois  moribonds,  s'est 
agenouillée  près  de  trois  cadavres;  au  bourreau  l'empoi- 


ii»i  éS  ,  -  ~3LdÉJii>yg 


.}8  KK  COMIi:  1)K  MoMK-cmsio. 

soiiuciLH'  !  au  lioiiiTcaii  1  Vous  parlez  de  votre  honneur, 
f'ailes  ce  que  je  vous  dis,  et  c'est  l'inimortalilé  qui  vous 
alteud  ! 

Villelort  tonilui  à  genoux. 

—  Écoutez,  dil-il,  je  n'ai  pas  cette  force  que  vous  avez, 
ou  i)lutùt  que  vous  n'auriez  pas  si,  au  lieu  de  ma  lille 
\alenline,  il  s'agissait  de  voire  lille  Madeleine. 

Le  docicur  pâlit. 

—  Docteur,  tout  lioniuie  lils  de  la  femme  est  né  pour 
soulfrir  et  mourir  ;  docicur,  je  souffrirai  et  j'attendrai  lu 
mort. 

—  Prenez  garde,  dit  M.  d'Avi-igny,  elle  sera  lente... 
cette  mort,  vous  la  verrez  s'approcher  après  avoir  fraiipé 
Aotrepère,  votre  femme,  votre  (ils  peut-être. 

Villefort,  suffoquant,  étreignitle  liras  du  docicur. 

—  Kcoutoz-moi  !  s'écria- l-il.  [ilaignez-moi,  secourez- 
moi...  Non,  ma  lille  n'est  pas  coupable...  Traînez-nous 
devant  un  tribunal  ;  je  dirai  encore  :  Non,  ma  lille  n'est 
jias  coupable...  il  n'y  a  pas  de  crime  dans  ma  maison... 
Je  ne  veux  [las,  entendez-vous,  (]u'il  y  ait  un  crime  dans 
ma  maison  ;  car  lorstpie  le  crime  enirc  quehpie  p.ait, 
c'est  comme  la  mort,  il  n'enlre  pas  seul.  Ecoutez,  (jue 
vous  importe  à  vous  (juc  je  meure  assassiné?...  ètes-\ous 
mon  ami  :  êtes-vous  u\i  homme?  avez-vous  un  cœur  ?... 
iS'on,  vous  êtes  médecin  !...  Eh  bien  !  je  vous  dis  :  non, 
ma  lille  ne  sera  |>as  traînée  pur  moi  aux  mains  du  bour- 
reau !...  Ah  !  voilà  une  idée  (pii  me  dévore,  (|ui  me 
pousse  coivime  un  insensé  à  creuser  nia  poitrine  avec  mes 
ongles!...  Et  si  vous  vous  tronqiiez,  docteur!  si  c'était 
lin  autre  que  ma  lille  !  Si,  un  jour,  je  venais  pâle  comme 
lin  s[)ectre,  vous  dire  :  Assassin  !  tu  as  tué  ma  lille!... 
Tenez,  si  cela  arrivait,  je  suis  chrétien,  monsieur  d'Avri- 
gny,  cl  cependant  je  me  tuerais  ! 


LE  CUMTK  DE  iMOME-CUlSTU.  4!» 

—  C'est  bien,  dit  le  docteur,  après  un  insliint  de  si- 
lence, j'attendrai. 

Yillefort  le  regarda  comme  s'il  doutait  encore  de  ses 
paroles. 

—  Seulement,  continua  M.  d'Avrii^ny  d'une  voix  lente 
et  solennelle,  si  quchjiic  i)crsonne  de  votre  maison  tombe 
malade,  si  vous-même  vous  vous  sentez  frappé,  ne  m'ap- 
pelez pas,  car  je  ne  viendiai  [)lus.  Je  veux  bien  partager 
avec  vous  ce  secret  terrible,  mais  je  ne  veux  pas  que  la 
honte  et  le  remords  aillent  chez  moi  en  fructilianl  et  en 
grandissant  dans  ma  conscience,  comme  le  crime  et  le 
malheur  vont  grandir  et  fructifier  dans  votre  maison. 

—  Ainsi,  vous  m'abandonnez,  docteur? 

—  Oui,  car  je  ne  puis  pas  vous  suivre  [dus  loin,  et  je 
ne  m'arrête  qu'au  pied  de  l'échafaud.  Quelque  autre  ré- 
vélation viendra  qui  anu''nera  la  lin  de  cette  terrible  tra- 
gédie. Adieu. 

—  Docteur,  je  vous  en  sup|)Iio  ! 

—  Toutes  les  horreurs  qui  souillent  ma  pensée  font 
voli'e  maison  odieuse  et  fatale.  Adieu,  monsieur. 

—  Lu  mot,  un  mot  seulement  encore,  docteur!  Vous 
vous  relirez  me  laissant  toute  l'horreur  de  la  situation, 
horreur  que  vous  avez  augmentée  juir  ce  que  vous  m'avez 
révélé.  Mais  de  la  mort  iiislantanée,  sidjile  de  ce  pauvre 
vieux  serviteur,  que  va-t-on  dire? 

—  C'est  juste,  dit  M.  d'Avrigny,  reconduisez-moi. 
Le  docteur  sortit  le  premier,  M.  de  Yillefort  le  suivit  ; 

les  domestiques,  inquiels.  étaient  dans  les  corridors  et 
&m'  les  escaliers  par  où  devait  passer  le  médecin. 

—  Monsieur,  dit  d'Avrigny  à  Yillefort ,  en  parlant  à 
haute  voix  de  laçon  à  ce  que  tout  le  monde  l'entendit,  le 
pauvre  Barrois  était  trop  sédentaire  depuis  (lueUpies 
années  :  lui  habitué  autrefois  avec  son  niaîlre  à  courir, 


50  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

à  cheval  ou  en  voilure  les  quatre  coins  de  l'Europe,  il 
s'est  tué  à  ce  service  monotone  aulour  d'un  f;iuteiiil.  Le 
sang  est  devenu  lourd.  11  était  replet,  il  avait  le  cou  gros 
et  court,  il  a  été  frappe  d'une  apoplexie  foudroyante,  et 
l'on  m'est  venu  avcriii'  trop  taid. 

A  propos,  ajou!a-t-il  tout  bas,  ayez  bien  soin  de  jeter 
cette  tasse  de  violettes  dans  les  cendres. 

Et  le  docteur,  sans  toucher  la  main  do  VilleCorf,  sans 
revenir  un  seul  instant  sur  ce  qu'il  avait  dit,  sortit  es- 
corté par  les  larmes  et  les  lamentations  de  tous  les  gens 
delà  maison. 

Le  soir  même,  tous  les  domestiques  de  Villefort,  qui 
s'étaient  réunis  dans  la  cuisine  et  qui  avaient  longue- 
ment causé  entre  eux,  vinrent  demander  à  madame  de 
Villefort  la  permission  de  se  retirer.  Aucune  instance  , 
aucune  proposition  d'augmentation  de  gages  ne  les  put 
retenir;  à  toutes  paroles  ils  lépondaient  : 

—  Nous  voulons  nous  en  aller  parce  que  la  mort  est 
dans  la  maison. 

Ils  partiront  donc,  malgré  les  prières  qu'on  leur  fit, 
témoignant  que  leurs  regrets  étaient  vifs  de  quitter  de 
si  bon  maîtres,  et  surtout  mademoiselle  \alenline ,  si 
bonne,  si  bienfaisante  et  si  douce. 

Villefort,  ùces  mots,  regarda  Valentine. 

Elle  pleurait. 

Chose  étrange  !  à  travers  l'éjnotion  que  lui  firent  éprou- 
ver ces  larmes,  il  regarda  aussi  madame  de  Villefort,  et 
il  lui  sembla  qu'un  sourire  fugitif  et  sombre  avait  passé 
sur  SCS  lèvres  minces ,  comme  ces  météores  qu'on  voit 
glisser,  sinistres,  entre  deux  nuages  au  fond  d'un  ciel 
orageux. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CUISTO.  51 

IV 

LA    GIIAMBllE    DU    BOULANGER    RETIRÉ. 

Le  soir  môme  du  jour  où  le  comte  de  Morcerf  élait 
sorti  de  chezDanglars  avec  une  honte  et  une  fureur  que 
rend  concevables  la  froideur  du  banquier,  M.  Andréa 
Cavalcanti,  les  cheveux  frisés  et  luisants,  les  moustaches 
aiguisées,  les  gants  blancs  dessinant  les  ongles,  élait  en- 
tré, presque  debout  sur  son  phaéton,  dans  la  cour  du 
banquier  de  la  Chaussée-d'Antin. 

Au  bout  de  dix  minutes  de  conversation  au  salon,  il 
avait  trouvé  moyen  de  conduire  Danglars  dans  une  em- 
brasure de  fenêtre,  et  là,  après  un  adroit  préambule,  il 
avait  exposé  les  tourments  de  sa  vie  depuis  le  départ  de 
son  noble  père.  Depuis  ce  départ,  il  avait,  disait-il,  dans 
la  famille  du  banquier,  où  l'on  avait  bien  voulu  le  re- 
cevoir comme  un  Dis,  il  avait  trouvé  toutes  les  garan- 
ties de  bonheur  qu'un  homme  doit  toujours  rechercher 
avant  les  caprices  de  la  passion,  et,  quant  à  la  passion 
elle-même,  il  avait  eu  le  bonheur  de  la  rencontrer  dans 
les  beaux  yeux  de  mademoiselle  Danglars. 

Danglars  écoutait  avec  l'attention  la  plus  profonde  ;  il 
y  avait  déjà  deux  ou  trois  jours  qu'il  «'.tendait  cette  dé- 
claration, et  lorsqu'elle  arriva  enfin,  son  œil  se  dilata 
au  tant  qu'il  s'était  ou  vert  et  assombri  en  écoutant  Morcerf. 

Cependant,  il  ne  voulut  point  accueillir  ainsi  la  pro- 
position du  jeune  homme  sans  lui  faire  quelques  obser- 
vations de  conscience. 

—  Monsieur  Andiea,  lui  dit-il,  u'èies-vous  pas  un 
peu  jeune  pour  songer  au  mariage  ? 

—  Mais  non,  monsieur,  reprit  Cavalcanti,  je  ne  trouve 


:,2  LK  COMTE  1)E  MONTE-CUISTO. 

pas,  (lu  moins  :  en  Italie,  les  grands  seigneurs  se  ma- 
rient jeunes  en  général;  c'est  une  coutume  logique.  La 
vie  est  si  clianceusc  que  l'on  doit  saisir  le  bonheur  aus- 
litôt  qu'il  passe  à  notre  portée. 

—  Maintenant,  monsieur,  dit  Danglars,  en  admettant 
(jue  vos  propositions,  qui  m'honorent,  soient  agréées  de 
ma  femme  et  de  ma  (111e,  avec  qui  débattrions-nous  les 
intérêts?  C'est,  il  me  semble,  une  négociation  impor- 
tante (pie  les  pères  seuls  savent  traiter  convenablement 
pour  le  bonheur  de  leurs  enfants. 

—  Monsieur,  mon  père  est  un  homme  sage,  plein  de 
convenance  et  dt;  raison.  Il  a  prévu  la  circonstance  pro- 
bable où  j'éprouverais  le  désir  de  m'élablir  en  France  : 
il  m'a  donc  laissé  en  [)artant,  avec  tous  les  papiers  qui 
constatent  mon  identité,  une  lettre  par  hupiclle  il  m'as- 
sure, dans  le  cas  où  je  ferais  un  choix  (pii  lui  soit  agréa- 
ble, cent  cinquante  mille  livres  de  rentes,  à  partir  du 
jour  de  mon  mariage.  C'est,  autant  que  je  puis  juger,  le 
(piart  du  revenu  de  mon  père. 

—  Moi,  dit  Danglars,  j'ai  tonjouis  eu  l'intention  de 
donner  à  ma  (ille  cin(j  cent  mille  francs  en  la  mariant  ; 
c'est  d'ailleurs  ma  seule  héritière. 

—  Eh  bien,  dit  Andiea,  vous  voyez,  la  chose  serait 
pour.le  mieux,  en  sui)posant  que  ma  demande  ne  soit 
lias  repoussée  par  madame  la  baronne  Danglars  et  par 
mademoiselle  Eugénie.  Nous  voilà  à  la  tète  de  cent 
soixante-(iuinze  mille  livres  de  rentes.  Supposons  une 
chose,  que  j'obtienne  du  mar(piis  ([u'iiu  lieu  de  me  payer 
la  rent(;  il  me  donne  le  capital  (ce  ne  serait  pas  facile,  je 
le  sais  bien,  mais  enfin  cela  se  peut),  vous  nous  feriez 
valoir  ces  deux  ou  trois  millions,  et  deux  ou  trois  mil- 
lions entre  des  mains  habiles  pouvent  toujours  rapi^orter 
dix  pour  cent. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CUISTO.  53 

—  Je  ne  prends  jamais  qu'à  qiialro,  dit  le  banquier, 
et  même  à  trois  et  demi.  Mais  à  mon  gendre,  je  pren- 
drais à  cinq,  et  nous  partagerions  les  bénéfices. 

—  Eh  bien  !  à  merveille,  beau-père,  'dit  Cavalcanti,  se 
laissant  entraîner  à  la  nature  quelque  peu  vulgaire  qui, 
de  temps  en  temps,  malgré  ses  efforts,  faisait  éclater  le 
veruis  d'aristocratie  dont  il  essayait  de  les  couvrit:. 

Mais  aussitôt  se  reprenant  : 

—  Oli  !  pardon,  monsieur,  dit-il,  vous  voyez,  Tespé- 
rancc  seule  me  rend  presque  fou  ;  que  serait-ce  donc  de 
la  réalité? 

—  Mais,  dit  Danglars,  qui,  de  son  côté,  ne  s'aper- 
cevait pas  combien  cette  conversation,  désinléressée  d'a- 
bord, tournait  promptcment  à  l'agence  d'affaires,  il  va 
sans  doute  une  portion  de  votre  fortune  que  votre  père 
ne  i)eut  vous  refuser? 

—  Laquelle  ?  demanda  le  jeune  homme. 

—  Celle  qui  vient  de  votre  mère. 

—  Eh!  certainement,  celle  qui  vient  de  ma  mère, 
Leonora  Corsinari. 

—  Et  à  combien  peut  monter  cette  portion  de  fortune? 

—  Ma  foi,  dit  Andréa,  je  vous  assure,  monsieur,  que 
je  n'ai  jamais  ariêté  mon  esprit  sur  ce  sujet,  mais  je 
l'estime  à  deux  millions  pour  le  moins, 

Danglars  ressentit  cette  espèce  d'étouffement  joyeux 
(jue  ressentent,  ou  l'avare  qui  retrouve  un  trésor  perdu, 
ou  l'homme  prêta  se  noyer,  qui  rencontre  sousscs  pieds 
la  terre  solide  au  lieu  du  vide  dans  lequel  il  allait  s'cn- 
L'ioulii". 

—  Eh  bien  ,  monsieur,  dit  Andréa  en  saluant  le  ban- 
quier avec  un  tendre  respect,  puis-je  espérer... 

—  -Monsieur  Andréa,  dit  Danglars.  espérez,  et  croyez 


iA^>J^  -4L., 


54  LE  COMTIi  DE  MONTE-CRISTO. 

bien  que  si  nul  obstacle  de  votre  part  n'arrête  la  marche 
de  cette  affaire,  elle  est  conclue. 

—  Ali!  vous  me  pénétrez  de  joie,  monsieur,  dit  An- 
dréa. 

—  Mais,  dit  Danglars  réfléchissant,  comment  se  fait-il 
que  M.  le  comte  de  Monte-Cristo,  votre  patron  en  ce 
monde  parisien,  ne  soit  pas  venu  avec  vous  nous  faire 
cette  demande? 

Andréa  rougit  imperceptiblement. 

—  Je  viens  de  chez  le  comte,  monsieur,  dit-il,  c'est 
incontestablement  un  homme  charmant,  mais  d'une  ori- 
ginalité inconceval)le;  il  m'a  fort  approuvé;  il  m'a  dit 
même  qu'il  ne  croyait  pas  que  mon  père  hésilàt  un 
instant  à  me  donner  le  capital  au  lieu  de  la  rente;  il  m'a 
[)romis  son  inflnence  pour  m'aider  à  obtenir  cela  de 
lui;  mais  il  m'a  déclaré  que  personnellement  il  n'avait 
jamais  pris  et  ne  prendrait  jamais  sur  lui  cette  respon- 
sabilité de  faire  une  demande  en  mariage.  Mais,  je  dois 
lui  rendre  cette  justice,  il  a  daigné  ajouter  que,  s'il  avait 
jamais  déploré  cette  répugnance,  c'était  à  mon  sujet, 
puisqu'il  [lensaitque  l'union  projetée  serait  heureuse  et 
assortie.  Du  reste,  s'il  ne  veut  rien  faire  oflicielleuieuf, 
il  se  réserve  de  vous  répondre,  m'a-l-il  dit,  quand  vous 
lui  parlerez. 

—  Ah!  fort  bien. 

—  Maintenant,  dit  Andréa  avec  son  plus  charmant 
sourire,  j'ai  (ini  de  parler  au  beau-père  et  je  m'adresse 
au  banquier. 

—  Que  lui  voulez-vous,  voyons?  dit  en  riant  Danglars 
à  son  tour. 

—  C'est  après-demain  que  j"ai  quelque  chose  comme 
quatre  mille  francs  à  toucher  chez  vous  ;  mais  le  comte 
a  compris  que  le  mois  dans  lequel  j'allais  entreramène- 


LE  COMTE  1)E  MONTE-CRISTO.  55 

rait  peut-eirc  un  surcroît  de  di'penses  auquel  mon  pelit 
revenu  de  garçon  ne  saurait  siiflire,  et  voici  un  bon  de 
vingt  mille  francs  qu'il  m'a,  je  ne  dirai  pas  donné,  mais 
offert.  II  est  signé  de  sa  main,  comme  vous  voyez;  cela 
vous  convient-il? 

—  Apportez-m'en  comme  celui-là  pour  un  million,  je 
vous  les  prends,  dit  Danglars  en  mettant  le  bon  dans 
sa  poche.  Dites-moi  votre  heure  pour  demain,  et  mon 
garçon  de  caisse  passera  chez  vous  avec  un  reçu  de  vingt- 
quatre  mille  francs. 

—  Mais  à  dix  heures  du  matin  ,  si  vous  voulez  bien  ; 
le  plus  tôt  sera  le  mieux  :  je  voudrais  aller  demain  à  la 
campagne.  ' 

—  Soit,  à  dix  heures,  à  l'hôtel  des  Princes,  toujours? 

—  Oui. 

Le  lendemain,  avec  une  exactitude  qui  faisait  hon- 
neur à  la  ponctualité  du  banquier,  les  vingt-quatre  mille 
francs  étaient  chez  le  jeune  homme,  qui  sortit  effective- 
ment, laissant  deux  cents  francs  pour  Caderousse. 

Cette  sortie  avait,  de  la  part  d'Andréa,  pour  but  prin- 
cipal d'éviter  son  dangereux  ami  ;  aussi  rentra-t-il  le  soir 
le  plus  tard  possijjle. 

Mais  à  peine  eut-il  mis  le  pied  sur  le  pavé  de  la  cour, 
qu'il  trouva  devant  lui  le  concierge  de  l'hôtel,  qui  l'at- 
tendait la  casquette  à  la  uuiin. 

—  Monsieur,  dit-il,  cet  homme  est  venu. 

—  Quel, homme?  demanda  négligemment  Andréa  , 
comme  s'il  eût  oublié  celui  dont  au  contraire  il  se  sou- 
venait trop  bien. 

—  Celui  à  qui  Votre  Excellence  faitcetle  petite  rente. 

—  Ah  !  oui,  dit  Andréa,  cet  ancien  serviteur  de  mon 
père.  Eh  bien  !  vous  lui  avez  donné  les  deux  cents  francs 
que  j'avais  laissés  pour  lui  ? 


56  LE  COMTI':  DK  iMONTE-CUlSTO. 

—  Oui,  Excellence,  précisément. 
Andréa  se  faisait  appeler  Excellence. 

—  Mais,  continua  le  concierge,  il  n'a  pas  voulu  les 
prendre. 

Andréa  pâlit  ;  seulement,  comme  il  faisait  nuit,  per- 
sonne ne  le  vit  pâlir. 

—  Comment!  il  n\i  pas  voulu  les  prendre?  dit-il  d'une 
voix  légèrement  émue. 

—  Non  !  il  voulait  parler  à  Votre  ïlxcellence.  J'ai  ré- 
pondu que  vous  étiez  sorti  ;  il  a  insisté.  Mais  enfin  il  a 
paru  se  laisser  convaincre,  et  m'a  donné  cette  lettre  qu'il 
avait  apportée  toute  cachotée. 

—  Voyons,  dit  Andréa. 

Il  lut  à  la  lanterne  de  son  phaéton  : 

«  Tu  sais  où  je  demeure  ;  je  t'attends  demain  à  neuf 
heures  du  matin.  « 

Andréa  interrogea  le  cachet  pour  voir  s'il  avait  été 
forcé  et  si  des  regards  indiscrets  avaient  pu  pénétrer 
dans  l'intérieur  de  la  lettre  ;  mais  elle  était  pliée  de  telle 
sorte,  avec  un  tel  luxe  de  losanges  et  d'angles,  que  pour 
la  lire  il  eût  fallu  rompre  le  cachet  :  or,  le  cachet  était 
parfaitement  intact. 

—  Très  bien,  dit-il.  Pauvre  homme  !  c'est  une  hieu 
excellente  créature. 

Et  il  laissa  le  concierge  édifié  par  ces  paroles,  et  ne 
sachant  pas  lequel  il  devait  le  plus  admirer,  du  jeune 
maître  ou  du  vieux  serviteur. 

—  Dételez  vite,  et  montez  chez  moi,  dit  Andréa  à  son 
groom. 

En  deux  bonds,  le  jeune  homme  fut  dans  sa  cluunbre 
et  eut  brûlé  la  lettre  de  Caderousse,  dont  il  lit  disparaî- 
tre jus(iu'aux  cendres. 

Il  achevait  celte  opération  lorsque  le  domestique  entra. 


-srzai^ 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  57 

—  Tu  es  de  la  même  taille  que  moi,  Pierre,  lui  dil-il. 

—  J'ai  cet  honneur-là.  Excellence,  répondit  le  valet. 

—  Tu  dois  avoir  une  livrée  neuve  qu'on  t'a  apportée 
hier? 

—  Oui,  monsieur. 

—  J'ai  affaire  à  une  petite  grisette  à  qui  je  ne  veux 
dire  ni  mon  titre  ni  ma  condition.  Prête-moi  ta  livrée,  et 
apporte-moi  tes  papiers,  afin  que  je  puisse,  si  besoin  est, 
coucher  dans  une  auberge. 

Pierre  obéit. 

Cinq  minutes  après,  Andréa,  complètement  déguisé, 
sortait  de  l'hôtel  sans  être  reconnu,  prenait  un  cabriolet, 
et  se  faisait  conduire  à  l'auberge  du  Cheval-Rouge,  à 
Picpus. 

Le  lendemain,  il  sortit  de  Tauberge  du  Cheval-Rouge 
comme  il  était  sorti  de  riiotel  des  Princes,  c'est  à  dire 
sans  être  remarqué,  descendit  le  faubourg  Saint-Antoine, 
prit  le  boulevard  jusqu'à  la  rue  Ménilmontant,  et  s'arrê- 
lant  à  la  porte  de  la  troisième  maison  à  gauche,  chercha 
à  qui  il  pouvait,  en  l'absence  du  concierge,  demander  des 
renseignements. 

—  Que  cherchez-vous,  mon  joli  garçon?  demanda  la 
fruitière  en  face. 

—  M.  Pailletin,  s'il  vousplaît, ma  grosse  maman?  ré- 
pondit Andréa. 

—  Un  boulanger  retiré  ?  demanda  la  fruitière. 

—  Justement,  c'est  cela. 

—  Au  fond  de  la  cour,  à  gauche,  au  troisième. 

Andréa  prit  le  chemin  indiqué,  et  au  troisième  trouva 
une  patte  de  lièvre  qu'il  agita  avec  un  sentiment  de  mau- 
vaise humeurdonllemouvemcntprécipité  de  la  sonnette 
se  ressentit. 


58  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Une  seconde  après,  la  figure  de  Caderousse  apparut 
au  grillage  pratiqué  dans  la  porte. 

—  Ah  !  lu  es  exact,  dit-il. 
Et  il  lira  les  verroux. 

—  Parbleu  !  dit  Andréa  en  entrant. 

El  il  lança  devant  lui  sa  casquette  de  livrée  qui,  man- 
quant la  chaise,  tomba  à  terre  et  fil  le  tour  de  la  chambre 
en  roulant  sur  sa  circonférence. 

—  Allons,  allons  dit  Caderousse,  ne  te  fâche  pas,  le 
petit.  Voyons,  tiens,  j'ai  pensé  à  toi,  regarde  un  peu  le 
bon  déjeûner  que  nous  aurons?  rien  que  des  choses  que 
tu  aimes,  tron-de-l'air. 

Andréa  sentit  en  effet,  en  respirant,  une  odeur  de  cui- 
sine dont  les  arômes  grossiers  ne  manquaient  pas  d'un 
certain  charme  pour  un  estomac  affamé  ;  c'était  ce  mé- 
lange de  graisse  fraîche  etd'ail  qui  signale  la  cuisine  pro- 
vençale d'un  ordre  inférieur;  c'était  en  oulre  un  goùlde 
poisson  gratiné,  puis,  par-dessus  tout,  l'âpre  parfum  de 
la  muscade  et  du  girofle.  Tout  cela  s'exhalait  de  deux 
plats  creux  el  couverts,  posés  sur  deux  fourneaux,  et 
d'une  casserole  qui  bruissait  dans  le  four  d'un  poêle  de 
lonte. 

Dans  la  chambre  voisine,  Andréa  viten  outre  une  table 
assez  propre  ornée  de  deux  couverts,  de  deux  bouteilles 
de  vin  cachetées,  l'une  de  vert,  l'autre  de  jaune,,  d'une 
l)onne  mesure  d'eau-de-vie  dans  un  carafon  et  d'une  ma- 
cédoine de  fruits  dans  une  large  feuille  de  chou  posée 
avec  art  sur  une  assiette  de  faïence. 

—  Que  t'en  semble,  le  petit?  dit  Caderousse;  hein! 
comme  cela  embaume!  Ah!  dame  !  tu  sais,  j'élais  bon  cui- 
sinier là-bas  :  te  rappelles-tu  conune  on  se  léchait  les 
doigts  de  ma  cuisine?  El  loi  tout  le  premier,  lu  en  as 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  1.9 

goùlé  de  mes  sauces,  et  lu  ne  les  méprisais  pas,  que  je 
crois. 

El  Caderousse  se  mit  à  éplucher  un  supplément  d'oi- 
gnons. 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  dit  Andreaavec  humeur  ;  par- 
dieu  !  si  c'est  pour  déjeùneravec  toi  que  tu  m'as  dérangé, 
que  le  diable  t'emporte! 

— Monlils,  ditsentencieusementCaderousse,  en  man- 
geant l'on  cause;  et  puis,  ingrat  que  tu  es,  lu  n'as  donc 
pas  de  plaisir  à  voir  un  peu  ton  ami?  Moi,  j'en  pleure  de 
joie. 

Caderousse,  en  effet,  pleurait  réellement;  seulement, 
il  eût  été  difficile  de  dire  si  c'était  la  joie  ou  les  oignons 
qui  opéraientsur  la  glande  lacrymale  de  l'ancien  auber- 
giste du  pont  du  Gard. 

—  Tais-toi  donc,  hypocrite  ,  dit  Andréa  ;  tu  m'aimes, 
toi? 

—  Oui,  je  t'aime,  ou  le  diable  m'emporte;  c'est  une 
faiblesse,  dit  Caderousse,  je  le  sais  bien;  mais  c'est  plus 
fort  que  moi. 

—  Ce  qui  ne  t'empêche  pas  de  m'avoir  fait  venir  pour 
quelque  perfidie. 

—  Allons  donc  !  dit  Caderousse  en  essuyant  son  large 
couteau  à  son  tablier,  si  je  ne  l'aimais  pas,  est-ce  que  je 
supporterais  la  vie  misérable  que  tu  me  fais?  Regarde 
un  peu,  tu  as  sur  le  dos  l'habit  de  ton  domestique,  donc 
tu  as  un  domestique  ;  moi  je  n'en  ai  pas,  et  je  suis  forcé 
d'éplucher  mes  légumes  moi-même  :  tu  fais  fi  de  ma  cui- 
sine, parce  que  tu  dînes  à  la  lable  d'hôte  de  l'hôtel  des 
Princes  où  au  Café  de  Paris.  Eh  bien  !  moiaussije  pour- 
rais avoir  un  domestique,  moi  aussi  je  pourrais  avoir  un 
tilbuiy  ;  moi  aussi  je  pourrais  dîner  où  je  voudrais  :  eh 
bien!  pourquoi  est-ce  que  je  m'en  prive?  pour  ne  pas 


00  LK  COMTK  DE  MONTE-CRISTO. 

f.iire  (le  peine  ù  mon  petit  Benedetlo.  Voyons,  avoue  seu- 
lement que  je  le  pourrai?,  liein? 

Et  un  regard  parfaitement  clair  de  Caderousse  termina 
le  sens  de  la  phrase. 

— Allons,  dit  Andréa,  mettons  que  tu  m'aimes:  alors 
pourquoi  exiges-tu  que  je  vienne  déjeuner  avec  toi  ? 

—  Mais  pour  le  vbir,  le  petit. 

—  Pour  me  voir,  à  quoi  bon?  puisque  nous  avons  fait 
d'avance  toutes  nos  conditions. 

—  Eh!  cher  ami,  dit  Caderousse,  est-ce  qu'il  y  a  des 
testaments  sans  codicilles  ?  Mais  tu  es  venu  pourdéjeùner 
d'abord,  n'est-ce  pas?  Eh  bien!  voyons,  assieds-loi,  et 
commençons  par  ces  sardines  et  ce  beurre  frais,  que  j'ai 
mis  sur  des  feuilles  de  vigne  à  ton  intention,  méchant. 
Ah!  oui,  tu  regardes  ma  chambre,  mes  quatre  chaises  de 
paille,  mes  images  à  trois  francs  le  cadre.  Dame!  que 
veux-tu,  ça  n'est  pas  l'hôtel  des  Princes. 

—  Allons,  te  voilà  dégoûté  à  présent,  tu  n'es  plus  heu- 
reux, toi  qui  ne  demandais  qu'à  avoir  l'air  d'un  boulan- 
ger relire. 

Caderousse  poussa  un  soupir. 

—  Eh  bien,  qu'as-lu  à  dire?  tu  as  vu  ton  rêve  réalisé. 
■ —  J'ai  à  dire  que  c'est  un  rêve  ;  un  boulanger  retiré, 

mon  pauvre  Benedolto,  c'est  riche,  cela  a  des  rentes. 

—  Pardieu,  tu  en  as  des  rentes. 

—  Moi  ? 

—  Oui,  toi,  puisque  je  l'apporte  les  deux  cents  francs. 
Caderousse  haussa  les  épaules. 

—  C'est  humiliant,  dit-il,  de  recevoir  ainsi  de  l'argent 
donné  à  contre-cœur,  de  l'argent  éphémère,  qui  peut 
me  manquer  du  jour  au  lendemain.  Tu  vois  bien  que 
je  suis  obligé  de  faire  des  économies  pour  le  cas  où 
ta  prospérité  ne  durerait  pas.  Eh,  mon  ami!  la  fortune 


iUlif^' 


l.E  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  Cl 

est  inconstante,  comme  disait  raumônier...  du  régiment. 
Je  sais  bien  qu'elle  est  immense,  la  prospérité,  scélérat  ; 
tu  vas  épouser  la  fille  de  Danglars. 

—  Comment!  de  Danglars? 

—  Et  certainement  de  Danglars  !  Ne  faut-il  pas  que  je 
dise  du  baron  Danglars?  C'est  comme  si  je  disais  du 
comte  Benedetto.  Celait  un  ami,  Danglars,  ets'il  n'avait 
pas  la  mémoire  si  mauvaise,  il  devrait  m'inviter  à  la 
noce...  attendu  qu'il  estvenuàlamienne...oui,  oui,  oui, 
à  la  mienne  !  Dame  !  il  n'était  pas  si  lier  dans  ce  temps-là; 
il  était  petit  commis  chez  ce  bon  M.  Morrel.  J'ai 
dîné  plus  d'une  fois  avec  lui  elle  comte  de  Morcerf...  Va, 
tu  vois  que  j'ai  de  belles  connaissances,  et  que  si  je  vou- 
lais les  cultiver  un  petit  peu,  nous  nous  rencontrerions 
dans  les  mêmes  salons. 

—  Allons  donc,  ta  jalousie  te  fait  voir  des  arcs-en-ciel, 
Caderousse. 

—  C'est  bon,  Benedetto  mio,  on  sait  ce  que  l'on  dit. 
Peut-être  qu'im  jour  aussi  l'on  mettra  son  habit  des  di- 
manclies,  et  qu'on  ira  dire  à  une  porte  cochère  :  «Le 
cordon,  s'il  vous  plaît!  »  En  attendant,  assieds-toi  et 
mangeons. 

Caderousse  donna  l'exemple  et  se  mita  déjeuner  de 
bon  appétit,  et  en  faisant  l'éloge  de  tous  les  mets  qu'il 
servait  à  son  hôte.  Celui-ci  sembla  prendre  son  parti, 
déboucha  bravement  les  bouteilles  et  attaqua  la  bouilla- 
baisse et  la  morue  gratinée  à  l'ail  et  à  l'huile. 

—  Ah  !  compère,  dit  Caderousse,  il  paraît  que  lu  le 
raccommodes  avec  ton  ancien  maître  d'hôtel? 

—  Ma  foi,  oui,  répondit  Andréa,  chez  lequel,  jeune  et 
vigourcuxqu'il  était,  l'appétit  l'emportait  pourlc  moment 
sur  loute  autre  chose. 

—  El  tu  trouves  cela  bon,  coquin? 

4 


, .jL^ 


C2  LE  COMTR  DE  MONTK-CniSTtt. 

—  Si  bon  f|iieje  no  comproin1si)as  comment  un  liomnir- 
(jui  fiicasso  et  ([tii  mange  de  si  bonnes  chose?,  peut  trou- 
ver que  la  vie  est  mauvaise. 

—  Vois-tii,  (lit  Caderoiisse,  c'est  que  tout  mon  bonheur 
est  gâlé  par  une  seule  pensée. 

—  Laquelle? 

—  C'est  que  je  vis  aux  dépens  d'un  ami,  moi  qui  ai 
toujours  bravement  gagné  ma  vie  moi-même. 

—  Oh!  oh!  qu'à  cela  ne  tienne,  dit  Andréa,  j'ai 
assez  pour  deux,  ne  te  gène  pas. 

—  Non,  vraiment  :  tu  me  croiras  si  tu  veux,  à  la  fin 
de  chaque  mois,  j'ai  des  remords. 

—  Bon  Caderousse! 

—  C'est  au  point  qu'hier  je  n'ai  pas  voulu  prendre  les 
deux  cents  francs. 

—  Oui,  tu  voulais  me  parler  ;  mais  est-ce  bien  le  re- 
mords, voyons? 

—  Le  vrai  remords;  et  puis  il  m'était  venu  une  idée. 
Andréa  frémit  ;  il  frémissait  toujours  aux  idées  de  Ca- 
derousse. 

—  C'est  misérable,  vois-tu,  continua  celui-ci,  d'être 
toujours  à  attendre  la  fin  d'un  mois. 

—  Eh!  dit  philosophiquement  Andréa,  décidé  à  voir 
venir  son  compagnon,  la  vie  ne  se  passe-t-elle  pas  à  atten- 
dre? Moi,  par  exemple,  est-ce  que  je  fais  autre  chose  ? 
Eh  bien  ,  je  prends  patience,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  parce  qu'au  lieu  d'attendre  deux  cents  miséra- 
bles francs,  tu  en  attends  cinq  ou  six  mille,  peut-être  dix, 
peut-être  douze  même  ;  car  tu  es  un  cachottier  :  là-bas, 
tu  avais  toujours  des  boursicots,  des  lire-lires  que  tu  es- 
sayais de  soustraire  à  ce  pauvre  ami  Caderousse.  Heu- 
reusement qu'il  avait  le  nez  fin,  l'ami  Caderousse  en 
question. 


LE  COMTE  Di-:  MONTE-ÇlUSiO.  C-l 

—  Allons,  voilà  que  tu  vas  te  remettre  à  divaguer,  dit 
Andréa,  à  parler  et  cà,  reparler  du  passé  toujours  !  Mais  à 
quoi  bon  rabùclicr  comme  cela,  je  te  le  demande? 

—  Ah!  c'est  que  lu  as  vingt  et  un  ans,  loi,  et  que  tu 
peux  oublier  le  passé  ;  j'en  ai  cinquante,  et  je  suis  bien 
forcé  de  m'en  souvenir.  Mais  n'importe,  revenons  aux 
affaires. 

—  Oui. 

—  Je  voulais  dire  que  si  j'étais  à  ta  place... 

—  Eh  bien? 

—  Je  réaliserais... 

—  Comment!  tu  réaliserais... 

—  Oui,  je  demanderais  un  semestre  d'avance,  sous 
prétexte  que  je  veux  devenir  éligible,  et  (pie  je  vais  ache- 
ter une  ferme  ;  puis  avec  mon  semestre  je  décamperais. 

—  Tiens,  tiens,  liens,  lit  Andréa,  ce  n'est  pas  si  mal 
pensé,  cela,  peut-être  ! 

—  Mon  cher  ami,  dit  Caderousse,  mange  de  ma  cui- 
sine et  suis  mes  conseils,  tu  ne  t'en  trouveras  pas  plus 
mal,  physiquement  et  moralement. 

—  Eh  bien!  mais,  dit  Andréa,  pourquoi  ne  suis-tu  pas 
loi-même  le  conseil  que  tu  donnes?  pourquoi  ne  réalises- 
tu  pas  un  semestre,  une  année  même,  et  ne  te  retires-tu 
pas  à  Bruxelles?  Au  lieu  d'avoir  l'air  d'un  boulanger 
relire,  lu  aurais  l'air  d'un  banqueroutier  dans  l'exercice 
de  ses  fonctions  :  cela  est  bien  porté. 

—  Mais  comment  diable  veux-lu  que  je  me  retire  avec 
douze  cents  francs? 

—  Ah  !  Caderousse,  dit  Andréa,  comme  tu  te  fais  exi- 
geant !  Il  y  a  deux  mois  tu  mourais  de  faim. 

—  L'appétit  vient  en  mangeant,  dit  Caderousse  en 
montrant  ses  dents  comme  un  singe  qui  ritoucommeun 
tigre  qui  gronde.  Aussi,  ajouta-t-il  en  coupant  avec  ces 


04  LK  COM'I  E  DE  MOiNTE-CRlSTO. 

mêmes  dents,  si  blanches  et  si  aiguës,  malgré  l'âge,  une 
énorme  bouchée  de  pain,  j'ai  fait  un  plan. 

Les  plans  de  Caderousse  épouvantaient  Andréa  encore 
plus  que  ses  idées  ;  les  idées  n'étaient  que  le  germe,  le 
[ijan,  c'était  la  réalisation. 

—  Voyons  ce  plan,  dit-il  ;  ce  doit  être  joli  ! 

—  Pourquoi  pas?  Le  plan  grâce  auquel  nous  avons 
quitté  l'établissement  de  M.  Chose,  de  qui  venait-il, 
hein  ?  de  moi,  je  présuppose  ;  il  n'en  était  pas  plus  mau- 
vais, ce  me  semble,  puisque  nous  voilà  ici  ! 

—  Je  ne  dis  pas,  répondit  Andréa,  tu  as  quelquefois 
du  bon  ;  mais  enfin,  voyons  Ion  plan. 

—  Voyons,  poursuivit  Caderousse,  peux-tu,  toi,  sans 
débourser  un  sou,  me  faire  avoir  une  (piinzaine  de 
mille  francs...  non,  ce  n'est  pas  assez  de  quinze  mille 
francs,  je  ne  veux  pas  devenir  honnête  homme  à  moins 
de  trente  mille  francs  ? 

—  Non,  répondit  sèchement  Andréa,  non,  je  ne  le 
puis  pas. 

—  Tune  m'as  pas  compris,  à  ce  qu'il  paraît,  répondit 
froidement  Caderousse  d'un  air  calme;  je  l'ai  dit  sans 
débourser  un  sou. 

—  Ne  veux-tu  pas  que  je  vole  pour  gâter  toute  mon 
allaire,  et  la  tienne  avec  la  mienne,  et  qu't>n  nous  re- 
conduise là-bas  ? 

—  Oh  !  moi,  dit  Caderousse,  ça  m'est  bien  égal  qu'on 
me  reprenne  ;  je  suis  un  drôle  de  corps,  sais-tu  :je  m'en- 
nuie parfois  des  camarades;  ce  n'est  pas  comme  toi, 
sans  cœur,  qui  voudrais  ne  jamais  les  revoir! 

Andréa  (U  plus  que  frémir  celte  fois,  il  pâlit. 

—  Voyons,  Caderousse,  pas  de  bêtises,  dit-il. 

—  Et  non,  sois  donc  tranquille,  mon  petit  Benedetlo  ; 
mais  indique-moi  donc  un  petit  moyen  de  gagner  ces 


LE  œMTK  DE  MONTE-CKISTO.  65 

trente  mille  francs  sans  te  mêler  de  rien;  tu  me  laisse- 
ras faire,  voilà  tout  ! 

—  Eh  bien  !  je  verrai,  je  chercherai,  dit  Andréa. 

—  Mais,  en  attendant,  tu  pousseras  mon  mois  à  cinq 
cents  francs,  n'est-ce  pas?  J'ai  une  manie,  je  voudrais 
prendre  une  bonne  ! 

—  Eh  bien  !  tu  auras  tes  cinq  cents  francs,  dit  An- 
dréa; mais  c'est  lourd  pour  moi,  mon  pauvre  Cade- 
rousse...  tu  abuses... 

—  Bah  !  dit  Caderousse  ;  puisque  tu  puisesj  dans  des 
coffres  qui  n'ont  point  de  fond. 

On  eût  dit  qu'Andréa  attendait  là  son  compagnon, 
tant  son  œil  brilla  d'un  rnpide  éclair  qui,  il  est  vrai,  s'é- 
teignit aussitôt. 

—  Ça  c'est  la  vérité,  répondit  Andréa,  et  mon  pro- 
tecteur est  excellent  pour  moi. 

—  Ce  cher  protecteur,  dit  Caderousse,  ainsi  donc  il  te 
fait  par  mois?... 

—  Cinq  mille  francs,  dit  Andréa, 

—  Autant  de  mille  que  tu  me  fais  de  cents,  reprit 
Caderousse;  en  vérité,  il  n'y  a  que  des  bâtards  pour 
avoir  du  bonheur.  Cinq  mille  francs  par  mois...  Que 
diable  peut-on  faire  de  tout  cela? 

—  Eh,  mon  Dieu!  c'est  bien  vite  dépensé;  aussi,  j(3 
suis  comme  toi,  je  voudrais  bien  avoir  un  capital. 

—  Un  capital...  oui...  je  comprends...  tout  le  monde 
voudrait  bien  avoir  un  capital. 

—  Eh  bien,  moi,  j'en  aurai  un. 

—  Et  qui  est-ce  qui  te  le  fera?  ton  prince? 

—  Oui,  mon  prince;  malheureusement  il  faut  que 
j'attende. 

—  Que  lu  attendes  quoi?  demanda  Caderousse. 

—  Sa  mort. 

4. 


m  \A]  COMTE  \)E  M()NTl-:-CIUSTO. 

—  La  moil  (le  ton  piincc? 

—  Oui. 

—  Comment  cela? 

—  Parce  qu'il  m'a  porU'  sur  ton  teslamenl. 

—  Vrai? 

—  Parole  d'honneur  ! 

—  Pour  combien? 

—  Pour  cinq  cent  mille  ! 

—  Piicn  que  cela  ;  merci  du  peu. 

—  C'est  comme  je  te  le  dis. 

—  Allons  donc,  pas  possible  ! 
;^7                 —  Caderousse,  tu  es  mon  ami? 

^  —  Comment  donc  !  à  la  vie,  à  la  mort. 

—  Kli  bien,  je  vais  te  dire  uw  secret. 

—  Dis. 

—  Mais  écoute. 

—  01)  !  pardieu  !  muet  comme  mie  caipo. 

—  Eh  bien  !  je  crois... 

Andréa  s'arrêta  en  regardant  autour  de  lui. 

—  Tu  crois?...  N'aie  pas  peur,  pardiou  !  nous  sommes 
seuls. 

—  Je  crois  que  j'ai  retrouvé  mon  père. 

—  Ton  vrai  père? 

—  Oui. 

—  Pas  le  père  Cavalcanli? 

—  NoU;  puihquc  celui-là  est  re|)arti  ;  le  vrai,  comme 
lu  dis. 

—  VA  ce  père,  c'est... 

—  Eh  bien!  Caderousse,  c'est  le  comte  de  Monte-Cristo. 

—  IJah  ! 

—  Oui  ;  lu  comprends,  alors  tout  s'explique.  11  ne 
peu  pas  m'avouer  tout  haut,  à  ce  qu'il  paraît,  mais  il  me 
fait  reconiuiîtie  par  M.  Cavalcanli,  à  qui  il  donne 
cinquante  mille  francs  pour  ça. 


-^->^ 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  67 

—  Cinquante  mille  francs  pour  être  ton  père!  Moi  , 
j'aurais  accepté  [)our  moitié  prix,  pour  vingt  mille  ,  pour 
quinze  raille  ?  Comment  n'as-tu  pas  pensé  à  moi,  ingrat? 

—  Est-ce  que  je  savais  cela,  puisque  tout  s'est  fait 
tandis  que  nous  étions  là-bas? 

—  Ah  !  c'est  vrai.  Et  lu  dis  que,  par  son  testament?... 

—  Il  me  laisse  cinq  cent  mille  livres. 

—  Tu  en  es  sîir? 

—  Il  me  l'a  montré;  mais  ce  n'est  pas  le  tout. 

—  H  y  a  un  codicille,  comme  je  disais  tout  à  l'heure  ? 

—  Probablement. 

—  Et  dans  ce  codicille?... 

—  Il  me  reconnaît. 

—  Oh!  le  bon  homme  de  père,  le  brave  homme  de  père, 
rhoniu'''tissime  homme  de  [tère!  ditCaderousse  en  faisant 
tourner  en  l'air  une  assiette  qu'il  retint  entre  ses  deux 
mains. 

—  Voilà  !  dis  encore  que  j'ai  des  secrets  pour  toi  ! 

—  Non,  et  la  confiance  t'honore  à  mes  yeux.  El  ton 
iu'ince  de  père,  il  est  donc  liche,  richissime? 

—  .le  crois  bien.  Il  ne  connaît  jias  sa  fortune. 

—  Est-ce  possible? 

—  Dame!  je  le  vois  bien,  moi  qui  suis  reçu  chez  lui 
à  toute  heure.  L'autre  joui",  c'était  un  garçon  de  banque 
qui  lui  apportait  cinquante  mille  francs  dans  un  porle- 
feuille  gros  comme  ta  serviette  ;  hier  c'est  un  banquier 
qui  lui  ap[)orlail  cent  mille  francs  en  or. 

Caderousse  était  abasourdi  ;  il  lui  seml)lait  que  les  |)a- 
roles  du  jeune  homme  avaient  le  son  du  métal,  et  qu'il 
entendait  rouler  des  cascades  de  louis. 

—  Et  tu  vas  dans  cette  maison-là?  s'écria-t-il  avec 
naïveté. 

—  Quand  je  veux. 


68  LE  COMTE  DE  MONTE-CIUSTO. 

Caderousse  demeura  pensif  un  instant.  11  était  facile  de 
voir  qu'il  retournait  dans  son  esprit  quelque  profonde 
pensée. 

Puis  soudain  : 

—  Que  j'aimerais  à  voir  tout  cela!  s'écria-il,  et  comme 
tout  cela  doit  être  beau! 

—  Le  fait  est,  dit  Andréa,  que  c'est  magnifique  ! 

—  Et  ne  demeure-t-il  pas  avenue  des  Champs-Elysées? 

—  Numéro  trente. 

—  Ah!  dit  Caderousse,  numéro  trente? 

—  Oui,  une  belle  maison  isolée,  entre  cour  el  jardin, 
tu  ne  connais  que  cela. 

—  C'est  possible;  mais  ce  n'est  pas  l'extérieur  qui 
m'occupe,  c'est  l'intérieur:  les  beaux  meubles!  hein, 
qu'il  doit  y  avoir  là  dedans  ? 

—  As-lu  vu  quelquefois  les  Tuileries? 

—  Non. 

—  Eh  bien  !  c'est  plus  beau. 

—  Dis  donc,  Andréa,  il  doit  faire  bon  à  se  baisser 
quand  ce  bon  Monte-Cristo  laisse  tomber  sa  bourse? 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  ce  n'est  pas  la  peine  d'atteinlie  ce 
moment-là,  dit  Andréa,  l'argent  traîne  dans  celte  mai- 
son-là comme  les  fruits  dans  un  verger. 

—  Dis  donc,  tu  devrais  m'y  conduire  un  jour  avec  toi. 

—  Est-ce  que  c'est  possible,  et  à  quel  titre? 

—  Tu  as  raison  ;  mais  tu  m'as  fait  venir  l'eau  à  la  bouche; 
faut  absolument  que  je  voie  cela;  je  trouverai  un  moyen. 

—  Pas  de  bêtise,  Caderousse  ! 

—  Je  me  présenterai  comme  trotteur. 

—  11  y  a  des  tapis  partout. 

—  Ah  !  pécaire  !  alors  il  faut  que  je  me  contente  de 
voir  cela  on  imagination. 

—  C'est  ce  qu'il  y  a  de  mieux,  crois-moi. 


^Jl. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  Gî) 

—  Tùclie  au  moins  de  me  faire  comprendre  ce  que 
cela  peut  être. 

—  Connnent  veux-tu...? 

—  Rien  de  plus  facile.  Esl-ce  grand? 

—  Ni  trop  grand  ni  trop  petit. 

—  Mais  comment  est-ce  disiriltué? 

—  Dame!  il  me  faudrait  de  Tcncre  et  du  papier  pour 
la  ire  un  i»lan. 

—  En  voilà!  dit  vivement  (<aderousse. 

Et  il  alla  chercher  sur  un  vieux  secrétaire  une  leudlc 
de  papier  blanc,  de  l'encre  et  une  plume. 

—  Tiens,  dit  Caderousse,  trace-moi  tout  cela  sur  le 
papier,  mon  lils. 

Andréa  prit  la  plume  avec  un  im[)erceptible  sourire  et 
commença. 

—  La  maison,  comme  je  te  l'ai  dit,  est  entre  cour  et 
jaidin  ;  vois-tu,  comme  cela? 

Et  Andréa  lit  le  tracé  du  jardin,  de  la  cour  et  de  la 
maison. 

—  Des  grands  murs  ? 

—  Non,  huit  ou  dix  pieds  tout  au  plus. 

—  Ce  n'est  pas  prudent,  dit  Caderousse. 

—  Dans  la  cour,  des  caisses  d'orangers,  des  pelouses, 
des  massjifs  de  fleurs. 

—  Et  pas  de  pièges  à  loups? 

—  Non. 

—  Les  écuries? 

—  Aux  deux  cotés  de  la  grille,  où  lu  \ois,  là. 
Et  Andréa  continua  son  plan. 

—  Voyons  le  rez-de-chaussée,  dit  Caderousse. 

—  Au  rez-de-chaussée,  salle  à  manger,  deux  salons, 
salle  de  billard,  escalier  dans  le  vestibule,  et  petit  esca- 
lier dérobé. 


% 


70  LE  COMTK  DK  MONTE-CRISTO. 

—  Desfenêlies? 

—  Des  fenêtres  lïiagniliques,  si  belles,  si  larges,  que, 
ma  foi,  oui,  je  crois  qu'un  homme  de  fa  taille  passerait 
par  chaque  carreau. 

—  Pourquoi  diable  a-t-uu  des  escaliers  quand  on  a 
des  fenêtres  pareilles? 

—  Quevcux-tu!  le  luxe. 

—  Mais  des  volets? 

—  Oui,  des  volets,  mais  dont  on  ne  se  sert  jamais.  Un 
original,  ce  comte  de  Monte-Cristo,  qui  aime  à  voir  le 
ciel  même  pendant  la  nuit! 

—  Elles  domestiques,  où  couchent-ils? 

—  Oh  !  ils  ont  leur  maison  à  eux.  Figure-loi  un  joli 
hangar  à  droite  en  entrant,  où  l'on  serre  les  échelles. 
Eh  bien!  il  y  a  sur  ce  hangar  une  collection  dechctiubres 
pour  les  domestiques,  avec  des  sonnettes  correspondant 
aux  chambres. 

—  Ah  !  diable  !  des  sonnettes! 

—  Tu  dis?... 

—  Moi,  rien.  Je  dis  que  cela  coûte  très  cher  à  poser, 
les  sonnettes;  et  à  quoi  cela  sert-il,  je  te  le  demande? 

—  Autrefois  il  y  avait  un  chien  qui  se  promenait  la 
nuit  dans  la  cour,  mais  on  Ta  fait  conduire  à  la  maison 
d'Aulcuil,  tu  sais,  àcellc  où  tu  es  venu? 

—  Oui. 

—  Moi  je  lui  disais  encore  hier  :  C'est  imprudent  de 
votre  part,  monsieur  le  comte  ;  car  lorsque  vous  allez  à 
Auteuil  et  que  vous  emmenez  vos  domestiques  la  maison 
reste  seule. 

—  Eh  bien  ,  a-l-il  demandé,  après? 

—  Eh  bien  ,  après,  quelque  beau  jour  on  vous  volera. 

—  Qu'a-t-il  répondu? 

—  Ce  qu'il  a  répondu? 


LK  (OMTK  DE  MONTE-CRISTO.  71 

—  Oui. 

—  Il  a  n'potiilii  :  Kli  bien,  qu'csl-oe  que  cela  me  fait 
qu'on  nie  vole? 

—  Andrca,  il  y  a  quelque  secrétaire  à  mécanique. 

—  Comment  cela? 

— Oui,  qui  prend  le  voleur  dans  une  grille  et  qui  joue 
un  air.  On  m'a  dit  qu'il  y  en  avait  comme  cela  à  la  der- 
nière exposition. 

—  Il  a  tout  bonnement  un  secrétaire  en  acajou,  au- 
quel j'ai  toujours  vu  la  clé. 

—  Et  on  ne  le  vole  pas? 

—  Non,  les  gens  qui  le  servent  lui  sont  tous  dévoués. 

—  Il  doit  y  en  avoir  dans  ce  secrétaire-là,  hein  !  de  la 
monnaie? 

—  11  y  a  peut-être...  on  ne  peut  passavoir  ce  qu'il  y  a. 

—  Et  où  est-il? 

—  Au  premier. 

—  Fais-moi  donc  un  peu  le  plan  du  premier,  le  pelit, 
comme  tu  m'as  fais  celui  du  rez-de-chausséC? 

—  C'est  facile. 

Et  Aiulrea  reprit  la  plume.  > 

—  Au  premier,  vois-tu,  il  y  a  antichambre,  salon  ;  à 
droite  du  salon,  bibliollièque  et  cabinet  de  Iravail;  à 
gauche  du  salon,  une  chambre  à  coucher  et  un  cabinet 
de  loiletle.  C'est  dans  le  cabinet  de  toilette  qu'est  le  fa- 
meux, secrétaire. 

—  Et  une  fenêtre  au  cabinet  de  toilette? 

—  Deii\,  là  et  là. 

Et  Andréa  dessina  deux  fenêlresà  la  pièce  qui,  sur  le 
plan,  fais.iit  l'angle  et  figurait  comme  un  carré  moins 
grand  ajouté  au  carré  long  de  la  chambre  à  coucher. 

Caderousse  devint  rêveur. 

—  Et  va-t-il  souvent  à  Auteuil  ?  demunda-l-il. 


72  I.K  r.O.MTF.  DR  MONTi:-r.RISTO. 

—  Doux  ou  trois  fois  par  semaine;  demain,  par  exem- 
ple, il  doit  y  aller  passer  la  journée  ella  nuit. 

—  Tu  en  es  sûr  ? 

—  Il  m'a  invité  à  y  aller  diner. 

—  A  la  bonne  heure  !  voilà  une  existence,  dit  Cade- 
rousse:  maison  à  la  ville,  maison  à  la  cam  pagne! 

—  Voilà  ce  que  c'est  que  d'être  riche. 

—  Et  iras-tu  dîner? 

—  Probablement. 

—  Quand  tu  y  dînes,  y  couches-tu  ? 

—  Quand  cela  me  fait  plaisir.  Je  suis  chez  le  comte 
comme  chez  moi. 

Caderousse  regarda  le  jeune  homme  comme  pour  arra- 
cher la  vérité  du  fond  de  son  cœur.  Mais  Andréa  lira  une 
boîte  à  cigares  de  sa  poclie,  y  prit  un  bavaiîe  ,  l'alluma 
tranquillement  et  commença  à  le  fumer  sans  aflectation. 

—  Quand  veux-lu  les  cinq  cents  francs?  demanda-t-il 
à  Caderousse. 

—  Mais  tout  de  suite,  si  tu  les  as. 
Andréa  tira  vingt-cinq  louis  de  sa  poche. 

—  Des  jaunets,  dit  Caderousse;  non,  merci  ! 

—  Eh  bien  !   tu  les  méprises  ? 

—  .le  les  estime,  au  contraire  ;  mais  je  n'en  veux  pas. 

—  Tu  gagneras  le  change,  imbécile:  l'or  vaut  cinq 
sous. 

—  C'est  ça,  et  puis  le  changeur  fera  suivre  l'ami  Cade- 
l'ousse,  et  puis  on  lui  mettra  la  main  dessus,  et  puis  il 
faudra  qu'il  dise  quels  sont  les  fermiers  qui  lui  paient 
ses  redevances  en  or.  Pas  de  bêtises,  le  petit  :  de  l'argent 
tout  simplement,  des  pièces  rondes  à  l'efligic  d'un  mo- 
iiarcpie  (pielconque.  Tout  le  monde  [leut  atteindre  à  une 
pièce  de  cinq  francs. 

—  Tu  comprends  bien  que  je  n'ai  pascinq  cents  francs 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  73 

avec  moi:  il  m'aurait  fallu  prendre  un  commissionnaire. 

—  Eli  bien  !  laisse-les  chez  toi,  à  ton  concierge,  c'est 
lin  brave  homme,  j'irai  les  prendre. 

—  Aujourd'hui? 

—  Non,  demain  ;  aujourd'hui  je  n'ai  pas  le  temps. 

—  Eh  bien,  soit;  demain,  en  partant  pour  Auteuil, 
je  les  laisserai. 

—  Je  peux  compter  dessus  ? 

—  Parfaitement. 

—  C'est  que  je  vais  arrêter  d'avance  ma  bonne,  vois-to. 

—  Arrête.  Mais  ce  sera  fini,  hein?  tu  ne  me  tourmen- 
teras plus? 

• —  Jamais. 

Caderousse  était  devenu  si  sombre ,  qu'Andréa  crai- 
gnit d'être  forcé  de  s'apercevoir  de  ce  changement.  Il 
redoubla  donc  de  gaîté  et  d'insouciance. 

—  Comme  tu  es  guilleret,  dit  Caderousse  ;  on  dirait 
que  tu  tiens  déjà  ton  héritage  ! 

—  Non  pas,  malheureusement!...  Mais  le  jour  oiîje 
le  tiendrai... 

—  Eh  bien! 

—  Eh  bien  !  on  se  souviendra  des  amis  ;  je  ne  te  dis 
que  ça. 

—  Oui,  comme  tu  as  bonne  mémoire,  justement  ! 

—  Que  veux-tu?  je  croyais  que  tu  voulais  me  rançon- 
ner. 

—  Moi!  oh  !  quelle  idée  !  Moi  qui,  au  contraire,  vais 
encore  te  donner  un  conseil  d'ami. 

—  Lequel? 

—  C'est  de  laisser  ici  le  diamant  que  tu  as  à  ton  doigt. 
Ah  !  çà!  mais  tu  veux  donc  nous  faire  prendre?  tu  veux 
donc  nous  perdre  tous  les  deux,  que  tu  fais  de  pareilles 
bêtises  ? 

Y.  5 


74  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Pourquoi  cela?  dit  Andréa. 

—  Comment!  tu  prends  une  livrée,  tu  te  déguises  en 
domestique,  et  tu  gardes  à  ton  doigt  un  diamant  de 
quatre  à  cinq  mille  francs  ! 

—  Peste  !  tu  estimes  juste  !  Pourquoi  ne  te  fais-tu  pas 
commissaire-priseur  ? 

—  C'est  que  je  m'y  connais  en  diamants;  j'en  ai  eu. 

—  Je  te  conseille  de  t'en  vanter,  dit  Andréa,  qui,  sans 
se  courroucer,  comme  le  craignait  Caderousse,  de  cette 
nouvelle  extorsion,  livra  complaisamment  la  bague. 

Caderousse  le  regarda  de  si  près  qu'il  fut  clair  pour 
Andréa  qu'il  examinait  si  les  arêtes  de  la  coupe  étaient 
bien  vives. 

—  C'est  un  faux  diamant,  dit  Caderousse. 

—  Allons  donc,  fit  Andréa, plaisantes-tu? 

—  Oh  !  ne  te  fâche  pas,  on  peut  voir. 

Et  Caderousse  alla  à  la  fenêtre,  fit  glisser  le  diamant 
sur  le  carreau;  on  entendit  crier  la  vitre. 

—  Confiteor  !  dit  Caderousse  en  passant  le  diamant  à 
son  petit  doigt,  je  me  trompais;  mais  ces  voleurs  de 
joailliers  imitent  si  bien  les  pierres,  qu'on  n'ose  plus 
aller  voler  dans  les  boutiques  de  bijouterie  ;  c'est  encore 
une  branche  d'industrie  paralysée. 

—  Eh  bien  !  dit  Andréa,  est-ce  fini  ?  as-tu  encore  quel- 
que chose  à  me  demander?  te  faut-il  ma  veste?  \cux-tu 
ma  casquette?  Ne  te  gêne  pas  pendant  que  tu  y  es. 

—  Non,  tu  es  un  bon  compagnon  au  fond.  Je  ne  to 
retiens  plus,  et  je  lâcherai  de  me  guérir  de  mon  ambition. 

—  Mais  prends  garde,  qu'en  vendant  ce  diamant,  il  ne 
t'arrive  ce  que  tu  craignais  qu'il  t'arrivàt  pour  l'or. 

—  Je  ne  le  vendrai  pas ,  sois  tranquille. 

—  Non,  pas  d'ici  à  après-demain,  du  moins,  pensa  le 
jeune  homme. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  75 

—  Heureux  coquin,  ditCaderousse,  tu  t'en  vas  retrou- 
ver tes  laquais,  tes  chevaux,  ta  voiture  et  ta  fiancée. 

—  Mais  oui,  dit  Andréa. 

—  Dis  donc,  j'espère  que  tu  me  feras  un  joli  cadeau 
de  noces  le  Jour  où  tu  épouseras  la  fille  de  mon  ami 
Danglars? 

—  Je  t'ai  déjà  dit  que  c'était  une  imagination  que  tu 
t'étais  mise  entête. 

—  Combien  de  dot? 

—  Mais  je  te  dis... 

—  Un  million? 

Andréa  haussa  les  épaules. 

—  Va  pour  un  million,  dit  Caderousse  ;  tu  n'en  auras 
jamais  autant  que  je  t'en  désire. 

—  Merci,  dit  le  jeune  homme. 

—  Oh!  c'est  de  bon  cœur,  ajouta  Caderousse  en  riant 
de  son  gros  rire.  Attends  que  je  te  reconduise. 

—  Ce  n'est  pas  la  peine. 

—  Si  fait. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Oh  !  parce  qu'il  y  a  un  petit  secret  à  la  porte  ;  c'est 
une  mesure  de  précaution  que  j'ai  cru  devoir  adopter  ; 
serrure  Huret  et  Fichet ,  revue  et  corrigée  par  Gaspard 
Caderousse.  Je  t'en  confectionnerai  une  pareille  quand 
tu  seras  capitaliste. 

—  Merci,  dit  Andréa;  je  te  ferai  prévenir  huit  jours 
d'avance. 

lisse  séparèrent.  Caderousse  resta  sur  le  palier  jus- 
qu'à ce  qu'il  eût  vu  Andréa  non  seulement  descendre  les 
trois  étages,  mais  encore  traverser  la  cour.  Alors  il  rentra 
précipitamment,  ferma  la  porte  avec  soin,  et  se  mit  à  étu- 
dier, en  profond  architecte,  le  plan  que  lui  avait  laissé 
Andréa. 


Î6  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Ce  cher  Bencdetto,  dit-il,  je  crois  qu'il  ne  serait  pas 
fâché  d'hériter,  etque  celui  qui  avancera  le  jour  où  il  doit 
palper  ses  cinq  cent  mille  francs  ne  sera  pas  son  plus  mé- 
chant ami. 


V 

l'effraction. 

— Le  lendemain  du  jour  oii  avait  eulieu  la  conversation 
que  nous  venons  de  rapporter,  le  comte  de  Monte-Cristo 
était  en  effet  parti  pour  Auteuil  avec  Ali,  plusieurs  do- 
mestiques et  des  chevaux  qu'il  voulait  essayer.  Ce  qui 
avait  surtout  déterminé  ce  départ,  auquel  îl  ne  songeait 
même  pas  la  veille,  et  auquel  Andréa  ne  songeait  pas  plus 
que  lui,  c'était  l'arrivée  de  Bertuccio,  qui,  revenu  de 
Normandie,  rapportait  des  nouvelles  de  la  maison  et  de 
la  corvette.  La  maison  était  prête,  et  la  corvette,  arrivée 
depuis  huit  jours  et  à  l'ancre  daus  une  petite  anse  où  elle 
se  tenait  avec  son  équipage  de  six  hommes,  après  avoir 
rempli  toutes  les  formalités  exigées,  était  déjà  en  état 
de  reprendre  la  mer. 

Le  comte  loua  le  zèle  de  Bertuccio  et  l'invita  à  se  pré- 
parer à  un  prompt  départ,  son  séjour  en  France  ne  devant 
plus  se  prolonger  au  delà  d'un  mois. 

—  Maintenant,  lui  dit-il,  je  puis  avoir  besoin  d'aller 
en  une  nuit  de  Paris  au  Tréport;  je  veux  huit  relais  éche- 
lonnés sur  la  route,  qui  me  permettent  de  faire  cinquante 
lieues  en  dix  heures. 

—  Votre  Excellence  avait  déjà  manifesté  ce  désir,  ré- 
pondit Bertuccio,  et  les  chevaux  sont  tout  prêts.  Je  les  ai 
achetés  cl  cantonnés  moi-même  aux  endroits  les  pluscom- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  T7 

modes,  c'est  à  dire  dans  des  villages  où  personne  ne  s'ar- 
rôtc  ordinairement, 

— C'est  bien,  dit  Monte-Ciisto,  je  reste  ici  un  jour  ou 
deux,  arrangez-vous  en  conséquence. 

CommeBerluccioallaitsortir  pourordonner  tout  ce  qui 
avait  rapport  à  ce  séjour,  Baptistin  ouvrit  la  porte  ;  il  te- 
nait une  lettre  sur  un  plateau  de  vermeil. 

—  Que  venez-vous  faire  ici?  demanda  le  comte  en  le 
voyant  tout  couvert  de  poussière,  je  ne  vous  ai  pas  de- 
mandé, ce  me  semble? 

Baptistin,  sans  répondre,  s'approcha  du  comte  et  lui 
présenta  la  lettre. 

—  Importante  et  pressée,  dit-il. 
Le  comte  ouvrit  la  lettre  et  lut  : 

«  M.  de  Monte-Cristo  est  prévenu  que  cette  nuit  même 
un  homme  s'introduira  dans  sa  maison  des  Champs- 
Elysées  pour  soustraire  des  papiers  qu'il  croit  enfermés 
dans  le  secrétaire  du  cabinet  de  toilette  :  on  sait  M.  le 
comte  de  Monte-Cristo  assez  brave  pour  ne  pas  recourir 
à  l'intervention  de  la  police,  intervention  qui  pourrait 
compromettre  fortement  celui  qui  donne  cet  avis. 
M.  le  comte,  soit  par  une  ouverture  qui  donnera  de  la 
chambre  à  coucher  dans  le  cabinet,  soit  en  s'euibusquant 
dans  le  cabinet,  pourra  se  faire  justice  lui-même.  Beau- 
coup de  gens  et  de  précautions  apparentes  éloigneraient 
certainement  le  malfaiteur,  et  feraient  perdre  à  M.  de 
Monte-Cristo  cette  occasion  de  connaître  un  ennemi  que 
le  hasarda  fait  découvrir  àla  personne  qui  donne  cet  avis 
au  comte,  avis  qu'elle  n'aurait  peut-être  pas  l'occasion  de 
renouveler  si,  cette  première  entreprise  échouant,  le  mal- 
faiteur en  renouvelait  une  autre.  » 

Le  premiermouvemenldu  comte  fut  de  croire  à  une  ruse 
de  voleurs,  piège  grossier  qui  lui  signalait  un  danger  mé- 


78  LK  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

diocre  pour  l'exposer  à  un  danger  plus  grave.  Il  allait 
donc  faire  porter  la  lettre  à  un  commissaire  de  police, 
malgré  la  recommandation  et  peut-être  même  à  cause  de 
la  recommandalion  de  l'ami  anonyme,  quand  tout  à  coup 
l'idée  lui  vintquece  pouvaitêtre,  en  effet,  quelqueenne- 
mi  particulier  à  lui,  que  lui  seul  pouvait  reconnaître,  et 
dont,  le  cas  échéant,  lui  seul  pouvait  tirer  parti,  comme 
avait  fait  Fiesque  du  Maure  qui  avait  voulu  l'assassiner. 

On  connaît  le  comte  ;  nous  n'avons  donc  pas  besoin 
de  dire  que  c'était  un  esprit  plein  d'audace  et  de  vigueur, 
qui  se  roidissait  contre  l'impossible  avec  cette  énergie 
qui  fait  seule  les  hommes  supérieurs.  Par  la  vie  qu'il 
avait  menée,  par  la  décision  qu'il  avait  prise  et  qu'il 
avait  tenue  de  ne  reculer  devant  rien,  le  comte  en  était 
venu  à  savourer  des  jouissances  inconnues  dans  les  lut- 
tes qu'il  entreprenait  parfois  contre  la  nature,  qui  est 
Dieu,  et  contre  le  monde,  qui  peut  bien  passer  pour  le 
diable. 

— Ilsne  veulent  pas  me  voler  mes  papiers,  dit  Monte- 
Cristo,  ils  veulent  me  tuer;  ce  ne  sont  pas  des  voleurs, 
ce  sont  des  assassins.  Je  ne  veux  pas  que  M.  le  préfet 
de  police  se  mêle  de  mes  affaires  particulières.  Je  suis 
assez  riche,  ma  foi,  pour  dégrever  en  ceci  le  budget  de 
son  administration. 

Le  comte  rappela  Baptistin,  qui  était  sorti  de  la  cham- 
bre après  avoir  apporté  la  lettre. 

—  Vous  allez  retourner  à  Paris,  dit- il,  vous  ramène- 
rez ici  tous  les  domestiques  qui  restent.  J'ai  besoin  de 
tout  mon  monde  à  Auteuil. 

— ■  Mais  ne  restera-t-il  donc  personne  à  la  maison, 
monsieur  le  comte?  demanda  Baptistin. 

—  Si  fait,  le  concierge. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  79 

—  Monsieur  le  comte  réfléchira  qu'il  y  a  loin  de  la 
loge  à  la  maison . 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien,  on  pourrait  dévaliser  tout  le  logis,  sans 
qu'il  entendît  le  moindre  bruit. 

—  Qui  cela  ? 

—  Mais  des  voleurs. 

—  Vous  êtes  un  niais,  monsieur  Baptistin  ;  les  voleurs, 
dévalisassent-ils  tout  le  logement,  ne  m'occasionneront 
jamais  le  désagrément  que  m'occasionnerait  un  service 
rnal  fait. 

Baptistin  s'inclina. 

—  Vous  m'entendez,  dit  le  comte,  ramenez  vos  cama- 
rades depuis  le  premier  jusqu'au  dernier  ;  mais  que  tout 
reste  dans  l'état  habituel  ;  vous  fermerez  les  volets  du 
rez-de-chaussée,  voilà  tout. 

—  Et  ceux  du  premier  ? 

—  Vous  savez  qu'on  ne  les  forme  jamais.  Allez. 

Le  comte  fit  dire  qu'il  dînerait  seul  chez  lui,  et  ne 
voulait  être  servi  que  par  Ali. 

Il  dîna  avec  sa  tranquillité  et  sa  sobriété  habituelles, 
et  après  le  dîner,  faisant  signe  à  Ali  de  le  suivre,  il  sor- 
tit par  la  petite  porte,  gagna  le  bois  de  Boulogne  comme 
s'il  se  promenait,  prit  sans  afl'ectation  le  chemin  de  Pa- 
ris, et  àla  nuit  tombante  se  trouva  en  face  de  sa  maison 
des  Champs-Elysées. 

Tout  était  sombre  :  seule  une  faible  lumière  brûlait 
dans  la  loge  du  concierge,  distante  d'une  quarantaine  de 
pas  de  la  maison,  comme  l'avait  dit  Baptistin. 

Monte-Cristo  s'adossa  à  un  arbre,  et  de  cet  œil  qui  se 
trompait  si  rarement,  sonda  la  double  allée,  examina  les 
passants,  et  plongea  son  regard  dans  les  rues  voisines, 
afin  devoir  si  quelqu'un  n'était  point  embusqué.  Au  bout 


80  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

de  dix  minutes,  il  fut  convaincu  que  personne  ne  le  guet- 
tait. 

Il  courut  aussitôt  à  la  petite  porte  avec  Ali,  entra  pré- 
cipitamment, et,  par  l'escalier  de  service,  dont  il  avait  la 
clé,  rentra  dans  sa  chambre  à  coucher,  sans  ouvrir  ou 
déranger  un  seul  rideau,  sans  que  le  concierge  lui-même 
pût  se  douter  que  la  maison,  qu'il  croyait  vide,  avaitre- 
trouvé  son  principal  habitant. 

Arrivé  dans  la  chambre  à  coucher,  le  comte  lit  signe 
à  Ali  de  s'arrêter,  puis  il  passa  dans  le  cabinet,  qu'il 
examina;  tout  était  dans  Tétat  habituel;  le  précieux  se- 
crétaire à  sa  place,  et  la  clé  au  seciétaire;  il  le  ferma  à 
double  tour,  prit  la  clé,  revint  à  la  porte  de  la  chambre 
à  coucher,  enleva  la  double  gâche  du  verrou,  et  rentra. 

Pendant  ce  temps,  Ali  apportait  sur  une  table  les  armes 
que  le  comte  lui  avait  demandées,  c'est  à  dire  une  cara- 
bine courte  et  une  paire  de  pistolets  doubles,  dontlesca- 
nons  superposés  permettaient  de  viser  aussi  sûrement 
qu'avec  des  pistoletsde  tir.  Armé  ainsi,  le  comte  tenait  la 
vie  de  cinq  hommes  entre  ses  mains. 

11  était  neuf  heures  et  demie  à  peu  près  ;  le  comte  et  Ali 
mangèrent  à  la  hâte  un  morceau  de  pain  et  burent  un 
verre  de  vin  d'Espagne;  puis  Monte-Cristo  fit  glisser  un 
de  ces  panneaux  mobiles  qui  lui  4icrmettaient  de  voir 
d'une  pièce  dans  l'autre.  11  avait  à  sa  portée  ses  pistolets 
et  sa  carabine,  et  Ali,  debout  près  de  lui,  tenait  à  la  main 
une  de  ces  petites  haches  arabes  qui  n'ont  pas  changé  de 
'^orme  depuis  les  croisades. 

Par  une  des  fenêtres  de  la  chambre  à  coucher,  parallèle 
à  celle  du  cabinet,  le  comte  pouvait  voir  dans  la  rue. 

Deux  heures  se  passèrent  ainsi;  il  faisait  l'obscurité  la 
plus  profonde,  et  cependant  Ali,  grâce  à  sa  nature  sau- 
vage, et  cependant  le  comte,  grâce  sans  doute  à  unequa- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  81 

lité  acquise,  distinguaient  dans  celte  nuit  jusqu'aux  plus 
faibles  oscillations  des  arbres  de  la  cour. 

Depuis  longtemps  la  petite  lumière  de  la  loge  du  con- 
cierge s'était  éteinte. 

Il  était  à  présumer  que  l'attaque,  si  réellement  il  y  avait 
une  attaque  projetée,  aurait  lieu  par  l'escalier  du  rez-de- 
chaussée  et  non  par  une  fenêtre.  Danslesidées  de  Monte- 
Cristo,  les  malfaiteurs  en  voulaient  à  sa  vie  et  non  à  son 
argent.  C'était  donc  à  sa  chambre  à  coucher  qu'ils  s'atta- 
queraient, et  ils  parviendraient  à  sa  chambre  à  coucher 
soit  par  l'escalier  dérobé,  soit  par  la  fenêtre  du  cabinet. 

Il  plaça  Ali  devant  la  porte  de  l'escalier,  et  continua  de 
surveiller  le  cabinet. 

Onze  heures  trois  quarts  sonnèrent  à  l'horloge  des  In- 
valides ;  lèvent  d'ouest  apportait  sur  ses  humides  bouffées 
la  lugubre  vibration  des  trois  coups. 

Comme  le  dernier  coup  s'éteignait,  le  comte  crut  en- 
tendre un  léger  bruit  du  côté  du  cabinet  ;  ce  premier 
bruit,  ou  plutôt  ce  premier  grincement,  fut  suivi  d'un  se- 
cond, puis  d'un  troisième;  au  quatrième,  le  comte  savait 
à  quoi  s'en  tenir.  Une  main  fermeet  exercée  était  occupée 
à  couper  les  quatre  côtés  d'une  vitre  avec  un  diamant. 

Le  comte  sentit  battre  plus  rapidement  son  cœur.  Si 
endurcis  au  danger  que  soient  les  hommes,  si  bien  pré- 
venus qu'ils  soient  du  péril,  ils  comprennent  toujours, 
au  frémissement  de  leur  cœur  et  au  frissonnement  de  leur 
chair,  la  différence  énorme  qui  existe  entre  le  rêve  et  la 
réalité,  entre  le  projet  et  l'exécution. 

Cependant  Monte-Cristo  ne  fit  qu'un  signe  pour  préve- 
nir Ali  ;  celui-ci,  comprenant  que  le  danger  était  du  côté 
du  cabinet,  ht  un  pas  pour  se  rapprocher  de  son  maître. 
Monte-Cristo  était  avide  de  savoir  à  quels  ennemisetà 
combien  d'ennemis  il  avait  affaire. 


82  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

La  fenêtre  où  l'on  travaillait  était  en  face  de  l'ouverture 
par  laquelle  le  comte  plongeait  son  regard  dans  le  cabi- 
net. Ses  yeuv  se  fixèrent  donc  vers  cette  fenêtre  :  il  vit 
une  ombre  se  dessiner  plus  épaisse  sur  l'obscurité;  puis 
un  des  carreaux  devint  tout  à  fait  opaque,  comme  si  l'on 
y  collait  du  dehors  une  feuille  de  papier,  puis  le  carreau 
craqua  sans  tomber.  Par  l'ouverture  pratiquée,  un  bras 
passa  qui  chercha  l'espagnolette  ;  une  seconde  après  la 
fenêtre  tourna  sur  ses  gonds,  et  un  homme  entra. 

L'homme  était  seul. 

— Voilà  un  hardi  coquin,  murmura  le  comte. 

En  ce  moment  il  sentit  qu'Ali  lui  touchait  doucement 
l'épaule  ;  il  se  retourna  :  Ali  lui  montrait  la  fenêtre  de  la 
chambre  où  ils  étaient,  et  qui  donnait  sur  la  rue. 

Monte-Cristo  fit  trois  pas  vers  cette  fenêtre;  il  con- 
naissait l'exquise  délicatesse  des  sens  du  fidèle  servi- 
teur. En  effet,  il  vit  un  autre  homme  qui  se  détachait 
d'une  porte,  et,  montant  sur  une  borne,  semblait  cher- 
cher à  voir  ce  qui  se  passait  chez  le  comte. 

—  Bon  !  dit-il,  ils  sont  deux  :  l'un  agit,  l'autre  guette . 

11  fil  signe  à  Ali  de  ne  pas  perdre  des  yeux  l'homme  de 
la  rue,  et  revint  à  celui  du  cabinet. 

Le  coupeur  de  vitres  était  entré  et  s'orientait;  les  bras 
tendus  en  avant. 

Enfin  il  parut  s'être  rendu  compte  de  toutes  choses;  il 
y  avait  deuji  portes  dans  le  cabinet,  il  alla  pousser  les 
verroux  de  toutes  deux. 

Lorsqu^il  s'approcha  de  celle  de  la  chambre  à  cou- 
cher, Monte-Cristo  crut  qu'il  venait  pour  entrer,  et  pré- 
para un  de  ses  pistolets  ;  mais  il  entendit  simplement  le 
bruit  des  verroux  glissant  dans  leurs  anneaux  de  cui- 
vre. C'était  une  précaution,  voilà  tout  ;  le  nocturne  visi- 
teur, ignorant  le  soin  qu'avait  pris  le  comte  d'enlever  les 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  83 

gâches,  pouvait  désormais  se  croire  chez  lui  et  agir  en 
toute  tranquillité. 

Seul  et  libre  de  tous  ses  mouvements,  l'homme  alors 
tira  de  sa  large  poche  quelque  chose,  que  le  comte  put 
distinguer,  posa  ce  quelque  chose  sur  un  guéridon,  puis 
il  alla  droit  au  secrétaire,  le  palpa  à  Tendroit  de  la  ser- 
rure, et  s'aperçut  «que,  contre  son  attente,  la  clé  man- 
quait. 

Mais  le  casseur  de  vitres  était  un  homme  de  précaution 
et  qui  avait  tout  prévu  ;  le  comte  entendit  bientôt  ce 
froissement  du  fer  contre  le  fer  que  produit,  quand  on  le 
remue,  ce  trousseau  de  clés  informes  qu'apportent  les 
serruriers  quandon  les  envoie  chercher  pour  ouvrir  une 
porte,  et  auxquels  les  voleurs  ont  donné  le  nom  de  rossi- 
gnols, sans  doute  à  cause  du  plaisir  qu'ils  éprouvent  à 
entendre  leur  chant  nocturne,  lorsqu'ils  grincent  contre 
le  pêne  de  la  serrure. 

— Ah  !  ah!  mumura  Monte-Cristo  avec  un  sourire  de 
désappointement,  ce  n'est  qu'un  voleur. 

MaisThomme,  dans  l'obscurité,  ne  pouvait  choisir  l'ins- 
trument convenable.  Il  eut  alors  recours  à  l'objet  qu'il 
avait  posé  sur  le  guéridon;  il  fit  jouer  un  ressort,  et 
aussitôt  une  lumière  pâle,  mais  assez  vive  cependant  pour 
qu'on  pût  voir,  envoya  son  reflet  doré  sur  les  mains  et  sur 
le  visage  de  cet  homme. 

—  Tiens  !  lit  tout  à  coup  Monte-Cristo  en  se  reculant 
avec  un  mouvement  de  surprise,  c'est... 

Ali  leva  sa  hache. 

—  Ne  bouge  pas,  lui  dit  Monte-Cristo  tout  bas,  et  laisse 
là  ta  hache,  nous  n'avons  plus  besoin  d'armes  ici. 

Puis  il  ajouta  quelques  mots  en  baissant  encore  la  voix, car 
l'exclamation,  si  faible  qu'elle  lût,  que  la  surprise  avait  ar- 
rachée au  comte,  avait  suffi  pour  faire  tressaillir  l'homme, 


84  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

qui  t'tait  reste'  dans  la  pose  du  rémouleur  antique. 

C'était  un  ordre  que  venait  de  donner  le  comte,  caraus- 
sitôt  Ali  s'éloigna  sur  la  pointe  du  pied,  détacha  de  la 
muraille  de  l'alcôve  un  vêlement  noir  et  un  chapeau  trian- 
gulaire. Pendant  ce  temps,  Monte-Cristo  ôtaitrapidement 
sa  redingote,  son  gilet  et  sa  chemise,  et  l'on  pouvait, 
grâce  au  rayon  de  lumière  filtrant  parla  fente  du  panneau, 
reconnaître  sur  ïa  poitrine  du  comte  une  de  ces  souples  et 
fines  tuniques  de  mailles  d'acier,  dont  la  dernière,  dans 
cette  France  où  l'on  ne  craiat  plus  les  poignards,  fut 
peut-être  portée  par  le  roi  Louis  XVI,  qui  craignait  le 
couteau  pour  sa  poitrine,  et  qui  fut  frappé  d'une  hache  à 
a  tête. 

Cette  tunique  disparut  bientôt  sous  une  longue  sou- 
tane, comme  les  cheveux  du  comte  sous  une-perruque  à 
tonsure;  le  chapeau  triangulaire,  placé  sur  la  perruque, 
acheva  de  changer  le  comte  en  abbé. 

Cependantl'homme,  n'entendant  plus  rien,  s'était  re- 
levé, et  pendant  le  temps  que  Monte-Cristo  opérait  sa  mé- 
tamorphose, était  allé  droit  au  secrétaire,  dont  la  serrure 
commençait  à  craquer  sous  son  rossignol. 

—  Bon!  mumura  le  comte,  lequel  se  reposait  sans 
doute  sur  quelque  secret  de  serrurerie  qui  devait  être  in- 
connu au  crocheteur  de  portes,  si  habile  qu'il  fut  :  bon  ! 
tu  en  as  pour  quelques  minutes.  Et  il  alla  à  la  fenêtre. 

L'homme  qu'il  avait  vu  monté  sur  une  borne  en  était 
descendu,  et  se  promenait  toujours  dans  la  rue;  mais, 
chose  singulière,  au  lieu  de  s'inquiéter  de  ceux  qui  pou- 
vaient venir,  soit  par  l'avenue  des  Champs-Elysées,  soit 
par  le  faubourg  Saint-Honoré,  il  ne  paraissait  préoccupé 
que  de  ce  qui  se  passait  chez  le  comte,  et  tous  ses  mouve- 
ments avaient  pour  but  de  voir  ce  qui  se  passait  dans  le 
cabinet. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  85 

Monte-Cristo,  tout  à  coup,  se  frappa  le  front  et  laissa 
errer  sur  ses  lèvre  entr'ouvertes  un  rire  silencieux. 
Puis,  se  rapprochant  d'Ali: 

—  Demeure  ici,  lui  dit-il  tout  bas,  caché  dans  Tobscu- 
rité,  et  quel  que  soit  le  bruit  que  tu  entendes,  quelque 
chose  qui  se  passe,  n'entre  et  ne  te  montre  que  si  je  t'ap- 
pelle par  ton  nom. 

Ali  fit  signe  de  la  tête  qu'il  avait  compris  et  qu'il  obéi- 
rait. 

Alors  Monte-Cristo  tira  d'une  armoire  une  bougie  tout 
allumée,  et  au  moment  où  le  voleur  était  le  plus  occupé  à 
sa  serrure,  il  ouvrit  doucement  laporte,  ayantsoin  quela 
lumière  qu'il  tenaità  la  main  donnât  tout  entière  sur  son 
visage. 

La  porte  tourna  si  doucement  que  le  voleur  n'entendit 
pas  le  bruit.  Mais,  à  son  grand  étonnement,  il  vit  tout  à, 
coup  la  chambre  s'éclairer. 

Il  se  retourna. 

—  Eh  !  bonsoir,  cher  monsieur  Caderousso ,  ditMonle- 
Cristo  ;  que  diable  venez-vous  donc  faire  ici  à  une  pa- 
reille heure  ? 

—  L'abbé  Busoni  !  s'écria  Caderousse. 

Et  ne  sachant  comment  cette  étrange  apparition  était 
venue  jusqu'à  lui,  puisqu'il  avait  fermé  les  portes,  il  laissa 
tomber  son  trousseau  de  fausses  clés,  et  resta  immobile 
et  comme  frappé  de  stupeur. 

Le  comte  alla  se  placer  entre  Caderousse  et  la  fenêtre, 
coupant  ainsi  au  voleur  terrifié  son  seul  moyen  de  re- 
traite. 

—  L'abbé  Busoni  !  répéta  Caderousse  en  fixant  sur  le 
comte  des  yeux  hagards. 

—  Eh  bien  !  sans  doute,  l'abbé  Busoni,  reprit  Monte- 
Cftsto,  lui-même  en  .personne,  et  je  suis  bien  aise  que 


86  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

VOUS  me  reconnaissiez,  mon  cher  monsieur  Caderousse; 
cela  prouve  que  nous  avons  bonne  mémoire,  car  si  je  ne 
me  trompe,  voilà  tantôt  dix  ans  que  nous  ne  nous  sommes 
vus. 

Ce  calme,  cette  ironie,  cette  puissance,  frappèrent  l'es- 
prit de  Caderousse  d'une  terreur  vertigineuse. 

—  L'abbé,  l'abbé  !  murmura-t-il  en  crispant  ses  poings 
et  en  faisant  claquer  ses  dents. 

—  Nous  voulons  donc  voler  le  comte  de  Monte-Cristo? 
continua  le  prétendu  abbé. 

—  Monsieur  l'abbé,  murmura  Caderousse  cherchant  à 
gagner  la  fenêtre  que  lui  interceptait  impitoyablement  le 
comte,  monsieur  l'abbé,  je  ne  sais...  je  vous  prie  de 
croire...  je  vous  juie... 

—  Un  carreau  coupé,  continua  le  comte,  une  lanterne 
sourde,  un  trousseau  de  rossignols,  un  secrétaire  à  demi 
forcé,  c'est  clair  cependant. 

Caderousse  s'étranglait  avec  sa  cravate,  il  cherchait  un 
angle  où  se  cacher,  un  trou  par  où  disparaître. 

— Allons,  dit  le  comte,  je  vois  que  vous  êtes  toujours 
le  même,  monsieur  l'assassin. 

—  Monsieurl'abbé,  puisquevous  savez  tout,  vous  savez 
que  ce  n'est  pas  moi,  que  c'est  la  Carconte;  c'a  été  re- 
connu au  procès,  puisqu'ils  ne  m'ont  condamné  qu'aux 
galères. 

— Vous  avez  donc  fini  votre  temps,  que  je  vous  re  trouve 
en  train  de  vous  y  faire  ramener? 

—  Non,  monsieur  l'abbé,  j'ai  étédélivré  par  quelqu'un. 

—  Ce  quelqu'un-là  a  rendu  un  charmant  service  à  la 
société. 

— Ah!  dit  Caderousse,  j'avais  cependantbien  promis... 

—  Ainsi,  vous  êtes  en  rupture  de  ban?  interrompit 
Monte-Cristo . 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  87 

—  Hélas  !  oui,  fit  Caderousse,  très  inquiet. 

—  Mauvaise  récidive...  Cela  vous  conduira,  si  je  ne  me 
trompe,  à  la  place  de  Grève.  Tant  pis,  tant  pis,  diavolo! 
comme  disent  les  mondains  de  mon  pays. 

— Monsieur  l'abbé,  je  cède  à  un  entraînement... 

—  Tous  les  criminels  disent  cela. 

—  Le  besoin... 

—  Laissez  donc,  ditdédaigneusementBusonijlebesoin 
peut  conduire  à  demander  l'aumône,  à  voler  un  pain  à 
la  porte  d'un  boulanger,  mais  non  avenir  forcer  un  secré- 
taire dans  unemaison  que  l'on  croit  inhabitée.  Et  lorsque 
lebijoutierJoannès  venait  de  vous  compter  quarante-cinq 
mille  francs  en  échange  du  diamant  que  je  vous  avais 
donné, etque  vous  l'avez  tué  pour  avoir  le  diamant  et  l'ar- 
gent, était-ce  aussi  le  besoin  ? 

—  Pardon,  monsieur  l'abbé,  dit  Caderousse  ;  vous  m'a- 
vez déjà  sauvé  une  fois,  sauvez-moi  encore  une  seconde. 

—  Cela  ne  m'encourage  pas. 

—  Êtes-vous  seul,  monsieur  l'abbé?  demanda  Cade- 
rousse enjoignant  les  mains,  ou  bienavez-vouslà  desgen- 
darmes tout  prêts  à  me  prendre  ? 

—  Je  suis  tout  seul,  dit  l'abbé,  et  j'aurai  encore  pitié 
de  vous,  et  je  vous  laisserai  aller  au  risque  des  nouveaux 
malheurs  que  peut  amener  ma  faiblesse,  si  vous  me  dites 
toute  la  vérité. 

— Ah  !  monsieur  l'abbé  !  s'écria  Caderousse  enjoignant 
les  mains  et  en  se  rapprochant  d'un  pas  de  Monte-Cristo, 
je  puis  bien  dire  que  vous  êtes  mon  sauveur,  vous! 

—  Vous  prétendez  qu'on  vous  a  délivré  du  bagne  ? 

—  Oh  !  ça,  foi  de  Caderousse,  monsieur  l'abbé  ! 

—  Qui  cela? 

—  Un  Anglais.  . 

—  Comment  s'appelait-il  ? 


88  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Lord  Wilmore. 

—  Je  le  connais  ;  je  saurai  donc  si  vous  mentez. 

—  Monsieur  Tabbé,  je  dis  la  vérité  pure. 

—  Cet  Anglais  vous  protégeait  donc  ? 

—  Non  pas  moi,  mais  un  jeune  Corse  qui  était  mon 
compagnon  de  chaîne. 

—  Comment  se  nommait  ce  jeune  Corse  ? 
— Benedetto. 

—  C'est  un  nom  de  baptrme. 

—  Il  n'en  avait  pas  d'autre,  c'était  un  enfant  trouvé. 

—  Alors  ce  jeune  homme  s'est  évadé  avec  vous  ? 
--  Oui. 

—  Comment  cela  ? 

—  Nous  travaillionsà  Saint-Mandrier,  près  de  Toulon. 
Connaissez- vous  Saint-Mandrier? 

—  Je  le  connais. 

—  Eh  bien  !  pendant  qu'on  dormait,  de  midi  à  une 
heure... 

—  Des  forçats  qui  font  la  sieste  !  Plaignez  donc  ces 
gaillards-là,  dit  l'abbé. 

—  Dame  !  lit  Caderousse,  on  ne  peut  pas  toujours  tra- 
vailler, on  n'est  pas  des  chiens. 

—  Heureusement  pour  les  chiens,  dit  Monte-Cristo. 

—  Pendant  que  les  autres  faisaient  donc  la  sieste,  nous 
nous  sommes  éloignés  un  petit  peu,  nous  avons  scié  nos 
fers  avec  une  lime  que  nous  avait  fait  parvenir  l'Anglais, 
et, nous  nous  sommes  sauvés  à  la  nage. 

—  Et  qu'est  devenu  ce  Benedetto? 

—  Je  n'en  sais  rien. 

—  Vous  devez  le  savoir  cependant. 

—  Non,  en  vérité.  Nous  nous  sommes  séparés  à  Hyères. 
Et  pour  donner  plus  de  poids  à  sa  protestation,  Cade- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  89 

rousse  fit  encore  un  pas  vers  l'abbé,  qui  demeura  innno- 
bile  à  sa  place,  toujours  calme  et  interrogateur. 

—  Vous  mentez!  dit  l'abbé  Busoni,  avec  un  accent 
d'irrésistible  autorité. 

—  Monsieur  l'abbé  !... 

—  Vous  mentez  !cet  liomme  est  encore  votre  ami,  et 
vous  vous  servez  de  lui  comme  un  complice  peut-être? 

—  Oh!  monsieur  l'abbé!.,. 

—  Depuis  que  vous  avez  quitté  Toulon,  comment 
avez-vous  vécu?  Répondez. 

—  Comme  j'ai  pu. 

—  Vous  mentez!  reprit  une  troisième  fois  l'abbé  avec 
un  accent  plus  impératif  encore. 

Caderousse,  terrifié,  regarda  le  comte. 

—  Vous  avez  vécu,  reprit  celui-ci,  de  l'argent  qu'il 
vous  a  donné. 

—  Eh  bien!  c'est  vrai,  dit  Caderousse,  Benedetto  est 
devenu  un  fils  de  grand  seigneur. 

—  Comment  peut-il  être  fils  d'un  grand  seigneur? 
—Fils  naturel. 

—  Et  comment  nommez-vous  ce  grand  seigneur? 

—  Le  comte  de  Monte-Cristo,  celui-là  même  chez  qui 
nous  sommes. 

— Benedetto  le  fils  du  comte?  reprit  Monte-Cristo, 
étonné  à  son  tour. 

—  Dame,  il  faut  bien  croire,  puisque  le  comte  lui  a 
trouvé  un  faux  père,  puisque  le  comte  lui  fait  quatre  mille 
h'ancs  par  mois,  puisque  le  comte  lui  laisse  cinq  cent 
mille  francs  par  son  testament. 

—  Ah  !  ah  !  fit  le  faux  abbé,  qui  commençait  à  compren- 
dre ;  et  quel  nom  porte,  en  attendant,  ce  jeune  homme? 

—  Il  s'appelle  Andréa  Cavalcanti. 

—  Alors  c'est  ce  jeune  homme  que  mon  ami  le  comte 


90  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

de  Monte-Cristo  reçoit  chez  lui,  et  qui  va  épouser  made- 
moiselle Danglars  ? 

—  Justement. 

—  Et  vous  souffrez  cela,  misérable!  vous  qui  con- 
naissez sa  vie  et  sa  flétrissure  ? 

—  Pourquoi  voulez-vous  que  j'empêche  un  camarade 
de  réussir?  dit  Caderousse. 

—  C'est  juste,  ce  n'est  pas  à  vous  de  prévenir  M.  Dan- 
glars, c'est  à  moi. 

—  Ne  faites  pas  cela,  monsieur  l'abbé!... 

—  Et  pourquoi? 

—  Parce  que  c'est  notre  pain  que  vous  nous  feriez 
perdre. 

— Et  vous  croyez  que,  pour  conserver  le  pain  à  des 
misérables  comme  vous,  je  me  ferai  le  fauteur  de  leur 
ruse,  le  complice  de  leurs  crimes? 

—  Monsieur  l'abbé  !  dit  Caderousse  en  se  rapprochant 
encore. 

—  Je  dirai  tout. 
—A  qui? 

—  A  M.  Danglars. 

—  Tron-de-l'air  !  s'écria  Caderousse  en  tirant  un  cou- 
teau tout  ouvert  de  son  gilet,  et  en  frappant  le  comte  au 
milieu  de  la  poitrine,  tu  ne  diras  rien,  l'abbé! 

Au  grand  étonnement  de  Caderouàse,  le  poignard,  au 
lieu  de  pénétrer  dans  la  poitrine  du  comte,  rebroussa 
émoussé. 

En  même  temps  le  comte  saisit  de  la  main  gauche  le 
poignet  de  l'assassin,  et  le  tordit  avec  une  telle  force  que 
le  couteau  tomba  de  ses  doigts  roidis,  et  que  Caderousse 
poussa  un  cri  de  douleur. 

Mais  le  comte,  sans  s'arrêter  à  ce  cri,  continua  de  tor- 
dre le  poignet  du  bandit  jusqu'à  ce  que,  le  bras  dislo- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  9t 

que,  il  tombât  d'abord  à  genoux,  puis  ensuite  la  face 
contre  terre. 

Le  comte  appuya  son  pied  sur  sa  tête  et  dit  : 

— Je  ne  sais  qui  me  retient  de  te  briser  le  crâne,  scé- 
lérat ! 

— Ah!  grâce!  grâce  !  cria  Caderousse. 

Le  comte  retira  son  pied. 

—  Relève-toi!  dit- il. 
Caderousse  se  releva. 

—  Tudieu!  quel  poignet  vous  avez,  monsieur  l'abbé! 
dit  Caderousse,  caressant  son  bras  tout  meurtri  par  les 
tenailles  de  chair  qui  l'avaient  étreint;  tudieu!  quel 
poignet  ! 

—  Silence.  Dieu  me  donne  la  force  de  dompter  une 
bête  féroce  comme  toi  ;  c'est  au  nom  de  ce  Dieu  que 
j'agis;  souviens-toi  décela,  misérable,  et  l'épargner  en 
ce  moment  c'est  encore  servir  les  desseins  de  Dieu. 

—  Ouf!  lit  Caderousse,  tout  endolori. 

—  Prends  cette  plume  et  ce  papier,  et  écris  ce  que  je 
vais  te  dicter. 

—  Je  ne  sais  pas  écrire,  monsieur  l'abbé. 

—  Tu  mens  ;  prends  cette  plume  et  écris  ! 
Caderousse,  subjugué  par  cette  puissance  supérieure, 

s'assit  et  écrivit  : 

«  Monsieur,  l'homme  que  vous  recevez  chez  vous  et 
à  qui  vous  destinez  votre  fille,  est  un  ancien  forçat,  échap- 
pé avec  moi  du  bagne  de  Toulon  ;  il  portait  le  n"  59  et 
moi  le  n»  58. 

»  Il  se  nommait  Benedetto  ;  mais  il  ignore  lui-même 
son  véritable  nom,  n'ayant  jamais  connu  ses  parents.  » 

—  Signe!  continua  le  comte. 

—  Mais  vous  voulez  donc  me  perdre? 

—  Si  je  voulais  te  perdre,  imbécile,  je  te  traînerais 


92  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

jusqu'au  premier  corps- de-garde  ;  d'ailleurs,  à  Tlieure 
où  le  billet  sera  rendu  à  son  adresse,  il  est  probable  que 
tu  n'auras  plus  rien  à  craindre  ;  signe  donc. 

Caderousse  signa. 

— L'adresse  :  A  monsieur  le  baron  Danglars,  banquier, 
rue  de  la  Chaussée-d'Antin. 

Caderousse  écrivit  l'adresse. 

L'abbé  prit  le  billet. 

—  Maintenant,  dit-il,  c'est  bien,  va-t'en. 

—  Par  où  ? 

—  Par  où  tu  es  venu. 

—  Vous  voulez  que  je  sorte  par  cette  fenêlrc? 

—  ïu  y  es  bien  entré. 

—  Vous  méditez  quelque  chose  contre  moi,  monsieur 
l'abbé  ? 

—  Imbécile,  que  veux-tu  que  je  médite? 

—  Pourquoi  ne  pas  m'ouvrir  la  porte? 

—  A  quoi  bon  réveiller  le  concierge? 

—  Monsieur  l'abbé,  dites-moi  que  vous  ne  voulez  pas 
ma  mort. 

—  Je  veux  ce  que  Dieu  veut. 

—  Mais  jurez-moi  que  vous  ne  me  frapperez  pas  tandis 
que  je  descendrai. 

—  Sot  et  lâche  que  tu  es  ! 

—  Que  voulez-vous  faire  de  moi? 

—  Je  te  le  demande.  J'ai  essayé  d'en  faire  un  hominc 
heureux,  et  je  n'en  ai  f;\it  qu'un  assassin  ! 

—  Monsieur  l'abbé,  dit  Caderousse,  tentez  une  der- 
nière épreuve. 

—  Soit,  dit  le  comte.  Écoute,  tu  sais  que  je  suis 
homme  de  parole? 

—  Oui,  dit  Caderousse, 

—  Si  tu  rentres  chez  toi  sain  et  sauf... 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  93 

—  A  moins  que  ce  ne  soit  de  vous,  qu'ai-je  à  crain- 
dre? 

—  Si  tu  rentres  chez  toi  sain  et  sauf,  quitte  Paris, 
quitte  la  France,  et  partout  où  tu  seras,  tant  que  tu  te 
conduiras  honnêtement,  je  te  ferai  passer  une  petite  pen- 
sion; car  si  tu  rentres  chez  toi  sain  et  sauf,  eh  bien... 

— Eh  bien?  demanda  Caderousse  en  frémissant. 

—  Eh  bien  !  je  croirai  que  Dieu  t'a  pardonné,  et  je  te 
pardonnerai  aussi. 

—  Vrai  comme  je  suis  chrétien,  bulbutia  Caderousse 
en  reculant,  vous  me  fuites  mourir  de  peur! 

—  Allons,  va-t'en!  dit  le  comte  en  montrant  du  doigt 
la  fenêtre  à  Caderousse. 

Caderousse,  encore  mal  rassuré  par  cette  promesse, 
enjamba  la  fenêtre  et  mit  le  pied  sur  l'échelle. 
Là,  il  s'arrêta  tremblant. 

—  Maintenant  descends,  dit  l'abbé  en  se  croisant  les 
bras. 

Caderousse  commença  de  comprendre  qu'il  n'y  avait 
rien  à  craindre  de  ce  côté,  et  descendit. 

xVlors  le  comte  s'approcha  avec  la  bougie,  de  sorte  qu'on 
pût  distinguer  des  Champs-Elysées  cet  homme  qui  des- 
cendait d'une  fenêtre  éclairé  par  un  autre  homme. 

—  Que  faites-vous  donc,  monsieur  l'abbé?  dit  Cade- 
rousse ;  s'il  passait  une  patrouille... 

Et  il  souffla  la  bougie. 

Puis  il  continua  de  descendre  ;  mais  ce  ne  fut  que  lors- 
qu'il sentit  le  sol  du  jardin  sous  son  pied  qu'il  fut  suffi- 
samment rassuré. 

M(mte-Cristo  rentra  dans  sa  chambre  à  coucher,  et 
Jetant  un  coup  d'œil  rapide  du  jardin  à  la  rue,  il  vit  d'a- 
bord Caderousse  qui,  après  être  descendu,  faisait  un  dé- 
tour dans  le  Jardin  et  allait  planter  son  échelle  à  Textré- 


94  LE  COMTE  DE  MOiNTE-CRISTO. 

mité  de  la  muraille,  afin  de  sortir  à  une  autre  place  que 
celle  par  laquelle  il  était  entré. 

Puis,  passant  du  jardin  à  la  rue,  il  vit  Thomnie  qui 
semblait  attendre,  courir  parallèlement  dans  la  rue  et  se 
placer  derrière  l'angle  même  près  duquel  Caderousse  al- 
lait descendre. 

Caderousse  monta  lentement  sur  l'échelle,  et,  arrivé 
aux  derniers  échelons,  passa  sa  tête  par-dessus  le  chape- 
ron pour  s'assurer  que  la  rue  était  bien  solitaire. 
On  ne  voyait  personne,  on  n'entendait  aucun  bruit. 
Une  heure  sonna  aux  Invalides. 
Alors  Caderousse  se  mit  à  cheval  sur  le  perron,  et  ti- 
rant à  lui  son  échelle,  la  passa  par-dessus  le  mur,  puis 
il  se  mit  en  devoir  de  descendre,  ou  plutôt  de  se  laisser 
glisser  le  long  des  deux  montants,  manœuvre  qu'il  opéra 
avec  une  adresse  qui  prouva  l'habitude  qu'il  avait  de  cet 
exercice. 

Mais,  une  fois  lancé  sur  la  pente,  il  ne  put  s'arrêter. 
Vainement  il  vit  un  homme  s'élancer  dans  l'ombre  au 
moment  où  il  était  à  moitié  chemin  ;  vainement  il  vit  un 
bras  se  lever  au  moment  où  il  touchait  la  terre  ;  avant 
qu'il  n'eût  pu  se  mettre  en  défense,  ce  bras  le  frappa  si 
furieusement  dans  le  dos,  qu'il  lâcha  l'échelle  en  criant  : 
— Au  secours! 

Un  second  coup  lui  arriva  presque  aussitôt  dans  le  liane, 
et  il  tomba  en  criant  : 
—  Au  meurtre  ! 

Enfin,  comme  il  se  roulait  sur  la  terre,  son  adversaire 
le  saisit  aux  cheveux  et  lui  porta  un  troisième  coup  dans 
la  poitrine. 

Cette  fois  Caderousse  voulut  crier  encore,  mais  il  ne 
put  pousser  qu'un  gémissement  et  laissa  couler  en  gc- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  95 

missant  les  trois  ruisseaux  de  sang  qui  sortaient  de  ses 
trois  blessures. 

L'assassin  ,  voyant  qu'il  ne  criait  plus,  lui  souleva  la 
tête  par  les  cheveux  ;  Caderousse  avait  les  yeux  fermés  et 
la  bouche  tordue.  L'assassin  le  crut  mort,  laissa  retom- 
ber la  tête  et  disparut. 

Alors  Caderousse,  le  sentant  s'éloigner,  se  redressa 
sur  son  coude,  et  d'uqe  voix  mourante  cria  dans  un  su- 
prême effort: 

—  A  l'assassin  !  je  meurs  !  à  moi,  monsieur  l'abbé,  à 
moi! 

Ce  lugubre  appel  perça  l'ombre  de  la  nuit.  La  porte 
de  l'escalier  dérobé  s'ouvrit,  puis  la  petite  porto  du  jar- 
din, et  Ali  et  son  maître  accoururent  avec  des  lumières. 


VI 

LA    MAIN    DE    DIEU. 

Caderousse  continuait  de  crier  d'une  voix  lamentable: 

—  Monsieur  l'abbé,  au  secours  !  au  secours! 

—  Qu'y  a-t-il  ?  demanda  Monte-Cristo. 

—  A  mon  secours  !  répéta  Caderousse;  onm'a  assas- 
siné ! 

—  Nous  voici  !  du  courage. 

—  Ah  !  c'est  fini.  Vous  arrivez  trop  tard  ;  vous  arrivez 
pour  me  voir  mourir.  Quels  coups  !  que  de  sang! 

Et  il  s'évanouit. 

Ali  et  son  maître  prirent  le  blessé  et  le  transportèrent 
dans  une  chambre.  Là,  Monle-Cristo  fit  signe  à  Ali  de  le 
déshabiller,  et  il  reconnut  les  trois  terribles  blessures 
dont  il  était  atteint. 


96  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Mon  Dieu  !  dit-il ,  votre  vengeance  se  fait  parfois 
attendre  ;  mais  je  crois  qu'alors  elle  ne  descend  du  ciel 
que  plus  complète. 

Ali  regarda  son  maître  comme  pour  lui  demander  ce 
qu'il  y  avait  à  faire. 

—  Va  chercher  M.  le  procureur  du  roi  Villefort,  qui 
demeure  faubourg  Saint-llonoré,  et  amène-le  ici.  En  pas- 
sant, tu  réveilleras  le  concierge,  et  tu  lui  diras  d'aller 
chercher  un  médecin. 

Ali  obéit  et  laissa  le  faux  abbé  seul  avec  Caderousse, 
toujours  évanoui. 

Lorque  le  malheureux  rouvrit  les  yeux,  le  comte,  as- 
sis à  quelques  pas  de  lui,  le  regardait  avec  une  sombre 
expression  de  pitié,  et  ses  lèvres,  qui  s'agitaient,  sem- 
blaient murmurer  une  prière. 

—  Un  chirurgien,  monsieur  l'abbé  ,  un  chirurgien  ! 
dit  Caderousse. 

—  On  en  est  allé  chercher  un,  répondit  l'abbé. 

—  Je  sais  bien  que  c'est  inutile,  quant  à  la  vie,  mais 
il  pourra  me  donner  des  forces  peut-être,  et  je  veux  avoir 
le  temps  de  faire  ma  déclaration. 

—  Sur  quoi? 

—  Sur  mon  assassin. 

—  Vous  le  connaissez  donc  ? 

—  Si  je  le  connais  !  oui ,  je  le  connais,  c'est  Benedetto. 

—  Ce  jeune  Corse  ? 
•—Lui-même. 

—  Votre  compagnon? 

—  Oui.  Après  m'avoir  donné  le  plan  delà  maison  du 
comte,  espérant  sans  doute  que  je  le  tuerais,  et  qu'il  de- 
viendrait ainsi  son  héritier,  ou  qu'il  me  tuerait,  et  qu'il 
serait  ainsi  débarrassé  de  moi,  il  m'a  attendu  dans  la  rue 
et  m'a  assassiné. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  97 

' —  En  même  temps  que  j'ai  envoyé  chercher  le  méde- 
cin, j'ai  envoyé  chercher  le  procureur  du  roi. 

—  II  arrivera  trop  tard,  il  arrivera  trop  tard,  dit  Ca- 
derousse,  je  sens  tout  mon  sang  qui  s'en  va. 

—  Attendez,  dit  Monte-Crislo. 

Il  sortit  et  rentra  cinq  minutes  après  avec  un  flacon. 

Les  yeux  du  moribond,  effrayants  de  fixité,  n'avaient 
point  en  son  absence  quitté  cette  porte  par  laquelle  il  de- 
vinait instinctivement  qu'un  secours  allait  lui  venir. 

—  Dépêchez-vous,  monsieur  l'abbé,  dépêchez-vous! 
dit-il,  je  sens  que  je  m'évanouis  encore. 

Monte-Cristo  s'approcha  et  versa  sur  les  lèvres  violet- 
tes du  blessé  trois  ou  quatre  gouttes  de  la  liqueur  que 
contenait  le  flacon. 

Caderousse  poussa  un  soupir. 

—  Oh  !  dit-il,  c'est  la  vie  que  vous  me  versez  là  ;  en- 
core... encore... 

—  Deux  gouttes  de  plus  vous  tueraient ,  répondit 
l'abbé. 

—  Oh  !  qu'il  vienne  donc  quelqu'un  à  qui  je  puisse  dé- 
noncer le  misérable. 

—  Youlez-vous  que  j'écrive  votre  déposition  ?  vous  la 
signerez. 

—  Oui...  oui...  dit  Caderousse,  dont  les  yeux  bril- 
laient à  l'idée  de  celte  vengeance  posthume. 

Monte-Cristo  écrivit  : 

«  Je  meursassassinéparle  Corse  Benedetto,  mon  com- 
pagnon de  chaîne  à  Toulon,  sous  le  n"  59.  » 

—  Dépêchez-vous,  dépêchez-vous  !  dit  Caderousse,  je 
ne  pourrais  plus  signer. 

Monte-Cristo  présenta  la  plume  à  Caderousse,  qui  ras- 
sembla ses  forces,  signa  et  retomba  sur  son  lit  en  disant  : 

—  Vous  raconterez  le  reste,  monsieur  l'abbé  ;  vousdi- 

6 


W  LE  COMTE  DE  MONIE-CRISTO. 

rez  qu'il  se  fait  appeler  Andréa  Cavalcanti,  qu'il  loge  à 
l'hôtel  des  Princes,  que...  Ah  !  ah!  mon  Dieu,  mon  Dieu! 
voilà  que  je  meurs  ! 

Et  Caderousse  s'évanouit  pour  la  seconde  fois. 

L'abbé  lui  fit  respirer  l'odeur  du  flacon  ;  le  blessé 
rouvrit  les  yeux. 

Son  désir  de  vengeance  ne  l'avait  pas  abandonné 
pendant  son  évanouissement. 

—  Ah  !  vous  direz  tout  cela,  n'est-ce  pas,  monsieur 
l'abbé  ? 

—  Tout  cela,  oui,  et  bien  d'autres  choses  encore. 

—  Que  direz-vous? 

—  Je  dirai  qu'il  vous  avait  sans  doute  donné  le  plan 
de  cette  maison  dans  l'espérance  que  le  comte  vous  tue- 
rait. Je  dirai  qu'il  avait  prévenu  le  comte  par  un  billet; 
je  dirai  que  le  comte  étant  absent,  c'est  moi  qui  ai  reçu 
ce  billet  et  qui  ai  veillé  pour  vous  attendre. 

—  Et  il  sera  guillotiné,  n'est-ce  pas?  dit  Caderousse; 
il  sera  guillotiné,  vous  me  le  promettez  ?  Je  meurs  avec 
cet  espoir-làj  cela  va  m'aider  à  mourir. 

—  Je  dirai,  continua  le  comte,  qu'il  est  arrivé  derrière 
vous,  qu'il  vous  a  guetté  tout  le  temps,  que  lorsqu'il  vous 
a  vu  sortir,  il  a  couru  à  l'angle  du  mur  et  s'est  caché. 

—  Vous  avez  donc  vu  tout  cela,  vous? 

—  Rappelez-vous  mes  paroles  :  «  Si  tu  rentres  chez  loi 
sain  et  sauf,  je  croirai  que  Dieu  l'a  pardonné,  et  je  te 
pardonnerai  aussi.  » 

—  Et  vous  ne  m'avez  pas  averti?  s'écria  Caderousse  en 
essayant  de  se  soulever  sur  son  coude  ;  vous  saviez  que 
j'allais  être  tué  en  sortant  d'ici,  et  vous  ne  m'avez  pas 
averti  ! 

— Non,  car  dans  la  main  de  Benedolto  je  voyais  la  jus- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  90 

tice  de  Dieu,  et  j'aurais  cru  commettre  un  sacrilège  en 
lu'opposant  aux  intentions  do  la  Providence. 

—  La  justice  de  Dieu  !  ne  m'en  parlez  pas,  monsieur 
l'abbé  ;  s'il  y  avait  une  justice  de  Dieu,  vous  savez  mieux 
que  personne  qu'il  y  a  des  gens  qui  seraient  punis  et  qui 
ne  le  sont  pas. 

—  Patience  !  dit  l'abbé  d'un  ton  qui  fit  frémir  le  mo- 
ribond ,  patience  ! 

Caderousse  le  regarda  avec  étonnement. 

—  Et  puis,  dit  l'abbé.  Dieu  est  plein  de  miséricorde 
pour  tous,  comme  il  a  été  pour  toi  :  il  est  père  avant 
d'être  juge. 

—  Ah!  vous  croyez  donc  à  Dieu,  vous?  dit  Caderousse. 

—  Si  j'avais  le  malheur  de  n'y  pas  avoir  cru  jusqu'à 
présent,  dit  Monte-Cristo,  j'y  croirais  en  te  voyant. 

Caderousse  leva  ses  poings  crispés  au  ciel. 

—  Écoute,  dit  l'abbé  en  étendant  la  main  sur  le  blessé 
comme  pour  lui  commander  la  foi,  voilà  ce  qu'il  a  fait 
pour  toi,  ce  Dieu  que  tu  refuses  de  reconnaître  à  ton  der- 
nier moment:  il  t'avait  donné  la  santé,  la  force,  un  travail 
assuré,  des  amis  même,  la  vie  enlin  telle  qu'elle  doit  se 
présenter  à  l'homme  pour  être  douce  avec  le  calme  de  la 
conscience  et  la  satisfaction  des  désirs  naturels  ;  au  lieu 
d'exploiter  ces  dons  du  Seigneur,  si  rarement  accordés 
par  lui  dans  leur  plénitude,  voilà  ce  que  tu  as  fait,  toi  : 
tu  l'es  adonné  à  la  fainéantise,  à  l'ivresse,  et  dans  l'i- 
vresse tu  as  irahi  un  de  tes  meilleurs  amis. 

—  Au  secours!  s'écria  Caderousse,  je  n'ai  pas  besoin 
d'un  prêtre,  mais  d'un  médecin  ;  peut-être  que  je  ne 
suis  pas  blessé  à  mort,  peut-être  que  je  ne  vais  pas  en- 
core mourir,  peut-être  qu'on  peut  me  sauver  ! 

—Tu  es  si  bien  blessé  à  mort  que,  sans  les  trois  gouttes 


100  LE  œMTE  I>E  MONTE-CRISTO. 

de  liqueur  que  je  t'ai  données  tout  à  l'heure,  tu  serais 
déjà  expiré.  Écoute  doue  ! 

— Ah!  murmura Caderousse,  quel  étrange  prêtre  vous 
faites,  qui  désespérez  les  mourants  au  lieu  de  les  con- 
soler. 

— Écoule,  continua  l'abbé:  quand  tu  as  eu  trahi  ton 
ami.  Dieu  a  commencé,  non  pas  de  te  frapper,  mais  de 
l'avertir  ;  tu  es  tombé  dans  la  misère  et  tu  as  eu  faim  ; 
tu  avais  passé  à  envier  la  moitié  d'une  vie  que  tu  pouvais 
passera  acquérir,  et  déjà  tu  songeais  au  crime  en  te  don- 
nant à  toi-même  l'excuse  de  la  nécessité,  quand  Dieu  lit 
pour  toi  un  miracle;  quand  Dieu,  par  mes  mains,  t'en- 
voya au  sein  de  ta  misère  une  fortune,  brillante  pour  toi, 
malheureux,  qui  n'avais  jamais  rien  possédé.  Mais  cette 
fortune  inattendue,  inespérée,  inouïe,  ne  te  suflit  plus 
du  moment  où  tu  la  possèdes  ;  tu  veux  la  doubler  :  par 
quel  moyen?  par  un  meurtre.  Tu  la  doubles,  et  alors  Dieu 
te  l'arrache  en  te  conduisant  devant  la  justice  humaine. 

—  Ce  n'est  pas  moi,  dit  Caderousse,  qui  ai  voulu  tuer 
le  juif,  c'est  la  Carconte. 

—  Oui,  dit  Monte-Cristo.  Aussi  Dieu  toujours,  je  ne 
dirai  pas  juste  cette  fois,  car  sa  justice  t'eût  donné  la 
mort,  mais  Dieu,  toujours  miséricordieux,  permit  que  tes 
juges  fussent  touchés  à  tes  paroles  et  te  laissassent  la 
vie. 

■ — Pardieu  !  pour  m'envoyer  au  bagne  à  perpétuité: 
la  belle  grâce  ! 

— Cette  grâce,  misérable  !  tu  la  regardas  cependant 
comme  une  grâce  quand  elle  te  fut  faite  ;  ton  lâche  cœur, 
qui  tremblait  devant  la  mort,  bondit  de  joie  à  l'annonce 
d'une  honte  perpétuelle,  car  tu  t'es  dit,  comme  tous  les 
forçats  :  Il  y  a  une  porte  au  bagne,  il  n'y  en  a  pas  à  la 
tombe.  Et  tu  avais  raison,  car  cette  porte  du  bagne  s'est 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  101 

ouverte  pour  toi  d'une  manière  inespérée  :  un  Anglaisvi- 
site  Toulon,  il  avait  fait  le  vœu  de  tirer  deux  hommes  de 
rinfamie:son  choix  tombe  sur  toi  et  sur  ton  compagnon; 
une  seconde  fortune  descend  pour  toidu  ciel,  tu  retrou- 
ves à  la  fois  l'argent  et  la  tranquillité,  tu  peux  recom- 
mencer à  vivre  de  la  vie  de  tous  les  hommes,  toi  qui  avais 
été  condamné  à  vivre  de  celle  des  forçats;  alors,  miséra- 
ble, alors  tu  te  mets  à  tenter  Dieu  une  troisième  fois.  Je 
n'ai  pas  assez,  dis-tu,  quand  tu  avais  plus  que  tu  n'avais 
possédé  jamais,  et  tu  commets  un  troisième  crime,  sans 
raison,  sans  excuse.  Dieu  s'est  fatigué.  Dieu  t'a  puni. 
Caderousse  s'affaiblissait  à  vue  d'œil. 

—  A  boire,  dit-il;  j'ai  soif...  je  brûle  ! 
Monte-Cristo  lui  donna  un  verre  d'eau. 

—  Scélérat  de  Benedetto,  dit  Caderousse  en  rendant 
le  verre  ;  il  échappera  cependant,  lui  ! 

—  Personne  n'échappera,  c'est  moi  qui  te  le  dis,  Ca- 
derousse... Benedetto  sera  puni! 

—  Alors  vous  serez  puni,  vous  aussi,  dit  Caderousse; 
car  vous  n'avez  pas  fait  votre  devoir  de  prêtre...  vous  de- 
viez empêcher  Benedetto  de  me  tuer. 

—  Moi,  dit  le  comte  avec  un  sourire  qui  glaça  d'effroi 
le  mourant,  moi  empêcher  Benedetto  de  te  tuer,  au  mo- 
ment où  tu  venais  de  briser  ton  couteau  contre  la  cotte 
de  mailles  qui  me  couvrait  la  poitrine  !...  Oui,  peut-être 
sijet'eusse  trouvé  humble  et  repentant,  j'eusse  empêché 
Benedetto  de  te  tuer,  mais  je  t'ai  trouvé  orgueilleux  et 
sanguinaire,  et  j'ai  laissé  s'accomplir  la  volonléde  Dieu! 

—  Je  ne  crois  pas  à  Dieu  !  hurla  Caderousse,  tu  n'y 
crois  pas  non  plus...  tu  mens...  tu  mens  !... 

—  Tais-toi,  dit  l'abbé,  car  tu  fais  jaillir  hors  de  ton 
corps  les  dernières  gouttes  de  ton  sang...  Ah  !  tu  ne  crois 
pas  en  Dieu,  et  tu  meurs  frappé  par  Dieu  !...  Ah!  tu  ne 

6. 


f 

X 


102  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

crois  pas  en  Dieu,  et  Dieu  qui  cependant  ne  demande 
qu'uneprière,qu'unmot,qu'unelarme pour  pardonner... 
Dieu  qui  pouvait  diriger  le  poignard  de  l'assassin  dema- 
nière  à  ce  que  tu  expirasses  sur  le  coup...  Dieu  t'a  donné 
lin  quart  d'heure  pour  te  repentir...  Rentre  donc  en  toi- 
même,  malheureux,  et  repens-toi  ! 

—  Non, dit  Caderoussc,  non,  je  ne  me  repens  pas; 
il  n'y  a  pas  de  Dieu,  il  n'y  a  pas  de  Providence ,  il  n'y  a 
que  du  hasard. 

—  Il  y  a  une  Providence,  il  y  a  un  Dieu,  dit  Monte- 
Cristo,  et  la  preuve,  c'est  que  tu  es  là  gisant,  désespéré, 
reniant  Dieu,  et  que  moi,je suis deboutdevant toi, riche, 
lieureux,  sain  et  sauf,  et  joignant  les  mains  devant  ce 
Dieu  auquel  lu  essaies  de  ne  pas  croire,  et  auquel  cepen- 
dant tu  crois  au  fond  du  cœur. 

— Mais  qui  donc  êtes-vous,alors?  demanda  Caderousse 
en  fixant  ses  yeux  mourants  sur  le  comte. 

—  Regarde-moi  bien,  dit  Monte-Cristo  en  prenant  la 
bougie  et  en  l'approchant  de  son  visage. 

—  Eh  bien  !  l'abbé...  l'abbé  Busoni... 
Monte-Cristo  enleva  la  perruque  qui  le  défigurait,  et 

laissa  retomber  les  beaux  cheveux  noirs  qui  encadraient 
si  harmonieusement  son  pâle  visage. 

—  Oh  !  dit  Caderousse  épouvanté,  si  ce  n'étaient  ces 
cheveux  noirs,  je  dirais  que  vous  êtes  l'Anglais,  je  dirais 
que  vous  êtes  lord  Wilmore. 

— Je  ne  suis  ni  l'abbé  Busoni  ni  lord  Wilmore,  dit 
Monte-Cristo  ;  regarde  mieux,  regarde  plus  loin,  regarde 
dans  tes  premiers  souvenirs. 

Il  y  avait  dans  cette  parole  du  comte  une  vibration 
magnétique  dont  les  sens  épuisés  du  misérable  furent 
ravivés  une  dernière  fois. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  103 

—  Oh!  en  effet,  dit-il,  il  me  semble  que  je  vous  ai 
vu,  que  je  vous  ai  connu  autrefois. 

—  Oui,  Caderousse,  oui,  tu  m'as  vu,  oui,  tu  m'as 
connu. 

— Mais  qui  donc  êtes-vous  alors?  et  pourquoi,  si  vous 
m'avez  vu,  sj  vous  m'avez  connu,  pourquoi  me  laissez- 
vous  mourir, 

-  — Parce  que  rien  ne  peut  te  sauver,  Caderousse,  par- 
ce que  tes  blessures  sont  mortelles.  Si  tu  avais  pu  être 
sauvé,  j'aurais  vu  là  une  dernière  miséricorde  du  Sei- 
gneur, et  j'eusse  encore,  je  te  le  jure  par  la  tombe  de  mon 
père,  essayé  de  te  rendre  à  la  vie  et  au  repentir. 

— Parla  tombe  de  ton  père  !  dit  Caderousse,  ranimé 
par  une  suprême  étincelle  et  se  soulevant  pour  voir  de 
plus  près  l'homme  qui  venait  de  lui  faire  ce  serment  sacré 
à  tous  les  hommes  :  Eh  !  qui  es-tu  donc? 

Le  comte  n'avait  cessé  de  suivre  les  progrès  del'agonie. 
Il  comprit  que  cet  élan  de  vie  était  le  dernier  ;  il  s'appro- 
cha du  moribond,  et  le  couvrant  d'un  regard  calme  et 
triste  à  la  fois  : 

—  Je  suis...  lui  dit-il  à  l'oreille,  je  suis... 

Et  ses  lèvres,  à  peine  ouvertes,  donnèrent  passage  à 
un  nom  prononcé  si  bas,  que  le  comte  semblait  craindre 
de  l'entendre  lui-même. 

Caderousse,  qui  s'était  soulevé  sur  ses  genoux,  éten- 
dit les  bras,  fit  un  effort  pour  se  reculer,  puis  joignant 
les  mains  et  les  levant  avec  un  suprême  effort  : 

—  0  mon  Dieu,  mon  Dieu,  dit-il,  pardon  de  vous 
avoir  renié;  vous  existez  bien,  vous  êtes  bien  le  père  des 
hommes  au  ciel  et  le  juge  des  hommes  sur  la  terre.  iMon 
Dieu,  Seigneur,  je  vous  ai  longtemps  méconnu!  mon 
Dieu,  Seigneur,  pardonnez-moi  !  mon  Dieu,  Seigneur, 
recevez-moi  ! 


^ 


104  LE  COMTE  DE  MONTE-CUISÏO. 

Et  Caderousse,  fermant  les  yeux,  tomba  renversé  en 
arrière,  avec  un  dernier  cri  et  avec  un  dernier  soupir. 

Le  sang  s'arrêta  aussitôt  aux  lèvres  de  ses  larges  bles- 
sures. 

Il  était  mort. 

—  Un!  dit  mystérieusement  le  comte,  les  yeux  fixés 
sur  le  cadavre,  déjà  défiguré  par  cette  terrible  mort. 

Dix  minutes  après,  le  médecin  et  le  procureur  du  roi 
arrivèrent,  amenés,  l'un  par  le  concierge,  l'autre  par  Ali, 
et  furent  reçus  par  l'abbé  Busoni,  qui  priait  près  du 
mort. 


VII 

BEACCHAMP. 

Pendant  ijuinze  jours  il  ne  fut  bruit  dans  Paris  que  do 
cette  tentative  de  vol  faite  si  audacieusement  chez  le  comte. 
Le  mourant  avait  signé  une  déclaration  qui  indiquait 
Benedetto  comme  son  assassin.  La  police  fut  invitée  à 
lancer  tous  ses  agents  sur  les  traces  du  meurtrier. 

Le  couteau  de  Caderousse,  la  lanterne  sourde,  le  trous- 
seau de  clés  et  les  habits,  moins  le  gilet,  qui  ne  put  se 
retrouver,  furent  déposés  au  greffe;  le  corps  fut  empor- 
té à  la  Morgue. 

A  tout  le  monde  le  comte  répondit  que  cette  aventure 
s'était  passée  tandis  qu'il  était  à  sa  maison  d'Auteuil,  et 
qu'il  n'en  savait  par  conséquent  que  ce  que  lui  en  avait 
dit  l'abbé  Busoni,  qui,  ce  soir-là,  parle plusgrand  hasard, 
lu'i  avait  demandé  à  passer  la  nuit  chez  lui  pour  faire  des 
recherches  dans  quelques  livres  précieux  que  contenait 
sa  bibliothèque. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  105 

Bertuccio  seul  pâlissait  toutes  les  fois  que  ce  nom  de 
Benedetto  était  prononcé  en  sa  présence;  mais  il  n'y 
avait  aucun  motif  pour  que  quelqu'un  s'aperçût  de  la 
pâleur  de  Bertuccio. 

Villefort,  appelé  à  constater  le  crime,  avait  réclamé 
l'affaire  et  conduisait  l'instruction  avec  cette  ardeur  pas- 
sionnée qu'il  mettait  à  toutes  les  causes  criminelles  où  il 
était  appelé  à  porter  la  parole. 

Mais  trois  semaines  s'étaient  déjà  passées  sans  que 
Jes  recherches  les  plus  actives  eussent  amené  aucun  ré- 
sultat, et  l'on  commençait  à  oublier  dans  le  monde  la  ten- 
tative de  vol  faite  chez  le  comte  et  l'assassinat  du  voleur 
par  son  complice,  pour  s'occuper  du  prochain  mariage  de 
mademoiselle  Danglars  avec  le  comte  Andréa  Cavalcanti, 

Ce  mariage  était  à  peu  près  déclaré,  le  jeune  homme 
était  reçu  chez  le  banquier  à  titre  de  liancé. 

On  avait  écrit  à  M.  Cavalcanti  père,  qui  avait  fort  ap- 
prouvé le  mariage,,  et  qui,  en  exprimant  tous  ses  regrets 
de  ce  que  son  service  l'empêchait  absolument  de  quitter 
Parme  où  il  était,  déclarait  consentir  à  donner  le  ca- 
pital de  cent  cinquante  mille  livres  de  rente. 

Il  était  convenu  que  les  trois  millions  seraient  placés 
chez  Danglars,  qui  les  ferait  valoir;  quelques  personnes 
avaientbien  essayédedonneraujeune  homme  des  doutes 
sur  la  solidité  de  la  position  de  son  futur  beau-père  qui, 
depuis  quelque  temps,  éprouvait  à  la  Bourse  des  pertes 
réitérées;  mais  le  jeune  homme,  avec  un  désintéresse- 
ment et  une  confiance  sublimes,  repoussa  tous  ces  vains 
propos,  dont  il  eut  la  délicatesse  de  ne  pas  dire  une  seule 
parole  au  baron. 

Aussi  le  baron  adorait-il  le  comte  Andréa  Cavalcanti. 

Il  n'en  était  pas  de  même  de  mademoiselle  Eugénie 
Danglars.  Dans  sa  haine  instinctive  contre  le  mariage,  elle 


lOfi  l.E  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

avait  accueilli  Andréa  comme  un  moyen  d'éloigner  Mor- 
cerf  ;  mais  maintenant  qu'Andréa  se  rapprochait  trop, 
elle  commençait  à  éprouver  pour  Andréa  une  visible  ré- 
pulsion. 

Peut-être  le  baron  s'en  était-il  aperçu  ;  mais  comme 
il  ne  pouvait  attribuer  cette  répulsion  qu'à  un  caprice,  il 
avait  fait  semblant  de  ne  pas  s'en  apercevoir. 

Cependant  le  délai  demandé  par  Beauchamp  était  pres- 
que écoulé.  Au  reste,  Morcerf  avait  pu  apprécier  la  valeur 
du  conseil  de  Monte-Cristo,  quand,  celui-ci  lui  avait  dit 
de  laisser  tomber  les  choses  d'elles-mêmes  ;  personne 
n'avait  relevé  la  note  sur  le  général,  et  nul  ne  s'était 
avisé  de  reconnaître  dans  l'officier  qui  avait  livré  le  châ- 
teau de  Janina  le  noble  comte  siégeant  à  la  chambre  des 
pairs. 

Albert  ne  s'en  trouvait  pas  moins  insulté,  car  l'inten- 
tion de  l'offense  était  bien  certainement  dansles  quelques 
lignes  qui  l'avaient  blessé.  En  outre,  la  façon  dont  Beau- 
champ  avait  terminé  la  conférence  avait  laissé  un  amer 
souvenir  dans  son  cœur.  Il  caressait  donc  dans  son  es- 
prit l'idée  de  ce  duel,  dont  il  espérait,  si  Beauchamp  vou- 
lait bien  s'y  prêter,  dérober  la  cause  réelle,  même  à  ses 
témoins. 

Quant  à  Beauchamp,  on  ne  l'avait  pas  revu  depuis  le 
jour  de  la  visite  qu'Albert  lui  avait  faite  ;  et  à  tous 
ceux  qui  le  demandaient,  on  répondait  qu'il  était  absent 
pour  un  voyage  de  quelques  jours. 

Où  était-il?  personne  n'en  savait  rien. 

Un  matin,  Albert  fut  réveillé  par  son  valet  de  chambre, 
qui  lui  annonça  Beauchamp. 

Albert  se  frotta  les  yeux,  ordonna  que  l'on  fît  attendre 
Beauchamp  dans  le  petit  salon  fumoir  du  rez-de-chaus- 
sée, s'habilla  vivement,  et  descendit. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO,  107 

11  trouva  Beaucliamp  se  promeiianl  de  long  en  large; 
en  l'apercevant,  Heaucliamp  s'arrêta. 

—  La  démarche  que  vous  tentez  en  vous  présentant 
chez  moi  de  vous-même,  et  sans  iittcndrc  la  visite  que  je 
complais  vous  faire  aujourd'hui,  me  semble  d'un  bon  au- 
gure, monsieur,  dit  Albert  :  voyons,  dites  vite,  faut-il  que 
je  vous  tende  la  main  en  disant  :  Beaucliamp,  avouez  un 
tort  et  conservez-moi  un  ami?  ou  faut-il  que  tout  sim- 
plement je  vous  demande  :  Quelles  sont  vos  armes? 

—  Albert,  ditlîeauchamp  avec  une  tristesse  qui  frappa 
le  jeune  homme  de  stupeur,  asseyons-nous  d'abord,  et 
causons. 

— Mais  il  me  semble,  au  contraire,  monsieur,  qu'avant 
de  nous  asseoir,  vous  avez  à  me  répondre? 

—  Albert,  dit  le  journaliste,  il  y  a  des  circonstances  où 
la  difliculté  est  justement  dans  la  réponse. 

— Je  vais  vous  la  rendre  facile,  monsieur,  en  vous  ré- 
pétant la  demande  :  Voulez-vous  vous  rétracter,  oui  ou 
non? 

—  Morcerf,  on  ne  se  contente  pas  de  répondre  oui  ou 
non  aux  questions  qui  intéressent  l'honneur,  la  position 
sociale,  la  vie  d'un  homme  comme  M.  le  lieutenant-gé- 
néral comte  de  Morcerf,  pair  de  France. 

—  Que  fait -on  alors? 

—•On  fait  ce  que  j'ai  fait,  Albert;  on  dit  :  L'argent,  le 
temps  et  la  fatigue  ne  sont  rien  lorsqu'il  s'agit  de  laré- 
putationetdes  intérêts  de  toute  une  famille;  on  ditilltiiut 
plus  que  des  proliabilités,  il  faut  des  certitudes  pour  ac- 
cepter un  duel  à  mort  avec  un  ami;  on  dit  :  Si  je  croise 
l'épée,  ou  si  je  lâche  la  détente  d'un  pistolet  sur  un  homme 
dont  j'ai,  pendant  trois  ans,  serré  la  main,  il  faut  que  je 
sache  au  moins  {)Ourquoi  je  fais  une  pareille  chose,  afin 
que  j'arrive  sur  le  terrain  avec  le  cœur  en  repos  et  cette 


108  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

conscience  tranquille  dont  un  homme  a  besoin  quand  il 
faut  que  son  bras  sauve  sa  vie. 

—  Eh  bien ,  eh  bien  !  demanda  Morcerf  avec  impa- 
tience, que  veut  dire  cela? 

—  Cela  veut  dire  que  j'arrive  de  Janina. 

—  De  Janina?  vous  ! 

—  Oui,  moi. 

—  Impossible. 

—  Mon  cher  Albert,  voici  mon  passe-port  ;  voyez  les 
visa  :  Genève,  Milan,  Venise,  Trieste,  Delvino,  Janina. 
En  Croirez-Yous  la  police  d'une  république,  d'un  royaume 
et  d'un  empire? 

Albert  jeta  les  yeux  sur  le  passe-port,  et  les  releva, 
étonnés,  sur  Beauchamp. 

— Vous  avez  été  à  Janina?  dit-il. 

—  Albert,  si  vous  aviez  été  un  étranger,  un  inconnu, 
un  simple  lord  comme  cet  Anglais  qui  est  venu  me  de- 
mander raison  il  y  a  trois  ou  quatre  mois,  et  que  j'ai  tué 
pour  m'en  débarrasser,  vous  comprenez  que  je  ne  me  se- 
rais pas  donné  une  pareille  peine;  mais  j'ai  cru  que  je 
TOUS  devais  cette  marque  de  considération.  J'ai  mis  huit 
jours  à  aller,  huit  jours  à  revenir,  plus  quatre  jours  de 
quarantaine,  et  quarante-huit  heures  de  séjour  ;  cela  fait 
bien  mes  trois  semaines.  Je  suis  arrivé  cette  nuit,  et  me 
Toilà. 

—  Mon  Dieu,  mon  Dieu  !  que  de  circonlocutions, 
Beauchamp,'et  que  vous  tardez  à  me  dire  ce  que  j'attends 
de  vous  ! 

—  C'est  qu'en  vérité,  Albert... 

—  On  dirait  que  vous  hésitez. 

—  Oui,  j'ai  peur. 

— Vous  avez  peur  d'avouer  que  votre  correspondant 
vousavaittrompé?Oh  !  pas d'aniour-propre, Beauchamp; 


LV.  COMTR  DK  MONTE-CiUSTO.  109 

avouez,  Beauchamp;  votre  courage  ne  peut  être  mis  eu 
doute.  ' 

—  Oh!  ce  n'est  point  cela,  murmura  le  journaliste; 
au  contraire... 

Albert  pâlit  affreusement  :  il  essaya  de  parler,  mais  la 
parole  expira  sur  ses  lèvres. 

—  Mon  ami,  dit  Beauchamp  du  ton  le  plus  affectueux, 
croyez  que  je  serais  heureux  de  vous  faire  mes  excuses, 
et  que  ces  excuses,  je  vous  les  ferais  de  tout  mon  cœur  ; 
mais  hélas  !... 

—  Mais,  quoi  ? 

—  La  note  avait  raison,  mon  ami. 

—  Comment!  cet  officier  français... 

—  Oui. 

—  Ce  Fernand  ? 

—  Oui. 

—  Ce  traître  qui  a  livré  les  châteaux  de  l'homme  au 
service  duquel  il  était... 

—  Pardonnez-moi  de  vous  dire  ce  que  je  vous  dis, 
mon  ami  :  cet  homme,  c'est  votre  père! 

Albert  fit  un  mouvement  furieux  pour  s'élancer  sur 
Beauchamp;  mais  celui-ci  le  retint  bien  plus  encore  avec 
un  doux  regard  qu'avec  sa  main  étendue. 

—  Tenez,  mon  ami,  dit-il  en  tirant  un  papier  de  sa 
poche,  voici  la  preuve. 

Albert  ouvrit  le  papier  ;  c'était  une  attestation  de 
quatre  habitants  notables  de  Janina,  constatant  que  le  co- 
lonel Fernand  Mondego,  colonel  instructeur  au  service 
du  vizir  Ali-Tebelin,  avait  livré  le  château  de  Janina 
moyennant  deux  mille  bourses. 

Les  signatures  étaient  légalisées  par  le  consul. 

Albert  chancela  et  tomba  écrasé  sur  un  fauteuil. 

T.  7 


110  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Il  n'y  avait  point  à  en  douter  cette  fois,  le  nom  de  fa- 
mille y  élait  en  toutes  lettres. 

Aussi,  après  un  moment  de  silence  muet  et  doulou- 
reux, son  cœur  se  gonfla,  les  veines  de  son  cou  s'enflèrent, 
un  torrent  de  larmes  jaillit  de  ses  yeux. 

Beauchamp,  qui  avait  regardé  avec  une  profonde  pitié 
le  jeune  homme,  cédant  au  paroxysme  de  la  douleur, 
s'approcha  de  lui. 

—  Albert,  lui  dit-il,  vous  me  comprenez  maintenant, 
n'est-ce  pas  ?  J'ai  voulu  tout  voir,  tout  juger  par  moi- 
même,  espérant  que  l'explication  serait  favorable  à  votre 
père,  et  que  je  pourrais  lui  rendre  toute  justice.  Mais  au 
contraire  les  renseignements  pris  constatent  que  cet  offi- 
cier instructeur,  que  ce  Fernand  Mondego,  élevé  par  Ali- 
Pacha  au  titre  de  général  gouverneur,  n'est  autre  que  le 
comte  Fernand  de  Morcerf  :  alors  je  suis  revenu  me  rap- 
pelant l'honneur  que  vous  m'aviez  fait  de  m'admeltre  à 
votre  amitié,  et  je  suis  accouru  à  vous. 

Albert,  toujours  étendu  sur  son  fauteuil,  tenait  ses 
deux  mains  sur  ses  yeux,  comme  s'il  eût  voulu  empêcher 
le  jour  d'arriver  jusqu'à  lui. 

—  Je  suis  accouru  à  vous,  continua  Beauchamp,  pour 
vous  dire  :  Albert,  les  fautes  de  nos  pères,  dans  ces  temps 
d'action  et  de  réaction,  nepeuventatteindre  les  enfants. 
Albert,  bien  peu  ont  traversé  ces  révolutions  au  milieu 
desquelles  nous  sommes  nés,  sans  que  quelque  tache  de 
boue  ou  de  sang  ait  souillé  leur  uniforme  de  soldat  ou 
leur  robe  déjuge.  Albert,  personne  au  monde,  maintenant 
que  j'ai  toutes  les  preuves,  maintenant  que  je  suis  maître 
de  votre  secret,  ne  peut  me  forcer  à  un  combat  que  votre 
conscience,  j'en  suiscertain,  vousreprocherait comme  un 
crime;  mais  ce  que  vous  ne  pouvez  plus  exiger  de  moi,  je 
viens  vous  Toffrir.  Ces  preuves,  ces  révélations,  ces  attes- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  111 

talions  que  je  possède  seul,  voulez-vous  qu'elles  dispa- 
raissent? ce  secret  afîreux,  voulez-vous  qu'il  reste  entre 
vous  et  moi  ?  Confié  à  ma  parole  d'honneur,  il  ne  sortira 
jamais  de  ma  bouche;  dites,  le  voulez-vous,  Albert? 
dites,  le  voulez-vous,  mon  ami  ? 

Albert  s'élança  au  cou  de  Beauchamp. 

—  Ah!  noble  cœur  !  s'écria-t-il. 

—  Tenez,  dit  Beauchamp  en  présentant  les  papiers  à 
Albert. 

Albert  les  saisit  d'une  main  convulsive,  les  étreignit, 
les  froissa,  songea  à  les  déchirer  ;  mais,  tremblant  que  la 
moindre  parcelle  enlevée  par  le  vent  ne  le  revînt  un  jour 
frapper  au  front,  il  alla  à  la  bougie  toujours  allumée  pour 
les  cigares,  et  en  consuma  jusqu'au  dernier  fragment. 

—  Cher  ami,  excellent  ami  !  murmurait  Albert  tout  en 
brûlant  les  papiers. 

—  Que  tout  cela  s'oublie  comme  un  mauvais  rêve,  dit 
Beauchamp,  s'elîace  comme  ces  dernières  étincelles  qui 
courent  sur  le  papier  noirci,  que  tout  cela  s'évanouisse 
comme  cette  dernière  fumée  qui  s'échappe  de  ces  cen- 
dres muettes. 

—  Oui,  oui,  dit  Albert,  et  qu'il  n'en  reste  que  l'éter- 
nelle amitié  que  je  voue  à  mon  sauveur,  amitié  que  mes 
enfants transmettrontaux vôtres,  amitié  qui  me  rappellera 
toujours  que  le  sang  de  mes  veines,  la  vie  de  mon  corps, 
l'honneur  de  mon  nom,  je  vous  les  dois  ;  car  si  une  pa- 
reille chose  ei^it  été  connue,  oh  !  Beauchamp,  je  vous  le 
déclare,  je  me  brûlais  la  cervelle;  ou,  non,  pauvre  mère! 
car  je  n'eusse  pas  voulu  la  tuer  du  même  coup,  ou  je 
m'expatriais. 

—  Cher  Albert  !  dit  Beauchamp. 

Mais  le  jeune  homme  sortit  bientôt  de  cette  joie  ino- 


J12  l.K  COMTE  DK  MONTE-CRISTO, 

pinée  et  pour  ainsi  dire  factice,  el  retomba  plus  prolon- 
dément  dans  sa  tristesse. 

—  Eh  bien  !  demanda  Beauchamp,  voyons,  qu'y  a-t-il 
encore,  mon  ami? 

—  Il  y  a,  dit  Albert,  que  j'ai  quelque  chose  de  brisé 
dans  le  cœur.  Ecoutez,  Beauchamp,  on  ne  se  sépare  pas 
ainsi  en  une  seconde  de  ce  respect,  de  cette  confiance  et 
de  cet  orgueil  qu'inspire  à  un  fils  le  nom  sans  tache  de 
son  père.  Oh  !  Beauchamp,  Beauchamp!  comment  à  pré- 
sent vais-je  aborder  le  mien  ?  Reculerai-je  donc  mon  front 
dont  il  approchera  ses  lèvres,  ma  main  dont  il  appro- 
chera sa  main?...  Tenez,  Beauchamp,  je  suis  le  plus  mal- 
heureux des  hommes.  Ah  !  ma  mère,  ma  pauvre  mère, 
dit  Albert  en  regardant  à  travers  ses  yeux  noyés  de  larmes 
le  portrait  de  sa  mère  ;  si  vous  avez  su  cela,  combien 
vous  avez  dû  souffrir! 

—  Voyons,  dit  Beauchamp,  en  lui  prenant  les  deux 
mains,  du  courage,  ami  ! 

—  Mais  d'oij  venait  cette  première  note  insérée  dans 
votre  journal?  s'écria  Albert;  il  y  a  derrière  tout  cela 
une  haine  inconnue,  un  ennemi  invisible, 

—  Eh  bien  !  dit  Beauchamp,  raison  de  plus.  Du  cou- 
rage, Albert!  pas  de  traces  d'émotion  sur  votre  visage  ; 
portez  cette  douleur  en  vous  comme  le  nuage  porte  en  soi 
la  ruine  et  la  mort  :  secret  fatal  que  l'on  ne  comprend 
qu'au  moment  où  la  tempête  éclate.  Allez,  ami,  réservez 
vos  forces  pour  le  moment  où  l'éclat  se  ferait. 

—  Oh!  mais  vous  croyez  donc  que  nous  ne  sommes 
pus  au  bout  ?  dit  Albert  épouvanté. 

—  Moi,  je  ne  crois  rien,  mon  ami  ;  mais  enfin  tout 
est  possible.  A  propos. 

—  Quoi  ?  demanda  Albert ,  en  voyant  que  Beauchamp 
hésitait. 


LE  COMIE  DE  MONTE-CRISTO.  113 

—  Epousez-voijs  toujours  mademoiselle  Danglars? 

—  A  quel  propos  me  demandez-vous  cela  dans  un  pa- 
reil moment,  Beauclianip? 

—  Parce  que,  dans  mon  esprit,  la  rupture  ou  l'accom- 
plrssement  de  ce  mariage  se  rattache  à  l'objet  qui  nous 
occupe  en  ce  moment. 

—  Comment  !  dit  Albert,  dont  le  front  s'enflamma, 
vous  croyez  que  M.  Danglars... 

—  Je  vous  dem.ande  seulement  où  en  est  votre  mariage. 
Que  diable  !  ne  voyez  pas  dans  mes  paroles  autre  chose 
que  je  ne  veux  y  mettre,  et  ne  leur  donnez  pas  plus  de  por- 
tée qu'elles  n'en  ont  ! 

—  Non,  dit  Albert,  le  mariage  est  rompu. 

—  Bien,  dit  Beauchamp. 

Puis,  voyant  que  le  jeune  homme  allait  retomber  dans 
sa  mélancolie  : 

—  Tenez,  Albert,  lui  dit-il,  si  vous  m'en  croyez,  nous 
allons  sortir  ;  un  tour  au  bois  en  phaéton  ou  à  cheval 
vous  distraira  ;  puis,  nous  reviendrons  déjeuner  quelque 
part,  et  vous  irez  à  vos  affaires  et  moi  aux  miennes. 

—  Volontiers,  dit  Albert,  mais  sortons  à  pied,  il  me 
semble  qu'un  peu  de  fatigue  me  ferait  du  bien. 

—  Soit,  dit  Beauchamp. 

Etlesdeux  amis,  sortantàpied,  suivirent  le  boulevard. 
Arrivés  à  la  Madeleine  : 

—  Tenez,  dit  Beauchamp,  puisque  nous  voilà  sur  la 
route,  allons  un  peu  voir  M.  de  Monte-Cristo,  il  vous  dis- 
traira; c'est  un  homme  adwiirable  pour  remettre  les  es- 
prits, en  ce  qu'il  ne  questionne  jamais;  or,  à  mon  avis, 
les  gens  qui  ne  questionnent  pas  sont  les  plus  habiles 
consolateurs. 

—  Soit,  dit  Albert,  allons  chez  lui,  je  l'aime. 


114  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

YUI 

LE    VOYAGE. 

Monte-Crislo  poussa  un  cri  de  joie  en  voyant  les  deux 
jeunes  gens  ensemble. 

—  Ah  !  ah  !  dit-il.  Eh  bien,  j'espère  que  tout  est  fini 
éclairci,  arrangé  ? 

—  Oui,  dit  Beauchamp.  Des  bruits  absurdes,  qui  sont 
tombés  d'eux-mêmes,  et  qui  maintenant,  s'ils  se  renouve- 
laient, m'auraient  pour  premierantagoniste.  Ainsi  donc 
ne  parlons  plus  de  cela. 

—  Albert  vous  dira,  reprit  le  comte,  que  c'est  le  conseil 
que  je  lui  avais  donné.  Tenez,  ajouta-t-ii,  vous  me  voyez 
au  reste  achevant  la  plus  exécrable  matinée  que  j'aie  ja- 
mais passée,  je  crois. 

—  Que  faites-vous?  dit  Albert;  vous  mettez  de  l'ordre 
dans  vos  papiers,  ce  me  semble? 

—  Dans  mes  papiers.  Dieu  merci  non  !  il  y  a  toujours 
dans  mes  papiers  un  ordre  merveilleux,  attendu  que  je 
n'ai  pas  de  papiers,  mais  dans  les  papiers  de  M.  Caval- 
canli. 

—  De  M.  Cavalcanti  ?  demanda  Beauchamp. 

—  Eh  oui  !  ne  savez-vous  pas  que  c'est  un  jeune 
homme  que  lance  le  comte?  ditMorcerf. 

—  Non  pas,  entendons-nous  bien,  répondit  Monte- 
Cristo,  je  ne  lance  personne,  et  M.  Cavalcanti  moins  que 
tout  autre. 

—  Et  qui  va  épouser  mademoiselle  Danglars  en  mon 
lieu  et  place  ;  ce  qui,  continua  Albert  en  essayant  de  sou- 
rire, comme  vous  pouvez  bien  vous  en  douter,  mon  cher 
Beauchamp,  m'affecte  cruellement. 

V 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  115 

—  Comment!  Cavalcanti  épouse  mademoiselle  Dan- 
glars  ?  demanda  Beauchamp. 

—  Ah  çà  !  mais  vous  venez  donc  du  bout  du  monde? 
dit  Monte-Cristo  ;  vous,  un  journaliste,  le  mari  de  la  Re- 
nommée !  Tout  Paris  ne  parle  que  de  cela. 

—  Et  c'est  vous,  comte,  qui  avez  fait  ce  mariage  ?  de- 
manda Beauchamp. 

—  Moi  ?  Oh!  silence,  monsieur  le  nouvelliste,  n'allez 
pas  dire  de  pareilles  choses  !  Moi,  bon  Dieu  !  faire  un 
mariage?  Non,  vous  ne  me  connaissez  pas  ;  je  m'y  suis 
au  contraire  opposé  de  tout  mon  pouvoir,  j'ai  refusé  de 
faire  la  demande. 

—  Ah!  je  comprends,  dit  Beauchamp:  àcause  de  notre 
ami  Albert  ? 

—  A  cause  de  moi?  dit  le  jeune  homme  ;  oh  non,  par 
ma  foi  !  Le  comte  me  rendra  la  justice  d'attester  que  je  l'ai 
toujours  prié,  au  contraire,  de  rompre  ce  projet,  qui  heu- 
reusement est  rompu.  Le  comte  prétend  que  ce  n'est  pas 
lui  que  je  dois  remercier;  soit,  j'élèverai,  comme  les  an- 
ciens, un  autel  Deo  irjnoto. 

—  Ecoulez,  dit  Monte-Cristo,  c'est  si  peu  moi,  que  je 
suis  en  froid  avec  le  beau-père  et  avecle  jeune  homme;  il 
n'y  a  que  mademoiselle  Eugénie,  laquelle  ne  me  paraît 
pas  avoir  une  profonde  vocation  pour  le  mariage,  qui,  en 
voyant  à  quel  point  j'étais  peu  disposé  à  la  faire  renon- 
cer à  sa  chère  liberté,  m^ait  conservé  son  affection. 

—  Et  vous  dites  que  ce  mariage  est  sur  le  point  de  ce 
faire  ? 

—  Oh!  mon  Dieu!  oui,  malgré  tout  ce  que  j'ai  pu  dire. 
Moi,  je  ne  connais  pas  le  jeune  homme,  on  le  prétend  ri- 
che et  de  bonne  famille  ,  mais  pour  moi  ces  choses  sont 
de  simples  on  dit.  J'ai  répété  tout  cela  à  satiété  à  M.  Dan- 
glars,  mais  il  est  entiché  de  son  Lucquois.  J'ai  été  jusqu'à 


lir.  LE  CU.MTE  DE  MUME-CIUSTU. 

lui  faire  part  d'une  circonstance  qui,  i)Ouriuui,  élaitplus 
grnve  :  le  jeune  homme  a  été  changé  en  nourrice,  enlevé 
par  des  Bohémiens  ou  égaré  par  son  précepteur,  je  ne 
sais  pas  trop.  Mais  ce  que  je  sais,  c'est  que  son  père  l'a 
perdu  de  vue  pendant  plus  de  dix  années  ;  ce  qu'il  a  fait 
pendant  ces  dix  années  de  vie  errante,  Dieu  seul  le  sait. 
Eh  bien!  rien  de  tout  cela  n'y  a  fait.  On  m'a  chargé  d'é- 
crire au  major,  de  lui  demander  des  papiers;  ces  papiers, 
les  voilà.  Je  les  leur  envoie,  mais,  comme  Pilate,  en  me 
lavant  les  mains. 

—  Et  mademoiselle  d'Armilly,  demanda  Beauthamp, 
quelle  mine  vous  fait-elle  à  vous,  qui  lui  enlevez  son  élève'? 

— Dame  !  je  ne  sais  pas  trop  :  mais  il  paraîtqu'ellepart 
pour  l'Italie.  Madame  Danglars  m'a  parlé  d'elle  cl  m'a  de- 
mandé des  lettres  de  reconmiandation  pour  les  impre- 
sari  ;  je  lui  ai  donné  un  mot  pour  le  directeur  du  théâtre 
Valle,  qui  m'a  quelques  obligations.  Mais  qu'avez-vous 
donc,  Albert?  vous  avez  l'air  tout  attristé;  est-ce  que, 
sans  vous  en  douter,  vous  êtes  amoureux  de  mademoi- 
selle Danglars,  par  exemple? 

—  Pas  que  je  sache,  dit  Albert  en  souriant  tristement. 
Beauchamp  se  mit  à  regarder  les  tableaux. 

—  Mais  enfin,  continua  Monte-Cristo,  vous  n'êtes  pas 
dans  votre  état  ordinaire.  Voyons,  qu'avez-vous?  dites. 

—  J'ai  la  migraine,  dit  Albert. 

—  Eh  bien!  mon  cher  vicomte,  dit  Monte-Cristo,  j'ai 
en  ce  cas  un  remède  infaillible  à  vous  proposer;  remède 
qui  m'a  réussi  à  moi  chaque  fois  que  j'ai  éprouvé  quel- 
que contrariété. 

—  Lequel  ?  demanda  le  jeune  homme. 

—  Le  déplacement. 

—  En  vérité?  dit  Albert. 

—  Oui;  et  tenez,  comme  enccmoinentci  jesuisexces.>i- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  117 

vcment  contrarié,  je  me  déplace.  Voulez-vous  que  nous 
nous  déplacions  ensemble  ? 

—  Vous,  contrarié,  comte!  dit  Beaucliamp ;  et  de 
quoi  doue? 

—  Pardieu  !  vous  en  parlez  fort  à  votre  aise,  vous  ; 
je  voudrais  bien  vous  voir  avec  une  instruction  se  pour- 
suivant dans  votre  maison! 

—  Une  instruction  !  quelle  instruction? 

—  Eh!  celle  que  M.  de  Villefort  dresse  contre  mon 
aimable  assassin  donc,  une  espèce  de  brigand  échappé 
du  bagne,  à  ce  qu'il  paraît. 

—  Ah  !  c'est  vrai,  dit  Beauchamp,  j'ai  lu  le  fait  dans 
les  journaux.  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  Caderousse? 

—  Eh  bien...  mais  il  paraît  que  c'est  un  Provençal. 
M.  de  Villefort  en  a  entendu  parler  quand  il  était  à  Mar- 
seille, et  M.  Danglars  se  rappelle  l'avoir  vu.  Il  en  résulte 
que  M.  le  procureur  du  roi  prend  l'affaire  fort  à  cœur, 
qu'elle  a,  à  ce  qu'il  paraît,  intéressé  au  plus  haut  degré 
le  préfet  de  police,  etque,  grâce  à  cet  intérêt  dont  je  suis 
on  ne  peut  plus  reconnaissant,  on  m'envoie  ici  depuis 
quinze  jours  tous  les  bandits  qu'on  peut  se  procurer 
dans  Paris  et  dans  la  banlieue,  sous  prétexte  que  ce  sont 
les  assassins  de  M.  Caderousse;  d'où  il  résulte  que,  dans 
trois  mois,  si  cela  continue,  il  n'y  aura  pas  un  voleur  ni 
un  assassin  dans  ce  beau  royaume  de  France  qui  ne  con- 
naisse le  plan  de  ma  maison  sur  le  bout  de  son  doigt; 
aussi  je  prends  le  parti  de  la  leur  abandonner  tout  en- 
tière, et  de  m'en  aller  aussi  loin  que  la  terre  pourra  me 
porter.  Venez  avec  moi,  vicomte,  je  vous  emmène. 

—  Volonliers. 

—  Alors,  c'est  convenu? 

—  Oui,  maison  cela? 

—  Je  vous  l'ai  dit,  où  l'air  est  pur,  où  lebruit  endort, 

7. 


118  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

OÙ,  si  orgueilleux  que  l'on  soit,  on  se  sent  humble  et  l'on 
se  trouve  petit.  J'aime  cet  abaissement,  moi,  que  l'on  dit 
maître  de  l'univers  comme  Auguste. 

—  Où  allez-vous,  enfin? 

—  A  la  mer,  vicomte,  à  la  mer.  Je  suis  un  marin, 
voyez-vous;  tout  enfant,  j'ai  été  bercé  dans  les  bras  du 
vieil  Océan  et  sur  le  sein  de  la  belle  Amphitrite  ;  j'ai 
joué  avec  le  manteau  vert  de  l'un  et  la  robe  azurée  de 
l'autre;  j'aime  la  mer  comme  on  aime  une  maîtresse,  et 
quand  il  y  a  longtempsquejenel'aivuejje  m'ennuie  d'elle. 

—  Allons,  comte,  allons  ! 

—  A  la  mer. 

—  Oui. 

—  Vous  acceptez  ? 

—  J'accepte. 

—  Eh  bien,  vicomte,  il  y  aura  ce  soir  dans  ma  cour 
un  briska  de  voyage,  dans  lequel  on  peut  s'étendre 
comme  dans  son  lit  ;  ce  briska  sera  attelé  de  quatre  che- 
vaux de  poste.  M.  Beauchamp,  on  y  tient  quatre  très  fa- 
cilement. Voulez-vous  venir  avec  nous?je  vous  emmène  ! 

—  Merci,  je  viens  de  la  mer. 

—  Comment!  vous  venez  de  la  mer? 

—  Oui,  ou  à  peu  près.  Je  viens  de  faire  un  petit 
voyage  aux  îles  Borromées. 

—  Qu'importe  !  venez  toujours  ,  dit  Albert. 

—  Non,  cher  Morcerf,  vous  devez  comprendre  que  du 
moment  où  je  refuse,  c'est  que  la  chose  est  impossible. 
D'ailleurs,  il  estimportanf,  ajou.ia-l-ilen  baissant  la  voix, 
que  je  resteàParis,  ne  fût-ce  que  pour  surveiller  la  boîte 
du  journal. 

—  Ah  !  vous  êtes  un  bon  et  excellent  ami,  dit  Albert  ; 
oui,  vous  avez  raison,  veillez,  surveillez;  Beauchamp,  et 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  119 

tâchez  de  découvrir  rennemi  ù  qui  cette  révélation  a  dû 
le  jour. 

Albert  et  Beauchamp  se  séparèrent:  leur  dernière  poi- 
gnée de  main  renfermait  tout  le  sens  que  leurs  lèvresne 
pouvaient  exprimer  devant  unétranger. 

—  Excellent  garçon  que  Beauchamp!  dit  Monte- 
Cristo  après  le  départ  du  journaliste  ;  n'est-ce  pas ,  Al- 
bert ? 

—  Oh!  oui,  un  hoinme  de  cœur,  je  vous  en  réponds  ; 
aussi  je  l'aime  de  toute  mon  âme.  Mais,  maintenant  que 
nous  voilà  seuls  ,  quoique  la  chose  me  soit  à  peu  près 
égale,  où  allons-nous  ? 

—  En  Normandie,  si  vous  voulez  bien. 

—  A  merveille.  Nous  sommes  tout  à  fait  à  la  campa- 
gne, n'est-ce  pas?  point  de  société,  point  de  voisins? 

—  Nous  sommes  tête  à  tête  avec  des  chevaux  pour 
courir,  des  chiens  pour  chasser,  et  une  barque  pour  pê- 
cher, voilà  tout. 

—  C'est  ce  qu'il  me  faut;  je  préviens  ma  mère,  et  je 
suis  à  vos  ordres. 

—  Mais,  dit  Monte-Cristo,  vous  permettra-t-on  ? 

—  Quoi  ? 

—  De  venir  en  Normandie. 

—  A  moi?  est-ce  que  je  ne  suis  pas  libre? 

—  D'aller  où  vous  voulez,  seul,  je  le  sais  bien,  puis- 
que je  vous  ai  rencontré  échappé  par  l'Italie. 

—  Eh  bien  ! 

—  Mais  de  venir  avec  l'homme  qu'on  appelle  le 
comte  de  Monte-Cristo? 

—  Vous  avez  peu  de  mémoire,  comte. 

—  Comment  cela? 

—  Ne  vous  ai-je  pas  dit  toute  la  sympathie  que  ma 
mère  avait  pour  vous  ? 


120  l.E  r.OMTi:  DE  MONTK-CRISTO, 

—  Souvent  femme  varie,  adit  François  I*^'  ;  la  femme 
c'est  ronde,  a  dit  Sliakspcare  :  l'un  était  un  grand  roi  et 
l'autre  un  grand  poète,  et  chacun  d'eux  devait  connaître 
Ja  femme. 

—  Oui,  la  femme  ;  mais  ma  mère  n'est  point  la 
femme,  c'est  une  femme. 

—  Permettrez-vous  à  un  pauvre  étranger  de  ne  point 
comprendre  parfaitement  toutes  les  subtilités  de  votre 
langue? 

—  Je  veux  dire  que  ma  mère  est  avare  de  ses  senti- 
ments, mais  qu'une  fois  qu'elle  les  a  accordés,  c'est  pour 
toujours. 

—  Ah!  vraiment,  dit  en  soupirant  Monte-Cristo;  et 
vous  croyez  qu'elle  me  fait  l'honneur  de  m'accorder  un 
sentiment  autre  que  la  plus  parfaite  indifférence? 

—  Écoutez  !  je  vous  l'ai  déjà  dit  et  je  vous  le  répète, 
reprit  Morcerf,  il  faut  que  vous  soyez  réellement  un 
homme  bien  étrange  et  bien  supérieur. 

—  Oh  ! 

—  Oui,  car  ma  mère  s'est  laissé  prendre,  je  ne  dirai 
pas  à  la  curiosilé  ,  mais  à  l'intérêt  que  vous  inspirez. 
Quand  nous  sommesseuls,  nous  ne  causons  quedevous. 

—  Et  elle  vous  dit  de  vous  méfier  de  ce  Manfred  ? 

—  Au  contraire,  elle  me  dit  :  —  Morcerf,  je  crois  le 
comte  une  noble  nature;  tâche  de  le  faire  aimer  de  lui. 

Monle-Crislo  détourna  les  yeux  et  poussa  un  soupir. 

—  Ah!  vraiment?  dit-il. 

—  De  sorte,  vous  comprenez,  continua  Albert,  qu'au 
lieu  de  s'opposer  à  mon  voyage,  elle  l'approuvera  de  tout 
son  cœur,  puisqu'il  rentre  dans  les  recommandations 
.qu'elle  me  fait  chaque  jour. 

—  Allez  donc,  dit  Monte-Cristo  ;  à  ce  soir.  Soyez  ici  à 
cinq  heures; nousarrivcronslà-basàminuitouune heure. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  121 

—  Comment!  au  Tréporl?... 

—  Au  Tiéport  ou  dans  les  environs. 

—  Il  ne  vous  faut  que  huit  heures  pour  faire  quarante- 
huit  lieues? 

—  C'est  encore  beaucoup,  dit  Monte-Cristo. 

—  Décidément  vous  êtes  rhomme  des  prodiges  ,  et 
vous  arriverez  non  seulement  à  dépasser  les  chemins  de 
fer,  ce  qui  n'est  pas  bien  difficile,  en  France  surtout, 
mais  encore  à  allerplus  vite  que  le  télégraphe. 

—  En  attendant,  vicomte,  comme  il  nous  faut  toujours 
sept  ou  huit  heures  pour  arriver  là-bas,  soyez  exact. 

—  Soyeztranquille,  je  n'ai  rien  autre  chose  à  faire 
d'ici  là  que  de  m'apprêter. 

—  A  cinq  heures,  alors. 

—  A  cinq  heures. 

Albert  sortit.  Monte-Cristo  après  lui  avoir  ,  en  sou- 
riant, fait  un  signe  de  la  tête,  demeura  un  instant  pensif 
et  comme  absorbé  dans  une  profonde  méditation.  Enfin, 
passant  la  main  sur  son  front,  comme  pour  écarter  sa 
rêverie,  il  alla  au  timbre  et  frappa  deux  coups. 

Au  bruit  des  deux  coups  frappés  par  Monte-Cristo  sur 
le  timbre,  Berluccio  entra. 

—  Maître  Bertuccio,  dit-il,  ce  n'est  pas  demain,  ce 
n'est  pas  après-demain,  comme  je  l'avais  pensé  d'abord, 
c'est  ce  soir  que  je  pars  pour  la  Normandie;  d'ici  à  cinq 
heures,  c'est  plus  de  temps  qu'il  ne  vous  en  faut;  vous 
ferez  prévenir  les  palefreniers  du  premier  relais;  M.  de 
Morcerf  m'accompagne.  Allez. 

Berluccio  obéit,  et  un  piqueur  courut  à  Pontoise  an- 
noncer que  la  chaise  de  poste  passerait  à  six  heures  pré- 
cises. Le  palefrenier  de  Pontoise  envoya  au  relais  suivant 
un  exprès,  qui  en  cnvoyaun  autre;  et,  six  heures  apijès, 
tous  les  relais  disposés  sur  la  route  étaient  prévenus.;^ 


122  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Avant  de  partir,  le  comte  monta  chez  Haydée,  lui  an- 
nonça son  départ,  lui  dit  le  lieu  où  il  allait,  et  mit  toute 
sa  maison  à  ses  ordres. 

Albert  fut  exact.  Le  voyage,  sombre  à  son  commence- 
ment, s'éclaircit  bientôt  par  l'effet  physique  de  la  rapi- 
dité. Morcerf  n'avait  pas  idée  d'une  pareille  vitesse. 

—  En  effet,  dit  Monte-Cristo,  avec  votre  poste  faisant 
ses  deux  lieuesà  l'heure,  avec  cette  loi  stupidequi  défend 
à  un  voyageur  de  dépasser  l'autre  sans  lui  demander  la 
permission,  et  qui  fait  qu'un  voyageur  malade  ou  quin- 
teux  a  le  droit  d'enchaîner  à  sa  suite  les  voyageurs  allè- 
gres et  bien  portants,  il  n'y  a  pas  de  locomotion  possible  ; 
moi  j'évite  cet  inconvénient  en  voyageant  avec  mon  pro- 
pre postillon  et  mes  propres  chevaux,  n'est-ce  pas,  Ali? 

Et  le  comte,  passant  la  tête  par  la  portière,  poussait  un 
petit  cri  d'excitation  qui  donnait  des  ailes  aux  chevaux: 
ils  ne  couraient  plus,  ils  volaient.  La  voiture  roulait 
comme  un  tonnerre  sur  ce  pavé  royal,  et  chacun  se  dé- 
tournait pour  voir  passer  ce  météore  flamboyant.  Ali  ré- 
pétant ce  cri,  souriait  montrant  ses  dents  blanches,  ser- 
rant dans  ses  mains  robustes  lesrênes  écumantes,  aiguil- 
lonnantles  chevaux,  dont  les  belles  crinières  s'éparpil- 
laient au  vent  ;  Ali,  l'enfant  du  désert,  se  retrouvait  dans 
son  élément,  et  avec  son  visage  noir,  ses  yeux  ardents, 
son  burnous  déneige,  il  semblait,  au  milieu  de  la  pous- 
sière qu'il  soulevait,  le  génie  du  simoun  et  le  dieu  de 
l'ouragan. 

—  Yoilà,  dit  Morcerf,  une  volupté  que  je  ne  connais- 
sais pas,  c'est  la  volupté  de  la  vitesse. 

Et  les  derniers  nuages  de  son  front  se  dissipaient, 
comme  si  l'air  qu'il  fendait  emportait  ces  nuages  avec  lui. 

—  Mais  où  diable  frouvez-vous  de  pareils  chevaux? 
demanda  Albert.  Vous  les  faites  donc  faire  exprès  ? 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  123 

—  Justement,  dillecomle.  Il  y  a  six  ans,  je  trouvai 
en  Hongrie  un  fameux  étalon  renommé  pour  sa  vitesse  ; 
je  Tachetai  je  ne  sais  plus  combien  :  ce  fut  Bertuccio  qui 
paya.  Dans  la  même  année  ,  il  eut  trente-deux  enfants. 
C'est  toute  cette  progéniture  du  même  père  que  nous 
allons  passer  en  revue  ;  ils  sont  tous  pareils,  noirs,  sans 
une  seule  tache,  excepté  une  étoile  au  front,  car  à  ce 
privilégié  du  haras  on  a  choisi  des  juments,  comme  aux 
pachas  on  choisit  des  favorites. 

—  C'est  admirable!...  Mais  dites-moi,  comte,  que 
faites-vous  de  tous  ces  chevaux  ? 

—  Vous  le  voyez,  je  voyage  avec  eux. 

—  Mais  vous  ne  voyagerez  pas  toujours? 

—  Quand  je  n'en  aurai  plus  besoin  ,  Bertuccio  les 
vendra,  et  il  prétend  qu'il  gagnera  trente  ou  quarante 
mille  francs  sur  eux. 

—  Mais  il  n'y  aura  pas  de  roi  d'Europe  assez  riche 
pour  vous  les  acheter. 

—  Alors  il  les  vendra  à  quelque  simplevizir  d'Orient, 
qui  videra  son  trésor  pour  les  payer  et  qui  remplira  son 
trésor  en  administrant  dos  coups  de  bâton  sous  la  plante 
des  pieds  de  ses  sujets. 

—  Comte,  voulez-vous  que  je  vous  communique  une 
pensée  qui  m'est  venue  ? 

—  Faites. 

—  C'est  qu'après  vous,  M.  Bertuccio  doit  être  le  plus 
riche  particulier  de  l'Europe. 

—  Eh  bien,  vous  vous  trompez,  vicomte.  Je  suis  sur 
que  si  vous  retourniez  les  poches  de  Bertuccio ,  vous 
n'y  trouveriez  pas  dix  sous  vaillant. 

—  Pourquoi  cela?  demanda  le  jeune  homme.  C'est 
donc  un  phénomène  que  M.  Bertuccio?  Ah  !   mon  cher 


12i  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

comte,  ne  me  poussez  pas  trop  loin  dans  le  merveilleux, 
ou  je  ne  vous  croirai  plus,  je  vous  préviens. 

—  Jamais  de  merveilleux  avec  moi,  Albert  ;  des  chif- 
fres et  de  la  raison,  voilà  tout.  Or,  écoulez  ce  dilemme  : 
Un  intendant  vole,  mais  pourquoi  vole-l-il? 

—  Dame!  parce  que  c'est  dans  sa  nature,  ce  me  sem- 
ble, dit  Albert;  il  vole  pour  voler. 

—  Eh  bien!  non,  vous  vous  trompez  :  il  vole  parce 
qu'il  a  une  femme,  des  enfants  ,  des  désirs  ambitieux 
pour  lui  et  pour  sa  famille;  il  vole  surtout  parce  qu'il 
n'est  pas  sûr  de  ne  jamais  quitter  son  maître  et  qu'il 
veut  se  faire  un  avenir.  Eh  bien!  M.  Bertuccio  est  seul 
au  monde;  il  puise  dans  ma  bourse  sans  me  rendre 
compte,  il  est  sûr  de  ne  jamais  me  quitter. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que  je  n'en  trouverais  pas  un  meilleur. 

—  Vous  tournez  dans  un  cercle  vicieux,  celui  des  pro- 
babilités. 

—  Oh!  non  pas;  je  suis  dans  les  certitudes.  Le  bon 
serviteur  pour  moi,  c'est  celui  sur  lequel  j'ai  droit  de  vie 
ou  de  mort. 

—  Et  vous  avez  droit  de  vie  et  de  mort  sur  Bertuccio? 
demanda  Albert. 

—  Oui,  répondit  froidement  le  comte. 

Il  y  a  des  mois  qui  ferment  la  conversation  conmie  une 
porte  de  fer.  Le  oui  du  comte  était  un  de  ces  mots-là. 

Le  rest(!du  voyage  s'accomplit  avec  la  même  rapidité: 
les  trenle-deux  chevaux,  divisés  en  huit  relais,  firent 
leurs  quarante-sept  lieues  eu  huit  heures. 

On  arriva,  au  milieu  de  la  nuit,  à  la  porte  d'un  beau 
parc.  Le  concierge  était  debout  et  tenait  la  grille  ouverte. 
Il  avait  été  prévenu  par  le  palefrenier  du  dernier  relais. 

Il  était  deux  heures  et  demie  du  matin.  Ou  conduisit 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRIS  10.  125 

Moi'cerf  à  son  appartement.  Il  lionva  un  bain  et  un  sou- 
per prêts.  Le  domestique  qui  avait  fait  la  route  sur  le 
siège  de  derrière  de  la  voiture  était  à  ses  ordres  ;  Bap- 
tistin,  qui  avait  fait  la  route  sur  le  siège  de  devant,  était 
à  ceux  du  comte. 

Albert  prit  son  bain,  soupa  et  se  coucha.  Toute  la 
nuit,  il  fut  bercé  par  le  bruit  mélancolique  de  la  houle. 
En  se  levant,  il  alla  droit  à  sa  fenêtre,  l'ouvrit etse  trouva 
sur  une  petite  terrasse,  où  l'on  avait  devant  soi  la  mer, 
c'est  à  dire  l'immensité,  etderrière  soi  un  joli  parc  don- 
nant sur  une  petite  forêt. 

Dans  une  anse  d'unecerlaine  grandeur  se  balançaitune 
petite  corvette  à  la  carène  étroite,  à  la  mâture  élancée,  et 
portant  à  lacorneunpavillon  aux  armes  de  Monte-Cristo, 
armes  représentant  une  montagne  d'or,posant  sur  une 
mer  d'azur,  avec  une  croix  de  gueules  au  chef,  ce  quipou- 
vaitaussi  bien  être  une  allusion  à  son  nom  rappelant  le  Cal- 
vaire, que  la  passion  de  noire  Seigneur  a  fait  une  mon- 
tagne plus  précieuse  que  Tor,  et  la  croix  infâme  que  son 
sang  divin  a  faite  sainte,  qu'à  quelque  souvenir  personnel 
de  souffrance  et  de  régénération  enseveli  dans  la  nuit  du 
passé  de  cet  homme  mystérieux. 

Autour  de  la  goélette  étaient  plusieurs  petits  chasse- 
marées  appartenant  aux  pêcheurs  des  villages  voisins, 
et  qui  semblaient  d'humbles  sujets  attendant  les  ordres 
de  leur  reine. 

Là,  comme  dans  tous  les  endroits  où  s'arrêtait  Monte- 
Cristo,  ne  fut-ce  que  pour  y  passer  deux  jours,  la  vie  y 
était  organisée  au  thermomètre  du  plus  haut  confortable; 
aussi  la  vie,  à  l'instant  même,  devenait-elle  facile. 

Albert  trouva  dans  son  antichambre  deux  fusils  et  tous 
les  ustensiles  nécessaires  à  un  chasseur;  une  pièce  plus 
haute,  et  placée  au  rez-de-chaussée,  étaitconsacréeàlou 


126  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

tes  les  ingciiiouses  machines  que  les  Anglais,  grands  pê- 
cheurs, parce  qu'ils  sont  patients  et  oisifs,  n'ont  pas  en- 
core pu  faire  adopter  aux  routiniers  pécheurs  de  France. 

Toute  la  journée  se  passa  à  ces  exercices  divers,  aux- 
quels, d'ailleurs,  Monte-Cristo  excellait; on  tua  une  dou- 
zaine de  faisans  dans  le  parc,  on  pécha  autant  de  trui- 
tes dans  les  ruisseaux,  on  dîna  dans  un  kiosque  donnant 
sur  la  mer,  et  l'on  servit  le  thé  dans  la  bibliothèque. 

Vers  le  soir  du  troisième  jour,  Albert,  brisé  de  fatigue 
à  l'user  de  celte  vie  qui  semblait  être  un  jeu  pour  Monte- 
Cristo,  dormait  sur  un  fauteuil  près  de  la  fenêtre,  tandis 
que  le  comte  faisait  avec  son  architectele  plan  d'une  serre 
qu'ihoulait  établir  dans  sa  maison,  loi^que  lebruitd'un 
cheval  écrasant  Icscaillouxde  la  route  fit  lever  latêteau 
jeune  homme;  il  regarda  parla  fenêtre,  et,  avec  une  sur- 
prise des  plus  désagréables,  aperçut  dans  la  cour  son 
valet  de  chambre,  dont  il  n'avait  pas  voulu  se  faire  suivre 
pour  moins  embarrasser  Monte-Cristo. 

—  Florentin  ici  !  s'écria-t-il  en  bondissant  sur  son  fau- 
teuil ;  est-ce  que  ma  mère  est  malade! 

Et  il  se  précipita  vers  la  porte  de  la  chambre. 

Monte-Cristo  le  suivit  des  yeux,  et  le  vit  aborder  le 
valet  qui,  tout  essoufflé  encore,  tira  de  sa  poche  uu  petit 
paquet  cacheté.  Le  petit  paquet  contenait  un  journal  et 
une  lettre. 

—  De  qui  cette  lettre?  demanda  vivement  Albert. 

—  De  M.  Beauchamp,  répondit  Florentin. 

—  C'est  Beauchamp  qui  vous  envoie  alors? 

—  Oui,  monsieur.  II  m'a  fait  venir  chez  lui,  m'a  donné 
l'argent  nécessaire  à  mon  voyage,  m'a  fait  venir  un  che- 
val de  poste,  et  m'a  fait  promettre  de  ne  point  m'arrêler 
que  je  n'aie  rejoint  Monsieur:  j'ai  fait  la  route  en  quinze 
heures. 


LE  COMTE  DE  JIONTE-CRISTO.  12T 

Albert  ouvrit  la  lettre  en  frissonnant  :  aux  premières 
lignes,  il  poussa  un  cri,  et  saisit  le  journal  avec  un 
tremblement  visible. 

Tout  à  coup  ses  yeux  s'obscurcirent,  ses  jambes  sem- 
blèrent se  dérober  sous  lui,  et,  prêt  à  tomber,  il  s'appuya 
sur  Florentin,  qui  étendait  le  bras  pour  le  soutenir. 

—  Pauvre  jeune  homme  !  murmura  Monte-Cristo,  si 
bas  que  lui-même  n'eût  pu  entendre  le  bruit  des  paroles 
de  compassion  qu'il  prononçait;  il  est  donc  dit  que  la 
faute  des  pères  retombera  sur  les  enfants  jusqu'à  la  troi- 
sième et  quatrième  génération? 

Pendant  ce  temps  Albert  avaitrepris  sa  force,  et,  con- 
tinuant de  lire,  il  secoua  ses  cheveux  sur  sa  tête  mouil- 
lée de  sueur,  et  froissant  lettre  et  journal  : 

—  Florentin,  dit-il,  votre  cheval  est-il  en  état  de  re- 
prendre le  chemin  de  Paris? 

—  C'est  un  mauvais  bidet  de  poste  éclopé. 

—  Oh!  mon  Dieu  !  et  comment  était  la  maison  quand 
vous  l'avez  quittée? 

—  Assez  calme  ;  mais  en  revenant  de  chez  M.  Beau- 
champ,  j'ai  trouvé  madame  dans  les  larmes;  elle  m'avait 
fait  demander  pour  savoir  quand  vous  reviendriez.  Alors 
je  lui  ai  dit  que  j'allais  vous  chercher  de  la  part  de 
M.  Beauchamp.  Son  premier  mouvement  a  été  d'étendre 
le  bras  comme  pour  m'arrêter  ;  mais  après  un  instant  de 
réflexion  : 

—  Oui,  allez  Florentin,  a-t-elle  dit,  et  qu'il  revienne. 

—  Oui,  ma  mère,  oui,  dit  Albert,  je  reviens,  sois  tran- 
quille, et  malheur  à  l'infâme  !...  Mais,  avant  tout,  il  faut 
que  je  parte. 

Il  reprit  le  chemin  de  la  chambre  où  il  avait  laissé 
Monte-Cristo. 
Ce  n'était  plus  le  même  homme,  et  cinq  minutes 


12f5  J.E  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

avaiftnt  suITi  pour  opérer  chez  Albeit  une  triste  méla- 
inorpliose  ;  il  était  sorti  dans  son  état  ordinaire,  il  ren- 
trait avec  la  voix  altérée,  le  visage  sillonné  de  rougeurs 
fébriles,  l'œil  étincelant  sous  des  paupières  veinées  de 
bleu,  et  la  démarche  chancelante  comme  celle  d'un 
homme  ivre. 

—  Comte,  dit-il,  merci  de  votre  bonne  hospitalité, 
dont  j'aurais  voulu  jouir  plus  longtemps,  mais  il  faut 
que  je  retourne  à  Paris. 

—  Qu'est-il  donc  arrivé? 

—  Un  grand  malheur  ;  mais  permettez-moi  de  partir, 
il  s'agit  d'une  chose  bien  autrement  précieuse  que  ma 
vie.  Pas  de  question,  comte,  je  vous  en  supplie,  mais  un 
cheval  ! 

—  Mes  écuries  sont  à  votre  service,  vicomte,  dit 
Monte-Cristo  ;  mais  vous  allez  vous  tuer  de  fatigue  en 
courant  la  poste  achevai  ;  prenez  une  calèche,  un  coupé, 
quelque  voiture. 

—  Non,  ce  serait  trop  long,  et  puis  j'ai  besoin  decette 
fatigue  que  vous  craignez  pourmoi,elle  me  feradubien. 

Albert  fit  quelques  pas  en  tournoyant  comme  un 
homme  frappé  d'une  balle,  et  alla  tomber  sur  une 
chaise  près  de  la  porte. 

Monte-Cristo  ne  vit  pas  cette  seconde  faiblesse;  il  était 
à  la  fenêtre  et  criait  : 

—  Ali,  un  cheval  pour  M.  de  Morcerf!  qu'on  se  hâte, 
il  est  pressé! 

Ces  paroles  rendirent  la  vie  à  Albert  ;  il  s'élança  hors 
de  la  chambre,  le  comte  le  suivit. 

—  Merci  !  murmura  le  jeune  homme  en  s'élançanten 
selle.  Vous  reviendrez  aussi  vite  que  vous  pourrez,  Flo- 
rentin. Y  a-t-il  un  mot  d'ordre  pour  qu'on  me  donne 
des  chevaux? 


LE  COMTE  DR  MONTE-CUISTO.  I2f( 

—  Pas  d'autre  que  de  rendre  celui  que  vous  montez  ; 
on  vous  en  sellera  à  Finstant  un  autre. 

Albert  allait  s'élancer,  il  s'arrêta. 

—  Vous  trouverez  peut-être  mon  départ  étrange,  in- 
sensé, dit  le  jeune  homme.  Vous  ne  comprenez  pascom- 
ment  quelques  lignes  écrites  sur  un  journal  peuvent 
mettre  un  homme  au  désespoir  ;  eh  bien  !  ajouta-t-il  eu 
lui  jetant  le  journal,  lisez  ceci,  mais  quand  je  serai  parti 
seulement,  adn  que  vous  ne  voyiez  pas  ma  rougeur. 

Et  tandis  que  le  comte  ramassait  le  journal,  il  enfonça 
les  éperons  qu'on  venait  d'attacher  à  ses  bottes  dans  le 
ventre  du  cheval,  qui,  étonné  qu'il  existât  un  cavalier 
qui  crût  avoir  besoin  vis  à  vis  de  lui  d'un  pareil  stimu- 
lant, partit  comme  un  trait  d'arbalète. 

Le  comte  suivit  des  yeux  avec  un  sentiment  de  com- 
passion infinie  le  jeune  homme,  et  ce  ne  futque  lorsqu'il 
eut  complètement  disparu  que,  reportant  ses  regards 
sur  le  journal,  il  lut  ce  qui  suit  : 

«  Cet  officier  français  au  service  d'Ali,  pacha  de  Janina, 
dontparlaitilyatrois  semaines  le  journal  VImpartial,  et 
qui  non  seulemenllivra  les  châteaux  de  Janina,  mais  en- 
core vendit  son  bienfaiteur  aux  Turcs,  s'appelait  en  effet 
à  cette  époque  Fernand,  comme  l'a  dit  notre  honorable 
confrère  ;  mais,  depuis,  il  a  ajouté  à  son  nom  de  bap- 
tême un  titre  de  noblesse  et  un  nom  de  terre. 

»  11  s'appelle  aujourd'hui  M.  le  comte  de  Morcerf,  et 
fait  partie  de  la  chambre  des  pairs.  » 

Ainsi  donc,  ce  secret  terrible  que  Beauchamp  avait  en- 
seveli avec  tant  de  générosité,  reparaissait  comme  un 
fantôme  armé,  et  un  autre  journal,  cruellement  rensei- 
gné, avait  publié,  le  surlendemain  du  départ  d'Albert 
pour  la  Normandie,  les  quelques  lignes  qui  avaient  failli 
rendre  fou  le  malheureux  jeune  homme., 


130  I.E  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

IX 

LE   JUGEMENT. 

A  huit  heures  du  matin,  Albert  tomba  chez  Beauchamp 
comme  la  foudre.  Le  valet  de  chambre  était  prévenu  ;  il 
introduisit  Morcerf  dans  la  chambre  de  son  maître,  qui 
venait  de  se  mettre  au  bain. 

—  Eh  bien!  lui  dit  Albert. 

—  Eh  bien  !  mon  pauvre  ami,  répondit  Beauchamp, 
je  vous  attendais. 

—  Me  voilà.  Je  ne  vous  dirai  pas,  Beauchamp,  que  je 
vous  crois  trop  loyal  et  trop  bon  pour  avoir  parlé  de  cela 
à  qui  que  ce  soit  ;  non,  mon  ami.  D'ailleurs,  le  messageque 
vous  m'avez  envoyé  m'est  un  garant  de  votre  affection. 
Ainsi,  ne  perdons  pas  de  temps  en  préambules  :  vous  avez 
quelque  idée  de  quelle  part  vient  le  coup? 

—  Je  vous  en  dirai  deux  mots  tout  à  l'heure. 

—  Oui,  mais  auparavant,  mon  ami,  vous  me  devez, 
dans  tous  ses  détails,  l'histoire  de  cette  abominable  tra- 
hison. 

Et  Beauchamp  raconta  au  jeune  homme,  écrasé  de 
honte  etde  douleur,  les  faits  que  nous  allons  redircdans" 
toute  leur  simplicité. 

Le  matin  de  l'avant-veille,  l'article  avait  paru  dans  un 
journal  autre  que  ['Impartial,  et,  ce  qui  donnait  plus  de 
gravité  encore  à  rail'aire,  dans  un  journal  bien  connu 
pour  appartenir  au  gouvernement.  Beauchamp  déjeu- 
nait lorsque  la  note  lui  sauta  aux  yeux;  il  envoya  aus- 
sitôt chercher  un  cabriolet,  et  sans  achever  son  repas  il 
courut  au  journal. 

Quoique  professant  des  sentiments  politiques  complé- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  J3Î 

temenl  opposés  à  ceux  du  gérant  du  journal  accusateur, 
Beauchamp,  ce  qui  arrive  quelquefois,  et  nous  dirons 
même  souvent,  était  son  intime  ami. 

Lorsqu'il  arriva  chez  lui,  le  gérant  tenait  son  propre 
journal  et  paraissait  se  complaire  dans  un  premier-Paris 
sur  le  sucre  de  betterave,  qui,  probablement,  était  de  sa 
façon. 

—  Ah!  pardieu  !  dit  Beauchamp,  puisque  vous  tenez 
votre  journal,  mon  cher,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire 
ce  qui  m'amène. 

—  Seriez-vous  par  'hasard  partisan  de  la  canne  ù 
sucre?  demanda  le  gérant  du  journal  ministériel. 

—  Non,  répondit  Beauchamp,  je  suis  même  parfaite- 
ment étranger  à  la  question  ;  aussi  viens-je  pour  autre 
chose. 

—  Et  pour  quoi  venez-vous? 

—  Pour  l'article  Morcerf. 

—  Ah!  oui,  vraiment  :  n'est-ce  pas  que  c'est  curieux? 

—  Si  curieux  que  vous  risquez  la  diffamation,  ce  me 
semble,  et  que  vous  risquez  un  procès  fort  chanceux. 

—  Pas  du  tout  ;  nous  avons  reçu  avec  la  note  toutes 
les  pièces  à  l'appui,  et  nous  sommes  parfaitement  con- 
vaincus que  M.  de  Morcerf  se  tiendra  tranquille  ;  d'ail- 
leurs, c'est  un  service  à  rendre  au  pays  que  de  lui  dénon- 
cer les  misérables  indignes  de  l'honneur  qu'on  leur  fait. 

Beauchamp  demeura  interdit. 

—  Mais  qui  donc  vous  a  si  bien  renseigné  ?  demanda- 
t-il;  car  mon  journal,  qui  avait  donné  l'éveil,  a  été  forcé 
de  s'abstenir  faute  de  preuves,  et  cependant  nous  som- 
mes plus  intéressés  que  vous  à  dévoiler  M.  de  Morcerf, 
puisqu'il  est  pair  de  France,  et  que  nous  faisons  de  l'op- 
position. 

—  Oh  !  mon  Dieu,  c'est  bien  simple  ;  nous  n'avons  pas 


132  LK  COMTK  DE  MONTE-CUISTO, 

couru  après  le  scandale,  il  est  venu  nous  trouver,  lu 
homme  nous  est  arrivé  hier  de  Janina,  apportant  le  for- 
midable dossier,  et  comme  nous  hésitions  à  nous  jeter 
dans  la  voie  de  l'accusation,  il  nous  a  annoncé  qu'à  no- 
ire refus  l'article  paraîtrait  dans  un  autre  journal.  Ma 
loi,  vous  savez,  Deauchunip,  ce  que  c'est  qu'une  nouvelle 
impoitante  ;  nous  n'avons  pas  voulu  laisser  perdre  celle- 
là.  Maintenant  le  coup  est  porté  ;  il  est  terrible  et  reten- 
tira jusqu'au  bout  de  l'Europe. 

Beauchamp  comprit  qu'il  n'y  avait  plus  qu'à  baisser  la 
tête,  et  sortit  au  désespoir  pour  envoyer  un  courrier  à 
Morcerf. 

Mais  ce  qu'il  n'avait  pas  pu  écrire  à  Albert,  car  les 
choses  que  nous  allons  raconter  étaient  postérieures  au 
départ  de  son  courrier,  c'est  que  le  même  jour,  à  la  cham- 
bre des  pairs,  une  grande  agitation  s'était  manifestée  et 
régnait  dans  les  groupes  ordinairement  si  calmes  de  la 
haute  assemblée.  Chacun  était  arrive  presque  avant 
l'heure,  et  s'entretenait  du  sinistre  événement  qui  allait 
occuper  l'attention  publique  et  la  fixer  sur  un  des  mem- 
bres les  plus  connus  de  l'illustre  corps. 

C'étaient  des  lectures  à  voix  basse  de  l'article,  des 
commentaires  et  des  échanges  de  souvenirs  qui  préci- 
saient encore  mieux  les  faits.  Le  comte  de  Morcerf  n'était 
pas  aimé  parmi  ses  collègues.  Comme  tous  les  parvenus, 
il  avait  été  forcé,  pour  se  maintenir  à  son  rang,  d'obser- 
ver un  excès  de  hauteur.  Les  grandes  aristocraties  riaient 
de  lui  ;  les  talents  le  répudiaient  ;  les  gloires  pures  le  mé- 
prisaient instinctivement.  Le  comte  en  était  à  cette  extré- 
mité fâcheuse  de  la  victime  expiatoire.  Une  fois  désignée 
par  le  doigt  du  Seigneur  pour  le  sacrifice,  chacun  s'ap- 
prêtait à  crier  haro. 

Seul,  le  comte  de  Morcerf  ne  savait  rien.  Il  ne  recevait 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  1^3 

pas  le  journal  où  se  trouvait  la  nouvelle  diffamatoire,  et 
avait  passé  la  matinée  à  écrire  des  lettres  et  à  essayer  un 
cheval. 

Il  arriva  donc  à  son  heure  accoutumée,  la  tête  haute, 
l'œil  fier,  la  démarche  insolente,  descendit  de  voiture, 
dépassa  les  corridors  et  entra  dans  la  salle,  sans  remar- 
quer les  hésitations  des  huissiers  et  les  demi-saluts  de  ses 
collègues. 

Lorsque  Morcerf  entra,  la  séance  était  déjà  ouverte 
depuis  plus  d'une  demi-heure. 

Quoique  le  comte,  ignorant,  comme  nous  l'avons  dit, 
,  de  tout  ce  qui  s'était  passé,  n'eût  rien  changé  à  son  air 
ni  à  sa  démarche,  son  air  et  sa  démarche  parurent  à  tous 
plus  orgueilleux  que  d'habitude,  et  sa  présence  dans  cette 
occasion  parut  tellement  agressive  à  cette  assemblée  ja- 
louse de  son  honneur,  que  tous  y  virent  une  incon- 
venance ,  plusieurs  une  bravade  ,  quelques  uns  une 
insulte. 

Il  était  évident  que  la  chambre  tout  entière  brûlait 
d'entamer  le  débat. 

On  voyait  le  journal  accusateur  aux  mains  de  tout  le 
monde  ;  mais  comme  toujours,  chacun  hésitait  à  prendre 
sur  lui  la  responsabilité  de  l'attaque.  Enfin,  un  des  ho- 
norables pairs,  ennemi  déclaré  du  comte  de  Morcerf, 
monta  à  la  tribune  avec  une  solennité  qui  annonçait  que 
le  moment  attendu  était  arrivé. 

Il  se  fit  un  effrayant  silence  ;  Morcerf  seul  ignorait  la 
cause  de  l'attention  profonde  que  l'on  prêtait  cette  fois 
à  un  orateur  qu'on  n'avait  pas  toujours  l'habitude  d'é- 
couter si  complaisamment. 

Le  comte  laissa  passer  tranquillement  le  préambule 
par  lequel  l'orateur  établissait  qu'il  allait  parler  d'une 

8 


iU  LK  COMTE  DE  MONTIi-CRlSTO. 

chose  tellenieiU  grave,  telleinenl  sacrée,  tellement  vitale 
pour  la  chambre,  qu'il  réclamait  toute  lattention  de  ses 
collègues. 

Aux  premiers  mots  de  Janina  et  du  colonel  Fernand, 
le  comte  de  Morcerf  pâlit  si  horriblement,  qu^il  n'y  eut 
qu'un  frémissement  dans  cette  assemblée,  dont  tous  les 
regards  convergeaient  vers  le  comte. 

Les  blessures  morales  ont  cela  de  particulier  qu'elles  se 
cachent,  mais  ne  se  referment  pas  ;  toujours  douloureu- 
res,  toujours  prêtes  à  saigner  quand  on  les  touche,  elles 
restent  vives  et  béantes  dans  le  cœur. 

La  lecture  de  l'article  achevée  au  milieu  de  ce  même 
silence,  (rouble  alors  par  un  frémissement  qui  cessa  aus- 
sitôt que  l'orateur  parut  disposé  à  reprendre  de  nouveau 
Ja  parole,  l'accusateur  exposa  son  scrupule,  et  se  mit  à 
établir  combien  sa  tâche  était  difficile  ;  c'était  l'honneur 
de  M.  de  Morcerf,  c'était  celui  de  toute  la  chambre  qu'il 
prétendait  défendre  en  provoquant  un  débat  qui  devait 
s'altaqucr  à  ces  questions  personnelles  toujours  si  brû- 
lantes. Enfin,  il  conclut  en  demandant  qu'une  enquête 
fût  ordonnée,  assez  rapide  pour  confondre,  avant  qu'elle 
eût  eu  le  temps  de  grandir,  la  calomnie,  et  pour  rétablir 
M.  de  Morcerf,  en  le  vengeant,  dans  la  position  que  l'o- 
pinion publique  lui  avait  faite  depuis  longtemps. 

Morcerf  était  si  accablé,  si  tremblant  devant  cette  im- 
mense et  inattendue  calamité,  qu'il  put  à  peine  balbutier 
quelques  mots  en  regardant  ses  confrères  d'un  œil  égaré. 
Celte  timidité,  qui  d'ailleurs  pouvait  aussi  bien  tenir  à 
l'éionnement  de  l'innocent  qu'à  la  honte  du  coui>able, 
lui  concilia  quelques  sympathies.  Les  hommes  vraiment 
généreux  sont  toujours  prêts  à  devenir  compatissants, 
lorsque  le  malheur  de  leur  ennemi  dépasse  les  limites  de 
leur  haine. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  135 

IjG  président  mit  l'enquête  aux  voix  ;  on  vota  par  assis 
et  levé,  et  il  fut  décidé  que  l'enquête  aurait  lieu. 

On  demanda  au  comte  combien  il  lui  fallait  de  temps 
pour  préparer  sa  justification. 

Le  courage  était  revenu  à  Morcerf  dès  qu'il  s'était 
senti  vivant  encore  après  cet  horrible  coup. 

—  Messieurs  les  pairs,  répondit-il,  ce  n'est  point  avec 
du  temps  qu'on  repousse  une  atlacjue  comme  celle  que 
dirigent  en  ce  moment  contre  moi  des  ennemis  inconnus 
et  restés  dans  l'ombre  de  leur  obscurité  sans  doute  ;  c'est 
sur-le-champ,  c'est  par  un  coup  de  foudre  qu'il  faut  que 
je  réponde  h  l'éclair  qui  un  instant  m'a  ébloui;  que  ne 
m'est-il  donné,  au  lieu  d'une  pareille  justification,  d'a- 
voir à  répandre  mon  sang  pour  prouver  à  mes  collègues 
que  je  suis  digne  de  marcher  leur  égal  ! 

Ces  paroles  firent  une  impression  favorable  pour  l'ac- 
cusé. 

—  Je  demande  donc,  dit-il,  que  l'enquête  ait  lieu  le 
plus  tôt  possible,  et  je  fournirai  à  la  chambre  toutes  les 
pièces  nécessaires  à  l'efficacité  de  celte  enquête. 

—  Quel  jour  fixez-vous?  demanda  le  président. 

—  Je  me  mets  dès  aujourd'hui  à  la  disposition  de  la 
chambre,  répondit  le  comte. 

Le  président  agita  la  sonnette. 

—  La  chambre  est-elle  d'avis,  demanda-t-il,  que  cette 
enquête  ait  lieu  aujourd'hui  même? 

—  Oui  !  fut  la  réponse  unanime  de  l'assemblée. 

(In  nomma  une  commission  de  douze  membres  pour 
examiner  les  pièces  à  fournir  par  Morcerf.  L'heure  de  la 
premier*;  séance  de  cette  commission  fut  fixée  à  huit  heu- 
res du  soir,  dans  lesbureaux  delà  chambre.  Si  plusieurs 
séances  étaient  nécessaires,  elles  auraient  lieu  à  la  même 
heure  et  dans  le  même  endroit. 


no  u:  coMTK  m:  montk-cuisto. 

Celle  décision  prise,  Morcerf  demanda  la  permission 
de  se  retirer  ;  il  avait  à  recueillir  les  pièces  amassées  de- 
puis longtemps  par  lui  pour  faire  tête  à  cet  orage,  prévu 
par  son  cauteleux  et  indomptable  caractère. 

Beauchamp  raconta  au  jeune  homme  toutes  les  choses 
(jue  nous  venons  de  dire  à  notre  tour  :  seulement  son  ré- 
cit eut  sur  le  nôtre  l'avantage  de  l'animation  des  choses 
vivantes  sur  la  froideur  des  choses  mortes. 

Albert  l'écouta  en  frémissant  tantôt  d'espoir,  tantôt  de 
colère,  parfois  de  honte  ;  car,  par  la  confidence  de  Beau- 
champ,  il  savait  que  son  père  était  coupable,  et  il  se  de- 
mandait comment,  puisqu'il  était  coupable,  il  pourrait 
en  arriver  à  prouver  son  innocence. 

Arrivé  au  point  où  nous  en  sommes,  Beauchamp  s'ar- 
rêta. 

—  Ensuite?  demanda  Albert. 

—  Ensuite  ?  répéta  Beauchamp. 

—  Oui. 

—  Mon  ami,  ce  mot  m'entraîne  dans  une  horrible  né- 
cessité. Voulez-vous  donc  savoir  la  suite  ? 

—  Ilfautabsolumentquejelasache,mon  ami,  et  j'aime 
mieux  la  connaître  de  votre  bouche  que  d'aucune  autre. 

—  Eh  bien  !  reprit  Beauchamp,  apprêtez  donc  votre 
courage,  Albert;  jamais  vous  n'en  aurez  eu  plusbesoin. 

Albert  passa  une  main  sur  son  front  pour  s'assurer  de 
sa  propre  force,  comme  un  homme  qui  s'apprête  à  défen- 
dre sa  vie  essaie  sa  cuirasse  et  fait  ployer  la  lame  de  son 
épée. 

Use  sentit  fort,  carilprenaitsafièvrepour  de  l'énergie. 

—  Allez  !  dit-il. 

—  Le  soir  arriva,  continua  Beauchamp.  Tout  Paris 
élait  dans  l'attente  de  l'événement.  Beaucoup  préten- 
daient que  votre  père  n'avait  qu'à  se  montrer  pour  faire 
crouler  l'accusation  ;  beaucoup  aussi  disaient  que  le  comte 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  137 

ne  se  présenterait  pas;  il  y  en  avait  qui  assuraient  l'a- 
voir vu  partir  pour  Bruxelles,  et  quelques  uns  allèrent  à 
la  police  demander  s'il  était  vrai,  comme  on  le  disait, 
que  le  comte  eût  pris  ses  passe-ports. 

—  Je  vous  avouerai  que  je  fis  tout  au  monde,  continua 
Beauchamp,  pour  obtenir  d'un  des  membres  de  la  com- 
mission, jeune  pair  de  mes  amis,  d'être  introduit  dans 
une  sorte  de  tribune.  A  sept  heures  il  vint  me  prendre, 
et  avant  que  personne  ne  fût  arrivé,  me  recommanda  à 
un  huissier  qui  m'enferma  dans  une  espèce  de  loge.  J'é- 
tais masqué  par  une  colonne  et  perdu  dans  une  obscurité 
complète;  je  pusespérer  que  je  verrais  et  que  j'en  tendrais 
d'un  bout  à  l'autrela  terrible  scène  qui  allait  se  dérouler. 

A  huit  heures  précises  tout  le  monde  était  arrivé. 

M.  deMorcerf  entra  sur  le  dernier  coup  de  huit  heures. 
Il  tenait  à  la  main  quelques  papiers,  et  sa  contenance 
semblait  calme  :  contre  son  habitude,  sa  démarche  était 
simple,  sa  mise  recherchée  et  sévère;  et,  selon  l'habitude 
des  anciens  militaires,  il  portait  son  habit  boutonné  de- 
puis le  bas  jusqu'en  haut. 

Sa  présence  produisit  le  meilleur  effet:  la  commission 
était  loin  d'être  malveillante,  et  plusieurs  de  ses  mem- 
bres vinrent  au  comte  et  lui  donnèrent  la  main. 

Albert  sentit  que  son  coHir  se  brisait  à  louscesdétails, 
et  cependant  au  milieu  de  sa  douleur  se  glissait  un  sen- 
timent de  reconnaissance  ;  il  eût  voulu  pouvoir  embras- 
ser ces  hommes  qui  avaient  donné  à  son  père  cette  marque 
d'estime  dans  un  si  grand  embarras  de  son  honneur. 

En  ce  moment  un  huissier  entra  et  remit  une  lettre  au 
président. 

—  Vous  avez  la  parole,  monsieur  de  Morcerf,  dit  le 
président  tout  en  décachetant  la  lettre. 

Le  comte  commença  son  apologie,  et  je  vous  affirme, 

8. 


138  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO, 

Albert,  continua  Bcaiichamp,  qu'il  fut  d'une  éloquence 
et  d'une  liabilclé  exiraordinaircs.  I!  produisit  des  pièces 
qui  prouvaient  que  le  vizir  de  Janina  l'avait,  jusqu'à  sa 
dernière  heure,  honoré  de  toute  sa  confiance,  puisqu'il 
l'avait  chargé  d'une  négociation  de  vie  et  de  mort  avec 
l'emperpur  lui-même.  Il  montra  l'anneau,  signe  decom- 
mandement,  et  avec  lequel  Ali-Pacha  cachetait  d'ordi- 
naire ses  lettres,  et  que  celui-ci  lui  avait  donné  pour 
qu'il  pût  à  son  retour,  à  quelque  heure  du  jour  ou  de  la 
nuit  que  ce  fût,  et  fùt-il  dans  son  harem,  pénétrer  jus- 
qu'à lui.  Malheureusement,  dit-il,  sa  négociation  avait 
échoué,  et  quand  il  était  revenu  pour  défendre  son  bien- 
faiteur, il  était  déjà  mort.  Mais,  dit  le  comte,  en  mourant, 
Ali-Pacha,  tant  était  grande  sa  confiance,  lui  avait  con- 
fié sa  maîtresse  favorite  et  sa  fille. 

Albert  tressaillit  à  ces  mots,  car  à  mesure  que  Beau- 
champ  parlait,  tout  le  récit  d'IIaydée  revenait  à  l'esprit 
dujeunehomme,  et  il  se  rappelait  ce  que  la  belle  Grecque 
avait  dit  de  ce  message,  de  cet  anneau  et  de  la  façon  dont 
elle  avait  été  vendue  et  conduite  en  esclavage. 

—  Et  quel  fut  l'effet  du  discours  du  comte?  demanda 
avec  anxiété  Albert. 

—  J'avoue  qu'il  m'émut,  et  qu'en  même  temps  que 
moi,  il  éfnut  toute  la  commission,  ditBeauchamp. 

Cependant  le  président  jeta  négligemment  les  yeux  sur 
la  lettre  qu'on  venait  de  lui  apporter;  mais  aux  prcniiè- 
res  lignes  son  attention  s'éveilla  ;  il  la  lut,  la  relut  en- 
core, et  fixant  les  yeux  sur  M.  de  Morcerf: 

—  Monsieur  le  comte,  dit-il,  vous  venez  de  nous  dire 
que  le  vizir  de  Janina  vous  avait  confié  sa  femme  et  sa 
fille? 

—  Oui ,  monsieur,  répondit  Morcerf  ;  mais  en  cela, 
comme  dans  tout  le  reste,  le  malheur  me  poursuivait.  A 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  139 

mon  retour,  Vasiliki  et  sa  fille  Haydée  avaient  disparu. 

—  Vous  les  connaissiez  ? 

—  Mon  intimité  avec  le  pachaet  la  suprême  confiance 
qu'il  avait  dans  ma  fidélité,  m'avaient  permis  de  les  voir 
plus  de  vingt  fois. 

—  Avez-vous  quelque  idée  de  ce  qu'elles  sont  deve- 
nues? 

—  Oui,  monsieur.  J'ai  entendu  dire  qu'elles  avaient 
succombé  à  leur  chagrin  et  peut-être  à  leur  misère.  Je 
n'étais  pas  riche,  ma  vie  courait  de  grands  dangers,  je 
ne  pus  me  mettre  à  leur  recherche,  à  mon  grand  regret. 

Le  président  fronça  imperceptiblement  le  sourcil. 

—  Messieurs,  dit-il,  vous  avez  entendu  et  suivi  M.  le 
comte  de  Morcerf  en  ses  explications.  —  Monsieur  le 
comte,  pouvez-vous,  à  l'appui  du  récit  que  vous  venez 
de  faire,  fournir  quelque  témoin? 

—  Hélas  !  non,  monsieur,  répondit  le  comte  ;  tous 
ceux  qui  entouraient  le  vizir  et  qui  m'ont  connu  à  sa  cour, 
sont  ou  morts  ou  dispersés;  seul,  je  crois,  du  moins,  seul 
de  mes  compatriotes,  j'ai  survécu  à  cette  affreuse  guerre  ; 
je  n'ai  que  les  lettres  d'Ali-Tebelin,  et  je  les  ai  mises 
sous  vos  yeux  ;  je  n'ai  que  l'anneau,  gage  de  sa  volonté, 
et  le  voici  ;  j'ai  enfin  la  preuve  la  plus  convaincante  que  je 
puisse  fournir,  c'est  à  dire  après  une  attaque  anonyme, 
l'absence  de  tout  témoignage  contre  ma  parole  d'honnête 
homme,  et  la  pureté  de  toute  ma  vie  militaire. 

Un  murmure  d'approbation  courut  dans  l'assemblée  ; 
en  ce  moment,  Albert,  et  s'il  ne  fût  survenu  aucun  inci- 
dent, la  cause  de  votre  père  était  gagnée. 

Il  ne  restait  plus  qu'à  aller  aux  voix,  lorsque  le  prési- 
dent prit  la  parole. 

—  Messieurs,  dit-il,  et  vous  monsieur  le  comte,  vous 
ne  seriez  point  fâchés,  je  présume,  d'entendre  un  témoin 


140  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

très  important,  à  ce  qu'il  assure,  et  qui  vient  de  se  pro- 
duire de  lui-même;  ce  témoin,  nous  n'en  doutons  pas, 
d'après  tout  ce  que  nous  a  dit  le  comte,  est  appelé  à  prou- 
ver la  parfaite  innocence  de  notre  collègue.  Voici  la  lettre 
que  je  viens  de  recevoir  à  cet  égard  ;  desirez-vous  qu'elle 
vous  soit  lue,  ou  décidez-vous  qu'il  sera  passé  outre,  et 
qu'on  ne  s'arrêtera  point  à  cet  incident. 

M.  de  Morcerf  pâlit  et  cripsa  ses  mains  sur  les  papiers 
qu'il  tenait,  et  qui  crièrent  entre  ses  doigts. 

La  réponse  de  la  commission  fut  pour  la  lecture  : 
quant  au  comte,  il  était  pensif  et  n'avait  point  d'opinion 
à  émettre. 

Le  président  lut  en  conséquence  la  lettre  suivante  : 
«  Monsieur  le  président, 

»  Je  puis  fournir  à  la  commission  d'enquête  chargée 
d'examiner  la  conduite  en  Epire  et  en  Macédoine  de 
M.  le  lieutenant-général  comte  de  Morcerf.  les  renseigne- 
ments les  plus  positifs.  » 

Le  président  lit  une  courte  pause. 

Le  comte  de  Morcerf  pâlit;  le  président  interrogea  les 
auditeurs  du  regard. 

—  Continuez  '  s'écria-t-on  de  tous  côtés. 
Le  président  reprit  : 

«  J'étais  sur  les  lieux  à  la  mort  dWli-Pacha  ;  j'assistai 
à  ses  derniers  moments  ;  je  sais  ce  que  devinrent  Yasiliki 
et  Haydée  :  je  me  tiens  à  la  disposition  de  la  commission, 
etréclame  même  l'honneur  de  me  faire  entendre.  Jeserai 
dans  le  vestibule  de  la  chambre  au  moment  où  l'on  vous 
remettra  ce  billet.  » 

—  Et  quel  est  ce  témoin,  ou  plutôt  cet  ennemi?  de- 
manda le  comte  d'une  voix  dans  laquelle  il  était  facile  de 
remarquer  une  profonde  altération. 

—  Nous  allons  le  savoir,  monsieur,  répondit  le  prési- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  lil 

(lent.  La  commission  est-elle  d'avis  d'entendre  ce  té- 
moin ? 

—  Oui,  oui  !  dirent  en  même  temps  toutes  les  voix. 
On  rappela  Thuissier. 

—  Huissier,  demanda  le  président,  y  a-t-il  quelqu'un 
qui  attende  dans  le  vestibule? 

—  Oui,  monsieur  le  président. 

—  Qui  est-ce  que  ce  quelqu'un  ? 

—  Une  femme  accompagnée  d'un  serviteur. 
Chacun  se  regarda. 

—  Faites  entrer  cette  femme,  dit  le  président. 
Cinq  minutes  après,  l'huissier  reparut;  tous  les  yeux 

étaient  tixés  sur  la  porte,  et  moi-même,  dit  Beauchamp, 
je  partageais  l'attente  et  l'anxiété  générales. 

Derrière  l'huissier  marchait  une  femme  enveloppée 
d'un  grand  voile  qui  la  cachait  tout  entière.  On  devinait 
bien,  aux  formes  que  trahissait  ce  voile  et  aux  parfums 
qui  s'en  exhalaient,  la  présence  d'une  femme  jeune  et 
élégante,  mais  voilà  tout. 

Le  président  pria  l'inconnue  d'écarter  son  voile,  et  l'on 
put  voir  alors  que  cette  femme  était  vêtue  à  la  grecque  ; 
en  outre,  elle  était  d'une  suprême  beauté. 

—  Ah  !  dit  Morcerf,  c'était  elle. 

—  Comment ,  elle  ? 

—  Oui,  Haydée. 

—  Qui  vous  Ta  dit  ! 

—  Hélas  !  je  le  devine.  Mais,  continuez,  Beauchamp, 
je  vous  prie.  Vous  voyez  que  je  suis  calme  et  fort.  Et 
cependant  nous  devons  approcher  du  dénoûment. 

—  M,  de  Morcerf,  continua  Beauchamp,  regardait  cette 
femme  avec  une  surprise  mêlée  d'effroi.  Pour  lui,  c'était 
la  vie  ou  la  mort  qui  allait  sortir  de  cette  bouche  char- 
mante ;  pour  tous  les  autres  c'était  une  aventure  si  étrange 


Ui  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

et  si  pleine  de  curiosité,  que  le  salut  ou  la  perte  de  M.  de 
Morcerf  n'entrait  déjà  plus  dans  cet  événement  que 
comme  un  élément  secondaire. 

Le  président  offrit  de  la  main  un  siège  à  la  jeune  fem- 
me ;  mais  elle  lit  signe  de  la  tête  qu'elle  resterait  de- 
bout. Quant  au  comte,  il  était  relombé  sur  son  fauteuil, 
et  il  était  évident  que  ses  jambes  refusaient  de  le  porter. 

—  Madame,  dit  le  président,  vous  ave2  écrit  à  la  com- 
mission pour  lui  donner  des  renseignements  sur  l'affaire 
de  Janina,  et  vous  avez  avancé  que  vous  aviez  été  témoin 
oculaire  des  événements. 

—  Je  le  fus  en  effet,  répondit  l'inconnue  avec  une 
Toix  pleine  d'une  tristesse  charmante,  et  empreinte  de 
cette  sonorité  particulière  aux  voix  orientales. 

—  Cependant,  reprit  le  président,  permettez-moi  de 
vous  dire  que  vous  étiez  bien  jeune  alors. 

—  J'avais  quatre  ans;  mais  comme  les  événements 
avaient  pour  moi  une  suprême  importance,  pas  un  détail 
n'est  sorti  de  mon  espiit,  pas  une  particularité  n'a 
échappé  à  ma  mémoire. 

—  Mais  quelle  importance  avaient  donc  pour  vous  ces 
événements,  et  qui  êtes-vous  pour  que  cette  grande  ca- 
tastrophe ait  produit  sur  vous  une  si  profonde  impression? 

—  Il  s'agissait  de  la  vie  ou  de  la  mort  de  mon  père, 
répondit  la  jeune  liile,  et  je  m'appelle  llaydée,  lillc  d'Ali- 
Tcbelin,  pacha  de  Janina,  et  de  Yasiliki,  sa  femme 
bien-aimée. 

La  rougeur  modeste  et  fière,  tout  à  la  fois,  qui  empour- 
pra les  joues  de  la  jeune  femme,  le  feu  de  son  regard  et 
la  majesté  de  sa  révélation,  produisirent  sur  l'assemblée 
un  effet  inexprimable. 

Quant  au  comte,  il  n'eut  pas  été  plus  anéanti ,  si  la 
foudre,  en  tombant,  eût  ouvert  un  abîme  à  ses  pieds. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  143 

—  Madame,  reprit  le  président,  après  s'être  incliné 
avec  respect,  permettez-moi  une  simple  question  qui  n'est 
pas  un  doute,  et  cette  question  sera  la  dernière  :  pou- 
\ez-vous  justifier  de  l'authenticité  de  ce  que  vous  dites. 

—  Je  le  puis,  monsieur,  dit  Ilaydée  en  tirant  de  des- 
sous son  voile  un  sachet  de  salin  parfumé,  car  voici  l'acte 
de  ma  naissance,  rédigé  par  mon  père  et  signé  par  ses 
principaux  officiers;  car  voici,  avec  l'acte  de  ma  nais- 
sance, l'acte  de  mon  baptême,  mon  père  ayant  consenti 
à  ce  que  je  fusse  élevée  dans  la  religion  de  ma  mère,  acte 
que  le  grand  primat  de  Macédoine  et  d'Epire  a  revêtu 
de  son  sceau;  voici  enfin  (et  ceci  est  le  plus  important 
sans  doute)  l'acte  de  la  vente  qui  fut  faite  de  ma  personne 
et  de  celle  de  ma  mère  au  marchand  arménien  El-Kob- 
bir,  par  l'officier  franc  qui,  dans  son  infâme  marché  avec 
la  Porte,  s'était  réservé,  pour  sa  part  de  butin,  la  fille  et 
la  femme  de  son  bienfaiteur,  qu'il  vendit  pour  la  somme 
de  mille  bourses,  c'est  à  dire  pour  quatre  cent  mille 
francs  à  peu  près. 

Une  pâleur  verdàtre  envaliit  les  joues  du  comte  de 
Moi'cerf,  et  ses  yeux  s'injectèrent  de  sang  à  l'énoncé  de 
c<3s  imputations  terribles  qui  furent  accueillies  de  l'as- 
semblée avec  un  lugubre  silence. 

Haydée,  toujours  calme,  mais  bien  plus  menaçante 
dans  son  calme  qu'une  autre  ne  l'eût  été  dans  sa  colère, 
tendit  au  président  l'acte  de  vente  rédigé  en  langue 
arabe. 

Comme  on  avait  pensé  que  quelques  unes  des  pièces 
produites  seraient  rédigées  en  arabe,  en  romaïque  ou  en 
turc,  l'interprète  de  la  chambre  avait  été  prévenu  ;  on 
l'appela. 

Un  des  nobles  pairs  à  qui  la  langue  arabe,  qu'il  avait 
apprise  pendant  la  sublime  campagne  d'Egypte,  était 


14  i  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

familière,  suivit  sur  le  vélin  la  lecture  que  le  traducteur 
en  fit  à  voix  haute. 

«  Moi,  El-Kobbir,  marchand  d'esclaves  et  fournisseur 
du  harem  de  S.  H.,  reconnais  avoir  reçu,  pour  la  remet- 
tre au  sublime  empereur,  du  seigneur  franc  comte  de 
Monte-Cristo,  une  émeraude  évaluée  deux  mille  bourses, 
pour  prix  d'une  jeune  esclave  chrétienne  âgée  de  onze 
ans,  du  nom  de  Haydée,  et  fille  reconnue  de  défuni  sei- 
gneur Ali-Tebelin,  pacha  de  Janina,  etde  Yasiliki,  sa  fa- 
vorite ;  laquelle  m'avait  été  vendue,  il  y  a  sept  ans,  avec 
sa  mère  morte,  en  arrivant  à  Constantinople,  par  un  co- 
lonel franc  au  service  du  vizir  Ali-Tebelin,  nommé  Fer- 
nand  Mondego. 

«  La  susdite  vente  m'avait  été  faite  pour  le  compte  de 
S.  H.,  dont  j'avais  mandat,  moyennant  la  somme  de 
mille  bourses. 

«  Fait  à  Constantinople,  avec  autorisation  de  S.  H., 


l'année  1247  de  l'hégire. 


«  Signé  El-Kobbir.  » 


«  Le  présent  acte  ,  pour  lui  donner  toute  foi ,  toute 
croyance  et  toute  authenticité,  sera  revêtu  du  sceau  impé- 
rial, que  le  vendeur  s'oblige  à  y  faire  apposer.  » 

Près  de  la  signature  du  marchand  on  voyait  en  effet 
le  sceau  du  sublime  empereur. 

A  cette  lecture  et  à  cette  vue  succéda  un  silence  terri- 
ble ;  le  comte  n'avait  plus  que  le  regard,  et  ce  regard,  at- 
taché comme  malgré  lui  sur  Haydée,  semblait  de  flamme 
et  de  sang. 

—  Madame,  dit  le  président,  ne  peut-on  interroger  le 
comte  de  Monte-Cristo,  lequel  est  à  Paris  près  de  vous, 
à  ce  que  je  crois  ? 

—  Monsieur,  répondit  Haydée,  le  comte  de  Monte- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  145 

Crislo,  mon  aulre  père,  est  en  Normandie  depuis  trois 
jours. 

—  Mais  alors,  madame,  dit  le  président,  qui  vous  a 
conseillé  cette  démarche,  démarche  dont  la  cour  vous 
remercie,  et  qui  d'ailleurs  est  toute  naturelle,  d'après 
votre  naissance  et  vos  malheurs. 

—  Monsieur,  répondit  Ilaydée,  celte  démarche  m'a  été 
conseillée  par  mon  respect  et  par  ma  douleur.  Quoique 
chrétienne,  Dieu  me  pardonne  !  j'ai  toujours  songé  à 
venger  mon  illustre  père.  Or,  quand  j'ai  mis  le  pied  en 
France,  quand  j'ai  su  que  le  traître  habitait  Paris,  mes 
yeux  et  mes  oreilles  sont  restés  constamment  ouverts.  Je 
vis  retirée  dans  la  maison  de  mon  noble  protecteur,  mais 
je  vis  ainsi  parce  que  j'aime  l'ombre  et  le  silence  qui  me 
permettent  de  vivre  dans  ma  pensée  et  dans  mon  recueil- 
lement. Mais  M.  le  comte  de  Monte-Cristo  m'entoure  de 
soins  paternels,  et  rien  de  ce  qui  constitue  la  vie  du 
monde  ne  m'est  étranger;  seulement  je  n'en  accepte  que 
le  bruit  lointain.  Ainsi  je  lis  tous  les  journaux,  comme 
on  m'envoie  tous  les  albums,  comme  je  reçois  toutes  les 
mélodies  ;  et  c'est  en  suivant,  sans  m'y  prêter,  la  vie  des 
autres  que  j'ai  su  ce  qui  s'était  passé  ce  matin  à  la  cham- 
bre des  pairs  et  ce  qui  devait  s'y  passer  ce  soir...  Alors, 
j'ai  écrit. 

—  Ainsi,  demanda  le  président,  M.  le  comte  de  Monte- 
Cristo  n'est  pour  rien  dans  votre  démarche  ? 

—  Il  l'ignore  complètement,  monsieur,  et  même  je 
n'ai  qu'une  crainte,  c'est  qu'il  la  désapprouve  quand  il 
l'apprendra;  cependant  c'est  un  beau  jour  pour  moi, 
continua  la  jeune  fille  en  levant  au  ciel  un  regard  tout 
ardent  de  flammes,  que  celui  où  je  trouve  enfin  l'occa- 
sion de  venger  mon  père. 

Le  comte,  pendant  tout  ce  temps,  n'avait  point  pro- 
V.  9 


I'i6  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

nonce  une  seule  parole  ;  ses  collègues  le  regardaient,  et 
sans  doute  plaignaient  cette  fortune  brisée  sous  le  souffle 
parfumé  d'une  femme  ;  son  malheur  s'écrivait  peu  à  peu 
en  traits  sinistres  sur  son  visage. 

—  Monsieur  de  Morcerf,  dit  le  président,  reconnais- 
sez-vous madame  pour  la  fille  d'Ali-Tebelin,  pacha  de 
Janina  ? 

—  Non,  dit  Morcerf  en  faisant  un  efïort  pour  se  lever, 
et  c'est  une  trame  ourdie  par  mes  ennemis. 

Haydée,  qui  tenait  ses  yeux  fixés  vers  la  porte,  comme 
si  elle  attendait  quelqu'un,  se  retournabrusquement,  et, 
retrouvant  le  comte  debout,  elle  poussa  un  cri  terrible  : 

—  Tu  ne  me  reconnais  pas,  dit-elle;  eh  bien  !  moi 
heureusement  je  te  reconnais  !  tu  es  Fernand  Mondego, 
l'officier  franc  qui  instruisait  les  troupes  de  mon  noble 
père.  C'est  toi  qui  as  livré  les  châteaux  de  Janina!  c'est  toi 
qui,  envoyé  par  lui  à  Constantinople  pour  traiter  direc- 
tement avec  l'empereur  de  la  vie  ou  de  la  mort  de  ton 
bienfaiteur ,  as  rapporté  un  faux  firman  qui  accordait 
grâce  entière!  c'est  toi  qui,  avec  ce  firman,  asobtenula 
bague  du  pacha  qui  devait  le  faire  obéir  par  Sélim  ,  le 
gardien  du  feu  ;  c'est  toi  qui  as  poignardé  Sélim  !  c'est 
toi  qui  nous  a  vendues,  ma  mère  et  moi,  au  marchand 
El-Kobbir  !  Assassin  !  assassin  !  assassin  !  tu  as  encore  au 
front  le  sang  de  ton  maître  !  regardez  tous. 

Ces  paroles  avaient  été  prononcées  avec  un  tel  enthou- 
siasme de  vérité,  que  tous  les  yeux  se  tournèrent  vers  le 
front  du  comte,  et  que  lui-même  y  porta  la  main  comme 
s'il  y  eût  senti,  tiède  encore,  le  sang  d'Ali. 

—  Vous  reconnaissez  donc  positivement  M.  de  Mor- 
cerf pour  être  le  même  que  l'officier  Fernand  Mondego  ? 

—  Si  je  le  reconnais  !  s'écria  Haydée.  Oh  !  ma  mère  !  lu 
m'as  dit  :  Tu  étais  libre,  lu  avais  un  père  que  lu  aimais, 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  147 

tu  étais  destinée  à  être  presque  une  reine  !  Regarde  bien 
cet  homme,  c'est  lui  qui  t'a  faite  esclave,  c'est  lui  qui  a 
levé  au  bout  d'une  pique  la  tête  de  ton  père,  c'est  lui  qui 
nous  a  vendues,  c'est  lui  qui  nous  a  livrées!  Regarde 
bien  sa  main  droite,  celle  qui  a  une  large  cicatrice  ;  si  tu 
oubliais  son  visage,  tu  le  reconnaîtrais  à  cette  main  dans 
laquelle  sont  tombées  une  à  une  les  pièces  d'or  du  mar- 
chand El-Kobbir  !  Si  je  le  reconnais  !  Oh  î  qu'il  dise 
maintenant  lui-même  s'il  ne  me  reconnaît  pas. 

Chaque  mot  tombait  comme  un  coutelas  sur  Morcerf, 
et  retranchait  une  parcelle  de  son  énergie  ;  aux  derniers 
mots,  il  cacha  vivement  et  malgré  lui  sa  main,  mutilée 
en  effet  par  une  blessure,  dans  sa  poitrine,  et  retomba 
sur  son  fauteuil,  abîmé  dans  un  morne  désespoir. 

Cette  scène  avait  fait  tourbillonner  les  esprits  de  l'as- 
semblée, comme  on  voit  courir  les  feuilles  détachées  du 
tronc  sous  le  vent  puissant  du  nord. 

—  Monsieur  le  comte  de  Morcerf,  dit  le  président,  ne 
vous  laissez  pas  abattre,,  répondez  :  la  justice  de  la  cour 
est  suprême  et  égale  pour  tous  comme  celle  de  Dieu  ;  elle 
ne  vous  laissera  pas  écraser  par  vos  ennemis  sans  vous 
donner  les  moyens  de  les  combattre.  Voulez-vous  des  en- 
quêtes nouvelles?  voulez-vous  que  j'ordonne  un  voyage 
de  deux  membres  de  la  chambre  à  Janina?  parlez  ! 

Morcerf  ne  répondit  rien. 

Alors,  tous  les  membres  de  la  commission  se  regardè- 
rent avec  une  sorte  de  terreur.  On  connaissait  le  caractère 
énergique  et  violent  du  comte.  11  fallait  une  bien  terrible 
prostration  pour  annihiler  la  défense  de  cet  homme;  il  , 

fallait  enlin  penser  qu'à  ce  silence,  qui  ressemblait  au  1 

sommeil,  succéderait  un  réveil  qui  ressemblerait  à  la 
foudre. 

— Eh  bien,  lui  demanda  le  président,  que  décidez-vous? 


148  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

— Rien  !  dit  en  se  levant  le  comte  avec  une  voix  sourde. 

—  La  (ille  d'Ali-Tebelin,  dit  le  président,  a  donc  dé- 
claré bien  réellement  la  vérité?  elle  est  donc  bien  réel- 
lement le  témoin  terrible  auquel  il  arrive  toujours  que  le 
coupable  n'ose  répondre  :  NON  :  vous  avez  donc  fait  bien 
réellement  toutes  les  choses  dont  on  vous  accuse? 

Le  comte  jeta  autour  de  lui  un  regard  dont  l'expression 
désespérée  eût  touché  des  tigres,  mais  il  ne  pouvait  dé- 
sarmer des  juges  :  puis  il  leva  les  yeux  vers  la  voûte,  mais 
il  les  détourna  aussitôt,  comme  s'il  eût  craint  que  cette 
voûte,  en  s'ouvrant,  ne  fît  resplendir  ce  second  tribunal 
qui  se  nomme  le  ciel,  cet  autre  juge  qui  s'appelle  Dieu. 

Alors,  avec  un  brusque  mouvement,  il  arracha  les  bou- 
tons de  cet  habit  fermé  qui  l'étouffait,  et  sortit  de  la  salle 
comme  un  sombre  insensé  ;  un  instant  son  pas  retentit 
lugubrement  sous  la  voûte  sonore,  puis  bientôt  le  roule- 
ment de  la  voiture  qui  l'emportait  au  galop  ébranla  le 
portique  de  l'édifice  florentin. 

—  Messieurs,  dit  le  président  quand  le  silence  fut  ré- 
tabli, M.  le  comte  de  Morcerf  est-il  convaincu  de  félonie, 
de  trahison  et  d'indignité  ? 

—  Oui  !  répondirent  d'une  voix  unanime  tous  les  mem- 
bres de  la  commission  d'enquête. 

Haydée  avait  assisté  jusqu'à  la  fm  de  la  séance  ;  elle  en- 
tendit prononcer  la  sentence  du  comte  sans  qu'un  seul 
des  traits  de  son  visage  exprimât  ou  la  joie  ou  la  pitié. 

Alors,  ramenant  son  voile  sur  son  visage,  elle  salua 
majestueusement  les  conseillers,  et  sortit  de  ce  pas  dont 
Virgile  voyait  marcher  les  déesses. 


II.  .i-i     -«J>1  f  ^«X '>i^ :.!...>.        -,-.;^,J 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  149 

X 

LA    PROVOCATION. 

Alors,  continua  Beauchamp,  je  profitai  du  silence  et  de 
l'obscurité  de  la  salle  pour  sortir  sans  être  vu.  L'iiuissi^- 
qui  m'avait  introduit  m'attendait  à  la  porte.  Il  me  condui- 
sit, à  travers  les  corridors,  jusqu'à  une  petite  porte  don- 
nant sur  la  ruede  Vaugirard.  Je  sortis  l'âme  brisée  et  ravie 
tout  à  la  fois,  pardonnez-moi  celte  expression ,  Albert , 
brisée  par  rapport  à  vous,  ravie  de  la  noblesse  de  cette 
jeune  fille  poursuivant  la  vengeance  paternelle.  Oui,  je 
vouslejure,  Albert,  de  quelque  part  que  vienne  cette  révé- 
lation, je  dis,  moi,  qu'elle  peut  venir  d'un  ennemi,  mais 
que  cet  ennemi  n'est  que  l'agent  de  la  Providence. 

Albert  tenait  sa  tête  entre  ses  deux  mains;  il  releva  son 
visage,  rouge  de  honte  et  baigné  de  larmes,  et  saisissant 
le  bras  de  Beauchamp  : 

— Ami,  lui  dit-il,  ma  vie  est  finie:  il  me  reste,  npn  pas 
à  dire  comme  vous  que  la  Providence  m'a  porté  le  coup, 
mais  àchercherquel  homme  me  poursuit  de  son  inimitié; 
puis,  quand  je  le  connaîtrai,  je  tuerai  cet  homme,  ou  cet 
homme  me  tuera  ;  or,  je  compte  sur  votre  amitié  pour 
m'aider,  Beauchamp,  sitoutefoisleméprisnel'apas  tuée 
dans  votre  cœur. 

—  Le  mépris,  mon  ami?  et  en  quoi  ce  malheur  vous 
touche-t-il  ?  Non  !  Dieu  merci  !  nous  n'en  sommes  plus  au 
temps  où  un  injuste  préjugé  rendait  les  fils  responsables 
des  actions  des  pères.  Repassez  toute  votre  vie ,  Albert; 
elle  date  d'hier ,  il  est  vrai,  mais  jamais  aurore  d'un  beau 
jour  fut-elle  plus  pure  que  votre  orient!  non,  Albert, 
croyez-moi,  vous  êtes  jeune  ,  vous  êtes  riche  ;  quittez  la 


150  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

France,  tout  s'oublie  vile  dans  celle  grande  Babylonc  à 
rexistcnce  agitée  et  aux  goûts  changeants  ;  vous  revien- 
drez dans  trois  ou  quatre  ans,  vous  aurez  épousé  quel- 
que princesse  russe,  et  personne  ne  songera  plus  à  ce 
qui  s'est  passé  hier,  à  plus  forte  raison  à  ce  qui  s'est 
passé  il  y  a  seize  ans. 

— Merci,  mon  cherBeauchamp ,  merci , de  l'excellenle 
intention  qui  vous  dicte  vos  paroles ,  mais  cela  ne  peut 
être  ainsi;  je  vous  ai  dit  mon  désir,  et  maintenant,  s'il  le 
faut,  jechangerailemot  de  désir  en  celui  de  volonté.  Vous 
comprenezqu'intéressé  comme  je  le  suis  danscctte  affaire, 
je  ne  puis  voir  la  chose  du  même  point  de  vue  que  vous.  Ce 
qui  vous  semble  venir  à  vous  d'une  source  céleste,  me 
semble  venir  à  moi  d'une  source  moins  pure.  La  Provi- 
dence meparaît,  je  vous  l'avoue,  fort  étrangère  atout  ceci, 
et  cela  heureusement,  car  au  lieu  de  l'invisible  et  de  l'im- 
palpable messagère  des  récompenses  et  punitions  cé- 
lestes,  je  trouverai  un  être  palpable  et  visible,  sur  lequel 
je  me  vengerai,  oh  !  oui,  je  vous  le  jure,  de  tout  ce  que 
je  souffre  depuis  un  mois.  Maintenant,  je  vous  le  répète  , 
Beauchamp,  je  tiens  à  rentrer  dans  la  vie  humaine  et  ma- 
térielle, et  si  vous  êtes  encore  mon  ami  comme  vous  le 
dites,  aidez-moi  à  retrouver  la  main  qui  a  porté  le  coup. 

—  Alors,  soit  !  dit  Beauchamp;  et  si  vous  tenez  abso- 
lument à  ce  que  je  descende  sur  la  terre,  je  le  ferai;  si 
vous  tenez  à  vous  mettre  à  la  recherche  d'un  ennemi ,  je 
m'y  mettrai  avec  vous.  Et  je  le  trouverai,  car  mon  hon- 
neur est  presque  aussi  intéressé  que  le  vôtre  à  ce  que 
nous  le  retrouvions. 

—  Eh  bien  !  alors,  Beauchamp,  vous  comprenez,  à 
l'instant  môme,  sans  relard,  commençons  nos  investi- 
gations. Chaque  minute  de  retard  est  une  éternité  pour 
moi  ;  le  dénonciateur  n'est  pas  encore  puqi,  il  peut  donc 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  151 

espérer  qu'il  ne  le  sera  pas  ;  et,  sur  mon  honneur,  s'il 
l'espère  !  il  se  (rompe. 

—  Eh  bien  !  écoulez-moi,  Morcerf. 

—  Ah!  Beauchamp,  je  vois  que  vous  savez  quelque 
chose  ;  tenez,  vous  me  rendez  la  vie! 

—  Je  ne  dis  pas  que  ce  soit  réalité,  Albert,  mais  c'est 
au  moins  une  lumière  dans  la  nuit  :  en  suivant  celte  lu- 
mière, peut-êlre  nous  conduira-t-elle  au  but. 

• —  Dites  !  vous  voyez  bien  que  je  bous  d'impatience. 

—  Eh  bien  !  je  vais  vous  raconter  ce  que  je  n'ai  pas 
voulu  vous  dire  en  revenant  de  Janina. 

—  Parlez. 

—  Voilà  ce  qui  s'est  passé,  Albert  ;  j'ai  été  tout  natu- 
rellement chez  le  premier  banquier  de  la  ville  pour  pren- 
dre désinformations:  au  premier  mot  que  j'ai  dit  de 
l'affaire,  avant  même  que  le  nom  de  votre  père  eut  été 
prononcé  : 

,  —  Ah!  dit-il,  très  bien,  je  devine  ce  qui  vous  amène. 

—  Comment  cela,  et  pourquoi? 

—  Parce  qu'il  y  a  quinze  jours  à  peine  j'ai  été  inter- 
rogé sur  le  même  sujet. 

—  Par  qui? 

—  Par  un  banquier  de  Paris,  mon  correspondant. 

—  Que  vous  nommez  ? 

—  M.  Danglars. 

—  Lui!  s'écria  Albert  ;  en  effet,  c'est  bien  lui  qui  de- 
puis si  longtemps  poursuit  mon  pauvre  père  de  sa  haine 
jalouse;  lui,  l'homme  prétendu  populaire,  qui  ne  peut 
pardonner  au  comte  de  Morcerf  d'être  pair  de  France.  Et, 
tenez,  cette  rupture  de  mariage  sans  raison  donnée  :  oui, 
c'est  bien  cela. 

—  Informez-vous,  Albert  (mais  ne  vous  emportez  pas 
d'avance),  informez-vous,  vous  dis-je,  et  si  la  chose  est 
vraie... 


153  LhJ  CO.MTE  DE  MUME-CRISTO. 

— Oh!  oui,  silacliose  est  vraie!  s'écrialejeunehomme, 
il  me  paiera  tout  ce  que  j'ai  souffert. 

—  Prenez  garde,  Morcerf,  c'est  un  homme  déjà  vieux. 

—  J'aurai  égard  à  son  âge  comme  il  a  eu  égard  à  l'hon- 
neur de  ma  famille  ;  s'il  en  voulait  à  mon  père,  que  ne 
frappait-il  mon  père?  Oh  !  non,  il  a  eu  peur  de  se  trou- 
ver en  face  d'un  homme  ! 

—  Albert,  je  ne  vous  condamne  pas,  je  nefaisquevous 
retenir;  Albert,  agissez  prudemment. 

— Oh!  n'ayez  pas  peur  ;  d'ailleurs,  vous  m'accompagne- 
rez, Beauchamp,  les  choses  solennelles  doivent  être  trai- 
tées devant  témoin.  Avant  la  fin  de  cette  journée,  si 
I\I.  Danglars  est  le  coupable,  M.  Danglars  aura  cessé  de 
vivre  ou  je  serai  mort.Pardieu,  Beauchamp,  je  veux  faire 
de  belles  funérailles  à  mon  honneur. 

—  Eh  bien  ,  alors,  quand  de  pareilles  résolutions  sont 
prises,  Albert,  il  faut  les  mettre  à  exécution  à  l'instant 
même.  Vous  voulez  aller  chez  M.  Danglars?  partons. 

On  envoya  chercher  un  cabriolet  de  place.  En  entrant 
dans  l'hôtel  du  banquier,  on  aperçut  le  phaéton  et  le 
domestique  de  M.  Andréa  Cavalcanti  à  la  porte. 
■»î  ^>v  — Ah  !  parbleu  !  voilà  qui  va  bien ,  dit  Albert  avec  une 
voix  sombre.  Si  M.  Danglars  ne  veut  pas  se  battre  avec 
moi,  je  lui  tuerai  son  gendre.  Cela  doit  se  battre,  un 
Cavalcanti  ! 

On  annonçale  jeune  homme  au  banquier,  qui,  au  nom 
d'Albert;  sachant  ce  qui  s'élait  passé  la  veille,  fit  défendre 
sa  porte.  Mais  il  était  trop  tard,  il  avait  suivi  le  laquais;  il 
entendit  l'ordre  donné,  força  la  porte  et  pénétra,  suivi 
de  Beauchamp,  jusque  dans  le  cabinet  du  banquier. 

—  Mais,  monsieur!  s'écria  celui-ci,  n'cst-onplus  maî- 
tre de  recevoir  chez  soi  qui  l'on  veut,  ou  qui  l'on  ne  veut 
pas?  Il  me  semble  que  vous  vous  oubliez  étrangement. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  153 

—  Non,  monsieur,  dit  froidement  Albert  ;  il  y  a  des 
circonstances,  et  vous  êtes  dans  une  de  celles-là,  où  il 
faut,  sauf  lâcheté,  je  vous  offre  ce  refuge,  être  chez  soi 
pour  certaines  personnes  du  moins. 

—  Alors,  que  me  voulez  vous-donc,  monsieur  ? 

—  Je  veux,  dit  Morcerf,  s'approchant  sans  paraître 
faire  attention  à  Cavalcanti,  qui  était  adossé  à  la  chemi- 
née ;  je  veux  vous  proposer  un  rendez-vous  dans  un 
coin  écarté,  où  personne  ne  vous  dérangera  pendant  dix 
minutes,  je  ne  vous  en  demande  pas  davantage,  où,  de 
deux  hommes  qui  se  sont  rencontrés,  il  en  restera  un 
sous  les  feuilles. 

Danglars  pâlit,  Cavalcanti  fit  un  mouvement.  Albert 
se  retourna  vers  le  jeune  homme. 

—  Oh  !  mon  Dieu!  dit-il,  venez  si  vous  voulez,  monsieur 
le  comte,  vous  avez  le  droit  d'y  être,  vous  êtes  presque 
de  la  famille,  et  je  donne  de  ces  sortes  de  rendez-vous  à 
autant  de  gens  qu'il  s'en  trouvera  pour  les  accepter. 

Cavalcanti  regarda  d'un  air  stupéfait  Danglars,  lequel, 
faisant  un  effort,  se  leva  et  s'avança  entre  les  deux  jeu- 
nes gens.  L'attaque  d'Albert  à  Andréa  venait  de  le  placer 
sur  un  autre  terrain  ;  et  il  espérait  que  la  visite  d'Albert 
avait  une  autre  cause  que  celle  qu'il  lui  avait  supposée 
d'abord. 

—  Ah  çà!  monsieur,  dit-il  à  Albert,  si  vous  venez  ici 
chercher  querelle  à  monsieur  parce  que  je  l'ai  préféré  à 
vous,  je  vous  préviens  que  je  ferai  de  cela  une  affaire 
de  procureur  du  roi. 

—  Vous  vous  trompez,  monsieur,  dit  Morcerf  avec  un 
sombre  sourire,  je  ne  parle  pas  mariage  le  moins  du 
monde,  et  je  ne  m'adresse  à  M.  Cavalcanti  que  parce 
qu'il  m'a  semblé  avoir  eu  un  instant  l'intention  d'interve- 
nir dans  notre  discussion.  Et  puis,  tenez,  au  reste,  vous 

9. 


15i  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

avoz  raison,  dit-il,  je  cherche  aujourd'hui  querelle  à  tout 
le  monde;  mais  soyez  tranquille,  monsieur  Danglars,  la 
priorité  vous  appartient. 

—  Monsieur,  répondit  Danglars,  pâle  de  colère  et  de 
peur,  je  vous  avertis  que  lorsque  j'ai  le  malheur  de  ren- 
contrer sur  mon  chemin  un  dogue  enragé,  je  le  tue,  et 
que,  loin  de  me  croire  coupable,  je  pense  avoir  rendu 
un  service  à  la  société.  Or,  si  vous  êtes  enragé  et  que 
vous  tendiez  à  me  mordre,  je  vous  en  préviens,  je  vous 
tuerai  sans  pitié.  Tiens  !  est-ce  ma  faute,  à  moi,  si  votre 
père  est  déshonoré  ? 

—  Oui,  misérable  !  s'écria  Morcerf,  c'est  ta  faute  ! 
Danglars  fit  un  pas  en  arrière. 

— Ma  faute!  à  moi ,  dit-il;  mais  vous  êtes  fou!  Est-ce 
que  je  sais  l'histoire  grecque,  moi  ?  Est-ce  que  j'ai  voyagé 
dans  tous  ces  pays-là?  Est-ce  que  c'est  moi  qui  ai  con- 
seillé à  votre  pèjKî  de  vendre  les  châteaux  de  Janina  ?  de 
trahir... 

—  Silence!  dit  Albert  d'une  voix  sourde.  Non,  ce 
n'est  pas  vous  qui  directement  avez  fait  cet  éclatet  causé 
ce  malheur,  mais  c'est  vous  qui  l'avez  hypocritement 
provoqué. 

—  Moi  ! 

—  Oui,  vous  !  D'où  vient  la  révélation  ? 

—  Mais  il  me  semble  que  le  journal  vous  l'a  dit,  de  Ja- 
nina, parbleu  ! 

—  Qui  a  écrit  à  Janina  ? 

—  A  Janina  ? 

—  Oui.  Qui  a  écrit  pour  demander  des  renseigne- 
ments sur  mon  père  ? 

—  Il  me  semble  que  tout  le  monde  peut  écrire  à  Ja- 
nina. 

—  Une  seule  personne  a  écrit  cependant. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  155 

—  Une  seule  ? 

—  Oui  !  et  cette  personne,  c'est  vous. 

—  J'ai  écrit,  sans  doute;  il  me  semble  que  lorsqu'on 
marie  sa  fille  à  un  jeune  homme,  on  peut  prendre  des 
renseignements  sur  la  famille  de  ce  jeune  homme  ;  c'est 
non  seulement  un  droit,  mais  encore  un  devoir. 

—  Vous  avez  écrit,  monsieur,  dit  Albert,  sachant  par- 
faitement la  réponse  qui  vous  viendrait. 

—  Moi?  Ah!  je  vous  jure  bien,  s'écria  Danglars  avec 
une  confiance  et  une  sécurité  qui  venaient  encore  moins 
de  sa  peur  peut-être  que  de  Tintérêt  qu'il  ressentait  au 
fond  pour  le  malheureux  jeune  homme  ;  je  vous  jure  que 
jamais  je  n'eusse  pensé  à  écrire  à  Janina.  Est-ce  que  je 
connaissais  la  catastrophe  d'Ali-Pacha,  moi  ? 

—  Alors  quelqu'un  vous  a  donc  poussé  à  écrire? 

—  Certainement. 

—  On  vous  a  poussé? 

—  Oui. 

—  Qui  cela?...  achevez...  dites... 

—  Pardieu!  rien  de  plus  simple  ;  je  parlais  du  passé 
de  votre  père,  je  disais  que  la  source  de  sa  fortune  était 
toujours  restée  obscure.  La  personne  m'a  demandé  oii 
votre  père  avait  fait  cette  fortune.  J'ai  répondu  :  En 
Grèce.  Alors  elle  m'a  dit  :  Eh  bien  !  écrivez  à  Janina. 

—  Et  qui  vous  a  donné  ce  conseil? 

—  Parbleu!  le  comte  de  Monte-Cristo,  votre  ami. 

—  Le  comte  do  Monte-Cristo  vous  a  dit  d'écrire  à  Ja- 
nina ? 

—  Oui,  et  j'ai  écrit.  Voulez-vous  voir  ma  correspon- 
dance ?  je  vous  la  montrerai. 

Albert  et  Beauchamp  se  regardèrent. 

—  Monsieur,  dit  alors  Beauchamp,  qui  n'avait  point 
encore  pris  la  parole,  il  me  semble  que  vous  accusez  le 


VoC,  LK  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

comte,  qui  est  absent  de  Paris,  et  qui  ne  peut  se  justi- 
fier en  ce  moment? 

—  Je  n'accuse  personne,  monsieur,  dit  Danglars,  je 
raconte  et  je  répéterai  devant  M.  le  comte  de  Monte- 
Cristo  ce  que  je  viens  de  dire  devant  vous. 

—  Et  le  comte  sait  quelle  réponse  vous  avez  reçue  ? 

—  Je  la  lui  ai  montrée. 

—  Savait-il  que  le  nom  de  baptême  de  mon  père  était 
Fcrnand,  et  que  son  nom  de  famille î^tait  Mondego  ? 

—  Oui,  je  le  lui  avais  dit  depuis  longtemps  ;  au  sur- 
plus, je  n'ai  fait  là^dedans  que  ce  que  tout  autre  eût  fait 
à  ma  place,  et  même  peut-être  beaucoup  moins.  Quand, 
le  lendemain  de  cette  réponse,  poussé  par  M.  de  Monte- 
Cristo,  votre  père  est  venu  me  demander  ma  tille  officiel- 
lement, comme  cela  se  fait  quand  on  veut  en  finir,  j'ai 
refusé,  j'ai  refusé  net,  c'est  vrai,  mais  sans  explication, 
sans  éclat.  En  effet,  pourquoi  aurais-je  fait  un  éclat, 
moi?  En  quoi  l'honneur  ou  le  déshonneur  de  M.  de  I^Iqr- 
cerf  m'importe-t-il?  Cela  ne  faisait  ni  hausser  ni  baisser 
la  rente. 

Albert  sentit  la  rougeur  lui  monter  au  front  ;  il  n'y 
avait  plus  de  doute  ,  Danglars  se  défendait  avec  la  bas- 
sesse, mais  avec  l'assurance  d'un  homme-qui  dit,  sinon 
toute  la  vérité,  du  moins  une  partie  de  la  vérité,  non 
point  par  conscience,  il'est  vrai,  mais  par  terreur.  D'ail- 
leurs, que  cherchait  Morcerf?  ce  n'était  pas  le  plus  ou 
moins  de  culpabilité  de  Danglars  ou  de  Monte-Cristo,  c'é- 
tait un  homme  qui  répondît  de  l'offense  légère  ou 
grave,  c'était  un  homme  qui  se  battît,  et  il  était  évident 
que  Danglars  ne  se  battrait  pas. 

Et  puis  chacune  des  choses  oubliées  ou  inaperçues  re- 
devenait visible  à  ses  yeux  ou  présente  à  son  souvenir. 
Monte-Cristo  savait  tout,   puisqu'il   avait  acheté  la  fille 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  157 

d'Ali-Pacha  ;  or,  sachant  tout,  il  avait  conseillé  à  Dan- 
glars  d'écrire  à  Janina.  Cette  réponse  connue,  il  avait 
accédé  au  désir  manifesté  par  Albert  d'être  présenté  à 
llaydée  ;  une  fois  devant  elle,  il  avait  laissé  l'entretien 
tomber  sur  la  mort  d'Ali,  ne  s'opposant  pas  au  récit 
d'Haydée  (mais  ayant  sans  doute  donné  à  la  jeune  fdle 
dans  les  quelques  mots  romaïques  qu'il  avait  prononcés, 
des  instructions  qui  n'avaient  point  permis  à  Morcerf  de 
reconnaître  son  père)  ;  d'ailleurs  n'avait-il  pas  prié  Mor- 
cerf de  ne  pas  prononcer  le  nom  de  son  père  devant  Hay- 
dée?  Enfin  il  avait  mené  Albert  en  Normandie  au  mo- 
ment où  il  savait  que  le  grand  éclat  devait  se  faire.  Il 
n'y  avait  pas  à  en  douter,  tout  cela  était  un  calcul,  et, 
sans  aucun  doute,  Monte-Cristo  s'entendait  avec  les  en- 
nemis de  son  père. 

—  Albert  prit  Beauchamp  dans  un  coin  et  lui  com- 
muniqua toutes  ses  idées. 

—  Vous  avez  raison,  dit  celui-ci;  M.  Danglars  n'est, 
dans  ce  qui  est  arrivé,  que  pour  la  partie  brutale  et  maté- 
rielle ;  c'est  à  M.  de  Monle-Cristo  que  vous  devez  de- 
mander une  explication. 

Albert  se  retourna. 

—  Monsieur,  dit-il  à  Danglars,  vous  comprenez  que  je 
ne  prends  pas  encore  de  vous  un  congé  définitif;  il  me 
reste  à  savoir  si  vos  inculpations  sont  justes,  et  je  vais  de 
ce  pas  m'en  assurer  chez  M.  le  comte  de  Monte-Cristo. 

Et  saluant  le  banquier,  il  sortit  avec  Beauchamp  sans 
paraître  autrement  s'occuper  de  Cavalcanti. 

Danglars  les  reconduisit  jusqu'à  la  porte,  et,  à  la  porte, 
renouvela  à  Albert  l'assurance  qu'aucun  motif  de  haine 
personnelle  ne  l'animait  contre  M.  le  comte  de  Morcerf. 


158  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

XI 

l'insulte. 

A  la  porte  du  l)anqiiier,  Beaucliamp  arrêla  Morccrf. 

—  Ecoutez,  lui  ilil-il,  tout  à  l'heure  j^vousaidit,  chez 
M.  Darif^Iars,  que  c'était  à  M.  de  Monte-Cristo  que  vous 
deviez  demander  une  explication? 

—  Oui,  et  nous  allons  chez  lui, 

—  Un  instant,  Morcerf;  avant  d'aller  chez  le  comte, 
réfléchissez. 

—  A  quoi  voulez-vous  que  je  réfléchisse? 

—  A  la  gravité  de  la  démarche. 

—  Est-elle  plus  grave  que  d'aller  chez  M.  Danglars? 

—  Oui  ;  M.  Danglars  était  un  homme  d'argent,  et,  vous 
le  savez,  les  hommes  d'argent  savent  trop  le  capital  qu'ils 
risquent  pour  se  battre  facilement.  L'autre,  au  contraire, 
est  un  gcntihomme,  en  apparence  du  moins  ;  mais  ne 
craignez-vous  pas,  sous  le  gentihomme,  de  rencontrer 
le  bravo  ? 

—  Je  ne  crains  qu'une  chose,  c'est  de  trouver  un 
homme  qui  ne  se  batte  pas. 

—  Oh!  soyez  tranquille,  dit  Beauchamp,  celui-là  se 
battra.  J'ai  même  peur  d'une  chose,  c'est  qu'il  ne  se 
batte  trop  bien  ;  prenez  garde  ! 

— Ami,  dit  Morcerf  avec  un  beau  sourire,  c'est  ce  que 
je  demande;  et  ce  qui  peut  m'arriver  de  plus  heureux, 
c'est  d'être  tué  pour  mon  père  :  cela  nous  sauvera  tous. 

—  Votre  mère  en  mourra! 

— Pauvre  mère,  dit  Albert  en  passant  la  main  sur  ses 
yeux,  je  le  sais  bien;  mais  mieux  vaut  qu'elle  meure  de 
cela  que  de  mourir  de  honte. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  159 

— Vous  êtes  bien  décide,  Albert? 

—  Oui. 

«—Allez  donc!  Mais  croyez-vous  que  nous  le  trouvions? 

— 11  devait  revenir  quelques  heures  après  moi,  et  cer- 
tainement il  sera  revenu. 

Ils  montèrent  et  se  firent  conduire  avenue  des  Champs- 
Elysées,  n**  50.    . 

Beauchamp  voulait  descendre  seul,  mais  Albert  lui  lit 
observer  que  cette  affairC;  sortant  des  règles  ordinaires, 
lui  permettait  de  s'écarter  de  l'éliqueite  du  duel. 

Le  jeune  homme  agissait  dans  tout  ceci  pour  une  cause 
si  sainte,  que  Beauchamp  n'avait  autre  chose  à  faire  qu'à 
se  prêter  à  toutes  ses  volontés  :  il  céda  donc  à  Morccrf 
et  se  contenta  de  le  suivre- 
Albert  ne  fit  qu'un  bond  de  la  loge  du  concierge  au 
perron.  Ce  fut  Baptistin  qui  le  reçut. 

Le  comte  venait  d'arriver  clîectivement,  mais  il  était  au 
bain,  et  avait  défendu  de  recevoir  qui  que  ce  fût  au  monde. 

— Mais,  après  le  bain  ?  demanda  Morcerf. 

—  Monsieur  dînera. 

—  Et  après  le  dîner? 

—  Monsieur  dormira  une  heure. 

—  Ensuite?  \ 

—  Ensuite  il  ira  à  l'Opéra. 

— Vous  en  êtes  sûr?  demanda  Albert. 
— Parfaitement  sûr  ;  monsieur  à  commandé  ses  che- 
vaux pour  huit  heures  précises. 

—  Fort  bien,  répliqua  Albert;  voilà  tout  ce  que  je 
voulais  savoir. 

Puis,  se  retournant  vers  Beauchamp  : 

—  Sivousavcz  quelque  chose  à  (aire,  Beauchamp,  faites 
tout  de  suite;  si  vous  aviez  rendez-vous  ce  soir,  remet- 
tez-le à  demain.  Vous  comprenez  que  je  compte  sur  vous 


160  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

pour  aller  à  l'Opéra.   Si  vous  le  pouvez,  amenez-moi 
Cluiteau-Renaud. 

Beauchamp  profita  de  la  permission  et  quitta  Albert 
après  lui  avoir  promis  de  le  venir  prendre  à  huit  heures 
moins  un  quart. 

Rentré  chez  lui,  Albert  prévint  Franz,  Debray  et  Mor- 
rel  du  désir  qu'il  avait  de  les  voir  le  soir  même  à  l'Opéra. 

Puis,  il  alla  visiter  sa  mère,  qui,  depuis  les  événements 
de  la  veille,  avait  fait  défendre  sa  porte  et  gardait  la 
chambre.  Il  la  trouva  au  lit,  écrasée  par  la  douleur  de 
cette  humiliation  publique. 

La  vue  d'Albert  produisit  sur  Mercedes  l'effet  qu'on  en 
pouvait  attendre;  elle  serra  la  main  de  son  fils  et  éclata 
en  sanglots.  Cependant  ces  larmes  la  soulagèrent. 

Albert  demeura  un  instant  debout  et  muet  près  du 
visage  de  sa  mère.  On  voyait,  à  son  visage  paie  et  à  ses 
sourcils  froncés,  que  sa  résolution  de  vengeance  s'émous- 
sait  de  plus  en  plus  dans  son  cœur. 

— Ma  mère,  demanda  Albert,  est-ce  que  vous  connais- 
sez quelque  ennemi  à  M.  de  Morcerf  ? 

Mercedes  tressaillit;  elle  avait  remarqué  que  le  jeune 
homme  n'avait  pas  dit  :  à  mon  père. 

— Mon  ami,  dit-elle,  les  gens  dans  la  position  du  comte 
ont  beaucoup  d'ennemis  qu'ils  ne  connaissent  point. 
D'ailleurs,  les  ennemis  qu'on  connaît  ne  sont  point, 
vous  les  avez,  les  plus  dangereux. 

—  Oui,  je  sais  cela;  aussi  j'en  appelle  à  toute  votre 
perspicacité.  Ma  mère,  vous  êtes  une  femme  si  supé- 
rieure, que  rien  ne  vous  échappe,  à  vous  ! 

— Pourquoi  me  dites-vous  cela? 

— Parce  que  vous  aviez  remarqué,  par  exemple,  que 
le  soir  du  bal  que  nous  avons  donné,  M.  de  Monte-Cristo 
n'avait  rien  voulu  prendre  chez  nous. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  161 

Mercedes  se  soulevant  toute  tremblante  sur  son  bras 
brûlé  par  la  fièvre  : 

—  M.  de  Monte-Cristo  !  s'écria-t-elle,  et  quel  rapport 
cela  aurait-il  avecla  question  que  vous  me  faites? 

—  Vous  le  savez,  ma  mère,  M.  de  Monte-Cristo  est 
presque  un  homme  d'Orient,  et  les  Orientaux,  pour  con- 
server toute  liberté  de  vengeance,  ne  mangent  ni  ne  boi- 
vent jamais  chez  leurs  ennemis. 

—  M.  de  Monte-Cristo,  notre  ennemi,  dites-vous,  Al- 
bert? reprit  Mercedes  en  devenant  plus  pâle  que  le  drap 
qui  la  couvrait.  Qui  vous  a  dit  cela?  pourquoi?  Vous 
êtes  fou,  Albert.  M.  de  Monte-Cristo  n'a  eu  pour  nous  que 
des  politesses.  M.  de  Monte-Cristo  vous  a  sauvé  la  vie, 
c'est  vous-même  qui  nous  l'avez  présenté.  Oh  !  je  vous  en 
prie,  mon  (ils,  si  vous  aviez  une  pareille  idée,  écartez-la, 
et  si  j'ai  une  recommandation  à  vous  faire,  je  dirai  plus, 
si  j'ai  une  prière  à  vous  adresser,  tenez-vous  bien  avec 
lui. 

— Ma  mère,  répliqua  le  jeune  homme  avec  un  sombre 
regard,  vous  avez  vos  raisons  pour  me  dire  de  ménager 
cet  homme. 

—  Moi  !  s'écria  Mercedes,  rougissant  avec  la  même  ra- 
pidité qu'elle  avait  pâli,  et  redevenant  presque  aussîrot 
plus  pâle  encore  qu'auparavant. 

—  Oui,  sans  doute,  et  celte  raison,  n'est-ce  pas,  reprit 
Albert,  est  que  cet  homme  ne  peut  nous  faire  du  mal  ? 

Mercedes  frissonna;  et  attachant  sur  son  lils  un  regard 
scrutateur  : 

—  Vous  me  parlez  étrangement,  dit-elle  à  Albert,  et 
vous  avez  de  singulières  préventions,  ce  me  semble.  Que 
vous  a  donc  fait  le  comte  ?  Il  y  a  trois  jours  vous  étiez  avec 
lui  en  jNormandie  ;  il  y  a  trois  jours  je  le  regardais  et 
vous  le  regardiez  vous-même  comme  votre  meilleur  ami. 


1C2  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Un  sourire  ironique  effleura  les  lèvres  d'Albert.  Merce- 
des vit  ce  sourire,  et  avec  son  double  instinct  de  femme 
et  de  mère  elle  devina  tout;  mais,  prudente  et  lorle,  elle 
cacha  son  trouble  et  ses  frémissements. 

Albert  laissa  tomber  la  conversation  ;  au  bout  d'un  ins- 
tant la  comtesse  la  renoua. 

— Vous  veniez  me  demandercomment  j'allais,  dit-elle, 
je  vous  répondrai  franchement,  mon  ami,  que  je  ne  me 
sens  pas  bien.  Vous  devriez  vous  installer  ici,  Albert,  vous 
me  tiendriez  compagnie  ;  j'ai  bien  besoin  de  n'être  pas 
seule. 

—  Ma  mère,  dit  le  jeune  homme,  je  serais  à  vos  ordres, 
et  vous  savez  avec  quel  bonheur,  si  une  affaire  pressée  et 
importante  ne  me  forçait  à  vous  quitter  toute  la  soirée. 

— Ah!  fort  bien,  répondit  Mercedes  avec  un  soupir  ; 
allez,  Albert,  je  ne  veux  point  vous  rendre  esclave  de  votre 
piété  filiale. 

Albert  fit  semblantde  ne  point  entendre,  salua  sa  mère 
et  sortit. 

A  peine  lejeune  homme  eut-il  refermé  la  porte, que  Mer- 
cedes fit  appeler  un  domestique  de  confiance  et  lui  or- 
donna de  suivre  Albert  partout  où  il  irait  dans  la  soirée, 
et  de  lui  en  venir  rendre  compte  à  l'instant  même. 

Puis  elle  sonnasa  femme  de  chambre,  etsifaible  qu'elle 
fût,  se  fit  habiller  pour  être  prête  à  tout  événemeut. 

La  mission  donnée  au  laquais  n'était  pas  difficile  à  exé- 
cuter. Albert  rentra  chez  lui  et  s'habilla  avec  une  sorte  de 
recherche  sévère.  A  huit  heures  moinsdix  minutes  Beau- 
champ  arriva:  il  avait  vu  Château-Renaud,  lequel  avait 
promis  de  se  trouver  à  l'orchestre  avant  le  lever  du  ri- 
deau. 

Tous  deux  montèrent  dans  le  coupé  d'Albert,  qui, 
n'ayant  aucune  raison  de  cacher  où  il  allait,  dit  tout  haut: 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  1G3 

—  A  l'Opéra  I 

Dans  son  impatience,ilavaitdevancé  le  lever  du  rideau. 
CluUeau-Renaud  était  à  sa  stalle:  prévenu  de  tout  par 
Beauchamp,  Albert  n'avait  aucune  explication  à  luidon- 
ner.Laconduitedecenischerchantà  vengerson  père  était 
slsimple,  que  Château-Renaud  ne  tenta  en  rien  de  le  dis- 
suader, et  se  contenta  de  lui  renouveler  l'assurance  qu'il 
était  à  sa  disposition. 

Debray  n'était  pas  encore  arrivé,  mais  Albert  savait 
qu'il  manquait  rarement  une  représentation  de  l'Opéra. 
Albert  erra  dans  le  théâtre  jusqu'au  lever  du  rideau.  Il 
espérait  rencontrer  Monte-Cristo,  soit  dans  le  couloir, 
soit  dans  l'escalier.  La  sonnette  l'appela  à  sa  place,  et  il 
vint  s'asseoir  à  l'orchestre,  entre  Château-Uenaud  et 
Beauchamp. 

Mais  ses  yeux  ne  quittaient  pas  cette  loge  d'entre-co- 
lonnes qui,  pendant  tout  le  premier  acte,  semblait  s'obs- 
tiner à  rester  fermée. 

Enfin,  comme  Albert,  pour  la  centième  fois  interro- 
geait sa  montre,  au  commencement  du  deuxième  acte,  la 
porte  de  la  loge  s'ouvrit,  et  Monte-Cristo,  vêtu  de  noir, 
entra  et  s'appuyacà  la  rampe  pour  regarder  dansla  salle; 
Morrel  le  suivait,  cherchantdes  yeux  sa  sœur  et  son  beau- 
frère.  Il  les  aperçut  dans  une  loge  du  second  rang,  et 
leur  fit  signe. 

Le  comte,  en  jetant  son  coup  d'œil  circulaire  dans  la 
salle,  aperçut  une  tête  pâle  et  des  yeux  étincelants  qui  sem- 
blaientattirer  avidement  ses  regards  ;  il  reconnut  bien  Al- 
bert; mais  l'expression  qu'il  remarqua  sur  ce  visage  bou- 
leversé lui  conseillasansdoute  de  nepoinll'avoirremar- 
qué.  Sans  faire  donc  aucun  mouvementqui  décelât  sa  pen- 
sée, il  s'assit,  tira  son  binocle  de  son  étui,etlorgna  d'un 
autre  côté. 


164  LE  COMTE  DE  iMONTE-CRlSTO. 

Mais  sans  paraître  voir  Albert,  le  comtejne  le  perdait  pas 
de  vue,  et,  lorsque  la  toile  tomba  sur  la  fin  du  second  acte, 
son  coup  d'œil  infaillibleetsîirsuivit  le  jeune  homme  sor- 
tant de  l'orchestre  et  accompagné  de  ses  deux  amis. 

Puis,  la  même  tête  reparut  aux  carreaux  d'une  première 
loge,  en  face  de  la  sienne.  Le  comte  sentait  venir  à  lui  la 
tempête,  et  lorsqu'il  entendit  la  clé  tourner  dans  la  ser- 
rure de  sa  loge,  quoiqu'il  parlât  en  ce  moment  même  à 
Morrel  avec  son  visage  le  plus  riant,  le  comte  savait  à  quoi 
s'en  tenir,  et  il  s'était  préparé  à  tout. 

La  porte  s'ouvrit. 

Seulement  alors,  Monte-Cristo  se  retourna  et  aperçut 
Albert,  livide  et  tremblant;  derrière  lui  étaient  Beauchamp 
et  Château-Renaud. 

—  Tiens  1  s'écria-t-il,  avec  celte  bienveillante  politesse 
qui  distinguait  d'habitude  son  salut  des  banales  civilités 
du  monde,  voilà  mon  cavalier  arrivé  au  but  !  Bonsoir, 
monsieur  de  Morcerf. 

Et  le  visage  de  cet  homme,  si  singulièrement  maîtreda 
lui-même,  exprimait  la  plus  parfaite  cordialité. 

Morrel  alors  se  rappela  seulement  la  lettre  qu'il  avait 
reçue  du  vicomte,  et  dans  laquelle,  sans  autre  explication, 
celui-ci  le  priaitde  se  trouver  àl'Opéra;  etil  comprit  qu'il 
allait  se  passer  quelque  chose  de  terrible. 

—  Nousne  venonspoint  ici  pouréchangerd'hypocrites 
politesses  ou  de  faux  semblants  d'amitié,  dit  le  jeune  hom- 
me ;  nous  venons  vous  demander  une  explication,  mon- 
sieur le  comte. 

La  voix  tremblante  du  jeune  homme  avait  peine  à  passer 
entre  ses  dents  serrées. 

—  Une  explication  à  l'Opéra?  dit  le  comte  avec  ce  ton 
si  calme  et  avec  ce  coup  d'œil  si  pénétrant,  qu'on  recon- 
naît à  ce  double  caractère  l'homme  éternellement  sîîr  de 


LE  COMTE  DE  MONTË-CHlSÎO.  1G5 

lui-même.  Si  peu  familier  que  je  sois  avec  les  habitudes 
parisiennes,  je  n'aurais  pas  cru,  monsieur,  que  ce  fût  lu 
que  les  explications  se  demandaient. 

—  Cependant,  lorsque  les  gensse  font  celer,  dit  Albert, 
lorsqu'on  ne  peut  pénétrer  jusqu'à  eux,  sous  prétexte 
qu'ils  sont  au  bain,  à  la  table  ou  au  lit,  il  faut  bien  s'a- 
dresser là  oîi  on  les  rencontre. 

— Je  ne  suis  pas  difficile  à  rencontrer,dit  Monte-Cristo, 
car  hier  encore,  monsieur,  si  j'ai  bonne  mémoire,  vous 
étiez  chez  moi. 

—  Hier,  monsieur,  dit  le  jeune  homme,  dont  la  tête 
s'embarrassait,  j'étais  chez  vous  parce  que  j'ignorais  qui 
vous  étiez. 

Et  en  prononçant  ces  paroles,  Albert  avait  élevé  la  voix 
de  manière  à  ce  que  les  personnes  placées  dans  les  loges 
voisines  l'entendissent,  ainsi  que  celles  qui  passaient 
dans  le  couloir. 

Aussi  les  personnes  des  loges  se  retournèrent-elles,  et 
celles  du  couloir  s'arrétèrent-elles  derrière  Beauchampel 
Château-Renaud  au  bruit  de  cette  altercation. 

—  D'où  sortez-vous  donc,  monsieur?  dit  Monte-Cristo 
sans  la  moindre  émotion  apparente.  Vousnesemblezpas 
jouir  de  votre  bon  sens. 

— Pourvu  queje  comprenne  vos  perfidies,  monsieur,  et 
que  je  parvienne  à  vous  faire  comprendre  que  je  veux  m'en 
venger,  je  serai  toujours  assez  raisonnable,  dit  Albert,  fu- 
rieux. 

—  Monsieur,  je  ne  vous  comprends  point,  répliqua 
Monte-Cristo,  et  quand  même  je  vous  comprendrais,  vous 
n'en  parleriez  encore  que  trop  haut.  Je  suis  ici  chez  moi, 
monsieur,  et  moi  seul  ai  le  droit  d'y  élever  la  voix  au-des- 
sus des  autres.  Sortez,  monsieur  ! 

Et  Monte-Cristo  montra  la  porte  ù  Albert  avec  un  geste 
admirable  de  commandement. 


160  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Ah! je  vous  en  ferai  bien  sortir  de  chez  vous!  reprit 
Albert  en  froissant  dans  ses  mains  convulsives  son  gant, 
que  le  comte  ne  perdait  pas  de  vue. 

— Bien,  bien  !  dit  llegmatiquement  Monte-Cristo,  vous 
me  cherchez  querelle,  monsieur,  je  vois  cela  ;  mais  un 
conseil,  vicomte,  et  retenez-le  bien  :  c'est  une  coutume 
mauvaise  que  de  faire  du  bruit  en  provoquant.  Le  bruit 
ne  va  pas  à  tout  le  monde,  monsieur  de  Morcerf. 

A  ce  nom,  un  murmure  d'étonnement  passa  comme  un 
frisson  parmi  les  auditeurs  de  cette  scène.  Depuis  la  veille 
le  nom  de  Morcerf  était  dans  toutes  les  bouches. 

Albert,  mieux  que  tous,  et  le  premier  de  tous,  comprit 
l'allusion,  et  fit  un  geste  pour  lancer  son  gant  au  visage 
du  comte;  mais  Morrel  lui  saisit  le  poignet,  tandis  que 
Beauchamp  et  Château-Renaud,  craignant  que  la  scène  ne 
dépassât  la  limite  d'une  pi'ovocation,  le  retenaient  par 
derrière. 

Mais  Monte-Cristo,  sans  se  lever,  en  inclinant  sa 
chaise,  étendit  la  main  seulement,  et  saisissant  entre  les 
doigts  crispés  du  jeune  homme  le  gant  humide  et  écrasé  : 

— Monsieur,  dit-il  avec  un  accent  terrible,  je  tiens 
votre  gant  pour  jeté,  et  je  vous  l'enverrai  roulé  autour 
d'une  balle.  Maintenant  sortez  de  chez  moi,  ou  j'appelle 
mes  domestiques,  et  je  vous  fais  jeter  à  la  porte. 

Ivre,  effaré,  les  yeux  sanglants,  Albert  fit  deux  pas  en 
arrière. 

Morrel  en  profita  pour  refermer  la  porte. 

Monte-Cristo  reprit  sa  jumelle  et  se  remit  à  lorgner, 
comme  si  rien  d'extraordinaire  ne  venait  de  se  passer. 

Cet  homme  avait  un  cœur  de  bronze  et  un  visage  de 
marbre. 

Morrel  se  pencha  à  son  oreille  : 

—  Que lui avez-vous fait?  dit-il. 


LE  COMTÉ  DE  MONTE-CRISTO.  167 

—Moi?  rien,  personnellement  du  moins,  dit  Monte- 
Cristo. 
Cependant  cette  scène  étrange  doit  avoir  une  cause? 

—  L'aventure  du  comte  de  Morcerf  exaspère  le  malheu- 
reux jeune  homme. 

—  Y  êtes-vous  donc  pour  quelque  chose? 

—  C'est  par  Haydée  que  la  chambre  a  été  instruite  de 
la  trahison  de  son  père. 

— En  effet,  dit  Morrel,  on  m'a  dit,  mais  je  n'avais  pas 
voulu  le  croire,  que  cette  esclave  grecque'  que  j'ai  vue 
avec  vous  ici,  dans  cette  loge  même,  était  la  lille  d'Ali- 
Pacha;  mais  je  n'ai  point  voulu  le  croire. 

—  C'est  la  vérité  cependant. 

— Oh  !  mon  Dieu  !  dit  Morrel,  je  comprends  tout  alors, 
et  cette  scène  était  préméditée. 

—  Comment  cela? 

— Oui,  Albert  m'a  écrit  deme  trouver  ce  soir  à  l'Opéra; 
c'était  pour  me  rendre  témoin  de  l'insulte  qu'il  voulait 
vous  faire. 

—  Probablement,  dit  Monte-Cristo  avec  son  impertur- 
bable tranquillité. 

—  Mais  que  ferez-vous  de  lui? 

—  De  qui? 
-—D'Albert? 

—  D'Albert?  repritMonte-Cristo  du  même  ton,  ce  que 
j'en  ferai,  Maximilien  ?  Aussi  vrai  que  vous  êtes  ici  et 
que  je  vous  serre  la  main,  je  le  tuerai  demain  avantdix 
heures  du  matin.  Yoilà  ce  que  j'en  ferai. 

Morrel,  à  son  tour,  prit  la  main  de  Monte-Cristo  dans 
les  deux  siennes,  et  il  frémit  en  sentant  celte  main  froide 
et  calme. 

—  Ah!  comte,  dit-il,  son  père  l'aime  tant! 

•    — Ne  médites  pas  ces  choses-là!  s'écria  Monte-Cristo 


J  08  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

aveclepremiermouvementdecolèrequ'il  eûtpani  éprou- 
ver; je  le  ferais  soiilîrir! 

Morrel,  stupéfait,  laissa  tomber  la  main  de  Monte- 
Cristo. 

—  Comte,  comte!  dit-il. 

—  Cher  Maximilien,  interrompit  le  comte,  écoutez  de 
quelle  adorable  façon  Duprez  chante  cette  phrase  : 

0  Mathildc  !   idole   de  mon  âme. 

Tenez,  j'ai  deviné  le  premier  Duprez  à  Napleset  l'ai 
applaudi  le  premier.  Bravo  !  bravo  ! 

Morrel  comprit  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à  dire,  et  il 
attendit. 

La  toile,  qui  s'était  levée  à  la  fin  delà  scène  d'Albert, 
retomba  presque  aussitôt.  On  frappa  à  la  porte. 

—  Entrez,  dit  Monte-Cristo  sans  que  sa  voix  décelât 
la  moindre  émotion. 

Beauchamp  parut. 

—  Bonsoir,  monsieur  Beauchamp,  dit  Monte-Cristo, 
comme  s'il  voyait  le  journaliste  pour  la  première  fois  de 
la  soirée;  asseyez-vous  donc. 

Beauchamp  salua,  entra  et  s'assit. 

—  Monsieur,  dit-il  à  Monte-Cristo,  j'accompagnais 
tout  à  l'heure,  comme  vous  avez  pu  le  voir,  M.  de  Mor- 
cerf. 

—  Ce  qui  veut  dire,  reprit  Monte-Cristo  en  riant,  que 
vous  venez  probablement  de  dîner  ensemble.  Je  suis  heu- 
reux de  voir,  monsieur  Beauchamp,  que  vous  êtes  plus 
sobre  que  lui. 

—  Monsieur,  dit  Beauchamp,  Albert  a  eu,  j'en  con- 
viens, le  tort  de  s'emporter,  et  je  viens  pour  mon  propre 
compte  vous  faire  des  excuses.  Maintenant  que  mes  ex- 
cuses sont  faites,  les  miennes,  entendez-vous,  monsieur 
le  comte,  je  viens  vous  dire  que  je  vous  crois  trop  galant 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  169 

homme  pour  refuser  de  me  donner  quelque  explication 
au  sujet  de  vos  relations  avec  les  gens  de  Janina  ;  puis 
j'ajouterai  deux  mots  sur  cette  jeune  Grecque. 

Monte-Cristo  fit  de  la  lèvre  et  des  yeux  un  petit  geste 
qui  commandait  le  silence. 

—  Allons  !  ajouta-t-il  en  riant,  voilà  toutes  mes  espé- 
rances détruites. 

—  Comment  cela?  demanda  Beauchamp. 

—  Sans  doute,  vous  vous  empressez  de  me  faire  une 
réputation  d'excentricité:  je  suis,  selon  vous,  un  Lara, 
un  Manfred,  un  lord  Rutliwen  ;  puis,  le  moment  de  me 
voir  excentrique  passé,  vous  gâtez  votre  type,  vous 
essayez  de  faire  de  moi  un  homme  banal.  Vous  me  voulez 
commun,  vulgaire;  vous  me  demandez  des  explications 
enfin.  Allons  donc!  monsieur  Beauchamp,  vous  voulez 
rire. 

—  Cependant,  reprit  Beauchamp  avec  hauteur,  il  est 
des  occasions  où  la  probité  commande 

Monsieur  Beauchamp,  interrompit  l'homme  étrange, 
ce  qui  commande  à  M.  le  comte  de  Monte-Cristo  c'est 
M.  le  comte  de  Monte-Cristo.  Ainsi  donc,  pas  un  mot  de 
tout  cela,  s'il  vous  plaît.  Je  fais  ce  que  je  veux,  monsieur 
Beauchamp,  et,  croyez-moi,  c'est  toujours  fort  bien  fait. 

— Monsieur,  répondit  le  jeune  homme,  on  ne  paie  pas 
d'honnêtes  gens  avec  cette  monnaie;  il  faut  des  garanties 
à  l'honneur. 

— Monsieur,  je  suis  une  garantie  vivante,  reprit  Monte- 
Cristo,  impassible,  mais  dont  les  yeux  s'enflammaient 
d'éclairs  menaçants.  Nous  avons  tous  deux  dans  les  veines 
du  sang  que  nous  avons  envie  de  verser,  voilà  notre  ga- 
rantie mutuelle.  Reportez  cette  réponse  au  vicomte,  et 
dites-lui  que  demain,  avant  dix  heures,  j'aurai  vu  la  cou- 
leur du  sien. 

dO 


no  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

— 11  ne  me  reste  donc,  dit  Ceauchamp,  qu'à  fixer  les 
arrangements  du  combat. 

—  Cela  m'est  parfaitement,  indifférent,  monsieur,  dit 
le  comte  de  Monte-Cristo;  il  était  donc  inutile  de  venir 
me  déranger  au  spectacle  pour  si  peu  de  chose.  En 
France,  on  se  bat  à  l'épée  ou  au  pistolet  :  aux  colonies, 
on  prend  la  carabine  :  en  Arabie,  on  a  le  poignard.  Dites 
à  votre  client  que  quoique  insulté,  pour  être  excentrique 
jusqu'au  bout,  je  lui  laisse  le  choix  des  armes,  et  que 
j'accepterai  tout  sans  discussion,  sans  conteste  ;  tout, 
entendez-vous  bien!  tout,  même  le  combat  par  voie  du 
sort,  ce  qui  est  toujours  stupide.  Mais  moi,  c'est  autre 
chose  :  je  suis  sûr  de  gagner. 

—  Sûr  de  gagner  !  répéta  Beauchamp  en  regardant  le 
comte  d'un  œil  effaré. 

—  Eh  certainement,  dit  Monte-Cristo  en  haussant 
légèrement  les  épaules.  Sans  cela  je  ne  me  battrais  pas 
avec  M.  de  Morcerf.  Je  le  tuerai,  il  le  faut,  cela  sera. 
Seulement,  par  un  mot  ce  soir  chez  moi,  indiquez-moi 
l'arme  et  l'heure  ;  je  n'aime  pas  à  me  faire  attendre. 

— Au  pistolet,  à  huit  heures  du  matin,  au  bois  de  Vin- 
cennes,ditBeauchamp,  décontenancé,  ne  sachant  pas  s'il 
avait  affaire  à  un  fanfaron  outrecuidant  ou  à  un  être  sur- 
naturel. 

— C'estbien,  monsieur,  dit  Monte-Cristo.  Maintenant 
que  tout  est  réglé,  laissez-moi  entendre  le  spectacle,  je 
vous  prie,  et  dites  à  votre  ami  Albert  de  ne  pas  revenir 
ce  soir:  il  se  ferait  tort  avec  toutes  ses  brutalités  de 
mauvais  goût.  Qu'il  rentre  et  qu'il  dorme. 

Beauchamp  sortit  tout  étonné. 
— Maintenant,  dit  Monte-Cristo  en  se  retournant  vers 
Morrel,  je  compte  sur  vous,  n'est-ce  pas  ? 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  HI 

—  Certainement,  dit  Morrel,  et  vous  pouvez  disposer 
de  moi,  comte;  cependant... 

—  Quoi? 

— Il  serait  important,  comte,  que  je  connusse  la  vé- 
ritable cause... 

—  C'est  à  dire,  que  vous  me  refusez? 
— Non  pas. 

—La  véritable  cause?  Morrel,  dit  le  comte;  ce  jeune 
homme  lui-même  marche  en  aveugle  et  ne  la  connaît  pas. 
JLa  véritable  cause,  elle  n'est  connue  que  de  moi  et  de 
Dieu  ;  mais  je  vous  donne  ma  parole  d'honneur,  Morrel, 
que  Dieu,  qui  la  connaît,  sera  pour  nous. 

—  Cela  suffit,  comte,  dit  Morrel.  Quel  est  votre  second 
témoin  ? 

— Je  ne  connais  personne  à  Paris  à  qui  je  veuille  faire 
cet  honneur,  que  vous,  Morrel,  et  votre  frère  Emma- 
nuel. Croyez-vous  qu'Emmanuel  veuille  me  rendre  ce 
service  ? 

— Je  vous  réponds  de  lui  comme  de  moi,  comte. 

—  Bien  !  c'est  tout  ce  qu'il  me  faut.  Demain,  à  sept 
heures  du  matin  chez  moi,  n'est-ce  pas? 

—  Nous  y  serons. 

—  Chut!  voici  la  toile  qui  se  lève,  écoutons.  J'ai  l'ha- 
bitude de  ne  pas  perdre  une  note  de  cet  opéra;  c'est  une 
si  adorable  musique  que  celle  de  Guillaume  Tell  ! 

XII 

U    NUIT. 

M.  de  Monte-Cristo  attendit,  scion  son  habitude,  que 
Duprez  eût  chanté  son  fameux  Suivez-moi  !  et  alors  seu- 
lement il  se  leva  et  sortit, 


172  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

A  la  porte,  Morrel  le  quitta  en  renouvelant  la  pro- 
messe d'être  chez  lui,  avec  Emmanuel,  le  lendemain  ma- 
tin à  sept  heures  précises. 

Puis  il  monta  dans  son  coupé,  toujours  calme  et  sou- 
riant. 

Cinq  minutes  après  il  était  chez  lui. 

Seulement  il  eût  fallu  ne  pas  connaître  le  comte  pour 
se  laisser  tromper  à  l'expression  avec  laquelle  il  dit  en 
entrant  à  Ali  : 

—  Ali,  mes  pistolets  à  crosse  d'ivoire! 

Ali  apporta  la  boîte  à  son  maître,  et  celui-ci  se  mit 
à  examiner  ces  armes  avec  une  sollicitude  bien  naturelle 
à  un  homme  qui  va  confier  sa  vie  à  un  peu  de  fer  et  de 
plomb. 

C'étaient  des  pistolets  particuliers  que  Monte-Cristo 
avait  fait  faire  pour  tirer  à  la  cible  dans  ses  appartements. 
Une  capsule  suffisait  pour  chasser  la  balle,  et  de  la  cham- 
bre à  côté  on  n'aurait  pas  pu  se  douter  que  le  comte, 
comme  on  dit  en  termes  de  tir,  était  occupé  à  s'entre- 
tenir la  main. 

Il  en  était  à  emboîter  l'arme  dans  sa  main,  et  à  cher- 
cher le  point  de  mire  sur  une  petite  plaque  de  tôle  qui 
lui  servait  de  cible,  lorsque  la  porte  de  son  cabinet  s'ou- 
vrit et  que  Baptistin  entra. 

Mais  avant  même  qu'il  eût  ouvert  la  bouche,  le  comte 
aperçut  dans  la  porte,  demeurée  ouverte,  une  femme  voi- 
lée, debout,  dans  la  pénombre  delà  pièce  voisine,  et  qui 
avait  suivi  Baptistin. 

Elle  avait  aperçu  le  comte  le  pistolet  à  la  main,  elle 
voyait  deux  épées  sur  une  table,  elle  s'élança. 

Baptistin  consultait  son  maître  du  regard. 

Le  comte  fit  un  signe,  Baptistin  sortit,  et  referma  la 
porte  derrière  lui. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  ITS 

—  Qui  ctes-vous,  madame?  dit  le  comte  à  la  femme 
voilée. 

L'inconnue  jeta  un  regard  autour  d'elle  pour  s'assurer 
qu'elle  étaitbien  seule,  puis  s'inclinant  comme  sielleeùt 
voulu  s'agenouiller,  et  joignant  les  mains  avec  l'accent 
du  désespoir  : 

—  Edmond,  dit-elle,  vous  ne  tuerez  pas  mon  fils! 
Le  comte  fit  un  pas  en  arrière,  jeta  un  faible  cri  et 

laissa  tomber  l'arme  qu'il  tenait. 

—  Quel  nom  avez-vous  prononcé  là,  madame  de  Mor- 
cerf?  dit-il. 

—  Le  vôtre!  s'écria-t-elle  en  rejetant  son  voile,  le 
vôtre  que  seule,  peut-être,  je  n'ai  pas  oublié.  Edmond, 
ce  n'est  point  madame  de  Morcerf  qui  vient  à  vous,  c'est 
Mercedes. 

—  Mercedes  est  morte,  madame,  dit  Monte-Cristo, 
et  je  ne  connais  plus  personne  de  ce  nom. 

—  Mercedes  vit,  monsieur,  et  Mercedes  se  souvient, 
car  seule  elle  vous  a  reconnu  lorsqu'elle  vous  a  vu,  et 
même  sans  vous  voir,  à  votre  voix,  Edmond,  au  seul 
accent  de  votre  voix  ;  et  depuis  ce  temps  elle  vous  suit 
pas  à  pas,  elle  vous  surveille,  elle  vous  redoute,  et  elle 
n'a  pas  eu  besoin,  elle,  de  chercher  la  main  d'où  parlait 
le  coup  qui  frappait  M.  de  Morcerf. 

— Fernand.  voulez-vous  dire,  madame,  reprit  Monte- 
Cristo  avec  une  ironie  amère  ;  puisque  nous  sommes  en 
train  de  nous  rappeler  nos  noms,  rappelons-nous-les 
tous. 

Et  Monte-Cristo  avait  prononcé  ce  nom  de  Fernand 
avec  une  telle  expression  de  haine,  que  Mercedes  sentit 
le  frisson  de  l'effroi  courir  par  tout  son  corps. 

—  Vous  voyez  bien,  Edmond,  que  je  ne  me  suis  pas 

10. 


174  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

trompée!  s'écria  Mercedes,  et  que  j'ai  raison  de  vous 
dire:  Épargnez  mon  lils! 

— Et  qui  vous  a  dit,  madame,  que  j'en  voulais  à  votre 
fils? 

— Personne,  mon  Dieu!  mais  une  mère  est  douée  de 
la  double  vue.  J'ai  tout  deviné  ;  je  l'ai  suivi  ce  soir  à 
rOpéra,  et,  cachée  dans  une  baignoire,  j'ai  tout  vu. 

—  Alors,  si  vous  avez  tout  vu,  madame,  vous  avez  vu 
que  le  fils  de  Fernand  m'a  insulté  publiquement?  dit 
Monte-Cristo  avec  un  calme  terrible. 

—  Oh!  par  pitié! 

—  Vous  avez  vu,  continua  le  comte,  qu'il  m'eût  jeté 
son  gant  à  la  figure  si  un  de  mes  amis,  M.  Morrel,  ne 
lui  eût  arrêté  le  bras. 

—  Écoutez-moi.  Mon  (ils  vous  a  deviné  aussi,  lui;  il 
vous  attribue  les  malheurs  qui  frappent  son  père. 

—  Madame,  dit  Monte-Cristo,  vous  confondez:  ce  ne 
sont  point  des  malheurs,  c'est  un  châtiment.  Ce  n'est 
pas  moi  qui  frappe  M.  de  Morcerf,  c'est  la  Providence 
qui  le  punit. 

—  Et  pourquoi  vous  substituez-vous  à  la  Providence? 
s'écria  Mercedes.  Pourquoi  vous  souvenez-vous  quand 
elle  oublie?  Que  vous  importent,  à  vous  Edmond,  Janina 
et  son  vizir?  Quel  tort  vous  a  fait  Fernand  Mondego  en 
trahissant  Ali-Tebclin? 

—  Aussi,  madame,  répondit  Monte-Cristo,  tout  ceci 
est-il  une  affaire  entre  le  capitaine  franc  et  la  fille  de  Ya- 
siliki.  Cela  ne  me  regarde  point,  vous  avez  raison,  et  si 
j'ai  juré  de  me  venger,  ce  n'est  ni  du  capitaine  franc  ni 
du  comte  de  Morcerf:  c'est  du  pêcheur  Fernand,  mari 
de  la  Catalane  Mercedes. 

— Ah!  monsieur  !  s'écria  la  comtesse,  quelle  terrible 
vengeance  pour  une  faute  que  la  fatalité  m'a  fait  com- 


"•      •  ■!-•  'y 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  175 

mettre  !  Car  la  coupable,  c'est  moi,  Edmond,  et  si  vous 
avez  à  vous  venger  de  quelqu'un,  c'est  de  moi  qui  ai  man- 
qué de  force  contre  votre  absence  et  mon  isolement. 

—  Mais,  s'écria  Monte-Cristo,  pourquoi  étais-je  ab- 
sent? pourquoi  étiez-vous  isolée? 

— Parce  qu'on  vous  a  arrêté,  Edmond,  parce  que  vous 
étiez  prisonnier. 

—  Et  pourquoi  étais-je  arrêté  ?  pourquoi  étais-je  pri- 
sonnier ? 

—  Je  l'ignore,  dit  Mercedes. 

—  Oui,  vous  l'ignorez,  madame,  je  l'espère  du  moins. 
Eh  bien  !  je  vais  vous  le  dire,  moi.  J'étais  arrêté,  j'étais 
prisonnier,  parce  que  sous  la  tonnelle  de  la  Réserve,  la 
veille  même  du  jour  où  je  devais  vous  épouser,  uiihomme 
nommé  Danglars  avait  écrit  cette  lettre  que  le  pêcheur 
Fernand  se  chargea  lui-même  de  mettre  à  la  poste. 

Et  Monte-Cristo,  allant  à  un  secrétaire,  lit  jaillir  un 
tiroir  où  il  prit  un  papier  qui  avait  perdu  sa  couleur 
première,  et  dont  l'encre  était  devenue  couleur  de 
rouille,  qu'il  mit  sous  les  yeux  de  Mercedes. 

C'était  la  lettre  de  Danglars  au  procureur  du  roi,  que, 
le  jour  où  il  avait  payé  les  deux  cent  mille  francs  à  M.  de 
Boville,  le  comte  de  Monte-Cristo,  déguisé  en  mandataire 
de  la  maison  Thomson  et  French,  avait  soustraite  au 
dossier  d'Edmond  Dan  tes. 

Mercedes  lut  avec  effroi  les  lignes  suivantes  : 

«  Monsieur  le  procureur  du  roi  est  prévenu  par  un  ami 
du  trône  et  de  la  religion  que  le  nommé  Edmond  Danlès, 
second  du  navire  le  Pharaon,  arrivé  ce  matin  de  Smyrne, 
après  avoir  touché  à  Naples  et  à  Porto-Ferrajo,  a  été 
chargé  par  Murât  d'une  lettre  pour  l'usurpateur,  et,  par 
l'usurpateur,  d'une  lettre  pour  le  comité  bonapartiste  de 
Paris. 


176  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

a  On  aura  la  preuve  de  ce  crime  en  l'arrêtant,  car  on 
trouvera  celte  lettre  ou  sur  lui,  ou  chez  son  père,  ou  dans 
sa  cabine  à  bord  du  Pharaon.  » 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  fit  Mercedes  en  passant  sa  main  sur 
son  front  mouillé  de  sueur;  et  cette  lettre... 

— Je  l'ai  achetée  deux  cent  mille  francs,  madame,  dit 
Monte-Cristo  ;  mais  c'est  bon  marché  encore,  puisqu'elle 
me  permet  aujourd'hui  de  me  disculper  à  vos  yeux. 

—  Et  le  résultat  de  cette  lettre? 

— Vous  le  savez,  madame,  a  été  mon  arrestation  ;  mais 
c  e  que  vous  ne  savez  pas,  madame,  c'est  le  temps  qu'elle 
a  duré,  cette  arrestation.  Ce  que  vous  ne  savez  pas,  c'est 
que  je  suis  resté  quatorze  ans  à  un  quart  de  lieue  de  vous, 
dans  un  cachot  du  château  d'If.  Ce  que  vous  ne  savez  pas, 
c'est  que  chaque  jour  de  ces  quatorze  ans  j'ai  renouvelé 
le  vœu  de  vengeance  que  j'avais  fait  le  premier  jour,  et 
cependant  j'ignorais  que  vous  aviez  épousé  Fernand, 
mon  dénonciateur,  et  que  mon  père  était  mort,  et  mort 
de  faim  ! 

—  Juste  Dieu  !  s'écria  Mercedes,  chancelante. 

—  Mais  voilà  ce  que  j'ai  su  en  sortant  de  prison,  qua- 
torze ans  après  y  être  entré,  et  voilà  ce  qui  fait  que  sur 
Mercedes  vivante  et  sur  mon  père  mort,  j'ai  juré  de  me 
venger  de  Fernand,  et...  et  je  me  venge. 

—  Et  vous  êtes  sûr  que  le  malheureux  Fernand  a  fait 
cela? 

—  Sur  mon  àme,  madame,  et  il  l'a  fait  comme  je  vous 
le  dis;  d'ailleurs  ce  n'est  pas  beaucoup  plus  odieux  que 
d'avoir,  Français  d'adoption,  passé  aux  Anglais;  Espa- 
gnol de  naissance,  avoir  combattu  contre  les  Espagnols; 
stipendiairc  d'Ali,  trahi  et  assassiné  Ali.  En  face  de  pareil- 
leschoses,  qu'était-ce  que  lalettre  que  vous  venez  de  lire? 
une  mystification  galante  que  doit  pardonner,  jel'avoueet 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  177 

le  comprends,  la  femme  qui  a  épousé  cet  homme,  mais 
que  ne  pardonne  pas  l'amant  qui  devait  l'épouser.  Eh 
bien  !  les  Français  ne  se  sont  pas  vengés  du  traître,  les 
Espagnols  n'ont  pas  fusillé  le  traître.  Ali,  couché  dans 
sa  tombe,  a  laissé  impuni  le  traître;  mais  moi,  trahi, 
assassiné,  jeté  aussi  dans  une  tombe,  je  suis  sorti  de 
cette  tombe  par  la  grâce  de  Dieu,  je  dois  à  Dieu  de  me 
venger;  il  m'envoie  pour  cela,  et  me  voici. 

La  pauvre  femme  laissa  retomber  sa  tête  et  ses  mains  ; 
ses  jambes  plièrent  sous  elle,  et  elle  tomba  à  genoux. 

—  Pardonnez,  Edmond,  dit-elle,  pardonnez  pour 
moi,  qufvousaime  encore  ! 

La  dignité  de  l'épouse  arrêta  l'élan  de  l'amante  et  de 
la  mère. 

Son  front  s'inclina  presque  à  toucher  le  tapis. 

Le  comte  s'élança  au-devant  d'elle  et  la  releva. 

Alors,  assise  sur  un  fauteuil,  elle  put,  à  travers  ses 
larmes,  regarder  lemâlevisage  de  Monte-Cristo,  sur  le- 
quel la  douleur  et  la  haine  imprimaient  encore  un  ca- 
ractère menaçant. 

—  Que  je  n'écrase  pas  celte  race  maudite!  murmura- 
t-il  ;  que  je  désobéisse  à  Dieu,  qui  m'a  suscité  pour  sa  pu- 
nition !  impossible,  madame,  impossible  ! 

—  Edmond,  dit  la  pauvre  mère,  essayant  de  tous  les 
moyens  ;  mon  Dieu  !  quand  je  vous  appelle  Edmond, 
pourquoi  ne  m'appelez-vous  pas  Mercedes  ? 

—  Mercedes,  répéta  Monte-Cristo,  Mercedes!  Eh  bien! 
oui ,  vous  avez  raison,  ce  nom  m'est  doux  encore  à  pro- 
noncer, et  voilà  la  première  fois,  depuis  bien  longtemps, 
qu'il  retentit  si  clairement  au  sortir  de  mes  lèvres.  Oh  ! 
Mercedes,  votre  nom,  je  l'ai  prononcé  avec  les  soupirs 
de  la  mélancolie,  avec  les  gémissements  de  la  douleur, 
avec  le  râle  du  désespoir;  je  l'ai  prononcé,  glacé  parle 


178  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO, 

froid,  accroupi  sur  la  paille  de  mon  cachot  ;  je  l'ai  pro- 
j^'oncé,  dévoré  par  la  chaleur,  en  me  roulant  sur  les  dal- 
les de  ma  prison-  Mercedes,  il  faut  que  je  me  venge,  car 
quatorze  ans /'•'ii  souffert,  quatorze  ans  j'ai  pleuré,  j'ai 
maudit;  maintenant;  je  vous  le  dis,  Mercedes,  il  faut 
que  je  me  venge  ! 

Et  le  comte,  tremblant  de  céder  aux  prières  dc  celle 
qu'il  avait  tant  aimée,  appelait  ses  souvenirs  au  secours 
de  sa  haine. 

— Vengez-vous,  Edmond!  s'écria  la  pauvre  mère,  mais 
vengez-vous  sur  les  coupables  ;  vengez-vous  sur  lyi,  ven- 
gez-vous sur  moi,  mais  ne  vous  vengez  pas  sur  mon  fils  ! 

— 11  est  écrit  dans  le  Livre  saint,  répondit  Monte» 
Cristo:  «Les  fautes  des  pères  retomberont  sur  les  enfants 
jusqu'à  la  troisième  et  quatrième  génération.  «  Puisque 
Dieu  a  dicté  ces  propres  paroles  à  son  prophète,  pourquoi 
serais-je  meilleur  que  Dieu? 

—  Parce  que  Dieu  a  le  temps  et  Télernité,  ces  deux 
choses  qui  échappent  aux  hommes. 

Monte-Cristo  poussa  un  soupir  qui  ressemblait  à  un 
rugissement,  et  saisit  ses  beaux  cheveuxà  pleines  mains. 

—  Edmond,  continua  Mercedes,  les  bras  tendus  vers 
le  comte,  Edmond,  depuis  que  je  vous  connais  j'ai  adoré 
votre  nom,  j'ai  respecté  votre  mémoire.  Edmond,  mon 
ami,  ne  me  forcczpas  de  tenir  cette  image  noble  et  pura 
reflétée  sans  cesse  dans  le  miroir  de  mon  cœur.  Edmond, 
si  vous  saviez  toutes  les  prières  que  j'ai  adressées  pour 
vous  à  Dieu,  tant  que  je  vous  ai  espéré  vivant  et  depuis 
que  je  vous  ai  cru  mort,  oui,  mort,  hélas  !  Je  croyais  vo- 
tre cadavre  enseveli  au  fond  de  quelque  sombre  tour;  je 
croyais  votre  corps  précipité  au  fond  de  quelqu'un  de  ces 
abîmes  oiî  les  geôliers  laissent  rouler  les  prisonniers 
morts,  et  je  pleurais!  Bloi,  que  pouvais-je  pour  vous, 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  179 

Edmond,  sinon  prier  ou  pleurer?  Ecoutez-moi;  pendant 
dix  ans  j'ai  fait  chaque  nuit  le  même  rêve.  On  a  dit  que 
vous  aviez  voulu  fuir,  que  vous  aviez  pris  la  place 
d'un  prisonnier,  que  vous  vous  étiez  glissé  dans  le  suaire 
d'un  mort,  et  qu'alors  on  avait  lancé  le  cadavre  vivant 
du  haut  en  bas  du  château  d'If;  et  que  le  cri  que  vous 
aviez  poussé  en  vous  brisant  sur  les  rochers  avait  seul 
révélé  la  substitution  à  vos  ensevelisseurs,  devenus  vos 
bourreaux.  Eh  bien!  Edmond,  je  vous  le  jure  sur  la  tête 
de  ce  fils  pour  lequel  je  vous  implore,  Edmond,  pen- 
dant dix  ans  j'ai  vu  chaque  nuit  des  hommes  qui  balan- 
çaient quelque  chose  d'informe  et  d'inconnu  au  haut 
d'un  rocher;  pendant  dix  ans  j'ai,  chaque  nuit,  entendu 
un  cri  terrible  qui  m'a  réveillée  frissonnante  et  glacée. 
Et  moi  aussi,  Edmond,  oh!  croyez-moi,  toute  criminelle 
que  je  fus,  oh  !  oui,  moi  aussi,  j'ai  bien  souffert  ! 

—  Avez-vous  senti  mourir  votre  père  en  votre  ab- 
sence? g'écria  Monte-Cristo  enfonçant  ses  mains  dans 
ses  cheveux  ;  avez-vous  vu  la  femme  que  vous  aimiez 
tendre  sa  main  à  votre  rival;  tandis  que  vous  râliez  au 
fond  du  gouffre?... 

—  Non,  interrompit  Mercedes  ;  mais  j'ai  vu  celui  que 
j'aimais  prêt  à  devenir  le  meurtrier  de  mon  fils! 

Mercedes  prononça  ces  paroles  avec  une  douleur  si 
puissante,  avec  un  accent  si  désespéré,  qu'à  ces  paroles 
et  à  cet  accent  un  sanglot  déchira  la  gorge  du  comte. 

Le  lion  était  dompté;  le  vengeur  était  vaincu. 

—  Que  demandez-vous  ?  dit-il  ;  que  votre  fils  vive  ? 
eh  bien,   il  vivra! 

Mercedes  jeta  un  cri  qui  fit  jaillir  deuxlarmesdes  pau- 
pières de  Monte-Cristo,  mais  ces  deux  larmes  disparurent 
presque  aussitôt,  car  sans  doute  Dieu  avait  envoyé  quel- 
que ange  pour  les  recueillir,  bien  autrement  précieuses 


180  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

qu'elles  étaient  aux  yeux  du  Seigneur  queles  plus  riches 
perles  de  Guzarate  et  d'Ophir. 

—  Oh  !  s'écria-t-elle  en  saisissant  la  main  du  comte 
et  en  la  portant  à  ses  lèvres,  oh!  merci,  merci,  Edmond! 
te  voilà  bien  tel  que  je  t'ai  toujours  rêvé,  tel  que  je  t'ai 
toujours  aimé.  Oh  !  maintenant  je  puis  le  dire. 

—  D'autant  mieux,  réponditMonte-Cristo,  que  le  pau- 
vre Edmond  n'aura  pas  longtemps  à  être  aimé  par  vous. 
La  mort  va  rentrer  dans  la  tombe,  le  fantôme  va  rentrer 
dans  la  nuit. 

—  Que  dites-vous,  Edmond  ? 

—  Je  dis  que  puisque  vous  l'ordonnez,  Mercedes,  il 
faut  mourir. 

—  Mourir!  Et  qu'est-ce  qui  dit  cela?  Qui  parle  de 
mourir?  d'où  vous  reviennent  ces  idées  de  mort  ? 

— Vous  ne  supposez  pas  qu'outragé  publiquement,  en 
face  de  toute  une  salle,  en  présence  de  vos  amis  et  de 
ceuxde  votre  fils,  provoqué  par  un  enfantqui  se  glorifiera 
de  mon  pardon  comme  d'une  victoire;  vous  ne  supposez 
pas,  dis-je,  que  j'aie  un  instant  le  désir  de  vivre.  Ce  que 
j'ai  le  plus  aimé  après  vous,  Mercedes,  c'est  moi-même, 
c'est  à  dire  ma  dignité,  c'est  à  dire  cette  force  qui  me 
rendait  supérieur  aux  autres  hommes;  cette  force,  c'é- 
tait ma  vie.  D'un  mot  vous  la  brisez.  Je  meurs. 

—  Mais  ce  duel  n'aura  pas  lieu,  Edmond,  puisque 
vous  pardonnez. 

—  Il  aura  lieu,  madame,  dit  solennellement  Monte- 
Cristo  ;  seulement  au  lieu  du  sang  de  votre  fils  que  de- 
vait boire  la  terre,  ce  sera  le  mien  qui  coulera. 

Mercedes  poussa  un  grand  cri  et  s'élança  vers  Monte- 
Cristo;  mais  tout  à  coup  elle  s'arrêta. 

—  Edmond,  dit-elle,  il  y  a  un  Dieu  au-dessus  de  nous, 
puisque  vous  vivez,  puisque  je  vous  ai  revu,  et  je  me  lie 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  I8l 

lui  du  plus  profond  de  mon  cœur.  En  attendant  son  ap- 
pui, je  me  repose  sur  votre  parole.  Vous  avez  dit  que 
mon  fils  vivrait  ;  il  vivra,  n'est-ce  pas? 

—  Il  vivra,  oui,  madame,  dit  Monte-Cristo,  étonné 
que,  sans  autre  exclamation,  sans  autre  surprise,  Merce- 
des eiit  accepté  l'héroïque  sacrifice  qu'il  lui  faisait. 

Mercedes  tendit  la  main  au  comte. 

—  Edmond^  dit-elle,  tandis  que  ses  yeux  se  mouil- 
laient de  larmes  en  regardant  celui  auquel  elle  adressait 
la  parole,  comme  c'est  beau  de  votre  part,  comme  c'est 
grand  ce  que  vous  venez  de  faire  là,  comme  c'est  sublime 
d'avoir  eu  pitié  d'une  pauvre  femme  qui  s'offrait  à  vous 
avec  toutes  les  chances  contraires  à  ses  espérances  !  Hé- 
las !  je  suis  vieillie  par  les  chagrins  plus  encore  que  par 
l'âge,  et  je  ne  puis  même  plus  rappeler  à  mon  Edmond 
par  un  sourire,  par  un  regard,  celte  Mercedes  qu'autre- 
fois il  a  passé  tant  d'heures  à  contempler.  Ah!  croyez- 
moi,  Edmond,  je  vous  ai  dit  que  moi  aussi  j'avais  bien 
souffert  ;  je  vous  le  répète,  cela  est  bien  lugubre  de  voir 
passer  sa  vie  sans  se  rappeler  une  seule  joie,  sans  con- 
server une  seule  espérance;  mais  cela  prouve  que  tout 
n'est  point  fini  sur  la  terre.  Non!  tout  n'est  pas  fini,  je 
le  sens  à  ce  qui  me  reste  encore  dans  le  cœur.  Oh  !  je 
vous  le  répète,  Edmond,  c'est  beau,  c'est  grand,  c'est 
sublime  de  pardonner  comme  vous  venez  de  le  faire  ! 

—  Vous  dites  cela,  Mercedes,  et  que  diriez-vous  donc 
si  vous  saviez  l'étendue  du  sacrifice  que  je  vous  fais? 
Supposez  que  le  Maître  suprême,  après  avoir  créé  le 
monde,  après  avoir  fertilisé  le  chaos,  se  fût  arrêté  au 
tiers  de  la  création  pour  épargner  à  un  ange  les  larmes 
que  nos  crimes  devaient  faire  couler  un  jour  de  ses  yeux 
immortels;  supposez  qu'après  avoir  tout  préparé,  tout 
pétri,  tout  fécondé,  au  moment  d'admirer  son  œuvre, 

y.  11 


\ 


182  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Dieu  ait  (-icinlle  soleil  et  repoussé  du  pied  le  monde  dans 
la  nuit  éternelle,  alors  vous  aurez  une  idée,  ou  plutôt 
non,  non,  vous  ne  pourrez  pas  encore  vous  faire  une 
idée  de  ce  que  je  perds  en  perdant  la  vie  en  ce  moment. 

Mercedes  regarda  le  comte  d'un  air  qui  peignait  à  la 
fois  son  élonnement,  son  admiration  et  sa  reconnais- 
sance. 

Monte-Cristo  appuya  son  front  sur  ses  mains  bridan- 
tes, comme  si  son  front  ne  pouvait  plus  porter  seul  le 
poids  de  ses  pensées. 

—  Edmond,  dit  Mercedes,  je  n'ai  plus  qu'un  mot  à 
vous  dire. 

Le  comte  sourit  amèrement. 

,—  Edmond,  continua-t-elle,  vous  verrez  que  si  mon 
front  est  pâli,  que  si  mes  yeux  sont  éteints,  que  si  ma 
heauté  est  perdue,  que  si  Mercedes  enfin  ne  ressemble 
plus  à  elle-même  pour  les  traits  du  visage,  vous  verrez 
que  c'est  toujours  le  même  cœur!...  Adieu  donc,  Ed- 
mond; je  n'ai  plus  rien  à  demander  au  ciel...  Je  vous 
ai  revu  aussi  noble  et  aussi  grand  (ju'autrefois.  Adieu, 
Edmond...  adieu  et  merci' 

Mais  le  comte  ne  répondit  pas. 

Mercedes  ouvrit  la  porte  du  cabinet,  et  elle  avait  dis- 
paru avant  qu'il  ne  fut  revenu  de  la  rêverie  douloureuse 
et  profonde  où  sa  vengeance  perdue  l'avait  plongé. 

Une  beure  sonnait  à  l'borloge  des  Invalides  quand  la 
voilure  qui  emportaitmadmede  Morcerf,  en  roulant  sur 
le  pavé  des  Cbamps-Elysées,  fit  relever  la  tête  au  comte 
de  Monte-Cristo. 

—  Insensé,  dit-il,  le  jour  où  j'avais  résolu  de  me  ven- 
ger, de  âe  pas  m'être  arraclié  le  cœur  ! 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  183 

XIII 

LA    RENCONTRE. 

Après  le  départ  de  Mercedes,  tout  retomba  dans  l'om- 
l)re  chez  Monte-Cristo.  Autour  de  lui  et  au  dedans  de 
lui  sa  pensée  s'arrêta  ;  son  esprit  énergique  s'endormit 
comme  faille  corps  après  une  suprême  fatigue. 

—  Quoi  !  se  disait-il,  tandis  que  la  lampe  et  les  bou- 
gies se  consumaient  tristement  et  que  les  serviteurs  atten- 
daient avec  impatience  dans  l'antichambre  ;  quoi!  voilà 
l'édifice  si  lentement  préparé,  élevé  avec tantde  peines  et 
de  soucis,  écroulé  d'un  seul  coup,  avec  un  seul  mot,  sous 
un  souffle  !  Eh  quoi  !  ce  moi  que  je  croyais  quelque 
chose,  ce  moi  dont  j'étais  si  fier,  ce  moi  qne  j'avais  vu  si 
petit  dans  les  cachots  du  château  d'If,  et  que  j'avais  su 
rendre  si  grand,  sera  demain  un  peu  de  poussière  !  Hé- 
las !  ce  n'est  point  la  mortdu  corps  que  je  regrette  :  cette 
destruction  du  principe  vital  n'est-elle  point  le  repos  où 
tout  tend,  où  tout  malheureux  aspire,  ce  calme  delà  ma- 
tière après  lequel  j'ai  soupiré  si  longtemps,  au-devantdu- 
quel  je  m'acheminais  par  la  route  douloureuse  de  la  faim, 
quand  Fariaest  apparu  dans  mon  cachot?  Qu'est-ce  que 
la  mort  pour  moi?  Un  degré  de  plus  dans  le  calme  et 
deux  peut-être  dans  le  silence.  Non,  ce  n'est  donc  pas 
l'existence  que  je  regrette,  c'est  la  ruine  de  mes  projets 
si  lentement  élaborés,  si  laborieusement  bfilis.La  Provi- 
dence, que  j'avais  cru  pour  eux,  était  donc  contre  eux! 
Dieu  ne  voulait  donc  pas  qu'ils  s'accomplissent! 

Ce  fardeau  que  j'ai  soulevé,  presque  aussi  pesant 
qu'un  monde,  et  que  j'avais  cru  pouvoir  porter  jusqu'au 
bout,  était  selon  mon  désir,  et  non  selon  ma  force  ;  ce- 


\ 


)8i  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Ion  ma  volonté,  et  non  selon  mon  pouvoir,  et  il  me  le 
faudra  déposer  à  peine  à  moitié  de  ma  course.  Oh!  je 
redeviendrai  donc  fataliste,  moi  que  quatorze  ans  de  dés- 
espoir et  dix  ans  d'espérance  avaientrendu  providentiel. 

Et  tout  cela,  mon  Dieu  !  parce  que  mon  cœur,  que  je 
croyais  mort,  n'était  qu'engourdi,  parce  qu'il  s'est  ré- 
veillé, parce  qu'il  a  battu,  parce  que  j'ai  cédé  à  la  dou- 
leur de  ce  battement  soulevé  du  fond  de  ma  poitrine 
par  la  voix  d'une  femme  ! 

Et]cependant,  continua  le  comte,  s'abîmnnt  de  plus  en 
plusdans  les  prévisions  de  ce  lendemain  terrible  qu'avait 
accepté  Mercedes;  cependant  il  est  impossible  que  cette 
femme,  qui  est  un  si  noble  cœur,  ait  ainsi,  parégoïsme, 
consenli  à  me  laisser  tuer,  moi  plein  de  force  et  d'exis- 
tence !  Il  est  impossible  qu'elle  pousse  à  ce  point  l'a- 
mour, ou  plutôt  le  délire  maternel!  il  y  a  des  vertus  dont 
l'exagération  serait  un  crime.  Non,  elle  aura  imaginé 
quelque  scène  pathétique,  elle  viendra  se  jetercntre  les 
épées,  et  ce  sera  ridicule  sur  le  terrain,  de  sublime  que 
c'était  ici. 

Et  la  rougeur  de  l'orgueil  montait  au  front  du  comte. 

—  Ridicule,  répéta-t-il,  elle  ridicule  rejaillira  sur 
moi...  Moi,  ridicule  !  Allons!  j'aime  encore  mieux  mou- 
rir. 

Et  à  force  de  s'exagérer  ainsi  d'avance  les  mauvaises 
chances  du  lendemain,  auxquelles  il  s'était  condamné  en 
promettant  à  Mercedes  de  laisser  vivre  son  fils,  le  comte 
s'en  vint  à  se  dire  : 

—  Sottise,  sottise,  sottise!  que  faire  ainsi  de  la  géné- 
rosité en  se  plaçant  comme  un  but  inerte  au  bout  du  pis- 
tolet de  ce  jeune  homme!  Jamais  il  ne  croira  que  ma  mort 
est  un  suicide,  et  cependant  il  importe  pour  l'honneur 
de  ma  mémoire...  (ce  n'est  point  de  la  vanité,  n'est-ce 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  185 

pas,  mon  Dieu  !  mais  bien  un  juste  orgueil,  voilà  tout); 
il  importe  pour  Thonneur  de  ma  mémoire  que  le  monde 
sache  que  j'ai  consenti  moi-même ,  par  ma  volonté ,  de 
mon  libre  arbitre,  à  arrêter  mon  bras  déjà  levé  pour 
frapper,  et  que  de  ce  bras,  si  puissamment  armé  contre 
les  autres ,  je  me  suis  frappé  moi-même  :  il  le  faut,  je 
le  ferai. 

Et  saisissant  une  plume,  il  tira  un  papier  de  l'armoire 
secrète  de  son  bureau,  et  traça  au  bas  de  ce  papier,  qui 
n'était  autre  chose  que  son  testament  fait  depuis 
son  arrivée  à  Paris,  une  espèce  de  codicille  dans  lequel 
il  faisait  comprendre  sa  mort  aux  gens  les  moins  clair- 
voyants. 

—  Je  fais  cela,  mon  Dieul  dit-il,  les  yeux  levés  au  ciel 
autantpourvotrehonneurquepourle  mien.  Je  me  suis  con- 
sidéré, depuis  dix  ans,  ô  mon  Dieu!  comme  l'envoyé  de 
votre  vengeance,  etil  ne  fautpasque  d'autres  misérables 
que  ce  Morcerf,  ilnefautpasqu'unDanglars,  unVillefort, 
il  ne  faut  pas  enlinque  ce  Morcerf  lui-même  se  figurent 
que  le  hasard  les  a  débarrassés  de  leur  ennemi.  Qu'ils 
sachent,  au  contraire,  que  la  Providence,  qui  avait  déjà 
décrété  leur  punition  ,  a  été  corrigée  par  la  seule  puis- 
sance de  ma  volonté  ;  que  le  châtiment  évité  dans  ce 
monde  les  attend  dans  l'autre,  et  qu'ils  n'ont  échangé  le 
temps  que  contre  l'éternité. 

Tandis  qu'il  flottait  entre  ces  sombres  incertitudes, 
mauvais  rêve  de  l'homme  éveillé  parla  douleur,  le  jour 
vint  blanchir  les  vitres  et  éclairer  sous  ses  mains  le  pâle 
papier  azur  sur  lequel  il  venait  de  tracer  cette  suj)rême 
justification  de  la  Providence. 

Il  était  cinq  heures  du  malin. 

Tout  à  coup  un  léger  bruit  parvint  à  son  oreille. 
Monte-Cristç  crut  avoir  entendu  quelque  chose  comme 


\ 


18G  LE  COMTE  DÉ  MONTE-CRISTO. 

un  soupir  étoiilTé  ;  il  tourna  la  tcte,  regarda  autour  de  lui 
et  ne  vit  personne.  Seulement  le  bruit  se  répéta  assez 
distinct  pour  qu'au  doute  succédât  la  certitude. 

Alors  le  comte  se  leva ,  ouvrit  doucement  la  porte  du 
salon  ,  et  sur  un  fauteuil,  les  bras  pendants  ,  sa  belle 
tête  pâle  et  inclinée  en  arrière,  il  vit  Haydée  qui  s'était 
placée  en  travers  de  la  porte,  afin  qu'il  ne  pût  sortir  sans 
la  voir,  mais  que  le  sommeil,  si  puissant  contre  la  jeu- 
nesse ,  avait  surprise  après  la  fatigue  d'une  si  longue 
veille. 

Le  bruit  que  la  porte  lit  en  s'ouvrant  ne  put  tirer 
Haydée  de  son  sommeil. 

Monte-Cristo  arrêta  sur  elle  un  regard  plein  de  dou- 
ceur et  de  regret. 

—  Elle  s'est  souvenue  qu'elle  avait  un  fils ,  dit-il,  et 
moi  j'ai  oublié  que  j'avais  une  fille  ! 

Puis ,  secouant  tristement  la  tête  : 

—  Pauvre  Haydée  !  dit-il,  elle  a  voulu  me  voir,  elle  a 
voulu  me  parler,  elle  a  craint  ou  deviné  quelque  chose... 
Oh  !  je  ne  puis  partir  sans  lui  dire  adieu,  je  ne  puis 
mourir  sans  la  confier  à  quelqu'un. 

Et  il  regagna  doucement  sa  place  et  écrivit  au  bas  des 
premières  lignes  : 

«  Je  lègue  à  Maximilien  Morrcl,  capitaine  de  spahis  et 
fils  de  mon  ancien  patron  ,  Pierre  Morrel ,  armateur  à 
Marseille,  la  somme  de  vingt  millions,  dont  une  partie 
sera  ofl'erte  par  lui  à  sa  sœur  Julie  et  à  son  beau-frère 
Emmanuel,  s'il  ne  croit  pas  toutefois  que  ce  surplus  de 
fortune  doive  nuire  à  leur  bonheur.  Ces  vingt  millions 
sont  enfouis  dans  ma  grotte  de  IMonte-Cristo ,  dont 
IJcrtuccio  sait  le  secret. 

«  Si  son  cœur  est  libre  et  qu'il  veuille  épouser  Haydée, 
lille  d'Ali,  pacha  de  Janina,  que  j'ai  élevée  avec  l'amour 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  18T 

iVun  père  el  qui  a  eu  pour  moi  la  tendresse  d'une  lille, 
il  accomplira  ;  je  ne  dirai  point  ma  dernière  volonté  , 
mais  tnon  dernier  désir, 

«  Le  présent  testament  a  déjà  fait  Ilaydée  héritière  du 
reste  de  ma  fortune,  consistant  en  terres,  rentes  sur  l'Ail- 
gleterre,  l'Autriche  et  la  Hollande  ,  mobilier  dans  mes 
différents  palais  et  maisons  ,  et  qui,  ces  vingt  millions 
prélevés,  ainsi  que  les  différents  legs  faits  à  mes  servi- 
teurs, pourront  monter  encore  à  soixante  millions,  d 

Il  achevait  d'écrire  cette  dernière  ligne,  lorsqu'un  cri, 
poussé  derrière  lui,  lui  fit  tomber  la  plume  des  mains. 

—  llaydée,  dit-il ,  vous  avez  lu  ? 

En  effet ,  la  jeune  femme ,  réveillée  par  le  jour  qui 
avait  frappé  ses  paupières,  s'était  levée  et  s'était  appro- 
chée du  comte  sans  que  ses  pas  légers,  assourdis  d'ail- 
leurs par  le  tapis,  eussent  été  entendus. 

—  Oh  !  mon  seigneur,  dit-elle  en  joignant  les  mains, 
pourquoi  écrivez-vous  ainsi  à  une  pareille  heure  ?  Pour- 
quoi me  léguez-vous  toute  votre  fortune,  mon  seigneur? 
Vous  me  quittez  donc  ? 

—  Je  vais  faire  un  voyage,  cher  ange,  dit  Monte- 
Cristo  avec  une  expression  de  mélancolie  et  de  tendresse 
infinies,  et  s'il  m'arrivait  malheur... 

Le  comte  s'arrêta. 

—  Eh  bien?...  demanda  la  jeune  lille  avec  un  accent 
d'autorité  que  le  comte  ne  lui  connaissait  point  et  qui 
le  lit  tressaillir. 

—  Eh  bien  !  s'il  m'arrive  malheur  ,  reprit  Monte- 
Cristo,  je  veux  que  ma  fille  soit  heureuse. 

Haydée  sourit  tristement  en  secouant  la  tête. 

—  Vous  pensez  à  mourir,  mon  seigneur?  dit-elle. 

—  C'est  une  pensée  salutaire,  mon  enfant,  a  dit  le  sage. 

—  Eh  bien ,  si  vous  mourez,  dit-elle,  léguez  votre  for- 


1S8  LL  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

tuno  à  d'autres,  car,  si  vous  mourez...  je  n'aurai  plus 
besoin  de  rien. 

El  prenant  le  papier,  elle  le  déchira  en  quatre  mor- 
ceaux qu'elle  jeta  au  milieu  du  salon.  Puis,  cette  énergie 
si  peu  habituelle  à  une  esclave  ayant  épuisé  ses  forces, 
elle  tomba  non  plus«ndormie  cette  fois,  mais  évanouie 
sur  le  parquet. 

Monte-Cristo  se  pencha  vers  elle,  la  souleva  entre  ses 
bras  ;  et ,  voyant  ce  beau  teint  pâli,  ces  beaux  yeux  fer- 
més, ce  beau  corps  inanimé  et  comme  abandonné,  l'idée 
lui  vint  pour  la  première  fois  qu'elle  l'aimait  peut-être 
autrement  que  comme  une  fille  aime  son  père. 

—  Hélas  !  murmura-t-il  avec  un  profond  décourage- 
ment, j'aurais  donc  encore  pu  être  heureux  !       • 

Puis  il  porta  Ilaydée  jusqu'à  son  appartement,  la  re- 
mit, toujours  évanouie ,  aux  mains  de  ses  femmes  ;  et, 
reniant  dans  son  cabinet,  qu'il  ferma  cette  fois  vivement 
sur  lui,  il  recopia  le  testament  détruit. 

Comme  il  achevait ,  le  bruit  d'un  cabriolet  entrant 
dans  la  cour  se  fit  entendre.  Monte-Cristo  s'approcha 
de  la  fenêtre  et  vit  descendre  Maximilien  et  Emmanuel. 

—  Bon  ,  dit-il,  il  était  temps  !  Et  il  cacheta  son  tes- 
tament d'un  triple  cachet. 

%  Un  instant  après,  il  entendit  un  bruit  de  pas  dans  le 

y,  ^  salon,  et  alla  ouvrir  lui-même. 

Morrel  parut  sur  le  seuil. 

Il  avait  devancé  l'heure  de  près  de  vingt  minutes. 

— Je  viens  trop  tôt  peut-être,  monsieur  le  comte,  dit-il; 
mais  je  vous  avoue  franchement  que  je  n'ai  pu  dormir 
une  minute,  et  qu'il  en  a  été  de  même  de  toute  la  mai- 
son. J'avais  besoin  de  vous  voir  fort  de  votre  courageuse 
assurance  pour  redevenir  moi-même. 

Monlc-Cristo  ne  put  tenir  à  celte  preuve  d'affection, 


>. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  189 

et  ce  ne  fut  point  la  main  qu'il  tendit  au  jeune  homme, 
mais  ses  deux  bras  qu'il  lui  ouviit. 

—  Morrel,  lui  dit-il  d'une  voix  émue  ,  c'est  un  beau 
jour  pour  moi  que  celui  où  je  me  sens  aimé  d'un  homme 
comme  vous.  Bonjour,  monsieur  Emmanuel.  Vous  venez 
donc  avec  moi,  Maximilien? 

—  Pardieu!  ditle  jeunecapilaine,  en  aviez-vous douté? 

—  Mais  cependant  si  j'avais  tort... 

—  Écoutez,  je  vous  ai  regardé  hier  pendant  toute  celte 
scène  de  provocation,  j'ai  pensé  à  votre  assurance  toute 
cette  nuit,  et  je  me  suis  dit  que  la  justice  devait  être  pour 
vous,  ou  qu'il  n'y  avait  plus  aucun  fond  à  faire  sur  le  vi- 
sage des  hommes. 

—  Cependant,  Morrel,  Albert  est  votre  ami. 

—  Une  simple  connaissance,  comte. 

—  Vous  l'avez  vu  pour  la  première  fois  le  jour  même 
que  vous  m'avez  vu  ? 

—  Oui,  c'est  vrai  ;  mais  que  voulez-vous?  Il  faut  que 
vous  me  le  rappeliez  pour  que  je  m'en  souvienne. 

—  Merci,  Morrel. 

Puis  frappant  un  coup  sur  le  timbre. 

—  Tiens,  dit-il  à  Ali  qui  apparut  aussitôt,  fais  porter 
cela  chez  mon  notaire.  C'est  mon  testament,  Morrel.  Moi 
mort,  vous  irez  en  prendre  connaissance. 

—  Comment!  s'écria  Morrel,  vous  mort? 

—  Eh  !  ne  faut-il  pas  tout  prévoir,  cher  ami?  Mais 
qu'avez-vous  fait  hier  après  m'avoir  quitté  ? 

—  J'ai  été  cbezTorloni,  où,  comme  je  m'y  attendais, 
j'ai  trouvé  Beauchamp  etChàleau-Kenaud.  Je  vous  avoue 
que  je  les  cherchais, 

—  Pourquoi  faire,  puisque  tout  cela  était  convenu? 

—  Écoutez,  comte,  rall'aire  est  grave,  inévitable. 

—  En  douliez-vous? 

H. 


190  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Non.  L'offense  a  été  publique,  et  chacun  en  parlait 
déjà. 

—  Eh  bien  1 

—  Eh  bien  !  j'espérais  faire  changer  les  armes,  substi- 
tuer répéc  au  pistolet.  Le  pistolet  est  aveugle. 

—  Avez-vous  réussi?  demanda  vivement  Monte-Cristo 
avec  une  imperceptible  lueur  d'espoir. 

—  Non,  car  on  connaît  votre  force  à  Tépée. 

—  Bah  !  qui  m'a  donc  trahi? 

—  Les  maîtres  d'armes  que  vous  avez  battus. 

—  Et  vous  avez  échoué  ? 

—  Ils  ont  refusé  positivement. 

—  Morrel,  dit  le  comte,  m'avez- vous  jamais  vu  tirer 
le  pistolet? 

—  Jamais. 

—  Eh  bien ,  nous  avons  le  temps,  regardez. 

—  Monte-Cristo  prit  les  pistolets  qu'il  tenait  quand 
*     Mercedes  élait  entrée,  et  collant  un  as  de  trèfle  contre  la 

plaque,  en  quatre  coups  il  enleva  successivement  les 
''^Vv  quatre  branches  du  trèfle. 

4*.    A  chaque  coup  Morrel  pâlissait. 
■   11  examina  les  balles  avec  lesquelles  Monte-Cristo  c\é- 
(^utait  ce  tour  de  force,  et  il  vit  qu'elles  n'étaient  pas  plus 
grosses  que  des  chevrotines. 

—  C'est  effrayant,  dit-il  ;  voyez  donc,  Emmanuel! 
•  PuiS;  se  retournant  vers  Monte-Cristo  : 

—  Comte,  dit-il,  au  nom  du  ciel,  ne  tuez  pas  Albert  ! 
*         le  malheureux  a  une  mère  ! 

—  C'est  juste,  dit  Monte-Cristo,  et  moi  je  n'en  ai  pas. 
Ces  mots  furent  prononcés  avec  un  ton  qui  fit  frisson- 
ner Morrel. 

—  Vous  êtes  l'offensé,  comte. 

—  Sans  doute  ;  qu'est-ce  que  cela  veut  dire  ? 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  191 

—  Cela  veut  dire  que  vous  tirez  le  premier. 

—  Je  tire  le  premier? 

—  Oh  !  cela  je  l'ai  obtenu  ou  pUilùt  exigé  ;  nous  leur 
faisions  assez  de  concessions  pour  qu'ils  nous  fissent 
celle-là. 

—  Et  à  combien  de  pas  ? 

—  A  vingt. 

Un  effrayant  sourire  passa  sur  les  lèvres  du  comte. 

—  Morrel,  dit-il,  n'oubliez  pas  ce  que  vous  venez  de 
voir. 

—  Aussi,  dit  le  jeune  homme,  je  ne  compte  que  sur 
votre  émotion  pour  sauver  Albert. 

—  Moi,  ému?  dit  Monte-Cristo. 

—  Ou  sur  votre  générosité,  mon  ami;  sur  de  votre 
coup  comme  vous  Tètes,  je  puis  vous  dire  une  chose  qui 
serait  ridicule  si  je  la  disais  à  un  autre. 

—  Laquelle? 

—  Cassez-lui  un  bras,  blessez-le,  mais  ne  le  tuez  pas. 

—  Morrel,  écoutez  encore  ceci,  dit  le  comte,  je  n'ai 
pas  besoin  d'être  encouragé  à  ménager  M.  de  Morcerf  ; 
M.  de  Morcerf,  je  vous  l'annonce  d'avance,  sera  si  bien 
ménagé,  qu'il  reviendra  tranquillement  avec  ses  deux 
amis,  tandis  que  moi... 

—  Eh  bien  !  vous? 

—  Oh!  c'est  autre  chose,  on  me  rapportera,  moi. 

—  Allons  donc  !  s'écria  Maximilien  hors  de  lui., 

—  C'est  comme  je  vous  rannonce,  mon  cher  Morrel  ; 
M.  de  Morcerf  me  tuera. 

Morrel  regarda  le  comte  en  homme  qui  ne  comprend 
plus. 

—  Que  vous  est-il  donc  arrivé  depuis  hier  soir,  comte? 

—  Ce  qui  est  arrivé  à  Brutus  la  veille  de  la  bataille  do 
Philippcs  :  j'ai  vu  un  fantôme. 


132  I.E  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Et  ce  fanlôine? 

—  Ce  fanlôme,  Morrel,  m'a  dit  que  j'avais  assez  vécu. 
Maximilien  et  Emmanuel  se  regardèrent;  Monte-Cristo 

tira  sa  montre. 

—  Partons,  dit-il,  il  est  sept  heurjes  cinq  minutes,  et 
le  rendez-vous  est  pour  huit  heures/juste. 

Une  voiture  attendait  tout  attelée;  Monte-Cristo  y 
monta  avec  ses  deux  témoins. 

En  traversant  le  corridor,  Monte-Cristo  s'était  arrêté 
pour  écouter  devant  une  porte,  et  Maximilien  et  Emma- 
nuel ,  qui ,  par  discrétion,  avaient  fait  quelques  pas  en 
avant,  crurent  l'entendre  répondre  à  un  sanglot  par  un 
soupir. 

A  huit  heures  sonnantes  on  était  au  rendez-vous. 

—  Nous  voici  arrivés,  dit  Morrel  en  passant  la  tête  par 
la  portière,  et  nous  sommes  les  premiers. 

—  Monoieur  m'excusera,  dit  Baplistin  qui  avait  suivi 
son  maître  avec  une  terreur  indicible,  maisje  crois  aper- 
cevoir là-bas  une  voiture  sous  les  arbres. 

Monte-Cristo  sauta  légèrement  en  bas  de  sa  calèche  et 
donna  la  main  à  Emmanuel  et  à  Maximilien  pour  les  ai- 
der à  descendre. 

Maximilien  retint  la  main  du  comte  entre  les  siennes. 

—  A  la  bonne  heure  ,  dit-il,  A-oici  une  main  comme 
j'aime  la  voir  à  un  homine  dont  la  vie  repose  dans  la 
bonté  de  sa  cause. 

—  En  effet,  dit  Emmanuel,  j'aperçois  deux  jeunes 
gens  qui  se  promènent  et  semblent  attendre. 

Monte-Cristo  tira  Morrel,  non  pas  à  part,  mais  d'un 
pas  ou  deux  en  arrière  de  son  beau-frère. 

—  Maxijnilien  ,  lui  domanda-t-il ,  avez-vous  le  conir 
libre? 

Morrel  regarda  Monte-Cristo  avec  élonnement. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  193 

— Je  ne  vous  demande  pas  une  confidence,  cher  ami;  je 
vous  adresse  une  simple  question;  répondez  oui  ou  non, 
c'est  tout  ce  que  je  vous  demande. 

—  J'aime  une  jeune  fille,  comte. 

—  VousTaimefe  beaucoup? 

—  Plus  que  ma^vie. 

—  Allons,  dit  Monte-Cristo,  voilà  encore  une  espé- 
rance qui  m'échappe. 

Puis,  avec  un  soupir: 

—  Pauvre  Haydée  !  murmura-t-il. 

—  En  vérité,  comte  !  s'écria  Morrel,  si  je  vous  connais- 
sais moins,  je  vous  croirais  moins  brave  que  vous  n'êtes  ! 

—  Parce  que  je  penseà  quelqu'un  queje  vais  quitter,  et 
que  je  soupire!  Allons  donc,  Morrel,  est-ce  à  un  soldat  de 
se  connaître  si  mal  en  courage?  est-ce  que  c'est  la  vie  que 
je  regrette?  Qu'est-ce  que  cela  me  fait,  à  moi,  qui  ai  passé 
vingt  ans  entre  la  vie  et  la  mort,  de  vivre  ou  de  mourir? 
D'ailleurs,  soyez  tranquille,  Morrel,  celte  faiblesse,  si 
c'en  est  une,  est  pour  vous  seul.  Je  sais  que  le  monde 
est  un  salon  dont  il  faut  sortir  poliment  et  honnêtement, 
c'est  à  dire  en  saluant  et  en  payant  ses  dettes  de  jeu. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  Morrel,  voilà  qui  est  parler. 
A  propos,  avez-vous  apporté  vos  armes? 

— Moi  !  pourquoi  faire?  J'espère  bien  que  ces  messieurs 
auront  les  leurs. 

—  Je  vais  m'en  informer,  dit  Morrel. 

—  Oui ,  mais  pas  de  négociations ,  vous  m'entendez  ? 

—  Oh!  soyez  tranquille. 

Morrel  s'avança  vers  Heaucliamp  et  Château-Renaud. 
Ceux-ci,  voyant  le  mouvement  de  Maximilien,  firent 
quelques  pas  au-devant  de  lui. 

Les  (rois  jeunes  gens  se  saluèrent,  sinon  avec  affabilité, 
du  moins  avec  courtoisie. 


11)4  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Pardon ,  messieurs,  dit  Morrel ,  mais  je  n'aperçois 
pas  M.  de  Morcerf! 

—  Ce  matin,  répondit  Château-Renaud,  il  nous  a  fait 
prévenir  qu'il  nous  rejoindrait  sur  le  terrain  seulement. 

—  Ah  !  fit  Morrel. 
Beauchamp  tira  sa  montre. 

—  Huit  heures  cinq  minutes;  il  n'y  pas  de  temps  de 
perdu,  monsieur  Morrel ,  dit-il. 

—  Oh  !  répondit  Maximilien ,  ce  n'est  point  dans  cette 
intention  que  je  le  disais. 

—  D'ailleurs,  interrompit  Château-Renaud,  voici  une 
voiture. 

En  efîet,  une  voiture  s'avançait  au  grand  trot  par  une 
des  avenues  ahoutissant  au  carrefour  où  l'on  se  trouvait. 

—  Messieurs,  dit  Morrel,  sans  doute  que  vous  vous 
êtes  munis  de  pistolets.  M.  de  Monte-Cristo  déclare  re- 
noncer au  droit  qu'il  avait  de  se  servir  des  siens. 

—  Nous  avons  prévu  cette  délicatesse  de  la  part  du 
comte ,  monsieur  Morrel ,  répondit  Beauchamp ,  et  j 'ai  ap- 
porté des  armes,  que  j'ai  achetées  il  y  a  huit  ou  dix  jours, 
croyant  que  j'en  aurais  besoin  pour  une  alfaire  pareille. 
Elles  sont  parfaitement  neuves  et  n'ont  encore  servi  à  per- 
sonne. Voulez-vous  les  visiter? 

—  Oh!  monsieur  Beauchamp,  dit  Morrel, en  s'incli- 
nant ,  lorsque  vous  m'assurez  que  M.  de  Morcerf  ne  con- 
naît point  ces  armes ,  vous  pensez  bien  ,  n'est-ce  pas,  que 
votre  parole  me  suffit? 

—  Messieurs ,  dit  Château-Renaud,  ce  n'était  point 
Morcerf  qui  nous  arrivait  dans  cette  voiture  ,  c'étaient , 
ma  foi!  c'étaient  Franz  et  Debray. 

En  effet ,  les  deux  Jeunes  gens  annoncés  s'avancèrent. 

—  Vous  ici ,  messieurs  !  dit  Château-Renaud  en  échan- 
geant avec  chacun  une  poignée  de  main;  et  par  quel  hasard? 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  195 

—  Parce  que,  dit  Debray,  Albert  nous  a  fait  prier,  ce 
matin,  de  nous  trouver  sur  le  terrain. 

Beauchamp  et  Château-Renaud  se  regardèrent  d'un 
air  étonné. 

—  Messieurs,  dit  Morrel,  je  crois  comprendre. 

—  Voyons  ! 

—  Hier,  dans  l'après-midi,  j'ai  reçu  une  lettre  de 
M.  de  Morcerf,  qui  me  priait  de  me  trouver  à  l'Opéra. 

—  Et  moi  aussi,  dit  Debray. 

—  Et  moi  aussi,  dit  Franz. 

—  Et  nous  aussi,  dirent  Chûleau-Renaud  et  Beau- 
champ. 

—  II  voulait  que  vous  fussiez  présents  à  la  provocation, 
ditMorrel,  il  veut  que  vous  soyez  présents  au  combat. 

—  Oui,  dirent  les  jeunes  gens,  c'est  cela,  monsieur 
Maximilien  ;  et,  selon  toute  probabilité,  vous  avez  deviné 
juste. 

— Mais,  avec  tout  cela,  murmura  Château-Renaud, 
Albert  ne  vient  pas;  il  est  en  retard  de  dix  minutes. 

Le  voilà,  dit  Beauchamp,  il  est  à  cheval  ;  tenez,  il  vient 
ventre  à  te^-re  suivi  de  son  domestique. 

— Quelle  imprudence,  dit  Château-Renaud,  de  venir 
à  cheval  pour  se  battre  au  pistolet!  Moi  qui  lui  avais  si 
bien  fait  la  leçon! 

Et  puis,  voyez,  dit  Beauchamp,  avec  un  col  ù  sa  cra- 
vate, avec  un  habit  ouvert,  avec  un  gilet  blanc;  que  ne 
s'est-il  fait  tout  de  suite  dessiner  une  mouche  surl'esto- 
maCj  c'eût  été  plus  simple  et  plus  tôt  fini  ! 

Pendant  ce  temps,  Albert  était  arrive  à  dix  pas  du 
groupe  que  formaient  les  cinq  jeunes  gens;  il  arrêta  son 
cheval,  sauta  à  terre,  et  jeta  la  bride  au  bras  de  son 
domestique. 

Albert  s'approcha. 


19G  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Il  était  pâle,  ses  yeux  étaient  rougis  et  gonflés.  On 
voyaitqu'il  n'avait  pas  dormi  une  seconde  de  toute  la  nuit. 

H  y  avait,  répandue  sur  toute  sa  physionomie,  une 
nuance  de  gravité  triste  qui  ne  lui  était  pas  habituelle. 

—  Merci,  messieurs,  dit-il,  d'avoir  bien  voulu  vous 
rendre  à  mon  invitation  :  croyez  que  je  vous  suis  on  ne 
peut  plus  reconnaissant  de  cette  marque  d'amitié. 

Morrel,  à  l'approche  de  Morcerf,  avait  fait  une  di- 
zaine de  pas  en  arrière  et  se  trouvait  à  l'écart. 

—  Et  vous  aussi,  monsieur  Morrel,  dit  Albert,  mes  re- 
mercîments  vous  appartiennent.  Approchez  donc,  vous 
n'êtes  pas  de  trop. 

—  Monsieur,  dit  Maximilien,  vous  ignorez  peut-être 
que  je  suis  le  témoin  de  M.  de  Monte-Cristo? 

—  Je  n'en  étais  pas  sur,  mais  je  m'en  doutais.  Tant 
mieux,  plus  il  y  aura  d'hommes  d'honneur  ici,  plus  je 
serai  satisfait. 

— Monsieur  Morrel,  dit  Château-Renaud,  vous  pouvez 
annoncer  à  M.  le  comte  de  Monte-Cristo  que  M.  de  Moi- 
cerf  est  arrivé,  et  que  nous  nous  tenons  à  sa  disposition. 

Morrel  fit  un  mouvement  pour  s'acquitter  de  sa  com- 
mission. 

Beauchamp,  en  même  temps,  tirait  la  boîte  de  pisto- 
lets de  la  voiture. 

—  Attendez,  messieurs,  dit  Albert,  j'ai  deux  mots  à 
dire  à  M.  le  comte  de  Monte-Cristo. 

—  En  particulier?  demanda  Morrel. 

—  Non,  monsieur,  devant  tout  le  monde. 

Les  témoins  d'Albert  se  regardèrent  tout  surpris; 
Franz  et  Debray  échangèrent  quelques  paroles  à  voix 
basse,  et  Morrel,  joyeux  de  cet  incident  inattendu,  alla 
chercher  le  comte,  qui  sepromejiail  dans  une  contre- 
allée  avec  Emmanuel. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  197 

—  Que  me  veut-il?  demanda  Monte-Cristo. 

— Je  l'ignore,  mais  il  demande  à  vous  parler. 

— Oh!  dit  Monte-Cristo,  qu'il  ne  tente  pas  Dieu  par 
quelque  nouvel  outrage  ! 

— Je  ne  crois  pas  que  ce  soit  son  intention,  dit 
Morrel. 

Lecomtes'avança,  accompagné  de  Maximilien  etd'Em- 
manuel  ;  son  visage  calme  et  plein  de  sérénité  faisait  une 
étrange  opposition  avec  le  visage  bouleversé  d'Albert,  qui 
s'approchait,  de  son  côté,  suivi  des  quatre  jeunes  gens. 

A  trois  pas  l'un  de  l'autre,  Albert  et  le  comte  s'arrê- 
tèrent. 

— Messieurs,  dit  Albert,  approchez-vous  ;  je  désire  que 
pas  un  mot  de  ce  que  je  vais  avoir  l'honneur  de  dire  à 
M.  lecomte  de  Monte-Cristo  ne  soit  perdu;  car  ce  que  je 
vais  avoir  l'honneur  de  lui  dire  doit  être  répété  par  vous 
à  qui  voudra  l'entendre,  si  étrange  que  mon  discours 
vous  paraisse. 

—  J'attends,  monsieur,  dit  le  comte. 

— Monsieur,  dit  Albert  d'une  voix  tremblante  d'abord, 
mais  qui  s'assura  de  plus  en  plus  ;  monsieur,  je  vous  re- 
prochais d'avoir  divulgué  la  conduite  de  M.  de  Morcerf  en 
Epire;  car,  si  coupable  que  fût  M.  le  comte  de  Morcerf, 
je  ne  croyais  pas  que  ce  fi^it  vous  qui  eussiez  le  droit  de 
le  punir.  Mais  aujourd'hui,  monsieur,  je  sais  que  ce  droit 
vous  est  acquis.  Ce  n'est  point  la  trahison  de  Fernand 
Mondego  envers  Ali-Pacha  qui  me  rend  si  prompt  à  vous 
excuser,  c'est  la  trahison  du  pêcheur  Fernand  envers 
vous,  ce  sont  les  malheurs  inouïs  qui  ont  été  la  suite  de 
cette  trahison.  Aussi  je  le  dis,  aussi  je  le  proclame  tout 
haut  :  oui,  monsieur,  vous  avez  eu  raison  de  vous  venger 
de  mon  père,  et  moi,  son  fils,  je  vous  remercie  de  n'avoir 
pas  fait  plus  ! 


198  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

La  foudre,  (ombée  au  milieu  des  spectateurs  de  celle 
scène  inallendue,  ne  les  eût  pas  plus  étonnés  que  cette 
déclaration  d'Albert. 

Quant  à  Monte-Cristo,  ses  yeux  s'étaient  lentement  le- 
vésau  ciel  avec  une  expression  de  reconnaissance  infinie, 
et  il  ne  pouvait  assez  admirer  comment  cette  nature  fou- 
gueuse d'Albert,  dont  il  avait  assez  connu  le  courage  au 
milieu  des  bandits  romains,  s'était  tout  à  coup  pliée  à 
cette  subite  humiliation.  Aussi  reconnut-il  l'influence  de 
Mercédèsj  et  compril-il  comment  ce  noble  cœur  ne  s'était 
paa  opposé  au  sacrifice  qu'elle  savait  d'avance  devoir 
être  inutile. 

—  Maintenant,  monsieur,  dit  Albert,  si  vous  trouvez 
que  les  excuses  que  je  viens  de  vous  fair-e  sont  suffisan- 
tes, votre  main,  je  vous  prie.  Après  le  mérite  si  rare  de 
rinfaillibililé  qui  semble  être  le  vôtre,  le  premier  de  tous 
les  mérites,  à  mon  avis,  est  de  savoir  avouer  ses  torts. 
Mais  cet  aveu  me  regarde  seul.  J'agissais  bien  selon  les 
hommes,  mais  vous,  vous  agissiez  bien  selon  Dieu.  Un 
ange  seul  pouvait  sauver  l'un  de  nous  de  la  mort,  et  l'ange 
estdescendu  du  ciel,  sinon  pour  faire  de  nous  deux  amis, 
hélas!  la  fatalité  rend  la  chose  impossible,  mais  tout  au 
moins  deux  hommes  qui  s'estiment. 

Monte-Cristo,  l'œil  humide,  la  poitrine  haletante,  la 
bouche  entr'ouverte,  tendit  à  Albert  une  main  que  ce- 
lui-ci saisit  et  pressa  avec  un  sentiment  qui  ressemblait 
à  un  respectueux  effroi. 

—  Messieurs,  dit-il,  M.  de  Monte-Cristo  veut  bien 
agréer  mes  excuses.  J'avais  agi  précipitamment  envers 
lui.  La  précipitation  est  mauvaise  conseillère  :  j'avais  mal 
agi.  Maintenant  ma  faute  est  réparée.  J'espère  bien  que  le 
monde  ne  me  tiendra  point  pour  lâche  parce  que  j'ai  fuit 
ce  que  ma  conscience  m'a  ordonné  de  l'aire.  Mais,  en  tout 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  199 

cas,  si  l'on  se  (rompait  sur  mon  compte,  ajouta  le  jeune 
homme  en  relevant  la  tête  avec  fierté  et  comme  s'il  adres- 
sait un  déli  et  à  ses  amis  et  à  ses  ennemis,  je  tâcherais 
de  redresser  les  opinions. 

—  Que  s'est-il  donc  passé  celte  nuit?  demanda  Beau- 
champ  à  Chàleau-Uenaud;  il  me  semble  que  nous  jouons 
ici  un  triste  rôle. 

—  En  elîet,  ce  qu'Albert  vient  de  faire  est  bien  misé- 
rable ou  bien  beau,  répondit  le  baron. 

—  Ah  !  voyons,  demanda  Dcbray  à  Franz,  qu'est-ce 
que  cela  veut  dire?  Comment!  le  comte  de  Monte-Cristo 
déshonore  M.  de  Morcerf,  et  il  a  eu  raison  aux  yeux  de 
son  fils  !  Mais,  eussé-je  dix  Janina  dans  ma  famille,  je  ne 
me  croirais  obligé  qu'à  une  chose,  ce  serait  de  me  battre 
dix  fois. 

Quant  à  Monte-Cristo,  le  front  penché,  les  bras  iner- 
tes, écrasé  sous  le  poids  de  vingt-quatre  ans  de  souvenirs, 
il  ne  songeait  ni  à  All)crt,  ni  à  Beauchamp,  ni  à  Châ- 
teau-Kenaud,  ni  à  personne  de  ceux  qui  se  trouvaient  là  : 
il  songeait  à  celte  courageuse  femme  qui  était  venue  lui 
demander  la  vie  de  son  hls,  à  qui  il  avait  offert  la  sienne 
et  qui  venait  de  la  sauver  par  l'aveu  terrible  d'un  secret 
de  famille,  capable  de  tuer  à  jamais  chez  ce  jeune  homme 
lé  sentiment  de  la  piété  liliale. 

— Toujours  la  Providence  !  murmura-t-il  :  ah  !  c'est 
d'aujourd'hui  seulement  que  je  suis  bien  certain  d'être 
l'envoyé  de  Dieu  ! 


200  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

XIV 

LA    MÈRE    ET    LE    FILS. 

Le  comte  de  Monte-Cristo  salua  les  cinq  jeunes  gens 
avec  un  sourire  plein  de  mélancolie  et  de  dignité,  et 
remonta  dans  sa  voiture  avec  Maximilien  et  Emma- 
nuel. 

Albert,  Beaucliamp  et  Château-Renaud  restèrent  seuls 
sur  le  champ  de  bataille. 

Le  jeune  homme  attacha  sur  ses  deux  témoins  un  re- 
gard qui,  sans  être  timide,  semblait  pourtant  leur  deman- 
der leur  avis  sur  ce  qui  venait  de  se  passer. 

—  Ma  foi!  mon  cher  ami,  dit  Beauchamp  le  premier, 
soit  qu'il  eût  plus  de  sensibilité,  soit  qu'il  eût  moins  de 
dissimulation,  permettez-moi  de  vous  féliciter  :  voilà  un 
dénoûment  bien  inespéré  à  une  bien  désagréable  af- 
faire. 

Albert  resta  muet  et  concentré  dans  sa  rêverie.  Châ- 
teau-Uenaud  se  contenta  de  battre  sa  botte  avec  sa  canne 
flexible. 

— Ne  partons-nous  pas?  dit-il  après  ce  silence  em- 
barrassant. 

—  Quand  il  vous  plaira,  répondit  Beauchamp  ;  laissez- 
moi  seulement  le  temps  de  complimenter  M.  de  Morcerf; 
il  a  fait  preuve  aujourd'hui  d'une  générosité  si  chevale- 
resque... si  rare! 

—  Oh!  oui,  dit  Château-Renaud. 

—  C'est  magnifique,  continua  Beauchamp,  de  pouvoir 
conserver  sur  soi-même  un  empire  aussi  grand! 

—  Assurément;  quant  à  moi,  j'en  eusse  été  inca- 
pable, dit  Château-Renaud  avec  une  froideur  des  plus 
significatives. 


LE  COMTE  DE  MOiNTE-CRISTO.  201 

—  Messieurs,  interrompit  Albert,  je  crois  que  vous 
n'avez  pas  compris  qu'entre  M.  de  Monte-Cristo  et  moi 
il  s'est  passé  quelque  chose  de  bien  grave... 

—  Si  fait,  si  fait,  dit  aussitôt  Beauchamp,  mais  tous 
nos  badauds  ne  seraient  pasù  portée  de  comprendre  vo- 
tre héroïsme,  et,  tôt  ou  tard,  vous  vous  verriez  forcé  de 
le  leur  expliquer  plus  énergiquement  qu'il  ne  convient 
à  la  santé  de  votre  corps  et  à  la  durée  de  votre  vie.  Voulez- 
vous  que  je  vous  donnne  un  conseil  d'ami?  Partez  pour 
Naples,  La  Haye  ou  Saint-Pétersbourg,  pays  calmes,  où 
l'on  est  plus  intelligent  du  point  d'honneur  que  chez  nos 
cerveaux  briilés  de  Parisiens.  Une  fois  là,  faites  pas  mal 
de  mouches  au  pistolet,  et  infiniment  de  contre  de  carte 
et  de  contre  de  tierce  ;  rendez-vous  assez  oublié  pour  re- 
venir paisiblement  en  France  dans  quelques  années,  ou 
assez  respectable,  quant  aux  exercices  académiques,  pour 
conquérir  votre  tranquillité.  N'est-ce  pas,  monsieur  de 
Château-Renaud,  que  j'ai  raison  ? 

—  C'est  parfaitement  mon  avis,  dit  le  gentilhomme. 
Rien  n'appelle  les  duels  sérieux  comme  un  duel  sans 
résultat. 

—  Merci,  messieurs,  répondit  Albert  avec  un  froid  sou- 
rire ;  je  suivrai  votre  conseil,  non  parce  que  vous  me  le 
donnez^  mais  parce  que  mon  intention  était  de  quitter  la 
France.  Je  vous  remercie  également  du  service  que  vous 
m'avez  rendu  en  me  servant  de  témoins.  Il  est  bien  pro- 
fondément gravé  dans  mon  cœur,  puisque,  après  les  pa- 
roles que  je  viens  d'entendre,  je  ne  me  souviens  plus 
que  de  lui. 

Château-Renaud  et  Beauchamp  se  regardèrent.  L'im- 
pression était  la  même  sur  tous  deux,  et  Taccent  avec 
lequel  Morcerf  venait  de  prononcer  son  remercîment  était 
empreint  d'une  telle  résolution,  que  la  position  fût  de- 


202  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

venue  embarrassante  pour  tous  si  la  conversation  eût 
continué. 

—  Adieu,  Albert,  fit  tout  ù  coup  Deauchamp  en  ten- 
dant négligemment  la  main  au  jeune  homme,  sans  que 
celui-ci  parût  sortir  de  sa  léthargie. 

En  effet,  il  ne  répondit  rien  à  l'offre  de  cette  main. 

—  Adieu,  dit  à  son  tour  Château-Renaud,  gardant  à  la 
main  gauche  sa  petite  canne,  et  saluant  de  la  main  droite. 

Les  lèvres  d'Albert  murmurèrent  à  peine  :  Adieu  1  Son 
regard  était  plus  explicite;  il  renfermait  tout  un  poème 
de  colères  contenues,  de  fiers  dédains,  de  généreuse  in- 
dignation. 

Lorsque  ses  deux  témoins  furent  remontés  en  voiture, 
il  garda  quelque  temps  sa  pose  immobile  et  mélancolique; 
puis  soudain,  détachant  son  cheval  du  petit  arbre  autour 
duquel  son  domestique  avait  noué  le  bridon,  il  sauta  lé- 
gèrement en  selle,  et  reprit  au  galop  le  chemin  de  Paris. 
Un  quart  d'heure  après,  il  rentrait  àThôtel  de  la  rue  du  Hel- 

der. 

En  descendant  de  cheval,  il  lui  sembla,  derrière  le  ri- 
deau de  la  chambre  à  coucher  du  comte,  apercevoir  le 
visage  pâle  de  son  père  ;  Albert  détourna  la  tête  avec  un 
soupir,  et  rentra  dans  son  petit  pavillon. 

Arrivé  là,  il  jeta  un  dernier  regard  sur  toutes  ces  ri- 
chesses qui  lui  avaient  fait  la  vie  si  douce  et  si  heureuse 
depuis  son  enfance;  il  regarda  encore  une  fois  ces  ta- 
bleaux, dont  les  figures  semblaient  lui  sourire,  et  dont 
les  paysages  parurent  s'animer  do  vivantes  couleurs. 

Puis  il  enleva  de  son  châssis  de  chêne  le  portrait  de 
sa  mère,  qu'il  roula,  laissant  vide  et  noir  le  cadre  d'or 
qui  l'entourait. 

Puis  il  mit  en  ordre  ses  belles  armes  turques,  ses  beaux 
fusils  anglais,  ses  porcelaines  japonaises,  ses  coupes 


LE  COMTE  DE  MO^^TE-CRISlO.  203 

montées,  ses  bronzes  artistiques,  signés  Feuchèresou 
Barye  ;  visita  les  armoires  et  plaça  les  clés  à  chacune  d'el- 
les ;  jeta  dans  un  tiroir  de  son  secrétaire,  qu'il  laissa  ou- 
vert, fout  l'argent  de  poche  qu'il  avait  sur  lui,  y  joignit 
les  mille  bijoux  de  fantaisie  qui  peuplaient  ses  coupes, 
sesécrins,  ses  étagères  ;  fit  un  inventaire  exact  et  précis 
de  tout,  et  plaça  cet  inventaire  à  l'endroit  le  plus  appa- 
rent d'une  table,  après  avoir  débarrassé  cette  table  des 
livres  et  des  papiers  qui  l'encombraient. 

Au  commencement  de  ce  travail,  son  domestique, 
malgré  Tordre  que  lui  avait  donné  Albert  de  le  laisser 
seul,  était  entré  dans  sa  chambre. 

—  Que  voulez-vous?  lui  demanda  Morcerf  d'un  accent 
plus  triste  que  courroucé, 

—  Pardon,  monsieur,  dit  le  valet  de  chambre;  mon- 
sieur m'avait  bien  défendu  de  le  déranger,  c'est  vrai , 
mais  M.  le  comte  de  Morcerf  m'a  fait  appeler. 

—  Eh  bien?  demanda  Albert. 

—  Je  n'ai  pas  voulu  me  rendre  chez  M.  le  comte  sans 
prendre  les  ordres  de  monsieur, 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que  M.  le  comte  sait  sans  doute  que  j'ai  ac- 
compagné monsieur  sur  le  terrain. 

—  C'est  probable,  dit  Albert. 

—  Et  s'il  me  fait  demander,  c'est  sans  doute  pour 
m'interroger  sur  ce  qui  s'est  passé  là-bas.  Que  dois-je 
répondre? 

—  La  vérité. 

—  Alors  je  dirai  que  la  rencontre  n'a  pas  eu  lieu? 

—  Vous  direz  que  j'ai  fait  des  excuses  à  M.  le  comte 
de  Monte-Cristo  ;  allez. 

Le  valet  s'inclina  et  sortit. 

Albert  s'était  alors  remis  à  son  inventaire. 


204  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Comme  il  terminait  ce  travail,  le  bruit  des  chevaux 
piétinant  dans  la  cour  et  des  roues  d'une  voiture  ébran- 
lant les  vitres  attira  son  attention  ;  il  s'approcha  de  la 
fenêtre,  et  vit  son  père  monter  dans  sa  calèche  et  partir. 

A  peine  la  porte  de  l'hôtel  fut-elle  refermée  derrière  le 
comte,  qu'Albert  se  dirigea  vers  l'appartement  de  sa 
mère,  et  comme  personne  n'était  là  pour  l'annoncer,  il 
pénétra  jusqu'à  la  chambre  à  coucher  de  Mercedes,  et, 
le  cœur  gonflé  de  ce  qu'il  voyait  et  de  ce  qu'il  devinait, 
il  s'arrêta  sur  le  seuil. 

Comme  si  la  même  âme  eût  animé  ces  deux  corps, 
Mercedes  faisait  chez  elle  ce  qu'Albert  venait  de  faire 
chez  lui. 

Tout  était  mis  en  ordre  :  les  dentelles,  les  parures,  les 
bijoux,  le  linge,  l'argent,  allaient  se  ranger  au  fond  des 
tiroirs,  dont  la  comtesse  assemblait  soigneusement  les 
clés. 

Albert  vit  tous  ces  préparatifs;  il  les  comprit,  et  s'é- 
Criant  :  Ma  mère  !  il  alla  jeter  ses  bras  au  cou  de  Merce- 
des. 

Le  peintre  qui  eût  pu  rendre  l'expression  de  ces  deux 
figures  eût  fait  certes  un  beau  tableau. 

En  effet,  tout  cet  appareil  d'une  résolution  énergique 
qui  n'avait  point  fait  peur  à  Albert  pour  lui-même,  l'ef- 
frayait pour  sa  mère. 

—  Que  faites-vous  donc?  demanda-t-il. 

—  Que  faisiez-vous?  répondit-elle. 

—  0  ma  mère  !  s'écria  Albert,  ému  au  point  de  ne 
pouvoir  parler,  il  n'est  point  de  vous  comme  de  moi  ! 
Non,  vous  ne  pouvez  pas  avoir  résolu  ce  que  j'ai  décidé, 
car  je  viens  vous  prévenir  que  je  dis  adieu  à  votre  mai- 
son, et...  et  à  vous. 

—  Moi,  aussi,  Albert,  répondit  Mercedes  ;  moi  aussi 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  205 

je  pars.  J'avais  compté,  je  l'avoue,  que  mon  fils  m'ac- 
compagnerait; me  suis-je  trompée? 

—  Ma  mère,  dit  Albert  avec  fermeté,  je  ne  puis  vous 
faire  partager  le  sort  que  je  me  destine;  il  faut  que  je 
vive  désormais  sans  nom  et  sans  fortune,  il  faut,  pour 
commencer  l'apprentissage  de  celte  rude  existence,  que 
j'emprunte  à  un  ami  le  pain  que  je  mangerai  d'ici  an 
moment  où  j'en  gagnerai  d'autre.  Ainsi,  ma  bonne  mère, 
je  vais  de  ce  pas  chez  Franz  le  prier  de  me  prêter  la 
petite  somme  que  j'ai  calculé  m'être  nécessaire. 

—  Toi,  mon  pauvre  enfant^!  s'écria  Mercedes;  toi 
souffrir  de  la  misère,  souffrir  de  la  faim  !  Oh  !  ne  dis  pas 
cela,  lu  briserais  toutes  mes  résolutions. 

—  Mais  non  pas  les  miennes,  ma  mère,  répondit  Al- 
bert. Je  suis  jeune,  je  suis  fort,  je  crois  que  je  suis 
brave;  et  depuis  hier  j'ai  appris  ce  que  peut  la  volonté. 
Hélas!  ma  mère,  il  y  a  des  gens  qui  ont  tant  souffert,  et 
qui  non  seulement  ne  sont  pas  morts,  mais  qui  encore 
ont  édifié  une  nouvelle  fortune  sur  la  ruine  de  toutes  les 
promesses  de  bonheur  que  le  ciel  leur  avait  faites,  sur 
les  débris  de  toutes  les  espérances  que  Dieu  leur  avait 
données  !  J'ai  appris  cela,  ma  mère,  j'ai  vu  ces  hommes  ; 
je  sais  que  du  fond  de  l'abîme  où  les  avait  plongés  leur 
ennemi,  ils  se  sont  relevés  avec  tant  de  vigueur  et  de 
gloire,  qu'ils  ont  dominé  leur  ancien  vainqueur  et  l'ont 
précipité  à  son  tour.  Non,  ma  mère,  non  ;  j'ai  rompu, 
à  partir  d'aujourd'hui,  avec  le  passé,  et  je  n'en  accepte 
plus  rien,  pas  même  mon  nom,  parce  que,  vous  le  com- 
prenez, vous,  n'est-ce  pas,  ma  mère?  votre  fils  ne  peut 
porter  l-e  nom  d'un  homme  qui  doit  rougir  devant  un 
autre  homme  ! 

—  Albert,  mon  enfant,  dit  Mercedes,  si  j'avais  eu  un 
cœur  plus  fort,  c'est  là  le  conseil  que  je  t'eusse  donné  ;  la 

12 


208  LE  COMTE  DE  MOiNTE-CUISTO. 

conscience  a  parlé  quand  ma  voix  éteinte  se  taisait  ;  écoute 
ta  conscience,  mon  fils.  Tu  avais  des  amis,  Albert, 
romps  momentanément  avec  eux,  mais  ne  désespère  pas, 
au  nom  de  la  mère  !  La  vie  est  belle  encore  à  ton  âge, 
mon  cher  Albert,  car  à  peine  as-tu  vingt-deux  ans;  et 
comme  à  un  cœur  aussi  pur  que  le  tien  il  faut  un  nom 
sans  tache,  prends  celui  de  mon  père  :  il  s'appelait  Her- 
rera.  Je  te  connais,  mon  Albert;  quelque  carrière  que  tu 
suives,  tu  rendras  en  peu  de  temps  ce  nom  illustre.  Alors , 
mon  ami,  reparais  dans  le  monde  plus  brillant  encore 
de  tes  malheurs  passés  ;  et  si  cela  ne  doit  pas  être  ainsi, 
malgré  toutes  mes  prévisions,  laisse-moi  du  moins  cet 
espoir,  à  moi  qui  n'aurai  plus  que  cette  seule  pensée,  à 
moi  qui  n'ai  plus  d'avenir,  et  pour  qui  la  tombe  com- 
mence au  seuil  de  cette  maison. 

—  Je  ferai  selon  vos  désirs,  ma  mère,  dit  le  jeune 
homme  ;  oui,  je  partage  voire  espoir  :  la  colère  du  ciel  ne 
nous  poursuivra  pas,  vous  si  pure,  moi  si  innocent.  Mais 
puisque  nous  sommes  résolus,  agissons  promptement. 
M.  de  Morcerf  a  quitté  l'hôtel  voilà  une  demi-heure  a  peu 
près  ;  l'occasion,  comme  vous  le  voyez,  est  favorable  pour 
éviter  le  bruit  et  l'explication. 

—  Je  vous  attends,  mon  fils,  dit  Mercedes. 

Albert  courut  aussitôt  jusqu'au  boulevard,  d'où  il  ra- 
mena un  fiacre  qui  devait  les  conduire  hors  de  l'hôtel  ; 
il  se  rappelait  certaine  petite  maison  garnie  dans  la  rue 
des  Saints-Pères,  où  sa  mère  trouverait  un  logement  mo- 
deste, mais  décent;  il  revint  donc  chercher  la  comtesse. 

Au  moment  où  le  fiacre  s'arrêtait  devant  la  porte,  et 
comme  Albert  en  descendait,  un  homme  s'approcha  de 
lui  et  lui  remit  une  lettre. 

Albert  reconnut  l'intendant. 

—  Du  comte,  dit  Bertuccio. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  207 

Albert  prit  la  lettre,  l'ouvrit,  la  lut. 

Après  l'avoir  lue,  il  chercha  des  yeux  Bertuccio,  m.^is, 
pendant  que  le  jeune  homme  lisait,  Bertuccio  avait  dis- 
paru. 

Alors  Albert,  les  larmes  aux  yeux,  la  poitrine  foute 
gonflée  d'émotion,  rentra  chez  Mercedes,  et,  sans  pro- 
noncer une  seule  parole,  lui  présenta  la  lettre. 

Mercedes  lut  : 

«  Albert, 

«  En  vous  montrant  que  j'ai  pénétré  le  itrojet  auquel 
vous  êtes  sur  le  point  de  vous  abandonner,  je  crois  vous 
montrer  aussi  que  je  comprends  la  délicatesse.  Vous  voilà 
libre,  vous  quittez  l'hôtel  du  comte,  et  vous  allez  retirer 
chez  vous  votre  mère,  libre  comme  vous  ;  mais,  réfléchis- 
sez-y, Albert,  vous  lui  devez  plus  que  vous  ne  pouvez  lui 
payer,  pauvre  noble  cœur  que  vous  êtes.  Gardez  pour 
vous  lalulte,  réclamez  pour  vous  la  souiïrance,  mais  épar- 
gnez-lui cette  première  misère  qui  accompagnera  inévi- 
tablement vos  premiers  efl'orts;  car  elle  ne  mérite  pas 
même  le  reflet  du  malheur  qui  la  frappe  aujourd'hui,  et 
la  Providence  ne  veut  pas  que  l'innocent  paie  pour  le  cou- 
pable. 

»^Je  sais  que  vous  allez  quitter  tous  deux  la  maison  de  la 
rue  du  Helder  sans  rien  emporter.  Comment  je  l'ai  appris, 
ne  cherchez  point  à  le  découvrir.  Je  le  sais  :  voilà  tout. 

»  Ecoutez,  Albert. 

»  Il  y  a  vingt-quatre  ans,  je  revenais  bien  joyeux  et 
bien  fier  dans  ma  patrie.  J'avais  une  fiancée,  Albert,  une 
sainte  jeune  fille  que  j'adorais,  et  je  rapportais  à  ma 
liancée  cent  cinquante  louis  amassés  péniblement  par  un 
travail  sans  relâche.  Cet  argent  était  pour  elle,  je  le  lui 
destinais,  et  sachant  combien  la  mer  est  perfide,  j'avais 


208  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

enterré  notre  trésor  dans  le  petit  jardin  de  la  maison 
que  mon  père  habitait  à  Marseille,  sur  les  Allées  de 
Meilhan. 

»■  Votre  mère,  Albert  connaît  bien  cette  pauvre  chère 
maison. 

»  Dernièrement,  en  venante  Paris,  j'ai  passé  par  Mar- 
seille. Je  suis  allé  voir  cette  maison  aux  douloureux  sou- 
venirs; et  le  soir,  une  bêche  à  la  main,  j'ai  sondé  le  coin 
où  j'avais  enfoui  mon  trésor.  La  cassette  de  fer  était  en- 
core à  la  même  place,  personne  n'y  avait  touché  ;  elle  est 
dans  l'angle  qu'un  beau  figuier,  planté  par  mon  père  le 
jour  de  ma  naissance,  couvre  de  son  ombre. 

»  Eh  bien,  Albert  !  cet  argent  qui  autrefois  devait  aider 
à  la  vie  et  à  la  tranquillité  de  cette  femme  que  j'adorais, 
voilà  qu'aujourd'hui,  par  un  hasard  étrange  et  doulou- 
reux, il  a  retrouvé  le  même  emploi.  Oh  !  comprenez  bien 
ma  pensée,  à  moi  qui  pourrais  offrir  des  millions  à  cette 
pauvre  femme,  et  qui  lui  rends  seulement  le  morceau  de 
pain  noir  oublié  sous  mon  pauvre  toit  depuis  le  jour[où 
j'ai  été  séparé  de  celle  que  j'aimais. 

»  Vous  êtes  un  homme  généreux,  Albert,  mais  peut- 
être  êtes-vous  néanmoins  aveuglé  par  la  (ierté  ou  par  le 
ressentiment;  si  vous  me  refusez,  si  vous  demandez  à 
un  autre  ce  que  j'ai  le  droit  de  vous  offrir,  je  dirai  qu'il 
est  peu  généreux  à  vous  de  refuser  la  vie  de  votre  mère 
offerte  par  un  homme  dont  votre  père  a  fait  mourir  le  père 
dans  les  horreurs  de  la  faim  et  du  désespoir.  » 

Cette  lecture  finie,  Albert  demeura  pâle  et  immobile 
en  attendant  ce  que  déciderait  sa  mère. 

Mercedes  leva  au  ciel  un  regard  d'une  ineffable  expres- 
sion. 

—  J'accepte,  dit-elle  ;  il  a  le  droit  de  payer  la  dot  que 
j'apporterai  dans  un  couvent! 


^  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  209 

El,  mellani  ];i  lettre  sur  son  cœur,  elle  prit  le  bras  de 
son  fils,  et  d'un  pas  plus  ferme  qu'elle  ne  s'y  attendait 
peut-être  elle-même,  elle  prit  le  chemin  de  l'escalier. 


XV 

Li;    SCICIDE. 

Cependant  Monte-Cristo,  lui  aussi,  était  rentré  en  ville 
avec  Emmanuel  et  Maximilien. 

Le  retour  fut  gai.  Emmanuel  ne  dissimulait  pas  sa  joie 
d'avoir  vu  succéder  la  paix  à  la  guerre,  et  avouait  haute- 
ment ses  goûts  philanthropiques.  Morrel,  dans  un  coin 
de  la  voiture,  laissait  la  gaîté  de  son  beau-frère  s'évaporer 
en  paroles,  et  gardait  pour  lui  une  joie  tout  aussi  sincère, 
mais  qui  brillait  seulement  dans  ses  regards. 

A  la  barrière  du  Trône,  on  rencontra  Bertuccio  :  il 
attendaitlà,  immobile  comme  une  sentinelle  à  son  poste. 

Monte-Cristo  passa  la  .tête  par  la  portière,  écliangea^ 
avec  lui  quelques  pafoles  à  voix  basse,  et  l'intendant 
disparut. 

—  Monsieur  le  comte,  dit  Emmanuel  en  arrivant  à  la 
hauteur  de  la  Place-Royale,  faites-moi  jeter,  je  vous  prie, 
à  ma  porte,  afin  que  ma  femme  ne  puisse  avoir  un  seul 
moment  d'inquiétude  ni  pour  vous  ni  pour  moi. 

—  S'il  n'était  ridicule  d'aller  faire  montre  de  son 
triomphe,  dit  Morrel,  j'inviterais  M.  le  comte  à  entrer  chez 
nous;  mais  M.  le  comte  aussi  a  sans  doute  des  cœurs 
tremblants  à  rassurer,  ^<ous  voici  arrivés,  Emmanuel, 
saluons  notre  ami,  et  laissons-le  continuer  son  chemin. 

—  Un  moment,  dit  Monte-Cristo,  ne  me  piivez  pas 
ainsi  d'un  seul  coup  de  me>  deux  compagnons;  rentrez 

12. 


210  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO, 

auprès  de  votre  charmante  femme,  à  laquelle  je  vous 
charge  de  présenter  tous  mes  compliments,  et  accom- 
pagnez-moi jusqu'aux  Champs-Elysées,  Morrel. 

—  A  merveille,  dit  Maximilien,  d'autant  plus  que  j'ai 
aiïaire  dans  votre  quartier,  comte. 

— T'altendra-t-onpourdéjeûner?demandaEmmanuel. 

—  iN'on,  dit  le  jeune  homme. 

La  portière  se  referma,  la  voiture  continua  sa  route. 

—  Voyez  comme  je  vous  ai  porté  bonheur,  dit  Morrel 
lorsqu'il  fut  seul  avec  le  comte.  N'y  avez-vous  pas  pensé  ? 

—  Si  fait,  dit  Monte-Cristo,  voilà  pourquoi  je  voudrais 
toujours  vous  tenir  près  de  moi. 

—  C'est  miraculeux  !  continua  Morrel,  répondant  à  sa 
propre  pensée. 

—  Quoi  donc  ?  dit  Monte-Cristo. 

—  Ce  qui  vient  de  se  passer. 

—  Oui,  répondit  le  comte  avec  un  sourire;  vous  avez 
dit  le  mot,  Morrel,  c'est  miraculeux! 

—  Car  enfin,  reprit  Morrel,  Albert  est  brave. 

—  Très  brave,  dit  Monte-Cristo,  je  l'ai  vu  dormir  le 
poignard  suspendu  sur  sa  tète. 

—  Et  moi  je  sais  qu'il  s'est  ballu  deux  fois,  et  très  bien 
battu,  dit  Morrel  ;  conciliez  donc  cela  avec  la  conduite  de 
ce  malin. 

—  Votre  influence,  toujours,  reprit  en  souriant  Monte- 
Cristo. 

—  C'est  heureux  pour  Albert  qu'il  ne  soit  point  sol- 
dat, dit  Morrel. 

—  Pourquoi  cela  ? 

—  Des  excuses  sur  le  terrain  !  fit  le  jeune  capitaine  en 
secouant  la  tête. 

— Allons,  dit  le  comte  avec  douceur,  u'allcz-vous  point 
tomber  dans  les  préjngésdcshommcsordinairos,  Morrel? 


LK  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  211 

ne  conviendrez-vous  pas  que  puisque  Albert  est  brave,  il 
ne  peut  être  lâche  ;  qu'il  faut  qu'il  ait  eu  quelque  raison 
d'agir  comme  il  l'a  fait  ce  matin,  et  que  parlant  sa  con- 
duite est  plutôt  héroïque  qu'autre  chose? 

—  Sans  doute,  sans  doute,  répondit  Morrel  ;  mais  je 
dirai,  comme  l'Espagnol  :  Il  a  été  moins  brave  aujour- 
d'hui qu'hier. 

—  Yous  déjeûnez  avec  moi,  n'est-ce  pas,  Morrel  ?  dit 
le  comte  pour  couper  court  à  la  conversation. 

—  Non  pas,  je  vous  quitte  à  dix  heures. 

—  Votre  rendez-vous  était  donc  pour  déjeûner  ? 
Morrel  sourit  et  secoua  la  tcte. 

—  Mais  enfin ,  faut-il  toujours  que  vous  déjeûniez 
quelque  part. 

—  Cependant  si  je  n'ai  pas  faim  ?  dit  le  jeune  homme. 

—  Oh  !  fit  le  comte,  je  ne  connais  que  deux  sentiments 
qui  coupent  ainsi  l'appétit:  la  douleur  (et  comme  heureu- 
sement je  vous  vois  très  gai,  ce  n'est  point  cela)  et  l'a- 
mour. Or,  d'après  ce  que  vous  m'avez  dit  à  propos  de 
votre  cœur,  il  m'est  permis  de  croire... 

—  Ma  foi,  comte,  répliqua  gaiement  Morrel,  je  ne  dis 
pas  non. 

—  Et  vous  ne  me  contez  pas  cela,  Maximilien?  rei»rit 
le  comte  d'un  ton  si  vif,  que  l'on  voyait  tout  l'intérêt 
qu'il  eût  pris  à  connaître  ce  secret. 

—  Je  vous  ai  montré  ce  matin  que  j'avais  un  cœur, 
n'est-ce  pas,  comte  ? 

Pour  toute  réponse  Monte-Cristo  lendit  la  main  au 
jeune  homme. 

—  Eh  bien  !  continua  celui-ci,  depuis  que  ce  cœur 
n'est  plus  avec  vous  au  bois  de  Vinccnnes ,  il  est  autre 
part  où  je  vais  le  retrouver. 

—  Allez,  dit  lentement  le  comte,,  allez,  cher  ami  ;  mais 


212  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

par  grâce,  si  vous  éprouviez  quelque  obstacle,  rappelez- 
vous  que  j'ai  quelque  pouvoir  en  ce  monde,  que  je  suis 
heureux  d'employer  ce  pouvoir  au  profit  des  gens  que 
j'aime,  et  que  je  vous  aime,  vous,  Morrel. 

—  Bien,  dit  le  jeune  homme,  je  m'en  souviendrai 
comme  les  enfants  égoïstes  se  souviennentde  leurs  parents 
quand  ils  ont  besoin  d'eux.  Quand  j'aurai  besoin  de  vous, 
et  peut-être  ce  moment  viendra-t-il,  je  m'adresserai  à 
vous,  comte. 

—  Bien,  je  retiens  votre  parole.  Adieu  donc. 

—  Au  revoir. 

On  était  arrivé  à  la  porte  de  la  maison  des  Champs- 
Elysées.  Jfonte-Cristo  ouvrit  la  portière.  Morrel  sauta  sur 
le  pavé,  Bertuccio  attendait  sur  le  perron. 

Morrel  disparut  par  l'avenue  de  Marigny,  et  Monte- 
Cristo  marcha  vivement  au-devant  de  Bertuccio. 

—  Eh  bien  ?  demanda-t-il. 

—  Eh  bien  !  répondit  l'intendant,  elle  va  quitter  sa 
maison. 

—  Et  son  fils? 

—  Florentin,  son  valet  de  chambre,  pense  qu'il  en  va 
faire  autant. 

—  Venez. 

Monte-Cristo  emmena  Bertuccio  dans  son  cabinet,  écri- 
vit la  lettre  que  nous  avons  vue,  et  la  remit  à  l'intendant. 

—  Allez,  dit-il,  et  faites  diligence;  à  propos,  faites 
prévenir  Haydée  que  je  suis  rentré. 

—  Me  voilà,  dit  la  jeune  fille,  qui,  au  bruit  de  la  voi- 
lure, était  déjà  descendue,  et  dont  le  visage  rayonnait  de 
joie  en  revoyant  le  comte  sain  et  sauf. 

Bertuccio  sortit. 

Tous  les  transports  d'une  fille  revoyant  un  père  chéri, 
tous  les  délires  d'une  maîtresse  revoyant  un  amant  adoré, 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  213 

Ilaydée  les  éprouva  pendant  les  premiers  instants  de  ce 
retour  attendu  par  elle  avec  tant  d'impatience. 

Certes,  pour  être  moins  expansive,  la  joie  de  Monte- 
Cristo  n'était  pas  moins  grande;  la  joie  pour  les  cœurs 
qui  ont  longtemps  souffert  est  pareille  à  la  rosée  pour  les 
terres  desséchées  par  le  soleil  :  cœur  et  terre  absorbent 
cette  pluie  bienfaisante  qui  tombe  sur  eux,  et  rien  n'en 
apparaît  au  dehors. 

Depuis  quelques  jours  Monte-Cristo  comprenait  une 
chose  que  depuis  longtemps  il  n'osait  plus  croire,  c'est 
qu'il  y  avait  deux  Mercedes  au  monde,  c'est  qu'il  pouvait 
encore  être  heureux. 

Son  œil  ardent  de  bonheur  se  plongeait  avidement 
dans  les  regards  humides  d'ilaydéC;  quant  tout  à  coup  la 
porte  s'ouvrit. 

Le  comte  fronça  le  sourcil. 

—  M.  de  Morcerf  !  dit  Baptistin,  comme  si  ce  mot  seul 
renfermait  son  excuse. 

En  effet,  le  visage  du  comte  s'éclaira. 

—  Lequel,  demanda-t-il,  le  vicomte  ou  le  comte? 

—  Le  comte. 

—  Mon  Dieu  !  s'écria  Haydée,  n'est-ce  donc  point  fini 
encore? 

—  Je  ne  sais  si  c'est  fini,  mon  enfant  bien-aimée,  dit 
Monte-Cristo  en  prenant  les  mains  de  la  jeune  iille,  mais 
ce  que  je  sais,  c'est  que  tu  n'as  rien  à  craindre. 

—  Oh  !  c'est  cependant  le  miséi^ble... 

—  Cet  homme  nepeut  rien  sur  mi)i,  Haydée,  dit  Monte- 
Cristo;  c'est  quand  j'avais  affaire  à  son  lils  qu'il  fallait 
craindre.  -> 

—  Aussi,  ce  que  j'ai  souffert,  dit  la  jeune  fille,  tu  ne 
le  sauras  jamais,  mon  seigneur. 

Monte-Cristo  sourit. 


214  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Par  la  (ombe  de  mon  père!  dit  Monte-Cristo  en 
étendant  la  main  sur  la  tête  de  la  jeune  liile,  je  te  jure 
que  s'il  arrive  malheur,  ce  ne  sera  point  à  moi. 

—  Je  te  crois,  mon  seigneur,  comme  si  Dieu  me  par- 
lait, dit  la  jeune  fille  en  présentant  son  front  au  comle. 

Monte-Cristo  déposa  sur  ce  front  si  pur  et  si  beau  un 
baiser  qui  fit  battre  à  la  fois  deux  cœurs,  l'un  avec  vio- 
lencô,  l'autre  sourdement. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  murmura  le  comte,  permettriez- 
\ousdoncqueje  puisse  aimer  encore  !  Faites  entrer  M.  le 
comte  de  Morcerf  au  salon,  dit-il  à  Baptisfin,  tout  en  con- 
duisant la  belle  Grecque  vers  un  escalier  dérobé. 

Un  mot  d'explication  sur  celte  visite,  attendue  peut- 
être  de  Monte-Cristo,  mais  inattendue  sans  doute  pour 
nos  lecteurs. 

Tandis  que  Mercedes,  comme  nous  l'avons  dit,  faisait 
chez  elle  l'espèce  d'inventaire  qu'Albert  avait  fait  chez 
lui  ;  tandis  qu'elle  classait  ses  bijoux,  fermait  ses  tiroirs, 
réunissait  ses  clés,  afin  de  laisser  toutes  choses  dans  un 
ordre  parfait,  elle  ne  s'était  pas  aperçue  qu'une  té(e  pale 
et  sinistre  était  venue  apparaître  au  vitrage  d'une  porte 
qui  laissait  entrer  le  jour  dans  le  corridor  ;  de  là  non 
seulement  on  pouvait  voir,  mais  on  pouvait  entendre. 
Celui  qui  regardait  ainsi,  selon  toute  probabilité,  sans 
être  vu  ni  entendu,  vit  donc  et  entendit  donc  tout  ce  qui 
se  passait  chez  madame  de  Morcerf. 

De  cette  porte  vitrée,  l'homme  au  visage  pâle  se  trans- 
porta dans  la  chambre  à  coucher  du  comte  de  Morcerf, 
et,  arrivé  là,  souleva  d'une  main  contractée  le  rideau 
d'une  fenêtre  donnant  sur  la  cour. 

Il  resta  là  dix  minutes  ainsi  immobile,  muet,  écoulant 
les  battements  de  son  propre  cœur.  Pour  lui  c'était  bien 
long  dix  minutes. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CUISTO.  215 

Ce  fut  alors  qu'Albert,  revenant  de  son  rendez-vous, 
aperçut  son  père,  qui  guettait  son  retour  derrière  un  ri- 
deau, et  détourna  la  tête. 

L'œil  du  comte  se  dilata  :  il  savait -que  l'insulte  d'Al- 
bert à  Monte-Cristo  avait  été  terrible,  qu'une  pareille 
insulte,  dans  tous  les  pays  du  monde,  entraînait  un  duel 
à  mort.  Or,  Albert  rentrait  sain  et  sauf,  donc  le  comte 
était  vengé. 

Un  éclair  de  joie  indicible  illumina  ce  visage  lugubre, 
comme  fait  un  dernier  rayon  de  soleil  avant  de  se  perdre 
dans  les  nuages  qui  semblent  moins  sa  couche  que  son 
tombeau. 

Mais,  nous  l'avons  dit,  il  attendit  en  vain  que  le  jeune 
homme  montât  à  son  appartement  pour  lui  rendre 
compte  de  son  triomphe.  Que  son  (ils,  avant  de  combattre, 
n'ait  pas  voulu  voir  le  père  dont  il  allait  venger  l'hon- 
neur, cela  se  comprend;  mais,  l'honneur  du  père  vengé, 
pourquoi  ce  fds  ne  venait-il  point  se  jeter  dans  ses  bras? 

Ce  fut  alors  que  le  comte,  ne  pouvant  voir  Albert,  en- 
voya chercher  son  domestique.  On  sait  qu'Albert  l'avait 
autorisé  à  ne  rien  cacher  au  comte. 

Dix  minutes  après  on  vit  apparaître  sur  le  perron  le 
général  de  Morcerf,  vêtu  d'une  redingote  noire,  ayant 
un  col  militaire,  un  pantalon  noir,  des  gants  noirs. 

Il  avait  donné,  à  ce  qu'il  paraît,  des  ordres  antérieurs; 
car,  à  peine  eut-il  touché  le  dernier  degré  du  perron,  que 
sa  voiture  tout  attelée  sortit  de  la  remise  et  vint  s'arrêter 
devant  lui. 

Son  valet  de  chambre  vint  alors  jeter  dans  la  voiture 
un  caban  militaire,  roidi  par  les  deux  épées  qu'il  enve- 
loppait ;  puis,  fermant  laportièrc,  il  s'assit  près  du  cocher. 

Le  cocher  se  pencha  devant  la  calèche  pour  demander 
l'ordre. 


210  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Aux  Champs-Klyséc?,  dit  le  gt'Miéral,  chez  le  comte 
de  IMonte-Cristo.  Vite! 

Les  chevaux  bondirent  sous  le  coup  do  fouet  qui  les 
enveloppa  ;  cinq  minutes  après,  ils  s'arrêtèrent  devant  la 
maison  du  comte.  • 

M.  de  Morcert  ouvritlui-même  la  portière,  et,  la  voiture 
roulant  encore,  il  sauta  comme  un  jeune  homme  dans  la 
contre-allée,  sonna  et  disparut  dans  la  porte  béante  avec 
son  domestique. 

Tne  seconde  après,  Baptislin  annonçait  à  M.  de  Monte- 
Cristo  le  comte  de  Morcerf,  et  Monte-Cristo,  recondui- 
sant Ilaydée,  donna  Tordre  qu'on  iît  entrer  le  comte  de 
Morcerf  dans  le  salon. 

Le  général  arpentait  pour  la  troisième  fuis  le  salon 
dans  toute  sa  longueur,  lorsqu'on  se  retournant  il  aper- 
çut Monte-Cristo  debout  sur  le  seuil. 

—  Eh  !  c'est  M.  de  Morcerf,  dit  tranquillement  Monte- 
Cristo;  je  croyais  avoir  mal  entendu. 

—  Oui,  c'est  moi-même,  dit  le  comte  avec  une  effroya- 
ble contraction  des  lèvres  qui  l'empêchait  d'articuler  net- 
tement. 

—  Il  ne  me  reste  donc  qu'à  savoir  maintenant,  dit 
Monte-Cristo,  la  cause  qui  me  procure  le  plaisir  de  voir 
M.  le  comte  de  Morcerf  de  si  bonne  heure. 

—  Vous  avez  eu  ce  matin  une  rencontre  avec  mon  C\l$, 
monsieur?  dit  le  général. 

—  Vous  savez  cela?  répondit  le  comte. 

—  Et  je  sais  aussi  que  mon  fds  avait  de  bonnes  rai- 
sons pour  désirer  se  battre  contre  vous  et  faire  tout  ce 
qu'il  pourrait  pour  vous  tuer. 

—  En  effet,  monsieur,  il  en  avait  de  fort  bonnes  !  mais 
vous  voyez  que,  malgré  ces  raisons-là,  il  ne  m'a  pas  tué, 
et  même  ([u'il  ne  s'est  pas  battu. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  21  î 

—  Et  cependant  il  vous  regardait  comme  la  cause  du 
déshonneur  de  son  père,  comme  la  cause  de  la  ruine  ef- 
froyable qui,  en  ce  moment-ci,  accable  ma  maison. 

—  C'est  vrai,  monsieur,  dit  Monte-Cristo  avec  son 
calme  terrible  :  cause  secondaire,  par  exemple,  et  non 
principale. 

—  Sans  doute  vous  lui  avez  fait  quelque  excuse  ou 
donné  quelque  explication? 

—  Je  ne  lui  ai  donné  aucune  explication,  et  c'est  lui 
qui  m'a  fait  des  excuses. 

—  Mais  à  quoi  attribuez-vous  cette  conduite  ? 

—  A  la  conviction,  probablement,  qu'il  y  avait  dans 
tout  ceci  un  homme  plus  coupable  que  moi . 

—  Et  quel  était  cet  homme? 

—  Son  père. 

—  Soit,  dit  le  comte  en  pâlissant;  mais  vous  savez  que 
le  coupable  n'aime  pas  à  s'entendre  convaincre  de  cul- 
pabilité. 

—  Je  sais...  Aussi  je  m'attendais  à  ce  qui  arrive  en  ce 
moment. 

—  Vous  vous  attendiez  à  ce  que  mon  fils  fiit  un  lâche  ! 
s'écria  le  comte. 

—  M.  Albert  de  Morcerf  n'est  point  un  lâche,  dit 
Monte-Cristo. 

—  Un  homme  qui  tient  à  la  main  une  épée,  un  hom- 
me qui,  à  la  portée  de  cette  épée,  tient  un  ennemi  mor- 
tel ;  cet  homme  ,  s'il  ne  se  bat  pas,  est  un  lâche  !  Que 
n'est-il  ici  pour  que  je  le  lui  dise  ! 

—  Monsieur,  répondit  froidement  Monte-Cristo,  je  ne 
présume  pas  que  vous  soyez  venu  me  trouver  pour  me 
conter  vos  petites  affaires  de  famille.  Allez  dire  cela  à 
M.  Albert,  peut-être  saura-t-il  que  vous  répondre. 

—  Oh  !  non ,  non  ,  répliqua  le  général  avec  un  sou- 

V.  13 


218  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

lire  aussitôt  dispaiu  qiféclos,  non  ,  vous  avez  raison,  je 
ne  suis  pas  venu  [tour  cela  !  Je  suis  venu  pour  vous  dire 
que  moi  aussi  je  vous  regarde  comme  mon  ennemi  !  Je 
suis  venu  pour  vous  dire  que  je  vous  hais  d'instinct  ! 
qu'il  me  semble  que  je  vous  ai  toujours  connu,  toujours 
hai!  Et  qu'enfin,  puisque  les  jeunes  gens  de  ce  siècle  ne 
se  battent  plus,  c'est  à  nous  de  nous  battre...  Est-ce 
votre  avis,  monsieur  ? 

—  Parfaitement.  Aussi,  quand  je  vous  ai  dit  que  j'a- 
vais prévu  ce  qui  m'arrivait,  c'est  de  l'honneur  de  votre 
visite  que  je  voulais  parler. 

—  Tant  mieux...  vos  préparatifs  sont  faits,  alors? 

—  Ils  le  sont  toujours,  monsieur. 

—  Vous  savez  que  nous  nous  battrons  jusqu'à  la  mort 
de  l'un  de  nous  deux?  dit  le  général,  les  dents  serrées 
par  la  rage. 

—  Jusqu'à  la  mort  de  l'un  de  nous  deux ,  répéta  le 
comte  de  Monte-Cristo  en  faisant  un  léger  mouvement 
de  tète  de  haut  en  bas. 

—  Partons  alors,  nous  n'avons  pas  besoin  de  témoins. 

—  En  effet,  dit  Monte-Cristo,  c'est  inutile,  nous  nous 
connaissons  si  bien  ! 

—  Au  contraire,  dit  le  comte,  c'est  que  nous  ne  nous 
connaissons  pas. 

—  Bah  !  dit  Monte-Cristo  avec  le  même  flegme  déses- 
pérant, voyons  un  peu.  N'êtes-vous  pas  le  soldat  Fer- 
nand  qui  a  déserté  la  veille  de  la  bataille  de  Waterloo  ? 
N'êtes-vous  pas  le  lieutenant  Feruaud  qui  a  servi  de 
guide  et  d'espion  à  l'armée  française  en  Espagne  ?  N'êtes- 
vous  pas  le  colonel  Fernand  qui  a  trahi,  vendu,  assas- 
siné son  bienfaiteur  AU?  Et  tous  ces  Fernand-lù  ré^unis 
n'ont-ils  pas  faille  lieutenant-général  comte  de  Morcerf 
pair  de  France  ? 


LE  COMTK  DE  MONTE-CRISTO.  219 

~01i  !  s'écria  le  général,  frappé  par  ces  parolescomnie 
par  un  fer  rouge;  oh!  misérable,  qui  me  reproches  ma 
honte  au  moment  peut-être  où  tu  vas  me  tuer,  non,  je 
n'ai  point  ditqueje  t'étaisinconnu;je  sais  bien,  démon, 
que  tu  as  pénétré  danslanuit  du  passé,  et  que  tu  y  as  lu, 
à  la  lueur  de  quel  flambeau,  je  l'ignore,  chaque  page  de 
ma  vie  !  mais  peut-être  y  a-(-ii  encore  plus  d'honneur  en 
moi,  dans  mon  opprobre,  qu'en  toi  sous  tes  dehors  pom- 
peux. Non,  non,  je  te  suis  connu,  je  le  sais,  mais  c'est 
toi  que  je  ne  connais  pas,  aventurier  cousu  d'or  et  de 
pierreries!  Tu  t'es  fait  appeler  à  Paris  le  comte  de 
Monte-Cristo;  en  Italie,  Sinbad  le  Marin  ;  à  Malle,  que 
sais-je?  moi,  je  l'ai  oublié.  Mais  c'est  ton  nom  réel  que 
je  te  demande,  c'est  ton  vrai  nom  que  je  veux  savoir,  au 
milieu  de  tes  cent  noms,  afin  que  je  le  prononce  sur  le 
terrain  du  combat,  au  moment  où  je  renfoncerai  mon 
épée  dans  le  cœur. 

Le  comte  de  Monte-Cristo  pâlit  d'une  façon  terrible, 
son  œil  fauve  s'embrasa  d'un  feu  dévorant,  il  fit  un  bond 
vers  le  cabinet  attenant  à  sa  chambre,  et  en  moins  d'une 
seconde,  arrachant  sa  cravate,  sa  redingote  et  son  gilet, 
il  endossa  une  petite  veste  de  marin  et  se  coiffa  d'un 
chapeau  de  matelot,  sous  lequel  se  déroulèrent  ses  longs 
cheveux  noirs. 

Il  revint  ainsi,  efl"rayant,  implacable,  marchant  les 
bras  croisés  au-devant  du  général,  qui  n'avait  rien  com- 
pris à  sa  disparition,  qui  l'attendait,  et  qui,  sentant 
ses  dents  claquer  et  ses  jambes  se  dérober  sous  lui,  re- 
cula d'un  pas  et  ne  s'arrêta  qu'en  trouvant  sur  une  table 
un  point  d'appui  pour  sa  main  crispée. 

—  Fernand  !  lui  cria-t-il,  de  mes  cent  noms,  je  n'au- 
rais  besoin  de  t'en  dire  qu'un  seul  pour  te  foudroyer; 
mais  ce  nom,  tu  le  devines,  n'est-ce  pas?  ou  plutôt  tu 


220  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

le  le  rappelles?  car,  malgré  tous  mes  chagrins,  toutes 
mes  tortures,  je  te  montre  aujourd'hui  un  visage  que 
le  bonheur  de  lavengeance  rajeunit,  un  visage  que  tudois 
avoir  vu  bien  souvent  dans  tes  rêves  depuis  ton  mariage.. . 
avec  Mercedes,  ma  iiancée  ! 

Le  général,  la  tête  renversée  en  arrière,  les  mains 
étendues,  le  regard  fixe,  dévora  en  silence  ce  terrible 
spectacle;  puis,  allant  chercher  la  muraille  comme  point 
d'appui,  il  s'y  glissa  lentement  jusqu'à  la  porte  par  la- 
quelle il  sortit  à  reculons,  en  laissant  échapper  ce  seul 
cri  lugubre,  lamentable,  déchirant: 

—  Edmond  Dantès  ! 

Puis,  avec  des  soupirs  qui  n'avaient  rien  d'humain, 
il  se  traîna  jusqu'au  péristyle  de  la  maison,  traversa  la 
cour  en  homme  ivre,  et  tomba  dans  les  bras  de  son  valet 
de  chambre  en  murmurant  seulement  d'une  voix  inintel- 
ligible : 

—  A  l'hôtel,  à  l'hôtel! 

En  chemin,  l'air  frais  et  la  honte  que  lui  causait  Tat- 
tention  de  ses  gens,  le  remirent  en  état  d'assembler  ses 
idées;  mais  le  trajet  fut  court,  et  à  mesure  qu'il  se  rap- 
prochait de  chez  lui,  le  comte  sentait  se  renouveler  tou- 
tes ses  douleurs. 

A  quelques  pas  de  la  maison,  le  comte  fit  arrêter  et 
descendit. 

La  porte  de  l'hôtel  était  toute  grande  ouverte  ;  un  fia- 
cre, tout  surpris  d'être  appelé  dans  cette  magnilique  de- 
meure, stationnait  au  milieu  de  la  cour;  le  comte  regarda 
ce  fiacre  avec  clîroi,  mais  sans  oser  interroger  personne, 
et  s'élança  dans  son  appartement. 

Deux  personnes  descendaient  l'escalier;  il  n'eut  que 
le  temps  de  se  jeter  dans  un  cabinet  pour  les  éviter. 


LE  COMTB:  de  MONTE-CRISTO.  22 1 

C'était  Mercedes,  appuyée  au  bras  de  son  fils,  qui  tous 
deux  quittaient  l'hôlel. 

Ils  passèrent  à  deux  lignes  du  malheureux,  qui,  caché 
derrière  la  portière  de  damas,  fut  effleuré  en  quelque  sorte 
par  la  robe  de  soie  de  Mercedes,  et  qui  sentit  à  son  visage 
la  tiède  haleine  de  ces  paroles  prononcées  par  son  fils  : 

—  Du  courage,  ma  mère!  Venez,  venez,  nous  ne 
sommes  plus  ici  chez  nous. 

Les  paroles  s'éteignirent,  les  pas  s'éloignèrent. 

Le  général  se  redressa  suspendu  par  ses  mains  cris- 
pées au  rideau  de  damas;  il  comprimait  le  plus  horrible 
sanglotqui  fut  jamais  sorti  de  la  poitrine  d'un  père,  aban- 
donné à  la  fois  par  sa  femme  et  par  son  fils... 

Bientôt  il  entenditclaquer  laportièreen  fer  du  fiacre, 
puis  la  voix  du  cocher,  puis  le  roulement  de  la  lourde 
machine  ébranla  les  vitres  ;  alors  il  s'élança  dans  sa  cham- 
bre à  coucher  pour  voir  encore  une  fois  tout  ce  qu'il 
avait  aimé  dans  le  monde;  mais  le  fiacre  partit  sans  que 
la  tête  de  Mercedes  ou  celle  d'Albert  eût  paru  à  la  por- 
tière, pour  donner  à  la  maison  solitaire,  pour  donner  au 
père  et  à  l'époux  abandonné  le  dernier  regard,  l'adieu 
et  le  regret,  c'est  à  dire  le  pardon. 

Aussi,  au  moment  même  où  les  roues  du  fiacre  ébran- 
laient le  pavé  de  la  voûte,  un  coup  de  feu  retentit,  et  une 
fumée  sombre  sortit  par  une  des  vitres  de  cette  fenêtre  de 
la  chambre  à  coucher,  brisée  par  la  force  de  l'explosion. 


S2a  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

XVI 

VALENTINE. 

On  devine  où  Morrel  avait  affaire  et  chez  qui  était  son 
rendez-vous. 

Aussi  Morrel,  en  quittait  Monte-Cristo,  s'achemina- 
t-il  lentement  vers  la  maison  de  Villefort. 

Nousdisonslentement:  c'estque  Morrel  avaitplusd'une 
demi-heure  à  lui  pour  faire  cinq  cents  pas;  mais,  malgré 
ce  temps  plus  que  suffisant,  il  s'était  empressé  de  quit- 
ter Monte-Cristo,  ayant  hâte  d'être  seul  avec  ses  pensées. 

Il  savait  bien  son  heure,  l'heure  à  laquelle  Yalentine, 
assistant  au  déjeûner  de  Noirlier,  était  sûre  de  ne  pas 
être  troublée  dans  ce  pieux  devoir.  Noirtier  et  Valentine 
lui  avaient  accordé  deux  visites  par  sema.ae,  et  il  venait 
profiter  de  son  droit. 

11  arriva,Yalentinerattendait.Inquiéte,  presque  égarée, 
elle  lui  saisit  la  main  et  l'amena  devant  son  grand-père... 

Cetle  inquiétude,  poussée,  comme  nous  le  dirons, 
presque  jusqu'à  l'égarement,  venait  du  bruit  quel'aven- 
ture  de  Morcerf  avait  fait  dans  le  monde;  on  savait  (le 
monde  sait  toujours)  l'aventure  de  l'Opéra.  Chez  Ville- 
fort,  personne  ne  doutait  qu'un  duel  ne  fût  la  conséquence 
forcée  de  cette  aventure  ;  Valentine,  avec  son  instinct  do 
femme,  avaitdeviné  que  Morrel  serait  le  témoin  de  Monte- 
Cristo,  et  avec  le  courage  bien  connu  du  jeune  homme, 
avec  cette  amitié  profonde  qu'elle  lui  connaissait  pour  le 
comte,  elle  craignait  qu'il  n'eût  point  la  force  de  se  bor- 
ner au  rôle  passif  qui  lui  était  assigné. 

On  comprend  doncavcc  quelle  avidité  les  détails  furent 


.*, 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  223 

demandés,  donnés  et  reçus,  et  Morrel  put  lire  une  in- 
dkible  joie  dans  les  yeux  de  sabien-aimée  quand  elle  sut 
que  cette  terrible  affaire  avait  eu  une  issue  non  moins 
heureuse  qu'inattendue. 

— Maintenant,  ditValentineenfaisantsigneàMorrelde 
s'asseoira  côté  du  vieillard  et  en  s'asseyant  elle-même  sur 
le  tabouret  où  reposaient  ses  pieds;  maintenant  parlons 
un  peu  de  nos  affaires.  Voussavez,  Maximilien,  que  bon 
papa  avait  eu  un  instant  l'idée  de  quitter  la  maison,  et  de 
prendre  un  appartement  hors  de  Tliôtel  deM.  de  Villefort. 

—  Oui  certes,  dit  Maximilien,  je  me  rappelle  ce  pro  - 
jet,  et  j'y  avais  même  fort  applaudi. 

— Eli  bien!  dit  Valentine,  applaudissez  encore,  Maxi- 
milien, car  bon  papa  y  revient, 

—  Bravo  !  dit  Maximilien. 

—  Et  savez-vous,  dit  Valentine,  quelle  raison  donne 
bon  papa  pour  quiller  la  maison  ? 

Noirlier  regardait  sa  (ille  pour  lui  imposer  silence  de 
l'œil  ;  mais  Valentine  ne  regardait  point  Noirfier  ;  ses 
yeux,  son  regard,  son  sourire,  tout  était  pour  Morrel. 

— Oh!  quelle  que  soit  la  raison  que  donne  M.  Noirtier, 
s'écria  Morrel,  je  déclare  quelle  est  bonne. 

—  Excellente,  dit  Valentine  :  il  prétend  que  l'air  du 
faubourg  Saint- Honoré  ne  vaut  rien  pour  moi. 

—  En  effet,  dit  Morrel  ;  écoutez,  Valentine,  M.  Noirtier 
pourrait  bien  avoir  raison  ;  depuis  quinze  jours,  je  trou\e 
que  votre  santé  s'altère. 

—  Oui,  un  peu,  c'est  vrai,  répondit  Valentine  ;  aussi 
bon  papa  s'est  constitué  mon  médecin,  et  comme  bon 
papa  sait  tout,  j'ai  la  plus  grande  confiance  en  lui. 

—  Mais  enliu  il  est  donc  vrai  que  vous  souffrez,  Valen- 
tine? demanda  vivement  Morrel. 

— Oh  !  mon  Dieu,  cela  ne  s'appelle  pas  souffrir  :  je  rcs- 


224  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

sens  un  malaise  général,  voilà  tout;  j'ai  perdu  l'appétit, 
et  il  me  sembleque  mon  estomac  soutient  une  lutte  pour 
s'habituer  à  quelque  chose. 

Noirtier  ne  perdait  pas  une  des  paroles  de  Valentine. 

—  Et  quel  est  le  traitement  que  vous  suivez  pour  celte 
maladie  inconue  ? 

— Oh!  bien  simple, dit  Valentine;  j'avale  tous  les  ma- 
tins une  cuillerée  de  la  potion  qu'on  apporte  pour  mon 
grand-père  ;  quand  je  dis  une  cuillerée  ,  j'ai  commencé 
par  une,  et  maintenant  j'en  suis  à  quatre.  Mon  grand- 
père  prétend  que  c'est  une  panacée. 

Valentine  souriait  ;  mais  il  y  avait  quelque  chose  de 
triste  et  de  souffrant  dans  son  sourire. 

Maximilien,  ivre  d'amour,  la  regardait  en  silence  ;  elle 
était  bien  belle,  mais  sa  pâleur  avait  pris  un  ton  plus  mat, 
ses  yeux  brillaient  d'un  feu  plus  ardent  que  d'habitude, 
et  ses  mains,  ordinairement  d'un  blanc  de  nacre,  sem- 
blaient des  mains  de  cire  qu'une  nuance  jaunâtre  envahit 
avec  le  temps. 

De  Valentine,  le  jeune  homme  porta  les  yeux  sur  Noir- 
tier ;  celui-ci  considérait  avec  cette  étrange  et  profonde 
intelligence  lajeune  fille  absorbée  dans  son  amour  ;  mais 
lui  aussi,  comme  Morrel,  suivait  ces  traces  d'une  sourde 
souffrance,  si  peu  visible  d'ailleurs  qu'elle  avait  échappé 
à  l'œil  de  tous,  excepté  à  celui  du  père  et  de  l'amant. 

—  Mais,  dit  Morrel,  cette  potion  dont  vous  êtes  arri- 
vée jusqu'à  quatre  cuillerées,  je  la  croyais  médicamentée 
pour  M.  Noirtier  ? 

—  Je  sais  que  c'est  fort  amer,  dit  Valentine  ,  si  amer 
que  tout  ce  que  je  bois  après  cela  me  semble  avoir  le 
même  goût. 

Noirtier  regarda  sa  lille  d'un  ton  interrogateur. 

' — Oui,  bon  papa,  dit  Valentine,  c'est  comme  cela, 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  225 

Tout  à  l'heure,  avant  de  descendre  chez  vous,  j'ai  bu  un 
verre  d'eau  sucrée  ;  eh  bien  !  j'en  ai  laissé  la  moitié,  tant 
cette  eau  m'a  paru  a  mère. 

Noirtier  pâlit,  et  fit  signe  qu'il  voulait  parler. 

Valentine  se  leva  pour  aller  chercher  le  dictionnaire. 

Noirtier  la  suivait  des  yeux  avec  une  angoisse  visible. 

En  effet,  le  sang  montait  à  la  tête  de  la  jeune  fille,  ses 
joues  se  colorèrent. 

—  Tiens  !  s'écria-t-elle  sans  rien  perdre  de  sa  gaîté, 
c'est  singulier  :  un  éblouissement!  Est-ce  donc  le  soleil 
qui  m'a  frappé  dans  les  yeux  ?... 

Et  elle  s'appuya  à  l'espagnolette  de  la  fenêtre. 

—  Il  n'y  a  pas  de  soleil,  dit  Morrel  encore  plus  inquiet 
de  l'expression  du  visage  de  Noirtier  que  de  l'indisposi- 
tion de  Valentine. 

Et  il  courut  à  Valentine. 

La  jeune  fille  sourit. 

— Rassure-toi,  bon  père,  dit-elle  à  Noirtier;  rassurez- 
vous,  Maximilien,  ce  n'est  rien,  et  la  chose  est  déjà  pas- 
sée :  mais,  écoutez  donc  !  n'est-ce  pas  le  bruit  d'une  voi- 
ture que  j'entends  dans  la  cour? 

Elle  ouvrit  la  porte  de  Noirtier,  courut  à  une  fenêtre 
du  corridor,  et  revint  précipitamment. 

—  Oui,  dit-elle,  c'est  madame  Danglars  et  sa  fille  qui 
viennent  nous  faire  une  visite.  Adieu,  je  me  sauve,  car 
on  me  viendrait  chercher  ici  ;  ou  plutôt,  au  revoir,  restez 
près  de  bon  papa,  monsieur  Maximilien,  je  vous  promets 
de  ne  pas  les  retenir. 

Morrel  la  suivit  des  yeux,  la  vit  refermer  la  porte,  et 
l'entendit  monter  le  petit  escalier  qui  conduisait  à  la  fois 
chez  madame  de  Villefort  et  chez  elle. 

Dès  qu'elle  eut  disparu,  Noirtier  lit  signe  à  Morrel  de 
prendre  le  dictionnaire. 

15. 


226  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Morrol  obéit;  il  s'était,  guidé  par  Valentine,  promplc- 
ment  habitué  à  comprendre  le  vieillard. 

Cependant,  Giiiclque  habitude  qu'il  eût,  et  comme  il 
fallait  passer  en  revue  une  partie  des  vingt-quatre  lettres 
de  l'alphabet  et  trouver  chaque  mot  dans  le  dictionnaire, 
ce  ne  fut  qu'au  bout  de  dix  minutes  que  la  pensée  du 
vieillard  fut  traduite  par  ces  paroles  : 

«  Cherchez  le  verre  d'eau  et  la  carafe  qui  sont  dans 
la  chambre  de  Valentine.  » 

Morrel  sonna  aussitôt  le  domestique  qui  avait  remplacé 
Barrois,  et  au  nom  de  Noirtier  lui  donna  cet  ordre. 

Le  domestique  revint  un  instant  après. 

La  carafe  et  le  verre  étaient  entièrement  vides. 

Noirtier  fit  signe  qu'il  voulait  parler. 

—  Pourquoi  le  verre  et  la  carafe  sont-ils  vidés?  de- 
manda-t-il.  Valentine  a  dit  qu'elle  n'avait  bu  que  lu 
moitié  du  verre. 

La  traduction  de  cette  nouvelle  demande  prit  encore 
cinq  minutes. 

—  Je  ne  sais,  dit  le  domestique  ;  mais  la  femme  de 
chambre  est  dans  l'appartement  de  mademoiselle  Valen- 
tine ;  c'est  peut-être  elle  qui  l'a  vidé. 

—  Demandez-le-lui,  dit  Morrel,  traduisant  cette  fois 
la  pensée  de  Noirtier  par  le  regard. 

Le  domestique  sortit,  et  presque  aussitôt  rentra. 

—  Mademoiselle  Valentine  a  passé  par  sa  chambre  pour 
se  rendre  dans  celle  de  madame  de  Villefort,  dit-il  ;  et,  en 
passant,  comme  elle  avait  soif,  elle  a  bu  ce  qui  restait  dans 
le  verre  ;  quant  à  la  carafe,  M.  Edouard  l'a  vidée  pour  faire 
un  étang  à  ses  canards. 

Noirtier  leva  les  yeux  au  ciel,  comme  fait  un  joueur  qui 
joue  sur  un  coup  tout  ce  qu'il  possède. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  227 

Dès  lors,  les  yeux  du  vieillard  se  fixèrent  sur  laporte, 
et  ne  quittèrent  plus  cette  direction. 

C'étaient,  en  efl'et,  nnadamc  Danglars  et  sa  fille  que  Va- 
lentine  avait  vues  ;  on  les  avait  conduites  à  la  chambre 
de  madame  de  Villefort ,  qui  avait  dit  qu'elle  recevrait 
chez  elle  ;  voilà  pourquoi  Valentine  avait  passé  par  son 
appartement  :  sa  chambre  étant  de  plain-pied  avec  celle 
de  sa  belle-mère,  et  les  deux  chambres  n'étant  séparées 
que  par  celle  d'Edouard. 

Les  deux  femmes  entrèrent  au  salon  avec  cette  espèce 
de  roideur  officielle  qui  fait  présager  une  communication. 

Entre  gens  du  même  monde,  une  nuance  est  bientôt 
saisie.  Madame  de  Villefort  répondit  à  cette  solennité  par 
de  la  solennité. 

En  ce  moment  Valentine  entra,  et  les  révérences  re- 
commencèrent. 

—  Chère  amie,  dit  la  baronne,  tandis  que  les  deux  jeu- 
nes filles  se  prenaient  les  mains,  je  venais  avec  Eugénie 
^ous  annoncer  la  première  le  très  prochain  mariage  de 
ma  fille  avec  le  prince  Cavalcanti. 

Danglars  avait  maintenu  le  titre  de  prince.  Le  banquier 
populaire  avait  trouvé  que  cela  faisait  mieux  que  comte. 

— Alors,permet(ez  que  je  vous  fasse  mes  sincèrescom- 
plimcnts,  répondit  madame  de  Villefort.  M.  le  prince 
Cavalcanti  paraît  un  jeune  homme  plein  de  rares  qua- 
lités. 

—  Ecoutez,  dit  la  baronne  en  souriant  ;  si  nous  parlons 
comme  deux  amieSjje  dois  vous  dire  que  le  prince  ne  nous 
paraît  pas  encore  être  ce  qu'il  sera.  Il  a  en  lui  un  peu  de 
cette  étrangoté  qui  nous  fait,  à  nous  autres  Français,  re- 
connaître du  premier  coup  d'œd  un  gentilhomme  italien 
ou  allemand.  Cependant  il  annonce  un  fort  bon  cœur, 
beaucoup  de  finesse  d'esprit,  et,  quant  aux  convenances, 


2^8  I.K  COMTE  DE  MOME-CIUS'iO. 

M.  Daiis^lurs  prétend  que  la  fortune  est  majestueuse  : 
c'est  son  mot. 

—  Et  puis,  dit  Eugénie  en  feuilletant  Talbum  de  ma- 
dame de  Villefort,  ajoutez,  madame,  que  vous  avez  une 
inclination  toute  particulière  pour  ce  jeune  homme. 

—  Et,  dit  madame  de  Yillefort,  je  n'ai  pas  besoin  de 
vous  demander  si  vous  partagez  cette  inclination  ? 

—  Moi  !  répondit  Eugénie  avec  son  aplomb  ordinaire, 
oh  !  pas  le  moins  du  monde,  madame;  ma  vocation,  à 
moi,  n'était  pas  de  m'enchaîner  aux  soins  d'un  ménage 
ou  aux  caprices  d'un  homme,  quel  qu'il  fût.  Ma  vocation 
était  d'être  artiste  et  libre  parconséquent  de  mon  cœur, 
de  ma  personne  et  de  ma  pensée. 

Eugénie  prononça  ces  paroles  avec  un  accent  si  vibrant 
et  si  ferme,  que  le  rouge  en  monta  au  visage  de  Valen- 
tiue.  La  craintive  jeune  fille  ne  pouvait  comprendre 
cette  nature  vigoureuse  qui  semblait  n'avoir  aucune  des 
timidités  de  la  femme. 

— Au  reste,  continua-t-elle,  puisque  je  suis  destinée  à 
être  mariée,  bon  gré,  mal  gré,  je  dois  remercier  la  Pro- 
vidence qui  m'a  du  moins  procuré  les  dédains  de  M.  Al- 
bert de  Morcerf  ;  sans  cette  Providence,  je  serais  aujour- 
d'hui la  femme  d'un  homme  perdu  d'honneur. 

— C'est  pourtant  vrai,  dit  la  baronne  avec  cette  étrange 
naïveté  que  Ton  trouve  quelquefois  cbez  les  grandes  da- 
mes, et  que  les  fréquentations  roturièresne  peuvent  leur 
faire  perdre  tout  à  fait  ;  c'est  pourlant  vrai,  sans  cette 
hésitation  des  Morcerf,  ma  fille  épousait  ce  M.  Albert  :  le 
général  y  tenait  beaucoup,  il  était  même  venu  pour  for- 
cer lamain  à  M.  Danglars;  nous  l'avons  échappée  belle. 

—  Mais,  dit  timidement  Valentine,  est-ce  que  toute 
celte  honte  du  père  rejaillit  sur  le  tils?  M.  Albert  me 
semble  bien  innocent  de  toutes  ces  trahisons  du  général. 


hV:  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  329 

—  Pardon,  chère  amie,  dit  l'implacable  jeune  fdle  ; 
M.  Albert  en  réclame  et  en  mérite  sa  part  :  il  paraît 
qu'après  avoir  provoqué  hier  M.  de  Monte-Cristo  à 
rOpéra,  il  lui  a  fait  aujourd'hui  des  excuses  sur  le  terrain. 

—  Impossible  !  dit  madame  de  Yillefort. 

—  Ah  !  chère  amie,  dit  madame  Danglars  avec  cette 
même  naïveté  que  nous  avons  déjà  signalée,  la  chose  est 
certaine,  je  le  sais  de  M.  Debray,  qui  était  présent  à  l'ex- 
plication. 

Valentine  aussi  savaitla  vérité,  mais  elle  ne  répondait 
pas.  Repoussée  par  un  mot  dans  ses  souvenirs,  elle  se  re- 
trouvait en  pensée  dans  la  chambre  de  Noirtier,  où  l'at- 
tendait Morrel. 

Plongée  dans  cette  espèce  de  contemplation  inté- 
rieure, Valentine  avait  depuis  un  instant  cessé  de  pren- 
dre part  à  la  conversation  ;  il  lui  eût  même  été  impossible 
de  répéter  ce  qui  avait  été  dit  depuis  quelques  minutes, 
quant  tout  à  coup  la  main  de  madame  Danglars,  ens'ap- 
puyant  sur  son  bras,  la  tira  de  sa  rêverie. 

—  Qu'y  a-t-il,  madame  ?  dit  Valentine  en  tressaillant 
au  contact  des  doigts  de  madame  Danglars,  comme  elle 
eîit  tressailli  à  un  contact  électrique. 

— Il  y  a,  ma  chère  Valentine,  dit  la  baronne,  que  vous 
souffrez  sans  doute? 

—  Moi?  fit  la  jeune  fille  en  passant  sa  main  sur  son 
front  brûlant. 

— Oui  ;  regardez-vous  dans  cette  glace  ;  vous  avez  rougi 
et  pâli  successivement  trois  ou  quatre  fois  dans  l'espace 
d'une  minute. 

—  En  effet!  s'écria  Eugénie,  tu  es  bien  pâle  ! 

—  Oh  !  ne  t'inquiète  pas,  Eugénie  ;  je  suis  comme  cela 
depuis  quelques  jours. 

Et  si  peu  rusée  qu'elle  fût,  la  jeune  lille  comprit  que 


230  LE  COMTE  DE  MONTE-CKISTO. 

c'était  iino  occasion  de  sortir.  D'ailleurs,  madame  de 
Villcfort  vint  à  son  aide. 

—  Ilctircz-vous,  Valentinc  dit-elle  ;  vous  souffrez  réel- 
lement, et  ces  dames  voudront  bien  vous  pardonner  ;  bu- 
vez un  verre  d'eau  pure  et  cela  vous  remettra. 

Valentine  embrassa  Eugénie,  salua  madame  Danglars, 
déjà  levée  pour  se  retirer,  et  sortit. 

Cette  pauvre  enfant,  dit  madame  de  Villefort  quand 
Valentine  eut  disparu,  elle  m'inquiète  sérieusement,  et 
je  ne  serais  pas  étonnée  quand  il  lui  arriverait  quelque 
accident  grave. 

Cependant  Valentine,  dans  une  espèce  d'exaltation  dont 
elle  ne  se  rendait  pas  compte,  avait  traversé  la  chambre 
d'Edouard  sans  répondre  à  je  ne  sais  quelle  méchanceté 
de  l'enfant,  et  par  chez  elle  avait  atteint  le  petit  escalier. 
Elle  en  avait  franchi  tous  les  degrés,  moins  les  trois  der- 
niers ;  elle  entendait  déjà  la  voix  de  Morrel,  lorsque  tout 
à  coup  un  nuage  passa  devant  ses  yeux,  son  pied  roidi 
manqua  la  marche,  ses  mains  n'eurent  plus  de  force  pour 
la  retenir  à  la  rampe,  et,  froissant  la  cloison,  elle  roula 
du  haut  des  trois  derniers  degrés  plutôt  qu'elle  ne  les 
descendit. 

Morrel  ne  fit  qu'un  bond;  il  ouvrit  la  porte,  et  trouva 
Valentine  étendue  sur  le  palier. 

Rapide  comme  l'éclair,  Il  Tenleva  entre  ses  bras  et 
l'assit  dans  un  fauteuil. 

Valentine  rouvrit  les  yeux. 

—  Oh  !  maladroite  que  je  suis ,  dit-elle  avec  une  fié- 
vreuse volubilité;  je  ne  sais  donc  plus  me  tenir  !  j'oublie 
qu'il  y  a  trois  marches  avant  le  palier  ! 

—  Vous  vous  t'Ics  blessée  peut-être, Valentine?  s'écria 
Morrel.  Oh!  mon  Dieu!  mon  Dieu  ! 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  231 

Valentinc  regarda  autour  d'elle  :  elle  vit  le  plus  pro- 
fond elfroi  peint  dans  les  yeux  de  Noirtier. 

—  Rassure-loi,  bon  père,  dit-elle  en  essayant  de  sou- 
rire; ce  n'est  rien,  ce  n'est  rien...  la  tc(e  m'a  tourne, 
voilà  tout. 

—  Encore  un  étourdissement!  ditMorrel  joignant  les 
mains.  Oh!  faites-y  attention,  Valentine,  je  vous  supplie. 

—  Mais  non,  dit  Valentine,  mais  non,  je  vous  dis  que 
tout  est  passé  et  que  ce  n'était  rien.  Maintenant,  laissez- 
moi  vous  apprendre  une  nouvelle  :  dans  huit  jours,  Eu- 
génie se  marie,  et  dans  trois  jours  il  y  a  une  espèce  de 
grand  festin,  un  repas  de  fiançailles.  Nous  sommes  tous 
invités,  mon  père,  madame  de  \'illefort  et  moi. . .  à  ce  que 
j'ai  cru  comprendre,  du  moins. 

—  Quand  sera-ce  donc  notre  tour  de  nous  occuper  de 
ces  détails  ?  Oh  !  Valentine,  vous  qui  pouvez  tant  de 
choses  sur  notre  bon  papa,  tachez  qu'il  vous  réponde  : 
bientôt! 

—  Ainsi,  demanda  Valentine,  vous  comptez  sur  moi 
pour  stimuler  la  lenteur  et  réveiller  la  mémoire  de  bon 
papa  ? 

—  Oui,  s'écria  Morrel.  Mon  Dieu!  mon  Dieu  !  faites 
vite.  Tant  que  vous  ne  serez  pas  à  moi,  Valentine,  il  me 
semblera  toujours  que  vous  allez  m'échapper. 

—  Oh!  répondit  Valentine  avec  un  mouvement  con- 
vulsif,  oh!  en  vérité,  Maximilien,  vous  êtes  trop  craintif 
pour  un  officier,  pour  un  soldat  qui,  dit-on,  n'a  jamais 
connu  la  peur.  Ha!  ha!  ha! 

Et  elle  éclata  d'un  rire  strident  et  douloureux;  ses  bras 
seroidirent  et  se  tournèrent,  sa  tète  se  renversa  sur  son 
fauteuil,  et  elle  demeura  sans  mouvement. 

Le  cri  de  terreur  que  Dieu  enchaînait  aux  lèvres  de 
Noirtier  jaillit  de  son  regard. 


232  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Monel  comprit;  il  s'agissait  d'appeler  du  secours. 

Le  jeune  homme  se  pendit  à  la  sonnette;  la  femme  de 
chambre  qui  était  dans  l'appartement  de  Valentine  et  le 
domestique  qui  avait  remplacé  Barrois  accoururent  si- 
multanément. 

Valentine  était  si  pâle,  si  froide,  si  inanimée,  que,  sans 
écouter  ce  qu'on  leur  disait,  la  peur  qui  veillaitsans  cesse 
dans  cette  maison  maudite  les  prit,  et  qu'ils  s'élancèrent 
par  les  corridors  en  criant  au  secours. 

Madame  Danglars  et  Eugénie  sortaient  en  ce  moment 
même  ;  elles  purent  encore  apprendre  la  cause  de  toute 
cette  rumeur. 

—  Je  vous  l'avais  bien  dit  !  s'écria  madame  de  Ville- 
fort,  pauvre  petite  ! 


XVII 

lAiVEU. 


Au  même  instant,  on  entendit  la  voix  de  M.  de  Ville- 
lort,  qui  de  son  cabinet  criait  : 

—  Qu'ya-t-il? 

Morrel  consulta  du  regard  Noirtior,  qui  venait  de  re- 
prendre tout  son  sang-froid,  et  qui  d'un  coup  d'œil  lui 
indiqua  le  cabinet  où  déjà  une  fois,  dans  une  circon- 
stance à  peu  près  pareille,  il  s'était  réfugié. 

Il  n'eut  que  le  temps  de  prendre  son  chapeau  et  de  s'y 
jeter  tout  haletant.  On  entendait  les  pas  du  procureur  du 
roi  dans  le  corridor. 

Villefort  se  précipita  dans  la  chambre,  courut  à  Valen- 
tine et  la  prit  entre  ses  bras. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  233 

—  Un  médecin  !  un  médecin!...  M.  d'Avrigny!  cria 
Villefort,  ou  plutôt  j'y  vais  moi-même. 

Et  il  s'élança  hors  de  l'appartement. 

Par  l'autre  porte  s'élançait  Morrel. 

Il  venait  d'être  frappé. au  cœur  par  un  épouvantable 
souvenir  ;  cette  conversation  entre  Villefort  et  le  docteur, 
qu'il  avait  entendue  la  nuit  où  mourut  madame  de  Saint- 
Méran,  lui  revenait  à  la  mémoire  ;  ces  symptômes,  por- 
tés à  un  degré  moins  effrayant,  étaient  les  mêmes  qui 
avaient  précédé  la  mort  de  Barrois. 

En  même  temps  il  lui  avait  semblé  entendre  bruire  à 
son  oreille  cette  voix  de  Monte-Cristo,  qui  lui  avait  dit,  il 
y  avait  deux  heures  à  peine  : 

—  De  quelque  chose  que  vous  ayez  besoin,  Mo-rrel, 
venez  à  moi,  je  peux  beaucoup. 

Plus  rapide  que  la  pensée,  il  s'élança  donc  du  fau- 
bourg Saint-Honoré  dans  la  rue  Matignon,  et  de  la  rue 
Matignon  dans  l'avenue  des  Champs-Elysées. 

Pendant  ce  temps,  M.  de  Villefort  arrivait,  dans  un  ca- 
briolet de  place,  à  la  porte  de  M.  d'Avrigny;  il  sonna  avec 
tant  de  violence,  que  le  concierge  vint  ouvrir  d'un  air 
efirayé.  Villefort  s'élança  dans  l'escalier  sans  avoir  la 
force  de  rien  dire.  Le  concierge  leconnaissait.et  le  laissa 
passer  en  criant  seulement  : 

—  Dans  son  cabinet  !  M.  le  procureur  du  roi,  dans 
son  cabinet! 

Villefort  en  poussait  déjà  ou  plutôt  en  enfonçait  la 
porte. 

—  Ah  !  dit  le  docteur,  c'est  vous  ! 

—  Oui,  dit  Villefort  en- refermant  Ja  porte  derrière 
lui  ;  oui,  docteur,  c'est  moi  qui  viens  vous  demander  à 
mon  tour  si  nous  sommes  bien  seuls.  Docteur,  ma  mai- 
son est  une  maison  maudite  ' 


23i  LE  COMTE  DE  MONTE-CKISTO. 

—  Quoi  !  dit  celui-ci  froidement  en  apparence,  riKiis 
avec  une  profonde  émotion  intérieure,  avee-vous  encore 
quelque  malade? 

—  Oui,  docteur!  s  écria  Villefort  en  saisissant  d'une 
main  convulsive  une  poignée  dfi  cheveux,  oui  ! 

Le  regard  de  d'Avrigny  signifia  : 

—  Je  vous  l'avais  prédit. 

Puis  ses  lèvres  accentuèrent  lentement  ces  mots  : 

—  Qui  va  donc  mourir  chez  vous,  et  quelle  nouvelle 
victime  va  nous  accuser  de  faiblesse  devant  Dieu? 

Un  sanglot  douloureux  jaillit  du  cœur  de  Villefort  ;  il 
s'approcha  du  médecin,  et  lui  saisissant  le  bras  : 

—  Valenlineî  dit-il,  c'est  le  tour  de  Valenline  ! 

—  Votre  fille!  s'écria  d'Avrigny,  saisi  de  douleur  et 
de  surprise. 

—  Vous  voyez  que  vous  vous  trompiez,  murmura  le 
magistrat;  venez  lavoir,  et  sur  son  lit  de  douleur  deman- 
dez-lui pardon  de  l'avoir  soupçonnée. 

—  Chaque  fois  que  vous  m'avez  prévenu,  dit  M.  d'A- 
vrigny, il  était  trop  tard  :  n'importe,  j'y  vais;  mais  hâ- 
tons-nous, monsieur,  avec  les  ennemis  qui  frappent  chez 
vous  il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre. 

—  Oh  !  cette  fois,  docteur,  vous  ne  me  reprocherez 
plus  ma  faiblesse.  Celte  fois,  je  connaîtrai  l'assassin  et  je 
frapperai. 

—  Essayons  de  sauver  la  victime  avant  de  penser  à  la 
venger,  dit  d'Avrigny,  Venez. 

Et  le  cabriolet  qui  avait  amené  Villefort  le  ramena  au 
grand  trot,  accompagné  de  d'Avrigny,  au  moment  même 
où,  de  son  côté,  Morrcl  frappait  à  la  porte  de  Monte- 
Cristo. 

Le  comte  était  dans  son  cabinet,  et,  fort  soucieux, 
lisait  un  mol  que  Bertuccio  venait  de  lui  envoyer  à  lu  hàle. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  235 

En  enleiulant  annoncer  Morrel,  qui  le  quittait  il  y  avait 
deux  heures  à  peine,  le  comte  releva  la  tête. 

Pour  lui,  comme  pour  le  comte,  il  s'était  sans  doute 
passé  bien  des  choses  pendant  ces  deux  heures,  car  le 
jeune  homme,  qui  l'avait  quitté  le  sourire  sur  les  lèvres, 
revenait  le  visage  bouleversé. 

Il  se  leva  et  s'élança  au-devant  de  Morrel, 

—  Qu'y  a-t-il  donc,  Maximilien?  lui  demanda-t-il  ; 
vous  êtes  pâle,  et  votre  Iront  ruisselle  de  sueur. 

Morrel  tomba  sur  un  fauteuil  plutôt  qu'il  ne  s'assit. 

—  Oui,  dit-il,  je  suis  venu  vite,  j'avais  besoin  de  vous 
parler. 

—  Tout  le  monde  se  porte  bien  dans  votre  famille?  de- 
manda le  comte  avec  un  ton  de  bienveillance  affectueuse 
à  la  sincérité  de  laquelle  personne  ne  se  fut  trompé. 

—  Merci,  comte,  merci,  dit  le  jeune  homme  visible- 
ment embarrassé  pour  commencer  l'entretien  ;  oui,  dans 
ma  famille  tout  le  monde  se  porte  bien. 

—  Tant  mieux  ;  cependant  vous  avez  quelque  chose  à 
me  dire?  reprit  le  comte,  de  plus  en  plus  inquiet. 

—  Oui,  dit  Morrel,  c'est  vrai  ;  je  viens  de  sortir  d'une 
maison  où  la  mort  venait  d'entrer,  pour  accourir  à  vous. 

—  Sortez-vous  donc  de  chez  M.  de  Morcerf?  demanda 
Monte-Cristo. 

—  Non,  dit  Morrel  ;  quelqu'un  est-il  mort  chez  M.  de 
Morcerf? 

—  Le  général  vient  de  se  brider  la  cervelle,  répondit 
Monte-Cristo. 

—  Oh!  l'affreux  malheur!  s'écria  Maximilien. 

—  Pas  pour  la  comtesse,  pas  pour  Albert,  dit  Monte- 
Cristo  ;  mieux  vaut  un  père  et  un  époux  mort  qu'un  père 
et  un  époux  déshonoré  ;  le  sang  lavera  la  honte. 


236  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Pauvre  comtesse!  dit  Maximilien,  c'est  elle  que  je 
plains  surtout,  une  si  noble  femme  ! 

—  Plaignez  aussi  Albert,  Maximilien  ;  car,  croyez-le, 
c'est  le  digne  fils  de  la  comtesse.  Mais  revenons  à  vous  : 
vous  accouriez  vers  moi,  m'avez-vous  dit;  aurais-je  le 
bonheur  que  vous  eussiez  besoin  de  moi  ? 

—  Oui,  j'ai  besoin  de  vous,  c'est  à  dire  que  j'ai  cru 
comme  un  insensé  que  vous  pouviez  me  porter  secours 
dans  une  circonstance  où  Dieu  seul  peut  me  secourir. 

—  Dites  toujours,  répondit  Monte-Cristo. 

—  Oh!  dit  Morrel,  jene  sais  en  vérité  s'il  m'est  permis 
de  révéler  un  pareil  secret  à  des  oreilles  humaines;  mais 
la  fatalité  m'y  pousse,  la  nécessité  m'y  contraint,  comte. 

Morrel  s'arrêta  hésitant. 

—  Croyez-vous  que  je  vous  aime?  dit  Monte-Cristo 
prenant  affectueusement  lamain  du  jeune  hommeentre 
les  siennes. 

—  Oh!  tenez,  vous  m'encouragez,  et  puisquelque  chose 
me  dit  là  (Morrel  posa  la  main  sur  son  cœur)  que  je  ne 
dois  pas  avoir  de  secret  pour  vous. 

—  Vous  avez  raison,  Morrel,  c'est  Dieu  qui  parle  à 
votre  cœur,  et  c'est  votre  cœur  qui  vous  parle.  Redites- 
moi  ce  que  vous  dit  votre  cœur.  -: 

—  Comte,  voulez-vous  me  permettre  d'envoyer  Bap- 
tistin  demander  de  votre  part  des  nouvelles  de  quelqu'un 
que  vous  connaissez  ? 

—  Je  me  suis  misa  votre  disposition,  à  plus  forte  rai- 
son j'y  mets  mes  domestiques. 

—  Oh!  c'est  que  je  ne  vivrai  pas,  tant  que  je  n'aurai 
pas  la  certitude  qu'elle  va  mieux. 

—  Voulez-vous  que  je  sonne  Baptistin? 

—  Non,  je  vais  lui  parler  moi-même. 

Morrel  sortit,  appela  Baptistin  et  lui  dit  quelques 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  237 

mots  tout  bas.  Le  valet  de  chambre  partit  tout  courant. 

—  Eh  bien!  est-ce  fait?  demanda  Monte-Cristo  en 
voyant  reparaître  Morrel. 

—  Oui,  et  je  vais  être  un  peu  plus  tranquille. 

—  Vous  savez  que  j'attends,  dit  Monte-Cristo  souriant. 

—  Oui,  et  moi  je  parle.  Ecoutez,  un  soir  je  me  trouvais 
dans  un  jardin  ;  j'étais  caché  par  un  massif  d'arbres,  nul 
ne  se  doutait  que  je  pouvais  être  là.  Deux  personnes  pas- 
sèrent près  de  moi  ;  permettez  que  je  taise  provisoiremen  t 
leurs  noms  ;  elles  causaient  à  voix  basse,  et  cependant 
j'avais  un  tel  intérêt  à  entendre  leurs  paroles  que  je  ne 
perdais  pas  un  mot  de  ce  qu'elles  disaient. 

—  Cela  s'annonce  lugubrement,  si  j'en  crois  votre 
pâleur  et  votre  frisson,  Morrel. 

—  Oh  oui  !  bien  lugubrement,  mon  ami  !  Il  venait  de 
mourir  quelqu'un  chez  le  maître  du  jardin  oîi  je  me 
trouvais  ;  l'une  des  deux  personnes  dont  j'entendais  la 
conversation  était  le  maître  de  ce  jardin,  et  l'autre  était  le 
médecin.  Or,  le  premier  confiait  au  second  ses  craintes 
et  ses  douleurs  ;  car  c'était  la  seconde  fois  depuis  un 
mois  que  la  mort  s'abattait,  rapide  et  imprévue»  sur  cette 
maison,  qu'on  croirait  désignée  par  quelque  ange  exter- 
minateur à  la  colère  de  Dieu. 

—  Ah!  ah  !  dit  Monte-Cristo  en  regardant  fixement  le 
jeune  homme,  et  en  tournant  son  fauteuil  par  un  mou- 
vement imperceptible  de  manière  à  se  i)lacer  dans  l'om- 
bre, tandis  que  le  jour  frappait  le  visage  de  Maximilien. 

—  Oui,  continua  celui-ci,  la  mort  était  entrée  deux  fois 
dans  cette  maison  en  un  mois. 

—  Et  que  répondait  le  docteur?  demanda  Monte- 
Cristo. 

Il  répondait...  il  répondait  que  cette  mort  n'était 
point  naturelle,  et  qu'il  fallait  l'attribuer... 


238  LE  COMTE  DE  MONTE-f.RISTO. 

—  A  quoi? 

—  Au  poison  ! 

—  Vraiment!  dit  Monte-Crislo  avec  celte  toux  légère 
qui,  dans  les  moments  de  supirme  émotion,  lui  servait 
à  déguiser  soit  sa  rougeur,  soit  sa[)dieur,  soit  l'attention 
même  avec  laquelle  il  écoulait;  vraiment,  Maximilien, 
vous  avez  entendu  de  ces  choses-là? 

—  Oui,  cher  comte,  je  les  ai  entendues,  elle  docteur 
a  ajouté  que  si  pareil  événement  se  renouvelait,  il  se 
croirait  obligé  d'en  appeler  à  la  justice. 

Monte-Cristo  écoutait  ou  paraissait  écouler  avec  le 
plus  grand  calme. 

—  Eh  bien  !  dit  Maximilien,  la  mort  a  frappé  une 
troisième  fois,  et  ni  le  maître  de  la  maison  ni  le  docteur 
n'ont  rien  dit  ;  la  mort  va  frapper  une  quatrième  lois, 
peut-être.  Comte,  à  quoi  croyez-vous  que  la  connais- 
sance de  ce  secret  m'engage  ? 

—  Mon  cher  ami,  dit  Monte-Cristo,  vous  me  paraissez 
conter  làuneaventureque chacun  de  nous  sait  par  cœur. 
La  maison  où  vous  avez  entendu  cela,  je  la  connais,  ou 
tout  au  moins  j'en  connais  une  pareille;  une  maison  où 
il  Y  a  un  jardin,  un  père  de  famille,  un  docteur,  une  mai- 
son où  il  y  a  eu  trois  morts  étranges  et  inattendues.  Eh 
bien!  regardez-moi,  moi  qui  n'ai  point  intercepté  de 
confidence  et  qui  cependant  sais  tout  cela  aussi  bien  que 
vous,  est-ce  que  j'ai  des  scrupules  de  conscience?  Non  ! 
cela  ne  me  regarde  pas,  moi.  Vous  dites  qu'un  ange  ex- 
terminateur semble  désigner  celte  maison  à  la  colère  du 
Seigneur  ;  eh  bien  !  qui  vous  dit  que  votre  supposition 
n'est  pas  une  réaliié?  Ne  voyez  pas  les  choses  que  ne  veu- 
lent pas  voir  ceux  qui  ont  intérêt  à  les  voir.  Si  c'est  la 
justice  et  non  la  colère  de  Dieu  qui  se  promène  dans  celte 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  289 

maison,  Maximilien,  détournez  la  tête  et  laissez  pas- 
ser la  justice  de  Dieu. 

Morrel  frissonna.  Il  y  avait  quelque  chose  à  la  lois  de 
lugubre,  de  solennel  et  de  terrible  dans  l'accenldu  comte. 

— D'ailleurs,  continua-l-ii  avec  un  changement  de  voix 
si  marqué  qu'on  eût  dit  que  ces  dernières  paroles  ne  sor" 
taient  pas  de  la  bouche  du  même  homme;  d'ailleurs, 
qui  vous  dit  que  cela  recommencera? 

—  Cela  recommence,  comte?  s'écria  Morrel,  et  voilà 
pourquoi  j'accours  chez  vous. 

—  Eh  bien!  que  voulez-vous  que  j'y  fasse,  Morrel? 
Voudriez-vous,  par  hasard,  que  je  prévinsse  M.  le  procu- 
reur du  roi? 

Monte-Cristo  articula  ces  dernières  paroles  avec  tant 
de  clarté  et  avec  une  accentuation  si  vibrante,  que  Morrel 
se  levant  tout  à  coup,  s'écria  : 

—  Comte!  comte  !  vous  savez  de  qui  je  veux  parler, 
n'est-ce  pas? 

—  Eh!  parfaitement,  mon  bon  ami,  et  je  vais  vous  le 
prouver  en  mettantles  points  sur  les*,  ou  plutôt  les  noms 
sur  les  hommes.  Vous  vous  êtes  promené  un  soir  dans  le 
jardin  de  M.  de  Villefort;  d'après  ce  que  vous  m'avez  dit, 
je  présume  que  c'est  le  soir  de  la  mort  de  madame  de 
Saint-Méran.  Vous  avez  entendu  M.  de  Villefort  causer 
avec  M.  d'Avrigny  de  la  mort  de  M.  de  Saint-Méran  et  de 
celle  non  moins  étonnante  de  la  marquise.  M.  d'Avrigny 
disait  qu'il  croyait  ù  un  empoisonnement  et  même  à  deux 
empoisouncmcnls;  et  vous  voilà,  vous  honnête  homme  par 
excellence,  vous  voilà  depuis  ce  moment  occupé  à  palper 
votre  cœur,  à  jeter  la  sonde  dans  votre  conscience  pour 
savoir  s'il  faut  révéler  ce  secret  ou  le  taire.  Nous  ne  som- 
mes plus  au  moyen  âge,  cher  ami,  et  il  n'y  a  plus  de 
Sainte-Vehme,  il  n'y  a  plus  de  francs-juges  ;  que  diable 


240  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

allez-vous  demander  à  ces  gens-là?  Conscience,  que  me 
veux-tu?  comme  dit  Sterne.  Eh  !  mon  cher,  laissez-les 
dormir  s'ils  dorment,  laissez-les  pâlir  dans  leurs  insom- 
mies,  s'ils  ont  des  insommies,  et,  pour  l'amour  de  Dieu, 
dormez,  vous  qui  n'avez  pas  de  remords  qui  vous  empê- 
chent de  dormir. 

Une  effroyable  douleur  se  peignit  sur  les  trait  de  Mor- 
rel;  il  saisit  la  main  de  Monte-Cristo. 

—  Mais  cela  recommence  !  vous  dis-je  . 

—  Eh  bien  !  dit  le  comte,  étonné  de  celte  insistance  à 
laquelle  il  ne  comprenait  rien,  et  regardant  Maximilien 
attentivement,  laissez  recommencer  :  c'est  une  famille 
d'Atrides;  Dieu  les  a  condamnes,  et  ils  subiront  la  sen- 
tence; ils  vont  tous  disparaître  comme  <;es  moines  que  les 
enfants  fabriquent  avec  des  cartes  pliées,  et  qui  tombent 
les  uns  après  les  autres  sous  le  souffle  de  leur  créateur, 
y  en  eût-il  deux  cents.  C'était  M.  de  Saint-Méran  il  y  a 
trois  mois  ;  c'était  madame  de  Saint-Méran  il  y  a  deux 
mois;  c'était  Barrois  l'autre  jour;  aujourd'hui  c'est  le 
vieux  Noirtier  ou  la  jeune  Yalentine. 

—  Vous  le  saviez?  s'écria  Morrel  dans  un  tel  pa- 
roxysme de  terreur,'que  Monte-Cristo  tressaillit,  lui  que 
la  chute  du  ciel  eût  trouvé  impassible  ;  vous  le  saviez  et 
vous  ne  disiez  rien  ? 

—  Eh!  que  m'importe!  reprit  Monte-Cristo  en  haus- 
sant les  épaules,  est-ce  que  je  connais  ces  gens-là,  moi, 
et  faut-il  que  je  perde  l'un  pour  sauver  l'autre?  Ma  foi, 
non,  car  entre  le  coupable  et  la  victime,  je  n'ai  pas  de 
préférence. 

—  Mais  moi,  moi  !  s'écria  Morrel  en  hurlant  de  dou- 
leur, moi,  je  l'aime  ! 

—  Vous  aimez,  qui?  s'écria  Monte-Cristo  en  bondis- 


N. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  24  i 

sant  sur  ses  pieds  et  en  saisissant  les  deux  mains  que 
Morrel  élevait,  en  les  tordant,  vers  le  ciel. 

—  J'aime  éperdument,  j'aime  en  insensé,  j'aime  en 
homme  qui  donnerait  tout  son  sang  pour  lui  épargner  une 
larme  ;  j'aime  Valentine  de  Yillefort,  qu'on  assassine  en 
ce  moment/entendez-vousbien!  jel'aime,  et  je  demande 
à  Dieu  et  à  vous  comment  je  puis  la  sauver  ! 

Monte-Cristo  poussa  un  cri  sauvage  dont  peuvent  seuls 
se  faire  une  idée  ceux  qui  ont  entendu  le  rugissement  du 
lion  blessé. 

—  Malheureux  !  s'écria-t-il  en  se  tordant  les  mains  à 
son  tour,  malheureux  !  lu  aimes  Valentine  !  tu  aimes 
cette  fdle  d'une  race  maudite  ! 

Jamais  Morrel  n'avait  vu  semblable  expression  ;  jamais 
œil  si  terrible  n'avait  flamboyé  devant  son  visage ,  jamais 
le  génie  de  la  terreur,  qu'il  avait  vu  tant  de  fois  appa- 
raître, soit  sur  les  champs  de  bataille,  soit  dans  les  nuits 
homicides  de  l'Algérie,  n'avait  secoué  autour  de  lui  de 
feux  plus  sinistres. 

Il  recula  épouvanté. 

Quant  à  Monte-Cristo,  après  cet  éclat  et  ce  bruit,  il 
ferma  un  moment  les  yeux,  comme  ébloui  par  des  éclairs 
intérieurs:  pendant  ce  moment,  il  se  recueillit  avec  tant 
de  puissance,  que  l'on  voyait  peu  à  peu  s'apaiser  le  mou- 
vement onduleux  de  sa  poitrine  gonflée  de  tempêtes, 
comme  on  voit  après  la  nuée  se  fondre  sous  le  soleil  les 
vagues  turbulentes  et  écumeuses. 

Ce  silence,  ce  recueillement,  cette  lutte,  durèrentvingt 
secondes  à  peu  près. 

Puis  le  comte  releva  son  front  pâli. 

—  Voyez,  dit-il  d'une  voix  ù  peine  altérée,  voyez,  cher 
ami,  comme  Dieu  sait  punir  de  leur  indifférence  les  hom- 
mes les  plus  fanfarons  et  les  plus  froids  devant  les  terri- 

14 


342  I.K  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

blés  spectacles  qu'il  leur  donne.  Moi  qui  regardais,  as- 
sistant impassible  et  curieux,  moi  qui  regardais  le  dé- 
veloppement de  cette  lugubre  tragédie;  moi  qui,  pareil  au 
mauvais  ango,  riais  du  mal  que  font  les  hommes,  à  l'abri 
derrière  le  secret  (et  le  secret  est  facile  à  garder  pour 
les  riches  et  les  puissants),  voilà  qu'à  mon  tour  je  me 
sens  mordu  par  ce  serpent  dont  je  regardais  la  marche 
tortueuse,  et  mordu  au  cœur! 
Morrel  poussa  un  sourd  gémissement. 

—  Allons,  allons,  continua  le  comte,  assez  de  plaintes 
comme  cela;  soyez  homme,  soyez  fort,  soyez  plein  d'es- 
poir, car  je  suis  là,  car  je  veille  sur  vous. 

Morrel  secoua  tristement  la  tête. 

—  Je  vous  dis  d'espérer!  me  comprenez-vous?  s'écria 
Monte-Cristo.  Sachez  bien  que  jamais  je  ne  mens,  que 
jamais  je  ne  me  trompe.  Il  est  midi,  Maximilien,  rendez 
grâce  au  ciel  de  ce  que  vous  êtes  venu  à  midi  au  lieu  de 
venir  ce  soir,  au  lieu  de  venir  demain  matin.  Écoutez  donc 
ce  que  je  vais  vous  dire,  Morrel  :  il  est  midi  ;  si  Yalen- 
tine  n'est  pas  morte  à  cette  heure,  elle  ne  mourra  pas. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  s'écria  Morrel,  moi  qui 
l'ai  laissée  mourante  ! 

Monte-Cristo  appuya  une  main  sur  son  front. 

Que  se  passa-t-il  dans  cette  tête  si  lourde  d'effrayants 
secrets?  Que  dit  à  cet  esprit,  implacable  et  humain  à  la 
fois,  l'ange  lumineux  ou  l'ange  des  ténèbres? 

Dieu  seul  le  sait! 

Monte-Cristo  releva  le  front  encore  une  fois,  et  cette 
fois  il  était  calme  comme  l'enfant  qui  se  réveille. 

—  Maximilien,  dit-il,  retournez  tranquillement  chez 
vous  ;  je  vous  commande  de  ne  pas  faire  un  pas,  de  ne  pas 
tenter  une  démarche,  de  ne  pas  laisser  flotter  sur  votre 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  243 

visage  Tombre  d'une  préoccupation  ;  je  vous  donnerai  des 
nouvelles;  allez. 

—  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  dit  Morrel,  vous  m'épou- 
vantez, comte,  avec  ce  sang-froid.  Pouvez-vous  donc 
quelque  chose  contre  la  mort?  Êtes-vous  plus  qu'un 
homme?  Ètes-vous  un  ange  ?  Êtes-vous  un  Dieu? 

Et  le  jeune  homme  qu'aucun  danger  n'avait  fait  recu- 
ler d'un  pas,  reculait  devant  Monte-Cristo,  saisi  d'une 
indicible  terreur. 

Mais  Monte-Cristo  le  regarda  avec  un  sourire  à  la  fois 
si  mélancolique  et  si  doux,  que  Maximilien  sentit  les  lar- 
mes poindre  dans  ses  yeux  . 

—  Je  peux  beaucoup,  mon  ami,  répondit  le  comte. 
Allez,  j'ai  besoin  d'être  seul. 

Morrel,  subjugué  par  ce  prodigieux  ascendant  qu'exer- 
çait Monte-Cristo  sur  tout  ce  qui  l'entourait,  n'essaya 
pas  même  de  s'y  soustraire.  Il  serra  la  main  du  comte  et 
sorlit. 

Seulement,  à  la  porte,  il  s'arrêta  pour  attendre  Bap- 
tistin,  qu'il  venait  de  voir  apparaître  au  coin  de  la  rue 
Matignon,  et  qui  revenait  tout  courant. 

Cependant,  Villefort  et  d'Avrigny  avaient  fait  diligence. 
A  leur  retour,  Yalentine  était  encore  évanouie,  et  le 
médecin  avait  examiné  la  malade  avec  le  soin  que  com- 
mandaitla  circonstance  et  avec  une  profondeur  que  dou- 
blait la  connaissance  du  secret. 

Villefort,  suspendu  à  son  regard  et  à  ses  lèvres,  at- 
tendait le  résultat  deTexamen.  Noirticr,  plus  pâle  que  la 
jeune  fille,  plus  avide  d'une  solution  que  Villefort  lui- 
même,  attendait  aussi,  et  tout  en  lui  se  faisait  intelligence 
et  sensibilité. 

Enfin,  d'Avrigny  laissa  échapper  lentement  : 

—  Elle  vit  encore. 


2i4  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO, 

—  Encore!  s'écria  Yillefort;  oh!  docteur,  quel  ter- 
rible mot  vous  avez  prononcé  là  ! 

—  Oui,  (lit  le  médecin,  je  répète  ma  phrase  :  elle  \it 
encore,  et  j'en  suis  bien  surpris. 

—  Mais  elle  est  sauvée  ?  demanda  le  père. 

—  Oui,  puisqu'elle  vit. 

En  ce  moment  le  regard  de  d'Avrigny  rencontra  l'œil 
de  Noirtier,  il  étincelail  d'une  joie  si  extraordinaire, 
d'une  pensée  tellement  riche  et  féconde,  que  le  médecin 
en  l'ut  frappé. 

Il  laissa  retomber  sur  le  fauteuil  la  jeune  fdie,  dont  les 
lèvres  se  dessinaient  à  peine,  tant  pâles  et  blanches  elles 
étaient,  à  l'unisson  du  reste  du  visage,  et  demeura  im- 
mobile, et  regardant  Noirtier,  par  qui  tout  mouvement  du 
docteur  était  attendu  et  commenté. 

—  Monsieur,  dit  alors  d'Avrigny  à  Yillefort,  apjjclez 
la  femme  de  chambre  de  mademoiselle  Valentine,  s'il 
vous  plaît. 

Yillefort  quitta  la  tête  de  sa  lille  qu'il  soutenait,  et  cou- 
rut lui-même  appeler  la  femme  de  chambre. 

Aussitôt  que  Yillefort  eut  refermé  la  porte,  d'Avrigny 
s'approcha  de  Noirtier. 

—  Yous  avez  quelque  chose  à  me  dire?  demanda-t-il. 
Le  vieillard  cligna  expressivement  des  yeux;  c'était, 

on  se  le  rappelle,  le  seul  signe  aflirmatif  qui  fût  à  sa 
disposition. 

—  A  moi  seul? 

—  Oui,  fit  Noirtier. 

—  Bien,  je  demeurerai  avec  vous. 

En  ce  moment  Yillefort  rentra,  suivi  de  la  femme  de 
chambre  ;  derrière  la  femme  de  chambre  marchait  ma- 
dame de  Yillefort. 

—  Mais  qu'a  donc  fait  cette  chère  enfant?  s'écria- 


LK  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  2i5 

t-ellc,ellesorlde  chez  moi,  et  elle  s'est  bien  plainte  d'être 
indisposée,  mais  je  n'avais  pas  cru  que  c'était  sérieux. 

Et  la  jeune  femme,  les  larmes  aux  yeux,  et  avec  toutes 
les  marques  d'affection  d'une  véritable  mère,  s'appro- 
cha de  Valenline,  dont  elle  prit  la  main. 

D'Avrigny  continua  de  regarder  Noirtier,  il  vit  les  yeux 
du  vieillard  se  dilater  et  s'arrondir,  ses  joues  blêmir  et 
trembler  ;  la  sueur  perla  sur  son  front. 

—  Ah!  fll-il  involontairement,  en  suivant  la  direction 
du  regard  de  Noirtier,  c'est  à  dire  on  fixant  ses  yeux  sur 
madame  deYillefort,qui  répétait  : 

— Cette  pauvre  enfant  sera  mieux  dans  son  lit.  Venez, 
Fanny,  nous  la  coucherons. 

M.  d'Avrigny,  qui  voyait  dans  celte  proposition  un 
moyen  de  rester  seul  avec  Noirtier,  fit  signe  de  la  tête 
que  c'était  éfl'eclivement  ce  qu  il  y  avait  de  mieux  à  faire, 
mais  il  défendit  qu'elle  prît  rien  au  monde  que  ce  qu'il 
ordonnerait. 

On  emporta  Valentine,  qui  était  revenue  à  la  connais- 
sance, mais  qui  était  incapable  d'agir  et  presque  de  par- 
ler, tant  ses membresétaient  brisés  par  lasecousse qu'elle 
venait  d'éprouver. 

Cependant  elle  eut  la  force  de  saluer  d'un  coup  d'œil 
son  grand-père,  dont  il  soinblail  qu'on  arrachât  l'àmc  eu 
l'emportant. 

D'Avrigny  suivit  la  malade,  termina  ses  prescriptions, 
ordonna  à  Villefort  de  prendre  un  cabriolet,  d'aller  en 
personne  chez  le  pharmacien  faire  préparer  devant  lui 
les  potions  ordonnées,  de  les  rapporter  lui-même  et  de 
l'attendre  dans  la  chambre  de  sa  lilie. 

Puis  après  avoir  renouvelé  Finjonction  de  no  rien  lais- 
ser prendre  à  Valenliiio,  il  redescendit  chez  Noirtier,  fer- 


2i6  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

ma  soigneusement  les  portes,  et  après  s'être  assuré  que 
personne  n'écoutait  : 

—  Voyons,  dit-il,  vous  savez  quelque  chose  sur  celle 
maladie  de  votre  lille? 

—  Oui,  fit  le  vieillard. 

— Ecoutez,  nous  n'avons  pas  de  temps  à  perdre,  je  vais 
vous  interroger  et  vous  me  répondrez. 

Noirtier  fit  signe  qu'il  était  prêt  à  répondre. 

—  Avez-vous  prévu  l'accident  qui  est  arrivé  aujour- 
d'hui à  Valentine? 

—  Oui. 

D'Avrigny  réfléchit  un  instant  ;  puis  se  rapprochant 
de  Noirtier  : 

—  Pardonnez-moi  ce  que  je  vais  vous  dire,ajouta-t-il, 
mais  nul  indice  ne  doit  être  négligé  dans  la  situation  ter- 
rible où  nous  sommes.  Vous  avez  vu  mourir  le  pauvre 
Barrois  ? 

Noirtier  leva  les  yeux  au  ciel. 
— Savez-vous  de  quoi  il  est  morl?  demanda  d'Avrigny 
en  posant  sa  main  sur  l'épaule  de  Noirtier. 

—  Oui,  répondit  le  vieillard. 

— Pensez-vous  que  sa  mort  ait  été  naturelle? 
Quelque  rhose  comme  un  sourire  s'esquissa  sur  les 
lèvres  inertes  de  Noirtier. 

—  Alors  l'idée  que  Barrois  avait  été  empoisonné 
vous  est  venue  ? 

—  Oui. 

—  Croyez-vous  que  ce  poison  dont  il  a  été  viclime  lui 
ait  été  destiné? 

—  Non. 

—  Maintenant  pensez-vous  que  ce  soit  la  même  main 
qui  a  frappé  Barrois,  en  voulant  frapper  un  autre,  qui 
frappe  aujourd'hui  Valentine? 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  247 

—  Oui. 

—  Elle  va  donc  succomber  aussi  ?  demanda  d'Avrigny 
en  fixant  son  regard  profond  sur  Noirtier. 

Et  il  attendit  l'effet  de  cette  phrase  sur  le  vieillard. 

—  Non,  répondit-il  avec  un  air  de  triomphe  qui  eût 
pu  dérouter  toutes  les  conjectures  du  plus  habile  devin. 

—  Alors  vous  espérez  ?  dit  d'Avrigny  avec  surprise. 

—  Oui. 

—  Qu'espérez-vous? 

Le  vieillard  fit  comprendre  des  yeux  qu'il  ne  pouvait 
répondre. 

—  Ah!  oui,  c'est  vrai,  murmura  d'Avrigny. 
Puis  revenant  à  Noirtier  : 

—  Vous  espérez,  dit-il,  que  l'assassin  se  lassera  ? 

—  Non. 

—  Alors,  vous  espérez  que  le  poison  sera  sans  effet  sur 
Valentine? 

—  Oui. 

—  Car  je  ne  vous  apprends  rien,  n'est-ce  pas,  ajouta 
d'Avrigny,  en  vous  disant  qu'on  vient  d'essayerde  l'em- 
poisonner ? 

Le  vieillard  fit  signe  des  yeux  qu'il  ne  conservait  au- 
cun doute  à  ce  sujet. 

—  Alors,  comment  espérez-vous  que  Valentine  échap- 
pera? 

Noirtier  tint  avec  obstination  ses  yeux  fixés  du  même 
côté  ;  d'Avrigny  suivit  la  direction  de  ses  yeux,  et  vit 
qu'ils  étaient  attachés  sur  une  bouteille  contenant  la  po- 
tion qu'on  lui  apportait  tous  les  malins. 

—  Ah  !  ah  !  dit  d'Avrigny,  frappé  d'une  idée  subite, 
auriez-vous eu  l'idée... 

Noirtier  ne  le  laissa  point  achever. 

—  Oui,  fit-il. 


248  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  De  la  prémunir  contre  le  poison... 

—  Oui. 

—  En  riiabituant  peu  à  peu... 

—  Oui,  oui,  oui,  fit  Noirtier,  enchanté  d'être  compris. 

—  En  elfet,  vous  m'avez  entendu  dire  qu'il  entrait  de 
la  bruccine  dans  les  potions  que  je  vous  donne? 

—  Oui. 

—  Et  en  l'accoutumant  à  ce  poison,  vous  avez  voulu 
neutraliser  les  effets  d'un  poison? 

Même  joie  triomphante  de  Noirtier. 

—  Et  vous  y  êtes  parvenu  en  effet  !  s'écria  d'Avrigny. 
Sanscette  précaution,  Valentine  était  tuée  aujourd'hui, 
tuée  sans  secours  possible,  tuée  sans  miséricorde;  la  se- 
cousse a  été  si  violente  ,  mais  elle  n'a  été  qu'ébranlée, 
et  cette  fois  du  moins  Valentine  ne  mourra  pas. 

Une  joie  surhumaine  épanouissait  les  yeux  du  vieillard, 
levés  au  ciel  avec  une  expression  de  reconnaissance  infinie- 
En  ce  moment  Villefort  rentra. 

—  Tenez,  docteur,  dit-il,  voici  ce  que  vous  avez  de- 
mandé. 

—  Cette  potion  a  été  préparée  devant  vous? 

—  Oui,  répondit  le  procureur  du  roi. 

—  Elle  n'est  pas  sortie  de  vos  mains? 

—  Non. 

D'Avrigny  prit  la  bouteille,  versa  quelques  gouttes  du 
breuvage  qu'elle  contenait  dans  le  creux  de  sa  main  et 
les  avala. 

—  lîien,  dit-il,  montons  chez  Valentine,  j'y  donnerai 
mes  instructions  à  tout  le  monde,  et  vous  veillerez  vous- 
même,  monsieur  de  Villefort,  à  ce  que  personne  ne  s'en 
écarte. 

Au  moment  où  d'Avrigny  rentrait  dans  la  chambre  de 
Valentine,  accompRgné  de  Villefort,  un  prêtre  italicu. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  2i9 

à  la  démarche  sévère,  aux  paroles  calmes  et  décidées, 
louait  pour  son  usage  la  maison  attenante  à  l'hôtel  ha- 
bité par  M.  de  Villefort. 

On  ne  put  savoiren  vertu  de  quelle  transaction  les  trois 
locataires  de  cette  maison  déménagèrent  deux  heures 
après  :  mais  le  bruit  qui  courut  généralement  dans  le 
quartier  fut  que  la  maison  n'était  pas  solidement  assise 
sur  ses  fondations  et  menaçait  ruine,  ce  qui  n'empêchait 
point  le  nouveau  locataire  de  s'y  établir  avec  son  mo- 
deste mobilier  le  jour  même,  vers  les  cinq  heures. 

Ce  bail  fut  fait  pour  trois,  six  ou  neuf  ans  par  le  nou- 
veau locataire,  qui,  selon  l'habitude  établie  par  les  pro- 
priétaires, paya  six  mois  d'avance  ;  ce  nouveau  loca- 
taire, qui,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  était  Italien,  s'ap- 
pelait il  Signer  Giacomo  Busoni. 

Des  ouvriers  furent  immédiatement  appelés,  et  la  nuit 
même  les  rares  passants  attaidés  au  haut  du  foubourg 
voyaient  avec  surprise  les  charpentiers  et  les  maçons 
occupés  à  reprendre  en  sous-œuvre  la  maison  chance- 
lante. 


XVIll 


LE    PLUE    ET    LA    FILLE. 

Nous  avons  vu,  dans  le  chapitre  précédent,  madame 
Danglars  venir  annoncer  officiellement  à  madame  de 
Villefort  le  prochain  mariage  do  mademoiselle  Eugénie 
Danglars  avec  M.  Andréa  Cavalcanli. 

Cette  annonce  officielle,  qui  indiquait  ou  semblait  in- 
diquer une  résolution  prise  par  tous  les  intéressés  à  celte 
grande  alïaire,  avait  cependant  été  précédée  d'une  scène 
dont  nous  devons  compte  à  nos  lecteurs. 


260  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

Nous  les  prions  donc  de  faire  un  pas  en  arrière  et  de 
se  transporter,  le  matin  môme  de  celte  journée  aux 
grandes  catastrophes,  dans  ce  beau  salon  si  bien  doré 
que  nous  leur  avons  fait  connaître,  et  qui  faisait  l'orgueil 
de  son  propriétaire,  M.  le  baron  Danglars. 

Dans  ce  salon  en  effet,  vers  les  dix  heures  du  matin, 
se  promenait  depuis  quelques  minutes,  tout  pensif  et  vi- 
siblement inquiet,  le  baron  lui-même,  regardant  à  cha- 
que porte  et  s'arretant  à  chaque  bruit. 

Lorsque  sa  somme  de  patience  fut  épuisée,  il  appela 
le  valet  de  chambre. 

—  Etienne,  luidit-il,  voyez  donc  pourquoi  mademoi- 
selle Eugénie  m'a  prié  de  Tatlendre  au  salon,  et  infor- 
mez-vous pourquoi  elle  m'y  fait  attendre  si  longtemps. 

Cette  bouffée  de  mauvaise  humeur  exhalée,  le  baron 
reprit  un  peu  de  calme. 

En  effet,  mademoiselle  Danglars,  après  son  réveil, 
avait  fait  demander  une  audience  à  son  père,  et  avait 
désigné  le  salon  doré  comme  le  lieu  de  cette  audience. 
La  singularité  de  cette  démarche,  son  caractère  ofliciel 
surtout,  n'avaient  pas  médiocrement  surpris  le  banquier, 
qui  avait  immédiatement  obtempéré  au  désir  de  sa  (ille 
en  se  rendant  le  premier  au  salon. 

Etienne  revint  bientôt  de  son  ambassade. 

—  La  femme  de  chambre  de  mademoiselle,  dit-il, 
m'a  annoncé  que  mademoiselle  achevait  sa  toilette  et  ne 
tarderait  pas  à  venir. 

Danglars  fit  un  signe  de  tête  indiquant  qu'il  était  sa- 
tisfait. Danglars,  vis-à-vis  du  monde  et  même  vis-à-vis 
de  ses  gens,  affectait  le  bonhomme  et  le  père  faible  :  c'é- 
tait une  face  du  rôle  qu'il  s'était  imposé  dans  la  comédie 
populaire  qu'il  jouait  :  c'était  une  physionomie  qu'il 
avait  adoptée  et  qui  lui  semblait  convenir,  comme  iUon- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRÎSTO.  251 

venaitaux  profils  droils  des  masques  des  pères  du  lliéàtre 
antique  d'avoir  la  lèvre  retroussée  et  riante,  tandis  que 
le  côté  gauche  avait  la  lèvre  abaissée  et  pleurnicheuse. 

Hâtons-nous  de  dire  que,  dans  l'intimilé,  la  lèvre  re- 
troussée et  riante  descendait  au  niveau  de  la  lèvre  abais- 
sée et  pleurnicheuse  ;  de  sorte  que,  pour  la  plupart  du 
temps,  le  bonhomme  disparaissait  pour  faire  place  au 
mari  brutal  et  au  père  absolu. 

—  Pourquoi  diable  cette  folle,  qui  veut  me  parler  à 
ce  qu'elle  prétend  ,  murmurait  Danglars ,  ne  vient- 
elle  pas  simplement  dans  mon  cabinet,  pensait-il  ;  et 
pourquoi  veut-elle  me  parler? 

Il  roulait  pour  la  vingtième  fois  cette  pensée  inquié- 
tante dans  son  cerveau ,  lorsque  la  porte  s'ouvrit  et 
qu'Eugénie  parut,  vêtue  d'une  robe  de  satin  noir  bro- 
chée de  fleurs  mates  de  la  même  couleur,  coiffée  en  che- 
veux et  gantée,  comme  s'il  se  fût  agi  d'aller  s'asseoir 
dans  son  fauteuil  du  Théâtre-Italien. 

—  Eh  bien ,  Eugénie,  qu'y  a-t-il  donc?  s'écria  le  père, 
et  pourquoi  le  salon  solennel,  tandis  qu'on  est  si  bien 
dans  mon  cabinet  particulier  ? 

—  Vous  avez  parfaitement  raison,  monsieur,  répondit 
Eugénie  en  faisant  signe  à  son  père  qu'il  pouvait  s'as- 
seoir, et  vous  venez  de  poser  là  deux  questions  qui  résu- 
ment d'avance  toute  la  conversation  que  nous  allons 
avoir.  Je  vais  donc  répondre  à  toutes  deux  ;  et,  contre  les 
lois  de  l'habitude,  à  la  seconde  d'abord,  comme  étant  la 
moins  complexe.  J'ai  choisi  le  salon,  monsieur,  pour 
lieu  de  rendez-vous  afin  d'éviter  les  impressions  dés- 
agréables et  les  influences  du  cabinet  d'un  banquier.  Ce 
livres  de  caisse,  si  bien  dorés  qu'ils  soient,  ces  tiroirs 
fermés  comme  des  portes  de  forteresses,  ces  masses  de 
billets  de  banque  qui  viennent  on  ne  sait  d'où,  et  ces 


252  LK  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

quantités  (le  lettres  qui  viennent  d'Angleterre,  de  Hol- 
lande, d'Espagne,  des  Indes,  de  la  Chine  et  du  Pérou, 
agissent  en  général  étrangement  sur  l'esprit  d'un  père  et 
lui  font  oublier  qu'il  est  dans  le  monde  un  intérêt  plus 
grand  et  plus  sacré  que  celui  de  la  position  sociale  et  de 
l'opinion  de  ses  commettants.  J'ai  donc  choisi  ce  salon 
où  vous  voyez,  souriant  et  heureux,  dans  leurs  cadres  ma- 
gnifiques, votre  portrait,  le  mien,  celui  de  ma  mère  et 
toutes  sortes  de  paysages  pastoraux  ctde  bergeries  atten- 
drissantes. Je  me  fie  beaucoup  à  la  puissance  des  im- 
pressions extérieures.  Peut-être,  vis-à-vis  de  vous  sur- 
tout, estce  une  erreur;  mais,  que  voulez-vous  !  je  ne  serais 
pas  artiste  s'il  ne  me  restait  pas  quelques  illusions. 

—  Très  bien,  répondit  M.  Danglars,  qui  avait  écouté 
la  tirade  avec  un  imperturbable  sang-froid,  mais  sans  en 
comprendre  une  parole,  absorbé  qu'il  était,  comme  tout 
homme  plein  d'arrière-pensées,  à  chercher  le  fil  de  sa 
propre  idée  dans  les  idées  de  l'interlocuteur. 

—  Voilà  donc  le  second  point  éclairci  ou  à  peu  près  , 
dit  Eugénie  sans  le  moindre  trouble  et  avec  cet  aplomb 
tout  masculin  qui  caractérisait  son  geste  et  sa  parole,  et 
vous  me  paraissez  satisfait  de  l'explication.  Maintenant 
revenons  au  premier.  Vous  me  demandiez  pourquoi  j'a- 
vais sollicité  cette  audience  ;  je  vais  vous  le  dire  en  deux 
mots,  monsieur  ;  le  voici.  Je  ne  veux  pas  épouser  M.  le 
comte  Andréa  Cavalcanti. 

Danglars  fil  un  bond  sur  son  fauteuil,  et,  de  la  se- 
cousse, leva  à  la  fois  les  yeux  et  les  bras  au  ciel. 

—  Mon  Dieu,  oui,  monsieur,  continua  Eugénie,  tou- 
jours aussi  calme.  Vous  êtes  étonné,  je  le  vois  bien,  car 
depuis  que  toute  cette  petite  affaire  est  en  train,  je  n'ai 
point  manifesté  la  plus  petite  opposition,  certaine  que 
je  suis  toujours,  le  moment  venU;  d'opposer  franchement 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  253 

aux  gens  qui  ne  m'ont  point  consultée  et  aux  choses  qui 
me  déplaisent  une  volonté  franche  et  absolue.  Cepen- 
dant cette  fois,  cette  tranquillité,  cette  passivité,  comme 
disent  les  philosophes,  venait  d'une  autre  source  ;  elle 
venait  de  ce  que,  fille  soumise  et  dévouée...  (un  léger 
sourire  se  dessina  sur  les  lèvres  empourprées  de  la  jeune 
lille),  je  m'essayais  à  l'obéissance. 

—  Eh  bien  !  demanda  Danglars. 

—  Eh  bien  ,  monsieur,  reprit  Eugénie,  j'ai  essayé 
jusqu'au  bout  de  mes  forces,  et  maintenant  que  le  mo- 
ment est  arrivé,  malgré  tous  les  efforts  que  j'ai  tentés 
sur  moi-même,  je  me  sens  incapable  d'obéir, 

—  Mais  enfin, —  dit  Danglars,  qui,  esprit  secondaire, 
semblait  d'abord  tout  abasourdi  du  poids  de  cette  impi- 
toyable logique,  dont  le  flegme  accusait  tant  de  prémé- 
ditation et  de  force  de  volonté,  —  la  raison  de  ce  refus, 
Eugénie?  la  raison? 

—  La  raison,  répliqua  la  jeune  fille,  oh!  mon  Dieu,  ce 
n'est  point  que  l'homme  soit  plus  laid,  soit  plus  sot  ou 
soit  plus  désagréable  qu'un  autre,  non,  M.  Andréa  Ca- 
valcanti  peut  même  passer,  près  de  ceux  qui  regardent 
les  hommes  au  visage  et  à  la  taille,  pour  être  d'un  assez 
beau  modèle;  ce  n'est  pas  non  plus  parce  que  mon  cœur 
est  moins  touché  de  celui-là  que  de  tout  autre  :  ceci  se- 
rait une  raison  de  pensionnaire,  que  je  regarde  comme 
tout  à  fait  au-dessous  de  moi  ;  je  n'aime  absolument  per- 
sonne, monsieur,  vous  le  savez  bien,  n'est-ce  pas?  Je  ne 
vois  donc  pas  pourquoi,  sans  nécessité  absolue,  j'irais 
embarrasser  ma  vie  d'un  éternel  compagnon.  Est-ce  que 
le  Sage  n'a  pointdit  quelque  part  :  «Rien  de  trop;  »  et 
ailleurs  :  «Portez  tout  avec  vous-même?»  On  m'a  même 
appris  ces  deux  aphorismes  en  latin  et  en  grec  ;  l'un  est, 
je  crois,  de  Phèdre,  et  l'autre  deBias.  Eh  bien,  mon  cher 

Y.  -  IN 


25i  l'K  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

père,  dans  le  naufrage  de  la  vie,  car  la  vie  est  un  nau- 
l'rage  élernel  de  nos  espérances,  je  jette  à  la  mer  mon 
bagage  inutile,  voilà  tout,  et  je  reste  avec  ma  volontt^, 
(lisjiosée  à  vivre  parfaitement  seule  et  par  conséquent 
parfaitement  libre. 

—  Malheureuse,  malheureuse!  murmura  Danglars, 
l)àlis?ant,  car  il  connaissait  par  une  longue  expérience  la 
solidité  de  l'obstacle  qu'il  rencontrait  si  soudainement. 

—  Malheureuse  ,  reprit  Eugénie;  malheureuse!  dites- 
vous,  monsieur?  Mais  non  pas,  en  vérité,  et  l'exclama- 
lion  me  paraît  tout  à  fait  tbéùtrale  et  affectée.  Heureuse, 
au  contraire,  car,  je  vous  le  demande,  que  me  manque- 
t-il?  Le  monde  me  trouve  belle,  c'est  quelque  chose  pour 
être  accueillie  favorablement.  J'aime  les  bons  accueils, 
moi  :  ils  épanouissent  les  visages,  et  ceux  qui  m'entou- 
rent me  paraissent  alors  moins  laids.  Je  suis  douée  de 
quelque  esprit  et  d'une  certaine  sensibilité  relative  qui 
me  permet  de  tirer  de  l'existence  générale,  pour  la  l'aire 
entrer  dans  la  mienne,  ce  que  j'y  trouve  de  bon,  comme 
fait  le  singe  lorsqu'il  casse  la  noix  verte  pour  en  tirer  ce 
qu'elle  contient.  Je  suis  riche,  car  vous  avez  une  des 
belles  fortunes  de  France,  car  je  suis  votre  lille  unique  , 
et  vous  n'êtes  point  tenace  au  degré  où  le  sont  les  pères 
de  la  porte  Saint-Martin  et  de  la  Gaîté,  qui  déshéritent 
leurs  filles  parce  qu'elles  ne  veulent  pas  leur  donner  de 
petits-enfants.  D'ailleurs,  la  loi  prévoyante  vous  a  ôlé  le 
droit  dcnme  déshériter,  du  moins  tout  à  fait,  comme  elle 
vou^  a  ôté  le  pouvoir  de  me  contraindre  à  épouser  M.  tel 
ou  tel.  Ainsi,  belle,  spirituelle,  ornée  de  quelque  talent, 
comme  on  dit  dans  lesopéras-comiques,  et  riche!  Mais 
c'est  le  bonheur  cela,  monsieur.  Pourquoi  donc  m'appe- 
lez-vous malheureuse? 

Danglars,  voyant  sa  lille  souriante  et  lière  jusqu'à  l'in- 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  255 

solenco,  ne  put  réprimer  un  moiivemont  de  brulalilé  qui 
se  trahit  par  un  éclat  de  voix,  mais  ce  fut  le  seul.  Sous  le 
regard  interrogateur  de  sa  (ille,  en  face  de  ce  beau  sour- 
cil noir,  froncé  par  l'interrogation,  il  se  retourna  avec 
prudence  et  se  calma  aussitôt,  dompté  par  la  main  de  fer 
de  la  circonspection. 

—  En  effet,  ma  fille,  répondit-il  avec  un  sourire,  vous 
êtes  tout  ce  que  vous  vous  vantez  d'être,  hormis  une  seule 
chose,  ma  fdle;  je  ne  veux  pas  trop  brusquement  vous 
dire  laquelle  :  j'aime  mieux  vous  la  laisser  deviner. 

Eugénie  regarda  Danglars,  fort  surprise  qu'on  lui  con- 
testât l'un  des  fleurons  de  la  couronne  d'orgueil  qu'elle 
venait  de  poser  si  superbement  sur  sa  tête. 

—  Malille,  continua  le  banquier,  vous  m'avez  parfai- 
tement expliqué  quels  étaient  les  sentiments  qui  prési- 
daient aux  résolutions  d'une  fille  comme  vous  quand  elle 
a  décidé  qu'elle  ne  se  mariera  point.  Maintenant  c'est  à 
moi  de  vous  dire  quels  sont  les  motifs  d'un  pèrecomme 
moi  quand  il  a  décidé  que  sa  fille  se  mariera. 

Eugénie  s'inclina,  non  pas  en  fille  soumise  qui  écoute, 
mais  en  adversaire  prêta  discuter,  qui  attend. 

—  Ma  fille,  continua  Danglars,  quand  un  père  de- 
mande à  sa  fille  de  prendre  un  époux,  il  a  toujours  une 
raison  quelconque  pour  désirer  son  mariage.  Les  uns  sont 
atteints  de  la  manie  que  vous  disiez  tout  à  l'heure,  c'est 
à  dire  de  se  voir  revivre  dans  leurs  petits-fils.  Je  n'ai  pas 
cette  faiblesse,  je  commence  par  vous  le  dire  :  les  joies 
de  la  famille  me  sont  à  peu  près  indifférentes,  à  moi.  Je 
puis  avouer  cela  à  une  fille  que  je  sais  assez  philosophe 
pour  comprendre  cette  indifférence  et  pour  ne  pas  m'en 
faire  un  crime. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  Eugénie;  parlons  franc,  mou- 
sieur,  j'aime  cela. 

—  Oh  !  dit  DanglarS;  vous  voyez  que  sans  partager,  en 


Îi6  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

thèse  générale,  votre  sympathie  pour  la  franchise,  je  m'y 
soumets,  quand  je  crois  que  la  circonstance  m'y  invite. 
Je  continuerai  donc.  Je  vous  ai  proposé  un  mari,  non  pas 
pour  vous,  car,  en  vérité  je  ne  pensais  pas  le  moins  du 
monde  à  vous  en  ce  moment.  Vous  aimez  la  franchise, 
en  voilà,  j'espère  ;  mais  parce  que  j'avais  besoin  que 
vous  prissiez  cet  époux  le  pi  us  tôt  possible,  pour  certaines 
combinaisons  commerciales  que  je  suis  en  train  d'éta- 
blir en  ce  moment. 

Eugénie  lit  un  mouvement. 

—  C'est  comme  j'ai  l'honneur  de  vous  le  dire,  ma  fille, 
el  il  ne  faut  pas  m'en  vouloir,  car  c'est  vous  qui  m'y  for- 
cez; c'est  malgré  moi,  vous  le  comprenez  bien,  que  j'en- 
tre dans  ces  explications  arithmétiques,  avec  une  artiste 
comme  vous,  qui  craint  d'entrer  dans  le  cabinet  d'un 
banquier  pour  y  percevoir,  les  philosophes  disent  aussi 
cela,  je  crois,  pour  y  percevoir  des  impressions  ou  des 
sensations  désagréables  et  antipoétiques. 

Mais  dans  ce  cabinet  de  banquier,  dans  lequel  cepen- 
dant vous  avez  bien  voulu  entrer  avant-hier  pour  me 
demander  les  mille  francs  que  je  vous  accorde  chaque 
mois  pour  vos  fantaisies,  sachez,  ma  chère  demoiselle, 
qu'on  apprend  beaucoup  de  choses  à  l'usage  même  des 
jeunes  personnes  qui  ne  veulent  passe  marier.  On  y  ap- 
prend, par  exemple,  et  par  égard  pour  votre  susceptibi- 
lité nerveuse  je  vous  l'apprendrai  dans  ce  salon,  on  y  ap- 
prend que  le  crédit  d'un  banquier  est  sa  vie  physique  et 
morale,  que  le  crédit  soutient  l'homme  comme  le  souflle 
anime  le  corps,  et  M.  de  Monte-Cristo  m'a  fait  un  jour  là- 
dessus  un  discours  que  je  n'ai  jamais  oublié.  On  y  apprend 
qu'à  mesure  que  le  crédit  se  retire,  le  corps  devient  cada- 
vre, et  que  cela  doit  arriver  dans  fort  peu  de  temps  au 
banquier  qui  s'honore  d'être  le  père  d'une  lillc  si  bonne 
logicienne. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  257 

Mais  Eugénie,  au  lieu  de  se  courber,  se  redressa  sous 
le  coup. 

—  Ruiné  !  dit-elle. 

— Vousavez  trouvé  l'expression  juste,  matillc,  labonne 
expression,  dit  Danglars  en  fouillant  sa  poitrine  avec  ses 
ongles,  tout  en  conservant  sur  sa  rude  figure  le  sourire  de 
riiommesanscœur,  mais nonsans esprit;  ruiné!  c'estcela, 

—  Ah  !  fit  Eugénie. 

—  Oui,  ruiné!  Eh  bien  !  le  voilà  donc  connu,  ce  secret 
plein  d'horreur,  comme  dit  le  poète  tragique. 

Maintenant,  ma  fille,  apprenez  de  ma  bouche  comment 
ce  malheur  peut,  parvous,  devenir  moindre;  je  ne  dirai 
pas  pour  moi,  mais  pour  vous. 

—  Oh  !  s'écria  Eugénie,  vous  êtes  mauvais  physiono- 
miste, monsieur,  si  vous  vous  figurez  que  c'est  pour  moi 
que  je  déplore  la  catastrophe  que  vous  m'exposez. 

Moi  ruinée  !  Et  que  m'importe  ?  Ne  me  reste-t-il  pas 
mon  talent?  Ne  puis-je  pas,  comme  la  Pasta,  comme  la 
Malibran,  comme  la  Grisi,  me  faire  ce  que  vous  ne  m'eus- 
siez jamais  donné,  quelle  que  fût  votre  fortune,  cent  ou 
cent  cinquante  mille  livres  de  rente  que  je  ne  devrai  qu'à 
moi  seule,  et  qui,  au  lieu  de  m'arrivercomme  m'arrivaient 
ces  pauvres  douze  mille  francs  que  vous  me  donniez  avec 
des  regards  rechignes  et  des  paroles  de  reproche  sur  ma 
prodigalité,  me  viendront  accompagnées  d'acclamations, 
de  bravos  et  de  fleurs.  Et  quand  je  n'aurais  pas  ce  talent 
dont  votre  sourire  me  prouve  que  vous  doutez,  ne  me 
resterait-il  pas  encore  ce  furieux  amour  de  l'indépen- 
dance, qui  me  tiendra  toujours  lieu  de  tous  les  trésors,  et 
qui  domine  en  moi  jusqu'à  l'instinct  de  la  conservation? 

Non,  ce  n'est  pas  pour  moi  que  je  m'attriste,  je  sau- 
rai toujours  bien  me  tirer  d'affaire,  moi;  mes  livres,  mes 
crayons,  mon  piano,  toutes  choses  qui  ne  coûtent  pas 


268  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

cher  cl  que  je  pourrai  toujours  me  procurer,  me  resteronl 
toujours.  Vous  pensez  peut-être  que  je  m'afflige  pour  ma- 
dame Danylars,  détrompez-vous  encore;  ou  je  me  trompe 
grossièrement,  ou  ma  mère  a  pris  toutes  ses  précautions 
contre  la  catastrophe  qui  vous  menace  et  qui  passera  sans 
l'atteindre  ;  elle  s'est  mise  à  l'abri,  je  l'espère,  et  ce  n'est 
pas  en  veillant  sur  moi  qu'elle  a  pu  se  distraire  de  ses 
préoccupations  de  fortune;  car,  Dieu  merci,  elle  m'a 
laissé  toute  mon  indépendance  sous  le  prétexte  que  j'ai- 
mais ma  liberté. 

Oh  !  non,  monsieur,  depuis  mon  enfance  j'ai  vu  se  pas- 
ser trop  de  choses  autour  de  moi;  je  les  ai  toutes  trop 
bien  comprises,  pour  que  le  malheur  fasse  sur  moi  plus 
d'impression  qu'il  ne  mérite  de  le  faire;  depuis  que  je  me 
connais,  je  n'ai  été  aimée  de  personne;  tant  pis!  cela  m'a 
conduite  tout  naturellement  à  n'aimer  personne  ;  tant 
mieux  !  Maintenant  vous  avez  ma  profession  de  foi. 

—  Alors,  dit  Danglars,  pâle  d'un  courroux  qui  ne  pre- 
nait pointsa  source  dans  l'amour  paternel  olfensé;  alors, 
mademoiselle,  vous  persistez  à  vouloir  consommer  ma 
ruine  ? 

—  Votre  ruine  ?  Moi,  dit  Eugénie,  consommer  votre 
ruine?  que  voulez-vous  dire?  je  ne  comprends  pas. 

—  Tant  mieux ,  cela  me  laisse  un  rayon  d'espoir  ; 
écoutez. 

—  J'écoute,  dit  Eugénie  en  regardant  si  fixement  son 
père,  qu'il  fallut  à  celui-ci  un  elïort  pour  qu'il  ne  bais- 
sât point  les  yeux  sous  le  regard  puissant  de  la  jeune  fille. 

—  M.  Cavalcanli,  continua  Danglars,  vous  épouse,  el 
en  vous  épousant  vous  apporte  trois  millions  de  dot  qu'il 
))lace  chez  moi. 

—  Ah  !  fort  bien,  lit  avec  un  souverain  méprisEugéuie, 
tout  en  lissant  ses  gants  l'un  sur  l'autre. 


LE  COMTK  DE  MONTE-CRISTO.  259 

—  Vous  pensez  que  je  vous  ferai  tort  tle  ces  trois  mil- 
lions? dit  Danglars  ;  pa^  du  tout,  ces  trois  millions  sont 
destinés  à  en  produire  au  moins  dix.  J'ai  obtenu  avec  un 
banquier,  mon  confrère,  la  concession  d'un  chemin  de 
fer,  seule  industrie  qui  de  nos  jours  présente  ces  chances 
fabuleuses  de  succès  immédiat  qu'autrefois  Law  appliqua 
pour  les  bons  Parisiens,  ces  éternels  badauds  de  la  spé- 
culation, à  un  Mississipi  fantastique.  Par  mon  calcul  on 
doit  posséder  un  millionième  de  rail  comme  on  possédait 
autrefois  un  arpent  de  terre  en  friche  sur  les  bords  de 
rOchio.  C'est  un  placement  hypothécaire,  ce  qui  est  un 
progrès,  comme  vous  voyez,  puisqu'on  aura  au  moins  dix, 
quinze,  vingt,  cent  livres  de  fer  en  échange  de  son  ar- 
gent! Eh  bien  !  je  dois  d'ici  à  huit  jours  déposer  pour 
mon  compte  quatre  millions  !  Ces  quatre  millions,  je  vous 
le  dis,  en  produiront  dix  ou  douze. 

—  Mais  pendant  cette  visite  que  je  vous  ai  faite  avant- 
hier,  monsieur,  et  dont  vous  voulez  bien  vous  souvenir, 
reprit  Eugénie,  je  vous  ai  vu  encaisser,  c'est  le  terme, 
n'est-ce  pas?  cinq  millions  et  demi  ;  vous  m'avez  même 
montré  la  chose  en  deux  bons  sur  le  trésor,  et  vous  vous 
étonniezqu'un  papier  ayant  une  si  grande  valeurn'éblouît 
pas  mes  yeux  comme  ferait  un  éclair. 

—  Oui,  mais  ces  cinq  millions  et  demi  ne  sont  point  à 
moi  et  sont  seulement  une  preuve  de  la  confiance  que  l'on 
a  en  moi  ;  mon  titre  de  banquier  populaire  m'a  valu  la 
confiance  des  hôpitaux,  et  les  cinq  millions  et  demi  sont 
aux  hôpitaux  ;  dans  tout  autre  temps  je  n'hésiterais  pas 
à  m'en  servir,  mais  aujourd'iiui  l'on  sait  les  grandes  per- 
tes que  j'ai  faites,  et,  commej  c  vousl'ai  dit,  le  crédit  com- 
mence à  se  retirer  de  moi.  D'un  moment  à  l'autre,  l'admi- 
nistration peut  réclamer  le  dépôt,  et  si  je  l'ai  employé  à 
autre  chose,  je  suis  forcé  de  faire  une  banqueroute  bon- 


2r;o  LE  nOMTK  DE  MONTE-CHISTO. 

(eiisc.  Je  ne  méprise  pasies  banqueroutes,  croyoz-le  bien, 
mais  les  banqueroutes  qui  enrichissent  et  non  celles  qui 
ruinent.  Ou  que  vous  épousiez  M.  Cavalcanti,  que  je  tou- 
che les  trois  millions  de  la  dot,  ou  même  que  l'on  croie 
que  je  vais  les  toucher,  mon  crédit  se  raffermit,  et  ma 
fortune,  qui  depuis  un  mois  ou  deux  s'est  engouffrée 
dans  des  abîmes  creusés  sous  mes  pas  par  une  fatalité  in- 
concevable, se  rétablit.  Me  comprenez-vous? 

—  Parfaitement  ;  vous  me  mettez  en  gage  pour  trois 
millions,  n'est-ce  pas? 

—  Plus  la  somme  est  forte,  plus  elle  est  flatteuse  ;  elle 
vous  donne  une  idée  de  votre  valeur. 

—  Merci.  Un  dernier  mot,  monsieur;  me  promettez- 
vous  de  vous  servir  tant  que  vous  le  voudrez  du  chiffre  de 
cette  dot  que  doit  apporter  M.  Cavalcanti,  maisdene  pas 
toucher  à  la  somme?  Ceci  n'est  point  une  affaire  d'égoïsme, 
c'est  une  affaire  de  délicatesse.  Je  veux  bien  servir  à  réé- 
difier  votre  fortune,  mais  je  ne  veux  pas  être  votre  com- 
plice dans  la  ruine  des  autres. 

—  Mais  puisque  je  vous  dis,  s'écria  Danglars,  qu'avec 
ces  trois  millions... 

—  Croyez-vous  vous  tirer  d'affaire,  monsieur,  sans 
avoir  besoin  de  toucher  à  ces  trois  millions  ? 

—  Je  l'espère,  mais  à  condition  toujours  que  le  ma- 
riage, en  se  faisant,  consolidera  mon  crédit. 

—  Pourrez-vous  payer  à  M.  Cavalcanti  les  cinq  cent 
mille  francs  que  vous  me  donnez  pour  mon  contrat. 

—  En  revenant  de  la  mairie,  il  les  touchera. 

—  Bien! 

—  Comment,  bien  ?  Que  voulez-vous  dire? 

—  Je  veux  dire  qu'en  me  demandant  ma  signature, 
n'est-ce  pas,  vous  me  laissez  absolument  libre  de  ma  per- 
sonne ? 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  261 

—  Absolument. 

—  Alors,  bien;  comme  je  vous  disais,  monsieur,  je 
suis  prête  à  épouser  M.  Cavalcanti. 

—  Mais  quels  sont  vos  projets? 

—  Ah!  c'est  mon  secret.  Où  serait  ma  supériorité  sur 
vous  si,  ayant  le  vôtre,  je  vous  livrais  le  mien? 

Danglars  se  mordit  les  lèvres. 

—  Ainsi,  dit-il,  vous  êtes  prête  à  faire  les  quelques 
visites  officielles  qui  sont  absolument  indispensables  ? 

—  Oui,  répondit  Eugénie. 

—  Et  à  signer  le  contrat  dans  (rois  jours  ? 

—  Oui. 

—  Alors,  à  mon  tour,  c'est  moi  qui  vous  dis  :  Bien  ! 
Et  Danglars  prit  la  main  de  sa  fille  et  la  serra  entre  les 

siennes. 

Mais,  chose  extraordinaire,  pendant  ce  serrement  de 
main,  le  père  n'osa  pas  dire:  Merci,  mon  enfant;  la  fille 
n'eut  pas  un  sourire  pour  son  père. 

—  La  conférence  est  finie  ?  demanda  Eugénie  en  se 
levant. 

Danglars  fit  signe  de  la  tête  qu'il  n'avait  plus  rien  à 
dire. 

Cin(L  minutes  après,  le  piano  retentissait  sous  les 
doigts  de  mademoiselle  d'Armilly,  et  mademoiselle  Dan- 
glars chantait  la  malédiction  de  lîrabantio  sur  Dcsde- 
mona. 

A  la  fin  du  morceau,  Etienne  entra  et  annonçait  Eugé- 
nie que  les  chevaux  étaient  à  la  voiture  et  que  la  baronne 
l'attendait  pour  faire  ses  visites. 

Nous  avons  vu  les  deux  femmes  passer  chez  Villefort, 
d'où  elles  sortirent  pour  continuer  leurs  courses. 


15. 


wir 


202  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

XIX 

LE    CONTRAT. 

Trois  jours  après  la  scène  que  nous  venons  de  racon- 
ter, c'est  à  dire  vers  les  cinq  heures  de  l'après-midi  du 
jour  (Ixé  pour  la  signature  du  conirat  de  mademoiselle 
Eugénie  DanglarscId'AiulrcaCavalcanti,  que  le  banquier 
s'était  obstiné  à  maintenir  prince,  comme  une  brise  fraî- 
che faisait  frissonner  toutes  les  feuilles  du  petit  jardin  si- 
tué en  avant  de  la  maison  du  comte  de  Monte-Cristo,  au 
moment  où  celui-ci  se  préparait  à  sortir,  et  tandis  que 
ses  chevaux  l'attendaient  en  frappant  du  pied,  maintenus 
par  la  main  du  cocher  assis  déjà  depuis  un  quart  d'heure 
sur  le  siège,  l'élégant  phaéton  avec  lequel  nous  avons  déjà 
plusieurs  fois  fait  connaissance,  et  notamment  pendant 
la  soirée  d'Auteuil,  vint  tourner  rapidement  l'angle  de  la 
porte  d'entrée,  et  lança  plutôt  qu'il  ne  déposa  sur  les  de- 
grés du  perron  M.  Andréa  Cavalcanti,  aussi  doré,  aussi 
rayonnant  que  si  lui,  de  son  coté,  eût  été  sur  le  point  d'é- 
pouser une  princesse. 

Il  s'informa  de  la  santé  du  comte  avec  cette  familiarité 
qui  lui  était  habituelle,  et  escaladant  légèrement  le  pre- 
mier étage,  le  rencontra  lui-mèmo  au  haut  de  l'escalier, 

A  la  vue  du  jeune  homme,  le  comte  s'arrêta.  Quant  à 
Andréa  Cavalcanti,  il  était  lancé,  et  quand  il  était  lancé, 
rien  ne  l'arrêtait. 

—  Eh  !  bonjour,  cher  monsieur  deMonle-Crislo,  dit-il 
au  comte. 

—  Ah  !  monsieur  Andréa  !  fit  celui-ci  avec  sa  voix  demi  • 
railleuse,  comment  vous  portez-vous? 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  2G3 

—  A  merveille,  comme  vous  voyez.  Je  viens  causer 
avec  vous  de  mille  choses  ;  mais  d'abord  sortiez-vous  ou 
rentriez-vous  ? 

—  Je  sortais,  monsieur. 

—  Alors,  pour  ne  point  vous  relarder,  je  monterai,  si 
vous  le  voulez  bien,  dans  votre  calèche,  etlom  nous  sui- 
vra conduisant  mon  phaéton  à  la  remorque. 

—  Non,  dit  avec  un  imperceptible  sourire  de  mépris  le 
comte,  qui  ne  se  souciait  pas  d'être  en  compagnie  du 
jeune  homme;  non,  je  préfère  vousdononer  audience 
ici,  cher  monsieur  Andréa;  on  cause  mieux  dans  une 
chambre,  et  l'on  n'a  pas  de  cocher  qui  surprenne  vos 
paroles  au  vol. 

Le  comte  rentra  donc  dans  un  petit  salon  faisant  par- 
tie du  premier  /'tage,  s'assit,  et  fit,  en  croisant  ses  jam- 
bes Tune  sur  l'autre,  signe  au  jeune  homme  de  s'asseoir 
à  son  tour. 

Andréa  prit  son  air  le  plus  riant. 

—  Vous  savez,  cher  comte,  dit-il,  que  la  cérémonie  a 
lieu  ce  soir;  à  neuf  heures  on  signe  le  contrat  chez  le 
beau-père. 

—  Ah!  vraiment?  dit  Monte-Cristo. 

—  Comment!  est-ce  une  nouvelle  que  je  vous  ap- 
prends? et  n'étiez-vous  pas  prévenu  de  celte  solennité 
par  M.  Danglars? 

î    —  Si  fait,  dit  le  comte,  j'ai  reçu  une  lettre  de  lui  hier; 
mais  je  ne  crois  pas  que  l'heure  y  fut  indiquée. 

—  C'est  [)Ossible;  le  beau-père  aura  compté  sur  la  nu- 
toriété  publique. 

—  Eh  bion!  dit  Monte-Cristo,  vous  voilà  heureux, 
monsieur  Cavaicanli  :  c'est  une  alliance  des  plus  sorta- 
bles  que  vous  contractez  là  ;  et  puis,  mademoiselle  Dan- 
glars est  jolie. 


20 i  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Mai?,  oui,  répondit  Cavalcanti  avec  un  accent 
lilein  de  modestie. 

—  Elle  est  surtout  fort  riche,  à  ce  que  je  crois,  du 
moins,  dit  Monte-Cristo. 

—  Fort  riche,  vous  croyez  ?  répéta  le  jeune  homme. 

—  Sans  doute  ;  on  dit  que  M.  Danglars  cache  pour  le 
moins  la  moitié  de  sa  fortune. 

—  Et  il  avoue  quinze  ou  vingt  millions,  dit  Andréa 
avec  un  regard  étincelant  de  joie. 

—  Sans  compter,  ajouta  Monte-Cristo,  qu'il  est  à  la 
veille  d'entrer  dans  un  genre  de  spéculation  déjà  un  peu 
usé  aux  Élats-L'nis  et  en  Angleterre,  mais  tout  à  fait  neuf 
en  France. 

—  Oui,  oui,  je  saiscedont  vous  voulez  parler:  le  che- 
min de  fer  dont  il  vient  d'obtenir  l'adjudication,  n'est-ce 
pas? 

—  Justement!  il  gagnera  au  moins,  c'est  l'avis  géné- 
ral, au  moins  dix  millions  dans  cette  affaire. 

—  Dix  millions  !  vous  croyez?  c'est  magnifique,  dit 
Cavalcanti,  qui  se  grisait  à  ce  bruit  métallique  de  paroles 
dorées. 

—  Sans  compter,  reprit  Monte-Cristo,  que  toute  cette 
fortune  vous  reviendra,  et  que  c'est  justice,  puisque  ma- 
demoiselle Danglars  est  fille  unique.  D'ailleurs,  votre  for- 
tune à  vous,  votre  père  me  Ta  dit  du  moins,  est  presque 
égale  à  celle  de  votre  liancée.  Mais  laissons  là  un  peu  les 
affaires  d'argent.  Savez-vous,  monsieur  Andréa,  que  vous 
avez  un  peu  lestement  et  habilement  mené  toute  cette  af- 
faire! 

— Mais  pas  mal,  pas  mal,  dit  le  jeune  homme;  j'étais 
né  pour  être  diplomate. 

—  Eh  bien  1  on  vous  fera  entrer  dans  la  diplomatie  ;  la 


V 

LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  265 

diplomatie,  vous  le  savez  ,  ne  s'apprend  pas  :  c'est  une 
chose  d'instinct...  Le  cœur  est  donc  pris? 

—  En  vérité,  j'en  ai  peur,  répondit  Andréa  du  ton  dont 
il  avait  vu  au  Théâtre-Français  Dorante  ou  Valèrc  ré- 
pondre à  Alcesfe. 

—  Vousaime-t-on  un  peu? 

—  Il  le  faut  bien,  dit  Andréa  avec  un  sourire  vain- 
queur, puisqu'on  m'épouse.  Mais  cependant,  n'oublions 
pas  un  grand  point. 

—  Lequel  ? 

—  C'est  que  j'ai  été  singulièrement  aidé  dans  tout  ceci. 

—  Bah! 

—  Certainement. 

—  Par  les  circonstances? 

—  Non,  par  vous. 

—  Par  moi  ?  laissez  donc,  prince,  dit  Monte-Cristo  en 
appuyant  avec  affectation  sur  le  titre.  Qu'ai-je  pu  faire 
pour  vous?  Est-ce  que  votre  nom,  votre  position  sociale 
et  votre  mérite  ne  suffisaient  point? 

—  Non,  dit  Andréa,  non  ;  et  vous  avez  beau  dire,  mon- 
sieur le  comte,  je  maintiens,  moi,  que  la  position  d'un 
homme  tel  que  vous  aplusfaitquemon  nom,  ma  position 
sociale  et  mon  mérite. 

—  Vous  vous  abusez  complètement,  monsieur,  dit 
Monte-Cristo,  qui  sentit  l'adresse  perfide  du  jeune 
homme,  et  qui  comprit  la  portée  de  ses  paroles;  ma  pro- 
tection ne  vous  a  été  acquise  qu'après  connaissance  prise 
de  l'influence  et  de  la  fortune  de  M.  votre  père  ;  car  enfin 
qui  m'a  procuré,  à  moi  qui  ne  vous  avais  jamais  vu,  ni 
vous,  ni  l'illustre  auteur  de  vos  jours,  le  bonheur  de  votre 
connaissance?  Ce  sont  deux  de  mes  bons  amis,  lord 
Wilmore  et  l'abbé  Busoni.  Qui  m'a  encouragé,  non  pas 
à  vous  servir  de  garantie,  niais  à  vous  palroner?  C'est 


2C6  LE  COMTE  DE  MO.NTE-CRISTO. 

le  nom  de  votre  père,  si  connu  et  si  honoré  en  Italie  ; 
personnellement,  moi  je  uê  vous  connais  pas. 

Ce  calme,  cette  parfaite  aisance  firent  comprendre  à 
Andréa  qu'il  était  pour  le  moment  étreint  par  une  main 
plus  musculeuse  que  la  sienne,  et  que  l'étreinte  n'en  pou- 
vait être  facilement  brisée. 

—  Ah  ça!  mais,  dit-il,  mon  père  a  donc  vraiment  une 
bien  grande  fortune,  monsieur  le  comte? 

—  Il  paraît  que  oui,  monsieur,  répondit  Monte-Cristo; 

—  Savez-vous  si  la  dot  qu'il  m'a  promise  est  arrivée  ? 

—  J'en  ai  reçu  la  lettre  d'avis. 

—  Mais  les  trois  millions? 

—  Les  trois  millions  sont  en  roule,  selon  toute  pro- 
babilité. 

—  Je  les  toucherai  donc  réellement? 

—  Mais,  dame  !  reprit  le  comte,  il  me  semble  que  jus- 
qu'à présent,  monsieur,  l'argent  ne  vous  a  pas  fait  faute! 

Andréa  fut  tellement  surpris,  qu'il  ne  put  s'empêcher 
de  rêver  un  moment. 

—  Alors,  dit-il  en  sortant  de  sa  rêverie,  il  me  reste, 
monsieur,  à  vous  adresser  une  demande,  et  celle-là  vous 
la  comprendrez,  même  quand  elle  devrait  vous  être  désa- 
gréable. 

—  Parlez,  dit  Monte-Cristo. 

—  Je  me  suis  mis  en  relations,  grâce  à  ma  fortune* 
avec  beaucoup  de  gens  distingués,  et  j'ai  même,  pour  le 
moment  du  moins,  une  foule  d'amis.  Mais  en  me  mariant 
comme  je  le  fais,  en  face  de  toute  la  société  parisienne, 
je  dois  être  soutenu  par  un  nom  illustre,  et  à  défaut  de 
la  main  paternelle,  c'est  une  main  puissante  qui  doit 
me  conduire  à  l'autel  ;  or,  mon  père  ne  vient  point  à 
Paris,  n'est-ce  pas  ? 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  2G7 

—  11  est  vieux,  couvert  de  blessures,  et  il  souffre,  dit-il , 
à  en  mourir,  chaque  fois  qu'il  voyage. 

— Je  comprends.  Eh  bien  !  je  viens  vous  faire  une  de- 
mande. 
— A  moi  ?  ' 

—  Oui,  à  vous. 

— Et  laquelle?  mon  Dieu  ! 

— Eh  bien  !  c'est  de  le  remplacer. 

—  Ah!  mon  cher  monsieur!  quoi!  après  les  nombreuses 
relations  que  j'ai  eu  le  bonheur  d'avoir  avec  vous,  vous 
me  connaissez  si  mal  que  de  me  faire  une  pareille  de- 
mande ? 

Demandez-moi  un  demi-million  à  emprunter,  et  quoi- 
qu'un pareil  prêt  soit  assez  rare,  paroled'houneur!  vous 
me  serez  moins  gênant.  Sachez  donc,  je  croyais  vous  l'a- 
voir déjà  dit,  que  dans  sa  participation,  morale  surtout, 
aux  choses  de  ce  monde  ,  jamais  le  comte  de  Monte-Cristo 
n'a  cessé  d'apporter  les  scrupules,  je  dirai  plus,  les  su- 
perstitions d'un  homme  de  l'Orient. 

Moi  qui  ai  un  sérail  au  Caire,  un  à  Sinyrne  et  un  à 
Constanlinople,  présider  à  un  mariage  !  jamais. 

—  Ainsi,  vous  me  refusez? 

— Net;  et  fussiez-vous  mon  fds,  fussiez- vous  mon  frère, 
je  vous  refuserais  de  même. 

— Ah  !  parexen)ple!  s'écriaAndrea  désappointé,  mais 
comment  faire  alors? 

—  Vous  avez  cent  amis,  vous  l'avez  dit  vous-même, 

—  D'accord,  mais  c'est  vous  qui  m'avez  présenté  chez 
M.  Danglars. 

—  Point!  Uélablissons  les  faits  dans  toute  la  vérité  : 
c'est  moi  qui  vous  ai  fait  dîner  avec  lui  à  Auteuil,  et 
c'est  vous  qui  vous  êtes  présenté  vous-même;  diable  ! 
c'est  tout  différent.  * 


268  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Oui,  mais  mon  mariage  :  vous  avez  aidé... 

—  Moi  !  en  aucime  chose,  je  vous  priedelecroire;  mais 
rappelez-vous  donc  ce  que  je  vous  ai  répondu  quand  vous 
êles  venu  me  prier  de  faire  la  demande  :  Oh  !  je  ne  fais  ja- 
mais de  mariage,  moi,  mon  cher  prince,  c'est  un  principe 
arrêté  chez  moi, 

Andréa  se  mordit  les  lèvres. 

—  Mais  enfin,  dit-il,  vous  serez  là  au  moins? 

—  Tout  Paris  y  sera? 

—  Oh!  certainement. 

— Eh  bien,  j'y  serai  comme  tout  Paris,  dit  le  comte. 

—  Vous  signerez  au  contrat? 

— Oh  !  je  n'y  vois  aucun  inconvénient,  et  mes  scrupu- 
les ne  vont  point  jusque  là. 

— Enfin,  puisque  vous  ne  voulez  pas  m'accorder  da- 
vantage, je  dois  me  contenter  de  ce  que  vous  me  donnez. 
Mais  un  dernier  mot,  comte. 

—  Comment  donc? 

—  Un  conseil. 

—  Prenez  garde;  un  conseil,  c'est  pis  qu'un  ser- 
vice. 

—  Oh  !  celui-ci  vous  pouvez  me  le  donner  sans  vous 
compromettre. 

—  Dites. 

—  La  dot  de  ma  femme  est  de  cinq  cent  mille  livres. 

—  C'est  le  chilTre  que  M.  Danglars  m'a  annoncé  à  moi- 
même. 

—  Faut-il  que  je  la  reçoive  ou  que  je  la  laisse  aux 
mains  du  notaire? 

—  Voici,  en  général,  comment  les  choses  se  passent 
quand  un  veut  quelles  se  passent  galamment  :  Vos  deux 
notaires  prennent  rendez-vous  au  contrat  pour  le  lende- 
main ou  le  surlendemain  ;  le  lendemain  ou  le  surlendc- 


T 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  2G0 

main,  ils  échangent  les  deux  dots,  dont  ils  se  donnent 
inutuellementreçu  ;  puis,  le  mariage  célébré,  ils  mettent 
les  millions  à  votre  disposition,  comme  chef  de  la  com- 
munauté. 

— C'est  que,  dit  Andréa  avec  une  certaine  inquiétude 
mal  dissimulée,  je  croyais  avoir  entendu  dire  à  mon  beau- 
père  qu'il  avait  l'intention  de  placer  nos  fonds  dans  cette 
fameuse  affaire  de  chemin  de  fer  dont  vous  me  parliez 
tout  à  l'heure. 

—  Eh  bien  !  mais,  reprit  Monte-Cristo,  c'est,  à  ce  que 
tout  le  monde  assure,  un  moyen  que  vos  capitaux  soient 
triplés  dans  l'année.  M.  le'baron  Danglars  est  bon  père 
et  sait  compter. 

—  Allons  donc,  dit  Andréa,  tout  va  bien,  sauf  votre  re- 
fus, toutefois,  qui  me  perce  le  cœur. 

—  Ne  l'aHribuez  qu'à  des  scrupules  fort  naturels  en 
■  pareille  circonstance. 

— Allons,  dit  Andréa,  qu'il  soit  donc  fait  comme  vous 
le  voulez  ;  à  ce  soir,  neuf  heures. 

— A  ce  soir. 

Et  malgré  une  légère  résistance  de  Monte-Cristo,  dont 
les  lèvres  pâlirent,  mais  qui  cependant  conserva  son  sou- 
rire de  cérémonie,  Andréa  saisit  la  main  du  comte,  la 
serra,  sauta  dans  son  phaéton  et  disparut. 

Les  quatre  ou  cinq  heures  qui  lui  restaient  jusqu'à 
neuf  heures,  Andréa  les  employa  en  courses,  en  visites 
destinées  à  intéresser  ces  amis,  dont  il  avait  parlé,  à  pa- 
raître chez  le  banquier  avec  tout  le  luxe  de  leurs  équi- 
pages, les  éblouissant  par  ces  promesses  d'actions  qui, 
depuis,  ont  fait  tourner  toutes  les  têtes,  et  dont  Danglars, 
en  ce  moment-là,  avait  l'initiative. 

En  elfet,  à  huit  heures  et  demie  du  soir,  le  grand  salon 
,  de  Danglars,  la  galerie  attenante  à  ce  salon  et  les  trois 


27n  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

autres  sîilonsde  l'étage,  étaient  pleins  d'une  foule  parfu- 
mée qu'altiruit  fort  peu  la  sympathie,  mais  beaucoup 
cet  irrésistible  besoin  d'être  là  où  l'on  sait  qu'il  y  a  du 
nouveau. 

Un  académicien  dirait  que  les  soirées  du  monde  sont 
des  collections  de  fleurs  qui  attirent  papillons  incon- 
stants, abeilles  affamées  et  frelons  bourdonnants. 

11  va  sans  dire  que  les  salons  étaient  resplendissants 
de  bougies,  la  lumière  roulait  à  flots  des  moulures  d'or 
sur  les  tentures  de  soie,  et  tout  le  mauvais  goiit  de  cet 
ameublement,  qui  n'avait  pour  lui  que  la  richesse,  res- 
plendissait de  tout  son  éclat. 

Mademoiselle  Eugénie  était  vêtue  avec  la  simplicité  la 
plus  élégante  :  une  robe  de  soie  blanche  brochée  de  blanc, 
une  rose  blanche  à  moitié  perdue  dans  ses  cheveux  d'un 
noir  de  jais,  composaient  toute  sa  parure,  que  ne  venait 
pas  enrichir  le  plus  petit  bijou. 

Seulement  on  pouvait  lire  dans  ses  yeux  cette  assurance 
parfaite  destinée  à  démentir  ce  que  cette  candide  toilette 
avait  de  vulgairement  virginal  à  ses  propres  yeux. 

Madame  Danglars,  à  trente  pas  d'elle,  causait  avec 
Debray,  Beauchamp  et  Château-Renaud.  Debray  avait 
fait  sa  rentrée  dans  cette  maison  pour  cette  grande  so- 
lennité, mais  comme  tout  le  monde  et  sans  aucun  privi- 
lège particulier. 

M.  Danglars,  entouré  de  députés,  d'hommes  de  finan- 
ce, expliquait  une  théorie  de  contributions  nouvelles 
qu'il  comptait  mettre  en  exercice  quand  la  force  des  cho- 
ses aurait  contraint  le  gouvernement  à  l'appeler  au  mi- 
nistère. 

Andréa,  tenant  sous  son  bras  un  des  plus  fringants 
dandys  de  l'Opéra,  lui  expliquait  assez  impertinemment, 
attendu  qu'il  avait  besoin  d'être  hardi   pour  paraître  à 


LE  COMTE  DE  MONTE  -CRISTO.  27 1 

Taise,  SCS  projets  de  vie  à  venir,  et  les  progrès  de  luxe 
qu'il  comptait  faire  faire  avec  ses  cent  soixante-quinze 
mille  livres  de  rente  au  fashion  parisien, 

La  foule  générale  roulait  dans  ces  salons  comme  un 
flux  et  un  reflux  de  turquoises,  de  rubis,  d'émeraudes, 
d'opales  et  de  diamants. 

Comme  partout  on  remarquait  que  c'étaient  les  plus 
vieilles  femmes  qui  étaient  les  plus  parées,  et  les  plus  lai- 
des qui  se  montraient  avec  le  plus  d'obstination. 

S'il  y  avait  quelque  beau  lis  blanc,  quelque  rose  suave 
et  parfumée,  il  fallait  la  chercher  et  la  découvrir,  cachée 
dans  quelque  coin  par  une  mère  à  turban,  ou  par  une 
tante  à  oiseau  de  paradis. 

A  chaque  instant,  au  milieu  de  cette  cohue,  de  ce  bour- 
donnement, de  ces  rires,  la  voix  des  huissiers  lançait  un 
nom  connu  dans  les  finances,  respecté  dans  l'armée  ou 
illustre  dans  les  lettres;  alors  un  faible  mouvement  des 
groupes  accueillait  ce  nom. 

Mais  pour  un  qui  avait  le  privilège  de  faire  frémir  cet 
océan  de  vagues  humaines,  combien  passaient  accueillis 
par  l'indifférence  ou  le  ricanement  du  dédain. 

Au  moment  oi!i  l'aiguille  de  la  pendule  massive,  de  la 
pendule  représentant  Endymion  endormi,  marquait  neuf 
heures  sur  un  cadran  d'or,  etoiî  le  timbre,  fidèle  repro- 
ducteur de  la  pensée  machinale,  retentissait  neuf  fois,  le 
nom  du  comte  de  Monte-Cristo  retentit  à  son  tour,  et, 
comme  poussée  par  la  flamme  électrique,  toute  l'assem- 
blée se  tourna  vers  la  porte. 

Le  comte  était  vêtu  de  noir  et  avec  sa  simplicité  ha- 
bituelle ;  son  gilet  blanc  dessinait  sa  vaste  et  noble  poi- 
trine ;  son  col  noir  paraissait  d'une  fraîcheur  singulière  , 
tant  il  ressortait  sur  la  niàlc  pâleur  de  son  teint;  pour 
tout  bijou ,  il  portail  une  chaîne  de  gilet  si  fine  qu'à 


272  LK  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

peine  le  mince  filet  d'or  tranchait  sur  le  piqué  blanc. 

Il  se  fit  à  l'instant  mûme  un  cercle  autour  de  la 
porte. 

Le  comte,  d'un  seul  coup  d'œil  ,  aperçut  madame 
Danglars  à  un  bout  du  salon,  M.  Danglars  à  l'autre,  et 
mademoiselle  Eugénie  devant  lui. 

Il  s'approcha  d'abord  de  la  baronne,  qui  causait  avec 
madame  de  Villefort,  qui  était  venue  seule,  Valentine 
étant  toujours  souH'rante  ;  et  sans  dévier  ,  tant  le  chemin 
se  frayait  devant  lui ,  il  passa  de  la  baronne  à  Eugénie, 
qu'il  complimenta  en  termes  si  rapides  et  si  réservés, 
que  la  fière  ariiste  en  fut  frappée. 

Près  d'elle  était  mademoiselle  Louise  d'Armilly,  qui 
remercia  le  comte  des  lettres  de  recommandation  qu'il 
lui  avait  si  gracieusement  données  pour  l'Italie  ,  et  dont 
elle  comptait ,  lui  dit-elle ,  faire  incessamment  usage. 

En  quittant  ces  dames ,  il  se  retourna  et  se  trouva 
près  de  Danglars,  qui  s'était  approché  pour  lui  donner  la 
main. 

Ces  trois  devoirs  sociaux  accomplis ,  Monte-Cristo 
s'arrêta,  promenant  autour  de  lui  ce  regard  assuré  em- 
preint de  cette  expression  particulière  aux  gens  d'un  cer- 
tain monde  et  surtout  d'une  certaine  portée,  regard  qui 
semble  dire  : 

«  J'ai  fait  ce  que  j'ai  du;  maintenant  que  les  autres 
fassent  ce  qu'ils  me  doivent.» 

Andréa,  qui  était  dans  un  salon  contigu,  sentit  cette 
espèce  de  frémissement  que  Monte-Cristo  avait  imprimé 
à  la  foule,  et  il  accourut  saluer  le  comte. 

Il  le  trouva  complètement  entouré;  on  se  disputait  ses 
paroles,  comme  il  arrive  toujours  pour  les  gens  qui  par- 
lent peu  et  qui  ne  disent  jamais  un  mot  sans  valeur. 

Lesnotaireslirentlcur  entrée  en  ce  moment,  et  vinrent 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  273 

installer  leurs  pancartes  griffonnées  sur  le  velours  brodé 
d'or  qui  couvrait  la  table  préparée  pour  la  signature, 
table  en  bois  doré. 

Un  des  notaires  s'assit,  l'autre  resta  debout. 

On  allait  procéder  à  la  lecture  du  contrat  que  la  moitié 
de  Paris,  présente  à  cette  solennité,  devait  signer. 

Chacun  prit  place,  ou  plutôt  les  femmes  firent  cercle, 
tandis  que  les  hommes,  plus  indifférents  à  l'endroit  du 
shjle  énergique,  comme  dit  Boileau,  firent  leurs  commen- 
taires sur  l'agitation  fébrile  d'Andréa,  sur  l'attention  de 
M.  Danglars,  sur  l'impassibilité  d'Eugénie  et  sur  la  façon 
leste  et  enjouée  dont  la  baronne  traitait  cette  importante 
afl'aire. 

Le  contrat  fut  lu  au  milieu  d'un  profond  silence.  Mais, 
aussitôt  la  lecture  achevée,  la  rumeur  recommença  dans 
les  salons,  double  de  ce  qu'elle  était  auparavant  :  ces 
sommes  brillantes,  ces  millions  roulant  dans  l'avenir  des 
deux  jeunes  gens  et  qui  venaient  compléter  l'exposition 
qu'on  avait  faite,  dans  une  chambre  exclusivement  consa- 
crée à  cet  objet,  du  trousseau  de  la  mariée  et  des  diamants 
de  la  jeune  femme,  avaient  retenti  avec  tout  leur  prestige 
dans  la  jalouse  assemblée. 

Les  charmes  de  mademoiselle  Danglars  en  étaient  dou- 
bles aux  yeux  des  jeunes  gens,  et  pour  le  moment  ils  effa- 
çaient l'éclat  du  soleil. 

Quant  aux  femmes,  il  va  sans  dire  que,  tout  en  jalou- 
sant ces  millions,  elles  ne  croyaient  pas  en  avoir  besoin 
pour  être  belles. 

Andréa,  serré  par  ses  amis,  complimenté,  adulé,  com- 
mençant à  croire  à  la  réalité  du  rêve  qu'il  faisait,  Andréa 
était  sur  le  point  de  perdre  la  tète. 

Lenotairepritsolennellementla  plume,  l'éle  va  au-des- 
sus de  sa  tête  et  dit: 


au  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Messieurs,  on  va  signer  le  contrat. 

Le  baron  devait  signer  le  premier,  puis  le  fondé  de 
pouvoirs  de  M.  Cavalcanti  père,  puis  la  baronne,  puis  les 
futurs  conjoints,  comme  on  dit  dans  cet  abominable  style 
qui  a  cours  sur  papier  timbré. 

Le  baron  prit  la  plume  et  signa,  puis  le  chargé  de  pou- 
voirs. 

La  baronne  s'approcha  an  bras  do  madame  de  Villefort. 

—  Mon  amie,  dit-elle  en  prenant  la  plume,  n'est-ce  pas 
une  chose  désespérante?  Un  incident  inattendu,  arrivé 
dans  cette  affaire  d'assassinat  et  de  vol  dont  M.  le  comte 
de  Monte-Cristo  a  failli  être  victime,  nous  prive  d'avoir 
]M.  de  Villefort. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  fit  Danglars,  du  même  ton  dont  il 
aurait  dit:  Ma  foi,  la  chose  m'est  bien  indifférente! 

—  Mon  Dieu!  dit  Monte-Cristo  en  s'approchant,  j'ai 
bien  peur  d'être  la  cause  involontaire  de  cette  absence. 

—  Comment!  vous,  comte?  dit  madame  Danglars  en 
signant.  S'il  en  est  ainsi,  prenez  garde,  je  ne  vous  le  par- 
donnerai jamais. 

Andréa  dressait  les  oreilles. 

—  Il  n'y  aurait  cependant  point  de  ma  faute,  dit  le 
comte;  aussi  je  tiens  à  le  constater. 

On  écoutait  avidement  :  Monte-Cristo,  qui  desserrait  si 
rarement  les  lèvres,  allait  parler. 

—  Vous  vous  rappelez,  dit  le  comte  au  milieu  du  plus 
profond  silence,  que  c'est  chez  moi  qu'est  mort  ce  mal- 
heureux qui  était  venu  pour  me  voler,  et  qui,  en  sortant 
de  chez  moi,  a  été  tué,  à  ce  que  l'on  croit,  par  son  com- 
plice? 

—  Oui,  dit  Danglars. 

—  Eh  bien  !  pour  lui  porter  secours,  on  l'avait  désha- 
billé et  l'on  avait  jeté  ses  habits  dans  un  coin  où  lajustice 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  2:5 

les  a  ramassés  ;  mais  la  justice,  en  prenanl  Tliabit  et  le 
pantalon  pour  les  déposer  au  greiïe,  avait  oublié  le  gilet. 
Andréa  prilitvisiblementeltira  tout  doucement  ducôté 
de  la  porte  ;  il  voyait  paraître  un  nuage  à  l'horizon,  et  ce 
nuage  lui  semblait  renfermer  la  tempête  dans  ses  flancs. 

—  Eh bien!  ce  malheureux  gilet,  on  l'a  trouvé  aujour- 
d'hui tout  couvert  de  sang  et  troué  à  l'endroit  du  cœur. 

Les  dames  poussèrent  un  cri,  et  deux  ou  trois  se  pré- 
parèrent à  s'évanouir. 

—On  me  l'a  apporté.  Personne  ne  pouvait  deviner  d'où 
venait  cette  guenille;  moi  seul  songeai  que  c'était  proba- 
blement le  gilet  de  la  victime.  Tout  à  coup  mon  valet  de 
chambre,  en  fouillant  avec  dégoût  et  précaution  celte  fu- 
nèbre relique,  a  senti  un  papier  dans  la  poche  et  l'en  a 
lire  :  c'était  une  lettre  adressée  à  qui  ?  à  vous,  baron. 

—  A  moi?  s'écria  Danglars. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  oui,  à  vous  ;  je  suis  parvenu  à  lire 
votre  nom  sous  le  sang  dont  le  billet  était  maculé,  répon- 
dit Monte-Cristo  au  milieu  des  éclats  de  surprise  géné- 
rale. 

—  Mais,  demanda  madame  Danglars  regardant  son 
mari  avec  inquiétude,  comment  cela  empêche- t-il  M.  de 
\illefort? 

—  C'est  tout  simple,  madame,  répondit  Monte-Cristo; 
ce  gilet  et  cette  lettre  étaient  ce  qu'on  appelle  des  pièces 
de  conviction  ;  lettre  et  gilet,  j'ai  tout  envoyé  à  M.  le  pro- 
cureur du  roi.  Vous  comprenez,  mon  cher  baron,  la  voie 
légale  est  laplussùrc  en  matière  criminelle:  c'était  peut- 
être  quelque  machination  contre  vous. 

Andréa  regarda  fixement  Monte-Cristo  et  disparut  dans 
le  deuxième  salon. 

—  C'est  possible,  dit  Danglars  ;  cet  homme  assassiné 
n'é  tait-il  point  un  ancien  forçat? 


Î76  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Oui,  répondit  le  comte,  un  ancien  forçat  nommé 
Caderousse. 

Danglars  pâlit  légèrement;  Andréa  quitta  le  second 
salon  et  gagna  l'anlichambre. 

—  Mais  signez  donc,  signez  donc  !  dit  Monte-Cristo  ; 
je  m'aperçois  que  mon  récita  mis  tout  le  monde  en  émoi, 
etj'en  demandebien  liumblemenlpardon  à  vous,  madame 
la  baronne,  et  à  mademoiselle  Danglars. 

La  baronne,  qui  venait  de  signer,  remit  la  plume  au 
notaire. 

—  Monsieur  le  prince  Cavalcanti,  dit  le  tabellion,  mon- 
sieur leprince  Cavalcanti,  où  êtes-vous? 

— Andréa!  Andréa  !  répétèrent  plusieurs  voix  déjeu- 
nes gens  qui  en  étaient  déjà  arrivés  avec  le  noble  Italien 
àcedegréd'intimitédel'appelerparsonnom  debaptême. 

—  Appelez  donc  le  prince,  prévenez-le  donc  que  c'est 
à  lui  de  signer  !  cria  Danglars  à  un  huissier. 

Mais  au  même  instant  la  foule  des  assistants  reflua,  ter- 
rifiée, dans  le  salon  principal,  comme  si  quelque  monstre 
efl'royable  fût  entré  dans  les  appartements,  quœrens  quem 
devoret. 

Il  y  avait  en  effet  de  quoi  reculer,  s'effrayer,  crier. 

Un  officier  de  gendarmerie  plaçait  deux  gendarmes  i\ 
la  porte  de  chaque  salon,  et  s'avançait  vers  Danglars,  pré- 
cédé d'un  commissaire  de  police  ceint  de  son  écharpe. 

Madame  Danglars  poussa  un  cri  et  s'évanouit. 

Danglars,  qui  se  croyait  menacé  (certaines  consciences 
ne  sont  jamais  calmes),  Danglars  offrit  aux  yeux  de  ses 
conviés  un  visage  décomposé  par  la  terreur. 

— Qu'y  a-t-il  donc,  monsieur?  demanda  Monte-Cristo 
s'avançant  au-devant  du  commissaire. 

—  Lequel  de  vous,  messieurs,  demanda  le  magistrat 
sans  répondre  au  comte,  s'appelle  Andréa  Cavalcanti? 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  21 7 

Un  cri  de  stupeur  partit  de  tous  les  coins  du  salon. 

On  chercha  ;  on  interrogea. 

— Mais  quel  est  donc  cet  AndreaCiivalcanti?demanda 
Danglars  presque  égaré. 

— Un  ancien  forçat  échappé  du  bagne  de  Toulon. 

—  Et  quel  crime  a-t-il  commis? 

— Il  est  prévenu,  dit  le  commissaire  de  sa  voix  impas- 
sible, d'avoirassassiné  le  nommé  Caderousse,  son  ancien 
compagnon  de  chaîne,  au  moment  où  il  sortait  de  chez  le 
comte  de  Monte-Cristo. 

Monte-Cristo  jeta  un  regard  rapide  autour  de  lui. 

Andréa  avait  disparu. 


XX 

LA    ROUTE    DE    BELGIQUE. 

Quelques  instants  après  la  scène  de  confusion  produite 
dans  les  salons  de  M.  Danglars  par  l'apparition  inatten- 
due du  brigadier  de  gendarmerie,  et  parla  révélation  qui 
en  avaitété  la  suite,  le  vaste  hôlels'était  vidé  avec  une  ra- 
pidité pareille  à  celle  qu'eût  amenée  l'annonce  d'un  cas 
de  peste  ou  de  choléra-morbus arrivé  parmi  les  conviés: 
en  quelques  minutes,  par  toutes  les  portes,  par  tous  les 
escaliers,  par  toutes  les  sorties,  chacun  s'était  empressé 
de  se  retirer,  ou  plutôt  de  fuir;  car  c'élait  là  une  de  ces 
circonstances  dans  lesquelles  il  ne  faut  pas  même  essayer 
de  donner  ces  banales  consolations  qui  rendent  dans  les 
grandes  catastrophes  les  meilleurs  amis  si  importuns. 

Il  n'était  resté  dans  riiùtel  du  banquier  que  Danglars, 
enfermé  dans  son  cabinet,  et  faisant  sa  déposition  entre 
les  mains  derofficier  de  gendarmerie  ;  madame  Danglars^ 

10 


218  I.E  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

lerrifiée,  tlans  le  boudoir  que  nous  connaissons,  et  Eugé- 
nie qui,  l'œil  hautain  et  la  lèvre  dédaigneuse,  s'élait  reti- 
rée dans  sa  chambre  avec  son  inséparablecompagne,  ma- 
demoiselle Louise  d'Armilly. 

Quant  aux  nombreux  domestiques,  plus  nombreux  en- 
core ce  soir-là  que  de  coutume,  car  on  leur  avait  adjoint, 
ù  propos  de  la  fête,  les  glaciers,  les  cuisiniers  et  les  maî- 
tres d'hôtel  du  Café  de  Paris,  tournant  contre  leurs  maî- 
tres la  colère  de  ce  qu'ils  appelaient  leur  affront,  ils  sta- 
tionnaient par  groupes  à  l'office,  aux  cuisines,  dans  leurs 
chambres,  s'inquiétant  fort  peu  du  service,  qui  d'ailleurs, 
se  trouvait  tout  naturellement  interrompu. 

Au  milieu  de  ces  diflerents  personnages,  frémissant 
d'intérêts  divers,  deux  seulement  méritent  que  nous  nous 
occupions  d'eux  :  c'est  mademoiselle  Eugénie  Danglarset 
mademoiselle  Louise  d'Armilly. 

La  jeune  fiancée,  nous  l'avons  dit,  s'était  retirée  l'air 
hautain,  lalèvre  dédaigneuse,  et  avec  la  démarche  d'une 
reine  outragée,  suivie  de  sa  compagne,  plus  pâle  et  plus 
émue  qu'elle. 

En  arrivant  dans  sa  chambre,  Eugénie  ferma  sa  porte 
en  dedans,  pendant  que  Louise  tombait  sur  une  chaise. 

—  Oh!  mon  Dieu,  mon  Dieu  !  l'horrible  chose,  dit  la 
jeune  musicienne;  et  qui  pouvait  se  douter  de  cela? 
M.  Andréa  Cavalcanti...  un  assassin...  un  échappé  ^du 
bagne...  un  forçat!... 

Un  sourire  ironique  crispa  les  lèvres  d'Eugénie. 

—  En  vérité,  j'étais  prédestinée,  dit-elle.  Je  n'échappe 
au  Morcerf  que  pour  tomber  dans  le  Cavalcanti  ! 

—  Oh  !  ne  confonds  pas  l'un  avec  l'autre,  Eugénie. 
— Tais-toi,  tous  les  hommes  sont  des  infâmes,  et  je 

suis  heureuse  de  pouvoir  faire  plus  que  de  les  détester  : 
maintenant,  je  les  méprise. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  2*9 

—  Qu'allons-nous  faire?  demanda  Louise. 

—  Ce  que  nous  allons  faire  ? 
—Oui. 

—  Mais  ce  que  nous  devions  faire  dans  trois  jours 

partir. 

— Ainsi,  quoique  tu  ne  te  maries  plus,  tu  veux  tou- 
jours?... 

—  Écoute,  Louise,  j'ai  en  horreur  cette  vie  du  monde 
ordonnée,  compassée,  réglée  comme  notre  papier  de  mu- 
sique. Ce  que  j'ai  toujours  désiré,  ambitionné,  voulu, 
c'est  la  vie  d'artiste,  la  vie  libre,  indépendante,  où  l'on  ne 
relèvequede  soi, où  l'on  ne  doit  de  compte  qu'à  soi.  Res- 
ter, pourquoi  faire?  pour  qu'on  essaie,  d'ici  à  un  mois,  de 
me  marier  encore  ;  à  qui?  à  M.  Debray,  peut-être,  comme 
il  en  avait  été  un  instant  question.  Non,  Louise;  non,  l'a- 
venture de  ce  soir  me  sera  une  excuse  :  je  n'en  cherchais 
pas,  je  n'en  demandais  pas  ;  Dieu  m'envoie  celle-ci,  elle 
est  la  bien  venue. 

—Comme  tu  es  forte  et  courageuse  !  dit  la  blonde  et 
frêle  jeune  fdle  à  sa  brune  compagne. 

—  Ne  me  connaissais-tu  point  encore  ?  Allons,  voyons, 
Louise,  causons  de  toutes  nos  afiaires.  La  voiture  de 
poste... 

— Est  achetée  heureusement  depuis  trois  jours. 

—  L'as-lu  fait  conduire  où  nous  devions  la  prendre  ? 

—  Oui. 

—  Notre  passe-port? 

—  Le  voilà! 

Et  Eugénie,  avec  son  aplondj  habituel,  déplia  un  papier 
et  lut  : 

«  M.  Léon  d'Ârniilly,  âgé  de  vingt  ans,  profession  d'ar. 
liste,  cheveux  noirs,  yeux  noirs,  voyageant  avec  sa  sœur.» 

—  A  merveille  !  Par  qui  t'es-tu  procuré  ce  passe-port  ? 


280  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  En  allant  demander  il  M.  de  Monte-Cristo  des  lettres 
pour  les  directeurs  des  théâtres  de  Rome  et  de  Naples.je 
lui  ai  exprimé  mes  craintes  de  voyager  en  femme  ;  il  les  a 
parfaitement  comprises,  s'est  mis  à  ma  disposition  pour 
me  procurer  un  passe-portd'liomme;  et,  deux  jours  après, 
j'ai  reçu  celui-ci,  auquel  j'ai  ajouté  de  ma  main  :  Toj/a- 
(jeantavec  sa  sœur. 

Eh  bien!  dit  gaiement  Eugénie,  il  ne  s'agit  plus  que 
de  faire  nos  malles  :  nous  partirons  le  soir  de  la  signa- 
ture du  contrat,  au  lieu  de  partir  le  soir  des  noces  :  voilà 
tout. 

—  Réfléchis  bien,  Eugénie. 

—  Oh  !  toutes  mes  réflexions  sont  faites;  je  suis  lasse 
de  n'entendre  parler  que  de  reports,  de  lins  de  mois,  de 
hausse,  de  baisse,  de  fonds'espagnols,  de  papier  haïlien. 
Au  lieu  de  cela,  Louise,  comprends-tu,  l'air,  la  liberté, 
le  chant  des  oiseaux,  les  plaines  de  la  Lombardie,  les  ca- 
naux de  Venise,  les  palais  de  Rome,  la  plage  de  Naples. 
Combien  possédons-nous,  Louise  ? 

La  jeune  fille  qn'on  interrogeait  lira  d'un  secrétaire  in- 
crusté un  petit  portefeuille  à  serrure  qu'elle  ouvrit,  et 
dans  lequel  elle  compta  vingt-trois  billets  de  banque. 

—  Vingt-trois  mille  francs,  dit-elle. 

—  Et  pour  autant  au  moins  de  perles,  de  diamants  et 
bijoux,  dit  Eugénie.  Nous  sommes  riches.  Avec  quarante- 
cinq  mille  francs,  nous  avonsde  quoi  vivre  en  princesses 
pendant  deux  ans,  ou  convenablemant  pendant  quatre. 

Mais  avant  six  mois,  toi  avec  ta  musique,  moi  avec  ma 
voix,  nous  aurons  doublé  notre  capital.  Allons,  charge- 
toi  de  l'argent,  moi  je  me  charge  du  coffret  aux  pierreries; 
de  sorte  que  si  l'une  de  nous  avait  le  malheur  de  perdre 
son  trésor,  l'autre  aurait  toujours  le  sien.  Maintenant,  la 
valise  ;  hàtons-nous;  la  valise! 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  281 

—  Attends,  dit  Louise, allant  écouter  cà  la  porte  de  ma- 
dame Danglars. 

—  Que  crains-tu  ? 

—  Qu'on  ne  nous  surprenne. 

—  La  porte  est  fermée. 

—  Qu'on  ne  nous  dise  d'ouvrir. 

—  Qu'on  le  dise  si  Ton  veut,  nous  n'ouvrirons  pas. 

—  Tu  es  une  véritable  amazone,  Eugénie  ! 

Et  les  deu\  jeunes  filles  se  mirent,  avec  une  prodigieuse 
activité,  à  entasser  dans  une  malle  tous  les  objets  de 
voyage  dont  elles  croyaient  avoir  besoin. 

—  Là,  maintenant,  dit  Eugénie,  tandis  que  je  vais 
changer  de  costume  ferme  la  valise  ,  toi. 

Louise  appuya  de  toute  la  force  de  ses  petites  mains 
blanches  sur  le  couvercle  de  la  malle. 

—  Mais  je  ne  puis  pas,  dit-elle,  je  ne  suis  pas  assez 
forte  ;  ferme-la,  toi. 

—  Ah  !  c'est  juste,  dit  en  riant  Eugénie,  j'oubliais  que 
Je  suis  Hercule,  moi,  et  que  tu  n'es,  toi,  que  la  pâle  Om- 
phale. 

Et  la  jeune  Mlle,  appuyant  le  genou  sur  la  malle, 
roidit  ses  brasbiancset  musculeux  jusqu'à  ce  que  les  deux 
compartiments  de  la  valise'  fussent  joints,  et  que  ma- 
demoiselled'Armilly  eùtpassé  le  crochetducadenas  entre 
les  deux  pitons. 

Cette  opération  terminée,  Eugénie  ouvrit  uue  com- 
mode, dont  elle  avait  la  clé  sur  elle,  et  elle  en  lira  une 
mante  de  voyage  en  soie  violette  ouatée. 

—  Tiens,  dit-elle,  tu  vois  que  j'ai  pensé  à  tout;  avec 
cette  mante  tu  n'auras  point  froid. 

—  Mais  toi  ? 

—  Oh!  moi,  je  n'ai  jamais  froid,  tu  le  sais  bien;  d'ail- 
leurs avec  ces  habits  d'hon7me... 

iS. 


282  LE  COMTE  DE  MOME-CRISTO. 

—  Tu  vas  l'habiller  ici  ? 

—  Sans  doute. 

—  Mais  auras-tu  le  temps? 

— N'aie  donc  pas  la  moindre  inquiétude,  poltronne  ; 
tous  nos  genssontoccupés  delà  grande  affaire.  D'ailleurs, 
qu'y  a-t-il  d'étonnant,  quand  on  songe  au  désespoir  dans 
lequel  je  dois  être,  que  je  me  sois  enfermée,  dis? 

—  Non,  c'est  vrai,  tu  rae  rassures. 

—  Viens,  aide-moi. 

Et  du  même  tiroir  dont  elle  avait  fait  sortir  la  mante 
qu'elle  venait  de  donner  à  mademoiselle  d'Armilly  et 
dont  celle-ci  avait  déjà  couvert  ses  épaules,  elle  tira  un 
costume  d'homme  complet,  depuis  les  bottines  jusqu'à 
la  redingote ,  avec  une  provision  de  linge  où  il  n'y  avait 
rien  de  superflu,  mais  où  se  trouvait  le  nécessaire. 

Alors,  avec  une  promptitude  qui  indiquait  que  ce  n'était 
pas  sans  doute  la  première  fois  qu'en  se  jouant  elle  avait 
revêtu  les  habits  d'un  autre  sexe,  Eugénie  chaussa  ses 
bottines,  passa  un  pantalon,  chiiïonna  sa  cravate,  bou- 
tonna jusqu'à  son  cou  un  gilet  montant,  et  endossa  une 
redingote  qui  dessinait  sa  taille  Une  et  cambrée. 

—  Oh  î  c'est  très  bien  !  en  vérité,  c'est  très  bien  ,  dit 
Louise  en  la  regardant  avec  admiration;  mais  ces  beaux 
cheveux  noirs,  ces  nattes  magnidques  qui  faisaient  sou- 
pirer d'envie  toutes  les  femmes,  tiendront-ils  sous  un 
chapeau  d'homme  comme  celui  que  j'aperçois  là? 

—  Tu  vas  voir,  dit  Eugénie. 

Et  saisissant  avec  sa  main  gauche  la  tresse  épaisse  sur 
laquelle  ses  longs  doigts  ne  se  refermaient  qu'à  peine, 
elle  saisit  de  sa  main  droite  une  paire  de  longs  ciseaux, 
et  bientôt  l'acier  cria  au  milieu  de  la  riche  et  splendide 
chevelure,  qui  tomba  tout  entière  aux  pieds  de  la  jeune 
Jille,  renversée  en  arrière  pour  l'isoler  de  sa  redingote. 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  283 

Puis,  la  natte  supérieure  abattue,  Eugéniepassa^celle  s 
de  ses  tempes,  qu'elle  abattit  successivement,  sans  laisser 
échapper  le  moindre  regret  :  au  contraire,  ses  yeux  bril- 
lèrent, plus  pétillants  et  plusjoyeux  encore  que  de  cou- 
tume, sous  ses  sourcils  noirs  comme  l'ébène. 

—  Oh  !  les  magnifiques  cheveux  !  dit  Louise  avec  re- 
gret. 

— Eh!  ne  suis-je  pas  cent  fois  mieux  ainsi?  s'écria 
Eugénie  en  lissant  les  boucles  éparses  de  sa  coiffure  de- 
venue toute  masculine,  et  ne  me  trouves-tu  donc  pas 
plus  belle  ainsi? 

—  Oh  !  tu  es  belle,  belle  toujours  !  s'écria  Louise.  Main- 
tenant, oîi  allons-nous? 

— Mais,  à  Bruxelles,  si  tu  veux;  c'est  la  frontière  la 
plus  proche.  Nous  gagnerons  Bruxelles,  Liège,  Aix-la- 
Chapelle;  nous  remonterons  le  Rhin  jusqu'à  Stras- 
bourg, nous  traverserons  la  Suisse  et  nous  descendrons 
en  Italie  par  le  Saint-Gothard.  Cela  te  va-t-il? 

—  Mais,  oui. 

— Que  regardes-tu? 

— Je  te  regarde.  En  vérité,  tues  adorable  ainsi  ;  on  di- 
rait que  tu  m^enlèves. 

—  Eh  pardieu!  on  aurait  raison. 

—  Oh  !  je  crois  que  tu  as  juré,  Eugénie  ! 

Et  les  deux  jeunes  fdles,  que  chacun  eût  pu  croire  plon- 
gées dans  leslarmes.  Tune  pourson  propre  compte,  l'au- 
tre par  dévoiîmentà  son  amie,  éclatèrent  de  rire,  tout  en 
faisant  disparaître  les  traces  les  plus  visibles  du  désordre 
qui  naturellement  avait  accompagné  les  apprêts  de  leur 
évasion. 

Puis,  ayant  soufflé  leurs  lumières,  l'œil  interrogateur, 
l'oreille  au  guet,  le  cou  tendu,  les  deux  fugitives  ouvri- 
rent la  porte  d'un  cabinet  de  toilette  qui  donnait  sur  un 


28  i  LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

escalier  de  service  descendant  jusqu'à  la  cour,  Eugénie 
marchant  la  première,  et  soutenant  d'un  bras  la  valise  que, 
par  l'anse  opposée,  mademoiselle  d'Armilly  soulevait  à 
peine  de  ses  deux  mains. 

La  cour  était  vide.  Minuit  sonnait. 

Le  concierge  veillait  encore. 

Eugénie  s'approcha  tout  doucement  et  vit  le  digne 
suisse,  qui  dormait  au  fond  de  la  loge,  étendu  dans  son 
fauteuil. 

Elle  retourna  vers  Louise,  reprit  la  malle  qu'elle  avait 
un  instant  posée  à  terre,  et  toutes  deux,  suivant  l'ombre 
projetée  par  la  muraille,  gagnèrent  la  voûte. 

Eugénie  fit  cacher  Louise  dans  l'angle  de  la  porte,  de 
manière  à  ce  que  le  concierge,  s'il  lui  plaisait  par  hasard 
de  se  réveiller,  ne  vît  qu'une  personne. 

Puis,  s'offrant  elle-même  au  plein  rayonnementdela 
lampe  qui  éclairait  la  cour: 

—  La  porte  !  cria-t-elle  de  sa  plus  belle  voix  de  con- 
tralto, en  frappant  à  la  vitre. 

Le  concierge  se  leva  comme  l'avait  prévu  Eugénie,  et  fit 
même  quelques  pas  pour  reconnaître  la  personne  qui  sor- 
tait; mais  voyant  un  jeune  homme  qui  fouettait  impa- 
tiemment son  pantalon  de  sa  badine,  il  ouvrit  sur-lc- 
chan)p. 

Aussitôt  Louise  se  glissa  comme  une  couleuvre  par  la 
porte  enlre-bùillée,'et  bondit  légèrement  dehors.  Eugé- 
nie, calme  en  apparence,  quoique,  selon  toute  probabi- 
lité, son  cœur  comptât  plus  do  pulsations  que  dans  l'état 
habituel,  sortit  à  son  tour. 

Un  commissionnaire  passait,  on  le  chargea  de  la 
malle;  puisles  deux  jeunes  filleslui  ayant  indiqué  comme 
le  but  de  leur  course  la  rue  de  la  Victoire  et  le  numéro  36 
de  celte  rue,  elles  marchèrent  derrière  cet  homme,  dont 


LE  COMTE  DE  MONTE-CRISTO.  285 

la  présence  rassurait  Louise;  quanta  Eugénie,  elle  était 
forte  comme  une  Judith  ou  une  Dalila. 

On  arriva  au  numéro  indiqué.  Eugénie  ordonna  au 
commissionnaire  de  déposerla  malle,  lui  donna  quelques 
pièces  de  monnaie, elaprès  avoir  frappé  au  volet  le  renvoya. 

Ce  volet  auquel  avait  frappé  Eugénie,  était  celui  d'une 
petite  lingèreprévenucà  Tavance  :  elle  n'étaitpoint  en- 
core couchée,  elle  ouviit. 

— Mademoiselle,  dit  Eugénie,  faites  tirer  par  le  con- 
cierge la  calèche  de  la  remise,  et  envoyez-le  chercher  des 
chevaux  à  l'hôtel  des  postes.  Voici  cinq  francs  pour  la 
peine  que  nous  lui  donnons. 

— En  vérité,  dit  Louise,  je  t'admire,  et  je  dirai  pres- 
que que  je  le  respecte. 

La  lingère  regardait  avec  étonnement;  mais  comme  il 
était  convenu  qu'il  y  aurait  vingt  louis  pour  elle,  elle 
ne  fit  pas  la  moindre  observation. 

Un  quart  d'heure  après,  le  concierge  revenait  rame- 
nant le  postillon  elles  chevaux,  qui  en  un  lourde  main 
furent  attelés  à  la  voilure,  sur  laquelle  le  concierge  as- 
sura la  malle  à  l'aide  d'une  corde  et  d'un  tourniquet. 

— Voici  le  passe-port,  dit  le  postillon  ;  quelle  route 
prenons-nous,  notre  jeune  bourgeois? 

—  La  route  de  Fopirainebleau,  répondit  Eugénie  avec 
une  voix  presque  «ffasculine. 

—  Eh  bien  !  que  dis-tu  donc?'1îénianda  Louise. 

— Je  donne  le  change,  dit  Eugénie;  celte  femme  à 
qui  nous. donnons  vingt  louis  peut  nous  trahir  pour 
quarante  :  sur  le  boulevard  nous  prendrons  une  autre 
direction. 

Et  la  jeune  tille  s'élança  dans  le  briska  établi  en  excel- 
lente dormeuse,  sans  presque  toucher  le  marchepied 


28G  I-E  COMTE  DE  MONTE-CRISTO. 

—  Tu  as  toujours  raison,  Eugénie,  dit  la  maîtresse 
de  chant  en  prenant  place  près  de  son  amie. 

Un  quart  d'heure  après,  le  postillon,  remis  dans  le 
droit  chemin,  franchissait,  en  faisant  claquer  son  fouet, 
la  grille  de  la  barrière  Saint-Martin. 

—  Ah  !  dit  Louise,  en  respirant,  nous  voilà  donc  sorties 
de  Paris  ! 

— Oui,  ma  chère,  et  le  rapt  est  bel  et  bien  consommé, 
répondit  Eugénie. 

—  Oui,  mais  sans  violence,  dit  Louise. 

— Je  ferai  valoir  cela  comme  circonstance  atténuante, 
répondit  Eugénie. 

Ces  paroles  se  perdirent  dans  le  bruit  que  faisait  la 
voiture  en  roulant  sur  le  pavé  de  la  Villette. 

M.  Danglars  n'avait  plus  de  fille. 


FIN  DU   CINQUIEME  VOLUME. 


TABIiE 

DU  CINQUIÈME  VOLUME. 


I.  On  nous  écrit  de  Janina 1 

II.  La  Limonade 27 

III.  L'Accusation ,  43 

IV.  La  Chambre  du  Boulanger  retiré.       .....  51 

V.  L'Effraction 76 

VI.  La  Main  de  Dieu :     .     .     ,  95 

VII.  Beauchamp 104 

Vin.  Le  Voyage 114 

IX.  Le  Jugement 130 

X.  La  Provocation 149 

XI.  L'Insulte 158 

XII.  La  Nuit 171 

XIII.  La  Rencontre 183 

XIV.  La  Mère  et  le  Fils 20O 

XV.  Le  Suicide 209 

XVI.  Valentine ,     ....  222 

XVII.  L'Aveu 232 

XVIII.  Le  Père  et  la  Fille 249 

XIX.  Le  Contrat 263 

XX.  La  Route  de  Belgique 277 


Poissy.  —  Imprimerie  française  et  étrangère  d«  G.  OLIVIER, 


*  : 


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