/
i
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lecomtedemontec05duma
ŒUVRES COMPLÈTES
iD'ALEXANDRE DUMAS
rail» Imprimerie I>ond»T-I>.ipré, r S»int-I,uuii, 46- »ii M:ir»ii
l
LE COMTE
MONTE-CRISTO
ALEXANDRE DUMAS
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
BUE VIVIENNF . *i bis.
IS50
LE COMTI]
DE
MONTE-CRISTO
ON NOUS i:CRIT Di- .lANINA.
Franz était sorti de la chambre de Noirtier si chance-
lant et si égaré, qneValentine elle-même avait eu pitié
de lui.
Villefort, qui n'avait articulé que quelques mots sans
suite, et qui s'était enfui dans son cabinet, reçut, deux
heures après, la lettre suivante :
« Après ce qui a été révélé ce malin, M. Noirtier de
Yillefort ne peut supposer qu'une alliance soit possible
entre sa famille et celle de M. Franz d'Épinay. M. Franz
d'Épinay a horreur de songer que M. de Villefort, qui
paraissait connaître les événements racontés ce matin,
ne l'ait pas prévenu dans celte pensée. »
Quiconque eût vu en ce moment le magistrat ployé
sous le coup, n'eût pas cru qu'il le prévoyait; en effet,
jamais il n'eût pensé que son père eût poussé la fran-
chise, ou plutôt la rudesse, jusqu'à raconter une pareille
histoire. 11 est vrai que jamais M. Noirtier, assez dé-
daigneux qu'il était de l'opinion de son fils, ne s'était
V. 1
2 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
préoccupé d'éclaircir le fait aux yeux de ViUefort, et que
celui-ci avait toujours cru que le général de Quesnel, ou
le baron d'Épinay, selon qu'on voudra l'appeler, ou du
nom qu'il s'était fait, ou du nom qu'on lui avait fait,
était mort assassiné et non tué loyalement en duel.
Cette lettre si dure d'un jeune homme si respectueux
jusqu'alors était mortelle pour l'orgueil d'un homme
comme Villeiort.
A peine était-il dans son cabinet que sa femme entra.
La sortie de Franz, appelé par M. Noirtier, avait tel-
lement étonné toutle monde, que la position de madame
de Villefort, restée seule avec le notaire et les témoms,
devint de moment en moment plus embarrassante. Alors
madame de Villefort avait pris son parti, et elle était
sortie en annonçant qu'elle allait aux nouvelles.
M. de Villefort se contenta de lui dire qu'à la suite
d'une explication entre lui, M. Noirtier et M. d'Épinay,
le mariage de Valentine avec Franz était rompu.
C'était difficile à reporter à ceuxqui attendaient; aussi
madame de Villefort, en rentrant, se contenta-t-elle de
dire que M. Noirtier, ayant eu, au commencement de la
conférence une espèce d'attaque d'apoplexie, le contrat
était naturellement remis à quelques jours.
Cette nouvelle, toute fausse qu'elle était, arrivait si
singulièrement à la suite de deux malheurs du même
genre, que les auditeurs se regardèrent étonnés et se
retirèrent sans dire une parole.
Pendant ce temps, Valentine, heureuse et épouvantée
à la fois, après avoir embrassé et remercié le faible vieil-
lard, qui venait de briser ainsi d'un seul coup une chaîne
qu'elle rcgardaitdéjà comme indissoluble, avait demandé
à se retirer chez elle pour se remettre, et Noirtier lui
avait, de Fœil. accordé la permission qu'elle sollicitait.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 3
Mais, au lieu de remonter chez elle, Valentine, une
fois sortie, prit le corridor, et, sortant par la petite porte,
s'élança dans le jardin. Au milieu de tous les événements
qui venaient de s'entasser les uns sur les autres, une ter-
reur sourde avait constamment comprimé son cœur. Elle
s'attendait d'un moment à l'autre à voir apparaître Mor-
rel pâle et menaçant comme le laird de Ravenswood au
contrat de Lucie de Lammermoor.
En effet, ilétait tempsqu'elle arrivât à la grille. Maxi-
milien, qui s'était douté de ce qui allait se passer en
voyant Franz quitter le cimetière avec M. de Villefort,
l'avait suivi, puis, après l'avoir vu entrer, l'avait vu sor-
tir encore et rentrerde nouveau avec Albert et Château-
Renaud. Pour lui, il n'y avait donc plus de doute. Il s'é-
tait alors jeté dans son enclos, prêt à tout événement,
et bien certain qu'au premier moment de liberté qu'elle
pourrait saisir, Valentine accourrait à lui.
Il ne s'était pas trompé ; son œil, collé aux planches,
vit en effet apparaître la jeune fdle, qui, sans prendre
aucune des précautions d'usage, accourait à la grille.
Au premier coup d'œil qu'il jeta sur elle, Maximilien
fut rassuré; au premier mot qu'elle prononça, il bondit
de joie.
— Sauvés! dit Valentine.
— Sauvés! répéta Morrel, ne pouvant croire à un pa-
reil bonheur; mais par qui sauvés?
-7- Par mon grand-père. Oh! aimez-le bien, Morrel.
Morrel jura d'aimer le vieillard de toute son âme; et
ce serment ne lui coûtait point à faire ; car, dans ce mo-
ment, il ne se contentait pas de l'aimer comme un ami
ou comme un père, il l'adorait comme un dieu.
— Mais comment cela s'est-il fait? demanda Morrel ;
quel moyen étrange a-t-il employé?
4 LE COMTE DE MONTE-riRISTO.
Yalentine ouvrait la bouche pour tout raconter; mais
elle songea qu'il y avait au fond de tout cela un secret
terrible qui n'était point à son grand-père seulement.
— Plus tard, dit-elle, je vous raconterai tout cela.
— Mais quand ?
— Quand je serai votre femme.
C'était mettre la 'conversation sur un chapitre qui
rendait Morrel facile à tout entendre : aussi il entendit
même qu'il devait se contenter de ce qu'il savait, et que
c'était assez pour un jour. Cependant il ne consentit à se
retirer que sur la promesse qu'il verrait Yalentine le
lendemain soir.
Yalentine promit ce que voulut Morrel.Tout était chan-
gé à ses yeux, et certes il lui était moins difficile de croire
maintenant qu'elle épouserait Maximilien, que de croire
une heure auparavant qu'elle n'épouserait pas Franz.
Pendant ce temps, madame de Yillefort était montée
chez Noirtier.
Noirtier la regarda de cet œil sombre et sévère "avec
lequel il avait coutume de la recevoir.
— Monsieur, lui dit-elle, je n'ai pas besoin de vous
apprendre que le mariage de Yalentine est rompu, puis-
que c'est ici que cette rupture a eu lieu.
Noirtier resta impassible.
— Mais, continua madame de Yillefort, ce que vous
ne savez pas, monsieur, c'est que j'ai toujours été oppo-
sée à ce mariage, qui se faisait malgré moi.
Noirtier regarda sa belle-fille en homme qui attend
une explication.
— Or, maintenant que ce mariage, pour lequel je con-
naissais votre répugnance, est rompu, je viens faire près
de vous une démarche que ni M. de Yillefort ni Yalentine
ne peuvent faire.
LE COiMTE DE MONTE-CRISTO. S
Les yeux de Noirtier demandèrent quelle était cette
démarche.
— Je viens vous prier, monsieur , continua madame
de Villefort, comme la seule qui en ait le droit, car je suis
la seule à qui il n'en reviendra rien ; je viens vous prier
de rendre, je ne dirai pas vos bonnes grâces, elle les a
toujours eues, mais votre fortune, à votre petite-fille.
Les yeux de Noirtier demeurèrent un instant incer-
tains : il cherchait évidemment les motifs de cette dé-
marche, et ne les pouvait trouver.
— Puis-je espérer, monsieur, dit madame de Villefort,
que vos intentions étaient en harmonie avec la prière
que je venais vous faire ?
— Oui, fit Noirtier.
— En ce cas, monsieur, dit madame de Villefort, je
me retire à la fois reconnaissante et heureuse.
Et, saluant M. Noirtier, elle se retira.
En effet, dès le lendemain, Noirtier fit venir le notaire:
le premier testament fut déchiré, et un fut fait, dans le-
quel il laissa toute sa fortune à Valenline, à la condition
qu'on ne la séparerait pas de lui.
Quelques personnes alors calculèrent de parle monde
que mademoiselle de Villefort, héritière du marquis et
de la marquise de Saint-Méran, et rentrée en la grâce de
son grand-père , aurait un jour bien près de trois cent
mille livres de rente.
Tandis que ce mariage se rompait chez les Villefort,
M. le comte de Morcerf avait reçu la visite de Monte-
Cristo, et, pour montrer son empressement à Danglars,
il endossait son grand uniforme de lieutenant-général,
qu'il avait fait orner de toutes ses croix, et demandait ses
meilleurs chevaux.
Ainsi paré, il se rendit rue de la Chaussée- d'Antin, et
C LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
se (it annoncer à Danglars, qui faisait son relevé de fin
(le mois.
Ce n'élait pas le moment où, depuis quelque temps,
il fallait prendre le banquier pour le trouver de bonne
humeur.
Aussi, à l'aspect de son ancien ami, Danglars prit son
air majestueux et s'établit carrément dans son fauteuil.
Morcerf, si empesé d'habiiude, avait emprunté au con-
traire un air riant et affable ; en conséquence, à peu près
sûr qu'il était que son ouverture allait recevoir un bon
accueil, il ne fit point de diplomatie, et arrivant au but
d'un seul coup :
— Baron, dit-il, me voici. Depuis longtemps nous
tournons autour de nos paroles d'autrefois...
Morcerf s'attendait, à ces mots, à voir s'épanouir la
ligure du banquier, dont il attribuait le rembrunissement
<'i son silence ; mais, au contraire, cette ligure devint, c;
qui était presque incroyable, plus impassible et plus
froide encore.
Voilà pourquoi Morcerf s'était arrêté au milieu de sa
phrase.
— Quelles paroles, monsieur le comte? demanda le
banquier, comme s'il cherchait vainement dans son es-
prit l'explication de ce que le général voulait dire.
— Oh ! dit le comte , vous êtes formaliste, mon cher
monsieur, et vous me rappelez que le cérémonial doit se
faire selon tous les rites. Très bien ! ma foi. Pardonnez-
moi, comme je n'ai qu'un fds, et que c'est la première
fois que je songe à le marier, j'en suis encore à mon ap-
prentissage; allons, je m'exécute.
Et Morcerf, avec un sourire forcé, se leva, lit une pro-
fonde révérence à Danglars, et lui dit :
— Monsieur le baron, j'ai l'honneur de vous demander
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 7
la main de mademoiselle Eugénie Danglars, voire lille,
pour mon fils le vicomte Albert de Morcerf.
Mais Danglars , au lieu d'accueillir ces paroles avec
une faveur que Morcerf pouvait espérer de lui, fronça le
sourcil, et, sans inviter le comte, qui était resté debout,
à s'asseoir :
— Monsieur le comte, dit-il, avant de vous répondre,
j'aurais besoin de réfléchir.
— De réfléchir ! reprit Morcerf de plus en plus étonné ;
n'avez-vous pas eu le temps de réfléchir depuis tantôt
huit ans que nous causâmes de ce mariage pour la pre-
mière fois ?
— Monsieur le comte, dit Danglars, fous les jours il
arrive des choses qui font que les réflexions que l'on
croyait faites sont à refaire.
— Comment cela ? demanda Morcerf; je ne vous com-
prends plus, baron !
— Je veux dire, monsieur, que depuis quinze jours
de nouvelles circonstances...
— Permettez, dit Morcerf; est-ce, ou n'est-ce pas une
comédie que nous jouons?
— Comment cela, une comédie?
— Oui, expliquons-nous catégoriquement.
— Je ne demande pas mieux.
— Vous avez vu M. de Monte-Cristo ?
— Je le vois très souvent, dit Danglars en secouant
son jabot, c'est un de mes amis.
— Eh bien ! une des dernières fois que vous l'avez vu,
vous lui avez dit que je semblais oublieux, irrésolu , à
l'endroit de ce mariage.
— C'est vrai.
— Eh bien! me voici. Je ne suis ni oublieux ni irré-
8 LE COMTE DE MONTE-CRISTU.
solu, vous le voyez, puisque je viens vous sommer de
tenir voire promesse.
Danglars ne répondit pas.
— Avez-vous sitôt changé d'avis, ajouta Morcerf, ou
n'avez-vous [)rovoqué ma demande que pour vous donner
le plaisir de m'humilier?
Danglars comprit que s'il continuait la conversation
sur le ton qu'il l'avait entreprise, la chose pourrait mal
tourner pour lui.
— Monsieur le comte, dit-il, vous devez être à bon
droit surpris de ma réserve, je comprends cela, aussi,
croyez bien que moi, tout le premier, je m'en afflige ;
croyez bien qu'elle m'est commandée par des circon-
stances impérieuses.
— Ce sont là des propos en l'air, mon cher monsieur,
dit le comie, et dont pourrait peut-être se contenter le
premier venu ; mais le comte de Morceif n'est pas le
premier venu ; et quand un homme comme lui vient trou-
ver un a'.' Ire homme, lui rappelle la parolexlonnée, et que
cet homme manque à sa parole, il a le droit d'exiger en
place qu'on lui donne au moins une bonne raison.
Danglars était lâche, mais il ne le voulait point paraî-
tre : il fut piqué du ton que Morcerf venait de prendre.
— Aussi n'est-ce pas la bonne raison qui me manque,
répliqua- t-il.
— Que prétendez-vous dire ?
— Que la bonne raison, je l'ai, mais qu'elle est difli-
cile à donner.
— Vous sentez cependant, dit Morcerf, que je ne puis
me payer de vos réticences; et une chose, en tous cas,
me paraît claire, c'est que vous refusez mon alliance.
— Non, monsieur, dit Danglars, je suspends ma réso-
lution, voilà tout.
LE COMTE DE MONTE-GKISTO. 0
— Mais vous n'avez pas cependant la prétention, je le
suppose , de croire que je souscrive à vos caprices , au
point d'attendre tranquillement et humblement le retour
de vos bonnes grâces?
— Alors, monsieur le comte, si vous ne pouvez atten-
dre , regardons nos projets comme non avenus.
Le comte se mordit les lèvres jusqu'au sang pour ne
pas faire l'éclat que son caractère superbe et irritable le
portait à faire; cependant, comprenant qu'en pareille
circonstance le ridicule serait de son côté, il avait déjà
commencé à gagner la porte du salon, lorsque, se ravi-
sant, il revint sur ses pas.
Un nuage venait de passer sur son front , y laissant
au lieu de l'orgueil ofl'ensé la trace d'une vague inquié-
tude.
— Voyons, dit-il, mon cher Danglars, nous nous con-
naissons depuis longues années, et, par conséquent,
nous devons avoir quelques ménagements l'un pour l'au-
tre. Vous me devez une explication, et c'est bien le moins
que je sache à quel malheureux événement mon fds doit
la perte de vos bonnes intentions à son égard.
— Ce n'est point personnel au vicomte, voilà tout ce que
jepuis vousdire, monsieur, répondit Danglars, qui rede-
venait impertinent en voyant que Morcerf s'adoucissait.
— Et à qui donc est-ce personnel ? demanda d'une
voix altérée Morcerf, dont le front se couvrit de pâleur.
Danglars, à qui aucun de ces symptômes n'écha[)puit,
lixa sur lui un regard plus assuré qu'il n'avait coutume
de le faire.
— Remerciez-moi de ne pas m'expliquer davantage,
dit-il.
Un tremblement nerveux, qui venait sans doute d'une
colère contenue, agitait Morcerf.
1.
13 LE COMTK DE MONTE-CRISTO.
— J'ai le droit, répondit-il en faisant un violent effort
sur lui-mcMiie, j'aile projet d'exiger que vous vous expli-
quiez; est-ce donc contre madame Morccrf que vous
avez quelque chose? Est-ce ma fortune qui n'est pas
sullisante ? Sout-ce mes opinons qui , étant contraires
aux vôtres...
— Rien de fout cela, monsieur, dit Danglars; je se-
rais impardonnable, car je me suis engagé connaissant
tout cela. Non, ne cherchez pliis, je suis vraiment hon-
teux de vous faire faire cet examen de conscience ;
restons-en là, croyez-moi. Prenons le terme moyen du
délai, qui n'est ni une rupture, ni un engagement. Rien
ne presse , mon Dieu! Ma fdle a dix-sept ans, et votre
fds vingt et un. Pendant notre halte le temps marchera,
lui; il amènera les événements; les choses qui paraissent
obscures la veille sont parfois trop claires le lendemain ;
parfois ainsi, en un jour, tombent les plus cruelles ca-
lomnies.
— Des calomnies, avez-vous dit, monsieur ! s'écria
Morcerf en devenant livide. On me calomnie, moi! .
— Monsieur le comte, ne nous expliquons pas, vous
dis-je.
— Ainsi, monsieur, il me faudra subir tranquillement
ce refus?
— Pénible surtout pour moi, monsieur. Oui, plus pé-
nible pour moi que pour vous, car je comptais sur l'hon-
neur de votre alliance, et un mariage manqué fait tou-
jours plus de tort à la liancée qu'au fiancé.
— C'est bien, monsieur, n'en parlons plus, dit Mor-
cerf,
Et froissant ses gants avec rage, il sortit de l'apparte-
ment.
Danglars remarqua que, pas une seule fois, Morccif
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 11
n'avait osé demander si c'était à cause de lui, Morceri';
que Danglars retirait sa parole.
Le soir il eut une longue conférence avec plusieurs
amis , et M. Calvacanti , qui s'était constamment tenu
dans le salon des dames, sortit le dernier de la maison
du banquier.
Le lendemain, en se réveillant, Danglars demanda les
journaux, on les lui apporta aussitôt: il en écarta trois
ou quatre et prit Vimpartial.
C'était celui dont Beauchamp était le rédacteur-gérant.
Il brisa rapidement l'enveloppe, l'ouvrit avec une pré-
cipitation nerveuse, passa dédaigneusement sur le premier
arts, et , arrivant aux faits divers , s'arrêta avec son
^ iniçhant sourire sur un entre-filets commençant par ces
'<v mots : On nous écrit de Janina.
"ul ^ 1*57^ Bon, dit-il après avoir lu, voici un petit boutd'ar-
- / ^-« ^j^fg g^r jg colonel Fernand qui, selon toute probabilité,
me dispensera de donner des explications à M. le comte
, 1^': deMorcerf.
l\ :i^" même moment, c'est à dire comme neuf heures du
ç-jffj^SLÛa sonnaient, Albert de Morcerf, vêtu de noir, bou-
>^tonné méthodiquement, la démarche agitée et la parole
brève, se présentait à la maison des Champs-Elysées.
— M. le comte vient de sortir il y a une demi-heure
à peu près, dit le concierge.
— A-t-il emmené Baptistin ? demanda Morcerf.
— Non, monsieur le vicomte.
— Appelez Baptistin, je veux lui parler.
Le concierge alla chercher le valet de chambre lui-
même, et un instant après revint avec lui.
— Mon ami, dit Albert, je vous demande pardon de
mon indiscrétion, mais j'ai voulu vous demander à vous-
même si votre maître était bien réellement sorti?
12 LIi COMTE DL MO.NTE-CIUSTO.
— Oui, monsieur, répondit lîaplislin.
— Même j)our moi?
— Je sais combien mon maître est heureux de rece-
voir monsieur, et je me garderais bien de confondre
monsieur dans une mesure générale.
— Tu as raison, car j'ai à lui parler d'une alTaire sé-
rieuse. Crois-tu qu'il taidera à rentrer?
— Non, car il a commandé son déjeuner i)our dix
heures.
— Bien, je vais taire un tour aux Champs-Elysées , ù
dix heures je serai ici ; si M. le comte rentre avant moi,
dis-lui que je le prie d'attendre.
— Je n'y manquerai pas, mor.sicur [)eut en être sûr.
Albert laissa à la porte du comte le cabriolet de place
qu'il avait pris et alla se promener à pied.
En passant devant l'allée des Veuves, il crut reconnaî-
les chevaux du comte qui stationnaient à la porte du tir
de Gosset; il s'approcha, et après avoir reconnu les che-
vaux, reconnut le cocher.
— Monsieur le comte est au tir? demanda Morcerl' à
celui-ci.
— Oui, monsieur, répondit le cocher.
En efl'et, plusieurs coups réguliers s'étaient lait en-
tendre depuis que Morcerf était aux environs du tir.
Il entra.
Dans le petit jardin se tenait le garçon.
— Pardon, dit-il, maismonsieurle vicomte voudrait-
il attendre un instant?
— Pourquoi cela, Philippe? demanda Albert, qui,
étant un habitué , s'étonnait de cet obstacle qu'il ne
comprenait pas.
— Parce que la personne qui s'exerce en ce moment
prend letiràcUeseule, et netirejamaisdevantquelqu'uu.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 13
— Pas même devant vous, Philippe?
— Vous voyez, monsieur, jesuisàlaportede maloge.
— Et qui lui charge ses pistolets?
— Son domestique.
— Un Nubien ?
— Un nègre. ^
— C'est cela.
— Vous connaissez donc ce seigneur?
— Je viens le chercher ; c'est mon ami.
— Oh! alors, c'est autre chose. Je vais entrer pour
le prévenir.
Et Philippe, poussé par sa propre curiosité, entra
dans la cabane de planches. Une seconde après, Monte-
Cristo parut sur le seuil.
— Pardon de vous poursuivre jusqu'ici, mon cher
comte, dit Albert; mais je commence par vous dire que
ce n'est point la faute de vos gens, et que moi seul suis
indiscret. Je me suis présenté chez vous ; on m'a dit que
vous étiez en promenade, mais que vous rentreriez à
dix heures pour déjeuner. Je me suis promené à mon
tour en attendant dix heures, et en me promenant j'ai
aperçu vos chevaux et votre voiture.
— Ce que vous me dites là me donne l'espoir que
vous venez me demander à déjeiiner.
— Non pas, merci, il ne s'agit pas de déjeuner à cette
heure ; peut-être déjeûnerons-nous plus tard , mais en
mauvaise compagnie, pardieu!
— Que diable me contez-vous là ?
— Moucher, je me bats aujourd'hui.
— Vous? et pourquoi faire?
— Pour me ])attre, pardieu!
— Oui, j'entends bien, mais à cause de quoi? On se
bat pour toute espèce de choses, vous comprenez bien.
li LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— A cause de l'honneur.
— Ali ! ceci, c'est sérieux.
— Si sérieux, que je viens vous prier de me rendre
un service.
— Lequel ?
— Celui d'être mon témoin.
— Alors cela devient grave ; ne parlons de rien ici, et
rentrons chez moi, Ali, donne-moi de l'eau.
Le comte retroussa ses manches et passa dans le petit
vestibule qui précède les tirs, et où les tireurs ont l'ha-
bitude de se laver les mains.
— Entrez donc , monsieur le vicomte, dit tout bas
Philippe, vous verrez quelque chose de drôle.
Morcerf entra. Au lieu de mouches, des cartes à jouer
étaient collées sur la plaque.
De loin Morcerf crut que c'était le jeu complet ; il y
avait depuis l'as jusqu'au dix.
— Ah ! ah ! dit Albert, vous étiez en train de jouer
au piquet?
— Non, dit le comte, j'étais en train de faire un jeu
de cartes.
— Comment cela?
— Oui, ce sont des as et des deux que vous voyez ;
seulement mes balles en ont fait des trois, des cinq, des
sept, des huit, des neuf et des dix.
Albert s'approcha.
En effet, les balles avaient, avec des lignes parfaite-
ment exactes et des distances parfaitement égales, rem-
placé les signes absents et troué le carton aux endroits
où il auraitdù être peint.
En allant à la plaque, Morcerf ramassa, en outre, deux
ou trois hirondelles qui avaient eu l'imprudence de pas-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 15
sera portée de pistolet du comte, et que le comte avait '
abattues.
— Diable ! fit Morcerf.
— Que voulez-vous, mon cher vicomte , dit Monte-
Cristo en s'essuyant les mains avecdulinge apporté par
Ali, il faut bien que j'occupe mes instants d'oisiveté ;
mais venez, je vous attends.
Tous deux montèrent dans le coupé de Monte-Cristo
qui, au bout de quelques instants, les eut déposés à la
porte du n" 30.
Monte-Cristo conduisit Morcerf dans son cabinet, et
lui montra un siège. Tous deux s'assirent.
— Maintenant, causons tranquillement, dit le comte.
— Vous voyez que je suis parfaitement tranquille.
— Avec qui voulez-vous vous battre ?
— Avec Beauchamp.
— Un de vos amis !
— C'est toujours avec des amis qu'on se bal.
— Au moins faut-il une raison.
— J'en ai une.
— Que vous a-t-il fait?
— 11 y a, dans un journal d'hier soir... Mais tenez ,
lisez.
Albert tendit à Monte-Cristo un journal où il lut ces
mots :
« On nous écrit de Janinu;
«Un fait jusqu'alors ignoré, ou tout au moins inédit,
est parvenu à notre connaissance; les châteaux qui dé-
fendaient la ville ont été livrés aux Turcs par un officier
français dans lequel le vizir Ali-Tebelin avait mis toute
sa confiance, et quis'appelait Fernand. »
— Eh bien ! demanda Monte-Cristo, que voyez-vous
là dedans qui vous choque?
If; IJ-: COMTE DE MuMi:-ci(isro.
— Comment! ce que je vois?
— Oui. Que vous importe à vous que les châteaux de
Jatiina aient éti; livrés par un officier nommé Fernand ?
— Il m'importe que mon père, le comte de Morcerl',
s'appelle Fernand de son nom de baptême.
— Et voire père servait Ali-Pacha?
— C'est à dire qu'il combattait pour l'indépendan ce
des Grecs ; voilà où est la calomnie.
— Ah ! çà, mon cher vicomte, parlons raison.
— Je ne demande pas mieux.
— Diles-moi un peu qui diable sait en France que
l'oflicier Fernand est le même homme que le comte de
Morcerf, et qui s'occupe à celte heure de Janina, qui a
été pris en 1822 ou 1823, je crois?
— Voilà justement oi!i est la perfidie : on a laissé le
temps passer là-dessus, puis aujourd'hui on revient sur
des événements oubliés pour en taire sortir un scandale
qui peut ternir une haule position. Eh bien! moi, héri-
tier du nom de mon père , je ne veux pas même que
sur ce nom Jlotte l'ombre d'un doute. Je vais envoyer à
lieauchamp, dont le journal a publié cette note , deux
témoins, et il la rétractera.
— Beaucham.pne rétractera rien.
— Alors, nous nous battrons,
— Non, vous ne vous battrez pas, car il vous répondra
(ju'il y avait peut-être dans l'armée grecque cinquante
ofliciers qui s'appelaient Fernand.
— Nous nous battrons malgré celte réponse. Oh ! je
veux que cela disjiaraisse... Mon père, un si noble sol-
dat, une si illustre carrière...
— Ou bien il mettra : Nous sommes fondés à croire
que ce Fernand n'a rien de commun avec M. le comte de
Morcerf, dont le nom de baptême est aussi Fernand.
LE COMTE DE MOiME-CRlSTO. 17
— Il iiie faut une rétiac talion pleine et entière; je ne
me contenterai point de celle-là !
— Et vous allez lui envoyer vos témoins?
— Oui.
— Vous avez tort.
— Ceîa veut dire que vous me refusez le service que je
venais vous demander.
— Ah ! vous savez ma théorie à l'égard du duel, je vous
ai fait ma profession de fol à Rome, vous vous la rappe-
lez ?
— Cependant, mon cher comte, je vous ai trouvé ce
matin, tout à l'heure, exerçant une occupation peu en
harmonie avec cette théorie.
— Parce que, mon cher ami, vous comprenez, il no
faut jamais être exclusif. Quand on vit avec des fous, il
faut faire aussi son apprentissage d'insensé ; d'un moment
à l'autre quelque cerveau brûlé, qui n'aura pas plus de
motif de me chercher querelle que vous n'en avez d'aller
chercher querelle à Beauchamp, me viendra trouver pour
la première niaiserie venue, ou m'enverra ses témoins,
on m'insultera dans un endroit public : eh bien ! ce cer-
veau biùlé, il faudra bien que je le tue.
— Vous admettez donc que vous-même vous vous bat-
triez?
— Pardieu !
— Eh bien, alors, pouniuoi voulez- vous que moi je
ne me batte pas?
— Je ne dis point que vous ne devez pas vous battre ;
je dis seulement qu'un duel est une chose grave et à la-
quelle il faut réfléchir.
— A-t-il réfléchi, lui, pour insulter mon père?
— S'il n'a pas réfléchi, et (ju'il vous l'avoue, il ne faut
pas lui en vouloir.
(8 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Oh! iijon cher comte, vous êtes beaucoup trop in-
dulgent!
— Et vous beaucoup trop rigoureux. Voyons, je sup-
pose... écoutez bien ceci : je suppose... N'allez pas vous
fâcher de ce que je vous dis !
— J'écoute.
— Je suppose que le fait rapporté soit vrai...
— Un fils ne doit pas admettre une pareille supposi-
tion sur l'honneur de son père.
— Eh, mon Dieu! nous sommes dans une époque où
l'on admet tant de choses !
— C'est justement le vice de l'époque.
— Avez-vous la prétention de le réformer?
— Oui, à l'endroit de ce qui me regarde.
— Mon Dieu! quel rigoriste vous laites, mon cher
ami !
— -Je suis ainsi.
— Etes-vous inaccessible aux bons conseils ?
— Non, quand ils viennent d'un ami.
— Me croyez-vous le vôtre?
— Oui.
— Eh bien , avant d'envoyer vos témoins àBeauchamp,
informez-vous.
— Auprès de qui?
— Eh pardieu! auprès d'IIaydée, par exemple.
— Mêler une femme dans tout cela, que peut-elle y
faire ?
— Vous déclarer que votre père n'est pour rien dans
la défaite ou la mort du sien, par exemple, ou vous éclai-
rer àce sujet, si parhasard votre père avait eu le malheur. . .
— Je vous ai déjà dit, mon cher comte, que je ne pou-
vais admettre une pareille supposition.
— Vous refusez donc ce moyen ?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. JO
— Je le refuse.
— Absolument ?
— Absolument !
— Alors, un dernier conseil.
— Soit, mais le dernier.
— Ne le voulez-vous point?
— Au contraire, je vous le demande.
— N'envoyez point de témoins à Beauchamp,
— Comment?
— Allez le trouver vous-même.
— C'est contre toutes les habitudes.
— \otre aiïaire est en dehors des afl'aires ordinaires.
— Et pourquoi dois-je y aller moi-même, voyons?
-—Parce qu'ainsi l'affaire reste entre vous et Beau-
champ.
— Expliquez-voug.
— Sans doute; si Beauchamp est disposé à se rétracter,
il faut lui laisser le mérite de la bonne volonté : la rétrac-
tation n'en sera pas moins faite. S'il refuse, au contraire,
il sera temps de mettre deux étrangers dans votre secret.
— Ce ne seront pas deux étrangers, ce seront deux
amis.
— Les amis d'aujourd'hui senties ennemis de demain.
— Oh! par exemple!
— Témoin Beauchamp.
— Ainsi...
— Ainsi, je vous recommande la prudence.
— Ainsi, vous croyez que je dois aller trouver Beau-
champ moi-même?
— Oui.
— Seul?
— Seul. Quand on veut obtenir quelque chose de l'a-
mour-propre d'un homme, il faut sauver à l'amour-pro-
2U LE COMTE DE MONTE-CKISTO.
propre dccclliominejiisqu'à l'apparence delà souilVaiice.
— Jocroisqiie vous avez raison.
— Ah! c'est bien heureux!
— J'irai seul.
— Allez ; mais vous l'eriez encore mieux de n'y point
aller du tout.
— C'est impossible.
— Faites donc ainsi ; ce sera toujours mieux que ce
que vous vouliez faire.
— Mais en ce cas, voyons, si malgré toutes mes pré-
cautions, tous mes procédés, si j'ai un duel, me servirez-
vousde témoin?
— Mon cher vicomte, dit Monte-Cristo avec une gra-
vité suprême, vous avez dû voir, qu'en temps et lieu, j'é-
tais fout à votre dévotion; mais le service que vous me
demandez là sort du cercle de ceux que je {luis vous
rendre.
— Pourquoi cela?
— Peut-être le saurez-vous un jour.
— Mais en attendant?
— Je demande votre indulgence pour mon secret.
— C'est bien. Je prendrai Franz et Château-Renaud,
— Prenez Franz et Château-Renaud, ce sera à mer-
veille.
— Mais enfin, si je me bats, vous me donnerez bien
une petite leçon d'épée ou de pistolet?
— Non, c'est encore une chose impossible.
— Singulier homme que vous faites, allez! Alors vous
ne voulez vous mêler de rien ?
— De rien absolument.
— Alors n'en parlons plus. Adieu, comte.
— Adieu, vicomte.
Morceif prit son chapeau et sortit.
I.K COMTE DE MONTE- CnîSTO. ?i
A la porle, il retrouva son cabriolet, et, rontcnant du
mieux qu'il put sa colère, il se fit contUiire chez Beau-
champ ; Beauchamp étaità son journal.
Albert se fit conduire au journal.
Beauchamp était dans un cabinet sombre et poudreux,
comme sont de fondation les bureaux de journaux.
On lui annonça Albert de Morcerf. Il lit répéter deux
fois l'annonce ; puis, mal convaincu encore, il cria :
Entrez!
Albert parut.
Beauchamp poussa une exclamation de surprise en
voyant son ami franchir les liasses de papier, et fouler
d'un pied mal exercé les journaux de toutes grandeurs
qui jonchaient non point le parquet, mais le carreau
rougi de son bureau.
— Par ici, par ici, mon cher Albert, dit-il, en tendant
la main au jeune homme; qui diable vous amène? êtes-
vous perdu comme le petit Poucet, ou venez-vous tout
bonnement me demander à déjeuner? Tachez de trouver
une chaise ; tenez, là-bas, près de ce géranium qui, seul
ici, me rappelle qu'il y a au monde des feuilles qui ne
sont pas des feuilles de papier.
— Beauchamp, dit Albert, c'est de voire journal que
je viens vous parler.
— Vous, Morcerf? Quedesirez-vous?
— Je désire une rectification.
— Vous, une rectification ! A propos de quoi , Albert?
mais asseyez-vous donc !
— Merci, répondit Albert pour la seconde fois, et avec
un léger signe de tête.
— Expliquez-vous.
— Une rectification sur un fait qui porte atteinte à
l'honneur d'un membre de ma famille.
22 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Allons donc! dit Beaucliamp, surpris. Quel fait?
Cela ne se peut pas.
— Le fait qu'on vous a écrit de Janina.
— De Janina?
— Oui, de Janina. En vérité vous avez l'air d'ignorer
ce qui m'amène?
— Sur mon honneur... Baptiste! un journal d'hier!
cria Beauchamp.
— C'est inutile, je vous apporte le mien.
Beauchamp lut en bredouillant :
a On nous écrit de Janina, etc., etc. »
— Vous comprenez que le fait est grave, dit Morcerf
quand Beauchamp eut Uni.
— Cet officier est donc votre parent? demanda le
journaliste.
— Oui, dit Albert en rougissant.
— Eh bien ! que voulez-vous que je fasse pour vous
être agréable? dit Beauchamp avec douceur.
— Je voudrais, mon cher Beauchamp, que vous ré-
tractassiez ce fait.
Beauchamp regarda Albert avec une attention qui an-
nonçait assurément beaucoup de bienveillance.
— Voyons, dit-il, cela va nous entraîner dans une
longue causerie ; car c'est toujours une chose grave
qu'une rétractation. Asseyez-vous; je vaisrelire ces trois
ou quatre lignes.
Albert s\issit, et Beauchamp relui les lignes incrimi-
nées par son ami avec plus d'attention que la première
fois.
— Eh bien! vous le voyez, dit Albert avec fermeté,
avec, rudesse même, on a insulté dans votre journal
quoiqu'un de ma famille, et je veux une rétractation.
— Vous... voulez...
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 23
— Oui, je veux!
— Permettez-moi de vous dire que vous n'êtes point
parlementaire, mon cher vicomte.
— Je ne veux point l'être, répliqua le jeune homme
en selevant ; je poursuis la rétractation d'un fiiitque vous
avez énoncé hier, et je l'obtiendrai. Vous êtes assez mon
ami, continua Albertles lèvres serrées, voyant que Boau-
cliamp, de son côté, commençait à relever sa tête dédai-
gneuse; vous êtes assez mon ami, et comme tel, vous me
connaissez assez, je l'espère, pour comprendre ma téna-
cité en pareille circonstance.
— Si je suis votre ami, Morcerf, vous finirez par me
le faire oublier avec des mots pareils à ceux de tout à
l'heure... Mais voyons, ne nous fâchons pas, ou du
moins, pas encore.,. Vous êtes inquiet, irrité, piqué...
Voyons, quel est ce parent qu'on appelle Fernand?
— C'est mon père, tout simplement, ditAlbert ; M. Fer-
nand Mondego, comte de Morcerf, un vieux militaire qui
a vu vingt champs de bataille, et dont on voudrait cou-
vrir les nobles cicatrices avec la fange impure ramassée
dans le ruisseau.
— C'est votre père? dit Beauchamp ; alors c'est autre
chose ; je conçois votre indignation, mon cher Albert...
Relisons donc...
Et il relut la note, en pesant cette fois sur chaque
mot.
— Mais où voyez-vous, demanda Beauchamp, que le
Fernand du journal soit votre père ?
— Nulle part, je le sais bien; mais d'autres le verront.
C'est pour cela que je veux que le fait soit démenti.
Aux mots je veux, Beauchamp leva les yeux sur Mor-
cerf, et les baissant presque aussitôt, il demeura un
instant pensif.
24 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Vous démentirez ce fait, n'est-ce pas Beauchamp?
répéta Morcerf avec une colère croissante, quoique tou-
jours concentrée.
— Oui, dit Beauchamp.
— A la bonne heure ! dit Albert.
— Mais quand je me serai assuré que le fait est faux.
— Comment!
— Oui, la chose vaut la peine d'êlre éclaircie, et je
l'éclaircirai.
— Mais que voyez-vous donc à éclaircir dans tout
cela, monsieur? dit Albert, hors de toute mesure. Si
vous ne croyez pas que ce soit mon père, dites-le tout de
suite ; si vous croyez que ce soit lui, rendez-moi raison
de cette opinion.
Beauchamp regarda Albert avec ce sourire qui lui était
particulier, et qui savait prendre la nuance de toutes les
passions.
— Monsieur, reprit-il, puisque monsieur il y a, si
c'est pour me demander raison que vous êtes venu, il
fallait le faire d'abord et ne point venir me parler d'ami-
tié et u'autres choses oiseuses comme celles que j'ai la
patience d'entendre depuis une demi heure. Est-ce bien
sur ce terrain que nous allons marcher désormais,
voyons ?
— Oui, si vous ne rétractez pas l'infâme calomnie !
— Un moment! pas de menaces, s'il vous plaît, mon-
sieur Fernand de Mondego, vicomte de Morcerf; je n'en
souffre pas de mes ennemis, à plus forte raison de mes
amis. Donc, vous voulez que je démente le fait sur le
colonel Fernand, fait auquel je n'ai, sur mon honneur,
pris aucune part ?
— Oui, je le veux ! dit Albert, dont la tête commen-
çait à s'égarer.
LE COMTE DE MONTE-CRfSTO. 25
— Sans quoi, nous nous bâtirons? continua Beau-
champ avec le même calme.
— Oui ! reprit Albert en haussant la voix.
— Etbien ! dit Beauchamp, voici ma réponse, mon cher
monsieur : ce fait n'a pas été inséré par moi, je ne le
connaissais pas ; mais vous avez, par votre démarche,
attiré mon attention sur ce fait, elle s'y cramponne ; il
subsistera donc jusqu'à ce qu'il soit démenti ouconfirmé
par qui de droit.
— Monsieur, dit Albert en se levant, je vais donc
avoir l'honneur de vous envoyer mes témoins ; vous dis-
cuterez avec eux le lieu et les armes. ^
— Parfaitement, mon cher monsieur.
— Et ce soir, s'il vous plaît, ou demain au plus tard,
nous nous rencontrerons.
— Non pas ! non pas ! Je serai sur le terrain quand il
le faudra, et, à mon avis (j'ai le droit de le donner, puis-
que c'est moi qui reçois la provocation); et, à mon avis,
dis-je, l'heure n'est pas encore venue. Je sais que vous
tirez très bien l'épée, je la tire passablement, je sais que
vous faites trois mouches sur six, c'est ma force à peu
près; je sais qu'un duel entre nous sera un duel sérieux,
parce que vous êtes braxe et que... je le suis aussi. Je ne
veux donc pas m'exposer à vous tuer ou à être tué moi-
même par vous , sans cause. C'est moi qui vais à mon
tour poser la question et ca-té-go-ri-que-ment.
Tenez-vous à cette rétractation au point de me tuer si
je ne la fais pas, bien que je vous aie dit, bien que je vous
répète, bien que je vous affirme sur l'honneur que je ne
connaissais pas le fait , bien que je vous déclare enfin
qu'il est impossible à tout autre qu'à un don Japhct
comme vous de deviner M. le comte de Morcerf sous ce
nom de Fernand ?
y)
2C LE COMTlî DE MONTE-CRISTO,
— J'y liens absolument.
— Eli bien ! mon cher monsieur, je consens à niecou-
[)er la gorge avec vous, mais je veux trois semaines ;
dans trois semaines vous me retrouverez pour vous dire :
Oui, le fait cet faux, et je l'efface ; ou bien : Oui, le fait
est vrai, et je sors les épées du fourreau, ou les pistolets
de hi boîte, à votre choix,
— Trois semaines! s'écria Albert, mais trois semai-
nes , c'est trois siècles pendant lesquels je suis désho-
noré !
— Si vous L'tiez lesté mon ami, je vous eusse dit: Pa-
tience ami ; vous vous êtes fait mon ennemi et je vous
dis : Que m'importe à moi, monsieur!
— Eh bien, dans trois semaines, soit, dit Morcerf,
Mais, songez-y, dans trois semaines il n'y aura plus ni
délai ni subterfuge qui puisse vous dispenser...
— Monsieur Albert de Morcerf, dit Beauchamp en se
levant à son tour, je ne puis vous jeter par les fenêtres
que dans trois semaines, c'est à dire dans vingt-quatre
jours, et vous, vous n'avez le droit de me pourfendre
qu'à cette époque. Nous sommes le 29 du mois d'août.,
au 21 donc du mois de septembre. Jusque là, croyez-
moi, et c'est un conseil de genlilhomme que je vousdonne,
épargnons-nous les aboiements de deux dogues enchaînés
à distance.
Et Beauchamp , saluant gravement le jeune homme,
lui tourna le dos et passa dans son imprimerie.
Albert se vengea sur une pile de journaux qu'il dis-
persa en les cinglant à grands coups de badine, après
quoi il partit, non sans s'être retourné deux ou trois fois
vers la porte de l'imprimerie.
•Tandis qu'Albert fouettait le devant de son cabriolet
après avoir fouetté les innocents papiers noircis qui n'en
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 27
pouvaient mais de sa déconvenue, il aperçut, en traver-
sant le boulevard, Morrel qui, le nez au vent, l'œil éveillé
et les bras dégagés, passait devant les bains Chinois, ve-
nant du côté de la porte Saint-Martin, et allant du côté
de la Madeleine.
— Ah ! dit-il en soupirant, voilà un homme heureux !
Par hasard, Albert ne se trompait point.
lî
LA LIMOiSADE.
En effet, Morrel était bien heureux,
M. Noirtier venait de l'envoyer chercher, et il avait si
grande bâte de savoir pour quelle cause, qu'il n'avait pas
pris de cabriolet, se liant bien plus à ses deux jambes
qu'aux jambes d'un cheval de place ; il était donc parti
tout courant de la rue Meslay et se rendait au faubouig
Sainl-llonoré.
Morrel marchait au pasgjmnatisque, et le pauvre Bar-
rois le suivait de son mieux. Morrel avait trente et un
ans, Barrois en avait soixante ; Morrel était ivre d'amour,
Barrois était altéré parla grande chaleur. Cesdeux hom-
mes, ainsi divisés d'intérêts et d'âge, ressemblaient aux
deux lignesque forment un triangle : écartées par la base,
elle se rejoignent au sommet.
Le sommet, c'était Noirtier, lequel avait envoyé cher-
cher Morrel en lui recommandant de faire diligence, re-
commandation que Morrel suivait à la lettre, au grand
désespoir de Barrois.
En arrivant, Morrel n'était pas même essoufflé ; l'a-
mour donne des ailes; mais Barrois, qui, depuis long-
temps n'était plus amoureux, Barrois était en nage.
28 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Le vieux serviteur fit entrer Morrel par la porte par-
ticulière, ferma la porte du cabinet, et bientôt un frois-
sement de robe sur le parquet annonça la visite de Va-
lentine.
Valentine était belle à ravir sous ses vêtements de
deuil.
Le rêve devenait si doux, que Morrel se fût presque
passé de converser avec Noirtier ; mais le fauteuil du
vieillard roula bientôt sur le parquet, et il entra.
Noirtier accueillit par un regard bienvei'llant les re-
mercîments que Morrel lui prodiguait pour cette merveil-
leuse intervention qui les avait sauvés, Yalentineet lui,
du désespoir. Puis le regard de Morrel alla provoquer
sur la nouvelle faveur qui lui était accordée, la jeune
fille, qui, timide et assise loin de Morrel, attendait d'être
forcée à parler.
Noirtier la regarda à son tour.
— Il faut donc que je dise ce dont vous m'avez char-
gée ? demanda- t-elle.
— Oui, fit Noirtier.
— Monsieur Morrel, dit alors Valentine au jeune
homme, qui la dévorait des yeux, mon bon papa Noir-
tier avait mille choses à vous dire, que depuis trois jours
il m'a dites. Aujourd'hui il vous envoie chercher pour que
je vous les répète; je vous les répéterai donc, puisqu'il
m'a choisie pour son interprète, sans changer un mot à
ses intentions.
— Oh ! j'écoute bien impatiemment, répondit le jeune
homme ; parlez, mademoiselle, parlez.
Valentine baissa les yeux: ce fut un présage qui parut
doux à Morrel. Valentine n'était faible que dans le bon-
heur.
— Mon père veut quitter celte maison, dit-elle. Bar-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 29
rois s'occupe de lui chercher un appartemeiUconvenable.
— Mais vous, niiidemoiselle, ditMorrel, vous qui êtes
si chère et si nécessaire u M. Noirtier ?
— Moi, repritla jeune fille, je ne quitterai point mon
grand-père; c'est chose convenue entre lui et moi. Mon
appartement sera près du sien. Ou j'aurai le consente-
ment de M. de Villefort pour aller habiter avec papa
Noirtier, ou on me le refusera : dans le premier cas, je
pars dès à présent; dans le second, j'attends ma majo-
rité, qui arrive dans dix mois. Alors je serai libre, j'au-
rai une fortune indépendante, et...
— Et?... demanda Morrel.
— Et, avec l'autorisation de bon papa, je tiendrai la
promesse que je vous ai faite.
Valentine prononça ces derniers mots si bas, que Mor-
rel n'eût pu les entendre sans l'intérêt qu'il avait à les
dévorer.
— N'est-ce point votre pensée que j'ai exprimé là ,
bon papa ? ajouta Valentine en s'adressantà Noirtier.
— Oui, fit le vieillard.
— Une fois chez mon grand-père, ajouta Valentine,
M. Morrel pourra me venir voir en présence de ce bon et
digne protecteur. Si ce lien que nos cœurs, peut-être
ignorants ou capricieux, avaient commencé de former
paraît convenable et offre des garanties de bonheur fu-
tur à notre expérience (hélas! dit-on, les cœurs enflam-
més par les obstacles se refroidissent dans la sécurité!),
alors M. Morrel pourra me demander à moi-môme, je
l'attendrai.
— Oh ! s'écria Morrel, tenté de s'agenouiller devant le
vieillard comme devant Dieu, devant Valentine comme
devant un ange; oh ! qu'ai-je donc fait de bien dans ma
vie pour mériter tant de bonheur?
2.
30 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Jusque là, coiilitiua la jeune fille de sa voix pure et
sévère, nous respecterons les convenances, la volonté
même de nos parents, pourvu que cette volonté ne tende
pas à nous séparer toujours ; en un mot et je répète ce
mot parce qu'il dit tout, nous attendrons.
— Et les sacrifices que ce mot impose, monsieur, dit
Morrel, je vous jure de les accomplir, non pas avec rési-
gnation, mais avec bonheur'
— Ainsi, continua Valentineavec un regard bien doux
au cœur de Maximilien, plus d'imprudences, mon ami;
ne compromettez pas celle qui, à partir d'aujourd'hui,
se regarde comme destinée à porter purement et digne-
ment votre nom.
Morrel appuya sa main sur son cœur.
Cependant rs'oirlier les regardait tous deux avec ten-
dresse. Barrois, qui était resté au fond comme nn hom-
me à qui l'on n'a rien à cacher, souriait en essuyant les
grosses gouttes d'eau qui tombaient de son front chauve.
— Oh ! mon Dieu, comme il a chaud, ce bon Barrois,
dit Valentinc.
— Ah ! dit Barrois, c'est que j'ai bien couru, allez,
mademoiselle ; mais M. Morrel, je dois lui rendre cette
justice-là, courait encore plus vite que moi.
Noirtier indiqua de l'œil un plateau sur lequel étaient
servis une carafe de limonade et un verre. Ce qui man-
quait dans la carafe avait été bu une demi-heure aupara-
vant par Noirtier.
Tiens, bon Barrois, dit la jeune (ille, prends, car je
vois que tu couves des yeux cette carafe entamée.
— Le fait est, dit Barrois, que je meurs de soif, et
que je boirai bien volontiersun verre delimonade à votre
santé.
— BoisdonCjdit Valentine, etreviens dans un instant.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 31
BaiTois emporta le plateau, et à peine était-il dans le
corridor, qu'à travers la porte qu'il avait oublié de fer-
mer, on le voyait pencher la tête en arrière pour vider le
verre que Valentine avait rempli.
Valentine et Morrel échangeaient leurs adieux en pré-
sence de Noirtier, quand on entendit la sonnette reten-
tir dans Fescalier de Villefort.
C'était le signal d'une visite.
Valentine regarda la pendule.
— Il est midi, dit-elle, c'est aujourd'hui samedi, bon
papa, c'est sans doute le docteur.
Noirtier lit signe qu'en effet ce devait être lui.
— Il va venir ici, il faut que monsieur Morrel s'en
aille, n'est-ce pas, bon papa?
— Oui, répondit le vieillard.
— Barrois! appela Valentine; Barrois, venez!
On entendit la voix du vieux serviteur qui répondait:
— J'y vais. Mademoiselle.
— Barrois va vous reconduire jusqu'à la porte , dit
Valentine à Morrel ; et maintenant rappelez-vous une
chose, monsieur l'officier, c'est que mon bon papa vous
recommande de ne risquer aucune démarche capable de
compromettre notre bonheur-
— J'ai promis d'attendre, dit Morrel, et j'attendrai.
En ce moment Barrois entra.
— Qui a sonné ? demanda Valentine.
— Monsieur le docteur d'Avrigny, dit Barrois, en
chancelant sur ses jambes.
— Eh bien ! qu'avez-vous donc, Barrois ? demanda
Valentine.
Le vieillard ne répondit pas ; il regardait son maître
avec des yeux effarés, tandis que de sa main crispée il
cherchait un appui pour demeurer debout.
32 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Mais il va tomber! s'écria Morrel.
En effet, le tremblement dont Barrois était saisi aug-
mentait par degrés ; les traits du visage, altérés par les
mouvements convulsifs des muscles de la face, annon-
çaient une attaque nerveuse des plus intenses.
Noirtier, voyant Barrois ainsi troublé, multipliait ses
regards dans lesquels se peignaient, intelligibles et pal-
pitantes, toutes les émotions qui agitent le cœur de
l'homme.
Barrois fit quelques pas vers son maître.
— Ah ! mon Dieu! mon Dieu! Seigneur, dit-il, mais
qu'ai-je donc?... Je souffre... je n'y vois plus. Mille
pointes de feu me traversent le crâne. Oh! ne me tou-
chez pas, ne me touchez pas !
En effet, lesyeux devenaient saillants et hagards, et la
tête se reversait en arrière, tandis que le reste du corps
se raidissait.
Valentine épouvantée poussa un cri ; Morrel la prit
dans ses bras comme pour la défendre contre quelque
danger inconnu.
— Monsieur d'Avrigny! monsieur d'Avrigny ! cria
Valentine d'une voix étouffée, à nous ! au secours !
Barrois tourna sur lui-même, iit trois pas en arrière,
trébucha et vint tomber aux pieds de Noirtier, sur le ge-
nou duquel il appuya sa main en criant :
— Mon maître ! mon bon maître !
En ce moment monsieur de Yillefort, attiré par les
cris, parut sur le seuil de la chambre.
Morrel lâcha Valentine à moitié évanouie, et se reje-
tant en arrière, s'enfonça dans l'angle de la chambre et
disparut presque derrière un rideau.
Pâle comme s'il eût vu un serpent se dresser devant lui
il attachait un regard glacé sur le malheureux agonisant.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 33
Noirtier bouillait d'impatience et de terreur ; son ùme
volait au secours du pauvre vieillard, son ami plutôt que
son domestique. On voyait le combat terrible de la vie et
de la mort se traduire sur son front par le gonflement
des veines et la contraction de quelques muscles restés
vivants autour de ses yeux.
Barrois, la face agitée, les yeux injectés de sang, le
cou renversé en arrière, gisait battant le parquet de ses
mains, tandis qu'au contraire ses jambes raides sem-
blaient devoir rompre plutôt que plier.
Une légère écume montait à ses lèvres, et il baletait
douloureusement.
Villefort, stupéfait, demeura un instant les yeux fixés
sur ce tableau, qui, dès son entrée dans la chambre at-
tira ses regards.
Il n'avait pas vu Morrei.
Après un instant de contemplation muette pendant le-
quel on put voir son visage pâlir et ses cheveux se dres-
ser sur sa tête :
— Docteur! docteur! s'écria-t-il en s'élançant vers la
porte, venez ! venez !
— Madame ! madame ! cria Valentine appelant sa belle-
mère et se heurtant aux parois de l'escalier, venez! ve-
nez vite! et apportez votre flacon de sels!
— Qu'y a-t-il ? demanda la voix métallique et con-
tenue de madame de Villefort.
— Oh ! venez ! venez !
— Mais où donc est le docteur? criait Villefort; où
est-il ?
Madame de Villefort descendit lentement ; on enten-
dait craquer les planches sous ses pieds. D'une main
elle tenait le mouchoir avec lequel elle s'essuyait le vi-
sage, de l'autre un flacon de sels anglais.
a LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Son premier regaid, en arrivant à la poile, fui pour
Noirlier, dont le visage, sauf l'émotion bien naturelle
dans une sembl; l)le circonstance, annonçait une santé
égale ; son second coup d'oeil rencontra le moribond.
Elle pâlit, et son œil rebondit pour ainsi dire du ser-
viteur sur le maître.
— xMais au nom du ciel, madame, où est le docteur?
il est entré chez vous. C'est une apoplexie, vous le voNez
bien, avec une saignée on le sauvera.
— A-t-il mangé depuis peu ? demanda madame de
Villefort éludant la question.
— Madame, dit Vaientine, il n'a pas déjeuné, mais il
a fort couru ce matin pour faire une commission dont
l'avait chargé bon papa. Au retour seulement il a pris
un verre de limonade.
— Ah! lit madame de Villefort, pourquoi pas du viji ?
C'est très mauvais la limonade.
— La limonade était là sous sa maiu, dans la carafe
de bon papa; le pauvre Barrois avait soif, il a bu ce qu'il
a trouvé.
Madame de Villefort tressaillit. Noirlier l'enveloppa
de son regard profond.
— -Il a le cou si court! dit-elle.
^:f ï,,— Madame, dit Villefort, je vous demande où est
M. d'Avrigny ; au nom du ciel répondez !
— Il est dans la chambre d'Edouard qui est un peu
souffrant, dit madame de Villefort qui ne pouvait éluder
plus longtemps.
Villefort s'élança dans l'escalier pour l'aller chercher
lui-même.
— Tenez, dit la jeune femme en donnant son flacon à
Vaientine, on va le saigner sans doute. Je remonte chez
moi, car je ne puis supporter la vue du sang.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 35
Et elle suivit son mari.
Morrel sortit de l'angle sombre oij il s'était retiré, et
où personne ne l'avait vu, tant la préoccupation était
grande.
— Partez vite, Maximilien, lui dit Valentine, et atten-
dez que je vous appelle. Allez.
Morrel consulta Noirtier par un geste. Noirtier, qui
avait conservé tout son sang-froid, lui fit signe que oui.
11 serra la main de Valentine contre son cœur et sortit
par le corridor dérobé.
En même temps Yillefort et le docteur rentraient par
la porte opposée.
Barrois commençait à revenir à lui : la crise était pas-
sée, sa parole revenait gémissante, et il se soulevait sur
un genou.
D'Avrigny et Yillefort portèrent Barrois sur une chaise
longue.
— Qu'ordonnez-vous, docteur? demanda Yillefort.
— Qu'on m'apporte de l'eau et de l'éther. Y'ous en
avez dans la maison?
— Oui.
— Qu'on coure me cliorchei" de l'huile de térében-
tliine et dei'émétique.
— Allez! dit Yillefort.
— Et maintenant que tout le monde se retire.
— Moi aussi? demanda timidement Valentine.
— Oui, mademoiselle, vous surtout, dit rudement le
docteur.
Valentine regarda M. d'Avrigny avccétonnemeni, em-
brassa M. Noirtier au front et sortit.
Derrière elle le docteur ferma la porte d'un air sombre.
— Tenez, tenez, docteur, le voilà qui revient; ce n'é-
tait qu'une attaque sans importance.
3fi LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
M. (rAvrigny soiirit d'un air sombre.
— Comment vous sentez-vous, Barrois? demanda le
docteur.
— Un peu mieux, monsieur.
— Pouvez-vous boire ce verre d'eau éthéréc?
— Je vais essayer ; mais ne me touchez pas.
— Pourquoi?
— Parce qu'il me semble que si vous me touchiez, ne
fût-ce que du bout du doigt, l'accès me reprendrait.
— Buvez.
Barrois prit le verre, l'approcha de ses lèvres violettes
et le vida à moitié à peu près.
— Où souffrez- vous? demanda le docteur.
— Partout; j'éprouve comme d'elTroyables crampes.
— Avez-vous des éblouissements?
— Oui.
— Des tintements d'oreille?
— Affreux.
— Quand cela vous a-t-il pris?
— Tout ù l'heure.
— Rapidement?
— Comme la foudre.
— Rien hier? rien avant-hier?
— Rien.
— Pas de somnolence? pas de pesanteurs?
— Non.
— Qu'avez-vous mangé aujourd'hui?
— Je n'ai rien mangé; j'ai bu seulement un verre de
la limonade de monsieur, voilà tout.
Kt Rarrois fit de la tête un signe pour désigner Xoirtier
qui, immobile dans son fauteuil, comtemplait cette terri-
ble scène sans en perdre un mouvement, sans laisser
échapper une parole.
l.G COMTF-: DK MONTE-CRISTO. 37
— Où ost rcllo limonade? dcMnanda vivonu^nl le doc-
loiir.
— Dans la carafe, en bas.
— Où cela, en bas?
— Dans la cuisine.
— Voulez-vous que j'aille la clierclicr, docteur? de-
manda Yilleforf.
— Non, restez ici, et lâchez de l'aire boire au malade
le reste de ce verre d'eau.
— Mais cette limOTiade...
— J'y vais moi-même.
D'Avrigny fit un bond, ouvrit la porte, s'élança dans
l'escalier de service, et faillit renverser madame de Ville-
fort, qui, elle aussi, descendait à la cuisine.
Elle poussa un cri.
D'Avrigny n'y fit même pas attention ; emporté par la
puissance d'une seule idée, il sauta les trois ou quatre
dernières marches, se précipita dans la cuisine, et aper-
çut le carafon aux trois quarts vide sur un plateau.
Il fondit dessus comme un aigle sur sa proie.
IlalclanI, il remonta au rez-de-chaussée et rentra dans
la chambre.
Madame de Villefort remontait lentement Tescalier qui
conduisait chez elle.
— Est-ce bien celte carafe qui était ici? demanda
d'Avrigny.
— Oui, monsieur le docteur.
— Cette limonade est la même que vous avez bue?
— Je le crois.
—Quel goùl lui avcz-Yous trouvé?
— Un goùl amer.
Le docteur versa quelques gouttes de limonade dans le
creux de sa main, les as[)ira avec ses lèvres, et après
V.
38 KE COMTE DE MONTE-CRISTO.
s'en kve rincé la boiiclie comnift on fait avec le vin que
l'on veut goiiteiv, il cracha la liqueur dans la cheminée.
— C'est bien la même, dit-il. El vous en avez bu aussi,
vous, monsieur Noirtier?
— Oui, (it le vieillard.
— Et vous lui avez trouvé ce même goût amer?
— Oui.
— Ah! monsieur le docteur! cria Barrois, voilà que
cela me reprend ! Mou Dieu, Seigneur, ayez pitié de moi !
I.e docteur courut au malade.
— Cetémélique, Villefort, voyez s'il vient.
Villefort s'élança en criant :
— L'émétique! l'émétique ! l'a-t-on apporté?
Personne ne répondit. La terreur la plus profonde nV
gnaitdans la maison.
Si j'avais un moyen de lui insuffler de l'air' dans les
poumons, dit d'Avrigny en regardant autour de lui, peut-
être y aurait-il un moyen de prévenir l'asphyxie. Mais
non, rien , rien !
— Oh! monsieur, criait Barrois, me laisserez-vous
mourir ainsi sans secours? Oh ! je me meurs , mon Dieu !
je me meurs!
— Une plume, une plume! demanda le docteur.
Il en. aperçut une sur la table.
Il essaya d'introduire la plume dans la bouche du ma-
lade, qui faisait, au milieu de ses convulsions, d'inuliles
ell'orts pour vomir; mais les mâchoires étaient tellement
serrées, que la plume ne put passer.
Barrois était atteint d'une attaque nerveuse encore
plus intense que la première. Il avait glissé de la chaise
longue à terre, et se roidissait sur le parquet.
Le docteur le laissa en proie à cet accès, auquel il ne
pouvait apporter aucun soulagement, et alla à Noirtier.
I.E COMTK DE MONTE-C.niSTO. 39
— Comment vous (rouvez-\ous ? lui dit-il pn'cipitam-
menJ et à voix basse; bien?
— Oui.
— Léger d'estomac ou lourd? léger?
— Oui.
— Commelorsque vous avez pris la pilule que je vous
fais donner chaque dimanche ?
— Oui.
— Est-ce Barrois qui a fait votre limonade ?
— Oui.
— Est-ce vous qui l'avez engagé à on boire ?
— Non.
—Est-ce M. de Villefort.
— Non.
— Madame?
— Non .
— C'est donc Valenline, alors?
— Oui.
Un soupir de Barrois, un bâillement qui faisait cra-
quer les os de sa mâchoire, appelèrent l'attention de d'A-
vrigny; il quitta M. Noirtier et courut près du malade.
— Barrois, dit le docteur, pouvez-vous parler?
Barrois balbutia quelques paroles inintelligibles.
— Essayez un effort, mon ami.
Barrois rouvrit des yeux sanglants.
— Qui a lait la limonade?
—Moi.
— L'avez-vous apportée à voiro maître aussitôt après
l'avoir faite?
— Non.
— Vous l'avez laissée quelque part alors?
— A roffice; on m'appelait.
— Qui l'a apportée ici?
40 LK COMTK DR MONTK-r.HISTd.
— Mademoiselle Valontine.
D'Avrigny se frappa le front.
— 0 mon Dieu! mon Dieiil mininura-t-il.
— Docteur! docleur ! criaBarrois, qui sentait un troi-
sième accès arriver.
— Mais n'apportera-t-on pas cetémétique? s'écria le
docleur.
— Voilà un verre tout préparé, dit Villefort en ren-
trant.
— Par qui?
— Par le garçon pharmacien qui est venu avec moi.
— Buvez.
— Impossible, docteur, il est trop tard; j'ai la gorge
qui se serre; j'étouffe! Oh! mon cœur! Oh! ma tête...
Oh! quel enfer... Est-ce que je vais souffrir longtemps
comme cela ?
— Non, non, mon ami, dit le docteur, bientôt vouffne
souffrirez plus.
— Ah! je vous comprends! s'écria le malheureux; mon
Dieu , prenez pitié de moi !
Et, jetant un cri, il tomba renversé en arrière, comme
s'il eût été foudroyé.
D'Avrigny posa une main sur son cœur, approcha une
glace de ses lèvres.
— Eh bien? demanda Villefort.
— Allez dire à la cuisine que Ton m'apporte bien
vite du sirop de violettes.
Villefort descendit à l'instant même.
— Ne vous cflVaycz pas, monsieur Noirtier, dit d'A-
vrigny, j'emporte le malade dans une autre chambre pour
le saigner; en vérité, ces sortes d'attaques sontunallreux
spectacle à voir.
El prenant Barrois par-dessous les bras, il le traîna
E::-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 41
daijis une chambre voisine; mais presque aussilôl il ren-
tra chez Noirlier pour prendre le reste de la limonade.
Noirtier fermait l'œil droit.
— Valenfine, n'est-ce pas? vous voulez Valentine? Je
vais dire qu'on vous l'envoie.
— Villefort remontait ; d'Avrigny le rencontra dans le
corridor.
— Eh bien? demanda-l-il.
— Venez, dit d'Avrigny.
Et il l'emmena dans la chambre.
— Toujours évanoui ? demanda le procureur du roi.
— Il est mort.
Villefort reculade trois pas. joignit les mains au-iles-
sus de sa tête, et avec une commisération non équivoque :
— Mort si promptcnient, dit-il en regardant le cadavre.
— Oui, bien promptement, n'est-ce pas? dit d'Avrigny ;
mais cela ne doit pas vous étonner: M. et madame de
Saint-Méran sont morts tout aussi promptement. Oh! l'on
meurt vite dans votre maison, monsieur de Villefort.
— Quoi ! s'écria le magistrat avec un accent d'horreur
et de consternation, vous en revenez à cette terrible idée!
— Toujours, monsieur, toujours, dit d'Avrigny avec
solennité, car elle ne m'a pas quitté un instant; et pour
que vous soyez bien convaincu que je ne me trompe pas
cette fois, écoutez bien, monsieur de Villefort.
Villefort tremblait convulsivement.
— H y a un poison qui tue sans presque laisser de
trace. Ce poison, je le connais bien, je l'ai étudié dans
tous les accidents qu'il amène, dans tous les phénomènes
qu'il produit. Ce poison, je l'ai reconnu tout à l'heure
chez le pauvre liarrois, comme je l'avais reconnu chez
madame de Saint-Méran. Ce poison, il y a une manière
de reconnaître sa présence : il rétablit la couleur bleue
M LK COMTE DK MONTE -ClUSTO.
du papior de tournesol rougi par un acide, et il teint en
vert le sirop de violettes. Nous n'avons pas de papier de
tournesol; mais, tenez, voilà (ju'on apporte le sirop de
violettes que j'ai demandé.
En effet, on entendait des pas dans le corridor ; le doc-
teur entre-bàilla la porto, prit des mains de la fonmie de
chambre un vase au fond duquel il y avait deux ou trois
cuillerées de sirop, et referma la porte.
— R(>gardez, dit-il au |)r()çureur du roi, dont le cœur
battait si fort qu'on eût pu l'entendre, voici dans cette
tasse du sirop de violettes, et dans cette carafe le reste de
lalimonade dont M. Noirtiorot Barrois ont bu une partie.
8i lalimonade est pure et inolTensive, le sirop va garder
sa couleur; si la limonade est empoisonnée, le sirop \u
devenir vert. Regardez!
Le docteur versa lentement (juelques gouttes de limo-
nade de la carafe dans la tasse , et l'on vit à l'instant
même un nuage se former au fond de la tasse : ce nuage
prit d'abord une nuance bleue ; puis du saphir il passa ù
l'opale, et de l'opale à l'émeraude.
Arrivé à cette dernière couleur, il s'y lixa pour ainsi
dire, l'expérience ne laissait aucun doute.
— Le malheureux Ikirrois a été empoisonné avec de
la fausse angusture ou de la noix de Saint-Ignace, dit
d'Avrigny ; maintenant j'en répondrais devant les hom-
mes et devant Dieu,
Villefort ne dit rien, lui, mais il leva les bras au ciel,
ouvrit des yeux hagards, et tomba foudroyé sur un fau-
teuil.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 43
III
l/ ACCUSATION.
M. crAviigny eut bientôt rappelé à lui le magistrat,
qui semblait un second cadavre dans cette cliambie fu-
nèbre.
— Oh ! la mort est dans ma maison ! s'écria Villefort.
— Dites le ciime, répondit le docteur.
— Monsieur d'Avrigny ! s'écria Villefort, je ne puis
vous exprimer tout ce qui se passe en moi en ce mo-
ment : c'est de l'eflVoi, c'est de la douleur, c'est de la
folie.
— Oui, ditM. d'Avrij.ny avec un calme imposant : mais
je crois qu'il est temps que nous agissions, je crois qu'il
est temps que nous opposions une digue à ce torrent de
mortalité. Quant à moi, je ne me sens point capable de
porter plus longtemps de pareils secrets sans espoir d'en
faire bientôt sortir la vengeance pour la société et les
victimes.
Villefort jeta autour de lui un sombre regard.
— Dans ma maison ! murmura-t-il ; dans ma maison!
— Voyons, magistrat, dit d'Avrigny, soyez homme ;
inlerprcle de la loi , honorez-vous par une immolation
complète.
— Vous me faites frémir, docteur, une immolation !
— J'ai dit le mot.
— Vous soupçonnez donc (|uelqu'un?
— Je ne soupçonne personne; la mort frappe à votre
porte, elle entre, elle va, non i)as aveugle, mais intelli-
gente qu'elle est, de chambre en chambre. Eh bien I moi,
je suis sa trace, je reconnais son passage ; j'adopte la sa-
4* LK GOM'IK Ut MOME-CniSK).
gesse des anciens, je talonne, car mon amitié pour votre
famille, car mon respect pour vous, sont deux bandeaux
ai>pliqu<'s sur mes yeux ; eh bien...
— Oli ! parlez, parlez, docteur, j'aurai du courage.
— Eh bien ! monsieur, vous avez chez vous, dans le
sein de votre maison, dans votre famille peut-être, un de
ces a/Treux pliénomènes comme chaque siècle en produit
(iuel(iirmi. Locuste et Agrippino vivant on même temps,
.sont une exception qui prouve la l'ureiir do la Providence
à perdre l'empire romain, souillé par tant de crimes.
BrunehauletFrédégonde sont les résultats du travail pé-
nibled'uno civilisation à sa genèse, danslaciuelle l'homme
apprenait à dominer l'esprit, fût-ce par l'envoyé des té-
nèbres. Eh bien ! toutes ces femmes avaient été ou étaient
encore jeunes et belles. On avait vu fleurir sur leur front,
ou sur leur front fleurissait encore cette même fleur d'in-
nocence que l'on retrouve aussi sur le front de la cou-
pable qui est dans votre maison.
Yillefort poussa un cri, joignit les mains , et regarda
le docteur avec un geste suppliant.
Mais celui-ci poursuivit sans pitié :
— Cherche à qui le crime profile, dit un axiome de
jurisprudence.
— Docteur ! s'écria Villefort, hélas ! docteur, com-
bien de fois la justice des hommes n'a-t-elle pas été
trompée par ces funestes paroles ! Je ne sais, mais il me
semble que ce crime...
— Ah ! vous avouez donc eniin (pie le crime existe ?
— Oui, je le reconnais. Que voulez-vous? il le faut
bien; mais laissez-moi continuer. Il me semble, dis-je,
tpie ce crime tombe sur moi seul et non sur les victimes.
Je soupçonne quelque désastre pour moi sous tous ces
désasiresélianges.
LE COMTE DE MUiNTE-CKlSiO. 45
— 0 homme, murmura trAvrigriy, le plus égoïste
de tous les animaux , la plus personnelle de toutes les
créatures, qui croit toujours que la terre tourne, que le
soleil brille, que la mort lauclie pour lui tout seul ; fourmi
maudissant Dieu du haut d'un brin d'herbe ! Et ceux qui
ont perdu la vie n'ont-ils rien perdu, eux? M. de Saint-
Méran, madame de Saint-Méran, M. Noirtier...
— Comment? M. Noirtier !
— Eh oui ! Croyez-vous, par exemple, que ce soit ù ce
malheureux domestique qu'on en voulait ? Non, non :
comme le Polonais de Shakspeare, il est mort pour un
autre. C'était Noirtier qui devait boire la limonade ; c'e.-t
Noirtier qui Ta bue scion Tordre logique des choses :
l'autre ne l'a bue que par accident ; et quoique ce
soit liarrois qui soit mort, c'est Noirtier qui devait mou-
rir.
— Mais alors comment mon père n'a-l-il pas succombé?
— Je vous l'ai déjà dit un soir, dans le jardin, après
la mort de madame de Saint-Méran, parce que son corps
est fait à l'usage de ce poison même ; parce que la dose
insigniliante pour lui étaitmorlelle pour tout autre; parce
(lu'enlin personne ne sait, et pas même l'assassin, que
depuis un an je traite avec la bruciiic la paralysie de
M. Noirtier, tandis que l'assassin n'i.unore pas, et il s'en
est assuré par expérience, que la brucine est un poison
violent.
— Mon Dieu, mon Dieu '. murmura Villefort en se
tordant les bras.
— Suivez la marche du criminel ; il tue M. de Saint-
Méran.
— Oh ! docteur!
— Je le jurerais; ce que l'on m'a dit des symptômes
s'accorde trop bien avec ce que j'ai vu de mes yeux.
5.
4G LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Villefort cessa de combattre , et poussa un gémisse-
ment.
— Il tue M. de Saint-Méran, répéta le docteui', il tue
madame de Saint-Méran : double héritage à recueillir.
Villefort essuya la sueur qui coulait sur son front.
— Écoutez bien.
— Hélas ! balbutia Villefort, je ne perds pas un mot, '
pas un seul.
— M. Noirtior, reprit de sa voix impitoyable M. d'A-
vrigny, M. Noirtier avait testé naguère contre vous, con-
tre votre famille, en faveur des pauvres, enlin; M. Nuir-
tier est épargné, on n'attend rien de lui. Mais il n'a pas
plutôt détruit son premier testament, il n'a pas plutôt
fait le second, que, de peur qu'il n'en fasse sans doute
un troisième, on le frap|te : le testament est d'avanl-hier,
je crois ; vous le voyez, il n'y a pas de temps de perdu.
— Oh ! grâce ! mot)sieur d'Avi'igny !
— Pas de grâce, monsieur ! le médecin a une mission
sacrée sur la (erre, c'est pour la remplir qu'il a remonté
jusqu'aux sources de la vie et descendu dans les mysté-
rieuses ténèbres de la mort. Quand le crime a été commis
et que Dieu, é])ouvaiUé sans doute, détourne son regard
du criminel, c'est au médecin de dire : Le voilà !
— Grâce pour ma tille, monsieur ! murmura Villeiurt.
— Vous voyez bien que c'est vous (pu l'avez nonimée,
vous, sou j)ère !
— Grâce pour Valcnline! Écoulez, c'est iinitossible.
J'aimerais autant m'accuser moi-même! Vaieutinc, un
cœur de diamant, un lis d'innocence! ^
— Pas de grâce, monsieurle procureur du roi, le criuia^
est flagrant. Mademoiselle de Villefort a endiallé elle-
même les médicaments (|u'on a envoyés à >L de Saint-
Méran, et M. de Saint-Méran est mort.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. ^1
Mademoiselle de Viliefort a préparé les tisanes de
madame de Suint-Méran, et madame de Suint-Méran est
morle.
Mademoiselle de Yillefort apris des mains de Barrois,
Cjiieron a envoyé dtdiors, le carafon de limonade que le
vieillard vide ordinairement dans la malinée, et le vieil-
lard n'a échappé que i)ar miracle.
Mademoiselle de Villelort est la coupable ! c'est l'em-
poisonneuse ! Monsieur le procureur du roi, je vous dé-
nonce mademoiselle de Yillefort, failes voire devoir!
— Docteur, je ne résiste plus, je ne me défends plus,
je vous crois; mais, par pitié, épargnez ma vie, mon
honneur !
— Monsieur de Viliefort, reprit le docteur avec une
force croissante, il est des circonstances où je franchis
toutes les limites de la sotte circonspection humaine. Si
votre lille avait commis seulement un premier crime, et
que je la visse en méditer un second, je vous dirais :
Avertissez-la, punissez-la, qu'elle passe le reste de sa
vie dans quelque cloître, dans quelque couvent, à pleu-
rer, à prier. Si elle avait commis un second crime, je
vous dirais : Tenez, monsieur de Viliefort, voici un poi-
son ([ui n'a pas d'antidote connu, prompt comme la pen-
sée, rapide comme l'éclair, mortel comme la foudre, don-
nez-lui ce poison en recommandant son àme à Dieu, et
sauvez ainsi votre honneur et vos juui'S, car c'est à vous
qu'elle en veut. Et je la vois s'ap|iroclier de votre chevet
avec ses sourires hypocrites et ses douces exhortations !
Malheur à vous , monsieur de Viliefort, si vous ne vous
hâtez pas de frapper le premier ! Voilà ce que je vous
dirais si elle n'avait tué que deu\ personnes ; mais elle a
vu trois agonies, elle a contemplé trois moribonds, s'est
agenouillée près de trois cadavres; au bourreau l'empoi-
ii»i éS , - ~3LdÉJii>yg
.}8 KK COMIi: 1)K MoMK-cmsio.
soiiuciLH' ! au lioiiiTcaii 1 Vous parlez de votre honneur,
f'ailes ce que je vous dis, et c'est l'inimortalilé qui vous
alteud !
Villelort tonilui à genoux.
— Écoutez, dil-il, je n'ai pas cette force que vous avez,
ou i)lutùt que vous n'auriez pas si, au lieu de ma lille
\alenline, il s'agissait de voire lille Madeleine.
Le docicur pâlit.
— Docteur, tout lioniuie lils de la femme est né pour
soulfrir et mourir ; docicur, je souffrirai et j'attendrai lu
mort.
— Prenez garde, dit M. d'Avi-igny, elle sera lente...
cette mort, vous la verrez s'approcher après avoir fraiipé
Aotrepère, votre femme, votre (ils peut-être.
Villefort, suffoquant, étreignitle liras du docicur.
— Kcoutoz-moi ! s'écria- l-il. [ilaignez-moi, secourez-
moi... Non, ma lille n'est pas coupable... Traînez-nous
devant un tribunal ; je dirai encore : Non, ma lille n'est
jias coupable... il n'y a pas de crime dans ma maison...
Je ne veux [las, entendez-vous, (]u'il y ait un crime dans
ma maison ; car lorstpie le crime enirc quehpie p.ait,
c'est comme la mort, il n'enlre pas seul. Ecoutez, (jue
vous importe à vous (juc je meure assassiné?... ètes-\ous
mon ami : êtes-vous u\i homme? avez-vous un cœur ?...
iS'on, vous êtes médecin !... Eh bien ! je vous dis : non,
ma lille ne sera |>as traînée pur moi aux mains du bour-
reau !... Ah ! voilà une idée (pii me dévore, (|ui me
pousse coivime un insensé à creuser nia poitrine avec mes
ongles!... Et si vous vous tronqiiez, docteur! si c'était
lin autre que ma lille ! Si, un jour, je venais pâle comme
lin s[)ectre, vous dire : Assassin ! tu as tué ma lille!...
Tenez, si cela arrivait, je suis chrétien, monsieur d'Avri-
gny, cl cependant je me tuerais !
LE CUMTK DE iMOME-CUlSTU. 4!»
— C'est bien, dit le docteur, après un insliint de si-
lence, j'attendrai.
Yillefort le regarda comme s'il doutait encore de ses
paroles.
— Seulement, continua M. d'Avrii^ny d'une voix lente
et solennelle, si quchjiic i)crsonne de votre maison tombe
malade, si vous-même vous vous sentez frappé, ne m'ap-
pelez pas, car je ne viendiai [)lus. Je veux bien partager
avec vous ce secret terrible, mais je ne veux pas que la
honte et le remords aillent chez moi en fructilianl et en
grandissant dans ma conscience, comme le crime et le
malheur vont grandir et fructifier dans votre maison.
— Ainsi, vous m'abandonnez, docteur?
— Oui, car je ne puis pas vous suivre [dus loin, et je
ne m'arrête qu'au pied de l'échafaud. Quelque autre ré-
vélation viendra qui anu''nera la lin de cette terrible tra-
gédie. Adieu.
— Docteur, je vous en sup|)Iio !
— Toutes les horreurs qui souillent ma pensée font
voli'e maison odieuse et fatale. Adieu, monsieur.
— Lu mot, un mot seulement encore, docteur! Vous
vous relirez me laissant toute l'horreur de la situation,
horreur que vous avez augmentée juir ce que vous m'avez
révélé. Mais de la mort iiislantanée, sidjile de ce pauvre
vieux serviteur, que va-t-on dire?
— C'est juste, dit M. d'Avrigny, reconduisez-moi.
Le docteur sortit le premier, M. de Yillefort le suivit ;
les domestiques, inquiels. étaient dans les corridors et
&m' les escaliers par où devait passer le médecin.
— Monsieur, dit d'Avrigny à Yillefort , en parlant à
haute voix de laçon à ce que tout le monde l'entendit, le
pauvre Barrois était trop sédentaire depuis (lueUpies
années : lui habitué autrefois avec son niaîlre à courir,
50 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
à cheval ou en voilure les quatre coins de l'Europe, il
s'est tué à ce service monotone aulour d'un f;iuteiiil. Le
sang est devenu lourd. 11 était replet, il avait le cou gros
et court, il a été frappe d'une apoplexie foudroyante, et
l'on m'est venu avcriii' trop taid.
A propos, ajou!a-t-il tout bas, ayez bien soin de jeter
cette tasse de violettes dans les cendres.
Et le docteur, sans toucher la main do VilleCorf, sans
revenir un seul instant sur ce qu'il avait dit, sortit es-
corté par les larmes et les lamentations de tous les gens
delà maison.
Le soir même, tous les domestiques de Villefort, qui
s'étaient réunis dans la cuisine et qui avaient longue-
ment causé entre eux, vinrent demander à madame de
Villefort la permission de se retirer. Aucune instance ,
aucune proposition d'augmentation de gages ne les put
retenir; à toutes paroles ils lépondaient :
— Nous voulons nous en aller parce que la mort est
dans la maison.
Ils partiront donc, malgré les prières qu'on leur fit,
témoignant que leurs regrets étaient vifs de quitter de
si bon maîtres, et surtout mademoiselle \alenline , si
bonne, si bienfaisante et si douce.
Villefort, ùces mots, regarda Valentine.
Elle pleurait.
Chose étrange ! à travers l'éjnotion que lui firent éprou-
ver ces larmes, il regarda aussi madame de Villefort, et
il lui sembla qu'un sourire fugitif et sombre avait passé
sur SCS lèvres minces , comme ces météores qu'on voit
glisser, sinistres, entre deux nuages au fond d'un ciel
orageux.
LE COMTE DE MONTE-CUISTO. 51
IV
LA GIIAMBllE DU BOULANGER RETIRÉ.
Le soir môme du jour où le comte de Morcerf élait
sorti de chezDanglars avec une honte et une fureur que
rend concevables la froideur du banquier, M. Andréa
Cavalcanti, les cheveux frisés et luisants, les moustaches
aiguisées, les gants blancs dessinant les ongles, élait en-
tré, presque debout sur son phaéton, dans la cour du
banquier de la Chaussée-d'Antin.
Au bout de dix minutes de conversation au salon, il
avait trouvé moyen de conduire Danglars dans une em-
brasure de fenêtre, et là, après un adroit préambule, il
avait exposé les tourments de sa vie depuis le départ de
son noble père. Depuis ce départ, il avait, disait-il, dans
la famille du banquier, où l'on avait bien voulu le re-
cevoir comme un Dis, il avait trouvé toutes les garan-
ties de bonheur qu'un homme doit toujours rechercher
avant les caprices de la passion, et, quant à la passion
elle-même, il avait eu le bonheur de la rencontrer dans
les beaux yeux de mademoiselle Danglars.
Danglars écoutait avec l'attention la plus profonde ; il
y avait déjà deux ou trois jours qu'il «'.tendait cette dé-
claration, et lorsqu'elle arriva enfin, son œil se dilata
au tant qu'il s'était ou vert et assombri en écoutant Morcerf.
Cependant, il ne voulut point accueillir ainsi la pro-
position du jeune homme sans lui faire quelques obser-
vations de conscience.
— Monsieur Andiea, lui dit-il, u'èies-vous pas un
peu jeune pour songer au mariage ?
— Mais non, monsieur, reprit Cavalcanti, je ne trouve
:,2 LK COMTE 1)E MONTE-CUISTO.
pas, (lu moins : en Italie, les grands seigneurs se ma-
rient jeunes en général; c'est une coutume logique. La
vie est si clianceusc que l'on doit saisir le bonheur aus-
litôt qu'il passe à notre portée.
— Maintenant, monsieur, dit Danglars, en admettant
(jue vos propositions, qui m'honorent, soient agréées de
ma femme et de ma (111e, avec qui débattrions-nous les
intérêts? C'est, il me semble, une négociation impor-
tante (pie les pères seuls savent traiter convenablement
pour le bonheur de leurs enfants.
— Monsieur, mon père est un homme sage, plein de
convenance et dt; raison. Il a prévu la circonstance pro-
bable où j'éprouverais le désir de m'élablir en France :
il m'a donc laissé en [)artant, avec tous les papiers qui
constatent mon identité, une lettre par hupiclle il m'as-
sure, dans le cas où je ferais un choix (pii lui soit agréa-
ble, cent cinquante mille livres de rentes, à partir du
jour de mon mariage. C'est, autant que je puis juger, le
(piart du revenu de mon père.
— Moi, dit Danglars, j'ai tonjouis eu l'intention de
donner à ma (ille cin(j cent mille francs en la mariant ;
c'est d'ailleurs ma seule héritière.
— Eh bien, dit Andiea, vous voyez, la chose serait
pour.le mieux, en sui)posant que ma demande ne soit
lias repoussée par madame la baronne Danglars et par
mademoiselle Eugénie. Nous voilà à la tète de cent
soixante-(iuinze mille livres de rentes. Supposons une
chose, que j'obtienne du mar(piis ([u'iiu lieu de me payer
la rent(; il me donne le capital (ce ne serait pas facile, je
le sais bien, mais enfin cela se peut), vous nous feriez
valoir ces deux ou trois millions, et deux ou trois mil-
lions entre des mains habiles pouvent toujours rapi^orter
dix pour cent.
LE COMTE DE MONTE-CUISTO. 53
— Je ne prends jamais qu'à qiialro, dit le banquier,
et même à trois et demi. Mais à mon gendre, je pren-
drais à cinq, et nous partagerions les bénéfices.
— Eh bien ! à merveille, beau-père, 'dit Cavalcanti, se
laissant entraîner à la nature quelque peu vulgaire qui,
de temps en temps, malgré ses efforts, faisait éclater le
veruis d'aristocratie dont il essayait de les couvrit:.
Mais aussitôt se reprenant :
— Oli ! pardon, monsieur, dit-il, vous voyez, Tespé-
rancc seule me rend presque fou ; que serait-ce donc de
la réalité?
— Mais, dit Danglars, qui, de son côté, ne s'aper-
cevait pas combien cette conversation, désinléressée d'a-
bord, tournait promptcment à l'agence d'affaires, il va
sans doute une portion de votre fortune que votre père
ne i)eut vous refuser?
— Laquelle ? demanda le jeune homme.
— Celle qui vient de votre mère.
— Eh! certainement, celle qui vient de ma mère,
Leonora Corsinari.
— Et à combien peut monter cette portion de fortune?
— Ma foi, dit Andréa, je vous assure, monsieur, que
je n'ai jamais ariêté mon esprit sur ce sujet, mais je
l'estime à deux millions pour le moins,
Danglars ressentit cette espèce d'étouffement joyeux
(jue ressentent, ou l'avare qui retrouve un trésor perdu,
ou l'homme prêta se noyer, qui rencontre sousscs pieds
la terre solide au lieu du vide dans lequel il allait s'cn-
L'ioulii".
— Eh bien , monsieur, dit Andréa en saluant le ban-
quier avec un tendre respect, puis-je espérer...
— -Monsieur Andréa, dit Danglars. espérez, et croyez
iA^>J^ -4L.,
54 LE COMTIi DE MONTE-CRISTO.
bien que si nul obstacle de votre part n'arrête la marche
de cette affaire, elle est conclue.
— Ali! vous me pénétrez de joie, monsieur, dit An-
dréa.
— Mais, dit Danglars réfléchissant, comment se fait-il
que M. le comte de Monte-Cristo, votre patron en ce
monde parisien, ne soit pas venu avec vous nous faire
cette demande?
Andréa rougit imperceptiblement.
— Je viens de chez le comte, monsieur, dit-il, c'est
incontestablement un homme charmant, mais d'une ori-
ginalité inconceval)le; il m'a fort approuvé; il m'a dit
même qu'il ne croyait pas que mon père hésilàt un
instant à me donner le capital au lieu de la rente; il m'a
[)romis son inflnence pour m'aider à obtenir cela de
lui; mais il m'a déclaré que personnellement il n'avait
jamais pris et ne prendrait jamais sur lui cette respon-
sabilité de faire une demande en mariage. Mais, je dois
lui rendre cette justice, il a daigné ajouter que, s'il avait
jamais déploré cette répugnance, c'était à mon sujet,
puisqu'il [lensaitque l'union projetée serait heureuse et
assortie. Du reste, s'il ne veut rien faire oflicielleuieuf,
il se réserve de vous répondre, m'a-l-il dit, quand vous
lui parlerez.
— Ah! fort bien.
— Maintenant, dit Andréa avec son plus charmant
sourire, j'ai (ini de parler au beau-père et je m'adresse
au banquier.
— Que lui voulez-vous, voyons? dit en riant Danglars
à son tour.
— C'est après-demain que j"ai quelque chose comme
quatre mille francs à toucher chez vous ; mais le comte
a compris que le mois dans lequel j'allais entreramène-
LE COMTE 1)E MONTE-CRISTO. 55
rait peut-eirc un surcroît de di'penses auquel mon pelit
revenu de garçon ne saurait siiflire, et voici un bon de
vingt mille francs qu'il m'a, je ne dirai pas donné, mais
offert. II est signé de sa main, comme vous voyez; cela
vous convient-il?
— Apportez-m'en comme celui-là pour un million, je
vous les prends, dit Danglars en mettant le bon dans
sa poche. Dites-moi votre heure pour demain, et mon
garçon de caisse passera chez vous avec un reçu de vingt-
quatre mille francs.
— Mais à dix heures du matin , si vous voulez bien ;
le plus tôt sera le mieux : je voudrais aller demain à la
campagne. '
— Soit, à dix heures, à l'hôtel des Princes, toujours?
— Oui.
Le lendemain, avec une exactitude qui faisait hon-
neur à la ponctualité du banquier, les vingt-quatre mille
francs étaient chez le jeune homme, qui sortit effective-
ment, laissant deux cents francs pour Caderousse.
Cette sortie avait, de la part d'Andréa, pour but prin-
cipal d'éviter son dangereux ami ; aussi rentra-t-il le soir
le plus tard possijjle.
Mais à peine eut-il mis le pied sur le pavé de la cour,
qu'il trouva devant lui le concierge de l'hôtel, qui l'at-
tendait la casquette à la uuiin.
— Monsieur, dit-il, cet homme est venu.
— Quel, homme? demanda négligemment Andréa ,
comme s'il eût oublié celui dont au contraire il se sou-
venait trop bien.
— Celui à qui Votre Excellence faitcetle petite rente.
— Ah ! oui, dit Andréa, cet ancien serviteur de mon
père. Eh bien ! vous lui avez donné les deux cents francs
que j'avais laissés pour lui ?
56 LE COMTI': DK iMONTE-CUlSTO.
— Oui, Excellence, précisément.
Andréa se faisait appeler Excellence.
— Mais, continua le concierge, il n'a pas voulu les
prendre.
Andréa pâlit ; seulement, comme il faisait nuit, per-
sonne ne le vit pâlir.
— Comment! il n\i pas voulu les prendre? dit-il d'une
voix légèrement émue.
— Non ! il voulait parler à Votre ïlxcellence. J'ai ré-
pondu que vous étiez sorti ; il a insisté. Mais enfin il a
paru se laisser convaincre, et m'a donné cette lettre qu'il
avait apportée toute cachotée.
— Voyons, dit Andréa.
Il lut à la lanterne de son phaéton :
« Tu sais où je demeure ; je t'attends demain à neuf
heures du matin. «
Andréa interrogea le cachet pour voir s'il avait été
forcé et si des regards indiscrets avaient pu pénétrer
dans l'intérieur de la lettre ; mais elle était pliée de telle
sorte, avec un tel luxe de losanges et d'angles, que pour
la lire il eût fallu rompre le cachet : or, le cachet était
parfaitement intact.
— Très bien, dit-il. Pauvre homme ! c'est une hieu
excellente créature.
Et il laissa le concierge édifié par ces paroles, et ne
sachant pas lequel il devait le plus admirer, du jeune
maître ou du vieux serviteur.
— Dételez vite, et montez chez moi, dit Andréa à son
groom.
En deux bonds, le jeune homme fut dans sa cluunbre
et eut brûlé la lettre de Caderousse, dont il lit disparaî-
tre jus(iu'aux cendres.
Il achevait celte opération lorsque le domestique entra.
-srzai^
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 57
— Tu es de la même taille que moi, Pierre, lui dil-il.
— J'ai cet honneur-là. Excellence, répondit le valet.
— Tu dois avoir une livrée neuve qu'on t'a apportée
hier?
— Oui, monsieur.
— J'ai affaire à une petite grisette à qui je ne veux
dire ni mon titre ni ma condition. Prête-moi ta livrée, et
apporte-moi tes papiers, afin que je puisse, si besoin est,
coucher dans une auberge.
Pierre obéit.
Cinq minutes après, Andréa, complètement déguisé,
sortait de l'hôtel sans être reconnu, prenait un cabriolet,
et se faisait conduire à l'auberge du Cheval-Rouge, à
Picpus.
Le lendemain, il sortit de Tauberge du Cheval-Rouge
comme il était sorti de riiotel des Princes, c'est à dire
sans être remarqué, descendit le faubourg Saint-Antoine,
prit le boulevard jusqu'à la rue Ménilmontant, et s'arrê-
lant à la porte de la troisième maison à gauche, chercha
à qui il pouvait, en l'absence du concierge, demander des
renseignements.
— Que cherchez-vous, mon joli garçon? demanda la
fruitière en face.
— M. Pailletin, s'il vousplaît, ma grosse maman? ré-
pondit Andréa.
— Un boulanger retiré ? demanda la fruitière.
— Justement, c'est cela.
— Au fond de la cour, à gauche, au troisième.
Andréa prit le chemin indiqué, et au troisième trouva
une patte de lièvre qu'il agita avec un sentiment de mau-
vaise humeurdonllemouvemcntprécipité de la sonnette
se ressentit.
58 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Une seconde après, la figure de Caderousse apparut
au grillage pratiqué dans la porte.
— Ah ! lu es exact, dit-il.
Et il lira les verroux.
— Parbleu ! dit Andréa en entrant.
El il lança devant lui sa casquette de livrée qui, man-
quant la chaise, tomba à terre et fil le tour de la chambre
en roulant sur sa circonférence.
— Allons, allons dit Caderousse, ne te fâche pas, le
petit. Voyons, tiens, j'ai pensé à toi, regarde un peu le
bon déjeûner que nous aurons? rien que des choses que
tu aimes, tron-de-l'air.
Andréa sentit en effet, en respirant, une odeur de cui-
sine dont les arômes grossiers ne manquaient pas d'un
certain charme pour un estomac affamé ; c'était ce mé-
lange de graisse fraîche etd'ail qui signale la cuisine pro-
vençale d'un ordre inférieur; c'était en oulre un goùlde
poisson gratiné, puis, par-dessus tout, l'âpre parfum de
la muscade et du girofle. Tout cela s'exhalait de deux
plats creux el couverts, posés sur deux fourneaux, et
d'une casserole qui bruissait dans le four d'un poêle de
lonte.
Dans la chambre voisine, Andréa viten outre une table
assez propre ornée de deux couverts, de deux bouteilles
de vin cachetées, l'une de vert, l'autre de jaune,, d'une
l)onne mesure d'eau-de-vie dans un carafon et d'une ma-
cédoine de fruits dans une large feuille de chou posée
avec art sur une assiette de faïence.
— Que t'en semble, le petit? dit Caderousse; hein!
comme cela embaume! Ah! dame ! tu sais, j'élais bon cui-
sinier là-bas : te rappelles-tu conune on se léchait les
doigts de ma cuisine? El loi tout le premier, lu en as
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 1.9
goùlé de mes sauces, et lu ne les méprisais pas, que je
crois.
El Caderousse se mit à éplucher un supplément d'oi-
gnons.
— C'est bon, c'est bon, dit Andreaavec humeur ; par-
dieu ! si c'est pour déjeùneravec toi que tu m'as dérangé,
que le diable t'emporte!
— Monlils, ditsentencieusementCaderousse, en man-
geant l'on cause; et puis, ingrat que tu es, lu n'as donc
pas de plaisir à voir un peu ton ami? Moi, j'en pleure de
joie.
Caderousse, en effet, pleurait réellement; seulement,
il eût été difficile de dire si c'était la joie ou les oignons
qui opéraientsur la glande lacrymale de l'ancien auber-
giste du pont du Gard.
— Tais-toi donc, hypocrite , dit Andréa ; tu m'aimes,
toi?
— Oui, je t'aime, ou le diable m'emporte; c'est une
faiblesse, dit Caderousse, je le sais bien; mais c'est plus
fort que moi.
— Ce qui ne t'empêche pas de m'avoir fait venir pour
quelque perfidie.
— Allons donc ! dit Caderousse en essuyant son large
couteau à son tablier, si je ne l'aimais pas, est-ce que je
supporterais la vie misérable que tu me fais? Regarde
un peu, tu as sur le dos l'habit de ton domestique, donc
tu as un domestique ; moi je n'en ai pas, et je suis forcé
d'éplucher mes légumes moi-même : tu fais fi de ma cui-
sine, parce que tu dînes à la lable d'hôte de l'hôtel des
Princes où au Café de Paris. Eh bien ! moiaussije pour-
rais avoir un domestique, moi aussi je pourrais avoir un
tilbuiy ; moi aussi je pourrais dîner où je voudrais : eh
bien! pourquoi est-ce que je m'en prive? pour ne pas
00 LK COMTK DE MONTE-CRISTO.
f.iire (le peine ù mon petit Benedetlo. Voyons, avoue seu-
lement que je le pourrai?, liein?
Et un regard parfaitement clair de Caderousse termina
le sens de la phrase.
— Allons, dit Andréa, mettons que tu m'aimes: alors
pourquoi exiges-tu que je vienne déjeuner avec toi ?
— Mais pour le vbir, le petit.
— Pour me voir, à quoi bon? puisque nous avons fait
d'avance toutes nos conditions.
— Eh! cher ami, dit Caderousse, est-ce qu'il y a des
testaments sans codicilles ? Mais tu es venu pourdéjeùner
d'abord, n'est-ce pas? Eh bien! voyons, assieds-loi, et
commençons par ces sardines et ce beurre frais, que j'ai
mis sur des feuilles de vigne à ton intention, méchant.
Ah! oui, tu regardes ma chambre, mes quatre chaises de
paille, mes images à trois francs le cadre. Dame! que
veux-tu, ça n'est pas l'hôtel des Princes.
— Allons, te voilà dégoûté à présent, tu n'es plus heu-
reux, toi qui ne demandais qu'à avoir l'air d'un boulan-
ger relire.
Caderousse poussa un soupir.
— Eh bien, qu'as-lu à dire? tu as vu ton rêve réalisé.
■ — J'ai à dire que c'est un rêve ; un boulanger retiré,
mon pauvre Benedolto, c'est riche, cela a des rentes.
— Pardieu, tu en as des rentes.
— Moi ?
— Oui, toi, puisque je l'apporte les deux cents francs.
Caderousse haussa les épaules.
— C'est humiliant, dit-il, de recevoir ainsi de l'argent
donné à contre-cœur, de l'argent éphémère, qui peut
me manquer du jour au lendemain. Tu vois bien que
je suis obligé de faire des économies pour le cas où
ta prospérité ne durerait pas. Eh, mon ami! la fortune
iUlif^'
l.E COMTE DE MONTE-CRISTO. Cl
est inconstante, comme disait raumônier... du régiment.
Je sais bien qu'elle est immense, la prospérité, scélérat ;
tu vas épouser la fille de Danglars.
— Comment! de Danglars?
— Et certainement de Danglars ! Ne faut-il pas que je
dise du baron Danglars? C'est comme si je disais du
comte Benedetto. Celait un ami, Danglars, ets'il n'avait
pas la mémoire si mauvaise, il devrait m'inviter à la
noce... attendu qu'il estvenuàlamienne...oui, oui, oui,
à la mienne ! Dame ! il n'était pas si lier dans ce temps-là;
il était petit commis chez ce bon M. Morrel. J'ai
dîné plus d'une fois avec lui elle comte de Morcerf... Va,
tu vois que j'ai de belles connaissances, et que si je vou-
lais les cultiver un petit peu, nous nous rencontrerions
dans les mêmes salons.
— Allons donc, ta jalousie te fait voir des arcs-en-ciel,
Caderousse.
— C'est bon, Benedetto mio, on sait ce que l'on dit.
Peut-être qu'im jour aussi l'on mettra son habit des di-
manclies, et qu'on ira dire à une porte cochère : «Le
cordon, s'il vous plaît! » En attendant, assieds-toi et
mangeons.
Caderousse donna l'exemple et se mita déjeuner de
bon appétit, et en faisant l'éloge de tous les mets qu'il
servait à son hôte. Celui-ci sembla prendre son parti,
déboucha bravement les bouteilles et attaqua la bouilla-
baisse et la morue gratinée à l'ail et à l'huile.
— Ah ! compère, dit Caderousse, il paraît que lu le
raccommodes avec ton ancien maître d'hôtel?
— Ma foi, oui, répondit Andréa, chez lequel, jeune et
vigourcuxqu'il était, l'appétit l'emportait pourlc moment
sur loute autre chose.
— El tu trouves cela bon, coquin?
4
, .jL^
C2 LE COMTR DE MONTK-CniSTtt.
— Si bon f|iieje no comproin1si)as comment un liomnir-
(jui fiicasso et ([tii mange de si bonnes chose?, peut trou-
ver que la vie est mauvaise.
— Vois-tii, (lit Caderoiisse, c'est que tout mon bonheur
est gâlé par une seule pensée.
— Laquelle?
— C'est que je vis aux dépens d'un ami, moi qui ai
toujours bravement gagné ma vie moi-même.
— Oh! oh! qu'à cela ne tienne, dit Andréa, j'ai
assez pour deux, ne te gène pas.
— Non, vraiment : tu me croiras si tu veux, à la fin
de chaque mois, j'ai des remords.
— Bon Caderousse!
— C'est au point qu'hier je n'ai pas voulu prendre les
deux cents francs.
— Oui, tu voulais me parler ; mais est-ce bien le re-
mords, voyons?
— Le vrai remords; et puis il m'était venu une idée.
Andréa frémit ; il frémissait toujours aux idées de Ca-
derousse.
— C'est misérable, vois-tu, continua celui-ci, d'être
toujours à attendre la fin d'un mois.
— Eh! dit philosophiquement Andréa, décidé à voir
venir son compagnon, la vie ne se passe-t-elle pas à atten-
dre? Moi, par exemple, est-ce que je fais autre chose ?
Eh bien , je prends patience, n'est-ce pas?
— Oui, parce qu'au lieu d'attendre deux cents miséra-
bles francs, tu en attends cinq ou six mille, peut-être dix,
peut-être douze même ; car tu es un cachottier : là-bas,
tu avais toujours des boursicots, des lire-lires que tu es-
sayais de soustraire à ce pauvre ami Caderousse. Heu-
reusement qu'il avait le nez fin, l'ami Caderousse en
question.
LE COMTE Di-: MONTE-ÇlUSiO. C-l
— Allons, voilà que tu vas te remettre à divaguer, dit
Andréa, à parler et cà, reparler du passé toujours ! Mais à
quoi bon rabùclicr comme cela, je te le demande?
— Ah! c'est que lu as vingt et un ans, loi, et que tu
peux oublier le passé ; j'en ai cinquante, et je suis bien
forcé de m'en souvenir. Mais n'importe, revenons aux
affaires.
— Oui.
— Je voulais dire que si j'étais à ta place...
— Eh bien?
— Je réaliserais...
— Comment! tu réaliserais...
— Oui, je demanderais un semestre d'avance, sous
prétexte que je veux devenir éligible, et (pie je vais ache-
ter une ferme ; puis avec mon semestre je décamperais.
— Tiens, tiens, liens, lit Andréa, ce n'est pas si mal
pensé, cela, peut-être !
— Mon cher ami, dit Caderousse, mange de ma cui-
sine et suis mes conseils, tu ne t'en trouveras pas plus
mal, physiquement et moralement.
— Eh bien! mais, dit Andréa, pourquoi ne suis-tu pas
loi-même le conseil que tu donnes? pourquoi ne réalises-
tu pas un semestre, une année même, et ne te retires-tu
pas à Bruxelles? Au lieu d'avoir l'air d'un boulanger
relire, lu aurais l'air d'un banqueroutier dans l'exercice
de ses fonctions : cela est bien porté.
— Mais comment diable veux-lu que je me retire avec
douze cents francs?
— Ah ! Caderousse, dit Andréa, comme tu te fais exi-
geant ! Il y a deux mois tu mourais de faim.
— L'appétit vient en mangeant, dit Caderousse en
montrant ses dents comme un singe qui ritoucommeun
tigre qui gronde. Aussi, ajouta-t-il en coupant avec ces
04 LK COM'I E DE MOiNTE-CRlSTO.
mêmes dents, si blanches et si aiguës, malgré l'âge, une
énorme bouchée de pain, j'ai fait un plan.
Les plans de Caderousse épouvantaient Andréa encore
plus que ses idées ; les idées n'étaient que le germe, le
[ijan, c'était la réalisation.
— Voyons ce plan, dit-il ; ce doit être joli !
— Pourquoi pas? Le plan grâce auquel nous avons
quitté l'établissement de M. Chose, de qui venait-il,
hein ? de moi, je présuppose ; il n'en était pas plus mau-
vais, ce me semble, puisque nous voilà ici !
— Je ne dis pas, répondit Andréa, tu as quelquefois
du bon ; mais enfin, voyons Ion plan.
— Voyons, poursuivit Caderousse, peux-tu, toi, sans
débourser un sou, me faire avoir une (piinzaine de
mille francs... non, ce n'est pas assez de quinze mille
francs, je ne veux pas devenir honnête homme à moins
de trente mille francs ?
— Non, répondit sèchement Andréa, non, je ne le
puis pas.
— Tune m'as pas compris, à ce qu'il paraît, répondit
froidement Caderousse d'un air calme; je l'ai dit sans
débourser un sou.
— Ne veux-tu pas que je vole pour gâter toute mon
allaire, et la tienne avec la mienne, et qu't>n nous re-
conduise là-bas ?
— Oh ! moi, dit Caderousse, ça m'est bien égal qu'on
me reprenne ; je suis un drôle de corps, sais-tu :je m'en-
nuie parfois des camarades; ce n'est pas comme toi,
sans cœur, qui voudrais ne jamais les revoir!
Andréa (U plus que frémir celte fois, il pâlit.
— Voyons, Caderousse, pas de bêtises, dit-il.
— Et non, sois donc tranquille, mon petit Benedetlo ;
mais indique-moi donc un petit moyen de gagner ces
LE œMTK DE MONTE-CKISTO. 65
trente mille francs sans te mêler de rien; tu me laisse-
ras faire, voilà tout !
— Eh bien ! je verrai, je chercherai, dit Andréa.
— Mais, en attendant, tu pousseras mon mois à cinq
cents francs, n'est-ce pas? J'ai une manie, je voudrais
prendre une bonne !
— Eh bien ! tu auras tes cinq cents francs, dit An-
dréa; mais c'est lourd pour moi, mon pauvre Cade-
rousse... tu abuses...
— Bah ! dit Caderousse ; puisque tu puisesj dans des
coffres qui n'ont point de fond.
On eût dit qu'Andréa attendait là son compagnon,
tant son œil brilla d'un rnpide éclair qui, il est vrai, s'é-
teignit aussitôt.
— Ça c'est la vérité, répondit Andréa, et mon pro-
tecteur est excellent pour moi.
— Ce cher protecteur, dit Caderousse, ainsi donc il te
fait par mois?...
— Cinq mille francs, dit Andréa,
— Autant de mille que tu me fais de cents, reprit
Caderousse; en vérité, il n'y a que des bâtards pour
avoir du bonheur. Cinq mille francs par mois... Que
diable peut-on faire de tout cela?
— Eh, mon Dieu! c'est bien vite dépensé; aussi, j(3
suis comme toi, je voudrais bien avoir un capital.
— Un capital... oui... je comprends... tout le monde
voudrait bien avoir un capital.
— Eh bien, moi, j'en aurai un.
— Et qui est-ce qui te le fera? ton prince?
— Oui, mon prince; malheureusement il faut que
j'attende.
— Que lu attendes quoi? demanda Caderousse.
— Sa mort.
4.
m \A] COMTE \)E M()NTl-:-CIUSTO.
— La moil (le ton piincc?
— Oui.
— Comment cela?
— Parce qu'il m'a porU' sur ton teslamenl.
— Vrai?
— Parole d'honneur !
— Pour combien?
— Pour cinq cent mille !
— Piicn que cela ; merci du peu.
— C'est comme je te le dis.
— Allons donc, pas possible !
;^7 — Caderousse, tu es mon ami?
^ — Comment donc ! à la vie, à la mort.
— Kli bien, je vais te dire uw secret.
— Dis.
— Mais écoute.
— 01) ! pardieu ! muet comme mie caipo.
— Eh bien ! je crois...
Andréa s'arrêta en regardant autour de lui.
— Tu crois?... N'aie pas peur, pardiou ! nous sommes
seuls.
— Je crois que j'ai retrouvé mon père.
— Ton vrai père?
— Oui.
— Pas le père Cavalcanli?
— NoU; puihquc celui-là est re|)arti ; le vrai, comme
lu dis.
— VA ce père, c'est...
— Eh bien! Caderousse, c'est le comte de Monte-Cristo.
— IJah !
— Oui ; lu comprends, alors tout s'explique. 11 ne
peu pas m'avouer tout haut, à ce qu'il paraît, mais il me
fait reconiuiîtie par M. Cavalcanli, à qui il donne
cinquante mille francs pour ça.
-^->^
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 67
— Cinquante mille francs pour être ton père! Moi ,
j'aurais accepté [)our moitié prix, pour vingt mille , pour
quinze raille ? Comment n'as-tu pas pensé à moi, ingrat?
— Est-ce que je savais cela, puisque tout s'est fait
tandis que nous étions là-bas?
— Ah ! c'est vrai. Et lu dis que, par son testament?...
— Il me laisse cinq cent mille livres.
— Tu en es sîir?
— Il me l'a montré; mais ce n'est pas le tout.
— H y a un codicille, comme je disais tout à l'heure ?
— Probablement.
— Et dans ce codicille?...
— Il me reconnaît.
— Oh! le bon homme de père, le brave homme de père,
rhoniu'''tissime homme de [tère! ditCaderousse en faisant
tourner en l'air une assiette qu'il retint entre ses deux
mains.
— Voilà ! dis encore que j'ai des secrets pour toi !
— Non, et la confiance t'honore à mes yeux. El ton
iu'ince de père, il est donc liche, richissime?
— .le crois bien. Il ne connaît jias sa fortune.
— Est-ce possible?
— Dame! je le vois bien, moi qui suis reçu chez lui
à toute heure. L'autre joui", c'était un garçon de banque
qui lui apportait cinquante mille francs dans un porle-
feuille gros comme ta serviette ; hier c'est un banquier
qui lui ap[)orlail cent mille francs en or.
Caderousse était abasourdi ; il lui seml)lait que les |)a-
roles du jeune homme avaient le son du métal, et qu'il
entendait rouler des cascades de louis.
— Et tu vas dans cette maison-là? s'écria-t-il avec
naïveté.
— Quand je veux.
68 LE COMTE DE MONTE-CIUSTO.
Caderousse demeura pensif un instant. 11 était facile de
voir qu'il retournait dans son esprit quelque profonde
pensée.
Puis soudain :
— Que j'aimerais à voir tout cela! s'écria-il, et comme
tout cela doit être beau!
— Le fait est, dit Andréa, que c'est magnifique !
— Et ne demeure-t-il pas avenue des Champs-Elysées?
— Numéro trente.
— Ah! dit Caderousse, numéro trente?
— Oui, une belle maison isolée, entre cour el jardin,
tu ne connais que cela.
— C'est possible; mais ce n'est pas l'extérieur qui
m'occupe, c'est l'intérieur: les beaux meubles! hein,
qu'il doit y avoir là dedans ?
— As-lu vu quelquefois les Tuileries?
— Non.
— Eh bien ! c'est plus beau.
— Dis donc, Andréa, il doit faire bon à se baisser
quand ce bon Monte-Cristo laisse tomber sa bourse?
— Oh ! mon Dieu ! ce n'est pas la peine d'atteinlie ce
moment-là, dit Andréa, l'argent traîne dans celte mai-
son-là comme les fruits dans un verger.
— Dis donc, tu devrais m'y conduire un jour avec toi.
— Est-ce que c'est possible, et à quel titre?
— Tu as raison ; mais tu m'as fait venir l'eau à la bouche;
faut absolument que je voie cela; je trouverai un moyen.
— Pas de bêtise, Caderousse !
— Je me présenterai comme trotteur.
— 11 y a des tapis partout.
— Ah ! pécaire ! alors il faut que je me contente de
voir cela on imagination.
— C'est ce qu'il y a de mieux, crois-moi.
^Jl.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. Gî)
— Tùclie au moins de me faire comprendre ce que
cela peut être.
— Connnent veux-tu...?
— Rien de plus facile. Esl-ce grand?
— Ni trop grand ni trop petit.
— Mais comment est-ce disiriltué?
— Dame! il me faudrait de Tcncre et du papier pour
la ire un i»lan.
— En voilà! dit vivement (<aderousse.
Et il alla chercher sur un vieux secrétaire une leudlc
de papier blanc, de l'encre et une plume.
— Tiens, dit Caderousse, trace-moi tout cela sur le
papier, mon lils.
Andréa prit la plume avec un im[)erceptible sourire et
commença.
— La maison, comme je te l'ai dit, est entre cour et
jaidin ; vois-tu, comme cela?
Et Andréa lit le tracé du jardin, de la cour et de la
maison.
— Des grands murs ?
— Non, huit ou dix pieds tout au plus.
— Ce n'est pas prudent, dit Caderousse.
— Dans la cour, des caisses d'orangers, des pelouses,
des massjifs de fleurs.
— Et pas de pièges à loups?
— Non.
— Les écuries?
— Aux deux cotés de la grille, où lu \ois, là.
Et Andréa continua son plan.
— Voyons le rez-de-chaussée, dit Caderousse.
— Au rez-de-chaussée, salle à manger, deux salons,
salle de billard, escalier dans le vestibule, et petit esca-
lier dérobé.
%
70 LE COMTK DK MONTE-CRISTO.
— Desfenêlies?
— Des fenêtres lïiagniliques, si belles, si larges, que,
ma foi, oui, je crois qu'un homme de fa taille passerait
par chaque carreau.
— Pourquoi diable a-t-uu des escaliers quand on a
des fenêtres pareilles?
— Quevcux-tu! le luxe.
— Mais des volets?
— Oui, des volets, mais dont on ne se sert jamais. Un
original, ce comte de Monte-Cristo, qui aime à voir le
ciel même pendant la nuit!
— Elles domestiques, où couchent-ils?
— Oh ! ils ont leur maison à eux. Figure-loi un joli
hangar à droite en entrant, où l'on serre les échelles.
Eh bien! il y a sur ce hangar une collection dechctiubres
pour les domestiques, avec des sonnettes correspondant
aux chambres.
— Ah ! diable ! des sonnettes!
— Tu dis?...
— Moi, rien. Je dis que cela coûte très cher à poser,
les sonnettes; et à quoi cela sert-il, je te le demande?
— Autrefois il y avait un chien qui se promenait la
nuit dans la cour, mais on Ta fait conduire à la maison
d'Aulcuil, tu sais, àcellc où tu es venu?
— Oui.
— Moi je lui disais encore hier : C'est imprudent de
votre part, monsieur le comte ; car lorsque vous allez à
Auteuil et que vous emmenez vos domestiques la maison
reste seule.
— Eh bien , a-l-il demandé, après?
— Eh bien , après, quelque beau jour on vous volera.
— Qu'a-t-il répondu?
— Ce qu'il a répondu?
LK (OMTK DE MONTE-CRISTO. 71
— Oui.
— Il a n'potiilii : Kli bien, qu'csl-oe que cela me fait
qu'on nie vole?
— Andrca, il y a quelque secrétaire à mécanique.
— Comment cela?
— Oui, qui prend le voleur dans une grille et qui joue
un air. On m'a dit qu'il y en avait comme cela à la der-
nière exposition.
— Il a tout bonnement un secrétaire en acajou, au-
quel j'ai toujours vu la clé.
— Et on ne le vole pas?
— Non, les gens qui le servent lui sont tous dévoués.
— Il doit y en avoir dans ce secrétaire-là, hein ! de la
monnaie?
— 11 y a peut-être... on ne peut passavoir ce qu'il y a.
— Et où est-il?
— Au premier.
— Fais-moi donc un peu le plan du premier, le pelit,
comme tu m'as fais celui du rez-de-chausséC?
— C'est facile.
Et Aiulrea reprit la plume. >
— Au premier, vois-tu, il y a antichambre, salon ; à
droite du salon, bibliollièque et cabinet de Iravail; à
gauche du salon, une chambre à coucher et un cabinet
de loiletle. C'est dans le cabinet de toilette qu'est le fa-
meux, secrétaire.
— Et une fenêtre au cabinet de toilette?
— Deii\, là et là.
Et Andréa dessina deux fenêlresà la pièce qui, sur le
plan, fais.iit l'angle et figurait comme un carré moins
grand ajouté au carré long de la chambre à coucher.
Caderousse devint rêveur.
— Et va-t-il souvent à Auteuil ? demunda-l-il.
72 I.K r.O.MTF. DR MONTi:-r.RISTO.
— Doux ou trois fois par semaine; demain, par exem-
ple, il doit y aller passer la journée ella nuit.
— Tu en es sûr ?
— Il m'a invité à y aller diner.
— A la bonne heure ! voilà une existence, dit Cade-
rousse: maison à la ville, maison à la cam pagne!
— Voilà ce que c'est que d'être riche.
— Et iras-tu dîner?
— Probablement.
— Quand tu y dînes, y couches-tu ?
— Quand cela me fait plaisir. Je suis chez le comte
comme chez moi.
Caderousse regarda le jeune homme comme pour arra-
cher la vérité du fond de son cœur. Mais Andréa lira une
boîte à cigares de sa poclie, y prit un bavaiîe , l'alluma
tranquillement et commença à le fumer sans aflectation.
— Quand veux-lu les cinq cents francs? demanda-t-il
à Caderousse.
— Mais tout de suite, si tu les as.
Andréa tira vingt-cinq louis de sa poche.
— Des jaunets, dit Caderousse; non, merci !
— Eh bien ! tu les méprises ?
— .le les estime, au contraire ; mais je n'en veux pas.
— Tu gagneras le change, imbécile: l'or vaut cinq
sous.
— C'est ça, et puis le changeur fera suivre l'ami Cade-
l'ousse, et puis on lui mettra la main dessus, et puis il
faudra qu'il dise quels sont les fermiers qui lui paient
ses redevances en or. Pas de bêtises, le petit : de l'argent
tout simplement, des pièces rondes à l'efligic d'un mo-
iiarcpie (pielconque. Tout le monde [leut atteindre à une
pièce de cinq francs.
— Tu comprends bien que je n'ai pascinq cents francs
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 73
avec moi: il m'aurait fallu prendre un commissionnaire.
— Eli bien ! laisse-les chez toi, à ton concierge, c'est
lin brave homme, j'irai les prendre.
— Aujourd'hui?
— Non, demain ; aujourd'hui je n'ai pas le temps.
— Eh bien, soit; demain, en partant pour Auteuil,
je les laisserai.
— Je peux compter dessus ?
— Parfaitement.
— C'est que je vais arrêter d'avance ma bonne, vois-to.
— Arrête. Mais ce sera fini, hein? tu ne me tourmen-
teras plus?
• — Jamais.
Caderousse était devenu si sombre , qu'Andréa crai-
gnit d'être forcé de s'apercevoir de ce changement. Il
redoubla donc de gaîté et d'insouciance.
— Comme tu es guilleret, dit Caderousse ; on dirait
que tu tiens déjà ton héritage !
— Non pas, malheureusement!... Mais le jour oiîje
le tiendrai...
— Eh bien!
— Eh bien ! on se souviendra des amis ; je ne te dis
que ça.
— Oui, comme tu as bonne mémoire, justement !
— Que veux-tu? je croyais que tu voulais me rançon-
ner.
— Moi! oh ! quelle idée ! Moi qui, au contraire, vais
encore te donner un conseil d'ami.
— Lequel?
— C'est de laisser ici le diamant que tu as à ton doigt.
Ah ! çà! mais tu veux donc nous faire prendre? tu veux
donc nous perdre tous les deux, que tu fais de pareilles
bêtises ?
Y. 5
74 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Pourquoi cela? dit Andréa.
— Comment! tu prends une livrée, tu te déguises en
domestique, et tu gardes à ton doigt un diamant de
quatre à cinq mille francs !
— Peste ! tu estimes juste ! Pourquoi ne te fais-tu pas
commissaire-priseur ?
— C'est que je m'y connais en diamants; j'en ai eu.
— Je te conseille de t'en vanter, dit Andréa, qui, sans
se courroucer, comme le craignait Caderousse, de cette
nouvelle extorsion, livra complaisamment la bague.
Caderousse le regarda de si près qu'il fut clair pour
Andréa qu'il examinait si les arêtes de la coupe étaient
bien vives.
— C'est un faux diamant, dit Caderousse.
— Allons donc, fit Andréa, plaisantes-tu?
— Oh ! ne te fâche pas, on peut voir.
Et Caderousse alla à la fenêtre, fit glisser le diamant
sur le carreau; on entendit crier la vitre.
— Confiteor ! dit Caderousse en passant le diamant à
son petit doigt, je me trompais; mais ces voleurs de
joailliers imitent si bien les pierres, qu'on n'ose plus
aller voler dans les boutiques de bijouterie ; c'est encore
une branche d'industrie paralysée.
— Eh bien ! dit Andréa, est-ce fini ? as-tu encore quel-
que chose à me demander? te faut-il ma veste? \cux-tu
ma casquette? Ne te gêne pas pendant que tu y es.
— Non, tu es un bon compagnon au fond. Je ne to
retiens plus, et je lâcherai de me guérir de mon ambition.
— Mais prends garde, qu'en vendant ce diamant, il ne
t'arrive ce que tu craignais qu'il t'arrivàt pour l'or.
— Je ne le vendrai pas , sois tranquille.
— Non, pas d'ici à après-demain, du moins, pensa le
jeune homme.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 75
— Heureux coquin, ditCaderousse, tu t'en vas retrou-
ver tes laquais, tes chevaux, ta voiture et ta fiancée.
— Mais oui, dit Andréa.
— Dis donc, j'espère que tu me feras un joli cadeau
de noces le Jour où tu épouseras la fille de mon ami
Danglars?
— Je t'ai déjà dit que c'était une imagination que tu
t'étais mise entête.
— Combien de dot?
— Mais je te dis...
— Un million?
Andréa haussa les épaules.
— Va pour un million, dit Caderousse ; tu n'en auras
jamais autant que je t'en désire.
— Merci, dit le jeune homme.
— Oh! c'est de bon cœur, ajouta Caderousse en riant
de son gros rire. Attends que je te reconduise.
— Ce n'est pas la peine.
— Si fait.
— Pourquoi cela?
— Oh ! parce qu'il y a un petit secret à la porte ; c'est
une mesure de précaution que j'ai cru devoir adopter ;
serrure Huret et Fichet , revue et corrigée par Gaspard
Caderousse. Je t'en confectionnerai une pareille quand
tu seras capitaliste.
— Merci, dit Andréa; je te ferai prévenir huit jours
d'avance.
lisse séparèrent. Caderousse resta sur le palier jus-
qu'à ce qu'il eût vu Andréa non seulement descendre les
trois étages, mais encore traverser la cour. Alors il rentra
précipitamment, ferma la porte avec soin, et se mit à étu-
dier, en profond architecte, le plan que lui avait laissé
Andréa.
Î6 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Ce cher Bencdetto, dit-il, je crois qu'il ne serait pas
fâché d'hériter, etque celui qui avancera le jour où il doit
palper ses cinq cent mille francs ne sera pas son plus mé-
chant ami.
V
l'effraction.
— Le lendemain du jour oii avait eulieu la conversation
que nous venons de rapporter, le comte de Monte-Cristo
était en effet parti pour Auteuil avec Ali, plusieurs do-
mestiques et des chevaux qu'il voulait essayer. Ce qui
avait surtout déterminé ce départ, auquel îl ne songeait
même pas la veille, et auquel Andréa ne songeait pas plus
que lui, c'était l'arrivée de Bertuccio, qui, revenu de
Normandie, rapportait des nouvelles de la maison et de
la corvette. La maison était prête, et la corvette, arrivée
depuis huit jours et à l'ancre daus une petite anse où elle
se tenait avec son équipage de six hommes, après avoir
rempli toutes les formalités exigées, était déjà en état
de reprendre la mer.
Le comte loua le zèle de Bertuccio et l'invita à se pré-
parer à un prompt départ, son séjour en France ne devant
plus se prolonger au delà d'un mois.
— Maintenant, lui dit-il, je puis avoir besoin d'aller
en une nuit de Paris au Tréport; je veux huit relais éche-
lonnés sur la route, qui me permettent de faire cinquante
lieues en dix heures.
— Votre Excellence avait déjà manifesté ce désir, ré-
pondit Bertuccio, et les chevaux sont tout prêts. Je les ai
achetés cl cantonnés moi-même aux endroits les pluscom-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. T7
modes, c'est à dire dans des villages où personne ne s'ar-
rôtc ordinairement,
— C'est bien, dit Monte-Ciisto, je reste ici un jour ou
deux, arrangez-vous en conséquence.
CommeBerluccioallaitsortir pourordonner tout ce qui
avait rapport à ce séjour, Baptistin ouvrit la porte ; il te-
nait une lettre sur un plateau de vermeil.
— Que venez-vous faire ici? demanda le comte en le
voyant tout couvert de poussière, je ne vous ai pas de-
mandé, ce me semble?
Baptistin, sans répondre, s'approcha du comte et lui
présenta la lettre.
— Importante et pressée, dit-il.
Le comte ouvrit la lettre et lut :
« M. de Monte-Cristo est prévenu que cette nuit même
un homme s'introduira dans sa maison des Champs-
Elysées pour soustraire des papiers qu'il croit enfermés
dans le secrétaire du cabinet de toilette : on sait M. le
comte de Monte-Cristo assez brave pour ne pas recourir
à l'intervention de la police, intervention qui pourrait
compromettre fortement celui qui donne cet avis.
M. le comte, soit par une ouverture qui donnera de la
chambre à coucher dans le cabinet, soit en s'euibusquant
dans le cabinet, pourra se faire justice lui-même. Beau-
coup de gens et de précautions apparentes éloigneraient
certainement le malfaiteur, et feraient perdre à M. de
Monte-Cristo cette occasion de connaître un ennemi que
le hasarda fait découvrir àla personne qui donne cet avis
au comte, avis qu'elle n'aurait peut-être pas l'occasion de
renouveler si, cette première entreprise échouant, le mal-
faiteur en renouvelait une autre. »
Le premiermouvemenldu comte fut de croire à une ruse
de voleurs, piège grossier qui lui signalait un danger mé-
78 LK COMTE DE MONTE-CRISTO.
diocre pour l'exposer à un danger plus grave. Il allait
donc faire porter la lettre à un commissaire de police,
malgré la recommandation et peut-être même à cause de
la recommandalion de l'ami anonyme, quand tout à coup
l'idée lui vintquece pouvaitêtre, en effet, quelqueenne-
mi particulier à lui, que lui seul pouvait reconnaître, et
dont, le cas échéant, lui seul pouvait tirer parti, comme
avait fait Fiesque du Maure qui avait voulu l'assassiner.
On connaît le comte ; nous n'avons donc pas besoin
de dire que c'était un esprit plein d'audace et de vigueur,
qui se roidissait contre l'impossible avec cette énergie
qui fait seule les hommes supérieurs. Par la vie qu'il
avait menée, par la décision qu'il avait prise et qu'il
avait tenue de ne reculer devant rien, le comte en était
venu à savourer des jouissances inconnues dans les lut-
tes qu'il entreprenait parfois contre la nature, qui est
Dieu, et contre le monde, qui peut bien passer pour le
diable.
— Ilsne veulent pas me voler mes papiers, dit Monte-
Cristo, ils veulent me tuer; ce ne sont pas des voleurs,
ce sont des assassins. Je ne veux pas que M. le préfet
de police se mêle de mes affaires particulières. Je suis
assez riche, ma foi, pour dégrever en ceci le budget de
son administration.
Le comte rappela Baptistin, qui était sorti de la cham-
bre après avoir apporté la lettre.
— Vous allez retourner à Paris, dit- il, vous ramène-
rez ici tous les domestiques qui restent. J'ai besoin de
tout mon monde à Auteuil.
— ■ Mais ne restera-t-il donc personne à la maison,
monsieur le comte? demanda Baptistin.
— Si fait, le concierge.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 79
— Monsieur le comte réfléchira qu'il y a loin de la
loge à la maison .
— Eh bien?
— Eh bien, on pourrait dévaliser tout le logis, sans
qu'il entendît le moindre bruit.
— Qui cela ?
— Mais des voleurs.
— Vous êtes un niais, monsieur Baptistin ; les voleurs,
dévalisassent-ils tout le logement, ne m'occasionneront
jamais le désagrément que m'occasionnerait un service
rnal fait.
Baptistin s'inclina.
— Vous m'entendez, dit le comte, ramenez vos cama-
rades depuis le premier jusqu'au dernier ; mais que tout
reste dans l'état habituel ; vous fermerez les volets du
rez-de-chaussée, voilà tout.
— Et ceux du premier ?
— Vous savez qu'on ne les forme jamais. Allez.
Le comte fit dire qu'il dînerait seul chez lui, et ne
voulait être servi que par Ali.
Il dîna avec sa tranquillité et sa sobriété habituelles,
et après le dîner, faisant signe à Ali de le suivre, il sor-
tit par la petite porte, gagna le bois de Boulogne comme
s'il se promenait, prit sans afl'ectation le chemin de Pa-
ris, et àla nuit tombante se trouva en face de sa maison
des Champs-Elysées.
Tout était sombre : seule une faible lumière brûlait
dans la loge du concierge, distante d'une quarantaine de
pas de la maison, comme l'avait dit Baptistin.
Monte-Cristo s'adossa à un arbre, et de cet œil qui se
trompait si rarement, sonda la double allée, examina les
passants, et plongea son regard dans les rues voisines,
afin devoir si quelqu'un n'était point embusqué. Au bout
80 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
de dix minutes, il fut convaincu que personne ne le guet-
tait.
Il courut aussitôt à la petite porte avec Ali, entra pré-
cipitamment, et, par l'escalier de service, dont il avait la
clé, rentra dans sa chambre à coucher, sans ouvrir ou
déranger un seul rideau, sans que le concierge lui-même
pût se douter que la maison, qu'il croyait vide, avaitre-
trouvé son principal habitant.
Arrivé dans la chambre à coucher, le comte lit signe
à Ali de s'arrêter, puis il passa dans le cabinet, qu'il
examina; tout était dans Tétat habituel; le précieux se-
crétaire à sa place, et la clé au seciétaire; il le ferma à
double tour, prit la clé, revint à la porte de la chambre
à coucher, enleva la double gâche du verrou, et rentra.
Pendant ce temps, Ali apportait sur une table les armes
que le comte lui avait demandées, c'est à dire une cara-
bine courte et une paire de pistolets doubles, dontlesca-
nons superposés permettaient de viser aussi sûrement
qu'avec des pistoletsde tir. Armé ainsi, le comte tenait la
vie de cinq hommes entre ses mains.
11 était neuf heures et demie à peu près ; le comte et Ali
mangèrent à la hâte un morceau de pain et burent un
verre de vin d'Espagne; puis Monte-Cristo fit glisser un
de ces panneaux mobiles qui lui 4icrmettaient de voir
d'une pièce dans l'autre. 11 avait à sa portée ses pistolets
et sa carabine, et Ali, debout près de lui, tenait à la main
une de ces petites haches arabes qui n'ont pas changé de
'^orme depuis les croisades.
Par une des fenêtres de la chambre à coucher, parallèle
à celle du cabinet, le comte pouvait voir dans la rue.
Deux heures se passèrent ainsi; il faisait l'obscurité la
plus profonde, et cependant Ali, grâce à sa nature sau-
vage, et cependant le comte, grâce sans doute à unequa-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 81
lité acquise, distinguaient dans celte nuit jusqu'aux plus
faibles oscillations des arbres de la cour.
Depuis longtemps la petite lumière de la loge du con-
cierge s'était éteinte.
Il était à présumer que l'attaque, si réellement il y avait
une attaque projetée, aurait lieu par l'escalier du rez-de-
chaussée et non par une fenêtre. Danslesidées de Monte-
Cristo, les malfaiteurs en voulaient à sa vie et non à son
argent. C'était donc à sa chambre à coucher qu'ils s'atta-
queraient, et ils parviendraient à sa chambre à coucher
soit par l'escalier dérobé, soit par la fenêtre du cabinet.
Il plaça Ali devant la porte de l'escalier, et continua de
surveiller le cabinet.
Onze heures trois quarts sonnèrent à l'horloge des In-
valides ; lèvent d'ouest apportait sur ses humides bouffées
la lugubre vibration des trois coups.
Comme le dernier coup s'éteignait, le comte crut en-
tendre un léger bruit du côté du cabinet ; ce premier
bruit, ou plutôt ce premier grincement, fut suivi d'un se-
cond, puis d'un troisième; au quatrième, le comte savait
à quoi s'en tenir. Une main fermeet exercée était occupée
à couper les quatre côtés d'une vitre avec un diamant.
Le comte sentit battre plus rapidement son cœur. Si
endurcis au danger que soient les hommes, si bien pré-
venus qu'ils soient du péril, ils comprennent toujours,
au frémissement de leur cœur et au frissonnement de leur
chair, la différence énorme qui existe entre le rêve et la
réalité, entre le projet et l'exécution.
Cependant Monte-Cristo ne fit qu'un signe pour préve-
nir Ali ; celui-ci, comprenant que le danger était du côté
du cabinet, ht un pas pour se rapprocher de son maître.
Monte-Cristo était avide de savoir à quels ennemisetà
combien d'ennemis il avait affaire.
82 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
La fenêtre où l'on travaillait était en face de l'ouverture
par laquelle le comte plongeait son regard dans le cabi-
net. Ses yeuv se fixèrent donc vers cette fenêtre : il vit
une ombre se dessiner plus épaisse sur l'obscurité; puis
un des carreaux devint tout à fait opaque, comme si l'on
y collait du dehors une feuille de papier, puis le carreau
craqua sans tomber. Par l'ouverture pratiquée, un bras
passa qui chercha l'espagnolette ; une seconde après la
fenêtre tourna sur ses gonds, et un homme entra.
L'homme était seul.
— Voilà un hardi coquin, murmura le comte.
En ce moment il sentit qu'Ali lui touchait doucement
l'épaule ; il se retourna : Ali lui montrait la fenêtre de la
chambre où ils étaient, et qui donnait sur la rue.
Monte-Cristo fit trois pas vers cette fenêtre; il con-
naissait l'exquise délicatesse des sens du fidèle servi-
teur. En effet, il vit un autre homme qui se détachait
d'une porte, et, montant sur une borne, semblait cher-
cher à voir ce qui se passait chez le comte.
— Bon ! dit-il, ils sont deux : l'un agit, l'autre guette .
11 fil signe à Ali de ne pas perdre des yeux l'homme de
la rue, et revint à celui du cabinet.
Le coupeur de vitres était entré et s'orientait; les bras
tendus en avant.
Enfin il parut s'être rendu compte de toutes choses; il
y avait deuji portes dans le cabinet, il alla pousser les
verroux de toutes deux.
Lorsqu^il s'approcha de celle de la chambre à cou-
cher, Monte-Cristo crut qu'il venait pour entrer, et pré-
para un de ses pistolets ; mais il entendit simplement le
bruit des verroux glissant dans leurs anneaux de cui-
vre. C'était une précaution, voilà tout ; le nocturne visi-
teur, ignorant le soin qu'avait pris le comte d'enlever les
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 83
gâches, pouvait désormais se croire chez lui et agir en
toute tranquillité.
Seul et libre de tous ses mouvements, l'homme alors
tira de sa large poche quelque chose, que le comte put
distinguer, posa ce quelque chose sur un guéridon, puis
il alla droit au secrétaire, le palpa à Tendroit de la ser-
rure, et s'aperçut «que, contre son attente, la clé man-
quait.
Mais le casseur de vitres était un homme de précaution
et qui avait tout prévu ; le comte entendit bientôt ce
froissement du fer contre le fer que produit, quand on le
remue, ce trousseau de clés informes qu'apportent les
serruriers quandon les envoie chercher pour ouvrir une
porte, et auxquels les voleurs ont donné le nom de rossi-
gnols, sans doute à cause du plaisir qu'ils éprouvent à
entendre leur chant nocturne, lorsqu'ils grincent contre
le pêne de la serrure.
— Ah ! ah! mumura Monte-Cristo avec un sourire de
désappointement, ce n'est qu'un voleur.
MaisThomme, dans l'obscurité, ne pouvait choisir l'ins-
trument convenable. Il eut alors recours à l'objet qu'il
avait posé sur le guéridon; il fit jouer un ressort, et
aussitôt une lumière pâle, mais assez vive cependant pour
qu'on pût voir, envoya son reflet doré sur les mains et sur
le visage de cet homme.
— Tiens ! lit tout à coup Monte-Cristo en se reculant
avec un mouvement de surprise, c'est...
Ali leva sa hache.
— Ne bouge pas, lui dit Monte-Cristo tout bas, et laisse
là ta hache, nous n'avons plus besoin d'armes ici.
Puis il ajouta quelques mots en baissant encore la voix, car
l'exclamation, si faible qu'elle lût, que la surprise avait ar-
rachée au comte, avait suffi pour faire tressaillir l'homme,
84 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
qui t'tait reste' dans la pose du rémouleur antique.
C'était un ordre que venait de donner le comte, caraus-
sitôt Ali s'éloigna sur la pointe du pied, détacha de la
muraille de l'alcôve un vêlement noir et un chapeau trian-
gulaire. Pendant ce temps, Monte-Cristo ôtaitrapidement
sa redingote, son gilet et sa chemise, et l'on pouvait,
grâce au rayon de lumière filtrant parla fente du panneau,
reconnaître sur ïa poitrine du comte une de ces souples et
fines tuniques de mailles d'acier, dont la dernière, dans
cette France où l'on ne craiat plus les poignards, fut
peut-être portée par le roi Louis XVI, qui craignait le
couteau pour sa poitrine, et qui fut frappé d'une hache à
a tête.
Cette tunique disparut bientôt sous une longue sou-
tane, comme les cheveux du comte sous une-perruque à
tonsure; le chapeau triangulaire, placé sur la perruque,
acheva de changer le comte en abbé.
Cependantl'homme, n'entendant plus rien, s'était re-
levé, et pendant le temps que Monte-Cristo opérait sa mé-
tamorphose, était allé droit au secrétaire, dont la serrure
commençait à craquer sous son rossignol.
— Bon! mumura le comte, lequel se reposait sans
doute sur quelque secret de serrurerie qui devait être in-
connu au crocheteur de portes, si habile qu'il fut : bon !
tu en as pour quelques minutes. Et il alla à la fenêtre.
L'homme qu'il avait vu monté sur une borne en était
descendu, et se promenait toujours dans la rue; mais,
chose singulière, au lieu de s'inquiéter de ceux qui pou-
vaient venir, soit par l'avenue des Champs-Elysées, soit
par le faubourg Saint-Honoré, il ne paraissait préoccupé
que de ce qui se passait chez le comte, et tous ses mouve-
ments avaient pour but de voir ce qui se passait dans le
cabinet.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 85
Monte-Cristo, tout à coup, se frappa le front et laissa
errer sur ses lèvre entr'ouvertes un rire silencieux.
Puis, se rapprochant d'Ali:
— Demeure ici, lui dit-il tout bas, caché dans Tobscu-
rité, et quel que soit le bruit que tu entendes, quelque
chose qui se passe, n'entre et ne te montre que si je t'ap-
pelle par ton nom.
Ali fit signe de la tête qu'il avait compris et qu'il obéi-
rait.
Alors Monte-Cristo tira d'une armoire une bougie tout
allumée, et au moment où le voleur était le plus occupé à
sa serrure, il ouvrit doucement laporte, ayantsoin quela
lumière qu'il tenaità la main donnât tout entière sur son
visage.
La porte tourna si doucement que le voleur n'entendit
pas le bruit. Mais, à son grand étonnement, il vit tout à,
coup la chambre s'éclairer.
Il se retourna.
— Eh ! bonsoir, cher monsieur Caderousso , ditMonle-
Cristo ; que diable venez-vous donc faire ici à une pa-
reille heure ?
— L'abbé Busoni ! s'écria Caderousse.
Et ne sachant comment cette étrange apparition était
venue jusqu'à lui, puisqu'il avait fermé les portes, il laissa
tomber son trousseau de fausses clés, et resta immobile
et comme frappé de stupeur.
Le comte alla se placer entre Caderousse et la fenêtre,
coupant ainsi au voleur terrifié son seul moyen de re-
traite.
— L'abbé Busoni ! répéta Caderousse en fixant sur le
comte des yeux hagards.
— Eh bien ! sans doute, l'abbé Busoni, reprit Monte-
Cftsto, lui-même en .personne, et je suis bien aise que
86 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
VOUS me reconnaissiez, mon cher monsieur Caderousse;
cela prouve que nous avons bonne mémoire, car si je ne
me trompe, voilà tantôt dix ans que nous ne nous sommes
vus.
Ce calme, cette ironie, cette puissance, frappèrent l'es-
prit de Caderousse d'une terreur vertigineuse.
— L'abbé, l'abbé ! murmura-t-il en crispant ses poings
et en faisant claquer ses dents.
— Nous voulons donc voler le comte de Monte-Cristo?
continua le prétendu abbé.
— Monsieur l'abbé, murmura Caderousse cherchant à
gagner la fenêtre que lui interceptait impitoyablement le
comte, monsieur l'abbé, je ne sais... je vous prie de
croire... je vous juie...
— Un carreau coupé, continua le comte, une lanterne
sourde, un trousseau de rossignols, un secrétaire à demi
forcé, c'est clair cependant.
Caderousse s'étranglait avec sa cravate, il cherchait un
angle où se cacher, un trou par où disparaître.
— Allons, dit le comte, je vois que vous êtes toujours
le même, monsieur l'assassin.
— Monsieurl'abbé, puisquevous savez tout, vous savez
que ce n'est pas moi, que c'est la Carconte; c'a été re-
connu au procès, puisqu'ils ne m'ont condamné qu'aux
galères.
— Vous avez donc fini votre temps, que je vous re trouve
en train de vous y faire ramener?
— Non, monsieur l'abbé, j'ai étédélivré par quelqu'un.
— Ce quelqu'un-là a rendu un charmant service à la
société.
— Ah! dit Caderousse, j'avais cependantbien promis...
— Ainsi, vous êtes en rupture de ban? interrompit
Monte-Cristo .
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 87
— Hélas ! oui, fit Caderousse, très inquiet.
— Mauvaise récidive... Cela vous conduira, si je ne me
trompe, à la place de Grève. Tant pis, tant pis, diavolo!
comme disent les mondains de mon pays.
— Monsieur l'abbé, je cède à un entraînement...
— Tous les criminels disent cela.
— Le besoin...
— Laissez donc, ditdédaigneusementBusonijlebesoin
peut conduire à demander l'aumône, à voler un pain à
la porte d'un boulanger, mais non avenir forcer un secré-
taire dans unemaison que l'on croit inhabitée. Et lorsque
lebijoutierJoannès venait de vous compter quarante-cinq
mille francs en échange du diamant que je vous avais
donné, etque vous l'avez tué pour avoir le diamant et l'ar-
gent, était-ce aussi le besoin ?
— Pardon, monsieur l'abbé, dit Caderousse ; vous m'a-
vez déjà sauvé une fois, sauvez-moi encore une seconde.
— Cela ne m'encourage pas.
— Êtes-vous seul, monsieur l'abbé? demanda Cade-
rousse enjoignant les mains, ou bienavez-vouslà desgen-
darmes tout prêts à me prendre ?
— Je suis tout seul, dit l'abbé, et j'aurai encore pitié
de vous, et je vous laisserai aller au risque des nouveaux
malheurs que peut amener ma faiblesse, si vous me dites
toute la vérité.
— Ah ! monsieur l'abbé ! s'écria Caderousse enjoignant
les mains et en se rapprochant d'un pas de Monte-Cristo,
je puis bien dire que vous êtes mon sauveur, vous!
— Vous prétendez qu'on vous a délivré du bagne ?
— Oh ! ça, foi de Caderousse, monsieur l'abbé !
— Qui cela?
— Un Anglais. .
— Comment s'appelait-il ?
88 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Lord Wilmore.
— Je le connais ; je saurai donc si vous mentez.
— Monsieur Tabbé, je dis la vérité pure.
— Cet Anglais vous protégeait donc ?
— Non pas moi, mais un jeune Corse qui était mon
compagnon de chaîne.
— Comment se nommait ce jeune Corse ?
— Benedetto.
— C'est un nom de baptrme.
— Il n'en avait pas d'autre, c'était un enfant trouvé.
— Alors ce jeune homme s'est évadé avec vous ?
-- Oui.
— Comment cela ?
— Nous travaillionsà Saint-Mandrier, près de Toulon.
Connaissez- vous Saint-Mandrier?
— Je le connais.
— Eh bien ! pendant qu'on dormait, de midi à une
heure...
— Des forçats qui font la sieste ! Plaignez donc ces
gaillards-là, dit l'abbé.
— Dame ! lit Caderousse, on ne peut pas toujours tra-
vailler, on n'est pas des chiens.
— Heureusement pour les chiens, dit Monte-Cristo.
— Pendant que les autres faisaient donc la sieste, nous
nous sommes éloignés un petit peu, nous avons scié nos
fers avec une lime que nous avait fait parvenir l'Anglais,
et, nous nous sommes sauvés à la nage.
— Et qu'est devenu ce Benedetto?
— Je n'en sais rien.
— Vous devez le savoir cependant.
— Non, en vérité. Nous nous sommes séparés à Hyères.
Et pour donner plus de poids à sa protestation, Cade-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 89
rousse fit encore un pas vers l'abbé, qui demeura innno-
bile à sa place, toujours calme et interrogateur.
— Vous mentez! dit l'abbé Busoni, avec un accent
d'irrésistible autorité.
— Monsieur l'abbé !...
— Vous mentez !cet liomme est encore votre ami, et
vous vous servez de lui comme un complice peut-être?
— Oh! monsieur l'abbé!.,.
— Depuis que vous avez quitté Toulon, comment
avez-vous vécu? Répondez.
— Comme j'ai pu.
— Vous mentez! reprit une troisième fois l'abbé avec
un accent plus impératif encore.
Caderousse, terrifié, regarda le comte.
— Vous avez vécu, reprit celui-ci, de l'argent qu'il
vous a donné.
— Eh bien! c'est vrai, dit Caderousse, Benedetto est
devenu un fils de grand seigneur.
— Comment peut-il être fils d'un grand seigneur?
—Fils naturel.
— Et comment nommez-vous ce grand seigneur?
— Le comte de Monte-Cristo, celui-là même chez qui
nous sommes.
— Benedetto le fils du comte? reprit Monte-Cristo,
étonné à son tour.
— Dame, il faut bien croire, puisque le comte lui a
trouvé un faux père, puisque le comte lui fait quatre mille
h'ancs par mois, puisque le comte lui laisse cinq cent
mille francs par son testament.
— Ah ! ah ! fit le faux abbé, qui commençait à compren-
dre ; et quel nom porte, en attendant, ce jeune homme?
— Il s'appelle Andréa Cavalcanti.
— Alors c'est ce jeune homme que mon ami le comte
90 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
de Monte-Cristo reçoit chez lui, et qui va épouser made-
moiselle Danglars ?
— Justement.
— Et vous souffrez cela, misérable! vous qui con-
naissez sa vie et sa flétrissure ?
— Pourquoi voulez-vous que j'empêche un camarade
de réussir? dit Caderousse.
— C'est juste, ce n'est pas à vous de prévenir M. Dan-
glars, c'est à moi.
— Ne faites pas cela, monsieur l'abbé!...
— Et pourquoi?
— Parce que c'est notre pain que vous nous feriez
perdre.
— Et vous croyez que, pour conserver le pain à des
misérables comme vous, je me ferai le fauteur de leur
ruse, le complice de leurs crimes?
— Monsieur l'abbé ! dit Caderousse en se rapprochant
encore.
— Je dirai tout.
—A qui?
— A M. Danglars.
— Tron-de-l'air ! s'écria Caderousse en tirant un cou-
teau tout ouvert de son gilet, et en frappant le comte au
milieu de la poitrine, tu ne diras rien, l'abbé!
Au grand étonnement de Caderouàse, le poignard, au
lieu de pénétrer dans la poitrine du comte, rebroussa
émoussé.
En même temps le comte saisit de la main gauche le
poignet de l'assassin, et le tordit avec une telle force que
le couteau tomba de ses doigts roidis, et que Caderousse
poussa un cri de douleur.
Mais le comte, sans s'arrêter à ce cri, continua de tor-
dre le poignet du bandit jusqu'à ce que, le bras dislo-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 9t
que, il tombât d'abord à genoux, puis ensuite la face
contre terre.
Le comte appuya son pied sur sa tête et dit :
— Je ne sais qui me retient de te briser le crâne, scé-
lérat !
— Ah! grâce! grâce ! cria Caderousse.
Le comte retira son pied.
— Relève-toi! dit- il.
Caderousse se releva.
— Tudieu! quel poignet vous avez, monsieur l'abbé!
dit Caderousse, caressant son bras tout meurtri par les
tenailles de chair qui l'avaient étreint; tudieu! quel
poignet !
— Silence. Dieu me donne la force de dompter une
bête féroce comme toi ; c'est au nom de ce Dieu que
j'agis; souviens-toi décela, misérable, et l'épargner en
ce moment c'est encore servir les desseins de Dieu.
— Ouf! lit Caderousse, tout endolori.
— Prends cette plume et ce papier, et écris ce que je
vais te dicter.
— Je ne sais pas écrire, monsieur l'abbé.
— Tu mens ; prends cette plume et écris !
Caderousse, subjugué par cette puissance supérieure,
s'assit et écrivit :
« Monsieur, l'homme que vous recevez chez vous et
à qui vous destinez votre fille, est un ancien forçat, échap-
pé avec moi du bagne de Toulon ; il portait le n" 59 et
moi le n» 58.
» Il se nommait Benedetto ; mais il ignore lui-même
son véritable nom, n'ayant jamais connu ses parents. »
— Signe! continua le comte.
— Mais vous voulez donc me perdre?
— Si je voulais te perdre, imbécile, je te traînerais
92 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
jusqu'au premier corps- de-garde ; d'ailleurs, à Tlieure
où le billet sera rendu à son adresse, il est probable que
tu n'auras plus rien à craindre ; signe donc.
Caderousse signa.
— L'adresse : A monsieur le baron Danglars, banquier,
rue de la Chaussée-d'Antin.
Caderousse écrivit l'adresse.
L'abbé prit le billet.
— Maintenant, dit-il, c'est bien, va-t'en.
— Par où ?
— Par où tu es venu.
— Vous voulez que je sorte par cette fenêlrc?
— ïu y es bien entré.
— Vous méditez quelque chose contre moi, monsieur
l'abbé ?
— Imbécile, que veux-tu que je médite?
— Pourquoi ne pas m'ouvrir la porte?
— A quoi bon réveiller le concierge?
— Monsieur l'abbé, dites-moi que vous ne voulez pas
ma mort.
— Je veux ce que Dieu veut.
— Mais jurez-moi que vous ne me frapperez pas tandis
que je descendrai.
— Sot et lâche que tu es !
— Que voulez-vous faire de moi?
— Je te le demande. J'ai essayé d'en faire un hominc
heureux, et je n'en ai f;\it qu'un assassin !
— Monsieur l'abbé, dit Caderousse, tentez une der-
nière épreuve.
— Soit, dit le comte. Écoute, tu sais que je suis
homme de parole?
— Oui, dit Caderousse,
— Si tu rentres chez toi sain et sauf...
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 93
— A moins que ce ne soit de vous, qu'ai-je à crain-
dre?
— Si tu rentres chez toi sain et sauf, quitte Paris,
quitte la France, et partout où tu seras, tant que tu te
conduiras honnêtement, je te ferai passer une petite pen-
sion; car si tu rentres chez toi sain et sauf, eh bien...
— Eh bien? demanda Caderousse en frémissant.
— Eh bien ! je croirai que Dieu t'a pardonné, et je te
pardonnerai aussi.
— Vrai comme je suis chrétien, bulbutia Caderousse
en reculant, vous me fuites mourir de peur!
— Allons, va-t'en! dit le comte en montrant du doigt
la fenêtre à Caderousse.
Caderousse, encore mal rassuré par cette promesse,
enjamba la fenêtre et mit le pied sur l'échelle.
Là, il s'arrêta tremblant.
— Maintenant descends, dit l'abbé en se croisant les
bras.
Caderousse commença de comprendre qu'il n'y avait
rien à craindre de ce côté, et descendit.
xVlors le comte s'approcha avec la bougie, de sorte qu'on
pût distinguer des Champs-Elysées cet homme qui des-
cendait d'une fenêtre éclairé par un autre homme.
— Que faites-vous donc, monsieur l'abbé? dit Cade-
rousse ; s'il passait une patrouille...
Et il souffla la bougie.
Puis il continua de descendre ; mais ce ne fut que lors-
qu'il sentit le sol du jardin sous son pied qu'il fut suffi-
samment rassuré.
M(mte-Cristo rentra dans sa chambre à coucher, et
Jetant un coup d'œil rapide du jardin à la rue, il vit d'a-
bord Caderousse qui, après être descendu, faisait un dé-
tour dans le Jardin et allait planter son échelle à Textré-
94 LE COMTE DE MOiNTE-CRISTO.
mité de la muraille, afin de sortir à une autre place que
celle par laquelle il était entré.
Puis, passant du jardin à la rue, il vit Thomnie qui
semblait attendre, courir parallèlement dans la rue et se
placer derrière l'angle même près duquel Caderousse al-
lait descendre.
Caderousse monta lentement sur l'échelle, et, arrivé
aux derniers échelons, passa sa tête par-dessus le chape-
ron pour s'assurer que la rue était bien solitaire.
On ne voyait personne, on n'entendait aucun bruit.
Une heure sonna aux Invalides.
Alors Caderousse se mit à cheval sur le perron, et ti-
rant à lui son échelle, la passa par-dessus le mur, puis
il se mit en devoir de descendre, ou plutôt de se laisser
glisser le long des deux montants, manœuvre qu'il opéra
avec une adresse qui prouva l'habitude qu'il avait de cet
exercice.
Mais, une fois lancé sur la pente, il ne put s'arrêter.
Vainement il vit un homme s'élancer dans l'ombre au
moment où il était à moitié chemin ; vainement il vit un
bras se lever au moment où il touchait la terre ; avant
qu'il n'eût pu se mettre en défense, ce bras le frappa si
furieusement dans le dos, qu'il lâcha l'échelle en criant :
— Au secours!
Un second coup lui arriva presque aussitôt dans le liane,
et il tomba en criant :
— Au meurtre !
Enfin, comme il se roulait sur la terre, son adversaire
le saisit aux cheveux et lui porta un troisième coup dans
la poitrine.
Cette fois Caderousse voulut crier encore, mais il ne
put pousser qu'un gémissement et laissa couler en gc-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 95
missant les trois ruisseaux de sang qui sortaient de ses
trois blessures.
L'assassin , voyant qu'il ne criait plus, lui souleva la
tête par les cheveux ; Caderousse avait les yeux fermés et
la bouche tordue. L'assassin le crut mort, laissa retom-
ber la tête et disparut.
Alors Caderousse, le sentant s'éloigner, se redressa
sur son coude, et d'uqe voix mourante cria dans un su-
prême effort:
— A l'assassin ! je meurs ! à moi, monsieur l'abbé, à
moi!
Ce lugubre appel perça l'ombre de la nuit. La porte
de l'escalier dérobé s'ouvrit, puis la petite porto du jar-
din, et Ali et son maître accoururent avec des lumières.
VI
LA MAIN DE DIEU.
Caderousse continuait de crier d'une voix lamentable:
— Monsieur l'abbé, au secours ! au secours!
— Qu'y a-t-il ? demanda Monte-Cristo.
— A mon secours ! répéta Caderousse; onm'a assas-
siné !
— Nous voici ! du courage.
— Ah ! c'est fini. Vous arrivez trop tard ; vous arrivez
pour me voir mourir. Quels coups ! que de sang!
Et il s'évanouit.
Ali et son maître prirent le blessé et le transportèrent
dans une chambre. Là, Monle-Cristo fit signe à Ali de le
déshabiller, et il reconnut les trois terribles blessures
dont il était atteint.
96 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Mon Dieu ! dit-il , votre vengeance se fait parfois
attendre ; mais je crois qu'alors elle ne descend du ciel
que plus complète.
Ali regarda son maître comme pour lui demander ce
qu'il y avait à faire.
— Va chercher M. le procureur du roi Villefort, qui
demeure faubourg Saint-llonoré, et amène-le ici. En pas-
sant, tu réveilleras le concierge, et tu lui diras d'aller
chercher un médecin.
Ali obéit et laissa le faux abbé seul avec Caderousse,
toujours évanoui.
Lorque le malheureux rouvrit les yeux, le comte, as-
sis à quelques pas de lui, le regardait avec une sombre
expression de pitié, et ses lèvres, qui s'agitaient, sem-
blaient murmurer une prière.
— Un chirurgien, monsieur l'abbé , un chirurgien !
dit Caderousse.
— On en est allé chercher un, répondit l'abbé.
— Je sais bien que c'est inutile, quant à la vie, mais
il pourra me donner des forces peut-être, et je veux avoir
le temps de faire ma déclaration.
— Sur quoi?
— Sur mon assassin.
— Vous le connaissez donc ?
— Si je le connais ! oui , je le connais, c'est Benedetto.
— Ce jeune Corse ?
•—Lui-même.
— Votre compagnon?
— Oui. Après m'avoir donné le plan delà maison du
comte, espérant sans doute que je le tuerais, et qu'il de-
viendrait ainsi son héritier, ou qu'il me tuerait, et qu'il
serait ainsi débarrassé de moi, il m'a attendu dans la rue
et m'a assassiné.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 97
' — En même temps que j'ai envoyé chercher le méde-
cin, j'ai envoyé chercher le procureur du roi.
— II arrivera trop tard, il arrivera trop tard, dit Ca-
derousse, je sens tout mon sang qui s'en va.
— Attendez, dit Monte-Crislo.
Il sortit et rentra cinq minutes après avec un flacon.
Les yeux du moribond, effrayants de fixité, n'avaient
point en son absence quitté cette porte par laquelle il de-
vinait instinctivement qu'un secours allait lui venir.
— Dépêchez-vous, monsieur l'abbé, dépêchez-vous!
dit-il, je sens que je m'évanouis encore.
Monte-Cristo s'approcha et versa sur les lèvres violet-
tes du blessé trois ou quatre gouttes de la liqueur que
contenait le flacon.
Caderousse poussa un soupir.
— Oh ! dit-il, c'est la vie que vous me versez là ; en-
core... encore...
— Deux gouttes de plus vous tueraient , répondit
l'abbé.
— Oh ! qu'il vienne donc quelqu'un à qui je puisse dé-
noncer le misérable.
— Youlez-vous que j'écrive votre déposition ? vous la
signerez.
— Oui... oui... dit Caderousse, dont les yeux bril-
laient à l'idée de celte vengeance posthume.
Monte-Cristo écrivit :
« Je meursassassinéparle Corse Benedetto, mon com-
pagnon de chaîne à Toulon, sous le n" 59. »
— Dépêchez-vous, dépêchez-vous ! dit Caderousse, je
ne pourrais plus signer.
Monte-Cristo présenta la plume à Caderousse, qui ras-
sembla ses forces, signa et retomba sur son lit en disant :
— Vous raconterez le reste, monsieur l'abbé ; vousdi-
6
W LE COMTE DE MONIE-CRISTO.
rez qu'il se fait appeler Andréa Cavalcanti, qu'il loge à
l'hôtel des Princes, que... Ah ! ah! mon Dieu, mon Dieu!
voilà que je meurs !
Et Caderousse s'évanouit pour la seconde fois.
L'abbé lui fit respirer l'odeur du flacon ; le blessé
rouvrit les yeux.
Son désir de vengeance ne l'avait pas abandonné
pendant son évanouissement.
— Ah ! vous direz tout cela, n'est-ce pas, monsieur
l'abbé ?
— Tout cela, oui, et bien d'autres choses encore.
— Que direz-vous?
— Je dirai qu'il vous avait sans doute donné le plan
de cette maison dans l'espérance que le comte vous tue-
rait. Je dirai qu'il avait prévenu le comte par un billet;
je dirai que le comte étant absent, c'est moi qui ai reçu
ce billet et qui ai veillé pour vous attendre.
— Et il sera guillotiné, n'est-ce pas? dit Caderousse;
il sera guillotiné, vous me le promettez ? Je meurs avec
cet espoir-làj cela va m'aider à mourir.
— Je dirai, continua le comte, qu'il est arrivé derrière
vous, qu'il vous a guetté tout le temps, que lorsqu'il vous
a vu sortir, il a couru à l'angle du mur et s'est caché.
— Vous avez donc vu tout cela, vous?
— Rappelez-vous mes paroles : « Si tu rentres chez loi
sain et sauf, je croirai que Dieu l'a pardonné, et je te
pardonnerai aussi. »
— Et vous ne m'avez pas averti? s'écria Caderousse en
essayant de se soulever sur son coude ; vous saviez que
j'allais être tué en sortant d'ici, et vous ne m'avez pas
averti !
— Non, car dans la main de Benedolto je voyais la jus-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 90
tice de Dieu, et j'aurais cru commettre un sacrilège en
lu'opposant aux intentions do la Providence.
— La justice de Dieu ! ne m'en parlez pas, monsieur
l'abbé ; s'il y avait une justice de Dieu, vous savez mieux
que personne qu'il y a des gens qui seraient punis et qui
ne le sont pas.
— Patience ! dit l'abbé d'un ton qui fit frémir le mo-
ribond , patience !
Caderousse le regarda avec étonnement.
— Et puis, dit l'abbé. Dieu est plein de miséricorde
pour tous, comme il a été pour toi : il est père avant
d'être juge.
— Ah! vous croyez donc à Dieu, vous? dit Caderousse.
— Si j'avais le malheur de n'y pas avoir cru jusqu'à
présent, dit Monte-Cristo, j'y croirais en te voyant.
Caderousse leva ses poings crispés au ciel.
— Écoute, dit l'abbé en étendant la main sur le blessé
comme pour lui commander la foi, voilà ce qu'il a fait
pour toi, ce Dieu que tu refuses de reconnaître à ton der-
nier moment: il t'avait donné la santé, la force, un travail
assuré, des amis même, la vie enlin telle qu'elle doit se
présenter à l'homme pour être douce avec le calme de la
conscience et la satisfaction des désirs naturels ; au lieu
d'exploiter ces dons du Seigneur, si rarement accordés
par lui dans leur plénitude, voilà ce que tu as fait, toi :
tu l'es adonné à la fainéantise, à l'ivresse, et dans l'i-
vresse tu as irahi un de tes meilleurs amis.
— Au secours! s'écria Caderousse, je n'ai pas besoin
d'un prêtre, mais d'un médecin ; peut-être que je ne
suis pas blessé à mort, peut-être que je ne vais pas en-
core mourir, peut-être qu'on peut me sauver !
—Tu es si bien blessé à mort que, sans les trois gouttes
100 LE œMTE I>E MONTE-CRISTO.
de liqueur que je t'ai données tout à l'heure, tu serais
déjà expiré. Écoute doue !
— Ah! murmura Caderousse, quel étrange prêtre vous
faites, qui désespérez les mourants au lieu de les con-
soler.
— Écoule, continua l'abbé: quand tu as eu trahi ton
ami. Dieu a commencé, non pas de te frapper, mais de
l'avertir ; tu es tombé dans la misère et tu as eu faim ;
tu avais passé à envier la moitié d'une vie que tu pouvais
passera acquérir, et déjà tu songeais au crime en te don-
nant à toi-même l'excuse de la nécessité, quand Dieu lit
pour toi un miracle; quand Dieu, par mes mains, t'en-
voya au sein de ta misère une fortune, brillante pour toi,
malheureux, qui n'avais jamais rien possédé. Mais cette
fortune inattendue, inespérée, inouïe, ne te suflit plus
du moment où tu la possèdes ; tu veux la doubler : par
quel moyen? par un meurtre. Tu la doubles, et alors Dieu
te l'arrache en te conduisant devant la justice humaine.
— Ce n'est pas moi, dit Caderousse, qui ai voulu tuer
le juif, c'est la Carconte.
— Oui, dit Monte-Cristo. Aussi Dieu toujours, je ne
dirai pas juste cette fois, car sa justice t'eût donné la
mort, mais Dieu, toujours miséricordieux, permit que tes
juges fussent touchés à tes paroles et te laissassent la
vie.
■ — Pardieu ! pour m'envoyer au bagne à perpétuité:
la belle grâce !
— Cette grâce, misérable ! tu la regardas cependant
comme une grâce quand elle te fut faite ; ton lâche cœur,
qui tremblait devant la mort, bondit de joie à l'annonce
d'une honte perpétuelle, car tu t'es dit, comme tous les
forçats : Il y a une porte au bagne, il n'y en a pas à la
tombe. Et tu avais raison, car cette porte du bagne s'est
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 101
ouverte pour toi d'une manière inespérée : un Anglaisvi-
site Toulon, il avait fait le vœu de tirer deux hommes de
rinfamie:son choix tombe sur toi et sur ton compagnon;
une seconde fortune descend pour toidu ciel, tu retrou-
ves à la fois l'argent et la tranquillité, tu peux recom-
mencer à vivre de la vie de tous les hommes, toi qui avais
été condamné à vivre de celle des forçats; alors, miséra-
ble, alors tu te mets à tenter Dieu une troisième fois. Je
n'ai pas assez, dis-tu, quand tu avais plus que tu n'avais
possédé jamais, et tu commets un troisième crime, sans
raison, sans excuse. Dieu s'est fatigué. Dieu t'a puni.
Caderousse s'affaiblissait à vue d'œil.
— A boire, dit-il; j'ai soif... je brûle !
Monte-Cristo lui donna un verre d'eau.
— Scélérat de Benedetto, dit Caderousse en rendant
le verre ; il échappera cependant, lui !
— Personne n'échappera, c'est moi qui te le dis, Ca-
derousse... Benedetto sera puni!
— Alors vous serez puni, vous aussi, dit Caderousse;
car vous n'avez pas fait votre devoir de prêtre... vous de-
viez empêcher Benedetto de me tuer.
— Moi, dit le comte avec un sourire qui glaça d'effroi
le mourant, moi empêcher Benedetto de te tuer, au mo-
ment où tu venais de briser ton couteau contre la cotte
de mailles qui me couvrait la poitrine !... Oui, peut-être
sijet'eusse trouvé humble et repentant, j'eusse empêché
Benedetto de te tuer, mais je t'ai trouvé orgueilleux et
sanguinaire, et j'ai laissé s'accomplir la volonléde Dieu!
— Je ne crois pas à Dieu ! hurla Caderousse, tu n'y
crois pas non plus... tu mens... tu mens !...
— Tais-toi, dit l'abbé, car tu fais jaillir hors de ton
corps les dernières gouttes de ton sang... Ah ! tu ne crois
pas en Dieu, et tu meurs frappé par Dieu !... Ah! tu ne
6.
f
X
102 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
crois pas en Dieu, et Dieu qui cependant ne demande
qu'uneprière,qu'unmot,qu'unelarme pour pardonner...
Dieu qui pouvait diriger le poignard de l'assassin dema-
nière à ce que tu expirasses sur le coup... Dieu t'a donné
lin quart d'heure pour te repentir... Rentre donc en toi-
même, malheureux, et repens-toi !
— Non, dit Caderoussc, non, je ne me repens pas;
il n'y a pas de Dieu, il n'y a pas de Providence , il n'y a
que du hasard.
— Il y a une Providence, il y a un Dieu, dit Monte-
Cristo, et la preuve, c'est que tu es là gisant, désespéré,
reniant Dieu, et que moi,je suis deboutdevant toi, riche,
lieureux, sain et sauf, et joignant les mains devant ce
Dieu auquel lu essaies de ne pas croire, et auquel cepen-
dant tu crois au fond du cœur.
— Mais qui donc êtes-vous,alors? demanda Caderousse
en fixant ses yeux mourants sur le comte.
— Regarde-moi bien, dit Monte-Cristo en prenant la
bougie et en l'approchant de son visage.
— Eh bien ! l'abbé... l'abbé Busoni...
Monte-Cristo enleva la perruque qui le défigurait, et
laissa retomber les beaux cheveux noirs qui encadraient
si harmonieusement son pâle visage.
— Oh ! dit Caderousse épouvanté, si ce n'étaient ces
cheveux noirs, je dirais que vous êtes l'Anglais, je dirais
que vous êtes lord Wilmore.
— Je ne suis ni l'abbé Busoni ni lord Wilmore, dit
Monte-Cristo ; regarde mieux, regarde plus loin, regarde
dans tes premiers souvenirs.
Il y avait dans cette parole du comte une vibration
magnétique dont les sens épuisés du misérable furent
ravivés une dernière fois.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 103
— Oh! en effet, dit-il, il me semble que je vous ai
vu, que je vous ai connu autrefois.
— Oui, Caderousse, oui, tu m'as vu, oui, tu m'as
connu.
— Mais qui donc êtes-vous alors? et pourquoi, si vous
m'avez vu, sj vous m'avez connu, pourquoi me laissez-
vous mourir,
- — Parce que rien ne peut te sauver, Caderousse, par-
ce que tes blessures sont mortelles. Si tu avais pu être
sauvé, j'aurais vu là une dernière miséricorde du Sei-
gneur, et j'eusse encore, je te le jure par la tombe de mon
père, essayé de te rendre à la vie et au repentir.
— Parla tombe de ton père ! dit Caderousse, ranimé
par une suprême étincelle et se soulevant pour voir de
plus près l'homme qui venait de lui faire ce serment sacré
à tous les hommes : Eh ! qui es-tu donc?
Le comte n'avait cessé de suivre les progrès del'agonie.
Il comprit que cet élan de vie était le dernier ; il s'appro-
cha du moribond, et le couvrant d'un regard calme et
triste à la fois :
— Je suis... lui dit-il à l'oreille, je suis...
Et ses lèvres, à peine ouvertes, donnèrent passage à
un nom prononcé si bas, que le comte semblait craindre
de l'entendre lui-même.
Caderousse, qui s'était soulevé sur ses genoux, éten-
dit les bras, fit un effort pour se reculer, puis joignant
les mains et les levant avec un suprême effort :
— 0 mon Dieu, mon Dieu, dit-il, pardon de vous
avoir renié; vous existez bien, vous êtes bien le père des
hommes au ciel et le juge des hommes sur la terre. iMon
Dieu, Seigneur, je vous ai longtemps méconnu! mon
Dieu, Seigneur, pardonnez-moi ! mon Dieu, Seigneur,
recevez-moi !
^
104 LE COMTE DE MONTE-CUISÏO.
Et Caderousse, fermant les yeux, tomba renversé en
arrière, avec un dernier cri et avec un dernier soupir.
Le sang s'arrêta aussitôt aux lèvres de ses larges bles-
sures.
Il était mort.
— Un! dit mystérieusement le comte, les yeux fixés
sur le cadavre, déjà défiguré par cette terrible mort.
Dix minutes après, le médecin et le procureur du roi
arrivèrent, amenés, l'un par le concierge, l'autre par Ali,
et furent reçus par l'abbé Busoni, qui priait près du
mort.
VII
BEACCHAMP.
Pendant ijuinze jours il ne fut bruit dans Paris que do
cette tentative de vol faite si audacieusement chez le comte.
Le mourant avait signé une déclaration qui indiquait
Benedetto comme son assassin. La police fut invitée à
lancer tous ses agents sur les traces du meurtrier.
Le couteau de Caderousse, la lanterne sourde, le trous-
seau de clés et les habits, moins le gilet, qui ne put se
retrouver, furent déposés au greffe; le corps fut empor-
té à la Morgue.
A tout le monde le comte répondit que cette aventure
s'était passée tandis qu'il était à sa maison d'Auteuil, et
qu'il n'en savait par conséquent que ce que lui en avait
dit l'abbé Busoni, qui, ce soir-là, parle plusgrand hasard,
lu'i avait demandé à passer la nuit chez lui pour faire des
recherches dans quelques livres précieux que contenait
sa bibliothèque.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 105
Bertuccio seul pâlissait toutes les fois que ce nom de
Benedetto était prononcé en sa présence; mais il n'y
avait aucun motif pour que quelqu'un s'aperçût de la
pâleur de Bertuccio.
Villefort, appelé à constater le crime, avait réclamé
l'affaire et conduisait l'instruction avec cette ardeur pas-
sionnée qu'il mettait à toutes les causes criminelles où il
était appelé à porter la parole.
Mais trois semaines s'étaient déjà passées sans que
Jes recherches les plus actives eussent amené aucun ré-
sultat, et l'on commençait à oublier dans le monde la ten-
tative de vol faite chez le comte et l'assassinat du voleur
par son complice, pour s'occuper du prochain mariage de
mademoiselle Danglars avec le comte Andréa Cavalcanti,
Ce mariage était à peu près déclaré, le jeune homme
était reçu chez le banquier à titre de liancé.
On avait écrit à M. Cavalcanti père, qui avait fort ap-
prouvé le mariage,, et qui, en exprimant tous ses regrets
de ce que son service l'empêchait absolument de quitter
Parme où il était, déclarait consentir à donner le ca-
pital de cent cinquante mille livres de rente.
Il était convenu que les trois millions seraient placés
chez Danglars, qui les ferait valoir; quelques personnes
avaientbien essayédedonneraujeune homme des doutes
sur la solidité de la position de son futur beau-père qui,
depuis quelque temps, éprouvait à la Bourse des pertes
réitérées; mais le jeune homme, avec un désintéresse-
ment et une confiance sublimes, repoussa tous ces vains
propos, dont il eut la délicatesse de ne pas dire une seule
parole au baron.
Aussi le baron adorait-il le comte Andréa Cavalcanti.
Il n'en était pas de même de mademoiselle Eugénie
Danglars. Dans sa haine instinctive contre le mariage, elle
lOfi l.E COMTE DE MONTE-CRISTO.
avait accueilli Andréa comme un moyen d'éloigner Mor-
cerf ; mais maintenant qu'Andréa se rapprochait trop,
elle commençait à éprouver pour Andréa une visible ré-
pulsion.
Peut-être le baron s'en était-il aperçu ; mais comme
il ne pouvait attribuer cette répulsion qu'à un caprice, il
avait fait semblant de ne pas s'en apercevoir.
Cependant le délai demandé par Beauchamp était pres-
que écoulé. Au reste, Morcerf avait pu apprécier la valeur
du conseil de Monte-Cristo, quand, celui-ci lui avait dit
de laisser tomber les choses d'elles-mêmes ; personne
n'avait relevé la note sur le général, et nul ne s'était
avisé de reconnaître dans l'officier qui avait livré le châ-
teau de Janina le noble comte siégeant à la chambre des
pairs.
Albert ne s'en trouvait pas moins insulté, car l'inten-
tion de l'offense était bien certainement dansles quelques
lignes qui l'avaient blessé. En outre, la façon dont Beau-
champ avait terminé la conférence avait laissé un amer
souvenir dans son cœur. Il caressait donc dans son es-
prit l'idée de ce duel, dont il espérait, si Beauchamp vou-
lait bien s'y prêter, dérober la cause réelle, même à ses
témoins.
Quant à Beauchamp, on ne l'avait pas revu depuis le
jour de la visite qu'Albert lui avait faite ; et à tous
ceux qui le demandaient, on répondait qu'il était absent
pour un voyage de quelques jours.
Où était-il? personne n'en savait rien.
Un matin, Albert fut réveillé par son valet de chambre,
qui lui annonça Beauchamp.
Albert se frotta les yeux, ordonna que l'on fît attendre
Beauchamp dans le petit salon fumoir du rez-de-chaus-
sée, s'habilla vivement, et descendit.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO, 107
11 trouva Beaucliamp se promeiianl de long en large;
en l'apercevant, Heaucliamp s'arrêta.
— La démarche que vous tentez en vous présentant
chez moi de vous-même, et sans iittcndrc la visite que je
complais vous faire aujourd'hui, me semble d'un bon au-
gure, monsieur, dit Albert : voyons, dites vite, faut-il que
je vous tende la main en disant : Beaucliamp, avouez un
tort et conservez-moi un ami? ou faut-il que tout sim-
plement je vous demande : Quelles sont vos armes?
— Albert, ditlîeauchamp avec une tristesse qui frappa
le jeune homme de stupeur, asseyons-nous d'abord, et
causons.
— Mais il me semble, au contraire, monsieur, qu'avant
de nous asseoir, vous avez à me répondre?
— Albert, dit le journaliste, il y a des circonstances où
la difliculté est justement dans la réponse.
— Je vais vous la rendre facile, monsieur, en vous ré-
pétant la demande : Voulez-vous vous rétracter, oui ou
non?
— Morcerf, on ne se contente pas de répondre oui ou
non aux questions qui intéressent l'honneur, la position
sociale, la vie d'un homme comme M. le lieutenant-gé-
néral comte de Morcerf, pair de France.
— Que fait -on alors?
—•On fait ce que j'ai fait, Albert; on dit : L'argent, le
temps et la fatigue ne sont rien lorsqu'il s'agit de laré-
putationetdes intérêts de toute une famille; on ditilltiiut
plus que des proliabilités, il faut des certitudes pour ac-
cepter un duel à mort avec un ami; on dit : Si je croise
l'épée, ou si je lâche la détente d'un pistolet sur un homme
dont j'ai, pendant trois ans, serré la main, il faut que je
sache au moins {)Ourquoi je fais une pareille chose, afin
que j'arrive sur le terrain avec le cœur en repos et cette
108 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
conscience tranquille dont un homme a besoin quand il
faut que son bras sauve sa vie.
— Eh bien , eh bien ! demanda Morcerf avec impa-
tience, que veut dire cela?
— Cela veut dire que j'arrive de Janina.
— De Janina? vous !
— Oui, moi.
— Impossible.
— Mon cher Albert, voici mon passe-port ; voyez les
visa : Genève, Milan, Venise, Trieste, Delvino, Janina.
En Croirez-Yous la police d'une république, d'un royaume
et d'un empire?
Albert jeta les yeux sur le passe-port, et les releva,
étonnés, sur Beauchamp.
— Vous avez été à Janina? dit-il.
— Albert, si vous aviez été un étranger, un inconnu,
un simple lord comme cet Anglais qui est venu me de-
mander raison il y a trois ou quatre mois, et que j'ai tué
pour m'en débarrasser, vous comprenez que je ne me se-
rais pas donné une pareille peine; mais j'ai cru que je
TOUS devais cette marque de considération. J'ai mis huit
jours à aller, huit jours à revenir, plus quatre jours de
quarantaine, et quarante-huit heures de séjour ; cela fait
bien mes trois semaines. Je suis arrivé cette nuit, et me
Toilà.
— Mon Dieu, mon Dieu ! que de circonlocutions,
Beauchamp,'et que vous tardez à me dire ce que j'attends
de vous !
— C'est qu'en vérité, Albert...
— On dirait que vous hésitez.
— Oui, j'ai peur.
— Vous avez peur d'avouer que votre correspondant
vousavaittrompé?Oh ! pas d'aniour-propre, Beauchamp;
LV. COMTR DK MONTE-CiUSTO. 109
avouez, Beauchamp; votre courage ne peut être mis eu
doute. '
— Oh! ce n'est point cela, murmura le journaliste;
au contraire...
Albert pâlit affreusement : il essaya de parler, mais la
parole expira sur ses lèvres.
— Mon ami, dit Beauchamp du ton le plus affectueux,
croyez que je serais heureux de vous faire mes excuses,
et que ces excuses, je vous les ferais de tout mon cœur ;
mais hélas !...
— Mais, quoi ?
— La note avait raison, mon ami.
— Comment! cet officier français...
— Oui.
— Ce Fernand ?
— Oui.
— Ce traître qui a livré les châteaux de l'homme au
service duquel il était...
— Pardonnez-moi de vous dire ce que je vous dis,
mon ami : cet homme, c'est votre père!
Albert fit un mouvement furieux pour s'élancer sur
Beauchamp; mais celui-ci le retint bien plus encore avec
un doux regard qu'avec sa main étendue.
— Tenez, mon ami, dit-il en tirant un papier de sa
poche, voici la preuve.
Albert ouvrit le papier ; c'était une attestation de
quatre habitants notables de Janina, constatant que le co-
lonel Fernand Mondego, colonel instructeur au service
du vizir Ali-Tebelin, avait livré le château de Janina
moyennant deux mille bourses.
Les signatures étaient légalisées par le consul.
Albert chancela et tomba écrasé sur un fauteuil.
T. 7
110 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Il n'y avait point à en douter cette fois, le nom de fa-
mille y élait en toutes lettres.
Aussi, après un moment de silence muet et doulou-
reux, son cœur se gonfla, les veines de son cou s'enflèrent,
un torrent de larmes jaillit de ses yeux.
Beauchamp, qui avait regardé avec une profonde pitié
le jeune homme, cédant au paroxysme de la douleur,
s'approcha de lui.
— Albert, lui dit-il, vous me comprenez maintenant,
n'est-ce pas ? J'ai voulu tout voir, tout juger par moi-
même, espérant que l'explication serait favorable à votre
père, et que je pourrais lui rendre toute justice. Mais au
contraire les renseignements pris constatent que cet offi-
cier instructeur, que ce Fernand Mondego, élevé par Ali-
Pacha au titre de général gouverneur, n'est autre que le
comte Fernand de Morcerf : alors je suis revenu me rap-
pelant l'honneur que vous m'aviez fait de m'admeltre à
votre amitié, et je suis accouru à vous.
Albert, toujours étendu sur son fauteuil, tenait ses
deux mains sur ses yeux, comme s'il eût voulu empêcher
le jour d'arriver jusqu'à lui.
— Je suis accouru à vous, continua Beauchamp, pour
vous dire : Albert, les fautes de nos pères, dans ces temps
d'action et de réaction, nepeuventatteindre les enfants.
Albert, bien peu ont traversé ces révolutions au milieu
desquelles nous sommes nés, sans que quelque tache de
boue ou de sang ait souillé leur uniforme de soldat ou
leur robe déjuge. Albert, personne au monde, maintenant
que j'ai toutes les preuves, maintenant que je suis maître
de votre secret, ne peut me forcer à un combat que votre
conscience, j'en suiscertain, vousreprocherait comme un
crime; mais ce que vous ne pouvez plus exiger de moi, je
viens vous Toffrir. Ces preuves, ces révélations, ces attes-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 111
talions que je possède seul, voulez-vous qu'elles dispa-
raissent? ce secret afîreux, voulez-vous qu'il reste entre
vous et moi ? Confié à ma parole d'honneur, il ne sortira
jamais de ma bouche; dites, le voulez-vous, Albert?
dites, le voulez-vous, mon ami ?
Albert s'élança au cou de Beauchamp.
— Ah! noble cœur ! s'écria-t-il.
— Tenez, dit Beauchamp en présentant les papiers à
Albert.
Albert les saisit d'une main convulsive, les étreignit,
les froissa, songea à les déchirer ; mais, tremblant que la
moindre parcelle enlevée par le vent ne le revînt un jour
frapper au front, il alla à la bougie toujours allumée pour
les cigares, et en consuma jusqu'au dernier fragment.
— Cher ami, excellent ami ! murmurait Albert tout en
brûlant les papiers.
— Que tout cela s'oublie comme un mauvais rêve, dit
Beauchamp, s'elîace comme ces dernières étincelles qui
courent sur le papier noirci, que tout cela s'évanouisse
comme cette dernière fumée qui s'échappe de ces cen-
dres muettes.
— Oui, oui, dit Albert, et qu'il n'en reste que l'éter-
nelle amitié que je voue à mon sauveur, amitié que mes
enfants transmettrontaux vôtres, amitié qui me rappellera
toujours que le sang de mes veines, la vie de mon corps,
l'honneur de mon nom, je vous les dois ; car si une pa-
reille chose ei^it été connue, oh ! Beauchamp, je vous le
déclare, je me brûlais la cervelle; ou, non, pauvre mère!
car je n'eusse pas voulu la tuer du même coup, ou je
m'expatriais.
— Cher Albert ! dit Beauchamp.
Mais le jeune homme sortit bientôt de cette joie ino-
J12 l.K COMTE DK MONTE-CRISTO,
pinée et pour ainsi dire factice, el retomba plus prolon-
dément dans sa tristesse.
— Eh bien ! demanda Beauchamp, voyons, qu'y a-t-il
encore, mon ami?
— Il y a, dit Albert, que j'ai quelque chose de brisé
dans le cœur. Ecoutez, Beauchamp, on ne se sépare pas
ainsi en une seconde de ce respect, de cette confiance et
de cet orgueil qu'inspire à un fils le nom sans tache de
son père. Oh ! Beauchamp, Beauchamp! comment à pré-
sent vais-je aborder le mien ? Reculerai-je donc mon front
dont il approchera ses lèvres, ma main dont il appro-
chera sa main?... Tenez, Beauchamp, je suis le plus mal-
heureux des hommes. Ah ! ma mère, ma pauvre mère,
dit Albert en regardant à travers ses yeux noyés de larmes
le portrait de sa mère ; si vous avez su cela, combien
vous avez dû souffrir!
— Voyons, dit Beauchamp, en lui prenant les deux
mains, du courage, ami !
— Mais d'oij venait cette première note insérée dans
votre journal? s'écria Albert; il y a derrière tout cela
une haine inconnue, un ennemi invisible,
— Eh bien ! dit Beauchamp, raison de plus. Du cou-
rage, Albert! pas de traces d'émotion sur votre visage ;
portez cette douleur en vous comme le nuage porte en soi
la ruine et la mort : secret fatal que l'on ne comprend
qu'au moment où la tempête éclate. Allez, ami, réservez
vos forces pour le moment où l'éclat se ferait.
— Oh! mais vous croyez donc que nous ne sommes
pus au bout ? dit Albert épouvanté.
— Moi, je ne crois rien, mon ami ; mais enfin tout
est possible. A propos.
— Quoi ? demanda Albert , en voyant que Beauchamp
hésitait.
LE COMIE DE MONTE-CRISTO. 113
— Epousez-voijs toujours mademoiselle Danglars?
— A quel propos me demandez-vous cela dans un pa-
reil moment, Beauclianip?
— Parce que, dans mon esprit, la rupture ou l'accom-
plrssement de ce mariage se rattache à l'objet qui nous
occupe en ce moment.
— Comment ! dit Albert, dont le front s'enflamma,
vous croyez que M. Danglars...
— Je vous dem.ande seulement où en est votre mariage.
Que diable ! ne voyez pas dans mes paroles autre chose
que je ne veux y mettre, et ne leur donnez pas plus de por-
tée qu'elles n'en ont !
— Non, dit Albert, le mariage est rompu.
— Bien, dit Beauchamp.
Puis, voyant que le jeune homme allait retomber dans
sa mélancolie :
— Tenez, Albert, lui dit-il, si vous m'en croyez, nous
allons sortir ; un tour au bois en phaéton ou à cheval
vous distraira ; puis, nous reviendrons déjeuner quelque
part, et vous irez à vos affaires et moi aux miennes.
— Volontiers, dit Albert, mais sortons à pied, il me
semble qu'un peu de fatigue me ferait du bien.
— Soit, dit Beauchamp.
Etlesdeux amis, sortantàpied, suivirent le boulevard.
Arrivés à la Madeleine :
— Tenez, dit Beauchamp, puisque nous voilà sur la
route, allons un peu voir M. de Monte-Cristo, il vous dis-
traira; c'est un homme adwiirable pour remettre les es-
prits, en ce qu'il ne questionne jamais; or, à mon avis,
les gens qui ne questionnent pas sont les plus habiles
consolateurs.
— Soit, dit Albert, allons chez lui, je l'aime.
114 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
YUI
LE VOYAGE.
Monte-Crislo poussa un cri de joie en voyant les deux
jeunes gens ensemble.
— Ah ! ah ! dit-il. Eh bien, j'espère que tout est fini
éclairci, arrangé ?
— Oui, dit Beauchamp. Des bruits absurdes, qui sont
tombés d'eux-mêmes, et qui maintenant, s'ils se renouve-
laient, m'auraient pour premierantagoniste. Ainsi donc
ne parlons plus de cela.
— Albert vous dira, reprit le comte, que c'est le conseil
que je lui avais donné. Tenez, ajouta-t-ii, vous me voyez
au reste achevant la plus exécrable matinée que j'aie ja-
mais passée, je crois.
— Que faites-vous? dit Albert; vous mettez de l'ordre
dans vos papiers, ce me semble?
— Dans mes papiers. Dieu merci non ! il y a toujours
dans mes papiers un ordre merveilleux, attendu que je
n'ai pas de papiers, mais dans les papiers de M. Caval-
canli.
— De M. Cavalcanti ? demanda Beauchamp.
— Eh oui ! ne savez-vous pas que c'est un jeune
homme que lance le comte? ditMorcerf.
— Non pas, entendons-nous bien, répondit Monte-
Cristo, je ne lance personne, et M. Cavalcanti moins que
tout autre.
— Et qui va épouser mademoiselle Danglars en mon
lieu et place ; ce qui, continua Albert en essayant de sou-
rire, comme vous pouvez bien vous en douter, mon cher
Beauchamp, m'affecte cruellement.
V
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 115
— Comment! Cavalcanti épouse mademoiselle Dan-
glars ? demanda Beauchamp.
— Ah çà ! mais vous venez donc du bout du monde?
dit Monte-Cristo ; vous, un journaliste, le mari de la Re-
nommée ! Tout Paris ne parle que de cela.
— Et c'est vous, comte, qui avez fait ce mariage ? de-
manda Beauchamp.
— Moi ? Oh! silence, monsieur le nouvelliste, n'allez
pas dire de pareilles choses ! Moi, bon Dieu ! faire un
mariage? Non, vous ne me connaissez pas ; je m'y suis
au contraire opposé de tout mon pouvoir, j'ai refusé de
faire la demande.
— Ah! je comprends, dit Beauchamp: àcause de notre
ami Albert ?
— A cause de moi? dit le jeune homme ; oh non, par
ma foi ! Le comte me rendra la justice d'attester que je l'ai
toujours prié, au contraire, de rompre ce projet, qui heu-
reusement est rompu. Le comte prétend que ce n'est pas
lui que je dois remercier; soit, j'élèverai, comme les an-
ciens, un autel Deo irjnoto.
— Ecoulez, dit Monte-Cristo, c'est si peu moi, que je
suis en froid avec le beau-père et avecle jeune homme; il
n'y a que mademoiselle Eugénie, laquelle ne me paraît
pas avoir une profonde vocation pour le mariage, qui, en
voyant à quel point j'étais peu disposé à la faire renon-
cer à sa chère liberté, m^ait conservé son affection.
— Et vous dites que ce mariage est sur le point de ce
faire ?
— Oh! mon Dieu! oui, malgré tout ce que j'ai pu dire.
Moi, je ne connais pas le jeune homme, on le prétend ri-
che et de bonne famille , mais pour moi ces choses sont
de simples on dit. J'ai répété tout cela à satiété à M. Dan-
glars, mais il est entiché de son Lucquois. J'ai été jusqu'à
lir. LE CU.MTE DE MUME-CIUSTU.
lui faire part d'une circonstance qui, i)Ouriuui, élaitplus
grnve : le jeune homme a été changé en nourrice, enlevé
par des Bohémiens ou égaré par son précepteur, je ne
sais pas trop. Mais ce que je sais, c'est que son père l'a
perdu de vue pendant plus de dix années ; ce qu'il a fait
pendant ces dix années de vie errante, Dieu seul le sait.
Eh bien! rien de tout cela n'y a fait. On m'a chargé d'é-
crire au major, de lui demander des papiers; ces papiers,
les voilà. Je les leur envoie, mais, comme Pilate, en me
lavant les mains.
— Et mademoiselle d'Armilly, demanda Beauthamp,
quelle mine vous fait-elle à vous, qui lui enlevez son élève'?
— Dame ! je ne sais pas trop : mais il paraîtqu'ellepart
pour l'Italie. Madame Danglars m'a parlé d'elle cl m'a de-
mandé des lettres de reconmiandation pour les impre-
sari ; je lui ai donné un mot pour le directeur du théâtre
Valle, qui m'a quelques obligations. Mais qu'avez-vous
donc, Albert? vous avez l'air tout attristé; est-ce que,
sans vous en douter, vous êtes amoureux de mademoi-
selle Danglars, par exemple?
— Pas que je sache, dit Albert en souriant tristement.
Beauchamp se mit à regarder les tableaux.
— Mais enfin, continua Monte-Cristo, vous n'êtes pas
dans votre état ordinaire. Voyons, qu'avez-vous? dites.
— J'ai la migraine, dit Albert.
— Eh bien! mon cher vicomte, dit Monte-Cristo, j'ai
en ce cas un remède infaillible à vous proposer; remède
qui m'a réussi à moi chaque fois que j'ai éprouvé quel-
que contrariété.
— Lequel ? demanda le jeune homme.
— Le déplacement.
— En vérité? dit Albert.
— Oui; et tenez, comme enccmoinentci jesuisexces.>i-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 117
vcment contrarié, je me déplace. Voulez-vous que nous
nous déplacions ensemble ?
— Vous, contrarié, comte! dit Beaucliamp ; et de
quoi doue?
— Pardieu ! vous en parlez fort à votre aise, vous ;
je voudrais bien vous voir avec une instruction se pour-
suivant dans votre maison!
— Une instruction ! quelle instruction?
— Eh! celle que M. de Villefort dresse contre mon
aimable assassin donc, une espèce de brigand échappé
du bagne, à ce qu'il paraît.
— Ah ! c'est vrai, dit Beauchamp, j'ai lu le fait dans
les journaux. Qu'est-ce que c'est que ce Caderousse?
— Eh bien... mais il paraît que c'est un Provençal.
M. de Villefort en a entendu parler quand il était à Mar-
seille, et M. Danglars se rappelle l'avoir vu. Il en résulte
que M. le procureur du roi prend l'affaire fort à cœur,
qu'elle a, à ce qu'il paraît, intéressé au plus haut degré
le préfet de police, etque, grâce à cet intérêt dont je suis
on ne peut plus reconnaissant, on m'envoie ici depuis
quinze jours tous les bandits qu'on peut se procurer
dans Paris et dans la banlieue, sous prétexte que ce sont
les assassins de M. Caderousse; d'où il résulte que, dans
trois mois, si cela continue, il n'y aura pas un voleur ni
un assassin dans ce beau royaume de France qui ne con-
naisse le plan de ma maison sur le bout de son doigt;
aussi je prends le parti de la leur abandonner tout en-
tière, et de m'en aller aussi loin que la terre pourra me
porter. Venez avec moi, vicomte, je vous emmène.
— Volonliers.
— Alors, c'est convenu?
— Oui, maison cela?
— Je vous l'ai dit, où l'air est pur, où lebruit endort,
7.
118 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
OÙ, si orgueilleux que l'on soit, on se sent humble et l'on
se trouve petit. J'aime cet abaissement, moi, que l'on dit
maître de l'univers comme Auguste.
— Où allez-vous, enfin?
— A la mer, vicomte, à la mer. Je suis un marin,
voyez-vous; tout enfant, j'ai été bercé dans les bras du
vieil Océan et sur le sein de la belle Amphitrite ; j'ai
joué avec le manteau vert de l'un et la robe azurée de
l'autre; j'aime la mer comme on aime une maîtresse, et
quand il y a longtempsquejenel'aivuejje m'ennuie d'elle.
— Allons, comte, allons !
— A la mer.
— Oui.
— Vous acceptez ?
— J'accepte.
— Eh bien, vicomte, il y aura ce soir dans ma cour
un briska de voyage, dans lequel on peut s'étendre
comme dans son lit ; ce briska sera attelé de quatre che-
vaux de poste. M. Beauchamp, on y tient quatre très fa-
cilement. Voulez-vous venir avec nous?je vous emmène !
— Merci, je viens de la mer.
— Comment! vous venez de la mer?
— Oui, ou à peu près. Je viens de faire un petit
voyage aux îles Borromées.
— Qu'importe ! venez toujours , dit Albert.
— Non, cher Morcerf, vous devez comprendre que du
moment où je refuse, c'est que la chose est impossible.
D'ailleurs, il estimportanf, ajou.ia-l-ilen baissant la voix,
que je resteàParis, ne fût-ce que pour surveiller la boîte
du journal.
— Ah ! vous êtes un bon et excellent ami, dit Albert ;
oui, vous avez raison, veillez, surveillez; Beauchamp, et
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 119
tâchez de découvrir rennemi ù qui cette révélation a dû
le jour.
Albert et Beauchamp se séparèrent: leur dernière poi-
gnée de main renfermait tout le sens que leurs lèvresne
pouvaient exprimer devant unétranger.
— Excellent garçon que Beauchamp! dit Monte-
Cristo après le départ du journaliste ; n'est-ce pas , Al-
bert ?
— Oh! oui, un hoinme de cœur, je vous en réponds ;
aussi je l'aime de toute mon âme. Mais, maintenant que
nous voilà seuls , quoique la chose me soit à peu près
égale, où allons-nous ?
— En Normandie, si vous voulez bien.
— A merveille. Nous sommes tout à fait à la campa-
gne, n'est-ce pas? point de société, point de voisins?
— Nous sommes tête à tête avec des chevaux pour
courir, des chiens pour chasser, et une barque pour pê-
cher, voilà tout.
— C'est ce qu'il me faut; je préviens ma mère, et je
suis à vos ordres.
— Mais, dit Monte-Cristo, vous permettra-t-on ?
— Quoi ?
— De venir en Normandie.
— A moi? est-ce que je ne suis pas libre?
— D'aller où vous voulez, seul, je le sais bien, puis-
que je vous ai rencontré échappé par l'Italie.
— Eh bien !
— Mais de venir avec l'homme qu'on appelle le
comte de Monte-Cristo?
— Vous avez peu de mémoire, comte.
— Comment cela?
— Ne vous ai-je pas dit toute la sympathie que ma
mère avait pour vous ?
120 l.E r.OMTi: DE MONTK-CRISTO,
— Souvent femme varie, adit François I*^' ; la femme
c'est ronde, a dit Sliakspcare : l'un était un grand roi et
l'autre un grand poète, et chacun d'eux devait connaître
Ja femme.
— Oui, la femme ; mais ma mère n'est point la
femme, c'est une femme.
— Permettrez-vous à un pauvre étranger de ne point
comprendre parfaitement toutes les subtilités de votre
langue?
— Je veux dire que ma mère est avare de ses senti-
ments, mais qu'une fois qu'elle les a accordés, c'est pour
toujours.
— Ah! vraiment, dit en soupirant Monte-Cristo; et
vous croyez qu'elle me fait l'honneur de m'accorder un
sentiment autre que la plus parfaite indifférence?
— Écoutez ! je vous l'ai déjà dit et je vous le répète,
reprit Morcerf, il faut que vous soyez réellement un
homme bien étrange et bien supérieur.
— Oh !
— Oui, car ma mère s'est laissé prendre, je ne dirai
pas à la curiosilé , mais à l'intérêt que vous inspirez.
Quand nous sommesseuls, nous ne causons quedevous.
— Et elle vous dit de vous méfier de ce Manfred ?
— Au contraire, elle me dit : — Morcerf, je crois le
comte une noble nature; tâche de le faire aimer de lui.
Monle-Crislo détourna les yeux et poussa un soupir.
— Ah! vraiment? dit-il.
— De sorte, vous comprenez, continua Albert, qu'au
lieu de s'opposer à mon voyage, elle l'approuvera de tout
son cœur, puisqu'il rentre dans les recommandations
.qu'elle me fait chaque jour.
— Allez donc, dit Monte-Cristo ; à ce soir. Soyez ici à
cinq heures; nousarrivcronslà-basàminuitouune heure.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 121
— Comment! au Tréporl?...
— Au Tiéport ou dans les environs.
— Il ne vous faut que huit heures pour faire quarante-
huit lieues?
— C'est encore beaucoup, dit Monte-Cristo.
— Décidément vous êtes rhomme des prodiges , et
vous arriverez non seulement à dépasser les chemins de
fer, ce qui n'est pas bien difficile, en France surtout,
mais encore à allerplus vite que le télégraphe.
— En attendant, vicomte, comme il nous faut toujours
sept ou huit heures pour arriver là-bas, soyez exact.
— Soyeztranquille, je n'ai rien autre chose à faire
d'ici là que de m'apprêter.
— A cinq heures, alors.
— A cinq heures.
Albert sortit. Monte-Cristo après lui avoir , en sou-
riant, fait un signe de la tête, demeura un instant pensif
et comme absorbé dans une profonde méditation. Enfin,
passant la main sur son front, comme pour écarter sa
rêverie, il alla au timbre et frappa deux coups.
Au bruit des deux coups frappés par Monte-Cristo sur
le timbre, Berluccio entra.
— Maître Bertuccio, dit-il, ce n'est pas demain, ce
n'est pas après-demain, comme je l'avais pensé d'abord,
c'est ce soir que je pars pour la Normandie; d'ici à cinq
heures, c'est plus de temps qu'il ne vous en faut; vous
ferez prévenir les palefreniers du premier relais; M. de
Morcerf m'accompagne. Allez.
Berluccio obéit, et un piqueur courut à Pontoise an-
noncer que la chaise de poste passerait à six heures pré-
cises. Le palefrenier de Pontoise envoya au relais suivant
un exprès, qui en cnvoyaun autre; et, six heures apijès,
tous les relais disposés sur la route étaient prévenus.;^
122 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Avant de partir, le comte monta chez Haydée, lui an-
nonça son départ, lui dit le lieu où il allait, et mit toute
sa maison à ses ordres.
Albert fut exact. Le voyage, sombre à son commence-
ment, s'éclaircit bientôt par l'effet physique de la rapi-
dité. Morcerf n'avait pas idée d'une pareille vitesse.
— En effet, dit Monte-Cristo, avec votre poste faisant
ses deux lieuesà l'heure, avec cette loi stupidequi défend
à un voyageur de dépasser l'autre sans lui demander la
permission, et qui fait qu'un voyageur malade ou quin-
teux a le droit d'enchaîner à sa suite les voyageurs allè-
gres et bien portants, il n'y a pas de locomotion possible ;
moi j'évite cet inconvénient en voyageant avec mon pro-
pre postillon et mes propres chevaux, n'est-ce pas, Ali?
Et le comte, passant la tête par la portière, poussait un
petit cri d'excitation qui donnait des ailes aux chevaux:
ils ne couraient plus, ils volaient. La voiture roulait
comme un tonnerre sur ce pavé royal, et chacun se dé-
tournait pour voir passer ce météore flamboyant. Ali ré-
pétant ce cri, souriait montrant ses dents blanches, ser-
rant dans ses mains robustes lesrênes écumantes, aiguil-
lonnantles chevaux, dont les belles crinières s'éparpil-
laient au vent ; Ali, l'enfant du désert, se retrouvait dans
son élément, et avec son visage noir, ses yeux ardents,
son burnous déneige, il semblait, au milieu de la pous-
sière qu'il soulevait, le génie du simoun et le dieu de
l'ouragan.
— Yoilà, dit Morcerf, une volupté que je ne connais-
sais pas, c'est la volupté de la vitesse.
Et les derniers nuages de son front se dissipaient,
comme si l'air qu'il fendait emportait ces nuages avec lui.
— Mais où diable frouvez-vous de pareils chevaux?
demanda Albert. Vous les faites donc faire exprès ?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 123
— Justement, dillecomle. Il y a six ans, je trouvai
en Hongrie un fameux étalon renommé pour sa vitesse ;
je Tachetai je ne sais plus combien : ce fut Bertuccio qui
paya. Dans la même année , il eut trente-deux enfants.
C'est toute cette progéniture du même père que nous
allons passer en revue ; ils sont tous pareils, noirs, sans
une seule tache, excepté une étoile au front, car à ce
privilégié du haras on a choisi des juments, comme aux
pachas on choisit des favorites.
— C'est admirable!... Mais dites-moi, comte, que
faites-vous de tous ces chevaux ?
— Vous le voyez, je voyage avec eux.
— Mais vous ne voyagerez pas toujours?
— Quand je n'en aurai plus besoin , Bertuccio les
vendra, et il prétend qu'il gagnera trente ou quarante
mille francs sur eux.
— Mais il n'y aura pas de roi d'Europe assez riche
pour vous les acheter.
— Alors il les vendra à quelque simplevizir d'Orient,
qui videra son trésor pour les payer et qui remplira son
trésor en administrant dos coups de bâton sous la plante
des pieds de ses sujets.
— Comte, voulez-vous que je vous communique une
pensée qui m'est venue ?
— Faites.
— C'est qu'après vous, M. Bertuccio doit être le plus
riche particulier de l'Europe.
— Eh bien, vous vous trompez, vicomte. Je suis sur
que si vous retourniez les poches de Bertuccio , vous
n'y trouveriez pas dix sous vaillant.
— Pourquoi cela? demanda le jeune homme. C'est
donc un phénomène que M. Bertuccio? Ah ! mon cher
12i LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
comte, ne me poussez pas trop loin dans le merveilleux,
ou je ne vous croirai plus, je vous préviens.
— Jamais de merveilleux avec moi, Albert ; des chif-
fres et de la raison, voilà tout. Or, écoulez ce dilemme :
Un intendant vole, mais pourquoi vole-l-il?
— Dame! parce que c'est dans sa nature, ce me sem-
ble, dit Albert; il vole pour voler.
— Eh bien! non, vous vous trompez : il vole parce
qu'il a une femme, des enfants , des désirs ambitieux
pour lui et pour sa famille; il vole surtout parce qu'il
n'est pas sûr de ne jamais quitter son maître et qu'il
veut se faire un avenir. Eh bien! M. Bertuccio est seul
au monde; il puise dans ma bourse sans me rendre
compte, il est sûr de ne jamais me quitter.
— Pourquoi cela?
— Parce que je n'en trouverais pas un meilleur.
— Vous tournez dans un cercle vicieux, celui des pro-
babilités.
— Oh! non pas; je suis dans les certitudes. Le bon
serviteur pour moi, c'est celui sur lequel j'ai droit de vie
ou de mort.
— Et vous avez droit de vie et de mort sur Bertuccio?
demanda Albert.
— Oui, répondit froidement le comte.
Il y a des mois qui ferment la conversation conmie une
porte de fer. Le oui du comte était un de ces mots-là.
Le rest(!du voyage s'accomplit avec la même rapidité:
les trenle-deux chevaux, divisés en huit relais, firent
leurs quarante-sept lieues eu huit heures.
On arriva, au milieu de la nuit, à la porte d'un beau
parc. Le concierge était debout et tenait la grille ouverte.
Il avait été prévenu par le palefrenier du dernier relais.
Il était deux heures et demie du matin. Ou conduisit
LE COMTE DE MONTE-CRIS 10. 125
Moi'cerf à son appartement. Il lionva un bain et un sou-
per prêts. Le domestique qui avait fait la route sur le
siège de derrière de la voiture était à ses ordres ; Bap-
tistin, qui avait fait la route sur le siège de devant, était
à ceux du comte.
Albert prit son bain, soupa et se coucha. Toute la
nuit, il fut bercé par le bruit mélancolique de la houle.
En se levant, il alla droit à sa fenêtre, l'ouvrit etse trouva
sur une petite terrasse, où l'on avait devant soi la mer,
c'est à dire l'immensité, etderrière soi un joli parc don-
nant sur une petite forêt.
Dans une anse d'unecerlaine grandeur se balançaitune
petite corvette à la carène étroite, à la mâture élancée, et
portant à lacorneunpavillon aux armes de Monte-Cristo,
armes représentant une montagne d'or,posant sur une
mer d'azur, avec une croix de gueules au chef, ce quipou-
vaitaussi bien être une allusion à son nom rappelant le Cal-
vaire, que la passion de noire Seigneur a fait une mon-
tagne plus précieuse que Tor, et la croix infâme que son
sang divin a faite sainte, qu'à quelque souvenir personnel
de souffrance et de régénération enseveli dans la nuit du
passé de cet homme mystérieux.
Autour de la goélette étaient plusieurs petits chasse-
marées appartenant aux pêcheurs des villages voisins,
et qui semblaient d'humbles sujets attendant les ordres
de leur reine.
Là, comme dans tous les endroits où s'arrêtait Monte-
Cristo, ne fut-ce que pour y passer deux jours, la vie y
était organisée au thermomètre du plus haut confortable;
aussi la vie, à l'instant même, devenait-elle facile.
Albert trouva dans son antichambre deux fusils et tous
les ustensiles nécessaires à un chasseur; une pièce plus
haute, et placée au rez-de-chaussée, étaitconsacréeàlou
126 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
tes les ingciiiouses machines que les Anglais, grands pê-
cheurs, parce qu'ils sont patients et oisifs, n'ont pas en-
core pu faire adopter aux routiniers pécheurs de France.
Toute la journée se passa à ces exercices divers, aux-
quels, d'ailleurs, Monte-Cristo excellait; on tua une dou-
zaine de faisans dans le parc, on pécha autant de trui-
tes dans les ruisseaux, on dîna dans un kiosque donnant
sur la mer, et l'on servit le thé dans la bibliothèque.
Vers le soir du troisième jour, Albert, brisé de fatigue
à l'user de celte vie qui semblait être un jeu pour Monte-
Cristo, dormait sur un fauteuil près de la fenêtre, tandis
que le comte faisait avec son architectele plan d'une serre
qu'ihoulait établir dans sa maison, loi^que lebruitd'un
cheval écrasant Icscaillouxde la route fit lever latêteau
jeune homme; il regarda parla fenêtre, et, avec une sur-
prise des plus désagréables, aperçut dans la cour son
valet de chambre, dont il n'avait pas voulu se faire suivre
pour moins embarrasser Monte-Cristo.
— Florentin ici ! s'écria-t-il en bondissant sur son fau-
teuil ; est-ce que ma mère est malade!
Et il se précipita vers la porte de la chambre.
Monte-Cristo le suivit des yeux, et le vit aborder le
valet qui, tout essoufflé encore, tira de sa poche uu petit
paquet cacheté. Le petit paquet contenait un journal et
une lettre.
— De qui cette lettre? demanda vivement Albert.
— De M. Beauchamp, répondit Florentin.
— C'est Beauchamp qui vous envoie alors?
— Oui, monsieur. II m'a fait venir chez lui, m'a donné
l'argent nécessaire à mon voyage, m'a fait venir un che-
val de poste, et m'a fait promettre de ne point m'arrêler
que je n'aie rejoint Monsieur: j'ai fait la route en quinze
heures.
LE COMTE DE JIONTE-CRISTO. 12T
Albert ouvrit la lettre en frissonnant : aux premières
lignes, il poussa un cri, et saisit le journal avec un
tremblement visible.
Tout à coup ses yeux s'obscurcirent, ses jambes sem-
blèrent se dérober sous lui, et, prêt à tomber, il s'appuya
sur Florentin, qui étendait le bras pour le soutenir.
— Pauvre jeune homme ! murmura Monte-Cristo, si
bas que lui-même n'eût pu entendre le bruit des paroles
de compassion qu'il prononçait; il est donc dit que la
faute des pères retombera sur les enfants jusqu'à la troi-
sième et quatrième génération?
Pendant ce temps Albert avaitrepris sa force, et, con-
tinuant de lire, il secoua ses cheveux sur sa tête mouil-
lée de sueur, et froissant lettre et journal :
— Florentin, dit-il, votre cheval est-il en état de re-
prendre le chemin de Paris?
— C'est un mauvais bidet de poste éclopé.
— Oh! mon Dieu ! et comment était la maison quand
vous l'avez quittée?
— Assez calme ; mais en revenant de chez M. Beau-
champ, j'ai trouvé madame dans les larmes; elle m'avait
fait demander pour savoir quand vous reviendriez. Alors
je lui ai dit que j'allais vous chercher de la part de
M. Beauchamp. Son premier mouvement a été d'étendre
le bras comme pour m'arrêter ; mais après un instant de
réflexion :
— Oui, allez Florentin, a-t-elle dit, et qu'il revienne.
— Oui, ma mère, oui, dit Albert, je reviens, sois tran-
quille, et malheur à l'infâme !... Mais, avant tout, il faut
que je parte.
Il reprit le chemin de la chambre où il avait laissé
Monte-Cristo.
Ce n'était plus le même homme, et cinq minutes
12f5 J.E COMTE DE MONTE-CRISTO.
avaiftnt suITi pour opérer chez Albeit une triste méla-
inorpliose ; il était sorti dans son état ordinaire, il ren-
trait avec la voix altérée, le visage sillonné de rougeurs
fébriles, l'œil étincelant sous des paupières veinées de
bleu, et la démarche chancelante comme celle d'un
homme ivre.
— Comte, dit-il, merci de votre bonne hospitalité,
dont j'aurais voulu jouir plus longtemps, mais il faut
que je retourne à Paris.
— Qu'est-il donc arrivé?
— Un grand malheur ; mais permettez-moi de partir,
il s'agit d'une chose bien autrement précieuse que ma
vie. Pas de question, comte, je vous en supplie, mais un
cheval !
— Mes écuries sont à votre service, vicomte, dit
Monte-Cristo ; mais vous allez vous tuer de fatigue en
courant la poste achevai ; prenez une calèche, un coupé,
quelque voiture.
— Non, ce serait trop long, et puis j'ai besoin decette
fatigue que vous craignez pourmoi,elle me feradubien.
Albert fit quelques pas en tournoyant comme un
homme frappé d'une balle, et alla tomber sur une
chaise près de la porte.
Monte-Cristo ne vit pas cette seconde faiblesse; il était
à la fenêtre et criait :
— Ali, un cheval pour M. de Morcerf! qu'on se hâte,
il est pressé!
Ces paroles rendirent la vie à Albert ; il s'élança hors
de la chambre, le comte le suivit.
— Merci ! murmura le jeune homme en s'élançanten
selle. Vous reviendrez aussi vite que vous pourrez, Flo-
rentin. Y a-t-il un mot d'ordre pour qu'on me donne
des chevaux?
LE COMTE DR MONTE-CUISTO. I2f(
— Pas d'autre que de rendre celui que vous montez ;
on vous en sellera à Finstant un autre.
Albert allait s'élancer, il s'arrêta.
— Vous trouverez peut-être mon départ étrange, in-
sensé, dit le jeune homme. Vous ne comprenez pascom-
ment quelques lignes écrites sur un journal peuvent
mettre un homme au désespoir ; eh bien ! ajouta-t-il eu
lui jetant le journal, lisez ceci, mais quand je serai parti
seulement, adn que vous ne voyiez pas ma rougeur.
Et tandis que le comte ramassait le journal, il enfonça
les éperons qu'on venait d'attacher à ses bottes dans le
ventre du cheval, qui, étonné qu'il existât un cavalier
qui crût avoir besoin vis à vis de lui d'un pareil stimu-
lant, partit comme un trait d'arbalète.
Le comte suivit des yeux avec un sentiment de com-
passion infinie le jeune homme, et ce ne futque lorsqu'il
eut complètement disparu que, reportant ses regards
sur le journal, il lut ce qui suit :
« Cet officier français au service d'Ali, pacha de Janina,
dontparlaitilyatrois semaines le journal VImpartial, et
qui non seulemenllivra les châteaux de Janina, mais en-
core vendit son bienfaiteur aux Turcs, s'appelait en effet
à cette époque Fernand, comme l'a dit notre honorable
confrère ; mais, depuis, il a ajouté à son nom de bap-
tême un titre de noblesse et un nom de terre.
» 11 s'appelle aujourd'hui M. le comte de Morcerf, et
fait partie de la chambre des pairs. »
Ainsi donc, ce secret terrible que Beauchamp avait en-
seveli avec tant de générosité, reparaissait comme un
fantôme armé, et un autre journal, cruellement rensei-
gné, avait publié, le surlendemain du départ d'Albert
pour la Normandie, les quelques lignes qui avaient failli
rendre fou le malheureux jeune homme.,
130 I.E COMTE DE MONTE-CRISTO.
IX
LE JUGEMENT.
A huit heures du matin, Albert tomba chez Beauchamp
comme la foudre. Le valet de chambre était prévenu ; il
introduisit Morcerf dans la chambre de son maître, qui
venait de se mettre au bain.
— Eh bien! lui dit Albert.
— Eh bien ! mon pauvre ami, répondit Beauchamp,
je vous attendais.
— Me voilà. Je ne vous dirai pas, Beauchamp, que je
vous crois trop loyal et trop bon pour avoir parlé de cela
à qui que ce soit ; non, mon ami. D'ailleurs, le messageque
vous m'avez envoyé m'est un garant de votre affection.
Ainsi, ne perdons pas de temps en préambules : vous avez
quelque idée de quelle part vient le coup?
— Je vous en dirai deux mots tout à l'heure.
— Oui, mais auparavant, mon ami, vous me devez,
dans tous ses détails, l'histoire de cette abominable tra-
hison.
Et Beauchamp raconta au jeune homme, écrasé de
honte etde douleur, les faits que nous allons redircdans"
toute leur simplicité.
Le matin de l'avant-veille, l'article avait paru dans un
journal autre que ['Impartial, et, ce qui donnait plus de
gravité encore à rail'aire, dans un journal bien connu
pour appartenir au gouvernement. Beauchamp déjeu-
nait lorsque la note lui sauta aux yeux; il envoya aus-
sitôt chercher un cabriolet, et sans achever son repas il
courut au journal.
Quoique professant des sentiments politiques complé-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. J3Î
temenl opposés à ceux du gérant du journal accusateur,
Beauchamp, ce qui arrive quelquefois, et nous dirons
même souvent, était son intime ami.
Lorsqu'il arriva chez lui, le gérant tenait son propre
journal et paraissait se complaire dans un premier-Paris
sur le sucre de betterave, qui, probablement, était de sa
façon.
— Ah! pardieu ! dit Beauchamp, puisque vous tenez
votre journal, mon cher, je n'ai pas besoin de vous dire
ce qui m'amène.
— Seriez-vous par 'hasard partisan de la canne ù
sucre? demanda le gérant du journal ministériel.
— Non, répondit Beauchamp, je suis même parfaite-
ment étranger à la question ; aussi viens-je pour autre
chose.
— Et pour quoi venez-vous?
— Pour l'article Morcerf.
— Ah! oui, vraiment : n'est-ce pas que c'est curieux?
— Si curieux que vous risquez la diffamation, ce me
semble, et que vous risquez un procès fort chanceux.
— Pas du tout ; nous avons reçu avec la note toutes
les pièces à l'appui, et nous sommes parfaitement con-
vaincus que M. de Morcerf se tiendra tranquille ; d'ail-
leurs, c'est un service à rendre au pays que de lui dénon-
cer les misérables indignes de l'honneur qu'on leur fait.
Beauchamp demeura interdit.
— Mais qui donc vous a si bien renseigné ? demanda-
t-il; car mon journal, qui avait donné l'éveil, a été forcé
de s'abstenir faute de preuves, et cependant nous som-
mes plus intéressés que vous à dévoiler M. de Morcerf,
puisqu'il est pair de France, et que nous faisons de l'op-
position.
— Oh ! mon Dieu, c'est bien simple ; nous n'avons pas
132 LK COMTK DE MONTE-CUISTO,
couru après le scandale, il est venu nous trouver, lu
homme nous est arrivé hier de Janina, apportant le for-
midable dossier, et comme nous hésitions à nous jeter
dans la voie de l'accusation, il nous a annoncé qu'à no-
ire refus l'article paraîtrait dans un autre journal. Ma
loi, vous savez, Deauchunip, ce que c'est qu'une nouvelle
impoitante ; nous n'avons pas voulu laisser perdre celle-
là. Maintenant le coup est porté ; il est terrible et reten-
tira jusqu'au bout de l'Europe.
Beauchamp comprit qu'il n'y avait plus qu'à baisser la
tête, et sortit au désespoir pour envoyer un courrier à
Morcerf.
Mais ce qu'il n'avait pas pu écrire à Albert, car les
choses que nous allons raconter étaient postérieures au
départ de son courrier, c'est que le même jour, à la cham-
bre des pairs, une grande agitation s'était manifestée et
régnait dans les groupes ordinairement si calmes de la
haute assemblée. Chacun était arrive presque avant
l'heure, et s'entretenait du sinistre événement qui allait
occuper l'attention publique et la fixer sur un des mem-
bres les plus connus de l'illustre corps.
C'étaient des lectures à voix basse de l'article, des
commentaires et des échanges de souvenirs qui préci-
saient encore mieux les faits. Le comte de Morcerf n'était
pas aimé parmi ses collègues. Comme tous les parvenus,
il avait été forcé, pour se maintenir à son rang, d'obser-
ver un excès de hauteur. Les grandes aristocraties riaient
de lui ; les talents le répudiaient ; les gloires pures le mé-
prisaient instinctivement. Le comte en était à cette extré-
mité fâcheuse de la victime expiatoire. Une fois désignée
par le doigt du Seigneur pour le sacrifice, chacun s'ap-
prêtait à crier haro.
Seul, le comte de Morcerf ne savait rien. Il ne recevait
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 1^3
pas le journal où se trouvait la nouvelle diffamatoire, et
avait passé la matinée à écrire des lettres et à essayer un
cheval.
Il arriva donc à son heure accoutumée, la tête haute,
l'œil fier, la démarche insolente, descendit de voiture,
dépassa les corridors et entra dans la salle, sans remar-
quer les hésitations des huissiers et les demi-saluts de ses
collègues.
Lorsque Morcerf entra, la séance était déjà ouverte
depuis plus d'une demi-heure.
Quoique le comte, ignorant, comme nous l'avons dit,
, de tout ce qui s'était passé, n'eût rien changé à son air
ni à sa démarche, son air et sa démarche parurent à tous
plus orgueilleux que d'habitude, et sa présence dans cette
occasion parut tellement agressive à cette assemblée ja-
louse de son honneur, que tous y virent une incon-
venance , plusieurs une bravade , quelques uns une
insulte.
Il était évident que la chambre tout entière brûlait
d'entamer le débat.
On voyait le journal accusateur aux mains de tout le
monde ; mais comme toujours, chacun hésitait à prendre
sur lui la responsabilité de l'attaque. Enfin, un des ho-
norables pairs, ennemi déclaré du comte de Morcerf,
monta à la tribune avec une solennité qui annonçait que
le moment attendu était arrivé.
Il se fit un effrayant silence ; Morcerf seul ignorait la
cause de l'attention profonde que l'on prêtait cette fois
à un orateur qu'on n'avait pas toujours l'habitude d'é-
couter si complaisamment.
Le comte laissa passer tranquillement le préambule
par lequel l'orateur établissait qu'il allait parler d'une
8
iU LK COMTE DE MONTIi-CRlSTO.
chose tellenieiU grave, telleinenl sacrée, tellement vitale
pour la chambre, qu'il réclamait toute lattention de ses
collègues.
Aux premiers mots de Janina et du colonel Fernand,
le comte de Morcerf pâlit si horriblement, qu^il n'y eut
qu'un frémissement dans cette assemblée, dont tous les
regards convergeaient vers le comte.
Les blessures morales ont cela de particulier qu'elles se
cachent, mais ne se referment pas ; toujours douloureu-
res, toujours prêtes à saigner quand on les touche, elles
restent vives et béantes dans le cœur.
La lecture de l'article achevée au milieu de ce même
silence, (rouble alors par un frémissement qui cessa aus-
sitôt que l'orateur parut disposé à reprendre de nouveau
Ja parole, l'accusateur exposa son scrupule, et se mit à
établir combien sa tâche était difficile ; c'était l'honneur
de M. de Morcerf, c'était celui de toute la chambre qu'il
prétendait défendre en provoquant un débat qui devait
s'altaqucr à ces questions personnelles toujours si brû-
lantes. Enfin, il conclut en demandant qu'une enquête
fût ordonnée, assez rapide pour confondre, avant qu'elle
eût eu le temps de grandir, la calomnie, et pour rétablir
M. de Morcerf, en le vengeant, dans la position que l'o-
pinion publique lui avait faite depuis longtemps.
Morcerf était si accablé, si tremblant devant cette im-
mense et inattendue calamité, qu'il put à peine balbutier
quelques mots en regardant ses confrères d'un œil égaré.
Celte timidité, qui d'ailleurs pouvait aussi bien tenir à
l'éionnement de l'innocent qu'à la honte du coui>able,
lui concilia quelques sympathies. Les hommes vraiment
généreux sont toujours prêts à devenir compatissants,
lorsque le malheur de leur ennemi dépasse les limites de
leur haine.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 135
IjG président mit l'enquête aux voix ; on vota par assis
et levé, et il fut décidé que l'enquête aurait lieu.
On demanda au comte combien il lui fallait de temps
pour préparer sa justification.
Le courage était revenu à Morcerf dès qu'il s'était
senti vivant encore après cet horrible coup.
— Messieurs les pairs, répondit-il, ce n'est point avec
du temps qu'on repousse une atlacjue comme celle que
dirigent en ce moment contre moi des ennemis inconnus
et restés dans l'ombre de leur obscurité sans doute ; c'est
sur-le-champ, c'est par un coup de foudre qu'il faut que
je réponde h l'éclair qui un instant m'a ébloui; que ne
m'est-il donné, au lieu d'une pareille justification, d'a-
voir à répandre mon sang pour prouver à mes collègues
que je suis digne de marcher leur égal !
Ces paroles firent une impression favorable pour l'ac-
cusé.
— Je demande donc, dit-il, que l'enquête ait lieu le
plus tôt possible, et je fournirai à la chambre toutes les
pièces nécessaires à l'efficacité de celte enquête.
— Quel jour fixez-vous? demanda le président.
— Je me mets dès aujourd'hui à la disposition de la
chambre, répondit le comte.
Le président agita la sonnette.
— La chambre est-elle d'avis, demanda-t-il, que cette
enquête ait lieu aujourd'hui même?
— Oui ! fut la réponse unanime de l'assemblée.
(In nomma une commission de douze membres pour
examiner les pièces à fournir par Morcerf. L'heure de la
premier*; séance de cette commission fut fixée à huit heu-
res du soir, dans lesbureaux delà chambre. Si plusieurs
séances étaient nécessaires, elles auraient lieu à la même
heure et dans le même endroit.
no u: coMTK m: montk-cuisto.
Celle décision prise, Morcerf demanda la permission
de se retirer ; il avait à recueillir les pièces amassées de-
puis longtemps par lui pour faire tête à cet orage, prévu
par son cauteleux et indomptable caractère.
Beauchamp raconta au jeune homme toutes les choses
(jue nous venons de dire à notre tour : seulement son ré-
cit eut sur le nôtre l'avantage de l'animation des choses
vivantes sur la froideur des choses mortes.
Albert l'écouta en frémissant tantôt d'espoir, tantôt de
colère, parfois de honte ; car, par la confidence de Beau-
champ, il savait que son père était coupable, et il se de-
mandait comment, puisqu'il était coupable, il pourrait
en arriver à prouver son innocence.
Arrivé au point où nous en sommes, Beauchamp s'ar-
rêta.
— Ensuite? demanda Albert.
— Ensuite ? répéta Beauchamp.
— Oui.
— Mon ami, ce mot m'entraîne dans une horrible né-
cessité. Voulez-vous donc savoir la suite ?
— Ilfautabsolumentquejelasache,mon ami, et j'aime
mieux la connaître de votre bouche que d'aucune autre.
— Eh bien ! reprit Beauchamp, apprêtez donc votre
courage, Albert; jamais vous n'en aurez eu plusbesoin.
Albert passa une main sur son front pour s'assurer de
sa propre force, comme un homme qui s'apprête à défen-
dre sa vie essaie sa cuirasse et fait ployer la lame de son
épée.
Use sentit fort, carilprenaitsafièvrepour de l'énergie.
— Allez ! dit-il.
— Le soir arriva, continua Beauchamp. Tout Paris
élait dans l'attente de l'événement. Beaucoup préten-
daient que votre père n'avait qu'à se montrer pour faire
crouler l'accusation ; beaucoup aussi disaient que le comte
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 137
ne se présenterait pas; il y en avait qui assuraient l'a-
voir vu partir pour Bruxelles, et quelques uns allèrent à
la police demander s'il était vrai, comme on le disait,
que le comte eût pris ses passe-ports.
— Je vous avouerai que je fis tout au monde, continua
Beauchamp, pour obtenir d'un des membres de la com-
mission, jeune pair de mes amis, d'être introduit dans
une sorte de tribune. A sept heures il vint me prendre,
et avant que personne ne fût arrivé, me recommanda à
un huissier qui m'enferma dans une espèce de loge. J'é-
tais masqué par une colonne et perdu dans une obscurité
complète; je pusespérer que je verrais et que j'en tendrais
d'un bout à l'autrela terrible scène qui allait se dérouler.
A huit heures précises tout le monde était arrivé.
M. deMorcerf entra sur le dernier coup de huit heures.
Il tenait à la main quelques papiers, et sa contenance
semblait calme : contre son habitude, sa démarche était
simple, sa mise recherchée et sévère; et, selon l'habitude
des anciens militaires, il portait son habit boutonné de-
puis le bas jusqu'en haut.
Sa présence produisit le meilleur effet: la commission
était loin d'être malveillante, et plusieurs de ses mem-
bres vinrent au comte et lui donnèrent la main.
Albert sentit que son coHir se brisait à louscesdétails,
et cependant au milieu de sa douleur se glissait un sen-
timent de reconnaissance ; il eût voulu pouvoir embras-
ser ces hommes qui avaient donné à son père cette marque
d'estime dans un si grand embarras de son honneur.
En ce moment un huissier entra et remit une lettre au
président.
— Vous avez la parole, monsieur de Morcerf, dit le
président tout en décachetant la lettre.
Le comte commença son apologie, et je vous affirme,
8.
138 LE COMTE DE MONTE-CRISTO,
Albert, continua Bcaiichamp, qu'il fut d'une éloquence
et d'une liabilclé exiraordinaircs. I! produisit des pièces
qui prouvaient que le vizir de Janina l'avait, jusqu'à sa
dernière heure, honoré de toute sa confiance, puisqu'il
l'avait chargé d'une négociation de vie et de mort avec
l'emperpur lui-même. Il montra l'anneau, signe decom-
mandement, et avec lequel Ali-Pacha cachetait d'ordi-
naire ses lettres, et que celui-ci lui avait donné pour
qu'il pût à son retour, à quelque heure du jour ou de la
nuit que ce fût, et fùt-il dans son harem, pénétrer jus-
qu'à lui. Malheureusement, dit-il, sa négociation avait
échoué, et quand il était revenu pour défendre son bien-
faiteur, il était déjà mort. Mais, dit le comte, en mourant,
Ali-Pacha, tant était grande sa confiance, lui avait con-
fié sa maîtresse favorite et sa fille.
Albert tressaillit à ces mots, car à mesure que Beau-
champ parlait, tout le récit d'IIaydée revenait à l'esprit
dujeunehomme, et il se rappelait ce que la belle Grecque
avait dit de ce message, de cet anneau et de la façon dont
elle avait été vendue et conduite en esclavage.
— Et quel fut l'effet du discours du comte? demanda
avec anxiété Albert.
— J'avoue qu'il m'émut, et qu'en même temps que
moi, il éfnut toute la commission, ditBeauchamp.
Cependant le président jeta négligemment les yeux sur
la lettre qu'on venait de lui apporter; mais aux prcniiè-
res lignes son attention s'éveilla ; il la lut, la relut en-
core, et fixant les yeux sur M. de Morcerf:
— Monsieur le comte, dit-il, vous venez de nous dire
que le vizir de Janina vous avait confié sa femme et sa
fille?
— Oui , monsieur, répondit Morcerf ; mais en cela,
comme dans tout le reste, le malheur me poursuivait. A
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 139
mon retour, Vasiliki et sa fille Haydée avaient disparu.
— Vous les connaissiez ?
— Mon intimité avec le pachaet la suprême confiance
qu'il avait dans ma fidélité, m'avaient permis de les voir
plus de vingt fois.
— Avez-vous quelque idée de ce qu'elles sont deve-
nues?
— Oui, monsieur. J'ai entendu dire qu'elles avaient
succombé à leur chagrin et peut-être à leur misère. Je
n'étais pas riche, ma vie courait de grands dangers, je
ne pus me mettre à leur recherche, à mon grand regret.
Le président fronça imperceptiblement le sourcil.
— Messieurs, dit-il, vous avez entendu et suivi M. le
comte de Morcerf en ses explications. — Monsieur le
comte, pouvez-vous, à l'appui du récit que vous venez
de faire, fournir quelque témoin?
— Hélas ! non, monsieur, répondit le comte ; tous
ceux qui entouraient le vizir et qui m'ont connu à sa cour,
sont ou morts ou dispersés; seul, je crois, du moins, seul
de mes compatriotes, j'ai survécu à cette affreuse guerre ;
je n'ai que les lettres d'Ali-Tebelin, et je les ai mises
sous vos yeux ; je n'ai que l'anneau, gage de sa volonté,
et le voici ; j'ai enfin la preuve la plus convaincante que je
puisse fournir, c'est à dire après une attaque anonyme,
l'absence de tout témoignage contre ma parole d'honnête
homme, et la pureté de toute ma vie militaire.
Un murmure d'approbation courut dans l'assemblée ;
en ce moment, Albert, et s'il ne fût survenu aucun inci-
dent, la cause de votre père était gagnée.
Il ne restait plus qu'à aller aux voix, lorsque le prési-
dent prit la parole.
— Messieurs, dit-il, et vous monsieur le comte, vous
ne seriez point fâchés, je présume, d'entendre un témoin
140 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
très important, à ce qu'il assure, et qui vient de se pro-
duire de lui-même; ce témoin, nous n'en doutons pas,
d'après tout ce que nous a dit le comte, est appelé à prou-
ver la parfaite innocence de notre collègue. Voici la lettre
que je viens de recevoir à cet égard ; desirez-vous qu'elle
vous soit lue, ou décidez-vous qu'il sera passé outre, et
qu'on ne s'arrêtera point à cet incident.
M. de Morcerf pâlit et cripsa ses mains sur les papiers
qu'il tenait, et qui crièrent entre ses doigts.
La réponse de la commission fut pour la lecture :
quant au comte, il était pensif et n'avait point d'opinion
à émettre.
Le président lut en conséquence la lettre suivante :
« Monsieur le président,
» Je puis fournir à la commission d'enquête chargée
d'examiner la conduite en Epire et en Macédoine de
M. le lieutenant-général comte de Morcerf. les renseigne-
ments les plus positifs. »
Le président lit une courte pause.
Le comte de Morcerf pâlit; le président interrogea les
auditeurs du regard.
— Continuez ' s'écria-t-on de tous côtés.
Le président reprit :
« J'étais sur les lieux à la mort dWli-Pacha ; j'assistai
à ses derniers moments ; je sais ce que devinrent Yasiliki
et Haydée : je me tiens à la disposition de la commission,
etréclame même l'honneur de me faire entendre. Jeserai
dans le vestibule de la chambre au moment où l'on vous
remettra ce billet. »
— Et quel est ce témoin, ou plutôt cet ennemi? de-
manda le comte d'une voix dans laquelle il était facile de
remarquer une profonde altération.
— Nous allons le savoir, monsieur, répondit le prési-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. lil
(lent. La commission est-elle d'avis d'entendre ce té-
moin ?
— Oui, oui ! dirent en même temps toutes les voix.
On rappela Thuissier.
— Huissier, demanda le président, y a-t-il quelqu'un
qui attende dans le vestibule?
— Oui, monsieur le président.
— Qui est-ce que ce quelqu'un ?
— Une femme accompagnée d'un serviteur.
Chacun se regarda.
— Faites entrer cette femme, dit le président.
Cinq minutes après, l'huissier reparut; tous les yeux
étaient tixés sur la porte, et moi-même, dit Beauchamp,
je partageais l'attente et l'anxiété générales.
Derrière l'huissier marchait une femme enveloppée
d'un grand voile qui la cachait tout entière. On devinait
bien, aux formes que trahissait ce voile et aux parfums
qui s'en exhalaient, la présence d'une femme jeune et
élégante, mais voilà tout.
Le président pria l'inconnue d'écarter son voile, et l'on
put voir alors que cette femme était vêtue à la grecque ;
en outre, elle était d'une suprême beauté.
— Ah ! dit Morcerf, c'était elle.
— Comment , elle ?
— Oui, Haydée.
— Qui vous Ta dit !
— Hélas ! je le devine. Mais, continuez, Beauchamp,
je vous prie. Vous voyez que je suis calme et fort. Et
cependant nous devons approcher du dénoûment.
— M, de Morcerf, continua Beauchamp, regardait cette
femme avec une surprise mêlée d'effroi. Pour lui, c'était
la vie ou la mort qui allait sortir de cette bouche char-
mante ; pour tous les autres c'était une aventure si étrange
Ui LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
et si pleine de curiosité, que le salut ou la perte de M. de
Morcerf n'entrait déjà plus dans cet événement que
comme un élément secondaire.
Le président offrit de la main un siège à la jeune fem-
me ; mais elle lit signe de la tête qu'elle resterait de-
bout. Quant au comte, il était relombé sur son fauteuil,
et il était évident que ses jambes refusaient de le porter.
— Madame, dit le président, vous ave2 écrit à la com-
mission pour lui donner des renseignements sur l'affaire
de Janina, et vous avez avancé que vous aviez été témoin
oculaire des événements.
— Je le fus en effet, répondit l'inconnue avec une
Toix pleine d'une tristesse charmante, et empreinte de
cette sonorité particulière aux voix orientales.
— Cependant, reprit le président, permettez-moi de
vous dire que vous étiez bien jeune alors.
— J'avais quatre ans; mais comme les événements
avaient pour moi une suprême importance, pas un détail
n'est sorti de mon espiit, pas une particularité n'a
échappé à ma mémoire.
— Mais quelle importance avaient donc pour vous ces
événements, et qui êtes-vous pour que cette grande ca-
tastrophe ait produit sur vous une si profonde impression?
— Il s'agissait de la vie ou de la mort de mon père,
répondit la jeune liile, et je m'appelle llaydée, lillc d'Ali-
Tcbelin, pacha de Janina, et de Yasiliki, sa femme
bien-aimée.
La rougeur modeste et fière, tout à la fois, qui empour-
pra les joues de la jeune femme, le feu de son regard et
la majesté de sa révélation, produisirent sur l'assemblée
un effet inexprimable.
Quant au comte, il n'eut pas été plus anéanti , si la
foudre, en tombant, eût ouvert un abîme à ses pieds.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 143
— Madame, reprit le président, après s'être incliné
avec respect, permettez-moi une simple question qui n'est
pas un doute, et cette question sera la dernière : pou-
\ez-vous justifier de l'authenticité de ce que vous dites.
— Je le puis, monsieur, dit Ilaydée en tirant de des-
sous son voile un sachet de salin parfumé, car voici l'acte
de ma naissance, rédigé par mon père et signé par ses
principaux officiers; car voici, avec l'acte de ma nais-
sance, l'acte de mon baptême, mon père ayant consenti
à ce que je fusse élevée dans la religion de ma mère, acte
que le grand primat de Macédoine et d'Epire a revêtu
de son sceau; voici enfin (et ceci est le plus important
sans doute) l'acte de la vente qui fut faite de ma personne
et de celle de ma mère au marchand arménien El-Kob-
bir, par l'officier franc qui, dans son infâme marché avec
la Porte, s'était réservé, pour sa part de butin, la fille et
la femme de son bienfaiteur, qu'il vendit pour la somme
de mille bourses, c'est à dire pour quatre cent mille
francs à peu près.
Une pâleur verdàtre envaliit les joues du comte de
Moi'cerf, et ses yeux s'injectèrent de sang à l'énoncé de
c<3s imputations terribles qui furent accueillies de l'as-
semblée avec un lugubre silence.
Haydée, toujours calme, mais bien plus menaçante
dans son calme qu'une autre ne l'eût été dans sa colère,
tendit au président l'acte de vente rédigé en langue
arabe.
Comme on avait pensé que quelques unes des pièces
produites seraient rédigées en arabe, en romaïque ou en
turc, l'interprète de la chambre avait été prévenu ; on
l'appela.
Un des nobles pairs à qui la langue arabe, qu'il avait
apprise pendant la sublime campagne d'Egypte, était
14 i LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
familière, suivit sur le vélin la lecture que le traducteur
en fit à voix haute.
« Moi, El-Kobbir, marchand d'esclaves et fournisseur
du harem de S. H., reconnais avoir reçu, pour la remet-
tre au sublime empereur, du seigneur franc comte de
Monte-Cristo, une émeraude évaluée deux mille bourses,
pour prix d'une jeune esclave chrétienne âgée de onze
ans, du nom de Haydée, et fille reconnue de défuni sei-
gneur Ali-Tebelin, pacha de Janina, etde Yasiliki, sa fa-
vorite ; laquelle m'avait été vendue, il y a sept ans, avec
sa mère morte, en arrivant à Constantinople, par un co-
lonel franc au service du vizir Ali-Tebelin, nommé Fer-
nand Mondego.
« La susdite vente m'avait été faite pour le compte de
S. H., dont j'avais mandat, moyennant la somme de
mille bourses.
« Fait à Constantinople, avec autorisation de S. H.,
l'année 1247 de l'hégire.
« Signé El-Kobbir. »
« Le présent acte , pour lui donner toute foi , toute
croyance et toute authenticité, sera revêtu du sceau impé-
rial, que le vendeur s'oblige à y faire apposer. »
Près de la signature du marchand on voyait en effet
le sceau du sublime empereur.
A cette lecture et à cette vue succéda un silence terri-
ble ; le comte n'avait plus que le regard, et ce regard, at-
taché comme malgré lui sur Haydée, semblait de flamme
et de sang.
— Madame, dit le président, ne peut-on interroger le
comte de Monte-Cristo, lequel est à Paris près de vous,
à ce que je crois ?
— Monsieur, répondit Haydée, le comte de Monte-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 145
Crislo, mon aulre père, est en Normandie depuis trois
jours.
— Mais alors, madame, dit le président, qui vous a
conseillé cette démarche, démarche dont la cour vous
remercie, et qui d'ailleurs est toute naturelle, d'après
votre naissance et vos malheurs.
— Monsieur, répondit Ilaydée, celte démarche m'a été
conseillée par mon respect et par ma douleur. Quoique
chrétienne, Dieu me pardonne ! j'ai toujours songé à
venger mon illustre père. Or, quand j'ai mis le pied en
France, quand j'ai su que le traître habitait Paris, mes
yeux et mes oreilles sont restés constamment ouverts. Je
vis retirée dans la maison de mon noble protecteur, mais
je vis ainsi parce que j'aime l'ombre et le silence qui me
permettent de vivre dans ma pensée et dans mon recueil-
lement. Mais M. le comte de Monte-Cristo m'entoure de
soins paternels, et rien de ce qui constitue la vie du
monde ne m'est étranger; seulement je n'en accepte que
le bruit lointain. Ainsi je lis tous les journaux, comme
on m'envoie tous les albums, comme je reçois toutes les
mélodies ; et c'est en suivant, sans m'y prêter, la vie des
autres que j'ai su ce qui s'était passé ce matin à la cham-
bre des pairs et ce qui devait s'y passer ce soir... Alors,
j'ai écrit.
— Ainsi, demanda le président, M. le comte de Monte-
Cristo n'est pour rien dans votre démarche ?
— Il l'ignore complètement, monsieur, et même je
n'ai qu'une crainte, c'est qu'il la désapprouve quand il
l'apprendra; cependant c'est un beau jour pour moi,
continua la jeune fille en levant au ciel un regard tout
ardent de flammes, que celui où je trouve enfin l'occa-
sion de venger mon père.
Le comte, pendant tout ce temps, n'avait point pro-
V. 9
I'i6 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
nonce une seule parole ; ses collègues le regardaient, et
sans doute plaignaient cette fortune brisée sous le souffle
parfumé d'une femme ; son malheur s'écrivait peu à peu
en traits sinistres sur son visage.
— Monsieur de Morcerf, dit le président, reconnais-
sez-vous madame pour la fille d'Ali-Tebelin, pacha de
Janina ?
— Non, dit Morcerf en faisant un efïort pour se lever,
et c'est une trame ourdie par mes ennemis.
Haydée, qui tenait ses yeux fixés vers la porte, comme
si elle attendait quelqu'un, se retournabrusquement, et,
retrouvant le comte debout, elle poussa un cri terrible :
— Tu ne me reconnais pas, dit-elle; eh bien ! moi
heureusement je te reconnais ! tu es Fernand Mondego,
l'officier franc qui instruisait les troupes de mon noble
père. C'est toi qui as livré les châteaux de Janina! c'est toi
qui, envoyé par lui à Constantinople pour traiter direc-
tement avec l'empereur de la vie ou de la mort de ton
bienfaiteur , as rapporté un faux firman qui accordait
grâce entière! c'est toi qui, avec ce firman, asobtenula
bague du pacha qui devait le faire obéir par Sélim , le
gardien du feu ; c'est toi qui as poignardé Sélim ! c'est
toi qui nous a vendues, ma mère et moi, au marchand
El-Kobbir ! Assassin ! assassin ! assassin ! tu as encore au
front le sang de ton maître ! regardez tous.
Ces paroles avaient été prononcées avec un tel enthou-
siasme de vérité, que tous les yeux se tournèrent vers le
front du comte, et que lui-même y porta la main comme
s'il y eût senti, tiède encore, le sang d'Ali.
— Vous reconnaissez donc positivement M. de Mor-
cerf pour être le même que l'officier Fernand Mondego ?
— Si je le reconnais ! s'écria Haydée. Oh ! ma mère ! lu
m'as dit : Tu étais libre, lu avais un père que lu aimais,
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 147
tu étais destinée à être presque une reine ! Regarde bien
cet homme, c'est lui qui t'a faite esclave, c'est lui qui a
levé au bout d'une pique la tête de ton père, c'est lui qui
nous a vendues, c'est lui qui nous a livrées! Regarde
bien sa main droite, celle qui a une large cicatrice ; si tu
oubliais son visage, tu le reconnaîtrais à cette main dans
laquelle sont tombées une à une les pièces d'or du mar-
chand El-Kobbir ! Si je le reconnais ! Oh î qu'il dise
maintenant lui-même s'il ne me reconnaît pas.
Chaque mot tombait comme un coutelas sur Morcerf,
et retranchait une parcelle de son énergie ; aux derniers
mots, il cacha vivement et malgré lui sa main, mutilée
en effet par une blessure, dans sa poitrine, et retomba
sur son fauteuil, abîmé dans un morne désespoir.
Cette scène avait fait tourbillonner les esprits de l'as-
semblée, comme on voit courir les feuilles détachées du
tronc sous le vent puissant du nord.
— Monsieur le comte de Morcerf, dit le président, ne
vous laissez pas abattre,, répondez : la justice de la cour
est suprême et égale pour tous comme celle de Dieu ; elle
ne vous laissera pas écraser par vos ennemis sans vous
donner les moyens de les combattre. Voulez-vous des en-
quêtes nouvelles? voulez-vous que j'ordonne un voyage
de deux membres de la chambre à Janina? parlez !
Morcerf ne répondit rien.
Alors, tous les membres de la commission se regardè-
rent avec une sorte de terreur. On connaissait le caractère
énergique et violent du comte. 11 fallait une bien terrible
prostration pour annihiler la défense de cet homme; il ,
fallait enlin penser qu'à ce silence, qui ressemblait au 1
sommeil, succéderait un réveil qui ressemblerait à la
foudre.
— Eh bien, lui demanda le président, que décidez-vous?
148 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Rien ! dit en se levant le comte avec une voix sourde.
— La (ille d'Ali-Tebelin, dit le président, a donc dé-
claré bien réellement la vérité? elle est donc bien réel-
lement le témoin terrible auquel il arrive toujours que le
coupable n'ose répondre : NON : vous avez donc fait bien
réellement toutes les choses dont on vous accuse?
Le comte jeta autour de lui un regard dont l'expression
désespérée eût touché des tigres, mais il ne pouvait dé-
sarmer des juges : puis il leva les yeux vers la voûte, mais
il les détourna aussitôt, comme s'il eût craint que cette
voûte, en s'ouvrant, ne fît resplendir ce second tribunal
qui se nomme le ciel, cet autre juge qui s'appelle Dieu.
Alors, avec un brusque mouvement, il arracha les bou-
tons de cet habit fermé qui l'étouffait, et sortit de la salle
comme un sombre insensé ; un instant son pas retentit
lugubrement sous la voûte sonore, puis bientôt le roule-
ment de la voiture qui l'emportait au galop ébranla le
portique de l'édifice florentin.
— Messieurs, dit le président quand le silence fut ré-
tabli, M. le comte de Morcerf est-il convaincu de félonie,
de trahison et d'indignité ?
— Oui ! répondirent d'une voix unanime tous les mem-
bres de la commission d'enquête.
Haydée avait assisté jusqu'à la fm de la séance ; elle en-
tendit prononcer la sentence du comte sans qu'un seul
des traits de son visage exprimât ou la joie ou la pitié.
Alors, ramenant son voile sur son visage, elle salua
majestueusement les conseillers, et sortit de ce pas dont
Virgile voyait marcher les déesses.
II. .i-i -«J>1 f ^«X '>i^ :.!...>. -,-.;^,J
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 149
X
LA PROVOCATION.
Alors, continua Beauchamp, je profitai du silence et de
l'obscurité de la salle pour sortir sans être vu. L'iiuissi^-
qui m'avait introduit m'attendait à la porte. Il me condui-
sit, à travers les corridors, jusqu'à une petite porte don-
nant sur la ruede Vaugirard. Je sortis l'âme brisée et ravie
tout à la fois, pardonnez-moi celte expression , Albert ,
brisée par rapport à vous, ravie de la noblesse de cette
jeune fille poursuivant la vengeance paternelle. Oui, je
vouslejure, Albert, de quelque part que vienne cette révé-
lation, je dis, moi, qu'elle peut venir d'un ennemi, mais
que cet ennemi n'est que l'agent de la Providence.
Albert tenait sa tête entre ses deux mains; il releva son
visage, rouge de honte et baigné de larmes, et saisissant
le bras de Beauchamp :
— Ami, lui dit-il, ma vie est finie: il me reste, npn pas
à dire comme vous que la Providence m'a porté le coup,
mais àchercherquel homme me poursuit de son inimitié;
puis, quand je le connaîtrai, je tuerai cet homme, ou cet
homme me tuera ; or, je compte sur votre amitié pour
m'aider, Beauchamp, sitoutefoisleméprisnel'apas tuée
dans votre cœur.
— Le mépris, mon ami? et en quoi ce malheur vous
touche-t-il ? Non ! Dieu merci ! nous n'en sommes plus au
temps où un injuste préjugé rendait les fils responsables
des actions des pères. Repassez toute votre vie , Albert;
elle date d'hier , il est vrai, mais jamais aurore d'un beau
jour fut-elle plus pure que votre orient! non, Albert,
croyez-moi, vous êtes jeune , vous êtes riche ; quittez la
150 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
France, tout s'oublie vile dans celle grande Babylonc à
rexistcnce agitée et aux goûts changeants ; vous revien-
drez dans trois ou quatre ans, vous aurez épousé quel-
que princesse russe, et personne ne songera plus à ce
qui s'est passé hier, à plus forte raison à ce qui s'est
passé il y a seize ans.
— Merci, mon cherBeauchamp , merci , de l'excellenle
intention qui vous dicte vos paroles , mais cela ne peut
être ainsi; je vous ai dit mon désir, et maintenant, s'il le
faut, jechangerailemot de désir en celui de volonté. Vous
comprenezqu'intéressé comme je le suis danscctte affaire,
je ne puis voir la chose du même point de vue que vous. Ce
qui vous semble venir à vous d'une source céleste, me
semble venir à moi d'une source moins pure. La Provi-
dence meparaît, je vous l'avoue, fort étrangère atout ceci,
et cela heureusement, car au lieu de l'invisible et de l'im-
palpable messagère des récompenses et punitions cé-
lestes, je trouverai un être palpable et visible, sur lequel
je me vengerai, oh ! oui, je vous le jure, de tout ce que
je souffre depuis un mois. Maintenant, je vous le répète ,
Beauchamp, je tiens à rentrer dans la vie humaine et ma-
térielle, et si vous êtes encore mon ami comme vous le
dites, aidez-moi à retrouver la main qui a porté le coup.
— Alors, soit ! dit Beauchamp; et si vous tenez abso-
lument à ce que je descende sur la terre, je le ferai; si
vous tenez à vous mettre à la recherche d'un ennemi , je
m'y mettrai avec vous. Et je le trouverai, car mon hon-
neur est presque aussi intéressé que le vôtre à ce que
nous le retrouvions.
— Eh bien ! alors, Beauchamp, vous comprenez, à
l'instant môme, sans relard, commençons nos investi-
gations. Chaque minute de retard est une éternité pour
moi ; le dénonciateur n'est pas encore puqi, il peut donc
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 151
espérer qu'il ne le sera pas ; et, sur mon honneur, s'il
l'espère ! il se (rompe.
— Eh bien ! écoulez-moi, Morcerf.
— Ah! Beauchamp, je vois que vous savez quelque
chose ; tenez, vous me rendez la vie!
— Je ne dis pas que ce soit réalité, Albert, mais c'est
au moins une lumière dans la nuit : en suivant celte lu-
mière, peut-êlre nous conduira-t-elle au but.
• — Dites ! vous voyez bien que je bous d'impatience.
— Eh bien ! je vais vous raconter ce que je n'ai pas
voulu vous dire en revenant de Janina.
— Parlez.
— Voilà ce qui s'est passé, Albert ; j'ai été tout natu-
rellement chez le premier banquier de la ville pour pren-
dre désinformations: au premier mot que j'ai dit de
l'affaire, avant même que le nom de votre père eut été
prononcé :
, — Ah! dit-il, très bien, je devine ce qui vous amène.
— Comment cela, et pourquoi?
— Parce qu'il y a quinze jours à peine j'ai été inter-
rogé sur le même sujet.
— Par qui?
— Par un banquier de Paris, mon correspondant.
— Que vous nommez ?
— M. Danglars.
— Lui! s'écria Albert ; en effet, c'est bien lui qui de-
puis si longtemps poursuit mon pauvre père de sa haine
jalouse; lui, l'homme prétendu populaire, qui ne peut
pardonner au comte de Morcerf d'être pair de France. Et,
tenez, cette rupture de mariage sans raison donnée : oui,
c'est bien cela.
— Informez-vous, Albert (mais ne vous emportez pas
d'avance), informez-vous, vous dis-je, et si la chose est
vraie...
153 LhJ CO.MTE DE MUME-CRISTO.
— Oh! oui, silacliose est vraie! s'écrialejeunehomme,
il me paiera tout ce que j'ai souffert.
— Prenez garde, Morcerf, c'est un homme déjà vieux.
— J'aurai égard à son âge comme il a eu égard à l'hon-
neur de ma famille ; s'il en voulait à mon père, que ne
frappait-il mon père? Oh ! non, il a eu peur de se trou-
ver en face d'un homme !
— Albert, je ne vous condamne pas, je nefaisquevous
retenir; Albert, agissez prudemment.
— Oh! n'ayez pas peur ; d'ailleurs, vous m'accompagne-
rez, Beauchamp, les choses solennelles doivent être trai-
tées devant témoin. Avant la fin de cette journée, si
I\I. Danglars est le coupable, M. Danglars aura cessé de
vivre ou je serai mort.Pardieu, Beauchamp, je veux faire
de belles funérailles à mon honneur.
— Eh bien , alors, quand de pareilles résolutions sont
prises, Albert, il faut les mettre à exécution à l'instant
même. Vous voulez aller chez M. Danglars? partons.
On envoya chercher un cabriolet de place. En entrant
dans l'hôtel du banquier, on aperçut le phaéton et le
domestique de M. Andréa Cavalcanti à la porte.
■»î ^>v — Ah ! parbleu ! voilà qui va bien , dit Albert avec une
voix sombre. Si M. Danglars ne veut pas se battre avec
moi, je lui tuerai son gendre. Cela doit se battre, un
Cavalcanti !
On annonçale jeune homme au banquier, qui, au nom
d'Albert; sachant ce qui s'élait passé la veille, fit défendre
sa porte. Mais il était trop tard, il avait suivi le laquais; il
entendit l'ordre donné, força la porte et pénétra, suivi
de Beauchamp, jusque dans le cabinet du banquier.
— Mais, monsieur! s'écria celui-ci, n'cst-onplus maî-
tre de recevoir chez soi qui l'on veut, ou qui l'on ne veut
pas? Il me semble que vous vous oubliez étrangement.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 153
— Non, monsieur, dit froidement Albert ; il y a des
circonstances, et vous êtes dans une de celles-là, où il
faut, sauf lâcheté, je vous offre ce refuge, être chez soi
pour certaines personnes du moins.
— Alors, que me voulez vous-donc, monsieur ?
— Je veux, dit Morcerf, s'approchant sans paraître
faire attention à Cavalcanti, qui était adossé à la chemi-
née ; je veux vous proposer un rendez-vous dans un
coin écarté, où personne ne vous dérangera pendant dix
minutes, je ne vous en demande pas davantage, où, de
deux hommes qui se sont rencontrés, il en restera un
sous les feuilles.
Danglars pâlit, Cavalcanti fit un mouvement. Albert
se retourna vers le jeune homme.
— Oh ! mon Dieu! dit-il, venez si vous voulez, monsieur
le comte, vous avez le droit d'y être, vous êtes presque
de la famille, et je donne de ces sortes de rendez-vous à
autant de gens qu'il s'en trouvera pour les accepter.
Cavalcanti regarda d'un air stupéfait Danglars, lequel,
faisant un effort, se leva et s'avança entre les deux jeu-
nes gens. L'attaque d'Albert à Andréa venait de le placer
sur un autre terrain ; et il espérait que la visite d'Albert
avait une autre cause que celle qu'il lui avait supposée
d'abord.
— Ah çà! monsieur, dit-il à Albert, si vous venez ici
chercher querelle à monsieur parce que je l'ai préféré à
vous, je vous préviens que je ferai de cela une affaire
de procureur du roi.
— Vous vous trompez, monsieur, dit Morcerf avec un
sombre sourire, je ne parle pas mariage le moins du
monde, et je ne m'adresse à M. Cavalcanti que parce
qu'il m'a semblé avoir eu un instant l'intention d'interve-
nir dans notre discussion. Et puis, tenez, au reste, vous
9.
15i LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
avoz raison, dit-il, je cherche aujourd'hui querelle à tout
le monde; mais soyez tranquille, monsieur Danglars, la
priorité vous appartient.
— Monsieur, répondit Danglars, pâle de colère et de
peur, je vous avertis que lorsque j'ai le malheur de ren-
contrer sur mon chemin un dogue enragé, je le tue, et
que, loin de me croire coupable, je pense avoir rendu
un service à la société. Or, si vous êtes enragé et que
vous tendiez à me mordre, je vous en préviens, je vous
tuerai sans pitié. Tiens ! est-ce ma faute, à moi, si votre
père est déshonoré ?
— Oui, misérable ! s'écria Morcerf, c'est ta faute !
Danglars fit un pas en arrière.
— Ma faute! à moi , dit-il; mais vous êtes fou! Est-ce
que je sais l'histoire grecque, moi ? Est-ce que j'ai voyagé
dans tous ces pays-là? Est-ce que c'est moi qui ai con-
seillé à votre pèjKî de vendre les châteaux de Janina ? de
trahir...
— Silence! dit Albert d'une voix sourde. Non, ce
n'est pas vous qui directement avez fait cet éclatet causé
ce malheur, mais c'est vous qui l'avez hypocritement
provoqué.
— Moi !
— Oui, vous ! D'où vient la révélation ?
— Mais il me semble que le journal vous l'a dit, de Ja-
nina, parbleu !
— Qui a écrit à Janina ?
— A Janina ?
— Oui. Qui a écrit pour demander des renseigne-
ments sur mon père ?
— Il me semble que tout le monde peut écrire à Ja-
nina.
— Une seule personne a écrit cependant.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 155
— Une seule ?
— Oui ! et cette personne, c'est vous.
— J'ai écrit, sans doute; il me semble que lorsqu'on
marie sa fille à un jeune homme, on peut prendre des
renseignements sur la famille de ce jeune homme ; c'est
non seulement un droit, mais encore un devoir.
— Vous avez écrit, monsieur, dit Albert, sachant par-
faitement la réponse qui vous viendrait.
— Moi? Ah! je vous jure bien, s'écria Danglars avec
une confiance et une sécurité qui venaient encore moins
de sa peur peut-être que de Tintérêt qu'il ressentait au
fond pour le malheureux jeune homme ; je vous jure que
jamais je n'eusse pensé à écrire à Janina. Est-ce que je
connaissais la catastrophe d'Ali-Pacha, moi ?
— Alors quelqu'un vous a donc poussé à écrire?
— Certainement.
— On vous a poussé?
— Oui.
— Qui cela?... achevez... dites...
— Pardieu! rien de plus simple ; je parlais du passé
de votre père, je disais que la source de sa fortune était
toujours restée obscure. La personne m'a demandé oii
votre père avait fait cette fortune. J'ai répondu : En
Grèce. Alors elle m'a dit : Eh bien ! écrivez à Janina.
— Et qui vous a donné ce conseil?
— Parbleu! le comte de Monte-Cristo, votre ami.
— Le comte do Monte-Cristo vous a dit d'écrire à Ja-
nina ?
— Oui, et j'ai écrit. Voulez-vous voir ma correspon-
dance ? je vous la montrerai.
Albert et Beauchamp se regardèrent.
— Monsieur, dit alors Beauchamp, qui n'avait point
encore pris la parole, il me semble que vous accusez le
VoC, LK COMTE DE MONTE-CRISTO.
comte, qui est absent de Paris, et qui ne peut se justi-
fier en ce moment?
— Je n'accuse personne, monsieur, dit Danglars, je
raconte et je répéterai devant M. le comte de Monte-
Cristo ce que je viens de dire devant vous.
— Et le comte sait quelle réponse vous avez reçue ?
— Je la lui ai montrée.
— Savait-il que le nom de baptême de mon père était
Fcrnand, et que son nom de famille î^tait Mondego ?
— Oui, je le lui avais dit depuis longtemps ; au sur-
plus, je n'ai fait là^dedans que ce que tout autre eût fait
à ma place, et même peut-être beaucoup moins. Quand,
le lendemain de cette réponse, poussé par M. de Monte-
Cristo, votre père est venu me demander ma tille officiel-
lement, comme cela se fait quand on veut en finir, j'ai
refusé, j'ai refusé net, c'est vrai, mais sans explication,
sans éclat. En effet, pourquoi aurais-je fait un éclat,
moi? En quoi l'honneur ou le déshonneur de M. de I^Iqr-
cerf m'importe-t-il? Cela ne faisait ni hausser ni baisser
la rente.
Albert sentit la rougeur lui monter au front ; il n'y
avait plus de doute , Danglars se défendait avec la bas-
sesse, mais avec l'assurance d'un homme-qui dit, sinon
toute la vérité, du moins une partie de la vérité, non
point par conscience, il'est vrai, mais par terreur. D'ail-
leurs, que cherchait Morcerf? ce n'était pas le plus ou
moins de culpabilité de Danglars ou de Monte-Cristo, c'é-
tait un homme qui répondît de l'offense légère ou
grave, c'était un homme qui se battît, et il était évident
que Danglars ne se battrait pas.
Et puis chacune des choses oubliées ou inaperçues re-
devenait visible à ses yeux ou présente à son souvenir.
Monte-Cristo savait tout, puisqu'il avait acheté la fille
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 157
d'Ali-Pacha ; or, sachant tout, il avait conseillé à Dan-
glars d'écrire à Janina. Cette réponse connue, il avait
accédé au désir manifesté par Albert d'être présenté à
llaydée ; une fois devant elle, il avait laissé l'entretien
tomber sur la mort d'Ali, ne s'opposant pas au récit
d'Haydée (mais ayant sans doute donné à la jeune fdle
dans les quelques mots romaïques qu'il avait prononcés,
des instructions qui n'avaient point permis à Morcerf de
reconnaître son père) ; d'ailleurs n'avait-il pas prié Mor-
cerf de ne pas prononcer le nom de son père devant Hay-
dée? Enfin il avait mené Albert en Normandie au mo-
ment où il savait que le grand éclat devait se faire. Il
n'y avait pas à en douter, tout cela était un calcul, et,
sans aucun doute, Monte-Cristo s'entendait avec les en-
nemis de son père.
— Albert prit Beauchamp dans un coin et lui com-
muniqua toutes ses idées.
— Vous avez raison, dit celui-ci; M. Danglars n'est,
dans ce qui est arrivé, que pour la partie brutale et maté-
rielle ; c'est à M. de Monle-Cristo que vous devez de-
mander une explication.
Albert se retourna.
— Monsieur, dit-il à Danglars, vous comprenez que je
ne prends pas encore de vous un congé définitif; il me
reste à savoir si vos inculpations sont justes, et je vais de
ce pas m'en assurer chez M. le comte de Monte-Cristo.
Et saluant le banquier, il sortit avec Beauchamp sans
paraître autrement s'occuper de Cavalcanti.
Danglars les reconduisit jusqu'à la porte, et, à la porte,
renouvela à Albert l'assurance qu'aucun motif de haine
personnelle ne l'animait contre M. le comte de Morcerf.
158 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
XI
l'insulte.
A la porte du l)anqiiier, Beaucliamp arrêla Morccrf.
— Ecoutez, lui ilil-il, tout à l'heure j^vousaidit, chez
M. Darif^Iars, que c'était à M. de Monte-Cristo que vous
deviez demander une explication?
— Oui, et nous allons chez lui,
— Un instant, Morcerf; avant d'aller chez le comte,
réfléchissez.
— A quoi voulez-vous que je réfléchisse?
— A la gravité de la démarche.
— Est-elle plus grave que d'aller chez M. Danglars?
— Oui ; M. Danglars était un homme d'argent, et, vous
le savez, les hommes d'argent savent trop le capital qu'ils
risquent pour se battre facilement. L'autre, au contraire,
est un gcntihomme, en apparence du moins ; mais ne
craignez-vous pas, sous le gentihomme, de rencontrer
le bravo ?
— Je ne crains qu'une chose, c'est de trouver un
homme qui ne se batte pas.
— Oh! soyez tranquille, dit Beauchamp, celui-là se
battra. J'ai même peur d'une chose, c'est qu'il ne se
batte trop bien ; prenez garde !
— Ami, dit Morcerf avec un beau sourire, c'est ce que
je demande; et ce qui peut m'arriver de plus heureux,
c'est d'être tué pour mon père : cela nous sauvera tous.
— Votre mère en mourra!
— Pauvre mère, dit Albert en passant la main sur ses
yeux, je le sais bien; mais mieux vaut qu'elle meure de
cela que de mourir de honte.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 159
— Vous êtes bien décide, Albert?
— Oui.
«—Allez donc! Mais croyez-vous que nous le trouvions?
— 11 devait revenir quelques heures après moi, et cer-
tainement il sera revenu.
Ils montèrent et se firent conduire avenue des Champs-
Elysées, n** 50. .
Beauchamp voulait descendre seul, mais Albert lui lit
observer que cette affairC; sortant des règles ordinaires,
lui permettait de s'écarter de l'éliqueite du duel.
Le jeune homme agissait dans tout ceci pour une cause
si sainte, que Beauchamp n'avait autre chose à faire qu'à
se prêter à toutes ses volontés : il céda donc à Morccrf
et se contenta de le suivre-
Albert ne fit qu'un bond de la loge du concierge au
perron. Ce fut Baptistin qui le reçut.
Le comte venait d'arriver clîectivement, mais il était au
bain, et avait défendu de recevoir qui que ce fût au monde.
— Mais, après le bain ? demanda Morcerf.
— Monsieur dînera.
— Et après le dîner?
— Monsieur dormira une heure.
— Ensuite? \
— Ensuite il ira à l'Opéra.
— Vous en êtes sûr? demanda Albert.
— Parfaitement sûr ; monsieur à commandé ses che-
vaux pour huit heures précises.
— Fort bien, répliqua Albert; voilà tout ce que je
voulais savoir.
Puis, se retournant vers Beauchamp :
— Sivousavcz quelque chose à (aire, Beauchamp, faites
tout de suite; si vous aviez rendez-vous ce soir, remet-
tez-le à demain. Vous comprenez que je compte sur vous
160 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
pour aller à l'Opéra. Si vous le pouvez, amenez-moi
Cluiteau-Renaud.
Beauchamp profita de la permission et quitta Albert
après lui avoir promis de le venir prendre à huit heures
moins un quart.
Rentré chez lui, Albert prévint Franz, Debray et Mor-
rel du désir qu'il avait de les voir le soir même à l'Opéra.
Puis, il alla visiter sa mère, qui, depuis les événements
de la veille, avait fait défendre sa porte et gardait la
chambre. Il la trouva au lit, écrasée par la douleur de
cette humiliation publique.
La vue d'Albert produisit sur Mercedes l'effet qu'on en
pouvait attendre; elle serra la main de son fils et éclata
en sanglots. Cependant ces larmes la soulagèrent.
Albert demeura un instant debout et muet près du
visage de sa mère. On voyait, à son visage paie et à ses
sourcils froncés, que sa résolution de vengeance s'émous-
sait de plus en plus dans son cœur.
— Ma mère, demanda Albert, est-ce que vous connais-
sez quelque ennemi à M. de Morcerf ?
Mercedes tressaillit; elle avait remarqué que le jeune
homme n'avait pas dit : à mon père.
— Mon ami, dit-elle, les gens dans la position du comte
ont beaucoup d'ennemis qu'ils ne connaissent point.
D'ailleurs, les ennemis qu'on connaît ne sont point,
vous les avez, les plus dangereux.
— Oui, je sais cela; aussi j'en appelle à toute votre
perspicacité. Ma mère, vous êtes une femme si supé-
rieure, que rien ne vous échappe, à vous !
— Pourquoi me dites-vous cela?
— Parce que vous aviez remarqué, par exemple, que
le soir du bal que nous avons donné, M. de Monte-Cristo
n'avait rien voulu prendre chez nous.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 161
Mercedes se soulevant toute tremblante sur son bras
brûlé par la fièvre :
— M. de Monte-Cristo ! s'écria-t-elle, et quel rapport
cela aurait-il avecla question que vous me faites?
— Vous le savez, ma mère, M. de Monte-Cristo est
presque un homme d'Orient, et les Orientaux, pour con-
server toute liberté de vengeance, ne mangent ni ne boi-
vent jamais chez leurs ennemis.
— M. de Monte-Cristo, notre ennemi, dites-vous, Al-
bert? reprit Mercedes en devenant plus pâle que le drap
qui la couvrait. Qui vous a dit cela? pourquoi? Vous
êtes fou, Albert. M. de Monte-Cristo n'a eu pour nous que
des politesses. M. de Monte-Cristo vous a sauvé la vie,
c'est vous-même qui nous l'avez présenté. Oh ! je vous en
prie, mon (ils, si vous aviez une pareille idée, écartez-la,
et si j'ai une recommandation à vous faire, je dirai plus,
si j'ai une prière à vous adresser, tenez-vous bien avec
lui.
— Ma mère, répliqua le jeune homme avec un sombre
regard, vous avez vos raisons pour me dire de ménager
cet homme.
— Moi ! s'écria Mercedes, rougissant avec la même ra-
pidité qu'elle avait pâli, et redevenant presque aussîrot
plus pâle encore qu'auparavant.
— Oui, sans doute, et celte raison, n'est-ce pas, reprit
Albert, est que cet homme ne peut nous faire du mal ?
Mercedes frissonna; et attachant sur son lils un regard
scrutateur :
— Vous me parlez étrangement, dit-elle à Albert, et
vous avez de singulières préventions, ce me semble. Que
vous a donc fait le comte ? Il y a trois jours vous étiez avec
lui en jNormandie ; il y a trois jours je le regardais et
vous le regardiez vous-même comme votre meilleur ami.
1C2 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Un sourire ironique effleura les lèvres d'Albert. Merce-
des vit ce sourire, et avec son double instinct de femme
et de mère elle devina tout; mais, prudente et lorle, elle
cacha son trouble et ses frémissements.
Albert laissa tomber la conversation ; au bout d'un ins-
tant la comtesse la renoua.
— Vous veniez me demandercomment j'allais, dit-elle,
je vous répondrai franchement, mon ami, que je ne me
sens pas bien. Vous devriez vous installer ici, Albert, vous
me tiendriez compagnie ; j'ai bien besoin de n'être pas
seule.
— Ma mère, dit le jeune homme, je serais à vos ordres,
et vous savez avec quel bonheur, si une affaire pressée et
importante ne me forçait à vous quitter toute la soirée.
— Ah! fort bien, répondit Mercedes avec un soupir ;
allez, Albert, je ne veux point vous rendre esclave de votre
piété filiale.
Albert fit semblantde ne point entendre, salua sa mère
et sortit.
A peine lejeune homme eut-il refermé la porte, que Mer-
cedes fit appeler un domestique de confiance et lui or-
donna de suivre Albert partout où il irait dans la soirée,
et de lui en venir rendre compte à l'instant même.
Puis elle sonnasa femme de chambre, etsifaible qu'elle
fût, se fit habiller pour être prête à tout événemeut.
La mission donnée au laquais n'était pas difficile à exé-
cuter. Albert rentra chez lui et s'habilla avec une sorte de
recherche sévère. A huit heures moinsdix minutes Beau-
champ arriva: il avait vu Château-Renaud, lequel avait
promis de se trouver à l'orchestre avant le lever du ri-
deau.
Tous deux montèrent dans le coupé d'Albert, qui,
n'ayant aucune raison de cacher où il allait, dit tout haut:
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 1G3
— A l'Opéra I
Dans son impatience,ilavaitdevancé le lever du rideau.
CluUeau-Renaud était à sa stalle: prévenu de tout par
Beauchamp, Albert n'avait aucune explication à luidon-
ner.Laconduitedecenischerchantà vengerson père était
slsimple, que Château-Renaud ne tenta en rien de le dis-
suader, et se contenta de lui renouveler l'assurance qu'il
était à sa disposition.
Debray n'était pas encore arrivé, mais Albert savait
qu'il manquait rarement une représentation de l'Opéra.
Albert erra dans le théâtre jusqu'au lever du rideau. Il
espérait rencontrer Monte-Cristo, soit dans le couloir,
soit dans l'escalier. La sonnette l'appela à sa place, et il
vint s'asseoir à l'orchestre, entre Château-Uenaud et
Beauchamp.
Mais ses yeux ne quittaient pas cette loge d'entre-co-
lonnes qui, pendant tout le premier acte, semblait s'obs-
tiner à rester fermée.
Enfin, comme Albert, pour la centième fois interro-
geait sa montre, au commencement du deuxième acte, la
porte de la loge s'ouvrit, et Monte-Cristo, vêtu de noir,
entra et s'appuyacà la rampe pour regarder dansla salle;
Morrel le suivait, cherchantdes yeux sa sœur et son beau-
frère. Il les aperçut dans une loge du second rang, et
leur fit signe.
Le comte, en jetant son coup d'œil circulaire dans la
salle, aperçut une tête pâle et des yeux étincelants qui sem-
blaientattirer avidement ses regards ; il reconnut bien Al-
bert; mais l'expression qu'il remarqua sur ce visage bou-
leversé lui conseillasansdoute de nepoinll'avoirremar-
qué. Sans faire donc aucun mouvementqui décelât sa pen-
sée, il s'assit, tira son binocle de son étui,etlorgna d'un
autre côté.
164 LE COMTE DE iMONTE-CRlSTO.
Mais sans paraître voir Albert, le comtejne le perdait pas
de vue, et, lorsque la toile tomba sur la fin du second acte,
son coup d'œil infaillibleetsîirsuivit le jeune homme sor-
tant de l'orchestre et accompagné de ses deux amis.
Puis, la même tête reparut aux carreaux d'une première
loge, en face de la sienne. Le comte sentait venir à lui la
tempête, et lorsqu'il entendit la clé tourner dans la ser-
rure de sa loge, quoiqu'il parlât en ce moment même à
Morrel avec son visage le plus riant, le comte savait à quoi
s'en tenir, et il s'était préparé à tout.
La porte s'ouvrit.
Seulement alors, Monte-Cristo se retourna et aperçut
Albert, livide et tremblant; derrière lui étaient Beauchamp
et Château-Renaud.
— Tiens 1 s'écria-t-il, avec celte bienveillante politesse
qui distinguait d'habitude son salut des banales civilités
du monde, voilà mon cavalier arrivé au but ! Bonsoir,
monsieur de Morcerf.
Et le visage de cet homme, si singulièrement maîtreda
lui-même, exprimait la plus parfaite cordialité.
Morrel alors se rappela seulement la lettre qu'il avait
reçue du vicomte, et dans laquelle, sans autre explication,
celui-ci le priaitde se trouver àl'Opéra; etil comprit qu'il
allait se passer quelque chose de terrible.
— Nousne venonspoint ici pouréchangerd'hypocrites
politesses ou de faux semblants d'amitié, dit le jeune hom-
me ; nous venons vous demander une explication, mon-
sieur le comte.
La voix tremblante du jeune homme avait peine à passer
entre ses dents serrées.
— Une explication à l'Opéra? dit le comte avec ce ton
si calme et avec ce coup d'œil si pénétrant, qu'on recon-
naît à ce double caractère l'homme éternellement sîîr de
LE COMTE DE MONTË-CHlSÎO. 1G5
lui-même. Si peu familier que je sois avec les habitudes
parisiennes, je n'aurais pas cru, monsieur, que ce fût lu
que les explications se demandaient.
— Cependant, lorsque les gensse font celer, dit Albert,
lorsqu'on ne peut pénétrer jusqu'à eux, sous prétexte
qu'ils sont au bain, à la table ou au lit, il faut bien s'a-
dresser là oîi on les rencontre.
— Je ne suis pas difficile à rencontrer,dit Monte-Cristo,
car hier encore, monsieur, si j'ai bonne mémoire, vous
étiez chez moi.
— Hier, monsieur, dit le jeune homme, dont la tête
s'embarrassait, j'étais chez vous parce que j'ignorais qui
vous étiez.
Et en prononçant ces paroles, Albert avait élevé la voix
de manière à ce que les personnes placées dans les loges
voisines l'entendissent, ainsi que celles qui passaient
dans le couloir.
Aussi les personnes des loges se retournèrent-elles, et
celles du couloir s'arrétèrent-elles derrière Beauchampel
Château-Renaud au bruit de cette altercation.
— D'où sortez-vous donc, monsieur? dit Monte-Cristo
sans la moindre émotion apparente. Vousnesemblezpas
jouir de votre bon sens.
— Pourvu queje comprenne vos perfidies, monsieur, et
que je parvienne à vous faire comprendre que je veux m'en
venger, je serai toujours assez raisonnable, dit Albert, fu-
rieux.
— Monsieur, je ne vous comprends point, répliqua
Monte-Cristo, et quand même je vous comprendrais, vous
n'en parleriez encore que trop haut. Je suis ici chez moi,
monsieur, et moi seul ai le droit d'y élever la voix au-des-
sus des autres. Sortez, monsieur !
Et Monte-Cristo montra la porte ù Albert avec un geste
admirable de commandement.
160 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Ah! je vous en ferai bien sortir de chez vous! reprit
Albert en froissant dans ses mains convulsives son gant,
que le comte ne perdait pas de vue.
— Bien, bien ! dit llegmatiquement Monte-Cristo, vous
me cherchez querelle, monsieur, je vois cela ; mais un
conseil, vicomte, et retenez-le bien : c'est une coutume
mauvaise que de faire du bruit en provoquant. Le bruit
ne va pas à tout le monde, monsieur de Morcerf.
A ce nom, un murmure d'étonnement passa comme un
frisson parmi les auditeurs de cette scène. Depuis la veille
le nom de Morcerf était dans toutes les bouches.
Albert, mieux que tous, et le premier de tous, comprit
l'allusion, et fit un geste pour lancer son gant au visage
du comte; mais Morrel lui saisit le poignet, tandis que
Beauchamp et Château-Renaud, craignant que la scène ne
dépassât la limite d'une pi'ovocation, le retenaient par
derrière.
Mais Monte-Cristo, sans se lever, en inclinant sa
chaise, étendit la main seulement, et saisissant entre les
doigts crispés du jeune homme le gant humide et écrasé :
— Monsieur, dit-il avec un accent terrible, je tiens
votre gant pour jeté, et je vous l'enverrai roulé autour
d'une balle. Maintenant sortez de chez moi, ou j'appelle
mes domestiques, et je vous fais jeter à la porte.
Ivre, effaré, les yeux sanglants, Albert fit deux pas en
arrière.
Morrel en profita pour refermer la porte.
Monte-Cristo reprit sa jumelle et se remit à lorgner,
comme si rien d'extraordinaire ne venait de se passer.
Cet homme avait un cœur de bronze et un visage de
marbre.
Morrel se pencha à son oreille :
— Que lui avez-vous fait? dit-il.
LE COMTÉ DE MONTE-CRISTO. 167
—Moi? rien, personnellement du moins, dit Monte-
Cristo.
Cependant cette scène étrange doit avoir une cause?
— L'aventure du comte de Morcerf exaspère le malheu-
reux jeune homme.
— Y êtes-vous donc pour quelque chose?
— C'est par Haydée que la chambre a été instruite de
la trahison de son père.
— En effet, dit Morrel, on m'a dit, mais je n'avais pas
voulu le croire, que cette esclave grecque' que j'ai vue
avec vous ici, dans cette loge même, était la lille d'Ali-
Pacha; mais je n'ai point voulu le croire.
— C'est la vérité cependant.
— Oh ! mon Dieu ! dit Morrel, je comprends tout alors,
et cette scène était préméditée.
— Comment cela?
— Oui, Albert m'a écrit deme trouver ce soir à l'Opéra;
c'était pour me rendre témoin de l'insulte qu'il voulait
vous faire.
— Probablement, dit Monte-Cristo avec son impertur-
bable tranquillité.
— Mais que ferez-vous de lui?
— De qui?
-—D'Albert?
— D'Albert? repritMonte-Cristo du même ton, ce que
j'en ferai, Maximilien ? Aussi vrai que vous êtes ici et
que je vous serre la main, je le tuerai demain avantdix
heures du matin. Yoilà ce que j'en ferai.
Morrel, à son tour, prit la main de Monte-Cristo dans
les deux siennes, et il frémit en sentant celte main froide
et calme.
— Ah! comte, dit-il, son père l'aime tant!
• — Ne médites pas ces choses-là! s'écria Monte-Cristo
J 08 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
aveclepremiermouvementdecolèrequ'il eûtpani éprou-
ver; je le ferais soiilîrir!
Morrel, stupéfait, laissa tomber la main de Monte-
Cristo.
— Comte, comte! dit-il.
— Cher Maximilien, interrompit le comte, écoutez de
quelle adorable façon Duprez chante cette phrase :
0 Mathildc ! idole de mon âme.
Tenez, j'ai deviné le premier Duprez à Napleset l'ai
applaudi le premier. Bravo ! bravo !
Morrel comprit qu'il n'y avait plus rien à dire, et il
attendit.
La toile, qui s'était levée à la fin delà scène d'Albert,
retomba presque aussitôt. On frappa à la porte.
— Entrez, dit Monte-Cristo sans que sa voix décelât
la moindre émotion.
Beauchamp parut.
— Bonsoir, monsieur Beauchamp, dit Monte-Cristo,
comme s'il voyait le journaliste pour la première fois de
la soirée; asseyez-vous donc.
Beauchamp salua, entra et s'assit.
— Monsieur, dit-il à Monte-Cristo, j'accompagnais
tout à l'heure, comme vous avez pu le voir, M. de Mor-
cerf.
— Ce qui veut dire, reprit Monte-Cristo en riant, que
vous venez probablement de dîner ensemble. Je suis heu-
reux de voir, monsieur Beauchamp, que vous êtes plus
sobre que lui.
— Monsieur, dit Beauchamp, Albert a eu, j'en con-
viens, le tort de s'emporter, et je viens pour mon propre
compte vous faire des excuses. Maintenant que mes ex-
cuses sont faites, les miennes, entendez-vous, monsieur
le comte, je viens vous dire que je vous crois trop galant
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 169
homme pour refuser de me donner quelque explication
au sujet de vos relations avec les gens de Janina ; puis
j'ajouterai deux mots sur cette jeune Grecque.
Monte-Cristo fit de la lèvre et des yeux un petit geste
qui commandait le silence.
— Allons ! ajouta-t-il en riant, voilà toutes mes espé-
rances détruites.
— Comment cela? demanda Beauchamp.
— Sans doute, vous vous empressez de me faire une
réputation d'excentricité: je suis, selon vous, un Lara,
un Manfred, un lord Rutliwen ; puis, le moment de me
voir excentrique passé, vous gâtez votre type, vous
essayez de faire de moi un homme banal. Vous me voulez
commun, vulgaire; vous me demandez des explications
enfin. Allons donc! monsieur Beauchamp, vous voulez
rire.
— Cependant, reprit Beauchamp avec hauteur, il est
des occasions où la probité commande
Monsieur Beauchamp, interrompit l'homme étrange,
ce qui commande à M. le comte de Monte-Cristo c'est
M. le comte de Monte-Cristo. Ainsi donc, pas un mot de
tout cela, s'il vous plaît. Je fais ce que je veux, monsieur
Beauchamp, et, croyez-moi, c'est toujours fort bien fait.
— Monsieur, répondit le jeune homme, on ne paie pas
d'honnêtes gens avec cette monnaie; il faut des garanties
à l'honneur.
— Monsieur, je suis une garantie vivante, reprit Monte-
Cristo, impassible, mais dont les yeux s'enflammaient
d'éclairs menaçants. Nous avons tous deux dans les veines
du sang que nous avons envie de verser, voilà notre ga-
rantie mutuelle. Reportez cette réponse au vicomte, et
dites-lui que demain, avant dix heures, j'aurai vu la cou-
leur du sien.
dO
no LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— 11 ne me reste donc, dit Ceauchamp, qu'à fixer les
arrangements du combat.
— Cela m'est parfaitement, indifférent, monsieur, dit
le comte de Monte-Cristo; il était donc inutile de venir
me déranger au spectacle pour si peu de chose. En
France, on se bat à l'épée ou au pistolet : aux colonies,
on prend la carabine : en Arabie, on a le poignard. Dites
à votre client que quoique insulté, pour être excentrique
jusqu'au bout, je lui laisse le choix des armes, et que
j'accepterai tout sans discussion, sans conteste ; tout,
entendez-vous bien! tout, même le combat par voie du
sort, ce qui est toujours stupide. Mais moi, c'est autre
chose : je suis sûr de gagner.
— Sûr de gagner ! répéta Beauchamp en regardant le
comte d'un œil effaré.
— Eh certainement, dit Monte-Cristo en haussant
légèrement les épaules. Sans cela je ne me battrais pas
avec M. de Morcerf. Je le tuerai, il le faut, cela sera.
Seulement, par un mot ce soir chez moi, indiquez-moi
l'arme et l'heure ; je n'aime pas à me faire attendre.
— Au pistolet, à huit heures du matin, au bois de Vin-
cennes,ditBeauchamp, décontenancé, ne sachant pas s'il
avait affaire à un fanfaron outrecuidant ou à un être sur-
naturel.
— C'estbien, monsieur, dit Monte-Cristo. Maintenant
que tout est réglé, laissez-moi entendre le spectacle, je
vous prie, et dites à votre ami Albert de ne pas revenir
ce soir: il se ferait tort avec toutes ses brutalités de
mauvais goût. Qu'il rentre et qu'il dorme.
Beauchamp sortit tout étonné.
— Maintenant, dit Monte-Cristo en se retournant vers
Morrel, je compte sur vous, n'est-ce pas ?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. HI
— Certainement, dit Morrel, et vous pouvez disposer
de moi, comte; cependant...
— Quoi?
— Il serait important, comte, que je connusse la vé-
ritable cause...
— C'est à dire, que vous me refusez?
— Non pas.
—La véritable cause? Morrel, dit le comte; ce jeune
homme lui-même marche en aveugle et ne la connaît pas.
JLa véritable cause, elle n'est connue que de moi et de
Dieu ; mais je vous donne ma parole d'honneur, Morrel,
que Dieu, qui la connaît, sera pour nous.
— Cela suffit, comte, dit Morrel. Quel est votre second
témoin ?
— Je ne connais personne à Paris à qui je veuille faire
cet honneur, que vous, Morrel, et votre frère Emma-
nuel. Croyez-vous qu'Emmanuel veuille me rendre ce
service ?
— Je vous réponds de lui comme de moi, comte.
— Bien ! c'est tout ce qu'il me faut. Demain, à sept
heures du matin chez moi, n'est-ce pas?
— Nous y serons.
— Chut! voici la toile qui se lève, écoutons. J'ai l'ha-
bitude de ne pas perdre une note de cet opéra; c'est une
si adorable musique que celle de Guillaume Tell !
XII
U NUIT.
M. de Monte-Cristo attendit, scion son habitude, que
Duprez eût chanté son fameux Suivez-moi ! et alors seu-
lement il se leva et sortit,
172 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
A la porte, Morrel le quitta en renouvelant la pro-
messe d'être chez lui, avec Emmanuel, le lendemain ma-
tin à sept heures précises.
Puis il monta dans son coupé, toujours calme et sou-
riant.
Cinq minutes après il était chez lui.
Seulement il eût fallu ne pas connaître le comte pour
se laisser tromper à l'expression avec laquelle il dit en
entrant à Ali :
— Ali, mes pistolets à crosse d'ivoire!
Ali apporta la boîte à son maître, et celui-ci se mit
à examiner ces armes avec une sollicitude bien naturelle
à un homme qui va confier sa vie à un peu de fer et de
plomb.
C'étaient des pistolets particuliers que Monte-Cristo
avait fait faire pour tirer à la cible dans ses appartements.
Une capsule suffisait pour chasser la balle, et de la cham-
bre à côté on n'aurait pas pu se douter que le comte,
comme on dit en termes de tir, était occupé à s'entre-
tenir la main.
Il en était à emboîter l'arme dans sa main, et à cher-
cher le point de mire sur une petite plaque de tôle qui
lui servait de cible, lorsque la porte de son cabinet s'ou-
vrit et que Baptistin entra.
Mais avant même qu'il eût ouvert la bouche, le comte
aperçut dans la porte, demeurée ouverte, une femme voi-
lée, debout, dans la pénombre delà pièce voisine, et qui
avait suivi Baptistin.
Elle avait aperçu le comte le pistolet à la main, elle
voyait deux épées sur une table, elle s'élança.
Baptistin consultait son maître du regard.
Le comte fit un signe, Baptistin sortit, et referma la
porte derrière lui.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. ITS
— Qui ctes-vous, madame? dit le comte à la femme
voilée.
L'inconnue jeta un regard autour d'elle pour s'assurer
qu'elle étaitbien seule, puis s'inclinant comme sielleeùt
voulu s'agenouiller, et joignant les mains avec l'accent
du désespoir :
— Edmond, dit-elle, vous ne tuerez pas mon fils!
Le comte fit un pas en arrière, jeta un faible cri et
laissa tomber l'arme qu'il tenait.
— Quel nom avez-vous prononcé là, madame de Mor-
cerf? dit-il.
— Le vôtre! s'écria-t-elle en rejetant son voile, le
vôtre que seule, peut-être, je n'ai pas oublié. Edmond,
ce n'est point madame de Morcerf qui vient à vous, c'est
Mercedes.
— Mercedes est morte, madame, dit Monte-Cristo,
et je ne connais plus personne de ce nom.
— Mercedes vit, monsieur, et Mercedes se souvient,
car seule elle vous a reconnu lorsqu'elle vous a vu, et
même sans vous voir, à votre voix, Edmond, au seul
accent de votre voix ; et depuis ce temps elle vous suit
pas à pas, elle vous surveille, elle vous redoute, et elle
n'a pas eu besoin, elle, de chercher la main d'où parlait
le coup qui frappait M. de Morcerf.
— Fernand. voulez-vous dire, madame, reprit Monte-
Cristo avec une ironie amère ; puisque nous sommes en
train de nous rappeler nos noms, rappelons-nous-les
tous.
Et Monte-Cristo avait prononcé ce nom de Fernand
avec une telle expression de haine, que Mercedes sentit
le frisson de l'effroi courir par tout son corps.
— Vous voyez bien, Edmond, que je ne me suis pas
10.
174 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
trompée! s'écria Mercedes, et que j'ai raison de vous
dire: Épargnez mon lils!
— Et qui vous a dit, madame, que j'en voulais à votre
fils?
— Personne, mon Dieu! mais une mère est douée de
la double vue. J'ai tout deviné ; je l'ai suivi ce soir à
rOpéra, et, cachée dans une baignoire, j'ai tout vu.
— Alors, si vous avez tout vu, madame, vous avez vu
que le fils de Fernand m'a insulté publiquement? dit
Monte-Cristo avec un calme terrible.
— Oh! par pitié!
— Vous avez vu, continua le comte, qu'il m'eût jeté
son gant à la figure si un de mes amis, M. Morrel, ne
lui eût arrêté le bras.
— Écoutez-moi. Mon (ils vous a deviné aussi, lui; il
vous attribue les malheurs qui frappent son père.
— Madame, dit Monte-Cristo, vous confondez: ce ne
sont point des malheurs, c'est un châtiment. Ce n'est
pas moi qui frappe M. de Morcerf, c'est la Providence
qui le punit.
— Et pourquoi vous substituez-vous à la Providence?
s'écria Mercedes. Pourquoi vous souvenez-vous quand
elle oublie? Que vous importent, à vous Edmond, Janina
et son vizir? Quel tort vous a fait Fernand Mondego en
trahissant Ali-Tebclin?
— Aussi, madame, répondit Monte-Cristo, tout ceci
est-il une affaire entre le capitaine franc et la fille de Ya-
siliki. Cela ne me regarde point, vous avez raison, et si
j'ai juré de me venger, ce n'est ni du capitaine franc ni
du comte de Morcerf: c'est du pêcheur Fernand, mari
de la Catalane Mercedes.
— Ah! monsieur ! s'écria la comtesse, quelle terrible
vengeance pour une faute que la fatalité m'a fait com-
"• • ■!-• 'y
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 175
mettre ! Car la coupable, c'est moi, Edmond, et si vous
avez à vous venger de quelqu'un, c'est de moi qui ai man-
qué de force contre votre absence et mon isolement.
— Mais, s'écria Monte-Cristo, pourquoi étais-je ab-
sent? pourquoi étiez-vous isolée?
— Parce qu'on vous a arrêté, Edmond, parce que vous
étiez prisonnier.
— Et pourquoi étais-je arrêté ? pourquoi étais-je pri-
sonnier ?
— Je l'ignore, dit Mercedes.
— Oui, vous l'ignorez, madame, je l'espère du moins.
Eh bien ! je vais vous le dire, moi. J'étais arrêté, j'étais
prisonnier, parce que sous la tonnelle de la Réserve, la
veille même du jour où je devais vous épouser, uiihomme
nommé Danglars avait écrit cette lettre que le pêcheur
Fernand se chargea lui-même de mettre à la poste.
Et Monte-Cristo, allant à un secrétaire, lit jaillir un
tiroir où il prit un papier qui avait perdu sa couleur
première, et dont l'encre était devenue couleur de
rouille, qu'il mit sous les yeux de Mercedes.
C'était la lettre de Danglars au procureur du roi, que,
le jour où il avait payé les deux cent mille francs à M. de
Boville, le comte de Monte-Cristo, déguisé en mandataire
de la maison Thomson et French, avait soustraite au
dossier d'Edmond Dan tes.
Mercedes lut avec effroi les lignes suivantes :
« Monsieur le procureur du roi est prévenu par un ami
du trône et de la religion que le nommé Edmond Danlès,
second du navire le Pharaon, arrivé ce matin de Smyrne,
après avoir touché à Naples et à Porto-Ferrajo, a été
chargé par Murât d'une lettre pour l'usurpateur, et, par
l'usurpateur, d'une lettre pour le comité bonapartiste de
Paris.
176 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
a On aura la preuve de ce crime en l'arrêtant, car on
trouvera celte lettre ou sur lui, ou chez son père, ou dans
sa cabine à bord du Pharaon. »
— Oh ! mon Dieu ! fit Mercedes en passant sa main sur
son front mouillé de sueur; et cette lettre...
— Je l'ai achetée deux cent mille francs, madame, dit
Monte-Cristo ; mais c'est bon marché encore, puisqu'elle
me permet aujourd'hui de me disculper à vos yeux.
— Et le résultat de cette lettre?
— Vous le savez, madame, a été mon arrestation ; mais
c e que vous ne savez pas, madame, c'est le temps qu'elle
a duré, cette arrestation. Ce que vous ne savez pas, c'est
que je suis resté quatorze ans à un quart de lieue de vous,
dans un cachot du château d'If. Ce que vous ne savez pas,
c'est que chaque jour de ces quatorze ans j'ai renouvelé
le vœu de vengeance que j'avais fait le premier jour, et
cependant j'ignorais que vous aviez épousé Fernand,
mon dénonciateur, et que mon père était mort, et mort
de faim !
— Juste Dieu ! s'écria Mercedes, chancelante.
— Mais voilà ce que j'ai su en sortant de prison, qua-
torze ans après y être entré, et voilà ce qui fait que sur
Mercedes vivante et sur mon père mort, j'ai juré de me
venger de Fernand, et... et je me venge.
— Et vous êtes sûr que le malheureux Fernand a fait
cela?
— Sur mon àme, madame, et il l'a fait comme je vous
le dis; d'ailleurs ce n'est pas beaucoup plus odieux que
d'avoir, Français d'adoption, passé aux Anglais; Espa-
gnol de naissance, avoir combattu contre les Espagnols;
stipendiairc d'Ali, trahi et assassiné Ali. En face de pareil-
leschoses, qu'était-ce que lalettre que vous venez de lire?
une mystification galante que doit pardonner, jel'avoueet
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 177
le comprends, la femme qui a épousé cet homme, mais
que ne pardonne pas l'amant qui devait l'épouser. Eh
bien ! les Français ne se sont pas vengés du traître, les
Espagnols n'ont pas fusillé le traître. Ali, couché dans
sa tombe, a laissé impuni le traître; mais moi, trahi,
assassiné, jeté aussi dans une tombe, je suis sorti de
cette tombe par la grâce de Dieu, je dois à Dieu de me
venger; il m'envoie pour cela, et me voici.
La pauvre femme laissa retomber sa tête et ses mains ;
ses jambes plièrent sous elle, et elle tomba à genoux.
— Pardonnez, Edmond, dit-elle, pardonnez pour
moi, qufvousaime encore !
La dignité de l'épouse arrêta l'élan de l'amante et de
la mère.
Son front s'inclina presque à toucher le tapis.
Le comte s'élança au-devant d'elle et la releva.
Alors, assise sur un fauteuil, elle put, à travers ses
larmes, regarder lemâlevisage de Monte-Cristo, sur le-
quel la douleur et la haine imprimaient encore un ca-
ractère menaçant.
— Que je n'écrase pas celte race maudite! murmura-
t-il ; que je désobéisse à Dieu, qui m'a suscité pour sa pu-
nition ! impossible, madame, impossible !
— Edmond, dit la pauvre mère, essayant de tous les
moyens ; mon Dieu ! quand je vous appelle Edmond,
pourquoi ne m'appelez-vous pas Mercedes ?
— Mercedes, répéta Monte-Cristo, Mercedes! Eh bien!
oui , vous avez raison, ce nom m'est doux encore à pro-
noncer, et voilà la première fois, depuis bien longtemps,
qu'il retentit si clairement au sortir de mes lèvres. Oh !
Mercedes, votre nom, je l'ai prononcé avec les soupirs
de la mélancolie, avec les gémissements de la douleur,
avec le râle du désespoir; je l'ai prononcé, glacé parle
178 LE COMTE DE MONTE-CRISTO,
froid, accroupi sur la paille de mon cachot ; je l'ai pro-
j^'oncé, dévoré par la chaleur, en me roulant sur les dal-
les de ma prison- Mercedes, il faut que je me venge, car
quatorze ans /'•'ii souffert, quatorze ans j'ai pleuré, j'ai
maudit; maintenant; je vous le dis, Mercedes, il faut
que je me venge !
Et le comte, tremblant de céder aux prières dc celle
qu'il avait tant aimée, appelait ses souvenirs au secours
de sa haine.
— Vengez-vous, Edmond! s'écria la pauvre mère, mais
vengez-vous sur les coupables ; vengez-vous sur lyi, ven-
gez-vous sur moi, mais ne vous vengez pas sur mon fils !
— 11 est écrit dans le Livre saint, répondit Monte»
Cristo: «Les fautes des pères retomberont sur les enfants
jusqu'à la troisième et quatrième génération. « Puisque
Dieu a dicté ces propres paroles à son prophète, pourquoi
serais-je meilleur que Dieu?
— Parce que Dieu a le temps et Télernité, ces deux
choses qui échappent aux hommes.
Monte-Cristo poussa un soupir qui ressemblait à un
rugissement, et saisit ses beaux cheveuxà pleines mains.
— Edmond, continua Mercedes, les bras tendus vers
le comte, Edmond, depuis que je vous connais j'ai adoré
votre nom, j'ai respecté votre mémoire. Edmond, mon
ami, ne me forcczpas de tenir cette image noble et pura
reflétée sans cesse dans le miroir de mon cœur. Edmond,
si vous saviez toutes les prières que j'ai adressées pour
vous à Dieu, tant que je vous ai espéré vivant et depuis
que je vous ai cru mort, oui, mort, hélas ! Je croyais vo-
tre cadavre enseveli au fond de quelque sombre tour; je
croyais votre corps précipité au fond de quelqu'un de ces
abîmes oiî les geôliers laissent rouler les prisonniers
morts, et je pleurais! Bloi, que pouvais-je pour vous,
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 179
Edmond, sinon prier ou pleurer? Ecoutez-moi; pendant
dix ans j'ai fait chaque nuit le même rêve. On a dit que
vous aviez voulu fuir, que vous aviez pris la place
d'un prisonnier, que vous vous étiez glissé dans le suaire
d'un mort, et qu'alors on avait lancé le cadavre vivant
du haut en bas du château d'If; et que le cri que vous
aviez poussé en vous brisant sur les rochers avait seul
révélé la substitution à vos ensevelisseurs, devenus vos
bourreaux. Eh bien! Edmond, je vous le jure sur la tête
de ce fils pour lequel je vous implore, Edmond, pen-
dant dix ans j'ai vu chaque nuit des hommes qui balan-
çaient quelque chose d'informe et d'inconnu au haut
d'un rocher; pendant dix ans j'ai, chaque nuit, entendu
un cri terrible qui m'a réveillée frissonnante et glacée.
Et moi aussi, Edmond, oh! croyez-moi, toute criminelle
que je fus, oh ! oui, moi aussi, j'ai bien souffert !
— Avez-vous senti mourir votre père en votre ab-
sence? g'écria Monte-Cristo enfonçant ses mains dans
ses cheveux ; avez-vous vu la femme que vous aimiez
tendre sa main à votre rival; tandis que vous râliez au
fond du gouffre?...
— Non, interrompit Mercedes ; mais j'ai vu celui que
j'aimais prêt à devenir le meurtrier de mon fils!
Mercedes prononça ces paroles avec une douleur si
puissante, avec un accent si désespéré, qu'à ces paroles
et à cet accent un sanglot déchira la gorge du comte.
Le lion était dompté; le vengeur était vaincu.
— Que demandez-vous ? dit-il ; que votre fils vive ?
eh bien, il vivra!
Mercedes jeta un cri qui fit jaillir deuxlarmesdes pau-
pières de Monte-Cristo, mais ces deux larmes disparurent
presque aussitôt, car sans doute Dieu avait envoyé quel-
que ange pour les recueillir, bien autrement précieuses
180 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
qu'elles étaient aux yeux du Seigneur queles plus riches
perles de Guzarate et d'Ophir.
— Oh ! s'écria-t-elle en saisissant la main du comte
et en la portant à ses lèvres, oh! merci, merci, Edmond!
te voilà bien tel que je t'ai toujours rêvé, tel que je t'ai
toujours aimé. Oh ! maintenant je puis le dire.
— D'autant mieux, réponditMonte-Cristo, que le pau-
vre Edmond n'aura pas longtemps à être aimé par vous.
La mort va rentrer dans la tombe, le fantôme va rentrer
dans la nuit.
— Que dites-vous, Edmond ?
— Je dis que puisque vous l'ordonnez, Mercedes, il
faut mourir.
— Mourir! Et qu'est-ce qui dit cela? Qui parle de
mourir? d'où vous reviennent ces idées de mort ?
— Vous ne supposez pas qu'outragé publiquement, en
face de toute une salle, en présence de vos amis et de
ceuxde votre fils, provoqué par un enfantqui se glorifiera
de mon pardon comme d'une victoire; vous ne supposez
pas, dis-je, que j'aie un instant le désir de vivre. Ce que
j'ai le plus aimé après vous, Mercedes, c'est moi-même,
c'est à dire ma dignité, c'est à dire cette force qui me
rendait supérieur aux autres hommes; cette force, c'é-
tait ma vie. D'un mot vous la brisez. Je meurs.
— Mais ce duel n'aura pas lieu, Edmond, puisque
vous pardonnez.
— Il aura lieu, madame, dit solennellement Monte-
Cristo ; seulement au lieu du sang de votre fils que de-
vait boire la terre, ce sera le mien qui coulera.
Mercedes poussa un grand cri et s'élança vers Monte-
Cristo; mais tout à coup elle s'arrêta.
— Edmond, dit-elle, il y a un Dieu au-dessus de nous,
puisque vous vivez, puisque je vous ai revu, et je me lie
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. I8l
lui du plus profond de mon cœur. En attendant son ap-
pui, je me repose sur votre parole. Vous avez dit que
mon fils vivrait ; il vivra, n'est-ce pas?
— Il vivra, oui, madame, dit Monte-Cristo, étonné
que, sans autre exclamation, sans autre surprise, Merce-
des eiit accepté l'héroïque sacrifice qu'il lui faisait.
Mercedes tendit la main au comte.
— Edmond^ dit-elle, tandis que ses yeux se mouil-
laient de larmes en regardant celui auquel elle adressait
la parole, comme c'est beau de votre part, comme c'est
grand ce que vous venez de faire là, comme c'est sublime
d'avoir eu pitié d'une pauvre femme qui s'offrait à vous
avec toutes les chances contraires à ses espérances ! Hé-
las ! je suis vieillie par les chagrins plus encore que par
l'âge, et je ne puis même plus rappeler à mon Edmond
par un sourire, par un regard, celte Mercedes qu'autre-
fois il a passé tant d'heures à contempler. Ah! croyez-
moi, Edmond, je vous ai dit que moi aussi j'avais bien
souffert ; je vous le répète, cela est bien lugubre de voir
passer sa vie sans se rappeler une seule joie, sans con-
server une seule espérance; mais cela prouve que tout
n'est point fini sur la terre. Non! tout n'est pas fini, je
le sens à ce qui me reste encore dans le cœur. Oh ! je
vous le répète, Edmond, c'est beau, c'est grand, c'est
sublime de pardonner comme vous venez de le faire !
— Vous dites cela, Mercedes, et que diriez-vous donc
si vous saviez l'étendue du sacrifice que je vous fais?
Supposez que le Maître suprême, après avoir créé le
monde, après avoir fertilisé le chaos, se fût arrêté au
tiers de la création pour épargner à un ange les larmes
que nos crimes devaient faire couler un jour de ses yeux
immortels; supposez qu'après avoir tout préparé, tout
pétri, tout fécondé, au moment d'admirer son œuvre,
y. 11
\
182 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Dieu ait (-icinlle soleil et repoussé du pied le monde dans
la nuit éternelle, alors vous aurez une idée, ou plutôt
non, non, vous ne pourrez pas encore vous faire une
idée de ce que je perds en perdant la vie en ce moment.
Mercedes regarda le comte d'un air qui peignait à la
fois son élonnement, son admiration et sa reconnais-
sance.
Monte-Cristo appuya son front sur ses mains bridan-
tes, comme si son front ne pouvait plus porter seul le
poids de ses pensées.
— Edmond, dit Mercedes, je n'ai plus qu'un mot à
vous dire.
Le comte sourit amèrement.
,— Edmond, continua-t-elle, vous verrez que si mon
front est pâli, que si mes yeux sont éteints, que si ma
heauté est perdue, que si Mercedes enfin ne ressemble
plus à elle-même pour les traits du visage, vous verrez
que c'est toujours le même cœur!... Adieu donc, Ed-
mond; je n'ai plus rien à demander au ciel... Je vous
ai revu aussi noble et aussi grand (ju'autrefois. Adieu,
Edmond... adieu et merci'
Mais le comte ne répondit pas.
Mercedes ouvrit la porte du cabinet, et elle avait dis-
paru avant qu'il ne fut revenu de la rêverie douloureuse
et profonde où sa vengeance perdue l'avait plongé.
Une beure sonnait à l'borloge des Invalides quand la
voilure qui emportaitmadmede Morcerf, en roulant sur
le pavé des Cbamps-Elysées, fit relever la tête au comte
de Monte-Cristo.
— Insensé, dit-il, le jour où j'avais résolu de me ven-
ger, de âe pas m'être arraclié le cœur !
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 183
XIII
LA RENCONTRE.
Après le départ de Mercedes, tout retomba dans l'om-
l)re chez Monte-Cristo. Autour de lui et au dedans de
lui sa pensée s'arrêta ; son esprit énergique s'endormit
comme faille corps après une suprême fatigue.
— Quoi ! se disait-il, tandis que la lampe et les bou-
gies se consumaient tristement et que les serviteurs atten-
daient avec impatience dans l'antichambre ; quoi! voilà
l'édifice si lentement préparé, élevé avec tantde peines et
de soucis, écroulé d'un seul coup, avec un seul mot, sous
un souffle ! Eh quoi ! ce moi que je croyais quelque
chose, ce moi dont j'étais si fier, ce moi qne j'avais vu si
petit dans les cachots du château d'If, et que j'avais su
rendre si grand, sera demain un peu de poussière ! Hé-
las ! ce n'est point la mortdu corps que je regrette : cette
destruction du principe vital n'est-elle point le repos où
tout tend, où tout malheureux aspire, ce calme delà ma-
tière après lequel j'ai soupiré si longtemps, au-devantdu-
quel je m'acheminais par la route douloureuse de la faim,
quand Fariaest apparu dans mon cachot? Qu'est-ce que
la mort pour moi? Un degré de plus dans le calme et
deux peut-être dans le silence. Non, ce n'est donc pas
l'existence que je regrette, c'est la ruine de mes projets
si lentement élaborés, si laborieusement bfilis.La Provi-
dence, que j'avais cru pour eux, était donc contre eux!
Dieu ne voulait donc pas qu'ils s'accomplissent!
Ce fardeau que j'ai soulevé, presque aussi pesant
qu'un monde, et que j'avais cru pouvoir porter jusqu'au
bout, était selon mon désir, et non selon ma force ; ce-
\
)8i LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Ion ma volonté, et non selon mon pouvoir, et il me le
faudra déposer à peine à moitié de ma course. Oh! je
redeviendrai donc fataliste, moi que quatorze ans de dés-
espoir et dix ans d'espérance avaientrendu providentiel.
Et tout cela, mon Dieu ! parce que mon cœur, que je
croyais mort, n'était qu'engourdi, parce qu'il s'est ré-
veillé, parce qu'il a battu, parce que j'ai cédé à la dou-
leur de ce battement soulevé du fond de ma poitrine
par la voix d'une femme !
Et]cependant, continua le comte, s'abîmnnt de plus en
plusdans les prévisions de ce lendemain terrible qu'avait
accepté Mercedes; cependant il est impossible que cette
femme, qui est un si noble cœur, ait ainsi, parégoïsme,
consenli à me laisser tuer, moi plein de force et d'exis-
tence ! Il est impossible qu'elle pousse à ce point l'a-
mour, ou plutôt le délire maternel! il y a des vertus dont
l'exagération serait un crime. Non, elle aura imaginé
quelque scène pathétique, elle viendra se jetercntre les
épées, et ce sera ridicule sur le terrain, de sublime que
c'était ici.
Et la rougeur de l'orgueil montait au front du comte.
— Ridicule, répéta-t-il, elle ridicule rejaillira sur
moi... Moi, ridicule ! Allons! j'aime encore mieux mou-
rir.
Et à force de s'exagérer ainsi d'avance les mauvaises
chances du lendemain, auxquelles il s'était condamné en
promettant à Mercedes de laisser vivre son fils, le comte
s'en vint à se dire :
— Sottise, sottise, sottise! que faire ainsi de la géné-
rosité en se plaçant comme un but inerte au bout du pis-
tolet de ce jeune homme! Jamais il ne croira que ma mort
est un suicide, et cependant il importe pour l'honneur
de ma mémoire... (ce n'est point de la vanité, n'est-ce
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 185
pas, mon Dieu ! mais bien un juste orgueil, voilà tout);
il importe pour Thonneur de ma mémoire que le monde
sache que j'ai consenti moi-même , par ma volonté , de
mon libre arbitre, à arrêter mon bras déjà levé pour
frapper, et que de ce bras, si puissamment armé contre
les autres , je me suis frappé moi-même : il le faut, je
le ferai.
Et saisissant une plume, il tira un papier de l'armoire
secrète de son bureau, et traça au bas de ce papier, qui
n'était autre chose que son testament fait depuis
son arrivée à Paris, une espèce de codicille dans lequel
il faisait comprendre sa mort aux gens les moins clair-
voyants.
— Je fais cela, mon Dieul dit-il, les yeux levés au ciel
autantpourvotrehonneurquepourle mien. Je me suis con-
sidéré, depuis dix ans, ô mon Dieu! comme l'envoyé de
votre vengeance, etil ne fautpasque d'autres misérables
que ce Morcerf, ilnefautpasqu'unDanglars, unVillefort,
il ne faut pas enlinque ce Morcerf lui-même se figurent
que le hasard les a débarrassés de leur ennemi. Qu'ils
sachent, au contraire, que la Providence, qui avait déjà
décrété leur punition , a été corrigée par la seule puis-
sance de ma volonté ; que le châtiment évité dans ce
monde les attend dans l'autre, et qu'ils n'ont échangé le
temps que contre l'éternité.
Tandis qu'il flottait entre ces sombres incertitudes,
mauvais rêve de l'homme éveillé parla douleur, le jour
vint blanchir les vitres et éclairer sous ses mains le pâle
papier azur sur lequel il venait de tracer cette suj)rême
justification de la Providence.
Il était cinq heures du malin.
Tout à coup un léger bruit parvint à son oreille.
Monte-Cristç crut avoir entendu quelque chose comme
\
18G LE COMTE DÉ MONTE-CRISTO.
un soupir étoiilTé ; il tourna la tcte, regarda autour de lui
et ne vit personne. Seulement le bruit se répéta assez
distinct pour qu'au doute succédât la certitude.
Alors le comte se leva , ouvrit doucement la porte du
salon , et sur un fauteuil, les bras pendants , sa belle
tête pâle et inclinée en arrière, il vit Haydée qui s'était
placée en travers de la porte, afin qu'il ne pût sortir sans
la voir, mais que le sommeil, si puissant contre la jeu-
nesse , avait surprise après la fatigue d'une si longue
veille.
Le bruit que la porte lit en s'ouvrant ne put tirer
Haydée de son sommeil.
Monte-Cristo arrêta sur elle un regard plein de dou-
ceur et de regret.
— Elle s'est souvenue qu'elle avait un fils , dit-il, et
moi j'ai oublié que j'avais une fille !
Puis , secouant tristement la tête :
— Pauvre Haydée ! dit-il, elle a voulu me voir, elle a
voulu me parler, elle a craint ou deviné quelque chose...
Oh ! je ne puis partir sans lui dire adieu, je ne puis
mourir sans la confier à quelqu'un.
Et il regagna doucement sa place et écrivit au bas des
premières lignes :
« Je lègue à Maximilien Morrcl, capitaine de spahis et
fils de mon ancien patron , Pierre Morrel , armateur à
Marseille, la somme de vingt millions, dont une partie
sera ofl'erte par lui à sa sœur Julie et à son beau-frère
Emmanuel, s'il ne croit pas toutefois que ce surplus de
fortune doive nuire à leur bonheur. Ces vingt millions
sont enfouis dans ma grotte de IMonte-Cristo , dont
IJcrtuccio sait le secret.
« Si son cœur est libre et qu'il veuille épouser Haydée,
lille d'Ali, pacha de Janina, que j'ai élevée avec l'amour
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 18T
iVun père el qui a eu pour moi la tendresse d'une lille,
il accomplira ; je ne dirai point ma dernière volonté ,
mais tnon dernier désir,
« Le présent testament a déjà fait Ilaydée héritière du
reste de ma fortune, consistant en terres, rentes sur l'Ail-
gleterre, l'Autriche et la Hollande , mobilier dans mes
différents palais et maisons , et qui, ces vingt millions
prélevés, ainsi que les différents legs faits à mes servi-
teurs, pourront monter encore à soixante millions, d
Il achevait d'écrire cette dernière ligne, lorsqu'un cri,
poussé derrière lui, lui fit tomber la plume des mains.
— llaydée, dit-il , vous avez lu ?
En effet , la jeune femme , réveillée par le jour qui
avait frappé ses paupières, s'était levée et s'était appro-
chée du comte sans que ses pas légers, assourdis d'ail-
leurs par le tapis, eussent été entendus.
— Oh ! mon seigneur, dit-elle en joignant les mains,
pourquoi écrivez-vous ainsi à une pareille heure ? Pour-
quoi me léguez-vous toute votre fortune, mon seigneur?
Vous me quittez donc ?
— Je vais faire un voyage, cher ange, dit Monte-
Cristo avec une expression de mélancolie et de tendresse
infinies, et s'il m'arrivait malheur...
Le comte s'arrêta.
— Eh bien?... demanda la jeune lille avec un accent
d'autorité que le comte ne lui connaissait point et qui
le lit tressaillir.
— Eh bien ! s'il m'arrive malheur , reprit Monte-
Cristo, je veux que ma fille soit heureuse.
Haydée sourit tristement en secouant la tête.
— Vous pensez à mourir, mon seigneur? dit-elle.
— C'est une pensée salutaire, mon enfant, a dit le sage.
— Eh bien , si vous mourez, dit-elle, léguez votre for-
1S8 LL COMTE DE MONTE-CRISTO.
tuno à d'autres, car, si vous mourez... je n'aurai plus
besoin de rien.
El prenant le papier, elle le déchira en quatre mor-
ceaux qu'elle jeta au milieu du salon. Puis, cette énergie
si peu habituelle à une esclave ayant épuisé ses forces,
elle tomba non plus«ndormie cette fois, mais évanouie
sur le parquet.
Monte-Cristo se pencha vers elle, la souleva entre ses
bras ; et , voyant ce beau teint pâli, ces beaux yeux fer-
més, ce beau corps inanimé et comme abandonné, l'idée
lui vint pour la première fois qu'elle l'aimait peut-être
autrement que comme une fille aime son père.
— Hélas ! murmura-t-il avec un profond décourage-
ment, j'aurais donc encore pu être heureux ! •
Puis il porta Ilaydée jusqu'à son appartement, la re-
mit, toujours évanouie , aux mains de ses femmes ; et,
reniant dans son cabinet, qu'il ferma cette fois vivement
sur lui, il recopia le testament détruit.
Comme il achevait , le bruit d'un cabriolet entrant
dans la cour se fit entendre. Monte-Cristo s'approcha
de la fenêtre et vit descendre Maximilien et Emmanuel.
— Bon , dit-il, il était temps ! Et il cacheta son tes-
tament d'un triple cachet.
% Un instant après, il entendit un bruit de pas dans le
y, ^ salon, et alla ouvrir lui-même.
Morrel parut sur le seuil.
Il avait devancé l'heure de près de vingt minutes.
— Je viens trop tôt peut-être, monsieur le comte, dit-il;
mais je vous avoue franchement que je n'ai pu dormir
une minute, et qu'il en a été de même de toute la mai-
son. J'avais besoin de vous voir fort de votre courageuse
assurance pour redevenir moi-même.
Monlc-Cristo ne put tenir à celte preuve d'affection,
>.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 189
et ce ne fut point la main qu'il tendit au jeune homme,
mais ses deux bras qu'il lui ouviit.
— Morrel, lui dit-il d'une voix émue , c'est un beau
jour pour moi que celui où je me sens aimé d'un homme
comme vous. Bonjour, monsieur Emmanuel. Vous venez
donc avec moi, Maximilien?
— Pardieu! ditle jeunecapilaine, en aviez-vous douté?
— Mais cependant si j'avais tort...
— Écoutez, je vous ai regardé hier pendant toute celte
scène de provocation, j'ai pensé à votre assurance toute
cette nuit, et je me suis dit que la justice devait être pour
vous, ou qu'il n'y avait plus aucun fond à faire sur le vi-
sage des hommes.
— Cependant, Morrel, Albert est votre ami.
— Une simple connaissance, comte.
— Vous l'avez vu pour la première fois le jour même
que vous m'avez vu ?
— Oui, c'est vrai ; mais que voulez-vous? Il faut que
vous me le rappeliez pour que je m'en souvienne.
— Merci, Morrel.
Puis frappant un coup sur le timbre.
— Tiens, dit-il à Ali qui apparut aussitôt, fais porter
cela chez mon notaire. C'est mon testament, Morrel. Moi
mort, vous irez en prendre connaissance.
— Comment! s'écria Morrel, vous mort?
— Eh ! ne faut-il pas tout prévoir, cher ami? Mais
qu'avez-vous fait hier après m'avoir quitté ?
— J'ai été cbezTorloni, où, comme je m'y attendais,
j'ai trouvé Beauchamp etChàleau-Kenaud. Je vous avoue
que je les cherchais,
— Pourquoi faire, puisque tout cela était convenu?
— Écoutez, comte, rall'aire est grave, inévitable.
— En douliez-vous?
H.
190 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Non. L'offense a été publique, et chacun en parlait
déjà.
— Eh bien 1
— Eh bien ! j'espérais faire changer les armes, substi-
tuer répéc au pistolet. Le pistolet est aveugle.
— Avez-vous réussi? demanda vivement Monte-Cristo
avec une imperceptible lueur d'espoir.
— Non, car on connaît votre force à Tépée.
— Bah ! qui m'a donc trahi?
— Les maîtres d'armes que vous avez battus.
— Et vous avez échoué ?
— Ils ont refusé positivement.
— Morrel, dit le comte, m'avez- vous jamais vu tirer
le pistolet?
— Jamais.
— Eh bien , nous avons le temps, regardez.
— Monte-Cristo prit les pistolets qu'il tenait quand
* Mercedes élait entrée, et collant un as de trèfle contre la
plaque, en quatre coups il enleva successivement les
''^Vv quatre branches du trèfle.
4*. A chaque coup Morrel pâlissait.
■ 11 examina les balles avec lesquelles Monte-Cristo c\é-
(^utait ce tour de force, et il vit qu'elles n'étaient pas plus
grosses que des chevrotines.
— C'est effrayant, dit-il ; voyez donc, Emmanuel!
• PuiS; se retournant vers Monte-Cristo :
— Comte, dit-il, au nom du ciel, ne tuez pas Albert !
* le malheureux a une mère !
— C'est juste, dit Monte-Cristo, et moi je n'en ai pas.
Ces mots furent prononcés avec un ton qui fit frisson-
ner Morrel.
— Vous êtes l'offensé, comte.
— Sans doute ; qu'est-ce que cela veut dire ?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 191
— Cela veut dire que vous tirez le premier.
— Je tire le premier?
— Oh ! cela je l'ai obtenu ou pUilùt exigé ; nous leur
faisions assez de concessions pour qu'ils nous fissent
celle-là.
— Et à combien de pas ?
— A vingt.
Un effrayant sourire passa sur les lèvres du comte.
— Morrel, dit-il, n'oubliez pas ce que vous venez de
voir.
— Aussi, dit le jeune homme, je ne compte que sur
votre émotion pour sauver Albert.
— Moi, ému? dit Monte-Cristo.
— Ou sur votre générosité, mon ami; sur de votre
coup comme vous Tètes, je puis vous dire une chose qui
serait ridicule si je la disais à un autre.
— Laquelle?
— Cassez-lui un bras, blessez-le, mais ne le tuez pas.
— Morrel, écoutez encore ceci, dit le comte, je n'ai
pas besoin d'être encouragé à ménager M. de Morcerf ;
M. de Morcerf, je vous l'annonce d'avance, sera si bien
ménagé, qu'il reviendra tranquillement avec ses deux
amis, tandis que moi...
— Eh bien ! vous?
— Oh! c'est autre chose, on me rapportera, moi.
— Allons donc ! s'écria Maximilien hors de lui.,
— C'est comme je vous rannonce, mon cher Morrel ;
M. de Morcerf me tuera.
Morrel regarda le comte en homme qui ne comprend
plus.
— Que vous est-il donc arrivé depuis hier soir, comte?
— Ce qui est arrivé à Brutus la veille de la bataille do
Philippcs : j'ai vu un fantôme.
132 I.E COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Et ce fanlôine?
— Ce fanlôme, Morrel, m'a dit que j'avais assez vécu.
Maximilien et Emmanuel se regardèrent; Monte-Cristo
tira sa montre.
— Partons, dit-il, il est sept heurjes cinq minutes, et
le rendez-vous est pour huit heures/juste.
Une voiture attendait tout attelée; Monte-Cristo y
monta avec ses deux témoins.
En traversant le corridor, Monte-Cristo s'était arrêté
pour écouter devant une porte, et Maximilien et Emma-
nuel , qui , par discrétion, avaient fait quelques pas en
avant, crurent l'entendre répondre à un sanglot par un
soupir.
A huit heures sonnantes on était au rendez-vous.
— Nous voici arrivés, dit Morrel en passant la tête par
la portière, et nous sommes les premiers.
— Monoieur m'excusera, dit Baplistin qui avait suivi
son maître avec une terreur indicible, maisje crois aper-
cevoir là-bas une voiture sous les arbres.
Monte-Cristo sauta légèrement en bas de sa calèche et
donna la main à Emmanuel et à Maximilien pour les ai-
der à descendre.
Maximilien retint la main du comte entre les siennes.
— A la bonne heure , dit-il, A-oici une main comme
j'aime la voir à un homine dont la vie repose dans la
bonté de sa cause.
— En effet, dit Emmanuel, j'aperçois deux jeunes
gens qui se promènent et semblent attendre.
Monte-Cristo tira Morrel, non pas à part, mais d'un
pas ou deux en arrière de son beau-frère.
— Maxijnilien , lui domanda-t-il , avez-vous le conir
libre?
Morrel regarda Monte-Cristo avec élonnement.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 193
— Je ne vous demande pas une confidence, cher ami; je
vous adresse une simple question; répondez oui ou non,
c'est tout ce que je vous demande.
— J'aime une jeune fille, comte.
— VousTaimefe beaucoup?
— Plus que ma^vie.
— Allons, dit Monte-Cristo, voilà encore une espé-
rance qui m'échappe.
Puis, avec un soupir:
— Pauvre Haydée ! murmura-t-il.
— En vérité, comte ! s'écria Morrel, si je vous connais-
sais moins, je vous croirais moins brave que vous n'êtes !
— Parce que je penseà quelqu'un queje vais quitter, et
que je soupire! Allons donc, Morrel, est-ce à un soldat de
se connaître si mal en courage? est-ce que c'est la vie que
je regrette? Qu'est-ce que cela me fait, à moi, qui ai passé
vingt ans entre la vie et la mort, de vivre ou de mourir?
D'ailleurs, soyez tranquille, Morrel, celte faiblesse, si
c'en est une, est pour vous seul. Je sais que le monde
est un salon dont il faut sortir poliment et honnêtement,
c'est à dire en saluant et en payant ses dettes de jeu.
— A la bonne heure, dit Morrel, voilà qui est parler.
A propos, avez-vous apporté vos armes?
— Moi ! pourquoi faire? J'espère bien que ces messieurs
auront les leurs.
— Je vais m'en informer, dit Morrel.
— Oui , mais pas de négociations , vous m'entendez ?
— Oh! soyez tranquille.
Morrel s'avança vers Heaucliamp et Château-Renaud.
Ceux-ci, voyant le mouvement de Maximilien, firent
quelques pas au-devant de lui.
Les (rois jeunes gens se saluèrent, sinon avec affabilité,
du moins avec courtoisie.
11)4 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Pardon , messieurs, dit Morrel , mais je n'aperçois
pas M. de Morcerf!
— Ce matin, répondit Château-Renaud, il nous a fait
prévenir qu'il nous rejoindrait sur le terrain seulement.
— Ah ! fit Morrel.
Beauchamp tira sa montre.
— Huit heures cinq minutes; il n'y pas de temps de
perdu, monsieur Morrel , dit-il.
— Oh ! répondit Maximilien , ce n'est point dans cette
intention que je le disais.
— D'ailleurs, interrompit Château-Renaud, voici une
voiture.
En efîet, une voiture s'avançait au grand trot par une
des avenues ahoutissant au carrefour où l'on se trouvait.
— Messieurs, dit Morrel, sans doute que vous vous
êtes munis de pistolets. M. de Monte-Cristo déclare re-
noncer au droit qu'il avait de se servir des siens.
— Nous avons prévu cette délicatesse de la part du
comte , monsieur Morrel , répondit Beauchamp , et j 'ai ap-
porté des armes, que j'ai achetées il y a huit ou dix jours,
croyant que j'en aurais besoin pour une alfaire pareille.
Elles sont parfaitement neuves et n'ont encore servi à per-
sonne. Voulez-vous les visiter?
— Oh! monsieur Beauchamp, dit Morrel, en s'incli-
nant , lorsque vous m'assurez que M. de Morcerf ne con-
naît point ces armes , vous pensez bien , n'est-ce pas, que
votre parole me suffit?
— Messieurs , dit Château-Renaud, ce n'était point
Morcerf qui nous arrivait dans cette voiture , c'étaient ,
ma foi! c'étaient Franz et Debray.
En effet , les deux Jeunes gens annoncés s'avancèrent.
— Vous ici , messieurs ! dit Château-Renaud en échan-
geant avec chacun une poignée de main; et par quel hasard?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 195
— Parce que, dit Debray, Albert nous a fait prier, ce
matin, de nous trouver sur le terrain.
Beauchamp et Château-Renaud se regardèrent d'un
air étonné.
— Messieurs, dit Morrel, je crois comprendre.
— Voyons !
— Hier, dans l'après-midi, j'ai reçu une lettre de
M. de Morcerf, qui me priait de me trouver à l'Opéra.
— Et moi aussi, dit Debray.
— Et moi aussi, dit Franz.
— Et nous aussi, dirent Chûleau-Renaud et Beau-
champ.
— II voulait que vous fussiez présents à la provocation,
ditMorrel, il veut que vous soyez présents au combat.
— Oui, dirent les jeunes gens, c'est cela, monsieur
Maximilien ; et, selon toute probabilité, vous avez deviné
juste.
— Mais, avec tout cela, murmura Château-Renaud,
Albert ne vient pas; il est en retard de dix minutes.
Le voilà, dit Beauchamp, il est à cheval ; tenez, il vient
ventre à te^-re suivi de son domestique.
— Quelle imprudence, dit Château-Renaud, de venir
à cheval pour se battre au pistolet! Moi qui lui avais si
bien fait la leçon!
Et puis, voyez, dit Beauchamp, avec un col ù sa cra-
vate, avec un habit ouvert, avec un gilet blanc; que ne
s'est-il fait tout de suite dessiner une mouche surl'esto-
maCj c'eût été plus simple et plus tôt fini !
Pendant ce temps, Albert était arrive à dix pas du
groupe que formaient les cinq jeunes gens; il arrêta son
cheval, sauta à terre, et jeta la bride au bras de son
domestique.
Albert s'approcha.
19G LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Il était pâle, ses yeux étaient rougis et gonflés. On
voyaitqu'il n'avait pas dormi une seconde de toute la nuit.
H y avait, répandue sur toute sa physionomie, une
nuance de gravité triste qui ne lui était pas habituelle.
— Merci, messieurs, dit-il, d'avoir bien voulu vous
rendre à mon invitation : croyez que je vous suis on ne
peut plus reconnaissant de cette marque d'amitié.
Morrel, à l'approche de Morcerf, avait fait une di-
zaine de pas en arrière et se trouvait à l'écart.
— Et vous aussi, monsieur Morrel, dit Albert, mes re-
mercîments vous appartiennent. Approchez donc, vous
n'êtes pas de trop.
— Monsieur, dit Maximilien, vous ignorez peut-être
que je suis le témoin de M. de Monte-Cristo?
— Je n'en étais pas sur, mais je m'en doutais. Tant
mieux, plus il y aura d'hommes d'honneur ici, plus je
serai satisfait.
— Monsieur Morrel, dit Château-Renaud, vous pouvez
annoncer à M. le comte de Monte-Cristo que M. de Moi-
cerf est arrivé, et que nous nous tenons à sa disposition.
Morrel fit un mouvement pour s'acquitter de sa com-
mission.
Beauchamp, en même temps, tirait la boîte de pisto-
lets de la voiture.
— Attendez, messieurs, dit Albert, j'ai deux mots à
dire à M. le comte de Monte-Cristo.
— En particulier? demanda Morrel.
— Non, monsieur, devant tout le monde.
Les témoins d'Albert se regardèrent tout surpris;
Franz et Debray échangèrent quelques paroles à voix
basse, et Morrel, joyeux de cet incident inattendu, alla
chercher le comte, qui sepromejiail dans une contre-
allée avec Emmanuel.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 197
— Que me veut-il? demanda Monte-Cristo.
— Je l'ignore, mais il demande à vous parler.
— Oh! dit Monte-Cristo, qu'il ne tente pas Dieu par
quelque nouvel outrage !
— Je ne crois pas que ce soit son intention, dit
Morrel.
Lecomtes'avança, accompagné de Maximilien etd'Em-
manuel ; son visage calme et plein de sérénité faisait une
étrange opposition avec le visage bouleversé d'Albert, qui
s'approchait, de son côté, suivi des quatre jeunes gens.
A trois pas l'un de l'autre, Albert et le comte s'arrê-
tèrent.
— Messieurs, dit Albert, approchez-vous ; je désire que
pas un mot de ce que je vais avoir l'honneur de dire à
M. lecomte de Monte-Cristo ne soit perdu; car ce que je
vais avoir l'honneur de lui dire doit être répété par vous
à qui voudra l'entendre, si étrange que mon discours
vous paraisse.
— J'attends, monsieur, dit le comte.
— Monsieur, dit Albert d'une voix tremblante d'abord,
mais qui s'assura de plus en plus ; monsieur, je vous re-
prochais d'avoir divulgué la conduite de M. de Morcerf en
Epire; car, si coupable que fût M. le comte de Morcerf,
je ne croyais pas que ce fi^it vous qui eussiez le droit de
le punir. Mais aujourd'hui, monsieur, je sais que ce droit
vous est acquis. Ce n'est point la trahison de Fernand
Mondego envers Ali-Pacha qui me rend si prompt à vous
excuser, c'est la trahison du pêcheur Fernand envers
vous, ce sont les malheurs inouïs qui ont été la suite de
cette trahison. Aussi je le dis, aussi je le proclame tout
haut : oui, monsieur, vous avez eu raison de vous venger
de mon père, et moi, son fils, je vous remercie de n'avoir
pas fait plus !
198 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
La foudre, (ombée au milieu des spectateurs de celle
scène inallendue, ne les eût pas plus étonnés que cette
déclaration d'Albert.
Quant à Monte-Cristo, ses yeux s'étaient lentement le-
vésau ciel avec une expression de reconnaissance infinie,
et il ne pouvait assez admirer comment cette nature fou-
gueuse d'Albert, dont il avait assez connu le courage au
milieu des bandits romains, s'était tout à coup pliée à
cette subite humiliation. Aussi reconnut-il l'influence de
Mercédèsj et compril-il comment ce noble cœur ne s'était
paa opposé au sacrifice qu'elle savait d'avance devoir
être inutile.
— Maintenant, monsieur, dit Albert, si vous trouvez
que les excuses que je viens de vous fair-e sont suffisan-
tes, votre main, je vous prie. Après le mérite si rare de
rinfaillibililé qui semble être le vôtre, le premier de tous
les mérites, à mon avis, est de savoir avouer ses torts.
Mais cet aveu me regarde seul. J'agissais bien selon les
hommes, mais vous, vous agissiez bien selon Dieu. Un
ange seul pouvait sauver l'un de nous de la mort, et l'ange
estdescendu du ciel, sinon pour faire de nous deux amis,
hélas! la fatalité rend la chose impossible, mais tout au
moins deux hommes qui s'estiment.
Monte-Cristo, l'œil humide, la poitrine haletante, la
bouche entr'ouverte, tendit à Albert une main que ce-
lui-ci saisit et pressa avec un sentiment qui ressemblait
à un respectueux effroi.
— Messieurs, dit-il, M. de Monte-Cristo veut bien
agréer mes excuses. J'avais agi précipitamment envers
lui. La précipitation est mauvaise conseillère : j'avais mal
agi. Maintenant ma faute est réparée. J'espère bien que le
monde ne me tiendra point pour lâche parce que j'ai fuit
ce que ma conscience m'a ordonné de l'aire. Mais, en tout
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 199
cas, si l'on se (rompait sur mon compte, ajouta le jeune
homme en relevant la tête avec fierté et comme s'il adres-
sait un déli et à ses amis et à ses ennemis, je tâcherais
de redresser les opinions.
— Que s'est-il donc passé celte nuit? demanda Beau-
champ à Chàleau-Uenaud; il me semble que nous jouons
ici un triste rôle.
— En elîet, ce qu'Albert vient de faire est bien misé-
rable ou bien beau, répondit le baron.
— Ah ! voyons, demanda Dcbray à Franz, qu'est-ce
que cela veut dire? Comment! le comte de Monte-Cristo
déshonore M. de Morcerf, et il a eu raison aux yeux de
son fils ! Mais, eussé-je dix Janina dans ma famille, je ne
me croirais obligé qu'à une chose, ce serait de me battre
dix fois.
Quant à Monte-Cristo, le front penché, les bras iner-
tes, écrasé sous le poids de vingt-quatre ans de souvenirs,
il ne songeait ni à All)crt, ni à Beauchamp, ni à Châ-
teau-Kenaud, ni à personne de ceux qui se trouvaient là :
il songeait à celte courageuse femme qui était venue lui
demander la vie de son hls, à qui il avait offert la sienne
et qui venait de la sauver par l'aveu terrible d'un secret
de famille, capable de tuer à jamais chez ce jeune homme
lé sentiment de la piété liliale.
— Toujours la Providence ! murmura-t-il : ah ! c'est
d'aujourd'hui seulement que je suis bien certain d'être
l'envoyé de Dieu !
200 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
XIV
LA MÈRE ET LE FILS.
Le comte de Monte-Cristo salua les cinq jeunes gens
avec un sourire plein de mélancolie et de dignité, et
remonta dans sa voiture avec Maximilien et Emma-
nuel.
Albert, Beaucliamp et Château-Renaud restèrent seuls
sur le champ de bataille.
Le jeune homme attacha sur ses deux témoins un re-
gard qui, sans être timide, semblait pourtant leur deman-
der leur avis sur ce qui venait de se passer.
— Ma foi! mon cher ami, dit Beauchamp le premier,
soit qu'il eût plus de sensibilité, soit qu'il eût moins de
dissimulation, permettez-moi de vous féliciter : voilà un
dénoûment bien inespéré à une bien désagréable af-
faire.
Albert resta muet et concentré dans sa rêverie. Châ-
teau-Uenaud se contenta de battre sa botte avec sa canne
flexible.
— Ne partons-nous pas? dit-il après ce silence em-
barrassant.
— Quand il vous plaira, répondit Beauchamp ; laissez-
moi seulement le temps de complimenter M. de Morcerf;
il a fait preuve aujourd'hui d'une générosité si chevale-
resque... si rare!
— Oh! oui, dit Château-Renaud.
— C'est magnifique, continua Beauchamp, de pouvoir
conserver sur soi-même un empire aussi grand!
— Assurément; quant à moi, j'en eusse été inca-
pable, dit Château-Renaud avec une froideur des plus
significatives.
LE COMTE DE MOiNTE-CRISTO. 201
— Messieurs, interrompit Albert, je crois que vous
n'avez pas compris qu'entre M. de Monte-Cristo et moi
il s'est passé quelque chose de bien grave...
— Si fait, si fait, dit aussitôt Beauchamp, mais tous
nos badauds ne seraient pasù portée de comprendre vo-
tre héroïsme, et, tôt ou tard, vous vous verriez forcé de
le leur expliquer plus énergiquement qu'il ne convient
à la santé de votre corps et à la durée de votre vie. Voulez-
vous que je vous donnne un conseil d'ami? Partez pour
Naples, La Haye ou Saint-Pétersbourg, pays calmes, où
l'on est plus intelligent du point d'honneur que chez nos
cerveaux briilés de Parisiens. Une fois là, faites pas mal
de mouches au pistolet, et infiniment de contre de carte
et de contre de tierce ; rendez-vous assez oublié pour re-
venir paisiblement en France dans quelques années, ou
assez respectable, quant aux exercices académiques, pour
conquérir votre tranquillité. N'est-ce pas, monsieur de
Château-Renaud, que j'ai raison ?
— C'est parfaitement mon avis, dit le gentilhomme.
Rien n'appelle les duels sérieux comme un duel sans
résultat.
— Merci, messieurs, répondit Albert avec un froid sou-
rire ; je suivrai votre conseil, non parce que vous me le
donnez^ mais parce que mon intention était de quitter la
France. Je vous remercie également du service que vous
m'avez rendu en me servant de témoins. Il est bien pro-
fondément gravé dans mon cœur, puisque, après les pa-
roles que je viens d'entendre, je ne me souviens plus
que de lui.
Château-Renaud et Beauchamp se regardèrent. L'im-
pression était la même sur tous deux, et Taccent avec
lequel Morcerf venait de prononcer son remercîment était
empreint d'une telle résolution, que la position fût de-
202 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
venue embarrassante pour tous si la conversation eût
continué.
— Adieu, Albert, fit tout ù coup Deauchamp en ten-
dant négligemment la main au jeune homme, sans que
celui-ci parût sortir de sa léthargie.
En effet, il ne répondit rien à l'offre de cette main.
— Adieu, dit à son tour Château-Renaud, gardant à la
main gauche sa petite canne, et saluant de la main droite.
Les lèvres d'Albert murmurèrent à peine : Adieu 1 Son
regard était plus explicite; il renfermait tout un poème
de colères contenues, de fiers dédains, de généreuse in-
dignation.
Lorsque ses deux témoins furent remontés en voiture,
il garda quelque temps sa pose immobile et mélancolique;
puis soudain, détachant son cheval du petit arbre autour
duquel son domestique avait noué le bridon, il sauta lé-
gèrement en selle, et reprit au galop le chemin de Paris.
Un quart d'heure après, il rentrait àThôtel de la rue du Hel-
der.
En descendant de cheval, il lui sembla, derrière le ri-
deau de la chambre à coucher du comte, apercevoir le
visage pâle de son père ; Albert détourna la tête avec un
soupir, et rentra dans son petit pavillon.
Arrivé là, il jeta un dernier regard sur toutes ces ri-
chesses qui lui avaient fait la vie si douce et si heureuse
depuis son enfance; il regarda encore une fois ces ta-
bleaux, dont les figures semblaient lui sourire, et dont
les paysages parurent s'animer do vivantes couleurs.
Puis il enleva de son châssis de chêne le portrait de
sa mère, qu'il roula, laissant vide et noir le cadre d'or
qui l'entourait.
Puis il mit en ordre ses belles armes turques, ses beaux
fusils anglais, ses porcelaines japonaises, ses coupes
LE COMTE DE MO^^TE-CRISlO. 203
montées, ses bronzes artistiques, signés Feuchèresou
Barye ; visita les armoires et plaça les clés à chacune d'el-
les ; jeta dans un tiroir de son secrétaire, qu'il laissa ou-
vert, fout l'argent de poche qu'il avait sur lui, y joignit
les mille bijoux de fantaisie qui peuplaient ses coupes,
sesécrins, ses étagères ; fit un inventaire exact et précis
de tout, et plaça cet inventaire à l'endroit le plus appa-
rent d'une table, après avoir débarrassé cette table des
livres et des papiers qui l'encombraient.
Au commencement de ce travail, son domestique,
malgré Tordre que lui avait donné Albert de le laisser
seul, était entré dans sa chambre.
— Que voulez-vous? lui demanda Morcerf d'un accent
plus triste que courroucé,
— Pardon, monsieur, dit le valet de chambre; mon-
sieur m'avait bien défendu de le déranger, c'est vrai ,
mais M. le comte de Morcerf m'a fait appeler.
— Eh bien? demanda Albert.
— Je n'ai pas voulu me rendre chez M. le comte sans
prendre les ordres de monsieur,
— Pourquoi cela?
— Parce que M. le comte sait sans doute que j'ai ac-
compagné monsieur sur le terrain.
— C'est probable, dit Albert.
— Et s'il me fait demander, c'est sans doute pour
m'interroger sur ce qui s'est passé là-bas. Que dois-je
répondre?
— La vérité.
— Alors je dirai que la rencontre n'a pas eu lieu?
— Vous direz que j'ai fait des excuses à M. le comte
de Monte-Cristo ; allez.
Le valet s'inclina et sortit.
Albert s'était alors remis à son inventaire.
204 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Comme il terminait ce travail, le bruit des chevaux
piétinant dans la cour et des roues d'une voiture ébran-
lant les vitres attira son attention ; il s'approcha de la
fenêtre, et vit son père monter dans sa calèche et partir.
A peine la porte de l'hôtel fut-elle refermée derrière le
comte, qu'Albert se dirigea vers l'appartement de sa
mère, et comme personne n'était là pour l'annoncer, il
pénétra jusqu'à la chambre à coucher de Mercedes, et,
le cœur gonflé de ce qu'il voyait et de ce qu'il devinait,
il s'arrêta sur le seuil.
Comme si la même âme eût animé ces deux corps,
Mercedes faisait chez elle ce qu'Albert venait de faire
chez lui.
Tout était mis en ordre : les dentelles, les parures, les
bijoux, le linge, l'argent, allaient se ranger au fond des
tiroirs, dont la comtesse assemblait soigneusement les
clés.
Albert vit tous ces préparatifs; il les comprit, et s'é-
Criant : Ma mère ! il alla jeter ses bras au cou de Merce-
des.
Le peintre qui eût pu rendre l'expression de ces deux
figures eût fait certes un beau tableau.
En effet, tout cet appareil d'une résolution énergique
qui n'avait point fait peur à Albert pour lui-même, l'ef-
frayait pour sa mère.
— Que faites-vous donc? demanda-t-il.
— Que faisiez-vous? répondit-elle.
— 0 ma mère ! s'écria Albert, ému au point de ne
pouvoir parler, il n'est point de vous comme de moi !
Non, vous ne pouvez pas avoir résolu ce que j'ai décidé,
car je viens vous prévenir que je dis adieu à votre mai-
son, et... et à vous.
— Moi, aussi, Albert, répondit Mercedes ; moi aussi
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 205
je pars. J'avais compté, je l'avoue, que mon fils m'ac-
compagnerait; me suis-je trompée?
— Ma mère, dit Albert avec fermeté, je ne puis vous
faire partager le sort que je me destine; il faut que je
vive désormais sans nom et sans fortune, il faut, pour
commencer l'apprentissage de celte rude existence, que
j'emprunte à un ami le pain que je mangerai d'ici an
moment où j'en gagnerai d'autre. Ainsi, ma bonne mère,
je vais de ce pas chez Franz le prier de me prêter la
petite somme que j'ai calculé m'être nécessaire.
— Toi, mon pauvre enfant^! s'écria Mercedes; toi
souffrir de la misère, souffrir de la faim ! Oh ! ne dis pas
cela, lu briserais toutes mes résolutions.
— Mais non pas les miennes, ma mère, répondit Al-
bert. Je suis jeune, je suis fort, je crois que je suis
brave; et depuis hier j'ai appris ce que peut la volonté.
Hélas! ma mère, il y a des gens qui ont tant souffert, et
qui non seulement ne sont pas morts, mais qui encore
ont édifié une nouvelle fortune sur la ruine de toutes les
promesses de bonheur que le ciel leur avait faites, sur
les débris de toutes les espérances que Dieu leur avait
données ! J'ai appris cela, ma mère, j'ai vu ces hommes ;
je sais que du fond de l'abîme où les avait plongés leur
ennemi, ils se sont relevés avec tant de vigueur et de
gloire, qu'ils ont dominé leur ancien vainqueur et l'ont
précipité à son tour. Non, ma mère, non ; j'ai rompu,
à partir d'aujourd'hui, avec le passé, et je n'en accepte
plus rien, pas même mon nom, parce que, vous le com-
prenez, vous, n'est-ce pas, ma mère? votre fils ne peut
porter l-e nom d'un homme qui doit rougir devant un
autre homme !
— Albert, mon enfant, dit Mercedes, si j'avais eu un
cœur plus fort, c'est là le conseil que je t'eusse donné ; la
12
208 LE COMTE DE MOiNTE-CUISTO.
conscience a parlé quand ma voix éteinte se taisait ; écoute
ta conscience, mon fils. Tu avais des amis, Albert,
romps momentanément avec eux, mais ne désespère pas,
au nom de la mère ! La vie est belle encore à ton âge,
mon cher Albert, car à peine as-tu vingt-deux ans; et
comme à un cœur aussi pur que le tien il faut un nom
sans tache, prends celui de mon père : il s'appelait Her-
rera. Je te connais, mon Albert; quelque carrière que tu
suives, tu rendras en peu de temps ce nom illustre. Alors ,
mon ami, reparais dans le monde plus brillant encore
de tes malheurs passés ; et si cela ne doit pas être ainsi,
malgré toutes mes prévisions, laisse-moi du moins cet
espoir, à moi qui n'aurai plus que cette seule pensée, à
moi qui n'ai plus d'avenir, et pour qui la tombe com-
mence au seuil de cette maison.
— Je ferai selon vos désirs, ma mère, dit le jeune
homme ; oui, je partage voire espoir : la colère du ciel ne
nous poursuivra pas, vous si pure, moi si innocent. Mais
puisque nous sommes résolus, agissons promptement.
M. de Morcerf a quitté l'hôtel voilà une demi-heure a peu
près ; l'occasion, comme vous le voyez, est favorable pour
éviter le bruit et l'explication.
— Je vous attends, mon fils, dit Mercedes.
Albert courut aussitôt jusqu'au boulevard, d'où il ra-
mena un fiacre qui devait les conduire hors de l'hôtel ;
il se rappelait certaine petite maison garnie dans la rue
des Saints-Pères, où sa mère trouverait un logement mo-
deste, mais décent; il revint donc chercher la comtesse.
Au moment où le fiacre s'arrêtait devant la porte, et
comme Albert en descendait, un homme s'approcha de
lui et lui remit une lettre.
Albert reconnut l'intendant.
— Du comte, dit Bertuccio.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 207
Albert prit la lettre, l'ouvrit, la lut.
Après l'avoir lue, il chercha des yeux Bertuccio, m.^is,
pendant que le jeune homme lisait, Bertuccio avait dis-
paru.
Alors Albert, les larmes aux yeux, la poitrine foute
gonflée d'émotion, rentra chez Mercedes, et, sans pro-
noncer une seule parole, lui présenta la lettre.
Mercedes lut :
« Albert,
« En vous montrant que j'ai pénétré le itrojet auquel
vous êtes sur le point de vous abandonner, je crois vous
montrer aussi que je comprends la délicatesse. Vous voilà
libre, vous quittez l'hôtel du comte, et vous allez retirer
chez vous votre mère, libre comme vous ; mais, réfléchis-
sez-y, Albert, vous lui devez plus que vous ne pouvez lui
payer, pauvre noble cœur que vous êtes. Gardez pour
vous lalulte, réclamez pour vous la souiïrance, mais épar-
gnez-lui cette première misère qui accompagnera inévi-
tablement vos premiers efl'orts; car elle ne mérite pas
même le reflet du malheur qui la frappe aujourd'hui, et
la Providence ne veut pas que l'innocent paie pour le cou-
pable.
»^Je sais que vous allez quitter tous deux la maison de la
rue du Helder sans rien emporter. Comment je l'ai appris,
ne cherchez point à le découvrir. Je le sais : voilà tout.
» Ecoutez, Albert.
» Il y a vingt-quatre ans, je revenais bien joyeux et
bien fier dans ma patrie. J'avais une fiancée, Albert, une
sainte jeune fille que j'adorais, et je rapportais à ma
liancée cent cinquante louis amassés péniblement par un
travail sans relâche. Cet argent était pour elle, je le lui
destinais, et sachant combien la mer est perfide, j'avais
208 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
enterré notre trésor dans le petit jardin de la maison
que mon père habitait à Marseille, sur les Allées de
Meilhan.
»■ Votre mère, Albert connaît bien cette pauvre chère
maison.
» Dernièrement, en venante Paris, j'ai passé par Mar-
seille. Je suis allé voir cette maison aux douloureux sou-
venirs; et le soir, une bêche à la main, j'ai sondé le coin
où j'avais enfoui mon trésor. La cassette de fer était en-
core à la même place, personne n'y avait touché ; elle est
dans l'angle qu'un beau figuier, planté par mon père le
jour de ma naissance, couvre de son ombre.
» Eh bien, Albert ! cet argent qui autrefois devait aider
à la vie et à la tranquillité de cette femme que j'adorais,
voilà qu'aujourd'hui, par un hasard étrange et doulou-
reux, il a retrouvé le même emploi. Oh ! comprenez bien
ma pensée, à moi qui pourrais offrir des millions à cette
pauvre femme, et qui lui rends seulement le morceau de
pain noir oublié sous mon pauvre toit depuis le jour[où
j'ai été séparé de celle que j'aimais.
» Vous êtes un homme généreux, Albert, mais peut-
être êtes-vous néanmoins aveuglé par la (ierté ou par le
ressentiment; si vous me refusez, si vous demandez à
un autre ce que j'ai le droit de vous offrir, je dirai qu'il
est peu généreux à vous de refuser la vie de votre mère
offerte par un homme dont votre père a fait mourir le père
dans les horreurs de la faim et du désespoir. »
Cette lecture finie, Albert demeura pâle et immobile
en attendant ce que déciderait sa mère.
Mercedes leva au ciel un regard d'une ineffable expres-
sion.
— J'accepte, dit-elle ; il a le droit de payer la dot que
j'apporterai dans un couvent!
^ LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 209
El, mellani ];i lettre sur son cœur, elle prit le bras de
son fils, et d'un pas plus ferme qu'elle ne s'y attendait
peut-être elle-même, elle prit le chemin de l'escalier.
XV
Li; SCICIDE.
Cependant Monte-Cristo, lui aussi, était rentré en ville
avec Emmanuel et Maximilien.
Le retour fut gai. Emmanuel ne dissimulait pas sa joie
d'avoir vu succéder la paix à la guerre, et avouait haute-
ment ses goûts philanthropiques. Morrel, dans un coin
de la voiture, laissait la gaîté de son beau-frère s'évaporer
en paroles, et gardait pour lui une joie tout aussi sincère,
mais qui brillait seulement dans ses regards.
A la barrière du Trône, on rencontra Bertuccio : il
attendaitlà, immobile comme une sentinelle à son poste.
Monte-Cristo passa la .tête par la portière, écliangea^
avec lui quelques pafoles à voix basse, et l'intendant
disparut.
— Monsieur le comte, dit Emmanuel en arrivant à la
hauteur de la Place-Royale, faites-moi jeter, je vous prie,
à ma porte, afin que ma femme ne puisse avoir un seul
moment d'inquiétude ni pour vous ni pour moi.
— S'il n'était ridicule d'aller faire montre de son
triomphe, dit Morrel, j'inviterais M. le comte à entrer chez
nous; mais M. le comte aussi a sans doute des cœurs
tremblants à rassurer, ^<ous voici arrivés, Emmanuel,
saluons notre ami, et laissons-le continuer son chemin.
— Un moment, dit Monte-Cristo, ne me piivez pas
ainsi d'un seul coup de me> deux compagnons; rentrez
12.
210 LE COMTE DE MONTE-CRISTO,
auprès de votre charmante femme, à laquelle je vous
charge de présenter tous mes compliments, et accom-
pagnez-moi jusqu'aux Champs-Elysées, Morrel.
— A merveille, dit Maximilien, d'autant plus que j'ai
aiïaire dans votre quartier, comte.
— T'altendra-t-onpourdéjeûner?demandaEmmanuel.
— iN'on, dit le jeune homme.
La portière se referma, la voiture continua sa route.
— Voyez comme je vous ai porté bonheur, dit Morrel
lorsqu'il fut seul avec le comte. N'y avez-vous pas pensé ?
— Si fait, dit Monte-Cristo, voilà pourquoi je voudrais
toujours vous tenir près de moi.
— C'est miraculeux ! continua Morrel, répondant à sa
propre pensée.
— Quoi donc ? dit Monte-Cristo.
— Ce qui vient de se passer.
— Oui, répondit le comte avec un sourire; vous avez
dit le mot, Morrel, c'est miraculeux!
— Car enfin, reprit Morrel, Albert est brave.
— Très brave, dit Monte-Cristo, je l'ai vu dormir le
poignard suspendu sur sa tète.
— Et moi je sais qu'il s'est ballu deux fois, et très bien
battu, dit Morrel ; conciliez donc cela avec la conduite de
ce malin.
— Votre influence, toujours, reprit en souriant Monte-
Cristo.
— C'est heureux pour Albert qu'il ne soit point sol-
dat, dit Morrel.
— Pourquoi cela ?
— Des excuses sur le terrain ! fit le jeune capitaine en
secouant la tête.
— Allons, dit le comte avec douceur, u'allcz-vous point
tomber dans les préjngésdcshommcsordinairos, Morrel?
LK COMTE DE MONTE-CRISTO. 211
ne conviendrez-vous pas que puisque Albert est brave, il
ne peut être lâche ; qu'il faut qu'il ait eu quelque raison
d'agir comme il l'a fait ce matin, et que parlant sa con-
duite est plutôt héroïque qu'autre chose?
— Sans doute, sans doute, répondit Morrel ; mais je
dirai, comme l'Espagnol : Il a été moins brave aujour-
d'hui qu'hier.
— Yous déjeûnez avec moi, n'est-ce pas, Morrel ? dit
le comte pour couper court à la conversation.
— Non pas, je vous quitte à dix heures.
— Votre rendez-vous était donc pour déjeûner ?
Morrel sourit et secoua la tcte.
— Mais enfin , faut-il toujours que vous déjeûniez
quelque part.
— Cependant si je n'ai pas faim ? dit le jeune homme.
— Oh ! fit le comte, je ne connais que deux sentiments
qui coupent ainsi l'appétit: la douleur (et comme heureu-
sement je vous vois très gai, ce n'est point cela) et l'a-
mour. Or, d'après ce que vous m'avez dit à propos de
votre cœur, il m'est permis de croire...
— Ma foi, comte, répliqua gaiement Morrel, je ne dis
pas non.
— Et vous ne me contez pas cela, Maximilien? rei»rit
le comte d'un ton si vif, que l'on voyait tout l'intérêt
qu'il eût pris à connaître ce secret.
— Je vous ai montré ce matin que j'avais un cœur,
n'est-ce pas, comte ?
Pour toute réponse Monte-Cristo lendit la main au
jeune homme.
— Eh bien ! continua celui-ci, depuis que ce cœur
n'est plus avec vous au bois de Vinccnnes , il est autre
part où je vais le retrouver.
— Allez, dit lentement le comte,, allez, cher ami ; mais
212 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
par grâce, si vous éprouviez quelque obstacle, rappelez-
vous que j'ai quelque pouvoir en ce monde, que je suis
heureux d'employer ce pouvoir au profit des gens que
j'aime, et que je vous aime, vous, Morrel.
— Bien, dit le jeune homme, je m'en souviendrai
comme les enfants égoïstes se souviennentde leurs parents
quand ils ont besoin d'eux. Quand j'aurai besoin de vous,
et peut-être ce moment viendra-t-il, je m'adresserai à
vous, comte.
— Bien, je retiens votre parole. Adieu donc.
— Au revoir.
On était arrivé à la porte de la maison des Champs-
Elysées. Jfonte-Cristo ouvrit la portière. Morrel sauta sur
le pavé, Bertuccio attendait sur le perron.
Morrel disparut par l'avenue de Marigny, et Monte-
Cristo marcha vivement au-devant de Bertuccio.
— Eh bien ? demanda-t-il.
— Eh bien ! répondit l'intendant, elle va quitter sa
maison.
— Et son fils?
— Florentin, son valet de chambre, pense qu'il en va
faire autant.
— Venez.
Monte-Cristo emmena Bertuccio dans son cabinet, écri-
vit la lettre que nous avons vue, et la remit à l'intendant.
— Allez, dit-il, et faites diligence; à propos, faites
prévenir Haydée que je suis rentré.
— Me voilà, dit la jeune fille, qui, au bruit de la voi-
lure, était déjà descendue, et dont le visage rayonnait de
joie en revoyant le comte sain et sauf.
Bertuccio sortit.
Tous les transports d'une fille revoyant un père chéri,
tous les délires d'une maîtresse revoyant un amant adoré,
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 213
Ilaydée les éprouva pendant les premiers instants de ce
retour attendu par elle avec tant d'impatience.
Certes, pour être moins expansive, la joie de Monte-
Cristo n'était pas moins grande; la joie pour les cœurs
qui ont longtemps souffert est pareille à la rosée pour les
terres desséchées par le soleil : cœur et terre absorbent
cette pluie bienfaisante qui tombe sur eux, et rien n'en
apparaît au dehors.
Depuis quelques jours Monte-Cristo comprenait une
chose que depuis longtemps il n'osait plus croire, c'est
qu'il y avait deux Mercedes au monde, c'est qu'il pouvait
encore être heureux.
Son œil ardent de bonheur se plongeait avidement
dans les regards humides d'ilaydéC; quant tout à coup la
porte s'ouvrit.
Le comte fronça le sourcil.
— M. de Morcerf ! dit Baptistin, comme si ce mot seul
renfermait son excuse.
En effet, le visage du comte s'éclaira.
— Lequel, demanda-t-il, le vicomte ou le comte?
— Le comte.
— Mon Dieu ! s'écria Haydée, n'est-ce donc point fini
encore?
— Je ne sais si c'est fini, mon enfant bien-aimée, dit
Monte-Cristo en prenant les mains de la jeune iille, mais
ce que je sais, c'est que tu n'as rien à craindre.
— Oh ! c'est cependant le miséi^ble...
— Cet homme nepeut rien sur mi)i, Haydée, dit Monte-
Cristo; c'est quand j'avais affaire à son lils qu'il fallait
craindre. ->
— Aussi, ce que j'ai souffert, dit la jeune fille, tu ne
le sauras jamais, mon seigneur.
Monte-Cristo sourit.
214 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Par la (ombe de mon père! dit Monte-Cristo en
étendant la main sur la tête de la jeune liile, je te jure
que s'il arrive malheur, ce ne sera point à moi.
— Je te crois, mon seigneur, comme si Dieu me par-
lait, dit la jeune fille en présentant son front au comle.
Monte-Cristo déposa sur ce front si pur et si beau un
baiser qui fit battre à la fois deux cœurs, l'un avec vio-
lencô, l'autre sourdement.
— Oh ! mon Dieu ! murmura le comte, permettriez-
\ousdoncqueje puisse aimer encore ! Faites entrer M. le
comte de Morcerf au salon, dit-il à Baptisfin, tout en con-
duisant la belle Grecque vers un escalier dérobé.
Un mot d'explication sur celte visite, attendue peut-
être de Monte-Cristo, mais inattendue sans doute pour
nos lecteurs.
Tandis que Mercedes, comme nous l'avons dit, faisait
chez elle l'espèce d'inventaire qu'Albert avait fait chez
lui ; tandis qu'elle classait ses bijoux, fermait ses tiroirs,
réunissait ses clés, afin de laisser toutes choses dans un
ordre parfait, elle ne s'était pas aperçue qu'une té(e pale
et sinistre était venue apparaître au vitrage d'une porte
qui laissait entrer le jour dans le corridor ; de là non
seulement on pouvait voir, mais on pouvait entendre.
Celui qui regardait ainsi, selon toute probabilité, sans
être vu ni entendu, vit donc et entendit donc tout ce qui
se passait chez madame de Morcerf.
De cette porte vitrée, l'homme au visage pâle se trans-
porta dans la chambre à coucher du comte de Morcerf,
et, arrivé là, souleva d'une main contractée le rideau
d'une fenêtre donnant sur la cour.
Il resta là dix minutes ainsi immobile, muet, écoulant
les battements de son propre cœur. Pour lui c'était bien
long dix minutes.
LE COMTE DE MONTE-CUISTO. 215
Ce fut alors qu'Albert, revenant de son rendez-vous,
aperçut son père, qui guettait son retour derrière un ri-
deau, et détourna la tête.
L'œil du comte se dilata : il savait -que l'insulte d'Al-
bert à Monte-Cristo avait été terrible, qu'une pareille
insulte, dans tous les pays du monde, entraînait un duel
à mort. Or, Albert rentrait sain et sauf, donc le comte
était vengé.
Un éclair de joie indicible illumina ce visage lugubre,
comme fait un dernier rayon de soleil avant de se perdre
dans les nuages qui semblent moins sa couche que son
tombeau.
Mais, nous l'avons dit, il attendit en vain que le jeune
homme montât à son appartement pour lui rendre
compte de son triomphe. Que son (ils, avant de combattre,
n'ait pas voulu voir le père dont il allait venger l'hon-
neur, cela se comprend; mais, l'honneur du père vengé,
pourquoi ce fds ne venait-il point se jeter dans ses bras?
Ce fut alors que le comte, ne pouvant voir Albert, en-
voya chercher son domestique. On sait qu'Albert l'avait
autorisé à ne rien cacher au comte.
Dix minutes après on vit apparaître sur le perron le
général de Morcerf, vêtu d'une redingote noire, ayant
un col militaire, un pantalon noir, des gants noirs.
Il avait donné, à ce qu'il paraît, des ordres antérieurs;
car, à peine eut-il touché le dernier degré du perron, que
sa voiture tout attelée sortit de la remise et vint s'arrêter
devant lui.
Son valet de chambre vint alors jeter dans la voiture
un caban militaire, roidi par les deux épées qu'il enve-
loppait ; puis, fermant laportièrc, il s'assit près du cocher.
Le cocher se pencha devant la calèche pour demander
l'ordre.
210 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Aux Champs-Klyséc?, dit le gt'Miéral, chez le comte
de IMonte-Cristo. Vite!
Les chevaux bondirent sous le coup do fouet qui les
enveloppa ; cinq minutes après, ils s'arrêtèrent devant la
maison du comte. •
M. de Morcert ouvritlui-même la portière, et, la voiture
roulant encore, il sauta comme un jeune homme dans la
contre-allée, sonna et disparut dans la porte béante avec
son domestique.
Tne seconde après, Baptislin annonçait à M. de Monte-
Cristo le comte de Morcerf, et Monte-Cristo, recondui-
sant Ilaydée, donna Tordre qu'on iît entrer le comte de
Morcerf dans le salon.
Le général arpentait pour la troisième fuis le salon
dans toute sa longueur, lorsqu'on se retournant il aper-
çut Monte-Cristo debout sur le seuil.
— Eh ! c'est M. de Morcerf, dit tranquillement Monte-
Cristo; je croyais avoir mal entendu.
— Oui, c'est moi-même, dit le comte avec une effroya-
ble contraction des lèvres qui l'empêchait d'articuler net-
tement.
— Il ne me reste donc qu'à savoir maintenant, dit
Monte-Cristo, la cause qui me procure le plaisir de voir
M. le comte de Morcerf de si bonne heure.
— Vous avez eu ce matin une rencontre avec mon C\l$,
monsieur? dit le général.
— Vous savez cela? répondit le comte.
— Et je sais aussi que mon fds avait de bonnes rai-
sons pour désirer se battre contre vous et faire tout ce
qu'il pourrait pour vous tuer.
— En effet, monsieur, il en avait de fort bonnes ! mais
vous voyez que, malgré ces raisons-là, il ne m'a pas tué,
et même ([u'il ne s'est pas battu.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 21 î
— Et cependant il vous regardait comme la cause du
déshonneur de son père, comme la cause de la ruine ef-
froyable qui, en ce moment-ci, accable ma maison.
— C'est vrai, monsieur, dit Monte-Cristo avec son
calme terrible : cause secondaire, par exemple, et non
principale.
— Sans doute vous lui avez fait quelque excuse ou
donné quelque explication?
— Je ne lui ai donné aucune explication, et c'est lui
qui m'a fait des excuses.
— Mais à quoi attribuez-vous cette conduite ?
— A la conviction, probablement, qu'il y avait dans
tout ceci un homme plus coupable que moi .
— Et quel était cet homme?
— Son père.
— Soit, dit le comte en pâlissant; mais vous savez que
le coupable n'aime pas à s'entendre convaincre de cul-
pabilité.
— Je sais... Aussi je m'attendais à ce qui arrive en ce
moment.
— Vous vous attendiez à ce que mon fils fiit un lâche !
s'écria le comte.
— M. Albert de Morcerf n'est point un lâche, dit
Monte-Cristo.
— Un homme qui tient à la main une épée, un hom-
me qui, à la portée de cette épée, tient un ennemi mor-
tel ; cet homme , s'il ne se bat pas, est un lâche ! Que
n'est-il ici pour que je le lui dise !
— Monsieur, répondit froidement Monte-Cristo, je ne
présume pas que vous soyez venu me trouver pour me
conter vos petites affaires de famille. Allez dire cela à
M. Albert, peut-être saura-t-il que vous répondre.
— Oh ! non , non , répliqua le général avec un sou-
V. 13
218 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
lire aussitôt dispaiu qiféclos, non , vous avez raison, je
ne suis pas venu [tour cela ! Je suis venu pour vous dire
que moi aussi je vous regarde comme mon ennemi ! Je
suis venu pour vous dire que je vous hais d'instinct !
qu'il me semble que je vous ai toujours connu, toujours
hai! Et qu'enfin, puisque les jeunes gens de ce siècle ne
se battent plus, c'est à nous de nous battre... Est-ce
votre avis, monsieur ?
— Parfaitement. Aussi, quand je vous ai dit que j'a-
vais prévu ce qui m'arrivait, c'est de l'honneur de votre
visite que je voulais parler.
— Tant mieux... vos préparatifs sont faits, alors?
— Ils le sont toujours, monsieur.
— Vous savez que nous nous battrons jusqu'à la mort
de l'un de nous deux? dit le général, les dents serrées
par la rage.
— Jusqu'à la mort de l'un de nous deux , répéta le
comte de Monte-Cristo en faisant un léger mouvement
de tète de haut en bas.
— Partons alors, nous n'avons pas besoin de témoins.
— En effet, dit Monte-Cristo, c'est inutile, nous nous
connaissons si bien !
— Au contraire, dit le comte, c'est que nous ne nous
connaissons pas.
— Bah ! dit Monte-Cristo avec le même flegme déses-
pérant, voyons un peu. N'êtes-vous pas le soldat Fer-
nand qui a déserté la veille de la bataille de Waterloo ?
N'êtes-vous pas le lieutenant Feruaud qui a servi de
guide et d'espion à l'armée française en Espagne ? N'êtes-
vous pas le colonel Fernand qui a trahi, vendu, assas-
siné son bienfaiteur AU? Et tous ces Fernand-lù ré^unis
n'ont-ils pas faille lieutenant-général comte de Morcerf
pair de France ?
LE COMTK DE MONTE-CRISTO. 219
~01i ! s'écria le général, frappé par ces parolescomnie
par un fer rouge; oh! misérable, qui me reproches ma
honte au moment peut-être où tu vas me tuer, non, je
n'ai point ditqueje t'étaisinconnu;je sais bien, démon,
que tu as pénétré danslanuit du passé, et que tu y as lu,
à la lueur de quel flambeau, je l'ignore, chaque page de
ma vie ! mais peut-être y a-(-ii encore plus d'honneur en
moi, dans mon opprobre, qu'en toi sous tes dehors pom-
peux. Non, non, je te suis connu, je le sais, mais c'est
toi que je ne connais pas, aventurier cousu d'or et de
pierreries! Tu t'es fait appeler à Paris le comte de
Monte-Cristo; en Italie, Sinbad le Marin ; à Malle, que
sais-je? moi, je l'ai oublié. Mais c'est ton nom réel que
je te demande, c'est ton vrai nom que je veux savoir, au
milieu de tes cent noms, afin que je le prononce sur le
terrain du combat, au moment où je renfoncerai mon
épée dans le cœur.
Le comte de Monte-Cristo pâlit d'une façon terrible,
son œil fauve s'embrasa d'un feu dévorant, il fit un bond
vers le cabinet attenant à sa chambre, et en moins d'une
seconde, arrachant sa cravate, sa redingote et son gilet,
il endossa une petite veste de marin et se coiffa d'un
chapeau de matelot, sous lequel se déroulèrent ses longs
cheveux noirs.
Il revint ainsi, efl"rayant, implacable, marchant les
bras croisés au-devant du général, qui n'avait rien com-
pris à sa disparition, qui l'attendait, et qui, sentant
ses dents claquer et ses jambes se dérober sous lui, re-
cula d'un pas et ne s'arrêta qu'en trouvant sur une table
un point d'appui pour sa main crispée.
— Fernand ! lui cria-t-il, de mes cent noms, je n'au-
rais besoin de t'en dire qu'un seul pour te foudroyer;
mais ce nom, tu le devines, n'est-ce pas? ou plutôt tu
220 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
le le rappelles? car, malgré tous mes chagrins, toutes
mes tortures, je te montre aujourd'hui un visage que
le bonheur de lavengeance rajeunit, un visage que tudois
avoir vu bien souvent dans tes rêves depuis ton mariage.. .
avec Mercedes, ma iiancée !
Le général, la tête renversée en arrière, les mains
étendues, le regard fixe, dévora en silence ce terrible
spectacle; puis, allant chercher la muraille comme point
d'appui, il s'y glissa lentement jusqu'à la porte par la-
quelle il sortit à reculons, en laissant échapper ce seul
cri lugubre, lamentable, déchirant:
— Edmond Dantès !
Puis, avec des soupirs qui n'avaient rien d'humain,
il se traîna jusqu'au péristyle de la maison, traversa la
cour en homme ivre, et tomba dans les bras de son valet
de chambre en murmurant seulement d'une voix inintel-
ligible :
— A l'hôtel, à l'hôtel!
En chemin, l'air frais et la honte que lui causait Tat-
tention de ses gens, le remirent en état d'assembler ses
idées; mais le trajet fut court, et à mesure qu'il se rap-
prochait de chez lui, le comte sentait se renouveler tou-
tes ses douleurs.
A quelques pas de la maison, le comte fit arrêter et
descendit.
La porte de l'hôtel était toute grande ouverte ; un fia-
cre, tout surpris d'être appelé dans cette magnilique de-
meure, stationnait au milieu de la cour; le comte regarda
ce fiacre avec clîroi, mais sans oser interroger personne,
et s'élança dans son appartement.
Deux personnes descendaient l'escalier; il n'eut que
le temps de se jeter dans un cabinet pour les éviter.
LE COMTB: de MONTE-CRISTO. 22 1
C'était Mercedes, appuyée au bras de son fils, qui tous
deux quittaient l'hôlel.
Ils passèrent à deux lignes du malheureux, qui, caché
derrière la portière de damas, fut effleuré en quelque sorte
par la robe de soie de Mercedes, et qui sentit à son visage
la tiède haleine de ces paroles prononcées par son fils :
— Du courage, ma mère! Venez, venez, nous ne
sommes plus ici chez nous.
Les paroles s'éteignirent, les pas s'éloignèrent.
Le général se redressa suspendu par ses mains cris-
pées au rideau de damas; il comprimait le plus horrible
sanglotqui fut jamais sorti de la poitrine d'un père, aban-
donné à la fois par sa femme et par son fils...
Bientôt il entenditclaquer laportièreen fer du fiacre,
puis la voix du cocher, puis le roulement de la lourde
machine ébranla les vitres ; alors il s'élança dans sa cham-
bre à coucher pour voir encore une fois tout ce qu'il
avait aimé dans le monde; mais le fiacre partit sans que
la tête de Mercedes ou celle d'Albert eût paru à la por-
tière, pour donner à la maison solitaire, pour donner au
père et à l'époux abandonné le dernier regard, l'adieu
et le regret, c'est à dire le pardon.
Aussi, au moment même où les roues du fiacre ébran-
laient le pavé de la voûte, un coup de feu retentit, et une
fumée sombre sortit par une des vitres de cette fenêtre de
la chambre à coucher, brisée par la force de l'explosion.
S2a LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
XVI
VALENTINE.
On devine où Morrel avait affaire et chez qui était son
rendez-vous.
Aussi Morrel, en quittait Monte-Cristo, s'achemina-
t-il lentement vers la maison de Villefort.
Nousdisonslentement: c'estque Morrel avaitplusd'une
demi-heure à lui pour faire cinq cents pas; mais, malgré
ce temps plus que suffisant, il s'était empressé de quit-
ter Monte-Cristo, ayant hâte d'être seul avec ses pensées.
Il savait bien son heure, l'heure à laquelle Yalentine,
assistant au déjeûner de Noirlier, était sûre de ne pas
être troublée dans ce pieux devoir. Noirtier et Valentine
lui avaient accordé deux visites par sema.ae, et il venait
profiter de son droit.
11 arriva,Yalentinerattendait.Inquiéte, presque égarée,
elle lui saisit la main et l'amena devant son grand-père...
Cetle inquiétude, poussée, comme nous le dirons,
presque jusqu'à l'égarement, venait du bruit quel'aven-
ture de Morcerf avait fait dans le monde; on savait (le
monde sait toujours) l'aventure de l'Opéra. Chez Ville-
fort, personne ne doutait qu'un duel ne fût la conséquence
forcée de cette aventure ; Valentine, avec son instinct do
femme, avaitdeviné que Morrel serait le témoin de Monte-
Cristo, et avec le courage bien connu du jeune homme,
avec cette amitié profonde qu'elle lui connaissait pour le
comte, elle craignait qu'il n'eût point la force de se bor-
ner au rôle passif qui lui était assigné.
On comprend doncavcc quelle avidité les détails furent
.*,
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 223
demandés, donnés et reçus, et Morrel put lire une in-
dkible joie dans les yeux de sabien-aimée quand elle sut
que cette terrible affaire avait eu une issue non moins
heureuse qu'inattendue.
— Maintenant, ditValentineenfaisantsigneàMorrelde
s'asseoira côté du vieillard et en s'asseyant elle-même sur
le tabouret où reposaient ses pieds; maintenant parlons
un peu de nos affaires. Voussavez, Maximilien, que bon
papa avait eu un instant l'idée de quitter la maison, et de
prendre un appartement hors de Tliôtel deM. de Villefort.
— Oui certes, dit Maximilien, je me rappelle ce pro -
jet, et j'y avais même fort applaudi.
— Eli bien! dit Valentine, applaudissez encore, Maxi-
milien, car bon papa y revient,
— Bravo ! dit Maximilien.
— Et savez-vous, dit Valentine, quelle raison donne
bon papa pour quiller la maison ?
Noirlier regardait sa (ille pour lui imposer silence de
l'œil ; mais Valentine ne regardait point Noirfier ; ses
yeux, son regard, son sourire, tout était pour Morrel.
— Oh! quelle que soit la raison que donne M. Noirtier,
s'écria Morrel, je déclare quelle est bonne.
— Excellente, dit Valentine : il prétend que l'air du
faubourg Saint- Honoré ne vaut rien pour moi.
— En effet, dit Morrel ; écoutez, Valentine, M. Noirtier
pourrait bien avoir raison ; depuis quinze jours, je trou\e
que votre santé s'altère.
— Oui, un peu, c'est vrai, répondit Valentine ; aussi
bon papa s'est constitué mon médecin, et comme bon
papa sait tout, j'ai la plus grande confiance en lui.
— Mais enliu il est donc vrai que vous souffrez, Valen-
tine? demanda vivement Morrel.
— Oh ! mon Dieu, cela ne s'appelle pas souffrir : je rcs-
224 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
sens un malaise général, voilà tout; j'ai perdu l'appétit,
et il me sembleque mon estomac soutient une lutte pour
s'habituer à quelque chose.
Noirtier ne perdait pas une des paroles de Valentine.
— Et quel est le traitement que vous suivez pour celte
maladie inconue ?
— Oh! bien simple, dit Valentine; j'avale tous les ma-
tins une cuillerée de la potion qu'on apporte pour mon
grand-père ; quand je dis une cuillerée , j'ai commencé
par une, et maintenant j'en suis à quatre. Mon grand-
père prétend que c'est une panacée.
Valentine souriait ; mais il y avait quelque chose de
triste et de souffrant dans son sourire.
Maximilien, ivre d'amour, la regardait en silence ; elle
était bien belle, mais sa pâleur avait pris un ton plus mat,
ses yeux brillaient d'un feu plus ardent que d'habitude,
et ses mains, ordinairement d'un blanc de nacre, sem-
blaient des mains de cire qu'une nuance jaunâtre envahit
avec le temps.
De Valentine, le jeune homme porta les yeux sur Noir-
tier ; celui-ci considérait avec cette étrange et profonde
intelligence lajeune fille absorbée dans son amour ; mais
lui aussi, comme Morrel, suivait ces traces d'une sourde
souffrance, si peu visible d'ailleurs qu'elle avait échappé
à l'œil de tous, excepté à celui du père et de l'amant.
— Mais, dit Morrel, cette potion dont vous êtes arri-
vée jusqu'à quatre cuillerées, je la croyais médicamentée
pour M. Noirtier ?
— Je sais que c'est fort amer, dit Valentine , si amer
que tout ce que je bois après cela me semble avoir le
même goût.
Noirtier regarda sa lille d'un ton interrogateur.
' — Oui, bon papa, dit Valentine, c'est comme cela,
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 225
Tout à l'heure, avant de descendre chez vous, j'ai bu un
verre d'eau sucrée ; eh bien ! j'en ai laissé la moitié, tant
cette eau m'a paru a mère.
Noirtier pâlit, et fit signe qu'il voulait parler.
Valentine se leva pour aller chercher le dictionnaire.
Noirtier la suivait des yeux avec une angoisse visible.
En effet, le sang montait à la tête de la jeune fille, ses
joues se colorèrent.
— Tiens ! s'écria-t-elle sans rien perdre de sa gaîté,
c'est singulier : un éblouissement! Est-ce donc le soleil
qui m'a frappé dans les yeux ?...
Et elle s'appuya à l'espagnolette de la fenêtre.
— Il n'y a pas de soleil, dit Morrel encore plus inquiet
de l'expression du visage de Noirtier que de l'indisposi-
tion de Valentine.
Et il courut à Valentine.
La jeune fille sourit.
— Rassure-toi, bon père, dit-elle à Noirtier; rassurez-
vous, Maximilien, ce n'est rien, et la chose est déjà pas-
sée : mais, écoutez donc ! n'est-ce pas le bruit d'une voi-
ture que j'entends dans la cour?
Elle ouvrit la porte de Noirtier, courut à une fenêtre
du corridor, et revint précipitamment.
— Oui, dit-elle, c'est madame Danglars et sa fille qui
viennent nous faire une visite. Adieu, je me sauve, car
on me viendrait chercher ici ; ou plutôt, au revoir, restez
près de bon papa, monsieur Maximilien, je vous promets
de ne pas les retenir.
Morrel la suivit des yeux, la vit refermer la porte, et
l'entendit monter le petit escalier qui conduisait à la fois
chez madame de Villefort et chez elle.
Dès qu'elle eut disparu, Noirtier lit signe à Morrel de
prendre le dictionnaire.
15.
226 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Morrol obéit; il s'était, guidé par Valentine, promplc-
ment habitué à comprendre le vieillard.
Cependant, Giiiclque habitude qu'il eût, et comme il
fallait passer en revue une partie des vingt-quatre lettres
de l'alphabet et trouver chaque mot dans le dictionnaire,
ce ne fut qu'au bout de dix minutes que la pensée du
vieillard fut traduite par ces paroles :
« Cherchez le verre d'eau et la carafe qui sont dans
la chambre de Valentine. »
Morrel sonna aussitôt le domestique qui avait remplacé
Barrois, et au nom de Noirtier lui donna cet ordre.
Le domestique revint un instant après.
La carafe et le verre étaient entièrement vides.
Noirtier fit signe qu'il voulait parler.
— Pourquoi le verre et la carafe sont-ils vidés? de-
manda-t-il. Valentine a dit qu'elle n'avait bu que lu
moitié du verre.
La traduction de cette nouvelle demande prit encore
cinq minutes.
— Je ne sais, dit le domestique ; mais la femme de
chambre est dans l'appartement de mademoiselle Valen-
tine ; c'est peut-être elle qui l'a vidé.
— Demandez-le-lui, dit Morrel, traduisant cette fois
la pensée de Noirtier par le regard.
Le domestique sortit, et presque aussitôt rentra.
— Mademoiselle Valentine a passé par sa chambre pour
se rendre dans celle de madame de Villefort, dit-il ; et, en
passant, comme elle avait soif, elle a bu ce qui restait dans
le verre ; quant à la carafe, M. Edouard l'a vidée pour faire
un étang à ses canards.
Noirtier leva les yeux au ciel, comme fait un joueur qui
joue sur un coup tout ce qu'il possède.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 227
Dès lors, les yeux du vieillard se fixèrent sur laporte,
et ne quittèrent plus cette direction.
C'étaient, en efl'et, nnadamc Danglars et sa fille que Va-
lentine avait vues ; on les avait conduites à la chambre
de madame de Villefort , qui avait dit qu'elle recevrait
chez elle ; voilà pourquoi Valentine avait passé par son
appartement : sa chambre étant de plain-pied avec celle
de sa belle-mère, et les deux chambres n'étant séparées
que par celle d'Edouard.
Les deux femmes entrèrent au salon avec cette espèce
de roideur officielle qui fait présager une communication.
Entre gens du même monde, une nuance est bientôt
saisie. Madame de Villefort répondit à cette solennité par
de la solennité.
En ce moment Valentine entra, et les révérences re-
commencèrent.
— Chère amie, dit la baronne, tandis que les deux jeu-
nes filles se prenaient les mains, je venais avec Eugénie
^ous annoncer la première le très prochain mariage de
ma fille avec le prince Cavalcanti.
Danglars avait maintenu le titre de prince. Le banquier
populaire avait trouvé que cela faisait mieux que comte.
— Alors,permet(ez que je vous fasse mes sincèrescom-
plimcnts, répondit madame de Villefort. M. le prince
Cavalcanti paraît un jeune homme plein de rares qua-
lités.
— Ecoutez, dit la baronne en souriant ; si nous parlons
comme deux amieSjje dois vous dire que le prince ne nous
paraît pas encore être ce qu'il sera. Il a en lui un peu de
cette étrangoté qui nous fait, à nous autres Français, re-
connaître du premier coup d'œd un gentilhomme italien
ou allemand. Cependant il annonce un fort bon cœur,
beaucoup de finesse d'esprit, et, quant aux convenances,
2^8 I.K COMTE DE MOME-CIUS'iO.
M. Daiis^lurs prétend que la fortune est majestueuse :
c'est son mot.
— Et puis, dit Eugénie en feuilletant Talbum de ma-
dame de Villefort, ajoutez, madame, que vous avez une
inclination toute particulière pour ce jeune homme.
— Et, dit madame de Yillefort, je n'ai pas besoin de
vous demander si vous partagez cette inclination ?
— Moi ! répondit Eugénie avec son aplomb ordinaire,
oh ! pas le moins du monde, madame; ma vocation, à
moi, n'était pas de m'enchaîner aux soins d'un ménage
ou aux caprices d'un homme, quel qu'il fût. Ma vocation
était d'être artiste et libre parconséquent de mon cœur,
de ma personne et de ma pensée.
Eugénie prononça ces paroles avec un accent si vibrant
et si ferme, que le rouge en monta au visage de Valen-
tiue. La craintive jeune fille ne pouvait comprendre
cette nature vigoureuse qui semblait n'avoir aucune des
timidités de la femme.
— Au reste, continua-t-elle, puisque je suis destinée à
être mariée, bon gré, mal gré, je dois remercier la Pro-
vidence qui m'a du moins procuré les dédains de M. Al-
bert de Morcerf ; sans cette Providence, je serais aujour-
d'hui la femme d'un homme perdu d'honneur.
— C'est pourtant vrai, dit la baronne avec cette étrange
naïveté que Ton trouve quelquefois cbez les grandes da-
mes, et que les fréquentations roturièresne peuvent leur
faire perdre tout à fait ; c'est pourlant vrai, sans cette
hésitation des Morcerf, ma fille épousait ce M. Albert : le
général y tenait beaucoup, il était même venu pour for-
cer lamain à M. Danglars; nous l'avons échappée belle.
— Mais, dit timidement Valentine, est-ce que toute
celte honte du père rejaillit sur le tils? M. Albert me
semble bien innocent de toutes ces trahisons du général.
hV: COMTE DE MONTE-CRISTO. 329
— Pardon, chère amie, dit l'implacable jeune fdle ;
M. Albert en réclame et en mérite sa part : il paraît
qu'après avoir provoqué hier M. de Monte-Cristo à
rOpéra, il lui a fait aujourd'hui des excuses sur le terrain.
— Impossible ! dit madame de Yillefort.
— Ah ! chère amie, dit madame Danglars avec cette
même naïveté que nous avons déjà signalée, la chose est
certaine, je le sais de M. Debray, qui était présent à l'ex-
plication.
Valentine aussi savaitla vérité, mais elle ne répondait
pas. Repoussée par un mot dans ses souvenirs, elle se re-
trouvait en pensée dans la chambre de Noirtier, où l'at-
tendait Morrel.
Plongée dans cette espèce de contemplation inté-
rieure, Valentine avait depuis un instant cessé de pren-
dre part à la conversation ; il lui eût même été impossible
de répéter ce qui avait été dit depuis quelques minutes,
quant tout à coup la main de madame Danglars, ens'ap-
puyant sur son bras, la tira de sa rêverie.
— Qu'y a-t-il, madame ? dit Valentine en tressaillant
au contact des doigts de madame Danglars, comme elle
eîit tressailli à un contact électrique.
— Il y a, ma chère Valentine, dit la baronne, que vous
souffrez sans doute?
— Moi? fit la jeune fille en passant sa main sur son
front brûlant.
— Oui ; regardez-vous dans cette glace ; vous avez rougi
et pâli successivement trois ou quatre fois dans l'espace
d'une minute.
— En effet! s'écria Eugénie, tu es bien pâle !
— Oh ! ne t'inquiète pas, Eugénie ; je suis comme cela
depuis quelques jours.
Et si peu rusée qu'elle fût, la jeune lille comprit que
230 LE COMTE DE MONTE-CKISTO.
c'était iino occasion de sortir. D'ailleurs, madame de
Villcfort vint à son aide.
— Ilctircz-vous, Valentinc dit-elle ; vous souffrez réel-
lement, et ces dames voudront bien vous pardonner ; bu-
vez un verre d'eau pure et cela vous remettra.
Valentine embrassa Eugénie, salua madame Danglars,
déjà levée pour se retirer, et sortit.
Cette pauvre enfant, dit madame de Villefort quand
Valentine eut disparu, elle m'inquiète sérieusement, et
je ne serais pas étonnée quand il lui arriverait quelque
accident grave.
Cependant Valentine, dans une espèce d'exaltation dont
elle ne se rendait pas compte, avait traversé la chambre
d'Edouard sans répondre à je ne sais quelle méchanceté
de l'enfant, et par chez elle avait atteint le petit escalier.
Elle en avait franchi tous les degrés, moins les trois der-
niers ; elle entendait déjà la voix de Morrel, lorsque tout
à coup un nuage passa devant ses yeux, son pied roidi
manqua la marche, ses mains n'eurent plus de force pour
la retenir à la rampe, et, froissant la cloison, elle roula
du haut des trois derniers degrés plutôt qu'elle ne les
descendit.
Morrel ne fit qu'un bond; il ouvrit la porte, et trouva
Valentine étendue sur le palier.
Rapide comme l'éclair, Il Tenleva entre ses bras et
l'assit dans un fauteuil.
Valentine rouvrit les yeux.
— Oh ! maladroite que je suis , dit-elle avec une fié-
vreuse volubilité; je ne sais donc plus me tenir ! j'oublie
qu'il y a trois marches avant le palier !
— Vous vous t'Ics blessée peut-être, Valentine? s'écria
Morrel. Oh! mon Dieu! mon Dieu !
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 231
Valentinc regarda autour d'elle : elle vit le plus pro-
fond elfroi peint dans les yeux de Noirtier.
— Rassure-loi, bon père, dit-elle en essayant de sou-
rire; ce n'est rien, ce n'est rien... la tc(e m'a tourne,
voilà tout.
— Encore un étourdissement! ditMorrel joignant les
mains. Oh! faites-y attention, Valentine, je vous supplie.
— Mais non, dit Valentine, mais non, je vous dis que
tout est passé et que ce n'était rien. Maintenant, laissez-
moi vous apprendre une nouvelle : dans huit jours, Eu-
génie se marie, et dans trois jours il y a une espèce de
grand festin, un repas de fiançailles. Nous sommes tous
invités, mon père, madame de \'illefort et moi. . . à ce que
j'ai cru comprendre, du moins.
— Quand sera-ce donc notre tour de nous occuper de
ces détails ? Oh ! Valentine, vous qui pouvez tant de
choses sur notre bon papa, tachez qu'il vous réponde :
bientôt!
— Ainsi, demanda Valentine, vous comptez sur moi
pour stimuler la lenteur et réveiller la mémoire de bon
papa ?
— Oui, s'écria Morrel. Mon Dieu! mon Dieu ! faites
vite. Tant que vous ne serez pas à moi, Valentine, il me
semblera toujours que vous allez m'échapper.
— Oh! répondit Valentine avec un mouvement con-
vulsif, oh! en vérité, Maximilien, vous êtes trop craintif
pour un officier, pour un soldat qui, dit-on, n'a jamais
connu la peur. Ha! ha! ha!
Et elle éclata d'un rire strident et douloureux; ses bras
seroidirent et se tournèrent, sa tète se renversa sur son
fauteuil, et elle demeura sans mouvement.
Le cri de terreur que Dieu enchaînait aux lèvres de
Noirtier jaillit de son regard.
232 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Monel comprit; il s'agissait d'appeler du secours.
Le jeune homme se pendit à la sonnette; la femme de
chambre qui était dans l'appartement de Valentine et le
domestique qui avait remplacé Barrois accoururent si-
multanément.
Valentine était si pâle, si froide, si inanimée, que, sans
écouter ce qu'on leur disait, la peur qui veillaitsans cesse
dans cette maison maudite les prit, et qu'ils s'élancèrent
par les corridors en criant au secours.
Madame Danglars et Eugénie sortaient en ce moment
même ; elles purent encore apprendre la cause de toute
cette rumeur.
— Je vous l'avais bien dit ! s'écria madame de Ville-
fort, pauvre petite !
XVII
lAiVEU.
Au même instant, on entendit la voix de M. de Ville-
lort, qui de son cabinet criait :
— Qu'ya-t-il?
Morrel consulta du regard Noirtior, qui venait de re-
prendre tout son sang-froid, et qui d'un coup d'œil lui
indiqua le cabinet où déjà une fois, dans une circon-
stance à peu près pareille, il s'était réfugié.
Il n'eut que le temps de prendre son chapeau et de s'y
jeter tout haletant. On entendait les pas du procureur du
roi dans le corridor.
Villefort se précipita dans la chambre, courut à Valen-
tine et la prit entre ses bras.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 233
— Un médecin ! un médecin!... M. d'Avrigny! cria
Villefort, ou plutôt j'y vais moi-même.
Et il s'élança hors de l'appartement.
Par l'autre porte s'élançait Morrel.
Il venait d'être frappé. au cœur par un épouvantable
souvenir ; cette conversation entre Villefort et le docteur,
qu'il avait entendue la nuit où mourut madame de Saint-
Méran, lui revenait à la mémoire ; ces symptômes, por-
tés à un degré moins effrayant, étaient les mêmes qui
avaient précédé la mort de Barrois.
En même temps il lui avait semblé entendre bruire à
son oreille cette voix de Monte-Cristo, qui lui avait dit, il
y avait deux heures à peine :
— De quelque chose que vous ayez besoin, Mo-rrel,
venez à moi, je peux beaucoup.
Plus rapide que la pensée, il s'élança donc du fau-
bourg Saint-Honoré dans la rue Matignon, et de la rue
Matignon dans l'avenue des Champs-Elysées.
Pendant ce temps, M. de Villefort arrivait, dans un ca-
briolet de place, à la porte de M. d'Avrigny; il sonna avec
tant de violence, que le concierge vint ouvrir d'un air
efirayé. Villefort s'élança dans l'escalier sans avoir la
force de rien dire. Le concierge leconnaissait.et le laissa
passer en criant seulement :
— Dans son cabinet ! M. le procureur du roi, dans
son cabinet!
Villefort en poussait déjà ou plutôt en enfonçait la
porte.
— Ah ! dit le docteur, c'est vous !
— Oui, dit Villefort en- refermant Ja porte derrière
lui ; oui, docteur, c'est moi qui viens vous demander à
mon tour si nous sommes bien seuls. Docteur, ma mai-
son est une maison maudite '
23i LE COMTE DE MONTE-CKISTO.
— Quoi ! dit celui-ci froidement en apparence, riKiis
avec une profonde émotion intérieure, avee-vous encore
quelque malade?
— Oui, docteur! s écria Villefort en saisissant d'une
main convulsive une poignée dfi cheveux, oui !
Le regard de d'Avrigny signifia :
— Je vous l'avais prédit.
Puis ses lèvres accentuèrent lentement ces mots :
— Qui va donc mourir chez vous, et quelle nouvelle
victime va nous accuser de faiblesse devant Dieu?
Un sanglot douloureux jaillit du cœur de Villefort ; il
s'approcha du médecin, et lui saisissant le bras :
— Valenlineî dit-il, c'est le tour de Valenline !
— Votre fille! s'écria d'Avrigny, saisi de douleur et
de surprise.
— Vous voyez que vous vous trompiez, murmura le
magistrat; venez lavoir, et sur son lit de douleur deman-
dez-lui pardon de l'avoir soupçonnée.
— Chaque fois que vous m'avez prévenu, dit M. d'A-
vrigny, il était trop tard : n'importe, j'y vais; mais hâ-
tons-nous, monsieur, avec les ennemis qui frappent chez
vous il n'y a pas de temps à perdre.
— Oh ! cette fois, docteur, vous ne me reprocherez
plus ma faiblesse. Celte fois, je connaîtrai l'assassin et je
frapperai.
— Essayons de sauver la victime avant de penser à la
venger, dit d'Avrigny, Venez.
Et le cabriolet qui avait amené Villefort le ramena au
grand trot, accompagné de d'Avrigny, au moment même
où, de son côté, Morrcl frappait à la porte de Monte-
Cristo.
Le comte était dans son cabinet, et, fort soucieux,
lisait un mol que Bertuccio venait de lui envoyer à lu hàle.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 235
En enleiulant annoncer Morrel, qui le quittait il y avait
deux heures à peine, le comte releva la tête.
Pour lui, comme pour le comte, il s'était sans doute
passé bien des choses pendant ces deux heures, car le
jeune homme, qui l'avait quitté le sourire sur les lèvres,
revenait le visage bouleversé.
Il se leva et s'élança au-devant de Morrel,
— Qu'y a-t-il donc, Maximilien? lui demanda-t-il ;
vous êtes pâle, et votre Iront ruisselle de sueur.
Morrel tomba sur un fauteuil plutôt qu'il ne s'assit.
— Oui, dit-il, je suis venu vite, j'avais besoin de vous
parler.
— Tout le monde se porte bien dans votre famille? de-
manda le comte avec un ton de bienveillance affectueuse
à la sincérité de laquelle personne ne se fut trompé.
— Merci, comte, merci, dit le jeune homme visible-
ment embarrassé pour commencer l'entretien ; oui, dans
ma famille tout le monde se porte bien.
— Tant mieux ; cependant vous avez quelque chose à
me dire? reprit le comte, de plus en plus inquiet.
— Oui, dit Morrel, c'est vrai ; je viens de sortir d'une
maison où la mort venait d'entrer, pour accourir à vous.
— Sortez-vous donc de chez M. de Morcerf? demanda
Monte-Cristo.
— Non, dit Morrel ; quelqu'un est-il mort chez M. de
Morcerf?
— Le général vient de se brider la cervelle, répondit
Monte-Cristo.
— Oh! l'affreux malheur! s'écria Maximilien.
— Pas pour la comtesse, pas pour Albert, dit Monte-
Cristo ; mieux vaut un père et un époux mort qu'un père
et un époux déshonoré ; le sang lavera la honte.
236 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Pauvre comtesse! dit Maximilien, c'est elle que je
plains surtout, une si noble femme !
— Plaignez aussi Albert, Maximilien ; car, croyez-le,
c'est le digne fils de la comtesse. Mais revenons à vous :
vous accouriez vers moi, m'avez-vous dit; aurais-je le
bonheur que vous eussiez besoin de moi ?
— Oui, j'ai besoin de vous, c'est à dire que j'ai cru
comme un insensé que vous pouviez me porter secours
dans une circonstance où Dieu seul peut me secourir.
— Dites toujours, répondit Monte-Cristo.
— Oh! dit Morrel, jene sais en vérité s'il m'est permis
de révéler un pareil secret à des oreilles humaines; mais
la fatalité m'y pousse, la nécessité m'y contraint, comte.
Morrel s'arrêta hésitant.
— Croyez-vous que je vous aime? dit Monte-Cristo
prenant affectueusement lamain du jeune hommeentre
les siennes.
— Oh! tenez, vous m'encouragez, et puisquelque chose
me dit là (Morrel posa la main sur son cœur) que je ne
dois pas avoir de secret pour vous.
— Vous avez raison, Morrel, c'est Dieu qui parle à
votre cœur, et c'est votre cœur qui vous parle. Redites-
moi ce que vous dit votre cœur. -:
— Comte, voulez-vous me permettre d'envoyer Bap-
tistin demander de votre part des nouvelles de quelqu'un
que vous connaissez ?
— Je me suis misa votre disposition, à plus forte rai-
son j'y mets mes domestiques.
— Oh! c'est que je ne vivrai pas, tant que je n'aurai
pas la certitude qu'elle va mieux.
— Voulez-vous que je sonne Baptistin?
— Non, je vais lui parler moi-même.
Morrel sortit, appela Baptistin et lui dit quelques
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 237
mots tout bas. Le valet de chambre partit tout courant.
— Eh bien! est-ce fait? demanda Monte-Cristo en
voyant reparaître Morrel.
— Oui, et je vais être un peu plus tranquille.
— Vous savez que j'attends, dit Monte-Cristo souriant.
— Oui, et moi je parle. Ecoutez, un soir je me trouvais
dans un jardin ; j'étais caché par un massif d'arbres, nul
ne se doutait que je pouvais être là. Deux personnes pas-
sèrent près de moi ; permettez que je taise provisoiremen t
leurs noms ; elles causaient à voix basse, et cependant
j'avais un tel intérêt à entendre leurs paroles que je ne
perdais pas un mot de ce qu'elles disaient.
— Cela s'annonce lugubrement, si j'en crois votre
pâleur et votre frisson, Morrel.
— Oh oui ! bien lugubrement, mon ami ! Il venait de
mourir quelqu'un chez le maître du jardin oîi je me
trouvais ; l'une des deux personnes dont j'entendais la
conversation était le maître de ce jardin, et l'autre était le
médecin. Or, le premier confiait au second ses craintes
et ses douleurs ; car c'était la seconde fois depuis un
mois que la mort s'abattait, rapide et imprévue» sur cette
maison, qu'on croirait désignée par quelque ange exter-
minateur à la colère de Dieu.
— Ah! ah ! dit Monte-Cristo en regardant fixement le
jeune homme, et en tournant son fauteuil par un mou-
vement imperceptible de manière à se i)lacer dans l'om-
bre, tandis que le jour frappait le visage de Maximilien.
— Oui, continua celui-ci, la mort était entrée deux fois
dans cette maison en un mois.
— Et que répondait le docteur? demanda Monte-
Cristo.
Il répondait... il répondait que cette mort n'était
point naturelle, et qu'il fallait l'attribuer...
238 LE COMTE DE MONTE-f.RISTO.
— A quoi?
— Au poison !
— Vraiment! dit Monte-Crislo avec celte toux légère
qui, dans les moments de supirme émotion, lui servait
à déguiser soit sa rougeur, soit sa[)dieur, soit l'attention
même avec laquelle il écoulait; vraiment, Maximilien,
vous avez entendu de ces choses-là?
— Oui, cher comte, je les ai entendues, elle docteur
a ajouté que si pareil événement se renouvelait, il se
croirait obligé d'en appeler à la justice.
Monte-Cristo écoutait ou paraissait écouler avec le
plus grand calme.
— Eh bien ! dit Maximilien, la mort a frappé une
troisième fois, et ni le maître de la maison ni le docteur
n'ont rien dit ; la mort va frapper une quatrième lois,
peut-être. Comte, à quoi croyez-vous que la connais-
sance de ce secret m'engage ?
— Mon cher ami, dit Monte-Cristo, vous me paraissez
conter làuneaventureque chacun de nous sait par cœur.
La maison où vous avez entendu cela, je la connais, ou
tout au moins j'en connais une pareille; une maison où
il Y a un jardin, un père de famille, un docteur, une mai-
son où il y a eu trois morts étranges et inattendues. Eh
bien! regardez-moi, moi qui n'ai point intercepté de
confidence et qui cependant sais tout cela aussi bien que
vous, est-ce que j'ai des scrupules de conscience? Non !
cela ne me regarde pas, moi. Vous dites qu'un ange ex-
terminateur semble désigner celte maison à la colère du
Seigneur ; eh bien ! qui vous dit que votre supposition
n'est pas une réaliié? Ne voyez pas les choses que ne veu-
lent pas voir ceux qui ont intérêt à les voir. Si c'est la
justice et non la colère de Dieu qui se promène dans celte
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 289
maison, Maximilien, détournez la tête et laissez pas-
ser la justice de Dieu.
Morrel frissonna. Il y avait quelque chose à la lois de
lugubre, de solennel et de terrible dans l'accenldu comte.
— D'ailleurs, continua-l-ii avec un changement de voix
si marqué qu'on eût dit que ces dernières paroles ne sor"
taient pas de la bouche du même homme; d'ailleurs,
qui vous dit que cela recommencera?
— Cela recommence, comte? s'écria Morrel, et voilà
pourquoi j'accours chez vous.
— Eh bien! que voulez-vous que j'y fasse, Morrel?
Voudriez-vous, par hasard, que je prévinsse M. le procu-
reur du roi?
Monte-Cristo articula ces dernières paroles avec tant
de clarté et avec une accentuation si vibrante, que Morrel
se levant tout à coup, s'écria :
— Comte! comte ! vous savez de qui je veux parler,
n'est-ce pas?
— Eh! parfaitement, mon bon ami, et je vais vous le
prouver en mettantles points sur les*, ou plutôt les noms
sur les hommes. Vous vous êtes promené un soir dans le
jardin de M. de Villefort; d'après ce que vous m'avez dit,
je présume que c'est le soir de la mort de madame de
Saint-Méran. Vous avez entendu M. de Villefort causer
avec M. d'Avrigny de la mort de M. de Saint-Méran et de
celle non moins étonnante de la marquise. M. d'Avrigny
disait qu'il croyait ù un empoisonnement et même à deux
empoisouncmcnls; et vous voilà, vous honnête homme par
excellence, vous voilà depuis ce moment occupé à palper
votre cœur, à jeter la sonde dans votre conscience pour
savoir s'il faut révéler ce secret ou le taire. Nous ne som-
mes plus au moyen âge, cher ami, et il n'y a plus de
Sainte-Vehme, il n'y a plus de francs-juges ; que diable
240 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
allez-vous demander à ces gens-là? Conscience, que me
veux-tu? comme dit Sterne. Eh ! mon cher, laissez-les
dormir s'ils dorment, laissez-les pâlir dans leurs insom-
mies, s'ils ont des insommies, et, pour l'amour de Dieu,
dormez, vous qui n'avez pas de remords qui vous empê-
chent de dormir.
Une effroyable douleur se peignit sur les trait de Mor-
rel; il saisit la main de Monte-Cristo.
— Mais cela recommence ! vous dis-je .
— Eh bien ! dit le comte, étonné de celte insistance à
laquelle il ne comprenait rien, et regardant Maximilien
attentivement, laissez recommencer : c'est une famille
d'Atrides; Dieu les a condamnes, et ils subiront la sen-
tence; ils vont tous disparaître comme <;es moines que les
enfants fabriquent avec des cartes pliées, et qui tombent
les uns après les autres sous le souffle de leur créateur,
y en eût-il deux cents. C'était M. de Saint-Méran il y a
trois mois ; c'était madame de Saint-Méran il y a deux
mois; c'était Barrois l'autre jour; aujourd'hui c'est le
vieux Noirtier ou la jeune Yalentine.
— Vous le saviez? s'écria Morrel dans un tel pa-
roxysme de terreur,'que Monte-Cristo tressaillit, lui que
la chute du ciel eût trouvé impassible ; vous le saviez et
vous ne disiez rien ?
— Eh! que m'importe! reprit Monte-Cristo en haus-
sant les épaules, est-ce que je connais ces gens-là, moi,
et faut-il que je perde l'un pour sauver l'autre? Ma foi,
non, car entre le coupable et la victime, je n'ai pas de
préférence.
— Mais moi, moi ! s'écria Morrel en hurlant de dou-
leur, moi, je l'aime !
— Vous aimez, qui? s'écria Monte-Cristo en bondis-
N.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 24 i
sant sur ses pieds et en saisissant les deux mains que
Morrel élevait, en les tordant, vers le ciel.
— J'aime éperdument, j'aime en insensé, j'aime en
homme qui donnerait tout son sang pour lui épargner une
larme ; j'aime Valentine de Yillefort, qu'on assassine en
ce moment/entendez-vousbien! jel'aime, et je demande
à Dieu et à vous comment je puis la sauver !
Monte-Cristo poussa un cri sauvage dont peuvent seuls
se faire une idée ceux qui ont entendu le rugissement du
lion blessé.
— Malheureux ! s'écria-t-il en se tordant les mains à
son tour, malheureux ! lu aimes Valentine ! tu aimes
cette fdle d'une race maudite !
Jamais Morrel n'avait vu semblable expression ; jamais
œil si terrible n'avait flamboyé devant son visage , jamais
le génie de la terreur, qu'il avait vu tant de fois appa-
raître, soit sur les champs de bataille, soit dans les nuits
homicides de l'Algérie, n'avait secoué autour de lui de
feux plus sinistres.
Il recula épouvanté.
Quant à Monte-Cristo, après cet éclat et ce bruit, il
ferma un moment les yeux, comme ébloui par des éclairs
intérieurs: pendant ce moment, il se recueillit avec tant
de puissance, que l'on voyait peu à peu s'apaiser le mou-
vement onduleux de sa poitrine gonflée de tempêtes,
comme on voit après la nuée se fondre sous le soleil les
vagues turbulentes et écumeuses.
Ce silence, ce recueillement, cette lutte, durèrentvingt
secondes à peu près.
Puis le comte releva son front pâli.
— Voyez, dit-il d'une voix ù peine altérée, voyez, cher
ami, comme Dieu sait punir de leur indifférence les hom-
mes les plus fanfarons et les plus froids devant les terri-
14
342 I.K COMTE DE MONTE-CRISTO.
blés spectacles qu'il leur donne. Moi qui regardais, as-
sistant impassible et curieux, moi qui regardais le dé-
veloppement de cette lugubre tragédie; moi qui, pareil au
mauvais ango, riais du mal que font les hommes, à l'abri
derrière le secret (et le secret est facile à garder pour
les riches et les puissants), voilà qu'à mon tour je me
sens mordu par ce serpent dont je regardais la marche
tortueuse, et mordu au cœur!
Morrel poussa un sourd gémissement.
— Allons, allons, continua le comte, assez de plaintes
comme cela; soyez homme, soyez fort, soyez plein d'es-
poir, car je suis là, car je veille sur vous.
Morrel secoua tristement la tête.
— Je vous dis d'espérer! me comprenez-vous? s'écria
Monte-Cristo. Sachez bien que jamais je ne mens, que
jamais je ne me trompe. Il est midi, Maximilien, rendez
grâce au ciel de ce que vous êtes venu à midi au lieu de
venir ce soir, au lieu de venir demain matin. Écoutez donc
ce que je vais vous dire, Morrel : il est midi ; si Yalen-
tine n'est pas morte à cette heure, elle ne mourra pas.
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria Morrel, moi qui
l'ai laissée mourante !
Monte-Cristo appuya une main sur son front.
Que se passa-t-il dans cette tête si lourde d'effrayants
secrets? Que dit à cet esprit, implacable et humain à la
fois, l'ange lumineux ou l'ange des ténèbres?
Dieu seul le sait!
Monte-Cristo releva le front encore une fois, et cette
fois il était calme comme l'enfant qui se réveille.
— Maximilien, dit-il, retournez tranquillement chez
vous ; je vous commande de ne pas faire un pas, de ne pas
tenter une démarche, de ne pas laisser flotter sur votre
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 243
visage Tombre d'une préoccupation ; je vous donnerai des
nouvelles; allez.
— Mon Dieu! mon Dieu! dit Morrel, vous m'épou-
vantez, comte, avec ce sang-froid. Pouvez-vous donc
quelque chose contre la mort? Êtes-vous plus qu'un
homme? Ètes-vous un ange ? Êtes-vous un Dieu?
Et le jeune homme qu'aucun danger n'avait fait recu-
ler d'un pas, reculait devant Monte-Cristo, saisi d'une
indicible terreur.
Mais Monte-Cristo le regarda avec un sourire à la fois
si mélancolique et si doux, que Maximilien sentit les lar-
mes poindre dans ses yeux .
— Je peux beaucoup, mon ami, répondit le comte.
Allez, j'ai besoin d'être seul.
Morrel, subjugué par ce prodigieux ascendant qu'exer-
çait Monte-Cristo sur tout ce qui l'entourait, n'essaya
pas même de s'y soustraire. Il serra la main du comte et
sorlit.
Seulement, à la porte, il s'arrêta pour attendre Bap-
tistin, qu'il venait de voir apparaître au coin de la rue
Matignon, et qui revenait tout courant.
Cependant, Villefort et d'Avrigny avaient fait diligence.
A leur retour, Yalentine était encore évanouie, et le
médecin avait examiné la malade avec le soin que com-
mandaitla circonstance et avec une profondeur que dou-
blait la connaissance du secret.
Villefort, suspendu à son regard et à ses lèvres, at-
tendait le résultat deTexamen. Noirticr, plus pâle que la
jeune fille, plus avide d'une solution que Villefort lui-
même, attendait aussi, et tout en lui se faisait intelligence
et sensibilité.
Enfin, d'Avrigny laissa échapper lentement :
— Elle vit encore.
2i4 LE COMTE DE MONTE-CRISTO,
— Encore! s'écria Yillefort; oh! docteur, quel ter-
rible mot vous avez prononcé là !
— Oui, (lit le médecin, je répète ma phrase : elle \it
encore, et j'en suis bien surpris.
— Mais elle est sauvée ? demanda le père.
— Oui, puisqu'elle vit.
En ce moment le regard de d'Avrigny rencontra l'œil
de Noirtier, il étincelail d'une joie si extraordinaire,
d'une pensée tellement riche et féconde, que le médecin
en l'ut frappé.
Il laissa retomber sur le fauteuil la jeune fdie, dont les
lèvres se dessinaient à peine, tant pâles et blanches elles
étaient, à l'unisson du reste du visage, et demeura im-
mobile, et regardant Noirtier, par qui tout mouvement du
docteur était attendu et commenté.
— Monsieur, dit alors d'Avrigny à Yillefort, apjjclez
la femme de chambre de mademoiselle Valentine, s'il
vous plaît.
Yillefort quitta la tête de sa lille qu'il soutenait, et cou-
rut lui-même appeler la femme de chambre.
Aussitôt que Yillefort eut refermé la porte, d'Avrigny
s'approcha de Noirtier.
— Yous avez quelque chose à me dire? demanda-t-il.
Le vieillard cligna expressivement des yeux; c'était,
on se le rappelle, le seul signe aflirmatif qui fût à sa
disposition.
— A moi seul?
— Oui, fit Noirtier.
— Bien, je demeurerai avec vous.
En ce moment Yillefort rentra, suivi de la femme de
chambre ; derrière la femme de chambre marchait ma-
dame de Yillefort.
— Mais qu'a donc fait cette chère enfant? s'écria-
LK COMTE DE MONTE-CRISTO. 2i5
t-ellc,ellesorlde chez moi, et elle s'est bien plainte d'être
indisposée, mais je n'avais pas cru que c'était sérieux.
Et la jeune femme, les larmes aux yeux, et avec toutes
les marques d'affection d'une véritable mère, s'appro-
cha de Valenline, dont elle prit la main.
D'Avrigny continua de regarder Noirtier, il vit les yeux
du vieillard se dilater et s'arrondir, ses joues blêmir et
trembler ; la sueur perla sur son front.
— Ah! fll-il involontairement, en suivant la direction
du regard de Noirtier, c'est à dire on fixant ses yeux sur
madame deYillefort,qui répétait :
— Cette pauvre enfant sera mieux dans son lit. Venez,
Fanny, nous la coucherons.
M. d'Avrigny, qui voyait dans celte proposition un
moyen de rester seul avec Noirtier, fit signe de la tête
que c'était éfl'eclivement ce qu il y avait de mieux à faire,
mais il défendit qu'elle prît rien au monde que ce qu'il
ordonnerait.
On emporta Valentine, qui était revenue à la connais-
sance, mais qui était incapable d'agir et presque de par-
ler, tant ses membresétaient brisés par lasecousse qu'elle
venait d'éprouver.
Cependant elle eut la force de saluer d'un coup d'œil
son grand-père, dont il soinblail qu'on arrachât l'àmc eu
l'emportant.
D'Avrigny suivit la malade, termina ses prescriptions,
ordonna à Villefort de prendre un cabriolet, d'aller en
personne chez le pharmacien faire préparer devant lui
les potions ordonnées, de les rapporter lui-même et de
l'attendre dans la chambre de sa lilie.
Puis après avoir renouvelé Finjonction de no rien lais-
ser prendre à Valenliiio, il redescendit chez Noirtier, fer-
2i6 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
ma soigneusement les portes, et après s'être assuré que
personne n'écoutait :
— Voyons, dit-il, vous savez quelque chose sur celle
maladie de votre lille?
— Oui, fit le vieillard.
— Ecoutez, nous n'avons pas de temps à perdre, je vais
vous interroger et vous me répondrez.
Noirtier fit signe qu'il était prêt à répondre.
— Avez-vous prévu l'accident qui est arrivé aujour-
d'hui à Valentine?
— Oui.
D'Avrigny réfléchit un instant ; puis se rapprochant
de Noirtier :
— Pardonnez-moi ce que je vais vous dire,ajouta-t-il,
mais nul indice ne doit être négligé dans la situation ter-
rible où nous sommes. Vous avez vu mourir le pauvre
Barrois ?
Noirtier leva les yeux au ciel.
— Savez-vous de quoi il est morl? demanda d'Avrigny
en posant sa main sur l'épaule de Noirtier.
— Oui, répondit le vieillard.
— Pensez-vous que sa mort ait été naturelle?
Quelque rhose comme un sourire s'esquissa sur les
lèvres inertes de Noirtier.
— Alors l'idée que Barrois avait été empoisonné
vous est venue ?
— Oui.
— Croyez-vous que ce poison dont il a été viclime lui
ait été destiné?
— Non.
— Maintenant pensez-vous que ce soit la même main
qui a frappé Barrois, en voulant frapper un autre, qui
frappe aujourd'hui Valentine?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 247
— Oui.
— Elle va donc succomber aussi ? demanda d'Avrigny
en fixant son regard profond sur Noirtier.
Et il attendit l'effet de cette phrase sur le vieillard.
— Non, répondit-il avec un air de triomphe qui eût
pu dérouter toutes les conjectures du plus habile devin.
— Alors vous espérez ? dit d'Avrigny avec surprise.
— Oui.
— Qu'espérez-vous?
Le vieillard fit comprendre des yeux qu'il ne pouvait
répondre.
— Ah! oui, c'est vrai, murmura d'Avrigny.
Puis revenant à Noirtier :
— Vous espérez, dit-il, que l'assassin se lassera ?
— Non.
— Alors, vous espérez que le poison sera sans effet sur
Valentine?
— Oui.
— Car je ne vous apprends rien, n'est-ce pas, ajouta
d'Avrigny, en vous disant qu'on vient d'essayerde l'em-
poisonner ?
Le vieillard fit signe des yeux qu'il ne conservait au-
cun doute à ce sujet.
— Alors, comment espérez-vous que Valentine échap-
pera?
Noirtier tint avec obstination ses yeux fixés du même
côté ; d'Avrigny suivit la direction de ses yeux, et vit
qu'ils étaient attachés sur une bouteille contenant la po-
tion qu'on lui apportait tous les malins.
— Ah ! ah ! dit d'Avrigny, frappé d'une idée subite,
auriez-vous eu l'idée...
Noirtier ne le laissa point achever.
— Oui, fit-il.
248 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— De la prémunir contre le poison...
— Oui.
— En riiabituant peu à peu...
— Oui, oui, oui, fit Noirtier, enchanté d'être compris.
— En elfet, vous m'avez entendu dire qu'il entrait de
la bruccine dans les potions que je vous donne?
— Oui.
— Et en l'accoutumant à ce poison, vous avez voulu
neutraliser les effets d'un poison?
Même joie triomphante de Noirtier.
— Et vous y êtes parvenu en effet ! s'écria d'Avrigny.
Sanscette précaution, Valentine était tuée aujourd'hui,
tuée sans secours possible, tuée sans miséricorde; la se-
cousse a été si violente , mais elle n'a été qu'ébranlée,
et cette fois du moins Valentine ne mourra pas.
Une joie surhumaine épanouissait les yeux du vieillard,
levés au ciel avec une expression de reconnaissance infinie-
En ce moment Villefort rentra.
— Tenez, docteur, dit-il, voici ce que vous avez de-
mandé.
— Cette potion a été préparée devant vous?
— Oui, répondit le procureur du roi.
— Elle n'est pas sortie de vos mains?
— Non.
D'Avrigny prit la bouteille, versa quelques gouttes du
breuvage qu'elle contenait dans le creux de sa main et
les avala.
— lîien, dit-il, montons chez Valentine, j'y donnerai
mes instructions à tout le monde, et vous veillerez vous-
même, monsieur de Villefort, à ce que personne ne s'en
écarte.
Au moment où d'Avrigny rentrait dans la chambre de
Valentine, accompRgné de Villefort, un prêtre italicu.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 2i9
à la démarche sévère, aux paroles calmes et décidées,
louait pour son usage la maison attenante à l'hôtel ha-
bité par M. de Villefort.
On ne put savoiren vertu de quelle transaction les trois
locataires de cette maison déménagèrent deux heures
après : mais le bruit qui courut généralement dans le
quartier fut que la maison n'était pas solidement assise
sur ses fondations et menaçait ruine, ce qui n'empêchait
point le nouveau locataire de s'y établir avec son mo-
deste mobilier le jour même, vers les cinq heures.
Ce bail fut fait pour trois, six ou neuf ans par le nou-
veau locataire, qui, selon l'habitude établie par les pro-
priétaires, paya six mois d'avance ; ce nouveau loca-
taire, qui, ainsi que nous l'avons dit, était Italien, s'ap-
pelait il Signer Giacomo Busoni.
Des ouvriers furent immédiatement appelés, et la nuit
même les rares passants attaidés au haut du foubourg
voyaient avec surprise les charpentiers et les maçons
occupés à reprendre en sous-œuvre la maison chance-
lante.
XVIll
LE PLUE ET LA FILLE.
Nous avons vu, dans le chapitre précédent, madame
Danglars venir annoncer officiellement à madame de
Villefort le prochain mariage do mademoiselle Eugénie
Danglars avec M. Andréa Cavalcanli.
Cette annonce officielle, qui indiquait ou semblait in-
diquer une résolution prise par tous les intéressés à celte
grande alïaire, avait cependant été précédée d'une scène
dont nous devons compte à nos lecteurs.
260 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Nous les prions donc de faire un pas en arrière et de
se transporter, le matin môme de celte journée aux
grandes catastrophes, dans ce beau salon si bien doré
que nous leur avons fait connaître, et qui faisait l'orgueil
de son propriétaire, M. le baron Danglars.
Dans ce salon en effet, vers les dix heures du matin,
se promenait depuis quelques minutes, tout pensif et vi-
siblement inquiet, le baron lui-même, regardant à cha-
que porte et s'arretant à chaque bruit.
Lorsque sa somme de patience fut épuisée, il appela
le valet de chambre.
— Etienne, luidit-il, voyez donc pourquoi mademoi-
selle Eugénie m'a prié de Tatlendre au salon, et infor-
mez-vous pourquoi elle m'y fait attendre si longtemps.
Cette bouffée de mauvaise humeur exhalée, le baron
reprit un peu de calme.
En effet, mademoiselle Danglars, après son réveil,
avait fait demander une audience à son père, et avait
désigné le salon doré comme le lieu de cette audience.
La singularité de cette démarche, son caractère ofliciel
surtout, n'avaient pas médiocrement surpris le banquier,
qui avait immédiatement obtempéré au désir de sa (ille
en se rendant le premier au salon.
Etienne revint bientôt de son ambassade.
— La femme de chambre de mademoiselle, dit-il,
m'a annoncé que mademoiselle achevait sa toilette et ne
tarderait pas à venir.
Danglars fit un signe de tête indiquant qu'il était sa-
tisfait. Danglars, vis-à-vis du monde et même vis-à-vis
de ses gens, affectait le bonhomme et le père faible : c'é-
tait une face du rôle qu'il s'était imposé dans la comédie
populaire qu'il jouait : c'était une physionomie qu'il
avait adoptée et qui lui semblait convenir, comme iUon-
LE COMTE DE MONTE-CRÎSTO. 251
venaitaux profils droils des masques des pères du lliéàtre
antique d'avoir la lèvre retroussée et riante, tandis que
le côté gauche avait la lèvre abaissée et pleurnicheuse.
Hâtons-nous de dire que, dans l'intimilé, la lèvre re-
troussée et riante descendait au niveau de la lèvre abais-
sée et pleurnicheuse ; de sorte que, pour la plupart du
temps, le bonhomme disparaissait pour faire place au
mari brutal et au père absolu.
— Pourquoi diable cette folle, qui veut me parler à
ce qu'elle prétend , murmurait Danglars , ne vient-
elle pas simplement dans mon cabinet, pensait-il ; et
pourquoi veut-elle me parler?
Il roulait pour la vingtième fois cette pensée inquié-
tante dans son cerveau , lorsque la porte s'ouvrit et
qu'Eugénie parut, vêtue d'une robe de satin noir bro-
chée de fleurs mates de la même couleur, coiffée en che-
veux et gantée, comme s'il se fût agi d'aller s'asseoir
dans son fauteuil du Théâtre-Italien.
— Eh bien , Eugénie, qu'y a-t-il donc? s'écria le père,
et pourquoi le salon solennel, tandis qu'on est si bien
dans mon cabinet particulier ?
— Vous avez parfaitement raison, monsieur, répondit
Eugénie en faisant signe à son père qu'il pouvait s'as-
seoir, et vous venez de poser là deux questions qui résu-
ment d'avance toute la conversation que nous allons
avoir. Je vais donc répondre à toutes deux ; et, contre les
lois de l'habitude, à la seconde d'abord, comme étant la
moins complexe. J'ai choisi le salon, monsieur, pour
lieu de rendez-vous afin d'éviter les impressions dés-
agréables et les influences du cabinet d'un banquier. Ce
livres de caisse, si bien dorés qu'ils soient, ces tiroirs
fermés comme des portes de forteresses, ces masses de
billets de banque qui viennent on ne sait d'où, et ces
252 LK COMTE DE MONTE-CRISTO.
quantités (le lettres qui viennent d'Angleterre, de Hol-
lande, d'Espagne, des Indes, de la Chine et du Pérou,
agissent en général étrangement sur l'esprit d'un père et
lui font oublier qu'il est dans le monde un intérêt plus
grand et plus sacré que celui de la position sociale et de
l'opinion de ses commettants. J'ai donc choisi ce salon
où vous voyez, souriant et heureux, dans leurs cadres ma-
gnifiques, votre portrait, le mien, celui de ma mère et
toutes sortes de paysages pastoraux ctde bergeries atten-
drissantes. Je me fie beaucoup à la puissance des im-
pressions extérieures. Peut-être, vis-à-vis de vous sur-
tout, estce une erreur; mais, que voulez-vous ! je ne serais
pas artiste s'il ne me restait pas quelques illusions.
— Très bien, répondit M. Danglars, qui avait écouté
la tirade avec un imperturbable sang-froid, mais sans en
comprendre une parole, absorbé qu'il était, comme tout
homme plein d'arrière-pensées, à chercher le fil de sa
propre idée dans les idées de l'interlocuteur.
— Voilà donc le second point éclairci ou à peu près ,
dit Eugénie sans le moindre trouble et avec cet aplomb
tout masculin qui caractérisait son geste et sa parole, et
vous me paraissez satisfait de l'explication. Maintenant
revenons au premier. Vous me demandiez pourquoi j'a-
vais sollicité cette audience ; je vais vous le dire en deux
mots, monsieur ; le voici. Je ne veux pas épouser M. le
comte Andréa Cavalcanti.
Danglars fil un bond sur son fauteuil, et, de la se-
cousse, leva à la fois les yeux et les bras au ciel.
— Mon Dieu, oui, monsieur, continua Eugénie, tou-
jours aussi calme. Vous êtes étonné, je le vois bien, car
depuis que toute cette petite affaire est en train, je n'ai
point manifesté la plus petite opposition, certaine que
je suis toujours, le moment venU; d'opposer franchement
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 253
aux gens qui ne m'ont point consultée et aux choses qui
me déplaisent une volonté franche et absolue. Cepen-
dant cette fois, cette tranquillité, cette passivité, comme
disent les philosophes, venait d'une autre source ; elle
venait de ce que, fille soumise et dévouée... (un léger
sourire se dessina sur les lèvres empourprées de la jeune
lille), je m'essayais à l'obéissance.
— Eh bien ! demanda Danglars.
— Eh bien , monsieur, reprit Eugénie, j'ai essayé
jusqu'au bout de mes forces, et maintenant que le mo-
ment est arrivé, malgré tous les efforts que j'ai tentés
sur moi-même, je me sens incapable d'obéir,
— Mais enfin, — dit Danglars, qui, esprit secondaire,
semblait d'abord tout abasourdi du poids de cette impi-
toyable logique, dont le flegme accusait tant de prémé-
ditation et de force de volonté, — la raison de ce refus,
Eugénie? la raison?
— La raison, répliqua la jeune fille, oh! mon Dieu, ce
n'est point que l'homme soit plus laid, soit plus sot ou
soit plus désagréable qu'un autre, non, M. Andréa Ca-
valcanti peut même passer, près de ceux qui regardent
les hommes au visage et à la taille, pour être d'un assez
beau modèle; ce n'est pas non plus parce que mon cœur
est moins touché de celui-là que de tout autre : ceci se-
rait une raison de pensionnaire, que je regarde comme
tout à fait au-dessous de moi ; je n'aime absolument per-
sonne, monsieur, vous le savez bien, n'est-ce pas? Je ne
vois donc pas pourquoi, sans nécessité absolue, j'irais
embarrasser ma vie d'un éternel compagnon. Est-ce que
le Sage n'a pointdit quelque part : «Rien de trop; » et
ailleurs : «Portez tout avec vous-même?» On m'a même
appris ces deux aphorismes en latin et en grec ; l'un est,
je crois, de Phèdre, et l'autre deBias. Eh bien, mon cher
Y. - IN
25i l'K COMTE DE MONTE-CRISTO.
père, dans le naufrage de la vie, car la vie est un nau-
l'rage élernel de nos espérances, je jette à la mer mon
bagage inutile, voilà tout, et je reste avec ma volontt^,
(lisjiosée à vivre parfaitement seule et par conséquent
parfaitement libre.
— Malheureuse, malheureuse! murmura Danglars,
l)àlis?ant, car il connaissait par une longue expérience la
solidité de l'obstacle qu'il rencontrait si soudainement.
— Malheureuse , reprit Eugénie; malheureuse! dites-
vous, monsieur? Mais non pas, en vérité, et l'exclama-
lion me paraît tout à fait tbéùtrale et affectée. Heureuse,
au contraire, car, je vous le demande, que me manque-
t-il? Le monde me trouve belle, c'est quelque chose pour
être accueillie favorablement. J'aime les bons accueils,
moi : ils épanouissent les visages, et ceux qui m'entou-
rent me paraissent alors moins laids. Je suis douée de
quelque esprit et d'une certaine sensibilité relative qui
me permet de tirer de l'existence générale, pour la l'aire
entrer dans la mienne, ce que j'y trouve de bon, comme
fait le singe lorsqu'il casse la noix verte pour en tirer ce
qu'elle contient. Je suis riche, car vous avez une des
belles fortunes de France, car je suis votre lille unique ,
et vous n'êtes point tenace au degré où le sont les pères
de la porte Saint-Martin et de la Gaîté, qui déshéritent
leurs filles parce qu'elles ne veulent pas leur donner de
petits-enfants. D'ailleurs, la loi prévoyante vous a ôlé le
droit dcnme déshériter, du moins tout à fait, comme elle
vou^ a ôté le pouvoir de me contraindre à épouser M. tel
ou tel. Ainsi, belle, spirituelle, ornée de quelque talent,
comme on dit dans lesopéras-comiques, et riche! Mais
c'est le bonheur cela, monsieur. Pourquoi donc m'appe-
lez-vous malheureuse?
Danglars, voyant sa lille souriante et lière jusqu'à l'in-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 255
solenco, ne put réprimer un moiivemont de brulalilé qui
se trahit par un éclat de voix, mais ce fut le seul. Sous le
regard interrogateur de sa (ille, en face de ce beau sour-
cil noir, froncé par l'interrogation, il se retourna avec
prudence et se calma aussitôt, dompté par la main de fer
de la circonspection.
— En effet, ma fille, répondit-il avec un sourire, vous
êtes tout ce que vous vous vantez d'être, hormis une seule
chose, ma fdle; je ne veux pas trop brusquement vous
dire laquelle : j'aime mieux vous la laisser deviner.
Eugénie regarda Danglars, fort surprise qu'on lui con-
testât l'un des fleurons de la couronne d'orgueil qu'elle
venait de poser si superbement sur sa tête.
— Malille, continua le banquier, vous m'avez parfai-
tement expliqué quels étaient les sentiments qui prési-
daient aux résolutions d'une fille comme vous quand elle
a décidé qu'elle ne se mariera point. Maintenant c'est à
moi de vous dire quels sont les motifs d'un pèrecomme
moi quand il a décidé que sa fille se mariera.
Eugénie s'inclina, non pas en fille soumise qui écoute,
mais en adversaire prêta discuter, qui attend.
— Ma fille, continua Danglars, quand un père de-
mande à sa fille de prendre un époux, il a toujours une
raison quelconque pour désirer son mariage. Les uns sont
atteints de la manie que vous disiez tout à l'heure, c'est
à dire de se voir revivre dans leurs petits-fils. Je n'ai pas
cette faiblesse, je commence par vous le dire : les joies
de la famille me sont à peu près indifférentes, à moi. Je
puis avouer cela à une fille que je sais assez philosophe
pour comprendre cette indifférence et pour ne pas m'en
faire un crime.
— A la bonne heure, dit Eugénie; parlons franc, mou-
sieur, j'aime cela.
— Oh ! dit DanglarS; vous voyez que sans partager, en
Îi6 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
thèse générale, votre sympathie pour la franchise, je m'y
soumets, quand je crois que la circonstance m'y invite.
Je continuerai donc. Je vous ai proposé un mari, non pas
pour vous, car, en vérité je ne pensais pas le moins du
monde à vous en ce moment. Vous aimez la franchise,
en voilà, j'espère ; mais parce que j'avais besoin que
vous prissiez cet époux le pi us tôt possible, pour certaines
combinaisons commerciales que je suis en train d'éta-
blir en ce moment.
Eugénie lit un mouvement.
— C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, ma fille,
el il ne faut pas m'en vouloir, car c'est vous qui m'y for-
cez; c'est malgré moi, vous le comprenez bien, que j'en-
tre dans ces explications arithmétiques, avec une artiste
comme vous, qui craint d'entrer dans le cabinet d'un
banquier pour y percevoir, les philosophes disent aussi
cela, je crois, pour y percevoir des impressions ou des
sensations désagréables et antipoétiques.
Mais dans ce cabinet de banquier, dans lequel cepen-
dant vous avez bien voulu entrer avant-hier pour me
demander les mille francs que je vous accorde chaque
mois pour vos fantaisies, sachez, ma chère demoiselle,
qu'on apprend beaucoup de choses à l'usage même des
jeunes personnes qui ne veulent passe marier. On y ap-
prend, par exemple, et par égard pour votre susceptibi-
lité nerveuse je vous l'apprendrai dans ce salon, on y ap-
prend que le crédit d'un banquier est sa vie physique et
morale, que le crédit soutient l'homme comme le souflle
anime le corps, et M. de Monte-Cristo m'a fait un jour là-
dessus un discours que je n'ai jamais oublié. On y apprend
qu'à mesure que le crédit se retire, le corps devient cada-
vre, et que cela doit arriver dans fort peu de temps au
banquier qui s'honore d'être le père d'une lillc si bonne
logicienne.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 257
Mais Eugénie, au lieu de se courber, se redressa sous
le coup.
— Ruiné ! dit-elle.
— Vousavez trouvé l'expression juste, matillc, labonne
expression, dit Danglars en fouillant sa poitrine avec ses
ongles, tout en conservant sur sa rude figure le sourire de
riiommesanscœur, mais nonsans esprit; ruiné! c'estcela,
— Ah ! fit Eugénie.
— Oui, ruiné! Eh bien ! le voilà donc connu, ce secret
plein d'horreur, comme dit le poète tragique.
Maintenant, ma fille, apprenez de ma bouche comment
ce malheur peut, parvous, devenir moindre; je ne dirai
pas pour moi, mais pour vous.
— Oh ! s'écria Eugénie, vous êtes mauvais physiono-
miste, monsieur, si vous vous figurez que c'est pour moi
que je déplore la catastrophe que vous m'exposez.
Moi ruinée ! Et que m'importe ? Ne me reste-t-il pas
mon talent? Ne puis-je pas, comme la Pasta, comme la
Malibran, comme la Grisi, me faire ce que vous ne m'eus-
siez jamais donné, quelle que fût votre fortune, cent ou
cent cinquante mille livres de rente que je ne devrai qu'à
moi seule, et qui, au lieu de m'arrivercomme m'arrivaient
ces pauvres douze mille francs que vous me donniez avec
des regards rechignes et des paroles de reproche sur ma
prodigalité, me viendront accompagnées d'acclamations,
de bravos et de fleurs. Et quand je n'aurais pas ce talent
dont votre sourire me prouve que vous doutez, ne me
resterait-il pas encore ce furieux amour de l'indépen-
dance, qui me tiendra toujours lieu de tous les trésors, et
qui domine en moi jusqu'à l'instinct de la conservation?
Non, ce n'est pas pour moi que je m'attriste, je sau-
rai toujours bien me tirer d'affaire, moi; mes livres, mes
crayons, mon piano, toutes choses qui ne coûtent pas
268 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
cher cl que je pourrai toujours me procurer, me resteronl
toujours. Vous pensez peut-être que je m'afflige pour ma-
dame Danylars, détrompez-vous encore; ou je me trompe
grossièrement, ou ma mère a pris toutes ses précautions
contre la catastrophe qui vous menace et qui passera sans
l'atteindre ; elle s'est mise à l'abri, je l'espère, et ce n'est
pas en veillant sur moi qu'elle a pu se distraire de ses
préoccupations de fortune; car, Dieu merci, elle m'a
laissé toute mon indépendance sous le prétexte que j'ai-
mais ma liberté.
Oh ! non, monsieur, depuis mon enfance j'ai vu se pas-
ser trop de choses autour de moi; je les ai toutes trop
bien comprises, pour que le malheur fasse sur moi plus
d'impression qu'il ne mérite de le faire; depuis que je me
connais, je n'ai été aimée de personne; tant pis! cela m'a
conduite tout naturellement à n'aimer personne ; tant
mieux ! Maintenant vous avez ma profession de foi.
— Alors, dit Danglars, pâle d'un courroux qui ne pre-
nait pointsa source dans l'amour paternel olfensé; alors,
mademoiselle, vous persistez à vouloir consommer ma
ruine ?
— Votre ruine ? Moi, dit Eugénie, consommer votre
ruine? que voulez-vous dire? je ne comprends pas.
— Tant mieux , cela me laisse un rayon d'espoir ;
écoutez.
— J'écoute, dit Eugénie en regardant si fixement son
père, qu'il fallut à celui-ci un elïort pour qu'il ne bais-
sât point les yeux sous le regard puissant de la jeune fille.
— M. Cavalcanli, continua Danglars, vous épouse, el
en vous épousant vous apporte trois millions de dot qu'il
))lace chez moi.
— Ah ! fort bien, lit avec un souverain méprisEugéuie,
tout en lissant ses gants l'un sur l'autre.
LE COMTK DE MONTE-CRISTO. 259
— Vous pensez que je vous ferai tort tle ces trois mil-
lions? dit Danglars ; pa^ du tout, ces trois millions sont
destinés à en produire au moins dix. J'ai obtenu avec un
banquier, mon confrère, la concession d'un chemin de
fer, seule industrie qui de nos jours présente ces chances
fabuleuses de succès immédiat qu'autrefois Law appliqua
pour les bons Parisiens, ces éternels badauds de la spé-
culation, à un Mississipi fantastique. Par mon calcul on
doit posséder un millionième de rail comme on possédait
autrefois un arpent de terre en friche sur les bords de
rOchio. C'est un placement hypothécaire, ce qui est un
progrès, comme vous voyez, puisqu'on aura au moins dix,
quinze, vingt, cent livres de fer en échange de son ar-
gent! Eh bien ! je dois d'ici à huit jours déposer pour
mon compte quatre millions ! Ces quatre millions, je vous
le dis, en produiront dix ou douze.
— Mais pendant cette visite que je vous ai faite avant-
hier, monsieur, et dont vous voulez bien vous souvenir,
reprit Eugénie, je vous ai vu encaisser, c'est le terme,
n'est-ce pas? cinq millions et demi ; vous m'avez même
montré la chose en deux bons sur le trésor, et vous vous
étonniezqu'un papier ayant une si grande valeurn'éblouît
pas mes yeux comme ferait un éclair.
— Oui, mais ces cinq millions et demi ne sont point à
moi et sont seulement une preuve de la confiance que l'on
a en moi ; mon titre de banquier populaire m'a valu la
confiance des hôpitaux, et les cinq millions et demi sont
aux hôpitaux ; dans tout autre temps je n'hésiterais pas
à m'en servir, mais aujourd'iiui l'on sait les grandes per-
tes que j'ai faites, et, commej c vousl'ai dit, le crédit com-
mence à se retirer de moi. D'un moment à l'autre, l'admi-
nistration peut réclamer le dépôt, et si je l'ai employé à
autre chose, je suis forcé de faire une banqueroute bon-
2r;o LE nOMTK DE MONTE-CHISTO.
(eiisc. Je ne méprise pasies banqueroutes, croyoz-le bien,
mais les banqueroutes qui enrichissent et non celles qui
ruinent. Ou que vous épousiez M. Cavalcanti, que je tou-
che les trois millions de la dot, ou même que l'on croie
que je vais les toucher, mon crédit se raffermit, et ma
fortune, qui depuis un mois ou deux s'est engouffrée
dans des abîmes creusés sous mes pas par une fatalité in-
concevable, se rétablit. Me comprenez-vous?
— Parfaitement ; vous me mettez en gage pour trois
millions, n'est-ce pas?
— Plus la somme est forte, plus elle est flatteuse ; elle
vous donne une idée de votre valeur.
— Merci. Un dernier mot, monsieur; me promettez-
vous de vous servir tant que vous le voudrez du chiffre de
cette dot que doit apporter M. Cavalcanti, maisdene pas
toucher à la somme? Ceci n'est point une affaire d'égoïsme,
c'est une affaire de délicatesse. Je veux bien servir à réé-
difier votre fortune, mais je ne veux pas être votre com-
plice dans la ruine des autres.
— Mais puisque je vous dis, s'écria Danglars, qu'avec
ces trois millions...
— Croyez-vous vous tirer d'affaire, monsieur, sans
avoir besoin de toucher à ces trois millions ?
— Je l'espère, mais à condition toujours que le ma-
riage, en se faisant, consolidera mon crédit.
— Pourrez-vous payer à M. Cavalcanti les cinq cent
mille francs que vous me donnez pour mon contrat.
— En revenant de la mairie, il les touchera.
— Bien!
— Comment, bien ? Que voulez-vous dire?
— Je veux dire qu'en me demandant ma signature,
n'est-ce pas, vous me laissez absolument libre de ma per-
sonne ?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 261
— Absolument.
— Alors, bien; comme je vous disais, monsieur, je
suis prête à épouser M. Cavalcanti.
— Mais quels sont vos projets?
— Ah! c'est mon secret. Où serait ma supériorité sur
vous si, ayant le vôtre, je vous livrais le mien?
Danglars se mordit les lèvres.
— Ainsi, dit-il, vous êtes prête à faire les quelques
visites officielles qui sont absolument indispensables ?
— Oui, répondit Eugénie.
— Et à signer le contrat dans (rois jours ?
— Oui.
— Alors, à mon tour, c'est moi qui vous dis : Bien !
Et Danglars prit la main de sa fille et la serra entre les
siennes.
Mais, chose extraordinaire, pendant ce serrement de
main, le père n'osa pas dire: Merci, mon enfant; la fille
n'eut pas un sourire pour son père.
— La conférence est finie ? demanda Eugénie en se
levant.
Danglars fit signe de la tête qu'il n'avait plus rien à
dire.
Cin(L minutes après, le piano retentissait sous les
doigts de mademoiselle d'Armilly, et mademoiselle Dan-
glars chantait la malédiction de lîrabantio sur Dcsde-
mona.
A la fin du morceau, Etienne entra et annonçait Eugé-
nie que les chevaux étaient à la voiture et que la baronne
l'attendait pour faire ses visites.
Nous avons vu les deux femmes passer chez Villefort,
d'où elles sortirent pour continuer leurs courses.
15.
wir
202 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
XIX
LE CONTRAT.
Trois jours après la scène que nous venons de racon-
ter, c'est à dire vers les cinq heures de l'après-midi du
jour (Ixé pour la signature du conirat de mademoiselle
Eugénie DanglarscId'AiulrcaCavalcanti, que le banquier
s'était obstiné à maintenir prince, comme une brise fraî-
che faisait frissonner toutes les feuilles du petit jardin si-
tué en avant de la maison du comte de Monte-Cristo, au
moment où celui-ci se préparait à sortir, et tandis que
ses chevaux l'attendaient en frappant du pied, maintenus
par la main du cocher assis déjà depuis un quart d'heure
sur le siège, l'élégant phaéton avec lequel nous avons déjà
plusieurs fois fait connaissance, et notamment pendant
la soirée d'Auteuil, vint tourner rapidement l'angle de la
porte d'entrée, et lança plutôt qu'il ne déposa sur les de-
grés du perron M. Andréa Cavalcanti, aussi doré, aussi
rayonnant que si lui, de son coté, eût été sur le point d'é-
pouser une princesse.
Il s'informa de la santé du comte avec cette familiarité
qui lui était habituelle, et escaladant légèrement le pre-
mier étage, le rencontra lui-mèmo au haut de l'escalier,
A la vue du jeune homme, le comte s'arrêta. Quant à
Andréa Cavalcanti, il était lancé, et quand il était lancé,
rien ne l'arrêtait.
— Eh ! bonjour, cher monsieur deMonle-Crislo, dit-il
au comte.
— Ah ! monsieur Andréa ! fit celui-ci avec sa voix demi •
railleuse, comment vous portez-vous?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 2G3
— A merveille, comme vous voyez. Je viens causer
avec vous de mille choses ; mais d'abord sortiez-vous ou
rentriez-vous ?
— Je sortais, monsieur.
— Alors, pour ne point vous relarder, je monterai, si
vous le voulez bien, dans votre calèche, etlom nous sui-
vra conduisant mon phaéton à la remorque.
— Non, dit avec un imperceptible sourire de mépris le
comte, qui ne se souciait pas d'être en compagnie du
jeune homme; non, je préfère vousdononer audience
ici, cher monsieur Andréa; on cause mieux dans une
chambre, et l'on n'a pas de cocher qui surprenne vos
paroles au vol.
Le comte rentra donc dans un petit salon faisant par-
tie du premier /'tage, s'assit, et fit, en croisant ses jam-
bes Tune sur l'autre, signe au jeune homme de s'asseoir
à son tour.
Andréa prit son air le plus riant.
— Vous savez, cher comte, dit-il, que la cérémonie a
lieu ce soir; à neuf heures on signe le contrat chez le
beau-père.
— Ah! vraiment? dit Monte-Cristo.
— Comment! est-ce une nouvelle que je vous ap-
prends? et n'étiez-vous pas prévenu de celte solennité
par M. Danglars?
î — Si fait, dit le comte, j'ai reçu une lettre de lui hier;
mais je ne crois pas que l'heure y fut indiquée.
— C'est [)Ossible; le beau-père aura compté sur la nu-
toriété publique.
— Eh bion! dit Monte-Cristo, vous voilà heureux,
monsieur Cavaicanli : c'est une alliance des plus sorta-
bles que vous contractez là ; et puis, mademoiselle Dan-
glars est jolie.
20 i LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Mai?, oui, répondit Cavalcanti avec un accent
lilein de modestie.
— Elle est surtout fort riche, à ce que je crois, du
moins, dit Monte-Cristo.
— Fort riche, vous croyez ? répéta le jeune homme.
— Sans doute ; on dit que M. Danglars cache pour le
moins la moitié de sa fortune.
— Et il avoue quinze ou vingt millions, dit Andréa
avec un regard étincelant de joie.
— Sans compter, ajouta Monte-Cristo, qu'il est à la
veille d'entrer dans un genre de spéculation déjà un peu
usé aux Élats-L'nis et en Angleterre, mais tout à fait neuf
en France.
— Oui, oui, je saiscedont vous voulez parler: le che-
min de fer dont il vient d'obtenir l'adjudication, n'est-ce
pas?
— Justement! il gagnera au moins, c'est l'avis géné-
ral, au moins dix millions dans cette affaire.
— Dix millions ! vous croyez? c'est magnifique, dit
Cavalcanti, qui se grisait à ce bruit métallique de paroles
dorées.
— Sans compter, reprit Monte-Cristo, que toute cette
fortune vous reviendra, et que c'est justice, puisque ma-
demoiselle Danglars est fille unique. D'ailleurs, votre for-
tune à vous, votre père me Ta dit du moins, est presque
égale à celle de votre liancée. Mais laissons là un peu les
affaires d'argent. Savez-vous, monsieur Andréa, que vous
avez un peu lestement et habilement mené toute cette af-
faire!
— Mais pas mal, pas mal, dit le jeune homme; j'étais
né pour être diplomate.
— Eh bien 1 on vous fera entrer dans la diplomatie ; la
V
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 265
diplomatie, vous le savez , ne s'apprend pas : c'est une
chose d'instinct... Le cœur est donc pris?
— En vérité, j'en ai peur, répondit Andréa du ton dont
il avait vu au Théâtre-Français Dorante ou Valèrc ré-
pondre à Alcesfe.
— Vousaime-t-on un peu?
— Il le faut bien, dit Andréa avec un sourire vain-
queur, puisqu'on m'épouse. Mais cependant, n'oublions
pas un grand point.
— Lequel ?
— C'est que j'ai été singulièrement aidé dans tout ceci.
— Bah!
— Certainement.
— Par les circonstances?
— Non, par vous.
— Par moi ? laissez donc, prince, dit Monte-Cristo en
appuyant avec affectation sur le titre. Qu'ai-je pu faire
pour vous? Est-ce que votre nom, votre position sociale
et votre mérite ne suffisaient point?
— Non, dit Andréa, non ; et vous avez beau dire, mon-
sieur le comte, je maintiens, moi, que la position d'un
homme tel que vous aplusfaitquemon nom, ma position
sociale et mon mérite.
— Vous vous abusez complètement, monsieur, dit
Monte-Cristo, qui sentit l'adresse perfide du jeune
homme, et qui comprit la portée de ses paroles; ma pro-
tection ne vous a été acquise qu'après connaissance prise
de l'influence et de la fortune de M. votre père ; car enfin
qui m'a procuré, à moi qui ne vous avais jamais vu, ni
vous, ni l'illustre auteur de vos jours, le bonheur de votre
connaissance? Ce sont deux de mes bons amis, lord
Wilmore et l'abbé Busoni. Qui m'a encouragé, non pas
à vous servir de garantie, niais à vous palroner? C'est
2C6 LE COMTE DE MO.NTE-CRISTO.
le nom de votre père, si connu et si honoré en Italie ;
personnellement, moi je uê vous connais pas.
Ce calme, cette parfaite aisance firent comprendre à
Andréa qu'il était pour le moment étreint par une main
plus musculeuse que la sienne, et que l'étreinte n'en pou-
vait être facilement brisée.
— Ah ça! mais, dit-il, mon père a donc vraiment une
bien grande fortune, monsieur le comte?
— Il paraît que oui, monsieur, répondit Monte-Cristo;
— Savez-vous si la dot qu'il m'a promise est arrivée ?
— J'en ai reçu la lettre d'avis.
— Mais les trois millions?
— Les trois millions sont en roule, selon toute pro-
babilité.
— Je les toucherai donc réellement?
— Mais, dame ! reprit le comte, il me semble que jus-
qu'à présent, monsieur, l'argent ne vous a pas fait faute!
Andréa fut tellement surpris, qu'il ne put s'empêcher
de rêver un moment.
— Alors, dit-il en sortant de sa rêverie, il me reste,
monsieur, à vous adresser une demande, et celle-là vous
la comprendrez, même quand elle devrait vous être désa-
gréable.
— Parlez, dit Monte-Cristo.
— Je me suis mis en relations, grâce à ma fortune*
avec beaucoup de gens distingués, et j'ai même, pour le
moment du moins, une foule d'amis. Mais en me mariant
comme je le fais, en face de toute la société parisienne,
je dois être soutenu par un nom illustre, et à défaut de
la main paternelle, c'est une main puissante qui doit
me conduire à l'autel ; or, mon père ne vient point à
Paris, n'est-ce pas ?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 2G7
— 11 est vieux, couvert de blessures, et il souffre, dit-il ,
à en mourir, chaque fois qu'il voyage.
— Je comprends. Eh bien ! je viens vous faire une de-
mande.
— A moi ? '
— Oui, à vous.
— Et laquelle? mon Dieu !
— Eh bien ! c'est de le remplacer.
— Ah! mon cher monsieur! quoi! après les nombreuses
relations que j'ai eu le bonheur d'avoir avec vous, vous
me connaissez si mal que de me faire une pareille de-
mande ?
Demandez-moi un demi-million à emprunter, et quoi-
qu'un pareil prêt soit assez rare, paroled'houneur! vous
me serez moins gênant. Sachez donc, je croyais vous l'a-
voir déjà dit, que dans sa participation, morale surtout,
aux choses de ce monde , jamais le comte de Monte-Cristo
n'a cessé d'apporter les scrupules, je dirai plus, les su-
perstitions d'un homme de l'Orient.
Moi qui ai un sérail au Caire, un à Sinyrne et un à
Constanlinople, présider à un mariage ! jamais.
— Ainsi, vous me refusez?
— Net; et fussiez-vous mon fds, fussiez- vous mon frère,
je vous refuserais de même.
— Ah ! parexen)ple! s'écriaAndrea désappointé, mais
comment faire alors?
— Vous avez cent amis, vous l'avez dit vous-même,
— D'accord, mais c'est vous qui m'avez présenté chez
M. Danglars.
— Point! Uélablissons les faits dans toute la vérité :
c'est moi qui vous ai fait dîner avec lui à Auteuil, et
c'est vous qui vous êtes présenté vous-même; diable !
c'est tout différent. *
268 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Oui, mais mon mariage : vous avez aidé...
— Moi ! en aucime chose, je vous priedelecroire; mais
rappelez-vous donc ce que je vous ai répondu quand vous
êles venu me prier de faire la demande : Oh ! je ne fais ja-
mais de mariage, moi, mon cher prince, c'est un principe
arrêté chez moi,
Andréa se mordit les lèvres.
— Mais enfin, dit-il, vous serez là au moins?
— Tout Paris y sera?
— Oh! certainement.
— Eh bien, j'y serai comme tout Paris, dit le comte.
— Vous signerez au contrat?
— Oh ! je n'y vois aucun inconvénient, et mes scrupu-
les ne vont point jusque là.
— Enfin, puisque vous ne voulez pas m'accorder da-
vantage, je dois me contenter de ce que vous me donnez.
Mais un dernier mot, comte.
— Comment donc?
— Un conseil.
— Prenez garde; un conseil, c'est pis qu'un ser-
vice.
— Oh ! celui-ci vous pouvez me le donner sans vous
compromettre.
— Dites.
— La dot de ma femme est de cinq cent mille livres.
— C'est le chilTre que M. Danglars m'a annoncé à moi-
même.
— Faut-il que je la reçoive ou que je la laisse aux
mains du notaire?
— Voici, en général, comment les choses se passent
quand un veut quelles se passent galamment : Vos deux
notaires prennent rendez-vous au contrat pour le lende-
main ou le surlendemain ; le lendemain ou le surlendc-
T
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 2G0
main, ils échangent les deux dots, dont ils se donnent
inutuellementreçu ; puis, le mariage célébré, ils mettent
les millions à votre disposition, comme chef de la com-
munauté.
— C'est que, dit Andréa avec une certaine inquiétude
mal dissimulée, je croyais avoir entendu dire à mon beau-
père qu'il avait l'intention de placer nos fonds dans cette
fameuse affaire de chemin de fer dont vous me parliez
tout à l'heure.
— Eh bien ! mais, reprit Monte-Cristo, c'est, à ce que
tout le monde assure, un moyen que vos capitaux soient
triplés dans l'année. M. le'baron Danglars est bon père
et sait compter.
— Allons donc, dit Andréa, tout va bien, sauf votre re-
fus, toutefois, qui me perce le cœur.
— Ne l'aHribuez qu'à des scrupules fort naturels en
■ pareille circonstance.
— Allons, dit Andréa, qu'il soit donc fait comme vous
le voulez ; à ce soir, neuf heures.
— A ce soir.
Et malgré une légère résistance de Monte-Cristo, dont
les lèvres pâlirent, mais qui cependant conserva son sou-
rire de cérémonie, Andréa saisit la main du comte, la
serra, sauta dans son phaéton et disparut.
Les quatre ou cinq heures qui lui restaient jusqu'à
neuf heures, Andréa les employa en courses, en visites
destinées à intéresser ces amis, dont il avait parlé, à pa-
raître chez le banquier avec tout le luxe de leurs équi-
pages, les éblouissant par ces promesses d'actions qui,
depuis, ont fait tourner toutes les têtes, et dont Danglars,
en ce moment-là, avait l'initiative.
En elfet, à huit heures et demie du soir, le grand salon
, de Danglars, la galerie attenante à ce salon et les trois
27n LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
autres sîilonsde l'étage, étaient pleins d'une foule parfu-
mée qu'altiruit fort peu la sympathie, mais beaucoup
cet irrésistible besoin d'être là où l'on sait qu'il y a du
nouveau.
Un académicien dirait que les soirées du monde sont
des collections de fleurs qui attirent papillons incon-
stants, abeilles affamées et frelons bourdonnants.
11 va sans dire que les salons étaient resplendissants
de bougies, la lumière roulait à flots des moulures d'or
sur les tentures de soie, et tout le mauvais goiit de cet
ameublement, qui n'avait pour lui que la richesse, res-
plendissait de tout son éclat.
Mademoiselle Eugénie était vêtue avec la simplicité la
plus élégante : une robe de soie blanche brochée de blanc,
une rose blanche à moitié perdue dans ses cheveux d'un
noir de jais, composaient toute sa parure, que ne venait
pas enrichir le plus petit bijou.
Seulement on pouvait lire dans ses yeux cette assurance
parfaite destinée à démentir ce que cette candide toilette
avait de vulgairement virginal à ses propres yeux.
Madame Danglars, à trente pas d'elle, causait avec
Debray, Beauchamp et Château-Renaud. Debray avait
fait sa rentrée dans cette maison pour cette grande so-
lennité, mais comme tout le monde et sans aucun privi-
lège particulier.
M. Danglars, entouré de députés, d'hommes de finan-
ce, expliquait une théorie de contributions nouvelles
qu'il comptait mettre en exercice quand la force des cho-
ses aurait contraint le gouvernement à l'appeler au mi-
nistère.
Andréa, tenant sous son bras un des plus fringants
dandys de l'Opéra, lui expliquait assez impertinemment,
attendu qu'il avait besoin d'être hardi pour paraître à
LE COMTE DE MONTE -CRISTO. 27 1
Taise, SCS projets de vie à venir, et les progrès de luxe
qu'il comptait faire faire avec ses cent soixante-quinze
mille livres de rente au fashion parisien,
La foule générale roulait dans ces salons comme un
flux et un reflux de turquoises, de rubis, d'émeraudes,
d'opales et de diamants.
Comme partout on remarquait que c'étaient les plus
vieilles femmes qui étaient les plus parées, et les plus lai-
des qui se montraient avec le plus d'obstination.
S'il y avait quelque beau lis blanc, quelque rose suave
et parfumée, il fallait la chercher et la découvrir, cachée
dans quelque coin par une mère à turban, ou par une
tante à oiseau de paradis.
A chaque instant, au milieu de cette cohue, de ce bour-
donnement, de ces rires, la voix des huissiers lançait un
nom connu dans les finances, respecté dans l'armée ou
illustre dans les lettres; alors un faible mouvement des
groupes accueillait ce nom.
Mais pour un qui avait le privilège de faire frémir cet
océan de vagues humaines, combien passaient accueillis
par l'indifférence ou le ricanement du dédain.
Au moment oi!i l'aiguille de la pendule massive, de la
pendule représentant Endymion endormi, marquait neuf
heures sur un cadran d'or, etoiî le timbre, fidèle repro-
ducteur de la pensée machinale, retentissait neuf fois, le
nom du comte de Monte-Cristo retentit à son tour, et,
comme poussée par la flamme électrique, toute l'assem-
blée se tourna vers la porte.
Le comte était vêtu de noir et avec sa simplicité ha-
bituelle ; son gilet blanc dessinait sa vaste et noble poi-
trine ; son col noir paraissait d'une fraîcheur singulière ,
tant il ressortait sur la niàlc pâleur de son teint; pour
tout bijou , il portail une chaîne de gilet si fine qu'à
272 LK COMTE DE MONTE-CRISTO.
peine le mince filet d'or tranchait sur le piqué blanc.
Il se fit à l'instant mûme un cercle autour de la
porte.
Le comte, d'un seul coup d'œil , aperçut madame
Danglars à un bout du salon, M. Danglars à l'autre, et
mademoiselle Eugénie devant lui.
Il s'approcha d'abord de la baronne, qui causait avec
madame de Villefort, qui était venue seule, Valentine
étant toujours souH'rante ; et sans dévier , tant le chemin
se frayait devant lui , il passa de la baronne à Eugénie,
qu'il complimenta en termes si rapides et si réservés,
que la fière ariiste en fut frappée.
Près d'elle était mademoiselle Louise d'Armilly, qui
remercia le comte des lettres de recommandation qu'il
lui avait si gracieusement données pour l'Italie , et dont
elle comptait , lui dit-elle , faire incessamment usage.
En quittant ces dames , il se retourna et se trouva
près de Danglars, qui s'était approché pour lui donner la
main.
Ces trois devoirs sociaux accomplis , Monte-Cristo
s'arrêta, promenant autour de lui ce regard assuré em-
preint de cette expression particulière aux gens d'un cer-
tain monde et surtout d'une certaine portée, regard qui
semble dire :
« J'ai fait ce que j'ai du; maintenant que les autres
fassent ce qu'ils me doivent.»
Andréa, qui était dans un salon contigu, sentit cette
espèce de frémissement que Monte-Cristo avait imprimé
à la foule, et il accourut saluer le comte.
Il le trouva complètement entouré; on se disputait ses
paroles, comme il arrive toujours pour les gens qui par-
lent peu et qui ne disent jamais un mot sans valeur.
Lesnotaireslirentlcur entrée en ce moment, et vinrent
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 273
installer leurs pancartes griffonnées sur le velours brodé
d'or qui couvrait la table préparée pour la signature,
table en bois doré.
Un des notaires s'assit, l'autre resta debout.
On allait procéder à la lecture du contrat que la moitié
de Paris, présente à cette solennité, devait signer.
Chacun prit place, ou plutôt les femmes firent cercle,
tandis que les hommes, plus indifférents à l'endroit du
shjle énergique, comme dit Boileau, firent leurs commen-
taires sur l'agitation fébrile d'Andréa, sur l'attention de
M. Danglars, sur l'impassibilité d'Eugénie et sur la façon
leste et enjouée dont la baronne traitait cette importante
afl'aire.
Le contrat fut lu au milieu d'un profond silence. Mais,
aussitôt la lecture achevée, la rumeur recommença dans
les salons, double de ce qu'elle était auparavant : ces
sommes brillantes, ces millions roulant dans l'avenir des
deux jeunes gens et qui venaient compléter l'exposition
qu'on avait faite, dans une chambre exclusivement consa-
crée à cet objet, du trousseau de la mariée et des diamants
de la jeune femme, avaient retenti avec tout leur prestige
dans la jalouse assemblée.
Les charmes de mademoiselle Danglars en étaient dou-
bles aux yeux des jeunes gens, et pour le moment ils effa-
çaient l'éclat du soleil.
Quant aux femmes, il va sans dire que, tout en jalou-
sant ces millions, elles ne croyaient pas en avoir besoin
pour être belles.
Andréa, serré par ses amis, complimenté, adulé, com-
mençant à croire à la réalité du rêve qu'il faisait, Andréa
était sur le point de perdre la tète.
Lenotairepritsolennellementla plume, l'éle va au-des-
sus de sa tête et dit:
au LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Messieurs, on va signer le contrat.
Le baron devait signer le premier, puis le fondé de
pouvoirs de M. Cavalcanti père, puis la baronne, puis les
futurs conjoints, comme on dit dans cet abominable style
qui a cours sur papier timbré.
Le baron prit la plume et signa, puis le chargé de pou-
voirs.
La baronne s'approcha an bras do madame de Villefort.
— Mon amie, dit-elle en prenant la plume, n'est-ce pas
une chose désespérante? Un incident inattendu, arrivé
dans cette affaire d'assassinat et de vol dont M. le comte
de Monte-Cristo a failli être victime, nous prive d'avoir
]M. de Villefort.
— Oh ! mon Dieu ! fit Danglars, du même ton dont il
aurait dit: Ma foi, la chose m'est bien indifférente!
— Mon Dieu! dit Monte-Cristo en s'approchant, j'ai
bien peur d'être la cause involontaire de cette absence.
— Comment! vous, comte? dit madame Danglars en
signant. S'il en est ainsi, prenez garde, je ne vous le par-
donnerai jamais.
Andréa dressait les oreilles.
— Il n'y aurait cependant point de ma faute, dit le
comte; aussi je tiens à le constater.
On écoutait avidement : Monte-Cristo, qui desserrait si
rarement les lèvres, allait parler.
— Vous vous rappelez, dit le comte au milieu du plus
profond silence, que c'est chez moi qu'est mort ce mal-
heureux qui était venu pour me voler, et qui, en sortant
de chez moi, a été tué, à ce que l'on croit, par son com-
plice?
— Oui, dit Danglars.
— Eh bien ! pour lui porter secours, on l'avait désha-
billé et l'on avait jeté ses habits dans un coin où lajustice
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 2:5
les a ramassés ; mais la justice, en prenanl Tliabit et le
pantalon pour les déposer au greiïe, avait oublié le gilet.
Andréa prilitvisiblementeltira tout doucement ducôté
de la porte ; il voyait paraître un nuage à l'horizon, et ce
nuage lui semblait renfermer la tempête dans ses flancs.
— Eh bien! ce malheureux gilet, on l'a trouvé aujour-
d'hui tout couvert de sang et troué à l'endroit du cœur.
Les dames poussèrent un cri, et deux ou trois se pré-
parèrent à s'évanouir.
—On me l'a apporté. Personne ne pouvait deviner d'où
venait cette guenille; moi seul songeai que c'était proba-
blement le gilet de la victime. Tout à coup mon valet de
chambre, en fouillant avec dégoût et précaution celte fu-
nèbre relique, a senti un papier dans la poche et l'en a
lire : c'était une lettre adressée à qui ? à vous, baron.
— A moi? s'écria Danglars.
— Oh ! mon Dieu ! oui, à vous ; je suis parvenu à lire
votre nom sous le sang dont le billet était maculé, répon-
dit Monte-Cristo au milieu des éclats de surprise géné-
rale.
— Mais, demanda madame Danglars regardant son
mari avec inquiétude, comment cela empêche- t-il M. de
\illefort?
— C'est tout simple, madame, répondit Monte-Cristo;
ce gilet et cette lettre étaient ce qu'on appelle des pièces
de conviction ; lettre et gilet, j'ai tout envoyé à M. le pro-
cureur du roi. Vous comprenez, mon cher baron, la voie
légale est laplussùrc en matière criminelle: c'était peut-
être quelque machination contre vous.
Andréa regarda fixement Monte-Cristo et disparut dans
le deuxième salon.
— C'est possible, dit Danglars ; cet homme assassiné
n'é tait-il point un ancien forçat?
Î76 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Oui, répondit le comte, un ancien forçat nommé
Caderousse.
Danglars pâlit légèrement; Andréa quitta le second
salon et gagna l'anlichambre.
— Mais signez donc, signez donc ! dit Monte-Cristo ;
je m'aperçois que mon récita mis tout le monde en émoi,
etj'en demandebien liumblemenlpardon à vous, madame
la baronne, et à mademoiselle Danglars.
La baronne, qui venait de signer, remit la plume au
notaire.
— Monsieur le prince Cavalcanti, dit le tabellion, mon-
sieur leprince Cavalcanti, où êtes-vous?
— Andréa! Andréa ! répétèrent plusieurs voix déjeu-
nes gens qui en étaient déjà arrivés avec le noble Italien
àcedegréd'intimitédel'appelerparsonnom debaptême.
— Appelez donc le prince, prévenez-le donc que c'est
à lui de signer ! cria Danglars à un huissier.
Mais au même instant la foule des assistants reflua, ter-
rifiée, dans le salon principal, comme si quelque monstre
efl'royable fût entré dans les appartements, quœrens quem
devoret.
Il y avait en effet de quoi reculer, s'effrayer, crier.
Un officier de gendarmerie plaçait deux gendarmes i\
la porte de chaque salon, et s'avançait vers Danglars, pré-
cédé d'un commissaire de police ceint de son écharpe.
Madame Danglars poussa un cri et s'évanouit.
Danglars, qui se croyait menacé (certaines consciences
ne sont jamais calmes), Danglars offrit aux yeux de ses
conviés un visage décomposé par la terreur.
— Qu'y a-t-il donc, monsieur? demanda Monte-Cristo
s'avançant au-devant du commissaire.
— Lequel de vous, messieurs, demanda le magistrat
sans répondre au comte, s'appelle Andréa Cavalcanti?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 21 7
Un cri de stupeur partit de tous les coins du salon.
On chercha ; on interrogea.
— Mais quel est donc cet AndreaCiivalcanti?demanda
Danglars presque égaré.
— Un ancien forçat échappé du bagne de Toulon.
— Et quel crime a-t-il commis?
— Il est prévenu, dit le commissaire de sa voix impas-
sible, d'avoirassassiné le nommé Caderousse, son ancien
compagnon de chaîne, au moment où il sortait de chez le
comte de Monte-Cristo.
Monte-Cristo jeta un regard rapide autour de lui.
Andréa avait disparu.
XX
LA ROUTE DE BELGIQUE.
Quelques instants après la scène de confusion produite
dans les salons de M. Danglars par l'apparition inatten-
due du brigadier de gendarmerie, et parla révélation qui
en avaitété la suite, le vaste hôlels'était vidé avec une ra-
pidité pareille à celle qu'eût amenée l'annonce d'un cas
de peste ou de choléra-morbus arrivé parmi les conviés:
en quelques minutes, par toutes les portes, par tous les
escaliers, par toutes les sorties, chacun s'était empressé
de se retirer, ou plutôt de fuir; car c'élait là une de ces
circonstances dans lesquelles il ne faut pas même essayer
de donner ces banales consolations qui rendent dans les
grandes catastrophes les meilleurs amis si importuns.
Il n'était resté dans riiùtel du banquier que Danglars,
enfermé dans son cabinet, et faisant sa déposition entre
les mains derofficier de gendarmerie ; madame Danglars^
10
218 I.E COMTE DE MONTE-CRISTO.
lerrifiée, tlans le boudoir que nous connaissons, et Eugé-
nie qui, l'œil hautain et la lèvre dédaigneuse, s'élait reti-
rée dans sa chambre avec son inséparablecompagne, ma-
demoiselle Louise d'Armilly.
Quant aux nombreux domestiques, plus nombreux en-
core ce soir-là que de coutume, car on leur avait adjoint,
ù propos de la fête, les glaciers, les cuisiniers et les maî-
tres d'hôtel du Café de Paris, tournant contre leurs maî-
tres la colère de ce qu'ils appelaient leur affront, ils sta-
tionnaient par groupes à l'office, aux cuisines, dans leurs
chambres, s'inquiétant fort peu du service, qui d'ailleurs,
se trouvait tout naturellement interrompu.
Au milieu de ces diflerents personnages, frémissant
d'intérêts divers, deux seulement méritent que nous nous
occupions d'eux : c'est mademoiselle Eugénie Danglarset
mademoiselle Louise d'Armilly.
La jeune fiancée, nous l'avons dit, s'était retirée l'air
hautain, lalèvre dédaigneuse, et avec la démarche d'une
reine outragée, suivie de sa compagne, plus pâle et plus
émue qu'elle.
En arrivant dans sa chambre, Eugénie ferma sa porte
en dedans, pendant que Louise tombait sur une chaise.
— Oh! mon Dieu, mon Dieu ! l'horrible chose, dit la
jeune musicienne; et qui pouvait se douter de cela?
M. Andréa Cavalcanti... un assassin... un échappé ^du
bagne... un forçat!...
Un sourire ironique crispa les lèvres d'Eugénie.
— En vérité, j'étais prédestinée, dit-elle. Je n'échappe
au Morcerf que pour tomber dans le Cavalcanti !
— Oh ! ne confonds pas l'un avec l'autre, Eugénie.
— Tais-toi, tous les hommes sont des infâmes, et je
suis heureuse de pouvoir faire plus que de les détester :
maintenant, je les méprise.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 2*9
— Qu'allons-nous faire? demanda Louise.
— Ce que nous allons faire ?
—Oui.
— Mais ce que nous devions faire dans trois jours
partir.
— Ainsi, quoique tu ne te maries plus, tu veux tou-
jours?...
— Écoute, Louise, j'ai en horreur cette vie du monde
ordonnée, compassée, réglée comme notre papier de mu-
sique. Ce que j'ai toujours désiré, ambitionné, voulu,
c'est la vie d'artiste, la vie libre, indépendante, où l'on ne
relèvequede soi, où l'on ne doit de compte qu'à soi. Res-
ter, pourquoi faire? pour qu'on essaie, d'ici à un mois, de
me marier encore ; à qui? à M. Debray, peut-être, comme
il en avait été un instant question. Non, Louise; non, l'a-
venture de ce soir me sera une excuse : je n'en cherchais
pas, je n'en demandais pas ; Dieu m'envoie celle-ci, elle
est la bien venue.
—Comme tu es forte et courageuse ! dit la blonde et
frêle jeune fdle à sa brune compagne.
— Ne me connaissais-tu point encore ? Allons, voyons,
Louise, causons de toutes nos afiaires. La voiture de
poste...
— Est achetée heureusement depuis trois jours.
— L'as-lu fait conduire où nous devions la prendre ?
— Oui.
— Notre passe-port?
— Le voilà!
Et Eugénie, avec son aplondj habituel, déplia un papier
et lut :
« M. Léon d'Ârniilly, âgé de vingt ans, profession d'ar.
liste, cheveux noirs, yeux noirs, voyageant avec sa sœur.»
— A merveille ! Par qui t'es-tu procuré ce passe-port ?
280 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— En allant demander il M. de Monte-Cristo des lettres
pour les directeurs des théâtres de Rome et de Naples.je
lui ai exprimé mes craintes de voyager en femme ; il les a
parfaitement comprises, s'est mis à ma disposition pour
me procurer un passe-portd'liomme; et, deux jours après,
j'ai reçu celui-ci, auquel j'ai ajouté de ma main : Toj/a-
(jeantavec sa sœur.
Eh bien! dit gaiement Eugénie, il ne s'agit plus que
de faire nos malles : nous partirons le soir de la signa-
ture du contrat, au lieu de partir le soir des noces : voilà
tout.
— Réfléchis bien, Eugénie.
— Oh ! toutes mes réflexions sont faites; je suis lasse
de n'entendre parler que de reports, de lins de mois, de
hausse, de baisse, de fonds'espagnols, de papier haïlien.
Au lieu de cela, Louise, comprends-tu, l'air, la liberté,
le chant des oiseaux, les plaines de la Lombardie, les ca-
naux de Venise, les palais de Rome, la plage de Naples.
Combien possédons-nous, Louise ?
La jeune fille qn'on interrogeait lira d'un secrétaire in-
crusté un petit portefeuille à serrure qu'elle ouvrit, et
dans lequel elle compta vingt-trois billets de banque.
— Vingt-trois mille francs, dit-elle.
— Et pour autant au moins de perles, de diamants et
bijoux, dit Eugénie. Nous sommes riches. Avec quarante-
cinq mille francs, nous avonsde quoi vivre en princesses
pendant deux ans, ou convenablemant pendant quatre.
Mais avant six mois, toi avec ta musique, moi avec ma
voix, nous aurons doublé notre capital. Allons, charge-
toi de l'argent, moi je me charge du coffret aux pierreries;
de sorte que si l'une de nous avait le malheur de perdre
son trésor, l'autre aurait toujours le sien. Maintenant, la
valise ; hàtons-nous; la valise!
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 281
— Attends, dit Louise, allant écouter cà la porte de ma-
dame Danglars.
— Que crains-tu ?
— Qu'on ne nous surprenne.
— La porte est fermée.
— Qu'on ne nous dise d'ouvrir.
— Qu'on le dise si Ton veut, nous n'ouvrirons pas.
— Tu es une véritable amazone, Eugénie !
Et les deu\ jeunes filles se mirent, avec une prodigieuse
activité, à entasser dans une malle tous les objets de
voyage dont elles croyaient avoir besoin.
— Là, maintenant, dit Eugénie, tandis que je vais
changer de costume ferme la valise , toi.
Louise appuya de toute la force de ses petites mains
blanches sur le couvercle de la malle.
— Mais je ne puis pas, dit-elle, je ne suis pas assez
forte ; ferme-la, toi.
— Ah ! c'est juste, dit en riant Eugénie, j'oubliais que
Je suis Hercule, moi, et que tu n'es, toi, que la pâle Om-
phale.
Et la jeune Mlle, appuyant le genou sur la malle,
roidit ses brasbiancset musculeux jusqu'à ce que les deux
compartiments de la valise' fussent joints, et que ma-
demoiselled'Armilly eùtpassé le crochetducadenas entre
les deux pitons.
Cette opération terminée, Eugénie ouvrit uue com-
mode, dont elle avait la clé sur elle, et elle en lira une
mante de voyage en soie violette ouatée.
— Tiens, dit-elle, tu vois que j'ai pensé à tout; avec
cette mante tu n'auras point froid.
— Mais toi ?
— Oh! moi, je n'ai jamais froid, tu le sais bien; d'ail-
leurs avec ces habits d'hon7me...
iS.
282 LE COMTE DE MOME-CRISTO.
— Tu vas l'habiller ici ?
— Sans doute.
— Mais auras-tu le temps?
— N'aie donc pas la moindre inquiétude, poltronne ;
tous nos genssontoccupés delà grande affaire. D'ailleurs,
qu'y a-t-il d'étonnant, quand on songe au désespoir dans
lequel je dois être, que je me sois enfermée, dis?
— Non, c'est vrai, tu rae rassures.
— Viens, aide-moi.
Et du même tiroir dont elle avait fait sortir la mante
qu'elle venait de donner à mademoiselle d'Armilly et
dont celle-ci avait déjà couvert ses épaules, elle tira un
costume d'homme complet, depuis les bottines jusqu'à
la redingote , avec une provision de linge où il n'y avait
rien de superflu, mais où se trouvait le nécessaire.
Alors, avec une promptitude qui indiquait que ce n'était
pas sans doute la première fois qu'en se jouant elle avait
revêtu les habits d'un autre sexe, Eugénie chaussa ses
bottines, passa un pantalon, chiiïonna sa cravate, bou-
tonna jusqu'à son cou un gilet montant, et endossa une
redingote qui dessinait sa taille Une et cambrée.
— Oh î c'est très bien ! en vérité, c'est très bien , dit
Louise en la regardant avec admiration; mais ces beaux
cheveux noirs, ces nattes magnidques qui faisaient sou-
pirer d'envie toutes les femmes, tiendront-ils sous un
chapeau d'homme comme celui que j'aperçois là?
— Tu vas voir, dit Eugénie.
Et saisissant avec sa main gauche la tresse épaisse sur
laquelle ses longs doigts ne se refermaient qu'à peine,
elle saisit de sa main droite une paire de longs ciseaux,
et bientôt l'acier cria au milieu de la riche et splendide
chevelure, qui tomba tout entière aux pieds de la jeune
Jille, renversée en arrière pour l'isoler de sa redingote.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 283
Puis, la natte supérieure abattue, Eugéniepassa^celle s
de ses tempes, qu'elle abattit successivement, sans laisser
échapper le moindre regret : au contraire, ses yeux bril-
lèrent, plus pétillants et plusjoyeux encore que de cou-
tume, sous ses sourcils noirs comme l'ébène.
— Oh ! les magnifiques cheveux ! dit Louise avec re-
gret.
— Eh! ne suis-je pas cent fois mieux ainsi? s'écria
Eugénie en lissant les boucles éparses de sa coiffure de-
venue toute masculine, et ne me trouves-tu donc pas
plus belle ainsi?
— Oh ! tu es belle, belle toujours ! s'écria Louise. Main-
tenant, oîi allons-nous?
— Mais, à Bruxelles, si tu veux; c'est la frontière la
plus proche. Nous gagnerons Bruxelles, Liège, Aix-la-
Chapelle; nous remonterons le Rhin jusqu'à Stras-
bourg, nous traverserons la Suisse et nous descendrons
en Italie par le Saint-Gothard. Cela te va-t-il?
— Mais, oui.
— Que regardes-tu?
— Je te regarde. En vérité, tues adorable ainsi ; on di-
rait que tu m^enlèves.
— Eh pardieu! on aurait raison.
— Oh ! je crois que tu as juré, Eugénie !
Et les deux jeunes fdles, que chacun eût pu croire plon-
gées dans leslarmes. Tune pourson propre compte, l'au-
tre par dévoiîmentà son amie, éclatèrent de rire, tout en
faisant disparaître les traces les plus visibles du désordre
qui naturellement avait accompagné les apprêts de leur
évasion.
Puis, ayant soufflé leurs lumières, l'œil interrogateur,
l'oreille au guet, le cou tendu, les deux fugitives ouvri-
rent la porte d'un cabinet de toilette qui donnait sur un
28 i LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
escalier de service descendant jusqu'à la cour, Eugénie
marchant la première, et soutenant d'un bras la valise que,
par l'anse opposée, mademoiselle d'Armilly soulevait à
peine de ses deux mains.
La cour était vide. Minuit sonnait.
Le concierge veillait encore.
Eugénie s'approcha tout doucement et vit le digne
suisse, qui dormait au fond de la loge, étendu dans son
fauteuil.
Elle retourna vers Louise, reprit la malle qu'elle avait
un instant posée à terre, et toutes deux, suivant l'ombre
projetée par la muraille, gagnèrent la voûte.
Eugénie fit cacher Louise dans l'angle de la porte, de
manière à ce que le concierge, s'il lui plaisait par hasard
de se réveiller, ne vît qu'une personne.
Puis, s'offrant elle-même au plein rayonnementdela
lampe qui éclairait la cour:
— La porte ! cria-t-elle de sa plus belle voix de con-
tralto, en frappant à la vitre.
Le concierge se leva comme l'avait prévu Eugénie, et fit
même quelques pas pour reconnaître la personne qui sor-
tait; mais voyant un jeune homme qui fouettait impa-
tiemment son pantalon de sa badine, il ouvrit sur-lc-
chan)p.
Aussitôt Louise se glissa comme une couleuvre par la
porte enlre-bùillée,'et bondit légèrement dehors. Eugé-
nie, calme en apparence, quoique, selon toute probabi-
lité, son cœur comptât plus do pulsations que dans l'état
habituel, sortit à son tour.
Un commissionnaire passait, on le chargea de la
malle; puisles deux jeunes filleslui ayant indiqué comme
le but de leur course la rue de la Victoire et le numéro 36
de celte rue, elles marchèrent derrière cet homme, dont
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 285
la présence rassurait Louise; quanta Eugénie, elle était
forte comme une Judith ou une Dalila.
On arriva au numéro indiqué. Eugénie ordonna au
commissionnaire de déposerla malle, lui donna quelques
pièces de monnaie, elaprès avoir frappé au volet le renvoya.
Ce volet auquel avait frappé Eugénie, était celui d'une
petite lingèreprévenucà Tavance : elle n'étaitpoint en-
core couchée, elle ouviit.
— Mademoiselle, dit Eugénie, faites tirer par le con-
cierge la calèche de la remise, et envoyez-le chercher des
chevaux à l'hôtel des postes. Voici cinq francs pour la
peine que nous lui donnons.
— En vérité, dit Louise, je t'admire, et je dirai pres-
que que je le respecte.
La lingère regardait avec étonnement; mais comme il
était convenu qu'il y aurait vingt louis pour elle, elle
ne fit pas la moindre observation.
Un quart d'heure après, le concierge revenait rame-
nant le postillon elles chevaux, qui en un lourde main
furent attelés à la voilure, sur laquelle le concierge as-
sura la malle à l'aide d'une corde et d'un tourniquet.
— Voici le passe-port, dit le postillon ; quelle route
prenons-nous, notre jeune bourgeois?
— La route de Fopirainebleau, répondit Eugénie avec
une voix presque «ffasculine.
— Eh bien ! que dis-tu donc?'1îénianda Louise.
— Je donne le change, dit Eugénie; celte femme à
qui nous. donnons vingt louis peut nous trahir pour
quarante : sur le boulevard nous prendrons une autre
direction.
Et la jeune tille s'élança dans le briska établi en excel-
lente dormeuse, sans presque toucher le marchepied
28G I-E COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Tu as toujours raison, Eugénie, dit la maîtresse
de chant en prenant place près de son amie.
Un quart d'heure après, le postillon, remis dans le
droit chemin, franchissait, en faisant claquer son fouet,
la grille de la barrière Saint-Martin.
— Ah ! dit Louise, en respirant, nous voilà donc sorties
de Paris !
— Oui, ma chère, et le rapt est bel et bien consommé,
répondit Eugénie.
— Oui, mais sans violence, dit Louise.
— Je ferai valoir cela comme circonstance atténuante,
répondit Eugénie.
Ces paroles se perdirent dans le bruit que faisait la
voiture en roulant sur le pavé de la Villette.
M. Danglars n'avait plus de fille.
FIN DU CINQUIEME VOLUME.
TABIiE
DU CINQUIÈME VOLUME.
I. On nous écrit de Janina 1
II. La Limonade 27
III. L'Accusation , 43
IV. La Chambre du Boulanger retiré. ..... 51
V. L'Effraction 76
VI. La Main de Dieu : . . , 95
VII. Beauchamp 104
Vin. Le Voyage 114
IX. Le Jugement 130
X. La Provocation 149
XI. L'Insulte 158
XII. La Nuit 171
XIII. La Rencontre 183
XIV. La Mère et le Fils 20O
XV. Le Suicide 209
XVI. Valentine , .... 222
XVII. L'Aveu 232
XVIII. Le Père et la Fille 249
XIX. Le Contrat 263
XX. La Route de Belgique 277
Poissy. — Imprimerie française et étrangère d« G. OLIVIER,
* :
\